1 Le vieil homme gisait sur un amoncellement de barres chocolatées et de paquets de chewing-gum. Des rivières multicolores de sodas, boissons énergétiques et autres potions pour sportifs dégoulinaient des bouteilles derrière la porte en verre fracassée du réfrigérateur. Des sachets écrasés de chips de soja jonchaient le sol de la petite supérette. Derrière le comptoir, le mur était orné d’une photo encadrée représentant une version nettement plus jeune du macchabée et de sa veuve posant bras dessus, bras dessous devant la vitrine du magasin. Leurs visages rayonnaient de fierté et de bonheur face aux possibilités que leur offrait l’avenir. « Celui du propriétaire a pris fin aujourd’hui », songea Eve devant la mare de sang et de friandises. Au milieu de ce chaos, le lieutenant Eve Dallas examinait le corps tandis que le premier officier arrivé sur les lieux lui résumait la situation. — Il s’appelle Charlie Ochi. Son épouse et lui gèrent cette boutique depuis bientôt cinquante ans. Au tressaillement de sa mâchoire, Eve comprit qu’il avait connu la victime de son vivant. — Mme Ochi est dans l’arrière-boutique, entre les mains d’un médecin. Ces salauds l’ont cognée. — Ils étaient plusieurs ? — Trois, selon elle. Trois individus de sexe masculin âgés d’une vingtaine d’années. Un Blanc, un Noir et un Asiatique. Ce n’était pas leur première visite et ils ont déjà été poursuivis pour vol à l’étalage. Apparemment, ils s’étaient équipés d’un dispositif maison grâce auquel ils ont réussi à bloquer la caméra de sécurité. Du menton, il désigna ladite caméra. — Il paraît qu’ils étaient complètement shootés, qu’ils riaient comme des hyènes en fourrant des bonbons dans leurs poches. Ils l’ont frappée quand elle a tenté d’intervenir. Puis le vieux a surgi et ils s’en sont pris à lui. L’un d’entre eux lui a enfoncé l’engin dans la poitrine. Mme Ochi dit qu’il est tombé comme une masse. Ils ont ramassé quelques poignées de saloperies – barres chocolatées, chips –, puis ils ont tout cassé et se sont enfuis. — Elle a pu vous les décrire ? — Oui, mais on a mieux : un témoin, Yuri Drew, les a vus sortir et a reconnu l’un d’entre eux. Bruster Lowe – alias Skid. Ils se seraient dirigés vers le sud, à pied. Drew est dehors. C’est lui qui a signalé l’incident. — Très bien, restez dans les parages, ordonna Eve avant de se tourner vers sa coéquipière. Comment comptez-vous vous y prendre ? Peabody cligna des yeux. — C’est vous qui allez mener l’enquête. Comment comptez-vous vous y prendre ? répéta Eve. Elle lui laissa quelques instants pour recouvrer ses esprits. — On lance une recherche sur Lowe : coordonnées, casier judiciaire, fréquentations. On diffuse au plus vite le portrait-robot des coupables, quitte à y ajouter d’autres noms, le cas échéant. Je veux qu’on arrête ces ordures au plus vite. Maintenant qu’elle était lancée, Peabody reprenait confiance en elle sous l’œil approbateur d’Eve. — On convoque l’équipe scientifique. Ces idiots ont dû laisser des empreintes partout. On visionne la vidéo de sécurité avant le sabotage. La DDE s’occupera du reste. Peabody regarda un instant le corps. — Mais avant tout, on confirme son identité. — En cours. Une fois de plus, Peabody cligna des yeux. — Vraiment ? — C’est vous la chef… Voyons, enchaîna Eve, l’œil rivé sur l’écran de son Palm… Lowe, Bruster, alias « Skid », type caucasien, âge vingt-trois ans. Adresse actuelle inconnue. Dernier domicile connu, Avenue B – chez sa mère. Un casier et un dossier de délinquance juvénile descellé. Possession de substances illicites, dommages causés par actes de malveillance, vol à l’étalage, destruction de propriété privée, vol de véhicules, et blablabla. — Il faudrait croiser ces infos avec… — C’est fait. Vous n’êtes pas la seule à savoir manipuler ce genre d’appareil, lui rappela Eve. Le recoupement nous mène à Leon Slatter, alias « Slash », sexe masculin, race métissée, vingt-deux ans, et Jimmy K. Rogan, alias « Smash », sexe masculin, race noire, vingt-trois ans. — Excellent. On sait où ils crèchent ? — Slatter habite sur la 4e Rue Ouest. — Parfait. Officier, notez les données. Je veux qu’on appréhende ces individus. Ma coéquipière et moi-même vous donnerons un coup de main quand nous en aurons terminé ici. — Entendu. — J’interroge le témoin, annonça Peabody à Eve. Vous questionnez la femme. D’accord ? — C’est vous… — La chef. Compris. Merci, Dallas. « Étrange sentiment que de recevoir des remerciements au-dessus d’un mort », pensa Eve en s’accroupissant pour confirmer son identité à l’aide de son mini-ordinateur. Mais après tout, elles étaient flics, elles appartenaient à la Criminelle. Elle passa encore quelques minutes à observer le corps – hématomes sur la tempe, sur les bras. Le médecin légiste lui confirmerait sans doute qu’aucune de ces blessures n’avait causé le décès. En revanche, le stylet électronique enfoncé dans sa poitrine avait dû arrêter net le cœur de ce pauvre Ochi âgé de quatre-vingt-trois ans. Elle se releva, jeta un regard circulaire, le carnage gratuit. Le couple gérait une affaire prospère. Sols, vitrine et comptoirs étincelaient de propreté sous les boissons renversées, les éclaboussures de sang. Les rayons qui n’avaient pas été sauvagement saccagés étaient impeccablement rangés. Pendant cinquante ans, ces gens avaient fourni un service de proximité. Jusqu’à ce qu’un trio d’abrutis décide de tout casser pour quelques bonbons et sachets de chips. Après douze ans de métier, plus grand-chose ne la surprenait. Mais le gâchis, la stupidité de l’acte la mettaient en rogne. Elle se rendit dans l’arrière-boutique qui était composée d’un petit bureau et d’une réserve. Le médecin était en train de ranger son matériel. — Vous devriez nous laisser vous transporter à l’hôpital, madame Ochi, conseilla-t-il. — Non. Mes enfants, mes petits-enfants vont arriver. Je préfère les attendre. — Dès qu’ils seront là, il faudra leur demander de vous emmener aux urgences, insista-t-il d’une voix douce. D’accord ? Je vous présente toutes mes condoléances, madame. — Merci. Son regard d’un vert éclatant au milieu de son visage couvert de bleus rencontra celui d’Eve. — Ils ont tué Charlie. — Oui, madame. Je suis désolée. — Tout le monde l’est. Eux aussi, ils le seront. Si je le pouvais, je les punirais moi-même. — Nous nous en chargerons pour vous. Je suis le lieutenant Dallas. J’ai quelques questions à vous poser. — Je vous connais ! s’exclama Mme Ochi en pointant le doigt sur elle. Je vous ai vue à la télévision, dans l’émission de Nadine Furst. Charlie et moi adorons ce programme. Nous allions lire le livre qu’elle a écrit à votre sujet. — Si vous me racontiez ce qui s’est passé, madame Ochi ? — J’ai déjà tout expliqué à l’autre monsieur, mais je vais recommencer. J’étais derrière le comptoir et Charlie était ici quand ils sont entrés. Nous leur avions interdit de pénétrer dans le magasin parce que, chaque fois, ils volent, cassent et nous insultent, ainsi que les clients. Ces trois-là sont de véritables voyous. Des punks. Le Blanc a visé la caméra avec son instrument et le moniteur de la caisse s’est brouillé. Sa voix était dure, ses yeux secs. « Pas de larmes, pensa Eve. Pas encore. » Juste cette rage commune à tous les survivants. — Ils rigolaient, continua Mme Ochi. Ils se sont tapés mutuellement dans le dos et le Noir a dit : « Qu’est-ce que tu vas faire maintenant, vieille peau ? » en prenant une poignée de bonbons. Je leur ai demandé de sortir, et c’est là que le troisième, l’Asiatique, m’a frappée – je ne sais pas avec quoi. J’en ai vu des étoiles. J’ai tenté de me réfugier derrière, mais il a recommencé et je suis tombée. Ils riaient de plus en plus fort. Ils étaient drogués. Charlie est venu, il a vu que l’autre voulait me cogner alors que j’étais à terre. Il l’a repoussé et j’ai essayé de me relever, mais… Sa voix se brisa tandis que la culpabilité l’emportait sur la férocité. — Vous étiez blessée, madame Ochi. — Le Noir s’est jeté sur Charlie, mais lui, il a tenu bon. Il n’est pas grand, mon Charlie, il n’est pas jeune comme ces tueurs, mais il est fort. Il l’a toujours été. Elle inspira profondément, se ressaisit. — Il s’est défendu. Tout à coup, le Blanc s’est énervé : « Va te faire foutre, espèce de vieux con ! » et il a enfoncé ce truc dans la poitrine de Charlie… Juste là, précisa-t-elle en plaquant la main sur son cœur. J’ai entendu une sorte de décharge électrique, un grésillement. Charlie a chuté en murmurant mon prénom. « Kata… Kata. » J’ai rampé jusqu’à lui. Les autres continuaient de rire et de crier. Ils se sont mis à tout renverser, à tout piétiner. Puis l’un des trois, je ne me rappelle plus lequel, m’a donné un coup de pied dans les côtes, et ils se sont enfuis. Mme Ochi ferma brièvement les yeux. — Ils sont partis, et ensuite, très vite… à peine une minute plus tard, Yuri s’est précipité dans le magasin. Il a tenté de ranimer Charlie. C’est un bon garçon – son père a travaillé pour nous il y a longtemps –, malheureusement il n’a rien pu faire. Il a appelé les secours, il a rempli un sachet de glaçons pour ma tête. Il est resté près de nous jusqu’à l’arrivée de la police. Elle se pencha en avant. — Ce ne sont pas des gens importants. Nous non plus. On ne parle pas de nous dans l’émission de Nadine Furst. Mais je vous en supplie, ne les laissez pas s’en tirer à bon compte. — Vous êtes importants aux yeux du département de police de New York, répliqua Eve. Aux miens aussi, à ceux de ma coéquipière et de tous les collègues qui mèneront cette enquête. — Je vous crois parce que vous le croyez. — J’en ai la certitude. Nous sommes déjà à leur recherche. Nous les coffrerons. Cela nous aiderait si vous pouviez nous fournir la vidéo de surveillance. S’ils n’ont pas bloqué le système à distance, on devrait pouvoir les distinguer au moment où ils pénètrent dans le magasin. Nous avons votre témoignage et celui de Yuri. Ils ne nous échapperont pas. — Il y a des espèces dans la boîte sous le comptoir. Pas grand-chose, mais ce n’était pas l’argent qui les intéressait. Les friandises, les sodas, les chips… ils n’en voulaient pas vraiment non plus. Ils ne vivent que pour briser, déchiqueter, massacrer. Comment des garçons de cet âge peuvent-ils se transformer en de pareils animaux ? Vous le savez, vous ? — Non. Sous le regard d’Eve, la famille de Mme Ochi fit monter cette dernière dans une voiture pour l’emmener chez son médecin tandis que le fourgon emportait le corps de son mari à la morgue. L’été 2060 avait été particulièrement torride et la température ne semblait pas vouloir baisser. Debout dans la chaleur étouffante, Eve ébouriffa ses cheveux auburn en rêvant d’une brise rafraîchissante. Elle devait pousser Peabody, la canaliser, donner des ordres. Pour l’heure, sa coéquipière se débrouillait à merveille. Les photos des suspects circulaient déjà et les collègues frappaient aux portes. Tout à coup, Eve se rappela qu’elle avait des lunettes de soleil et fut vaguement surprise de les découvrir dans sa poche. Elle les chaussa avec soulagement et demeura là où elle était, grande et fine en veste beige et pantalon noir, jusqu’à ce que Peabody la rejoigne. — Il n’y a personne aux adresses dont nous disposons. La mère de Bruster prétend ne pas avoir vu son fils depuis des semaines et ne pas s’en porter plus mal. Toutefois, un voisin de Slatter déclare les avoir aperçus tous les trois ce matin. D’après lui, ils vivent là depuis deux semaines. — Ce sont des connards, conclut Eve. Ils regagneront leur terrier. — J’ai posté deux hommes en surveillance. Le témoin – Yuri Drew – traversait la rue quand ils ont jailli de la supérette. Il a identifié Bruster parce qu’ils se sont chamaillés à plusieurs reprises en jouant au basket sur un terrain tout près d’ici et parce qu’il a déjà eu l’occasion de le virer du magasin. En fait, il a reconnu les trois, mais il ne connaissait que le nom de Bruster. Ce pauvre garçon a craqué à deux reprises au cours de sa déposition, ajouta Peabody. Son père a… — Je sais. Il a travaillé pour les Ochi autrefois. — Il a regardé des photos que j’avais appelées sur mon Palm et les a repérés sans la moindre hésitation au milieu d’un groupe. Il est impatient de témoigner contre eux. M’avez-vous confié cette mission parce que c’était du tout cuit ? — Attention : le ballon peut toujours rebondir contre un poteau. A son tour, Peabody mit ses lunettes de soleil et Eve contempla son propre reflet dans les verres miroir teintés arc-en-ciel. — Comment est-ce que vous voyez à travers ces machins ? Le monde vous apparaît tout droit sorti d’un conte de fées ? — On ne regarde pas à travers un arc-en-ciel – ce sont les autres qui vous regardent. C’est génial. Ridicule, selon Eve, mais elle se contenta de hausser les épaules. — Que voulez-vous faire maintenant ? demanda-t-elle. — Je pense que nous devrions aller discuter avec la mère et les voisins, histoire de dénicher d’autres associés éventuels. Je propose toutefois de nous y rendre en empruntant des chemins détournés. Ils étaient défoncés, ils ont eu une petite faim, ils se sont attaqués à la supérette. A présent, ils se réjouissent d’avoir tout cassé et bousculé un couple de personnes âgées. Savent-ils qu’Ochi est mort ? Peut-être que oui, peut-être que non. Ouf ! Ses lunettes de soleil ne transformaient pas son cerveau en arc-en-ciel. Peabody réfléchissait comme un flic digne de ce nom. — Je parie qu’ils ne se doutent de rien et qu’ils sont assez stupides pour traîner dans les parages, voire revenir sur les lieux récupérer quelques confiseries supplémentaires. — Le témoin m’a signalé quelques-uns des endroits qu’ils fréquentent. On a une armée de flics qui les recherchent mais… — Deux de plus, deux de moins, coupa Eve. Qui prend le volant ? Cette fois, Peabody la fixa, bouche bée. — Vous êtes sérieuse ? — C’est vous la chef. — D’accord. Youpi ! C’est moi qui conduis ! s’écria Peabody, enchantée, en se glissant derrière le volant. J’en rêve depuis que Connors vous a offert cette merveille. Elle est moche mais quel équipement ! « En effet », concéda silencieusement Eve. Son mari était sensible à ses goûts et adorait la combler de cadeaux. L’un des premiers, un diamant en forme de larme deux fois gros comme son pouce, ne la quittait jamais. Le pendentif était magnifique, superbement travaillé, et valait probablement davantage que le produit national brut d’un pays de petite taille. Toutefois, à choisir entre ce bijou et le véhicule « moche », ce dernier l’emportait haut la main. — J’ai un bar à strip-tease, une salle de jeux, une pizzeria et un terrain de basket public, annonça Peabody. Si j’insère toutes les coordonnées dans le navigateur, il nous planifiera un parcours efficace et rapide. — Bonne idée. — Mais ? Allez-y ! Quand c’est vous qui menez la barque, je vous fais part de mes observations. — Ils sont partis les poches chargées de bonbons. Quel intérêt d’aller manger dans une pizzeria, surtout dans leur état ? Je pencherais plutôt pour le bar à strip-tease. — Mais ? répéta Peabody. — Ils viennent de malmener un couple de personnes âgées. Ils ignorent vraisemblablement que l’un des deux est décédé. Pour eux, il ne s’agit que d’un jeu. Ils n’ont pas volé d’argent, ils n’ont pas arraché leurs alliances ni leurs montres, encore moins le portefeuille du mort. — De surcroît, un bar à strip-tease, ça coûte cher, conclut Peabody. — Ils ont empoché des barres chocolatées et prouvé leur supériorité. Quand on est défoncés, qu’on se croit supérieurs et qu’on s’amuse comme des fous, on a envie de s’en vanter, voire de continuer à cogner. — Donc, ils sont soit à la salle de jeux, soit sur le terrain de basket. Compris. On commence par là. S’ils n’y sont pas, on va à la pizzeria et au bar. Eve opina, l’air approbateur. — C’est mieux. Peabody entra les données dans l’ordinateur de bord. — Vous croyez vraiment qu’ils ignorent avoir tué Ochi ? — Ils sont drogués, stupides, ce sont des connards de première. Mais aucun d’entre eux n’a jamais commis le moindre meurtre. Ils sont partis en rigolant. S’ils étaient conscients d’avoir tué M. Ochi, ils auraient achevé sa femme. La salle de jeux regorgeait de monde. Il y faisait plus frais que dehors, mais Eve ne put s’empêcher de se demander comment on pouvait préférer rester scotché devant une machine au milieu de cette cacophonie de sonnettes, bips, sifflements, cris, rugissements, explosions et autres lumières clignotantes plutôt que de profiter d’un bel après-midi d’été. L’employé potelé au visage terreux posté près de l’entrée jeta un coup d’œil sur les photos d’identité. — Affirmatif. Ils viennent régulièrement. Slash a atteint un record sur Assassins il y a deux jours. Il le détient toujours. J’ai l’intention de le battre dès que j’aurai un moment parce que c’est un pauvre débile. — Ils sont passés aujourd’hui ? s’enquit Peabody. — Négatif. Ils jouent plutôt la nuit. Ils se shootent quand ils ont de quoi. Qu’est-ce qu’ils ont fait ? — On a des questions à leur poser, répliqua Peabody en sortant sa carte de visite. S’ils se présentent, contactez-moi. Quel est le meilleur score sur Bust It ? — Vous jouez ? — Je suis championne. J’ai battu l’As. Trois fois. — Méga top ! s’exclama-t-il d’un ton empli de respect. On fait une partie ? — Pas maintenant, je suis pressée, mais une autre fois, pourquoi pas ? — Je vous lance un défi, promit-il avec un sourire. — Avec plaisir. N’oubliez pas, s’ils débarquent, prévenez-moi ! Il dessina une croix sur son cœur et empocha la carte. — Vous voulez bien m’expliquer ? lâcha Eve dès qu’elles furent dehors. — Il nous aurait peut-être appelées, mais d’après moi, il s’en fiche, et je craignais qu’il ne jette ma carte. Du coup, j’ai décidé de capter son attention, de gagner son respect. La danse des amateurs de jeux vidéo. Un peu bête, mais ça a marché. — Affirmatif, répliqua Eve, ce qui fit rire Peabody. Elles se faufilèrent à travers les embouteillages, longeant des préfabriqués érigés après les Guerres Urbaines et couverts de graffitis devant lesquels des hommes n’ayant rien de mieux à faire traînaient en buvant de l’alcool dans des bouteilles enveloppées de sachets en papier kraft. Les ados se tenaient par petits groupes, la plupart vêtus de débardeurs moulants pour montrer leurs tatouages et leurs muscles luisants de sueur. Un grillage rouillé entourait le terrain de basket au revêtement craquelé. Quelqu’un avait pris la peine de pousser ou de balayer jusqu’au bord de l’enclos des montagnes de détritus parmi lesquels les bouts de verre cassé scintillaient comme des diamants perdus. Plusieurs hommes âgés d’environ dix-sept à vingt-cinq ans jouaient sous le regard des badauds qui (à l’exception d’un jeune couple trop occupé à se peloter) les insultaient et les haranguaient. Peabody se gara derrière une camionnette défoncée. — Bruster, murmura-t-elle en indiquant celui-ci du menton. — Oui, je l’ai vu. Avec ses salauds de copains. — J’appelle du renfort. Eve les observa. Jimmy K avait roulé son pantalon baggy au-dessus de ses genoux noueux. A en juger par son rythme, ses mouvements, il était plutôt doué. Peut-être aurait-il été encore plus efficace s’il n’avait été en pleine descente de trip et ruisselant de sueur. Bruster, rouge comme un homard, paraissait furieux. Leon haletait, visiblement à bout de souffle. — Ils sont cuits, commenta Eve. Ils touchent le fond, ils n’ont plus de forces. Ils seraient incapables de gagner une course contre un gosse de trois ans unijambiste. — Les renforts seront là dans quatre minutes. Eve se contenta d’opiner et Peabody changea de position. — Bien. Allons-y. — Avec plaisir. Eve descendit de la voiture. Quelques-uns des spectateurs les cataloguèrent comme flics alors qu’elles traversaient la rue. Certains ricanèrent, d’autres s’agitèrent, d’autres encore adoptèrent une expression neutre comme si cela les rendait invisibles. Sur le terrain, Bruster piqua le ballon en fichant un coup de coude dans le bide de son adversaire. La bagarre qui s’ensuivit permit à Eve et à Peabody de se rapprocher tranquillement. — Du balai ! ordonna Eve en bousculant les amoureux du bout du pied et en tapotant l’arme sous sa veste, histoire de les convaincre de déguerpir. Ils s’empressèrent de décamper. Elle ignora les autres qui, ayant soudain décidé qu’ils avaient mieux à faire, s’éloignèrent l’air de rien. Le regard rivé sur Bruster, elle profita néanmoins de l’occasion pour planter sa bottine sur la poitrine de Slatter qui gisait à terre. — On ne bouge pas. Si vous tentez de vous échapper, je vous neutralise et vous en pisserez dans votre froc. Pour illustrer son propos, elle dégaina son arme tout en suivant des yeux Peabody, qui s’efforçait d’éviter les coups des uns et des autres pour rejoindre Bruster. Jimmy K s’était assis par terre, la lèvre éclatée. — On a rien fait. C’est ce connard de Blanc qui m’a frappé. — Ah, oui ? Eve en déduisit qu’il avait oublié les Ochi, la supérette, les vies qu’il venait de briser. — Restez assis, lui ordonna-t-elle. Bruster, lui, n’avait rien oublié. Comme Peabody l’arrachait à celui qu’il était en train de défigurer, une lueur s’alluma dans ses prunelles. Elle esquiva son poing tout en s’efforçant de se présenter en tant qu’officier de police. Comme Slatter essayait de rouler sous son pied, Eve se contenta d’augmenter la pression. — Je peux vous fracturer quelques côtes et affirmer que c’est arrivé pendant la partie. Pensez-y. Au lieu de brandir son pistolet paralysant, Peabody voulut parer à un deuxième coup de poing, mais Bruster réussit à l’atteindre juste sous l’oreille. Ses lunettes arc-en-ciel de guingois sur le nez, Peabody riposta d’un direct ni fait ni à faire et Eve secoua la tête. « Trop prévisible », nota-t-elle. Quand Bruster sortit l’engin dans sa poche, Eve braqua son arme sur lui, prête à tirer. — Et merde ! brailla Peabody en le gratifiant d’un coup de genou dans les parties. Le dispositif jaillit des mains du type, Peabody réussit à l’attraper au vol (ce qui lui valut un point supplémentaire de la part d’Eve) et Bruster s’affaissa en hurlant de douleur. — Vous êtes en état d’arrestation, aboya Peabody, qui s’accroupit et le fit rouler sur le flanc pour le menotter. Tu veux y goûter aussi ? cria-t-elle à l’adresse de Jimmy K qui s’éloignait en crabe vers la sortie. Il se figea. — Ben quoi ? C’était juste une partie de b-basket. Pas de quoi s’énerver. — Pas de quoi s’énerver, tu parles, riposta-t-elle en se redressant tandis qu’Eve s’occupait de menotter Slatter. Face contre terre ! Les renforts arrivèrent à cet instant, toutes sirènes hurlantes. — Faites venir un véhicule, lança Peabody à l’officier qui les rejoignit le premier. Certains de ces types ont besoin de soins médicaux. Prenez leurs noms. Et embarquez ces trois-là. — Oui, chef. Peabody jeta un coup d’œil à Eve et sourit. « Il m’a appelée "chef" », articula-t-elle en silence, puis, après s’être éclairci la gorge : — Lieutenant, voulez-vous informer ces abrutis des accusations qui pèsent contre eux et leur citer leurs droits ? — Volontiers. Bruster Lowe, Leon Slatter, Jimmy K. Rogan, vous êtes en état d’arrestation pour homicide… — On a jamais commis d’homicide ! s’écria Jimmy tandis que deux uniformes le hissaient sur ses pieds. Vous vous trompez de mecs ! On jouait au b-basket. –… tentative de meurtre, agression, destruction de propriété, vol et, dans le cas de Bruster, résistance à arrestation et agression contre un officier de police. On pourra peut-être transformer cette dernière charge, histoire de s’amuser, en tentative d’homicide sur un officier de police. Quand ce fut terminé et que tous trois furent à bord du véhicule de police, Peabody s’essuya le visage. — Beau boulot. Mais… aïe ! gémit-elle en se tapotant l’oreille. — Vous êtes trop lourde sur vos pieds. — Hé ! Pas de commentaires sur mon poids quand c’est moi qui dirige l’enquête. — Je ne fais pas allusion à votre poids, Peabody, mais au fait que vous vous ancrez trop dans le sol. Vous hésitez. Vos réflexes sont bons mais vos mouvements lents. Vous avez besoin de travailler le corps à corps. — Entendu. — Cela dit, vous avez eu le dessus, je confirme donc : beau boulot. Eve pivota brusquement en entendant retentir l’alarme de sa voiture. Elle vit le voleur potentiel atterrir sur les fesses au milieu de la chaussée et sa commande clandestine de déverrouillage rouler dans le caniveau. — Mon système de sécurité marche. C’est bon à savoir. Elle s’approcha du véhicule d’un pas tranquille, laissant le voleur en question filer. Il venait d’apprendre une bonne leçon. — J’ai envie d’un fizzy, déclara Peabody. Je vais m’arrêter en chemin et les laisser mariner un peu en cellule. J’ai demandé aux uniformes de les séparer et de réserver les salles d’interrogatoire. Jimmy K est le maillon faible, n’est-ce pas ? On pourrait commencer par lui. — Aucun problème. — Je veux être le méchant flic. Eve se tourna vers sa coéquipière. — Vous m’inquiétez, Peabody. — Je n’ai jamais le droit d’être le méchant flic. Je veux inverser les rôles et être la salope de service, pour une fois. Quand ils l’ont emmené, il pleurnichait comme un veau. Je n’aurai même pas besoin d’en rajouter. Du reste, c’est moi la chef. — Entendu, convint Eve en ouvrant sa portière. Et vous payez les boissons. Jimmy K pleurnichait toujours lorsqu’ils pénétrèrent dans la salle d’interrogatoire. Peabody afficha une expression renfrognée. — Peabody, inspecteur Delia, et Dallas, lieutenant Eve. Audition de Jimmy K concernant le meurtre de Charlie Ochi et charges connexes. — J’ai tué personne ! beugla Jimmy K. — La ferme, répliqua Peabody. Elle jeta un dossier sur la table, en extirpa une photo et la poussa vers lui. — Vous voyez ça, Rogan ? Voilà ce que vous avez fait, vos copains et vous ! — Jamais de la vie ! Jamais de la vie ! — Et ça ! Elle sortit les clichés de Mme Ochi, les plans rapprochés de sa blessure à la tête, son œil poché, sa mâchoire enflée. — J’imagine que vous prenez votre pied à tabasser les grands-mères, espèce de punk sans cervelle ? — C’est pas moi. Peabody fit mine de se ruer sur lui. — Une seconde, une seconde ! intervint Eve en posant la main sur son épaule. Laissez-lui une chance, au moins. Il m’a l’air plutôt secoué. Je vous ai apporté une boisson fraîche, Jimmy K. Un tube de soda, ça vous dit ? — Ouais, ouais. Il but avec avidité. — J’ai tué personne. Jamais de la vie. — On a des témoins, imbécile. — Ah, non ! Y avait personne dans le magasin quand on est entrés, et Skid a zappé la caméra de sécurité. Donc, pas de témoins. « Quel crétin », pensa Eve. — Vous êtes bien allés à la supérette Ochi aujourd’hui, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Avec Bruster Lowe – Skid, et Leon Slatter – Slash ? — Oui, bon, d’accord. On avait envie de manger un truc, c’est tout. — Vous zappez toujours la caméra de sécurité quand vous allez vous chercher de quoi casser la croûte ? intervint Peabody. — On s’est juste amusés un peu, c’est tout. — Amusés ? rugit Peabody en agitant la photo de M. Ochi sous le nez de Jimmy K. Vous appelez ça « vous amuser » ? — Ben, non. Non. Mais j’ai jamais fait ça. — Du calme, Jimmy K, fit Eve en jetant ostensiblement un regard désapprobateur à Peabody. Vous savez que les brouilleurs, même de fabrication artisanale, sont interdits. — Ouais, soupira-t-il. Mais vous comprenez, c’était juste une expérience. Dans le magasin d’informatique où je bosse de temps en temps, je ramasse des pièces détachées. J’ai dit aux potes que j’étais capable de fabriquer un brouilleur à partir de ce qu’on avait, et eux, ils étaient pliés en deux, genre : « Tu parles, Charles ! » Alors j’ai voulu leur montrer. J’ai travaillé dessus comme un malade. On planait. Vous savez ce que c’est, quand on traîne en bande. — Bien sûr, assura Eve. — On l’a essayé et ça a complètement détraqué l’ordinateur de Slash. C’était à pisser de rire. Skid et moi, on s’est fendu la gueule. Slash était un peu énervé, alors il a voulu m’arracher le brouilleur. J’ai pas voulu le lâcher et du coup j’ai appuyé sur le bouton. Je l’ai zappé ! Ce bond qu’il a fait ! On était morts de rire. Alors, on s’est zappés les uns les autres, on a repris des cachets. Ensuite, on a eu une petite faim et on a décidé d’aller chez Ochi, histoire de se ravitailler et de jouer avec le zipzap. C’est comme ça qu’on l’appelait. Le zipzap. C’est mon invention. Il n’en était pas peu fier et Eve sentit que Peabody avait pitié de lui. — Vous avez un réel talent, Jimmy K, murmura-t-elle en donnant un coup de pied dans le tibia de Peabody sous la table. — Espèce de minable ! Vous êtes allés chez Ochi pour les voler, détruire leur magasin et les massacrer en vous servant d’un engin capable de bloquer un système de sécurité et d’émettre une décharge électronique ? — D’accord, d’accord, écoutez-moi. On planait, on avait envie de sucreries. Le vieux en a plein et nous vire tout le temps, il a même envoyé une fois les flics chez la mère de Skid juste parce qu’on avait renversé quelques trucs dans sa boutique. On voulait seulement leur faire peur, vous comprenez ? — Donc, votre but était simplement de voler, reprit Eve. Vous avez pris votre zipzap dans l’intention d’intimider les propriétaires de la supérette et de les bousculer un peu s’ils faisaient mine de vous chasser. — Ouais, c’est ça. On était défoncés. Skid avait l’appareil. C’était son tour, et bon, il en voulait au vieux. La vieille était dans tous ses états, alors Slash l’a tapée un peu. — En somme, Leon Slatter – Slash – l’a frappée parce qu’elle vous suppliait d’arrêter. — C’est ça. Elle gueulait et Slash a voulu la faire taire. Moi, je ramassais des barres chocolatées et des chips. Là-dessus, le vieux déboule comme un dingue. Il se jette sur moi, il m’attaque. Je me défends. Il se met à courir après Skid en criant. Skid le zappe. On était shootés, on a tout saccagé et on est partis. On a tué personne. Peabody sortit une feuille du dossier. — Voici le rapport de l’autopsie effectuée sur M. Ochi. Vous savez ce que c’est qu’une autopsie, espèce de crétin ? Il s’humecta les lèvres. — C’est quand on découpe les morts. C’est dégueulasse. — En découpant celui-ci, on a découvert qu’il avait succombé à un arrêt cardiaque. Son cœur a cessé de battre. — C’est bien ce que je dis. On l’a pas tué. — Son cœur a cessé de battre parce qu’il a reçu un choc électrique. Il a des brûlures sur la poitrine. Votre zipzap à la con est l’arme du crime. Jimmy K la dévisagea, les yeux exorbités. — Non. Merde ! Non. — Merde. Oui. — C’était un accident. Un accident, pas vrai ? insista-t-il en implorant Eve du regard. Elle en avait par-dessus la tête de jouer les gentils flics. — Vous êtes allés à la supérette dans l’intention de voler, détruire des biens privés, intimider et agresser les gérants et quiconque aurait pu se trouver sur les lieux à ce moment-là. Vous avez emporté avec vous un dispositif interdit par la loi et que vous saviez dangereux. Vous venez d’avouer vous-même que vous avez volé, détruit des biens privés et agressé les propriétaires. Quand un décès est le résultat d’un crime ou se produit en cours d’agression, on passe du simple délit au meurtre. — C’est pas possible. — Oh, si ! rétorqua Eve. 2 Eve laissa Peabody travailler à son rythme. Ce fut peut-être un peu long à son goût, mais force lui était de reconnaître que les interrogatoires étaient approfondis. A la fin du processus, trois dangereux imbéciles se retrouveraient en cage où ils passeraient plusieurs décennies de leurs pitoyables vies. De retour dans son antre, elle désigna l’autochef, l’air vaguement perplexe. — Je n’ai pas de café. Dès que vous aurez rectifié cette situation, vous pourrez en prendre un pour vous. Peabody en programma deux et lui en tendit un. — Bon boulot, la félicita Eve en levant son mug. — C’était plus ou moins du tout cuit. — Parce que vous avez su y faire. Vous avez obtenu des informations d’un témoin, vous les avez combinées avec celles que m’avait fournies l’épouse de la victime et ce que nous avions observé sur la scène du crime. Eve s’assit, cala les pieds sur son bureau et enchaîna : — Après quoi, vous avez suivi votre instinct et localisé les suspects alors que vous auriez pu laisser les officiers déjà sur le terrain s’en charger. Peabody s’installa sur le modeste siège réservé aux visiteurs. — Vous m’auriez botté les fesses si j’avais fait ça. C’étaient notre enquête, notre victime, nos suspects. — Pas faux. Vous avez identifié – parfaitement, selon moi – le maillon faible, vous l’avez convaincu de cracher le morceau en vous relatant des détails spécifiques. Qui a fait quoi, quand, où. Vous avez été attentive, et c’était là la clé de la réussite. Vous avez compris qu’il fallait augmenter la pression sur Slatter parce qu’il est plus coriace que Rogan. — Une purée de pommes de terre serait plus coriace que Rogan, mais je vous en prie, ne vous arrêtez pas là. Continuez à me dire que je suis une super-enquêtrice. — Vous n’avez pas merdé. Vous avez cuisiné Slatter parce qu’il était furieux contre Rogan d’avoir cafté, et incité à casser du sucre sur le dos de ses copains. Il était persuadé que, puisque c’était Rogan qui avait fabriqué l’arme et Lowe qui avait suggéré l’expédition à la supérette et l’avait utilisé sur Ochi, lui ferait figure de simple badaud innocent. Vous l’avez conforté dans cette idée. — Oui, mais grâce à votre intervention de gentil flic. Une super-enquêtrice se doit d’utiliser sa coéquipière. — Il vous reste quelques minutes pour baigner dans le bonheur, décida Eve. — Youpi ! Nous avons laminé Lowe. — Si vous le dites. Vous avez eu raison d’opter pour l’attitude « je ricane, l’affaire est dans le sac, espèce de crétin ». Le sarcasme et l’amusement sordide plutôt que les menaces et l’intimidation. S’il s’était senti en danger, il aurait sans doute exigé la présence d’un avocat. — Je pense qu’au fond de lui, il savait qu’Ochi était mort lorsqu’il a quitté le magasin. Il était conscient des dommages que pouvait infliger le zipzap lorsqu’il l’a utilisé. Pour être une super-enquêtrice, il fallait non seulement de l’instinct, mais aussi de la perspicacité, songea Eve. Et un esprit pratique. — Je suis d’accord avec vous, mais on n’aurait jamais pu les coincer pour meurtre au premier degré. En revanche, en les inculpant en plus pour agression contre un officier de police, vous les avez achevés, Peabody. Ils finiront leurs jours en prison. Mme Ochi ne reverra jamais son mari, mais quand vous la contacterez, vous pourrez lui annoncer que les responsables de sa mort paient déjà pour leur crime. — Je pense que ce serait mieux que ce soit vous qui alliez la voir. Vous lui avez parlé, elle vous connaît de réputation. Ça signifierait sans doute davantage pour elle si c’était vous. — Entendu. — J’appelle le témoin. Peabody poussa un soupir. — J’ai bien aimé jouer le méchant flic – j’ai même adoré ça. Mais ça m’a flanqué la migraine. — Parce que ce n’est pas naturel pour vous. Vous êtes habituée à établir une relation avec le suspect et à vous en servir pour qu’il se confie à vous. C’est un don, Peabody. A présent, allez rédiger votre rapport. — C’est moi la chef. Ce n’est pas à vous de le faire ? — J’ai un grade supérieur au vôtre et le temps du bonheur est terminé. Je rassemble mes notes et je vous les transmets. Prévenez votre témoin, faites votre rapport et rentrez chez vous. Peabody opina et se leva. — Ç’a été une bonne journée. Pas pour les Ochi, malheureusement, précisa-t-elle en grimaçant, mais… vous voyez ce que je veux dire. Ça m’a boostée. Peut-être bien qu’en arrivant à la maison, je vais jouer les méchants flics avec McNab. Eve appuya l’index sur le coin de son œil qui avait tressauté. — Qu’est-ce qui vous fait croire que je m’intéresse à vos jeux sexuels pervers avec McNab ? — A vrai dire, j’avais l’intention de m’exercer aux techniques d’investigation, mais maintenant que vous m’en parlez… — Dehors ! — J’y vais. Merci, Dallas. Restée seule, Eve demeura une minute immobile à savourer son café. Dès qu’elle aurait mis ses notes au propre, elle pondrait une évaluation où elle louerait les mérites de Peabody sur cette affaire. Puis elle regagnerait sa maison. Elle jeta un coup d’œil sur sa montre, grogna. Elle était sérieusement en retard. Les règles du mariage voulaient qu’elle avertisse Connors. Elle s’y apprêtait quand son visiophone bipa. — La Criminelle. Dallas. Le visage de Mme Ochi apparut à l’écran. — Lieutenant, pardon de vous déranger si tard, mais je voulais savoir si vous aviez… des nouvelles. — Je vous en prie, madame Ochi. J’allais justement vous appeler. Les trois coupables sont sous les verrous. Nous avons leurs aveux et leur sort est scellé. — Vous les avez arrêtés ? — Oui, madame. Les yeux verts de Mme Ochi se remplirent de larmes et elle se cacha la figure dans les mains. — Merci, hoqueta-t-elle entre deux sanglots, en se balançant d’avant en arrière. Merci. Eve la laissa pleurer puis, quand son fils et sa fille apparurent à leur tour pour la soutenir, elle répondit à leurs questions. Lorsqu’elle eut enfin fini, elle émergea de son bureau et traversa la salle commune où Peabody travaillait avec ardeur. — À demain ! — C’est ça. Demain, marmonna Peabody. McNab allait devoir jouer les méchants flics tout seul pendant un moment… Eve s’empressa de chasser cette pensée et se rappela tout à coup qu’elle avait oublié de téléphoner chez elle. — Merde ! Elle s’empara de son portable. — Lieutenant ! s’écria l’inspecteur Carmichael en lui courant après. Santiago et moi travaillons sur un noyé. J’aurais voulu avoir votre avis. — Je file. Accompagnez-moi jusqu’à la sortie. Elle écouta, questionna, réfléchit tout au long du parcours. — On a le feu vert pour les heures sup, histoire d’en finir cette nuit ? — Je m’en occupe. Foncez. — Merci, lieutenant. — Comment ça va, entre le nouveau et vous ? — Santiago est sympa. Il a du flair. On apprend à se connaître. — Tant mieux. Bonne chasse, Carmichael ! Eve s’engouffra dans un ascenseur pour rejoindre le parking en sous-sol en réfléchissant au noyé, aux pistes envisagées par ses hommes, aux heures supplémentaires qu’elle leur avait accordées. Elle traîna dans les embouteillages, s’amusant à déjouer les tactiques des autres conducteurs en changeant plusieurs fois de voie. Lorsqu’elle se rappela les règles du mariage, elle était presque chez elle. Inutile de prévenir Connors maintenant. Elle… se rattraperait. Il aurait travaillé en l’attendant, ils pourraient donc savourer un dîner en tête à tête. Elle le programmerait elle-même – un de ces repas gastronomiques qu’il affectionnait – et elle ouvrirait une bouteille de vin. Se détendre, se délasser. Peut-être lui suggérerait-elle de regarder un de ces vieux films qu’il appréciait tant. Bref, ils s’offriraient une soirée tranquille à la maison, couronnée par des ébats passionnés. Oubliés les meurtres, le chaos, le boulot, la pression. Rien que tous les deux. Tiens ! Elle irait même jusqu’à revêtir une tenue sexy ! Elle mettrait une musique romantique à souhait. Ravie de son projet, elle franchit le portail de la propriété. Son humeur s’améliora d’un cran lorsqu’elle vit toutes les fenêtres illuminées. Ils mangeraient dehors, sur l’une des terrasses, décida-t-elle. Pourquoi pas celle sur le toit, avec sa piscine et sa vue imprenable sur la ville ? La perfection. Elle abandonna son véhicule devant le perron et piqua un sprint jusqu’à la porte en se promettant d’éviter toute confrontation avec Summerset qui rôdait sans doute dans le vestibule, la mine renfrognée. La pièce était vide et elle eut une hésitation. Pas de Summerset en vue ? « Ne force pas la chance », s’ordonna-t-elle en gravissant l’escalier. Elle se précipita dans le bureau de Connors et fut surprise de ne pas l’y trouver en train de négocier une affaire ou de calculer une équation complexe. Fronçant les sourcils, elle se tourna vers le panneau de contrôle interne. — Où est Connors ? — Chère Eve, Connors est sur la terrasse, rez-de-chaussée, section deux. — Ah ? Parce qu’on a des sections maintenant ? Laquelle est… — Localisation surlignée. — D’accord, murmura-t-elle avec une petite moue, en repérant la lumière clignotante sur le plan. C’est bon. Elle descendit. Que fabriquait-il là ? Peut-être prenait-il un verre avec Summerset – ce qui répondrait à sa première question –, discutant du bon vieux temps, de leurs activités plus ou moins louches… Le genre de souvenir qu’il était inconvenant d’évoquer en présence d’un flic. Il était temps de mettre un terme à ces réminiscences et… Elle s’immobilisa brutalement sur le seuil de la terrasse. Connors se trouvait bien avec Summerset, mais ils ne se contentaient pas de boire un verre. Et ils n’étaient pas seuls. Deux personnes qu’elle n’avait jamais vues de sa vie étaient assises avec eux autour d’une table nappée de blanc et éclairée aux bougies. Apparemment, ils dégustaient un repas… gastronomique. Les inconnus étaient tous deux sexagénaires. La femme avait des cheveux dorés coupés au carré encadrant un visage dominé par de grands yeux ronds. L’homme arborait une barbichette qui mettait en valeur son visage anguleux. Tout le monde riait à gorge déployée. Eve sentit ses épaules se contracter tandis que Connors levait son verre. Il paraissait détendu et heureux, attentif au discours de la dame qui s’adressait à tout le groupe avec un fort accent britannique. Connors, dont les cheveux noirs scintillant à la lueur des flammes frôlaient presque sa veste sombre, lui répondit et, comme toujours, Eve fut sensible à son timbre chaud qui fleurait bon l’Irlande. Puis son regard, d’un bleu intense, rencontra le sien. — Ah ! La voilà enfin ! s’exclama-t-il en se levant et en lui tendant la main. Ma chérie, viens par ici que je te présente Judith et Oliver. Elle n’avait aucune envie de rencontrer Judith et Oliver. Elle n’avait aucune envie de bavarder avec des inconnus venus d’outre-Atlantique ni de devoir expliquer son retard et la saleté de son pantalon suite à son altercation avec trois déchets de la société. Mais elle ne pouvait tout de même pas rester là sans bouger. — Bonsoir. Désolée de vous interrompre. Avant qu’elle puisse fourrer la main dans sa poche, Connors l’avait rejointe, la lui avait prise et la tirait vers la table. — Judith et Oliver Waterstone, voici ma femme, Eve Dallas. — Nous étions tellement impatients de faire votre connaissance ! s’écria Judith avec un sourire aussi ensoleillé que sa chevelure. Nous avons beaucoup entendu parler de vous. — Judith et Oliver sont de vieux amis de Summerset. Ils séjournent quelques jours à New York avant de regagner l’Angleterre. — Vous appartenez à la Criminelle, intervint Oliver. Ce doit être un métier à la fois fascinant et difficile. — En effet. — Je vais chercher un autre couvert, murmura Summerset en se levant. Eve l’arrêta. — Non, ne vous inquiétez pas pour moi. J’ai des trucs à faire. De toute évidence, ils avaient pratiquement terminé de dîner. A quoi bon s’incruster maintenant ? — Je voulais simplement vous prévenir que j’étais rentrée. Eh bien… ravie de vous avoir rencontrés. Bonne fin de soirée. Elle parvint à se réfugier à l’intérieur avant que Connors la rattrape. — Eve. Cette fois, il la saisit par la taille et l’attira contre lui pour l’embrasser. — Si tu es sur un gros coup, je peux très bien m’excuser et te rejoindre, proposa-t-il. — Non, non. Ce n’est rien d’important. Juste… — Alors joins-toi à nous, mange un morceau, bois un verre de vin. Tu verras, ces gens sont charmants. — Écoute, la journée a été longue, je suis crasseuse, j’ai encore du travail. Alors retourne à ta petite fête et laisse-moi tranquille. Elle s’éloigna au pas de charge, l’irritation suintant par tous ses pores. Connors la suivit du regard. — Bien, bien, grommela-t-il avant de tourner les talons. Au Central, Peabody acheva et archiva son rapport, puis compléta son tableau de meurtre – qu’elle gratifia d’une tape affectueuse. Affaire classée, songea-t-elle. Ayant déjà appelé McNab pour l’avertir qu’elle rentrerait tard, elle s’accorda quelques minutes pour ranger son espace de travail. Ce faisant, elle se remémora les étapes de son enquête avec fierté et satisfaction – jusqu’à ce qu’elle repense aux coups de poing que lui avait décoché Lowe et aux critiques de Dallas concernant ses techniques de combat au corps-à-corps. — Elle a raison, admit-elle à mi-voix en frottant son oreille douloureuse. J’ai des progrès à faire de ce côté. Au lieu de jouer au mauvais flic avec McNab, peut-être serait-il plus judicieux de réviser avec lui ses notions en la matière ? Sauf qu’ils finiraient haletants et en nage… au lit. Ce qui serait formidable – vraiment formidable –, mais ne l’aiderait guère à progresser. Elle décida donc de s’octroyer une heure d’entraînement dans la salle de sport du Central. Elle s’acharnerait sur ses points faibles et tenterait de les surmonter. Ensuite, elle prendrait une douche, se changerait et rentrerait à la maison fraîche et pimpante. Pour une bonne partie de jambes en l’air. Elle descendit à son vestiaire et, après s’être changée, nota mentalement de rapporter une nouvelle tenue de sport. Résolution du jour : une heure d’exercices par jour – bon, d’accord, elle n’y arriverait jamais. Trois séances par semaine. C’était possible. Elle n’en parlerait à personne, sauf peut-être à McNab. D’ici à un mois, elle éblouirait Dallas par sa légèreté et sa vivacité. Elle se dirigea vers la salle réservée à son secteur, mais à peine en avait-elle franchi le seuil qu’elle aperçut une demi-douzaine de flics – des mordus de la fonte – en train de soulever des poids, de courir ou de boxer. Elle examina son short trop large et l’horrible débardeur qu’elle s’était acheté en solde, pensa à la taille de son postérieur. Et fit demi-tour. Impossible d’entrer là, de souffler et de suer parmi tous ces corps superbement musclés – d’autant qu’ils appartenaient à des collègues qu’elle connaissait. Pas question. Elle se sentait trop grosse, trop molle. C’était du reste la raison pour laquelle elle n’utilisait jamais les magnifiques locaux du Central, se rappela-t-elle, et avait renoncé à s’inscrire dans un club de fitness. D’où son gros popotin et sa lourdeur. Se ressaisissant, elle s’apprêtait à insérer sa carte à puce pour entrer quand elle se rappela l’ancien gymnase situé deux étages plus bas. Personne ne l’utilisait, aussi s’y précipita-t-elle. Enfin, presque personne. Le matériel était ancien, les casiers défoncés et les douches offraient à peine un filet d’eau. Mais pour elle, ce serait parfait. Le panneau de sécurité étant désactivé, elle y pénétra sans souci. Les néons clignotèrent, s’éteignirent, se rallumèrent. Selon les rumeurs, les lieux devaient être rénovés, mais elle espérait qu’on finirait par y renoncer. L’endroit était délabré mais il lui convenait à merveille. Du moins jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé sa forme. Elle jeta un coup d’œil dans le vestiaire, tendit l’oreille, sourit. Génial ! Un gymnase pour elle toute seule ! Elle choisit un casier au hasard pour y déposer ses affaires. Une heure plus tard, elle gisait sur le sol, sifflant comme une mourante, quadriceps et mollets brûlants, fessiers en compote et bras douloureux. — Plus jamais, annonça-t-elle. Bien sûr que si, rectifia-t-elle. Peux pas. J’agonise. Si, je peux. Je le ferai. Au secours ! Je n’en peux plus ! Tais-toi, espèce de mauviette. Pantelante, elle roula sur le côté, se mit à quatre pattes. — J’aurais dû démarrer plus doucement. Je le savais, pourtant ! Quelle cruche ! grogna-t-elle en serrant les dents. Elle réussit à se relever, mais c’est en boitant qu’elle regagna le vestiaire. Elle se débarrassa de ses vêtements trempés de sueur et les laissa tomber sur le sol. Puis elle leva les yeux au ciel, car la voix de sa mère lui criait à l’oreille – Respecte ce qui t’appartient, Delia –, et se pencha pour les ramasser. Elle fourra le tout dans un casier vide, s’empara d’une serviette de bain minuscule et trop fine (mais elle craignait de s’électrocuter en se servant de la cabine de séchage, une véritable antiquité) et entra dans l’une des cabines de douche. Elle en ressortit après avoir constaté qu’il n’y avait pas de savon, et explora les suivantes jusqu’à ce qu’elle en trouve une dont le distributeur contenait encore une cuillère à thé d’une substance verdâtre et gluante. L’eau était froide et le robinet fuyait, mais elle n’allait pas s’en plaindre. Une fois savonnée et rincée, elle se sentit de nouveau presque humaine, au point d’envisager l’achat d’une glace allégée sur le chemin du retour. Elle connaissait un magasin qui en vendait pas loin de chez elle. Après tout, elle l’avait bien mérité, non ? Elle attrapa la serviette et se frotta les cheveux. S’étant tapoté le visage et les épaules, elle s’apprêtait à sortir de la cabine, où elle aurait davantage d’espace pour achever de s’essuyer quand elle entendit des voix. La porte du vestiaire claqua. — Ne me dis pas le contraire, Garnet, alors que tu sais pertinemment que tu as merdé sur toute la ligne ! La voix féminine, furieuse, résonna entre les murs carrelés. Peabody ouvrit la bouche pour avertir les nouveaux venus de sa présence quand une autre voix, masculine cette fois, mais tout aussi furieuse, s’éleva. — Ne reporte pas la faute sur moi alors que c’est toi qui n’as pas su gérer la situation ! Peabody contempla son corps nu, sa serviette de la taille d’un napperon… et se réfugia dans le coin de la douche. — Moi, je n’ai pas su gérer la situation ? C’est peut-être parce que je t’ai fait suffisamment confiance pour te laisser traiter avec Keener. Seulement voilà, il t’a échappé, et ça va nous coûter dix mille dollars. — C’est toi qui as prétendu qu’il ne poserait aucun problème, Renée, toi qui l’as poussé à livrer la marchandise alors que tu savais qu’il pouvait très bien prendre ses jambes à son cou. — Je t’avais dit de travailler avec lui. J’aurais dû y aller moi-même. — Je suis bien d’accord. — Bordel de merde ! Quelqu’un – sans doute la femme – donna un coup dans la porte d’une des cabines de douche. Peabody retint son souffle. — Je dirige cette opération depuis six ans. Tu ferais bien de t’en souvenir, Garnet, et tu ferais aussi bien de te souvenir de ce qui pourrait t’arriver si tu insistes. — Je t’interdis de me menacer. — Je te mets en garde. C’est moi la patronne, et grâce à moi, tu t’en es mis plein les poches ces dernières années. Pense à ta jolie maison dans les îles, à tous tes joujoux, aux femmes que tu aimes t’offrir : jamais tu n’aurais tout cela avec ton salaire de flic. Sans moi, tu n’aurais rien. — Je ne l’oublie pas. Je n’oublie pas non plus que tu prends chaque fois une plus grosse part du gâteau. — Normal. Je t’ai mis dans la combine, j’ai fait de toi un homme riche. Si tu veux que ça dure, réfléchis avant de me traîner dans un vestiaire moisi pour me faire des reproches. — Personne ne vient jamais ici. Un deuxième coup retentit sur une porte de cabine de douche – plus proche. Peabody sentit des gouttes de transpiration lui perler au front. Elle était nue, son arme dans le casier. Elle n’avait que ses poings pour se défendre. Elle les crispa. Si McNab cherchait à la joindre, si son portable bipait, elle était fichue : ces inconnus la découvriraient et elle serait piégée. Impossible de s’enfuir. Des flics ripoux. « Renée, Garnet. Retiens ces noms, s’enjoignit-elle. Keener. Enregistre tous les détails, au cas où tu survivrais à cette épreuve. » Ils continuèrent à se disputer jusqu’à ce que la femme pousse un soupir. — Cela ne nous mènera nulle part. Nous formons une équipe, Garnet, mais dans une équipe, il y a forcément un leader. Moi, en l’occurrence. Cela te pose peut-être un problème parce que autrefois nous couchions ensemble. — C’est toi qui as voulu rompre. — Parce que désormais, c’est un business. On s’en tient aux relations professionnelles, et on s’enrichit. Et quand je serai nommée capitaine, on se développera. En attendant, inutile de nous quereller à propos de Keener. Je m’en suis occupée. — Bordel, Oberman, pourquoi tu ne me l’as pas dit tout de suite ? « Oberman, se répéta Peabody. Renée Oberman. Elle a du galon, elle espère devenir capitaine. » — Parce que tu m’avais énervée. Notre gars s’en est chargé. — Tu en es sûre ? — Tu le connais, il est doué et, oui, c’est fait. Quand on trouvera Keener, on pensera qu’il a succombé à une overdose. Un toxico parmi d’autres qui a absorbé trop de saloperies. Personne ne prendra la peine de creuser. Tu as de la chance que Keener n’ait pas eu le temps d’aller bien loin et ait encore les dix mille dollars. — Tu te moques de moi. Elle eut un rire sec. — Je ne plaisante jamais avec le fric. Je te confisque dix pour cent de ta part pour rémunérer le gamin. — Tu… — Sois content qu’il te reste quelque chose. Keener était un outil de valeur à condition de le canaliser. A présent, nous devons le remplacer. En attendant… Peabody sentit une main s’appuyer sur la porte, qui s’entrouvrit légèrement. Son sang se glaça et elle serra de nouveau les poings. Par l’interstice, elle aperçut un morceau de bras, des talons aiguilles rouges, une partie d’un profil et des cheveux blonds. — Finies les réunions dans le vestiaire, reprit Renée d’un ton autoritaire. Garde la tête sur les épaules, Garnet, et tu pourras continuer à profiter de la brise tropicale. A présent, j’ai un rendez-vous galant. A cause de toi, je vais être en retard. Raccompagne-moi gentiment jusqu’à la sortie. — Tu es un sacré phénomène, Renée. — En effet ! approuva-t-elle, son rire s’estompant déjà. Paupières closes, Peabody demeura immobile et se força à compter lentement jusqu’à cent. Elle se remémora l’aménagement du vestiaire, la distance qui la séparait du casier où elle avait rangé son pistolet. Elle poussa la porte avec précaution, scruta les alentours, retint son souffle et fonça jusqu’au casier. Elle ne se remit à respirer qu’une fois son arme à la main. Toujours nue, elle s’avança jusqu’à la porte menant à la salle de gym et l’entrouvrit. L’obscurité y régnait. Les lumières s’éteignaient automatiquement au bout d’une minute dès que le lieu était vide. Elle l’inspecta néanmoins avant de revenir sur ses pas. De retour à son casier, sans lâcher son arme, elle saisit son communicateur. McNab apparut à l’écran, le visage fendu d’un grand sourire. — Salut, toi ! Oooh ! Tu es toute nue ! — Tais-toi. Malgré elle, elle se mit à trembler. — Il faut que tu me rejoignes au Central. Devant l’entrée sud. Prends un taxi, McNab, et ne le renvoie pas. Dépêche-toi. Aussitôt, il devint grave. — Que se passe-t-il ? — Je te raconterai. Il faut que je me tire d’ici. Grouille-toi ! — Bébé, c’est comme si j’étais déjà là. 3 Connors laissa à Eve le temps de ruminer dans son coin puisque, de toute évidence, c’était ce dont elle avait besoin. Il profita pleinement de la fin du dîner, des invités, de la conversation. Il adorait entendre des histoires sur le passé de Summerset, racontées par de vieux amis de l’homme qu’il considérait presque comme son père. Et il était heureux de voir Summerset discuter, rire avec eux. Évoquer des souvenirs. Ils avaient beau se connaître depuis des années, avoir tout partagé depuis que Summerset l’avait pris – petit garçon battu et affamé – sous son aile, Connors découvrait qu’il avait encore beaucoup à apprendre à son sujet. Il savoura une part de dessert, un café et un cognac avant de souhaiter bonne nuit à tout le monde. Le panneau électronique interne lui annonça qu’Eve était dans leur chambre. Elle avait troqué sa tenue de travail pour un pantalon en coton et un débardeur. Elle sentait bon le shampooing lorsqu’il se pencha pour l’embrasser sur le front. Elle ressassait sa journée en grignotant une part de pizza. — Tu as raté un dîner fort agréable, déclara-t-il en ôtant sa veste. — J’avais beaucoup à faire. — Mmm, murmura-t-il en dénouant sa cravate. C’est ce que tu nous as expliqué lors de ton apparition de trente secondes. — Écoute, la journée a été longue et je ne m’attendais pas à devoir assister à une soirée mondaine. Personne ne m’avait prévenue. — Ça s’est décidé au dernier moment. Je suis désolé. Suis-je censé te demander ton avis avant de me joindre à Summerset et à un couple de ses plus vieux amis pour le dîner ? — Je n’ai pas dit ça, grommela-t-elle. J’ai dit que je n’étais pas au courant. — Si tu m’avais appelé, si tu m’avais averti que tu rentrerais tard, je t’en aurais parlé. — J’étais débordée. On a clôturé une affaire. — Quelle nouvelle ! railla-t-il. — Qu’est-ce qui te rend si irritable ? C’est moi qui suis tombée sur une fête en arrivant à la maison. Il s’assit pour ôter ses chaussures. — Ça a dû être un choc – l’orchestre de cuivres, les convives enivrés. Évidemment, ce genre de folie se produit quand les adultes abandonnent les enfants. — Si ça t’amuse de t’en prendre à moi, vas-y. Défoule-toi. Je n’étais pas d’humeur à faire des salamalecs à des inconnus, voilà tout. — Tu l’as clairement montré. — Je ne connais pas ces gens ! s’exclama-t-elle en se levant. Je venais de passer l’essentiel de ma journée à coffrer trois ordures qui ont tué un vieil homme pour une poignée de friandises. Tu crois que j’avais envie de m’attabler avec Summerset et ses copains pour les écouter raconter leur passé de voyous ? Je fréquente les criminels à longueur de temps, quand je rentre chez moi je ne tiens pas à avoir à leur demander de me passer le putain de sel. Il demeura silencieux un moment. — J’attends la suite où tu me rappelles que tu as épousé un criminel. Considérons que c’est un non-dit. Elle voulut se défendre, mais le ressentiment qu’exprimaient sa voix et son regard l’en découragea. — Judith est neurochirurgienne – chef de service dans un grand hôpital de Londres. Oliver est historien et écrivain. Si tu avais pris la peine de Peur accorder cinq minutes de ton précieux temps, tu aurais appris qu’ils ont travaillé avec Summerset comme secouristes à la fin des Guerres Urbaines alors qu’ils n’étaient encore que des adolescents. Elle fourra les mains dans ses poches. — Si tu cherches à me saper le moral, c’est raté. N’empêche qu’elle était mortifiée, ce qui ne fit qu’accroître son besoin de se rebeller. — Je n’étais pas au courant parce que personne n’a jugé utile de me prévenir. Tu aurais pu me contacter. J’aurais alors su que j’allais débarquer, crasseuse et éreintée, en plein dîner chic. — Quand tu ne prends pas la peine de nous préciser à quelle heure tu vas rentrer, je ne peux que supposer que tu es accaparée par ton travail. Et il n’est pas question que je te harcèle comme une harpie quand tu rentres. — J’avais l’intention de t’appeler. J’ai commencé – à deux reprises –, mais les deux fois, j’ai été interrompue. Ensuite, j’ai oublié. J’ai tout simplement ou-bli-é, d’accord ? Ressaisis-toi. C’est toi qui as voulu te marier avec un flic, à toi de t’en accommoder. Il se leva et vint vers elle alors qu’elle continuait à fulminer. — Serrer les méchants me paraît légèrement plus important que d’être à l’heure à la maison pour dîner avec des inconnus. Les yeux rivés sur elle, il lui effleura l’épaule d’une chiquenaude. Elle le dévisagea, bouche bée. Puis elle se mit à taper des pieds. — Qu’est-ce que tu fabriques ? s’enquit-il. — Je piétine la tarentule géante dont tu viens de me débarrasser, seule explication que je trouve à ce geste ! — Tu cherches la bagarre et ça m’agace. Elle s’écarta vivement et lorgna l’autochef. — Comment est-ce qu’on programme ce truc pour une tasse fumante de va-te-faire-foutre ? — Les enfants ! intervint Summerset sur le seuil de la pièce. Tous deux pivotèrent vers lui en marmonnant à l’unisson. — Quoi ? — Navré de vous déranger en pleine récréation. D’ailleurs, si je puis me permettre, la prochaine fois que vous vous comporterez comme deux idiots, pensez à fermer la porte. Je vous entendais depuis le bout du couloir. Bref, les inspecteurs Peabody et McNab sont en bas. Elle paraît secouée et souhaite vous parler. De toute urgence. — Merde ! Eve se rua vers son armoire en quête d’une paire de chaussures tout en repensant à leur enquête du jour. Avaient-elles négligé un détail ? — Ils vous attendent dans le salon. À propos, Judith et Oliver vous saluent et espèrent vous revoir quand vous serez plus disponible. Il lui coula un regard noir avant de s’éclipser. — Tu n’es pas obligé de venir, lança-t-elle à Connors d’un ton crispé. Il tourna les talons et la précéda jusqu’à l’escalier. Ils descendirent les marches sans mot dire, chacun couvant sa colère. Dans la grande pièce aux couleurs chatoyantes et aux meubles anciens, parmi les œuvres d’art et les cristaux, Peabody était assise, blême. McNab avait passé le bras autour de ses épaules. — Dallas ! s’exclama Peabody en bondissant du canapé. — Qu’y a-t-il ? Ces trois idiots se sont évadés ? Loin de sourire, Peabody frissonna. — J’aimerais que ce soit aussi simple. Peabody se rassit. Eve la rejoignit et prit place sur la table basse devant elle. — Vous êtes dans le pétrin ? — Plus maintenant. Je l’ai été. Il fallait absolument que je vienne en parler avec vous. Je ne sais pas quoi faire. — De quoi s’agit-il ? — Raconte tout depuis le début, suggéra McNab. — Oui, d’accord. Je… euh… D’accord. Après avoir rempli toute la paperasserie, j’ai décidé d’aller à la salle de gym travailler mon corps-à-corps. Vous avez souligné que c’était mon point faible. Je me suis rendue dans l’ancien local. — Doux Jésus ! Pourquoi ? C’est une bauge. — C’est vrai, concéda Peabody en reprenant son souffle. C’est pour ça que personne n’y va. Mais ma tenue de sport est tellement moche… je ne voulais pas me présenter comme ça devant les autres. J’ai bossé une heure, j’ai forcé la dose. Elle passa la main dans ses cheveux qu’elle n’avait pas pris la peine de brosser. — J’étais lessivée. J’ai voulu prendre une douche. J’avais mis mes affaires dans deux casiers. Je me séchais quand la porte du vestiaire s’est ouverte et deux personnes sont entrées. Elles se disputaient. — Tenez, dit Connors en lui tendant un verre d’eau. Buvez. — Merci ! Une femme, sérieusement énervée. J’ai voulu leur signaler ma présence pour qu’ils aillent se chamailler ailleurs mais l’autre, un homme, a enchaîné. J’étais coincée dans la cabine avec en tout et pour tout une serviette de bain de la taille d’un napperon ; je me suis donc retranchée dans le coin en priant pour qu’ils repartent rapidement. Mais ils sont restés, et je les ai entendus parler d’un business qu’elle dirige et sur lequel ils ont perdu dix mille dollars à cause du type. — Moins vite, Delia, murmura McNab en lui caressant la cuisse. — D’accord. Donc… au fil de la conversation, j’ai fini par comprendre qu’ils ne faisaient pas allusion à une action policière, mais à une opération parallèle. Qui dure depuis des lustres, Dallas ! J’ai deux ripoux à quelques mètres de moi en train de discuter produits et profits, maisons dans les îles. Et meurtres. Je suis nue, coincée, mon arme est dans un casier, mon communicateur aussi. Là-dessus, ils se mettent à ouvrir les portes des cabines, dont celle où je me serais trouvée s’il y avait eu du savon. Connors se plaça derrière elle, se pencha légèrement et entreprit de lui masser les épaules. Inspirant profondément, Peabody bascula en arrière. — Il m’est arrivé d’avoir peur. Normal, sinon, je serais stupide. Mais là… Ils finissent par se calmer, elle plaque la main sur ma porte et l’entrouvre. Je vois son bras, ses cheveux, ses escarpins. Un centimètre de plus et je suis fichue. A ses côtés, McNab continuait à lui caresser la cuisse, mais son beau visage s’était durci. — Je n’ose pas respirer, je n’ose pas bouger, je ne peux pas prendre le moindre risque, sans quoi je suis morte. Mais ils s’en vont sans me voir. J’ai réussi à sortir, à contacter McNab pour qu’il saute dans un taxi et nous amène ici. Pour vous relater l’incident. — Des noms ? s’enquit Eve. — Garnet… Elle a appelé l’homme Garnet. Lui s’adressait à elle en l’appelant Renée. Oberman. Renée Oberman. — Renée Oberman et Garnet. Description ? — Je n’ai aperçu qu’elle : blonde, un mètre soixante-cinq environ, talons hauts. Blanche. Une voix forte, du moins quand elle est énervée. — Ils ont cité leurs grades ? — Non, mais elle a promis qu’une fois nommée capitaine, elle développerait l’entreprise. Ah ! J’oubliais : ils ont été amants. — McNab, vous avez effectué une recherche sur ces individus ? — Pas encore. Peabody était bouleversée. — Elle a ordonné l’exécution d’un dénommé Keener. Elle a précisé que leur « gars » s’en était chargé et que cela ressemblerait à une mort par overdose. Keener est un toxico, un de leurs pions, de leurs contacts. Il a tenté de leur poser un lapin et de s’enfuir avec les fameux dix mille dollars. Garnet était supposé le tenir en laisse, mais Keener lui a filé entre les doigts. D’où la dispute. Ils ont récupéré le fric – elle l’a annoncé à Garnet après l’avoir démoli. Elle a ajouté qu’elle allait lui piquer dix pour cent de sa part pour rémunérer le tueur. C’était une réunion de travail. — Vous avez eu l’impression qu’ils se rencontraient souvent dans ce local ? — Non, au contraire. Elle était folle de rage qu’il l’ait traînée jusque-là. Six ans, se rappela soudain Peabody. Elle mène la barque depuis six ans. Et à en juger par la manière dont elle évoquait leur « gars », Keener n’était pas sa première cible. — Quelqu’un vous a vue entrer ou sortir du vestiaire ? Peabody marqua une pause, réfléchit. — Non. Je ne le pense pas. C’est une tombe. — Parfait. — Mon compte rendu est nul, marmonna Peabody. Désolée. Je suis dans tous mes états. — On a des noms, des descriptions partielles, des flics qui mènent un commerce au black – des substances illicites, sans doute – et qui commanditent des meurtres. McNab, décollez-vous de Peabody et mettez-vous au boulot. Commencez par éplucher la brigade des Stupéfiants du Central. Vous y trouverez Oberman, lieutenant Renée. Je sais qui elle est, mais sortez-moi sa bio. Ainsi que celle de Garnet. — Vous la connaissez ? s’étonna Peabody. — Je sais que c’est la fille d’Oberman, commandant Marcus. Retraité. — Seigneur ! Saint Oberman ? Le patron du Central avant Whitney ? articula Peabody, de plus en plus pâle. Mon Dieu, dans quoi j’ai mis les pieds ? — Dans un sacré bourbier. On va donc procéder lentement mais sûrement. — Garnet, inspecteur William ! proclama McNab en levant les yeux de son Palm. Échelon deux, affecté à la brigade des Stupéfiants depuis quatre ans par Oberman, lieutenant Renée. — Bien. Montons dans mon bureau. McNab, dénichez-moi des photos d’identité et toutes les données possibles sur ces deux individus. Soyez discret. Peabody, vous allez me présenter un rapport complet et détaillé que je vais enregistrer. Ce Keener a dû démarrer comme taupe soit pour Garnet, soit pour Oberman. — Qu’est-ce qu’on va faire de tout ça ? souffla Peabody. Eve la regarda droit dans les yeux. — On va préparer un joli paquet-cadeau qu’on offrira à Whitney et au Bureau des Affaires internes. En attendant, personne ne souffle mot de cette histoire sans mon autorisation. — Le commandant Oberman est une véritable légende. Un dieu. — Je me fiche qu’il soit le bras de Jésus. La fille a les mains sales. Les ripoux, on ne les défend pas. Mettons-nous à l’ouvrage. — Vous n’avez rien mangé, devina Connors en lissant la chevelure de Peabody. — Euh… non. — Elle sera plus efficace si elle avale quelque chose, dit-il à Eve. — Tu as raison, concéda cette dernière, ravalant son impatience. On casse la croûte d’abord. — J’ai eu la tremblote, confessa Peabody. Après. À présent, ça va un peu mieux. Il faut que j’appelle ma mère pour la remercier. — De quoi ? — J’avais laissé tomber mes vêtements sales sur le sol et je les y aurais laissés si je n’avais pas entendu sa voix m’encourageant à respecter ce qui m’appartient. Ils auraient vu mon horrible débardeur. Ils m’auraient trouvée. Je ne serais pas ici à vous expliquer que la fille de Saint Oberman est une ripou. — Vous remercierez votre mère demain, décréta Eve. Au boulot ! Peabody se leva et Connors posa le bras sur ses épaules. — Que diriez-vous d’un steak ? — Pour de vrai ? Il déposa un baiser sur son crâne et elle s’empourpra. — Je m’occupe du menu. Vous êtes très courageuse, Peabody. — Je crevais de trouille. — Ne contrariez pas un homme qui s’apprête à vous préparer un steak. Dans son bureau, Eve installa un tableau de meurtre pendant que Peabody et McNab s’empiffraient. Connors avait fait exactement ce qu’il fallait avec Peabody, comme à son habitude. — Elle est jolie, commenta-t-il en examinant la photo d’Oberman. — Oui, et elle a la réputation de s’en servir – autant que de la notoriété de son père. Ce ne sont que des rumeurs, certes. Je… Eve secoua la tête et quitta la pièce. — Quoi ? lança Connors en lui emboîtant le pas. Elle s’exprima à voix basse : — S’ils avaient découvert Peabody, ils l’auraient tuée. Forcément. Sur ce point, elle ne se trompait pas. — Ç’aurait été brutal, prise au piège comme elle l’était. — Aujourd’hui, nous nous sommes colletés avec les trois déchets que nous avons épinglés. L’un d’entre eux l’a sérieusement bousculée. Je lui ai reproché d’être trop lourde sur ses pieds. Du coup, que fait-elle ? Elle descend dans cette salle de gym abandonnée. Si la situation avait dérapé, c’est là qu’on aurait ramassé son cadavre. Elle reçoit un crochet du droit à l’oreille et moi, pauvre idiote, au lieu de la rassurer, de lui dire que ça arrive à tout le monde, je l’incite à améliorer ses techniques de combat ! — Parce que la prochaine fois, ça pourrait être un coup de couteau. Tu n’es pas seulement sa coéquipière, Eve, tu continues de la former. Et si tu veux mon avis, tu t’en sors remarquablement bien. Peabody souhaitait progresser parce qu’elle veut à tout prix se montrer à la hauteur de tes espérances. D’ailleurs, si ça avait mal tourné, et cette pensée me rend aussi malade que toi, ces abrutis de flics en seraient les uniques responsables. Tu en es consciente. Elle inspira à fond. — Tu es encore fâché contre moi. — Oui, et réciproquement. Mais nous comprenons tous deux que, pour l’heure, ce n’est pas le plus important. — On fait la trêve ? — Absolument. Moi aussi, je tiens à elle. Eve eut du mal à cacher son émotion. — Surtout, ne me dorlote pas, riposta-t-elle, anticipant sa réaction. J’ai besoin de garder la tête sur les épaules. Elle compte sur moi. — Tu tiendras bon. Il lui caressa les cheveux. Puis il en agrippa une mèche et tira dessus. — Hé ! On avait opté pour la trêve ! — Te voilà de nouveau énervée. Tu n’en seras que plus efficace. Sur ce, il retourna dans le bureau. Eve tint bon et reprit simplement son rythme de travail. — On ne peut pas examiner leurs relevés bancaires sans éveiller les soupçons. Encore moins creuser en quête de comptes dissimulés et de propriétés. Elle accrocha le regard de Connors, sut tout de suite qu’il pensait à son matériel hautement sophistiqué mais non enregistré. Elle secoua imperceptiblement la tête. — Si on se rend au BAI avec ça, intervint Peabody, autrement dit, pas grand-chose finalement, le scandale pourrait éclater. Cela donnerait le temps à Renée… je ne peux pas me résoudre à l’appeler Oberman, ça me fait trop penser à son père. Ça leur donnerait le temps, à ses complices et à elle, de fuir ou de se couvrir. Ils ont sûrement prévu des plans de secours. — Je peux me pencher sur ça, fit Eve. Je vais solliciter l’aide de Webster. Connors haussa un sourcil. Décidément, elle ne pouvait pas prononcer le nom de Webster dans cette pièce sans que tous deux revoient Connors en train de le démolir. — Je vais lui soumettre le problème, mais en posant mes conditions, poursuivit-elle. Ça peut marcher, surtout si Whitney s’en mêle. Nous devons limiter aussi longtemps que possible le nombre de participants. — Keener ! McNab brandit le poing et fit pivoter le siège d’Eve, sa longue queue-de-cheval blonde fouettant l’air. — Je l’ai ! J’ai recoupé plusieurs des affaires classées de Renée avec d’autres dossiers sélectionnés au hasard, histoire de masquer la procédure. Puis j’ai… — Seul Keener m’intéresse, McNab. — Keener, Rickie. Alias Kiki. Impossible de savoir si c’est un indic sans éveiller les soupçons, mais il a un casier long comme le bras. Détention de substances illégales, incitation à la consommation, divers délits mineurs, vente à des infiltrés dont l’une était Renée. — Affichez les données, ordonna Eve. Tiens, tiens ! Libéré sous caution, travaux d’intérêt général, thérapie obligatoire. Preuve qu’elle a négocié avec lui. Vu son passé, il aurait dû écoper de trois ans ferme. C’était il y a six ans. — L’époque où elle a démarré le business, fit remarquer Peabody. — Par conséquent, ce Keener a pu lui servir de tremplin. Pour son entrée dans le milieu. Eve effectua plusieurs allées et venues devant l’écran. — Il sait quelque chose. Il accepte de cracher le morceau en échange d’un marché avec le juge. Quant à elle, elle a déjà franchi le pas et elle considère Kiki comme un atout. C’est le tournant de l’histoire. — Il est mort. Elle a été très claire sur ce point, prévint Peabody. — On cherche le corps. Si « son gars » l’a trouvé vivant, on devrait réussir à le trouver mort… Pas chez lui. Il se préparait à fuir avec le fric. Il avait une cachette secrète. Notez toutes les adresses, domicile, travail, etc. D’après la déclaration de Peabody, Renée a précisé qu’il n’était pas allé bien loin. Traçons un plan de son territoire, lançons quelques calculs de probabilités pour déterminer ses éventuels repaires. — Vous cherchez le macchabée, murmura Peabody, parce que selon vous, le tueur aurait laissé des traces ? — Possible. Peu probable mais possible. On a besoin du corps parce que, désormais, Keener est notre taupe. — C’est un piège, Peabody, intervint Connors. On a une affaire, on a les meneurs. Et ce qu’ils espèrent faire passer pour une mort par overdose devient un homicide. — Si je m’y prends bien, concéda Eve. Quoi qu’il en soit, Oberman sera obligée de venir l’identifier – c’est la procédure. Si elle refuse, on pourra lui taper sur les doigts. On pourra se comporter comme des fonctionnaires zélés et insister sur tout ce qui concerne leur association, les informations, les heures, les dates… tous les éléments qui figurent dans ses dossiers. Après tout, on veut savoir qui a zigouillé ce connard. Dans ma brigade, un mort est un mort. — Vous voulez la pousser à bout. — Et je le ferai avec plaisir. McNab, attaquez-vous aux calculs de probabilités. Ensuite, nous partirons à la chasse à la taupe. — Vous voulez Keener avant de vous rendre chez Whitney et Webster, devina Peabody. Eve opina. — Vous avez tout compris. Keener est un facteur tangible et, en tant que mort, il corrobore votre déposition. C’est Renée qui l’a arrêté. Un officier décoré. Une patronne respectée et la fille vénérée d’un ex-commandant. Dix-huit ans de métier sans la moindre faille. — Si je la dénonce, le BAI pourrait enquêter sur moi, bredouilla Peabody. — Ne vous inquiétez pas pour ça, la rassura Eve. — Non. Je suis calmée maintenant, et je veux faire payer à cette femme chacune des secondes que j’ai vécues dans cette cabine de douche. En plus de serrer une ripou. Eve tourna la tête vers Connors et McNab qui travaillaient ensemble, le premier en chemise et pantalon sur mesure, le deuxième en bermuda rose à poches multiples et débardeur jaune jonquille imprimé de la mention Cyberconnard en lettres capitales rouges. « Tous pareils, ces dingues d’informatique, quelle que soit leur tenue », songea Eve. — Voici ta carte, annonça Connors en la faisant apparaître sur l’écran mural. — Pas mal. Ces types-là ont tendance à fréquenter une zone limitée, à traiter leurs affaires dans un quartier dont ils connaissent chaque ruelle, et toutes les échappatoires possibles. — S’il avait prévu de déguerpir, il se serait aventuré hors de son territoire habituel, non ? risqua McNab. — Rappelez-vous leur conversation. Ils étaient en colère, signe que l’incident était récent, l’exécution ordonnée et menée à terme depuis peu. Garnet n’était même pas au courant. Ajoutez-y le fric. Ils ont dû agir vite. Si je me fie au casier de Keener, j’en déduis que ce n’était pas une lumière. Suffisamment malin pour ne pas rentrer chez lui, mais pas assez pour s’en éloigner vraiment. Il ne s’était pas encore enfui, il n’était donc pas prêt. Comme son tueur, nous allons le retrouver dans cette zone. Eve étudia la carte, puis : — Il faut éliminer tous les lieux où il aurait dû payer. Pas d’appartements de location. Connors transmit l’ordre, et la carte se transforma. Eve connaissait le secteur, ses SDF affalés sur les trottoirs, ses allées sombres peuplées de prostitués, ses junkies. Même les bandes de loubards avaient renoncé à y traîner. — Ces cinq points m’inspirent. Envoyez des équipes de deux. On va vous fournir un véhicule. Banalisé, précisa-t-elle comme le visage de McNab s’éclairait. Il haussa les épaules. — Je suppose qu’on n’a pas le choix. — En effet. Connors et moi prendrons le un et le deux, Peabody et McNab, le trois et le quatre. Si on fait chou blanc, on converge tous au cinq. L’un d’entre vous est-il armé ? Négatif. Eve leva les yeux au ciel. — On vous fournira un pistolet. Le secteur est mal fréquenté. Ne laissez aucune trace de votre passage. Restez discrets, n’adressez la parole à personne. Ne posez aucune question. Vous entrez, vous fouillez, vous ressortez. — Et si on découvre le corps ? demanda Peabody. — Vous déguerpissez, vous me prévenez et vous disparaissez. On se retrouvera ici, où je serai en train de recevoir un avis de décès. On enregistre tout, les enfants, alors évitez les bavardages inutiles. Les disques seront remis au commandant et au BAI. Eve examina McNab un instant et poussa un soupir. — Vous ne pouvez pas y aller dans cette tenue. Connors, est-ce qu’on a de quoi habiller ce geek ? — A vrai dire, il taille plutôt comme toi. — Seigneur ! souffla Eve, paupières closes. Elle partit à la recherche d’un jean et d’un tee-shirt noir, qu’elle lança à McNab avant de fermer la porte de la chambre afin que Connors et elle puissent se changer tranquillement. — Je suis partiellement désolée, marmonna-t-elle. — Pardon ? — Je suis partiellement désolée, car je m’apprêtais à t’appeler pour te prévenir de mon retard, mais j’ai été interrompue et ça m’est complètement sorti de la tête. Toutefois, ce n’est pas une habitude, il me semble donc que tu pourrais passer l’éponge. — Je n’étais pas fâché – pas vraiment. Tu sais bien que je ne te reproche jamais tes retards, Eve. — Justement, je me sens d’autant plus coupable. — Ah ! Une fois de plus, c’est moi le fautif. — Oh ! Tais-toi ! — Fin de la trêve. — Tu pourrais être partiellement désolé. — Sauf que je ne regrette absolument pas ma soirée avec Summerset et ses amis fort intéressants – que je n’avais jamais rencontrés, moi non plus. — Tu es plus sociable que moi. Ce que j’essaie de t’expliquer c’est que, si j’avais su, je ne serais pas rentrée avec une autre idée en tête et… — Quelle idée ? — Je… j’imaginais qu’on pourrait dîner en tête à tête, que tu m’avais attendue comme tu le fais d’habitude. J’avais l’intention de choisir le menu et de tout préparer. — Ah, oui ? — Nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour nous ces deux dernières semaines. J’avais envisagé de manger sur la terrasse du toit. Une bonne bouteille de vin, des bougies, juste toi et moi. Ensuite, on aurait visionné un de ces films anciens que tu apprécies tant, sauf que j’aurais enfilé une nuisette sexy pour te séduire. — Je vois. — Seulement voilà : quand j’ai débarqué, tu étais déjà en train de dîner aux chandelles sur la terrasse – pas celle du toit, mais quand même. Et ce n’était pas juste toi et moi, et je me sentais sale et ma maison était remplie d’ex-criminels – du moins, je le croyais. Des gens à qui Summerset a sans doute dit combien j’étais une épouse nulle et… Je n’avais pas le courage de subir un interrogatoire. — Primo, tu n’es pas une épouse nulle. D’ailleurs, au cours du repas, quand nous avons compris que tu serais en retard, il a déclaré que tu étais le premier flic qu’il connaisse qui travaillait avec un tel acharnement et cherchait sincèrement à ce que justice soit faite. Il vint vers elle, encadra son visage des deux mains. — Deuzio, ton idée était excellente, et je m’en serais réjoui. Enfin, à présent, je suis partiellement désolé. Elle lui effleura le poignet d’une caresse. — Si on cumule le tout, ça équivaut à un « complètement désolé » de la part de l’un comme de l’autre. — Dont acte. Elle l’embrassa avant de se blottir dans ses bras. — Je suis contente. Et maintenant, tâchons de retrouver le junkie mort. 4 — Eve prit le volant afin que Connors puisse poursuivre ses recherches sur son Palm. Une question, attaqua-t-il. As-tu souvent eu à traiter avec le lieutenant Oberman ? — Non. Je la connais surtout de réputation, mais je n’ai jamais travaillé avec elle. La brigade des Stupéfiants a ses propres méthodes. Elle génère beaucoup de travail en infiltration, le plus souvent par rotations. Certaines équipes se focalisent uniquement sur les gros gibiers – exportation/importation, crime organisé. D’autres se concentrent sur la rue, les manufactures et la distribution. — Les cas doivent se chevaucher de temps en temps. — Oui, et chaque escadron a son… – comment appelle-t-on ça, déjà ? –… son fief. — Avec sa propre culture, sa propre hiérarchie. — Exactement. Uniformes et inspecteurs dépendent d’un lieutenant, et les lieutenants sont sous les ordres d’un groupe restreint de capitaines. — Ce qui signifie beaucoup de politique, devina Connors. Or politique rime souvent avec corruption. — Possible. Probable, rectifia Eve. Il existe une chaîne de commande. Les uns et les autres sont régulièrement contrôlés. Nombre d’infiltrés craquent, se font démasquer ou deviennent un peu trop friands de la marchandise. — A laquelle ils ont un accès facile, compléta Connors. Eve était vaguement contrariée qu’il accepte cet état de fait. Elle savait que certains flics tombaient dans le piège. Mais elle ne pouvait ni ne voulait l’accepter. — Les flics ont accès à toutes sortes de choses. Objets volés, fonds confisqués, armes. Ceux qui sont incapables de résister à la tentation n’ont rien à faire parmi nous. — Je répondrais volontiers qu’il existe une zone d’ombre, mais une fois qu’on a mis le pied dedans, on est tout près de l’infraction. Tout de même, insista Connors. Un flic arrête un dealer dans la rue, il empoche la moitié de ses provisions. Le dealer ne va pas discuter sur la quantité qu’il transportait. — D’où le rôle du lieutenant Oberman. Elle doit connaître ses hommes, les superviser, jauger. C’est son boulot – son devoir – de dominer la situation. Au lieu de quoi, elle l’orchestre. — Selon toi, elle a trahi ses subalternes, son insigne et le département. — Selon moi, c’est une salope perfide, rétorqua Eve d’un ton nonchalant bien que ce constat la rendît malade. Quant à tout ce qui est confisqué, une division spéciale rattachée à la brigade des Stupéfiants est chargée d’en garder la trace. Elle possède un local réservé. — Une femme aussi rusée et ambitieuse que Renée a très bien pu recruter quelqu’un de ce service pour lui donner un coup de main. Se servir de cela, de son équipe et des relations de son père pour vider les poches du département. Revendre les marchandises prétendument détruites après procès. — Exact. Elle a aussi pu s’adresser directement aux fournisseurs, fabricants et même aux dealers – négocier un tarif pour qu’ils puissent continuer à pratiquer leur activité sans être embêtés. Toutefois, il faut savoir choisir. On ne peut pas gravir les échelons, même grâce à papa, si on ne clôture pas quelques dossiers, si on n’épingle pas quelques délinquants. Elle est obligée de maintenir son pourcentage d’inculpations. Elle freina au feu rouge. — Qu’en penses-tu ? — Contrairement à toi, je ne suis pas habitué à diriger une brigade ou un escadron. — Tu diriges la moitié du monde industriel. — Si seulement ! Quoi qu’il en soit, si j’étais à l’affût de bénéfices à long terme, je me servirais à chaque niveau. Dans la rue – vite fait, bien fait. Il suffit de mettre la pression et de brandir quelques perspectives de gains pour convaincre les petits trafiquants de se montrer un minimum loyaux. Ils se procurent leur stock ailleurs, à moins d’être complètement indépendants, et la plupart de ceux-là sont obligés de se plier au système pour s’en sortir – se battre pour défendre leur territoire ou payer celui qui règne dessus. — Il faut des soldats pour parcourir le terrain, établir cette loyauté et cette peur. Des négociateurs pour élargir la palette. En six ans, elle a créé un réseau. Des flics et des délinquants. Des avocats qu’elle peut consulter si l’une de ses recrues se fait pincer, sans doute un membre du bureau du procureur, et au moins un juge. — Elle a besoin de trésorerie, renchérit Connors. Elle a des pattes à graisser, des frais annexes. — Il ne s’agit pas uniquement d’argent. C’est rarement le cas, décréta Eve. Elle prend son pied. Le sentiment de puissance, les montées d’adrénaline, les risques. Elle détourne et rabaisse tout ce que défendait son père. Et défend toujours. — C’est peut-être son but. — Elle se rebellerait contre papa ? Pauvre chérie. « Il était tellement occupé à faire le flic qu’il ne m’a jamais prêté attention, il était trop sévère, il attendait trop de moi, etc. Du coup, aujourd’hui, je profite de mon propre insigne pour le salir. Histoire de lui donner une bonne leçon. » — Nos pères respectifs nous ont infligé des souffrances autrement plus terribles, murmura-t-il en posant brièvement la main sur sa cuisse. Mais c’est un point de départ sur lequel tu pourrais travailler. — Une fois que j’aurai informé le commandant et le BAI, je serai peut-être hors circuit. — Quand les poules auront des dents. Elle ne put s’empêcher de rire. — D’accord, j’ai l’intention de me battre – durement s’il le faut – pour participer à cette enquête. Je vais avoir besoin de Mira, ajouta-t-elle en pensant à la profileuse du département. Je vais la mettre dans le coup ainsi que Feeney. Nous ne pourrons pas nous passer de la DDE. McNab bosse déjà avec nous, mais Feeney pourra l’aider. A présent, ils abordaient les rues dangereuses où les lampadaires – ceux qui fonctionnaient – éclairaient piles de détritus et prostitués, où les dealers rôdaient dans l’ombre. — Ça va être un sacré merdier, Connors. Pas seulement l’enquête mais les retombées médiatiques. Quant aux répercussions ? Ils vont devoir reprendre chacun des dossiers d’Oberman ainsi que ceux de tous les types qu’elle a entraînés dans son sillage. Il faudra réviser des procès et libérer des voyous à cause du fruit véreux dans l’arbre empoisonné. Démanteler son réseau, c’est rouvrir des cages. Forcément. Rien que pour ça, j’ai envie de lui botter les fesses – après lui en avoir arraché la peau pour venger Peabody. Elle se gara à un coin de rue. Ici, le stationnement n’était pas un problème. Si vous n’étiez pas capable de vous imposer, votre véhicule était volé ou réduit en miettes au bout de cinq minutes. — Ah ! J’oubliais ! L’alarme fonctionne à merveille. Hier, un petit malin a tenté de piquer ma voiture – j’étais à vingt mètres à peine. Il a atterri sur le derrière et s’est enfui sans ses outils. Comme elle, Connors scruta les alentours. — Je suis content de savoir que nous ne rentrerons pas à pied. — Tiens ! Prépare-toi ! Elle lui tendit une bombe de Seal-It et enclencha son magnétophone. — Dallas, lieutenant Eve et Connors, énonça-t-elle avant de citer l’adresse. Incruster date et heure. Le bâtiment, un entrepôt ou une usine datant de l’époque pré-Guerres Urbaines avait dû servir depuis d’abri pour des SDF ou des toxicos, voire les deux. Une chaîne rouillée et son cadenas pendaient sur la porte, preuve de l’inanité du système de sécurité initial. En revanche, le verrou flambant neuf attira son attention. — Il a été installé récemment, constata-t-elle en cherchant son passe-partout dans sa poche. L’homme qui surgit de l’ombre était une véritable armoire à glace. Il découvrit ses dents en un immonde sourire – à l’évidence, l’hygiène dentaire était le cadet de ses soucis. Armé d’une lame de dix centimètres, il devait s’imaginer avoir devant lui deux cibles faciles, d’où son expression réjouie. — Occupe-toi de lui, veux-tu ? proposa-t-elle à Connors. — Avec plaisir, ma chérie. Il gratifia l’inconnu d’un sourire affable. — Je peux vous aider ? — Je vais vider tes tripes sur la chaussée, ensuite je vais me faire ta bonne femme, répliqua le balaise en sortant la lame. Donne-moi le portefeuille et la montre. La bague, aussi. — Je vais vous rendre un service car, en admettant que vous réussissiez à vider mes entrailles sur la chaussée – ce dont je doute –, si vous touchez à ma femme, elle vous arrachera la queue comme une brindille et vous la mettra où je pense. — N’importe quoi ! Quand l’homme se rua sur lui, Connors esquiva sans peine, pivota et lui flanqua un coup de coude dans les reins. L’autre laissa échapper un grognement de surprise avant de faire volte-face. Le couteau décrivit un arc de cercle, mais Connors l’évita, avant de donner un coup de pied dans la rotule de son assaillant. — Arrête de faire joujou avec lui, lança Eve. — Elle est du genre sévère, commenta Connors. Quand l’homme – grimaçant de douleur, à présent – tenta une fois de plus de plonger sur lui, Connors visa le bras qui tenait l’arme. Celle-ci vola dans les airs. — Et maintenant, conclut Connors, l’air grave, suivez mon conseil : filez. Tandis que les pas du gros balaise s’estompaient, Eve regarda son mari appuyer sur le bouton qui permettait à la lame de se rétracter. — Pas question que tu le conserves, grommela-t-elle. Tu es prêt ? Connors glissa le couteau dans sa poche et hocha la tête en la rejoignant près de la porte. Elle dégaina son pistolet, le cala sur sa lampe de poche, se débrouillant pour que Connors, qui avait fait de même, n’apparaisse pas sur l’enregistrement. Ils franchirent le seuil. Eve bouscula une poubelle pour se frayer un chemin. L’air empestait le moisi, l’urine rance et le vomi frais. Elle avisa une pile de couvertures, aussi raides que du carton, trop sales pour tenter un SDF. — On inspecte le rez-de-chaussée. Ils s’avancèrent avec précaution. On avait arraché, détruit et emporté portes, fils électriques, planches de parquet et marches d’escalier – tout ce qui pouvait être utilisé ou vendu. Eve s’arrêta devant la cage d’ascenseur. — Comment est-ce qu’ils ont réussi à démonter la porte de la cabine et qu’est-ce qu’ils en ont fait ? — Attention où tu mets les pieds, l’avertit Connors tandis qu’elle se dirigeait vers l’escalier, enjambant d’énormes trous. A l’étage, elle découvrit seringues brisées, ustensiles démontés, récipients rongés par les produits chimiques et la chaleur. Elle s’attarda sur le tabouret bancal, la minuscule table calcinée, les éclats de verre et les brûlures sur le sol et les murs. — Quelqu’un a eu un petit accident de laboratoire, constata-t-elle. D’un signe de tête, elle désigna les matelas nus, maculés de substances variées. Des emballages de sandwichs gisaient ça et là. — Pendant un temps, ils ont dû vivre et travailler ici, marmonna-t-elle. — Je ne peux pas dire que j’aime la décoration. Du bout du pied, Eve repoussa un carton en provenance d’un traiteur asiatique. — Quelqu’un a mangé ici récemment. Ce qui reste n’est pas encore moisi. — Mais guère appétissant. — D’après moi, c’étaient des nouilles sautées aux légumes et au poulet. Elle suivit les odeurs jusqu’à ce qui avait dû être une salle de bains. Celui qui avait tenté de démonter la cuvette des W-C avait succombé soit à son impatience, soit à son incompétence, car elle était couchée sur le côté, fendue et inutilisable. Le pillard avait eu plus de chance avec le lavabo, et un esprit entreprenant était parvenu à défoncer le mur pour récupérer la plupart des tuyaux en cuivre. Ils ne s’étaient pas acharnés sur la baignoire en fonte, sans doute effrayés par son poids et sa masse. Écaillée, tachée, étroite, elle servait de lit de mort à un certain Rickie Keener. Il y était recroquevillé, les genoux contre sa poitrine squelettique couverte de vomi. Une seringue, deux fioles et le reste de ses instruments étaient posés sur le rebord de la fenêtre. — La victime correspond à la photo et à la description de Rickie Keener, alias Kiki. Eve rengaina son arme, sortit son écran digital de sa poche, et le pressa contre le bout de l’index droit de la victime. — Identification confirmée, annonça-t-elle. Connors, contacte Peabody. Dis-leur d’arrêter les recherches. On a notre cadavre. Elle balaya le corps avec le faisceau de sa torche électrique. — Ceci corrobore la déclaration de l’inspecteur Peabody concernant la conversation entendue dans le vestiaire. Je relève des hématomes mineurs sur les bras et les jambes. Le coude droit est égratigné. Pour un examen plus approfondi, il faudra attendre le feu vert du commandant. Afin de préserver la clarté de l’enquête sur Oberman, Renée et Garnet, William, je ne suis pas en mesure de sécuriser la scène, mais je vais installer une caméra par précaution. Elle se tourna vers Connors. — Tu peux la placer au-dessus de la porte ? — C’est fait. Si quelqu’un entre, tu recevras un signal sur ton ordinateur et sur ton Palm. Tu pourras suivre les événements de l’endroit où tu voudras jusqu’à ce que tu ouvres officiellement l’enquête. — Parfait. Allons-nous-en d’ici. Dans la rue, elle aspira de grandes bouffées d’air, puis consulta sa montre. — Nous ne pouvons rien faire de plus et je ne vois pas l’utilité de déranger le commandant à cette heure-ci. Autant s’accorder quelques heures de sommeil et réattaquer demain matin. Dallas et Connors, fin de l’enregistrement, conclut-elle avant d’éteindre l’appareil. Merde ! — Tu croyais qu’on rentrerait bredouilles ? — Non, j’étais sûre qu’on le trouverait, mais comme je l’ai dit, un cadavre, c’est une preuve tangible. Impossible de reculer, à présent. Nous devons coincer Oberman. Elle s’installa côté passager. Connors prit le volant, la laissa ruminer le temps de quitter le quartier, puis : — Tu as décidé de la manière dont tu allais présenter l’affaire à Whitney ? — Pas la peine de tourner autour du pot. Une fois calmée, le témoignage de Peabody s’est avéré parfaitement cohérent. Demain, elle aura complètement récupéré et elle encaissera quand Whitney la cuisinera. — En somme, tu prends quelques heures de repos autant pour cette raison que pour préserver la nuit de ton commandant ? — Entre nous, oui, admit-elle. Nous expliquerons à Whitney comment nous avons localisé Keener et nous lui montrerons la vidéo. Ce sera à lui de décider de la suite, mais je serai à même de lui soumettre un plan logique et pragmatique. Il ne s’agit pas uniquement de corruption mais de meurtre. Et Keener n’est pas le premier. — Poursuivre des collègues, ce doit être pénible pour toi. — J’ai cessé de la considérer comme telle dès l’instant où elle a succombé à la tentation, trancha Eve en faisant jouer les muscles de ses épaules pour se détendre. J’ignore si Whitney est proche de son père. Je sais qu’il a servi sous ses ordres et l’a remplacé quand il est parti à la retraite. Ce passage de relais a son importance. Renée travaille sous les ordres de Whitney, et cela aussi a son importance. Elle laissa échapper un soupir. — Tôt ou tard, le couvercle sautera. Les médias vont se ruer sur cette affaire comme des chacals sur une proie fraîche. On ne peut guère leur en vouloir. — Quand cela te rendra triste ou que tu seras découragée – et c’est inévitable –, pense à Peabody, piégée dans cette cabine de douche. Eve se réfugia dans le silence quelques minutes. — Excellent conseil, approuva-t-elle enfin. Pour en revenir à Keener, c’était probablement un crétin et certainement un voyou, mais désormais, il est à moi. Quant au flic qui l’a laissé s’étouffer avec son propre vomi dans cette baignoire ignoble ? Il sera bientôt à moi, lui aussi, et je te jure que je fermerai la porte de sa cage personnellement. A peine Connors avait-il freiné devant le perron que Peabody surgit de la maison. — Vous l’avez trouvé ! — Nous avons eu de la chance, reconnut Eve. Tout est enregistré et nous avons laissé une caméra sur la scène. — En apparence, une mort par overdose ? — Oui. Ce qui corrobore vos déclarations. — Je me demande si je dois en être soulagée ou me lamenter, murmura Peabody, les traits tirés, tandis que McNab apparaissait à ses côtés. — Ni l’un ni l’autre. Acceptez les faits et passez à la suite. Nous aurons largement de quoi nous occuper demain. Reposez-vous. Prenez la chambre dans laquelle vous vous installez habituellement quand vous squattez les lieux. — Vous n’appelez pas Whitney ? — Il est presque 3 heures du matin. Si vous êtes pressée, libre à vous de le réveiller. — Non, non, c’est inutile. D’ailleurs, j’ai sommeil. — Alors montez vous coucher. Eve se dirigea vers l’escalier. — Avez-vous besoin de quelque chose ? s’enquit Connors. — Non, merci, répliqua McNab en pressant la main de Peabody. — Dans ce cas, bonne nuit. Connors suivit Eve dans la chambre et ferma la porte tandis qu’elle se débarrassait de son harnais. Elle paraissait aussi tendue que Peabody. Un massage la soulagerait peut-être un peu, mais il connaissait une autre solution, nettement plus efficace. — Tu me dois un câlin, mais je suis prêt à patienter. — En quel honneur ? C’est plutôt l’inverse, riposta-t-elle, les yeux étrécis, en ôtant ses boots. — D’accord, mais à une condition : que tu revêtes la tenue sexy promise. Elle enfila un grand tee-shirt au logo du département de police. — Ce n’est pas celle-là, j’espère ? ajouta-t-il. Elle se glissa entre les draps. Il s’allongea près d’elle, l’attira contre lui. — Il faut que je programme le réveil. — Quelle heure ? — Voyons. Je vais contacter Whitney à 6 heures tapantes. Il me faut une heure pour me préparer. — Donc, 5 heures. Ne t’inquiète pas, je te réveillerai. Sachant qu’elle pouvait compter sur lui, elle ferma les yeux. Elle aurait juré que cinq minutes à peine s’étaient écoulées quand une délicieuse odeur de café lui chatouilla les narines. Soulevant les paupières, elle le vit, ainsi que la tasse fumante sous son nez. Connors avait limité l’éclairage et la pièce baignait dans une lumière dorée. — Tu m’apportes mon café au lit ? — Tu peux en déduire que je suis le prince des maris – ou que je me suis réveillé avant toi. Il est un peu plus de 5 heures. Elle se redressa péniblement, s’empara de la tasse et avala une gorgée généreuse de café. — Mmm ! Divin !… Et maintenant, une douche… Encore ! ajouta-t-elle en vidant sa tasse avant de la tendre à Connors. À mi-parcours de la salle de bains, elle lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et lui fit signe de la suivre, doigt replié. Après quoi elle se débarrassa de son tee-shirt, le laissa tomber sur le sol, et poursuivit son chemin toute nue. Connors posa la tasse vide sur la table de chevet. — Qui suis-je pour refuser une telle invitation ? Bien entendu, elle avait monté les jets à force et chaleur maximum. Jamais il ne s’habituerait à cette manie qu’elle avait de s’ébouillanter – et lui aussi, par la même occasion. Un nuage de vapeur brouillait la vitre derrière laquelle Eve se tenait, élancée, ruisselante, visage levé et paupières closes. — Un prince me laverait sans doute le dos. Aussitôt, Connors commanda une dose de savon crémeux à souhait. — Tu as bien dormi, devina-t-il. — Ouais. Son dos, étroit et lisse, encore légèrement bronzé après leurs récentes vacances au soleil, s’arqua vers lui. Comme il aimait savourer la douceur, l’élasticité de sa peau, caresser cette taille si fine, ces hanches aux courbes subtiles. Mince et musclée, son flic était bâti pour la rapidité et l’endurance. Pourtant, il connaissait toutes les vulnérabilités de ce corps, tous ses points sensibles. Le bas délicat de sa nuque, le petit creux à la base de son épine dorsale. Il continua à la savonner, étalant le liquide soyeux sur ses cuisses, remontant vers son ventre, titillant, provoquant. Elle referma le bras autour de son cou en se cambrant vers lui. Puis, tournant la tête, elle chercha ses lèvres et les réclama, les yeux brillants de désir. — Tu as raté plusieurs endroits. — J’ai été négligent. Ses paumes savonneuses s’attaquèrent à ses épaules et à ses seins. Enveloppée par la chaleur et la vapeur d’eau, assourdie par les pulsations des jets contre le carrelage, elle savoura l’instant. Les mains de Connors étaient magiques. Sa bouche, lorsqu’il s’en servait à la place de ses mains, était insatiable, déclenchant des myriades de sensations. Lorsqu’il laissa ses doigts s’aventurer entre ses cuisses, elle pivota, se pressa contre lui, tremblante de désir. Son cœur battait la chamade. À son tour, elle entreprit de le laver. De le détruire. Incapable de résister plus longtemps, il plongea en elle. La plaquant contre le mur, il captura ses cris à grand renfort de baisers avides. Elle s’affaissa dans ses bras. C’était l’instant qu’il préférait, celui où elle s’abandonnait totalement à lui, et, plus encore, à eux. Elle posa la tête sur son épaule et demeura ainsi jusqu’à ce qu’il lui soulève le menton et l’embrasse de nouveau, avec une infinie tendresse. Une lueur de bonheur vacilla dans les prunelles d’Eve. — Ce n’était pas un simple câlin de réconciliation, observa-t-elle. — Bien sûr que non. — Juste pour confirmation. — Mais c’était un excellent prélude. — En effet. Café au lit, sexe sous la douche – le scénario idéal pour se réveiller en forme. Elle se pressa contre lui encore un instant, puis disparut dans la cabine de séchage. Tandis que l’air tournoyait autour d’elle, Connors baissa la température de l’eau de quelques degrés. Lorsqu’il pénétra dans la chambre, un drap de bain autour de la taille, il constata qu’elle avait revêtu un peignoir court et – incroyable mais vrai – examinait activement le contenu de sa penderie. — C’est bizarre, marmonna-t-elle, mais j’éprouve le besoin de… Choisis-moi une tenue, tu veux ? Il faut que j’aie l’air de maîtriser complètement la situation. Sobre, souveraine. Elle eut un geste agacé. — Sans que cela paraisse trop planifié ou étudié, ajouta-t-elle. Je ne veux pas avoir l’air de… — J’ai compris. Il s’approcha, passa les vestes en revue. Il les avait toutes achetées lui-même, car garnir sa garde-robe – sans parler de traîner dans les magasins – figurait tout en bas de la liste des priorités de sa chère épouse. — Celle-ci, décréta-t-il. — Du rouge ? Mais… — Bordeaux, corrigea-t-il. Une couleur profonde qui exhale l’autorité. Avec ce pantalon ardoise et ce haut, d’un gris plus clair. Chic et choc mais sans chichis. Ces bottes anthracite allongeront ta silhouette. Elle soupira. — D’accord. C’est toi l’expert. Une fois habillée, elle fut obligée d’admettre que c’était bel et bien un expert. Elle était élégante sans ostentation, et ce rouge, pardon, ce bordeaux, avait beaucoup d’allure. Cerise sur le gâteau, si elle était éclaboussée de sang, cela ne se verrait pas. Pas trop. — Tiens ! Mets aussi ceci. Elle fronça les sourcils devant sa main tendue. — Je ne porte jamais de boucles d’oreilles au boulot. Ce n’est pas pra… — S’il te plaît. Pour la petite touche subtile. Haussant les épaules, elle s’exécuta. Puis elle se contempla dans la glace en buvant une autre tasse de café. — Ce n’est pas pour Whitney que tu te pomponnes, devina Connors. Du moins, pas spécialement. On dit que les femmes s’habillent pour les autres femmes. Cet effort, tu le fais pour impressionner Renée Oberman. — Si tout se déroule comme je le souhaite, nous aurons notre premier face-à-face aujourd’hui. Elle prête attention à ce genre de détails. Elle comprendra tout de suite qu’elle a affaire à une femme de pouvoir. — Tu veux la défier. — Exact. Mais plus tard… À présent, il est l’heure pour moi de joindre Whitney. Pourvu que ce soit lui qui décroche ! Eve ramassa son portable sur la commode, redressa les épaules. — Allons-y ! Le visage du commandant apparut sur l’écran dès la deuxième sonnerie. Ouf ! Il n’avait pas bloqué la vidéo, ce qui signifiait qu’elle ne l’avait pas réveillé. Tout de même, ce pli sur la joue gauche n’était pas une ride creusée par l’âge et le stress… — Lieutenant. — Commandant, pardonnez-moi de vous déranger si tôt. Nous avons un problème. Elle le lui exposa avec cette précision militaire que Connors admirait tant. À l’autre bout de la pièce, celui-ci se prépara pour sa journée pendant que Whitney la mitraillait de questions. Il fallait connaître ce dernier pour deviner qu’il était en état de choc. — Je veux lire la déposition de Peabody, lui parler moi-même et consulter vos rapports. — Bien, commandant. Puis-je me permettre de suggérer une rencontre ici plutôt qu’au Central ? Les inspecteurs Peabody et McNab sont déjà sur place, et nous serions plus tranquilles le temps que vous preniez des décisions. Il réfléchit un instant. — J’arrive, annonça-t-il avant de couper la communication. — Tu le reçois sur ton terrain, fit remarquer Connors. — Ce n’est pas faux mais la raison essentielle, c’est qu’il vaut mieux éviter de tenir ce genre de réunion dans son bureau. Je vais préparer mes documents. — J’imagine qu’il voudra aussi m’interroger. Je vais donc tâcher de me rendre disponible. J’ai une holoconférence dans dix minutes. Je devrais avoir terminé aux alentours de 7 heures. Tu t’en es bien sortie, Eve. — Ce n’est que le début. 5 Eve prépara un dossier pour son supérieur comprenant l’ensemble des données, enregistrements, déclarations et autres notes dont elle disposait. Tout en travaillant, elle répéta mentalement son exposé : la façon dont elle comptait mener son enquête, les raisons pour lesquelles elle voulait recruter Feeney et Mira, puis demander à Webster son avis concernant une éventuelle intervention du BAI. Ton, stratégie, logique, assurance… Il lui faudrait maîtriser tous ces éléments si elle voulait prendre le contrôle sur cette affaire délicate. Elle leva les yeux tandis que McNab entrait. Il avait retrouvé ses vêtements habituels, et c’était tant mieux. Whitney tomberait dans les pommes s’il se présentait devant lui en costume-cravate. — Peabody ne va pas tarder. Elle avait besoin de quelques minutes de solitude. — Comment va-t-elle ? — Elle tient le coup. Je pensais qu’elle ferait peut-être des cauchemars, mais je suppose qu’elle était trop fatiguée. McNab ne semblait guère plus en forme. Les vêtements criards, le scintillement des diamants sur le lobe de son oreille ne suffisaient pas à dissimuler son inquiétude. — Vous êtes… impressionnante, commenta-t-il. Mais très élégante. « Un point pour Connors », songea-t-elle. — Je peux faire quelque chose ? s’enquit-il. — Pas pour l’instant. J’ai vérifié le moniteur. Tout est cinq sur cinq. Servez-vous un café, proposa-t-elle tandis qu’il restait planté devant le tableau qu’elle avait installé en faisant tinter le contenu de ses mille et une poches. Et à manger, ajouta-t-elle, se rappelant à qui elle s’adressait. — Je vais préparer quelque chose pour Peabody. Il se dirigea vers la kitchenette, s’immobilisa devant le bureau d’Eve, le regard froid. — Je veux du sang. Il faut que je prenne le dessus, que je me calme, mais nom de nom, Dallas, c’est ce que je veux ! Pas – du moins, pas uniquement – parce que Peabody a frôlé la mort. Après tout, c’est un des aléas du métier. Mais parce que ce sont des flics qui sont à l’origine de cette situation. — L’insigne ne fait pas le policier. Ressaisissez-vous, McNab. Si nous voulons réussir, nous devons absolument conserver notre sang-froid. Pendant qu’il s’activait dans la minuscule cuisine, Eve se leva pour consulter une dernière fois son tableau, au cas où elle aurait oublié quelque chose. Elle entendit Peabody arriver derrière elle. — McNab vous prépare un petit-déjeuner. Faites le plein de carburant. — J’ai des papillons dans l’estomac. La perspective de tout raconter à Whitney me terrifie. Eve pivota vers elle. — Avez-vous confiance en votre commandant, inspecteur ? — Oui, lieutenant. Sans réserve. — Alors allez manger, oubliez vos nerfs, faites le boulot. Au bout de quelques minutes, Eve perçut la voix de McNab. Ses paroles étaient indistinctes, mais le ton, taquin. Peabody s’esclaffa. Eve se détendit. Elle s’installa devant son ordinateur pour étudier de nouveau la fiche et la photo d’identité de Renée Oberman. Quarante-deux ans, cheveux blonds, yeux bleus, un mètre soixante-quatre, cinquante-quatre kilos. Plutôt jolie, comme l’avait fait remarquer Connors. Teint d’albâtre, joues légèrement roses, visage classique, ovale, sourcils soigneusement épilés, plus foncés que sa chevelure. « Vaniteuse », décida Eve. Une piste à explorer. Fille unique de Marcus et Violette Oberman, qui avaient été mariés quarante-neuf ans. Le père, commandant de police (à la retraite), avait exercé pendant cinquante ans. La mère, serveuse, avait pris six années de congé parental après la naissance du bébé, puis retrouvé un emploi en tant que directrice des ventes dans une boutique de vêtements de marque pour femmes. Renée Oberman : un mariage qui avait duré deux ans, un divorce. Pas d’enfants. En recoupant les informations, Eve avait découvert que Noël Wright, son ex-mari, s’était remarié et avait eu deux gosses, un garçon de cinq ans, une fille de trois ans. Il possédait et gérait un bar dans le West Village. Elle archiva le tout. Au cas où. — Lieutenant, le commandant Whitney vient de franchir le portail, annonça Summerset par l’interphone. — Faites-le monter. McNab ! Programmez un pot de café. Le commandant arrive. Quand Whitney entra, elle se leva. Épaules larges, visage buriné, regard froid, il respirait l’autorité. Il s’immobilisa devant le tableau qu’elle avait positionné de manière qu’il le repère immédiatement et établisse le lien entre Renée Oberman, Garnet et Keener, et la scène du crime. Une lueur de colère dansa dans ses prunelles. Sans lui demander s’il souhaitait un café, Eve lui remplit une tasse et la lui apporta. — Je vous remercie de l’attention que vous portez à cette affaire, commandant. — Épargnez votre salive, rétorqua-t-il avant de foncer vers Peabody. Inspecteur, je vais relire votre déposition officielle, mais pour l’heure, je veux tout entendre de votre bouche. — Bien, commandant, répondit-elle, au garde-à-vous, tandis qu’il s’asseyait. Aux environs de 20 heures, je me suis rendue à la salle de gym du secteur deux… Whitney s’acharna sur Peabody, au point qu’Eve dut adresser un regard d’avertissement à McNab, qui menaçait d’exploser. Il l’interrogea impitoyablement, l’interrompant, exigeant des précisions, l’obligeant à revenir en arrière, à répéter, à recommencer. Bien que très pâle et visiblement tendue, Peabody tint bon, sans jamais s’emmêler les pinceaux, sans modifier un seul détail. — Vous n’avez pas pu identifier visuellement ces individus ? — Non, commandant. J’ai clairement entendu leurs noms, Renée Oberman et Garnet, mais je n’ai pas pu les voir. D’après leur conversation, il était évident que lui n’était qu’un subordonné. À un moment, j’ai aperçu une portion du profil de la femme, la cou-leur de ses cheveux, de sa peau. J’ai pu jauger sa taille. A partir de ces éléments, nous avons réussi à déterminer avec certitude qu’il s’agissait d’Oberman, lieutenant Renée, et de Garnet, inspecteur William, de la brigade des Stupéfiants du Central. — Vous savez que le lieutenant Oberman est un officier décoré et sert notre département depuis dix-huit ans ? — Oui, commandant. — Vous savez aussi qu’elle est la fille de l’ex-commandant Marcus Oberman ? — Oui, commandant. — Mais vous êtes prête à témoigner pour le BAI et, éventuellement, devant un tribunal ? — Oui, commandant. Prête et impatiente de le faire. — Impatiente, inspecteur ? — En tant que membre du département de police de New York, j’ai juré de protéger et de servir. Je crois – pardon – je suis convaincue que ces individus ont abusé de leur pouvoir, qu’ils se sont servis de leur insigne à des fins immorales et illégales. Je suis donc impatiente de mettre un terme à leurs agissements. Il resta silencieux un long moment, puis poussa un petit soupir. — Asseyez-vous, inspecteur. Laissez-la, ordonna-t-il à McNab lorsque celui-ci fit mine de la rejoindre. Elle n’a pas besoin que vous la couviez comme une mère poule. Elle est flic, et elle vient de le prouver. Lieutenant ? — Oui, commandant ? — Vous avez attendu près de huit heures avant de me contacter ? Eve s’était attendue à ce reproche et préparée en conséquence. — Six heures, commandant. Le temps d’obtenir la déposition complète et détaillée de l’inspecteur Peabody, et de vérifier que les deux individus en question appartenaient bien au département. Après quoi, il m’a paru indispensable de corroborer ces déclarations en localisant Keener, afin de vous soumettre un maximum d’informations. Elle marqua une pause pour mieux souligner son propos. — Mon inspecteur m’avait avertie d’un éventuel homicide. Il me semblait impératif de contrôler la véracité de ce fait. — Ça pourrait marcher, murmura Whitney. Ça marcherait. Elle se débrouillerait pour que ça marche. — Tout a été consigné. En outre, après avoir localisé le cadavre de Rickie Keener et installé une caméra sur la scène du crime, j’ai décidé de patienter encore un peu plutôt que de vous réveiller à 3 heures du matin. L’affaire est délicate et déstabilisante, commandant. Je ne voulais pas précipiter les choses au risque de commettre des négligences. Il hocha la tête, s’assit. — Pour l’amour du ciel, Dallas, rompez ! Marcus Oberman est l’un des flics les plus remarquables que je connaisse. L’affaire, comme vous dites, va salir sa réputation, son nom. Et très probablement lui briser le cœur. — Je le regrette, commandant. Nous le regrettons tous. Cependant, la fille n’est pas le père. N’avait-elle pas elle-même grandi avec cette notion ancrée dans l’esprit ? — J’en suis conscient, lieutenant. Renée Oberman a travaillé sous mes ordres pendant plusieurs années. Elle n’est pas aussi douée que son père, mais peu de flics le sont. Jusqu’ici, nous n’avons rien eu à lui reprocher, et son travail est parfaitement acceptable. Elle a du caractère, elle sait déléguer, elle est méticuleuse et pragmatique. Selon moi, un poste administratif ou de supervision lui convient mieux que le terrain – c’est d’ailleurs ce qu’elle préfère. Elle mène son escadron d’une main ferme et obtient des résultats. — Le travail d’un lieutenant à la tête d’un escadron devrait être plus que parfaitement acceptable. Si vous voulez mon avis, commandant. Il faillit sourire. — Vous avez le don de mettre le doigt là où ça fait mal. Dans un département de la taille du nôtre, il est souvent nécessaire de… se contenter de performances convenables. Rien, aucun signe, n’indiquait un tel penchant pour la corruption. Renée Oberman est ambitieuse, elle a su structurer sa carrière, se positionner sur la voie de la hiérarchie. Elle espère être bientôt nommée capitaine. Je suis certain qu’elle vise ma place par la suite et qu’elle s’est déjà fixé un délai pour atteindre cet objectif. — Elle va être drôlement déçue. Cette fois, il sourit, et s’autorisa un petit rire. — Même avant ces événements, j’aurais tout fait pour l’en empêcher. Elle n’a pas le tempérament d’un commandant. La politique, les ficelles, la paperasse et les relations publiques, elle connaît. Mais elle manque de compassion, elle considère ses hommes comme des pions et son travail comme un moyen de parvenir à ses fins. « Il ne l’aime pas », comprit Eve. Cela lui facilitait-il la tâche ou, au contraire, cela la compliquait-il ? — Cela dit, enchaîna-t-il, nous sommes face à une bombe dont la mèche est déjà allumée. Il jeta un coup d’œil à Connors, qui venait d’entrer. — Jack, le salua ce dernier. — Pour l’heure, seules les cinq personnes présentes dans cette pièce sont au courant, n’est-ce pas ? — Exact, commandant. Pour l’heure, confirma Eve. — Montrez-moi le corps. Je veux plus de détails. — Afficher l’image, écran mural, commanda Eve. Whitney se cala dans son siège, étudia attentivement la photo. — Vous n’avez pas établi l’heure du décès ni sécurisé la scène ? — Je me suis contentée de procéder à l’identification de la victime, commandant. J’ai pensé que… — Je sais ce que vous avez pensé. Lancez l’enregistrement effectué sur ce lieu, depuis le début. Eve s’exécuta, le visage impassible tandis que se déroulait une partie de l’altercation entre Connors et le type qui lui avait sauté dessus à l’entrée du bâtiment. — Belle action ! s’écria McNab. Excusez-moi, commandant. — Pas de problème. C’est en effet une belle action. Vous lui avez fracturé le coude ? demanda Whitney à Connors. — Démis, je crois. — Par moments, la rue me manque. A d’autres, pas du tout, ajouta Whitney tandis qu’apparaissaient les tas de détritus à l’intérieur. Il regarda la suite sans mot dire. Et demeura encore quelques instants silencieux lorsque ce fut terminé. — Je visionnerai le reste plus tard, mais en partant du principe que cette bande corrobore ce que vous m’avez raconté, que comptez-vous faire maintenant ? Car vous avez une idée, Dallas ? Vous avez eu le temps de planifier les étapes suivantes. — Pour commencer, il faudrait que je découvre officiellement le corps et que je prenne en charge l’enquête. Je prétexterai un tuyau de la part d’un indic, du moins je m’arrangerai pour qu’Oberman y croie. Ce sera plus simple et plus utile que de passer par les voies habituelles. Elle ignorera le nom de la personne qui m’a prévenue, et rien ne m’oblige à le lui fournir. Au contraire, il me semble cohérent de protéger ma propre taupe. Elle s’imaginera que la mort de Keener sera considérée et traitée comme un accident par overdose. Je la mettrai tout de suite au parfum, histoire de l’inquiéter. Ou simplement de l’agacer. Je serai face à elle, j’aurais donc l’occasion de l’observer, ainsi que son équipe. — Combien d’individus sont impliqués dans cette combine ? s’enquit Whitney. Il n’y a pas que Garnet. — Probablement pas, commandant. Ce sera au BAI de le définir à travers sa propre enquête. Avec votre permission, je souhaiterais en discuter avec le lieutenant Webster. J’ai déjà eu l’occasion de travailler avec lui et il connaît Peabody. Cela nous permettrait de gagner un temps précieux et d’éviter certaines démarches fastidieuses. — Et vous croyez pouvoir le convaincre que votre équipe et vous devez jouer un rôle actif non seulement dans l’enquête sur l’homicide, mais aussi dans celle du Bureau des Affaires internes ? — Sans Peabody, le BAI n’aurait jamais été sollicité, et il est vraisemblable que le décès de Keener aurait été classé sous l’étiquette décès par overdose. — J’en suis convaincu. Je discuterai de mon côté avec le lieutenant Webster. — Je dois aussi consulter le Dr Mira. Son analyse, ses opinions et ses évaluations me paraissent indispensables. — Entendu. — Et j’ai besoin de Feeney. De la DDE. — Le BAI possède sa propre équipe de spécialistes en informatique. — Il nous faut la nôtre. McNab est déjà sur le coup et son capitaine devrait être informé. Toutes mes rencontres avec Renée Oberman devront, dans la mesure du possible, être enregistrées. Le BAI va la filer, mais si elle a de l’instinct, elle ne tardera pas à débusquer les rats. Elle n’est pas arrivée là où elle est sans un bon flair, ni sans avoir pris des précautions. — Feeney et Mira. Vous devrez mener le plus gros de votre enquête d’ici. Nous ignorons jusqu’où s’étendent ses tentacules dans le département. Vous me contacterez uniquement chez moi. Connors, ajouta-t-il en regardant ce dernier, votre demeure devient quartier général provisoire. — Apparemment. — Vous êtes un homme tolérant. — Pas toujours. J’ai eu, disons, maille à partir avec des flics comme le lieutenant Oberman. Si en mettant ma maison à votre disposition je vous aide à vous débarrasser d’elle, ma porte vous est ouverte. Whitney acquiesça, se leva. — Arrêtons cette pourriture. Une fois la réunion terminée, Eve se tourna vers Connors. — J’ai besoin de ce fameux tuyau communiqué par une taupe, et il faut que ça paraisse plausible au cas où Renée parviendrait à mettre la main sur mes relevés téléphoniques. — Je m’en charge volontiers, mais j’aimerais que tu m’accordes un instant d’abord. Il regagna son propre bureau. — Je suis pressée. — J’en suis conscient, et tu vas recevoir ton coup de fil – transféré du Central sur ton communicateur – dans les meilleurs délais. Je voulais simplement te dire que je viens d’avoir une conversation avec Darcia Angelo, chef de la police d’Olympus. — Oui ? — Elle est ici en vacances. Nous avions prévu de nous voir la semaine prochaine, mais elle a débarqué à New York plus tôt que prévu. Elle souhaite visiter le Central et te rencontrer. — Je suis débordée. — Je peux difficilement lui expliquer que tu cherches à démanteler un réseau de ripoux. Eve fourra les mains dans ses poches. — Certes. — Elle a décidé de prolonger son séjour en ville. Je vais l’emmener déjeuner ou boire un verre. Toutefois, il me paraît naturel qu’elle ait envie de visiter ta maison, de renouer avec toi. Vous avez plutôt bien travaillé ensemble, durant notre petit interlude sur Olympus. — Bon, bon, d’accord. Eve pesa le pour et le contre, hocha la tête. — Au fond, reprit-elle, ce n’est pas une mauvaise idée. Personne ne se doutera que je participe à une enquête interne si je passe mon temps à balader une collègue et à papoter avec elle. — Au bout du compte, lorsque tout sera terminé, elle sera sûrement ravie de t’avoir rendu ce service. Je m’occupe de ton tuyau. Cinq minutes. — Parfait. Eve rejoignit Peabody. — On aura l’info dans cinq minutes, annonça-t-elle. Je vous joindrai sur votre communicateur et je vous dirai que je passe vous prendre chez vous suite à un renseignement transmis par un indic. Je préciserai que c’est peut-être une fausse alerte, d’où ma réticence à avertir le dispatching. McNab, rendez-vous au Central par votre moyen de transport habituel. D’ici là, Whitney aura débriefé Feeney. Je veux des filtres sur tous nos appareils électroniques. De quoi révéler toute tentative de piratage et, surtout, les déjouer. — Aucun problème, la rassura McNab : Je parie que Connors a déjà tout protégé ici. Quelques minutes dans son labo, et j’aurai bricolé votre appareil ainsi que celui de Peabody. — Attendez qu’on ait eu notre scoop. Ah ! fit-elle en levant l’index alors qu’un bip retentissait. Quand je vous dis que Connors est plus rapide que l’éclair. Silence. Dallas ! — Prononcez pas mon nom ! Pigé ? glapit une voix déformée, haletante, ne ressemblant en rien à celle de Connors. — Pigé. — Quelqu’un l’a tué. Kiki. Il baigne dans son vomi. — Qui est Kiki ? — Kiki, il aurait jamais forcé la dose. Ils l’ont tué. Ceux qui lui faisaient peur. Putain, il est mort ! — Vous êtes défoncé. Vous me faites perdre mon temps. — Je me suis défoncé pour Kiki. Faut aller le chercher, Dallas ! C’est pas juste ! Ils l’ont jeté dans cette foutue baignoire. C’est pas juste pour vous que je vous le dis, Dallas. C’est pour Kiki. À l’image, on la verrait froncer les sourcils. La bande-son retransmettrait son ton menaçant. — Dites-moi où, mais je vous préviens, si je ne trouve pas de corps, vous aurez affaire à moi. — Oh, vous allez le trouver ! assura le pseudo-indic avant de lui marmonner une adresse. Pauvre Kiki. Vous me filerez mes vingt dollars, hein ? J’ai droit à mon billet. — Quand j’aurai le corps, vous aurez votre fric. Sinon, vous avez intérêt à trouver un trou pour vous planquer. Elle coupa la communication et fonça chez Connors. — Comment as-tu fait ? — Fastoche ! Un programme d’échanges de voix sur lequel je travaille depuis un moment. J’ai mélangé celles de deux acteurs extraites de vidéos sur les dangers de la drogue. Il arborait un grand sourire, fier de son exploit. — Intéressant, non ? — Hmm, fit Eve avant de regagner son bureau. Peabody, à vous ! — Ça paraît un peu bête alors que je suis là, devant vous. — On suit mon plan à la lettre. Après un bref échange téléphonique entre elles, Eve tendit son communicateur à McNab. — Faites ce qu’il faut là-dessus, et retournez au Central comme si de rien n’était. — Je peux vous déposer en chemin, Ian, suggéra Connors depuis le seuil. — Super ! Ça me mettra dans l’ambiance ! — Je viens avec toi, fit Peabody. Je récupérerai les communicateurs quand tu auras fini. Dallas, je vous retrouve en bas. Merci pour tout, Connors. Absolument tout. — N’emmène pas McNab jusqu’au Central, lança Eve à son mari quand ils furent sortis. Connors s’approcha d’elle, caressa la petite fossette sur son menton. — Je sais, ne t’inquiète pas. Ton commandant respecte son prédécesseur, enchaîna-t-il sans transition. Cela lui pèse. — J’ai bien compris. Mais il n’aime pas la fille. Et ça ne date pas d’hier. Parfois, la pomme tombe loin de l’arbre. Comprenant qu’elle pensait à elle, et peut-être aussi à lui, autant qu’à Renée Oberman, il encadra son visage de ses mains et déposa un baiser sur ses lèvres. — Il arrive que la pomme choisisse délibérément de tomber le plus loin possible. Pour le meilleur ou pour le pire, Eve. — Il arrive aussi qu’elle soit pourrie avant de tomber. Mais assez discuté de fruits. Je dois aller chercher un junkie mort. — Dieu merci, je ne suis pas de la partie ! Attention aux junkies vivants, conclut-il avant de l’embrasser de nouveau. Dans la voiture, Eve prévint Peabody : — On suit la procédure à la virgule près. Seal-It, enregistrement. On a eu un tuyau, on se renseigne. Pour nous, la victime s’appelle Kiki tant qu’on ne l’aura pas identifiée officiellement. Détournez l’objectif de la caméra le temps que j’ôte celle que Connors a fixée au-dessus de la porte. — Compris. — On se comporte comme sur n’importe quelle scène de crime, on évoque rapidement la thèse de l’homicide. Quoi qu’il en soit, c’est une mort suspecte, et, dans ma brigade, on n’élimine aucune possibilité sous prétexte que la victime est un drogué fiché. — Parfaitement. J’étais très nerveuse face au commandant. — Il vous a malmenée parce que le BAI va vous malmener, et qu’une fois Oberman arrêtée, son avocat va vous malmener. — Je sais, murmura Peabody en tripotant ses lunettes de soleil sans les mettre. Je sais aussi que certains collègues vont me voir comme un traître. — Le traître, c’est elle. — Certes. Il faut juste que je sois préparée. Pour ne pas flancher, je tâcherai de me revoir dans cette cabine de douche. — Bonne idée. À présent, passons à l’étape suivante. Eve se servit de son portable pour contacter Webster. — Bonjour, Dallas ! — Où es-tu ? — Je me rends à pied à mon boulot par une magnifique journée d’été. Pourquoi ? — Tu es seul ? — Parmi quelques millions de New-yorkais… — Il faut qu’on se rencontre. Tu te rappelles où nous nous sommes vus lors du petit problème avec les fédéraux ? — Oui. — Rendez-vous là-bas dans deux heures. Tu diras que tu t’absentes pour raisons personnelles. — J’ai un patron, Dallas. — Lui aussi, de même que son patron. Il s’agit d’une affaire grave, Webster. Si ça ne t’intéresse pas, je m’adresserai à un autre rat. — Très drôle. On se voit dans deux heures. Il raccrocha. — Contactez Crack, ordonna Eve à Peabody. Dites-lui de m’ouvrir son club dans deux heures. — Vous voulez que je réveille le roi des propriétaires de bars à strip-tease à cette heure-ci ? — Un peu de cran, Peabody. Le quartier était encore plus minable en plein jour. Au coin de la rue, Eve avisa une petite épicerie bardée de mises en garde : Nous ne détenons pas d’espèces ! Cet établissement est sous vidéosurveillance ! Caisses automatiques uniquement ! Quelques passants allaient et venaient sur le trottoir, tête baissée, vaquant à leurs affaires avant que voyous et toxicos se réveillent pour les harceler. — La vie est dure, par ici, commenta Peabody. Quand on y est né, comment fait-on pour en sortir ? Eve pensa à Connors enfant naviguant dans les allées sombres de Dublin. — Par n’importe quel moyen, marmonna-t-elle. Après s’être garée, avoir enclenché toutes les alarmes et branché son panneau lumineux EN SERVICE, Eve récupéra son kit de terrain dans le coffre. — Lever de rideau. Lancer l’enregistrement. On se protège, décréta-t-elle en envoyant une bombe de Seal-It à Peabody. Au cas où cette affaire s’avérerait autre chose qu’une perte de temps. Peabody obéit, lui rendit la bombe. — On aurait pu envoyer des uniformes. — C’est à moi qu’on a donné le tuyau. Pas la peine de gaspiller les ressources du département avant d’avoir jeté un coup d’œil. Elles s’approchèrent de l’entrée. — On dirait que personne n’a vécu ici depuis le siècle dernier. Tiens, tiens ! Un verrou tout neuf. Que personne n’a encore pris la peine de fracturer. — Côté sécurité, il n’y a rien d’autre. Pas de caméras, pas de tableau électronique. — S’ils ont existé, on les a volés depuis longtemps. Dallas, lieutenant Eve, et Peabody, inspecteur Delia. Pénétrons avec un passe-partout dans les lieux pour valider ou réfuter le renseignement concernant un corps découvert par un informateur anonyme. Elle dégaina son arme, poussa la porte. — Quelle puanteur ! S’il nous balade, cet indic va avoir de mes nouvelles. Peabody, lumière. Comme quelques heures auparavant avec Connors, elle commença par explorer le rez-de-chaussée. — Cet endroit a dû être agréable autrefois, fit remarquer Peabody. On aperçoit des bouts du sol et des plâtres d’origine. — Mais oui, bien sûr ! Un palace ! RAS au premier niveau. Merde ! Pourvu que ces marches tiennent. Si vous passez à travers, ce n’est pas moi qui vous remonterai. — Je crois que c’est un commentaire sur mon poids. Je vais finir par porter plainte contre vous. — Faites donc, ricana Eve. Seigneur, quelle infection ! On dirait un bouquet de matière fécale parfumé à la… Merde ! — La matière fécale et la merde, c’est du pareil au même. — Pour l’amour du ciel, Peabody, depuis le temps que vous êtes à la Criminelle, vous devriez être capable de reconnaître l’odeur d’un cadavre. La taupe a parlé d’une baignoire. Avançons… Et voilà, ce doit être Kiki. — Je suppose que vous devez des excuses à l’indic. — Il aura ses vingt dollars, répliqua Eve en s’approchant de la baignoire. Dire que ce type nage dans le vomi est un peu exagéré, mais on n’en est pas loin. On l’identifie et on le signale. — Dallas, cet endroit est ignoble. Si on ne veut pas passer une heure en cabine de stérilisation, on ferait mieux de se protéger. — Vous avez raison. Eve recula d’un pas, et pendant que Peabody se penchait pour sortir la tenue de protection du kit, elle récupéra la caméra que Connors avait installée. Elle la glissa dans sa poche, la coupa, puis sortit son communicateur. — Dallas, lieutenant Eve. — Dispatching. Bonjour, Dallas. Elle énonça les faits, les coordonnées, demanda du renfort. Lorsqu’elle eut terminé, elle enfila le vêtement que lui tendait sa coéquipière. Comme la veille, elle utilisa son écran digital pour relever l’empreinte de la victime. — Keener, Rickie, vingt-sept ans. Sexe masculin, race mixte, un mètre quatre-vingts, quatre-vingts kilos. Cheveux bruns, yeux bruns. Il est recroquevillé dans une baignoire cassée, une seringue vide à côté de lui. — Heure approximative du décès, 16 heures hier. — Le légiste confirmera. Peabody dit ce qu’elle aurait dit si elles étaient vraiment tombées sur ce macchabée grâce à un indic. — Ça ressemble à un décès par overdose. Voyez ces traces de piqûres. — Pourquoi dans cette baignoire ? Il y a un matelas dans la pièce voisine qui pourrait passer pour un lit. La victime a des hématomes, le coude égratigné. — Elle a pu se cogner contre le bord. La baignoire a l’air d’être en fonte. — Possible. Il a un casier et se droguait régulièrement. Il a dû forcer la dose, ou alors la marchandise était plus puissante qu’il ne l’imaginait… Curieux, l’adresse figurant sur son fichier ne correspond pas à ce lieu. Qu’est-ce qui l’a poussé à venir ici ? — Un rendez-vous avec un copain ? Il a claqué, l’autre l’a abandonné là et a pris ses jambes à son cou. — Hypothèses plausibles. Enfin, Kiki nous appartient désormais. A nous de trouver les réponses. Le légiste précisera la cause du décès, mais en attendant, ça demeure une mort suspecte, alors au boulot ! 6 Les uniformes firent la grimace quand elle leur donna l’ordre de quadriller le secteur. Dans ce genre de quartier, les flics n’étaient jamais bien accueillis. De surcroît, personne n’avouerait avoir vu ou entendu quoi que ce soit. Cependant, c’était une étape indispensable. Quand la police scientifique arriva, Eve s’adressa à la responsable de l’équipe. — Je veux une inspection approfondie des lieux à tous les étages. — Vous plaisantez ? — Non. Et je veux la marque, le modèle et la date d’installation du verrou sur la porte d’entrée. Ne faites pas cette tête. La minutie vous pose problème, Kurtz ? Derrière ses lunettes de protection, la jeune femme leva les yeux au ciel. — D’ici peu, vous allez me dire qu’il ne s’agit pas d’un junkie, mais du prince de Monaco. — Non, je suis à peu près certaine que c’est un toxico. Mais c’est aussi ma victime, et il me faut ce qu’il me faut. — Vous l’aurez, mais ce serait plus malin de mettre le feu à l’ensemble. Histoire de purifier l’atmosphère. — Ne craquez l’allumette qu’une fois votre boulot achevé. Cette fois, Kurtz esquissa un sourire. Eve abandonna la scène du crime aux mains des techniciens et le corps à celles des employés de la morgue. En sortant, elle envoya un SMS à Morris, le légiste en chef, le priant de procéder personnellement à l’autopsie. — On va nous accuser d’excès de zèle, observa Peabody dès qu’elles furent dehors, tous appareils d’enregistrement éteints. — Mon but, précisément. Elles remontèrent en voiture, direction le club de strip-tease Le Bas-Fond. Crack les attendait derrière le bar. Immense, son crâne chauve aussi lisse que de l’onyx poli, il portait un débardeur moulant révélant ses bras musclés couverts de tatouages. — Vous m’avez arraché du lit, femme blanche. — Homme noir, vous m’avez l’air en pleine forme, riposta Eve. — Bien répondu, convint-il avant d’indiquer du menton une table en coin. On a un rat dans nos murs. Eve avait déjà repéré Webster. — Oui. J’ai mes raisons. Je vous suis redevable ; Crack. Je vous le serai encore plus si vous acceptez de ne pas ouvrir la boutique avant mon départ. — A cette heure-ci, c’est pas un problème. Un café ? L’expérience lui avait appris que le café servi par l’établissement était aussi redoutable que les cocktails. — Un peu d’eau, peut-être ? Il ricana, attrapa deux bouteilles sous le comptoir puis, après une hésitation, en attrapa une troisième. — Les rats ont le droit d’avoir soif aussi. — Merci. J’apprécie. Eve en tendit une à Peabody et emporta les deux autres. — Il est trop tôt pour le spectacle, commenta Webster. Elle jeta un coup d’œil vers la scène. D’ici à deux heures, un groupe virtuel accompagnerait les strip-teases du premier service, et une poignée de clients les invectiveraient en s’imbibant de boissons alcoolisées. A minuit, la foule se presserait sous les lumières tourbillonnantes. À l’étage, dans les salons privés, des couples – pour la plupart improvisés – s’enverraient en l’air avec frénésie. — Je pourrais demander à Crack de faire apparaître une ou deux holodanseuses mais je pense que ce que je vais te raconter te divertira davantage. — Je l’espère. Comment ça va, Peabody ? — On ne va pas tarder à le savoir. — Le commandant est au courant de notre rencontre. Pour l’heure, les informations que nous allons te communiquer doivent rester strictement entre nous. — Les loups solitaires n’existent pas au sein du BAI, Dallas. Elle devina qu’il enregistrait leur conversation. Elle décida que s’il refusait ses conditions, elle ne lui donnerait rien. — Ordre du commandant. — Mon capitaine… –… ne doit être pas être avisé de ce rendez-vous pour l’instant. Il se cala dans son siège, bel homme, doté d’un regard de flic même s’il avait troqué la rue contre les enquêtes internes. A une époque, il s’était cru amoureux de Dallas… une situation aussi embarrassante que stressante. — Tout commandant qu’il soit, il n’est pas autorisé à dicter une procédure au BAI. — Si tu ne veux pas jouer le jeu, Webster, je m’adresserai à quelqu’un d’autre, riposta-t-elle en se penchant en avant. Nous avons des raisons d’avoir de telles exigences. Si tu voulais bien m’écouter, tu comprendrais. — Voici ce que je te propose. Tu me dis ce que tu as à me dire, et ensuite, je décide. Elle resta muette. — Dallas, on devrait peut-être attendre que… Eve interrompit Peabody d’un signe de tête. Parfois, il fallait savoir faire confiance. D’ailleurs, le cas échéant, elle confisquerait à Webster son appareil d’enregistrement. — Je vais te résumer la situation. J’ai la déposition de ma coéquipière et toutes les données concernant l’homicide auquel sera reliée cette affaire. Je te les communiquerai, Webster, quand et si tu me promets de respecter la directive de Whitney. Elle lui exposa les faits d’un ton neutre, attentive à ses réactions. Il avait beau savoir bluffer au poker, elle perçut sa surprise. Il observa Peabody à la dérobée, mais se garda d’interrompre Eve. — En gros, voilà l’histoire, conclut cette dernière. La balle est dans ton camp, Webster. — Renée Oberman. La fille de Saint Oberman. — Exactement. Il but une longue goulée d’eau. — Dur pour vous, inspecteur, dit-il à Peabody. — Je n’oublierai jamais cet épisode. — Vous avez procédé à une déclaration officielle ? — Oui. — Et c’est vous qui avez choisi, après cet incident, d’en informer votre compagnon, puis votre coéquipière – ainsi que le mari de celle-ci et, au bout d’un temps certain, votre commandant. Tout cela avant de prévenir le BAI ? Eve ouvrit la bouche, la referma. Peabody devait s’habituer à de telles provocations. — J’ai choisi de ficher le camp aussi vite et aussi discrètement que possible. Je craignais – je crains toujours –, si l’on m’avait surprise dans les parages, de ne plus être en position de prévenir qui que ce soit parce que je serais morte. Mon compagnon est aussi flic, et j’estimais avoir besoin d’assistance. Ma coéquipière est aussi ma supérieure directe. J’ai confiance en elle, ainsi qu’en son instinct et en son expérience. Son époux est par ailleurs fréquemment recruté par le département en tant qu’expert consultant civil. Elle reprit son souffle. — Nous avons convenu ensemble de tenter d’abord de savoir si ce Keener évoqué par Oberman et Garnet existait, et si oui, s’il était mort ou vivant. Il est mort et, comme l’a affirmé le lieutenant Oberman lors de la conversation que j’ai surprise, ils ont maquillé le crime en décès par overdose. J’ai respecté la chaîne de la hiérarchie, lieutenant Webster, et nous avons pu rassembler et vérifier les éléments que nous soumettons maintenant à un représentant du BAI. Vous pouvez critiquer mes décisions, mais j’ai agi au mieux. Vous auriez fait la même chose. — D’accord, grommela-t-il en se frottant la nuque. Renée Oberman, pour l’amour du ciel ! Quelles sont vos chances de prouver que Keener a été assassiné ? — Nous le prouverons, intervint Eve, parce qu’il a bel et bien été assassiné. — J’ai toujours admiré ton assurance, Dallas. Oberman dirige une équipe de combien… dix hommes ? — Douze. — Si elle a commandité cette exécution, et si je me fie aux déclarations de Peabody, ce pourrait être n’importe lequel d’entre eux, hormis Garnet. — Elle a parlé de « leur gars », lui rappela Eve. Deux de ses subalternes sont des femmes. Restent neuf. Par ailleurs, elle a à sa disposition une rotation d’uniformes, ce qui élargit le champ. Il est possible, voire probable, qu’elle ait embauché quelqu’un de l’extérieur. Nous nous chargerons de l’homicide, Webster, mais je n’ai accès qu’aux fichiers de base. Je ne peux pas approfondir mes recherches sur elle ou ses collègues sans attirer l’attention. Je vais la divertir avec Keener, l’obliger à se concentrer sur moi, mais je ne voudrais pas qu’elle se sente visée. — Nous avons nos méthodes pour creuser sans attirer l’attention, mais sans l’approbation de mon capitaine, c’est délicat. — Tu vas devoir contourner cet obstacle – et travailler avec Feeney et McNab plutôt qu’avec tes propres informaticiens. — Et tu t’imagines qu’on va croire que je traîne à la DDE juste pour boire du café et manger des beignets avec les copains ? — Là-haut, ils ont une préférence pour les fizzys et les barres énergétiques. Mais trêve de plaisanterie, le QG pour cette affaire sera chez moi. Notre labo informatique est aussi bien équipé que celui de la DDE, et mon bureau personnel suffit à nos besoins. — Je me souviens de cette pièce. Elle le fixa sans sourciller. — Tu n’auras donc aucun problème à la trouver. — Nous serions plus efficaces en utilisant toutes les ressources du BAI. — Es-tu sûr que tout le monde à la BAI soit blanc comme neige, Webster ? Vous est-il déjà arrivé de renifler autour de Renée ? Je parie que non, alors peux-tu m’assurer qu’elle n’a pas une taupe chez vous ? — Rien n’est garanti à cent pour cent, mais je connais ceux avec qui je travaille, notamment mon capitaine. — Moi pas. Si tu lui fais part de cette conversation que tu viens d’enregistrer, si Renée ou Garnet en ont vent, c’est Peabody qui paiera les pots cassés. Elle marqua un temps, reprit d’une voix posée : — A moins que tu ne m’aies promis de garder tout ça pour toi, si tu essaies de sortir d’ici avec l’appareil que tu caches, je te casse le bras. Si tu te présentes avec le bras en écharpe devant ton capitaine ou qui que ce soit d’autre pour leur répéter ce que tu viens d’entendre, si tu mets en danger ma coéquipière, je t’enterre. Je ne blague pas, et tu le sais. Le regard rivé au sien, il but une autre gorgée d’eau. — Oui, Dallas, je le sais. Quant à moi, je suis sincère : je ne suis pas du genre à mettre un bon flic sur la sellette. — Je veux ta parole. Je l’accepterai et nous partirons de là. Sinon, j’appelle Whitney immédiatement. Il n’a peut-être pas l’autorité pour s’immiscer directement dans les affaires du BAI, mais il peut te muter dans l’heure à la circulation dans le Queens. Il posa sa bouteille, s’inclina vers elle. — Pas de menaces, Dallas. — Trop tard. Il quitta la table et s’approcha du bar derrière lequel Crack écrivait dans un cahier. Un instant plus tard, il revint avec une tasse de café dont Eve savait d’avance qu’il lui brûlerait l’œsophage. — Tu as ma parole, pas parce que j’ai peur de toi, mais parce que, je le répète, je ne suis pas du genre à mettre un bon flic sur la sellette. Webster avala une gorgée de café, émit un sifflement, jura. — Bordel, ce truc est infect ! Je veux des copies de tout ce que vous avez et espérez avoir. — Tu les auras. — Toutes les réunions devront être enregistrées pour les archives du BAI. — Je regrette, Webster, il n’en est pas question, trancha Eve. Tous les résultats, tous les plans opérationnels seront consignés, mais je refuse que mes hommes soient forcés de censurer chaque mot ou risquent de se faire taper sur les doigts par le BAI. Mes contacts et conversations avec Renée Oberman, William Garnet ou quiconque me semble potentiellement lié à ce dossier seront enregistrés et te seront transmis. Je serai équipée d’un matériel électronique et Peabody aussi. — Tu vas la confronter avec l’affaire Keener ? — Je vais la faire tomber avec l’affaire Keener. — Comment ? Enfin ! songea Eve. Il était intéressé. Non seulement il l’aiderait, mais il s’arrangerait pour couvrir son équipe des éventuels retours de bâton du BAI. — En lisant son dossier, j’en ai déduit qu’il était sa taupe – et il s’avère que c’est la vérité. D’autre part, mon indic mythique le connaissait. De ce côté-là, je saurai me débrouiller. — Et moi, du mien. Il faut forcément que je dise quelque chose à mon capitaine. Donc… Je suis sur la piste d’une affaire majeure, mais j’ai besoin d’un peu de temps pour y voir clair avant d’impliquer le Bureau. Le chef va me mettre la pression, mais si je lui explique que je veux prendre un peu de recul, il me fichera la paix. Elle discuta pour la forme. — À quel point te fichera-t-il la paix alors que tu lui brandis une affaire majeure sous le nez ? — Suffisamment. Je ne mentirai pas, Dallas – ni à lui ni à d’autres –, en lui affirmant cela et cela me permettra de participer officiellement à l’enquête. C’est tout ce qui comptera quand on épinglera les coupables. — D’accord. — À présent, ce café ne m’ayant pas tué, je vais m’y mettre. — 16 heures au QG. — J’y serai, promit-il en se levant. Peabody, vous avez agi comme il le fallait. D’un bout à l’autre. Ça aussi, c’est important. Peabody resta immobile un moment après le départ de Webster. — Je suis soulagée que ce soit fini, avoua-t-elle. Dallas, vous lui auriez vraiment cassé le bras ? Vous auriez averti Whitney ou tenté de faire muter Webster dans le Queens ? — Oui. Bon, je me serais peut-être contentée de lui défoncer le nez et de le transférer à Yonkers, admit-elle avec un haussement des épaules. Mais ça m’aurait coûté. De retour au Central, Eve donna l’ordre à Peabody de mettre en place le tableau de meurtre. — Je monte à la DEE pour qu’ils m’équipent. Ensuite, je vais voir Renée. — Vous ne voulez pas que je vous accompagne ? — Je préfère m’en tenir au côté « visite de courtoisie » de lieutenant à lieutenant, de manipulateur d’indic à manipulateur d’indic. Je veux qu’elle sache que nous déployons tous nos efforts pour résoudre cette affaire et que mon inspecteur jette les bases avant qu’on ne prenne des nouvelles de la morgue. — Selon vous, sait-elle déjà que nous avons trouvé Keener ? — Ce sera intéressant de le découvrir. Au boulot, Peabody. Après quoi, vous prendrez une de vos petites « pauses » avec McNab pour qu’il vous équipe. Peabody arrondit innocemment les yeux. — Quelles « petites pauses » ? — Vous croyez vraiment que j’ignore ce qui se passe dans mon propre département ? Sur ces mots, Eve tourna les talons et fonça à la DDE. Elle ignora autant que possible le bruit, les couleurs criardes, les mouvements incessants avant de se réfugier dans l’antre de Feeney. Il était assis derrière son bureau, froissé, voûté, tapotant un écran et ratissant sa touffe de cheveux roux. Il posa son regard de basset sur elle. — Comment supportes-tu cette cacophonie ? s’écria-t-elle en fermant la porte derrière elle. Il s’assombrit. — Quelle histoire, marmonna-t-il. — Oui. — J’ai souvent croisé la fille d’Oberman. Tout le monde a besoin de la DDE un jour ou l’autre. Jamais je n’aurais imaginé un truc pareil. — Tu n’es pas le seul. — J’ai eu l’occasion d’examiner son dossier quand elle est venue ici en sortant de l’École de police. Elle était tellement brillante que j’ai failli lui proposer de l’engager à la Criminelle. « Les relations. On ne sait jamais d’où elles proviennent », pensa Eve. — Pourquoi y as-tu renoncé ? — Quelque chose clochait. Je suis incapable de dire quoi, même maintenant, sinon que j’en avais la certitude. De même, quelques années plus tard, j’ai eu entre les mains le dossier d’une jeune recrue tout aussi brillante, et j’ai su tout de suite que ça collerait, conclut-il avec un sourire. S’il avait recruté Renée, l’aurait-il embauchée, elle ? Décidément, le destin… — Tu serais toujours à la tête de la Criminelle si tu n’avais pas décidé de bosser dans l’ombre. — Je t’ai formée pour m’y succéder. D’ailleurs, ajouta-t-il en pointant l’index sur elle, tu n’as jamais compris ni apprécié le pouvoir d’un geek. — Assez pour savoir m’en servir. Elle se percha sur le bord du bureau et plongea la main dans la coupelle de pralines qu’il gardait toujours pleine. — Merde, Feeney, je viens de nous fourrer dans le lit du BAI. — Tu n’avais pas le choix, répliqua-t-il en ouvrant un tiroir. N’aie aucun regret. J’ai tes yeux et tes oreilles là-dedans. Le haut de gamme. Impossible à détecter. Vu ses activités, Oberman a dû prendre toutes les précautions nécessaires. J’aimerais que tu prennes soin de ces dispositifs : ils valent le double de ce que nous gagnons en un mois. Feeney se leva, expira profondément. Ses oreilles rougirent légèrement. — Il faut que tu enlèves ta veste et ton chemisier. — D’accord, d’accord, marmonna-t-elle. Ils évitèrent de se regarder pendant qu’elle s’exécutait. — Ça aussi. — Seigneur, Feeney ! C’est un débardeur soutien-gorge ! Il devint écarlate et fixa un point derrière elle. — Je n’ai pas envie de voir tes seins plus que toi de me les montrer, mais cet engin doit être posé directement sur la peau. Tu aurais dû y penser avant et t’habiller en conséquence. — Mince ! Mortifiée, elle se dénuda, poussa le pendentif en forme de larme dans son dos. — Tu es sacrément bronzée. — Feeney, je t’en prie ! — Je dis ça parce que je vais devoir ajuster la cou-leur pour qu’elle se fonde avec celle de ta peau. Cesse de bouger. Parle-moi du meurtre. Elle se revit dans l’ignominieuse salle de bains, ce qui lui parut plus facile que de se tenir à demi nue devant son ancien patron. — À mon avis, c’est le tueur qui a posé le verrou neuf sur la porte d’entrée. Pourquoi Keener aurait-il pris cette peine au risque d’inciter un connard à le briser, histoire de voir ce que ça cachait ? — Le meurtrier voulait qu’on retrouve la victime ? — Oui. Pas si rapidement mais, oui. Si Kiki avait été découvert par un vagabond, celui-ci aurait probablement souillé la scène du crime, fouillé dans ses affaires. Dans la chambre qu’il occupait, il avait quelques vêtements, des espèces, un communicateur jetable. Et des chaussures. Les SDF piquent toujours les chaussures. Si les choses s’étaient déroulées ainsi, nous disposerions de moins d’éléments. J’ai une source, que j’ai inventée et qui m’affirme que Keener n’aurait jamais forcé la dose. Argument que je brandirai. — Comment comptes-tu t’y prendre avec Renée ? — J’ai des idées, mais il me faut un face-à-face pour les peaufiner. Et je veux en discuter avec Mira. Je vais établir un premier contact, mais, avant de poursuivre, j’aurai besoin de l’opinion de notre profileuse. — C’est bon, annonça-t-il avant de se détourner. Rhabille-toi, pour l’amour du ciel ! Il s’empara d’une oreillette de la taille d’un petit pois. — Si nécessaire, l’un d’entre nous pourra communiquer avec toi par le biais de ceci. — Je l’allume et je l’éteins comment ? — Je vais te programmer des phrases clés. Celles que tu voudras. — Ah ! Beignets à la cannelle. J’ai sauté le petit-déjeuner, je mangerais volontiers un beignet à la cannelle. Il s’assit, entra la phrase dans la puce électronique. — Je ne dirais pas non à un beignet à la cannelle. — Je te comprends. — Cinq sur cinq. Et pour l’extinction ? Quelle phrase ? — Au bout de la rue. Il intégra cette donnée, la testa. — Ça marche ! Tout sera enregistré là-dessus, annonça-t-il en montrant un écran minuscule. Je vais l’installer dans le labo de Connors. On en mettra un autre dans ton bureau. Peabody sera harnachée à l’identique. Comment va-t-elle ? — Pas trop mal. Ça ne t’ennuie pas de demander à McNab de se charger de la mise en place ? Ils profiteront d’un de leurs rendez-vous clandestins dans les placards et tout le monde s’imaginera qu’ils se pelotent. — Aucun souci. — Parfait. 16 heures au QG pour un premier débriefing complet. — Je dirai à ma femme de ne pas m’attendre pour le dîner. Elle se dirigea vers la sortie, hésita. — Tu y penses toujours ? À la prévenir ? — Elle ne se plaint pas si je dois travailler soixante-douze heures d’affilée et décide de dormir deux heures dans mon bureau parce que je suis trop épuisé pour rentrer à la maison. C’est une femme de flic irréprochable. Mais si j’oublie de lui signaler que je serai en retard pour le repas, autant me suicider. — Normal. Nous fournirons la nourriture. — Normal. Elle quitta Feeney et gagna la brigade des Stupéfiants. D’une démarche brusque, elle s’engagea dans le labyrinthe de couloirs qui menaient à la division de Renée Oberman. Elle brancha son enregistreur, balaya la salle commune du regard, repéra le tableau sur lequel figuraient les affaires en cours, la liste des affectations, celle des dossiers classés. Comme partout ailleurs dans le Central, le lieu bourdonnait d’activité, les doigts pianotaient sur les claviers et les communicateurs bipaient, mais de façon étouffée. Contrairement à ses hommes, ici tout le monde était en costume. Personne ne travaillait en manches de chemise et la cravate était de rigueur. L’odeur était bizarre, décida Eve. Ça ne sentait ni le sucre artificiel ni le café brûlé. Elle remarqua aussi l’absence de tout objet personnel sur les bureaux. Une femme aux cheveux crépus et au teint basané fit pivoter son fauteuil. — Vous cherchez quelqu’un ? — Votre patronne. Lieutenant Dallas, de la Criminelle. J’aimerais voir le lieutenant Oberman. — Elle est en réunion. Ce ne devrait pas être long. — Je patienterai. Vous pouvez l’avertir de ma présence ? — Bien sûr, madame. — Lieutenant. — Lieutenant. Ne bougez pas… Allô, lieutenant ? Excusez-moi de vous déranger. J’ai devant moi le lieutenant Dallas de la Criminelle. Oui, madame… Elle est à vous tout de suite, dit la femme à Dallas. Il y a du café dans la salle de pause si vous en avez envie. — Merci, inspecteur… — Strong. — C’est calme, ici. Et propre. — Le lieutenant Oberman aime l’ordre, répondit la jeune femme avec un sourire sans joie avant de se remettre au travail. Un moment plus tard, la porte du bureau s’ouvrait et Eve vit Garnet en émerger. — Vous pouvez entrer, lui dit-il. Bix, avec moi ! Tandis qu’Eve traversait la pièce, un grand blond se leva et rajusta sa cravate avant d’emboîter le pas à Garnet. Elle pénétra dans le sanctuaire de la patronne. Ce fut le premier mot qui lui vint à l’esprit. Sur le bureau en bois poli trônaient un système de communication de tout premier ordre, une plaque gravée au nom de Renée Oberman et un petit vase rempli de fleurs roses et blanches. Un miroir encadré et un tableau représentant un paysage ornaient les murs d’un espace trois fois plus grand que celui alloué à Eve. Mais elle fut surtout frappée par l’immense portrait en pied du commandant Marcus Oberman, l’allure martiale, en tenue de cérémonie. Que ressentait Renée à travailler en permanence sous son regard – et pourquoi un tel choix ? Renée se leva – chemisier blanc amidonné sous un tailleur cintré à minuscules carreaux noirs et blancs, cheveux blonds soyeux ramassés en une tresse alambiquée sur la nuque. Elle portait des pendentifs aux oreilles et l’une des fleurs du bouquet épinglée au revers de sa veste. Ainsi que des talons hauts noirs, nota Eve lorsqu’elle contourna le bureau. — Lieutenant Dallas, c’est un plaisir de vous rencontrer enfin, déclara-t-elle en tendant la main, ses yeux bleus pétillant. Vous savez certainement que votre réputation vous précède. — Et inversement, lieutenant. — Je vous en prie, asseyez-vous. Puis-je vous offrir un café ? Une boisson fraîche ? — Non, merci. Je regrette les circonstances qui m’amènent chez vous, lieutenant, mais je dois vous informer que l’un de vos indics est mort. — L’un des miens ? — En lisant son dossier, j’en ai déduit que Rickie Keener, alias Kiki, était l’un de vos informateurs. Renée retourna s’asseoir, songeuse. Nier ce fait serait une erreur tactique. — En effet, depuis plusieurs années. Comment est-il mort ? — Nous y travaillons. Saviez-vous qu’il squattait du côté de Canal Street ? Renée inclina la tête de côté, fronça les sourcils. — Non. C’est son territoire, mais pas son domicile. C’est là qu’il a été tué ? — Apparemment, et on dirait qu’il s’y était installé, du moins provisoirement. Avez-vous une idée de ce qui aurait pu l’inciter à se cacher ? — C’était un junkie, rétorqua Renée en faisant pivoter son fauteuil de droite à gauche. Comme beaucoup d’indics, quand on travaille aux Stups. Il a peut-être eu un souci dans la rue avec un fournisseur ou un client. — Il dealait encore ? — À la petite semaine. Du Zoner, rien de bien méchant. Le genre de délit sur lequel nous devons fermer les yeux en échange de renseignements. Vous savez ce que c’est. — Oui. Quand avez-vous été en contact avec lui pour la dernière fois ? — Une seconde, je vérifie. Elle se tourna vers son ordinateur et enchaîna tout en tapant sur le clavier : — Vous n’avez pas la cause du décès ? — Je ferai un saut tout à l’heure à la morgue. — Je vous serais reconnaissante de me donner votre opinion, ou les faits de base. — Ça ressemble à une mort par overdose. Renée pinça les lèvres. — Dans notre domaine, ce n’est pas rare. — Cependant, je n’y crois pas. Oberman se figea, haussa un sourcil. — Ah, non ? Pourquoi ? — Quelques variables. Des détails que je veux examiner de plus près. — Vous pensez qu’on l’a tué ? — L’hypothèse me paraît plausible. Alors ? Votre dernier contact avec lui ? — Ah, oui, pardon ! Je lui ai parlé par visiophone le 8 juillet entre 14 h 10 et 14 h 14. Il avait un tuyau concernant un labo de Zeus, Avenue D. L’info était solide. On a démantelé le réseau il y a deux semaines. — Est-il possible que ce soit une vengeance ? Renée fit mine de réfléchir. — Ces deux derniers mois, j’ai eu la sensation qu’il avait franchi une étape. Il prenait des drogues de plus en plus puissantes, et quand il était défoncé, il avait une fâcheuse tendance à se vanter. S’il s’avère qu’il n’a pas succombé à une overdose, il se pourrait qu’il ait dit ce qu’il ne fallait pas à la mauvaise personne. — Vous l’avez rémunéré pour ce renseignement ? — Il ne m’avait encore rien réclamé. Ce qui, je l’admets, était inhabituel. En général, il était impatient d’empocher son billet. J’avoue que je ne m’en suis pas préoccupée. Nous sommes toujours débordés dans ce service et payer mes indics ne figure pas parmi mes priorités. — Vous dites qu’il revendait surtout du Zoner. À quoi se shootait-il ? — Ce qui lui tombait sous la main. Il avait un faible pour la seringue, murmura Renée, le front plissé. S’il s’est caché, soit il était sur une piste, soit il était sur un gros coup et voulait en profiter tout seul. Comment l’avez-vous retrouvé ? — J’ai mes propres taupes. L’une d’entre elles le connaissait et m’a affirmé que Keener n’était pas du genre à forcer la dose. Toute information à son sujet me sera utile. — Bien sûr. Toutefois, vous comprendrez que j’attende le verdict du médecin légiste avant de vous transmettre son dossier. Je ne voudrais pas compromettre la confidentialité ou une enquête en cours s’il s’avère qu’il s’agit d’un décès par overdose. — Ce n’est pas le cas, répliqua Eve. Si vous voulez bien me préparer les documents, je compte sur vous pour me les expédier dès que l’on m’aura transmis la cause officielle du décès. Le regard de Renée se durcit. — Vous faites drôlement confiance à votre informateur. — Je crois en mon instinct, et mon instinct me dit que Keener a contrarié quelqu’un qui déteste être contrarié. Je trouverai ce quelqu’un, conclut Eve en se levant. Merci de m’avoir reçue, lieutenant. Je vous tiendrai au courant. Elle sortit, mais ne s’autorisa à sourire qu’une fois de retour sur son propre territoire. « Commence à t’affoler, espèce de garce, se dit-elle. Je ne suis pas dupe de ton numéro. » 7 Eve se rendit directement au bureau du Dr Mira : le moment était venu de pénétrer au cœur de la pathologie. Cerner l’ennemi pouvait, selon elle, se révéler une arme aussi fatale qu’un pistolet chargé à bloc. Elle marqua une pause à l’extérieur et se prépara à l’inévitable confrontation avec l’assistante de Mira, un véritable dragon. — J’ai besoin de la voir. — Oui. Un instant, rétorqua la femme en tapotant le casque sur son oreille. Le lieutenant Dallas est là. Oui… Absolument… le Dr Mira vous attend. — Je peux entrer ? La secrétaire hocha la tête et Eve se demanda comment elle faisait pour la bouger sous son impressionnante masse de cheveux. — Absolument. — Sans blague ? — Lieutenant Dallas, le Dr Mira vous attend. Son temps est précieux, vous le gaspillez en me posant des questions. — Ah ! Je préfère ça, commenta Eve, satisfaite, avant d’aller frapper à la porte. Mira portait l’un de ses ravissants tailleurs estivaux d’un joli jaune pâle. Elle avait attaché ses cheveux avec une barrette bleue assortie à ses sandales à talons dévoilant des ongles peints en or. Le dos tourné, elle était en train de programmer son autochef. Des tisanes, sans aucun doute. Lorsqu’elle se retourna, Eve constata qu’elle avait laissé quelques boucles libres autour de son visage. Ses mâchoires serrées, ses lèvres pincées trahissaient une certaine tension. — Asseyez-vous, dit-elle. Je vous attendais. Eve s’exécuta, accepta la boisson dont elle n’avait pas envie. — Le commandant m’a avertie de la situation, et j’ai relu les dossiers du lieutenant Oberman et de l’inspecteur Garnet, continua Mira en s’asseyant, jambes délicatement croisées. — Bien. — Je ne peux pas discuter de cette affaire avec vous sans vous signaler auparavant que je connais et respecte Marcus Oberman. — Bienvenue au club. Mira poussa un soupir. — C’est difficile pour moi. Je crains que ce respect et les préjugés qui en découlent n’aient influencé mon analyse. Je me pose la question : s’il s’était agi d’une autre personne que sa fille, aurais-je été plus sévère, aurais-je creusé davantage, le ton de mon évaluation en aurait-il été modifié ? — Et la réponse est ? — Avec le recul, malheureusement, oui. Le regard bleu de Mira accrocha celui d’Eve. — Et je m’en veux. Car je ne l’aurais peut-être pas déclarée apte à un poste de direction. Elle ne jouirait pas aujourd’hui d’un tel pouvoir, d’une telle autorité. Eve fronça les sourcils et opina. — On pourrait donc vous accuser, vous, Whitney, la commission d’évaluation et tous ses supérieurs directs, d’avoir favorisé ses promotions. Mira ébaucha un sourire. — Je ne me sens pas responsable – du moins pas uniquement – de sa position au sein du département. Mais je vous remercie de votre sollicitude. » Renée est efficace. Elle a clôturé un grand nombre d’affaires et dirige maintenant une équipe énergique. Elle n’a jamais commis de faute, en tout cas, rien qui se voie. Ce que je trouve louche d’emblée, parce que exercer le métier de flic pendant dix-huit ans sans la moindre faille signifie qu’on ne fait pas le boulot ou qu’on manipule les faits, qu’on les contourne. Ou encore, que l’on graisse des pattes. — Mais sur le papier, elle est irréprochable, conclut Eve. — Oui. L’intelligence, l’intimidation et la cajolerie – en fonction de la situation – sont ses outils majeurs. Or ce sont des instruments précieux dans ce métier. Elle n’a jamais blessé ou tué un suspect ni un quelconque individu en opération. Par conséquent, elle n’a jamais été soumise aux épreuves exigées pour tout officier dans ces circonstances. — Mais elle s’est présentée aux entretiens et a passé les tests psychologiques. — En effet, confirma Mira. C’est moi qui ai mené sa toute première évaluation, et plusieurs autres par la suite. Depuis quelques années, c’est le Dr Addams qui s’en charge. — En quel honneur ? — D’un point de vue purement pratique, l’ampleur du département implique l’intervention d’une multitude de psychiatres, psychologues, profiteurs, etc. À l’époque, je ne m’en suis pas formalisée. En fait, je ne m’en suis même pas rendu compte. Je vois défiler un grand nombre de membres du personnel pour toutes sortes de raisons. — Je comprends. Ce que je vous demande, c’est pourquoi Renée a décidé de troquer la meilleure, la chef, pour un expert moins coté. Mira prit le temps de boire et en profita pour réfléchir. — Je peux supposer qu’elle n’appréciait guère mes critiques, mes interrogations, mon style. Ou qu’elle préférait se retrouver en face d’un homme. — Parce qu’il lui est plus facile de manipuler ou de duper un mâle. — Oui. Elle considère sa féminité comme un moyen pour parvenir à ses fins et s’en sert volontiers. Les membres de son propre sexe représentent une menace, une concurrence. Elle préfère la compagnie des hommes. — Ce n’est pas un crime. — Non, en effet, reconnut Mira. Mais peut-être aurais-je dû attacher plus d’importance à ce détail. Dans la mesure où elle semble impliquée dans une affaire de corruption et d’homicide, je peux vous donner mon opinion, faire une analyse générale. En revanche, il m’est impossible de vous communiquer des éléments spécifiques glanés au cours de nos rencontres. Eve posa sa tasse et se mit à pianoter sur son genou. — Hypothèse, commença-t-elle. Prenons la fille unique d’un homme vénéré par ses pairs, complètement absorbé par son travail. Il est le meilleur dans son domaine. L’enfant pourrait se sentir obligé de suivre ses traces. Mira se détendit légèrement et s’adossa à son siège. — Oui. L’amour et la fierté envers un parent, une jeunesse soumise à l’excellence et au dévouement. Le besoin d’être aimé et admiré en retour par ledit parent. — Certains pourraient prendre le contre-pied. Imaginons que le parent soit un grand homme d’affaires ayant acquis sa fortune et sa situation par un travail acharné, l’habileté et le sacrifice. Le gosse pourrait décider de rester assis sur son postérieur, de rejoindre une communauté Free Age ou de cultiver des tomates. Mira sourit. — Exact. L’obligation de réussir, l’envie de se rebeller contre les attentes familiales, le désir de faire son propre chemin. — Autre solution : suivre la même voie, mais sans les mêmes capacités, la même pureté d’intention, le même dévouement inné, le rejeton prend des raccourcis. Il veut la gloire et le statut, mais ne peut l’obtenir par les mêmes méthodes que papa. Ou n’en a pas envie. Être à la hauteur d’un saint, c’est difficile. La réussite ne tombe pas du ciel. Très frustrant. Cependant, il existe des moyens d’atteindre ses objectifs, de se bâtir une autorité, de brandir ce désir comme un but, voire un bouclier, tout en le salissant. Eve se pencha en avant et enchaîna : — Belle revanche contre un parent trop parfait… ou trop exigeant. Votre père est un saint ? Pourquoi ne pas devenir un pécheur, ramasser les récompenses en suivant le même chemin et en maintenant les apparences ? — C’est un point de vue intéressant, approuva Mira après un bref silence. Bien sûr, il doit y avoir d’autres facteurs ancrés dans l’enfance, la dynamique, le caractère. Selon cette théorie, certains pourraient à la fois révérer et détester la source – en l’occurrence, le père. D’autres pourraient rêver du pouvoir, des privilèges – du respect – qui vont avec. Ils pourraient même y consacrer tous leurs efforts. A leur façon. Eve plaqua les mains sur ses cuisses. — Bien. Venons-en à l’essentiel. Renée a les mains sales. Papa est le prétexte. Vous pouvez imaginer une explication si cela vous amuse, ajouta-t-elle avant que Mira ait le temps de l’interrompre. Je ne vois pas les choses ainsi. Elle a peut-être démarré dans le métier grâce à lui et pris son temps pour préparer le terrain. Pour flatter ou leurrer tous ceux qui pouvaient lui être utiles. Mira s’étrangla sur son thé. — Vous n’y allez pas de main morte. — Elle se sert de ses charmes comme d’un instrument et préfère la compagnie des hommes. Elle porte des tenues de fille pour mettre en valeur ses nichons et des talons hauts pour souligner le galbe de ses jambes. Au boulot. Mira lissa d’un geste léger la jupe de sa tenue de fille. — Hmm. — Vous n’êtes pas flic, riposta Eve. Vous n’avez pas à courir après les voyous. D’accord, elle non plus puisqu’elle reste collée derrière son bureau. Elle surplombe la rue, enfermée dans son sanctuaire, à l’écart de son équipe effroyablement ordonnée. — Effroyablement ordonnée ? — Ils sont tous en costard. Personne n’ose enlever sa veste. Tous les hommes ont une cravate – parfaitement nouée. Elle est tirée à quatre épingles et coiffée à la perfection comme si, d’un instant à l’autre, on risquait de débarquer pour prendre une photo de groupe. Tous les postes de travail sont nickel. Pas un objet personnel en vue. Pas de photos, pas de gadgets, pas de tasses vides – ni pleines, d’ailleurs. Et pas de bavardages. Personne ne s’interpelle d’un bout à l’autre de la salle, personne ne moufte. Je n’ai jamais vu un service aussi net et silencieux. Eve se leva. — On peut mettre ça sur le compte du style de la patronne, évidemment. Elle aime l’ordre et l’élégance. Mais c’est la brigade des Stups, bon sang ! À un moment ou à un autre, ces types affrontent des toxicos et des dealers. En mocassins cirés. Ce n’est pas tout. — Continuez. — Les stores de son bureau étaient baissés. Grande fenêtre, grande porte, le tout fermé à double tour. Elle s’habille comme une P-DG qui ne rechignerait pas à s’offrir une partie de jambes en l’air pendant la pause déjeuner. À côté de son ordinateur, elle a un vase rempli de fleurs fraîches. Des fleurs fraîches ! Et puis quoi enco… Elle aperçut le vase sur la table de travail de Mira. — Vous n’êtes pas flic, insista-t-elle. Et votre espace est ordonné, mais pas aseptisé. Vous avez des photos de votre famille et des bibelots ici ou là. Vous avez su créer une atmosphère accueillante, confortable. Certes, c’est indispensable si vous voulez mettre vos visiteurs à l’aise. Mais ce décor reflète votre personnalité. Je devrais sans doute m’interroger sur ce que mon bureau renvoie de la mienne mais ce n’est pas ce qui me préoccupe à cet instant précis. — Je pourrais vous le dire, murmura Mira mais Eve enchaîna : — Elle a une toile accrochée au mur, très belle. J’avoue qu’elle m’a plu. Un paysage de bord de mer, mélancolique à souhait. Elle a un miroir. Pour moi, c’est une preuve de vanité. Et un immense tableau en pied de son père en tenue de cérémonie. Un portrait officiel. — Où est-il situé ? Eve sourit, hocha la tête. — Bonne question. En face de son bureau. — Je vois. C’est sa manière de rappeler à tous son lien de parenté avec l’ex-commandant. Elle peut lever les yeux sur lui. Et lui l’observe symboliquement. Il voit ce qu’elle fait, comment elle s’y prend. — « Regarde-moi. Je suis chef, moi aussi, et d’ici peu j’aurai mes galons de capitaine. Qu’est-ce que tu en dis, papa ? Oh ! Excuse-moi une minute, je dois envoyer l’un de mes hommes tuer un junkie pathétique qui a essayé de me doubler. Mets-toi ça où je pense, commandant. » Mira crispa le poing et le fixa longuement. — Je suis d’accord avec ce que vous venez de dire. Je suis furieuse de ne pas avoir su déceler la faille chez elle. De m’être laissé manipuler et influencer au point de passer outre à mes doutes sous prétexte qu’elle était la fille de son père. — Vous êtes un être humain. Mira posa sa tasse. — Voilà qui me réconforte. Bien, continua Mira, se ressaisissant. Compte tenu de la déposition de Peabody, de vos impressions et de mon analyse tardive, je conclurais que Renée Oberman est une femme très organisée, apte à compartimenter. Elle mène sa brigade d’une main ferme et insiste pour que ses hommes se plient à ses nonnes en matière d’apparence. — Toujours sur leur trente et un. — Oui. Il faut impressionner. Il faut aussi savoir se faire obéir y compris sur les détails. Elle dirige simultanément ce que l’on suppute être un réseau illégal dans lequel sont impliqués plusieurs de ses employés et certains de leurs indics. Elle contrôle tout. Elle n’accepte pas la moindre faiblesse. Si elle se sent menacée, elle n’hésite pas à agir en conséquence, y compris à se rendre complice d’un meurtre. Comme le tableau de son père, l’argent est un symbole du pouvoir et du succès. Elle aime acquérir ce qui lui plaît, mais je suis presque sûre qu’elle met de côté pratiquement tout ce qu’elle gagne en douce. Eve haussa les sourcils. — Pourquoi ? — Parce que, pour elle, acquérir – avec la méthode qu’elle a choisie – rime avec succès. C’est le but ultime. — Le coup des dix mille dollars l’avait énervée, se rappela Eve. Mais Keener, ce fric, c’est de la bagatelle. Ce qu’elle veut, c’est le fric et l’autorité. — Elle est très intelligente et comprend à merveille les rouages de la politique au sein du département. Selon moi, elle s’est concentrée sur les Stups parce que c’est un secteur propice à la corruption, aux faiblesses, aux affaires traitées en coulisses qu’elle peut exploiter à ses fins. Elle cherche le succès pour faire plaisir à son père, elle poursuit ses activités criminelles pour le punir. « Pauvre chérie », ironisa intérieurement Eve. — Elle est vaniteuse, poursuivit Mira. Elle est sûre d’elle, brillante et impitoyable. Elle considère son nom comme un héritage et un droit, un tremplin qu’elle n’hésite pas à utiliser, le cas échéant. Et un boulet qu’elle traîne péniblement. — Tout cela me sera utile. — Elle vous prendra en grippe. Même en d’autres circonstances, vous l’exaspéreriez. Vous êtes tout ce qu’elle n’est pas. De surcroît, vous êtes jolie, plus jeune et vous avez du galon – donc, vous êtes une menace potentielle. Elle est disposée à éliminer ou écraser tous ceux qui la mettent en danger. — J’espère qu’elle va essayer. Plus elle se focalisera sur moi, moins elle sera attentive aux rumeurs éventuelles concernant l’enquête du BAI. Pour l’heure, il ne s’agit que de moi et de cet homicide. Ça l’inquiète. D’après moi, elle savait qu’on avait retrouvé Keener avant que je ne le lui annonce et elle venait d’en discuter avec Garnet. Ma visite l’a prise de court et elle a dû réfléchir très vite parce qu’elle était convaincue que le dossier serait bouclé vite fait, bien fait. Mort par overdose. À présent, elle est tracassée parce que je lui ai clairement fait comprendre que je flairais un meurtre. J’ai l’intention d’en profiter. — Elle ne s’en prendra pas à vous directement, pas encore. Elle doit d’abord mesurer la situation, guetter vos mouvements, vos initiatives, les portes que vous pousserez. Mais soyez-en certaine, Eve, si elle décide que vous lui barrez le chemin, elle essaiera de vous éliminer. — Avec l’aide d’un grand inspecteur blond, probablement. Celui-là, il faut que je me penche sur son cas. Le temps passe trop vite ! s’exclama-t-elle après avoir consulté sa montre. Je file à la morgue. — Ne la sous-estimez pas, Eve. — Je n’en ai pas l’intention. Il y a une réunion chez moi à 16 heures. — Souhaitez-vous que j’y assiste ? — Votre point de vue nous serait précieux. — Je viendrai. — Merci. Eve se dirigea vers la porte, hésita, se retourna. — Elle a tout pour faire un bon flic : les bases, les ressources, le cerveau, la formation. Elle seule est responsable de la manière dont elle s’en sert. « L’heure tourne », songea Eve en regagnant son service au pas de charge. Elle avait avancé, mais elle voulait prendre le temps d’étudier le tableau de meurtre que Peabody avait dû installer dans son bureau et jeter un coup d’œil sur les fichiers des membres de l’équipe de Renée. Quitte à lui mettre la puce à l’oreille, histoire de l’inquiéter. Elle marqua une pause sur le seuil de la salle commune. Le niveau sonore oscillait entre celui de la DDE et celui de la brigade de Renée – une moyenne qu’Eve jugeait normal. Ses flics travaillaient en manches de chemise et nombre de paires de chaussures étaient usées. L’atmosphère empestait le mauvais café, la transpiration et le hachis végétarien – Reineke avait dû se remettre au régime. Les bureaux étaient encombrés de photos, de gadgets, et d’ordinateurs. Jacobson jonglait avec trois balles de couleur – signe qu’il était en mode réflexion. Quelqu’un avait suspendu un poulet en caoutchouc au-dessus du poste du travail de Santiago, la nouvelle recrue, preuve qu’il s’intégrait bien dans l’équipe. Eve pénétra dans son bureau, regarda en direction du tableau de meurtre, et fonça vers l’autochef se commander un café. La fenêtre était étroite. Les employés chargés du ménage l’essuyaient occasionnellement. Sa table croulait sous les papiers, mais elle allait les classer. Elle avisa le meuble classeur d’une autre époque auquel elle tenait d’autant plus qu’il constituait une excellente cachette. L’autochef n’était pas un modèle récent, mais il marchait correctement, et son système informatique relativement neuf ne lui avait pas encore donné de fil à retordre. La benne de recyclage fonctionnait et, à sa connaissance, demeurait la meilleure cachette pour ses friandises. Elle avait accroché son tableau de service au mur parce que c’était plus pratique que de l’appeler sur son écran chaque fois qu’elle devait y apporter une modification. Le siège réservé aux visiteurs était horrible, et c’était tant mieux car cela les dissuadait de s’éterniser. Son bureau était moche, elle n’avait donc aucun scrupule à y poser les pieds. Sauf exception, sa porte était toujours ouverte. Elle but tranquillement son café, étudia son tableau de meurtre, puis envoya un SMS à Connors afin de ne pas le déranger en pleine réunion. Débriefing QG 16 heures. Ai promis bouffe. OK ? Voilà qui réglait l’aspect respect des « règles du mariage » et obligerait Connors (du moins l’espérait-elle) à prévenir Summerset qu’il allait devoir nourrir une bande de flics. — Peabody ! lança-t-elle en ressortant. Avec moi. Peabody la rattrapa à la hauteur de l’escalator. — Le tableau de meurtre est en place. — J’ai vu. J’ai informé le lieutenant Oberman de la mort de son indic. — Comment a-t-elle pris la nouvelle ? — C’est toujours dur de perdre une taupe. Elle me transmettra toutes les données sur la victime après vérification de la cause du décès. Elle ne croit pas à la thèse de l’homicide. Eve haussa les épaules pour le bénéfice d’éventuels témoins. — Normal de la part d’un rond-de-cuir, ajouta-t-elle. Le meurtre, ce n’est pas son truc. — Alors que nous, nous sommes des spécialistes ! s’exclama Peabody. — Exact. Nous verrons ce que dira le médecin légiste. Avec un peu de chance, le rapport de la police scientifique nous attendra à notre retour. — J’admire votre optimisme. Elles discutèrent boutique et généralités jusqu’à la voiture. — Vous êtes équipée ? s’enquit Eve une fois dedans. — Oui. Elle est comment, Renée ? — Posée, dure, froide. Et rapide. Elle a dû se décider sur l’instant à admettre que Keener était son indic, puis adopter l’attitude ad hoc quand je lui ai annoncé que je pensais meurtre plutôt que mort par overdose. J’en parlerai plus longuement au cours de la réunion en me basant sur l’analyse et l’évaluation de Mira mais, en bref, c’est une garce assoiffée de pouvoir, de statut social et de fric qui a des comptes à régler avec son père. — Le côté garce, je l’avais détecté dans le vestiaire. — Juste après avoir rencontré Renée dans son grand bureau fermé à double tour, Garnet a emmené avec lui l’un des inspecteurs. Cheveux blonds, yeux bleus, la jeune trentaine, environ un mètre quatre-vingts, quatre-vingts kilos. Garnet l’a appelé Bix. Voyez ce que vous pouvez trouver sur lui. — D’accord. Vous pensez que c’est lui, le « gars ». — Probable. J’ai aussi remarqué une femme, à peu près le même âge, métissée. L’inspecteur Strong. Mon petit doigt me dit qu’elle n’est pas fan de sa patronne. « Ça pourra peut-être nous servir, songea Eve. À méditer. » — Bix, lâcha Peabody. Inspecteur Carl, trente-deux ans. Dans le mille en ce qui concerne sa taille et son poids. Dix ans de service au département, dans l’armée de dix-huit à vingt-deux ans. Né à Tokyo où ses parents – tous deux militaires – étaient en garnison. Un frère de quatre ans son aîné. Travaille pour le lieutenant Oberman depuis quatre ans. A passé une année aux Mœurs juste après avoir été promu inspecteur. Il faudrait que je creuse pour en savoir davantage. — Laissez tomber pour l’instant. Fils de militaires, un frère aîné, quatre ans dans l’armée. Il est habitué à recevoir des ordres de ses supérieurs. Il est entraîné au combat et à bosser dans la rue. — Strong, inspecteur Lilah, poursuivit Peabody tandis qu’Eve se garait devant la morgue. Trente-cinq ans, un mètre soixante-six, cinquante-quatre kilos. Née à Queens, Jamaïque, d’une mère célibataire. Père inconnu. Un frère, une sœur. Le premier est mort en 2045, il avait dix-sept ans. Bourse partielle et allocations étudiantes, a étudié à l’université de New York. Dix années de service dont sept aux Stups. Récemment mutée au Central. Six mois à peine. — C’est une nouvelle recrue. Peut-être un atout pour nous. Comment le frère est-il mort ? — Euh… une petite seconde… Tué au cours d’un deal de drogue qui aurait dérapé. Multiples coups de poignard. Il a un dossier scellé de délinquant juvénile. — Il vendait ou achetait de la saloperie. Consommateur de substances illicites, mort avant d’avoir pu voter. La sœur décide de le venger. Si c’est le cas, elle pourrait nous être précieuse. Quelques secondes plus tard, elles pénétraient dans la salle d’autopsie. Un scalpel ensanglanté à la main, sa blouse maculée de sang, Morris n’en était pas moins élégant en costume sans col bleu nuit, ses cheveux rassemblés en une longue tresse. — On solde. Deux pour le prix d’un, déclara-t-il. Le vôtre est là… Laissez-moi en finir avec cette cervelle, et je suis à vous. — Aucun problème. Eve s’approcha de Keener. On l’avait nettoyé. Ses bras et le tour de ses chevilles étaient couverts de marques de piqûres. Par comparaison, ses hématomes paraissaient mineurs. Eve chaussa une paire de lunettes de protection et se mit en quête de traces de pistolet paralysant. Toutefois, il existait toutes sortes de méthodes pour neutraliser un type aussi frêle. Elle s’enduisit les mains de Seal-It et lui palpa le crâne. — Vous faites mon boulot à ma place, maintenant ? — Désolée. Je sens un nœud, là, juste derrière l’oreille gauche. — En effet, convint Morris. Il pesa son cerveau, enregistra les données, puis alla se laver les mains avant de la rejoindre. — Il a plusieurs ecchymoses – des nœuds, comme vous dites. Après avoir absorbé une telle quantité de drogue, il a dû avoir des convulsions. Son organisme était chargé d’une substance baptisée « Mortellement Vôtre ». Vous en avez entendu parler ? — À la base, il s’agit d’un tranquillisant pour chevaux, c’est bien cela ? — Exact, et il avait pris de quoi faire crever un étalon de deux cents kilos. Ajoutez-y un soupçon de Zeus, le mélange était fatal. La preuve. — Ce nœud. S’il avait pris un coup à cet endroit, infligé par quelqu’un qui savait où frapper pour le neutraliser… Morris haussa les sourcils. — Vous privilégiez l’hypothèse du meurtre. — Je m’interroge. Pourquoi la baignoire ? Vous dites qu’il avait ingurgité de quoi le tuer plusieurs fois. Regardez ces marques. C’était un junkie, mais un junkie expérimenté. Pourquoi s’injecter une telle quantité d’un produit aussi risqué ? Il n’était pas chez lui mais enfermé dans ce trou où il s’était, semble-t-il, installé provisoirement. En d’autres termes, il se cachait. Imaginons qu’on l’ait retrouvé. — Possible. Il avait mangé un repas convenable aux alentours de minuit. Pizza et sardines. — Vous appelez ça convenable ? Morris ébaucha un sourire. — Disons qu’il s’est restauré copieusement et a arrosé le tout de deux ou trois bières. — Je n’ai vu ni carton à pizza ni bouteilles vides sur la scène du crime. Il a peut-être dîné ailleurs. Nous étudierons la question. Tout de même, c’est curieux, non ? S’offrir un tel festin puis, deux heures plus tard, se terrer dans un lieu sordide, grimper dans une baignoire et s’injecter une dose létale d’un produit dont il connaissait les dangers… — Je note. N’ayant pas encore abouti à une conclusion certaine, je maintiens pour l’heure que le décès est dû à une overdose. Les autres blessures sont mineures. Je ne peux pas, pour l’instant et au vu des données existantes, préciser s’il s’agit d’un accident, d’un suicide ou d’un homicide. — C’est pile ce que je voulais entendre ! — Je vais devoir approfondir mon analyse de la blessure sous l’oreille gauche. — Ça ne peut pas faire de mal. — Vous avez une idée derrière la tête. — Je fais mon boulot. Je vous laisse retourner à votre cervelle. 8 Voici ce que nous allons faire. Eve déboîta brusquement, doubla un Rapid Taxi, grilla un feu orange. — Nous sommes pressées ? s’enquit Peabody qui avait agrippé la tige du levier de vitesse. — Quoi ? J’avais largement la place. Nous allons actualiser notre dossier en y insérant les résultats préliminaires de Morris et en expédier une copie au commandant. Vous contacterez Renée pour lui faire part desdits résultats, et la prier de m’envoyer comme convenu les documents dont nous avions parlé. De toute urgence. Peabody blêmit. — Moi ? — Je suis beaucoup trop occupée et importante pour perdre mon temps à ce genre de suivi. C’est ainsi qu’elle raisonne. Si vous avez peur de cette salope en talons hauts, je demanderai à Morris de confier cette tâche à l’un de ses subalternes. — Je n’ai pas peur d’elle, mais j’avoue qu’elle me met mal à l’aise. Donc, je lui annonce que le médecin légiste a déterminé la cause du décès mais ne peut encore conclure au suicide, à l’accident ou à l’homicide. Par conséquent, le lieutenant Dallas souhaite… — Exige, corrigea Eve. — Le lieutenant Dallas exige tous les documents concernant la victime. Et si elle refuse ? — Vous lui précisez d’un ton courtois que le commandant Whitney a reçu, selon la procédure, un double de toutes nos découvertes et requêtes. Peabody rumina quelques instants. — La politesse, c’est une pique supplémentaire. — Exactement. Si elle se dérobe, je prendrai le relais. Mais elle obtempérera. Elle veut se débarrasser au plus vite de cette affaire. Elle ne tient pas du tout à ce que Whitney se penche de trop près sur son cas. — Elle préfère coopérer, traiter le problème comme s’il était bénin. Eve contourna un maxibus qui roulait à une allure d’escargot. — A sa place, j’en ferais autant. Étape suivante : on rassemble tout ce dont on a besoin pour le débriefing et on passe un moment dessus. Si elle a des antennes sur le coup, ce dont je ne doute pas, je veux qu’elle nous sache complètement impliquées. Nous ferons un saut à l’appartement de la victime avant de gagner le QG. — Pourquoi ne pas nous y rendre tout de suite ? — Je veux être vue au Central, donner à ses chiens le temps de venir renifler autour de nous, se renseigner sur les éléments dont nous disposons et qui pourraient les mettre en danger. Eve jeta un coup d’œil à sa coéquipière avant de poursuivre : — Si Garnet et Bix n’étaient pas déjà en route pour l’appartement de Keener lorsque je les ai croisés, vous pouvez mettre votre main à couper qu’elle les a contactés et expédiés là-bas aussitôt après ma conversation avec elle. — Mais… s’il y avait des objets compromettants, ils s’en seront débarrassés. — Possible. Mais Bix avait dû faire le ménage avant par précaution. Mais c’est possible, répéta Eve. Il me semble plus intéressant de suivre leurs traces, expliqua-t-elle en bifurquant pour pénétrer dans le garage souterrain du Central. N’oubliez pas de vous plaindre de cette enquête comme de coutume dès que vous aurez franchi le seuil de la salle commune. Peabody afficha un air faussement offusqué. — Je ne me plains pas. Sauf votre respect, je proteste contre l’utilisation de ce terme. — Vous vous plaignez tous, et c’est comme ça que ça marche, rétorqua Eve en se garant sur son emplacement réservé. Vous vous lamentez, vous pestez, et tout en vous renvoyant la balle, vous testez vos théories. Comportez-vous comme d’habitude. Si vous vous fermez comme une huître, les autres flaireront un os. Quand des flics flairent un os, ils se mettent à creuser. Par ailleurs, rien ne nous empêche de mentionner que notre victime était l’indic de Renée Oberman. Au contraire, cela incitera peut-être quelqu’un à se confier, à raconter une anecdote intéressante à son sujet. — En somme, c’est moi qui vais creuser. Comme une espionne. — Comme un flic, rectifia Eve en descendant du véhicule. — Cette bosse sous l’oreille gauche de la victime… Peabody scruta le parking tandis qu’elles se dirigeaient vers l’ascenseur, et ajouta un ton plus bas : –… on a le droit d’en parler ? Eve opina et elles pénétrèrent dans l’ascenseur. — Vu l’endroit et l’angle de la blessure, ce pourrait être le résultat d’un coup donné avec le tranchant de la main. — Un mouvement de karaté, devina Peabody. — Si l’agresseur ne savait pas ce qu’il faisait, il se serait servi d’un objet, d’une batte, par exemple. Ce qui aurait provoqué davantage de dégâts. — Rien n’indique que la victime se soit bagarrée. — Exactement. La cabine s’arrêta, d’autres flics montèrent, Eve et Peabody en sortirent. — Un coup par-derrière – vigoureux, puissant, et plutôt précis, continua Eve. Toutes les autres blessures sont mineures, ajouta-t-elle en bondissant sur un tapis roulant. Elles ont pu se produire quand la victime a été balancée dans la baignoire ou si elle a eu des convulsions. Si le coup était volontaire, qu’on l’ait assommée, le tueur – en admettant qu’il n’y en ait qu’un – aurait eu tout le temps de lui injecter la dose létale. La victime est shootée, sans défense. On la jette dans la baignoire, on maquille la scène. Résultat : tout le monde croira que la victime, en proie à d’insoutenables hallucinations, a décidé de prendre un bain pour se détendre. — Pourquoi ne pas l’avoir laissée sur le matelas ? — La baignoire, c’est plus humiliant, cela signifie que la victime et l’assassin se connaissaient. Une sorte de fioriture. Or, en matière de meurtre, les fioritures sont toujours une erreur. Elle quitta le tapis, vira à droite pour emprunter le suivant. Et aperçut Webster qui venait vers elle. — Merde ! marmonna-t-elle. — Lieutenant. Inspecteur. Comment va ? — Jusqu’à maintenant, ça n’allait pas trop mal. — Toujours aussi aimable. Nous allons dans la même direction, dit-il en se postant près d’Eve. Elle canalisa son irritation. — Si l’escadron des rats a l’intention de grignoter la Criminelle, j’aimerais en être informée. — Pas la Criminelle, alors du calme. Cependant, il quitta le tapis roulant en même temps qu’elle. — Pour l’amour du ciel, Webster ! siffla-t-elle. — Zen, répliqua-t-il à voix basse. J’ai affaire à cet étage, et ensuite j’ai rendez-vous avec le commandant. Il paraît que tu t’es accordé des vacances, récemment. Elle s’immobilisa devant les distributeurs. — Vous avez de la chance, au BAI, d’avoir le temps de papoter. — Autant que vous. Évite de te salir les mains, Dallas. Il commença à reculer, puis son expression se transforma comme il fixait le bout du couloir. L’espace d’un éclair, il parut… respectueux. — Waouh ! souffla-t-il d’un ton… respectueux. Eve suivit son regard, et aperçut Darcia Angelo. Elle portait une robe légère à fleurs rose fuchsia qui révélait des épaules lisses et dorées, ainsi qu’une quantité non négligeable de peau. Son épaisse chevelure noire cascadait autour de son magnifique visage. Lorsqu’elle repéra Eve, une lueur chaleureuse s’alluma dans ses yeux bruns et sa belle bouche pulpeuse se retroussa sur un sourire. Eve supposa que sa démarche chaloupée était due aux talons aiguilles sur lesquels elle était perchée. — Dallas, quel plaisir de vous revoir ! Et Peabody devenue inspecteur depuis notre dernière rencontre. Félicitations. — Merci. J’ignorais que vous étiez en ville. — Un peu pour le travail, un peu pour les loisirs. Elle pivota vers Webster qui la contemplait comme s’il venait d’être témoin d’une apparition. — Bonjour. — Euh… le chef Angelo, police d’Olympus ; lieutenant Webster, du BAI, intervint Eve. — Le BAI ? répéta Darcia en tendant la main à Webster. Vous en avez beaucoup ? — Suffisamment pour nous occuper. C’est votre premier séjour à New York ? — C’est en tout cas la première fois que je dispose d’un peu de temps libre. J’ai déjeuné avec votre mari, annonça-t-elle à Eve. Et comme j’étais dans le quartier, je n’ai pas résisté à la tentation de venir voir comment vous travaillez. Ces locaux sont impressionnants. Deux uniformes flanquant un délinquant maigrichon passèrent. — J’essayais juste d’attirer son attention ! s’époumonait ce dernier. S’il m’avait écouté, je l’aurais pas cogné ! — Que de personnages fascinants, commenta Darcia. — Trop, rétorqua Eve. Mon bureau est par ici. — Lieutenant ! appela Jacobson depuis le seuil de la salle commune. Vous avez une minute ? Eve acquiesça. — Je vous ferai visiter les lieux ensuite, promit-elle à Darcia. — Avec plaisir. Occupez-vous de votre homme. Je vais en profiter pour aller me chercher une boisson fraîche. Cette chaleur est suffocante. Je vous rejoins tout de suite. — Entendu. Peabody, au boulot. Je veux ces documents de toute urgence. — Bien, lieutenant. Ravie de vous avoir croisée, chef Angelo. Amusez-vous bien ! — C’est mon intention. Eve et Peabody s’éloignèrent. Darcia secoua légèrement sa tignasse et pivota vers Webster. — Hmm. — Puis-je vous offrir à boire ? Elle lui sourit. — Volontiers. — Alors, chef Angelo… — Darcia, je vous en prie. Je ne suis pas en service. — Darcia. Ce prénom vous sied à merveille. Que voulez-vous ? — Surprenez-moi. Dans la salle commune, Eve écouta Jacobson lui exposer le fruit de ses réflexions. Lorsqu’elle en eut fini avec lui, elle faillit partir à la recherche de Darcia, au cas où celle-ci se serait perdue en route. Mais, au même instant, cette dernière fit son apparition. Eve entendit distinctement Baxter – respectueux, lui aussi – murmurer comme elle passait devant son bureau : — Mama mía ! — Ne bavez pas, grommela Eve en s’avançant vers Darcia. Voici notre salle commune. Les inspecteurs travaillent avec un coéquipier ou un assistant qu’ils doivent former ; en cas de nécessité, ils peuvent toujours emprunter l’un des uniformes affectés à la division. Voici notre tableau de service. Dossiers clôturés en rouge, dossiers en cours en vert. Nous avons une pseudo-salle de pause à l’arrière. Je n’y vais que lorsque je n’ai pas le choix. Parfois, on y installe un témoin pour plus d’intimité mais, en général, on les interroge à notre poste de travail ou dans le salon de pause de l’étage. Douches et vestiaires par là-bas. — Un espace bien conçu, commenta Darcia. Et une belle activité. Eve vit Baxter quitter son siège. Elle lui coula un regard noir et il se rassit en soupirant. — Nous sommes constamment débordés, mais nous formons une équipe soudée. Mon repaire est ici. Elle bifurqua, céda le passage à Darcia. — Votre bureau est séparé ? — Oui, et ça m’arrange. Je n’aime pas avoir l’air de surveiller les moindres faits et gestes de mes hommes. Je veux qu’ils puissent se gratter l’entrejambe en toute quiétude. Ma porte reste ouverte, sauf cas exceptionnel. Ils savent où me trouver. — Vous pourriez disposer d’un local plus vaste, j’imagine. Mais celui-ci vous correspond. Sobre, austère. Vous êtes sur une enquête, constata-t-elle en avisant le tableau de meurtre. — Depuis ce matin. La victime est un junkie – et l’indic du lieutenant en charge de la brigade des Stups. Découvert dans une baignoire fêlée au fin fond d’un immeuble abandonné. Cela ressemble à une mort par overdose de « Mortellement Vôtre ». — J’en ai entendu parler. Elle avait beau être habillée comme un mannequin, la chef de la police d’Olympus examina les photos d’un œil froid et méticuleux. — Vous dites « cela ressemble ». Vous n’êtes pas convaincue qu’il se soit volontairement injecté un excès du produit ? — Il y a des circonstances atténuantes. Darcia sirota ce qui semblait être un fizzy au citron en étudiant le tableau. — C’est moche. Et sordide. J’en ai tellement vu quand j’étais en poste en Colombie. — Et maintenant ? — Je savoure la nouveauté d’Olympus, répliqua Darcia en se plantant devant la fenêtre. Mais cette ville-ci est si colorée, si pleine d’énergie et de passion. Je vais me faire plaisir, me balader, m’acheter des frivolités. — Combien de kilomètres pouvez-vous parcourir avec ces chaussures avant que vos pieds demandent grâce ? Darcia s’esclaffa, se tourna vers elle. — Je suis une dure à cuire, et j’ai pris plaisir à mettre une jolie robe pour déjeuner avec votre beau et charmant mari. Avant que je ne rentre chez moi, nous pourrions peut-être boire un verre toutes les deux, bavarder. — Avec plaisir, répondit Eve, et elle était sincère. — Comptez sur moi. En attendant, je vous laisse travailler, et je vais claquer mon argent. — Je connais une boutique. Sacs à main et escarpins à des prix exorbitants. — Cela me paraît idéal. Et pas du tout votre style. — J’y ai interrompu une bagarre entre deux jeunes femmes qui se crêpaient le chignon pour un malheureux sac. — Voilà qui colle davantage à votre style. J’y vais de ce pas. A très bientôt. — Profitez-en bien. Et attention aux tireuses de cheveux. Darcia s’éclipsa en riant. Eve vérifia l’heure, puis rassembla les dossiers, photos et rapports qu’elle avait copiés pour les emporter chez elle. Elle avait presque terminé quand un bip lui annonça l’arrivée d’un message. Elle hocha la tête de satisfaction en lisant le nom de l’envoyeur et la brève missive qui accompagnait la pièce jointe. À : Lieutenant Dallas, brigade criminelle De : Lieutenant Oberman, brigade des Stupéfiants. Objet : données confidentielles sur Keener, Rickie. Comme promis. — Ça a dû lui coûter, murmura Eve en sauvegardant l’ensemble. Peabody se levait de son bureau quand Eve émergea du sien. — J’allais justement venir voir si… — C’est bon. Filons d’ici. — Hé ! Hé ! Hé ! s’écria Baxter en bondissant de son siège. Il faut absolument que vous me disiez qui est cette superbe créature. — Elle est hors planète, Baxter. Littéralement. — Pour ça, oui ! Elle est époustouflante. Qui… Eve poursuivit son chemin. — Elle a plus de galons que vous ! — Vous croyez que ces femmes-là naissent ainsi ? demanda Peabody. La chef Angelo. À la fois sexy et chic ? — Je suppose qu’il existe des formations. — Inscrivez-moi ! — Si vous daigniez mettre de côté vos aspirations, nous pourrions nous concentrer sur notre enquête en cours. Juste pour le plaisir. — D’après moi, nous rêvons toutes d’être à la fois sexy et élégante, déclara Peabody. Sauf celles qui sont déjà pourvues des deux. Cependant, je suis totalement concentrée sur notre enquête. J’imagine que le lieutenant Oberman vous a transmis les documents requis ? — En effet. Peabody haussa les épaules. — De quoi la contrarier sérieusement. Comme souvent les gens dans sa position, elle estime que ses taupes lui appartiennent, même mortes. — Encore plus peut-être. Le labo a-t-il identifié le verrou ? — J’ai la marque et le modèle. Selon le rapport, il n’était installé que depuis deux jours environ. En fait, c’est un loquet d’intérieur de piètre qualité, disponible dans pratiquement tous les magasins spécialisés. Il n’avait pas été saboté. J’ai le rapport complet. — Et celui des scientifiques ? — Je ne l’ai pas encore reçu. Vous avez demandé une fouille approfondie. — C’est vrai. Quelle était l’humeur de Renée ? s’enquit Eve alors qu’elles grimpaient dans son véhicule. — Disons qu’elle a su maîtriser sa colère. Elle n’a pas apprécié la démarche, et encore moins que vous l’ayez confiée à une subordonnée. Ce qu’elle a détesté par-dessus tout, c’est mon attitude très courtoise – j’ai respecté vos ordres à la lettre – lorsque je lui ai annoncé que notre commandant était informé des moindres détails. — Excellent. Elle va ruminer là-dessus un moment. Enchantée par cette perspective, Eve se faufila à travers la circulation jusqu’au triste bâtiment coincé entre un sex-club minable et un bar sans vitrine. — Ce n’est guère mieux que le trou dans lequel il a crevé, observa-t-elle. Et à moins de trois de pâtés de maisons. Notre Kiki n’était pas une lumière, même du temps où il respirait encore. La serrure de l’entrée de l’immeuble était intacte. À quoi bon la forcer ? Personne ne chercherait à pénétrer dans un lieu où il n’y avait rien à voler. Eve l’ouvrit avec son passe-partout et fonça vers l’escalier qui se trouvait juste en face de la porte. Les graffitis sur les murs évoquaient tous le sexe ou la drogue, et l’atmosphère empestait les deux. Quelqu’un écoutait de la musique techno qui faisait vibrer les murs, un autre avait opté pour les beuglements d’un jeu télévisé. Au premier étage, elles tombèrent sur un chat minuscule, aussi maigre qu’un cure-dents. — Oh ! Le pauvre petit ! À peine Peabody se penchait-elle pour le caresser qu’il bondit sur ses pattes, arrondit le dos et montra ses dents en sifflant. Un peu plus, et il lui déchiquetait la main. — Espèce de petit salaud vicieux ! pesta Peabody. — Que cela vous serve de leçon. Eve gravit les marches jusqu’au deuxième palier et longea un corridor sinistre en prenant tout son temps au cas où des curieux l’observeraient par l’œilleton de leur porte. — Enregistrement, commanda-t-elle en ouvrant la porte de Keener avec son passe-partout. L’appartement ne valait guère mieux que l’endroit où il était mort. Il empestait la sueur et le moisi, agrémenté d’un parfum de nourriture en provenance d’une multitude d’emballages de traiteur. Une seule pièce, pas plus grande que son bureau. Pas d’autochef, pas de réfrigérateur, pas de salle de bains – ce qui signifiait que les locataires en partageaient une, probablement au fond du couloir. Pourtant, Kiki avait équipé la porte de huit verrous et cadenas, et sécurisé la fenêtre. — On attaque. — Beurk, lâcha Peabody. — Je parie que vous n’êtes pas le premier flic à exprimer ce sentiment aujourd’hui. Elles trouvèrent des sous-vêtements usés, une paire de chaussettes trouées, plusieurs kilos de poussière, assez de crasse pour planter des roses, des bouteilles vides, des seringues cassées, des sachets déchirés et vides dont les dealers se servent pour stocker leur marchandise. — Il n’y a rien ici, grogna Peabody en essuyant son front moite. S’il se préparait à prendre la poudre d’escampette, il a dû emporter tout ce qu’il possédait – sauf les caleçons sales. — Je vais vous dire ce que nous avons trouvé, nuança Eve. Rickie vivait comme un rat enragé. Il préférait supporter cette puanteur que de vider ses poubelles. Il devait être défoncé du matin au soir. Les verrous à l’intérieur ne sont pas neufs, j’en déduis qu’il conservait une partie de ses saloperies ici. Et qu’il s’accrochait à son territoire. Mais ce que nous n’avons pas trouvé ni ici ni dans sa cachette est tout aussi intéressant. — Un niveau minimal d’hygiène ? — Entre autres, de même qu’un carnet de clientèle, un agenda – il ne pouvait rien enregistrer sur son portable jetable. C’était un petit dealer, mais il avait forcément des contacts. Il était indic. Je refuse de croire qu’il retenait tous les noms, coordonnées et autres numéros dans sa cervelle de rat enragé. — Merde. Je m’en veux quand je néglige un détail de ce genre. Il aura tout emporté avec lui. — C’est plus précieux que les sous-vêtements, je vous le garantis. Et Bix l’en a soulagé. Garnet et lui ont dû venir ici aujourd’hui pour s’assurer que Bix n’avait rien oublié la première fois. Partons du principe que c’est leur première erreur. — Ah bon ? — À présent, on va frapper aux portes. Eve sortit, cogna chez le voisin d’en face. En vain. Elle n’en fut pas étonnée : ils auraient été douze dans le local que personne ne lui aurait ouvert. Toutefois, elle ne perçut aucun bruit. Chez l’amateur de techno, elle tapa des poings et des pieds jusqu’à dominer le martèlement de la batterie. L’homme qui lui ouvrit avait moins de vingt-cinq ans. Il arborait le teint blême d’un reclus ou d’un détenu, et un visage criblé de cicatrices d’acné. Ses cheveux filasse pendouillaient sur ses épaules. Son tee-shirt sans manches avait dû être blanc, et son caleçon n’était guère plus propre que ceux que Keener avait abandonnés. — Qu’ezzequizpaz ? demanda-t-il, le sourire angélique et les yeux vitreux. Derrière lui s’élevait un nuage de fumée de Zoner. Eve brandit son insigne. Il le contempla bêtement un instant, puis parut redescendre vaguement sur terre. — Allez ! J’étais juste en train de m’envoler. J’ai fait de mal à personne. — C’est ce que vous avez déclaré aux deux flics qui sont passés un peu plus tôt ? — J’ai pas vu de flics à part vous. J’écoute de la musique, voilà tout. Fait trop chaud. — Vous connaissez Kiki ? — Bien sûr. Il vous dira que j’ai rien fait de mal. — Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? — Sais pas. Fait chaud. Trop chaud. Jour après jour. — Oui. Elle entendit un bruit de pas et pivota. Un homme arrivait du palier en claquant des doigts, tête baissée. Il s’arrêta devant une porte, sortit un trousseau de clés. Eve se dirigea vers lui. Il comprit qu’elle était flic et prit ses jambes à son cou. Parfait, songea-t-elle en piquant un sprint derrière lui. — Police ! Halte ! Elle jaugea la distance qui les séparait, plia les genoux, prit son élan et bondit, réalisant un beau plaquage au sol. — Vous croyez que je vais vous prendre en chasse par un temps pareil ? — J’ai rien fait ! se défendit-il. Ôtez-vous de là ! — Pourquoi vous êtes-vous enfui ? — Je… j’ai oublié quelque chose. — C’est ça. Je vais vous laisser vous relever afin que nous ayons une conversation civilisée. Si vous tentez de vous échapper, je vous rattraperai et je serai très en colère. Pigé ? — Oui, oui. J’ai rien fait. C’est pas parce que vous êtes flic que vous avez le droit de bousculer les gens. — Vous n’avez qu’à porter plainte. Elle se releva et adressa un signe de tête à Peabody, qui s’était positionnée devant l’escalier. — Votre nom ? — Joujou. Mais ça vous regarde pas. — Peabody, dans un concours de boxe entre Joujou et moi, sur qui misez-vous ? — Vous, lieutenant, mais je vous ai souvent vue à l’œuvre. — C’est vrai. D’où venez-vous, Joujou ? — Écoutez, je suis juste allé chercher un sachet d’herbe, répondit-il en repoussant une mèche qui lui tombait dans les yeux. L’herbe, c’est légal à condition de la consommer chez soi. — Vous étiez donc chez vous plus tôt dans la journée. — Oui, et alors ? Qu’est-ce que vous avez, tous, à débarquer aujourd’hui ? J’ai la lèvre qui saigne… Je me suis blessé quand vous m’avez fait tomber. — Déposez une deuxième plainte. Parlez-moi des autres flics. Il croisa les bras. — Je suis pas obligé. — En effet, concéda Eve aimablement. De même, rien ne m’oblige à vous plaquer contre le mur pour vous fouiller. Ce serait totalement inutile puisque le sachet de substances illégales dépasse de votre poche. Il le renfonça précipitamment. — Quel sachet ? — Joujou, Joujou, passons l’éponge. Décrivez-moi les autres flics et je vous laisserai fumer votre herbe en paix. Il étrécit les yeux. — Et si c’était un piège ? — Vous regardez trop de films policiers à la télé. Les flics, Joujou. Où sont-ils allés ? Il se balança d’un pied sur l’autre. — D’accord, mais si vous m’embobinez, je connais un avocat. — Ma foi, voilà qui me terrifie. Vous avez entendu, Peabody ? Joujou connaît un avocat ! — J’en tremble d’avance. Il grogna, mais il ne tenait de toute évidence pas à finir sa journée au poste. — Ils étaient deux, en costard-cravate. Il y avait un sacré costaud. Ils sont entrés chez Kiki. Là. Il indiqua la porte du doigt. — Ils n’ont même pas frappé. Putains de flics. Je les ai entendus monter l’escalier. J’ai regardé par le judas, au cas où ç’aurait été Kiki qui rentrait. — C’est lui qui vous fournit votre herbe, d’habitude ? — Possible. Bref, j’ai tout de suite vu que c’était des flics. Ils sont entrés comme chez eux. C’est une violation des droits civils. — Votre connaissance de la loi m’épate. Décrivez-les. — Comme je vous l’ai dit, un des deux était un grand costaud. Cheveux blonds. L’autre avait les cheveux foncés. J’ai pas pris de photos, figurez-vous. Ils sont restés à peu près une demi-heure, puis ils sont ressortis en sueur, l’air énervé. C’est tout. — Peabody, voulez-vous montrer à ce monsieur une sélection de photos puisqu’il n’a pas pu en prendre lui-même ? — Avec plaisir, répondit Peabody en sortant plusieurs clichés de son sac, dont ceux de Bix et de Garnet. Si vous voulez bien les examiner, monsieur Joujou. Reconnaissez-vous un ou plusieurs de ces hommes ? — Pour l’amour du ciel, vous vous connaissez pas entre vous ? Lui. Et lui. C’est eux qui sont entrés chez Kiki en violant ses droits civils. — Vous en êtes sûr ? — Vous êtes sourde ? — Quand avez-vous vu Kiki pour la dernière fois ? intervint Eve. — Il y a deux jours, peut-être trois. Je sais plus. — D’accord. Merci d’avoir coopéré. Avant qu’elle puisse changer d’avis, il enfonça sa clé dans la serrure et se rua chez lui. — On les a, murmura Eve. Dernière étape, la pizzeria. — Incroyable mais vrai, je n’ai pas faim ! Entre ce taudis et la chaleur, j’ai perdu l’appétit. — Nous n’y mangerons pas. Nous allons simplement visiter la scène du dernier repas de Kiki. — Dites, quand on en aura terminé ici, est-ce que je pourrai rentrer chez moi me doucher et me changer ? Déjà avant cette aventure au pays des détritus, je me sentais poisseuse. — Soyez chez moi à 16 heures. 15 h 30, ce serait encore mieux. — Aucun problème, promit Peabody en écartant son chemisier trempé de ses seins. Croyez-moi, les copains vous remercieront. Comme prévu, la pizzeria était située en plein dans le territoire de Keener – entre son appartement et sa cachette. — Je vous avais bien dit que ce n’était pas une lumière, maugréa Eve. Des comptoirs longeaient un mur et la minuscule vitrine. Deux clients la regardèrent passer et détournèrent aussitôt la tête, visiblement soulagés qu’elle ne les interpelle pas. — Qu’est-ce que ça sera ? brailla la serveuse en roulant des épaules comme pour les dénouer. Elle était noire, les bras minces et musclés, les cheveux retenus par un foulard, un anneau lui transperçant le sourcil gauche. — Des questions, riposta Eve en lui présentant son insigne. — Écoutez, je veux pas avoir d’ennuis, alors je les évite. Je suis clean. J’ai un gosse à la maison et un loyer à payer. — Je n’ai rien contre vous. Connaissez-vous Riche Keener ? Kiki ? — Tout le monde connaît Kiki. – Qui était de service hier soir ? — Moi, dit-elle en jetant un coup d’œil furibond vers l’arrière-boutique. Gee m’a forcée à bosser tard. Il sait pourtant que ça m’oblige à prendre une baby-sitter qui me coûte les yeux de la tête. — Kiki est-il passé ? — Oui. Il a acheté une pizza XL – aux anchois. Comme d’habitude – la pizza XL, pas la garniture. Une tarte XL, deux bières. Elle extirpa un mouchoir de la poche de son tablier, tamponna sa gorge luisante de sueur. — Il était de sacrément bonne humeur. — Vraiment ? — Il m’a filé un pourboire. Ça lui arrive pas souvent. Il a posé un billet de cinq dollars sur le comptoir et m’a dit : « Ça, c’est pour toi, Lou. » Il m’a expliqué qu’il réglait ses dettes, fermait la boutique et allait s’installer là où il fait plus frais. Que des conneries, quoi. Je suppose que vous savez de quoi il vit, mais avec moi, il a toujours été très poli. Il dit merci – et il a jamais dealé ici. Il a des ennuis, j’imagine. — Il est mort. — Ah ! Lou secoua la tête. — Pas très surprenant, vu son style de vie. — Et lui, vous le connaissez ? s’enquit Eve en indiquant à Peabody de lui montrer la photo de Bix. — Jamais vu ici. Je l’aurais remarqué. Grand, blanc, en pleine santé. Je l’ai peut-être croisé quelque part. Oui, ça me revient, je crois bien l’avoir aperçu – en tout cas, c’était un grand Blanc – qui traînait au coin de la rue quand je suis rentrée chez moi. — A quelle heure êtes-vous partie ? — Vers 3 heures du matin. La moitié des lampadaires fonctionnent pas, et à cette heure-là, je me dépêche. Je l’ai aperçu parce que je garde les yeux grands ouverts. En général, les voyous du coin me fichent la paix parce qu’ils viennent manger ici, mais on sait jamais. Donc, c’était peut-être lui. — Parfait. Merci. — Je suis désolée, pour Kiki. J’aimais pas sa façon de gagner sa pitance, mais il m’a jamais agressée. « Pas mal, comme épitaphe pour un junkie », songea Eve en sortant. 9 Eve calcula qu’elle avait le temps de se doucher rapidement et de se changer. Elle se sentirait mieux et en profiterait pour répéter mentalement son exposé, tout en se débarrassant des résidus amassés dans l’appartement d’un macchabée. Elle réfléchissait déjà à sa réunion lorsqu’elle pénétra dans la maison où elle fut accueillie par une bouffée de fraîcheur et les regards brillants de Summerset et de Galahad. — Ai-je raté une fête nationale ? Les célébrations ont dû envahir les rues de la ville pour que vous rentriez aussi tôt. — C’est la Journée des Summerset Muets, répliqua-t-elle. Les réjouissances n’en finissent pas. Elle se dirigea vers l’escalier, s’immobilisa. — J’ai une équipe qui va arriver pour une réunion. — Je suis au courant. Vous aurez droit à des grillades de porc, une salade de pâtes, des tomates fraîches à la mozzarella et des haricots verts amandine. — Ah ! — Le tout suivi d’une tarte aux pêches avec une boule de glace vanille et d’une sélection de petits-fours. — Ils vont s’incruster. — Comment va l’inspecteur Peabody ? demanda le majordome alors qu’Eve gravissait les premières marches. Elle se figea, tendue comme un arc. — Pourquoi ? — Je ne suis ni aveugle ni insensible, lieutenant. Elle était de toute évidence fort ébranlée lorsqu’elle est arrivée hier soir avec l’inspecteur McNab. — Elle tient le coup. Elle va bien. Vous qui savez tout ce qui se passe dans cette maison, vous n’ignorez pas que nous sommes tous ressortis – à bord de deux véhicules séparés – et rentrés très tard. Vous savez que Peabody et McNab ont dormi ici et que le commandant Whitney nous a rendu visite aux aurores. Les circuits sont fermés sur cette affaire. Motus. Elle était légèrement en hauteur par rapport à Summerset, mais il parvint à croiser son regard et à lui donner l’impression de la toiser. — Je ne discute jamais de vos histoires personnelles ni professionnelles. Elle s’ordonna de rester calme. Summerset n’était pas homme à divulguer des ragots. Jamais Connors ne lui aurait fait confiance s’il avait été une grande gueule. — Je sais. Cette enquête est excessivement délicate et complexe. — Et elle implique l’inspecteur Peabody. — Plus ou moins. Je ne peux rien vous dire d’autre pour l’instant. — Si elle avait des ennuis, vous m’en parleriez ? J’ai beaucoup d’affection pour elle. Ça aussi, Eve le savait. Cette fois, elle n’eut pas à s’enjoindre de se calmer. — Peabody n’a pas d’ennuis. C’est un bon flic. C’est justement la raison pour laquelle elle est impliquée. Zut ! A présent, elle se sentait redevable envers lui. — Écoutez, je regrette de ne pas avoir pu passer plus de temps avec vos amis hier soir. Il arqua imperceptiblement les sourcils. — Décidément, c’est une journée exceptionnelle. — Peu importe, conclut-elle en poursuivant son chemin. — Vas-y, Galahad, murmura Summerset. Je suis certain qu’elle a besoin de compagnie, même si elle prétend le contraire. Le chat rejoignit Eve aussi vite qu’il le put vu sa corpulence. Dans la chambre, il se frotta à ses mollets tandis qu’elle se débarrassait de sa veste. Elle s’accroupit pour le caresser et il en ferma les yeux de bonheur. — Je vais la coffrer, lui annonça-t-elle. L’emballer comme un poisson puant. L’empaqueter, la mettre dans une boîte et en sceller le couvercle. Les mettre en cage, tous autant qu’ils sont, ses ripoux et elle. Dieu que je suis énervée ! Elle inspira profondément, expira, recommença. — Espèce de garce perfide qui se sert de tout et de tout le monde pour satisfaire ses besoins pathétiques. Qui abuse de son pouvoir. Qui détourne tout ce qu’on lui a confié pour renflouer son compte en banque et nourrir son putain d’ego. Elle inspira de nouveau, expira. — Je suis vraiment excédée, admit-elle, et ça ne m’avancera à rien. Je devrais te ressembler davantage. Zen et sournois. Elle le gratifia d’une dernière tape sur la tête, enleva son harnais, ses vêtements. Dans la douche, elle s’efforça de se vider complètement l’esprit. Une fois calmée, elle entreprit de réfléchir aux pistes à explorer, aux étapes à suivre. Zen et sournois, pensa-t-elle. Des outils utiles quand on s’apprêtait à descendre une brigade presque entière. Une fois rhabillée, elle remit son harnais, geste inutile puisqu’elle ne comptait pas sortir, mais symbolique. Si bête que cela puisse paraître, elle avait l’impression ainsi de compenser le côté décontracté de la tarte aux pêches. Elle ramassa sa mallette et se rendit dans son bureau. La porte de celui de Connors était grande ouverte. Entendant sa voix, elle s’approcha du seuil. il s’exprimait dans un jargon hautement technique auquel elle ne comprenait rien. — Entrez-les et lancez une nouvelle analyse. Je veux les résultats demain après-midi. — J’ignorais que tu étais là, murmura Eve lorsqu’il eut terminé. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? ajouta-t-elle en désignant les images affichées sur l’écran mural. — Une machine à laver nouvelle génération. Elle fronça les sourcils. — Pour laver les vêtements ? — Plus que cela. Un appareil multitâche. Il fera pratiquement tout sauf ranger tes tee-shirts dans ton tiroir ou accrocher tes robes dans ton armoire. Mais si tu veux cela en plus, tu peux prendre l’option droïde. — De ta part, ça me semble un peu prosaïque. Il vint vers elle, l’embrassa. — Je suis certain que cette invention rendra service à beaucoup de gens. — Autrefois, je déposais toutes mes affaires chez M. Ping, au coin de ma rue, se rappela Eve. Il était doué pour effacer les taches de sang. — Une prestation essentielle étant donné ton métier. Je n’en vois pas aujourd’hui. — La journée n’est pas finie. Il faut que je me prépare pour la réunion. L’enquête est lancée. — J’ai quelques dossiers à régler, ensuite tu me mettras au parfum. — D’accord, murmura-t-elle avant de marquer une pause. Je suppose qu’il y a quelques centaines d’années, un type en a eu assez de battre sa chemise sale sur un rocher au beau milieu d’un ruisseau et s’est promis de chercher une autre solution. S’il ne l’avait pas trouvée, nous continuerions à laver nos frusques dans les rivières. Au fond, être prosaïque est un atout. Elle retourna dans son domaine. Elle installa deux tableaux, un consacré au meurtre de Keener, l’autre à l’enquête sur l’opération de Renée Oberman, qu’elle compléta avec les données acquises sur les membres de son équipe. Elle lut le rapport des experts dès réception, l’étudia attentivement, de même que les analyses des drogues récoltées sur la scène du crime. « Petit bout par petit bout, les pièces du puzzle se mettront en place », pensa-t-elle. Une fois le tout sauvegardé sur son ordinateur, elle s’adossa à son fauteuil et réfléchit à la manière d’aborder le problème. Connors la rejoignit, et se planta devant les tableaux. — Tu as considérablement progressé. — Je sais quels crimes elle commet. J’ai une idée du pourquoi. Je sais même comment elle s’y prend – jusqu’à un certain point. Je connais certains de ses pions mais pas tous. Je sais qui a tué Keener, pourquoi, comment et quand. Mais ça ne suffit pas. J’ai rencontré Renée Oberman tout à l’heure et profité de l’occasion pour la titiller. — J’imagine que tu y as pris un malin plaisir. — J’aurais préféré lui défoncer le crâne mais, oui, je me suis amusée. Il s’approcha du bureau, s’empara de sa tasse de café, en but une gorgée. — Parfois, il faut savoir se contenter de ce que l’on a. — J’ai demandé à Peabody de la contacter, de remuer le couteau dans la plaie. D’une part parce que c’est une bonne stratégie, d’autre part parce que… — Tu ne peux pas battre le monstre caché dans le placard sans ouvrir la porte. Désormais, nôtre chère Peabody se laissera moins intimider par cette femme. — Cerise sur le gâteau, Renée a perdu ce round. Elle a trop tiré sur la corde sans s’en rendre compte. De nouveau, Eve se concentra sur les photos et pensa : « Petit bout par petit bout ». — Je vais te confier un secret, reprit-elle, histoire d’alléger ma conscience pendant que nous sommes entre nous. — Je t’écoute. — Je hais cette femme. Je, lui en veux pour ce qu’elle inflige à Peabody, à Whitney, et même à Mira avec qui j’ai discuté brièvement. Elle salit le département, l’insigne et tout ce qu’il symbolise. — Mais ce n’est pas tout, devina-t-il. Il comprenait. Il savait lire entre les lignes. — Fille de flic. Pas facile tous les jours, sans doute. Peu importe. Elle a eu deux parents, un foyer stable. On ne devient pas commandant sans se faire des ennemis. Si son père avait eu quoi que ce soit à se reprocher, quelqu’un l’aurait déterré. — Je suis d’accord. J’imagine que tu as passé un certain temps à fouiller son passé. — En effet. Aucune trace de traumatisme, en tout cas rien de visible. J’en ai la conviction, surtout après mon entretien avec Mira. A ses yeux, Renée Oberman est tout ce qu’il y a de plus normale. Encore que chez nous, il faille peut-être nuancer ce terme. Toutefois… — Elle a été logée, nourrie, éduquée, vraisemblablement aimée, et très certainement choyée, enchaîna Connors. Son père lui a donné l’exemple, lui a inculqué des principes. Il ne l’enfermait pas dans des pièces obscures. Du bout du doigt, il caressa la joue d’Eve. — Il ne la frappait pas, ne la violait pas, il n’a pas terrorisé une fillette sans défense nuit après nuit, année après année, continua-t-il. Plutôt que d’apprécier ce qu’elle a reçu, elle a choisi le chemin du déshonneur. Elle a opté pour une voie, trahissant tout ce en quoi tu crois, tout ce que tu as toi-même surmonté. — Ça me ronge. Il faut que je passe au-dessus. — Non, tu te trompes. Il faut que tu t’en serves. Quand tu auras résolu cette affaire, tu sauras ce que tu es devenue en surmontant un cauchemar et tu pourras le comparer avec ce qu’elle est devenue en ayant grandi dans un milieu sain. C’est grâce à cela que tu la vaincras. — Possible, concéda-t-elle en posant la main sur la sienne. Possible. Le fait d’en avoir parlé avec toi me soulage déjà… Revenons à nos moutons. Elle ne me craint pas, elle est simplement furieuse contre moi. Je la dérange plus que je ne l’effraie. Si je traite cet homicide, c’est parce qu’elle a été négligente, parce qu’elle s’entoure de gens dénués de sens moral n’ayant aucun respect pour leur métier. — La clé est là, dit Connors en avalant une autre gorgée de son café. Pour qu’une entreprise réussisse, il vaut mieux recruter des personnes qui partagent ta vision, ou, du moins, sont capables de s’y adapter. — Exact. Mais si l’entreprise en question est un mensonge ambulant, on est condamné à embaucher ce qui vient. Des têtes brûlées comme Garnet, des brutes comme Bix. En outre, Renée est victime de son ego. Elle ne cherche pas les plus intelligents mais les plus malléables, les plus corruptibles. Elle tient par-dessus tout à demeurer en haut de l’échelle, à tout contrôler. D’après moi, elle ne prend jamais le risque d’engager quelqu’un qui pourrait se révéler plus futé qu’elle, voire se rebeller. — L’important n’est pas d’être la plus brillante de tous, mais de s’assurer de l’intelligence de ses recrues. Si elle n’a pas su le comprendre ou l’accepter, elle est vouée à l’échec. — Jusqu’ici, elle a eu de la chance, continua Eve en récupérant sa tasse. Elle gère ses équipiers à la baguette en les étouffant. Pas d’objets personnels, pas de partenariats fixes. Chacun pour soi, voilà ce que j’ai ressenti là-haut. Elle se leva et alla poser l’index sur la photo de Bix. — Celui-ci, elle l’a sélectionné – et je parie qu’elle a fortement insisté pour qu’il soit muté dans son unité – pour ses compétences. Ex-militaire, entraîné au combat. Deux parents dans l’armée. Il obéit aux ordres et n’hésite pas à tuer sur commande. C’est son chien. — Comment l’a-t-elle perverti ? — Je veux la confirmation de Mira, mais j’envisage deux possibilités. La première : c’était un bon petit soldat et les bons petits soldats sont souvent poussés à commettre des horreurs dans l’intérêt supérieur, bon ou mauvais, de la mission. Aux Stups, la guerre est sans fin. Elle a pu le convaincre que c’était un moyen comme un autre de la gagner. La seconde : elle a décelé chez lui une prédilection à faire mal, à mutiler, à tuer, et a canalisé cette tendance à ses propres fins. — Ce pourrait être les deux. — Oui. En ce qui concerne Garnet, elle a utilisé le sexe et a dû solliciter son avidité : « Pourquoi ne deviendrait-on pas riches, nous aussi ? » Ou encore : « Avec tout ce qu’on endure, les risques que l’on prend, pourquoi se contenter de notre minable salaire de flic ? Nous méritons davantage. » — S’ils n’avaient pas eu ces faiblesses en eux, elle n’aurait pas pu les exploiter. — Tout le monde a des faiblesses. Ce n’est pas une excuse pour s’y abandonner, franchir la ligne et commettre des crimes que l’on s’est juré d’empêcher ! s’indigna-t-elle. Ces salauds ne méritent pas leur insigne et doivent payer encore plus cher que les voyous que nous interpellons dans la rue. J’ai déjà eu affaire à des ripoux. Au sein d’une organisation de la taille du département, c’est inévitable. Mais elle… Elle, insista Eve en tapotant la photo de Renée, elle est pire. Elle a fait un choix. Pas par faiblesse ou par nécessité, en tout cas pas uniquement. Elle a voulu devenir flic, puis elle a décidé de retourner sa veste. Pour monter une putain d’entreprise. C’était délibéré. Calculé. Je veux qu’elle s’en morde les doigts. De façon tout aussi délibérée et calculée qu’elle, je veux la griller. Connors lui sourit. — Et c’est ainsi, lieutenant, que tu la vaincras. Peabody et McNab arrivèrent les premiers. Eve leur tendit à chacun une liste de noms. — Vous allez effectuer une recherche sur les biens confisqués – en toute discrétion. Un inventaire standard. Je veux les bons de réception de ces substances illégales. Je veux savoir qui était au guichet, qui a rempli les formulaires, qui sont les officiers qui les ont confisquées ; vous croiserez ces infos avec leurs rapports. Concentrez-vous sur le Central pour l’instant. — En quoi puis-je me rendre utile, lieutenant ? s’enquit Connors. — Garnet a une propriété sous les tropiques – très vaste. Je dois la trouver sans éveiller ses soupçons. Et sans passer par un matériel non enregistré, ajouta-t-elle un ton plus bas. Je me dis que si on a une belle maison sur la plage, on s’y rend dès que l’occasion se présente. Ce qui implique un moyen de transport. — En effet. Une tâche intéressante. Je crois qu’elle m’amusera. — Il possède sûrement un véhicule sur place – de luxe, d’après moi. Sans doute aussi un bateau. Et très probablement une fausse identité pour couvrir le tout. Je pense que ce sera fastidieux, comme de chercher une épingle dans une botte de foin… — Une aiguille. — Peu importe. Ces informations pourraient m’être précieuses le moment venu. — Je m’y mets tout de suite. — Les autres devraient être là d’ici à quelques minutes. Je vais les laisser se restaurer d’abord. Peabody et McNab ayant accaparé ses ordinateurs, elle se rabattit sur le portable dans la kitchenette pour lancer quelques calculs de probabilités. Sournoise, calculatrice, délibérée. Serait-elle capable d’être tout cela à la fois malgré la rage et la haine qui lui brûlaient les entrailles ? s’interrogea-t-elle. — On ne va pas tarder à le découvrir, marmonna-t-elle. Lorsqu’elle entendit des voix, elle sortit de la cuisine. Que la fête commence ! — C’est sacrément bon, commenta Feeney en dévorant sa grillade de porc. Il paraît qu’il y a de la tarte. Eve se demanda s’il existait un flic dans l’univers – elle comprise – qui n’avait pas un faible pour la tarte. — Elle est prévue pour après la réunion. Il lui coula un regard chagrin. — Dur ! — C’est ça, marmotta-t-elle en allant se placer à l’avant de la pièce. Je vais attaquer pendant que vous finissez de lécher vos assiettes. Si vous voulez bien reporter votre attention sur les tableaux, et sur ces deux affaires, distinctes mais néanmoins reliées. L’exposé fut bref car la plupart d’entre eux étaient au courant de l’avancement de l’enquête. Elle pria Mira de bien vouloir présenter les profils de Renée Oberman, William Garnet, Cari Bix et de la victime. — Docteur Mira, selon vous, la mort de Keener est-elle le résultat d’un homicide, d’un accident ou d’un suicide ? — Le suicide ne colle pas avec son comportement. Il avait lui-même déménagé ses affaires en un autre lieu. La nuit de son décès, il a acheté son repas dans une pizzeria et bavardé avec la serveuse. Selon elle, il était d’humeur agréable, voire exubérante, et il lui a annoncé son intention de s’installer ailleurs. Tous les toxicos risquent une overdose. Toutefois, la dose massive injectée est incompatible avec ses habitudes. En me basant sur les faits, les déclarations et sa personnalité, je penche pour la thèse de l’homicide. — Renée va avoir du mal à le contester, fit remarquer Feeney. — Précisément, répondit Eve. Je vais devoir lui demander comment, selon elle, son indic, un dealer de bas étage, a mis la main sur une telle quantité d’un produit illégal. Et qui est le fournisseur. Il va falloir que j’interroge tous les membres de son équipe – puis du département – ayant opéré un raid en rapport avec cette drogue. Ce qui nous amène à la question suivante. McNab, à vous. Ce dernier avala une bouchée de pâtes. — Suivant les ordres du lieutenant, j’ai procédé à un inventaire de toutes les substances illégales déposées au Central. Je vous montre comment j’ai procédé ou je vous donne juste les résultats ? — Vous expliquerez votre démarche dans votre rapport et en adresserez une copie à chacun de nous. Pour l’heure, voyons les résultats. — Brigade des Stups du lieutenant Harrod. Les inspecteurs Petrov et Roger ont frappé un grand coup il y a environ six semaines. Ils ont saisi un stock considérable de « Mortellement Vôtre ». J’ajouterai que l’inspecteur Roger et deux policiers en uniforme ont été blessés au cours de l’opération. La valeur à la revente tourne autour de deux cent cinquante mille dollars. Ils ont aussi empoché pour quatre-vingt-dix mille dollars de « Dust » et environ cinq cents cachets d’« Exotica ». Je me suis concentré sur les prises les plus importantes. Je n’ai pas eu le temps d’approfondir. Petrov a apporté le trésor de guerre aux Biens confisqués où tout a été pesé, répertorié et chiffré. Les estimations effectuées sur site sont souvent exagérées. On se contente d’un calcul approximatif et, en plus, on a tendance à gonfler les chiffres. Le décompte officiel annonce vingt-deux mille dollars de « Mortellement Vôtre », quatre-vingt-quatre de « Dust » et trois cent soixante-quinze capsules d’« Exotica ». — Sacrée différence, murmura Eve. — Oui, lieutenant. Roger était en route pour l’hôpital, Petrov ne s’est donc pas attardé. — Qui a réceptionné et pesé la marchandise ? — Runch, sergent Walter. — Ordinateur, afficher la biographie de Runch, sergent Walter. J’ai mené une recherche standard et une analyse sur les collègues des Biens confisqués, déclara Eve. Renée Oberman a besoin d’un homme dans la place. A ce poste depuis deux ans et quatre mois, Runch a régulièrement diminué les estimations – et les pourcentages de ces incohérences augmentent lorsque lesdites estimations proviennent de la brigade de Renée. — Quand c’est un de ses flics qui opère la descente, intervint Feeney, il déleste l’estimation avant la pesée. — C’est mon avis, acquiesça Eve. Pas chaque fois, mais de façon régulière et surtout en cas d’opérations majeures. Comme vous pouvez le constater, Runch a été affecté à ce service après s’être fait taper sur les doigts pour avoir saccagé un bar en agressant son bookmaker qui lui avait fait perdre cinq mille dollars. Runch est un joueur : on lui a proposé une thérapie et une mutation, et il a accepté. Eve ramassa la photo du sergent qu’elle avait déjà imprimée et l’épingla sur le tableau d’Oberman. — Vous l’aviez déjà repéré ? s’enquit McNab. — Il était apparu dans mon calcul de probabilités. Vous venez de confirmer mes soupçons. Webster, le BAI a-t-il quelque chose sur Runch ? — Je n’ai pas examiné son dossier mais je n’y manquerai pas. J’ai auditionné l’inspecteur Marcell. L’inspecteur Strumb et lui, tous deux sous les ordres du lieutenant Oberman, couvraient un infiltré, l’inspecteur Freeman. Freeman endosse le rôle d’acheteur et s’incruste pendant deux semaines. Il est sur le point de boucler l’affaire. Ce devrait être du gâteau, mais ça dérape. Le dealer débarque avec son homme de main et sa femme. Celle-ci reconnaît Freeman, se met à crier qu’il est flic et qu’il l’a déjà arrêtée. Tout le monde dégaine. Marcell et Strumb arrivent en renfort. Freeman est blessé, Strumb et le dealer sont tués. Selon Freeman et Marcell, l’homme de main est touché, mais la femme et lui réussissent à monter dans un véhicule et à s’échapper – avec le fric et la marchandise. — Pratique, commenta Eve. — L’histoire tenait. Les dépositions de Freeman et de Marcell concordaient. Freeman a identifié la femme, qu’il avait effectivement arrêtée six mois auparavant pour possession de drogue. La reconstitution a confirmé les déclarations des policiers. Marcell a admis avoir abattu le dealer, prétextant la légitime défense et la défense de son coéquipier puisque Strumb était à terre. Il a subi tous les tests avec succès. — Qu’en avez-vous pensé ? — Qu’il avait dû exécuter le dealer pour venger son coéquipier – mais je n’avais rien contre lui. Trois jours plus tard, on a découvert les corps de l’homme de main et de la femme dans un motel à proximité d’une barrière de péage. Tous deux égorgés. Pas de fric, pas de marchandise. Je me suis dit qu’il avait dû les pourchasser. Cependant, il avait un alibi solide : à l’heure du décès, il était avec son lieutenant et les inspecteurs Garnet et Freeman dans l’arrière-salle d’un club où ils assistaient à une veillée privée en hommage à leur camarade. Webster indiqua l’écran mural d’un signe de tête. — Avec tout ce que l’on sait déjà ? Ça pue ! — Peabody, imprimez les photos de Freeman et de Marcell, et ajoutez-les au tableau. On en est à quatre de ses hommes plus un du service Biens confisqués. Lancez une recherche sur l’inspecteur Roger. — L’officier blessé ? s’étonna Peabody. — Je me demande si les écarts avec l’évaluation officielle auraient été aussi grands s’il n’avait pas été blessé et donc incapable de s’occuper de l’estimation. Ce type est un éventuel suspect. Elle en a d’autres sous sa coupe. En partant du profil de Mira, j’ai étudié ses antécédents en tant que patronne de sa brigade. Six mois après sa venue, trois personnes avaient été mutées dans d’autres escadrons ou divisions. À deux reprises, Renée a pu requérir des remplaçants spécifiques. L’un d’entre eux était Freeman, l’autre, l’inspecteur Armand issu du département de police de Brooklyn, service informatique. Eve afficha la photo de ce dernier. — Renée Oberman a besoin d’un cyberexpert. L’une de ses nouvelles recrues, une femme, est tombée lors d’une descente huit mois plus tard. Un autre demeure dans son équipe. Auparavant, l’inspecteur Palmer a travaillé pendant trois ans dans une escouade dévolue au crime organisé. Elle est à l’affût de contacts. — Combien d’entre eux avez-vous dans le collimateur ? interrogea Whitney. — Ils ne sont pas tous impliqués, commandant. Il lui faut aussi des boucs émissaires, des sacrifiés – comme l’étaient peut-être Strumb et la jeune femme. Elle a sûrement un complice à la comptabilité. Les chiffres doivent coller pour ne pas éveiller les soupçons. Il est probable qu’elle ait un autre acolyte au sein de sa brigade – j’opte pour Roger – ou quelqu’un qui a la manie de divulguer des informations sur les enquêtes, les opérations prévues. Elle jeta un coup d’œil à Mira. — Sans oublier le Dr Addams, son psy. Après vérification, c’est aussi celui de tous ses hommes. L’enquête pour homicide lui met la pression et la fait enrager. Keener aurait dû n’être qu’un grain de poussière à balayer de sa manche. À présent, c’est un caillou dans sa chaussure. Je vais insister, comme j’en ai le droit en tant que responsable de l’enquête, pour les rencontrer tous. Elle s’en plaindra sûrement auprès de la hiérarchie. — Sans aucun doute, confirma Whitney. — Au vu des éléments rassemblés jusqu’ici, j’ai l’intention de demander à la DDE d’installer un dispositif de repérage à bord de son véhicule. Il appartient au département, commandant. — Ce qui nous permet de contourner la demande de mandat. — Le mot « contourner » pose problème, s’interposa Webster. Elle pourrait vous le reprocher. La démarche est discutable, et les avocats adorent tout ce qui est discutable. — Je vous propose un autre scénario : sa voiture présente des problèmes mécaniques. Elle est obligée d’en demander une en remplacement. Elle signe une décharge. Qui lit ces machins-là ? Nous prenons toutes nos précautions, et si elle signe, elle accepte ladite voiture en l’état. — Ça pourrait marcher. — Feeney, qui pourrait s’en charger ? — J’ai deux gars. Aucun problème. — McNab et toi pourriez-vous accéder au véhicule pour l’équiper de manière que rien n’apparaisse lors d’une fouille standard ? Il plissa les yeux. — Quelle question ! — Parfait. Peabody, sortez-moi une décharge standard et nous y apporterons les modifications nécessaires. — Comment allez-vous retirer son véhicule de la circulation ? s’inquiéta Webster. Sans parler de lui faire signer la décharge modifiée. — Je m’en occupe, promit Eve en prenant soin d’éviter le regard de Connors. Feeney, préviens-moi dès que tout sera prêt. Connors adorait la voir ainsi à l’œuvre. Sa façon de mener une réunion, de la chronométrer au point de signaler d’un geste qu’on pouvait servir la tarte, histoire d’atténuer la tension, le fascinait. Se tournant vers les tableaux, il s’émerveilla de la manière dont elle avait ajouté un nom, une photo à la fois, afin d’accorder à chaque révélation son propre impact, la même importance. De présenter non pas une bande de pourris, mais des individus. Finaude, elle profita de ce moment de détente pour l’inclure dans la partie. — D’après la conversation que Peabody a surprise entre Renée et Garnet, ce dernier a une propriété sous les tropiques. J’ai demandé à Connors, expert consultant civil, de la localiser. Si Garnet possède un petit paradis en bord de mer, il se sera efforcé de le dissimuler. Cela nous aidera à le coincer. Ce pourrait être la goutte d’eau qui fait déborder le vase si nous devons inciter un membre de l’équipe à la dénoncer. — L’idée n’est pas mauvaise, mais si on se met à examiner ses finances et ses biens sans le filtre d’une recherche approuvée par le BAI, ça risque de lui mettre la puce à l’oreille, argua Webster. Quand bien même il aurait pris toutes ses précautions, il pourrait flairer le piège. — C’est pourquoi je ferai preuve d’une discrétion absolue, rétorqua Connors. — Si vous obtenez les données par des moyens détournés, celles-ci pourront être remises en cause par les avocats. — J’en suis conscient. J’ai épousé un flic. Voulez-vous que je vous explique comment je vais procéder, inspecteur ? — Je vous écoute. — En ma qualité d’homme d’affaires ayant investi dans les transports, je pourrais mettre en place une sorte de sondage. Par exemple, on pourrait s’intéresser au nombre d’hommes qui voyagent entre New York et une destination au soleil plus de trois fois par an – au même endroit. Cela vaudrait peut-être le coup pour nos entreprises d’augmenter le nombre de navettes, d’améliorer nos services destinés à cette population en particulier. Webster ébaucha un sourire. — En effet. — Nous gérons aussi des sociétés de transports privés. Comme il est toujours payant de proposer des à-côtés à des gens qui pourraient se les offrir de toute façon, nous nous intéresserions à ceux-là, notamment ceux qui possèdent des biens immobiliers et peuvent se permettre de s’y rendre régulièrement. Ce sont des clients précieux. — Certainement. Bonne idée. Si vous avez une touche, prévenez-moi. Je pourrais y mettre mon grain de sel. Connors haussa un sourcil et Webster opina. — Un filtre approuvé par le BAI qui vous mettra hors de cause, acheva-t-il. — Compris. — Si c’est tout pour ce soir, il faut que j’y aille, décréta Webster en se levant. J’ai un rendez-vous. — En rapport avec notre affaire ? demanda Eve. — Non, répliqua-t-il. Merci pour la tarte, ajouta-t-il en adressant un sourire bref à Connors. — Je vais y aller, moi aussi, dit Mira. Je vous envoie les autres profils dès demain. Je vous suggère d’interroger les membres de l’équipe de Renée sur le fonctionnement de la brigade avant son arrivée. — C’est prévu, dit Eve. Quand la pièce fut enfin vide, Connors s’adossa au bureau d’Eve. — Enfin seuls ! Je suppose que nous partons tout de suite mettre le véhicule de Renée hors service ? — J’ai pensé que cela te divertirait. En souvenir du bon vieux temps. — Ce serait encore plus amusant si je pouvais le voler. Elle réfléchit. — Non. Il vaut mieux trafiquer le moteur. Enfin, en douceur. Il faut que cela apparaisse comme un problème mécanique, pas un sabotage. Je veux que cette voiture soit immobilisée, disons, une semaine, et je veux que cela ressemble à une panne banale. — Un défi comme un autre. Je vais me changer. Pendant ce temps, tu m’expliqueras comment tu comptes convaincre Renée de signer la décharge. — Tu devrais savoir que lorsqu’on manigance une arnaque, on embauche une arnaqueuse. 10 Eve ne trafiquait pas tous les jours des véhicules, surtout avec l’approbation de sa hiérarchie. Elle se demanda comment elle allait noter ce fait dans son rapport. Ai donné l’ordre à l’expert consultant civil (ex-escroc) de traficoter la voiture officielle d’un officier galonné du département. Bof… — Renée ne mérite pas ses galons, grommela Eve. Connors lui jeta un coup d’œil tout en conduisant. — Tu ne te sens pas coupable, j’espère ? — Coupable, non. Mal à l’aise, oui. C’est mon idée, et c’est une bonne démarche. La bagnole appartient au département, le commandant peut donc ordonner ou approuver ladite démarche, et nous avons l’accord tacite du BAI via Webster. Mais je n’en demeure pas moins un flic qui détériore en douce la caisse d’une collègue. C’est pourquoi je dois me rappeler qu’elle est indigne de son poste. — A ta guise, ma chérie. Essaie de t’en amuser autant que moi. Il la gratifia d’un sourire taquin. — L’activité criminelle a son charme, enchaîna-t-il. Sans quoi, il y aurait beaucoup moins de malfaiteurs. — Ce n’est pas une activité criminelle. Nous avons le feu vert du patron. — Fais semblant. Elle leva les yeux au ciel. — Le bâtiment est doté – comme on peut s’y attendre de la part d’un fic, ripou de surcroît – d’un système de sécurité solide. Les places du parking souterrain sont affectées aux locataires… — Tu me l’as déjà dit, et c’est pourquoi j’ai exploré les plans du garage en question et identifié l’emplacement. Niveau deux, place vingt-trois. — Justement, je suis dessus… Les visiteurs ne peuvent accéder qu’au niveau trois et doivent s’identifier. Le moyen le plus simple est d’entrer un nom d’occupant et l’appartement correspondant. Une lueur espiègle vacilla dans les prunelles de Connors. — Non. Il en existe un encore plus facile. — Que j’ai ici, riposta-t-elle, grâce à ta petite étude préalable. Appartement 1020, Francis et Willow Martin. Il y aura des caméras à l’entrée du garage, et à tous les niveaux. — Mmm… — Notre arrivée et notre départ seront enregistrés, poursuivit-elle. Mais Renée n’aura aucune raison, si tu fais bien ton boulot, de soupçonner un sabotage et de requérir les bandes vidéo. — Je me suis souvent demandé quelle coéquipière tu aurais été si nous nous étions rencontrés autrefois. Je constate à mon grand regret que ça n’aurait jamais fonctionné entre nous. Ma chère Eve, tu es beaucoup trop bégueule. — Je prends cela comme un compliment, rétorqua-t-elle entre ses dents. — Preuve que j’ai raison. — Écoute-moi, gros malin, je ne veux pas qu’elle remette en question la panne de son véhicule ni qu’elle inspecte sous toutes les coutures celui qu’on lui fournira en remplacement. — Fais-moi confiance. Il bifurqua vers le portail. — Appartement 1020, lui rappela-t-elle. — Mmm… Les grilles s’ouvrirent devant eux. — Comment as-tu fait ça ? — Je pourrais alléguer le secret professionnel, mais comme nous sommes entre nous, sache que j’ai activé un dispositif spécial en prenant le virage. Il a déclenché l’ouverture du portail tout en neutralisant brièvement la caméra. Le temps de descendre. Ensuite, quand nous aurons fini, je recommencerai en sens inverse. Astucieux, admit-elle. Mais tout de même. — Je ne vois pas en quoi c’est plus simple que de saisir les données d’un autre occupant de l’immeuble. — Réfléchis. Nous ne connaissons ni Francis ni Willow, n’est-ce pas ? Imagine qu’ils aient bloqué toute autorisation d’entrée aux visiteurs, ou qu’ils soient en train de s’envoyer en l’air sur une plage à Saint Martin. — Je me suis renseignée – je ne suis pas idiote. Elle est gynécologue obstétricienne et reçoit dans son cabinet toute la journée demain. Conclusion : ils ne sont pas en train de s’envoyer en l’air sur une plage de Saint-Martin. — Dommage pour eux. Peut-être sont-ils sortis pour la soirée. Ou qu’elle effectue un accouchement en ce moment même et que Francis a profité de son absence pour se précipiter chez sa jeune maîtresse nubile. Il freina, sortit son Palm par la fenêtre. — Le fait est que nous ignorons s’ils ont décidé d’occuper leur soirée, alors pourquoi prendre des risques inutiles ? — Que fais-tu ? — Une seconde ! Elle changea de position. Il s’était attaché les cheveux – comme toujours pour travailler – et entrait une série de chiffres et de lettres. — Et voilà ! — Quoi ? — Pendant cinq minutes, les caméras à cet étage vont marcher – sans nous sur la photo. Nous ne sommes pas au Royal Museum, mais ce serait embêtant qu’un vigile décide de faire une ronde et m’aperçoive en train de bricoler la voiture de Renée. Il se gara juste derrière cette dernière. — Ce ne sera pas long, assura-t-il en descendant. Sourcils froncés, Eve l’imita. Elle s’apprêtait à lui signaler que le capot était sans doute verrouillé mais se retint – et s’en félicita. Car, évidemment, Connors l’avait déjà ouvert. — Comment as-tu désactivé l’alarme sans… — Chut ! Il extirpa un de ses joujoux de sa poche, le fixa à quelque chose sous le capot avec un fil de fer. Il saisit une commande et, aussitôt, des chiffres et des symboles se mirent à clignoter sur l’écran de son Palm. Il les examina, enfonça la touche « pause », entra de nouveau une série de codes. — Tiens, fit-il en lui tendant l’appareil. Appuie sur « entrée ». — Pourquoi ? — Nous sommes complices du crime. — N’importe quoi ! Elle s’exécuta et perçut plusieurs déclics. — Impeccable ! Tu es douée. — Va te faire voir. Il pianota encore, puis récupéra l’engin et referma le capot. — C’est tout ? — C’est tout. J’ai neutralisé les caméras un moment de plus au cas où tu voudrais fouiller la voiture. Veux-tu que je t’ouvre la portière ? Oh, oui ! Oh, oui ! — Je n’ai pas d’autorisation. — Tu es trop scrupuleuse – ce qui équivaut à bégueule. Il patienta, la regarda lutter contre elle-même. — Inutile. Le cas échéant, j’inspecterai le véhicule de remplacement. En me munissant d’un mandat ou sur l’ordre du commandant. Allons-y. — C’était drôle, déclara Connors en redémarrant. Mais vaguement frustrant. — Qu’as-tu fait, au juste ? — J’ai identifié, copié puis annulé le code de l’ordinateur central grâce à une commande incompatible émise par un clone de diagnostic qui… Il laissa les mots mourir sur ses lèvres et lui sourit. — J’adore voir ton expression quand je parle technologie. Un peu comme quand tu jouis. — Je t’en prie ! grogna-t-elle. — J’ai le privilège de plonger mon regard dans le tien quand tu atteins l’orgasme. Pour résumer : j’ai grillé plusieurs puces, ce qui va neutraliser le starter. Quand elle va tenter de mettre le contact, elle déclenchera malgré elle une panne totale du moteur. — D’accord. Parfait. Cela se verra-t-il ? Il poussa un interminable soupir. — Pourquoi est-ce que je tolère un tel cynisme ? Ah, oui, ce regard ! Les mécaniciens n’y verront que du feu : défaillance du starter ayant détérioré le moteur. — Épatant ! Merci. — Ce fut un plaisir. On fonce chez notre arnaqueuse préférée ? — Absolument. Nous sommes attendus. Renée Oberman surgit dans sa salle commune, de fort méchante humeur. — Lieutenant ! l’interpella l’inspecteur Strong, qui se vit gratifier d’un regard noir. — Officier Heizer, contactez le service Réquisitions. Dites-leur que je veux toute la paperasse concernant mon véhicule sur-le-champ ! — Bien, madame. — Que je ne remette plus jamais les yeux sur cette épave qu’ils ont sortie de mon parking ce matin ! Et s’ils la remplacent par le même genre de merde, je ferai de leur existence un enfer. — Bien, madame, répéta-t-il tandis qu’elle pénétrait au pas de charge dans son bureau. Elle s’immobilisa brutalement en découvrant Eve assise dans l’un des fauteuils réservés aux visiteurs. — Lieutenant. Sympas, les horaires de la brigade des Stups. — Ne commencez pas, glapit Renée en ouvrant un tiroir et en y jetant son sac. Ma voiture a rendu l’âme ce matin. — Condoléances, murmura Eve sans un soupçon de sincérité. — À présent, je dois faire face au service Réquisitions. — Quelle plaie, convint Eve. Je suis ici pour vous en infliger une encore plus douloureuse. — Écoutez, Dallas, vous m’avez poussée dans mes retranchements concernant des dossiers sensibles en rapport avec mon indic. — Votre indic mort. — Mort ou vivant, ces données demeurent sensibles. Plusieurs de ces affaires sont actuellement en cours de jugement ou vont l’être bientôt. Si les informations sont compromises, les procès pourraient l’être aussi. Eve afficha une expression glaciale. — Insinuez-vous, lieutenant, que vous me soupçonnez de vouloir transmettre des révélations aux prévenus ou à leurs représentants légaux ? — Je n’insinue rien du tout. J’énonce un fait. J’ignore comment vous gérez votre division et qui pourrait mettre la main sur ces documents. Cependant, vous ne m’avez pas laissé le choix. Maintenant que vous avez ce que vous voulez, en ce qui me concerne, nous n’avons plus rien à nous dire. — Vous vous trompez. Pour commencer, Keener est mort d’une overdose de « Mortellement Vôtre » assaisonnée d’un soupçon de Zeus. Je me demande comment un junkie de bas étage qui se shootait essentiellement au Zoner a pu s’offrir un tel cocktail. — Je vous le répète, articula Renée, comme si elle s’adressait à une enfant. Il prenait ce qui lui tombait sous la main. — Justement, comment a-t-il pu se procurer un produit tel que celui-là ? J’ai besoin de savoir qui, dans votre équipe, a travaillé sur une opération en rapport avec cette drogue, qui sont les interpellés, et blablabla. Il me faut ces dossiers. — N’importe quoi ! Comment osez-vous vous présenter dans mon bureau en insinuant qu’un de mes hommes a fourni des substances illicites haut de gamme à mon indic ? « Parfait, songea Eve. Tout simplement parfait. » — Je n’insinuais rien du tout. Aurais-je tort ? Pour tout vous avouer, vu la suite de mon ordre du jour avec vous, c’est un angle fort intéressant. Renée plaqua les mains sur sa table. — Écoutez-moi bien… — S’cuzez ! Une femme menue aux cheveux de jais attachés en couettes passa la tête dans la pièce. Elle portait un polo blanc acheté au rabais, un pantalon baggy et des baskets grises. L’air de s’ennuyer profondément, elle fit une bulle de chewing-gum rose. — Le lieutenant Renée Oberman, c’est une de vous deux ? lança-t-elle avec un accent de Brooklyn. Renée l’examina de la tête aux pieds. — C’est moi. — Je suis Candy, du service Réquisitions. Son insigne rebondit sur ses énormes seins quand elle s’avança. — Il était temps. — Oui, ben, on est débordés, figurez-vous. Les flics se comportent comme des brutes avec leurs bagnoles. Je vous ai dégoté une Torrent flambant neuve. Catégorie supérieure, comme vous l’avez demandé. J’ai vos codes et tout ce qui s’ensuit. Renée tendit la main. — Alors ? — Ben… à votre avis ? Je peux pas vous les donner tant que vous avez pas signé. Vous vous imaginez qu’on distribue les tacots comme ça ? Vous signez, vous paraphez et vous datez les deux pages. Ça, c’est le double. Candy lui présenta le tout en le tapotant d’un doigt au vernis écaillé. — Paraît que vous êtes super-pressée… Sympa, votre bureau. Renée s’exécuta avec empressement. — Donnez-moi les codes, qu’on en finisse. — Pas la peine de vous énerver, rétorqua Candy en lui remettant sa carte scellée. Si vous voulez les changer, vous devez nous le signaler – en triple exemplaire – pour qu’on puisse les consigner. — Entendu. Je n’ai plus besoin de vous. — D’abord, vous devez signer mon écran, vérifier le formulaire d’acceptation du véhicule et des codes. Sinon, on pourrait m’accuser d’avoir piqué la caisse dans la rue. Renée s’empara vivement de l’appareil, y inscrivit son nom à l’aide du stylet. — Dehors ! Candy rassembla ses papiers en reniflant. — Dac ! Bonne journée ! lança-t-elle en sortant. — Pas étonnant que ce service soit désorganisé, grommela Renée. A force de recruter des incompétents. — Vous avez votre voiture neuve, Oberman. Maintenant que ce problème est réglé, si nous poursuivions notre conversation ? Pourquoi deux de vos inspecteurs ont-ils fouillé l’appartement de ma victime hier ? — Excusez-moi ? — Non, je ne vous excuse pas. Ce que je vais faire, c’est déposer une plainte officielle contre vous et vos hommes pour ingérence dans une enquête pour homicide en cours au risque de la compromettre. Les yeux brillants, Renée vint se planter devant Eve. — Vous croyez pouvoir venir sur mon territoire brandir des menaces à mon encontre et à celle de mes hommes ? — Oui, parce que c’est précisément ce que je suis en train de faire. Et je vous promets que j’irai jusqu’au bout de ma démarche si je ne suis pas satisfaite de votre réponse à la question : Pourquoi les inspecteurs Garnet et Bix se sont-ils introduits dans l’appartement de Keener hier, sans mon autorisation ? Et je ne m’arrêterai pas là si je découvre que l’un ou les deux ont fourni de la drogue à ma victime. — Quant à moi, j’exige de savoir sur quelles bases vous fondez cette assertion. La bouche d’Eve se tordit en un rictus de mépris. — Rien ne m’oblige à vous dévoiler quoi que ce soit. C’est mon enquête, ma victime. Et je suis curieuse de savoir pourquoi vous cherchez à la ralentir, à la compromettre. — C’est ridicule, et insultant. Je ne prends pas de telles accusations à la légère. Croyez-moi, c’est moi qui vais porter plainte. — Deux de vos hommes ont visité l’appartement de ma victime et sapé mon autorité. Non seulement je ne le prends pas à la légère, mais je proteste vigoureusement. Si vous ne voulez pas discuter avec moi, pas de problème. Nous irons voir Whitney ensemble. — C’est ainsi que vous résolvez vos problèmes, lieutenant ? En courant chez le commandant ? — Quand c’est justifié, oui. Délibérément, Eve jeta un coup d’œil par-dessus son épaule au portrait d’Oberman père. — Vous devriez le comprendre puisque papa occupait ce poste avant lui. — Je vous déconseille de mêler mon père à cette histoire. « Dans le mille ! » se réjouit Eve en décelant un tremblement dans la voix de Renée. — Et vous, je vous déconseille de faire obstruction à mon enquête. Je n’aurai aucun scrupule à traîner vos hommes en salle d’interrogatoire. Je les inculperai pour intrusion sans autorisation, entrave à la justice – ce n’est qu’un début – si je n’obtiens pas certaines explications. Renée retourna derrière son bureau. — Je parlerai avec mes inspecteurs et je vous tiendrai au courant. « Tu es folle de rage, devina Eve, et tu essaies de nous convaincre toutes les deux que tu domines la situation. » — Vous n’avez pas bien compris, Oberman. Vous parlerez avec vos inspecteurs en ma présence, tout de suite, sans quoi je les convoquerai en salle d’interrogatoire pour une audience officielle. A vous de choisir, et cessez de me faire perdre mon temps. Il y eut un instant de silence tendu durant lequel Eve se dit que si Renée avait cru pouvoir s’en sortir en se servant de son arme sur une collègue, elle aurait dégainé et tiré. Au lieu de quoi, elle enfonça une touche de son interphone. — Inspecteurs Garnet et Bix. Dans mon bureau. Immédiatement. Lieutenant, je ne vous permettrai pas de harceler mes hommes. — Loin de moi cette idée. Garnet surgit, précédant Bix d’un mètre. Tous deux arboraient des costumes sombres, des cravates savamment nouées et des chaussures cirées à la perfection. « Flics ou agents fédéraux ? » s’interrogea Eve. Garnet darda sur elle un regard glacial. — Fermez la porte, inspecteur Bix. Lieutenant Dallas, inspecteurs, asseyez-vous, je vous en prie. — Non. Merci, ajouta Eve après une courte pause. — A votre guise. Renée s’installa dans son fauteuil, les épaules en arrière, les mains croisées devant elle, le visage grave. — Messieurs, le lieutenant Dallas affirme que vous avez pénétré dans l’appartement de Rickie Keener, décédé, au cours de la journée d’hier. Le lieutenant est responsable de l’enquête sur la mort de Keener. — Le meurtre, corrigea Eve. J’enquête sur un homicide. — Le lieutenant Dallas le prétend, bien que le médecin légiste n’ait pas encore déterminé s’il s’agissait d’un homicide, d’un suicide ou d’un accident. — Vous avez un train de retard, lieutenant Oberman, car le médecin légiste a conclu ce matin que c’était un homicide. Mais le problème n’est pas là. — Vraiment ? s’exclama Renée. Je veux le rapport de l’institut médico-légal. — Je ne suis pas ici pour vous transmettre des informations mais pour en obtenir. Ces deux individus se sont introduits chez Keener hier, entre le moment où je vous ai annoncé le triste sort de votre indic et celui où ma coéquipière et moi-même sommes allées chez lui. Ce qui signifie, lieutenant, que vous étiez déjà au courant lorsque vos subordonnés s’y sont rendus – ceci constitue une violation de la procédure et de mon autorité. Renée leva un doigt. — Les allégations du lieutenant Dallas sont-elles correctes ? « Espèce de garce manipulatrice ! Tu ne vas pas les couvrir, tu vas les laisser tomber », se dit Eve. — Puis-je vous voir une minute en tête à tête, lieutenant ? s’enquit Garnet en fixant Renée. — Pas question, intervint Eve avant que Renée puisse réagir. Vous me racontez tout ici et maintenant ou je vous inculpe tous les deux, comme j’en ai déjà informé votre lieutenant. Et en informerai la hiérarchie. — Inspecteurs, je sais que travaillez sur le dossier Geraldi, intervint Renée. Je ne vois pas ce qui a pu motiver une visite au domicile de Keener, en admettant que le lieutenant Dallas soit bien renseigné. — On avait un tuyau, dit Garnet en jetant un coup d’œil à Eve. Lieutenant Oberman, notre enquête atteint un point sensible. — Je le conçois mais elle risque d’être compromise si le lieutenant Dallas porte plainte. Pour l’amour du ciel, inspecteur, êtes-vous allés chez Keener, oui ou non ? — On avait entendu dire qu’il avait des… Il s’interrompit, jeta un nouveau regard à Eve. –… des infos sur un type lié à notre affaire. Nous avons voulu lui parler. A ce moment-là, nous ignorions qu’il était mort. Nous ne l’avons pas trouvé dans les lieux qu’il fréquente habituellement, nous avons donc fait un saut à son appartement. Il n’a pas ouvert sa porte. Tout le monde sait que Kiki a la manie de s’enfermer à double tour pour se shooter. Eve comprit que Renée leur avait tendu une perche en évoquant le dossier Geraldi. Garnet avait sauté sur l’occasion. — Tant qu’à officialiser la déclaration, poursuivit-il, il nous semblait avoir senti les émanations d’une substance illicite en provenance de son domicile. Bix a fait remarquer que c’était peut-être de la fumée. Bix ? — Affirmatif. — Par conséquent, nous sommes entrés au cas où l’occupant aurait eu besoin d’assistance. — C’est votre version ? s’enquit Eve. — C’est ce qui s’est passé, insista Garnet. — Et il vous a fallu trente minutes pour constater que ce studio de la taille d’une armoire était désert ? — Vous vous en prenez à nous parce qu’on a farfouillé un peu ? On ignorait que ce petit con était mort, et on est sur le point de clôturer une enquête majeure. Il pouvait peut-être nous mettre sur une piste. Je ne sais pas comment vous travaillez à la Criminelle, mais… — En effet, interrompit-elle. Avez-vous emporté quoi que ce soit ? — Il n’y avait rien d’autre que des détritus. Il vivait comme un porc et, d’après ce que j’ai entendu, il est mort de même. — Le petit con qui vivait comme un porc est ma victime, rétorqua froidement Eve. En enfreignant la procédure, vous avez peut-être compromis la chaîne de preuves dont nous avons besoin pour arrêter son meurtrier. — J’ai cru comprendre qu’il était mort d’une overdose, répliqua Garnet en haussant les épaules. Je ne vois pas qui aurait pu vouloir éliminer ce débile. — Ah, non ? Même si le débile en question détenait des infos sur un individu lié à une enquête majeure sur le point d’être clôturée ? Pris au piège dans son tissu de mensonges, Garnet la boucla. Eve pivota vers Renée. — En plus des documents déjà demandés, j’aurais besoin d’une copie de ceux relatifs à l’affaire Geraldi. Cette fois, Garnet bondit sur ses pieds, rouge de fureur. — Pas question que vous fourriez le nez dans mon enquête ! Vous essayez de nous faire tomber pour une taupe crevée parce que vous n’avez rien d’autre à vous mettre sous la dent. — Inspecteur, vous feriez mieux de vous calmer, l’avertit Eve. — Allez vous faire foutre ! cracha-t-il alors que Renée l’interpellait. Qu’elle aille se faire foutre ! Elle n’a pas à venir ici me donner des ordres, bousiller mon boulot sous prétexte qu’un junkie sans cervelle a claqué. Vous avez intérêt à me soutenir, nom de nom, sinon… — Inspecteur Garnet ! aboya Renée. — Vous avez intérêt à me soutenir, répéta-t-il, un ton plus bas. — Je récupérerai ces données en suivant la procédure, inspecteur, déclara Eve en s’approchant de lui, la main en l’air. Faites avec. Vous êtes déjà coupable d’insubordination, aussi… Il pivota brusquement et, comme elle l’avait espéré, son avant-bras heurta violemment le sien. Pour un effet plus théâtral, elle recula. — Foutez-moi la paix ! Ce n’est pas vous le chef, ici ! — De mon point de vue, personne ne l’est, riposta-t-elle en s’autorisant un regard dégoûté du côté de Renée. Quant à vous, inspecteur Garnet, vous venez de gagner une suspension de trente jours. Un mot de plus, et ce sera le double. Bix se leva à son tour, lentement. — Asseyez-vous, inspecteur Bix, si vous ne voulez pas subir le même sort. — Bix, murmura Renée. Rasseyez-vous. Il obéit. « Gentil toutou », pensa Eve. — Rasseyez-vous et calmez-vous, insista Renée. Lieutenant Dallas, de toute évidence, la situation est délicate. Mes hommes mènent une enquête difficile qui est apparemment entrée en collision avec la vôtre. Tâchons de mettre les choses au clair, sereinement, ici même. Eve la dévisagea avec stupéfaction. — Vous voulez que je vous fasse une faveur ? s’écria-t-elle. Vous sollicitez ma bienveillance alors que vous êtes incapable de maîtriser votre propre inspecteur ? Que vous l’avez laissé me manquer de respect ? M’agresser physiquement ? — Dans le feu de l’action… — Mon œil ! Je vais faire un rapport à ce sujet parce que, en toute franchise, je doute que vous le fassiez. J’en rédigerai un autre concernant l’incident au domicile de ma victime. Je vais interroger tous les membres de votre équipe impliqués dans l’affaire Geraldi. De surcroît, comme je l’ai déjà dit, je veux les données sur toutes les opérations en rapport avec la substance baptisée « Mortellement Vôtre ». — C’est absolument… — Vous ne savez pas comment on travaille dans ma brigade ? s’emporta Eve. Sachez que si l’un de mes hommes se comportait de cette manière devant un officier supérieur, je le virerais sur-le-champ. Parce qu’il est sous mes ordres. Vous avez une heure pour me transférer les documents. Eve quitta la pièce, ravie de sentir tous les regards sur elle, et de voir le demi-sourire satisfait que l’inspecteur Strong ne parvenait pas à masquer complètement. Elle avait envie de fredonner une chanson, mais elle reprit son air furieux en franchissant le seuil de la salle commune. — Reineke ! rugit-elle. Il releva brusquement la tête, les yeux ronds. — Lieutenant ! — Que se passerait-il si vous envoyiez un officier supérieur se faire foutre en ma présence ? — Dans ma tête ou à voix haute ? — À voix haute. — J’aurais les fesses en sang. — Exactement ! Peabody, dans mon bureau. Elle conserva son expression renfrognée jusqu’à ce que Peabody arrive et, obéissant à son signal, ferme la porte. — Soyez attentive, car vous ne verrez pas cela souvent. Eve se déhancha, agita les bras. — Serait-ce une danse du bonheur, lieutenant ? — Contenue, certes, mais les événements requièrent une certaine sobriété. Je viens de mettre la pâtée à Renée, de l’humilier, de la fâcher. J’ai sapé son autorité, et, en prime, j’ai manipulé Garnet dont la conduite lui a valu une suspension de trente jours. Ce que je vais m’empresser de consigner. — Tout ça sans moi ? — J’ignorais que j’allais toucher le jackpot. Je remplis tout de suite le formulaire – pendant que j’enrage encore. Je vous mettrai au courant dès que possible. En attendant, nos camarades des Stups doivent nous envoyer un dossier – le prétexte que Garnet brandit pour justifier leur incursion chez Keener. — Ils ont avoué ? — Ils n’avaient pas le choix. Il s’agit de l’affaire Geraldi. Je veux que vous examiniez attentivement les documents. Je parie qu’ils envisagent d’écumer le stock lors d’un prochain raid. Voyons qui et ce que nous pourrons utiliser. — Elle a eu peur ? Humiliée, fâchée, autorité sapée, c’est bien, mais j’aimerais qu’elle ait peur. Le visage d’Eve se fendit d’un large sourire. — Elle est terrifiée, Peabody. — Tant mieux, tant mieux. Les autres vont vouloir en savoir plus. — Vous leur confierez – discrètement – que l’un des inspecteurs du lieutenant Oberman s’est emporté contre moi, m’a insultée et frappée. — Il vous a frappée ? — En fait, je me suis arrangée pour que mon bras soit dans le chemin quand il s’est tourné vivement vers moi, mais il y a bel et bien eu contact. Renée n’est pas intervenue – passez l’info –, puis a tenté de me convaincre de lâcher du lest. Vous avez de quoi faire marcher le téléphone arabe du Central. — Ça alors ! Imitant Eve, Peabody se déhancha, agita les bras, et sortit. Une heure plus tard, Eve était convoquée chez Whitney. Il se cala dans son fauteuil. — Je viens d’avoir une longue conversation avec le lieutenant Oberman. — Je n’en suis guère surprise, commandant. — Elle souhaite que je m’oppose à votre requête d’une suspension de trente jours pour l’inspecteur Garnet. J’ai lu votre rapport à son sujet. Comment avez-vous réussi à l’inciter… à vous attaquer verbalement et physiquement ? — Ce fut d’une facilité déconcertante. Il a un sale caractère et si l’on appuie sur les bons boutons, il explose. Bix est plus posé et j’ai noté avec intérêt qu’elle adoptait à l’égard de ce dernier une attitude quasi maternelle. Garnet parle, Bix écoute. Bix obéit au doigt et à l’œil, Garnet ignore les ordres, du moins quand il est en colère. — Le lieutenant Oberman invoque une enquête en cours à laquelle participent à la fois Garnet et Bix pour justifier cette suspension. Ou un report de cette suspension. — Oui, l’affaire Geraldi. Vous voulez mon avis, commandant ? Il opina. — Renée leur a tendu une perche et ils s’y sont accrochés comme des malheureux. Toutefois, n’ayant pas eu le temps de se préparer, ils se sont emmêlé les pinceaux. — Elle m’a relaté ce qui s’était passé – du moins selon elle – lorsque vous étiez dans son bureau et m’assure qu’elle sanctionnera Garnet et l’obligera à vous présenter ses excuses. — Je ne les accepterai pas. — À votre place, moi non plus. Mais… ne vaudrait-il pas mieux que Garnet poursuive son activité pour le moment ? — Ce type est à un cheveu d’appuyer sur la détente. Il en veut à Renée, il se pose déjà des questions, réfute son autorité, ses stratégies. A présent, il a pris un coup et elle ne l’a pas défendu. Son insatisfaction vient de monter d’un cran. Il va droit dans le mur. — Vous avez décelé une faille, dit Whitney. Vous pourriez vous servir de lui pour l’élargir. — Il casserait tout. Quand nous l’appréhenderons, il la dénoncera. Négocier avec lui me laissera un goût amer dans la bouche, commandant, mais Garnet les trahira tous, moyennant un marché convenable. Bix ne dira rien. Il est loyal. En revanche, je peux exploiter Garnet. — Les compromis, même ceux qui laissent un goût amer dans la bouche, sont notre lot quotidien. Entendu, lieutenant, je maintiens la suspension. Renée vous a-t-elle envoyé une copie du dossier Geraldi ? — Juste avant que je monte, commandant. Peabody est plongée dedans, et je vais m’y mettre à mon tour. — Moi aussi. Vous avez fait de cette femme une ennemie, Dallas. — Elle l’a toujours été, commandant. Elle l’ignorait, voilà tout. 11 Eve conserva son expression marmoréenne en regagnant sa division. À en juger par les regards qu’on lui jetait et les murmures occasionnels, le téléphone arabe du Central marchait à fond. Elle allait s’enfermer, effectuer quelques calculs de probabilités et mettre son instinct à profit pour préparer l’étape suivante. Peabody fit mine de l’interpeller, mais Eve secoua la tête et poursuivit son chemin. Un peu avant de franchir le seuil de son bureau, elle entendit les couinements. On aurait dit une jonquille, avec ses boucles ensoleillées et son petit corps potelé moulé dans une robe d’été jaune vif décorée de cœurs rose bonbon. Les cœurs étaient assortis à la chevelure de sa mère. Mavis Freestone faisait sauter sa petite fille sur ses genoux, laquelle petite fille poussait des caquètements de bonheur. Elle avait rassemblé sa tignasse en un trio de queues-de-cheval superposées. Sa robe d’été minimaliste offrait une explosion de cercles entrelacés violets et roses. Une lueur espiègle dansa dans ses yeux vert émeraude tandis que Bella tapait dans ses mains. — Applaudissements ! Applaudissements ! s’écria Mavis. Bella recommença. — Et maintenant, révérence ! Aussitôt – Dieu seul savait comment une cervelle aussi minuscule pouvait réagir ainsi au quart de tour ! –, Bella se hissa sur ses pieds chaussés de sandales roses étincelantes, répliques de celles de sa mère. Elle baissa le menton sur sa poitrine. — Baisers à la foule ! l’encouragea Mavis en la prenant par la taille pour que l’enfant puisse embrasser la paume de sa main, puis l’agiter. « Pas mal », admit Eve malgré elle. — Quelle idée de l’amener ici ! La mère et l’enfant lui sourirent. — Elle avait envie de visiter les lieux. Bella tendit les bras, babilla. Eve recula d’un pas. — Qu’est-ce qu’elle veut ? — Toi ! C’est formidable, non ? s’extasia Mavis en se levant. Parce qu’il faut absolument que j’aille faire pipi. Je reviens de suite, ajouta-t-elle en lui remettant Bella. — Hé ! Hé ! Mais Mavis s’éloignait déjà de sa démarche sautillante. — Seigneur ! Bella gloussa, lui tapota le visage avec ses menottes humides de bave, puis agrippa une mèche de ses cheveux avec une force herculéenne. Elle tira d’un coup sec avant de plaquer sa bouche mouillée sur la joue d’Eve. — Zou ! — Oui, oui, je m’en souviens. Bisou ! marmonna Eve. — Zou ! — D’accord, d’accord, concéda Eve. Elle la gratifia d’un bisou, puis la dévisagea. — Quoi, encore ? Bella écarquilla les yeux, affichant une mine sérieuse, et se lança dans un discours amphigourique, en tournant la tête de droite à gauche et en rebondissant comme un ressort. — Personne ne peut comprendre cela. Celui qui prétend le contraire te ment, petite. Eve décida de s’asseoir – elle se sentirait plus en sécurité plus proche du sol au cas où la gosse lui échapperait. En outre, cela lui permettrait de lancer ses calculs de probabilités. Toutefois, à peine s’était-elle installée que Bella se mit debout sur ses cuisses. — Seigneur ! Cesse donc de gigoter ! Au lieu de quoi Bella exécuta une sorte de danse en riant comme une cinglée. — Dass ! — Bien sûr, bien sûr, murmura Eve en lorgnant l’énorme sac mauve encombrant son poste de travail. Je suppose qu’il contient de quoi t’occuper. Le bras enroulé autour de la taille de Bella pour la maintenir, elle en extirpa des objets au hasard – des machins à secouer, des trucs qui bipaient, des choses qui chantaient. Mais Bella n’avait qu’une envie : danser. Eve lui présenta une boîte ornée d’un poupon à l’air angélique. Bella redoubla d’efforts. — Miam ! Elle tenta de l’attraper. — Une seconde, une seconde ! Tant bien que mal, Eve parvint à écarter la boîte, à soulever le couvercle et à en inspecter le contenu. Elle y découvrit ce qui ressemblait à des croissants de pain rassis. — Beurk ! lâcha-t-elle. Bella fronça le nez. — Miam ! — Serait-ce une menace ? Je suis beaucoup plus grande que toi. Tu crois vraiment que ça va marcher ? Le petit menton trembla et les grands yeux bleus s’embuèrent. — Miam ! renifla Bella. Une grosse larme roula sur sa joue rose. — Gagné, répondit Eve. Dans la mesure où la boîte était décorée d’un bébé, elle en déduisit qu’il n’y avait aucun danger. Bella saisit le biscuit et le porta à sa bouche. Son chagrin s’évapora comme par magie et elle sourit. — Miam ! — Sais-tu que tu es sacrément futée ? Une qualité que j’admire. Quant à pleurnicher pour obtenir ce que tu veux ? C’est nul. Efficace, mais nul. Toujours souriante, Bella arracha le biscuit de sa bouche et le fourra dans celle d’Eve. — Non, merci. Seigneur ! C’est dégoûtant ! — Miam ! Eve tourna la tête tandis que Mavis surgissait. — Si elle n’a pas le droit de manger cette horreur, tu n’aurais pas dû mettre cette boîte dans ton sac. — Pas de souci. Ce sont ses miam-miam. — C’est ce qu’elle m’a dit – enfin, je suppose. Mavis extirpa un bavoir en plastique et l’accrocha autour du cou de Bella. — Elle a tendance à en mettre partout. — Tu l’as fait exprès, n’est-ce pas ? Tu me l’as jetée dans les bras et tu t’es volatilisée. Mavis s’esclaffa, haussa les épaules. — Prise en flagrant délit. Mais j’ai fait pipi. — Pourquoi ? — Parce que ma vessie me suppliait. — Mavis. — Parce qu’elle t’aime et parce que tu ne la tiens plus à bout de bras comme si elle n’était qu’un tas de caca. — Ça arrive. — Exact, mais pas cette fois, assura Mavis. Elle sait prononcer ton nom. Pour le prouver, Mavis embrassa Eve sur la joue et s’exclama : — Dallas ! — Dass ! gazouilla Bella en posant sa main collante à l’endroit où sa mère venait d’embrasser Eve. Mavis s’empressa d’offrir une lingette à cette dernière. — C’est mon nom ? — Oui. Elle a du mal avec Peabody, mais elle réussit avec McNab. — Nab ! brailla Bella eh agitant son biscuit. — Et Connors. — Ors ! — Ors, répéta Eve, amusée. — Ors ! Ors ! Ors ! chantonna Bella avant de saluer son public. — Ma fois, Mavis, cette petite est ton portrait craché. — Mais elle a le bon cœur de son papa. De son sac apparemment sans fond, Mavis sortit une couverture multicolore. Elle l’étala par terre et y assit Bella. — Ça ne t’ennuie pas que je ferme la porte ? Au cas où elle se mettrait à crapahuter ? — Excellente idée. Mavis s’exécuta, puis vint se vautrer dans le fauteuil réservé aux visiteurs. Le bébé à ses pieds, elle croisa les jambes. — Alors ? J’étais comment ? — Beau boulot, Candy. — Je n’y suis pas allée un peu trop fort ? J’ai opté pour l’accent de Brooklyn et les gros seins en me préparant ce matin. Histoire d’épicer. — Très impressionnant. Je t’ai à peine reconnue. Tu n’as rien perdu de tes talents. — J’ai pris mon pied, je l’avoue. Me remettre dans le bain et duper une cible, quel bonheur ! Provisoirement, et pour la bonne cause, précisa-t-elle. — Noté. — Tu ne peux toujours pas m’expliquer en quoi consiste ladite bonne cause ? — Pas encore. — Aucune importance car j’ai détesté la cible. S-a-l-o-p-e arriviste. — Tu épelles les gros mots, maintenant ? La petite ne t’écoute même pas. — On ne sait jamais. Cette Oberman est une s-a-l-o-p-e et je refuse de le dire devant ma Bellamia. Dallas, si elle le pouvait, elle t’étranglerait de ses propres mains. — Je l’ai provoquée. Cela fait partie du jeu. — Surveille ton c-u-l. J’avais réendossé ma peau d’arnaqueuse et crois-moi, j’ai senti les ondes. Mauvaises. Bella et moi voulons protéger notre Dass et botter le tu-sais-quoi de cette s-a-l-o-p-e. — J’ai l’intention de faire les deux. Après les au revoir, Eve se commanda un café, puis s’installa pour réviser les données qu’elle avait obtenues concernant les inspecteurs renvoyés de la brigade de Renée. Elle croisa ces informations avec celles que lui avait procurées Baxter. Elle étudia leurs évaluations avant, pendant et après leur passage entre les mains de Renée, et leurs états de service après leur mutation. L’un d’entre eux était parti en retraite. Elle s’intéressa tout particulièrement au sergent inspecteur Samuel Allo. Trente-cinq ans de métier – dont trente et un ans et cinq mois avant de se retrouver sous les ordres de Renée. Six, sept années aux Stups avant Renée. Il avait terminé sa carrière aux Stups, mais dans le Bronx. Elle établit des comparaisons entre lui et deux autres qui avaient attiré son attention, lança un calcul de probabilités. Et constata avec satisfaction que l’ordinateur était d’accord avec son instinct. Elle se rendit dans la salle commune. Avant qu’elle puisse faire signe à Peabody de la rejoindre, Carmichael s’approcha avec un petit carton. — J’ai quelque chose pour vous, lieutenant. Consciente des regards posés sur elle, Eve l’ouvrit. — D’accord… mais en quel honneur ce cookie en forme de… C’est une toque ? — Oui. Une toque de chef. Ma sœur est pâtissière, c’est elle qui l’a confectionnée. — Sympa. Pourquoi ? — En guise de remerciement pour avoir rabattu le caquet à Garnet. J’ai eu affaire à lui, autrefois. Un sale con. — Je confirme. Pourquoi, selon vous ? — Il se pavane, répliqua Carmichael avec un rictus de mépris. Je déteste les prétentieux. Il aime jouer de son pouvoir et feindre de rendre un énorme service en communiquant une info alors qu’on travaille sur la même enquête. Il ne salit jamais ses beaux costumes. Il a insulté une jeune recrue devant tout le monde sous prétexte que celle-ci avait posé une question. Quand j’ai protesté, il m’a dit de cesser de geindre comme une mauviette. — Vous l’avez démoli ? Carmichael sourit. — Je lui aurais volontiers écrasé les couilles, mais il m’a paru plus raisonnable de sécuriser la scène, de préserver les indices. Donc, voici un cadeau pour vous remercier de l’avoir fait à ma place aujourd’hui. — C’était un plaisir. Peabody, avec moi ! Elle mordit dans le gâteau tout en s’éloignant, jeta un coup d’œil à ses hommes par-dessus son épaule, et lança : — Délicieux ! Peabody la rejoignit, l’air abattu. — Oh là là, cette tête ! Tenez ! grogna Eve en lui tendant un morceau de cookie. — Merci. Délicieux, en effet. Tout va bien avec le commandant ? — Absolument. Je veux réexaminer le périmètre autour de la scène du crime et essayer de contacter mon indic au cas où je pourrais lui soutirer d’autres renseignements. Aucun indic n’étant impliqué dans l’affaire, Peabody se contenta de hocher la tête. — Il était bouleversé par ce qui est arrivé à Keener. Il a dû s’enterrer provisoirement. — À nous de le dénicher. Lorsqu’elles furent dans la voiture, Peabody se permit de demander à Eve où elles allaient réellement. — On fait un saut sur la scène du crime. On y découvrira peut-être du nouveau sur Kiki. Ensuite, nous irons dans le Bronx. — Je doute que ce soit pour assister au match des Yankees. — Inspecteur Samuel Allo, retraité. Tout indique que c’était un bon flic. Le calcul de probabilités confirme mon analyse à quatre-vingt-quatorze virgule sept pour cent. — Je connais ce nom. Il appartenait à la brigade des Stups avant que Renée n’obtienne sa promotion. Il a été muté. — Environ sept mois après qu’elle a pris son commandement. Il a quitté son équipe et le Central pour le Bronx où il a terminé sa carrière. Trente-cinq ans de métier. Quelques avertissements, beaucoup plus de félicitations. Une suspension – sous Renée – pour insubordination. Dans ses évaluations, elle l’a laminé, affirmant qu’il se la coulait douce, remettait en cause son autorité et rechignait à faire des heures supplémentaires. Curieusement, les rapports du commissariat du Bronx ne reflètent guère les opinions de son lieutenant précédent. — Elle l’a viré. — C’est mon avis. J’aimerais connaître le sien. Le sergent inspecteur Allo possédait un modeste pavillon dans un quartier modeste. Un énorme bateau était stationné dans l’allée. Allo se tenait sur le pont – la proue, selon Eve – en train de polir les chromes avec un chiffon. Il les regarda se garer, puis posa sa guenille sur le bastingage. Solide, les épaules carrées et légèrement bedonnant, il portait une casquette des Yankees à l’envers sur ses cheveux gris. Retraité ou non, il avait un regard de flic, et examina Eve et Peabody de haut en bas en descendant de son perchoir, tandis qu’elles émergeaient de la voiture. — Un problème dans le secteur, inspecteurs ? — Pas que je sache. Lieutenant Dallas et inspecteur Peabody. Avez-vous une minute, sergent inspecteur ? — J’en ai plein depuis que j’ai jeté l’éponge. J’en consacre beaucoup à ce bébé, ajouta-t-il en tapotant affectueusement la poupe de l’embarcation. Vous êtes du Central. Criminelle. Quelqu’un est mort ? — Là encore, pas que je sache. Vous avez appartenu à la brigade des Stups pendant de nombreuses années, dont quelques mois sous le commandement du lieutenant Renée Oberman. — Exact. — Pourriez-vous nous dire pourquoi vous avez fini votre carrière ici, dans le Bronx ? Il dévisagea Eve. — Je ne vois pas en quoi cela peut vous intéresser. Notre fils venait d’avoir un deuxième garçon et s’était installé dans les environs. Ma femme et moi avons eu envie de nous rapprocher de lui, de profiter des petits-enfants. — Jolie maison, commenta Eve. Gros bateau. Il sourit, un peu comme Mavis devant Bella. — J’ai toujours rêvé d’en avoir un. Je le brique. Ce week-end, nous avons prévu une excursion familiale. — Le temps devrait être beau. Est-il juste d’affirmer que le lieutenant Oberman et vous ne vous entendiez pas bien ? Il reprit un air neutre. — C’est juste, oui. — Le lieutenant Oberman a noté que vous aviez des problèmes avec l’autorité, que vous étiez réticent à recevoir des ordres d’une femme. Il serra les mâchoires. — Pour quelle raison avez-vous lu mes états de service ? — Ils m’intéressent. Il changea d’attitude, prêt à se défendre. — J’ai travaillé trente-cinq ans dans la police et j’en suis fier. Je n’ai rien à me reprocher. Je n’apprécie pas qu’on vienne chez moi contester ma carrière. — Votre carrière n’est pas en cause. Il demeura sur le qui-vive, mais étrécit les yeux, soupçonneux. — Vous voulez que je dénigre le lieutenant Oberman. Ça non plus, je n’apprécie pas. Eve aurait été déçue qu’il se lance dans une litanie de plaintes. — Je suis ici pour solliciter votre avis. Trente-cinq ans de métier, un seul dérapage. Sous Oberman. Si je suis là, c’est pour des raisons précises. — Lesquelles ? — Je ne suis pas en mesure de vous le révéler pour l’instant, mais sachez que je mène une enquête. — Quoi ? Vous croyez qu’elle a tué quelqu’un ? Comme Eve ne répondait pas, il poussa un profond soupir. Les mains sur les hanches, il détourna la tête, fixa l’horizon. — Sacrée histoire, murmura-t-il enfin. Sacrée histoire. Asseyez-vous sur le perron. Ma femme est sortie avec des amies. Je vais voir ce que l’on a de frais à boire. Il revint avec du thé glacé, et tous trois s’installèrent à l’ombre pour le déguster. — J’ai gardé des contacts avec d’anciens collègues. Pour rester dans le coup. Je connais votre réputation, lieutenant. La vôtre aussi, inspecteur. Il marqua une pause, but avec lenteur. — Que les choses soient claires. Bosser avec une femme, accepter les ordres d’une supérieure ne m’a jamais posé problème. Mes trois dernières années, je les ai passées avec une coéquipière qui était un sacré bon flic. Je lui en veux encore pour cette suspension, admit-il. Après tout ce temps, ça continue à me ronger. Insubordination, tu parles ! Il changea de position, se tournant vers Eve. — Bien sûr, j’ai eu des mots avec elle. Mais jamais je ne lui ai manqué de respect. Elle exige qu’on vienne au boulot en costume-cravate, j’obtempère. Elle nous somme d’éliminer tout objet personnel, toute photo de notre bureau. Je m’incline. C’est sa brigade. Ça m’énerve – je ne suis pas le seul –, mais c’est sa brigade. Il rumina un moment. — Sa brigade, justement, répéta-t-il. Quand on a un nouveau patron, on s’attend à des changements dans la manière de procéder, le ton. Chacun a son style et c’est normal. — Vous n’appréciiez pas le sien, devina Eve. — Elle était froide, tatillonne. Pas sur nos enquêtes, mais sur l’état de nos putains de chaussures, notre coupe de cheveux. Elle avait des chouchous. En bas de la liste, on avait droit aux tâches de merde. Systématiquement. Les planques pendant des nuits entières en plein hiver pour des conneries. En revanche, ceux qu’elle favorisait étaient toujours trop accaparés par d’autres missions pour se geler les fesses. Il soupira. — Je donne peut-être l’impression de chercher des poux dans la tête. — Pas du tout. — Chaque patron a son style, reprit-il en jetant un regard à Peabody. Nous, on s’y adapte. L’essentiel, c’est de faire son job. — Je suis d’accord avec vous, approuva Peabody. — Mais elle s’obstinait à contester nos initiatives, à nous balancer d’une enquête sur une autre. À deux reprises, elle m’a viré d’une affaire pour me confier une autre mission. J’étais à deux doigts de clôturer, et hop ! Du balai. Je me permets de protester, et elle est là, derrière son beau bureau, à me répondre qu’elle n’est pas satisfaite de la qualité de mon travail, ni de mon comportement. — Vous êtes-vous plaint auprès de ses supérieurs ? s’enquit Eve alors qu’elle connaissait la réponse pour l’avoir lue dans les archives. — Non. Je ne fonctionne pas ainsi. Le chef c’est le chef et, après tout, la brigade enchaînait les succès. Qui plus est, Renée est la fille de Saint Oberman. — Dont elle a accroché un portrait en pied dans son bureau, au cas où quelqu’un l’oublierait. Allo esquissa un sourire. — On ne peut pas le rater ! De toute évidence, cette femme éliminait les vieux au profit des jeunes. Qu’elle triait sur le volet quand elle le pouvait. Il haussa les épaules. — Privilège de la patronne. Mais j’en suis venu à haïr mon boulot. J’étais à bout, je devenais insupportable. Déjà que ce n’est pas facile de vivre avec un flic… — Je ne vous contredirai pas. — Elle m’a usé. Je savais qu’elle voulait se débarrasser de moi, et après ma suspension, j’ai compris qu’elle allait en trouver le moyen. Je ne voulais pas partir de cette façon. Je ne voulais pas d’un blâme de plus dans mon dossier. Le chef, c’est le chef, répéta-t-il, mais, nom d’un chien… Autant vous dire que mon épouse a mis les pieds dans le plat. Difficile de lui en vouloir. J’ai donc demandé ma mutation. J’ai fini mes trois dernières années dans une brigade digne de ce nom, sous les ordres d’un bon patron. Et quand j’ai pris ma retraite, lieutenant, je l’ai fait par choix. — Je vais vous poser une question, sergent-inspecteur. — Appelez-moi Allo. — Était-elle corrompue ? Il se recala dans son siège, secoua la tête. — J’en étais sûr, grommela-t-il. Bordel de merde ! Il se frotta la figure, secoua de nouveau la tête. — Vous avez vu le nom de mon bateau ? — Oui. La ligne bleue. Symbole de notre profession. — On ne dénigre pas forcément ses valeurs dès qu’on prend sa retraite — De mon point de vue, cette ligne ne signifie rien pour un flic pourri, un flic qui se sert de son insigne et de son autorité pour se remplir les poches. Il fixa les pieds d’Eve. — Et si je vous dis que oui, elle était corrompue, vous allez me croire après tout ce que je vous ai raconté ? — Oui. Si je suis ici, c’est parce que je suis convaincue que vous êtes un bon flic – peu importe que vous soyez retraité, Allo, vous n’en demeurez pas moins flic. Vous le serez toujours. Si je suis ici, c’est parce que je pense que vous respectez l’insigne et que je peux vous faire confiance. Il vida son verre, expira lentement. — Alors, oui, elle était corrompue. Seulement, je n’en ai jamais eu la moindre preuve. Ni à l’époque ni maintenant. Elle tenait ses réunions à huis clos avec ses préférés. Je sais pertinemment que lors de plusieurs des opérations que j’ai réussi à mener, quelqu’un s’est servi. À la pesée, la marchandise a été sous-estimée. Mon erreur a été de vouloir lui en parler. Dès lors, les choses ont commencé à mal se passer pour moi. Simple coïncidence ? Si l’on y croit, peut-être. En ce qui me concerne, je n’y ai jamais cru. — Moi non plus. Je parie que vous avez conservé vos carnets de notes. Je parie que vous avez aussi conservé les rapports de vos enquêtes et des descentes auxquelles vous avez participé sous les ordres du lieutenant Oberman. — Un peu que je les ai conservés. — Allo, je compte sur vous pour que tout ceci reste entre nous. Surtout, pas un mot à vos amis. Je ne vous insulterai pas en vous promettant de faire effacer votre suspension de votre dossier. Mais je ferai de mon mieux pour y parvenir. — Je n’ai pas de faveurs à demander, mais je ne dédaignerais pas celle-ci… Elle a aussi commis un meurtre ? — Elle a du sang sur les mains. — J’en suis navré. Pour son père. Vous allez l’arrêter. Ce n’était pas une question, mais Eve répondit tout de même. — Je vais l’écrabouiller. Il opina, se leva. — Je monte chercher mes carnets. Sur le seuil de la maison, il se retourna. — Il y avait une femme officier… abattue en mission sous Oberman. — L’inspecteur Gail Devin. — Une fille bien. Son père était mon plus vieil ami. Nous étions à l’école ensemble. Elle m’a confié qu’elle s’interrogeait au sujet du lieutenant Oberman. — Oui ? — Elle s’étonnait qu’Oberman organise régulièrement des réunions à huis clos avec certains membres de la brigade. Que les bons d’enregistrement des substances illégales confisquées ne correspondent pas à la réalité. Comme moi. J’ai tenté de me renseigner sur les circonstances de sa mort. Je n’ai rien relevé d’anormal. Mais ça m’a titillé, et ça me titille encore. Si vous rouvrez ce dossier, lieutenant, si vous découvrez ce qui est vraiment arrivé à Gail, laissez tomber l’annulation de ma suspension. — Je veillerai à ce que justice vous soit rendue à tous les deux. Tandis qu’elles rentraient à Manhattan, Eve réfléchit. — Vous allez vous charger de l’enquête sur Devin. — Pardon ? — Considérez cette affaire comme classée, mais non résolue. Fouillez les archives. Adressez-vous à McNab et/ou à Webster si vous craignez de mettre la puce à l’oreille de Renée. Elle ne pense plus à Devin – c’est du passé, un problème réglé. — Vous croyez qu’elle a fait exécuter l’inspecteur Devin ? — Fait numéro un : Devin ne faisait pas partie de ses chouchous. C’était une jeune recrue, et d’après notre source – le sergent-inspecteur Allo qui me paraît avoir la tête sur les épaules –, elle était irréprochable. J’ai parcouru ses évaluations : elle était toujours bien notée. Jusqu’à ce qu’elle soit affectée dans le service de Renée. — Comme par hasard, ironisa Peabody. — Dans son profil, Mira stipule que Renée a du mal à s’entendre avec les femmes. Fait numéro deux : moins d’un an après son affectation à la brigade de Renée, Devin est tuée lors d’un raid. C’est le seul officier de police à être tombé. — Que s’est-il passé ? — Le rapport officiel relate que, dans la confusion générale, elle a été séparée du reste de l’équipe, et qu’on l’a retrouvée la nuque brisée. Lisez-le attentivement, examinez les preuves. Creusez. Ensuite, vous me direz si Renée a commandité l’exécution de Devin. — Ç’aurait pu être moi. S’ils m’avaient repérée dans la cabine de douche. — Mettez cela de côté pour l’heure. Cherchez, fouillez, analysez en toute objectivité. Si l’affaire a été étouffée, vous la révélerez. Eve alluma le visiophone de son tableau de bord et contacta Webster. 12 Webster raccrocha son communicateur et regarda la jeune femme avec qui il venait de savourer un déjeuner tardif. — Pardonnez-moi. — Aucun problème, répondit Darcia avec un sourire. Vous êtes obligé de partir ? — Bientôt, oui, confirma-t-il en lui prenant la main à travers la table. À mon grand regret. — Il reste ce soir. Si vous êtes libre, et intéressé. — Les deux. Qu’aimeriez-vous faire ? — Il se trouve que j’ai deux billets pour une comédie musicale. Elle leva sa coupe de champagne. — Cela vous dit ? — C’est le plus beau jour de ma vie, murmura-t-il, sur un petit nuage. Si je devais me rendre sur Olympus, que devrais-je prévoir comme activités ? — Voyons… un verre sur le toit de la tour Apollo. La vue est spectaculaire. Une promenade à cheval au bord du lac Athéna et un pique-nique dans la forêt. Moi. Viendrez-vous ? — Accepterez-vous de m’accompagner sur le toit de la tour Apollo, de monter à cheval et de pique-niquer avec moi dans la forêt ? — Avec plaisir. — J’ai des congés à prendre. Mais avant cela, j’ai une affaire à régler. Dès que ce sera fini, je poserai mes jours. — Et je vous montrerai mon univers, promit-elle en fixant leurs mains entrelacées. Sommes-nous en train de commettre une folie, Don ? — Sans doute, souffla-t-il en resserrant son étreinte. Je m’en moque, Darcia. — Moi aussi, avoua-t-elle avant de secouer la tête en riant. C’est tellement contraire à mon caractère. Je suis une femme pragmatique. — La plus belle que j’aie jamais vue. Elle rit de nouveau, enchantée. — Vos yeux brillent – les miens aussi, je suppose. Me voici dans ce joli restaurant au cœur d’une ville fascinante, en face d’un bel homme subjugué par ma personne. Beau, charmant. Mais nous n’en sommes qu’à notre deuxième rendez-vous, lui rappela-t-elle. Vous ne savez pas tout de moi. — Je suis impatient de vous découvrir, Darcia. Rien ne presse. Remarquez, ce serait difficile de précipiter les choses, vu que nous serons séparés par des milliers de kilomètres d’ici à quelques jours. — J’aime prendre mon temps. Ma profession, comme vous le savez, est très accaparante. Par conséquent, je préfère les situations sans complications, côté personnel. De nouveau, elle leva sa coupe de champagne. — Je ne vous ai pas invité dans ma chambre d’hôtel hier soir parce que tout ceci – vous et moi – risque d’être fort compliqué. — En ce qui me concerne, j’ai aussi une préférence pour les relations simples. Toutefois j’ai très envie de vous revoir, de passer du temps avec vous, de découvrir quelle sera l’étape suivante. — J’y ai déjà réfléchi. C’est pourquoi je vous invite dans ma chambre ce soir. — Je l’espérais. Munie des données que lui avait communiquées Webster, Eve se lança dans une analyse de la comptabilité de la brigade de Renée. Puis dans une analyse de l’analyse. L’afflux de chiffres, la complexité des pourcentages lui donnèrent la migraine. Rien ne lui sautait aux yeux. Elle ne pouvait pointer le doigt sur personne. Elle décida de laisser tomber – avec le recul, peut-être y verrait-elle plus clair – et étudia de nouveau les antécédents des hommes de Renée. Cette fois, elle crut déceler un motif au sein duquel l’inspecteur Lilah Strong, uniforme récemment recruté, et deux autres inspecteurs, apparaissaient comme des anomalies. « Elle a besoin de flics propres, devina Eve. Pour traiter le superflu, rendre des rapports légitimes – et comme boucs émissaires, le cas échéant. Elle s’en sert puis elle les jette. D’une façon ou d’une autre. » Eve pensa à Gail Devin et jeta un coup d’œil à Peabody. Sa coéquipière était totalement absorbée dans sa tâche et le demeurerait le temps qu’il faudrait. Eve se tourna vers ses tableaux. D’un côté, Rickie Keener. Looser, délinquant, toxicomane, salaud minable. Sauf que maintenant, il était aussi sa victime. De l’autre côté, l’inspecteur Devin, une femme flic dotée d’un instinct très sûr et d’un sens de la moralité qui l’avait poussée à se confier à un collègue plus âgé, plus expérimenté et qu’elle respectait. Les deux plateaux de la balance, décida Eve. Toutefois, elle était intimement convaincue que si Renée n’avait pas elle-même plongé la seringue dans le corps de l’un ou brisé la nuque de l’autre, elle les avait tués tous les deux. Sans oublier l’inspecteur Harold Strumb – poignardé à mort dans une allée sombre pendant que son coéquipier et le reste de l’équipe s’en sortaient indemnes. Ils ne seraient pas les seuls. Et tant que Renée demeurerait libre d’agir, ils ne seraient pas les derniers. Eve ouvrit le premier carnet de notes d’Allo. Elle apprécia son style – concis, voire lapidaire, mais méticuleux. Elle remarqua qu’il avait remis régulièrement en cause les bons de confiscation du sergent Runch. Lorsqu’elle recoupa ces informations avec les évaluations de Renée, elle s’aperçut que celle-ci considérait Allo comme un individu tire-au-flanc, le plus souvent en conflit avec ses collègues. Eve décida d’étudier de plus près les affaires affectées à Allo au cours des sept mois qu’il avait passés sous le commandement de Renée. Comme elle ne voulait pas déranger Peabody, elle lui adressa un mémo lui enjoignant de faire de même avec Devin et de lancer un calcul de probabilités. Pendant qu’elle attendait les résultats du sien sur Allo, elle parcourut les rapports sur l’affaire Geraldi que lui avait transmis Renée. Elle s’interrompit dès que Webster apparut. — Tu as quelque chose pour moi ? s’enquit-elle. — Rien de majeur. Pourquoi ? — Tu as l’air heureux. — Je le suis. Elle éluda cette réponse d’un geste. — Dans ce cas, qu’as-tu à m’annoncer de mineur ? — Marcell – coéquipier de Strumb, le type tombé en service. Le BAI a un dossier. — Sur l’incident précité ? — Non, sur des événements préalables. Ils l’ont interrogé au sujet d’une mort douteuse – il y a cinq ans. Certains témoins prétendaient que Marcell avait tiré à deux reprises sur un suspect qui venait de lâcher son arme et de se rendre. — Et… ? — Il a été blanchi. Les témoins en question étaient tous deux dealers, on n’a donc pas retenu leurs dépositions. Le suspect possédait une arme illégale dont le magasin était vide. Marcell a maintenu sa version des faits : le suspect était toujours armé et s’apprêtait à tirer. On n’a pas pu prouver le contraire lors de la reconstitution. Toutefois, j’ai relevé une annotation dans le document que j’ai pu sortir en douce. Un énorme point d’interrogation. Effacé après que les deux témoins eurent connu une fin violente. Dans les deux cas, Marcell avait des alibis consistants. — Consistants mais faux, devina Eve. À savoir ? — Il était en planque avec un autre officier – Freeman. Comme par hasard. Webster se laissa tomber dans un fauteuil. — Je sais qu’il est corrompu – Freeman aussi. Tu le sais. C’est gros comme une maison. Mais nous n’en sommes pas encore là. — En vingt-quatre heures, nous avons bien avancé. — Certes. Par ailleurs, j’ai commencé à me renseigner sur Renée et ses hommes. Les zones d’ombre sont innombrables, Dallas. Si je pouvais en discuter avec mon patron, nous réglerions le problème rapidement. — Je refuse de compromettre mon enquête afin que le BAI puisse s’offrir un coup d’éclat. — Je me fiche du coup d’éclat, Dallas. — Je n’en doute pas, sans quoi je n’aurais jamais fait appel à toi. J’ai parlé avec le sergent-inspecteur Allo, et j’ai récupéré toutes ses notes prises durant les sept mois qu’il a passés sous les ordres de Renée. Pas étonnant qu’elle ait voulu se débarrasser de lui. Il n’en rate pas une. — Tu l’as convoqué ? — Je suis passée chez lui à l’improviste. Il était au courant des manigances de Runch et l’avait rapporté à son lieutenant. — Il a tout écrit noir sur blanc ? — Oui. Incidents, dates, heures. Je crains que rien de cela n’apparaisse dans les comptes rendus de Renée. En guise de récompense, il a eu droit à sa première suspension en trente ans de carrière. Il soupçonnait Renée de malversations. J’ai transcrit notre conversation et je t’en ai préparé une copie. Tu trouveras en annexe le dossier de Gail Devin. — L’autre officier d’Oberman abattu au cours d’un raid ? — Allo la connaissait. Comme lui, elle s’interrogeait sur sa patronne et certains membres de l’équipe. Mais à mon avis, au lieu d’accepter une mutation, elle s’est incrustée et a peut-être poussé un peu loin le bouchon. Soit elle en a discuté avec quelqu’un d’autre, soit elle s’est mise à collectionner des preuves. Bref, ils l’ont éliminée. — Si tu as raison, Dallas – et bordel de merde, j’en ai l’impression ! –, cela signifie que Renée a descendu deux flics. — Je parie qu’il y en a d’autres. Peabody travaille sur le dossier Devin. Elle t’enverra ses conclusions. Elle te contactera si elle a besoin de toi pour l’aider à creuser discrètement. Il acquiesça, puis : — Donc, tu as confronté Garnet aujourd’hui et il a perdu le round. Tu lui as tendu un piège ou il est tombé dedans tout seul ? — Un peu des deux. Il a essayé de me dissimuler les raisons pour lesquelles Bix et lui s’étaient rendus chez ma victime en prétextant un lien avec une enquête majeure qu’ils sont sur le point clôturer. Le hic, c’est que les rapports sont incomplets. Renée a gommé, remanié. Quelque chose me chiffonne. J’ai lu suffisamment de ses écrits pour connaître son style et sentir qu’elle a retouché ceux-là. Pour camoufler certains éléments. — Tu veux que le BAI intervienne ? — Pas tout de suite. J’ai un moyen de contourner ses petits stratagèmes. Mais ce serait bien que le BAI se mette à rôder autour de Garnet. — Pour lui mettre la pression. — Exact. Il craquera. Si j’arrive à le coincer, il la dénoncera pour sauver sa peau. Enfin, j’aimerais que tu te renseignes sur d’éventuelles médisances à propos de Strong, inspecteur Lilah. Elle est nouvelle et apparemment irréprochable. Quant à moi, je subodore qu’elle déteste son lieutenant. — Une femme, inattaquable, murmura Webster. Tu es à la recherche d’une taupe. — Si je me sers d’elle, si elle est clean et si elle accepte, je veux qu’elle soit protégée vis-à-vis du BAI. — Je m’en occupe. Elle sera en mission d’infiltration, approuvée. Whitney devra signer la paperasse. — Il s’y pliera sans hésitation… Excuse-moi. Eve leva un doigt tandis que son communicateur bipait. — C’est Feeney. Quoi de neuf ? Un mince sourire fendait son visage de chien battu. — J’ai pensé que cela t’intéresserait : Renée est à bord de son véhicule et vient d’avoir une conversation téléphonique. — Je suis tout ouïe. — Une seconde. Je mets en marche l’enregistrement. — Afficher la transmission sur l’écran mural, commanda-t-elle. Elle tourna la tête vers Peabody, qui réagit au quart de tour. — Merci ! Renée apparut, pianotant sur son volant au rythme de la musique qu’elle avait sélectionnée. — Elle adore sa nouvelle caisse, constata Eve. Quand le visiophone du tableau de bord sonna, Renée baissa les yeux pour lire le nom de son interlocuteur. Son expression se durcit. — Merde ! Transférer la transmission au jetable numéro deux. Elle s’empara de l’appareil et le posa sur le chargeur. L’image était invisible, mais la voix était nette. — Garnet. — Putain de merde, Oberman, tu m’avais juré de tout arranger ! Je refuse de subir une suspension de trente jours parce que tu es incapable de remettre cette pétasse à sa place. — Du calme. Et n’essaie plus de me joindre à ce sujet sur des lignes non sécurisées. Tu sais bien que c’est dangereux. — Je me calmerai quand tu auras fait ton boulot. Tu as intérêt à me soutenir. — Bill, je me suis précipitée chez Whitney pour te défendre. Je lui ai expliqué la situation, je lui ai dit qu’il ne s’agissait que d’une discussion un peu vive entre Dallas et toi. Que tu t’efforçais de protéger une enquête en cours à laquelle tu as consacré de nombreuses heures de travail et d’efforts, et que tu es sur le point de clôturer. Je suis intervenue en ta faveur comme je te l’avais promis, Bill. Whitney a appelé Dallas aussitôt. Elle ne veut pas en démordre. — Je vais la buter, cette sale pute ! — Écoute-moi. Écoute-moi attentivement : je me charge d’elle. Je vais tenter une nouvelle approche. Ne t’en mêle pas, tu m’entends ? Si la sanction tombe malgré tout, je te revaudrai ça. Dis-toi que tu vas prendre des vacances. Un mois au soleil. Toi qui adores la plage. — Tu te fourres le doigt dans l’œil si tu t’imagines que je vais la laisser m’écarter de l’affaire Geraldi ! — Personne ne t’écarte de quoi que ce soit. Si tu étais capable de te maîtriser, nous n’en serions pas là. La voix était emplie de colère, le ton, accusateur. « Mauvaise tactique à l’égard d’un homme en train de péter les plombs », songea Eve. — Si tu n’avais pas merdé dès le départ, on ne se farcirait pas Dallas aujourd’hui, continua-t-elle. Et si tu avais su te contrôler, tu n’aurais pas essuyé une sanction. Tu lui as littéralement sauté dessus, dans mon bureau, sous mon nez ! Tu l’as frappée. — Elle était en travers de mon chemin. — Et toi, tu te mets en travers du mien. Je me démène pour toi, et j’ai horreur de me démener. Penses-y. — Et toi, n’oublie pas de quoi je suis capable si tu me mènes en bateau. N’oublie pas qui sait où les cadavres sont enterrés, où la came est dissimulée. Si tu veux conserver ta part, débrouille-toi pour que je puisse conserver la mienne. Il coupa la communication. — Connard ! cracha-t-elle en abattant le poing sur le volant. Feeney reparut. — Pas mal, hein ? Ensuite, elle est entrée dans son garage. Elle y est restée plusieurs minutes à fulminer. Elle n’a contacté personne d’autre. — Charmant. Aucun aveu, mais pas mal d’insinuations. Il craque et elle en a conscience. — Mais il lui est encore utile, intervint Webster. Donc, elle le garde. — Absolument, répondit Eve. Plus que cela, il travaille pour elle, elle l’a embauché et elle tient à ce qu’il sache qui est le chef. — Elle perd les pédales dès que son autorité est remise en cause ou menacée, fit remarquer Peabody, attendant qu’Eve opine avant d’ajouter : Au fond, elle n’est pas aussi sûre d’elle qu’elle en a l’air ou qu’elle veut le croire. Elle a peur de perdre son pouvoir parce que c’est ce qui compte le plus pour elle. — Mira vous féliciterait pour cette analyse, déclara Eve. — La peur la rend dangereuse. — Alors nous allons la rendre très, très dangereuse, assura Eve, qui s’en réjouissait d’avance. Nous verrons bien de quelle manière elle va tenter de s’occuper de moi. D’après le dossier sur l’affaire Geraldi, Garnet et Bix suivent une livraison qui devrait arriver dans les deux semaines au nom d’Anthony Geraldi. Mes recherches révèlent que celui-ci a une prédilection pour le Zeus, et les drogues dures du sexe. Le bip lui signala un nouvel appel et elle fronça les sourcils. — Tiens donc, c’est cette chère Renée. Feeney, ne quitte pas, je nous mets en mode conférence. Dallas, répondit-elle d’un ton agacé. — Lieutenant, répliqua Renée, l’air grave. Je comprends que je ne figure pas en haut de la liste de vos personnes préférées. — En effet, vous êtes tout en bas. — Je crains que nous n’ayons pris un mauvais départ. J’espère que nous arriverons à un compromis. J’aimerais vous inviter à boire un verre afin de vous présenter mes excuses et faire le point. De lieutenant à lieutenant. — Je suis sur une enquête, Oberman. — Nous sommes toutes deux très occupées. Ces frictions entre nous sont perturbatrices. Je m’efforce de vous tendre la main, Dallas, afin que nous puissions arrondir les angles et faire notre travail comme il faut. Eve fit mine de réfléchir. — Vous voulez m’offrir un verre ? Entendu. On se retrouve au Pub O’Riley, Septième Avenue, dans Flipper West Side. D’ici à une heure. — Parfait. — Ce pourrait être un piège, marmonna Peabody dès que Renée eut raccroché. Elle pourrait envoyer Bix ou un autre de ses sbires vous y guetter. — Elle ne peut pas se permettre de m’agresser maintenant. Pas tant que dureront ces « frictions », comme elle dit. Alors que tout le monde au Central est au courant. — Elle pourrait prévenir Garnet, insista Feeney. Attiser sa colère pour qu’il s’en prenne à toi. C’est lui qui écoperait. — S’il tombe, il crachera le morceau, et elle le sait pertinemment. — Il ne pourra pas parler si elle le supprime. Il se jette sur toi, te neutralise. Elle court à ton secours et l’abat pour te défendre. Joli scénario. Eve ne put s’empêcher d’acquiescer. — Mais elle est moins maligne que toi, Feeney, et elle manque de temps pour préparer le coup. Elle n’est pas désespérée à ce point. Pas encore. Elle est juste exaspérée et déstabilisée. — Je vous accompagne, décréta Peabody. Au cas où. — Peabody, elle s’est renseignée sur mon compte, elle sait qui vous êtes. Si elle vous repère… — J’y vais, annonça Webster en consultant sa montre. Elle ne me connaît pas – et du reste, au BAI, nous avons l’habitude de nous mêler à la foule. Elle ne me repérera pas. — Elle ne va pas chercher à me nuire. Ce n’est pas sa tactique pour l’instant. — Peu importe, je viens en renfort. — En renfort pour quoi ? s’enquit Connors en pénétrant dans la pièce. — Pour rien, répondit Eve. Je vais boire un verre avec Renée, à sa requête. Je lui ai donné rendez-vous chez O’Riley dans une heure. J’ai mis les pieds dans le plat aujourd’hui et elle veut calmer le jeu. — Elle a déjà tué – ou fait tuer – deux flics, expliqua Webster à Connors. A notre connaissance. Parfois, on sait ce que l’on ne peut pas encore prouver, ajouta-t-il avant qu’Eve puisse s’exprimer. J’y vais avec Eve. J’ai une tenue passe-partout dans ma voiture. Je serai invisible. — Je viens aussi en renfort, décréta Connors. Avec Webster. — Vous êtes marié avec Dallas, et Oberman le sait, souligna Webster. Elle ne parlera pas tant que vous serez dans les parages. — Elle ne me verra pas, n’est-ce pas ? Eve, dis à Webster pourquoi tu as choisi cet endroit. — Parce que c’est tout près, et parce que Connors en est le propriétaire. — Il y a une pièce derrière le bar, enchaîna Connors. Nous pourrons les observer sur moniteur. — Je suis déjà équipée, leur rappela Eve en se tapotant la poitrine. — Nous effectuerons une surveillance sur site, déclara Connors. Souhaitez-vous vous changer malgré tout, inspecteur ? — Oui, fit Webster. Au cas où je serais obligé de quitter l’arrière-salle. — Summerset va vous conduire dans une chambre. — Merci. — Tu exagères, gémit Eve dès que Webster fut sorti. — C’est une tueuse de flics. Tu es flic. Mon flic, rétorqua Connors. — Si vous avez l’intention de vous peloter, je coupe la communication, annonça Feeney. Nous te couvrirons d’ici, Dallas. — Autant m’étouffer tout de suite, tellement vous allez me couvrir. — Je me sens mieux, commenta Peabody. — Alors tout va bien. — Pendant que vous buvez votre verre, je vais demander à McNab de me rejoindre pour travailler ici. Eve haussa les épaules. — Tu n’as qu’à m’emmener, proposa Connors. Quand tu seras à l’intérieur, j’entrerai avec Webster par la porte de derrière. Nous profiterons du trajet pour nous raconter notre journée. — Tu ferais aussi bien de nous y conduire, dit Eve à Webster. — En fait, si tout se passe bien, j’ai un autre rendez-vous après. J’ai une vie en dehors du boulot, Dallas, précisa-t-il comme elle fronçait les sourcils. J’ai l’intention de la reprendre dès que possible. — Parfait. À ta guise. Connors se glissa dans le siège passager. — Qu’as-tu fait pour persuader Renée qu’elle te devait un verre ? — Je me suis débrouillée pour infliger une suspension de trente jours à Garnet – facile – et pour me fâcher dans son bureau, sous son nez. Du coup, elle est vexée, car elle est apparue comme incapable de contrôler un subalterne. — Je suppose que tu t’en es réjouie. — Oh, oui ! D’autre part, je suis allée dans le Bronx. Elle lui résuma sa conversation avec Allo. — Tu as confié cet aspect de l’enquête à Peabody à cause de sa mésaventure dans les vestiaires ? — En partie. Elle est méticuleuse, et j’ai besoin de réponses concernant Devin mais je n’ai pas le temps de m’y plonger pour l’instant. Pas de la manière qu’elle mérite, en tout cas. Si Peabody réussit à recueillir des éléments prouvant que Renée a donné l’ordre d’éliminer cet officier, ça pèsera davantage que l’incident dans les vestiaires. Il ne s’agit pas de se venger, mais de rendre justice à une collègue décédée en service. Peabody sera heureuse d’y avoir contribué. — C’est ce qui fait la différence entre un chef solide, intelligent et – bien que ce terme t’agace – sensible, et un chef obsédé par l’appât du gain. Eve aurait préféré qu’il emploie le mot « intuitive », mais n’en dit rien. — Comment est-il possible que personne n’ait rien vu ? À commencer par son père – mais j’imagine qu’il y a des moments où un père ne voit pas ou feint de ne pas voir. J’ai effectué une recherche sur le type qui a formé Renée. Il est nickel. J’ai l’impression que Marcus Oberman l’a mise exprès entre ses mains ; ils ont été partenaires pendant huit ans et ont à peu près le même âge. Mira a loupé le coche, Whitney aussi, de même que son capitaine, ses précédents lieutenants. Renée a bluffé tout le monde. — Elle n’a pas toujours été corrompue. — Tu parles ! s’emporta Eve. Elle n’a démarré son « business » qu’il y a quelques années, mais elle a toujours été pourrie. Sais-tu pourquoi elle ne s’est pas interposée entre Garnet et moi – alors qu’elle aurait dû le faire, pourrie ou pas ? Pourquoi elle ne l’a pas réprimandé ? Parce que le voir s’attaquer à moi l’a excitée. Elle aurait adoré qu’il me massacre sous ses yeux. Elle est assez futée pour comprendre que c’est inenvisageable, mais elle aurait applaudi des deux mains. J’ai semé le désordre dans son domaine et elle rêve de me regarder me vider de mon sang. — Et malgré cela, tu ne voulais pas de renforts ? — Elle fantasme, reprit Eve, mais elle ne peut pas se permettre de me toucher. Pas encore. Elle trouva une place à un pâté de maisons du pub, s’y gara. — Webster ayant une vie personnelle, tu vas devoir patienter jusqu’à ce qu’il ait trouvé une place. — Je vais d’abord accompagner ma femme à l’intérieur ou, du moins, le plus près possible. Une table en coin est réservée à ton nom. — Tu as posté des gorilles dans la salle ? — Ma chérie, murmura Connors en lui tapotant le menton. J’ai toujours des gorilles dans la salle. Après tout, c’est un pub irlandais. Le communicateur d’Eve bipa. — C’est Darcia. Tu n’as qu’à me surveiller d’ici. J’ai cinquante mètres à parcourir, je ne risque rien. Il ne put s’empêcher de sourire en la regardant sortir de la voiture. — Dallas, j’écoute ! — Bonjour ! J’espérais qu’on pourrait trouver un moment pour se voir. — Pourquoi pas maintenant ? suggéra Eve. Ou disons, dans trente minutes ? Au Pub O’Riley. Vous saurez trouver le chemin ? demanda-t-elle après lui avoir donné l’adresse. — Bien sûr. — Dites… en fait, j’y suis déjà. J’ai un autre rendez-vous – avec une collègue. Vous pourriez peut-être me rendre un service. — Volontiers ! — Ne vous approchez pas de ma table à moins que je ne vous fasse signe. Si je ne me manifeste pas, c’est que je ne suis pas encore tout à fait prête. Le moment venu, vous ferez comme si vous veniez d’entrer et que vous m’ayez aperçue – mais que notre rencontre était prévue. — Pas de problème. Allez-vous m’expliquer pourquoi ? — Un de ces jours. — Entendu. Je serai là dans une demi-heure. Eve rangea son appareil et pénétra dans le pub. Les clients bavardaient sur un fond de musique folklorique enregistrée. Dans quelques heures, des musiciens s’installeraient dans l’une des alcôves avec leurs instruments, pintes de bière à portée de main, pour jouer gigues et balades sentimentales. Les serveurs seraient débordés. Une petite rousse lui désigna une table pour deux. Eve se rappelait l’avoir croisée un soir lorsqu’elle était venue ici rejoindre Connors et deux de ses associés étrangers, en quête d’une ambiance irlando-new-yorkaise. — Je vous apporte quelque chose à boire, lieutenant ? s’enquit la jeune fille, un plateau calé contre la hanche. — Pas tout de suite, merci. Eve s’assit le dos au mur et scruta la foule : collègues de bureau venus se détendre après le travail, quelques touristes, un pauvre type qui essayait en vain de draguer deux gamines de vingt ans. Renée apparut. Elle avait troqué son tailleur de chef pour une robe noire qui mettait en valeur ses courbes et ses bras nus. Elle portait des escarpins carmin à bouts ouverts, exposant ses ongles peints de la même cou-leur. Ses longs cheveux blonds étaient détachés, et à la chaîne scintillant autour de son cou était suspendue une grosse pierre pourpre. Elle inspecta rapidement la salle, adressa un sourire amical à Eve et se dirigea vers elle. « Elle aime être au centre de l’attention, songea Eve, savoir que les hommes la reluquent et que les femmes se demandent qui elle est. » — Merci d’avoir accepté de me rencontrer, susurra-t-elle en prenant place. Je ne suis pas en retard, j’espère ? — Non. — Vous venez souvent ici ? C’est agréable, convivial. Sans prétention. Un bar pour les travailleurs. Eve s’interrogea : comment Renée aurait-elle réagi si elle lui avait fixé un rendez-vous au Bas-Fond ? — De temps en temps… Jolie tenue. Vous n’étiez pas obligée de vous pomponner pour moi, dit Eve en accrochant le regard de la serveuse. — Je dois retrouver mes parents tout à l’heure pour dîner. Avez-vous… Elle se tut tandis que la rousse arrivait. — Que prendrez-vous, mesdames ? — Un Pepsi sur glace, répliqua Eve. — Voyons, Dallas, laissez-vous aller ! s’exclama Renée avec un sourire radieux en secouant sa tignasse. Nous ne sommes pas en service. Et c’est moi qui régale. — Un Pepsi sur glace, répéta Eve. — Eh bien, moi, je veux une vodka Martini, sans glace, deux olives. — Je vous apporte ça tout de suite. La serveuse posa entre elles une coupelle de bretzels et s’éloigna. — Je m’apprêtais à vous demander si vous aviez déjà eu l’occasion de rencontrer mon père ? — Non. — Il faudra que je vous le présente. Vous vous entendriez à merveille. Nous devrions organiser un repas. Vous, votre mari, mon père et moi. J’aimerais beaucoup connaître Connors. Renée s’empara d’un bretzel, le cassa en deux, grignota. — Pourquoi ? — Comme mon père, il jouit d’une réputation sans faille, et sait mener ses troupes. Forcément, pour avoir si magnifiquement réussi. Ce doit être fascinant d’être mariée avec un homme aussi puissant et aux centres d’intérêt si… variés. Il parait que vous avez passé vos vacances en Europe cet été. — Vous voulez que je vous raconte mes vacances ? — Je ne vois pas ce qui nous empêche de bavarder amicalement. — Vous voulez la liste ? Renée poussa un soupir, se cala dans son fauteuil et continua de picorer son bretzel. — Nous sommes parties du mauvais pied et j’en suis en grande partie responsable. La mort de Keener m’a bouleversée et, je l’avoue, je défends mon territoire. Du coup, nous nous sommes querellées alors qu’il serait plus efficace et plus fructueux de travailler en tandem. Elle marqua une pause, le temps que la rousse leur serve leurs boissons. — Autre chose ? — Non, merci, répondit Eve. Renée leva son verre. — Si nous buvions à un nouveau départ ? Eve ne toucha pas au sien. — Si vous m’expliquiez ce que vous entendez par nouveau départ ? Dans l’arrière-salle, Webster observait l’échange. — Elle pousse Renée à bout. — Elle est douée pour cela, convint Connors. Elle va la remonter à bloc. Plus Eve rejettera ses ouvertures, plus Renée insistera. — La tactique est bonne. Garnet la harcèle d’un côté, Dallas la bloque de l’autre. Vous savez que Dallas essaie de forcer Renée à l’attaquer – à lui mettre Bix sur le dos. — Je connais parfaitement ma femme, répliqua Connors d’un ton appuyé. Webster fourra les mains dans ses poches. — Je croyais que ce problème était réglé entre nous. — J’ai du mal à m’empêcher de vous lancer une pique de temps en temps. Admirez le langage corporel : Eve, bien calée dans son siège, en recul. Désintéressée. Renée, légèrement penchée en avant. Elle déploie des efforts pour l’amadouer. Mais elle tape du pied sous la table. Elle est en colère. Connors jeta un coup d’œil à Webster et lui sourit. — Une bière, ça vous dit ? — Volontiers mais plus tard. Allez-y, si vous voulez. — Non, je vais attendre avec vous. Renée sirotait son cocktail. — Je vous présente mes excuses. J’aurais dû coopérer davantage avec vous sur l’affaire Keener. Il était mon indic depuis longtemps et si je l’ai peu utilisé ces derniers temps, nous avions un passé en commun. J’ai eu la sensation, dès le début, que vous me teniez à l’écart. J’ai réagi en conséquence. De toute évidence, vous et moi travaillons de façon très différente. Je regrette ce clash, j’aimerais qu’on l’oublie. Eve haussa les épaules, attrapa son verre. — Mon enquête m’obligera sans doute à vous solliciter de nouveau, à questionner les membres de votre équipe qui connaissaient Keener, qui traitaient avec lui. — Entendu. Mais je peux d’ores et déjà vous dire que ni moi ni mes hommes ne faisions souvent appel à lui. Si je l’ai conservé comme indic, c’est surtout par compassion. Il se droguait de plus en plus et ses informations étaient de moins en moins fiables. Il n’avait plus de contacts sûrs. — Dans ce cas, pourquoi l’a-t-on tué et a-t-on mis un tel soin à maquiller la scène en suicide ? — Je l’ignore. Avec un peu de chance, votre propre informateur pourra vous mettre sur une piste. Je souhaite que nous coopérions l’une avec l’autre sur ce dossier. Je vous communiquerai tout ce que je pourrai. Je veux être dans le coup, que vous me teniez au courant de l’évolution de l’enquête. — Je vous enverrai une copie de tout ce que j’estimerai opportun. — C’est un début. Visiblement satisfaite, Renée se jeta à l’eau — En ce qui concerne mon inspecteur. Dallas, sachez que quand Bix et Garnet ont pénétré dans cet appartement… c’est mal tombé. S’ils avaient su qu’il était mort et que vous étiez chargée de l’enquête, je vous promets qu’ils vous auraient prévenue. — Une chose m’intrigue. Si Keener n’avait plus de contacts, s’il ne vous fournissait que des renseignements sans intérêt, pourquoi votre inspecteur a-t-il pensé qu’il pouvait exister un lien entre l’affaire Geraldi et lui ? Au point de s’introduire en toute illégalité dans son domicile ? Je n’ai toujours pas eu de réponse à cette question. — Ils avaient un tuyau et, pour être franche, je suis d’avis qu’il était erroné. Je vous l’accorde, ils ont agi dans la précipitation. Du reste, je le leur ai reproché. S’ils m’avaient avertie avant, j’aurais pu leur annoncer que Keener était mort. Nous aurions évité ce malentendu. Je vous promets que cela ne se reproduira plus… A propos de Garnet… — N’en parlons plus. — Il le faut. Je suis son lieutenant. Il était dans son tort. Complètement. Il est inexcusable. — Parfait, nous sommes d’accord. Le sujet est clos, déclara Eve. — Êtes-vous toujours aussi intransigeante ? glapit Renée. Il s’est énervé. Vous le provoquiez, et il s’est énervé. Il a énormément travaillé sur le dossier Geraldi. Il était à vif, vous l’avez poussé dans ses retranchements. — Il a bien failli me renverser. — C’est regrettable. Vous avez mes dossiers, vous savez qu’il est sur le point d’aboutir. Je sollicite votre indulgence. Je vous demande de me laisser sanctionner mon subordonné comme je l’entends. Ne me dites pas qu’aucun de vos officiers ne s’est jamais emporté contre vous ou un supérieur. ` — Si l’un des membres de ma brigade se comportait ainsi, je rédigerais le rapport moi-même. Je ne chercherais pas à justifier son acte, encore moins à gémir que j’ai besoin de lui sur une enquête qu’il est incapable de mener efficacement vu son stress. Eve vit Darcia entrer dans le pub tandis que Renée fermait le poing sur la table. — Merde alors ! grommela Webster lorsque l’objectif de la caméra capta l’image de Darcia. Ça ne peut pas être une coïncidence. Connors haussa un sourcil, amusé par la réaction de Webster. — Ravissante, n’est-ce pas ? La brune sexy. Darcia Angelo, chef de la police d’Olympus. — Oui. Nous nous sommes rencontrés. — Vraiment ? fit Connors dont le sourire s’élargit lentement. De plus en plus intéressant. — Seigneur ! grogna Webster. Je crois que je vais avoir besoin de cette bière. Dans le pub, Darcia déambula jusqu’au bar, indiqua d’un signe de tête au serveur qu’elle ne prendrait rien pour l’instant. Elle se percha sur un tabouret et surveilla de loin la table d’Eve. — J’assume, lâcha Renée. Un peu tard. — Nom d’un chien, j’ai besoin de Garnet ! Vous l’avez provoqué, il a riposté. Il a eu tort et mérite une sanction. Je la lui infligerai. Deux semaines de congé sans solde dès qu’il aura clôturé cette enquête. Puis deux semaines à la paperasse. Tout ce que je vous demande, c’est de retirer votre requête de suspension. Eve changea de position, s’inclina vers Renée. — Vous ne manquez pas de culot. Vous étiez là, vous n’avez pas bougé alors que votre homme m’insultait, me menaçait, m’a même frappée. Et vous voulez lui donner une tape sur la main… lorsque cela vous arrangera ? Vous me faites miroiter un éventuel dîner avec votre père pour me flatter, comme si j’allais me confondre en remerciements. Garnet est une tête brûlée, il n’a aucun respect pour l’autorité. Y compris la vôtre. Personne ne se comporte ainsi avec moi sans s’en mordre les doigts. S’il était sous mes ordres, je le virerais. — Il ne l’est pas. — Exactement. Eve haussa les épaules et envoya un signal discret à Darcia. — Garnet est votre problème. 13 — Le commandant n’est pas le seul à qui je peux m’adresser, déclara Renée. — Parlez-en à qui vous voudrez, rétorqua Eve en consultant sa montre d’un air ennuyé. Garnet mérite cette suspension. Je la maintiens. Hé Darcia ! Celle-ci s’immobilisa à leur table avec un sourire radieux. — Dallas. Désolée, j’arrive trop tôt ? Je ne veux pas vous déranger. — Non, vous êtes pile à l’heure. Chef Angelo, lieutenant Oberman. Le lieutenant et moi avons fini. — Pour l’instant. Sa rage palpable, Renée se leva, tourna le dos sans saluer Darcia et s’éloigna au pas de charge, ses talons aiguilles cliquetant sur le sol. Darcia suivit des yeux cette sortie théâtrale et se tourna vers Eve en papillonnant des cils. — Aïe ! Aïe ! Aïe ! Aurais-je commis une bévue ? — Non, c’est moi – et l’alcool. Asseyez-vous. Accordez-moi juste une seconde. Eve sortit son communicateur et joignit Feeney. — Elle s’en va. Je te conseille de baisser le volume si tu ne veux pas que tes tympans explosent. — C’est noté. Eve rangea son appareil et sourit. — Et voilà. — Et voilà, en effet. Vous l’avez mise en colère et vous en avez rajouté un zeste en lui laissant croire que vous aviez deux rendez-vous simultanés. — Le hasard a fait que vous m’avez contactée à temps. — Elle n’a même pas fini son cocktail ! — La pauvre, railla Eve. Elle faisait signe à la serveuse de venir débarrasser quand elle aperçut Connors et Webster qui émergeaient de l’arrière-salle. — Je suppose que nous allons avoir besoin d’une table plus grande. — Ah ? s’enquit Darcia en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Oh ! ajouta-t-elle d’un ton qui éveilla instantanément la curiosité d’Eve. Connors ! Quel plaisir ! Inspecteur. — Chef. Le regard d’Eve passa de Webster à Darcia. — Ah ! marmonna-t-elle. — Nous allons nous déplacer, annonça Connors, une lueur espiègle dans les prunelles. Vous pouvez boire votre bière si vous y tenez, Webster, mais il me semble que l’occasion se prête davantage à la bouteille de vin que j’ai pris la liberté de commander. — Excellente idée, approuva Darcia. Elle se leva, pivota vers Webster. — Voyons, un lieutenant du département de police de New York surveillé par la DDE, un membre du BAI sur la scène. Le hasard m’a conduite à interrompre une mission officielle, apparemment. J’espère que cela ne vous pose pas de problème. — Aucun, assura Webster en lui tirant une chaise à la table pour quatre. — Nous avons apprécié le spectacle, confia Connors en s’installant aux côtés d’Eve. — Je suis arrivée pour le final, mais je crois avoir suivi l’intrigue. Vous vous intéressez à ce lieutenant Oberman. Dallas étant de la partie, j’en déduis qu’il s’agit d’un meurtre. Elle inclina la tête de côté avant de poursuivre : — Je vote pour un junkie mort. Don étant présent, cela signifie que le BAI est aussi sur le coup. « Don ! répéta Eve intérieurement. Doux Jésus ! » — Nous ne pouvons rien vous dévoiler, murmura-t-elle. — Je comprends. Mais de toute évidence, cette femme vous déplaît. Remarquez, j’ai adoré ses chaussures. A ce propos, j’en ai acheté trois paires dans cette boutique fabuleuse que vous m’avez recommandée hier, Dallas. — Pourquoi ? demanda Eve en se penchant vers elle. Sincèrement. J’ai toujours eu envie de savoir ce qui pouvait pousser un être humain à s’offrir plusieurs paires de chaussures à la fois. — Si je dois l’expliquer, ce n’est plus drôle du tout. — Comment avez-vous passé la journée ? intervint Connors tandis que la serveuse leur apportait quatre verres et une bouteille de vin rouge. — Shopping – je ne résiste pas à la tentation. Et deux heures dans le Metropolitan Museum – une merveille. J’ai déjeuné tard, ajouta-t-elle en souriant à Webster. Un sourire lumineux, nota Eve. Connors goûta le vin, hocha la tête avec satisfaction. — Vous avez des projets pour la soirée ? — Une comédie musicale à Broadway. Je m’en réjouis d’avance. Si vous acceptez un verre de vin, c’est que vous n’êtes plus en service ? — On dirait, marmotta Eve. Pour l’instant. — Tant mieux. Darcia se tourna légèrement et se pencha pour embrasser Webster sur la joue – un baiser léger et doux comme un rayon de soleil filtrant à travers les feuilles d’un palmier. — Bonjour. Il sourit comme un idiot – de l’avis d’Eve. — Bonjour. Eve se ratissa les cheveux. — C’est carrément bizarre. — Je trouve ça délicieux, fit Connors, qui ajouta en levant son verre : Aux nouvelles amitiés. Connors prit le volant pour rentrer à la maison. — Tu boudes, ma chérie ? — Non. Je réfléchis. J’ai beaucoup de soucis. « Bouder, elle ? songea-t-elle. Quelle connerie. D’ailleurs, à propos de conneries… » — Qu’est-ce qui leur prend de se lancer dans une relation ? Ils ne vivent même pas sur la même planète ! — L’amour finit toujours par triompher. — L’amour ? Seigneur ! Ils se connaissent depuis cinq minutes ! — Plus longtemps que cela, visiblement. — Bon, d’accord, une journée. Et les voilà complètement retournés, ils déjeunent ensemble, ils vont au théâtre. S’ils n’ont pas encore couché ensemble, je parie que c’est prévu au menu après le spectacle. Connors ravala un rire et lui adressa un sourire pseudo-compatissant. — Serais-tu jalouse de voir ton ex s’éprendre d’une autre ? — Certainement pas ! Je n’ai jamais été amoureuse de lui. C’est lui qui en pinçait pour moi. Tu sais pertinemment que je ne… Elle se tut, laissa échapper une sorte de grognement. — Tu l’as fait exprès pour me désarçonner. — Irrésistible. J’ai trouvé qu’ils formaient un couple superbe – ils paraissent heureux. — Peu importe. J’ai besoin de Webster sur mon enquête. Elle va aboutir rapidement. Mais pendant ce temps, il s’amourache d’une femme qui ne lui convient pas du tout, vu leur situation. — Voilà qui me ramène dans le passé. — Quoi ? — Comment deux personnes qui ne se conviennent pas du tout, vu leur situation, sont tombées passionnément amoureuses alors que tu devais concentrer tous tes efforts sur une affaire difficile. Il lui prit la main et la porta à ses lèvres. — L’amour a triomphé. Et justice a été rendue. Difficile de le contredire. — Tout de même, admets que c’est bizarre. — Je pense que les possibilités se présentent souvent de manière inattendue, et que ce que l’on en fait, ce que l’on est prêt à risquer pour les saisir peut changer la vie et la rendre encore plus belle. Tu as changé la mienne. — Il ne s’agit pas de nous. — Si tu avais suivi la logique, a grha, si tu avais obéi à la petite voix dans ta tête qui te disait « non, ce n’est pas raisonnable », tu ne m’aurais jamais ouvert la porte. — Tu l’aurais défoncée. — Sans aucun doute, car je suis tombé fou amoureux dès le premier instant. Mais je me demande ce qui se serait passé si tu m’avais refusé ton cœur et n’avais écouté que ton cerveau. De nouveau, il lui embrassa la main. — Nous nous sommes trouvés. Nous nous sommes reconnus – deux âmes perdues – envers et contre tout. Les choix que nous avons effectués à cette époque nous ont amenés jusqu’ici. Et ici, encore maintenant, ses caresses, le son de sa voix la bouleversaient. — Je les apprécie tous les deux. Et, d’accord, je me sens vaguement coupable envers Webster pour n’avoir pas décelé à temps l’intensité de ses sentiments. Et parce que tu y as rajouté ton grain de sel en lui bottant les fesses. — Ah ! Que de bons souvenirs ! Elle leva les yeux au ciel et s’efforça vraiment de ne pas sourire. — Ce qui me tracasse, c’est que j’imagine mal comment ça va pouvoir marcher entre eux. Si ce n’était qu’une aventure sans lendemain, une idylle de vacances, parfait. Mais ce n’est pas ce que j’ai vu en les observant. — Une aventure sans lendemain, pourquoi pas ? Toutefois, je suis d’accord. Ce qu’ils éprouvent l’un pour l’autre est très fort. Ils sont adultes, Eve, ils sauront s’en arranger. En attendant, j’ai pris plaisir à cet interlude. . — Sauf qu’à présent, lui va au spectacle alors que moi, je vais me remettre au boulot. — Tu crois qu’il néglige son devoir ? — Non, soupira-t-elle. Il maîtrise la situation. Je m’énerve pour rien. — Peut-être que cela te réconfortera si je te dis combien ce fut divertissant – voire excitant – de te regarder pilonner Renée. — Peut-être. L’exercice m’a amusée. Je serai comblée quand je l’aurai arrêtée. Ils descendirent de la voiture, et Connors lui attrapa la main avant qu’elle atteigne les marches du perron. — Viens avec moi. — Ah, non ! Je dois… — Te promener avec moi par une magnifique soirée d’été. L’amour est dans l’air, lieutenant. — En d’autres termes, m’observer dans le rôle de la garce t’a incendié les sens. — Oh, oui ! Quand nous rentrerons, nous travaillerons, mais pour l’instant, savourons cette brise délicieuse et le bonheur d’être ensemble. Sur un buisson, il cueillit une fleur – dont Eve ignorait le nom – et la lui glissa derrière l’oreille. Loin d’être ridicule, le geste lui parut attendrissant, et elle ne protesta pas. Ils marquèrent une pause devant le cerisier qu’elle l’avait aidé à planter en mémoire de sa mère. — Il est superbe, murmura Eve. — Oui. Grand et fort. Au printemps prochain, il fleurira de nouveau et nous l’admirerons ensemble. Cela compte énormément pour moi. — Je sais. — Elle est convaincue que tu m’as épousé pour le pouvoir… Renée. C’est ce qu’elle aurait fait. Pour elle, pouvoir et argent vont de pair. — Elle se trompe. Je t’ai épousé pour le sexe. Il sourit. — J’en suis conscient, et je m’efforce d’être à la hauteur. Ils déambulèrent jusqu’à un verger constitué d’une douzaine d’arbres aux branches alourdies par le poids des pêches. — Ce sont celles que Summerset met dans sa tarte ? — Summerset est un traditionaliste, commenta Connors qui cueillit un fruit mûr à souhait. Tiens, goûte. Eve ne se fit pas prier. — C’est délicieux. Très sucré. — Il songe à planter quelques cerisiers. — J’adore la tarte aux cerises. Connors s’esclaffa, mordit à son tour dans la pêche. — Dans ce cas, je vais lui donner le feu vert. L’air sentait l’été, les fruits mûrs et les fleurs, l’herbe était d’un vert éclatant. Main dans la main, ils se déambulèrent tranquillement, Eve se félicitant de posséder tout ce qu’elle avait envié de l’enfance de Renée. — Tu vois cet endroit ? s’enquit Connors en désignant une étendue de verdure. J’envisage d’y creuser un bassin. Pas trop grand. Avec des nénuphars et des saules pleureurs. — D’accord. — Non, murmura-t-il en laissant courir sa main dans son dos. Qu’en penses-tu ? Tu es ici chez toi, Eve. Elle examina l’espace, dubitative. — Et avec ces drôles de poissons ? — Des carpes ? Oui, pourquoi pas ? — Ils sont laids mais intéressants. Elle se tourna vers lui. — Tu voyages moins qu’avant. Tu pourrais surveiller les travaux – mais uniquement si tu en as envie. — J’ai davantage de raisons de rester à la maison qu’autrefois. Je m’en réjouis. Jour après jour. — J’ai changé ta vie. Tu as changé la mienne. Je m’en réjouis. Jour après jour. L’idée du bassin me plaît. J’aimerais qu’on installe un banc sur lequel on pourrait s’asseoir pour contempler les poissons moches mais intéressants. — Entendu. Elle noua les bras autour de son cou, posa sa joue contre la sienne. « L’amour finit toujours par triompher », songea-t-elle. — J’ai ignoré la logique, souffla-t-elle. Je n’avais pas le choix. Tu m’étais aussi indispensable que l’air que l’on respire. J’avais beau me raisonner, je voulais respirer. J’avais déjà été aimée. Webster croyait être épris de moi, même si je ne m’en suis pas rendu compte. J’ai vécu d’autres formes d’amour avec Mavis, avec Feeney. Aujourd’hui, j’ai assez de recul pour savoir qui j’étais et me féliciter de les avoir connus. Paupières closes, elle se blottit contre lui. — Mais je n’imaginais pas tout ce qu’il y avait à découvrir, tout ce que je pourrais devenir, avant toi. Avant toi, il n’y avait personne avec qui me promener le soir dans le jardin, m’asseoir sur un banc au bord d’un bassin. Personne, insista-t-elle en s’écartant légèrement pour plonger son regard dans celui de Connors. Il réclama ses lèvres avec délicatesse, leur laissant le temps de se fondre dans ce baiser, dans l’instant. Dans la tendresse. Tout en douceur, comme la peau de la pêche qui s’échappa des mains d’Eve tandis qu’ils s’allongeaient sur le sol. Tout en sérénité, comme les bruissements de l’air imprégné des parfums d’été. Elle caressa la joue de Connors, traça le contour de sa mâchoire. Comme ce visage lui était précieux ! Chaque regard, chaque coup d’œil, chaque sourire, chaque froncement de sourcils. La première fois qu’elle l’avait vu, quelque chose avait remué en elle. Et tout ce qu’elle avait refoulé pour survivre jusque-là avait commencé à lutter pour se libérer. L’amour frémit à travers tout son corps, la joie aussi. Elle s’abandonna, lui offrant son cœur, son corps, se mouvant contre lui comme en une valse élégante. Ce soir, songea Connors, elle n’était plus une guerrière, juste une femme avec une fleur dans les cheveux et un regard débordant d’amour. Une femme qui le bouleversait jusqu’au tréfonds. — A grha, chuchota-t-il. Il fit courir ses lèvres sur son visage tout en murmurant des mots en irlandais. Des mots absurdes qu’elle ne pouvait pas comprendre, qu’elle ne pouvait que sentir. — Oui, chuchota-t-elle. Tu es à moi. Elle écarta les pans de sa veste, dénoua sa cravate, sourit. — Toujours tant de vêtements. Il commença à la déshabiller. — Toujours armée. — Désarme-moi, répliqua-t-elle en levant les bras. Sans la quitter des yeux, il lui ôta son harnais, déboutonna son chemisier, dénuda sa poitrine à la lueur du couchant. Il explora sa peau soyeuse, ses seins fermes, et elle poussa un soupir de contentement. Puis il baissa la tête, mordilla les pointes dressées de ses seins, les dégusta, lui arrachant des gémissements de plaisir. De ses doigts habiles, il déboucla sa ceinture, et la respiration d’Eve s’accéléra, anticipant la suite. Centimètre par centimètre, il la dévêtit, ses mains, ses lèvres, sa langue la saturant de sensations. Éblouie, grisée, elle se cambra vers lui, s’obligeant, comme lui, à prendre son temps pour le dévêtir, à goûter, à déguster. Elle le réduisait à néant, pensa Connors. Elle y parvenait toujours. Elle avait ce don. Auprès d’elle, il se sentait à la fois faible et fort. L’amour était un cadeau partagé. Lorsqu’il s’enfonça en elle, le cadeau fut doux et tendre. De nouveau, elle lui caressa la joue.. De nouveau, il vit l’amour emplir son regard. Jusqu’à l’envol. Elle demeura immobile et silencieuse un long moment, savourant le poids de son corps sur le sien, lui caressant les cheveux. — C’était une promenade fort agréable, décréta-t-elle enfin. — Marcher est excellent pour la santé. Elle s’esclaffa. — Je me sens en pleine forme. Et je meurs de faim. — Moi aussi, avoua-t-il avec un sourire en se redressant. Tu es resplendissante, mon Eve chérie, nue dans le soleil couchant. — Si tu m’avais dit ça il y a quelques heures, je t’aurais envoyé paître. Mais je ne suis plus énervée, j’en déduis donc que c’était un exercice sain. Elle s’assit, tendit le bras pour ramasser son chemisier, arrondit les yeux en apercevant le dispositif camouflé entre ses seins. — J’avais complètement oublié ce truc ! — j’espère que tu l’avais coupé, sans quoi Feeney et/ou McNab se seront offert un divertissement imprévu. — Je l’avais éteint en quittant le pub. Mais tout de même, je ne suis pas censée oublier sa présence. — Tu étais occupée à marcher. Lorsqu’ils se furent rhabillés, ils regagnèrent la maison, main dans la main. — Je parie que tu mangerais volontiers une pizza. — Ce serait plus simple. J’ai des recherches à approfondir et je veux faire le point avec Peabody. En outre, tu ne m’as pas encore soumis ton rapport concernant l’aspect financier. — Nous y viendrons. — Un problème ? — Il n’y en aurait pas eu si tu m’avais autorisé à procéder à ma façon. J’ai gratté la surface, mais je ne peux pas éplucher les sous-couches si je suis menotté, Eve. — Si tu te sers de ton matériel non enregistré, j’aurai les données, mais je ne pourrai pas les exploiter. — Pourtant, cela simplifierait la tâche. — Excuse-moi. Je te croyais plus malin. Il s’immobilisa, étrécit les yeux, l’air contrarié. — Je sais pertinemment que tu vises mon ego. Bien joué. Je peux me passer de mon ordinateur clandestin. Il existe des méthodes, mais ce sont néanmoins les miennes. Si je me limite aux tiennes, cela pourrait prendre des semaines. Je suis conscient des frontières à ne pas franchir. Si tu n’as pas confiance en moi, tu n’as qu’à t’en occuper toi-même. Elle lui adressa une grimace dans le dos pendant qu’il ouvrait la porte. Une réaction puérile, mais qui la réconforta. — Si j’ai la preuve que Renée, Garnet ou Bix détiennent des comptes secrets, je pourrai confier cette partie de l’enquête à Webster et au BAI. Lui aussi est paralysé. — Alors déparalyse-nous, bordel ! — Inutile de te fâcher. Ils entrèrent, passèrent devant Summerset et commencèrent à gravir l’escalier. — Je ne suis pas flic, lui rappela Connors. — Alerte les médias. — Attention, lieutenant. Je ne suis pas flic, répéta-t-il, et j’en ai assez qu’on me demande de faire des miracles tout en respectant la frontière que tu m’imposes. Ce fut au tour d’Eve de s’emporter. — Je l’ai déjà déplacée. Souvent. Et tu le sais. — Déplace-la encore. — J’ai toujours peur de ne plus me rappeler où je l’ai laissée. — Tu serais amnésique que tu ne l’oublierais pas. Qui plus est, moi, je le sais. Elle ouvrit la bouche pour riposter, la referma. — Tu as raison. Je… je suis piégée. Si j’avais les infos, je pourrais les transmettre officiellement à Webster et au BAI. Si le BAI pouvait ouvrir une enquête, il trouverait ces putains d’infos. J’essaie de trouver un compromis, et toi, tu me dis que tu ne peux pas fonctionner selon mes critères. J’ai du mal à comprendre pourquoi, mais… — Je le peux, protesta-t-il, visiblement vexé. Simplement, ce sera plus long. Veux-tu que je t’explique pourquoi ? enchaîna-t-il d’un ton faussement aimable. — Laisse tomber. Débrouille-toi comme tu veux, mais je t’en supplie, évite d’utiliser ton matériel non enregistré. — Entendu. Je ferai de mon mieux. D’accord ? – D’accord. Il se balança d’un pied sur l’autre, l’examina. — Voilà une dispute qui tourne court. — Sans doute parce que nous sommes encore sous l’effet de notre petite promenade. — Tu as raison. Mets-toi au boulot. Je programme la pizza. Elle s’approcha de ses tableaux, les contourna, les étudia. Elle réorganisa plusieurs des photos autour de celle de Renée, inclina la tête, réfléchit. — Il faut que je sorte, annonça-t-elle lorsqu’il revint avec le plat. Elle se précipita vers lui, se servit une part de pizza. — Aïe ! Chaud ! — Où allons-nous ? — Toi, tu ne vas nulle part. Moi, je vais avoir une conversation avec l’une des flics de la brigade de Renée. Je doute qu’elle soit impliquée dans cette affaire. Renée ne travaille pas avec les femmes. Elle les intimide ou elle les élimine. — Elle n’a pas réussi à t’effrayer. — Oui, et ça l’irrite. Elle sera d’autant plus déçue quand elle se rendra compte qu’elle ne peut pas se débarrasser de moi. Strong, inspecteur Lilah, continua Eve. J’ai eu un pressentiment à son sujet quand j’ai posé le pied dans leur salle commune, je veux le confirmer. Je dois la voir seule à seule. — Tu pourrais emmener Peabody. — Non, je ne veux pas l’inquiéter. Pendant ce temps, tu pourras faire joujou avec tes machines sans que je t’embête. — Entendu. Tu brancheras le dispositif. — Oui, tout sera enregistré. C’est une nouvelle recrue, mais au bout de six mois, si elle est un vrai flic, elle aura flairé l’arnaque. Je vais lui offrir une chance d’en parler. — Et si elle la refuse ? — J’aurai perdu mon temps. Mais mon instinct me dit… — Dans ce cas, file. « Et reviens, ajouta-t-il en silence. Reviens-moi vite. » — Je serai là dans deux heures maximum. Elle l’embrassa, mais il sentit qu’elle avait déjà l’esprit ailleurs. Il resta un moment à contempler la pizza à peine entamée tout en tripotant le bouton qu’il conservait toujours au fond de sa poche. « La confiance est une rue à double sens », se rassura-t-il. Qu’elle agisse à sa manière. Lui agirait à la sienne. Eve repéra la filature en moins de cinq pâtés de maisons. Certes, ils n’étaient pas malins, mais elle avait un avantage sur eux : la caméra haute technologie que Connors avait installée dans son véhicule. Ils circulaient à bord de voitures de fonction standard. Eve en conclut deux choses. La première : elle avait inquiété ou exaspéré Renée au point que cette dernière n’avait pas hésité à envoyer des hommes à ses trousses. La seconde : Renée n’était pas encore assez inquiète ou exaspérée pour embaucher une équipe plus efficace. Eve lança l’enregistrement. — Je suis suivie par deux bagnoles du département. Franchement, ils me prennent pour une idiote ? C’était insultant. Elle cita les marques, modèles et numéros de plaques d’immatriculation, puis requit un zoom sur chacun avant d’effectuer une recherche de routine. Le véhicule à cinquante mètres derrière elle était affecté à l’inspecteur Freeman. Celui qui la doublait pour faire le tour du pâté de maisons et prendre le relais était affecté à l’inspecteur Ivan Manford. — On va t’ajouter à la liste, Manford. Et maintenant, on va rigoler un peu ! Elle bifurqua dans la Cinquième Avenue, accéléra, s’élançant délibérément vers les embouteillages. Elle feignit à deux reprises de se faufiler, vit Freeman la dépasser. Prévoyant son coup, elle se glissa entre un Rapid Taxi et une limousine étincelante, appuya sur le champignon et grilla le feu rouge. Manford laisserait à Freeman le soin de réagir jusqu’à ce qu’il puisse se remettre en position. Mais cela poserait un problème, car Freeman avait viré vers l’ouest. Eve se mit en mode vertical, survola une voie puis, dans une cacophonie d’avertisseurs, tourna vers l’est, faisant une queue-de-poisson à un camionneur qui la gratifia d’un doigt d’honneur. Elle ne pouvait guère lui en vouloir. Alternant entre mode vertical et mode horizontal, elle repartit vers l’ouest. — Vous vous mordez la queue, pauvres imbéciles, murmura-t-elle. En général, elle préférait se garer dans la rue, mais cette fois, elle opta pour un parking au prix exorbitant situé à deux pâtés de maisons de l’immeuble de Strong. Elle se glissa entre deux énormes 4 x 4 et enclencha la sécurité. Renée serait furieuse. Eve se trouvait dans un quartier populaire. Les passants y étaient nombreux, et toutes les tables en terrasse, serrées comme des sardines devant des cafés minuscules ou des bars à sandwichs, étaient occupées. Quelques boutiques étaient encore ouvertes dans l’espoir d’attirer les résidents trop accaparés par leur travail pour dépenser leur salaire dans la journée. Profitant de l’entrée d’un livreur, elle pénétra dans le hall. Il s’arrêta au deuxième étage tandis qu’Eve grimpait jusqu’au troisième, poursuivie par des odeurs de nouilles sautées au poulet. Devant la porte de l’appartement de Strong, elle perçut ce qui ressemblait à une poursuite en voiture. L’inspecteur regardait un film. Enfermée chez elle à double tour. Levant les yeux, Eve repéra l’œil noir d’une minicaméra. Ainsi, Strong prenait des précautions. Mlle était suffisamment intelligente pour vouloir protéger les siens. Eve n’allait pas tarder à découvrir quelle sorte de flic elle était vraiment. Elle frappa. 14 Eve entendit les jappements d’un petit chien, puis le glissement d’un verrou, le cliquetis d’une serrure. L’homme qui apparut devant elle était imposant – épaules massives, jambes comme des troncs d’arbre, biceps de maçon. Il lui adressa un sourire amical. — Bonsoir. Que puis-je pour vous ? — Je cherche l’inspecteur Strong, répondit Eve avant de porter le regard sur la vesse-de-loup munie de dents qui dansait à ses pieds. Lieutenant Dallas, du département de police de New York. — Elle ne mord pas, la rassura-t-il. Elle veut juste vous donner l’impression qu’elle est féroce. Il se pencha pour la ramasser. — Chut, dit-il au chien. Lilah ! Un flic pour toi ! — Oui ? Lequel ? Strong tendit le cou derrière son mari. — Lieutenant Dallas ! — Inspecteur. Puis-je entrer ? — Euh… bien sûr. Visiblement prise de court, Strong scruta la pièce comme on le fait quand des visiteurs se présentent à l’improviste et que la maison est en désordre. De fait, celle de Strong était impeccable, et la salle de séjour sobrement meublée, mais confortable. — Tic, je te présente le lieutenant Dallas, brigade criminelle du Central. Tic Wendall. Tic lui tendit une main de la taille d’une côte de bœuf et serra la sienne avec une délicatesse qui lui rappela Leonardo, le chéri de Mavis. Des hommes démesurés aux manières de gentlemen. — Enchanté. — De même. Désolée d’interrompre votre soirée. Inspecteur, peut-on discuter quelques minutes ? — Je vais promener Raiponce, suggéra Tic. Vous serez plus tranquilles. Au mot « promener », la chienne se tortilla et lui lécha le visage avec allégresse. Il la posa par terre. — Va chercher ta laisse ! Le minuscule chien s’éloigna, surexcité. — Merci, Tic. — Pas de problème. Il s’empara d’un sachet en plastique sur la console et quand Raiponce revint, sa laisse entre les crocs, il l’attacha à son collier rose incrusté de brillants. — À tout de suite, dit-il en déposant un baiser sur la joue de Lilah. Eve attendit qu’il soit parti. — Vous avez baptisé Raiponce cet animal du calibre d’un rat bien nourri ? — Raiponce appartient à Tic. Cette boule de poils doit son nom à l’héroïne d’un conte allemand. Il l’emmène partout avec lui – y compris au boulot. — Que fait-il ? — Il est avocat. Fiscaliste. – Je l’aurais imaginé rugbyman. — Tic n’a pas l’instinct d’un tueur. C’est l’être le plus doux que je connaisse, et je doute que vous soyez ici pour me parler de mon homme. — En effet. Pouvons-nous nous asseoir ? — Bien sûr. Strong éteignit l’écran mural, lui indiqua un fauteuil et, d’un signe de tête, les bouteilles sur la table basse. — Tic fabrique sa propre bière. En voulez-vous ? — Pourquoi pas ? En acceptant, Eve lui montrait que sa visite n’avait rien d’officiel. Elle s’assit, but une gorgée. — Elle est délicieuse, déclara-t-elle. Strong s’installa sur le canapé, mais demeura tendue. — Que me voulez-vous, lieutenant ? — Vous savez que j’enquête sur un homicide relatif à votre équipe ? — Ça n’a rien d’un secret. — Avez-vous eu l’occasion de rencontrer ma victime ? Keener ? — Je n’ai jamais eu ce plaisir. — Vos collègues lui ont-ils fichu la paix parce qu’il était l’indic de la patronne ? — Possible. Personnellement, je n’ai jamais eu de raison de le houspiller. — Vous passez l’essentiel de votre temps derrière un bureau. L’expression de Strong demeura neutre. — On abat pas mal de boulot derrière un bureau. — Exact. Toutefois, vous êtes un flic de terrain, inspecteur, et, d’après vos évaluations précédentes, vous êtes fiable. Du coup, je m’interroge : pourquoi votre lieutenant a-t-il jugé bon de vous confier la paperasserie ? — Il faudrait lui poser la question. — C’est à vous que je la pose. Strong secoua la tête. — Si vous croyez que je vais me plaindre de mon lieutenant, vous risquez d’être déçue. Tout le monde sait qu’Oberman et vous êtes en mauvais termes. Vous voulez des ragots ? Ce n’est pas mon truc. — Vous n’appréciez pas la manière dont elle dirige la brigade. Je ne vous oblige pas à me dévoiler quoi que ce soit. Je me contente d’énoncer mes observations. Vous détestez être confinée au Central alors que vous seriez plus efficace dans la rue. Vous trouvez absurdes toutes ces conneries – les costards-cravates, les chaussures cirées, l’attitude de vos collègues qui reflète celle du chef, exclut toute originalité, tout esprit d’équipe. Vous lui reprochez ses réunions à huis clos, ses défilés de mode quotidiens. Vous lui en voulez de se comporter davantage comme un P-DG que comme un flic. Ce n’est plus sa brigade, c’est son royaume perso, et une étape vers le grade de capitaine. Comme Strong demeurait silencieuse, Eve ajouta : — Une dernière chose : je ne connais pas un homme dans ma brigade qui écouterait sans broncher un autre flic m’éreinter comme je viens de le faire avec votre patronne. Strong haussa les épaules. — Je ne suis sûrement pas la seule dans cette ville à ne pas aimer son supérieur. — Certes, mais en plus de ne pas l’aimer, vous n’éprouvez aucun respect pour elle. Elle en est consciente. C’est une des raisons pour lesquelles vos évaluations sont en chute libre depuis que vous avez rejoint sa brigade. Un tressaillement trahit la colère de Lilah. — Comment êtes-vous au courant ? — J’ai mes sources. Oberman n’est pas seulement un mauvais flic. Elle a les mains sales. Strong fixa le mur en face d’elle. — Vous l’avez senti, enchaîna Eve. Vous avez flairé le pot aux roses. Vous vous étonnez des résultats des pesées. — S’ils étaient falsifiés, on l’aurait questionnée. — Pas quand elle a quelqu’un pour la couvrir aux Biens confisqués, à la comptabilité. Vous avez de l’expérience, des contacts. Mais à qui confie-t-elle les affaires d’envergure ? Bix ? Garnet ? Marcell ? Manford ? Manford et Freeman ont tenté de me suivre jusqu’ici. Le regard de Strong revint sur Eve.. — Ne vous inquiétez pas, je suis plus futée qu’eux. Ils ont essayé parce que, aujourd’hui, Oberman s’est enfin rendu compte que je n’allais pas jouer son jeu. Elle a commencé par me tenir à l’écart. Ça n’a pas marché. Désormais, elle cherche à me faire taire. Elle a donc besoin de savoir où je vais et pourquoi. Eve sortit son Palm, ouvrit un fichier, tendit l’appareil à Strong. — Voici ma victime. Lilah étudia la photo de la scène du crime. — Quelle fin, murmura-t-elle. — Bix l’a éliminé. Sur ordre d’Oberman. D’un geste brusque, Lilah rendit le mini-ordinateur à Eve et se leva. — Nom de Dieu ! — J’en ai la confirmation. J’ai un témoin qui a surpris une conversation entre Oberman et Garnet. Ils parlaient de business, d’argent sale. — Merde ! Merde ! Merde ! Lilah posa les mains sur l’étroit comptoir qui séparait le salon de la cuisine. — Elle a bâti cette organisation au fil des ans, poursuivit Eve en se levant à son tour. Elle se sert de la réputation de son père. Sexe, pots-de-vin, menaces, ruse –, tout est bon. Y compris descendre d’autres flics. Lilah se pétrifia. — Pas elle, directement – je doute qu’elle ait les tripes. Bix apparaît comme son arme principale. Toutefois, elle en a d’autres. Marcell et Freeman ont tendu une embuscade à l’ancien coéquipier de Marcell. L’inspecteur Harold Strumb. Je démontrerai aussi que Renée Oberman est responsable de la mort de l’inspecteur Gail Devin qui a servi brièvement sous son commandement. Elle était un peu comme vous. Si Oberman ne réussit pas à chasser les flics qui lui sont inutiles ou qui deviennent un peu trop curieux, elle les élimine. Lilah ravala sa salive. — Vous ne pouvez rien prouver de tout cela. Sinon, elle serait en cage. — Je le prouverai. Comptez sur moi. Son équipe comporte huit personnes. Garnet, Bix, Freeman, Marcell, Palmer, Manford, Armand – en voilà sept sur douze que je soupçonne d’être ses complices. Vous n’en faites pas partie. Qu’en est-il des quatre autres ? — Vous voulez que je cafte sur mes camarades, ma patronne ? — Combien de flics faudra-t-il qu’elle tue avant que quelqu’un l’arrête ? s’emporta Eve. Vous savez qu’elle est corrompue, Lilah. Vous avez protesté quand je l’ai dit, mais vous n’étiez pas surprise. — Je ne peux rien affirmer. Non, je n’aime pas la manière dont elle dirige sa brigade. Beaucoup de choses me déplaisent. Mais j’ai travaillé dur pour entrer au Central. Je veux y rester. Dans six mois, je demanderai ma mutation dans une autre division. Si je le fais maintenant, je passerai pour une incapable. Lilah saisit sa bouteille de bière, la frotta sur son front pour le rafraîchir. — Je veux exercer mon métier, savoir que je me lève chaque matin pour la bonne cause. Si elle me note mal, tant pis. Je tiendrai le coup derrière mon bureau pendant un an s’il le faut, parce que je sais que, tôt ou tard, je ferai ce pour quoi j’ai été formée. Qui me soutiendra, lieutenant ? Qui me fera confiance si je trahis les miens ? — Bien. Merci de m’avoir reçue. — C’est tout ? s’étonna Lilah. — Je ne vous forcerai pas à aller contre votre instinct. Le mien m’a conduite jusqu’ici. Si je me suis trompée, si quoi que ce soit revient aux oreilles d’Oberman, je saurai par quel biais. Sinon, je n’ai rien à vous reprocher. Je regrette que vous restiez sur vos positions, mais je le conçois. Je ne peux rien vous promettre. Je ne peux pas vous assurer que si vous coopérez avec moi, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes par la suite. Je ne peux pas vous promettre que vos collègues vous taperont dans le dos. — Je m’en fiche éperdument. — Pas du tout, rétorqua Eve. Pas plus que moi. Parce que, dans la police, on se serre les coudes. Merci pour la bière. — Asserton n’est pas dans le coup. Eve, qui avait rejoint la porte, marqua une pause, pivota vers Lilah. — Pourquoi ? — Elle ne lui confie que des tâches de merde, du genre conférences dans les écoles, endosser le rôle du gentil flic. Sa place est dans la rue. Il ronge frein. Sa femme a eu un bébé il y a quelques mois et, pour lui, ces missions, ces horaires sont plus pratiques. Mais il commence à s'impatienter. Je sais qu’il envisage de demander sa mutation. Il m'apporte en douce des photos de son gosse. Il hait Oberman. — D'accord. Lilah poussa un soupir, pressa les doigts sur ses tempes. — Si Manford est dedans, Tulis l'est aussi. Ces deux-là sont inséparables. Tulis prend son pied à harceler les prostituées pour obtenir des passes gratuites. Un jour, il a voulu me peloter dans la salle de pause. — Osera-t-il recommencer ? Lilah esquissa un sourire qui disparut aussitôt. — Il a reçu mon poing dans la figure et j'ai immédiatement rapporté l'incident à Oberman. Résultat des courses : Manford a juré avoir assisté à la scène, que Tulis ne m'avait pas touchée, que j'avais mal réagi à une plaisanterie salace. — Avec Tulis, ils sont huit. — Brinker ménage ses efforts en attendant d'atteindre ses vingt ans de service. Il projette de travailler ensuite dans une société privée de gardiennage, histoire de se tourner les pouces jusqu'à la retraite. D'après moi, il est trop flemmard pour s'intégrer dans l'opération de la patronne. Quant à Sloan, elle garde la tête haute et la bouche fermée. Elle veut un poste administratif. Elle a été sérieusement bousculée cours d'une altercation avec deux dealers l'an dernier. Elle y a perdu ses tripes. — Cela arrive. — Elle a peut-être des soupçons, mais je ne pense pas qu'elle soit impliquée. Oberman se méfie d'elle. — Je suis de cet avis. Toutes ces informations me sont utiles. Lilah s'assit, se frotta le visage. — Elle possède un portable jetable. Un jour, j'ai entrouvert la porte de son bureau avant qu'elle ne m'invite à entrer et elle était en pleine conversation. Elle en a fait tout un plat — à croire que je l'avais surprise en train de s'envoyer en l'air avec le commandant. Elle laissa retomber les mains sur ses genoux. — Je crois qu'elle a une cachette dans son bureau. « Intéressant », se dit Eve, qui le suspectait aussi. — Qu'est-ce qui vous incite à le croire ? — La plupart du temps, elle ferme sa forteresse à double tour. Si j'ai pu pousser la porte ce jour-là, c'est uniquement parce que Garnet venait de sortir et qu'elle n'avait pas eu le temps de fermer à clé. Les stores sont systématiquement baissés. Mais je ne serais pas étonnée qu'elle ait placé des mouchards dans la salle commune. « Elle veut pouvoir voir sans être vue », conclut Eve. — Au début, reprit Lilah, j'ai eu deux super-tuyaux. Avant que je puisse intervenir, elle m'a confié une mission merdique. Les deux fois où je lui ai annoncé que j'étais sur une piste sérieuse, elle m'a donné l'ordre de passer le ballon à Garnet. Une fois, je veux bien. Deux, non... Même topo pour Asserton. Le jour où il a eu un tuyau, elle lui a filé un dossier débile. Je suis presque sûre que la salle de pause est aussi surveillée. C’est là qu’Asserton m’a montré la photo de son gosse, juste après la naissance. Dix minutes plus tard, Oberman le convoquait pour lui rappeler qu’il était interdit d’apporter des objets personnels au boulot. — Accepterait-il de me rencontrer ? Asserton ? — Je suppose que oui. Mais… je sais qu’il voudra bien me parler. Nous déjeunons ensemble de temps en temps. Il est le seul de l’équipe avec qui je me sens à l’aise. — Vérifiez bien avant de vous lancer. Ne discutez pas au Central. Évitez les conversations téléphoniques et les messages électroniques. Voyez : vous en tête à tête dans un lieu où vous avez la certitude que personne ne pourra vous entendre. — Vous l’avez déjà innocenté. Vous ne vous contenteriez pas uniquement de mon avis pour me donner le feu vert. — Si vous aviez refusé, c’est vers lui que je me serais tournée. Mais vous venez de confirmer mon opinion le concernant. Pour ce qui est de Brinker, restons prudentes – les gens qui font mine de ne rien voir sont souvent ceux qui voient tout. — Je l’imagine mal dans les filets d’Oberman. — Possible. Cela dit, il est entré dans la brigade pratiquement en même temps qu’elle. Personne ne résiste aussi longtemps à moins d’être de mèche avec elle ou de lui être utile autrement. Sloan sera vraisemblablement blanchie parce que Oberman rechigne à travailler avec des femmes – mais nous n’en sommes pas encore là. Sloan a subi un coup dur. Les coups durs vous persuadent parfois de jouer le jeu. — Pouvez-vous me dire où vous en êtes de votre enquête ? — J’espère accéder à de nouvelles données ce soir – demain au plus tard – pour faire pencher la balance de mon côté. Vous pouvez laisser passer vingt-quatre heures avant d’approcher Asserton. — Je préfère. Tout ça est lourd à porter, avoua Lilah. Il a un nouveau-né. On pourrait peut-être repousser un peu l’échéance. — Fiez-vous à votre jugement. Dès que je disposerai de tous les éléments pertinents, j’avertirai le BAI. — Merde ! — Ils vont vous interroger. Lilah ferma les paupières, hocha la tête. — Je rêve d’être flic depuis l’enfance. Mon frère… Vous avez lu mon dossier, j’imagine, vous êtes donc au courant, fit-elle en rouvrant les yeux. — Oui. — J’ai travaillé dur pour en arriver où je suis. Je voulais pouvoir agir afin d’éviter à une mère d’avoir le cœur brisé, à une sœur de se demander encore et encore si elle aurait pu sauver son frère. La lueur féroce dans ses prunelles rappela Mme Ochi à Eve. — Chaque fois que je prends mon insigne, c’est pour cette raison. Même si je ne me pose pas la question. — Cela explique en grande partie notre vocation, observa Eve. Lilah poussa un soupir. — Possible. Je ne me suis pas engagée pour nager dans la boue, lieutenant. — Elle exploite la mère, la sœur, le frère de quelqu’un chaque fois qu’elle empoche – la came, le fric – et chaque fois qu’elle traite une affaire. Soyez-en sûre, inspecteur, pour elle, l’insigne est synonyme de bénéfices. — Si je peux vous aider à l’épingler ainsi que ses complices, je le ferai. — J’aimerais que vous soyez mes oreilles et mes yeux au sein de la brigade. Observez, écoutez. Voici ma carte. Si vous souhaitez me contacter, utilisez un portable ou une cabine publique. Pas la peine de prendre des risques. Vous avez mon numéro personnel. — Lieutenant ? lança Lilah tandis qu’Eve ouvrait la porte. J’étais au courant – du moins de certaines choses. Au fond de moi, je savais, mais je ne suis pas intervenue. — A présent, c’est chose faite. Satisfaite de cette conversation, Eve emprunta des chemins détournés pour rentrer chez elle, l’œil rivé sur son rétroviseur. Personne ne la suivit mais, lorsqu’elle ralentit devant le portail, elle s’aperçut qu’elle était attendue. La voiture traversa vivement la route, lui bloquant le passage, et Eve dut enfoncer la pédale de freins. La fureur l’envahit, mais elle eut la présence d’esprit d’enclencher son enregistreur alors que Garnet descendait de son véhicule en claquant la portière. Il était seul, nota-t-elle en braquant ses caméras pour s’assurer qu’aucun autre véhicule ne traînait dans les parages. Pas question de se laisser piéger devant chez elle ! Garnet voulait-il une nouvelle confrontation ? Pourquoi pas ? Ça pourrait se révéler intéressant. Elle le rejoignit. — Vous n’avez rien à faire chez moi, Garnet. Soyez malin. Remontez dans votre voiture et fichez le camp. — Pour qui vous vous prenez, bordel ? Vous croyez avoir le droit de débarquer dans mon service pour me malmener ? Vous croyez pouvoir me mettre dans le collimateur du BAI ? Ainsi, Webster l’avait titillé. Il avait ajouté de l’huile sur le feu qu’elle avait allumé. — Il me semble que je suis votre supérieure, répondit-elle d’un ton froid, prête à se défendre contre un individu non seulement furibond mais sans doute sous l’influence d’un petit remontant. — Vous n’êtes rien. N’importe qui peut épouser un type friqué et en profiter pour gravir les échelons. Vous n’êtes qu’une pute de plus arborant un insigne. — Je n’en demeure pas moins votre supérieure, Garnet. Si vous continuez, je vais doubler la durée de votre suspension. — Il n’y a que vous et moi, espèce de garce, grommela-t-il en posant les mains sur ses épaules pour la pousser. Vous n’allez pas tarder à découvrir que j’en ai rien à foutre des galons. — Touchez-moi encore, Garnet, et vous pourrez renoncer à votre insigne pour de bon, l’avertit-elle, sachant qu’elle le poussait à bout. Vous êtes drogué. Vous avez confronté, menacé et agressé un officier supérieur une fois de plus. Montez dans votre voiture et décampez si vous ne voulez pas que je vous inculpe. — Allez vous faire foutre ! Il la gifla. Elle le laissa faire. Puis, comme il avançait sur elle, elle le gratifia d’un coup de poing dans la face. — Non, je vous en prie. Allez-vous faire foutre ! Surpris, il recula d’un pas. Un filet de sang jaillit au coin de sa bouche. — Et maintenant, dégagez ! aboya-t-elle. Il chargea, lui frôla le bras. Eve comprit tout de suite qu’elle pourrait le dominer. Il était plus grand qu’elle, mais sa rage le rendait négligent. Elle le frappa de nouveau en pleine figure. – Bas les pattes, putain de merde ! Derrière elle, elle perçut le rugissement d’un moteur. Et devina que Connors dévalait l’allée à vive allure. « Il est temps que cela cesse avant que quelqu’un soit gravement blessé », songea-t-elle. Au même instant, elle vit Garnet esquisser un mouvement. D’instinct, elle leva la jambe et la pointe de sa bottine heurta l’avant-bras de son adversaire. L’arme qu’il venait de dégainer lui échappa, rebondit contre les grilles en fer forgé. — Vous avez perdu la tête, murmura-t-elle, sincèrement sidérée. Vous êtes complètement cinglé. Comme pour le prouver, il se rua sur elle. Le portail s’ouvrit. Une portière claqua, un bruit de pas suivit. — C’est bon ! cria Eve tandis que Connors se penchait pour ramasser le pistolet. Je maîtrise la situation. — Dans ce cas, je te conseille de le virer avant que je m’en charge. Garnet, la lèvre écarlate, l’œil gauche déjà enflé, porta le regard de l’un à l’autre. — Je n’ai pas dit mon dernier mot, siffla-t-il avant de regagner son véhicule. Je vous enterrerai, espèce de salope ! Sur ce, il grimpa à bord et démarra en trombe. — Tu le laisses partir ? — Pour le moment. J’attends de voir ce qu’il va faire. Il pète les plombs. Je vais rédiger un rapport – toute la scène est enregistrée grâce à ton engin magique et à celui de Whitney. Si tout se passe bien, ils iront le chercher demain, l’inculperont pour agression avec arme. Cela devrait suffire pour l’inciter à négocier, à dénoncer Renée. — Tu aurais pu profiter de l’occasion pour l’arrêter, observa Connors en lui tendant le pistolet. Mais tu ne veux pas d’un marché. — Exact. Je veux qu’ils tombent tous, et avec un peu de chance, je les coincerai demain. Mais lui coller mon poing dans la figure m’a fait du bien, admit-elle en faisant jouer ses phalanges égratignées. Connors lui souleva le menton, lui caressa la bouche du bout du doigt. — Tu saignes. Elle éteignit l’enregistreur. — Je l’ai laissé placer un coup. Ce salaud pourra se munir de tous les avocats du monde, les preuves sont là : il a frappé le premier. Le rat est pris au piège, point à la ligne. — Je regrette que tu te serves si souvent de ton visage comme d’un outil d’investigation. J’y suis très attaché. Elle sourit, grimaça de douleur. — Tu devrais y être habitué. Merci d’être venu à la rescousse. Il te faudrait un chapeau blanc. Les gentils s’habillent en blanc, non ? — Le noir me sied davantage. — Rentrons. J’ai un ripou à révoquer et une arme, dont je parie qu’elle n’est pas enregistrée, à signaler. — Sacrée journée ! commenta Connors. Elle était loin d’être terminée. Après un repas interminable couronné par un sermon de la part de son père, Renée Oberman n’était pas d’humeur à découvrir Bill Garnet arpentant le palier devant son appartement. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre qu’il s’était fourré dans le pétrin et venait s’en plaindre auprès d’elle. — Rentre chez toi, Bill. Mets-toi de la glace sur le visage. Il lui agrippa le bras alors qu’elle glissait sa carte-clé dans la fente de contrôle. Elle s’y attendait, mais ne s’en libéra pas moins d’un geste nerveux. — Ce n’est pas le moment. — Je m’en contrefous. Il ouvrit la porte, la poussa à l’intérieur. Outrée, elle pivota vers lui. — Ne me touche plus jamais ! — J’en ai assez, Renée, j’en ai plus que marre d’obéir à tes ordres. A cause de toi, je suis suspendu. — Tu es le seul responsable de ce qui t’arrive. Tu as perdu le contrôle et ton comportement à cet instant le prouve. Je t’ai dit que je m’en occupais. — Alors, bordel, qu’est-ce que tu attends ? aboya-t-il, rouge de colère. Il craquait littéralement. Renée opta pour un mélange de compréhension et de lassitude. — Je fais de mon mieux. Je suis allée en personne voir cette garce pour défendre ta cause. Et ce soir, j’ai dû m’abaisser à demander à mon père d’intervenir. — Il va le faire ? — Il en discutera avec Whitney demain. Cependant, Renée savait qu’il ne s’opposerait sous aucun prétexte à la décision du commandant. Saint Oberman lui avait clairement annoncé la couleur. Elle se détourna, fonça vers la cuisine. Elle sortit une bouteille de whisky d’un placard, deux gobelets en cristal d’un autre et versa deux doigts d’alcool dans chacun. Son père ne la soutiendrait pas et elle se demandait pourquoi elle continuait à se persuader qu’il finirait par céder. Toutefois, elle arbora une expression neutre en se tournant vers Garnet. Vu son état, inutile de le mettre au courant. — Bois un coup et calme-toi. — Qu’elle m’ait suspendu, je ne l’avale pas, et je refuse d’être privé d’une part du gâteau Geraldi. Je te détruirai, Renée. — Compris. Et… qui t’a cogné ? Il avala son whisky d’un trait. — Putain de salope ! Elle dut poser son verre, car sa main tremblait de rage. — Es-tu en train de me dire que tu as eu un accrochage avec Dallas ? Bordel de merde, Garnet, tu l’as pourchassée et frappée ? Encore ? — Elle le méritait. Le BAI renifle autour de moi – j’en ai eu vent. Cette pouffiasse m’a mis les Affaires internes sur le dos, et quand j’en aurai fini avec elle… Le BAI ? Renée reçut la nouvelle comme une gifle – et une menace grave pour son business. Putain de Garnet ! Putain de Dallas ! — Nom de Dieu ! Je suis entourée d’idiots. Je demande à Freeman et à Manford de la suivre et elle les sème en cinq minutes. Ensuite, tu lui cours après ? Comment as-tu… La colère l’étranglait. Elle reprit son souffle. — C’est Freeman. Il t’a dit qu’elle était sortie. Qu’as-tu fait, Bill ? Ne me dis pas que tu t’es rendu chez elle ? — Cette maison qu’elle a obtenue en faisant la pute, cracha-t-il. Et alors ? Ce sera sa parole contre la mienne, et Freeman m’appuiera. Il jurera que j’étais avec lui toute la soirée. Tout s’écroulait autour d’elle. Ah, les hommes ! Plutôt mourir que les laisser anéantir tout ce qui lui appartenait, tout ce pour quoi elle avait travaillé. Ce qu’elle avait bâti. Ce qu’elle possédait. Elle se détourna, tenta de se ressaisir. Attrapant son gobelet, elle prit une décision. — Bien. Nous réglerons le problème. Nous allons nous débarrasser d’elle. — Il était temps ! — J’ai besoin de réfléchir à un plan. Va retrouver Freeman, arrangez-vous pour être vus. Ensuite, tu rentreras chez toi et tu patienteras. J’essaierai de pondre un stratagème ce soir afin de l’éliminer une bonne fois pour toutes. — Je veux participer. Je veux la descendre. — Entendu, mais il me faut un peu de temps pour tout mettre en place. Deux heures, voire trois. Va boire un coup avec Freeman dans un bar. Après cela, retourne chez toi et attends. — Si on ne fait pas le ménage ce soir, je m’en chargerai personnellement. A ma manière. — Ce ne sera pas nécessaire, rétorqua-t-elle en lui prenant son verre des mains. Va-t’en ! — Un de ces jours, Renée, tu me donneras un ordre de trop et tu le regretteras. Il s’en alla tout de même. Elle emporta le gobelet dans la cuisine et le jeta délibérément dans l’évier où il se fracassa. — Quel abruti ! À cause de lui tout partait à vau-l’eau. Keener s’était tiré avec le fric ? Merci Garnet. S’il n’avait pas bâclé sa mission, elle n’aurait pas Dallas sur le dos. Elle ne serait pas obligée de courber l’échine devant son père. Garnet était devenu un boulet. Se ressaisissant, elle s’offrit une deuxième dose d’alcool. Plongée dans ses réflexions, elle tourna en rond dans le salon de l’appartement qu’elle avait décoré avec soin, beaucoup de goût, et un budget réduit – elle n’était pas stupide, contrairement à la plupart des gens qui travaillaient pour elle. Quant à sa propriété en Sardaigne, c’était une autre histoire. Là, elle pouvait s’adonner au luxe, s’acheter œuvres d’art, bijoux, vêtements – tout ce dont elle avait envie. Et elle disposait d’une armée de droïdes hautement sophistiqués pour entretenir le tout. Personne ne l’en priverait, encore moins un ex-amant qui avait pété les plombs et perdu tout attrait. Le moment était venu de prendre le taureau par les cornes. Elle récupéra son communicateur jetable contacta Bix sur le sien. — Vous êtes seul ? — Oui. — Tant mieux. Bix, je crains d’avoir un gros souci, et il n’y a qu’à vous que je puisse m’adresser. Il ne souffla mot, se contentant de la regarder dans les yeux via l’écran. — Que voulez-vous que je fasse, lieutenant ? 15 Ayant rapporté oralement à Whitney l’incident avec Garnet, Eve rédigea son compte rendu en y annexant l’enregistrement. — Quand tu auras fini, peut-être seras-tu curieuse d’apprendre ce que j’ai fait pendant que tu te bagarrais. — Il me guettait quand… Elle se leva, enfonça l’index dans la poitrine de Connors. — Tu as coincé Renée. — Elle, pas tout à fait, mais j’y suis presque. Il me faut encore un peu de temps pour serrer le nœud de la corde. En revanche, je peux déjà vous offrir – à toi ou au BAI – Garnet sur un plateau. Eve se rassit et sourit bien que sa lèvre fût douloureuse. — Je t’aime. — Excellente nouvelle. Tu pourras me le prouver en me comblant de câlins. — Nous avons baisé il y a quelques heures à peine. — Non, nous avons fait l’amour, et je parie que les anges en ont sangloté d’émotion. En guise de récompense pour avoir réussi cette mission au prix d’une sacrée migraine à force de respecter au mieux les limites imposées, je veux du sexe. Du sexe débridé avec des costumes, des accessoires et une intrigue fascinante. — Tu es exigeant, camarade. — Et j’en suis fier, riposta-t-il en lui présentant un disque. Il possède des biens dans les îles Canaries sous le nom de Garnet Jacoby – Jacoby étant le nom de jeune fille de sa grand-mère. Quel amateur ! — Quel genre de biens ? — Une maison sur un terrain d’un hectare, estimée à environ cinq millions et demi de dollars. Jacoby l’a payée en espèces. Sur sa pièce d’identité, il se dit entrepreneur, de nationalité britannique. Il possède aussi deux véhicules et un bateau. Un yacht, pour être précis. Jacoby a quelques années de moins que Garnet, les yeux verts et non bruns. Sa première et unique épouse est morte au cours d’un tragique accident d’escalade. — Comme c’est triste ! — Il a un compte en banque confortable sous ce nom et un autre, plus modeste, sans doute une cagnotte en cas d’urgence, sous celui de Jacoby Lucerne – la rue dans laquelle il a vécu enfant. Lucerne est australien. A eux trois, Garnet, Jacoby, Lucerne valent environ soixante millions de dollars. Pas mal, vu son salaire de flic. — Quand je pense qu’il m’a traitée de pute, murmura Eve. Connors se percha sur le bord de son bureau. — Je serais désolé que ça t’ait blessée. — Pas du tout. Ça m’a juste… énervée. — Bien. — Renée ? — C’est plus complexe. Elle est plus intelligente, et beaucoup plus futée que Garnet. Je crois pouvoir l’épingler, mais j’ai deux ou trois éléments à vérifier. Tu ne me demandes pas comment je me suis procuré ces infos ? — Non. Tu m’as dit que tu avais respecté au mieux la loi, je te crois. Navrée pour la migraine. — J’ai pris un antalgique. Je t’ai aussi dégoté des renseignements sur Bix. Non sans mal. Je me permettrai donc d’exiger les déguisements. Bix n’est pas forcément plus malin que son copain, mais il a nettement mieux couvert ses arrières. — Passionnant. — En effet. Il ne dépense pas son fric, il l’empile. Il a plusieurs comptes, sous divers noms et une palette de nationalités. Il est propriétaire d’un chalet dans le Montana qui vaut une fraction du montant que son coéquipier a consacré à sa résidence secondaire. Et un 4 x 4. Il collectionne les armes sous différents alias afin de ne pas éveiller de soupçons. L’un dans l’autre, il dissimule un véritable arsenal. Mais rien de clinquant. — Pour lui, ce n’est pas une question d’argent mais de hiérarchie. — J’ai progressé sur les, autres. Cependant, il m’a semblé que ces trois-là t’intéresseraient plus particulièrement. — Tu as eu raison. Et sur Brinker ? — Brinker, répéta Connors en étrécissant les yeux. Ah, oui ! Lui, c’est le petit château à Baden-Baden – d’après moi, il a voulu retrouver ses racines –, le manoir dans le Surrey et trois maîtresses. — Trois ? Pas étonnant qu’il se tourne les pouces au boulot. Il est épuisé. Sur ce point, l’instinct de Lilah l’avait trompée. — Asserton ? Sloan ? — Rien pour l’instant et j’ai peu d’espoir. — Normal. Mets-les de côté, insiste sur les autres. On servira Garnet au BAI demain, assaisonné d’une charge supplémentaire pour son caprice de ce soir. Il est cuit. Tes infos épicent le plat. — Astucieuse, ton analogie. Mais j’imagine que tu ne voudras pas le servir sans garniture. Renée, par exemple. — Ce serait meilleur, avoua-t-elle avant d’agiter la main. Arrêtons de parler bouffe. Je préférerais la serrer avant d’appréhender Garnet. Elle et les autres. Mais ce n’est pas une nécessité absolue. Il la dénoncera si je l’y pousse, et finira ses jours derrière les barreaux de toute façon. Si tu en as assez pour ce soir, laisse tomber. — Au risque de passer pour une mauviette ? — Ne m’oblige pas à sourire. C’est douloureux. — Je vais continuer un moment. Si possible, je programmerai l’ordinateur pour qu’il achève la tâche pendant que nous dormirons. — Je dois contacter Webster. — Eve, dit Connors tandis qu’elle s’emparait de son portable, il est avec Darcia. — Oui, et alors ? Je veux qu’il… Elle se tut, fronça le nez. — Tu crois qu’ils sont en train de s’envoyer en l’air ? — Devine ? Oui. Très probablement. — Je préfère ne pas y penser. Je sais à quoi il ressemble quand il fait l’amour. Connors lui tapota le crâne. — À quoi bon me le rappeler ? Cette fois, elle pressa les doigts sur sa lèvre, car elle était incapable de ravaler son rire. — Je dis ça comme ça. Tu es tellement plus beau. — Ma chérie, tu es adorable. — Bon, je vais lui laisser un message. Je veux toute l’équipe ici à 7 heures demain matin. Bix passa chercher Garnet à 1 heure du matin. — C’est pas trop tôt ! grogna Garnet. — Le lieutenant a mis un peu de temps à tout mettre en place. On ne peut pas se permettre la moindre erreur. Dallas et toi avez eu une altercation. Il ne faudrait pas que ça te retombe dessus. — Freeman me couvre, répliqua Garnet, le ressentiment jaillissant de tous ses pores. Si Oberman avait fait son boulot, on n’en serait pas là. Bix ne dit rien, mais l’observa à la dérobée. — C’est Dallas qui t’a mis dans cet état ? Garnet s’empourpra – de colère et d’humiliation. — Elle n’est pas jolie-jolie non plus. Cette salope m’a donné un coup de poing. Le mensonge lui venait si facilement – comme un peu plus tôt lorsqu’il avait raconté sa « mésaventure » à Freeman – qu’il en arrivait presque à le croire lui-même. — Elle a braqué son arme sur moi et m’a menacé de me confisquer mon insigne. D’aller voir Oberman ensuite, ajouta-t-il car il connaissait la loyauté de Bix envers leur supérieure. Elle est jalouse de Renée, voilà le problème. Cette chienne veut la faire tomber, semer la zizanie. Si elle continue, toute l’opération va s’écrouler. On sera tous dans le pétrin, — Je m’en doute. — C’est quoi, le plan ? — La patronne va utiliser un faux indic qui va filer un tuyau à Dallas – un gros, en rapport avec Keener. Dallas est pressée de clôturer l’affaire pour discréditer Oberman. Donc, on lui jette l’appât, on l’attire sur la scène du crime. — Parfait, approuva Garnet en inhalant une petite dose de remontant. Et l’info, c’est quoi ? — Je n’ai pas posé la question. Pas la peine. Si Oberman a dit qu’elle attirerait Dallas sur les lieux, elle le fera. Nous, on se charge du reste, et basta. — Dallas risque de prévenir le Central, argua Garnet. En tout cas, elle va sûrement joindre sa coéquipière. — Et alors ? — Ouais… On les descend toutes les deux, déclara Garnet avec enthousiasme. Pourquoi pas ? Ce serait encore mieux si on avait quelqu’un à qui faire porter le chapeau – Keener et les deux salopes. — La patronne y travaille, répondit simplement Bix en se garant le long du trottoir. — Dallas est à moi, décréta Garnet en tapotant l’étui de son couteau accroché à sa ceinture. Ne l’oublie pas. — Si tu y tiens. — Tu m’as apporté un calibre ? Elle m’a piqué le mien. — Nous verrons tout ça à l’intérieur. Bix demeura muet tandis qu’ils, parcouraient la courte distance les séparant de l’édifice abandonné. Il se doutait qu’on les avait repérés, mais il y avait peu de chances pour qu’on les aborde. Les gens l’approchaient rarement – sa corpulence les en décourageait. Dans le cas contraire, il agirait en conséquence. Il avait des ordres, une mission. Il suivrait les ordres et accomplirait sa mission. Il fit sauter les scellés, déverrouilla la porte. — Il fait aussi noir que dans une tombe. Ça pue encore plus que la dernière fois, constata Garnet en sortant sa lampe-stylo de sa poche. Le lieu idéal. Le faisceau de lumière balaya les lieux tandis qu’il cherchait le meilleur endroit pour exécuter sa proie. — Je veux qu’elle me voie la découper en morceaux. Bix ne dit pas un mot. Il se contenta d’agripper les cheveux de Garnet, de lui tirer la tête en arrière, et de lui trancher la gorge. Rideau. Il s’apitoya vaguement quand Garnet s’écroula dans un gargouillis de sang. Il ne l’avait jamais beaucoup apprécié, mais ils avaient été coéquipiers. Puis il glissa le passe-partout dont il s’était servi pour entrer dans la main de Garnet, plongea celle-ci dans sa poche. Il récupéra son portable jetable, son portefeuille, les glissa dans un sac avec le couteau. Il s’en débarrasserait ailleurs. Il s’empara du paquet de cette poudre dont Garnet était devenu un peu trop friand, trempa le pouce et l’index du mort dedans pour qu’il y ait davantage de traces, puis le fourra à son tour dans le sac. Cela ressemblerait plus ou moins à ce que c’était : Garnet était venu à un rendez-vous et celui-ci avait dégénéré. Son meurtrier avait emporté ses objets de valeur et l’avait abandonné sur place. Bix se redressa, nettoya le sang qui maculait ses mains enduites de Seal-It, puis sortit en laissant la porte ouverte, tel un homme qui fuirait une scène de crime. Il attendit d’être dans la voiture pour contacter Oberman. — La voie est libre, lieutenant. Elle hocha la tête – elle n’en attendait pas moins de lui, apparemment – et le félicita. Merci, inspecteur. N’oubliez pas de vous débarrasser de l’arme avant de vous rendre chez Garnet et d’en emporter tout ce qui doit l’être. — Reçu cinq sur cinq. Pendant que Bix effectuait un détour pour verser le contenu du sachet dans le fleuve, Connors entrait dans le bureau d’Eve. Elle commençait à décrocher. S’il lui faisait une prise de sang maintenant, l’analyse révélerait un niveau effroyable de caféine. — Marcia Anbrome. Elle leva la tête, cligna des yeux. — Qui ? En effet, elle était à bout de forces. — Accorde-toi un moment de repos, suggéra-t-il. — Qui diable est Marcia Anbrome ? Laisse-moi finir ce… Merde ! Tu l’as trouvée ? « Ouf ! songea Connors. Elle est de retour parmi nous. » — Je veux mettre un ruban autour du paquet-cadeau, c’est pourquoi j’ai lancé une vérification automatique, mais je suis à peu près sûr de moi. — Anbrome… c’est… comment dit-on, déjà ?… un anagramme. Oberman, Anbrome. Marcia, Marcus. Un testament ou le doigt dans l’œil de son père. — Je suppose que Mira aura beaucoup à dire. Il vint vers elle, mit son ordinateur en mode automatique en ignorant ses protestations. — Tu as une réunion dans moins de six heures. Elle possède une villa en Sardaigne, enchaîna-t-il en hissant Eve sur ses pieds. Et un appartement à Rome. Son passeport est suisse. Un faux d’une qualité remarquable, ajouta-t-il en l’entraînant vers la chambre. Elle a dû le payer une coquette somme. J’ai déterré quatre propriétés et des comptes en banque d’une valeur de plus de deux cents millions de dollars. Je la soupçonne d’en avoir caché d’autres ici ou là. — Je ne comprends pas. Si elle a accumulé autant de biens, pourquoi ne se prélasse-t-elle pas en Sardaigne ? Pourquoi persiste-t-elle à viser ses galons de capitaine, voire de commandant ? Pourquoi s’acharne-t-elle au boulot alors qu’elle pourrait lézarder sur une plage, les doigts de pied en éventail ? — Ce n’est pas à moi qu’il faut poser ces questions. — Au contraire ! rétorqua Eve en s’asseyant sur l’accoudoir du canapé pour enlever ses boots. Et je connais la réponse. C’est l’adrénaline, le défi, le business. Quand on peut empocher deux cents millions de dollars, pourquoi ne pas viser le double ? Elle ne s’arrêtera jamais. Elle a ça dans le sang. — Ayant exploré sa vie – ou plutôt, ses vies – je serais enclin à être d’accord. Elle endosse régulièrement le rôle de Marcia. Elle a une navette privée à Baltimore et se rend en Sardaigne une ou deux fois par mois. En général, elle y séjourne une partie de l’hiver, et parfois aussi pendant l’été. Mais elle passe le plus clair de son temps ici à diriger son opération. Or ici, elle vit précisément dans son budget. Un peu trop. Elle paie ses factures à réception et n’achète rien. Pas le moindre objet de luxe. J’en conclus que lorsqu’elle s’offre un petit plus, ce sont des espèces. — C’est une méticuleuse, ce qui signifie que sa comptabilité doit être très détaillée. Strong la soupçonne d’avoir une cachette dans son bureau. Je parie qu’elle y enferme une copie de ses registres ainsi qu’une autre dans son appartement. Ainsi, elle est sûre d’avoir le contrôle. Elle les sort de temps en temps pour les étudier sous le portrait de son père. Eve enfila une nuisette et se coucha. — On en revient toujours au même point. Le fric rime avec le pouvoir, et inversement, elle maîtrise les deux et pousse les portes pour en obtenir toujours davantage. Le sexe est un outil. Son insigne lui permet de pousser lesdites portes. Les meurtres ne sont que des dommages collatéraux. Connors se glissa près d’elle dans le lit et l’attira contre lui. — J’en ai connu d’autres comme elle. Je les ai même exploités à l’occasion, encore que, jusqu’à une époque récente, je préférais éviter complètement les flics. — Nous sommes plus nombreux qu’eux. Il faut que je m’en souvienne. — Sachant comment vous travaillez, ce que vous risquez et sacrifiez jour après jour, je suis en mesure de te confirmer qu’un bon flic vaut au moins douze ripoux. A présent, essaie de lâcher prise. Tu seras mieux à même de te battre si tu es reposée, conclut-il en effleurant ses lèvres d’un baiser. — Tu as renoncé à cette existence pour moi. Tu avais déjà pris tes distances par rapport à ce genre d’activité quand nous nous sommes connus, mais tu as laissé tomber le reste pour moi. — C’était plus ou moins un hobby. Comme collectionner les pièces de monnaie. Elle n’était pas dupe. — Je ne l’oublie pas, murmura-t-elle avant de sombrer dans le sommeil. Son communicateur bipa à 4 h 20. Elle le chercha à tâtons en lâchant un torrent de jurons. — Dallas. — Lieutenant. Ici l’inspecteur Janburry du un-six. Désolé de vous réveiller. — Alors pourquoi le faites-vous ? — J’ai un corps sur votre scène de crime. Votre nom apparaît sur les scellés. — Du côté de Canal Street ? — Exact. J’ai le macchabée sous les yeux, lieutenant, mais je tenais à vous avertir. D’autant que la victime était en mission. Son estomac se contracta. — Son identité ? demanda-t-elle, mais elle connaissait déjà la réponse. — Garnet, inspecteur William. Brigade des Stups du Central. — Arrêtez tout en attendant mon arrivée. Je pars tout de suite. Ne touchez pas au corps. - — Entendu. Je suis chargé de cette enquête, lieutenant. Je ne vous ai pas informée pour vous repasser le bébé. — Je comprends, et j’apprécie votre démarche. À tout de suite. Elle jeta l’appareil sur sa table de chevet, se leva et se mit à arpenter la pièce. — Je lui ai tendu un piège ; Renée réagi au quart de tour. Bordel de merde ! J’aurais pu l’inculper. J’aurais pu l’enfermer, lui mettre la pression. Mais je voulais les faire transpirer. Je voulais prendre le temps de me préparer, de guetter les prochaines initiatives d’Oberman. Et maintenant, Garnet est mort. — Ne culpabilise pas sous prétexte qu’un ripou en a tué un autre. — J’ai fait un choix. Ce choix a signé son arrêt de mort. — N’importe quoi, trancha Connors, d’un ton si sec qu’elle s’immobilisa et se tourna vers lui. Ce sont ses choix et ceux de Renée qui l’ont tué. Tu crois vraiment qu’elle n’aurait pas pu l’atteindre en prison ? — Je ne le saurai jamais. J’ai commis une erreur de calcul. Je n’ai pas imaginé qu’elle oserait attirer l’attention sur sa brigade. Elle a déjoué mes plans. — Je conteste ce raisonnement. Tu es furieuse, tu te sens coupable – à tort –, du coup tu ne réfléchis pas correctement. — Bien sûr que si ! Ils ont éliminé Garnet. — En effet, et cela va les obliger à inventer encore une histoire. Ils multiplient les mensonges. Si elle avait réfléchi correctement, elle aurait trouvé le moyen de le neutraliser. À défaut, elle aurait fini par le supprimer, mais elle se serait débarrassée du corps, et aurait laissé des pistes suggérant une fuite. Eve se figea et pivota vers lui, sourcils froncés. — Hmm. — Hmm ? fit Connors. Il avait été suspendu, et après l’épisode de ce soir il aurait perdu son insigne. Quel déshonneur ! Seigneur, je pourrais écrire le scénario moi-même. Le trucider, détruire le corps. Foncer chez lui, emporter tout ce qu’un homme en colère, à bout de nerfs, vexé, aurait emporté. Saccager les lieux comme s’il s’était laissé aller à un accès de rage, et blablabla. Vider ses comptes d’ici à un ou deux jours, envoyer un message à son lieutenant, et peut-être aussi à toi, dans lequel il vous expédie en enfer. Rien à foutre de l’insigne. Il en a par-dessus la tête de tout, de vous, de New York. — D’accord, je comprends. Soudain calmée, Eve imagina la suite. — Continuer à effectuer des retraits un certain temps pour donner l’illusion qu’il voyage à travers le monde ou a décidé de s’installer sur Vegas II. Puis transférer les sommes restantes. — Il n’est pas mort, il a pris la poudre d’escampette. — Elle n’y a pas songé. Elle aurait dû. Moi aussi. Elle voulait régler le problème une bonne fois pour toutes. Elle a agi sur une impulsion. Elle n’en est pas consciente, mais c’est bien cela. Je ne m’y attendais pas. Elle n’a pas bien calculé son coup. Résultat : des erreurs. Entre autres, elle n’a pas prévu qu’on m’avertirait si vite. Si Janburry était complice, il ne m’aurait jamais contactée. — Te voilà enfin de nouveau sur les rails. Je prends le volant. — Non. Ta présence me serait précieuse, mais au cas où je m’attarderais, je préfère que tu restes ici afin de mettre mes hommes au courant. Il la transperça de son regard bleu. ` — Tu veux que je débriefe une bande de flics ? C’est épouvantable, Eve. À plus d’un égard. — Personne ne sait mieux que toi diriger une réunion. J’essaierai de rentrer à temps, mais je dois absolument me rendre là-bas. — Cette fois, j’insiste pour les déguisements. Je les ferai même tailler sur mesure. — Un bon flic vaut au moins douze ripoux, murmura-t-elle, le citant. Tu es des nôtres. — Je me rends compte que dans ta bouche, c’est un compliment mais… Merci, soupira-t-il. — Je reviens aussi vite que possible. Connors la regarda partir, soupira de nouveau. Puisqu’il était debout, autant se mettre au boulot – pour lui – en attendant la bande de flics. Elle fonça. Elle ne voulait pas laisser à Janburry le temps de changer d’avis. En chemin, elle lança une recherche sur lui. Il paraissait clean. Quatorze ans de métier, dont dix en tant qu’inspecteur – récemment promu au grade deux. Trente-sept ans, marié pour la deuxième fois depuis quatre ans, père d’un gamin de deux ans. Apparemment, il était constant dans son travail. RAS. Elle connaissait un peu son lieutenant. Le cas échéant, elle creuserait la question. Mais d’abord, elle voulait jauger ses réactions. Elle se gara derrière un véhicule de fonction, accrocha son insigne à la poche poitrine de sa veste. Une armée de flics, nota-t-elle en montrant son insigne avant de passer sous le ruban de sécurisation du périmètre. Comme toujours quand la rumeur se répandait que l’un des leurs était tombé. Combien d’entre eux considéreraient Garnet comme l’un des leurs s’ils savaient ? Janburry vint à sa rencontre. Il avait un beau visage au teint mat et aux pommettes saillantes, les yeux bruns. — Inspecteur, fit-elle en lui tendant la main. Encore merci de m’avoir prévenue. — Lieutenant. C’était votre scène de crime au départ. Un junkie. Ma victime travaillait aux Stups. Pour moi, un plus un égalent deux. — Pour moi aussi. Vous permettez que je jette un coup d’œil avant que vous ne me résumiez les faits ? — Je vous en prie. — Mon kit de terrain est dans ma voiture. Puis-je vous emprunter un peu de Seal-It ? Il opina, comprenant qu’elle n’avait pas l’intention de marcher sur ses plates-bandes. — Hé ! Delfino ! Envoie le Seal ! Il attrapa la bombe au vol, la lui remit. — À quelle heure avez-vous reçu le message ? s’enquit Eve en s’aspergeant les mains et les bottines de produit. — 3 h 50. Ma coéquipière et moi sommes arrivés à 4 heures. Deux uniformes qui effectuaient leur ronde ont remarqué les scellés brisés et la porte ouverte. Ils ont décidé de jeter un coup d’œil à l’intérieur et ont aussitôt sécurisé la scène. — Parfait. Elle pénétra à l’intérieur, où elle fut aveuglée par les projecteurs. Garnet n’était pas allé bien loin. Six foulées, guère plus. Il était tombé sur le dos, bras et jambes en croix, la gorge tranchée. Le sang avait détrempé sa veste et sa chemise avant de se répandre en une mare sur le sol ignoble. Elle vit le couteau dans l’étui accroché à -sa ceinture, nota qu’il n’était pas armé de son pistolet. Sa lampe de poche-stylo gisait à quelques mètres, toujours allumée. — Où en êtes-vous ? demanda-t-elle à Janburry. — Pas d’argent, pas de pièce d’identité. Nous l’avons identifié à partir de ses empreintes digitales. Ma coéquipière… Hé ! Delfino ! Une petite femme menue aux cheveux attachés en queue-de-cheval les rejoignit. Elle salua Eve d’un signe de tête. — L’inspecteur Delfino s’est renseignée sur la victime pendant que j’examinais le corps. Celle-ci prit aussitôt le relais avec une aisance qui rassura Eve quant à leur esprit d’équipe. — Il a été suspendu cet après-midi. Par vous, lieutenant. — Exact. Votre victime n’appréciait pas la manière dont j’enquêtais sur le décès de Rickie Keener. Keener était l’indic du lieutenant de Garnet, j’étais donc forcée de… discuter de cette relation avec le lieutenant Oberman. Cependant, Garnet et son coéquipier ont pris l’initiative de pénétrer dans l’appartement de Keener sans autorisation. En apprenant cela, j’ai confronté le lieutenant Oberman ainsi que ses inspecteurs Garnet et Bix. Au cours de cette rencontre, Garnet s’est attaqué à moi, m’a insultée, menacée et, malgré ma mise en garde, frappée. Delfino baissa les yeux sur Garnet. — Pas très malin. — Encore moins de m’accoster devant ma demeure en début de soirée. Ces hématomes sur son visage ne sont pas le résultat d’une bagarre avec son meurtrier. C’est moi qui l’ai cogné. Janburry eut une petite moue. — Pas possible ? — Garnet me guettait. Il m’a bloqué l’accès à ma propriété avec son véhicule, m’a une fois de plus insultée, menacée et bousculée. Je me suis défendue. Garnet a dégainé son arme – un pistolet non enregistré. Je l’ai désarmé. Tout cela a été immédiatement rapporté au commandant Whitney. Je vous transmettrai une copie du rapport pour vos dossiers. — Volontiers. — Lieutenant, intervint Delfino en la dévisageant de ses yeux clairs, si un individu s’en prenait ainsi à moi deux fois dans la même journée, je ne me contenterais pas de lui coller un œil au beurre noir. — Je peux vous dire où j’étais à l’heure du décès si vous me la donnez. — Juste après 1 heure. — Bien. J’étais chez moi en train de travailler. Vous n’aurez qu’à le vérifier sur mon ordinateur. Pour l’instant, je ne suis pas en mesure de vous communiquer l’objet de ma recherche. En revanche, je peux vous dire que j’avais l’intention de régler son sort à Garnet demain – enfin, aujourd’hui, rectifia-t-elle. J’allais lui confisquer son insigne et l’inculper pour délits criminels. Adressez-vous au commandant. J’avais besoin de lui vivant. — Mouais, marmonna Delfino au bout d’un instant. Je préfère cela. La victime a une trace intéressante sur le pouce et l’index droit. — Vraisemblablement, il abusait de la drogue qu’il était chargé de saisir dans la rue. J’aurais sans doute pu l’en accuser. Je pense – j’ai même la certitude – que c’était un flic pourri. Quoi qu’il en soit, il est désormais votre victime, et quelle que soit la personne qui lui a tranché la gorge, elle devra payer pour cela. Je vous fournirai tous les renseignements au fur et à mesure que j’en aurai la permission. — Il a un lien avec Keener ? voulut savoir Janburry. — En bref : oui. Je ne peux rien vous révéler de plus. Je n’essaie pas de vous mettre des bâtons dans les roues, mais je suis pieds et poings liés pour le moment. — Les rats sont dans la maison ? Eve acquiesça, confirmant l’implication du BAI. Janburry poussa un soupir. — Merde. Quand bien même, on ne vous refilera pas le bébé. — Je comprends. Si je le peux, j’interviendrai pour qu’on ne vous retire pas l’affaire. Janburry et sa partenaire échangèrent un regard d’accord tacite. — Il semble que la victime se soit introduite dans l’immeuble à l’aide d’un passe-partout. On l’a trouvé dans sa poche. Nous contrôlerons l’heure à laquelle les scellés on été brisés mais, pour le moment, nous pensons que la victime et le tueur sont entrés en même temps. Le meurtrier l’a surpris par-derrière, vite fait, bien fait. — Garnet lui tournait le dos, murmura Eve. — C’est notre impression. Si un type m’avait défoncé la figure quelques heures auparavant, je me serais méfié. Vous êtes grande, lieutenant, mais pas suffisamment pour lui avoir infligé cette blessure, à moins de vous être perchée sur une caisse. Nous étudierons les enregistrements, mais Delfino et moi ne vous considérons pas comme une suspecte. — C’est toujours une bonne nouvelle. Avait-il autre chose sur lui ? — Le couteau – dans son étui. Longueur de lame hors norme. Il n’avait ni communicateur, ni montre, ni agenda électronique, ni portefeuille. On dirait un deal qui a mal tourné. Le tueur l’a trucidé, a empoché ce qu’il pouvait et a pris ses jambes à son cou. En laissant la porte ouverte. — On dirait, convint Eve. — Votre avis m’intéresse, répliqua Janburry. Eve s’accroupit pour examiner le corps de plus près. Aucun signe de lutte. Il empestait l’alcool. Elle souleva sa main droite recouverte d’un sachet en plastique. Un consommateur ne laissait jamais autant de poudre sur ses doigts. « Faute ! » songea-t-elle. — Je suis d’avis qu’ils sont arrivés ensemble. Pourquoi, je l’ignore, mais je suis prête à parier que Garnet croyait être là pour m’agresser ou bousiller mon enquête. Non seulement il connaissait son assassin, mais il avait confiance en lui. Il l’a précédé, il a sorti sa lampe-stylo, l’a allumée… L’autre lui a renversé la tête en le tirant par les cheveux et l’a égorgé d’un geste net, précis. Il était là pour ça. Ensuite, il a emporté ses affaires pour maquiller la scène en rendez-vous qui aurait mal tourné, suivi d’un vol opportuniste. Même genre de mise en scène que pour Keener. — Vous soupçonnez un flic, devina Janburry. — Les gens qui tuent pour le plaisir, le profit ou n’importe quelle autre raison que l’autodéfense ou la défense ne sont pas des flics. Ils ne méritent pas leur insigne. — Dans quel tas de boue mettons-nous les pieds ? — Je ne saurais vous dire – pour le moment –, mais je vous conseille de prévoir une paire de bottes de rechange. 16 Quand Peabody et McNab pénétrèrent dans le bureau d’Eve, le cœur, l’esprit et le corps de McNab foncèrent droit sur le buffet. — Un petit-déjeuner ! Je te l’avais bien dit ! — Je t’ai simplement répondu que tu avais tort de compter dessus, rétorqua Peabody en priant pour que les effluves de bacon grillé ne l’enveloppent pas comme les bras d’un amant. Peine perdue. Elle posa sa mallette et s’abandonna à la tentation. Elle savourait sa première tranche quand Connors apparut. — Bonjour, lança-t-elle, la bouche pleine. Jamais connu de réunions aussi sympas. — On ne peut pas résoudre des meurtres l’estomac vide, répliqua-t-il. Vous m’avez l’air en pleine forme ce matin, Peabody. — C’est le bacon. — Waouh ! Du pain perdu ! s’exclama McNab, enchanté, en se versant une tasse de café. Merci, Connors. — Nourrir les flics présente des avantages. Celui-là en particulier devait avoir le métabolisme d’un ténia enragé pour pouvoir engloutir de telles quantités de nourriture sans prendre un gramme. — Nous sommes arrivés un peu plus tôt afin que Peabody puisse aider Dallas à tout installer. — Et je veux revoir quelques détails avec elle concernant l’affaire Devin, renchérit Peabody. — Pendant ce temps, dit McNab en remplissant son assiette, j’aimerais vous soumettre une idée. Feeney et moi en avons discuté hier soir. — Je vous écoute. — Je pense que nous pourrions exploiter les mouchards placés dans le véhicule d’Oberman pour infiltrer la fréquence de son jetable. Il faudrait bidouiller et renforcer la commande à distance, focaliser sur le signal de l’appareil quand elle s’en sert. Avec un peu de chance, on pourrait ensuite procéder à des triangulations. — Coordonner les mouchards et la commande à distance, accroître la sortie tout en diminuant la portée, capter son signal, murmura Connors, songeur. Le capturer et le cloner. — Exact. Si ça marche, on pourrait – théoriquement – employer le clone pour recueillir ses signaux et ses échanges téléphoniques. — Une sorte d’audioconférence. Intéressant. — Théoriquement, insista McNab. — En augmentant la force, on court un risque : elle pourrait déceler le système, notamment en cours de triangulation. Mais si l’on s’y prend habilement, pourquoi pas ? — Si vous voulez vous amuser avec votre idée, interrompit Peabody, je pourrais communiquer de mon côté avec Dallas. Connors consulta sa montre. — Elle n’est pas encore rentrée. Elle est sur votre première scène de crime pour un deuxième homicide. Garnet est mort. — Merde, ça complique la sauce ! grogna McNab en dévorant un morceau de pain perdu inondé de sirop d’érable. Feeney et moi avions prévu de dépecer son matériel électronique aujourd’hui et, si on nous donnait le feu vert, de nous introduire chez lui pour planter quelques micros. — Pourquoi ne m’a-t-elle pas contactée ? s’insurgea Peabody. On aurait dû m’avertir. — Ce n’est pas son enquête, expliqua Connors – enfin, la vôtre. Le responsable l’a appelée aux aurores par courtoisie, et sans doute parce qu’il compte sur elle pour le mettre sur une piste. — Ce devrait être la nôtre, protesta Peabody avant de se rétracter. Non, impossible. Dallas a eu deux altercations avec Garnet hier. McNab était devant son écran quand ce crétin lui a sauté dessus devant le portail. Savez-vous à qui on a confié l’affaire ? Ce que Dallas va lui révéler ? — Il s’agit de l’inspecteur Janburry. Pour le reste, je ne sais rien. — C’est l’œuvre de Renée, parce que Garnet avait franchi les limites ; il était devenu un facteur négatif. Il faut absolument que j’en parle avec Janburry. Oubliant son histoire d’amour avec le bacon, Peabody s’éloigna. — Garnet a commis des erreurs, commenta McNab. Dommage qu’il soit mort parce qu’il méritait un séjour prolongé en taule. Mais… comment a-t-il pu tomber dans un tel piège ? — Ça aussi, je l’ignore. Dallas espérait être rentrée à temps pour démarrer le débriefing (pas autant que lui D. Dans le cas contraire, c’est moi qui prendrai le relais. — Épatant ! Feeney fit son apparition, contempla le buffet avec un grand sourire. — J’ai expliqué à ma femme qu’elle n’avait pas à s’inquiéter, que je mangerais copieusement ici. McNab vous a relaté notre séance de brainstorming ? — Oui, répondit Connors. Je suis pour. — J’ai jonglé avec cette idée, avoua Feeney en se servant. Ça reviendrait à capter les ondes. Pendant dix minutes, ils évoquèrent options, alternatives et possibilités. — Bonjour à tous. Webster entra, l’air détendu et légèrement endormi. — Je ne serai pas contre un peu de carburant, ajouta-t-il en lorgnant du côté du buffet. — Alors, cette soirée au théâtre ? s’enquit Connors d’un ton suave. — Inoubliable. — Darcia repart bientôt ? — Dans deux jours. J’ai des congés à prendre, enchaîna Webster en s’offrant une part d’œufs brouillés. Je vais tester personnellement ce complexe hors planète dont vous êtes si fier. — Vous ne pourriez trouver meilleur guide que le chef de la police. Mira et Whitney arrivèrent ensemble. Whitney balaya la pièce du regard, se tourna vers Connors. — Dallas n’est pas rentrée ? — Non. Elle m’a prié de commencer la réunion si elle était en retard. Vous pouvez prendre la parole si cela vous semble préférable. — Non. On respecte les désirs de Dallas. Whitney se versa du café, mais dédaigna le reste. — Vous paraissez fatiguée, Charlotte, dit Connors à Mira. — Je le suis. La nuit a été longue. — Il faut manger un peu. — Je n’ai pas d’appétit. Il est clair que mon collègue, le Dr Addams, est impliqué dans cette affaire. Un homme avec qui j’ai travaillé, en qui j’avais confiance. — Je suis désolé, compatit Connors en lui effleurant l’épaule de la main. On se sent davantage trahi quand on croyait en la personne. — Quand je pense au nombre d’officiers de police qui lui ont confié leurs secrets, leurs peurs et leurs sentiments… cela me laisse un goût amer dans la bouche. Elle regarda le tableau. — C’est de la haute trahison. D’un médecin envers ses patients, d’un flic envers d’autres flics, envers le public, d’une fille envers son père. — À vous tous, vous parviendrez à arrêter la spirale infernale. La trahison se nourrit de l’obscurité. Vous allez la mettre en lumière. Mira observa Whitney à la dérobée tandis qu’il s’asseyait un peu à l’écart. — Cela lui pèse, poursuivit-elle. C’est lourd à porter pour nous tous. Elle alla s’asseoir près du commandant, et Connors décida qu’il ne pouvait plus repousser l’échéance. — Le lieutenant a été retardé, attaqua-t-il. — Dallas n’est pas là ? s’étonna Webster. Où est-elle donc ? — Sur le site où Garnet a été assassiné. — Garnet ? Qu’est-ce que… Webster se tut, soudain parfaitement réveillé. — Quand ? Pourquoi n’ai-je pas été informé ? Elle ne peut pas enquêter sur le meurtre de Garnet ! Commandant… — Si vous voulez bien prendre place, interrompit Connors d’une voix posée. Dallas n’est pas chargée de cette enquête. Elle conseille les collègues concernés – à leur requête. Commençons sans elle. Tout d’abord, j’ai pu rassembler des informations sur l’état des finances des trois individus. Afficher le fichier numéro un sur l’écran mural, commanda-t-il. Une image du passeport de Garnet, avec photo, apparut. — Comme vous pouvez le constater, voici l’inspecteur William Garnet, alias Garnet Jacoby. Bien qu’ils soient tous deux morts, vous remarquerez que Garnet, sous ce faux nom, a amassé plus de trente-cinq millions de dollars en espèces, actions, bons du trésor et biens immobiliers. Il possède – pardon, possédait – une superbe villa dans les îles Canaries. Afficher le fichier numéro deux. — Comment avez-vous dégoté tout ça ? intervint Webster. — Scrupuleusement, fastidieusement et en respectant la loi. De justesse, admit Connors, mais en respectant les ordres du lieutenant. — Avec ça, on avait de quoi le griller, marmotta Webster. — Malheureusement, il est un peu tard. Si vous le souhaitez, nous pouvons avancer et y revenir après. La suite améliorera peut-être votre humeur. Afficher Un-A… Je vous présente Marcia Anbrome, domiciliée en Sardaigne, Italie. — C’est ça, grogna Webster, les dents serrées, les traits de plus en plus crispés. Voilà qui améliore mon humeur. — La perspective de l’inculper pour fraude et corruption vous réjouissait peut-être, observa Peabody en pivotant vers lui. Mais elle a tué des flics. Et pas que des ripoux comme Garnet. Ils sont morts précisément parce qu’ils n’étaient pas comme lui. — J’en suis conscient, inspecteur. Nous avons tous le même objectif. — Inspecteur Peabody, dit Connors d’un ton plus doux que lorsqu’il s’adressait à Webster, j’ai cru comprendre que vous meniez une enquête parallèle sur le décès de l’inspecteur Gall Devin. Cela vous aidera peut-être de savoir que Renée Oberman – en tant que Marcia Anbrome – a déposé huit millions de dollars sur son compte deux jours après le raid qui a coûté la vie à Devin. Garnet a considérablement renfloué le sien à la même époque. Un million deux cent mille dollars. De même que Bix, sous sa fausse identité. Connors décida qu’il n’avait plus besoin de l’écran. Il connaissait le topo par cœur. — Bix, alias John Barry, détient des comptes dans le Montana où il s’est offert un chalet et plusieurs hectares de terrain, dans les Philippines où il a servi un temps lorsqu’il était dans l’armée, et enfin à Tokyo où il est né. Si nous avons commencé avec ces trois individus, nous nous sommes aussi penchés sur les autres membres de la brigade. J’ai complété mes recherches sur Freeman, Palmer et Marcell. J’aurai le reste d’ici à quelques heures. — Vous devrez ajouter le Dr Addams à votre liste, intervint Mira, les mains croisées sur les genoux. Comme j’en ai déjà informé le commandant, en relisant les fiches, résultats d’analyses, évaluations et historiques de chacun des hommes du lieutenant Oberman, j’ai découvert des incohérences troublantes. À y regarder de plus près, ces documents semblent avoir été retouchés par le Dr Addams. — Pas de problème, répondit Connors. Inutile de lui avouer qu’il s’était déjà renseigné sur son confrère. — Inspecteur Peabody, reprit Mira, sachez que quelques semaines avant le décès de l’inspecteur Devin, le lieutenant Oberman, d’après les notes du Dr Addams, s’est inquiétée de l’état d’esprit de Devin, affirmant qu’elle avait du mal à se concentrer sur son travail, à respecter les procédures et qu’elle multipliait les absences. Addams a convoqué l’inspecteur Devin. Il l’a rencontrée à raison de deux séances de thérapie par semaine sur une période de sept semaines, jusqu’à sa mort. — Elle devait avoir confiance en lui. — Au bout d’un moment, sans doute, convint Mira. — Dans ce cas, elle a dû lui faire part de ses soupçons et des initiatives qu’elle comptait prendre. — Possible, murmura Mira, de plus en plus lasse. Si c’est le cas, je crains qu’Addams ne soit complice de sa disparition. Eve pénétra dans la pièce au pas de charge. — Désolée pour le retard, lança-t-elle en jetant un coup d’œil à l’écran mural. Je vois que vous êtes au courant de nos découvertes, côté finances. Nous avons donc la preuve que Renée, Garnet et Bix se sont procuré de fausses identités pour dissimuler des biens. — Ainsi que Freeman, Palmer et Marcell, renchérit Connors. Et d’autres à venir. — Parfait. En soit, cela suffit pour les arrêter, les inculper, les traîner en justice et les condamner. Garnet, dont je viens d’examiner le corps, ne fera pas partie du lot, mais les charges qui pesaient sur lui se répercuteront sur ses camarades. — J’aimerais entendre votre rapport sur cet homicide, intervint Whitney. — Commandant. L’inspecteur Janburry est chargé de l’enquête avec sa coéquipière, l’inspecteur Delfino. Il m’a contactée et m’a accueillie sur la scène du crime. Je leur ai relaté mes deux altercations avec la victime. — Comment ça, deux altercations ? — La seconde s’est déroulée aux alentours de 22 heures hier soir quand Garnet m’a agressée à l’entrée de ma demeure. Il guettait mon retour. J’en ai déduit qu’il avait été prévenu par Manford et/ou Freeman que j’avais quitté les lieux. En effet, ils avaient tenté de me suivre alors que je me rendais chez Lilah Strong quatre-vingt-dix minutes plus tôt, mais et je les avais semés. — Pourquoi n’ai-je pas été informé ? aboya Webster. — Tu étais occupé, riposta-t-elle. Et je suis en train de t’informer. Mon empoignade avec Garnet est enregistrée et je l’ai transmise avec mon rapport à mon commandant. Elle marqua une pause. — Passons à la suite. A 1 heure ce matin, l’inspecteur Garnet est entré dans l’immeuble désaffecté où Keener avait été tué, brisant les scellés et se servant d’un passe-partout. A moins que ce ne soit son meurtrier et que celui-ci n’ait glissé le passe-partout dans sa poche. A environ six pas de la porte, Garnet a été attaqué par-derrière. On lui a tranché la gorge. Aucune trace de lutte n’est visible sur son corps hormis les ecchymoses que je lui avais infligées au visage vers 22 heures. — Seigneur ! — Lis le rapport, Webster. Visionne la bande. On a emporté tous les objets de valeur de Garnet à l’exception du couteau dans l’étui accroché à sa ceinture. Janburry et Delfino ont promis de me tenir au courant de l’évolution de leur enquête. — Que leur as-tu proposé en échange ? Cette fois, Eve explosa. — La question n’est pas là, Webster ! Cette affaire m’intéresse – leur victime est liée à la mienne et les deux ont été tuées au même endroit. Ces collègues ayant un cerveau, ils savent additionner deux plus deux. Je leur ai expliqué que, pour l’heure, j’étais tenue de garder pour moi certains détails concernant ma propre enquête. Comme, je le répète, ils ont un cerveau, ils ont compris que je ne traitais pas une simple affaire de junkie trucidé. Ils l’avaient d’ailleurs déjà deviné. Ce sera au commandant de décider de ce que nous pourrons ou non leur révéler. — Je verrai cela, promit Whitney. — Merci, commandant. D’après mes observations et l’angle de la blessure, le meurtrier était plus grand que la victime – qui mesurait elle-même plus d’un mètre quatre-vingts. Garnet a été surpris par-derrière, ce qui signifie qu’il est entré avant son tueur, qu’il lui tournait le dos. On peut donc en déduire qu’il connaissait son agresseur et avait confiance en lui. Je pense que c’est Bix qui l’a éliminé. Au vu de sa pathologie et de son profil, je suppose qu’il a agi sur ordre de son lieutenant. — Un bon coup de balai, commenta Feeney. — Sûrement. Garnet semait le désordre. Selon moi, entre notre querelle et le moment de sa mort, il a appelé Renée Oberman ou est allé la voir. Il savait que le BAI reniflait autour de lui, ajouta-t-elle en indiquant Webster d’un signe de tête. — J’ai posé des jalons, comme convenu. — Le but a été atteint. Il s’était déjà retourné contre elle, il avait brandi des menaces le soir où Peabody a surpris leur conversation. Il a perdu le contrôle à deux reprises avec moi. Hier, dans son bureau, elle s’est montrée incapable de le maîtriser, et elle en a eu conscience. Ses tentatives pour le calmer n’ont mené nulle part sinon à l’humilier, elle. Il aurait perdu son insigne suite à l’incident d’hier soir devant mon portail. Non seulement il ne lui était plus utile, mais il menaçait de faire exploser son opération. Elle a agi vite – trop vite. Dans le feu de l’action. Avec un minimum de recul, elle aurait imaginé un moyen plus discret pour se débarrasser de lui. — Je suis d’accord, approuva Mira lorsque Eve l’interrogea du regard. Garnet et Renée ont été amants. Elle l’a privé de tout pouvoir éventuel dans cette liaison en mettant un terme à leurs relations sexuelles. — Sans doute est-ce pour cela qu’elle l’a commencée et arrêtée, observa Eve. — Vraisemblablement. Il obéissait à ses ordres à deux niveaux parce que c’était lucratif et parce qu’elle lui confiait des tâches importantes. Elle l’a réprimandé et sanctionné pour la faute qu’il a commise vis-à-vis de Keener. Puis il s’est retrouvé devant une autre supérieure de sexe féminin, une personne qui ne lui montrait pas le respect auquel il estimait avoir droit, qui n’a pas cherché à l’apaiser comme l’aurait fait Renée. Re-réprimande, re-sanction. Il pète les plombs. Que ce soit sur le plan personnel ou professionnel, Oberman ne le contrôle plus. C’est mauvais pour son image, aussi, pour montrer qu’elle tient les rênes, elle le supprime. Contrôle ultime, censé prouver, à elle-même autant qu’à ses hommes, qu’elle est toute-puissante. — Pour elle, l’essentiel est d’être la plus forte, de dominer, intervint Eve. Mira opina. — Si elle ne commande plus, elle n’existe plus. Elle n’est rien de plus que la fille d’un homme important et vénéré qu’elle ne pourra jamais égaler. Sinon par le biais de la trahison et du mensonge. Elle est intervenue rapidement, fermement, en se persuadant que c’était un acte d’autorité. Alors qu’au fond, elle ne faisait que céder à la peur et à la haine. — Pouvez-vous expliquer le choix du lied ? s’enquit Eve. — Cela me paraît clair. D’une part, c’était un endroit où Garnet accepterait de se rendre sans hésiter. D’autre part, c’était une gifle à votre intention. Un deuxième corps alors que le premier est à peine refroidi. Un moyen d’utiliser Garnet contre vous, surtout si elle était au courant de votre altercation et des coups que vous lui aviez infligés. — J’avais en effet laissé quelques traces, admit Eve. — Au départ, c’était votre. scène de crime. Vous vous étiez querellée avec la victime au cours de la journée. Renée ignorait que vous aviez enregistré et rapporté le deuxième incident, mais elle savait que les officiers chargés de l’enquête seraient obligés de vous interroger à propos de Garnet. Elle veut vous prouver qu’elle est meilleure que vous. Vous avez ébranlé son autorité et son assurance. Elle ne le tolère pas. — Elle va pourtant devoir tolérer bien davantage d’ici peu. Où en est la DDE ? demanda Eve à Feeney. Webster se leva avant qu’il puisse répondre. — Cette affaire est désormais du ressort du BAI. Je dois la présenter à mon capitaine et lancer une enquête officielle. Les données financières et les documents falsifiés suffisent à enterrer les coupables. — Reste le petit problème des meurtres, argua Eve. — Nous l’étudierons aussi. — Je refuse de confier ce dossier au BAI. Keener est à moi. — L’homicide Keener dérive directement d’une corruption interne impliquant presque tous les membres d’une brigade et quelques électrons libres. — Le BAI n’en saurait rien si je ne t’avais pas consulté, Webster. Pourquoi la brigade des rats ignorait-elle tout du manège de Renée et des siens ? — Je l’ignore. Mais maintenant… — Imagine qu’elle ait un indic au sein du BAI, qu’il la mette en garde ? Elle va se volatiliser. Elle a les moyens de le faire avec panache. Ou bien elle se débrouillera pour que la foudre tombe sur la tête de quelqu’un d’autre. Elle n’est pas stupide, loin de là. — On a encore un macchabée à la morgue, Dallas. Ripou ou pas, Garnet est mort et elle en est responsable. Il faut la neutraliser avant qu’elle ne recommence à faire le ménage. — Il a raison, décréta Whitney. Vous aussi, Dallas. Je veux vous voir tous les deux, ainsi que votre capitaine, Webster, dans mon bureau à 11 heures. Nous lui raconterons tout et nous réfléchirons ensemble à la façon de procéder. Pour ce qui est des deux enquêtes pour homicide, le BAI devra passer par moi avant de les retirer aux officiers qui en sont chargés. Je vous déconseille de me provoquer, lieutenant. Webster secoua la tête, vaincu. — J’ai avisé le chef Tibble. Je lui demanderai de se joindre à nous. Dallas, soyez là à 10 heures. Le commandant Oberman souhaite vous rencontrer. — Renée a dû le supplier d’intervenir. Commandant… — Il ne peut plus rien pour Garnet, coupa Whitney. S’il espère m’influencer ou vous donner l’ordre de laisser sa fille tranquille à propos du meurtre de Keener, il risque d’être déçu. 10 heures, lieutenant Dallas, conclut-il en se levant. — Entendu. Il jeta un coup d’œil sur l’écran mural. — Vous avez bien travaillé, tous. Mira se leva aussi. — Commandant, cela vous ennuierait de m’emmener au Central ? — Pas du tout. « Elle s’inquiète pour lui », songea Eve. Elle n’était pas la seule. — Vous pouvez disposer, lança-t-elle à la cantonade. — Une seconde, protesta Webster, visiblement écœuré. Tu crois pouvoir me tenir à l’écart ? Me jeter dehors avant de faire le point avec la DDE et ta coéquipière ? — Ils n’ont rien de nouveau à m’apprendre. N’est-ce pas ? — Rien du tout, confirma Feeney. — La chaîne de magasins Naturale solde ses pulls en cachemire, dit Peabody. Mais ce n’est sans doute pas ce que vous entendez par faire le point. — La réunion est terminée, trancha Eve. Webster secoua la tête, croisa les bras. — Si vous voulez bien nous excuser, le lieutenant Webster et moi avons besoin de quelques minutes en tête à tête. Tout le monde s’éclipsa sauf Connors, accoté contre le mur. Eve lui coula un regard à la fois agacé et contrit. Connors se redressa. — Bas les pattes, camarade, murmura-t-il en passant près de Webster. Sinon, cette fois, je la laisserai monter sur le ring. Elle est encore plus méchante que moi. Webster se renfrogna, et fourra les mains dans ses poches. — Tu ne m’excluras pas, Dallas. — Moi, t’exclure ? Un peu plus et tu me piquais mon enquête ! — Les flics corrompus sont pour le BAI. — Épargne-moi ces conneries. Si je ne le comprenais pas, je ne t’aurais jamais demandé un coup de main et tu ne saurais absolument rien. — J’ai accepté de jouer le jeu au lieu de courir informer mon capitaine. J’en ai par-dessus la tête de cette manie que vous avez de nous considérer comme des faux flics. — Je n’ai jamais prétendu cela. Mais tu n’appartiens plus à la Criminelle. Tu as choisi, Webster. Tu as un boulot à faire, parfait, moi aussi. Je ne te laisserai pas mettre le grappin sur mon enquête. — Tu crains de ne pas récolter les éloges ? Pas de souci. Je ferai en sorte que tout le mérite te revienne. — Tu mériterais que je te botte les fesses, grommela-t-elle en serrant les poings. Espèce d’idiot ! Si tu crois que c’est une question de louanges, si tu crois… — Mais non, mais non, se défendit-il en se frottant la nuque. Je reconnais que c’était de fort mauvais goût. Toutes mes excuses. — J’aurais pu me passer de toi. — Oui, et j’ai l’impression que c’est ce que tu fais. Tu reconnais les mérites du rat, mais tu le prives de fromage. — Quoi ? — Pourquoi n’ai-je appris que ce matin que Garnet t’avait tendu une embuscade ? Qu’il avait profité de l’occasion parce que tu avais décidé d’aller interroger un des acolytes de Renée ? — Lilah Strong n’est pas complice de ses activités. — Elle appartient à sa brigade. Tu aurais dû me consulter. De même, je n’ai su que tout à l’heure que tu avais été suivie. Et qu’on avait éliminé Garnet. — J’ai informé le commandant. — Qui raconte des conneries, à présent ? — Ce ne sont pas des conneries. Mon premier devoir est de tenir au courant mon commandant. Si je ne t’ai pas contacté toutes les dix minutes c’est parce que tu étais… avec Darcia. — Parce que maintenant, tu me reproches ma relation avec Darcia ? — Mais non ! Seigneur ! s’exclama-t-elle en se ratissant les cheveux. Je ne cherchais pas à te tenir à l’écart. Je n’ai pas non plus averti Peabody parce que cela ne me paraissait pas nécessaire. Quant à toi, je pensais te rendre service, te laisser profiter de ta soirée au… théâtre. Il la dévisagea longuement, se détendit enfin. — C’est gentil. Mais je suis flic, Darcia aussi. Nous connaissons les aléas du métier. — Si je t’avais interrompu en pleine… comédie musicale, en quoi aurais-tu pu m’aider ? — Pas à grand-chose, à vrai dire. Mais j’aurais pu y réfléchir, avoir une meilleure idée de la configuration du terrain. — Parfait, la prochaine fois, si je te dérange au beau milieu d’un numéro spectaculaire, ce sera ta faute. Il s’esclaffa. — J’ai toujours eu un faible pour toi. — Oh, pour l’amour du… — Pas comme ça ! précisa-t-il en reculant. Je t’en prie, ne me frappe pas, n’appelle pas les chiens. J’aime ta façon de raisonner. Même quand je ne suis pas d’accord avec toi. J’aime ton acharnement à résoudre tes enquêtes. Tu es une dure à cuire, Dallas, et ça me plaît. Du temps où l’on bossait ensemble, tu n’avais guère l’esprit d’équipe. Il avait raison. — Je n’étais pas aux commandes. Personne ne dépendait de moi pour mener la barque. Je n’étais pas… tout un tas de choses pour tout un tas de raisons. Elle repensa à sa balade avec Connors. — Je ne suis plus celle que j’étais. — Non. Moi non plus, je suppose. On oublie le passé ? proposa-t-il en lui tendant la main. Elle l’accepta. — Attention ! Si tu empiètes sur mon territoire… gare à toi. Il lui sourit. — Je vais t’accorder ma confiance parce que nous avons traversé des épreuves autrefois. Si tu veux assister à la suite de la réunion, installe-toi. Je reviens tout de suite. — Non, mais je te remercie de m’y inviter. J’ai des choses à régler avant notre rendez-vous avec le commandant. — À tout à l’heure. Eve traversa la pièce, ouvrit la porte du bureau de Connors, la referma derrière elle. — Merci de nous avoir laissés. — De rien. Alors ? — Nous avons mis les points sur les i. Elle s’approcha de l’autochef pour se commander un café. Paupières closes, elle frotta l’espace entre ses sourcils. — Repose-toi une minute, Eve. Assieds-toi. — Pas le temps. Je veux conclure ce débriefing, m’enfermer pour réfléchir en paix. Ensuite, je vais devoir me préparer pour ces réunions. Seigneur ! Oberman, Tibble et le BAI ! La matinée s’annonce rude. — Elle l’est déjà. — On l’a égorgé, d’une oreille à l’autre. Il était mort avant d’avoir touché le sol. Vite fait, bien fait, mais il le méritait. Quand bien même, ce n’est pas à Renée Oberman de décider qui doit vivre et qui doit mourir. Comment. Quand. Parce qu’elle n’était plus celle qu’elle avait été, Eve rejoignit Connors et appuya le front contre son épaule. — Il en aurait fait autant avec Renée, moi, n’importe qui. Je parie qu’il est entré dans ce bâtiment en étant persuadé que c’était moi qu’il allait égorger d’une oreille à l’autre. Ce type était un abcès plein de pus. Elle se redressa. — Quant à Keener, il n’a peut-être rien à voir avec l’intrigue principale. Mais c’était un junkie et un dealer. Il n’aurait eu aucun scrupule à vendre de la drogue à un gosse de douze ans à condition d’être payé. C’était un salaud, abonné à la facilité. Elle but une gorgée de café, posa sa tasse. — Mais rien de cela n’a d’importance. Abcès plein de pus ou salaud, ce n’est pas à Renée d’intervenir. Connors lui prit le visage entre ses mains. — Garnet t’aurait tuée s’il l’avait pu et il aurait pris son pied. L’enquête est peut-être menée par un collègue, mais désormais, Garnet est aussi ta victime. — Oui. C’est ainsi que ça fonctionne. — Pour toi. C’est pourquoi Renée Oberman ne te comprendra jamais. — Moi, je la comprends. — Je sais, souffla-t-il en déposant un baiser sur ses lèvres. Finissons-en. Elle opina et se dirigea vers la porte qui communiquait avec son bureau. 17 Eve écouta ses génies informatiques expliquer, à leur manière, l’idée de McNab. Au bout d’un moment, les oreilles bourdonnantes, elle agita la main pour couper court au cyberfestival. — En somme, si vous réussissez à mettre au point ce dispositif, nous pourrons entendre tous les appels entrants et sortants du jetable de Renée. — En somme, oui, confirma Feeney. — Si vous y parvenez, il nous faudra un mandat. — C’est le hic, admit-il. Mais on a de quoi en requérir un, Dallas, à commencer par la déposition de Peabody jusqu’à la mort de Garnet, en passant par ta rencontre avec Renée, les relevés bancaires, la filature d’hier. À toi de décider. Le BAI pourrait nous en procurer un. À elle de décider alors que chacune de ses prises de position ouvrait une nouvelle voie. — Je me charge d’obtenir le mandat et de prévenir le BAI – une fois que vous aurez mis au point votre invention magique. Il faudrait que je rencontre Reo, ajouta-t-elle en pensant à l’assistante du procureur en qui elle avait confiance. Avant de revoir le commandant. Seule à seule. Peabody… — Oh, non ! Vous allez encore me demander de contacter Crack. — Lui, puis Reo. Donnez rendez-vous à Reo là-bas dans trente minutes. Dites-lui que c’est urgent et confidentiel. Vous connaissez le refrain. — Oui, soupira Peabody. — Connors, Peabody va avoir besoin d’un véhicule. — Vraiment ? s’étonna celle-ci. Je ne vous accompagne pas ? Vous avez besoin de moi, Dallas ! — Non. Votre déclaration suffira pour Reo. Pour ce qui est du commandant et du BAI, c’est mon boulot. Vous avez une enquête à poursuivre. Vous devez absolument rendre justice à l’inspecteur Devin, Peabody. Je compte sur vous. Je vous fais confiance pour y arriver. — Je ne suis même pas sûre de, suivre les bonnes pistes, répliqua Peabody. — Vous vous en sortirez. Eve jeta un coup d’œil à Connors, qui hocha la tête. — Je m’occupe de la voiture. Feeney, je propose de vous rejoindre, McNab et vous, dans mon labo. McNab serra brièvement l’épaule de Peabody en signe d’encouragement et emboîta le pas à son capitaine. — Rien de clinquant ! lança Eve à l’intention de Connors. — Juste… un peu… risqua Peabody en écartant de trois centimètres le pouce et l’index. Connors lui adressa un clin d’œil et les abandonna. D’un geste, Eve invita sa coéquipière à prendre place dans un fauteuil, puis elle alla au buffet remplir une tasse de café. — Vous m’avez apporté mon café. — Inutile de vous y habituer. — En général, c’est mon job. — Parce que je suis votre lieutenant, rétorqua Eve en s’asseyant. Je vous ai recrutée dans ma brigade parce que je vous ai observée et que j’ai pensé que vous étiez un bon flic. Solide, un peu vert, mais solide. Et que je me suis dit que je pourrais vous aider à progresser. Ce qui est le cas. Peabody contempla son mug sans rien dire. — Vous avez une mission de flic à accomplir pour Devin. Je vous l’ai confiée parce que… ma foi, parce que je suis votre lieutenant. Je me dois de connaître mes hommes – leurs forces, leurs faiblesses, leur style. Et je dois avoir confiance en eux pour faire leur boulot. Sans quoi, je n’ai pas fait le mien. Eve but une gorgée de café, réfléchit. — Toutes ces réunions auxquelles je dois assister ? Ça aussi, c’est un travail de flic, mais c’est la corvée du chef, Peabody. La politique, les négociations, les parties de ping-pong… je ne peux pas y couper. — Parce que vous êtes le lieutenant. — Parfaitement. Depuis le début de cette affaire, je rumine sur ce que cela signifie d’arborer des galons, d’être aux commandes. D’être à la fois flic et patron. Les responsabilités, les influences, les obligations envers l’insigne, le public, les femmes et les hommes sous mes ordres. C’était ce que je voulais, et j’ai travaillé dur pour y parvenir. Je devais à tout prix devenir flic. J’avais été une victime, je savais que je pouvais être à jamais brisée ou me battre. Que je pouvais apprendre, me former, m’appliquer à représenter la victime. Nous avons chacun nos raisons de faire ce métier. — Je rêvais d’atteindre le grade d’inspecteur. Mon statut de simple officier me permettait de venir en aide aux gens et j’y attachais de l’importance. Mais quand j’ai été promue inspecteur, je me suis dit que j’avais des capacités, que je pouvais m’améliorer. C’est grâce à vous. — Je vous ai aidée, nuança Eve. Je ne souhaitais pas être lieutenant pour le salaire ou le beau bureau. — Le vôtre est le plus minable du Central. Nous en sommes très fiers. - — Vraiment ? Agréablement surprise, Eve secoua la tête. — Vous vous moquez des apparences, seul votre boulot compte. Et vos hommes. Tout le monde le sait. Ce compliment toucha profondément Eve. — Bref, reprit-elle. Je voulais être flic parce que je m’en savais capable. Quand j’entre dans la salle commune, je sais que je peux m’appuyer sur chacun d’entre vous. Et réciproquement. Vous savez tous que je vous défendrai, que je vous soutiendrai, que je me sacrifierai pour vous, le cas échéant. Si l’un d’entre vous en doute un jour, c’est que j’aurai échoué. Peabody renifla. — Vous n’avez pas échoué. Notre division est la meilleure du Central. — Je suis d’accord. En partie grâce à moi, et je m’en réjouis. Je suis un bon chef et c’est le chef qui définit les paramètres. Renée a défini les siens, Peabody, et un flic qui aurait peut-être – peut-être – fait son boulot correctement a choisi de déshonorer son insigne parce que sa supérieure le lui a permis. Parce qu’elle a exploité ses failles. — Je n’avais pas envisagé le problème sous cet angle. — Devin est morte parce que sa supérieure, la personne en qui elle aurait dû avoir une confiance absolue en a décidé ainsi. — Vous allez détruire Oberman, fit Peabody en cillant, étonnée par la férocité d’Eve. — Je suis votre lieutenant, et je vous dis que vous allez rendre justice à l’inspecteur Gall Devin. — Oui, lieutenant. — Et maintenant, contactez Reo. — Puis-je d’abord vous soumettre quelques hypothèses ? demanda Peabody avant d’ajouter, avec un petit sourire : Puisque vous êtes le lieutenant. — Soyez brève. J’ai des parties de ping-pong à préparer. — Vous m’avez suggéré de traiter ce dossier comme une affaire classée. J’ai donc étudié les rapports, les dépositions des témoins. L’enquête a été conclue rapidement car, dans leurs déclarations, les flics – ceux de Renée – affirmaient que Devin s’était éloignée d’eux pendant le raid, se mettant ainsi en danger. Que c’est à ce moment-là qu’elle a été abattue. Cependant, elle aurait réussi à descendre deux de leurs adversaires avant de tomber. — Et ? — Ça sent mauvais, Dallas. On dirait qu’elle a merdé, mais que son équipe a relaté les faits de manière qu’elle reçoive des honneurs posthumes. À quoi bon l’entacher, vu qu’elle est morte ? Pourtant, je pressens une entourloupe. — Oui. — Je ne peux pas réentendre les témoins sans éveiller leur curiosité et celle de Renée. Du coup, je réentends la victime. Eve sourit intérieurement. — Bien. — Je me suis plongée dans les comptes rendus d’avant Renée, ceux de ses instructeurs à l’École de police, ceux de ses collègues du temps où elle portrait l’uniforme, puis lorsqu’elle est devenue inspecteur. Elle avait de la famille, des amis, le sergent-inspecteur Allo. Je leur dis que je procède à quelques vérifications de routine. Devin n’était pas une écervelée. Toutefois, en additionnant deux plus deux comme le Dr Mira tout à l’heure, je vois comment on a pu la faire passer pour telle. — Quelle est votre prochaine étape ? — J’aurais aimé avoir une conversation avec sa mère, mais celle-ci refuse. Elle ne souhaite pas revenir en arrière et elle en veut terriblement aux flics en général. Elle a souffert d’une grave dépression après le drame et, selon les informations que j’ai pu glaner, elle ne s’en est jamais totalement remise. Sa fille et elle étaient très proches. Je pense qu’elle pourrait savoir quelque chose sans s’en rendre compte. Quelque chose que Devin aurait dit ou fait, et qui m’aiderait à avancer. Je me demande jusqu’à quel point je dois insister. — Si votre instinct vous commande d’insister, Peabody, foncez. Vous êtes douée pour communiquer avec les gens, compatir, vous mettre à leur place. Vos témoins oculaires sont des menteurs, vous en cherchez donc d’autres qui n’ont aucune raison de vous cacher la vérité. C’est une bonne stratégie. — J’irai la voir dans la matinée. Remarquez, si on arrive à pousser ce médecin dans ses retranchements, à mettre la pression sur les flics qui ont participé au raid, cela suffira à inculper Oberman. — Possible. Allez-vous vous en contenter ? Vous n’arriverez peut-être pas à boucler la boucle, mais persistez, faites de votre mieux pour Devin. C’est ce qu’elle mérite, ce que j’attends de vous et ce qui vous réconfortera quand tout sera terminé. A présent, occupez-vous de mon rendez-vous. — Tout de suite ! fit Peabody en se levant. Vous savez, vous étiez mon héroïne. — Seigneur Dieu ! — Quand j’étais à l’École de police, quand j’ai enfilé l’uniforme, je vous ai observée, j’ai suivi vos enquêtes comme si vous étiez une figure mythique. Je voulais vous ressembler. Quand vous m’avez recrutée, j’étais aussi heureuse que terrorisée. A ce souvenir, Peabody lâcha un petit rire. — Ah ! Le bon vieux temps, commenta Eve. Cette fois, Peabody s’esclaffa. — J’ai vite découvert que vous n’étiez ni une figure mythique ni une de ces héroïnes sur lesquelles les balles rebondissent. Vous saignez comme nous tous, mais vous continuez à vous battre. J’ai appris que je préférais être un bon flic plutôt qu’une héroïne, que je n’avais plus envie d’être votre double, mais d’être moi-même. Tout ça grâce à vous. Sur ce, Peabody s’empara de son communicateur. Eve sortit sur le perron et examina l’élégante compacte bleu saphir. — J’avais dit : rien de clinquant, Connors, observa-t-elle tandis que Peabody poussait un cri de joie. — A tes yeux, tout ce qui n’est pas hideux est clinquant, répliqua-t-il. Ce véhicule est pratique, maniable et muni d’un équipement électronique remarquable. — Youpi ! s’exclama Peabody. Elle est chiquissime. Je la traiterai avec respect, promis-juré. — Patientez dix minutes avant de partir une fois que j’aurai franchi le portail, lui conseilla Eve. S’ils ont prévu une filature, c’est moi qu’ils suivront et vous n’aurez rien à craindre. — Vous me croyez incapable de les semer ? — Combien de fois cela vous est-il arrivé ? — Bon, d’accord, mais il faut une première pour tout. Ce ne sera pas aujourd’hui vu la difficulté de l’enquête. — Exact. Tenez-moi au courant si vous avez du nouveau. Je remercie le prêteur pour ma coéquipière, ajouta Eve à l’intention de Connors. Je te prie de l’excuser d’avance si elle bave sur les garnitures. — Va vite chercher ton mandat, répondit-il en l’embrassant. Je meurs d’envie de faire joujou avec mes copains. — Amuse-toi bien. Eve monta dans sa voiture et secoua la tête tandis que Peabody caressait le pare-chocs bleu vif en ronronnant de bonheur. — Je préfère la mienne, marmonna-t-elle en démarrant. Lorsqu’elle franchit le seuil du sex club, Crack lui adressa un regard noir. Perchée sur un tabouret devant le bar, Reo bavardait avec lui, véritable rayon de soleil dans ce bouge minable. — Désolée, dit Eve en lui présentant le carton qu’elle avait rempli avant de quitter la maison. Je vous ai apporté des pâtisseries – et du vrai café. Crack souleva le couvercle, examina le contenu de la boîte. — Pas mal, comme dessous-de-table, femme blanche. En plus, une chance pour vous, j’apprécie la compagnie de Blondie. Je vous laisse tranquilles. Il posa une deuxième bouteille d’eau minérale devant elles et emporta son pot-de-vin à l’autre bout du comptoir. — Et moi ? Je n’ai pas droit aux pâtisseries ? s’enquit Reo. — Il aura peut-être la bonne grâce de les partager. Pardon pour le retard. — J’espère que ce que vous avez à m’annoncer vaut la peine, parce que j’ai dû reporter mon rendez-vous de 9 heures. Alors ? Qu’y a-t-il de si urgent et confidentiel ? Eve décapsula sa bouteille. Reo était une blonde gracieuse à l’accent chantant du Sud. Elle donnait l’impression d’être un poids plume et s’en servait à merveille pour déstabiliser, puis embrocher avocats de la défense, défendeurs et témoins de la partie adverse. — Si vous n’êtes pas à même de me garantir que ceci restera entre nous, je ne peux rien vous dire. — Je ne peux pas vous le garantir tant que j’ignore de quoi il retourne. — Très habile. Première question : faites-vous confiance à votre patron, sans hésitation, sans condition ? — Oui. C’est un excellent procureur, un avocat capable et un homme bon. Suis-je d’accord avec lui à cent pour cent ? Non. Mais si je l’étais, ce ne serait guère glorieux pour l’un comme pour l’autre. — Parfait. Pouvez-vous me promettre de ne parler à personne d’autre qu’à lui ? — Oui. En revanche, je ne peux pas vous promettre de vous procurer ce dont vous avez besoin ou de l’en persuader. — Vous approuverez ma requête. Eve but une gorgée d’eau avant de se lancer. Ce fut long. Lorsqu’on traitait avec un juriste, tout était prétexte à interrogations, arguments, mises en cause sur des points de droit. Reo sortit son carnet, prit des notes, obligea Eve à revenir en arrière, à reprendre des éléments déjà expliqués. Cette attitude la rassura. — On va provoquer un massacre, murmura Reo. Les taches de sang vont imprégner profondément le sol. Tout ce à quoi elle et son équipe ont touché en sera souillé. Les ramifications légales… arrestations, confessions, négociations, inculpations. Ils vont tous finir au fond du trou. — Je sais. — On va la griller. Je les ai déjà convoqués au tribunal, elle, Garnet, Bix et quelques autres, en tant que témoins dans un procès. J’ai enfermé des gens qui le méritaient, mais à cause d’eux, on va devoir rouvrir la porte. On va la griller, répéta Reo, le regard dur. Combien de flics a-t-elle exécutés, selon vous ? — Si vous comptez Garnet… — Certainement pas. — Bien. Donc, deux dont je suis sûre. Voici tous les documents, déclara Eve en poussant un disque vers elle. Vous n’êtes pas ici simplement parce que les cybergénies veulent tenter une nouvelle expérience exigeant un mandat. Vous êtes ici parce que je voulais vous donner l’occasion de vous préparer, de rassembler vos propres pièces à conviction. — Croyez-moi, nous allons nous y atteler. — Reo, je n’essaie pas de vous expliquer comment faire votre métier, mais je suis obligée de vous le préciser : vous devrez vous assurer de la fiabilité du juge que vous solliciterez. Renée pourrait en avoir un dans la poche, ou un huissier, un assistant. Voire quelqu’un de chez vous. — Cela me rend d’autant plus folle que ce n’est pas impossible. Je dois d’abord en discuter avec mon patron. Il me faudra un peu de temps pour vous fournir ce mandat. Je vous tiens au courant. Restée seule, Eve s’attarda quelques minutes au bar en tripotant sa bouteille d’eau. Crack revint, la dévisagea. — Toujours sur votre fameuse affaire difficile. — Oui. J’aimerais être en colère – je le suis. Mais de temps en temps ma colère s’estompe et j’ai juste envie de vomir. — Je pourrais vous insulter, vous énerver, histoire qu’elle flambe de nouveau. Elle secoua la tête en ébauchant un sourire. — C’est gentil, mais je vous suis déjà redevable. — Entre amis, on se serre les coudes. Surtout quand c’est important. Il lui tapota la main. — Vous voulez une pâtisserie ? — Non, merci, répondit-elle en riant. Je dois retourner bosser. Anxieuse, Peabody s’approcha de la petite maison située dans le Bronx. Elle ne craignait pas de repartir les mains vides – bien que ce fût une éventualité. Elle avait surtout peur de se montrer maladroite et de noyer ce qu’elle considérait comme une bouée de sauvetage. Elle pensa à sa propre mère et à la manière dont celle-ci réagirait si on lui annonçait que sa fille était morte. Morte parce qu’elle avait choisi de devenir flic. Morte parce qu’on lui avait donné l’ordre de se mettre en péril et qu’elle avait obéi. Sa mère avait beau être une femme forte, cela la briserait. Et il y avait des fissures qui ne se refermaient jamais. C’est donc en songeant à sa propre mère qu’elle frappa. La femme qui lui ouvrit était trop mince – sèche –, les cheveux rassemblés en une queue-de-cheval. Elle portait un pantalon de jogging coupé à mi-cuisses et un tee-shirt, et elle examina Peabody d’un air agacé. — Madame Devin… — Je vous ai répondu hier au téléphone que je n’avais rien à vous dire. Je ne veux pas parler de Gail avec un flic, quel qu’il soit. — Madame Devin, je vous en prie, laissez-moi vous expliquer ma démarche. Vous n’êtes pas obligée de me dire quoi que ce soit. Mais écoutez-moi. Je ne vous aurais pas dérangée si ce n’était pas important. — Important pour qui ? Vous ? Je m’en fiche éperdument. Vous faites le ménage dans vos dossiers ? C’est tout ce qu’elle est pour vous, un numéro. — Non, madame, justement, insista Peabody, et l’émotion la fit chevroter. Pardonnez-moi si je vous ai donné cette impression. J’ai appris à connaître Gail. Je sais qu’elle aimait chanter. Je sais que son père lui a enseigné l’art de la pêche, que cette activité ne la passionnait guère, mais qu’elle l’accompagnait pour le plaisir de passer un moment avec lui. Je sais que vous et elle étiez très proches. Je sais que lorsqu’elle s’est installée à Manhattan, vous avez continué à vous voir toutes les semaines. Pour des escapades entre filles. Un déjeuner, un dîner, un film, une séance chez le coiffeur, du shopping. L’estomac de Peabody se contracta tandis que les larmes jaillissaient des yeux de son interlocutrice. Pourtant, elle enchaîna : — Vous étiez sa meilleure amie. Vous ne teniez pas à ce qu’elle embrasse cette profession, mais vous ne l’en avez pas empêché. Vous étiez fière d’elle le jour où elle a reçu son diplôme de l’École de police avec les félicitations. Lorsqu’elle a été promue inspecteur, vous avez organisé une fête en son honneur. Que vous soyez fière d’elle comptait beaucoup pour elle. — Pourquoi me harcelez-vous ? Peabody sentit son regard s’embuer, mais n’en éprouva aucune honte. — Parce que j’ai une mère, madame Devin, et qu’elle ne tenait pas à ce que j’embrasse cette profession. Elle est fière de moi et cela compte beaucoup pour moi. Je l’aime tellement. Certains jours, parce qu’elle habite loin d’ici, elle me manque tellement que c’en est douloureux. — Pourquoi être partie, dans ce cas, pourquoi êtes-vous devenue flic ? — Parce que j’ai ça dans le sang. Comme Gail. C’était votre fille, elle vous aimait. Mais elle était aussi flic, et elle s’efforçait de faire le bien. — Elle en est morte. — Je sais. En venant ici, j’ai pensé à ma mère, au chagrin qu’elle éprouverait si elle me perdait. Je regrette de ne pas avoir choisi un autre métier, mais j’en étais incapable. Vous étiez fière de Gail. J’aurais été honorée de la connaître. — Que me voulez-vous ? — Puis-je entrer, s’il vous plaît ? — Après tout, quelle importance ? Elle se détourna et Peabody la suivit. Elle remarqua une pile d’objets sur une table, sans doute des bibelots enlevés des étagères, huma des parfums de produits de nettoyage, de cire. — Je regrette de vous avoir bouleversée hier. Vous n’avez pas dû dormir de la nuit. A présent, vous vous défoulez en faisant le ménage. Ma mère est pareille. Elle déformait légèrement la vérité car c’était son père qui employait cette méthode. Mais il lui semblait plus habile d’évoquer sa mère. — Posez vos questions et allez-vous-en. Je veux m’y remettre. Comprenant qu’elle devait presser le mouvement, Peabody fit l’impasse sur le discours d’introduction qu’elle avait préparé. — Gail était bien notée. Ses évaluations étaient excellentes. En revanche, sous le commandement de Renée Oberman, certains commentaires laissent entendre qu’elle traversait une période difficile. — Et alors ? C’est un métier pénible, elle travaillait dur. Trop dur. Les dernières semaines, elle ne faisait pratiquement que cela. — L’avez-vous vue à cette époque ? — Évidemment. — Vous a-t-elle dit pourquoi elle était stressée ? — Non. Nous ne. discutions jamais de son boulot. J’avais beau être fière d’elle, je détestais qu’elle me rappelle à quel point il était dangereux. Mais je la sentais tendue. A bout de nerfs. Elle avait perdu du poids. — Vous vous en êtes inquiétée. — Je l’ai suppliée de prendre un congé. Je lui ai proposé un voyage, quelques jours au bord de la mer. Elle m’a répondu qu’elle en serait ravie, mais qu’elle avait une mission à accomplir avant. C’était son travail qui la tracassait. S’il s’était agi d’un homme, elle se serait confiée à moi. — Aurait-elle pu se confier à quelqu’un d’autre ? — À l’un d’entre vous. Les flics parlent entre eux. Peabody opina, sentit que Mme Devin lui échappait. — Tenait-elle un journal intime ? — Non. — Vous en êtes certaine ? — Bien sûr que j’en suis certaine ! Quand bien même elle en aurait tenu un, je ne vous le montrerais pas. C’est personnel. Mais elle n’en avait pas. J’ai toutes ses affaires, je n’ai rien vu de tel. — Vous avez ses affaires ? Surexcitée, Peabody s’éclaircit la voix. — Puis-je les voir ? — En quel honn… — S’il vous plaît, madame Devin. Je ne peux pas tout vous expliquer, mais je vous promets de rendre justice à Gail. C’est l’unique raison de ma présence ici. — Vous êtes comme un chien avec un os. La femme tourna les talons, quitta le salon, traversa le coin salle à manger et s’engouffra dans une pièce jouxtant la cuisine. C’était une petite chambre sans lit. Dans l’armoire, les vêtements étaient soigneusement suspendus. Des souvenirs de Gail étaient disséminés un peu partout. Boîtes remplies de bric-à-brac, écharpes, un vase rose bonbon. Des photos, des affiches encadrées, un trophée, une canne à pêche. Sur une étagère, Peabody repéra une série de CD. Classés par ordre alphabétique. — Jolie collection. — C’était sa manière de se détendre, de lâcher prise. « Je la connais bien, à présent », songea Peabody. Elle était intelligente, volontaire. Un bon flic. Où un bon flic intelligent et volontaire cachait-il un dossier qu’il voulait garder à portée de main ? — Madame Devin, je vais vous demander de bien vouloir me la prêter. Les joues maculées de larmes s’empourprèrent. — Vous vous imaginez que je vais remettre à une inconnue ce à quoi Gail tenait le plus ? — Pour moi, ce n’est pas une inconnue. Je veux rendre justice à Gail, répéta-t-elle en regardant Mme Devin dans les yeux. Si elle était à ma place, elle en ferait autant. Sur le chemin du retour, Peabody dut se garer, appuyer la tête sur le volant. — Mon Dieu, je vous en supplie, faites que je trouve quelque chose. Que je n’aie pas infligé une telle épreuve à cette pauvre femme pour rien. 18 Eve avait quelques minutes devant elle pour prendre des nouvelles de ses hommes. Elle scruta rapidement la salle commune et héla Trueheart. — Dans mon bureau. Elle y entra, se ravitailla en café, en but la moitié. — Où est Baxter ? demanda-t-elle dès que Trueheart eut franchi le seuil. — Il interroge un témoin dans la salle de pause, lieutenant. J’étais en train de vérifier des infos. Nous… — Ai-je besoin de savoir sur quoi vous travaillez ? interrompit-elle. Vous avez des problèmes, des questions ? — Non, lieutenant. Pas pour l’instant. — Tant mieux. Est-ce que l’un d’entre vous risque d’avoir besoin de moi ? Soyez attentif, Trueheart, poursuivit-elle comme il hésitait. Vous êtes au courant des affaires en cours. Je n’ai pas le temps qu’on me mette au parfum à moins d’en avoir besoin. — Euh… non, lieutenant. Je ne pense pas que quoi que ce soit requière votre attention. — Répandez la bonne parole. En cas de besoin, envoyez-moi un mémo. En cas d’urgence, contactez-moi sur mon portable. — Entendu, lieutenant. Elle se jucha sur le bord de la table, adoptant délibérément une attitude moins formelle. — Qu’est-ce qu’on raconte, Trueheart ? — Lieutenant ? — Seigneur, Trueheart ! Je sais pertinemment que Baxter vous a mis au pas et, je vous le répète, je veux que vous soyez attentif. Vous avez entendu des rumeurs. Lesquelles ? — Eh bien, euh… il y a de l’eau dans le gaz, et pas seulement à cause du junkie mort. Il paraît que l’un des hommes du lieutenant Oberman a été tué sur cette même scène. — Et entre flics, vous spéculez. Vous pariez sur divers scénarii. Il s’empourpra. — C’est possible, lieutenant. — Faites savoir que les supputations sont dans l’ordre des choses et que je serais choquée, Trueheart, choquée et effondrée de découvrir que l’on fait des paris dans ma brigade. Il hocha brièvement la tête tout en s’efforçant de retenir un sourire. — Bien, lieutenant. — Que personne ne me dérange sauf urgence extrême – durant les deux heures à venir. Compris ? — Oui, lieutenant. — Vous pouvez disposer. Une fois seule, elle termina son café en étudiant son tableau de meurtre. Son communicateur bipa, et Peabody apparut à l’écran. — Dallas. — J’ai peut-être quelque chose. Eve enclencha le mode privé et poursuivit la conversation en se rendant chez Whitney. Il lui ouvrit lui-même la porte. Son visage s’était creusé, ses cheveux paraissaient plus gris que la veille. Les aléas du métier. — Lieutenant. — Commandant. D’un geste, il l’invita à pénétrer dans la pièce dont les larges fenêtres surplombaient la ville qu’il avait juré de protéger. Le commandant Marcus Oberman se tenait devant l’une d’entre elles – grand, imposant en costume gris et cravate bleu métal. Ses cheveux avaient blanchi et il arborait une coupe en brosse de style militaire. Le temps avait laissé ses marques, mais à quatre-vingt-six ans, il n’en demeurait pas moins un bel homme. — Commandant Oberman, je vous présente le lieutenant Dallas. — Lieutenant, fit Oberman en lui tendant la main. Merci d’avoir pris le temps de me rencontrer. Je vous sais très occupée. — C’est un honneur, commandant. — Pour moi aussi. Vous jouissez d’une réputation remarquable. Votre commandant parle de vous en termes fort élogieux. — Merci, commandant. — On s’assied ? suggéra Oberman à Whitney. — Je vous en prie. — Vous sortiez tout juste de l’École de police quand j’ai pris ma retraite, reprit Oberman en se calant dans un fauteuil. J’ai cependant suivi toutes vos enquêtes par le biais des médias et de conversations glanées au bar où nous autres, vieux chevaux de guerre, avons l’habitude de nous retrouver. Il sourit, et les yeux bleus dont sa fille avait hérité pétillèrent. Pourtant, Eve eut la sensation qu’il la jaugeait. Elle n’y voyait aucun inconvénient dans la mesure où elle en faisait autant. — Le succès du livre de Nadine Furst montre que votre travail sur l’affaire Icove est solidement documenté. Un plus pour le département, n’est-ce pas, Jack ? — Absolument. — D’après ce que l’on me dit, et ce que j’ai observé, il vous est arrivé de vous quereller avec des collègues au cours de vos investigations. — Certainement. Son sourire s’élargit. — Si on ne se chicane pas de temps en temps, c’est qu’on ne fait pas son boulot – du moins est-ce mon avis. Il assuma une position décontractée, comme elle un peu plus tôt face à Trueheart. — Il faut de l’assurance, voire de l’obstination en plus d’une formation solide, d’un certain talent et de beaucoup de dévouement pour tenir bon dans ce boulot, et gravir les échelons. J’ai cru comprendre que ma fille et vous vous bagarriez en ce moment. — Si le lieutenant Oberman le voit ainsi, je le regrette. Il hocha la tête, le regard rivé sur elle. Un regard perçant, curieux. — Votre commandant pourra vous certifier que je n’ai pas coutume de me mêler des différends au sein du département. Je n’y suis plus en poste, et je respecte infiniment celui qui m’a succédé. — Moi de même. — Toutefois, un père est un père, et il le reste jusqu’au bout. Ces frictions entre le lieutenant Oberman et vous ne m’étonnent guère dans la mesure où vous êtes très différentes. Vous avez chacune votre style, mais vous êtes toutes deux gradées. — Oui, commandant. — Je n’avais pas prévu d’intervenir. Il leva les mains, les écarta. — Même lorsque j’étais en poste, je préférais laisser mes officiers régler leurs problèmes entre eux. Tiens, donc, papa refuserait-il de mettre de l’huile dans les rouages ? Voilà qui risquait de contrarier Renée. — Je suis aussi de cet avis, commandant. — Je ne suis revenu sur ma décision que ce matin, après avoir appris que l’un des hommes de ma fille était tombé. L’officier au cœur de votre querelle. — La mort de Garnet est regrettable, commandant. — La perte d’un homme nous affecte tous, mais plus particulièrement ses supérieurs directs. Vous avez déjà perdu des hommes sous vos ordres, lieutenant. — Oui, commandant. Elle connaissait la liste par cœur. Elle aurait pu décrire leurs visages. — Compte tenu de ces événements récents et tragiques, j’espère que vous accepterez d’expurger de son dossier la sanction que vous lui aviez infligée. Elle était méritée, je vous l’accorde. Toutefois, je souhaite solliciter votre indulgence. Pour le lieutenant Oberman et pour son homme. — Non, commandant. Je suis désolée, mais je ne peux pas faire ce que vous me demandez. Il eut un mouvement de recul, visiblement surpris. — C’est si important pour vous, lieutenant ? Il est mort ! — Mort ou vivant, il l’avait mérité. Je présente mes excuses au père, mais j’aimerais que le commandant qui a servi ce département pendant tant d’années souscrive à ma décision quand je lui préciserai que le lieutenant de l’inspecteur Garnet, qui a assisté à la scène, n’est pas intervenu. N’a pas su maîtriser la situation. — Est-ce Garnet ou son lieutenant que vous voulez punir ? — Je ne suis pas en position de sanctionner son lieutenant. Sauf votre respect, je n’effacerai pas cette suspension. J’ai du reste déjà entamé des démarches qui, je pense, entraîneront son renvoi des forces de police. A titre posthume. — Vous êtes terriblement dure. — En effet, commandant. Vous ignorez peut-être qu’hier au soir, l’inspecteur Garnet est venu m’attendre devant chez moi. Il a tenté de m’agresser. Il m’a bousculée et a même dégainé son arme. L’expression d’Oberman s’assombrit. — Je n’étais pas au courant. — L’incident a été enregistré et rapporté aussitôt après. Je pense que le lieutenant Oberman en a été informé. Elle marqua une pause afin qu’il digère la nouvelle. — La mort de Garnet est fâcheuse, commandant, mais, d’après moi, il ne méritait ni son insigne ni ses galons. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour l’en dépouiller. Il n’est plus là pour se défendre, mais il était corrompu. — Dans ce cas, je retire ma requête, lieutenant. Et je vous prie de m’excuser de l’avoir formulée. — C’est inutile, commandant. Eve se leva en même temps que lui. — Je vous laisse travailler. Merci de m’avoir accordé ce moment, commandant Whitney. Vous aussi, lieutenant. — Ce fut un honneur de vous rencontrer, monsieur. Alors que Whitney reconduisait Oberman jusqu’à sa porte, ce dernier s’immobilisa et pivota vers Eve. — Croyez-vous que la mort de Garnet soit reliée à celle de Keener ? — Cette enquête n’est pas la mienne, mais je coopère et continuerai de coopérer avec les inspecteurs qui en ont la charge. — Je vois. Il la dévisagea longuement avant de s’en aller. Sans un mot. — Il est gêné, murmura Whitney en refermant la porte. Furieux et gêné de s’être mis dans cette situation. Et il s’interroge sur celle dans laquelle se trouve sa fille. — En effet. Et ça ne va pas s’arranger. Whitney alla se poster devant l’une des fenêtres pour contempler sa ville, et Eve prit conscience qu’il était lui aussi furieux et gêné. — Toutes ces années qu’il a consacrées à son travail, à cette métropole. Il a participé activement à la reconstruction et aux réformes de ce département après les Guerres Urbaines. Désormais, son nom est sali. — Celui de Renée. Whitney pivota vers elle en secouant la tête. — Vous n’avez pas d’enfant, Dallas. Ce sera toujours son nom à lui. Sa honte. Il alla s’asseoir à son bureau. — Puis-je vous parler librement, commandant ? — Je vous en prie. — Je ne peux pas affirmer que vous sortirez indemne de cette histoire. Vous en subirez forcément les retombées. Mais vous n’êtes en rien responsable. — Indirectement, si, puisque c’est moi le patron. — Non, commandant. Être responsable ne rime pas nécessairement avec assumer ses responsabilités. Vous assumerez vos responsabilités parce que vous n’imaginez pas faire autrement. Renée Oberman est responsable, et par conséquent, bien que ce soit terriblement injuste, son père l’est aussi. Son nom, sa réputation, le respect qu’il inspire ont permis à sa fille d’exploiter la situation, ont incité certaines personnes à fermer les yeux et d’autres à jouer son jeu. — Moi y compris ? — Je l’ignore. En revanche, je sais que lorsque je vous ai parlé de cette affaire, vous n’avez ni fermé les yeux ni joué son jeu. Vous vous êtes comporté en commandant digne de ce nom. Vous avez réagi en sachant pertinemment ce que vous risquiez. Vous auriez pu procéder autrement. — Comment ? s’enquit-il, intrigué. — Vous auriez pu trouver le moyen de la renvoyer. Vous auriez pu la pousser dehors, ainsi que ses hommes, tout en maintenant le couvercle sur la marmite. Vous y avez sans doute songé pendant, disons, cinq minutes. Vous y avez renoncé parce que vous êtes le patron. Parce que vous êtes un flic et que vous le serez toujours. Il pressa les mains l’une contre l’autre, et se tapota le menton du bout des doigts. — Vous pensez me connaître, lieutenant. — Je vous connais, répliqua-t-elle, repensant à ce que Peabody lui avait dit. J’ai eu l’occasion de suivre certaines de vos enquêtes tandis que vous gravissiez les échelons. Depuis que je suis sous vos ordres, j’ai étudié et observé vos méthodes. Je respecte la façon dont vous dirigez ce département. — Avez-vous envisagé de me succéder un jour ? — Voilà une pensée terrifiante. Whitney laissa échapper un petit rire. Il se leva, se dirigea vers l’autochef. — Si seulement j’avais un peu de votre vrai café, soupira-t-il. — Je peux vous en faire monter. — Non, merci. Asseyez-vous, Dallas. Tibble va nous rejoindre d’un instant à l’autre, et les gars du BAI suivront juste après. Il se contenta de ce qu’il avait et lui apporta une tasse fumante. Une fois de plus, Eve se remémora sa récente conversation avec Peabody. — Nous allons insister sur l’importance de votre rôle concernant les deux affaires, Keener et Oberman. Je pense que Tibble sera d’accord. Sinon, nous le convaincrons. — Commandant… ce serait bien de contacter Nadine Furst. Il haussa les sourcils, mais demeura silencieux. — Elle acceptera de divulguer au compte-gouttes des informations, de dévoiler des extraits des dépositions, des renseignements confidentiels. Elle ne diffusera rien tant que vous ne lui donnerez pas le feu vert. — Vous voulez que je me serve d’elle pour détourner l’attention de ma personne ? — Pas exactement. Nadine est avide de scoops, comme tous les journalistes. Toutefois, ce qui l’intéresse, c’est le fond. Pas toutes ces bêtises qui font exploser l’audimat. Je sais que nous avons notre propre service de relations publiques, nos contacts et nos porte-parole, mais, selon moi, elle vaut dix d’entre eux. Lorsque le scandale éclatera, le département en souffrira, ainsi que le public dans la mesure où il faudra sans doute remettre des criminels en liberté. Révéler dès maintenant certains des éléments dont nous disposons nous permettrait de réduire les dégâts. En optant pour la vérité. Il y a eu corruption, oui. Dès qu’elle a été découverte, nous y avons mis un terme. Systématiquement. Impitoyablement. — J’y réfléchirai. — Commandant… — Vous pouvez encore vous exprimer librement, Dallas. — Je vous conseille de participer à son émission. Vous, le chef Tibble s’il est d’accord. Moi, Peabody. Surtout Peabody. La situation dans laquelle elle s’est trouvée, les initiatives qu’elle a prises, sa personnalité émouvront le public. Un bon flic, insista Eve, étonnée de vouloir si farouchement le convaincre, une jeune inspectrice prise dans un piège potentiellement mortel, mais qui n’a pas hésité à prendre des risques pour mettre en lumière la corruption, le meurtre, la trahison. Peabody est le facteur humain. Elle symbolisera ce que nous sommes, et qui est à l’opposé de ce qu’est Renée Oberman. Il se frotta le menton, et esquissa un sourire. — Vous êtes capable d’étayer une proposition pareille – excellente au demeurant –, et pourtant, la perspective de me succéder un jour vous effraie ? J’aurais dû y songer moi-même. Je vais contacter Furst. Eve éprouva une sensation de soulagement. — Merci, commandant. — Ne me remerciez pas. Je me demande pourquoi je ne vous ai pas encore affectée aux Relations publiques. — Parce que je n’ai rien fait pour mériter une telle punition. Tous deux se levèrent, quand l’assistante personnelle de Whitney vint leur annoncer l’arrivée du chef Tibble. Il était grand, mince, distingué. « Le look parfait pour l’objectif des caméras » songea Eve. Mais derrière cette élégance se cachait un homme intègre. Il la dévisagea un moment, puis s’adressa directement à elle. — C’est un junkie mort dans une baignoire qui a précipité cette avalanche. — Non, monsieur, c’est l’usage illicite et corrompu que Renée Oberman a fait de son insigne, de son nom, de son grade et de ce département. — Bien vu. Mais je pensais plutôt à ce qui l’a déclenchée. — D’un point de vue purement technique, c’est le junkie mort dans la baignoire. — Nous allons réduire Renée Oberman en miettes, promit Tibble. — Le lieutenant vient de me souffler une idée pour y parvenir, intervint Whitney. — Nous en discuterons lorsque nous en aurons terminé avec le BAI. Dallas, je compte sur vous pour l’anéantir, ajouta Tibble d’un ton insinuant qu’il s’en chargerait volontiers lui-même. Soyez sans pitié. — J’en ai l’intention, monsieur. — Que ce soit la mission de votre vie, trancha-t-il avant de se tourner vers Whitney. Nous en surmonterons les conséquences. Nom de Dieu, Jack, comment cette femme a-t-elle pu acquérir un tel pouvoir ? Avant que Whitney puisse lui répondre, Tibble agita la main et tourna les talons. Il alla se planter devant l’une des fenêtres. — J’aurais dû me méfier. Je l’ai reçue dans mon bureau. Je l’ai accueillie avec ses parents chez moi. Dans ma propre demeure. Je lui ai sûrement fourni des passe-droits. Nom de Dieu ! répéta-t-il. Lieutenant Dallas, Renée Oberman a-t-elle ordonné l’assassinat d’officiers de police ? — Je le crois, monsieur. Il fit volte-face, rouge de fureur. — Je me fiche que vous le croyiez ! Prouvez-le afin que le procureur puisse la traîner devant un juge sans qu’il y ait le moindre doute quant à sa culpabilité. Ce que vous soupçonnez ne vaut rien dans un tribunal et sans… — Tibble, intervint Whitney, Renée Oberman est sous mon commandement, elle a commis ces actes à mon insu. — Quand je voudrai que vous vous flagelliez, je vous le dirai ! Ce département ne peut pas se permettre de vous perdre. Merde alors ! Il est hors de question qu’Oberman fasse encore couler du sang. Cependant, je suis conscient qu’il a fallu un lieutenant de la Criminelle et un junkie mort pour nous ouvrir les yeux, à vous, à moi et au BAI. — Monsieur, commença Eve, en vérité, c’est ma coéquipière qui a surpris une conversation entre… — Ne m’interrompez pas quand je vous félicite pour votre travail, lieutenant, et que je me défoule avant d’affronter le BAI. — Pardon. Il pressa brièvement les doigts sur ses paupières. — Votre coéquipière a bien réagi, lieutenant, ainsi que vous. Vous aussi, commandant. Tôt ou tard, cela pèsera plus lourd dans la balance qu’une collègue corrompue et une brigade salie. On annonça l’arrivée des membres du BAI. — Procédons par ordre, Jack. Laissez-moi parler d’abord. Lieutenant, asseyez-vous. Apparemment, Tibble s’était calmé. Quand Webster et son capitaine entrèrent, il s’était ressaisi. – Capitaine, lieutenant, prenez place. Voici comment nous allons nous y prendre. Il exposa son plan avec concision, d’un ton posé, les mettant devant le fait accompli. Eve ne put s’empêcher d’admirer son style, d’autant qu’elle venait de le voir exploser de colère. Elle continuerait d’enquêter sur le meurtre de Keener. Elle transmettrait tous ses rapports au BAI qui, en échange, la tiendrait au courant des actions entreprises et de l’évolution de leur investigation sur Renée Oberman. S’ensuivit une discussion âpre, mais Eve se rendit compte que Tibble maîtrisait toutes les manettes. — Le BAI se concentrera sur Oberman et ses acolytes, et bénéficiera de mon soutien inconditionnel, de même que celui du commandant, du lieutenant Dallas et de ses hommes. Mais le meurtre d’officiers de police et de civils l’emporte sur tout le reste. — Le meurtre d’officiers de police est de notre ressort, rappela Webster. — D’où la nécessité de coordonner les efforts. Vous êtes d’accord, commandant ? — Indiscutablement. — Lieutenant Dallas ? — Absolument, monsieur. Mon équipe et moi avons d’ailleurs avancé considérablement sur ce plan. Je viens de recevoir une mise à jour de ma coéquipière que je n’ai pas eu le temps de rapporter à mon commandant ni au BAI. Je sollicite votre permission de le faire maintenant. Sans quoi, je serai obligée de suivre le protocole, à savoir me référer à mon commandant qui décidera s’il estime judicieux de relayer ces informations au BAI. — Dallas, pas de dérobade, prévint Webster. — Ne sois pas trop gourmand, Webster, rétorqua-t-elle. Son capitaine coula un regard d’avertissement à ce dernier. — On se calme ! Nous voulons tous la même chose. Le BAI coopérera à condition que tout nouvel élément nous soit communiqué. Pas de filatures, pas de mises sur écoute, pas de réunions sans que le BAI en soit averti. Le visage de marbre, Tibble pivota vers Whitney. — Commandant ? — Entendu. Lieutenant Dallas, votre rapport. — L’inspecteur Peabody a interrogé la mère de l’inspecteur Gail Devin ce matin. Jusqu’ici, Mme Devin avait toujours refusé de parler à la police de quoi que ce soit, encore moins de la mort de sa fille en service. Comme vous le savez, commandant, Peabody a le don d’adoucir les angles. Grâce à ses efforts, Mme Devin l’a autorisée à emporter une collection de CD – toutes les affaires de Gail sont chez sa mère. A en juger par certaines déclarations déjà soumises au BAI par l’intermédiaire du lieutenant Webster, Devin avait des soupçons à l’égard de sa supérieure. Peabody estime que Devin était organisée, méticuleuse, dotée d’un remarquable sens de l’observation. Elle pense – et je suis de son avis – que Devin a dû consigner ses réflexions dans l’espoir de les révéler un jour. — Des CD ? répéta Webster, sur le qui-vive. — En apprenant que j’étais chargée de l’enquête, Renée Oberman a envoyé deux de ses hommes fouiller l’appartement de Keener le lendemain de sa mort. Si elle craignait suffisamment Devin pour ordonner son exécution, elle a sûrement fureté chez elle, analysé le contenu de ses appareils électroniques. — Elle a très bien pu trouver, emporter et détruire les documents compromettants, fit remarquer le capitaine du BAI. — Possible. Toutefois, Peabody pense que Devin était assez futée pour ne rien laisser sur son ordinateur ou son communicateur, dans un dossier visible. Une collection de CD classés par ordre alphabétique et rangés bien en vue n’aura pas forcément attiré l’attention. Ils en ont peut-être inspecté un ou deux et sont passés à autre chose. Peabody a fait transporter ces CD chez moi où nous avons installé notre QG. — En admettant que Devin ait noté ses soupçons sur un document secret, cela reste des soupçons, riposta Webster. — Cela pourrait expliquer le mobile. Laissez-moi enquêter sur l’homicide. C’est mon métier. Nous aurons de quoi inculper Renée Oberman pour les meurtres de Devin, de Strumb, de Keener et même de Garnet. Eve changea de position pour s’adresser directement à Whitney. — Commandant, à mon avis, tout s’est relativement bien passé jusqu’à maintenant. Elle a eu beaucoup de chance, elle est habile, et elle s’appuie sur la réputation de son père. Seulement voilà, elle est devenue trop sûre d’elle, elle a perdu le contrôle sur Garnet, et ce, depuis un moment. Elle a commis une erreur parce qu’elle s’était habituée à le mener par le bout du nez. Elle est plus veinarde qu’intelligente – en tant que flic. Elle s’est accrochée aux basques de papa quand c’était possible et elle s’en veut. Plus elle en a, plus elle en veut… Garnet ne s’est pas contenté de mettre en cause son autorité, il s’est retourné contre elle. Il l’a humiliée devant moi. Elle l’a éliminé autant par orgueil que par vengeance. — Quel est le lien avec Devin ? demanda Webster. — C’est ainsi qu’elle agit quand elle veut se débarrasser d’un problème – surtout si ledit problème l’atteint dans son amour-propre. Devin, une femme, a eu le malheur de l’interroger ou de poser des questions sur elle. De fourrer le nez là où Renée ne voulait pas qu’elle le fourre. Le mentor de Devin est un flic à la retraite – il appartenait encore à la brigade quand Renée en a pris les rênes. Il la détestait et a obtenu sa mutation. — Allo, devina Webster. Sergent-inspecteur Samuel. — Exact. Renée devait se douter que Devin se confiait à lui. Devin était synonyme d’ennuis. Elle refusait d’obtempérer ou de s’en aller malgré des évaluations en chute libre. Peabody découvrira peut-être une raison spécifique, la goutte d’eau qui a fait déborder la cruche… — Le vase, marmonna Webster avec un petit sourire. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase. — Peu importe. Renée s’est débarrassée de Devin. Et probablement de Strumb. Elle a donné l’ordre à Bix d’exécuter Keener, un indic minable. Les morts ne peuvent plus la menacer, ils ne peuvent pas semer le désordre dans son organisation. Ils ne font plus partie de l’équation. Eve se leva. — Commandant, avec votre permission, j’aimerais retourner travailler. Je vous fais confiance pour mettre au point notre collaboration avec le BAI. Je pense que le commandant Oberman aura eu le temps de parler à sa fille. — Le commandant Oberman… commença Webster. — Un instant et je suis à vous, lieutenant Webster. Vous avez ma permission, lieutenant Dallas. — Merci. Messieurs, au revoir. — Peut-on savoir où tu vas ? s’enquit Webster. — Je vais jeter davantage de saletés à la figure d’Oberman. C’est le côté sympa de mon boulot. Jubilant d’avance, elle quitta la pièce. 19 Tous les membres de la brigade d’Oberman arboraient un brassard noir. Hormis ce détail, nota Eve, on s’activait comme si de rien n’était. Cela dit, l’atmosphère dans cette salle commune était déprimante, quelles que soient les circonstances. Comme d’habitude, chez Renée, tous les stores étaient baissés. Eve accrocha brièvement le regard de Lilah Strong, puis se dirigea vers le bureau du lieutenant. — La patronne n’est pas disponible. Eve se tourna vers Bix. Si elle avait espéré une confrontation, elle ne s’était pas attendue qu’il la lui présente sur un plateau. — Est-ce à moi que vous parlez, inspecteur ? — Le lieutenant n’est pas disponible. — Dans la mesure où vous vous adressez à un officier gradé, votre réponse devrait être : « Le lieutenant n’est pas disponible, lieutenant. » — Lieutenant, marmonna-t-il, collé sur son siège, les yeux luisants de colère. Le lieutenant Oberman ne veut pas être dérangée. Nous avons perdu l’un des nôtres cette nuit. — Je sais, inspecteur… Bix, c’est bien cela ? — Exact. — Exact, lieutenant. — Lieutenant. — Vous avez fait équipe avec l’inspecteur Garnet ? — Quand mon lieutenant m’en a donné l’ordre, oui. Eve marqua une pause, puis : — Apparemment, vous êtes aussi réticent que lui à montrer le respect dû à vos supérieurs. A moins que ce ne soit l’usage au sein de cette brigade ? Étant d’avis que le patron donne le ton, j’en viens à me demander si le lieutenant Oberman ne souffre pas du même mal. — Vous n’êtes pas sa supérieure. Eve s’approcha de son poste de travail, sachant pertinemment que tout le monde les observait. — Vous voulez la bagarre, Bix ? Alors levez-vous. Debout, inspecteur, insista-t-elle comme il refusait de bouger. Il s’exécuta au ralenti, le regard froid, les mâchoires serrées. Si elle le poussait à bout, se jetterait-il sur elle ? Un seul geste déplacé et elle lui confisquerait son insigne, menacerait Renée d’un conseil de discipline, et sèmerait le chaos dans son équipe. La porte derrière elle s’ouvrit brusquement – confirmant ce dont Eve se doutait : Renée disposait d’un système de surveillance dans son antre... — Dallas. Je n’apprécie guère que vous veniez ici harceler mes hommes. — Sans blague ? riposta Eve, le regard fixé sur Bix. Parce que, selon vous, exiger le respect dû à son rang tient du harcèlement ? Le comportement de vos subalternes est inqualifiable. — Dans mon bureau ! Eve pivota vers elle. — Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous, Oberman, articula-t-elle d’une voix glaciale. Je suis sur le point de déposer une plainte officielle contre vous et contre cet inspecteur. Ce qui pourrait vous coûter votre poste. Renée devint écarlate de rage. — Je préférerais discuter de vos doléances en privé. — Volontiers, répliqua Eve, qui dissimula un sourire de satisfaction lorsque la porte claqua derrière elle. Elle fut ravie de constater que, malgré ses talons, Renée était plus petite qu’elle. Elle tenta d’afficher une expression à la Summerset en la toisant. — Pour qui vous prenez-vous ? De quel droit débarquez-vous ici pour nous insulter, nous menacer ? Votre statut de chouchoute du Central ne vous autorise en rien à venir dans mes murs me tirer dessus à boulets rouges ! Un jour comme aujourd’hui, en plus. J’ai perdu l’un de mes hommes hier soir et vous me parlez de respect ? Où est le vôtre ? — Vous avez terminé ? s’enquit posément Eve. — Je ne vous aime pas. — Aïe ! — Je réprouve votre attitude, votre ingérence, votre manie de vous immiscer dans ma brigade. Vous n’êtes pas la seule à pouvoir déposer une plainte officielle. — Faites donc ! Vous savez aussi bien que moi laquelle d’entre nous gagnerait ce round, d’autant que papa n’est plus le grand manitou. À propos de votre père, ajouta Eve en jetant un coup d’œil au portrait. J’ai eu l’immense plaisir de le rencontrer tout à l’heure. — Allez vous faire foutre ! Cette fois, Eve éclata de rire. — Ouille ! J’ai mal ! railla-t-elle. Bien, souhaitez-vous continuer à cracher votre venin ou pouvons-nous en venir aux choses sérieuses ? — J’ai déjà perdu assez de temps à cause de vous. — Et réciproquement. Toutefois, je me fais un devoir d’accomplir mon travail, même quand ça m’ennuie. Je suis ici au sujet de Garnet. Vous portez le deuil, vous êtes donc au courant de son décès. Au passage, très joli, votre tailleur. — Je dénoncerai votre sarcasme et votre irrévérence envers un officier tombé en service. — Reste à prouver qu’il est tombé en service, parce que les faits tendent sérieusement à démontrer le contraire. Sans compter qu’il était suspendu. De surcroît, s’il était toujours vivant, on l’aurait révoqué et inculpé pour délits criminels. — Qu’est-ce que vous racontez ? — Ma foi, vous n’avez pas dû recevoir le mémo, ironisa Eve en sortant un disque de sa poche et en le jetant sur le bureau de Renée. Ceci a été enregistré par le système de sécurité de mon domicile : on y voit clairement Garnet guetter mon retour, me menacer, me frapper et pointer sur moi son pistolet. Votre homme était un voyou, Renée, et je ne doute pas que vous en ayez parlé avec votre père récemment. Je comprends que vous soyez de mauvaise humeur. — Mes conversations avec mon père ne vous concernent en rien. — Au contraire ! Vous avez couru chez papa vous plaindre du méchant lieutenant Dallas et cela s’est retourné contre vous. Loin de tancer votre inspecteur, vous avez tenté de tirer le rideau sur ses frasques. Comprenant que vous ne prendriez aucune mesure contre lui, ledit inspecteur a commis l’erreur de braquer une collègue – avec une arme non enregistrée. Il était défoncé à ce moment-là, et l’autopsie démontrera probablement qu’il avait consommé de la drogue quand il est mort. — Je… — Je n’ai pas terminé ! coupa Eve. Si vous ne recommandez pas immédiatement des tests toxicologiques sur vos subordonnés, je m’en chargerai. A raison. . – Vous ne connaissez rien à notre travail. Garnet était sous pression depuis des semaines. Il suivait une piste relative à l’affaire Geraldi et elle a tourné court. Il s’efforçait de la raviver quand vous avez déboulé ici avec vos grands airs. — Je vois mal en quoi le fait que je sois venue vous parler de votre indic a pu inciter Garnet à abuser de substances illicites, à chercher à m’intimider et à finir six pieds sous terre. — Il était à cran. J’étais consciente de son problème et j’en avais discuté avec lui. Je voulais qu’il prenne des vacances, qu’il suive une thérapie, mais il m’a suppliée de lui accorder deux semaines de répit, le temps de clôturer l’enquête Geraldi. J’ai accepté, et je pense qu’il progressait, sur les plans professionnel et personnel, jusqu’à ce que vous lui infligiez cette suspension. — Incroyable ! s’exclama Eve, sincèrement sidérée. Si, si, je vous assure. Vous arrivez à justifier la conduite abjecte, voire criminelle de votre inspecteur en m’en imputant l’entière responsabilité. Garnet était un cinglé dangereux. Et si je sais une chose, c’est qu’en quarante-huit heures vous avez perdu une balance et un inspecteur. Comme je connais mon travail, j’examinerai ce lien de près. — Il est évident que Bill se servait de Keener, soupira Renée. J’ignore pourquoi il me l’a caché. Je suppose qu’il voulait se rattraper vis-à-vis de moi. Keener lui avait filé un tuyau et l’a payé de sa vie. Bill a voulu l’exploiter en fouillant l’appartement de Keener puis – du moins apparemment – il a organisé un rendez-vous sur les lieux où l’on avait découvert le corps de Keener. Et cela lui a coûté la vie. — Sauf que ses actes ne figurent pas dans ses rapports – ni dans ceux de ses partenaires. Ni dans les vôtres. — Vous l’avez dit vous-même : il a mal tourné. Facile de lui jeter la pierre puisqu’il n’est plus là pour se défendre », songea Eve. Cependant, il en restait un autre, bien vivant. — Je vais devoir interroger Bix. — Vous venez d’affirmer qu’il n’y a rien dans ses rapports ! Garnet se l’est jouée en solitaire – c’est clair. Bix n’a jamais rencontré Keener. — Comment le savez-vous ? rétorqua Eve d’un ton empreint de dérision. Si vous aviez un ripou parmi vous, vous pourriez en avoir deux. J’ai un peu de temps devant moi, enchaîna-t-elle en consultant sa montre. — Je ne vous permets pas de… — Vous n’avez pas à me permettre quoi que ce soit. Je suis chargée d’une enquête en cours et consultante sur un deuxième homicide lié au premier, dans lequel est impliqué un officier de police. Bix peut exiger la présence d’un avocat, mais je l’interrogerai. Elle sortit son portable de sa poche. — Ici Dallas, lieutenant Eve, de la Criminelle. Je voudrais réserver une salle d’interrogatoire… = Vous pouvez le questionner ici, dans mon bureau, intervint Renée. Inutile de mettre les petits plats dans les grands. — Plus vous vous énervez, plus je m’énerve, riposta Eve. Salle B, confirma-t-elle avant de couper la communication. Qu’il s’y présente dans un quart d’heure. — Je l’accompagne. — Vous êtes la bienvenue en salle d’observation. Eve fonça vers la porte, s’immobilisa. — C’est curieux, j’aurais cru que vous, Bix, tous les membres de votre équipe seriez impatients de coopérer à l’enquête qui pourrait mener à l’identification et à l’arrestation du meurtrier de Garnet. Enfin, ce n’est que mon avis. En sortant, elle croisa Janburry et Delfino. — Inspecteurs. — Lieutenant, la salua Janburry. — Je viens de m’entretenir avec le lieutenant Oberman. Sans doute vous informera-t-elle, comme elle vient de m’en informer, de ses actions à l’encontre de Garnet. Il semble qu’il se droguait et menait une enquête en douce en se servant de Keener, l’indic de sa patronne. Je vous transmettrai mon compte rendu au cas où elle omettrait certains détails. — Merci, lieutenant. Si je comprends bien, le lieutenant Oberman savait que Garnet consommait des stupéfiants ? s’étonna Delfino. — Et a agi – ou pas – comme elle jugeait bon de le faire. Je m’apprête à interroger l’inspecteur Bix, qui travaillait souvent en équipe avec Garnet, notamment sur cette affaire. Il pourra peut-être nous fournir des renseignements importants. Vous êtes les bienvenus en salle d’observation. Criminelle, salle B, dans quinze minutes. — Dans la série « un prêté pour un rendu », répliqua Janburry, les analyses toxicologiques de Garnet révèlent la consommation de produits illicites et d’alcool. L’inspecteur Freeman déclare s’être trouvé avec lui au Five-O entre 22 heures et minuit. Selon lui, Garnet était surexcité, sur les nerfs, et n’a pas hésité à vous casser du sucre sur le dos. — Mince alors ! Janburry ricana. — Il prétend aussi que Garnet a reçu un appel aux alentours de minuit, qu’il est sorti de l’établissement quelques minutes avant de revenir finir son verre et lui annoncer qu’il avait une nouvelle piste. — Bien que surexcité, sur les nerfs et shooté, je parie qu’il n’a rien précisé de plus à son copain. — Rien, confirma Delfino. Ce qui me chiffonne, c’est que Garnet n’ait pas prévenu son coéquipier. — Nous verrons bien comment réagira Bix. — J’ai hâte d’y être. On y va ? ajouta Janburry à l’adresse de Delfino. Eve regagna son bureau pour préparer son interrogatoire. Elle rassembla les documents dont elle pour-rait avoir besoin, expédia un mémo à Whitney et à Webster pour les informer qu’elle avait convoqué Bix, envoya un mail à Mira pour lui demander d’observer la séance, si possible. Puis elle contacta Feeney. — Du nouveau ? s’enquit-elle. — Je déteste qu’on me harcèle. — Je n’ai pas de nouvelles depuis des heures, je te signale. — Nous sommes tout près du but, affirma-t-il en croquant une de ses sempiternelles pralines. C’est plus complexe que de remplacer une simple carte-mère, figure-toi. — Parfait. Je viens d’avoir une discussion avec Renée. Elle m’a dit qu’elle ne m’aimait pas. — Voilà qui a dû te faire de la peine. — Énormément. De surcroît, j’ai raconté à son père le coup de sang de Garnet hier soir. S’il n’a pas foncé directement chez sa fille lui flanquer une fessée, je m’habille comme McNab pendant une semaine. Elle m’a traitée de garce. — Je suis choqué. — J’ai eu du mal à dissimuler ma souffrance et mon humiliation. J’ai convoqué Bix dans quelques minutes en salle d’interrogatoire. Il me dira si Garnet s’est servi de la taupe de Renée, le désormais défunt Kiki – Renée m’ayant gracieusement ouvert cette porte. — Elle ne va pas se contenter de t’insulter. — Tu crois ? Où en est Peabody ? — Toujours enfermée dans ton bureau. — Connors ? — Pour qui me prends-tu ? Le surveillant général ? Il s’occupe de ses affaires. Il va, il vient. — D’accord. Tiens-moi au courant. SMS uniquement. — Quand on aura la solution, tu seras la première avertie. En attendant, évite de me déranger, conclut-il avant de couper la communication. — Quel sale caractère, marmotta-t-elle. En se dirigeant vers la salle d’interrogatoire, elle aperçut Baxter devant les distributeurs. — Où en êtes-vous ? — Est-ce une question rhétorique ? riposta-t-il en choisissant une barre chocolatée à la noix de coco. Vous en voulez ? — Pas même si j’étais coincée depuis cinq jours sous les gravats d’un immeuble en ruine. — Je trouve ce truc délicieux, répondit-il en déchirant l’emballage. Trueheart et moi nous accordons une pause afin que le suspect puisse ruminer et réfléchir sur ses égarements. Fait étrange, en sortant de la salle A, j’ai vu un inspecteur de la brigade des Stups entrer en salle B. Bix. — Vous le connaissez ? — Je n’ai pas eu ce plaisir. Vous allez peut-être me demander comment j’ai su qu’il s’appelait Bix ? — Peut-être. — J’appelle ça la curiosité du flic, expliqua-t-il en engloutissant sa friandise. Mon lieutenant est en conflit avec celui des Stups, j’ai envie d’en savoir un peu plus sur l’adversaire et son équipe. — Je ne peux rien vous dire pour l’instant, Baxter. — Dommage. Mais le moment venu, j’aimerais être de la partie. — Pourquoi ? — Encore une question rhétorique ? Elle rit en secouant la tête. — Une tempête se prépare. — Je m’en doutais. Si vous avez besoin d’un autre parapluie, prévenez-moi. — Dont acte. — En attendant, les rumeurs courent. Il paraîtrait que vous en voulez à Oberman parce qu’elle fonce à toute allure vers ses galons de capitaine, ou parce qu’elle a de plus gros seins que vous. Ou qu’elle a refusé vos avances sexuelles. — La dernière, vous venez de l’inventer. — Malheureusement non, et je le regrette. Toutefois, ces ragots sont étouffés par d’autres, plus tonitruants : Garnet était un connard et Oberman ne savait pas le maîtriser. Mais s’ils ne prennent pas racine, c’est surtout parce que les gens ont davantage peur de vous que d’Oberman. — J’aime la peur. Elle est à usages multiples. — À condition d’être entre les bonnes mains. Elle le laissa hésiter devant le choix des boissons pour arroser son chocolat à la noix de coco et pénétra dans la salle d’interrogatoire. — Enregistrement, commanda-t-elle. Dallas, lieutenant Eve, audition de Bix, inspecteur Carl. Inspecteur, j’officialise cet entretien car nous allons évoquer un officier décédé. Un homicide présumé sur lequel enquêtent des collègues. Êtes-vous d’accord ? — Oui. — Dans le respect de la procédure, je vais vous citer le code Miranda révisé, dit-elle avant de s’exécuter. Comprenez-vous vos droits et vos devoirs ? Il eut un tressaillement à la mâchoire. — Je suis flic. — Parfait. Inspecteur, votre supérieure directe est le lieutenant Renée Oberman, brigade des Stupéfiants. Est-ce exact ? — Oui. — Sous son commandement, vous avez souvent fait équipe avec l’inspecteur Bill Garnet, de la même brigade. — Oui. — Récemment, l’inspecteur Garnet et vous avez été chargés de l’enquête Geraldi. D’après mes informations, l’inspecteur Garnet espérait la clôturer rapidement. — Nous suivions plusieurs pistes. Eve ouvrit un dossier, fit mine de le feuilleter en quête d’un document spécifique. — L’une de ces pistes vous avait-elle été fournie par l’indic de votre lieutenant, Rickie Keener, aujourd’hui décédé ? — Pas à ma connaissance. Elle haussa les sourcils. — Vous n’aviez pas contacté cette source ? — Non. — Et Garnet ? — Pas à ma connaissance. — Keener et Garnet ayant été assassinés sur le même lieu, il est fort probable que leurs homicides soient reliés, soit par le meurtrier, soit par le mobile, soit encore par les deux. — Je ne crois pas que Keener ait été tué. Il a succombé à une overdose, comme nombre de toxicos. — Ce n’est pas à vous d’en décider, inspecteur, mais au médecin légiste, à moi, aux indices. Elle referma le dossier, en ouvrit un autre contenant les photos de Keener sur la scène du crime. Puis elle en sélectionna une de Garnet. — Ce serait une bien étrange coïncidence que l’inspecteur Garnet ait perdu la vie au même endroit sans qu’il y ait le moindre lien entre les deux crimes. De surcroît, Garnet et vous avez fouillé en toute illégalité l’appartement de Keener après son décès. — Nous avions de bonnes raisons de le faire, et nous ignorions à ce moment-là que Keener était mort. — Les bonnes raisons étant un lien éventuel avec votre enquête en cours. — En effet. — Cependant, vous n’aviez pas sollicité Keener auparavant. — Moi, non. Quant à Garnet, je n’en sais rien. Il m’a dit qu’il avait une intuition, que nous devions secouer Keener. — Quelle intuition ? — Aucune idée. — Garnet et vous travaillez sur une affaire majeure sur le point d’être résolue. Il a une intuition, il vous entraîne au domicile de l’indic de votre lieutenant. Mais vous ne lui posez aucune question, vous ne lui demandez pas ce que vous cherchez ni en quoi Keener pourrait vous intéresser. Bix haussa les épaules. — Garnet voulait le secouer. Je l’ai accompagné. — Vous n’êtes pas un flic très curieux, n’est-ce pas, Bix ? — Je fais mon boulot. — Vous obéissez aux ordres. Considériez-vous Garnet comme un coéquipier ou un supérieur ? — Il était les deux. Il n’est plus ni l’un ni l’autre. — Vous vous entendiez bien ? — Je n’avais aucun problème avec lui. — Vous étiez amis ? — Je n’avais aucun problème avec lui, répéta Bix. — Cela ne vous dérangeait pas de savoir que votre coéquipier consommait des substances illicites ? Celles-là mêmes que vous aviez pour mission de confisquer aux dealers ? — Je ne suis pas au courant. — Vous n’êtes pas au courant, ironisa Eve. Soit vous mentez, soit vous êtes stupide. J’opte pour le mensonge, car personne n’est stupide au point de ne pas reconnaître un coéquipier qui dérape. — Vous pouvez penser ce que vous. voulez. — En effet. Je pense que, depuis un certain temps, Garnet perdait les pédales. Je pense qu’il a mis la pression sur Keener. Elle poussa les photos vers lui, mais Bix y jeta à peine un coup d’œil. — Keener ne s’est pas terré dans cet immeuble sans raison. On ne l’a pas tué sans raison. Perdre un indic de cette manière, surtout celui de sa patronne, c’est un énorme plantage. Ensuite, Garnet s’introduit sans autorisation dans l’appartement de Keener et le fouille – avec vous. Quand on lui en fait le reproche, il s’en prend à un supérieur, ce qui lui vaut une suspension. Mais il ne s’arrête pas là. Il se shoote et s’attaque à moi au point de dégainer son arme. Il devait savoir qu’il était cuit. Du coup, il propose à un copain de sa brigade – mais pas son coéquipier – d’aller boire un verre. Puis il retourne sur ma scène de crime, brise mes scellés, entre et finit égorgé. Bix resta muet. — Quand un individu commet autant de fautes graves en un laps de temps aussi réduit, son coéquipier est forcément au courant. De même, lorsqu’un individu consomme des substances illicites, son coéquipier ne peut pas ne pas s’en apercevoir – d’autant qu’il est censé être formé pour le déceler. Que savait Garnet au sujet du meurtre de Keener, Bix ? — Vous pourriez lui poser la question, railla-t-il. Mais il est mort. — Comme c’est pratique. Vous avez été militaire, n’est-ce pas ? poursuivit-elle en feuilletant un troisième dossier. — J’ai appartenu à l’armée. — Entraîné au combat, au maniement des armes. Vous avez appris à vous servir d’un couteau. Idéal pour les exécutions rapides et silencieuses. Vos parents étaient aussi militaires, et votre frère aîné l’est toujours. Vous avez baigné dans ce milieu et comprenez donc l’importance d’obéir aux ordres. — Quand votre lieutenant vous en donne un, le suivez-vous, inspecteur ? — Oui. — Systématiquement ? Sans questionnement ? — Oui. — Vous respectez votre lieutenant ? — Oui. — Et vous êtes loyal envers elle ? — Oui. — Le comportement de Garnet, ses initiatives, son manque de discipline, son manque de respect ternissaient son image. — Garnet était responsable de ses actes. — Vous savez comment fonctionne la : hiérarchie, Bix. Garnet était un ripou, par conséquent le lieutenant Oberman l’est aussi. A ces mots, une lueur de colère brilla dans les yeux de Bix. — Vous ne lui arrivez pas à la cheville. — J’admire votre loyauté bien qu’elle soit déplacée. Grâce aux frasques de Garnet, votre lieutenant passe pour une incapable. Son propre père est déçu par son inaptitude à gérer ses hommes. — Le commandant Oberman n’est plus dans la maison. Le lieutenant Oberman dirige une unité structurée et efficace. — Vraiment ? Garnet est le troisième à tomber sous son commandement. — Vous intervenez quand c’est fini. Nous, on travaille dans la rue. — Oberman reste assise derrière son bureau, rectifia Eve. Garnet s’est-il vanté d’avoir couché avec la patronne ? Bix demeura impavide, mais ses poings se crispèrent. Garnet n’aurait pas dû se contenter de vous bousculer. — Vous voulez tenter votre chance ? Il l’a vexée, rabaissée, il a ignoré ses directives, obligeant votre lieutenant à se placer sur la défensive. Il a mis votre brigade en péril, Bix. Que fait-on dans ces cas-là ? — Ce qui doit être fait. — Où étiez-vous à 1 heure du matin, quand on a tué Garnet ? — Chez moi. — Où étiez-vous la nuit où Keener a été assassiné ? — Chez moi. — Que répondez-vous si et quand votre lieutenant vous ordonne d’éliminer une menace ? — « À vos ordres, lieutenant. » — Si elle vous ordonne de commettre un meurtre, vous insurgez-vous ? Hésitez-vous ? — Non. — Que savait Keener ? Pourquoi devait-on le supprimer ? Bix ouvrit la bouche, la referma. — Je n’ai rien de plus à vous dire. Si vous voulez poursuivre cet interrogatoire, ce sera en présence de mon avocat. — C’est votre droit. Notons que pas une fois au cours de cette audition l’inspecteur Bix n’a jugé bon de s’adresser à moi par mon titre. Ce manque de respect figurera dans le rapport. Une cerise sur le gâteau que je suis en train de confectionner, ajouta-t-elle à l’intention de Bix. Elle se leva. — Entretien terminé. 20 Son lieutenant et Bix s’étaient absentés depuis une dizaine de minutes quand Lilah jugea le moment opportun. Quatre de ses collègues étaient sur le terrain, Brinker s’était accordé une de ses escapades interminables aux distributeurs ou aux toilettes. Sloan et Asserton étaient plongés dans la paperasserie. Freeman et Marcell venaient de se réfugier dans la salle de pause. Lilah s’empara d’un rapport, se dirigea d’un pas vif vers la porte de Renée, la déverrouilla à l’aide d’un passe-partout. Elle entra, fourra le document dans sa poche arrière. Cinq minutes, se promit-elle. Maximum. Freeman et Marcell ne reviendraient pas d’ici là. Elle fonça vers le bureau, s’accroupit devant le tiroir du bas. Mettant à profit les enseignements de son voyou de frère, elle força la serrure. Elle ne fut guère surprise d’y découvrir une quantité d’objets personnels interdits aux membres de la brigade. Produits cosmétiques haut de gamme, lecteur DVD dernier cri, collection de programmes érotiques et de relaxation. Elle avait depuis longtemps jugé Renée aussi incompétente que frivole. Elle laissa courir les doigts sous les autres tiroirs, les côtés, en quête d’un double fond. Elle trouva une somme modeste en espèces. Prenant soin de ne rien déranger, elle inspecta les disques de sauvegarde, scanna un carnet de notes et un agenda avant de s’attaquer aux autres meubles et aux bords de fenêtres. Elle était convaincue que Renée détenait une cachette dans cette pièce, que celle-ci recelait davantage que des rouges à lèvres ou du fard à paupières, davantage que du parfum importé à un mois de salaire le décilitre. Il était temps de s’en aller. Un filet de transpiration dégoulinait dans son dos. Encore une minute, décida-t-elle en décrochant le paysage marin du mur pour jeter un coup d’œil derrière, et en examiner l’arrière, le cadre. À l’instant précis où elle le raccrochait, elle eut un éclair de génie. — Espèce de sotte, murmura-t-elle. A quoi t’ont servi tous ces cours de psychologie ? Elle se tourna vers le portrait du commandant Oberman en tenue de cérémonie. Jamais elle n’aurait la force de le soulever, à moins de traîner la table jusque-là pour faire levier. Elle réussit à glisser la main derrière et à l’écarter de la cloison. Se reprochant de ne pas avoir apporté sa lampe électrique, elle poursuivit son exploration en priant pour que l’ensemble ne lui tombe pas sur la tête. Soudain, elle heurta quelque chose. Retenant son souffle, elle remonta vers le haut. Un coffre-fort. Elle sortit son Palm pour prendre des photos. Quand bien même elle aurait eu le temps ou l’envie de prendre des risques, ses dons en matière de vol étaient limités. Elle remit la toile en place, la rajusta, recula de quelques pas pour vérifier qu’elle était bien alignée. Elle essuya ses paumes moites sur ses cuisses, puis alla jusqu’à la porte et écarta légèrement deux lattes du store. Asserton et Sloan n’avaient pas bougé. Brinker n’était pas revenu. Freeman et Marcell étaient probablement encore en salle de pause. La voie était libre. Elle sortit le dossier de sa poche, quitta la pièce, ferma la porte, la reverrouilla, regagna `son bureau. Elle était à mi-chemin quand Freeman et Marcell reparurent. Elle s’assit, fixa son écran comme si elle consultait un fichier. Elle avait l’esprit en ébullition. Pour l’heure, elle devait faire comme si de rien n’était. Dès la fin de son service, elle contacterait Dallas via un téléphone public. Quand Eve franchit le seuil de son bureau, Mira se détourna de la fenêtre. — Ah, tant mieux ! Je craignais que vous ne puissiez pas assister à l’interrogatoire. Pensez-vous que… — A quoi jouez-vous ? Ahurie, Eve se rendit compte que la psychiatre était en colère. — Pardon ? — Pourquoi appâtez-vous délibérément un homme que vous estimez coupable de deux meurtres au moins en quelques jours ? Un homme qui n’éprouve aucune inquiétude, aucun remords au sujet de ses crimes ? Un homme qui a toutes les raisons de vous considérer comme un obstacle et une menace pour lui, mais surtout pour la femme à laquelle il est entièrement dévoué – sachant que la femme en question n’aurait aucun scrupule à vous éliminer ? — Parce que c’est mon boulot. — Épargnez-moi ces banalités. Je vous connais par cœur. Il existe certainement d’autres moyens de clôturer cette affaire, moyens que vous avez d’ores et déjà mis en œuvre, je n’en doute pas. Mais vous prenez plaisir à le provoquer. Vous voulez qu’à travers Renée Oberman, il essaie de vous tuer. — D’accord. Eve s’approcha de l’autochef et programma la tisane préférée de Mira. — Tenez, vous semblez en avoir besoin. — N’essayez pas d’éluder le problème. Eve posa la tasse de thé sur son bureau et se commanda un café. — Ce n’est pas mon intention. Vous n’avez pas tort. Vous avez rarement tort, à vrai dire. Oui, j’ai savouré ce moment. Et oui, je souhaite qu’il s’en prenne à moi. Mais je n’ai pas tort non plus. Tout cela fait partie de mon boulot. Et puis, j’ai le droit de m’amuser de temps en temps. — Ce n’est pas une plaisanterie, Eve. — Certainement pas. Ce sont des flics, docteur Mira, et les flics se serrent les coudes. Bix ne va pas dénoncer Renée parce que je lui parle gentiment ou parce que le procureur lui propose un marché. Elle est sa supérieure directe. Elle lui a confié une mission, elle a fait de lui son bras droit et il en est fier. Elle a réussi à lui faire croire qu’il était au-dessus des autres. Un membre de l’élite – comme les Forces spéciales qui n’ont pas voulu de lui. Ces gens-là obéissent aux ordres. — Ne me dites pas que le seul moyen de les arrêter, tous autant qu’ils sont, c’est de vous poser en cible irrésistible. — Ce n’est pas le seul, mais c’est une méthode efficace pour les réduire en miettes. Pour s’assurer que Renée, Bix, Freeman et tous leurs copains paieront le prix le plus élevé prévu par la loi. Eve leva la main avant que Mira puisse répliquer. — J’obéis aux ordres, moi aussi. Le chef Tibble m’a confié la tâche de neutraliser Oberman et ses acolytes. J’accomplirai cette mission et ferai mon possible pour minimiser les dommages collatéraux chez nous. Eve ramassa la tasse de thé. Mira n’était pas juste en colère, elle était fatiguée et… triste. — Asseyez-vous et buvez ceci. — Je suis furieuse contre vous. — Je comprends. Renée a des ficelles à tirer. Elle a sûrement un juge dans sa poche, probablement un ou deux politiciens. Elle a des complices au tribunal, parmi nous, au labo, voire à la morgue. J’accumule les preuves, mais je suis obligée de peser le pour et le contre. Elle pourrait s’en sortir – pièces à conviction égarées, analyses faussées, erreurs de procédure, disparition de témoins. — Toute cette histoire a commencé à cause de la déclaration d’une personne que nous considérons toutes les deux comme un témoin irréprochable. Ravalant son irritation – de quoi se mêlait Mira ? –, Eve rétorqua : — Primo, Peabody ne l’avait jamais vue. Deuzio, le nom de Bix n’a jamais été mentionné. Tertio, Garnet est mort. Que se passera-t-il si cette affaire n’est pas clôturée avant que ce que Peabody a vu et entendu soit connu de tous ? Je suis son lieutenant. Sa coéquipière. Vous ne vous imaginez tout de même pas que je vais la laisser dans la ligne de mire ? — Non, murmura Mira en buvant enfin une gorgée de tisane. Je sais bien que non. — Bix préférerait se tirer une balle dans la tempe plutôt que de se retourner contre Renée. Oui ou non ? — Oui. Je suis d’avis qu’il se sacrifierait, que ce serait un honneur pour lui de la protéger. Ce qui signifie, s’il essaie de vous tuer – et que vous survivez –, qu’il ne vous reste plus que lui. — J’ai des génies de l’informatique dans mon chapeau, mais même sans eux, épingler Bix suffira à fissurer le mur de Renée. Elle sera déshonorée, sa carrière en prendra un coup, elle ne s’en remettra jamais. Ensuite, on ouvre les vannes sur le fric. Celui de Garnet, celui de Bix, le sien, celui des autres. Comment va-t-elle l’expliquer ? Qui plus est, je crois avoir poussé Bix dans ses retranchements. Calmée, Mira but de nouveau. — Vous lui avez démontré à travers ses propres mots et son attitude qu’il était un soldat dans l’âme – un homme qui obéit aux ordres sans les remettre en cause, un homme profondément loyal envers Renée. Pas un colérique qui rompt les rangs et agit de son propre gré. — Donc, j’ai aussi notre meilleur psy dans mon chapeau, car vous pourriez en témoigner. Janburry et Delfino, les collègues chargés de l’enquête sur la mort de Garnet, vont pointer Bix du doigt. Si Bix m’agresse, il finira à plat ventre sur un trottoir, une botte de flic sur le dos. J’espère que ce sera la mienne, sinon, je m’en contenterai. — Oberman a observé l’audition, elle aussi. Vous y teniez parce que vous vouliez lui signaler qu’elle est dans votre ligne de mire. Vous cherchiez à la déstabiliser, à la mettre en rage, à la pousser à donner le feu vert à Bix. Mais si vous avez agi ainsi, Eve, c’est aussi parce que vous prenez les choses trop à cœur. — Absolument, admit Eve, soulagée de pouvoir enfin l’avouer. Elle a craché sur tout ce qui compte pour moi, tout ce que je suis. Tout ce que je suis devenue en surmontant un cauchemar qu’elle serait incapable de concevoir. J’en suis blessée. — Je comprends. — Quand je l’arrêterai, j’agirai pour moi, pour mon insigne, pour l’homme qui m’a formée, aidée à mériter mes galons. Mais ce n’est pas tout. Je fais aussi cela pour vous, nom de Dieu ! — Eve… — Taisez-vous, coupa-t-elle, les surprenant toutes les deux. Elle avait besoin de tout déballer, ici et maintenant, réalisa-t-elle, de s’abandonner à ses émotions. — Je le fais pour Whitney, pour Peabody, pour tous les hommes, toutes les femmes de ma brigade. Pour chacun des flics qu’elle a tués et pour un junkie mort. Pour tous les collègues honnêtes. Pour ceux qu’elle a transformés en salopards. Elle se tut, reprit son souffle. — Vous qui prétendez me connaître, vous devriez le comprendre. — Je le comprends. J’en fais aussi une affaire personnelle parce que je tiens à vous. Mira se leva. — Avez-vous des questions à me poser ? — Vous avez déjà répondu à l’une d’entre elles. Il m’en reste une. Je pense connaître la réponse, mais bon. Renée sait-elle que je l’ai défiée de lancer son chien à mes trousses ? — Elle est consciente que vous la soupçonnez, mais elle ne mettra jamais sa vie en danger. Elle ne peut donc concevoir que vous le fassiez pour défendre des valeurs aussi peu importantes à ses yeux que la justice ou l’honneur. Si elle lance son chien à vos trousses, elle pensera que c’est son idée. Et ça ne devrait pas tarder. — Bien. Le plus vite serait le mieux. — Faites-vous des cauchemars, Eve ? Avez-vous des flash-back ? — Non. Pas depuis un certain temps. J’ai la sensation d’avoir franchi une étape. Je ne guérirai jamais complètement mais… je vais de mieux en mieux. — Parfait, dit Mira en lui pressant la main. Merci pour la tisane. Restée seule, Eve s’apprêtait à joindre Peabody quand Janburry frappa à sa porte grande ouverte. — Vous êtes disponible, lieutenant ? — Oui. Désolée. Vous avez dû patienter ? — Pas de problème. J’en aurais peut-être eu si vous aviez arraché à Bix des aveux concernant notre macchabée. — Je n’en suis pas encore là. J’ai simplement lancé le jeu et je vous ai refilé le ballon. Pouvez-vous fermer la porte, inspecteur Delfino ? S’étant exécutée, cette dernière s’y adossa. — Renée Oberman, déclara-t-elle. La fille adorée du commandant Oberman. — Est-ce ainsi que vous voyez les choses ? — C’est lui qui les voit, répliqua-t-elle en désignant son coéquipier. Moi ? Je le subodore. Comme la merde et le sang dans l’eau. — Delfino est une adepte des métaphores colorées, expliqua Janburry. Je me demandais si nous pourrions vous emprunter vos rapports, lieutenant, dans la mesure où nous avons loupé les premiers épisodes. — Je n’ai pas encore reçu l’autorisation officielle, mais je peux d’ores et déjà vous dire que nous regardons dans la même direction. Je peux vous confier ceci, ajouta-t-elle en extirpant un disque de sa poche. Histoire de vous faire gagner un peu de temps. Mais avant cela, mettons-nous d’accord. — Nous vous écoutons. — Vous pourrez récupérer Bix quand le moment sera venu de le sortir de la merde et du sang dans l’eau, mais Renée est pour moi. Pas parce que le poisson est plus gros. Disons que c’est une affaire personnelle. Les autres, nous nous les partagerons. — Combien sont-ils ? — Je n’ai pas encore établi un compte précis. On scelle le pacte ? Les deux partenaires échangèrent un regard. — Il y a une poignée de main secrète ? s’enquit Janburry. — Une poignée de main ordinaire suffira, fit Eve avant de s’exécuter. Tenez. Vous trouverez là-dedans des faux papiers d’identité, des comptes bancaires secrets et des biens immobiliers appartenant à Renée, Bix, Garnet et d’autres. — Le BAI est dans le coup ? voulut savoir Delfino. — Oui. Le lieutenant Webster est l’homme clé, mais son capitaine est au courant, de même que le commandant Whitney et le chef Tibble. Motus et bouche cousue jusqu’à ce qu’on les ait arrêtés. — La merde et le sang dans l’eau, répéta Delfino. C’est l’odeur que dégagent les ripoux. Quant aux flics qui tuent des flics, ils puent encore plus. Janburry dévisagea Eve. — Il va s’en prendre à vous. Vous en êtes consciente ? — J’y compte bien. — Vous voulez une couverture ? — Je l’ai, merci. Mais je vous contacterai, le cas échéant. Peu importe qui l’arrêtera, il sera à vous. Lorsqu’ils furent partis, Eve ferma sa porte à clé. Elle méritait une petite récompense avant de se remettre à l’ouvrage. Elle s’empara d’un outil dans un tiroir de son bureau et s’accroupit devant sa benne de recyclage. Toutefois, en décrochant le panneau, elle constata que son sachet de friandises avait disparu. — Bordel de merde ! C’en est trop ! Furieuse, elle contempla ce qu’elle avait considéré comme une cachette géniale. Tant pis pour elle. Elle n’aurait pas dû y laisser ses provisions quand elle était partie en vacances. Le méprisable voleur de bonbons avait eu tout le temps de fouiller et de consommer. Non seulement elle serait privée de sa récompense mais, en plus, elle devait trouver une nouvelle cachette. Elle remit le panneau en place, rangea son outil, et décida de s’accorder trente secondes pour bouder avant de joindre Peabody. — Rapport ? — J’en suis à un peu plus de la moitié. Devin possédait une sacrée collection. Je suis peut-être dans une impasse. Si elle conservait des notes ou des documents, il est probable qu’un membre de l’équipe de Renée les aura dénichés et détruits. — Insistez. Allez jusqu’au bout. S’ils n’ont rien trouvé, c’est qu’elle les avait bien dissimulés. Elle jeta un regard noir sur sa benne de recyclage. — Je termine ici et je vous rejoins. Avez-vous des nouvelles des informaticiens ? Sont-ils… Une seconde ! fit-elle en percevant un cliquetis. Elle se leva, dégaina son arme. Connors poussa la porte, passa la tête à l’intérieur de la pièce. — Quel accueil charmant, commenta-t-il. Eve souffla, rengaina son pistolet. — Persévérez, Peabody. Appelez-moi en cas de besoin. Sinon, on se voit tout à l’heure à la maison. Elle coupa la communication. — J’avais fermé à clé. — Et ? riposta-t-il en s’approchant pour l’embrasser. Je n’ai pas frappé parce que je pensais que tu t’offrais une sieste par terre. — Je devrais peut-être remplacer cette serrure. Et m’enfermer à clé plus souvent. Non pas que ça découragerait le voleur de bonbons. Ma provision s’est volatilisée. — Tu t’apprêtais à tirer sur le voleur de bonbons ? — Pourquoi pas ? Mais non, j’ai cru que Renée avait craqué et envoyé Bix me balancer par la fenêtre de mon propre bureau. Je lui ai donné largement de quoi fulminer au cours de mon entretien avec son chien de garde et j’avais envie d’une récompense. Des friandises. — Je n’en ai pas sur moi. Achète-toi une barre chocolatée au distributeur. — Je veux mes friandises. Il étouffa un rire. — Du calme. — Que fais-tu ici ? Qu’avez-vous tous à défiler aujourd’hui ? — Je mérite moi aussi une récompense. De même que Feeney et McNab. – Vous avez réussi. — Exact. Enfin, surtout Feeney et McNab. — Nous devons mettre le dispositif en place, avertir le BAI. — Feeney s’en occupe. Après tout, c’est son bébé. Ou plutôt, celui de McNab : Ian a été particulièrement brillant. Et toi ? Ta journée ? — Trop de réunions. Trop de gens. Elle lui résuma brièvement les événements, mais marqua une hésitation en abordant l’audition de Bix. Comme Mira un peu plus tôt, Connors alla se planter devant la fenêtre. — J’ai soumis ma stratégie, mes objectifs et mes raisonnements à Mira. Elle n’était pas enchantée. Elle a fini par se calmer quand je lui ai tout détaillé. Dois-je en faire autant pour toi ? — Non, je comprends ta stratégie, tes objectifs et tes raisonnements. Autant que Mira, sans doute. Cependant, il faut parfois prendre sur soi pour les accepter. — Connors, je suis protégée de la tête aux pieds. — Je sais, murmura-t-il en pivotant pour lui faire face. Tout de même… Tu sais, ma chérie, tu as beau être mince, on aurait du mal à te balancer par une fenêtre aussi petite. Avec un sourire, elle alla se blottir contre lui. — Mais comme tu es ma mince à moi, je préfère rester dans les parages pour le moment. J’ai des affaires à régler. Je vais trouver un endroit où travailler tranquillement. — Il me reste deux rapports à rédiger, et je veux mettre à jour mon tableau de meurtre. Tu n’as qu’à profiter de mon « espace visiteurs ». Il contempla le siège minable. — Ça, un « espace visiteurs » ? Bix vous mettra au parfum en chemin. Vous toucherez des heures supplémentaires si nécessaire. Bix se tenait juste derrière elle, le regard indéchiffrable. — Allons-y. « Ce sont des conneries », songea Lilah qui se força à se lever et à lui emboîter le pas. Elle avait dû laisser une trace de son passage, quelqu’un l’avait vue entrer ou sortir, et avait donné l’alerte. Ou bien… Aucune importance. Elle était grillée. — Où allons-nous ? — Un labo clandestin, avenue D. On va cuisiner le chimiste. On avisera ensuite. « Ce sont des conneries », se répéta Lilah. — Une enquête que vous meniez avec Garnet ? Je suis désolée. Je sais que vous étiez assez proches. — Il connaissait le topo, grommela Bix en s’engouffrant dans l’ascenseur. La cabine étant remplie de flics, Lilah l’y suivit. Pour rien au monde elle ne se laisserait entraîner comme un mouton à l’abattoir. Pourtant, elle sentait dans ses tripes qu’elle était condamnée. Elle se remémora rapidement chaque minute qu’elle avait passée dans le bureau de Renée. Elle avait tout remis en place, précisément. D’ailleurs, en admettant qu’elle eût commis une erreur, comment Renée pouvait-elle savoir qui… A moins que la salle commune ne soit équipée de caméras de surveillance. Auquel cas, son bureau pouvait l’être aussi. Idiote ! Idiote ! Idiote ! — Vous avez déjà eu maille à partir avec ce type ? demanda Lilah en tirant sur le col de son chemisier comme si elle souffrait de la chaleur. — Bof. — Ne t’inquiète pas pour moi. Lilah continua de se concentrer sur son écran quand Renée et Bix ressurgirent, et quand, blême de rage, Renée s’enferma avec lui dans son bureau. La fin de son service approchait. Encore un peu de patience. Elle aurait volontiers sollicité une permission exceptionnelle pour partir un peu plus tôt, mais son lieutenant détestait cela. De toute façon, vu son humeur, mieux valait rester sagement dans son coin. Manford et Tulis revinrent. Tulis déposa une pile de dossiers devant elle, mais elle se garda de tout commentaire. A elle de rédiger les rapports, de les corriger et de les classer. Le lieutenant jugeait ses hommes de terrain trop précieux pour leur infliger les tâches secondaires. Elle s’attela à son travail en se disant que c’était un moyen comme un autre de s’occuper. Soudain, Renée émergea de son bureau et fonça droit vers elle. Bien que son cœur se fût emballé, Lilah la contempla d’un air placide. — Lieutenant ? — Vous faites équipe avec Bix. — Avec Bix, lieutenant ? — Je viens de vous le dire. Nous sommes à court de personnel, au cas où vous auriez oublié que l’un d’entre nous est tombé cette nuit. Rechignez-vous à écumer les rues, inspecteur ? J’avais cru comprendre que vous étiez impatiente d’échapper aux corvées de paperasse. — Oui, lieutenant ! s’exclama-t-elle d’un ton faussement enthousiaste. Merci. — Oui, je me charge de lui. Vous serez là en tant que lest. Qu’est-ce qui vous prend ? ajouta-t-il comme elle commençait à respirer bruyamment. — Désolée. Je suis claustrophobe. Je… Les portes s’ouvrirent et elle bondit hors de l’ascenseur, bousculant plusieurs flics au passage. Elle aurait volontiers piqué un sprint, mais Bix était à ses côtés. Elle se pencha en avant. — J’avais du mal à respirer. — Comment avez-vous pu vous intégrer dans la police ? lâcha-t-il, dégoûté. — Je suis un bon flic. J’ai simplement un peu de mal à supporter les espaces confinés. J’emprunte les escalators, et je vous retrouve au parking. — Je vous accompagne, décréta-t-il en lui agrippant le bras pour la guider vers le trottoir roulant. « Réfugie-toi dans les toilettes, demande de l’aide ! » s’ordonna-t-elle. Mais s’il l’y suivait, elle serait prise au piège. Elle tenta de se libérer, mais il resserra son étreinte. — Bas les pattes, Bix. Je suis assez grande pour marcher toute seule. — Je parie que vous vous évanouissez à la vue du sang. — Foutez-moi la paix ! Elle tenta de le devancer, mais il était collé à elle comme une bande Velcro. Ils allaient devoir prendre l’ascenseur menant au garage. Ou l’escalier. Où prévoyait-il de l’attaquer ? Sûrement pas dans le Central. Une fois dehors, en revanche… Elle devait à tout prix rester à l’intérieur. — Hé ! Ôtez la main de mes fesses ! — Je n’ai pas… Elle le gifla violemment, un geste qui attira autant l’attention que ses cris. — Espèce de salopard ! lança-t-elle avant de foncer en avant. Autour d’eux, on ricana. Bix voulut la rattraper, mais deux uniformes lui barraient le chemin. Elle entendit des cris, des jurons, jeta un coup d’œil derrière elle. Le regard de Bix était parfaitement neutre tandis qu’il se frayait un chemin et franchissait la distance qui les séparait. Se fiant à son instinct, Lilah se mit à courir. Elle bondit sur le premier escalier roulant venu, se faufila comme un serpent entre ceux qui l’empruntaient. Elle devait absolument le semer, se cacher, appeler au secours. Quelle direction prendre ? Un rugissement retentit derrière elle une fraction de seconde avant que quelqu’un ne la heurte violemment, propulsé par Bix. Déséquilibrée, Lilah bascula en avant. Elle leva les bras pour se protéger le visage, mais son épaule encaissa le choc. L’espace d’un éclair, le monde tournoya autour d’elle, puis explosa tandis que sa tête heurtait l’acier strié. Elle dévala le reste des marches jusqu’au sol. Prête à rentrer chez elle, Eve attrapa son communicateur. Elle s’attendait que ce soit Peabody, et ravala son irritation en voyant Webster apparaître à l’écran. — Dallas. — L’inspecteur Strong vient de dévaler un escalator entre les niveaux trois et quatre. Eve se leva d’un bond. — Comment ? — -On ne sait pas encore, mais Bix est en salle d’interrogatoire. — Ce salaud l’a poussée – en plein Central ? — Ce n’est pas confirmé. Récits contradictoires. — Elle est vivante ? — Inconsciente, bien abîmée par la chute. En route pour l’hôpital des Anges. Le BAI va questionner Bix. Renée essaie déjà de s’en mêler. Nous allons visionner les enregistrements de la sécurité, le main-tenir en détention pour l’instant. — Strong est protégée ? — Elle était dans l’ambulance avant qu’on me prévienne. — J’y vais. Eve quitta son bureau, fonça sur Baxter. — Vite ! À l’hôpital des Anges ! Trueheart et vous y protégerez un certain inspecteur Lilah Strong qu’on y transporte pour blessures consécutives à une chute. Vous ne la quitterez pas d’une semelle. Aucun membre du personnel médical ne reste seul avec elle, aucun autre flic ne s’en approche. C’est un ordre direct. Vous le respecterez à la lettre. — Bien, lieutenant. — Dépêchez-vous. Je vous rejoins. En regagnant son bureau pour récupérer sa veste, elle appela Connors. — Le parking. Fissa ! Elle raccrocha, puis appela une amie. — Dallas ! s’exclama le Dr Louise Dimatto avec un sourire radieux. Comment all… Enfilant son vêtement, Eve passa son communicateur d’une main à l’autre. — J’ai besoin de vous à l’hôpital des Anges de toute urgence. Une patiente en provenance du Central, l’inspecteur Lilah Strong. Blessures consécutives à une chute. — Comment… — J’ignore son état. Il faut à tout prix vous y rendre, Louise, et la prendre sous votre aile. Sa vie est en jeu. Je veux que vous vous présentiez comme son médecin traitant et que vous la soigniez. Je ne veux autour de vous que des personnes que vous connaissez et à qui vous confieriez votre vie. Baxter et Trueheart sont en route. Aucun autre flic n’aura le droit de l’approcher sans mon autorisation. Aucun. — Je préviens les urgences que j’arrive. — Merci. Eve s’élança d’escalator en ascenseur pour rejoindre le parking où Connors l’attendait. — L’hôpital des Anges. A fond la caisse ! — Reçu cinq sur cinq. Boucle ta ceinture. 21 Toutes sirènes hurlantes, Connors enclencha le mode vertical dès que la voiture jaillit du parking. Il atterrit, accéléra pour se faufiler à travers un océan de véhicules, effectua un virage brutal sur deux roues. Il se fraya un chemin entre un taxi et une berline, remonta dans les airs pour survoler les piétons qui s’obstinaient à traverser la chaussée malgré les avertisseurs et les lumières clignotantes. — Strong est blessée. J’ignore si c’est grave, expliqua Eve. Il se contenta d’opiner et poursuivit son chemin à toute allure, bifurqua vers la rampe d’accès aux urgences, freina brutalement. — Va ! Eve avait déjà débouclé sa ceinture. Elle bondit hors de la voiture, se propulsa à l’intérieur, aperçut des brancardiers poussant une civière vers le bureau des admissions. Baxter et Trueheart les flanquaient, tels deux chiens de garde. — Son état ? Le sang dégoulinant des blessures à la tête et des lacérations au visage avait détrempé les vêtements de Lilah. Eve vit l’attelle au bras droit, l’autre à la jambe, et la minerve autour du cou. Les urgentistes déversaient des torrents de termes médicaux à un homme en blouse qui paraissait à peine majeur. À son tour, il aboya des ordres tandis qu’ils franchissaient d’autres portes battantes. — Restez où vous êtes ! lança-t-il à l’adresse d’Eve. — Son médecin arrive. Louise Dimatto. Elle va s’en occuper. — Pour le moment, c’est moi le chef. Il compta jusqu’à trois et ils transférèrent le corps de Lilah du brancard à la table. Lilah laissa échapper un gémissement. Ses paupières tressautèrent. Le médecin examina ses pupilles pendant qu’un de ses assistants découpait son pantalon pour révéler une méchante fracture sous l’attelle. Eve parvint à s’immiscer entre eux, à saisir la main de Lilah. — Rapport, inspecteur. Lilah ouvrit des yeux que la douleur rendait vitreux. — Quoi ? — Inspecteur Strong ! Il me faut votre rapport. — M’ont tuée. — Non. Pourquoi ont-ils essayé ? — Oberman. Derrière Oberman, murmura Lilah… Ma mère. Tic. — Je les contacte. — Peur. — Je suis là pour vous protéger, inspecteur. — Oberman… coffre-fort. Bix. J’ai merdé. — Pas du tout. — Maman. Tic. — Je les préviens tout de suite. Eve se pencha sur Lilah tandis qu’elle sombrait de nouveau dans l’inconscience, provoquant une série de bips. Le jeune médecin s’emporta et menaça Eve d’appeler la sécurité si elle ne décampait pas sur-le-champ. — Je vous interdis de mourir, inspecteur. C’est un ordre. Derrière elle, Eve perçut la voix de Louise – calme, sèche, ferme. Elle s’écarta et regarda son amie enfiler une blouse. — Trueheart, vous restez avec elle. Baxter, avec moi. Ils s’éloignèrent. — Elle vous a dit autre chose sur le trajet ? — Vous êtes arrivée trente secondes après nous. Elle a repris connaissance quelques instants pendant qu’ils la sortaient de l’ambulance, mais elle a prononcé des paroles incohérentes. — L’un de vous – ou les deux – devra la suivre pas à pas. Personne d’autre. Aucun membre du corps médical ne la touche sans l’accord de Louise. — Quelqu’un l’a aidée à dévaler l’escalator, Dallas ? — Probable mais non confirmé. Si c’est le cas, elle demeure une cible. — Nous serons là… Elle est sous les ordres d’Oberman ? — Plus maintenant. Désormais, elle est à moi. Louise surgit alors qu’Eve arpentait le couloir. — Nous la montons au bloc et la préparons pour une intervention. Elle a besoin d’un chirurgien orthopédique, d’un plasticien et d’un neurologue. Ils en ont d’excellents ici, assura Louise avant de dresser rapidement la liste des blessures déjà détectées. Je me charge des blessures internes. Si elle survit – et tous les espoirs sont permis –, elle devra subir d’autres opérations. Elle va devoir affronter un parcours infernal pour récupérer complètement. — Elle s’en sortira. L’un de mes hommes doit être auprès d’elle, en permanence. Vous sélectionnerez personnellement chaque médecin, chaque infirmière, chaque aide-soignant, et communiquerez leurs antécédents à Baxter. — Salle cinq, annonça Louise. Je vais me laver les mains. Vous m’expliquerez plus tard. — Louise, murmura Eve en l’accompagnant jusqu’à l’ascenseur. Votre avis ? — Elle est solide ? — Plutôt, oui. — Tant mieux. Faites-nous confiance pour le reste. Condamnée à attendre, Eve recula tandis qu’on transportait Lilah jusqu’à la cabine, Baxter et Trueheart de part et d’autre du lit. — Nous veillerons sur elle, lieutenant, promit Trueheart juste avant que les portes se referment sur eux. — Comment va-t-elle ? demanda Connors. Eve ferma brièvement les yeux. — Un bras cassé, un coude en miettes. Multiples fractures de la jambe, fêlure du crâne, la rate et un rein endommagés, lacérations sévères au visage. Et ce ne sont que les ravages apparents. Elle contempla la main qui avait tenu celle de Lilah, maculée de sang. — Je vais nettoyer ça, et ensuite, je vais déchiqueter Renée. Elle devait à tout prix maîtriser sa colère. Sur le trajet plus tranquille jusqu’au Central, elle joignit Feeney. — Tu peux nous faire la démonstration de ton nouveau gadget dans une salle de conférences de ma division ? — Oui. — Alors dépêche-toi. Son acolyte étant en cellule, Oberman va forcément déclencher les hostilités. Ce n’est pas tout. — Tu veux encore un miracle ? — À toi de me le dire. Elle a disposé des mouchards dans sa salle commune et dans son bureau. Elle contrôle tout et tout le monde. Il se peut qu’elle dispose d’un système d’alerte au cas où quelqu’un pénétrerait dans sa pièce en son absence. Peux-tu explorer cette voie ? — Pour l’amour du ciel ! Comment veux-tu que j’y parvienne alors que j’ignore le système, les emplacements, les codes ? s’écria-t-il, puis, après un long regard chagrin : Après tout, pourquoi pas ? Un exploit de plus ou de moins dans la journée. — Tu peux t’en occuper rapidement ? Je te prête mon expert. — Envoie-le-moi. Quant à toi, tiens-toi à l’écart. Eve se renfrogna tandis qu’il lui raccrochait au nez et se tourna vers Connors. — Qu’en penses-tu ? — Accéder et réorienter un dispositif pour l’instant théorique à l’aide de mots de passe potentiels et secrets ? Je te botterais volontiers les fesses. Oui, j’accepte, ajouta-t-il avant qu’elle puisse riposter. Parce que tu vas la sortir de là et évacuer sa salle commune le temps que je m’y introduise, inspecte, localise et identifie les appareils. — Comment suis-je censée vider les lieux ? — Ça, c’est ton problème, lieutenant. J’aurai besoin de cinq minutes de tranquillité. — Si je peux t’en obtenir quinze, il y a autre chose que j’aimerais que tu fasses. — À savoir ? — Commettre un vol. Le visage de Connors s’éclaira. — Avec plaisir. — Attends que je convie Peabody, je t’expliquerai. À cet instant précis, son portable bipa. — Dallas, je l’ai ! s’écria Peabody, surexcitée. Je l’ai ! Plus de trois mois de notes, horaires, lieux, extraits de conversation. Des noms – Devin avait approfondi ses recherches et établi une liste de tous ceux qu’elle pensait impliqués dans le réseau de Renée. Le tout est largement étayé. — Apportez-moi le tout ici. — Vous ne rentrez pas ? — Changement de plans. Copiez l’ensemble et rappliquez au Central. — Entendu. Seigneur, Dallas ! J’ai failli louper le coche. Elle l’avait camouflé sous une couche de musique. L’analyse du disque a… — Vous me raconterez tout ça plus tard. Je veux clôturer cette affaire ce soir. J’ai besoin de vous. — Ce soir ? Youpi ! Je suis déjà partie. Excellent travail, commenta Connors dès qu’Eve eut raccroché. De la part de Devin comme de Peabody. — Je lui taperai dans le dos le moment venu. Elle consulta sa montre, fit un rapide calcul. — Voici ce que je veux que tu fasses dès que j’aurai eu le feu vert et vidé les lieux. — Je suppose que tu as une idée quant à la manière dont tu vas procéder ? — Un flic sur la table d’autopsie, un autre au bloc opératoire, un troisième entre les mains du BAI ? Nous voilà déjà débarrassés d’un quart de son équipe. Il me semble que Renée et ses hommes méritent un sermon. Elle commença les préparatifs tandis que Connors les emmenait au Central. — Le commandant et Mira, constata-t-il. Joli spectacle en perspective. Un soupçon d’inquiétude, un zeste de désapprobation, le tout saupoudré d’une pincée de thérapie de groupe. — Elle ne peut pas refuser. Je te ferai signe dès qu’ils seront tous rassemblés dans la salle de conférences. Si tu as besoin de plus de temps ou si tu échoues, avertis-moi immédiatement. — Tu m’insultes. Comme à son habitude, Eve préféra emprunter les escalators. Au troisième niveau, elle se rendit délibérément à l’endroit où Lilah était tombée. L’escalier mécanique resterait bloqué jusqu’à ce que le BAI soit parvenu à des conclusions. — Elle avait enchaîné Strong à son bureau, et aujourd’hui, tout à coup, elle l’expédie sur le terrain. Avec Bix, en plus ! Il avait reçu l’ordre de l’exécuter. S’il l’avait sortie du Central, elle serait morte. Strong soupçonnait l’existence de mouchards, pourtant elle a bravé le danger. — Elle a pris un risque. Comme chacun d’entre vous, jour après jour. — Je savais qu’il y avait des mouchards. Je savais que Brinker était corrompu. Mais je ne l’ai pas prévenue à temps. J’ai sauté sur l’occasion de recruter une alliée, je l’ai entraînée dans ce marasme. — Apparemment, elle aussi a sauté sur l’occasion. Le risque et l’occasion, Eve. Les clés sont là. — Louise va la soigner. Il le faut. Je refuse que cette salope élimine un flic de plus. Elle se dirigea vers un autre escalier roulant. Son communicateur émit trois bips d’affilée. Elle vérifia l’écran, le code. — Whitney vient de les convoquer. — Je vais me rapprocher. — Ton visage est connu, ici. Arrange-toi pour qu’aucun d’entre eux ne te voie. — Tu continues à m’insulter, murmura-t-il en secouant la tête. Eve l’abandonna pour retrouver Webster, comme convenu. — J’ai cinq minutes, annonça-t-il lorsqu’elle entra dans son bureau. Bix mijote. Son lieutenant a brutalement interrompu une vive discussion avec mon capitaine. Elle a reçu l’ordre de se présenter devant le commandant. Excellent timing, Dallas ! — Que voit-on sur la vidéo de surveillance ? — Il ne l’a pas poussée, mais il ne fait aucun doute qu’il la poursuivait. Tous deux se frayaient un chemin, bousculant les gens sur leur passage. Quelqu’un a trébuché entre eux, et ils sont tombés comme des dominos. Nous avons de la chance qu’elle soit la seule gravement atteinte. Elle courait. Elle a été déséquilibrée et n’a pas pu se rattraper. — Que dit-il ? Pourquoi pourchassait-il une collègue ? — Il prétend qu’elle s’est mise à hurler, puis à courir, mettant en danger tous les passagers des escaliers roulants. Il aurait réagi instinctivement de peur qu’elle ne se blesse. Cette version est plausible et nous aurons du mal à le mettre en accusation tant que nous n’aurons pas la déposition de Lilah. Il l’a répétée à plusieurs reprises, mot pour mot. — Je veux visionner la bande. — Je m’en doutais, marmonna-t-il en sortant un disque de sa poche. Pour le griller, on peut extrapoler, affirmer qu’il s’est faufilé au bon endroit au bon moment, qu’il a calculé les angles et provoqué sa chute. Mais ça ne suffira pas. Renée joue les patronnes outragées, ce qui ne nous surprend guère. De quel droit interrogeons-nous son subordonné alors qu’il s’agit d’un terrible accident, précipité par une jeune femme au comportement instable ? Car c’est ainsi qu’elle qualifie Strong dans ses évaluations. — Dans ce cas, elle va devoir se justifier : comment a-t-elle pu envoyer un officier qu’elle jugeait instable sur le terrain ? — Elle est à court de personnel. Elle a perdu un inspecteur cette nuit. Elle a réponse à tout. Il suffirait de creuser pour se rendre compte que ses arguments sont bancals, et tu sais ce que nous savons, mais ce sont des réponses. — Elle sera bientôt à court de réponses. Ne le laisse pas partir, Webster. Pas avant une bonne trentaine de minutes. J’alerte Janburry et Delfino. Ils vont peut-être vouloir le cuisiner à leur tour. — Nous avons de quoi l’occuper un moment. Comment va Strong ? — Elle s’en sortira. J’y vais. J’ai d’autres dominos à faire tomber. Elle fila à la salle de conférences où Feeney et McNab se trouvaient déjà. Feeney la gratifia d’un regard empli de reproches. — Ç’aurait été moins compliqué de se réunir à la DDE. — La DDE se déplace partout, mais si moi je traîne à la DDE, quelqu’un va se poser des questions. On va boucler cette ordure, Feeney. Connors est dans les lieux depuis cinq minutes environ. Si la chance lui sourit, la suite des opérations devrait s’avérer plus facile. Elle inséra le disque dans l’ordinateur et étudia la séquence. — Lilah savait qu’elle était dans le pétrin. Elle est aux abois, elle cherche une issue. Il la talonne, il l’agrippe par le bras. Elle s’est bien défendue jusqu’à la fin. Elle a failli le semer. — Il l’a poussée, décréta McNab. Il ne l’a pas touchée, mais il l’a poussée. Regardez-le. Pas la moindre goutte de transpiration ! Il court, bouscule, serpente sans la quitter des yeux. Comme un chien qui course un lièvre. Vous avez sûrement raison. Il avait reçu des ordres. S’il avait pu la rattraper après sa chute, il l’aurait achevée. S’il en avait eu le moyen, il l’aurait tuée au beau milieu du Central. La porte s’ouvrit et Eve se retourna. — Tu n’as pas pu entrer ? — Décidément, c’est une litanie d’insultes, protesta Connors en jetant un petit sac polochon sur la table. J’ai emprunté le sac dans une de vos réserves de fournitures. J’espère qu’on ne m’arrêtera pas. — Tu as accompli ta mission en dix minutes tout compris ? — J’ai dû prendre le temps de choisir le sac. Et de scanner le système de sécurité. Tenez, McNab, ceci devrait nous permettre d’accélérer le mouvement. — Yo ! — Veux-tu savoir ce que j’ai récupéré ? Ce qu’elle cachait derrière Oberman père ? Eve ouvrit le sac. — Sa trousse de secours – papiers d’identité, cartes bancaires, espèces – environ deux cent cinquante mille dollars ? — Plus cent mille euros. — Un portable neuf, une arme, un Palm et des disques. — Ses livres comptables, précisa Connors. Salaires, frais de fonctionnement, revenus – tout est impeccablement consigné. J’avais un peu de temps devant moi, j’y ai jeté un coup d’œil. — Alléluia ! souffla Eve. — Je n’ai pas tout consulté. Tout est encodé, bien sûr, mais d’une manière relativement simple. Selon moi, elle était certaine que personne n’y mettrait le nez. Son système de sécurité est plus complexe. Si elle avait enclenché l’alarme avant de quitter son bureau, celle-ci a dû se mettre en marche dès que Strong a franchi le seuil de la pièce. Une alarme silencieuse reliée aux caméras. Renée a dû s’en rendre compte à son retour lorsqu’elle a coupé l’engin. — Toutefois, elle ne vide pas le coffre-fort. Du moins, pas immédiatement. Elle manque de temps, argua Eve. Elle doit d’abord éliminer Strong. Si elle ne réussit pas à la neutraliser, elle va devoir répondre à toutes sortes de questions embarrassantes. — Strong souffre d’un traumatisme crânien, intervint Connors. Pour l’heure, elle ne peut plus parler, mais Renée aurait préféré la supprimer. — Elle ignore que j’ai posté deux de mes hommes auprès de Strong. Mince ! J’avais complètement oublié Whitney et Mira. Elle s’empara de son portable, signala à Whitney que la voie était libre. — Connors, vous voulez bien donner un coup de main à mon camarade ? s’enquit Feeney. D’un signe de tête, il invita Eve à le suivre à l’autre bout de la pièce. — Elle est fichue, Dallas. Avec tout ce qu’on a rassemblé et ce que Peabody va nous fournir en supplément. Sans oublier le petit vol dont Connors vient de se rendre coupable. Elle est fichue. — Possible. Si on fouille dans ses archives et qu’on découvre qu’elle a décrit ses opérations par le menu et noté ses ordres d’exécuter Keener, des flics et je ne sais qui d’autre. — Elle va devoir expliquer les faux papiers, l’argent. — Falsification et corruption ne riment pas avec meurtre. — Bix tiendra peut-être bon, mais ses copains vont cafter. Il suffit d’un seul pour provoquer une avalanche. Si tu négocies avec l’un de ses hommes, l’éboulement la réduira en poussière. — Est-ce ainsi que tu procéderais ? — Ce que je suis en train de te dire, c’est que tu pourrais lui passer les menottes en quittant cette salle. Eve effectua quelques allers-retours dans l’espoir de se calmer, puis revint vers Feeney. — Conclure un marché avec un ou deux ripoux pour décapiter le chef ? Merde, Feeney ! Je refuse. Je refuserai jusqu’au bout. Je veux la briser à ma façon. Je vais la marteler comme un putain de piano ! Feeney ne put s’empêcher de sourire. — Tu ne sais pas jouer du piano. — Je suis capable d’en fracasser un avec un marteau de forgeron. — Tu me rassures. — Tu opterais pour le marteau de forgeron ? — Pourquoi pas une tronçonneuse ? Je dois épargner mon dos. Elle jeta un coup d’œil à Connors et à McNab. — Dégote-moi les preuves ultimes. Je me charge du marteau et de la tronçonneuse. Pendant qu’ils travaillaient, elle arpenta la salle. Décidément, les choses n’allaient jamais assez vite quand on était pressé et beaucoup trop quand on ne l’était pas. Peabody apparut. — Affichez les données, commanda Eve. — Oui, lieutenant. — Beau boulot, Peabody. Vous pouvez être fière de vous. — C’était important pour moi. Je veux pouvoir retourner chez Mme Devin et lui dire que sa fille a participé au démantèlement de cette organisation. Dallas, pourriez-vous lui obtenir une médaille ? En parler avec le commandant ? — Je le peux et je le ferai. Toutefois, je pense que le commandant y aura pensé tout seul. Eve se tourna vers l’écran mural. — Quelle méticulosité ! Regardez-moi ça. Heures, dates, durée des interventions, participants aux réunions à huis clos. Recoupements avec les raids qui ont mal tourné ou ceux qui ont moins rapporté que prévu. Modifications des bons d’enregistrement – elle les notait chaque fois qu’elle en repérait une. Apparemment, Renée rencontrait Dennis Dyson, du service comptabilité, une fois par semaine. Et en voilà un autre qui apparaît régulièrement, toutes les deux semaines et après chaque opération d’envergure. Du service des archives. Annotations mettant en exergue les incohérences dans certains fichiers, certains rapports. Elle épluchait tout. — Elle constituait un dossier béton, renchérit Peabody. Elle avait commencé à développer son propre réseau d’indics. Elle a lu des comptes rendus de procès, interrogé des témoins, rencontré des dealers derrière les barreaux. Elle commençait à y voir clair et… — Renée a flairé le danger. Eve commanda un partage de l’écran avec les données de Renée. — Tiens, tiens ! On retrouve les mêmes noms. Beaucoup d’entre eux figurent sur le registre du personnel de Renée. — Comment l’avez-vous eu en main ? — Je vous raconterai plus tard. Feeney ! J’en ai marre de brandir ce marteau. — Pose-le une minute ! — Mon Dieu ! s’écria Peabody. Tout cet argent ! Et… un passeport… Vous avez découvert sa cachette ? Sans moi ? — Vous étiez occupée à faire du beau boulot. — Lieutenant, cette fois, on peut dire alléluia pour de bon, annonça Connors. Connexion réussie ! — Elle n’a pas encore regagné son bureau, murmura Eve en contemplant l’image. Elle a fait un détour par le BAI dans l’espoir de récupérer son acolyte. Parfait. Que le spectacle commence ! 22 Renée avait rassemblé ses troupes. — Nous allons mettre un terme à cette affaire dès ce soir. Debout derrière son bureau, elle porta le regard sur chacun de ses hommes tour à tour – une astuce qu’elle avait apprise de son père, puis reprit d’un ton sec et assuré. — Nous ne négligerons aucun détail. Nous ne commettrons aucune erreur. Freeman, foncez à l’hôpital. Si Strong survit à l’intervention, il faudra s’occuper d’elle. Vous ne bougerez pas tant que je ne vous aurai pas contacté. Faites votre truc – fondez-vous dans la masse. — Entendu, lieutenant. — Vous pouvez disposer. Eh, Freeman ! Ne laissez aucune trace. — Vous me connaissez. Je suis un fantôme. — Marcell, reprit-elle dès que la porte se fut refermée sur Freeman. Palmer et vous concentrerez tous vos efforts sur Dallas. Elle est cuite.. = — Comment souhaitez-vous qu’on procède ? demanda Marcell. — J’y ai réfléchi. On boucle la boucle. On en revient à Keener. Elle est tellement attachée à ce crétin que personne ne flairera le piège. Vous la surprendrez dans le parking lorsqu’elle quittera le Central. Armand, on aura besoin de vous pour bloquer la sécurité. — Aucun problème. — Il faudra agir vite et proprement. Attendez qu’elle atteigne son véhicule. Neutralisez-la. Ensuite, vous l’emmènerez à bord de sa voiture jusqu’au terrier de Keener. Une fois que vous l’aurez portée à l’intérieur, faites comme vous voulez, mais assurez-vous qu’elle est bien morte. Fouillez-la et empochez tout ce qu’un junkie pourrait vendre pour une bouchée de pain. Nous en dissimulerons une partie plus tard pour mettre la Criminelle sur la piste de notre bouc émissaire. Quand vous aurez terminé, appelez Manford. Il passera vous chercher. — Et si elle n’est pas seule dans le parking ? s’enquit Palmer. — Si elle est avec sa coéquipière ou l’un de ses subordonnés, vous liquidez les deux. Tulis la gardera à l’œil et préviendra Armand dès qu’elle descendra au sous-sol. Tulis acquiesça. — Armand se chargera des caméras et des ascenseurs. Il vous donnera le feu vert et vous avez intérêt à presser le mouvement. D’ici là, évitez-la. — C’est comme si c’était fait. — Quand ce sera fait, vous irez chez Samuel au poste cinq-zéro. Il vous couvrira. Il a fermé la boutique afin que vous puissiez y tenir une veillée pour Strong et pour Garnet. D’après mes sources, ajouta-t-elle en consultant sa montre, Dallas travaille toujours tard, ce qui augmente vos chances de la coincer seule. Vous avez du temps devant vous, et je vais m’arranger pour la retenir le plus longtemps possible. — Et Bix dans tout ça ? interrogea Marcell. — Armand va pirater son ordinateur et y balancer des données qui minimiseront les fautes de Bix et prouveront que Dallas avait entrepris une croisade contre moi et mon équipe. En attendant, Bix est entre les mains du BAI, il aura donc un alibi solide quand Strong et Dallas tomberont. Dès que nous serons débarrassés d’elles, nous reprendrons le cours normal de nos activités. On respecte une minute de silence pour nos camarades morts. Dans une semaine, l’affaire Geraldi sera dans le sac et nous en récolterons les fruits. Elle marqua une pause, sourit. — Pour l’heure, je m’emploie à maintenir Dallas dans les lieux, après quoi je rendrai visite aux gars du BAI pour leur exprimer mon mécontentement, puis à l’hôpital prendre des nouvelles de Strong et faire part de mon inquiétude. Que chacun fasse son boulot et qu’on en finisse afin de pouvoir passer à autre chose. Ils peaufinèrent les détails, fixèrent la chronologie. De nouveau seule, Renée s’assit dans son fauteuil, contempla le portrait de son père, cligna des yeux jusqu’à ce qu’ils s’embuent. Puis elle s’empara de son portable. — Papa, murmura-t-elle en pinçant les lèvres comme si elle avait du mal à se maîtriser, je sais que tu m’en veux. — Renée… — Non, je t’ai déçu. J’ai honte de moi. Je n’aurais jamais dû laisser déraper cette situation avec Garnet. J’ai manqué de fermeté. Je vais me rattraper. J’ai besoin de te parler, de solliciter tes conseils. Je dois faire un saut à l’hôpital prendre des nouvelles d’une de mes subordonnées. Elle a eu un accident. Pouvons-nous nous rencontrer ensuite ? — Bien sûr. — Merci, papa. Je suis consciente d’avoir laissé mes émotions personnelles, mes sentiments à l’égard de Garnet comme de Dallas, prendre le pas sur mes responsabilités. Je m’en rends compte, à présent. Elle ressemble tellement plus que moi à la fille dont tu rêvais. Au fond, c’est pour cela que je lui en voulais. — Renée, ma fille, c’est toi. — Je sais. Je sais, papa. À tout à l’heure. Elle coupa la transmission, fixa le portrait d’un regard glacial. — Je suis ta fille. Tu aurais préféré que je sois un garçon, pas vrai ? Dommage que je n’aie jamais su me montrer à la hauteur de tes espérances. Serais-tu fier de moi si tu découvrais la véritable étendue de mon pouvoir ? — Problèmes de rapport au père, commenta Eve, le regard rivé sur l’écran mouchard. De toute évidence. — Cette femme est complètement siphonnée, déclara Feeney. Un flic qui explique à d’autres flics comment tuer des flics. — Je commençais à craindre qu’elle ne se désintéresse de moi. Louper une telle opportunité m’aurait contrariée. — Elle projette de vous éliminer parce que vous êtes une menace, intervint Mira, qui était entrée discrètement. Mais pas seulement. Ce qu’elle a dit à son père est la vérité à ses yeux. Vous ressemblez davantage qu’elle à la fille dont il rêvait. Une motivation supplémentaire pour vous évincer. — Nous nous pencherons sur ses motivations plus tard. Je vais avoir besoin de la DDE pour saboter son dispositif de blocage des caméras et des ascenseurs. Il faudra qu’ils soient persuadés que leur plan a fonctionné. Peabody, prenez des nouvelles de Strong. Dès que Louise aura une minute, je veux lui parler. Qu’elle et ses confrères ne s’adressent à personne d’autre qu’à moi, pas même à la mère ou au petit ami. — Entendu. — Que fais-tu ? s’enquit Connors en voyant Eve saisir son portable. — Je mets en place ma contre-opération. J’envoie un SMS à Jacobson, ensuite j’irai me montrer à l’acolyte de Renée. Nous voulons que son stratagème suive son cours normalement. — Tu agrandis la boîte dans laquelle tu vas l’enfermer, observa Feeney avec une pointe de fierté. — Taille XXL. Et quand nous aurons terminé, ils y seront serrés comme des sardines. Tiens ! On dirait que je reçois un tuyau anonyme depuis un communicateur jetable. Vérifiez registres et rapports Garnet, paraphés Strong, y compris frais. Preuve Garnet et Strong meurtre Keener. — Elle leur met ce crime sur le dos, constata Feeney. Ils sont morts, ils ne peuvent pas se défendre. — Elle va taper sur Garnet, mais elle a ses notes et ses évaluations sur Strong. Pas mal pour une improvisation. Voilà qui devrait suffire à me retenir ici malgré moi. Peut-on réorienter le piratage qu’ils comptent effectuer sur mon ordinateur ? — Tu veux qu’on le réoriente, qu’on remonte à la source et qu’on traite l’ensemble des recherches de façon que la source confirme que tu as mordu à l’appât, devina Connors. — Tout ça ? s’exclama-t-elle avec un sourire. Très pratique. Du coup, j’aurai le temps de contacter Janburry et Delfino afin qu’ils achèvent Bix. Ils devront chronométrer leur intervention. — Il ne la trahira pas, murmura Mira. — Pas la peine. C’est elle qui le trahira. Janburry et Delfino auront leur coupable, Bix sera condamné. Quant à moi, je dois rester visible. Nous communiquerons par l’intermédiaire de nos portables. Peabody, laissez-moi deux minutes, après quoi vous irez vous installer à votre poste de travail et y resterez jusqu’à la fin de votre service. — C’est presque l’heure. — Deux minutes, répéta Eve. Cependant, lorsqu’elle arriva à la porte, Connors posa la main sur son bras. — Je suis pressée. Le timing est crucial. — On n’a pas besoin de moi ici. Je préfère me positionner dans le parking. — Tu restes ici parce que tu es encore plus rapide que mes génies informatiques. Ne t’inquiète pas, je serai couverte. J’ai confiance en mes hommes, tous autant qu’ils sont. — Les tiens contre les siens, répondit Connors qui, décidément, connaissait sa femme, son flic, comme sa poche. Un élément de plus qui t’oppose à elle. — Possible. Histoire de mettre les points sur les i; le genre de point qui se répercutera à travers le département, dans les médias. C’est une question de politique et de morale, et l’une comme l’autre sont importantes. Mais il est important aussi de démontrer sans l’ombre d’un doute que, d’une part, elle a donné les ordres, et, d’autre part, ses subordonnés les ont suivis sans broncher. — Tu es bien calme pour quelqu’un qui vient juste de recevoir son arrêt de mort. — Parce que mes hommes valent mieux que les siens. A tout point de vue. Si tu as confiance en moi, tu peux avoir confiance en eux. Il lui effleura la joue d’une caresse. — J’offre une tournée générale à tout le département après le dénouement. — Des boissons gratuites ? C’est la garantie du succès. Je te tiens au courant. Elle s’éloigna, accéléra le pas. Flic pressé. Documents à vérifier. Lorsqu’elle pénétra dans la salle commune, Jacobson l’interpella. — Lieutenant, pouvez-vous m’accorder un instant ? — J’en ai l’air ? répliqua Eve, avant de lâcher un juron et de hausser les épaules. Dans mon bureau. Elle fit demi-tour, attendit qu’il la rattrape, ferma la porte. — D’accord, je vous ai interrompue. Qu’est-ce que j’ai interrompu ? — Vous le saurez plus tard. Pour l’heure… Elle se tourna vers son ordinateur, afficha les photos et les fichiers de Marcell et de Palmer. — Ces deux hommes prévoient de me tendre un guet-apens dans le parking dans deux heures environ. Ils ont l’ordre de me neutraliser, de me jeter dans mon propre véhicule, de me transporter sur ma scène de crime et de me tuer. Les yeux de Jacobson lancèrent des flammes. — Sans blague ! — Sans blague. — Ils vont s’en mordre les doigts. — Exact. Le complot a été ourdi par le lieutenant Oberman, et cet homme – Tulis – est chargé de me surveiller. Quant à celui-ci, Armand, poursuivit-elle en appelant les données de ce dernier, il a pour mission de pirater mon ordinateur et de trafiquer le système de sécurité du parking. Jacobson la dévisagea. Derrière son expression de colère, elle décela une profonde tristesse. — Combien sont-ils, Dallas ? — Nombreux. Vous vous concentrerez sur Palmer et Marcell en vous débrouillant pour ne pas alerter Tulis. La DDE se charge d’Armand. — Comment souhaitez-vous que je m’y prenne ? Elle le lui dit. Dès qu’il fut sorti, elle rédigea un SMS à l’intention de Peabody, puis de Feeney. Son visiophone bipa. Louise. — Elle est vivante ? — Oui, souffla Louise, ses beaux yeux noisette rouges de fatigue. Elle a toutes les chances de se remettre. Dès que les orthopédistes auront terminé, nous la transférerons en salle de réanimation. Sa guérison dépendra en grande partie de sa volonté. La rééducation sera longue et douloureuse… Et maintenant, expliquez-moi pourquoi Peabody nous a interdit de contacter la famille. — J’y viendrai, mais avant cela, j’aimerais que vous préveniez quelqu’un d’autre, à quelques variantes près. Vous l’avez sauvée, Louise. Aidez-moi à la garder en vie. Au cours de l’heure qui suivit, Eve découvrit que mener une opération via des communications téléphoniques la frustrait. Elle préférait regarder ses collaborateurs dans les yeux, lire sur leur visage leur détermination, leur humeur, leur désir de réussir. Quand sonna la fin de son service, elle entama le compte à rebours. Étape numéro un. Louise. Arborant une expression lasse et inquiète, Renée s’approcha du comptoir de la réception. — Je suis le lieutenant Oberman, annonça-t-elle à l’infirmière en chef. Je viens prendre des nouvelles d’une de mes subordonnées. Lilah Strong. Louise, toujours en tenue, s’approcha. — Lieutenant ? Je suis le Dr Dimatto, de l’équipe chirurgicale. Voulez-vous me suivre ? — Elle est sortie du bloc ? — Oui, répliqua Louise en marchant d’un pas vif. Je vous propose d’entrer ici et de nous asseoir. — Mon Dieu ! Elle n’a pas survécu ? On m’avait avertie qu’elle était gravement blessée, mais j’avais l’espoir… — Elle a bien supporté l’intervention. D’un geste, Louise invita Renée à la précéder dans un petit bureau. Elle ferma la porte. — Elle a pour elle la jeunesse et une bonne condition physique. Elle devrait se rétablir complètement. — Dieu soit loué ! Renée ferma les yeux et s’assit. — Nous étions si inquiets, reprit-elle. J’aurais aimé venir plus tôt, mais… peu importe. Puis-je la voir ? — Je regrette, elle ne peut recevoir aucun visiteur pour l’instant. Pas même sa famille. Nous l’avons mise en quarantaine pour éviter tout risque d’infection. Elle a subi un traumatisme. D’ailleurs, elle est dans un coma artificiel. Nous l’avons placée au huitième étage de l’aile Est. Un lieu tranquille, à l’écart. A ce stade, l’infection est son pire ennemi. — Je comprends. Quelqu’un est auprès d’elle ? Si elle se réveille… — Nous espérons la sortir du coma d’ici à vingt-quatre heures. D’ici là, une infirmière en réanimation vérifiera ses signes vitaux toutes les trente minutes. La patiente a besoin de calme et de repos. Elle devrait être visible demain à cette heure-ci ou le lendemain matin. — Son numéro de chambre ? Je veux le communiquer à ses coéquipiers. Et lui envoyer des fleurs. — Bien sûr. Huit C. Je me ferai un plaisir de vous avertir dès qu’elle pourra vous voir. — J’apprécie, murmura Renée en se levant. Merci pour tout. Croyez-moi, je prie pour que l’inspecteur Strong guérisse rapidement. — Je m’en doute. Je vous raccompagne à l’ascenseur. Louise attendit que les portes de la cabine se referment sur Renée avant de s’emparer de son portable. — Mission accomplie, annonça-t-elle à Eve. J’ai raconté un mélange de mensonges et de vérités au lieutenant Oberman. Si vous le permettez, je retourne auprès de ma patiente. Renée se glissa dans sa voiture, un sourire satisfait aux lèvres. A un pâté de maisons de l’hôpital, elle décrocha son communicateur non enregistré. — Aile Est, chambre huit C. En quarantaine, une infirmière passe toutes les trente minutes. État critique, coma artificiel, pronostic optimiste. — Pas pour longtemps. — Finissez ce que Bix a commencé, éliminez-la vite fait, bien fait, Freeman. Je veux que cela ressemble à des complications imprévues suite à l’intervention. — J’ai ce qu’il faut. J’ai déjà repéré les vestiaires. Je n’aurai qu’à me déguiser en toubib et lui injecter un produit via l’intraveineuse. Elle mourra paisiblement. Comme un chien malade qu’on endort pour toujours. — Dépêchez-vous, puis filez au poste cinq-zéro. Je veux que chacun ait un alibi, au cas où. — Il ne me reste plus qu’à détourner l’attention le temps de pénétrer discrètement dans les lieux. Si tout se déroule comme prévu, je pourrai donner un coup de main sur Dallas. — Non, vous respecterez mes consignes. Ni plus ni moins. Marcell et Palmer sont sur Dallas. Ils ne devraient pas tarder à bouger. Contactez-moi dès que vous aurez terminé. SMS uniquement. Je ne veux pas recevoir un coup de fil pendant que je discute avec mon père. — Comme vous voulez, lieutenant. « Comme vous voulez, lieutenant, répéta Eve qui avait suivi l’étape numéro deux grâce à son mouchard. Tu vas écoper en plus d’une accusation de complicité de meurtre, ma chère. » — Tu as entendu, Dallas ? chuchota Feeney dans son oreillette. — Mot pour mot. On passe à l’étape suivante. — Surveille tes arrières, lui souffla Connors. J’y suis très attaché. — Moi aussi. Elle éteignit son ordinateur, se délia les épaules. À présent, c’était à elle de jouer. Étape numéro trois. Dallas au parking. — C’est parti, murmura-t-elle dans son micro. Elle émergea de son bureau, traversa la sale commune. Carmichael et deux uniformes la saluèrent. — Bonsoir, lieutenant. — Bonsoir, inspecteur. Messieurs les officiers. Elle emprunta les escaliers roulants, donnant à Carmichael et aux policiers le temps de se mettre en position. S’engouffrant dans l’ascenseur qui menait au sous-sol, elle écouta Feeney. — Ils ont trafiqué les autres cabines afin qu’elles s’immobilisent deux niveaux au-dessus du tien. Quiconque voudrait atteindre ton étage devra soit patienter, soit descendre par l’escalier. On a la source. Connors est en train de réorienter le dispositif. Armand va attendre que Marcell ou Palmer lui donnent le feu vert. Mais nous t’aurons à l’œil. Elle opina, et sortit de la cabine. Ils ne pouvaient pas l’attaquer tant qu’elle n’aurait pas gagné et déverrouillé son véhicule. Si elle avait commis la moindre erreur de calcul, elle était fichue. Elle s’avança, le cliquetis de ses talons résonnant dans le silence, composa son code. Elle perçut un son très, très ténu. Vitre qui se baisse, véhicule derrière, légèrement à droite. Tout se passa très vite, sans heurts, exactement comme elle l’avait espéré. Les hommes d’Eve surgirent de partout, arme au poing. A présent, les éclats de voix s’ajoutaient aux bruits des pas. On lui tira dessus – sans doute autant par réflexe que délibérément – et une sensation de chaleur, de picotement agaçant se répandit sous son gilet pare-balles. Dégainant, elle pivota et vit Jacobson pointer le canon de son pistolet dans l’oreille droite de Marcell. — Lâche ton arme, espèce de fils de pute, ou je t’explose ta putain de cervelle. Les mains en l’air, là où je peux les voir, connard ! Une respiration de travers, un clignement de paupière et je te bute. Pendant que Reineke et Peabody sortaient Palmer de l’autre côté de la voiture, Eve s’écarta et laissa Jacobson s’occuper de Marcell. — Joli vocabulaire, inspecteur, commenta-t-elle. — Salaud, grogna-t-il en poussant Marcell qui s’affala à terre. À plat ventre, minable ! Tu voulais neutraliser mon lieutenant derrière son dos ? Tu peux crever ! Cette diatribe fut suivie d’un claquement sec, lui-même suivi d’un hurlement. — Ma foi, lieutenant, j’ai dû lui marcher sur les doigts. Je crois bien qu’ils sont fracturés. — Ça peut arriver à tout le monde. Elle s’accroupit tandis que Jacobson refermait les menottes autour des poignets de Marcell. — Votre propre coéquipier. L’inspecteur Jacobson a déjà exprimé avec éloquence mes propres sentiments. Je n’ai rien de plus à dire à un flic complice du meurtre de son propre coéquipier. — Je veux conclure un marché, glapit Marcell, dégoulinant de sueur, tandis qu’elle lui arrachait son insigne, son Palm, son portable – et son appareil jetable. — Je m’en doute. Tu serais prêt à dénoncer Renée pour moi, Marcell ? À donner la pa-patte comme un gentil toutou ? Hors de ma vue ! Embarquez-les-moi. Cages séparées. Interdiction de contacter qui que ce soit. Citez-leur leurs droits. Demandez à un médecin de soigner les doigts de ce déchet. Elle se redressa, prit une inspiration pour se calmer, puis croisa le regard de chacun de ses hommes. — Merci. Beau boulot. Eve s’adossa contre le capot de sa voiture tandis qu’on emmenait Palmer et Marcell, et Peabody la rejoignit. — Ça va ? Il paraît que le choc électrique peut traverser un gilet pare-balles. — Il l’avait monté à la force maximum. Un délit de plus à son actif. Feeney, coincez Armand. Ici, nous avons fini. — Opération en cours. — Bien reçu. Il est temps que Marcell fasse son rapport à sa patronne. — On peut faire ça d’ici, dit Connors. — Parfait. On remonte. En avant pour la phase suivante. Étape numéro quatre. Freeman. Vêtu de la blouse et muni du badge d’identité qu’il avait chapardés dans un casier, Freeman gravit discrètement l’escalier jusqu’au huitième étage. Il se targuait de sa facilité à se fondre dans la masse, se considérait comme un caméléon humain. Il poussa la porte, scruta le couloir, se faufila sans bruit jusqu’à la chambre d’en face. Des machines bipaient, ronronnaient, maintenant en vie le pauvre bougre allongé dans le lit. Prenant soin de rester hors de vue de l’objectif de la caméra, il longea le mur jusqu’à l’endroit d’où il pouvait viser celle-ci avec son engin. L’alarme retentit, mais il s’était déjà précipité dans la chambre voisine quand les infirmières déboulèrent. Il répéta le processus, et sourit en voyant les membres du personnel courir dans tous les sens. Il réitéra l’opération dans une troisième chambre par précaution, puis se rua dans la huit C. Le temps que ces imbéciles se rendent compte qu’il s’agissait d’un problème électronique, qu’ils le résolvent et constatent les dégâts éventuels sur les patients, il se serait volatilisé. Éclairage diffus. Le calme et le repos étaient à l’ordre du jour. Strong n’en manquerait pas là où il s’apprêtait à l’expédier. Il s’approcha du lit, sortit la fiole de sa poche. — T’aurais mieux fait de pas fourrer le nez dans nos affaires, espèce de salope, murmura-t-il. Baxter surgit de l’ombre et pressa le canon de son pistolet contre la tempe de Freeman. — Qui est la salope, maintenant ? susurra-t-il tandis que Trueheart se positionnait entre Freeman et Strong. — Ils ont coincé Freeman, déclara Eve. — Ainsi que Runch, annonça Peabody. Et le comptable, Tulis, Addams. Ils rassemblent les complices de Renée comme des canards sur une mare. — Janburry et Delfino faisant la causette avec Bix, le moment me paraît opportun de lancer le final. Renée était assise dans le bureau de son père, déchirée entre amour et haine. — Tu n’imagines pas ce que c’est que de travailler aux Stups de nos jours, insista-t-elle, l’attitude et le ton respectueux. Je ne peux pas me permettre de jeter un de mes hommes aux rats à cause d’un dérapage. Et au début, j’ai cru que c’était ce qui était arrivé à Bill Garnet. — Renée, quand l’un de tes subordonnés use de ce contre quoi vous vous battez, tu dois intervenir. Tu es responsable du comportement de ton équipe. « Et va pour le sermon sur les principes moraux de Marcus Oberman, soupira-t-elle intérieurement. Je connais la ritournelle. » — J’en suis consciente. La loyauté est un facteur vital, tu le sais aussi. J’ai eu une conversation avec Garnet, je lui ai promis de ne rien dire, mais je lui ai ordonné de suivre une thérapie. Ce n’est que récemment que j’ai commencé à le soupçonner ainsi qu’un autre de mes inspecteurs de… Papa, j’ai toutes les raisons de penser que deux de mes collaborateurs se servaient de mon indic pour se fournir – pour leur consommation personnelle et la revente. Je suis convaincue qu’ils l’ont tué avant que celui-ci puisse m’en avertir. — Bix. — Non, pas Bix. Garnet utilisait Bix comme couverture, continua-t-elle en se levant et en effectuant quelques allées et venues. D’après moi, il a essayé de tendre un piège à Bix. Je parle de Lilah Strong. Elle a dû se rendre compte que j’avais flairé le pot aux roses. Ce qui expliquerait qu’elle ait pris ses jambes à son cou aujourd’hui. Papa, deux de mes hommes qui trahissent ma brigade, le département, leur insigne ! Elle se fit monter les larmes aux yeux. — C’est ma faute, conclut-elle. — Faute n’est pas forcément synonyme de responsabilité. Renée, si tu avais des soupçons, des preuves, pourquoi ne pas en avoir informé le lieutenant Dallas ? Elle se tourna vivement vers lui. — Je l’ai fait. Pas plus tard qu’aujourd’hui. Elle m’a envoyée promener. Elle est complètement obsédée par Bix – et par moi. Elle est si moralisatrice ! — Dallas est un flic remarquable, Renée. « Un flic mort », ajouta-t-elle à part soi. — Meilleure que moi, je suppose. — Je n’ai pas dit cela, et je n’en crois rien. Ce genre de problème doit être signalé à ton commandant. Tu as déjà trop tardé. Il faut absolument que tu sollicites un rendez-vous, en y conviant Dallas, et que tu lui exposes la situation. Je voulais être sûre avant de… J’ai travaillé dessus de mon côté. Après tout, c’est ma responsabilité, lui rappela-t-elle, sachant que c’était l’un de ses mots préférés. Papa, j’ai l’impression qu’ils se sont enfoncés malgré eux. Keener n’était qu’une balance. Je pense qu’ils sont allés trop loin, ce qui a coûté la vie à Garnet. J’avais une piste, je voulais l’explorer. Je sais que c’est l’enquête de Dallas, mais pour l’amour du ciel, papa – Garnet, Strong et même Keener sont à moi, et je préférais régler l’affaire moi-même. — Je le conçois. Être aux commandes est souvent difficile. On se sent parfois terriblement seul. Toutefois, tu appartiens à un tout, un système. Tu ne peux pas t’en écarter à des fins personnelles. Ton devoir est de montrer à tes subordonnés que tu es le chef. Deux d’entre eux ont mal tourné. Dès lors, les autres doivent comprendre qu’il n’existe aucune marge de tolérance, aucune demi-mesure. — Oui. Bien sûr. Je vais demander à rencontrer le commandant. — Veux-tu que j’assiste à l’entretien ? — Non. Il vaut mieux que je me débrouille seule. Je n’aurais même pas dû me confier à toi. Je te laisse, j’ai besoin de réfléchir. Merci de m’avoir écoutée. Je vais réparer les dégâts. — Je te fais confiance. — Je te fais confiance, grommela-t-elle un instant plus tard en claquant la portière de sa voiture. Fidèle à lui-même, il l’avait sermonnée et l’avait contemplée d’un air désapprobateur sous prétexte qu’elle n’avait pas suivi le chemin tracé par Saint Oberman. Il ne saurait jamais à quel point elle s’en était éloignée. Mais pour l’heure, il demeurait un instrument utile. Quand on découvrirait le corps de Dallas, quand Strong expirerait suite à des complications, quand elle raconterait à Whitney ce qu’elle voulait qu’il croie, son cher papa pourrait confirmer qu’elle avait dirigé Dallas vers Strong et essuyé une rebuffade. Tout se déroulait à merveille. S’emparant de son portable, elle constata, ravie, qu’elle avait un message de Freeman. Cependant, quelques secondes plus tard, elle se garait précipitamment pour le relire. Impossible de l’approcher. Entourée de personnel soignant. On la sort du coma cette nuit. Ordres ? — Bande d’incompétents ! Il faut donc que je fasse tout moi-même ? enragea-t-elle en tapant des poings sur son volant. Laissez tomber, répondit-elle. Au fond, peu importait que Strong survive. Elle serait discréditée. Que vaudrait sa parole, celle d’un inspecteur de troisième ordre, contre celle de son lieutenant ? Contre la fille de Saint Oberman ? Rien du tout. Bien entendu, ils insisteraient pour inspecter le contenu du coffre-fort, car cette traîtresse ne manquerait pas de leur en dévoiler l’existence. Ils fourreraient le nez partout. Pas grave. Elle viderait la cachette de ses dossiers personnels et y placerait les copies des rapports qu’elle avait concoctés concernant ses soupçons, et les preuves reliant Garnet et Strong à Keener. Elle mettrait de l’ordre dans tout ça, et dans deux semaines, elle s’offrirait des vacances bien méritées. 23 Renée se rendit au Central afin de régler ses affaires une bonne fois pour toutes. Elle rêvait d’un bon bain chaud parfumé aux huiles essentielles qu’elle avait rapportées de son dernier voyage en Italie. Et d’une bouteille du vin en provenance du vignoble dans lequel elle avait investi. Elle pourrait se détendre en portant un toast au déshonneur et au probable emprisonnement de Strong – et surtout, à la mort du lieutenant Eve Dallas. Cette bêcheuse portait une alliance. Une pièce magnifique, unique. L’objet idéal à remettre au pigeon auquel elle pensait – un toxico particulièrement violent qui la revendrait à la première occasion. Elle n’aurait aucun mal à le faire accuser du meurtre de Dallas et de Garnet. Mieux, songea-t-elle en sortant de l’ascenseur à son étage. Elle s’arrangerait pour être la flèche pointant l’enquête sur le junkie. Ainsi, elle effacerait les traces éventuelles laissées par le problème Garnet/Strong et volerait vers ses galons de capitaine. Oui, vraiment, tout se déroulait à merveille. Elle pénétra dans son bureau et se planta devant le portrait de son père. — Allez vous faire foutre, tes principes et toi. Elle souleva le tableau, puis se retourna brusquement en percevant un bruit derrière elle. Eve fit tournoyer son fauteuil, afficha un large sourire. — Ce n’est pas gentil de parler ainsi à votre père, Renée. Ma parole, on dirait que vous avez vu un spectre ! — Que faites-vous dans mon bureau ? Il était fermé à clé. Vous n’avez pas le droit de… — Je vous l’accorde, vous êtes une rapide. Plus vive que les chiens que vous avez lancés à mes trousses. — Je ne sais pas de quoi vous parlez. — Voyons, Renée, ils vous ont trahie. Marcell réclamait un marché avant même qu’on ne lui ait passé les menottes. Palmer aussi. Quand bien même… Eve tendit la main, tapota son appareil enregistreur. La voix de Renée emplit la pièce, planifiant la mort d’Eve et celle de Lilah. — À ce propos, Strong va bien. Freeman ? Bof. Il rumine derrière les barreaux, comme la paire d’abrutis à qui vous aviez donné l’ordre de me tuer. Sans oublier Armand, Bix, Manford et cinq autres de vos hommes. Vous êtes fichue. — Vous bluffez, sans quoi vous ne seriez pas ici toute seule. Je vais donc avertir… Eve dégaina son arme et visa le bouton du milieu de la veste de Renée. — Je vous conseille de poser votre pistolet sur ce bureau et de vous éloigner de quelques pas. Je sais que vous n’avez exécuté personne – du moins pas officiellement. Moi si, et, croyez-moi, s’il le faut, je n’hésiterai pas à vous abattre. Renée jeta son sac sur le bureau. — Vous croyez avoir gagné la partie ? — J’en ai la certitude. — Faux. Vous verrez. C’est votre tête qu’on coupera. « Elle ne panique pas », nota Eve. — Pas possible ? Vous avez loupé Strong à deux reprises, Bix puis Freeman. Pas de quoi se vanter. Et maintenant, vous vous imaginez pouvoir m’éliminer ? — Elle a eu de la chance. Bix ne rate jamais son coup. — Il a tué Keener – mais Keener était un junkie affaibli par la dope. Et Garnet – mais Garnet était son coéquipier et avait confiance en lui. J’en déduis que Bix a eu de la chance. Ils croyaient tous en vous, pas vrai, Renée ? Êtes-vous certaine que Bix obéira à vos ordres alors qu’il risque de finir ses jours dans une cellule en béton ? — Il les suivra à la lettre. C’est ainsi que je commande mes hommes. — Oui, il faut de sacrées couilles pour enjoindre à un type comme Bix d’égorger son coéquipier et d’injecter du poison dans le bras d’un toxico. — Il faut de la prévoyance, de la clairvoyance, et un cerveau pour former un individu comme Bix à vous obéir. Aucun de vos subordonnés ne ferait pour vous ce que Bix a fait et fera pour moi. — Sur ce point, vous avez raison. — Vous êtes faible. La preuve, vous me braquez avec votre arme. — Vous croyez ? — Voyons laquelle d’entre nous deux a des couilles, Dallas ! Renée ôta ses escarpins. — Vous plaisantez ? s’exclama Eve, enchantée. Vous voulez danser avec moi ? — Mauviette. Poltronne. — Aïe ! Des insultes. Tant pis ! Moi aussi, je suis prête à me battre. Eve posa son arme, enleva sa veste. Contournant le bureau, Renée se mit en position comme un boxeur. — Vous avez pris des cours ? railla Eve. — Depuis l’âge de cinq ans. Vous allez saigner. — Ce ne sera pas la première fois. Elles tournèrent quelques instants l’une autour de l’autre. Eve laissa Renée attaquer, bloqua son coup de pied suivi d’un crochet. Elle possédait puissance, style et habileté. Elle se battrait jusqu’au bout. « Tant mieux », pensa Eve. Repoussant le poing de Renée, elle lui décocha une droite – que Renée esquiva – avant de recevoir un coup violent dans l’estomac, puis à l’épaule. Eve effectua un pivot sur elle-même et, profitant de son élan, atteignit Renée en pleine poitrine avec une force qui envoya celle-ci s’affaler sur un siège avant de glisser à terre. Les poings serrés, Eve bondit en avant, mais Renée se releva vivement et la gratifia d’un coup dans le genou qui la fit basculer. Un goût de sang dans la bouche, Eve se ressaisit aussitôt. Alors que Renée s’apprêtait à lui écraser le genou du pied, elle tendit la jambe. Cette fois, son adversaire s’effondra sur la table, qui s’écroula sous elle. Les deux femmes se relevèrent, face à face. Avec jubilation, Eve défonça le visage de Renée, et un flot d’adrénaline l’inonda en entendant son cri de rage et de douleur. Elle prit un coup en retour et vit des étoiles, mais parvint à se baisser pour enfoncer le coude dans le ventre de Renée. — C’est vous qui saignez, lança Eve en attrapant au vol le pied de Renée avant de la pousser brutalement en arrière. Renée s’affaissa, roula sur elle-même, se remit debout. La soif de sang. Eve la sentait courir dans ses veines, fureur primaire qui lui faisait éprouver un plaisir quelque peu tordu. Un coup donné, un coup reçu. La transpiration lui piquait les yeux, dégoulinait dans son dos, se mêlait au sang qui coulait sur la figure de Renée. Plus elles se battaient, plus Eve avait envie de se battre. Elle se réprimanda intérieurement. — Vous êtes fichue, cracha-t-elle. C’est terminé. — C’est moi qui en déciderai ! hurla Renée en se jetant sur elle. Eve pivota sur elle-même pour encaisser le coup. Elles heurtèrent la porte, qui s’ouvrit sous le choc, et se retrouvèrent dans la salle commune. Elles roulèrent à terre et, déchaînées, redoublèrent de violence. Eve repoussa le pouce qui lui visait l’œil en agrippant le poignet de Renée et en le tordant. Laissant échapper un cri de douleur, Renée tira les cheveux d’Eve, ses ongles lui lacérant le scalp. — Merde ! Vous me tirez les cheveux ? Ça suffit ! D’un geste preste, Eve poussa Renée sur le dos, lui flanqua un coup de poing en pleine face, puis un autre. Elle s’apprêtait à lui en décocher un troisième lorsqu’elle s’aperçut que son regard était devenu vitreux. — C’est moi qui décide, lâcha Eve en s’essuyant la bouche. Et c’est terminé. Dieu merci, c’est terminé. Eve s’assit sur le sol, le souffle court, les poumons en feu. — Peabody ! — Lieutenant ! Peabody se fraya un chemin entre les flics – et un certain civil – qui avaient déjà envahi la salle. Eve se tâta le nez. Ouf ! Il n’était pas cassé. — Elle est à vous. — Hein ? — J’ai dit : elle est à vous. Prenez-la. — Mais Dallas, vous… Bien que percluse de douleurs, Eve se releva. Son genou était-il gonflé comme un ballon de foot ou était-ce son imagination ? — Inspecteur, je viens de vous donner un ordre. J’attends de vous que vous le suiviez sans discuter. Arrêtez cette femme qui déshonore son insigne, son héritage familial, son sexe. Tireuse de cheveux, conclut Eve d’un air dégoûté en palpant son crâne douloureux. — Oui, lieutenant. — Une minute. Eve s’accroupit péniblement, se pencha sur Renée. — Vous voyez ma collègue, Renée ? Celle qui s’apprête à vous appréhender ? C’est grâce à elle que vous êtes fichue. Elle est plus flic, plus femme, plus humaine que vous ne l’avez jamais été. Et c’est ma coéquipière. Eve se remit d’aplomb avec effort. — Emmenez-la. — Avec plaisir, lieutenant. Renée Oberman, vous êtes en état d’arrestation. Peabody lui passa les menottes et lui fit la liste des accusations retenues contre elle en la hissant sur ses pieds. Sur un signe de tête d’Eve, McNab s’approcha, saisit l’autre bras de Renée. Peabody cita le code Miranda révisé, et ils s’éloignèrent. — Lieutenant. Eve se mit au garde-à-vous en s’efforçant de ne pas grimacer. — Commandant. — Il n’était pas nécessaire d’entrer en contact physique avec la suspecte, d’enfreindre la procédure et de mettre de côté votre arme alors que vous aviez le contrôle sur ladite suspecte. — Oui, commandant. — Toutefois, je pense que l’expérience était aussi satisfaisante à vivre qu’elle l’était à regarder.. Je vous suggère de vous rendre à l’infirmerie. C’est à moi qu’incombera la triste tâche d’annoncer l’inculpation de sa fille à Marcus Oberman. — Commandant, en tant que responsable de l’enquête et coéquipière de l’inspecteur Peabody, il me semble que c’est mon devoir. — Laissez tomber, Dallas. Vous avez bien travaillé. Tous autant que vous êtes, ajouta-t-il en balayant du regard tous les policiers présents. Sur ce, il quitta la salle. Connors s’approcha d’Eve, lui tendit son arme et une serviette. Elle ignorait où il l’avait trouvée, mais elle paraissait propre. Elle s’essuya le visage. — Je te botterais volontiers les fesses pour t’être désarmée, mais comme je te l’ai déjà dit, j’y suis très attaché. Et, au fond, je suis d’accord avec Whitney. Qui plus est, je viens d’empocher cinquante dollars de la part de ta nouvelle recrue. — Quoi ? Santiago ? — J’avais parié avec lui que tu t’arrangerais pour te battre contre elle. Il est le seul à avoir misé. Connors déposa un baiser léger sur ses lèvres enflées. — Mais il ne te connaît pas aussi bien que les autres. Pas encore. Eve aurait volontiers souri, mais elle avait trop mal. — Oui, bon, c’est le petit nouveau. Il faut que je… Elle se tut en constatant que la salle était encore pleine de flics. — Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? Vous n’avez rien de mieux à faire chez vous ? Vous pouvez disposer ! À son immense désarroi, Baxter se mit au garde-à-vous et la salua. — Lieutenant. Tous ses collègues l’imitèrent. Eve en oublia ses souffrances tellement elle était fière. — Beau boulot, dit-elle. Merci. Beau boulot. Elle leur rendit leur salut. — Vous pouvez disposer. Comme ils s’en allaient à la queue leu leu, Feeney s’approcha, posa la main sur son épaule, hocha la tête. — Pas mal. Pas mal du tout. Puis il s’éloigna d’un pas sautillant. Eve expira lentement. — J’ai besoin de m’asseoir une minute, murmura-t-elle en joignant le geste à la parole. Mon Dieu ! fit-elle, le visage dans les mains. Connors s’agenouilla devant elle. — Tu as mal, mon ange. Laisse-moi t’emmener à l’hôpital. — Ce n’est pas ça. Enfin, si, un peu, mais surtout… Elle posa la tête sur son épaule. — Leur attitude… La façon dont ils m’ont soutenue. . Tous. Je… je ne sais pas comment le dire. — Ne cherche pas. Je crois que je sais. — Ils sont tout ce qu’elle n’est pas. Tout ce qu’elle a bafoué, violé, tué, exploité. Si je réussis dans ce métier, c’est grâce à eux… Tu es toujours d’accord pour offrir une tournée générale ? demanda-t-elle en s’essuyant les yeux. — Oh que oui, mon Eve chérie ! Mon flic adoré. — Connors. Ses yeux étaient brûlants de larmes. Elle en laissa couler quelques-unes – avec lui, elle pouvait se l’autoriser. — J’ai envie de rentrer à la maison. Tu pourras me soigner. Je n’ai rien de grave. Ramène-moi et occupe-toi de moi. Tu es ma raison de vivre. C’est aussi grâce à toi que je tiens le coup, que je persiste dans ce métier. Il pressa les lèvres sur son front, la tint un instant contre lui, tout simplement. — Bien. Je te ramène et je m’occupe de toi. — Merde ! lâcha-t-elle comme ils sortaient de la pièce. Je souffre le martyre. Pas de quoi se précipiter aux urgences, mais nom d’un chien, elle sait se battre. Sauf quand elle m’a tiré les cheveux… — Tu te retenais légèrement. Elle fronça les sourcils. — D’après qui ? — Qui te connaît par cœur ? Elle poussa un soupir et s’appuya contre lui. — Il est possible que je me sois quelque peu retenue jusqu’à… –… ce qu’elle te tire les cheveux. — Franchement, quel culot ! Quelle humiliation ! Connors s’esclaffa et la serra contre lui. Elle clopina jusqu’à l’ascenseur afin qu’il puisse la ramener à la maison et la soigner. Pour qu’elle puisse tenir le coup, persister dans ce métier.