1 Le meurtre était un travail. Pour l'assassin, la victime et les survivants, la mort était une tâche sérieuse. Elle l'était aussi pour ceux qui défendaient les victimes. Certains accomplissaient cette tâche avec dévouement, d'autres avec indifférence. Quand il quitta son appartement de Park Avenue pour sa promenade matinale, comme à son habitude, Walter C. Petitbon ne se doutait heureusement pas qu'il vivait les dernières heures de son existence. Ce robuste sexagénaire était un homme d'affaires habile qui avait fait fructifier la fortune familiale, déjà considérable, grâce aux fleurs et à la sentimentalité de ses congénères. Il était riche, en bonne santé. L'année précédente, il s'était trouvé une jeune épouse blonde qui avait l'appétit sexuel d'un doberman en rut et le quotient intellectuel d'un chou pommé. Walter C. Petitbon jugeait son univers absolument parfait. Il aimait son travail, il avait deux enfants de son premier mariage qui un jour reprendraient l'entreprise qu'il avait héritée de son propre père. Il entretenait une relation raisonnablement amicale avec son ex, une femme très bien. Son fils et sa fille étaient des jeunes gens charmants, intelligents, qui faisaient sa fierté et lui apportaient beaucoup de satisfaction. Il avait un petit-fils, la prunelle de ses yeux. En cet été 2059, « Un Monde de Fleurs » représentait une puissante entreprise intergalactique constituée de fleuristes, d'horticulteurs, de serres et de bureaux. Walter adorait les fleurs, et pas uniquement pour les profits qu'il en tirait. Il adorait leurs parfums, leurs couleurs, le velouté de leurs pétales, leur beauté. Qu'elles existent était en soi un miracle qui l'émerveillait. Chaque matin, il visitait quelques fleuristes, afin de vérifier leur stock, l'agencement de leur boutique, et plus simplement pour papoter avec les amoureux des fleurs. Deux fois par semaine, il se levait avant l'aube pour se rendre au marché horticole, au centre ville. Il y flânait, choisissait, critiquait et donnait des ordres. Depuis près d'un demi-siècle, cette routine avait rarement varié, pourtant il ne s'en était jamais lassé. Aujourd'hui, après une heure passée au milieu des fleurs, il s'était rendu au siège social. Il y était resté plus longtemps qu'à l'accoutumée pour laisser à sa femme le temps de finir d'organiser la fête d'anniversaire « surprise » qu'elle lui préparait. Y penser le faisait rire. La petite chérie serait incapable de garder un secret même si elle se mettait du sparadrap sur les lèvres. Il était au courant de cette fête depuis des semaines, et il attendait la soirée avec l'excitation d'un gamin. Naturellement, il feindrait la stupéfaction. Ce matin, il avait répété devant son miroir, il s'était entraîné à prendre l'air médusé. Ce fut donc le sourire aux lèvres que Walter vaqua à ses occupations quotidiennes - sans imaginer à quel point il allait être surpris. Jamais Eve ne s'était sentie aussi bien. Détendue, pleine d'énergie, elle s'apprêtait à reprendre le travail après deux merveilleuses semaines de vacances où elle n'avait eu qu'à manger et à dormir. La première semaine dans la villa de Mexico, la seconde sur une île qui appartenait à Connors. Quinze jours de soleil, de farniente et d'amour. Une fois de plus, Connors avait vu juste. Ils avaient besoin de se retrouver. Loin de tout. L'un et l'autre, ils avaient besoin d'une période de convalescence. Campée devant sa penderie, Eve, les sourcils froncés, inspectait la masse de vêtements qu'elle possédait depuis son mariage. Certes, elle avait passé la majeure partie de ces quinze derniers jours nue ou fort peu vêtue. Cela pouvait expliquer qu'une telle profusion de chiffons la déconcerte. Cependant, elle était prête à parier que son mari avait réussi à glisser dans ce fouillis quelques toilettes supplémentaires. D'un geste brusque, elle sortit un fourreau bleu coupé dans une étoffe chatoyante qui paraissait pétiller comme du Champagne. — Je l'avais, ce truc ? — C'est ta garde-robe, pas la mienne, répondit Connors. Installé dans le coin salon de leur chambre, il sirotait un deuxième café tout en vérifiant les cours de la Bourse sur l'écran mural. Il jeta un coup d'œil à Eve. — Si tu comptes mettre cette tenue, tu vas épater tous les criminels de la ville. — Il y a deux semaines, ce machin n'était pas là. — Vraiment? Je me demande bien comment ça se fait. — Il faut que tu arrêtes de m'acheter des vêtements. Il tendit la main pour caresser Galahad, mais le chat leva le nez d'un air souverainement dédaigneux. Depuis leur retour, la veille, il boudait. — Pourquoi ? — Parce que c'est embarrassant, marmonna-t-elle. Il se contenta de sourire, la regarda enfiler un pantalon et un haut sans manches. Jamais il ne se rassasiait de ce corps svelte, pareil à une liane. Le soleil avait doré la peau d'Eve, des mèches blondes éclaircissaient ses courts cheveux bruns. Elle s'habilla rapidement, en femme qui ne se souciait pas de la mode - raison pour laquelle, sans doute, il ne résistait pas à la tentation de lui offrir des toilettes. Ces vacances l'avaient reposée, songea-t-il. Au fil des jours, il l'avait vue se délester de son fardeau de fatigue et d'angoisse. À présent, ses yeux mordorés brillaient de nouveau, son visage aux traits finement ciselés avait retrouvé son éclat. Quand elle boucla les lanières de son holster, le pli de sa bouche - cette magnifique bouche si généreuse -disait que le lieutenant Eve Dallas était de retour, parée pour la bagarre. — Ce qu'une femme armée peut m'exciter, c'est incroyable. Elle lui décocha un regard sévère, prit une veste légère dans la penderie. — N'espère pas me mettre en retard le jour où je reprends le boulot sous prétexte qu'il te reste quelques fantasmes à assouvir, — Eve chérie... Pas cette veste, s'il te plaît. — Quoi ? Elle est très bien pour l'été, et elle cache mon arme. — Elle ne va pas avec ce pantalon. Il s'approcha et sortit de la penderie la veste assortie au pantalon kaki. — Voilà, celle-ci va beaucoup mieux. — Je ne vais pas faire un défilé de mode. Elle obéit néanmoins - discuter lui ferait perdre du temps. Il plongea de nouveau dans la penderie, en émergea avec une paire de bottines en magnifique cuir fauve. — D'où elles viennent ? — C'est la fée du placard qui les a mises là. Eve loucha sur les bottines, enfonça un doigt dans le bout. — Je n'ai pas besoin de nouvelles chaussures. Mes vieilles bottes sont confortables, elles ne me font pas mal. — Vieilles ? Un doux euphémisme. Essaie celles-ci. — Je vais les abîmer, bougonna-t-elle, tout en s'as-seyant sur l'accoudoir du sofa pour les enfiler. Elles glissaient sur son pied comme un gant, ce qui était éminemment suspect. Elles avaient probablement été faites sur mesure dans l'une des innombrables manufactures de Connors et coûtaient vraisemblablement quatre fois le salaire mensuel d'un inspecteur de la brigade criminelle new-yorkaise. — Ça alors... La fée du placard connaît ma pointure ! — Elle est formidable. — Il est inutile de lui rappeler, je présume, qu'un flic n'a pas besoin de bottes hors de prix qui ont sans doute été cousues par une petite nonne italienne... — C'est elle qui décide. Il lui caressa les cheveux, lui renversa doucement la tête en arrière. — Et elle t'adore. L'entendre prononcer ces mots la chavirait toujours. Elle se demandait comment elle réussissait à ne pas se noyer dans ces yeux si bleus. — Tu es tellement beau... Elle n'avait pas voulu dire ça, et le son de sa propre voix la fit tressaillir. Elle vit le sourire de Connors, aussi vif qu'une flamme, éclairer son visage qu'un maître de la sculpture aurait pu tailler dans le marbre, avec ses pommettes saillantes et son irrésistible bouche de poète. Il pourrait intituler son œuvre : Jeune dieu irlandais. Car les dieux n'étaient-ils pas ensorceleurs et tout-puissants ? — Il faut que j'y aille. Elle se redressa promptement, se heurta à son mari qui n'avait pas bougé. — Connors... — Oui, pour toi et moi, c'est le retour à la réalité, mais... Il promenait ses mains sur les hanches d'Eve, dans un geste possessif. —... nous pouvons quand même nous accorder une minute pour que tu me dises au revoir, que tu me donnes un baiser. — Tu veux que je te dise au revoir ? — Eh oui... Elle l'agrippa par ses cheveux noirs et lui mordit les lèvres. Elle sentit leurs deux cœurs qui battaient plus vite, à l'unisson. Avec un soupir de plaisir, elle s'abandonna à ce baiser. Puis, étourdie, elle repoussa son époux. — Salut ! lança-t-elle en sortant à grands pas de la chambre. — Passe une bonne journée, lieutenant. Connors se rassit sur le canapé, se pencha vers le chat. — A toi, maintenant. Quel prix faudra-t-il que je paye pour que nous redevenions copains ? Eve sauta sur un escalier roulant qui menait à la Criminelle, respirant l'air ambiant à pleins poumons. Les falaises spectaculaires de l'ouest du Mexique, la brise embaumée des îles tropicales l'avaient enchantée, pourtant elle avait eu la nostalgie de l'atmosphère du Central. Oui, elle aimait cette odeur de sueur, de mauvais café, de désinfectant, et surtout ce bourdonnement de ruche : tous ces flics qui parlaient en même temps, les bips incessants, discordants des communicateurs, les pas pressés dans les couloirs. Elle perçut l'écho d'une prise de bec, quelques obscénités qui résonnèrent à ses oreilles comme de la musique. Bienvenue chez moi ! songea-t-elle, ravie. Car, avant Connors, la police avait été son foyer, sa vie, son unique but. A présent, même mariée, ou peut-être justement parce qu'elle avait Connors à son côté, son métier restait une part essentielle de son identité. Autrefois elle avait été une victime - impuissante, souillée, brisée. Maintenant elle était une guerrière. Elle pénétra dans le local des inspecteurs, prête à mener toutes les batailles qui se présenteraient. Baxter leva le nez, émit un sifflement. — Dallas... Oh là là... — Quoi ? Déconcertée, elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, réalisa que le sourire égrillard de Baxter lui était destiné. — Tu es vraiment malade, mon pauvre Baxter. Certaines choses ne changent décidément pas, c'est rassurant. — Tu es drôlement bien pomponnée. Il se leva, contourna le bureau pour s'approcher. — Super ! commenta-t-il, palpant le tissu de la veste d'Eve. Dallas, tu es une vraie gravure de mode. — Arrête, grommela-t-elle, mortifiée. Ce n'est qu'une veste. — Et tu es toute dorée. Tu as fait du bronzage intégral ? — Tu veux que je te botte les fesses ? riposta-t-elle avec un sourire féroce. Il agita un doigt réprobateur, manifestement très content de lui. — Oh... et qu'est-ce que tu as là? Des boucles d'oreilles, non? Elles sont très, très jolies. Elle avait oublié qu'elle les portait. — Les criminels ont brusquement interrompu leurs activités pendant mon absence pour que tu aies le temps de détailler ma tenue vestimentaire ? — Je suis simplement ébloui, lieutenant. Complètement fasciné. Ces boots sont flambant neuves, n'est-ce pas? — Va te faire voir ailleurs, articula-t-elle, et elle poursuivit son chemin. — Elle est revenue ! clama Baxter que ses collègues applaudirent. Abrutis, pesta-t-elle en se dirigeant vers son bureau d'un pas de grenadier. La police de New York était un ramassis d'abrutis. Seigneur, ce qu'ils lui avaient manqué ! Elle franchit le seuil de son antre, s'immobilisa et faillit s'étrangler de stupéfaction. Sa table était rangée. Mieux, elle était propre. En fait, tout était propre. Comme si quelqu'un avait dépoussiéré, nettoyé et repeint. Elle passa un doigt suspicieux sur le mur, le renifla. Oui, c'était bien de la peinture fraîche. Les sourcils froncés, elle s'avança dans la pièce exiguë, pourvue d'une petite fenêtre, d'un bureau bancal - maintenant récuré - et de deux fauteuils défoncés. Le classeur métallique rutilait, lui aussi. On avait posé dessus une plante verte qui semblait en pleine forme. Avec une exclamation de détresse, Eve se rua sur le classeur, ouvrit un casier. — Je le savais, je le savais ! Ce salaud a encore frappé ! — Lieutenant ? Furieuse, Eve pivota. Son assistante se tenait sur le seuil, pimpante dans son uniforme bleu sans le moindre faux pli. — Ce fichu voleur de friandises a découvert ma cachette. Peabody réprima un sourire. — Vos friandises sont dans le classeur. À la lettre M, si je ne m'abuse ? — M pour Miam... ouais. Vexée, Eve referma brutalement le casier, — J'ai oublié de les embarquer avant mon départ. Dites donc, Peabody, qu'est-ce qui s'est passé ? Il a fallu que je vérifie le nom sur la porte pour être sûre que c'était bien mon bureau. — On a profité de votre absence pour nettoyer et repeindre. Ça devenait nécessaire. — Où sont toutes mes affaires, maintenant ? J'avais des dossiers en retard, j'attendais un rapport du légiste, un autre de l'Identité judiciaire... — Je m'en suis occupée. Les dçssiers et les rapports sont classés, rétorqua Peabody avec un sourire qui fit pétiller ses yeux noirs. J'avais le temps. — Vous vous êtes tapé toute la paperasse ? — Oui, lieutenant. — Et vous avez mis mon bureau sens dessus dessous ? — Il m'a paru impératif de zigouiller les bestioles, genre acariens, qui croissaient et se multipliaient dans les coins. Eve fourra les mains dans ses poches, se balança sur ses talons. — Vous ne seriez pas en train d'insinuer que, quand je suis là, vous n'avez pas le temps d'accomplir votre travail quotidien ? — Pas du tout. Soyez la bienvenue, Dallas ! Excusez-moi, mais il faut que je vous dise que vous êtes magnifique. Cet ensemble est superbe. Eve se laissa tomber dans son fauteuil. — Mais de quoi j'ai l'air, en principe ? — C'est une question ? Eve étudia le visage de Peabody - carré, sous un casque de cheveux noirs. — Je réfléchis pour savoir si vos répliques pertinentes et impertinentes m'ont manqué... Eh bien non, pas le moins du monde. — Je ne vous crois pas. Au fait, vous êtes toute bronzée. — Ouais. Et le vôtre, il vient d'où ? — Quoi donc ? — Le bronzage, Peabody. C'est artificiel ? — Non, je l'ai peaufiné à Bimini. — Bimini... l'île? Qu'est-ce que vous fabriquiez là-bas? — J'étais en vacances, moi aussi. Comme vous partiez, Connors m'a proposé de prendre une semaine et... — Connors vous a « proposé » ? — Oui, il a dit que ça nous ferait du bien, à McNab et moi, alors... Eve sentit un muscle tressauter, juste sous son œil. La réaction habituelle chaque fois qu'elle pensait à Peabody et au jeune inspecteur de la DDE. Elle pressa deux doigts sur sa pommette. — McNab et vous à Bimini, ensemble. — Ça paraissait une bonne idée, puisqu'on essaie de se rabibocher. Quand Connors a mis un de ses avions et sa maison à notre disposition, on a sauté sur l'occasion. — Son avion, sa maison de Bimini... Les yeux brillants, Peabody oublia toute retenue et s'assit sur le bord du bureau. — C'était génial. Je me croyais dans un palais. Cette cascade qui tombe dans la piscine, le parc, et le lit de la chambre. Gigantesque... — Ne me parlez surtout pas du lit. — La propriété est complètement isolée, même si elle est juste sur la plage. On se baladait tout nus à longueur de journée. — Je ne veux pas le savoir. — Quelquefois, on était à moitié nus, rectifia Peabody pour la taquiner. Bref, enchaîna-t-elle avant qu'Eve ne lui saute à la gorge, c'était formidable. J'aimerais offrir quelque chose à Connors, pour le remercier. Mais, comme il ne lui manque rien, je suis bien embêtée. Je me suis dit que vous auriez peut-être une idée. — On est dans un commissariat, ici, ou dans un club mondain ? — Allez, Dallas, on n'a pas de travail en retard, rétorqua Peabody avec un sourire plein d'espoir. Je pensais que je pourrais lui offrir un couvre-lit confectionné par ma mère. Vous savez, ceux qu'elle tisse. Ils sont vraiment beaux. Ça lui plairait, à votre avis ? — Écoutez, il n'attend pas de remerciement. Ce n'est pas indispensable. — Grâce à lui, j'ai passé les meilleures vacances de ma vie. Je tiens à lui exprimer ma reconnaissance. Ça avait beaucoup d'importance pour moi, et il l'a compris. — Oui, il comprend toujours tout, grommela Eve. Elle se radoucit cependant, touphée malgré elle. — Il serait enchanté d'avoir quelque chose que votre mère a réalisé. — C'est vrai ? Oh, tant mieux ! J'appellerai maman dès ce soir. — Bon, maintenant que ce point est réglé, Peabody, si on se mettait au travail ? — En fait, on n'a rien sur le feu. — Dans ce cas, déterrez-moi quelques dossiers. — Lesquels ? — Choisissez, il faut que je m'occupe. Peabody tourna les talons, s'arrêta. — Le plus chouette, dans les congés, c'est de reprendre le collier. Vous ne trouvez pas ? Eve passa la matinée à se replonger dans des affaires qui n'avaient pas été résolues, à chercher une piste qu'on aurait éventuellement négligée. Le dossier qui l'intéressait le plus était celui de Marsha Stibbs, une jeune femme que son mari, Boyd, avait découverte morte dans sa baignoire, lorsqu'il était rentré d'un voyage d'affaires. On avait d'abord considéré qu'il s'agissait d'un accident domestique - jusqu'à ce que l'autopsie révèle que Marsha ne s'était pas noyée, qu'elle était morte avant de prendre un bain moussant. Dans la mesure où elle avait une fracture du crâne, il lui avait été impossible de se plonger toute seule dans l'eau. L'enquêteur avait apporté la preuve que Marsha avait une liaison. Des lettres d'amour signées d'une simple initiale - C - étaient cachées dans le tiroir où la victime rangeait sa lingerie. Dans ces lettres, l'amant de Marsha la suppliait de divorcer pour s'enfuir avec lui. D'après le rapport, le contenu de cette correspondance avait été un choc pour le mari - qui avait un solide alibi -et tous ceux qui connaissaient la victime. Boyd Stibbs, représentant régional d'une marque d'articles de sport, aurait pu incarner l'archétype de l'Américain. Il touchait un salaire légèrement au-dessus de la moyenne, était marié depuis six ans avec sa petite amie de l'université, devenue acheteuse pour une grande chaîne de magasins. Le dimanche, il jouait au football, il ne buvait pas, ne flambait pas et n'avait jamais eu le moindre problème avec la justice. Il avait tenu à subir l'épreuve du détecteur de mensonges, dont il s'était tiré haut la main. Les Stibbs n'avaient pas d'enfants, ils habitaient un immeuble tranquille de West Side et fréquentaient un cercle amical assez restreint. Jusqu'au décès de Marsha, le couple paraissait heureux. Les investigations avaient été minutieuses, approfondies. Pourtant l'inspecteur chargé de l'affaire n'avait pas réussi à retrouver l'amant présumé - le fameux C. Eve appela son assistante par l'intercom. — À cheval, Peabody. On va faire un peu de porte à porte. Elle fourra le dossier dans son sac, saisit sa veste et sortit du bureau. — Je n'avais jamais travaillé sur une affaire classée. — Ne la considérez pas comme classée, rétorqua Eve. Dites-vous qu'elle est en souffrance. — Celle-là l'est depuis combien de temps ? — Bientôt six ans. — Si le type avec qui elle avait une liaison n'a pas fait surface pendant toutes ces années, comment comptez-vous le dénicher ? — Une étape après l'autre, Peabody. Lisez les lettres. Peabody les extirpa de sa sacoche. Elle parcourut la première. — Eh bien ! Ça brûle les doigts tellement c'est... torride. — Continuez. — Vous rigolez ? Je ne pourrais pas m'arrêter là, même si je le voulais. Elle poursuivit sa lecture, les yeux écarquillés, en émettant des petits bruits de gorge. — Seigneur, je crois que j'ai un orgasme ! — Merci de partager vos états d'âme. À part ça, quelles informations retirez-vous de cette prose ? — L'imagination et l'ardeur de M. C. m'emplissent d'admiration. — Je reformule ma question. Qu'est-ce que ces lettres ne disent pas ? — Eh bien... le nom de ce monsieur. Consciente que quelque chose lui échappait, Peabody relut les feuillets. — Non, je sèche... soupira-t-elle. Qu'est-ce que vous voyez, vous ? — C'est plutôt ce que je ne vois pas qui me titille. Il n'y a aucune allusion aux circonstances de leur rencontre. Comment sont-ils devenus amants ? Où se retrouvaient-ils pour leurs ébats? Du coup, je m'interroge. — Sur quoi ? répliqua Peabody, qui pataugeait toujours. — Il est possible que ce monsieur C n'ait jamais existé. — Mais... — Nous avons une femme mariée depuis quelques années, qui a des amis fidèles, un bon boulot où elle exerce des responsabilités. D'après les interrogatoires, pas un membre de son entourage ne se doutait qu'elle avait une liaison. Rien dans son comportement ne le laissait deviner. Elle ne s'absentait jamais de son bureau. Alors, quand se livrait-elle à ces ébats passionnés ? — Le mari partait régulièrement, pour son travail. — En effet, ce qui aurait pu permettre à sa femme de le tromper. Pourtant notre victime paraissait honnête, fidèle. Elle travaillait, ensuite elle rentrait à la maison. Elle ne sortait qu'avec son mari ou avec des amis. On a épluché les relevés téléphoniques : pas le moindre coup de fil suspect passé depuis le bureau ou le domicile. Comment monsieur C et elle se fixaient-ils leurs rendez-vous? — De vive voix? C'était peut-être l'un de ses collègues. — Peut-être. — Vous n'êtes pas convaincue. D'accord, elle semblait tenir à son mari. N'empêche que les gens de l'extérieur, y compris les très bons copains, ignorent totalement ce qui se passe vraiment dans un couple. Quelquefois, le conjoint ne le sait même pas. — C'est tout à fait exact. Et l'inspecteur chargé de l'enquête partage votre opinion, à juste titre. — Mais pas vous. Vous pensez que le mari a tout manigancé pour qu'on ait l'impression qu'elle le trompait. Il s'est fabriqué un alibi, s'est arrangé pour attirer sa femme à la maison et la tuer, ou la faire liquider, — C'est une éventualité dont nous allons discuter avec lui, séance tenante. Eve s'engagea à toute allure sur une rampe d'accès à un parking aérien, casa son véhicule au deuxième niveau, entre un break et une moto-jet. Elle désigna un immeuble. — La plupart du temps, il est absent de chez lui pour son travail. Voyons s'il est là. Il était là. Un homme séduisant, athlétique, en tenue de sport - short et tee-shirt. Il portait une petite fille sur la hanche. Quand Eve lui montra son insigne, une ombre douloureuse voila son regard. — C'est à propos de Marsha ? Il y a du nouveau ? Une seconde, il enfouit son visage dans les cheveux blonds de l'enfant. — Excusez-moi... Entrez donc. Il y a si longtemps que... Asseyez-vous. Si vous permettez, je vais installer ma fille dans une autre pièce. Je préférerais qu'elle ne... Il caressa la tête de la fillette d'un geste protecteur. — J'en ai pour une minute. Eve attendit qu'il se fût éloigné. — Quel âge a cette gamine, Peabody ? — Deux ans, à peu près. Eve pénétra dans le salon, au décor chaleureux, au sol jonché de jouets. Elle entendit un rire aigu, une voix flû-tée, impérieuse. — Papa ! On joue ! — Tout à l'heure, Tracie. Toi, tu joues et, quand maman rentrera, on ira au parc. Il faut que tu sois sage pendant que je discute avec ces dames. D'accord ? — On fera de la balançoire ? — Promis. Il les rejoignit, fourragea dans ses cheveux châtain clair. — Je ne voulais pas qu'elle nous entende parler de Marsha, du drame. Vous avez une nouvelle piste ? Vous avez finalement retrouvé ce type ? — Je suis désolée, monsieur Stibbs. L'affaire n'étant pas classée, ce n'est qu'une visite de routine. — Alors vous n'avez rien? J'espérais... Oh, après tout ce temps, garder espoir est sans doute stupide. — Vous ignorez toujours avec qui votre femme aurait pu vous tromper ? — Elle ne me trompait pas, articula-t-il, les traits durcis par une brusque colère. Je me fiche de ce que tout le monde dit. Elle n'avait pas de liaison. Je n'ai jamais cru... enfin, au début, si... j'ai eu des doutes, parce que j'étais complètement chamboulé, que je n'étais plus lucide. Mais Marsha n'était pas une menteuse, une infidèle. Elle m'aimait. Il ferma les yeux, luttant pour se ressaisir. — Si on s'asseyait ? marmonna-t-il, et il se laissa tomber dans un fauteuil. Pardonnez-moi de vous avoir parlé sur ce ton. Je ne supporte pas qu'on calomnie Marsha. Savoir que les gens, les amis, pensent ça d'elle me met hors de moi. Elle ne mérite pas qu'on la juge aussi mal. — Et ces lettres, dans son tiroir... — Je me fous de ces lettres. Elle ne m'aurait pas trompé. Nous avions... Il jeta un coup d'œil en direction de la chambre d'enfant, où la petite fille chantonnait. — Vous comprenez, nous avions une vie sexuelle plus que satisfaisante. Nous nous sommes mariés très jeunes précisément parce qu'il y avait entre nous un désir irrépressible. Et pour Marsha, le mariage était sacré. Je vais vous dire ce que je crois... Il se pencha en avant. — Je crois que quelqu'un fantasmait sur elle, que c'était une obsession. Il a dû lui envoyer ces lettres. Pourquoi elle ne m'en a pas parlé ? Cette question me hantera toujours. Peut-être qu'elle ne voulait pas m'inquiéter. Je pense qu'il est venu ici quand j'étais à Columbus, et qu'il l'a tuée parce qu'elle se refusait. Il paraissait étonnamment sincère. Même un acteur génial ne parviendrait pas à être aussi convaincant. Mais pour quelle raison s'acharnait-il à clamer que la victime était blanche comme neige, alors que la dépeindre comme une femme adultère servirait mieux ses intérêts ? — Supposons que ce soit le cas, monsieur Stibbs. Vous ne voyez toujours pas qui pourrait être cet individu? — Non. J'y ai réfléchi. La première année, je n'ai même pensé qu'à ça. Je me répétais qu'on l'arrêterait, qu'il serait châtié. Nous étions heureux, lieutenant. Nous n'avions aucun souci. Et puis, du jour au lendemain, fini, murmura-t-il d'une voix rauque. Terminé. — Je suis navrée, monsieur Stibbs. Vous avez une petite fille très mignonne, ajouta-t-elle après un silence. — Tracie ? Il se passa la main sur la figure, comme pour se réveiller. — C'est le soleil de ma vie. — Vous vous êtes donc remarié. — Il y a presque trois ans, oui. Maureen est formidable. Marsha et elle étaient amies. Elle m'a beaucoup aidé, la première année. Je ne sais pas ce que je serais devenu sans elle. À cet instant, la porte d'entrée s'ouvrit. Une jolie brune, des sacs de provisions dans les bras, referma la porte d'un coup de pied. — Coucou, c'est moi ! Vous ne devinerez jamais ce que... Elle s'interrompit en apercevant Eve. Et, quand son regard se posa sur l'uniforme de Peabody, Eve lut de la peur sur son visage. 2 Boyd dut également remarquer la réaction de son épouse, car il se leva et s'approcha d'elle. — Tout va bien, dit-il en lui effleurant le bras, pour la rassurer, avant de la débarrasser de son fardeau. Elles sont là à cause de Marsha. Une visite de routine. — Oh... et Tracie? — Elle est dans sa chambre, elle... La fillette arriva en courant, telle une petite bombe blonde, et se jeta dans les jambes de sa mère. — Maman ! On va aux balançoires ! — Nous n'en avons plus pour longtemps, intervint Eve. Madame Stibbs, serait-il possible de vous parler? — Je suis désolée, mais je ne sais pas ce que je peux vous... il faut que je range les provisions. — Tracie et moi, on s'en occupe. — Je préférerais... — Maman pense qu'on n'est pas capables de se débrouiller, coupa-t-il en faisant un clin d'œil à sa fille. On va lui montrer qu'elle se trompe. Viens, mon cœur. Direction la cuisine. La fillette s'élança, jacassant dans ce langage bizarre propre aux très jeunes enfants. — Je suis navrée de vous déranger, attaqua Eve, fixant sur le visage de Maureen un regard dénué d'expression. Ce ne sera pas long. Vous étiez une amie de Marsha Stibbs? — Oui, de Boyd et de Marsha. Je... Tout cela est très perturbant pour Boyd. — Je n'en doute pas. Depuis combien de temps connaissiez-vous Mme Stibbs ? — Un peu plus d'un an, répondit Maureen qui, l'air anxieux, pivota vers la cuisine où l'on entendait le père et sa fille rire et s'affairer bruyamment. Il y a maintenant six ans qu'elle nous a quittés. Il nous faut tourner la page. — Six jours, six ans... cela ne change rien au fait qu'on l'a tuée. Vous étiez intimes ? — Nous étions amies. Marsha était très sociable. — Vous avait-elle confié qu'elle fréquentait un autre homme ? Maureen hésita, secoua la tête. — Non. La police m'a interrogée, à l'époque, j'ai dit tout ce que je savais. Ce qui s'est passé est horrible. Mais on ne peut rien y changer. Maintenant, nous nous sommes bâti une nouvelle vie. Agréable, paisible. Votre visite ne servira qu'à ranimer le chagrin de Boyd. Je veux protéger ma famille. Excusez-moi, maintenant j'aimerais que vous partiez. Une fois dans le couloir, tandis qu'elles se dirigeaient vers l'ascenseur, Peabody décréta : — Elle sait quelque chose. — Oh oui... — J'aurais cru que vous la bousculeriez un peu. — Pas sur son territoire. Eve pénétra dans la cabine. Mentalement, elle réorganisait déjà les pièces du puzzle. — Et pas avec sa gamine, son mari dans les parages. Marsha a attendu longtemps, quelques jours de plus ou de moins, ne font pas de différence pour elle. — Vous pensez qu'il est innocent. — Je pense que... Eve sortit de son sac le dossier et la disquette qu'elle tendit à son assistante. —... vous auriez intérêt à bosser à fond là-dessus. — Pardon ? — Bouclez cette affaire, Peabody. Celle-ci en resta bouche bée. — Moi ? Vous me chargez de l'enquête ? Pour un homicide ? — Vous serez obligée de travailler essentiellement pendant vos moments de liberté, surtout si on a une autre casserole sur le feu. Étudiez le dossier, épluchez les rapports et les dépositions, reprenez les interrogatoires. Enfin bref, vous connaissez la procédure. — Vous me confiez une affaire ? — Vous pourrez me consulter si vous en éprouvez le besoin. Faites-moi une copie de toutes les informations que vous obtiendrez, et tenez-moi au courant des progrès de vos recherches. — Bien, lieutenant. Merci. Je ne vous décevrai pas. — Ne décevez pas Marsha Stibbs. Peabody serra le dossier contre sa poitrine, comme si elle tenait un bébé. Elle ne le lâcha pas durant tout le trajet jusqu'au Central. Lorsqu'elles remontèrent du parking, elle lança un regard oblique à Eve. — Lieutenant ? — Hmm... — Je me demande si McNab ne pourrait pas m'assis-ter pour ce qui relève de l'informatique : les communications de la victime, les vidéos de surveillance de l'immeuble, etc. — À vous de décider, c'est votre affaire. — Oui, c'est mon affaire, répéta Peabody à mi-voix. Elle avait toujours des étoiles dans les yeux et un grand sourire, lorsqu'elles longèrent le couloir menant au département des homicides. — Qu'est-ce que c'est que ce raffut ? grommela Eve, portant instinctivement la main à son arme. Des cris, des sifflets faisaient vibrer les murs. Elle entra dans la salle qu'elle balaya des yeux. Les box étaient tous vides, personne n'était à son poste. Une bonne dizaine d'officiers de police, au milieu du local, faisaient la fête. Eve fronça le nez. Une odeur de pâtisserie flottait dans l'air, — Qu'est-ce qui se passe ici ! vociféra-t-elle. Pearson, Baxter, Delricky ! Tout en les apostrophant, elle assena à Pearson un coup à l'épaule, planta son coude dans la panse de Baxter, puis tapa dans ses mains. — Qu'est-ce qui vous prend? Vous croyez que le crime est en vacances ? D'où sort ce gâteau ? Baxter avala ce qu'il avait dans la bouche. Ses lèvres barbouillées de sucre glace s'étirèrent dans un sourire réjoui. Meringues, cookies ainsi que les reliefs d'une tarte s'amoncelaient sur une table. Eve repéra également deux civils au milieu de la meute. Un homme grand, maigre, et une jolie femme à l'allure sportive, armés d'un énorme pichet, versaient une espèce de liquide rose pâle dans les verres. Ils paraissaient ravis. — Reposez ça ! ordonna Eve. Reposez ça tout de suite et retournez à votre travail ! Avant qu'elle ait pu atteindre les deux civils, elle entendit Peabody pousser un glapissement. Elle pivota, le pistolet au poing, et faillit être renversée comme une quille par son assistante qui se ruait en avant. L'homme, malgré sa maigreur, souleva la robuste Peabody de terre. La femme, sa longue jupe bleue flottant tel un drapeau, s'élança pour étreindre également Peabody qui se retrouva prise en sandwich entre les deux intrus. — Voilà ma fille, ma DeeDee ! s'exclama l'homme. Sa figure reflétait tant d'adoration qu'Eve, médusée, rengaina, son pistolet. — Papa, dit Peabody d'une voix étranglée, le nez dans le cou de son père. — C'est trop émouvant, murmura Baxter qui engloutit une autre sucrerie. Ils sont arrivés il y a un quart d'heure, avec tout ça. Bon Dieu, ces gâteaux sont mortels, soupira-t-il en raflant un cookie. — Elle était comment, la tarte ? marmonna Eve. — Fabuleuse, répondit-il, et il rejoignit son bureau. 26 La femme, qui étreignait farouchement Peabody, la lâcha enfin et se retourna. Elle était remarquablement belle. Elle avait de très longs cheveux aussi noirs que ceux de sa fille. Sur sa jupe bleue elle portait une longue tunique ample et était chaussée de sandales en corde. A son cou tintinnabulaient des chaînes et des pendentifs. Son visage était plus doux que celui de Peabody, de fines ridules se déployaient en éventail au coin de ses yeux bruns, pétillants, au regard franc. Avec la grâce d'une danseuse, elle s'avança vers Eve, les deux mains tendues. — Vous êtes le lieutenant Dallas. Je vous aurais reconnue n'importe où. Je suis Phoebe, la mère de Délia. Elle avait les mains chaudes, les paumes un peu rugueuses, les doigts chargés de bagues. Des bracelets cliquetaient à ses poignets. — Enchantée de faire votre connaissance, madame Peabody. — Phoebe. Elle souriait, serrait les mains d'Eve. — Sam, lâche donc ta fille pour saluer le lieutenant Dallas. Il s'exécuta, gardant toutefois un bras autour des épaules de Peabody. — Quel bonheur de vous rencontrer ! Encore qu'il me semble vous connaître déjà. Délia nous a tellement parlé de vous, ainsi que Zeke ! Nous ne vous remercierons jamais assez pour ce que vous avez fait pour notre fils. Passablement gênée par toutes ces louanges, Eve dégagea ses mains. — Comment va-t-il ? s'enquit-elle. — Très bien. S'il avait su que nous venions, il nous aurait chargés de vous exprimer sa reconnaissance. Il sourit à Eve, qui vit alors à quel point le frère de Peabody lui ressemblait. Ils avaient le même étroit visage d'apôtre, les mêmes yeux gris. Mais, dans le regard de Sam Peabody, il y avait une lueur aiguë qui fit tressaillir Eve. Cet homme, contrairement à son fils, n était pas un agneau. — Vous lui transmettrez mon bonjour. Peabody, vous pouvez prendre quelques heures. — Merci, lieutenant. — C'est très gentil de votre part, dit Phoebe. Vous serait-il possible de nous consacrer un peu de votre temps? Vous devez être très occupée, enchaîna-t-elle avant qu'Eve ne réagisse, mais nous souhaiterions dîner tous ensemble ce soir. Avec vous et votre mari. Nous avons quelques petits cadeaux pour vous. — Vous n'étiez pas obligés de... — Ce n'est qu'un témoignage de notre affection. Délia nous parle si souvent de vous, de Connors et de votre demeure, qui est si belle. Sam et moi, nous espérons avoir l'occasion de la voir. Eve se sentait prise au piège, tandis que Phoebe continuait à sourire, sereine, et que Peabody se plongeait soudain dans la contemplation du plafond. — Oui, bien sûr. Euh, je... vous devriez venir dîner. — Avec grand plaisir. Vingt heures, ça vous conviendrait ? — Oui, oui, vingt heures. Peabody connaît le chemin. Alors je... soyez les bienvenus à New York. Je... j'ai des trucs à faire, bafouilla lamentablement Eve en battant en retraite. — Lieutenant? lança Peabody qui lui emboîta le pas. Avant qu'elles aient atteint le bureau d'Eve, le chahut régnait de nouveau dans la salle des inspecteurs. — Ils ne peuvent pas s'en empêcher, expliqua Peabody. Mon père adore faire des gâteaux, il en apporte toujours des tonnes. — Comment ont-ils pu trimballer tout ça en avion ? — Oh, ils n'ont pas pris l'avion ! Ils sont venus en mobile home, pour pouvoir tout préparer en route, répondit Peabody avec un sourire attendri. Ils sont formidables, non ? — Si, mais conseillez-leur de ne pas apporter des pâtisseries chaque fois qu'ils vous rendent visite. Sinon,on se retrouvera avec une bande de flics obèses et diabétiques. — J'en ai chipé un pour vous, rétorqua Peabody en lui tendant le gâteau qu'elle dissimulait derrière son dos. Je m'absente une petite heure, juste le temps de les aider à s'installer. — Prenez votre journée. — Oh, merci. Je... Peabody s'interrompit, ferma doucement la porte. — Il faut que je vous prévienne. À propos de ma mère. Elle a l'Œil. — Pardon ? — Un regard particulier, qui vous fait faire des choses que vous ne voulez pas ou ne croyez pas vouloir faire. Et elle vous conduit à dire - à bredouiller, plutôt - des trucs que vous n'aviez pas l'intention de dire. — Je ne bredouille pas. — Vous y viendrez, décréta Peabody, lugubre. Je l'aime de tout mon cœur. Elle est extraordinaire, mais elle a l'Œil. Elle vous regarde et elle sait. Eve s'assit, les sourcils froncés. — Elle est médium ? — Non. Mon père l'est, mais il s'interdit de violer l'intimité des gens, là-dessus il est très strict. Elle... c'est simplement une mère. Elle a ce don simplement parce qu'elle est une mère. Vous n'imaginez pas... maman voit tout, elle sait tout, elle dirige tout. Et la plupart du temps, on ne s'en rend même pas compte. Vous, par exemple, vous les avez invités chez vous, alors que vous ne faites jamais ça. — Mais si, protesta Eve. — Allons donc, c'est Connors qui invite. Vous auriez pu dire que vous étiez prise, ou leur proposer de dîner au restaurant, mais elle voulait venir chez vous. Et résultat, vous l'avez invitée. Eve gigotait dans son fauteuil. — Par pure politesse. Je suis capable de courtoisie, figurez-vous. — Non, vous avez été piégée par l'Œil. Même vous, lieutenant, vous êtes impuissante. J'aurais dû vous avertir. — Fichez le camp, Peabody. — Je fiche le camp, lieutenant. Au fait... ce soir, j'avais rendez-vous avec McNab. Il pourrait peut-être venir dîner ? Comme ça, vous comprenez, il les rencontrerait et ce serait moins... bizarre. Eve se prit la tête à deux mains. — Nom d'une pipe... — Merci ! A ce soir ! Demeurée seule, Eve grogna, pesta, puis elle mordit dans le gâteau. — Alors ils ont repeint mon bureau et piqué mes friandises. Une fois de plus ! Dans le vaste salon, agrémenté d'antiquités et de miroirs luisants, Eve arpentait le précieux tapis d'Orient. Connors venait juste de rentrer, aussi en profitait-elle pour vider son sac - à ses yeux, c'était un des grands avantages du mariage. — Et Peabody s'est chargée de la paperasse pendant mon absence, du coup je n'ai même pas eu à m'en occuper. — Elle devrait avoir honte. Que ton assistante se charge des corvées derrière ton dos, quelle infâmie ! — Épargne-moi tes commentaires déplacés, mon vieux, parce que toi aussi, tu as quelques explications à me fournir. Confortablement installé dans un fauteuil, il croisa les jambes. — Ah... Peabody et McNab ont apprécié Bimini? — Quelle mouche t'a piqué ? Les envoyer dans une île, pour qu'ils forniquent comme des... des... — J'en déduis qu'ils ont passé du bon temps. —... des singes, acheva-t-elle d'un ton écœuré. Nus comme des vers. — Mon Dieu ! — Tu dois arrêter de te mêler de cette... cette histoire. — Peut-être, oui. Quand tu arrêteras de considérer leur relation comme une sorte de croquemitaine. — Je ne la considère pas comme ça, vu que je ne sais même pas ce que c'est, un croquemitaine. Les flics... —... sont en droit d'avoir une vie privée, coupa-t-il. Comme tout un chacun. Du calme, lieutenant, notre Peabody a la tête sur les épaules. Eve se laissa tomber dans un fauteuil. — Croquemitaine, grommela-t-elle. Quel mot idiot ! Je parie qu'il n'est même pas dans le dictionnaire. Aujourd'hui, j'ai confié une affaire à Peabody. Il prit doucement les doigts d'Eve. — Vous avez démarré une enquête ? — Non, j'ai sorti du tiroir un dossier en souffrance. Ça remonte à six ans. Une jeune femme, jolie, mariée, en pleine ascension professionnelle. Le mari est en déplacement, il rentre chez lui et découvre son épouse morte dans la baignoire. Un crime déguisé, plutôt mal, en suicide ou en accident. Il a un solide alibi et il s'en tire sans anicroche. Toutes les personnes interrogées affirment qu'ils étaient le couple idéal, qu'ils filaient le parfait amour. — Tu t'es déjà demandé comment on définissait le parfait amour? — J'y réfléchirai plus tard. Toujours est-il qu'on a déniché des lettres planquées dans le tiroir de sa commode. Des lettres érotiques, très explicites. D'un certain C. — Liaison extraconjugale, querelle d'amoureux, et meurtre ? — C'est ce qu'a conclu l'enquêteur. — Mais tu n'es pas de cet avis ? — On n'a jamais retrouvé l'auteur des lettres, personne n'a jamais vu ce type, la victime n'en avait jamais parlé à personne. Apparemment. J'ai rendu visite au mari, j'ai rencontré sa nouvelle épouse et leur fille. Une gamine de deux ans, environ. — On peut comprendre qu'après une période de deuil, il ait reconstruit sa vie. — Oui, on peut. — Pour moi, bien sûr, ce serait différent. J'errerais comme une âme en peine, brisé, perdu. — Ah oui ? marmonna-t-elle, sceptique. — Absolument. Maintenant, tu es censée répondre que, sans moi, tu mourrais. — Évidemment, pouffa-t-elle, tandis qu'il lui mordillait les doigts. Bon, revenons à la réalité. Je crois savoir ce qui s'est passé. Il suffira de donner quelques coups de fil, et l'affaire sera enfin classée. — Mais au lieu de les donner toi-même, ces coups de fil, tu en as chargé Peabody. — Elle a besoin d'acquérir de l'expérience. Pour Marsha Stibbs, attendre encore ne change pas grand-chose. Et si Peabody se lance sur une mauvaise piste, je la remettrai sur les rails. — Elle doit être surexcitée. — Ça oui, elle en a des étoiles dans les yeux. Connors lui sourit. — Tu te rappelles la première affaire que Feeney t'a confiée ? — Thomas Carter. Un beau matin, il monte dans sa voiture, verrouille les portières. Et boum, ça explose, et il se retrouve en petits morceaux dans West Side. Marié, deux enfants, il travaillait dans les assurances. Pas d'ennemis, pas de vices dangereux. Aucun mobile. Le néant. On avait abandonné l'enquête. Feeney m'a demandé de la reprendre. — Et alors ? — Ce n'était pas Thomas Carter qui était visé, mais Thomas K. Carter, un dealer de seconde zone qui avait d'énormes dettes de jeu. Un abruti de tueur à gages s'était trompé de cible. Elle jeta un coup d'œil à Connors qui souriait toujours. — Oui... je me rappelle ce que j'ai éprouvé quand on m'a confié cette affaire et que je l'ai résolue. — Tu es un bon professeur, Eve, et une excellente amie. — L'amitié n'a rien à voir là-dedans. Si je ne la croyais pas capable de boucler ce dossier, je ne le lui aurai pas confié. — Là, c'est le maître qui parle. L'amie a lancé une invitation à dîner. — Pff... Qu'est-ce qu'on va faire avec eux en attendant de manger? — Les recevoir aimablement, bavarder. Certaines personnes adorent avoir des invités. — Il y a vraiment des tordus, sur cette terre. Tu vas sans doute aimer les Peabody. Je t'ai raconté que, quand je suis retournée au Central, ils étaient en train de gaver les collègues de cookies ? Ils avaient même apporté une tarte. — Une tarte ? À quoi ? — Je n'en sais rien. Il ne restait que des miettes. Enfin bref... là-dessus, Peabody m'a suivie dans mon bureau pour me raconter des trucs ahurissants sur sa mère. Elle aurait une espèce de pouvoir, imagine-toi. — Une sorcière ? demanda Connors qui, à présent, jouait avec les cheveux d'Eve. Il adorait ses mèches blondies par le soleil, pareilles à de la soie. — Non, non... encore que, d'après Peabody, le père soit médium, mais ça n'aurait pas de rapport avec le Free-Age. La mère, paraît-il, a la faculté de te pousser à faire des choses que tu ne veux pas faire, ou dire ce que tu préférerais garder pour toi. Toujours d'après Peabody, je les ai invités ici ce soir parce que j'y ai été obligée par... l'Œil. — De l'hypnose ? rétorqua Connors, intrigué. — Peabody m'a affirmé que c'était propre aux mères et que la sienne, dans ce domaine, avait la palme. Je n'y ai rien compris du tout. — En ce qui concerne les mères, nous sommes tous les deux complètement ignares. Mais, comme nous ne sommes pas ses enfants, je présume que nous sommes immunisés contre ses pouvoirs maternels, quels qu'ils soient. — Je ne m'inquiète pas, je t'informe, voilà tout. Summerset, le majordome de Connors qui empoisonnait l'existence d'Eve, apparut sur le seuil. Il renifla, une expression de vive désapprobation peinte sur sa figure osseuse. — Cette table Chippendale n'est pas un repose-pieds, lieutenant. — Comment arrivez-vous à marcher avec ce manche de parapluie planté dans les fesses ? riposta-t-elle, sans retirer ses pieds. Ça ne vous fait pas mal ? — Vos invités sont là, articula-t-il. — Merci, Summerset, dit Connors en se redressant. Nous prendrons les amuse-gueule ici. Il tendit la main à Eve qui, délibérément, attendit pour se mettre debout que Summerset fût sorti. — Pourrais-tu, jusqu'à la fin de la soirée et pour que l'ambiance reste amicale, ne plus parler de manche de parapluie ? — D'accord. Je me contenterai de le lui extirper du postérieur et de m'en servir pour lui fracasser le crâne. — Ce sera un charmant divertissement. Summerset avait déjà ouvert la porte, et Sam Peabody lui broyait cordialement la main. — Enchanté de vous connaître. Je suis Sam, et voici Phoebe. Vous êtes Summerset, n'est-ce pas? DeeDee nous a dit que vous vous occupiez de la maison. — En effet. Bonsoir, madame Peabody. Officier Peabody, inspecteur... Voulez-vous que je vous débarrasse ? — Non merci, répondit Phoebe qui tenait une grosse boîte. Le parc est splendide. Et tellement inouï dans cet environnement urbain. — Oui, nous en sommes assez satisfaits. — Bonsoir, dit Phoebe en souriant à Eve. Et voilà Connors. Tu avais raison, Délia, il est superbe. — Maman... hoqueta Peabody, rouge comme une tomate. — Vous êtes trop aimable, déclara Connors en baisant la main de Phoebe. Je vous retourne le compliment. Je suis ravi de faire votre connaissance. Il échangea une poignée de main avec Sam. — Vous avez une fille charmante. — Oui, nous l'adorons, rétorqua Sam en étreignant les épaules de Peabody. — Nous aussi. Entrez, je vous en prie. Mettez-vous à votre aise. Il est vraiment doué pour les mondanités, songea Eve, observant son mari qui précédait leurs invités dans le grand salon. Divinement courtois, chaleureux. Bientôt, chacun eut un verre à la main, et Connors répondait aux questions des Peabody sur les antiquités et les œuvres d'art disposées dans la pièce. Eve en profita pour focaliser son attention sur McNab. Le magicien de la division de détection électronique avait revêtu ce qu'il considérait probablement comme sa tenue la moins baroque : une chemise pervenche, un large pantalon de soie assorti, et des boots du même bleu. Une demi-douzaine de petits anneaux d'or ornaient son oreille gauche. Il avait coiffé ses longs cheveux blonds en queue-de-cheval, et son visage séduisant avait à quelque chose près la couleur d'un homard Thermidor. — Vous avez pris des coups de soleil, McNab ? ironisat-elle. — Un seul, répondit-il en roulant ses yeux verts. Vous devriez voir mon postérieur... Elle but une gorgée de vin. — Non, surtout pas. — Je disais ça... juste pour parler. Je suis un peu nerveux, vous comprenez. Il montra discrètement le père de Peabody. — Ça me fait drôle d'être en face de lui, alors qu'on sait tous les deux que je couche avec sa fille. En plus, il est médium. Du coup, j'ai peur que, si j'ai envie de. la toucher, il le devine. Je vous jure, ça me fait drôle. 35 — N'ayez pas envie de la toucher, ça réglera le problème. — Je ne peux pas m'en empêcher, gloussa-t-il. Je suis un homme. Elle le détailla de la tête aux pieds. — Oui, c'est ce qu'on prétend. — Excusez-moi, intervint Phoebe qui effleura le bras d'Eve. Sam et moi, nous souhaiterions vous offrir ce petit cadeau. Elle lui tendit la boîte. — Pour vous remercier de votre générosité et de l'amitié que vous témoignez à notre fille. — Merci. Les cadeaux mettaient toujours Eve mal à l'aise. Bien que Connors la couvrît de présents depuis plus d'un an, elle ne savait jamais comment réagir, sans doute parce que, pendant la majeure partie de sa vie, personne ne l'avait aimée assez pour lui offrir quoi que ce soit. Elle posa la boîte, tira sur le ruban, souleva le couvercle. Elle découvrit, nichés dans du papier de soie, deux bougeoirs, très fins, taillés dans une pierre cristalline, veinée de vert et de grenat. — C'est vraiment beau. — Ils sont en spath, expliqua Sam. Pour purifier l'aura, apporter la sérénité, la clairvoyance. Nous avons pensé, puisque vous avez tous les deux des activités difficiles, exigeantes, que cette pierre vous serait bénéfique. Connors saisit un bougeoir, l'examina. — Ils sont ravissants. Quel magnifique travail ! Vous les avez faits de vos mains ? — Oui, Sam et moi, répondit Phoebe avec un sourire radieux. — Alors, ils seront pour nous doublement précieux. Merci. Vous commercialisez vos œuvres ? — Quelquefois, dit Sam. Nous préférons les offrir. — Je vends quand il le faut, reçtifia Phoebe. Sam est un rêveur, je suis plus terre à terre. Summerset s'encadra de nouveau sur le seuil. — Le dîner est servi, annonça-t-il. Ce fut moins pénible qu'Eve ne le craignait. Leurs invités étaient agréables, intéressants, pleins d'humour, et ils étaient si fiers de Peabody qu'on ne pouvait qu'en être touché. — Quand Dee nous a annoncé ce qu'elle voulait faire de sa vie, et où elle comptait s'installer, nous avons évidemment été inquiets, déclara Phoebe en s'attaquant à la bisque de homard. Un métier périlleux, dans une ville dangereuse... il y avait de quoi effrayer n'importe quels parents. Elle sourit à sa fille. — Mais nous avons compris que c'était sa vocation, et nous étions persuadés qu'elle serait à la hauteur. — C'est un bon flic, approuva Eve. — Comment définissez-vous un « bon flic » ? — Quelqu'un qui respecte son insigne, ce qu'il représente, et s'acharne à faire changer le cours des choses. — Oui, rétorqua Phoebe, fixant sur Eve ses yeux noirs qui ne cillaient pas. Eve songea, transpercée par ce regard serein, perspicace, que cette femme aurait pu être un as en matière d'interrogatoire. — Nous nous efforçons tous de changer le cours des choses, poursuivit Phoebe. Certains avec la prière, d'autres avec l'art, ou le commerce, et d'autres en défendant la justice. On pense souvent que les adeptes du Free-Age se moquent de la loi, mais c'est faux. Nous avons foi dans l'ordre, l'équité, dans le droit des individus à mener une existence libre et heureuse, à condition de ne pas nuire à autrui. — Je ne comprendrai jamais qu'on puisse commettre un crime, dit Sam en posant la main sur celle de son épouse. Dee ne nous parle guère de vos enquêtes, mais nous savons que vous vous battez pour rendre justice aux victimes. — C'est mon boulot. — Cette discussion vous embarrasse, remarqua Phoebe en levant son verre pour lui porter un toast. Nous allons donc changer de sujet. Elle se tourna vers Connors. — Quelle somptueuse demeure vous avez ! J'espère qu'après le dîner nous aurons la chance de la visiter. — Vous avez cinq ou six mois devant vous ? marmonna Eve. — Elle prétend que nous ne connaissons même pas certaines pièces, expliqua Connors, souriant. — Je suis persuadée qu'en ce qui vous concerne, ce n'est pas le cas. À cet instant, Summerset franchit de nouveau le seuil. — Excusez-moi... Lieutenant, vous avez un appel du dispatching. — Ah... Eve se leva d'un bond, sortit à grands pas. Quelques minutes après, elle revint et décocha à Connors un regard signifiant qu'il devrait s'employer seul à distraire leurs invités. — Peabody, on y va. Je suis désolée, il nous faut partir. — Lieutenant, vous voulez que je vous accompagne ? demanda McNab. — Pourquoi pas, vous pourrez être utile. Allez, on se dépêche. Je suis désolée, répéta-t-elle. — Ne t'inquiète pas, dit Connors qui se leva pour effleurer la joue d'Eve. Attention à toi, lieutenant. — D'accord. Resté seul avec Phoebe et Sam, Connors se rassit. — Les inconvénients du métier, commenta-t-il. — Quelqu'un est mort, dit Sam. — Oui, quelqu'un est mort, rétorqua Connors. Et maintenant, ils vont tout faire pour lui rendre justice. 3 Le soir de son anniversaire, Walter C. Petitbon était arrivé chez lui à dix-neuf heures trente tapantes. À l'instant précis où il avait poussé la porte, cent soixante-treize amis et associés avaient crié en chœur : « Surprise ! » Mais ce n'était pas cela qui l'avait tué. Il s'était réjoui comme un gamin, avait gentiment grondé sa femme pour lui avoir joué ce tour, et accueilli ses invités avec un réel plaisir, À vingt heures, la fête battait son plein, et Walter razziait allègrement le buffet préparé par des traiteurs. Il s'était gavé d'œufs de caille, de caviar, de saumon fumé et de petits pâtés fourrés aux épi-nards. Ce n'était pas cela non plus qui l'avait tué. Il avait dansé avec son épouse, embrassé ses enfants et versé une larme quand son fils avait prononcé un discours plein d'affection. À cela aussi, il avait survécu. À vingt heures quarante-cinq, un bras autour de la taille de son épouse, il avait levé une énième coupe de Champagne pour demander le silence et s'était lancé dans un discours vibrant. Un homme entouré de sa famille et de ses amis, disait-il, possédait toutes les richesses. — À vous tous ! conclut-il d'une voix chargée d'émotion. Merci d'avoir partagé ce moment avec moi. À mes enfants, qui font ma fierté et ma joie ! Et à ma ravissante femme, grâce à qui chaque jour je suis heureux de vivre ! Tout le monde avait applaudi, puis Walter avait vidé sa coupe d'un trait. Et c'était cela qui l'avait tué. Il s'était étranglé, les yeux exorbités. Avec un petit cri, son épouse l'avait agrippé par le col de sa chemise. Son fils lui avait assené une claque vigoureuse dans le dos. Walter avait chancelé, bousculé plusieurs personnes, avant de tomber de tout son long au milieu des invités, pris de convulsions. Il y avait là un médecin qui s'était précipité pour l'examiner. Les secours étaient arrivés cinq minutes après, mais Walter avait déjà rendu l'âme. La dose de cyanure, dans sa coupe de Champagne, était un drôle de cadeau d'anniversaire. Eve étudia minutieusement l'ombre bleutée qui ourlait la bouche, l'expression terrifiée qu'on lisait encore dans les yeux grands ouverts. Elle fronça le nez, perçut un relent - faible quoique révélateur - d'amande amère. On avait allongé le défunt sur un divan, déboutonné sa chemise pour tenter de le ranimer. Heureusement, on n'avait pas songé à débarrasser le buffet ni à ramasser les débris de verre sur le sol. Dans la pièce flottait une odeur entêtante de fleurs, de vin, de crevettes... et de mort. Walter C. Petitbon était venu au monde et avait tiré sa révérence le même jour, songea Eve. Une étrange coïncidence. — Je veux voir le médecin qui s'est occupé de lui en premier lieu, dit Eve à Peabody. Il faudra emporter tous ces morceaux de verre, les bouteilles. Personne ne sort d'ici, ni les invités ni les membres du personnel. McNab, vous commencez à prendre les noms. Pour l'instant, on isole la famille. — Apparemment, c'était une sacrée fête, commenta McNab avant de s'éloigner. — Lieutenant, voici le Dr Peter Vance, annonça Peabody. L'individu qu'elle escortait était de taille moyenne, avec les cheveux courts et une petite barbe couleur sable. Quand son regard se posa sur le corps de Walter Petit-bon, Eve vit le chagrin et la colère durcir ses traits. — C'était un homme bien, déclara-t-il - il avait un léger accent britannique. Un excellent ami. — Quelqu'un ici n'était pas son ami, rétorqua Eve. Vous avez diagnostiqué un empoisonnement et demandé à l'équipe de secours de le signaler à la police. — Effectivement. Les symptômes étaient flagrants, il est mort très vite. Je voudrais croire qu'il s'agit d'un tragique accident, mais non. Il venait de prononcer un de ces discours dont il avait le secret. Il était là, avec sa femme, son fils, sa fille et leurs conjoints. Il souriait, il avait les larmes aux yeux. Nous l'avons applaudi, il a bu et il s'est étouffé. Il s'est écroulé là, il avait des convulsions. Quelques minutes, et c'était fini. Il n'y avait rien à faire. — Où a-t-il pris la coupe de Champagne ? — Je ne saurais vous le dire. Les serveurs passaient parmi nous avec des plateaux. Il y avait des bars placés ici et là-bas où on pouvait avoir d'autres boissons. La plupart d'entre nous étaient là depuis dix-neuf heures. Bambi voulait absolument que tous les invités soient réunis quand Walt arriverait. — Bambi ? — Son épouse. Sa seconde épouse. Ils étaient mariés depuis un an environ. Elle a passé des semaines à organiser cet anniversaire surprise. Je suis persuadé que Walt était au courant. Elle n'est pas... très intelligente. Mais il a fait semblant d'être surpris. — A quelle heure est-il arrivé ? — Dix-neuf heures trente. Nous avons suivi les instructions de Bambi et crié : « Surprise ! » On a bien ri, ensuite on s'est remis à manger, à boire. Certains ont dansé. Walt a salué tout le monde. Son fils a dit quelques mots. Vance poussa un soupir. — Je regrette de n'avoir pas été plus attentif. Je suis sûr que Walt buvait du Champagne. — Vous l'avez vu boire à ce moment-là ? — Je le crois... Il ferma les yeux, comme pour mieux revoir le film des événements. — Oui, il me semble. Il a forcément bu après le speech de son fils. Walt adorait ses enfants. Et quand il a parlé à son tour, je pense qu'il avait un verre plein à la main. Mais je ne peux pas vous dire s'il l'a pris sur un plateau ou si quelqu'un le lui a donné. — Vous étiez très amis ? De nouveau, le chagrin assombrit le visage du médecin. — Oui, nous étions de bons amis. — Il avait des problèmes conjugaux ? — Non, il était heureux. Franchement, la plupart de ceux qui le connaissaient ont été médusés quand il a épousé Bambi. Il était resté marié avec Shelly pendant plus de trente ans. Ils ont divorcé à l'amiable, aussi bien que possible. Et puis, six mois après, il nous présentait Bambi. Nous avons tous cru que c'était le démon de midi qui le titillait, mais non. Leur relation a tenu le coup. — Sa première femme était là, ce soir? — Non, leurs rapports ne sont pas à ce point amicaux. — À votre avis, qui aurait pu souhaiter sa mort ? — Absolument personne. Oh, je sais... ajouta-t-il d'un air désemparé. Prétendre qu'il n'avait pas un seul ennemi au monde est un cliché, lieutenant Dallas, pourtant c'est exactement ce que je dirais à propos de Walt. Les gens l'appréciaient, beaucoup l'aimaient. C'était un homme doux, un patron généreux, un père affectueux. Et riche, songea Eve quand elle en eut terminé avec le médecin. Un homme fortuné qui avait abandonné sa première épouse pour une femme plus jeune, plus sexy. Et comme, à une fête d'anniversaire, on n'apportait pas du cyanure en cadeau, quelqu'un était venu ici ce soir avec la ferme intention d'assassiner Petitbon. Elle interrogea la seconde épouse dans un petit salon attenant à sa chambre. Les lourdes tentures roses étant tirées, la pièce était plongée dans une semi-pénombre. Une seule lampe brûlait et l'abàt-jour rayé laissait filtrer une lumière qui avait les tons acidulés d'un berlingot. Eve distinguait néanmoins le décor, tout en rose et blanc. Une vraie meringue. Des montagnes de coussins, une armée de bibelots et une profusion de roses rendaient l'atmosphère du boudoir étouffante. Dans cette bonbonnière digne d'une petite fille, Bambi Petitbon était mollement étendue sur une méridienne recouverte de satin rose. Ses cheveux bouclés, nattés et teints en rose, encadraient une figure de poupée. Elle était également vêtue de rose, un ensemble chatoyant qui découvrait largement l'un de ses seins ; l'autre n'était dissimulé que par un bout de tissu translucide plissé pour former une fleur. Les larmes brillaient dans ses grands yeux bleus et coulaient une à une, pareilles à des gouttes de rosée, sur ses joues lisses. Son visage reflétait la jeunesse, l'innocence, cependant le corps racontait une tout autre histoire. Elle tenait dans son giron une espèce de boule blanche et pelucheuse. — Madame Petitbon ? Elle enfouit son visage dans la boule blanche, laquelle émit une espèce de jappement. La chose semblait être un chien. — Je suis le lieutenant Dallas, de la police new-yorkaise. Voici mon assistante, l'officier Peabody. Je vous présente mes sincères condoléances. — Bony est mort. Mon Bony adoré. Bony et Bambi, se dit Eve en réprimant un tressaillement. Les humains avaient parfois de ces idées... Elle balaya le boudoir des yeux. Elle n'avait pas le choix, il lui faudrait s'asseoir sur un de ces affreux coussins roses. — Je sais que c'est une terrible épreuve pour vous. Malheureusement, je suis dans l'obligation de vous poser quelques questions. — Je voulais juste lui offrir une fête d'anniversaire. Tout le monde est venu. On s'amusait tellement. Il n'a même pas eu le temps d'ouvrir ses cadeaux. Elle gémit, et la petite peluche, sur ses genoux, sortit une langue rose pour lui lécher la figure. — Madame Petitbon... pourriez-vous m'indiquer votre prénom pour l'enregistrement de notre entretien ? — Je m'appelle Bambi. — C'est votre vrai prénom ? s'étonna Eve - ce fut plus fort qu'elle. Bien... Vous étiez au côté de votre mari quand il s'est écroulé. — Il avait dit des choses si gentilles. Il était vraiment content, hoqueta son interlocutrice. C'est une consolation, non ? ajouta-t-elle d'un air implorant. Il était heureux. — Lui avez-vous donné la coupe de Champagne, madame Petitbon ? — Boney raffolait du Champagne. J'avais commandé aux traiteurs celui qu'il préférait. J'avais prié M. Markie de veiller à ce que personne ne se retrouve avec un verre vide. Les serveurs devaient circuler en permanence avec du Champagne et des canapés. Je voulais que tout soit parfait pour mon Bony adoré, j'ai travaillé dur, vous savez. Et puis il est tombé malade, et tout s'est passé si vite. Si j'avais pu deviner qu'il était malade, j'aurais annulé la fête. Mais ce matin, quand il est parti, il était en forme. Il allait très bien. — Vous comprenez ce qui est arrivé à votre mari ? Bambi étreignit son toutou, plongea de nouveau le nez dans sa fourrure. — Il est tombé malade. Peter n'a pas pu le soigner. — Madame Petitbon, nous pensons que le Champagne est vraisemblablement responsable de sa mort. Qui lui a donné la coupe de Champagne qu'il a bue juste avant de s'effondrer ? Bambi renifla, regarda Eve d'un air déconcerté. — La fille, je suppose. Mais pourquoi le Champagne lui aurait fait mal ? Ça ne l'a jamais rendu malade. — Quelle fille? — Comment ça, quelle fille ? répéta Bambi, ahurie. Patience, se tança Eve. — Vous avez dit : « la fille » a donné la coupe de Champagne à M. Petitbon pour qu'il porte un toast. — Oh... oui, une des serveuses, rétorqua Bambi en haussant les épaules. Elle a apporté un verre plein à Boney. — Il l'a pris sur le plateau ? — Non, je me souviens qu'elle le lui a tendu et qu'elle lui a souhaité un joyeux anniversaire. Elle a dit : «Joyeux anniversaire, monsieur Petitbon. » Très poliment. — Vous la connaissiez ? Vous aviez déjà eu recours à ses services ? — Je traite avec M. Markie, et il engage les serveurs. On peut faire confiance à M. Markie. Il est génial. — Comment était-elle ? — Qui donc ? « Seigneur, donnez-moi la force de ne pas assommer cette cruche ! » — La serveuse, Bambi. Celle qui a remis la coupe de Champagne à Bony. — Oh... je ne sais pas. Personne ne regarde vraiment les serveurs, n'est-ce pas ? Comme Eve la dévisageait fixement, elle eut une moue vaguement confuse. — Soignée, dit-elle après réflexion. M. Markie exige que son personnel ait une tenue irréprochable. — Était-elle âgée, jeune, grande, petite ? — Mais je ne sais pas. Elle avait l'allure d'une serveuse, voilà. Elles se ressemblent toutes. — Votre mari lui a parlé ? — Il lui a dit merci. Bony est très courtois. — Il n'a pas paru la reconnaître ? La serveuse, ajouta précipitamment Eve, alors que Bambi ouvrait le bec pour bredouiller sans doute un nouveau : qui ? — Pourquoi l'aurait-il reconnue ? Personne ne pouvait feindre d'être à ce point stupide, décréta Eve. Ce n'était certainement pas de la comédie. — Bien. Voyez-vous quelqu'un qui aurait pu vouloir faire du mal à votre mari ? — Tout le monde aimait Bony. — Et vous, vous l'aimiez déjà lorsqu'il vivait encore avec sa première épouse ? Les yeux de Bambi s'arrondirent. — Il ne l'a jamais, jamais trompée. Bony ne m'a même pas embrassée avant le divorce. C'était un gentleman. — Comment l'avez-vous rencontré ? — Je travaillais dans l'une de ses boutiques, celle de Madison, j'étais fleuriste. Il venait de temps en temps contrôler le stock et bavarder avec nous. Avec moi... Et puis, un jour, il est arrivé au moment où je quittais le magasin et il m'a proposé de me raccompagner. On a marché, il m'a prise par le bras. Il m'a expliqué qu'il était en train de divorcer, et il m'a demandé si j'accepterais de déjeuner avec lui. J'ai pensé que, peut-être, il me racontait des histoires - les hommes disent souvent qu'ils vont divorcer, que leur femme ne les rend pas heureux, et ainsi de suite, tout ça pour vous attirer dans leur lit. Je ne suis pas idiote. « Non, commenta Eve in petto, ce qualificatif est nettement trop faible. » — Mais Bony n'était pas comme ça. Il ne mentait pas. Elle renifla, frotta sa joue contre le flanc du toutou. — Il était romantique. Après son divorce, on est sortis ensemble, il m'a emmenée dans des endroits magnifiques, et il n'a jamais eu un geste déplacé. Finalement, c'est moi qui ai fait le premier pas, parce qu'il était si mignon, un nounours. Et après, il m'a demandée en mariage. — Sa première femme en a été dépitée ? — Sans doute. N'importe quelle femme voudrait avoir Bony rien qu'à soi. Mais elle a toujours été très gentille, et Bony n'a jamais dit une méchanceté sur elle. — Et ses enfants ? — Ben, au début, je crois qu'ils ne m'appréciaient pas beaucoup. Mais Bony m'a affirmé qu'ils finiraient par m'aimer, puisque lui m'adorait. En tout cas, on ne s'est jamais disputés. — Une grande et belle famille, marmonna Eve après dix autres minutes d'entretien avec Bambi. Tout le monde s'adore, et Petitbon était le prototype du type adorable. — Sa femme est une vraie crétine, fit remarquer Peabody. — Elle a quand même été assez maligne pour harponner un riche mari. Elle pourrait être assez futée pour lui avoir réservé un petit extra le soir de son anniversaire. Eve s'immobilisa un instant en haut de l'escalier. — Il fallait être très intelligente et avoir des nerfs d'acier pour manipuler le poison alors qu'il était juste à côté d'elle, et devant une centaine de témoins. On fouillera un peu dans son passé, pour voir si ce petit chou en sucre est sincère ou si elle fait un numéro. Pour moi, quelqu'un qui vit dans tout ce rose vient en tête de ma liste de suspects. — J'ai trouvé son boudoir plutôt joli, dans le genre féminin. — Parfois vous m'effrayez, Peabody. Commencez par lancer une recherche classique sur cette créature. Bambi, grogna Eve en descendant les marches. Bon sang, des gens qui baptisent leur gosse Bambi devraient pourtant se douter qu'elle va devenir idiote ! Maintenant, allons voir M. Markie. — Nous les avons isolés, lui et son personnel, dans l'office. — Bien. Essayons de découvrir qui a donné la coupe de Champagne à Petitbon, en lui souhaitant un joyeux anniversaire. Tandis qu'elle traversait le rez-de-chaussée en direction des cuisines, McNab la rattrapa. — Lieutenant? Le légiste est là. Il partage l'opinion des urgentistes et du toubib qui était invité. Empoisonnement. Il attend pour donner ses conclusions de pratiquer l'autopsie. — Merci pour ce rapport poétique, inspecteur. Dites au légiste de me confirmer la cause de la mort aussi vite que possible, puis vérifiez les communicateurs de la maison, les coups de fil qui ont été reçus ou passés d'ici. À tout hasard. — Je m'y colle, rétorqua-t-il et il s'éloigna, non sans avoir donné à Peabody une petite tape sur les fesses. — Avec vos parents chez vous, vous devriez peut-être... commenta Eve, perfide. — Oh, ils ne dorment pas chez moi. Ils ont dit qu'il n'y avait pas assez de place et qu'ils ne voulaient pas m'em-bêter. Ils restent dans leur mobile home. Je leur ai expliqué que la municipalité interdisait le camping, mais ils se sont contentés de sourire. — Il faut les installer dans un hôtel, avant qu'un flic leur flanque une amende. — Je le ferai tout à l'heure. Elles entrèrent dans la cuisine, immense, d'un blanc aveuglant. Pour l'instant, le chaos y régnait. Des victuailles à divers stades de préparation voisinaient avec des piles vertigineuses d'assiettes, des pyramides de verres. Eve compta huit individus en uniforme serrés dans un renfoncement, autour d'une table, en proie à cette fébrilité qu'on observait invariablement sur une scène de crime. Une gigantesque cafetière était à la disposition des policiers comme des serveurs. Un flic piochait des canapés sur un plat, un autre s'attaquait au chariot des desserts. L'apparition d'Eve ramena aussitôt le silence dans la pièce. Tous se figèrent. — Veuillez refréner votre appétit et aller vous poster devant les deux issues de la cuisine, ordonna-t-elle à ses subalternes. Tant que la cause de la mort n'est pas officiellement déterminée, vous détruisez des indices, je vous le rappelle. S'il faut vous découper l'estomac pour les récupérer, je n'hésiterai pas. Tandis que les deux policiers se hâtaient de déguerpir, un homme petit, ordinaire, le teint olivâtre s'avança. Son crâne rasé luisait comme un sou neuf. Il portait un tablier de boucher immaculé sur un smoking noir. — La nourriture préparée par mes soins est au-dessus de tout soupçon, déclara-t-il. — Vous êtes le dénommé Markie ? — M. Markie, répondit-il dignement. J'exige de savoir ce qui se passe. On ne nous a rien dit, hormis de ne pas bouger d'ici. Si vous avez autorité pour... — Effectivement. Lieutenant Dallas, et voilà ce qui se passe : Walter Petitbon est mort, je suis là pour découvrir comment et pourquoi. — Eh bien, lieutenant Dallas, je peux vous assurer que mes préparations n'ont pas provoqué le décès de M. Petit-bon. Je ne tolérerai pas qu'on colporte des rumeurs désobligeantes sur mon travail. Je jouis d'une honorable réputation. — Ne montez pas sur vos grands chevaux, monsieur Markie. Personne ne vous accuse de quoi que ce soit. L'interrompant d'un geste, elle se tourna vers le personnel. — Qui a servi M. Petitbon avant qu'il prononce son speech ? — Aucun d'entre nous. Justement, nous en discutions. Eve étudia la séduisante Asiatique qui avait pris la parole. — Vous êtes ? — Sing-Yu. J'étais dans le salon quand c'est arrivé, à l'autre extrémité de la pièce, en train de faire passer des coupes aux invités qui se trouvaient autour pour qu'ils puissent porter un toast à M. Petitbon. Charlie - elle tapota l'épaule du Noir très mince assis près d'elle - servait les friands au crabe. — Moi, j'étais au bar de la terrasse, dit un serveur en levant la main. Robert McLean. Et Laurie s'occupait des invités qui se trouvaient sur la terrasse. On n'a pas quitté notre poste, jusqu'à ce qu'on entende des cris. — J'étais dans la cuisine, intervint un autre homme. Don Clump... Vous vous souvenez, monsieur Markie? On était ici ensemble quand il y a eu tout ce remue-ménage. — Exact, acquiesça Markie. Je venais d'envoyer Char-lie servir les friands au crabe, et Don allait sortir avec les champignons farcis. Gwen venait de rapporter les plateaux vides. — J'ai un témoin qui affirme qu'une de vos serveuses a tendu une coupe de Champagne à M. Petitbon quelques secondes avant qu'il s'adresse à l'assemblée. Les regards se dérobèrent, gênés. — C'était sans doute Julie, dit Sing-Yu. Je suis désolée, monsieur Markie, mais c'est la seule qui aurait pu le faire, et c'est la seule qui manque. — Qui est Julie, et pourquoi n'est-elle plus là ? — Je ne tolère pas que mes employés se critiquent mutuellement, s'offusqua le traiteur. — Nous sommes dans le cadre d'une enquête policière. Les déclarations des témoins ne sont pas des ragots, et je vous conseille à tous de coopérer. Qui est Julie ? demanda Eve à Sing-Yu. — Elle a raison, soupira Markie qui s'approcha de Sing-Yu pour lui poser la main sur l'épaule. Je ne vous fais aucun reproche, ma petite. Julie Dockport, enchaîna-t-il en se tournant vers Eve, est mon employée depuis deux mois. Je ne peux vous dire où elle se trouve en ce moment. Elle a dû profiter de la confusion qui a suivi le malaise de M. Petitbon pour disparaître. Il m'a fallu quelques instants pour réaliser qu'il y avait un problème et me rendre dans le salon. Je ne l'ai pas aperçue. Lorsque la police est arrivée, qu'on nous a ordonné de nous réunir dans la cuisine, elle ne nous a pas rejoints. — Elle porte cette tenue ? s'enquit Eve, désignant l'élégant pantalon noir et la chemise blanche empesée des serveurs. — Oui. — Décrivez-la-moi. — Je dirais... corpulence moyenne, assez sportive. 50 Séduisante, les cheveux rouges, courts. La trentaine environ, si je ne m'abuse. Je vérifierai dans mes dossiers. — Peabody, emmenez le personnel dans une autre pièce. Mettez un agent devant la porte, ensuite cherchez Julie Dockport. — Bien, lieutenant. Quand tous furent sortis, Eve s'assit et fit signe à M. Markie de l'imiter. — Maintenant, racontez-moi ce que vous savez sur cette femme. Il n'en savait pas très long. Cependant il se révéla compétent, fiable et coopératif. — Elle a présenté sa candidature, on a contrôlé ses références. C'était une très bonne recrue. A mon avis, ce qui s'est passé ici ce soir l'a effrayée, bouleversée, et elle est partie. Je n'imagine pas d'autre explication. A ce moment, Peabody revint. — Impossible de la localiser, lieutenant. Elle n'est plus dans la maison. — Lancez une recherche en bonne et due forme. Il faut lui mettre la main dessus. Eve se redressa. — Vous pouvez partir, dit-elle au traiteur. — Nous devons d'abord tout ranger, remballer la nourriture et les ustensiles. — Certainement pas. C'est une scène de crime, on ne touche à rien. Nous vous préviendrons dès que vous aurez le champ libre. Après quoi, elle décida de voir le fils et la fille. Ils étaient recroquevillés, avec leurs conjoints respectifs, à un bout de la table de la salle à manger. Quatre paires d'yeux rougis et bouffis de larmes se braquèrent sur Eve quand elle s'approcha. L'homme qui se leva, se cramponnant d'une main à la table, avait le teint clair, des cheveux d'un blond terne coupés en brosse. Son menton manquait de fermeté et il pinçait si fort ses lèvres minces qu'elles ne formaient plus qu'un trait. — Que se passe-t-il ? Qui êtes-vous ? Nous sommes en droit d'exiger des réponses. — Wally, murmura la femme blonde qui se tenait près de lui, tu ne fais qu'aggraver les choses. — Ça ne peut pas être pire. Mon père est mort. — Je suis le lieutenant Dallas. Je vous présente toutes mes condoléances. Veuillez m'excuser d'avoir tardé à vous parler, monsieur Petitbon. — Walter C. Petitbon IV précisa-t-il. Voici ma femme Nadine. Ma sœur Sherilyn et son mari, Noël Walker. Pourquoi sommes-nous parqués ici de cette manière ? Nous avons besoin d'être auprès de mon père. — Ce n'est pas possible pour l'instant. Nous avons certaines choses à faire pour être en mesure de vous fournir les réponses que vous réclamez. Asseyez-vous, monsieur Petitbon. — Qu'est-il arrivé à mon père ? balbutia Sherilyn. Elle était petite, brune. En principe, songea Eve, elle devait être remarquablement jolie. A présent, son visage était ravagé par les larmes. — Vous voulez bien nous le dire, s'il vous plaît? ajoutat-elle, agrippant la main de son frère et de son mari, comme pour former une chaîne. Qu'est-ce qui est arrivé à papa ? — La cause de sa mort n'est pas encore confirmée. — J'ai entendu les urgentistes. Elle prit une profonde inspiration, poursuivit d'une voix plus ferme : — Je les ai entendus, il aurait été empoisonné. Ça ne peut pas être vrai. — Nous le saurons très vite. J'aimerais que vous m'expliquiez ce que chacun de vous faisait, où il se trouvait exactement lorsque M. Petitbon s'est effondré. — Nous étions autour de lui, rétorqua Sherilyn. On était tous là, on... — Sherry, intervint Noël Walker en portant les doigts de son épouse à ses lèvres, pour les baiser. Un geste qu'avait souvent Connors, pensa Eve. Un geste d'amour, de réconfort. Il fixa son regard sur Eve. Aussi bruns que ceux de Sherilyn, ses cheveux bouclés encadraient un beau visage volontaire. — Walt prononçait son discours. Plein d'émotion, de gentillesse. Cétait un homme sensible, sentimental. Bambi était à sa droite. Ensuite il y avait Sherry et moi. Wally se tenait à sa gauche, avec Nadine. Quand il a eu terminé son allocution, il a bu une gorgée de Champagne. Comme nous. Et puis, il s'est étranglé. Je crois que Wally lui a donné une claque dans le dos, comme on le fait dans ces cas-là. Bambi l'a agrippé lorsqu'il a chancelé. Il tirait sur son col, il étouffait, et il est tombé en avant. Il jeta un coup d'œil à son beau-frère qui acquiesça. — Il suffoquait, continua Wally. On l'a couché sur le dos. Peter Vance, il est médecin, s'est précipité. Et mon père... il avait des espèces de spasmes. Peter a dit d'appeler les secours. Nadine a couru téléphoner. — A-t-il pu parler à l'un de vous ? — Non, rétorqua Sherilyn. Il m'a regardée, ajoutat-elle d'une voix qui tremblait de nouveau. Il m'a regardée juste avant de tomber. Tout le monde criait. Ça s'est passé si vite, il n'a pas eu le temps de prononcer un seul mot. — Où a-t-il pris cette coupe ? — Sur un plateau, je suppose, répondit Wally. Les employés du traiteur servaient du Champagne depuis l'arrivée des premiers invités vers dix-neuf heures. — Non, non... objecta Sherilyn en secouant la tête. Elle n'avait pas de plateau, juste une coupe. Elle lui a retiré son verre des mains, parce qu'il était presque vide, et elle lui en a donné un autre, plein celui-là. Elle lui a souhaité un joyeux anniversaire. — Tu as raison, approuva son mari. La petite rousse. Je l'ai remarquée. Elle avait des yeux verts assez étonnants. Je peins, expliqua-t-il à Eve. Essentiellement des portraits. Je suis très attentif aux visages. — Qu'a-t-elle fait après lui avoir donné cette coupe ? — Eh bien... attendez que je réfléchisse. Walt a réclamé le silence. À ce moment-là, la plupart des invités étaient dans le salon. Ils se sont tus, il a commencé à parler. Elle a reculé. Elle 1 écoutait, comme nous tous. Il me semble qu'elle souriait. Oui, je me souviens d'avoir pensé qu'elle avait beaucoup de classe et qu'elle paraissait très intéressée par ce que disait Walt. Je crois lui avoir souri à la fin du discours de Walt, mais c'était lui qu'elle observait. Ensuite nous avons tous bu, Walt s'est étranglé, et j'ai complètement oublié cette jeune femme. — Je pense l'avoir aperçue, intervint Nadine, tripotant les trois rangs de perles qui ornaient son cou. Quand j'ai couru appeler les secours. Dans le hall. — Que faisait-elle ? interrogea Eve. — Eh bien... elle partait, sans doute. Elle se dirigeait vers la porte. — Aucun d'entre vous ne l'avait vue avant ? Ils se regardèrent, secouèrent la tête. — Julie Dockport. Ce nom vous dit-il quelque chose ? Votre père l'avait peut-être mentionné. — Je ne l'ai jamais entendu prononcer ce nom, répondit Wally, et les autres acquiescèrent. — Savez-vous s'il avait des problèmes ? Professionnels, personnels ? — Il était heureux, murmura Sherilyn. C'était un homme heureux. Eve les remercia, quitta la pièce et rejoignit Peabody. — Un homme heureux, aimé de tous, ne meurt pas empoisonné le jour de son anniversaire, bougonna-t-elle. Il y a quelque chose de pas très reluisant sous cette jolie façade. — Les agents qui sont allés à l'adresse de Dockport ont fait chou blanc. Elle s'est évaporée. D'après la voisine de palier, elle a déménagé ce matin. Soi-disant pour s'installer à Philadelphie. — Je veux que les gars de l'Identité judiciaire passent cette maison au peigne fin. Même s'ils ne trouvent rien. — Pardon ? — De toute évidence, nous avons affaire à une professionnelle. 4 Bien qu'il fût une heure du matin, Eve ne fut pas surprise de trouver Connors dans son bureau. Il dormait rarement plus de cinq heures par nuit et, généralement, il attendait le retour de sa femme. Le travail le dynamisait, elle ne l'ignorait pas. Plus que les obscènes sommes d'argent qu'il empochait chaque fois qu'il concluait une affaire, c'était la transaction elle-même - la stratégie, les négociations - qui le passionnait et mobilisait son énergie. Il achetait parce que l'économie reposait sur ce principe. Même si Eve estimait souvent que les sociétés, les propriétés immobilières, les usines, les hôtels qu'il acquérait étaient pour lui des joujoux, elle savait qu'il n'était pas homme à prendre ses jouets à la légère. Depuis qu'ils vivaient ensemble, il lui avait largement ouvert l'esprit. Voyages, culture, relations mondaines. Il parvenait à se réserver du temps pour tout. Pour Connors, l'argent n'avait de valeur que si on en profitait. À une heure et quart du matin, l'homme qui dirigeait un empire aux dimensions inimaginables était donc installé à sa table de travail, un verre de cognac près de lui, un gros chat ronronnant sur ses genoux. Les manches retroussées, il travaillait sur son ordinateur, tel un simple employé de bureau. Et il adorait ça, songea Eve. — Tu es en plein boulot ou tu t'amuses ? lança-t-elle. — Les deux. Enregistrement et copie des données,commanda-t-il à sa machine. Les médias sont déjà sur ton crime. J'ai été navré d'apprendre la nouvelle. — Tu connaissais Petitbon ? — Pas très bien, mais suffisamment pour apprécier son sens des affaires. En outre, c'était un homme charmant. — Ouais, tout le monde aimait ce brave vieux Walt. — D'après le bulletin télévisé, il est décédé chez lui alors qu'il fêtait son soixantième anniversaire. Une fête à laquelle nous étions conviés, d'ailleurs, mais comme je ne savais pas quand nous rentrerions de vacances, j'ai décliné l'invitation. On n'a pas précisé qu'il s'agissait d'un meurtre, on a seulement dit que la police enquêtait. — Les vautours des médias n'ont pas encore les résultats de l'autopsie. On vient juste de me les communiquer. Quelqu'un a mis du cyanure dans son Champagne. Qu'est-ce que tu sais de l'ex- épouse ? — Pas grand-chose. Je crois qu'ils ont été longtemps mariés, que le divorce s'est déroulé sans scandale. Ensuite il a épousé une jeune et jolie femme. Il y a eu quelques commentaires désobligeants, mais les langues de vipères se sont vite tues. Walter n'était pas le genre de personnage qui suscite les ragots. Eve s'assit, étendit les jambes. Quand elle caressa Galahad, le chat grogna. Fouettant l'air de sa queue, il darda sur Eve ses yeux de petit fauve, sauta à terre et s'en fut d'un air outré. — Il est vexé qu'on ne l'ait pas emmené en vacances, expliqua Connors, comme Eve tiquait. Je me suis réconcilié avec lui, mais apparemment il t'en veut toujours. — Quel fléau, ce matou ! — Des insultes n'arrangeront rien. Essaie plutôt un peu de thon frais, c'est miraculeux. — Je ne vais pas m'abaisser devant un satané chat, rétorqua Eve, haussant la voix pour que Galahad entende bien. Il n'a pas envie que je le touche, grand bien lui fasse. Qu'il continue à bouder, s'il... Elle s'interrompit brusquement. — Mais je divague, moi. J'en étais où? Petitbon... Manifestement, quelqu'un voulait sa mort. Au point d'engager un tueur professionnel. — Walter Petitbon liquidé par un tueur à gages ? s'étonna Connors. C'est difficile à concevoir, — Une femme entre dans l'équipe du traiteur préféré de l'actuelle Mme Petitbon, alors qu'elle planifie une grande fête-surprise. Et ce soir, cette femme apporte au héros de la fête la coupe de Champagne qui lui sera fatale. Elle la lui tend, lui souhaite un joyeux anniversaire. Elle s'écarte, mais reste dans la pièce jusqu'à ce qu'il ait terminé son petit discours et qu'il ait bu. Dès qu'il est par terre, pris de convulsions, elle sort de la maison et s'évanouit dans la nature. Connors se leva, lui servit un verre de vin, puis revint s'asseoir près d'elle, sur l'accoudoir du fauteuil. — Les gars de l'Identité judiciaire ont inspecté son appartement qu'elle avait loué deux jours avant d'être embauchée par le traiteur et qu'elle a quitté ce matin. Elle n'y était pas souvent, d'après une voisine. Ils n'ont rien trouvé. Aucune empreinte, aucun indice. Pas même un quart de cheveu. Elle a tout nettoyé de fond en comble. J'y suis allée. Un studio, bon marché, avec un système de sécurité minimum, mais elle avait des verrous inviolables. — Tu ne t'intéresses pas à... comment s'appelle-t-elle ? Mimi? Lili? — Bambi. Elle a un pois chiche en guise de cervelle, mais on creusera. Elle semble vraiment idiote, néanmoins c'est désormais une idiote veuve et très riche. On va aussi se pencher sur l'ex- épouse. Elle a peut-être monnayé ses années de mariage. Tu restes trente ans avec un type, ça représente un sacré investissement. Quand il t'échange contre un modèle plus jeune, ce doit être énervant, forcément. — Je m'efforcerai de garder ça en mémoire. — Moi, je ne suis pas du style à engager un tueur à gages. Je te tuerais moi-même, c'est la moindre des politesses. — Merci, ma chérie, dit-il en lui baisant le front. Savoir que tu te chargerais personnellement de me régler mon compte me fait chaud au cœur. — Je m'occuperai de la première Mme Petitbon demain à la première heure. C'est peut-être elle qui me mènera à cette Julie Dockport. — Tiens, tiens... une tueuse professionnelle qui prend pour pseudonyme le nom d'une prison. Eve sursauta. — Pardon ? — Le centre de réhabilitation de Dockport. Je crois avoir connu quelqu'un qui y a passé quelque temps. Cet établissement, me semble-t-il, se trouve dans l'Illinois, ou peut-être l'Indiana. En tout cas, dans le Middle West. Eve bondit sur ses pieds. — Une minute... Dockport. Le poison. Une minute... Elle pressa les doigts sur ses tempes, comme pour mieux ranimer ses souvenirs. — Julie... Non, pas Julie. Julianna. Julianna Dunne. Il y a huit ou neuf ans. Juste après que j'ai obtenu mon bouclier d'or. Elle avait empoisonné son mari. Un grand mécène du Met. J'ai travaillé sur cette affaire. Elle était maligne, une véritable anguille. Et elle n'en était pas à son premier exploit. Elle en avait déjà commis deux autres. A Washington, puis à Chicago. C'est d'ailleurs grâce à l'histoire de Chicago qu'on l'a coincée. Les flics de là- bas ont collaboré avec moi. Elle avait épousé un type riche, ensuite elle s'en était débarrassée, avait raflé l'argent et s'était recréé une nouvelle identité pour s'attaquer à sa prochaine cible. — C'est toi qui l'as expédiée en prison? — J'y ai contribué, répondit-elle distraitement, tout en continuant à arpenter la pièce. Je n'ai pas réussi à la faire craquer, à lui soutirer des aveux, mais nous avions assez d'éléments pour une inculpation, et même une condamnation. Largement fondée sur les.tests psychologiques. Là, elle n'a pas tenu la route. Elle haïssait les hommes. Et les jurés l'ont détestée. Trop arrogante, trop froide. Ajoute à cela trois maris décédés et près d'un demi-milliard de dollars... ils lui ont collé une peine d'emprisonnement de dix à vingt ans. On ne pouvait pas espérer mieux, et encore on a eu de la chance. — Une dizaine d'années pour trois meurtres ? Eve hocha la tête. Les souvenirs affluaient à présent, intacts. — À Washington, elle est passée au travers des mailles du filet. Il a bien fallu s'incliner, Ses avocats ont plaidé les circonstances atténuantes, évidemment. Enfance difficile, traumatisme, blablabla. Elle a utilisé le fric de son premier mari, la part que la loi l'autorisait à utiliser, pour conclure un marché avec le procureur, payer le procès et les appels. Ça l'a énormément agacée. On l'a condamnée à Chicago, j'étais là pour le verdict. Je voulais y être. Ensuite, elle a demandé à me parler. Eve s'appuya au bureau et, même si elle regardait Connors, celui-ci ne fut pas dupe : elle voyait Julianna Dunne, revivait ces événements qui dataient de dix ans. — Elle m'a dit que j'étais responsable de son arrestation, qu'elle le savait pertinemment. Les autres flics... Elle s'interrompit, et Connors eut l'impression qu'elle tendait l'oreille pour entendre la voix de Julianna. — Les autres flics n'étaient que des hommes, or jamais elle n'avait été vaincue par un homme. Elle a ajouté qu'elle me respectait, en tant que femme. Je faisais simplement mon travail, elle le comprenait, elle aussi faisait le sien. Un jour, elle n'en doutait pas, je la comprendrais aussi. Et à ce moment-là, on en reparlerait. — Et que lui as-tu répondu ? — Que nous n'avions rien d'autre à nous dire. Que s'il n'avait tenu qu'à moi, elle serait tombée pour les trois meurtres et n'aurait plus jamais remis le nez dehors. Si j'étais responsable de sa condamnation, tant mieux pour moi mais, si j'avais été à la place du juge, elle aurait écopé de la prison à vie. — Clair, concis et direct. — Ouais... Elle n'a pas apprécié du tout, mais elle a éclaté de rire et a déclaré que, quand nous nous retrouverions, je serais plus lucide, elle en était certaine. Et voilà. Le traiteur me transmettra son dossier dans la matinée. Je n'ai pas envie de patienter davantage. Tu pourrais t'introduire dans sa banque de données ? — Quel est le nom du traiteur? — M. Markie. Connors se rassit à son bureau. — Je peux me servir de cet ordinateur ? demandat-elle, désignant une autre machine. — Il est à ta disposition. Tandis que Connors pianotait sur son clavier, Eve commanda l'affichage sur l'écran des renseignements qu'on avait sur Julianna Dunne. Elle étudia attentivement sa photo d'identité la plus récente. À l'époque où ce cliché avait été pris, elle avait encore les cheveux blonds, d'un blond doux qui flattait son visage d'une beauté classique. De grands yeux bleus, frangés de cils fournis, des sourcils à l'arc bien dessiné, presque châtains. La bouche était délicate, la lèvre supérieure légèrement renflée, le nez droit, sans le moindre défaut. Malgré son séjour en prison, elle avait la peau lisse, le teint crémeux. Elle ressemblait, pensa Eve, à l'une de ces actrices gla-mour des vieux films dont Connors raffolait. Sortie du centre de réhabilitation de Dockport le 17 février 2059 après une incarcération de huit ans et sept mois. Réduction de peine pour bonne conduite. Mise à l'essai de soixante jours, définitivement libérée le 18 avril par le conseiller de probation Otto Shultz, Chicago. Adresse actuelle : 29, 3e Avenue, appartement 605, New York. — Et c'est tout, marmonna Eve.. — Les informations que tu voulais, lieutenant, dit Connors qui les afficha sur un deuxième écran. Elle examina les photos de Julianna. — Elle a coupé ses cheveux, qu'elle a teints en rouge, et modifié la couleur de ses yeux. Elle n'a même pas pris la peine de se métamorphoser. Ça correspond bien à son ancien modus operandi. Elle a donné sa véritable adresse, provisoire certes. Julianna n'a pas l'habitude de noyer le poisson. Mais quel rapport a-t-elle avec Walter Petitbon ? — Tu penses qu'elle serait passée professionnelle ? — Elle aime l'argent, rétorqua Eve, songeuse. Chez elle, ça comble une espèce de vide. Tuer des hommes comble aussi ce vide. Mais tueuse à gages... ça ne lui ressemble pas. Enfin bref, il n'empêche qu'elle est de retour et qu'elle a assassiné Petitbon. — As-tu envisagé qu'elle ait pu venir ici, commettre un crime, à cause de toi ? Eve soupira. — Peut-être. Ça signifierait que je l'ai drôlement impressionnée, à l'époque. — Tu as une certaine tendance à... impressionner. Ne voyant rien à rétorquer, Eve saisit son communicateur pour demander le dernier rapport sur Julianna Dunne. — Si elle suit son schéma habituel, elle a déjà quitté la ville. Mais on l'a épinglée une fois, on l'épinglera de nouveau. Il faut que je mette Feeney sur le coup. On était coéquipiers, à l'époque. — J'ai beaucoup d'affection pour lui. J'espère que tu n'as pas l'intention de le réveiller ? Elle consulta sa montre. — Ah... effectivement, pour l'instant, on ne peut pas faire grand-chose. Il se leva, contourna le bureau, et enlaça Eve. — Peut-être que si... il me vient une idée. — Tu me surprends. — Si nous allions nous coucher ? Je te déshabillerai, ensuite nous verrons ce que tu penses de ma petite idée. — Ce n'est pas idiot, répliqua-t-elle en le suivant. Au fait, je ne t'ai pas demandé comment s'est passée la fin de la soirée avec les Peabody ? — Mmm... bien. — Écoute, je sais qu'ils vont dormir dans leur mobile home, et ça ne me plaît pas. Comme tu possèdes une ribambelle d'hôtels, tu ne pourrais pas leur trouver une chambre ? — Ce ne sera pas nécessaire. — Mais s'ils font du camping, un flic leur collera une amende, en admettant qu'il ne les boucle pas dans une cellule. Ils ne logeront pas chez Peabody, son appartement est trop petit. Tu as forcément quelque part une chambre d'hôtel vide, ou une suite. — Sans doute, oui, mais... Il ouvrit la porte de leur propre chambre, poussa doucement Eve vers le lit. — Eve... Elle commençait à avoir un mauvais pressentiment. — Oui? — Tu m'aimes ? Un très mauvais pressentiment. — Peut-être. Il se pencha, l'embrassa sur les lèvres. — Dis seulement oui. — Je ne le dirai pas avant de savoir pourquoi tu me poses cette question. — Il n'est pas impossible que j'aie besoin d'être rassuré. — Mon œil. — Tu as des yeux magnifiques, en effet, mais je voudrais d'abord être certain de ton amour indéfectible, inconditionnel. Il la débarrassa de son holster qu'il mit hors de portée, nota-telle, lui déboutonna sa chemise. — Inconditionnel ? bougonna-t-elle. Je ne me souviens pas que ce mot figurait sur le contrat de mariage. Il lui caressa les seins. — Ton corps me fascine. Il est si ferme et si doux à la fois. — Tu t'emmêles les pinceaux. Ça ne te ressemble pas. Elle lui agrippa les poignets pour qu'il cesse de la caresser et de lui embrouiller l'esprit. — Tu as fait une bêtise. Qu'est-ce que tu... Elle s'interrompit, bouche bée. — Oh, bon Dieu... — Je ne sais pas ce qui s'est passé, pas exactement. Je ne peux pas t'expliquer comment il se fait que les parents de Peabody se trouvent dans une chambre du deuxième étage. Dans l'aile Est. — Ici ? Ils vont rester ici ? Tu les as invités à s'installer ici ? Avec nous ? — Je n'en suis pas sûr. — Comment ça, tu n'en es pas sûr ? Tu les as invités, oui ou non ? — Ce n'est pas la peine de m'agresser, riposta-t-il. C'est toi qui as lancé cette invitation à dîner, je te signale. — À dîner, martela-t-elle. Je n'ai pas proposé de les héberger. Connors, ce sont les Peabody. Qu'est-ce qu'on va en faire ? — Je l'ignore, répondit-il, fixant sur elle un regard où brillait de nouveau une étincelle malicieuse. On ne me manipule pas facilement, tu le sais. Il s'assit, émit un petit rire. — Je te jure que je ne comprends pas bien de quelle manière elle s'y est prise. Comme Phoebe désirait visiter la maison, j'ai joué les guides. Elle disait que c'était merveilleux d'avoir autant de pièces somptueuses, que notre demeure, malgré sa taille gigantesque, était confortable et douillette. Là-dessus, nous sommes passés dans l'aile Est, elle s'est approchée de la fenêtre d'une chambre d'amis, s'est exclamée : « Quelle vue fabuleuse sur le parc, regarde, Sam, comme c'est beau ! Vous n'imaginez pas, mon cher Connors, à quel point mes fleurs me manquent. » Et voilà... je leur ai proposé une promenade dans le parc. — Bon, vous avez fait le tour du parc. Mais comment se sont-ils retrouvés allongés dans un lit ? — Elle m'a regardé. — Et alors ? — Elle m'a regardé, répéta-t-il avec une sorte de stupéfaction rêveuse, et à partir de là c'est très difficile à expliquer. Elle me disait à quel point c'était rassurant pour Sam et elle de savoir que leur Délia avait de si bons amis, si généreux, à quel point il était important pour eux de lier plus ample connaissance avec ces amis. Avant de comprendre ce qui m'arrivait, je donnais l'ordre qu'on aille chercher leurs affaires, et Phoebe m'embrassait sur les deux joues pour me souhaiter une excellente nuit. — Peabody m'avait prévenue : sa mère a l'Œil. — Je peux te certifier que cette femme a quelque chose. Ça ne m'ennuie pas, remarque. Je les aime beaucoup, tous les deux, et la maison est grande. Mais... nom d'une pipe, en principe je sais ce que je vais dire avant que les mots me sortent de la bouche ! Amusée à présent, Eve s'assit à califourchon sur lui, noua les bras autour de son cou. — Elle t'a jeté un sort. Je regrette d'avoir loupé ça. — Ah, tu vois? Tu m'aimes. — Probablement. Elle souriait, lorsqu'il la renversa sur la courtepointe. Le matin, elle passa une demi-heure dans la salle de sport et fit plusieurs longueurs de bassin. Lorsqu'elle en avait le temps, l'exercice physique lui éclaircissait l'esprit et lui fouettait le sang. Quand elle attaqua sa dixième longueur, elle avait défini les prochaines étapes de l'enquête concernant l'affaire Petitbon. Il fallait avant tout retrouver la trace de Julianna Dunne, ce qui signifiait éplucher les vieux dossiers, analyser la personnalité de la suspecte, ses habitudes. Cela impliquerait vraisemblablement un petit voyage à Dockport, afin d'interroger les codétenues et les gardiens avec qui Julianna avait éventuellement noué des liens. Si Eve avait bonne mémoire, Julianna était une solitaire, qui aimait s'entourer de mystère. Ensuite, il s'agissait de déterminer le mobile du crime. Qui pouvait vouloir la mort de Petitbon, à qui profitait-elle ? Son épouse, ses enfants, un concurrent ? Une femme comme Bambi avait forcément eu d'autres hommes dans sa vie. Ça méritait qu'on y regarde de plus près. Un amant éconduit, jaloux ? Ou bien un complot soigneusement manigancé pour harponner un riche mari, beaucoup plus âgé, lui faire cracher son argent, et ensuite l'éliminer ? Il y avait aussi l'ex-femme, qui pouvait avoir cherché à se venger. Petitbon était-il vraiment ce saint que tous dépeignaient ? Était-il réellement un étranger pour Julianna ? Dix ans auparavant, elle l'avait peut-être sélectionné parmi ses cibles potentielles et pris dans ses filets. Du fond de sa prison, elle l'avait peut-être gardé à l'œil pour passer à l'action sitôt libérée. Cette hypothèse lui semblait intéressante, cependant il était trop tôt pour se prononcer. Connaître intimement l'assassin, ainsi que la victime, telle était la règle d'or. Cette fois, elle connaissait l'assassin mais, pour découvrir son mobile, elle devait en savoir plus sur Petitbon et renouer avec Julianna Dunne. Elle acheva sa vingtième longueur, rejeta ses cheveux en arrière, se redressa. Elle se sentait détendue, en pleine forme. Alors qu'elle allait sortir de l'eau, elle capta soudain un mouvement dans la jungle tropicale qui entourait la piscine. Elle banda ses muscles, prête à bondir, — Eh bien, si c'est ainsi que vous regardez les malfrats quand vous les arrêtez, je m'étonne qu'ils ne tombent pas à genoux pour demander grâce. Phoebe lui tendit une serviette. — Je suis désolée, je sais que vous ne m'avez pas entendue arriver. Je vous observais. Vous nagez comme un poisson. Eve, qui était également nue comme un poisson, saisit prestement le drap de bain pour s'en envelopper. — Merci... — Connors m'a dit que je vous trouverais sans doute ici. Je vous ai apporté du café, ajouta Phoebe en prenant un énorme mug posé sur une table, et un délicieux croissant confectionné par Sam. Je voulais vous remercier pour votre hospitalité. — De rien. Vous... vous êtes bien installés? — Somptueusement. Vous avez une minute à m'ac-corder, ou vous êtes trop pressée ? — Eh bien, je... — Le croissant est tout frais, l'interrompit Phoebe en lui mettant sous le nez une assiette. Sam a réussi à persuader Summerset de le laisser utiliser la cuisine. — J'ai un petit moment devant moi. Toujours drapée dans sa serviette, Eve s'assit. Phoebe goûta un bout de croissant sans la quitter des yeux. — C'est bon. Elle engloutit une deuxième bouchée. — Drôlement bon. Sam est un cuisinier hors pair. Eve... je peux vous appeler Eve ? Peut-être était-ce à cause de ce regard qui ne cillait pas, ou de cette voix douce, ou des deux, mais Eve eut soudain la sensation d'avoir des fourmis dans tout le corps. — Je vous mets mal à l'aise, je le regrette. — Non, non... bredouilla Eve. C'est moi qui ne suis pas douée pour les rapports humains. — Je ne le pense pas. Vous avez fait preuve d'une infinie bonté à l'égard de Délia. Et ne me dites pas que c'était simplement pour des raisons professionnelles, je sais que c'est faux. Phoebe saisit une tasse de thé, but une gorgée, sans cesser de scruter Eve. — Elle a changé depuis un an. Elle a mûri. Dee a toujours su ce qu'elle voulait devenir mais, depuis qu'elle travaille pour vous, elle s'est affirmée, elle est plus triste aussi, d'une certaine manière. A cause de ce qu'elle a vu, je présume, de ce qu'elle a dû faire. Mais ça l'a rendue plus forte. Quand elle nous écrit ou nous téléphone, elle nous parle tellement de vous. Je ne sais pas si vous imaginez ce que vous représentez pour elle. — Écoutez, madame Peabody... Phoebe. Je ne... Eve inspira à fond. — Je vais vous dire quelque chose sur Peabody, et je ne veux pas que vous le lui répétiez. — D'accord, rétorqua Phoebe avec un petit sourire. Cela restera entre nous. — Votre fille n'a pas les yeux dans sa poche, et elle est intelligente. La plupart des flics le sont, sinon ils ne vont pas loin. Elle a une excellente mémoire, ce qui nous évite de perdre du temps à lui seriner les mêmes choses. Être au service de la population, protéger les gens, elle sait ce que ça signifie, elle en est profondément consciente. J'ai travaillé longtemps en solo. Ça me plaisait. S'il n'y avait pas eu Peabody, j'aurais refusé n'importe quel coéquipier, quand mon ancien partenaire a été muté à la DDE. — Le capitaine Feeney. — Oui, quand Feeney est monté en grade, j'ai continué seule. Et puis je suis tombée sur Peabody, avec son uniforme impeccable et son humour vache. Je ne comptais pas prendre un flic de base sous mon aile, je n'avais jamais eu l'intention de former qui que ce soit. Mais... elle a le feu sacré. Il n'y a pas d'autres termes. Dans ce boulot, on ne rencontre pas ça tous les jours. Elle voulait entrer à la brigade criminelle et, voyez-vous, les victimes ont besoin d'être défendues par des gens qui ont le feu sacré. Elle y serait arrivée sans moi, je lui ai juste mis le pied à l'étrier. — Merci, Eve. Je me fais du souci pour elle. Même si elle est adulte, elle restera toujours ma petite fille. Les mères sont ainsi. Mais vos paroles me réconfortent, désormais je m'inquiéterai moins. Je suppose que vous ne me direz pas ce que vous pensez de Ian McNab ? Eve s'agita dans son fauteuil, au bord de la panique. — C'est un bon flic. Rejetant la tête en arrière, Phoebe éclata d'un rire cas-cadant qui emplit l'espace. — Je savais que vous diriez ça ! Ne vous affolez pas, Eve, je l'aime beaucoup, d'autant plus qu'il est follement amoureux de ma fille. — Ça, pour être fou... marmonna Eve. — Allons, je ne vous retiendrai pas plus longtemps, mais j'ai un cadeau pour vous. — Vous nous en avez déjà offert un. — C'était de notre part à tous les deux, mon mari et moi, pour vous et votre mari. Là, c'est mon cadeau, et il n'est destiné qu'à vous. Elle se pencha pour prendre une boîte qu'elle avait posée sur le sol et la mit sur les genoux d'Eve. — Les cadeaux ne devraient pas vous déstabiliser à ce point. Ils ne sont que des témoignages d'affection et de respect. J'ai emporté ceci avec moi, alors que je ne savais pas encore si nous viendrions jusqu'à New York. Et je ne savais pas non plus si je vous le donnerais. Il fallait d'abord que je fasse votre connaissance. Ouvrez-le, je vous en prie. Contrainte et forcée, Eve souleva le couvercle de la boîte. Elle découvrit une statuette, sculptée dans une pierre translucide, représentant une femme à la tête renversée en arrière, et dont la chevelure ruisselait quasiment jusqu'aux pieds. Elle avait les yeux clos, un doux sourire aux lèvres, les bras écartés, les paumes tournées vers le ciel. — C'est la déesse, expliqua Phoebe. Elle est en albâtre. Elle incarne la force, le courage, la sagesse et la compassion qui sont le propre de la femme. — Quelle splendeur ! Eve examina la sculpture qu'effleurait la lumière entrant à flots par les baies vitrées. — Elle a l'air vieille... dans le bon sens du terme, bredouilla-t-elle, ce qui fit de nouveau rire Phoebe. — Oui, en effet, elle est vieille. Elle appartenait à mon arrière-arrière-grand-mère. Elle a été transmise de génération en génération, de mère à fille. Maintenant, elle est à vous. — Elle est belle. Vraiment. Mais je ne peux pas accepter. Vous devez la garder dans votre famille. Phoebe posa les mains sur celles d'Eve, si bien que toutes deux tenaient la statuette. — Justement, je la garde dans ma famille. Son bureau au Central étant trop exigu pour plus de deux personnes, Eve appela pour réserver une salle de réunion. La discussion vira à l'aigre et se solda par un échec. Elle n'avait plus qu'une solution : organiser le briefing à la maison. — Un problème, lieutenant? demanda Connors en franchissant la porte de communication entre leurs deux bureaux. — Ils n'ont pas de salle de réunion disponible avant seize heures, ces abrutis ! — Oui, je t'ai entendue prononcer ce mot, sur un ton qui m'a semblé assez ferme. Il s'approcha, effleura du pouce la fossette qu'elle avait au menton. — On m'attend au siège social. Je peux faire quelque chose pour toi, avant de partir? — Non... — Il ne faudrait pas que je sois en retard, murmurat-il en lui baisant les lèvres. Il s'écarta, vit la statuette posée sur le bureau. — Qu'est-ce que c'est ? — Phoebe me l'a offerte. — De l'albâtre, dit-il en la soulevant pour l'examiner de plus près. Elle est ravissante. Une déesse, je suppose. Elle te va bien. — Ouais, c'est tout moi. La déesse des flics. Elle contempla le visage doux et serein de la statuette, se remémora comment le visage doux et serein de Phoebe Peabody avait vaincu sa résistance. — Tu sais, elle m'a fait parler de... de certains trucs. Je crois que tout est dans les yeux. Si tu veux te taire, ne la regarde jamais dans les yeux. Il pouffa de rire et reposa la statuette. — J'imagine que beaucoup de gens disent exactement la même chose de toi. Elle aurait peut-être médité ces propos, mais heureusement elle avait du travail. Elle pianota sur le clavier de son ordinateur, ouvrit les dossiers, les afficha sur les écrans muraux, et se concentra sur le cas Julianna Dunne. Elle en était à sa deuxième page de notes, lorsque Peabody et McNab entrèrent. — Dépêchez-vous de mettre en marche l'autochef, ordonna-t-elle sans lever le nez. Je veux que vous soyez prêts quand Feeney arrivera. — Vous avez une piste? s'enquit son assistante. — Je vous mettrai au courant tout à l'heure. Redonnez-moi du café. — Bien, lieutenant. Peabody saisit la tasse vide, découvrit la statuette. — Elle vous a offert la déesse... Eve, affolée, vit des larmes dans les yeux de Peabody. McNab dut les voir aussi, car il marmonna : « Ah, les nanas... » et se réfugia précipitamment dans la kitchenette attenante. — Écoutez, Peabody, je ne... — Et vous l'avez mise sur votre bureau. — Oui, je... j'imagine que c'est censé vous appartenir un jour, alors je... — Non, lieutenant, rétorqua Peabody d'une voix vibrante d'émotion. Elle vous l'a offerte, cela signifie qu'elle a confiance en vous. Elle vous a adoptée, vous faites partie de la famille. Et vous, vous avez posé la déesse sur votre bureau, ce qui signifie que vous acceptez d'entrer dans notre famille. Pour moi, c'est un grand moment, ajouta-t-elle en extirpant un mouchoir de sa poche. Je vous aime, Dallas. — Nom d'un chien, si vous essayez de m'embrasser, je vous assomme ! Peabody gloussa, se moucha bruyamment. — Ce matin, je n étais pas sûre que vous m'adresseriez la parole. Papa m'avait appelée pour me prévenir qu'ils allaient s'installer ici. — Votre mère a ensorcelé Connors, ce qui n'est pas une mince affaire. — Oui, je m'en suis doutée. Vous n'êtes pas fâchée? — Sam a préparé des croissants. Votre mère m'en a apporté un avec du café. Un large sourire éclaira le visage de Peabody. — Alors tout va bien. Eve reprit sa tasse et fronça les sourcils. — Non, je constate que ma tasse est toujours vide. — Je m'en occupe immédiatement, lieutenant. Euh... Dallas ? Soyez bénie. — Pardon ? — Excusez-moi, ça m'a échappé. Mon éducation Free-Age qui revient au galop. Merci. Voilà, c'est tout. Merci. 5 — Julianna Dunne, dit Feeney entre deux gorgées de café. Il avait une figure et des yeux de cocker. Ses cheveux d'un châtain tirant sur le roux, striés de fils d'argent, semblaient avoir été ravagés par un maniaque armé d'un taille-haie, signe qui ne trompait pas : il était récemment allé chez le coiffeur. Affalé dans un fauteuil, il avait étendu ses jambes plutôt courtaudes. Eve remarqua qu'il portait une chaussette noire et l'autre marron. Elle en conclut que sa femme n'avait pas eu le temps, ce matin, d'inspecter sa tenue. Ce n'était pas le champion de l'élégance. Mais, en matière d'informatique, il n'avait pas son pareil. — Je ne m'attendais pas à la retrouver, celle-là, ajoutat-il. — Nous n'avons pas d'empreintes, aucune trace d'ADN sur la scène de crime ni dans l'appartement loué par Julie Dockport. Par conséquent, nous n'avons pas de preuves formelles. Toutefois, les photos... Eve désigna les clichés affichés sur l'un des écrans. — ... me paraissent évidentes. J'ai fait un calcul de probabilités pour la forme. Résultat : nous avons quatre-vingt-dix-neuf pour cent de chances que Julie Dockport et Julianna Dunne soient la même personne. — Si elle est sortie de prison au début de l'année, elle va vite en besogne, commenta McNab. — En effet. Elle a trente-quatre ans. À vingt-cinq ans, elle avait déjà épousé trois hommes et les avait tués tous les trois. Ça, on le sait. En apparence, c'était pour l'argent. Elle s'attaquait à des types fortunés, plus âgés qu'elle, des notables. Chacun d'eux était divorcé. Sa relation la plus brève a duré sept mois, la plus longue treize mois. Au décès de chacun de ses conjoints, elle a touché un gros héritage. — Du beau travail, intervint Peabody. — Oui. Elle choisissait sa cible, faisait des recherches approfondies sur le monsieur en question : son passé, ses goûts, ses habitudes, etc. On le sait, parce qu'on a découvert un coffre dans une banque de Chicago qui renfermait ses notes, des photos et des renseignements sur son deuxième mari, Paul O'Hara. Cette pièce à conviction a permis de la coincer. Malheureusement, on n'a pas réussi à dénicher de coffre bancaire à New York ou à Whashington. — Aurait-elle pu avoir un complice ? demanda Peabody. Quelqu'un qui aurait pris ou détruit les preuves ? — C'est peu probable. D'après son profil psychologique, elle travaillait seule. Pathologie classique : elle avait quinze ans quand sa mère a divorcé pour se remarier avec un bonhomme plus âgé, riche, l'archétype du Texan. Julianna prétendait que son beau-père avait abusé d'elle. Celui-ci n'a pas nié avoir eu des relations sexuelles avec elle. La psychiatre de la police n'a pas réussi à déterminer si Julianna était consentante, mais elle avait tendance à la croire sincère. De toute façon, aux yeux de la loi, comme elle était mineure au moment des faits, il s'agissait bien d'un viol. — Alors elle se venge de son beau-père, dit Peabody. Elle n'arrête pas de le tuer, symboliquement. — Peut-être... Le regard fixé sur l'écran, Eve revoyait l'enfant qu'elle avait été, recroquevillée dans le coin d'une chambre crasseuse et froide, rouée de coups, à moitié folle de douleur après le viol quelle venait de subir. Elle était couverte de sang - le sang du monstre dégouttant du couteau qu'elle serrait dans sa main de fillette de huit ans, avec lequel elle avait poignardé son père. Elle chassa cette image de son esprit. — Je n'ai jamais cru à son histoire, reprit-elle d'une voix sourde. Elle tuait par calcul. Je ne trouve pas dans ses actes la moindre réminiscence de terreur, de désespoir, de rage. Quoi qu'elle ait vécu avec son beau-père, cette femme est une machine à tuer. Chez elle, c'est inné. — Là-dessus, je suis d'accord avec Dallas, intervint Feeney. Elle a un bloc de glace à la place du cœur, ce n'est pas une victime, une proie, mais un redoutable prédateur. — Pour l'instant, les recherches n'ont rien donné, poursuivit Eve, ce qui ne m'étonne pas. Elle avait tout soigneusement organisé, j'imagine qu'elle a d'ores et déjà un nouveau nom, une nouvelle personnalité. Elle ne modifiera pas beaucoup son apparence, elle est trop vaniteuse et trop fière de son physique. Elle est coquette. Elle fréquente les boutiques de luxe, les meilleurs restaurants. On ne la trouvera pas dans des gargotes, des bars ou des clubs de seconde zone. Elle préfère les grandes villes, sur notre bonne vieille planète. On va communiquer sa photo aux médias, à tout hasard. Il faudrait beaucoup de chance et de travail, songea Eve. Julianna commettait peu d'erreurs. — Notre problème, c'est qu'elle se fond dans la foule. Elle est extrêmement douée pour ça. Les gens qui la remarquent ne voient qu'une jolie femme, plutôt mystérieuse. Si elle se fait des amis, ils ne sont que des instruments. Personne n'entre dans son intimité. — Si elle est devenue professionnelle, on peut parier qu'elle fera sacrément bien son boulot, grommela Feeney. Et maintenant, allez savoir où elle est. — Justement, on va commencer à la chercher. Partout. Tu te souviens de l'enquêteur de Chicago ? — Oui, euh... Spindler. — Voilà. Celui de Washington s'appelait Block. Tu peux les contacter, au cas où ils auraient quelque chose ? — Entendu. J'avais élaboré un petit dossier personnel sur cette dame, à l'époque. Je vais relire mes notes. — La profileuse qui avait testé Julianna est à la retraite. Je consulterai Mira. McNab, vous avez du pain sur la planche. Je veux que vous rassembliez tous les éléments concernant chaque affaire. Recoupements, similitudes, etc. J'ai les noms de ses codétenues, celles qui travaillaient dans le même atelier et qui étaient dans le même bloc. Pour ma part, je vais rendre visite à la première Mme Petitbon. Peabody, vous venez avec moi. Eve prit le volant et, comme Shelly Petitbon habitait Westchester, commanda à l'ordinateur de bord d'afficher l'itinéraire le plus rapide. Elle fut agréablement surprise lorsque la carte apparut sur l'écran. — Regardez, Peabody ! Ça marche ! — La technologie est notre plus fidèle alliée, lieutenant, rétorqua doctement son assistante. — Laissez-moi rire, grogna Eve. Vous avez vu ? C'est à deux pas du domicile du commandant Whitney. Avec la chance que j'ai, Mme Petitbon est la meilleure copine de la femme du commandant. Ruminant cette éventualité, Eve démarra. — Papa m'a dit qu'aujourd'hui, maman et lui visiteraient le Village, SoHo, tout ça. — Ah oui? C'est bien. — Ce soir, je les emmènerai dîner quelque part, pour qu'ils ne vous embêtent pas. — Mmm... — Ensuite on ira dans un club érotique. McNab et moi, on leur montrera quelques positions exotiques. — Super, — J'ai pensé que, si vous vouliez venir avec Connors, on pourrait faire une petite orgie à quatre. — Si vous croyez que je ne fais pas attention à ce que vous racontez, vous vous trompez, marmonna Eve qui zigzaguait dans la circulation. — Ah bon... oh... Eve avait grillé un feu rouge et pestait contre un maxi-bus qui roulait à une allure d'escargot. Elle tourna brutalement le volant, accéléra à fond et fit une queue de poisson à l'énorme véhicule. Le coup de klaxon furibond qui salua son exploit amena sur ses lèvres un sourire réjoui. — Je suppose qu'à cause de vos parents et de l'affaire qui nous est tombée sur les bras, vous n'avez pas eu le temps de vous occuper de Stibbs. — J'ai quand même un peu avancé. Maureen Stibbs -qui s'appelait Brighton avant son mariage - vivait dans le même immeuble que la victime. Sur le même palier. Boyd Stibbs travaillait souvent chez lui, ce qui est toujours le cas. Mlle Brighton, consultante en design, quand elle ne voyageait pas pour rencontrer des clients, travaillait aussi chez elle. Ça leur permettait de s'offrir des parties de jambes en l'air. — Une expression très imagée. L'auriez-vous trouvée dans le code pénal ? — Boyd Stibbs a épousé Maureen deux ans et demi après la mort tragique de Marsha, poursuivit Peabody, imperturbable. Ils ont attendu longtemps, s'ils fricotaient déjà... — Fricoter... encore un terme juridique. Vous m'impressionnez. — ... quand Marsha était en vie. Mais ce serait aussi assez habile. Malgré tout, s'ils faisaient la bête à deux dos - ça, c'est une expression médicale - et voulaient se marier, le divorce aurait été la meilleure solution. Marsha n'était pas riche, Boyd n'aurait pas perdu grand-chose. Je ne vois pas quel mobile il aurait pu avoir pour un crime prémédité. — Et pourquoi envisagez-vous la préméditation ? — A cause des lettres. Si on part du principe que les déclarations des amis, des parents, des collègues, du mari et même de Maureen sont valables, il faut en conclure qu'il n'y a jamais eu d'amant. Par conséquent, quelqu'un a écrit ces lettres et les a cachées dans la commode. Après le meurtre. — Après ? Pourquoi ? — Parce qu'une femme sait ce qu'elle a dans le tiroir où elle range ses dessous. Marsha cherche une de ses petites culottes... elle va forcément trouver les lettres. Peabody marqua une pause. — Dites donc, vous ne seriez pas en train de me tester? — Continuez. — D'accord. Quelqu'un qui avait accès à l'appartement, qui était dans les parages la nuit du crime, a glissé ces lettres dans la commode, et il me semble que seule une femme aurait choisi ce genre de cachette. La lingerie, c'est typiquement féminin. On ignore quand les lettres ont été écrites, puisqu'il n'y avait pas d'enveloppes, pas de cachets de la poste. Il n'est pas impossible qu'elles aient été rédigées la nuit du meurtre. Dans ce cas, il y aurait bien préméditation et volonté de maquiller un crime passionnel. — Si je comprends bien votre théorie, un ou des inconnus auraient assassiné Marsha puis l'auraient transportée dans la baignoire avec l'espoir que le crime passe pour un accident. Jugeant peut-être que ça ne suffisait pas, cette ou ces personnes auraient alors écrit des lettres érotiques pour les dissimuler dans la commode de la victime. Tout ça pour accuser le mystérieux amant, qui n'existe pas, de l'avoir tuée au cours d'une dispute. — Résumé de cette manière, je reconnais que c'est plutôt embrouillé. — Essayez de simplifier. — Je suis nerveuse, j'ai vraiment l'impression de passer un examen. Comme Eve lui décochait un regard implacable, Peabody s eclaircit la gorge. — Bon... le reste de ma théorie .ne repose que sur une intuition. La façon dont ils ont réagi, tous les deux, quand on leur a rendu visite. Boyd paraissait triste, un peu troublé au début, mais il était content de nous voir. Il jouait peut-être la comédie, pourtant il n'avait pas eu le temps de se préparer. Quand il a affirmé que Marsha n'avait pas d'amant, il m'a semblé sincère. Elle s'interrompit, guettant une approbation. Elle en fut pour ses frais. — OK, je continue. Il a un alibi solide et, même s'il était complice ou coupable, je crois que notre intrusion l'aurait perturbé. Tandis qu'elle... quand elle est arrivée, elle était effrayée, furieuse, elle voulait qu'on déguerpisse, qu'on ne dérange surtout pas sa nouvelle vie avec le mari de sa copine assassinée. C'est peut-être une réaction normale, mais ça pourrait être aussi un signe de culpabilité, de peur. — De la culpabilité parce que... quel terme avez-vous employé ? Ah oui, parce qu'elle fricotait avec le mari de sa copine avant la mort de ladite copine ? — Peut-être, mais... Anxieuse, excitée aussi, Peabody scruta le profil d'Eve. — Et si elle avait voulu la mort de Marsha ? Peut-être qu'elle était amoureuse de lui, et il était de l'autre côté du palier, jour après jour, heureux en ménage. Il la considérait simplement comme l'amie de sa femme. Jamais il ne la regardera autrement tant que Marsha sera là. S'il ne l'aime pas, c'est la faute de Marsha. Si elle ne peut réaliser son rêve - un foyer douillet, un mari épatant, des gosses -, c'est la faute de Marsha. Elle est condamnée au rôle de bonne copine, de bonne voisine. Elle est désespérée, ça l'obsède. — Et alors, que fait-elle ? — Elle déballe tout à Marsha. Boyd est en déplacement, c'est le moment. Elle insulte Marsha, qui part tous les jours à son travail au lieu de rester à la maison pour s'occuper de son homme. Si elle était la femme de Boyd, elle serait là pour lui préparer ses repas. Elle lui ferait un bébé. Elle lui donnerait une famille. Bref, elles se disputent. Peabody s'efforçait de se représenter la scène, comme Eve le faisait toujours, cependant l'image était encore floue. — Marsha lui a sans doute dit de débarrasser le plancher, de ne plus s'approcher de son mari. Je parierais qu'elle l'a menacée de tout raconter à Boyd. Elle a dit que, dorénavant, ils ne lui adresseraient plus la parole. Ça, c'était trop pour Maureen. Elle se jette sur Marsha, qui tombe et se fracture le crâne. D'après l'autopsie, elle a heurté le coin d'une table en verre, c'est ce qui l'a tuée. Maureen panique. Pour brouiller les pistes, elle déshabille Marsha, la porte dans la baignoire. On croira, elle l'espère, qu'elle s'est endormie dans son bain, qu'elle a glissé et s'est noyée. Puis elle réfléchit et se dit que la thèse de l'accident sera peut-être contestée. Il lui semble qu'elle tient enfin sa chance. Un cadeau du destin. Elle n'avait pas l'intention de tuer sa rivale, mais à présent c'est fait. Marsha ne ressuscitera pas. Si Boyd et la police pensaient qu'elle avait un amant, ça résoudrait tout. On se lancerait à sa recherche, et elle serait tranquille. Alors elle écrit les lettres, les cache, rentre chez elle et attend son heure. Je suis sûre qu'au bout d'un certain temps, elle a réussi à se convaincre que son scénario était une réalité. Sinon, elle n'aurait pas pu vivre avec lui, dormir près de lui sans devenir cinglée. Peabody déglutit, elle avait la bouche sèche. — Voilà... Vous allez me dire que ma théorie ne vaut pas un clou ? — Comment l'avez-vous élaborée ? — J'ai épluché les rapports, les comptes rendus d'interrogatoires, examiné les photos jusqu'à en avoir mal aux yeux. La nuit dernière, j'étais dans mon lit, ça me trottait dans la tête. J'ai tout mis dans un coin de ma cervelle, et j'ai utilisé les neurones qui me restaient pour essayer de raisonner comme vous. Vous arrivez sur une scène de crime et vous essayez de visualiser ce qui s'est passé. Il m'a semblé voir le film des événements. Ce n'est pas très clair, mais... Peabody s'interrompit. — Vous souriez... — Il faudra que vous lui tombiez dessus quand son mari n'est pas là. Arrangez-vous pour qu'elle soit toute seule. S'ils sont là, la gamine et lui, elle ne craquera pas. Convoquez-la pour un interrogatoire en bonne et due forme. Elle refusera, mais elle sera intimidée. Je doute qu'elle fasse appel à un avocat, elle aura peur que ça la rende suspecte. Quand vous serez prête à l'interroger, prévenez-moi, je me débrouillerai pour assister au spectacle, en coulisse. Peabody, dont le cœur avait cessé de battre, émit une sorte de hoquet. — Vous pensez que j'ai raison ? Vous la croyez coupable ? — Oh oui, elle l'est. — Vous le saviez. Vous l'avez su à la minute où elle est entrée dans l'appartement. — Peu importe. Il s'agit de votre enquête. L'essentiel, maintenant est de l'obliger à avouer. — Vous ne voudriez pas vous charger de l'interrogatoire ? — Certainement pas. À vous de jouer! Préparez bien vos questions et tirez-lui les vers du nez. Eve freina et s'engagea dans une allée. Peabody, désorientée, jeta un coup d'œil circulaire. Elle ne s'était même pas aperçue qu'elles avaient traversé la banlieue new-yorkaise. — Maintenant, vous oubliez tout ça et vous vous concentrez sur Petitbon, ordonna Eve. Elle prit le temps d'étudier la maison en brique rose. Simple, relativement modeste même. Le jardin, en revanche, était somptueux, un océan de fleurs. Il n'y avait pas de pelouse à proprement parler, mais des touffes d'herbes ornementales artistiquement semées çà et là pour rehausser cette magnifique palette de couleurs. Une vigne vierge grimpait à l'assaut des piliers soutenant le toit d'une véranda. Sur le sol en pierre étaient disposés des fauteuils garnis de coussins blancs, autour d'une table en verre. Manifestement, Shelly Petitbon aimait s'asseoir là pour contempler son petit paradis. Soudain, la porte d'entrée s'ouvrit pour livrer passage à une femme qui portait un plateau. Très bronzée, elle était vêtue d'un tee-shirt bleu informe dont les manches courtes découvraient des bras longs et musclés, d'un jean élimé coupé à mi-cuisses. Elle posa le plateau sur la table, regarda Eve sortir de la voiture. La brise jouait dans ses courts cheveux bruns décolorés par le soleil, plutôt mal coiffés, encadrant le visage tanné, très séduisant, d'une femme qui vivait au grand air. Ses yeux bruns étaient rougis de larmes, constata Eve. — Puis-je vous renseigner ? — Madame Petitbon ? Shelly Petitbon ? — C'est moi... Oh! murmura-t-elle, avisant Peabody en uniforme. Vous venez pour Walter. — Je suis le lieutenant Dallas. Voici mon assistante, l'officier Peabody. Je suis navrée de vous déranger dans ces pénibles circonstances. — Vous devez m'interroger, je le comprends. Je viens d'avoir ma fille au téléphone. Je suis dans l'incapacité de l'aider. Je n'arrive pas à trouver les mots justes. Il n'en existe pas, je suppose... Je vous en prie, asseyez-vous. Je m'apprêtais à boire un peu de café, je vais vous chercher des tasses. — Ne vous donnez pas cette peine... — Ça m'occupe et, pour le moment, il faut que je m'occupe. J'en ai pour une minute. Ça ne vous ennuie pas que nous parlions ici ? J'aime bien être dehors. — C'est parfait. Shelly Petitbon rentra dans la maison, sans refermer la porte. — Un homme vous plaque pour une fille plus jeune après trente ans de mariage, marmonna Eve. Qu'est-ce que vous ressentez quand il meurt ? — Je n'imagine même pas de vivre trois ans avec quelqu'un. Vous qui êtes mariée, comment vous réagiriez ? 84 Eve réfléchit. Elle aurait du chagrin, réalisa-t-elle. Elle souffrirait. — Un endroit agréable, dit-elle au lieu de répondre à la question de Peabody. — Je n'ai jamais rien vu qui ressemble à ce jardin. Il est splendide. Un travail de titan. Ça paraît naturel, mais tout est calculé pour produire le maximum d'effet - les couleurs, les formes, les parfums. Ça embaume le pois de senteur, ajouta Peabody, le nez en l'air. Ma grand-mère en avait toujours sur la fenêtre de sa chambre. — Vous aimez les fleurs, officier Peabody? s'enquit Shelly en les rejoignant. — Oui, madame. Vous avez un magnifique jardin. — Merci. Je suis paysagiste. J'étudiais l'horticulture lorsque j'ai rencontré Walter. Il y a bien longtemps de ça... murmura-telle. Je ne parviens pas à imaginer qu'il est parti, que je ne le reverrai plus jamais. — Vous le voyiez souvent ? demanda Eve. — Oh, à peu près toutes les semaines. Nous n'étions plus mariés, mais nous avions tant de choses en commun ! Elle remplit les tasses; elle n'avait pas la moindre bague. — Il me recommandait souvent à ses clients, et réciproquement. Les fleurs étaient l'un des liens qui nous unissaient. — Pourtant vous avez divorcé, et il s'est remarié. — C'est lui qui a souhaité divorcer. Elle s'assit, les jambes repliées sous elle. — Notre mariage me satisfaisait, ça me suffisait. Walter, lui, avait besoin d'autre chose. Il avait besoin d'être heureux, de vibrer. Entre nous, au fil des ans, la flamme s'était éteinte. Les enfants étaient grands, ils avaient quitté la maison, nous restions face à face... Nous n'avons pas réussi à la ranimer, cette flamme. Il le regrettait plus que moi. Cela a été difficile pour lui, mais il a fini par m'avouer qu'il voulait changer de vie. — Vous avez dû en être blessée. — Blessée, furieuse. Personne n'apprécie d'être rejeté, même avec ménagement et gentillesse. Car il a été très gentil. Il n'avait pas une once de méchanceté. Shelly avait de nouveau les larmes aux yeux ; elle battit des paupières, but une gorgée de café. — Si je m'étais bagarrée, si je l'avais retenu dans cette impasse que notre mariage était pour lui, il se serait résigné. — Mais vous ne l'avez pas fait. — Je l'aimais, dit-elle avec un sourire poignant. Était-ce sa faute, ou ma faute, si notre amour était devenu trop lisse, trop confortable ? Je ne prétendrai pas que le laisser s'en aller, me retrouver seule, a été facile. J'avais passé plus de la moitié de ma vie près de lui, mais l'obliger à... Non, je suis trop orgueilleuse, et j'avais trop de respect pour lui comme pour moi-même. — Quelle a été votre réaction quand il a épousé une femme plus jeune que votre fille ? — J'en ai ri. Pour la première fois, une étincelle d'humour brilla dans les yeux de Shelly, et cette lueur malicieuse la rendit soudain très jolie. — Je sais que c'est mesquin, mais je m'estimais en droit de me moquer de lui. Quelle autre réaction aurais-je pu avoir ? Elle est un peu sotte et, franchement, je ne crois pas que ça aurait duré longtemps. Elle l'éblouis-sait, il en était fier comme le sont les hommes qui se promènent avec une chose ravissante pendue à leur bras. — Beaucoup de femmes, à votre place, auraient été ulcérées. — Oui, mais c'est absurde de se mesurer à un bibelot. Pour ma part, leur union m'a énormément aidée à surmonter mon désarroi. Si le bonheur de Walter, même temporaire, dépendait d'une superbe poitrine et d'une jeune femme gaie comme un pinson, eh bien... je ne pouvais assurément plus rien pour lui. Elle soupira. — Elle le rendait heureux, et à sa façon elle l'aimait. Il était impossible de ne pas aimer Walter. — C'est ce qu'on m'a dit. Pourtant, madame Petitbon, quelqu'un le haïssait. — Je ne cesse d'y réfléchir, répliqua Shelly, de nouveau grave. Ça n'a pas de sens, lieutenant. Bambi ? Mon Dieu, quel prénom ! Elle est stupide, frivole, mais elle n'est pas cruelle. Il faut être diabolique pour tuer, n'est-ce pas ? — Parfois, il suffit d'avoir un bon motif. — Si je pensais, ne fût-ce qu'un instant, qu'elle est coupable, je ferais tout pour vous aider à le prouver, pour qu'elle soit châtiée. Mais, Seigneur... c'est une petite idiote inoffensive. Quand par extraordinaire deux idées passent en même temps dans sa tête vide, elle doit les entendre s'entrechoquer. Elle n'aurait pas pu trouver une image plus juste, songea Eve. — D'ailleurs, pour quelle raison l'aurait-elle assassiné ? poursuivit Shelly. Elle avait tout ce qu'elle voulait. Il était très généreux avec elle. — C'était un homme très riche. — Oui, et il n'était pas du genre à lésiner. Il me versait une pension plus que confortable. Si je n'adorais pas mon métier, j'aurais largement de quoi vivre sans travailler. Je sais - il m'en a parlé - qu'au moment de leur mariage, il a offert à Bambi un compte bancaire sur lequel il lui a versé une petite fortune. Nos enfants possèdent chacun une part importante de l'entreprise « Un monde de fleurs ». L'héritage qui nous reviendra, à tous les trois car je suis également bénéficiaire, est considérable. Mais nous avons déjà beaucoup d'argent. — Et ses associés ? Ses concurrents ? — Je ne vois personne qui aurait pu vouloir du mal à Walt. D'ailleurs, sa mort ne changera rien. La compagnie est solide, très bien organisée, nos deux enfants en assurent de plus en plus la gestion. Ce meurtre n'a aucun sens. Pour Julianna, il avait un sens, pensa Eve.. Elle n'agissait jamais sans raison. — Puisque vous aviez gardé de bonnes relations, pourquoi n'avez-vous pas assisté à la soirée d'anniversaire ? — Simplement parce que ça me semblait embarrassant. Il m'a demandé de venir, sans insister cependant. Ce devait être une surprise, mais naturellement il était au courant depuis des semaines. Il était surexcité. C'était un vrai gamin, il adorait les fêtes. Eve fouilla dans son sac, en sortit deux photos de Julianna Dunne. — Vous connaissez cette femme ? Shelly saisit les clichés, les plaça côte à côte. — Elle est très jolie, sur les deux photos. Mais non, je ne l'ai jamais vue. Qui est-ce ? — Que faisiez-vous, le soir de l'anniversaire de votre mari? Shelly inspira, comme si elle avait anticipé qu'il lui faudrait encaisser ce coup. — J'étais seule, je n'ai pas ce que vous appelez un alibi. J'ai travaillé dans le jardin jusqu'au crépuscule, il n'est pas impossible qu'un voisin m'ait aperçue. Ce soir-là, je suis restée chez moi. Des amis m'avaient invitée à dîner au club, le Westchester Country Club, mais je n'avais pas envie de sortir. Au fait, vous les connaissez peut-être : Jack et Anna Whitney. Il est commandant de police à New York. Eve en eut une crampe à l'estomac. — En effet, je connais le commandant et son épouse. — Anna s'efforce de me recaser depuis mon divorce. Elle n'arrive pas à comprendre que je puisse être heureuse sans compagnon. — Et vous êtes heureuse ? Vous ne vous demandiez pas si votre mari vous reviendrait, puisque vous estimiez que son mariage ne durerait pas ? — Si, j'y ai souvent pensé. Mais je ne crois pas qu'il serait revenu. Un papillon voleta dans la véranda et alla se poser sur une plante fleurie. Shelly soupira. — D'ailleurs je ne l'aurais pas accepté. Je l'aimais, lieutenant, il sera toujours une part essentielle de mon existence. Même à présent qu'il est mort. J'ai vécu avec lui, dormi près de lui, nous avons eu des enfants. Nous avons un petit-fils que nous adorons tous les deux. Nous partagions des souvenirs qui nous étaient chers, mais nous n'étions plus amoureux l'un de l'autre. Quant à moi, j'ai fini par apprécier ma solitude et mon indépendance. Même si Anna et certaines de mes amies ne comprennent pas, je n'ai pas l'intention d'y renoncer. Walter était un homme plein de bonté, quelqu'un de vraiment bien, mais il n'était plus mon homme. Elle rendit les photos à Eve. — Vous ne m'avez pas dit qui est cette femme. — C'est elle qui a donné une coupe de Champagne empoisonné à Walter Petitbon. Notre suspecte numéro un, répondit Eve. — Elle m'a plu, commenta Peabody, alors qu'elles regagnaient New York. — À moi aussi. — Je ne la vois pas engager une tueuse à gages. Elle est trop directe et... je ne sais pas... raisonnable. En plus, si elle avait voulu se venger, pourquoi ne pas liquider aussi Bambi ? Pourquoi laisser sa remplaçante jouer les veuves éplorées et toucher une part de l'héritage ? Eve opina. — J'en parlerai à Whitney, au cas où il aurait une opinion différente sur le divorce et l'attitude de Shelly envers Petitbon. — Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? — Si Julianna a été engagée pour commettre ce meurtre, elle a dû exiger un sacré salaire. On va vérifier si quelqu'un n'aurait pas récemment déboursé une grosse somme. Julianna n'avait pas à se soucier de l'argent. Ses maris, qu'ils reposent en paix, avaient été extrêmement généreux. Longtemps avant de les liquider, elle avait ouvert des comptes sous divers noms dans plusieurs établissements bancaires où l'on avait à cœur de garder le secret sur la situation financière des clients. Elle avait fait d'excellents placements et, même durant son épouvantable séjour en prison, sa fortune avait continué de s'arrondir. Elle aurait pu mener une longue et oisive existence n'importe où sur cette terre ou dans la galaxie. Mais sans détruire la vie d'autrui, une pareille vie aurait été insipide. Car elle aimait tuer. C'était un travail passionnant. Son incarcération n'avait eu qu'un avantage : lui donner tout le temps de réfléchir à la façon de poursuivre son œuvre une fois qu'elle serait libérée. Elle ne détestait pas les hommes. Elle les exécrait. Leur tournure d'esprit, leur corps, leurs mains moites et avides. Par-dessus tout, elle méprisait leur bestialité. Pour eux, il n'y avait que le sexe. Ils avaient beau plaquer sur leur obsession le masque du romantisme, ils n'avaient qu'un seul but : vous planter leur pénis dans le ventre. Et ils étaient trop stupides pour comprendre qu'ensuite, vous les teniez à votre merci. Elle n'avait aucune sympathie non plus pour les femmes qui se plaignaient d'avoir été abusées, violées, maltraitées. Quand une femme était trop sotte, trop faible, pour savoir comment retourner la force d'un mâle contre lui, tant pis pour elle ! Julianna n'avait jamais été sotte, et elle avait appris très vite. Sa mère n'était qu'une bécasse qui avait été plaquée par son premier mari et qui s'était empressée de se jeter dans les bras d'un autre. Une créature soumise, une marionnette. Sa mère n'avait jamais rien compris, pas même quand Julianna avait séduit son beau-pèrç, cet imbécile. Elle lui avait laissé faire toutes les choses dégoûtantes que les hommes rêvent de faire à une jeune fille de quinze ans. Cela avait été si facile de le pousser à quitter le lit de son épouse pour se glisser dans celui de Julianna, fou de désir. Et ensuite, le faire chanter avait été un jeu d'enfant. Il lui avait donné tout ce qu'elle voulait. Elle n'avait qu'à menacer de révéler le pot-aux-roses, et il payait. A dix-huit ans, elle était partie de cette maison sans un regard en arrière, avec beaucoup d'argent. Jamais elle n'oublierait l'expression de sa mère, quand elle lui avait raconté ce qui s'était passé juste sous son nez durant trois longues années. Quelle satisfaction de voir la stupeur, le chagrin dévaster le visage de sa mère ! Naturellement, elle avait prétendu qu'il l'avait violée. Se protéger était toujours plus sage. Peut-être sa mère avait-elle cru à son histoire, peut-être pas. Peu importait. A ce moment-là, Julianna avait en tout cas compris qu'elle avait le pouvoir de détruire. Elle s'était construite sur cette pierre angulaire. A présent, elle se trouvait non loin de Madison Avenue, dans la chambre de l'hôtel particulier qu'elle avait acheté plus de deux ans auparavant, sous un nom d'emprunt, évidemment. Elle s'étudiait dans le miroir. Oui, décidément, elle s'aimait bien en brune. Cette teinte de cheveux rehaussait la nuance dorée qu'elle avait choisie pour sa peau, lui donnait un air sensuel. Elle alluma une cigarette, caressa son ventre plat - elle avait profité des installations sportives de la prison pour se maintenir en forme. En réalité, elle était mieux encore qu'avant son incarcération. Plus musclée, plus svelte, plus forte. Elle allait s'inscrire dans un club de sport new-yorkais, réservé à l'élite. C'était un bon terrain de chasse. Soudain, elle entendit son nom, tourna vivement la tête vers l'écran vidéo. Le dernier bulletin d'informations. .. Elle vit son visage - le sien et celui de Julie Dockport. A vrai dire, elle ne s'attendait pas que les policiers l'identifient si vite. Mais ça ne l'inquiétait pas le moins du monde. Non, ils ne lui faisaient pas peur. Ils lui lançaient un défi. Ou plutôt, elle : l'inspecteur Eve Dallas, qui avait désormais le grade de lieutenant. Elle était revenue à cause de Dallas. Pour lui livrer bataille. Il y avait chez Eve Dallas quelque chose de froid, de ténébreux qui éveillait un profond écho chez Julianna. Elles étaient des âmes sœurs. En prison, elle avait passé d'interminables heures à méditer là-dessus, à analyser son adversaire. Elle avait encore du temps devant elle. La police chercherait un lien entre elle et Walter Petitbon, et y perdrait son latin puisqu'il n'y avait rien à découvrir Car, maintenant, tel était l'objet de son travail : les maris des autres femmes. Elle n'était pas obligée de coucher avec eux. Elle n'avait qu'à les tuer. Sortant de la chambre, elle rejoignit son bureau où elle passa l'heure suivante à consulter ses notes sur sa prochaine victime. On l'avait certes contrainte à prendre un congé sabbatique, mais c'était terminé. Julianna était de retour et piaffait d'impatience. 6 Eve chercha à gagner du temps, mais comme atermoyer lui donnait la sensation d'être faible et stupide, elle ne put retarder que de quelques heures sa visite au commandant Whitney. Ça lui permit au moins d'ignorer la journaliste de Channel 75, Nadine Furst, qui réclamait une interview concernant l'affaire Petitbon-Dunne. Elle lui parlerait plus tard, décida-t-elle en empruntant un escalier roulant. Nadine était une journaliste d'investigation très talentueuse, qui s'avérait souvent fort utile. On ne la fit attendre qu'une minute avant de l'introduire dans le bureau de Whitney. À l'évidence, il l'attendait. Il était assis à sa table, massif, un vrai colosse. Des yeux clairs et pleins de bonté brillaient dans son large visage raviné couleur d'ébène. Il se carra dans son fauteuil, fit signe à Eve d'avancer. — Lieutenant... vous avez eu une matinée chargée. Interloquée, elle le dévisagea. — Vous êtes allée dans mon quartier, pour voir Shelly Petitbon. Impassible, il joignit ses grosses mains. — Ma femme vient de m'en parler longuement... — Commandant, la procédure nous impose d'interroger toutes les relations de la victime. — Je ne crois pas avoir dit le contraire, rétorqua-t-il de sa voix grave. Quelle impression vous a faite Shelly Petitbon? 93 — Elle est lucide, équilibrée et franche. — Voilà une description parfaite, et je connais Shelly depuis près de quinze ans. Avez-vous une raison de penser qu'elle soit impliquée dans la mort de son mari ? — Non, commandant. Je n'ai aucun indice susceptible de m'orienter dans cette direction. — Je suis heureux de l'entendre. Lieutenant, avez-vous peur de ma femme ? — Oui, commandant, répondit Eve sans l'ombre d'une hésitation. En effet. Un imperceptible sourire joua sur les lèvres de son interlocuteur. — Vous n'êtes pas seule dans ce cas. Anna a une volonté de fer, des opinions très arrêtées et très personnelles. Je ferai mon possible pour l'empêcher de vous tarabuster. Dans la mesure où Shelly ne figure pas sur votre liste de suspects, ça me paraît réalisable. Mais je n'irai pas plus loin pour vous défendre. — Compris. — Bon, maintenant que les choses sont bien claires entre nous, je vais vous donner quelques informations supplémentaires. Il lui désigna un fauteuil. — Ma famille a de solides liens d'amitié avec les Petit-bon depuis des années. En fait, l'un de mes fils fréquentait Sherilyn, quand ils étaient adolescents. Mon épouse a été déçue que cette relation n'aboutisse pas à un mariage, mais elle s'en est remise. Un hologramme encadré de Mme Whitney était posé sur le bureau. Le commandant le tourna vers le mur. — Anna et Shelly sont amies et je crois que, quand Walter est parti, Anna a encore plus mal réagi que Shelly. À vrai dire, Anna refusait de voir Walter, de lui adresser la parole. Ce qui explique pourquoi nous n'avons pas assisté à la fête, et nos enfants non plus. Nous étions invités mais, quand il s'agit de mondanités, c'est Anna qui commande. On n'a plus qu'à s'incliner. — Ça me paraît sage, commandant. Il haussa les sourcils, une étincelle malicieuse s'alluma dans ses yeux. — Anna veut à tout prix que Shelly se remarie, ou du moins qu'elle ait une histoire d'amour sérieuse. Shelley n'en a pas envie. Comme vous l'avez dit, elle est équilibrée, lucide. Elle s'est bâtie une vie confortable, solitaire et, à la grande stupeur d'Anna, elle entretenait une relation cordiale avec son ex-mari. Quant à Walt, personnellement je l'aimais beaucoup. Le regard du commandant s'assombrit. — Beaucoup... Il n'était pas de ces hommes qui se font des ennemis. Même Anna n'arrivait pas à le détester. Ses enfants l'adoraient. Comme je les connais presque aussi bien que les miens, je vous dirai ceci : vous serez obligée d'enquêter sur eux, mais vous ne trouverez rien. — Je n'ai effectivement rien contre eux ou leurs conjoints. Pas d'indices, pas de mobile. — Mais vous avez trouvé Julianna Dunne. — Oui, commandant. Il se leva. — Parfois, Dallas, le système est défaillant. On relâche des individus de cet acabit. Maintenant, un brave homme est mort à cause des défaillances du système. — Aucun système n'est parfait, mais le savoir n'est pas une consolation quand on perd un ami. Il hocha la tête, pour la remercier de lui exprimer sa sympathie. — Pourquoi l'a-t-elle tué ? Eve se redressa à son tour. — Elle avait pour habitude de cibler un homme riche, un notable en vue, puis de se faire épouser pour toucher, à sa mort, une part de sa fortune. Dans les trois affaires que nous connaissons, la cible avait vingt-cinq ans de plus qu'elle, et l'épousait en secondes noces. Petitbon correspondait à ce profil, pourtant nous n'avons pas la moindre preuve qu'il la connaissait. Elle n'était pas citée dans son testament, par conséquent elle ne retire aucun profit, au sens strict, de sa mort. Eve prit dans sa poche les disquettes de ses divers rapports, les posa sur le bureau. — Le mobile le plus logique restant néanmoins le gain financier, je continue à envisager l'hypothèse que Julianna Dunne ait été payée pour tuer, Nous avons fait un premier examen de la situation financière de la famille et des principaux associés. Je n'ai rien trouvé qui indique des retraits d'argent susceptibles de correspondre au salaire d'une tueuse professionnelle. Il faut que je creuse plus profond et j'ai demandé l'autorisation pour une analyse de second niveau. — Si elle est devenue professionnelle, elle pourrait être redoutable. — Sans aucun doute, commandant. — En principe, une fois qu'elle avait son argent, elle partait immédiatement s'installer ailleurs. — Il semblerait qu'elle ait changé ses habitudes. Si elle a quitté New York, elle a dû choisir une autre méga-pole. Et, à mon avis, une ville qu'elle connaît. J'ai demandé à Feeney de reprendre contact avec la police de Chicago et de Washington. J'ai également demandé à Mira d'étudier les rapports et les bilans psychologiques de Dunne. — Vous ne vous êtes pas adressée au profileur de l'époque ? — Non, commandant. Il me semble que le profileur et la psychiatre ne l'ont pas suffisamment malmenée. Je préférerais que Mira s'en occupe. Dunne s'y entend, pour manipuler les gens. Autre chose... sa mère et son beau-père sont toujours vivants, elle essaiera peut-être de les contacter. D'autre part, McNab a établi une liste de personnes avec qui elle a pu se lier pendant son incarcération à Dockport. Je crois qu'un petit voyage là-bas serait utile. — Quand comptez-vous y aller? — Demain, commandant. Je souhaiterais que Feeney m'accompagne, puisque nous étions coéquipiers lors de la précédente enquête. Ce serait une bonne expérience pour Peabody, mais elle est débordée. Ses parents sont à New York, et je lui ai récemment confié une affaire non résolue à boucler. Il fronça les sourcils. — Un homicide ? Vous l'estimez prête pour ça ? — Oui, commandant, elle est prête. Elle suit déjà la bonne piste, je la crois capable d'aboutir. — Tenez-moi informé. Demain, je serai absent tout l'après-midi. Je vais dire adieu à un ami. C'était étrange de rentrer à la maison en fin de journée, à une heure décente. Et c'était encore plus bizarre de franchir le seuil et de ne pas voir Summerset surgir à pas de loup dans le hall pour lui balancer un commentaire désobligeant. Elle en fut tellement troublée qu'elle resta là un instant, à l'attendre, avant de se ressaisir. Elle commença à gravir les marches du grand escalier, atrocement embarrassée, sûre qu'il l'avait épiée, tapi dans l'ombre. Cependant elle atteignit sa chambre sans l'avoir aperçu. Elle ne croisa pas non plus le chat. Que se passait-il dans cette maison ? Puis elle entendit couler l'eau de la douche, un murmure de voix dans la salle de bains attenante. Elle s'avança, discerna la haute et svelte silhouette de Connors à travers la paroi en verre granité de la cabine. Ça suffisait amplement pour faire saliver une femme. Les voix venaient d'un écran inséré dans le carrelage de la douche, elles débitaient les cours de la Bourse. Cet homme avait en permanence la tête farcie de chiffres. Eve décida illico de le distraire. Elle se déshabilla promptement, se glissa sans bruit sous les jets d'eau chaude, posa les mains sur le ventre de Connors qui lui tournait le dos. Il tressaillit, tel un félin prêt à bondir. — Chérie... ronronna-t-il. Ma femme pourrait rentrer d'un instant à l'autre. — On s'en fiche. Il éclata de rire, pivota et la plaqua contre la paroi. — D'accord... — Augmente la température. — On va cuire, murmura-t-il en lui baisant les lèvres. D'un mouvement brusque, presque brutal, elle inversa leurs positions, le coinça contre la paroi opposée, lui mordit le menton. — Je veux que tu sois bouillant. Elle était déchaînée, l'explorait tout entier. Il n'entendait déjà plus la voix froide et posée qui détaillait les derniers cours du marché des valeurs, il était assourdi par le ruissellement de l'eau et son propre sang qui martelait ses tempes. Jour après jour, il la désirait. Il continuerait à la désirer, il en était sûr, même après sa mort. C'était elle qui faisait battre son cœur, elle était sa raison de vivre. Quand il lui renversa la tête pour prendre sa bouche, ce fut comme s'il assouvissait une faim qui jamais, au grand jamais, ne s'apaiserait. Elle sentit ce violent appétit qu'il masquait si souvent sous de la douceur, de la patience. Lorsqu'elle le percevait, ça lui donnait l'envie irrépressible de laisser s'élancer la bête qui sommeillait en eux, de s'exposer à ce danger. Avec lui, elle pouvait être tendre, elle qui n'avait jamais connu la tendresse, et elle pouvait être, sans crainte, sauvage et brutale. — Prends-moi maintenant. Maintenant. Il l'agrippa par les hanches, la pénétra d'un coup de reins. Elle s'empala sur son sexe, retint son souffle. Un premier orgasme lui arracha un cri, puis elle se mit à onduler de plus en plus vite. Elle le regardait, se noyait dans les yeux si bleus de Connors. Elle noua les jambes autour de sa taille pour mieux s'ouvrir à lui. Un épais brouillard de buée les enveloppait, l'eau ruisselait sur eux, pareille à une pluie tropicale. Connors allait et venait en elle. Il contemplait le plaisir qui illuminait son visage. Il guettait l'instant où ses yeux mordorés allaient s'assombrir, presque se ternir, juste avant qu'un long frisson ne la secouât. — Prends tout de moi... haleta-t-il. Tout, et encore plus... Elle écoutait le bruit de leurs corps qui s'entrechoquaient, de leur chair qui fusionnait, savourait le goût de leurs salives mêlées. Lorsque la jouissance, la douleur et la folie la submergèrent, elle s'entendit pousser un hurlement. Pantelants, accrochés l'un à l'autre, ils se laissèrent glisser sur le sol de la cabine. — Mon Dieu... balbutia-t-il. — On reste là une heure ou deux, bredouilla-t-elle. On ne bouge plus. On ne se noiera pas. — Je n'en suis pas certain, dit-il, mais il n'ébaucha pas un mouvement. Avec un effort surhumain, elle tourna la tête, les gouttes d'eau, pareilles à des aiguilles, lui cinglèrent le visage. — C'est bon... Il referma les doigts sur les seins d'Eve. — Oh oui ! — Il n'y a personne dans cette maison ? — Il me semble que nous sommes là. Ses mamelons étaient encore durs, brûlants, si tentants qu'il trouva la force d'y goûter. Elle battit des paupières. — Non mais... tu plaisantes... — Peut-être pas, à condition que tu m'accordes quelques minutes. Si seulement l'eau n'était pas si chaude... — Baisse donc la température, et on verra de quoi tu es capable. Elle lui prit la tête, la souleva, sourit de toutes ses dents. — Il vaudrait mieux sortir d'ici. On va vraiment se noyer. Quand ils eurent réussi tant bien que mal à se relever, elle se dirigea vers la cabine de séchage. Connors saisit une serviette. — Franchement, où sont-ils passés ? insista Eve. — Aux dernières nouvelles, Phoebe s'amusait comme une petite folle dans la serre. Sam et Summerset étaient dans la cuisine, ils mitonnaient une recette. Ils ne se quittent plus, ils discutent sauces, aromates, etc. Il paraît que, ce soir, ils sortent avec Peabody, donc ne t'inquiète pas, tu n'auras pas à les distraire. Elle émergea de la cabine, enfila le peignoir qu'il lui tendait et le regarda nouer sa serviette autour de ses hanches. — Demain, Feeney et moi allons à Chicago, ou plutôt à Dockport. Et non, enchaîna-t-elle sans le laisser parler, nous n'emprunterons pas l'un de tes jets privés. Nous prendrons la navette, comme des gens ordinaires que nous sommes. — A ta guise. Tu as de nouvelles pistes ? — Rien de solide pour l'instant. Elle le suivit dans la chambre, chercha un jean. — J'ai découvert que la première épouse de Petitbon et la femme du commandant sont très proches. Ça complique un peu les choses, même si elle n'est pas sur ma liste de suspects. Il faut que je fasse une recherche plus approfondie sur la situation financière des principaux acteurs de l'affaire. Il lui décocha un regard, elle grimaça. — Je n'ai rien dit, protesta-t-il. — Je t'entends penser, mon vieux, et c'est non. Je n'ai pas encore l'autorisation pour cette recherche, donc je n'irai pas plus loin. Je n'ai pas besoin de ton équipement illicite pour avancer. On se débrouille très bien en respectant la procédure. — Tu t'es déjà demandé qui avait rédigé cette procédure ? — La main de la justice. Si tu as un peu de temps libre, je ne verrais pas d'inconvénient à ce que tu te penches sur les chiffres dont je dispose. Dans ce domaine, tu es plus doué que moi. — Lieutenant, j'ai toujours du temps pour toi. Il lui consacra deux heures, s'arrangea même pour qu'on leur serve une pizza dans le bureau d'Eve, tandis qu'ils étudiaient les finances des membres de la famille Petitbon, des dirigeants de la compagnie, ainsi que les comptes de la société. Retraits d'argent, encaissements, transferts, primes, notes de frais, tout fut épluché. — Je ne vois rien d'anormal, conclut Connors. On a deux ou trois associés qui auraient besoin de conseils pour mieux gérer leurs portefeuilles d'actions, et ce compte Tribeca qui devrait rapporter plus d'intérêts annuels. Je ne serais pas surpris qu'il y ait quelques détournements de fonds, par-ci par-là. Rien de grave mais, personnellement, j'y regarderais de plus près. — Quelle somme, à ton avis, serait détournée ? — Huit ou neuf cent mille dollars, seulement pour cette année. Une misère. Pas assez pour tuer. — Les gens tuent pour quelques dollars, Connors. — Disons pas assez pour engager un professionnel. Tu devrais peut-être discuter avec ce directeur-là, au moins pour la forme. Il n'a pas de quoi payer les services d'un tueur, à peine de quoi s'offrir un amateur et il n'a pas retiré des sommes suffisantes de ses comptes personnels, ni du compte de son entreprise. Il a certainement un petit problème de jeu ou une ravissante maîtresse. — Une ravissante maîtresse, tiens donc. — Oui, une maîtresse est forcément ravissante, n'est-ce pas? rétorqua-t-il avec un sourire malicieux. Mais j'opterais plutôt pour le jeu, car je ne vois aucune dépense qui indique une relation extraconjugale. Pas de notes d'hôtel pour deux, ni de restaurants perdus en pleine campagne, pas de voyages pour des destinations où un homme peut emmener une femme qui n'est pas la sienne. — Dis donc, toi, il me semble que tu en sais beaucoup sur la façon dont un homme entretient sa ravissante maîtresse. — Ah oui ? Je ne m'y connais pas davantage que n'importe quel individu ordinaire, et ce ne sont que des conjectures. Elle rafla une autre part de pizza. — Mouais... mettons que je te crois, et même que je suis largement d'accord avec toi. — J'en suis immensément soulagé. — Je parlerai à ce type. Elle se leva, arpenta la pièce tout en dévorant sa pizza. — Logiquement, l'argent est le mobile. Pourtant, je n'ai pas l'impression qu'il s'agisse vraiment de ça. Pourquoi est-elle revenue à New York, pourquoi a-t-elle choisi un homme qu'elle n'avait jamais rencontré ? — Et si elle l'avait rencontré, ou du moins si elle prévoyait de le faire quand on l'a arrêtée il y a dix ans ? — À cette époque, il était marié... Eve s'interrompit pour réfléchir. — Mais peut-être que sa vie ne le satisfaisait déjà plus. Il éprouvait peut-être le genre de frustration qu'une épouse, une famille, des amis proches ne remarquent pas. Ce sont les personnes extérieures, surtout quand elles s'en donnent la peine, qui s'en aperçoivent. Il figurait peut-être sur la liste des cibles potentielles de Julianna. Pour elle, il aurait représenté un véritable défi parce que c'était un homme profondément honnête. Était-elle capable de le séduire, de le détourner du droit chemin pour l'amener jusqu'au mariage ? Eve se retourna. — Ça l'aurait tentée, indiscutablement. On n'a jamais déterminé combien de temps elle gardait ses cibles dans sa ligne de mire. Il n'est pas impossible qu'elle ait mis Petitbon de côté en se le réservant pour plus tard. Là-dessus, elle est arrêtée, jugée et condamnée à la prison. Pendant qu'elle est derrière les barreaux, il divorce et se remarie. Elle l'a peut-être tué simplement parce qu'elle n'a pas eu la possibilité de le prendre dans ses filets. — Si ta théorie est juste, tu ne découvriras aucun lien entre la victime et elle. — Non, mais j'aurai un sacré mobile. Si elle n'agit pas pour l'argent, alors elle a déjà l'argent : elle aime trop le luxe. Elle a peut-être tué simplement parce qu'elle avait loupé le coche il y a dix ans. Elle avait l'héritage de la victime de Washington, mais elle ne l'a pas empoché, j'ai vérifié. Donc elle a une fortune quelque part, qui a fructifié pendant son séjour en prison. Je trouverai ce fric, et je la trouverai, elle. — Si je devais mettre de l'argent de côté, histoire de garder une poire pour la soif, il serait sur des comptes numérotés dans plusieurs établissements financiers. Il but une gorgée d'un excellent sauvignon, pour faire glisser la pizza. — Dans ce pays et à l'étranger, sur cette planète et dans la galaxie. Des sommes raisonnables pour chaque compte, poursuivit-il comme Eve lui décochait un regard noir. De cette manière, au cas où on ne peut pas puiser tranquillement, en toute sécurité, dans une réserve, il y en a toujours une autre pour vous dépanner. — Ça ne se bornerait pas à des liquidités. Elle aime les actions, les placements, ce genre de truc. Mais si tu boursicotes, il est impossible de laisser dormir tes avoirs pendant une décennie. Je me trompe ? — Il faut garder un œil sur les affaires, déplacer les fonds, vendre, acheter, ou avoir quelqu'un de confiance pour s'en occuper. — Elle ne se fiait à personne. J'en conclus qu'elle a trouvé le moyen de gérer son argent depuis sa cellule de prison. Ce qui implique des communications, qui sont censées être surveillées. — Il suffit de graisser la bonne patte. Si elle a fait des placements pas trop risqués, elle n'avait pas besoin de beaucoup de temps pour superviser ses comptes. Quelques heures par semaine, maximum. — Feeney et moi, nous n'avons plus qu'à trouver quelle patte elle a graissée. — Tu comptes rentrer à la maison avant la fin du siècle? ironisa-t-il. Chercher un gardien de prison ou une codétenue susceptible d'accepter des pots de vin ne devrait pas prendre plus de vingt ou trente ans. — Ne sois pas pessimiste, rétorqua-t-elle en léchant son pouce graisseux. Je serai de retour pour le dîner. Comme elle fronçait toujours les sourcils, il demanda d'une voix douce : — Qu'y a-t-il? — Rien, je réfléchissais. Elle prit une autre part de pizza, la reposa. Connors, qui la connaissait bien, resta silencieux. — Quand j'ai interrogé Shelly Petitbon aujourd'hui, elle m'a parlé de sa vie de couple. En fait, elle éprouvait encore de l'amour pour son ex-mari, même s'il l'avait quittée pour épouser une fille deux fois plus jeune, avec de gros seins. Mais, pour elle, il était devenu comme un frère. Elle a dit... enfin bref, tu crois que la passion, le désir, ce qu'on a tous les deux, finira par s'évanouir au bout d'un certain temps ? — Ne parle pas de malheur. — Les gens ne font pas l'amour dans une cabine de douche sans arrêt. Et, quand il n'y a plus ça, qu'est-ce qui continue à les unir ? Ce ne sont plus que deux personnes qui vivent sous le même toit. — Viens là... — Je n'ai pas besoin d'être rassurée, Connors, grommela Eve qui regrettait déjà d'avoir formulé ses réflexions. Ça m'a frappée, voilà tout. C'était un peu triste, mais compréhensible. — Viens là quand même... Il lui tendit une main, qu'elle prit, l'attira sur ses genoux. — Pour moi, ne plus te désirer est tellement inconcevable que ça me fait mal. Te regarder, respirer ton odeur, te toucher... Quand nous aurons cent vingt ans, et que tout cela sera plus un souvenir qu'une réalité, il me sera toujours impossible de survivre sans toi, Eve. Elle repoussa une mèche noire qui balayait le front de son mari. — D'accord. — Reste là. Tu te rappelles la première fois que je t'ai vue, en hiver, alors qu'il y avait la mort entre nous ? — Oui, je me rappelle. — Je n'ai pas compris que tu étais un flic. Ça m'a titillé après coup, dans la mesure où je me targuais de pouvoir repérer un flic à des kilomètres, en plein brouillard. Quand je t'ai regardée, ce n'est pas un flic que j'ai vu. J'ai vu une femme, la femme de ma vie. Et tout a basculé, tout a changé depuis cet instant. Elle se remémora comment il s'était retourné vers elle, dans la foule qui assistait aux obsèques, la façon dont leurs regards s'étaient accrochés l'un à l'autre. A cet instant, ils étaient seuls au monde, et elle en avait frémi de la tête aux pieds. — Tu m'as perturbée, murmura-t-elle. — J'en avais bien l'intention. Je t'ai regardée, Eve chérie, et j'ai vu celle que j'aimerais, en qui j'aurais une confiance absolue, qui me serait indispensable. La seule femme avec qui je voulais partager mon existence, auprès de qui je voulais dormir et me réveiller jusqu'à mon dernier jour. Elle appuya son front contre celui de Connors. — Comment tu fais ? Tu trouves toujours les mots que j'ai besoin d'entendre. — Il y a des gens qui passent leur vie ensemble, non par habitude ou par peur du changement, mais parce qu'ils s'aiment. L'amour a peut-être des hauts et des bas, des cycles. Nous ne sommes pas mariés depuis assez longtemps pour le savoir, n'est-ce pas ? Pourtant j'ai une certitude : je t'aimerai jusqu'à ma mort. — Je sais, souffla-t-elle, les larmes aux yeux. Je le sais parce que c'est pareil pour moi. Cette femme, aujourd'hui, m'a fait de la peine. Elle a perdu ça, tu comprends. Elle l'a perdu, et elle ne peut pas dire quand et comment. Elle s'interrompit, la gorge nouée. — Après, j'y ai repensé... Ce qu'elle m'avait raconté, la manière dont elle l'avait exprimé. Leur relation était trop tranquille, trop lisse. — Tranquille, lisse ? répéta-t-il en la serrant farouchement dans ses bras. Voilà un problème conjugal qui ne risque pas de nous arriver. 7 Traînant les pieds, la mine hébétée, des centaines de voyageurs embarquaient à bord des navettes. Ou plutôt, se dit Eve, ils étaient embarqués telles des marchandises par les robots en uniforme rouge et les droïdes du service de transport de Manhattan. Dans le terminal régnait une épouvantable cacophonie, une atmosphère de fourmilière où se mêlaient les voix électroniques incompréhensibles annonçant les vols, des hurlements d'enfants effarés ou de passagers détroussés par des pickpockets. Eve se demandait quel architecte mégalomane avait bien pu pondre les plans de cet édifice, ces murs d'une hauteur vertigineuse, d'un blanc aveuglant, qui donnaient l'impression d'être au fond d'un puits. Par-dessus tout ça flottaient des relents de mauvais café, de transpiration, de parfums bon marché. — Certaines choses ne changent pas, commenta Feeney lorsqu'ils eurent réussi à se frayer un chemin dans la cohue et à se caser sur deux sièges conçus pour les postérieurs de gamins anorexiques. Je suppose que tu n'avais pas pris de navette publique depuis un moment. — Il me semblait que ça me manquait, grommelat-elle. C'est fou comme on peut se tromper, quelquefois. Feeney se trémoussa pour extirper de sa poche son sempiternel sachet d'amandes grillées. — Avec un des jets de Connors, on aurait gagné du temps. 107 Elle piocha une amande dans le sachet, la mastiqua — Tu me trouves stupide de ne pas profiter de ce qu'il — Non, tu es comme ça, ma grande. Et puis, voyager dans ces conditions nous permet de rester en contact Quand le troisième attaché-case lui eut meurtri les côtes, et qu'un malotru se fut glissé à côté d'elle, la plaquant tout contre Feeney, Eve décréta que frayer avec le commun des mortels, tout compte fait, ne l'enchantait Au décollage, l'appareil vibra tellement qu'elle sentit son estomac lui remonter dans la gorge. Elle serra les dents et garda les yeux fermés jusqu'à l'atterrissage. La navette recracha son flot de passagers, lesquels se dispersèrent. Eve et Feeney suivirent la meute qui se ruait — Non, si on aime commencer sa journée en étant secoué comme un sac de noix. Ce fichu train va nous déposer tout près de la prison. Le directeur s'appelle Miller. Il nous faudra discuter d'abord avec lui. — Tu veux qu'on fasse tout ensemble, ou on se par-Mais voyons un peu notre stratégie. Je crois qu'on a intérêt à être diplomates, à prévenir les collègues de Chi- — Il n'est pas impossible, effectivement, que Julianna ait décidé de revenir sur ses pas pour faire table rase du passé, en quelque sorte. Dans ce cas, Chicago sera peut— Je n'arrive pas à me mettre dans sa tête. Quel est son but, à présent ? Il y a forcément une logique dans ses actes. Une logique biscornue, mais il y en a une. Je me demande si elle ne serait pas revenue à New York parce que c'est là que ça a mal tourné pour elle. Elle a quelque chose à prouver, à nous prouver, Feeney. Si elle est animée par cette volonté-là, alors les cibles sont secondaires. Il s'agit pour elle de nous défier, de nous battre à plate couture. Et ça signifie qu'elle est déjà sur les talons de sa prochaine victime. Dockport ressemblait à une petite cité fortifiée, avec ses tours de guet, ses épais remparts et ses barreaux. Eve doutait que les prisonniers goûtent les allées bien entretenues, les espaces verts, et l'architecture qui évoquait celle d'une ville de banlieue. Quand on avait une envie irrépressible d'aller faire un tour au-delà des murs, on n'appréciait évidemment pas de recevoir une décharge électrique capable d'assommer un bœuf. Des chiens droïdes patrouillaient dans le périmètre. La cour où les femmes pouvaient se détendre était immense et équipée d'un terrain de basket, d'une piste centrée pour la course à pied, de tables de pique-nique peintes en bleu vif. Des murailles de cinq mètres de haut et d'un mètre d'épaisseur l'entouraient. À l'intérieur, les sols luisaient comme des miroirs, les couloirs étaient larges, les portes en verre blindé. Les gardiens portaient des uniformes bleu marine, les autres membres du personnel des vêtements de ville sous une veste blanche, et les détenues des combinaisons orange fluo, ornées dans le dos de trois lettres noires : CRD, autrement dit le centre de réhabilitation de Dockport. Eve et Feeney franchirent les divers sas de sécurité. On les pria de montrer leur insigne et de laisser leurs armes à l'entrée. Miller, pimpant et distingué malgré sa ridicule veste blanche, les accueillit avec un grand sourire. Il leur broya la main, leur souhaita la bienvenue, comme l'aurait fait le propriétaire d'un hôtel de luxe. — Merci de nous recevoir, monsieur le directeur, attaqua Eve. — Je suis superviseur, corrigea-t-il en gloussant. Le centre de réhabilitation de Dockport est résolument moderne, les titres ronflants n'y ont plus cours. Notre établissement a été construit il y a vingt-cinq ans, et nos premiers pensionnaires s'y sont installés en 34. Ici, dans le département des femmes, nous n'en hébergeons que cent cinquante au maximum, pour six cents employés à plein temps, cinquante-huit à mi-temps, et vingt consultants extérieurs. Nous sommes largement autonomes, puisque nous avons un hôpital, une banque, des boutiques et des restaurants. D'ailleurs, nous espérons que vous déjeunerez avec nous dans la cafétéria du personnel. Nous avons aussi des chambres pour les visiteurs et les consultants, des installations sportives, des thérapeutes pour le suivi psychologique et émotionnel, et un système de formation très complet pour la réinsertion professionnelle de nos résidentes. Le département des hommes dispose des mêmes équipements. Ils traversèrent une zone de bureaux où les employés vaquaient à leurs occupations. Certains d'entre eux étaient en combinaison orange. — Les détenues peuvent-elles accéder à ce secteur ? demanda Eve. — Les résidentes, rectifia Miller, sont autorisées, encouragées même, à poser leur candidature pour de vrais emplois sitôt qu'elles ont accompli la moitié de leur temps de réhabilitation. Ça les aide à se réadapter au monde extérieur, où elles devront vivre en nous quittant, à y faire leur place en ayant retrouvé une image positive d'elles-mêmes et en ayant un but dans l'existence. — Hmm... Effectivement, une de vos anciennes pensionnaires a repris sa place dans la société avec un objectif très précis : tuer des hommes. Nous voulons vous parler de Julianna Dunne, monsieur le superviseur. — Oui... Il joignit les mains, tel un prêtre qui invite ses ouailles à prier. — J'ai appris que, selon vous, elle serait impliquée dans un homicide, ce qui m'a énormément perturbé. — Elle n'est pas seulement suspecte, je sais que c'est une meurtrière. Comme elle l'était en arrivant ici. Il en eut un haut-le-corps. — Pardonnez-moi, lieutenant, mais j'ai le sentiment que vous ne croyez pas aux principes fondamentaux de la réhabilitation. — Je crois au crime, au châtiment, et aux leçons qu'on peut en tirer pour changer de vie, dans le monde réel. Je crois aussi que certains êtres ne peuvent pas changer, ou simplement ne le veulent pas. A travers la porte en verre, derrière Miller, elle entrevit deux détenues qui, prestement, s'échangeaient des enveloppes. De l'argent ou de la drogue, vraisemblablement. — Ces individus n'ont qu'une hâte : reprendre leurs activités criminelles, parce qu'ils aiment ça. Julianna Dunne en fait partie. — C'était une résidente modèle, objecta-t-il avec raideur. — Je m'en doute. Et je présume qu'elle a posé sa candidature pour un emploi. Où travaillait-elle ? Il renifla, indigné. Sa bonhomie s'était envolée. — Au centre de coordination des visiteurs. — Elle avait accès aux ordinateurs ? s'enquit Feeney. — Bien sûr, Nos appareils sont sécurisés, il faut avoir le mot de passe. Toutes les transmissions sont surveillées. Sa supérieure hiérarchique, Georgia Foster, tenait Julianna en haute estime. Eve et Feeney se lancèrent un coup d'œil. — Indiquez-moi la direction de ce centre, dit Feeney. Je vais m'entretenir avec Mme Foster. — Et moi, je souhaiterais interroger les détenues figurant sur cette liste, déclara Eve en lui tendant le document. Les résidentes, excusez-moi, ajouta-t-elle d'un ton sarcastique. — Entendu, je vais vous organiser ça. Miller pivota, drapé dans sa dignité. L'invitation à déjeuner tomberait probablement aux oubliettes, songea Eve. — Tu as vu cet échange d'enveloppes ? chuchota Feeney. — Ouais. — Tu veux que je le dise à cet abruti ? — Surtout pas. Les petites magouilles de ses « résidentes », c'est son problème. Les interrogatoires se déroulèrent dans une salle de réunion pourvue de dix chaises, d'un sofa recouvert de tissu bigarré, d'un petit écran vidéo et d'une solide table fabriquée en papier mâché. Des peintures mièvres représentant des bouquets de fleurs ornaient les murs, un éeriteau sur la porte rappelait aux détenues et à leurs invités que la courtoisie, dans ces lieux, était de rigueur. Eve présuma que cette recommandation la visait tout particulièrement. Il n'y avait pas de miroirs sans tain, cependant elle repéra quatre caméras nichées dans les angles du plafond. La porte d'entrée était en verre teinté, que l'on pouvait masquer à sa guise afin d'être à l'abri des regards. Eve décida de la laisser telle quelle. La gardienne, une femme aux épaules musculeuses et à la figure chevaline, qui semblait avoir assez de jugeote et d'expérience pour ne pas considérer les prisonnières comme des résidentes, amena d'abord Maria Sanchez. • Celle-ci, probablement hispano-américaine, avait une toison de boucles noires ramassée en queue-de-cheval, et un éclair tatoué sur la cicatrice en zigzag qui marquait la commissure droite de sa bouche. Elle entra d'une démarche chaloupée, se laissa tomber sur une chaise et se mit à tambouriner sur la table. Elle portait des bracelets électroniques aux poignets et aux chevilles. Miller était peut-être un crétin, mais il n'était quand même pas assez stupide pour courir des risques avec une dure à cuire comme Maria Sanchez. Eve adressa un signe de la tête à la gardienne qui se retira pour se poster dans le couloir. — Vous avez une clope? demanda Maria Sanchez d'une voix rauque, étrangement mélodieuse. — Non. — Merde. Vous me privez de ma récréation du matin et vous avez même pas de clope ? — Je suis tout à fait navrée d'avoir interrompu votre partie de tennis. — De la merde, moi, je joue au foot. Elle se démancha le cou pour regarder sous la table. — Vous avez une sacrée paire de guiboles, n'empêche que, sur un terrain, vous feriez pas le poids. — Un de ces jours, nous essaierons de trouver un peu de temps pour le vérifier, mais dans l'immédiat je suis ici à cause de Julianna Dunne. Votre voisine de cellule au cours de ces trois dernières années. — Ici, on n'appelle pas ça des cellules, ricana Sanchez. On dit : des chambres personnelles. Miller est un con. — De quoi parliez-vous, Julianna et vous, quand vous étiez dans vos chambres personnelles ? — Avec moi, les flics obtiennent jamais rien. À part ça, ajoutat-elle en levant son majeur. — Je suppose qu'il doit y avoir un salon de manucure dans ce country club ? Vous auriez grand besoin d'un soin complet. De quoi discutiez-vous avec Dunne ? — J'avais rien à lui dire, et réciproquement. Cette garce se croyait supérieure à tout le monde. — Vous ne l'aimiez pas. Moi non plus, figurez-vous. C'est un bon point de départ. — J'aime encore moins la flicaille. On racontait qu'elle avait zigouillé un vieux bourré de pognon, à New York. Qu'est-ce que j'en ai à fiche, moi ? — Elle est dehors, pas vous. Ça ne vous suffit pas ? Sanchez examina ses ongles, comme si elle se demandait si, effectivement, une séance de manucure ne serait pas nécessaire. — Personnellement, je me fous de savoir où elle est. Mais j'ai la nette impression que c'est pas votre cas. — Vous considérez, je suppose, que Julianna est très maligne. — Pff... c'est ce qu'elle croit. — Trop maligne pour un flic, enchaîna Eve. Seulement... je suis précisément le flic qui l'a expédiée dans ce paradis. Sanchez eut un petit sourire qui plissa l'éclair tatoué au coin de sa bouche. — Vous avez pas réussi à la garder ici. — Ce n'était pas mon boulot. Bien... vous avez encore dix ou quinze ans à tirer, vu votre penchant pour planter des instruments tranchants dans les parties sensibles de vos congénères. — Quand on me cherche pas des poux, je fais rien à personne. Il faut bien qu'une femme se défende, dans ce monde cruel. — Certes, mais vous ne respirerez pas le grand air de ce monde cruel avant un bon bout de temps. Votre comportement ne vous vaudra pas la couronne de Miss Amabilité, encore moins une libération anticipée. — Et alors, qu'est-ce que j'en ai à fiche ? Dans un endroit comme ça, on n'a qu'à se la couler douce. — Vous avez des relations sexuelles, Sanchez ? Le regard de son interlocutrice se durcit. — Évidemment, ça fait partie du système de réhabilitation. Faut bien entretenir la machine, hein ? — Mais vous avez de violents appétits et, ici, vous ne pouvez les satisfaire qu'avec des droïdes. Il me serait peut-être possible de vous arranger ça : un vrai corps bien chaud pour une nuit d'amour. Moyennant quelques informations. — C'est vous qui vous sacrifieriez ? — Non, mais je vous offrirai les services d'un professionnel si vous me donnez quelque chose à me mettre sous la dent. Avec qui parlait-elle, qui manipulait-elle? Vous le savez ? — Je veux un grand type, un beau mec, capable de tenir la route jusqu'à ce que je sois satisfaite. — Répondez à ma question et vous l'aurez. Sanchez n'hésita pas longtemps. — Cette garce se prenait pour la reine du Texas. Elle restait seule autant que possible. Avec les gardiennes, elle jouait les saintes nitouches. « Oui madame, merci madame. » De quoi vomir. Et les gardiennes, elles gobaient ça, elles lui donnaient des privilèges. Elle avait de l'oseille. Elle graissait des pattes, elle payait certaines lesbiennes pour lui faire des gâteries. Son temps libre, elle le passait à la bibliothèque ou dans la salle de sport. Elle était copine avec Loopy la dingo - pas pour le sexe, elle la traitait comme son petit toutou. — Loopy la dingo ? — Lois Loop, une junkie. Elle a écopé de vingt ans pour avoir refroidi son paternel. Dunne occupait la cellule entre la mienne et celle de Loopy. Je les entendais papoter, quelquefois. Sanchez haussa les épaules. — Elle avait promis d'installer Loopy dans un joli petit appartement, quand elle sortirait. Elle prétendait qu'elle avait beaucoup de fric et une superbe baraque. Au Texas, peut-être. — Elle comptait retourner au Texas ? — Elle disait qu'elle aurait du boulot à Dallas. Un truc qu'elle avait pas terminé. Eve prit le temps de digérer ces informations, puis demanda qu'on lui amène Lois Loop. Même sans le portrait que lui en avait brossé Maria Sanchez, elle aurait immédiatement compris à qui elle avait affaire. Le teint de cette femme était blafard, ses cheveux ternes, ses yeux pareils à ceux d'un lapin albinos, rougis par l'excès de drogue. La désintoxication ne redonnait malheureusement pas ses couleurs à un junkie. D'ailleurs, à en juger par les pupilles de la nouvelle venue, semblables à des têtes d'épingles, Eve doutait qu'elle suive sérieusement une cure de désintoxication. — Asseyez-vous, Loopy. — Mais je vous connais pas. — Ça ne vous empêche pas de vous asseoir. La dénommée Loopy s'approcha de la table ; elle avait l'air d'un automate. Où se procurait-elle sa drogue? A l'évidence, elle était en manque. — Depuis quand vous n'avez pas eu votre dose, Loopy ? Celle-ci humecta du bout de la langue ses lèvres exsangues. — Tous les jours, j'ai mon médicament de substitution. Ça fait partie du traitement, c'est la loi. — Oui, bien sûr, rétorqua Eve en se penchant vers elle. Julianna vous donnait de l'argent pour acheter votre came? — Julianna est mon amie. Vous la connaissez ? — Depuis longtemps. — Elle est partie. — Effectivement. Vous avez de ses nouvelles ? — Quand vous la verrez, dites-lui qu'ils doivent piquer ses lettres, parce que j'en ai eu aucune, alors qu'elle m'avait promis. On a le droit de recevoir des lettres. — Elles viennent d'où, ces lettres ? — Elle m'écrira pour me dire où elle est et, quand je sortirai, j'irai la rejoindre. Ses muscles tressautaient, comme s'ils étaient indépendants de ses os, de sa chair. Pourtant elle affichait un sourire serein. — Expliquez-moi où elle est, insista Eve, et je lui rendrai visite. Je l'avertirai pour le courrier. — Elle est quelque part, mais c'est un secret. — Vous êtes déjà allée à New York ? Les yeux embrumés de Loopy s'arrondirent. — Vous êtes au courant ? — Je vous le répète, nous nous connaissons depuis longtemps. Seulement... New York est immense. Ce sera difficile de la trouver si je n'ai pas son adresse. — Julianna a une maison à elle. Quelque part. Et puis peut-être qu'elle voyage. Elle viendra me voir quand elle repassera à Chicago. — Quand doit-elle repasser à Chicago ? — Un jour ou l'autre. On ira faire du shopping. New York, Chicago, Los Angeles. Loopy énumérait ces villes comme une enfant chantonne une comptine. — Dallas, Denver... — Elle vous a parlé des gens qu'elle comptait voir? Des vieux amis, des nouvelles relations. Elle vous a dit des noms, Loopy? — Faut oublier le passé. On a fait la fête pour le nouvel an. Il y avait un gâteau. Vous connaissez le petit monsieur qui est si gentil ? — Peut-être. — Elle m'a lu des tas de trucs sur lui. Il vit dans un palais, en ville. Il a la main verte, il fait pousser des fleurs. Elle va lui rendre visite. Petitbon, pensa Eve. La première cible. — À qui d'autre a-t-elle l'intention de rendre visite ? — Oh... le monsieur aux moutons, et le cow-boy, et aussi le type de Dallas. Elle a plein de gens à voir, partout. — Quand elle vous a lu ces trucs sur le petit monsieur, où étiez-vous ? — C'est un secret, bredouilla Loopy. — Vous pouvez me le dire. Julianna le voudrait, pour que je puisse la retrouver et l'avertir à propos des lettres. — Et la came, souffla Loopy. Il faut qu'elle me donne de la came. — Je lui en parlerai, mais d'abord vous devez répondre à ma question. — D'accord. Elle avait un petit ordinateur dans sa cellule. Un qui tient dans la main. Comme ça, elle pouvait travailler. Elle avait beaucoup de travail. — Je m'en doute. — C'est elle qui vous a demandé de venir me voir ? Elle vous a envoyée avec la dope ? Elle m'en donnait toujours, mais j'en ai presque plus. — J'essaierai de faire quelque chose pour vous. Eve regarda longuement ce fantôme hagard, agité de spasmes. La réhabilitation, songea-t-elle. Bravo ! Lorsqu'elle rejoignit Feeney, Eve bouillait littéralement. Chaque interrogatoire avait peaufiné le portrait de Julianna Dunne, criminelle récidiviste, se faufilant entre les mailles du filet, accumulant privilèges et faveurs, roulant dans la farine à coups de bakchichs et de belles paroles les gardiennes, le personnel et les autres détenues, pour obtenir tout ce qu'elle voulait, tout ce dont elle avait besoin. — Comme si elle était une châtelaine avec une armée de larbins, explosa-t-elle. Elle avait un ordinateur, tu te rends compte ! Dieu sait ce qu'elle a magouillé, quelles informations elle a reçues. — J'ai un peu bousculé sa supérieure hiérarchique. Sur les ordinateurs du bureau, elle pouvait faire autant de transmissions qu'elle le voulait. — On demande un mandat ? — Je m'en suis déjà occupé. On cherche peut-être une aiguille dans une botte de foin, mais on va tout éplucher pour voir si elle n'aurait pas laissé un indice. J'ai aussi parlé à son psy - pardon, son conseiller émotionnel - rec-tifia-t-il, grimaçant comme s'il mordait dans un citron. J'ai eu droit à une dissertation sur le traumatisme subi par Julianna dès sa prime enfance, sa tendance à jouer la comédie - autrement dit, ses activités criminelles -, sa contrition, etc. Et naturellement, les responsables étaient convaincus que sa réhabilitation était une totale réussite, que Dunne reprendrait sa place dans la société et serait utile à la collectivité. — Son conseiller de probation nous chantera probablement la même chanson. On va lui rendre visite, informer la police locale et décamper de Chicago. Eve s'interrompit, inspira à fond pour se calmer, — Tu crois que je déraille, Feeney ? Je regarde cet endroit, et il me semble avoir sous le nez une gigantesque bouse de vache qu'on colle sous les semelles des contribuables. — Figure-toi que j'ai la même impression. — Pourtant, les êtres humains sont capables de changer. Ou on peut les changer. Les prisons ne devraient pas être simplement des dépotoirs. — Elles ne devraient pas non plus être des hôtels quatre étoiles. Bon, partons d'ici, cet établissement me file des boutons. Le conseiller de probation Otto Shultz était gros, nanti de dents pareilles à des touches de piano et affligé d'une calvitie qu'il tentait de dissimuler en ramenant une maigre mèche de cheveux de son oreille gauche jusque sur le sommet de son crâne. À l'évidence, leur visite ne le ravissait pas. Il prétendit être affreusement débordé, essaya de les chasser de son bureau avec la promesse de leur envoyer la copie de tous les rapports et évaluations concernant Julianna Dunne. Eve s'en serait contentée, si elle n'avait pas perçu le malaise de leur interlocuteur, qui suintait par tous les pores de sa peau. — Vous l'avez aidée à sortir, et elle s'est empressée de tuer. Je présume, Otto, que ça vous ennuie un peu. — Écoutez, rétorqua-t-il en extirpant un mouchoir de sa poche pour essuyer sa figure bouffie, j'ai respecté la procédure. Elle a réussi tous les tests, elle n'a jamais enfreint les règlements. Je suis un conseiller de probation, pas un diseur de bonne aventure. — Moi, j'ai toujours cru que la plupart des conseillers étaient d'excellents prévisionnistes. Pas toi, Feeney ? — À force de travailler quotidiennement avec des détenus, d'entendre leurs bobards... Ouais, il me semble qu'un conseiller expérimenté renifle forcément la faille. — Elle a réussi brillamment les tests ! se défendit Otto. — Elle ne serait pas la première à savoir sur quels boutons appuyer. Elle a couché avec vous, Otto ? demanda Eve d'un ton suave. Où donc ? Ici, dans votre bureau ? À moins qu'elle vous ait convaincu de l'emmener chez vous? — M'accuser d'avoir eu des relations sexuelles avec une cliente... vous n'avez pas le droit! — Une cliente, mon Dieu, ces termes politiquement corrects commencent vraiment à me taper sur les nerfs ! Je ne vous accuse pas, enchaîna Eve en se penchant vers lui, je sais que vous l'avez sautée. Je m'en moque éperdument et je ne compte pas en informer vos supérieurs. Elle est diabolique, vous n'avez été qu'un jouet entre ses mains. Vous pouvez vous réjouir qu'elle ne vous ait pas liquidé, qu'elle ait simplement voulu votre aide. — Elle a réussi les tests, répéta-t-il d'une voix chevrotante. Elle ne faisait pas de vagues, il n'y avait rien à lui reprocher. Je... je l'ai crue. Je n'étais pas le seul, alors ne me mettez pas tout sur le dos. Chaque jour, nous voyons ici la lie de la société. D'après la loi, si les ex-détenus respectent les obligations de la libération conditionnelle anticipée, on les relâche. Julianna ne ressemblait pas aux autres. Elle était... différente. — Ouais. Écœurée, Eve se leva. — Elle est effectivement différente. Ils prirent leur première bouffée d'air frais dans une gargote qui empestait le graillon. Dans la salle bondée de flics, Eve et Feeney étaient installés à une petite table, face au lieutenant Frank Boyle et au capitaine Robert Spindler qui mastiquaient des sandwichs à la dinde d'une taille impressionnante. — Julianna... dit Spindler en essuyant ses lèvres barbouillées d'une espèce de mayonnaise. Un visage d'ange, une âme de requin. La créature la plus mauvaise, la plus froide que j'aie jamais rencontrée. — Tu oublies ma première femme, ironisa Boyle. C'est drôle de se retrouver là tous les quatre, comme il y a dix ans. Il avait le type irlandais, la mine joyeuse, tant qu'on ne croisait pas son regard, dur et impénétrable, plutôt intimidant. Eve discerna dans la rougeur de son teint une tendance à abuser de l'alcool, de l'amertume dans les commissures affaissées de sa bouche. -— On a lancé des sondes, poursuivit Spindler, informé les médias, interrogé ses anciens contacts. On n'a rien de nouveau. Rien qui indique qu'elle soit dans le coin. Il s'exprimait avec une autorité toute militaire, que renforçaient sa tenue impeccable et une silhouette athlétique sans une once de graisse. — J'ai témoigné à l'audience de la commission de libération anticipée. Je voulais absolument qu'on la garde à l'ombre, j'avais apporté une tonne de dossiers. J'en ai été pour mes frais. Elle était assise là, une vraie dame, les yeux baissés, les mains jointes, avec une petite larme qui coulait sur sa joue. Si je ne l'avais pas connue, je me serais sans doute laissé aveugler. — Vous avez des renseignements sur une autre détenue, une junkie nommée Lois Loop? — Ça ne me dit rien, répondit Spindler. — C'était l'esclave de Julianna. Quand je l'ai interrogée, elle commençait à perdre les pédales. Elle m'a donné quelques infos, mais elle en a peut-être d'autres. Vous devriez insister. Elle m'a dit que Julianna comptait aller à New York, voir le petit monsieur si gentil. Petitbon, en l'occurrence. Et qu'il y avait le monsieur aux moutons. Vous voyez quelqu'un qui correspondrait au profil de ses victimes et dont le nom évoquerait... des moutons? Boyle et Spindler secouèrent la tête. — On va chercher, promit Spindler. — Elle a aussi parlé du cow-boy et du type de Dallas. — Apparemment, elle envisagerait de faire un tour au Texas pour retrouver son beau-père, commenta Boyle en engloutissant une énorme bouchée de sandwich. A moins que Dallas, ce soit vous et qu'elle compte s'attaquer à votre homme. Eve sentit son estomac se crisper. — Oui, ça m'a traversé l'esprit. On préviendra la police de Dallas. Je me charge de veiller sur mon bonhomme. Loopy a également cité Los Angeles et Denver. Je suis persuadée que, si elle avait le cerveau moins embrumé, d'autres souvenirs lui reviendraient. — J'irai l'interroger, rétorqua Boyle. Si ça ne t'ennuie pas... capitaine, ajouta-t-il en s'adressant à Spindler. — Il adore me rappeler que je suis monté en grade. Malheureusement, on ne peut pas faire grand-chose de plus pour vous. Pour être franc, j'aimerais bien que vous la coinciez à New York. Je ne serais pas de la fête, mais je n'ai aucune envie qu'on nous la renvoie à Dockport. À dix-sept heures, Eve était de retour à New York et décida de rentrer directement à la maison. Elle travaillerait et vérifierait que Connors était en sécurité. Certes, il ne ressemblait pas aux cibles habituelles de Dunne. Il était trop jeune, il n'était pas divorcé. Cependant sa femme avait largement contribué à faire condamner Julianna. Elle était presque arrivée lorsque, impulsivement, elle fit demi-tour et prit la direction du domicile du Dr Mira. Elle se gara sur un emplacement réservé aux livraisons, piqua un sprint jusqu'à la vieille et vénérable demeure. Des fleurs roses et blanches s'épanouissaient dans les potiches en faïence bleu pâle qui flanquaient le perron. Une voisine tirait par sa laisse un grand chien aux longs poils dorés, ornés de rubans rouges, qui salua Eve d'un aboiement amical. De l'autre côté, trois garçonnets couraient comme des fous, chacun nanti d'un cerf-volant fluorescent. Ils déboulèrent sur le trottoir, percutèrent un homme en costume trois-pièces, son communicateur vissé à l'oreille. Au lieu de les enguirlander, il se contenta de rire et, sans interrompre sa conversation, s'engagea dans une allée toute proche. New York et ses multiples facettes, songea Eve. On était ici dans un quartier paisible, habité par la classe supérieure. Vraisemblablement, les gens se connaissaient tous, s'invitaient à dîner, leurs enfants et leurs petits-enfants jouaient ensemble. C'était exactement l'environnement qui convenait au Dr Charlotte Mira. Eve sonna à la porte. Aussitôt, elle s'en mordit les doigts. Pourquoi venait-elle importuner Mira en dehors de ses heures de travail ? Elle avait l'intention de déguerpir, quand la porte s'ouvrit. Elle reconnut le mari de Mira, bien qu'elle l'ait rarement vu. Grand et mince, il était attifé d'un cardigan informe, d'un pantalon fripé. Une crinière poivre et sel, hirsute, encadrait son long visage empreint de cette expression candide qu'ont souvent les savants. Il fumait la pipe et avait mal boutonné son gilet. Il sourit à Eve, fixant sur elle un regard noisette, perplexe. — Bonjour... — Je suis désolée de vous déranger, monsieur Mira, je... — Vous êtes Eve, dit-il d'un ton chaleureux. Je ne vous ai pas reconnue tout de suite, pardon. Mais entrez donc. — Eh bien, je... Il la prit par la main, l'entraîna dans le vestibule. — J'avais oublié que vous deviez venir, je suis un peu distrait. Charlie ! cria-t-il. Eve en eut le sifflet coupé : Mira, si élégante et si raffinée, était surnommée Charlie. — Asseyez-vous. Il me semble que j'étais en train de préparer l'apéritif. Je suis vraiment distrait, ça rend Charlie complètement dingue. Hé, hé... pouffa-t-il. — Je vous dérange. Je m'en vais, je verrai le Dr Mira demain. — Ah oui, le vin est là ! J'étais sûr que j'en avais sorti une bouteille. Otez-moi d'un doute. Est-ce que nous dînons ensemble ? Il lui tenait toujours la main, et elle n'osait pas se libérer, de crainte d'être grossière. De plus, il lui souriait avec tant d'humour, de gentillesse, qu'elle se sentait sur le point de tomber amoureuse. — Non, non, ce n'était pas du tout prévu. Je débarque à l'improviste. — Alors, c'est une très agréable surprise. 8 À cet instant, Mira apparut et Eve eut un nouveau choc en la voyant affublée d'un caleçon noir et d'un tee-shirt blanc trois fois trop grand. Elle avait les pieds nus, les ongles des orteils peints en rose. — Dennis? Qu'est-ce que... Oh, Eve... — Je suis vraiment désolée, je rentrais à la maison et je... Je n'aurais pas dû venir, je vous appellerai demain matin au bureau. Mira la dévisagea. Il était rare qu'Eve soit aussi confuse et troublée. — Vous ne nous dérangez pas le moins du monde. On a du vin, Dennis ? — Du vin ? marmonna-t-il. Ah oui, dit-il, baissant les yeux sur la bouteille qu'il tenait. Je vais chercher un autre verre. — Non, je vous en prie, ce n'est pas la peine. Je ne devrais pas être ici, je vous laisse. — Ne soyez pas sotte, rétorqua Mira avec un sourire. Asseyez-vous. Si vous êtes en service, nous avons des boissons sans alcool. — Non, j'ai fini ma journée, mais... — Parfait. Mira s'approcha de son mari pour lui reboutonner son gilet avec une telle tendresse qu'Eve se sentit encore plus importune que s'ils avaient échangé un baiser passionné. Mira prit un verre dans un cabinet, revint vers Eve et lui posa simplement la main sur l'épaule pour l'obliger à s'asseoir. Eve se retrouva donc confortablement installée dans le salon ravissant de Mira, avec un verre de vin. — Comment se sont passées vos vacances ? demanda la maîtresse de maison. — Bien. Très bien. — Vous avez l'air reposée. — Oui, j'ai fainéanté comme une couleuvre. — Vous en aviez besoin, tous les deux. Connors va bien, lui aussi ? — Oui, oui... Mira but une gorgée, montra son mari d'un signe de tête. — Je discute souvent de mes dossiers avec Dennis mais, si vous préférez, nous pouvons monter dans mon bureau. — Je ne veux pas vous priver de vos moments de détente. Et puis... de toute façon, vous n'avez pas encore eu le temps de vous forger une opinion. — Décontractez-vous, Eve. Vous ne seriez pas venue si ce n'était pas important. Et je suis heureuse que vous ayez pris cette liberté. A une époque, qui n'est pas si lointaine, vous n'en auriez même pas eu l'idée. — J'ai toujours respecté vos compétences, docteur Mira. — Je ne vous parle pas de respect, mais du fait de se sentir suffisamment à l'aise pour ne pas passer par la voie officielle. Vous êtes là à cause de Julianna Dunne. — Le mal peut prendre tous les visages, et souvent il se dissimule sous un masque fort séduisant, déclara Dennis à la cantonade. Soudain, il braqua un regard étonnamment acéré vers Eve. — Vous croyez au diable ? — Oui. — Tant mieux. On ne peut pas le vaincre si on ne croit pas qu'il existe. — Dennis a le don de ramener un problème à ses données essentielles. Cela m'aide énormément. Mira but une autre gorgée de vin, reposa son verre sur une petite table ronde. — Julianna Dunne a été testée de manière exhaustive, évaluée, examinée avant et pendant son procès. Les experts chargés de ce travail ont conclu qu'elle avait subi un traumatisme consécutif aux abus sexuels perpétrés par un membre de sa famille, traumatisme qui avait causé des dégâts sur un plan psychologique et émotionnel. Adulte, elle a choisi des hommes qui représentaient son violeur, et elle s'est vengée sur eux, pour punir à travers eux celui qui avait abusé d'elle. Mira s'interrompit, croisa ses jambes fuselées. — Compte tenu du sang-froid avec lequel elle a exécuté ses meurtres et de l'argent qu'elle en a retiré, la défense n'a pas pu négocier une peine de détention dans un centre psychiatrique ni convaincre les jurés de la totale innocence de l'accusée, sous prétexte que ses facultés mentales seraient diminuées par ce traumatisme. Ils ont cependant réussi à lui éviter l'incarcération à vie. — J'aurais préféré que vous ayez été en charge dès le départ d'élaborer son profil. — Nous y voilà. À mon avis, en me fondant sur les éléments dont nous disposons, les évaluations et les conclusions des experts sont erronées. Les facultés mentales de Julianna Dunne n'étaient nullement diminuées, au sens légal du terme. Elle a joué le jeu de façon remarquable. Ses réponses étaient justes, de même que ses réactions, ses gestes, le ton de sa voix. C'est précisément là qu'elle a commis une erreur que ses interlocuteurs ont négligée. Cette absolue justesse était forcément calculée. Cette femme est une menteuse hors pair — Elle n'a pas été violée à l'adolescence, renchérit Eve. Elle n'est pas obsédée, hantée. Il n'y a pas de douleur, de terreur, de rage en elle. Mira tendit la main, étreignit brièvement celle d'Eve -elle ne pouvait pas évoquer son enfance devant Dennis. — Il faudrait que je la teste personnellement pour en avoir la certitude, mais je pense qu'elle était effectivement consentante. Pour Julianna, le sexe est une arme. L'homme incarne l'ennemi. Je doute qu'elle ait jamais eu d'orgasme. Pour elle, c'est un travail, un moyen de parvenir à ses fins. Elle donne du plaisir par orgueil, mais cela lui inspire du dégoût. — Pourquoi n'est-elle pas devenue homosexuelle ? — Parce qu'elle a plus de respect pour les femmes. Et aussi, j'insiste, parce que le sexe ne l'intéresse pas. Faire du mal, humilier, conquérir et empocher le butin, voilà ce qui lui procure de la jouissance. Soudain, Dennis agita les bras pour attirer l'attention d'Eve. Il était resté tellement immobile et silencieux qu'elle avait oublié sa présence. — Si je puis me permettre... Les hommes ne sont pas pour elle des adversaires, ils sont des victimes. Elle a besoin de victimes pour jouir. — Elle met tout en œuvre pour les prendre dans ses filets, acquiesça Eve. Un prédateur s'y prend de la même façon pour piéger sa proie. Elle devient l'objet de leurs fantasmes, elle change de personnalité comme on change de chemise. Elle choisit de préférence un homme plus âgé, mécontent de son épouse, de sa famille, de sa vie sexuelle. Des cibles qui se laissent facilement éblouir par la beauté, qu'elle n'a pas trop de mal à duper. — Un homme d'un certain âge est évidemment flatté par l'intérêt que lui témoigne une jeune et jolie femme. C'est notre talon d'Achille. — Elle s'est exercée sur son beau-père, enchaîna Eve. Elle l'a séduit, elle a peaufiné son talent. Lors du procès, l'accusation n'a pas couru le risque de le faire témoigner. La défense aurait dû l'appeler à la barre. — Elle ne pouvait pas autoriser ses défenseurs à le faire témoigner sous serment, dit Mira. Il faudrait que vous rencontriez ce monsieur. - — Il est au Texas. À Dallas. Mira fixait sur Eve un regard qui en disait long. — Oui... Vous pouvez aller là-bas? — Je ne sais pas. Je n'en sais rien. Mira effleura le bras de son mari. — Dennis... Il se leva. — Si vous voulez bien m'excuser, mesdames, j'ai quelques petites choses à faire. Charlie, tu avais raison à propos d'Eve, ajouta-t-il en se penchant pour caresser les cheveux bruns de sa femme. Mais tu as toujours raison. J'ai été ravi de vous rencontrer, ma chère Eve. Venez plus souvent. — Vous n'aviez pas à le chasser, déclara Eve quand il eut disparu. Ma visite n'a rien de personnel. — Regardez-moi, Eve, rétorqua Mira en lui prenant la main. Si vous n'êtes pas prête à retourner à Dallas, faites-le convoquer ici. — Je ne suis pas habilitée à convoquer Jake Parker à New York, je n'ai aucun motif valable. — Alors interrogez-le par communicateur ou hologramme. — Je dois être en tête à tête avec lui pour le pousser à me raconter ce qui s'est passé, comment, ce qu'elle a fait, ce qu'elle était. Il refusera de venir ici. D'après les renseignements que j'ai obtenus aujourd'hui, il serait peut-être une des prochaines victimes de Julianna. Je suis obligée d'aller là-bas, et je ne sais pas si j'en ai la force. — Je vous accompagnerai. Eve resta un long moment muette, les yeux écar-quillés. Puis les larmes brouillèrent sa vision. Elle se redressa et se détourna. — Mon Dieu... — Je peux vous aider, Eve. Je le souhaite. Vous m'avez longtemps tenue à distance, vous m'en vouliez, ce n'est plus le cas désormais. — Je ne vous en voulais pas. J'avais peur de vous. Les gens qui me flanquent la frousse me rendent agressive. — Je suis heureuse de ne plus vous flanquer la frousse. — Ça se produit encore quelquefois, murmura Eve en se mouchant d'un revers de main. Je ne suis pas prête... Le passé me revient par fragments, de plus en plus précis. Quand le puzzle sera complet, je me demande ce qui m'arrivera. Bref, je ne suis pas prête... Le jour où je le serai, je ferai appel à vous. D'accord? — Absolument. Eve inspira profondément pour se ressaisir. — Feeney et moi, aujourd'hui, sommes allés à Dockport. Elle se rassit, relata à Mira tout ce qu'elle avait appris. — Vous pensez qu'elle pourrait s'en prendre à Connors. J'aimerais pouvoir vous répondre que votre intuition vous trompe. Eve eut l'impression de recevoir un uppercut au foie. Sa gorge se noua. — Pourtant, il ne correspond pas au profil de ses cibles. — Oui, mais il est votre mari. Dennis a dit que les hommes ne sont pas ses adversaires. C'est exact. Les femmes, quant à elles, sont des rivales, ou bien des compagnes, ou encore des instruments. Son séjour à Dockport, où elle a vécu avec ses congénères, a vraisemblablement accentué cette tendance. Dans l'équipe d'enquêteurs qui ont contribué à sa condamnation, vous étiez la seule femme. La seule à qui elle a désiré parler. Vous l'avez surpassée, ce qui l'a impressionnée. Elle voulait votre respect, et vous le lui avez refusé. Elle a envie d'une revanche, ça paraît logique, non pas seulement parce que vous l'avez arrêtée, mais parce que vous l'avez repoussée. Cela explique pourquoi elle s'est précipitée ici, à New York. — Et pourquoi elle y est toujours. Je le sais. Elle a fait une entorse à son ancien modus operandi. Ce n'est pas le mariage qu'elle cherche. Elle n'essaiera pas de le séduire. Mais si elle vise Connors, elle trouvera le moyen de l'atteindre. Eve bondit sur ses pieds, fourra les mains dans ses poches et se mit à arpenter le salon. — Bon sang, et maintenant vous savez ce qui va se passer ? Je vais rentrer à la maison, raconter tout ça à Connors, lui demander de prendre des mesures supplémentaires pour assurer sa sécurité, proposer de le placer sous la protection de la police. Et lui, il s'esclaffera, répondra qu'il est capable de se protéger tout seul, et on se disputera. Elle soupira. — Il y a un moment qu'on ne s'est pas disputés. Il ne faut pas perdre les bonnes habitudes, je suppose. — Si vous avez peur pour lui, montrez-le-lui. — Je sais bien qu'il est capable de se défendre. N'empêche que je suis inquiète. — Chaque fois que vous quittez la maison avec cette arme sous votre veste, j'imagine que lui aussi s'inquiète pour vous. Que vous vous querelliez ou non, vous parviendrez à résoudre votre conflit. Le mariage, c'est ça. — Si vous voulez mon avis, il y a beaucoup de choses dans le mariage qui sont franchement assommantes. — Oh, sans aucun doute ! — Vous lui avez reboutonné son gilet, murmura Eve. — Pardon ? Stupéfaite d'avoir prononcé ces mots, Eve faillit rougir. — Rien... — Reboutonné... Oh, oui! Mira éclata de rire. — Oui, en effet. Dennis ne prête pas la moindre attention à ses vêtements, ni aux miens d'ailleurs. Quand j'ai une nouvelle toilette, qui me va particulièrement bien selon moi, il ne la remarque même pas. Ça m'exaspère toujours. — Je l'aime beaucoup. — Et moi donc... — Bon, je vous laisse tranquilles, tous les deux. Remerciez-le pour le vin. Je vous suis reconnaissante de m'avoir accordé du temps. — Vous êtes toujours la bienvenue ici. Mira se leva pour escorter Eve jusqu'au vestibule. — Docteur Mira ? — Oui? — Votre mari a dit que vous aviez raison à mon sujet. Qu'est-ce que ça signifie ? — Il voulait dire, je crois, que j'avais raison de vous décrire comme une jeune femme brillante, complexe et courageuse. Voilà, maintenant vous êtes gênée, ajouta la psychiatre en posant un petit baiser sur la joue d'Eve. Allons, rentrez chez vous et bagarrez-vous avec Connors. Elle ne voulait pas se bagarrer. Elle souhaitait que, pour une fois, il s'inclinât. Mais, comme les chances étaient quasiment nulles, elle profita du trajet pour échafauder diverses tactiques. Elle n'avait pas prévu que la maisonnée serait en train de faire la fête. Elle entendit de la musique, des rires, des éclats de voix. Aussitôt, la migraine lui vrilla les tempes à la perspective de devoir affronter des gens. Elle reconnut le rire de Mavis, sa meilleure amie, cependant ça ne la réconforta pas. Elle envisagea de monter sans bruit à l'étage, comme une voleuse, de s'enfermer à double tour dans une pièce. Elle avançait sur la pointe des pieds vers l'escalier, lorsque Summerset surgit dans le hall. — Lieutenant, vous avez des invités. — Je ne suis pas sourde. — Peut-être avez-vous malgré tout des problèmes d'audition puisque, je vous le rappelle, le salon est dans la direction opposée. — Peut-être que je montais me changer. Consciente que cette riposte manquait de vigueur, vu que Summerset se contentait de la regarder, avec sa figure blême en lame de couteau, Eve sentit ses épaules se voûter. — Oh, flûte ! grommela-t-elle et elle pivota pour gagner le salon. — Elle est là ! Mavis se précipita, ravissant tourbillon vêtu de grappes de fleurs rouges disposées aux endroits stratégiques de son anatomie. Ce soir, ses cheveux étaient argentés et fleuris. Elle étreignit Eve, sautillant sur des talons vertigineux également argentés. — Leonardo et moi, on allait au Down & Dirty, on est passés voir si Connors et toi vouliez venir. Et regarde qui on a trouvé ! s'exclama-t-elle en souriant à Phoebe et Sam. Du coup, j'ai appelé Peabody. Elle nous rejoindra là-bas avec McNab. Connors disait que tu rentrerais sans doute tard, mais heureusement tu es là. — J'ai du travail, Mavis. — Danser un peu te fera du bien. Mais d'abord, un remontant. Leonardo, mon petit lapin, où ai-je mis mon verre ? Le bien-aimé de Mavis, qui frôlait les deux mètres, n'avait rien d'un petit lapin. Sur son torse nu, doré, des bretelles de satin rouge, en X, retenaient un ample pantalon chatoyant, plissé de la taille aux extrémités de ses sandales à lanières rouges. De minuscules clous disposés en chevron ornaient le coin de son œil gauche. — Quel plaisir de vous voir, Dallas ! dit-il en se penchant pour l'embrasser timidement. Voilà le verre de Mavis mais, si vous voulez, je vous en sers un autre. — Merci, il vaut mieux que je ne boive pas. Connors ayant baissé le volume de la musique, elle lui lança un regard reconnaissant. — Désolée d'arriver à cette heure-ci. J'ai été retardée. Il s'approcha d'elle, lui donna un baiser. — Tu veux que je me débarrasse d'eux ? lui soufflat-il à l'oreille. Elle faillit accepter, mais ça lui sembla mesquin. — Non, si tu en as envie, on va faire un tour au D & D. Il lui prit doucement le menton. — Tu es préoccupée. — Je tiendrai le coup. — Et tu as la migraine. — Ça passera. Il n était pas impossible, songea-t-elle, qu'une sortie avec des amis le rende plus coopératif. Elle avait le droit de rêver. — Alors, on y va ? demanda Mavis. — D'accord. Laissez-moi juste une minute pour monter régler quelques bricoles. — Attends ! s'écria Mavis. Connors ? On pourrait prendre la limousine ? Ce serait génial de la garer juste devant le D & D. Le Down & Dirty étant une boîte plutôt minable, arriver dans une limousine d'un kilomètre de long pilotée par un chauffeur en uniforme ferait effectivement sensation, pensa Eve. Heureusement que ce véhicule était un véritable blindé. Elle monta à l'étage, retira son holster d'épaule, celui qu'elle portait attaché à la cheville, vérifia que le revolver qu'elle emportait toujours quand elle n'était pas en service était bien chargé. Puis elle passa les doigts dans ses cheveux, pour se recoiffer. Ça suffirait. Elle sortait de la chambre quand elle tomba nez à nez avec Sam, dans le couloir. — Je ne voulais pas vous déranger, dit-il, mais vous avez la migraine. Je peux vous soulager. — Ça va, ce n'est rien. — Je déteste voir quelqu'un souffrir, rétorqua-t-il avec douceur. Ça ne prendra qu'un instant. — J'ai horreur des médicaments. Il lui sourit. — Je vous comprends. Je suis médium, poursuivit-il en s'approchant. Et un peu magnétiseur. C'est là, n'est-ce pas ? Il pointa le doigt vers le milieu du front d'Eve, sans la toucher. — Et vous avez une douleur au nerf optique. Une soirée dans un club bruyant ne fera qu'aggraver la situation. Je ne vous ferai pas mal. La voix de Sam était apaisante, envoûtante. Eve voulut protester, mais il reprit : — Fermez les yeux, décontractez-vous. Pensez à autre chose. Aujourd'hui, vous êtes allée à Chicago. Du bout du doigt, il lui effleura les sourcils. Aussitôt, elle sentit ses paupières s'abaisser. — Oui... à la prison, pour interroger des gens, bre-douilla-telle. — Toute cette violence, cette énergie négative. Pas étonnant que vous ayez la migraine. Les doigts de Sam frôlaient ses paupières closes. De la chaleur. Le murmure de sa voix. Du réconfort. Aucun homme ne lui avait donné ça, hormis Connors. Elle se laissa aller. De toute façon, il était impossible de résister. Elle se demanda, malgré elle, ce que c'était d'avoir un père capable de vous donner de la tendresse au lieu de vous détruire. Sam la soulagea de sa douleur, qu'il prit au creux de sa main. Il la sentit palpiter sourdement dans sa paume, résonner dans sa tête, avant qu'il la laisse se dissiper et s'évanouir. Alors il perçut une autre souffrance, plus aiguë, plus profonde aussi. Il eut un flash. Il pénétra l'esprit d'Eve, ses pensées, ses souvenirs. Une fraction de seconde, puis il brisa le lien et fit barrage à ces images. — Oh là là... balbutia-t-elle. Elle vacilla, comme s'il l'avait brusquement lâchée. Pourtant il ne la tenait pas. Sa migraine s'était envolée pour céder la place à une sensation de calme et de bien-être. — C'est drôlement plus efficace qu'un antalgique, dit-elle en rouvrant les yeux. Il la regardait fixement, très pâle, le visage empreint d'une expression de stupeur et d'affliction. — Je suis désolé, tellement désolé... — Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Ça vous rend malade quand vous faites ça ? Il lui agrippa la main; la sienne, à présent, était glacée. — Eve, je n'ai jamais eu l'intention de... Un être aussi fort que vous, je ne me doutais pas. Pour apaiser la douleur, il est nécessaire de baisser la barrière, un tout petit instant, pour que la lumière accomplisse son œuvre de guérison. Mais je ne suis jamais indiscret, c'est un principe sacré. Elle se raidit. — Indiscret ? Comment ça ? — Je n'ai pas regardé, je vous le jure. Toutes les valeurs auxquelles je crois m'interdisent de plonger dans l'âme d'autrui, à moins d'y être invité. Mais vous vous êtes ouverte, et l'image a surgi avant que je puisse la repousser. Une image de votre enfance. Elle écarquilla les yeux. — Oui, souffla-t-il, je suis vraiment navré. — Vous avez regardé dans ma tête ? — Non, mais j'ai vu. Et, même si je n'en avais pas l'intention, j'ai trahi votre confiance. Brusquement, elle eut l'impression d'être nue. Elle recula. — C'est mon intimité, accusa-t-elle. — Oui, je ne sais que faire pour réparer cet outrage. — Oubliez ce que vous avez vu, dit-elle d'un ton cinglant. Et n'en parlez pas. Jamais. À personne. — Vous avez ma parole d'honneur. Eve, si vous voulez que Phoebe et moi partions d'ici... — Je m'en fiche. Contentez-vous de ne plus regarder dans ma tête. Elle s'éloigna, luttant pour ne pas se mettre à courir, pour se ressaisir avant de redescendre au salon. Maintenant, elle n'avait plus qu'une envie : s'immerger dans l'horrible musique du D & D, s'imbiber de mauvais alcool pour oublier son désespoir, puis sombrer dans un sommeil de plomb. Le sens du devoir l'emporta, elle ne s'enivra qu'à moitié, ce qui, dans l'espace d'une heure, était assez méritoire. Elle évita Sam, s'assit aussi loin de lui que possible durant le trajet en limousine ainsi qu'à la longue table qu'ils avaient réservée au club. Par gentillesse, il eut soin de garder ses distances. Tout cela ne détendit cependant pas Eve. Elle était d'une humeur de dogue. Connors, à qui cela n'avait bien sûr pas échappé, attendit patiemment qu'ils soient rentrés à la maison et qu'ils se retrouvent seuls. — Tu m'expliques ce qui ne va pas ? — J'ai des soucis. — C'est assez fréquent, mais en général cela ne t'incite pas à boire avec la ferme intention de te soûler comme une grive. — Je ne suis pas soûle comme une grive, bredouillat-elle. Pourtant elle titubait et trébucha sur la première marche de l'escalier. — Je suis soûle comme une demi-grive, rectifia-t-elle. Et c'est pas la première fois, na ! — Ça ne t'arrive jamais quand tu as du travail, rétor-qua-t-il en lui prenant le bras pour l'aider à monter. Ou alors, il faut que tu sois bouleversée. — Lâche-moi et arrête de jouer les psys. J'ai ma dose. Connors reconnut la note agressive dans la voix d'Eve. Une bonne bagarre ne le dérangeait pas. De cette manière, il comprendrait plus vite ce qui clochait. — Dans la mesure où tu es ma femme, j'ai légalement le droit, entre autres choses, d'analyser ton psychisme. — Arrête de dire « ma femme » sur ce ton de propriétaire. Tu sais que j'ai horreur de ça. — Oui et c'est justement pour cette raison que, moi, j'adore ça. Que s'est-il passé entre Sam et toi, avant notre départ pour le club ? — Dégage, j'ai du boulot, grommela-t-elle. Il la plaqua contre le mur. — Non, je ne dégage pas. Que s'est-il passé? articulat-il. Je t'écoute, lieutenant. — On s'est envoyés en l'air sur le tapis de la chambre, en vitesse. OK ? — En principe, le sexe ne plonge pas un homme dans un tel désarroi. Et je suis bien placé pour savoir que ça ne te met pas de mauvais poil. Mais on peut vérifier cette théorie. Il glissa une main dans la ceinture d'Eve. Elle pivota, malheureusement ses réflexes étaient émoussés et elle se retrouva coincée contre le mur. — Je ne veux pas qu'on me touche. Tu piges ? De ses deux mains, il lui encadra le visage. — Que s'est-il passé, Eve ? — Il m'a fait des trucs pour ma migraine, crachat-elle. Par la même occasion, il est entré dans... dans ma tête. Quand j'étais gosse... Il a vu. — Oh, Eve... Il 1' etreignit. Elle se débattit, mais il la serra plus fort. — Lâche-moi. Merde ! Je te déteste. — Je vais leur trouver une chambre d'hôtel. Dès ce soir. — Je m'en fiche que tu leur trouves une chambre sur la lune. À présent, elle se cramponnait à lui. — Il l'a pas fait exprès, mais ça change rien. Il est désolé, mais ça change rien non plus. Il sait. — De quoi as-tu honte ? Tu étais une enfant, une petite fille innocente. Combien d'innocents as-tu défendus dans ta vie? Combien en défendras-tu avant de quitter ce monde ? Pourtant, une part de toi s'obstine à refuser ce que tu es, à repousser ceux qui aiment l'enfant que tu as été. — Ça ne concerne que moi. — Tu crains qu'il le raconte partout ? — Non, soupira-t-elle. Non, il m'a donné sa parole d'honneur. Un type comme lui se trancherait la langue plutôt que de trahir sa promesse. N'empêche qu'il sait, et quand il me regarde... — Il voit l'amie de sa fille, une femme extraordinaire. Il voit ce que tu oublies trop souvent de voir dans ton miroir. Le courage incarné. Elle se dégagea. — Décidément, aujourd'hui, tout le monde me bassine avec mon courage. — Alors continue, explique-moi le reste. Quand tu es arrivée, tout à l'heure, tu étais déjà préoccupée. — Ouais... J'ai à te parler, mais d'abord il faut que j'aille vomir. — Puisque le planning est organisé, montons, rétor-qua-t-il en la prenant par la taille. Je te soutiendrai la tête. Elle se vida l'estomac, puis avala sans trop protester la mixture que Connors lui avait préparée. Elle prit ensuite une douche froide, revêtit un tee-shirt, un pantalon ample. Quand elle rejoignit son bureau, où Connors l'attendait, elle se sentait de nouveau en état de fonctionner. Une tasse de café corsé compléta le traitement, après quoi elle relata son expédition à Dockport. — Donc tu penses que je suis « le type de Dallas ». — C'est une hypothèse sérieuse, que j'ai soumise à Mira. Je suis passée chez elle avant de rentrer. Elle est d'accord avec moi. Je suis la seule femme qui ait contribué à la condamnation de Julianna, ce qui fait de moi une adversaire. Du coup, elle vient sur mon territoire, elle tue, pour bien me montrer qu'elle est de retour et prête à en découdre. Si elle t'élimine, elle me bat sur toute la ligne. Quoi qu'il advienne par la suite, elle gagne la guerre. — Une théorie cohérente, intéressante. Il sirotait un cognac. Contrairement au reste du groupe, il n'avait pas bu une goutte d'alcool au D & D. — Je me demande comment elle espère passer entre les mailles de mon système de sécurité, m'approcher d'assez près. — Connors... Il lui sourit. — Oui, Eve. — Arrête, s'il te plaît. Je sais que tu as un système de sécurité formidable, qui coûte une fortune, et tu as un instinct de survie particulièrement affûté, d'accord. Mais elle est très intelligente et vraiment redoutable. — Toi aussi, ce qui implique pour elle un autre problème à résoudre. Comment me tuer, alors que je suis parfaitement protégé, même dans ma vie privée ? — Tu dois prendre des mesures supplémentaires, déclara-t-elle d'un ton sec. On organisera la logistique avec Feeney. Tes bureaux du centre-ville seront surveillés par des policiers qui collaboreront avec tes vigiles. J'aurai besoin de connaître ton emploi du temps détaillé pour placer des hommes dans tous les lieux où tu te rendras. Si tu utilises un moyen de transport quelconque pour quitter New York, il devra être scanné - au départ et au retour. Il se carra confortablement dans son fauteuil, but une autre gorgée de cognac. — Nous savons tous les deux que je ne tolérerai pas d'avoir des flics sur les talons. — Tu préfères que je t'enferme dans la maison ? — Il te faudrait un mandat officiel, et mes avocats en feraient des confettis. Évitons de perdre du temps, épargnons-nous des querelles inutiles. — Tu n'es qu'une sale tête de mule. Tes avocats, je n'en ferai qu'une bouchée et je la recracherai sur tes godasses à mille dollars. — Chiche. Elle bondit sur ses pieds. — Je décroche ce communicateur, j'obtiens l'autorisation de te boucler, dans un endroit que je jugerai approprié, et je te passe les menottes avant d'être absolument certaine que tu ne risques rien. Il se redressa à son tour. — Et moi je donne un coup de fil, je fais bloquer ta fichue autorisation avant même qu'elle soit imprimée. On ne m'enfermera pas, Eve, ni toi ni personne. Je ne me cacherai pas, je ne fuirai pas. Consacre plutôt ton énergie à retrouver cette femme. Moi, je suis assez grand pour m'occuper de moi-même. — Il ne s'agit pas seulement de toi ! Je t'aime, bon sang. — Je t'aime aussi. Il lui posa les mains sur les épaules. — Eve, je ferai attention, je te le promets. Elle recula, se mit à arpenter la pièce. — Je savais que tu ne céderais pas. — Tu penses que je serais arrivé où je suis si, à la moindre menace, je m'étais réfugié dans un terrier? Non, quand il y a un danger, je l'affronte. Et je te signale que je suis plus prudent qu'autrefois. — Je le reconnais, mais... tu laisseras Feeney superviser les choses ? — Je n'y vois pas d'inconvénient. — Je te demande de me donner ton emploi du temps, où tu es, à quelle heure, avec qui. Tu n'auras pas de flics dans les pattes. De toute façon, tu les sèmerais. Mais je me sentirai plus tranquille si je suis informée de tes allées et venues. — Tu auras une copie de mon planning. — Bien... Je dois aller à Dallas, dit-elle très vite, comme si ces mots lui brûlaient la bouche. Il faut que je parle au beau-père de Julianna. Je dois le faire dans les deux prochains jours. Elle ne tardera pas à agir de nouveau. Il pourrait être une cible, lui aussi. Le Texas, le cow-boy. Ou les moutons. Je crois qu'ils ont des moutons là-bas, au Texas, je... Elle bafouillait. Il l'interrompit en lui prenant doucement le bras. — Je t'accompagnerai. Tu n'iras pas là-bas sans moi. — Je pense que j'en serais incapable, murmura-t-elle. 9 Eve passa des heures à calculer des probabilités, à élaborer des listes de noms susceptibles d'avoir un rapport même ténu avec «mouton» et «cow-boy». Tandis que l'ordinateur travaillait, elle relut le dossier Petitbon, dans l'espoir d'avoir loupé quelque chose, un détail qui permettrait de trouver un lien entre la meurtrière et sa victime. Mais tout coïncidait avec le portrait qu'on lui avait brossé : un homme d'âge mûr, gentil, aimé de sa famille et de son entourage, qui avait dirigé une affaire prospère de façon scrupuleusement honnête. Rien n'indiquait non plus que les deux épouses de Petitbon, ses enfants ou leurs conjoints connaissaient ou avaient connu Julianna Dunne. Aucun d'eux n'avait de mobile plausible pour organiser un assassinat. La première et la seconde femme de la victime étaient certes très différentes, cependant elles avaient un point commun : une grande affection pour Walter C. Petitbon. Tout semblait prouver que Julianna l'avait choisi au hasard. Cela signifiait donc qu'identifier sa prochaine cible équivalait à chercher une aiguille dans une meule de foin. Laissant l'ordinateur classer les noms, Eve alla se coucher. À six heures du matin, elle était devant son écran. — Tu vas de nouveau t'épuiser, lieutenant. Elle tourna la tête vers Connors, déjà habillé, impeccable. Elle, en revanche, avait simplement eu le temps de se brosser les dents. — Non, je suis en pleine forme, j'ai dormi cinq heures. Je travaille sur les moutons, ajouta-t-elle, montrant l'écran mural. Tu as une idée du nombre de patronymes qui ont un rapport avec ce bestiau ? — Attends que je réfléchisse. Berger, bergerie, brebis, bélier, agneau, gigot... — Imbécile. Souriant, il s'avança pour lui tendre une tasse de café. — Ce n'est pas forcément un nom, bougonna-t-elle. Ça pourrait être un métier, l'aspect physique. Je me demande si j'ai raison de m'appesantir sur le tuyau que m'a donné cette junkie de malheur. — Il y a une logique là-dedans. Le petit monsieur gentil, Petitbon, les moutons... À mon avis, tu es sur la bonne piste. — Tu parles. Même en sélectionnant les divorcés de cinquante à soixante-cinq ans, sa cible habituelle, j'ai des milliers de noms rien que pour l'agglomération de New York. Même si j'élimine ceux qui ne sont pas assez riches, il m'en reste encore trop. — Quel est ton plan ? — Continuer à travailler sur cette liste, faire des recoupements en partant du principe qu'elle a choisi Petitbon il y a huit ou dix ans. Si sa prochaine victime figurait déjà sur ses tablettes, je cherche les hommes qui avaient une position sociale élevée, à l'époque. Et enfin, je croise les doigts pour que Julianna ne soit pas trop pressée. Elle commanda à l'ordinateur d'établir une nouvelle liste sur ces critères, but une gorgée de café. — Qu'est-ce que tu fais, aujourd'hui ? demanda-t-elle, nonchalante. — Tiens, rétorqua-t-il, extirpant une disquette de sa poche, mon emploi du temps des-cinq prochains jours. S'il y avait des changements, tu en seras informée. — Merci. Elle prit la disquette, le regarda droit dans les yeux. — Connors... je n'aurais pas dû passer mes nerfs sur toi, hier soir, mais c'est tellement pratique. — Ce n'est pas grave. La prochaine fois que tu seras éméchée et de mauvais poil, je te donnerai une fessée. — D'accord. Comme il se penchait pour l'embrasser, elle se recula. — Je ne suis pas encore tout à fait d'aplomb. Je comptais faire un peu d'exercice pendant que l'ordinateur travaille pour moi. — Excellente idée. La prenant par la main, il l'entraîna vers l'ascenseur. — Mais tu es déjà sur ton trente et un. — Ce qui est formidable avec les vêtements, c'est qu'on peut les enlever et les remettre aussi souvent qu'on veut. Regarde... ajouta-t-il en la débarrassant de son sweat-shirt. — On a des invités qui se baladent dans la maison, je te le rappelle. — On fermera la porte à clé, murmura-t-il, emprisonnant dans ses mains douces les seins d'Eve. — Tu trouves toujours la solution... Tandis qu'Eve complétait une très satisfaisante séance « d'exercice » par un plongeon dans la piscine, Henry Mouton évoluait sur le dallage de marbre du cabinet juridique Mouton, Carlston & Fitch. A soixante-deux ans, cet homme à l'allure athlétique et au physique de vedette de cinéma était l'un des avocats les plus en vue de la côte Est. Il respirait l'énergie et la détermination. En trente ans de carrière, il était toujours arrivé au bureau à sept heures tapantes, cinq jours par semaine. Lorsqu'il avait fondé sa propre affaire, vingt-trois ans plus tôt, il n'avait pas modifié ses habitudes. Les self-made men, se plaisait-il à dire, ne ménageaient pas leur peine. Le travail était la clé de voûte de leur existence. Il aimait profondément son métier, il adorait démêler l'écheveau embrouillé de la loi. En ce qui concernait sa vie quotidienne,il observait les mêmes règles que dans ses activités professionnelles. II prenait soin de sa santé, de son corps et de son esprit : il faisait du sport, suivait un régime alimentaire équilibré et s'intéressait à la culture. Deux fois par an, il s'accordait quinze jours de vacances. En février, il partait au soleil ; en août, il choisissait une région riche en musées, galeries d'art et théâtres. La troisième semaine de chaque mois, il séjournait dans sa maison des Hamptons, sur la plage. Certains, notamment ses déux ex-épouses, lui reprochaient d'être psychorigide, mais Henry estimait qu'il était simplement bien organisé. Et, dans la mesure où sa femme actuelle était presque aussi routinière que lui, il ne manquait rien à son bonheur. L'étage principal du cabinet Mouton, Carlston & Fitch était aussi vaste qu'une cathédrale et, à sept heures du matin, plus silencieux qu'un mausolée. Il se dirigea tout droit vers son bureau, véritable nid d'aigle dominant Manhattan. Sur sa table rectangulaire étaient disposés, dans un ordre parfait, un ordinateur-communicateur, des stylos dans un pot, un sous-main en cuir bordeaux ainsi que le portrait de son épouse dans un cadre en argent, le même depuis vingt-quatre ans et qui avait abrité les photos de ses deux précédentes compagnes. Il ouvrit son attaché-case, en retira son bloc-notes et les disquettes qu'il avait emportés chez lui la veille. Tandis que les aérotrams sillonnaient le ciel, derrière lui, Henry rangea sa mallette sur l'étagère, près de la table, à portée de main. Un léger bruit lui fit soudain lever la tête et froncer les sourcils. Une jeune femme brune à la mise soignée s'encadrait dans la porte. — Oui ? Qui êtes-vous ? — Excusez-moi, monsieur Mouton. Je suis Janet Drake, la nouvelle intérimaire. Je vous ai entendu arriver. À cette heure matinale, je pensais être seule dans les bureaux. Julianna joignit les mains à hauteur de sa taille, esquissa un sourire timide. — Je ne voulais pas vous déranger. — Vous aussi, mademoiselle Drake, vous êtes très matinale. — Oui, monsieur. C'est ma première journée ici, je souhaitais me familiariser avec les lieux et organiser mon bureau. J'espère que cela ne vous ennuie pas. — Ici, nous encourageons l'esprit d'initiative. Charmante, songea-t-il. Ambitieuse, et elle s'exprime bien. — Vous désireriez avoir un poste permanent chez nous, mademoiselle Drake ? Les joues de la jeune femme rosirent. — J'en serais ravie, monsieur. Si mes capacités professionnelles le justifient. — Eh bien, à vous de jouer ! — Oui, monsieur. Elle recula, s'immobilisa. — Voudriez-vous une tasse de café ? Il hocha la tête, glissa une disquette dans le lecteur de son ordinateur. — Je le prends léger, sans sucre. Chaussée de souliers confortables dont les semelles ne faisaient aucun bruit, Julianna retourna dans la salle de repos du personnel. Elle avait largement le temps. D'après les renseignements qu'elle avait méticuleusement réunis, le patron du cabinet juridique arrivait trente minutes, voire une heure avant les autres. Cependant il y avait toujours le risque qu'un assistant, un lèche-bottes aux dents longues, ou un droïde de la maintenance, débarque. Il lui fallait exécuter sa besogne et s'en aller au plus vite. Henry lui-même apprécierait certainement son efficacité. Cette idée était si plaisante qu'elle pouffa de rire en versant le poison dans la tasse. — Il y a neuf ans, Heniy, les choses auraient pu se passer autrement, murmura-t-elle en remuant le mélange de café et de cyanure. Dommage, tu n'as pas eu de chance. Je crois qu'être marié avec moi ne t'aurait pas déplu. D'autant que ça n'aurait pas duré. Elle lui apporta la tasse. Il écoutait son ordinateur débiter des textes de jurisprudence. Dans le ciel, un hélicoptère de la sécurité civile régulait le traffic de plus en plus dense. Julianna posa la tasse devant Henry, recula. — Puis-je faire autre chose pour vous, monsieur Mouton? Manifestement perdu dans ses réflexions, il prit son café, but distraitement une gorgée. — Non, je n'ai besoin de rien, mademoiselle... — ... Drake, répondit-elle aimablement. Elle le regarda boire, dardant sur lui des yeux plus froids que la glace. — Eh bien, bonne chance pour votre première journée parmi nous, mademoiselle Drake. Laissez la porte ouverte en sortant. — Bien, monsieur. Elle franchit le seuil, s'arrêta dans le couloir Elle l'entendit tousser, suffoquer. Quand elle revint sur ses pas pour le voir mourir, un masque d'une terrible beauté transfigurait son visage. Quand elle en avait la possibilité, elle aimait voir son œuvre s'accomplir. Il était cramoisi, les yeux exorbités. En se débattant, il avait renversé la tasse, et le reste de café tachait la moquette grise. Il la regarda ; la douleur et l'angoisse saturaient l'atmosphère de la pièce. — Vous avez avalé de travers ?. dit-elle d'un ton pri-mesautier, Il s'écroula sur le sol, elle s'approcha. — Aujourd'hui, Henry, il y a eu un petit changement dans votre sacro-sainte routine. Fascinée, elle contemplait le corps convulsé de sa victime. — Eh oui, vous deviez mourir... Assister au spectacle de la mort, se dire qu'elle frappait par le truchement de votre main... quelle sensation inouïe ! Elle ne comprendrait jamais pourquoi les gens se privaient de cette expérience. Quand ce fut terminé, elle envoya à Henry un baiser mutin, sortit et referma la porte. Dommage que les boutiques ne soient pas encore ouvertes ! songea-t-elle en récupérant son sac et en gagnant l'ascenseur. Elle aurait volontiers fait des folies. Penchée sur le corps inerte de Henry Mouton, Eve s'efforçait de combattre la rage, la frustration et la culpabilité qui la tenaillaient. Se laisser envahir par ces émotions ne servirait qu'à l'entraver. — C'est du Julianna tout craché. Mais comment s'est-elle débrouillée pour entrer ici, déjouer le système de sécurité de l'immeuble et donner à cet homme un café empoisonné ? Cette femme est un caméléon. Elle se fond dans le décor. Elle savait forcément qu'il serait seul. Et moi, pendant ce temps, je cherchais des types qui aient un rapport avec... avec les ovins ! Peabody opina. — Henry Mouton... — Ouais, Loopy l'avait dit. Furieuse, Eve se redressa. — Faites-le emmener à la morgue pour l'autopsie. Il me faut les vidéos de surveillance du bâtiment, les témoins qui l'ont découvert, des informations sur ses proches. — Oui, lieutenant. Dallas... Peabody hésita, puis : — Franchement, vous n'auriez pas pu empêcher ça. — Bien sûr que si. Il suffisait de trouver la bonne clé pour la bonne serrure. Comme je n'ai pas réussi, on n'a plus qu'à se mettre au boulot. Peabody sortit, Eve prit son mémo pour y enregistrer ses notes. — Excusez-moi. Lieutenant Dallas? Elle pivota. Une femme élégante aux cheveux noir jais ondulés et superbement coiffés se tenait sur le seuil. — Je suis dans l'obligation de vous interdire l'accès à cette pièce, déclara Eve. — Oui, je comprends. Je crois savoir que vous êtes chargée de l'enquête. Je suis Olivia Fitch, l'une des associées de Henry, et sa deuxième épouse. Son regard se posa sur la victime, ses lèvres tremblèrent. Elle se raidit, poursuivit d'une voix ferme : — J'espérais que vous seriez en mesure de me dire... quelque chose. — Madame Fitch, y a-t-il un endroit tranquille où nous puissions parler ? — Oui, bien sûr. Mon bureau ? suggéra-t-elle en précédant Eve dans le couloir. J'aimerais avoir un début d'explication à donner au personnel. Pour ma part, j'ai besoin de considérer la situation de façon... à peu près rationnelle. Elle ouvrit la porte d'un autre bureau. Aussi spacieux que celui de Mouton, il donnait à l'est et non au nord. Il était également moins Spartiate. — Je suis navrée, dit Eve, ce doit être difficile pour vous. — Très... Au lieu de s'asseoir à sa table ou de s'installer dans un fauteuil du coin salon, Olivia se campa devant les baies vitrées. — Henry et moi étions divorcés depuis quatre ans... non, cinq ans à présent. Il s'est remarié, ça va être un choc terrible pour Ashley. Sa mort aurait été de toute manière dramatique, mais... un meurtre... Je n'ai jamais connu personne qui ait été assassinée. Elle se retourna. — Ça me glace jusqu'à la moelle des os, souffla-t-elle. — Voyez-vous quelqu'un qui aurait pu souhaiter la disparition de M. Mouton? — Nous sommes avocats, répondit Olivia en haussant les épaules. Nous n'avons pas que des amis. Pourtant... non, honnêtement, je ne vois personne qui aurait pu faire une chose pareille. Henry est un homme exaspérant. À mon avis vivre avec lui est impossible. Il est... il était tellement prévisible, tellement attaché à son train-train, ses manies. On avait parfois envie de le gifler, mais le tuer... — Il est rare que des conjoints divorcés restent associés en affaires. — Ça, c'était typique de Henry. Les larmes brillaient dans les yeux d'Olivia, elle les ravala. — Il était éminemment logique. Pourquoi chambouler l'organisation du cabinet sous prétexte que notre mariage était terminé ? On travaillait très bien ensemble avant, n'est-ce pas ? Donc, on n'a rien changé. De fait, nous nous entendions mieux professionnellement qu'amoureusement. Je ne sais même pas si nous étions amis. Maintenant que j'ai dit ça, je devrais sans doute appeler mon propre avocat. Mais je n'en ai pas l'énergie, soupirat-elle. — Que faisait-il ici à une heure aussi matinale ? — Henry s'asseyait à sa table chaque jour à sept heures, qu'il pleuve ou qu'il vente. On pouvait le critiquer sur certains plans, mais il aimait ce cabinet, son travail, la justice. La voix d'Olivia s erailla. — Zut, balbutia-t-elle, pressant une main sur sa bouche. Zut de zut. — Voulez-vous un verre d'eau ? — Non, je ne suis pas du genre à pleurer. Et moi aussi, j'aime la justice. Je veux que le coupable soit arrêté et châtié. Alors... posez-moi vos questions. Vous pourrez compter sur la coopération de tous les employés de cette firme, sinon ils seront virés sur-le-champ. — Je vous remercie. À cet instant, Peabody reparut. — Vous avez une minute, lieutenant ? — Veuillez m'attendre ici, madame Fitch. Eve sortit dans le couloir, — Alors, qu'est-ce qu'on a ? — Les empreintes de Julianna Dunne dans la salle de repos. Elle était ici, et elle n'a pas pris la peine d'effacer ses traces. J'ai aussi les vidéos de surveillance. — Bien. Trouvez-moi la responsable administrative et envoyez-la-moi quand j'en aurai fini avec Mme Fitch. Eve retourna dans le bureau. — Madame Fitch, connaissez-vous une certaine Julianna Dunne ? — Ce nom me dit quelque chose... Oh, la meurtrière de Walter Petitbon et d'autres. J'ai vu les reportages télévisés. Vous pensez qu'elle... mais pourquoi? Comment aurait-elle pu... ? Elle se laissa lourdement tomber dans un fauteuil. — Avez-vous vu une femme correspondant à sa description dans ces bureaux ou à proximité? s'enquit Eve. — Non, répondit Olivia, le visage dans ses mains. Je n'arrive pas à comprendre. — Elle était ici, dans la salle de repos. Je présume que votre service de maintenance la nettoie tous les soirs ? — Oui, oui. Nous avons une équipe très performante. — Dans ce cas, elle était là ce matin. Puis-je utiliser votre appareil ? demanda Eve, désignant l'ordinateur. — Bien sûr, allez-y. Eve introduisit la vidéo de surveillance du hall dans le lecteur. — Savez-vous à quelle heure les techniciens de surface s'occupent de ce périmètre ? — Ils sont censés faire cet étage entre minuit et deux heures du matin. Eve programma la lecture des images à partir de deux heures, les visionna rapidement, .stoppant quand quelqu'un apparaissait : des employés de nuit à la mine fatiguée, des membres de l'équipe d'entretien, les portiers. À six heures quarante-cinq, une ravissante brune en tailleur élégant faisait son entrée et se dirigeait droit vers la réception. Eve figea cette image, l'agrandit. — Vous reconnaissez cette femme ? Olivia scruta attentivement l'écran. — Non, je ne me souviens pas de l'avoir déjà vue. Mais, vous savez, il y a une quantité de bureaux et de sociétés dans l'immeuble... — Regardez mieux, seulement les traits du visage, oubliez les cheveux. Olivia s'exécuta. — Je connais tout le monde à cet étage, or je ne la... Oh, mais... Mon Dieu, c'est Julianna Dunne, n'est-ce pas ? Je ne l'avais pas reconnue tout de suite. — Oui, pour la plupart des gens, elle serait méconnaissable. À midi, Eve réunissait son équipe dans une salle du Central. — Je résume, attaqua-t-elle. Julianna se fabrique un faux laissez-passer pour accéder aux locaux du cabinet juridique - un jeu d'enfant. Elle le montre au vigile. Il était de service la veille de six heures à midi, et elle a signé le registre à huit heures quarante-trois, sous le nom de Janet Drake, intérimaire. Elle a eu soin de lui offrir un grand sourire ensorceleur et de papoter avec lui, pour qu'il se souvienne d'elle ce matin. Aujourd'hui, elle arrive aux aurores, enchaîna Eve, pointant le doigt vers les images qui défilaient sur l'écran. Elle monte directement à l'étage principal de la firme Mouton, Carlston & Fitch. Huit minutes après, Mouton emprunte le même chemin. Pour les vingt minutes qui suivent, nous ne pouvons que faire des suppositions. Elle arrêta la vidéo. — Les membres du personnel et les associés confirment que Mouton arrivait toujours au bureau à sept heures pile. C'était un routinier, et Julianna a sans aucun doute étudié ses habitudes. D'après le scénario le plus vraisemblable, elle s'est présentée comme une intérimaire, elle a prétendu être impatiente de s'atteler à la tâche. Elle a appuyé sur les points sensibles pour lui - sa firme, son amour du travail, son éthique professionnelle. Elle propose de lui apporter un café, va dans la salle de repos, verse le poison dans la tasse. Elle a dû rester là pour s'assurer qu'il buvait ce café et qu'il était bien mort. Elle aime regarder. À sept heures dix-huit, elle quitte les bureaux. Eve fit de nouveau défiler le film. — Maintenant, elle est rayonnante, commenta-t-elle. Elle jubile. Elle sort par une issue de secours du premier étage pour ne pas s'embêter avec le vigile. Elle pouvait sans difficulté emprunter l'escalier roulant, se retrouver dans la rue et être de retour chez elle pour le petit déjeuner. — Elle a modifié son modus operandi, remarqua Feeney. Elle n'a pas bougé de New York, elle s'en prend à des types qu'elle ne connaissait pas auparavant. Mais certaines habitudes ont la peau dure. Elle continue à cibler la même catégorie d'individus, à changer son aspect physique de façon superficielle. Eve saisit sa tasse de café, par réflexe. — Elle ne s'en ira pas. Mira considère que c'est en partie à cause de moi. Je suis la seule femme qu'elle ait vraiment affrontée. Elle a besoin d'être meilleure que moi, ce qui implique de tuer sur mon territoire pendant que je tourne après ma queue. — Tant mieux, intervint McNab. Ça lui fera encore plus mal, quand vous lui sauterez à la gorge. — Vous êtes bien optimiste, inspecteur. — Oui, lieutenant, rétorqua-t-il avec un sourire aussi étincelant que les trois anneaux qui ornaient son oreille. Normal, elle n'est pas meilleure que vous. — N'empêche que, pour l'instant, j'ai deux victimes qui ne partagent sûrement pas votre opinion. Il faut creuser les données informatiques recueillies à Dockport. Elle a forcément une résidence à New York. Un appartement luxueux, une maison. Elle a peut-être acheté ça quand elle était en prison, ou pris les dispositions nécessaires pour que ce soit entretenu durant cette période. Il y a forcément des traces quelque part. Elle est assez futée pour avoir utilisé son portable personnel, mais elle a peut- être commis des erreurs. Elle cherchait des proies potentielles. Il doit y avoir des traces, répéta Eve. — S'il y en a, on les trouvera, décréta Feeney. — Grouillez-vous. Chacun de vous a une copie du rapport de Mira. Elle estime, et je suis d'accord avec elle, que l'histoire de Julianna, à propos de son beau-père qui aurait abusé d'elle, n'est qu'une fable. Plus on en saura sur elle, plus vite on la coincera. En outre, il pourrait bien être une de ses prochaines victimes. Je partirai pour le Texas dès que possible. — Je vous accompagne, lieutenant ? demanda Peabody. — Non, j'ai besoin de vous ici. « Et je ne peux pas vous emmener à Dallas, se dit-elle. Prendre ce risque, supporter ça, non c'est au-dessus de mes forces. » — Continuez à vous occuper du poison. Elle se le procure quelque part. Vous lirez également dans le rapport de Mira, enchaîna-telle d'une voix ferme, que Connors pourrait être éventuellement une de ses victimes. — Merde, lâcha McNab. Bien que ce commentaire lui aille droit au cœur, Eve poursuivit sur le même ton : — S'il ne correspond pas au profil de ses victimes, il lui permettrait de m'atteindre. Connaître l'identité d'une cible potentielle nous aidera à progresser. J'ai l'emploi du temps de Connors pour les cinq prochains jours, et vous en avez également une copie dans le dossier. Il a refusé d'être placé sous la protection de la police, néanmoins il sera vigilant. Elle revit le corps de Mouton effondré sur la moquette de son bureau. Avant que l'image de Connors dans la même posture n'envahisse son esprit, elle se mordit l'intérieur de la joue. — Il bénéficie d'un système de sécurité remarquable, mais... Elle crispa les poings, articula un abominable juron. — Feeney, j'aimerais que tu supervises ce fameux système de sécurité au siège social de sa compagnie, à la maison, dans ses véhicules, etc. — Connors m'a appelé il y a une heure. Je le vois cet après-midi. — Merci. Bon, maintenant au travail. Je serai dans mon bureau. — Elle est ébranlée, murmura McNab à Peabody, quand Eve fut sortie. Pourtant on ne l'ébranlé pas facilement. — Je vais lui parler. Peabody se rua hors de la salle, scruta le couloir et aperçut Eve sur un escalier roulant, qui descendait. Elle dut courir, écarter quelques personnes à coups de coude pour rattraper Eve. — Accordez-moi une minute, Dallas. — Je n'ai pas le temps de papoter. Il faut que je m'organise en prévision de ce voyage. — Elle ne pourra même pas s'approcher de lui. Peabody agrippa Eve par le bras, pour l'obliger à s'arrêter. — Peut-être que s'il était seul, avec un peu de chance, elle ferait des dégâts. Mais elle s'attaque à vous deux. Elle ne réussira pas. — Il lui suffit de mettre quelques gouttes de poison dans une tasse de café, un verre de vin, ou même un simple verre d'eau ! rétorqua Eve, la gorge nouée par la frustration et l'angoisse. — Non, ça ne suffit pas. Elle est plus qu'ébranlée, songea Peabody, elle est terrorisée. — Elle devra échapper à votre radar personnel et à celui de Connors. Ecoutez-moi... je ne sais pas vraiment d'où il vient, comment il est arrivé là où il est, mais j'imagine que ce n'est pas seulement parce qu'il se débrouille bien. Il est redoutable, voilà. C'est justement ce qui le rend tellement sexy. Eve se détourna, fixa un regard aveugle sur un distributeur de friandises. — Il n'est même pas inquiet, marmonna-t-elle. — Ça ne signifie pas qu'il ne sera pas prudent, il est trop intelligent. — Ouais... je sais. Pour s'occuper les mains, Eve pécha une pièce dans sa poche, la glissa dans la fente de la machine et commanda une barre de chocolat. Toutes nos excuses, cet article n'est actuellement plus disponible. Auriez-vous l'obligeance de faire un autre choix ? — Non, pas de coup de pied ! s'exclama Peabody. Vous allez de nouveau être sanctionnée. Goûtez plutôt ça, c'est délicieux. Avant que son lieutenant ne démolisse la machine récalcitrante, Peabody appuya sur un autre bouton. Vous avez sélectionné «Le régal de l'estomac», constitué de trois couches d'ersatz de chocolat, d'un biscuit feuilleté garni d'un mélange crémeux... D'un geste brusque, Eve rafla la friandise et s'éloigna, tandis que le distributeur énumérait les ingrédients, ainsi que le taux de lipides et de calories. — Je peux vous poser une question à propos de l'affaire Stibbs ? demanda Peabody, accélérant le pas pour rester à la hauteur d'Eve. — Allez-y. — Je crois que je vais la convoquer pour un interrogatoire, mais j'ai pensé que peut-être j'aurais intérêt à la surveiller pendant un jour ou deux pour connaître ses habitudes. À votre avis, il vaut mieux qu'elle me repère? Eve dut fournir un effort considérable pour s'extraire de ses préoccupations. — Hmm... Restez en uniforme, arrangez-vous pour qu'elle vous remarque. Ça la déstabilisera. — Je vais aussi essayer de parler à certaines personnes qui ont témoigné à l'époque, et qui connaissaient les trois acteurs du drame. Si elle l'apprend, ce n'est pas grave ? — Au contraire, ça la tracassera. Quand vous l'amènerez ici, elle sera sur les dents. — Je préfère attendre que vous reveniez du Texas. Au cas où je ferais une boulette. — À votre guise, mais vous ne ferez pas de boulette. Je ne travaille pas avec des abrutis, ajouta Eve en souriant à Peabody. Chacune regagna son bureau. Une fois dans son antre, Eve s'accorda un moment pour se ressaisir, grignota sa friandise et jugea qu'effectivement ça méritait l'appellation de régal de l'estomac. Puis elle composa le numéro du siège social de Connors. — Je sais que tu as une réunion dans cinq minutes, déclara-telle quand elle l'eut en ligne. Je ne comprendrai jamais comment tu supportes, jour après jour, de parler à tous ces gens. — Je suis un être sociable, lieutenant. — Ouais, admettons. Ça serait très compliqué pour toi d'annuler tes réunions prévues pour demain ? — À quoi bon être le maître si on ne peut pas s'organiser à sa guise ? Pourquoi cette question ? — Je veux partir pour Dallas en début de matinée. — D'accord, je m'occupe de tout. — Je suppose qu'on devrait rentrer en fin de journée. Au pire, on passera la nuit là-bas. — Peu importe, Eve. Tu n'es plus seule au monde. Elle opina et, même si ce geste lui paraissait idiot, elle effleura le visage de Connors sur l'écran du communi-cateur. — Toi non plus... murmura-t-elle. 10 Taux de probabilité que Connors soit la prochaine cible : 51,58%... Eve se leva, regarda par la minuscule fenêtre de son bureau. Autrement dit, quasiment une chance sur deux. Ça ne la réconfortait pas vraiment. — Où et quand ? Données insuffisantes pour calculer le... — Ce n'est pas à toi que je posais la question, crétin, grommela-t-elle. Réfléchis, ma vieille. Réfléchis, bon sang. Qu'est-ce qu'elle a dans la tête ? Le coup aurait beaucoup plus d'impact si Julianna s'en prenait à Connors alors qu'Eve se trouvait à proximité. Donc, à leur domicile, ou bien au cours d'une manifestation quelconque ou d'une réception auxquelles ils assisteraient tous les deux. Elle afficha l'emploi du temps de Connors sur l'écran, l'étudia une nouvelle fois. Décidément, elle ne comprenait pas comment un seul homme pouvait avoir autant de réunions, d'affaires à traiter, de discussions et de rencontres en une journée. Mais Connors était comme ça. Et tous ces gens qu'il croisait en vingt-quatre heures... Des associés, des employés, des assistants, des assistants d'assistants, des serveurs. Si performant que fût son système de sécurité, il y avait fatalement une brèche par où s'engouffrer. Et il en était conscient. Comme un tigre a conscience de la présence dans la jungle des autres prédateurs. Si elle se laissait aller à avoir peur pour lui, elle louperait un détail, quelque chose. Elle se rassit, s'efforça de mettre de l'ordre dans ses idées. Dans le passé, Julianna Dunne avait joué les princesses, les mondaines. Un magnifique papillon qui butinait dans les luxuriants jardins des nantis, qui se comportait comme l'égale des riches. Désormais, elle endossait un nouveau rôle : celui de l'employée modèle. C'était habile. Les gens remarquaient rarement ceux qui étaient à leur service, du moins pas vraiment. Elle s'en tiendrait vraisemblablement à ce schéma : serveuse, secrétaire, domestique... Qui que soit sa prochaine victime, Julianna trouverait le moyen de s'introduire dans son bureau ou sa résidence. Son arme de prédilection : le poison. Un poison traditionnel, pour ne pas dire désuet. Mais subtil, élégant. Pourquoi ? Pour ne pas être obligée de se salir les mains et avoir la possibilité de contempler la panique, la souffrance de sa proie. Néanmoins, on ne se procurait pas du cyanure à l'épicerie du coin. Il fallait maintenant chercher où elle se fournissait. Avant, elle avait un petit problème à régler. Elle contacta Charles Monroe. Le séduisant prostitué prit son appel sur son corarau-nicateur portable. Eve entendit l'écho de conversations, un tintement feutré de porcelaine et de cristal. Le visage de son interlocuteur apparut sur l'écran ; il était attablé dans un restaurant de luxe. — Mon cher lieutenant, quelle agréable surprise ! — Vous êtes en galante compagnie ? — Pas encore, ma cliente est en retard, comme d'habitude. Que puis-je faire pour ma justicière préférée? — Vous avez des collègues ou des associés dans la région de Chicago ? — Dallas, quand on exerce le plus vieux métier du monde, on a des amis partout. — Oui, eh bien, il me faut quelqu'un qui accepte d'aller au centre de réhabilitation de Dockport pour une petite séance avec une détenue, à un tarif qui soit dans les moyens de la police. L'expression de Monroe devint brusquement celle d'un homme d'affaires ; il s'empressa de prendre son agenda électronique. — Un homme, une femme ? — La détenue cherche un beau type qui ne risque pas d'avoir une panne, si vous voyez ce que je veux dire. — Dans quel délai vous le faut-il ? — Le plus tôt sera le mieux, d'ici deux semaines maximum. On débloquera le budget pour une séance de deux heures et les frais de transport. — Comme je doute que la police se soucie de la santé sexuelle de cette dame, je suppose qu'il s'agit d'obtenir des informations, voire une coopération pour une enquête en cours. — Supposez ce qui vous chante. Elle est violente, je ne veux pas que vous mettiez un novice sur le coup. Avez-vous un associé dans cette région ? — Pourquoi je ne m'en chargerais pas moi-même ? Je ne suis assurément pas un débutant, et j'ai des dettes envers vous. — Mais non, vous ne me devez rien. — Si... je vous dois Louise, rectifia-t-il et, quand il prononça ce nom, tout son visage s'illumina. Donnez-moi les renseignements dont j'aurai besoin, je vous caserai ça dans mon planning. Cadeau de la maison, lieutenant. Elle hésita. C'était bizarre de lui confier une mission de cette nature, de penser à l'histoire d'amour qu'il vivait avec le Dr Louise Dimatto tout en l'expédiant dans les bras de la carnassière Maria Sanchez. Mais c'était son métier, et puisque cela ne perturbait pas Louise... — Non, non, vous serez rétribué. Je veux que ça apparaisse dans notre budget. Quant à Maria Sanchez... Elle lui expliqua ce qu'il devait savoir sur cette femme. — Je vous remercie beaucoup, Charles. — Vous êtes embarrassée, c'est adorable. Transmettez mon affection à Peabody, et j'embrasserai Louise de votre part. Oh, voilà ma cliente qui arrive ! Il vaudrait mieux que je ne sois pas en train de bavarder avec un flic quand elle atteindra notre table. Certains détails peuvent gâcher un après-midi romantique. Eve opina, amusée. — Prévenez-moi quand vous aurez fixé la date, et si vous avez des difficultés avec le personnel de Dockport. Le directeur est un imbécile. — Je ne l'oublierai pas. A plus tard, mon cher lieutenant. Elle interrompit la communication puis appela la boîte vocale de Nadine Furst et laissa un message bref et concis : — Je vous accorde un entretien en tête à tête dans mon bureau, à seize heures. Si vous êtes en retard, tant pis pour vous. Ensuite, elle alla retrouver Peabody. — Au trot ! lança-t-elle simplement à son assistante. — J'essaie de remonter la piste du cyanure et je me heurte à un mur, déclara Peabody en suivant Eve dans l'ascenseur. On peut se procurer cette substance de façon légale, mais le demandeur est tenu de présenter un document sur lequel figurent ses empreintes. Celles de Dunne sont archivées, donc je devrais trouver. — Et les sources d'approvisionnement clandestines ? — J'ai fait une recherche sur les empoisonnements par le cyanure. C'est beaucoup plus répandu qu'on ne pourrait l'imaginer. Dans la plupart des cas, le fournisseur est connu. Celui de Washington, chez qui Dunne s'approvisionnait avant, était le plus important de la planète. Il est mort. Les autres, ceux qui sont enregistrés, sont du menu fretin et beaucoup d'entre eux sont actuellement derrière les barreaux. Ils ont écopé de courtes peines de prison pour vente de substances illicites. Cependant le poison n'est généralement pour eux qu'un à-côté, ça ne génère pas suffisamment de profit. — Il est possible qu'elle soit passée par un fournisseur patenté, mais essayons plutôt l'autre piste. Eve, qui avait atteint son véhicule dans le parking, s'immobilisa. — En prison, on jacasse énormément, on lui a peut-être refilé un contact. En plus, elle avait accès au monde entier grâce à son ordinateur et tout le temps de chercher. Son fournisseur n'est pas forcément à New York, mais les gens connaissent des gens qui connaissent des gens... Bon, on va faire une petite balade dans les égouts de notre bonne ville. Peabody, ce vaillant soldat, devint blanche comme un linge. — Ô Seigneur... Les entrailles de New York abritaient un autre univers, la cité de la misère et du vice. Certains s'y plongeaient comme un enfant joue à se brûler les ailes. D'autres s'enivraient du parfum de violence, de bestialité, qui imprégnait l'atmosphère comme un relent d'ordures, de déjections. D'autres enfin y perdaient tout bonnement leur âme. Eve laissa sa veste dans la voiture, afin que son hol-ster soit bien visible. Elle avait une autre arme solidement attachée à sa cheville et un poignard glissé dans sa botte. — Tenez, dit-elle en tendant à Peabody un petit pistolet paralysant. Vous savez vous en servir ? Peabody déglutit. — Oui, lieutenant. — Fixez-le à votre ceinture, qu'on le voie bien. Vous continuez votre entraînement de karaté ? — Oui, oui... Je suis capable de me défendre. — En effet, rétorqua Eve avec conviction. Et n'oubliez pas que vous êtes un flic mauvais comme la gale, qui chaque matin boit un bol de sang frais pour se mettre en train. — Je suis mauvaise comme la gale, ânonna Peabody, et je bois du... beurk... — Maintenant, on y va. Elles descendirent des marches crasseuses et, à l'entrée du métro, bifurquèrent pour se faufiler dans un tunnel menant aux souterrains. De ternes lumières rouges et bleues éclairaient un véritable cirque où le sexe, le jeu et autres divertissements du même acabit tenaient la vedette. Eve aperçut un type à quatre pattes, en train de vomir. — Ça va ? lui lança-t-elle. Il ne leva même pas le nez. — Va te faire voir. Sentant des regards sur elle, Eve lui balança un coup de pied qui le fit s'étaler par terre. — Oh non ! dit-elle aimablement. Avant qu'il puisse l'insulter de nouveau, elle extirpa le poignard de sa botte et en appuya la pointe sur le cou mal lavé du malotru. — Je suis un flic, abruti, mais tu as de la chance : aujourd'hui, je n'ai pas envie d'égorger les gens juste pour m'amuser un peu. Où est Mook ? Il avait les yeux rose vif, une haleine pestilentielle. — Je connais pas de Mook. Au risque d'attraper des poux, elle l'agrippa par ses cheveux raides comme des baguettes de tambour. — Tout le monde connaît Mook. Tu veux crever tout de suite ou avoir encore un jour de sursis ? — Je le suis pas à la trace, moi, grimaça-t-il. Peut-être qu'il est au Trou de Satan, qu'est-ce que j'en sais ? — Très bien, tu peux retourner à tes occupations. Elle le lâcha, avec suffisamment de brutalité pour qu'il s'étale de nouveau, puis remit soigneusement son poignard dans sa botte, afin que les badauds tapis dans l'ombre profitent bien du spectacle. — Si quelqu'un ici cherche la bagarre, je suis à sa disposition, déclara-t-elle d'une voix de stentor qui résonna dans le souterrain, couvrant un instant la tapageuse musique de rock qui filtrait sous les portes. En ce qui me concerne, je cherche Mook ! Elle perçut un mouvement dans l'obscurité, sur sa gauche, posa aussitôt la main sur son arme. — Pas d'embrouilles, sinon on cogne, et on se fiche de savoir combien de cadavres atterrissent à la morgue. Pas vrai, officier ? — Au contraire, lieutenant, répondit Peabody en priant pour ne pas bafouiller. On espère bien remplir les frigos d'ici la fin de la semaine et empocher les paris. — Rappelez-moi combien ça nous rapporterait ? — Deux cent trente-cinq dollars et soixante cents. — C'est pas si mal, rétorqua Eve, fouillant les environs d'un regard aussi tranchant qu'une lame. Où est Mook ? Elle attendit quelques secondes. — Au Trou de Satan, marmonna quelqu'un. En pleine séance sadomaso. Eve hocha la tête. — Et comment y arrive-t-on, dans ce charmant paradis? On bougea derrière elle. Elle pivota, prête à bondir, sentit Peabody sur le qui-vive, à côté d'elle. Elle découvrit un individu qu'elle prit d'abord pour un gamin avant de se rendre compte que c'était un nain. Il leur fit signe du doigt. — Dos à dos, ordonna Eve à Peabody. Et elles s'enfoncèrent dans les tunnels suintants d'humidité, chacune protégeant l'autre. Leur guide marchait à toute allure, pareil à un cafard chaussé de souliers dont les semelles claquaient sur les pavés mouillés. Ils passèrent devant des bars, des clubs, des bouges, tournant et virant dans le dédale des souterrains. — Le coup de la morgue, c'était bien trouvé, chuchota Eve. — Merci, répliqua Peabody qui déployait des efforts surhumains pour ne pas éponger la sueur qui lui dégoulinait sur la figure. J'adore improviser. Soudain, le tunnel s'élargit, déboucha dans un espace bourré de matériel vidéo et holographique.Les murs, les portes et les ouvertures du club étaient d'un noir d'encre, que trouaient les lettres de l'enseigne, censées évoquer le feu de l'enfer. Un Satan passablement grotesque, pourvu de cornes, d'une longue queue et d'une fourche, dansait au-dessus des flammes. — Mook est là, déclara le nain d'une voix de basse. Vous le trouverez avec la machine Madame Electra. Ficelé comme un saucisson. Vingt dollars, ça va ? Eve fouilla dans sa poche. — En voilà dix. Dégage. Il eut un sourire qui découvrit des dents grises et pointues. Les dix dollars disparurent, et lui aussi. — On rencontre des gens vraiment intéressants par ici, commenta Peabody d'une voix qui chevrotait. — Ne vous éloignez pas de moi. Le premier qui approche, vous l'assommez. — Vous n'aurez pas besoin de me le dire deux fois. La main crispée sur son arme paralysante, Peabody emboîta le pas à Eve pour pénétrer dans le Trou de Satan.Le bruit y était assourdissant : cris, hurlements, grognements et gémissements émis par une dizaine de machines et de clients, le tout baignant dans une affreuse lumière rouge qui clignotait. Brusquement, Eve fut propulsée dans le passé, dans une chambre glaciale de Dallas. En proie à la nausée, elle entendit les respirations haletantes, les mots odieux qui accompagnent la violence sexuelle. Elle les avait entendus dans cette chambre, là-bas, et avant dans d'autres chambres, trop nombreuses pour qu'elle puisse les compter. Le choc sourd de deux corps. Les coups. Arrête! Rick, arrête! Tu me fais mal! Qui entendait-elle ? Sa mère ? Une des putains qu'il payait quand il n'abusait pas de sa fille ? — Dallas ? Lieutenant ? Eve tressaillit, battit des paupières. Ce n'était pas le moment de laisser son esprit s'égarer, de laisser remonter les souvenirs. — Ne vous éloignez pas, répéta-t-elle, tout en se frayant un chemin parmi les machines. La plupart des clients étaient trop captivés par le fantasme qu'ils assouvissaient pour leur prêter attention. D'autres néanmoins avaient encore suffisamment de réflexes pour repérer des flics. Beaucoup étaient armés mais, dans l'immédiat, ne semblaient pas menaçants. Elles longèrent une sorte de caisson baptisé Fouets et Chaînes, où une femme maigre comme un clou, affublée de lunettes de réalité virtuelle, glapissait de plaisir. Une sueur huileuse inondait son corps squelettique, ses bras et ses jambes emprisonnés par des liens en cuir noir. — Je crois qu'on est au bon endroit. Mais oui, voilà Mook. Lui aussi était enfermé dans un caisson, vêtu d'un string en cuir noir, un collier de chien clouté au cou. Ses muscles impressionnants tressautaient, des plaintes fusaient de sa gorge. Ses cheveux platine, coupés au carré à hauteur des épaules, étaient trempés. Des traces de fouet striaient son dos, preuve qu'il ne se contentait pas toujours de punitions virtuelles. Oubliant momentanément le code de procédure, Eve utilisa son passe pour déverrouiller le caisson. Mook s'arc-boutait, la bouche déformée par un rictus de jouissance. Eve abaissa une manette. — Qu'est-ce que... gémit-il, frissonnant. Maîtresse, pitié. Encore, je vous en supplie. — C'est la Maîtresse Lieutenant qui te cause, articula Eve en lui retirant ses lunettes. Salut, Mook. Tu te souviens de moi ? — C'est un salon privé ! s'insurgea-t-il. — Sans blague ? Et moi qui avais envie d'une petite orgie. Tant pis, ce sera pour la prochaine fois. Amène-toi, trouve-nous un coin où on puisse discuter tranquillement. — J'ai rien à vous dire. Et j'ai des droits! Merde... j'allais jouir. S'il s'était agi d'un autre énergumène, Eve lui aurait volontiers chatouillé les côtes, mais Mook aimait trop ça. — Si tu préfères, je t'embarque, et personne ne te fera mal avant trente-six longues heures. Avoue que ce serait abominablement pénible. Allez, on papote, et ensuite tu rejoins Madame Electra et ses - combien ? - six millions de tortures ? Mazette ! Il ne bougea pas. — Forcez-moi... — Tu veux que je te cogne, Mook ? susurra-t-elle. Non, non... ajouta-t-elle, comme il prenait une mine gourmande. Par contre, si tu m'agaces, je te démolis ta machine. Dans ce bouge, je doute que le personnel de maintenance soit très performant. — Non, pas ça ! couina-t-il. Il appuya prestement, du bout de l'orteil, sur un bouton et se libéra de ses liens. — Pourquoi vous m'embêtez ? — Parce que ça m'amuse. Déniche-nous un autre salon privé, sans joujoux. Il se releva, posa les yeux sur l'arme paralysante de Peabody, esquissa un geste pour s'en emparer. Peabody fut plus rapide et lui envoya une décharge en pleine poitrine. Il poussa un cri, frémit. — Merci... — N'encouragez pas son vice, Peabody. Agrippant Mook par le bras, elle se dirigea vers le box le plus proche, meublé d'une table et de sièges. Il était occupé par deux camés en pleine transaction. Eve brandit son insigne. — Ouste, du balai ! Ils déguerpirent à toute vitesse. Elle s'assit. — Un vrai petit nid. Peabody, veillez à ce qu'on nous fiche la paix. Dis-moi, Mook, qui est dans le trafic de poison, actuellement ? — Je suis pas votre indic, protesta-t-il. — Et j'en suis ravie. N'oublie pas : je peux te boucler tout seul dans une cellule et te pourrir la vie pendant trente-six heures. Le révérend Munch est mort, mon vieux, de même que toute sa bande de joyeux drilles. Sauf toi. — J'ai témoigné. C'est moi qui ai renseigné les fédéraux. — Ouais. Apparemment, le suicide collectif, c'était un peu trop, même pour quelqu'un dans ton genre. Seulement, tu ne leur as jamais dit qui avait fourni le cocktail de cyanure et de curare que le révérend a mélangé à la citronnade pour zigouiller les membres de sa congrégation. — J'étais un tout petit maillon de la chaîne. J'ai dit ce que je savais. — Et les fédéraux s'en sont contentés. Pas moi, figure-toi. Donne-moi un nom, je sors de ton affligeante existence. Garde le silence, tu m'auras sur le dos en permanence. Les jeux sado-maso, terminé. Tu en arriveras à oublier ce que c'est, un orgasme. Allons, Mook, il y a plus de dix ans que la secte s'est immolée. Qu'est-ce que tu en as à faire ? — On m'a enrôlé malgré moi, j'ai subi un lavage de cerveau... — A d'autres ! Qui a fourni le poison ? — Je ne connais pas son nom. On l'appelait simplement le docteur. Je l'ai vu une fois. Un type très maigre. Vieux. — Quelle race ? — Blanc comme un bidet. Je crois qu'il a bu le cocktail, lui aussi. — Vraiment ? Il jeta un regard circulaire. — Écoutez, dit-il à voix basse, La plupart des gens se souviennent pas de ce qui s'est passé à l'époque, ils sont pas au courant. S'ils apprennent que j'appartenais à l'Église de l'au-delà, ils me trouveront bizarre. Eve considéra les individus qui les entouraient. — Oui, je comprends que dans cet environnement on ne peut plus normal, tu ne tiennes pas à paraître bizarre. Accouche, Mook. — Vous payez combien ? Elle abattit un billet de vingt dollars sur la minuscule table. — Merde, Dallas... c'est même pas le prix d'une heure de réalité virtuelle. Vous charriez. — À prendre ou à laisser. Si tu n'en veux pas, on n'est plus copains et on file tout droit au Central. Tu ne reverras pas ta bien-aimée Madame Electra avant trente-six heures minimum. Il faisait presque pitié, avec son air malheureux et son collier de chien. — Pourquoi vous êtes aussi garce ? — Je me pose cette question tous les matins, et je n'ai pas encore de réponse satisfaisante. Il saisit le billet, le glissa dans son string. — Vous oublierez pas que je vous ai aidée, j'espère. — Mook, comment je pourrais t'oublier ? Il s'humecta les lèvres. — Bon, d'accord... Je risque rien, vous êtes sûre? — Certaine. — Eh ben... j'allais tout dire aux fédéraux... — Arrête de tourner autour du pot, gronda-t-elle. — Je tourne pas... je vous explique que j'allais leur donner tous les noms, seulement je l'ai vu dehors, derrière les barricades, à l'église, quand ils ont commencé à évacuer les corps. Un sacré spectacle. Vous étiez là d'ailleurs. — Oui, j'y étais. — Alors... il m'a regardé. Il faisait peur, je vous jure. Un vrai fantôme, blafard. Moi, vous comprenez, j'avais pas envie d'avaler une seule goutte de poison. Lui, il avait pigé que j'avais rancardé les flics au lieu de suivre les autres. Il fallait bien que je me protège, hein ? J'ai pas parlé de lui, c'est tout. — Donc, il est vivant ? — Il l'était à ce moment-là, répondit Mook en haussant ses épaules de déménageur. Après, je l'ai plus revu, et je m'en suis pas plaint. Je le connaissais pas, je vous le jure. Je sais juste une chose : on racontait que c'était un vrai toubib, mais qu'il avait plus le droit d'exercer. On disait qu'il était richissime et complètement cinglé. — Donne-moi un nom. — Je le connais pas, Dallas, ma parole. Les esclaves avaient le droit de parler aux soldats, pas à ceux qui étaient au-dessus. — Il m'en faut plus. — J'en sais pas plus. C'était un vieux dingue. Il avait l'air d'un macchabée. Il venait de temps en temps discuter avec Munch. Quand il vous regardait, vous en aviez froid partout. Voilà, c'est tout. On l'appelait Dr Crève. Voilà, c'est tout. Soyez chic, je veux retrouver ma machine. — File, rétorqua-t-elle en le retenant par le poignet. Si je découvre que tu n'as pas tout dit, je te boucle dans une cellule remplie de coussins moelleux pour que tu n'aies mal nulle part. — Vous êtes vraiment garce, Dallas. — Je te le confirme. — Le révérend Munch et l'Église de l'au-delà... Peabody était tellement impressionnée qu'elle oublia d'embrasser le trottoir lorsqu'elles furent de nouveau dans la rue. — Vous vous êtes occupée de l'affaire ? — De très loin. Ça concernait les fédéraux, la police locale n'était là qu'en renfort. Deux cent cinquante suicidés, à cause d'un monstre qui leur prêchait que la mort était le salut. Ce n'est peut-être pas faux, mais nous sommes tous destinés à mourir, pourquoi précipiter le mouvement ? — On a raconté que certains membres de la secte ne voulaient pas mettre fin à leurs jours. Les fameux soldats les auraient forcés à boire le poison. Et il y avait des enfants. Très jeunes. — Oui, en effet. À l'époque, Eve était encore un flic en uniforme, sorti de l'Académie de police quelques mois auparavant. Les images de cette tragédie ne s'effaceraient jamais de son esprit. — Des gosses et même des bébés. Les mères avaient empoisonné leurs biberons. On a récupéré des vidéos. Munch avait fait filmer la cérémonie. C'est la première et dernière fois que j'ai vu des fédéraux pleurer. Elle secoua la tête, pour chasser ces pénibles souvenirs. — On va commencer par chercher les médecins qui ont perdu leur licence, en remontant de vingt à dix ans en arrière. Mook a dit qu'il était vieux, mettons qu'il avait au moins la soixantaine pendant le règne du révérend Munch. Concentrez-vous sur les hommes de type caucasien qui ont maintenant entre soixante-cinq et quatre-vingts ans. Presque tous les proches de Munch résidaient à New York. Donc on s'en tient au personnel médical de l'État. Eve consulta sa montre. — J'ai un rendez-vous au Central. Allez à la clinique de Canal Street, voyez si Louise connaît quelqu'un qui corresponde à la description de cet individu, ou si elle peut interroger ses confrères et obtenir des infos. Ça nous ferait gagner du temps. Elle s'interrompit. — Rencontrer Louise ne vous ennuie pas ? 174 — Non, du tout, je l'aime bien. Je suis ravie pour Charles et elle. — Tant mieux. Prévenez-moi si vous avez quelque chose, ensuite prenez une heure pour surveiller Maureen Stibbs. — Vraiment ? Merci, lieutenant. — Puisque je suis absente demain, vous aurez plus de liberté, mais l'affaire Dunne est prioritaire. — Évidemment. Encore une chose, Dallas... Je me demandais si mes parents ne vous tapaient pas sur les nerfs. Il me semble que, depuis l'autre soir, mon père et vous... -— Non, non, tout va bien. — De toute façon, ils partiront bientôt. Je suppose que papa a simplement senti votre stress. Même s'il fait barrage, ça ne lui échappe jamais. Sa grande hantise, c'est de s'immiscer dans l'intimité des gens sans en avoir la permission. Enfin bref, conclut Peabody, je prends le métro et je fonce à la clinique. Peut-être qu'on aura un peu de chance avec Louise. — Espérons-le. Eve regagna son bureau cinq minutes avant l'heure fixée pour l'interview. Elle ne fut cependant pas surprise de découvrir Nadine déjà installée dans le fauteuil des visiteurs. Elle retouchait son rouge à lèvres. Son cameraman, debout dans un coin, mastiquait une barre de chocolat. — Où vous avez eu ça ? aboya Eve en fondant sur lui tel un aigle sur un mulot. — Au dis... distributeur, bafouilla-t-il, éberlué. Dans le couloir. Vous en voulez un bout ? Eve avait l'air si féroce qu'il en eut des sueurs froides, d'où elle conclut qu'il n'était pas son voleur de friandises. Elle s'assit, étendit ses longues jambes. — Un de ces jours, grommela-t-elle, quelqu'un ici fera son boulot et vous empêchera d'entrer quand je ne suis pas dans mon bureau. Nadine gloussa. — Bon, si vous avez fini de grogner et de terroriser mon cameraman, de quoi s'agit-il ? — De meurtre. — Naturellement. Petitbon et Mouton. Avant que nous commencions, je précise que j'ai fait quelques recherches : je n'ai trouvé aucun lien entre eux, ni professionnel ni personnel. Je suppose que je ne vous apprends rien. Ils n'évoluaient pas dans le même milieu social. Leurs épouses ne fréquentaient pas les mêmes salons d'esthétique, clubs de gymnastique ou boutiques. Nadine marqua une pause. — Là aussi, je ne vous apprends rien. — Ici, au Central, nous avons quelques moyens d'investigation. — Oui, ce qui m'amène à poser une question : pourquoi m'accordez-vous une interview en tête à tête, alors que je ne vous ai pas encore suppliée à genoux ? — Vous ne suppliez pas, vous manipulez les gens. — Je suis assez habile, certes. Pourquoi, Dallas ? — Je veux l'arrêter, et j'utiliserai tous les instruments dont je dispose. Plus les médias parleront d'elle, plus nous aurons de chances que quelqu'un la reconnaisse. Elle mijote déjà son prochain coup. Je vous le dis en confidence, et je vous interdis de m'interroger là-dessus : elle risque fort de s'attaquer à Connors. — Ô mon Dieu... Mais ça ne colle pas. Il ne correspond pas au profil de ses victimes. Il est trop jeune, trop... marié, si vous voyez ce que je veux dire. — Marié avec moi. Pour elle, c'est peut-être une raison amplement suffisante. Nadine digéra l'information, dévisagea Eve pour qui elle éprouvait une sincère amitié. — OK. Qu'est-ce que je peux faire ? — Vous arranger pour que cette interview soit largement diffusée, que tout le monde la voie. Dunne table sur sa faculté à se fondre dans la masse. Je veux la priver de cet atout. — En réalité, vous voulez la mettre en colère. — Elle a de la glace dans les veines, c'est ce qui la rend redoutable. Si elle se fâche, elle commettra une erreur. — D'accord, rétorqua Nadine en donnant au cameraman le signal de filmer. On allume le feu... 11 — Julianna Dunne incarne l'échec du système, quand il s'agit de repérer et d'isoler un individu qui représente une menace pour la société, déclara Eve d'une voix claire, posée. — Pourtant, intervint Nadine, vous avez foi dans ce système. — Effectivement. Je vous parle en tant que représentante des forces de l'ordre, et je vous affirme que nous réparerons notre erreur. Nous recherchons activement Julianna Dunne, nous ne négligeons aucune piste. Qu'elle soit ou non à New York, Julianna Dunne sera appréhendée et inculpée des meurtres de Walter C. Petitbon et de Henry Mouton. — Pouvez-vous nous préciser quelles pistes vous suivez ? — Il m'est impossible de dévoiler les détails de l'enquête. Nous savons qui elle est et ce qu'elle est. — C'est-à-dire, lieutenant ? — Une tueuse. Elle tue, et elle continuera jusqu'à son arrestation. — Vous qui représentez la population de New York... — Non, j'ai juré de servir et de protéger la population de New York. Je respecterai ma promesse. J'empêcherai Julianna Dunne de nuire. Je me chargerai personnellement de la mettre derrière les barreaux. — Ah oui ? 179 Julianna, tout en brossant ses boucles dorées - sa dernière coiffure -, tira la langue à Eve dont le visage emplissait l'écran de la chambre. — Tu peux crâner, pauvre idiote ! La première fois, tu as eu de la chance, c'est tout. Mais maintenant tu es complètement à côté de la plaque. Je suis là, juste sous ton nez, et tu ne t'en doutes même pas ! Furibonde, elle envoya valser la brosse à cheveux à travers la pièce. — On verra ce que tu diras quand le type que tu as épousé tombera raide mort à tes pieds. On verra si tu continues à crâner quand il rendra l'âme. On verra si tu aimes ça! Concentre-toi sur ces deux vieux bonshommes à la noix, creuse bien la piste : elle ne te mènera nulle part. Cette fois, Dallas, c'est entre toi et moi. Je vais te détruire. L'heure de la vengeance a sonné. Elle pivota, contempla son reflet dans le miroir, ce qui l'apaisa comme toujours. — Tu as quand même raison sur un point, Dallas. Je tue. Et je suis extrêmement douée pour ça. Astucieux, songea Connors alors qu'il regardait l'interview de sa femme. Très astucieux. Répéter le prénom et le nom - Julianna Dunne - afin qu'il s'imprime dans la mémoire des téléspectateurs. Et Nadine avait enfoncé le clou en faisant défiler les divers portraits de la criminelle. L'entretien durait quatre minutes, il était rediffusé toutes les quatre-vingt-dix minutes. On ne risquait pas d'oublier Julianna Dunne. Parallèlement, le nom et le visage d'Eve Dallas seraient gravés au fer rouge dans l'esprit de Julianna Dunne. Eve s'évertuait à attirer l'attention de Dunne sur elle pour préserver un innocent. Même s'il s'agissait de son mari, qui était loin d'être innocent. Ils n'avaient pas fini de se quereller, se dit-il en soupirant. Mais avant, il leur faudrait affronter la ville de Dallas et les souvenirs d'Eve. D'un côté, il était soulagé qu'elle soit décidée à aller là-bas, à se replonger dans ce cauchémar. Ça ne la libérerait peut-être pas totalement, mais il espérait que ça allégerait le fardeau qui l'accablait chaque jour de sa vie. Cependant, d'un autre côté, il aurait voulu qu'elle s'épargne cette épreuve, qu'elle fuie comme elle l'avait fait autrefois. Qu'elle ensevelisse le passé et se tourne résolument vers l'avenir. Mais il était bien placé pour savoir que le passé vous rattrapait toujours, qu'il vous sautait à la gorge tel un chien enragé, de préférence au moment où on se croyait à l'abri. Pour sa part, il s'était acharné à enterrer son passé, en vain. Il le portait en lui ; même ici, dans ce palais empli de chefs-d'œuvre, il flairait encore la puanteur des taudis de Dublin. Son expérience n'était pourtant pas comparable avec celle d'Eve. Lui était simplement issu d'une famille pauvre, lamentable. Avoir faim et peur, il savait ce que c'était. Être roué de coups par des mains qui auraient dû le cajoler, l'étreindre ainsi que les pères étreignent leurs fils, il connaissait. Il avait réussi à se sauver. Enfant déjà, il savait comment s'évader. Avec ses amis, qui n'étaient pas des fréquentations recommandables, et grâce à des activités parfaitement illégales mais très distrayantes... et rentables. Il avait volé, arnaqué, comploté. Et même s'il n'avait jamais donné la mort sans raison valable, il avait aussi tué. Il s'était forgé un nom, il avait bâti une affaire, une compagnie. Un empire. Il avait voyagé, observé. Il avait appris. Le garçon qui vivait d'expédients, qui se fiait à ses doigts agiles de pickpocket et ses jambes véloces, était devenu un homme richissime et puissant. Un homme qui pouvait posséder tout ce qu'il désirait et qui, quand ça l'arrangeait, avait adroitement frôlé la lisière de la loi. Il avait eu des femmes, il s'était épris de certaines. Pourtant il était solitaire. Avant Eve, il ne mesurait pas à quel point il était seul. Elle lui avait permis de se connaître, de plonger au plus profond de son cœur, de son âme. Elle avait eu besoin de plus temps pour parcourir le même chemin, mais elle y était parvenue. Et l'homme qu'il était ainsi que tout son univers en avaient été métamorphosés à jamais. Dans quelques heures, ils partiraient affronter le passé d'Eve. Ensemble. Sa console électronique émit un bip, signalant que les grilles s'ouvraient. Il jeta un regard aux écrans de contrôle, vit la voiture d'Eve. Aussitôt, il alla se poster devant la baie vitrée pour guetter l'arrivée de sa femme. Eve amorçait le premier virage de l'allée menant à la demeure, lorsqu'elle aperçut sous les branches ployées d'un saule pleureur deux silhouettes que dissimulaient les feuilles d'un vert tendre. Elle accéléra aussitôt, dégaina son arme, quand soudain elle reconnut les intrus et comprit ce qu'ils faisaient. Les parents de Peabody s'embrassaient passionnément. Amusée et confuse, elle se hâta de remettre le pistolet dans son holster, détourna les yeux et alla se garer au pied du perron pour deux raisons : Summerset détestait ça, et elle pourrait peut-être feindre de ne pas avoir aperçu les Peabody. Ses espoirs furent vite déçus. Sam et Phoebe la rejoignirent, main dans la main. Elle fourra ses poings dans ses poches. — Comment va ? marmonna-t-elle. — Quelle magnifique journée ! répondit Phoebe. Elle souriait mais, sous son regard pénétrant, Eve éprouva des picotements à la nuque. Délibérément, elle fixa un point au milieu du front de Phoebe. Surtout, ne pas la regarder dans les yeux. — Sam et moi en avons profité, enchaîna Phoebe, repoussant en arrière ses cheveux dont les mèches s'ornaient de petits anneaux d'argent qui tintinnabulèrent mélodieusement. J'ai vu votre interview avec Nadine Furst sur Channel 75. Vous aviez l'air très forte et déterminée. — Je suis déterminée. — Et forte... Connors nous a dit que vous deviez partir demain, tous les deux. — Oui, pour une enquête, rétorqua Eve, gênée, évitant à présent le regard de Sam. — Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire pour vous ici, pendant votre absence ? — Non, merci. A moins que vous croisiez Julianna Dunne et que vous lui passiez les menottes. — Il vaut mieux, je crois, vous laisser cette tâche. Bon, j'ai des plantes qui m'attendent dans la serre. Sam, tu n'as qu'à finir ta promenade avec Eve. Avant qu'ils aient pu réagir, Phoebe s'éclipsait, escortée par le bruissement de sa longue jupe fleurie. — Je suis désolé, déclara aussitôt Sam. Elle sait qu'il y a de la tension entre nous, pourtant je ne lui ai rien raconté. — Bien. — Non, ça ne va pas bien ! Pour la première fois depuis qu'elle le connaissait, Eve entendit une note de colère dans sa voix. — Je vous mets mal à l'aise, je vous perturbe sous votre propre toit. Connors et vous, vous nous avez offert l'hospitalité et j'en ai abusé. Vous êtes arrivée au moment où j'allais essayer de convaincre Phoebe de nous installer à l'hôtel jusqu'à la fin de notre séjour... Il s'interrompit et, comme Eve, fourra ses mains dans ses poches. Il semblait ne plus savoir qu'en faire. Ils demeurèrent ainsi un moment, à contempler la pelouse, les fleurs. Elle n'était pas médium, mais il émanait de Sam une tristesse qui aurait ébranlé un mur de béton. — Non, vous n'avez qu'à rester chez nous. Vous quitterez bientôt New York et, de toute façon, je-ne suis pas beaucoup à la maison. — J'ai des principes auxquels je tiens, murmura-t-il. Certains sont ceux du Free-Age, les autres me sont tout simplement personnels. Chérir sa famille, travailler de son mieux, savourer le temps qui nous est accordé sur cette terre, et s'efforcer de ne nuire à personne. J'ai reçu un don qui implique une responsabilité. Respecter, toujours, l'intimité et la tranquillité d'autrui. Ne jamais utiliser le pouvoir qui m'a été accordé pour mon propre intérêt, par jeu ou pour satisfaire ma curiosité, et surtout pas pour blesser mes semblables. Or c'est ce que j'ai fait. Eve poussa un lourd soupir. — Je comprends les principes, les règles. J'ai construit ma vie là-dessus. Je comprends aussi les erreurs. Je sais que vous ne l'avez pas fait exprès, et que vous vous trancheriez la langue plutôt que de parler. Seulement... je vous connais à peine, c'est difficile de supporter qu'un quasi-étranger me regarde et voie ce... cette monstruosité. — Vous pensez que je vois une monstruosité quand je vous regarde ? Il sortit les mains de ses poches, faillit prendre celles d'Eve, se ravisa. — Vous vous trompez. Je vois des souvenirs pénibles, une horreur qu'aucun enfant ne devrait pouvoir imaginer, encore moins subir. Je ne suis pas un homme violent, par nature et par conviction, mais j'aimerais tenir ce... Il n'acheva pas sa phrase, le visage rouge de fureur, crispant des poings qui, soudain, paraissaient redoutables. — Je voudrais pouvoir faire ce que n'importe quel père voudrait faire. Il se ressaisit, déplia ses doigts. — Quand je vous regarde, je vois une force, un courage, une ténacité qui dépassent tout ce que j'ai connu. Vous êtes l'amie de ma fille, une femme à qui je confie sans hésiter la vie de ma fille. Jç sais que, demain, vous allez retourner là-bas, à Dallas. Connors l'a dit. Je prierai pour vous. Elle le considéra fixement. — Y a-t-il quelqu'un sur cette terre qui soit capable de vous garder rancune ? Il esquissa un sourire timide. — Phoebe y arrive, pendant une heure ou deux. — Alors elle est plus coriace qu'elle n'en a l'air. On oublie tout ça, conclut-elle, et elle lui tendit la main. Quand elle pénétra dans la demeure, Summerset astiquait le pilastre de la rampe d'escalier. Le chat, assis tel un petit bouddha sur la dernière marche, l'observait. Le majordome et le matou décochèrent à Eve un regard torve. — Votre sac de voyage est prêt, lieutenant. Connors m'a signalé que des vêtements de rechange pour une journée suffiraient. — Je vous ai répété cent fois que je sais faire une valise. Je ne veux pas que vous tripotiez mes affaires. Elle enjamba le chat qui l'ignora ostensiblement. Soudain, elle attrapa un bout du chiffon de Summerset. — Hé ! C'est ma chemise ! — Permettez-moi d'être d'un autre avis, riposta-t-il, ravi - il aurait été déçu qu'elle ne s'en aperçoive pas. J'admets que cette chose ait pu passer, voici fort longtemps, pour un article d'habillement, mais c'est désormais un chiffon. Je l'ai trouvé traînant dans votre bureau alors que je mettais de l'ordre, et j'ai daigné le conserver pour le seul usage qu'il mérite. — Rendez-moi ma chemise, espèce de vieux corbeau ! Elle tira sur une manche. Il tira de son côté, tout aussi vigoureusement. — Vous avez de nombreuses chemises parfaitement présentables. — Je veux celle-là ! — C'est un chiffon. Comme ils s'acharnaient, le tissu se déchira bruyamment. — Eh bien, maintenant, j'ai deux chiffons, dit Summerset avec une extrême satisfaction. Grommelant et serrant dans son poing ce qui restait d'une vieille chemise d'uniforme, Eve monta l'escalier. — Ne fouillez plus dans mes tiroirs, sale pervers, sinon je vous bouffe les doigts ! — Et voilà, déclara Summerset au chat. N'est-ce pas rassurant de savoir que le lieutenant va partir pour ce difficile voyage avec un moral d'acier? Elle entra en trombe dans la chambre, lança sa moitié de chemise en direction de l'ascenseur, juste au moment où Connors émergeait de la cabine. Le projectile l'atteignit au menton. — Ma chérie, quel accueil chaleureux ! — Regarde ce que ce salaud a fait de ma chemise ! Connors examina le bout de tissu. — C'était une chemise ? demanda-t-il, glissant un doigt dans un trou. Oh, quel dommage ! Je vous ai entendus, Summerset et toi, échanger quelques mots d'affection comme à l'accoutumée. En vociférant. — Pourquoi lui as-tu demandé de préparer mon sac ? — Je pourrais te répondre : parce que tu es débordée, ce qui est vrai. Mais soyons honnêtes, Eve, tu ne sais pas faire une valise, tu n'emportes jamais ce dont tu vas avoir besoin. — Je te parie qu'il a reniflé mes dessous, grogna-t-elle. Les lèvres de Connors frémirent, il avait du mal à contenir son rire. — J'imagine la scène, et ça me donne des idées. Il s'approcha, prit le visage d'Eve entre ses mains. — Tu t'es réconciliée avec Sam. Je vous ai observés par la fenêtre. — Il se fustigeait tellement que ce n'était pas la peine d'en rajouter, — Tu es une sentimentale. — Garde ça pour toi, mon vieux. — C'est notre petit secret, murmura-t-il en l'embrassant. Crois-moi, aucun téléspectateur qui t'a vue avec Nadine ne soupçonnerait que tu as un cœur. Tu as été formidable, lieutenant. Aussi dure et étincelante qu'un diamant. Mais ne t'illusionne pas, elle ne s'en prendra pas à toi. — Je ne saisis pas ce que tu veux dire. — Oh que si ! Elle haussa les épaules, ébaucha un mouvement pour se dégager. Il resserra son étreinte. — Ça valait le coup d'essayer, marmonna-t-elle. — Ne compte pas jouer les boucliers avec moi, ni maintenant ni jamais. — Et toi, ne me dis pas comment je dois travailler. — D'accord, mais la réciproque est également valable. J'ai une question à te poser, ensuite nous oublierons temporairement ce sujet. J'exige la vérité, Eve. Je verrai dans tes yeux si tu es sincère ou si tu triches. Il ne se vantait pas. Il était plus performant qu'un détecteur de mensonges. — Pose-la, ta question, au lieu de me taper sur les nerfs. — Demain, est-ce que nous allons à Dallas pour m'écar-ter du chemin de Julianna ? — Non, ce n'est pas la raison de ce voyage, même si ça me donne un peu plus de temps, ce qui m'arrange. Ça ne t'ennuierait pas de me lâcher ? Il laissa glisser ses mains sur les épaules d'Eve, le long de ses bras, puis s'écarta. — Feeney pourrait partir là-bas, reprit-elle. Il interrogerait Parker à ma place. D'ailleurs, j'ai failli le lui proposer. J'avais une justification que j'étais prête à me servir à moi-même. Feeney réussirait mieux que moi à faire parler Parker. D'homme à homme. Ce qui est grotesque, parce que dans une relation de flic à témoin, le genre masculin ou féminin n'a strictement aucune importance. Tu es un flic, point à la ligne. Non, en réalité, je cherchais à me dérober. — Il n'y a pas de honte à ça, Eve, si tu n'es pas prête. — Mais je serai prête quand ? rétorqua-t-elle d'un ton amer. Demain, après-demain, dans un an ? Jamais ? Si je laisse ça m'entraver dans mon enquête, comment je réagirai la prochaine fois que je me heurterai à quelque chose qui me fait peur sur un plan personnel ? Je refuse d'être lâche. Alors, je vais faire mon boulot. Ça, c'est la première raison. Deuxième raison : je te mets à l'abri un jour ou deux, et je réfléchis. Pour le reste... j'aviserai quand je serai là-bas. Elle s'engloutit dans le travail. Peabody lui avait transmis une liste de médecins radiés de l'Ordre, correspondant aux quelques critères dont on disposait et résidant à New York. — Tu essaies de trouver un lien entre Julianna et ces cent vingt médecins ? s'enquit Connors. — Je cherche son fournisseur. Je présume qu'un toubib qui a procuré à Munch assez de curare et de cyanure pour liquider tous les fidèles de l'Église de l'au-delà n'hésiterait pas à fournir un tueur psychopathe ou connaîtrait quelqu'un qui a la marchandise. Elle étudiait les données, tandis que Connors, debout derrière elle, lui massait les épaules de ses mains douces, qui avaient le don de détecter la moindre contracture. — Si je le déniche, ce Dr Crève, je le refile aux fédéraux. Ce sera ma B.A. de la décennie. — Pourquoi ne l'ont-ils pas déjà trouvé ? — Mook était le dernier survivant, et avec lui ils n'ont pas appuyé sur le bon bouton au bon moment. Je savais qu'il n'avait pas tout craché, mais eux l'ont cru. À l'époque, je n'avais pas assez d'autorité. Ils se sont contentés de le bousculer un peu, ils auraient dû le menacer de le dorloter, — Cette affaire remonte à dix ans, n'est-ce pas ? — Ouais, je portais encore l'uniforme. — Mon flic adoré était en train d'éclore, murmurat-il en lui posant un baiser sur les cheveux. — D'après Mook, ce soir-là, le toubib n'a pas avalé une goutte de citronnade. Ce qui m'amène à déduire que l'aspect religieux de l'histoire ne l'emballait pas. C'était peut- être donc le suicide - du moment qu'il ne s'agissait pas du sien - qui l'émoustillait. J'ai là trois types qui ont perdu le droit d'exercer parce qu'ils ont expédié des patients dans les bras du Seigneur sans leur consentement. Elle pointa le doigt vers l'écran. — Oscar Lovett, David P. Robinson et Eli Young. Pour l'instant, ce sont mes trois préférés. Je vais demander à Feeney de creuser. Si ça ne colle pas, on examinera la suite de la liste. A ce moment, le communicateur de bureau bourdonna. Connors répondit, machinalement. — Bonjour, Connors, dit Louise Dimatto avec un doux sourire. Je ne vous dérange pas ? — C'est toujours un plaisir de vous voir. Comment allez-vous, Louise ? — Sur un plan personnel, si j'allais mieux, ce serait un péché. Professionnellement, je suis débordée, ce que j'adore. J'espère que Dallas et vous pourrez visiter le dispensaire un de ces jours. Nous avons ouvert trois chambres supplémentaires, et les salles de détente sont terminées. Ce lieu contribue déjà à changer la vie des gens du quartier. — Nous viendrons vous voir, vous pouvez y compter. — Formidable. Dallas est disponible ? J'ai quelques petits renseignements pour elle. — Elle est juste à côté de moi. À bientôt, Louise. Mes amitiés à Charles. — Je les lui transmettrai. Dallas, enchaîna-t-elle dès qu'Eve prit la communication, j'ai peut-être quelque chose pour vous. Je me suis souvenue d'un scandale dont on parlait dans ma famille, lorsque j'étais enfant. On en discutait à voix basse et je n'étais pas censée comprendre, naturellement. Ça concernait un médecin qui avait fait son internat avec mon oncle. Il paraissait irréprochable et, pendant des années, cette façade sans la moindre lézarde l'a parfaitement protégé. Mais il aimait les jeunes femmes, ou plutôt les très jeunes filles dont certaines faisaient partie de sa clientèle. Puis on a découvert qu'il euthanasiait des patients sans leur consentement écrit. — Vous avez son nom ? — Je ne m'en souvenais pas, alors j'ai contacté ma cousine. Je vous prie de ne pas oublier que je vous ai rendu ce service, Dallas, et qu'il m'a coûté cher. Ma chère cousine Mandy est une enquiquineuse de première grandeur. Elle m'a bombardée de questions sur ma vie amoureuse, sociale, et m'a infligé un sermon sous prétexte que je gâche mon talent au dispensaire avec la lie de l'humanité. J'en passe et des meilleures. — Le nom, Louise. Vous rouspéterez après. — Eli Young. Il était chef de service au Kennedy Mémorial, avant d'ouvrir son cabinet. Louise s'interrompit, haussant ses sourcils joliment dessinés. — À en juger par votre expression, je ne vous apprends rien. J'ai perdu mon temps inutilement. — Au contraire, vous m'avez épargné des recherches fastidieuses. Merci. Eve jeta un coup d'œil à Connors. — Euh... figurez-vous qu'aujourd'hui j'ai demandé une faveur à Charles et que... ça me fait un peu bizarre. — La visite à Dockport ? — Ah... il vous en a parlé. — Bien sûr ! rétorqua Louise en riant. Décontractez-vous, Dallas. Au fait, j'ai vu Peabody, elle était superbe. Il y a de l'amour dans l'air. — Ouais, il y a quelque chose, en tout cas, grommela Eve avant de raccrocher. Pourquoi tu ricanes, toi ? dit-elle à Connors. — Parce que certains côtés du sexe, si tu me permets cette expression, continuent à t'embarrasser. — Je ne suis pas «embarrassée», je suis ahurie. Mais ce ne sont pas mes oignons. — L'amour est plus fort que-la raison. Il s'impose à nous, voilà tout. Elle le dévisagea. — Oui, je sais. Bon, je vais rendre visite à cet Eli Young, pour voir ce que ça donné. — Je t'accompagne. Non, lieutenant, ne me sers pas ton sempiternel discours sur les civils qui n'ont pas à se mêler d'une enquête de police. Disons que je serais heureux de faire une balade avec ma femme. La soirée est si belle. Il la prit par les épaules, l'entraînant hors de la pièce. — En outre, si ma mémoire ne me trompe pas, ce méchant docteur habite l'un de mes immeubles. De cette façon, tu n'auras pas de difficultés pour t introduire dans les lieux. Il apparut qu'une fois de plus, Connors n'avait pas tort. Quand le panneau électronique de sécurité informa Eve que le Dr Young n'était pas chez lui, elle leva une main pour empêcher son mari d'intervenir. Puis elle plaqua son insigne contre l'écran de contrôle. — Il n'est pas là ou il refuse les visites ? Nous ne sommes pas autorisés à vous donner cette information. Étant dans l'obligation de préserver la tranquillité de nos résidents, nous pouvons seulement répéter que le Dr Young n 'est pas disponible. Si vous souhaitez laisser un message au Dr Young ou à un autre résident, veuillez sélectionner la touche correspondante dans le menu principal. Nous vous prions, lieutenant Eve Dallas, d'accepter nos excuses. — Tu reconnaîtras que ce système de sécurité est efficace et extrêmement courtois, commenta Connors. — Si je lui collais un mandat sous son pif électronique, il serait peut-être moins poli. Il est conseillé aux personnes qui ne résident pas dans l'immeuble ainsi qu'aux visiteurs importuns de ne pas s'attarder. Si vous ne souhaitez pas laisser, de message, nous devons vous demander de quitter le hall. Dans quarante-cinq secondes, les vigiles seront informés de votre présence. Veuillez nous excuser pour ce désagrément. — Et maintenant, si j'intervenais ? suggéra Connors. Tu sais, lieutenant, à quel point tu m'excites quand tu te fâches contre moi. — Coupe le sifflet à ce machin et arrête de crâner, bougonna-telle. Il se borna à poser sa main sur la plaque d'identification des empreintes digitales, puis composa un code. Bonsoir, Connors. Soyez le bienvenu. En quoi pouvons-nous vous être utiles ? — Nous montons au vingt et unième étage. Libérez les ascenseurs. À vos ordres. Passez une agréable soirée et prévenez-nous si vous avez besoin de quoi que ce soit. — Ça ne te fatigue pas d'avoir toutes ces machines et tous ces gens qui te lèchent les bottes ? marmonna Eve. — Mais non. Pourquoi ? Les portes tapissées de miroirs de l'ascenseur s'ouvrirent sans bruit. — Vingt et unième étage, commanda Connors. Tu sais, Young n'est peut-être pas là, après tout. — On va voir. Ce type pourrait être le fournisseur de Julianna ou connaître la personne qui lui procure le poison. Je ne repartirai pas avant de lui avoir parlé. Ils sortirent de la cabine, longèrent le couloir jusqu'au deuxième appartement sur la droite. Eve appuya sur la sonnette, tint son insigne à hauteur du judas électronique. Le Dr Young est absent et n'a autorisé aucun visiteur à pénétrer chez lui. Pouvons-nous prendre un message ? Sans un mot, Eve pivota et alla sonner à l'appartement d'en face. La porte fut ouverte par une femme vêtue d'une longue robe d'intérieur rouge, un verre plein d'un liquide bleu pâle à la main. Dans ce qui était probablement le salon, on entendait les braillements d'une vidéo. — La police ? Il y a un problème ? — Non, madame. Je suis navrée de vous déranger. Savez-vous où je peux trouver Eli Young? — Le Dr Young ? Marty ! lança-t-elle par-dessus son épaule. La police demande le Dr Young. — La porte d'en face ! répondit une voix de stentor. — Oui, je suis au courant, répondit Eve avec une patience méritoire. Apparemment, il n'est pas là. Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ? — Oh, je crois que ça remonte à plusieurs jours ! La femme but une gorgée de son cocktail. À en juger par son visage enflammé, elle n'en était pas à son premier verre. — Attendez que je réfléchisse... Oui, il est parti. — Il vous a dit où il allait ? — Ah non ! Lui, il ne m'en a pas parlé. C'est sa nièce qui m'a prévenue. — Sa nièce, répéta Eve, sur le qui-vive. — Elle sortait de l'appartement, l'autre jour, et moi je rentrais des courses. Une jeune femme absolument charmante. Elle m'a raconté qu'elle était ravie parce qu'elle partait chez ses parents et que son oncle avait décidé de l'accompagner. Dans l'Ohio ou l'Indiana. À moins que ce ne soit l'Idaho, ajouta-t-elle en buvant une autre gorgée. Elle m'a dit qu'ils resteraient là-bas un certain temps et que, vraiment, elle était enchantée. — À quoi ressemblait-elle ? — Oh, elle est très jolie ! Brune, les cheveux courts, très chic. Eve prit son ordinateur de poche, afficha l'image de Julianna déguisée en Janet Drake. — Vous la reconnaissez ? Son interlocutrice scruta l'écran puis, avec un grand sourire, s'exclama : — Mais oui ! C'est la nièce du Dr Young. Je vous avoue que j'ai été surprise/j'ignorais qu'il avait de la famille. — Merci, rétorqua Eve en rangeant son appareil. Vous arrive-t-il de suivre les informations télévisées, madame ? — Les informations ? Avec Marty, c'est le sport et les thrillers. J'ai de la veine quand il me laisse dix minutes pour regarder les dernières tendances de la mode. — Eh bien, ce soir, vous auriez peut-être intérêt à voir les infos. Merci pour votre aide. Comme la femme la considérait d'un air ébahi, Eve se détourna et saisit son enregistreur, — J'ai la certitude, grâce à un témoin qui l'a formellement reconnue, que la suspecte Julianna Dunne est entrée en contact avec Eli Young dans cet immeuble. Le dénommé Young ne répond pas. Je suis donc tenue de pénétrer dans son domicile pour m'assurer qu'il est en bonne santé et, éventuellement, l'interroger sur ses relations avec Julianna Dunne. Connors, propriétaire du bâtiment, a donné son autorisation. — Ça devrait suffire, dit Connors. Eve s'avança vers la porte du docteur, utilisa son passe officiel pour déverrouiller les serrures. Elle dégaina son pistolet. — Enregistrement, ordonna-t-elle, un subtil avertissement destiné à son mari, au cas où il aurait emporté une arme sans la prévenir. Elle poussa le battant. L'obscurité régnait dans l'appartement. Elle n'eut pas besoin d'allumer la lumière pour sentir la puanteur de la mort. — Seigneur, murmura-t-elle. Il est mort depuis un moment. Reste dans le couloir, tu ne peux rien faire de plus. Lumière ! commanda-t-elle. Les lampes s'allumèrent, révélant un salon luxueux. Des baies vitrées occupaient un mur entier, masquées par des stores. Young gisait sur le divan. Il était revêtu de ce qui avait dû être un peignoir, cependant les fluides corporels avaient tellement imprégné l'étoffe qu'elle se fondait avec la chair. Sur la table basse, il y avait une bouteille de cognac et un verre à vin. Un verre à liqueur était renversé sur le tapis, près des doigts de Young, à présent aussi gonflés que des saucisses. — Tu veux sans doute ton kit de terrain, suggéra Connors. — Ouais. — Tiens, prends ça, dit-il en lui tendant un mouchoir. — Merci. Elle se couvrit la bouche et le nez, resta sur le seuil jusqu'à ce que Connors revienne lui apporter son kit. Elle filma le salon, puis alerta le dispatching. D'abord elle avait couché avec lui. Peut-être étaient-ils amants depuis un certain temps, mais Eve en doutait. Julianna avait simplement eu recours à sa méthode la plus efficace pour distraire un homme, après quoi elle l'avait assassiné avec le poison qu'il lui fournissait. C'était logique, net et sans bavure. Du Julianna tout craché. On la verrait forcément sur les vidéos de surveillance du bâtiment. Avant le meurtre de Petitbon, elle était venue ici au moins une fois acheter de la marchandise. À ce moment-là, elle devait être rousse. Et puis elle était revenue, teinte en brune, pour boucler la boucle. Vraisemblablement, en analysant la mémoire du com-municateur de Young, on trouverait des appels émanant de la victime et de Julianna, mais elle n'avait sans doute pas eu la sottise d'utiliser un appareil personnel. On suivrait néanmoins cette piste, bien sûr, et on tomberait sur des communicateurs publics. Il était mort depuis quatre jours. Elle avait débarqué ici juste après avoir tué, et elle avait remis ça. Le corps n était plus là, à présent, mais l'atmosphère de l'appartement resterait longtemps irrespirable. Même quand on aurait tout désinfecté, un relent impalpable continuerait à flotter dans l'air. -— Lieutenant, dit Peabody en s'approchant, j'ai les vidéos de surveillance. Eve s'en saisit distraitement. — Je les regarderai ce soir, mais j'imagine la scène. Elle est arrivée ici le lendemain du meurtre de Petitbon. Avec sa nouvelle coiffure, en pleine forme. Il lui a ouvert la porte. Ils avaient peut-être une petite transaction à régler. Elle lui a parlé de son dernier exploit. Il était le confident idéal, puisqu'il lui avait vendu le poison et qu'il serait mort avant qu'elle quitte l'appartement. Lui raconter tout l'a amusée. Ensuite, elle s'est employée à le séduire. Eve se dirigea vers la chambre. Les draps du lit avaient été ôtés et envoyés au labo, mais on y avait repéré des traces de sperme. — Elle n'a pas eu de mal à le baratiner. « Je suis tellement excitée, mon cher. Toutes ces années en prison, dans la solitude. J'ai besoin qu'on me caresse. Vous êtes le seul qui puisse savoir ce que j'éprouve. » — Il aurait dû se méfier, murmura Peabody. Surtout lui. — Elle avait les yeux brillants, des mensonges plein la bouche. Il est assez vieux pour être son grand-père, pourtant elle s'offre à lui. Elle est jeune et belle, elle a un corps ferme, lisse. Il les aime encore plus jeunes, mais tant pis. Elle le laisse faire tout ce dont il a envie, prendre tout son temps. Elle s'en fiche, pour elle il est déjà mort. Elle pense au prochain, même en gémissant, en gigotant, en faisant sembler de jouir. Après, elle s'extasie, elle flatte sa vanité. Elle débite les fadaises nécessaires pour qu'il se sente le roi du monde. Elle a mené sa petite enquête sur lui. Eve retourna dans le salon. — Elle sait qu'il aime le cognac. Elle a empoisonné la bouteille pendant qu'il était sous la douche. Peu importe qu'il boive maintenant ou plus tard, mais elle préférerait qu'il le fasse tout de suite, pour profiter du spectacle. Elle l'attire sur le canapé, lui explique qui elle projette de tuer et comment. Elle lui demande un verre de vin. C'est si agréable de parler à quelqu'un. Il lui sert son vin et se verse du cognac. Elle boit la première, tout en bavardant, elle déborde d'énergie et d'enthousiasme. Il boit à son tour, il sourit, elle l'a pleinement satisfait, il se demânde s'il serait capable de recommencer. Quand il sent le poison couler dans sa gorge, c'est trop tard. Il est sidéré, horrifié. Non, pas lui ! Ce n'est pas possible. Pourtant il le voit clairement sur le visage de Julianna. Elle se recoiffe, retouche son maquillage, sort et verrouille l'appartement. Dans le couloir, elle tombe sur la voisine avec qui elle papote gentiment. « Je suis contente, je pars avec tonton Elie pour plusieurs semaines. » — Et elle s'en va, conclut Peabody. — Oui, elle s'en va. Mettez les scellés, Peabody. Je rédige le rapport, et je rentre à la maison. 12 Si le charme des banlieues échappait à Eve, citadine jusqu'à la moelle des os, les grandes plaines texanes lui paraissaient aussi étrangères qu'un paysage lunaire. Il y avait pourtant au Texas de grandes villes tentacu-laires et surpeuplées. Alors pourquoi certains choisissaient-ils de vivre sur ces terres plates, couvertes de prairies qui s'étendaient à l'infini ? L'horizon, ici, n'était coupé que par des routes droites comme des flèches. Eve comprenait qu'on les emprunte pour rejoindre à toute allure la civilisation, les cités et les buildings, mais qu'on les suive pour s'enfoncer dans ce néant qui donnait le vertige la dépassait complètement. — Il n'y a que de l'herbe, des clôtures et des quadrupèdes, dit-elle à Connors, tandis qu'ils suivaient l'une de ces routes. Des quadrupèdes drôlement grands, précisat-elle, comme ils passaient tout près d'un troupeau de chevaux. — Ah, le rodéo... Elle lui lança un regard mauvais, puis se concentra de nouveau sur les animaux, méfiante. — Ce type est plein aux as, reprit-elle, quelque peu rassurée par le vrombissement d'un hélicoptère qui planait au-dessus d'un champ. Il a une affaire qui marche formidablement bien à Dallas. Pourtant il vit ici. Volontairement. Je trouve ça malsain. Éclatant de rire, Connors lui saisit la main et y posa un baiser. — Il faut de tout pour faire un monde. — Ouais, et il y a un tas de dingues. Seigneur, ce sont des vaches ? Non, ce n'est pas normal, des vaches ne peuvent pas être aussi grosses. — Pense aux steaks, ma chérie. — Beurk, ça me donne la chair de poule. Tu es sûr que c'est le bon itinéraire ? On a dû se tromper. On est en plein désert. — Je te signale que nous avons vu plusieurs maisons le long de cette route. — Ah bon ? Je croyais que c'étaient des maisons pour les vaches. Quelle horreur! Je déteste ce pays. Connors baissa les yeux sur l'écran du navigateur de bord. Pour ce voyage, il avait revêtu un jean et un tee-shirt blanc, des lunettes de soleil noires. Une tenue très décontractée qu'il arborait rarement. Néanmoins, il avait toujours l'allure d'un citadin. Un très riche citadin, songea Eve. — Nous y serons dans quelques minutes, déclara-t-il. J'aperçois des traces de civilisation, là-bas. — Où ? rétorqua-t-elle, s'enhardissant à détourner son regard des vaches qui, de fait, ne semblaient pas prêtes à foncer sur leur voiture. Elle vit une cité, des immeubles, des stations-service, des magasins, des restaurants. Elle poussa un soupir de soulagement. — Ah, tant mieux ! — Nous ne traversons pas la ville, nous tournons ici, expliqua-t-il en bifurquant sur une petite route. —- Ces clôtures ne me paraissent pas très solides. — Ne t'inquiète pas, si ces monstres se ruent sur nous, ils ne nous rattraperont pas. — Je suppose que tu te crois drôle. Heureusement, il y avait d'autres véhicules devant eux. Des camions, des remorques, de puissantes Jeep à plateforme. Enfin, apparurent des granges, des hangars, des étables, des silos. On aurait dit un tableau, avec le vert des prairies, le jaune des blés, le rouge éclatant et le blanc cru des bâtiments. — Qu'est-ce qu'il fabrique, ce type ? demanda-t-elle, désignant un point sur sa gauche. — Il monte à cheval. — Oui, je vois bien, mais pourquoi ? — Je l'ignore. Sans doute parce qu'il en a envie. — Qu'est-ce que je te disais ? s'exclama-t-elle en lui assenant une tape sur l'épaule. Ces gens sont tous cinglés. Ils arrivaient au ranch. De plain-pied, il était immense. Certaines parties étaient peintes en blanc, d'autres construites en pierre, et d'autres tout en verre. Eve frémit à l'idée de contempler à travers ces vitres le paysage sans limites. Elle avisa des chevaux dans des enclos, mais aussi des hommes, ce qui la rassura, même s'ils étaient tous affublés de chapeaux de cow-boy. Il y avait une piste d'atterrissage pour les hélicoptères, ainsi que des machines inconnues, probablement destinées aux travaux agricoles. Ils franchirent l'entrée du domaine, flanquée de deux énormes piliers de pierre surmontés de chevaux cabrés. — Bon, il est informé de notre visite, qui ne l'enchante pas. Il sera sans doute sur la défensive, voire franchement hostile. Mais il est assez futé pour comprendre que je peux lui compliquer la vie, exhumer le passé et faire pression sur la police locale. Il ne veut pas que toutes ces saletés remontent à la surface. Le rencontrer sur son territoire lui donnera l'impression de mieux contrôler la situation. — Et combien de temps le laisseras-tu s'illusionner? — On verra bien. Elle sortit de la voiture et eut le souffle coupé. Il faisait une chaleur de four, très différente de celle qui régnait à New York l'été, quand la ville se transformait en bain turc. Ici, l'air sentait l'herbe et... mais oui, le fumier. — C'est quoi, ce bruit ? demanda-t-elle à Connors. — Je n'en suis pas sûr, mais il me semble que ce sont des poules. — Bonté divine, des poules ! Si tu me dis de penser aux omelettes, je t'assomme. — D'accord, je me tais. Il la suivit dans l'allée. Il la connaissait suffisamment bien pour savoir que critiquer le décor la distrayait de ses angoisses. Elle n'avait pas évoqué Dallas, ni ce qu'elle avait l'intention d'y faire. La porte large de quatre mètres était couronnée par des cornes blanchies d'un bovin quelconque. Connors les observa, tandis qu'Eve appuyait sur la sonnette, se demandant quel genre de personnage pouvait apprécier d'avoir sur sa façade les vestiges d'un animal mort. Un instant après, l'incarnation de l'Ouest américain d'antan ouvrait la porte. Il était aussi tanné que du vieux cuir, aussi grand et imposant qu'une montagne. Il portait des bottes poussiéreuses, aux bouts pointus, une chemise fanée à carreaux rouges et blancs, un jean bleu sombre qui paraissait assez raide pour tenir debout tout seul. Ses cheveux poivre et sel, coiffés en arrière, dégageaient une figure rubiconde, taillée à coups de serpe et sillonnée de rides. — Vous êtes les flics de la ville ? demanda-t-il d'une voix rocailleuse. — Lieutenant Dallas, répondit Eve en présentant son insigne. Voici mon assistant... — Je vous connais, coupa-t-il, pointant un doigt épais vers Connors. Vous êtes Connors, pas un flic. — Effectivement, mais j'ai le bonheur d'en avoir épousé un. — Ouais... Je la reconnais, elle aussi. L'as de la police new-yorkaise. Il parut sur le point de cracher avec mépris, se domina. — Jake T. Parker. Je n'ai pas à vous parler, En fait, mes avocats me l'ont déconseillé. — En effet, monsieur Parker, la loi ne vous l'impose pas. Mais je peux demander un mandat, et je ne doute pas que vos avocats vous aient également déconseillé d'aller jusque-là. Il glissa les pouces dans son ceinturon en cuir craquelé. — Vous ne l'auriez pas tout de suite, ce mandat, pas vrai? — Ça ne prendrait pas longtemps, monsieur. Mais combien d'hommes Julianna peut-elle encore tuer pendant que vos conseillers ergotent ? À votre avis ? — Je n'ai rien à voir avec elle depuis plus de dix ans. Ici, j'ai trouvé la paix, et je ne veux pas qu'une bonne femme de la police new-yorkaise vienne me balancer toute cette boue à la figure. — Je ne suis pas là pour ça, monsieur Parker. Je ne vous juge pas. Je suis venue ici dans l'espoir que vous pourriez me donner une information qui m'aiderait à empêcher Julianna de faire d'autres victimes. D'ailleurs, vous pourriez être une de ses prochaines victimes. — De la merde ! Excusez-moi, grommela-t-il. Cette fille n'est plus qu'un fantôme pour moi, et réciproquement. Eve prit des clichés dans son sac. — Voici Walter Petitbon. Lui aussi n'était rien pour elle. Et voilà Henry Mouton. Ces hommes avaient une famille, une vie. Elle a tout détruit. Il regarda les photos, détourna les yeux. — On n'aurait jamais dû la laisser sortir de prison. — Sur ce point, nous sommes d'accord. J'ai contribué à son arrestation, à l'époque. Je vous demande de m'ai-der à la remettre derrière les barreaux. — Je me suis rebâti une existence. Il m'a fallu longtemps pour être capable de me regarder dans ma glace, le matin au réveil. Il saisit un Stetson marron, accroché à une patère, s'en coiffa. Puis il franchit la porte et la referma derrière lui. — Je refuse qu'on prononce son nom sous mon toit. Je ne suis pas très hospitalier, je le regrette, mais je ne veux pas souiller ma maison. On discutera dehors. De toute façon, il faut que j'aille voir les bêtes. Eve acquiesça et chaussa ses lunettes de soleil. La lumière était aveuglante. — Avez-vous eu le moindre contact avec elle ? — Aucun depuis qu'elle a fichu le camp le jour de ses dix-huit ans. Le jour où elle avait raconté à sa mère ce qui se passait et où elle m'a ri au nez. — Savez-vous si sa mère a eu des nouvelles ? — Je l'ignore. Kara m'a quitté et je ne l'ai plus jamais revue. Il paraît qu'elle travaillerait dans une exploitation agricole quelque part dans la galaxie. Le plus loin possible de moi. Eve avait retrouvé la trace de Kara Dunne Parker Rowan, remariée depuis quatre ans et qui refusait de parler de sa fille. Durant leur bref entretien, elle avait déclaré à Eve qu'à ses yeux, sa fille était morte. Sans doute Julianna avait-elle la même attitude envers la femme qui l'avait mise au monde. — Avez-vous violé Julianna, monsieur Parker ? Tous ses muscles faciaux se crispèrent, sa peau se tendit sur ses os comme un cuir usé qu'on étire. — Vous me demandez si je l'ai forcée? Non. Et j'ai amplement expié ma faute, lieutenant. Il s'immobilisa, s'appuya au piquet d'une clôture, contemplant ses employés et ses chevaux. — Au début, je l'accusais de tout. Il m'a fallu longtemps pour endosser ma part de responsabilité. Elle avait quinze ans, en tout cas d'après son acte de naissance. Un homme qui a passé la cinquantaine n'a pas le droit de toucher une gamine. Un homme marié avec une gentille femme n'a pas le droit de toucher la fille de son épouse. Il n'a aucune excuse. — Pourtant vous l'avez fait. — Oui. Il redressa son dos massif, comme quelqu'un qui porte un lourd fardeau. — Je vais vous expliquer, mais avant je tiens à dire que j'ai péché et que je reconnais ma culpabilité. — D'accord, monsieur Parker. Je vous écoute. — Elle se promenait dans la maison à moitié nue. Elle se pelotonnait sur mes genoux, elle m'appelait «papa», seulement elle avait une manière de le susurrer... ça n'avait rien de filial, je vous prie de le croire. Il grinça des dents, détourna les yeux pour contempler fixement ses terres. — Son vrai père était un misogyne, mais il idolâtrait cette gamine. C'est sa mère qui me l'a dit. Avec lui, elle avait toujours raison et, quand elle faisait une bêtise, il engueulait la mère. J'aimais ma femme. J'aimais mon épouse. Il se remit à marcher. — C'était quelqu'un de bien. Solide, calme, pieuse. Elle n'avait qu'un point faible : sa gamine. Cette fille avait le don de rendre les gens aveugles. — Elle était provocante avec vous ? — Putain... Excusez-moi. Quinze ans, et elle savait mener un bonhomme par le bout du nez, obtenir tout ce qu'elle voulait. Elle faisait vibrer en moi quelque chose qui n'aurait pas dû vibrer. J'ai commencé à penser à elle, à la regarder d'une façon qui me conduisait droit en enfer. C'était plus fort que moi. Pourtant à ce moment-là, je ne voulais pas. Je sais où est le mal, lieutenant, et où est le bien. Je sais où est la frontière entre les deux. — Et vous l'avez franchie. — Oui. Un soir, pendant que sa mère assistait à une réunion d'un club quelconque, elle m'a rejoint dans mon bureau, elle s'est assise sur mes genoux. Je n'entrerai pas dans les détails, je tiens simplement à dire que je ne l'ai pas forcée. Elle était absolument consentante, mais j'ai franchi cette frontière au-delà de laquelle un homme ne peut plus revenir en arrière. — Vous aviez une relation intime avec elle. — Oui. Ce soir-là, et ensuite pendant près de trois ans, chaque fois que ça m'était possible. Elle nous facilitait les choses. Elle persuadait sa mère de sortir avec ses amies, de s'offrir des week-ends de shopping ici ou là. Et moi, je couchais avec ma belle-fille dans le lit conjugal. Dieu m'en est témoin, j'en étais amoureux comme un pauvre fou ! Je croyais qu'elle partageait mes sentiments. Il secoua la tête d'un air accablé. — Un homme de mon âge... être aussi naïf. Je lui donnais de l'argent. Je ne sais même plus combien. Je lui achetais des voitures, des vêtements, tout ce qu'elle demandait. Je me répétais qu'on allait s'enfuir ensemble. Dès qu'elle serait majeure, je quitterais sa mère et on partirait où elle le souhaiterait. J'étais un imbécile. J'ai appris à vivre avec cette idée. Assumer les péchés que j'ai commis a été beaucoup plus dur, Pourquoi n'avait-il pas témoigné lors du procès de Julianna et parlé aussi franchement? songea Eve. Il aurait pu changer le cours des événements. — Après son arrestation, au tribunal, elle a affirmé que vous l'aviez violée, et le verdict des jurés a été moins sévère. Vous n'avez même pas essayé de rétablir la vérité, de vous défendre. — Effectivement. Lieutenant, avez-vous déjà fait quelque chose dont vous ayez tellement honte que ça vous tord le ventre, que vous crevez de peur ? Elle pensa à Dallas, à son terrible passé tapi dans l'ombre de cette ville. — Je connais la peur, monsieur Parker. — Eh bien, moi, j'avais peur d'elle, de ce que j'étais devenu avec elle. Si j'avais expliqué ce qui s'était réellement passé, j'aurais quand même été un homme adulte qui avait commis l'adultère avec la fille mineure de sa femme. À l'époque du procès, j'avais commencé à consulter un psychiatre, pour essayer d'assumer ma responsabilité. Je ne pouvais rien pour les hommes qu'elle avait tués. De toute façon, c'était sa parole contre la mienne. À la place des jurés, je l'aurais crue. — Avait-elle des tendances à la violence quand elle vivait avec vous ? Il eut un rire bref, amer, — Je la comparerais à une mèche de fouet. Ça vous cingle, ça vous entaille la chair. Aujourd'hui, il m'est infiniment plus facile d'être lucide à son sujet. Elle est froide, elle a de la glace dans les veines. Elle m'a haï dès que j'ai commencé à fréquenter sa mère. Maintenant, j'en suis conscient. Elle m'a voué une haine farouche parce que j'étais un homme susceptible d'avoir du pouvoir sur elle. Alors elle a manœuvré pour avoir tout le pouvoir. Ensuite elle m'a humilié parce que j'étais faible, et elle a humilié sa mère pour la seule raison que cette femme m'aimait. Elle a quitté notre maison et nous a laissés anéantis. Elle avait atteint son but. — Vous avez reconstruit votre vie, rétorqua Eve. Elle le sait. Elle est en train de régler de vieux comptes, monsieur Parker. Il est probable que vous soyez concerné. — Vous pensez qu'elle va s'en prendre à moi ? — Oui, je le crains. Tôt ou tard. Je vous recommande de renforcer votre système de sécurité. Soyez particulièrement attentif à toutes vos nouvelles employées, au siège de votre compagnie ou ici, au ranch. Il serait prudent que vous alertiez les autorités locales, comme je le ferai moi-même, afin que la police sache qui chercher. — Cette fille n'avait qu'une hâte : effacer la poussière du Texas de ses souliers, dit-il en baissant les yeux sur ses bottes. Je ne la vois pas revenir ici pour essayer de tuer un type qui, pour elle, n'était qu'un infime grain de cette poussière. Mais j'ai soixante-six ans, je suis assez vieux pour savoir qu'il vaut mieux ne pas rester assis sur un nid de serpents et attendre de se faire mordre. J'envisageais de prendre des vacances en Europe, d'en profiter pour acheter du bétail. Autant le faire sans tarder. — Je vous serais reconnaissante de me préciser la date de votre départ et votre destination. — Vous allez l'arrêter, n'est-ce pas ? — Oui, monsieur Parker. — Je vous crois. Mais je doute que ce que je vous ai raconté vous aide, et je le répète : je ne la vois pas perdre son temps avec moi. Je n'étais pas le premier. — C'est-à-dire ? — Ce soir-là, quand elle est venue dans mon bureau, elle n'était plus vierge. C'est au moins un péché que je n'ai pas sur la conscience. — Savez-vous qui avait été son amant avant vous ? Parker gratta le sol du bout de sa botte. — Colporter des ragots... — Il s'agit d'une enquête de police, pas de ragots. — Ne montez pas sur vos ergots, rétorqua-t-il gentiment. Je pense qu'elle fricotait avec Chuck Springer. Sa mère s'inquiétait à ce sujet. Mais, si je me souviens bien, il s'est mis à fréquenter une des filles Larson, ou peut-être la fille Rolley. C'étaient des gamins, je n'y ai pas vraiment prêté attention à l'époque. Ensuite je me suis amouraché de Julianna, et je ne me suis plus intéressé à rien. — Où puis-je trouver ce Chuck Springer ? — C'est l'un de mes cow-boys. Seulement, vous comprenez, il est marié, il a un petit garçon et sa femme est enceinte. — J'aimerais lui parler. — Suivez-moi, soupira Parker, on va essayer de le trouver. Il contourna le paddock, montrant les chevaux qui l'arpentaient. — J'ai là quelques beaux spécimens. Vous montez à cheval ? — Je rte monte sur aucune créature vivante qui a plus de pattes que moi. Il éclata d'un grand rire. — Et vous ? demanda-t-il à Connors. — Ça m'est arrivé. — Toi, tu es monté sur un cheval ? dit Eve, éberluée. — Oui, et j'ai survécu. En fait, c'est fabuleux. Tu adorerais. — Ça m'étonnerait. — Avec ces animaux-là, il faut juste leur faire comprendre qui est le patron, expliqua Parker. — Ils sont trop grands, trop costauds. Ce sont eux, les patrons. Il s'esclaffa de nouveau, puis cria à l'un de ses employés : — Hé, toi ! Où est Springer? — Là-bas, à l'est, dans les prairies. — Une jolie balade, commenta Parker, nonchalant. Je pourrais vous seller une gentille petite jument. — Je vais faire semblant de ne pas vous avoir entendu menacer un officier de police. — Vous me plaisez bien, lieutenant. On va prendre la Jeep. Même dans un véhicule à moteur, c'était probablement une promenade très agréable. Eve eut la nette impression que Connors appréciait beaucoup. Pour ce qui la concernait, en revanche, ils bringuebalaient en pays hostile semé de bouses de vache, peuplé de bovins trop énormes pour être honnêtes, et sans doute de bestioles redoutables cachées dans l'herbe haute. Soudain, elle aperçut une autre Jeep, puis trois cavaliers. Parker obliqua dans leur direction, klaxonna. Le bétail s'écarta avec des meuglements réprobateurs. — Chuck, il faut que je te parle ! Un jeune homme maigre, vêtu de l'uniforme du ranch - jean, chemise à carreaux et bottes - donna un petit coup de talon dans les flancs de sa monture qui s'approcha de la Jeep. Prudente, Eve se rencogna contre la portière. — Patron... Il adressa un signe de tête à Connors, effleura le bord de son chapeau. — Madame... — Je te présente le lieutenant Dallas, qui est dans la police à New York. Elle veut discuter avec toi. — Moi? La stupéfaction se peignit sur le long visage buriné du cow-boy. — Mais je suis jamais allé à New York. — Rassurez-vous, monsieur Springer, je ne suis pas là pour vous chercher des ennuis. Je mène une enquête, et vous pouvez peut-être m'aider. Comment allait-elle l'interroger, s'il restait perché sur cet animal ? — Ah, fit-il, bougeant sur sa selle dont le cuir craqua. Eh ben, si le patron est d'accord... Il mit pied à terre, d'un mouvement fluide qui évoqua pour Eve de l'eau glissant le long d'un rocher escarpé. Il garda les rênes dans une main, tandis que le cheval s'affairait aussitôt à brouter. — Il s'agit de Julianna Dunne, dit Eve en guise de préambule. — Il paraît qu'elle est sortie de prison et qu'elle a tué un type. — Elle en est déjà à trois victimes, rectifia Eve. Quand elle vivait dans la région, vous la connaissiez. — Ouais. — Avez-vous eu le moindre contact avec elle depuis son départ ? — Non. — Vous étiez amis, autrefois. — Pas exactement. Eve attendit un instant la suite. Au Texas, on prenait manifestement son temps pour parler, — Alors quelle relation aviez-vous exactement, monsieur Springer? — Je la connaissais. C'était la belle-fille de mon patron. Du coup, c'était aussi ma patronne. Et j'ai pas eu de nouvelles, ni de près ni de loin, depuis qu'elle est partie. Pourquoi j'en aurais eu ? Dites, patron, j'ai des clôtures à vérifier, — Chuck, le lieutenant Dallas fait son boulot. Si tu crois que tu risques de me vexer parce qu'il y a eu quelque chose entre Julianna et toi quand tu étais gamin, tu te fourres le doigt dans l'œil. Tu sais pertinemment ce qui s'est passé pour moi. Comme Chuck baissait le nez pour contempler le bout de ses bottes, Parker enchaîna : — Je suppose que tu ne m'en veux pas pour ça. La réciproque est vraie. Le lieutenant te demande si tu as couché avec Julianna. Le teint du cow-boy vira au rouge brique. — C'est que je peux pas parler de ça avec une femme. Eve sortit sa plaque de police. — Parlez donc à mon insigne. — Monsieur Parker, intervint Connors, si nous faisions un petit tour ? Je possède un ranch dans le Montana, et votre bétail m'intéresse. — Allons-y, et faites attention où vous mettez les pieds. Les deux hommes sortirent de la Jeep. — Chuck, sois franc avec cette dame. Eve se retrouva seule dans le véhicule. Se sentant stu-pide, elle s'enhardit à quitter son abri. Le cheval du cow-boy redressa aussitôt la tête, renâcla. Elle se contint pour ne pas sauter en l'air ou assommer l'animal. — Il regarde seulement si vous n'avez pas quelque chose à manger qui lui plairait davantage que l'herbe, commenta Chuck en caressant les naseaux de sa monture. Il est gourmand. — Dites-lui que je n'ai rien dans les poches, mar-monna-t-elle en s'écartant vivement, afin que Chuck lui serve de bouclier. Le cheval émit un hennissement qu'elle interpréta comme un rire sarcastique. — Bon... parlez-moi de Julianna. Il repoussa son chapeau, s'épongea le front avec un bandana. — J'étais un ado. Un garçon de seize ans ne pense pas avec son cerveau, si vous voyez ce que je veux dire. — Vous couchiez avec elle. — Elle venait me voir dans les étables. Je les nettoyais, ça faisait partie de mon boulot. Elle sentait bon, elle portait des shorts, des débardeurs moulants. Seigneur, elle était belle ! On a commencé à flirter, comme des gosses. Et puis, cet été-là, on est allés plus loin... Gêné, il baissa de nouveau le nez. — On faisait l'amour dans une des étables. Je mettais de la paille fraîche par terre. Seulement, après, elle a voulu me rejoindre chez moi, dans ma chambre. Elle entrait par la fenêtre. Au début ça m'excitait, mais ma mère a découvert le pot aux roses. Elle m'a passé un de ces savons... En plus, vous comprenez, il y avait des tas d'autres filles. À seize ans, on n'a pas envie de se caser. Et avec Julianna, j'avais l'impression d'étouffer, ça me pesait. — Vous avez rompu ? — J'ai essayé une fois. Elle s'est jetée sur moi comme un chat sauvage. Elle mordait, elle griffait. Personne ne la plaquerait, qu'elle m'a dit. Elle m'a fait peur, elle avait l'air à moitié folle. Puis elle s'est mise à pleurer, à supplier... bref, on a recommencé. Et voilà que le lendemain, Julianna débarque chez moi, dans la cuisine, et annonce à ma mère que je l'ai... vous me suivez, qu'elle doit m'envoyer quelque part, loin du ranch, sinon elle me dénoncerait à son beau-père qui me flanquerait à la porte. Il s'interrompit, esquissa un sourire. — Ma mère, elle s'est jamais laissé impressionner par qui que ce soit. Fille du patron ou pas. Elle a répondu à Julianna de ne plus jamais refoutre les pieds dans la maison sans y être invitée. Elle ne tolérerait pas qu'une petite traînée - elle a prononcé ce mot - menace sa famille. Pour finir, elle lui a ordonné de déguerpir, en disant qu'elle en parlerait à la patronne. — Elle l'a fait? — Sans doute, connaissant ma mère. Mais elle ne m'a jamais rien raconté. N'empêche que, cet été-là, Julianna n'est plus venue rôder autour des étables. Je ne l'ai plus du tout revue. Moi, j'ai été privé de sorties pendant un mois et j'ai eu droit à une sacrée engueulade. — Et ensuite ? — Je n'ai plus jamais parlé avec Julianna. Une fois, j'avais une nouvelle copine, elle s'est approchée et m'a abreuvé d'insultes à propos d'une certaine partie de mon anatomie. Elle chuchotait d'une voix tellement froide, mauvaise. Elle était presque laide. Une autre fois, j'ai trouvé un putois crevé dans mon lit. C'était elle qui l'avait mis là, forcément. Et puis... — Oui? — Ça, personne n'est au courant. Il serra les dents, se dandina d'un pied sur l'autre. — La veille de mon mariage, il y a six ans, elle m'a appelé pour me souhaiter tout le bonheur du monde. C'était pire qu'une injure. Elle m'a dit que je penserais à elle pendant ma nuit de noces, elle en était sûre, parce qu'elle penserait à moi et que peut-être elle viendrait me voir un jour, et qu'on évoquerait le bon vieux temps. Moi, je savais qu'elle était en prison. Ça m'a un peu perturbé, mais je n'ai pas jugé utile d'en parler à quelqu'un. Je me mariais le lendemain. — Elle vous a contacté depuis cette époque ? — Non, mais cette année pour la Saint-Valentin j'ai reçu un paquet. Dedans, il y avait un rat mort. Empoisonné, apparemment. Je l'ai jeté, et j'en ai pas parlé non plus. Madame... j'avais seize ans. Un été, pendant quelques semaines, on s'est roulés ensemble dans la paille. Maintenant, j'ai une femme, un fils, bientôt un deuxième enfant. Qu'est-ce qu'elle me veut, après tout ce temps ? — Il l'a repoussée, dit Eve à Connors, lorsqu'ils eurent repris leur voiture. Elle a dragué un garçon de son âge, et il s'est lassé d'elle avant qu'elle soit fatiguée de lui. Pire, la mère de Chuck l'a envoyée paître. Intolérable. Si elle avait été une fille normale, elle aurait pleuré un bon coup, puis elle aurait tourné la page. Au lieu de ça, elle a décidé de séduire son beau-père. Des types plus âgés, comme son propre père, étaient plus faciles à manipuler, plus enclins à l'idéaliser. Mais il ne s'agissait pas simplement de conquérir Parker. Le sexe était un instrument pour anéantir ses parents, pour faire souffrir et amasser de l'argent. Elle n'avait pas encore eu l'idée de tuer, cependant c'était en germe. Même si elle a obtenu ce qu'elle voulait à ce moment-là, elle n'a pas oublié que Chuck l'avait rejetée. Eve ignorait ce qu'on éprouvait quand on était une jeune fille de quinze ans. Elle n'avait jamais été une adolescente normale. Julianna Dunne non plus, de toute évidence. — Elle l'a appelé la veille de son mariage, poursuivit-elle. Elle a bien préparé son petit discours, au cas où il rapporterait leur conversation aux autorités, mais elle en a dit assez pour avoir la certitude qu'il serait perturbé, chamboulé même, et qu'il ne pourrait pas s'empêcher de penser à elle pendant sa nuit de noces. Elle a mis le ver dans le fruit. — Qu'est-ce que tu comptes faire pour lui ? — Il s'inquiète beaucoup pour sa famille, il collaborera avec la police locale. Il en parlera aussi à son patron. Je ne doute pas que Parker transformera son ranch en forteresse. Quant à moi, je ferai mon boulot et je la retrouverai. — Donc nous ne rentrons pas à New York pour l'instant? — Non... Elle tourna la tête vers la vitre, ferma les yeux. — Non, on va à Dallas. 13 Lorsque les gratte-ciel de Dallas apparurent à l'horizon, semblant onduler tant la chaleur était accablante, cette vue ne réveilla aucun souvenir chez Eve. Elle fut seulement étonnée par ce paysage urbain, si différent de New York. Par rapport à la côte Est, tout ici semblait récent, plus insolent, d'une certaine manière. Dallas avait jadis été l'un de ces campements de pionniers qui étaient devenus des petites cités, lesquelles avaient grandi pour former des villes, longtemps après la fondation de New York, de Boston ou de Philadelphie. L'architecture ne possédait pas l'élégance des vieux bâtiments de l'Est qui avaient réchappé à la guerre urbaine ou avaient été restaurés. Ici les tours étaient pour la plupart dépourvues d'ornements, lisses et brillantes. Les dirigeables publicitaires, les panneaux électroniques annonçaient des rodéos, des ventes de bétail, de bottes et de chapeaux de cow-boy, des barbecues. Eve était complètement dépaysée, elle avait l'impression d'être sur Vénus ou quelque autre planète. — Le ciel est plus grand ici, marmonna-t-elle distraitement. Trop grand. Les tours d'acier et de verre réfléchissaient la lumière éblouissante. Eve remonta sur son nez ses lunettes de soleil. — Il y a plus d'autoroutes, dit-elle d'une voix monocorde. Moins de trafic aérien. — Tu veux aller directement à l'hôtel ? — Non, je... tu pourrais peut-être faire le tour de la ville, par exemple. Il lui prit la main, s'engagea sur une bretelle menant vers le centre. Là, l'espace semblait se rétrécir. Le ciel bleu pesait comme un couvercle sur les buildings, les rues encombrées d'innombrables véhicules qui roulaient trop vite, dans tous les sens. Eve serra les dents, elle avait la nausée. — Je ne sais pas ce que je cherche, murmura-t-elle. Il ne me laissait jamais sortir de cette maudite chambre et après que... quand je me suis enfuie, j'étais en état de choc. Et puis, ça fait plus de vingt ans. Une ville, ça change. Connors sentait les doigts d'Eve trembler, il crispa sa main gauche sur le volant. Il s'arrêta à un feu rouge, pivota à demi pour étudier le profil de sa femme. Elle était livide. — Eve, regarde-moi. — Ça va. Elle dut fournir un effort considérable pour tourner la tête. — Ça va... — Nous pouvons nous reposer à l'hôtel, nous accorder un répit, ou tout laisser tomber, filer à l'aéroport et rentrer à New York. Ou bien aller à l'endroit où on t'a trouvée. Tu sais où c'est. Cette information figure dans ton dossier. — Tu as lu mon dossier ? — Oui: Elle voulut retirer sa main, il l'en empêcha. — Tu as fait d'autres recherches sur moi ? — Je me suis abstenu, parce que tu ne l'aurais pas supporté. Mais c'est possible, tu n'as qu'un mot à dire. — Non, je refuse de procéder de cette façon. Ce n'est pas ce que je veux. Le feu est passé au vert. — Je m'en fiche. — Roule, ordonna-t-elle d'une voix éraillée, tandis qu'un concert de klaxons s'élevait derrière eux. Il faut que je me ressaisisse. Elle s'enfonça dans son siège, banda toute sa volonté pour lutter contre la terreur qui la pétrifiait. — Tu ne me mépriserais pas si je te disais de faire demi-tour et de partir d'ici ? — Bien sûr que non. — Moi, je me mépriserais. J'ai quelque chose à te demander. Empêche-moi de reculer. Quoi que je puisse te dire, empêche-moi de fuir. Je dois affronter ça. À tout prix. Sinon, je me haïrai. J'exige beaucoup de toi, j'en ai conscience, mais empêche-moi de détaler comme un lapin. — D'accord, nous affronterons cette épreuve ensemble. Il accéléra, se faufilant dans la circulation, bifurquant dans des rues de moins en moins larges, de plus en plus sales. Les vitrines des magasins, quand elles n'étaient pas condamnées et murées, étaient noires de crasse. Puis, peu à peu, le décor redevint pimpant, comme si quelque droïde zélé avait entrepris de tout astiquer. Les petits restaurants, les boutiques, les bâtiments rénovés se succédaient. À l'évidence, ainsi que ça se produisait dans toutes les villes, les jeunes cadres dynamiques qui avaient de l'argent, de l'énergie et du temps libre, prenaient possession de ce quartier miteux. — Non, ce n'est pas ça, marmonna Eve. Le nez collé à la vitre de la portière, elle revoyait le taudis, la fenêtre aux carreaux brisés, l'enseigne criarde. Connors se gara sur un parking, coupa le moteur. — Il vaudrait mieux marcher. Les jambes en coton, elle réussit néanmoins à s'extirper de la voiture. — Oui, souffla-t-elle, j'ai marché longtemps. Je ne sais pas combien de temps. Il faisait chaud. Comme aujourd'hui. — Maintenant, tu es avec moi, dit-il en la prenant par la main. Elle se cramponna à lui. Ils sortirent du parking, firent quelques pas sur le trottoir. — C'était beaucoup moins propre, à l'époque. La nuit tombait. Il y avait des gens qui parlaient fort. Il y avait de la musique. Eve regarda autour d'elle, s'efforçant d'entrevoir le passé au-delà du présent. — Un club de strip-tease. Je ne savais pas vraiment ce que c'était mais, chaque fois que quelqu'un ouvrait la porte, j'entendais de la musique. J'ai jeté un œil à l'intérieur, j'ai pensé que peut-être je pouvais entrer parce que ça sentait la nourriture. J'avais tellement faim. Mais ça sentait aussi autre chose. Le sexe et l'alcool. Il avait cette odeur-là. Alors je suis partie en courant. Quelqu'un m'a appelée. Elle avait le vertige, la sensation d'être affamée. — « Fifille ! Hé, fifille ! » Lui aussi, il m'appelait comme ça. J'ai traversé la rue, il y avait des voitures. Ça klaxonnait, ça gueulait. Je crois que je... je suis tombée, je me suis relevée. Serrant plus fort sa main, Connors l'entraîna de l'autre côté de la rue. — Je ne pouvais pas courir très vite, mon bras me faisait trop mal. J'avais la tête qui tournait, j'avais envie de vomir. Ça recommençait. Son estomac se soulevait, lui remontait dans la gorge. — Personne ne faisait attention à moi. Elle s'arrêta soudain. — Là, il y avait deux types. Des dealers, sans doute. Ils se bagarraient. J'ai reçu un coup de poing. J'ai dû m'évanouir. Probablement, parce que quand je me suis réveillée, l'un d'eux était par terre à côté de moi. Il saignait, il gémissait. Je suis repartie à quatre pattes. Par là. Oui. Elle était immobile à l'entrée d'une allée, à présent rutilante et pourvue d'un recycleur d'ordures flambant neuf. — Je ne peux pas... Il aurait aimé la soulever dans ses bras, l'emporter très loin, n'importe où. Mais il lui avait promis de l'aider. — Si, tu peux. — Non, non... — Je suis avec toi, murmura-t-il en baisant ses doigts glacés. Je suis près de toi, Eve. Je ne te quitterai pas. — C'était sombre, j'avais froid. Elle s'obligea à avancer d'un pas dans l'allée. — J'avais mal, je voulais juste dormir. Seulement, cette puanteur... C'était infect, le recycleur était cassé, il y avait des ordures partout. J'ai entendu quelqu'un qui arrivait, il fallait que je me cache. S'il me rattrape, il me ramènera dans cette chambre et il me fera des choses horribles. Je me cache dans le noir, mais... c'est pas lui. C'est quelqu'un d'autre, il pisse contre le mur, et puis il s'en va. Elle chancela, n'eut même pas conscience que Connors la soutenait. — Je suis tellement fatiguée, tellement. Je veux me lever, trouver une autre cachette. Un endroit qui sente moins mauvais, qui ne soit pas aussi sombre. Ici, il fait trop noir. J'y vois rien, je sais pas ce qu'il y a autour. — Eve... Elle parlait d'une petite voix hachée, comme si elle souffrait abominablement. Ça le rendait fou d'angoisse. — Eve, tu n'as pas mal, tu n'es pas seule, tu n'es pas une petite fille. Il la saisit par les épaules, la secoua doucement. — Tu peux te souvenir sans revivre ça, en restant dans le présent. — Oui, oui... balbutia-t-elle. Mais la panique lui taraudait le ventre. Elle se concentra sur le visage de son mari, sur ses yeux d'un bleu pur jusqu'à ce qu'elle reprenne pied dans la réalité. — J'avais peur du noir, peur de m'en aller d'ici. De toute façon... Elle tourna le regard vers l'endroit où elle s'était couchée. — ... je ne pouvais pas me relever, j'étais malade. Après je ne me rappelle plus. Et puis... Elle tendit une main tremblante. — Là, j'étais là, je me souviens. Je me suis réveillée, il faisait jour, il y avait des gens autour de moi. En uniforme bleu. Des policiers. Si tu parles aux flics, ils te mettront dans un trou avec des serpents et des rats qui te boufferont. Connors... — Je suis là, cramponne-toi à moi. Elle se blottit contre lui. — Je ne pouvais pas m'enfuir, je ne pouvais même pas bouger. Je ne savais plus où j'étais, qui j'étais. Ils n'arrêtaient pas de me poser des questions, et moi je ne savais pas quoi répondre. Ils m'ont emmenée à l'hôpital. Il y avait une odeur différente à l'hôpital, mais ça me faisait peur aussi. Et je ne pouvais pas m'enfuir. Ils ne voulaient pas que je m'en aille. Seulement, ils ne m'ont pas mise dans un trou avec des serpents et des rats. C'était un mensonge. Même quand je n'arrivais pas à leur dire qui j'étais, ils étaient pas méchants... — Non, ma chérie, murmura-t-il. Ils voulaient t'aider. Il lui caressait les cheveux, en songeant au courage qu'il lui avait fallu pour s'accrocher à un insigne de police et le faire sien. Elle poussa un soupir tremblé, nicha sa tête au creux de son épaule. — Je ne pouvais pas leur dire ce que je ne savais plus. De toute façon, je n'aurais rien dit. Ils m'auraient ramenée dans cette chambre, et ç'aurait été bien pire qu'une fosse à serpents. Dans cette chambre, j'avais fait une chose terrible. Je ne me rappelais pas quoi, mais c'était mal, alors il ne fallait pas que j'y revienne. Connors... je n'arrive plus à respirer. Un bras autour de sa taille, il l'entraîna. Sur le trottoir, elle se courba, les mains à plat sur les cuisses, aspirant goulûment l'air. — Ça va mieux ? — Oui... Dans une minute, je... excuse-moi... — Surtout ne t'excuse pas, rétorqua-t-il d'une voix qui lui parut claquer comme un coup de fouet - il n'avait pas réussi à contenir la fureur, la révolte qui l'habitaient. Prends tout ton temps, Eve. — C'était une chambre d'hôtel. Un hôtel délabré. Avec des barreaux aux fenêtres du rez-de-chaussée. Plus loin. En face, c'était un sex-club. Il y avait une enseigne au néon. Rouge. Elle eut de nouveau la nausée, inspira à fond. — La chambre était en haut. Il prenait toujours une chambre au dernier étage, pour que je ne puisse pas m'enfuir par la fenêtre. Neuvième étage. J'avais compté ceux du bâtiment d'en face. Les lettres de l'enseigne étaient les unes au-dessus des autres. Des mots que je ne comprenais pas, dans une langue étrangère. Je connaissais l'alphabet, mais je ne comprenais pas ces mots. C, A, S... A... Casa... Casa Diablo. Elle ricana, se redressa. Son visage était en sueur, il avait la couleur de l'ivoire. — La Maison du Diable. Tout à fait approprié. Tu peux la retrouver ? — Oui, si tu le souhaites, je la retrouverai. — Maintenant. Avant que je n'en aie plus le cran. Il la reconduisit d'abord à la voiture, pour l'éloigner de cette allée maudite, lui laisser le temps de rassembler ses forces. Elle s'assit, s'appuya contre le dossier, ferma les yeux. Il alluma son portable et lança la recherche. — Eve, tu en as déjà beaucoup fait pour aujourd'hui. — Je veux aller au bout. L'année précédente, lui aussi était enfin retourné dans la ruelle où son père avait rencontré un individu plus brutal que lui et assez rapide pour l'égorger. Il n'avait pas oublié la rage, la douleur, puis l'infini soulagement qu'il avait éprouvés en revenant dans ce lieu, en se disant que c'était fini à jamais. — Ça existe toujours, Eve. Le nom a changé, mais c'est toujours un hôtel. L'Auberge des Voyageurs, un trois-étoiles. A cinq kilomètres d'ici. Bon Dieu... Elle rouvrit les paupières, le regarda, surprise. — Savoir que tu as fait tout ce chemin, blessée, affamée et perdue... ça me révolte, marmonna-t-il. — C'est pour cette raison qu'à Dublin tu as préféré retourner seul à l'endroit où tu avais vécu ? Tu ne voulais pas partager avec moi ce sentiment de révolte ? D'un geste brusque, il remit son miniportable dans sa poche. — J'ai quand même le droit, si tu permets, de vouloir t'épargner certaines choses. — Tu es furibond. Quand tu es en pétard, tu as un accent irlandais à couper au couteau. — Merde... — Je me sens mieux parce que tu es en colère. C'est drôle, non? Merci, murmura-t-elle en l'embrassant sur la joue. — Si je suis capable de t'aider, tant mieux. Tu es prête ? — Oui. Rien ne semblait particulièrement familier. Peut-être devraient-ils revenir ici de nuit. En bus. Oui, peut-être. Quelle importance ? La ville en soi était une révélation pour Eve. Ça ne lui apportait pourtant pas toutes les réponses à ses questions. D'ailleurs, les souhaitait-elle vraiment, ces réponses ? Elle savait seulement qu'il lui fallait faire cette démarche. Malgré la climatisation qui rafraîchissait agréablement l'habitacle de la voiture, la sueur dégoulinait dans son dos. Connors se gara le long du trottoir, leva une main pour stopper le portier qui se précipitait. — Prends tout ton temps, dit-il à Eve. Le bâtiment, coiffé d'un toit de tuiles, était toujours un simple bloc de béton. Mais, à présent, la façade était d'un joli rose pâle. L'enseigne criarde avait disparu, une marquise ombrageait l'entrée flanquée de jardinières où s'épanouissaient des fleurs dans les couleurs de l'arc-en-ciel. — Tu es certain que c'est le bon endroit ? demandat-elle. Il lui serra doucement la main. — Oui, évidemment, tu en es sûr. Ce n'était pas comme ça. — L'immeuble a été réhabilité à la fin des années 1940. Ainsi que la majeure partie du quartier, visiblement. — Dedans, ce ne sera pas pareil non plus. Ça ne sert à rien, je devrais plutôt aller voir mes collègues pour leur parler de Dunne. Silencieux, il l'aida simplement à sortir de la voiture. — J'ai tellement peur. Je suis terrifiée. Je n'ai même plus de salive. Si c'était pour le boulot, ce serait facile. Entre, toi. — J'entrerai avec toi. Il lui baisa les doigts, pour la rassurer et parce qu'il avait besoin de la toucher, — Tu as traversé tant d'autres épreuves. Tu viendras à bout de celle-là. — D'accord, balbutia-t-elle. Oui... Elle ne sut pas ce que Connors racontait au portier, combien de billets il lui glissait dans la main, mais leur voiture resta garée devant l'hôtel. Elle n'entendait rien, hormis une espèce de rugissement qui lui emplissait le crâne - la terreur, l'adrénaline, une angoisse mortelle. Elle avait l'impression de marcher sous l'eau, quand ils franchirent le seuil. Le sol, un camaïeu de bleus, renforça cette sensation d'évoluer dans un élément liquide. Le hall comportait plusieurs petits salons agréablement aménagés, des ascenseurs aux portes argentées d'un côté, un comptoir de l'autre où s'affairaient deux jeunes réceptionnistes. Ils avaient un œillet rouge à la boutonnière. Devant eux était posée une grande coupe pleine de bonbons. Eve observait le décor et revoyait l'infâme trou à rats d'autrefois, où travaillait un seul droïde. — Il avait des yeux bizarres. Le gauche te fixait, pendant que l'autre tournait dans tous les sens. Il sentait le cramé. « Ce con de droïde a les circuits qui ont cramé. » Oui, il a dit ça. « Tu bouges pas, fifille. Tu restes là avec les sacs et je te conseille de fermer ton clapet. » Il s'est approché du comptoir, il a loué une chambre. — Laquelle ? — La 911. Le numéro de police secours. « N'appelle pas le 911, sinon il te battra à mort. » Ô mon Dieu... — Regarde-moi, Eve, regarde-moi. Elle lui obéit et, sur son visage, il lut l'inquiétude, la colère et le chagrin. — Je peux y arriver, je vais y arriver, souffla-t-elle. La main dans celle de Connors, elle s'avança vers le comptoir. — Bonjour, déclara la réceptionniste avec un sourire éblouissant. Désirez-vous une chambre pour aujourd'hui? — Nous voulons la 911, répondit Connors. — Avez-vous une réservation ? — La 911, répéta-t-il. Le sourire de leur interlocutrice perdit quelque peu de son éclat ; elle pianota cependant sur le clavier de son ordinateur. — Cette chambre a été réservée par un client qui sera là ce soir. Mais nous en avons une autre avec une kitchenette et... Il sentit le mouvement d'Eve, devina qu'elle allait brandir son insigne, pressa plus fort sa main pour l'en dissuaden — Il nous faut la 911. Il avait déjà jaugé cette jeune femme. Certains êtres ne résistaient pas à un pourboire ou à la flatterie. Dans le cas présent, il serait nécessaire de recourir à l'intimidation. — Je suis Connors, ma femme et moi avons besoin de cette chambre précise pour un moment. Je vous suggère d'en référer à votre directeur. — Un instant, monsieur, répliqua-t-elle d'un ton froid. Elle s'éclipsa par une porte derrière le comptoir. Vingt secondes après, un homme apparut. — Pardon de vous avoir fait patienter, monsieur Connors. Je crains que mon employée ait mal compris. Nous ne vous attendions pas et... — Nous voulons la 911. Cela ne pose pas de problème ? — Bien sûr que non. Nous sommes à votre disposition. Soyez les bienvenus à l'Auberge des Voyageurs. Angelina, donnez la clé électronique à M. Connors. Nous avons deux restaurants. Chez Marc, où l'on sert une cuisine raffinée, et Le Corral qui propose des spécialités de la région. Puis-je vous réserver une table ? — Ce ne sera pas nécessaire. — Notre bar, le Sunset, est ouvert de onze heures à deux heures du matin. Vous trouverez des souvenirs et autres babioles dans notre boutique de cadeaux. Les mots jaillissaient de sa bouche sans qu'il parvienne à les retenir, il semblait affolé. — Je... puis-je vous demander combien de temps votre épouse et vous comptez rester parmi nous ? — Pas longtemps. Connors lui tendit une carte de crédit. — Ah, je... merci. Je vais juste la scanner, pour la forme. Si vous avez besoin de quoi que ce soit pendant votre séjour à Dallas - moyens de transport, excursions, spectacles -, nous sommes à votre entière disposition. — La chambre nous suffira, merci. — Oui, bien sûr. Avez-vous des bagages ? — Non. Veillez à ce qu'on ne nous dérange pas. — Naturellement. Ils s'éloignèrent, tandis qu'il continuait à répéter tel un perroquet : — Si vous avez besoin de quoi que ce soit... — Il croit qu'on monte pour s'envoyer en l'air vite fait bien fait, commenta Eve. Cet hôtel ne t'appartiendrait pas, par hasard ? — Non, mais il se demande sans doute si je n'ai pas l'intention de l'acheter. La porte de l'ascenseur s'ouvrit, pareille à une gueule béante. Eve pénétra dans la cabine. — J'aurais pu utiliser mon insigne, te laisser en dehors de tout ça. — Le malentendu a été vite réglé. — Tu es modeste. Te regarder le manipuler comme un pantin... j'avoue que ça m'a changé les idées. Une minute de plus, et il était à genoux. L'ascenseur s'arrêta. Eve ne bougea pas, contemplant le couloir silencieux. — C'était sombre, murmura-t-elle. Il me semble que c'était sombre et qu'il était en rogne. Mais... il y a eu tellement d'hôtels, je confonds peut-être avec un autre endroit. J'étais tout le temps dans la chambre, sauf deux fois : la première quand on est arrivés, la seconde quand je suis partie. C'était presque toujours comme ça. — Il ne peut plus t'enfermer. — Non... Elle redressa les épaules, s'aventura dans le couloir, — Ça sentait la chaussette sale. Oui, c'est ce que j'ai pensé. J'étais fatiguée. J'avais faim. J'espérais qu'il sorte, qu'il nous rapporte quelque chose à manger. J'espérais surtout qu'il s'en aille. C'est par là, souffla-t-elle. C'était bien sûr la gauche, en effet, cinq portes plus loin. — J'ai une frousse bleue... Ne me laisse pas fuir, — Tu ne fuiras pas. Il lui prit doucement le visage, lui effleura les lèvres d'un baiser. — Eve, tu as toujours été plus forte que lui. Toujours. — On va voir si tu as raison. Ouvre. « Tu franchis seulement cette porte, se dit-elle. Pas plus. » Combien de fois avait-elle fait-ça, en sachant que de l'autre côté la mort la guettait ? Aujourd'hui, il n'y avait que des fantômes tapis derrière ce battant. Elle fit un pas en avant, le rugissement dans sa tête se mua en hurlement assourdissant. La chambre était propre, joliment aménagée. Sur une table basse, près d'un bouquet de fleurs artificielles, on avait disposé des vidéos en éventail. Une moquette beige couvrait le sol. Cachait-elle d'anciennes taches de sang? Son sang à lui? Le couvre-lit était fleuri - des coquelicots, apparemment. Le coin bureau était équipé d'un ordinateur et d'un communicateur. Une coupe de fruits frais trônait sur le petit comptoir qui délimitait la kitchenette. Elle observa par la fenêtre le bâtiment d'en face. Il n'y avait plus d'enseigne, plus de néon clignotant, d'un rouge sale. — Ils ont tout redécoré, constata-t-elle. Elle essayait d'ironiser, mais ce n'était guère convaincant. — On n'était jamais dans des endroits aussi jolis, aussi bien entretenus. Quelquefois on avait deux chambres, alors j'avais un lit pour moi. Souvent je dormais par terre. Oui, par terre. Elle baissa les yeux. Elle se revoyait là, couchée en chien de fusil sous une mince couverture. — La climatisation ne marche plus. Il fait tellement froid ! Il n'y a pas d'eau chaude, je déteste me laver à l'eau froide, pourtant il faut que je me débarrasse de son odeur. Sentir son odeur sur moi quand il m'a... c'est pire que d'être gelée. Frissonnante, elle s'entoura de ses bras. Connors regardait le passé l'envahir, et il en était déchiré jusqu'au tréfonds. Soudain, les yeux écarquillés d'Eve se ternirent. Elle était si pâle que sa peau paraissait translucide. — J'essaie de dormir. Il y a une lumière qui clignote. Rouge, noir, rouge... Il sort beaucoup. Il a des gens à voir « Tu fais pas de bruit, fifille, sinon les serpents t'attraperont. Ils t'avaleront tout entière, d'un coup, et après tu seras dans leur estomac, et tu seras vivante. » — Bonté divine ! bougonna-t-il, enfonçant ses poings crispés dans ses poches, car il n'avait rien à frapper, personne à châtier pour avoir torturé l'enfant qui était maintenant son épouse. — Si quelqu'un vient, il faut que je reste dans la salle de bains. Les gosses, on doit pas les voir ni les entendre. Il amène des femmes, il leur fait ce qu'il me fait à moi. Comme ça, je suis tranquille, et elles ne pleurent pas, elles ne lui demandent pas d'arrêter, sauf s'il leur tape dessus. J'aime pas quand elles crient. Elle se boucha les oreilles. — Mais il n'en amène pas beaucoup, et alors j'ai peur. Quelquefois il est complètement soûl. Pas toujours. S'il n'est pas assez soûl... j'ai mal, j'ai mal. Inconsciemment, elle pressa une main sur son pubis. — Si je ne peux pas me taire, si je hurle, si je supplie, il me fait encore plus mal. « Tu apprends ton métier, fifille. Bientôt, il faudra que tu gagnes ta croûte. » Elle regarda Connors, ou plutôt à travers lui, s'avança d'un pas chancelant. Elle ne distinguait plus les coquelicots de la courtepointe, le bouquet de fleurs, la moquette claire, impeccable. — J'ai tellement froid, et tellement faim. Peut-être qu'il ne rentrera pas. Mais il revient toujours. Il pourrait lui arriver malheur, comme ça il ne reviendrait plus. Et j'aurais chaud. J'ai faim. Elle s'approcha du comptoir de la kitchenette. — Je ne dois toucher à rien. Je ne dois pas manger tant qu'il ne me le permet pas. Il a encore oublié de me donner à manger. Il y a du fromage avec du moisi dessus. Il faut juste l'enlever, et ça va. Si j'en prends qu'un petit bout, peut-être qu'il ne le saura pas. Sinon, il me battra. De toute façon, il me battra, et j'ai trop faim. Un petit bout, ça me suffit pas. J'en veux encore. Ô mon Dieu, non... il arrive. Elle ouvrit sa main. Elle entendit le couteau tomber sur le sol. Qu'est-ce que tu fabriques, fifille ? — Réfléchis vite, vite, trouve une excuse. Il a compris, il est pas assez soûl. Il me gifle. J'ai la bouche qui saigne, mais je ne pleure pas. Peut-être qu'il s'arrêtera. Mais non, il ne s'arrête pas, il me cogne avec ses poings. Il me fait tomber. Eve tomba à genoux. — Et je peux pas m'empêcher de gémir. « S'il te plaît, s'il te plaît. J'ai mal, s'il te plaît. » Il va me tuer si je continue, mais je peux pas m'en empêcher. J'ai mal ! Alors je me défends. Elle regarda ses ongles. Elle lui avait griffé le visage, il avait rugi de fureur. — Mon bras ! Elle entendit le craquement de l'os, sentit la douleur atroce. — Il me prend, il est dans mon ventre, il respire fort. Il a mangé des bonbons à la menthe parce qu'il a bu du whisky. Je vois sa figure. On l'appelle Rick... ou Richie. Je l'ai griffé, il saigne. Lui aussi, il peut saigner. Lui aussi, il peut avoir mal. Elle pleurait à présent, les larmes ruisselaient sur ses joues. Impuissant et désespéré, Connors la contemplait. Il n'avait pas le choix, elle devait revivre ce cauchemar. — J'ai le couteau dans la main, celui que j'ai laissé tomber. Et puis le couteau s'enfonce dans son corps, avec un drôle de bruit. Il s'arrête, à cause du couteau. Alors je recommence. Encore. Encore. Il roule sur le dos, mais je continue. Lui s'est arrêté, mais pas moi. Je ne peux pas. Il me regarde, je ne m'arrêterai pas. Il y a du sang partout. Sur lui, sur moi. J'ai son sang sur moi, partout. — Eve... Elle était à quatre pattes, grognait comme une bête blessée. Il s'accroupit devant elle, la prit par les bras. Elle se raidit, sur le point de mordre. — Reste avec moi. Regarde-moi. Un spasme violent la secoua. — Je sens l'odeur du sang. Soudain, elle se jeta contre lui, se cramponna à son cou. — Ô mon Dieu... tu ne sens pas cette odeur? — Maintenant, on s'en va. Je t'emmène loin d'ici. — Non. Tiens-moi, serre-moi. Je me rappelle comment c'était. Ne plus être humain. Être cet animal qu'on porte en nous. Après j'ai rampé, par là. Tremblante, elle tourna la tête vers le coin de la pièce, s'obligea à se voir telle qu'elle était cette nuit-là. — Je l'ai épié longtemps, j'attendais qu'il se relève et qu'il me punisse. Mais non. Quand il a fait jour de nouveau, je me suis lavée à l'eau froide pour enlever le sang. Et j'ai mis des affaires dans un sac. Tu imagines ? J'avais mal au bras, au ventre, pourtant j'étais comme anesthé-siée. Je n'ai pas pris l'ascenseur - je n'en ai pas eu le cran. Je suis descendue par l'escalier, sur la pointe des pieds, et je suis sortie dans la rue. Je ne me souviens pas bien de ça, sauf qu'il y avait du soleil qui me piquait les yeux. J'ai perdu le sac en chemin, j'ai continué à marcher. Elle s'interrompit, se dégagea de l'étreinte de Connors. — Il ne m'appelait jamais par mon prénom. Parce que je n'en avais pas. Ça me revient, maintenant. Ils ne m'ont pas donné de prénom, parce que pour eux je n'étais pas une enfant. J'étais un objet. Je ne me souviens pas d'elle, seulement de lui. De ce qu'il a dit la première fois qu'il m'a violée. Qu'il allait m'apprendre mon métier. C'était pour ça qu'il me gardait, pour me mettre sur le trottoir. Il a dit : « La chair fraîche, ça rapporte, alors je te conseille d'apprendre à écarter les jambes sans pleurnicher. » Je lui coûtais cher, et il faudrait que je lui rembourse son investissement. On allait commencer ici, à Dallas, parce que j'avais huit ans et que j'avais l'âge. — Le cauchemar s'est terminé ici, murmura-t-il en lui essuyant le visage. Et c'est ici, Eve chérie, que tu es née. 14 Il refusa de la conduire ensuite au commissariat de police et l'emmena à l'hôtel - qui lui appartenait, celui-là, et où la plus belle suite les attendait. Elle n'eut même pas l'énergie de protester et dut admettre qu'une fois de plus, il avait raison : elle avait besoin de repos pour reprendre des forces. Elle traversa tel un automate le vaste vestibule de l'appartement et se réfugia dans la chambre somptueuse, laissant Connors avec le groom. Elle était déjà en train de se déshabiller quand il la rejoignit. — Je vais me doucher. Il faut que... que je me lave. — Et après, tu mangeras. Qu'est-ce qui te ferait plaisir ? — Tu choisis, d'accord ? Elle avait soudain, désespérément, besoin d'une cascade d'eau chaude sur son corps, d'un savon délicieusement parfumé. — D'accord. Je serai au salon. Il la laissa seule, autant pour elle que pour lui. La rage qu'il avait réussi à contenir menaçait de se déchaîner. Il aurait voulu boxer quelque chose jusqu'à en avoir les poings écorchés. Elle allait prendre une douche bouillante parce qu'on l'avait autrefois forcée à se laver à l'eau glacée. Il voulait qu'elle n'ait plus jamais froid, qu'elle ne claquât plus des dents comme elle l'avait fait dans cette chambre peuplée de fantômes si pervers et si présents que lui-même les avait entrevus. La regarder revivre cette nuit abominable, comme elle la revivait trop souvent dans son sommeil, lui avait brisé le cœur. Il se sentait impuissant, inutile, soulevé par une violence, une fureur, qui n'avaient aucun exutoire possible. Songer que cette brute l'avait engendrée, nourrie, battue, violée, tout ça pour la vendre à d'autres déchets de l'humanité. Pourquoi Dieu créait-il de tels monstres, pourquoi leur permettait-il de détruire des innocents ? Fulminant, il se débarrassa de sa chemise et se dirigea vers la petite salle de sport. Il s'approcha du pun-ching-ball, commença à cogner. Chaque uppercut redoublait sa colère qui se répandait dans son organisme comme un cancer. Ce ballon de cuir incarnait un visage qu'il ne connaissait pas. Le père d'Eve, puis son propre père. Il frappait sans relâche, et son ardeur n'était plus de la rage mais une haine pareille à une brume sombre qui brouillait sa vision. Il cognait, cognait. Le sang perlait sur les jointures de ses doigts. Pourtant il ne parvenait pas à tuer le monstre. Lorsque le punching-ball se décrocha, à moitié crevé, il chercha des yeux autre chose à marteler de ses poings. Et il vit Eve immobile sur le seuil. Elle avait revêtu un peignoir blanc, elle était très pâle. — J'aurais dû penser à ce que tu ressentirais, mur-mura-t-elle. Je n'y ai pas pensé. Il était en nage, son torse luisait de sueur. Ses mains saignaient. — Je ne sais pas quoi faire pour toi, dit-il d'une voix rauque, avec cet accent qui lui venait quand ses défenses se lézardaient. Je ne sais pas quoi te dire. Elle ébaucha un mouvement pour s'approcher, il secoua la tête, recula. — Non, pas maintenant. Je ne suis plus moi-même. Je serais capable de te casser en deux. Je t'assure, insistat-il comme elle s'avançait encore.- Elle s'arrêta, comprenant qu'il risquait aussi d'être brisé. — Tu souffres autant que moi. Je l'ai oublié. — Je veux qu'il meure, mais il est déjà mort, mar-monna-t-il. Il n'y a plus rien à faire. Pourtant, je veux lui écrabouiller la figure, lui arracher le cœur de la poitrine pour qu'il ne te touche plus. Je donnerais tout ce que je possède pour ça. Mais il n'y a plus rien à faire. — Connors... — Mon père était là aussi. Il leva brusquement la tête, planta son regard dans celui d'Eve. — Peut-être dans cette chambre. Je ne sais pas si, parmi ses innombrables vices, il avait le goût des petites filles. Mais on aurait pu te vendre à lui. — Ça ne s'est pas produit, donc n'en rajoutons pas, c'est amplement suffisant, et ne dis pas que tu ne peux rien faire pour moi. Pendant la majeure partie de mon existence, j'ai porté cette horreur tout au fond de moi, enterrée dans mon inconscient. En un an, j'ai retrouvé plus de souvenirs que pendant toutes les années qui ont précédé, parce que tu étais là et que j'avais le courage de les affronter. J'ignore si je connaîtrai un jour toute mon histoire. Je ne sais même pas si je le veux. Après ce que j'ai vécu aujourd'hui, j'ai la certitude que ça ne disparaîtra jamais. C'est là. Elle pressa une main entre ses seins. — C'est là, en moi, et à certains moments ça me dévore. Pourtant je suis capable de le supporter grâce à toi, parce que tu comprends, tu es le seul qui sache vraiment ce que c'est, et parce que tu m'aimes assez pour avoir aussi mal que moi. Quand tu me regardes et que je lis ça dans tes yeux, je peux tout supporter Elle s'avança encore, elle n'était plus qu'à quelques centimètres de lui. — Reste avec moi. Il cacha son visage dans les cheveux d'Eve, noua ses bras autour d'elle, de toutes ses forces pour achever d'évacuer sa colère. — Eve... — Reste avec moi, souffla-t-elle. Elle promena les lèvres sur sa joue, chercha sa bouche. Tout en lui s'ouvrit à elle pour que sa lumière et sa chaleur dissipent les ténèbres qui glaçaient son âme. Sans cesser de l'embrasser, il la souleva, la serra contre lui comme il l'eût fait avec une porcelaine infiniment précieuse, et l'emporta dans la chambre baignée de soleil. Oui, ils allaient s'aimer au soleil. Il la coucha sur le grand lit tendu de soie. Il voulait lui offrir toute la beauté dont ils avaient été tellement privés dans leur jeunesse. Il lui offrirait la beauté de l'acte d'amour et il effacerait sous ses caresses la violence et la laideur de ce qu'elle avait subi. Mais ce fut elle qui l'étreignit, qui gémit quand il gémit. Ils ne formaient plus qu'un seul être, meurtri et qui pansait ses blessures. Elle l'explorait de ses mains. Son dos, ses muscles, la saveur de sa peau. Il y avait tant de tendresse, de douceur dans leurs baisers qu'elle en était étourdie. Il la contemplait, heureux de voir ses joues rosir. — Eve chérie, tu es si belle... — Non, je ne suis pas belle. — Ce n'est pas le moment de contredire un homme. Des petites pommes, murmura-t-il, effleurant ses seins aux mamelons durcis. Et tes yeux... tes lèvres... Il lui mordilla la bouche. — Hum... divines. Cette fossette au menton, j'adore. Et ce corps, quelle merveille ! Une liane, un roseau. Elle s'abandonnait, désarmée, brûlante. Avec lui, elle se sentait jolie, propre, intacte. Ils s'aimaient, dans la lumière qui les éclaboussait, dans le silence de la chambre. Soudain, elle se mit à pleurer. — Mon amour, souffla-t-il. Oh non, ne pleure pas ! Elle encadra de ses mains le visage de Connors. — C'est tellement parfait. Un miracle. Tu comprends ? balbutia-t-elle, souriant à travers ses larmes. Tu m'as rendue belle. Il allait et venait en elle. Lorsqu'elle le sentit frémir, qu'elle vit le ciel dans ses yeux se troubler, comme une eau limpide où l'on verse une goutte d'encre, elle l'accompagna au bout du plaisir. Ils restèrent longtemps enlacés, sans bouger. Il attendait qu'elle sombre dans le sommeil. Finalement, il lui baisa le front. — Si tu ne dors pas, tu vas manger. — Je ne suis pas fatiguée, et je dois terminer mon boulot. — Quand tu auras mangé. Elle faillit rouspéter, mais elle se remémora le pun-ching-ball. Elle lui prit les doigts, examina ses jointures. — Bon d'accord, mais un truc léger. Dis donc, tu y es allé de bon cœur, il faudrait soigner ça. — Il y avait un moment que je ne m'étais pas défoulé de cette façon. Ce ne sont que des écorchures, je n'ai rien de cassé. — Tu aurais été bien inspiré de mettre des gants. — Le traitement aurait été moins radical. — Je t'accorde que, pour se détendre, il n'y a rien de tel. Elle s'assit sur lui, à califourchon. — Nous sommes issus de gens violents. Nous avons ça en nous. La différence, c'est qu'on ne se déchaîne pas sur tout ce qui est à portée de main. Quelque chose nous en empêche, et ce quelque chose fait de nous des personnes décentes. — Hum... — Réponds-moi. Tu as déjà frappé un enfant? — Bien sûr que non. Seigneur Dieu ! — Tu as battu ou violé une femme ? Il s'assit à son tour, si bien qu'elle fut obligée de nouer les jambes autour de sa taille. — J'ai parfois songé à te flanquer une bonne gifle, la taquina-t-il en lui caressant la joue. Je comprends ce que tu veux dire, Eve, et tu as raison. Nous ne leur ressemblons pas. Quoi qu'il nous ait infligé, ils n'ont pas réussi à nous rendre comme eux. — Nous nous sommes construits tout seuls. Et maintenant, je crois, nous nous construisons à deux. Il lui sourit. — Voilà une jolie formule. — Ils ne m'ont pas donné de prénom, murmura-t-elle. Quand je me suis souvenue de ça, là-bas dans cet hôtel, j'ai eu mal. Je me suis sentie insignifiante, inutile. A présent je suis contente qu'ils ne m'aient pas baptisée. Ils n'ont pas mis leur empreinte sur moi. Et tu sais, Connors, je suis contente d'être venue ici, d'avoir accompli cette démarche. Elle soupira. — Bon, je vais aller voir mes collègues pour leur expliquer la situation, et ensuite je veux partir. Tout de suite. Je veux être à la maison ce soir. Il la serra contre lui. — Oui, rentrons chez nous. Ils furent à New York assez tôt pour qu'elle puisse dire, sans que ça paraisse invraisemblable, qu'il lui fallait se rendre au Central. Connors ne fit aucun commentaire. Sans doute comprenait-il qu'elle avait besoin de se plonger dans le travail, dans une atmosphère qui lui rappelait qui elle était. Discrètement, elle se dirigea vers son bureau et verrouilla la porte, ce qu'elle faisait rarement. Elle s'assit à sa table. Retrouver son fauteuil avachi dont le siège avait pris la forme de son postérieur la réconforta de façon absurde. Il témoignait de toutes les heures qu'elle avait passées ici - à remplir de la paperasse, à réfléchir, à diriger des enquêtes. Sa place était ici. Elle se releva, s'approcha de la fenêtre. Elle savait ce qu'elle allait voir : les rues, les buildings, la circulation habituelle à cette heure de la journée. Ce qui en elle était encore profondément ébranlé, ce qu'elle avait dissimulé à Connors en bandant toute sa volonté, s'apaisa quelque peu. Elle était à sa place, elle exerçait le métier pour lequel elle était destinée. Le passé, l'horreur, la peur avaient contribué à la façonner. Qui pouvait affirmer que, si cela n'avait pas existé, elle serait là aujourd'hui ? Si elle mettait tant de cœur à défendre les victimes, n'était-ce pas parce qu'elle aussi avait été naguère une victime ? Elle pivota, se rassit et se mit au travail. Puis elle appela Mira et lui demanda de la recevoir. Elle sortit sans bruit de son bureau pour rejoindre celui de la psychiatre. — Je craignais que vous soyez déjà partie. Mira lui désigna l'un des confortables fauteuils au dossier incurvé. — Pas encore. Du thé ? — Je ne voudrais pas vous retarder... Mira programmait déjà son autochef, et Eve se résigna à siroter ce breuvage au goût de fleurs. Son interlocutrice en raffolait. — Vous préféreriez du café, dit Mira, qui lui tournait le dos. Pourtant vous ne me contrariez pas, ce dont je vous remercie. D'ailleurs, vous aurez tout le temps de vous imbiber de caféine. — Comment vous... je ne comprends pas bien que vous aimiez cette... tisane. — Mon organisme le réclame. Le thé m'apaise, et du coup j'ai plus d'énergie. Ou, du moins, je le crois. C'est l'essentiel. Elle tendit à Eve une fragile tasse en porcelaine. — En d'autres termes, vous vous persuadez que vous êtes en pleine forme quand vous ne l'êtes pas. — On peut présenter les choses de cette manière. — Très intéressant... Je suis venue vous voir parce que j'ai d'autres informations sur Julianna Dunne. Je pense qu'elle va bientôt repasser à l'action. J'ai interrogé son beau-père... — Vous êtes allée à Dallas ? — Je suis rentrée il y a une heure. Je tiens à vous en parler tout de suite, dit Eve d'un ton si ferme que Mira haussa les sourcils. D'accord ? — Très bien. Eve lui relata son entretien avec Parker, puis avec Chuck Springer. — Ainsi, son premier amant avait son âge, commenta Mira. C'était un employé. Il a été le premier à la rejeter et, apparemment, le dernier qui ait pu s'offrir ce luxe. Elle n'a pas oublié. — Pourtant, elle ne s'est pas attaquée à des hommes comme Springer, mais comme son beau-père. — Parce qu'elle était certaine de réussir à les dominer. Ils lui ont donné de l'assurance et de l'argent, mais chaque fois qu'elle était avec une de ses proies, elle se vengeait de Springer. C'était une manière de lui dire : « Regarde-moi, regarde tout ce que je peux avoir, je n'ai pas besoin de toi. » Au fil des années, Springer est devenu un symbole - les hommes ne valent rien, ce sont des menteurs, des traîtres, ils ne pensent qu'au sexe. — Est-ce que ça ne la mettrait pas en rage de savoir que, inconsciemment, elle agit et réagit toujours par rapport à lui ? Mira hocha la tête. — Oui, vous la comprenez parfaitement. Springer vous a dit qu'ils avaient de nouveau couché ensemble, alors qu'il avait rompu et qu'elle l'avait physiquement agressé. Julianna en a conclu que le sexe était la clé, le talon d'Achille susceptible de conduire les hommes à leur perte. Alors elle s'est délivrée de sa colère, elle s'est mise au travail, et elle s'est servie de cette faiblesse masculine pour atteindre la jouissance. — Je vous suis. Seulement je n'arrive pas à déterminer qui sera sa prochaine victime. J'ai fait un calcul de probabilités pour Parker, Springer et Connors. Les deux premiers sont au coude à coude, Connors est derrière - vingt pour cent de moins. Mais votre opinion me paraît beaucoup plus fiable que celle d'un ordinateur. — Ce ne sera pas Springer. Pas encore. Elle jouera peut-être un peu avec lui, comme un chat s'amuse avec une souris avant de la tuer. Son beau-père ? Possible. A mon avis, cependant, elle attendra aussi. Il a été sa première véritable victoire. En ce qui le concerne elle n'est pas pressée. Mira reposa sa tasse. — Malgré les conclusions de votre machine, je pense que ce sera Connors ou bien un parfait inconnu. Elle n'en a pas encore terminé avec vous, ici à New York. — Je suis d'accord. Je vais placer Connors sous protection. Il sera furieux, mais ça lui passera. Merci beaucoup. Désolée de vous avoir retardée. — Vous allez bien, Eve ? — Je suis juste un peu perturbée. Là-bas j'ai retrouvé d'autres souvenirs. — Vous m'en parlerez ? Nier qu'elle était dans le cabinet de Mira pour des raisons personnelles autant que professionnelles eût été absurde. — J'ai revécu le moment où je l'ai tué. J'ai éprouvé de nouveau cette haine primitive, cette rage. Je sais que je porte ça en moi et que je suis capable de le contrôler. Je sais que le tuer, cette nuit-là, était pour moi le seul moyen de m'en sortir. Je suis capable de vivre avec ça. Eve se redressa. — Et si vous envisagez de me tester pour être sûre que je tiens sur mes jambes, je refuserai. Mira joignit les mains dans son giron. — Vous pensez que cette idée me viendrait ? Vous connaissant et connaissant la situation, je retournerais cette confidence contre vous pour respecter la procédure ? Je croyais que nos rapports étaient d'un autre ordre. Eve perçut dans la voix de Mira la déception, le chagrin. — Excusez-moi, je suis peut-être plus secouée que je l'imaginais. Merde! marmonna-t-elle, pressant les paumes sur ses tempes. — Oh, Eve... murmura la psychiatre. Elle se leva, tendit la main. Eve s écarta vivement. — Il faut que je retrouve la terre ferme, que je me concentre sur le travail, que je mette ça de... Il m'apprenait le métier, bredouilla-t-elle. Pour me vendre à d'autres hommes. Lentement, elle baissa les bras, dévisagea Mira. — Vous le saviez. — Je le soupçonnais. C'est atrocement logique. Il aurait pu se déplacer plus vite et de façon plus économique sans vous. Vous ne lui étiez d'aucune utilité réelle. D'après ce que je sais, ce que vous vous rappelez, il n'avait pas le profil du pédophile. Il avait régulièrement des relations sexuelles avec des femmes. Apparemment, vous étiez la seule enfant dont il abusait. En outre, s'il avait voulu des enfants, il lui aurait été facile de satisfaire ses appétits sans s'encombrer en permanence d'une petite fille. — Il m'enfermait. C'est comme ça qu'on façonne quelqu'un - en lui lavant le cerveau, en le rendant complètement dépendant de vous. Vous le persuadez qu'il doit rester là, qu'il n'a pas d'autre choix parce que dehors, c'est bien pire. Vous vous débrouillez pour qu'il ait toujours faim, froid, peur, de temps en temps vous lui donnez une petite récompense. Vous le punissez durement, à la moindre désobéissance, et vous l'habituez à la tâche que vous voulez lui faire exécuter. Vous vous l'attachez par la terreur, et il devient votre chose. — Vous n'avez jamais été sa chose. Malgré ce qu'il vous a infligé, pendant toutes ces années, il n'a pas réussi à atteindre votre âme. — Mais il sera toujours là. Je dois vivre avec ça. Et Connors aussi. Ça l'a bouleversé, peut-être encore plus que moi. On s'en sort, mais... — Voulez-vous que je lui parle ? — Oui, répondit Eve, infiniment soulagée. Ce serait bien. Regagner son bureau pour inclure les commentaires de Mira dans le dossier Julianna Dunne n était pas vraiment urgent, mais ça lui laissait le temps de se calmer. Elle fit des copies pour ses coéquipiers et le commandant Whitney. Ensuite, elle entendit dans les couloirs le brouhaha annonçant la relève. Elle se servit du café, qu'elle but devant la fenêtre. Elle allait passer des heures dans les encombrements. De l'autre côté de la rue, Julianna Dunne était installée à une table métallique. Sur la porte verrouillée on lisait : « Daily Enterprises ». Le bureau se résumait à une pièce carrée et un cabinet de toilette exigu. Le mobilier était Spartiate et bon marché. Elle ne voyait pas pourquoi son alter ego Justine Daily, qui avait signé le bail, se lancerait dans des dépenses inutiles. Elle ne resterait pas longtemps ici. Le local était sous les toits, la chasse d'eau fuyait, la moquette mince et élimée empestait le moisi. Mais la vue était unique. Grâce à une simple paire de jumelles, elle distinguait parfaitement le bureau d'Eve Dallas, et le lieutenant soi-même. Si raisonnable, si sérieuse. Dévouée corps et âme à son métier, à genoux devant l'autel de la loi et de l'ordre. Quel gâchis ! Toute cette énergie, cette intelligence, cette détermination focalisées sur un insigne de police et un homme. Dans d'autres circonstances, elles auraient fait un tandem formidable. Tant pis, songea Julianna avec un soupir. Elles étaient des adversaires formidables. En huit ans et sept mois, Julianna avait eu amplement le temps d'analyser ses erreurs, ses moindres faux pas. Elle aurait damé le pion aux flics de sexe masculin. Là-dessus elle n'avait aucun doute. Une femme était un animal plus prudent,, plus retors. Et celle qui était à l'époque l'inspecteur Dallas, récemment promue, possédait au plus haut point ces deux qualités. À présent, cependant, la situation était différente. Julianna avait changé. Elle était physiquement plus forte et plus lucide. La prison avait ça de bon : elle vous obligeait à corriger vos excès. Parallèlement, Eve s'était aussi améliorée. Néanmoins il y avait entre elles une différence essentielle, une faille capitale dans la carapace du flic. Dallas était une sentimentale. Elle se souciait des victimes, elle était attachée à la justice, elle tenait à ses coéquipiers. Et surtout à son homme. C'était ce défaut, dans ce que Julianna considérait comme une créature presque parfaite, qui la conduirait à sa perte, mais pas tout de suite. Elle reposa ses jumelles, consulta sa montre. Dans l'immédiat, on allait s'amuser un peu. Eve rencontra Peabody dans le couloir. — Lieutenant... je vous croyais au Texas. — J'y étais, je suis revenue tout à l'heure. J'ai mis le dossier à jour et préparé des copies. Vous n'êtes pas en uniforme, officier, ajouta Eve, détaillant la robe de cocktail noire et les talons vertigineux de son assistante. — Non, j'ai fini mon service. Je me suis changée ici. En fait, je partais chez vous rejoindre mes parents. McNab nous emmène dîner dans un restaurant chic. Je ne sais pas trop ce qu'il mijote. Il n'aime pas les endroits de ce genre et je suis sûre qu'il a peur de mes parents. Vous voulez que je lui transmette une information concernant l'affaire ? — Ça attendra demain matin. Réunion chez moi, à huit heures. — D'accord. Je... euh... vous rentrez à la maison? — Non, j'envisageais de faire un petit tour en Afrique pour voir les zèbres. — Ha, ha... Peabody trottinait sur ses échasses, cahin-caha, pour ne pas se laisser distancer. — C'est que... je me demandais si je ne pourrais pas venir avec vous. — En Afrique ? — Dallas... — Ouais, d'accord. Eve joua des coudes pour pénétrer dans un ascenseur bondé, ce qui lui valut quelques remarques désobligeantes. — Vous avez l'air un peu... tendue, commenta Peabody. — Je vais bien, rétorqua sèchement Eve. La journée a été longue, c'est tout, ajouta-t-elle d'un ton radouci. Vous avez eu le temps de vous occuper de Stibbs ? — Oui, lieutenant. J'espérais justement pouvoir vous en parler. J'aimerais la convoquer demain pour un interrogatoire en règle. — Vous êtes prête ? — Je crois. Oui, je suis prête, rectifia Peabody. J'ai discuté avec certains de ses anciens voisins. La suspecte n'avait pas de relation amoureuse. Enfin, elle avait un ami, mais elle avait rompu quelques semaines après son installation dans l'immeuble des Stibbs. Une femme a fini par me dire qu'elle n'avait pas été surprise que Boyd l'épouse, parce que Maureen s'était dépêchée de l'assiéger dès la mort de sa femme. Elle lui apportait ses repas, elle lui faisait son ménage, etc. L'ascenseur s'arrêta une nouvelle fois. Des gens sortirent, d'autres entrèrent, notamment un inspecteur de la brigade des stupéfiants qui opérait en sous-marin. Déguisé en clochard, il portait un long manteau souillé. La puanteur était insupportable. — Rowinsky, bon Dieu ! Pourquoi tu n'utilises pas l'escalator ? Il eut un sourire réjoui, révélant des dents jaunies. — On y croit, hein ? C'est du pipi de chat, avec un peu de poisson pourri, et je ne me suis pas douché depuis une semaine. Eve le fusilla des yeux et retint sa respiration jusqu'à ce qu'il quitte la cabine. — J'espère que je ne sens pas mauvais, gémit Peabody, quand elles eurent atteint le parking. Ce genre d'odeur s'imprègne dans le tissu. — Non, dans les pores de la peau. Elles s'engouffrèrent dans la voiture. Eve démarra, recula et fonça vers la sortie. Soudain, elle fut obligée de freiner brutalement. Un colosse s'était jeté devant le capot, et brandissait une bouteille en plastique qu'il avait extirpée de la poche d'un blouson crasseux. Il aspergea le pare-brise d'un liquide peu ragoûtant. — Génial, je suis poursuivie par les clodos ! bougonna Eve, tandis qu'il essuyait la vitre avec un chiffon sale. C'est un véhicule municipal, abruti ! Une voiture de police. Il hocha lentement la tête. — Ben, je la nettoie. Cinq dollars. — Des nèfles ! Écarte-toi et vite. — Non, non, je nettoie, s'obstina-t-il d'une voix chantante. Comme elle a dit. — Moi, je te dis de filer. Eve descendit, s'approcha de lui. Brusquement, elle capta un mouvement, du coin de l'œil. Julianna Dunne était de l'autre côté de la rue, pareille à une flamme dans une combinaison moulante rouge, ses cheveux blonds brillant dans la lumière. Elle sourit, agita gaiement la main. — Félicitations pour votre promotion, lieutenant ! La main sur son arme, Eve s'élança. Le colosse la stoppa d'un revers de main. Elle eut l'impression que le côté de son visage explosait. Elle se sentit soulevée de terre et perdit brièvement connaissance avant de percuter le sol. Une douleur aiguë fulgura dans ses côtes, lorsqu'un pied gigantesque emmailloté de haillons la plaqua au sol. Sonnée, elle entendit Peabody crier, le colosse claironner : — Cinq dollars ! cinq dollars ! Elle secoua furieusement la tête, pour dissiper la brume qui voilait son regard, se redressa d'un bond et assena un violent coup de coude à son agresseur, visant le point sensible de son anatomie. Il ne hurla même pas, il se plia simplement en deux. — Dallas ! Mais qu'est-ce qui se passe ? — Dunne, articula Eve en aspirant une goulëe d'air. En face. Blonde, combinaison rouge. Elle luttait contre la douleur, sa joue était en feu. — Elle est partie sur la gauche, à pied. Appelez des renforts, ordonna-t-elle en passant les menottes au colosse qu'elle attacha à la portière de la voiture. Et elle s'élança de nouveau, telle une sprinteuse jaillissant des starting-blocks. Elle slaloma dans la circulation, manqua se faire renverser par un taxi Rapid. Les klaxons rageurs et les insultes l'escortaient. Elle discernait, au loin, une tache rouge. Elle courait, à toute allure, écartant les passants, bousculant ceux qui n'avaient pas la jugeote de libérer le passage à une femme qui serrait dans son poing une arme mortelle. Un homme en costume trois pièces, des écouteurs enfoncés dans les oreilles, glapit de frayeur quand elle le percuta. Il chancela et tomba à la renverse sur un glissa-gril, éparpillant sur le trottoir hot-dogs au soja et tubes de Pepsi. Eve l'enjamba d'un bond. Elle gagnait du terrain. — Les renforts, nom d'une pipe, où sont les renforts ? hurla-telle dans son communicateur. Lieutenant Dallas, j'ai besoin d'aide. Je suis à la poursuite de la suspecte Julianna Dunne, sur la 7e, en direction du nord. Appel à toutes les unités qui sont dans les parages ! Grouillez-vous ! Une femme blonde, en combinaison rouge ! Elle rangea son appareil, maudit la foule de piétons qui lui interdisait d'utiliser son arme, ce serait trop risqué. Rengainant son pistolet, elle allongea encore sa foulée. Elle avait du sang dans la bouche, dans l'œil droit, pourtant elle continuait à grignoter l'avance de Julianna. « Plus vite, s'exhortait-elle, assourdie par l'afflux d'adrénaline qui martelait ses tympans. Elle est en pleine forme, elle ne se fatiguera pas. » Elle entendit les sirènes hurler au loin. Elle n'était plus qu'à trois mètres de Julianna, quand celle-ci lui jeta un regard par-dessus son épaule et ricana. Brusquement, quelque chose la heurta par-derrière. Un corps humain, lui sembla-t-il, qui l'envoya valser dans les airs. Elle eut juste le temps de penser : « Qu'est-ce que... ?» avant de retomber. L'arrière de sa tête cogna brutalement le sol, elle en vit trente-six chandelles. Groggy, pantelante, elle réussit à rouler sur elle-même. — J'y suis arrivé ? Hein ? La voix claire, surexcitée, vrilla le cerveau d'Eve. Battant des paupières, elle entrevit vaguement deux jeunes garçons au visage constellé de taches de son. — Ça avait l'air vrai, non ? Oh là, là, vous avez décollé ! s'écria le gamin qui, juché sur un aéroskate vert fluo, dansait littéralement la gigue. Je vous suis rentré dedans, comme je voulais ! Grognant, crachant le sang, elle réussit tant bien que mal à se redresser sur ses genoux. — Lieutenant ! Dallas ! Bonté divine ! s'exclama Peabody, affolée, en écartant rudement les badauds. Elle vous a assommée ? — Non, ce petit... Eve ravala le mot qui lui montait aux lèvres et qui, de toute manière, eût été trop faible pour exprimer sa pensée. — Ça va. Continuez, rattrapez-la ! Tout droit ! Avec un regard effaré à son lieutenant, Peabody repartit au pas de course. — Toi, ordonna Eve au garçon, descends un peu. — Eh, on dirait du vrai sang ! C'est super. Eve serra les dents ; les figures de ses assaillants se brouillaient de nouveau. — Espèce de petits... crétins, vous venez d'agresser un officier de police dans l'exercice de ses fonctions. Celui qui l'avait catapultée se pencha. — On est toujours filmés ? chuchota-t-il. — Vous avez compris ce que j'ai dit? — Comment ça se fait que vous ne soyez pas blessée, puisque vous êtes tombée ? — Je suis blessée, bougre de... Il n'avait pas plus de dix ans, et son grand sourire commençait à vaciller. — Pour de vrai ou pour la vidéo ? demanda-t-il, dérouté, un peu effrayé à présent. — On n'est pas dans une vidéo. — Mais elle a dit que c'était pour une vidéo, que vous la poursuiviez et qu'il fallait que je vous renverse avec mon skate, qu'elle me donnerait cinquante dollars, et cinquante de plus, si je réussissais mon coup. Deux policiers en uniforme apparurent, ordonnant à la foule de reculer. — Vous avez besoin de soins, lieutenant? — Vous l'avez épinglée ? Ils échangèrent un coup d'œil. — On l'a... perdue, lieutenant, désolés. On continue à la chercher, à pied et en voiture. On la coincera peut-être. — Non. Eve baissa la tête, en proie à une brusque nausée. — Non, vous ne l'aurez pas. Le gamin la tira par la manche. — Vous êtes un vrai flic ? Je vais avoir des problèmes ? Oh là là, maman va me tuer. — Prenez la déposition de ce jeune homme, ensuite ramenez-le chez lui, commanda Eve. Elle se mit debout, tituba. Il lui sembla être emportée par un tourbillon, son estomac se souleva. — Lieutenant... En nage, cramoisie et haletante, Peabody la rejoignit. — Je suis navrée, je ne l'ai même pas aperçue. On quadrille le quartier, mais... — Ouais, elle a disparu. — Vous feriez mieux de vous asseoir, rétorqua Peabody en la soutenant. J'appelle les secours. — Je ne veux pas qu'on me touche. — Vous avez pris un méchant coup. — Lâchez-moi, grogna Eve. Elle se libéra, chancela, vit l'inquiétude dans les yeux de son assistante. Elle n'eut que le temps de marmonner un «et merde...», avant que les ténèbres ne l'engloutissent. 15 Quand elle reprit ses esprits, elle était couchée sur le trottoir, deux urgentistes penchés sur elle. — J'ai dit non, bredouilla-t-elle. L'un des deux lui promenait un miniscanner sur le visage. — La pommette et le maxillaire ne sont pas fracturés. Elle a eu du bol. On dirait qu'on lui a lancé des briques dans la figure. — Me touchez pas... Ils ne l'écoutaient même pas. Elle tenta de s'asseoir, ils la rallongèrent sur le dos comme si elle était une poupée de chiffon. — Épaule luxée, côtes salement amochées, mais pas de fractures. Une sacrée chance. Multiples hématomes, écorchures. Pas de commotion cérébrale, apparemment. Quel est votre nom ? — Lieutenant Eve Dallas et, si vous continuez à me tripoter, je vous zigouille. — Oui, elle sait qui elle est. Vous y voyez bien, lieutenant? — Je vous vois très bien, abruti. — Et elle a gardé toute cette douceur féminine qui fait son charme. Regardez ce point lumineux, suivez-le des yeux sans bouger la tête. — Dallas, dit Peabody qui s'accroupit auprès d'elle, vous êtes vraiment amochée, il faut qu'ils vous examinent. — Vous les avez appelés malgré mon ordre. Je pourrais vous coller un blâme pour désobéissance. — Vous ne parleriez pas comme ça, j'en suis sûre, si vous aviez un miroir, — Le point lumineux, lieutenant, rouspéta l'urgentiste en lui prenant le menton pour l'obliger à tourner le regard vers lui. Elle commença par l'injurier copieusement, puis s'exécuta quelques secondes avant de bougonner : — Maintenant, je me lève. — Si je vous laisse faire, vous allez tomber. Vous avez l'épaule, les côtes et la hanche en compote, des plaies et des bosses partout, et la figure qui ressemble à un steak haché. On vous emmène à l'hôpital. — Ah non, certainement pas ! Soudain, Peabody poussa un gros soupir de soulagement. — À votre place, je ne parierais pas là-dessus. Elle s'écarta pour permettre à Connors de s'accroupir à son tour près d'Eve. — Du calme, lui ordonna-t-il avec une telle assurance que les deux urgentistes le considérèrent d'un air ébloui. Elle est grièvement blessée ? Les médecins lui firent leur rapport, et répétèrent qu'il était plus sage de la conduire à l'hôpital pour des examens plus approfondis et des soins immédiats. — Je n'irai pas ! protesta Eve. — Oh que si ! rétorqua Connors, effleurant d'un doigt plus léger qu'une plume le visage meurtri de sa femme. La colère et l'angoisse assombrissaient le bleu si intense de ses yeux. — Elle à besoin d'un antalgique. — Connors... — Tu crois que je ne vois pas que tu souffres ? coupat-il d'un ton sec. Il s'interrompit, prit une inspiration et changea de tactique. — Sois un brave petit soldat, ma chérie, laisse ces deux gentils messieurs te soigner. Si tu es bien sage, je t'achèterai un cornet de glace. — Toi... je t'étranglerai. — Dès que tu en auras la force. Très bientôt, j'espère. Elle capta un mouvement, l'éclat d'une seringue, se débattit. — Je ne veux pas de piqûre, ça me rend idiote. J'avalerai une pilule, c'est tout. Où est le gamin ? Je vais lui écrabouiller son petit nez plein de taches de rousseur. Connors se pencha jusqu'à ce qu'elle ne voie plus que lui. — Tu t'es fait assommer par un gamin ? — Écoute, mon vieux... non, non! — Ça y est, tu as eu ta piqûre. Détends-toi, et profites-en. Voilà, comme ça, murmura-t-il, sentant la main d'Eve qui s'amollissait dans la sienne. — Tu te crois... malin, bafouilla-t-elle. Elle avait la sensation que son corps et son esprit flottaient. — Mais tu es encore plus... joli que malin. Embrasse-moi. J'adore ta... bouche. Il lui baisa le bout des doigts. — Elle ne vous posera plus de problèmes, dit-il aux urgentistes. — J'ai fait un vol plané. Trois mètres dans les airs, super... bredouilla-t-elle tandis qu'on soulevait le brancard sur lequel elle gisait. Eh, Peabody ! Quelle tenue ! Vous êtes pieds nus. — J'ai retiré mes talons pour courir. Ça va aller, Dallas. — Et comment ! Mais pas à l'hôpital. Ah non, à la maison ! Où il est, Connors ? On rentre à la maison tout de suite, hein ? — Peut-être. — Absolument, affirma-t-elle, la bouche pâteuse. Elle sombra avant qu'on ne l'eût chargée à bord de l'ambulance. — Quand elle émergera, elle sera furibonde, dit Peabody en arpentant la salle d'attente des urgences. — Sans aucun doute, répliqua Connors qui tapotait nerveusement le bord de son gobelet de café. Mais vous avez eu raison d'appeler les secours et de me prévenir. — Si ce n'est pas trop vous demander, j'aimerais bien que vous le lui expliquiez quand elle voudra me trancher la gorge. Je ne sais même pas vraiment ce qui s'est passé. Ce type dans le parking, cette espèce de gorille, l'a aplatie comme une crêpe. J'étais encore en train de chercher mon arme dans mon ridicule petit sac de soirée qu'elle lui avait déjà mis les menottes. J'aurais dû être plus rapide. — Vous avez fait le maximum. Vous n'avez pas trop mal aux pieds ? Elle bougea ses orteils. Elle s'était débarrassée de son collant déchiré dans les toilettes pour dames. — Avec un bon massage, ça s'arrangera. Je regrette seulement les chaussures. Elles étaient neuves, magnifiques. Mais même sans mes talons, je n'ai pas réussi à rattraper Dallas. Elle court à la vitesse de l'éclair. — Elle a de longues jambes, rétorqua-t-il, pensant au sang qui souillait le jean de sa femme, tout à l'heure, lorsqu'elle était couchée sur le trottoir. — Oui, elle aurait arrêté Dunne, sans cet idiot de gamin sur son skate. Elle... Peabody s'interrompit brusquement. Le médecin franchissait le seuil. — Vous êtes son mari ? demanda-t-il à Connors. — Oui. Comment va-t-elle ? — Folle de rage. Elle mijote un plan de vengeance contre vous. Et vous, si vous êtes Peabody, ça vous concerne aussi. — Alors elle va bien, soupira Peabody. Merci, mon Dieu! — Elle a reçu un coup violent à la tête. Elle a une légère commotion, mais rien de trop grave. Nous nous sommes occupés de son épaule, il ne faudrait pas qu'elle force pendant deux ou trois jours. Elle souffrira de sa hanche et des côtes. Des antalgiques devraient la soulager. Nous avons pansé les écorchures, traité les hématomes, surtout ceux du visage. J'aimerais la garder cette nuit en observation. En fait, je préférerais la garder quarante-huit heures. — J'imagine déjà sa réaction. — Mmm... Il ne faut pas plaisanter avec une commotion, et ses autres blessures sont suffisamment sérieuses pour nécessiter qu'on la surveille de près. — Elle sera surveillée, mais à la maison. Elle a la phobie des hôpitaux. Je vous assure qu'elle se rétablira plus vite chez nous. J'ai un médecin qui s'occupera d'elle. Louise Dimatto. — L'Ange de Canal Street... très bien. Je vais vous signer un bon de sortie, et donner mes instructions au Dr Dimatto. Je souhaiterais qu'elle me tienne au courant. — Entendu, et merci. — Elle est dans la salle 3. Lorsque Connors la rejoignit, Eve essayait vainement d'enfiler ses bottes. — Dès que je serai chaussée, je te massacre... ce que je pense. — Chérie, ce n'est pas le moment de penser au sexe. Il s'approcha de la table d'examen. Eve avait l'œil droit tuméfié, réduit à une fente rougeâtre, la joue couverte d'hématomes qui viraient au bleu, les lèvres écorchées. — On ne t'a pas loupée, murmura-t-il en lui baisant le front. — Tu les as laissés me droguer. — Eh oui ! — Et me traîner jusqu'ici. — Je suis bourrelé de remords, ironisa-t-il en palpant délicatement l'énorme bosse qu'elle avait à l'arrière du crâne. Tu as la tête dure, mais pas incassable. Disons que j'ai perdu la mienne quand je t'ai vue en sang sur ce trottoir. — Peabody t'a averti, je te garantis qu'elle s'en mordra les doigts. — Elle est dans la salle d'attente, elle est malade d'angoisse, elle fait les cent pas et abîme ses pauvres pieds. Alors tu seras gentille avec elle, dit-il d'un ton ferme. — Tu me donnes des ordres en ce qui concerne mon boulot, maintenant? — Non, je parle à ton cœur. Elle pense que, si elle avait couru plus vite, tu n'aurais pas été blessée. — Foutaises ! J'étais devant, mais elle me suivait de près, malgré ses talons aiguilles ridicules. — Exactement. Tu ne connaîtrais pas sa pointure, par hasard ? — Hein? — Rien, je m'en occuperai. Tu es prête à rentrer à la maison ? Elle se laissa glisser au bas de la table et accepta qu'il la soutînt. — Au fait, où est mon cornet de glace ? — Tu n'as pas été sage. Du coup, pas de récompense. — Ça, c'est vraiment méchant. Elle piqua une crise en apprenant qu'il avait appelé Louise à la rescousse, se calma quelque peu quand il lui annonça que, si elle préférait, Summerset jouerait les infirmiers. Sa colère descendit encore d'un cran lorsque Louise pénétra dans la chambre, avec une énorme coupe de glace aux pépites de chocolat. — Filez-moi ça, grommela-t-elle. — Seulement si j'ai votre parole que vous ne me sauterez pas dessus comme une tigresse pendant que je vous ausculte. — On m'a déjà auscultée. Muette, Louise plongea la cuillère dans la coupe, la glissa entre ses lèvres. — D'accord, marmonna Eve. Bon Dieu, donnez-moi la glace, je ne vous mordrai pas ! . Louise s'exécuta, s'assit sur le bord du lit et posa sa sacoche sur ses genoux. Elle scruta le visage d'Eve. — Aïe... — C'est votre diagnostic, docteur? — A vous voir, je dirais que vous avez eu de la veine qu'il ne vous brise pas la pommette en mille morceaux. — Je sentais bien que c'était mon jour de chance. Ça fait moins mal, maintenant, ajouta Eve. Ces compresses de glace me tirent la peau, mais ça marche. Connors les a laissés me droguer. Si vous pouviez me remettre les idées en place pour que je travaille un peu. — Mais bien sûr, répliqua Louise en l'encourageant, d'un geste, à se lever. Enchantée quoiqu'un brin méfiante, Eve posa les pieds par terre et se redressa. Trois secondes, et tout se mit à tourner, comme si sa tête explosait. Louise rattrapa adroitement la coupe, tandis qu'Eve retombait sur le lit. — Vous êtes un sacré bon toubib... — Oui, très efficace. Il valait mieux ne pas perdre de temps en parlottes inutiles. — Vous, je crois que je ne vous aime plus. — Alors, ma vie ne sera plus qu'un désert. Vous ne bougez pas tant que je ne vous y autorise pas. Elle sortit un miniportable de sa sacoche, consulta le dossier médical d'Eve. — Combien de temps êtes-vous restée inconsciente ? — Je ne peux pas vous répondre. J'étais dans les pommes. — Logique, un bon point pour vous. Je vais faire quelques scanners, vous remettre des compresses de glace, de quoi soulager la douleur. — Je ne veux pas ingurgiter des produits chimiques. Et si vous avez l'intention de manier la seringue, je mords. — Parfait. De toute façon, je préfère ne pas vous donner de pilules. Nous utiliserons des antalgiques locaux pour apaiser le mal de crâne monumental que vous devez avoir. À cet instant, on frappa à la porte. — Entrez ! lança Louise. Sam apparut sur le seuil. — Excusez-moi. Connors m'a suggéré de monter, au cas où je pourrais vous aider. — Vous êtes médecin ? demanda Louise. — Non... Je suis Sam, le père de Délia. — Tout va bien, déclara Eve, prudente, en reposant la coupe de glace. Elle fait ce qu'elle a à faire. — Bien sûr, rétorqua-t-il, reculant d'un pas, gauchement. — Alors vous êtes guérisseur ? s'enquit Louise avec curiosité. — Je suis médium. Il fixa son regard sur Eve, et une expression de compassion s'inscrivit sur son visage. — Oh, comme c'est intéressant ! Il sourit timidement à Louise. — Les médecins, en principe, n'apprécient pas trop les guérisseurs et les médiums. — Je m'efforce de garder l'esprit ouvert. Louise Dimatto, dit-elle en s'approchant pour lui tendre la main. Enchantée de vous rencontrer, Sam. — Et si vous descendiez boire un verre, tous les deux ? grommela Eve. Pour faire connaissance. — Je ne peux malheureusement pas prétendre que sa grossièreté est due à ses blessures, plaisanta Louise. Elle est née comme ça. Une déficience génétique que la science est incapable de corriger. — Si on n'a pas le droit d'être grossier dans sa propre chambre, où va-t-on ? bougonna Eve en reprenant la coupe de glace. — Vous me permettez de lui parler une minute, en privé ? demanda Sam. — Bien sûr. Je vous laisse. Sitôt qu'ils furent seuls, Sam s'avança vers le lit. — Vous souffrez beaucoup. — J'ai connu pire. — Oui, je n'en doute pas, rétorqua-t-il en s'asseyant près d'elle. Vous refusez les médicaments, et même si je suis sûr que le Dr Dimatto vous calmera un peu, je peux vous soulager davantage. Non, Eve, ça ne se reproduira pas, enchaîna-t-il avant qu'elle eût ouvert la bouche. Vous vous méfiez, je le comprends, mais je ne mens pas. Je ne vous le proposerais pas si je n'avais pas la certitude que je ne m'immiscerai pas dans votre intimité. Elle contemplait sa glace. Elle savait qu'il ne mentait pas. — Vous pourrez me remettre d'aplomb plus vite ? — Oui, surtout si je collabore avec le Dr Dimatto. — D'accord. Dépêchez-vous, j'ai du travail. Ni Sam ni Louise n'avaient daigné la prévenir qu'elle devrait être complètement nue pour l'examen et le soin. Elle était mortifiée. Ils discutaient de son anatomie comme si elle n'était qu'un droïde de laboratoire, si bien qu'elle finit par fermer les yeux. Elle sursauta quand des doigts touchèrent sa hanche, qu'une vague de froid puis de chaleur se répandit dans son bassin. La paume d'une autre main se posa sur sa joue meurtrie. Elle serra les dents, mais la douleur s'atténua très vite, et elle eut de nouveau la sensation d'être portée par une eau bienfaisante. Elle était soudain plus légère qu'un ballon. Elle les entendait parler, cependant leurs voix lui paraissaient flotter dans l'espace. — Elle s'endort, murmurait Louise. Vous êtes très doué. — Sa hanche est extrêmement douloureuse. À sa place, la plupart des gens hurleraient. — Elle est unique en son genre, n'est-ce pas ? Continuez, moi je m'occupe de sa tête. Elle a une bosse de la taille d'un œuf, je pense qu'on peut la réduire. — Je vous dérange ? Connors... Eve lutta pour refaire surface. — Chut, non... ne bouge pas, lui chuchota-t-il. Je suis là, près de toi. Et parce qu'il était là, elle s'abandonna de nouveau. Quand elle se réveilla, tout était sombre. Durant un court instant, elle craignit d'être devenue aveugle. Elle tenta de se redresser sur son séant, distingua une ombre, et sut que c'était lui. — Quelle heure est-il ? — Il est tard, répondit-il en s'asseyant au bord du lit. Il faut que tu te reposes. Lumière, tamisée, commandat-il. La faible lueur qui baigna la pièce rassura tellement Eve qu'elle n'eut pas le réflexe de le boxer quand il se pencha pour lui examiner les pupilles. — Quel jour sommes-nous ? — Ça dépend si on est avant minuit ou après. — Voilà une grande fille intelligente. — Je sais où je suis, à quelle époque de l'année. La preuve, dans deux jours, on fête un anniversaire. Et je ne t'ai jamais autant aimé, Carlo. — Je te retourne le compliment, Miranda, rétorquat-il, lui effleurant le front - une façon sournoise de s'assurer qu'elle n'avait pas de fièvre. Si tu te sens mieux, je vais peut-être autoriser les enfants à entrer. Carlo Jr, Robbie, Anna et la petite Alice ont hâte de voir leur maman. — Tu essaies de terroriser une infirme. Espèce de pervers. — Rendors-toi, ma chérie. — D'accord, à condition que tu te couches aussi. Je ne dormirai pas si tu continues à rôder autour de moi. — J'ai été promu infirmier, chargé de veiller ma bien-aimée contusionnée. Il se glissa dans le lit, l'attira avec précaution contre lui. — Tu as mal ? — Un peu, mais c'est supportable. Dis, tu te rappelles ? Avant notre mariage, je m'étais aussi fait écra-bouiller la figure. Ça devient un genre de tradition. — Et qui n'appartient qu'à nous. Arrête de t'agiter et endors-toi. Elle ferma les yeux. — Connors ? — Oui? — Tu sais, je l'avais presque rattrapée. Lorsqu'elle rouvrit les paupières, la chambre était plongée dans une douce pénombre. Elle se demanda d'abord, avec inquiétude, si elle n'allait pas vraiment finir aveugle, puis réalisa que Connors avait baissé tous les écrans pare-soleil des fenêtres et même du dôme vitré au-dessus du lit. Ça signifiait donc que son cerveau ne fonctionnait pas encore à plein régime. Immobile, elle fit l'inventaire de ses diverses blessures. Ce n'était pas si terrible, à la réflexion. Elle s'assit lentement, et fut contente de ne pas éprouver d'élancements intolérables ni d'étourdisse-ments. Millimètre par millimètre, elle glissa vers le bord du lit, posa les pieds par terre, inspira à fond et se redressa. La pièce tangua quelque peu, mais cela ne dura pas. Si sa tête lui semblait prise dans un étau, au moins ne se resserrait-il pas sur ses tempes. Elle était toujours nue comme un ver. Les sourcils froncés, elle examina sur sa cage thoracique l'hématome de la taille d'une balle de base-bail, sa hanche à vif. Sa peau avait viré au gris teinté de jaunâtre, ce qui était bon signe : elle était en bonne voie de cicatrisation. Elle fit doucement bouger son épaule, raide mais pas trop douloureuse. — Tu ne dois pas te lever sans autorisation, déclara soudain Connors qui sortait de l'ascenseur. — Qui a dit ça ? — La voix de la raison. L'as-tu jamais écoutée ? — Je veux me doucher. — Dès que Louise t'aura passée en revue. Elle sera là dans une minute, elle prend son petit déjeuner. — J'ai une réunion à huit heures. — Je l'ai retardée d'une heure, rétorqua-t-il en choisissant un peignoir dans la penderie. A tout hasard. Elle prit le peignoir Elle le lui aurait arraché des mains si son épaule avait bien voulu coopérer. Étant donné les circonstances, elle s'en drapa dignement et se dirigea vers la salle de bains. Il lui barra le passage. — Où vas-tu ? — Faire pipi. C'est permis? — C'est même recommandé. Amusé, il programma l'autochef et compta jusqu'à dix. — Bonté divine ! — Sept secondes, murmura-t-il. Plus rapide que je l'aurais cru. Il se hâta de la rejoindre. Elle était face au miroir. — Tu aurais dû te voir il y a quelques heures. Le même barbouillage de gris et de jaune - avec une touche de vert - qui décorait sa hanche et sa cage thora-cique s'étalait sur tout le côté droit de son visage. L'ensemble évoquait une peinture abstraite, formé de taches plus prononcées sur la pommette et autour de l'œil bouffi et avachi à la fois, tel un ballon dégonflé. Ses cheveux se dressaient sur son crâne en mèches poissées de sang et de sueur, vraisemblablement. Sa lèvre inférieure paraissait meurtrie. Elle l'effleura d'un doigt prudent. Oui, elle était meurtrie. — Dis donc, il m'a flanqué une sacrée baffe. — Ce n'est pas une main qu'il a, c'est une locomotive. — Il était drôlement costaud, rétorqua-t-elle, étudiant son profil - qui n'était pas plus joli à voir. Je déteste qu'on m'abîme le portrait. Après, les gens vous regardent et font des commentaires idiots. « Oh, tu es entrée dans un mur», «Quelle horreur, ça te fait mal?». Il éclata de rire. — Et voilà ce qui te vexera le plus. Tu es unique. — Il était débile, il ne savait pas ce qu'il faisait. Cette garce n'a pas eu le courage de m'affronter carrément. — Contrairement à ce que tu espérais. Leurs regards se rencontrèrent dans le miroir. — Quand je l'arrêterai, je lui ferai payer ça, décréta Eve en palpant doucement sa joue. Et quand je la balancerai dans une cellule, je te garantis qu'elle sera beaucoup moins jolie. — Un combat de filles ? Je pourrai y assister? — Vicieux. Elle entra dans la cabine de douche et ordonna l'ouverture des jets d'eau brûlante. Craignant qu'elle n'ait un nouvel étourdissement, et aussi parce qu'il adorait ça, Connors s'appuya contre le lavabo pour contempler derrière la porte vitrée la silhouette de sa femme. Il perçut un bruit, tourna la tête. — Votre patiente est debout, dit-il à Louise. — C'est ce que je constate, répondit-elle en posant sa sacoche et en ouvrant la porte de la cabine. Comment vous sentez-vous, ce matin ? Eve poussa un petit cri, croisa les bras sur sa poitrine. — Non mais, je ne suis pas visible ! s'insurgea-t-elle. — Je vous rappelle que je suis médecin, que je vous ai déjà vue nue et que, dans la mesure où j'appartiens à la même espèce que vous, je suis pourvue des mêmes attributs. Vous souffrez? — Non, j'essaie de me doucher. — Continuez, je vous en prie. Vous éprouvez une sensation de vertige ? — Non, grommela Eve en se mouillant les cheveux. — Si vous avez le moindre étourdissement, asseyez-vous. N'importe où. Ça vaut mieux qu'une chute. Vous arrivez à bouger votre épaule ? Eve leva les bras pour se shampouiner. — La hanche ? s'enquit Louise. Eve remua le postérieur, ce qui fit rire Louise. — Ravie de voir que vous êtes d'humeur à frétiller du croupion. — Je ne frétille pas. Ça équivalait à une insulte. — N'empêche que vous avez un joli petit derrière. — Je le lui ai toujours dit, renchérit Connors. — Tu es encore là, toi ? Non mais... sortez, tous ! Elle rejeta ses cheveux trempés en arrière, pivota et glapit en voyant Peabody entrer à son tour. — Bonjour ! Comment vous vous sentez ?. — Nue, et je manque d'air. — La figure est moins affreuse, commenta Peabody à la cantonade. Elle est là, McNab, elle va beaucoup mieux. — S'il vient, gronda Eve d'un ton menaçant, je tue quelqu'un. — Les salles de bains sont des lieux dangereux, déclara Connors. Si j'emmenais Peabody, McNab... et Feeney, ajouta-t-il en reconnaissant la voix du capitaine de la DDE, dans ton bureau ? Louise restera avec toi jusqu'à ce qu'elle estime que tu es en état de reprendre le travail. — Je suis en état de botter une paire de fesses, si quelqu'un d'autre lorgne mes seins. Et elle se retourna pour se cacher dans le nuage d'eau brûlante et de buée. — Vous avez eu beaucoup de chance, décréta Louise un peu plus tard. Vous auriez pu écoper d'une fracture du crâne au lieu d'une commotion. Néanmoins, que vous soyez debout ce matin est un petit miracle. Sam est très doué, il nous a énormément aidées. — Je vous suis reconnaissante à tous les deux, répliqua Eve en boutonnant sa chemise. J'ai même une dette envers vous. — Tant mieux, parce que vous allez vous en acquitter. Samedi, nous organisons une soirée pour réunir des fonds et acheter trois véhicules médicaux neufs. On vous a déjà envoyé une invitation que vous, ou plutôt Connors je suppose, aviez acceptée. Je sais que vous trouvez souvent un bon prétexte pour éviter ce genre de manifestation. Alors, cette fois, je compte sur votre présence. Eve ne répondit pas. Elle remercierait Louise à un autre moment, d'une autre manière. Connors n'assisterait à aucune soirée tant que Julianna Dunne ne serait pas sous les verrous. Louise consulta sa montre. — Bon, il faut que j'y aille. J'ai promis à Charles de l'attendre à l'aéroport. Il revient de Chicago dans la matinée. — D'accord... Eve saisit son holster, hésita. — Louise, ça ne vous dérange pas ? Son métier? — Non, pas du tout, répondit Louise avec un sourire rayonnant. Je crois que je suis en train de tomber folle amoureuse de lui, et c'est simplement magnifique. Vous savez ce que c'est, ne voir que l'autre, éprouver cet irrésistible élan d'amour. — Oui... — Le reste ? Un détail sans importance. Dallas, ménagez-vous. Quand vous êtes fatiguée, asseyez-vous. Si vous vous sentez chancelante, allongez-vous. Ne jouez pas les héroïnes, prenez un calmant si vous avez mal. Louise se dirigea vers la porte, tourna la tête vers sa patiente. — Et un peu de maquillage devrait arranger tout ça. — Du maquillage, pour quoi faire ? Hilare, Louise quitta la chambre, tandis qu'Eve s'engouffrait dans l'ascenseur. 16 Dès que les portes de la cabine coulissèrent, Eve flaira une bonne odeur de café frais et de croissants chauds, dont toute son équipe se régalait. Connors, lui, se contentait d'un café noir. — Tu as une vidéo-conférence à neuf heures, lui rap-pela-t-elle. — Mon administrateur s'en charge, rétorqua-t-il en lui tendant une tasse. Tu as mon emploi du temps sur ton bureau. Mange un muffin. Il en choisit un, copieusement fourré aux myrtilles, sur un plateau. — Quel que soit ton planning, tu devrais vaquer à tes occupations. Parce que, moi, j'ai les miennes. — Qui m'intéressent au plus haut point. Cherche-moi des crosses, ajouta-t-il à voix basse, et je te rends la pareille. Je doute que tu sois suffisamment rétablie pour faire le poids. — Bon, bon... Si tu veux assister à cette réunion et perdre ton temps, je n'y vois pas d'inconvénient. — Tant mieux. Là-dessus, il alla se servir un autre café. Pour s'empêcher de prononcer des paroles désagréables, elle se remplit la bouche de muffin puis se percha sur le bord de son bureau. — Où en est-on avec le type qui m'a estourbie hier et le gamin ? Feeney engloutit un croissant, puis sortit son mémo. — Je m'en suis occupé. Emmet Farmer, sans-abri, mendiant licencié. Il se balade dans le secteur autour du Central, il se plante aux carrefours pour laver les pare-brise et récolter des pièces de monnaie. Beaucoup de flics le connaissent. Il pique parfois des crises, mais il est inoffensif. Il leva les yeux vers Eve, fit la moue. — Sur ce dernier point, je suppose que tu n'es pas d'accord. Il a expliqué qu'une blonde lui avait filé cinq dollars pour qu'il guette ton véhicule et te lave ta vitre, moyennant quoi tu lui donnerais cinq dollars de plus. Elle lui a dit qu'il devait te retenir près de la voiture, sinon il n'aurait pas son argent. Farmer a tendance à être chatouilleux quand il est question d'argent. — Elle l'a donc choisi avec soin - je me suis coltiné le rocher de Gibraltar pour qu'elle puisse prendre assez d'avance sur moi. Feeney acquiesça. — Et si ensuite, par la même occasion, tu te faisais renverser, c'était encore mieux. On a la déposition du gamin, Michael Yardley. Vu son âge et le fait qu'il n'a jamais eu d'ennuis avec la police, ses propos semblent plausibles. Elle a prétendu être une productrice de vidéos, elle lui a proposé de faire de la figuration dans son film, il était fou de joie. Maintenant, il est terrorisé à l'idée d'aller en prison. Eve sirotait son café, les sourcils froncés. — Il y avait plusieurs failles dans son plan. Une infime erreur de timing, la possibilité que le mendiant ou le gosse ne m'immobilisent pas assez longtemps et c'était elle qui se retrouvait étalée sur le trottoir Pourtant elle a pris le risque. J'en déduis que l'interview avec Nadine l'a bien énervée. — Elle voulait vous faire du mal, intervint Peabody qui revoyait le battoir de Farmer frapper, soulever Eve de terre. — Elle voulait surtout m'impressionner, me désarçonner. C'est une affaire personnelle, entre elle et moi. Machinalement, elle saisit la statuette en albâtre que Phoebe lui avait offerte, la tourna et la retourna dans ses mains. — Avec Julianna, tout est personnel. Elle m'a tendu un piège. Comment savait-elle que je quittais le Central ? Elle n'a pas demandé au mendiant ni au gamin de rester des heures dans les parages, elle ne pouvait pas se le permettre. Ils se seraient lassés, ils auraient abandonné. Elle ne pouvait pas non plus se charger de me guetter, au risque qu'un flic la reconnaisse. — Ce n'est pas si difficile de savoir à quelle heure vous terminez votre service, objecta McNab. — Non, mais pendant les heures de travail nous faisons souvent des allées et venues. Hier, pour moi, ça n'a pas été le cas. Par conséquent, elle m'épiait. Elle m'a espionnée, pour avoir une idée précise de mes horaires. Une préparation minutieuse, c'est son point fort. Elle reposa la statuette. — McNab, répertoriez les immeubles qui sont face à mon bureau. Je veux des photos. — Vous pensez qu'elle vous espionne ? demanda Peabody tandis que McNab pianotait déjà sur son clavier. — Elle file toujours ses victimes, pour engranger le maximum d'informations : leurs habitudes, les lieux qu'ils fréquentent, leurs activités, leur personnalité. Eve lança un coup d'œil à son mari. Où en était Julianna Dunne dans ses recherches sur Connors ? Elle ne savait que ce qui était de notoriété publique. Or, pour la plus grande part, c'était de la fiction, une légende. Connors n'avait pas son pareil pour préserver ses secrets et brouiller les pistes. — Surveiller mon bureau lui donne un atout, dit-elle, se tournant vers l'écran où s'affichait déjà le plan du quartier. — Comme dans un jeu de cartes ? demanda Peabody. — Non, pour elle, ce n'est pas un jeu. C'est la guerre. Et jusqu'ici, elle a remporté les batailles importantes. Saisissant un laser sur son bureau, elle promena le point lumineux sur l'écran. — Ces trois bâtiments lui procureraient le meilleur point de vue sur ma fenêtre. Il nous faut la liste des occupants. Captant le regard qu'échangeaient Feeney et Connors, elle foudroya le capitaine des yeux, tandis que Connors s'éclipsait dans la pièce voisine. — Il ira plus vite, dit Feeney, placide, en plongeant le nez dans sa tasse pour dissimuler un sourire. — Mmm... Un local avec un bail mensuel. Elle n'y passait pas beaucoup de temps. Elle y avait installé un équipement de surveillance et transmettait les données dans un autre lieu où elle pouvait les analyser tranquillement, confortablement. Mais hier, elle était là en personne, puisqu'elle a décidé de s'attaquer à moi. Eve se revit, immobile devant la fenêtre de son bureau, contemplant les immeubles de l'autre côté de la rue. — Moi, je choisirais celui-ci, dit-elle, entourant l'un des bâtiments d'un cercle lumineux. Ou alors, s'il n'y avait rien à louer dans les étages supérieurs... Elle traça un trait à hauteur du cinquième étage. — ... celui-là. Une minute. Elle passa dans le bureau attenant, où les machines ultrasophistiquées de Connors bourdonnaient comme autant d'abeilles laborieuses. — J'ai sélectionné un bâtiment qui me paraît convenir, je voudrais que tu me sortes la liste des habitants pour que je lance un calcul de probabilités. — Je suis en train de calculer les probabilités pour les trois. Mais je suppose que tu parles surtout de celui-ci. Elle se pencha vers l'écran où était affichée une photo de l'immeuble qu'elle avait encerclé. — Esbroufeur... — Viens t'asseoir sur mes genoux et répète-moi ça. Tu cherches des locations à court.terme, je présume, et donc les derniers contrats signés. Je me débrouille plutôt bien, tu ne trouves pas ? — Tu essaies de décrocher un emploi permanent de consultant civil ? — Ce serait amusant, non ? Il tapota ses genoux, mais elle ignora l'invite. — Bon, tant pis pour les petites primes en nature. Ah, voilà le taux de probabilité qui arrive. Elle étudia la liste de noms qui s'inscrivait sur l'écran. — Bingo ! Daily Enterprises. Justine Daily. C'est notre Julianna. Eve trépignait littéralement, submergée par une envie folle d'agir, vite et fort. Elle se refréna à grand-peine. — Il faut d'abord en avoir la certitude. Bascule ces données sur mon ordinateur, tu veux? Essayons de mener cette enquête de manière réglementaire. — Mais bien sûr. Lieutenant? Je t'accompagnerai. Non, enchaîna-t-il comme elle ouvrait la bouche pour protester. Il y a peu de chances que tu la déniches dans cet immeuble, mais je viens. J'ai un compte à régler avec elle. — Tu ne peux pas devenir enragé chaque fois que je reçois un gnon à cause de mon boulot. — Ah non ? rétorqua-t-il d'une voix où ne vibrait plus la moindre note d'humour. Elle a décidé de s'en prendre à nous deux, alors je suis dans le coup. Et je serai là lorsque tu l'arrêteras. Où que ce soit, à n'importe quel moment. — Je te demande seulement de ne pas oublier qui est chargé de l'arrêter. Sur ce, elle retourna dans son bureau. — Feeney, on a une Justine Daily dans le premier bâtiment. Tu as toutes les données sur mon écran. Renseigne-toi sur elle et sa société, Daily Enterprises. — On dirait qu'elle aime bien garder ses propres initiales. Feeney prit la place de McNab dans le fauteuil d'Eve. — C'est le genre de petites faiblesses qui font tomber les criminels, ajouta-t-il doctement. — Je serai la petite faiblesse qui la fera tomber, rétorqua Eve. Elle prit son communicateur et demanda un mandat ainsi que des renforts. Une heure après, elle longeait le couloir menant au bureau de Daily Enterprises. L'escalier était barré, les ascenseurs bloqués, toutes les issues surveillées. Pourtant elle savait déjà, viscéralement, qu'ils ne trouveraient pas Julianna Dunne. De la main, elle indiqua à ses coéquipiers leurs positions respectives. Elle dégaina son arme, prit son passe et s'apprêta à déverrouiller les serrures. Soudain, elle recula. — Attendez, elle a forcément prévu ça. Elle scruta attentivement la porte banale, les verrous bon marché, s'accroupit pour les étudier de plus près. — Il me faut des lunettes grossissantes. Un détecteur d'explosifs. — Tu crois qu'elle a piégé cette porte ? rétorqua Feeney en s'accroupissant aussi. Elle n'a jamais utilisé d'explosifs. — En prison, on apprend de nouvelles techniques. — Ouais, c'est vrai. — Tu vois quelque chose de bizarre ? — Elles sont vieilles, ces serrures. Système d'alarme ordinaire. Tu veux que je prévienne les gars de la brigade des explosifs ? — Peut-être. J'essaie de deviner quel pion elle va avancer sur l'échiquier, mais je ne tiens pas à ce que mon équipe se retrouve en bouillie dans ce couloir, Elle sentit un mouvement derrière elle, leva les yeux : Connors s'était approché. — Tu me laisses regarder ? Il se penchait déjà, tâtait de ses doigts habiles le battant et le chambranle. Il sortit son portable de sa poche, le programma puis le connecta à la porte avec un câble aussi fin qu'un cheveu. — Température anormalement élevée, annonça-t-il. — Reculez ! commanda Eve. On évacue tous les civils de cet étage, de l'étage du dessous et du dessus ! ajoutat-elle dans son communicateur. — Ce ne sera pas nécessaire, lieutenant, si tu m'accordes une minute. Elle pivota. Connors avait déjà neutralisé le système d'alarme. — Écarte-toi de là, bon sang ! Elle faillit le tirer en arrière, se ravisa. Elle l'avait vu tripoter des engins infiniment plus dangereux. — Là, disait-il posément à Feeney, tout en manipulant de minuscules outils en argent. Vous l'apercevez? — Maintenant, oui. Ce n'est pas mon domaine, mais il m'est arrivé d'avoir affaire à des bombes artisanales. — Du travail d'amateur, efficace néanmoins. Elle aurait dû y consacrer plus de temps, ajouter quelques bricoles, notamment une sécurité. C'est programmé pour se déclencher à l'ouverture de la porte. Elle avait un passe, forcément, pour ne pas se faire sauter les doigts et ruiner les efforts de sa manucure. Les mains de Connors ne tremblaient pas. Il ne s'interrompit qu'une seconde pour repousser ses cheveux qui lui balayaient le visage. Il était concentré sur sa tâche et y prenait un plaisir manifeste. — Ce n'est pas très puissant, une personne placée à deux mètres n'aurait même pas été tuée. Eh bien, voilà, ça suffira, conclut-il en rangeant ses instruments. Il se redressa, et Eve ne lui demanda pas s'il était sûr de lui. Il ne parlait jamais à la légère. Elle fit signe à son équipe que tout allait bien, puis s'accorda à son tour un plaisir : celui d'ouvrir la porte d'un coup de pied. Elle s'avança, indiqua d'un geste à Feeney de s'occuper du cabinet de toilette. Elle examina le bureau éraflé, les fauteuils bancals, flaira dans l'air un parfum féminin et coûteux. Julianna avait abandonné un communicateur, un portable, ainsi qu'un petit bouquet de fleurs exotiques. Elle se campa devant la fenêtre et aperçut, en face, son propre bureau. — D'ici, à l'œil nu, on ne voit pas assez bien. Elle avait un bon matériel, qu'elle n'a pas laissé en partant. Commencez l'enquête de voisinage, ordonna-t-elle sans se retourner. Interrogez les autres occupants. Trouvez le gérant de l'immeuble et faites-le monter. Avec toutes les vidéos de surveillance. Feeney, tu te charges des appareils informatiques. Peabody toussota. — Lieutenant... c'était dans le bouquet, dit-elle en tendant une enveloppe sur laquelle était inscrit : Eve Dallas. Elle renfermait une carte écrite à la main et une disquette. Eve lut la carte. Avec mes meilleurs vœux de prompt rétablissement. Julianna — La garce, grommela-t-elle. Feeney, les hommes peuvent se disperser. On ne la coincera pas aujourd'hui. Peabody, prévenez l'équipe de l'Identité judiciaire. Elle glissa la disquette dans l'ordinateur. — Lecture. Le visage de Julianna s'afficha sur l'écran - une blonde aux yeux bleus, très proche de la véritable Julianna. — Bonjour, lieutenant, disait-elle avec cet accent traînant, typiquement texan, dont Eve avait gardé le souvenir. Je ne me trompe pas de grade, me semble-t-il. Je serais surprise que vous ayez réussi à remonter la piste hier soir, mais j'ai confiance dans vos capacités : vous prendrez très vite connaissance de cet enregistrement. J'espère que vous vous sentez mieux. Et, puisque vous êtes en train de m'écouter, vous avez détecté et désamorcé mon petit cadeau de bienvenue. Modeste, je l'avoue. Elle souriait, la tête penchée sur le côté. Eve étudiait son regard. Des yeux pareils à une pellicule de glace sur un abîme sans fond. — Ce fut très agréable de vous revoir. J'ai beaucoup pensé à vous pendant ma... réhabilitation. Lorsque j'ai appris votre promotion au grade de lieutenant, j'ai été si fière. Celle de Feeney au rang de capitaine m'a fait plaisir également, mais je n'ai jamais eu avec lui la relation que j'ai avec vous. Car il y a quelque chose entre nous, n'est-ce pas ? Quelque chose de profond et d'étrange. Un vrai lien. Si vous croyez en la réincarnation, peut-être étions-nous, dans une autre vie, sœurs ou amantes. Vous ne vous interrogez jamais sur ces questions-là? Sans doute pas, vous êtes une femme tellement rationnelle. D'une certaine façon, ça vous rend encore plus attirante. Votre nouveau mari est-il de cet avis? Oh, à propos, toutes mes félicitations ! Il y a près d'un an que vous avez convolé. Eh oui... le temps passe. La voix se durcit, pareille à un vent glacé balayant une prairie. — En cellule, il passe lentement. Toutes ces années, Eve, je vous les dois. Il est normal, vous en conviendrez, que je prenne ma revanche. Vous n'avez jamais vraiment compris ce que je faisais ni pourquoi, vous n'avez jamais eu de respect pour ma tâche. Mais la notion de revanche, vous la comprenez. — Oui, marmonna Eve, frôlant inconsciemment sa joue meurtrie. Tu l'as dit. — Je vous ai observée, plongée dans votre travail, immobile devant votre fenêtre, comme si vous portiez sur vos épaules tous les malheurs de cette ville. Je vous ai vue arpenter votre minuscule bureau. Il me semble qu'on pourrait offrir à un lieutenant davantage d'espace et de confort. Au fait... vous buvez beaucoup trop de café. Vous savez à présent que j'avais ici un équipement adéquat. J'ai jugé préférable de le remporter. Moi aussi, j'ai un côté rationnel. J'ai plusieurs heures de film dont vous êtes la vedette. Vous vous habillez mieux qu'avant. Vous n'êtes toujours pas coquette, mais vous avez acquis de la classe. L'influence de Connors, certainement. Être riche est bien agréable, n'est-ce pas ? L'argent a-t-il corrompu quelque recoin secret de votre petite personne ? Je me le demande. Allons, Eve chérie, ajoutait-t-elle avec un rire cristallin, vous pouvez me l'avouer, Après tout, qui vous comprendrait mieux que moi ? « Tu parles trop, songea Eve. Tu te sens seule, pas vrai, Julianna, tu n'as personne que tu considères comme un égal avec qui discuter ? » — Je suis sûre qu'au lit, il est très bien, si ces choses-là ont de l'importance pour vous. Elle bougea, sans doute pour croiser les jambes. Elle se mettait à son aise pour papoter entre filles. — Moi, j'ai toujours trouvé que c'était dégradant pour les deux partenaires. De quoi s'agit-il au bout du compte ? La femme se laisse pénétrer, labourer, envahir. Et l'homme s'engloutit en elle comme si sa vie en dépendait. Au passage, pour les hommes avec qui je couche, c'est effectivement leur vie qui est en jeu. Tuer est tellement plus excitant que le sexe. Vous avez tué, vous savez ce que c'est. Mais oui, viscéralement, vous le savez. J'aimerais que nous ayons le temps et l'occasion d'avoir une vraie conversation sur ce sujet, malheureusement je crains que cela ne se produise pas. Vous voulez m'arrê-ter, me remettre en prison. Vous vous rappelez ce que vous m'avez dit ? Que si vous aviez été seule à décider, vous m'auriez laissée en cage, comme un animal, jusqu'à la fin de mes jours. Et puis vous m'avez tourné le dos comme si je n'étais rien. Vous n'avez pas obtenu ce que vous souhaitiez, n'est-ce pas ? Moi, si. J'obtiens toujours ce que je désire. Je vous conseille de ne pas l'oublier. Sa voix avait grimpé dans l'aigu, sa respiration s'accélérait. Elle inspira, passa une main dans ses cheveux pour se ressaisir. — Quand j'ai tué Petitbon et Mouton, j'ai pensé à vous. Un long moment. Que ressentez-vous à l'idée qu'ils sont morts à cause de vous ? Cela.ne vous perturbe pas, Eve ? Est-ce que cela vous met en colère ? Rejetant la tête en arrière, Julianna éclata de rire. — Ce doit être pénible pour vous, et ma vengeance n'a même pas commencé. Je veux ce que j'ai toujours voulu. Faire ce qui me plaît et vivre très, très bien. Vous m'avez volé huit ans, sept mois et huit jours, Eve. Je vais remettre les compteurs à zéro. Vous marcherez sur les corps de vieux bonshommes stupides. Pour que vous sachiez bien à quel point c'est simple pour moi, je vous donne un indice. Hôtel du Mont, Denver, suite 4020. Le monsieur s'appelle Spencer Campbell. Je vous reverrai bientôt, très bientôt. — Oui, tu peux y compter, marmonna Eve, tandis que l'écran s'obscurcissait. Peabody, contactez cet hôtel, passez-moi le responsable de la sécurité. La suite avait été réservée par une certaine Juliet Darcy qui s'était présentée la veille à la réception et avait payé en liquide pour deux nuits. — Spencer Campbell, la victime, est le patron du cabinet de conseil en investissements Campbell. Eve, dans la salle de réunion du Central, afficha une photo sur l'écran. — Soixante et un ans, divorcé, actuellement séparé de sa deuxième épouse. Il avait rendez-vous pour une discussion professionnelle avec Juliet Darcy dans sa suite d'hôtel. Un petit déjeuner d'affaires, à huit heures, heure de Denver. Au moment même, à quelques secondes près, où j'enfonçais la porte du bureau de Julianna, ici à New York. Ces temps-ci, elle est excessivement sûre d'elle. Campbell était mort depuis moins de trente minutes quand le chef de la sécurité a pénétré dans les lieux. Julianna ne s'est évidemment pas montrée à la réception. Elle a pris son petit sac de voyage, a branché le signal lumineux «Ne pas déranger», et a filé tranquillement. L'autopsie et les rapports du labo confirmeront que le café de Campbell était empoisonné. — Elle est allée jusqu'à Denver pour liquider ce type, commenta Feeney en fourrageant dans ses. cheveux hirsutes. À quoi bon se donner tout ce mal ? — Pour prouver de quoi elle est capable. Il ne représentait rien pour elle. Juste une proie sacrifiée sans aucune difficulté pour bien me montrer qu'elle peut continuer à sévir, où et quand elle veut, pendant que je tourne en rond. Une fois de plus, elle sort de son schéma habituel parce qu'elle tient à me démontrer qu'elle est imprévisible. « Et elle ne veut pas, songea Eve, me laisser deviner qu'elle rôde autour de Connors. Elle se focalise sur ceux qu'elle qualifie de vieux bonshommes stupides. Elle les assassine, et ils servent de leurres pour dissimuler son véritable objectif. » Ils sont morts à cause de vous. Eve chassa cette voix de son esprit, refoula sa culpabilité. En tout cas, elle s'y efforça. — Elle avait sélectionné des cibles potentielles avant son arrestation, et en prison elle a peaufiné ses plans. — Elle a effectivement utilisé les ordinateurs de bureau du centre de détention pour mener des recherches sur Petitbon et Mouton, et les placer sous surveillance électronique, rétorqua Feeney. On a déterré certains éléments qui vont dans ce sens. Mais dans l'immédiat, on n'a rien sur Campbell ou d'autres. Aucun renseignement d'ordre privé - situation financière, biens immobiliers, voyages, etc. — Pour ça, elle s'est servie de son propre ordinateur. Miller, le « superviseur » de la prison, aurait des comptes à rendre, se dit Eve, furibonde. — Elle ne pouvait pas courir le risque qu'on trouve des traces de ses petites enquêtes. Elle considéra tour à tour ses coéquipiers. — Elle a du fric, elle en a beaucoup. Mon expert personnel en la matière estime que, vraisemblablement, elle a réparti sa cagnotte sur plusieurs comptes numérotés ici et là. Nous n'avons aucune piste en ce qui concerne cet argent. Julianna posséderait, un appartement à New York. Loopy l'a affirmé et répété aux flics de Chicago, mais elle n'en dit pas plus. A mon avis, elle ne connaît pas l'adresse. Julianna papotait avec elle pour se distraire, mais elle ne lui aurait pas donné une information aussi importante. — À la DDE, on épluche les résidences possibles, déclara Feeney en gobant une poignée d'amandes grillées. Seulement voilà, on ignore de quand date l'acquisition ou la location du logement. On ne sait pas dans quel secteur il se situe, on n'a aucun nom... on patine. — Elle dépense de l'argent pour s'entretenir, dit Eve, se remémorant la Julianna de la vidéo, élégante et physiquement en pleine forme. Comme elle est futée, elle paie en liquide. On va passer en revue les boutiques de luxe, les salons, les restaurants. Mais nous sommes à New York, le paradis des amateurs de shopping. Donc, dans ce domaine aussi, on est mal partis. Elle s'interrompit, réfléchit. — Tant pis, il faut creuser. Mettre quelques agents sur la piste des boutiques. On arrivera peut-être à trouver celle où elle a acheté cette combinaison rouge qu'elle portait. On connaît sa taille, son poids, ça réduira un peu le champ de prospection. — Elle a peut-être acheté ce vêtement à Chicago, ou ailleurs, intervint Peabody. Et les combinaisons rouges, ce n'est pas ce qui manque. — Oui, vous avez raison. Mais on continue à fouiller partout, à étudier les moindres détails... on finira bien par tomber sur quelque chose d'intéressant. En attendant, on se concentre sur les moyens de transport publics et privés entre New York et Denver On découvrira comment elle a voyagé, ce qui ne nous servira à rien, parce qu'elle se sera déjà évaporée dans la nature. Mais on aura un renseignement. — Il me semble qu'elle prend plus de risques, remarqua Peabody. Vous parler de Campbell, alors qu'elle n'était pas certaine du timing... Si elle ne l'avait pas mentionné, on ne l'aurait pas retrouvé avant des heures. — Le risque rend la victoire plus gratifiante. C'est une vendetta, et il faut que le sang de l'ennemi coule pour obtenir réparation. En outre, elle cherche à m'ébranler. Elle ne veut pas me tuer, mais me faire croire que je suis une cible. Elle veut que je vive en ayant tout perdu. Elle veut Connors. Et voilà justement notre atout. Elle ne se doute pas que j'ai compris. Pour Connors, une réunion s'achevait et la suivante se préparait. Ses activités du matin l'avaient mis en retard. Il devrait rattraper ça ce soir, et s'arrangerait pour le faire à la maison. Il avait la ferme intention de rester auprès d'Eve autant que leurs emplois du temps respectifs le leur permettraient. — Caro, dit-il à sa secrétaire par l'interphone, faites en sorte que la réunion Realto se déroule par hologramme à mon domicile. Dix-neuf heures trente. Quant au déjeuner avec Finn et Bowler, il aura lieu ici, dans la salle à manger de la direction. N'oubliez pas d'informer le lieutenant Dallas de ces changements de programme. — Bien, monsieur. Le Dr Mira est là, elle désire vous parler. Vous avez dix minutes de battement, si vous souhaitez la voir maintenant. Sinon, je lui fixe un rendez-vous. — Non, je la reçois tout de suite. Au cas où les représentants de Brinkstone arriveraient avant que j'aie terminé, faites-les patienter. Il interrompit la communication, se leva et arpenta son bureau. Mira n'était pas du genre à débarquer à l'im-proviste, ni à délaisser son travail pour une conversation mondaine. Par conséquent, elle avait quelque chose d'important à lui dire. Il s'approcha de l'autochef et programma le thé préféré de la psychiatre. Lorsque Caro frappa à la porte, il ouvrit lui-même et tendit la main à Mira. — C'est un plaisir de vous voir. — Vous mentez, mais je vous remercie de m'accorder un peu de votre précieux temps. Je suis éblouie. Votre galerie vitrée est à couper le souffle. — Elle laisse à mes concurrents l'opportunité de réfléchir avant de passer à l'attaque. Merci, Caro, ajouta-t-il en invitant Mira à franchir le seuil, tandis que sa secrétaire refermait la porte sans bruit. — Et ce bureau... s'extasia Mira, balayant des yeux le luxueux mobilier, les œuvres d'art, l'équipement informatique dernier cri. Un cadre parfait pour vous. Somptueux et fonctionnel à la fois. Connors, vous êtes très occupé... — Thé au jasmin, n'est-ce pas ? — Oui. Elle ne fut pas surprise qu'il se souvînt de ce détail. Son cerveau était un véritable ordinateur. — Je ne suis pas ici simplement pour bavarder. Elle s'installa sur le canapé qu'il lui indiquait, garni de coussins moelleux, et attendit qu'il prît place à côté d'elle. — C'est Eve qui vous a demandé de venir? — Non, mais elle sait que je comptais vous parler. Je ne l'ai pas encore vue aujourd'hui. On m'a informée qu'elle a été blessée hier soir. — Elle est coriace. Pas autant qu'elle se plaît à le croire, néanmoins elle finit toujours par rebondir. Elle a failli se fracasser le crâne. Heureusement qu'elle a la tête dure. — C'est pour cela, entre autres, que vous l'aimez. — En effet. — Et pourtant, vous vous inquiétez. Être marié à un lieutenant de police n'est pas simple. Elle le comprend, et c'est l'une des raisons pour lesquelles elle a essayé de résister, de nier ce qu'elle éprouvait pour vous. L'une des raisons. Mira posa la main sur celle de Connors. Elle perçut sa tension, la crispation de ses doigts. — Son père en était une autre. Elle m'a dit que vous étiez allés à Dallas. — Je suis content qu'elle puisse en discuter avec vous. — Vous, vous ne pouvez pas, rétorqua-t-elle. Connors, il vous est déjà arrivé de me parler franchement. Nous sommes très peu nombreux à connaître la situation. Je ne pense pas que vous ayez la possibilité d'aborder ce sujet avec beaucoup de gens. — Que voulez-vous que je vous dise ? C'est Eve que ce cauchemar hante, pas moi. — Il vous hante aussi, forcément. Vous l'aimez. — Oui, je l'aime, et j'affronterai ça avec elle. Je ferai le maximum - ce qui est bien peu. Se confier à vous l'apaise. Je vous en suis reconnaissant. — Elle est inquiète pour vous. — Elle n'a pas à l'être. Il sentit la colère monter en lui, la refoula et eut un goût de sang dans la bouche. — Et vous non plus, poursuivit-il. Mais vous êtes gentille d'avoir pris le temps de venir ici. Elle lut sur son visage une fin de non-recevoir, un voile glacé sur de la lave en fusion. Elle reposa sa tasse de thé, lissa la jupe de son tailleur bleu pâle. — Très bien. Je suis navrée d'avoir interrompu votre journée de travail. Je ne vous retarderai pas plus longtemps. — Merde ! jura-t-il en se redressant brusquement. À quoi bon m'épancher ? Quel bien ça lui ferait ? Mira demeura assise, reprit sa tasse. — Cela pourrait vous soulager. — De quelle manière ? Il tournait comme une toupie, les traits déformés par la rage. — Ça ne change rien. Vous voulez m'entendre vous raconter que je suis resté là, à la regarder souffrir, se souvenir, réagir comme si ça recommençait ? Elle était complètement démunie, terrifiée, perdue, et moi aussi, après avoir vu ça. Je surmonte ce que j'ai à surmonter, mais là... — Cela ne peut pas être surmonté, pas de la façon que vous souhaiteriez. Mon Dieu, songea-t-elle, comme c'était pénible pour cet homme, ce guerrier prêt à protéger de ses mains nues ce qu'il chérissait le plus. — Cela ne peut être effacé, balayé, parce que c'est une réalité qui vous ronge tous les deux. — Quelquefois elle hurle dans son sommeil, murmurat-il. Parfois elle gémit, on croirait un chaton qui a peur ou mal. Et d'autres fois, elle dort paisiblement. Je ne peux pas entrer dans ses rêves et tuer ce monstre pour elle. Mira avait de la peine à garder son objectivité professionnelle. La douleur de Connors lui mettait les larmes aux yeux. — Non, vous ne pouvez pas, mais vous êtes là à son réveil. Vous comprenez que vous avez tout changé pour elle, que vous lui avez insuflé le courage d'affronter son passé ? Et elle a appris la compassion afin d'accepter le vôtre. — Je sais que nous sommes le fruit de ce passé qui nous a modelés. Je crois au destin, et je pense aussi qu'il faut infléchir la destinée quand elle ne va pas dans la bonne direction. Comme elle souriait, il poussa un soupir. Ses muscles tendus comme des cordes se décontractaient. — Je sais qu'il est impossible d'effacer ce qui a existé, mais... je voudrais avoir le pouvoir de remonter dans le temps et de le... Il montra ses poings. — Voilà une réaction qui me paraît tout à fait saine. — Ah oui ? — Je l'espère, car j'ai souvent la même. Moi aussi, j'aime Eve. Il la regarda, scruta son visage si serein, ses yeux qui reflétaient une profonde compréhension. — Oui, je le vois. — Et je vous aime également. Connors cilla, comme si elle s'exprimait dans une langue étrangère. Avec un rire doux, elle se leva. — Tous les deux, vous semblez toujours tellement médusés et méfiants quand on vous témoigne de l'affection. Vous êtes un homme bon, Connors, ajouta-t-elle en lui plantant un baiser sur la joue. — Pas vraiment. — Mais si. Je souhaite que vous vous sentiez suffisamment à l'aise pour venir me parler si vous en éprouvez le besoin. Maintenant, je vous laisse à vos occupations. Les miennes m'attendent impatiemment. Il la raccompagna jusqu'à la porte. — Y a-t-il quelqu'un en ce bas monde qui soit capable de vous résister? demanda-t-il. — Jamais longtemps, répondit-elle avec un clin d'oeil. 17 Abattant les obstacles, débloquant les divers verrouillages avec la délicatesse et la subtilité d'une tronçonneuse, Eve retrouva le jet privé loué par Julianna pour son aller et retour New York-Denver. La société Diamant Express se targuait, dans ses brochures publicitaires, d'être la plus rapide et la plus luxueuse compagnie de charters des États-Unis. Après vérification, il s'avéra que leur publicité était mensongère : ils venaient en troisième position derrière deux des sociétés de Connors. Julianna n'avait pas eu le culot de louer l'un de ses appareils, songeait Eve tout en circulant au milieu des jets, avions-cargos et trams aériens qui roulaient sur les pistes autour des hangars de Diamant Express. Elle avait de nouveau la migraine, il lui semblait qu'un marteau cognait l'arrière de son crâne. Elle avait une envie folle de faire un somme. Il lui faudrait s'accorder bientôt une pause, sinon elle s'effondrerait. — Rappelez-moi le nom du pilote ? — Mason Riggs, répondit Peabody, étudiant le profil d'Eve. Vous vous sentez bien ? Non, ne vous fâchez pas. C'est que... vous êtes pâlichonne et... luisante. — Comment ça, luisante ? Eve se gara, s'examina dans le rétroviseur. Mais oui, elle luisait. — On est en été, il fait chaud. Les gens transpirent. Et non, je ne me sens pas formidablement bien. Dépêchons-nous. — Au retour, je conduirai. Eve, qui avait déjà une jambe hors de la voiture, pivota. — Qu'est-ce que vous avez dit ? — J'ai dit, articula bravement Peabody - au risque d'y perdre la vie -, que je prendrai le volant. Vous ne devriez pas conduire, et j'ai promis à Louise de vous obliger à vous reposer quand vous seriez fatiguée. Avec une extrême lenteur, Eve ôta les lunettes de soleil qu'elle s'autorisait à porter pour ménager son mal de crâne et dissimuler quelque peu sa figure en compote. Elle foudroya son assistante d'un regard que son œil au beurre noir rendait encore plus menaçant. — Vous m'obligerez ? Peabody déglutit, mais campa fermement sur ses positions. — Vous ne me faites pas peur - ou à peine. Vous êtes pâle et toute luisante. Par conséquent, je prendrai le volant. Vous vous installerez derrière et vous dormirez, lieutenant. — Vous croyez que me donner du « lieutenant » pour conclure cette tirade vous épargnera le terrible châtiment que vous méritez ? — Je suis sûre de pouvoir courir plus vite que vous, vu votre actuel état de santé. Peabody leva deux doigts. — Combien vous en voyez ? — Deux, que je vais couper et vous enfoncer dans les oreilles. — Bizarrement, lieutenant, vous me rassurez. Avec un soupir, Eve acheva de s'extraire de la voiture et grimaça. Le bruit infernal en provenance du hangar lui vrillait le cerveau. Espérant ne pas avoir à entrer là-dedans - sa pauvre tête n'y résisterait pas -, elle fit signe à une femme vêtue d'une combinaison ornée du logo de Diamant Express. — Je cherche le pilote Riggs ! lui cria Eve. Mason Riggs. — Son avion est au contrôle, répondit la femme, montrant du pouce le portail ouvert du hangar. Soit il est là, en train de veiller son bébé, soit il est dans la salle de repos. — Qui se trouve où ? — Deuxième porte sur la gauche. Désolée, mais seuls les employés ont accès au hangar et à la salle de repos. Si vous voulez, je le bipe. Eve brandit son insigne. — Je m'en charge. D'accord? La femme haussa les épaules. — Absolument. N'allez pas là-dedans sans protège-oreilles. Vous enfreindriez le règlement de sécurité. Elle fouilla dans une caisse, en extirpa deux casques cabossés. — De toute façon, sans ça, vous vous bousilleriez les tympans. Eve en ajusta un sur sa tête et poussa un soupir de soulagement. — Merci... Elle franchit les portes du hangar où étaient parqués trois avions couverts d'un essaim de mécaniciens. Les uns s'affairaient, armés d'outils compliqués, tandis que les autres discutaient dans la langue des signes. Elle repéra deux pilotes en uniforme, un homme et une femme, et se dirigea vers eux. Le vacarme ambiant était comme une houle sonore qui lui perçait ses protège-oreilles. L'atmosphère était saturée d'odeurs de fuel, d'huile de graissage ; là-dessus flottait un léger fumet de sandwich aux boulettes épicées. Eve sentit soudain son estomac crier famine : elle avait un faible pour les boulettes. Elle tapa sur l'épaule du pilote masculin, particulièrement séduisant avec son teint caramel de métis, sa peau lisse tendue sur une ossature faciale parfaite. — Riggs ? articula-t-elle soigneusement. Il hocha la tête, elle lui montra son insigne tout en pointant le doigt vers la salle de repos. Quoique manifestement ennuyé, il la précéda d'une démarche élastique jusqu'à la porte. Il tapa le code sur le panneau électronique, poussa le battant. Dès qu'il fut entré, il retira son casque et le jeta dans une corbeille. — C'est mon avion. Dans vingt minutes, je lui fais passer les contrôles de sécurité. Je suis pressé. Eve ôta ses protège-oreilles. Elle n'avait pas entendu un mot de ce qu'il avait dit, aussi alla-t-elle droit au but. En regardant plus attentivement son visage, il écarquilla les yeux. — Vous avez pris une porte dans la figure, lieutenant? — Voilà le genre de fine plaisanterie que j'attendais. — Ce doit être douloureux. Alors, quel est le problème? — Hier soir, une dénommée Juliet Darcy a loué vos services pour se rendre à Denver. Vous êtes revenus ce matin. — Je peux vous confirmer le vol, mais pas vous parler des clients. Le règlement me l'interdit. — Ne vous cramponnez pas au règlement, Riggs, sinon vous n'aurez plus qu'à annuler votre prochain vol. — Écoutez, madame... — Je ne suis pas une dame, je suis un flic. Et il s'agit d'une enquête de police. Votre cliente est arrivée à Denver hier soir, elle s'est commandé un bon dîner qu'on lui a servi dans sa chambre, ensuite elle a probablement dormi comme un ange. Ce matin, elle a tué un certain Spencer Campbell dans sa suite d'hôtel, elle a pris un taxi pour regagner l'aéroport, sauté dans votre avion et réintégré New York. — Elle.!, elle a tué quelqu'un? Mlle Darcy? Vous rigolez. — Vous allez voir si je rigole. On vous embarque au Central. — Mais elle... j'ai besoin de m'asseoir, marmonna-t-il en se laissant tomber dans un large fauteuil noir. Non, je suis persuadé que vous vous trompez. Mlle Darcy était charmante, raffinée. Elle passait simplement une nuit à Denver pour assister à une soirée caritative. Eve se tourna vers Peabody qui lui tendit aussitôt un cliché réalisé à partir de la vidéo trouvée dans le bureau de Daily Enterprises. — C'est bien la femme que vous connaissez sous le nom de Juliet Darcy ? — Oui, c'est... mon Dieu. Il enleva sa casquette, ébouriffa ses cheveux. — Ça fiche un coup. — J'imagine que Spencer Campbell serait d'accord avec vous, rétorqua-t-elle en s'asseyant face à lui. Parlez-moi du voyage. Maintenant qu'il était décidé à coopérer, elle n'aurait pu l'interrompre, même en lui envoyant une décharge de laser paralysant. Il appela l'hôtesse qui l'avait accompagné durant le vol, au cas où certains détails lui auraient échappé, si bien qu'Eve eut droit à un compte rendu exhaustif. — Elle était d'une exquise politesse, dit-il en ingurgitant son deuxième café. Mais chaleureuse, amicale. Quand elle est montée à bord, il m'a semblé qu'elle ressemblait à une femme célèbre. On a beaucoup de personnalités, plus ou moins connues, qui tiennent comme elle à être seules dans l'avion mais qui ne veulent pas acheter et entretenir un jet privé. — Moi, je ne l'ai pas trouvée si amicale, intervint l'hôtesse, Lydia. Elle buvait de l'eau minérale et était déjà en tenue pour son prochain vol, impeccable dans un uniforme bleu marine orné de galons dorés qui lui donnaient une allure militaire. — Quel effet vous a-t-elle fait ? lui demanda Eve. — Une snob. Elle était agréable, d'accord, mais ce n'était qu'un vernis. Quand elle s'adressait à moi, j'avais l'impression qu'elle était la maîtresse et moi l'esclave. Nous offrons à nos passagers caviar, Champagne, ainsi qu'un plateau de fromages et de fruits. En voyant la marque du Champagne, elle a fait la moue. Elle a dit que, si on n'améliorait pas la qualité de nos prestations, on ne pouvait pas espérer décrocher nos cinq étoiles. — A-t-elle passé ou reçu des coups de fil pendant le vol? — Non. Elle a travaillé sur son portable, en le tournant bien pour que je ne lise pas sur l'écran - comme si ça m'intéressait. Chaque fois qu'elle me parlait, elle m'appelait par mon prénom. Lydia ceci, Lydia cela. Comme le font les gens quand ils veulent que vous les trouviez sympathiques. Mais, au fond, c'est insultant. — Moi, elle m'a paru absolument charmante, objecta Riggs. — Tu es un homme, rétorqua Lydia. Sa voix était à la fois douce et cinglante. Elle devait être une remarquable professionnelle, décréta Eve. — Et au retour, ce matin, quel vous a semblé être son état d'esprit ? s'enquit-elle, focalisant son attention sur l'hôtesse. — Elle était très contente, rayonnante, détendue. Je me suis dit qu'elle avait dû se payer un bon amant. — Lydia ! — Mason, s'il te plaît, tu as pensé la même chose. Elle a englouti des œufs brouillés, un croissant, de la marmelade, des fruits, du café. Un petit déjeuner de sportive. Elle a écouté de la musique classique et allumé le signal lumineux « ne pas déranger». J'avais programmé la revue de presse matinale, elle n'en a pas voulu et l'a dit sèchement. Maintenant, on sait pourquoi. Ce pauvre homme... — Lorsqu'elle est descendue de l'avion, y avait-il une voiture qui l'attendait ? — Elle est allée au terminal, répondit Lydia. D'ailleurs, j'ai trouvé ça drôle. En principe, quelqu'un d'aussi snob a une limousine sur la piste d'atterrissage. Mais non, pas elle. Elle avait rejoint le terminal, pensa Eve, d'où elle pouvait emprunter n'importe quel moyen de transport -taxi, bus, tram, véhicule privé, voire le métro - et ainsi s'évaporer dans la nature. — Merci. Si vous vous rappeliez un autre détail, contactez-moi au Central. — J'espère que vous l'arrêterez. L'hôtesse examina le visage d'Eve d'un air compatissant. — Vous avez mal ? Dehors, Eve massa sa nuque endolorie. — On retourne au Central, voir ce que les collègues de Denver ont déniché. Dès qu'on aura confirmation que la meurtrière est bien Dunne, l'affaire dépassera les limites de l'État et concernera les fédéraux. — On ne va quand même pas les laisser reprendre le dossier ? — J'aimerais pouvoir dire que je le leur offrirais sur un plateau d'argent s'ils arrivaient à l'epingler, mais je mentirais. Je la veux, elle est à moi. Eve poussa un long soupir. — Je mise sur le fait que Denver accepte de retarder l'identification, au moins pendant quelques jours. Elle pécha ses lunettes de soleil dans sa poche, les chaussa et se sentit aussitôt mieux. — Pourquoi vous ne conduiriez pas, Peabody ? J'ai envie de faire une petite sieste. — Mais oui, pourquoi pas ? répliqua Peabody, réprimant un sourire. — C'est de la suffisance que je lis sur votre figure ? — Oh... ironisa Peabody en se donnant une tape sur la joue. Je croyais pourtant m'être débarrassée de ce défaut. — En chemin, vous vous arrêterez dans un delicates-sen. Je veux un sandwich aux boulettes. Tandis que son assistante s'installait au volant, Eve abaissa le dossier du siège du passager, ferma les yeux et s'endormit aussitôt. » Sandwich aux boulettes » n'était pas le terme approprié pour définir cette spécialité gastronomique. Cela consistait en deux morceaux de pain dur, ramollis par un flot de sauce rougeâtre où nageaient trois choses en forme de boulettes, constituées d'une substance étrange, lointaine cousine de la viande. Pour masquer leur aspect décourageant, les prétendues boulettes étaient enrobées d'un gluant substitut de fromage et si généreusement épi-cées qu'elles vous mettaient la bouche en feu tout en vous dégageant formidablement les sinus. C'était à la fois écœurant et délicieux. Ce fumet incomparable tira Eve d'un sommeil de plomb. — J'ai commandé le géant et je l'ai fait couper en deux, déclara Peabody en redémarrant pour se faufiler dans la circulation, avec cette prudence qui rendait Eve cinglée. Et je me suis dit qu'à cette heure-ci, vous auriez envie d'un tube de Pepsi. — Quoi ? bredouilla Eve - elle avait l'impression que sa tête était une caisse de résonance. Combien de temps j'ai dormi ? — Vingt minutes, mais vous n'avez pas bougé un cil. Je m'attendais à ce que vous ronfliez... même pas. Vous avez repris des couleurs. — Grâce à cette bonne odeur de boulettes. Eve ouvrit le tube, ingurgita une grande lampée de Pepsi, avant de s'ausculter mentalement. La migraine avait reflué, ainsi que cette vague sensation d'être sur une autre planète, qui lui déplaisait tant. — Où allez-vous, Peabody, et dans combien d'années y serons-nous si vous roulez à cette allure d'escargot ? — Je respecte simplement le code de là route, les limitations de vitesse et je me montre courtoise envers les autres conducteurs. Je suis contente que vous soyez requinquée. On est dans le centre, il fait beau, si on cassait la croûte au soleil, sur la Rockefeller Plaza? On prendrait le soleil et on se moquerait des touristes. Ce n'était pas une si mauvaise idée. — Pas de shopping, je vous préviens. — Ça ne m'a pas effleuré l'esprit. Enfin... juste un quart de seconde. Peabody longea l'allée piétonne, se gara et alluma le signal « En service ». — C'est prévu par le code de la route ? ironisa Eve. — Il ne faut pas non plus être obsédée par les règlements. Elles sortirent, déambulèrent au milieu des flâneurs, des pique-niqueurs, et des pickpockets qui adoraient ce genre d'endroit. Elles repérèrent un banc près de la patinoire et s'y installèrent. Peabody avait prévu un paquet de serviettes en papier qu'elle divisa en deux. Elle tendit à Eve sa moitié de sandwich, et s'attaqua à la sienne. Eve ne se rappelait plus, tant c'était lointain, la dernière fois où elle avait pris une vraie pause-déjeuner, mangé ailleurs que dans son bureau ou dans la voiture. Il y avait du bruit, beaucoup de monde, il faisait chaud. Le soleil se reflétait sur les vitrines des boutiques, un marchand ambulant qui poussait un petit glissa-grill chantait un air d'opéra. — La Traviata, dit Peabody dans un soupir. Charles m'a emmenée à l'opéra, c'est un grand amateur. Mais, à la limite, je préfère écouter ce bonhomme. C'est ce qui est génial à New York : pouvoir être dehors, déguster un sandwich aux boulettes succulent, observer des gens qui viennent de tous les coins du monde, et entendre un marchand de hotdogs au soja chanter en italien. — Hmm... marmonna Eve qui avait la bouche pleine et s'évertuait à ne pas répandre de la sauce sur le devant de sa chemise. — Quelquefois on oublie de regarder, d'apprécier ce qui nous entoure. Il y a tellement de choses à voir. Quand je suis arrivée ici, je marchais énormément, je visitais. Il me semble que ça remonte à des années. Ça fait combien de temps que vous êtes à New York ? — Je ne sais plus. Pensive, Eve engloutit une autre bouchée. Dès sa majorité, elle avait quitté l'orphelinat pour entrer à l'Académie de police. — Douze ou treize ans, je crois. — Il y a longtemps. Et du coup, on ne regarde plus rien. — Hmm... Tout en mangeant, Eve observait un groupe de touristes que suivait un type à la mine rusée, juché sur un aéroskate. L'opération se déroula en un clin d'oeil. Il glissa ses doigts agiles dans les poches-revolver de deux touristes, en retira les portefeuilles, pirouetta et repartit en sens inverse. Eve allongea à peine la jambe pour le frapper au tibia. Il perdit l'équilibre, exécuta un plongeon gracieux. Lorsqu'il fut par terre, elle lui appuya sur la gorge son pied botté. Elle continua à mastiquer son sandwich jusqu'à ce qu'il recouvre ses esprits, puis brandit son insigne et, du pouce, désigna l'uniforme de Peabody. — Tu sais, mon pote, je me demande si tu es un débile ou un crâneur. Piquer des portefeuilles devant deux flics... non mais, franchement. Peabody, vous voulez bien confisquer à ce monsieur le contenu de ses multiples poches ? — Oui, lieutenant. Peabody s'empressa de fouiller la demi-douzaine de poches du pantalon baggy, les trois de la chemise ample. Elle récupéra dix portefeuilles. — Ces deux-là appartiennent à ces gens, dit Eve, montrant les deux touristes qui ne s'étaient aperçus de rien et se prenaient mutuellement en photo. Le brun aux lunettes de soleil, et le blond avec la casquette de baseball. Allez les leur rapporter, ça leur épargnera des tracas. Ensuite appelez un agent de police pour qu'il se charge de cet individu. — Oui. Lieutenant... je n'ai pas vu ce qui se passait. Eve lécha ses doigts dégoulinants de sauce. — On ne remarque pas tous les mêmes choses, Peabody. Comme celle-ci s'éloignait au pas de course, le pickpocket décida de tenter sa chance. Il ébaucha un mouvement pour se redresser, Eve lui écrasa de nouveau le gosier du bout de sa botte. — Tss... tss.. fit-elle tout en terminant son tube de Pepsi. — Je peux plus respirer, gémit-il. Pourquoi vous me laissez pas tranquille ? — Tu ne veux pas, en plus, ma bénédiction ? Tu trouves que j'ai l'air d'un curé ? — Non, d'un foutu flic. — Eh oui... Elle écoutait les touristes, stupéfaits, récupérer leur bien et abreuver Peabody de remerciements. — ...je suis un foutu flic. Belle journée, n'est-ce pas? — Je conduis, décréta Eve après cet intermède. J'aimerais réintégrer le Central avant que l'heure de la retraite ait sonné pour moi. Et il va falloir vous bouger si vous voulez appréhender Maureen Stibbs pour l'interroger. — Je pensais reporter ça d'un jour ou deux. — Vous disiez que vous étiez prête, rétorqua Eve en s'installant au volant. — Je le suis, mais... euh... vous êtes très occupée pour l'instant, et ça va empirer. J'ai besoin que vous soyez là, en observatrice, au cas où je me prendrais les pieds dans le tapis. Ça peut attendre que vous soyez disponible. — Je le suis aujourd'hui, et ne vous servez pas de moi comme prétexte. Peabody sentit son estomac chavirer. — Bon, si vous êtes sûre que... — C'est à vous d'avoir des certitudes, pas à moi. Si vous êtes sûre de vous, prévenez Trueheart. Deux policiers en uniforme sont plus intimidants qu'un seul. Mettez-le au courant de la situation, demandez-lui de rester avec vous et de se poster dans la salle d'interrogatoire, devant la porte. Qu'il soit silencieux et qu'il prenne l'air vache. Autant que c'est possible pour Trueheart. Réquisitionnez une voiture de patrouille. Vous avez mon autorisation. — Qui doit conduire ? Moi ou lui ? — Lui. Dites-lui de lancer à Stibbs, de temps en temps, un regard mauvais dans le rétroviseur. Vous, vous parlerez. Faites en sorte qu'elle ne se recroqueville pas dans sa coquille. Soyez neutre, rassurez-la : vous n'avez que quelques questions à lui poser, pour éclaircir certains points obscurs. Vous savez bien qu'elle veut coopérer, puisqu'elle était l'amie de la victime, blablabla. Une fois qu'elle sera au Central, passez à l'attaque. — Rendez-moi un service, lieutenant. Si je m'y prends mal avec elle, vous interviendrez? — Peabody... — Je me sentirais mieux, plus confiante, en sachant que j'ai un filet de sécurité. — D'accord, vous l'avez. — Merci, bredouilla Peabody en sortant son communicateur pour alerter Trueheart et l'informer de leur mission. De retour dans son bureau, Eve contacta aussitôt l'inspecteur chargé de l'enquête sur le meurtre de Denver. Green était un vieux dur à cuire, passablement ronchon. Il lui plut immédiatement. — Je vous jure que ce n'est pas de la tarte. Il y a des empreintes partout. Celles des femmes de chambre, des gars de l'entretien, parce que le système vidéo marchait mal. Celles de Joshua et Renata Hathaway, de Cincinatti, qui ont occupé la suite pendant trois nuits. Ils sont partis le jour où notre copine est arrivée. Rien à leur reprocher. On a celles de la victime - seulement dans le salon, sur la table basse, le couteau, la fourchette, la tasse, la soucoupe, le verre de jus de fruits. Et on a celles de Julianna Dunne dans tous les coins. Il s'interrompit, avala bruyamment une lampée de café. — Tout le monde l'a reconnue, des grooms aux réceptionnistes. On la voit parfaitement bien sur les vidéos de surveillance de l'hôtel. On analyse un cheveu récupéré dans un syphon de la salle de bains, simplement pour avoir une preuve formelle grâce à l'ADN. — Il faut d'abord l'attraper. Vous avez déjà contacté les fédéraux ? Green s'agita sur son siège, renifla, déglutit. — Je vois pas pourquoi on se dépêcherait de les prévenir. — Vous abondez dans mon sens, inspecteur. Il me semble que débroussailler le terrain pourrait prendre un certain temps. — Ça pourrait. Quarante-huit heures, au minimum. Soixante-douze si nous avions, mettons, un petit problème d'équipement. Surtout si on suit d'autres pistes. — Essayons de nous en tenir à ce délai. La banque de données officielle en ce qui concerne Dunne est bien fournie, mais j'ai des informations supplémentaires. Je vous les transmettrai, ainsi que mes notes personnelles. — Il se trouve que je suis un lecteur très lent, figurez-vous. Et vous serez d'accord : il vaut mieux que tout soit parfaitement emballé et entouré d'un joli ruban, avant d'embêter les fédéraux, qui sont débordés, avec de vulgaires homicides. Quand je serai obligé de les alerter, je vous contacterai d'abord pour que vous ne soyez pas prise de court. — J'apprécie. — Campbell était un brave type. Coincez-la, lieutenant, et vous pourrez compter sur Denver pour vous aider à la faire condamner à perpétuité. Lorsqu'elle eut terminé d'envoyer tous les renseignements dont elle disposait à Green, Eve se leva et se campa devant sa fenêtre, observant celle de l'immeuble d'en face. Des heures de surveillance, de film, avait dit Julianna. Alors tu m'as épiée, mais tu n'as pas vu ce que tu croyais voir. Des sœurs ? Mon œil. Le seul lien qui existe entre nous, c'est le meurtre. S'appuyant contre la vitre, elle contempla le trafic aérien, afin de se vider l'esprit et de s'éclaircir les idées. Un dirigeable publicitaire passa, appelant les New-Yorkais à louer des appartements sur la côte du New Jersey. Elle était allée là-bas une fois avec Mavis pour un week-end très bizarre et très alcoolisé. Mavis, toujours aussi sentimentale, s'était replongée dans ses souvenirs de l'été où elle avait arpenté les planches, au bord de la plage, à l'affût d'un contrat, avant qu'Eve la pousse, deux ans plus tard, à tenter sa chance à Broadway. Ça, c'était un véritable lien. Si elle avait une sœur quelque part, c'était bien Mavis. Mavis changeait d'apparence plus souvent que l'adolescent moyen ne changeait de sous-vêtements. Julianna, à présent, faisait la même chose, mais pas pour suivre la mode. Ou peut-être y avait-il de ça. Cette tendance si féminine - qui avait toujours éberlué Eve - à se réinventer, à se créer un autre look. Pour séduire quelqu'un ? Pourquoi pas ? se dit Eve en se détournant de la fenêtre pour arpenter son bureau. Mais il y avait forcément plus. Un besoin de se plaire d'abord à soi-même, de se regarder dans son miroir et de se trouver différente, toute neuve. Dès qu'il s'agissait de confier ses cheveux à un coiffeur, sa peau à une esthéticienne, Eve avait la sensation que son espace intime était violé, sa maîtrise de soi menacée. Néanmoins, elle savait que la plupart des gens n'éprouvaient pas ça. Au contraire, ils aimaient qu'on les bichonne, qu'on s'extasie sur leur apparence. Le salon esthétique de la prison n'avait pas dû satisfaire Julianna. Prendrait-elle le risque de s'offrir cette satisfaction, ici à New York? Non, pas en ville, décréta Eve. Elle ne serait pas assez folle pour se remettre entre les mains d'un spécialiste de la beauté féminine, susceptible de la reconnaître, sur le territoire où elle accomplissait ses forfaits. Où son visage apparaissait à la une de tous les journaux télévisés. Non, non. Ceux qui travaillaient à longueur de temps sur des visages, des corps, remarquaient le moindre détail de ces visages et de ces corps. Combien de fois Eve avait-elle entendu Mavis et la redoutable Trina, l'artiste de l'esthétique, disserter sur ce sujet ? Sans aucun doute, Julianna s'occupait elle-même de sa coiffure. La majorité des femmes semblaient en être capables, même celles qui avaient les moyens de se payer les services d'un coiffeur. Cependant elle avait probablement envie de soins, de massages et autres gâteries. Dans ce domaine, elle choisirait le haut de gamme. L'Europe, décida soudain Eve. Elle continuerait à vérifier tous les grands salons new-yorkais, mais elle misait sur Paris ou Rome. Elle se pencha vers son ordinateur, ordonna : — Recherche les centres de thalasso dans le monde. Dresse-moi la liste des vingt meilleurs. Non, cinquante... En cours... — Parallèlement, liste les cinq meilleures compagnies de transport qui assurent la liaison entre New York et l'Europe. Demande enregistrée. En cours... Elle consulta sa montre, jura entre ses dents. — Ça vaut le coup d'essayer. Quand la recherche sera terminée, sauvegarde les données sur disque dur et copie-les sur disquette. En cours... Contente de cette nouvelle piste, Eve passa un rapide coup de fil, puis sortit. Elle avait fait une promesse à Peabody et devait maintenant la tenir. Sur l'escalator, elle révisa mentalement ses notes. Le poison. Une arme traditionnellement plus féminine que le poignard ou la strangulation, par exemple. Tuer sans avoir à toucher sa victime. C'était important pour Julianna. Elle détestait les contacts physiques, le sexe. C'était dégradant pour les deux partenaires, Eve se souvenait parfaitement de sa remarque. La pénétration. L'invasion. Non, elle ne planterait pas un poignard dans de la chair humaine, cela lui rappellerait trop l'acte sexuel. « Encore une différence entre nous, songea Eve avec ironie. » La voix de Julianna résonnait dans sa tête. Vous avez tué, vous savez ce que c'est. « Je ne l'ai pas fait pour le plaisir. Ni pour le profit. » Elle avait huit ans quand elle avait, en effet, tué pour la première fois. Même Julianna ne pouvait pas se targuer d'avoir fait mieux. En proie à un léger vertige, elle se passa une main sur la figure. — Salle d'interrogatoire C. Elle sursauta si violemment que McNab l'agrippa par le coude. — Excusez-moi. J'étais derrière vous, j'ai cru que vous m'aviez entendu. — Je réfléchissais. Qu'est-ce que vous fabriquez ici ? — Eh bien... je voulais voir Peabody en pleine action. Je ne lui ai rien dit pour ne pas la perturber. Mais j'ai pensé que je pouvais observer en douce, un petit moment. Ça ne vous ennuie pas, lieutenant? — Non, pas du tout. Ils passèrent devant une série de portes grises, sinistres, dans un étroit corridor menant au secteur de garde à vue où ils pénétrèrent dans un local, un autre couloir plus exactement, fermé par une glace sans tain. Il n'y avait pas de sièges, une ampoule dispensait une lumière avare, et l'atmosphère empestait l'eau de toilette à la pomme de pin. On se serait cru en pleine forêt. Ils auraient pu opter pour l'une des trois pièces d'observation équipées de fauteuils et d'un autochef. Mais Eve estimait que ce confort distrayait l'observateur. — Vous voulez que j'aille vous chercher un fauteuil ou autre chose ? Elle tourna un regard surpris vers McNab. — Un quoi ? — Euh... un fauteuil ou une chaise, au cas où vous seriez fatiguée de rester debout. — Bon sang, McNab, vous me dorlotez ? Il fourra les mains dans ses poches, se renfrogna. — Soyez attentionné avec quelqu'un qui s'est fracassé le crâne et fait mettre la figure en bouillie, et voilà comment vous serez récompensé. Elle avait complètement oublié le piteux état de son visage ; qu'on le lui rappelle l'agaça. — Si j'ai besoin d'un siège, je peux aller le chercher toute seule. Merci quand même. Soudain, de l'autre côté de la glace sans tain, la porte s'ouvrit. McNab s'illumina littéralement. — Elle entre. Vas-y, ma choupette. — Officier Choupette, s'il vous plaît. 18 Peabody invita Maureen Stibbs à s'asseoir, lui offrit un verre d'eau et brancha l'enregistreur. Efficace, professionnelle, pensa Eve avec approbation. Pas trop menaçante. Pas encore. Et l'officier Troy Trueheart était posté devant la porte. Le jeune Américain typique... à peu près aussi impressionnant qu'un bébé épagneul. Eve sentait l'anxiété de Peabody qui jetait de fréquents coups d'œil vers la glace sans tain. Heureusement, son uniforme et celui de Trueheart suffisaient à inquiéter Maureen. Les gens, en principe, ne voyaient que ce qu'ils voulaient voir, — Je ne comprends toujours pas pourquoi j'ai dû venir jusqu'ici, dit Maureen en trempant délicatement les lèvres dans son verre d'eau, tel un papillon butinant une fleur. Mon mari et ma fille rentreront bientôt à la maison. — Ce ne sera pas long. Nous vous sommes reconnaissants de coopérer, madame Stibbs. Je suis sûre que votre mari vous remerciera de nous avoir aidés. J'imagine que, pour vous deux, le fait que l'affaire ne soit pas résolue est pénible. « Allez, entortille-la autour de ton petit doigt, l'exhorta mentalement Eve. Donne-lui le beau rôle, mentionne son mari le plus souvent possible. » McNab, qui avait quasiment le nez collé à la glace, tripotait nerveusement l'assortiment de boucles qui ornait son oreille gauche. — À la DDE, on ne fait pas beaucoup d'interrogatoires. Comment elle s'en sort ? — Bien, très bien. Elle se chauffe. Peabody, dans la petite salle, n'éprouvait pas la même confiance - loin de là -, cependant elle continuait. — J'ai déjà répondu aux questions de la police des dizaines de fois, déclara Maureen en reposant son verre. Est-il vraiment indispensable de nous obliger à revivre tout ça ? Il y a des années qu'elle nous a quittés. — Elle ne dit pas : qu'elle est morte, commenta Eve. Elle ne prononce pas le nom de Marsha. Elle ne peut pas. Il faut que Peabody appuie sur ce bouton-là. — La mort de Marsha a dû être pour vous un terrible choc, à l'époque, dit Peabody. Vous étiez de très bonnes amies. — Oui, bien sûr. Nous avons tous été bouleversés. Mais la vie a repris son cours. — Marsha et vous étiez très proches, insista Peabody. Vous étiez amies et voisines. Cependant vous affirmez que jamais elle n'a mentionné une relation amoureuse avec un autre homme. — Il y a des choses dont même des amies et des voisines ne discutent pas. — Garder un secret pareil serait pourtant difficile, et stressant. Maureen saisit de nouveau son verre, but une gorgée d'eau. — Je n'en sais rien, je n'ai jamais trompé mon mari. — Votre union est solide. — Oui,, évidemment. — Vous aviez un obstacle à surmonter et ce n'était pas simple. L'eau gicla sur la main tremblante de Maureen. — Pardon ? — Marsha. Elle représentait un obstacle. — Je ne comprends pas ce que yous voulez dire par là. — Une première épouse dans ce qui, d'après tout le monde, était un mariage heureux... Vous êtes d'accord sur ce point, d'ailleurs vous avez déclaré au cours de l'enquête que Boyd Stibbs aimait Marsha et que vous n'aviez jamais été témoin de désaccords ou de querelles entre eux. — Oui, mais... — Et vous avez déclaré, comme toutes les personnes interrogées, que Boyd et Marsha s'adoraient, qu'ils s'entendaient à merveille, qu'ils avaient beaucoup d'amis et de centres d'intérêt communs. — Oui, mais... c'était avant. Avant que... — Diriez-vous encore aujourd'hui, madame Stibbs, que Boyd aimait sa première épouse, Marsha Stibbs ? Maureen déglutit. — Oui... oui. — Et, à votre connaissance, Marsha Stibbs tenait à Boyd et à son mariage ? — Elle consacrait beaucoup de temps à son travail. Elle lui préparait rarement ses repas. II... il s'occupait du linge plus souvent qu'elle. Peabody fit la moue, hocha la tête. — Je vois. Donc vous diriez qu'elle le négligeait? — Je n'ai pas prétendu que... non, je ne... — Vas-y, ordonna Eve derrière la glace sans tain. Bouscule-la. — Alors que diriez-vous, madame Stibbs ? — Simplement qu'elle n'était pas aussi parfaite qu'on le croit. Elle pouvait être très égoïste. — Boyd s'est-il jamais plaint qu'elle l'ait négligé ? — Non, il ne se plaint jamais. Il a trop bon caractère. Peabody lui adressa un grand sourire, comme si toutes les deux étaient en pleine conversation entre filles. — Nous ne sommes pas des saints, ni les uns ni les autres. Je présume que s'il avait soupçonné sa femme de le cocufier, il se serait lamenté. — Non, grommela Eve en se balançant sur ses talons. Ne recule pas, ne lui laisse pas le temps de réfléchir. Alarmé, McNab lui agrippa le bras. — Qu'est-ce qu'il y a ? Elle se plante ? — Elle devrait continuer à parler de la victime, obliger la suspecte à cracher sa rancœur. Et se servir du mari pour sous-entendre que, peut-être, nous l'avons dans le collimateur. Maureen est obsédée par Boyd Stibbs et le monde parfait qu'elle a créé autour de lui. Il faut saper les fondations de cet univers, qu'elle le sente s'écrouler. Si elle parle de l'amant, ça permet à la suspecte de se raccrocher à son illusion, de se persuader qu'il y avait bien un autre homme. — Elle se plante ? répéta McNab. Eve fourragea dans ses cheveux. — Elle a perdu un peu de terrain. — Il ne vaudrait pas mieux que vous entriez ? — Non, elle est capable de rectifier le tir. Le quart d'heure autorisé à McNab était écoulé, cependant Eve ne lui ordonna pas de retourner à son travail. Elle regardait Maureen reprendre confiance, et Peabody patauger. À un moment, cette dernière tourna vers la glace des yeux emplis d'une telle panique qu'Eve s'ancra au sol pour ne pas se ruer dans la salle d'interrogatoire. — Vous avez quelque chose sur quoi écrire ? demandat-elle à McNab. — Vous voulez dire, du papier ? Je suis à la DDE. On n'utilise pas de papier, ce serait un comble. — Passez-moi votre mémo électronique. Elle le lui arracha des mains, y inscrivit quelques phrases clés. — Allez frapper à la porte. Pour une fois, essayez d'avoir l'air d'un flic. Glissez ça à Trueheart, demandez-lui de le donner à Peabody. Ensuite, vous ressortez. Pigé? — Oh oui. Il se précipita, tout en déchiffrant les notes d'Eve. Fichez ses illusions en l'air, Impliquez le mari. Obligez-la à parler de la victime - à prononcer son nom. Le coup de « l'obstacle » était bon - continuez dans ce sens. Observez ses mains. Quand elle est nerveuse, elle tripote son alliance. Cela fit sourire McNab, et il dut s'arrêter une seconde pour recomposer son expression et prendre une mine sévère avant de frapper à la porte. — De la part de Dallas, chuchota-t-il à l'oreille de Trueheart, tout en décochant un regard noir à Maureen. Trueheart s'approcha de la table. — Excusez-moi, officier Peabody. Ces informations viennent d'arriver. Il lui tendit le mini-mémo et regagna son poste. Lorsque Peabody lut les notes, le soulagement la submergea. Revigorée, elle posa précautionneusement le mémo, le couvrit de ses doigts. — Des informations ? s'enquit Maureen. Quelles informations ? — Rien qui vous concerne, répondit Peabody d'un ton détaché. Pouvez-vous me dire, madame Stibbs, à quel moment vous et votre mari avez commencé à dépasser le stade de l'amitié ? — Quelle importance ? rétorqua Maureen qui, inquiète, fixait le mémo. Si vous insinuez qu'il y avait quelque chose entre nous avant que Boyd soit libre... — Je m'efforce de définir la situation, avant et après le meurtre de Marsha. Quand un homme est attiré par une femme, elle le sait. Est-ce que Boyd était attiré par vous ? — Il ne trahirait jamais, au grand jamais, son serment. Pour lui, le mariage est un engagement sacré. — Son engagement envers Marsha était donc sacré. — Elle ne l'appréciait pas à sa juste mesure, mais il ne le lui aurait jamais reproché. — Contrairement à vous. — Ce n'est pas ce que j'ai dit. Je voulais simplement dire qu'elle n'était pas aussi attachée au mariage qu'on l'imaginait de l'extérieur. — Mais vous, qui étiez une amie proche de Boyd et de Marsha, vous étiez consciente des failles. Et pour Boyd, qui était le premier concerné, ces failles devaient être encore plus évidentes. S'il sentait que Marsha ne se souciait pas vraiment de leur relation, de son bonheur, c'était forcément éprouvant. — Elle ne voyait pas qu'il était malheureux. — Tandis que vous, si. Vous ne l'ignoriez pas, vous le consoliez quand il vous en parlait. — Non. Je n'ai jamais... il n'a jamais... Il est très tolérant. Il n'a jamais critiqué Marsha. Pas une seule fois. Écoutez, il faut que je rentre à la maison. — Était-il assez tolérant pour fermer les yeux sur l'infidélité de son épouse ? Pour faire la lessive, se préparer ses repas pendant qu'elle couchait avec un autre ? Décidément, c'est un saint. Avez-vous pensé, madame Stibbs, que vous êtes peut-être mariée avec un homme qui a organisé la mort de sa première femme? Ça ne vous angoisse pas ? — Vous êtes folle? Boyd n'aurait jamais... il en est incapable. Vous ne pouvez pas croire qu'il soit impliqué d'une quelconque manière dans ce qui... ce qui s'est passé. Il n'était même pas là. — Un déplacement professionnel, c'est un excellent alibi, rétorqua Peabody en hochant la tête d'un air sagace. Vous êtes-vous demandé s'il soupçonnait son épouse de le tromper? Il y avait ces lettres. Des signes évidents. Il a pu ruminer ça pendant des jours, des semaines, et puis craquer. Payer quelqu'un pour venir à la maison en son absence, assommer Marsha et déposer son corps dans la baignoire. Ensuite il n'avait qu'à rentrer et jouer les maris éplorés. — Je ne vous permets pas d'insinuer des horreurs pareilles. Je ne resterai pas là à écouter ça ! Maureen se redressa si brutalement qu'elle renversa le verre d'eau. — Boyd ne lui aurait jamais fait de mai. Il n'a jamais fait de mal à personne. C'est un homme gentil, honnête. — Un homme honnête est capable du pire quand il découvre que celle qu'il aime couche avec un autre dans le lit conjugal. — Il n'aurait pas levé la main sur Marsha, ni payé qui que ce soit pour s'en charger à sa place. — En découvrant les lettres, il est devenu fou de rage. — Comment les aurait-il trouvées, puisqu'elles n'étaient pas dans l'appartement ? Maureen avait le souffle court, les yeux exorbités. Peabody la dévisagea. Elle se sentait à présent poussée en avant par une froide assurance. — Effectivement, les lettres n'étaient pas là parce que vous les avez écrites et cachées dans la commode après avoir tué Marsha. Vous avez tué Marsha Stibbs, l'obstacle qui vous séparait de Boyd - un homme que vous vouliez et que, selon vous, elle n'appréciait pas suffisamment. Vous vouliez le mari de Marsha, sa vie, son mariage, alors vous les avez pris. Maureen pressa les mains sur ses joues, secouant frénétiquement la tête. — Non. Non, non... — Elle ne le méritait pas. Peabody martelait les mots qui, un à un, démolissaient l'édifice que Maureen s'était construit. — Vous, par contre, vous le méritiez. Il avait besoin de vous, de quelqu'un comme vous pour s'occuper de lui, donner ce qu'elle lui refusait. Elle ne l'aimait pas autant que vous. — Elle n'avait pas besoin de lui. Elle n'avait besoin de personne. — L'avez-vous affrontée face à face pendant l'absence de Boyd ? Lui avez-vous dit qu'elle n'était pas assez bien pour lui ? Boyd aussi méritait mieux qu'elle, n'est-ce pas ? Il lui fallait une femme comme vous. — Non... je veux m'en aller, rentrer à la maison. — A-t-elle discuté avec vous ou s'est-elle contentée de rire ? Elle ne vous a pas prise au sérieux, et Boyd aurait réagi de la même manière. Elle devait disparaître. Il ne vous verrait pas tant qu'elle serait là. Vous étiez forcée de la tuer pour pouvoir enfin vivre vraiment. N'est-ce pas, Maureen ? — Non, ça ne s'est pas passé comme ça... Elle pleurait maintenant à chaudes larmes, tendait ses mains jointes, suppliantes. — Vous devez me croire. — Expliquez-moi comment ça s'est passé, ce qui est arrivé le soir où vous avez pénétré dans l'appartement de Marsha. — Je ne voulais pas, je ne voulais pas... hoqueta-t-elle. Elle s'effondra dans le fauteuil, appuya son front contre le bord de la table, se couvrit la tête avec ses bras. — C'était un accident. Je ne voulais pas... Depuis, j'ai tout fait pour lui, pour réparer. Je l'aime. Je l'ai toujours aimé. De l'autre côté de la glace sans tain, McNab souriait d'une oreille à l'autre. — Elle a réussi ! Elle l'a mise à genoux. Elle a élucidé une affaire en souffrance. Je vais... tiens, je vais lui acheter des fleurs ou lui faire un cadeau. Il se rua vers la porte, lança par-dessus son épaule : — Dallas, elle s'est drôlement bien débrouillée. — Oui, murmura Eve, qui, observant toujours son assistante, lisait à présent de la pitié dans son regard. Elle s'est très bien débrouillée. Maureen Stibbs était en cellule, et Peabody avait les jambes en coton. Elle était exténuée, il lui semblait être passée sous un rouleau compresseur. Lorsqu'elle regagna la salle des inspecteurs, elle avisa ses parents assis dans le couloir sur un banc. Ils se levèrent à son approche. — Mais vous êtes là ? On devait se retrouver seulement pour ce dîner dans un restaurant chic qu'on a dû annuler hier soir. Sa mère lui encadra le visage de ses mains, lui planta un tendre baiser sur le front. — Nous sommes tellement fiers de toi. — Ah... pourquoi ? — Eve nous a appelés. Elle s'est arrangée pour que nous puissions te regarder travailler. — Vous avez vu l'interrogatoire ? répliqua Peabody, médusée. Phoebe l'attira contre elle. — Ce que tu as fait était difficile. — C'est mon métier. — Un métier très dur. Et que tu accomplis de façon remarquable. Elle repoussa doucement sa fille, la dévisagea. — Quand nous partirons demain, avoir cette certitude nous rendra les adieux moins pénibles. — Demain? Mais... — Il est temps. Nous en parlerons ce soir. Pour l'instant, nous avons du travail. Sam étreignit la main de sa fille. — Continue à être un bon flic, officier Peabody. Émue, elle les regardait s'éloigner vers l'escalator. Soudain, elle faillit éclater de rire. McNab, sur l'autre escalator, arrivait, les bras chargés de marguerites blanches et jaunes. — Où est-ce que tu les as trouvées ? — Ne m'en parle pas. Il les lui tendit puis, brisant le pacte qu'ils avaient conclu, l'enlaça et l'embrassa en public. — Ma belle, tu as été géniale. — J'ai failli tout rater. — Tu as réussi, tu as bouclé cette affaire. Point à la ligne. Il était si fier qu'il bombait le torse. — Et tu étais d'un sexy... Je me suis dit que, cette nuit, on pourrait jouer à l'interrogatoire, ajouta-t-il avec un clin d'œil égrillard. — Tu étais derrière la glace ? — Tu crois que j'aurais manqué ça? C'était un sacré truc pour toi, donc ça l'était pour moi aussi. Elle soupira et, capitulant, enfouit le nez dans les fleurs, qu'il avait sans doute volées. — McNab, quelquefois tu es vraiment mignon. — Et je te le prouverai encore mieux tout à l'heure. Il faut que j'y aille, je suis en retard. Serrant les marguerites contre sa poitrine, elle pénétra dans la salle. Plusieurs inspecteurs la félicitèrent, ce qui la transporta de joie et la plongea dans la confusion. Toute rouge, elle rejoignit le bureau d'Eve. — Lieutenant ? Eve leva une main pour lui intimer le silence, et continua à étudier les résultats du calcul de probabilités concernant les centres de beauté et de thalassothérapie. L'ordinateur et elle étaient du même avis : vu le profil de Julianna, l'Europe - et surtout Paris - était la destination la plus vraisemblable. — Je ne sais pas, marmotta Eve. Une capitale, des médias internationaux, des flics de premier ordre. Pourquoi pas cet endroit, en Provence, ou celui-là en Italie près de la frontière suisse ? Le sujet préfère un environnement urbain, avec des théâtres, des restaurants et des boutiques. Les lieux mentionnés sont situés à la campagne. Ils conviennent mieux à ceux qui désirent un décor plus bucolique et qui n'ont pas l'envie de pratiquer des activités à l'extérieur du centre. Le Plaisir est le meilleur centre de soins parisien. On y trouve un salon de beauté, un spa, toutes les structures nécessaires au remodelage du corps et au bien-être émotionnel. Leurs produits sont constitués exclusivement de substances naturelles et ne sont vendus que dans le centre. Les produits pour la peau comprennent... — Si je voulais un dépliant publicitaire, je te l'aurais demandé. Quelles sont les modalités de réservation ? Les réservations pour des forfaits à la journée comportant ou non l'hébergement doivent être faites directement avec le centre par le client, un représentant du client ou son agence de voyages. Il est conseillé de réserver au moins six semaines à l'avance. — Six semaines, répéta Eve en tambourinant sur son bureau. — Vous comptez aller à Paris vous faire bichonner, lieutenant ? — Oui, si quelqu'un m'assomme, me ligote et me traîne dans ce genre d'endroit. Mais je pense que Julianna pourrait céder à la tentation. Entre deux meurtres, une fille a besoin de se relaxer pour retrouver son teint de rose. Eve leva le nez, désigna les fleurs. — Où est-ce que McNab les a chipées ? — Je ne sais pas, répondit Peabody en humant sentimentalement ses marguerites. C'est le geste qui compte. Vous avez laissé mes parents me regarder en pleine action. Pourtant vous n'aimez pas que des civils assistent à un interrogatoire. — J'ai fait une exception. — Ils m'ont dit qu'ils étaient fiers de moi. — Vous êtes un bon flic. Pourquoi ils ne seraient pas fiers de vous ? — C'est bizarre d'entendre ça. Je voulais vous remercier de m'avoir envoyé ce mémo, de m'avoir remise sur les rails. Je perdais les pédales. Je savais que je ne la tenais plus, et je ne comprenais pas où je l'avais laissée m'échapper. — Vous vous êtes rattrapée, et vous avez refermé le dossier. Comment vous vous sentez ? — Bien, je crois. Oui... Peabody baissa les bras, pour un peu elle aurait lâché ses fleurs. — Oh, Dallas... je la plains. Tout son univers est en miettes. C'était un accident. Là-dessus, elle ne ment pas. Elle a rassemblé son courage pour affronter Marsha, lui avouer ses sentiments à l'égard de Boyd. Elles se sont disputées, elles en sont venues aux mains, et Marsha est tombée de tout son long, elle s'est fracassé la tête. Maureen a paniqué et tenté de maquiller ça. — Et ses avocats plaideront l'homicide involontaire, alors qu'elle devrait être condamnée pour meurtre. — Lieutenant... — Peut-être que, pendant une minute ou deux, elle a effectivement paniqué, regretté son geste. Mais ensuite, qu'a-telle fait ? A-t-elle appelé les secours ? Il y avait une chance infime de ranimer Marsha, de la sauver. Maureen a-t-elle saisi cette chance? Non, elle a saisi sa chance. Non seulement elle a maquillé son crime, mais elle est allée plus loin. Elle a forgé de fausses pièces à conviction pour qu'une morte soit jugée coupable d'adultère. Elle a infligé au mari de cette morte, à l'homme qu'elle prétend aimer, la douleur atroce de se demander si sa femme lui mentait, le trompait. Elle a jeté sur sa victime une ombre épaisse, afin que tous ceux qui connaissaient Marsha Stibbs la considèrent comme une infidèle. Tout ça pour pouvoir poser ses jalons et, finalement, prendre sa place. Eve secoua la tête. — Ne gaspillez pas votre compassion pour elle. Ayez plutôt pitié de Marsha Stibbs. On lui a ôté la vie simplement parce qu'elle possédait ce qu'une autre convoitait. — Oui, lieutenant, je sais que vous avez raison. Il faut juste que j'assimile ça. — Peabody, durant cet interrogatoire, vous avez défendu Marsha Stibbs. Vous avez fait un excellent boulot pour elle. Le visage de Peabody s'éclaira, ses doutes s'envolèrent. — Merci, lieutenant. — Partez, allez vous pomponner pour votre dîner. — Je n'ai pas terminé mon service. — Je vous libère une heure plus tôt et vous discutez ? — Non, lieutenant ! rétorqua Peabody en choisissant dans son bouquet une marguerite jaune qu'elle tendit à Eve. — Vous me fourguez de la marchandise volée ? À cet instant, le communicateur bourdonna. — Dallas. — Lieutenant, déclara Whitney, je vous attends avec votre équipe dans quinze minutes. — Bien, commandant. Navrée, Peabody. Vous voulez que je vous rende votre fleur ? En un quart d'heure, Eve n'avait pas le temps de finir d'analyser tous les éléments susceptibles d'étayer son hypothèse sur les vacances de Julianna. Elle se borna donc à faire mentalement un petit topo sur la question afin de le soumettre à Whitney. Mais sitôt qu'elle pénétra dans le bureau du commandant, elle oublia son laïus. Connors était là, assis dans un fauteuil, très à l'aise. Ils échangèrent un regard. Elle comprit immédiatement qu'il se passait quelque chose et qu'elle n'allait pas apprécier. — Lieutenant, dit Whitney. Officier Peabody. Il paraît que vous avez obtenu des aveux complets au cours d'un interrogatoire et résolu une affaire d'homicide. — L'affaire Marsha Stibbs, commandant. — Bon travail. — Merci, commandant. En réalité, le lieutenant Dallas... —... avait une totale confiance dans les capacités de l'officier Peabody, coupa Eve. Et je ne me trompais pas. L'officier Peabody a repris l'enquête à zéro, pendant ses moments de loisir, tout en continuant à m'assister dans l'équipe chargée de l'affaire Julianna Dunne. Cela mérite des éloges qui figureront d'ailleurs dans le dossier de l'officier Peabody. — Bien joué, approuva Whitney, tandis que Peabody, raide comme un piquet, virait au rouge coquelicot. On frappa à la porte. — Entrez ! Capitaine, inspecteur... Feeney et McNab franchirent le seuil à leur tour. — Bravo, dit Feeney en pressant le bras de Peabody. Bonjour, Connors. Il fourra une main dans sa poche, tripota son sachet d'amandes grillées. Il se demandait ce qui se tramait. — Julianna Dunne... attaqua Whitney, observant chacun des enquêteurs réunis dans la pièce. Elle a commis trois meurtres dans cette ville. Un quatrième dans un autre État - quoique la police de Denver ne se... presse pas de le confirmer. Une ombre de sourire retroussa les lèvres de Whitney qui décocha à Eve un regard perçant. — Elle est également coupable d'avoir grièvement blessé un lieutenant de police. — Commandant... Il interrompit Eve d'un froncement de sourcils. — Heureusement que vous vous rétablissez vite, lieutenant. Bref, voilà les faits que les médias s'emploient à diffuser sur toutes les ondes. Des faits dont notre département doit répondre. Deux des victimes étaient des notables qui avaient des relations haut placées. Les familles de Walter Petitbon et de Henry Mouton nous ont contactés, moi et le chef Hbble, pour réclamer justice. — Justice sera faite, commandant. Mon équipe suit sans relâche toutes les pistes. Vous aurez un rapport détaillé d'ici la fin de la journée. Whitney se carra dans son fauteuil. — Lieutenant, votre enquête piétine. Piquée au vif, Eve déglutit avec difficulté. — Avec tout le respect que je vous dois, commandant, elle ne piétine pas : elle est complexe. — Si on l'avait gardée derrière les barreaux, à sa place, il n'y aurait pas d'enquête, intervint Feeney avec colère. On l'avait mise à l'ombre et maintenant, parce qu'une bande d'abrutis au cœur tendre lui a ouvert la porte de sa cellule, il nous faut la réexpédier en prison. Ça aussi, c'est un fait. Dallas l'avait arrêtée, àJ'époque. Les médias, notre département et son chef auraient intérêt à ne pas l'oublier! Comme Eve lui posait une main sur le bras, il la repoussa. — Ne me dis pas de me calmer ! s'exclama-t-il, alors qu'elle n'avait pas articulé un mot. — Je suis pleinement conscient des circonstances passées de cette affaire, rétorqua Whitney, impassible. Ainsi que le chef Tibble. Et nous le rappellerons aux médias, je vous le garantis. Mais c'est le présent que nous devons gérer. Julianna Dunne est dans la nature. Elle vous a piégée, lieutenant. Et elle continuera. Dunne a choisi New York pour se venger de vous. Elle agit en fonction de vous. Vous en convenez, lieutenant? — Je reconnais qu'elle a de la rancœur à mon égard et que, si tuer est en soi une satisfaction pour cette femme, le faire ici, sur mon territoire, renforce son plaisir puisqu'elle m'a comme adversaire. — Elle n'a aucun lien particulier avec les hommes qu'elle a assassinés. Ce qui rend votre enquête d'autant plus épineuse. — Il est peu probable que nous puissions identifier sa ou ses prochaines victimes et donc l'arrêter, admit Eve qui sentait un frisson d'appréhension courir sur sa nuque. Il est préférable de se concentrer sur la personnalité de Dunne. Son mode de vie, ses activités, ses loisirs. Elle n'est pas du genre à se priver du luxe qu'elle croit mériter et dont on l'a sevrée en prison durant près de neuf ans. Je suis actuellement en train d'analyser des éléments qui vont dans ce sens afin d'étayer une théorie que j'estime valable. — J'en prendrai connaissance avec intérêt mais, en attendant, réfléchissons. Il joignit ses mains en clocher, tapota ses index l'un contre l'autre. — Le calcul de probabilités exécuté par l'ordinateur ne coïncide pas avec l'opinion du Dr Mira et de l'officier chargé de l'enquête, quant à l'identité d'une des prochaines cibles. J'ai relu tous les rapports. Je suis de l'avis du Dr Mira, et du vôtre, lieutenant. Depuis le début, une certaine personne est au centre de cette affaire. Cette personne est prête à coopérer, ce qui pourrait nous permettre d'arrêter Dunne dans un bref délai et de boucler ce dossier, Eve en eut un haut-le-corps. — Recourir à des civils... — Est souvent efficace, termina Whitney. Surtout quand ce civil est réputé pour... ses compétences dans des domaines utiles. — Je demande l'autorisation d'en discuter avec vous en privé, commandant. — Autorisation refusée. — Commandant, intervint alors Connors d'une voix qui, dans l'atmosphère électrique de la pièce, fut comme une coulée de miel. Vous permettez ? Elle s'en prendra à moi tôt ou tard, Eve. Nous allons faire en sorte d'activer le mouvement pour avoir l'avantage et, peut-être, sauver une autre vie. — Je refuse d'utiliser un civil comme appât, déclarat-elle à Whitney. Qui qu'il soit. En tant qu'officier chargé de l'enquête, j'ai le droit de refuser d'employer des méthodes qui, selon moi, font courir des risques inacceptables à mes coéquipiers et aux civils concernés. — Je suis votre supérieur hiérarchique, et j'ai le droit de passer outre à votre refus pour vous ordonner de recourir à ces méthodes. Faute de quoi, je vous retirerai l'enquête. Cette fois, ce fut Feeney qui agrippa le poignet Eve. Mais Connors était déjà debout. — Jack,, dit-il d'une voix beaucoup moins douce. Délibérément, il s'interposa entre le commandant et Eve, si bien qu'elle fut forcée de le regarder dans les yeux. — Tu auras le contrôle de la situation. Jusqu'à présent, c'est elle qui l'avait. Tu la mèneras où tu voudras, de la façon que tu choisiras. Ça, c'est le premier point. Deuxièmement, je n'attendrai pas les bras croisés qu'elle s'attaque à moi. Je te demande de l'aide, et je t'offre la mienne. On comprenait aisément pourquoi il réussissait si bien dans sa partie. Pourquoi il obtenait toujours ce qu'il désirait. Comment il fléchissait la volonté de son interlocuteur par sa force de persuasion - dans un premier temps, du moins, car ensuite il n'hésitait pas à utiliser n'importe quelle tactique pourvu qu'elle soit efficace. Mais elle n'était pas du genre à plier, à se laisser intimider. — Tu ne demandes et tu n'offres rien. Et c'est toi qui prends le contrôle de la situation. — Tout dépend de la manière dont tu considères les choses. — Je les considère parfaitement bien. Écarte-toi, tu ne diriges pas encore l'enquête. Une lueur redoutable flamba dans les yeux de Connors, qui redoubla la colère d'Eve. Comme elle s'avançait, menaçante, Feeney l'agrippa de nouveau par le bras. Whitney se leva. — Du calme, ma grande, chuchota Feeney. — Lieutenant Dallas, articula Whitney d'une voix pareille à un coup de fouet, les querelles conjugales n'ont pas leur place dans ce bureau. — Je n'en suis pas responsable. Vous m'avez tendu une embuscade qui sape mon autorité devant mon équipe. Whitney pinça les lèvres. — J'accepte cet argument. Votre équipe peut se retirer. — Je préférerais en rester là, commandant. Poursuivre cet entretien en privé ne me paraît plus nécessaire. — Vous êtes une tête de mule, lieutenant, et vous frôlez les limites. — Oui, commandant, je suis une tête de mule. Mais vous, vous avez dépassé les limites. En ce qui me concerne, je respecte votre autorité et votre fonction, commandant. Celui-ci dut prendre une inspiration pour garder son calme. — Vous sous-entendez que je ne respecte pas les vôtres. — Tout dépend... Elle décocha un regard noir à Connors. — ... de la manière dont vous considérez les choses, conclut-elle. — Et si vous tentiez d'être objective au lieu de vous laisser aveugler par une colère difficilement justifiable, quand on vous ouvre une voie qui peut aboutir à un résultat? — Je crois fermement que Julianna a peut-être quitté New York ou qu'elle s'apprête à le faire pour une courte période. Si je suis autorisée à suivre cette voie, je pense être en mesure de confirmer sa destination. Il me faut simplement quelques heures. — Sur quoi repose votre conviction ? — Mon instinct et ma connaissance approfondie de Dunne. « Sers-lui ton laïus. Sois brève et persuasive. » — Elle est très féminine, elle prend grand soin de son apparence, c'est un besoin viscéral chez elle. Elle a beaucoup travaillé ces derniers temps, elle a planifié et exécuté ses forfaits. Naguère, entre deux meurtres, elle s'accordait de courtes vacances. Surtout dans des hôtels luxueux, avec des centres de soins. C'est son schéma habituel. Cette fois, elle a enchaîné les crimes, et ceci parce qu'elle a été incarcérée pendant plusieurs années. Elle éprouve le besoin de se régénérer, de se recharger. Pour ça, elle choisira vraisemblablement un centre de thalasso où elle pourra se détendre, se faire chouchouter avant de... Elle s'interrompit, puis enfonça le clou. — ... de s'attaquer à celui qui, j'en ai la certitude, a toujours été sa véritable cible. Elle voudra se pomponner, se préparer, avant de s'en prendre à lui. J'ai demandé un calcul de probabilité concernant cette théorie. Résultat : plus de quatre-vingt-dix pour cent. Elle n'a pas changé, commandant. Fondamentalement, elle n'a pas changé. — En supposant que votre hypothèse soit juste, il existe d'innombrables centres de ce genre - y compris dans cette ville. — Non, elle aura envie de partir, ce sera plus agréable. De plus, ici, elle risquerait d'être reconnue. Elle choisira un pays où l'attention des médias est moins focalisée sur les meurtres de New York. Elle dévisagea Whitney, vit qu'il soupesait le pour et le contre. Et qu'il était d'accord avec elle. — J'ai déjà restreint le champ d'investigation et je compte me mettre en relation avec les centres que j'ai retenus. — Faites-le. Si vous réussissez à l'appréhender, tant mieux. Sinon, nous lui tendrons un piège. Asseyez-vous, lieutenant, et écoutez. Whitney se tourna vers Connors. — Je vous cède la parole. 19 — Dans trois jours, déclara Connors, se déroulera un dîner dansant afin de réunir des fonds pour permettre au dispensaire de Canal Street d'acheter des véhicules et du matériel médicaux. Je crois que le Dr Dimatto t'en a parlé, lieutenant. — Oui, je suis au courant. — J'ai accepté cette invitation voici plusieurs semaines, et tout le monde le sait, au cas où quelqu'un se demanderait à quelle manifestation publique je pourrais assis-ter dans un avenir proche. La soirée aura lieu dans une salle de bal du Regency. Il se trouve que cet hôtel m'appartient. — Comme c'est étonnant, marmotta Eve d'un ton fielleux. — Il se trouve aussi que l'un de mes subordonnés en est officiellement le propriétaire et qu'il n'est pas si facile de remonter jusqu'à moi. Je vous rassure, ajouta-t-il avec ironie, la comptabilité est en règle et toutes les taxes dûment payées. Si Julianna décidait d'agir là, cela signifierait qu'elle a procédé à une enquête minutieuse. Nous avons également un autre avantage : nous savons que le système de sécurité est remarquable et que nous pouvons l'adapter à la situation. Il s'interrompit. Eve ne broncha pas, ce qui ne le surprit pas. — Enfin, cerise sur le gâteau, mes responsables de relations publiques ont susurré aux médias que non seulement j'assisterais à ce dîner, mais que je ferais une donation importante. Assez importante pour allécher la presse. Chacun dans le bureau l'écoutait religieusement. Il tenait les rênes à présent, et Eve bouillait de rage. — Si elle l'ignorait encore, Julianna sait désormais que je serai présent, au milieu d'une foule d'invités, servis par un personnel nombreux. Elle sait que ma femme sera à mon côté. Pour elle, c'est une occasion en or. Elle ne la loupera pas. Il est plus que probable qu'elle a déjà tout organisé. — Il nous est impossible de l'affirmer, objecta Eve avec mauvaise foi - elle avait longuement réfléchi au moyen d'éviter cette maudite manifestation. Si elle n'a pas eu l'information avant, elle a peu de temps pour s'introduire sans risque parmi les serveurs ou les convives. Et nous, nous avons peu de temps pour prendre les mesures de sécurité nécessaires à la protection de civils. Tu ne seras pas le seul Crésus de l'assistance. Non, c'est trop aléatoire. Il balaya ses inquiétudes, ses objections, d'un geste élégant de la main. Un geste qui, il le savait pertinemment, l'horripilait. — Si elle a ciblé quelqu'un d'autre avant moi, cette personne est d'ores et déjà en danger. Cependant, même dans ce cas, la tentation de s'en prendre à moi sera irrésistible. C'est toi qu'elle veut atteindre, lieutenant. Pour elle, je ne suis qu'un instrument. Et tu imagines que je la laisserai se servir de moi pour ça ? Ou pour quoi que ce soit, d'ailleurs ? Un silence de plomb s'instaura dans le bureau. — À votre avis, lieutenant, la suspecte a-t-elle une raison de croire que vous avez deviné qu'elle comptait s'attaquer à Connors ? demanda Whitney. — Je ne peux pas savoir ce qu'elle a dans... — Lieutenant, coupa sèchement le commandant. Votre avis. En Eve, le flic livrait une rude bataille à la femme. Ce fut le flic qui l'emporta. — Il ne correspond pas au profil de ses victimes, or elle m'a soigneusement précisé quel type d'homme elle avait dans le collimateur. Elle doit être persuadée que je n'irai pas chercher plus loin. Elle me respecte, mais elle est certaine de me distancer, de me maintenir sur la piste qu'elle m'a donnée. Whitney se leva de nouveau. — A vous de jouer, Dallas. Analysez la situation sous tous les angles possibles, cherchez les failles et comblez-les. Vous aurez l'équipement et les renforts qu'il vous faudra. Nous en rediscuterons demain. Demain, répéta-t-il pour l'empêcher d'argumenter. Quand les esprits seront calmés. Je respecte votre... tempérament, lieutenant, ainsi que vos compétences et votre fonction. La réunion est terminée. De crainte d'exploser, Eve le salua d'un petit hochement de tête et sortit. Peabody se hâta de la suivre et fut récompensée par un grognement féroce. — Ne restez pas trop près, dit Connors en posant la main sur l'épaule de Peabody. C'est moi qu'elle a envie de réduire en bouillie, mais vous risqueriez de recevoir une balle perdue et de gâcher une journée qui, jusqu'ici, a été magnifique pour vous. — Si vous voulez mon avis, vous mériteriez un bon savon. Vous ne pensez pas qu'hier elle en a assez pris dans la figure ? À la stupeur de Connors, Peabody pivota et s'éloigna d'un pas de grenadier. En proie à une sourde colère, il rattrapa sa femme juste au moment où elle pénétrait dans son bureau. Il réussit à glisser le pied dans l'entrebâillement de la porte avant qu'elle ne la lui claque au nez. — Fiche le camp d'ici, marmotta-t-elle en empilant furieusement des disquettes. C'est encore mon bureau. — Il faut qu'on parle. — Je n'ai rien à te dire. Elle rangea les disquettes dans sa sacoche. Comme Connors lui barrait le chemin, elle le bouscula. — Tu cherches la bagarre ? articula-t-il. Ça tombe pile, je suis d'humeur à en découdre. Mais je suggère de nous étriper en territoire neutre. — Avec toi, il n'y a pas de territoire neutre. Tu possèdes toute cette foutue ville. — Nous continuerons cette conversation ailleurs, lieutenant, à moins que tu préfères avoir une bonne dispute avec ton mari devant une vingtaine de flics. Personnellement, je n'y vois aucun inconvénient, mais toi, quand tu auras retrouvé ta lucidité, tu risques de le regretter. — J'ai toute ma lucidité, riposta-t-elle en baissant la voix. On s'en va d'ici, mon vieux. — D'accord. Ils ne s'adressèrent plus la parole, et leur silence était tellement assourdissant que plusieurs flics s'écartèrent prudemment lorsqu'ils s'engouffrèrent dans l'ascenseur. Eve en émergea au niveau du parking, marchant devant Connors. Comme il ébauchait le geste d'ouvrir la portière côté conducteur, elle lui assena une claque sur la main. — Je conduis, décréta-t-il. Tu es quasiment borgne, tu as un œil plein de sang. Eve contourna la voiture et se laissa choir sur le siège du passager. Elle fourbissait ses armes. Il ne démarra pas à toute allure, pourtant il en avait une envie folle. Mais elle essaierait de le faire arrêter pour infraction au code de la route, songea-t-il avec rage. Lui aussi ruminait et fourbissait ses armes. Il pilotait avec une sorte de violence contenue qui incitait les autres conducteurs à lui céder le passage. Dans d'autres circonstances, elle en aurait été épatée, mais pour l'instant son habileté ne faisait que décupler son ressentiment. Il s'arrêta à l'extrémité ouest de Central Park, sortit et referma brutalement sa portière. Elle l'imita. — Je ne suis pas propriétaire de ce parc, déclara-t-il. — J'imagine que ça t'enquiquine. — Ce que je possède ou non, ce que j'achète ou non est hors sujet. — Mon insigne ne t'appartient pas non plus. — Je n'en veux pas, de ton maudit insigne ! Il traversa le trottoir, continua à marcher sur la pelouse. — Contrôler, posséder... c'est la même chose. — Je n'ai aucun désir de contrôler ni ton insigne ni toi. — Tu t'es pourtant débrouillé pour le faire. — Bon sang, Eve, il ne s'agit pas de ça. Sers-toi un peu de ta cervelle. Tu prends tout comme une attaque personnelle. Ne sois pas si orgueilleuse, si entêtée, nom d'une pipe ! Tu crois que Whitney aurait accepté cette stratégie s'il n'était pas convaincu qu'elle peut contribuer à arrêter cette femme? Ce n'est pas ça, ton objectif? Elle lui planta un index dans la poitrine. — Ne commence pas à m'expliquer quels sont mes objectifs et en quoi consiste mon boulot. J'étais déjà flic quand, toi, tu n'étais encore qu'un contrebandier, un trafiquant ! Elle s'écarta de lui. Orgueilleuse ? Entêtée ? Le salaud. Elle se retourna vers lui. — Tu as manigancé tout ça dans mon dos ! Tu n'avais aucun droit, aucun, de t'adresser à mon supérieur hiérarchique et de t'immiscer dans cette enquête d'une façon qui sape mon autorité, qui la nie même, devant mon équipe. Si quelqu'un t'avait fait ça, tu lui aurais coupé la tête. Il ouvrit la bouche pour riposter, inspira à fond et ravala son propre orgueil. — C'est très agaçant. — Tu trouves ? Le mot est... — C'est agaçant, l'interrompit-il, d'admettre que tu as raison... et que j'ai tort. Je te présente mes excuses. Je suis sincère. — Tu veux que je te dise où tu peux te les mettre, tes excuses ? — Non merci. Fâché contre lui-même, et contre elle, il se laissa tomber sur un banc. — Je suis navré d'avoir procédé de cette manière. Je ne mens pas. Je n'ai pas suffisamment pesé les répercussions que ça aurait sur toi. J'aurais dû. — Mais tu t'es contenté d'echafauder un plan dans ta petite tête et de l'exposer à ton excellent ami Jack. — Si je t'en avais parlé, tu y aurais vraiment réfléchi ? Ne réponds pas, lieutenant, nous savons tous les deux que tu aurais balayé ma suggestion d'un revers de main. J'aurais été obligé d'insister, et nous nous serions querellés. — Jusqu'à ce que je cède. — Jusqu'à ce que tu t'éclaircisses les idées, et que tu cesses de me croire assez stupide pour me laisser avoir par une putain complètement givrée. Je ne suis pas né de la dernière pluie, Eve. — Qu'est-ce que ça signifie ? Il s'appuya au dossier du banc avec un petit rire. — Seigneur, tu me pousses à jouer les Irlandais. Qu'est-ce que ça signifie, d'après toi ? Allez, viens t'as-seoir. Tu n'as pas bonne mine. — Ne me dis pas ce que je dois faire. Il n'hésita qu'une seconde. — Oh, et puis tant pis. Il se redressa, s'avança vers elle et, évitant adroitement le coude vengeur qui cherchait ses côtes, la souleva de terre. — Maintenant, tu t'assieds, marmonna-t-il en la reposant sur le banc. Si tu étais en pleine forme, je n'aurais pas pu faire ça, tu es d'accord. Je te demande de m'écouter, Il lui maintenait les mains, sentait la fureur vibrer dans tout le corps de sa femme. — Ensuite, si tu ressens le besoin de m'estourbir, eh bien, tu me flanqueras un bon direct au foie. Cadeau de la maison. Ce que j'ai dit dans le bureau de Whitney est la vérité. J'aurais dû t'en parler avant, pour que nous en débattions en privé. J'ai eu tort et je m'en excuse. N'empêche que ce que j'ai dit est juste, Eve. Il lui broya les doigts jusqu'à ce qu'elle arrête de s'agiter pour se dégager. — Je te demande ton aide et je t'offre la mienne. Elle veut te détruire, chaque fois qu'elle met un cadavre sur ton chemin, c'est une part de toi qu'elle arrache. Elle veut que tu t'estimes responsable de ces morts. — Je ne me... — Bien sûr, intellectuellement tu ne marches pas dans sa combine. Mais cette fichue vidéo... ça t'a déchirée. Et elle veut t'achever en se servant de moi. Elle ne te connaît pas. Elle ne comprend pas ce qu'il y a dans ton cœur, ni ce que c'est d'aimer quelqu'un. Si elle réussissait par miracle à me liquider, tu ne t'écroulerais pas. Tu la traquerais inlassablement. Tu la mettrais à genoux. Et ensuite, ma chérie, tu la dévorerais toute crue. Il se pencha, baisa les poings crispés d'Eve. — Et, au cas où tu te poserais la question, je ferais exactement la même chose pour toi. — C'est vraiment réconfortant, Connors. — N'est-ce pas ? rétorqua-t-il d'un air si réjoui qu'elle réprima un sourire. — Lâche-moi. Je ne te cognerai pas. Lâche-moi, s'il te plaît, et tais-toi une minute. Il obéit, effleura du bout des doigts la joue meurtrie d'Eve. Puis il se redressa et s'éloigna de quelques pas pour la laisser seule. Elle ne bougea pas. La colère l'avait vidée de son énergie, elle était exténuée. Cependant, elle en avait conscience, c'était surtout la peur qui faisait trembler ses jambes. L'image de Connors effondré à ses pieds, suffocant, râlant. Mourant. Et Julianna qui ricanait, hors d'atteinte, qui jubilait. Oui, admit-elle, elle avait laissé Julianna semer dans son esprit ces graines de malheur - l'angoisse, le doute, la culpabilité. Elle les avait laissées germer, pousser en elle. Ça la rendait inefficace, et ça la ralentissait. Alors Connors avait arraché pour elle ces mauvaises herbes, il les avait déracinées. Il avait le don de la mettre en rage. Mais ça n'avait rien de neuf. Ils s'étaient déjà affrontés d'innombrables fois, et le feraient encore. Ils étaient ainsi. Sans doute ne tournaient-ils pas très rond, mais ils étaient ainsi. Violents, impétueux. Il avait eu tort, et elle aussi. En tant que flic, elle aurait dû envisager la possibilité de se servir de lui comme appât, avant qu'il ne s'en mêle. « L'amour t'a entravée, songea-t-elle. » Il la rejoignit, avec deux tubes de Pepsi et un cornet de frites huileuses. Muet, il se rassit près d'elle. — Je tiens d'abord à souligner que, quand il s'agit de mon boulot, il me semble que mon orgueil est justifié. Elle mordit dans une frite, savoura le goût de graisse et de sel. Un délice. Il les avait achetées pour elle, ce qui l'émut. — Deuzio, au moment où tu t'y attendras le moins, je te préviens que j'enverrai une lettre aux dirigeants de ton siège social pour leur signaler que, sous tes élégants costumes masculins, tu portes des petites culottes et des soutiens-gorge rembourrés. — Ça, c'est une trouvaille. — Ouais, et tu seras forcé de faire un strip-tease en assemblée générale pour prouver que c'est un odieux mensonge. Ce jour-là, je serai vengée. Elle le regarda droit dans les yeux. — Elle n'est pas simplement une - comment tu as dit ? - une putain complètement givrée. Elle est intelligente et très motivée. Ne la sous-estime pas. — Je ne la sous-estime pas, Eve. Mais je pense que ces temps-ci, pour de multiples raisons, tu as manqué de confiance en toi. — Oui, en effet, et je n'aime pas qu'on me balance cette vérité à la figure. Il faut que je rentre à la maison. On a du pain sur la planche. Elle travailla d'abord avec lui, étudia scrupuleusement la sécurité de l'hôtel et l'organisation de la manifestation. Le Regency n'était pas une sorte de château urbain, comme le Palace. L'établissement était plus vaste et attirait davantage les hommes d'affaires de haut vol que les membres les plus fortunés de la jet-set. Il comportait soixante-dix étages, dont cinquante-six aménagés en chambres. Les autres étaient occupés par des bureaux, des boutiques, des restaurants, des clubs, des salles de conférences et de bal. Au septième étage se trouvaient une brasserie et une piscine dont on ouvrait le toit durant la belle saison. Les deux derniers niveaux comprenaient huit suites en duplex, auxquelles on n'accédait que par un ascenseur privé. Le club de remise en forme, au quatrième, était réservé aux clients et aux abonnés. Pour y entrer, par l'intérieur de l'hôtel ou par l'escalator extérieur, il fallait une carte magnétique. On pénétrait également dans les salles de bal, au neuvième et dixième étages, par l'intérieur et l'extérieur de l'établissement. Le dîner dansant aurait lieu dans la salle nommée La Terrasse, puisqu'elle donnait sur une large terrasse dallée. — Il y a beaucoup d'entrées et beaucoup de sorties, commenta Eve. — C'est un hôtel. Toutes les issues seront gardées. Il y a des caméras de surveillance dans toutes les parties communes. — Mais pas dans les chambres. — Figure-toi que les gens tiennent à leur intimité. Tu pourras observer les ascenseurs, les couloirs. On prévoira des moniteurs supplémentaires si tu le juges indispensable. D'après moi, elle sera plutôt dans l'équipe de serveurs ou parmi les invités. Elle ne réservera pas de chambre. Une fois son boulot fini, elle quittera l'immeuble pour ne pas se faire coincer dans la souricière. — D'accord, mais on mettra quelqu'un pour contrôler les clients qui arrivent. Je veux aussi qu'on ait à notre disposition un secteur sécurisé pour diriger les opérations, le plus près possible de la salle de bal. — Tu l'auras. — On briefera les membres du service de sécurité. Pas question d'informer le reste du personnel ou des gens qui ne sont pas concernés. Il ne faudrait pas qu'elle subodore un danger. — Tu n'as pas l'intention de prévenir Louise ? Elle réfléchit longuement, pesant le pour et le contre. — Non, décida-t-elle. On infiltrera des flics parmi les serveurs, les invités, et tes vigiles. Tu t'arrangeras avec le traiteur pour qu'il prenne nos types comme extras. Personne ne s'en étonnera. — Non, probablement pas. — On ne doit pas se focaliser uniquement sur le dîner dansant. Le même soir, il y aura deux conventions dans l'hôtel et un mariage. Elle peut se faufiler par cette brèche. — On s'en occupera. Je suis désolé, mais j'ai une holo-conférence dans quelques minutes, or je l'ai déjà reportée deux fois. — Ce n'est pas grave, j'ai largement de quoi me distraire. — Eve... — Oui? Il se pencha, l'embrassa sur le front. — Il y a beaucoup de choses dont nous devrons discuter. — Ne t'inquiète pas, je ne suis plus qu'à moitié fâchée contre toi. Il lui effleura les cheveux de ses lèvres. — Ça, c'est un des sujets qu'il nous faudra aborder. Pour ma part, je dirai simplement que j'étais à moitié fâché contre toi, quand Mira a débarqué dans mon bureau aujourd'hui. Elle se figea. — Je ne lui ai pas demandé de le faire. Pas exactement. — J'ai pensé, un très bref instant, que tu tenais à ce qu'elle me parle parce que tu te faisais du souci pour moi. Tu savais que notre voyage à Dallas me hantait. J'en étais sans doute moins conscient que toi. Alors je te remercie. — De rien. — Et je serais mesquin si j'ajoutais qu'en m'envoyant Mira sans m'en avertir, tu as comploté derrière mon dos. Elle lui lança un coup d'œil furtif. — Heureusement que tu es au-dessus de ces bassesses. — N'est-ce pas ? Il se pencha davantage, l'embrassa à pleine bouche, puis quitta la pièce. — Il a réussi à avoir le dernier mot, marmotta-t-elle. Elle fourragea dans ses cheveux, puis se concentra sur les centres de thalasso. Elle pouvait encore remporter la bataille en épinglant Julianna avant qu'elle ne tente sa chance avec Connors. Une heure après, elle était de nouveau énervée et frustrée. À force de menaces, elle était parvenue à obtenir la liste des réservations pour deux des centres qu'elle avait sélectionnés. Les autres lui opposaient la confidentialité de ces informations et n'en démordaient pas. Même chose pour les compagnies de transport. Se procurer un mandat international afin de débloquer ces verrouillages serait long et fastidieux. Le juge qu'elle avait sollicité lui témoignait de la sympathie, néanmoins l'affaire était délicate et réclamait du temps. Un avantage de plus pour Julianna, pensa Eve. Elle n'avait pas à patauger dans les ornières de la loi. Elle consulta sa montre, se leva et se mit à faire les cent pas, attendant que son imprimante crache ce satané mandat. — Un problème, lieutenant ? Connors était appuyé au chambranle de la porte qui séparait leurs bureaux respectifs. Il paraissait en pleine forme, content de lui. — Tu as l'air bien satisfait. — Oui, la réunion s'est très bien passée. Et toi ? — La bureaucratie... bougonna-t-elle. J'attends un document. — De quel genre ? — Du genre légal. Tout le monde s'abrite derrière les textes sur les libertés individuelles, résultat personne n'accepte de parler à un flic. Surtout un flic étranger. Ces centres de thalasso ne donnent pas la moindre information sur les clients qui viennent chez eux se faire raboter le fessier ou le double menton. — S'il s'agit simplement de... — Ah non ! Ce n'est qu'une intuition, et je ne te laisserai pas transgresser la loi pour avoir ces renseignements. — Si tu dépenses autant d'énergie et de temps pour remonter cette piste, c'est plus qu'une intuition. — Je sais qu'elle s'offrira ça. Peut-être pas tout de suite, mais bientôt. À New York ce serait trop risqué, or elle a besoin de se revigorer, de s'accorder une petite récompense avant de s'occuper de toi... Elle ne l'a pas fait à Denver, pourtant elle aurait pu. Elle veut un endroit plus prestigieux, plus chic. Qui ait plus de - comment dis-tu ? - de cachet, voilà. Par conséquent, elle choisira la France ou l'Italie, en tout cas la vieille Europe. Elle n'ira pas sur une autre planète de la galaxie. Ce n'est pas assez ancien et raffiné., — Tu auras ton mandat ? — Ouais, il viendra. Il finira par arriver. La diplomatie, la politique, toutes ces salades... — Cela ferait-il une énorme différence, dans la longue histoire de l'univers, si tu commençais à engranger ces informations avant d'avoir ce document officiel entre les mains ? — Je suis obligée de respecter la loi. Et dans moins de trois jours, songea Eve, la femme qu'elle traquait tenterait vraisemblablement d'assassiner Connors. Non pas parce qu'elle le haïssait, mais parce qu'elle se fichait éperdument de la loi. Parce qu'elle voulait se venger. — Tu hésites, lieutenant, c'est difficile pour toi, tu souhaiterais que tout soit noir ou blanc. Mais la justicé ellemême a des zones d'ombre, toi et moi nous le savons pertinemment. Elle capitula, s'enfonça dans le gris. — Elle aura gardé ses initiales, elle n'aime pas renoncer à son identité. J'ai déjà la liste des centres susceptibles de l'attirer, dans l'ordre des pourcentages de probabilité. — D'accord, nous allons la dénicher. Il s'assit au bureau d'Eve, retroussa les manches de sa chemise immaculée. — Au fond, il suffit de se dire que nous prenons un peu d'avance sur le progrès technologique. — Hmm... On s'intéresse aux réservations à partir d'hier jusqu'à la fin du mois prochain. Peut-être s'ac-cordera-t-elle des vacances après avoir gagné la guerre. — Le Plaisir arrive en première position? Ruineux, un personnel efficace. Depuis deux ans, sa cote stagne. C'est en train de se démoder. — Ce qui explique pourquoi tu ne l'as pas dans ton escarcelle. — Chérie, si j'en étais propriétaire, je veillerais à ce que l'établissement ait toujours le vent en poupe. Nous n'en avons que pour quelques minutes. Un café ? — Oui, pourquoi pas ? — Parfait. Moi aussi, j'en prendrais volontiers un. Eve, qui savait lire entre les lignes, se dirigea d'un air digne vers l'autochef de la kitchenette et commanda une cafetière pleine. Quand elle le rejoignit, avec deux grands mugs fumants, Connors épluchait déjà une liste de noms. — Je vois quelques personnes qui ont les bonnes initiales, mais elles seront accompagnées. — Elle voyagera seule. On ne lui connaît pas d'associés, d'amis. Les êtres humains ne sont pour elle que des instruments. — Eh bien, passons aux autres centres. Ils s'arrêtèrent sur deux établissements correspondant aux critères établis par Eve. Penchée sur l'épaule de Connors, elle déchiffrait les données sur l'écran, tandis que l'ordinateur les énonçait de sa voix électronique. — Non, ça ne colle pas. Ces gens ont simplement trop d'argent à dépenser pour se faire bichonner. Ensuite ? Ils examinaient la liste des clients des deux centres suivants, quand un bip signala l'arrivée de documents. Le mandat était là. — Maintenant, on procède à ma façon, décréta Eve. — La mienne est beaucoup plus amusante. — Rends-moi mon fauteuil. Et va nous chercher du café. La méthode d'Eve ne manquait pas de sel, dans la mesure où elle l'obligea à parlementer avec des interlocuteurs de plusieurs nationalités. Tous protestèrent, brandirent le bouclier de la confidentialité, et la mirent de très mauvaise humeur. — Je me fiche que vous ayez des clients qui viennent chez vous prendre un lavement ! maugréa-t-elle. Transmettez-moi vos réservations, comme ce mandat vous y oblige, ou vous aurez un incident diplomatique sur le poil! — Un lavement, murmura Connors, rêveur, lorsqu'elle eut brutalement interrompu la communication. Sur un dépliant publicitaire, ce serait parfait. Eve se redressa, arpenta le bureau. — Elle n'est pas là. Merde... Je perds du temps, je devrais plutôt me consacrer au dîner dansant. — Tu n'es pas au bout de ta liste. — Pour les derniers centres, le taux de probabilité est faible. Ma théorie n'est peut-être .qu'une vue de l'esprit, parce que j'aimerais qu'elle aille se faire chouchouter quelque part. Ça me simplifierait la tâche. — Même si on te donnait des cours dans ce domaine, tu ne saurais pas te simplifier la tâche. En ce qui me concerne, le taux de probabilité est également faible, pourtant tu as estimé que l'ordinateur se trompait. N'est-ce pas ? Tu la connais bien, Eve. Ne doute pas de ton jugement. — Je m'acharne sur une intuition, au lieu dé me concentrer sur des éléments concrets. — Eh bien, fie-toi à ton intuition jusqu'au bout. Lequel de ces centres choisirais-tu ? Elle revint se camper devant l'écran. — Celui-ci... mais l'ordinateur l'a rejeté. Ça ne correspond pas aux goûts de Julianna. — Bon. Qu'est-ce qui te pousse à le sélectionner? — C'est le plus cher et le plus ancien - il appartenait à un comte, autrefois. Elle le dévisagea. — Et maintenant, il ne t'appartiendrait pas ? — Je détiens cinquante et un pour cent des actions. — Ce qui diminue encore le taux de probabilité. Elle ne veut pas t'approcher de si près, pas encore. Pourtant... ça pourrait l'exciter. Elle débarque là-bas, elle recharge ses accus, elle repart, tout ça en se disant qu'elle va bientôt éliminer l'actionnaire majoritaire du centre. Ouais, je les appelle. La responsable adjointe des réservations se montra aussi réticente que ses collègues, dans le style italien. — Vous avez du mal à lire le mandat ? lui demanda Eve. Il est rédigé dans plusieurs langues, il y en a forcément une que vous comprenez. — Non, signorina. — Lieutenant Dallas, de la police de New York. Je dirige une enquête criminelle. En ce moment même, vous hébergez peut-être une meurtrière. Vous pensez que votre clientèle apprécierait ? — La Villa de Lago a des règlements très stricts en matière de confidentialité. — Moi aussi, figurez-vous, je respecte des règlements très stricts. Elle tendit la main, saisit Connors par son ceinturon pour l'empêcher d'intervenir. Elle ne le laisserait pas lui déblayer le chemin. — Et les lois internationales sont aussi très strictes. Vous voulez que je vous énumère les amendes que vous encourez ? — Non, signorina lieutenant. Si vous le permettez, je souhaiterais en référer à mon supérieur. — Super. Grouillez-vous. — Si j'avais pu lui parler, ce serait allé beaucoup plus vite, commenta Connors. — C'est moi qui décide. Du café, jeune homme. — À votre service, rétorqua-t-il en lui remplissant son mug. — Lieutenant Dallas ? dit une femme, plus âgée mais tout aussi magnifique que la précédente. Je suis Sophia Vincenti, la responsable des réservations. Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre. J'ai votre mandat sous les yeux. Mon adjointe est obligée de respecter notre règlement, j'espère que vous le comprenez. — Je suppose qu'il est aussi important pour vous d'épargner à vos clients de barboter dans un bain à remous en compagnie d'une criminelle. — Oui, bien sûr, et nous vous assurons de notre entière coopération. Afin de préserver des hôtes innocents, peut-être pourriez-vous me donner le nom de la personne que vous recherchez ? — J'ignore sous quelle identité elle aura réservé. Néanmoins, le nom comporte vraisemblablement les initiales J et D. — Un instant... Lieutenant, nous avons trois personnes qui ont une réservation pour la période que vous indiquez. Justina D'Angelo arrivera la semaine prochaine. Je la connais personnellement, elle est souvent venue chez nous. — Quel âge a-t-elle ? — Lieutenant, c'est une question délicate. — Je vous écoute. — Elle avoue avoir la cinquantaine... depuis dix ans. — On l'écarté. La deuxième ? — Jann Drew, elle sera ici à la fin du mois. C'est son premier séjour. Je consulte son dossier, Eve se carra dans son fauteuil, but une gorgée de café. — Lieutenant, Mlle Drew réside à Copenhague. Elle a réservé pour dix jours. Les trois derniers jours, son compagnon la rejoindra. — Je demanderai à mon assistante de se renseigner sur elle. La troisième ? — Josephine Dorchester, qui est également une nouvelle cliente. Elle est arrivée hier soir, elle restera jusqu'à demain. Eve éprouva des picotements dans tout le corps. — D'où vient-elle ? — Du Texas. Elle a opté pour nos meilleures prestations. J'étais de service hier soir, j'ai accueilli Mlle Dorchester. Elle est tout à fait charmante. — La trentaine, athlétique, environ un mètre soixante-cinq? — Oui, je... — Ne quittez pas, je vous prie. Josephine Dorchester, dit Eve à Connors. Texas. Trouve-moi son passeport. C'est elle, je le sais. — Tu auras ça sur ton écran mural, répliqua-t-il en passant dans le bureau voisin. Tu la tiens, lieutenant. Une seconde après, Eve contemplait l'image de Julianna, toujours blonde aux yeux bleus. — Salut, Julianna, marmotta-t-elle. Signorina Vin-centi ? Écoutez-moi attentivement. Quinze minutes plus tard, Eve, prête à mordre, houspillait la police italienne. — Je me fiche de l'heure qu'il est, du temps qu'il vous faudra pour aller là-bas. Et je me fiche éperdument que vous manquiez d'effectifs ! — Lieutenant, je ne peux pas bouger sans un mandat en bonne et due forme, et même dans ce cas, ce ne sera pas si évident. Ces affaires-là sont compliquées, voyez-vous. La femme que vous recherchez est une citoyenne des États-Unis. Il nous est impossible de l'appréhender et de la maintenir en détention sur la simple demande orale d'un policier américain. — Vous aurez votre paperasse d'ici une heure. Vous pourriez être sur place en une heure et l'epingler dès que vous aurez le mandat. — Ce n'est pas la procédure réglementaire. Nous ne sommes pas en Amérique. — Ah oui ? Ne quittez pas, je vous reprends en ligne dans une seconde. Elle bondit sur ses pieds. — On serait là-bas dans combien de temps ? — Connaissant les méandres de la bureaucratie, plus vite que ton homologue italien. — Alors, on fonce. J'obtiendrai le mandat en route. 20 La regarder était un bonheur, songea Connors en sirotant un cognac, tandis que leur avion traversait telle une fusée le ciel au-dessus de l'Atlantique. Elle vibrait littéralement. De l'énergie pure en mouvement. Un casque sur les oreilles, elle buvait du café tout en prenant des notes, en passant des communications, parfois plusieurs à la fois. Elle arpentait l'étroite allée de l'appareil, aboyait des ordres, débitait des informations, incendiait quiconque s'avisait de dresser un obstacle entre elle et son objectif. Elle appela Feeney, le commandant, quelqu'un du consulat des États-Unis - qui en aurait certainement les tympans écorchés jusqu'à la fin de ses jours -, le capitaine de la police italienne, lequel s'obstinait à répéter qu'il n'avait toujours pas l'indispensable mandat. Elle contacta un avocat international, le tira du sommeil sans le moindre remords et le secoua comme un prunier. Après quoi elle rappela le flic italien. — Qu'est-ce que vous racontez ? Votre réseau informatique ne fonctionne pas ? Comment c'est possible ? — Ce sont des choses qui arrivent, lieutenant. Ça devrait être réparé d'ici une heure ou deux. — Vous allez perdre une heure ou deux. Vous pouvez avoir l'autorisation orale, maintenant, ou obtenir le document par mail. — Je dois avoir le document en bonne et due forme, avec le tampon officiel. C'est la loi. — Je vais vous expliquer ma loi, amigo. Vous me bousillez cette arrestation, je vous coupe ce que je pense et je le bouffe au petit déjeuner. Elle interrompit la communication, assena un coup de pied au fauteuil le plus proche. — On est à mi-chemin, lui dit Connors. Tu as fait le maximum et terrorisé une ribambelle de petits fonctionnaires. Tu devrais t'asseoir et dormir un peu. — Je n'ai pas envie de dormir ! — Assieds-toi quand même. Il réussit à saisir sa main, l'obligea à se poser sur le siège à côté de lui. — Calme-toi, lieutenant. Il est impossible, même pour toi, de modifier les lois de la physique et de nous faire aller plus vite. Il l'entoura de son bras. — Je dois informer le commandant. — À l'atterrissage. Repose-toi, imagine la tête de Julianna quand tu entreras dans sa suite. Et songe à tous les Italiens dont tu vas botter les fesses. — Ouais, marmonna-t-elle en bâillant. Ce sera génial. Sur cette pensée bien agréable, elle s'accorda une petite sieste. — Un jetcopter? bredouilla-t-elle, contemplant l'engin rutilant conçu pour quatre passagers. Tu ne m'avais pas prévenue qu'on ferait la dernière partie du trajet là-dedans. — Je ne voulais pas troubler ton sommeil, répliqua Connors en s'installant aux commandes. Ça ne durera que huit minutes. C'est beaucoup plus rapide que par la route, qui est en lacet et qui contourne le lac. — Bon, d'accord. Il faut bien mourir de quelque chose. — Je préfère ne pas relever cette remarque désobligeante à l'égard du pilote chevronné.que je suis. Attache-toi, lieutenant. — Inutile de me le dire. Elle boucla son harnais de sécurité, vérifia deux fois qu'il était bien tendu. — Je déteste monter dans ces engins de malheur. — Je ne comprends vraiment pas pourquoi. Dès que la tour de contrôle lui en donna l'autorisation, Connors décolla à la verticale. L'estomac d'Eve exécuta son premier saut périlleux arrière. Jamais elle ne se délivrerait de sa peur du vide. — Arrête ! — Excuse-moi, je t'entends mal. Il éclata de rire, mit toute la gomme, et l'appareil fila comme une flèche dans le ciel teinté de rose. — Ça t'amuse ? protesta-t-elle, agrippant les bords de son siège. Espèce de sadique. — Les hommes sont comme ça, on ne peut pas s'en empêcher. Mon Dieu, tu as vu ce ciel ? — Eh ben quoi, qu'est-ce qu'il a qui cloche ? Eve claquait des dents, elle imaginait déjà les pires catastrophes naturelles possibles. — Rien du tout. Il est simplement somptueux, tu ne trouves pas ? On n'a pas tous les jours l'occasion d'admirer le lever du soleil sur les Alpes italiennes. La prochaine fois qu'on prendra des congés, on devrait venir ici. — Ouais, super. Du moment que je suis sur la terre ferme, j'accepte. Non, non... je ne regarderai pas en bas. Non, non... Mais, évidemment, elle le fit et sentit aussitôt sa tête et son estomac tourner comme des toupies. — Zut de flûte de zut. On n'est pas encore arrivés ? — Presque. On aperçoit le lac, les premiers rayons de soleil sur l'eau. Cela semblait romantique, mais elle ne songea qu'à un plongeon dans le lac. — C'est là? — Absolument. Elle distingua les tuiles roses et les pierres blanches de l'antique villa, les pelouses et les jardins, les taches bleues des bassins et des fontaines, pareilles à des saphirs. Cette splendeur ne l'émut pas, elle n'y vit que la fin de son calvaire. — Au moins ce crétin de capitaine Giamanno se traîne sur la route. J'attends avec impatience le moment où les formalités seront terminées et où je lui sauterai à la gorge. — Nous ne sommes pas en Amérique, rétorqua-t-il, imitant le policier italien. Elle lui sourit. — Tu es parfait, Connors. — N'oublie pas ce que tu viens de dire. Le jetcopter piqua du nez à vive allure, toucha le sol. Connors pouffa de rire en entendant le cri étranglé de sa femme. — Maintenant, je te déteste de tout mon cœur. — Je sais, mais ça te passera, répliqua-t-il en coupant les moteurs. Respire cet air. Quelle merveille, ça embaume le jasmin. Les jambes flageolantes, elle réussit malgré tout à s'extirper de l'appareil avec un minimum de dignité. Elle se courba, reprit son souffle. — Lieutenant Dallas ? Eve perçut un bruit de pas qui se rapprochait. Elle ne se redressa pas, contempla des chaussures noires au bout pointu. — Oui... Vous êtes la signorina Vincenti? — C'est moi. Vous vous sentez mal, lieutenant ? — Non, non... Le capitaine Giamanno est arrivé? — Pas encore. Nous avons suivi vos instructions. J'ai alerté la sécurité et envoyé un vigile surveiller la porte de la signorina Dunne. Il est resté là, comme vous l'aviez ordonné. Personne n'est entré ou sorti. — Bien. Je ne vais pas attendre mon collègue. J'arrêterai la suspecte aussi rapidement et discrètement que possible. — Je vous en serais reconnaissante. Nos clients... nous ne voudrions pas les perturber. Signore... enchaîna la signorina Vincenti en tendant la main à Connors. Je suis heureuse de vous accueillir à la villa, malgré les circonstances. Si le lieutenant et vous avez besoin de quoi que ce soit... — Vous avez eu l'attitude qui convenait, signorina, répondit-il. Je ne l'oublierai pas. — Prévenez la sécurité que j'entre, déclara Eve. Je veux des hommes à l'étage de Dunne, qui tiennent les autres clients à l'écart. Aucun autre membre du personnel ne doit monter tant que la suspecte ne sera pas arrêtée et mise en lieu sûr, le temps pour Giamanno et moi de remplir les formalités et de procéder à l'extradition. — Pour ça, vous aurez un bureau disponible au rez-de-chaussée. Je vous escorte jusqu'à la suite? Eve ne sut pas si cette suggestion était du courage ou de la simple courtoisie, cependant elle apprécia le comportement de son interlocutrice qui la traitait comme si elle était une célébrité en goguette. — Non, l'ascenseur me suffira. Il me faut une carte magnétique pour la porte. — J'ai tout le nécessaire, répondit la signorina Vincenti en les conduisant vers la majestueuse bâtisse au bord du lac. Nous recommandons à chacun de nos clients, quand il s'est retiré dans sa chambre, d'actionner le verrou de nuit et le système d'alarme. On ne peut donc ouvrir que de l'intérieur, ou à l'aide d'un passe magnétique au cas où le personnel serait forcé d'entrer. S'il y avait une urgence, par exemple. Elle extirpa deux minces cartes d'une poche de sa veste élégamment coupée. — La blanche, avec l'emblème de la villa, actionne les serrures normales. La rouge, le verrou de nuit. — Compris. Ils passèrent sous un porche aux colonnes recouvertes de plantes grimpantes qui exhalaient un parfum de vanille. Des baies vitrées ornées d'un dessin de la villa gravé dans le verre coulissèrent à leur approche. Ils pénétrèrent dans un espace aménagé en salon confortable et chaleureux, où la lumière dorée du soleil se faufilait par les fenêtres cintrées, scintillait sur les pendeloques en cristal d'un lustre monumental. Sur la terrasse dallée de pierre, un couple en peignoir blanc déambulait, bras dessus bras dessous. — Superbe, commenta Eve. — Merci, nous sommes très fiers de notre établissement. Peut- être qu'un jour vous nous rendrez visite dans des circonstances plus plaisantes. La vie actuelle est tellement stressante, on a tous besoin de respirer. Ah, voici le signore Bartelli, notre responsable de la sécurité. Celui-ci s'inclina poliment. — Lieutenant... Signore... Je vous accompagne? Eve le jaugea d'un coup d'œil. Grand, sportif et manifestement coriace. — Oui, volontiers. — Mon subordonné est à son poste. Ils passèrent dans le hall proprement dit, qui comportait deux niveaux au sol de marbre rose, des colonnades et un escalier à double révolution. — Dès l'instant où nous avons reçu votre message, j'ai aussi placé le couloir de cet étage sous surveillance électronique. — Elle a la possibilité de sortir autrement que par le couloir? — Elle devrait sauter de la terrasse. Or elle est au quatrième, ce ne serait pas prudent. — Mettez quand même un homme dehors, en bas. A tout hasard. — D'accord, rétorqua-t-il, et il s'empressa de brancher son communicateur pour transmettre les instructions. — Que tous les civils restent dans leur chambre, continua Eve tandis qu'ils s'engouffraient dans un ascenseur. Elle résistera, elle prendra un otage si elle le peut. — La sécurité de nos clients est notre préoccupation majeure. Nous assurerons leur protection, lieutenant. Lorsque l'ascenseur s'immobilisa, Eve porta la main à la crosse de son arme. Elle avisa le vigile devant une large porte blanche à deux battants. Assis, il sirotait son café. Son supérieur, d'un ton sec, lui lança un ordre qui le fit bondir sur ses pieds et bredouiller une réponse. — Elle n'a pas tenté de quitter la suite par cette issue, dit Bartelli à Eve. Personne n'a essayé d'entrer. Deux clients, l'occupante de la chambre voisine et celui qui loge au bout du couloir, sont sortis. Ils ont des soins matinaux. Le club de remise en forme et les piscines sont ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre. — D'accord, écartez-vous et ne vous éloignez pas. Elle repoussa le siège qui barrait le passage, introduisit la première carte dans le lecteur. — Où est située la chambre ? — A gauche, à quatre mètres environ du seuil. — Et sur la droite, qu'est-ce qu'il y a ? — Un petit salon. Elle manipula la deuxième carte. — Toi, tu prends le côté droit, ordonna-t-elle à Connors. Elle poussa silencieusement le battant, pointant son arme. Le salon était plongé dans l'obscurité, les écrans pare-soleil masquaient les fenêtres. On n'entendait pas un bruit. — La chambre, souffla-t-elle à Bartelli. Elle se glissa dans le vestibule, ses bottes foulèrent un épais tapis ancien, puis des dalles cirées. Tel un félin à l'affût, elle entra dans la chambre, huma une odeur de fleurs, de femme. Toujours pas le moindre bruit. — Lumière, commanda-t-elle. Son pistolet était braqué vers le lit quand les lampes s'allumèrent, révélant ce qu'elle avait compris d'instinct. La pièce était vide. Une magnifique robe de soirée noire était abandonnée sur un fauteuil, des talons aiguilles noirs gisaient par terre. Une brosse au dos en argent, un flacon de parfum étaient posés sur la commode. Sur le miroir au-dessus, deux mots étaient élégamment calligraphiés, au fard d'un rouge assassin : CIAO, EVE — Elle n'a pas détalé parce qu'elle avait envie de se faire un petit jogging à l'aube. Elle savait que je venais. Eve décocha à la responsable des réservations un regard si flamboyant qu'une pierre en aurait fondu. — Quelqu'un l'a prévenue qu'elle était repérée. — Lieutenant Dallas, je vous donne ma parole que je n'ai parlé à personne d'autre qu'à vous et à ceux que vous m'aviez autorisée à mettre dans la confidence. Elle relut le message sur le miroir. — Je ne sais pas ce qui s'est produit. — De toute évidence, cette femme vous a prise de vitesse, commenta soudain une voix masculine. Le capitaine Giamanno, qui arrivait enfin avec trois hommes, opinait doctement du bonnet. — Il y avait un garde devant la porte, ainsi que vous l'aviez exigé. Il y a des caméras de surveillance dans le couloir. Elle ne s'est pas évaporée comme un fantôme. — Non, effectivement. Elle est sortie sur ses deux pieds, marmonna Eve en se tournant vers l'ordinateur de la chambre pour repasser le fragment de film qu'elle avait déjà visionné. Regardez. On voyait le vigile qui sommeillait sur son siège devant la suite. La pendule électronique indiquait : quatre heures quarante-six. La porte de la suite voisine s'ouvrait, une femme en peignoir blanc, coiffée d'un large chapeau de paille, émergeait. Elle portait une longue écharpe, un grand sac. Le visage abrité par le bord de son couvre-chef, elle marmottait un buon giorno au vigile, puis se dirigeait vers l'ascenseur. — Ce n'est pas sa chambre, s'étonna Giamanno. Il est impossible d'accéder à la suite voisine par celle-ci. Elles ne communiquent pas, lieutenant. Elle le dévisagea longuement. Était-il donc aussi stupide ? Furibonde, elle se rua dans le salon et ouvrit brutalement les portes-fenêtres donnant sur la terrasse. Comme les autres la suivaient, Eve se hissa sur la pointe des pieds, fléchit les genoux une fois, deux fois, piqua un sprint sur la terrasse. D'un bond, elle franchit la balustrade en pierre et atterrit sur la terrasse voisine. Négligeant la douleur qui fulgurait dans ses chevilles, elle s'avança vers les portes-fenêtres. — Elles ne sont pas verrouillées, Giamanno. Ça vous surprend ? Elle les entrebâilla, jeta un coup d'œil dans la chambre, recula et referma les baies vitrées. — Et il y a là, dans le lit, deux personnes qui dorment comme des bûches. Espèce de... — Lieutenant, l'interrompit Connors, sentant venir une diatribe susceptible de compromettre pour une bonne décennie les relations amicales entre l'Italie et les Etats-Unis. Je crois comprendre ce que veut dire le lieutenant Dallas : prévenue d'une manière ou d'une autre qu'elle était en danger, la suspecte a quitté les lieux comme on vient de vous le montrer, et probablement le pays, avant notre arrivée. — Vous savez ce qui sauve votre petit postérieur tout fripé, Giamanno ? Elle a déguerpi avant que vous débarquiez. Maintenant il faut découvrir comment et pourquoi. On descend dans votre bureau, ajouta-t-elle, pointant le doigt vers la signorina Vincenti. Fissa. Elle refusa le café qu'on lui offrait, d'où Connors déduisit qu'elle était largement au-delà de la colère. La responsable des réservations n'était pas non plus d'humeur badine. Les deux femmes s'affrontaient, tandis que le capitaine italien poussait des soupirs à fendre l'âme et que le chef de la sécurité visionnait les cassettes de vidéo-surveillance. La mine sévère, il suivait les déplacements de Julianna depuis la suite jusqu'à l'ascenseur, le hall, le jardin d'hiver. Ensuite elle sortait de la villa et se dirigeait vers la piscine. Les caméras extérieures l'avaient filmée alors qu'elle accélérait l'allure, s'éloignait du bassin pour s'engager dans une allée du parc et disparaître. — Je vous présente mes excuses, lieutenant Dallas, j'aurais dû prévoir ça. — Une chose est sûre : quelqu'un l'a prévenue, sinon elle ne serait pas partie en abandonnant la plupart de ses affaires. — J'en ai parlé avec vous, répéta obstinément Vincenti. Avec le capitaine Giamanno, le signore Bartelli. Personne d'autre. Comme elle croisait les bras, prête à la bagarre, une jeune femme franchit le seuil, portant un plateau chargé de tasses et de viennoiseries. — Attendez, grommela Eve en l'agrippant si rudement par le bras qu'elle faillit renverser son plateau. C'est vous qui m'avez répondu la première quand j'ai appelé. — Elena est mon adjointe. — Oui, je me souviens. Eve scruta le visage d'Elena. — Vous savez quelles peines on encourt pour obstruction à la justice ? — Mi scusi ? Je ne comprends pas. — Mais si. Asseyez-vous. — Lieutenant, je ne tolérerai pas que vous malmeniez mon personnel. Elena n'aurait évidemment pas aidé une criminelle. Elle est... Vincenti se mordit les lèvres. Elle aussi lisait la vérité sur les traits de son adjointe. — Maledizione ! jura-t-elle. Sur quoi, elle se lança dans un speech véhément, en italien. Elena s'écroula sur un siège et fondit en larmes. Le chef de la sécurité s'en mêla, puis le capitaine. Eve en était assourdie. Elle ouvrait la bouche pour leur crier de la boucler, envisageait même de tirer dans le plafond, quand la voix de Connors retentit : — Basta ! Vincenti, le souffle coupé, déploya des efforts considérables pour se ressaisir. — Veuillez m'excuser, lieutenant Dallas, articula-t-elle. Elena, expliquez ce que vous avez fait. — Elle a dit... la signora a dit qu'elle avait besoin de mon aide, bafouilla la jeune femme dont les larmes tombaient une à une sur ses doigts noués. Parce que son mari la frappe. C'est un homme terrible, qui a beaucoup de pouvoir aux États-Unis. Elle... elle s'est confiée à moi, signorina Vincenti... — Petite sotte ! Elena baissa piteusement la tête. — Elle était venue ici pour s'évader, avoir un peu de tranquillité, mais elle savait qu'il essaierait de la retrouver pour la ramener chez eux. Elle m'a dit qu'il enverrait une femme de la police new-yorkaise. Parce que, en Amérique, les policiers sont corrompus, ils font tout ce que veut cet homme. — Ah oui ? rétorqua Eve avec un tel calme que Connors lui posa la main sur l'épaule. — Elle m'a dit ça, signora, insista Elena d'un ton implorant. Moi, je l'ai crue. J'ai eu pitié d'elle. Elle a été si gentille avec moi. Elle a dit que je ressemblais à sa petite sœur, qu'elle aimait beaucoup et qui est morte très jeune. Et puis, elle avait l'air tellement triste et courageuse. « Ben tiens, songea Eve. Elle t'a cernée au premier regard.» — Elle demandait seulement que si cette Dallas -enfin... vous - contactait la villa, je l'avertisse. Les larmes d'Elena redoublèrent. — Pour lui donner le temps de s'en aller avant que vous arriviez et que vous la rameniez à ce méchant homme. Elle ne m'a pas demandé de mentir, juste de lui donner une petite chance. Alors, quand vous avez parlé à la signorina Vincenti, j'ai appelé la suite de madame pour la prévenir qu'elle devait partir très vite. Je ne croyais pas que c'était une criminelle. Vous allez m'arrêter? J'irai en prison ? — Seigneur Dieu, marmonna Eve. Cette jeune femme était pitoyable, exactement le genre de créature naïve que Julianna savait manipuler de main de maître. — Faites-la sortir d'ici, renvoyez-la chez elle. Je n'ai pas d'autres questions à lui poser. — On peut l'inculper pour... — À quoi bon, Giamanno ? coupa Eve en lui décochant un regard réfrigérant. C'est une oie blanche. La mettre derrière des barreaux ne réparerait pas les dégâts. — Elle sera licenciée, décréta Vincenti, tandis qu'Elena, éplorée, quittait la pièce. — Ça ne me concerne pas. — Je pense qu'elle a reçu une leçon qu'elle n'est pas près d'oublier, intervint Connors. Je préférerais que vous la gardiez, signorina. À l'essai. Avec un hochement de tête, Connors accepta sa première tasse de café. — Les employés qui apprennent leur métier à la dure deviennent souvent d'excellents éléments. — Bien, monsieur. Lieutenant Dallas, je n'espère pas que vous puissiez pardonner le... - elle s'interrompit, cherchant un mot capable d'exprimer son écœurement -la stupidité de mon adjointe, qui vous coûte très cher. Elle est jeune, crédule, mais ce n'est pas une justification suffisante, ni pour elle ni pour moi. J'endosse toute la responsabilité de ce fiasco. Elena était sous mes ordres, par conséquent... Vincenti se tourna vers Connors. — Je vous présente ma démission. Si vous le souhaitez, je resterai à mon poste le temps de former mon remplaçant. — Je refuse votre démission, signorina Vincenti. Je m'en remets à vous pour décider des sanctions qu'il convient d'infliger à votre adjointe. — Ex-adjointe, rectifia froidement Vincenti. Elle sera rétrogradée et affectée à un poste où elle n'aura pas de contacts avec la clientèle. — Parfait. Connors lui prit les mains, lui adressa quelques mots en italien, qui lui rendirent le sourire. — Vous êtes très aimable. Lieutenant, si je peux vous être utile en quoi que ce soit, dites-le-moi. — Elle n'a pas encore quitté le pays, donc il me faut vérifier les moyens de transport. Elle est partie, mais on doit s'en tenir à la procédure et faire le maximum pour retrouver sa trace. Vous me permettez de m'installer dans votre bureau ? — Il est à vous. — Je vous ai un peu rudoyée. — Effectivement. — Excusez-moi, dit Eve en lui tendant la main. Et vous, vous êtes tombée sur votre adjointe à bras raccourcis. Ça m'a plu. — Merci, répliqua Vincenti en lui serrant la main. Je vous garantis que je n'en ai pas terminé avec elle. Julianna avait traversé la frontière suisse, dans une voiture qu'elle avait sans doute réservée grâce à son miniportable. La limousine l'avait attendue au bout de l'allée ombragée menant aux grilles de la ville. Elle était vêtue d'une robe d'été bleue, qu'elle avait probablement dissimulée sous le peignoir blanc. À partir de là, ça se compliquait. Les compagnies aériennes publiques et privées, les aéroports avaient été passés au peigne fin, au cas où une passagère correspondrait à la description de Julianna. — Je parierais qu'elle est déjà de retour à New York, marmonna Eve. Harnachée pour le décollage, elle ferma les yeux tandis que le jet de Connors roulait sur la piste. — Oui, c'est vraisemblable. — J'ai encore un coup de retard. Elle doit être fâchée qu'on ait gâché ses petites vacances, mais une fois qu'elle aura digéré, elle va jubiler. Elle a remporté une autre bataille, elle s'en est tirée indemne, et moi j'ai mordu la poussière. — Tu avais raison, elle était bien à la villa. Elle a eu une chance scandaleuse, lieutenant. C'est un facteur non négligeable, certes, mais personnellement je mise plutôt sur l'intelligence et l'acharnement. — Je ne détesterais pas que la chance me sourie de temps en temps. Bon, je vais dormir un peu. — Excellente idée. Il abaissa la tablette devant lui et pianota sur le clavier de son ordinateur. — Au fait... j'ignorais que tu parlais italien. — Oh, pas couramment. Juste de quoi traiter quelques affaires et bavarder avec mes employés. Et, bien sûr, je maîtrise parfaitement les expressions obscènes. — Dis quelque chose, pour voir. — Silenzio. — Non... ça, je comprends. Dis-moi une obscénité. Il la regarda. Elle avait les yeux fermés, un sourire retroussait le coin de ses lèvres. Apparemment, elle s'était vidée de sa colère et avait besoin de recharger son stock d'énergie. De toutes les manières possibles. Il éteignit son ordinateur, se pencha vers Eve et lui chuchota à l'oreille des mots suggestifs, tout en lui caressant la cuisse. — Hmm... ça me paraît drôlement salace, soupirat-elle. Qu'est-ce que ça signifie? — Quand on traduit, ce n'est plus aussi savoureux. En revanche, je peux te l'expliquer autrement... 21 Julianna s'engouffra dans son hôtel particulier, laissa tomber son sac de voyage. Le trajet, au lieu de la calmer, l'avait obligée à tenir sa fureur en laisse. Maintenant qu'elle était à l'abri, seule, sans personne pour l'observer, elle n'avait plus à se contrôler. Saisissant le premier objet à portée de sa main, un grand vase en porcelaine truitée où s'épanouissaient des roses blanches, elle le lança contre le mur. Il se brisa avec un bruit sinistre qui résonna dans la maison vide, et donna à Julianna des envies de meurtre. Elle jeta un gros œuf en cristal contre un miroir ancien, piétina les roses pour les réduire en hachis, renversa lampes, fauteuils, tables et bibelots précieux sur les tapis, jusqu'à ce que le vestibule et le salon ressemblent à un champ de bataille. Puis elle s'écroula sur le canapé et, martelant les coussins de ses poings, sanglota comme un bébé. Elle aurait voulu passer quelques jours délicieux à la villa. Elle en avait besoin. Elle était fatiguée, vraiment fatiguée, de se coiffer toute seule, de se priver d'une esthéticienne, d'une manucure. Et cette garce avait gâché son plaisir. Elle avait dû abandonner un fourreau et des escarpins tout neufs, ainsi que d'autres affaires auxquelles elle tenait. Elle n'avait même pas profité des bains d'algues et de boue qu'elle avait payés. Eh bien, on lui revaudrait ça. Reniflant, elle roula sur le dos. Sans cette petite bécasse italienne qui lui avait sauvé la mise, elle aurait pu être tirée du lit par la police. Quelle humiliation... Mais ça ne s'était pas produit. Julianna respira profondément, lentement. Ça ne s'était pas produit parce qu'elle prévoyait toujours tout, qu'elle avait toujours une longueur d'avance. Eve Dallas avait perdu cette bataille, ainsi que toutes les autres depuis le début de cette guerre sans merci. Cette pensée la réconforta. Son adversaire était allée jusqu'en Italie pour trouver un lit vide. Et un petit message écrit au rouge à lèvres sur le miroir. Oui, ça ne manquait pas de panache. Si elle avait décidé de revenir à New York, c'était bien pour affronter Eve Dallas, n'est-ce pas ? Elle ne devait donc pas, ce serait stupide, se mettre dans tous ses états parce que cette femme s'avérait une adversaire redoutable. Tellement redoutable qu'il serait peut-être plus sage de reculer. Au moins temporairement. Leur dernière escarmouche avait mis ses nerfs à l'épreuve. Pourtant... C'était trop excitant. À la villa, elle s'était sentie soulevée par ce flot d'adrénaline qui lui avait tant manqué en prison. Il n'y avait qu'une manière d'atteindre la jouissance suprême : réaliser son projet. Détruire Eve Dallas, une bonne fois pour toutes. Pour ça, il fallait tuer l'homme que son ennemie avait la faiblesse d'aimer. Elle aurait en prime l'honneur d'entrer dans l'Histoire, puisqu'elle aurait assassiné l'invincible Connors. C'était vraiment un plan parfait. Julianna soupira, examina ses mains gracieuses et fit la moue en constatant qu'elle s'était cassé un ongle. De ses doigts aux ongles courts, qu'elle ne vernissait jamais, Eve palpait le talon d'un escarpin noir. — La police italienne est persuadée d'avoir récupéré tous les objets personnels de Dunne dans sa suite. Cette chaussure est neuve. Il n'y a quasiment pas de marques sur la semelle. Elle est de fabrication italienne. Mon spécialiste dans ce domaine - elle désigna Connors qui assistait au briefing - affirme que la pointure est américaine. Par conséquent, elle a sans doute acheté ces souliers ici à New York avant son départ pour l'Italie. Elle lança l'escarpin à McNab. — Explorez cette piste, essayez de trouver le magasin. — Elle a des petits pieds. — Ouais, c'est une tueuse délicate. Vous savez que nous nous concentrons maintenant sur la soirée qui se déroulera prochainement au Regency. Feeney, tu es responsable de toute l'électronique - surveillance, sécurité et ainsi de suite. Nous avons le feu vert du commandant, il mettra à ta disposition les renforts que nous demanderons. A toi de jouer, mais n'oublie pas que Dunne te connaît. Elle y réfléchira à deux fois si elle te repère dans une soirée carita-tive réservée au gratin. — En principe, dans ce style de raout, le buffet est excellent. — Tu seras nourri, ne t'inquiète pas. Peabody, elle risque aussi de vous reconnaître. Elle a probablement fait des recherches sur mon assistante. Vous resterez au poste de commandement. Vous, McNab, nous pouvons vous lâcher parmi les invités. Vous mettrez une tenue adéquate et vous circulerez dans la salle de bal. — Génial. — Si elle tente le coup, elle s'immiscera selon toute vraisemblance dans l'équipe des serveurs ou des employés de l'hôtel. De cette manière, elle passera plus facilement inaperçue pour s'approcher de sa cible. — La cible a un nom... Cette fois, Eve regarda son mari droit dans les yeux. — On le connaît, ton nom. Et elle aussi. Elle sait que tu as un instinct affûté et un système de sécurité à toute épreuve. Elle sait que tu seras prudent. Mais elle croit que tu n'as pas conscience d'être une cible, que tu te sens bien dans ce genre de soirée mondaine, que tu papotes volontiers avec les gens. Ce qu'il ne manquerait pas de faire, songea-t-elle, pendant qu'elle se rongerait les sangs. — Elle ignore, en tout cas elle n'a pas de certitude sur ce point, que j'ai subodoré son plan. Ses précédentes victimes new-yorkaises correspondaient à son ancien modus operandi. Toi, tu n'es pas dans ce profil. Elle considère que ça lui donne un avantage supplémentaire. Le poison sera certainement dans un verre, voire un petit canapé. Autrement dit, tu ne bois et tu ne manges rien. Rien du tout. — La soirée promet d'être longue. Si tu permets, lieutenant, j'ai une condition à poser. — Laquelle ? — Il reste possible que tu sois la cible, ou qu'elle espère faire d'une pierre deux coups. Autrement dit, comme moi, tu ne bois et tu ne manges rien du tout. — Bien. Les médias se sont déjà jetés sur l'os qu'on leur a abandonné, en l'occurrence la donation que Connors remettra à Louise Dimatto. C'est une porte ouverte pour Dunne, et elle en profitera. Eve y avait longuement réfléchi. — Oui, elle en profitera, répéta-t-elle. Ce matin en Italie, je lui ai mordillé les mollets, je lui ai gâché ses petites vacances. Elle n'aime pas qu'on lui mette des bâtons dans les roues. Elle doit être furieuse et d'autant plus déterminée. Ça tombe bien, moi aussi je suis furieuse et résolue à lui claquer cette fichue porte au nez. Elle s'interrompit, scruta les visages qui l'entouraient pour s'assurer que ses coéquipiers comprenaient le message : Julianna Dunne était à elle. — Feeney, tu choisis les hommes qui manquent pour compléter l'équipe opérationnelle. On se retrouve dans une demi-heure sur les lieux, dans la salle de contrôle, pour inspecter le site. Des questions ? — Pas pour l'instant, rétorqua Feeney en se levant. J'imagine qu'elles viendront quand on commencera l'inspection. — Très bien. Peabody, vous allez avec Feeney et McNab. Moi je véhicule le civil. — Le civil qui a un nom, répliqua Connors avec une pointe d'agacement. Si tu as une minute, lieutenant, les Peabody souhaiteraient te dire au revoir avant leur départ. — D'accord. À tout de suite, lança-t-elle à ses coéquipiers, tout en quittant le bureau. En haut de l'escalier, Connors la retint par le bras. — Tu essaies de dépersonnaliser tout ça en me traitant comme si j'étais un objet. Je n'apprécie pas. — Tant pis. Quand ce sera terminé, qu'on l'aura coincée, je répéterai ton nom cinq cents fois. Ce sera ma punition. Elle le regarda, sentit la colère qui vibrait en lui. — Ne me cherche pas des poux dans la tête, bon sang. Je gère les choses à ma manière, je ne sais pas m'y prendre autrement. — D'accord. Mais tu pourrais comprendre que c'est à nous deux de gérer la situation. Et je te le répète, je n'accepterai pas d'être considéré comme un objet, même par toi. Il lui saisit la main, la serra dans la sienne. — Tu as eu un an pour apprendre comment un couple fonctionne. Un an? songea-t-elle, tandis qu'ils descendaient les marches. Il lui faudrait un siècle au moins pour assimiler tous les aspects du mariage. Les Peabody étaient dans l'un des salons. Blottis l'un contre l'autre sur un canapé, ils riaient. Sam se leva pour saluer Eve. — Vous voilà... Nous avions peur de ne pas pouvoir vous dire combien nous sommes heureux d'avoir eu l'opportunité de vous connaître mieux. Tous les deux. — Passer du temps avec les parents de Délia a été un grand plaisir pour nous, rétorqua Connors. Sachez que vous serez toujours les bienvenus dans notre demeure. Phoebe posa sur Eve un regard pénétrant qui la fit frémir. — Et vous, Eve, diriez-vous que nous serons toujours les bienvenus ? — Oui, euh... la porte est ouverte. Phoebe éclata de rire et s'approcha pour embrasser Eve sur les deux joues. — Vous ne savez encore pas quoi faire de nous, n'est-ce pas ? — Je ne suis pas une spécialiste dans ce domaine, mais je suis capable de reconnaître une famille solide quand j'en vois une. Peabody a beaucoup de chance. — Oh, merci... murmura Phoebe avec un sourire rayonnant. Ces paroles sont un beau cadeau d'adieu. Soyez prudente, autant que vous pouvez l'être. Nous penserons souvent à vous. Laissant les Peabody achever leurs préparatifs, Connors et Eve sortirent. — Tu t'en es bien tirée, commenta-t-il. - — Je ne suis pas une débile profonde. Elle ouvrit brutalement la portière de sa voiture, inspira pour se calmer et, par-dessus le toit du véhicule, dévisagea son mari qui ne la quittait pas des yeux. — Et si je t'appelais simplement le Civil Connors ? Comme une espèce de titre de noblesse, tu vois. — Il faudrait peut-être en rajouter un peu. Par exemple, l'Extraordinaire et Tout-Puissant Civil Connors. Oui, ça sonne bien. Elle tendit la main, sur le toit, effleura celle de Connors. — Je vais y réfléchir. Elle absorbait et digérait un à un les moindres éléments de l'opération. Elle aurait pu dessiner en dormant le plan complet du Regency. Elle avait discuté avec tous les subalternes de Connors qui occupaient des postes clés. Elle les avait mis sur le gril, et il ne s'était pas privé de le lui reprocher. Elle avait méticuleusement examiné le dossier de chacun, et même si elle avait été impressionnée - les responsables de la sécurité étaient triés sur le volet - elle s'était bien gardée d'en féliciter Connors. Elle dormait peu, se réveillait souvent en pleine nuit avec la sensation détestable d'avoir omis un détail crucial. Le seul détail susceptible de perdre Julianna. Elle était de mauvais poil, agressive, et s'imbibait de caféine. Elle en arrivait au point où il lui était difficile de rester seule cinq minutes sans s'écrouler, mais elle continuait. La veille de l'opération, dans son bureau, elle étudiait pour la énième fois l'image de la salle de bal. Le chat s'enroulait autour de ses jambes en ronronnant. Lorsque l'écran s'obscurcit soudain, elle pensa : «Voilà, je suis aveugle. » — Ça suffit, dit Connors en s'approchant d'elle par-derrière. Tu connais l'hôtel par cœur, tu pourrais en construire la réplique exacte. — Il y a toujours moyen de se faufiler par une brèche, et elle est très douée pour ça. Il faut que je vérifie encore. — Non, non... murmura-t-il en lui massant les épaules. Il est temps de nous reposer jusqu'à demain. Il lui mordilla la nuque. — Joyeux anniversaire. — Je n'ai pas oublié, répliqua-t-elle très vite, d'un ton penaud. Mais il m'a semblé que peut-être on pourrait... je ne sais pas, garder ça pour après-demain. Quand tout sera terminé. Elle marmotta un juron. — Oui, bon, c'est idiot. N'empêche que je n'ai pas oublié. — Moi non plus. Viens, j'ai quelque chose à te montrer. — Je suis surprise que tu m'adresses la parole. Je n'ai pas été franchement marrante ces deux derniers jours. — Je ne te contredirai pas, ma chérie. Elle le suivit dans l'ascenseur. — Entre nous, toi aussi tu avais le poil passablement hérissé. — Tout à fait d'accord. Je ne tolère pas mieux que toi qu'on remette mon autorité en question. Si on concluait une trêve ? — Volontiers. On va où ? Les portes de la cabine coulissèrent, Eve découvrit la salle holographique, un vaste espace vide fermé par des murs d'un noir luisant. Connors l'entraîna au milieu de la pièce. — Début du programme, commanda-t-il. Le noir miroita, des couleurs et des formes apparurent. Eve perçut dans l'air une odeur d'averse, entendit la pluie tambouriner doucement contre des portes-fenêtres ouvrant sur un balcon. Devant elle se composa un décor d'une somptueuse beauté. — Paris... souffla-t-elle. La chambre où nous avons passé notre nuit de noces. Il pleuvait. Elle s'approcha des baies vitrées, tendit la main et sentit dans sa paume comme un baiser mouillé. — Une averse d'été. Je voulais toucher la pluie, l'écouter. J'étais là, exactement là et je... j'étais si follement amoureuse de toi. La gorge nouée par l'émotion, elle pivota, le regarda. — Je ne me doutais pas qu'un an après, je serais au même endroit et que je t'aimerais encore plus. Elle essuya une larme sur sa joue. — Tu savais que ça me chamboulerait. — Tu étais là, exactement là, répliqua-t-il en s'appro-chant. Et moi, je me disais : elle est tout ce que je veux. Tout ce que je désire est là. Et maintenant, un an après, tu es encore plus que ça. Elle se jeta dans ses bras avec tant de fougue qu'il manqua perdre l'équilibre. — J'aurais dû m'y attendre, murmura-t-il en riant. Je crois que tu as fait la même chose il y a un an. — Oui, et aussi ça... Elle le mordit au cou. — Ensuite, enchaîna-t-elle, il me semble bien qu'on a commencé à s'arracher nos vêtements tout en rejoignant la chambre. — Alors il faut respecter la tradition. Il tira sur la chemise d'Eve, en déchira le dos. Elle s'attaqua au-devant de la sienne, fit voler les boutons. — Ensuite, on... — Oui, ça me revient. Il l'étreignit, la plaqua contre un mur, l'embrassa à pleine bouche tout en malmenant son pantalon. — Les bottes, haleta-t-elle sans cesser de le caresser. Je ne peux pas garder mes bottes. — Improvise. Elle se tortilla pour ôter ses chaussures. Leurs vêtements en lambeaux gisaient tout autour d'eux, pareils à des chiffons. Puis elle n'entendit plus la pluie, son cœur battait trop fort. Les mains de Connors la modelaient, exigeantes, possessives. Il la fit jouir debout, et ce fut si violent que ses jambes se dérobèrent sous elle. Il buvait ses cris sur ses lèvres, tel un homme en proie à une soif dévorante. Vacillante, elle se pressa contre lui. Tous deux tombèrent sur le sol. La folie les gagnait, ils roulaient sur le tapis précieux. Plus rien n'existait pour Connors, hormis Eve. Les gouttes de sueur sur sa peau, son corps qui ondulait, ployait, s'ouvrait. La saveur de son sexe, cette fleur gorgée de rosée qui était pour lui la plus puissante des drogues. « Elle est à moi, se répétait-il comme il se l'était répété à Paris. Elle m'appartient. » Haletant, il l'obligea à se redresser sur ses genoux. Elle l'agrippa par les cheveux. — Encore, gémit-elle. Elle le chevaucha, cherchant à s'empaler sur lui. En elle la douleur et la volupté se mêlaient pour l'emporter toujours plus haut. Elle se repaissait de lui, de son corps aux muscles d'acier, de sa bouche de poète, de ses épaules de guerrier. Elle l'explorait tout entier, de ses mains insatiables. « Il est à moi, pensait-elle comme elle l'avait pensé un an plus tôt. Il m'appartient. » Il la fit de nouveau rouler sur le dos, lui souleva les hanches, s'enfonça en elle. Ils étaient inextricablement soudés l'un à l'autre, et il attendit qu'elle jouisse encore pour s'abandonner à son tour. Puis il posa la tête entre les seins d'Eve. Il n'y avait pas de coussin plus doux pour un homme. Il entendait le cœur de sa femme battre la chamade, à moins que ce ne fût le sien qui cognait de la sorte. — Je me souviens d'autre chose, bredouilla-t-elle. — Hmm... — L'année dernière, on n'est pas non plus arrivés jusqu'au lit. — On a fini par y arriver. Mais je crois que je t'ai d'abord prise sur la table. — Non, c'est moi qui t'ai pris. Toi, tu m'as prise dans la baignoire. — Oui, il me semble que tu as raison. Ensuite on a réussi à retrouver le lit, et on s'est pris mutuellement. Nous avions dîné et bu du Champagne avant de débarrasser la table à la va-vite. — J'ai un peu faim, rétorqua-t-elle en lui caressant paresseusement les cheveux. Mais on pourrait manger par terre, pour ne pas avoir à bouger. J'ai l'impression que mes jambes sont paralysées. Il pouffa de rire, souleva la tête avec difficulté. — Cette année a été magnifique. Allez, je t'aide à te remettre debout. — Il y a de quoi manger, ici ? — Absolument, j'ai tout prévu. Il se redressa, lui tendit la main. — Accorde-moi un instant. — Connors ? C'est vraiment un joli cadeau. Il lui sourit, s'approcha du mur et tapa un code sur un panneau électronique. — La nuit est encore jeune. Un droïde à l'allure typiquement française émergea soudain de l'ascenseur en poussant un chariot. Par réflexe, Eve se couvrit la poitrine et le ventre, ce qui amusa beaucoup Connors. — Tu as un sens de la pudeur qui n'appartient qu'à toi. Je te donne un peignoir. — Je n'ai jamais vu de droïdes ici. — J'ai présumé que tu ne serais pas enchantée que Summerset nous apporte le dîner. Tiens... Il lui tendit un peignoir - si l'on pouvait qualifier ainsi ce vêtement noir et complètement transparent, qui ne dissimulait rien. Comme Eve fronçait les sourcils, il éclata de rire. — C'est aussi mon anniversaire, je te le rappelle. Il remplit deux coupes de Champagne. — À notre première année et à toutes celles qui suivront. Il renvoya le droïde, et elle constata qu'il n'avait omis aucun détail du dîner qu'ils avaient partagé lors de leur nuit de noces. Il y avait les mêmes pyramides luisantes de caviar, un succulent homard, des tournedos Rossini. Les flammes des bougies dansaient, la musique - flûtes et violons - se mêlait au doux chant de la pluie. — Je n'avais pas oublié notre anniversaire, dit-elle. — J'en suis convaincu. — Excuse-moi, j'ai essayé de ne pas y penser. Connors... murmura-t-elle en posant une main sur la sienne. Je veux que tu le saches : si j'en avais le pouvoir, je ne changerais pas une seule chose dans tout ce qui s'est passé depuis la première fois où je t'ai vu. Même si tu m'as souvent mise en colère. Il lui sourit. — Tu es la femme la plus fascinante que j'aie jamais rencontrée. — Arrête... Comme elle gloussait, gênée, et ébauchait un mouvement pour s'écarter, il lui étreignit les doigts. — Courageuse, brillante, drôle, agaçante, exaspérante même. Compliquée et pleine de compassion. Sexy, parfois d'une douceur inouïe, parfois plus redoutable qu'un serpent. Têtue comme une mule, désarmante. Je t'adore, Eve. Tout ce que tu es est pour moi une fabuleuse source de joie. — Tu dis ça parce que tu veux encore un câlin. — Je ne désespère pas. J'ai quelque chose pour toi. Il prit dans les poches de son peignoir deux écrins argentés. — Deux? marmonna-t-elle, ahurie. On doit faire deux cadeaux pour ce genre d'événement ? Bon sang, quand on se marie, il faudrait avoir un manuel. — Du calme, rétorqua-t-il, ravi. Pour moi, il y a un lien entre ces deux présents. — Alors, c'est comme s'il n'y en avait qu'un ? Bon, d'accord. — Je suis soulagé que tu acceptes. Celui-ci d'abord. Elle prit l'écrin qu'il lui tendait, l'ouvrit. Des boucles d'oreilles, ornées de pierres précieuses multicolores, serties dans de l'argent massif, visiblement très ancien. — Je sais que tu n'apprécies pas beaucoup ces babioles, dit-il en buvant une gorgée de Champagne. Et tu penses que tu en as déjà de pleins tiroirs, mais celles-ci sont un peu différentes. — Elles sont superbes. Elle en saisit une et, comme elle avait appris au fil des mois ce qui faisait plaisir à son mari, s'évertua maladroitement à la fixer à son oreille. — Elles te vont à la perfection, j'en étais sûr. Attends... Il lui mit les boucles. — Mais je crois que leur histoire te plaira davantage. Elles ont jadis appartenu à Grainne Ni Mhaille - c'était son nom irlandais. Elle était chef d'une tribu à une époque où on ne le tolérait pas. On la surnomme parfois la Reine des Mers, car c'était une grande navigatrice... Eve écoutait, captivée par cette voix mélodieuse de conteur celte. — Chef de tribu, guerrière, reine... comme toi. Elle vivait au xvie siècle. Un siècle violent, dans un pays qui avait connu plus que sa part de violences. Grainne était réputée pour sa bravoure. Son existence compta autant de triomphes que de tragédies, mais jamais elle ne s'avoua vaincue. Sur l'île où elle grandit, le château qu'elle fit ériger se dresse toujours en haut de la falaise et contrôle les environs. Aucun envahisseur ne pouvait s'en emparer. Elle défendait sa foi, ses sujets. Tu lui ressembles, aussi je me suis dit que tu serais contente de porter ses boucles d'oreilles. — Je suis contente. — Et maintenant, ouvre le deuxième écrin. Elle obéit, découvrit une chaîne et un médaillon ovale, en argent, sur lequel était gravé un profil masculin. — Qui est ce monsieur? — Saint Jude, le patron des policiers. — Tu plaisantes ? Il y a un saint pour les flics ? — Jude que voici, et qui est également le patron des causes désespérées. Amusée, elle examina le médaillon à la lumière d'une lampe. — Tu penses toujours à tout, n'est-ce pas ? — Oui, je me plais à le croire. — Alors j'ai là des espèces de... talismans. Des fétiches, ajouta-t-elle en passant la chaîne à son cou. J'aime cette idée. Un petit peu de chance, en plus de l'intelligence et de l'acharnement dont tu parlais l'autre jour. Elle se leva, contourna la table pour embrasser Connors. — Ce sont des babioles vraiment chouettes, merci. — Ma chérie, il ne te reste plus qu'à «débarrasser» la table... rétorqua-t-il avec un sourire suggestif. — Patience, mon vieux. Tu n'es pas le seul capable d'offrir un cadeau. Seulement, il faut que j'aille le chercher. Reste assis bien sagement. Elle se rua hors de la pièce, oubliant qu'elle était vêtue d'un déshabillé transparent. Connors, ravi, se resservit du Champagne et espéra qu'elle ne rencontrerait pas Summerset en chemin. Sinon, il y aurait du grabuge. Mais elle revint très vite, et de fort bonne humeur -manifestement elle n'avait pas croisé son ennemi juré. Elle lui tendit un paquet recouvert de papier recyclé. À en juger par la formé, c'était une peinture ou une photo. Intrigué, Eve n'étant pas passionnée par l'art, il déchira le papier. C'était bien un tableau qui les représentait tous les deux, sous un arbre en fleurs, là où on les avait unis. Eve avait la main dans celle de son mari, on distinguait leurs alliances. Ils se regardaient. Il se souvenait parfaitement de cet instant, et celui qui avait suivi, quand ils avaient échangé leur premier baiser de couple marié. — C'est merveilleux, ma chérie. — Je l'ai fait réaliser d'après le film du mariage, par un artiste que Mavis connaît. Tu sais, c'est un vrai artiste, pas un de ses copains qui fait de la peinture corporelle. Tu aurais sans doute trouvé quelqu'un de mieux, mais... Elle s'interrompit lorsqu'il leva les yeux vers elle, qu'elle y lut l'émotion, le bonheur. Etonner cet homme n'était pourtant pas une mince affaire. — J'ai l'impression que ça te plaît... balbutia-t-elle. — C'est le cadeau le plus précieux que j'aie jamais reçu. Il reposa précautionneusement le tableau, enlaça Eve et appuya sa joue contre la sienne, avec cette tendresse infinie qui avait le don de la bouleverser. — Merci, Eve. — Joyeux anniversaire, souffla-t-elle. Laisse-moi une minute pour me remettre, peut-être pour boire une autre coupe, et ensuite on débarrassera cette table. — Marché conclu, murmura-t-il contre sa bouche. 22 Eve se moquait peut-être éperdument de la mode, cependant elle avait très soigneusement choisi sa tenue pour l'opération. Et elle était une vraie pile électrique. L'adrénaline circulait dans ses veines, trop vite, trop fort. Il lui faudrait se calmer avant de quitter la maison. Feeney avait déjà fixé le micro sur sa poitrine, dissimulé l'écouteur dans son oreille. Nue dans la salle de bains, elle s'examinait d'un œil critique. On distinguait à peine le micro miniature entre ses seins, camouflé sous une fine membrane imitant la peau. Aucune importance, de toute façon. Sa toilette ne dévoilait pas grand-chose. Heureusement, car elle avait encore des hématomes à la hanche qui se rappelaient à son souvenir si elle restait debout trop longtemps. La figure ? Elle tourna la tête, fit bouger sa mâchoire. Ça se remarquait à peine, elle avait capitulé et appliqué du fard pour masquer les dégâts. La manœuvre lui avait pris une bonne dizaine de minutes, et elle avait bien failli piétiner le tube de rouge à lèvres. Sur elle, ces trucs-là étaient toujours ridicules, ronchonna-t-elle en regagnant la chambre pour s'habiller. Elle serait en noir. Les fils d'argent étincelants tissés dans l'étoffe ne l'intéressaient pas le moins du monde. Le tissu de la combinaison était souple et dissimulait tout, c'était l'essentiel. Son arme était nichée au creux de ses reins, retenue là par ce qui paraissait être une ceinture argentée. Elle avait mis Leonardo sur le coup, et il avait imaginé cet accessoire pratique et certainement élégant - elle n'était pas le meilleur juge dans ce domaine. Elle s'entraîna un moment jusqu'à ce qu'elle parvienne à dégainer d'un mouvement naturel, coulé. Satisfaite, elle attacha à une cheville un holster renfermant une arme d'appoint, glissa un petit poignard dans un fourreau fixé à son autre cheville. Puis elle enfila des bottines en cuir souple, noir, étudia de nouveau le résultat. Ça ferait l'affaire, décréta-t-elle. — Tu es magnifique, lieutenant, déclara Connors en s'approchant. Il n'avait pas boutonné sa chemise, et l'œil exercé d'Eve repéra immédiatement le micro que lui avait placé Feeney. — Tu es sûre que tu emportes assez de quincaillerie ? demanda-t-il, narquois. — Je n'ai pas terminé, répondit-elle en saisissant des menottes qu'elle accrocha à sa ceinture, derrière sa hanche gauche. — Avec des talons aiguilles et un fouet, le tableau serait complet. Les menottes ne sont pas un peu voyantes? Tu risques d'effrayer les invités. — J'ai tout prévu. Elle revêtit une longue veste du même tissu fluide, noir rehaussé de fils d'argent, qui lui arrivait aux genoux. Plissant les paupières, Connors lui fit signe de tourner sur ellemême. Elle s'exécuta à contrecœur. La veste ondula, moulant de façon provocante les formes d'Eve tout en ne révélant rien de l'attirail caché dans son dos. — Tu es parfaite. Il effleura sa joue fardée. — Mais j'aimerais que tu t'inquiètes moins. — Je ne suis pas inquiète. Elle attacha à son cou le diamajit en forme de larme que Connors lui avait offert, ainsi que la médaille de Saint Jude. — Je suis parée. Si une gourgandine s'en prend à mon homme, je la démolis. Et voilà. — Chérie, c'est trop gentil. Elle se campa devant le miroir pour mettre les boucles d'oreilles de la Reine des Mers, croisa le regard de son mari, s'obligea à sourire comme lui. — Eh oui, je deviens sentimentale. Tu t'habilles ou tu as décidé de sortir en tenue décontractée ? — Oh, je trouverai bien quelque chose qui convienne, pour ne pas embarrasser ma femme, cette gravure de mode. Elle le regarda s'approcher du magasin de vêtements qu'il appelait «penderie». — Ton micro fonctionne déjà ? s'enquit-elle. — Non, il a seulement été testé. Feeney ne tenait pas à ce que des curieux de la DDE nous écoutent dans notre chambre. — D'accord. Écoute, je sais pertinemment que tu as prévu d'emporter une arme ou plusieurs. Je veux que tu laisses tout ça ici. — C'est un ordre, lieutenant ? rétorqua-t-il en choisissant un smoking noir. — Ne m'embête pas, Connors. Si tu prends une arme de ta collection et que tu dois t'en servir, on aura des ennuis. Or j'en ai assez comme ça. — Si j'ai des problèmes, je les réglerai seul. — Ferme-la. Laisse ton arme ici, je t'en donne une des miennes. Il pivota. — Vraiment ? — J'ai un permis provisoire pour toi, valable pour une nuit. Tibble me l'a délivré. Elle ouvrit un tiroir de sa commode, saisit un petit pistolet paralysant. — Ce n'est pas mortel, mais ça déconnecte les circuits, et tu n'as pas besoin de plus pour assurer ta protection. — Cela dit par une femme qui a plus d'armes que de mains. — Je suis policier, pas toi. Ne me fais pas le coup du mâle meurtri dans son ego. Je sais que tu es capable de te défendre, et que tu préférerais agir comme bon te semble. Mais nous devons impérativement suivre la procédure à la lettre. Si nous commettons la moindre infraction au code, elle l'utilisera à son avantage pendant le procès. Elle lut l'irritation, le refus sur son visage. — S'il te plaît, fais ça pour moi. Il poussa un soupir, tendit la main pour prendre le pistolet paralysant. — Ça ne me plaît pas, mais... d'accord. — Merci. Pour une fois, Eve ne tempêtait pas ; elle implorait, remerciait : elle était beaucoup plus anxieuse qu'elle ne l'admettait, songea-t-il. — Tu as envisagé toutes les possibilités, tous les imprévus, les incidents possibles. — Non... Elle vérifia le contenu de son petit sac - son insigne, un communicateur, et une arme supplémentaire qu'elle se garda bien de laisser voir à Connors. — Non, on ne pense jamais à tout. Elle sera là. Je le sais. Ce soir, ce sera fini. — Rien à signaler. Pas de trace de la suspecte. On continue. Ces petits canapés sont succulents. La voix de Feeney résonnait dans l'oreille d'Eve, la distrayant agréablement du brouhaha qui régnait dans la salle de bal. Laissant Connors papoter avec les gens - ce dont elle avait horreur -, elle entama sa propre inspection. Les policiers qu'elle avait sélectionnés circulaient dans la foule, se mêlaient aux invités. Même NcNab, vêtu avec une relative sobriété en bleu saphir et jaune canari, n'attirait pas les regards. Personne ne pouvait se douter que c'étaient des flics. Seul leur regard les trahissait - attentif, à l'affût, y compris quand ils saluaient une boutade d'un éclat de rire, ou dégustaient les canapés ou sirotaient leur eau minérale. Parmi les mille deux cent trente-huit personnes présentes, vingt étaient armées et équipées de micros. Dix autres se faisaient passer pour des membres du personnel et couvraient les espaces ouverts au public, et six se trouvaient devant les écrans du poste de contrôle. L'apéritif s'achevait. Julianna ne s'était pas encore montrée. — Il n'est pas question que nos plus illustres bienfaiteurs meurent de soif, déclara Louise. Toute d'argent vêtue, elle prit deux coupes de Champagne sur le plateau d'un serveur, les tendit à Eve et Connors. — Vous avez été officiellement remerciés pour votre donation, mais je tiens à vous exprimer ma gratitude. — C'est un plaisir pour nous, répliqua Connors en l'embrassant sur la joue. Vous êtes superbe, comme toujours. Bonsoir, Charles, ravi de vous voir. — Connors... Lieutenant, vous êtes magnifique et très sexy, commenta Charles en glissant un bras autour de la taille de Louise. Nous avions peur que vous ne puissiez pas venir ce soir. Délia m'a expliqué que Julianna Dunne ne vous laisse pas une minute de répit. — Je m'arrange quand même pour trouver le temps de rembourser mes dettes, dit Eve avec un coup d'œil à Louise. Celle-ci éclata de rire. — Je crois qu'un million de dollars suffit amplement à effacer toutes les ardoises ! — En tout cas, la soirée est aussi... bien que possible. — Oh merci, venant de vous c'est très flatteur. Nous limiterons au maximum les discours ennuyeux pendant le dîner, ensuite nous danserons. Mais avant de faire asseoir toute cette foule, il faut que je vous chipe votre mari. Eve se rapprocha de Connors. — Je préférerais le garder, je me suis habituée à lui. — Je vous le rendrai intact. Le maire a demandé à vous parler un instant, ajouta Louise en regardant Connors. Je lui ai promis de vous amener auprès de lui. — Volontiers, rétorqua Connors en reposant sa coupe à laquelle il n'avait pas touché pour promener une main le long du dos de sa femme. La politique a ses impératifs. — À qui le dites-vous ! Charles, je te charge de distraire Dallas quelques minutes, d'accord ? Eve dut lutter pour ne pas agripper Connors par le bras et l'empêcher de s'éloigner. Il était capable de se défendre tout seul - mieux que quiconque - mais elle ne l'avait pas quitté d'une semelle depuis leur arrivée au Regency. Elle aurait préféré que ça continue ainsi. Elle le suivit des yeux, tandis qu'il traversait la salle de bal avec Louise. — Dallas, j'ai un message pour vous. — Hein ? Un message de qui ? — Maria Sanchez. Elle m'a chargé de vous dire que, pour un flic, vous êtes - je cite - une gonzesse de parole, plutôt honnête. Je présume que c'est un compliment. — Qui vous est adressé à vous plus qu'à moi. J'en déduis que vous l'avez comblée. — Mettons que, si cela s'avérait nécessaire, je pourrais la citer comme référence. En fait, c'est une femme intéressante qui a simplement une vision primaire de l'existence. Soudain, Eve n'aperçut plus Connors. Son estomac se noua. — Tiens, je... je ne vois plus Louise. De quelle couleur est sa robe ? — Je l'ai, Dallas, dit Feeney dans son écouteur. Une caméra le suit, Carmichael et Rusk sont dans les parages. — Argent, répondit Charles, très surpris - il n'avait jamais entendu Eve parler chiffons. Elle a l'air vêtue de croissants de lune. — Vous êtes amoureux, n'est-ce pas, Charles ? — Follement. Je n'ai jamais été aussi heureux de ma vie. Vous savez ce que c'est, rencontrer quelqu'un qui vous accepte comme vous êtes, qui est prêt à vous aimer quand même ? Elle fouillait la foule des yeux, à la recherche de Connors. Elle le repéra enfin, ravala un soupir de soulagement. — Oui, je crois que je sais. — Ça vous rend meilleur, vous vous sentez... entier. Mais assez philosophé pour ce soir. Vos boucles d'oreilles sont fabuleuses. Elles sont anciennes, n'est-ce pas? — Elles appartenaient à une guerrière. — Alors, elles sont faites pour vous. Quelque chose ne va pas ? Vous paraissez un peu nerveuse. — Les manifestations de ce genre me crispent. On ferait bien de récupérer nos moitiés, les gens commencent à prendre leurs places. — Nous les retrouverons à la table, nous sommes ensemble. Il la prit par le bras, perçut la tension qui raidissait les muscles d'Eve. — Vous êtes vraiment à cran. Elle ne pouvait pas bousculer Charles, ni foncer tête baissée dans la foule - ce n'était pas la meilleure manière de passer inaperçue. Pourtant son instinct lui soufflait de rejoindre Connors immédiatement. — J'ai quelque chose à dire à Connors, mais je ne l'aperçois plus. Il y avait dans sa voix une vibration qui alerta Charles. — Dallas, qu'est-ce qu'il y a ? — Connors est à trois heures, lui dit Feeney dans son écouteur. À six mètres de toi environ. Carmichael et Rusk l'ont toujours en vue. — Dallas ? — Pas maintenant, Charles. Elle pivota sur sa droite. L'intuition la poussa en avant. Pas la logique, la raison, mais la certitude viscérale que son compagnon était en danger. Dans le tourbillon de lumières et de couleurs, elle discerna son visage, l'expression poliment amusée peinte sur ses traits : il s'était fait alpaguer par une mondaine mince comme une allumette. Elle repéra Carmichael qui essayait d'écarter deux types en smoking visiblement éméchés. Elle entendit l'orchestre jouer les premières mesures d'un air jazzy, les éclats de rire, les bribes de conversations, le bruit des talons sur le sol. Elle vit Louise se détourner pour parler à quelqu'un, s'interposer entre Rusk et Connors. Et elle vit Julianna. Ce fut aussi rapide qu'un battement de cœur, aussi long qu'un siècle. Julianna arborait la veste et le pantalon blancs des serveurs. Ses cheveux étaient bruns avec des mèches miel, coupés court pour encadrer d'un halo soyeux une figure pareille à un masque conçu pour ne pas attirer l'attention. Elle aurait pu passer pour un droïde, et circulait habilement entre les convives pour se diriger vers Connors. Elle tenait à la main une coupe de Champagne. Une seule. Elle leva les yeux, croisa le regard de Connors. Ce qu'elle y lut dut lui plaire, car jan imperceptible sourire retroussa ses lèvres qui n'étaient pas fardées. — Cible repérée, articula Eve. Elle était trop loin pour que Julianna, dans le brouhaha ambiant, l'ait entendue. Pourtant elle tourna la tête, regarda Eve. Elles bougèrent en même temps; Eve avança, Julianna recula. Eve eut la maigre satisfaction de voir la stupéfaction et la colère s'inscrire sur le visage de Julianna, avant qu'elle ne s'enfonce dans la foule compacte. — La suspecte porte la tenue des serveurs. Cheveux bruns, yeux bruns, elle traverse la salle en direction de l'ouest. 374 Tout en parlant, Eve piqua un sprint, bousculant sur son passage les gens éberlués. La voix de Feeney résonnait à son oreille, sur ses instructions elle obliqua vers la droite, percuta violemment un serveur qui laissa tomber son plateau. Se démanchant le cou, elle aperçut Julianna qui donnait la coupe à un homme âgé, s'élançait dans l'escalier menant au deuxième niveau. Les invités, sur son passage, tombaient comme des quilles. — Elle monte ! vociféra Eve. Bouclez les positions huit et dix. Maintenant, tout de suite ! Elle fonça sur l'homme qui portait la coupe de Champagne à ses lèvres. Le vin éclaboussa son smoking, le verre se brisa sur le sol. — Mais enfin ! protesta-t-il. Il voulut la retenir par le bras, écopa d'un méchant coup de coude au foie. Il en verrait trente-six chandelles, pensa Eve en bondissant sur les marches de l'escalier, mais il survivrait. — Elle est là, lieutenant, déclara l'un des deux flics qui se précipitaient pour lui prêter main-forte. Elle s'est enfermée. Impossible de sortir, on est au dixième étage. — Elle trouvera un moyen. Sans hésitation, Eve pointa son arme vers la porte et fit sauter les serrures. L'explosion retentit une seconde après. Le souffle d'air brûlant fut comme un poing qui projeta Eve deux mètres en arrière. Elle tomba à la renverse, son pistolet glissa entre ses doigts comme une savonnette mouillée, l'écouteur dans son oreille grésilla. De la fumée suffocante, aveuglante, s'élevait dans l'antichambre. Eve entendit le crépitement sinistre des flammes. Elle dégaina prestement l'arme fixée à sa cheville. — Policier touché, policier touché, répéta-t-elle, espérant que son micro fonctionnait encore. L'un de ses renforts gisait inconscient, la- tête ensanglantée. — Il me faut des secours, les pompiers et la brigade des explosifs ! J'entre. Tel un ressort, elle franchit les portes, exécuta un roulé-boulé. Julianna lui sauta sur le dos, mordant, griffant et cognant. Le système anti feu s'était mis en marche, des trombes d'eau se déversaient du plafond, les aérateurs aspiraient la fumée, les sirènes d'alarme hurlaient. Les deux ennemies s'empoignaient comme des fauves sur la moquette détrempée. Eve perdit de nouveau son arme - ce serait du moins ce qu'on noterait dans le rapport officiel. En réalité, elle voulait sentir ses poings frapper la chair de Julianna. Elles étaient enfin face à face. — Tu as commis une erreur, Julianna. Reculez ! aboya-t-elle, alors que Connors et McNab arrivaient au pas de course. Ne vous en mêlez pas, elle est à moi. — Lieutenant... Connors baissa simplement l'arme de McNab. — Laissons-la terminer. — Non, Dallas, c'est vous qui avez commis une erreur. S'attacher à un homme... et moi qui vous respectais. Julianna pivota, son pied manqua la figure d'Eve d'un millimètre. — Il est comme les autres. Il se débarrassera de vous dès qu'il en aura marre. Il court déjà après tous les jupons qu'il croise. Ils sont comme ça. Eve ôta sa veste déchirée, Julianna l'imita. — Je vais t'arrêter. Viens, approche. — Il vaudrait mieux tenir les renforts à distance, Ian, dit Connors en ramassant l'arme d'Eve. Quelqu'un pourrait être blessé. — Wouah... Ça, c'est ce que j'appelle un combat de filles. Connors esquissa un sourire, sans quitter sa femme des yeux. — Le blessé, ce sera vous si le lieutenant vous entend. Elle a besoin de ça, ajouta-t-il, grimaçant lorsque Julianna frappa Eve en pleine poitrine - il avait l'impression d'avoir reçu le coup. Eve, en revanche, ne sentit pas la douleur. Son cerveau faisait barrage, elle pivotait, tournoyait, feintait. Elle était envahie par la joie ténébreuse d'entendre les os des pommettes, des mâchoires de son adversaire craquer sous ses poings. — Je vais te briser ton joli nez. Qu'est-ce que tu deviendras après, hein ? Le sang dégoulinait sur le visage de Julianna, ruinant sa beauté. Elle haletait, mais elle n'était pas vaincue, loin de là. Avec un glapissement, elle se rua sur Eve. La violence de cet assaut les propulsa toutes deux à travers les portes-fenêtres. Les vitres se brisèrent, le bois des chambranles vola en éclats. Connors se précipita, atteignit la terrasse à l'instant où, telles des tigresses en furie, elles basculaient par-dessus la balustrade. — Seigneur! Le cœur battant à se rompre, il les vit tomber, toujours enlacées comme des amantes, sur l'escalator, deux étages plus bas. — Il faut qu'un de nous arrête ça, dit McNab qui l'avait rejoint, et je préférerais que ce ne soit pas moi. Connors bondissait déjà par-dessus la rambarde. — Des fous, marmonna McNab en rengainant son arme pour le suivre. On est tous fous. Les civils qui avaient la malchance de se trouver sur l'escalator déguerpissaient dans tous les sens comme les rats fuient un navire qui coule à pic. Le débardeur en soie que Julianna portait sous sa veste était en lambeaux, et découvrait largement ses seins nus. Elle continuait cependant à se battre sans flancher. Eve évita un coup, se baissa, entendit avec jubilation le choc sourd de son poing dans le ventre de son ennemie. — Les flics sont mieux entraînés que les prisonnières, dit-elle en enchaînant avec un direct à la mâchoire. Mais tu auras tout le temps de faire de la musculation après ton retour en cellule. — Je n'y reviendrai jamais ! Julianna réussit à passer sous la garde d'Eve, à lui griffer la joue. Elle vit les hommes qui accouraient, entendit derrière elle des cris et des bruits de pas qui approchaient. Elle avait mal dans tout son corps, jamais elle n'avait ressenti une pareille douleur, et elle se maudissait d'être tombée dans un piège, elle maudissait Eve de l'y avoir attirée. Mais la guerre n'était pas finie. Non, ce n'était pas possible. Fuis, lui ordonna sa raison. Elle sauta de l'escalator pour atterrir à l'entrée du restaurant au toit ouvrant. Les dîneurs observaient déjà l'échauffourée. Plusieurs d'entre eux hurlèrent lorsque Julianna, en sang, la figure noircie, le regard flamboyant, jaillit au milieu des tables en verre éclairées par des bougies. Deux femmes et un homme manquèrent s'évanouir quand Eve, en aussi piteux état, percuta le chariot des desserts. Quelques clients, trop stupéfaits pour avoir le réflexe de s'écarter, basculèrent dans la piscine. Cernée par les flics qui surgissaient dans le restaurant et ceux qui arrivaient de l'escalator, Julianna focalisa son attention sur la seule personne qui comptait pour elle. Elle saisit une bouteille de merlot, la brisa contre une table, brandit le tesson. — Je vais te tuer, dit-elle calmement, même si les larmes coulaient sur ses joues barbouillées de suie. — Ne tirez pas, commanda Eve aux renforts qui pointaient leurs armes. Elle est à moi. Elle sentit, sans même tourner la tête, Connors près d'elle. — Alors, vas-y, lui murmura-t-il. Tu lui as consacré assez de temps. — Voyons si tu as le courage, Julianna, de m egorger avec cette bouteille. Il faudra que tu fasses vite. Ce sera dégoûtant, pas aussi raffiné que le poison. Tout en parlant, Eve bougeait, calculait ses mouvements. — Qu'est-ce que tu as, Julianna ? Tu as peur de me tuer de tes mains ? De te salir ? Avec un cri de rage, de mépris, Julianna chargea. Eve se figea - elle regardait la mort dans les yeux. Puis elle détendit une jambe, et ensuite l'autre. Ces deux coups successifs expédièrent Julianna en arrière, la firent choir sans la moindre grâce sur une table dont le verre se cassa. — Ça, c'est une des premières règles de la lutte qu'on apprend, grogna Eve en l'agrippant par les cheveux. Les jambes sont plus longues que les bras. Elle se pencha, chuchota : — Tu n'aurais pas dû t'en prendre à ce qui m'appartient. Cette erreur te sera fatale. Étourdie, Julianna réussit malgré tout à répondre d'une voix sifflante : — Je reviendrai, et je vous tuerai tous les deux. — Ça m'étonnerait, Julianna, je crois que tu es foutue. Maintenant je vais te lire tes droits. Tu as d'abord celui de te taire. Et, d'un coup de poing au visage, elle l'assomma pour de bon. Après quoi elle la menotta, se redressa. — Peabody. — Oui, lieutenant. Je suis là. — Veillez à ce que la prisonnière ait connaissance de ses droits, qu'elle soit emmenée en cellule et soignée. — Comptez sur moi. Lieutenant ? Eve tourna la tête, cracha du sang de façon fort peu élégante. — Oui? — Je veux juste vous dire que vous êtes mon idole. Eve gloussa et s'affala sur un siège. La douleur commençait à s'insinuer dans son cerveau et promettait d'être insupportable. - Sortez-la d'ici, qu'on puisse remettre un peu d'ordre. Je viendrai rédiger les rapports et débriefer l'équipe dès que je me serai nettoyée. — Elle ne sera pais là avant demain matin, rectifia Connors en tendant à Eve une bouteille d'eau rescapée du massacre. — Je serai là dans deux heures, s'obstina Eve. Renversant la tête, elle but comme un chameau assoiffé. Sagement, Peabody décida de ne pas intervenir dans la bagarre conjugale qui s'annonçait. — Navrée d'avoir dévasté ton hôtel. — J'avoue que tu n'y es pas allée de main morte. Il approcha une chaise, s'assit face à Eve. Elle avait le visage crasseux, meurtri, les jointures écorchées. Une plaie saignait sur son bras. Il extirpa un mouchoir de sa poche, prit une serviette sur la table, et confectionna habilement un pansement de fortune. — Et tu as bien amoché ma ravissante épouse. — Tu sais, j'ai seulement un peu joué avec elle. — Oh oui, j'ai vu, surtout quand tu es passée par-dessus la balustrade de la terrasse, au dixième étage. — Ça, ce n'était pas tout à fait prévu. Elle baissa les yeux pour s'examiner et, un instant, en fut pétrifiée d'horreur. Sa combinaison était lacérée, si bien qu'elle avait un décolleté qui plongeait quasiment jusqu'au bas-ventre. — Merde, marmotta-t-elle, plaquant les bouts de tissu sur sa poitrine. Tu aurais pu me dire que j'étais à moitié nue. — Lorsqu'un homme regarde deux femmes se battre, il nourrit l'espoir qu'elles déchireront leurs vêtements. Il se leva cependant pour ôter sa veste et la draper sur les épaules d'Eve. — Bien, maintenant tu as le choix : l'hôpital ou une chambre de l'hôtel, afin que Louise te soigne. — Je ne... — Tu ne veux pas te disputer avec moi. Tu voulais 380 l'affronter avec tes poings, tu en avais besoin. Sinon, tu te serais servie de ton arme pour l'arrêter. — Je l'ai perdue quand je... — Le poignard est toujours dans ta botte. Tu diras ce qu'il faut dans ton rapport officiel, mais ne me raconte pas n'importe quoi. Tu as fait ce que tu avais besoin de faire, je le comprends. J'aurais agi de la même façon si quelqu'un t'avait menacée à cause de moi. — D'accord... — Je ne suis pas intervenu. Tu penses que ç'a été facile pour moi ? Du bout du pied, elle repoussa du verre brisé. — Non... — Maintenant, tu vas me laisser faire ce que j'ai besoin de faire, sans protester. Alors, que choisis-tu? — Louise, répondit-elle. Même si elle doit être furibonde que j'aie gâché sa soirée carïtative. — Tu n'y connais vraiment rien. Cet incident vaudra à sa cause une publicité qu'elle n'aurait jamais pu espérer. Au cas où elle ne verrait pas les choses sous cet angle, tu n'auras qu'à le lui expliquer. — Ce n'est pas idiot. Elle tendit la main, écarta les cheveux qui balayaient le visage de son mari. — Je t'aime. Il fallait que je te le dise, là, maintenant. — Je ne me lasserai jamais de l'entendre. Allons, lieutenant, on se lève. Elle prit sa main, tenta de se redresser. Elle ravala un grognement. — Aïe... Elle se rassit, s'efforça de respirer. — Ne t'avise pas de me porter. Pas avec tous ces flics autour. Ça bousillerait ma réputation. — Je pense que ta réputation n'en pâtira pas, surtout après le spectacle que tu nous as offert. Il la souleva, aussi doucement que possible. — D'ailleurs, tu n'auras qu'à me mettre ça sur le dos, dire que les civils s'angoissent pour un rien. — Oui, d'accord... bredouilla-t-elle en grimaçant. Ce sera la faute de mon mari. — Ça alors... tu ne prononces pas souvent ces mots : mon mari. — Ça me gêne moins, figure-toi. Dis donc, tu ne trouves pas qu'on commence notre deuxième année de mariage sur les chapeaux de roues ? — Oui, il me semble que tout va à merveille pour nous. Et il emporta sa guerrière blessée loin du champ de bataille. Elle serait très fâchée, pensait-il, quand elle s'apercevrait qu'il avait veillé à ce qu'on lui administre un antalgique assez puissant pour la faire dormir toute la nuit... Table des matières Démarrer