Prologue C'est avec notre premier souffle que nous commençons à mourir. Nous portons la mort dans notre chair. A chaque battement de notre cœur, elle palpite plus fort en nous. Elle est l'aboutissement qu'aucun homme ne peut fuir. Alors nous lui érigeons des monuments, nous inventons des rituels pour l'embellir. Que sera notre propre mort? Cette question nous hante. Sera-t-elle brutale, ou la verrons-nous venir de loin ? Nous prendra-t-elle au terme d'une longue et belle existence, ou nous fau-chera-t-elle - violemment, inexplicablement - en pleine jeunesse ? Quand notre heure sonnera-t-elle ? Nous inventons une éternité, car nous n'aurions pas la force de marcher jour après jour, pourchassés par le spectre de la fin. Nous créons des dieux pour nous guider, qui nous attendront aux portes du paradis et nous conduiront dans un jardin de lait et de miel. Nous sommes des enfants, pieds et poings liés par les chaînes du bien qui promet la vie éternelle et celles du mal qui condamne au châtiment éternel. C'est ainsi que la plupart ne vivent jamais véritablement, sans entraves. J'ai étudié la vie et la mort. Il n'y a qu'un seul but. Vivre. En toute liberté. Etre. Savoir, à chaque souffle, que l'on est infiniment plus que l'ombre. On est la lumière, qui doit être alimentée par toutes les sources possibles afin que la mort ne soit plus l'aboutissement ultime. On dira que j'ai perdu la raison, mais j'ai trouvé la sagesse. J'ai trouvé la Vérité et le Salut. Quand je serai ce que je suis, ce que je fais et que j'ai forgé resplendira. Et nous vivrons tous à jamais. 1 La vie était formidable. Eve avala sa première tasse de café tout en sortant un débardeur de sa penderie. En cet été 2059, une canicule étouffante pesait sur New York et sur toute la côte Est. Tant pis, elle préférait la chaleur au froid. Rien ne lui gâcherait sa journée. Absolument rien. Elle s'habilla, jeta un regard en direction de la porte pour s'assurer qu'elle était bien seule, et donna un coup de hanche à l'autochef pour se commander un deuxième café. Après une brève hésitation, elle sélectionna aussi des pancakes aux myrtilles. Elle avait largement le temps de s'offrir un petit déjeuner digne de ce nom. Elle se campa de nouveau devant son placard, se baissa pour prendre ses bottes et s'examina brièvement dans la glace. Elle était grande et élancée, dans son pantalon kaki et son débardeur bleu. Ses courts cheveux châtains, ébouriffés et striés de mèches blon-dies par le soleil, encadraient joliment son visage aigu, éclairé par d'immenses yeux mordorés. Une fossette au menton - que son mari, Connors, adorait - attirait l'attention sur sa bouche généreuse. Malgré la chaleur qui lui tomberait dessus dès qu'elle sortirait de la vaste chambre délicieusement fraîche de l'immense demeure tout aussi fraîche, elle revêtit une veste légère pour dissimuler le holster abandonné pour l'instant sur le dossier du sofa. Elle avait déjà son insigne dans sa poche. Le lieutenant Eve Dallas rafla son café, ses pancakes, et s'installa sur le canapé, prête à déguster un succulent petit déjeuner avant d'entamer sa journée de flic de la brigade criminelle. Poussé par ce sixième sens propre aux félins dès qu'il s'agit de se régaler, le chat Galahad surgit soudain de nulle part pour sauter sur les coussins, à côté d'Eve, et fixer son assiette de ses pupilles étrécies. — Pas touche, grommela-t-elle, la bouche pleine. Connors se laisse peut-être attendrir, mon vieux, mais pas moi. D'ailleurs, je parie que tu as déjà mangé. Tu devais être dans la cuisine à l'aube, en train de faire des mamours à Summerset. Elle se pencha vers lui, frôlant presque le nez du matou. — Eh bien, pendant trois fabuleuses semaines, tu pourras te brosser ! Et tu sais pourquoi ? Hein, tu sais pourquoi ? Dans sa joie, elle céda un bout de pancake à son interlocuteur, — Parce que ce vieux corbeau squelettique part en vacances ! À l'autre bout du monde ! Pour un peu, elle aurait chanté, à l'idée que le majordome de Connors, son ennemi intime, ne serait pas là pour l'exaspérer, ni ce soir ni les suivants. — J'ai vingt et un jours de liberté devant moi, sans Summerset ! Youpi ! — Je ne suis pas sûr que le chat partage ta jubilation, lança soudain Connors. Appuyé au chambranle de la porte de communication, il observait son épouse. — Bien sûr que si, répliqua-t-elle, seulement il joue l'indifférent. Je croyais que tu avais une conférence intergalactique, ce matin. — C'est fait. Il s'avança, pour le plus grand plaisir d'Eve qui aimait par-dessus tout le regarder bouger, svelte et pourtant athlétique, les jambes longues, il possédait une grâce qui était l'essence même de la virilité. Un dangereux félin, songea-t-elle, qui aurait pu donner des leçons au chat. Elle lui sourit. Toutes les femmes du monde auraient été ravies d'avoir cette splendeur devant elles au moment du petit déjeuner. Son visage était un pur chef-d'œuvre, que Dieu avait dû sculpter un jour de particulière bienveillance - les pommettes saillantes, une bouche ferme et voluptueuse, des cheveux d'un noir brillant, et des yeux d'Irlandais d'un bleu inouï. Quant au reste de sa personne, ce n'était pas mal non plus. Tout en nerfs et en muscles. — Viens là, mon mignon, dit-elle en l'agrippant par le devant de sa chemise. Elle l'obligea à se courber, lui mordit avec gourmandise la lèvre inférieure. — Tu as meilleur goût que les pancakes. — Tu es bien guillerette, ce matin. — Absolument. C'est mon nouveau nom : Guillerette. Je vais apporter la joie et le rire à toute l'humanité. — Quelle révolution ! rétorqua-t-il, amusé. Tu pourrais peut-être commencer sur-le-champ en descendant avec moi dire au revoir à Summerset. — Ça risque de me couper l'appétit, grimaça-t-elle. Pour vérifier, elle engloutit le restant de pancakes. — Finalement, non... Bon, d'accord, je viens. — Tu es bien gentille, dit-il en lui caressant les cheveux. — Je ne serai heureuse que quand il aura disparu. Trois semaines ! s'exclama-t-elle en se redressant d'un bond. Je ne verrai pas sa sale tronche, je n'entendrai pas sa voix de corbeau pendant trois semaines d'extase! — Pourquoi ai-je l'impression qu'il pense exactement la même chose à ton sujet ? J'en suis même persuadé, soupira Connors, comme je suis certain que vos perpétuelles chamailleries vous manqueront à tous les deux. — Pas à moi ! Elle saisit son holster, l'attacha à sa ceinture. — Ce soir, pour fêter ça, je vais manger de la pizza et traîner dans le salon. Nue comme un ver. Connors haussa les sourcils. — Voilà qui me plaira beaucoup. — Tu ne toucheras pas à ma pizza. Dépêchons-nous, on m'attend au Central. — Entraîne-toi un peu, répète après moi : « Je vous souhaite bon voyage, profitez bien de vos vacances. » — Tu n'avais pas précisé que je serais obligée de lui parler. Connors la dévisagea fixement. — D'accord, OK, le jeu vaut la chandelle. « Je vous souhaite bon voyage», articula-t-elle avec un sourire crispé. « Profitez de vos vacances. » Abruti. Ça, je le garderai pour moi. — Parfait. Main dans la main, ils sortirent de la chambre, précédés par le chat. — Summerset attendait ça avec impatience, dit Connors. Depuis deux ans, il n'a quasiment pas pris de congés. — Parce qu'il voulait garder ses petits yeux porcins sur moi, rétorqua-t-elle gaiement. Aujourd'hui il s'en va, c'est tout ce qui compte. A cet instant, elle entendit le chat cracher, puis un juron et une succession de chocs sourds. Elle s'élança, mais Connors fut plus rapide qu'elle. Il dévalait déjà l'escalier vers Summerset, recroquevillé au bas des marches, au milieu d'un tas de linge. — Oh, merde ! marmonna-t-elle. — Ne bougez pas, surtout ne bougez pas, murmura Connors tout en palpant le blessé. Eve s'accroupit près du majordome. Sa figure était livide et moite. La stupeur et la souffrance se lisaient dans son regard. — Ma jambe, balbutia-t-il d'une voix rauque. Je crois qu'elle est cassée. Effectivement, le membre était replié et formait avec le corps un angle improbable. — Va chercher une couverture, ordonna-t-elle à Connors en extirpant son communicateur de sa poche. Il est en état de choc, j'appelle les secours. — Empêche-le de s'agiter. Connors remonta l'escalier quatre à quatre. — Il pourrait avoir d'autres lésions. — C'est juste ma jambe, et l'épaule... souffla le majordome en fermant les yeux, tandis qu'Eve alertait les secours. J'ai trébuché sur ce maudit chat. Serrant les dents, il rouvrit les paupières et banda toute sa volonté pour décocher à Eve un regard venimeux. Un froid glacial se répandait peu à peu dans tout son corps. — Vous regrettez sans doute que je ne me sois pas rompu le cou. — Cette idée m'a effectivement traversé l'esprit. Il est encore lucide, pensa-t-elle avec soulagement. Il ne perdait pas conscience, malgré ses yeux vitreux. Elle se tourna vers Connors qui revenait avec une couverture. — Ils arrivent, dit-elle. Il est cohérent, aussi détestable que d'habitude. Je ne crois pas qu'il ait de traumatisme crânien. Ce n'est pas une petite chute de rien du tout qui pourrait démolir un roc pareil. Eve observa son mari qui étreignait la main de Summerset. Malgré les relations déplorables qu'elle avait avec le vieux corbeau, elle comprenait qu'il fût pour Connors un deuxième père - infiniment plus proche que ne l'avait été son géniteur. — Je vais ouvrir la grille. Elle s'approcha du panneau électronique commandant l'ouverture des grilles qui protégeaient la demeure, le parc et l'univers que Connors s'était construit au cœur de la ville. Le chat Galahad avait disparu, il ne réapparaîtrait pas avant un bon moment. Fichu matou, il avait probablement provoqué cet accident pour se venger, parce qu'elle lui avait refusé sa part de pancakes. Lorsque les sirènes retentirent, elle déverrouilla la porte d'entrée et fut aussitôt assaillie par une vague brûlante. Huit heures du matin, et il faisait déjà si chaud qu'on aurait pu faire cuire un œuf, au soleil. Le ciel était laiteux, l'air sirupeux. Soudain, son communicateur bourdonna. — Ils sont là, dit-elle à Connors. Elle s'écarta pour prendre la communication, pesta en voyant le visage de la journaliste vedette de Chan-nel 75 s'inscrire sur le petit écran de l'appareil. — Nadine ? Vous tombez mal. — J'ai un tuyau. Sérieux, il me semble. Retrouvez-moi à l'angle de Delancey et de l'avenue D. Je pars tout de suite. — Une minute... Je ne vais pas dans le Lower East juste parce que... — Je crois que quelqu'un est mort, coupa Nadine, montrant les clichés d'une jeune fille brune, étalés sur son bureau. — Pourquoi serait-elle morte ? — Je vous expliquerai tout à l'heure. On perd du temps. — Je vous envoie une voiture de patrouille et... — Pas question. Je tiens quelque chose, Dallas. Ou vous venez ou je vérifie seule et j'annonce à l'antenne ce que j'aurai découvert. — Ma parole, vous avez tous'décidé de me pourrir ma journée ! Bon, d'accord. Attendez-moi, achetez- vous un beignet, ne faites rien avant mon arrivée. J'ai un problème à régler ici, ensuite je vous rejoins. Elle raccrocha, se dirigea vers Connors et, ne sachant comment le réconforter, lui tapota le bras. Il ne quittait pas les urgentistes des yeux. — Je vais devoir te laisser. — Je ne me rappelle pas quel âge il a. Je ne parviens pas à m'en souvenir. Elle lui agrippa le bras. — Il est coriace, il se remettra vite. Écoute, si tu veux, je reste. — Non, vas-y. Il aurait pu se tuer... Il pivota, lui effleura le front de ses lèvres. — La vie est pleine de mauvaises surprises. Prends soin de toi, lieutenant, s'il te plaît. On roulait au pas, ce qui acheva de la démoraliser. Un maxibus en panne sur Lexington provoquait de monstrueux bouchons. Les klaxons hurlaient, les hélicoptères chargés de réguler le trafic vrombissaient. Fatiguée de mariner dans cet océan de banlieusards, Eve brancha sa sirène et enfonça la manette commandant le décollage vertical de son véhicule. Elle obliqua vers l'est, puis fonça en direction du sud dès qu'un couloir aérien se dégagea devant elle. Elle avait appelé le dispatching pour les informer qu'elle prenait une heure, sans expliquer pourquoi. Se précipiter ainsi, parce qu'une journaliste de télévision pensait être sur une piste, serait mal vu. Elle se fiait à l'instinct de Nadine - cette femme avait un flair que lui aurait envié un chien de chasse. Du coup, elle avait également contacté Peabody, son assistante, pour lui ordonner de se rendre au lieu de rendez-vous. Delancey était une rue très animée, bordée de deli-catessens et d'épiceries spécialisées. Dans ce quartier ancien, on voyait encore les cicatrices de la Guerre urbaine, cependant il s était reconstruit. Certes, il valait mieux ne pas y flâner la nuit, car non loin de là vivaient les communautés de clochards et de junkies. Mais par un beau matin d'été, le secteur avait des allures de ruche. Elle se rangea derrière un camion de livraison garé en double file, alluma le voyant signalant à d'éventuels policiers qu'elle était en service. À contrecœur, elle quitta le cocon climatisé de son véhicule pour sortir dans la touffeur humide de l'été new-yorkais. Des effluves de saumure, de café et de sueur lui assaillirent les narines. De l'étal du vendeur de fruits montait un parfum de melon, malheureusement noyé sous l'odeur aigre de faux œufs et d'oignons qui enveloppait un glissa-grill. Retenant sa respiration - mais qui pouvait donc manger ces cochonneries ? -, elle balaya le trottoir d'un coup d'œil. Elle ne repéra pas Nadine ni Peabody, mais vit un trio qui se disputait devant une grande poubelle verte de recyclage des déchets - sans doute des commerçants et un droïde de la voirie municipale. Tout en les observant, elle songea à appeler Connors pour prendre des nouvelles de Summerset. On pouvait toujours rêver, espérer que les sorciers de la médecine lui avaient ressoudé les os et que le vieux corbeau était, d'ores et déjà, en route pour quatre semaines de convalescence, au lieu de trois petites semaines de vacances. Ensuite il tomberait follement amoureux d'une prostituée - qui coucherait gratis avec ce sinistre individu? - et déciderait de s'installer avec elle en Europe. Non, pas l'Europe. C'était trop près. Le couple s'exilerait sur une autre planète, Alpha ou Taurus I, ne reviendrait jamais sur Terre, et voilà. Quel beau rêve ! Si seulement il n'y avait pas cette image : Connors qui étreignait la main d'un Summerset grimaçant de douleur... Poussant un lourd soupir, elle prit son communicateur. Avant qu'elle ait eu le temps de l'allumer, l'un des boutiquiers bouscula l'employé de la voirie, lequel repoussa rudement le commerçant. Eve vit le premier coup arriver avant que l'employé municipal ne s'aperçoive qu'on lui avait botté les fesses. Rempochant son communicateur, elle s'avança pour interrompre le pugilat. Elle était encore à un mètre quand elle eut un haut-le-corps. La mort l'avait escortée trop souvent pour qu'Eve ne la reconnût pas. Les vivants, sur le trottoir, se mettaient une peignée, encouragés ou hués par les gens qui surgissaient de leurs magasins ou s'arrêtaient pour assister au spectacle. Sans se soucier d'exhiber son insigne, Eve agrippa un combattant par le col de sa chemise, tout en enfonçant le talon dans la poitrine de celui qui était à terre. — Stop ! Le boutiquier était un petit nerveux. Il se dégagea brusquement, abandonnant dans la main d'Eve un morceau de sa chemise trempée de sueur. Sa lèvre saignait. — Ça vous regarde pas, madame. Fichez le camp, ou on va vous faire mal. Son adversaire n'était pas mécontent de souffler un peu. Haletant, il avait l'œil gauche tuméfié et déjà à moitié fermé. Eve, qui haïssait tous les employés municipaux ayant un rapport proche ou lointain avec la maintenance, n'eut aucune pitié de lui. — Lieutenant madame, rectifia-t-elle, et elle brandit son insigne. Qui va avoir mal ici? Vous voulez parier ? Bon, maintenant on se calme. — Vous êtes de la police ? Tant mieux. Vous devriez jeter cet individu en prison. Je paie mes impôts, moi ! Les mains écartées, le boutiquier se tourna vers le public, tel un catcheur quêtant les applaudissements. — On débourse des sommes astronomiques, et des abrutis comme celui-là nous escroquent. — Il m'a agressé! Je porte plainte. Eve lança un regard glacé à celui qu'elle tenait toujours épinglé sous sa botte. — La ferme. Votre nom ? demanda-t-elle au commerçant. — Remke. Waldo Remke, précisa-t-il, ses petits poings écorchés sur les hanches. C'est moi qui porte plainte ! — Bon, bon... C'est votre boutique? questionnat-elle, montrant le delicatessen derrière elle. — J'en suis le propriétaire depuis dix-huit ans, et j'ai succédé à mon père. Nous payons des impôts et... — Ouais, j'ai compris. C'est votre poubelle ? — On paie vingt fois le prix pour cette poubelle. Moi, Costello et Mintz, rétorqua-t-il, désignant les deux hommes immobiles près de lui. Et la moitié du temps, elle est cassée. Vous sentez cette puanteur? Qui va venir chez nous, hein ? C'est la troisième fois en six semaines qu'on réclame. Et ils ne font jamais rien ! Il y eut des murmures d'approbation parmi les badauds, un rigolo lança même : — A bas les fascistes ! A cause de la canicule, de cette odeur infecte et de quelques gouttes de sang répandues sur le trottoir, Eve savait que cette foule pour l'instant inoffensive pouvait rapidement se déchaîner. — Messieurs Remke, Costello et Mintz, je vous demande de reculer. Les autres, circulez. Eve entendit soudain un pas dans son dos, le bruit caractéristique des solides chaussures réglementaires de la police new-yorkaise. — Peabody, dit-elle sans se retourner, faites circuler ces gens avant qu'ils ne dénichent une corde pour pendre cet individu. — Oui, lieutenant, répondit Peabody, légèrement essoufflée. Allons, s'il vous plaît, dégagez ! La vue de l'uniforme persuada les curieux de se disperser. Peabody rajusta ses lunettes de soleil et sa casquette, qui avaient glissé durant son sprint. Son visage carré luisait de sueur, mais derrière les verres teintés, son regard noir était imperturbable. Elle le braqua vers la poubelle. — Lieutenant ? articula-t-elle. — Ouais. Votre nom, grogna Eve, appuyant sa botte sur la poitrine de l'employé municipal. — Larry Poole. Écoutez, lieutenant, je fais juste mon boulot. Je me pointe parce qu'on a réclamé une réparation, et ce type me saute dessus. — Quand êtes-vous arrivé ? — Il y a une dizaine de minutes. Ce salaud m'a même pas laissé la possibilité d'examiner cette poubelle. — Eh bien, vous allez le faire tout de suite. Et vous, dit Eve à Remke, vous restez tranquille. — Je veux porter plainte, s'obstina le boutiquier qui eut un rictus mauvais quand Eve aida Poole à se remettre debout. — Ils jettent n'importe quoi là-dedans, déclara celui-ci. Le problème est là, vous comprenez ? Si vous balancez des déchets organiques du côté réservé aux déchets non organiques, ça vous pourrit tout le système. Il s'approcha de la poubelle en traînant la patte, attacha minutieusement son masque équipé d'un filtre. — Ils n'ont qu'à suivre les instructions, mais non, ils préfèrent réclamer à tout bout de champ. — Comment fonctionne la serrure ? — Il y a un code. Ils louent ça à la municipalité, qui a les codes. Mon scanner lit le code, et alors... Merde, celui-là est cassé. — Je vous l'avais dit ! s'exclama Remke. Dignement, Poole se redressa et considéra le boutiquier de son œil au beurre noir, — Des gamins ont dû s'amuser à tout démolir. C'est pas ma faute. Us ont sans doute fait ça cette nuit, allez savoir pourquoi, et ils ont jeté un chat crevé là-dedans. — Si vos serrures sont défectueuses, moi je ne paie pas ! s'indigna Remke. — C'est déverrouillé ? demanda-t-elle à Poole. — Oui, maintenant il va falloir que j'appelle pour qu'une équipe vienne nettoyer. Satanés gamins... — Reculez, ordonna Eve. Peabody ? — Oui, lieutenant. Je regrette d'avoir mangé ces œufs en sachet, tout à l'heure. — Vous avalez ces cochonneries ? Vous êtes dingue ou quoi ? — C'est très bon, je vous assure, et c'est vite prêt. Peabody retint sa respiration, hocha la tête. Toutes deux soulevèrent le pesant couvercle. Une indicible puanteur les assaillit. La femme était recroquevillée dans la partie du conteneur réservée aux déchets organiques. On ne distinguait que la moitié de son visage. Un œil d'un vert émeraude. Elle était jeune, probablement jolie. La mort et la chaleur l'avaient obscènement métamorphosée. — Qu'est-ce qu'ils ont mis là-dedans ? questionna Poole. Il s'avança pour regarder et eut un tel choc qu'il faillit tomber. Titubant, il s'écarta pour vomir. — Peabody, prévenez le dispatching. Nadine est en route, sans doute coincée dans les embouteillages. Débrouillez-vous pour l'empêcher d'approcher. Elle vous en voudra, mais bloquez le voisinage. — Il y a quelqu'un là-dedans, balbutia Remke, horrifié. Un être humain... — Je vous prie de rentrer dans le magasin. Vous tous. J'aurai quelques questions à vous poser, dans un petit moment. Remke s' éclaircit la gorge. — Il faut que je voie. Je pourrais... si c'est quelqu'un du quartier... Je vais regarder. — C'est atroce, le prévint simplement Eve. Très pâle, il s'approcha, garda un instant les yeux fermés, puis rassembla son courage. Son teint vira au blanc crayeux. — Rachel, murmura-t-il, chancelant, luttant contre la nausée. Seigneur... C'est Rachel... je ne connais pas son nom de famille. Elle... elle travaillait au 24/7, de l'autre côté de la rue. Elle est toute jeune, bredouillat-il, en larmes. Vingt ans, vingt et un maximum. Une étudiante. Elle bûchait sans arrêt. — Rentrez, monsieur Remke. Je vais m'occuper d'elle. — C'était encore une enfant, souffla-t-il en s'es-suyant les joues. Quel genre d'animal est capable de faire une chose pareille ? Eve aurait pu lui répondre qu'il existait toutes sortes d'animaux, plus pervers, plus cruels qu'aucune force de la nature. Mais elle se tut, tandis qu'il rejoignait Poole. — Entrez, murmura-t-il en posant une main sur l'épaule de l'employé municipal. Il fait frais dedans, on va boire un verre d'eau. — Peabody, commanda Eve, allez me chercher mon kit de terrain dans la voiture. Pivotant de nouveau vers le cadavre, elle alluma son enregistreur. — Allons-y, Rachel, murmura-t-elle. Au travail. Victime de sexe féminin, type caucasien, âgée d'environ vingt ans. Les barrières étaient dressées, les agents en uniforme refoulaient les curieux. Après avoir filmé le corps et le périmètre environnant, Eve s'enduisit de Seal-it et s'apprêta à grimper dans la poubelle. Elle repéra le van de Channel 75 au bout de la rue. Nadine devait fulminer. Tant pis, il lui faudrait patienter. Les minutes qui suivirent furent abominables. Quand Eve ressortit de cet enfer, Peabody lui tendit simplement une bouteille d'eau. — Merci. Eve engloutit un demi-litre d'un trait, sans réussir toutefois à dissiper le goût infâme qu'elle avait dans la bouche. Puis elle se lava les mains. — Gardez-moi ces messieurs au frais, dit-elle, désignant le delicatessen. Je me charge d'abord de Nadine. — Vous avez pu identifier le corps ? — J'ai réussi à relever des empreintes. Rachel Howard, étudiante à Columbia. Remke avait raison, elle a vingt ans. Impossible de déterminer la cause de la mort, ni l'heure, vu la façon dont elle a rôti là-dedans. Les gars de l'Identité judiciaire trouveront peut-être quelque chose, ensuite on la confiera au légiste. — Vous voulez commencer le porte-à-porte ? — Attendez que j'aie parlé à Nadine. Eve rendit la bouteille à Peabody, puis s'éloigna sur le trottoir. Elle affichait une telle expression que les badauds se turent sur son passage. Nadine surgit du van, le poil hérissé comme un chat furieux. — Bon sang, Dallas, combien de temps comptez-vous m'interdire d'approcher ? — Le temps nécessaire. Je souhaite que vous veniez au Central pour répondre à quelques questions. — Je me fiche comme d'une guigne de ce que vous souhaitez ! Eve avait passé une matinée épouvantable. Elle avait chaud, ses vêtements empestaient, et le petit déjeuner qu'elle avait avalé de si bon appétit lui restait sur l'estomac. La vapeur graisseuse du glissa-grill dont le vendeur doublait son chiffre d'affaires habituel, grâce aux badauds agglutinés pour apercevoir un macchabée, n'arrangeait rien. Elle était de mauvaise humeur, et Nadine - fraîche comme une rose, une tasse de café glacé entre ses jolis doigts manucurés - lui tapa fortement sur les nerfs. — Parfait, articula-t-elle. Vous avez le droit de garder le silence... — Non, mais ça ne va pas mieux ? — Vous êtes témoin dans une affaire d'homicide. Vous, enchaîna Eve, faisant signe à un policier en uniforme. Lisez ses droits à Mlle Furst, et escortez-la au Central. Qu'elle soit placée en garde à vue, je vais l'interroger. — Espèce de... — Attention à ce que vous dites, grommela Eve qui retourna près du légiste. 2 Il faisait bon à l'intérieur du delicatessen, où l'air embaumait le café, le saumon fumé et le pain chaud. Eve but l'eau que Remke lui offrit. Il n'avait plus rien d'une bombe humaine prête à exploser ; à présent, il paraissait exténué. Après un accès de violence, les gens étaient souvent vidés de leur énergie. — Quand avez-vous utilisé la poubelle pour la dernière fois ? lui demanda-t-elle. — Hier soir vers sept heures, tout de suite après avoir fermé la boutique. En principe, c'est mon neveu qui fait la fermeture, mais cette semaine il est en vacances. Il a emmené sa femme et ses gosses sur la planète Disney. Allez savoir pourquoi. Accoudé sur le comptoir, il appuya sa tête dans ses mains, se massa les tempes. — Je n'arrive pas à me sortir de l'esprit l'image de cette pauvre enfant. Et vous n'y parviendrez jamais, pensa Eve. Pas totalement. — A quelle heure êtes-vous arrivé ce matin ? — Six heures. Il poussa un soupir. — J'ai senti... l'odeur tout de suite. J'ai donné un coup de pied à la poubelle. Seigneur Dieu, je lui ai donné un coup de pied, et elle... elle était dedans. — Vous n'auriez pas pu l'aider à ce moment-là. Maintenant, vous le pouvez. Qu'avez-vous fait ensuite ? — J'ai téléphoné à la voirie, j'ai enguirlandé la standardiste. Costello et Mintz sont arrivés vers six heures et demie, on était tous les trois en colère. Comme personne ne rappliquait, j'ai rappelé vers sept heures, et ensuite je ne sais plus combien de fois. J'étais fou furieux quand Poole a débarqué. Dix minutes environ avant que je le frappe. — Vous vivez à l'étage ? — Oui. Avec mon épouse et notre plus jeune fille. Elle a seize ans. Il s'interrompit, le souffle court. — Elle aurait pu être à la place de Rachel. Hier, elle est sortie, elle avait la permission de vingt-deux heures, c'est le couvre-feu. Elle était avec des copines. Je ne sais pas ce que je deviendrais si... Sa voix se brisa. — Je ne sais pas... — Vous souvenez-vous d'avoir entendu un bruit, vu quelqu'un? Quoi que ce soit qui vous ait semblé bizarre? — Shelley est rentrée à l'heure, nous sommes très stricts là-dessus. Je regardais la télé, en réalité j'attendais ma fille. Nous nous sommes tous couchés à vingt-trois heures. Je n'ai rien entendu du tout. — D'accord... Parlez-moi de Rachel. Vous la connaissez bien ? — Pas vraiment. Elle travaille au 24/7 depuis près d'un an, je crois. Quelquefois de nuit, mais surtout la journée. Quand il n'y avait pas de clients, elle étudiait. Elle voulait être professeur, elle avait un sourire adorable, murmura-t-il d'une voix éraillée. Elle était si gentille. Comment a-t-on pu lui infliger... ça... Il tourna les yeux vers la poubelle. — Comment est-ce possible ? Quelques instants plus tard, flanquée de Peabody, Eve traversait la rue et se dirigeait vers le 24/7. — J'aimerais que vous corftactiez Connors pour prendre des nouvelles de Summerset. — Summerset est parti en congé aujourd'hui, objecta Peabody. Vous l'aviez noté dans votre agenda, avec des étoiles et des trompettes. — Il s'est cassé la jambe. — Quoi ? — Ce matin, il a dégringolé l'escalier. Je suis sûre qu'il l'a fait exprès pour m'embêter. J'en suis certaine. Demandez à Connors comment il va, et dites-lui que je l'appellerai dès que j'aurai un peu déblayé le terrain. — Et j'ajoute que vous envoyez vos meilleurs vœux de prompt rétablissement à Summerset. Avec une impassibilité admirable, Peabody soutint le regard noir qu'Eve dardait sur elle. — Je vous accorde que c'est du pipeau, mais la politesse l'exige, lieutenant. — Hum... Eve pénétra dans le 24/7, où quelqu'un avait eu la sage idée d'éteindre l'horripilante musique qu'on entendait en permanence dans tous les magasins de cette chaîne, terrestres et interplanétaires. L'endroit avait des allures de mausolée, rempli de plats cuisinés à emporter, d'articles usuels à des prix exorbitants, et d'autochefs qui tapissaient un mur entier du sol au plafond. Un employé était avachi derrière le comptoir, les yeux rouges. Un très jeune homme, constata Eve. Dans les 24/7, on embauchait des gamins ou des personnes âgées, qui acceptaient de travailler pour un salaire dérisoire. Ce vendeur-là était noir et mince, le crâne prolongé par une pyramide de cheveux orange. Il arborait une boucle de lèvre en argent et, au poignet, une imitation du portable dernier cri. Il regarda Eve et, de nouveau, se mit à pleurer en silence. — On m'a interdit de téléphoner, on m'a dit que je devais rester ici. Je ne veux pas. — Vous pourrez vous en aller dans un moment, le rassura-t-elle. — Ils ont dit que Rachel était morte. — En effet. Vous étiez amis, tous les deux? — Il y a une erreur. Franchement, insista-t-il en se mouchant d'un revers de main. Si vous me laissiez l'appeler, vous verriez que... — Je suis désolée, coupa-t-elle. Quel est votre nom ? — Madinga Jones. — Il n'y a pas d'erreur, Madinga, et j'en suis navrée puisque, manifestement, Rachel et vous étiez proches. Depuis quand la connaissiez-vous ? — Je n'arrive pas à croire que ce soit vrai, que ce soit réel. Elle a été engagée ici au début de l'été dernier. Elle avait besoin de ce job pour payer ses études. On sortait ensemble quelquefois. — Aviez-vous une relation amoureuse ? — On était copains, c'est tout. J'ai une petite amie. On allait en boîte, de temps en temps. — Avait-elle quelqu'un dans sa vie ? — Pas spécialement. Elle se consacrait à ses études. — Personne qui la harcelait ou qui avait des vues sur elle ? — Je ne... oui, il y a ce type qu'on avait rencontré au club, et qui l'a invitée une fois à dîner dans son restaurant, ou un truc comme ça. Elle m'a dit qu'il était trop collant, et elle l'a largué. Il n'a pas beaucoup apprécié, il l'a relancée. Mais ça remonte à plusieurs mois. Avant Noël. — Son nom ? — Diego... Machin-Chose. Un beau mec, qui dansait vachement bien, elle adorait danser. — Où ça ? — Dans un cyberclub, Les Coulisses. Près d'Union Square, dans la 14e Rue. II... est-ce qu'il l'a violée avant de la mettre là-dedans ? — Je l'ignore. — Elle était vierge, murmura-t-il, les lèvres tremblantes. Je la taquinais à cause de ça, parce qu'on était copains... S'il l'a souillée... Il s'interrompit, les yeux soudain secs et durs. — Il faudra que vous le lui fassiez payer. Qu'il souffre comme elle a souffert. Cet entretien terminé, Eve ressortit et fourragea dans ses cheveux, à la recherche de ses lunettes de soleil, qui avaient disparu. Peabody s'avança. — Fracture de la jambe, déclara-t-elle. Épaule et rotule en compote. — Pardon ? — Summerset... On va le garder en surveillance vingt-quatre heures. Connors s'organise pour qu'on puisse ensuite le soigner à domicile. Il en aura pour un bout de temps avant d'être sur pied. — Merde. — A ce propos, Connors vous remercie pour vos bons vœux qu'il transmettra au blessé. — Merde, répéta Eve. — Et comme un bonheur ne vient jamais seul, l'avocat de Nadine s'est manifesté. Vous avez une heure pour procéder à l'interrogatoire, sinon Channel 75 portera plainte au nom de Mlle Furst. — Elle sera obligée de mijoter encore un peu, bougonna Eve qui saisit les lunettes de soleil de Peabody, glissées dans sa poche de poitrine, et les chaussa. Il faut prévenir la famille de Rachel Howard. Quand Eve rejoignit le Central, elle n'avait qu'une envie: prendre une douche. Cela aussi devrait attendre. Elle se dirigea droit vers ce que les flics baptisaient «le salon», un espace réservé aux personnes qui avaient une déposition à faire, aux familles et aux témoins potentiels ne figurant pas parmi les suspects. La salle était meublée de fauteuils, de tables, équipée de distributeurs et de plusieurs écrans vidéo afin de distraire les personnes qui patientaient. Pour l'instant, il n'y avait que Nadine, son équipe et un individu en costume, aux allures de requin - vraisemblablement l'avocat de la journaliste. Nadine bondit sur ses pieds. — Je vous garantis que ça va chauffer ! Le requin - svelte, le regard d'un bleu glacé, la tête auréolée de cheveux bruns et ondulés - lui tapota le bras. — Nadine... Lieutenant Dallas, je me présente: Carter Swan, avocat de Channel 75. Je défends les intérêts de Mlle Furst et de ses associés. Permettez-moi, en préambule, de dire que votre façon de traiter ma cliente, membre respecté des médias, est tout à fait inacceptable. — Ouais, marmonna Eve. Elle se tourna vers un distributeur. Le café était infect, mais elle avait besoin d'un remontant. Elle tapa son code personnel, jura lorsque la machine l'informa que son compte était à zéro. — Mlle Furst est témoin dans une enquête criminelle. Elle a été priée de répondre à quelques questions et ne s'est pas montrée coopérative, débita Eve d'une voix monocorde. Elle fouilla ses poches, n'y trouva pas la moindre pièce. — J'ai la liberté, dans le cadre de mes fonctions, de faire amener votre cliente ici, de même qu'elle a le droit, juste pour m'enquiquiner, de vous appeler à la rescousse. Nadine, il me faut les clichés. La journaliste se rassit, croisa ses jambes interminables, rejeta en arrière ses cheveux blonds et raides. — Vous devrez montrer votre mandat à mon avocat, dit-elle avec un petit sourire. Quand il aura vérifié son authenticité, nous discuterons des photos. — Vous n'allez pas jouer au chat et à la souris avec moi, j'espère? La colère étincelait dans leg yeux de Nadine - verts et pareils à ceux d'un chat. — Croyez-vous que j'hésiterais ? — Aux termes de la loi de notre État et de la loi fédérale, Mlle Furst n'est pas dans l'obligation de vous remettre un quelconque document, personnel ou professionnel, sans commission rogatoire en bonne et due forme, pontifia l'avocat. — Je vous ai avertie, enchaîna posément Nadine. Je n'y étais pas forcée. J'aurais pu me rendre directement à Delancey et tourner mon reportage. Mais je vous ai d'abord prévenue, par respect, par amitié. Et sous prétexte que vous êtes arrivée la première sur les lieux... Elle s'interrompit, dardant un regard lourd de rancune sur l'un de ses collaborateurs - lequel se recroquevilla littéralement. — ... vous m'avez mis des bâtons dans les roues. Cette histoire est à moi. — Vous l'aurez, votre histoire ! Je viens de passer une demi-heure dans une jolie petite maison de Brooklyn, avec les parents d'une jeune fille de vingt ans. Des parents qui se sont effondrés quand je leur ai annoncé que leur enfant était morte, quand j'ai dû leur révéler qu'elle était restée toute une nuit dans une poubelle. Nadine se redressa lentement, tandis qu'Eve traversait la salle. Elles s'immobilisèrent, face à face. — Vous ne l'auriez pas découverte sans moi. — Vous vous trompez. Cinq ou six heures dans un recycleur d'ordures, par une chaleur pareille... — Écoutez, Dallas... — Il a sans doute pensé à ça, coupa Eve, quand il l'a fourrée là-dedans, quand il vous a envoyé les clichés. Ça l'a peut-être excité d'imaginer le pauvre crétin qui la trouverait, le flic qui la sortirait de cette poubelle. Vous savez ce que devient un cadavre au bout de quelques heures, en période de canicule ? — La question n'est pas là. — Ah non ? Eh bien, laissez-moi vous montrer où est la question. Eve extirpa l'enregistreur de sa poche, le glissa d'un geste brusque dans un lecteur. Une seconde après, l'image de Rachel Howard, telle qu'Eve l'avait découverte, s'inscrivait sur l'écran. — Elle avait vingt ans, suivait des études pour être professeur et travaillait dans un magasin 24/7. Elle adorait danser et collectionnait les nounours en peluche. Eve contemplait fixement ce qu'était devenue Rachel Howard. — Elle a une sœur cadette prénommée Melissa, poursuivit-elle d'une voix tranchante comme une lame de rasoir. Ses parents croyaient qu'elle passait la nuit sur le campus, avec ses copines qui y résident. Ils n'étaient donc pas inquiets. Jusqu'à ce que je frappe à leur porte. Eve se détourna, regarda Nadine. — Sa mère s'est évanouie. Il faudra que vous alliez chez ces gens avec votre équipe. Je suis sûre que ce sera parfait pour votre reportage. Toute cette douleur, ça fera grimper le taux d'audience. — Ces propos sont absolument intolérables, intervint l'avocat. Ma cliente... — On se tait, Carter, l'interrompit Nadine qui saisit son cartable en cuir. Lieutenant, je désire vous parler en privé. — Nadine, je vous déconseille vivement de... — La ferme, Carter. En tête à tête, Dallas. — D'accord, répondit Eve qui arrêta l'enregistreur. Dans mon bureau. Elles quittèrent la salle, empruntèrent l'escalier roulant qui montait jusqu'à la brigade criminelle. Eve ne prononça pas un mot. Son bureau était petit et chichement meublé, éclairé par une seule et étroite fenêtre. Eve referma la porte, s'installa dans son fauteuil et laissa l'autre, inconfortable, à la journaliste. Nadine ne s'assit pas. — Vous me connaissez bien, je ne méritais pas d'être traitée de cette manière. Je ne méritais pas ce que vous venez de dire. — Peut-être pas, mais c'est quand même vous qui m'avez collé un avocat sur le dos, qui m'avez incendiée parce que je vous ai privée d'un reportage bien juteux. — Merde, Dallas, vous m'avez arrêtée ! — Pas du tout, je vous ai placée en garde à vue afin de vous interroger. Votre plainte n'aboutira pas. — Je m'en fiche éperdument ! Furieuse, désemparée, Nadine souleva le fauteuil et le balança sur la table. Eve ne se formalisa pas, même si le siège volant la fit sursauter. Elle comprenait parfaitement ce genre de réaction. — Je vous ai appelée, cracha Nadine. Je vous ai avertie, alors que rien ne m'y obligeait. En guise de remerciement, vous me faites embarquer comme une moins que rien. — Vous êtes ici parce que vous détenez des informations dont j'ai besoin, et aussi parce que vous vous êtes montrée excessivement virulente. — Moi, virulente ? — Oui. Bon sang, j'ai envie d'un café ! Eve se redressa, se jeta sur son autochef, bousculant Nadine au passage. — Comme je n'étais pas de très bonne humeur, je n'ai pas pris le temps de mettre des gants. Si je vous ai traitée comme une... moins que rien, excusez-moi. Vous voulez une tasse ? Nadine ouvrit la bouche, la referma, lâcha un soupir bruyant. — Volontiers. Si vous me respectiez un peu... — Nadine, si je ne vous respectais pas, je vous aurais brandi un mandat sous le nez quand j'ai réintégré le Central. Eve marqua une pause. — Ça vous convient ? — En réalité, répondit Nadine en sortant les documents de son cartable, je vous avais préparé des copies des clichés avant de partir pour Delancey, où je serais arrivée beaucoup plus tôt si cet imbécile de Red n'avait pas embouti le pare-chocs d'une voiture. — La division de détection électronique aura besoin de votre communicateur, Nadine. — Je m'en doute. La bataille était finie, et les deux guerrières - aux nerfs malmenés par leur métier - recouvraient leur calme. — C'était une jolie fille, murmura Nadine. Un sourire magnifique. — C'est ce que tout le monde dit. Cette photo a été prise sur son lieu de travail, on aperçoit le présentoir de friandises. Celle-ci... dans le métro, peut-être. Celle-là... je ne sais pas. Un parc quelconque. Des instantanés. Apparemment, elle ne s'est pas rendu compte qu'on la photographiait. — Il l'a filée. — Possible. Pour ce cliché, en revanche, elle a posé. Eve examina le dernier document. On y voyait Rachel sur fond de mur blanc, dans un fauteuil, les jambes croisées, les mains jointes juste au-dessus du genou. L'éclairage était doux, flatteur. Rachel était vêtue de la chemise bleue et du jean qu'elle portait au moment où on l'avait retrouvée dans la poubelle. Son visage était ravissant, ses joues et sa bouche roses. Mais ses yeux émeraude ne reflétaient que le néant. — Elle est morte, n'est-ce pas ? souffla Nadine. Sur cette photo, elle est déjà morte. — Probablement. Eve reposa le cliché et lut le message : — « Elle est la première, ét sa lumière si pure brillera pour l'éternité. Elle vit en moi désormais, sa lumière vit en moi. Pour récupérer son enveloppe charnelle, allez à l'angle de Delancey et de l'avenue D. Dites au monde que ce n'est que le début. Le début de tout. » — Je contacte Feeney, qu'il nous envoie quelqu'un de la DDE prendre votre communicateur. Avec tout le respect que je vous dois, inutile de préciser que certains détails - par exemple ce message - ne seront pas divulgués durant les investigations. — Inutile de le préciser. Et avec l'immense respect que j'ai pour vous, je ne vous demande même pas de me tenir informée et de m'accorder une série d'interviews pendant l'enquête. — Hum... Pas maintenant, Nadine, j'ai du pain sur la planche. — Une simple déclaration, alors. Pour montrer aux téléspectateurs que la police new-yorkaise se remue. — Je vous autorise à dire que nous explorons toutes les pistes possibles et que notre département ne tolérera pas qu'une jeune fille soit traitée comme un déchet. Sur quoi, Nadine quitta le bureau. Demeurée seule, Eve se carra dans son fauteuil. Avant de passer chez le légiste, elle avait un autre devoir à accomplir. Elle composa le numéro de la ligne privée de Connors, tomba sur sa boîte vocale, et eut aussitôt la secrétaire au bout du fil. — Oh... euh, bonjour Caro. Je suppose qu'il est débordé ? — Bonjour, lieutenant. Sa réunion vient juste de s'achever, je crois qu'il est disponible. Un instant... — Je ne veux pas le déranger... flûte, grommela Eve, de nouveau prise de vitesse. Elle se trémoussa sur son siège, embarrassée. Divers déclics résonnèrent à son oreille, puis le visage de Connors apparut sur le petit écran. Il souriait, mais semblait avoir l'esprit ailleurs. — Lieutenant... — Excuse-moi de ne pas avoir appelé plus tôt. Je n'ai pas eu une minute de répit. II... euh... il va bien ? — C'est une vilaine fracture, aggravée par les contusions à l'épaule, à l'autre genou, sans parler des plaies et bosses qu'il a récoltées. Il aurait pu se rompre le cou. — Je suis désolée. Sincèrement. — Mmm... Ils le gardent jusqu'à demain. S'il est suffisamment rétabli pour sortir, je le ramène à la maison. Il ne sera pas en état de se débrouiller seul, il aura besoin qu'on s'occupe de lui. J'ai pris les dispositions nécessaires. — Est-ce que je peux... faire quelque chose? Cette fois, Connors eut un vrai sourire. — C'est-à-dire ? — Je n'en ai pas la moindre idée. Et toi, comment tu vas ? — Cet accident m'a beaucoup ébranlé. Quand quelqu'un que j'aime souffre, je ne le supporte pas. Il est fâché contre moi, il m'accuse de l'avoir expédié à l'hôpital. Il réagit presque aussi violemment que toi dans ce genre de circonstance. — Il s'en remettra. Elle aurait voulu le toucher, effacer ces plis soucieux imprimés sur son front. — Il a été le pilier de ma vie, jusqu'à toi. J'ai eu tellement peur en le voyant tomber. — Il est trop méchant pour ne pas récupérer rapidement. Bon, il faut que je te laisse. Je ne sais pas à quelle heure je rentrerai à la maison. — Moi non plus. Merci de m'avoir appelé. Elle coupa la communication, rangea les clichés dans son sac, sortit de son bureau et fonça vers le box de son assistante. — Peabody, à cheval ! — J'ai l'emploi du temps de lâ victime à l'université, déclara Peabody. Et la liste de ses enseignants, celle de ses collègues au 24/7. Je ne me suis pas encore penchée sur ces gens. — Faites-le en marchant, on va à la morgue. Voyez si, parmi eux, quelqu'un s'intéresse à la photographie. — Je peux vous répondre tout de suite. Dans son cursus universitaire, elle avait choisi l'option Image. Elle avait les meilleures notes du cours. En réalité, elle avait les meilleures notes partout. Elle était très intelligente. Tandis qu'elles descendaient au parking, Peabody alluma son ordinateur de poche. — Elle avait cours le mardi soir. — Hier, donc. — Oui, lieutenant. Sa prof s'appelle Leeanne Browning. — Commencez par elle. Eve renifla. — C'est quoi, cette odeur? — Eh bien... je suis dans la triste obligation de vous informer, lieutenant, que cette odeur provient de vous. — Oh non... — Tenez, dit Peabody, péchant un petit vaporisateur dans son sac. Instinctivement, Eve recula d'un pas. — Non, non... pas ça. — Dallas, quand nous serons dans votre voiture, même avec la climatisation et la ventilation à fond, on aura du mal à respirer. Vous empestez. Il vous faudra sans doute brûler cette veste, ce qui est vraiment dommage, vu qu'elle est super. Avant qu'Eve n'ait pu réagir, elle visa et inonda de parfum son intrépide lieutenant qui glapissait d'effroi. — Ça pue la fleur pourrie ! — C'est vous qui puez, décréta Peabody en fronçant le nez. Mais ça va mieux. De toute façon, à la morgue, ils ont tout le nécessaire, ajouta-t-elle gaiement. Vous n'aurez qu'à vous laver et ils arriveront peut-être à désinfecter vos vêtements. — Bouclez-la, Peabody. — Je la boucle, lieutenant. Peabody s'engouffra dans la voiture et lança une recherche sur Leeanne Browning. — Le Pr Browning a cinquante-six ans, elle enseigne à Columbia depuis vingt-trois ans. Mariée avec Angela Brightstar, cinquante-quatre ans. Le couple vit dans l'Upper West Side. Pas de casier judiciaire. Une résidence secondaire dans les Hamptons. Un frère, qui habite l'Upper East Side. Il est également marié et a un enfant, un fils de vingt-huit ans. Les parents sont à la retraite, ils partagent leur temps entre l'Upper East Side et la Floride. — Voyez du côté de Brightstar et de sa famille. — Brightstar a eu un petit souci avec la justice. Il y a douze ans, pour détention de substances illégales -exotica, en l'occurrence. Elle a plaidé coupable, verdict: trois mois de travaux d'utilité publique. Brightstar est une artiste free-lance, elle a un studio. Rien à signaler sur le frère ni sur les parents, mais le neveu s'est fait épingler deux fois : la première à vingt-trois ans, pour une histoire de drogue, et la seconde au printemps dernier pour agression. Il vit à Boston. — Ça vaut peut-être le coup de discuter avec lui. Inscrivez-le sur la liste, et on verra s'il a visité notre belle ville. Procurez-vous l'emploi du temps du Pr Browning. Je veux lui parler aujourd'hui. Dans le couloir blanc de la morgue, Eve ne put réprimer un frisson. On utilisait en effet un puissant désinfectant, cependant on ne parvenait pas à gommer totalement cette odeur terrible qui imprégnait l'atmosphère. Rachel Howard était déjà entre les mains du Dr Morris. Il portait par-dessus son costume jaune citron une longue blouse verte, et avait coiffé ses cheveux en trois nattes qui lui dégringolaient dans le dos. Malgré le bonnet qui protégeait sa tête, il réussissait à ne pas être trop ridicule - un tour de force. Eve s'approcha du corps. Elle regarda Morris travailler, vit la cause du décès : une petite perforation, bien nette, plongeait jusqu'au cœur. — Que pouvez-vous me dire ? — Que la tartine tombe toujours du côté de la confiture. — Je le noterai dans le dossier. C'est la blessure au cœur qui l'a tuée ? — Absolument. Très vite et sans bavure. Un stylet, un petit pic à glace d'autrefois ou une arme de ce genre. Il ne voulait pas de dégâts. — Il ? Elle a été violée ? — Non... Le «il» désigne l'assassin au sens large. J'ai relevé quelques hématomes mineurs, peut-être causés par le transport. Pas de dégâts, répéta-t-il. Il a pansé la plaie. J'ai trouvé des traces d'adhésif. Une circonférence impeccable. Probablement de la marque NuSkin, qu'il a retiré quand il a eu fini. Et il y a ça... ajouta-t-il, retournant la main de Rachel, paume vers le ciel. Une minuscule marque. Vraisemblablement provoquée par une seringue. — Elle n'a pas l'air du genre à consommer de la drogue, et elle ne se serait pas piquée là. Il lui a injecté un produit quelconque. Un tranquillisant ? — Il faut attendre les résultats de l'analyse toxico-logique. À part ça, on a d'infimes marques de liens. Aux poignets, au genou gauche, à l'épaule droite. Regardez... Il lui tendit des lunettes-loupes. — Une bizarre façon de ligoter quelqu'un... mar-monna-t-elle. — On parlera de jeux érotiques une autre fois. Regardez bien... Elle chaussa les lunettes, se pencha. Maintenant, elle les distinguait : d'imperceptibles marques bleuâtres. — Un genre de fil de fer très fin, commenta Morris. Pas de la corde. — Pour lui faire prendre la pose. Oui, c'est ça. Il a entouré un poignet de fil de fer, l'a attaché sous l'autre pour qu'elle ait les mains jointes sur le genou. Il lui a croisé les jambes et l'a plaquée contre le dossier du fauteuil. On ne voit pas le fil sur la photo, il a dû le masquer au tirage. Se redressant, elle extirpa l'un des clichés de son sac. — Selon vous, ça pourrait correspondre à ma théorie? Morris étudia attentivement l'image. — Pour la position, oui. Alors il fait dans le portrait mortuaire. C'était une tradition il y a deux siècles. — Une tradition ? — Oui... On installait le mort dans une attitude paisible, et on le photographiait. — Les gens sont vraiment malades... — Oh, je ne sais pas... Ces portraits étaient une consolation et un souvenir, — Il veut peut-être se souvenir d'elle, dit pensivement Eve, réfléchissant à voix haute. A mon avis, il veut surtout qu'on se souvienne de lui. Il me faut l'analyse toxicologique. — Bientôt, ma belle. Bientôt. — Elle n'a pas lutté, ou n'a pas pu. Par conséquent elle le connaissait, ne se méfiait pas de lui. Ou bien il l'a droguée. Ensuite il l'a transportée jusqu'à l'endroit où il a pris ce cliché, enchaîna Eve en rangeant l'image dans son sac. Soit elle était déjà morte, soit il l'a tuée à ce moment-là - je pencherais plutôt pour la deuxième hypothèse. Il a pansé la plaie pour que la chemise ne soit pas tachée de sang, il a installé la victime et l'a photographiée. Puis il l'a de nouveau transportée et balancée dans un recycleur d'ordures, en face du magasin où elle travaillait. Eve s'interrompit et, à son habitude, se mit à faire les cent pas. — Il n'est donc pas impossible que l'assassin soit du quartier. Quelqu'un qui la voit tous les jours, pour qui elle devient une obsession. Pas un fantasme sexuel, non, une simple obsession. Il la suit partout, la photographie à son insu. Il vient au magasin, mais elle ne s'en inquiète pas. Elle est amicale. Elle l'appelle sans doute par son nom. À moins qu'il soit étudiant, comme elle. Elle ne se méfie pas, évidemment. Il propose de la raccompagner, ou de l'amener à la fac. Bref, il l'a piégée. Eve s'immobilisa près de Rachel, la contempla. — Elle connaissait le visage de son assassin, mur-mura-t-elle. Quelque peu rafraîchie par un petit tour dans le sas de désinfection, à la morgue, Eve prit ensuite la direction du luxueux immeuble du Pr Browning, et se gara le long du trottoir. — Je pensais que les profs étaient encore moins bien payés que les flics, persifla-t-elle. — Je vérifie sa situation financière, rétorqua Peabody. Eve sortit de la voiture, plissa les yeux en voyant le portier se précipiter. — Je crains que vous ne puissiez laisser là ce... véhicule... — ...officiel, compléta Eve. Et ça, c'est mon insigne. Dans la mesure où je m'apprête à franchir cette porte, ce véhicule officiel reste là. — Il y a un parking tout près. Je vous y conduirai avec plaisir. — Contentez-vous de m'ouvrir la porte, d'entrer avec moi et d'avertir le Pr Browning que le lieutenant Dallas, de la police de New York, veut lui parler. Ensuite, vous serez libre de ressortir et de conduire les gens jusqu'au diable vauvert si ça vous chante. Pigé ? — Si le Pr Browning vous attendait, j'en aurais été informé. Il était si guindé, si pédant, qu'Eve lui décocha un sourire féroce. — Figurez-vous que j'ai un majordome qui vous ressemble, à la maison. Vous n'auriez pas fondé un club, vos congénères et vous ? Il renifla, pianota sur un digicode. — C'est Monty, professeur. Pardonnez-moi de vous importuner, mais une certaine lieutenant Dallas est à la réception. Elle souhaiterait monter. Oui, madame, elle m'a montré son insigne et elle est escortée par un policier en uniforme. Bien, professeur. Il se tourna vers Eve, ses lèvres pincées ne formant plus qu'un trait. — Le Pr Browning va vous recevoir. Veuillez emprunter l'ascenseur jusqu'au quatorzième étage. — Merci infiniment, Monty. Comment se fait-il que les portiers me détestent toujours ? demanda Eve à Peabody, tandis qu'elles se dirigeaient vers l'ascenseur. — Je crois qu'ils sentent votre dédain, un peu comme on capte des phéromones. Évidemment, si vous leur disiez que vous êtes la femme de Connors, ils tomberaient à genoux et vous vénéreraient. — Je préfère être haïe et redoutée. Quatorzième étage, commanda-t-elle en pénétrant dans la cabine. 3 L'ascenseur stoppa au quatorzième étage, où un domestique - un droïde - les attendait. Il avait une figure ronde barrée d'une fine moustache, et des cheveux noirs coiffés en arrière. Comme dans certains vieux films de Connors, il était vêtu d'une queue-de-pie sur une chemise immaculée et empesée. — Lieutenant Dallas, officier... dit-il d'une voix onctueuse, teintée d'un fort accent britannique. Oserai-je vous demander de me prouver votre identité ? — Mais osez donc. Eve lui tendit son badge, vit une fine ligne rouge apparaître dans les yeux du droïde : un scanner. — Vous assurez aussi la sécurité ? — Je remplis toutes sortes de fonctions. Avec une petite courbette, il lui rendit l'insigne. — Lieutenant, si voulez bien me suivre... Il s'écarta pour leur permettre de sortir de la cabine. Elles se retrouvèrent dans un hall dallé de marbre blanc, meublé d'antiquités et décoré de magnifiques bouquets dans des potiches. Il y avait aussi une grande statue, une femme nue qui renversait la tête et semblait laver sa luxuriante chevelure. Des fleurs étaient savamment disposées à ses pieds. Les murs s'ornaient d'images encadrées, de photographies. Encore des nus, remarqua Eve, mais plus romantiques qu'érotiques. Leur cicerone ouvrit une porte à deux battants et, avec une nouvelle courbette, les introduisit dans un gigantesque salon, débordant de couleurs, de plantes, d'étoffes splendides et d'œuvres d'art. — Le Pr Browning vous rejoint dans un instant, leur dit-il. Puis-je vous offrir un rafraîchissement? — Non merci. — Fortune familiale, chuchota Peabody dès qu'elles furent seules. Toutes les deux, mais Angela Brightstar est vraiment pleine aux as. C'est celle de la Brightstar Gallery dans Madison. J'y suis allée avec Charles voir une exposition. Eve s'approcha d'un tableau - des taches de couleur, en relief. — Pourquoi ces gens ne peignent pas des maisons, des murs? Des trucs réels, quoi. — La réalité n'est qu'une perception, lança une voix. Leeanne Browning avait fait son entrée, car telle était bien l'expression consacrée quand une femme d'un mètre quatre-vingts, à la silhouette voluptueuse et drapée dans un chatoyant déshabillé argenté, pénétrait dans une pièce. Sa chevelure évoquait une cascade dorée qui ruisselait jusqu'à sa taille. Elle avait un visage remarquable - la bouche pulpeuse, le nez retroussé et de grands yeux d'un violet lumineux. Eve reconnut en elle le modèle de la statue blanche du hall. — Je vous prie d'excuser ma tenue, dit-elle avec le sourire d'une femme consciente d'avoir impressionné son public. J'étais en train de poser pour ma compagne. Je suggère de nous asseoir, de prendre un rafraîchissement, et vous m'expliquerez ce qui amène la police chez moi. — Vous avez une étudiante, Rachel Howard... — J'ai beaucoup d'étudiants. Elle s'installa sur le divan coquelicot, comme pour créer une nouvelle image qui semblait avoir pour légende : « Regardez-moi et admirez. » — Mais effectivement je connais Rachel, continuat-elle. Elle est de ces élèves dont on se souvient sans peine. Brillante, avide d'apprendre. Elle n'a pris mon cours qu'en option, néanmoins elle travaille bien. Elle esquissa un sourire langoureux. — J'espère qu'elle n'a pas de problèmes... — Elle a un énorme problème, professeur Browning. Elle est morte. Leeanne se redressa brusquement. — Morte ? Mais comment est-ce arrivé ? Elle est si jeune. Elle a eu un accident ? — Non... Quand l'avez-vous vue pour la dernière fois? — Hier soir, en cours. Mon Dieu, j'en ai la tête qui tourne ! balbutia-t-elle en appuyant le bout de ses doigts sur ses tempes. Rodney, apportez-nous quelque chose à boire. Je suis navrée, bouleversée. L'attitude provocante, l'insolence de la femme imbue de sa beauté s'étaient évanouies. — Je ne parviens pas à réaliser. Franchement, je ne... Vous êtes certaine qu'il s'agit de Rachel Howard? — Oui. Quelle relation aviez-vous avec elle? — C'était l'une de mes étudiantes. Je la voyais une fois par semaine, et elle était inscrite à un atelier que je dirigeais le deuxième samedi du mois. Je l'aimais bien. Elle était, je le répète, vraiment brillante. Une ravissante jeune fille qui avait l'avenir devant elle. Chaque année, sur le campus, il y en a beaucoup, de ces jeunes filles charmantes, cependant Rachel les surpassait. Plus intelligente, plus vive, plus attirante. Mon Dieu, quelle horreur! Est-ce un crime crapuleux? Passionnel? — Elle avait un petit ami ? — Je l'ignore. Je ne savais pas grand-chose de sa vie privée. Je me rappelle qu'un soir, un garçon est venu la chercher à la sortie du cours. Et je l'ai aperçue sur le campus avec un autre garçon, deux ou trois fois. Ça m'a frappée, parce qu'ils formaient un couple magnifique. L'incarnation du rêve américain. Le droïde apparut et déposa sur la table basse un plateau chargé de trois verres pleins d'un breuvage rose et glacé. — Merci, Rodney. — Y a-t-il autre chose pour votre service, madame ? — Oui, prévenez Mme Brightstar que j'ai besoin d'elle. — Très bien. — Aurait-elle mentionné devant vous un certain Diego ? demanda Eve à leur hôtesse. — Je ne m'en souviens pas, mais honnêtement nous n'en étions pas au stade des confidences. Elle n'était qu'une étudiante parmi les autres, même si je l'avais remarquée à cause de son physique et de sa vitalité. — Professeur, pouvez-vous me dire ce que vous avez fait hier après le cours ? Il y eut une hésitation, un soupir. — Je présume que vous êtes obligée de poser ce genre de question. Je suis rentrée directement ici, vers vingt et une heures quinze. Angie et moi avons dîné, discuté travail. Nous avons écouté de la musique, nous avons fait l'amour. Comme je n'avais pas cours aujourd'hui, nous nous sommes couchées vers une heure du matin. Ce matin, quand nous nous sommes levées, il était plus de dix heures. Nous n'avons pas mis le nez dehors, la chaleur est trop incommodante. À cet instant, Angela Brightstar les rejoignit, vêtue d'une blouse bleue lui arrivant à mi-mollet et constellée d eclaboussures de peinture. Elle avait des traits délicats, une bouche rose de poupée, des yeux d'un gris vaporeux. Ses cheveux, une masse de boucles auburn, étaient retenus sur le sommet de son crâne par une écharpe de soie. Son corps menu paraissait perdu dans la blouse informe. Leeanne lui tendit la main. — Angie... l'une de mes étudiantes est morte. — Oh, ma chérie ! murmura Angie en lui étreignant les doigts. Qui ? — Une jeune fille dont je t'ai sans doute parlé : Rachel Howard. — Tu sais que je n'ai aucune mémoire des noms, rétorqua Angie en frottant sa joue contre la main de sa compagne. Vous êtes de la police ? demanda-t-elle à Eve. — En effet. Lieutenant Dallas. — Ah, ce nom-là en revanche me dit quelque chose ! Je cherche depuis que Monty m'a prévenue, mais ça ne me revient pas. Vous peignez ? — Pas du tout. Pouvez-vous m'indiquer l'heure à laquelle Mme Browning est rentrée, hier soir ? — Je ne regarde quasiment jamais ma montre... Vingt et une heures trente ? hasarda Angie en se tournant vers Leeanne. Dans ces eaux-là... Eve n'imaginait pas - du moins pas encore - quel pourrait être le mobile de ces deux femmes. Elle ouvrit son sac, choisit l'un des clichés. — Que pensez-vous de ceci, professeur Browning ? — Mais c'est Rachel... — Oh, quelle jolie fille ! commenta Angie. Un sourire charmant, plein de jeunesse et fraîcheur. — J'aimerais avoir votre avis de professionnelle sur cette image. — Ah... Leeanne prit une inspiration, étudia attentivement le document. — Une bonne photo... La lumière, la couleur sont excellentes. Le cadrage également. Simple, net. Tout cela met en valeur la jeunesse et la vitalité du sujet. Lceil est attiré par le sourire, comme Angie l'a remarqué. — Est-il possible de réaliser un cliché de ce genre sans que le sujet en soit conscient ? — Bien sûr, si on a de l'instinct et des réflexes. C'est le tueur qui a pris cette photo ? — Peut-être. — Elle a été assassinée ? intervint Angie qui entoura de son bras les épaules de Leeanne. C'est atroce. Comment peut-on faire du mal à une jeune fille aussi douce ? — Douce ? répéta Eve, surprise. — Mais oui, il suffit de regarder son visage, ses yeux. Le portrait de l'innocence... Lorsqu'elles eurent quitté l'appartement et se retrouvèrent dans l'ascenseur, Eve se remémora toutes les images de Rachel, vivante et morte. — Voilà peut-être ce qu'il voulait, murmura-t-elle. Son innocence. — Il ne l'a pas violée, objecta Peabody. — Ce n'était pas sexuel. C'était... spirituel. Dans son message, il parle de «lumière si pure». L'âme de Rachel. Il n'y a pas une espèce de superstition qui veut que, si on photographie quelqu'un, on lui vole son âme ? — Ça me dit quelque chose, oui. Où allons-nous maintenant, lieutenant ? — A l'université. — Chouette ! Les étudiants sont souvent beaux gosses. Peabody courba l'échiné sous le regard noir d'Eve. — Ce n'est pas parce que McNab et moi avons une relation amoureuse adulte et... — Je ne veux rien entendre sur votre relation amoureuse adulte ! coupa Eve. Ça me file la chair de poule. — Ce n'est donc pas pour ça, poursuivit obstinément Peabody, que je n'ai pas le droit de regarder d'autres hommes. Une femme qui n'est pas aveugle regarde forcément les hommes. Enfin... excepté vous. — Je vous rappelle que nous enquêtons sur un homicide, vous n'êtes pas censéé reluquer les individus de sexe mâle. — J'aime bien faire plusieurs choses à la fois quand c'est possible. A ce propos, si on achetait de quoi manger? Comme ça, on pourrait enquêter, nourrir le corps, et reluquer. — Reluquer est formellement interdit au cours d'une investigation. Peabody eut une moue contrariée. — Vous êtes vraiment méchante comme la gale, aujourd'hui. — Eh oui, absolument. Et j'en suis ravie, conclut Eve avec un sourire réjoui. La mort brutale de Rachel suscita de vives réactions. Des larmes, surtout. Quand Eve eut parlé à plusieurs amies et professeurs de la jeune fille, elle crut qu'elle ne tarderait pas à se noyer dans un océan de pleurs. Elle était assise dans l'espace restreint d'une chambre - un cagibi encombré de deux lits, deux bureaux, deux commodes. La moindre surface horizontale disparaissait sous ce qu'Eve considérait comme de mystérieux «trucs de nana». Des affiches et des dessins décoraient la pièce, des bibelots et des boîtes pleines de compacts s'entassaient sur les bureaux. Les courtepointes étaient rose bonbon, les murs vert menthe. Tout cela était si sucré qu'Eve en avait l'estomac chaviré. Elle n'aurait pas dû écouter Peabody qui l'avait persuadée de s'alimenter. Deux filles étaient en face d'elle, enlacées comme des amantes, et pleurant abondamment. — Ce n'est pas vrai... Non, ce n'est pas vrai... Eve nota que, plus elles se lamentaient, plus elles semblaient se délecter de leur chagrin. — Je sais que c'est dur pour vous, mais je dois vous poser quelques questions. — Je ne peux pas, je ne peux pas ! — Peabody, regardez s'il n'y a pas des boissons fraîches là-dedans, marmonna Eve dont la patience s'amenuisait dangereusement. Son assistante s'accroupit devant le miniréfrigérateur où elle trouva des tubes de Pepsi light. Elle en ouvrit deux. — Tenez, buvez et respirez à fond. Si vous désirez aider Rachel, il faut répondre au lieutenant. Rachel ferait ça pour vous, n'est-ce pas ? — Oui, bredouilla la petite blonde à qui les larmes ne seyaient guère - elle avait les paupières gonflées, le nez dégoulinant. Rach ferait n'importe quoi pour une amie. La brune, Randa, hoquetait toujours, cependant elle eut la présence d'esprit d'attraper des mouchoirs en papier pour les fourrer dans la main de sa camarade. — On voulait qu'elle emménage avec nous au prochain semestre. Elle économisait pour ça. Elle avait envie de mener la vraie vie d'étudiant. Et puis, un loyer à trois, ça va. — Et maintenant, elle ne reviendra plus ! gémit la blonde en se mouchant. — Bon... Vous êtes Charlene, n'est-ce pas? Celle-ci leva les yeux vers Eve. — Charlie. — Très bien. Il faut vous ressaisir, Charlie, nous aider. Quand avez-vous vu Rachel pour la dernière fois? — Hier, on a dîné à la cafétéria, avant son cours de photo. Il me restait des tickets, je l'ai invitée. — Quelle heure était-il ? — Dix-huit heures, environ. J'avais rendez-vous à vingt heures, avec un garçon. On sort ensemble. Rachel et moi, on a mangé, elle est partie à son cours, moi je suis revenue ici me changer. Et je ne la... reverrai plus... jamais! — Peabody, articula Eve, montrant la porte. — Charlie, susurra son assistante qui tapota l'épaule de la jeune fille. Allons marcher, un peu d'air vous fera du bien. — Je n'irai plus jamais bien. Jamais ! Néanmoins, Charlie se laissa entraîner par Peabody. Quand la porte se referma sur elles, Randa se moucha à son tour. — Il ne faut pas lui en vouloir, c'est plus fort qu'elle. Elles étaient très proches. Et Charlie est une comédienne. — Elle étudie le théâtre, ou elle a une nature de comédienne ? Comme Eve l'espérait, Randa eut un petit sourire tremblé. — Les deux. Vous savez, je crois que moi non plus, je ne m'en remettrai pas. Il me semble que j'y penserai toujours. — Effectivement, vous n'oublierez pas, mais vous surmonterez cette épreuve. Je me rends compte que Charlie, vous et d'autres avec qui j'ai parlé, vous aimiez beaucoup Rachel. — Vous l'auriez aimée aussi. C'était le genre de personne qui illuminait tout autour d'elle. Vous voyez ce que je veux dire ? — Très bien. Il y a des gens qui sont jaloux ou qui détestent les êtres comme Rachel. Vous ne voyez pas quelqu'un pour qui ce pourrait être le cas ? — Non, franchement... non. Elle n'était là qu'à temps partiel, elle avait énormément d'amis. Elle était intelligente, brillante, mais elle ne la ramenait pas. — Et quelqu'un qui aurait souhaité nouer avec elle une relation plus intime ? — Oh... un garçon, par exemple ? Cessant soudain de pleurer, Randa réfléchit. — Elle flirtait, mais elle ne couchait pas. Elle était décidée à ne pas se donner avant d'être vraiment prête. Si un type insistait, elle s'en tirait par une plaisanterie et essayait de s'en faire un copain. Si ça ne marchait pas, elle laissait tomber. — Vous a-t-elle parlé d'un certain Diego ? — Oh, lui... répondit Randa en fronçant le nez. Le genre beau ténébreux qui se prend pour la huitième merveille du monde. Il l'a draguée au club. Elle est allée dîner avec lui une fois, dans un restaurant mexicain dont il était soi-disant propriétaire. Il a été un peu lourd et, quand elle l'a envoyé sur les roses, ça ne lui a pas plu. Il a débarqué un jour sur le campus, elle s'est moquée de lui, il l'a mal pris. C'était il y a quelques mois. — Vous connaissez son nom de famille ? — Non. Il est tout poilu, petit, il porte des bottes de cow-boy, à talons. Mais il danse drôlement bien. — Il était le seul à avoir des vues sur elle ? — Eh bien, il y a aussi Hoop. Jackson Hooper. Un assistant en littérature anglaise. Le vrai tombeur... sauf avec Rachel. Il la suivait partout, il faisait la roue. Sans doute parce qu'elle était la première fille qui lui résistait. Il est même allé l'embêter dans le magasin où elle travaille. Son patron l'a enguirlandée à cause de ça. — Quand l'avez-vous vue pour la dernière fois, Randa? — Je n'ai pas pu dîner avec elle hier, il fallait que je bûche. Il était question qu'elle passe ici après son cours, comme ça lui arrivait quelquefois. En principe, elle n'avait pas le droit, mais tout le monde aimait bien qu'elle soit là. Bref, elle n'est pas venue, et on a cru qu'elle était rentrée chez elle. Moi, je n'y pensais même plus... Les larmes brillèrent de nouveau dans les yeux de Randa. — Je n'ai plus du tout pensé à elle. Charlie était sortie, j'avais la chambre pour moi. C'est agréable d'être tranquille pour étudier. Pendant ce temps, quelqu'un assassinait Rachel... Elles dénichèrent Jackson Hobper dans une autre chambre. Dès qu'il ouvrit la porte, Eve comprit que la nouvelle s était répandue comme une traînée de poudre. Il était pâle, ses lèvres tremblaient légèrement. — Vous êtes de la police, marmonna-t-il, fourrageant dans sa tignasse blondie par le soleil. — Jackson Hooper ? Nous souhaiterions vous parler un instant. — D'accord... Il était grand et exhibait une musculature due à des exercices quotidiens ou à des séances ruineuses de body-sculpting. Mais à en juger par l'exiguïté de la chambre, il ne roulait pas sur l'or, aussi pratiquait-il sans doute la gymastique. Autrement dit, il était vigoureux, motivé et discipliné. Il avait le teint clair, les yeux bleus, une mâchoire vigoureuse - le jeune Américain typique. Il s'écroula sur son fauteuil de bureau, désigna vaguement le lit à ses visiteuses. — On m'a mis au courant il y a dix minutes, déclarat-il. Je partais en cours... j'ai été obligé de revenir ici. — Vous êtes sorti avec Rachel, n'est-ce pas ? Il hésita, puis se frotta le visage comme s'il émergeait d'un long sommeil. -— On vous en a parlé, bien sûr. Ce ne sont pas les mauvaises langues qui manquent. Oui, je voulais coucher avec elle. Et elle refusait. — Ça devait vous agacer, commenta Eve en examinant les photos encadrées et accrochées au mur, qui toutes montraient Jackson dans différentes poses. Un vaniteux, songea-t-elle. — Effectivement, admit-il. Je n'ai pas de mal à mettre les jolies filles dans mon lit. C'est même ma spécialité, ajouta-t-il avec un haussement d'épaules. Mais Rachel m'envoyait paître. Ça m'énervait, et surtout ça me sidérait. Il eut un geste vers les portraits de lui, leur adressa un sourire qui révélait des dents étincelantes et parfaitement alignées. — Je suis quand même une marchandise de premier choix. — Mais Rachel n'était pas tentée. — Non... Du coup, elle m'a intéressé et... je me suis accroché. Merde, murmura-t-il, tête basse. — Vous la suiviez partout. — Comme un toutou. Au club qu'elle fréquentait, à la bibliothèque, n'importe où. Je suis même allé au magasin où elle travaillait, juste pour lui parler. J'ai emprunté le scooter d'un copain pour la raccompagner chez elle. Elle acceptait, quelquefois. — Vous arrivait-il de vous disputer avec elle ? — Quand je disais quelque chose qui ne lui plaisait pas, elle se contentait de rire. Une autre m'aurait remis à ma place, mais Rachel riait. Peut-être que... j'étais amoureux d'elle. Oui, peut-être. Comment savoir? — Où étiez-vous hier soir, Hooper ? — Je comptais passer la chercher après son cours, j'espérais l'emmener boire un café ou manger une pizza. J'ai été retardé, et Rachel était déjà partie. J'ai essayé de la rattraper, j'ai pris le métro jusqu'à Brooklyn où elle habite. Il n'y avait pas de lumière dans sa chambre. Elle allume toujours la lumière dans sa chambre, vous comprenez. J'ai attendu longtemps, une bonne heure... J'ai bu une bière dans un bar, je suis revenu, la fenêtre de Rachel n'était pas éclairée. Finalement, j'en ai eu marre et je suis rentré ici. — À quelle heure ? — Je ne sais plus, je crois qu'il était près de minuit. — Quelqu'un vous a vu ? — Je n'en ai pas la moindre idée. J'étais furieux, je m'apitoyais sur mon triste sort. Je n'ai parlé à personne. — Et votre camarade de chambre ? — Il se tape une fille qui ne vit pas sur le campus. Il est plus souvent chez elle qu'ici. En tout cas, il n'était pas là à mon retour. Il s'interrompit une seconde. — Je n'ai pas fait de mal à Rachel... — Où avez-vous bu votre bière ? — Dans un bar, à deux cents mètres du métro, par là-bas... bougonna-t-il, indiquant vaguement la direction de Brooklyn. Je ne me rappelle pas le nom. Eve changea brusquement de sujet. — Ces portraits de vous semblent avoir été réalisés par un professionnel. — Pardon? Oh... oui, je suis modèle à mes moments perdus, c'est bien payé. J'écris une pièce de théâtre. Je veux être auteur dramatique. Pour réussir, il faut être capable de vivre de rien. Alors je grappille quelques sous ici et là - assistant, pion, mannequin... L'an dernier, on m'a attribué le permis d'exercer en tant que prostitué, mais je n'aurais jamais imaginé que le sexe pouvait être un boulot aussi barbant. — Vous avez un appareil photo ? — Oui, il est rangé quelque part. Pourquoi? — Je me demandais si vous aimiez prendre des photos. — Je ne vois pas pour quelle... Oh, Rachel et son cours de photo ! Évidemment, j'aurais dû y penser, dit-il avec un petit sourire lugubre. — Inscrivez-le sur la liste des suspects, ordonna Eve à Peabody, lorsqu'elles rejoignirent la voiture. Il avait le mobile, les moyens et l'opportunité. On va creuser du côté de ce jeune homme, à tout hasard. — Il paraissait sincèrement bouleversé. — Mouais, à cause d'une fille qui se moquait de lui, qui n'était pas à genoux devant lui, et qui avait raconté toute l'histoire à ses copines. Eve s'installa au volant. — Ce garçon a un ego colossal. En tant que modèle, il connaît la technique photographique et il a accès au matériel nécessaire. Il savait où elle habitait, où elle travaillait, il n'ignorait rien de ses habitudes. Elle ne se méfiait pas de lui, parce qu'elle se croyait capable de le gérer. Conclusion, on va se pencher sérieusement sur ce personnage. Au Central, elle trouva les résultats de l'analyse toxi-cologique qu'elle parcourut rapidement. Au moins, avec une telle dose d'opiacés dans le sang, Rachel n'avait pas eu conscience de ce qu'on lui infligeait. Le tueur lui avait donc administré un tranquillisant, songea Eve en se carrant dans son fauteuil. Avant ou pendant le transport? De toute manière, il avait un véhicule. Ou bien il l'avait attirée quelque part, un appartement, un studio. Un lieu privé où il l'avait droguée. Si ce dernier scénario était le bon, Rachel connaissait son meurtrier. Elle était trop intelligente pour se laisser embarquer par un inconnu. Elle était sa première victime, annonçait-il. Mais il avait bien préparé son coup. Pas à pas. Il avait choisi, observé, photographié. Il avait voulu s'approprier la jeunesse, la vitalité et l'innocence de Rachel. Elle avait quitté son cours à vingt et une heures. L'attendait-il à la sortie ? Elle l'avait vu, gratifié de son sourire éblouissant. Peut-être lui avait-il proposé de la raccompagner. Elle refuse, gentiment. « Merci, mais j'ai rendez-vous avec des copines pour bûcher. » Deux de ses camarades l'avaient confirmé. Rachel leur avait dit qu'elle comptait rester sur le campus. Il ne pouvait pas se permettre d'être remarqué, alors comment avait-il réussi à la piéger ? Il était peut-être à pied, pour se fondre plus facilement dans le décor. Pourtant il avait dû emmener Rachel jusqu'à son véhicule. Emprunter les transports en commun aurait été trop risqué. Il voulait que les médias diffusent le portrait de la jeune fille réalisé par lui. Il savait donc qu'elle serait identifiée après le meurtre et qu'un éventuel témoin le décrirait peut-être, lui. Par conséquent, pas de métro, ni de bus, ni de taxi. Une voiture particulière. Mais pourquoi l'avait-elle suivi ? Eve commença à rédiger son rapport, en espérant que certains des faits qu'elle y exposait s'assembleraient pour former un début de théorie. Soudain, son communicateur bourdonna. — Dallas... La figure d'épagneul du capitaine Feeney emplit l'écran. Il avait des miettes au coin de la bouche. — Vous avez des roulés à la confiture, là-haut? bou-gonna-t-elle. — Non, répondit-il en s'essuyant la bouche d'un revers de main. Plus maintenant. — Pourquoi est-ce que la DDE a droit aux gâteaux et pas nous? Les flics de la criminelle ont autant besoin de sucre que les autres. — Nous sommes l'élite, voilà l'explication. On a fini de sonder le communicateur de Nadine. — Et? — Rien de très utile. Il a transmis les images et le texte depuis un ordinateur public, dans un de ces cyber-clubs où on peut danser, picoler et surfer sur la toile. Nadine a reçu le message à six heures, mais c'est un envoi retardé. Il a fait ça à deux heures. Soit il n'est pas un as de l'informatique, soit il s'en fiche éperdument. Au milieu de la nuit, il y a un monde fou dans ce genre d'établissement. Personne ne va se souvenir d'un type qui est passé boire un demi et tripoter une machine. — On vérifiera quand même. Le nom de la boîte ? — Les Coulisses. — Bingo. — Ça te dit quelque chose ? — C'est un club que la victime fréquentait. Merci, tu as été rapide. — Voilà pourquoi nous sommes l'élite, et qu'on nous régale de roulés à la confiture. Reniflant de mépris, elle coupa la communication et partit comme une flèche vers la salle commune. Pas de gâteaux, remarqua-t-elle. Pas même des miettes. Il lui faudrait se contenter de ce qu'offrait le distributeur ou tenter l'aventure et tester la carte du cyberclub. Ça ne pouvait pas être pire qu'une barre énergétique. — Peabody, en piste ! — J'allais manger mon sandwich, protesta son assistante, brandissant une chose molle et enveloppée de plastique. — Eh bien, vous me montrerez comment vous arrivez à faire plusieurs choses à la fois : vous mastiquerez en roulant. — C'est mauvais pour la digestion, rétorqua Peabody qui fourra néanmoins le sandwich et du jus d'orange en tube dans son sac. — La DDE a trouvé d'où il avait envoyé le message. — Oui, McNab me l'a dit. — J'ai eu Feeney en ligne il y a quelques minutes, grommela Eve. C'est le supérieur hiérarchique de McNab, et je suis le vôtre. Alors comment expliquez-vous que mon assistante ait déjà été informée par un simple inspecteur des derniers éléments de mon enquête ? — C'est venu sur le tapis entre deux baisers baveux, répliqua Peabody, enchantée. Et quelques commentaires cochons. — Dès que cette affaire sera bouclée, je me cherche une autre assistante - qui n'ait pas de libido -, et je vous mute aux Archives. — Vous me chagrinez, moi qui suis tellement sensible. Je ne partagerai pas mon sandwich avec vous ! Eve ne résista que dix secondes. — Il est à quoi ? — Il est à moi ! En réalité, il était au faux jambon imbibé de fausse mayonnaise. Eve enclencha le pilotage automatique de la voiture pour mâchonner déux bouchées qu'elle dut faire descendre avec le jus d'orange - écœurant. — Nom d'un chien, mais comment pouvez-vous ingurgiter cette saleté ? — Je trouve ça rafraîchissant et parfait pour accompagner les cookies que j'ai prévus pour mon dessert. Peabody sortit un petit paquet de son sac, l'ouvrit avec d'infinies précautions destinées à titiller la gourmandise d'Eve. — Filez-moi un cookie, ou je vous frappe. Vous savez que je n'hésiterai pas. — La peur que vous m'inspirez est presque aussi grande que mon amour pour vous, lieutenant. Eve repéra une place au niveau aérien d'un parking, et prit la rampe d'accès à une telle vitesse que le déjeuner fit une dangereuse embardée dans l'estomac de Peabody. Délicatement, Eve épousseta les miettes de cookie sur sa chemise. — Les petits malins finissent toujours par se mordre les doigts, dit-elle. — Je ne vous ai jamais vue vous mordre les vôtres, ronchonna Peabody. 4 Le jour, les cyberclubs n'accueillaient guère que des paumés convaincus de vivre la grande aventure sous prétexte qu'ils traînaient dans un établissement proposant un orchestre holographique et des jeux à thème sportif. Les box étaient minuscules, serrés les uns contre les autres. L'orchestre jouait en sourdine - guitares, clavier et voix mélancolique. La chanteuse était vêtue d'une combinaison noire assortie à sa peau luisante. Seule touche de couleur, sa chevelure rouge vif qui ne cessait de lui tomber sur la figure tandis qu'elle chuchotait une chanson où il était question de cœurs brisés. La clientèle, essentiellement masculine, était composée en majorité de solitaires. Personne ne paraissant alarmé par l'uniforme de Peabody, Eve en conclut qu'une fouille en règle des lieux, à la recherche de substances illicites, ne rapporterait pas de quoi remplir la poche d'une robe de poupée. Elle se dirigea donc vers le bar central, circulaire et hideux, où s'affairaient deux serveurs, un homme et une droïde. Eve opta pour le premier, qui avait au moins l'avantage de respirer. Il avait aussi un certain chic, avec sa chemise ample dont les teintes évoquaient le soleil couchant, la ribambelle d'anneaux multicolores qui ornait son oreille gauche, et ses cheveux bruns coiffés en piquants de hérisson. À en juger par son teint blafard, il n'avait pas vu la lumière du jour depuis plusieurs années. Il devait avoir entre vingt-cinq et trente ans, estima Eve. Sans doute un diplômé qui risquait fort de devenir un éternel étudiant. Il arrêta de jouer avec le mini-ordinateur installé sur le bar, et esquissa un sourire absent. — Que désirez-vous ? Eve posa devant lui son insigne et le portrait de Rachel Howard. — Vous la reconnaissez ? — Ah oui... répondit-il après avoir attentivement examiné la photo. Elle s'appelle, attendez... Rebecca, Roseanne... Non... Rachel? Oui, je crois que c'est ça. Elle vient presque toutes les semaines. Elle prend... Il ferma les yeux pour mieux se concentrer. — ... un Toréador, voilà ! Jus d'orange, jus de citron, un doigt de grenadine. Elle n'a pas d'ennuis, j'espère ? — Si. Vous vous souvenez du nom et de la consommation favorite de tous les clients ? — Les habitués, oui. Surtout quand ce sont de jolies filles. Celle-là est ravissante et très gentille. — Quand est-elle venue pour la dernière fois ? — Je ne sais pas au juste. Je bosse ici à temps partiel, j'ai d'autres jobs du même genre. Mais il me semble que je l'ai vue... vendredi dernier? Le vendredi, je travaille de dix-huit heures à minuit. Dites, elle n'a jamais causé le moindre problème dans ce club. Elle arrive avec des amis, ils s'installent dans un box, ils écoutent la musique, ils dansent, ils s'amusent. C'est une fille adorable. — Vous n'avez jamais remarqué quelqu'un qui l'aurait importunée ? — Pas vraiment. Mais, avec son physique, elle plaît aux garçons. Quelquefois elle flirte, quelquefois elle les envoie balader. Toujours gentiment. Après vingt et une heures, surtout le week-end, c'est très animé par ici. On a les dragueurs qui débarquent. Elle, elle arrive avec une copine ou en groupe. Elle ne cherche pas un type pour la nuit, je vous le garantis. — Hum... Vous connaissez un certain Diego? — Ah... Il s'interrompit, les sourcils froncés, concentré. — Je crois savoir de qui il s'agit. Un petit mec, qui aime se pavaner. Il danse bien et il a du fric, du coup il ne repart pas souvent seul. — L'avez-vous vu repartir un soir avec Rachel ? — Ça non, alors. Il en a été pour ses frais. Elle a dansé avec lui, elle danserait avec n'importe qui, mais il ne l'intéressait pas. Peut-être qu'il a un peu insisté, maintenant que j'y pense. Rien de grave, je dirais. Même chose pour l'étudiant. — L'étudiant ? — Un gars grand et superbe, qui l'accompagnait parfois. Le style typiquement américain. Il broyait du noir, quand elle dansait avec un autre. — Comment vous appelez-vous ? — Steve Audrey. — Vous avez le sens de l'observation, n'est-ce pas, Steve ? — Oui, je crois. Au bar, on est aux premières loges. On a l'impression d'assister à un spectacle, sauf qu'on vous paye pour ça. — Vous avez des caméras de surveillance ? — Naturellement, répondit-il en levant les yeux. Quand elles fonctionnent. Et, à partir du moment où il y a du monde, elles ne montrent pas grand-chose. À vingt et une heures, au changement de musique, les effets lumineux commencent. De toute manière, on n'a pas beaucoup de problèmes. Les clients sont en majorité des jeunes et des mordus de jeux vidéo. Ils viennent boire un pot, danser. Certains se photographient. — Tiens donc. — Oui, on a six box réservés à ça. Pour les gens qui veulent des souvenirs d'eux et de leurs copains. Le genre de photo où on fait des grimaces, voyez. On n'a pas de licence pour le porno ni de salons privés. Bref, ici c'est tranquille. Les pourboires ne sont pas géniaux, mais le boulot n'est pas pénible. — J'aurai besoin des disquettes de surveillance des dernières vingt-quatre heures. — Oh, je ne sais pas si je peux... Je ne suis qu'un employé. Il vaudrait mieux que vous parliez au patron, et il n'est jamais là avant dix-neuf heures. Vous comprenez, inspecteur... — Lieutenant. — Vous comprenez, lieutenant, je me contente de servir les clients, de les aider s'ils ont des difficultés avec les machines. Je ne suis là que vingt heures par semaine, le plus souvent l'après-midi. Ce n'est pas moi qui décide. — Contrairement à moi, rétorqua-t-elle en tapotant son insigne. Je peux obtenir un mandat, ou contacter votre employeur. Ou bien encore vous me remettez les disquettes, et je vous donne un reçu officiel de la police new-yorkaise. Tout cela sera long, et je déteste perdre du temps lorsque j'enquête sur un meurtre. — Un meurtre ? bredouilla-t-il, blanc comme un linge. Quelqu'un est mort ? Qui ? Oh, Seigneur... pas Rachel ? — Vous ne suivez pas l'actualité ? — Non, ça me déprime. — Vous n'avez pas tort. On a découvert le corps de Rachel très tôt ce matin. Elle a été tuée dans la nuit. Où étiez-vous cette nuit, Steve ? — Moi ? balbutia-t-il, effaré. Nulle part. Enfin si, j'étais quelque part. Forcément. Je suis resté ici jusqu'à vingt et une heures, ensuite je suis rentré chez moi. J'ai acheté une pizza en chemin, et je l'ai mangée en regardant une vidéo. Je vais vous chercher les disquettes, vous verrez que j'étais ici. Il s'éclipsa précipitamment. — Une pizza et une vidéo, ça ne lui fait pas un alibi, commenta Peabody. — Non, et tant mieux. Ça l'a convaincu de me donner les disquettes. Eve n'avait que deux heures de retard quand elle franchit les grilles du parc. Certes il lui restait du travail à boucler avant le lendemain, qu'elle ferait dans son bureau privé. Néanmoins elle était contente de soi : rentrer de si bonne heure à la maison était quasiment un exploit. Le manoir était superbe en été - il l'était en toutes saisons, mais le ciel bleu rehaussait encore l'élégance des murs de pierre. Ceinte d'une pelouse pareille à une mer moutonnante agrémentée de parterres fleuris et d'arbres centenaires projetant alentour une ombre bienfaisante, la résidence était un lieu de confort et d'intimité en pleine ville. A son habitude, Eve se gara devant le perron et se mit à tambouriner sur le volant, pensive. Summerset n'allait pas surgir à pas de loup dans le hall, lui lancer une réflexion sarcastique et désobligeante à propos de son retard. Il ne lui reprocherait pas non plus d'avoir laissé sa voiture plantée dans l'allée. Dommage... Elle sortit du véhicule et se réfugia au pas de course dans la divine fraîcheur de la demeure. Elle faillit demander au moniteur central où se trouvait Connors, quand elle entendit l'écho feutré d'une musique, qui la guida jusqu'au salon. Il était assis dans l'un des grands fauteuils anciens qu'il affectionnait, un verre de vin à la main, les paupières closes. C'était si rare de le voir fatigué qu'Eve en eut le cœur serré. Puis il rouvrit ses yeux si bleus, sourit. — Hello, lieutenant ! — Comment ça va ? — Mieux. Du vin ? — Volontiers, mais je vais me servir. Elle saisit la bouteille qu'il avait laissée sur la table, se remplit un verre. — Tu es là depuis longtemps ? — Non, quelques minutes. — Tu as mangé ? Il haussa les sourcils, une lueur amusée réchauffa son regard. — Oui, en admettant que la nourriture servie à l'hôpital soit comestible. Et toi ? — J'ai mangé un bout de quelque chose qui n'était pas terrible non plus. Alors tu es allé voir M. le champion de triple saut ? — Lui aussi te transmet son meilleur souvenir. Connors se tut, sirotant son vin. Il fixait Eve, attendait. — Bon, d'accord... grogna-t-elle en s'écroulant dans un fauteuil. Comment va-t-il ? — Assez bien pour quelqu'un qui a dégringolé l'escalier ce matin. Ce qui ne lui serait pas arrivé s'il avait pris l'ascenseur. Sa jambe s'est brisée comme une allumette, il a l'épaule en compote. Il ferma de nouveau les yeux, pianota sur l'accoudoir de son fauteuil. Elle se demanda s'il était dans le même état de nervosité et d'angoisse quand elle était blessée. — Ils lui ont plâtré la jambe, l'os se ressoudera parfaitement. Il souffrira plus longtemps de l'épaule. Il a soixante-huit ans. Ce matin, je n'arrivais pas à me rappeler son âge. Quand il a les bras chargés, il devrait emprunter l'ascenseur, mais non... Et pourquoi s'est-il occupé de ce monceau de draps cinq minutes avant son départ en vacances ? Je te le demande. — Parce qu'il est têtu comme une mule, maniaque, et qu'il veut tout faire à sa façon ? Connors eut un petit rire. — Tu n'as pas tort. Et tu l'aimes, pensa Eve. Pour toi, il est mieux qu'un père. — Donc, tu le ramènes demain ? — Oui. Il était tellement furieux de passer la nuit là-bas que j'en ai encore les oreilles qui sifflent. On croirait que je l'ai jeté dans une fosse à serpents, alors qu'il est dans une suite de la meilleure clinique de la ville. Bon sang... je devrais être habitué à ce genre de chose. Eve fit la moue, lorsqu'il prit de nouveau la bouteille de vin. — Tu lui as sans doute raconté que je rouspète aussi quand je suis à sa place. On pourrait peut-être s'arranger, lui et moi, pour t'hospitaliser. On verrait comment tu réagis et ça nous rapprocherait, Summerset et moi. — Ce qui serait une bénédiction. Elle se leva, ôta ses lunettes de soleil. — Tu as eu une mauvaise journée, n'est-ce pas ? — Celle de demain promet d'être aussi agréable. L'idée d'avoir une infirmière à la maion lui déplaît au plus haut point. — Je le comprends. Il se sent idiot, humilié, il est vexé. Il t'engueule parce qu'il t'aime. Elle prit le verre de Connors, le posa sur la table. — Moi, je réagis de la même manière. — Eh bien, vous devez tous les deux m'aimer énormément. — Moi, oui. Lui nouant les bras autour du cou, elle se pressa contre lui. — Et si je te le montrais ? — Tu cherches à me distraire ? — Je ne sais pas, murmura-t-elle en lui mordillant les lèvres. Ça marche ? — Je crois que je me requinque. — Puisqu'on est seuls dans cette grande maison, on commence par quoi ? — Essayons d'innover un peu... Elle s'écarta légèrement, les sourcils froncés. — Si on ne l'a pas encore fait, c'est que ce doit être anatomiquement impossible. — Tu as un esprit tellement pragmatique, ma chérie, rétorqua-t-il en lui baisant le front. Je t'adore. Je suggérais simplement de danser ici, dans le salon. — Hum... pas mal, dit-elle en tournoyant avec lui. Mais, dans mon fantasme, on était nus. — Nous y viendrons... Il se décontractait, en tout cas il s'y efforçait. Il appuya sa joue contre les cheveux de sa femme. Voilà ce dont il avait besoin. Eve... S'accrocher à elle, se noyer en elle. — Je ne t'ai pas demandé comment s'était passée ta journée, ma chérie. — Elle a été aussi pourrie que la tienne. Elle voulait l'interroger sur Browning et Brightstar qu'il connaissait probablement. Mais cela attendrait... jusqu'à ce qu'elle ait dissipé la tension qu'elle sentait en lui. — Je t'en parlerai plus tard... Avec un soupir voluptueux, elle glissa les doigts dans la chevelure noire de Connors, lui effleura les lèvres du bout de sa langue. Leurs soucis s'envolèrent un à un tandis qu'ils dansaient, étroitement enlacés pour une valse lente entrecoupée de baisers qui engourdissaient l'esprit, de caresses qui ranimaient le corps. Le désir d'Eve se faisant plus impérieux, elle lui griffa le dos de ses ongles courts. Connors laissait courir sa bouche sur la gorge d'Eve, au rythme de la musique, de son cœur qui s'accélérait, qui ne battrait jamais que pour elle. Elle lui déboutonnait sa chemise, il la dépouillait de sa veste. Elle lui planta ses petites dents blanches, aiguës, dans l'épaule. — Tu as de l'avance sur moi, bredouilla-t-il. — Rattrape-moi. D'un geste presque brusque, elle lui défit son pantalon et referma les mains sur son sexe durci. Assourdi par le sang qui battait à ses tempes, il voulut lui enlever son holster, La lanière résistait. — Saleté de truc... pesta-t-il. Elle étouffa un rire, ses doigts impitoyables toujours serrés sur son membre viril. Elle entendait son cœur cogner, le sentait lutter contre le plaisir qui montait en lui. Mais ce soir, elle lui ferait perdre tout contrôle de soi, jusqu'à ce qu'il ne pense plus à rien, sinon à elle et à ce feu qui le consumait. Elle savait comment le précipiter dans l'oubli, avec ses baisers sauvages, ses mains rudes et véloces, aussi douloureuses qu'une brûlure. Jusqu'à ce qu'il demande grâce. Voilà ce qu'elle avait à lui offrir. Ils tombèrent ensemble sur le sol, roulant sur le tapis dans un amas de vêtements déchirés, peau contre peau, bouche contre bouche. Elle le voulait fou, éperdu, haletant, et elle connaissait si bien son corps - sa force, ses points faibles -qu'elle en jouait comme d'un instrument. Elle sourit lorsqu'il balbutia son nom. Les mains de Connors étaient presque brutales -ainsi qu'elle le désirait -, ses lèvres voraces. Quand il lui bloqua les poignets, elle se laissa faire. Qu'il croie un instant avoir la maîtrise de la situation. Elle s'arc-bouta pour mieux s'offrir à sa bouche affamée. Et quand elle le sentit prêt à la posséder, prompte comme un fauve, elle le renversa sur le dos, le chevaucha. A présent c'était elle qui le tenait à sa merci. Il avait de la peine à respirer, ses yeux étaient d'un bleu d'orage. — Pourquoi es-tu si pressé ? murmura-t-elle. — Oh, Eve... — Il te faudra attendre que j'en aie fini avec toi. Elle l'embrassa avidement. Il n'était plus que frissons et gémissements. Sa peau scintillait de sueur, les battements de son cœur résonnaient dans le silence. Il supplia Eve, encore et encore, puis bafouilla des mots gaéliques qu'elle ne comprit pas, qui étaient peut-être des jurons ou des malédictions. Lorsqu'elle l'enfourcha de nouveau, il n'avait plus la force d'émettre le moindre son. Elle se cambrait, tel un éblouissant arc de lumière et d'énergie. Son regard mordoré fixait le sien. Elle dansait, l'entraînait dans un tourbillon vertigineux. Le plaisir l'envahissait, trop fort, trop vite pour qu'il puisse résister. Et quand la jouissance vint, ce fut un raz-de-marée qui le vida de toutes ses forces. Ils s'effondrèrent, tremblants, exténués. Ils restèrent ainsi un long moment, anéantis. — Il fait nuit, dit-il avec peine. — Tu as les yeux fermés, répondit-elle d'une voix rauque. Il battit des paupières, pour vérifier. — Non, il fait vraiment nuit. C'est drôle... Ce ne sont pas les lits qui manquent dans cette maison, pourtant on se retrouve souvent par terre. — Parce que c'est plus spontané, plus primitif... Et plus dur, grimaça-t-elle en se massant les reins. — Oui... Dois-je te remercier d'avoir accompli ton devoir d'épouse avec tant d'enthousiasme ? — Tu sais que j'ai horreur qu'on me taxe d'épouse, mais tu peux toujours me remercier de t'avoir mis la tête à l'envers. — Le mot est faible, murmura-t-il en l'étreignant. Merci... — De rien, rétorqua-t-elle en s' étirant langoureusement. Je vais prendre une douche et travailler un peu sur l'affaire dont on a écopé aujourd'hui. Une pause. — Tu aimerais peut-être me donner un coup de main? Il ne répondit pas immédiatement, contemplant le plafond. — Je devais vraiment être pitoyable quand tu es rentrée, déclara-t-il. Je suis en nage, on a bien failli enflammer le tapis, et maintenant tu me proposes de t'aider. Une « épouse » n'agirait pas autrement. — Attention, mon vieux. Quand elle se redressa sur son séant, il lui caressa doucement le dos. — Eve chérie... Je serai ravi de te donner un coup de main pour te doucher, mais j'ai moi aussi du travail. Avec toute cette histoire, j'ai pris du retard. Résume-moi ton affaire. — Une étudiante, employée à mi-temps dans un 24/7. Eve se leva, entreprit de rassembler ses vêtements épars. — On l'a tuée la nuit dernière, d'un seul coup porté au cœur, et on a balancé son corps dans un recycleur d'ordures dans Delancey, en face du magasin où elle travaillait. — C'est affreux... — Et ce n'est pas tout. Elle lui parla des images, du message adressé à Nadine, tandis qu'ils montaient se doucher. Eve avait découvert qu'exposer à voix haute les divers éléments d'un dossier - surtout avec un interlocuteur aussi subtil que Connors - lui permettait de mieux réfléchir. — Elle connaissait son meurtrier, commenta-t-il, elle avait confiance en lui. — Forcément. On n'a relevé aucune trace de lutte. — Quelqu'un qui fréquente l'université. De cette façon, si on le - ou la - remarquait dans les parages de la victime, ça ne paraissait pas anormal. — Il - ou elle - est très prudent, enchaîna Eve. Méthodique, minutieux. Très organisé. Quand Mira établira son profil, elle me dira certainement que l'assassin a un métier, qu'il règle ponctuellement ses factures et qu'il mène une vie tranquille. Il a une passion pour l'image, la photo. Je parie que c'est pour lui une profession, ou un hobby des plus sérieux. — Il y a une chose que tu n'as pas précisée, déclara Connors, alors qu'Eve sortait de la cabine de séchage. Tu ne m'as pas dit s'il est en train de repérer sa deuxième victime. Elle passa dans la chambre. — Malheureusement, il a dû la trouver. Les premiers clichés sont certainement déjà réalisés. Elle enfila un vieux pantalon gris et un débardeur. — Le cyberclub est peut-être son terrain de chasse. Je vais visionner les disquettes de surveillance et vérifier les dossiers des employés. Cet endroit, Les Coulisses, ne t'appartiendrait pas, par hasard ? — Ce nom ne m'évoque rien, répliqua-t-il, très à l'aise, tout en mettant une chemise propre. J'ai quelques établissements de ce genre, naturellement, à proximité des lycées et des universités où il y a plus de passage et, donc, de bénéfices. — Hum... Tu as suivi des études universitaires? — Non, l'école et moi n'avons jamais fait bon ménage. — Moi non plus. Je n'ai aucun point de repère, c'est une planète inconnue. J'ai peur de louper un indice à cause de ça. Par exemple, ce prof. Pourquoi elle se fatigue à enseigner la photo ? Elle n'a pas besoin de son salaire et, si elle veut créer des images, pourquoi elle ne le fait pas ? — Ceux qui ne sont pas capables d'être des créateurs deviennent enseignants. Eve écarquilla des yeux ahuris. — Mais comment peuvent-ils apprendre aux autres un truc dont ils sont incapables ? — Je n'en ai pas la moindre idée. Peut-être aime-t-elle ce métier de professeur. — Je ne comprends vraiment pas pourquoi. On te pose des questions sans arrêt, on attend que tu aies les réponses, on te lèche les bottes. Il faut que tu te coltines des abrutis, des petits malins, des prétentieux. Et tout ça pour qu'à la fin de leurs études, ils décrochent un boulot mieux payé que le tien. — Certains pourraient parler des flics de la même façon, rétorqua-t-il en effleurant la fossette qu'Eve avait au menton. Si tu travailles encore quand j'aurai fini, je t'aiderai. Elle esquissa un sourire, modèle de perversion. — Si tu travailles encore quand j'aurai fini, je t'aiderai, répéta-t-elle. — Pas de menaces, s'il te plaît. Dans son bureau, Eve se dirigea droit vers la kitchenette et l'autochef pour programmer un bon café. Puis elle téléchargea les disquettes du cyberclub et, machinalement, saisit la statuette représentant une déesse que la mère de Peabody lui avait offerte. Pour se porter chance, songea-t-elle. Elle reposa la gracieuse sculpture, fit défiler les images sur l'écran. Durant une heure, elle étudia les mouvements de la foule. L'éclairage était mauvais. Il laissait les coins de la salle dans l'ombre, tandis que la piste de danse était baignée d'une lumière crue et hachée. Si elle avait quelqu'un de précis à identifier, il lui faudrait probablement recourir aux magiciens de la DDE. Pour l'instant, elle ne distinguait qu'une masse de jeunes gens. Comme il l'avait dit, Steve Audrey était resté au bar jusqu'à vingt et une heures, quand la musique s'était déchaînée pour devenir un vacarme assourdissant. Manifestement, il faisait bien son travail, se montrait aimable tout en réussissant à servir tout le monde sans traîner. La plupart des clients, filles ou garçons, étaient par deux ou en groupe, nota-t-elle. L'assassin était vraisemblablement parmi les quelques rares solitaires. Elle se focalisa sur ceux qu'elle était en mesure de distinguer, marqua la section correspondante sur le film. Et soudain apparut le fameux Diego. Du moins était-elle à peu près sûre qu'il s'agissait de lui. Petit, roulant les mécaniques, moulé dans une chemise de soie rouge et perché sur des bottes à talons. Toi, se dit-elle, tu te prends pour un dieu. Elle le regarda balayer la foule des yeux, cherchant son gibier de la nuit. — Ordinateur, arrêt sur image. Agrandissement de la section vingt-cinq à trente. Les lèvres plissées dans une moue songeuse, elle examina attentivement le visage. Basané, séduisant si l'on appréciait le style macho. — Ordinateur, identification standard. Je veux le nom complet du sujet. Cela prendrait du temps, aussi s'attela-t-elle à d'autres tâches. Quelqu'un dans ce club avait transmis ces images à Nadine. Quelqu'un qui avait évolué dans cette lumière, ces ombres, qui avait manipulé une des machines, tapé l'adresse de Nadine à Channel 75 et cliqué sur la mention « envoi ». Pendant que la DDE explorait la mémoire des ordinateurs, à la recherche d'une trace, d'un écho, l'assassin de Rachel Howard se préparait pour son prochain portrait. Je déborde d'une telle énergie. Dire que c'est une métamorphose n'a rien d'excessif. Une renaissance. Elle est en moi à présent, je sens sa vie en moi. Comme une femme doit sentir l'enfant qu'elle porte. Bien mieux que ça, même. Car ce n'est pas une entité que je dois nourrir pour l'aider à grandir et à se développer Elle est tout entière en moi. Lorsque je bouge, elle bouge avec moi. Quand je respire, elle respire. Nous ne sommes plus qu'un, pour toujours. Je lui ai donné l'immortalité. N'est-ce pas la plus grande preuve d'amour qui soit ? Qu'il était extraordinaire, l'instant où j'ai stoppé son cœur Mai lu dans ses yeux que, brusquement, elle savait, elle comprenait. Et elle se réjouissait que je prenne en moi l'essence de son être afin que son cœur se remette à battre. Pour l'éternité. Admirez sa beauté sur les images d'elle que j'ai créées, l'une après l'autre, dans la galerie que je lui ai dédiée. Jamais elle ne vieillira, ne souffrira. Elle demeurera jusqu a la fin des temps une ravissante jeune fille au doux sourire. C'est le cadeau que je lui fais, en échange du sien. Cela ne s'arrêtera pas là. Il me faut sentir de nouveau ce flot de lumière et offrir mon présent à qui en est digne. Très bientôt, d'autres images embelliront ma galerie personnelle. Un jour, je partagerai ce journal avec le monde au lieu de n'en livrer que de brefs passages. Beaucoup me condamneront, voire me maudiront. Mais il sera trop tard. Je serai une armée. Eve fut réveillée par un cauchemar: elle était coincée sous le wagon d'un train qui avait déraillé. En réalité, c'était le chat qui pesait sur sa poitrine. Ronronnant comme un sauvage, il la contemplait fixement. Comme elle lui lançait un regard torve, il se souleva, cogna sa tête contre celle d'Eve. — Tu culpabilises, hein ? marmonna-t-elle en le grattant sous le menton, ce dont il raffolait. Tu ne l'as pas fait exprès, et il rentre à la maison aujourd'hui. Comme ça, tu pourras t'asseoir sur lui tant que tu voudras. Sans cesser de le caresser, elle se redressa. Galahad et elle étaient seuls dans le lit. Il n'était même pas sept heures, et Connors était déjà debout. Or il travaillait encore quand elle s'était couchée, à une heure. — Je suis mariée avec un homme ou une machine ? demanda-t-elle au chat. Je te pose la question. En principe, quand elle ouvrait les paupières, elle voyait Connors dans la partie salon de leur chambre, en train de boire son café et d'étudier les écrans muraux sur lesquels défilaient les cours de la Bourse. Eve s'était habituée à cette routine, qui lui plaisait beaucoup. Prenant Galahad dans ses bras, elle s'extirpa du lit et se dirigea vers le bureau de Connors. Elle entendit sa voix, calme et teintée d'une pointe d'accent irlandais, avant d'atteindre la porte. Elle jeta un œil à l'intérieur. Connors, déjà en costume, était en pleine holoconférence avec deux hommes et une femme. Sa secrétaire Caro se tenait légèrement en retrait. Curieuse, Eve réprima un bâillement et s'appuya au chambranle, sans lâcher le chat. Elle n'avait pas souvent l'occasion d'observer Connors dans son rôle de magnat. Si elle suivait bien - or l'un des interlocuteurs s'exprimait en allemand, lui sembla-t-il -, il était question de la conception et de la fabrication d'un véhicule tout-terrain. Comment réussissait-il à tout mener de front ? Cette nuit, quand elle s'était mise au lit, il s'occupait d'un luxueux complexe hôtelier à Tahiti, maintenant il s'agissait d'une voiture pour les mordus de sport. Et ce avant sept heures du matin. — J'attends les rapports de chaque département concerné jeudi midi. Je souhaite lancer la production dans le courant de ce mois. Merci, conclut-il. Les hologrammes s'effacèrent des écrans, hormis Caro. — Vous me laisserez un compte rendu de cet entretien, Caro. — Naturellement. Je vous rappelle votre planning, monsieur: réunion avec le Ritelink Group à huit heures et demie, vidéoconférence avec Barrow, Forst et Kline, concernant le projet Dystar, à dix heures. J'ai aussi votre programme de l'après-midi. — Plus tard. Faites en sorte, je vous prie, que les réunions de la matinée se déroulent à distance. De midi à quinze heures, je ne veux pas être dérangé. Je n'attends rien qui ne puisse pas être traité depuis ma résidence. Ce sera peut-être aussi le cas demain. — Très bien. Summerset sera heureux de retrouver le manoir. Vous nous donnerez de ses nouvelles ? — Oui, entendu. Quoique je né sache pas s'il appréciera vraiment d'avoir une infirmière pendant les prochains jours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il essaiera de me botter les fesses, quitte à se briser son autre jambe. — Vous avez l'habitude, répliqua Caro en tournant légèrement la tête. Bonjour, lieutenant... — Bonjour, Caro. Galahad échappa à Eve pour aller s'enrouler autour des mollets de Connors. Le tailleur impeccable de la secrétaire, ses cheveux blancs superbement coiffés firent réaliser à Eve qu'elle était attifée d'un survêtement gris informe. — Vous commencez la journée à l'aube, dit-elle. — À l'heure de Francfort, ce n'est pas si tôt. L'assistante de Connors pouffa de rire, lorsque le chat vint renifler son image et lui passa la tête à travers la cheville. — Voilà donc le coupable, déclara-t-elle en se penchant vers Galahad qui fixa sur elle ses yeux vairons. Il est imposant. — Il mange comme un ogre, commenta Connors. Je vous suis reconnaissant, Caro, d'être présente à cette heure indue. — A force de travailler pour vous, depuis des années, j'ai cessé de prêter attention à ce genre de détail. Transmettez mes vœux de prompt rétablissement à Summerset. — Je n'y manquerai pas. — Bonne journée, lieutenant. — Au revoir, Caro. Elle n'est jamais décoiffée, elle n'a jamais une tache de café sur sa veste? grogna Eve quand l'hologramme se fut évanoui. Et toi, tu as dormi ? — J'ai fait un somme. Tu t'inquiètes pour moi, lieutenant? Comme c'est gentil... — Tu travailles trop. Comme toujours, mais d'habitude je ne le remarque pas. — Quand on a eu faim, on préfère avoir son assiette bien pleine, rétorqua-t-il en lui plantant un baiser sur le front. — Écoute, si je peux, je rentrerai cet après-midi. Pour... euh, je sais pas... t'aider. Il eut un sourire éblouissant, à faire fondre la banquise. — Tu vois, tu te conduis comme une épouse. — Ferme-la. — J'adore ça, murmura-t-il en la plaquant contre la porte. Bientôt tu passeras ton temps dans la cuisine, à me préparer des petits plats. — Bientôt je te flanquerai un coup de pied où je pense, et c'est toi qui auras besoin d'une infirmière. — On jouera au docteur tous les deux? Elle plongea le nez dans sa tasse de café pour dissimuler son sourire. — Épargne-moi tes fantasmes pervers. Je vais piquer une tête dans la piscine avant de partir. Elle lui saisit le menton, l'embrassa sur la bouche. — Nourris le chat, ordonna-t-elle, et elle s'éloigna. Pour gagner du temps, Eve passa prendre Peabody avant de se diriger vers le labo. Pour obtenir les résultats au plus vite, mieux valait se déplacer et pressurer le maître des lieux, Dickhead Berenski soi-même. Bloquée dans les embouteillages, Eve examina son assistante dont les joues roses et les yeux étincelants ne cadraient pas avec l'uniforme impeccable et les grosses chaussures noires réglementaires. — Vous me tapez sur les nerfs, bougonna Eve. Pourquoi vous souriez sans arrêt ? — Vraiment ? rétorqua Peabody dont le sourire s'élargit encore. J'avoue qu'aujourd'hui le réveil a été particulièrement agréable. Un euphémisme pour... — Je sais ! coupa Eve. Elle se faufila dans une brèche entre deux voitures, passa à un cheveu du pare-chocs d'un taxi Rapid. — Vous savez, Peabody, quând vous avez commencé à avoir une relation régulière - si on peut utiliser ces termes pour qualifier ce qu'il y a entre McNab et vous -, je croyais que vous cesseriez de penser au sexe et d'en parler à longueur de temps. — La vie nous réserve toujours des surprises, n'est-ce pas ? Mais puisque ce sujet vous irrite, discutons d'autre chose. Comment va Summerset ? — Assez bien pour incendier Connors, sous prétexte qu'il est à l'hôpital. — Oh, Connors est habitué à ce genre de réaction ! Eve renifla bruyamment. — La prochaine personne qui s'avise d'émettre ce commentaire aura de mes nouvelles. — Puisque j'en ai quotidiennement, lieutenant, il me semble que c'est le moment de vous annoncer que, McNab et moi, envisageons de cohabiter. — Bon Dieu... Non, pas ça, pas quand je conduis... — Nous allons chercher un appartement, les nôtres sont trop petits, enchaîna Peabody, pressée de tout expliquer avant que son lieutenant n'explose. Donc je me demandais... quand les choses seront un peu calmées, chez vous, pourriez-vous voir avec Connors s'il n'aurait pas des logements libres au centre-ville ? Dans un rayon d'un kilomètre autour de Central Park... — J'ai les oreilles qui sifflent, je ne vous entends pas. — Dallas, murmura Peabody d'un ton implorant. — Ne me regardez pas comme ça. Je déteste que vous preniez cet air de cocker mort d'amour. Bon... je lui poserai la question, d'accord. Mais, par pitié, ne m'en parlez plus. — D'accord, lieutenant. Merci, lieutenant. Malgré ses lèvres pincées, Peabody ne réussit pas à ravaler un sourire idiot. — Soyez un peu sérieuse, nom d'une pipe, rouspéta Eve qui réussit à parcourir une centaine de mètres avant d'être de nouveau ralentie par les bouchons. Vous serez peut-être intéressée par le fruit des recherches que j'ai menées cette nuit durant mes loisirs ? — Oui, lieutenant. Je suis tout ouïe, et je n'ai pas les oreilles qui sifflent. — Diego Feliciano. Il travaille dans une cafétéria mexicaine, le Hola, appartenant à la famille. Dans la 125e Rue, entre City College et Columbia. Une clientèle composée en grande partie de jeunes. Diego est une espèce d'entrepreneur qui a, dit-on, arrondi ses fins de mois en fournissant aux étudiants et à leurs dévoués professeurs du Zoner et autres substances. Plusieurs arrestations, pas de condamnation. — Dois-je comprendre que nous aurons des tacos pour notre déjeuner? — Au lieu de saliver, contactez Feeney, je veux savoir où en est la DDE concernant la transmission des images et du message à Nadine. — Hier soir à vingt-deux heures, ils avaient éliminé trente pour cent des machines du cyberclub. Ils espèrent repérer celle qu'a utilisée l'assassin vers midi. — Et comment se fait-il que mon assistante ait connaissance avant moi de cette information ? — Oh... mettez ça sur le compte des confidences sur l'oreiller. Pour McNab, cette affaire est sa priorité numéro un. Comme Eve gardait un silence menaçant, Peabody toussota. — Faut-il que j'appelle Feeney ? — À ce stade, lui et moi sommes apparemment superflus. McNab et vous, vous nous préviendrez quand vous le jugerez utile. Eve décocha à son assitante un regard faussement amène. — Ce n'est peut-être même pas la peine que j'aille au labo. Vous avez aussi une liaison avec Dickie ? — Quelle horreur ! — Ah, je retrouve un peu de ma foi en vous ! Sous sa blouse blanche, Dickie Berenski arborait une chemise jaune à pois bleus du plus bel effet. Ses fins cheveux noirs clairsemés étaient soigneusement plaqués sur son crâne en forme d'œuf. Quand Eve apparut, il scrutait l'un de ses nombreux écrans tout en mâchonnant un beignet à la framboise. — Tiens, la revoilà, dit-il. Vous ne pouvez pas vous passer de moi, pas vrai, mon petit rayon de soleil ? — Avant de venir, il a fallu que je me fasse vacciner. Bon, crachez-moi le morceau. — Vous ne me demandez pas d'abord où je me suis fabriqué ce magnifique bronzage tropical ? — Non. Rachel Howard, Dickie. — Je suis rentré il y a deux jours d'une formidable semaine de vacances au Swingers'Palace, un luxueux complexe nudiste sur Vegas II. — Vous vous êtes baladé sans rien sur le corps, et personne n'est mort ou n'a perdu la boule ? — Dites donc, sous mes habits, je suis sacrément bien fichu. Si ça vous tente de vérifier... — Stop, avant de sombrer dans l'abomination. Parlez-moi de Rachel, Dickie. — Le boulot, toujours le boulot... Secouant la tête d'un air écœuré, il se propulsa, sur son tabouret à roulettes, jusqu'à un autre écran. — Morris vous a indiqué l'heure du décès, la cause, etc. Contenu du dernier repas, pas de rapport sexuel. J'ai trouvé des fibres sur ses vêtements et ses chaussures. De ses longs doigts pareils à des pattes d'araignée, il pianota sur le clavier pour afficher une image. — Sur la semelle des souliers, on a des fibres de tapis de sol pour les voitures. Je vous ai noté la marque. Le problème, c'est que beaucoup de véhicules sont équipés de tapis identiques. Surtout des vans, des SUV et des camions sortis d'usine entre 52 et 57. Voyez, c'est un chiné : marron, beige et noir. Il tapota, sur l'écran, l'échantillon de fibre tellement agrandi qu'il ressemblait à un bout de corde effilochée. — Une couleur affreuse, décréta-t-il. Si vous récupérez le tapis, on pourra comparer, sinon... — Vous n'avez rien de mieux ? — Un peu de patience et de respect... Il engloutit le reste de son beignet et, la bouche pleine, poursuivit : — Les fibres sur les vêtements proviennent du fauteuil dans lequel il l'a installée. Les couleurs correspondent à la photo qu'il a prise, et là aussi on a un tissu bas de gamme. Apparemment, notre type ne claque pas son argent pour les voitures et les meubles. Il passa à une autre image. — Par contre, sur d'autres points, il ne lésine pas. Regardez... les clichés pris avant, et le portrait réalisé postmortem. Il l'a maquillée. — Ça, je le savais déjà. — Elle n'avait chez elle aucun des fards utilisés. En réalité, si on en juge par les instantanés, elle ne se maquillait pas beaucoup. Elle n'en avait pas besoin, elle était fraîche comme une rose. Mais il l'a pomponnée pour cette photo. On a prélevé des échantillons sur le corps. Des produits de première qualité, du matériel de professionnel, dont se servent les mannequins et les acteurs. Cette marque de rouge à lèvres - Barrymore, Fleur de Pommier - coûte cent cinquante dollars. — Il me faut la liste de tous les produits identifiés. — Ouais, ouais... répondit-il en lui tendant une disquette. Et on a un autre indice intéressant. Des traces de pansement NuSkin sur la poitrine. — Morris me l'a dit. — Un vulgaire pansement qui n'avait aucune chance de la soigner. De toute façon, elle était morte. Mais il ne voulait pas qu'il y ait des taches de sang. Il afficha sur l'écran un agrandissement de la blessure. — La chemise et le soutien-gorge n'étaient pas troués. — Donc il l'a déshabillée d'abord. Peut-être pas complètement, mais il a déboutonné la chemise et dégrafé le soutien-gorge. Il la poignarde. Il comprime la plaie avec un pansement. Il la rhabille, l'installe pour la pose. Quand il a terminé, il retire le pansement. Pourquoi? Elle se mit à faire les cent pas, réfléchissant à voix haute. — Parce qu'il a terminé, justement. Il en a fini avec elle, pour lui elle n'est plus qu'un déchet. Il craint peut-être d'avoir laissé des empreintes sur le pansement, qui risqueraient de nous conduire jusqu'à lui. À moins qu'il ne pense même pas à ça, qu'il veuille simplement garder un... souvenir. Elle s'interrompit, passa une main nerveuse dans ses cheveux. — J'ai vu pire, commenta Dickie. — Oui, il y a toujours pire. — Trina serait l'interlocutrice idéale pour les produits de beauté, déclara Peabody quand elles furent de nouveau dans la voiture. Elle connaît tous les fournisseurs. — Ouais... marmonna Eve. Elle y avait déjà pensé... et imaginé ce qui arriverait si elle contactait la styliste : elle se retrouverait embarquée pour une séance de sadisme, avec coupe de cheveux, soins complets du visage et du corps. Cette simple idée la faisait frémir. — Vous lui parlerez, vous. — Lâche, accusa Peabody. — Exact. Je refuse de l'approcher. Si elle vous demande où je suis, répondez que je mène une enquête top secret quelque part dans la galaxie. Je ne reviendrai pas avant des semaines. Non... des années. — D'accord. Et en attendant ? — Diego. — Ce n'est pas l'heure de déjeuner. — Vous n'aurez qu'à vous couper l'appétit avec un burrito. Mais, cinq minutes après leur entrée dans la jolie cantina, Peabody sut que, hélas, elle allait avoir une faim de loup. La salle embaumait les épices et la cuisine exotique. Des jeunes engouffraient leur petit déjeuner, dans des box de quatre places, entre lesquels circulaient les serveurs chargés de mugs de café. Diego ne travaillait pas le matin, leur déclara une employée. On ne l'apercevait pas avant midi, quand il émergeait de son logement situé au-dessus du restaurant. — Il fait le midi et le soir, dit Eve tout en montant à l'appartement. Plus d'animation, plus de pourboires. Avoir son oncle comme patron, ça présente des avantages. Peabody, vérifiez s'il a un véhicule enregistré à son nom. Ensuite contrôlez celui de l'oncle, ou cherchez éventuellement un van professionnel. — À vos ordres. Peabody lança la recherche, tandis qu'Eve frappait à la porte. Pas de réaction. Elle tapa plus fort. Un moment après, elle entendit une voix qui parlait en espagnol et semblait débiter un chapelet de jurons. Elle approcha son insigne du judas. — Ouvrez, Diego. — Rien à son nom, chuchota Peabody. L'oncle a une voiture récente, et un van pour le restaurant. Elle se tut lorsque la porte s'ouvrit sur un Diego vêtu d'un pyjama bleu électrique que McNab, songea-t-elle, adorerait. — Qu'est-ce que c'est ? Il avait les yeux noirs, somnolents, une attitude à la fois désinvolte et insolente. Il détailla Eve, eut un sourire qui étira ses lèvres charnues. — J'ai des questions à vous poser, déclara-t-elle. Vous avez le choix : sur le palier ou à l'intérieur ? Il haussa les épaules, s'inclina dans une courbette censée exprimer sa galanterie. — J'offre toujours l'hospitalité aux dames. Du café? — Non. Où étiez-vous avant-hier soir, Diego ? Vous connaissez le refrain, n'est-ce pas ? Avec qui étiez-vous et que faisiez-vous ? Eve embrassa la pièce du regard. Petite, surchauffée, un décor rouge et noir dans le style « dieu du sexe ». Une odeur d'eau de toilette pour hommes, musquée, saturait l'atmosphère. — J'étais avec une femme, naturellement, roucoulat-il. On s'est... amusés toute la nuit. — Elle a un nom, cette femme ? Il baissa ses yeux frangés de longs cils épais. — Un gentleman ne dit pas ce genre de chose. — Dans ce cas, je prononcerai à votre place le nom de l'heureuse élue : Rachel Howard. Sans cesser de sourire, il leva les mains en signe d'ignorance. Eve se tourna vers Peabody qui sortit la photo. — La mémoire vous revient ? — Ah oui... La jolie Rachel, la reine de la danse ! Nous avons eu une brève et charmante histoire, mais j'ai dû y mettre un point final. D'un geste théâtral, il posa une main sur son cœur. Un anneau d'or étincelait à son auriculaire. — Elle exigeait trop de moi. Je me donne à toutes les dames, pas à une seule. — Vous avez mis un point final à l'histoire ? En poignardant Rachel et en l'abandonnant dans un recy-cleur d'ordures ? Diego en resta bouche bée, soudain très pâle. — Qu'est-ce que vous racontez ? — Elle a été assassinée avant-hier soir. Il paraît que vous étiez plutôt collant avec elle, Diego. — Non, pas du tout ! Subitement, il avait perdu son petit accent espagnol et s'exprimait comme un New-Yorkais de souche. — On a dansé ensemble plusieurs fois, rien d'autre. Il y a plein d'étudiantes dans ce cyberclub. Elle m'a tapé dans l'œil, d'accord, mais c'est pas un crime. — Vous êtes allé au magasin où elle travaillait. — Et alors ? Où est le mal ? — Parlez-moi de votre brève et charmante histoire. Verdâtre à présent, au bord du malaise, il s'effondra dans un fauteuil. — On n'en est jamais arrivés là, avoua-t-il. Je l'ai emmenée dîner, et je me suis pris un râteau. Ça m'a agacé, j'ai insisté. Je croyais qu'elle voulait jouer au chat et à la souris... — Maintenant vous me donnez le nom de la dame que vous avez mentionnée tout à l'heure. — Je le connais pas, son nom. Oh là là... Je faisais la tournée des grands ducs, d'un club à l'autre. J'ai raccompagné une fille chez elle. Dans l'East Side... Merde. Dans la 2e Avenue. Comment elle s'appelle, déjà? Hea-ther, Hester... Je sais plus. Une chica blonde qui avait juste envie d'un type. — Il va falloir être plus précis. — Écoutez... Il enfouit sa figure dans ses mains, regarda Eve à travers les mèches d'un noir luisant qui lui balayaient le front. — On était défoncés, vous comprenez ? Un peu de Zoner, un peu d'Erotica. On est allés chez elle. Dans la 2e Avenue, j'en suis à peu près sûr, vers le numéro 30, par là. Près d'un métro, parce que je l'ai pris à trois ou quatre, heures du matin. Juste une aventure d'une nuit. Le genre de truc qu'on oublie, voyez ? Eve désigna les images de femmes nues qui ornaient les murs. — Vous aimez photographier les jolies filles, Diego ? — Hein ? Mais qu'est-ce que c'est, encore ? Je les trouve sur le Net, ces photos, et Je les encadre. J'aime regarder les femmes, et alors ? J adore les femmes, et elles m'adorent. Je m'amuse pas à les trucider. Quelques instants plus tard, Eve et son assistante regagnaient la voiture. — Visqueux, décréta Peabody. — Oui, ce qui n'en fait pas obligatoirement un criminel. On a besoin d'un mandat pour fouiller les véhicules de l'oncle, inspecter les tapis de sol. Mais je n'imagine pas notre Diego organisant une opération aussi complexe. Il aurait néanmoins pu se procurer les opiacés, en vouloir à la victime, se trouver dans le cyberclub d'où ont été envoyés les images et le message, et disposer d'un moyen de locomotion correspondant à celui que le coupable a utilisé pour transporter Rachel. Par conséquent, on le garde sur notre liste de suspects. — Et maintenant ? — Shopping. — Lieutenant, auriez-vous reçu un coup sur la tête ? — Les appareils photo, Peabody. On s'en occupe tout de suite. La veille, elle avait sélectionné les meilleurs magasins spécialisés. L'assassin se considérait manifestement comme un professionnel, voire un artiste, il était fier de ses œuvres. Eve en déduisait qu'il attachait une grande importance à son matériel. Un bon enquêteur devait connaître l'arme du crime. Un appareil photo avait tué Rachel, aussi sûrement que la lame plantée dans son cœur. Elle s'arrêta d'abord dans la 5e Avenue, devant le magasin Preneurs d'images. Sérieux, sans chichis, pensa-t-elle en balayant rayonnages et comptoirs du regard. Sur deux écrans muraux, se succédaient des clichés aux couleurs somptueuses. Un petit homme brun en chemise blanche se précipita. — Puis-je vous aider? — Ça dépend, dit Eve en ouvrant sa veste pour exhiber l'insigne accroché à sa ceinture. J'ai des questions à vous poser. — Mon Dieu, mais j'ai payé ces contraventions, j'ai un reçu ! — Heureuse de l'apprendre. Il ne s'agit pas de ça. Je souhaiterais vous interroger sur la photographie, les appareils, le développement, etc. Elle lui montra le cliché de Rachel, pris sur le vif au 24/7. — Qu'en pensez-vous ? Il saisit l'image par les coins, entre le pouce et l'index. Et, aussitôt, il ravala une exclamation. — Je l'ai vue aux informations. C'est la jeune fille qu'on a retrouvée morte. Quelle horreur! — Oui, en effet. Diriez-vous que, sur un plan artistique, il s'agit d'une bonne photo? — Moi, je vends du matériel. Le côté artistique, je ne peux pas juger. En tout cas, ce n'est pas réalisé avec un appareil jetable. Attendez... Il s'éloigna de nouveau à toute allure, vers une femme postée derrière un comptoir. — Nella, jette un coup d'œil à ça. La dénommée Nella était maigre comme un clou, coiffée d'un énorme chignon rouge. Sous cet échafaudage, le visage formait un triangle d'un blanc de neige, uniquement rehaussé par les paupières et les lèvres magenta. Elle étudia l'instantané, puis Eve. — C'est la fille assassinée dont on a parlé aux actualités, dit-elle d'une voix nasillarde. Le malade qui l'a tuée l'a aussi photographiée ? — En théorie, du moins. Que pensez-vous de lui en tant que photographe ? Nella posa le cliché sur le comptoir, le saisit de nouveau pour l'examiner à la lumière, le reposa et s'arma d'une loupe. Enfin, elle releva la tête. — Il est bon. Un pro ou un amateur talentueux. Pas de défauts évidents, et on sent un lien avec le sujet. — Comment ça ? Nella ouvrit un tiroir où elle pécha un paquet de chewing-gums qu'elle se mit à mastiquer vigoureusement. — Il ne se contente pas de mitrailler le toutou de la famille ou cette connerie de Grand Canyon. Là, on voit qu'il éprouve de l'affection et de la compréhension à l'égard de son sujet. Il apprécie sa personnalité. C'est un excellent portait, un instantané réalisé par quelqu'un qui sait regarder et qui a la main ferme. — Quel genre d'appareil utilise-t-il ? — Je suis Sherlock Holmes ou quoi ? lança Nella qui gloussa bruyamment, ravie de sa boutade. — Qu'est-ce que vous utiliseriez si vous vous preniez au sérieux ? Si vous vouliez mitrailler quelqu'un sans qu'il s'en rende compte ? — Si j'étais bourrée de fric, le Bornaze 6000 ou le Rizeri 5M. Sinon, le Hiserman DigiKing. Elle sortit de la vitrine un appareil pas plus grand que sa paume. — Voilà le Rizeri, le must des appareils de poche. L'idéal pour les instantanés et la photo d'art. Il se connecte sur n'importe quel ordinateur. — Combien en vendez-vous par mois ? — Vous rigolez ? On en vend une dizaine par an. Parce que, figurez-vous, qu'ils sont quasiment indestructibles. Ce qui ne nous arrange pas. Vous en achetez un, vous l'avez pour la vie, à moins de choisir un modèle plus sophistiqué. Or, pour l'instant, il n'y en a pas sur le marché. — Vous avez une liste de clients pour les trois catégories d'appareils que vous avez mentionnées ? Nella fit claquer son chewing-gum. — Vous croyez que ce malade est l'un de nos clients ? — On doit bien commencer quelque part, alors pourquoi pas par vous ? Quelques minutes après, Eve et Peabody quittaient le magasin. — Ôn va àn^dtiïf'rm^^^^c^A^Jmqme^ dit Eve. En nous bornant d'abord à New York. Je parie qu'il a opté pour du matériel de premier ordre. On établira des recoupements avec les produits de beauté, et peut-être on aura de la chance. — Et s'il a loué le matériel ? — Ne me cassez pas le moral, ronchonna Eve. À votre avis, combien de photographes professionnels y a-t-il dans cette ville ? — J'ai droit à plusieurs réponses ? — Débrouillez-vous pour me donner la bonne. On attaquera par quatre secteurs : le lieu où on a découvert le corps, la résidence de la victime, l'université, le cyberclub. Pour désirer Rachel, encore fallait-il qu'il la croise souvent. Elle le connaissait, au moins de vue, sinon elle ne l'aurait pas suivi. Dès qu'on aura avancé sur ce plan, on reprendra les interrogatoires. Les gens qui la fréquentaient, ses professeurs, ses collègues de travail. Les photographes du coin, les artistes. Le communicateur de bord l'interrompit, et le minois de McNab s'afficha sur l'écran. Il avait coiffé en arrière ses longs cheveux blonds, histoire de montrer les trois anneaux argentés qui ornaient son oreille. — Lieutenant... cher officier... J'ai repéré la machine qui nous intéresse. Si vous voulez passer au cyber-club... — Apportez-la au Central, rétorqua Eve. Le message a été transmis à Nadine à une heure vingt - un envoi retardé. Épluchez la disquette de surveillance. Je veux voir qui se servait de l'ordinateur à cette heure-là. Il me faut l'identité de cet individu au plus vite. J'arrive. — Bien, lieutenant. Mais ça risque de prendre un peu de temps... — Réunion à onze heures. Soyez là avec les renseignements. Excellent travail, inspecteur. 90 J>A'.'S.i.'-'' Me>!•• '.:!!::min -coupa la communication. — Réservez-nous une salle, Peabody, et demandez à Feeney de se joindre à nous. Elle eut le temps de mettre de l'ordre dans ses notes, de calculer les probabilités, d'examiner les rapports du labo et du légiste. Puis une bouffée de remords la poussa à appeler Nadine. — Je voulais vous tenir au courant, mais il n'y a pas grand-chose que je puisse vous dire. — Vous allez quand même me le dire. — J'ai plusieurs angles d'attaque, et une piste que je m'apprête à suivre de plus près. — Laquelle ? — Si ça donne un résultat positif, je vous préviendrai. Vous avez ma parole. Je ne vous mets pas sur la touche, mais je n'ai vraiment rien de nouveau. — Je ne vous crois pas. Eve hésita, soupira. — Bon, voilà ce que vous pouvez dire : la victime n'a pas été sexuellement agressée et, d'après les enquêteurs, elle connaissait son assassin. Ajoutez que, dans l'immédiat, l'inspecteur chargé de l'enquête ne fait pas d'autres commentaires. — Super, Vous voyez bien qu'on a toujours quelque chose à raconter La dépouille a été rendue à la famille? — Elle le sera demain. Il faut que je vous laisse, Nadine. J'ai une réunion. — Une minute... Vous confirmez que les enquêteurs et leur lieutenant sont convaincus que le meurtrier de Rachel Howard tuera encore ? — Non. Ne jouez pas cette carte-là, Nadine. C'est trop tôt. Eve éteignit le communicateur, se frotta la figure. Malheureusement, songea-t-elle, le prochain crime ne tarderait pas. Elle fut la première à pénétrer dans la salle de conférence, aussi en profita-t-elle pour sortir ses notes qu'elle parcourut de nouveau. Images, jeunesse, pureté, portrait, lumière. Sa lumière si pure. La virginité ? Comment diable l'assassin savait-il qu'elle était vierge ? Était-ce un confident? Un amant potentiel? Un conseiller, une figure incarnant l'autorité ? En qui Rachel avait-elle confiance ? Eve se représenta mentalement le visage ravissant, le sourire radieux de la jeune fille. Pas une once de méfiance. Contrairement à Eve. Mais celle-ci n'avait pas vécu dans un foyer stable et agréable, auprès de parents équilibrés et affectueux, avec une petite sœur un peu chipie. Dans la vie de Rachel, tout avait été presque trop normal jusqu'aux dernières heures de son existence. La famille, les amies, les études, un job à mi-temps. À l'âge de Rachel, Eve avait déjà décroché son diplôme de l'Académie, endossé l'uniforme de flic. Elle avait déjà vu la mort de près. Elle avait déjà tué. Et elle n'était plus vierge, depuis son sixième anniversaire. Ou le septième, peut-être ? Quel âge avait-elle au juste, la première fois que son père l'avait violée ? Quelle importance ? Sa lumière n'avait jamais été pure. Voilà ce qui, chez Rachel, avait attiré l'assassin. Ce qu'il avait voulu d'elle. Sa simplicité, son innocence. Il l'avait tuée pour s'emparer de ça. Elle tourna le regard vers McNab qui entrait, portant le volumineux ordinateur du cyberclub. Elle ne put s'empêcher d'observer sa démarche. Le mois précédent, à la suite d'une blessure, il avait eu tout le côté gauche du corps paralysé. Il n'avait pas encore recouvré tous ses moyens, constata Eve. Mais il ne boitait plus, ne traînait plus la jambe. Et ses biceps semblaient supporter vaillamment le poids de la machine. — Excusez-moi, lieutenant, bredouilla-t-il, essoufflé, les joues rouges. Accordez-moi un instant pour tout installer. — Vous n'êtes pas en retard, prenez votre temps. Il était vêtu d'un pantalon d'été, vert pomme, et d'un débardeur à rayures vert et blanc, sous une veste légère, d'un rose vif assorti à celui de ses sandales. Rachel était en jean et chemise bleue, chaussée de sandales en toile. Les oreilles ornées de deux petites perles d'argent. La victime et le flic auraient aussi bien pu venir de planètes différentes. Alors pourquoi une jeune fille sage fréquentait-elle un cyberclub ? Qu'est-ce qui l'attirait dans ce genre d'endroit ? — Vous allez dans les cyberclubs, McNab ? — Non, pas souvent. On s'y ennuie. Ça m'arrivait quand j'ai débarqué en ville. Je m'imaginais que les nanas seraient épatées par mon talent littéralement magique en matière d'informatique. — Et c'était le cas ? — Oui, répondit-il avec un sourire canaille. Mais c'était avant Peabody. — Qu'est-ce qu'elle fichait là, McNab ? — Je... Peabody? — Rachel, soupira-t-elle en poussant le portrait vers lui. Que cherchait-elle dans ce club ? Il pencha la tête, étudia le cliché. — Les étudiants aiment bien ces endroits, surtout ceux qui n'ont pas l'âge de consommer de l'alcool. Ils imitent les grands. Cocktails de jus de fruits avec des noms alambiqués, musique. Ils ont des ordinateurs pour faire leurs devoirs, ils se détendent, ils dansent, ils discutent des cours, ils flirtent. C'est une sorte de... comment dire... de passerelle entre l'adolescence et la vie d'adulte. C'est pour cette raison qu'on y rencontre beaucoup de gens qui ont dépassé la trentaine. — Oui, je comprends... Elle se levait pour se servir un café, quand Peabody apparut, flanquée de Feeney. — Eh bien, toute la bande est là, dit Feeney en s'ef-fondrant dans un fauteuil. Tu m'en donnerais un peu, ma belle ? Eve lui apporta un mug. Sans perdre un instant, elle leur fit un rapide compte rendu, puis céda la parole à McNab. — À vous, monsieur le spécialiste. — La transmission a été opérée depuis cette machine. L'heure de réception du message, sur le mail de Nadine à Channel 75, et l'heure d'envoi correspondent. En visionnant la disquette de surveillance, nous découvrons... une vraie cohue. Attendez... Il extirpa de sa poche un stylo laser qu'il pointa vers l'écran. — L'ordinateur qui nous intéresse est... ici, dit-il en encerclant une portion de l'écran. On le distingue mal, derrière tous ces gens qui vont et viennent. Mais là... arrêt sur image, ordonna-t-il. On aperçoit la personne qui est au clavier. Affichage et agrandissement de la section sélectionnée. Regardez... — Une femme, dit Eve d'un ton froid, en s'appro-chant de l'écran. Vingt-cinq ans environ, métisse, cinquante kilos, au maximum. Impossible que cette fille ait tué Howard et l'ait balancée dans un recy-cleur d'ordures. Elle est musclée comme un cure-dent. — Une accro. — Pardon ? — Les toxicos dans son genre se shootent à l'informatique. Certains s'enferment dans un trou de souris pour n'avoir pas de contacts avec les humains. Ils ne vivent que pour et par leur ordinateur. D'autres préfèrent avoir des gens autour d'eux. Ils gagnent quelques sous en envoyant et en réceptionnant des messages, ou en tapant des documents. N'importe quoi, pourvu que ça leur donne une bonne raison de rester vissé devant une machine. — Comme les malades de la DDE, persifla Eve. — Hé ! s'indigna Feeney en réprimant néanmoins un sourire. Les toxicos ont rarement un vrai métier, en tout cas ils ne le gardent pas. Le regard braqué vers l'écran, il tambourina sur la table. — Vous voyez ? La serveuse lui apporte une pile de disquettes. Elle prend sans doute un pourcentage - le club aussi, peut-être - sur ce que touchent les accros par transmission ou pour le boulot qu'on leur demande. — Ça n'a rien d'illégal, objecta McNab. C'est comme si je vous disais : « Dallas, vous pouvez envoyer ces messages pour moi, mon ordinateur est en panne, je n'ai pas le temps, etc. », et je vous file dix dollars pour votre peine. — Ou si vous êtes mal intentionné, vous vous adressez à un de ces paumés et les messages sont transmis d'un peu partout, de sorte qu'on ne puisse pas remonter jusqu'à vous. McNab haussa une épaule. — Moui... Mais qui va se fier à un mordu pour un truc sérieux ? — Le tueur. Il nous faut l'identité de cette fille. Peabody, appelez le cyberclub, on nous donnera peut-être le nom de cette fille. Est-ce qu'elle lit ce qu'elle envoie? — Quelquefois oui, ça ajoute au plaisir, répondit Feeney. On s'immisce dans la vie des autres, dans leurs pensées, sans avoir un contact réel avec eux. — Je n'arrive pas à comprendre ça, grommela Eve. — Si on le souhaite, précisa McNab, on peut aussi empêcher l'expéditeur d'ouvrir le message. Mais un connaisseur serait capable de franchir le barrage. Cette fille ne le fait pas, elle va trop vite. — Et quand elle a fini, que deviennent les disquettes ? — Je suppose que la serveuse les reprend et lui en rapporte une autre fournée. Elles sont rangées sur le bar ou sur une table spéciale. On les récupère si on veut, à moins que le club les recycle. On est censé les étiqueter. — Il pourrait venir à n'importe quelle heure, lui donner la disquette, murmura pensivement Eve. S'attarder pour boire un verre, la regarder travailler. Il ne se presse pas... Il veille à rester dans la cohue, pour ne pas être repéré par les caméras de surveillance. Un cocktail, une danse ou deux... Il rempoche sa disquette, et il s'en va. Il rentre chez lui, il dort sur ses deux oreilles. Parce qu'il dort comme un bienheureux, j'en suis certaine. Au réveil, en sirotant son café, il regarde les nouvelles pour s'assurer qu'on parle de son exploit. — C'était facile pour lui, renchérit Feeney. Trop facile, du début à la fin. Il a hâte de recommencer. — On creuse la piste du matériel photo, des produits de maquillage et des photographes. Vérifiez toutes les disquettes que le club n'a pas déjà recyclées. McNab, vous cherchez notre mordue de l'informatique, tous les deux vous parlez le même langage. — D'accord. — Je retourne à l'université, faire un tour au cours de photo et tenter de reconstituer les dernières heures de Rachel. Ensuite, je m'absenterai une heure. Peabody, vous restez avec Feeney. Eve saisit le portrait. Elle n était pas prête, pas encore, à épingler Rachel Howard sur le tableau des morts. — Je serai là à seize heures. 6 Immobile au fond du labo photo, Eve observait le décor et essayait de se représenter ce lieu tel que Rachel l'avait vu pour la dernière fois. Il faisait nuit, les étudiants étaient moins nombreux. Mais Rachel était à sa table, peaufinant et admirant les images fugitives de la réalité qu'elle avait capturées dans son appareil. A quoi pensait-elle ? Était-elle concentrée sur son travail, son esprit vagabondait-il? Écoutait-elle le Pr Browning, ou était-elle dans sa bulle, son univers intime ? Peut-être avait-elle plaisanté avec l'un de ses voisins. Il y avait du flirt dans l'air, des échanges de regards, des chuchotements. Rachel aimait flirter, danser. Elle était heureuse d'avoir vingt ans. Eve s'avança d'un pas, pour se montrer, tandis que Browning assignait à chacun une tâche pour le prochain cours, et que les élèves commençaient à se disperser. Ils sortaient par deux, ou en groupe, remarqua Eve. Les solitaires rasaient les murs. Rien n'avait changé depuis l'époque où elle avait fait ses études. Seigneur, ce qu'elle avait pu détester l'école... Elle aussi était solitaire, par choix. Inutile de se lier avec quiconque, pensait-elle alors, il fallait simplement faire le gros dos en attendant d'être libre de tracer son propre chemin. Autrement dit, d'entrer à l'Académie de police. — Lieutenant Dallas ? lança Browning. Elle avait tiré ses cheveux en arrière et les avait roulés en chignon. Cependant elle avait toujours l'allure d'une somptueuse fleur exotique - ce qui ne correspondait pas du tout à la vision qu'Eve avait d'un professeur. — Vous avez du nouveau pour Rachel ? — L'enquête est en cours. J'ai quelques questions supplémentaires à vous poser. Sur quoi travaillait Rachel, en ce moment ? — Un instant, répondit Leeanne en ouvrant un gros cahier. C'est un cours de débutants, puisque nous sommes en été. Nous avons plusieurs étudiants à mi-temps, comme Rachel, et de nombreux élèves à plein temps qui en profitent pour prendre de l'avance. Le programme est beaucoup moins chargé qu'en automne ou au printemps. Ah, voilà... Portraits. Visages dans la ville. Le lien entre l'image et le photographe. — Vous auriez l'une de ses photos récentes ? — Oui, je devrais avoir quelques spécimens dans mes dossiers. Attendez... Elle s'approcha de son ordinateur, tapa un mot de passe et énonça une série d'instructions. — Comme je vous l'ai dit, Rachel était une élève très consciencieuse. Mieux, ce cours lui procurait du plaisir. Elle ne le considérait pas comme une option négligeable, elle ne se contentait pas de faire acte de présence. Tenez, regardez... — Remke... Le propriétaire du delicatessen, en face du 24/7 où elle travaillait. — Vous voyez, elle a capté une certaine dureté dans l'inclinaison de la tête, le menton proéminent. Il a l'air d'un bouledogue. — C'est tout à fait ça, rétorqua Eve, se remémorant la façon dont il avait enguirlandé l'employé de la voirie. — Pourtant les yeux reflètent une gentillesse qu'elle a également saisie. Et nous avons le cadrage, l'arrière-plan. La pellicule de sueur qui luit sur le visage de cet homme, et derrière lui les salades bien fraîches dans la vitrine réfrigérée. Le contraste est excellent, on devine où on est, on sent l'atmosphère. Un bon portrait. Il y en a d'autres, mais celui-ci est le meilleur. — J'aimerais une copie de tout ce qu'elle a réalisé. — Très bien. « Ordinateur, copie et imprime les documents du fichier Rachel Howard. » Lieutenant... je ne comprends pas en quoi ces clichés vous aideront à retrouver son assassin. — Je veux voir ce qu'elle voyait, et peut-être ainsi je verrai ce que son meurtrier voyait. J'ai observé les étudiants qui quittaient cette salle. La plupart avaient de gros sacs. — Ils sont tous très chargés. Il leur faut un portable, un mémo, des disquettes, probablement un enregistreur, et pour ce cours un appareil photo. Sans parler des produits de maquillage, des sodas, des communicateurs et autres objets personnels qu'ils trimballent sur le campus. — Quel genre de sac avait Rachel ? Browing écarquilla des yeux ahuris. — Je n'en sais rien. Je suis navrée, j'avoue que je n'y ai pas prêté attention. — Mais elle en avait un ? — Comme tous ses camarades, je présume. Et comme moi, ajouta Browning, montrant une volumineuse mallette. L'assassin avait gardé le sac de Rachel, ou l'avait jeté quelque part. Mais pas avec le cadavre. Pourquoi? Quel usage comptait-il en faire ? Eve traversa le hall, comme Rachel l'avait traversé. À ce moment-là, il ne devait pas y avoir autant de monde. Quelques groupes ici et là - les étudiants des cours du soir, en plein été. Elle n'est pas seule. On rit, on bavarde. « Allons manger une pizza, boire une bière, un café. » Elle refuse. Elle va retrouver ses copines. À plus tard. Eve sortit du bâtiment, comme Rachel, s'attarda un instant sur les marches qu'elle descendit. Elle obliqua vers la gauche. Peut-être y avait-il quelques personnes sur le chemin. Mais tout était calme, on entendait en sourdine les bruits de la rue, la majeure partie des étudiants étaient dans leurs chambres, leur cafétéria ou leur club. D'autres quittaient le campus, se dirigeaient vers le métro, l'arrêt de bus. Le parking. Les plus âgés, ou des adultes qui avaient décidé d'élargir leur horizon grâce à la formation continue. N'importe qui pouvait se balader sur ce campus. Columbia était partie intégrante de la ville et s'étendait au-delà de Morningside Heights - autrement dit, le périmètre n'était pas sûr. Rachel ne s'en souciait pas. Elle avait grandi à New York et considérait l'université comme un paradis. La suivait-il ? Était-il apparu entre ces bâtiments, s'était-il avancé vers elle ? Eve s'immobilisa, balayant les environs du regard. Il avait attendu, trancha-t-elle. Pourquoi risquer d'être vu avec sa victime s'il pouvait l'éviter ? Donc il l'avait guettée... Il fait noir, mais les sentiers sont éclairés. Elle est jeune, invincible. C'est une chaude nuit d'été. — Salut, Rachel. Amical, décontracté. Comme s'il venait de la repérer. Elle s'arrête, le reconnaît, lui sourit. L'assassin ne tient pas trop à traîner sur ce sentier. Il se met à marcher au côté de Rachel, l'étourdit de mots. « Qu'est-ce que tu deviens, les cours se passent bien ? Tu veux que je te porte ton sac, ça a l'air drôlement lourd. » Impossible de la tuer par ici, il a dû l'emmener jusqu'au véhicule. Donc, le parking. Quelque chose à lui montrer ou à lui donner, qui se trouve prétendument dans le van ou la camionnette, la voiture. Juste une minute. Il la prend par le coude pour l'entraîner, continue à parler. Il n'y a pas trop de gens qui circulent dans le parking à cette heure. De toute manière, il faut un peu de piment pour que le plaisir soit complet. Eve bifurqua vers le parking à quatre niveaux, dans Broadway, dont profitaient les étudiants et le personnel de l'université qui s'acquittaient d'une holovignette collée à leur pare-brise. Les visiteurs payaient à l'heure ou à la journée. Eve prit mentalement note de vérifier combien de véhicules avaient quitté ces lieux entre vingt et une et vingt-deux heures la nuit du meurtre. Le niveau supérieur, le dernier, est plus pratique. Moins de passage. Si l'ascenseur est libre, il la pousse doucement dans la cabine. Sinon, ils prennent l'escalier roulant. Il lui injecte un opiacé. Aussitôt, elle a l'impression de flotter. Eve atteignait le quatrième niveau. Quand le tueur arrive ici, Rachel est tout étourdie. « Ne t'inquiète pas, je vais te ramener. Tu es pâle, monte dans la voiture. » De nouveau, Eve scruta le décor qui l'entourait. Il y avait là des vigiles droïdes qui faisaient leur ronde toutes les trente minutes environ. Le tueur le savait, il avait tout planifié. Il l'installe dans le véhicule, et pour elle c'est fini. Elle est hébétée par la drogue, peut-être inconsciente au moment où ils regagnent la rue. Il descend Broadway et la conduit jusqu'à l'endroit qu'il a préparé. Il doit la soutenir ou la porter, par conséquent il a choisi un lieu à l'abri des regards. Pas de hall à traverser, de concierge ou de caméras de surveillance à affronter. Une maison, un loft du centre-ville, une entreprise fermée pour la nuit, une vieille bâtisse en rénovation. Peut-être un commerce avec un logement au-dessus. Toutes les commodités réunies sous un même toit. Personne pour se demander ce qui se passe à l'intérieur après qu'on a verrouillé les portes. Elle s'approcha de la rambarde, contempla le campus, les rues au-delà. De retour dans sa voiture, Eve contacta Peabody au Central. — Établissez-moi une liste des commerces dans l'enceinte de l'université ou les parages immédiats, qui vendent aux étudiants des vêtements, de la nourriture, des livres, etc. Ainsi que les magasins de matériel photo du secteur. Cochez tous ceux qui comportent un logement privatif, éliminez les affaires familiales. Notre tueur n'a pas une femme et n'a pas de gosses dans les pattes. Si vous trouvez quelque chose, prévenez-moi. Elle coupa la communication et prit la direction du manoir. Elle détestait s'accorder un répit en pleine journée de travail. Savoir que, si elle ne le faisait pas, elle se sentirait coupable et mesquine lui donnait de l'urticaire. Le mariage était décidément compliqué. Un dédale où elle avait parfois du mal à ne pas perdre le nord. Pourquoi disait-on qu'une vie personnelle bien remplie était une source d'épanouissement, de bien-être ? La plupart du temps, ça vous rendait à moitié fou. Les choses étaient bien plus simples quand Eve ne se souciait que de soi-même. Naguère, elle aurait terminé son boulot, serait rentrée chez elle ou sortie avec Mavis. Éventuellement, elle aurait été allée boire une bière avec Feeney. Elle n'avait pas tous ces gens à qui penser. A aimer, s'avoua-t-elle. Maintenant, elle ne pouvait plus revenir en arrière. Pour le meilleur et pour le pire. Connors lui apportait le meilleur et bien mieux que cela. Le pire, c'était indiscutablement ce squelette à la triste figure qu'elle était condamnée à côtoyer... Elle resterait une heure, décida-t-elle en grimpant au pas de course les marches du perron, ensuite Connors n'aurait qu'à se coltiner le grand blessé. La demeure était fraîche et tellement silencieuse qu'Eve crut qu'il y avait eu un problème à l'hôpital. Elle se tourna vers le moniteur du hall. — Où est Connors ? Eve chérie, bienvenue dans cette humble demeure... Cette voix onctueuse, électronique mais semblable à celle de son mari, la fit grimacer. Connors avait parfois un humour plutôt vaseux. Connors se trouve dans les appartements de Sum-merset, désirez-vous lui parler? — Non. Oh, bon sang... Était-elle obligée de s'aventurer dans le repaire de l'ennemi ? Jamais elle n'avait pénétré chez Summerset. Enfonçant ses poings dans ses poches, elle se mit à tourner en rond. Elle ne voulait pas y aller. Il était peut-être couché dans son lit. Réussirait-elle à oublier ce spectacle d'épouvante: Summerset couché dans un lit? Certainement pas. Hélas, si elle repartait sur la pointe des pieds, elle se sentirait idiote jusqu'à la fin de la journée. Elle marmonna un juron. Elle rendrait visite au majordome, mais elle n'entrerait pas dans sa chambre. Par courtoisie envers lui, elle resterait dans le salon. Elle demanderait à Connors s'il avait besoin de quelque chose - ce qui serait surprenant - ensuite elle déguerpirait. Son devoir accompli, la conscience tranquille. Elle n'explorait pas souvent cette partie de la résidence. Que ferait-elle dans la cuisine, alors qu'il y avait un autochef dans chaque pièce ? Le logement de Summerset était aménagé derrière ce véritable laboratoire de la gastronomie, équipé d'un ascenseur et d'un escalier privatifs permettant d'accéder aux autres ailes du manoir. Eve savait qu'il utilisait d'autres pièces, pour faire de la musique, se distraire et - prétendait-elle -s'adonner à la magie noire. La porte de sa suite était ouverte, et il s'en échappait un rire cristallin qui remonta le moral d'Eve. Mavis Freestone... S'avançant, Eve découvrit sa meilleure amie campée au centre de la pièce, comme sur une scène. Elle était fine et gracieuse, une petite fée - en admettant que les fées se promènent à moitié nues, juchées sur des sandales fluorescentes. Aujourd'hui, Mavis était blonde, une couleur plutôt classique si l'on exceptait les mèches bleues et roses, bouclées et ornées de minuscules clochettes d'argent qui tintinnabulaient gaiement à chacun de ses mouvements. Sa tenue bain de soleil se composait d'un minishort noir et d'un ensemble complexe de bandes bleues et roses qui dissimulaient à peu près les seins, mais dénudaient le dos et le ventre. Un ventre encore plat où grandissait pourtant un bébé. L'enfant de Leonardo qui couvait la future maman avec une telle adoration dans les yeux qu'Eve s'étonna qu'il n'ait pas les pupilles en forme de cœur. Quant à Summerset, il était dans un fauteuil roulant, sa sinistre figure froncée dans un sourire. Eve éprouva une bouffée de pitié en voyant sa jambe plâtrée tendue à l'horizontale, l'écharpe qui maintenait son épaule. Elle avait eu sa part de fractures et de déchirures musculaires, elle savait combien c'était douloureux - et à quel point le traitement était pénible pour un individu habitué à se débrouiller seul. Elle aurait pu prononcer une parole de réconfort, vaguement amicale, mais le majordome tourna soudain la tête et la découvrit sur le seuil. Une fugace lueur de surprise passa dans son regard, puis son visage se ferma. — Lieutenant, articula-t-il froidement, auriez-vous besoin de quelque chose ? — Dallas ! s'exclama Mavis en tendant les bras. Entre, joins-toi à notre petite fête. Eve regarda dans la direction que lui indiquait son amie. Entre les fenêtres ornées de magnifiques tentures était accrochée une banderole clamant : BON RETOUR AU NID, SUMMERSET ! Du Mavis tout craché, songea Eve. — Tu veux un verre ? Mavis pivota vers une desserte ancienne, sur laquelle était disposé un assortiment bariolé d'eaux gazeuses, de sirops et de granités. — Sans alcool, parce que... mon petit passager est trop jeune pour boire, dit-elle, tapotant son ventre et ondulant des hanches. — Comment vas-tu ? — Je suis dans une forme éblouissante ! Leonardo et moi, nous avons appris ce qui était arrivé à Summerset. Le pauvre chaton, murmura Mavis en plantant un baiser sur le front du majordome. Eve frissonna. Summerset, un chaton ? — Enfin bref, on est venus lui tenir compagnie ! — Ce matin, nous étions chez le médecin, enchaîna Leonardo sans cesser de contempler Mavis avec un sourire extatique. Il était vêtu d'un ample pantalon blanc, d'une longue tunique qui chatoyait sur sa peau dorée et mettait en valeur son imposante stature. Il avait lui aussi coiffé ses cheveux, avec mèches roses, bleues, et clochettes, en queue de cheval. — Le médecin ? Instinctivement, Eve se précipita vers son amie. — Il y a un problème avec le bébé ? — Mais non, c'était juste un contrôle. Et on a les photos ! — De quoi ? — Du bébé ! répondit Mavis, roulant ses beaux yeux bleus. Tu veux voir? — Oh, je... je ne... — Je les ai là, dit Leonardo en les sortant d'une poche ingénieusement cachée dans un pli de sa tunique. Nous avons seulement pris celles qui ne montrent pas la partie intime de son anatomie. On n'a pas encore décidé si on voulait savoir. D'un geste vague, Eve désigna l'abdomen de Mavis. — Mais... ce n'est pas intime, tout ça? — Leonordo veut dire qu'on n'a pas pris les photos où l'on voit si le bébé a un pénis ou un vagin. Eve pâlit. — Seigneur! — Allez, regarde ton filleul ou ta filleule. Ah... c'est incroyable ! C'est trop mignon... Eve distingua quelque chose qui ressemblait, de loin, à un singe chauve et atrophié, hormis la tête qui paraissait énorme. — Eh bien... — Regarde, on peut même compter ses doigts. Ce qui, pour Eve, était encore plus effrayant. Songer que cette créature avec tous ces doigts logeait dans le ventre de Mavis... — Leonardo va imprimer les meilleures photos sur du tissu et me fabriquer un débardeur ou une tunique. — Ce sera génial, bredouilla Eve. Je suis juste passée voir comment ça allait, ajouta-t-elle en lançant un coup d'œil à Summerset, par-dessus le bord des clichés qui, décidément, la rendaient nerveuse. — Je te prépare un rafraîchissement, proposa Leonardo, compatissant. — Oui, d'accord. Où est Connors ? — Dans la chambre, avec l'infirmière. Il s'assure que tout est bien installé. Mavis et moi, nous restons encore un moment. — Absolument ! acquiesça Mavis qui se percha sur l'accoudoir du fauteuil roulant. On est en ville pour deux semaines, on viendra ici tous les jours. Si vous avez le cafard, vous n'aurez qu'à m'appeler, j'arriverai tout de suite. Eve ingurgita le granité parfumé que lui avait concocté Leonardo. — Bon, je demande à Connors s'il n'a besoin de rien, et je... je repars. J'ai du travail. À cet instant, Connors apparut sur le seuil de la pièce voisine. — Hello, lieutenant ! Je n'étais pas sûr que tu puisses te libérer un moment. Il semblait fatigué, remarqua-t-elle. — J'étais dans le quartier, alors je suis passée voir si tout était en ordre. — Oui, nous avons la situation bien en main. Mme Spence est satisfaite de notre installation. Summerset émit un reniflement de mépris. — Elle jubile surtout à l'idée de se rouler les pouces et de m'importuner pendant des jours. Tout cela en touchant un salaire exorbitant. — En effet, rétorqua Connors avec humour. Je le déduirai du vôtre. — Je ne veux pas que cette femme soit sur mon dos à longueur de temps. Je suis parfaitement capable de me débrouiller. — Vous avez le choix : c'est elle ou l'hôpital, dit Connors d'un ton toujours courtois, où résonnait cependant une note d'irritation qu'Eve connaissait bien. — Je suis tout à fait capable, en ce qui concerne ma santé, de décider seul ! — Je suppose qu'à la clinique, le proctologue ne vous a pas examiné, intervint Eve. Sinon, il vous aurait retiré le manche de parapluie que vous avez dans le derrière. — Eve, menaça Connors, ne commence pas ! — Voilà, voilà... La femme qui émergeait de la chambre avait la cinquantaine. Une longue blouse blanche sur un pantalon et une tunique rose pâle dissimulait en partie son opulente poitrine et son postérieur avantageux. Elle avait le visage aussi rond que le reste de son anatomie, des cheveux châtains relevés en une queue de cheval qui dansait au rythme de ses pas. — On a eu de la compagnie, on est content. Maintenant, c'est l'heure de la sieste. Elle avait cette voix allègre mais autoritaire qu'adoptent les infirmières. — Madame, riposta Summerset d'un ton coupant comme une lame de rasoir, nous ne faisons pas de sieste. — Aujourd'hui, si, déclara-t-elle, toujours guillerette. Une bonne heure de repos, ensuite une heure de thérapie. — Eve, je te présente Mme Spence, qui s'occupera de Summerset durant les prochains jours. Madame Spence, le lieutenant Dallas, ma femme... — Une policère, comme c'est excitant ! Elle fonça sur Eve, lui serra la main. Malgré sa peau douce, elle avait une poigne de fer, constata Eve. — Surtout ne vous inquiétez de rien. Je veille sur M. Summerset. — Je ne me laisserai pas mettre au lit comme un enfant, ou nourrir à la petite cuillère par cette... cette personne, ronchonna le majordome. Si je ne peux pas être en paix dans mon appartement, j'irai ailleurs. — Summerset, roucoula Mavis en lui caressant la main, c'est seulement pour quelques jours. Il grimaça, darda un regard assassin sur Connors. — J'ai clairement et abondamment exprimé mon opinion à ce sujet. — Et j'ai ma propre opinion, rétorqua Connors. Tant que vous vivrez sous mon toit et que vous serez à mon service... — Cela pourrait changer ! — Ne vous gênez pas, démissionnez ! Ce ne fut pas la réponse de son mari qui fit réagir Eve - ces mots, à ses oreilles, étaient une musique céleste - mais le ton de sa voix, ce subit accent irlandais à couper au couteau : Connors était sur le point de craquer. — OK, tout le monde dehors ! Vous, dit-elle à Mme Spence, vous prenez cinq minutes. Mavis, Leonardo, sortez un moment. — D'accord, répliqua Mavis qui embrassa Summerset sur la joue. Ça va aller, mon chaton. — Toi aussi, dehors, ordonna Eve à Connors. — Pardon? — Ouste ! Descends à la salle de gym et explose ton droïde sparring-partner, ou monte dans ton bureau et achète-toi une planète. Tu te sentiras mieux après. Pour l'instant, tu débarrasses le plancher. — Parfait, répondit-il, glacial. Je vous laisse vous étriper. Sur ce, il sortit en claquant violemment la porte. Summerset croisa les bras, la mine sombre, prisonnier de son fauteuil. — Bon, soupira Eve. Vous, bouclez-la. Personnellement, je me fiche que vous partiez d'ici dans cet engin à roulettes et que vous vous fassiez écrabouiller par un maxibus. Mais lui, il ne s'en fiche pas. Il a passé les trente dernières heures à se ronger les sangs, à tout organiser pour que vous soyez aussi bien que possible. Il a eu une peur bleue, or il n'a pas facilement peur. — Je ne crois pas que... — Taisez-vous ! Vous refusez d'être à l'hôpital. Je comprends ça. Vous ne voulez pas de cette infirmière... — Elle sourit trop. — À votre contact, elle perdra vite le sourire. Moi non plus, je n'en voudrais pas. Mais si je levais un peu le nez de mon vilain nombril, je verrais à quel point ça le rend malheureux et je la mettrais en veilleuse. Ce que vous allez faire sur-le-champ, sinon je m'en charge. — Il n'a pas à s'inquiéter pour moi. — Peut-être pas, mais il s'en rend malade, et vous le savez. Il vous aime. Et quand quelqu'un qu'il aime souffre, ça le déchire. Summerset ouvrit la bouche, la referma, opina. — Vous avez raison. Ça me brûle la langue de le reconnaître, mais vous avez raison. Je déteste cet engin, grommela-t-il, abattant son poing sur l'accoudoir du fauteuil. Je ne supporte pas qu'on me dorlote. — Ça aussi, je comprends. Vous avez de l'alcool, dans le coin ? Quelque chose de buvable ? — Peut-être, répondit-il d'un air soupçonneux. Pourquoi? — J'imagine que Mme Spence va proscrire toute boisson alcoolisée. Si j'étais entre ses griffes, j'aurais besoin d'un bon remontant, de temps à autre, pour contrecarrer ce sourire crétin et cette voix de crécelle. Et, en cas d'absolue nécessité, je pourrais lui fracasser la bouteille sur le crâne, histoire de l'estourbir un moment. Elle regarda fixement Summerset, entendit enfin un bruit qui évoquait un gloussement. — Bref, vous pourriez planquer la bouteille près du lit, là où elle ne risquerait pas de la trouver. L'amusement détendait les lèvres d'ordinaire sévèrement pincées du majordome. — Excellente idée. Merci. — De rien. Maintenant je vais chercher Mme Risette, pour que vous fassiez une petite sieste tous les deux. — Lieutenant... murmura-t-il alors qu'elle s'apprêtait à sortir. — Oui? — Elle m'interdit d'avoir le chat. Affreusement gêné, il avait le rose aux joues. Comme sa gêne embarrassait Eve, elle fixa un point sur le mur. — Vous le voulez ? — Je ne vois pas pourquoi il serait banni de mon appartement. — J'arrangerai ça. Bon, il faut que vous cachiez cette bouteille. Je distrais Mme Spence un moment, mais vous avez intérêt à vous dépêcher. Elle franchit le seuil, perçut le discret ronronnement du fauteuil électrique, et gagna la cuisine où Connors s'employait à apaiser Mme Spence - laquelle souriait toujours, d'un drôle d'air cependant. Eve se servit du café. — Laissez-lui un instant pour reprendre contenance. Je vous signale qu'il veut le chat. — Je tiens à ce que l'appartement soit parfaitement aseptisé... — Il veut le chat, répéta Eve, et elle esquissa ce sourire féroce qui pétrifiait les malfrats. Donc il aura le chat. Vous seriez bien inspirée de ne pas lui parler comme s'il était débile. Il a été infirmier militaire pendant la Guerre urbaine, donnez-lui des ordres clairs et concis, il réagira mieux que si vous le bichonnez. Vous n'êtes pas sortie de l'auberge, Mme Spence, je vous plains. Prévenez-nous si vous avez besoin d'un break pour vous taper la tête contre les murs. Mme Spence redressa les épaules. — Parfait. Je vais m'occuper de mon patient. Connors prit le mug des mains d'Eve et avala le café d'un trait. — Tu gères la situation bien mieux que moi. — Tu t'es chargé des préparatifs, ce qui n'était pas une mince affaire, et je me suis contentée de nettoyer les dégâts. Où sont Mavis et Leonardo? — Je leur ai suggéré de profiter de la piscine. Ils resteront avec lui pour le distraire pendant sa séance de kiné. Je leur suis très reconnaissant. S'ils n'attendaient pas ce bébé, je crois que je leur en achèterais un. Il soupira, se massa la nuque. — Tu me racontes ce qui s'est passé entre vous deux ? — Non. — Et lui, il me le dira ? — Non plus. Je retourne au travail, tu devrais en faire autant. Prends donc un cachet pour ta migraine. Tu n'imagines pas à quel point j'adore t'assener ce sage conseil, ajouta-t-elle avec un sourire malicieux. Il l'embrassa tendrement sur le front, les joues, la bouche. — Malgré cette remarque désobligeante, je t'aime. Tu as raison, moi aussi je retourne au travail. J'avais une réunion à Dochas. Le foyer pour les victimes de maltraitance, femmes battues et autres, qu'il avait financé. — Je crois que j'y serai à temps, ajouta-t-il. — Au fait, où as-tu déniché Mme Risette ? — Qui? Oh... Mme Spence? Louise me l'a recommandée. — Elle devait avoir une bonne raison. — Je n'oublierai pas de la lui demander, rétorqua- t-il en avalant deux calmants. 7 Au Central, Eve s'installa dans son bureau pour consulter les données réunies par Peabody. Il y avait beaucoup d'affaires commerciales comportant une boutique et un logement, creuser cette piste demanderait donc du temps. Eve se concentra sur tout ce qui avait un rapport avec l'image et sélectionna neuf suspects potentiels. Puis elle éplucha cette liste, à la recherche d'un autre lien. Diego Feliciano. Il connaissait la victime, la draguait. Il avait dépensé de l'argent pour elle, sans obtenir de récompense. Plusieurs arrestations pour usage de substances illégales. Pas d'alibi solide. Habitué du cyber-club, pouvant disposer d'un véhicule. Pas beaucoup de cervelle, ni d'intérêt particulier pour la photographie. Jackson Hooper, Désirait la victime, savait où elle travaillait et habitait. Etudiant à Columbia. Véhicule. Connaissait bien le campus, le cyberclub, et la photo, au moins en tant que modèle. Pas d'alibi solide. Garçon athlétique, intelligent. Le Pr Leeanne Browning. L'une des dernières personnes à avoir vu la victime en vie. Artiste frustrée ? Alibi fourni par sa compagne et les disquettes de sécurité. Capable de les trafiquer? Oui, indiscutablement. Avec ça, grande et robuste. Autres possibilités : Angela Brightstar, compagne de Browning. Steve Audrey, barman du club. Un ou une accro d'informatique, fréquentant Les Coulisses et restant à identifier. Des étudiants du cours de photo. Des voisins, des enseignants. L'assassin possédait un appareil et du matériel d'excellente qualité. À ne pas oublier. — Bon, voyons voir. Ordinateur, affiche dans une fenêtre le périmètre autour de Columbia. Rayon d'environ dix blocks. Souligne les adresses indiquées. En cours... Lorsque la carte apparut, Eve réfléchit un instant. — Trace les itinéraires les plus directs à partir du parking, dans Broadway, jusqu'aux diverses adresses. En cours... — Ouais, c'est ça, bosse un peu... bougonna-t-elle en massant son estomac vide qui commençait à protester. Elle se leva, alla à pas de loup jusqu'au seuil de son bureau, jeta un regard à la salle des inspecteurs : tout le monde était en plein travail. Rassurée, elle referma sa porte, la verrouilla. Puis elle grimpa sur sa table et, tendant les bras, délogea l'une des dalles du faux plafond. Elle laissa échapper un gloussement démoniaque. — Je t'ai eue, espèce d'anguille qui me chipe mes friandises. Ivre de fierté, les yeux luisant de gourmandise, elle caressa le papier qui enveloppait son trésor. Du vrai chocolat, aussi précieux que de l'or, et dont elle était la seule et unique propriétaire. Elle remit la dalle en place, examina le résultat sous tous les angles pour s'assurer qu'on ne remarquait rien. Enfin elle descendit de son perchoir, déverrouilla sa porte et s'assit confortablement pour dépouiller de son emballage l'objet de sa convoitise. A la voir, on aurait pu croire qu'elle déshabillait son bien-aimé. La première bouchée, qui avait le goût inimitable du chocolat et du triomphe, lui arracha un soupir de volupté. — Bon... revenons à nos moutons, s'exhorta-t-elle en se penchant vers l'écran. Browning et Brightstar avaient un immense appartement près de l'université. Rachel aurait fait confiance à son professeur, ou à la compagne de cette dernière. Elle aurait suivi l'une ou l'autre, ou les deux jusqu'au parking, voire jusque chez elles. Ensuite, il y avait un os: déjouer la vigilance du concierge, des caméras de surveillance. Mais rien n'était impossible. Le mobile? La jalousie - une ravissante jeune fille. Ou peut-être l'art ? La célébrité ? Elle lança un calcul de probabilités. Compte tenu des données actuelles : taux de trente-neuf pour cent pour Browning et/ou Brightstar. — Pas terrible, commenta Eve. Mais on n'en est qu'au début. — Lieutenant, j'ai trouvé quelque chose qui... Peabody se figea, le regard rivé sur les doigts tachés de son lieutenant. — Du chocolat ? Du vrai ? — Hein ? bredouilla Eve, affolée, en cachant sa main derrière son dos. Je ne sais pas du tout de quoi vous parlez. Je travaille. — Je le sens, répliqua Peabody, humant l'air comme un loup affamé. Ce n'est pas de l'ersatz ni du soja. C'est du vrai, de première qualité. — Peut-être, mais c'est à moi. — Vous ne me laisseriez pas grignoter un... Peabody ne put réprimer une exclamation, quand Eve engouffra voracement le reste de sa friandise. — Dallas, c'est très puéril. — Mouais, et délicieux, dit Eve, la bouche pleine. Qu'est-ce que vous m'apportez ? — Pendant que d'autres se goinfrent, je me suis employée à étudier un angle d'attaque qui pourrait s'avérer utile à l'enquête. J'ai pensé que l'un ou plusieurs des commerçants implantés autour de l'université pouvaient avoir un casier judiciaire. J'ai donc vérifié. — Résultat? — J'ai une mauvaise nouvelle : cette ville regorge de criminels. — Là, vous me surprenez. — Ce qui m'amène à la bonne nouvelle : on ne risque pas d'être au chômage. J'ai surtout trouvé des délits mineurs, et aussi deux histoires plus intéressantes : une agression avec détention de substances illégales, et une affaire de harcèlement - un récidiviste. — Votre avis ? — Eh bien je... bafouilla Peabody, soudain nerveuse. Il faut vérifier les deux, parce que... l'agression ne colle pas trop, puisque l'assassin n'a pas recouru à la violence, mais il a quand même drogué sa proie... Le harcèlement correspond mieux au modus opérande Par conséquent, réflexion faite, je commencerais par celui-là. — Brillant raisonnement, Peabody. Le nom, l'adresse? — Dirk Hastings, photographe, 115e Rue Ouest. Guidé par le Dr Louise Dimatto, Connors visita les salles communes, récemment achevées, du foyer. Il apprécia les couleurs apaisantes, le mobilier très sobre, la lumière feutrée. Il avait souhaité fonder ce sanctuaire, en mémoire de ce à quoi Eve et lui avaient réchappé. Et surtout, bien sûr, pour offrir un abri aux victimes. Personnellement, songea-t-il, jamais il ne se serait réfugié dans un endroit pareil. Malgré la faim, les coups, le désespoir. Il était trop orgueilleux, probablement. Ou trop violent. Il avait certes haï son père, mais ne s'était jamais fié aux travailleurs sociaux, à la police, aux âmes charitables. Il s'était débrouillé seul, contrairement à Eve que le système avait prise en charge, quand on l'avait retrouvée blessée, en sang, dans cette ruelle de Dallas. Elle avait appris à se tailler sa place dans ce système, tandis qu'il avait passé la majeure partie de sa vie en marge. Pourtant il s'était finalement intégré, il était même devenu un bienfaiteur, un mécène. Stupéfiant. Il s'immobilisa dans l'encadrement d'une large porte-fenêtre qui ouvrait sur une aire de récréation. Des enfants y jouaient; ils étaient un peu trop bruyants, mais au moins ils jouaient. Il y avait là des femmes au visage meurtri, tuméfié, qui portaient un bébé calé sur leur hanche. Connors remarqua les regards furtifs qu'elles jetaient dans sa direction. Il y lut la peur, la suspicion, la haine. On voyait peu d'hommes entre ces murs, c'étaient eux qui avaient conduit ici les pensionnaires du foyer. Louise prit la parole. — Je vous interromps un instant pour vous présenter Connors, sans qui Dochas n'existerait pas. Nous lui sommes reconnaissantes d'avoir pu se libérer pour venir voir la concrétisation de son généreux projet. — Un projet qui est surtout le vôtre, Louise, rétor-qua-t-il. On se sent bien ici, ajouta-t-il, observant les visages douloureux qui les entouraient. J'espère que vous y trouvez ce que vous attendiez. — Pourquoi il a un drôle de nom, cet endroit ? — Liwy... Une femme trop mince, âgée d'environ vingt-cinq ans et couverte de bleus qui commençaient à s'estomper, souleva de terre la fillette qui venait de parler. — Je suis désolée... bredouilla-t-elle. Elle est bavarde. — C'est une excellente question, qui prouve son intelligence, la rassura-t-il d'un ton doux. Et toi, tu t'appelles Livy, enchaîna-t-il, s'adressant maintenant à l'enfant. — Voui... Mais, en fait, c'est Olivia. — Tu as un joli nom. C'est important, tu ne trouves pas? Pour les gens, les endroits, comme tu dis. Ta maman a choisi pour toi un prénom qui te va bien. La petite Liwy scruta longuement Connors, puis chuchota à l'oreille de sa mère, assez fort cependant pour que tout le monde entende : — Il parle drôlement bien, le monsieur. — Elle n'a que trois ans, l'excusa sa mère avec un petit rire nerveux. Je ne sais jamais ce qui va lui passer par la tête. — Vous ne devez pas vous ennuyer avec elle. Comme les plis anxieux qui marquaient la bouche de la jeune femme s'effaçaient, Connors effleura les boucles brunes de Liwy. — Je vais répondre à ta question. Dochas est un mot gaélique - une langue très ancienne que parlent les gens de mon pays, l'Irlande. Cela signifie: espérance. — Comme « espérer » ? Parce que, moi, j'espère que ce soir on aura encore de la glace. Connors lui sourit. Cette enfant-là n'était pas encore brisée. Désormais, si le destin le voulait bien, plus personne ne lui ferait du mal. — C'est à peu près ça. J'ai été ravi de te rencontrer, Liwy. Puis il s'éloigna avec Louise. — Depuis combien de temps sont-elles là ? interro-gea-t-il. — Je l'ignore, je ne me souviens pas de les avoir vues quand je suis venue en début de semaine. Il est difficile de nouer avec chacune d'elles une relation personnelle. Nous nous efforçons de donner à toutes suffisamment d'attention et de temps. Louise, qui avait grandi dans une famille riche et privilégiée, comprenait néanmoins les besoins, les angoisses et la souffrance des défavorisés. — Moi-même, je ne peux venir ici que quelques heures par semaine. J'aimerais faire mieux, mais avec la clinique... — Nous avons de la chance que vous soyez là, coupa Connors. — Les conseillers, les soignants et les psychologues sont merveilleux. Je vous le garantis. Vous avez rencontré la plupart d'entre eux. — Je vous remercie d'avoir engagé les personnes qu'il fallait. Sans vous, Louise, nous n'aurions pas réussi. — Bien sûr que si. Mais moins bien ! plaisantat-elle. A propos, comment va Mme Spence ? — Quand je suis parti, soupira-t-il, elle n'avait pas encore étranglé Summerset. — Tant mieux. J'essaierai de passer le voir. Levant les yeux vers le haut de l'escalier menant au premier, elle lança en souriant : — Moira ! C'est justement vous que je cherchais. Vous avez une minute ? J'aimerais vous présenter notre bienfaiteur. — J'ai l'impression d'être un vieillard bedonnant et barbu. — Rassurez-vous, ce n'est pas le cas ! Connors haussa les sourcils en entendant cette voix typiquement irlandaise. La dénommée Moira avait le teint crémeux, les joues rondes, le nez en trompette. Ses cheveux blond foncé coupés court encadraient son visage et mettaient en valeur ses yeux d'un bleu de brume, qui reflétaient une profonde intelligence. Elle était manifestement perspicace. — Connors, voici Moira O'Bannion, notre conseillère en chef. Vous avez un point commun: elle est aussi originaire de Dublin. — Oui, je m'en doutais. — J'ai gardé l'accent, contrairement à vous. Je suis en Amérique depuis trente ans, mais impossible de m'en débarrasser, déclara-t-elle en lui serrant la main. Dia dhuit. Conas ta tu ? — Maith, go raibh maith agat. — Alors vous parlez notre bonne vieille langue... — Un peu. — Je lui ai dit bonjour, et je lui ai demandé comment il allait, expliqua Moira à Louise. Vous avez toujours de la famille en Irlande, Connors ? — Non. Si elle fut surprise par cette réponse qui sonnait comme une fin de non-recevoir, elle n'en laissa rien paraître. — New York est donc votre patrie, à présent. C'est aussi la mienne, probablement. Je m'y suis installée à l'âge de vingt-six ans, avec mon mari qui est américain. — Heureusement pour nous, intervint Louise. J'ai débauché Moira qui travaillait au centre de santé Carnegie. Ils la regrettent terriblement. — Moi, en revanche, je ne regrette pas mon choix, dit Moira. Vous avez fondé un bel établissement, Connors. C'est le plus remarquable que je connaisse. — Venant de Moira, c'est un grand compliment, renchérit Louise en riant. Elle n'est pas commode. — Vous avez vu notre jardin suspendu ? s'enquit la conseillère pour changer de sujet. Louise consulta sa montra, grimaça. — J'espérais avoir le temps de le lui montrer, seulement. .. Je suis déjà en retard. — Je vais vous le faire visiter, proposa Moira. Ça ne vous ennuie pas si nous prenons l'ascenseur ? Il y a des cours et des ateliers dans les étages... vous voir risquerait de mettre mal à l'aise certaines de nos pensionnaires. — Je comprends. Se hissant sur la pointe des "pieds, Louise embrassa Connors sur la joue. — Vous êtes entre de bonnes mains. Mes amitiés à Dallas, je passerai examiner Summerset dès que possible. — Il sera ravi. — Moira, je reviendrai dans quelques jours. Si vous avez besoin de quoi que ce soit... — Oui, oui, filez et ne vous inquiétez pas. Elle est toujours en train de courir, commenta Moira, tandis que Louise se ruait vers la sortie. Je l'admire, elle a toutes les qualités : l'énergie, le dévouement, l'intelligence et le cœur. Une demi-heure avec elle, et j'étais prête à démissionner pour accepter ce poste, malgré une diminution de salaire non négligeable. — Impossible de résister à Louise. — Vous aussi, vous avez épousé une femme énergique et passionnée par son métier. — En effet. — Je vous ai vus tous les deux aux actualités et j'ai lu des articles sur vous. Terrasse, ordonna-t-elle en pénétrant dans l'ascenseur. Vous allez souvent à Dublin ? — À l'occasion, répondit-il. J'y ai quelques affaires. Il savait que cette femme l'étudiait, le jaugeait ; à son tour, il l'observa plus attentivement. — Vous n'avez plus d'amis là-bas ? s'enquit-elle. Il plongea son regard dans celui, acéré, de son interlocutrice. — Un ou deux, sans doute. À Dublin comme dans l'univers. Ni plus ni moins. — Mon père était avocat et ma mère médecin. Ils sont toujours de ce monde, Dieu merci ! Ah, nous y voilà ! s'exclama-t-elle. Un peu de campagne sur les toits, en pleine ville. Connors avait vu, au moment de la plantation, les arbustes, les fleurs, les carrés bien nets de légumes séparés par des allées rectilignes. Un système d'arrosage diffusait en permanence un léger brouillard. — Elles ont réalisé ce jardin et elles l'entretiennent de leurs mains, dit Moira d'une voix douce, comme apaisée. Pour le plaisir, par amour de la beauté. Nous travaillons ici le matin de bonne heure et le soir tard, quand il fait plus frais. — C'est magnifique, murmura-t-il, effleurant les feuilles vernissées d'une plante grimpante aux fleurs odorantes. C'est une sorte de déclaration... «Tu m'as frappée, assommée à coups de poing, mais je me suis relevée et j'ai planté tout ça. Alors va te faire foutre... » Oh, pardon ! — Ne vous excusez pas, rétorqua-t-elle avec un petit sourire. Je pense la même chose. Je constate que Louise, qui ne tarit pas d'éloges sur vous, ne se trompe pas. — Elle n'est pas objective, je lui ai donné beaucoup d'argent. Je vous remercie de m'avoir accompagné jusqu'ici, madame O'Bannion. À présent, je dois vous quitter, j'en suis navré. J'ai d'autres rendez-vous. — Je ne suis pas près d'oublier votre visite. Le richissime et tout-puissant Connors s'extasiant devant des haricots et des oignons... — Je suis surtout impressionné par la résilience de l'être humain. Enchanté de vous avoir rencontrée, madame O'Bannion. Elle lui serra la main, la garda dans les siennes. — J'ai connu votre mère. Il n'eut même pas un tressaillement. — Vraiment ? articula-t-il froidement. Je ne puis en dire autant. — Vous ne vous souvenez pas d'elle, n'est-ce pas ? Ce n'est pas surprenant. Vous aussi, je vous ai connu à Dublin. Vous n'aviez guère plus de six mois. — Ma mémoire ne remonte pas si loin. Que me voulez-vous ? — Rassurez-vous, je ne vous demanderai pas d'argent, ni une faveur quelconque. J'imagine que vous êtes perpétuellement sollicité, mais tous les gens ne sont pas des rapaces. Je souhaite simplement que vous m'accordiez quelques minutes de votre précieux temps. Elle essuya son front où perlaient des gouttelettes de sueur. — Dans mon bureau ? Nous aurons moins chaud et nous ne risquerons pas d'être dérangés. Ce que j'ai à vous raconter vous intéressera. — S'il s'agit d'elle, non. Il appuya sur le bouton d'appel de l'ascenseur, résolu à descendre et s'en aller. — Je me moque éperdument de savoir où elle est, comment elle va... et qui elle est. — Voilà des paroles bien dures, surtout venant d'un Irlandais. Les hommes de notre pays aiment leur maman. Il lui décocha un regard qui, sans qu'elle en ait conscience, la fit reculer d'un pas. — Je me suis débrouillé sans mère depuis que la mienne s'est volatilisée. Je n'ai ni le temps ni l'envie de discuter d'affaires personnelles avec vous. Louise considère peut-être que vous êtes une recrue de valeur, mais continuez sur cette voie, et je vous licencie. Elle redressa les épaules, pointa le menton. — Quelques instants dans mon bureau, ensuite si vous le désirez, je vous présenterai ma démission. Je dois m'acquitter d'une dette, et j'ai manifestement trop tardé. Je ne veux rien de vous, jeune homme, sinon un peu de votre temps. — Dix minutes, rétorqua-t-il d'un ton sec. Elle le précéda dans un bureau, puis dans une petite bibliothèque attenante, meublée d'une table, d'un sofa et de fauteuils confortables. Une agréable fraîcheur régnait dans la pièce. Moira O'Bannion ouvrit le miniréfrigérateur et y prit deux canettes de citronnade. — A Dublin, j'ai travaillé dans un service téléphonique d'urgence. Je sortais de l'université, je préparais ma thèse, et je croyais tout savoir. J'avais le projet d'ouvrir un cabinet privé et de gagner de l'argent. Mais j'étais d'abord obligée de compléter ma formation. Elle lui tendit une citronnade. — J'étais là quand votre mère a téléphoné. J'ai compris tout de suite qu'elle était plus jeune que moi. Ça s'entendait dans sa voix. Elle était blessée, terrorisée. — D'après ce que je sais d'elle, c'est peu probable. — Que savez-vous d'elle ? riposta Moira. Vous n'étiez qu'un bébé. — J'étais plus grand, quand elle est partie. — Partie, mon œil ! Siobahn ne vous aurait pas abandonné si elle n'avait pas eu le couteau sous la gorge. — Elle s'appelait Meg, et elle s'est débarrassée de moi avant mon sixième anniversaire. À quel jeu jouez-vous? — J'ignore ce que ce salaud vous a dit, mais elle s'appelait Siobahn Brody quand elle a quitté le comté de Clare pour venir à Dublin. Elle était convaincue que la grande ville lui apporterait le bonheur. Nom d'un chien, asseyez-vous cinq minutes ! Elle passa la canette glacée sur son front. — Je ne me doutais pas que ce serait si difficile, sou-pira-t-elle. J'ai toujours pensé que vous saviez et, après la création de ce foyer, j'en ai eu la certitude. D'ailleurs cet endroit a totalement modifié l'idée que j'avais de vous. Je vous prenais pour un autre Patrick Connors. Une excellente comédienne, songea-t-il. Ce brusque désarroi, cette voix lasse... — Tout cela m'est indifférent, déclara-t-il. — Vous est-il indifférent de savoir que Patrick Connors a tué votre mère ? Il demeura impassible. — Elle est partie. — Seule la mort pouvait la forcer à vous abandonner. Elle vous aimait de toute son âme. Vous étiez son «petit ange». — Le temps qui vous est imparti est presque écoulé, madame O'Bannion, et je n'achète pas ce que vous avez à vendre. — Vous êtes donc cruel, vous aussi. Ça ne m'étonne pas... Je n'ai rien à vendre, je vous parle, tout simplement. Patrick Connors a tué Siobahn Brody. On n'a pas pu le prouver. Pourquoi les flics m'auraient-ils écoutée, si j'avais eu le courage de m'adresser à eux? A l'époque, il les avait dans sa poche, et les sales types qu'il fréquentait auraient juré qu'elle était partie. Mais ce n'est pas vrai. — Vous ne m'apprenez rien de nouveau, je n'ignore pas qu'il a tué et que la police couvrait ses agissements. Si vous envisagez de me faire chanter à cause des péchés de mon... — Oh, bon Dieu ! Les gens ne sont pas tous motivés par l'appât du gain ! — Presque tous. — Elle était votre mère. Il pencha la tête d'un air dédaigneux, malgré la crampe qui lui tordait l'estomac. — Pourquoi devrais-je vous croire ? — Parce que c'est la vérité. Et je n'ai rien à gagner en vous le disant. Cela n'apaisera même pas ma conscience. Je me suis complètement fourvoyée, voyez-vous. Avec les meilleures intentions du monde, j'ai mal géré la situation. Je me croyais tellement futée. J'avais de l'affection pour elle. J'ai tout mélangé. Elle prit une inspiration, reposa sa citronnade. — La nuit où elle a contacté le service d'urgence, je l'ai écoutée, calmée, et je lui ai expliqué ce qu'elle pouvait faire. Comme on me l'avait enseigné, comme je l'avais répété trop souvent. Mais elle était terrifiée, hystérique, et j'entendais un bébé pleurer. Alors j'ai enfreint les règles et je suis allée la chercher. Elle leva vers Connors un regard embué par l'émotion. — Vous étiez en pyjama bleu... le plus beau bébé que j'aie jamais vu. Elle s'était enfuie, elle n'avait rien emporté, à part vous. Elle ferma un instant les yeux, comme si elle revivait la scène. — Elle vous serrait dans ses bras... Elle avait un œil tuméfié, trois doigts de la main droite brisés. Il l'avait frappée, avant de ressortir pour aller se soûler. Elle ne voulait pas se rendre dans un hôpital ou une clinique, elle avait peur qu'il ne la retrouve. Peur qu'il lui fasse trop mal, qu'elle ne puisse plus s'occuper de vous. Je l'ai emmenée dans un foyer, un médecin l'a examinée. Elle a refusé de prendre des antalgiques, pour veiller sur vous. Elle m'a donc parlé toute la nuit. Connors était toujours debout. Moira s'assit, soupira. — À son arrivée à Dublin, elle travaillait dans un pub. Une jolie et fraîche jeune fille. C'est là qu'il l'a rencontrée. Elle n'avait que dix-huit ans, elle était innocente, naïve et romantique. Lui était un homme séduisant, apparemment capable d'être charmant quand il le voulait. Il l'a courtisée, lui a promis le mariage, juré un amour éternel, etc. Elle se redressa, s'approcha de la fenêtre. Connors restait immobile, muet. — Quand elle s'est retrouvée enceinte, il l'a prise chez lui. Il promettait encore de lui passer la bague au doigt. De loin en loin... Elle avait dit à sa famille qu'elle était mariée, elle avait honte de leur avouer la vérité. Mariée et merveilleusement heureuse... Pauvre petite Siobahn ! murmura Moira. Elle a accouché, et il a été content que ce soit un garçon. Il parlait toujours de mariage. Elle insistait, elle voulait un vrai père pour son enfant. C'est à ce moment-là qu'il a commencé à la battre... Elle se tourna vers Connors. — Au début, ce n'était pas si terrible - je la cite. La plupart d'entre elles disent ça. Ou bien elles prétendent que c'est leur faute, qu'elles ont énervé leur mari ou leur ami. C'est la première étape du cercle vicieux. — Je connais le «cercle vicieux», les statistiques, les pathologies liées aux violences domestiques. — Oui, bien sûr. Vous n'auriez pas fondé ce refuge sans étudier le problème. Mais là, je vous parle d'un cas qui vous touche de très près. — Je ne connais pas cette jeune femme. Une étrangère, songea-t-il, ou plutôt un fantasme. Un conte inventé par cette Moira O'Bannion. — Moi, je la connaissais, rétorqua-t-elle. Sa voix calme, posée, fit vibrer en lui une corde sensible. — La nuit où elle a appelé le service d'urgence, il avait amené une autre femme à la maison. Quand elle avait protesté, il lui a mis l'œil au beurre noir et cassé trois doigts. Il avait la gorge sèche à présent. — Vous avez des preuves de ce que vous avancez ? demanda-t-il froidement. — Je n'ai aucune preuve. Je vous raconte simplement ce que je sais. Faites-en ce que vous voulez. Peut-être êtes-vous aussi cruel que lui, après tout. Tant pis, j'irai jusqu'au bout. Elle est restée une semaine au foyer. Je la voyais tous les jours. J'avais décidé que je la sauverais. Mon Dieu... je la chapitrais, je déployais toute mon intelligence et mon savoir. Elle avait une famille dans le comté de Clare: des parents, deux frères, une sœur - sa jumelle. Elle refusait de leur téléphoner, elle avait trop honte. Alors je l'ai convaincue de leur écrire qu'elle allait rentrer à la maison avec son bébé. J'ai posté la lettre moi-même. Soudain, son communicateur bourdonna. Elle sursauta comme quelqu'un qu'on arrache à un rêve, éteignit l'appareil. — Je lui ai forcé la main, Connors, souffla-t-elle. Je suis allée trop vite. J'étais tellement brillante, n'est-ce pas, j'avais toujours raison. Le lendemain, elle a quitté le foyer en me laissant un petit mot : elle n'avait pas le droit de s'enfuir et de priver un homme de son fils sans lui donner une chance de bien se conduire. Son enfant devait avoir un père. Moira secoua la tête. — J'étais furieuse. J'avais gaspillé mon temps parce que cette fille se cramponnait à son stupide romantisme. J'ai fulminé plusieurs jours, et puis j'ai décidé d'enfreindre encore d'autres règles. Je les sauverais, elle et son magnifique bébé, malgré elle. Drapée dans mes principes et ma vertu, je me suis donc rendue dans le taudis où il l'enfermait, et j'ai tapé à la porte. Connors eut comme un flash - les images et les odeurs de son enfance, la puanteur des ruelles, le bruit sec d'une main frappant une joue. — Si vous arboriez votre panoplie d'assistante sociale, vous étiez intrépide ou complètement sotte. — Les deux. J'aurais pu - et dû - écoper d'un blâme, mais je m'en moquais. Mon orgueil était en jeu. — Voilà donc ce que vous vouliez préserver, madame O'Bannion ? rétorqua-t-il avec une ironie si mordante qu'elle tressaillit. À cette époque et dans ce quartier, peu d'entre nous furent sauvés. Et l'orgueil était trop cher pour nous. — L'expérience me l'a appris, et Siobahn a été ma première leçon. Une dure leçon. J'avais la lettre envoyée par ses parents, j'étais fermement résolue à vous récupérer tous les deux pour vous expédier à Clare. Elle se rassit, croisa les mains sur ses genoux comme une écolière. — C'est lui qui a ouvert. J'ai compris pourquoi elle en était tombée amoureuse. Il avait la beauté du diable. Il m'a toisée de la tête aux pieds. Je me suis dressée sur mes ergots et j'ai dit que je venais parler à Siobahn. De nouveau, elle ferma les yeux. — Il était appuyé au chambranle de la porte, il ricanait. « Elle est partie, bon débarras. Elle m'a piqué cinquante livres, de l'argent que j'avais honnêtement gagné, et elle a déguerpi. Si vous la voyez, dites-lui de ma part de ne plus remettre les pieds ici. » Il mentait si bien que j'ai failli le croire. Puis j'ai entendu le bébé pleurer. Je vous ai entendu pleurer. Je me suis avancée. J'ai dû le surprendre, sans quoi il ne m'aurait jamais laissée entrer. Je me suis insurgée : « Jamais Siobahn n'aurait abandonné son enfant. Où est-elle, que lui avez-vous fait ? » Ses mains se crispèrent. — Une femme est sortie de la chambre, poursuivit-elle d'une voix tremblante. Elle vous portait comme on porte un sac de noix. Vous aviez la figure toute sale, votre couche était souillée. Siobahn vous tenait propre comme un petit prince. Cette... créature avait bu, elle n'avait sur le corps qu'un peignoir ouvert. « Je vous présente mon épouse, m'a-t-il déclaré. Meg Connors, et lui, c'est notre gosse. » Il a pris un couteau glissé dans son ceinturon, il a passé le pouce sur la pointe de la lame, en me fixant droit dans les yeux. « Quiconque prétendra le contraire n'aura sans doute pas l'occasion de le répéter, » Trente ans plus tard, Moira en frémit encore. — Il m'a appelée par mon nom. Siobahn le lui avait sans doute dit. De toute ma vie, je n'ai jamais eu aussi peur que quand Patrick Connors a prononcé mon nom. Je suis partie. Si quelqu'un en ce monde vous a abandonné dans ce taudis, avec lui... c'est moi. — Vous pensiez qu'elle était retournée auprès de sa famille, ou qu'elle s'était enfuie. Avec un bébé, il est plus difficile de voyager. Moira se pencha vers lui. Ce qu'il lut sur son visage n'était pas de la colère, mais une passion qui lui glaça le cœur. — Vous étiez toute sa vie. Son petit ange, son dirigeai. Vous pensez que je n'ai pas vérifié ? J'ai eu au moins ce courage. J'ai décacheté la lettre. Ses parents étaient tellement soulagés et heureux. Ils la suppliaient de rentrer à la maison avec vous. Ils lui demandaient si elle avait besoin d'argent pour le voyage, si elle préférait que ses frères ou son père viennent la chercher. Ils lui donnaient aussi des nouvelles de la famille. Son frère Ned s'était marié et avait également eu un fils, sa sœur Sinead était fiancée... Bouleversée, elle s'interrompit une seconde. — Je leur ai écrit, en les priant de me communiquer la date de son arrivée chez eux. Deux semaines après, ils me demandaient à leur tour quand elle comptait les rejoindre. J'ai su alors qu'elle était morte. Tuée par lui... Ses parents et Ned, que j'avais avertis, sont venus à Dublin. Ils se sont adressés à la police, en vain. Ned a été tabassé, il a failli en mourir, on a jeté des cailloux contre les fenêtres de mon appartement. J'avais peur. À deux reprises, je l'ai aperçu, lui, dans mon quartier. Il faisait en sorte que je le remarque bien. Elle pinça les lèvres. — J'ai renoncé... J'ai honte de l'avouer, mais j'ai renoncé. D'après les registres d'état civil, Patrick et Meg Connors étaient mariés depuis cinq ans. Ils n'avaient pas de document attestant votre naissance, mais elle affirmait que vous étiez son enfant, et il n'y avait plus personne pour la contredire. Personne en tout cas qui en ait le courage. Les filles comme Siobahn étaient nombreuses à Dublin. Et moi, j'étais trop effrayée pour continuer à lutter... Il opina, la respiration entravée par le poids atroce qui lui comprimait la poitrine. — Et vous me racontez cette longue histoire parce que... — J'ai entendu parler de vous. Après mon mariage et mon installation en Amérique, je me suis évertuée à ne pas vous perdre de vue. Je savais que vous aviez pris la fuite. Je me doutais que les quelques mois passés avec elle s'étaient effacés de votre mémoire, que votre père vous avait irrémédiablement marqué. Je pensais que vous étiez comme lui, de la mauvaise graine. Ça me permettait de me rassurer, de ne pas être réveillée toutes les nuits par le souvenir de ce beau bébé en pleurs. Distraitement, elle saisit un presse-papier en cristal, le tourna et le retourna entre ses doigts. — Mais au cours des deux dernières années, j'ai appris des choses qui m'ont incitée à me demander si vous étiez vraiment tel que je l'imaginais. Quand Louise m'a proposé de travailler dans ce foyer, quand elle m'a expliqué ce que vous souhaitiez en faire, j'ai interprété ça comme un signe. Il était temps pour moi de me confesser. Elle s'interrompit de nouveau, le dévisagea. — Il est peut-être trop tard pour vous, ou pour moi. Je devais simplement vous raconter tout cela de vive voix. Si vous l'exigez, j'accepte de me soumettre au détecteur de mensonge. Ou bien je peux démissionner. Il décréta qu'il ne croyait pas un mot de son histoire. Cependant il éprouvait une douleur aiguë dans la région du cœur. — Vous comprenez certainement que je suis en mesure de vérifier vos affirmations, du moins en grande partie. — Je l'espère. Il y a un autre détail... Elle portait à la main gauche un anneau en argent orné du cœur celtique - comme une alliance, d'après elle, qu'il lui avait offerte pour votre naissance. Le symbole de sa promesse. Meg Connors, lorsqu'elle est sortie de cette chambre avec vous dans les bras, avait la bague de Siobahn. Ce bijou dont Siobahn ne se séparait jamais, même quand il l'avait rouée de coups. Cette garce l'avait à l'auriculaire, ses doigts étaient comme des boudins. Quand elle s'est rendu compte que je regardais cet anneau, elle a ricané... La voix de Moira se brisa, les larmes jaillirent de ses yeux. — Il l'a tuée, parce qu'elle était partie et revenue, parce qu'il ne risquait rien. Et il vous a gardé, je présume, parce que vous étiez le portrait craché de votre père. Si je n'avais pas bousculé Siobahn, si je lui avais laissé le temps de guérir... Mon Dieu... Elle ouvrit un tiroir, en sortit une petite photographie. — C'est tout ce que j'ai d'elle. J'ai moi-même pris cette photo de vous deux, la veille de son départ du refuge. Elle vous appartient, murmura-t-elle en la lui tendant. Il découvrit une très jeune femme aux yeux verts et dont les cheveux roux cascadaient sur une chemise bleue. Elle souriait. Malgré les traces d'hématomes qu'on devinait sur son visage, malgré la tristesse de son regard, elle souriait, la joue contre celle de son bébé. La figure de l'enfant était ronde, pétrie d'innocence, mais... c'était bien celle de Connors. Il avait un sourire lumineux. À la main fine de Siobahn brillait un anneau d'argent orné d'un cœur. 8 Le magasin Preneurs d'images était proche de l'université et comportait un parking à deux niveaux -réservé aux occupants de l'immeuble et aux clients - aménagé entre le bâtiment et son voisin. — Vérifiez s'il y a des caméras de surveillance pour ce parking, ordonna Eve à Peabody. Si oui, confisquez les disquettes de la nuit du meurtre. Le signal « Complet » s'alluma, mais cela n'arrêta pas Eve qui se gara en double file derrière un minivan cabossé. — On contrôlera les véhicules des résidents et des membres du personnel. On cherche des fibres de tapis de sol. Eve jeta un regard circulaire, remarqua deux vans et une camionnette. — Serait-il aussi insouciant ou arrogant ? murmurat-elle. Tout organiser dans les moindres détails et se faire épingler à cause d'un tapis de sol ? — Ils commettent fatalement des erreurs, heureusement pour nous. — Hum... Elles sortirent de la voiture, descendirent l'escalier métallique menant à la rue. — Beaucoup, beaucoup de risques... marmonna Eve. Si on est prudent, motivé, on tient compte des aléas. C'est ce qu'il fait, il intègre l'ensemble des paramètres. Il minute l'opération, calcule les probabilités, les différents itinéraires. Absolument tous les facteurs... — Le kidnapping a bien eu lieu entre vingt et une et vingt et une heures trente ? Ce n'est pas si tard. Il n'est pas impossible que quelqu'un l'ait aperçu. Eve scruta les alentours, l'immeuble, les marches et les escaliers mécaniques qui le desservaient, le parking. — Comment sort-il un cadavre de ce bâtiment pour l'emmener en balade ? Il prend son temps, il attend que tout soit tranquille. En été, il y a moins d'étudiants dans les clubs et les cafés, et ceux qui restent en ville y arrivent plus tôt pour écouter la musique. Quelqu'un peut effectivement vous remarquer. Pas moyen de l'éviter. Mais on est rapide, déterminé... — ... et on emmène sa victime à l'autre bout de la ville, on met de la distance entre la scène de crime et l'endroit où on se débarrasse du corps. Un plan bien pensé. — Peut-être, oui... grommela Eve. Le rez-de-chaussée de l'établissement Preneurs d'images était consacré à la vente de matériel photographique, de logiciels et de gadgets dont Eve ignorait jusqu'à l'existence. Deux petits écrans restituaient des plans du magasin, sous différents angles, et invitaient les clients à : « Cliquer ici pour un autoportrait instantané ! » Peabody se précipita. — Je n'ai pas de photo de nous, dit-elle, appuyant sur la touche et saisissant le cliché que cracha aussitôt l'imprimante. Regardez comme on est mignonnes... — Adorables. Rangez-moi ça, bougonna Eve qui pointa le doigt vers l'ascenseur étincelant et l'écriteau annonçant : « Galerie, premier étage ; studio, deuxième étage. » — On monte jeter un œil. — Je vais l'encadrer, rétorqua Peabody qui contemplait son cliché avec ravissement. Je vous en ferai un double, Connors sera content de l'avoir. — Il sait déjà à quoi je ressemble, lança Eve, tandis que la cabine s'arrêtait au premier. Des visages et des corps s'alignaient sur les murs de la galerie. Jeunes, vieux. Des bébés, des enfants, des familles, des femmes et des hommes nus, et même des animaux domestiques. Tous étaient dans des cadres constitués de fines baguettes d'argent. Eve eut l'impression désagréable que des centaines de paires d'yeux la fixaient. Une femme en noir, le front couvert par une frange de cheveux blancs et raides, s'approcha. — Bonjour... Êtes-vous intéressées par un portrait? Eve lui fourra son insigne sous le nez. — Qui a pris ces photos ? — Mais... quel est le problème? — J'enquête sur la mort d'une étudiante de Colum-bia. — Oui, j'en ai entendu parler. Une jeune fille, n'est-ce pas ? C'est affreux. Toutefois je ne comprends pas en quoi la galerie a un rapport avec votre enquête. — Une investigation a justement pour objet de déterminer les rapports existant entre divers éléments, madame... ? — Oh... Duberry. Lucia Duberry. Je suis la directrice. — Lieutenant Eve Dallas, chargée de l'enquête. Elle sortit de son sac la photo de Rachel Howard. — Est-elle déjà venue ici ? — Quelle fille ravissante! Je ne me rappelle pas l'avoir vue, mais il est possible que je ne l'aie pas remarquée. — Quel est votre jugement sur ce cliché ? — Une excellente composition. Au premier regard, on se dit, comme je l'ai fait : « Quelle jolie fille ! » Puis d'autres mots qui viennent à l'esprit : gentillesse, jeunesse, fraîcheur. La pose est si naturelle... Elle était modèle ou se destinait au métier de photographe ? — Non, mais elle était inscrite à un cours de photo. Elle vous a peut-être acheté du matériel. — On peut le vérifier. Voulez-vous que je demande à l'un des employés du magasin de contrôler les factures ? — Oui, au nom de Rachel Howard. Au cours des deux ou trois derniers mois. — Ce ne sera pas long. La directrice se dirigea vers un petit espace, aménagé en bureau et délimité par les cloisons auxquelles étaient accrochées les œuvres exposées, et contacta le rez-de-chaussée. — Puis-vous offrir un rafraîchissement ? Une eau gazeuse ? — Non merci, répondit Eve avant que Peabody ne puisse accepter. Cet immeuble a l'usage du parking voisin, n'est-ce pas ? — En effet. Ainsi que quatre autres bâtiments. — Il y a des caméras de surveillance ? — Non. Il y en avait, mais de mauvais plaisants les sabotaient en permanence, tant et si bien que les réparations coûtaient une fortune. — Le propriétaire habite ici ? — L'appartement de Hastings occupe le troisième étage, et son studio le deuxième. — Il est là, aujourd'hui ? — Oui, il est actuellement en séance au studio. — C'est lui, l'auteur de ces images ? — Absolument. Hastings a un immense talent. — Il faut que je lui parle. Peabody, rejoignez-moi quand vous aurez les renseignements. — Oh, mais... il travaille, protesta Lucia. — Moi aussi. Eve se dirigea vers l'ascenseur. Lucia, affolée, trottinait sur ses talons. — Mais Hastings est en pleine création ! Il n'est pas question de le déranger ! — Vous pariez ? articula froidement Eve, baissant les yeux sur la main de Lucia qui l'avait agrippée par le bras. La directrice la lâcha, recula. — Si vous pouviez attendre qu'il ait terminé... — Non. Deuxième, ordonna Eve en pénétrant seule dans la cabine. Elle en émergea au son d'une musique assourdissante qui se répercutait sur les murs blancs du studio. Projecteurs et écrans étaient regroupés autour d'une estrade sur laquelle paradait une femme nue, très grande et d'un noir d'ébène. Mince comme un lévrier et souple comme du caoutchouc, elle prenait diverses postures acrobatiques sur un énorme fauteuil rouge. Il y avait trois appareils posés sur un trépied, un quatrième dans les mains d'un colosse en jean baggy et ample chemise bleue. Deux autres personnes, une jeune femme en combinaison moulante et un garçon au crâne surmonté d'une touffe de cheveux orange, observaient le spectacle d'un air pénétré. Soudain, la jeune femme pivota, découvrit Eve. La stupeur se peignit sur son visage, cédant aussitôt la place à une authentique épouvante. Si Eve n'avait pas vu la même expression sur la figure de Lucia, elle aurait dégainé son arme pour affronter le danger tapi dans son dos. Au lieu de quoi, elle continua à avancer, suffisamment près pour entendre, malgré la musique, le petit cri étranglé de la jeune femme, celui du garçon. Le modèle, en revanche, fixa sur Eve un regard pétillant d'humour. — On ne sourit pas ! brailla le photographe. Effrayés, ses assistants firent un bond. Le modèle se contenta de susurrer d'une voix de velours, tendant un bras pareil à un roseau : — Tu as de la visite, mon chou. Il tourna sur ses talons. Eve perçut d'abord le grognement et dut avouer que c'était impressionnant. Elle n'avait jamais vu d'ours, sinon dans les films vidéo. Cependant cet individu en avait l'allure. Un bon mètre quatre-vingt-dix, cent quarante kilos au bas mot. Le poitrail large, les membres supérieurs pareils à des troncs terminés par des battoirs, les pieds aussi volumineux que des péniches. Avec ça, laid comme un pou. De petits yeux couleur de vase, un nez épaté qui occupait la majeure partie de sa figure, la bouche molle. On distinguait des veines gonflées qui palpitaient sur son front bombé. — Dehors ! vociféra-t-il, abattant un poing sur son crâne chauve, comme s'il tentait de déloger quelques lutins démoniaques planqués dans sa cervelle. Dehors avant que je t'étripe ! Eve exhiba son insigne. — Vous auriez peut-être intérêt à surveiller votre langage en présence d'un lieutenant de police. J'ai des questions à vous poser. — Un flic ? Je me fiche totalement que vous soyez un flic ! Vous seriez Dieu en personne et ce serait le jour du jugement dernier, je m'en ficherais autant ! Foutez le camp ou je vous arrache les bras et je vous assomme avec ! Comme il fonçait sur elle, tendant ses mains énormes, Eve s'ancra au sol et, plus rapide que l'éclair, lui assena un violent coup de genou à l'entrejambe. Il s'écroula comme un arbre, bascula d'un coup en avant et rebondit une fois sur le sol. Eve crut l'entendre grogner ou gémir - impossible de le savoir, avec cette maudite musique. — Arrêtez ce boucan, commanda-t-elle. — Fin... fin du programme musical, bredouilla le jeune assistant qui sautillait sur les fins talons de ses bottes. O mon Dieu, elle a tué Hastings ! Elle l'a tué ! Appelez les... les secours! — Calme-toi, imbécile ! le tança la femme noire. Nue et infiniment gracieuse, elle se dirigea vers un comptoir sur lequel était posée une bouteille d'eau. — Il respire encore, ne t'inquiète pas. Bravo, dit-elle à Eve en lui adressant un clin d'œil. — Merci. Eve s'accroupit près du chêne foudroyé qui, maintenant, couinait imperceptiblement. — Dirk Hastings ? Lieutenant Dallas, de la police new-yorkaise. Je vous arrête pour coups et blessures sur la personne d'un représentant de l'ordre et je vous traîne au Central, ou bien vous reprenez votre souffle et vous répondez à mes questions, confortablement installé chez vous ? — Je... veux... un... avocat, hoqueta-t-il. — Mais bien sûr. Contactez votre défenseur et il nous rejoindra au Central. — Je ne... je n'ai pas à vous suivre, espèce de sale garce. — Eh oui, une sale garce qui a un insigne et une arme de service. Décidez-vous, mon vieux: ici ou au Central. Vous n'avez pas d'autre choix. Il réussit à rouler sur le dos. Il était blême, mais sa respiration redevenait normale. — Réfléchissez, prenez votre temps. Vous avez un peignoir, quelque chose pour vous couvrir ? demandat-elle au modèle. Celle-ci alla décrocher un bout de tissu bleu et blanc et, d'un mouvement fluide, l'enfila. L'étoffe soyeuse s'avéra être une minirobe. — Votre nom. — Tourmaline, répondit la magnifique Noire en se rasseyant dans le fauteuil pour s'étirer comme une panthère. Simplement Tourmaline, j'ai changé légalement mon nom. Je suis mannequin free-lance. — Vous travaillez régulièrement avec lui ? — C'est la troisième fois cette année. Sur un plan personnel, c'est un sale type, mais il sait manier un appareil photo et il n'essaie pas de se taper son modèle. À cet instant, la porte de l'ascenseur s'ouvrit sur Peabody. Celle-ci écarquilla les yeux en avisant le colosse affalé par terre, cependant elle ne fit aucun commentaire. — J'ai vos renseignements, lieutenant. — Tourmaline, donnez votre identité à cet officier. Votre adresse, vos coordonnées. Ensuite, si vous le souhaitez, vous pourrez partir. — D'accord, ça m'étonnerait qu'il se remette au travail aujourd'hui. — Bien. À vous, dit Eve, désignant le jeune homme. — Dingo Wilkens. — Dingo ? — Euh... Robert Lewis Wilkens, mais... — Qu'y a-t-il dans cette pièce ? coupa-t-elle, pointant le doigt vers une porte. — Euh... le vestiaire, c'est... — Bon. Allez-y, asseyez-vous et attendez. A vous, enchaîna-t-elle, s'adressant à la jeune femme. Comment vous appelez-vous ? — Liza Bleue. — Seigneur, vous avez tous de ces noms ! Au vestiaire avec le dingo. Ils s'empressèrent de déguerpir. Les poings sur les hanches, Eve se tourna vers Hastings. Il avait repris son appareil qu'il braquait vers elle. — Non mais, qu'est-ce que vous fabriquez ? pro-testa-t-elle. — Jolie silhouette, beaucoup de force dans le visage, l'attitude. Sale Flic... oui, ce sera un bon titre pour ce portrait. — Je constate que vous avez retrouvé vos esprits. Vous restez par terre, ou vous vous relevez ? — Vous comptez me flanquer un autre coup de genou ? — Si nécessaire, oui. Installez-vous dans le fauteuil, proposa-t-elle en approchant, pour elle, l'un des hauts tabourets alignés devant le comptoir. Sans lâcher son appareil, Hastings boitilla jusqu'au fauteuil rouge où il s'écroula. — Vous m'avez interrompu dans mon travail. — Figurez-vous que moi aussi je travaille. Quelle est la marque de cet appareil ? — Rizeri 5M. Ça ne vous dit pas grand-chose, je présume. — C'est celui que vous utilisez habituellement ? — Ça dépend. Pour certains clichés, je préfère le Bor-naze 6000. Ou, si je suis d'humeur, le Hasselblad 21. Vous voulez un cours de technique ? — Et le Hiserman DigiKing ? — De la merde pour les amateurs. — Racontez-moi, Hastings, poursuivit-elle d'un ton aimable. Vous aimez suivre les gens? Les jolies femmes ? Pour les mitrailler, bien sûr ? — Je suis photographe, c'est mon métier, — Vous avez fait l'objet de deux plaintes pour harcèlement. — Foutaises ! Je suis un artiste. Franchement, elles auraient dû être ravies que je les jugé intéressantes. Est-ce qu'une rose porte plainte quand on la photographie ? — Vous devriez peut-être voler des images de fleurs. — Les visages, les silhouettes... c'est mon langage. Et je ne vole pas des images, je les crée. J'ai payé les amendes, ajouta-t-il, balayant l'air de sa main. J'ai fait des travaux d'utilité publique. Et, dans les deux cas, mes portraits ont immortalisé ces femmes ridicules et ingrates. — Voilà donc ce que vous cherchez ? Limmortalité ? — Je l'ai déjà. Il jeta un regard à Peabody, dégaina de nouveau son appareil. — Pas mal, visage carré, robuste... Le Petit Soldat, marmonna-t-il. — Peut-être qu'un peu de blush, pour creuser les joues... suggéra Peabody en battant des cils. — Surtout pas, ça gâcherait tout. — Vous permettez ? intervint Eve avec ce qu'elle estimait être une patience héroïque. Nous pourrions éviter de nous égarer ? — Pardon, lieutenant, murmura Peabody, confuse. — On en était où ? L'immortalité ? dit Hastings, haussant ses épaules d'ours. Je l'ai, je la donne. L'artiste et son modèle. Une relation plus intime que le sexe, que les liens du sang. C'est une communion spirituelle. Il tapota son appareil. — Votre image devient la mienne. Ma vision est votre réalité à un moment précis. — Hum... Et ça vous offense, quand les gens ne comprennent pas et n'apprécient pas ce que vous leur offrez? — Naturellement. Les êtes humains sont idiots. Des imbéciles, tous. — Ainsi vous passez votre vie à immortaliser des idiots et des imbéciles. — En effet... Grâce à moi, ils sont mieux que ce qu'ils sont. — Et eux, que vous apportent-ils ? — La plénitude. — Quelle est votre méthode ? Vous travaillez ici, dans ce studio ? — Quelquefois. Sinon, je me balade dans les rues, jusqu'à ce qu'un visage m'interpelle. Pour pouvoir vivre dans ce monde corrompu, j'accepte des commandes. Portraits, photos de mariage, d'enfants, de défunts, etc. Mais je préfère ^voir les mains libres. — Où étaient vos mains et le reste de votre personne la nuit du 8 août et le matin du 9 août ? — Comment je le saurais ? — Creusez-vous les méninges. Avant-hier soir, à partir de vingt et une heures. — Au travail. Ici et dans mon appartement. Je suis en train de créer un montage. Des yeux. De la naissance à la mort. — La mort vous intéresse, n'est-ce pas ? — Évidemment. Sans elle, que serait la vie ? — Vous étiez seul ? — Oui. — Vous avez vu, parlé à quelqu'un après vingt et une heures ? — Je vous répète que je travaillais, grogna-t-il, retroussant les babines. J'ai horreur qu'on me dérange. — Vous êtes donc resté seul, ici, toute la soirée et toute la nuit. — J'ai dû arrêter vers minuit. Je n'ai pas l'habitude de regarder la pendule. J'ai sans doute bu un verre et pris un bain très chaud pour me relaxer. — Vous possédez un véhicule, Hastings? — Je ne comprends rien à vos questions. Oui, bien sûr que je possède un véhicule. Vous pensez que je me déplace avec les transports en commun ? J'ai une voiture, et un van pour les commandes qui nécessitent beaucoup de matériel et la présence d'assistants. — Quand avez-vous rencontré Rachel Howard ? — Je ne connais personne de ce nom. Eve se leva, s'approcha de Peabody. — Des factures ? — Deux. Pour de petits achats, réglés par carte, en juin et en juillet. — Rachel Howard figure parmi les clients de votre magasin. — Je ne connais pas les clients, rétorqua Hastings d'un ton méprisant. J'ai des employés pour s'en occuper — Ceci vous rafraîchira peut-être la mémoire, dit-elle en lui montrant l'instantané pris au 24/7. Une lueur s'alluma dans les yeux de Hastings, fugitive, mais qu'Eve perçut. — Visage intéressant, commenta-t-il d'un ton négligent. Ouvert, naïf, juvénile. Je ne la connais pas. — Oh si... vous l'avez reconnue. — Non. — Et là ? insista-t-elle en lui tendant le portrait posé. — Excellent... murmura-t-il. Presque génial. Il se leva et s'approcha d'une fenêtre pour mieux étudier le cliché. — La composition, le cadrage, les couleurs. La jeunesse, la douceur, la candeur sont toujours là, même si elle est morte. — Pourquoi dites-vous qu'elle est morte ? — Je photographie la mort. Les défunts dont les gens veulent conserver l'image. Je vais de temps en temps à la morgue, je file un bakchich à un technicien pour qu'il me laisse photographier un corps. Il darda sur Eve un regard outré. — Vous croyez que j'ai tué cette fille ? C'est ça ? Mais pour quelle raison j'aurais fait ça ? — À vous de me répondre. Vous la connaissez. — Son visage a quelque chose de familier... Il s'humecta les lèvres, examina encore le portrait. — Elle a l'air... Oui, je l'ai vue quelque part... Il se rassit lourdement dans le fauteuil. — Je l'ai croisée quelque part, mais je ne la connais pas. Pourquoi j'irais tuer une inconnue, quand il y a tellement de gens qui m'exaspèrent et que je n'ai pas assassinés ? Une réflexion des plus pertinentes, selon Eve. Elle continua à l'interroger puis, au bout d'un quart d'heure, le relégua dans une pièce pour discuter avec le jeune assistant. — Alors, Dingo, qu'est-ce que vous faites exactement pour Hastings ? — Je... je... je... — Respirez un bon coup. — Je... je l'assiste au studio et sur les lieux de prise de vue. Je prépare les appareils, j'installe les projecteurs, je change le décor... — Depuis combien de temps travaillez-vous pour lui? — Deux semaines. Dingo lança un regard prudent vers la porte derrière laquelle Hastings attendait. — La plupart de ses assistants ne tiennent pas longtemps. Il y en a un qui est resté six semaines, un record... Mon prédécesseur est parti au bout de trois heures, un autre record. — Pourquoi ? — Il est effrayant. Une bombe atomique. Qu'on ait tort ou pas, si un truc ne lui convient pas, il est terrible. — Violent? — Il casse tout. La semaine dernière, il s'est tapé la tête contre le mur. — Vous l'avez vu assommer quelqu'un ? — Pas encore mais, pendant une séance en extérieur, je l'ai entendu menacer un type de le jeter sous un maxibus. Je ne crois quand même pas qu'il le ferait. — Avez-vous aperçu cette jeune fille dans les parages ? En chair et en os, ou en photo ? Dingo saisit le cliché. — Non. Ce n'est pas mon genre. — Ah oui, et pourquoi ? — Elle a l'air sérieuse. — Vous diriez qu'elle est le genre de Hastings ? — J'ai pas l'impression qu'il drague beaucoup, mais sa figure lui plairait. — Vous possédez un véhicule, Dingo ? — J'ai un aéroskate. — Je parle d'un véhicule avec des portières... — Non, répondit-il en souriant comme si cette idée était désopilante. Je sais quand même conduire. C'est en partie grâce à ça que j'ai décroché ce boulot, parce que je suis capable d'emmener Hastings ici et là. Il s'interrompit, les sourcils froncés, examinant la photo de Rachel. — Il n'a pas vraiment jeté quelqu'un sous un maxi-bus, hein? — Où étiez-vous avant-hier soir ? — Je traînais, sans doute. — Et où traîniez-vous ? — Euh... je sais plus... Frappé par une subite illumination, il écarquilla des yeux ronds comme des soucoupes. — O mon Dieu, oh là là... je suis comme qui dirait... suspect ? — Contentez-vous de répondre à mes questions : où étiez-vous, que faisiez-vous et avec qui ? — Je... je... Loose, Brick, Jazz et moi, on a d'abord traîné chez Brick, et puis on est allés au Spot, le club où on va le plus souvent. Loose s'est soûlé, alors on l'a ramené chez lui vers... euh... une heure, par là. Ensuite on a traîné encore un peu, je suis rentré chez moi, et voilà. — Vos copains traîneurs ont des vrais noms ? — Euh... oh oui, oui. — Donnez-les à cet officier, ainsi que leurs coordonnées. Après, vous pourrez partir. — Ah bon ? Son expression passa de la stupeur à la suspicion, du soulagement au dépit. — Je suis pas obligé de prendre... comme qui dirait un avocat ? — Restez à notre disposition, ça suffira. Eve eut à subir la même épreuve avec Liza Blue, coiffeuse et maquilleuse, qui claquait littéralement des dents. — Calmez-vous. Vous vous sentez coupable de quelque chose ? demanda-t-elle, réprimant un soupir découragé. — J'ai trompé mon petit ami la semaine dernière, gémit Liza. — Je ne vais pas vous arrêter pour ça. Depuis combien de temps travaillez-vous pour Hastings ? — Je suis free-lance, vous comprenez, donc je travaille pour beaucoup de photographes. Je coiffe et je maquille, pour des mariages, des événements comme ça. Il m'apprécie, du coup je fais des séances avec lui depuis presque un an... Elle regarda craintivement Eve. — Ça va, mes réponses ? — Qui fournit les produits de beauté ? — J'ai ma propre mallette, mais Hastings a ce qu'il faut. Il est très maniaque, comme beaucoup de ses collègues. — Il a des produits Barrymore ? — Bien sûr, c'est de la bonne qualité. — Vous est-il arrivé de maquiller cette jeune fille? interrogea Eve en lui tendant le portrait de Rachel Howard. Liza se concentra. — Non, je ne crois pas. Moi, j'aurais choisi un rose plus vif pour les lèvres. Dans la gamme Barrymore, j'aurais pris la nuance Fleur de Pommier, ou Fleur de Printemps. Pour rehausser la bouche qui est jolie, mais qui a besoin d'être mise en relief. Il faudrait aussi souligner davantage les yeux. Il me semble que ce visage ne m'est pas inconnu... Elle ravala un petit cri, lâcha le cliché comme s'il lui brûlait les doigts. — C'est la fille morte. Je l'ai vue aux actualités. Celle qu'on a retrouvée dans un recycleur d'ordures. — Où étiez-vous avant-hier soir ? — Avec mon petit ami, chevrota-t-elle. Ivan... Je me sentais tellement mal de l'avoir trompé. Je ne comprends pas pourquoi j'ai fait ça, j'ai failli le lui avouer... On a loué une vidéo, et on est rentrés chez lui. — Peabody, notez ses coordonnées. Vous pouvez partir, Liza. — Vous pensez que Hastings l'a tuée ? Parce que, si c'est un assassin, je ne remets pas les pieds ici. — Nous n'avons aucun chef d'accusation contre lui. Eve passa dans la pièce où Hastings attendait. Assis, les bras croisés, il se contemplait dans un miroir. — On a deux façons de procéder, déclara Eve. Ou je vous embarque et je vous garde au frais jusqu'à ce que j'obtienne un mandat pour fouiller cet immeuble, y compris votre appartement et vos véhicules. Ou vous acceptez tout de suite cette perquisition. — Vous ne trouverez rien, que dalle. — Dans ce cas, ça ne vous dérange certainement pas qu'on jette un coup d'œil. — Ne vous gênez pas. 9 Elle fit venir une équipe, et la perquisition commença. Étonnamment, on ne découvrit pas la moindre substance illicite. Eve aurait parié que Hastings était du style à consommer du Zoner, histoire de se détendre. Il n'y avait pas non plus trace du tranquillisant qui avait précipité Rachel Howard dans l'inconscience. Dans le studio, Eve trouva des produits Barrymore qu'elle compara avec ceux utilisés pour maquiller Rachel. Elle essaya d'imaginer Hastings fardant, avec ses mains énormes, les lèvres et les paupières de la jeune fille... Elle ne vit nulle part de fauteuil semblable à celui du portrait, cependant elle dénicha un petit rouleau de fil de fer qui rejoignit les produits de maquillage dans les pochettes en plastique réservées aux pièces à conviction. Lorsqu'elle lui remit un reçu, Hastings n'eut pas un mot de protestation. Laissant les techniciens du labo prélever des échantillons des moquettes et des tapis de sol des véhicules, elle se concentra sur l'impressionnante banque de données renfermant les œuvres de Hastings. Plus exactement, elle houspilla McNab pour qu'il accélère le mouvement. — Lieutenant, se défendit-il, ce type a des dizaines de milliers d'images. Il me faut un peu de temps pour tomber sur la victime, si elle est là. — Elle y est, il l'a reconnue. — D'accord, mais... Il tourna la tête, faillit se cogner le nez contre celui d'Eve. — Un peu d'espace ne serait pas du luxe, lieutenant... Exaspérée, elle ne quittait pas des yeux l'écran de l'ordinateur. La moitié était occupée par le visage souriant de Rachel, tandis que défilait à toute allure une succession de portraits. Tôt ou tard, ça s'arrêterait. Elle en avait la conviction. Une deuxième image de Rachel apparaîtrait. — C'est la machine qui fait tout le boulot, rouspétat-elle. — Je m'inscris respectueusement en faux. La machine se contente d'obéir à son programmeur. — Je vous dispense de me servir la propagande de la DDE, bougonna Eve qui recula néanmoins, consciente qu'elle le gênait dans son travail. Dès que vous avez quelque chose, prévenez-moi. — Je n'y manquerai pas. Elle se tourna vers Hastings, toujours assis, les lèvres pincées et les bras croisés, qui regardait cette petite armée de flics tourniquer dans son studio. — Peabody, appela-t-elle. — Lieutenant? — Emmenez un agent en uniforme et allez interviewer la deuxième personne de votre liste. — Lieutenant ? — On vous a transformée en perroquet ? — Vous voulez que j'interroge un éventuel suspect ? demanda Peabody, soudain très pâle. Sans vous ? — Après un an à la brigade criminelle, vous senti-riez-vous incapable d'interroger un suspect sans que votre supérieur hiérarchique vous tienne la main ? — Non, lieutenant, répondit Peaboody, maintenant rouge comme un coquelicot. Cest juste que vous êtes toujours... enfin je n'ai pas... Comme Eve la fixait, elle déglutit péniblement, redressa les épaules. — J'emmène Catstevens, lieutenant. — Parfait. Quand vous aurez terminé, contactez-moi. — Bien, lieutenant. Merci pour votre confiance. — Soyez-en digne. Eve se détourna, croisant mentalement les doigts pour porter chance à son assistante, puis rejoignit Hastings. Son instinct lui disait que la bonne piste était ici. Elle s'appuya contre le rebord de la fenêtre, croisa les chevilles. — Que des étrangers mettent leurs sales pattes sur vos affaires... quelle humiliation, n'est-ce pas? Il ne réagit pas. — Nous pouvons vous épargner beaucoup de désagréments si vous m'expliquez comment vous connaissez Rachel Howard. — Je n'ai jamais dit que je la connaissais. J'ai vu son visage quelque part, ce n'est pas un crime. — Vous avez pris des photos d'elle ? — Possible. — Ici, dans ce studio ? Il fronça les sourcils, réfléchit. — Non... — Elle n'est jamais montée ici ? — Comment je le saurais ? rétorqua-t-il, irrité. Il y a des gens qui viennent ici accompagnés, allez comprendre pourquoi. J'engage un modèle ou plusieurs, et ils amènent quelqu'un. Je les fais déguerpir, mais quelquefois, si je suis bien luné... Ça n'arrive pas souvent, acheva-t-il avec un petit sourire. — La photo vous rapporte de l'argent ? — Et la police, elle vous en rapporte ? — Ça, non. Les pouces dans les poches de son jean, elle le considéra longuement, intriguée par le personnage. — Donc, vous photographiez des gens, même s'ils ne vous plaisent pas spécialement. Mais là, on a une ravissante jeune fille. Les hommes apprécient les jolies filles, en général. — Je ne tourne pas autour des gamines, ripostat-il, rouge de colère. J'ai quarante ans et je paie les services de prostituées. C'est professionnel, simple. Je n'aime pas les relations trop personnelles. Il se fiche de moi, songea-t-elle, presque amusée. — Oui, ça complique les choses, renchérit-elle. — J'aime les visages, marmonna-t-il. Je trouve que vous êtes un sale flic qui m'a bousillé ma journée, pourtant j'aime votre visage. Je peux vous détester cordialement, et aimer malgré tout votre visage. — Je ne sais pas trop que penser du vôtre. — On fait difficilement plus laid, ricana-t-il. Pourtant il y a une certaine beauté dans cette laideur. Il contempla un moment ses énormes mains, poussa un long soupir. — Je n'ai pas tué cette fille. Ni elle ni personne. Ça ne me déplaît pas d'imaginer des façons d'assassiner les gens qui m'énervent. Les balancer du haut d'un immeuble, ou dans un chaudron d'huile bouillante, les enfermer dans un cachot plein de serpents, et ainsi de suite. Ça me distrait. — Vous êtes un chef-d'œuvre à vous tout seul, Hastings. — N'exagérons pas. Le visage de cette fille... un agneau. Vous savez pourquoi les humains sont haïssables, lieutenant Dallas ? — Parce qu'ils tuent les agneaux. — Exactement. Soudain, McNab agita la main. — Je l'ai ! Eve se rua sur l'écran. Elle repéra aussitôt Rachel, bien qu'elle fût parmi un groupe de jeunes gens. Des robes froufroutantes, des fleurs. Une réception, sans doute un mariage. Rachel, un bras autour des épaules d'une fille, la tête rejetée en arrière, riant aux éclats. — Hastings, dit-elle en lui faisant signe d'approcher. Qui, quoi, où et quand? — Voilà ! s ecria-t-il, bousculant le frêle McNab qui faillit tomber de son siège. Je savais que j'avais déjà vu ce visage ! C'était, c'était... oui, le mariage Morelli-Desoto en janvier ! C'est inscrit là, regardez, et il y a d'autres... — Ne touchez pas le clavier ! aboya-t-elle. McNab, agrandissez et imprimez l'image. Alors vous en avez d'autres, Hastings ? — J'ai tout le mariage du début à la fin. Je garde les photos un an, pour que tante Jane ou mamie Machin ait tout le temps de choisir. Je suis certain d'avoir pris quelques clichés uniquement de cette fille, à cause de son visage. — McNab, cherchez-les et imprimez-les. Les photos se remirent à défiler sur l'écran - les mariés, la famille, des jeunes, des personnes âgées... — C'est tout, lieutenant. — Non, non, râla Hastings. J'en ai pris d'autres, je vous le répète. Elle et d'autres figures qui m'intéressaient. Ouvrez le fichier «Visages». McNab s'exécuta. Eve nota immédiatement que Hastings n'avait sélectionné aucune photo des mariés. Il y avait là le portrait d'une très vieille dame, dont le sourire rêveur jouait dans un entrelacs de rides. Un enfant qui arborait une moustache de crème glacée. Et l'image, étonnamment tendre, d'une fillette en robe de cérémonie dormant à poings fermés dans un fauteuil. — Ça ne va pas, grogna Hastings. Elle n'y est pas. Pourtant j'ai fait ces photos, bon Dieu ! Je me rappelle maintenant, quatre ou cinq instantanés et deux portraits posés. J'en suis sûr et certain. — Je vous crois. Dites-moi, Hastings... Vous acceptez de vous soumettre au détecteur de mensonge ? — Merde... Bon, ouais, d'accord. — Je vais organiser ça, rétorqua Eve qui consulta sa montre. Pour aujourd'hui, c'est trop tard. Demain. Qui travaillait avec vous le jour de ce mariage? — Comment je le saurais ? C'était en janvier, vous vous rendez compte ? — Vous avez des dossiers, non ? — Oui, pour les commandes, les images, les séances de prises de vue. Pas pour les assistants. Je prends, je jette et je tire la chasse. — Hum... Vous les payez, je suppose? — Beaucoup trop. Ses sourcils dessinèrent un accent circonflexe. — Ah ouais, je vois où vous voulez en venir ! Lucia s'occupe de tout ça, elle pourra vous renseigner. Pour la première fois depuis qu'il avait posé les yeux sur Eve, le jour de leur rencontre, Connors fut soulagé qu'elle ne soit pas là quand il rentra au manoir. Il monta directement à l'étage sans aller prendre des nouvelles de Summerset. Il avait besoin de temps, de solitude. Pour réfléchir. Tout cela n'était peut-être qu'un traquenard. Vraisemblablement, se dit-il en tapant le code permettant d'accéder à la pièce secrète où se trouvait tout son équipement informatique illégal. Un piège bien ficelé, complexe, pour le détourner d'une affaire juteuse, lui faire un croc-en-jambe avant d'entamer de quelconques négociations. Mais pourquoi déterrer un passé aussi lointain? Pourquoi tenter de l'entraver dans un écheveau qu'il ne manquerait pas de démêler en un tour de main ? Une histoire à dormir debout. Un grossier mensonge. Cependant... il n'en était pas tout à fait convaincu. Comme il avait une envie folle de boire, pour dissiper la boule qui lui bloquait la gorge, il opta pour du café, noir et très fort. Puis il s'installa à la console luisante comme de l'obsidienne. Il avait lui-même aménagé cette pièce, conçu les divers systèmes de sécurité dans un seul but : échapper au regard et aux tentacules de CompuGuard. Même s'il était devenu un magnat des affaires respectueux de la loi, certains dossiers ne concernaient que lui. Ici, dans ce sanctuaire inviolable, il pouvait transmettre et recevoir n'importe quel communiqué, mener toutes les recherches imaginables. À une époque, qui n'était pas si reculée, il avait utilisé les machines réunies dans cette pièce pour atteindre des objectifs discutables - pour l'argent, le sport et peut-être surtout par réflexe. Il avait été un voleur. De telles habitudes ne se perdaient pas facilement. Particulièrement si on était doué pour cette activité. Or il avait toujours été extrêmement doué. Tellement que, depuis des lustres, il n'avait plus besoin de voler pour survivre. Il s'était séparé de ses complices, avait mis un terme à ses activités délictueuses, peu à peu, et savouré tout ce qu'offre la richesse. Il avait encore quelque chose du petit crève-la-faim de Dublin, songea-t-il, embrassant du regard le décor qui l'entourait. Ensuite Eve était entrée dans sa vie. Le flic qu'il aimait corps et âme. Il était grâce à elle un homme comblé. Pourtant, malgré ce qui les unissait, il avait au tréfonds de lui une sorte de noyau dur qu'elle ne pouvait dissoudre. Voilà qu'une étrangère débarquait et essayait de le persuader que tout cela - ce qu'il avait accompli, ce qu'il était, ce qu'il désirait - reposait sur un mensonge. Un mensonge et un meurtre ? Il se redressa, se campa devant un miroir. Son visage, celui de son père. Identiques comme deux gouttes d'eau. Il n'y pensait jamais, ne l'envisageait même pas. C'était justement ce qui, aujourd'hui, avait ébranlé ce caillou inaccessible et glacé, logé dans son cœur. Il se rassit devant la console en U, posa la main sur l'écran. Un voyant rouge s'alluma, scannant son empreinte palmaire. — Connors, articula-t-il. Démarrage. Les lumières s'allumèrent, dans un murmure. Connors lança d'abord une recherche approfondie sur Moira O'Bannion. Il la connaîtrait bientôt mieux qu'elle ne se connaissait soi-même. Il parcourut d'un coup d'œil les données de base. Date et lieu de naissance, renseignements sur ses parents et sa famille, son mari et ses enfants, son parcours professionnel. Cela correspondait à ce qu'elle lui avait expliqué, ce qui ne le surprit pas. Un imposteur s'appuyait toujours sur une part de vérité, n'est-ce pas ? Il était bien placé pour le savoir. Elle mentait forcément. Il le fallait, car sinon... Une douleur aiguë lui transperça le ventre. Il serra les dents, se concentra sur l'écran. Cette femme mentait, point à la ligne. Il n'avait qu'à repérer la faille, et toute l'histoire s'écroulerait comme un château de cartes. Alors il creusa, strate après strate. Son dossier médical, sa situation financière. Avec un calme redoutable, il s'immisça dans sa vie privée et celle de ses proches. Au bout d'une heure, il n'avait rien trouvé de suspect. Il se servit un deuxième café et énonça l'ordre qu'il avait espéré éviter. — Recherche sur Siobahn Brody, née dans le comté de Clare, Irlande, entre 2003 et 2006. En cours... Trente-trois enfants de sexe féminin nés sous ce nom durant cette période. — Le sujet aurait une sœur jumelle. En cours... Quatre enfants de sexe féminin dans ce cas. Il avait les mains moites. Il atermoyait, et en était conscient. — La sœur jumelle s'appellerait Sinead, dit-il avec peine. En cours... Recherche terminée. — Affiche l'image la plus récente du sujet, coupat-il d'un ton rude. En cours... Photo d'identité datée du 5 septembre 2023. Elle emplit l'écran, resplendissante de jeunesse, jolie, timide. Ses cheveux d'un roux flamboyant étaient sagement tirés en arrière. Des yeux d'un vert doux, un teint aussi délicat qu'un pétale de rose. Plus jeune d'un an ou deux que sur la photo qu'il avait vue dans le bureau de Moira O'Bannion, songeat-il, la gorge nouée. Son expression ne reflétait pas encore la lassitude, la douleur et une infinie tristesse. Pourtant c'était la même jeune femme. La même. Siobahn Brody, née le 2 septembre 2005, à Tulla, comté de Clare, Irlande. Parents: Colin Brody et Patricia Camey Brody, fermiers. Deux frères, Edward et Fergus Brody, une sœur jumelle, Sinead Brody. Études secondaires à l'école Sainte-Marie. Employée à la ferme familiale et au Carney's Pub, à Tulla, de 2022 à 2023. Puis serveuse au White Horse, Dublin, de novembre 2023 à octobre 2024. Connors contemplait fixement l'écran. — Informations complémentaires. Mariage, enfants, situation actuelle. Pas de mariage enregistré> ni de concubinage. Pas d'enfants déclarés. Situation actuelle inconnue. Aucune donnée concernant Siobahn Brody après octobre 2024. Une sueur glacée dégoulinait dans le dos de Connors. Disparue de la surface de la terre. — Enquêtes de police relatives au sujet, dossiers médicaux, comptes bancaires. Quelque chose, bon Dieu! En cours... Il se leva d'un bond et, cette fois, se servit du whisky. Il y avait fatalement d'autres éléments. Il y en avait toujours. Eve rentra avec seulement deux petites heures de retard. Elle fut soulagée que Summerset ne vienne pas l'asticoter dans le hall, du moins essaya-t-elle de s'en convaincre, comme elle se persuada qu'elle allait droit chez le majordome uniquement pour l'asticoter, lui. Elle le trouva dans son salon, en train d'écouter de la musique tout en feuilletant un gros livre relié de cuir qui provenait certainement de la bibliothèque de Connors. Galadad, perché sur l'accoudoir du fauteuil roulant, cligna des paupières pour saluer Eve. — Où est votre garde-chiourme ? — Elle fait une promenade dans le parc, pendant que je savoure un peu de solitude bien méritée, répondit-il, perfide. Il referma cependant son livre. — Vous êtes très en retard, ce soir. — Je n'ai pas sans arrêt les yeux fixés sur la pendule. — Malgré mes difficultés momentanées, je suis toujours responsable de la bonne marche de cette maison, et donc j'exige d'être prévenu de votre emploi du temps. Vous étiez attendue voici plus d'une heure. — C'est drôle, je vois votre bouche remuer et je n'entends rien. Votre petite cascade a peut-être endommagé vos cordes vocales. Je devrais demander à votre chère infirmière de vérifier ça. Les lèvres de Summerset s'étirèrent en un sourire matois. — J'ai l'impression que vous avez eu une journée tranquille. Il n'y a pas de sang sur vos vêtements, pour une fois. — Je ne suis pas encore couchée. Bon, je vais voir si Connors, lui, est rentré à l'heure. — Il est là depuis un certain temps. Dans son bureau privé. Et il n'est pas venu me dire bonsoir, songea Summerset. Eve haussa les sourcils. — J'ai du travail qui m'attend. Oh, à propos, j'ai laissé mon véhicule devant le perron, pour vous faire honte si vous avez des visiteurs. Quand elle quitta les appartements de Summerset, celui-ci se radossa à son siège, satisfait, et se remit à écouter du Chopin tout en grattant Galahad entre les oreilles. Eve se rendit directement à l'étage, posa la main sur le scanner palmaire du bureau privé, énonça son nom et le code. Accès refusé. Stupéfaite, elle considéra la porte verrouillée, le voyant rouge au-dessus. Fâchée, elle flanqua un petit coup de pied au battant, recommença l'opération. Accès refusé. Jurant entre ses dents, elle appela Connors sur son communicateur, fronça les sourcils. — Connors... Pourquoi avait-il bloqué la fonction vidéo ? — Hé, qu'est-ce qui se passe? Je suis devant la porte, mais le code ne marche pas. — Donne-moi une minute. Fin de la conversation. — Mais bien sûr, mon vieux, bougonna-t-elle, tu as une minute. Elle attendit un bon moment avant que le système de sécurité soit désactivé. Quand elle pénétra dans le bureau, Connors était à la console, les manches retroussées. Son visage était aussi froid et lisse que le marbre. La porte se referma derrière Eve, se verrouilla. — Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle. — J'ai du travail. — Sur ces machines ? Une lueur irritée flamba dans les yeux de Connors. Il saisit le lourd verre de cristal posé près de lui, but en regardant sa femme d'un air distant. — Oui, sur ces machines. Il ne lui avait pas adressé un sourire, parlait d'un ton sec. — Il y a un problème ? interrogea-t-elle. Il faisait tourner l'alcool dans son verre, sans cesser de fixer Eve. Comme si elle était une ennemie. — Pourquoi y aurait-il un problème ? Déconcertée, elle passa derrière la console, vit que les écrans des ordinateurs étaient masqués, sentit l'odeur puissante du whiskey et du tabac. Son malaise s'accentua. — Eh bien... je n'ai pas pu entrer, tu me caches ce que tu es en train de faire, et tu bois. — Tu n'as pas pu entrer parce que je travaille sur une question personnelle qui n'a aucun rapport avec toi. Et je bois parce que j'en ai envie, ajoutat-il en portant le verre à ses lèvres. Est-ce clair, lieutenant? Eve en eut le souffle coupé. Qu'avait-elle pu dire ou faire pour le mettre dans une telle colère ? Car, sous cette froideur de façade, c'était bien de la fureur qui bouillonnait. — Si tu es fâché contre moi pour une raison quelconque, explique-toi. Comme ça, quand je te botterai les fesses, on saura tous les deux pourquoi. Va-t'en, se disait-il. Laisse-moi, que j'aille au bout de ce cauchemar. — Mon univers ne tourne pas uniquement autour de toi, lieutenant. Elle eut l'impression qu'une fine lame se plantait dans son cœur. Ravalant une plainte, elle posa une main sur l'épaule de Connors, sentit sous ses doigts des muscles noués. — Si tu t'inquiètes pour Summerset, je viens juste de le voir, et il est aussi insupportable qu'à son habitude. Je sais que tu as été bouleversé par son accident, mais... — Il est bien soigné, n'est-ce pas? coupa-t-il, féroce. J'y ai veillé. Tu n'imagines pas que je puisse avoir d'autres préoccupations que Summerset et toi ? — Connors... — Bon Dieu, Eve, je suis occupé ! Laisse-moi respirer, tu veux ? Je ne suis pas d'humeur à bavarder ni à faire un petit tour au lit. — Alors qu'est-ce que tu veux? riposta-t-elle, blessée. — Qu'on me laisse seul, qu'on me fiche la paix pour faire ce que j'ai à faire ! Je ne supporte pas que tu sois là, je ne supporte pas toute cette histoire, ajouta-t-il en silence. — Cette foutue porte était verrouillée, tu aurais pu deviner que je ne tenais pas à être dérangé. J'ai beaucoup de travail, alors je te suggère de t'occuper de tes oignons. Je ne doute pas qu'il y ait quelques morts pour te distraire pendant une soirée. Effarée, elle recula. — Oui, murmura-t-elle, ce ne sont pas les victimes qui manquent. Elle se dirigea vers la porte, l'entendit s'ouvrir. Dès qu'elle eut franchi le seuil, les verrous claquèrent. Connors contempla un instant son verre, avant de le lancer contre le mur. Le cristal se brisa en mille morceaux, pareils à des larmes. Eve essaya de travailler, parcourut la liste des noms que lui avait procurée Hastings. Elle devrait interroger tous ces gens, cependant elle voulait d'abord en savoir un peu plus sur eux. Elle fit des calculs de probabilité, élabora un tableau sur lequel elle épingla les clichés de Rachel, les horaires du cours de photo, un plan du parking, une vue aérienne du campus de Columbia. Elle ne pensait qu'à Connors. À minuit, elle gagna la chambre, déserte. Il était toujours dans son antre. Elle se coucha seule, à une heure du matin. Elle n'aurait pas refusé une bonne bagarre. Ça fouettait le sang et, souvent, ça arrangeait les choses. Il l'avait tout simplement chassée. Il l'avait regardée, de ses yeux si bleus et si froids, comme si elle avait été une étrangère qui l'importunait. Elle n'aurait pas dû capituler, se reprocha-t-elle, tournant et se retournant dans le grand lit vide. Non, elle aurait dû rester, l'obliger à cracher ce qu'il avait sur le cœur. Mais il l'avait chassée. Il ne l'emporterait pas au paradis, se promit-elle. Tandis qu'elle se tourmentait, Kenby Sulu - un garçon de dix-neuf ans qui se destinait à la danse - était immortalisé. Il était debout. Grand, mince, jeune pour l'éternité. Ses membres inertes soutenus par du fil de fer fin comme un cheveu, il posait pour l'objectif de l'appareil. Quelle lumière! Si puissante. Elle m'enveloppe, me nourrit: Il était brillant, ce jeune homme au corps de danseur et à l'âme d'artiste. Maintenant il est moi. Ce qu 'il était vit à jamais en moi. Je l'ai senti fusionner avec Rachel, avec moi. Nous sommes maintenant plus intimes que des amants. Nous ne sommes plus qu'un. Quel cadeau prodigieux ils m'ont offert ! Et moi, je leur ai donné l'éternité. Il n'y aura jamais d'ombre en eux. Seul un fou qualifierait cela de folie. Seul un aveugle regarderait cela sans voir Bientôt, très bientôt, je montrerai au monde ce que j'ai accompli. Mais d'abord, de la lumière. Il me faut encore deux sources de lumière avant de partager avec le monde. Lorsque tout ce qui devait être fait fut terminé, un message et une image furent transmis à Nadine Furst, à Channel 75. 10 Le communicateur près du lit l'arracha à un cauchemar. Sans transition, elle passa des ténèbres à la pénombre. Frissonnante, s'arrachant péniblement à un gouffre de panique, elle tira sur les draps froissées. — Blocage de la fonction vidéo, bredouilla-t-elle. Zut de flûte. Lumière, dix pour cent. D'un revers de main, elle essuya ses joues humides, inspira à fond pour calmer les battements de son cœur. Dispatching demande lieutenant Dallas. — Dallas en ligne. Rendez-vous immédiatement Lincoln Center, entrée du Metropolitan Opéra. Homicide probable. — Les lieux sont sécurisés ? Affirmatif. — Prévenez l'officier Délia Peabody. Eve s'extirpa du lit. Il était près de quatre heures du matin, et Connors ne s'était pas couché. Perturbée par son cauchemar, elle resta dix minutes sous la douche, passa dans la cabine de séchage et régla la température au maximum. A peu près réveillée, elle s'habilla rapidement, attacha son holster, empocha son insigne et une paire de menottes, fixa l'enregistreur au revers de sa veste. Avant de sortir, elle prit un mémo électronique dans le tiroir de la table de chevet. Partie sur le terrain, ignore quand rentrerai, nota- t-elle. Tout ce qu'elle brûlait de dire, d'écrire, semblait inutile. Elle abandonna le mémo sur le lit et quitta la maison. Les détecteurs de la police étaient branchés, deux voitures de patrouille étaient garées côte à côte, leurs gyrophares bleu et rouge sang tournaient. La fontaine qui ornait l'immense esplanade était silencieuse, le manteau sombre de la nuit drapait l'élégant bâtiment. Eve avait vécu dix ans à New York sans jamais mettre les pieds dans ce royaume des arts. Jusqu'à ce que Connors l'emmène au théâtre, au concert, et même à l'Opéra. Un homme comme lui élargissait votre horizon, que vous en ayez ou non envie. Eve soupira. Qu'est-ce qui pouvait bien le tracasser à ce point ? — Lieutenant... Elle salua d'un hochement de tête l'agent en uniforme, se força à balayer ses soucis. Un flic n'avait pas de vie privée, d'inquiétudes personnelles sur une scène de crime. — Qu'est-ce qu'on a... agent Feeno ? demanda-t-elle en déchiffrant le nom inscrit sur le badge de son interlocuteur. — Un métis, asiatique, environ vingt ans. Deux fêtards pas mal éméchés l'ont découvert dans la fontaine. Le type l'a sorti de là, la femme a donné l'alerte. Mon coéquipier et moi, on est arrivés deux minutes après l'appel. Il est avec les témoins, là-bas. Il montrait les marches menant à l'entrée. — Gardez-les au chaud dans l'immédiat. Je vous enverrai mon assistante. — Oui, lieutenant. À première vue, on pourrait croire qu'il est tombé tout seul et qu'il s'est noyé. Il n'a pas une marque sur lui, et il est habillé comme un ouvreur du Met ou d'un autre théâtre du centre. Seulement, il a à peu près le même âge que la fille de la poubelle. Elle non plus n'avait pas de marques. — On va voir. Le corps était étendu près de la fontaine, on distinguait encore des flaques sur le sol. L'atmosphère était humide, il faudrait un moment pour que l'eau s'évapore. Eve posa son kit de terrain, brancha l'enregistreur. Si jeune ! songea-t-elle avec pitié. La vingtaine, au maximum. Un joli visage pour un garçon. La mort l'avait rendu blafard, mais il avait dû avoir la peau lisse et dorée. Ses cheveux et ses sourcils étaient d'un noir d'encre. Les pommettes hautes, les mains fines et racées, la silhouette longiligne. Il était tout en noir - une courte veste, un pantalon droit, des chaussures en cuir souple. Quand Eve s'accroupit, elle repéra les imperceptibles traces qu'avait laissées un badge. Badge qu'on avait retiré avec beaucoup de précautions. — Victime de sexe masculin, énonça-t-elle. Asiatique, entre dix-huit et vingt ans. Pas de signes apparents de violence. Vêtu de ce qui paraît être un uniforme. Elle fouilla les poches du garçon, à la recherche de documents d'identité. Elle trouva un portefeuille renfermant deux cartes de crédit, une carte d'étudiant, et une d'employé au Lincoln Center. — Kenby Sulu, dix-neuf ans, résidant dans l'Upper East Side, étudiant à la Juilliard School et travaillant au Lincoln Center, Elle glissa le portefeuille dans une pochette en plastique, puis examina les mains de la victime. La peau ne présentait pas le moindre défaut, les ongles étaient nets et bien limés. — Tu prends soin de toi, n'est-ce pas ? Murmura- t-elle. Ton truc, c'est le théâtre, et ce soir tu travaillais. Un job à mi-temps, je suppose. Peut-être pour payer tes études. Il avait sur la main droite un petit point rouge laissé par une seringue. — Je découvrirai qui t'a fait ça, Kenby. Elle leva à peine la tête en entendant une respiration laborieuse et un bruit de pas pressé sur les pavés. — Notez, Peabody. Le corps a été déplacé. Retiré de la fontaine par les civils qui l'ont trouvé, déclara-t-elle tout en chaussant ses microloupes pour examiner la main droite. — Légère décoloration, caractéristique d'une piqûre. — Comme Howard. — Exactement, répondit Eve en déboutonnant la veste. Il avait ses papiers, deux cartes de crédit, et une belle montre. — On ne l'a donc pas agressé pour le voler. — Non. La blessure était minuscule, un trou dans l'épi-derme jusqu'au muscle cardiaque. Grâce aux microloupes, Eve discerna des bouts d'adhésif NuSkin autour de la plaie. — Et il ne s'est pas noyé non plus, décréta-t-elle. Une fine lame a transpercé le cœur et provoqué la mort. L'analyse toxicologique révélera probablement la présence d'opiacés dans le sang. Eve s'assit sur ses talons. — Contactez Morris, je veux qu'il s'en occupe. Vérifiez l'identité de la victime, cherchez les noms et les adresses des plus proches parents. Ensuite, faites emporter le corps et ouvrez un nouveau dossier. Je vais interroger les témoins. Le couple était recroquevillé "sur les marches. En tenue de soirée. La longue robe de la femme, ornée d'un motif en écailles noir et blanc, la moulait comme une peau de serpent. La pyramide dorée que formait sa chevelure vacillait sur son crâne, des bouclettes lui balayaient la figure. L'homme avait retiré sa veste, roulée en boule près de ses chaussures argentées et gorgées d'eau. Sa chemise immaculée était trempée, son pantalon dégoulinant collait à ses jambes maigrichonnes. Ils avaient à peine trente ans. D'un geste, Eve ordonna au policier en uniforme de s'écarter. — Je suis le lieutenant Dallas. Racontez-moi ce qui s'est passé. — Il était dans la fontaine, je l'ai sorti de là. En attendant les secours, j'ai essayé de le réanimer. Mais je ne suis pas un spécialiste du bouche-à-bouche, j'ai dû mal m'y prendre. Oh, si seulement je ne... — Quand vous l'avez trouvé, il était déjà mort, le rassura Eve. Personne n'aurait rien pu faire pour lui. Vous avez essayé, appelé à l'aide, vous n'avez rien à vous reprocher. Elle regarda l'aube se lever, une lueur paresseuse dans un ciel laiteux où les aérotrams entamaient leur premier circuit. Les réverbères s'éteignirent, la fontaine revint à la vie, lançant ses flèches d'eau dans l'atmosphère surchauffée. Des gens promenaient leur chien, on apercevait çà et là quelques joggeurs qui préféraient les trottoirs de la ville aux parcs et aux clubs de sport. Le fourgon mortuaire emportait un svelte jeune homme avec un petit trou en plein cœur. Puis le van de Channel 75 arriva. — J'ai les coordonnées de la famille, dit Peabody en s'immobilisant près d'Eve qui regardait Nadine Furst descendre du véhicule Les parents avaient déjà signalé sa disparition. — Je vais devoir leur annoncer qu'on l'a retrouvé... Eve s'approcha de Nadine, la considéra d'un air interrogateur. — Je vous aurais prévenue, déclara la journaliste, mais je suis venue directement quand on a su que la police était ici. — Et pourquoi ? — Parce que j'ai reçu un autre message, des images. A six heures du matin. Dallas... mais qui assassine ces gamins ? Eve secoua la tête. — Je vous accorde une interview, Nadine, maintenant. Ensuite je vous demanderai de renvoyer votre équipe et de m'accompagner au Central. Je vous y rejoindrai dès que possible. Ne parlez à personne de ce que vous avez reçu ce matin. De mon côté, je vous donnerai le maximum d'informations. — Bien... Dallas, je ferai tout mon possible pour vous aider à arrêter ce tueur. Mais je veux l'exclusivité de l'histoire. — On n'en est pas encore là. Allons, dépêchons-nous. Dans le salon d'une élégante maison, à sept heures vingt, Eve regardait sombrer un père et une mère anéantis par la perte de leur fils unique. — Il y a peut-être une erreur, balbutia Lily Sulu, une femme grande et mince qui avait légué sa silhouette à son enfant. Kenby n'est pas rentré, ajouta-t-elle, cramponnée à la main de son époux, mais c'est peut-être un malentendu. Il n'a que dix-neuf ans. Il est très intelligent, très fort. Il s'agit sans doute d'une méprise. — Je suis infiniment navrée, madame Sulu. Nous avons identifié votre fils. -Lily... Les yeux de Chang Sulu étaient d'un noir de jais, comme ceux de Kenby. Les larmes roulaient sur ses joues. — Comment cela a-t-il pu arriver à notre fils ? demanda-t-il d'une voix étranglée. Il n'avait jamais fait de mal à personne. — Vous aurez la réponse à toutes ces questions, je vous le promets. Pour ça, j'ai besoin de votre aide. Quand avez-vous vu Kenby pour la dernière fois ? — Hier matin, nous avons pris notre petit déjeuner ensemble, expliqua Chang en tournant vers sa femme un regard qui noua la gorge d'Eve. Rappelle-toi, tu lui as dit : « Termine ton jus de fruits, Kenby, c'est bon pour ta santé. » Lily éclata en sanglots d'autant plus déchirants qu'ils étaient presque silencieux. — Je peux appeler quelqu'un, un membre de votre famille? proposa Eve. — Non, non... murmura Chang, étreignant les épaules de son épouse pour la bercer doucement. Après le petit déjeuner, il est parti en cours. Il commençait de bonne heure. Il est danseur, comme sa maman. Il a quitté la maison avant sept heures, moi vers huit heures. Je suis ingénieur chez Teckron. Lily est chorégraphe, en ce moment elle travaille sur un spectacle. Elle est partie en même temps que moi. — Selon vous, où est allé Kenby après ce cours matinal ? — Il a enchaîné. Les élèves de Juilliard ont un planning très chargé. Il était là-bas jusqu'à dix-sept heures, ensuite il mangeait un morceau avant de prendre son poste: trois soirs par semaine, il était ouvreur au Metropolitan Opéra. Nous l'attendions vers minuit, minuit et demi. Nous ne nous sommes pas inquiétés. Il est très responsable. Nous nous sommes couchés. Lily s'est réveillée dans la nuit. La lumière que nous laissons toujours allumée pour lui n'était pas éteinte. Nous avons d'abord joint ses amis, puis alerté la police. — J'aimerais avoir le nom de ses camarades, de ses professeurs et de ses collègues de travail. — D'accord, je vais vous les donner. — Vous a-t-il parlé d'un incident quelconque qui l'aurait perturbé ? — Non, il était heureux, il n'avait pas de problèmes... — Monsieur Sulu, Kenby a-t-il été photographié, professionnellement, au cours des derniers mois ? — Il vous faut une photo ? rétorqua Sulu qui caressait toujours les cheveux de sa femme. Mais... vous disiez que vous l'aviez identifié. — En effet. Je vous demande si, à votre connaissance, il a été photographié... — À l'école, bredouilla Lily, le visage ravagé. Il y a quelques mois, on a photographié sa classe. Et de nouveau au printemps, quand ils ont dansé L'Oiseau de feu... J'ai des doubles de quelques-uns des clichés. — Vous pouvez me les confier ? Je veillerai à ce qu'ils vous soient restitués. — Entendu... Lieutenant, nous voulons voir notre fils. — Bien sûr, je vais arranger ça. Quand Eve ressortit de la maison, elle respira à fond pour tenter de dissiper le chagrin qui l'accablait. Elle regarda les images d'un Kenby débordant de vie, parmi ses camarades danseurs, déchiffra le logo imprimé au dos des clichés. — Qu'on amène Hastings au Central ! ordonna-t-elle à Peabody. Connors n'avait pas dormi, il ne considérait pas le sommeil comme une nécessité absolue. Même s'il ne partageait pas l'aversion de sa femme à l'égard des médicaments, il n'éprouvait pas le besoin d'ingurgiter un stimulant. La caféine "et les nerfs le tenaient éveillé. Siobahn Brody était sa mère, il n'avait plus aucun doute. Patrick Connors s'y entendait pour trafiquer et enterrer la vérité, cependant il n'arrivait pas à la cheville de son fils. Il lui avait fallu toute la nuit, et il avait fini par reconstituer le puzzle. Pas de certificat de mariage. D'après ce qu'il commençait à savoir de Siobahn, elle estimait probablement qu'ils étaient néanmoins mari et femme, liés par un serment. En revanche, il avait déniché son propre extrait de naissance, un document qu'il n'avait jamais songé à se procurer auparavant et qui était profondément enseveli. Mais quand on s'acharnait à creuser, qu'on avait du temps devant soi, on finissait par découvrir le filon. Connors remplit de nouveau sa tasse de café qu'il corsa avec une bonne dose de whisky. Apparemment, il avait un an de moins que ce qu'il croyait. Il était l'enfant de Siobahn Margaret Brody et de Patrick Michael Connors. Après son accouchement, elle n'avait plus travaillé. Cependant, il avait trouvé leurs dossiers médicaux. La mère et son bébé étaient apparemment en bonne santé, tous les deux. Puis la jeune Siobahn avait, semblait-il, collectionné les "accidents". Un bras fracturé, des côtes cassées... L'infâme salaud. Il l'avait cognée, tabassée pendant plusieurs mois. Aucun rapport de police, ce qui n'avait rien de surprenant. Les voisins n'auraient pas eu le courage d'alerter les flics simplement parce qu'un homme frappait sa femme. S'ils avaient osé, Patrick Connors se serait tiré du pétrin sans difficulté. Quelques livres glissées ici et là, des coups de poing, ou pire, pour apprendre au délateur à la boucler. Il alluma une autre cigarette, s'adossa à son fauteuil, ferma les yeux. Dans les archives de la police, il n'avait trouvé qu'un seul document. La famille avait alerté les autorités et signalé la disparition de Siobahn Brody. Quelques pages de jargon policier, les déclarations d'une poignée de témoins, et une conclusion : la jeune femme s'était volontairement évaporée dans la nature. Fin de l'histoire. Qu'était-il censé faire, maintenant ? Il ne pouvait pas changer les choses, aider Siobahn. Il ne la connaissait pas. Elle n'était qu'un nom, une image dans un cadre. Rien de plus. Il le savait mieux que personne, on ne pouvait pas vivre avec les fantômes du passé. Il n'était pas le fils de Meg Connors, à la figure bouffie, au regard dur, qui buvait trop de bière. Elle ne lui avait pas donné le jour. Il était l'enfant de cette jeune fille au visage si doux et si frais qui l'aimait assez pour lui acheter un pyjama bleu, le serrer tendrement contre elle. Il était l'enfant de Siobahn Brody qui avait eu la folie de retourner en enfer parce qu'elle voulait fonder un foyer, donner un père à son bébé. Mon Dieu... Épuisé, en proie à une insupportable tristesse, Connors referma tous les dossiers qu'il avait découverts et en bloqua l'accès par un code secret. Puis il sortit du bureau et alla se préparer pour une nouvelle journée de travail. Il avait bâti un empire, un somptueux univers qu'il devait continuer à diriger. Il prendrait une douche, grignoterait quelque chose, et demanderait à Eve de lui pardonner son attitude. Inutile de lui expliquer tout ça, de la plonger dans cette horreur. Eve n'était pas dans la chambre. À en juger par les draps chiffonnés, elle aussi avait passé une mauvaise nuit. Avait-elle fait des cauchemars ? songea-t-il avec une bouffée de remords. Elle ne dormait pas bien sans lui, il le savait. Il vit alors le mémo, s'en saisit. Partie sur le terrain, ignore quand rentrerai. Il se laissa tomber sur le bord du lit et, dans le silence et la solitude, pleura une femme qu'il n'avait jamais connue et celle qu'il aimerait pour l'éternité. Nadine s'était installée dans le bureau. Pour une fois, Eve ne s'en formalisa pas - ça lui ferait gagner du temps. — Il faut que je mette sous surveillance l'ordinateur que vous utilisez à Channel 75, annonça-t-elle d'emblée. Nadine croisa ses jambes fuselées, contempla ses pieds chaussés de sandales à talons. — Que l'ordinateur d'un journaliste soit espionné par les flics, rien de plus normal ! On sera enchanté de me filer des infos qui atterriront instantanément au Central. Je vais être inondée de bons tuyaux. — Il se sert de vous. S'il a autre chose à dire, il passera par vous. Vous autorisez la surveillance, ou je confisque votre matériel. Et je vous colle des anges gardiens sur le dos. Nadine tressaillit, pointa le menton. — Je suis tentée de le faire parce que je vous aime bien, ajouta Eve. — Il n'en a pas après moi. — Peut-être pas. Malheureusement, les psychopathes se fatiguent parfois de leurs joujoux. Je compte sur vous pour être prudente. J'ai consulté Mira. Si elle estime qu'il risque de s'en prendre à vous, je vous coffre illico pour vous mettre à l'abri. Je ne vous laisserai même pas le temps de retoucher votre maquillage pour l'interview. — Essayez donc... — Oh, je n'hésiterai pas ! Eve s'assit, étendit les jambes. — Je ne vous ai pas demandé d'être mon amie, ça s'est fait comme ça. Maintenant il faut vous en accommoder. — Zut alors... Nadine tambourinait sur l'accoudoir de son fauteuil, plissant ses yeux de renarde d'un air mécontent. Puis un petit sourire étira ses jolies lèvres. — Je vous aime bien aussi, figurez-vous. Sans la moindre raison valable, d'ailleurs. — Merci. Vous a-t-on photographiée, récemment? Nadine jeta un coup d'œil aux clichés disposés sur la table. — Chaque année, on photographie les vedettes de la chaîne, en groupe, pour les téléspectateurs. On imprime également des posters qui sont affichés dans le salon vert. — Vous connaissez le nom du photographe ? — Je vous le trouverai. Quel rapport y a-t-il entre Howard et Sulu, hormis les images ? — Ça, c'est à moi de le découvrir. McNab est prêt à vous raccompagner à Channel 75, pour s'occuper de votre ordinateur. — Vous êtes drôlement sûre de vous. — Effectivement. Eve s'interrompit, pensive. — Dites-moi... vous connaissez bien les hommes. Nadine haussa un sourcil parfaitement dessiné. — Assez pour être fascinée, déroutée et exaspérée par la gent masculine. Pourquoi? Y aurait-il des nuages au paradis ? Eve ouvrit la bouche, pinça les lèvres. — Non, non... oubliez ça. D'un geste, elle congédia Nadine puis s'attela à la rédaction de son rapport. Hastings mijoterait encore un moment dans son jus, avant d'être conduit en salle d'interrogatoire. En outre, elle devait être certaine d'avoir les idées claires avant de le cuisiner. Elle parcourut la liste des clients qui, durant les douze derniers mois, avaient acheté du matériel photo sophistiqué. Elle fit des recoupements, cherchant un lien entre les victimes et les suspects potentiels. Elle pataugeait. Irritée, elle referma la porte d'un coup de pied, résista à la tentation d'appeler Connors. Elle lui avait laissé un mot, n'est-ce pas? Elle ne maîtrisait pas toutes les règles du mariage, mais elle estimait que c'était à lui de la joindre. Du coup, elle contacta Mavis. Son amie était démaquillée, son visage aussi rose que celui d'un bébé. Les clochettes qui ornaient encore ses cheveux tintinnabulèrent quand elle enfonça sa tête dans l'oreille. — Quelle heure est-il ? bredouilla-t-elle. — Euh... je ne sais pas. Tôt. — Qu'est-ce qu'il y a ? — Rien, excuse-moi. Rendors-toi. — Non... gémit Mavis, ouvrant un œil bleu layette. Summerset ? — Il va bien, répondit Eve. Tu lui rendras peut-être visite, aujourd'hui ? — Voui... Le pauvre chaton. Trina sera là aussi, pour le bichonner un peu. L'image de Summerset entre les griffes de Trina l'esthéticienne, shampouiné et enduit de crèmes multicolores, était si réjouissante qu'Eve en essuya une larme d'émotion. — Bien, excellente idée, commenta-t-elle, sournoise. Tout à fait ce dont il a besoin. — Qu'est-ce que tu as? Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, je le sens. — Oh... rien. Mavis se redressa sur son séant, bâilla à s'en décrocher la mâchoire. — Voilà, je suis réveillée. Raconte... — Je ne sais pas. Sans doute que c'est idiot, que je suis bête. Connors a des soucis, et il ne veut pas m'en parler. Il m'a flanquée à la porte de son bureau, Mavis. Il ne s'est pas couché et... Malheureuse, désemparée, Eve fourragea dans ses cheveux. — Quand les gens sont ensemble depuis un certain temps, ils s'entendent moins bien. C'est normal, je suppose, mais... Oh, bon sang! En principe, quand je rentre à la maison, il me saute dessus. Tandis qu'hier, il n'avait qu'une envie: se débarrasser de moi... — Vous vous êtes disputés ? Tu ne l'as pas vexé, humilié ? Outrée, Eve tapa du pied. — Pourquoi ce serait forcément ma faute ? — Non, j'écarte simplement certaines possibilités. Le mariage est une énigme, il faut chercher les indices, éliminer les pistes qui ne mènent à rien. Nue et très à l'aise, Mavis s'étira voluptueusement. — Il a des soucis dans son travail ? demanda-t-elle. — En général, il m'en parle. Là, il m'a juste dit que c'était personnel. — Alors tu ne le lâches plus et tu le tortures jusqu'à ce qu'il avoue. Les filles sont très douées pour ça, Dallas. — Pas moi. — Mais si. À ta façon, tu es aussi une fille. Pense que tu vas lui botter les fesses jusqu'à ce qu'il craque. Ensuite, venge-toi ou réconforté-le. — À t'entendre, ça n'est pas si difficile. — Ça ne l'est pas, fais-moi confiance. Bon, puisque je suis en pleine forme, je vais réveiller Leonardo. Elle envoya un baiser à Eve et coupa la communication. — Planning des affaires urgentes, nota Eve. Terminer le rapport, interroger le suspect, bousculer le légiste et le labo, arrêter un maniaque, boucler le dossier, et botter les fesses de Connors. Du gâteau... 11 Avachi à la table bancale de la salle d'interrogatoire C, Hastings arborait le masque d'un homme indifférent et qui mourait d'ennui. Seule la sueur perlant à ses tempes révélait qu'il souffrait de la chaleur. Eve s'installa en face de lui et lui adressa un grand sourire amical. — Merci d'être passé. — Je vous emmerde. — Eh oui... Peabody, si vous donniez un peu d'eau à notre invité ? Il fait rudement chaud, ici. — Ça ne me gêne pas, grogna Hastings. — Moi non plus. L'hiver, les gens se plaignent sans arrêt qu'il fait trop froid, et l'été ils voudraient un peu de fraîcheur. Jamais contents. — Tous des imbéciles, rétorqua-t-il, acceptant néanmoins le verre qu'il vida d'un trait. — Absolument. Et maintenant, trêve d'amabilités, venons-en aux formalités. Enregistrement. Interrogatoire de Dirk Hastings par le lieutenant Eve Dallas en présence de l'officier Délia Peabody, concernant les affaires H-23987 et H-23992. Eve énonça la date et l'heure, débita le code Miranda. — Vous comprenez bien vos droits et obligations, Hastings ? — Je pige que vous m'avez bousillé ma journée, comme vous m'avez foutu en l'air celle d'hier. Je vous ai pourtant dit tout ce que je savais, j'ai coopéré. — Vous êtes effectivement d'une amabilité confondante. Elle posa devant lui les clichés transmis à Nadine, l'image de Kenby Sulu. — Dites-moi ce que vous pensez de ça. Il se pencha, sa chaise gémit pitoyablement sous son poids. Il prit la première photo, puis une autre. — Je ne suis pas l'auteur de ces photos, ça j'en suis sûr. Elles sont bonnes, mais j'aurais cadré les instantanés différemment, et j'aurais accentué la lumière autour des yeux. Ce gamin a des yeux magiques. Enfin... il avait des yeux magiques, rectifia-t-il. — Où étiez-vous hier soir, Hastings ? Il contemplait fixement le mort figé dans l'attitude d'un danseur. — J'ai travaillé, mangé et dormi. — Seul? — J'avais eu largement assez de compagnie. J'ai photographié ce gamin, marmonna-t-il. Avec une troupe de danseurs. Non, non... pas des pros. Des élèves. Quel visage ! Tout est dans les yeux. Oui, je l'ai photographié, j'en suis sûr et certain. Il regarda Eve. — Comme la fille. Bon Dieu, mais qu'est-ce qui se passe ? — À vous de me le dire. — J'en sais rien, moi ! Il se redressa, si brusquement et si violemment que Peabody, par réflexe, porta la main à son arme. D'un signe, Eve lui intima de ne pas broncher, Hastings tournait dans la pièce tel un grizzli dans une cage. — C'est dingue ! Il y a un fou furieux derrière tout ça. J'ai photographié ce môme... mais où? Juilliard! Oui, ça me revient. Une bandé de paons, mais un boulot bien payé. Il y avait ce gamin, ce visage. J'ai fait quelques photos de lui seul. C'était quand? Au printemps. En avril, peut-être en mai. Il se laissa retomber sur sa chaise, enfouit son crâne chauve entre ses mains. — Bon Dieu de bon Dieu... — Lavez-vous amené dans votre studio ? — Non, mais je lui ai donné une carte de visite. En lui disant que, s'il voulait être modèle pour moi et gagner un peu d'argent, il n'avait qu'à me contacter. Il était à l'aise devant l'objectif, je me souviens. Ce n'est pas le cas de tout le monde. — Et il vous a contacté ? — Non, mais il a peut-être appelé le studio, Lucia. Moi, je ne l'ai pas revu. — Vous aviez un assistant pour cette commande ? — Oui, je ne sais pas qui. Un crétin quelconque. — Le crétin quelconque qui vous assistait pour photographier ce mariage en janvier, quand vous avez repéré Rachel Howard ? — Sans doute pas. Us ne restent pas aussi longtemps. Je suis plutôt caractériel, ajouta-t-il en s'arra-chant un petit sourire. — Qui a accès à vos fichiers ? — Personne. Du moins en principe, mais j'ai l'impression que quelqu'un s'y balade avec une idée très précise derrière la tête. Je n'ai jamais eu à me préoccuper de ce genre de chose. Il poussa les clichés vers Eve, soupira. — Je n'ai pas fait appel à un avocat. — J'avais remarqué. Pourquoi, Hastings? — Parce que cette histoire m'énerve. En plus, je déteste les avocats. — Vous détestez la terre entière. — Oui, c'est vrai. Il se frotta la figure, baissa les mains. — Je n'ai pas tué ces mômes. Cette fille au sourire magique, ce garçon aux yeux magiques.... Jamais je n'aurais éteint tant de lumière. Que serait un sourire pareil dans cinq ans, un regard pareil dans dix ans ? En tant qu'artiste, je voudrais le voir, le capter. Et, sur un plan personnel, je ne suis pas partisan du meurtre. À quoi bon assassiner des gens quand on peut les ignorer, tout simplement ? — Et cette lumière ? Vous ne voudriez pas vous l'approprier ? Les posséder tant qu'ils sont jeunes, innocents. Les absorber au travers de votre objectif. Pour qu'ils soient toujours en vous. Il battit des paupières. — Vous vous foutez de moi. Qu'est-ce que c'est que ces fumisteries ? Malgré l'horreur de la situation, elle ne put s'empêcher de rire. — Je vous aime bien, Hastings, je ne sais pas trop pourquoi. On va de nouveau éplucher vos dossiers, essayer de trouver vos photos de Kenby Sulu. — Ne vous gênez pas, vous n'avez qu'à vous installer chez moi avec votre famille et votre chien. — J'ai un chat. Dans vingt minutes, vous passerez au détecteur de mensonge. Un officier vous accompagnera dans la salle d'attente. — C'est tout ? — Pour l'instant, oui. Avez-vous des questions ? — Oui, j'en ai une, Dallas, à cent mille dollars. Je me demande qui sera la prochaine victime. Je me demande qui, parmi tous les sujets que j'ai photographiés, mourra bientôt. — Je n'ai pas de réponse, Hastings. Fin de l'interrogatoire. — Vous le croyez, affirma Peabody en se glissant sur le siège du passager, à côté d'Eve. Avant même le test du détecteur de mensonge. — En effet. Il est lié à l'affaire, mais il n'y est pas impliqué. Et il reconnaîtra le visage de la prochaine cible. Il en sera malade, songea Eve. Sa figure si laide était déjà ravagée par cette histoire. — Le tueur ne lui est pas inconnu, poursuivit-elle. Ou du moins, c'est quelqu'un qui le connaît, lui et son œuvre, qui admire son travail, ou en est jaloux... Quelqu'un qui n'est pas parvenu à avoir le même succès commercial, à gagner le respect de la critique. — Un rival. — Hum... Ou peut-être quelqu'un qui est trop artiste, trop au-dessus des contingences. Il veut être applaudi, sinon il garde ses images pour lui. Mais il les envoie quand même aux médias. Il veut que le monde sache ce qu'il accomplit. Artistiquement... On interrogera tous ceux qui ont travaillé avec ou pour Hastings depuis l'an dernier. Peabody brancha son ordinateur de poche, parcourut la liste. — Il faudra du temps. Notre bonhomme use ses assistants à une vitesse inouïe. Ajoutez à ça les membres du personnel, les vendeurs, les modèles, les stylistes... On commence par où ? — Dans l'immédiat, on retourne au cyberclub. C'est de là qu'ont été transmis les deux messages, et donc c'est notre unique piste concrète. Une foule joyeuse s'agglutinait autour des tables et dans les box. Eve repéra Steve Audrey au bar, qui s'affairait à servir boissons glacées et cafés aux clients. — En été, on a pas mal de monde à midi, dit-il en fourrant un verre givré entre des mains tendues vers lui. Un rafraîchissement ? — Je goûterais bien une pervenche, se hâta de répondre Peabody, sans regarder son lieutenant. — Tout de suite. Et pour vous, lieutenant? — Prenez une pause. — Je ne suis là que depuis une heure, je n'aurai pas de pause avant... — Tout de suite. — Bon, mais cinq minutes, pas plus. Sinon, je finirai par être viré. — Ça ira. Il n'y a pas un endroit plus tranquille ? — Non, pas à cette heure de la journée. Tandis qu'il remplissait de granité un long verre étroit pour Peabody, puis s'activait à servir quelques autres clients, Eve se balada dans la salle, observant les jeunes gens qui entraient, chargés de sacs et de sacoches. Le vestiaire de Kenby, au Lincoln Center, était vide : ni sac ni sacoche. Suivie de son assistante qui sirotait bruyamment son breuvage, elle se dirigea vers un box vide où elle s'installa. Steve les rejoignit bientôt et appuya sur le bouton commandant la fermeture d'une coquille transparente. Ils se retrouvèrent dans une sorte d'œuf où le silence régnait. — Ah... soupira-t-il en aspirant à la paille une boisson mousseuse d'un vert pâle. Ça fait du bien... — Que savez-vous de la transmission effectuée ici ce matin ? Il sursauta. — Hein ? Encore ? Quelqu'un d'autre est mort ? Eve lui montra les photos de Kenby. — Vous le reconnaissez ? — Oh, je sais pas! Euh... je crois, peut-être, je suis pas sûr... — Respirez, Steve. — Oui, oui. Quel choc! Il me semble l'avoir déjà vu ici. Un acteur ou quelque chose comme ça ? — Quelque chose comme ça. — Vous devriez demander à Shirlee. Elle a un faible pour les artistes. — Elle est là? — Une seconde... Il rouvrit la coquille, un bruit infernal leur vrilla les tympans, tandis que Steve s'éloignait précipitamment. — Ils ont des frites, annonça Peabody en tapant sa commande sur le menu. Je me sens au bord de l'hypoglycémie. Eve n'eut pas le temps de répliquer. Steve revenait avec une brune grande et maigre, coiffée en une multitude de fines tresses ruisselant jusqu'à sa taille et rassemblées au bout par un ruban noir. Elle arborait quatre clous d'argent au lobe de son oreille droite. Elle s'assit près d'Eve et joignit ses mains couvertes de bagues qui s'entrechoquaient à chacun de ses gestes. — Steve dit que vous êtes flic. — Steve a raison, rétorqua Eve en refermant le box. Vous le connaissez ? Shirlee examina la photo. — Eh, mais c'est Pied léger. Je le surnomme comme ça parce qu'il est danseur. Il vient deux ou trois fois par semaine. Pour déjeuner, en principe, ou pour dîner de bonne heure. Et quelquefois le week-end, pour la musique. Il bouge drôlement bien. — Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ? — Euh... vendredi soir. Oui, oui. On avait un holo-groupe génial. Pied léger était là avec une bande de Juilliard. Tu te rappelles, Steve ? Quand il est lancé, il ne s'arrête plus de danser. Tu lui as servi du sorcier sans alcool toute la soirée. — Ah bon ? marmonna Steve en examinant de nouveau la photo. Sorcier, sans alcool. Oui... tu as raison. Maintenant je me rappelle. — Allez, je vous laisse, dit Shirlee en s'extirpant du box. — Moi aussi, renchérit Steve. On a pu vous aider un peu? — Peut-être, je vous remercie. On y va, Peabody. — Mais mes frites arrivent... — La vie n'est qu'une succession d'épreuves. Comme Eve gagnait la sortie, Peabody recueillit ses frites dans une serviette en papier. Ce qu'on avalait en courant à moitié ne faisait pas grossir, songea-t-elle pour se consoler. Dehors, d'un mouvement preste, Eve lui chipa une frite. Elle y planta les dents, fronça le nez. — Comment pouvez-vous manger ça sans sel ? — Je n'ai pas eu le temps de prendre du sel, riposta placidement Peabody. La vie n'est qu'une succession d'épreuves. Elles commencèrent par le début de leur liste. À mesure qu'Eve interrogeait d'éventuels suspects, le portrait de Hastings se précisait. C'était un génie, il était infernal, cinglé mais attachant - les opinions divergeaient. Elle retrouva l'une de ses anciennes assistantes à Greenpeace Park, en pleine prise de vue. Eisa Ramirez, une petite femme bronzée, aux courtes boucles brunes, trottinait en tous sens pour tendre les appareils à la photographe, donner à boire aux uns et aux autres, vérifier ceci ou cela. Sentant qu'elle allait poireauter pendant des heures, Eve s'avança vers la photographe et exhiba son insigne. — On fait un break, ordonna-t-elle. — On a toutes les autorisations nécessaires. Eisa ! brailla la femme, une jument blonde qui ne semblait pas dotée d'un meilleur caractère que Hastings. — Tant mieux. Ce n'est pas la raison de ma visite. Prenez une pause, à l'ombre. Sinon, je vous gâche votre journée de travail. Eisa, ajouta Eve, avec moi, au trot. La dénommée Eisa s'exécuta, tout en extirpant les autorisations de sa sacoche. — On est pressés, on doit dégager les lieux dans une heure, expliqua-t-elle. J'ai là tous les documents. — Rangez ça. Parlez-moi plutôt de Dirk Hastings. Eisa, en nage, se figea. — Je ne rembourserai pas les vitres, je vous préviens. C'est sur moi qu'il a lancé la bouteille, cette espèce de dingue. Il n'a qu'à me traîner en justice, vous pouvez me jeter en prison, je ne paierai pas ! — Vous avez été son employée du 4 au 18 février... — Oui, répondit Eisa en buvant une lampée d'eau. Ça ne me dérange pas de travailler dur, au contraire j'aime ça. Un mauvais caractère, ça ne me fait pas peur, je ne suis pas un ange. Mais la vie est trop courte pour bosser avec des cinglés. — Reconnaissez-vous cette personne ? demanda Eve en lui tendant le portrait de Sulu. — Non... superbe visage, bonne photo. Excellente. — Aviez-vous accès aux archives de Hastings ? — Bien sûr. Classer les images ou en rechercher une qu'il voulait peaufiner, ça faisait partie de mon boulot. Mais qu'est-ce qui se passe ? Il vous a raconté que je lui avais volé quelque chose ? Bon sang, je le savais timbré mais pas aussi vindicatif! — Non, il ne vous accuse de rien. Moi, en revanche, je vous pose la question : lui avez-vous dérobé quelque chose ? — Je ne touche pas ce qui ne m'appartient pas, et je signe uniquement les photos que je réalise. Même si je n'avais aucune morale, je m'abstiendrais. Hastings, ce salaud, a un style inimitable, je serais vite démasquée. — Selon vous, est-il l'auteur de ce cliché? Eisa examina de nouveau le portrait. — Non... C'est vraiment excellent, mais pas assez. Hastings a du génie. Peut-être qu'il faut être complètement fou pour atteindre son niveau. — Vous dites, donc, qu'il vous a agressée... Eisa soupira, se dandina avec gêne d'un pied sur l'autre. — Euh... pas exactement. Il s'est mis à vociférer, j'ai vociféré. C'est que, moi aussi, j'ai du tempérament. Il a lancé cette bouteille, mais... bon, il ne me visait pas vraiment. La vitre a volé en éclats. Ensuite il a gueulé que je lui paierais ça, il m'a insultée, et je suis partie. Lucia m'a envoyé mon salaire, en totalité. Heureusement qu'elle est là pour tenir le gouvernail, autant que possible. — Ne comptez pas sur moi pour critiquer Hastings, déclara Lucia. S'il m'avait écoutée, il aurait engagé un avocat et porté plainte contre vous pour arrestation abusive. — Il n'est pas en état d'arrestation, objecta Eve. — Ça revient au même, rétorqua Lucia en se rasseyant à son bureau, droite comme un piquet. Cet homme est un génie, or les génies n'ont pas à se plier aux règles qui gouvernent le commun des mortels. — Ils ont donc le droit de tuer ? — Accuser Hastings de meurtre est tellement grotesque que je préfère ne pas répondre. — Il a été violent avec plusieurs de ses assistants. Lucia plissa ses lèvres fardées de rouge. — Il avait des raisons. Et les artistes, les vrais, ont du caractère. — Oublions un instant l'artiste génial, d'accord? Parlons plutôt de ses archives, de ses dossiers, de sa banque d'images. Quid de la sécurité ? — Elle est inexistante. Sur ce point, il est buté. Il n'arrive pas à mémoriser les mots de passe, les procédures et, s'il ne peut pas retrouver une image quand il le veut, il se met dans tous ses états. — Par conséquent, n'importe qui y a accès. — Eh bien, il faut d'abord monter à l'étage. — Ce qui est le cas des modèles, des clients, des innombrables assistants et du personnel. — Ainsi que de l'équipe de nettoyage. — Ah... — Et la maintenance, enchaîna Lucia, haussant les épaules. Ces gens sont autorisés à entrer seulement quand il n'est pas là. Ils l'énervent. De temps à autre, il accueille des étudiants. Moyennant une certaine somme et à condition qu'ils se taisent. Eve ravala un soupir découragé. — Vous avez une liste des membres de l'équipe de nettoyage, de la maintenance, et des étudiants qu'il a reçus ? — Évidemment. De retour au Central, Eve s'enferma dans son bureau et fixa sur un tableau les images des victimes, les messages envoyés à Nadine, les noms des personnes qu'elle avait interrogées ou devait interroger. Puis elle s'adossa à son fauteuil, étala ses notes devant elle et laissa son esprit vagabonder. Elle avait revu Jackson Hooper et Diego Feliciano. Cette fois, leurs récits étaient quasiment identiques. Ils ne connaissaient pas Kenby Sulu, avaient passé la soirée du crime chez eux, seuls. Existerait-il un lien entre Hooper et Feliciano ? Non, elle allait trop loin. Le tueur voulait s'approprier la « lumière » de ses victimes. Hastings, lui, avait dit qu'il n'éteindrait pas une telle lumière. L'assassin cherchait-il à l'étouffer ou à l'absorber ? Dans quel but ? La gloire, la reconnaissance, l'admiration. Ce n'était pas tout. Les victimes avaient été choisies selon des critères précis. Jeunesse, vitalité, innocence. Rachel et Kenby étaient beaux, intelligents, doués. Brillants, éclatants. Le meurtrier transmettait ses messages depuis le cyberclub. Il savait donc que l'établissement était fréquenté par des étudiants. Était-il l'un d'eux ou aspirait-il à l'être ? Il n'avait peut-être pas les moyens de suivre des études supérieures ? Ou bien il avait été renvoyé de l'université ? A moins qu'il soit enseignant, parce qu'on ne le reconnaissait pas en tant qu'artiste ? Leeanne Browning. Elle avait un alibi pour les deux meurtres, mais on pouvait se forger un alibi. Eve nota : Lien entre Browning et/ou Brightstar et Hastings ? Elle commanda à l'ordinateur d'afficher un plan de la ville, d'encercler les deux scènes de crime, l'université et Juilliard, le magasin Preneurs d'images, le parking, l'appartement de Browning, celui de Diego, le cyberclub, les résidences des victimes, les endroits où l'on avait découvert leur corps. Howard et Sulu avaient été abandonnés près de leur lieu de travail. Pourquoi ? Et le tueur, songea Eve, où accomplissait-il son œuvre ? Cette œuvre si personnelle, si importante ? Près du cyberclub ? Il a un véhicule, mais pourquoi aller très loin pour épier sa proie, la traquer, et ensuite envoyer ses messages ? Les deux victimes avaient reconnu leur assassin. Eve en était convaincue. Une vague relation, un ami, un camarade, un professeur. Pourtant, elles n'évoluaient pas dans le même cercle. Seuls points communs : Hastings et le club. Elle lança une recherche concernant les studios situés dans un rayon de cinq cents mètres autour du club, tenta de recouper les noms des propriétaires avec ceux figurant sur les listes fournies par Lucia. Chou blanc. Elle demanderait à Peabody d'établir une liste des employés, de vérifier. Massant distraitement son front, elle appela Peabody dans son box. — Apportez-moi quelque chose à manger. Je n'ai plus de monnaie et ces fichus distributeurs refusent mon code. — Parce que vous leur flanquez des coups de pied. — Épargnez-moi vos commentaires et rappliquez avec un sandwich. — Dallas, votre service s'est achevé il y a cinq minutes. — Ne m'obligez pas à sortir dans le couloir, grommela Eve. Elle continua à travailler, tandis que l'équipe du soir prenait la relève, mangea à son bureau un sandwich infect qu'elle fit glisser avec plusieurs tasses d'un excellent café. Elle termina son rapport, houspilla le labo, laissa deux messages incendiaires à Morris, puis se replongea dans la contemplation de son tableau. Il avait déjà choisi sa prochaine victime. Si elle ne trouvait pas un indice, une autre source de lumière allait s'éteindre. Elle ramassa ses affaires, se prépara à rentrer à la maison et à botter les fesses de Connors. Cette perspective ne l'emballait pas, mais elle ne s'était que trop attardée. Elle quittait son bureau et se dirigeait vers l'ascenseur, quand elle avisa le Dr Mira qui venait à sa rencontre. — Ah, vous êtes encore là ! s'exclama la psychiatre. J'espérais pouvoir vous parler avant votre départ. Si nous prenions le trottoir roulant ? Ça nous permettra de bavarder. — Volontiers. Vous avez testé Hastings ? — Oui. Un personnage fascinant. Dans son tailleur crème, Mira réussissait à paraître aussi fraîche qu'une rose après une longue journée de travail. Eve ne comprendrait jamais comment il était possible de porter des couleurs claires à New York, sans se salir au bout d'une heure. Comme à l'accoutumée, la meilleure profiteuse du pays portait un collier de perles. Elle exhalait un parfum délicatement fleuri - qui rappelait celui des infusions qu'elle affectionnait. — Irascible, poursuivit Mira. Orgueilleux, susceptible, amusant, et d'une franchise brutale. — Innocent ? — Très probablement. Je suppose que c'était aussi votre opinion, avant même ce test. — Je pense qu'il serait capable de jeter quelqu'un par la fenêtre sous l'effet de la colère, mais il n'est pas du genre à tout organiser et exécuter minutieusement. — C'est aussi mon avis. Je l'aime bien. — Moi aussi. — Votre tueur a l'arrogance de Hastings, sans avoir son assurance et sa spontanéité. Hastings est ravi d'être seul, alors que l'assassin souffre de la solitude. S'il a besoin de ses images, ce n'est pas seulement pour la beauté de l'art, mais pour lui tenir compagnie. — Les êtres qu'il photographie deviennent ses compagnons ? — D'une certaine façon. Il les absorbe - leur jeunesse, leur énergie, ce qu'ils sont, leurs amis, leur famille. Il prend leur force vitale. — Il n'abuse pas d'eux. Tout est parfaitement propre et net. Pas de haine, pas de rage, parce que ses victimes sont une part de lui. — Voilà. — Il préserve leur image, les montre sous leur meilleur jour. Il les embellit pour l'objectif, les fait poser de manière flatteuse. Il y a effectivement de l'art là-dedans. « Regardez ce que je suis capable de réaliser. » Mais il y aussi de la vanité, de la coquetterie. « Nous ne formons plus qu'un, à présent, et je veux être beau. » — Intéressant, vous n'avez sans doute pas tort. Nous avons affaire à un individu complexe, qui croit sincèrement être en droit de faire ce qu'il fait. Peut-être même estime-t-il qu'il s'agit d'un devoir, pas une mission sacrée. Il peut avoir été déçu par son art, considérer que son talent a été dédaigné par Hastings, ou quelqu'un qui lui a préféré Hastings. Si, et cela semble logique, il a pris les images des victimes dans les archives de Hastings, il a probablement pour objectif de surpasser son rival. — Ou son mentor. Mira fronça les sourcils. — Je ne vois pas Hastings dans le rôle du mentor. — Moi non plus, mais l'assassin... — Je creuserai davantage la question, si vous le souhaitez. — Merci, je vous en serais reconnaissante. Elles étaient à présent dans le parking. Eve, qui redoutait de rentrer chez elle, accompagna la psychiatre jusqu'à sa voiture. — Docteur Mira... dit-elle soudain. Vous êtes mariée depuis longtemps ? Que de chemin parcouru ! songea Mira, pour qu'Eve aborde ainsi, spontanément, un sujet personnel. — Oui, il y aura trente-deux ans le mois prochain. — Trente-deux ans ! — Vous n'avez même pas cet âge-là, répliqua Mira avec un petit rire. — Je suppose qu'il y a eu des hauts et des bas... — Naturellement. Le mariage n'est pas pour les faibles ou les paresseux. C'est un véritable travail. Sinon, à quoi bon ? — Il arrive que les gens s'écartent l'un de l'autre, non ? Ça ne signifie pas forcément que leurs sentiments ont changé. Ils ont juste besoin de prendre un peu de recul... Non ? — Nous avons tous besoin de solitude, pour nous retrouver. Dans n'importe quel tandem, chacun doit pouvoir disposer d'un espace personnel, et aussi de temps. — Oui, oui... c'est normal. Mira s'immobilisa. — Eve... quelque chose ne va pas avec Connors? — Je me le demande. Les mots avaient jailli avant qu'Eve puisse les retenir. — Je suis idiote. Il s'est comporté bizarrement un soir, et j'en fais une montagne. Mais, bon sang... je sais comment il me regarde, d'habitude. Je connais les inflexions de sa voix, sa manière de bouger. Il n'y avait plus rien. Plus rien du tout. Peut-être qu'il avait simplement passé une mauvaise journée. Alors, pourquoi j'y pense sans arrêt? — Parce que vous l'aimez et que vous êtes inquiète. — Hier soir, il n'est pas venu se coucher. Je suis partie au milieu de la nuit, je lui ai laissé un mémo. Il ne m'a pas appelée de toute la journée. Il m'a flanquée à la porte de son bureau, et aujourd'hui il ne m'a pas appelée. Ça ne lui ressemble pas. — Et vous, vous l'avez appelé ? — Ah non, certainement pas ! C'était à lui de le faire. — Je vous l'accorde, répondit Mira avec un sourire chaleureux. Vous lui avez donc donné du temps et de l'espace. Eve tressaillit lorsque la psychiatre lui planta un baiser affectueux sur la joue. — Maintenant rentrez à la maison et obligez-le à parler. Ensuite ça ira mieux pour vous deux. — Oui, je... Merci. Je me sens crétine. — Mais non, ma chère Eve, vous vous sentez mariée. 12 Le véhicule de fonction, caca d'oie, était garé devant le perron lorsque Connors arriva. Eve était donc rentrée avant lui. Il n'était pas prêt à lui parler. Ni à elle ni à personne. Mais comment oublier que Summerset - l'homme qu'il avait considéré comme un père durant la majeure partie de son existence - était cloué à son fauteuil avec une jambe cassée ? Il s'assurerait que Summerset ne souffrait pas trop, puis irait dans la salle de sport pour tenter d'évacuer sa fatigue et sa frustration. Il ferait des longueurs de bassin, éventuellement se soûlerait. Peu importait, pourvu que ça marche. Le travail n'avait pas réussi à effacer de son esprit la jolie jeune femme rousse au visage meurtri. Il franchit le seuil, soulagé qu'Eve ne soit pas dans le hall ou dans le salon. Pour l'instant, il ne se sentait pas la force de l'affronter. Jamais il n'avait été aussi exténué. Il se débarrassa de son attaché-case, leva les yeux vers le grand escalier. Eve était probablement à l'étage, dans son bureau. Avec un peu de chance, toute son attention était concentrée sur l'affaire qui l'occupait en ce moment. Il hésita, cependant. Il se conduisait mal avec elle. En réalité, il ne contrôlait plus rien. Il avait juste besoin d'un peu de temps pour lui. C'était son droit, non? Un peu de temps pour réfléchir. Bon Dieu, on venait de chambouler sa vie entière ! Il se dirigea vers l'appartement de Summerset, pestant entre ses dents. On entendait la musique à trois kilomètres, et Connors faillit battre en retraite. Mavis... Il adorait cette femme, mais il n'avait pas l'énergie de lui parler. Quoique... sa présence lui permettrait d'écourter sa visite. En d'autres circonstances, il aurait été amusé de découvrir le digne Summerset torse nu, étendu dans un fauteuil inclinable et la figure tartinée de crème bleue. Trina, l'une des rares personnes de la galaxie qui terrorisait Eve, présidait la cérémonie. Elle avait tondu ses cheveux jais et arborait sur le sommet du crâne un papillon rose fluo. Ce motif ornait également le coin de sa bouche, ses épaules et la naissance de ses seins opulents. Les yeux protégés par un bandeau noir, un casque sur les oreilles, la célèbre esthéticienne prenait un bain de pieds dans de l'eau à remous. Sa complice, Mavis, versait dans un grand pichet une espèce de mixture rose - à usage interne, externe ? Mystère. — Ah, vous êtes là ! s'exclama-t-elle en se retournant. Dallas se cache en haut. Débusquez-la pour nous, Trina voudrait essayer ce nouveau produit sur elle, parce que... Mavis s'interrompit brusquement. Elle connaissait Connors depuis plus d'un an, et c'était la première fois qu'elle lui voyait des cernes. — Ça va ? — Très bien, répondit-il. Et vous? questionna-t-il en s'approchant de Summerset. Les yeux écarquillés dans le masque bleu reflétaient l'humiliation, un brin de panique et une faible lueur d'espoir. — Elles ne devraient pas se donner tant de mal pour moi. Puisque vous êtes rentré et que nous avons certains problèmes à discuter... — En fait, j'ai du travail urgent à terminer. — Connors... insista Summerset d'une voix rauque, presque suppliante. Il faudrait que nous... — Plus tard. Mavis secoua Trina qui semblait planer et l'entraîna hors de la pièce. — Allons mettre ça au frais dans la cuisine, sug-géra-t-elle, non sans avoir jeté un regard inquiet à Connors. — Laissez-vous bichonner, vous n'en mourrez pas, dit Connors à Summerset. — Ce n'est pas ce qui me préoccupe. Je me fais du souci pour vous. Vous ne semblez pas dans votre assiette. — Je suis débordé. — Vous l'êtes en permanence. Avez-vous des ennuis de santé ? — Mais non... Oh, bon sang, cette musique me casse les oreilles ! Vous vous êtes cassé cette foutue jambe, enchaîna-t-il, alors restez tranquille et cessez de geindre ! Summerset crispa ses doigts sur les accoudoirs du fauteuil. — Je ne geins pas, et je ne tolère pas non plus qu'on me parle sur ce ton ! — Vous n'avez pas le choix, n'est-ce pas ? Je ne suis plus un gamin à qui on fait la leçon. Vous êtes mon employé, ne l'oubliez pas, par conséquent vous m'obéis-sez. D'ailleurs, je n'ai pas de temps à perdre avec un homme à moitié nu qui a je ne sais quoi sur la figure. Là-dessus, Connors sortit à grands pas, laissant Summerset stupéfait et si angoissé que - chose inimaginable en temps normal - il prit le communicateur intérieur. — Quoi ? grogna Eve qui eut soudain un haut-le-corps en découvrant l'image du majordome sur son écran. Seigneur ! Vous devenez exhibitionniste ? — Je vous dispense de vos commentaires. Connors ne va pas bien du tout. — Comment ça ? Il est malade ? — Je vous répète qu'il ne va pas bien. Il est à la maison. Trouvez-le. Arrangez ça. — Comptez sur moi, répondit-elle sobrement, avant de raccrocher. Elle fit une rapide recherche grâce au scanner vidéo, localisa Connors dans la salle de sport. Il se changeait, enfilait un short. Il avait l'air exténué. Pas simplement fatigué, ce qui était déjà rare chez lui, mais vidé. Il empoigna des haltères, les mâchoires serrées, comme s'il se punissait. Tandis qu'il s'acharnait, Eve arpenta son bureau, réfléchissant à la manière de l'aborder. Au bout d'une demi-heure, il plongea dans la piscine, exécuta plusieurs longueurs. Trop vite, trop fort. Puis il fit la planche, les yeux clos. Il y avait sur son visage une telle souffrance qu'Eve en eut le cœur déchiré. — Qu'est-ce que tu as ? murmura-t-elle, effleurant du doigt l'image sur l'écran. Pourquoi es-tu si malheureux ? Le travail? Non, un problème dans ce domaine l'agacerait, éventuellement, mais représenterait pour lui un défi qui le pousserait en avant. Summerset? Non plus... Le vieux corbeau se rétablissait, plus vite même que prévu. C'est peut-être moi, se dit-elle, atterrée. Si Connors ne l'aimait plus, ne se sentirait-il pas coupable, désemparé? Redressant les épaules, elle se dirigea d'un pas décidé vers la kitchenette, se servit un verre de vin qu'elle avala comme un médicament. Elle lui accorderait quelques minutes pour se doucher, ensuite elle l'affronterait. Il sortait de la cabine quand elle le rejoignit. Elle le regarda nouer une serviette autour de ses hanches. — Tu as une mine à faire peur, constata-t-elle. — Merci, chérie. Pas de sourire, pas de lueur amusée ou irritée au fond des yeux si bleus. Le vide. — J'ai à te parler, articula-t-elle. Rhabille-toi. — Il faudra que tu attendes un peu. J'ai une vidéoconférence dans un instant. Un mensonge, qui lui brûlait désagréablement la gorge. Jamais il ne lui avait menti auparavant, pensa- t-il. — Eh bien, elle se déroulera sans toi, rétorqua-t-elle en claquant la porte de la chambre. Ce bruit le fit tressaillir, pareil à un coup de tonnerre qui résonnait dans son crâne douloureux. — Je ne traque pas les criminels qui infestent New York, certes, mais mon travail est important, déclara-t-il en s'approchant de la penderie pour y prendre, d'un geste brusque, un pantalon. Je n'exige pas de toi que tu renonces à tes occupations quand ça m'arrange. — Je ne suis pas aussi charmante et gentille que toi. — Ça, c'est un scoop. Nous discuterons plus tard, ajouta-t-il en s'habillant. — Non, maintenant. Elle pointa le menton d'un air de défi lorsqu'il se retourna pour la considérer froidement. — Il te faudra m'assommer pour sortir de cette chambre. Or tu n'es pas en état, champion, je te mettrai KO en trente secondes. — Ne parie pas là-dessus. — Tu veux te battre ? — Je ne suis pas d'humeur. Il s'avança, avec l'intention de l'écarter du passage Elle le repoussa rudement, eut la satisfaction de voir flamber la colere dans les yeux de son mari redoutable15 ^ ^ ^^^ voix calme, — Quoi donc ? Elle le bouscula de nouveau. Il crispa les poings — Tu as envie de me faire mal. Vas-y, soulage-toi avant que je te botte les fesses. — Laisse-moi tranquille. Les mains à plat sur la poitrine nue de Connors elle le repoussa pour la troisième fois. — Non. — Arrête ! Il lui agrippa les poignets, la secoua. La fureur le submergeait, lui fouettait le sang ~ Laisses- moi respirer! Je ne veux pas de toi dans mes pattes ! — Tu ne veux pas de moi... C'était comme un coup de poignard en plein ventre Mais Eve ne céda pas à la douleur. Bandant ses forces elle plaqua Connors contre un mur, — Espèce de salaud, c'est toi qui m'as amenée dans cette maison. II n'était pas aussi exténué qu'elle l'avait cru. En une seconde elle se retrouva épinglée à la cloison. Elle riposta, lui assena un coup de coude au menton et d' un croc-en-jambe, l'expédia au tapis. La rage les consumait tous les deux. Eve bondit Il vit trente-six chandelles, puis s'engloutit dans cette vague de violence qui les emportait. Grognant e ahanant, ils roulèrent sur le sol Alors quelque chose trembla, se brisa. Le noyau si dur fiche dans le cœur de Connors menaçait d'exploser, réclamait du sang, des larmes. Soudain, le diamant qu'Eve portait au cou lui griffa la joue. Épouvanté, dégoûté de lui-même, il baissa sa garde. — Vas-y, souffla-t-il, vaincu. Je ne te ferai pas de mal. — Ah non? haleta-t-elle en l'empoignant par les cheveux. Tu en as assez de moi, tu ne me supportes plus, tu as envie de me frapper mais tu ne me feras pas de mal? — Comment ça... j'en ai assez de toi ? Il rouvrit les paupières, vit pour la première fois les larmes dans les yeux d'Eve. — Mais où tu as péché une idée pareille ? J'ai de gros soucis, voilà tout. Rien qui te concerne. Elle se raidit, comme s'il l'avait giflée, se rassit. Muette. — Quelle bêtise ! marmonna-t-il. C'est stupide, vraiment. Je suis désolé. Pour cette nuit, pour tout. Désolé. — Je me fiche que tu sois désolé. Je veux que tu m'expliques ce qu'il y a. Tu es malade? demanda-t-elle d'une voix rauque, prenant entre ses mains le visage de Connors. S'il te plaît, dis-moi. — Non, je ne suis pas malade. Du moins pas comme tu le crains... Doucement, il ferma les doigts sur les poignets d'Eve, qu'il avait meurtris. — J'ai été brutal, pardon. — Ne détourne pas la conversation. Si tu n'as pas une maladie mortelle et si tu n'as pas cessé de m'aimer... — Même en enfer, je ne cesserais pas de t'aimer. Tu es tout pour moi. — Alors, parle-moi. Je t'en supplie, je ne supporte pas de te voir aussi malheureux. Il sécha une larme qui roulait sur la joue d'Eve. — J'ai besoin d'un remontant, d'accord ? Elle se redressa, lui tendit la main pour l'aider à se relever. Il appuya sur un bouton dissimulé dans les boiseries. Un panneau pivota, révélant un bar somptueux. Connors choisit la bouteille de whisky, ce qui ranima l'angoisse d'Eve. — Bon... Tu as perdu toute ta fortune, c'est ça? — Non, répondit-il avec un petit rire sans joie. Je me débrouille mieux en affaires que dans ma vie privée. Je t'ai blessée, j'ai complètement perdu les pédales. Il but une gorgée d'alcool, soupira. — Il s'agit de ma mère. — Oh... À aucun moment, Eve n'avait envisagé cette possibilité. — Elle t'a contacté ? Si elle te pose un problème que je peux contribuer à résoudre, en tant que flic... Il secoua la tête. — Elle ne m'a pas contacté. Elle est morte. Eve ouvrit la bouche, se ravisa. Les histoires de famille, c'était du sable mouvant. — Je ne sais pas trop quoi dire, bredouilla-t-elle. Si tu as de la peine, j'en ai aussi. Mais je... tu ne l'as pas revue depuis ton enfance, n'est-ce pas ? Elle est partie un jour et... — Oui, c'est ce que je t'ai expliqué. J'étais convaincu que c'était la vérité. Seulement voilà... La femme qui est partie n'était pas ma mère, contrairement à ce que je pensais. On vient de me le révéler. — Ah... qui te l'a révélé ? Il la dévisagea. Son flic bien-aimé était toujours calme et lucide quand il fallait analyser un problème. Il aurait dû lui parler tout de suite. Quel idiot ! Il contempla un instant son verre, alla s'asseoir sur le sofa. — J'ai discuté avec une conseillère du foyer. Elle est originaire de Dublin, et elle m'a raconté une histoire à laquelle, dans un premier temps, je n'ai pas cru. L'histoire d'une jeune fille qu'elle avait essayé de secourir. Une jeune fille et son bébé. Précautionneusement, Eve s'assit près de lui. — Toi? — Moi. Cette fille arrivait de l'ouest du pays. Une ferme dans l'ouest. Elle venait à Dublin pour travailler. Elle était romanesque et elle a rencontré Patrick Connors. Il lui relata la suite. — Tu as vérifié ? s'enquit Eve. La conseillère, son récit. Tu es certain qu'il n'y pas une embrouille là-dessous? — Certain. Il avait envie d'un autre whisky, mais ne se sentait pas la force de se lever pour se servir. — Cette fille qui était ma mère a tenté de me donner une famille, de faire ce qu'elle estimait bien pour moi. Elle était amoureuse de mon père, je suppose, et elle avait peur de lui. Il était fascinant, dans son genre, et redoutable. Et... elle m'aimait aussi, Eve. Elle lui prit la main, 1 etreignit. Réconforté, il baisa leurs doigts entrelacés. — Ça se voit sur les photos d'elle et moi, murmura- t-il. Elle ne m'a pas abandonné. Il l'a tuée. Il était également très doué pour détruire la beauté et l'innocence. Il l'a tuée, et il a récupéré Meg. Il renversa la tête en arrière, fixant le plafond. — Ils étaient mariés, j'ai trouvé les documents qui l'attestent. Meg était officiellement son épouse, avant qu'il connaisse ma mère. Ils n'avaient pas d'enfants. Meg ne pouvant peut-être pas lui donner de fils, il l'a chassée. Ou alors elle en a eu assez de sa tyrannie. Peu importe. Il ferma les yeux, un voile de lassitude obscurcit son visage. — Une fille comme Siobahn avait tout pour lui plaire. Jeune, docile. Mais, après ma naissance, elle l'a encombré. Elle voulait le mariage, un vrai foyer. — Personne ne lui avait parlé de Meg ? — Si elle a posé des questions, il a dû s'en sortir avec un mensonge. Il demeura un instant silencieux, plongé dans ses réflexions. — Meg lui correspondait mieux, tu comprends. Dure, la main leste, portée sur la boisson. La personnalité de Siobahn l'irritait forcément. Et puis, elle a tenté de fuir, de se réfugier dans un foyer. On ne quittait pas Patrick Connors - et en emmenant son fils, par-dessus le marché, le symbole de sa virilité. Non, impossible. Par conséquent, elle devait être châtiée. Ensuite il a repris Meg pour m'élever. Un homme ne peut quand même pas s'occuper d'un bébé, n'est-ce pas? Le sale boulot, c'est pour les femmes. — Personne n'a jamais mentionné Siobahn devant toi? — Non. J'aurais pu découvrir moi-même son existence, mais je ne m'en suis jamais soucié. Je l'ai effacée de ma mémoire. Les traits de Connors se crispèrent. Lentement, il rouvrit les yeux. — J'ai décrété qu'elle ne valait pas la peine que je m'en soucie. Pendant toutes ces années, je ne lui ai pas accordé une pensée. — Tu n'as jamais pensé à Meg Connors, rectifiat-elle. Tu ignorais la vérité. — Je ne la haïssais même pas. Elle n'était rien pour moi. — Connors... tu parles de deux femmes différentes. — Elle méritait tellement mieux que ça, que moi. Je n'arrête pas de me demander si, sans moi, elle serait retournée auprès de lui. Elle croyait que son fils avait besoin d'un père, et elle s'est jetée dans la gueule du loup. Sans moi, elle serait peut-être encore vivante. Eve aurait voulu l'arracher à l'abîme de culpabilité où il s'enlisait. Néanmoins, guidée par son instinct et son expérience, elle répondit d'une voix douce et posée, comme si elle s'adressait à une victime ou un survivant en état de choc. — Ne t'accuse pas de sa mort, tu n'y es pour rien. — Bon Dieu... j'aimerais la venger, réparer. Je me sens... impuissant, Eve. J'ai horreur de ça. Je suis face à un mur. Je ne peux pas l'abattre avec mes poings, ni avec mon argent, et je ne peux pas non plus le contourner. Elle est morte, or il n'a pas payé pour son crime. — Connors... je ne sais pas combien de fois je suis entrée chez des gens pour anéantir leur vie entière en leur annonçant le décès d'un de leurs proches. Tous éprouvent ce que tu ressens à présent, ajouta-t-elle en lui caressant les cheveux. Et les coupables ne paient jamais assez. — Tu n'apprécieras pas ce que je vais te dire, mais tant pis... Je n'ai jamais autant regretté de n'avoir pas tué moi-même cette brute. C'est sans doute pour cette raison que je ne me suis pas confié à toi. Comment comprendrais-tu que, si j'avais son sang sur les mains, j'aurais l'impression d'être un homme digne de ce nom? Elle regarda l'anneau d'or qui brillait à l'annulaire de Connors, qui symbolisait leur amour. — Tu te trompes, je comprends très bien. Parce que, moi, j'ai le sang de mon père sur les mains. — Seigneur... Il était épouvanté, furieux contre lui-même - il s'était à ce point focalisé sur son nombril qu'il venait de blesser Eve. Il l'attira contre lui. — Pardonne-moi, mon cœur. Elle s'écarta légèrement pour scruter son visage. — Tu sais, l'avoir tué ne t'aiderait pas, crois-moi. Et, plus que quiconque, tu es un homme digne de ce nom. — Je ne suis bon à rien sans toi, murmura-t-il, appuyant son front contre celui d'Eve. Je me demande comment j'ai pu m'en tirer avant toi. — Moi aussi, je me le demande. Bon, maintenant tu vas manger un peu. Elle se leva pour se diriger vers l'autochef. Connors lui sourit, enfin. — Tu me dorlotes ? Elle pivota. Il avait toujours les yeux cernés, il était pâle, d'angoisse et de fatigue. Elle allait arranger ça d'une manière ou d'une autre. — Tu t'es si souvent occupé de moi, je pense être capable de te rendre la pareille, répondit-elle en programmant une soupe. En matière d'affection maternelle, je ne suis pas très calée - toi non plus, d'ailleurs. Mais d'après ce que tu viens de me raconter, ta mère n'aurait pas supporté que tu te rendes malade. Elle t'aimait, elle voulait que tu sois heureux. Elle serait contente de voir que tu as échappé à ton père, que tu as bâti un empire. — En enfreignant la loi ? — Oui, assura-t-elle en lui apportant son bol de potage. Absolument. — J'ai les gènes de ce monstre, tu sais. Elle opina, se rassit près de lui. — Et tu as aussi ceux de Siobahn. Sur ce plan-là, tu es sacrément mieux loti que moi. — Toute ma vie, j'ai effacé derrière moi les traces de mon passé. Il me pèse moins que le tien. Il avala la soupe sans appétit, simplement parce que Eve la lui avait servie. — Je refusais de t'entraîner là-dedans. Je me disais que je réglerais ça tout seul. Désormais, son visage me hantera. J'ai une famille que je ne connais pas, des gens qui l'ont aimée. Je ne sais pas comment réagir par rapport à eux. Alors je culpabilise, je rumine... Elle lui effleura tendrement la joue. — Tu n'es pas obligé de prendre une décision immédiatement. Accorde-toi un répit. — Je n'ai pas pu t'en parler, murmura-t-il. Les mots ne sortaient pas. Il m'était plus facile de te repousser que de partager ce fardeau de remords et de frustration. — Jusqu'à ce que je te botte les fesses. Il lui baisa délicatement les lèvres. — Merci de l'avoir fait. — À ta disposition, mon vieux. — Je te demande pardon de t'avoir laissée toute seule cette nuit. Tu as eu un cauchemar. — Comme toi. Ça s'arrangera, Connors. — Je ne... commença-t-il d'une voix pâteuse. Ah non... Tu as mis un somnifère dans ma soupe. — Eh oui ! rétorqua-t-elle gaiement, lui retirant le bol avant qu'il ne le lâche. Tu as besoin de dormir. On va coucher ce grand garçon tant qu'il est capable de marcher. Je ne suis pas assez costaude pour te porter, figure-toi. — Ça t'amuse, hein ? — Énormément ! Elle passa un bras autour de la taille de son mari. — Maintenant je comprends pourquoi tu me bourres de calmants. Tu jubiles. Allez, on avance un pied. Voilà... l'autre... et on continue. — Tu... me paieras... ça... — Volontiers, quand tu te réveilleras. — Viens dormir avec moi, Eve chérie. Je veux te tenir dans mes bras. — Oui, c'est ça. Repose-toi, souffla-t-elle en l'allongeant sur le lit. Il marmonna quelques mots dans sa langue maternelle, des mots qu'elle reconnut. Je t'aime. Elle s'assit près de lui, écarta les cheveux qui lui balayaient le front. — Moi aussi, je t'aime. Elle baissa l'intensité de la lumière, pour qu'il ne s'éveille pas dans le noir, puis descendit rendre visite à Summerset avant de regagner son bureau. Elle y resta jusqu'à une heure tardive, concentrée sur son travail tout en gardant un œil sur l'écran de contrôle où apparaissait l'image de Connors endormi... 13 Ses mains couraient sur elle, sa bouche accélérait les battements de son cœur. Eve ondula sous lui, émergeant du sommeil avec un soupir voluptueux. Tous ses sens le reconnaissaient -l'odeur, le goût, le poids de son homme. Il la caressait, lui murmurait à l'oreille des mots à donner le frisson. Puis il prononça son nom, d'une voix rauque, et aussitôt ils roulèrent ensemble dans le grand lit, dans le silence de la chambre que peuplait le froissement des draps, leurs souffles mêlés. Il avait faim d'elle. Il s'était éveillé dans la faible lumière qu'elle avait laissée allumée pour repousser les ténèbres. Il lui avait suffi de poser les doigts sur elle, de voir son visage pour qu'un désir fou s'empare de lui. Elle était le pilier de son existence, son unique planche de salut dans la tempête, sa nourriture, l'air qu'il respirait, sa force vitale. Sa bouche, ses mains s'impatientaient, exigeaient. Leurs âmes communiaient, il le savait. « Donne-moi, encore et davantage. Et prends tout ce que tu peux prendre de moi. » Éperdu, il l'attira sur lui. Leurs regards s'accrochèrent l'un à l'autre, Eve noua les jambes autour de lui, l'engloutit d'un coup de reins au plus profond de sa chair si douce. Il faillit crier, eut l'impression que son cœur bondissait dans sa gorge. Il voulut dire quelque chose, protester peut-être, mais elle l'étreignit sauvagement. Je t'emmène, pensa-t-elle. Cette fois, c'est moi qui t'emmène. Us retombèrent ensemble, exténués et frémissants. Lorsque Connors nicha sa tête entre les seins d'Eve, elle ferma les yeux. — Tu te sens mieux ? balbutia-t-elle. — Infiniment mieux. Merci, mon amour, chuchota- t-il, baisant délicatement son mamelon. Je suppose que j'avais besoin d'un bon calmant. — Tu avais besoin de dormir. Jouant avec les cheveux noirs de son mari, elle leva le nez vers le dôme vitré, le ciel délavé de l'aube. — Tu m'as fait peur, Connors. Tendrement, il l'aida à s'allonger dans le berceau de ses bras. — Cette histoire a été... un choc terrible. Je crois que je n'en suis pas tout à fait remis. — Je comprends, mais il me semble que tu as enfreint une règle. On doit partager ses problèmes personnels avec sa coéquipière pour le meilleur et pour le pire. — Coéquipière... répéta-t-il en souriant. C'est le nouveau terme que tu as trouvé pour éviter de prononcer le mot « épouse » ? — N'essaie pas de changer de sujet. Tu as enfreint une règle. Depuis un an, j'ai noté un tas de règles concernant le mariage. — Mon flic chéri... Je reconnais que j'ai eu tort de ne pas me confier à toi, et je suis incapable pour l'instant de t'expliquer mon attitude. J'y réfléchirai. — D'accord. Ne recommence pas, Connors. Jamais. — Marché conclu. Tous deux s'assirent dans le lit. Il prit le visage d'Eve entre ses mains, effleura ses lèvres d'un baiser. Comment avait-elle pu imaginer, fût-ce une fraction de seconde, qu'il était moins amoureux d'elle? Ça le dépassait. — Coéquipière... Ça ne sonne pas mal. Mais je préfère quand même «épouse». Ma femme, ma moitié. — Hum... Bon, il faut que je me remue. Le commandant attend mon rapport ce matin. — Si on se douchait ensemble, pour que tu me parles de ton affaire ? Elle haussa les épaules, comme si cela n'avait pas d'importance. Cependant, ne pas pouvoir exposer à Connors les tenants et les aboutissants d'une enquête avait été frustrant. — OK. Mais gare, on ne rigole plus. — Dommage, moi qui m'apprêtais à mettre mon nez rouge et ma perruque tournante... — Très drôle, rétorqua-t-elle en pénétrant dans la cabine. Sous le jet d'eau brûlante, elle lui relata brièvement les derniers événements. — J'étais tellement centré sur mon petit univers que je n'étais même pas au courant de ce deuxième meurtre, commenta-t-il. Deux jeunes gens, des étudiants issus de milieux sociaux différents et qui évoluaient dans des cercles différents... — Il y a malgré tout des points communs entre eux. D'abord le cyberclub d'où ont été effectuées les transmissions, ensuite Hastings. — Et leur assassin. — Oui, et leur assassin. — A un moment ou à un autre, ils ont peut-être posé pour lui. — Je ne crois pas. Elle passa dans la cabine de séchage, tandis que Connors saisissait une serviette. — Je pense que ce type, ou cette femme, n'est pas un photographe professionnel, poursuivit-elle. En tout cas, il n'a pas de succès. Pourtant, selon lui, il a du génie, une lumière intérieure que personne ne sait voir. Mais les gens comprendront. Il leur montrera, et ils s'inclineront. Oh, certains diront qu'il est fou, diabolique ! Les pauvres ignares. Tant pis pour eux, la majorité saluera son immense talent, ce qu'il est capable d'offrir au monde. La beauté, l'immortalité. Et il obtiendra enfin ce qui lui est dû. Tout en parlant, Eve avait achevé de se sécher et enfilait un débardeur bleu canard. Connors, immobile, la regardait, un léger sourire aux lèvres. — Quoi ? bougonna-t-elle. Qu'est-ce qu'il a, ce machin ? Si ça ne me va pas bien, qu'est-ce que ça fiche dans ma penderie ? — Rassure-toi, cette couleur te va à ravir. Je me disais simplement que tu es une merveille, lieutenant. Une artiste à ta manière. Tu le vois, cet assassin. Pas son visage ni sa silhouette, pas encore, mais ce qu'il a en lui. C'est comme ça que tu l'arrêteras. Il ne pourra pas échapper à quelqu'un qui lit en lui. — Il a déjà tué deux personnes. — Mais si tu n'étais pas là, il ne paierait peut-être jamais pour ses crimes. Il est malin, n'est-ce pas? Intelligent et si bien organisé. Avant qu'elle ne prenne la première veste qui lui tombait sous la main, Connors en choisit une en toile légère, gris argent. Il la lui tint pendant qu'elle attachait son holster. — Il s'efforce de passer inaperçu, enchaîna-t-il. C'est mieux pour observer, épier. — Hum... — Toutefois, si ses victimes le connaissaient -comme tu le penses -, il y a en lui quelque chose d'amical ou du moins qui n'est pas menaçant. — C'étaient des gamins. À vingt ans, on n'a pas la notion du danger. — Nous, nous l'avions, murmura-t-il, effleurant la fossette qu'elle avait au menton. Mais, là aussi, tu as sans doute raison. À cet âge-là, en principe, on se croit invulnérable. Ce courage insouciant, cette naïveté doivent le fasciner. — Assez, en tout cas, pour qu'il les leur laisse jusqu'à la fin. Il ne les blesse pas, ne les viole pas. Il ne les hait pas pour ce qu'ils sont. Au contraire, il leur... rend hommage. C'était bon, songea-t-elle, de discuter avec Connors. Depuis le début de cette affaire, cela lui avait terriblement manqué. — Je crois qu'il les aime, ajouta-t-elle, à sa manière perverse, égoïste. C'est précisément pourquoi il est si redoutable. — Tu me montreras les portraits ? Elle hésita, le regarda programmer du café sur l'autochef. A cette heure, il aurait dû éplucher les cours de la Bourse, comme à son habitude, et elle devrait être en route pour le Central afin de préparer le briefing matinal. — Bien sûr, répondit-elle nonchalamment en s'asseyant à l'ordinateur pour ouvrir le dossier. À propos, je prendrai des œufs brouillés, et le reste... comme toi. — Une habile façon de m'obliger à manger. Il sélectionna deux petits déjeuners complets, puis examina les deux clichés affichés sur l'écran. — Ils sont complètement différents, n'est-ce pas? Pourtant, ils ont la même... vitalité. Ce sont les monstres qui s'en prennent à la jeunesse, dit-il, se remémorant le portrait de sa mère. Même après le départ d'Eve, il ne put effacer ces images de son esprit. Elles l'obsédaient encore lorsqu'il descendit faire amende honorable auprès de Summerset. Les deux jeunes gens qu'il n'avait jamais rencontrés, la mère qu'il n'avait pas connue. Dans sa tête, ces images se mêlaient, une galerie de portraits d'une tristesse infinie. Marlena, l'adorable fille de Summerset, y figurait en bonne place. Marlena, une enfant dont les monstres s'étaient emparés. À cause de lui. Siobahn, Marlena, toutes deux mortes à cause de lui. La porte des appartements du majordome était ouverte. Dans le salon, Mme Spence contrôlait à l'aide d'un scanner l'évolution de la fracture. Summerset sirotait son café tout en suivant les actualités, et en faisant ostensiblement la sourde oreille aux propos guillerets de l'infirmière. — Mais nous sommes en bonne voie de guérison ! pépiait-elle. Surtout pour un homme de votre âge. Nous serons bientôt en état de nous lever et de marcher tout seul ! — Madame, je marcherais déjà si vous n'étiez pas là. — Bien... Maintenant, nous allons vérifier votre tension et votre pouls, qui est sans doute trop rapide, à cause de ce café d'un noir d'encre. Une infusion serait plus indiquée, vous ne l'ignorez pas. — Madame, si vous continuez à me casser les oreilles, je boirai de la vodka au réveil. À présent, laissez-moi tranquille, je suis parfaitement capable de prendre ma tension tout seul. — Je m'en charge. Je vous conseille d'accepter sagement votre piqûre de vitamines aujourd'hui. — Si vous vous approchez avec cette seringue, je vous la plante où je pense. — Excusez-moi... intervint Connors. Je suis désolé de vous interrompre, il faut que je parle un instant à Summerset. — Je n'ai pas terminé, protesta Mme Spence. Gêné, Connors toussota et enfonça les mains dans ses poches. — Vous avez meilleure mine, ce matin, Summerset. — Je vais relativement bien, vu les circonstances. Et vous êtes fâché contre moi, pensa Connors. — Que diriez-vous d'une petite promenade dans le parc, avant qu'il fasse trop chaud? — Quelle excellente idée ! approuva Mme Spence qui, prestement, administra sa piqûre au majordome avant qu'il ait le temps de ciller. Pas plus de trente minutes, ensuite il a sa séance de kinésithérapie. — Comptez sur moi, il sera ponctuel, rétorqua Connors en s'apprêtant à pousser le fauteuil roulant. — Je peux piloter cet engin tout seul, bougonna Summerset. Il se dirigea à fond de train vers les baies vitrées donnant sur la terrasse. Connors se précipita pour les ouvrir, avant que l'invalide ne passe au travers. Raide comme un piquet, Summerset traversa la terrasse, s'engagea dans une allée et continua tout droit. — Ce matin, il est de très méchante humeur, commenta Mme Spence. Connors hocha la tête et suivit Summerset. L'air embaumait. Il avait bâti cet univers, le sien, au cœur de la ville. Non pas seulement par amour de la beauté, mais pour survivre. Pour enterrer sous cette splendeur l'hideuse laideur du passé. Alors il avait conçu ce labyrinthe d'allées, de bassins, d'arbres et de fleurs. C'était là qu'il avait épousé Eve, dans ce jardin d'Éden, là qu'il avait trouvé la paix. Il attendit quelques minutes pour rejoindre Summerset, lui donner le sentiment qu'il contrôlait la situation. Puis il stoppa simplement le fauteuil et s'assit sur un banc, afin d'être à la hauteur du majordome. — Je sais que vous êtes en colère contre moi, com-mença-t-il. — Vous m'avez mis cette créature sur le dos, vous... — Tant que vous ne serez pas guéri, elle s'occupera de vous. Je ne vous présenterai pas d'excuses à ce sujet. En revanche, je vous prie de me pardonner pour mon attitude d'hier soir. Je suis navré, vraiment navré. — Vous avez pensé que vous ne pouviez pas me parler? rétorqua Summerset, détournant les yeux pour regarder fixement un hortensia d'un bleu profond. Je connais de vous le pire et le meilleur. Il scruta le visage de Connors. — En tout cas, je constate qu'elle vous a soigné. Vous paraissez reposé. — Eve vous a... elle vous a raconté ce que j'ai découvert ? bafouilla Connors, sidéré. — Quels que soient nos désaccords, nous avons une chose en commun. Vous, en l'occurrence. Or vous nous avez inutilement inquiétés. Connors se redressa, fit nerveusement quelques pas dans l'allée. — Je suis complètement déboussolé. Il y avait très longtemps que ça ne m'était pas arrivé. Et je... je me demande si... si vous saviez. Summerset poussa un long soupir. Il comprenait mieux, à présent. — Non, j'ignorais l'existence de cette jeune fille. Pour moi, Meg Connors était votre mère. — Je n'ai jamais mis cela en doute, murmura Connors en se rasseyant. — Pourquoi en auriez-vous douté ? — J'ai consacré plus de temps et d'efforts à creuser le passé de mes employés qu'à me pencher sur mes origines. J'ai tout effacé de ma mémoire et des banques de données informatiques. J'ai tout balayé. — Vous vous êtes protégé. — Foutaises! marmonna Connors d'un ton où vibraient colère et remords. Qui l'a protégée, elle ? — Vous n'auriez pas pu la défendre, vous n'étiez qu'un bébé. — Mais je ne l'ai pas vengée. Son fils ne l'a pas vengée. Ce salopard est mort depuis des années, maintenant. Au moins, avec Marlena... Il s'interrompit, rassembla son courage. — Marlena est morte pour m'enseigner une leçon. Vous ne me l'avez jamais reproché. Pas une fois vous n'avez dit que vous m'en vouliez. Summerset contempla longuement le parc. Les hortensias bleus, les roses. Sa fille, son trésor, avait été une fleur. Si belle et si fragile qu'elle n'avait vécu qu'un instant. — Vous n'êtes pas coupable, ni de ce qui est arrivé à ma fille, ni de ce qui est arrivé à votre mère. Summerset planta son regard dans celui de Connors. — Mon garçon, murmura-t-il, tu n'as jamais été coupable... — Mais je n'ai jamais été innocent non plus. Mû par une impulsion soudaine, Connors coupa une fleur, l'examina. Il songea qu'il n'en avait pas offert à Eve depuis un certain temps. Un homme ne devrait pas oublier d'offrir des fleurs, surtout à une femme qui ne réclamait rien. — Vous étiez en droit de m'en vouloir... Il posa la fleur sur les genoux de Summerset. Un geste simple, un petit symbole. — Vous m'avez accueilli quand il me rouait de coups, quand je n'avais nulle part où aller. Vous n'y étiez pas obligé, je n'étais rien pour vous. — Vous étiez un enfant, cela suffisait. Vous étiez un enfant martyrisé, et c'était trop. — Pour vous, répliqua Connors, la gorge nouée par l'émotion. Vous avez pris soin de moi, vous m'avez éduqué, donné ce que je n'avais jamais eu, jamais espéré. Un toit, une famille. Quand Marlena, la meilleure d'entre nous, est morte, vous auriez pu me blâmer, me jeter dehors. Vous ne l'avez pas fait. — Vous étiez déjà mon fils, à ce moment-là, n'est-ce pas ? Incapable de rester immobile, Connors se releva, inspira avec précaution, de crainte de laisser échapper un sanglot. — Lorsque j'ai décidé de venir ici, dans ce pays, vous m'avez suivi. Je ne crois pas vous avoir dit à quel point je vous en suis reconnaissant. — Vous m'avez exprimé votre gratitude. Souvent, et de bien des manières, rectifia Summerset en caressant la fleur posée sur ses genoux. Le majordome embrassa du regard les splendides et paisibles jardins qui les entouraient. Le monde au cœur de la ville créé par le garçon qu'il avait vu grandir et devenir un homme. Aujourd'hui, cet univers tremblait sur ses bases. Il fallait y ramener la quiétude. — Vous allez retourner en Irlande, dit Summerset. Vous devez y retourner. — Oui... murmura Connors, indiciblement soulagé d'être compris sans avoir à se justifier. — Quand? — Tout de suite. — Vous avez prévenu le lieutenant ? — Non, répondit Connors, ébranlé de nouveau, en contemplant l'alliance qui brillait à son doigt. Elle a une enquête difficile à mener. J'ai envisagé de lui dire que je partais en voyage d'affaires, mais je ne peux pas lui mentir. Ce sera plus simple de la prévenir au dernier moment. — Elle devrait vous accompagner. — Eve n'est pas seulement ma femme. Elle a des obligations plus importantes que ma petite personne. En ce qui concerne le mariage, vous et moi, nous n'avons pas la même opinion. Summerset faillit répliquer, se tut. — La vie de beaucoup de gens dépend d'elle, insista Connors avec un brin d'irritation. Il n'est pas question de lui demander de l'oublier. Je peux gérer ça tout seul. D'ailleurs, je pense que c'est mieux ainsi. — Vous croyez toujours pouvoir tout faire seul. Dans ce domaine, vous ne valez pas mieux que le lieutenant. — Peut-être... Connors marqua une pause. — Un jour, quand j'étais jeune et que la haine me rongeait, j'ai voulu me choisir un autre nom. Je ne supportais plus de porter le sien. — Oui, je me souviens. Vous aviez à peine seize ans. — Vous m'avez dit : « Garde ce nom, c'est le tien autant que le sien. Garde-le et fais-en quelque chose. Commence immédiatement et surtout ne me demande pas comment t'y prendre. » — Vous le saviez déjà, rétorqua Summerset avec un petit rire. — Je vais retourner là-bas et découvrir ce qu'elle m'a donné, ce qu'elle m'a légué. Je dois savoir si j'en ai fait quelque chose de bien, ou si ce n'est pas suffisant. Et il faut commencer tout de suite. — Vous me coupez l'herbe sous le pied, il m'est difficile de me contredire. — Cependant je n'aime pas l'idée de partir avant que vous soyez totalement rétabli. — Foutaises ! Je peux me débrouiller seul et tenir la dragée haute à ce dragon d'infirmière. — Vous veillerez sur mon flic pendant mon absence, n'est-ce pas ? — A ma façon. — Bon. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous saurez où me joindre. Summerset lui sourit. — Où que vous soyez, vous êtes toujours là pour moi. Eve resta debout dans le bureau du commandant Whitney pour lui faire son rapport. C'était de sa part une marque de respect envers le policier qu'il était, qu'il avait été. Un homme dont le large visage sombre exprimait l'autorité. — Il y a quelques problèmes avec les médias, déclara-t-il. Certains se plaignent que Channel 75, et particulièrement Nadine Furst, bénéficient d'un traitement de faveur. — En effet, et cela parce que l'assassin lui envoie ses messages. Mlle Furst et Channel 75 coopèrent avec mon équipe et moi-même. Je n'ai pas le pouvoir de les empêcher de diffuser ces informations, qui sont d'ailleurs filtrées. — Parfait, parfait. — Oui, commandant, c'est aussi mon avis. — On organisera une conférence de presse pour jeter aux autres quelques os à ronger. Puisque ce point est réglé, revenons à nos moutons. Il faut trouver ce qui relie les victimes entre elles. — J'aimerais infiltrer un tandem au cyberclub. Baxter et Trueheart. Trueheart est assez jeune pour avoir l'air d'un étudiant. Comme il n'a pas une grande expérience, Baxter, qui le forme, le surveillerait. — D'accord. — Après un premier examen de la liste des assistants de Hastings, il apparaît que plusieurs noms sont bizarres. Certains sont de simples pseudonymes. Mais l'assistant qui travaillait pour le mariage au cours duquel Howard a été photographiée semble avoir utilisé une fausse identité. Vous voyez, j'ai plusieurs pistes à suivre. — Faites le nécessaire et tenez-moi au courant. — Oui, commandant. Encore une chose... je vous en ai parlé le mois dernier. Je souhaiterais que l'officier Peabody soit inscrite pour le prochain test d'aptitude aux fonctions d'inspecteur. — Vous la jugez prête ? — Elle a près de dix-huit mois d'expérience à la brigade criminelle, sous mes ordres. Elle a résolu seule une affaire en souffrance. Elle a passé plus de temps sur le terrain que beaucoup d'inspecteurs. C'est un très bon flic, commandant, elle mérite de décrocher un bouclier d'or. — Eh bien, lieutenant, puisque vous la recommandez... — Merci. — Je lui dirai de se mettre à bûcher. Si mes souvenirs sont exacts, l'examen n'est pas une partie de plaisir. — Effectivement, commandant. Ce serait plutôt le parcours du combattant. Mais je vous garantis qu'elle y arrivera. Eve descendit en salle de réunion et, avant que son équipe la rejoigne, s'assit sur le bord de la table et contempla le tableau. Les victimes lui rendaient son regard. Rachel Howard au travail, à la caisse du 24/7 - un job d'étudiant typique. Souriante, solaire, joyeuse. Elle voulait devenir enseignante. Elle étudiait, avait des amis, une famille stable de la classe moyenne. Rachel dans le métro. Rentrant à la maison, auprès des siens, ou partant à l'université. Confiante, jolie, débordante d'énergie. Rachel invitée à un mariage. Bien habillée, bien coiffée, du rouge aux lèvres, les cils allongés par du mascara. Un grand sourire radieux qui éclipsait les autres. Cette fille-là, on la remarquait. Fatalement. Même morte, songea Eve. Assise, si sage, si ravissante, le regard fixe, avec ces reflets lumineux dans les cheveux. Ensuite Kenby Sulu. Exotique, étonnant. Lui aussi avait un job d'étudiant typique, pour un jeune homme qui se destinait au spectacle, à la danse. Ouvreur. Il travaillait dur, n'avait aucun mal à se faire des amis. Une famille stable, d'un milieu privilégié. Kenby devant la Juilliard School. Puis avec ses camarades, pour la photo de classe. Compassé et pourtant lumineux. L'énergie, la santé, le désir de vivre. Kenby mort. Une posture de danseur, comme s'il allait s'élancer. Et la lumière qui le nimbait tel un halo. Jeunes, innocents, en bonne santé. Les deux victimes avaient aussi cela en commun. Elles étaient propres, pures. Pas de maladie grave dans l'enfance, pas de problèmes de drogue. Des esprits sains dans des corps sains et superbes. Pivotant vers l'ordinateur, elle lança une recherche sur toutes les sociétés commerciales ayant un rapport avec la photographie et ayant dans leur nom le mot "lumière". Elle en trouva quatre, qu'elle nota. Ensuite elle se pencha sur les ouvrages d'art, les manuels, dont le titre comportait le même terme. Elle avait la certitude que le tueur, à une période de sa vie, avait fait des études. Elle imprima le résultat, parcourut la liste d'un coup d'œil. Soudain, elle tressaillit. Images d'ombre et de lumière, par le Pr Leeanne Browning. — Tiens donc, marmonna Eve. Peabody, enchaînat-elle sans se retourner, entendant la porte s'ouvrir. Réquisitionnez et téléchargez le manuel de Leeanne Browning, intitulé Images d'ombre et de lumière. — Bien, lieutenant. Comment avez-vous deviné que c'était moi ? — Votre démarche est inimitable. Voyez si un exemplaire papier est disponible. Ça nous sera peut-être utile. — D'accord, mais... dites, je marche comment? — Vite, et avec des chaussures réglementaires. Tandis que Peabody louchait sur ses souliers, Eve vérifia si Browning avait publié d'autres ouvrages, articles, ou livres d'art. — Le téléchargement est en cours, lieutenant. — Parfait. En attendant que ce soit fini, je vous conseille de consulter le planning du prochain examen d'aptitude aux fonctions d'inspecteur. — Le... le., bafouilla Peabody. Je... je vais passer l'examen ? Eve se retourna pour considérer son assistante qui, subitement, semblait au bord de l'évanouissement. Bien, songea-t-elle. C'était une étape importante, qu'un bon flic ne devait pas prendre à la légère. — Vous pouvez, mais c'est à vous de choisir. Si vous préférez continuer à porter l'uniforme, libre à vous. — Non, non... je veux être inspecteur, — Alors vous passez l'examen. — Vous croyez que je suis prête ? — Et vous, qu'en pensez-vous ? — Je... je veux être prête. — Dans ce cas, vous n'avez plus qu'à potasser. Le rose revenait lentement aux joues de Peabody. — Vous avez arrangé ça avec le commandant, vous m'avez inscrite. — Vous êtes sous mes ordres, par conséquent c'est à moi de vous recommander à la hiérarchie si j'estime que vous faites du bon travail. Or il se trouve que vous faites du bon travail. — Merci. — Ça ne vous autorise pas à vous relâcher. Grouillez-vous un peu, il faut que je briefe Baxter et Trueheart. Eve sortit à grands pas. Elle n'avait même pas besoin de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule pour savoir que Peabody arborait un sourire extatique. 14 Eve trouva Leeanne Browning chez elle, vêtue d'une longue tunique cramoisie sur une combinaison moulante noire, les cheveux nattés. — Lieutenant Dallas, officier... Quelques minutes de plus, et nous étions sorties. Angie et moi allions à Central Park. Par cette chaleur, on y rencontre toutes sortes de personnages intéressants. — Y compris nous, dit Angie. — Absolument, approuva Leeanne avec un rire de gorge. Que pouvons-nous faire pour vous ? — J'ai quelques questions à vous poser, — Très bien. Je propose de nous asseoir au salon. Est-ce encore au sujet de la petite Rachel ? Les obsèques auront lieu demain soir. — Oui, je suis au courant. Je souhaiterais que vous examiniez ceci... Eve lui montra le cliché de Kenby devant la Juilliard School. — Le connaissez-vous ? — Non... Non, je ne crois pas qu'il soit l'un de mes élèves. Je n'aurais pas oublié un visage aussi saisissant. — Belle silhouette, renchérit Angie, se penchant par-dessus l'épaule de sa compagne. Beaucoup de grâce. — Excellente composition, bien réalisée. Ce séduisant jeune homme serait-il mort, lui aussi ? Car cette image et celles de Rachel ont bien été prises par le même portraitiste, n'est-ce pas ? — Et celle-ci ? demanda Eve en lui tendant la photo de classe. — Ah, un danseur... répliqua Leeanne avec un petit soupir désemparé. Non, décidément, il ne m'est pas familier. Mais là, nous avons affaire à un autre photographe, n'est-ce pas ? — Pourquoi dites-vous ça ? — Le style, la technique sont différents. Dans cette photo de groupe, nous avons des contrastes et une utilisation de la lumière remarquables. L'artiste est plus expérimenté, ou simplement plus talentueux. Les deux, à mon avis. Je parierais qu'il s'agit de Hastings. — Il vous suffit de regarder une photo pour identifier son auteur? s'étonna Eve. — Assurément, s'il a un style très personnel. Certes, la technologie moderne permettrait à un fan ou à un élève intelligent de s'en inspirer, voire de l'imiter. Mais je doute que ce soit le cas ici. — Vous connaissez Hastings personnellement ? — Oui, quoique pas très bien. Il a un caractère assez... difficile. Cependant je me sers souvent de son œuvre en cours et, au fil des ans, il m'est arrivé d'organiser des ateliers pour mes élèves, dans son studio. — Elle a dû le payer de sa poche, intervint Angie, toujours postée derrière le sofa, le menton sur l'épaule de Leeanne. — C'est vrai, acquiesça gaiement celle-ci. En ce qui concerne son art, il n'accepte aucun compromis, néanmoins pour tout le reste il ne refuse pas d'en tirer profit. — Certains de vos étudiants ont travaillé pour lui, en tant que modèles ou assistants ? — Oh oui ! pouffa Leeanne. Et la plupart avaient ensuite une liste de griefs longue comme le bras. Grossier, irascible, mesquin, violent... N'empêche qu'ils ont appris des choses essentielles, je vous le certifie. — Vous pourriez me donner les noms de ces élèves ? — Mon Dieu, mais... lieutenant, j'envoie des étudiants à Hastings depuis plus de cinq ans. — J'aimerais avoir leurs noms, insista Eve. Tous les détails que vous avez en mémoire ou dans vos dossiers. Maintenant, examinez cette photo... Elle lui tendit le portrait mortuaire. — Oh... murmura Leeanne en cherchant la main d'Angie. Terrible, macabre, mais superbe. Il s'améliore. — Pourquoi ce commentaire ? — Il a choisi le noir et blanc, il sait jouer avec les ombres et la lumière... — Vous aussi, vous êtes passionnée par la photographie en noir et blanc. Vous y avez consacré la majeure partie de votre livre. — Vous l'avez lu ? s'étonna Leeanne. — Feuilleté. Il y est beaucoup question de lumière. — Sans elle, il n'y a pas d'image, elle détermine tout. Le talent d'un artiste dépend de la manière dont il l'utilise. Un instant, nous allons faire une petite expérience. Elle se leva d'un bond et passa dans la pièce voisine. Angie contourna le divan pour s'asseoir face à Eve. — Comment pouvez-vous la soupçonner? Elle ne ferait pas de mal à une mouche, encore moins à des enfants. — Mon métier m'oblige à poser des questions. — Et votre métier vous pèse. Il y a de la pitié dans vos yeux quand vous regardez ce jeune homme mort. Elle s'efface vite, mais je crois qu'elle reste dans votre cœur. — Il n'a plus besoin de ma pitié. — Sans doute... Leeanne les rejoignit et posa sur la table une étrange boîte percée d'un trou. — Un sténoscope ! s'exclama Peabody, ravie. Quand j'étais gamine, mon oncle m'a expliqué comment en fabriquer un, expliqua-t-elle en rougissant. — C'est effectivement enfantin, acquiesça Leeanne. Le papier est dedans, le petit trou sert d'objectif qui capture la lumière et l'image. Ne bougez plus, ordonna-t-elle à Eve. — Cette... boîte me photographie? — Oui. C'est la lumière qui crée le miracle. Je demande à chacun de mes étudiants de bricoler un sténoscope comme celui-ci et de faire des expériences. Ceux qui ne comprennent pas le miracle réussiront peut-être de bonnes photos mais pas des œuvres d'art. Il ne s'agit pas seulement de technologie, de matériel ultrasophistiqué. L'essentiel, c'est la lumière, ce que nous voyons à travers elle. — Ce que nous absorbons d'elle ? renchérit Eve qui ne la quittait pas des yeux. — Peut-être... Dans certaines cultures primitives, on redoutait d'être dépouillé de son âme si on se laissait photographier, d'autres en revanche croyaient que cela leur conférait l'immortalité. Nous, nous avons en quelque sorte combiné ces deux croyances. On s'accapare une part du sujet qu'on photographie, et on arrête le temps. Cette fraction de vie n'existera plus jamais de la même manière, et pourtant l'image continuera de la faire exister. C'est un pouvoir extraordinaire. — Il n'y a pas de vie ni de lumière dans l'image de la mort. — Ah, mais si ! Celles de l'artiste. — Je la trouve vraiment très intéressante, commenta Peabody. Ce doit être un professeur formidable. — Et comme elle sait manipuler les images, elle est capable de trafiquer des films de vidéosurveillance. Par conséquent son alibi n'est pas à toute épreuve. Elle avait l'opportunité, les moyens. Donnez-moi un mobile possible... — Mais je ne... — Oubliez votre sympathie pour elle. Quelle est sa motivation pour choisir, suivre à la trace et tuer deux magniques étudiants ? — L'art. Tout tourne autour de ça. — Allez plus loin, Peabody. Celle-ci acquiesça, résistant à l'envie d'ôter son couvre-chef pour se gratter la tête. — Maîtriser le sujet ? Maîtriser l'art pour créer ? — Hum... D'une part le contrôle, la création et ce qui en résulte : l'attention, au minimum, la reconnaissance. Ici nous avons un professeur qui, malgré les livres et les images qu'elle a publiés, n'est pas considérée comme une véritable artiste. D'autre part, le sujet photographié. Pas une personne avec une vie, une famille, des droits et des besoins. Un sujet, comme... un arbre. S'il est nécessaire d'abattre cet arbre pour obtenir ce qu'on veut, tant pis, il y en a d'autres. — Je vous rappelle que vous parlez à une fille élevée par des adeptes du Free-Age, protesta Peabody en frémissant. Abattre des arbres à l'aveuglette me révulse. Vous pensez le Pr Browning capable de ça? — En tout cas, elle n'est pas étrangère à cette histoire. Qui connaissait Browning, Hastings, et les deux victimes ? Qui était en contact avec eux ? Voilà ce qu'il nous faut découvrir. Elles commencèrent par la Juilliard School et se séparèrent pour montrer à la ronde les clichés des jeunes gens. Dans un coin d'une salle de répétition, Eve observait des élèves mimer divers animaux, lorsque son communicateur bourdonna. Le visage de Connors emplit l'écran. — Hello, lieutenant ! Mais où es-tu ? Au zoo ? — Presque. Tu vas bien ? — Oui... Eve, je dois partir quelques jours. Parcourir la planète n'avait rien d'inhabituel pour lui. Cependant, le moment était singulièrement mal choisi. — Si tu pouvais... — Il faut que j'aille en Irlande, coupa-t-il. J'ai besoin d'aller là-bas, d'affronter ça. — Oui, bien sûr, je comprends. Mais, jusqu'à ce que j'aie bouclé cette affaire, il ne m'est pas possible de prendre un congé. Dès que ce sera réglé... — J'ai besoin d'affronter ça seul. Elle ouvrit la bouche, s'exhorta à rester calme avant d'articuler: — D'accord. — Eve, je ne veux pas que tu t'inquiètes pour moi. Je suis désolé de te confier Summerset, j'essaierai de faire aussi vite que possible. — Quand pars-tu ? s'enquit-elle, luttant pour garder un visage impassible, une voix ferme. -— Maintenant, tout de suite. En réalité, je suis déjà dans l'avion. Tu pourras me joindre en permanence sur mon portable. — Ce matin, tu avais donc déjà pris ta décision, murmura-t-elle. — Oui. — Et tu m'avertis maintenant pour que je ne puisse pas t'empêcher de partir. — Tu ne m'en aurais pas empêché, Eve, et tu n'as pas à mettre ton travail entre parenthèses pour me materner. — C'est ce que tu as fait quand tu m'as accompagné à Dallas ? Du maternage ? Une onde d'irritation assombrit le regard de Connors. — C'était différent. — Ah oui, parce que tu es un homme avec tout ce qu'il faut là où il faut. J'oublie sans arrêt ce détail. — Je te laisse, rétorqua-t-il d'un ton froid. Je serai de retour dans quelques jours, peut-être même avant. Ce qui te permettra de m'écrabouiller ce qu'il faut là où il faut. En attendant, je t'aime. Absurdement. — Connors... Il avait déjà interrompu la communication. Merde... Eve assena un violent coup de pied au mur. Pour évacuer sa frustration, elle s'avança dans la salle de répétition, semant la panique parmi les tigres à l'affût et les chimpanzés bondissants. — Oh, voilà qu'arrive le loup solitaire, commenta le professeur, une femme mince comme une allumette coiffée d'une pyramide de cheveux bleus. — Demandez-leur d'arrêter, ordonna Eve. — Le cours n'est pas terminé. Eve exhiba son insigne. — Flûte, encore une descente des stups. Stop ! cria le professeur d'une voix de stentor. — Je suis le lieutenant Dallas, de la police new-yorkaise, déclara Eve. Restez ici ! ajoutat-elle, foudroyant du regard deux élèves qui se glissaient vers les portes du fond. Je ne m'intéresse pas à ce que vous avez dans vos poches, mais si vous prenez la poudre d'escampette, vous le regretterez. Tout le monde se figea. — Vous allez à tour de rôle examiner une photo, me dire si vous connaissez cette jeune fille, si vous l'avez déjà vue, si vous avez des informations sur elle. Elle pointa le doigt vers un garçon en justaucorps noir et short baggy, à l'air bravache. — Vous, approchez. — Pourquoi ? — Regardez bien. — Inconnue au bataillon. C'est tout, madame l'agent ? persifla-t-il. — Non, gros malin, mettez-vous là, répondit Eve en lui indiquant le mur de droite. Elle appela une élève, également en noir, qui adressa à son camarade un sourire entendu. Cependant, lorsque ses yeux se posèrent sur l'image de Rachel, elle n'eut plus envie de plaisanter. — Je l'ai vue aux actualités. C'est la fille de Colum-bia qui a été tuée. Comme Kenby. Exclamations et commentaires fusèrent. — C'est ça, dit Eve. Vous connaissiez Kenby? — Oui, bien sûr. Tout le monde le connaissait. — Quelqu'un parmi vous avait-il déjà vu cette jeune fille? Un garçon leva la main. Le pavillon de son oreille droite était ourlé d'une ribambelle d'anneaux argentés, assortis à ceux qui ornaient la pointe de son sourcil gauche. — Moi, il me semble. — Quel est votre nom ? — Mica Constantine. Kenby et moi, on avait beaucoup de cours en commun, et quelquefois on sortait ensemble. On n'était pas vraiment proches, mais il nous arrivait de faire la fête avec des copains. — Où avez-vous vu cette jeune fille ? — Je crois l'avoir vue. Quand on a parlé d'elle aux infos, ça m'a rappelé quelque chose. Et puis j'ai appris pour Kenby et je me suis dit... mais ce ne serait pas la fille du club ? Eve sentit un frisson parcourir son échine. — Quel club ? — Les Coulisses. On y va de temps en temps. Si je ne me trompe pas, Kenby et elle ont dansé ensemble deux ou trois fois, mais je n'en suis pas certain. — Ça remonte à quand ? — Le mois dernier, peut-être. Je m'en souviens parce qu'ils étaient superbes. Je suis ce cours pour me libérer physiquement, pour apprendre à bouger. Tous les deux, ils bougeaient sacrément bien. — Je suppose que d'autres les ont aussi remarqués. — Oui, sans doute. Lorsque Peabody et Eve se rejoignirent, elles avaient au total trois témoins qui avaient vu Rachel et Kenby danser au club. — Ils n'arrivaient pas ensemble, ne passaient pas la soirée et ne repartaient pas ensemble, résuma Eve, tandis qu'elles regagnaient le centre-ville. Quelques danses, pendant quelques semaines d'été. Il ne peut pas s'agir d'une coïncidence. On retourne à Columbia vérifier si les camarades de Rachel se rappellent l'avoir vue avec Kenby Pendant ce temps, dans le sud de Dublin, Connors parcourait les rues qu'il connaissait naguère comme sa poche. Ce décor avait changé depuis sa jeunesse, souvent en mieux. La Guerre urbaine avait dévasté et transformé en champ de bataille cette partie de la cité. Le conflit était en majeure partie terminé avant la naissance de Connors, mais les conséquences avaient touché toute une génération. La pauvreté et les crimes qu'elle engendrait pesaient encore sur ce secteur. La faim et la violence qu'elle nourrissait étaient toujours là, jour après jour. Pourtant l'eclaircie pointait à l'horizon. Les Irlandais n'ignoraient rien de la guerre et de la misère. Elles faisaient partie de leur vie, de leur littérature, de leurs chansons. Et, le soir, ils les noyaient dans l'alcool. Comme au Penny Pig, par exemple. Un pub banal, lorsque Connors était gamin, et qu'il avait pour voisins essentiellement des voyous. Un repaire pour lui et ses semblables, un endroit où aller boire une pinte sans se soucier des flics. Il y avait une fille ici, qu'il avait aimée autant qu'il en était capable, et des amis auxquels il avait tenu. Tous morts ou disparus à présent, songea-t-il, immobile devant la porte du pub. Tous sauf un. Connors revenait au Penny Pig revoir cet ami de jeunesse, le seul encore vivant. Peut-être obtiendrait-il certaines réponses. Il franchit le seuil, pénétra dans la salle faiblement éclairée, lambrissée de bois sombre, où flottaient des odeurs de bière, de whisky, de cigarettes, et l'écho de chants de révolte. Brian était derrière le bar, en pleine conversation avec un homme qui paraissait vieux comme Mathusalem. Quelques clients occupaient les tables basses, buvant ou mastiquant un sandwich. Sur un petit écran, on pouvait suivre une quelconque série britannique, sans le son Connors s'approcha et attendit que Brian le remarque. — Seigneur Dieu, voyez qui est là ! s'exclama Brian, un sourire fendant sa large figure. Ça mériterait qu'on sable le Champagne, s'il y en avait dans la cave. — Une pinte de Guiness me suffira amplement. — Monsieur O'Leaiy, vous le reconnaissez ? Le vieux bonhomme tourna des yeux chassieux vers le nouvel arrivant. — C'est Connors, chevrota-t-il. Tu es élégant comme un milord. Quand tu sortais de ma boutique, tu avais toujours les poches plus pleines qu'en y entrant. Tu m'en as chipé, des choses, chenapan. — Et vous m'avez poursuivi avec un balai plus d'une fois. Je suis content de vous revoir, monsieur O'Leary. — Alors tu es devenu riche ? — Oui, en effet. — Du coup, c'est lui qui offre la tournée, décréta Brian. — Volontiers, rétorqua Connors en posant sur le bar un billet suffisant pour payer.un baril de bière. Je souhaiterais te parler. En tête à tête. Brian cogna à une porte, derrière lui. — Johnny, bouge un peu tes fesses et viens t'occu-per du bar. Puis il précéda Connors jusqu'à une petite pièce au fond de la salle. — Et où est ton lieutenant chéri ? — À New York. — Tu l'embrasseras pour moi. Tu lui rappelleras que, dès qu'elle en aura marre de toi, mes bras lui sont grands ouverts. Il s'assit sur l'un des sièges peu solides disposés autour d'une table. — Qu'est-ce qui t'amène, Connors ? Des circonstances moins tristes que la dernière fois, j'espère. — Je ne viens pas enterrer un autre ami. — Qu'il repose en paix ! À Mick, dit Brian en choquant sa pinte contre celle de Connors. — A Mick, et à tous ceux qui ne sont plus là... Connors but une lampée, contempla sa bière. — Qu'est-ce qui te tracasse ? demanda Brian. — C'est une longue histoire... Tu te souviens de l'époque où Meg Connors est partie ? Brian fronça les sourcils, fit la moue. — Je sais en tout cas que personne ne l'a regrettée. — Est-ce que tu te rappelles si mon père avait une autre compagne avant Meg? Personne ne t'aurait parlé d'une jeune fille qui était avec lui ? — Il me semble qu'il y a eu pas mal de femmes. Mais avant Meg ? Je ne peux pas te dire. J'étais dans les langes, comme toi. — Ton père le connaissait bien. Tu n'as jamais entendu, chez toi ou dans le quartier, mentionner Siobahn Brody ? — Non, je ne me souviens pas. Pourquoi ? — C'était ma mère, répondit Connors d'une voix rauque. Meg ne m'a pas mis au monde, j'ai appris que j'étais l'enfant de cette jeune fille du comté de Clare. Ce salaud l'a tuée, Brian. Il l'a assassinée. Quelqu'un a dû le savoir, le couvrir, peut-être même lui donner un coup de main. — Mon père n'aurait pas fait ça. — Ce n'est pas à lui que je pensais. — C'était une époque abominable. La mort était partout et elle coûtait moins cher que la vie. — Il avait des copains. Deux, notamment: Donal Grogin et Jimmy Bennigan. Ils étaient sans doute au courant. — Oui, peut-être, rétorqua Brian, pensif. Malheureusement, Bennigan est mort en prison. Connors opina - il avait mené ses recherches. — Grogin, en revanche, est toujours vivant, et pas très loin d'ici, si je ne m'abuse. — Effectivement. Il fréquente un établissement près du fleuve, L'Antre du Voleur. Les touristes trouvent le nom pittoresque, ils y vont et ils se dépêchent de ressortir. — À cette heure de la journée, il est vraisemblablement chez lui ? Brian plongea son regard dans celui de Connors. — Vraisemblablement, répéta-t-il. — Je peux y aller seul, et je ne t'en voudrai pas. Mais, avec un ami, ce serait mieux. — Maintenant? — Oui. — D'accord, on y va. — C'est pour cette raison que tu es venu sans ton flic ? demanda Brian, tandis qu'ils descendaient une rue miteuse. — C'est l'une des raisons, répondit Connors qui, machinalement, tripotait l'arme qu'il avait dans la poche. Elle et moi, pour interroger un témoin, on a des méthodes différentes. Brian tapota sa propre poche où il avait glissé un nerf de bœuf. — Il m'est arrivé de me faire écrabouiller la figure par les flics. — En principe, elle attend pour cogner qu'on l'ait agressée. Je préfère ne pas perdre de temps. Connors dissimulait son alliance tout en marchant. Dans ces quartiers, un enfant apprenait à dérober un portefeuille avant de savoir lire. Et le soir, en guise de berceuse, on lui flanquait une bonne gifle. — Elle est furieuse contre moi, avoua-t-il. À juste titre, je le mérite. Je ne voulais pas qu'elle m'accompagne, Brian. Je risque de le tuer. Il n'était pas question qu'elle soit mêlée à cette histoire. — Non, bien sûr. Ce n'est pas la place d'une épouse ni d'un flic, pas vrai ? En effet... Cependant, s'il provoquait la mort d'un homme, il devrait en parler à Eve. Et il ne savait pas quelles conséquences cela aurait sur leur couple. Le regarderait-elle encore de la même manière ? Ils pénétrèrent dans un hideux cube de béton imprégné d'une odeur pestilentielle. C'était le genre de bâtiment où les rats n'attendaient pas la nuit pour marauder, où la violence suintait des murs. Connors tourna les yeux vers l'escalier. D'après sa petite enquête, l'immeuble comportait vingt logements dont certains étaient squattés et douze officiellement occupés. La majorité des résidents ne travaillant pas, il y avait donc une quarantaine ou une cinquantaine de personnes à portée de voix. Personne n'interviendrait. Les gens ne se mêlaient pas des affaires d'autrui, sauf s'ils y voyaient un intérêt. Justement, outre son arme, Connors avait de l'argent dans sa poche, afin de convaincre qui demanderait à être convaincu que cette histoire ne le regardait pas. — Grogin est au rez-de-chaussée, dit-il. Plus facile pour entrer et sortir. — Tu veux que je me poste dehors, près de la fenêtre, au cas où il t'échapperait ? — Il ne m'échappera pas. Connors frappa à la porte puis s'écarta pour que Brian soit face au judas. — Qu'est-ce que vous voulez ? lança une voix hargneuse. — Un moment de votre précieux temps, monsieur Grogin, répondit Brian. À propos d'une affaire qui pourrait être profitable, pour vous comme pour moi. — Ah ouais ? Eh ben, entrez dans mon bureau, ricana Grogin. Il ouvrit la porte, Connors franchit le seuil. L'homme paraissait âgé. Moins que O'Leary, mais beaucoup plus abîmé par les années. Ses bajoues pendaient, ses pommettes et son nez n'étaient plus qu'un lacis de vaisseaux sanguins violacés. Ses réflexes cependant étaient intacts - un poignard apparut dans sa main aussi preste que celle d'un magicien. Soudain, il dévisagea Connors. — Mais... mais tu es mort, bredouilla-t-il, les yeux écarquillés. Je t'ai vu. Comment tu t'es débrouillé pour remonter des enfers, Paddy ? Les mâchoires crispées, Connors le gratifia d'un direct en pleine figure et lui subtilisa son couteau. Il appuya la pointe sur la gorge avant même que Brian ait refermé la porte. — Toujours aussi rapide, commenta Brian. — Vous vous souvenez de moi, monsieur Grogin ? demanda Connors d'une voix suave. Vous aviez l'habitude de me donner des coups, pour le plaisir. — Le p'tit gars de Paddy... croassa Grogin en s'hu-mectant les lèvres. Allons voyons, me dis pas que tu m'en veux, après toutes ces années? Un gamin a besoin d'une rouste de temps en temps pour devenir un homme. C'était pas méchant. — Eh bien disons que, moi non plus, je n'ai pas de mauvaises intentions à votre égard. Je veux simplement vous poser quelques questions. Si vos réponses ne me conviennent pas, je vous égorgerai et j'abandonnerai votre carcasse aux rats. Comme j'ai le sens de l'amitié, je vais d'abord laisser Brian s'amuser un peu. Avec un sourire ravi, ce dernier extirpa la matraque de sa poche. — Moi aussi, vous m'avez cogné. Je ne serais pas mécontent de vous rendre la pareille, si vos réponses ne plaisent pas à mon ami. — Mais... quelles réponses ? Je sais rien du tout, moi ! L'agrippant par le col, Connors le traîna jusqu'à un canapé crasseux. — Qu'est-ce que tu veux? gémit Grogin. Enfin quoi, je suis comme un oncle pour toi. Connors essaya la lame du couteau sur son pouce, regarda le sang perler. — Je constate que vous entretenez toujours aussi bien vos outils. Tant mieux. Je commencerai par vos bijoux de famille, si vous en avez encore. Siobahn Brody. — Quoi ? marmonna Groggin qui, hypnotisé et effrayé, contemplait le poignard. — Espèce de fumier, siffla Connors. Je te conseille de te creuser les méninges, et vite. Siobahn Brody. Jeune, jolie. Une rousse aux yeux verts. — Allons voyons, p'tit gars. T'imagines combien de filles de ce style j'ai connues dans ma vie ? — Je ne m'intéresse qu'à celle-là. Celle qui a vécu avec lui plus de deux ans, à qui il a fait un enfant: moi. Ah, je vois que la mémoire te revient ! — Non, non... je sais pas de quoi tu causes. Avant que Brian ait pu réagir, Connors saisit l'index de Grogin et le retourna d'un coup sec. — Pour Siobahn. On m'a dit qu'il lui avait cassé trois doigts, tu as encore de la marge. Livide, Grogin étouffa un cri. — Je commence à me sentir de trop, se plaignit Brian en se perchant sur l'accoudoir dépenaillé du divan. — Il la tabassait, articula Connors avec une froideur effarante. Elle n'avait que dix-neuf ans. Est-ce qu'il te la prêtait quelquefois, Grogin ? Ou bien il la gardait pour lui tout seul ? — Je l'ai jamais touchée... Jamais. C'était la nana de Patrick. — Tu n'ignorais pas qu'il la frappait. — Un... un homme... faut bien qu'il donne quelques petites leçons à sa bonne femme. Le Paddy, il avait la main lourde, je t'apprends rien. C'est pas ma faute. — Elle l'a quitté un certain temps. Elle m'a emmené et elle l'a quitté. — J'en sais rien, moi. Comme Connors se penchait, Grogin tressaillit et pressa les mains sur sa gorge. — Non, pitié ! Je pouvais pas deviner ce qui se passait chez Patrick. Je vivais pas avec lui, moi ! — À toi, Brian, susurra Connors. — Bon, d'accord ! brailla Grogin. Peut-être qu'elle est partie quelque temps. Il me semble qu'il en a causé. Connors lui agrippa brutalement le poignet. Le misérable se recroquevilla sur lui-même, si terrifié que sa vessie le trahit. — Je vais t'expliquer... Une bonne femme quitte pas son homme comme ça, en lui enlevant son fils. Il devait la remettre à sa place, tu piges ? La dresser un peu, comme il disait. Alors elle est revenue. — Et il l'a remise à sa place ? — Je sais pas ce qui s'est passé, gémit Grogin qui pleurait à présent - de grosses larmes lui maculaient la figure. Je pourrais avoir un remontant ? J'ai la main cassée. — Un doigt en compote, et il chiale comme un veau, commenta Brian avec dédain. Il prit la bouteille de whisky sur la table pour remplir un verre douteux qu'il tendit à Grogin, lequel le porta tant bien que mal à ses lèvres et le vida d'un trait. — Paddy est mort, maintenant, alors à quoi ça sert ? C'est lui le responsable. Tu sais bien comment il était. — Effectivement. — Cette nuit-là, quand il m'a téléphoné, il était soûl. J'ai entendu le gosse... toi, je t'ai entendu bramer. Il m'a dit de trouver une bagnole et de rappliquer tout de suite. Quand il était mal luné, le Paddy, on obéissait, sinon on le payait cher. Alors j'y suis allé. Quand je suis arrivé... je suis pour rien là-dedans. Rien du tout. — Ne t'égare pas. Quand tu es arrivé... ? — Je pourrais avoir un peu de whisky, s'il te plaît ? J'ai le gosier sec. — Raconte la suite ou tu n'auras plus de gosier. — Elle était déjà morte, balbutia Grogin d'une voix hachée. Un carnage. Il était devenu dingue, personne aurait pu la sauver. J'ai cru qu'il t'avait tué aussi, tellement tu étais tranquille. Mais non, il t'avait filé quelque chose pour dormir. Il avait aussi appelé Jimmy Benni-gan. — Donne-lui un autre verre, Brian. Et ensuite, qu'est-ce que vous avez fait d'elle, lui, Jimmy et toi ? — Eh ben, euh... on l'a enveloppée dans le tapis et portée jusqu'à la voiture. Grogin s'interrompit pour ingurgiter l'alcool. — On a suivi les ordres de Paddy On a roulé le long du fleuve, à fond de train. On a lesté le cadavre avec des pierres, et on l'a balancé à la flotte. De toute façon, elle était morte. — Et après ? — On est rentrés pour tout nettoyer, au cas où, et on a raconté un peu partout qu'elle avait abandonné le gosse et fichu le camp. Puis on a passé le mot : si quelqu'un parlait d'elle ou de cette histoire, il le regretterait. Tout le monde dans le quartier avait peur de Connors. Ensuite il a ramené Meg à la maison, je sais pas comment. Sans doute qu'il l'a payée, qu'il lui a promis un tas de trucs. Il a dit que c'était ta mère, et personne n'a prétendu le contraire. De sa main valide, Grogin se moucha. — Il aurait aussi pu te tuer, t'écrabouiller le crâne comme une coquille d'œuf ou t'étouffer. — Pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? — Tu lui ressemblais comme deux gouttes d'eau, voilà. Un homme veut un héritier, un fils. T'aurais été une fille, peut-être que t'aurais fini dans le fleuve avec ta mère. Connors se redressa. En voyant l'expression de son visage, Grogin se tassa davantage sur le canapé. — Et les flics qu'il avait dans la poche ne l'ont évidemment pas embêté avec ces broutilles. Il ne s'agissait que d'une jeune femme battue à mort et jetée à l'eau. J'ai appris que son frère l'avait recherchée quelque temps plus tard. On s'est chargé de lui régler son compte. Qui, à ton avis ? — Ben, euh... Paddy a dû s'en occuper. — Si je me souviens bien, c'était plutôt le genre de méchante besogne qu'il te confiait. Vif comme l'éclair, Connors empoigna les cheveux de Grogin pour lui renverser la tête en arrière et enfoncer la pointe du couteau au creux de son cou. — Pitié, non... J'en ai fait, des choses, pour lui, mais ça remonte à des années, tu vas pas te venger maintenant. L'espace d'un battement de cœur - une éternité -, l'acier de la lame faillit mordre la chair. Puis Connors recula, glissa le poignard dans sa botte. — Tu ne mérites pas que je te tue. Ils laissèrent Grogin dans son taudis empuanti par l'odeur âcre de sa terreur et de son urine. — À une époque, tu ne te serais pas contenté de lui casser un doigt, remarqua Brian. — Cette époque est révolue. Ce déchet de l'humanité ne vaut pas la peine que je me salisse les mains. Il n'était que le larbin de Patrick Connors. Mais il se demandera longtemps si je ne l'attends pas au coin de la rue. Ça lui gâchera son sommeil. — Ce qu'il t'a raconté, tu le savais déjà en grande partie. — J'avais besoin de l'entendre. Il faisait plus frais à Dublin qu'à New York. Sous les ponts qui l'enjambaient, la Liffey, où l'on avait jeté le corps martyrisé de Siobahn, miroitait au soleil. — Je veux voir le fleuve avant d'aborder l'étape suivante. — C'est-à-dire? — Informer sa famille de ce qui est arrivé à ma mère. Brian, je dois aller là-bas leur parler. Mais d'abord, j'ai besoin de me soûler. Brian lui entoura les épaules de son bras, l'entraînant doucement loin de la Liffey. — Viens, tu vas passer la nuit chez moi. 15 Sans doute était-ce de la lâcheté, mais Eve s'en moquait éperdument. — On est déjà à la fin de la journée, et on a encore du pain sur la planche. Je vous emmène prendre les affaires dont vous avez besoin, et on continuera à travailler à la maison. Le reste de l'équipe nous rejoindra demain matin. — Vous voulez que je passe la nuit chez vous ? — Ce sera plus pratique. Peabody joignit les mains dans son giron. — L'une des choses dont j'ai besoin, c'est McNab. — Très bien. — Très bien ? répéta Peabody, pinçant les lèvres pour ne pas sourire. Ça signifie qu'on dormira tous les deux chez vous. Eve sortit du parking de Columbia, les yeux rivés sur la chaussée. — Oui, ce sera plus pratique. — Et on servira de tampon entre Summerset et vous. — Pourquoi cette réflexion stupide ? — L'idée que McNab et moi fassions les fous dans votre chambre d'amis vous dérange moins que la perspective d'un tête-à-tête avec Summerset. Je trouve ça mignon. — Ne m'obligez pas à stopper ce véhicule, Peabody. — Vous avez pu demander à Connors s'il n'aurait pas des appartements à louer, pour un prix modique ? — Non, en ce moment il a... des soucis. — J'avais deviné, rétorqua Peabody, reprenant son sérieux. C'est grave, Dallas ? — Un problème personnel, une histoire de famille qu'il essaie de régler. — Je ne pensais pas qu'il avait de la famille. — Lui aussi l'ignorait. Eve s'interrompit. Elle ne savait pas comment parler de ça, quels mots il convenait d'employer. — Ça s'arrangera, dit-elle. Il rentrera bientôt. En attendant, vous êtes perdue, songea Peabody. — Si vous voulez, McNab et moi, on peut rester jusqu'à son retour. — À chaque jour suffit sa peine. Pendant que Peabody fourrait dans un sac quelques effets personnels, Eve ne s'impatienta pas. Elle demeura dans la voiture et entreprit d'organiser ses notes pour rédiger un rapport. Elle ne s'énerva pas davantage quand il fallut repasser au Central chercher McNab. Elle aurait accepté n'importe quoi pour ne pas rentrer seule à la maison. Voilà à quoi elle en était réduite. Deux ans plus tôt, pourtant, elle aurait apprécié quelques soirées solitaires. Certes, à l'époque, il n'y avait pas Summerset dans les parages. Car, fracture ou pas, il était sous le même toit qu'elle, il la privait de son oxygène. Mais, honnêtement, ce n'était pas pour cette seule raison qu'elle se cramponnait à Peabody et à McNab. Elle avait besoin de compagnie, de distraction, pour pouvoir se concentrer sur le travail, cesser un instant de se tourmenter. Où était Connors en ce moment, que faisait-il ? Chassant cette question obsédante de son esprit, elle se força à écouter ses deux passagers qui discutaient musique, se lançaient à la figure des noms de groupes totalement inconnus, et se disputaient comme des chiffonniers. C'était insupportable. Du coup, Eve franchit à fond de train les grilles de la résidence, s'arrêta brutalement devant le perron et se rua hors de la voiture. — Allez donc vous chamailler plus loin, dit-elle, pointant un doigt en direction des appartements de Summerset. Vous réussirez peut-être à lui dynamiter le cerveau, ce sera un problème de moins pour moi. Papotez avec le grand malade, dînez, faites l'amour comme des bêtes, mais disparaissez. — Lieutenant, vous souhaitiez travailler sur l'affaire, lui rappela Peabody. — Je ne veux pas vous voir, ni l'un ni l'autre, avant une heure. J'ai dû devenir cinglée, maugréa Eve en montant l'escalier. Oui, je suis devenue folle sans m'en rendre compte, et maintenant j'ai besoin d'une jolie cellule capitonnée bien tranquille. Elle se rendit directement dans son bureau, marcha droit vers la kitchenette et l'autochef. — Un bon café, ça me remettra les idées d'aplomb. Elle en programma une pleine verseuse, envisagea une seconde de l'ingurgiter d'un trait, se contint de justesse. Elle prit la cafetière, un mug, alla s'asseoir à sa table et poussa un très long soupir. — Ordinateur, nouveau fichier, commanda-t-elle en sirotant le breuvage. Notes concernant les affaires H-23987 et H-23992. Les déclarations de divers témoins confirment certaines connexions entre Howard et Sulu. Ils fréquentaient le même cyberclub, ils avaient tous les deux été photographiés par Hastings. Il existe un lien entre Hastings et Browning, professeur de Howard et l'une des dernières personnes à l'avoir vue en vie. Ils se connaissent, professionnellement et personnellement. Certains étudiants de Browning, recommandés par celle-ci, ont été les assistants de Hastings, ce qui leur donnait accès à ses archives et aux images des victimes récupérées dans lesdites archives. De son côté. Browning y avait également accès lorsqu'elle accompagnait des groupes d'élèves au studio de Hastings pour des ateliers. Eve marqua une pause, réfléchissant aux faits déjà établis. — Lalibi de Browning n'est pas très solide, et il n'y a que sa compagne pour le confirmer. Elle a le savoir nécessaire pour trafiquer des films de vidéosur-veillance. Nouvelle pause. — Non, ce n'est pas elle, murmura Eve. Ça ne colle pas. Angela Brightstar? Elle non plus n'a pas d'alibi en béton. Elle avait les moyens, l'opportunité. Le mobile ? La jalousie, la création artistique. Eve saisit sa tasse, se leva et se mit à arpenter la pièce. — Ordinateur, calcul des probabilités. Vu le modus operandi et les données dont on dispose pour le moment, l'assassin est-il dans la même tranche d'âge que ses victimes - de dix-huit à vingt-deux ans ? En cours... Taux de probabilité de trente-deux pour cent. — Oui, je suis d'accord. Il n'est pas impossible que nous ayons aux manettes un jeune bien pervers et doté d'une patience à toute épreuve, mais je pense que ce genre de crime demande plus de maturité. Maintenant, en ce qui concerne les assistants de Hastings, donne-moi la fourchette des âges. En cours... Fourchette comprise entre dix-huit et trente-deux ans. — Bon, affiche sur l'écran mural le nom de tous ceux qui ont plus de vingt-cinq ans. L'ordre fut aussitôt exécuté, et Eve constata que figuraient sur la liste plusieurs noms qui, selon Peabody, étaient de fausses identités. — Brady, Adams, Olsen, Luis Javert. Vérifie si ce sont des étudiants envoyés à Hastings par Browning, et si ces noms correspondent à des patronymes, des pseudonymes d'artistes, des noms de rues, n'importe quoi. En cours... temps de recherche estimé à vingt-trois minutes. — Pas une de plus. Pendant que tu bosses, affiche la carte qui figure dans le dossier. Elle s'approcha de l'écran, s'efforça mentalement de suivre les itinéraires qu'elle avait tracés entre divers points de la ville, de voir ce que l'assassin avait vu. — Où travailles-tu ? murmura-t-elle. Où est-ce que tu gares ton véhicule ? Qui es-tu ? Et pourquoi existes-tu ? La lumière, songea-t-elle. C'est-à-dire l'énergie. L'essence de toute chose. Pas d'image sans lumière. Pas de vie sans lumière. Quelque chose frémissait dans son cerveau, luttant pour affleurer. Ce fut à cet instant que son communi-cateur se manifesta. — Zut... Dallas! aboya-t-elle. — Elle est là... Hello, ma chérie ! — Connors... Eve ne pensa plus à rien, envahie par un flot d'amour et d'inquiétude. — Où es-tu ? — Dans cette bonne vieille ville de Dublin, répondit-il avec un sourire idiot. — Mais tu... tu es soûl? — Absolument, acquiesça-t-il d'une voix pâteuse. On a attaqué la deuxième bouteille, ou peut-être même la troisième. — Comment ça, « on » ? — Moi et mon vieux copain d'enfance, Brian Kelly. Il t'envoie plein de baisers. — Allons bon... Il leur était déjà arrivé d'être éméchés, d'avoir bu un peu trop de Champagne. Mais jamais Eve n'avait vu Connors stupidement ivre. Il avait le regard trouble et bredouillait tellement qu'elle le comprenait à peine. — Vous êtes au Penny Pig. — Ah non, non je crois pas, pouffa-t-il en jetant un coup d'œil circulaire. Apparemment, je suis pas au pub. On est chez Brian. Il a bien réussi, Brian. Il a un bel appartement. C'est lui que t'entends chanter. — Hum... Au moins il était en sécurité et ne passerait pas sous les roues d'un maxibus en sortant du pub. — Il est plus de minuit par chez vous, n'est-ce pas ? Tu devrais te coucher, dormir. — Non, j'aurais des cauchemars. Tu comprends ça, hein, mon petit amour? — Oui, oui. Connors... — J'ai appris certaines choses aujourd'hui, mais je veux pas y réfléchir. Je les noie dans le whisky. J'ai parlé avec un des copains de mon père. Le fumier. Je l'ai pas tué, ça va te faire plaisir. Pourtant j'en ai eu envie. — Promets-moi de ne pas ressortir ce soir. Soûle-toi à mort si ça te chante, mais surtout reste chez Brian. — Je n'irai nulle part cette nuit. Et demain, je pars dans l'ouest. — Dans l'ouest ? répéta-t-elle, imaginant des montagnes et d'immenses étendues peuplées de bêtes à cornes. Où ? Le Montana ? Il piqua un tel fou rire qu'il manqua s'en étouffer. — On s'étonne que je sois raide amoureux de toi... Dans l'ouest de l'Irlande, Eve chérie. Le comté de Clare. Il y a de fortes chances qu'ils me trucident dès qu'ils verront ma figure, celle de mon père, mais il faut que je le fasse. — Connors, pourquoi bousculer les choses? Je... mon Dieu, qu'est-ce qu'il y a ? s'affola-telle en entendant un épouvantable fracas. — Oh rien, Brian est tombé, avec une table et une lampe. Il est à plat ventre par terre, le pauvre. Il vaut mieux que je le relève et que je le mette au lit. Je t'appellerai demain. Prends bien soin de mon flic adoré. Sinon, je suis fichu. — Et toi, prends soin de mon ivrogne d'Irlandais. Moi aussi, je suis fichue sans lui. — De qui tu parles ? bafouilla-t-il, dérouté. De Brian? — Non, crétin, de toi. Il lui adressa de nouveau ce sourire idiot qui lui serra le cœur. — Ah... tant mieux. Bonne nuit... — C'est ça, bonne nuit. L'écran s'éteignit. Eve le contempla longuement, regrettant de ne pas pouvoir extirper son mari de ce boîtier électronique pour le ramener sous leur toit. L'ordinateur achevait d'établir les recoupements qu'Eve avait demandés, lorsque Peabody et McNab entrèrent dans le bureau. — Summerset va bien, annonça Peabody. On lui enlève son plâtre demain, il pourra s'exercer peu à peu à remarcher. — Génial, bougonna Eve. Matthew Brady, Ansel Adams, Jimmy Olsen, Luis Javert... Qui sont ces types ? — Jimmy Olsen, du Daily Planet, répondit McNab. — Vous le connaissez ? — Superman, Dallas. Comics, bandes dessinées, vidéos, jeux. La culture, quoi. Superman est venu sur Terre quand il était bébé, en provenance de la planète Krypton, parce que... — Contentez-vous des grandes lignes, McNab. — Il se déguise en gentil journaliste, Clark Kent. Jimmy Olsen est l'un des personnages, un jeune photographe. — Ah... Et les autres ? McNab haussa ses maigres épaules. — Je donne ma langue au chat. — Ansel Adams était aussi un photographe, intervint Peabody. Mon père possède certaines de ses œuvres. Des paysages, d'une force incroyable. — Et Matthew Brady ? Tiens donc, encore un photographe. Reste le dernier... Le regard d'Eve se durcit. — Bingo. Il ne s'agit pas de Luis, mais de Henry Javert, photographe, que ses portraits mortuaires ont rendu célèbre au début de ce siècle, à Paris. Son art -que l'on qualifiait de « vision de l'ombre » - s'est rapidement démodé. Certains de ses travaux sont exposés au Louvre, au musée de l'Image de Londres et au Centre international de la Photographie à New York. McNab, donnez-moi le maximum d'informations sur ce Henry Javert. — Tout de suite, lieutenant. — Mes enfants, déclara Eve avec un sourire carnassier, on est sur la piste du gibier. Elle travailla jusqu'à en avoir les yeux rougis, s'acharna longtemps après que Peabody et McNab se furent retirés dans la chambre d'amis pour s'adonner à des jeux qu'elle préférait ne pas imaginer. Quand son cerveau cria grâce, elle s'écroula dans la chaise longue. Elle refusait de passer une autre nuit seule dans le grand lit conjugal. Cela n'empêcha pas les mauvais rêves de revenir la hanter, lui broyer la poitrine de leurs doigts glacés. Cette horrible chambre à Dallas, atrocement familière, où il faisait si froid et où clignotait une lumière rouge. Ce n'était qu'un cauchemar, elle le savait et luttait pour s'en libérer. Mais elle humait déjà l'odeur du sang sur ses mains, sur le poignard tombé par terre. Elle sentait la mort, voyait ce qu'elle avait fait, ce qu'elle était devenue pour se sauver. Son bras d'enfant de huit ans la torturait, et aussi celui de la femme prisonnière du rêve. Il lui avait brisé le bras, et elle avait les doigts maculés de rouge. Elle allait se laver. Nettoyer le sang et la mort dans l'eau froide. Elle bougeait lentement, comme une vieille, grimaçant à chaque pas tant la douleur entre ses jambes était violente, refusant de s'en rappeler la raison. Il l'avait encore frappée. À son retour, il n'était pas assez ivre pour la laisser tranquille. Alors il avait cogné, il l'avait violée une fois de plus. Mais cette fois elle l'avait arrêté. Le couteau l'avait arrêté. Elle pouvait s'enfuir à présent, loin du froid glacial, de cette chambre, de lui. — Tu ne t'en iras jamais... Elle levait la tête vers le miroir au-dessus du lavabo. Il y avait là le reflet de sa propre figure - étroite, pâlie par la terreur et la souffrance. Et un autre visage, magnifique, au regard d'un bleu inouï sous les cheveux noirs. Une image comme on en voit dans les livres. Connors. Elle l'aimait. Il l'avait accompagnée à Dallas, et maintenant il l'emmènerait loin d'ici. Elle n'était plus une enfant, mais une femme. Pourtant, celui qui avait été son père gisait toujours entre eux dans une mare de sang. — Je veux rentrer à la maison, je suis si contente que tu sois venu me chercher. — Tu as trucidé Richie, hein ? — Il me faisait tout le temps du mal. — Un père doit sévir pour être respecté. Il s'accroupissait, examinait les traits du mort. — Je le connaissais, on avait traité quelques affaires ensemble. On s'entendait bien. — Mais non, tu ne lui ressembles pas du tout. Tu ne l'as jamais rencontré. Soudain, une étincelle malsaine flambait dans les yeux bleus. — J'apprécie pas qu'une femme me traite de menteur, — Connors... Il saisissait le poignard, lentement. — Tu te trompes de personne, je suis Patrick Connors. Si tu veux mon avis, il est grand temps pour toi d'apprendre ce qu'est un père, ajoutait-il avec un sourire hideux. Le cri bloqué dans sa gorge la réveilla. Elle suffoquait et était inondée de sueur. Lorsque son équipe la rejoignit, elle avait repris son calme. Les cauchemars, son anxiété pour Connors et même l'incontournable conversation qu'elle devrait avoir avec Summerset... tout cela était soigneusement verrouillé dans un coin de sa conscience. — On recherche ce Luis Javert, répertorié comme l'assistant de Hastings en janvier, période où Rachel Howard a été photographiée lors d'un mariage. En nous fondant sur le profil établi, on va considérer qu'il a entre vingt-cinq et soixante ans. Intelligent, créatif, et doté d'un grand sens pratique. Il vit probablement seul, il a facilement accès à du matériel photo. Selon moi, l'équipement lui appartient. Ce sont ses outils, son travail, son art. Eve pointa le doigt vers Feeney. — J'aimerais que tu t'occupes de Browning sous cet angle-là. Ce Luis Javert n'apparaît pas sur la liste d'étudiants qu'elle a envoyés à Hastings, mais il a pu changer de nom. Je parie qu'il a suivi ses cours. Pour l'instant, elle en a un peu marre de moi, alors peut-être qu'un frais minois comme le tien obtiendra plus de résultats. — On ne m'a pas traité de « frais minois » depuis une bonne vingtaine d'années, rétorqua Feeney qui mastiquait un roulé à la confiture. — McNab, vous allez à Columbia, vous interrogez les étudiants. Qui s'intéresse aux portraits mortuaires qui ont rendu Jabert célèbre ? — Les flics, répondit-il, la bouche pleine d'œufs brouillés. Les flics de la criminelle n'arrêtent pas de photographier des cadavres. — En principe, ils attendent qu'ils soient morts. — Et les médecins ? suggéra-t-il en enfournant une tranche de bacon. Us ont des dossiers filmés sur leurs patients, non ? Des images d'avant et d'après. Surtout, d'ailleurs, pour se couvrir en cas de procès et de... — Vous n'êtes peut-être pas aussi stupide que vous en avez l'air, coupa Eve en lui chipant un bout de bacon. La lumière, l'énergie, la santé, la vitalité. Cette idée me turlupinait, hier soir, et puis elle m'est sortie de la tête. Et si notre homme était malade ? S'il s'était persuadé qu'en absorbant de la vie par le truchement de la photo, il réussira à se guérir? — Ça va loin... — Oui, mais lui aussi. Peabody et moi, on creuse cette piste. Baxter et Trueheart, vous vous occupez des clubs. — Un boulot difficile, commenta Baxter qui sirotait son café. Tous ces jeunes gens nubiles qui s'agitent ! Pas vrai, mon gars ? ajouta-t-il avec un clin d'œil à Trueheart. La figure lisse de ce dernier devint cramoisie. — Il faut être partout à la fois, dit-il timidement. La danse, la musique, les discussions au bar, les box... — Il a eu trois touches, renchérit Baxter. Sur le nombre, il y avait deux filles. — Quand on vous aborde, mettez la conversation sur la photo et essayez de glaner quelques tuyaux sur le dénommé Henry Javert. — C'est-à-dire que... pour l'instant, lieutenant, on m'a juste adressé la parole. — J'adore ce garçon, ironisa Baxter en essuyant une larme imaginaire. Je l'adore. — Si Baxter se paie votre tête, Trueheart, vous avez l'autorisation de l'assommer. Continuons. Les obsèques de Rachel Howard auront lieu ce soir. Je veux que nous y assistions tous, puisque Baxter et Trueheart seront en train de faire la fête au club. Notre homme pourrait pointer le bout de son nez. Bien, au boulot ! Peabody, j'ai une affaire personnelle à régler au rez-de-chaussée. Soyez prête dans dix minutes. Eve descendit et trouva Summerset en pleine échauffourée avec l'infirmière. — Si vous voulez qu'on vous enlève ce plâtre, vous allez coopérer et vous laisser emmener à la clinique. Il faut qu'un médecin donne son feu vert et supervise l'opération. — Je peux me débarrasser de ça en deux minutes. Écartez-vous de là ! Summerset ébaucha un mouvement pour se mettre debout, Mme Spence le repoussa en arrière. Fascinée, Eve contemplait le spectacle. — Madame, déclara dignement le majordome, jamais je n'ai frappé une femme, malgré diverses provocations intolérables. Vous allez être la première. — Vous l'énervez encore plus que moi, s'émerveilla Eve, tandis que deux figures déformées par la colère se tournaient vers elle. Je crois qu'on devrait vous garder. Mme Spence leva si haut le menton que ses boucles tressautèrent. — J'exigé un minumum de coopération. — Cette personne ne me traînera pas dans une clinique simplement pour retirer un plâtre. — La présence d'un médecin est indispensable ! — Alors amenez-le ici, ce toubib, suggéra Eve. Qu'on en finisse ! — Je n'ai pas l'intention de déplacer un médecin pour un problème mineur, objecta Mme Spence. — Si ce n'est pas grave, pourquoi a-t-on besoin d'un docteur ? — Exactement ! s'exclama Summerset, agitant un long doigt osseux. — Je suis sûre que je peux le faire exploser avec mon arme, déclara pensivement Eve. Reculez, Mme Spence, que je... — Rangez cet engin, ordonna Summerset d'un ton sec. Espèce de folle ! — Ça aurait pu être drôle, rétorqua Eve en rengainant son pistolet. Mme Spence, prévenez le toubib. Expliquez-lui la situation : Connors veut qu'il vienne ici enlever ce fichu plâtre et faire tout le nécessaire pour remettre cet individu d'aplomb, et me permettre de souffler, — Je ne vois pas pourquoi... — On ne vous demande pas de voir, mais d'agir. Si le médecin rechigne, il n'a qu'à s'adresser à moi. Mme Spence sortit en marmonnant dans sa barbe, tandis qu'Eve grattait le sol du bout de sa botte. — Plus vite vous serez sur pied, plus vite vous serez en vacances. Loin d'ici. — Ce dont je serai ravi. Elle gratouilla le crâne de Galahad qui avait sauté des genoux de Summerset pour venir s'enrouler autour de ses chevilles. — Connors m'a appelée, hier soir. Il était chez Brian Kelly, à Dublin. Complètement ivre. — De bonne ou de méchante humeur ? — Plutôt bonne, je crois. Mais il ne se contrôlait pas, et ça, c'est dangereux. Il a dit qu'il avait obtenu des informations d'un des vieux copains de son père. Vous voyez qui ça pourrait être ? — Je ne connaissais pas bien Patrick Connors. Je les évitais, lui et ses acolytes. J'avais un enfant sous ma responsabilité. Le majordome marqua une pause. — Pendant un temps, j'en avais même deux. Eve se tut, il n'y avait rien à répliquer. — Il m'a dit qu'aujourd'hui il allait à Clare, dans l'ouest. Sa mère était du coin. J'espère qu'il ne s'attend pas à un accueil enthousiaste. — S'ils lui en veulent, tant pis pour eux ! Le père n'a pas pu briser l'enfant, ni en faire un monstre. Ce n'est pas faute d'avoir essayé, pourtant. Summerset scrutait le visage d'Eve ; il se demandait si elle comprenait qu'en cette seconde il ne songeait pas uniquement à Connors. Mais le regard de la jeune femme était indéchiffrable, quand elle se pencha vers lui pour murmurer : — C'est vous qui avez tué Patrick Connors ? — Il n'y a pas de prescription pénale pour l'assassinat, répondit-il, tout aussi impassible. — Ce n'est pas le flic qui vous parle. — J'avais des enfants à protéger. Elle opina. — Connors l'ignore, n'est-ce pas ? Vous ne le lui avez jamais dit. — Il n'y a rien à dire, lieutenant, c'est de l'histoire ancienne. Vous ne devriez pas travailler, à cette heure-ci ? Ils se regardèrent un instant. — Si... N'oubliez pas: vous n'allez plus rester très longtemps assis sur votre postérieur plein d'os, vous débarrasserez le plancher de cette maison pendant trois fabuleuses semaines. — Il me semble que je vais m'ennuyer, ricana-t-il. Quand on avait des relations, on s'en servait. Les médecins étaient l'une des sous-espèces humaines qu'Eve affectionnait le moins. Curieusement, elle avait réussi à nouer des relations amicales avec deux membres du corps médical. Pour l'enquête en cours, lui semblait-il, l'opinion de Louise Dimatto serait précieuse. Connaissant son emploi du temps surchargé, elle la contacta sur son communicateur pour la localiser et lui extorqua un rendez-vous. Le dispensaire de Canal Street était le bébé de Louise. Contre l'avis de sa famille, huppée, elle s'était cramponnée à son projet avec ses jolis ongles vernis : créer un établissement gratuit dans un secteur peuplé de mendiants et de clochards qui dormaient dans des cartons. Elle y avait consacré du temps et une petite fortune, puis s'était lancée dans une véritable campagne pour récolter toujours plus de fonds. Louise ne manquait ni d'idées ni d'énergie. Eve elle-même avait donné de l'argent. Ou plus exactement Connors, rectifia-t-elle en se garant près d'une vieille voiture à deux places amputée de ses roues, de ses sièges et d'une portière. En tout cas, c'était de l'argent bien dépensé, car le dispensaire représentait un phare dans un monde de ténèbres. Le bâtiment n'avait pourtant rien d'impressionnant, hormis le fait que les vitres étaient propres et qu'il n'y avait pas de graffitis sur les murs. La salle d'attente, bien que peuplée d'une humanité en détresse, était également pimpante avec ses tapis impeccables et ses luxuriantes plantes vertes. Une partie de cet espace était réservée aux enfants et encombrée de jouets. Un garçonnet âgé d'environ quatre ans abattait allègrement sur la tête d'un autre, plus jeune, une boîte en plastique. Il ponctuait chaque coup d'un «bang» réjoui. — Il ne faudrait pas l'empêcher de faire ça ? s'inquiéta Eve. — Mais non, lieutenant, répondit Peabody. C'est normal que les grands tapent sur les petits. Zeke me faisait un trou dans les côtes avec son doigt. Vous n'imaginez pas à quel point ça me manque. — Ah bon... Elles furent introduites dans le bureau de Louise, toujours aussi exigu. Les donateurs n'avaient pas à redouter que la responsable du dispensaire se serve dans la caisse pour son propre confort. Louise ne tarda pas à les rejoindre, une blouse de labo vert pâle enfilée sur un tee-shirt blanc et un jean. Une tache suspecte s'étalait sur la blouse, à hauteur de la poitrine. — Salut, les filles ! Vite, du café... J'ai dix minutes devant moi. Remarquant le regard dégoûté d'Eve, Louise expliqua: — Aujourd'hui, je m'occupe de pédiatrie. Ça, c'est un renvoi de bébé. — Beurk. — J'imagine que, certains jours, vous rentrez à la maison avec, sur vous, des fluides corporels beaucoup moins ragoûtants qu'un gros rototo. Louise se percha sur le bord de sa table, avala une gorgée de café. — Ah ! soupira-t-elle. C'est presque meilleur que le sexe. Que puis-je pour vous? — Vous êtes au courant pour les deux étudiants assassinés ? s'enquit Eve. — J'ai vu des reportages, surtout ceux de Nadine. Pourquoi ? — Selon moi, il se pourrait que le tueur soit malade, peut-être même mourant. J'aimerais vous exposer ma théorie, mais elle est un peu compliquée. Louise plongea la main dans la poche de sa blouse et y pécha une sucette rouge, pour agrémenter son café. — Essayez de simplifier. — Une ancienne superstition veut que l'on s'approprie l'âme du sujet qu'on photographie par le truchement de l'appareil. Je pense que l'assassin l'interprète à sa manière. Il parle de la « lumière » de ses victimes -une lumière si pure, qui maintenant lui appartient. Il est peut-être convaincu d'en avoir besoin pour vivre ? — Hum... marmonna Louise qui léchait sa sucette. Intéressant. — On aurait pu lui annoncer de mauvaises nouvelles concernant sa santé. Une tumeur, un truc comme ça... vous autres toubibs, vous appelez bien ça « une ombre » ? — Sur une radio, au scanner ou à l'IRM, une tumeur serait représentée par une sorte d'ombre, en effet, une masse foncée. — Ce sont des images, non ? — Absolument. Je vois où vous voulez en venir, mais de quelle manière puis-je vous aider? — Vous connaissez des médecins, qui en connaissent d'autres, dans les hôpitaux, les centres de santé. Je veux savoir qui a reçu ce genre de mauvaise nouvelle au cours des douze derniers mois. Je cherche des patients de sexe masculin, entre vingt-cinq et soixante ans. — Du gâteau... commenta Louise en achevant son café. Dallas, malgré le vaccin contre le cancer, le diagnostic précoce, le succès des traitements, il existe encore des gens incurables ou inopérables. Ajoutez ceux qui refusent les soins pour une raison quelconque - la religion, la peur, l'ignorance - et vous obtenez des centaines de personnes rien qu'à Manhattan. Peut-être même des milliers. — J'aurai une base pour faire le tri. — Certes, mais il y a un énorme problème : le secret médical. Je n'ai pas le droit de vous fournir des noms, et aucun de mes confrères n'acceptera. — C'est un assassin, Louise. — Lui oui, mais les autres sont innocents et ils ont droit au respect de leur vie privée. Je me renseignerai, cependant ça ne servira pas à grand-chose. Irritée, Eve se mit à arpenter le petit bureau, tandis que Louise péchait dans sa poche une autre sucette qu'elle tendit à Peabody. — Au citron, sans sucre, précisa-t-elle. — Génial, merci. — Dites-moi, reprit Eve, quel genre de tumeur équivaut en principe à une condamnation à mort ? — Décidément, vous ne posez pas des questions faciles. En admettant que le patient ait eu les vaccins recommandés, qu'il ait subi les tests de détection annuels, je pencherais pour une tumeur cérébrale. Si elle n'est pas trop développée, il est possible de la retirer ou de la résorber par la chimiothérapie. Malheureusement on ne peut pas encore remplacer le cerveau. Louise reposa sa tasse. — Tout ça est hypothétique. — Il faut bien commencer quelque part. J'aimerais que vous en touchiez un mot à vos copains neurologues. Notre tueur est toujours opérationnel. Il est capable de prévoir et d'exécuter des actions complexes. Il est lucide et mobile. — Je ferai mon possible, mais ne vous attendez pas à des miracles. En attendant, le devoir m'appelle. À propos, je compte organiser un petit dîner avec vous deux, Connors et McNab, Charles et moi. — Hum... bredouilla Eve. — Quelle bonne idée ! intervint Peabody. Comment va Charles ? Je n'ai pas eu de ses nouvelles depuis un bout de temps. — Il est en pleine forme, débordé comme tout le monde. — Filez-moi une de ces sucettes, grommela Eve. Louise lui en jeta une en riant, puis quitta la pièce comme un boulet de canon. Eve ne prononça pas un mot avant que Peabody et elle n'aient regagné la voiture et démarré. — D'accord, ce ne sont pas mes oignons, mais l'idée d'un gentil petit dîner avec Louise et Charles... ça ne vous dérange pas ? — Pourquoi ça m'ennuierait ? — Attendez que je réfléchisse... Faussement pensive, Eve fit rouler dans sa bouche la sucette ronde. Pamplemousse, décréta-telle. Pas mauvais. — Je vous rappelle, continua-t-elle, qu'à une époque vous sortiez avec Charles, notre prostitué chéri, et que votre actuel partenaire l'a littéralement estourbi. — Ça pimente un peu le quotidien, n'est-ce pas ? De toute façon, Charles est un ami. Il est amoureux fou de Louise, or j'aime bien Louise. D'ailleurs, je ne couchais pas avec Charles et, même s'il avait été mon amant, ça n'aurait pas d'importance. — Dans ce cas, pourquoi vous n'avez pas dit à McNab que Charles et vous n'aviez jamais fait de galipettes ? — McNab se conduisait de manière tellement bête... — Peabody, McNab est un crétin. — Oui, mais à présent c'est mon crétin à moi. Je suppose que je devrais lui avouer la vérité, seulement je n'ai pas envie de lui faire ce plaisir. Ça lui donnerait le dessus. — Comment ça ? rétorqua Eve, déconcertée. — Eh bien, vous voyez, pour l'instant c'est moi qui ai le dessus. Il pense que je couchais avec Charles et que j'ai arrêté à cause de lui. Si je lui dis que je n'ai jamais été la maîtresse de Charles, ça change tout. — Vous me donnez mal à la tête. Pourquoi je vous ai posé ce genre de question ? Elle reprit tout depuis le début. Rachel Howard. Les fibres de tapis de sol relevées sur les deux victimes. On avait précisé quel type de véhicule était mis en vente avec ce tapis de sol standard. Ni le van professionnel de l'oncle de Diego Feliciano ni celui de Hastings ne correspondaient. Jusqu'ici, cette piste ne menait nulle part, cependant il faudrait pousser plus loin les investigations. Ensuite, le tranquillisant. Un opiacé qu'on ne dea-lait pas dans les rues. Si la théorie d'Eve était juste, on avait probablement prescrit ce médicament à l'assassin pour l'aider à dormir, calmer la douleur suscitée par sa maladie. Il lui faudrait établir des recoupements entre les propriétaires de véhicules, les pharmacies, les achats de matériel photographique au cours des douze derniers mois. Un travail fastidieux, qui réclamerait du temps. D'autant plus qu'elle devrait attendre l'autorisation nécessaire pour s'y atteler. Serait-elle passée outre si Connors avait été là ? L'aurait-elle laissé s'impliquer dans cette affaire, utiliser son talent et son équipement hypersophistiqué pour aller plus vite ? Sans doute. Mais il n'était pas là, elle n'avait donc pas le choix. Chaque minute comptait, pourtant. Le meurtrier avait fait deux victimes en une semaine, et il n'avait pas terminé. Quelque part un étudiant au visage encore indistinct était piégé par l'objectif d'un appareil photo. Et Connors, loin d'ici, était lui aussi piégé par son passé. Il n'avait pas souvent visité l'ouest de son pays natal. Pour ses affaires, il se limitait essentiellement à Dublin, Cork dans le sud, ou Belfast au nord. Il avait une propriété à Galway, où il n'avait jamais mis les pieds, et n'était resté que quelques jours dans l'hôtel, un château, qu'il avait acheté à Kerry. Même s'il ne partageait pas l'hostilité viscérale de sa femme à l'égard de la campagne, il préférait la ville. Sans doute s'ennuierait-il à périr dans ce décor de collines verdoyantes et de jardins fleuris. Hormis pour de brèves vacances, il ne supporterait pas cette vie paisible. Cependant, une part de lui se réjouissait que ces paysages n'aient guère changé depuis des siècles. Des prairies à perte de vue. Son Irlande, celle qu'il avait fuie, était grise, humide et inhospitalière. Ce coin du comté de Clare semblait à des années-lumière de ce qu'il avait connu. Ici, les fermiers cultivaient encore la terre, les hommes marchaient dans les champs avec leur chien, les ruines d'antiques et indomptables tours et châteaux forts dominaient les alentours. Les touristes devaient probablement les photographier sous toutes les coutures puis parcourir des kilomètres sur des routes sineuses pour en découvrir d'autres, sous l'œil légèrement méprisant des. Autochtones. Vous voyez, pensaient ces derniers, ils ont tenté de nous vaincre. Les Vikings, les Anglais. Mais ils n'ont pas réussi. Connors pensait rarement à son héritage et n'avait jamais éprouvé la nostalgie de ceux dont les ancêtres avaient quitté leur chère Irlande. A présent, tout en roulant sous un ciel chargé de nuages nacrés, il observait les ombres qui dansaient sur l'herbe verte, les haies pourpres de fuchsias sauvages... et il se sentait chez lui. Il avait voyagé en avion de Dublin à Shannon, pour gagner du temps et parce que son plongeon nocturne dans le whisky lui avait donné une épouvantable migraine. Ensuite il avait choisi de continuer en voiture, cette fois pour prendre tout son temps. Qu'allait-il leur raconter ? Aucun des discours qu'il avait préparés ne paraissait convenir. Il ne s'en sortirait pas, et d'ailleurs n'avait aucune raison logique d'essayer. Ils ne les connaissaient pas, pour eux il n'était également qu'un inconnu. Leur rendre visite maintenant ne servirait qu'à rouvrir de vieilles blessures. Il avait désormais sa propre famille, et rien en commun avec ces étrangers, hormis... un fantôme. Néanmoins, ce fantôme ne s'effaçait pas de son esprit. Siobahn ne l'avait pas abandonné. Comment pourrait-il lui tourner le dos ? Aussi, quand son ordinateur de bord lui annonça qu'il n'était plus loin du village de Tulla, il s'engagea sur une route qui traversait une forêt relativement récente. Aux arbres succédèrent des prairies où paissaient vaches et chevaux. Connors esquissa un sourire. Son flic adoré s'inquiéterait de la proximité de ces animaux. Son cœur se serra. Eve serait venue s'il le lui avait demandé. Mais il n'avait pas pu. Cette partie de son existence n'appartenait qu'à lui. Quand il en aurait terminé, il rentrerait à la maison et il tournerait la page. Prendre à gauche, l'informa l'ordinateur, rouler sur cinq cents mètres. Destination atteinte. — Bon, marmonna-t-il, faisons ce qu'il faut faire. — C'était donc leur propriété - celle de sa mère. Ces collines, ces prairies et le bétail qui y broutait. La grange aux murs gris, les murets de pierre, les clôtures. Soudain, il avait la bouche sèche. Il aurait voulu accélérer et s'évaporer dans la nature. Il lui semblait n'avoir jamais rien désiré aussi fort. Elle avait vécu ici. C'était la demeure familiale, donc elle avait dormi, mangé, ri et pleuré ici. Seigneur... Il s'obligea à s'engager dans un chemin - que les autochtones qualifiaient de rue -, se gara derrière une petite voiture et une camionnette passablement cabossée. Il entendait des chants d'oiseaux, les jappements d'un chien, le crachotement lointain d'un moteur. Les bruits de la campagne, songea-t-il. Elle les avait entendus durant toute son existence ici, jusqu'à ne plus y prêter attention. Pourquoi était-elle partie? Pour découvrir le vacarme plus excitant de la ville ? Quelle importance ? Il descendit de son véhicule. Il avait affronté la mort à d'innombrables reprises. Parfois il avait eu du sang sur les mains. Cependant il ne souvenait pas d'avoir jamais ressenti la peur qui 1 etreignait à la perspective de frapper à la porte bleue de cette vieille maison en pierre. Il franchit le coquet portillon blanc donnant accès à une allée flanquée de parterres fleuris. Il monta les marches du perron, frappa au battant. Celle-ci s'ouvrit sur une femme qui le dévisagea. Elle était le portrait de Siobahn. Plus âgée, bien sûr, que l'image gravée dans l'esprit de Connors. Mais ses cheveux étaient roux, avec quelques mèches plus claires, ses yeux verts, et son teint avait la délicatesse des pétales de rose. Elle lui arrivait à peine à l'épaule ce qui, bizarrement, bouleversa Connors. Elle portait un pantalon bleu, une chemise blanche assortie à ses sandales en toile. Ses pieds étaient minuscules. Il enregistra tous ces détails en une fraction de seconde : les petits anneaux qui ornaient ses oreilles, son parfum de vanille, le torchon à carreaux qu'elle tenait à la main. Elle était adorable. — Je... je m'appelle Connors, bredouilla-t-il. — Je sais qui vous êtes, répondit-elle en le scrutant. Vous feriez mieux d'entrer. — Je suis navré de vous déranger. — C'est votre intention ? Me déranger ? Elle s'écarta pour le laisser passer. — Je suis dans la cuisine, il y a encore du thé chaud. Avant de refermer la porte, elle jeta un regard à la luxueuse voiture de Connors, haussa un sourcil. — À ce que je constate, on a raison d'affirmer que vous êtes cousu d'or. Il sentit son sang se figer, mais opina. S'ils voulaient de l'argent, ils en auraient. — Je suis à mon aise, répliqua-t-il. — Tout est relatif, je suppose. Ils se dirigèrent vers la cuisine, passèrent devant le salon, la salle à manger. Les pièces étaient remplies de meubles, de bibelots, de fleurs. Le tout aussi pimpant et net que la maîtresse de maison. Douze personnes auraient facilement pu tenir autour de l'immense table de cuisine. Il y avait là un imposant fourneau, un gigantesque réfrigérateur et des plans de travail couleur beurre frais. Les fenêtres au-dessus de l'évier donnaient sur le jardin de derrière, et les prairies au-delà. Les fumets appétissants du petit déjeuner flottaient encore dans l'air. — Asseyez-vous, Connors. Désirez-vous des biscuits avec votre thé ? — Non merci. — Eh bien, moi j'en prendrai un. Pour une fois que j'ai une bonne raison de manger un biscuit, j'en profite. Elle saisit une simple théière blanche, remplit les tasses, disposa les petits gâteaux sur une jolie assiette bleue. — Je ne m'attendais pas à vous voir sur le pas de ma porte, dit-elle. Qu'est-ce qui vous amène ? — J'ai pensé que... il m'a semblé que... Il but une gorgée, rassembla ses idées. — Il y a quelques jours encore, je ne savais pas pour vous... pour Siobahn. — Vous ne saviez pas quoi ? — Que vous... qu'elle existait. On m'avait dit que ma mère... la femme que je prenais pour ma mère était partie quand j'étais enfant. — Vraiment ? — Madame, je... — Sinhead. Sinhead Lannigan. — Madame Lannigan, jusqu'à ces derniers jours, personne n'avait prononcé devant moi le nom de Siobahn Brody. Je croyais que ma mère s'appelait Meg. Une femme qui avait la main leste et était partie en me laissant avec lui. — Votre vraie mère ne vous aurait jamais abandonné, si on le lui avait permis. Elle est donc déjà au courant, songea-t-il. — Maintenant j'en suis convaincu. Il l'a tuée et je... Elle reposa sa tasse, avec précaution. — Expliquez-moi ce que vous savez. Voilà ce que je veux entendre de votre bouche. Il lui raconta l'histoire. Elle écouta en silence, les yeux rivés sur lui. Quand il eut terminé, elle se leva pour remplir la bouilloire qu'elle posa sur le feu. — J'en étais sûre, depuis des années. On n'a jamais pu le prouver, évidemment. La police semblait s'en moquer. — À l'époque, il avait quelques policiers dans sa poche. Quand on cherche à étouffer une affaire, il n'en faut pas davantage. Vous n'auriez pas eu gain de cause, de toute manière. Elle poussa un long soupir. — Nous avons essayé de vous retrouver, au début. Pour elle. Pour Siobahn. Mon frère Ned a failli en mourir. On l'a roué de coups dans une ruelle de Dublin. Il avait une femme et un bébé. Malgré notre peine, nous avons dû renoncer à vous. Je suis désolée. Il la contempla longuement. — Mon père l'a assassinée. — Oui, répondit-elle, au bord des larmes, et j'espère que ce salaud rôtit en enfer. Tant pis si le ciel ne me pardonne pas ce souhait. Elle replia son torchon à carreaux, s'assit. — Lorsque j'ai appris tout cela, reprit-il, j'ai eu le sentiment qu'il me fallait vous en informer, face à face. Je réalise qu'entendre ce récit de ma bouche n'est pas simple. C'est peut- être même encore plus pénible, mais je n'ai pas trouvé d'autre solution. — Vous êtes venu d'Amérique pour ça ? — Oui. — Nous étions au courant des exploits du jeune Connors. Le digne fils de son père, à mes yeux. Un escroc, un individu dangereux et dénué de sensibilité. Il n'est pas impossible que vous soyez effectivement dangereux, mais ce n'est pas un sans-cœur qui est là dans ma cuisine, attendant que je le châtie pour un forfait qu'il n'a pas commis. — Je ne l'ai pas recherchée, je n'ai jamais pensé à elle. Je n'ai pas bougé le petit doigt pour... réparer. — Et maintenant, qu'est-ce que tu fabriques ici à laisser ton thé refroidir? lança-t-elle, passant brusquement au tutoiement. — Je ne sais pas... Mon Dieu, je n'en sais rien ! — Elle t'aimait. Nous n'avions pas souvent de ses nouvelles, il ne le lui permettait certainement pas. Elle n'a pu que nous appeler ou nous écrire de loin en loin. Mais elle t'aimait, de toute son âme. Il est normal que tu la pleures, en revanche tu n'as pas de dette envers elle. La bouilloire sifflait. Sinead se leva. — Elle était ma sœur jumelle. Donc je suis ta tante. Tu as aussi deux oncles, des grands-parents, et un tas de cousins. — Je... j'ai du mal à réaliser. — Je m'en doute. Tu as les yeux de ta maman, murmura-t-elle. Il secoua la tête, déconcerté. — Les siens étaient verts, comme les vôtres, objecta-t-il. J'ai vu sa photo. — Je ne te parle pas de la couleur, mais de la forme. Compare avec les miens. Tu vois ? Elle s'approcha, posa une main sur celle de Connors. — Il me semble que la forme des yeux... c'est plus important que la couleur. Comme l'émotion le submergeait, Sinead, tout naturellement, attira la tête de Connors contre sa poitrine et lui caressa les cheveux. — Tout va bien, souffla-t-elle. Elle serait heureuse que tu sois venu. Elle serait si heureuse que tu sois là, enfin. Plus tard, elle l'emmena au bout du jardin, à la limite de la prairie, et lui montra un grand arbre. — Nous l'avons planté pour elle. Nous n'avons pas fait graver de pierre tombale. Je savais qu'elle était morte, mais lui offrir une tombe vide ne me paraissait pas bien. Alors nous avons planté un cerisier. Chaque année, quand je le vois fleurir, ça me console un peu. — C'est un bel endroit... — Ta famille travaille la terre, Connors, depuis des générations. Elle lui sourit avec douceur. — Nous nous cramponnons à notre terre. Nous sommes obstinés, nous avons le sang chaud et nous trimons jusqu'à tomber de fatigue. — Pendant des années, j'ai tenté d'oublier mes origines, de ne pas regarder en arrière. — Tu peux pourtant en être fier. Il ne t'a pas brisé. J'imagine qu'il a essayé. — S'il ne s'était pas acharné, je ne serais peut-être pas parti. Je ne me serais pas reconstruit ailleurs. Je... quand je rentrerai en Amérique, moi aussi je planterai un cerisier pour elle. — Voilà une délicate attention. Tu es marié, n'est-ce pas, avec une femme de la police ? — Elle est mon miracle, mon Eve. — Vous n'avez pas encore d'enfants. — Non, pas encore. — Vous avez le temps. J'ai vu des photos d'elle, j'ai collectionné tout ce qu'on racontait sur toi au fil des années. Ton Eve a l'air d'avoir la tête sur les épaules. — En effet. — Quand tu reviendras, amène-la. Mais pour l'instant, il nous faut t'installer. — Pardon ? — Tu ne comptes pas repartir aussi vite ? Tu passeras la nuit ici, au minimum, pour rencontrer le reste de la famille. Donne-leur une chance de te connaître, c'est très important pour mes parents et pour mes frères. — Madame Lannigan... — Tante Sinead. — Je perds pied, avoua-t-il avec un petit rire. — Eh bien, rétorqua-t-elle gaiement en lui prenant la main, tu n'as qu'à te débrouiller pour nager. 17 Eve interrogea une vingtaine de propriétaires de véhicules dont les tapis de sol correspondaient aux fibres prélevées sur les victimes. Elle questionna notamment une charmante vieille dame qui se servait de sa voiture le dimanche pour emmener d'autres charmantes vieilles dames à la messe. Ainsi elle se retrouva coincée dans un petit appartement qui sentait le chat et la lavande - l'une et l'autre odeur étant pour elle également détestables. Comme Mme Ernestine Macnamara n'avait rien d'autre à lui offrir, elle but du thé prétendument glacé qui, en réalité, était tiédasse. — J'ai honte de le dire, mais je suis tellement excitée ! Etre interrogée par la police à mon âge ! J'ai cent six ans, vous savez. Et elle les faisait, songea Eve. Ernestine était minuscule, toute pâle comme si le temps l'avait rétrécie et décolorée. Sa figure, une pomme ratatinée dans laquelle les dents semblaient énormes, était coiffée d'une perruque blanche - du moins Eve espérait qu'il s'agissait bien d'une perruque posée de guingois sur le sommet du crâne. Elle portait une espèce de survêtement qui godaillait autour du squelette ambulant qu'était devenu son corps. Seigneur, pria Eve, si Vous êtes là-haut, ne me laissez pas vivre aussi longtemps ! C'est effrayant. — Madame Macnamara... — Oh, appelez-moi Ernestine comme tout le monde ! Je peux voir votre fusil ? — Nous n'avons pas de fusils, madame... Ernestine, répondit Eve, ignorant le gloussement étouffé de Peabody. Les fusils sont interdits. J'ai une arme de service, un laser. A propos de votre van... — C'est lourd, votre machin ? — Non, pas vraiment. Le van, Ernestine. Quand l'avez-vous utilisé la dernière fois ? — Dimanche. Chaque semaine, j'emmène un petit groupe d'amies à St. Ignatious pour la messe de dix heures. La plupart d'entre nous marchent difficilement, et les bus... les gens de mon âge ont du mal à mémoriser les horaires. J'étais une petite hippie, ajouta-t-elle tout à trac. Eve écarquilla les yeux. — Les années soixante du siècle dernier, précisa Ernestine avec un rire chevalin. Ensuite, j'ai fait partie du mouvement New-Age, Free-Age, et de tout ce qui avait l'air rigolo. Maintenant je suis redevenue catholique. La religion m'apporte du réconfort. — Je n'en doute pas. À part vous, qui a accès à votre véhicule ? — Eh bien, il y a le gentil garçon du garage. Un amour, tellement serviable. Il entretient mon van et le surveille, pour un prix très raisonnable. — J'aimerais avoir son nom, ainsi que les coordonnées du garage. — Il s'appelle Billy, il travaille dans la 18e Rue Ouest, à cent mètres d'ici, ce qui est bien pratique pour moi. Le dimanche, je vais chercher ma voiture, et je la redépose avant de rentrer. Oh... je la prends aussi le troisième mercredi du mois, pour les réunions de planning à l'église. — Quelqu'un d'autre la conduit-il parfois ? Un ami, un parent, un voisin ? — Non, je ne vois pas. Mon fils a la sienne, et de toute façon il vit dans l'Utah. Il est mormon. Ma fille est à La Nouvelle-Orléans, elle est wiccan. J'ai aussi ma sœur, Marian, mais elle ne conduit plus. Il y a les petits-enfants. Eve nota consciencieusement tous les noms - les petits-enfants, les arrière-petits-enfants et même les rejetons de ces derniers. — Ernestine, il me faudrait votre permission pour effectuer des analyses sur le véhicule. — Oh, bonté divine ! Vous pensez que je pourrais être impliquée dans un crime ? s'exclama la centenaire, rose de plaisir. Ça alors, ce serait dingue ! — Oui, ce serait dingue, acquiesça Eve. Elle prit la poudre d'escampette et, une fois dans la rue, inspira l'air suffocant comme s'il s'agissait d'une eau fraîche et limpide. — J'ai l'impression d'avoir la bouche pleine de poils de chat, dit-elle à Peabody. — En tout cas, on en a assez sur nos habits pour confectionner un tapis, acquiesça son assistante en brossant son pantalon. Pourquoi les vieilles dames adorent-elles les chats ? — J'en ai un, il n'y a rien à reprocher à ces animaux. Mais si jamais je commence à les collectionner comme des timbres, je vous autorise à me liquider. — Puis-je enregistrer cette déclaration, lieutenant? — Bouclez-la. Allons plutôt papoter avec Billy, le bon samaritain du garage. Bon samaritain, des nèfles, songea Eve au premier coup d'œil. Le dénommé Billy était un garçon noir et longiligne, aux yeux de biche derrière des lunettes de soleil ambrées et aux pieds chaussés de bottes aérodynamiques, à cent dollars la paire. Les lunettes, les chaussures et l'or qui brillait à ses oreilles ne cadraient pas avec le salaire d'un employé travaillant dans un parking de Manhattan. — Mlle Ernestine ? s'exclama-t-il avec un sourire éblouissant de joie et d'innocence. Un personnage, pas vrai? J'espère avoir autant de pêche quand j'aurai son âge. Elle est réglée comme une pendule, tous les dimanches elle arrive à la même heure. Pour aller à la messe. — J'ai son autorisation écrite pour fouiller son véhicule et, si nécessaire, l'embarquer afin de pratiquer certaines analyses. — Elle n'a pourtant pas eu d'accident, objecta-t-il en lisant le document. Je n'ai pas remarqué que la carrosserie soit abîmée. Mlle Ernestine conduit très prudemment. — Je n'en doute pas. Où est le van? — Je le gare au premier niveau. C'est plus commode pour elle. Et pour toi, pensa Eve, tout en le suivant dans le garage. — En ville, commenta-t-elle, il n'y a plus beaucoup de parkings comme celui-ci. En général, les employés sont des droïdes. — Oui, vous avez raison. Mais mon oncle est le propriétaire, et il tient à ce que les clients bénéficient d'un service personnalisé. — Mlle Ernestine m'a dit que vous lui accordiez une bonne ristourne. — On fait le maximum, répondit-il gaiement. Cette vieille dame est tellement gentille. Elle loue son emplacement à l'année, on ne va quand même pas la ruiner. — Et elle n'utilise son van que cinq fois par mois. — Je vous le répète, elle est réglée comme une pendule. — Billy... combien vous vous mettez dans la poche en louant au noir les véhicules des clients? En moyenne... Il s'arrêta près d'un petit van gris. — Je... pardon? — On a besoin d'un moyen de locomotion, on en parle à Billy qui arrange ça. Vous avez les codes, vous empochez la monnaie, on vous ramène le véhicule et vous le remettez à sa place. Ni vu ni connu. — Vous n'avez pas de preuves. Eve s'appuya contre le van. — Il suffit qu'on me serve cette réplique pour que j'aie envie de creuser davantage. Je suis perverse, figurez-vous. — Ce van reste là en permanence, sauf le dimanche et le troisième mercredi du mois, s'obstina-t-il. Je le gare et je l'entretiens, c'est tout. — Vous avez de confortables revenus par ailleurs, ce qui vous permet d'être altruiste. Vos bottes sont superbes, Billy. — J'aime les belles chaussures, ce n'est pas un crime. — Hum... Je vais faire passer ce véhicule au peigne fin. Si je découvre qu'il a été utilisé pour l'affaire sur laquelle j'enquête, vous pouvez d'ores et déjà numéroter vos abattis. Il y a eu deux meurtres. — Quoi ? Mais vous êtes folle ? bredouilla-t-il en reculant. Peabody se mit discrètement en position pour bloquer Billy, au cas où il chercherait à fuir. — Peabody, est-ce que je suis folle ? susurra Eve. — Non, lieutenant. Billy a effectivement des bottes magnifiques et j'ai la nette impression qu'il s'est fourré dans un sacré pétrin. — Je n'ai tué personne ! protesta-t-il d'une voix qui grimpait dans l'aigu. J'ai un boulot, un appartement que je loue. Je paie mes impôts ! — Et je parie que, quand j'étudierai de près votre situation financière, je découvrirai quelques petits détails qui ne collent pas. — Je touche de bons pourboires... — Billy, Billy... soupira Eve. Vous compliquez les choses inutilement. Peabody, qu'on nous envoie une voiture de patrouille pour transporter notre ami jusqu'au Central ! — Je n'irai nulle part, je veux un avocat. — Désolée de vous contredire, mais vous allez directement en salle d'interrogatoire. En revanche, et parce que je suis bien lunée, vous pouvez avoir un avocat. Se fiant à son instinct, Eve convoqua une équipe du labo scientifique. — Vous pensez que c'est le véhicule utilisé par l'assassin ? s'enquit Peabody. — Gris, banal... Qui le remarquerait? On s'en sert rarement, il est garé dans ce parking, à une distance raisonnable du cyberclub, quelques stations de métro du 24/7 où travaillait Rachel Howard, et de Columbia. Ce n'est pas loin non plus de Juilliard, du Lincoln Cen-ter. Emprunter ce van est moins risqué que conduire sa propre voiture ou en louer une. Un pourboire à Billy, et le tour est joué. — Mais Billy le connaît... — C'est peu probable. Notre tueur ne s'est présenté ici que deux fois. Il a veillé à ne pas se faire remarquer, pour qu'on ne se souvienne pas de lui. Il est intelligent, et très organisé. Il a choisi soigneusement Mlle Ernestine, cet endroit, le van, et Billy. Donc il habite ou travaille dans le quartier. Eve s'interrompit, jeta un coup d'œil vers l'entrée du garage, vers la rue. — Ce n'est pas ici qu'il a tué ses victimes. On ne piétine pas ses propres plates-bandes. — Il ne faudrait pas que je répertorie les magasins de matériel photo et les studios du secteur ? — Si... On tient une piste. — J'ai un paquet de cheveux et de poils de chat, lieutenant, intervint l'un des techniciens. Quelques fibres et des empreintes. — Emportez tout ça, je préviens Berensky. Tout en regagnant sa voiture avec Peabody, Eve contacta le chef du labo. — Je suis occupé, râla-t-il. Fichez-moi la paix. — Dickie, je vous envoie des échantillons prélevés dans le van qui, selon moi, a servi à transporter les deux étudiants assassinés. — Je ne m'en occuperai pas avant demain, peut-être après-demain. — Vous allez les examiner avant la fin de la journée et me transmettre vos conclusions. J'ai deux places, dans la meilleure loge, pour voir les Yankees. Vous n'avez qu'à choisir le match. Il se gratta le menton de ses longs doigts. — Vous vous contentez de me graisser la patte ? Je n'ai même pas droit à quelques menaces ? — Comme je suis un peu pressée, je vais droit au but. — Quatre places. — A ce compte-là, je veux les résultats enveloppés dans du papier cadeau avec un ruban rose. D'ici à deux heures. — Marché conclu. Maintenant, fichez-moi la paix. — Comment se fait-il que vous ne m'offriez jamais de places dans la meilleure loge ? se plaignit Peabody quand Eve eut raccroché. — La vie est injuste, ma pauvre. Billy était de cet avis. Il mijotait depuis une heure dans une salle d'interrogatoire, en compagnie de son défenseur. Eve, qui attendait les conclusions de Dickie, l'observait à travers la glace sans tain. — Pas de casier judiciaire, dit-elle à Peabody. Deux ou trois anicroches à l'époque de l'adolescence. Il est prudent et malin. — Vous ne le croyez pas impliqué dans cette histoire ? — Pas directement. C'est un as de l'escroquerie facile, qui a dû avoir son oncle pour maître. Bon, je le mets un peu sur le gril. Dès qu'on a les résultats du labo, apportez-les-moi. — Lieutenant Dallas, vous retenez mon client depuis plus d'une heure, déclara l'avocate, ses lèvres minces plissées dans une moue réprobatrice. Si vous n'avez pas l'intention de l'inculper... — Ne me tentez pas, surtout. Enregistrement de l'interrogatoire de Billy Johnson, mené par le lieutenant Eve Dallas. Maître, après lecture de ses droits et obligations, votre client a choisi d'être représenté par vous. Exact ? — Exact. Mais, pour l'instant, ni mon client ni moi ne comprenons pourquoi on l'a conduit de force dans ces locaux. — De force ? Quelqu'un vous a frappé, Billy ? Auriez-vous été blessé d'une quelconque manière pendant le trajet ? — Vous m'avez obligé à quitter mon travail, vous ne m'avez pas laissé le choix. — Effectivement, mon client n'a pas eu la possibilité de... — On continue à jouer au chat et à la souris, ou on essaie de gagner du temps ? — Qu'est-ce que vous voulez, au juste ? grommela Billy. Je ne suis au courant de rien, moi. — Nous avons inspecté le van. Beaucoup d'empreintes. Nous savons tous les deux que certaines n'appartiennent pas à Ernestine ni à sa bande de copines. — Les miennes y sont aussi, je gare la voiture et je... — Nous ne trouverons pas uniquement les vôtres. Ce qui est très ennuyeux pour vous. Rachel Howard, Kenby Sulu, articula-t-elle en scrutant son visage. Elle vit ses lèvres trembler. — Bon Dieu... On en a parlé aux actualités. Les étudiants qui sont morts... — Monsieur Johnson, je vous conseille de ne rien dire qui... — Fermez-la, coupa-t-il d'une voix hachée, les yeux rivés sur Eve. Écoutez, peut-être que je me mets un peu de fric dans la poche, mais je ne fais jamais de mal à personne. — Parlez-moi de vos à-côtés, justement. Soudain, l'avocate abattit son poing sur la table avec une telle énergie qu'Eve en fut presque admirative. — Une minute ! Mon client coopérera, il répondra à vos questions à condition que vous lui accordiez l'immunité. Aucune charge ne sera retenue contre lui, ni pour cette affaire ni pour aucune autre. — Pourquoi je ne lui donnerai pas une de nos cartes platine qui garantissent de ne jamais transiter par la case prison ? — Il ne fera pas de déclaration sans engagement de votre part. Renoncez à tout chef d'accusation concernant le parking et les homicides. — Il faudra d'abord que je demande à Rachel Howard et à Kenby Sulu ce qu'ils pensent de l'immunité en matière d'assassinat, rétorqua Eve d'un ton glacial. Elle se frappa le front. — Zut, c'est impossible ! Ils sont morts. — Je n'ai pas besoin de cette fameuse immunité à propos des homicides, intervint Billy. Je n'ai fait de mal à personne. Il agrippa la main d'Eve. — Je le jure devant Dieu, et sur la tête de mon fils. J'ai un petit garçon de trois ans. Je n'ai tué personne. Je vous dirai tout ce que je sais. Il s'adossa à son siège, le temps de reprendre son souffle. — Par contre, pour le parking, l'immunité... Il faut bien que je pense à mon garçon. — On effacera l'ardoise, Billy. Mais que ça ne recommence pas. — Vous avez ma parole. A cet instant, Peabody pénétra dans la pièce. — Les résultats du labo, lieutenant. — Merci, restez là. Eve ouvrit le dossier, lutta pour ne pas pouffer de rire en découvrant le ruban rose glissé à l'intérieur. Peabody avait au moins eu le bon goût de le dénouer et de le dissimuler. Elle parcourut les conclusions. Non seulement les fibres du tapis de sol correspondaient, mais les techniciens avaient prélevé dans le van des cheveux de Rachel Howard et de Kenby Sulu. Elle darda sur Billy un regard acéré. — Je veux savoir qui a pris le van les nuits du 8 et 10 août. — D'accord, je vous explique comment ça fonctionne. Quelqu'un passe au garage parce qu'il a besoin d'une bagnole. Pour emmener la petite copine en balade, ou trimballer la grand-mère. — Ou décamper après un cambriolage, par exemple. — Éventuellement. Moi, je ne pose pas de questions. En fait, je ne tiens pas à savoir. Je leur dis quelles voitures sont disponibles, pour combien de temps. Le tarif est fixe, et on verse une caution équivalant au double. On la récupère quand on ramène le véhicule en bon état. C'est moins cher qu'une location normale, et il n'y a pas de paperasse à remplir. — Une aubaine. — Vous comprenez, on a beaucoup de places de parking à l'année, pour un prix modique. Si on ne s'arrangeait pas autrement, on serait obligés d'augmenter le loyer et des personnes comme Mlle Ernestine ne pourraient plus avoir de véhicule. — En d'autres termes, vous rendez service à la collectivité. Mais je crains qu'il vous faille attendre un bon moment votre médaille du mérite. — Je ne m'imaginais pas que ça risquait de nuire à quelqu'un. Le client y gagne, moi aussi. Vous comprenez, j'ai inscrit mon gamin dans une école maternelle réputée. Vous avez une idée de ce que ça me coûte ? — Qui vous a loué le van ? — Justement, c'est ça le problème. À part les habitués, que je connais un peu... Ce type n'est venu que deux fois, ça je m'en souviens. Il savait ce qu'il voulait, il a payé, il a ramené le van. Point à la ligne. — Essayez de le décrire. — Un Blanc, sans rien de particulier. Du genre qu'on ne remarque pas. — Vieux, jeune ? — Euh... vingt-cinq, trente ans, par là. Un peu plus petit que moi, un mètre quatre-vingts. Plutôt bien sapé. L'allure d'un Blanc ordinaire. Je l'avais peut-être vu avant dans le quartier. C'est possible. Seulement, il avait rien de spécial. — Que vous a-t-il dit ? — Euh... quelque chose du style : « Je veux louer un joli van, bien propre. » Sans doute que je lui ai demandé, poliment, s'il se croyait dans une agence de location. Alors il a... oui, maintenant je me rappelle. Il a sorti un paquet de billets, en disant qu'il avait choisi le van gris garé au premier niveau. J'ai empoché le fric, il a pris le code, et il est parti. Il a ramené le van vers trois heures du matin. C'est mon cousin qui l'a réceptionné. Il tressaillit. — Bon sang... Est-ce que mon cousin va avoir des ennuis ? — Donnez-moi le nom de votre cousin. — Merde... Manny Johnson. Il a seulement réceptionné le véhicule, lieutenant Dallas. C'est tout. — Revenons au type qui a loué le van. Creusez-vous les méninges, vous n'avez pas d'autres souvenirs ? — Je n'ai pas fait vraiment attention. Euh... je crois qu'il avait des lunettes noires, et une casquette de baseball, il me semble. Vous comprenez, moi, je m'intéresse surtout aux billets que les clients me refilent. Il avait l'argent, il était sapé normalement. Peut-être que si vous me montriez une photo, je le reconnaîtrais, mais je n'en suis pas sûr. Il avait des lunettes noires et une casquette. En plus, on a conclu le marché dans le parking, où il fait sombre. Pour moi, il avait l'air d'un Blanc ordinaire, c'est tout. — Un Blanc ordinaire, répéta Eve après l'interrogatoire, qui a tué deux personnes, qui savait comment se procurer un véhicule, qu'on ne retrouverait pas, pour embarquer ses victimes, les transporter puis abandonner les cadavres. Tout ça sans que personne n'y prête attention. — Mais vous avez retrouvé le van, objecta Peabody. On dénichera peut-être quelqu'un qui l'a aperçu dans les parages de Columbia et de Juilliard, ou près des endroits où il s'est débarrassé des cadavres. — Et peut-être que, demain, les poules auront des dents. On va suivre votre plan, Peabody, mais d'abord on ramène le van au garage. Un Blanc ordinaire... ça met Diego sur la touche, en tout cas sur ce plan-là. Trop maigrichon, trop coquet, avait décrété Billy en examinant la photo d'identité de Diego. — Pour Hooper, Billy a été moins affirmatif, déclara Peabody. — Ça, on peut difficilement imaginer moins affir-matif. Peut-être plus petit ou plus vieux... Notre tueur n'en a pas encore terminé. À tout hasard, on place le parking sous surveillance. Eve consulta sa montre. — Et maintenant, on a un service funèbre qui nous attend. Eve détestait ce cérémonial, les fleurs, la musique, les commentaires chuchotés, les larmes. C'était probablement pire quand le défunt était jeune et avait eu une fin tragique. Elle avait trop souvent assisté à des obsèques de ce genre. On avait couché Rachel dans un cercueil en verre -ce qu'Eve jugeait particulièrement macabre. Elle était revêtue d'une robe bleue et tenait dans ses mains jointes un petit bouquet de roses. Eve observait l'assistance. Les parents, qui semblaient tous deux trop calmes, comme lointains. On les avait bourrés de calmants pour les aider à ne pas s'écrouler. La sœur cadette, anéantie. Elle reconnut certains des étudiants qu'elle avait interrogés, les commerçants du quartier où Rachel travaillait, des professeurs, des voisins, des amis. Leeanne Browning était là, avec Angela. Elles saluaient la famille et les paroles de Leeanne firent pleurer la mère, malgré les sédatifs. Il y avait également Hooper, en costume et cravate, la mine sombre, le dos bien droit tel un soldat. Néanmoins, son regard était vide. Ce que lui racontaient les camarades qui l'entouraient ne l'atteignait pas. Soudain, il pivota et traversa la foule comme s'il marchait parmi des fantômes. Il n'avait pas jeté un coup d'œil au cercueil transparent où était étendue la fille dont il disait avoir, peut-être, été amoureux. Eve fit signe à McNab qui vint se camper près d'elle. - Voyez où il va , ce qu'il fabrique murmura -t- ell. — D'accord. Elle reprit sa surveillance, regrettant de ne pas suivre Hooper dehors pour respirer un bol d'air. Malgré la climatisation, la salle était étouffante, l'atmosphère saturée par le lourd parfum des fleurs. Elle repéra Hastings qui s'avança vers elle de sa démarche de grizzli. — J'ai pensé que je devais être là, grommela-t-il. Je ne resterai pas longtemps, j'ai horreur de ces conne-ries. Elle réalisa qu'il était gêné, peut-être même triste. — Ils ont eu tort de l'habiller comme ça, dit-il après un long silence. Ça fait toc. Moi, je lui aurais mis une vieille chemise, celle qu'elle préférait, et une marguerite dans les mains. Pour un visage aussi frais, il faut des marguerites. Mais on ne m'a pas demandé mon avis. Il vida son verre d'eau gazeuse, se dandina d'un pied sur l'autre. — Vous feriez bien d'attraper celui qui a foutu cette môme dans cette boîte en verre. — Je m'y emploie. Elle le regarda s'éloigner, observa d'autres personnes qui déambulaient dans la salle. McNab revint bientôt. — Hooper a arpenté la rue de long en large. Il pleurait. C'est tout, il a marché et pleuré. Des copains à lui sont sortis d'ici et l'ont embarqué à bord d'une voiture. J'ai le numéro si vous voulez que je les file. — Inutile... Peabody et vous, profitez de votre soirée. — Chouette ! J'ai envie de dîner dans un endroit où les gens racontent des bêtises et m'empiffrer de bouffe bien grasse. J'ai toujours cette réaction-là après des obsèques. Vous venez avec nous ? — Non, merci. Rendez-vous demain matin. Comme l'assistance se clairsemait, Eve rejoignit Feeney. — Tu crois qu'il serait là, Feeney? Il aurait besoin de la revoir ou ses photos lui suffisent ? — Je n'en sais rien. Si on essaie de raisonner comme lui, il a obtenu ce qu'il attendait d'elle, par conséquent c'est réglé. — Peut-être, mais cette cérémonie boucle la boucle, en quelque sorte. J'ai l'intuition qu'il a voulu la voir dans ce cercueil. Malheureusement, s'il était là, je ne l'ai pas repéré. — Un Blanc ordinaire, pff... Eve paraissait abattue et anxieuse. Il lui tapota l'épaule. — Si on allait boire une bière ? — Ça, c'est une super idée. — Il y avait un moment qu'on n'avait pas fait ça, commenta Feeney. — Tu as raison. Par un accord tacite, ils avaient évité les endroits fréquentés par les flics, pour ne pas rencontrer de collègues qui leur parleraient boutique. Ils avaient donc jeté leur dévolu sur un établissement baptisé Le Farfadet, un petit bar mal éclairé qui, manifestement, ambitionnait de passer pour un pub irlandais. Il y avait de la musique - des chansons sur la guerre et l'ivresse -, des photographies encadrées d'Irlandais probablement célèbres. Les serveurs s'exprimaient avec un accent également irlandais qui ne dissimulait pas vraiment les inflexions de Brooklyn. Du coup, Eve pensa au Penny Pig. Et à Connors. — Et si tu m'expliquais ce qui te tracasse, ma grande ? — Je pense qu'il va agir pendant les prochaines quarante-huit heures si on ne... — Je ne te parle pas de notre affaire. On avait posé entre eux un bol de cacahuètes, que Feeney dédaigna pour sortir de sa poche son sempiternel sachet d'amandes grillées. — Tu as des problèmes à la maison ? Machinalement, elle plongea les doigts dans le sachet qu'il lui tendait. — Tu es marrant, Feeney. A la maison, j'ai Summerset. Ça ne suffit pas, d'après toi ? — Et Connors est parti alors que Summerset est patraque. Il devait avoir une raison sacrément importante. — Oui. Bon Dieu... Elle s'accouda sur la table, enfouit sa tête dans ses mains. -— Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais même si j'ai le droit de t'expliquer, s'il accepterait. — Tu n'es pas obligée de le lui dire. Ça restera entre nous. — Oui, bien sûr. Feeney l'avait formée, songea-t-elle. Il l'avait prise sous son aile alors qu'elle sortait de l'Académie. Elle avait confiance en lui. — Si je t'en parle, il faudra quand même que je le lui avoue. Il me semble que la franchise fait partie des règles du mariage, non ? Elle inspira à fond puis lui relata toute l'histoire. Feeney ne l'interrompit pas une fois. Simplement, quand ils eurent terminé leur bière, il commanda une autre tournée. — Ça va le chambouler, tu comprends ? Pendant toute ta vie, tu crois connaître la vérité, tu t'en accommodes, et un beau jour... vlan, tout est bouleversé. Il ne se soûle pas, d'habitude. Jamais il ne perd le contrôle. — Tu ne devrais pas t'angoisser parce qu'il a pris une cuite. — Si ce n'était pas Connors, je ne m'angoisserais pas. Il a trop bu parce qu'il est bouleversé et qu'il cherchait à oublier. Il est pourtant capable de supporter des souffrances terribles. Toi aussi, songea Feeney. — Où est-il, en ce moment ? — Dans le comté de Clare. Il m'a laissé un message, mais avec ce maudit décalage horaire... Il me disait de ne pas m'inquiéter, qu'il allait bien. Qu'il comptait rester là-bas au moins un jour de plus, et qu'il me rappellerait. — Et toi, tu l'as rappelé ? Elle secoua la tête. — J'ai failli, et puis j'ai renoncé. J'aurais l'air de le harceler, non ? Il voulait gérer ça tout seul, sans que je m'en mêle, il a insisté là-dessus. Feeney poussa un lourd soupir, ses yeux de cocker semblèrent s'affaisser. — Et tu abdiques. Tu me déçois. — Comment je suis censée réagir? Je suis en plein milieu d'une enquête, lui m'annonce qu'il part en Irlande. Il refuse d'attendre, de me donner le temps de m'organiser. Note, je comprends. Il a un problème, il préfère le régler tout de suite. — D'après l'une de ces fameuses règles du mariage que tu mentionnais tout à l'heure, si l'un de vous est dans la peine, l'autre l'est aussi. Vous souffrez tous les deux, chacun de votre côté. Il ne fonctionne pas, votre arrangement. — Quand il m'a annoncé son départ, il était déjà presque arrivé en Irlande. Je ne l'ai toujours pas digéré. — Eh bien, tu aurais dû te dépêcher de le suivre. Elle fronça les sourcils. — Il faut que j'aille en Irlande? Maintenant? Mais il a dit qu'il ne voulait pas de moi là- bas. — Il mentait. C'est un homme, ma grande. — Tu crois qu'il a besoin de moi ? — Évidemment. — Mais l'enquête, je ne peux pas... — Tu me prends pour un bleu ? rétorqua Feeney d'un air indigné. Je suis capable de diriger une équipe pendant quelques jours. A moins que tu tiennes absolument à récolter les lauriers ? — Non, non... Seulement, je suis toutes les pistes possibles, j'ai la certitude que notre tueur frappera d'ici quarante-huit heures et je... — Si tu apprenais que Connors est blessé, qu'il se vide de son sang, tu t'occuperais de l'enquête ou tu te remuerais les fesses ? — Je me remuerais les fesses. — Alors, considère qu'il a une blessure au cœur et cours le rejoindre. Cela paraissait si simple. Exprimé dans ces termes, le problème ne méritait même pas réflexion. — Il faut que je prenne les dispositions nécessaires, que j'organise les emplois du temps pour demain. Et j'ai un rapport à rédiger. — On s'y met tous les deux, déclara Feeney en rem-pochant son sachet d'amandes grillées. — Merci, Feeney. Sincèrement. — De rien. Tu paies les bières. 18 Il fallut se démener, demander des faveurs, ne pas céder à l'impulsion de vérifier trois fois le moindre détail. Elle dut également se faire violence pour confier à Summerset le soin d'organiser le voyage. Elle rentra à la maison afin de préparer ses affaires, en se répétant qu'on pourrait la joindre à tout moment, n'importe où, que, si cela s'avérait nécessaire, elle serait de retour en quelques heures, qu'elle avait une équipe compétente. Elle n'était pas le seul flic de la police new-yorkaise. En revanche, Connors n'avait qu'une compagne. Cela ne l'empêcha toutefois pas d'arpenter en tous sens le jet qui fendait la nuit au-dessus de l'Atlantique. Elle relut ses notes, ses dossiers, les déclarations des témoins. Tout ce qui était humainement possible avait été fait. Elle avait ordonné qu'on surveille en permanence le parking et le van que la DDE avait équipé d'un mouchard électronique, pour plus de sûreté. Si l'assassin se montrait, on l'embarquerait au Central avant même qu'il ait pu composer le code commandant le démarrage du véhicule. D'ici vingt-quatre heures, les légistes et les techniciens du labo auraient éliminé tout ce qui, dans le véhicule, appartenait à Ernestine et à ses copines. Les autres traces seraient celles du tueur. On aurait son ADN et de quoi le coincer. Elle avait placé des hommes au cyberclub, à l'université et à Juilliard. Louise s'activait sur le front médical. On obtiendrait forcément un résultat, bientôt. Eve s'assit dans un fauteuil aux coussins moelleux, essaya de se détendre. Impossible. Quand elle était dans son rôle de flic, elle savait comment se comporter. Mais là, elle s'aventurait sur un territoire inconnu. Si Connors ne voulait pas d'elle, ne risquait-elle pas d'aggraver encore la situation ? Elle repassa le message qu'il lui avait laissé sur le communicateur de son bureau privé, alors qu'elle était au Central. — J'espère que tu dors... Il souriait, mais semblait si épuisé. Vidé. — J'aurais dû t'appeler plus tôt. Il y a eu... des empêchements. Je vais me coucher, moi aussi, ici il est très tard. Je suis désolé de ne pas t'avoir parlé aujourd'hui... enfin, hier plus exactement. Avec un petit rire embarrassé, il se pinçait l'arête du nez. — Je vais bien, ne t'inquiète pas, poursuivait-il. Ici, les choses ne sont pas telles que je le pensais. En réalité, je ne sais pas ce que j'attendais. Ne travaille pas trop, lieutenant. Je t'aime. Il n'aurait pas dû avoir cette mine exténuée, cet air si vulnérable, songea-t-elle, en proie à une subite bouffée de colère. Il ne voulait pas d'elle en Irlande ? Eh bien, tant pis, elle s'en moquait comme de sa première paire de chaussettes ! L'aube chatoyait au-dessus des collines, lorsque Connors sortit. Il n'avait pas dormi longtemps, cependant il s'était bien reposé dans sa chambre mansardée, douillette, avec des rideaux en dentelle aux fenêtres et une jolie courtepointe confectionnée à la main sur le large lit en fer. On l'avait traité comme un membre de la famille, quasiment comme le fils prodigue de retour au foyer, qu'ils avaient régalé d'agneau rôti. Ils étaient si nombreux autour de lui, à parler de sa mère, à l'interroger, à pleurer et rire. Il ne savait trop que faire de ces gens, oncles, tantes, cousins, grands-parents - Seigneur ! - qui avaient si soudainement débarqué dans sa vie. Leur accueil l'avait complètement désarçonné. Il n'était toujours pas d'aplomb. L'existence qu'ils menaient, leur univers lui étaient aussi étrangers que la planète Mars. Pourtant, ils étaient de son sang. Comment venir à bout, en quelques jours, de ce gigantesque bouleversement ? Comment comprendre les vérités enfouies pendant trente ans sous le mensonge et la mort ? Il dépassa le jardin de derrière, avec ses rangées bien nettes de légumes et ses buissons échevelés de fleurs aux couleurs vives. Les mains dans les poches, il tripotait un petit bouton gris. Le bouton d'Eve, qui était tombé d'une veste particulièrement hideuse qu'elle portait lors de leur première rencontre. Depuis, il l'avait toujours sur lui. C'était son talisman. Sans doute se sentirait-il plus serein si elle était là. Bon Dieu, il regrettait qu'elle ne soit pas là ! Il tourna les yeux vers un champ où ronflait un tracteur. Piloté probablement par l'un de ses oncles ou de ses cousins. Des fermiers. Il était issu d'une lignée de fermiers. Des gens simples, honnêtes, qui travaillaient dur. Le contraire de ce qu'avait été son père. Était-il vraiment le fruit de ce mélange détonant, improbable ? Des écharpes de brume s'étiraient au-dessus de la campagne, filtrant la lumière. Connors contemplait les collines qui moutonnaient jusqu'à l'horizon, humait le parfum de l'herbe emperlée de rosée, des églantines, l'odeur grasse de la terre. Les oiseaux lançaient au ciel leurs trilles allègres, comme si la vie était un bonheur à nul autre pareil. Depuis qu'il s'était sauvé des griffes de son géniteur, Connors avait fait ce qu'il voulait : réussir, faire fortune. Il n'avait pas besoin d'une séance avec Mira pour comprendre qu'il s'était efforcé d'atteindre ces objectifs pour compenser, voire annihiler, les années de misère et de souffrance morale. Et alors ? Un homme qui se contentait de croupir au lieu de se démener pour sortir du bourbier n'était qu'un imbécile. Il avait pris ce qu'il souhaitait posséder. Il s'était battu pour l'obtenir, ou bien il l'avait acheté. Cette lutte, cette chasse faisaient partie du jeu qui le divertissait. Maintenant on lui offrait, sans rien demander en échange, une chose à laquelle il n'avait jamais songé, qu'il ne s'était jamais autorisé à désirer. Et il ne savait pas du tout comment réagir. Il avait besoin d'appeler Eve. Il continuait à tripoter le bouton dans sa poche. Il avait envie de toucher Eve, de la serrer contre lui pour recouvrer son équilibre, redevenir lui-même. — Pourquoi je suis venu sans toi ? murmura-t-il. Soudain, il entendit un puissant vrombissement qu'il reconnut aussitôt : l'un de ses jetcopters surgissait de la brume tel un grand oiseau noir. L'appareil plana au-dessus du champ, affolant les vaches et le conducteur du tracteur qui stoppa net pour observer l'atterrissage. D'abord, Connors eut peur. Son estomac se noua, ses genoux flanchèrent. Il était arrivé malheur à Eve... Mais il distingua sa silhouette dans le jetcopter, derrière le pilote. Ses cheveux bouclés, le modelé de sa joue. Pâle, évidemment. Elle avait une sainte horreur de ces engins. Le jetcopter se posa dans l'herbe transformée en mer houleuse par le vent des rotors, les moteurs se turent et le silence enveloppa de nouveau la campagne. Elle descendit d'un bond de l'appareil, un sac de voyage en bandoulière. Elle marchait en jetant des coups d'œil méfiants aux vaches. Puis elle vit Connors et ne le quitta plus du regard. Il eut l'impression que son cœur se dilatait dans sa poitrine, qu'il allait imploser - la plus merveilleuse sensation qu'il ait éprouvée. Il s'avança vers elle. — Je pensais à toi, je regrettais que tu ne sois pas près de moi. Et te voilà. — Ce doit être ton jour de chance, mon vieux. — Eve... D'une main hésitante, il lui effleura la joue. Enfin, n'y tenant plus, il la serra de toutes ses forces contre lui. — Oh, Eve... Il l'etreignait, le visage niché au creux de son épaule. Il tremblait, et elle sut qu'elle avait eu raison de venir. — Tout va bien, maintenant, murmura-t-elle en lui caressant le dos. Tout va bien. — Tu as atterri au milieu des vaches, en jetcopter. — Ne m'en parle pas ! — Ça signifie que tu m'aimes follement, n'est-ce pas? — Certainement. — Merci, Eve. — De rien, mais tu oublies quelque chose, rétorquat-elle en l'embrassant à pleine bouche. Oh, nous avons du public... — Les vaches s'en fichent. — Ne me parle pas de ces monstres, s'il te plaît, elles me donnent la chair de poule. Non, on a un spectateur à deux pattes. Un bras autour de la taille d'Eve, dans une attitude possessive, il se retourna et avisa Sinead immobile près des églantiers, l'air perplexe. — C'est ma femme ! lui dit-il d'une voix forte. Mon Eve. — À en juger par la façon dont tu la tiens, j'espère bien que vous êtes mariés. Elle est belle, et elle semble te convenir. — Ça oui, répondit-il en baisant la main d'Eve. Ma chérie, je te présente Sinead Lannigan. Ma... ma tante. Eve jaugea longuement cette dernière, et son regard disait : « Ne t'avise pas de lui faire du mal ou tu auras de mes nouvelles. » Un léger sourire étira les lèvres de Sinhead. — Enchantée de vous connaître, madame Lannigan. — Sinead, ça suffira. Vous êtes venue de New York dans cet engin minuscule ? — Non, je ne suis montée là-dedans que pour la dernière partie du voyage. — Vous êtes quand même intrépide. Vous avez pris votre petit déjeuner ? — Sûrement pas, intervint Connors. Elle est intrépide, mais l'altitude lui donne la nausée. — Je suis capable de répondre toute seule, bougonna Eve. Elle détestait qu'on mentionne le fait qu'elle souffrait de vertige. — Ça, je n'en doute pas, plaisanta Sinead. Entrez, vous êtes la bienvenue. Votre mari n'a pas encore mangé, lui non plus. Elle regagna la maison. Comprenant le malaise d'Eve, Connors lui étreignit la main. — Elle est simplement chaleureuse. Je suis complètement ébranlé par la gentillesse qu'ils m'ont tous témoignée. — Bon, d'accord. Je meurs de faim. Néanmoins, Eve réservait encore son opinion lorsqu'elle s'installa à l'immense table, tandis que Sinead s'affairait à ses fourneaux. On lui servit du thé, presque aussi noir que du café et tellement fort qu'elle craignit qu'il ne dissolve l'émail de ses dents. Cependant ce breuvage la requinqua. — Alors, vous êtes policier, vous traquez les assassins. Connors dit que vous êtes brillante, têtue comme une bourrique et que vous avez un cœur d'or. — Il a un faible pour moi. — Oh oui... Il nous a expliqué qu'actuellement vous meniez une enquête difficile. — Elles le sont toutes, parce qu'il y a toujours une victime qui n'aurait pas dû mourir. — Bien sûr, vous avez raison, rétorqua Sinead, fixant sur elle un regard intrigué. Et vous résolvez toutes ces affaires ? — Non, rien n'est résolu, dans la mesure où la victime ne ressuscite pas. On ne peut qu'arrêter le meurtrier et se fier au système pour que justice soit rendue. — Ça existe, la justice ? — Il faut se battre pour avoir gain de cause. — Tu as bouclé cette affaire très vite, commença Connors qui s'interrompit aussitôt en voyant l'expression d'Eve. Ce n'est pas réglé ? — Pas encore. Le silence s'instaura dans la pièce, seulement troublé par le grésillement des saucisses dans la poêle. — Lieutenant, je n'avais pas l'intention de te détourner de ton travail. — Je me suis détournée toute seule. — Eve... — Pourquoi tu l'asticotes, alors qu'elle n'a même pas mangé ? intervint Sinead en se hâtant de remplir les assiettes. Si elle est aussi géniale que tu l'affirmes, elle sait probablement ce qu'elle fait. — Merci, rétorqua Eve qui lui adressa son premier vrai sourire. Ça a l'air drôlement bon. — Je vous laisse, j'ai des choses à faire à l'étage. Quand vous aurez fini, ne vous embêtez pas avec les assiettes. — Je crois que je l'aime bien, déclara Eve lorsqu'ils furent seuls, piquant une grosse saucisse avec sa fourchette. C'est du cochon, ce truc ? — Vraisemblablement. Eve, je suis navré que tu aies jugé nécessaire de partir au beau milieu d'une enquête, cependant... je suis tellement content que tu sois là. Depuis que j'ai appris la vérité sur ma mère, je n'ai pas réussi à retrouver mon calme, mon équilibre. J'ai épouvantablement mal géré la situation. — Je suis d'accord, rétorqua-t-elle en goûtant un bout de saucisse qui lui parut savoureux. C'est agréable de savoir que tu peux te planter de temps à autre, comme le commun des mortels. — J'ai été perdu jusqu'à ce que je te voie, dans la brume. Tu connais ma pire facette, pourtant tu es venue. Je pense que ce que j'ai découvert ici, même si je n'ai pas encore tout compris, pourrait être le meilleur de moi. Je veux que tu en fasses partie. — Tu m'as accompagnée à Dallas. Ça a été aussi pénible pour toi que pour moi. À d'innombrables reprises, tu as négligé ton travail et modifié ton emploi du temps à cause de moi, même quand je t'envoyais balader. — Surtout à ces moments-là, répliqua-t-il avec un sourire. — Tu fais partie de ma vie, et réciproquement. Pour le meilleur et pour le pire, etc. Je t'aime, décréta-t-elle en s'attaquant à ses œufs. C'est clair ? — Limpide. — Parfait. Si tu me parlais de ces gens ? — Une véritable tribu. D'abord il y a Sinead, la sœur jumelle de ma mère. Son mari, Robbie, qui gère l'exploitation avec Ned, le frère de Sinead. Ils ont trois enfants adultes, qui sont donc mes cousins et ont à eux tous cinq enfants, et deux autres qui naîtront bientôt. — Bonté divine... — Ce n'est que le début, prévint-il en riant. Ned est marié avec Mary Katherine, ou peut- être Ailish. En principe, j'ai la mémoire des noms, mais là je suis submergé. Ils ont quatre enfants, mes cousins, qui ont cinq enfants, ou six. Ensuite il y a le frère cadet de Sinead, Fergus, qui vit à Ennis et travaille dans le restaurant familial de sa femme. Je crois qu'elle s'appelle Meghan, je n'en suis pas certain. — Aucune importance, grommela Eve qui avait déjà le tournis. — Et ce n'est pas tout ! Il souriait à présent et mangeait avec un appétit qui l'avait abandonné depuis des jours. — Il y a mes grands-parents. Tu t'imagines avec des grands-parents ? — Non, répondit-elle après un instant de réflexion. — Moi non plus, et pourtant... Ils sont mariés depuis près de soixante ans, et ils sont toujours vigoureux. Ils habitent un cottage de l'autre côté de la colline, là-bas sur la gauche. Ils m'ont expliqué qu'ils ne voulaient plus d'une grande maison, maintenant que leurs enfants sont mariés. La demeure est donc revenue à Sinead, celle qui y tenait le plus. Il s'interrompit, et Eve resta silencieuse, attendant qu'il poursuive son récit. — Ils n'exigent rien de moi. Sidéré par cette réalité, il émietta machinalement un toast de pain de seigle. — Rien de ce que, selon moi, ils réclameraient. Pas de : « Puisque tu entres dans la famille et que tu as beaucoup d'argent, tu pourrais nous en donner», ni de: «Tu nous dois quelque chose pour toutes ces années perdues». Ni même: «Oser débarquer ici, toi le fils d'un assassin. » Je redoutais tout ça, mais j'aurais compris. Tandis qu'ils se sont contentés de dire: « Ah, voilà l'enfant de Siobahn. On est heureux de te voir. » Il secoua la tête. — Comment dois-je réagir ? — Je n'en ai pas la moindre idée. Quand quelqu'un m'aime, je ne sais jamais comment me comporter. Je me sens bizarre, stupide. — Nous n'avons pas beaucoup d'expérience dans ce domaine, n'est-ce pas ? rétorqua-t-il en posant une main sur la sienne. Deux âmes égarées... Si tu as fini de manger, je voudrais te montrer quelque chose. — Je suis plus que rassasiée, soupira-t-elle en repoussant son assiette. C'était pantagruélique, de quoi nourrir la moitié de New York. — Nous allons marcher un peu pour digérer. — Ah, ne compte pas sur moi pour retourner au milieu de ces bêtes cornues ! Je ne t'aime pas à ce point. — Rassure-toi, on les laissera vaquer à leurs occupations bovines. Ils franchirent le seuil de la maison. Eve pointa le doigt. — Qu'est-ce que c'est, ce machin ? — On appelle ça un tracteur. — Pourquoi ce type est là-dessus, avec les vaches ? Ils n'ont pas de machines télécommandées, des droïdes ? Connors éclata de rire. Une récompense pour Eve. — Tu te marres, mais c'est de l'inconscience. Et si ces vaches en ont marre d'être dans ce pré, ou si elles décident qu'elles veulent conduire le tracteur, où s'installer dans la maison, hein ? Il la prit par la main, l'entraîna vers le fond du jardin. — Regarde... Ils l'ont planté pour elle. Pour ma mère. Eve contempla l'arbre, son tronc et ses branches solides, son feuillage luxuriant. — II... il est beau. — Ils savaient qu'elle était morte, perdue pour eux à jamais, mais il n'y avait pas de preuves. En essayant d'en découvrir, de me retrouver alors que j'étais bébé, un de mes oncles a failli être tué. Ils ont été obligés de baisser les bras. Au lieu de graver le nom de ma mère sur une pierre tombale, ils ont simplement planté ce cerisier qui fleurit chaque printemps. Eve hocha la tête. — Hier, j'ai assisté au service funèbre de la première victime. Il y avait de la musique, des fleurs, la morte était exposée dans un cercueil de verre. Je suppose que ces rituels sont réconfortants pour les gens, pourtant je préfère ce cerisier. — Vraiment ? — Les fleurs se fanent, les corps sont enterrés ou incinérés. Un arbre, ça pousse, ça vit. — Je n'arrive pas à me souvenir d'elle. Je me suis rendu à moitié fou à force de fouiller ma mémoire, d'essayer de retrouver une image, un petit détail. Impossible. Il faut que je l'accepte. Cet arbre est pour moi une consolation. S'il existe un au-delà, elle sait que je suis venu ici, que tu es venue avec moi. C'est bien. Ils regagnèrent la maison, la cuisine où Sinead lavait la vaisselle du petit déjeuner. Connors s'approcha et lui posa la main sur l'épaule. — Eve doit repartir, et je vais l'accompagner. — Bien sûr, répondit-elle en lui effleurant la main. Tu n'as qu'à monter préparer tes affaires. J'aimerais rester un instant avec ta femme, si ça ne l'ennuie pas. — Non, non, mentit Eve. Euh... bafouilla-t-elle, quand Connors eut disparu. Que vous l'ayez accueilli ici compte énormément pour lui. — Cela compte énormément pour moi, pour nous tous, d'avoir passé ces moments avec lui. C'était difficile pour lui de nous expliquer ce qu'il avait découvert. — Connors n'est pas du genre à reculer devant les difficultés. — En effet, et vous non plus, si je ne me trompe pas. J'imprime dans ma tête des images de lui, pour les partager avec Siobahn quand je lui parle. Oui, je lui parle, répéta Sinead comme Eve écarquillait les yeux. A voix haute, quand il n'y a personne pour m'entendre. Eh bien, il y a une image que je n'oublierai jamais. L'expression de son visage, la façon dont tout son corps a vibré lorsque vous êtes descendue de cet engin. Il n'était qu'amour, et c'est l'une des plus belles choses que j'ai jamais vues. Il est l'enfant de ma sœur et je veux qu'il soit heureux. Manifestement, vous êtes son bonheur. — Il est aussi le mien. Même si je ne comprends toujours pas pourquoi ça marche tellement bien entre nous. Sinead eut un sourire radieux, adorable. — Parfois il est préférable de ne pas tout comprendre. Je suis contente d'avoir eu la possibilité de vous connaître. Je souhaite qu'il revienne, et c'est en grande partie vous qui le lui permettrez ou l'en empêcherez. — Nul n'a le pouvoir d'empêcher Connors de faire ce qu'il désire. — Personne, sauf vous. — Pour rien au monde je ne lui mettrais des bâtons dans les roues. Il a eu besoin de venir ici, et il en aura encore besoin. Vous ne regardiez peut-être pas du bon côté, quand il m'a présentée à vous, mais il vous aime déjà. — Oh... murmura Sinead, si émue qu'une larme roula sur sa joue. Elle se hâta de l'essuyer en entendant le pas de Connors dans l'escalier. — Je vous prépare de quoi manger pendant le voyage. — Ce n'est pas la peine, rétorqua-t-il en lui touchant de nouveau l'épaule. Il y a tout le nécessaire dans le jetcopter. Je me suis arrangé pour qu'on passe reprendre ma voiture de location. — J'ai quelque chose pour toi... Elle sortit de sa poche une fine chaîne au bout de laquelle pendait un petit rectangle d'argent. — Ce n'est qu'une babiole, mais Siobahn le portait souvent. Tu vois, il y a son nom gravé. Elle voudrait que tu le gardes, je le sais. Sinead mit le bijou dans la main de Connors. — Bon voyage, et... oh, mince alors... Les larmes jaillirent, inondant ses joues, tandis qu'elle serrait Connors dans ses bras. — Tu reviendras, n'est-ce pas ? J'aimerais tant que tu reviennes. En attendant, prends soin de toi. — Oui, murmura-t-il, fermant les yeux pour respirer son parfum de vanille et d'églantine. Merci de m'avoir permis de connaître ma mère à travers vous. Je penserai à vous chaque jour. — Va-t'en, à présent, avant que je trempe ta chemise de pleurs. Au revoir, Eve, vous aussi prenez soin de vous. Eve serra fermement la main de Sinead. — J'ai été très heureuse de vous rencontrer. Sincèrement. Je vous rappelle que l'avion peut aussi vous amener à New York, si vous le souhaitez. Enlacés, Connors et Eve regagnèrent le champ où le jetcopter les attendait. — Finalement, tout s'est bien passé. — Parce que cette femme est quelqu'un de bien. Il opina et se retourna vers Sinead qui, immobile dans l'encadrement de la porte, les saluait en agitant la main. — Tu devrais dormir un peu, suggéra-t-il quand ils furent installés dans l'avion. — Ne commence pas à m'asticoter, mon vieux. C'est toi qui as une mine de papier mâché. — Peut-être parce que j'ai consommé en deux jours plus de whisky qu'en deux années. Si on s'allongeait un moment ? Elle consulta sa montre, fit un rapide calcul. — Il est trop tôt pour appeler le Central. De toute façon, je serai de retour dans quelques heures, je n'aurai pas loupé grand-chose. — Tu manqueras seulement de sommeil. Il actionna le mécanisme qui transformait le large sofa en un grand lit confortable. — Je suis trop énervée pour m'endormir. — Oh... que faire pour passer le temps et te relaxer ? Une belote ? — Encore un truc sexuel complètement pervers ? rétorqua-t-elle, méfiante. Éclatant de rire, il l'empoigna et l'étendit sur le lit. — Pourquoi pas ? Mais il était d'humeur tendre, et elle aussi. Ils se caressaient, se contemplaient. Les ombres qui, ces derniers temps, obscurcissaient le regard de Connors s'étaient dissipées. Il avait de nouveau ses yeux d'un bleu inouï. L'amour avait le pouvoir de chasser un moment les fantômes et les morts. La vie était là, dans leurs corps soudés pour ne former plus qu'un. Leur vie... Elle était parfaitement détendue, et pas particulièrement fatiguée, lorsqu'ils atterrirent à New York. De l'avis d'Eve, une femme qui ne se sentirait pas au mieux de sa forme après une revigorante « belote » avec Connors devait se faire soigner. Elle le laissa prendre le volant du véhicule qu'elle avait laissé sur l'emplacement de parking personnel dont il disposait à l'aéroport, afin de regagner le manoir où elle préviendrait le Central pour annoncer qu'elle était de retour. — Inutile de te dire que tu aurais pu t'accorder deux petites heures avant de replonger, remarqua-t-il. — Je vais très bien. On va bien tous les deux, non ? ajouta-t-elle en lui décochant un regard oblique. — Oui... je n'ai pas eu les idées aussi claires depuis des jours. Je crois que, moi aussi, j'ai hâte de me remettre au travail. — Tant mieux. Avant de reprendre le collier, tu es sûr que tu n'as rien d'autre à me dire ? Il songea à Grogin, qu'il avait failli tuer. Il s'était arrêté à un cheveu de la frontière tracée par Eve. — Non... Oh, si ! Figure-toi que je suis plus jeune que je ne le croyais. J'ai un an de moins. — Sans blague... Ça te fait bizarre? — Un peu, oui. — Bah, tu t'y habitueras. Elle consulta sa montre. — Écoute, je te dépose à la maison, ensuite je file directement... Elle fut interrompue par son communicateur. Dispatching pour le lieutenant Eve Dallas... — Je suis à l'écoute. Rendez-vous au centre de santé de l'East Side, deuxième niveau du parking souterrain. Homicide constaté par le capitaine Ryan Feeney qui est sur la scène de crime. — J'y vais. Merde, merde... J'espérais avoir plus de temps devant moi. Il faut que je te dépose là, Connors. — Je t'emmène. Laisse-moi faire ça, insista-t-il avant qu'elle ait pu protester. J'ai besoin de t'aider, autant que possible. 19 Les sirènes hurlaient, les gyrophares de l'ambulance jetaient alentour des éclairs bleutés. En vain, car il n'était plus possible de secourir Alicia Dilbert. Le périmètre était déjà bouclé, les policiers au travail. Une chaleur moite, à laquelle s'ajoutait le souffle brûlant du métro souterrain, commençait à peser sur le quartier. A l'angle de la rue, un marchand ambulant avait installé son glissa-gril et vendait à tour de bras aux flics et aux urgentistes - lesquels auraient dû être plus avisés - café et sandwichs aux œufs frits. Eve fronça le nez, écœurée par le fumet des faux œufs qui grésillaient sur le gril, les odeurs corporelles des hommes qui n'avaient pas eu le loisir de se doucher, et les relents d'hôpital qui saturaient l'atmosphère. Si la canicule d'août ne refluait pas bientôt, New York se noierait dans sa propre sueur. Eve s'enduisit de Seal-It, et s'accroupit avec Feeney près du cadavre. — J'ai su que tu étais revenue, alors j'ai attendu pour la mettre dans une housse. Il salua d'un signe de tête Connors immobile près des barrières. — Le voyage a été rapide... — Oui, et tout va bien. Il va bien. Oh, Feeney, merde... j'aurais dû être là. --- — Ça n'aurait rien changé, tu le sais pertinemment. On avait tendu un filet, manque de bol il n'est pas tombé dedans. Personne ne s'est approché du van. — N'empêche que cette femme est morte, donc il nous a eus d'une manière ou d'une autre. Elle chaussa ses microloupes et examina la blessure au cœur, bien nette, les impalpables meurtrissures aux poignets. — Il suit son modus operandi. Il lui a fait prendre la pose. Morris trouvera d'autres marques de fil de fier. — Cette fois, il a quand même apporté une légère modification au schéma. Feeney semblait impassible, néanmoins une lueur de colère flamba dans ses yeux, lorsqu'il saisit la pochette en plastique réservée aux pièces à conviction. — Elle tenait ça, il le lui avait attaché aux doigts avec de l'adhésif. Il montra à Eve une enveloppe sur laquelle était inscrit son nom. Elle prit la pochette et lut la lettre, au travers du plastique. Lieutenant Dallas, vous ne comprenez pas. Comment le pourriez-vous ? Votre champ de vision est limité, alors que le mien est extraordinairement étendu. Vous voyez là une victime, or vous vous trompez. Elle a reçu un cadeau, un formidable présent, et au prix d'un petit sacrifice elle offre à son tour ce cadeau aux autres. Vous estimez que je suis un monstre, je le sais. Il y aura ceux qui partageront votre jugement et maudiront jusqu'à mon nom. Cependant il y en aura d'autres, infiniment plus nombreux, qui comprendront la beauté, l'art et la puissance que j'ai découverts. Je n 'agis pas seulement pour moi-même, mais pour toute l'humanité. Sa lumière était éclatante, et elle le reste. J'espère qu'un jour vous la connaîtrez. Vous vous souciez trop de la mort. Bientôt il n'y aura que la vie. Et la lumière. Nous y sommes presque. — Ouais, on y est presque, bougonna-t-elle. Mon champ de vision est sans doute limité, Feeney, mais moi, j'ai sous les yeux une jolie fille noire d'une vingtaine d'années, en tenue d'infirmière ou de médecin. Elle examina la paume droite de la victime. — Légère marque ronde laissée par une seringue. « Salut ! Comment tu vas ? Je suis content de te rencontrer. » Et ce salopard lui injecte un tranquillisant en lui serrant la main. Elle était en tenue de travail, donc elle entrait ou sortait du centre de santé. — C'était une étudiante en médecine, elle terminait son service à vingt-deux heures. On a la déposition des membres du personnel qui l'ont aperçue au moment où elle partait. — Mum... Eve continuait à scruter le visage de la fille. Ravissante, les pommettes saillantes, des cheveux d'un noir luisant, frisés et retenus sur la nuque par un élastique. Trois perles fichées dans le lobe de chaque oreille. — Il y a du passage, par ici, remarqua-t-elle. C'était risqué de l'abandonner devant un établissement hospitalier à cette heure de la nuit. Tu as son adresse ? — J'ai tous les renseignements. Alicia Dilbert, vingt ans, étudiante à la fac de médecine de l'Université de New York. Résidant dans la 6e Rue Est, à trois cents mètres d'ici, au nord. Un frère, Wilson Buckley. Eve sursauta. — Quoi, qu'est-ce que tu as dit ? — Wilson Buckley. — Oh, nom d'une pipe ! On le connaît, Feeney. Quand elle en eut fini avec la scène de crime, elle s'avança vers Connors que Nadine avait rejoint. — Ne me posez pas de questions, déclara-t-elle à la journaliste, avant que celle-ci n'ouvre la bouche. Je vous parlerai dès que je le pourrai. Nadine dut sentir que quelque chose ne tournait pas rond car elle acquiesça. — D'accord. Vers dix heures, Dallas. Il me faut des informations, qui ne soient pas le discours officiel, à cette heure-là. — Dès que possible, rétorqua sèchement Eve. Il vous a envoyé les photos à six heures. — Oui. J'ai accompli mon devoir civique, Dallas. J'ai tout communiqué à Feeney. — Je sais, mais je ne peux pas faire mieux, Nadine, soupira Eve en passant une main nerveuse dans ses cheveux. Elle avait un gros problème, pensa la journaliste. — Qu'y a-t-il ? s'enquit-elle en posant une main amicale sur l'épaule d'Eve. Je le garderai pour moi, Dallas. Eve secoua la tête. — Pas maintenant. Je dois prévenir son plus proche parent. Je ne veux pas qu'on ébruite son nom avant. Vous aurez le communiqué officiel par Feeney, il reste ici encore un moment. Je suis obligée de vous laisser, Connors ? Celui-ci l'accompagna jusqu'à la voiture. — En quoi ce crime est-il différent des autres ? lui demanda-t-il. — Je connais le frère de la victime, et toi aussi. Tu m'as dit que tu voulais faire tout ce qui était en ton pouvoir, alors j'en profite. Feeney et Peabody se chargeront d'interroger les gens du centre de santé. Je vais avoir besoin d'aide avec le frère. — Qui est-ce ? Il ne s'était pas trop éloigné de sa petite sœur, constata Eve. Il n'habitait pas le même immeuble, ni le même pâté de maisons, mais se trouvait à quelques encablures. Il l'avait également tenue à l'écart de son activité professionnelle, ainsi que l'indiquait la topographie du quartier. Il lui avait laissé un peu d'espace, la possibilité d'essayer ses ailes, sans risquer d'aller trop loin. Il ne permettait pas à la lie de la société qui fréquentait son club d'approcher et souiller sa sœur. Son immeuble était équipé d'un bon système de sécurité, sur ces questions-là il était vigilant. L'insigne d'Eve lui permit d'accéder au hall, puis au quatrième étage où elle rassembla son courage avant de sonner. Quelques minutes s'écoulèrent avant que le voyant vert du scanner ne clignote et que la porte ne s'ouvre. — Hello, ma belle ! Pourquoi vous venez me déranger pendant mes heures de sommeil ? C'était un grand Noir massif, nu comme un ver, si l'on exceptait un pagne violet noué sur ses hanches et les nombreux tatouages qui ornaient son corps. — Il faut que je vous parle, Crack. On serait mieux à l'intérieur. L'air perplexe, il esquissa cependant un sourire malicieux. — Vous n'allez pas me chercher des noises pour le D & D ? Il ne s'y passe rien de plus bizarre que d'habitude. — Il ne s'agit pas du club. Le D & D était son bébé - un club, dans les entrailles de la ville, consacré à la musique et au sexe, où les consommations proposées à la clientèle n'avaient rien à envier à de violents poisons. Eve y avait enterré sa vie de jeune fille. — Si je dois discuter à cette heure de la journée avec un flic qui n'a que la peau sur les os, il me faut du café. Connors, vous ne pouvez pas occuper votre Blanche-Neige, qu'elle me fiche un peu la paix ? Ils entrèrent. L'appartement ne surprit pas Eve, rien ne l'étonnait, venant de Crack. Les pièces étaient spacieuses et parfaitement rangées, décorées avec goût dans le style africain - masques, couleurs vives. Devant les larges fenêtres étaient tirées d'épaisses tentures, rouges et saphir, qui filtraient la lumière du jour. — Je suppose que vous voulez aussi du café, dit-il. Mais Eve lui posa une main sur le bras pour l'arrêter, alors qu'il se dirigeait vers ce qui devait être la cuisine. — Pas maintenant. Asseyons-nous, c'est préférable. — Vous me tirez du lit à l'aube et vous ne me laissez même pas boire une gorgée de café ? s enerva-t-il. Mais qu'est-ce qui se passe ? — C'est grave, très grave, Crack. Asseyons-nous. — On a cambriolé le D & D ? J'ai verrouillé moi-même les portes il y a deux heures de ça. Comment... — Non, Crack. Il s'agit de votre sœur, Alicia. — Alicia ? Vous charriez, ricana-t-il. Il agita son énorme main, néanmoins Eve lut de la peur dans ses yeux. — Cette gamine n'a pas de problèmes, c'est une perle. Si vous embêtez ma petite, Dallas, vous aurez affaire à moi. Il n'y avait qu'une manière de s'y prendre, songea Eve. Une seule, hélas. — Je regrette infiniment d'avoir à vous l'annoncer, mais votre sœur est morte. Elle a été tuée cette nuit, peut-être à l'aube. — C'est pas vrai ! hurla-t-il, l'agrippant par les bras pour la secouer comme un prunier. Comme Connors s'apprêtait à intervenir, Eve lui fit signe de ne pas bouger. — Vous mentez ! Elle est à la fac de médecine, elle sera docteur. À cette heure-ci, elle est en cours. Vous perdez la boule ou quoi ? Débarquer chez moi pour me raconter des mensonges abominables sur ma petite ? — Je voudrais tant que ce soit un mensonge, répondit-elle calmement. Je le voudrais plus que tout. Je suis tellement navrée. Elle est morte. — Je l'appelle tout de suite, bafouilla-t-il, comme ça vous aurez la preuve que... que vous vous trompez. Elle le laissa faire, résistant à l'envie de frictionner ses bras douloureux, là où il avait planté ses doigts dans sa chair. Elle attendit sans s'impatienter, pendant qu'il aboyait dans son communicateur, tombait évidemment sur la boîte vocale d'Alicia. — Elle est en cours, elle ne peut pas répondre, voilà tout, commenta-t-il d'une voix qui commençait à chevroter. On n'a qu'à aller à la fac, lui demander de sortir de la classe. Vous verrez. — J'ai personnellement vérifié son identité, insista Eve. En lisant votre nom, j'ai revérifié. Habillez-vous, je vous emmène auprès d'elle. — Ce ne sera pas elle, ce ne sera pas mon bébé. Connors s'approcha de lui — La chambre est par là? Venez avec moi, mur-mura-t-il, et il entraîna le colosse comme si c'était un tout petit garçon. Lorsque la porte de la chambre se referma, Eve poussa un lourd soupir. Puis elle contacta la morgue. — Ici Dallas, j'arrive dans un moment avec le plus proche parent d'Alicia Dilbert. Débrouillez-vous pour qu'elle soit aussi présentable que possible, surtout pas nue. Je ne veux personne dans les parages, ni civils ni membres du personnel. Qu'il ait au moins ça, même si ce n'était pas grand-chose. Il ne prononça pas un mot durant le trajet jusqu'à la morgue. Assis sur la banquette arrière, il avait les bras croisés et le regard caché par des lunettes noires qui lui couvraient toute la moitié supérieure du visage. Eve percevait sa panique, elle entendait presque /es battements de son cœur qui refusait encore de perdre espoir. Pas une fois il ne tourna la tête vers elle, ni dans la voiture ni dans les couloirs blancs de la morgue. Il la rendait responsable, et elle le comprenait. Il n'avait personne d'autre sur qui déverser la peur atroce qui le tenaillait et la pathétique espérance à laquelle il s'accrochait encore. Elle le fit entrer dans une petite pièce, où Connors et elle pourraient le soutenir s'il flanchait. — Regardez l'écran, dit-elle. — Non, je ne crois rien de ce que je vois sur un écran. — Très bien. Elle appuya sur le bouton placé sous la vitre occultée par un écran protecteur. — Lieutenant Eve Dallas, j'accompagne Wilson Buckley, frère d'Alicia Dilbert qui souhaite identifier de visu la victime. L'écran protecteur vira lentement au gris puis s'effaça. Derrière la vitre, sur une étroite table, Alicia gisait sous un drap blanc tiré jusqu'à son menton. — Non... Crack cogna la vitre de ses poings serrés. — Non, non ! Il se tourna vers Eve et aurait bondi sur elle, si Connors qui avait anticipé cette réaction ne s'était interposé pour le plaquer contre la paroi. — Ce n'est pas ce qu'Alicia aurait souhaité, déclara- t-il d'un ton apaisant. Et cela ne l'aidera pas. — Je suis désolée, murmura Eve, à court de mots. Crack ne bougeait plus, même si sa figure était toujours déformée par une rage meurtrière. — Laissez-moi entrer là-dedans, articula-t-il, sinon, je fracasse cette vitre. J'en suis capable, vous le savez. Effectivement il en avait al force, quant à elle, elle pouvait le neutraliser avec son pistolet paralysant. Cependant sur le visage de Crack, la fureur cédait peu à peu la place au chagrin. — Suivez-moi, je dois rester près de vous, sous l'œil des caméras. C'est la procédure. — Allez au diable, vous et votre procédure ! Elle se pencha pour parler dans le micro. — J'amène le frère de la victime, vous êtes priés d'évacuer les lieux. D'un signe discret, elle intima à Connors de rester où il était, et précéda Crack dans un petit couloir, puis dans la salle d'autopsie. Il y avait d'autres morts étendus sur des tables, et d'autres encore dans les compartiments réfrigérés qui occupaient un mur entier, dans le fond. Elle n'avait aucun moyen d'épargner ce spectacle à Crack, aussi se dirigea-t-elle droit vers Alicia, la main sur la crosse de son pistolet, au cas où il deviendrait fou. Il s'avança vers la table, contempla le beau visage aux pommettes saillantes, caressa avec une douceur bouleversante les cheveux d'un noir luisant. — C'est mon bébé, ma petite fille. Mon cœur et mon âme... Il baisa le front d'Alicia. Puis ce mastodonte de deux mètres se laissa glisser à terre, tel un pantin brisé. Eve s'agenouilla près de lui, l'entoura de ses bras. Derrière la vitre, Connors vit le géant se blottir contre Eve, tel un enfant qui avait éperdument besoin qu'on le console. Il sanglotait, et elle le berçait gentiment. Elle usa de son autorité pour qu'on mette à leur disposition un bureau. Elle apporta de l'eau à Crack, lui tint la main pendant qu'il buvait. — J'avais douze ans quand maman est de nouveau tombée enceinte, balbutia-t-il. Un salaud lui avait promis monts et merveilles, et elle y avait cru. Il a fichu le camp avant la naissance du bébé. Maman faisait des ménages, et elle se prostituait de temps en temps pour qu'on ait de quoi manger et un toit sur la tête. Ça lui prenait tout son temps. Alicia était le plus joli bébé du monde. Un cœur d'or, une perle. — Et vous vous êtes occupé d'elle... — Ça ne me dérangeait pas, au contraire. Alicia avait quatre ans à la mort de maman. Un abruti chez qui elle faisait le ménage s'est tapé un mauvais trip avec du Zeus pourri, et il l'a jetée par la fenêtre. Il habitait au dixième étage. Je bossais déjà. J'avais un peu d'argent. J'ai pris soin de mon bébé. Ce n'est pas parce que je dirige des clubs louches que j'étais incapable d'élever ma toute petite. — Je le sais, Crack. Vous lui avez permis d'entrer à l'université, elle allait devenir médecin. — Elle est brillante. Elle a toujours rêvé d'être docteur, d'aider les gens. Pourquoi quelqu'un tuerait une fille si gentille ? — Je le découvrirai, je vous le jure. Je vous donne ma parole que, maintenant, c'est moi qui vais m'occu-per d'elle. Je voudrais que vous en soyez persuadé. — Si je trouve ce monstre avant vous... — Non, coupa-t-elle en lui serrant plus fort la main. Ne pensez pas que je ne comprends pas vos sentiments, vous auriez tort. Alicia vous aimait autant que vous l'aimiez, n'est-ce pas ? — Elle me surnommait «le gros vilain », bredouillat-il, essuyant une larme qui roulait sur sa joue. Elle était ce que j'avais de mieux dans la vie. — Alors aidez-moi. Il me faut les noms de tous les gens qu'elle connaissait. Ses collègues, ses camarades, ceux avec qui elle partageait ses loisirs. Avait-elle un petit ami, quelqu'un qui comptait plus que les autres? — Non, elle m'en aurait parlé. Elle aimait bien les garçons, d'accord, elle ne jouait pas les mijaurées, mais elle bûchait et travaillait dur au centre de santé. Elle sortait avec des copines et des copains, pour se défouler. Pas au D & D, précisa-t-il avec un semblant de sourire. Elle était interdite de séjour dans mon club. — Elle fréquentait donc d'autres établissements. A-t-elle mentionné un endroit, Les Coulisses ? — Oui, un cyberclub. Beaucoup d'étudiants y vont. Elle appréciait aussi un petit bar plutôt minable, Le Zinc. — A-t-elle été photographiée récemment par un professionnel ? Pour une raison quelconque. — Oui, le mois dernier, pour mon anniversaire. Elle m'a demandé ce que je désirais comme cadeau. Je lui ai dit que je voulais une photo d'elle, dans un cadre doré. Pas n'importe quoi, un vrai portrait réalisé par quelqu'un qui s'y entendait. — Savez-vous à quel studio elle s'est adressée? demanda Eve en s'efforçant de contrôler sa voix pour ne pas trahir son excitation. — Oui, ça s'appelle... Preneurs d'images, un endroit réputé, je crois. Je... Il s'interrompit, son cerveau recommençait à fonctionner malgré le chagrin. — On a parlé de tout ça aux actualités. De ce salopard qui assassine des étudiants, qui les photographie et qui les tue. C'est lui, le meurtrier de mon bébé. — Effectivement, et je le trouverai, Crack. Je l'arrêterai et je le bouclerai dans une cellule. Si jamais j'avais l'impression que vous risquez de me gêner dans mon travail, je vous expédierai aussi en prison. — Essayez donc. — Je ne me contenterai pas d'essayer, rétorquat-elle posément. Vous me connaissez, vous savez que je mettrai tout en œuvre pour que justice soit rendue à Alicia. S'il faut vous enfermer d'ici là, je n'aurai pas la moindre hésitation. À partir de maintenant, elle est à moi. Autant qu'à vous. Il inspira profondément, pour ravaler de nouvelles larmes. — Un autre flic me débiterait ce discours, je n'y croirais pas. Mais vous n'êtes pas comme les autres, Blanche-Neige. Prenez soin de ma petite sœur, vous êtes la seule à qui j'accepte de la confier. — Que puis-je faire ? s'enquit Connors, tandis qu'ils regagnaient la voiture devant la morgue. — Tu as des entrées au centre de santé de l'East Side? — L'argent, lieutenant, ouvre toujours les portes. — Je pense qu'il l'a peut-être sélectionnée dans les dossiers de Preneurs d'images. Ou bien il l'a repérée au cyberclub. Mais s'il est malade, or je suis convaincue qu'il l'est, elle l'a peut- être connu au centre de santé. S'il le fréquente, ou l'a fréquenté, le personnel n'a peut-être pas été étonné de le croiser dans les parages. Les gens ont l'habitude de le voir. J'ai demandé à Louise de se renseigner, elle a accepté en insistant toutefois sur le secret médical et autres sornettes. — En résumé, tu préférerais avoir pour interlocuteur quelqu'un qui soit moins à cheval sur la déontologie. — Trois jeunes ont été assassinés, alors je me moque éperdument de la déontologie. Graisse des pattes, au besoin, mais déniche-moi un individu de sexe masculin, âgé de vingt-cinq à soixante... non, quarante ans. Lui aussi, il est jeune. Un type atteint d'une maladie neurologique grave, voire mortelle. Il me faut un nom. — D'accord. A part ça ? — Ça ne te suffit pas ? — Non, pour l'instant je préfère avoir de quoi m'oc-cuper l'esprit.. — Summerset... — Je l'ai appelé, il va bien. Alors, quoi d'autre ? — Tu pourrais utiliser ta cervelle retorse et tes doigts de magicien pour me déterrer le maximum de renseignements sur un certain Javert, Henri ou Luis, les lieux où les corps ont été abandonnés, le cyberclub, les universités, le magasin et le studio de Hastings ainsi que les suspects dont je vais te donner les noms - ce que, entre nous, je ne devrais pas faire. — Tout cela me paraît plutôt fastidieux. — Des récriminations ? rétorqua-t-elle avec un grand sourire. — Pas du tout, je suis heureux de t'aider, lieutenant. — Une question : tu possèdes des parkings, des garages ? — Je présume que j'en ai quelques-uns dans mon vaste empire. Pourquoi ? — Trouve-moi ceux où on magouille, ou on loue des véhicules en sous-main. Il haussa les sourcils. — Je crains de ne pas saisir ce que tu insinues. Il était de nouveau lui-même, songea-t-elle avec plaisir. — Épargne-moi ton petit couplet, mon vieux. Je m'intéresse surtout à ceux situés dans un rayon de dix pâtés de maisons autour de la 18e Rue et de la 7e. Il nous a vus embarquer Billy. Il sait qu'on a passé le van au peigne fin, par conséquent il s'est dégoté un autre moyen de transport. Il est prévoyant, donc je suis sûre qu'il avait déjà une solution de rechange. Je cherche un véhicule loué au noir, en bon état, sans doute un autre van. Tu me le trouves, et tu auras une récompense. — Toi toute nue, nappée de sauce au chocolat ? — Pervers. Récupère ta voiture, mon vieux, il faut que j'aille chercher Peabody. On m'attend sur le terrain. Il l'attira brusquement contre lui pour l'embrasser passionnément. Oh oui, pensa-t-elle, en proie au vertige, il était vraiment redevenu lui-même ! — Je suis content de travailler de nouveau en tandem avec toi, lieutenant. — Tu nous remets Summerset d'aplomb, tu l'expédies en vacances, et je fournis la sauce au chocolat. — Marché conclu, murmura-t-il tandis qu'elle s'asseyait au volant de sa voiture et démarrait en trombe. — Je suis désolée pour Crack, Dallas, murmura Peabody. — Moi aussi. — Je ne savais même pas qu'il avait une sœur. Il me semble que j'aurais dû, j'ai honte. — Ça ne changerait rien, répondit Eve d'un ton morne. Elle serait quand même morte. — Oui... Vous ne trouvez pas qu'il faudrait... envoyer des fleurs, par exemple ? — Non, pas de fleurs, rétorqua Eve, songeant au cerisier de Siobahn. Pour l'instant, de toute façon, on se concentre sur le boulot. — Bien, lieutenant, répliqua Peabody avec raideur. Crack était un ami, pensait-elle. Or, pour un ami, on faisait quelque chose, un geste. — Je voulais seulement qu'il sache qu'on est de tout cœur avec lui, se défendit-elle. — Le mieux, pour ça, c'est de boucler l'enquête, d'arrêter le meurtrier de sa sœur. Des fleurs ne le consoleront pas. En revanche, peut-être que la justice adoucira un peu sa peine. Peabody opina. — Vous avez raison, mais... quand un être proche est concerné, c'est pénible. — Le jour où vous ne serez plus touchée par le malheur d'autrui, vous n'aurez plus qu'à rendre votre insigne. Peabody ouvrit la bouche pour riposter, indignée par la dureté Eve, puis elle perçut la fatigue et la colère que le lieutenant s'efforçait de dominer. — Où allons-nous ? Je devrais pourtant m'en douter, au moins le deviner, marmonna-telle, pensant à son examen pareil à l'épée de Damoclès au-dessus de sa tête. — Comment l'a-t-il transportée ? — On ne le sait pas encore. — Pourquoi ? — Parce qu'il n'a pas utilisé le van qu'on surveillait. — Pourquoi ? — Parce que... il savait qu'on était à l'affût. Peabody marqua une pause. — Vous croyez que Billy l'a averti ? — Et vous ? Peabody réfléchit un moment, s'efforçant de peser le pour et le contre. — Non, lieutenant. Du moins pas volontairement. Billy n'est qu'un petit escroc, il n'aiderait pas un tueur en série. Il a un gamin, il ne s'attirerait pas ce genre de problème. D'ailleurs, il s'est montré coopératif avec nous. — Dans ce cas, comment notre homme a-t-il su qu'il valait mieux pour lui ne pas s'approcher du garage de Billy? — Quelqu'un d'autre aurait pu le prévenir. Non... Se servir toujours du même van le rendait nerveux. Non... il suit le même plan, le même schéma. Il aime cette routine. Donc il a dû apprendre qu'on avait repéré le van et qu'on l'attendait. Il nous a vues ! Il vous a vue, il vous a reconnue : le lieutenant chargé de l'enquête. Il m'a vue aussi, en uniforme. — Et comment expliquez-vous ça ? — Parce que... zut. Parce qu'il habite ou travaille dans le secteur. C'était votre théorie, et ça paraît la confirmer. Il était dans la rue, ou à sa fenêtre, et il nous a repérées. — Bravo, je vous décerne la médaille d'or. — Je préférerais mon diplôme et le bouclier d'or qui va avec. Eve se gara à une cinquantaine de mètres du parking. Elle voulait humer l'atmosphère du quartier, s'en imprégner. Il ne prendrait pas son véhicule dans un garage juste à côté de chez lui. Il n'irait pas trop loin non plus, pour pouvoir guetter, observer les tractations, la manière dont on procédait, choisir la marque, le modèle. Le joli van gris que conduisait la vieille dame. Banal, sans rien de spécial. Assez spacieux, au cas où les choses se compliqueraient et l'obligeraient à embarquer sa victime de force à l'arrière. — Il vit ici, décréta Eve. Le dimanche, il voit le van sortir du parking. Il habite dans le coin, il est solitaire, ne se lie pas avec ses voisins. Il se fond dans le paysage, comme le véhicule de son choix. Elle remonta dans la voiture et mit la climatisation en marche. — Vous allez passer en revue les habitants des immeubles, ordonna-t-elle. D'abord, les hommes célibataires. — De quels immeubles ? — Tous ceux du bloc. — Ça prendra du temps. — Eh bien, je vous suggère de commencer sans tarder. Eve scruta les bâtiments, particulièrement les étages. Un individu qui possédait du matériel photo sophistiqué avait probablement un téléobjectif. Elle alluma son communicateur et se mit elle aussi au travail. 20 Ça n'avançait pas, cependant elle continuait à travailler. De méchants nuages s'amoncelaient dans le ciel et répandaient dans la rue une lumière boueuse. Le tonnerre gronda, de grosses gouttes de pluie s'écrasèrent sur le pare-brise. — Il va y avoir un sacré orage, commenta Peabody en s'essuyant le cou. Elle jeta un coup d'œil à Eve, remarqua la fine pellicule de sueur qui luisait sur son visage. — Ça rafraîchira peut-être l'atmosphère, ajoutat-elle d'un ton optimiste. — Mais non, on aura juste une chaleur humide. Y en a marre du mois d'août, grommela distraitement Eve. Il est par ici, Peabody, mais dans quel trou de souris ? Un endroit sûr et agréable, où tout est bien rangé, à sa place. Des images... poursuivit-elle à voix basse, contemplant la pluie. Punaisées sur les murs. Il a besoin d'avoir son œuvre sous les yeux, de l'admirer, éventuellement de la critiquer. Son travail, pour lui, c'est la vie. — Pas punaisées, objecta Peabody. Bien encadrées. Il soignerait la présentation de ses photos, non ? Eve fronça pensivement les sourcils. — Oui, excellente remarque. Il encadre ses photos. Où se procure-t-il ces cadres ? Il veut du bon matériel, n'est-ce pas ? Le meilleur possible. Il a un style très personnel, par conséquent il tient à ce que la présentation de ses images soit aussi très personnelle. Établissez-moi la liste des dix magasins les plus réputés de la ville. — Bien, lieutenant. Où allons-nous ? demanda Peabody, comme Eve redémarrait. — Chez moi, dans mon bureau, où l'équipement est plus performant. — Super! Excusez-moi... se reprit aussitôt Peabody, sans réussir toutefois à réprimer un sourire. Et la nourriture est beaucoup plus savoureuse. Soudain, un éclair aveuglant zébra le ciel. Peabody sursauta. — C'est du sérieux... Quand vous étiez gamine, vous ne vous cachiez pas sous les couvertures pour compter les secondes entre l'éclair et le coup de tonnerre ? À l'époque, Eve se serait estimée heureuse d'avoir une couverture. Et les orages n'étaient pas ce qui l'effrayait le plus, loin de là. — Non, répondit-elle simplement. Les magasins, Peabody... — Oui, excusez-moi. J'en ai déjà trois dans le centre, deux à Soho, un... — Concentrez-vous sur ceux qui sont proches du parking des universités. Dans un rayon de cinq cents mètres. Pendant que Peabody cherchait, Eve appela le studio de Hastings. — Passez-moi votre patron. — Il est en pleine séance, répondit Lucia avec une animosité non dissimulée. Je lui transmettrai votre message. — Il prend la communication ou je débarque. Choisissez. Avec une grimace, Lucia la mit en attente. Elle eut droit à un montage des œuvres de Hastings sur fond musical. Enfin, transpirant et la figure écarlate, il apparut. — Qu'est-ce qu'il y a encore ? Il va falloir que je vous zigouille pendant votre sommeil pour que vous me fichiez la paix ? — Ce n'est pas très malin de débiter des âneries pareilles à un flic, mon vieux. Où vous procurez-vous vos cadres ? — Hein ? De quoi vous parlez ? — Les cadres pour vos photos. Votre travail personnel. — Comment je le saurais, moi ? Bon sang de bois. Lucia ! On ne vend pas des foutus cadres, en bas ? — Hastings, figurez-vous, dit Eve, que je commence à avoir de l'affection pour vous. Vous utilisez les cadres vendus dans votre magasin pour exposer vos œuvres dans la galerie ? — J'en sais rien, moi. S'il avait eu des cheveux, il se les serait arrachés par poignées. — Si je trouve la réponse à votre question, vous me foutrez la paix ? — Possible. — Je vous rappelle, grogna-t-il et il raccrocha sans même la saluer. — Oui, je l'aime bien, décréta Eve. Elle franchissait les grilles du manoir, lorsque Hastings se manifesta de nouveau. — On vend des cadres de toutes les catégories, sauf ceux que j'utilise. Parce que, d'après Lucia, tout le monde me copierait. Je m'approvisionne à Helsinki. — Helsinki ? répéta Eve, interloquée. — Simples, nets. Scandinaves, quoi, ajouta-t-il avec l'un de ses rarissimes sourires. Je me sers chez Kehys. Ce sera tout ? — Pour le moment, oui. — Tant mieux, bougonna-t-il et il coupa de nouveau la communication. — Je l'adore. Peabody ? — J'ai lancé la recherche. Les renseignements sur Kehys vont arriver. — Creusez cette piste. — Moi, lieutenant ? — Oui, puisque c'est vous qui en avez eu l'idée. En entrant dans le hall du manoir, Eve s'ébroua, entreprit d'ôter sa veste trempée. Alors la voix, telle celle d'un dieu furibond, retentit : — Stop ! Vous êtes dans une maison, pas dans des bains publics. Sa veste dégoulinante à la main, elle regarda Summerset s'avancer, appuyé sur une canne. Il boitait, cependant son visage était figé dans son habituelle expression réprobatrice. — Si vous êtes capable de marcher sur ces vilaines allumettes qui vous servent de jambes, qu'est-ce que vous fabriquez ici, à polluer encore mon univers ? Il lui tendit une serviette et lui prit adroitement sa veste. — Je partirai demain en vacances. En attendant, vous faites des flaques sur le marbre. À cet instant, Peabody les rejoignit. — Summerset ! s'écria-t-elle avec un plaisir qui exaspéra Eve. C'est formidable de vous voir debout. Comment vous sentez-vous ? — Plutôt bien dans l'ensemble, merci. Vous êtes trempée, officier. Je serai heureux de vous apporter des vêtements secs, le temps que je sèche et que je repasse votre uniforme. — Je vous en serais très reconnaissante, vous... Peabody s'interrompit, alertée par l'espèce de grognement guttural émis par Eve. — Je serai dans son bureau, chuchota-t-elle à Summerset, avant de suivre le lieutenant dans l'escalier. Mon uniforme est humide, se justifia-t-elle, montant les marches quatre à quatre pour ne pas être distancée. Je risquerais d'attraper un rhume. Je n'ai pas envie de tomber malade pendant une enquête, d'autant que je bûche comme une cinglée dès que j'ai un moment de répit. — J'ai dit quelque chose ? — Absolument pas. Eve se contenta de braquer sur son assistante - qui sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque - un long regard noir. — Je vais enfiler une tenue sèche et confortable, annonça Eve. Elle s'éloigna à grands pas et disparut dans la chambre. Par pure malveillance, elle abandonna ses habits en tas sur le tapis. Summerset en piquerait une crise, jubila-t-elle. Elle revêtit ensuite un tee-shirt, un jean, attacha de nouveau son holster à sa ceinture. Voilà, elle était prête. Pour donner à Peabody un délai supplémentaire, elle se rendit d'abord dans le bureau de Connors. Quand il leva les yeux vers elle, qu'il sourit, il lui sembla que le fardeau qui l'oppressait s'allégeait. — Salut, lieutenant. — Salut, consultant civil. Peut-être pourrait-elle s'accorder elle aussi quelques instants de répit? Elle contourna la console, se pencha vers Connors pour l'embrasser. — Hum... souffla-t-il en l'attirant vers lui pour l'asseoir sur ses genoux. — Non, non, tu n'en auras pas davantage. — Alors, tu n'es venue ici que pour me tourmenter? — Exactement. Qu'est-ce que tu as pour moi ? — Il me vient à l'esprit une réponse assez crue, mais je suppose que tu fais référence au petit travail dont tu m'as chargé. — Affirmatif. Elle se pencha sur le bord de la console, face à lui. — Peabody travaille sur une piste de son cru. Moi, j'ai passé une heure à creuser l'une des miennes, qui se révèle être une impasse. — En ce qui me concerne, j'ai quelques noms, mais aucun ne correspond au profil. — Je suis peut-être à côté de la plaque. Elle alla se camper devant la fenêtre pour contempler l'orage. — Je suis à côté de la plaque depuis le début... — Si c'est le cas, j'en suis responsable. — Tu n'es pas dans ma tête. — Je ne t'ai été d'aucune aide. — C'est drôle, marmonna-t-elle sans se retourner. J'ai réussi à être un assez bon flic pendant une décennie avant que tu déboules dans ma vie. — Je n'ai pas déboulé, et je ne doute pas que tu serais bien plus qu'un bon flic sans moi. Le fait est que je t'ai distraite, t'inquiéter pour moi a entamé ta concentration et modifié tes priorités. — Et toi, tu n'as jamais modifié les tiennes parce que tu te faisais du souci pour moi ? — J'ai quelque chose à te dire. Regarde-moi, tu veux? Il attendit qu'elle se retourne. — Chaque fois que tu attaches ce holster à ta ceinture et que tu sors de la maison, je suis partagé entre la fierté et la peur. Chaque fois. Pourtant je n'ai jamais souhaité que tu sois différente. — Ce n'est pas facile d'être marié à un flic. Tu ne te débrouilles pas si mal. — Merci, répondit-il avec un sourire. Et toi qui as épousé un ancien criminel, tu t'en sors très bien aussi. — On est épatants, tous les deux. — Il est important pour moi de ne pas être tenu à l'écart de ton travail, voilà pourquoi je m'en veux d'avoir perturbé ton enquête. — À propos de l'enquête, justément... montre-moi cette liste de noms. Il l'afficha sur l'écran mural. — Il n'y a pas d'individu de sexe masculin, dans la tranche d'âge définie, qui souffre d'un sérieux problème neurologique. — À moins que ce ne soit pas le cerveau, mais autre chose. — J'y ai pensé. Le résultat est identique : pas de patient dans ce centre de santé qui soit atteint d'une maladie éventuellement mortelle, et qui corresponde au profil. Je peux élargir les recherches, graisser d'autres pattes, ou gagner du temps en me faufilant dans les dossiers d'autres établissements médicaux. Eve réfléchit. Ce ne serait pas la première fois qu'elle lui permettrait d'outrepasser les limites. Cependant, malgré son talent, il mettrait des heures, voire des jours, à explorer les archives de tous les centres médicaux de la ville. Or cette piste ne reposait que sur une intuition d'Eve. — Dans l'immédiat, on va respecter plus ou moins la procédure. Elle parcourut la liste de noms. Des gens qui allaient mourir, qui ne seraient pas assassinés par un tueur mais par leur propre corps, le destin ou plus prosaïquement la malchance. Des tumeurs qui se multipliaient, se répandaient et finissaient par atteindre le cerveau. La science était en mesure de les localiser. Si le mal était soigné assez tôt, si le patient avait une bonne assurance ou un compte en banque bien garni, le traitement pouvait réussir. Cela se produisait parfois. Malheureusement, le plus souvent, il était trop tard. A vrai dire, la plupart des malades figurant sur la liste étaient âgés, ils avaient fêté leur centième anniversaire. Néanmoins, il y avait aussi quelques personnes plus jeunes. Darryn Jones, soixante-treize ans. Marilynn Kobowski, quarante et un ans. Lawrence T: Kettering, quatre-vingt-huit ans. Déjà décédés ou agonisants. Corrine A. Stevenson, cinquante ans. Mitchell B... — Attends... Corrine Stevenson., je veux le dossier complet. Elle prit son portable, ouvrit le fichier consacré aux occupants de l'un des immeubles qu'elle avait explorés, situé à une centaine de mètres à l'ouest du parking. — Stevenson habitait tout près du garage, expliquat-elle. Au onzième étage, ce qui lui offrait une vue imprenable sur le quartier, surtout avec un téléobjectif. — Un instrument qu'aurait un photographe. — Exactement, rétorqua Eve en reportant son attention sur l'écran. Elle est décédée, malgré deux ans de traitement, en septembre dernier. Pas de conjoint. Un enfant, Gerald Stevenson, né le 13 septembre 2028. Oui, on est tombés sur un sacré truc. Trouve-nous des infos sur le fils. — J'ai déjà lancé la recherche. À cet instant, Peabody s'encadra dans la porte de communication entre les deux bureaux. — Dallas, j'ai quelque chose ! annonça-t-elle, le visage enflammé par l'excitation. Luis Javert... il a commandé des cadres du même style que ceux de Hastings, dans ce magasin d'Helsinki. On lui en a expédié cinquante par bateau, et on les a livrés dans une poste restante à New York. — Comment a-t-il payé ? — Virement bancaire. J'ai besoin d'une autorisation pour obtenir un mandat et vérifier ses comptes. — Vous l'avez. Utilise mon numéro d'insigne, Connors. — Une petite minute, lieutenant, rétorqua-t-il. Il n'y a pas qu'un seul Gerald Stevenson dans notre bonne ville. Heureusement, aucun n'a cette date de naissance ni cette adresse. Il a pris une autre identité. S'il l'a fait légalement, il me faudra... creuser par-ci par-là. — Eh bien, procure-toi une pelle. Quelqu'un habite cet appartement qui ne serait pas le fils de Corrine Stevenson, Gerald ? Peabody, en piste ! — Oui, lieutenant, j'arrive. — Appelle Feeney, lança-t-elle à Connors en sortant. Communique-lui les renseignements que tu as, plus on aura d'esclaves sur ce coup-là, mieux ce sera. — Des as de l'informatique, rectifia-t-il, et il agita les doigts comme un pianiste qui s'apprête à jouer une sonate particulièrement ardue. Eve dut attendre que Peabody rendosse sa tenue réglementaire. Elle en profita pour contacter le commandant et le mettre au courant des derniers événements. — Vous souhaitez des renforts ? — Non, commandant. S'il s'en apercevait, ça risquerait de le faire fuir. J'aimerais simplement que Baxter et Trueheart, en civil, surveillent les allées et venues autour de l'immeuble. Jusqu'ici, le suspect n'a pas manifesté de tendance à la violence, cependant cela pourrait changer s'il se sent acculé. L'appartement qu'il occupe, selon moi, est au onzième étage. Il n'y a que deux sorties possibles : par les portes du rez-de-chaussée ou par la fenêtre et l'escalier de secours. Peabody et moi, nous nous chargerons des portes du hall, Baxter et Trueheart de l'autre issue. — Vous me soumettez un éventail intéressant de présomptions, lieutenant... mais avoir une mère morte d'une tumeur au cerveau ne suffira pas pour obtenir un mandat. — Alors il me faudra être persuasive, commandant, et le convaincre de me laisser entrer chez lui. Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Peabody la rejoignait, pimpante dans son uniforme d'été impeccablement repassé. — Nous sommes prêtes, commandant. — Soyez prudente, Dallas. — Oui, commandant, promit-elle en interrompant la communication. — Rien de tel que des habits propres, soupira Peabody en reniflant sa manche. Summerset utilise une lessive parfumée au citron. Hum... Il faudra que je lui demande la marque, quand il reviendra de vacances. — Vous discuterez ménage, ce sera passionnant. D'ici là, pourriez-vous, s'il vous plaît, vous concentrer sur des tâches moins nobles ? — Oui, lieutenant. Peabody prit un air sérieux, sans cesser toutefois d'admirer le pli de son pantalon, tandis qu'Eve appelait Connors. — Je voudrais le plan de l'immeuble, la topographie du onzième étage et de l'appartement qui nous concerne. Combien de temps il te faut pour... Le plan s'inscrivit sur l'écran. — Toujours aussi rapide, mon vieux, apprécia-t-elle. — J'ai eu envie d'y jeter un œil. Comme tu le vois, l'appartement est agréable. Grand salon, vaste cuisine, deux chambres... — Je ne suis pas aveugle, merci. A plus tard. Une chambre pour la maman, une pour le fiston ? se demanda-t-elle. S'il travaillait ici, dans la pièce désormais libre, comment s'était-il débrouillé pour faire entrer trois personnes assommées par un tranquillisant, au nez et à la barbe du système de sécurité ? Eve espérait être en mesure de lui poser la question de vive voix, très bientôt. Elle retrouva Baxter et Trueheart dans le hall, petit, silencieux et d'une propreté irréprochable. Les caméras de surveillance balayaient l'entrée et les deux ascenseurs aux portes d'un gris brillant. Cela ne remplaçait pas un concierge, humain ou droïde, cependant Eve dut attendre que la machine scanne son insigne pour pénétrer dans les lieux. — Notre cible est l'appartement 1208, le troisième en partant de l'angle sud. Fenêtres numéro six, sept et huit, du sud au nord. Elle lança un regard à Trueheart - c'était plus fort qu'elle. Elle n'avait pas l'habitude de le voir en tenue de ville. Il paraissait encore plus jeune - si possible -dans sa chemisette de sport et son jean. — Où est votre arme, Trueheart ? Il tapota le bas de son dos, sous la liquette bleue qu'il portait par-dessus son pantalon. — J'ai pensé que, si je mettais une veste avec cette chaleur, j'attirerais davantage l'attention. Je sais que j'ai l'air un peu négligé, lieutenant, mais tout le monde s'habille de cette manière. — Je ne vous interrogeais pas sur vos goûts en matière de mode. — Ce n'est pas son genre, ironisa Baxter, décontracté dans un jean en toile kaki et un tee-shirt vert fané. Pourtant, elle est toujours sapée comme un ministre. Normal, c'est son mari qui s'occupe de sa garde-robe. — Toi, je te réglerai ton compte plus tard. Pour l'instant, on va essayer d'épingler un tueur en série, alors je suggère de parler chiffons à un autre moment. Chacun allume son communicateur et règle son arme sur la puissance minimum. Vous deux, vous vous postez de l'autre côté de la rue. Si vous apercevez quelqu'un aux fenêtres, vous me prévenez. Même chose si un individu correspondant au profil entre ou sort du bâtiment pendant que je suis à l'intérieur. Il faut le coincer. Elle se dirigea vers l'ascenseur, saisissant au passage une fausse fougère en pot. — J'ignorais que vous aimiez les plantes vertes, Dallas, s'étonna Peabody. — La décoration est une de mes obsessions. S'il aperçoit ma figure par le judas, il n'ouvrira pas. Il me connaît. — Oh, une tenue de camouflage... ironisa Peabody. — Restez à l'écart, ordonna Eve à son assistante. Nous devons l'inciter à se montrer, voir à quoi il ressemble. Branchez l'enregistreur. — De cette façon, s'il panique et claque la porte, on aura notre suspect numéro un. — Et on l'enfermera dans son repaire jusqu'à ce qu'on ait un mandat. Personne ne mourra cette nuit, décréta Eve en atteignant le onzième étage. Le visage dissimulé par la fougère qu'elle tenait contre sa poitrine, elle s'approcha de l'appartement. Comme elle le prévoyait, il était équipé d'un système de sécurité, d'un scanner palmaire et vocal. Tu ne prends pas de risques, n'est-ce pas ? songeat-elle. Tu es prudent, tu n'as pas envie qu'un vulgaire cambrioleur s'introduise chez toi et découvre le pot aux roses. Elle appuya sur la sonnette. Le voyant rouge continua à clignoter. Eve sonna de nouveau. — Une livraison pour le 1208 ! En entendant une porte s'ouvrir dans son dos, Eve pivota, sa main libre sur la crosse de son arme. Une femme apparut sur le seuil du 1207; ses yeux s'écarquillèrent quand elle repéra l'uniforme de Peabody. — Il y a un problème ? Est-ce que Gerry va bien ? — Gerald Stevenson, articula Eve en posant sa fougère. Il habite ici ? — Oui. Je ne l'ai pas croisé depuis... je ne sais plus, quelques jours, mais il habite ici. Qui êtes-vous ? — Dallas, de la police new-yorkaise, répondit Eve en exhibant son insigne. Alors, Gerry n'est pas chez lui... — Non, il est sans doute parti pour une commande. — Une commande ? — Oui, pour prendre des photos. Eve eut la sensation que son sang circulait plus vite dans ses veines. — Il est donc photographe. — Un artiste de l'image, comme il se définit. Il est doué. Il nous a photographiés, mon mari et moi, l'année dernière. Bien sûr, il ne travaille pas beaucoup depuis la mort de sa mère. Mais... au fait, qu'est-ce que vous lui voulez ? — Que s'est-il passé à la mort de sa mère ? biaisa Eve. — Ce à quoi on pouvait s'attendre. Il a déprimé. Ils étaient très proches. Il l'a soignée pendant toute sa maladie et, croyez-moi, c'était atroce. Mark et moi, on a fait le maximum, mais... on était impuissants. Dites... il est arrivé quelque chose à Gerry ? Mon Dieu, il a eu un accident ? — Pas à ma connaissance, madame... ? — Jessie Fryburn. La semaine dernière, j'ai frappé plusieurs fois à sa porte et j'ai essayé de le joindre sur son communicateur. Ces temps-ci, il semblait aller beaucoup mieux, il disait qu'il travaillait beaucoup. S'il lui est arrivé quelque chose, j'aimerais l'aider. C'est un gentil garçon et Mme Stevenson était... une perle rare. — Pouvons-nous entrer, nous avons à vous parler. — Euh, oui, bien sûr... La femme considéra de nouveau Eve, Peabody, la fougère posée par terre. — Gerry a des ennuis ? s'enquit-elle d'un ton anxieux. — Oui, de sérieux ennuis. Eve avait besoin de la coopération de Jessie Fryburn. Il lui fallut consacrer un temps précieux à convaincre cette femme qui, d'instinct, défendait Gerald Stevenson et refusait de croire qu'il soit impliqué dans un quelconque délit, encore moins des meurtres. Elle campa sur ses positions, jusqu'à ce qu'Eve ait envie de lui tordre le cou. — Si, comme vous persistez à l'affirmer, Gerald est innocent, il vaudrait mieux que je le retrouve sans tarder pour le laver de tout soupçon, insista-t-elle. — Comme si un innocent n'avait jamais été arrêté et traîné dans la boue, au point que sa vie en soit gâchée ! rétorqua Jessie sans remarquer la lueur menaçante qui flambait dans les yeux d'Eve. Je comprends que vous fassiez votre métier, mais il est fréquent que les policiers commettent des erreurs. — Effectivement... J'aurais sans doute tort de vous passer les menottes, de vous embarquer au Central et de vous boucler dans une cellule pour obstruction à la justice. Eve se leva, extirpa les menottes de sa ceinture. — C'est vrai, on commet des erreurs tous les jours. — Vous n'oseriez pas ! — Peabody? — Elle oserait, madame Fryburn. Sans la moindre hésitation. Or les cellules du Central ne sont pas très confortables. Le rouge de la colère et de l'humiliation colora les jours de Jessie. — Je préviens mon avocate ! Je ne prononcerai plus un mot. Si elle me conseille de répondre à vos questions, ce sera tant mieux pour vous. Sinon, vous n'aurez qu'à mettre vos menaces à exécution, ajouta Jessie en pointant le menton. — Elle vous défie, ce n'est pas raisonnable de sa part, chuchota Peabody, tandis que Jessie, furieuse, prenait son communicateur. — Je ne l'ai pas encore mise KO, parce que je respecte la loyauté. Il est gentil, il soignait sa mère mourante, il n'embêtait personne. Le voisin idéal, discret. Ça correspond au profil. — Et maintenant, on fait quoi ? — On l'embarque, si cela s'avère nécessaire. On la persuade par l'intermédiaire de l'avocate de collaborer avec un de nos spécialistes des photos-robots. Je veux une image, bon sang ! Et il me faut un mandat pour franchir la porte d'en face. Elle extirpa son communicateur de sa poche. — Commandant, dit-elle dès qu'il fut en ligne, j'ai besoin d'un coup de main. Les heures s'égrenèrent, le jour céda la place au crépuscule. Dans le ciel toujours chargé de gros nuages noirs, les éclairs fulguraient et le tonnerre grondait. Eve négocia avec l'avocate, au point d'en avoir les cordes vocales en feu, puis enfin Jessie accepta avec réticence une séance avec un spécialiste des portraits-robots, à condition qu'il vienne chez elle. — Vous me jugez sans doute têtue, dit-elle, fixant sur Eve un regard insolent, mais je considère Gerry comme un ami. Je sais quelles épreuves il a traversées avec sa mère. Elle est battue avec un courage inouï. Il était à ses côtés. Et quand elle n'a plus eu la force de lutter, il est resté là, auprès d'elle. Manifestement émue, elle se mordit la lèvre inférieure afin d'empêcher sa voix de trembler. — Il la nourrissait, la lavait, lui tenait compagnie. Jamais il n'aurait permis à qui que ce soit de s'en occuper. J'ignorais qu'une pareille dévotion puisse exister. Personnellement, je ne suis pas certaine que j'en serais capable. — Ce genre d'expérience pourrait faire basculer quelqu'un dans la folie. — Peut-être, mais... oh, c'est horrible! Il a déjà tellement souffert. Ensuite, après la mort de sa mère, chaque fois que je le rencontrais, il avait l'air d'un fantôme. Il survivait, voilà tout. Il maigrissait, il paraissait aussi malade qu'elle l'avait été, et puis il a retrouvé son équilibre. Vous voudriez me faire avaler qu'il est fou, une espèce de monstre ? J'habite sur le même palier que lui depuis deux ans et demi, et je vous garantis qu'il n'est pas cinglé. — Trois jeunes gens sont morts. Ils l'ont regardé bien en face, et eux non plus n'ont pas pensé qu'ils avaient affaire à un monstre. — Vous verrez, il est simplement parti parce qu'il avait une commande. Il est en train de travailler, il essaie de reprendre le cours de sa vie. — Nous verrons, répliqua Eve. 21 Eve scrutait la porte de l'appartement 1208, comme si son impatience avait le pouvoir de transpercer le battant afin qu'elle puisse voir. Une vulgaire autorisation - car elle n'avait pas besoin de plus - lui mettait des bâtons dans les roues. Elle croyait à la loi, aux règles, aux limites. Les flics n'avaient pas le droit de violer l'intimité des citoyens, de pénétrer chez eux à la hussarde. Sur de simples intuitions, ou pour assouvir une quelconque soif de vengeance. Un motif valable. Il lui fallait ça, or elle l'avait. Comment était-il possible qu'un juge soit stupide au point de ne pas comprendre qu'elle avait ce fameux motif valable ? Patience, s'exhorta-t-elle. Le mandat finirait par arriver, et elle franchirait cette porte. Cependant cette interminable attente l'incitait à imaginer ce qui se serait passé si elle était venue ici avec Connors. Il aurait trafiqué les serrures en un clin d'œil. Mais ensuite, naturellement, ce qu'elle aurait découvert à l'intérieur n'aurait pas été recevable devant un tribunal. Choisir la solution de facilité aurait offert une issue de secours à Stevenson. Seigneur, pourquoi c'était si long ? Peabody sortit de chez Jessie, où Eve l'avait postée. — Elle renâcle encore, murmura-t-elle. Yancy est parfait, il l'apprivoise pour qu'elle soit plus en confiance, mais ça n'ira pas vite. Refoulant le sentiment d'impuissance qui la tenaillait, Eve jeta un coup d'œil dans l'appartement. Yancy, le spécialiste des portraits-robots, parlait gaiement tout en travaillant. Malgré sa jeunesse, il était doué et solide. Il fallait le laisser tranquille, pensa Eve. Ne pas rester plantée là. Le témoin ne la portait pas dans son cœur. Si elle essayait de précipiter le mouvement, ce serait la catastrophe. — Elle n'arrête pas de modifier les détails, continua Peabody. Le dessin de la mâchoire, le nez, et même le teint. Mais Yancy tient bon, il l'empêche de s'égarer. — Je lui ficherais bien mon pied aux fesses, à cette bonne femme. Ça la remettrait sur le droit chemin. Au lieu de quoi, elle contacta Baxter. Elle n'allait pas laisser ses hommes dans la rue, à se rouler les pouces et à attendre que Stevenson se montre. — Salut, baby, répondit Baxter. — Baby? Ne m'énerve pas. Je vous envoie des remplaçants. Trueheart et toi, vous partez faire le pied de grue au cyblerclub. — Ah, je me sifflerai volontiers un cocktail on the rocks ! — Tous les deux, vous vous en tenez aux boissons sans alcool. Songeant à la longue journée de travail qu'ils avaient eue, elle ajouta : — Vous restez là-bas une heure, histoire de jeter un œil. Vous voulez qu'on vous prévienne si on localise ce salopard ? — Et comment ! — Bon, d'accord. Si on ne l'a pas épinglé d'ici là, vous rentrez chez vous à vingt et une heures. — Tu as entendu, Trueheart ? Dépêche-toi, on va trinquer à la santé de notre célèbre lieutenant. A propos, l'époux est en route. — L'époux de qui ? — Euh... je pense qu'il parlait de Connors, suggéra Peabody lorsque Baxter eut raccroché sur un éclat de rire tonitruant. — Bon Dieu... grommela Eve. Exaspérée de nouveau, elle se dirigea vers l'ascenseur d'un pas de grenadier, pour accueillir son «époux». — Je ne t'ai pas demandé de venir, aboya-t-elle dès qu'il émergea de la cabine. — Et j'en ai le cœur qui saigne, susurra-t-il. Lieutenant, j'ai obtenu certains des renseignements que tu voulais. J'ai préféré te les remettre en main propre. Souriant, il salua d'un geste Peabody qui, d'un air innocent, déambulait dans le couloir. — Comment ça marche, ici ? s'enquit-il. — A la vitesse d'un escargot. Qu'est-ce que tu as trouvé ? — Des bouts, des fragments. Quelques parkings où on pratique la location au noir, ce qui m'a terriblement choqué. Ensuite, j'ai bavardé avec le neurologue de Mme Stevenson. Je sais bien que tu ne me l'as pas demandé, du moins pas explicitement, mais je me suis permis d'en prendre l'initiative. Il sourit de plus belle. — Il me semble avoir mérité une augmentation. — Compte là-dessus. Et quelle était la teneur de ce bavardage, s'il te plaît ? — On m'a dit que la patiente était une femme extraordinaire. Courageuse, optimiste, un être d'exception qui n'a pas eu de chance. Figure-toi qu'elle-même était infirmière au... — Centre de santé de l'East Side, acheva Eve. — Tu as deviné. Son fils l'adorait, et lui n'était pas un optimiste banal. Il refusait tout simplement de croire qu'elle allait mourir. Quand elle est décédée, il l'a très mal pris. Il a vilipendé les médecins, le centre de santé, Dieu et la terre entière. Il n'a pas voulu consulter de psychologue. Le docteur de la mère craignait que le fils ne commette l'irréparable. Il pensait surtout au suicide. — Dommage qu'il se soit trompé ! Il acceptera de l'identifier? — Oui, il est très désireux de coopérer. Elle opina, sortit son communicateur de sa poche. — J'ai ici un spécialiste des portraits-robots, avec une voisine qui elle, en revanche, n'a aucune envie de nous aider. Il réussira à nous avoir une image, mais c'est long. Je vais m'arranger pour qu'un autre spécialiste travaille avec le médecin. Eve s'apprêtait à rempocher son communicateur quand celui-ci bourdonna dans sa main. -— Lieutenant, votre mandat arrive. Il était temps, pensa-t-elle, cependant elle ravala ce commentaire. — Merci, commandant. L'officier Yancy est toujours avec la voisine. J'ai fait en sorte que Baxter et Trueheart soient relevés, afin que l'immeuble soit toujours surveillé, et je leur ai ordonné de rester une heure au cyberclub. Peabody et moi entrerons dans l'appartement du suspect dès que nous aurons le mandat. Suis-je autorisée à alerter l'équipe de techniciens qui attendent mon appel ? — Oui, qu'on en finisse ce soir. — Rien ne me plairait davantage, marmonna-t-elle, tandis que le visage du commandant s'effaçait de l'écran. Connors lui ébouriffa les cheveux - Peabody feignit de regarder ailleurs. — Chérie, tu as besoin d'entrer dans un appartement et tu ne m'avertis pas ? — J'ai failli, murmura-t-elle, mais ce ne serait pas légal, or il faut que tout soit fait dans les règles. Je ne donnerai pas à ce salaud un seul argument pour échapper au châtiment. — Tu as raison, évidemment. Ta patience... Il s'interrompit ; le communicateur d'Eve se manifestait de nouveau, signalant que l'autorisation était délivrée. — Nom d'une pipe, il était temps ! s'exclama-t-elle d'un air mauvais. Peabody, on entre ! — «Patience», ce n'était peut-être pas le terme exact, commenta Connors en lui emboîtant le pas. Elle lui lança un bref regard, pesa le pour et le contre : se disputer avec lui, céder, ou se comporter comme si elle avait eu l'idée de tout ça. — Tu viens avec nous. Protège-toi, commanda-t-elle en lui tendant du Seal-It, ravie de le voir grimacer. Ça n'abîmera pas tes jolis souliers, mon vieux. — Mais ils ne seront plus jamais aussi jolis. Oh, tant pis, être un bon citoyen exige quelques sacrifices ! — De toute façon, tu en as au moins deux cents autres paires. Il a le sens du détail, expliqua-t-elle à Peabody, pour se justifier, Il nous rendra peut-être service. — Oui, lieutenant. Je pense souvent aux nombreux services que peut rendre votre époux, rétorqua Peabody qui, rassurée par la présence de Connors entre elles, alla jusqu'à esquisser un sourire goguenard. — Hilarant, Peabody. Un peu de sérieux, s'il vous plaît. Enregistrement. Lieutenant Eve Dallas, officier Délia Peabody et le consultant civil Connors légalement autorisés à fouiller l'appartement 1208, aux termes du mandat signé par le juge Marcia B. Brig-stone. Eve inséra son passe dans la serrure, tapa son code. En vain. — Zut... Notre homme a installé un deuxième système de sécurité qui met en échec les passes standard. Délibérément, elle se retourna afin que l'enregistreur filme l'appartement d'en face. — Il sera nécessaire d'utiliser d'autres moyens pour entrer. Comprenant aussitôt ce qu'elle insinuait, Connors se glissa derrière elle, sortit un petit instrument de sa poche et entreprit de trafiquer la serrure. — Officier... gronda Eve, notant que Peabody contemplait Connors avec fascination. — Oui, lieutenant, répondit docilement la jeune femme dont les yeux ne se détournèrent cependant pas de leur objectif. — Officier ! Nous allons réessayer le passe. A tout hasard, prévenez malgré tout le dispatching, qu'ils se tiennent prêts à nous envoyer une équipe pour enfoncer la porte. — Hein? Oh, euh... oui. — Lieutenant, vous devriez peut-être renouveler l'opération, déclara Connors, impassible, en s'écartant. — Entendu. Peabody, j'annule mon ordre. Connors avait accompli l'un des tours de magie qu'il maîtrisait si bien et, lorsque Eve introduisit de nouveau le passe dans la serrure, le voyant au-dessus de la porte vira au vert. — Ce devait être simplement coincé, dit-elle à Peabody. — Oui, lieutenant, répondit cette dernière, sérieuse comme une papesse. Ça arrive sans arrêt. — Nous entrons dans l'appartement de Stevenson. Quoique persuadée que les lieux étaient déserts, elle dégaina son arme. — Police ! lança-t-elle d'une voix forte. Nous sommes en possession d'un mandat en bonne et due forme. Restez où vous êtes, les mains sur la tête. Lumière ! À l'instar du logement de Fryburn, en face, les pièces étaient spacieuses, d'une propreté irréprochable, et décorées d'une manière qu'Eve qualifia immédiatement de féminine. Les couleurs, les tissus, les plantes, et des bibelots -des ramasse-poussière. Les lampes éclairaient les photographies encadrées accrochées aux murs. Eve indiqua d'un geste à Peabody d'explorer le côté gauche, et à Connors de prendre la partie droite. Ils cherchèrent Stevenson dans tout l'appartement avant d'entamer la fouille. — Il s'agit d'une opération officielle de la police new-yorkaise, articula Eve, même si elle avait la certitude que l'occupant des lieux s'était envolé. Puis elle traversa le salon avec son divan recouvert d'une étoffe fleurie, ses profonds et confortables fauteuils. Elle inspecta un placard, nota qu'un manteau, une veste, des bottes et un parapluie rose de femme étaient toujours là, au milieu de vêtements masculins d'extérieur. Elle passa dans la cuisine, remarqua une coupe de pommes d'un rouge luisant, quatre énormes mugs de la même couleur. — Dallas ? dit Peabody, depuis le seuil. Il n'y a personne. — Il a l'intention de revenir, rétorqua Eve en saisissant une pomme qu'elle fit sauter dans sa paume. C'est toujours son chez-soi. Bon, commençons. Elle appela Feeney, elle voulait qu'il examine avec McNab, le plus vite possible, les communicateurs et divers appareils électroniques. Mais, Connors étant déjà là, il n'était pas absolument indispensable d'attendre leur arrivée. — Il me faut les messages reçus, ceux qui ont été envoyés. Toutes les communications qui pourraient nous donner une idée sur son lieu de travail, ses activités, ses allées et venues. Je veux aussi savoir s'il a contacté d'ici l'une ou l'autre de ses victimes. — Je sais ce que j'ai à faire, lieutenant chéri. — Oui, en principe. Peabody, vous vous attaquez d'abord à la chambre de la mère. On cherche le moindre détail susceptible de le relier aux victimes. Moi, je me charge de sa chambre. Cependant elle visita d'abord sa galerie d'exposition, étudiant les images, tentant de l'entrevoir dans chacune d'elles. Il y avait plusieurs portraits de sa mère, une femme séduisante, aux cheveux soyeux, au regard et au sourire doux. Elle était toujours nimbée d'une sorte de halo. Était-ce volontaire de la part du photographe ou un simple coup de chance ? Non, il ne se fiait jamais au hasard. Autres visages, autres thèmes. Des enfants en train de jouer, un homme coiffé d'une casquette de base-bail qui mangeait un hot-dog au soja. Une jeune femme étendue sur un plaid près d'un massif de fleurs. Mais aucune des images gravées dans l'esprit d'Eve. Aucune des victimes n'ornait ces murs. L'un de ces visages était-il le sien ? Elle pénétra dans la chambre, parfaitement ordonnée comme le reste de l'appartement. Le lit était fait au cordeau, les oreillers moelleux à souhait. Dans la penderie, les vêtements étaient rangés par genre et par couleur. Obsessionnel, compulsif, décréta-t-elle - même si elle se remémora que le dressing de Connors était organisé de façon similaire. Jeune, pensa-t-elle en examinant les habits. Chemises à la mode, bottes aérodynamiques, jeans, et moult pantalons originaux. Rien de trop bon marché, rien non plus de ruineux. Il aimait s'habiller, être à son avantage, mais ne vivait pas au-dessus de ses moyens. L'apparence, l'image. Elle s'approcha du bureau. Dans ses dossiers, impeccablement classés, elle trouva une disquette d'orientation conçue par Columbia, une autre répertoriant les notes et appréciations du Pr Leeanne Browning, concernant un cours intitulé « Explorer l'image » et datant de l'année précédente. Les preuves s'accumulent contre toi, Gerry, songea Eve en étiquetant les disquettes, désormais des pièces à conviction. Elle s'intéressa ensuite à la commode, fouilla dans les slips et les chaussettes soigneusement pliés, et tomba sur un écrin en velours qui renfermait quelques trésors. Un bouton de rose séché, un caillou brillant, un vieux ticket du Yankee Stadium, un bout d'étoffe provenant peut-être d'une couverture. L'un de ces dessous de verre en carton qu'on trouvait souvent dans les clubs ; celui-ci portait, en lettres bleu électrique, le logo des Coulisses. Enfin, une carte de Preneurs d'images. Elle glissa le tout dans une pochette en plastique. Elle embrassa la chambre d'un coup d'œil. Tu vis ici, mais tu n'y travailles pas. Tu ne mélanges pas tout. Ici, c'est l'appartement de ta mère, l'endroit où tu savoures un bon dîner, tranquillement, où tu te reposes. Mais ce n'est pas dans ce lieu que tu crées ton œuvre. Tu n'es pas venu depuis un moment, il y a de la poussière sur la commode. Trop de travail, trop à faire pour pouvoir rentrer à la maison te relaxer. Rentrer à la maison où ta mère ne t'attend plus. — Eve... Connors se tenait sur le seuil. — Tu as déjà fini ? demanda-t-elle. — Il n'y avait pas grand-chose. Il a un système d'effacement des données au bout de trente jours. Si tu réquisitionnes les appareils, on pourrait déterrer les transmissions détruites, mais d'ici, sans équipement, on n'a que l'historique du mois en cours. Or il n'est pas du genre bavard. Il a commandé une pizza voici trois semaines, et des fleurs fraîches pour la tombe de sa mère... — On sait où est le cimetière ? On n'a aucune transmission à des amis, des parents, des relations, et il a laissé la voix de sa mère sur la boîte vocale. — Mais on a quand même sa voix à lui, quelque part. Ça nous permettra d'obtenir une empreinte. Une lueur étrange et fugace passa dans les yeux de Connors. — Oui, sans problème. — Tu voudrais que je le plaigne parce qu'il a perdu sa mère? Parce que tu n'es pas encore sorti de ton propre chagrin et que tu te sens concerné ? Désolée, ta sympathie est déplacée. Des jeunes gens sont morts. On ne surmonte pas sa douleur en assassinant trois innocents. — Non, bien sûr, soupira-t-il. Mais... cet endroit a quelque chose de pitoyable. Les vêtements de la mère sont toujours dans les placards. Pendant que je travaillais, je me suis surpris à regarder souvent son visage. Tu vois ce qu'il en a fait ? — Non, quoi ? — Un ange. D'après ce qu'on en dit, c'était une femme pleine de bonté, mais humaine, mortelle. Or c'est précisément cela qu'il n'a pas accepté. Elle n'avait pas le droit d'être une simple mortelle, par conséquent il la déifie. Il tue pour elle, or elle ne méritait manifestement pas ça. — Alors c'est d'elle que tu as pitié. — Oui... Elle l'aimait beaucoup, d'après ce qu'on m'a raconté. Ne l'aimerait-elle pas encore, malgré ses crimes ? — Je n'en sais rien. — Je suppose que nous n'aurons jamais la réponse. Ah, voilà Feeney... ajouta-t-il, et il s'éloigna. Eve demeura un instant songeuse. Avait-il parlé de la mère de Gerald Stevenson ou de la sienne ? Elle quitta la chambre pour ne pas gêner les techniciens du labo et se réfugia dans un coin avec Feeney. — Où est McNab ? — Dans l'autre chambre, soi-disant pour donner un coup de main à Peabody. — Espérons qu'il se bornera à ça. Feeney en eut un haut-le-corps. — S'il te plaît, ne me mets pas des images pareilles dans la tête. — Dans la mesure où elles sont enkystées dans la mienne, j'éprouve le besoin de partager. Des images, répéta-t-elle, montrant les murs. Je ne crois pas qu'il soit sur celles-ci. Or on devrait en trouver dans la chambre de sa mère, ou au salon. Elle en avait forcément. — Comme toutes les mères. — Surtout compte tenu de la passion du fils, de son travail. Par conséquent, il a enlevé toutes les photos de lui, au cas où. La mère appréciait les produits de beauté Barrymore, enchaîna-t-elle, brandissant une pochette en plastique. Elle désigna d'un signe de tête la porte d'entrée, ouverte. — Yancy est encore avec le témoin. Celle-là, c'est une vraie bourrique. Espérons qu'il aura fini bientôt, mais je me suis dit que tu pourrais lancer une recherche sur les visages exposés ici. À tout hasard. — Je confie cette tâche à McNab ! rétorqua Feeney, s'illuminant soudain. Ça lui occupera les mains et tout le reste. — Parfait. Si Yancy progresse, j'emmène Connors vérifier les parkings qu'il a repérés pour nous. Sa présence facilitera les choses. Notre homme n'a pas quitté définitivement cet appartement, Feeney. Les affaires de sa mère y sont toujours, il y a quelques vêtements, sa.galerie de photos, de quoi manger dans la cuisine -or il est trop maniaque pour gâcher de la nourriture. Seulement voilà, il a du travail. Je crois qu'il tient à le terminer avant de rentrer. La voisine a raison, il exécute une commande. — Il en est où, à ton avis ? — Pas loin d'avoir fini. Il sait qu'on est sur ses traces, il a été forcé de se rabattre sur son plan B. Note, il n'avait pas prévu de tuer jusqu'à ce qu'on l'épingle. Non... Il prévoyait de tuer jusqu'à ce qu'il ait achevé sa tâche. Ce n'est pas le grand frisson qui le motive, mais la création, donc il s'est fixé des limites. Il veut qu'on voie ça, le travail achevé. Il lui faudra peut-être accélérer un peu le mouvement, pour être en mesure de montrer son œuvre avant d'être arrêté. Il a vraisemblablement déjà choisi sa prochaine cible. — Lieutenant ? Le charmant Yancy s'encadrait dans la porte d'entrée. — Je pense que nous y sommes. Navré que ça ait pris tout ce temps. C'est plus difficile quand le témoin ne coopère pas. — Vous êtes sûr qu'elle ne vous a pas manipulé ? — A peu près. Je lui ai expliqué, très poliment, qu'elle risquait d'être accusée d'obstruction si elle m'induisait délibérément en erreur. Son avocate a protesté avant de vérifier le texte de loi et de s'incliner - ce qui nous a encore retardés. — Voyons ce que vous avez... Il lui tendit l'image, et Eve eut la sensation que son cœur se décrochait dans sa poitrine. — Seigneur... Communiquez-la au Central, il faut que tous les policiers en service, toutes les voitures de patrouille, reçoivent cette image dans les plus brefs délais. Suspect identifié: Gerald Stevenson, alias Steve Audrey, barman au cyberclub Les Coulisses. Extirpant son communicateur de sa poche, elle tenta de joindre Baxter, Il était là depuis une heure, à observer l'habituel spectacle : une foule de gamins qui se pavanaient et fanfaronnaient, sirotant des boissons aux noms ridicules ou martelant les claviers des ordinateurs, quand ils ne se bousculaient pas sur la piste de danse. Certes, il aimait bien regarder se trémousser les jolies filles dans leurs minuscules robes d'été, mais la musique était trop assourdissante. Ça lui donnait la migraine et pire - bien pire - l'impression d'être vieux. Il avait envie de rentrer chez lui, de s'installer dans son canapé, les pieds sur la table basse, et de boire une bière en regardant une vidéo. Mon Dieu, à quel moment était-il devenu comme son père ? Une relation amoureuse, voilà ce dont il avait besoin. Une femme qui, surtout, n'ait aucun rapport avec la police et qui soit joliment faite. Le boulot dévorait la majeure partie de son temps libre - ce qui se produisait fatalement lorsqu'on atterrissait à la brigade criminelle sous les ordres de Dallas, et qu'en plus on prenait un bleu sous son aile. Certes, il n'avait rien à reprocher à Trueheart, admit-il, fixant son regard sur son élève qui, de l'autre côté de la salle, sirotait un soda et bavardait avec une jeune et fraîche créature. Ce gosse était brillant, enthousiaste et capable de bosser jusqu'à en tomber d'épuisement. Il suivait les conseils de Baxter, écoutait ses histoires, et même croyait à ces sornettes. Bon, il était temps de rentrer. Il régla sa note, fit un dernier tour dans la salle, puis, captant le regard de Trueheart, tapota sa montre pour lui indiquer qu'ils levaient l'ancre. Trueheart opina, reposa son verre sur le bar pour signifier à son supérieur qu'il terminait sa consommation et rentrerait chez lui par ses propres moyens. Vraiment, ils formaient une bonne équipe, tous les deux, songea Baxter en sortant dans la touffeur du soir. Il leva les yeux vers les nuages noirs, croisa les doigts pour arriver chez lui avant que l'orage n'éclate. Il avait parcouru un bon kilomètre au volant de sa voiture, quand son communicateur bourdonna. Pestant entre ses dents, il décrocha. — Bon Dieu, Dallas... Qu'est-ce que tu veux, encore ? — Le suspect est identifié. Gerald Stevenson n'est autre que Steve Audrey, notre cher barman si gentil. Baxter jeta un coup d'œil à son rétroviseur, exécuta un demi-tour passablement risqué. — Je ne suis pas très loin, j'y retourne. Le suspect a cessé son travail à vingt et une heures. Trueheart est encore là-bas. — Je le contacte immédiatement. Laisse ton communicateur allumé. Fonce, Baxter, je ne veux pas que le gamin soit là-bas tout seul. De mon côté, je suis déjà en route. Baxter accéléra, tenta de se faufiler entre les taxis et écouta Eve appeler Trueheart avec insistance. Il avait fini sa consommation, se sentait à la fois un peu flatté et légèrement nerveux : la fille ravissante qui l'avait abordé lui demandait ses coordonnées. Elle avait aussi envie de danser, malheureusement il était un bien piètre danseur, et il devait vraiment rentrer chez lui, se reposer. On ne savait jamais à quel moment il fallait être en pleine forme pour boucler une affaire. Il avait rougi en donnant son numéro privé à la fille. Il détestait ce sang qui lui enflammait la figure à la moindre émotion. Les flics ne rougissaient pas. Dallas n'avait en tout cas pas ce problème, et Baxter non plus. Peut-être existait-il un traitement médical contre les rougeurs intempestives ? Il sortit du cyberclub. L'orage ne tarderait plus, ce dont il se réjouissait. Il adora'it le tonnerre et les éclairs. Il hésita: métro ou marche à pied? Métro, décida-t-il, le nez levé vers les nuages. Son communicateur sonna. Il l'extirpa de sa poche, l'alluma. — Hé ! lança soudain une voix. Il va pleuvoir dans une minute. Vous voulez que je vous ramène chez vous ? Trueheart tourna la tête, sentit le rouge lui envahir la figure, gêné d'avoir été surpris en pleine contemplation du ciel, tel un gosse au planétarium. Par réflexe, il rem-pocha son communicateur pour le mettre sur le mode silencieux et ne pas se trahir, — Je vais prendre le métro, dit-il en souriant à celui qu'il connaissait sous le nom de Steve. Ça y est, vous avez terminé votre journée de boulot ? — En réalité, j'ai mon deuxième travail qui m'attend. Je ne me suis pas trompé, je vous ai bien vu discuter avec Marley ? — Oui, répondit Trueheart qui rougit de plus belle. Elle est sympathique. — Très, gloussa Gerry avec un clin d'œil. Bonne chance. Et il lui tendit la main. Sans réfléchir, Trueheart la serra et comprit aussitôt, en sentant une piqûre dans sa paume, qu'il venait de commettre une épouvantable erreur. Il dégagea brusquement sa main, essaya d'atteindre son arme glissée dans sa ceinture, au creux de ses reins, mais il était déjà tout étourdi. Il chancela, eut malgré tout la présence d'esprit de refermer ses doigts engourdis sur le communicateur. — Steve Audrey... bafouilla-t-il d'une voix pâteuse. Au sud du club... cent mètres... — Exact. Gerry l'entourait de son bras et l'entraînait. — Vous avez le tournis ? Ne vous inquiétez pas, j'ai un véhicule tout près d'ici. Trueheart voulut le repousser, mais il était en proie au vertige. Sa vision se brouillait, les réverbères se déformaient, virevoltaient autour de lui comme autant de comètes. — Cal... mant, articula difficilement Trueheart. — Ne vous faites pas de souci, dit Gerry qui le portait à moitié, tel un frère. Je vais m'occuper de vous. Il y a en vous une lumière si merveilleuse, et elle va briller pour l'éternité. 22 La peur formait une boule glacée dans la gorge d'Eve, son ventre, son cerveau. — Baxter? — Oui, j'ai entendu et j'ai pris la mauvaise direction. Merde... je refais demi-tour, Dallas. Quel bordel! — Le parking, dit-elle d'un ton sec à Connors. Le plus proche du cyberclub, au sud. — OK, rétorqua-t-il en tapant les données sur son portable. — Feeney ! Il a Trueheart. Dépêchons, vite. Yancy, transmettez le portrait-robot. Immédiatement ! — E-Z Parking, dans la 2e Rue, entre la 3e et la 4e, annonça Connors. — A toutes les unités, officier en danger. Code rouge. Elle débita l'adresse indiquée par Connors. — Suspect : Gerald Stevenson, alias Steve Audrey. Photo disponible dans un instant. Soupçonné de plusieurs meurtres. Peut-être armé. Elle ne s'interrompit que pour darder un regard menaçant sur la voisine, Jessie, qui se précipitait dans le couloir. — Il a un de mes hommes, lui déclara-t-elle. S'il arrive quoi que ce soit à cet officier, vous me le paierez. Sans cesser d'aboyer des ordres, des informations, elle s'engouffra dans l'ascenseur. — Chut... murmura-t-elle, levant la main pour intimer le silence à ceux qui l'escortaient. Par l'intermédiaire de son communicateur, elle entendait parler Gerry d'un ton guilleret. Non, il n'y a pas de problème. Mon ami a trop fait la fête, je le ramène chez lui. Puis la voix de Trueheart, à peine audible. Parking... niveau... Mais oui, monte. Je vais t'aider. Tu devrais t'allonger à l'arrière. Ne t'inquiète pas, je m'occupe de tout. Relaxe-toi. — Ça y est, Trueheart est dans la voiture. Baxter ? — Je suis à six pâtés de maisons. Il y a des embouteillages, je me faufile. — Dis-moi la marque du véhicule, Trueheart, supplia Eve. Dis-la-moi. — Van Itza, marmonna le jeune homme, comme s'il avait entendu l'ordre du lieutenant. Sombre... fatigué. — Non, tu restes avec nous, articula-t-elle en se précipitant hors de l'immeuble. Ne lâche pas ! Elle sauta littéralement sur le siège du passager. Il ne lui serait pas venu à l'esprit de conduire - pas quand Connors était là. Il était meilleur conducteur qu'elle, plus rapide et audacieux. Sans un mot, Peabody s'engouffra à l'arrière, tandis que Feeney et McNab couraient vers une autre voiture. — Il est encore capable de penser comme un flic. Eve essuya la sueur qui laquait son visage, pendant que Connors démarrait sur les chapeaux de roues. — Il a laissé son communicateur branché. Peabody, soyez à l'écoute de ses transmissions. C'est tout ce que je vous demande, pigé ? — Ils roulent, lieutenant. J'entends le moteur, la circulation. Il a allumé la radio. Des sirènes. J'entends des sirènes. Vite, vite, se répétait mentalement Eve, tout en continuant à donner des ordres. — Le suspect conduit un van. Il sort du parking. Connors actionna la manette qui commandait le décollage vertical, afin de dépasser plusieurs taxis et, simultanément, bifurquer vers la gauche à une vitesse qui fit glisser Peabody d'un côté à l'autre de la banquette. Les pneus frôlèrent un parapluie, sur un trottoir roulant, puis reprirent contact avec la chaussée. — Bonté divine, balbutia Peabody, alors que les immeubles défilaient à une allure vertigineuse. Connors se glissait dans le trafic tel un serpent parmi les rochers. Peabody n'eut pas le cran de jeter un coup d'œil au compteur. — Dallas, Trueheart a dit : un van noir. Il est de plus en plus faible. — Il ne flanchera pas. Eve ne perdrait pas ce jeune flic, qui aimait son métier et était encore capable de rougir comme une pivoine. — Baxter, nom d'un chien ! lança-t-elle d'un ton rogue. — Je suis à environ deux cents mètres. Pas de van noir en vue. Je l'aurais invitée à danser si je n'étais pas si empoté, songeait Trueheart, ballotté à l'arrière du véhicule. On aurait... dansé. Non, un van noir, De gros ennuis. Steve. Le barman. Un calmant. Fais quelque chose. Elle était jolie, Marley. Drôlement jolie. Le visage d'Eve, flou et mouvant, remplaça celui de Marley. On se ressaisit, officier Truheart. Au rapport. Je suis mal, vraiment mal. Faire quelque chose... Il tenta d'atteindre l'arme, au creux de ses reins, mais son bras lui refusa tout service. Le communica-teur, pensa-t-il vaguement. Le bipeur. Tandis que les règles de la procédure tournoyaient dans son cerveau engourdi, au rythme de la musique qui emplissait l'habitacle, le van roulait tranquillement dans la nuit. Eve bondit hors de la voiture et fonça vers Baxter qui avait agrippé par le col l'employé du parking. Une bonne dizaine de flics bloquait la circulation au carrefour Partout résonnaient cris, menaces, hurlements de sirènes, accompagnées par le grondement du tonnerre. — Je sais pas de quoi vous parlez, balbutia l'employé qui, à moitié étranglé par Baxter, avait les yeux qui lui sortaient de la tête. — Inspecteur... dit Eve, posant une main sur le bras de Baxter. — Tu vas me cracher le morceau, face de rat, ou je te tords le cou. — Inspecteur! répéta Eve qui, cette fois, fit reculer Baxter. Pour empêcher celui-ci de commettre une bêtise, Connors s'empressa de lui bloquer les bras derrière le dos, tandis qu'Eve enfonçait dans la poitrine de l'employé un index pareil à une mèche de perceuse. — Je t'accorde dix secondes, ensuite je le relâche. Et après, tous ces flics que tu vois là termineront le travail. Je veux la marque, le modèle, le numéro d'immatriculation du van que tu viens de louer en sous-main. — Je ne comprends pas ce que vous... Elle s'approcha de lui. — Tu n'imagines pas ce dont je suis capable, mur-mura-t-elle. Ta cervelle te sortira par les oreilles, et tes tripes par où je pense. Je te torturerai sans laisser la moindre marque sur ta sale carcasse, et tous les flics qui sont là jureront que tu es décédé de mort naturelle. Il avait eu peur de Baxter, mais à présent il était carrément terrifié. — Un Chevey Mini-Mule de 2051, bredouilla-t-il. Noir. Il faut que j'aille chercher le numéro. Je veux pas d'ennuis, moi. Les propriétaires sont absents pour deux semaines, et le type en avait juste besoin pour une balade. — Vous avez vingt secondes. Elle ordonna d'un geste à un agent en uniforme de l'accompagner dans sa guérite. Baxter avait cessé de se débattre, il était pétrifié, blanc comme un linge, l'air désespéré. — J'étais parti dans la mauvaise direction, Dallas. Et j'ai laissé le gamin au club, tout seul. Je voulais rentrer chez moi, boire une bière et me reposer. — Tu te prends pour un médium ? Tu ne pouvais pas deviner ce qui allait se passer, répondit-elle d'un ton brutal, presque méprisant qui, elle le savait, le tirerait de son abattement. Si tu as le don de voyance, on aura intérêt à te muter au service des opérations spéciales. — Dallas, je suis responsable de ce môme. — On le retrouvera. Ressaisis-toi, sinon tu ne seras pas capable de l'aider. Malgré ses paroles, Eve était tenaillée par l'angoisse, la colère, le sentiment d'avoir toujours un train de retard. Comme on lui remettait le numéro de licence du véhicule, elle aboya dans son communicateur : — Appel à toutes les unités ! Chevrolet Mini-Mule, 2051. Numéro d'immatriculation: NY 5504, Baker Zulo. Arrêtez le conducteur, Gerald Stevenson alias Steve Audrey. Code rouge. Peabody? interrogea-t-elle. — Rien de nouveau, lieutenant. Ils roulent encore. J'ai entendu une annonce destinée aux touristes. A propos de Chinatown, il me semble. — En direction du sud. À toutes les unités, quadrillez le secteur au sud de Canal Street. Baxter, tu viens avec moi. — J'ai ma bagnole, je... — Je t'emmène, décréta-t-elle, car elle ne le jugeait pas en état de tenir le volant. Je conduis, dit-elle à Connors. Toi, Feeney et McNab, vous commencez à passer en revue les habitants en deçà de Canal Street. Près de West Broadway, à mon avis. Des Javert, Sten-venson, Audrey, Gerald. N'importe quoi de ce genre. Un célibataire, dans un immeuble avec un parking dans les parages. Les étages les plus élevés, il a besoin d'espace, de lumière, et il veut pouvoir surveiller les alentours. Elle s'engouffra dans la voiture, pestant entre ses dents. Tout ça parce que cette satanée Fryburn les avait retardés. Dix minutes de moins, voire cinq, et ils auraient épinglé le meurtrier avant qu'il pose un doigt sur Trueheart. Maintenant, il ne restait que quelques instants avant la fin. — Peabody? — Il est toujours conscient, lieutenant. Il marmonne de temps en temps. Je ne comprends pas vraiment, mais je note chaque mot. «Communicateur; barman; au rapport. » J'entends des klaxons, des sirènes, dans le lointain. Et aussi le bruit des pneus sur la chaussée. Je pense que le communicateur est sur le plancher du van. Peabody s'interrompit brusquement. — Lieutenant... ils se sont arrêtés. Quand le van stoppa, Trueheart referma ses doigts à demi paralysés sur le communicateur. Il fallait qu'il appuie sur un bouton, Dieu merci, il s'en souvenait. Mais ses doigts étaient tellement gros, tellement loin. Il ne parvenait pas à les remuer. Luttant pour rester éveillé, il cacha l'appareil au creux de sa paume, tandis que les portières s'ouvraient. Gerry était très gentil. Il ne voulait pas lui faire mal physiquement. Il le lui expliqua d'un ton apaisant, en tirant Trueheart de l'arrière du véhicule. — C'est la chose la plus essentielle que chacun de nous réalisera jamais, dit-il tout en marchant et en soutenant Trueheart dont les chaussures de ville raclaient le trottoir, — Meurtre, bredouilla Trueheart. Vous... avez le droit de... — Non, non... Patiemment, Gerry sortit sa carte magnétique, l'inséra dans la serrure, puis appliqua sa main sur le scanner palmaire afin d'accéder à l'immeuble. — Vous avez écouté les actualités. Je suis très déçu par la manière dont ils présentent l'histoire, mais ça ne me surprend pas. Tout changera quand ils auront compris. Trueheart fournissait des efforts surhumains pour rester attentif. L'éclairage était faible, à moins que ses yeux ne lui jouent des tours. — Murs blancs, entrée sécurisée, deux... ascenseurs. — Vous êtes observateur, n'est-ce pas ? rétorqua Gerry avec un petit rire. Moi aussi. Ma mère me disait toujours que rien ne m'échappait, que je remarquais des détails dont les autres n'étaient même pas conscients. Je voulais montrer aux gens ce qu'ils ne voyaient pas. Ils pénétrèrent dans l'ascenseur, Gerry appuya sur le bouton du quatrième. — Quatre... — Oui, en effet. Dès que vous avez mis les pieds au club, j'ai su. Il émane de vous une lumière si puissante. Ce n'est pas le cas de tout le monde. Du moins elle n'est pas éclatante et pure, comme la vôtre. C'est ce qui vous rend si spécial. — Quatre... B... balbutia Trueheart dont la vision se brouillait. — Oui, il n'y a que deux appartements, et l'occupant du A travaille de nuit. C'est plus pratique. Vous pouvez vous allonger pendant que je prépare tout. — Loft... Village? Soho? — Allons, étendez-vous là. Trueheart voulait résister, mais ses jambes et ses bras s'agitaient dans le vide, sans force. — Relax... Pour l'instant, je ne vous donnerai pas une autre dose de calmant. Vous avez le droit de savoir ce que vous vous apprêtez à réaliser, à devenir. Accordez-moi juste cinq minutes. Je dois épargner mon énergie, songea vaguement Trueheart. Observer et rendre compte. — Loft transformé en appartement, chuchota-t-il. Trois grandes fenêtres en façade, deux velux. O mon Dieu... les portraits. Les victimes. Je suis la victime. C'est moi, sur le mur. Est-ce que je... suis... mort ? — Il perd les pédales, Dallas. — Pas du tout, riposta Eve en abattant son poing sur le volant. Il fait son boulot. Connors, file-moi un renseignement, merde ! — Je m'y emploie, répondit-il, ses cheveux tombant sur son visage comme un rideau noir, tandis qu'il pianotait sur le clavier d'un miniportable. Jusqu'ici, j'ai cinq possibilités, et j'en aurai davantage. Les célibataires apprécient ces quartiers-là. — Des immeubles de quatre étages, des lofts. — J'ai entendu, lieutenant, répliqua-t-il avec un calme olympien. Il me faut cinq minutes. Eve n'était pas sûre que Trueheart ait tout ce temps devant lui. Obéissant à son intuition, elle traversa Broadway afin d'écumer les rues adjacentes, plus accueillantes pour les artistes, les adeptes du Free-Age, ceux qui menaient la vie de bohème. Il était assez jeune pour souhaiter ce genre d'environnement, et il jouissait d'une confortable situation financière. Personne ne s'étonnerait de voir un type porter à moitié un autre garçon - ou une fille – pour entrer dans un immeuble. On considérerait qu'il avait trop bu, dans une fête quelconque. Comme beaucoup d'autres dans ce secteur. Le tonnerre ébranlait la nuit, un éclair zigzagua dans le ciel. Soudain, les nuages crevèrent, déversant des trombes d'eau. — Je vous explique, déclara Gerry en testant les projecteurs et les filtres qu'il avait mis en place. Ma mère était une femme extraordinaire. Pure et pleine de bonté. Elle m'a élevé seule. Elle n'avait pas les moyens d'être une mère à plein temps, pourtant elle ne m'a jamais négligé. Elle était infirmière, toute sa vie elle a secouru les gens. Et puis elle est tombée malade. Il recula, étudiant le décor qu'il préparait. — Cela n'aurait pas dû arriver. Qu'une ombre emporte un être aussi lumineux et altruiste, ce n'est pas bien. Les tumeurs, les médecins appellent ça des ombres. Elle en avait au cerveau. On a fait ce qu'il fallait, voilà tout ce qu'ils ont dit. Pourtant elle n'était pas guérie. Il y a eu d'autres ombres, plus étendues. Non, vraiment, ce n'est pas bien. Il hocha la tête. — Voilà, ça y est presque. Désolé d'avoir été si long, mais je veux que ce soit parfait. C'est le dernier. Vous êtes celui qui parachèvera mon œuvre, donc je ne tiens pas à commettre une erreur. La lumière est capitale pour l'image. On peut la peaufiner grâce à l'informatique, et c'est une forme d'art, mais trouver la bonne lumière d'emblée... voilà l'art véritable. J'ai étudié pendant des années, à l'université, et aussi tout seul. Je n'ai pas réussi à avoir une exposition à New York. Cette ville est si dure. Il ne semblait pas aigri. Patient, plutôt. Trueheart qui s'escrimait à remuer les doigts regardait Gerry reculer encore pour jauger son travail, celui qui ornait ses murs. Rachel Howard, Kenby Sulu, Alicia Dilbert. Tous dans une pose parfaite. Tous morts dans leur cadre -une fine baguette argentée. Il y avait d'autres images d'eux, Trueheart les distinguait vaguement. Les instantanés. Gerry les avait également encadrés et regroupés. — J'ai eu une exposition à Philadelphie l'an dernier, poursuivit Gerry. Une petite galerie, mais c'était un bon début. Je démarchais d'autres lieux mais, quand l'état de ma mère s'est aggravé, j'ai dû mettre ça en attente. J'ai abandonné la fac, pour me consacrer à maman. Elle ne voulait pas. Comment aurais-je pu me soucier de gloire et de fortune alors qu'elle allait si mal ? Quel genre de fils aurais-je été ? Il s'interrompit. — J'ai vu la lumière la quitter peu à peu, sans pouvoir l'empêcher. Je ne savais pas comment faire, à l'époque. Ensuite j'ai trouvé la solution. Je regrette... tellement de n'avoir pas su avant qu'il soit trop tard pour elle. Il pivota, esquissa un sourire plein de gentillesse. — Maintenant, il nous faut commencer. Il traversa la pièce. La sueur coulait sur le visage de Trueheart tant il s'évertuait à enclencher le bipeur permettant de le localiser. — Où est ce fichu van ? grogna Baxter qui, malgré l'orage, avait baissé sa vitre pour mieux balayer le secteur du regard. Tous les flics de la ville le cherchent et on n'arrive pas à repérer un foutu van ? Il était peut-être dans un parking souterrain, ou un autre quartier, pensa Eve. Cependant, d'après ce qu'elle avait entendu par le truchement du communicateur, cela lui paraissait peu probable. Le véhicule était garé dans la rue. Elle était tout près, elle en avait la certitude. Malheureusement, s'ils avaient encore quelques centaines de mètres à parcourir... — 207, Greenwich Street, appartement 4-B, annonça soudain Connors en relevant la tête. Javert Stevens. — À toutes les unités ! beugla Eve qui, dédaignant le code de la route, fit un demi-tour en U et s'engagea dans une rue à sens unique. — Il a enclenché le bipeur ! s'exclama Peabody, agrippant le bras de Baxter. Il y est arrivé ! On est à deux cents mètres. A côté d'Eve, tout en priant silencieusement, Baxter contrôla son arme. Il n'était pas sûr d'avoir réussi, néanmoins Trueheart laissa le communicateur glisser dans les coussins du sofa où il était allongé. Il essaya de repousser les mains de Gerry qui le saisissaient, mais ses bras retombèrent mollement. — Tout ira très bien, promis. Ce ne sera pas douloureux, j'y veillerai. Ensuite, vous verrez, c'est inouï. Je désire que vous posiez debout. Très droit, comme un soldat. Pour moi, c'est ce que vous êtes - un soldat, courageux et sincère. Cependant il ne faut pas que vous soyez trop raide, ce qui exigera un peu de travail. Il appuya Trueheart contre un haut tabouret, tira sur les fils de fer dont il lui avait déjà entouré les chevilles. — Vous aimeriez écouter de la musique ? Je vous en mets dans un instant. Je crois que je vais vous installer comme ça... Il ramena les bras de Trueheart en arrière, les attacha au tabouret. — Ce sera superbe. J'effacerai naturellement le tabouret et les fils de fer de l'image grâce à l'ordinateur. Il vaudrait sans doute mieux que je glisse votre chemise dans votre ceinturon. Un filet de sueur coula le long du dos de Truheart. Si Gerry découvrait son arme, ce serait terminé. Quelle bêtise, c'était peut-être déjà fini ! Gerry secoua la tête. — Non, je la préfère par-dessus le pantalon. Ça vous donne l'air décontracté, quoique vigilant. Au club, j'ai justement été frappé par votre vigilance. Vous regardiez autour de vous, vous observiez les gens. C'est pour ça que je vous ai imaginé en soldat. Il saisit une seringue. — Je vous administre une nouvelle dose, pour que vous n'ayez pas peur, que vous ne sentiez rien. Quand j'aurai l'image, vous comprendrez tout. Vous serez une part du grand tout. — Non... balbutia Trueheart dont la nuque ne supportait plus le poids de sa tête. — Chut... ne vous inquiétez pas. Trueheart sentit une légère piqûre, il eut l'impression de s'engloutir dans une eau d'une ineffable douceur. La lumière s'éteignit. Eve fonça, au point que la voiture dérapait sur la chaussée mouillée. Le van noir était garé le long du trottoir. Baxter sauta du véhicule avant même l'arrêt du moteur. Eve le suivit un instant après. — Ne disjoncte pas, ordonna-t-elle. — Je suis très calme, grommela-t-il en sortant son passe. — Le scanner palmaire - ce sera plus rapide, s'interposa Connors qui, aussitôt, se mit à l'ouvrage avec ses instruments parfaitement illicites. — Tu n'as rien vu, dit Eve à Baxter d'un air mauvais. — Je suis aveugle. — Écoute-moi bien, inspecteur Baxter. C'est moi qui commande, compris ? Elle fit un signe à Feeney et à McNab qui arrivaient, puis aux policiers qui émergeaient de trois voitures de patrouille. — On entre, et vite, mais on s'organise d'abord. Elle franchit la porte que Connors avait ouverte. — Les escaliers. Les agents, par l'ascenseur. Peabody, avec moi. Baxter, tu as une priorité : Trueheart. — Ce n'est pas la peine de me le rappeler. — Tu retrouves l'officier Trueheart et tu le mets en sécurité. Il me faut un médecin et une ambulance, aboya-t-elle dans son communicateur. Baxter, tu me laisses le suspect. C'est clair ? — Ça va, j'ai pigé. — Il a mis de la musique, lieutenant, déclara Peabody, légèrement essoufflée, quand ils atteignirent le quatrième. Je n'entends plus rien. — Connors, la porte. Qu'on boucle le bâtiment, et je veux deux hommes postés à chaque étage, dans l'escalier. Bloquez les ascenseurs. Un coup de tonnerre ébranla le sol, lorsqu'elle se précipita vers le 4-B. Elle avait son arme à la main, tout son sang-froid et sa lucidité. Connors s'appliquait, de ses doigts agiles, à déverrouiller les serrures. — Tu peux y aller, annonça-t-il. Elle enfonça le battant d'un coup de pied, franchit le seuil tel un boulet de canon et, en une fraction de seconde, pressa le canon de son pistolet entre les yeux stupéfaits de Gerry. — Police. Tu lâches ça et tu recules, ou j'éteins définitivement ta lumière. — Vous ne comprenez pas, répliqua-t-il d'une voix étonnamment posée, tout en serrant entre ses doigts le poignard à la longue et fine lame. Je vais le faire vivre éternellement. — Lâche ton arme, répéta-t-elle, refusant de se laisser distraire par le spectacle de Trueheart, inconscient, la chemise déboutonnée, dans la pose d'un soldat à la parade. — Mais... — Ça suffit! Baxter se précipitait déjà. Pour leur épargner des ennuis, Eve baissa son pistolet, visa le ventre de Gerry et lui envoya une décharge paralysante. Le poignard tomba sur le sol blanc avant lui. Les projecteurs savamment disposés l'enveloppèrent de lumière. — Allez, petit, allez... murmura Baxter dont les doigts, qui cherchaient le pouls de Trueheart, tremblaient comme des feuilles. Il respire. On va te sortir de là, petit. Maladroitement, il tenta d'enlever les fils de fer. — Merde, il me faut des pinces, des ciseaux, de... — Tenez, intervint Connors en lui tendant l'un de ses outils. Permettez-moi de vous aider. — Suspect arrêté, annonça Eve dans son communicateur, appuyant son pied sur le dos de Gerry, au cas où il retrouverait ses moyens avant qu'elle l'ait menotté. L'officier Trueheart ne paraît pas sérieusement blessé. Où est le toubib, bon sang ? Elle se retourna, découvrit que le loft était bourré de flics. Elle attendit une minute, le temps que l'adrénaline reflue. Elle comprenait la joie de ses collègues, et leur laissa le temps de la savourer. — Il y a trop de monde ici, finit-elle par dire. Fin du code rouge. Dégagez les lieux, officiers, je présume qu'il y a des crimes ailleurs dans la ville qui exigent votre présence. Vous avez tous fait du bon travail. Merci. — Un sacré bon travail, dit Feeney en posant la main sur l'épaule d'Eve, tandis que Baxter et Connors étendaient Trueheart par terre. Ça va, ma grande ? — Un peu flageolante, maintenant. On est passés à un cheveu de la catastrophe. — Je deviens trop vieux pour grimper quatre étages au pas de course, se plaignit-il en s'essuyant le front. Tu veux que j'embarque ce salaud pour toi, que je lui lise ses droits ? — Oui, je t'en serais reconnaissante, mais le premier interrogatoire est pour moi. Tu le fourres dans une cellule, et s'il parle d'avocats... — Je serai brusquement dur d'oreille, rétorqua-t-il avec un sourire pervers. Eve se dirigea vers le médecin. — La tension est basse, dit-il. On lui administrera des remontants, il aura une migraine abominable, mais il est jeune et vigoureux, il récupérera vite. — Il reprend conscience, murmura Baxter. Alors, petit, tu reviens parmi nous ? Les cils de Trueheart battirent. Il n'y voyait pas bien, la confusion la plus totale régnait dans son esprit. Il essaya de déglutir, toussa. — Lieutenant ? Est-ce que je suis mort ? — Vous n'êtes même pas blessé. Mue par une impulsion irrésistible, elle lui prit la main, la serra très fort. — Vous avez accompli un travail formidable, officier Trueheart, et vous avez réussi. Le suspect est en garde à vue. — Tant... mieux. Fatigué, bredouilla le jeune homme qui sombra de nouveau dans l'inconscience. — Ce sera comme ça un moment, expliqua le médecin d'un ton guilleret. Cette nuit, on le met sous surveillance, et demain matin il sera comme neuf. — Dallas, je reste près de lui, déclara Baxter. — D'accord. Contacte sa mère et dis-lui qu'il a été épatant. Épilogue — Ils sont à l'intérieur de moi, à présent, déclara tranquillement Gerry. Pas dans mon corps - ce n'est qu'une coquille. Ma mère m'a expliqué tout ça. Ils sont dans mon âme. La lumière va à la lumière. — Votre mère vous a demandé de prendre la leur, Gerry? — Non... Je regrette infiniment que nous n'ayons pas compris tout ça avant sa mort. Ça n'aurait pas dû arriver, jamais. Nous vivrons tous éternellement, nous en avons la capacité. Il faut juste se débarrasser du corps. — Donc, rétorqua-t-elle du même ton placide, vous vous êtes chargé de débarrasser Rachel Howard, Kenby Sulu et Alicia Dilbert de leur corps. — Oui. Leur lumière était si vive... Si vous regardiez vraiment, si vous compreniez mes portraits, vous le verriez. Ma mère m'en parlait souvent. En tant qu'infirmière, elle percevait la lumière dans les yeux des patients. Chez certains, elle était si éclatante alors que, médicalement, on ne leur donnait pas la moindre chance. Mais elle, elle voyait cette lumière, et elle savait qu'ils survivraient. Pour d'autres, au contraire, qu'on croyait tirés d'affaire, la lumière n'était pas là, et ils mouraient. — Celle de votre mère était éclatante. — Oui, mais pas suffisamment. Le chagrin s'inscrivit sur le visage de Gerry et, l'espace d'un instant, son regard ne refléta plus la folie, simplement la jeunesse et le désespoir. — Trop d'ombres, murmura-t-il. Il s'agita sur sa chaise et, de nouveau, il eut les yeux fous. — J'ai étudié l'œuvre de Henri Javert. C'était... — Je connais. Il photographiait les morts. — Un art fascinant. Je voyais ce que ma mère voulait dire. Chez les morts, une fois que cette lumière a disparu, la coquille est vide. L'œuvre de Javert était géniale, elle m'a montré la voie. Préserver la lumière, se débarrasser du corps. — Vous approprier la lumière, par le truchement de votre appareil. — L'objectif est magique. Il ne s'agit pas que de technique, c'est de l'art et de la magie. À travers l'objectif, on voit l'âme du sujet. J'ai ce don-là. — Pourquoi vous êtes-vous servi de Hastings ? — Je ne saisis pas votre question. — Vous avez pris des images de ses archives. — Oh... j'admire vraiment son travail. C'est un homme au caractère difficile, mais un immense artiste. J'ai beaucoup appris de lui, en très peu de temps. Lui aussi photographie les morts, uniquement sur commande. Pas pour la beauté de l'art. — Avez-vous été son assistant quand il photographiait les morts ? — Une seule fois, et c'était extraordinaire. Après le décès de ma mère, j'allais tellement mal. Le Pr Browning m'a aidé à me remettre debout. Elle comprenait que je traversais une période terrible, alors elle m'a suggéré d'être l'assistant de Hastings. Pour m'occuper. Je ne suis resté avec lui qu'une semaine. J'ai remarqué Rachel Howard à ce mariage, j'ai été ébloui par la lumière qui émanait d'elle... ça a été une révélation. Hastings aussi l'a remarquée. J'ai failli lui prendre son une espèce de monstre. Je n'en suis pas un. Je suis un sauveur. — Et vous avez délibérément ôté la vie à Rachel Howard, Kenby Sulu et Alicia Dilbert ? — J'ai préservé leur lumière, corrigea-t-il. Pour toujours. — Vous les avez emmenés dans votre studio de Greenwich, après les avoir drogués, et vous les avez tués en leur plantant la lame d'un poignard en plein cœur. — Je ne voulais pas les faire souffrir, je leur ai donc donné le médicament que prenait ma mère. — Ce soir, vous avez également kidnappé l'officier Trueheart, dans le même but. — Oui, en effet. — Bon. Fin de l'enregistrement. — Je peux m'en aller, maintenant ? — Non, désolée. D'autres personnes souhaitent vous parler, entendre vos explications. — Oh, d'accord, marmonna-t-il en jetant un regard circulaire. Mais il faut vraiment que je retourne bientôt à mon travail. J'ai un dernier portrait à réaliser. La folie était une frontière indistincte et mouvante, que Gerry avait franchie. S'il était toujours capable de fonctionner, de créer des images, il le ferait désormais dans la cellule capitonnée d'un hôpital psychiatrique, jusqu'à la fin de ses jours. Quand un agent en uniforme vint le chercher, Eve demeura sur sa chaise. Peabody remplit deux verres d'eau, lui en tendit un qu'Eve contempla d'un air songeur. — Quelquefois, on boucle une affaire, pourtant on a du mal à tourner la page. Connors avait raison : ce garçon est pathétique. Quand un tueur est l'incarnation du mal, c'est plus facile. — Vous devriez rentrer chez vous, Dallas. — Oui, marmonna Eve en se frottant les yeux comme une petite fille. Il s'approcha, effleura la fossette qu'elle avait au menton, étudia ses traits tirés par la fatigue. — Comment vas-tu ? — J'ai été mieux, et aussi beaucoup plus mal. Trueheart s'en tire bien, Baxter le couve comme une vraie mère poule. C'est mignon. Tu es passé le voir à l'hôpital? — Comment tu as deviné ? — Parce que je te connais... — Notre Trueheart m'a paru tellement jeune. Baxter lui a offert un ballon obscène - qui représente d'énormes seins de femme - et Trueheart, en rougissant jusqu'aux oreilles, l'a attaché à la tête de son lit. — Oui, j'ai vu ça. Le monde tourne de nouveau dans le bon sens. — Tu as pitié de lui. Elle sut qu'il ne parlait plus de Trueheart. — Plus que je ne le souhaiterais. La mort de sa mère l'a peut-être fait basculer dans la folie, ou bien il aurait fatalement fini de cette manière. Les psychiatres décideront. Je suis crevée. Il vaudrait mieux que j'aille me coucher. — Effectivement, il me semble préférable de retarder un peu notre rendez-vous. — Quel rendez-vous ? Il lui entoura la taille de son bras, l'entraîna vers l'escalier. — Celui que nous avions fixé pour le jour du départ de Summerset. — Attends, attends... marmonna-t-elle, scrutant le hall. Summerset a levé l'ancre ? — Depuis vingt minutes. Il boitait encore un peu, mais... — Oh là là! Elle se mit à onduler des hanches, à danser ce qui pouvait ressembler, de loin, à un cha-cha-cha. — Tu parais avoir récupéré ton énergie, commenta Connors. — Je ressuscite ! s'écria-t-elle, et elle lui sauta au cou, noua les jambes autour de ses hanches. Viens, on va faire l'amour comme des bêtes. — Si tu insistes... Il se trouve que j'ai au salon un pichet de délicieuse sauce au chocolat. — Tu plaisantes ? — On ne plaisante pas quand il s'agit de faire l'amour comme des bêtes nappées de sauce au chocolat. Riant aux éclats, elle l'embrassa à pleine bouche -avec tant de passion qu'il en chancela. Lorsqu'ils roulèrent ensemble sur le sol, Eve eut la sensation que son cœur s'allégeait et que la vie reprenait effectivement son cours. Table des matières Prologue