1 À la cérémonie mortuaire, le prêtre plaça l'hostie et la coupe de vin bon marché sur le corporal drapant l'autel. La patène et le calice étaient en argent, cadeaux de l'homme gisant dans le cercueil entouré de fleurs, au pied des deux marches usées qui séparaient l'ecclésiastique de sa congrégation. Le défunt avait trépassé à l'âge de cent seize ans. Il avait vécu chaque jour de ces cent seize années en catholique fidèle. Sa femme l'avait précédé dans l'au-delà dix mois auparavant et, chaque jour de ces dix mois, il l'avait pleurée. Aujourd'hui, ses enfants, petits-enfants, arrière et arrière-arrière-petits-enfants se pressaient sur les bancs de la vieille église de Spanish Harlem. Nombre d'entre eux vivaient dans le quartier, beaucoup d'autres y étaient revenus pour prier et rendre un dernier hommage au patriarche. Les deux frères qui lui survivaient étaient présents, de même que cousins, nièces, neveux, amis et voisins. Aussi tous les sièges, toutes les allées et le vestibule étaient-ils envahis de vivants venus l'honorer selon le rite ancien. Hector Ortiz était un homme bon. Il avait mené une belle existence. Il s'en était allé paisiblement dans son ht, entouré de photos de ses proches et d'images de Jésus, de Marie, et de son saint préféré, saint Laurent, mort en martyr sur le bûcher et devenu - ironie du sort - patron des restaurateurs. Le départ d'Hector Ortiz laisserait un vide immense. Toutefois, l'atmosphère de cette messe de requiem demeurait empreinte de sérénité et d'acceptation - ceux qui pleuraient se lamentaient davantage sur leur sort que sur celui du disparu. Leur foi leur permettait de croire en son salut, songea le prêtre tout en accomplissant les gestes sacrés, si familiers, et en scrutant les visages dans l'assistance. Un mélange de parfums de fleurs, d'encens et de cire de cierges flottait dans l'air. Une fragrance mystique. L'odeur du pouvoir. Le prêtre inclina solennellement la tête devant les symboles christiques avant de se laver les mains. Il avait bien connu Hector. Il l'avait d'ailleurs confessé - pour la dernière fois - la semaine précédente. Ainsi, se dit le père Flores tandis que les fidèles se levaient, la pénitence d'Hector avait été sa dernière. Flores prononça la prière eucharistique et poursuivit jusqu'au sanctus. — Saint, saint, saint le Seigneur, Dieu de l'univers ! entonna-t-il. Ces mots et la suite furent chantés, car Hector avait toujours aimé les messes chantées. Les voix résonnèrent dans la nef. Les fidèles s'agenouillèrent - le vagissement d'un bébé, des toussotements, bruissements et chuchotements - pour la consécration. Le prêtre attendit que le calme revienne, le silence. Momentanément. Flores implora le Saint-Esprit d'accepter le pain et le vin offerts, et de les transformer en corps et en sang du Christ. Puis il s'adressa, selon la tradition, à celui qui représentait le fils de Dieu. Pouvoir. Sous le regard du Christ en croix, Flores songea que c'était lui qui détenait le pouvoir maintenant. — Prenez et mangez-en tous. Car ceci est mon corps, livré pour vous, déclara-t-il en élevant le pain consacré. La cloche tinta à trois reprises. — Prenez et buvez-en tous. Car ceci est mon sang, enchaîna-t-il en soulevant le calice. Le sang de l'alliance nouvelle et éternelle, qui sera versé pour vous et pour la multitude, en rémission des péchés. Vous ferez cela en mémoire de moi. Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire... Que la paix du Seigneur soit avec vous. De nouveau, les voix s'élevèrent : — Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde, prends pitié de nous... Flores rompit le pain consacré et en déposa un fragment dans le calice. Les fidèles s'avancèrent vers l'autel et s'immobilisèrent comme il portait la coupe à ses lèvres. Il mourut à l'instant où il but le sang. L'église Saint-Cristobal de Spanish Harlem se dressait discrètement entre une bodega et une boutique de prêteur sur gages. Elle était surmontée d'une petite flèche grise et dépourvue de ces graffitis qui barbouillaient les bâtiments voisins. À l'intérieur, cela sentait bon la bougie, les fleurs et la cire. Un peu comme une maison de ville cossue. Du moins fut-ce l'impression d'Eve Dallas lorsqu'elle remonta l'allée centrale. Sur un banc au premier rang, un homme en chemise noire, pantalon noir et collet blanc, était assis, tête baissée et mains croisées. Priait-il ? Attendait-il ? Aucune importance : ce n'était pas lui sa priorité. Elle contourna le cercueil en acajou enfoui sous les œillets rouges et blancs. Ce mort-là n'était pas non plus sa priorité. Elle mit en marche le mini-micro accroché au revers de sa veste. Elle s'apprêtait à monter les deux marches menant à l'autel - sa priorité - quand sa coéquipière lui agrippa le bras. — Euh... je crois qu'on doit faire une génuflexion. — Je ne fais jamais de génuflexion en public. — Non, sérieusement, insista Peabody en parcourant l'autel et les statues de son regard sombre. Là-haut, c'est comme une sorte de territoire sacré. — C'est curieux, ça me paraît plutôt ressembler à un macchabée. Eve continua d'avancer. Derrière elle, Peabody plia vaguement le genou avant de lui emboîter le pas. — Miguel Flores, trente-cinq ans, prêtre catholique, attaqua Eve. On a déplacé le corps. Elle jeta un coup d'œil vers l'un des uniformes chargés de sécuriser la scène. — Oui, lieutenant. La victime s'est effondrée pendant la messe et on a tenté de la ranimer avant l'arrivée des secours. Deux de nos collègues étaient déjà sur place : ils assistaient aux funérailles. De ce type-là, ajouta-t-il en désignant la bière du menton. Ils ont fait reculer tout le monde. Ils sont à votre disposition. Ayant pris la précaution de s'enduire les mains et les pieds de Seal-It avant d'entrer, Eve s'accroupit. — Peabody, relevez les empreintes, vérifiez l'heure du décès, etc., pour le rapport officiel. Au passage, je remarque que les joues de la victime sont écarlates. Blessures superficielles sur la tempe gauche et la pommette, probablement une conséquence de sa chute. Elle se redressa légèrement, repéra le calice en argent sur le linge taché. Elle se leva, s'approcha de l'autel, renifla la coupe. — Il a bu là-dedans ? Que faisait-il quand il est tombé ? — Il communiait, intervint l'homme au premier rang. Eve se tourna vers lui. — Vous travaillez ici ? — Oui. C'est mon église. — La vôtre ? — Je suis le curé. Il se leva. Trapu et musclé, il avait des yeux sombres et tristes. — Père Lopez, se présenta-t-il. Miguel officiait et c'était le moment de la communion. Il a bu et, aussitôt, il a été saisi de convulsions. Son corps s'est mis à trembler, il avait du mai à respirer. Et il s'est écroulé. Lopez s'exprimait avec un léger accent, une sorte de vernis exotique sur un morceau de bois rustique. — Il y avait des médecins dans l'assistance. Ils ont tenté de le ranimer mais c'était trop tard. L'un d'entre eux a dit qu'il pensait que c'était un empoisonnement. Je n'en crois rien. — Pourquoi ? — Qui empoisonnerait un prêtre de cette manière, en un moment pareil ? — D'où provenait le vin ? — Nous l'enfermons à clé dans le tabernacle de la sacristie. — Qui y a accès ? — Moi. Miguel, Martin - le père Freeman - et ceux qui servent la messe. Cela faisait beaucoup de monde, songea Eve, qui se demanda pourquoi prendre la peine de le fermer à clé. — Où sont-ils ? — Le père Freeman est dâns sa famille, à Chicago, et devrait rentrer demain. Nous étions trois aujourd'hui, vu l'affluence à la messe de requiem. — Il me faudra les noms. — Vous n'imaginez tout de même pas que... — Et ceci ? Il pâlit quand Eve saisit la patène en argent contenant le reste de l'hostie. — Je vous en prie ! s ecria-t-il. Elle a été consacrée. — Je regrette, c'est désormais une pièce à conviction. Il en manque un morceau. Il l'a mangé ? — On la morcelle pour en mêler un fragment au vin. Il l'aura consommée en buvant. — Qui a préparé la coupe avec... Comment appelait-on ce truc ? Un biscuit ? Une biscotte ? — L'hostie, acheva Lopez à sa place. C'est lui. Mais c'est moi qui ai versé le vin dans la coupe et déposé l'hostie pour Miguel avant la consécration. Je m'en suis occupé personnellement en signe de respect envers M. Ortiz. Miguel officiait à la demande de la famille. Eve inclina la tête de côté. — Les proches ne voulaient pas du chef ? Ne m'avez-vous pas déclaré que c'était vous ? — C'est moi le curé, oui. Mais je suis nouveau. Il n'y a que huit mois que je suis là ; j'ai succédé à monseigneur Cruz qui partait en retraite. Miguel est ici depuis cinq ans. Il a marié deux des petits-enfants de M. Ortiz, et c'est lui qui a dit la messe pour les obsèques de Mme Ortiz l'an dernier. Il a baptisé... — Une seconde, s'il vous plaît. Eve pivota vers Peabody. — Désolée de vous interrompre, mon père, dit Peabody. Identité confirmée. Pour l'heure du décès, ça colle. Boisson, convulsions, effondrement, mort, joues rouges. Cyanure ? — C'est mon avis. Morris nous le précisera. Mettez la coupe et le biscuit en sachet. Choisissez l'un des flics témoins et prenez sa déclaration. Je m'occuperai des autres quand Lopez m'aura montré où se trouvaient le vin et le reste. — Qu'est-ce qu'on fait de l'autre défunt ? Eve contempla le cercueil et fronça les sourcils. — Il a attendu jusqu'à maintenant. Il peut patienter encore un peu. Elle se tourna vers le prêtre. — J'ai besoin de voir l'endroit où vous conservez les... Rafraîchissements ? — ... le vin et les hosties. Lopez opina et indiqua à Eve une petite porte à l'écart de l'autel. Il la précéda dans une pièce dont l'un des murs était couvert de placards. Sur une table trônait une boîte en bois gravée d'une croix. Lopez sortit un trousseau de la poche de son pantalon et l'ouvrit. — C'est le tabernacle, expliqua-t-il. Il contient les hosties et le vin non consacrés. Nous en conservons un stock plus important dans ce placard, ajouta-t-il en désignant ce dernier. Lui aussi est fermé à clé. Le bois était bien ciré. Les" portes recelaient sûrement des empreintes. La serrure était basique. — C'est dans cette carafe que vous avez pris le vin ? — Oui. Je l'ai versé dans la coupe, et j'ai pris l'hostie. J'ai apporté le tout à Miguel au début de la liturgie eucharistique. La carafe était à moitié remplie d'un liquide bordeaux. — Avez-vous laissé ces substances sans surveillance ne serait-ce qu'un instant ? — Non. Je les ai préparées et gardées auprès de moi. C'est une question de respect. — Ce sont des pièces à conviction. — Je comprends. Cependant le tabernacle ne doit pas sortir de cette église. Je vous en prie, si vous devez l'examiner, pouvez-vous le faire ici ? Pardonnez-moi, je ne vous ai même pas demandé votre nom. — Lieutenant Dallas. — Vous n'êtes pas catholique. — Comment l'avez-vous deviné ? Il esquissa un sourire qui n'atteignit pas son regard. — De toute évidence, vous connaissez mal les rites et traditions de notre religion. Certains d'entre eux peuvent vous paraître étranges. Vous pensez que quelqu'un a trafiqué le vin ou l'hostie. Le visage indéchiffrable, Eve répondit d'une voix neutre. — Pour l'heure, je ne pense rien du tout. — Si c'est le cas, cela signifie que quelqu'un s'est servi du corps et du sang du Christ pour tuer. Or c'est moi qui les ai remis à Miguel. Je les lui ai mis entre les mains. Dans son regard triste, Eve décela les prémices de la colère. — Dieu les jugera, lieutenant. Mais je crois autant aux lois de l'homme qu'à celles de Dieu. Je ferai tout mon possible pour vous aider. — Quel genre de prêtre Flores était-il ? — C'était un homme bon. Compatissant, dévoué, euh... dynamique, je dirais. Il aimait travailler avec les jeunes, et il était particulièrement doué pour cela. — Il n'avait pas de soucis ? Il n'était pas déprimé ? Sous pression ? — Non. Non. Je l'aurais su, je m'en serais aperçu. Nous vivons tous les trois au presbytère derrière l'église. Nous mangeons ensemble presque tous les jours, nous discutons, nous débattons, nous prions. S'il avait été préoccupé, je m'en serais rendu compte. Et si vous envisagez la thèse du suicide, il en aurait été incapable. — Il n'avait pas d'ennemis ? Quelqu'un qui lui en voulait, sur le plan professionnel ou autre ? — Il ne m'en a rien dit, or, je vous le répète, nous partagions tout. — Qui savait que c'était lui qui officierait aujourd'hui ? — Tout le monde. Hector Ortiz faisait partie des meubles. Il était aimé et respecté par tous les membres de notre paroisse. Tout le monde était au courant. Pendant qu'il parlait, Eve s'approcha d'une porte et l'ouvrit. Le soleil de mai inonda la pièce. La serrure était aussi rudimentaire que celle du tabernacle. Facile d'entrer, facile de ressortir. Ni vu ni connu. — Y a-t-il eu d'autres messes avant celle-ci ? s'enquit-elle. — Celle de 6 heures, comme chaque jour de la semaine. C'est moi qui officiais. — Le vin et l'hostie provenaient-ils du même stock que pour les funérailles ? — Oui. — Qui vous les a sortis ? — Miguel. C'est une célébration qui attire peu de gens, une douzaine, deux tout au plus. Nous savions que la plupart d'entre eux viendraient à l'enterrement. Eve laissa courir son imagination. Entrer, écouter la messe, s'éclipser discrètement dans la sacristie, empoisonner le vin. Sortir tranquillement. — Combien de personnes étaient présentes ce matin ? — Euh... huit ou neuf. Il marqua une pause comme s'il comptait mentalement les têtes de ses fidèles. — Oui, neuf. — Il me faudra les noms. Pas de visages inconnus lors de cet office ? — Non. Je les connaissais tous. Je vous le répète, c'était un groupe restreint. — Et il n'y avait que vous et Flores. Pas d'assistants. — Jamais à 6 heures sauf en période de Carême. — Bien. J'aimerais que vous me mettiez par écrit tous les faits et gestes du père Flores ce matin. — Je m'en occupe tout de suite. — Je vais devoir sécuriser cette salle, car elle fait partie de la scène de crime. — Ah ! s'exclama-t-il, visiblement décontenancé. Combien de temps ? — Je n'en ai aucune idée. Elle était consciente de manquer de diplomatie, mais toute cette... sainteté la mettait mal à l'aise. — Vous pourriez me confier les clés, ce serait plus simple. De combien de trousseaux disposez-vous ? — Celui-ci et un autre, au presbytère. Je vais avoir besoin de ma clé pour entrer chez moi. Il l'ota de l'anneau et tendit le reste à Eve. — Merci, dit-elle. Qui était Ortiz et comment est-il mort ? — M. Ortiz ? Un sourire chaleureux illumina les yeux du prêtre. — Comme je vous l'ai dit, il faisait partie des meubles. Il était propriétaire d'un restaurant familial à quelques pas d'ici. Chez Abuelo. D'après ce que je sais, il le gérait encore avec sa femme il y a une dizaine d'années, puis l'un de ses fils et l'une de ses petites-filles ont repris l'affaire. Il avait cent seize ans et il est mort - sans souffrance, j'espère - dans son sommeil. Il était aimé de tous. Je suis convaincu qu'il est déjà entre les mains de Dieu. Du bout des doigts, il effleura la croix suspendue à son cou. — Ses proches sont bouleversés par ce qui s'est passé ce matin. J'aimerais les contacter et leur proposer d'achever la messe de requiem. Pas ici, bien entendu. Je m'arrangerai autrement, mais il me semble important pour eux d'enterrer leur père, grand-père ou ami. D'achever le rituel. Par respect pour M. Ortiz. Eve savait ce qu'était le devoir envers les morts. — J'ai quelqu'un d'autre à interroger. Je vais tâcher de faire avancer les choses au plus vite. Pouvez-vous m'attendre au presbytère ? — Je suis un suspect. Cette notion ne semblait ni l'étonner ni l'ébranler. — C'est moi qui ai remis à Miguel l'arme qui l'a peut-être tué, ajouta-t-il. — Vous êtes un suspect, en effet. Comme quiconque a pénétré dans cette église et dans cette sacristie. Hormis Hector Ortiz, évidemment. De nouveau, il ébaucha un sourire. — Vous pouvez sans doute éliminer d'emblée les hordes de bébés et d'enfants en bas âge. — Je ne sais pas. Je me méfie des enfants en bas âge. Nous devrons inspecter la chambre du père Flores au presbytère. Dès que je le pourrai, je m'occuperai de faire évacuer le cercueil. — Je vous remercie. À tout à l'heure. Eve sortit avec lui, ferma la porte à clé, puis ordonna à l'uniforme le plus proche de lui amener le deuxième policier témoin. En attendant, elle tourna autour du corps de Flores. Beau garçon, songea-t-elle. Environ un mètre quatre-vingts - difficile de deviner son physique sous sa drôle de tunique, mais d'après sa fiche d'identité officielle, il était plutôt mince. Il avait des traits réguliers, une belle chevelure sombre striée de quelques fils d'argent. Plus avenant que Lopez, devina-t-elle. Plus élancé, plus jeune. Il y avait parmi les prêtres la même variété de physiques que chez le commun des mortels, supposait-elle. Ils n'étaient pas censés avoir des relations sexuelles. Il faudrait qu'elle se renseigne sur les origines de cette règle. Certains d'entre eux l'ignoraient et satisfaisaient leurs désirs charnels comme tout le monde. Le célibat n'était peut-être pas la tasse de thé de Flores ? On pouvait le comprendre. Peut-être avait-il roulé dans la farine la mauvaise personne. Une maîtresse enragée ou l'époux furieux d'une conquête. Les jeunes l'appréciaient tout particulièrement. Avait-il un faible pour les mineurs ? Un parent rancunier ? Ou encore... — Lieutenant Dallas ? Eve se retourna pour découvrir une superbe créature toute de noir vêtue. Menue, elle atteignait à peine le mètre soixante-cinq malgré ses talons. Ses cheveux - noirs eux aussi - étaient rassemblés au bas de la nuque. Elle avait d'immenses yeux en amande, d'un vert vibrant. — Graciela Ortiz, se présenta-t-elle. Agent Ortiz. Eve descendit de l'autel. — Vous êtes de la famille de M. Ortiz ? — Poppy était mon arrière-grand-père. — Mes condoléances. — Merci. Il a vécu bien et longtemps. À présent les anges l'accompagnent. Mais en ce qui concerne le père Flores... — Vous ne croyez pas qu'il soit avec les anges ? — J'espère que si. Mais il n'a pas vécu longtemps et n'est pas mort paisiblement dans son lit. Jamais je n'ai vu une mort pareille. Elle reprit son souffle. — J'aurais dû agir plus vite pour préserver la scène. Mon cousin et moi - Matthieu est à la brigade des stupéfiants - aurions dû intervenir immédiatement. J'étais tout près, Matthieu au fond de l'église. J'ai cru... nous avons tous cru que le père Flores avait eu un malaise. Le Dr Pasquale et mon oncle, qui est aussi médecin, se sont rués vers lui. Tout s'est passé si vite. En trois, quatre minutes tout au plus. Du coup, le corps a été déplacé et la scène compromise. Je suis navrée. — Racontez-moi ce qui est arrivé. Graciela s'exécuta, son discours reflétant presque mot pour mot celui de Lopez. — Vous connaissiez Flores ? — Un peu. C'est lui qui a marié mon frère. Il consacrait beaucoup de son temps au centre d'animation. Moi aussi, quand j'en ai la possibilité. C'est là que je l'ai rencontré. — Vos impressions ? — Extraverti, passionné. Il semblait avoir le contact facile avec les gamins de la rue. J'ai pensé qu'il avait dû passer par là autrefois. — Accordait-il un intérêt particulier à l'un ou plusieurs d'entre eux ? — Je n'ai rien remarqué. Mais je ne le croisais pas souvent. — Vous a-t-il jamais draguée ? — Drag... Non ! riposta Graciela, choquée. Et je n'ai jamais senti qu'il y songeait, ajouta-t-elle, pensive. D'ailleurs, je n'ai jamais entendu dire qu'il avait enfreint son vœu de célibat. — Vous auriez été au courant ? — Je n'en sais rien, mais ma famille - et nous sommes très nombreux - est très active dans l'Église, et cette paroisse est la nôtre. S'il avait eu un geste déplacé envers quelqu'un, il y a fort à parier que le quelqu'un en question aurait été lié de près ou de loin aux Ortiz. Et chez nous, les rumeurs se répandent vite, vous savez. Ma tante Rosa fait le ménage au presbytère et quasiment rien ne lui échappe. — Rosa Ortiz. — O'Donnell. Nous sommes pour la diversité, murmura-telle avec un petit sourire. S'agit-il d'un homicide, lieutenant ? — Pour l'heure, c'est une mort suspecte. Vous pourriez sonder vos proches, récolter leurs impressions. — Cette affaire va être au centre de toutes les conversations pendant des jours. Je vais m'efforcer de me renseigner auprès de ceux qui le connaissaient mieux que moi. — Parfait. Je vais faire en sorte qu'on évacue votre arrière-grand-père. Votre cousin et vous pourrez vous en charger dès que j'aurai le feu vert. — Merci. — Quel est votre commissariat ? — Le deux cent vingt-troisième, ici à East Harlem. — Depuis combien de temps ? — Bientôt deux ans. J'ai d'abord pensé devenir avocate, puis j'ai changé d'avis. Et elle en changerait encore, pensa Eve, qui avait du mal à voir le flic dans ce regard vert étincelant. — Je vais chercher ma partenaire. Si vous vous rappelez quoi que ce soit concernant Flores, vous pouvez me joindre... — Au Central. Je sais. Graciela sortit, ses talons cliquetant sur le dallage. Eve inspecta une dernière fois la scène de crime. Que de morts dans une si petite église ! Un dans le cercueil, un devant l'autel, et le troisième qui les contemplait depuis sa croix. Dieu, le prêtre et le fidèle. Selon elle, c'était Dieu qui avait subi le sort le plus cruel. Eve et Peabody contournèrent l'église pour se rendre au presbytère. — Je n'arrive pas à savoir si je trouve toutes ces statues, ces cierges et ces vitraux très jolis ou carrément terrifiants. — Les statues me font penser à des poupées, et les poupées m'horripilent, répliqua Eve. Surtout celles qui ont l'air de vous faire de l'œil et celles qui sourient comme ça, précisa-t-elle en pinçant les lèvres et en remontant les coins vers le haut. Elles ont pourtant des dents. De grosses dents pointues et étincelantes. — Je n'en savais rien. Mais maintenant ça va me tracasser. La petite bâtisse sans prétention abritant le presbytère avait des bacs à fleurs aux fenêtres, et un système de sécurité sommaire, nota Eve : serrure standard, fenêtres grandes ouvertes pour laisser entrer l'air prin-tanier, absence d'appareil de reconnaissance digitale et de caméras. Elle frappa, et attendit, carrée sur ses longues jambes. Elle portait un pantalon tout simple, une paire de boots usées, et un blazer gris clair qui dissimulait son arme de service. La brise tiède de mai jouait dans ses cheveux courts, châtain clair. Son regard couleur ambre était acéré. La femme qui leur ouvrit arborait une cascade de boucles foncées aux pointes dorées encadrant un joli visage aux yeux rougis par les larmes. Elle contempla tour à tour Eve puis Peabody. — Je regrette, le père Lopez ne reçoit pas de visites aujourd'hui. — Lieutenant Dallas, département de police de New York, annonça Eve en lui présentant son insigne. Et l'inspecteur Peabody. — Bien sûr. Pardonnez-moi. Le prêtre m'avait prévenue. Entrez, je vous en prie. Elle s'effaça. Elle avait accroché un œillet rouge au revers de son tailleur noir moulant un corps aux courbes harmonieuses. — C'est une journée terrible pour la paroisse, pour ma famille. Je suis Rosa O'Donnell. Mon grand-père... c'était la messe pour ses funérailles, vous comprenez. Le père Lopez est dans son bureau. Il m'a confié ceci pour vous. Elle tendit une enveloppe à Eve. — Vous lui aviez demandé de vous mettre par écrit les faits et gestes du père Flores ce matin. — En effet. Merci. — Je dois l'avertir si vous souhaitez lui parler. — Ce ne sera pas nécessaire pour le moment. Dites-lui que nous avons évacué M. Ortiz. Ma coéquipière et moi aimerions visiter la chambre du père Flores. — Je vous y conduis. C'est à l'étage. — Vous cuisinez pour le presbytère ? reprit Eve tandis qu'elles gagnaient l'escalier. — Oui. Je m'occupe aussi du ménage et d'autres menues besognes. Trois hommes qui cohabitent, quand bien même ce sont des prêtres... il faut bien quelqu'un pour ramasser derrière eux. L'escalier donnait sur un étroit couloir. Les murs blancs étaient ornés ici et là de crucifix ou de portraits d'ecclésiastiques à l'air bienveillant ou (de l'avis d'Eve) abattu. Voire agacé. — Vous connaissiez le père Flores ? — Très bien. À force de préparer ses repas et de ranger ses vêtements, on finit par savoir à qui on a affaire. — Et à qui aviez-vous affaire ? Rosa marqua une pause devant une porte fermée et poussa un profond soupir. — Un homme de foi, plein d'humour. Il adorait le sport, en tant que spectateur comme en tant que participant. Il avait... de l'énergie. Et en consacrait beaucoup au centre d'animation. — Comment s'entendait-il avec ses colocataires ? — A merveille. Le père Lopez et lui se respectaient. Ils étaient amicaux. Ils entretenaient une relation sans histoire, si vous voyez ce que je veux dire. — Mouais. — Il était plus proche du père Freeman - ils avaient davantage de points communs, je dirai, en dehors de l'église. Le sport. Ils en discutaient parfois avec animation, comme font les hommes, assistaient ensemble aux matches. Ils couraient presque tous les matins et jouaient souvent au ballon avec les ados. Rosa soupira de nouveau. — Le père Lopez essaie de joindre le père Freeman pour lui annoncer la nouvelle. C'est très dur. — Et la famille de Flores ? — Il n'en avait pas, je pense. Il disait que sa famille, c'était l'Église. Je crois savoir que ses parents sont décédés alors qu'il était encore enfant. Elle ouvrit la porte. — Il ne recevait jamais d'appels ni de courrier de sa famille, au contraire des pères Lopez et Freeman. — Et d'autres coups de fil ? D'autres lettres ? — Pardon ? — Qui fréquentait-il ? Des amis, des professeurs, d'anciens camarades d'école ? — Je... je l'ignore, bredouilla Rosa en fronçant les sourcils. Il était très apprécié dans la paroisse, mais si vous faites allusion à des gens d'ailleurs ou de son passé, je ne sais pas. — Avez-vous remarqué quoi que ce soit d'étrange ces derniers temps ? Changements d'humeur, d'habitudes ? Rosa secoua la tête. — Rien. Je suis venue leur préparer le petit déjeuner ce matin comme tous les jours. Il a été charmant. — À quelle heure êtes-vous arrivée ? — Euh... environ 6 h 30. — Y avait-il quelqu'un ? — Non. J'ai une clé mais, comme à son habitude, le père Lopez avait oublié de fermer. Tous deux sont revenus après la messe et je leur ai servi à manger. Nous avons évoqué l'office de requiem, puis le père Flores s'est réfugié dans son bureau pour travailler sur son sermon. Elle pressa le bout des doigts sur ses lèvres. — Comment une chose pareille a-t-elle pu se produire ? — Nous le découvrirons. Merci, ajouta Eve en pénétrant dans la pièce. Un lit, une petite commode, un miroir, une table de chevet et un bureau. Pas d'interphone. Pas d'ordinateur. Au-dessus du lit soigneusement fait, une image du Christ sur la croix et un crucifix. Un peu exagéré au goût d'Eve. Elle ne vit aucune photo personnelle ; seuls un peigne et un communicateur dé poche se trouvaient sur la commode. Une Bible et un chapelet à perles noir et argent étaient posés près de la lampe sur la table de chevet. — Cela explique qu'il n'ait pas eu son appareil sur lui, commenta Peabody. Je suppose qu'ils évitent de l'emporter pour dire la messe. Il n'avait pas grand-chose. Ce ne devrait pas être long. — Jetez un coup d'œil dans les autres pièces. Restez sur le seuil. Pendant que Peabody s'exécutait, Eve ouvrit l'un des tiroirs de la commode. Caleçons blancs, maillots blancs, chaussettes blanches, chaussettes noires. Elle farfouilla un peu, en vain. Un autre tiroir contenait un assortiment de T-shirts blancs, noirs, gris - certains agrémentés de logos d'équipes sportives. Peabody revint. — Les autres ont plus de trucs. Des photos, des gadgets de mecs. — Définissez l'expression « gadgets de mecs ». — Une balle de golf sur uh socle en forme de tee, une pile de disques, une paire de gants de boxe, ce genre de choses. — Vérifiez l'armoire, ordonna Eve en ouvrant le dernier tiroir. — Costumes de prêtres, deux pantalons et une de ces drôles de robes, récita Peabody. Une paire de souliers noirs d'aspect usé, deux paires de chaussures de sport montantes dont une fichue. Passons à l'étagère.. . Tenues chaudes. Deux pulls, deux sweat-shirts, un blouson à capuche... à l'effigie des Knicks. Après avoir fureté dans tous les tiroirs, sur les côtés et derrière, Eve écarta la commode du mur, souleva le miroir. Avec Peabody, elle s'approcha du bureau : un agenda, quelques blocs-notes, un tas de brochures sur le centre d'animation, le calendrier des Yankees, celui des Knicks. Eve lut les dernières inscriptions dans l'agenda. — Veillée pour Ortiz au salon funéraire hier soir. Match des Yankees mercredi. Je me demande s'il y est allé seul ou accompagné. PC - aucune idée de ce que cela peut être - prévu dimanche en huit à 14 heures. Matches et manifestations diverses au centre d'animation. Préparation pré-C... là encore, mystère, notamment lundi et mardi dernier. Les noms de ceux qui le consultaient sont là. Il faudra lancer des recherches. Obsèques d'Ortiz. Un séminaire à Saint-Cristobal vendredi, un baptême samedi en huit. À part le match des Yankees, tout ça me paraît très sacerdotal. Elle glissa l'agenda dans un sachet scellé. — Jetez un coup d'œil au communicateur, com-manda-telle à sa partenaire avant de s'atteler à la table de chevet. Elle feuilleta la Bible, y découvrit plusieurs images saintes. Au chapitre des Hébreux, elle tomba sur une phrase soulignée : Abraham, ayant fait preuve de patience, obtint ce qui lui avait été promis. Et dans les Proverbes : Avec moi sont la richesse et la sbire, les biens durables et la justice. Intéressant. Elle ensacha la Bible. Dans le tiroir se trouvaient encore deux ou trois prospectus et un mini-appareil de jeux. — Tiens, tiens, dit-elle soudain. Qu'est-ce qui peut pousser un prêtre à scotcher une médaille religieuse derrière le tiroir de sa table de chevet ? Peabody se figea. — Que représente-t-elle ? — Une femme en robe longue, les mains croisées. On dirait qu'elle est debout sur un genre de coussin, et soutenue par un gosse. — C'est sans doute la Vierge Marie et l'enfant Jésus. Mais vous avez raison, drôle d'endroit pour ranger une médaille. Eve arracha soigneusement le papier adhésif, étudia les deux faces. Lino, que la Vierge de Guadalupe veille sur toi - Mama. Le 12 mai 2031. — D'après Rosa, ses parents seraient morts quand il était enfant. À cette date-là il devait avoir six ans, commenta Peabody. Lino, c'est peut-être un surnom, un terme affectueux chez les Espagnols. — Possible. Mais pourquoi ne pas la porter ou la laisser tout simplement dans le tiroir ? Les prêtres sont-ils autorisés à mettre des bijoux ? — Sûrement pas de grosses chaînes ou des bagues, mais j'en ai vu plus d'un arborant une croix ou une médaille... comme celle-là, ajouta Peabody en s'appro-chant. — D'accord. D'accord. Alors pourquoi l'avait-il cachée ? Cet objet, d'où qu'il provienne, avait une signification particulière pour lui. On dirait de l'argent, murmura Eve, mais il n'est pas terni. Pour que l'argent reste brillant, il faut le polir... On l'emporte. Avec un peu de chance, on réussira à remonter à la source. Alors ? Le communicateur ?— Transmissions envoyées à et reçues de Roberto Ortiz - le fils aîné de feu M. Ortiz. Deux communications avec le centre d'animation ; la plus ancienne remonte à la semaine dernière, au père Freeman. — Bien. Nous écouterons tout ça. On appelle les experts, après quoi, je veux que cette chambre soit mise sous scellés. Elle se remémora les deux passages soulignés de la Bible et se demanda en quelle gloire et en quelle richesse Flores avait espéré. 2 Entre Spanish Harlem et le Central, situé en plein cœur du Lower West Side, le trajet était long. Suffisamment long pour permettre à Peabody de lancer une recherche initiale sur Miguel Flores, et en dégager l'essentiel, pendant qu'Eve se frayait un chemin dans la circulation dense de Manhattan. — Miguel Ernesto Flores. Né le 6 février 2025 à Taos, Nouveau-Mexique. Parents, Anna Santiago Flores et Constantine Flores, tous deux assassinés lors du cambriolage de leur bodega au cours de l'été 2027. La mère était enceinte de sept mois. — On a les coupables ? — Oui. Deux garçons âgés de dix-huit ans à peine, condamnés à perpétuité sans libération conditionnelle. Flores a été placé en foyer d'accueil. — L'inscription sur la médaille est datée de 2031 - sa mère était donc morte depuis quatre ans déjà. Alors qui est Mama ? — Sa mère d'adoption, peut-être. — Peut-être. — École élémentaire publique, mais lycée et université catholiques dans le privé. — Dans le privé ? répéta Eve. Un taxi lui fit une queue-de-poisson et elle poussa un grognement. — Il faut du fric pour ça. — C'est vrai, admit Peabody. Il a peut-être décroché une bourse. Je vérifierai. Dès sa sortie de la fac il a intégré le séminaire. Il a passé plusieurs années à vivre et à travailler au Mexique. Il avait la double nationalité. Muté à Saint-Cristobal en novembre 2054. Bizarre... juste avant, il y a un trou. Son dernier poste se trouvait dans une mission à Jarez jusqu'en juin 2053. — Où est-il passé pendant plus d'un an et que fabriquait-il ? Il avait forcément un patron - comme Lopez. Un curé ou je ne sais quoi. Renseignons-nous. Des bêtises d'ordre criminel dans sa jeunesse ? — Rien, et je ne vois pas d'icône indiquant un dossier scellé. — Une éducation dans le privé catholique, ce n'est pas donné. À moins d'avoir obtenu une bourse conséquente, comment s'est-il offert ça ? D'où venait l'argent ? Il va falloir creuser le sujet. Eve fronça les sourcils en doublant un maxibus et poursuivit : — La victime avait une montre - bon marché - et moins de quarante dollars dans son portefeuille. Qui paie ces gars ? Sont-ils seulement payés ? Il avait une carte d'identité standard sur lui, pas de cartes de crédit ni de permis de conduire. Une croix en argent. — C'est peut-être le pape qui les rémunère, hasarda Peabody, songeuse. Pas directement mais, après tout, c'est lui le grand manitou. Ils reçoivent bien un petit quelque chose. Il faut qu'ils vivent, qu'ils se nourrissent, s'achètent des vêtements, se déplacent. — Moins de quarante dollars dans son portefeuille, pas un cent dans sa chambre. Nous allons éplucher ses relevés bancaires, décida Eve en pianotant sur son volant. Nous allons faire un crochet par la morgue, histoire de voir si Morris a pu établir la cause du décès. — Si c'était un empoisonnement, ça ne colle pas avec la thèse du suicide. D'autant, ajouta Peabody, que les catholiques sont farouchement contre. Qu'un prêtre se donne la mort me paraît invraisemblable. — Surtout dans une église remplie de fidèles, et au cours d'une messe de requiem, renchérit Eve. A moins qu'il n'ait voulu la jouer... facétieuse. Mais non, c'est grotesque. D'après les témoins, son comportement était tout à fait naturel. Quand on a décidé d'avaler une gorgée de vin arrosée de poison, on est forcément un peu nerveux, hésitant. — Il n'est pas impossible que ce ne soit pas lui qui ait été visé en particulier. Le meurtrier voulait peut-être simplement tuer un prêtre. Une sorte de vendetta religieuse. — Il n'y avait pas de poison dans le vin de la messe de 6 heures. On peut imaginer qu'une personne se soit introduite dans la sacristie, ait ouvert la boîte et empoisonné le vin sans savoir qui allait le boire le premier. Mais d'après moi, c'est bien Flores qui était visé. Toutefois elle se garderait de l'inscrire dans son rapport avant d'avoir discuté avec Morris. Dans l'air froid, artificiel, la mort glissait et rampait - déesse de tous les malfrats. On avait beau filtrer, sceller, récurer, rien n'effaçait totalement l'odeur. Habituée à cette atmosphère, Eve s'enfonça dans le labyrinthe de corridors blancs de la morgue, envisagea de faire un détour par le distributeur pour s'offrir un tube de Pepsi, histoire de remonter son taux de caféine, se ravisa, et poussa l'une des portes de la salle d'autopsie. Un romantique parfum de roses l'assaillit d'emblée, surprenant. Rouge sang, elles trônaient sur une table roulante destinée à recevoir les instruments chirurgicaux. Eve les contempla un instant en se demandant si, derrière le bouquet, le cadavre en appréciait l'élégance. Tout aussi élégant était l'homme qui fredonnait sur un fond musical de chant choral. Aujourd'hui le médecin légiste en chef Morris était tout en noir, mais son costume taillé sur mesure n'avait rien de funèbre. Sans doute était-ce dû au T-shirt bleu électrique - en soie. Il avait accroché un bouton de rose au revers de sa veste et tressé sa longue queue-de-cheval noire de cordonnets bleu et rouge. Sa blouse transparente n'atténuait en rien son allure, et quand il se tourna vers Eve en souriant, force lui fut d'admettre qu'il était extrêmement séduisant. — Joli bouquet, commenta-t-elle. — N'est-ce pas ? Cadeau d'une amie. J'ai décidé de l'apporter ici. Ça a de la classe, non ? — Elles sont magnifiques, dit Peabody en s'appro-chant pour inhaler leur parfum. Deux douzaines, au moins ! Sacré cadeau. De toute évidence, elle brûlait d'en savoir plus, mais Morris se contenta de continuer à sourire. — C'est une très bonne amie. J'avais déjà pensé à apporter des fleurs ici. Après tout, la tradition veut qu'on en offre aux défunts. — Je me demande pourquoi, murmura Eve. — Je pense qu'elles sont le symbole de la résurrection, d'une sorte de renaissance. Ce que votre victime devrait apprécier. Ainsi que la musique, du moins je l'espère. Le Requiem de Mozart. Eve observa Flores, dubitative, puis : — Comment en est-il arrivé là ? — La route est longue et tortueuse. La sienne a pris fin avec une dose de poison dans son vin. — Cyanure. Morris hocha la tête. — Pour être précis : cyanure de potassium. Un produit qui se dissout facilement dans le liquide. Une dose fatale, qui aurait terrassé un rhinocéros. Je n'ai pas encore terminé l'autopsie, mais a priori, c'est un cadavre en bonne santé. Les blessures sont la conséquence de sa chute. Environ trois heures avant de mourir, il a ingurgité des céréales au son, des bananes déshydratées, un yaourt et un café au soja. Dans son adolescence il a souffert d'une fracture au bras gauche - sans séquelles. Selon moi, c'était un sportif. — En effet. — Ce qui pourrait expliquer l'usure de certaines articulations, mais ne me satisfait guère en ce qui concerne les cicatrices. — Quelles cicatrices ? Morris recroquevilla l'index en guise d'invitation à s'approcher et lui tendit une paire de microlunettes. — Commençons par ici. Il ajusta son objectif afin que Peabody puisse suivre la démonstration sur l'écran de l'ordinateur, puis se pencha avec Eve sur Flores. — Voyez... entre les quatrième et cinquième côtes. Elle est à peine visible, mais je suis convaincu qu'on a tenté de l'estomper avec du « Peau Neuve ». Le problème, c'est que ce produit n'atteint pas la côte elle-même, qui porte sa propre cicatrice. Regardez. Peabody émit une sorte de gargouillis tandis que Morris exposait la cage thoracique. — Blessure par arme blanche, murmura Eve. — Exact. Il y en a une autre ici, poursuivit-il en désignant le haut du pectoral droit. Je vais procéder à une série de tests, mais selon mon opinion d'expert, la première date de cinq ans au moins et dix au plus ; la deuxième, entre dix et quinze. Et là, sur l'avant-bras gauche. Une fois de plus, quasiment invisible à l'œil nu. Beau boulot. — Ce n'est pas une plaie, marmonna Eve. C'est un tatouage qu'on a gommé. Morris la gratifia d'une tape dans le dos. — Vous êtes ma meilleure élève. J'enverrai une copie du visuel agrandi au labo. Les techniciens devraient pouvoir recréer l'image que votre prêtre avait sur le bras. Et maintenant, le clou de la séance : il a subi des interventions au visage. Eve releva la tête et croisa le regard de Morris. — Quel genre ? — À première vue, il a tout refait. Ce que je peux déjà vous dire, c'est que c'est du boulot de première classe, et qui a dû lui coûter une fortune. Inabordable pour un serviteur de Dieu. Eve ôta ses lunettes d'un geste lent. — À quand remontent ces opérations ? — Là encore, je vais devoir peaufiner, mais ce devait être à peu près au moment où il s'est débarrassé de son tatouage. — Un prêtre tatoué impliqué dans des bagarres au couteau. Eve posa les lunettes sous la forêt de roses rouges. — Arrivé ici il y a six ans avec un visage tout neuf, ajoutat-elle. Intéressant. — Qui peut se vanter d'avoir un métier aussi passionnant que le nôtre, Dallas ? Quelle chance nous avons ! — Ce qui est sûr, c'est que nous en avons plus que ce prêtre ici présent. — Force est de se demander qui c'est, observa Peabody dès qu'elles se retrouvèrent dans l'interminable couloir blanc. — Évidemment. Je suis payée pour cela. — Non, enfin... oui. Mais je faisais allusion aux roses. Qui a pu les envoyer à Morris et pourquoi ? — Doux Jésus, Peabody, c'est clair comme de l'eau de roche ! Quand je pense que je vous ai aidée à devenir inspecteur ! La réponse au « pourquoi » est : « Merci pour cette escapade au septième ciel. » — Je ne suis pas d'accord, argua Peabody, vaguement offusquée. Peut-être le remercie-t-elle de l'avoir aidée à emménager dans son nouvel appartement. — Dans ce cas, c'est un pack de bière qu'elle lui aurait offert. Deux douzaines de roses rouges, c'est synonyme de sexe. De sexe effréné. — McNab ne m'offre jamais de roses ! — Vous cohabitez. Le sexe figure sur la liste des « choses à faire ». — Je parie que Connors vous en achète, bougonna Peabody. Eve s'interrogea. Certes, la maison était toujours pleine de fleurs. Étaient-elles pour elle ? Devait-elle s'en émerveiller ? Lui rendre la pareille ? Seigneur ! À quoi pensait-elle ? — Quant au « qui », reprit-elle, c'est sans doute la Belle du Sud aux grandes dents qu'il drague depuis un certain temps. Ce mystère étant résolu, peut-être pourrions-nous consacrer quelques minutes à réfléchir sur le macchabée que nous venons de quitter. — L'inspecteur Coltraine ? Elle est à New York depuis à peine un an ! De quel droit mettrait-elle le grappin sur Morris ? — Peabody. — Ce que je veux dire, c'est qu'il me semble que ça devrait être l'une d'entre nous. Enfin, pas nous puisque nous sommes déjà prises. Mais quelqu'un qui traîne dans les parages depuis plus de cinq minutes. — Puisque vous ne pouvez pas vous envoyer en l'air avec lui, en quoi cela vous gêne-t-il ? — Vous aussi, ça vous ennuie, grommela Peabody en se laissant tomber sur le siège passager. Vous le savez très bien. Possible, mais elle n'était pas obligée de l'avouer. — Si nous parlions un peu de notre prêtre décédé ? — D'accord, d'accord. Peabody poussa un profond soupir. — D'accord. Le coup du tatouage, ce n'est pas forcément un scoop. Les gens se lassent vite. D'où l'intérêt des tatouages temporaires. Il a dû se dire que c'était... indigne de son métier. — Les coups de couteau ? — Les religieux s'aventurent parfois dans des quartiers difficiles. On peut supposer qu'il s'est fait poignarder en tentant d'aider quelqu'un. Quant à la fracture, il se l'est faite quand il était adolescent, donc bien avant d'entrer dans les ordres. Eve démarra et prit la direction du Central. — Va pour ces deux points. La chirurgie du visage ? — Là, c'est plus compliqué. Et s'il avait été défiguré ? Un accident de la route, par exemple. L'Église ou un fidèle a pu lui offrir une reconstruction plastique. — Nous éplucherons ses dossiers médicaux. — Mais vous n'y croyez pas. — Pas une seconde. Dans son bureau au Central, Eve rédigea son rapport préliminaire et ouvrit le dossier. Elle installa un tableau de meurtre, accrocha la photo d'identité de Flores au centre, puis passa plusieurs minutes à l'étudier. Pas de famille. Casier judiciaire vierge. Pas de possessions terrestres. Empoisonné en public... Était-ce une sorte d'exécution ? On ne pouvait ignorer le symbolisme religieux. Elle se rassit pour établir une chronologie des événements en fonction des témoignages recueillis et du mémo de Lopez. 5 h 00 : se lève. Prières matinales et méditation (dans sa chambre). 5 h 15 : se douche et s'habille. 5 h 40 (environ) : quitte le presbytère pour l'église avec Lopez. 6 h 00 - 6 h 35 : assiste Lopez à l'office matinal. Accède au vin de communion et aux biscuits hosties. 6 h 30 (environ) : Rosa O'Donnell arrive au presbytère - porte non verrouillée. 6 h 45 (environ) : quitte l'église pour le presbytère avec Lopez. 7 h 00 - 8 heures : prend son petit déjeuner avec Lopez, servi par Rosa O'Donnell. 8 h 00 - 8 h 30 : se retire dans son bureau pour préparer textes, etc., pour les funérailles. 8 h 30 : Roberto et Madda Ortiz arrivent avec perr sonnel des pompes funèbres et cercueil. 8 h 40 : retourne à l'église avec Lopez pour accueillir la famille et l'aider à disposer les fleurs. 9 h 00 : bat en retraite dans la sacristie où se trouve le tabernacle pour s'habiller. 9 h 30 : début de la messe de requiem. 10 h 15 : boit le vin empoisonné. Le meurtrier avait donc pu pénétrer dans le presbytère et prendre la clé du tabernacle entre 5 h 40 et 6 h 30 ; puis, entre 7 heures et 9 heures, il avait eu tout le temps de trafiquer le vin, de regagner le presbytère et de remettre la clé à sa place. Deux périodes de temps assez longues, songea Eve, surtout si l'assassin était un membre de la paroisse et qu'on avait l'habitude de le ou la voir aller et venir. Même sans clé, il suffisait d'un minimum d'habileté pour saboter la serrure. Quant à se procurer ladite clé, c'était un jeu d'enfant si l'on connaissait les lieux et les habitudes des habitants du presbytère. Le « comment » n'était pas le problème, même s'il était évident qu'il aiderait à coincer le meurtrier. C'était le « pourquoi » qui comptait. Et le « pourquoi » tournait autour de Miguel Flores. Elle ramassa les photos de la médaille, recto et verso. Cet objet était important pour lui. Suffisamment important pour qu'il le cache - à portée de main afin de pouvoir le contempler, le toucher. L'adhésif était neuf, se rappela Eve, mais elle en avait repéré des traces plus anciennes. Il le possédait donc depuis un certain temps, mais l'avait sorti récemment. Elle relut l'inscription. Qui était Lino ? Une brève recherche lui apprit que c'était le diminutif espagnol de Linus. D'après sa biographie, la mère de Flores était morte en 2027. Ce n'était donc pas elle, la Mama de la médaille. Un nom espagnol, une légende en espagnol, mais le reste en anglais. Racines latino, citoyen américain ? Cela correspondait bien à Flores. Lino était-il un ami, un autre prêtre, un amant ? Flores avait six ans à la date de l'inscription. Un orphelin pris dans les méandres du système. Elle savait ce que c'était. Elle n'avait conservé aucun lien avec les gens de son passé, mais Flores avait très bien pu garder cette médaille en souvenir d'un copain. Alors pourquoi la dissimuler ? Il n'avait jamais été adopté, mais avait reçu une éducation religieuse. Lino s etait-îl intéressé à lui ? L'avait-il aidé ? Elle revint à son ordinateur et entreprit de fouiller dans le passé de Miguel Flores. Peabody entra, ouvrit la bouche pour parler. — Excellent timing ! déclara Eve. Je vois que ma tasse de café est vide. Levant les yeux au ciel, Peabody s'empara du mug et le porta à l'autochef pour en programmer un autre. — Obtenir un dossier médical du Mexique est un véritable parcours du combattant, se plaignit-elle. Aucune trace de traitement pour blessure par arme blanche ni de chirurgie esthétique chez nous. Grâce à mon héroïque persévérance - raison pour laquelle je vais m'offrir un café, moi aussi -, j'ai fini par récupérer le rapport des Mexicains. RAS. — Mais encore ? — Le strict minimum. Visites médicales annuelles, corrections de la vue, soins dentaires deux fois par an, une gastro, une coupure à la main. — Et durant les cinq années qu'il a passées à New York? — Pas très différent. Visites annuelles, blablabla, deux entorses, une luxation de l'index, un genou disloqué. — Toutes en relation avec ses activités sportives, observa Eve en pianotant sur son bureau. C'est curieux qu'il n'ait subi aucune lésion de ce genre au Mexique. Dénichez-moi son dossier dentaire là-bas. — Seigneur ! Vous avez une idée de la paperasserie que je vais devoir me farcir ? D'autant qu'il a déménagé à plusieurs reprises, ce qui signifie qu'il a eu plusieurs dentistes. Et ce sont des institutions catholiques, elles pèsent leur poids, croyez-moi. Pourquoi tenez-vous à... ? Peabody était parfois un peu lente, mais elle finissait toujours par comprendre. — Vous pensez que le mort n'est pas Miguel Flores. — Je pense que le mort s'appelait Lino. — Mais... mais ça veut dire qu'il n'était peut-être même pas prêtre alors qu'il disait la messe, qu'il mariait et enterrait des gens ! s'exclama Peabody. — Peut-être que Dieu l'a puni. Affaire classée. Nous arrêterons Dieu à la fin de notre service. Je veux ces dossiers dentaires, ceux du Mexique et ceux de New York. — Je suis presque sûre que cette histoire d'arrêter Dieu est un blasphème. Peabody but une gorgée de café, perdue dans ses pensées. — Pourquoi faire semblant d'être un prêtre ? reprit-elle. Se priver volontairement de biens matériels et de sexe ? Et il faut connaître toutes les règles. Il y en a des tonnes. — Le jeu devait en valoir la chandelle. Peut-être qu'il s'agit bien de Miguel Flores. Nous le saurons après avoir examiné les dossiers dentaires. Peabody s'éclipsa et Eve pivota pour examiner la photo sur le tableau. — Mais tu n'es pas Flores, n'est-ce pas, Lino ? murmura-telle. Elle décida de passer quelques coups de fil au Mexique. Au bout d'une vingtaine de minutes d'efforts acharnés elle finit par joindre quelqu'un qui non seulement parlait fort bien l'anglais, mais avait aussi connu Miguel Flores personnellement. C'était un homme d'âge canonique dont le crâne chauve était encadré par deux longues pattes de cheveux blancs. Il étrécit ses yeux d'un brun trouble. Son collet blanc pendouillait sur son cou maigre, sillonné de rides. — Père Rodriguez... — Quoi ? Quoi ? — Père Rodriguez, répéta-t-elle en montant le son de son communicateur. — Oui, oui, je vous entends. Inutile de crier ! — Désolée. Je suis le lieutenant Dallas du Département de police de New York. — En quoi puis-je vous aider, lieutenant Ballast ? — Dallas, rectifia-t-elle. Avez-vous connu un prêtre répondant au nom de Miguel Flores ? — Pardon ? Parlez plus fort ! Doux Jésus ! — Miguel Flores ? L'avez-vous connu ? — Oui, bien sûr. Il a servi ici à la mission de San Sébastian quand j'étais curé. Avant qu'ils ne me poussent à la retraite. Je vous le demande, sœur Ballast, comment un prêtre peut-il prendre sa retraite ? Nous sommes sur terre pour servir Dieu. Ne suis-je plus capable de servir Dieu ? Un petit muscle commença à tressaillir sous l'œil d'Eve. — Lieutenant, corrigea-t-elle. Je suis officier de police à New York. Pouvez-vous me dire quand vous avez vu Miguel Flores pour la dernière fois ? — Quand il s'est mis dans la tête qu'il avait besoin d'une année sabbatique pour voyager, mettre sa foi à l'épreuve, décider s'il avait la vocation ou non. Des bêtises ! Rodriguez abattit son bras décharné sur l'accoudoir de ce qui semblait être un fauteuil roulant. — Ce garçon est né prêtre. Mais l'évêque lui a accordé un congé et il l'a pris. — C'était il y a environ sept ans ? Rodriguez eut un regard lointain. — Les années passent vite. Eve avait l'impression de perdre son temps. Pourtant, elle insista. — Je vais vous transmettre une photo. — Pourquoi voudrais-je une photo de vous ? — Elle n'est pas de moi. Existait-il un saint auquel elle pouvait s'adresser pour mener à son terme cette interview sans hurler ? — Une photo va apparaître sur votre écran. Pouvez-vous me dire s'il s'agit bien de Miguel Flores ? Elle envoya le document, vit Rodriguez plisser les yeux et se pencher en avant. — Possible. La photo est floue. Elle était parfaitement nette. — Quelqu'un autour de vous connaissait-il Flores ? — Ne vous ai-je pas dit que je le connaissais ? — Si, en effet. Eve annula la photo et inspira à fond. — Avez-vous eu de ses nouvelles depuis son départ ? — Ha ! C'est le père Albano qui l'a remplacé. Toujours en retard, celui-là. La ponctualité est une marque de respect, non ? — Flores. Avez-vous eu des nouvelles de Miguel Flores depuis son départ ? — Il n'est jamais revenu. Il m'a écrit une ou deux fois. Peut-être plus. Du Nouveau-Mexique - c'est là qu'il est né. Du Texas et du Nevada aussi, il me semble. Et d'un autre endroit, je ne sais plus lequel. Puis il y a eu un courrier de l'evêque. Miguel souhaitait et a obtenu sa mutation à New York. — Pouvez-vous me fournir le nom de l'évêque qui a approuvé ce transfert ? — Le qui ? Eve répéta sa requête en augmentant discrètement le volume. — C'était monseigneur Sanchez. Ou peut-être monseigneur Valdez. — Avez-vous conservé les lettres que vous a envoyées Flores ? — Non. Rodriguez fronça les sourcils. Du moins Eve en eut-elle l'impression. — Je me souviens d'une carte postale. L'ai-je gardée ? En provenance d'Alamo... à moins que ce ne soit celle du père Silvia. Un jour, se rappela Eve, un jour je serai aussi vieille et exaspérante que Rodriguez. Ce jour-là, elle mangerait son arme et en finirait une bonne fois pour toutes. — Si vous la retrouvez et qu'elle est bien de Flores, j'aimerais que vous me l'envoyiez. Je vous la retournerai. Je vais vous laisser mes coordonnées. — Pourquoi voulez-vous que je vous envoie une carte postale ? — J'enquête sur le décès d'un prêtre identifié comme étant Miguel Flores. — Miguel ? Miguel est mort ? — Un certain Miguel Flores. Ce matin. Le vieillard baissa la tête et murmura ce qu'Eve supposa être une prière en espagnol. — Je vous présente mes condoléances, dit-elle. — Il était jeune, plein d'enthousiasme. C'était un homme intelligent qui se remettait souvent en question. Trop souvent, peut-être. Comment est-il mort ? — Assassiné. Rodriguez se signa, puis referma la main sur le crucifix suspendu à son cou. — Alors il est auprès de Dieu. — Père Rodriguez, Flores possédait-il une médaille en argent. La Vierge de Guadalupe ? — Je n'en ai pas souvenir. Mais je sais qu'il avait toujours sur lui une médaille de Sainte Anne en l'honneur de sa maman qui avait disparu lorsqu'il était enfant. — Flores connaissait-il ou avait-il des relations professionnelles avec un certain Lino ? — Lino ? Ici, c'est un prénom très commun. C'est possible. — Merci, de m'avoir consacré un peu de votre temps, mon père. — Le jeune Miguel est avec Dieu. Il faut que j'écrive à monseigneur Quilby. — Qui est-ce ? — Le sponsor de Miguel. Son mentor, si vous préférez. Il voudrait savoir que... Ah, mais non, il est mort ! Depuis longtemps. Je n'ai donc personne à prévenir. — Où Miguel a-t-il rencontré monseigneur Quilby ? — Au Nouveau-Mexique, dans sa jeunesse. C'est lui qui a veillé à ce que Miguel reçoive une bonne éducation, lui qui l'a incité à devenir prêtre. Il était son père spirituel. Miguel parlait souvent de lui et espérait lui rendre visite au cours de ses voyages. — Était-il encore vivant quand Flores a pris son année sabbatique ? — Oui, mais agonisant. C'est une des raisons pour lesquelles Miguel a voulu s'en aller, c'est là qu'il a commencé à douter de sa foi. Il faut que j'aille prier pour leurs âmes. Rodriguez coupa la communication si abrupte-ment qu'Eve ne put que cligner des yeux. Une lettre en provenance du Nouveau-Mexique, un père spirituel qui trépassait dans ce même État. Eve était prête à parier que Flores avait rendu visite à Quilby. Où, se demanda-t-elle, les prêtres allaient-ils mourir ? 3 Eve eut une conversation plus directe avec sœur Patricia, le médecin qui était resté au chevet d'Alexandre Quilby durant ses derniers jours à la maison de retraite Le Bon Samaritain. Elle était en train d'y réfléchir et de l'ajouter à ses notes quand Peabody surgit en titubant. — Je croule sous la paperasse. J'en ai des étour-dissements. — Tenez bon. Où sont les dossiers dentaires ? — Enfouis sous cette fichue paperasse. J'ai eu le dentiste, mais ledit dentiste est aussi diacre et débile. Les trois D. Il refuse de me fournir les documents sans l'autorisation de son évêque. — Demandez un mandat. — J'y travaille. Mais dès que la religion s'en mêle, les juges se dérobent. Notre sujet est mort, il a été officiellement identifié. Personne n'accepte d'intervenir tant que cet évêque à la noix n'aura pas donné sa bénédiction. Au Mexique comme ici à New York. — Qu'est-ce que vous attendez pour contacter directement l'évêque ? — Au prix d'un combat surhumain, j'ai pu joindre son assistant. Résultat des courses : je n'ai qu'à envoyer une requête écrite en triple exemplaire. L'évêque y réfléchira et nous communiquera sa réponse d'ici à dix jours. — N'importe quoi ! — Je veux une boisson alcoolisée et une sieste. — Composez son numéro. — À condition que vous me laissiez assister à votre conversation. Peabody s'exécuta, puis s'écroula sur l'unique siège branlant destiné aux visiteurs. L'assistant, le père Stiles, apparut à l'écran. Eve décida qu'il avait l'air à la fois pieux et obséquieux. — Lieutenant Dallas, police de New York. — J'ai déjà discuté avec votre secrétaire, lieutenant. — Ma partenaire. Peabody leva les deux pouces d'un geste las. — Votre partenaire, excusez-moi. Je lui ai expliqué le protocole à suivre. — Et maintenant, c'est moi qui vais vous expliquer quelque chose. Nous avons un macchabée à la morgue qui pourrait être ou ne pas être Miguel Flores. Plus vous traînerez, plus longtemps il restera sur la table d'autopsie. Et plus longtemps il restera sur la table d'autopsie, plus les risques de fuite - un type du Nouveau-Mexique coiffé d'un chapeau pointu qui fait obstruction à la justice, par exemple - augmenteront. Stiles arrondit les yeux, authentiquement choqué. — Madame, votre manque de respect ne... — Lieutenant. Lieutenant Eve Dallas, brigade Criminelle du Département de police de New York. Je n'éprouve pas de respect particulier pour vous. Je ne vous connais pas. Je ne connais pas votre évêque. Je me fiche pas mal de savoir si vous me respectez, mais vous allez respecter la loi. Elle lui accorda une demi-seconde pour toussoter èt enchaîna : — Je vous conseille vivement de respecter le pouvoir de la presse, camarade, si vous ne tenez pas à ce que les médias se jettent sur cette affaire tels des loups affamés. Menez-moi en bateau et vous verrez ce qui vous arrivera. Débrouillez-vous pour que votre évêque à New York ait une conversation avec celui du Mexique. Qu'ils ordonnent aux déntistes respectifs de m'envoyer ces dossiers dentaires avant midi demain, heure locale, ou vous entendrez parler de moi. Est-ce clair ? — Les menaces ne vous... — Vous faites erreur. Il ne s'agit pas de menaces, mais d'un fait. Vous. Entendrez. Parler. De. Moi. — Les voies administratives de l'Église sont raisonnables, et il s'agit d'une double requête, internationale qui plus est. De telles affaires requièrent... — « Un prêtre empoisonné par le vin de messe au cours d'une cérémonie d'obsèques. La hiérarchie catholique entrave l'enquête de police. » Pas mal comme gros titre, non ? coupa Eve. Et ça ne s'arrêtera pas là. Oh, et que diriez-vous de celui-ci ? ajouta-t-elle d'un ton jubilatoire : « Le corps d'un prêtre pourrit à la morgue tandis que les évêques empêchent l'identification officielle. » J'ai besoin des dossiers dentaires. Demain à midi, sans quoi je viens vous voir personnellement avec un mandat pour obstruction à votre nom. — Je vais, bien entendu, en parler avec l'évêque. — Parfait. Allez-y tout de suite. Elle raccrocha, se cala dans son fauteuil. — Je suis votre esclave, déclara Peabody. Mes joues ruissellent de larmes de respect. — Je me suis amusée, je l'avoue. Auparavant, j'avais eu une conversation plus calme - et nettement moins divertissante - avec une religieuse médecin qui exerce dans une maison de retraite pour prêtres à... — Ils en ont ? Des maisons de retraite ? — Apparemment. Le prêtre qui s'est occupé de Flores, celui qui lui a offert une bonne éducation et ainsi de suite, était son patient. Flores a quitté son poste au Mexique il y a sept ans pour un congé sabbatique. Il voulait voyager pendant un an. Son mentor, Quilby, était souffrant. Flores lui a rendu visite. La bonne sœur s'est souvenue de lui, car Quilby lui en avait souvent parlé et ils entretenaient une correspondance. — Elle a pu le reconnaître sur la photo ? — Elle n'est pas certaine. Il est venu il y a presque sept ans. Elle trouve que cela lui ressemble, mais elle croit se souvenir qu'il avait un visage plus rond, un peu moins de cheveux. Ce qui ne nous avance guère. Flores lui avait laissé ses coordonnées afin qu'elle le contacte à la mort de Quilby. Elle l'a appelé cinq mois plus tard. Il n'a pas répondu à ses messages ni assisté aux funérailles. Or Quibly avait émis le souhait - et Flores avait accepté - que Flores officie lors de sa messe d'enterrement. Il n'a donné aucune nouvelle depuis qu'il est venu dire adieu à Quilby en juillet 2053. — Un type vous offre une bonne éducation, vous prenez la peine d'aller le voir juste après avoir abandonné votre boulot, il casse sa pipe et vous ne réagissez pas ? C'est d'autant plus curieux venant d'un prêtre, commenta Peabody en examinant la photo du tableau de meurtre. Il faut retrouver d'autres gens qui ont connu Flores avant sa venue à New York. — Je me penche sur la question. Et j'ai d'autres voies à explorer. L'ADN de Flores n'est pas fiché, mais Morris va envoyer un échantillon de celle de la victime au labo. Avec un peu de chance... En attendant, que ce soit Flores ou Jean Ducon, il n'en est pas moins mort. Allons interroger Roberto Ortiz. Quand elle débusqua enfin Roberto Ortiz, Eve fut sidérée de découvrir qu'environ deux cents amis proches et membres de la famille s'étaient réunis au restaurant Chez Abuelo. Grand, élégant, il portait bien ses quatre-vingts ans et des poussières. Quand Eve lui annonça qu'elle souhaitait lui parler ainsi qu'à son épouse, il la conduisit au deuxième étage, dans un boudoir meublé de divans colorés et décoré d'affiches audacieuses. L'une d'entre elles représentait Mavis, la plus vieille amie d'Eve, et reine de la vidéo musicale. Elle arborait un grand sourire et portait ce qui ressemblait à un arc-en-ciel d'extensions de cheveux savamment enroulées autour des seins et du pubis. — Nous réservons cet appartement à la famille. La petite-fille de mon cousin y vit en ce moment. Elle est étudiante et donne un coup de main en salle. Je vous en prie, asseyez-vous. A son tour, il s'installa et poussa un soupir. — C'est une journée difficile pour vous, dit Eve. — Mon père a eu une belle vie, bien remplie. Il l'a vécue pleinement. Il a ouvert cet établissement quand il avait vingt-cinq ans et lui a donné le nom de son grand-père. Puis il est devenu père, grand-père, arrière-grand-père. La famille, la communauté, la paroisse étaient ce qu'il chérissait le plus. Dans le désordre, ajouta Roberto avec un sourire triste. Il va me manquer chaque heure, chaque minute jusqu'à la fin de mes jours... Mais ce n'est pas de mon père que vous voulez parler. Le père Flores. Que Dieu veille sur lui ! — Vous le connaissiez personnellement ? — Oh, oui ! Il était très actif dans le quartier. Il consacrait énormément de son temps et de son énergie au centre d'animation. Ma famille aussi est active, à sa façon - sur le plan financier, mais aussi, pour ceux qui le peuvent, en termes de temps et de présence. Ce qui s'est passé ce matin, en plein office, est impensable. — Votre épouse et vous-même êtes arrivés les premiers avec les employés des pompes funèbres. — Oui. Il jeta un coup d'œil aux deux femmes et au jeune homme qui venaient d'entrer avec des plateaux chargés de victuailles. — Vous allez manger, décréta Roberto, comme le garçon s'empressait de dresser le couvert. — Je vous ai apporté du thé glacé, annonça la femme la plus âgée, une blonde aux yeux noisette. Je suis Madda Ortiz. Pardon de vous interrompre. D'un signe de la main, elle chassa les deux autres et vint se percher avec un sourire absent sur l'accoudoir du fauteuil de son mari. — Je vous en prie, continuez. — Si je puis me permettre, tout cela me paraît exquis ! fit Peabody. — Régalez-vous, répondit Madda. — Nous sommes désolées de vous ennuyer, madame, reprit Eve. Votre mari et vous étiez les premiers à l'église ce matin. — Nous nous sommes rendus au salon funéraire, puis nous avons accompagné Hector jusqu'à l'église. Le père Lopez nous y a rejoints en compagnie du père Flores, ajouta-t-elle en se signant. — Ce devait être aux alentours de 8 h 40. — À peu près, acquiesça Roberto. Nous venions à peine d'arriver et commencions à disposer les gerbes. — Avez-vous remarqué quelqu'un d'autre ? — Plusieurs personnes sont arrivées peu après - pour nous donner un coup de main. Mes oncles, quelques cousins. — Avez-vous vu quelqu'un pénétrer dans la sacristie ? — Les pères Flores et Lopez, bien sur, pour s'habiller avant la cérémonie. Ah ! Ma petite-fille, mon neveu, le cousin de Madda, qui devaient les assister. — Il me semble que Vonnie y est allée aussi, intervint sa femme. Pour parler au père Flores des lectures. — Et avant les prêtres ? — Je n'ai rien remarqué, répondit Roberto. Vous pensez que le père Flores a été empoisonné, paraît-il. Sachez que nous ne voyons personne capable d'accomplir un tel forfait. Je suis navré. — Il y avait foule. Vous ne pouviez pas connaître tout le monde. — Non. Roberto plissa le front. — À nous deux, Madda et moi, connaissions la plupart des personnes présentes. Les membres de la famille, les amis, les relations plus lointaines. Mais pas tout le monde, en effet. — Ça ne peut pas être quelqu'un de la famille, assura Madda. Ce serait un tel manque de respect envers Hector ! Malgré tout, Eve interrogea lés trois membres du clan qui avaient participé à la cérémonie. Elle n'apprit pas grand-chose de nouveau, mais Peabody en profita pour se goinfrer de spécialités mexicaines. — C'est le meilleur enchilada que j'aie mangé de toute ma vie ! s'exclama-t-elle en sortant. Quant aux piments farcis... Elle leva les yeux comme pour remercier le ciel. — Pourquoi ce restaurant est-il si loin de chez moi ? Carrément à l'autre bout de la planète ! D'un autre côté, je prendrais cinq kilos rien qu'à passer devant. — Vous allez pouvoir éliminer en marchant. Prenez le métro et rentrez chez vous. Je vais explorer les autres voies que j'ai mentionnées tout à l'heure et je n'ai pas le courage de vous conduire jusqu'à l'autre bout de la planète. Je travaillerai chez moi. — Super ! J'arriverai à la maison une heure après la fin de mon service. Presque en avance. Dallas, vous avez vraiment l'intention de laisser filtrer des infos à la presse si nous n'avons pas les dossiers dentaires demain midi ? — Ne proférez jamais de menaces si vous ne comptez pas les mettre à exécution. Commencez par effectuer des recherches sur les vingt-cinq premières personnes de la liste des fidèles connus. Ça devrait vous occuper le temps du trajet. De son côté, Eve retourna à l'église. Des clients entraient et sortaient de la bodega. D'autres se glissaient furtivement dans et hors de la boutique du prêteur sur gages. Des groupes de jeunes traînaient devant les portails, sur le trottoir. Elle s'avança jusqu'à la porte, brisa les scellés, se servit de son passe. Elle remonta l'allée centrale, vaguement mal à l'aise d'entendre ses pas résonner sur les dalles. Elle s'arrêta devant l'entrée de la sacristie, brisa là aussi les scellés, entra à l'intérieur. L'assassin n'avait eu aucune difficulté à y accéder. Un flacon de cyanure dans sa poche ou dans son sac. Il devait avoir les clés du tabernacle. Il lui avait suffi de s'introduire dans le presbytère, de s'emparer du trousseau, de ressortir... Ouvrir la boîte, saisir la carafe. Il avait des gants ou une protection pour les mains. Verser le poison, remettre la carafe en place, refermer le tabernacle, s'éloigner tranquillement. Reporter le trousseau au presbytère. Cinq minutes à tout casser. Dix s'il avait pris le temps de savourer. Avez-vous assisté à la messe matinale ? Peut-être, mais dans quel but ? Pourquoi avoir, pris le risque de vous immiscer dans un aussi petit groupe alors que, plus tard, vous seriez dissimulé dans la foule ? Vous connaissiez les heures du début et de la fin de l'office. Il vous suffisait d'attendre que les prêtres quittent le presbytère, d'entrer, de vous emparer des clés. Peut- être vous êtes-vous caché un moment dans le vestibule, à écouter aux portes. En attendant qu'ils s'en aillent... Les prêtres sont revenus, Rosa est allée à l'église aider sa famille. Vous avez remis le trousseau en place et vous avez rejoint les proches du défunt. Vous vouliez assister à la scène. Vous vouliez le voir tomber. Parce que c'est une vengeance. Un empoisonnement en public. Une exécution. Une punition. Pour quel motif ? Eve ressortit, remit les scellés, ferma à clé. Elle se tourna vers le crucifix. — Il ne s'est pas inquiété de vous, ou il s'en moquait. Peut- être même vous considérait-il comme l'un des siens ? Œil pour œil, n'est-ce pas de vous ? — C'est dans l'Ancien Testament. Lopez se tenait juste devant la porte principale. — Le Christ enseignait le pardon et l'amour, ajouta-t-il. Eve étudia de nouveau le Christ en croix. — Quelqu'un ne l'a pas écouté. — C'était Son objectif. Il est venu sur terre pour mourir pour nous. — Nous sommes tous ici pour mourir... Quand vous venez célébrer la messe, fermez-vous le presbytère à clé ? — Oui. Non... rarement. — Ce matin ? — Je ne pense pas. Il ferma les yeux, se pinça l'arête du nez. — Lieutenant, je ne comprends que trop que le fait d'avoir confiance en nos voisins ait pu contribuer à la mort de Miguel. Cette église reste toujours ouverte. Pas la sacristie, à cause du tabernacle, mais ici, on peut aller et venir à sa guise. Je sais que quelqu'un en a profité pour assassiner mon frère. — Allez-vous la fermer à clé désormais ? — Non. La maison de Dieu doit accueillir tous ses enfants à tout moment, elle ne sera pas fermée. Du moins une fois que vous nous autoriserez à la rouvrir. — Les techniciens auront terminé demain dans la journée. Après-demain au plus tard. — Et Miguel ? Quand pourrons-nous organiser une veillée et ses obsèques ? — Cela risque d'être plus long. Elle fit signe à Lopez de la précéder. Une fois dehors, elle remit les scellés en place et donna un tour de clé. Au-dessus de leurs têtes, un dirigeable publicitaire crachait un message en espagnol invitant les clients à se précipiter au centre commercial Skymall. Les soldes, songea Eve. Les soldes demeuraient des soldes, quelle que soit la langue. — Croyez-vous que les gens écoutent ces machins ? demanda-t-elle. — Quels machins ? — Justement. Elle se tourna vers le père Lopez et plongea son regard dans le sien, si triste. — J'ai une question pour vous : est-il permis de tuer dans votre religion ? — En cas de guerre, d'autodéfense ou pour protéger la vie d'autrui, oui. Vous avez tué. — En effet. — Mais pas pour votre bénéfice personnel. Elle pensa à ses mains maculées de sang après qu'elle eut poignardé son père. Encore et encore. — C'est sans doute une question de degré. — Vous protégez les innocents, vous amenez les coupables devant la justice. Dieu connaît ses enfants, lieutenant. Il sait ce qu'ils ont dans la tête et dans le cœur. Eve glissa le passe-partout dans sa poche. — Je crains qu'il n'apprécie guère ce que j'ai dans la tête et dans le cœur la plupart du temps. Sur le trottoir, les passants marchaient d'un pas pressé. Dans la rue, le trafic était dense. L'air résonnait de bruits divers, ceux de la vie, tandis que Lopez étudiait Eve d'un regard calme. — Pourquoi faites-vous ce métier ? s'enquit-il. Jour après jour. Vous devez affronter des situations insupportables pour la plupart d'entre nous. Pourquoi ? Pourquoi êtes-vous flic ? — Je le suis, c'est ainsi. Bizarre, songea-t-elle, d'être là, devant un homme qu'elle connaissait à peine, qui figurait encore sur sa liste de suspects, et pourtant de lui confier : — Ce n'est pas seulement parce qu'il faut que quelqu'un s'y colle, bien que ce soit le cas. Il faut que je m'y colle. — Vous avez la vocation, murmura-t-il avec un sourire. Elle n'est pas si différente de la mienne. Elle laissa échapper un rire bref. . — Nous sommes tous deux des serviteurs, lieutenant. Pour cela nous devons croire en ce que d'aucuns considèrent comme une abstraction. Vous, en l'ordre et en la justice. Moi, en un pouvoir supérieur et dans les lois de l'Église. — Vous n'avez probablement pas à distribuer souvent des coups de pied dans les fesses de vos fidèles. Cette fois, il s'esclaffa. — J'en ai donné ma part. — Vous boxez ? — Comment... Ah, vous avez vu mes gants. Sur ce, toute sa tristesse s'évapora. Derrière le prêtre, Eve vit l'homme. Un homme ordinaire discutant sur un trottoir par une belle soirée de printemps. — C'est mon père qui m'a appris. C'est un bon moyen de canaliser son agressivité et de s'épargner... des coups de pied aux fesses. — Vous êtes doué ? — En fait, nous avons un ring au centre d'animation. Je m'entraîne avec certains des adolescents. Et quand je parviens à convaincre un adulte, j'en profite pour grappiller quelques rounds. — Flores boxait-il ? — Rarement. Trop indiscipliné. Il manquait de style. En revanche, sur un court de basket, c'était un génie. Élégant, rapide, euh... élastique. Il entraînait nos juniors et nos seniors. Il va leur manquer. — J'allais passer au centre avant de rentrer chez moi. — Il est fermé ce soir, en signe de deuil. Je sors d'une discussion avec quelques enfants. La mort de Miguel les a traumatisés. Le fait que ce soit un meurtre n'arrange rien. Nous avons pensé que ce serait mieux s'ils restaient en famille ce soir. Je dirai une messe ici demain matin, et j'assurerai l'aide psychologique le temps qu'il faudra. — Je passerai demain dans ce cas. Avant de vous laisser, pouvez-vous me dire ce que signifie PC ? Flores avait noté ce sigle dans son agenda. — Première Communion. C'est dans deux semaines. Nos petits de sept ans recevront le sacrement de l'eucharistie pour la toute première fois. C'est un événement important. — D'accord. Et consultation pré-C ? — Pré-Cana. Pour préparer un couple de fiancés au mariage. Le premier miracle de Jésus, ce sont les noces de Cana. C'est là qu'il a transformé l'eau en vin. Joli coup, faillit-elle répliquer, mais elle se retint à temps. — Très bien, merci. Puis-je vous déposer quelque part ? — Non, c'est gentil. Il scruta la rue, le trottoir, les passants. — J'ai du travail, mais je rechigne à rentrer. Le presbytère est tellement vide. Martin - le père Freeman -rentrera tard cette nuit. Il a changé son vol quand je l'ai appelé pour lui annoncer la nouvelle. — J'ai entendu dire qu'ils étaient très proches. — Oui, ils étaient bons amis. Ils s'appréciaient mutuellement beaucoup et, pour Martin, c'est une épreuve terrible. Nous parlerons à son arrivée, cela devrait nous aider l'un et l'autre, je pense. D'ici là... je crois que je vais marcher un peu. Bonne soirée, lieutenant. — Bonne soirée. Elle le regarda s'éloigner, s'arrêter pour discuter avec un groupe de jeunes. Puis se remettre en marche. Très digne et très seul. Sa maison n'était pas à l'autre bout de là planète, comme le prétendait Peabody, mais c'était un autre monde. Celui de Connors, avec ses portails en fer forgé, ses pelouses verdoyantes, ses arbres et son immense demeure en pierre. Un monde bien différent de celui qu'elle avait connu avant de rencontrer Connors. Avant que lui ne change du tout au tout, et accepte ce qui accompagnait cette transformation. Elle laissa sa voiture devant le perron et gravit les marches. Elle s'attendait à voir Summerset - le majordome de Connors, et son cauchemar ambulant - tel un oiseau de mauvais augure au milieu du hall. Elle s'attendait à voir Galahad, l'énorme chat, prêt à l'accueillir. En revanche, elle ne s'attendait pas du tout à découvrir Connors avec eux, costume anthracite impeccablement coupé sur son corps de rêve, visage magnifique détendu, mallette à la main. — Bonsoir, lieutenant. Une lueur chaleureuse s'alluma instantanément dans ses yeux d'un bleu éclatant. — Quel sens du timing ! Il vint vers elle et boum ! Comme chaque fois, les batte-ments de son cœur s'accélérèrent. Il lui prit le menton, effleura sa fossette du pouce, et ses lèvres d'un baiser. Si simple, si conjugal. Si miraculeux. — Salut ! Si on allait se balader ? Sans le quitter du regard elle lui arracha sa serviette des mains et la tendit à Summerset. — Il fait beau. — Volontiers. Il lui prit la main. Arrivée à la porte, Eve baissa les yeux sur le chat, qui les avait suivis et continuait à se frotter contre sa jambe. — Tu veux venir avec nous ? Elle ouvrit. Galahad se rua vers Summerset comme si elle lui avait ordonné de se jeter du haut d'un ravin dans un brasier. — Dehors veut dire vétérinaire, expliqua Connors avec un léger accent qui sentait bon les collines brumeuses de l'Irlande. Et une visite chez le vétérinaire est synonyme de vaccin. Une fois au bas du perron, Eve choisit une allée au hasard. — Je te croyais ailleurs aujourd'hui, s' étonna-t-elle. En Mongolie, par exemple. — Je rentre du Minnesota. — Quelle différence ? — Un continent. J'ai pu finir plus tôt que prévu. Et j'en profite pour me promener avec ma femme par une belle soirée de mai. — Tu as acheté la Mongolie ? — Le Minnesota. — Bref... — Non. Cela t'aurait fait plaisir ? Elle éclata de rire. — Qu'est-ce que j'en ferais ? Heureuse, elle appuya la tête contre son épaule et respira son parfum tandis qu'ils traversaient un petit bosquet. — Je suis sur une nouvelle affaire. La victime célébrait une messe pour un enterrement. Elle est morte en buvant le vin de communion. — C'est toi qui diriges ? — Tu en as entendu parler ? — Je me renseigne sur ce qui se passe à New York, même depuis le fin fond de la Mongolie. — Du Minnesota. — Tiens, tu m'écoutais. Je suis étonné qu'ils n'aient pas désigné un flic de Spanish Harlem, lié à la paroisse peut- être. — Question d'objectivité, sans doute. Quoi qu'il en soit,, c'est mon enquête. Ils traversèrent une étendue de pelouse. — Et c'est le chaos. Une mine d'or pour les médias, du moins cela le deviendra si j'ai raison. Connors haussa un sourcil. — Tu sais qui est l'assassin ? — Non. Mais je suis presque sûre que le cadavre allongé sur la table d'autopsie de Morris n'est pas prêtre. Que ce n'est même pas Miguel Flores. Et que ça va en énerver plus d'un. — Ta victime serait donc un imposteur ? Pourquoi ? — Aucune idée. Pour l'instant. Connors s'immobilisa et pivota pour lui faire face. — Si tu n'en as aucune idée, comment peux-tu affirmer qu'il n'était pas prêtre ? — Il a fait effacer un tatouage et a des cicatrices de coups de couteau. Connors la dévisagea, partagé entre l'amusement et l'incrédulité. — Tu sais, Eve, au cours de mon existence, j'ai croisé plus d'un prêtre capable de boire davantage que toi et moi réunis tout en s'attaquant à une pièce remplie de bagarreurs. — Ce n'est pas tout. Ils se remirent à marcher et elle lui résuma la situation. Lorsqu'elle en arriva à l'épisode de la discussion avec l'assistant de l'évêque, Connors se figea. — Tu as juré devant un prêtre ? — On dirait, oui. Difficile de s'énerver et de proférer des menaces sans jurer. Du reste, il se comportait comme un crétin. — Tu t'es emportée contre Notre Sainte Mère l'Église ? Eve étrécit les yeux. — Dis-moi... l'Église étant une «sainte mère», donc de sexe féminin, pourquoi les prêtres sont-ils tous des hommes ? — Excellente question. Ne me demande pas d'y répondre. — Tu n'es pas plus ou moins catholique ? Quelque chose qui ressemblait à de la gêne dansa dans les prunelles de Connors. — Pas que je sache. — Mais ta famille l'est. Ta mère l'était. Je parie qu'elle t'a fait baptiser. — Je ne sais pas... Il se passa la main dans les cheveux, mal à l'aise. — Faut-il que je m'en inquiète désormais ? En tout cas, après tes frasques du jour, si tu te retrouves en enfer avant moi, garde-moi une place. — Pas de problème. Ce qui est sûr, c'est que s'il me procure les dossiers je saurai avec certitude si j'ai affaire à Flores ou à un imposteur. Et si c'est un imposteur... — Cela signifie que Flores est probablement mort depuis environ six ans, devina Connors. Et que tu vas le défendre par contumace. — En effet, concéda-t-elle. L'identité de Flores paraît solide. Question : si tu voulais te cacher - toi et peut-être une partie de ton passé -, pourquoi ne pas endosser le rôle d'un prêtre ? — À cause de l'Enfer et de tout ce qu'il faut connaître pour être crédible : les rites, les règles, les obligations... — Certes, mais les avantages ne sont pas négligeables. Nous parlons d'un homme qui n'avait aucune famille, dont le père spirituel était mort ou mourant. Qui disposait d'une année, voire plus, pour voyager, qui n'avait pas de relations solides. On le tue - ou bien il meurt fort à propos. On lui prend son identité, ses biens. Un petit coup de bistouri pour lui ressembler plus ou moins. Pas compliqué de s'offrir une nouvelle photo d'identité. — Tu as consulté les plus anciennes ? — Oui. C'est bien le défunt, il y a au moins une dizaine d'années. D'un autre côté, il faut être drôlement habile ou avoir beaucoup de fric pour engager quelqu'un qui vous trafique une ancienne carte d'identité sans que ce soit détectable par les scanners. — C'est exact. — Et il faut être drôlement habile pour pouvoir vérifier ensuite si celui qui a falsifié ces papiers a laissé des traces. — En effet. Il lui tapota le menton du bout du doigt. — Quelle chance tu as de connaître quelqu'un d'aussi doué que moi, pas vrai ? Elle se laissa aller contre lui, l'embrassa. — Je programme le dîner d'abord. Spécialités mexicaines, ça te dit ? — Ole! Ils mangèrent sur la terrasse, arrosant leur mole pablano de bière mexicaine bien fraîche. Une soirée délicieuse, à la lueur des bougies. Simple. Détendue. Conjugale, une fois de plus. — Nous n'avons pas séjourné dans notre maison de Mexico depuis longtemps, observa Connors. Nous devrions prendre le temps d'y faire un saut. Eve inclina la tête de côté. — Sommes-nous allés dans tous les pays où tu possèdes une maison ? Amusé, il vida son verre. — Pas encore. Elle s'en doutait. — On pourrait envisager de compléter le circuit avant de retourner au même endroit, suggéra-t-elle. Elle trempa une galette de maïs dans la sauce piquante. — Pourquoi n'en as-tu pas en Irlande ? — J'en ai plusieurs. — Des hôtels, des sociétés, des intérêts. Mais pas de maison. Il réfléchit un instant, puis se surprit lui-même en répondant : — Quand je suis parti, je me suis promis de n'y revenir que le jour où je posséderais tout. Le pouvoir, l'argent et, bien que refusant de l'admettre, une certaine respectabilité. — Gagné sur tous les points. — J'y suis retourné - j'y vais. Mais une maison, c'est une déclaration. Un engagement. On a beau en avoir d'autres ailleurs, une maison crée un lien solide, palpable. Je ne me sens pas prêt. Elle opina, compréhensive. — Tu en voudrais une là-bas, toi ? voulut-il savoir. Elle n'eut pas à réfléchir, et ne fut pas surprise de s'entendre répondre : — J'ai tout ce que je veux. 4 Après le dîner, Eve confia à Connors toutes les données qu'elle possédait sur Flores afin qu'ils puissent travailler chacun de leur côté. Elle se programma un café, puis l'emporta à son bureau. Après s'être débarrassée de sa veste, elle roula les manches de sa chemise. En rond dans un fauteuil, Galahad la fixait de son regard bicolore, l'air contrarié. — Ce n'est pas ma faute si tu as peur de sortir. Elle but une gorgée de café et le fixa en retour. Un silence. Puis elle agita un doigt dans les airs quand le félin cligna des yeux. — Ha ! J'ai gagné ! Galahad se contenta de se retourner, tendit la patte et entama sa toilette. — Bon, assez de cocooning. Ordinateur ! commanda-telle. Ouvrir le dossier Flores, lancer une recherche de deuxième niveau sur la liste des gens autorisés à déverrouiller le tabernacle. Chale Lopez, le prêtre boxeur né à Rio Poco, au Mexique, l'intéressait. Elle ne le sentait pas suspect, pourtant quelque chose chez lui titillait sa curiosité. C'était lui qui avait eu l'accès le plus facile au vin. Et en tant que prêtre, n'était-il pas le mieux placé pour repérer un imposteur ? Quant au mobile, elle avait du mal à l'imaginer. Une histoire de sexe ? Trois hommes qui partagent une maison, un métier, leurs repas et leurs moments de loisir. De quoi créer une certaine intimité. Elle ne pouvait pas éliminer cette hypothèse. Les relations intimes - entre eux ou avec d'autres -leur étaient interdites, mais cela ne les avait jamais empêchés d'en avoir, et ce depuis toujours. Flores n'était pas prêtre. Beau, athlétique, en pleine santé, avait-il pu, pendant cinq ou six ans, respecter le vœu de chasteté ? Peu probable. Donc... Lopez le surprend en train de sauter une paroissienne ou une compagne licenciée, peu importe. Il explose de colère. Non, elle n'y croyait pas. Lopez avait quarante-huit ans. Il avait attendu d'en avoir trente pour entrer au séminaire. N'était-ce pas un peu tard ? Flores - où qu'il soit - avait entamé sa carrière à vingt-deux ans, et le troisième, Freeman, à vingt-quatre. Mais Lopez - Chale Lopez au regard triste et sincère - avait fréquenté le milieu de la boxe professionnelle pendant un temps. Poids welter, vingt-deux victoires dont six par K.- O. Jamais marié (était-ce autorisé avant d'entrer dans les ordres ?). Aucune trace de cohabitation. Il y avait quelques trous dans son parcours. Après avoir raccroché ses gants, il avait laissé passer trois ans avant d'entrer au séminaire. À vérifier. Elle commença par Rosa O'Donnell, puis s'attaqua aux autres membres de la famille Ortiz qui avaient assisté aux obsèques. Quelques anomalies, mais rien d'inattendu vu la taille du clan. Comment s'y retrouvaient-ils ? Tous ces cousins, tantes, oncles, neveux et nièces ! Comment faisaient-ils pour respirer lors de leurs réunions ? Deux condamnations pour violence - avec sursis. Un vol d'automobile sanctionné par une courte peine de prison. Quelques tapes sur la main pour possession de produits illicites et autres délits mineurs. Une poignée de dossiers de mineurs scellés. Elle les ferait rouvrir le cas échéant. Certains d'entre eux avaient été victimes : cambriolage, agression, deux viols, et diverses nuisances domestiques. Des divorces, des décès, une multitude de naissances. Elle recula son fauteuil et posa les pieds sur le bureau. Aucun lien avec le père Flores sinon qu'il était le prêtre de leur paroisse. Mais le lien, ce n'était pas Flores, c'était Lino ou celui qui avait emprunté l'identité de Flores. Elle attendait d'avoir les dossiers dentaires pour le confirmer mais elle n'avait aucun doute là-dessus. D'après les archives, Flores avait sollicité un poste dans cette paroisse précise en novembre 2053. Retour à la maison, Lino ? Ou fuite ? La question méritait une réponse. Quelqu'un vous a-t-il reconnu ? Quelqu'un qui vivait ici ou était en visite ? Quelqu'un qui vous en voulait suffisamment pour vous exécuter en pleine messe ? Qu'avez-vous fait ? Qui avez-vous mis en colère, trahi, blessé ? Abraham, ayant fait preuve de patience, obtint ce qui lui avait été promis. Qu'attendiez-vous ? Que vous avait-on promis ? — C'est un faux, annonça Connors, du seuil de la pièce adjacente. — Hein ? — La carte d'identité. Tu le savais déjà, je ne comprends donc pas pourquoi tu m'as fait passer tout ce temps là- dessus. — C'est toujours mieux d'avoir une confirmation. Il l'observa un instant, puis vint se percher sur le coin de son bureau. — Tu l'as. Du bon boulot, qui a dû coûter une fortune. Pas le nec plus ultra, mais pas du bricolage non plus, loin de là. Il y a environ six ans. Flores déclare la perte de sa carte d'identité et en demande une nouvelle. — Quand exactement ? — Octobre 2053. —Un mois avant de demander sa mutation à Saint-Cristobal. Elle abattit le poing sur la cuisse de Connors. — Je le savais ! — Je viens de le dire. Le demandeur a fourni une nouvelle photo et des copies de tous les documents nécessaires. C'est une manière courante d'effectuer l'échange. — Comment s'y est-il pris pour se procurer les empreintes ? — C'est là que ça se complique. Il faut avoir de quoi graisser les bonnes pattes ou être un génie du piratage. Il faut effectuer le changement en remontant jusqu'aux premières empreintes, relevées dans l'enfance. Ce qu'il a fait. Eve fronça les sourcils. — Combien de cartes d'identité trafiquées as-tu livrées et/ou utilisées au cours de ta sombre carrière ? Il sourit. — Pour un jeune homme discret doté de certains talents, c'était un bon moyen de gagner sa vie. Mais ça n'a jamais été une occupation à plein temps. — Mouais... Conclusion : usurpation d'identité. Il a fallu aussi qu'il paie la chirurgie plastique. De l'argent, du temps... C'est un engagement majeur, marmonna-t-elle en se levant pour arpenter la pièce. — Cela implique de s'abandonner soi-même, non ? Son nom, son visage, ses relations. D'arracher sa propre peau pour entrer dans celle d'un autre. Oui, c'est un engagement. Peut-être que ta victime voulait repartir de zéro. Commencer une nouvelle vie. — Cet individu voulait davantage. Je pense qu'il est revenu ici, à New York, dans ce quartier, pour des raisons précises. Il connaissait l'endroit. Il se cachait, il avait besoin de changer de tête - et il était patient. « Ayant fait preuve de patience, il obtint ce qui lui avait été promis », ajouta-t-elle dans un murmure. — Pas possible ? — Je suis convaincue que la plupart du temps on ignore les rois de la patience au Pays des Promesses, mais la Bible affirme que non. Il avait souligné ce passage dans la sienne. Et cet autre... Elle revint à son bureau pour rechercher le passage. — « Avec moi sont la richesse et la gloire, les biens durables et la justice », lut-elle à voix haute. — Une promesse d'argent, de respect et d'envergure, médita Connors. Oui, c'est logique, et aux yeux de certains, cela vaut bien un meurtre et une longue attente. C'est plus agréable de patienter dans un environnement familier, voire excitant, de rencontrer des personnes du passé tout en sachant pertinemment qu'ils ne vous reconnaissent pas. — Les gens se confient aux prêtres, pas vrai ? Us leur racontent leurs problèmes personnels, intimes. — J'ai connu quelqu'un qui se faisait parfois passer pour un prêtre. — Dans quel but ? — Pour arnaquer les gens. Comme tu l'as dit, on entend les péchés en confession. Plutôt pratique pour un chantage et on repasse régulièrement les plats. Ça m'a toujours déplu. — Parce que ? — Un peu scabreux, non ? Elle ne put que hocher la tête. Elle n'ignorait rien de son passé, pourtant, qu'il soit le genre d'homme à trouver scabreux d'escroquer les pécheurs ne l'étonnait pas. — Ceci explique peut-être cela. Supposons qu'il ait fait chanter un pécheur, et qu'il ou elle l'ait expédié en enfer. Pas mal. Le faux prêtre escroque la cible, et la cible se sert du rituel pour éliminer le faux prêtre. Elle se détourna pour arpenter de nouveau la pièce. — Le mystère ne sera pas résolu tant que je n'aurai pas cerné le personnage, enchaîna-t-elle. Qui était-il ? Il me faut le tatouage. Je vais mettre la pression sur le labo pour qu'ils me le reconstituent. Ce sera déjà un début. Si on suppose qu'il s'en est débarrassé à l'époque où il s'est refait le visage, il y a environ six ans, et si on a une idée de l'endroit où on a vu vivant pour la dernière fois le véritable Flores, j'aurai quelque chose à me mettre sous la dent. Elle pivota vers Connors, qui n'avait pas bougé et l'observait. — Il y a toujours des échos, des ombres, non ? reprit-elle. C'est ce que vous autres dingues d'informatique répétez sans arrêt à propos de piratage, de dissimulation et de suppression de données. Et il existe toujours un moyen de remonter jusqu'aux dits échos et ombres. — Presque toujours. Ils ne réussiraient jamais à retrouver ceux de Connors, songea-t-elle. Mais combien d'entre eux disposaient des ressources ou des talents de son mari ? — S'il avait été aussi doué que toi, ou s'il avait eu de quoi rémunérer un type de ton calibre, il n'aurait pas été obligé de jouer au prêtre à Spanish Harlem. Il se serait posé sur une plage ensoleillée pour patienter. — Je ne peux prendre ta logique en défaut. — Tout ça, ce ne sont que des spéculations. Des projections. Je n'aime pas travailler ainsi. Je vais demander à Feeney et à ses gars de la DDE de commencer à creuser dès demain. — Et toi ? Que vas-tu faire demain ? — Retourner à l'église. Il vint vers elle. — Parfait. Empressons-nous d'aller pécher. — Même moi, je sais que ce n'est pas un péché quand on est marié. Il se pencha vers elle, lui mordilla la lèvre inférieure. — Ce que j'ai en tête pourrait bien l'être. — J'ai encore du boulot. Il déboutonna le haut de son chemisier tout en la poussant vers l'ascenseur. — Moi aussi. Il la força à pénétrer dans la cabine. — J'adore mon boulot, ajouta-t-il avant de réclamer sa bouche. Et il était expert en la matière, se dit-elle tandis que ses mains s'activaient. Elle s'abandonna à son baiser, et commençait déjà à perdre pied quand les portes se rouvrirent et que son chemisier tomba par terre. L'air frais sur sa peau nue la surprit. Elle ouvrit les yeux. Connors l'entraîna sur le toit-terrasse. — Qu'est-ce que... Il l'interrompit d'un baiser et elle se sentit fondre. — Nous nous sommes promenés, nous avons dîné à la fraîche... Il la plaqua contre la balustrade en pierre. — Jamais deux sans trois. — Je constate que tu as apporté ta crosse de hockey, taquina-t-elle après avoir glissé la main entre eux. Avec un petit rire, il dégrafa son soutien-gorge - tout simple, en coton, ce qu'elle préférait et qui ne manquait jamais de le charmer. Il joua avec le gros diamant qu'elle portait suspendu à une chaîne en or. — Je pourrais faire allusion à ton palet, mais ce serait vraiment grossier. Il lui caressa les seins. Us étaient petits et fermes ; le joyau qu'il lui avait offert étincelait entre eux. Le cœur d'Eve battait à tout rompre sous sa main et sa chaleur exquise se communiquait à son propre corps. Une lueur espiègle dansa dans les prunelles d'ambre, mais Connors savait qu'elle était aussi excitée que lui. Il la fit s'asseoir sur le bord d'une chaise longue matelassée. — Bottines ! ordonna-t-il en lui soulevant le pied. Elle se cala sur ses coudes pendant qu'il lui ôtait la première, puis la seconde. Nue jusqu'à la taille, la lueur pâle de la lune lui nimbant la peau, un sourire narquois aux lèvres, elle était irrésistible. Il s'installa près d'elle pour se déchausser à son tour et changea de position pour réclamer de nouveau sa bouche pendant qu'elle s'attaquait aux boutons de sa chemise. Elle se mit à califourchon sur ses cuisses et se pressa contre lui. Elle plongea plus qu'elle ne sombra dans le désir, le besoin, l'émerveillement qui les poussaient l'un vers l'autre. Chaque fois, elle éprouvait une sorte de choc. Lui. Elle. Prendre. Donner. Il l'aimait, il la désirait, il avait besoin d'elle et réciproquement. Miraculeux. Il murmura son prénom. Eve. Rien de plus. Puis il poursuivit en irlandais. A grha. Mon amour. Son amour. S'arc-boutant vers lui, elle n'entendit pas la suite. Un soupir lui échappa. À ses yeux, Eve représentait le summum. Rien de ce dont il avait rêvé, même en secret dans les allées minables de Dublin, ne lui arrivait à la cheville. Rien de ce qu'il possédait n'était aussi précieux. Jamais il ne se rassasierait d'elle. Il se leva, la soulevant avec lui, leurs corps frémissant. Il la déposa sur le sol et lui arracha son pantalon. Elle fit de même avec le sien. — À moi, murmura-t-il en lui agrippant les hanches. Oui, mon Dieu, oui ! Le premier orgasme lui fit tourner la tête. Elle enroula la jambe autour de sa taille, réclamant davantage encore, s'offrant à lui totalement. Quand elle eut l'impression qu'elle allait tomber dans son regard bleu, elle s'accrocha à son cou. — Jouis avec moi... Frappés de plein fouet par l'explosion de tous les sens, ils chutèrent ensemble. Elle ne savait pas si elle avait péché, mais le lendemain, elle se réveilla en pleine forme. Était-ce cette sensation de bien-être, de sérénité ? Toujours était-il que, sous la douche, une pensée lui traversa l'esprit. Elle y réfléchit en pénétrant dans la cabine de séchage, rumina encore en se présentant sous tous les angles aux jets de chaleur. Distraite, elle ignora la robe de chambre accrochée à la patère derrière la porte et revint nue dans la chambre. — Ma chérie ! s'exclama Connors, qui buvait son café, le chat vautré à ses côtés. Tu portes ma tenue préférée. — Ha ! Ha ! J'ai une question pour toi. Elle se dirigea vers la commode pour y dénicher des sous-vêtements. Sa main se figea, puis elle brandit un soutien-gorge rouge aux bonnets scintillants et sérieusement abrégés. — D'où sort-il, celui-là ? — Euh... La déesse de la lingerie? suggéra Connors. — Je ne peux pas mettre ce truc pour bosser. Doux Jésus ! Et si je devais me déshabiller ? — Tu as raison, ce serait inconvenant. — Parfaitement ! Vu qu'elle ne portait pas de soutien-gorge la moitié du temps, elle enfila directement un débardeur blanc tout simple. — Ta question ? — Pardon ? Ah, oui ! Ma question. Elle passa une culotte blanche tout aussi sobre. Connors songea qu'elle l'excitait tout autant que si elle avait porté de la dentelle carmin ou du satin noir. — Si tu devais te terrer un certain temps, voire plusieurs années, le dirais-tu à un ami en qui tu as confiance ? lâcha-t-elle. — Tout dépendrait des risques, et des conséquences si quelqu'un m'obligeait à refaire surface avant que je n'y sois prêt. Eve s'approcha de l'armoire, songeuse. — Cinq ans, c'est long - surtout dans la peau d'un autre -, et le passage souligné dans la Bible me fait penser qu'il avait l'intention de se débarrasser de quelque chose le moment venu. Il faut une sacrée volonté pour ne pas entrer en contact avec un ami, un proche, quelqu'un avec qui partager ses frustrations ou une bonne blague. Si le faux père Flores était chez lui à New York, il est possible qu'il y ait eu un ami ou une relation. Connors caressa Galahad entre les oreilles d'un air absent et ce dernier se mit à ronronner comme une locomotive. — D'un autre côté, il a pu choisir New York justement parce que c'était loin de tous ceux qui le connaissaient et/ou parce que c'était plus proche de ce qu'il attendait, poursuivit Eve. Elle revêtit un pantalon en grommelant : — Mouais. Mouais... Non. Il aurait pu demander un poste dans l'est de l'État ou dans le New Jersey. Or il voulait à tout prix cette paroisse-là. Elle pensa au centre d'animation. — Je vais me pencher là-dessus. Pendant qu'elle achevait de s'habiller, Connors gagna l'autochef. Galahad se déplia dans l'espoir habituel d'un repas supplémentaire. Eve attacha son holster et jeta un coup d'œil sur les assiettes que Connors rapportait dans le coin salon. — Des pancakes ? — J'ai envie de prendre mon petit déjeuner avec ma femme et je connais son faible pour les pancakes. Connors posa les assiettes et pointa le doigt sur Galahad qui se ramassait sur lui-même, prêt à bondir. Le chat se raplatit aussitôt, le gratifia d'un regard méprisant et détourna la tête. — D'après moi, il vient de te jeter un sort, commenta Eve. — Possible, mais il ne mangera pas mes pancakes. Pour gagner du temps, Eve demanda à Peabody de la rejoindre directement au centre d'animation. L'immeuble en béton de cinq étages était entouré d'une cour en asphalte clôturée dont une extrémité comportait un demi-court de basket. Une poignée de jeunes y jouaient au son d'un rock trash en s'injuriant copieusement. Comme elle s'approchait, des regards la suivirent, à la fois méfiants et moqueurs. Réaction typique envers un flic, se rassura-telle. Elle zooma sur le plus grand, un ado métissé d'environ treize ans, maigre, vêtu d'un pantalon baggie noir, de chaussures de sport montantes usées et d'une casquette rouge. — Tu n'as pas cours ? Il attrapa le ballon, dribbla sur place. — Il reste vingt minutes avant la sonnerie. Quoi ? Vous nous fliquez ? — J'en ai l'air ? — Non. Il se détourna, lança le ballon dans le panier. — Mais vous avez une tête de flic. Un gros méchant flic, chantonna-t-il, provoquant les ricanements de ses camarades. — Tu as raison. Est-ce que tu connaissais le père Flores ? — Tout le monde connaît le père Miguel. Il est cool. Enfin, il l'était. — C'est lui qui t'a enseigné cette passe ? — Il m'en montrait, je lui en montrais. Et alors ? — Tu as un prénom ? — Comme n'importe qui. Il fit signe pour qu'on lui envoie le ballon. Eve l'intercepta, dribbla, pivota... et l'envoya droit au panier. Le gamin haussa les sourcils et la dévisagea d'un air froid. — Kiz. — Très bien, Kiz. Sais-tu si quelqu'un en voulait à Flores ? Il eut haussement d'épaules désabusé. — Sûrement vu qu'il est mort. — Là, tu m'as eue. Connais-tu quelqu'un qui aurait pu avoir une dent contre lui ? L'un des garçons lança le ballon en direction de Kiz. Celui-ci le fit rebondir sur le sol en reculant de quelques pas, marqua un panier à trois points. Il le récupéra, le passa à Eve. — Vous savez faire ça ? Pourquoi pas ? Elle jaugea la distance. Marqua. Kiz opina, satisfait, puis l'examina de haut en bas. — Vous avez des trucs ? Elle lui sourit. — Tu as une réponse à ma question ? — Les gens aimaient le père Miguel. Il était cool. Il ne nous faisait pas des sermons toutes les cinq minutes. Il sait comment c'est dans le monde. — Et comment c'est dans le monde ? Kiz s'empara du ballon et le fit tournoyer sur le bout de son index. — Merdique. — Merdique, oui. Qui fréquentait-il ? — Vous avez des trucs ? insista Kiz. Gros méchant flic? — J'en ai plein, mais pas avec ces boots aux pieds. Celles-là, je les mets pour pourchasser les assassins. Qui fréquentait-il ? — D'autres prêtres, j'imagine. Nous. Marc et Magda. Il indiqua le bâtiment d'un signe de tête. — Les directeurs. Quelques vieux qui passaient soi-disant pour jouer au basket. — Est-ce qu'il s'est disputé avec quelqu'un récemment ? — J'en sais rien. Rien remarqué. Faut que j'aille en cours. — Entendu. Kiz lui envoya le ballon une dernière fois. — Trouvez-vous une paire de godasses, Gros Méchant Flic, et on fera un concours. — On verra ça. Peabody n'en revenait pas. — Je ne vous connaissais pas ces talents, avouat-elle à Eve. — J'ai toute une palette de talents cachés. Allons trouver Marc et Magda. L'endroit sentait l'école ou tout lieu où les écoliers se rassemblent régulièrement. Des odeurs de transpiration et de friandises mêlées à celles - denses, végétales - qu'Eve associait malgré elle aux enfants et qui lui hérissaient les poils. Une multitude de bébés et d'enfants en bas âge pullulaient, déposés là par des hommes et des femmes à l'air harassé, soulagé ou malheureux. Dessins, affiches et prospectus couvraient les murs beige en une sorte de collage halluciné. Une jolie blonde se tenait debout derrière un comptoir pour accueillir les gamins et leurs parents. Cris, braillements, pleurs et voix perçantes résonnaient dans le hall. La blonde avait des yeux marron foncé, et un sourire à la fois amusé et sincère. Sa voix était enjouée. Eve se demanda toutefois si, pour supporter ce chaos, elle ne prenait pas quelques remontants chimiques. Elle s'exprimait en anglais avec les uns, en espagnol avec les autres. Enfin, elle se tourna vers Eve et Peabody. — Bonjour. Puis-je vous aider ? — Lieutenant Dallas, inspecteur Peabody. Eve sortit son insigne. — Nous cherchons Marc et Magda. Aussitôt, son visage s'assombrit. — C'est au sujet du père Miguel ? Je suis Magda. Pouvez-vous m'accorder quelques minutes ? Nous gérons une crèche et une classe de maternelle. Vous arrivez en plein embouteillage. Vous pouvez m'attendre dans mon bureau : première porte à gauche dans le couloir. Je me fais remplacer dès que possible. Eve évita la vague suivante de mômes portés, traînés, ou pourchassés et se réfugia dans la pièce où deux bureaux se faisaient face. Elle parcourut les tableaux d'affichage remplis de mémos et d'annonces. Un mini autochef et un petit réfrigérateur encombraient une étagère ; les autres croulaient sous le matériel de sport, les piles de disques, les livres et fournitures diverses. Eve se planta devant la fenêtre, constata que celle-ci donnait sur la cour où l'on venait juste de libérer un groupe de gosses qui couraient et hurlaient comme des hyènes. — Pourquoi font-ils un boucan pareil ? s'étonna-t-elle. — C'est leur manière de se défouler. Peabody farfouilla dans les papiers qui couvraient les bureaux. — De même, la plupart des mômes préfèrent courir au lieu de marcher, grimper au lieu de rester assis, continua-t-elle. Il faut qu'ils libèrent leur énergie. — Je comprends, assura Eve en pivotant. C'est vrai, je comprends. Ils ne peuvent ni boire d'alcool ni faire l'amour, alors ils crient, ils sautent et ils se bagarrent. — Mmm... Au grand soulagement de Peabody, Magda apparut. — Désolée. Beaucoup de parents arrivent à la dernière minute et c'est le bazar. Je vous en prie, asseyez-vous. Puis-je vous offrir du café, du thé, une boisson fraîche ? — Votre nom au complet suffira, merci. — Ah ! Bien sûr. Magda Laws. Codirectrice. Elle effleura la petite croix en argent suspendue à son cou. — C'est à propos du père Miguel ? — Oui. Depuis combien de temps le connaissiez-vous ? — Depuis son arrivée dans notre paroisse. Cinq ans ? Un peu plus ? — Et votre relation avec lui ? — Nous étions amis. Il était très impliqué dans la vie du centre. Pour être franche, je ne sais pas comment nous allons nous débrouiller sans lui. Je sais, c'est égoïste de ma part. Elle tira le fauteuil derrière l'un des bureaux, le fit rouler jusqu'aux sièges réservés aux visiteurs. — J'ai du mal à réaliser... Je m'attends toujours à le voir passer d'un moment à l'autre pour me saluer. — Depuis quand travaillez-vous ici ? — Bientôt huit ans. Marc... je regrette, il n'est pas là ce matin. Il suit des études de psychologie et ne vient que l'après-midi. Du moins pour quelques semaines encore. Marc Tuluz. — Flores et lui s'entendaient bien ? — A merveille. Ces dernières années, nous formions une bonne équipe. Nous sommes bien entourés : thérapeutes, enseignants, assistantes maternelles. Mais tous les trois, nous étions... nous sommes... je ne sais pas... le cœur de l'entreprise. Miguel était très dynamique. Pas seulement avec les enfants. Il savait s'y prendre pour organiser des manifestations afin de rassembler des fonds, éveiller les consciences au sein de la communauté, dénicher des mécènes et des pédagogues pour les stages. Ses yeux se voilèrent de larmes, sa voix se fit rauque tandis qu'elle poursuivait : — C'est dur. Très dur. Nous avons organisé une brève cérémonie en son hommage ce matin pour les enfants en âge de comprendre. Nous en organiserons une autre en fin de journée... Il va tellement nous manquer ! Hier soir, Marc et moi avons discuté de la possibilité de donner son nom au gymnase. — Hier soir ? — Marc et moi vivons ensemble. Nous allons nous marier en septembre. Miguel devait... Elle détourna la tête, ravala un sanglot. — Savez-vous ce qui s'est passé, comment, pourquoi ? — Nous explorons plusieurs pistes. Puisque vous étiez amis et que vous travailliez souvent ensemble, Flores vous a-t-il jamais raconté ce qu'il avait fait avant de s'installer ici ? — Avant ? Elle se passa machinalement la main dans les cheveux comme pour faire le tri dans ses pensées. — Ah, il a vécu au Mexique, puis dans l'Ouest. Il est né là- bas. Dans l'Ouest, j'entends. C'est ce que vous voulez savoir ? — Vous a-t-il parlé de ses activités dans l'Ouest ? — Mon Dieu ! Certainement, des bribes ici ou là, mais nous étions tellement préoccupés par le présent et l'avenir. Je sais que là-bas aussi il s'occupait d'enfants. Sa passion, c'était le sport. Les jeux d'équipe. Il aimait leur inculquer les valeurs du groupe. II... il a perdu ses parents très jeune, mais n'aimait pas en parler. En revanche, il admettait volontiers que ses propres expériences étaient la clé de son dévouement envers les enfants. — S'intéressait-il plus particulièrement à certains d'entre eux ? — Une multitude, au fil des ans. Tout dépendait de ce dont l'enfant avait besoin. — Etes-vous du quartier ? — J'y suis venue pour suivre mes études universitaires et j'ai décidé de rester. C'était exactement l'endroit où je voulais être. — Et Marc ? — Il est arrivé avec sa famille alors qu'il était adolescent. D'ailleurs, sa sœur est mariée avec l'un des cousins Ortiz. Elle assistait aux funérailles hier quand... C'est elle qui nous a prévenus. — Connaissez-vous quelqu'un qui ait eu des problèmes avec Flores ? Qui ne l'appréciait pas ? Oui s'était disputé avec lui ? — Bien entendu, Miguel a pu gronder un gosse, s'en prendre à un parent. Des disputes peuvent survenir au cours d'un match ou d'un entraînement. Mais si vous faites allusion à quelque chose de sérieux, qui aurait pu mener à ce drame, je répondrai non. Sauf... — Sauf? — Je pense à Barbara Solas. Elle a quinze ans. Elle est arrivée il y a quelques mois, le visage couvert d'hématomes. En résumé, son père battait sa mère et - nous l'avons appris par la suite - abusait de Barbara. Magda crispa les poings sur ses genoux. — Jusqu'au jour où elle lui a résisté, et qu'il l'a frappée. Lorsqu'elle a sollicité notre aide, elle nous a avoué qu'elle avait perdu la tête et s'était jetée sur lui. Il l'avait battue et flanquée à la porte. Nous l'avons aidée de notre mieux. Nous avons alerté les autorités, la police, les services de protection de l'enfance. — Le père, ce Solas, en a-t-il voulu à Flores ? — Sûrement. À nous aussi. Barbara nous a déclaré, et cela nous a été confirmé plus tard, que son père avait jeté son dévolu sur sa petite sœur. Sa petite sœur de douze ans - c'est ce qui a incité Barbara à réagir. J'ai persuadé la mère de s'installer dans un refuge avec Barbara et ses autres enfants. Mais avant que je ne lui rende visite, avant que la police ne vienne arrêter Solas, Marc et Miguel étaient allés le trouver. Cela va à l'encontre de toutes nos règles mais Miguel... Nous étions incapables de le retenir, aussi Marc a-t-il décidé de l'accompagner. Je sais que le ton est monté, bien que ni Marc ni Miguel ne m'aient fourni de détails. Je le sais parce que les phalanges de Miguel étaient écorchées. — À quand remonte cet incident ? — Février. — Ils fréquentaient l'église ? — Mme Solas et plusieurs de ses enfants. Pas son mari. — Et aujourd'hui ? Ils sont toujours dans le secteur ? — Oui. Elle est restée environ un mois au refuge. Ensuite Marc, Miguel et moi l'avons aidée à chercher un appartement, à décrocher un nouvel emploi. Elle n'aurait jamais fait de mal à Miguel, lieutenant. Elle lui était très reconnaissante. — Quoi qu'il en soit, il me faut une adresse. Tandis que Peabody la notait, Eve tenta une nouvelle tactique. — Flores s'est-il adapté aussi vite que vous au quartier ? — Je pense que oui. Certes, je ne le connaissais pas avant, mais j'ai eu la nette impression qu'il avait trouvé son « chez-lui ». Elle ébaucha un sourire, visiblement réconfortée par cette idée. — Oui, il adorait vivre ici. Il s'y promenait souvent. Avec le père Freeman, il courait presque tous les matins. Miguel s'arrêtait dans les boutiques et les restaurants, juste pour bavarder. — Vous a-t-il jamais draguée ? — Pardon ? Magda agrippa sa croix. — Vous êtes séduisante et vous étiez souvent ensemble. — Il était prêtre. — C'était un homme avant tout. — Non, il ne m'a jamais draguée. Eve inclina la tête de côté. — Mais ? — Je n'ai pas dit « mais ». — Vous l'avez pensé. Il est mort, Magda. Tout ce que vous me direz aujourd'hui nous aidera à démasquer celui qui l'a tué. Je ne vous demande pas ça pour prendre mon pied. Magda exhala bruyamment. — Peut-être ai-je ressenti quelque chose... comme si cette idée lui était passée par la tête. Je m'en veux de vous dire cela. Il se peut qu'il ait posé de temps en temps sur moi un regard d'homme normal, intéressé. Mais il n'a jamais eu un mot déplacé, il ne m'a jamais touchée. Jamais ! — Pensez-vous qu'il y ait eu quelqu'un d'autre ? — Je n'ai jamais eu cette impression. — Bien. Hormis vous et Marc, qui fréquentait-il ? — Les pères Lopez et Freeman, évidemment. Surtout le père Freeman. Tous deux étaient des passionnés de sports. En tant que participants comme en tant que spectateurs. Le père Freeman nous donnait souvent un coup de main. Quant à Miguel, il consacrait du temps aux enfants, à ses paroissiens et même aux habitants du quartier non pratiquants. C'était un extraverti. 5 Eve et Peabody retournèrent à l'église. — Pensez-vous que Mme Solas ait changé d'avis au sujet de Flores ? hasarda Peabody. — Ce ne serait pas la première fois. Le coup du poison, c'est très féminin. Elle est de la paroisse, elle connaît les lieux ou a pu les repérer. Elle n'apparaît pas sur la liste des personnes présentes aux obsèques, mais elle a pu entrer et sortir facilement. Ce n'est pas mon hypothèse préférée, mais il va falloir l'explorer. — Et si c'était Solas qui avait tout organisé depuis sa cellule ? — Nous vérifierons ses communications. — Mais cette théorie ne vous plaît pas davantage. — Elle ne figure pas au top de mon hit-parade. Un type à qui on a botté les fesses réplique par la violence physique. Eve pénétra dans l'église. Un homme de haute taille, le teint mat, fit une génuflexion devant l'autel, puis se retourna. — Bonjour, lança-t-il d'une voix de baryton. Il portait un pantalon de survêtement noir et un sweat-shirt à manches courtes. Elle s'interrogea : si elle n'avait examiné de près sa photo d'identité, l'aurait-elle catalogué comme prêtre de même que les ados l'avaient immédiatement classée comme flic ? Elle n'en était pas certaine. — Père Freeman, je suis le lieutenant Dallas. Voici ma partenaire, l'inspecteur Peabody. Il était encore plus séduisant qu'en photo, décréta Eve. Élancé, musclé, un beau visage au regard sombre, la démarche souple. Il les rejoignit au milieu de l'allée et leur tendit la main tour à tour en les saluant. — J'aurais préféré vous rencontrer dans d'autres circonstances. Chale - le père Lopez - m'a prévenu que vous désireriez sans doute me parler. Voulez-vous que nous allions au presbytère ? — Ce sera parfait ici, à moins que vous n'attendiez des visites. Il eut un sourire ravageur. — En général, à cette heure-ci, c'est plutôt calme. J'avais l'intention de courir après la messe du matin, mais je... je n'en ai pas eu le courage. Je me suis attardé ici pour penser à Miguel et dire quelques prières. — Vous couriez avec lui chaque jour ? — Oui. Le plus souvent nous faisions le tour du quartier... — Vous étiez proches ? — En effet. Nous nous entendions à merveille, nous adorions débattre à propos de tout et de n'importe quoi. Les règles de l'Église, la politique, pourquoi les Yankees avaient revendu Alf Nader. Eve pointa l'index sur Freeman. — Pourquoi, en effet ? Qu'est-ce qu'ils avaient fumé ? — De l'herbe d'abruti, si vous voulez mon avis. Mais Miguel était convaincu qu'ils avaient eu raison. Nous en avons discuté pendant des heures la veille de mon départ pour Chicago. Il prit tout à coup conscience (et cela se vit sur son visage) que c'était la dernière fois qu'il avait vu Flores. — Nous avons regardé le match des Yankees dans le salon, tous les trois. Chale est monté au cours de la septième manche. Miguel et moi sommes restés. Nous avons refait le monde et descendu six bières. — C'est autorisé ? De boire de la bière ? Freeman esquissa un sourire. — Oui. C'est un bon souvenir. Je le chérirai. Il pivota vers l'autel. — C'est mieux que d'essayer d'imaginer ce qu'il a ressenti en mourant là-haut. Le monde est cruel, mais ça... Tuer un homme en se servant de sa foi comme d'une arme. Freeman secoua la tête. — C'est douloureux de perdre un ami, murmura Eve après un bref silence. — Oui. Difficile, aussi, de ne pas remettre en question la volonté de Dieu. Eve songea que Dieu en prenait pour son grade alors, selon elle, que l'affaire se résumait au fait qu'un être humain avait décidé d'en trucider un autre. — Quand vous couriez, suiviez-vous toujours le même parcours ? — Le matin ? Oui. Pourquoi ? — On ne sait jamais. Quel trajet empruntiez-vous ? — Nous nous dirigions vers l'est jusqu'à la Première Avenue, puis vers le nord jusqu'à la 122e Rue Est. Nous revenions vers l'ouest jusqu'à la Troisième Avenue, et complétions la boucle par le sud. Il s'arrêtait souvent - ou parfois tous les deux - au centre d'animation avant de rentrer. Histoire de faire quelques paniers avec les gamins. — Quand avez-vous couru ensemble pour la dernière fois ? — Il y a environ une semaine. Le lendemain, je partais pour Chicago aux aurores. — A-t-il eu des mots avec quelqu'un ? Évoqué une personne avec qui il avait des problèmes ? — Non. Nous croisions des gens que nous connaissions, en route pour leur travail ou qui rentraient chez eux après un service de nuit. Des gens qui nous saluaient de loin. Nous passions systématiquement devant la demeure de M. Ortiz : nous le rencontrions régulièrement parce qu'il aimait commencer la journée par une marche. — M. Ortiz ? Celui qui est mort ? — Oui. Il va nous manquer. Comme Miguel. — Flores avait-il évoqué devant vous des personnes ou quoi que ce soit d'autre qui lui donnaient du souci ? — Nous nous interrogeons tous sur notre foi, notre objectif. Quand nous en éprouvions le besoin, nous parlions en termes généraux des préoccupations de fidèles qui nous avaient sollicités. Nous cherchions le meilleur moyen de leur venir en aide. Le communicateur d'Eve bipa. D'un signe de tête, elle indiqua à Peabody de prendre le relais et s'éloigna. — Mon père, qu'en est-il de M. Solas ? Il paraît qu'il y a eu une altercation entre eux. Freeman poussa un profond soupir. — Miguel était fou de rage quand nous avons appris que Solas avait agressé Barbara. On nous enseigne à mépriser le péché, pas le pécheur, mais par moments, c'est très dur. Oui, il s'est disputé avec M. Solas. Ils en sont venus aux poings et Miguel l'a mis K.-O. Si Marc Tuluz n'était pas intervenu, Miguel se serait peut-être acharné. Mais à présent, Solas est en prison. — Et Mme Solas ? — Elle suit une thérapie avec ses enfants. Elle progresse. Eve revint vers eux. — Après tout, il vaudrait peut-être mieux continuer cette conversation au presbytère. Le père Lopez est-il là ? Visiblement perplexe, Freeman consulta sa montre. — Il devrait l'être. Il ne va pas tarder à partir pour sa tournée de visites dans le quartier. — Nous vous rejoignons là-bas. Peabody attendit qu'elles soient dehors. — Quoi de neuf ? — Les dossiers dentaires sont arrivés. Nous allons enfin pouvoir cesser de tourner autour du pot. Rosa les escorta jusqu'au bureau de Lopez. Il était assis dans son fauteuil tandis que Freeman était debout devant la fenêtre. — Vous avez du nouveau, devina Lopez. — Une confirmation. L'homme qui a succombé à un empoisonnement hier n'était pas le père Miguel Flores. — Je ne comprends pas. Lopez se leva. — J'étais là. Je l'ai vu. — L'homme que vous appeliez Flores avait usurpé cette identité. Nous pensons que cela s'est produit entre juin et octobre 2053. Il aurait subi une chirurgie plastique. Le véritable Miguel Flores n'ayant donné aucune nouvelle durant cette période, nous en déduisons qu'il est mort. — Mais... il avait été muté ici. — A sa requête, et en utilisant de faux papiers. — Lieutenant, il a dit la messe, prononcé les sacrements ! Ce doit être une erreur. — Vous avez parlé de confirmation, intervint Freeman. Comment cela ? — Les dossiers dentaires. Le corps en notre possession a eu recours à la chirurgie esthétique. Il s'est fait enlever un tatouage. Il portait des traces de cicatrices de blessures par arme blanche. — Je les ai vues, dit Freeman. Il m'a expliqué ce qui lui était arrivé. Il a menti. Freeman s'assit. — Il a menti. Pourquoi ? — C'est la question que nous nous posons. Il s'est donné beaucoup de peine pour être nommé ici. Là encore, pourquoi ? Avez-vous jamais entendu parler d'un certain Lino ? — Non. Oui. Attendez. Freeman se massa les tempes. Ses doigts tremblaient. — Nous nous étions lancés dans un grand débat sur l'absolution, la restitution, la pénitence et le pardon. Sur le fait que les bonnes actions peuvent peser plus lourd que les péchés. Nos opinions divergeaient. Il s'est servi de Lino comme exemple. Je cite : « Prenons un homme, appelons-le Lino. » — Et alors ? Freeman se releva, les yeux rivés sur Lopez. — C'est comme une seconde mort. En pire. Nous étions frères, serviteurs et bergers. Mais pour lui ce n'était qu'une mascarade. Il est mort dans le péché. L'homme pour qui je viens de prier est mort dans le péché en accomplissant un acte qu'il n'avait aucun droit d'accomplir. Je me suis confessé à lui et réciproquement. — Désormais, c'est à Dieu qu'il devra répondre, déclara Lopez. — Qu'a-t-il dit au sujet de Lino ? insista Eve. — Je vous le répète, c'était un exemple. Freeman se rassit comme si ses jambes se dérobaient sous lui. — Il a dit que si ce jeune homme, ce Lino, avait péché même gravement, mais avait voué par la suite l'essentiel de sa vie aux bonnes œuvres, à aider les autres, à les conseiller, à les écarter du mauvais chemin, il serait pardonné. Un peu comme une ardoise qu'on efface. — Vous n'étiez pas d'accord ? — Il ne s'agit pas seulement de faire le bien. C'est l'intention qui compte. Ces gestes sont-ils effectués pour rétablir l'équilibre de la balance ou par amour ? Cet homme s'est-il vraiment repenti ? Miguel affirmait que les actions en elles-mêmes suffisaient. — Vous croyez que Lino, c'était lui ? risqua Lopez. A cause de la médaille que vous avez trouvée dans sa table de chevet. Vous pensez que cette conversation le concernait, qu'il cherchait à... à racheter une faute commise autrefois ? — C'est une théorie. Comment a-t-il réagi ? demanda Eve à Freeman. — Il était contrarié. Nous nous opposions souvent l'un à l'autre, ce qui faisait tout l'intérêt de ces débats. Quand je pense à tous ceux qu'il a dupés ! Ceux qu'il a mariés, ceux qu'il a accompagnés dans la mort, baptisés, confessés. Comment y remédier ? — Je contacterai l'archevêque. Nous protégerons le troupeau, Martin, répondit Lopez. C'est Miguel... c'est cet homme qui a fauté, pas ceux qu'il servait. — Le baptême, murmura Eve, pensive. C'est pour les bébés, n'est-ce pas ? — En général oui, mais... — Tenons-nous-en aux bébés pour l'instant. J'aimerais consulter le registre de tous les baptêmes célébrés dans cette église entre... disons 2020 et 2030. — Je me charge de me les procurer, dit Lopez. Peabody grimpa dans la voiture, songeuse, après qu'elles eurent quitté le presbytère. — Ce doit être vraiment dur pour eux. Les prêtres. — Se faire avoir est toujours agaçant. — Ce n'est pas uniquement ça. C'est la trahison de l'amitié, de la fraternité. C'est comme si... supposons que vous tombiez sur la ligne du front. — Ou vous. — Non, c'est mon scénario. Vous tombez - héroïquement — J'espère bien. — Je suis accablée par cette perte. Je me frappe la poitrine de chagrin. Eve jeta un coup d'œil délibéré à la poitrine généreuse de sa partenaire. — Ça peut durer longtemps. — Je ne me console même pas en me disant qu'après une période décente, je pourrai peut-être sauter au cou de Connors. C'est vous dire à quel point je suis effondrée. — Vous avez intérêt, sans quoi je reviendrai de je ne sais où vous remonter les bretelles. — Bref... le lendemain, je ' découvre que vous n'étiez pas Eve Dallas. Que vous aviez éliminé la véritable Eve Dallas quelques années auparavant, que vous l'aviez démembrée et donnée en pâture à une benne de recyclage de détritus humains. — Recommencez à vous taper sur les nichons. — Sur la poitrine. Les nichons, c'est pas pareil. Donc, je suis encore plus anéantie parce que je viens de découvrir que celle que je croyais mon amie, ma partenaire et blabla-bla n'était en réalité qu'une putain de menteuse. Peabody examina le profil d'Eve. — Continuez comme ça et vous finirez en pièces détachées dans une benne de recyclage de détritus humains. — Je spécule. Mais j'en reviens à Flores, alias Lino. — Il ne nous reste plus qu'à lancer des recherches sur tous les Lino pour réduire le champ d'étude. — A moins qu'il n'ait pas été baptisé ici parce que sa famille est arrivée quand il avait dix ans. Ou qu'il n'ait pas été baptisé du tout, ou encore, qu'il ait choisi cette paroisse par hasard pour s'y cacher. — C'est pourquoi la DDE va travailler sur la fausse carte d'identité, et nous transmettrons ses empreintes et son ADN à l'IRCCA, à la Sécurité Globale, etc. Il en sortira forcément quelque chose. — C'est minable de se faire passer pour un prêtre, reprit Peabody. Il aurait pu endosser un autre rôle. Tiens ! Et s'il avait été vraiment prêtre. Pas Flores, mais un autre. Ou s'il avait essayé de le devenir et échoué ? — Pas mal, le coup de l'échec. Dès que nous aurons les données, vous les croiserez avec les noms de tous ceux qui ont raté la prêtrise. Ensuite, vous vous renseignerez auprès du séminaire où Flores a suivi ses études. C'est peut-être là que la victime et lui se sont connus. — Noté. Je creuserai un peu plus, j'essaierai de retrouver les hommes de cette tranche d'âge qui ont été scolarisés avec Flores. C'était une approche qui méritait d'être examinée, décida Eve. — Ce type a dû s'imaginer que c'était le fin du fin en matière de couverture. Personne ne va fouiller dans le passé d'un ecclésiastique, du moins pas comme nous nous apprêtons à le faire. Surtout s'il ne commet aucune erreur de parcours. Or, d'après ce que nous savons, la seule fois où il a failli transgresser les règles, c'est avec ce Solas. Un incident à éclaircir. Tout en parlant, Eve se gara devant le Trinidad, un petit hôtel de la 98e Rue Est. Elle alluma son panneau lumineux en service. Il n'y avait pas de portier - dommage parce qu'elle prenait un malin plaisir à les agacer -, mais le hall était lumineux et propre. Une brune boudeuse s'occupait des réservations. Eve fonça sur le concierge, un type distingué aux cheveux argent. — Nous aimerions voir Elena Solas. Il scruta leurs insignes. — Il y a un problème ? — Oui. — Excusez-moi. Il s'éloigna et se mit à parler dans le micro intégré à ses écouteurs. Il revint, un sourire neutre aux lèvres. — Nous disposons d'un salon de repos pour les employés au cinquième étage. Je vous y conduis si cela vous convient. — Parfait. Il les précéda jusqu'à l'ascenseur réservé au personnel. — Mme Solas travaille ici depuis peu, mais elle s'est révélée irréprochable. — Tant mieux. Eve n'en dit pas plus. Elle se contenta de lui emboîter le pas tandis qu'il émergeait de la cabine et longeait un couloir, puis se servait d'une carte électronique pour ouvrir une porte à double battant. C'était davantage un vestiaire qu'un salon mais, de même que le hall, l'endroit était clair et propre. La femme assise sur l'une des banquettes matelassées avait les mains croisées sur les genoux comme pour prier. Elle portait une robe grise sous un tablier blanc et des chaussures blanches à semelles épaisses. Ses cheveux noirs étaient enroulés en un chignon serré au bas de la nuque. Elle posa sur eux un regard empli de terreur. — Il est sorti ! Peabody se précipita vers elle. — Non, non, madame Solas. Il est toujours en prison. Elle posa la main sur celles d'Elena. — Il ne peut rien contre vous et vos enfants. — Dieu soit loué ! Une larme roula sur sa joue et elle se signa. — Dieu soit loué, répéta-t-elle. J'ai cru que... mes bébés... Elle se leva d'un bond. — Il est arrivé quelque chose à l'un de mes petits. — Non, déclara Eve d'un ton ferme, dans l'espoir de couper court à son hystérie grandissante. Nous sommes là pour parler d'un homme que vous avez connu sous le nom de père Flores. — Le père... Tremblante, elle se rassit. — Le père Flores. Pardonnez-moi. Je suis si égoïste, si stupide, si... — Stop ! Elena s'empourpra. — Nous enquêtons sur un homicide et nous avons quelques questions à vous poser. Ressaisissez-vous. Elle pivota vers le concierge. — Vous pouvez nous laisser à présent. — Mme Solas est bouleversée. Je ne vois pas... — Elle va l'être encore plus si je suis obligée de l'emmener au Central parce que vous refusez de quitter les lieux. Vous n'êtes ni son avocat ni son représentant légal, alors... — C'est bon, monsieur Alonzo, intervint Mme Solas. Merci. Je vais bien. — Si vous avez le moindre souci, appelez-moi. Il adressa un regard glacial à Eve avant de disparaître. — Je n'ai pas pensé une seconde au père Flores, avoua Elena. Quand on m'a prévenue que la police était là, j'ai pensé à Tito et à ses menaces envers moi et nos filles. J'ai trois filles. — Il vous battait. — Oui. Qu'il ait bu ou non. — Il a molesté une de vos filles. — Oui, ma Barbara chérie. Je ne savais pas. Comment ai-je pu l'ignorer ? Elle ne m'a rien dit jusqu'au jour où... Elle n'a pas osé parce que je ne me défendais jamais quand il s'en prenait à moi. Comment aurais-je pu la protéger alors que j'étais incapable de me protéger moi-même ? — C'est une bonne question. Mais ce n'est pas la raison de notre visite. Vous savez que Flores a été voir votre mari au sujet de l'enfant mineure Barbara. — Oui. Lui, Marc et Magda ont appelé la police. Mais lui et Marc sont d'abord passés à la maison. C'est là que j'ai appris ce que Tito avait infligé à mon bébé. Et qu'il avait commencé à s'en prendre à ma petite Donita. — Qu'avez-vous ressenti ? — Envers Tito ? — Envers Flores. Elena redressa les épaules. — Je remercie Dieu chaque jour pour son intervention. Je récite un chapelet tous les soirs en son nom. Il nous a sauvées alors que j'étais trop bête et trop terrifiée pour agir. Je sais qu'il est avec Dieu à présent. Je n'oublierai jamais ce qu'il a fait pour nous. — Votre mari vous a-t-il contactée depuis la prison de Rikers ? — Il ne sait pas où nous sommes. Magda nous a emmenées dans un refuge. Le Duchas. D'un regard, Eve intima le silence à Peabody. — Nous y sommes restées trois semaines, poursuivit Mme Solas. Tito a plaidé coupable. Il a écopé de dix ans. Ce n'est pas assez, mais c'est au moins cela. Nous avons déménagé, j'ai un nouveau travail. Quand j'aurai assez d'économies, nous déménagerons de nouveau. Loin. Là où il ne pourra jamais nous retrouver. Le père Flores me l'a promis. — Vraiment ? Comment pouvait-il être si sûr de lui ? Elle poussa un soupir. — Il prétendait qu'il existait des moyens, le cas échéant, et des gens qui pouvaient nous prêter main-forte pour nous cacher. Mais il ne voulait pas que je m'inquiète. Il était convaincu que Tito ne nous ferait plus aucun mal. Dans la voiture, Peabody se racla la gorge. — Je n'avais pas l'intention de mentionner vos liens avec le refuge Le Duchas. — Ce n'est pas le mien. C'est celui de Connors. — Et heureusement qu'il existe ! Vous avez été un peu dure avec Elena Solas. — Ah bon ? Le ton froid d'Eve incita Peabody à sortir son miniordinateur. — Je contacte Rikers pour savoir si Solas a eu des communications avec l'extérieur ces derniers temps. — Excellente idée. Un silence de plomb les enveloppa. — Elle le méritait, aboya Eve au bout d'un long moment. Pour n'avoir pas réagi elle-même bien avant. Elle est restée à pleurnicher dans son coin pendant que sa fille se faisait violer. — Peut-être a-t-elle tenté de s'interposer ? Mais elle ne savait pas... Les mots moururent sur ses lèvres comme Eve lui jetait un regard féroce. Elle s'aventurait là en terrain glissant. — Elle aurait dû savoir, reprit-elle. J'imagine qu'elle va devoir vivre avec ça toute sa vie! — C'est encore pire pour les gosses, trancha Eve. Ce type n'a rien à voir avec l'empoisonnement de Lino. Nous sommes dans une impasse. Joignez Marc Tuluz et demandez-lui de venir. Eve voulait regagner son bureau. Elle avait besoin de cinq minutes de solitude pour apaiser la rage qui l'étouffait. Une rage qu'elle n'avait aucun droit d'éprouver. Elle avait aussi besoin d'un bon café pour s'éclaircir les idées. Elle devait faire le point avec la DDE, prendre rendez-vous avec Mira. Non, se ravisa-t-elle aussitôt. La profileuse de la maison était trop lucide. Tant qu'elle ne serait pas calmée, mieux valait éviter Mira. Elle n'avait pas envie de s'entendre dire qu'elle se projetait sur une enfant qu'elle n'avait jamais rencontrée. Elle le savait déjà. Pour reprendre ses esprits, rien de tel que ses notes, son tableau de meurtre, les rapports de labo... En un mot, le boulot. Elles étaient à trois mètres de la salle commune quand Peabody se mit à renifler tel un chien flairant un gibier. — Je sens une délicieuse odeur de... Elle accéléra le pas. Eve leva les yeux au ciel. Elle aperçut Baxter en premier, grand et mince dans son costume élégant, la bouche pleine de glaçage au chocolat et de crème fouettée. Puis Jenkinson écarta son siège de son bureau et se gratta le ventre en engloutissant une part de beignet fourré à la confiture. Carnegie, en pleine communication, grignotait le sien, aux pépites de chocolat. Peabody se rua sur la boîte et souleva le couvercle. Elle afficha une expression de déception mêlée de dégoût. — Plus rien ! Plus une miette ! Bande de vautours ! — Sacrément bon, commenta Baxter. Dommage que vous ayez raté ça. Eve lui coula un regard noir.' — Je parie que Nadine est dans les parages. — Dans votre bureau. — Elle en a apporté d'autres ? s'enquit Peabody en pivotant. Eve lui plaqua la main sur l'épaule, l'arrêtant net dans son élan. — Bureau. Travail. Ici. — Oui. Mais. Les beignets. — Oui. Mais. Meurtre. Sur ce, Eve gagna son bureau en se demandant ce que son amie, présentatrice vedette du journal télévisé, allait lui réclamer. Nadine Furst, sa chevelure à la coupe impertinente et aux pointes dorées impeccables, était assise sur l'unique siège défoncé destiné aux visiteurs. La jupe de son tailleur - bleu arctique - mettait en valeur le galbe parfait de ses jambes. Son regard, aussi rusé que celui d'un félin, suivit nonchalamment Eve tandis qu'elle poursuivait une conversation animée sur son minicommunicateur. D'un geste, elle indiqua la boîte blanche sur le bureau. Puis elle se remit à admirer ses escarpins, du même rouge redoutablement sexy que le soupçon de dentelle ourlant son décolleté. — Oui, j'y serai. Là aussi. Ne t'inquiète pas. Débrouille-toi simplement pour que j'aie toute la doc à 14 heures. Il faut que je te laisse, mon rendez-vous vient d'arriver. Elle coupa la transmission et glissa l'appareil dans l'une des poches extérieures de son gigantesque sac. — Nous avions rendez-vous ? s'enquit Eve. — Nous avons des beignets, rétorqua Nadine. Elle désigna le tableau de meurtre. — Les rumeurs vont bon train. Un prêtre empoisonné par son vin de messe. Ça va faire couler beaucoup d'encre. Vous avez du nouveau à partager avec moi ? — Peut-être... Eve ouvrit le carton et, aussitôt, des odeurs de graisse frite et de sucre l'assaillirent. — Peut-être. Elle alla se programmer un café. Après une imperceptible hésitation, elle en commanda un deuxième pour Nadine. — Merci, dit celle-ci. Prenons une minute pour discuter vie personnelle avant d'en revenir à nos moutons. Charles et Louise. Le mariage. — Merde ! — Taisez-vous ! Avec un petit rire, Nadine porta sa tasse à ses lèvres. — Le médecin et le compagnon licencié à la retraite. C'est adorable et désespérément romantique, et vous le savez. Eve grogna. — Je déteste tout ce qui est adorable et romantique. — Tu parles ! Vous avez épousé Connors. Quoi qu'il en soit, je trouve merveilleux que vous vous occupiez de la réception. Je voulais juste vous dire que je serais ravie de vous donner un coup de main pour l'enterrement de vie de jeune fille de Louise. — Merde ! Nadine papillonna des cils. — Vous êtes trop sentimentale, assura-t-elle. Alors ? Que pensez-vous d'une soirée entre filles chez vous ? Vous pourriez louer une salle de bal - voire une planète - mais Peabody et moi sommes d'avis que ce serait plus amusant et plus décontracté chez vous. — Peabody, maugréa Eve comme si sa partenaire l'avait trahie. — Nous en avons discuté à plusieurs reprises. — Continuez d'en discuter, vous me direz où et quand je dois me présenter. Nadine afficha un large sourire et agita la main comme une baguette magique. — Abracadabra ! C'est exactement ce que nous espérions. Et maintenant, passons aux choses sérieuses. Nadine plongea le bras dans son cabas et en sortit un disque. — Le voici. Le livre. — Mmm... — Mon livre, Dallas. Perfection mortelle : l'affaire Icove. Ou du moins, ce sera un livre une fois que je l'aurai transmis à l'éditeur. J'aimerais que vous le lisiez d'abord. — Pourquoi ? J'étais là, je sais comment l'histoire se termine. — Précisément. Vous étiez là et vous avez risqué votre vie pour résoudre cette enquête. Je veux savoir si j'ai commis des erreurs et lesquelles. C'est important, Dallas. Pas seulement pour moi. Quoique... si. — Mais... — Je vous en prie, lisez-le. S'il vous plaît. — Eh merde ! — Soyez franche. Je suis une grande fille. Je veux que tout soit juste. — D'accord, d'accord. Eve s'empara du disque et le posa sur son bureau. Puis, en guise de compensation, elle attrapa un beignet. — J'ai du travail, Nadine. Au revoir. — Vous avez dit « peut-être », répliqua-t-elle en désignant le tableau de meurtre. C'était vrai, et pas uniquement à cause des beignets. Nadine était toujours à l'affût d'un scoop, mais elle n'oubliait jamais l'aspect humain. Et elle tenait toujours parole. — Les archives médicales ont permis au Département de police de New York de confirmer que l'homme empoisonné à Saint-Cristobal n'était pas Miguel Flores, mais un individu non identifié à ce jour qui se faisait passer pour lui. — Nom d'un chien ! Où est Miguel Flores ? De quelles archives médicales s'agit-il ? Nadine extirpa son magnétophone des entrailles de son sac. — Avez-vous une idée de l'identité réelle de la victime, du mobile ? — Du calme, camarade. Nous explorons toutes les pistes. — Dallas, épargnez-moi la langue de bois. — C'est pourtant la vérité. Nous suivons toutes les pistes. Nous ne savons pas où se trouve Miguel Flores, mais nous sommes à sa recherche. Les archives en question sont les dossiers dentaires de Miguel Flores que nous avons comparés à ceux de l'imposteur. Pour l'heure, nous émettons l'hypothèse selon laquelle c'est la véritable identité de la victime qui a engendré le mobile. — Autrement dit, quelqu'un l'aurait reconnu ? — C'est une théorie. Le sujet a subi une intervention de chirurgie plastique, ce qui nous pousse à croire qu'il voulait accentuer sa ressemblance avec Flores. — Il s'est fait passer pour un prêtre pendant cinq... presque six ans, c'est ça ? — Peut-être davantage. Nous avons encore des détails à vérifier. — Et personne ne s'en est douté ? Les autres prêtres, ses paroissiens ? — Apparemment il était doué. — Pourquoi pensez-vous que... — Je ne vais pas vous dire ce que jé pense ni pourquoi. Vous avez ce que vous avez. Avec deux heures d'avance sur vos concurrents. — Dans ce cas, je ferais mieux de courir diffuser la nouvelle. Nadine se leva. — Merci. Entre nous, ajouta-t-elle sur le seuil tandis qu'Eve se léchait les doigts, pourquoi pensez-vous qu'il se soit fait passer pour un prêtre tout ce temps ? — Entre nous, il avait besoin d'un masque et Flores est tombé à pic. Il attendait quelque chose ou quelqu'un et il voulait être chez lui. — Chez lui ? — Toujours entre nous, oui, je suis d'avis qu'il est revenu chez lui. — Si vous en avez la confirmation et que je suis la première prévenue, vous aurez droit à une autre boîte de beignets. Eve ne put s'empêcher de rire. — Fichez le camp ! Nadine s'éloigna, ses talons aiguilles cliquetant sur le carrelage. Eve se tourna vers son tableau de meurtre. — Quelque chose ou quelqu'un, murmura-t-elle. Vous deviez y attacher une sacrée importance, Lino. 6 Eve contacta Feeney à son bureau. Son ex-partenaire devenu capitaine de la Division de Détection électronique grignotait des pralines, l'air chiffonné. — Où en êtes-vous en ce qui concerne mon identification ? — J'ai mis deux de mes gars dessus. McNab et Callendar. Callendar avait beau arborer une magnifique paire de seins et pas de chromosomes Y, elle n'en était pas moins un de ses « gars ». — Et? — Ils travaillent. Je m'accorde cinq minutes de pause. Ses yeux tombants s'étrécirent. — Qu'est-ce que c'est que ça ? Qu'est-ce que je vois ? — Quoi ? Où ? — Des beignets ? — Ne me dis pas que vous avez inventé un nouveau communicateur doté du sens de l'odorat ? — J'aperçois le coin de la boîte. Je reconnaîtrais ce carton n'importe où. Feeney changea de position. — Des cookies ? Des viennoiseries ? — Tu avais vu juste : des beignets. — Quoi ? Et tu m'appelles au lieu de monter chez moi les partager ? — J'ai du boulot. J'attends qiie le labo ait reconstitué le tatouage. J'ai des registres de baptême à éplucher, des recherches à effectuer sur les empreintes et l'ADN de la victime et... je n'ai aucune envie de partager mes beignets. C'est un dessous-de-table. — Dans ce cas, tu ne devrais pas me les mettre sous le nez. — Je... Et puis zut ! songea-t-elle en repoussant le carton hors du champ de la caméra. — Dis-moi, tu es catholique, il me semble ? — Mouais. — D'accord. Pour un catholique, est-ce plus grave de tuer un prêtre qu'un type ordinaire ? — Seigneur, non ! Quoique... Attends. Feeney marqua une pause, passa la main dans ses cheveux roux striés de gris. — Non. Du reste, il n'était pas vraiment prêtre. — Exact. J'essaie simplement de penser à tout. J'ai deux options : soit l'assassin voulait se débarrasser de l'ecclésiastique, soit il voulait supprimer l'homme. Ah ! En voici une troisième : il a choisi sa cible au hasard. Je penche pour la numéro deux. — J'ai oublié ce que c'était. — L'homme. J'ai dans l'idée qu'il le connaissait. Mais pourquoi avoir attendu si longtemps alors qu'il était de retour depuis des années ? Feeney exhala par le nez, engloutit une poignée de pralines. — Et si le meurtrier n'était arrivé que depuis peu ? — Possible. A moins qu'il n'ait commis une erreur. En cinq ans, il a pu devenir négligent, dire quelque chose, faire quelque chose. Bon sang, je ne sais pas. Il faut que j'y réfléchisse. Préviens-moi dès que vous aurez du nouveau. — Tu en as des fourrés à la confiture ? — Probablement. Elle le gratifia d'un sourire et coupa la transmission. Elle tria ses notes, ajouta les photos de la famille Solas sur le tableau de meurtre - en périphérie. Elle était sur le point de joindre le labo pour harceler les techniciens quand Peabody glissa la tête dans l'entrebâillement. — On a... Waouh ! Des beignets ! — Vous aurez les vôtres en temps voulu. Qu'est-ce qu'on a ? — Marc Tuluz. Vous voulez lui parler ici ou dans la salle de repos ? — La question qui se pose est la suivante : si nous l'interrogeons dans la salle de repos, combien de beignets restera-t-il à notre retour ? — Je vous l'amène ici. L'homme avait une silhouette longiligne de coureur de marathon et le teint café au lait. Son regard paraissait las, mais il regarda Eve droit dans les yeux. — Lieutenant Dallas. — Monsieur Tuluz. Merci de vous être déplacé. Asseyez-vous. — Magda m'a dit que je vous avais ratées ce matin. Nous n'avons toujours pas repris notre rythme. Miguel... Magda a dû vous expliquer que nous formions une équipe soudée. Et que nous étions amis. — Parfois les amis du même sexe se confient plus volontiers qu'à un membre du sexe opposé. — Je suppose, oui. — Parlez-moi de votre ami et coéquipier. — Bien. Marc inspira à fond. — J'ai du mal à penser à lui au passé. Miguel était intelligent et plein de ressources. Il avait un sens aigu de la compétition. Il jouait pour gagner. Il s'est énormément impliqué dans les activités du centre. Il avait le' don d'encourager les ados à participer. A former un groupe. Il ne les sermonnait jamais. Du coup, les gosses l'écoutaient avec attention. Ils communiquaient avec lui, et réciproquement. C'est à peine s'ils le considéraient comme un prêtre. — C'est d'autant plus intéressant qu'il ne l'était pas, rétorqua Eve en le dévisageant sans sourciller. Prêtre, je veux dire. Il n'était pas Miguel Flores. Marc se figea, incrédule. — Pardon ? D'un coup d'œil, Eve fit signe à Peabody de prendre le relais. — Grâce aux dossiers dentaires, nous avons la confirmation que celui que vous avez connu sous le nom de Miguel Flores a usurpé cette identité il y a environ six ans. Nous n'avons pas encore identifié l'homme qui se faisait appeler ainsi. Peabody laissa à Marc le temps de digérer cette information. — Nous y travaillons, reprit-elle, et nous nous efforçons de comprendre ce qui l'a poussé à changer d'identité. Cela devrait nous mettre sur la piste de l'assassin. Vous avez été amis pendant plusieurs années, monsieur Tuluz. Tout ce que vous nous direz sur lui pourra nous être utile. — Accordez-moi une minute, voulez-vous? Je... C'est... c'est tellement incroyable ! Vous venez de me dire que Miguel n'était pas prêtre, c'est bien cela ? — Non seulement il n'était pas prêtre, intervint Eve. Mais ce n'était pas Miguel Flores. — Mais alors qui... Vous n'en savez rien, vous venez de le dire. Marc plaqua les paumes sur ses tempes. — Je n'y comprends rien. Il n'était pas prêtre. Il n'était pas Miguel. Il n'était... Vous êtes certaines de cela ? Question stupide. Dans le cas contraire, vous ne me l'affirmeriez pas. Tout ce temps ! C'est surréaliste. C'est... Merci, souffla-t-il tandis que Peabody lui tendait une bouteille d'eau. Il but trois longues gorgées. — Mon cerveau me lâche. Je ne me souviens pas de votre nom. — Lieutenant Dallas. — Ah oui. Lieutenant Dallas, il conseillait ces enfants, il les a confessés. Il a donné la première communion à certains d'entre eux. Ils l'écoutaient, ils avaient confiance en lui. Quelle trahison ! Quand je pense qu'il m'a menti jour après jour... Je l'aimais, murmura Marc. Comme un frère. Je... S'il avait eu des ennuis, s'il fuyait quelque chose ou quelqu'un, il aurait pu me le dire. J'aurais gardé le secret. J'aurais trouvé un moyen l'aider. — Que s'est-il passé le jour où vous avez rendu visite à Solas ? Marc souffla bruyamment. — Nous n'aurions pas dû. Nous étions tous deux fous de rage. Miguel... je ne sais pas comment l'appeler. Il avait un tempérament fougueux. Il le tenait en bride, s'y efforçait, mais de temps en temps, il remontait brièvement à la surface. Face à Solas, il a perdu la tête. Barbara était désespérée quand elle est venue nous trouver. Son visage était couvert de bleus et elle avait du mal à parler tellement elle sanglotait. Le plus curieux, c'est que ce n'était pas pour elle. Nous avons compris alors que ce fumier abusait d'elle depuis des années. Elle endurait tout, trop terrorisée pour réagir. Jusqu'au jour où il s'en est pris à sa petite sœur. Miguel est resté parfaitement calme avec elle. Il s'est montré doux, gentil. Puis il a demandé à Magda de l'emmener à la clinique et de prévenir la police. Dès qu'elles sont parties, il a annoncé qu'il allait rendre visite à Solas. Marc se frotta la nuque. — Je n'ai pas protesté. Je n'aurais pas pu l'en empêcher et, franchement, je n'en avais aucune envie. A notre arrivée, Miguel est passé directement à l'attaque. — Il s'est jeté sur Solas, devina Eve. — Il s'est rué sur lui, l'a martelé de coups. Pas comme sur un ring. Comme dans la rue, plutôt. En moins de dix secondes, Solas était à genoux. Ils se sont invectivés en espagnol. Je parle relativement bien cette langue mais j'avais du mal à suivre. Marc avala encore un peu d'eau, secoua la tête. — Ce qui est sûr, c'est que Miguel ne s'inquiétait pas d'invoquer le nom du Seigneur en vain. Mme Solas et les deux autres petites s'étaient réfugiées dans un coin. Elles pleuraient. Miguel a flanqué un coup de pied dans le visage de Solas, ce qui l'a assommé, et il a continué. Il ne s'arrêtait plus. J'ai été obligé de le tirer en arrière. L'espace d'un éclair, je me suis demandé si j'y parviendrais. Si je n'étais pas intervenu, je crois qu'il l'aurait tué. Il était à ce point enragé... Je ne l'avais jamais vu ainsi. Quand on gère un établissement comme le nôtre on voit de sales trucs. Des jeunes filles enceintes ou qui en sont à leur troisième avortement. Les copains qui les frappent, les parents junkies. Drogues, bagarres... vous savez ce que c'est. — Oui. — Il encaissait tout ça. Il pouvait se fâcher ou s'impatienter mais jamais il ne perdait les pédales. Jusqu'à Solas. Toutefois, une fois calmé, il s'est occupé de la femme, des fillettes. Gentiment. On aurait dit... on aurait dit que c'était quelqu'un d'autre qui avait massacré Solas. — C'est peut-être le cas, murmura Eve. Vous a-t-il parlé de ses amis d'autrefois ? De ses ennemis ? — Il m'a avoué que, comme la plupart d'entre nous, il s'était rebellé dans sa jeunesse. Mais il n'a jamais cité le moindre nom. — Hormis vous, Magda et les autres prêtres, qui fréquentait-il durant ses loisirs ? — Miguel se liait facilement. C'était un extraverti. Il connaissait les enfants, la plupart des parents de ceux-ci, leurs frères et sœurs, leurs cousins... Il n'hésitait pas à discuter avec eux, à se joindre à une partie de ballon. — Évitait-il certaines personnes ? — Pas que je sache. Désolé. — Merci d'être venu. Si le moindre détail vous revient à l'esprit, n'hésitez pas à nous contacter. — Entendu. Il se leva. — Je me sens... comme à l'époque de mes études quand j'avais forcé sur le Zoner. J'ai la cervelle en bouillie et la nausée. Peabody le raccompagna jusqu'à la sortie. A son retour, elle fixa d'un regard plein d'espoir le carton de beignets. D'un geste, Eve l'invita à se servir. — Mmmm... Fourré à la crème ! Quel délice ! — Lino a sans doute une sœur - ou une amie ou un autre membre de sa famille - qui a été abusée sexuellement dans l'enfance. — Mmm hein ? — Il est témoin de toutes sortes d'abominations, mais la seule fois où il pète les plombs, où il montre son vrai visage, c'est quand il découvre qu'un salaud a violé sa fille. Pendant cinq ans, il s'est maîtrisé, ou défoulé sans que personne le sache. Jusqu'au jour où Barbara Solas a eu besoin de son aide. C'est forcément une affaire personnelle, intime. — Nous allons éplucher toutes les plaintes pour abus sexuel sur mineur dans ce quartier depuis deux décennies, n'est-ce pas ? — Exactement. Rien ne garantit que les victimes se soient manifestées, mais c'est ce que nous allons faire. Occupez-vous-en et envoyez-m'en une copie. Eve fit pivoter son fauteuil. Elle devait consulter Mira, mais ça pouvait attendre une journée, le temps qu'elle rassemble davantage d'informations. Pour le moment, elle se contenterait de lui transmettre les données dont elle disposait et de lui demander un profil et/ou un rendez-vous. Cette mission accomplie, elle s'apprêtait à appeler le labo quand son ordinateur signala la réception d'un message. — Il était temps, grommela-t-elle en lisant le nom de l'expéditeur. Elle lut le texte avec intérêt, puis examina la reconstitution. Le tatouage représentait une croix noire ornée d'un cœur. Trois gouttes de sang dégoulinaient du bout du couteau qui le transperçait. — En effet, pour un prêtre, ça la fiche mal... Ordinateur, chercher la signification de l'image affichée. Usage, sens, points communs. Est-ce un emblème régional ou culturel ? Le symbole d'un gang ? Religieux ou antireligieux ? Tâche secondaire : chercher et afficher les noms et adresses des salons de tatouage et/ou artistes de Spanish Harlem entre 2020 et 2052. Requête entendue. Recherche en cours... Pendant que la machine ronronnait, Eve se leva pour se resservir un café. Donc, Flores avait perdu les pédales à propos d'un viol sur enfant. N'avait-elle pas réagi plus ou moins de la même manière ? N'avait-elle pas été un peu dure envers Elena Solas ? N'avait-elle pas la sensation, même maintenant, même calmée, que celle-ci avait mérité son sort ? Il avait cogné Tito Solas, il l'avait insulté en espagnol. Il avait continué à s'acharner sur lui alors que l'autre était à terre. Oui, c'était bel et bien une affaire personnelle. Elle en savait quelque chose. Elle traînait ses propres casseroles. Mais il était doux avec les femmes. Gentil, compatissant, protecteur. Ce n'était pas leur faute. Mère, sœur, jeune maîtresse... Elle parierait volontiers le reste des beignets que le lien était là. Tâche initiale terminée. Données affichées. Tâche secondaire en cours... — Parfait, approuva Eve en revenant s'installer devant son écran. Satisfaite du résultat, elle en envoya une copie en annexe à Mira, en rajouta une à son rapport, puis imprima l'image et les explications en double exemplaire. Elle alla en déposer un sur le bureau de Peabody. — C'est un tatouage de gang, annonça-t-elle. — Los Soldados. — Les Soldats. Un groupe de voyous qui s'est formé juste avant les Guerres Urbaines et qui a perduré jusqu'à il y a une douzaine d'années - bien qu'ayant perdu tout pouvoir longtemps avant cela. C'était leur emblème, que Lino arborait avant de venir ici. Il existait quelques branches des Soldados dans le New Jersey et à Boston mais, pour l'essentiel, leur fief se trouvait à Spanish Harlem. Leurs plus grands rivaux étaient les Lobos. Ils auraient conclu une trêve pendant les Guerres Urbaines mais, par la suite, les Soldados ont absorbé les Lobos. Ils se battaient régulièrement contre les Skulls : guerres de territoires, de denrées. Celui qui portait le tatouage sans être membre du clan était traîné devant leur conseil et se prenait une dérouillée. Ensuite, on lui effaçait son tatouage. A l'acide. — Aïe ! Notre victime a donc appartenu aux Soldados. — Vraisemblablement. Et il est mort sur son territoire. Les rites d'initiation commençaient dès l'âge de huit ans. — Huit ans ? s'écria Peabody. Seigneur ! — Pour être admis et avoir droit au tatouage, il fallait en avoir dix. Et verser du sang lors d'un combat pour obtenir les trois gouttes de sang et le couteau. Vous voyez ce X noir sous la croix ? — Oui. — Il symbolise une mise à mort. Seuls les membres ayant tué pouvaient faire partie du conseil. Il était de ceux-là. — Pourquoi n'est-il fiché nulle part ? — Bonne question. Eve se rendit chez son commandant. Whitney avait tout d'un général : le pouvoir, le prestige et l'expérience sur le front. Il connaissait la rue parce qu'il y avait travaillé. Il s'intéressait à la politique parce que c'était nécessaire. Il avait un large visage buriné et des cheveux poivre et sel coupés ras. Il ne l'invita pas à s'asseoir. Il savait qu'elle préférait rester debout. — Lieutenant. — C'est au sujet de l'affaire Saint-Cristobal, commandant. — Je m'en doutais. J'ai discuté avec l'archevêque. L'Église n'apprécie guère toute cette publicité et désapprouve l'irrespect dont aurait fait preuve la responsable de l'enquête pour obtenir des informations. — Un homme se fait passer pour un prêtre pendant plusieurs années. On l'assassine alors qu'il dit la messe. Forcément, les médias vont se jeter dessus. Quant à mon irrespect, j'ai seulement demandé des dossiers dentaires et voulu couper court aux complications administratives. Ces documents confirment que l'homme à la morgue n'est pas Miguel Flores. — C'est ce que j'ai cru comprendre. L'Église catholique est puissante. Un minimum de tact donne à peu près le même résultat que des menaces. — Certes, commandant, mais un minimum de tact ne m'aurait pas permis de récupérer ces fichiers aussi vite. L'archevêque peut rougir de s'être laissé duper par un faux prêtre. Que cette information soit divulguée au public n'ajoutera pas à son embarras. — Cela dépend, bien sûr, du point de vue où l'on se place. — Si vous estimez que mes actes et mes méthodes ont été déplacés... — Vous ai-je dit cela ? Calmez-vous, Dallas, et faites-moi votre rapport. — La victime non identifiée est décédée par ingestion de cyanure de potassium versé dans son vin lors de la messe de requiem d'Hector Ortiz. Ce vin était rangé dans une boîte fermée à clé, mais à laquelle nombre de personnes avaient facilement accès. Pour réduire ce nombre, identifier le sujet est essentiel. À cette fin, ma partenaire et moi avons interrogé les associés et amis proches de la victime. Au cours de l'autopsie, Morris a décelé les traces d'un tatouage gommé par un professionnel, de plusieurs blessures de combat et d'une reconstruction plastique du visage. Le labo vient tout juste de reconstituer le tatouage. Elle en déposa une copie sur le bureau de Whitney. — Il a appartenu à un gang, commença-t-elle. — Les Soldados. Je m'en souviens. J'en ai ramassé quelques-uns à la petite cuiller, enfermé quelques autres. Ils n'existent plus depuis une décennie. Voire plus. — Vous savez donc ce que symbolise cet emblème. — Membre à part entière comptant au moins un mort à son actif. La victime devait se sentir parfaitement à l'aise à Spanish Harlem. — En effet, commandant. La médaille que j'ai trouvée appartient à un certain Lino. Nous avons demandé à la paroisse de nous fournir les registres de baptêmes. Par ailleurs, je pense qu'une de ses amies ou une proche a été agressée sexuellement dans l'enfance. — Qu'est-ce qui vous incite à croire cela ? Elle le lui expliqua de façon concise. — Ces facteurs indiquent que l'individu s'est trouvé pris dans le système à un moment ou à un autre. Il était membre d'un gang : j'ai du mal à croire qu'il n'a purgé aucune peine, que ni ses empreintes ni son ADN ne figurent pas dans les archives. Pourtant nous avons relevé les deux sur le cadavre - et n'avons trouvé aucune correspondance. Whitney soupira. — Les dossiers des mineurs n'ayant jamais été inculpés pour délits graves, et n'ayant par conséquent purgé aucune peine, ont été annulés. Ordonnance de Clémence, 2045. Révoquée en 2046. — Quand bien même, commandant, les empreintes et l'ADN devraient figurer quelque part. — On a carrément effacé les fichiers, lieutenant. Selon moi, votre victime a bénéficié, dans sa jeunesse, de l'ordonnance de Clémence. S'il a esquivé le système par la suite, vous ne trouverez rien chez nous ni par le biais de l'IRCCA. Contrariée, Eve regagna son bureau au pas de charge. Lino avait un nom, et elle était plus que certaine que son assassin le connaissait. Tant qu'elle ne l'aurait pas découvert, il resterait sans étiquette à la morgue. Et quid du véritable Miguel Flores ? Elle devait absolument identifier la victime si elle voulait le retrouver, mort ou vivant. Il était mort, bien sûr, son instinct le lui criait. Mais ce n'en était pas moins important. Plus elle en apprenait sur l'usurpateur, plus elle s'intéressait à l'usurpé. Elle s'arrêta devant le distributeur, grogna. — Toi, ne m'énerve pas ! Elle tapa son code. — Un tube de Pepsi et garde tes informations nutritionnelles pour toi. L'appareil cracha la boisson, puis émit un petit air enjoué. Eve s'éloigna au son du tout dernier jingle de la marque. — Pour un peu, je préférerais mourir de soif, grommela-telle. Elle pivota si vivement qu'elle faillit bousculer le père Lopez. — Oh, pardon ! — C'est ma faute. Je suis un peu perdu, je ne regardais pas devant moi. Je ne suis jamais venu ici. C'est... grand. — Et bruyant et rempli de vauriens. Que puis-je pour vous ?— J'ai les documents que vous m'aviez demandés. — Ah ! Merci. J'aurais pu passer les prendre. Il aurait aussi pu les lui envoyer par courrier électronique, ajouta-t-elle à part soi. — Je... en fait j'avais envie de prendre l'air. Avez-vous un instant ? — Bien sûr. Mon bureau est par ici. Euh... vous voulez quelque chose à boire ? demanda-t-elle en indiquant son soda. Pourvu qu'il refuse ! Elle ne se sentait pas le courage d'affronter deux fois de suite l'automate. — Je prendrais volontiers un café. Je... — J'en ai. Elle le précéda dans la salle commune, où Jenkinson hurlait dans son communicateur : — Écoute-moi bien, espèce de salaud ! Quand j'aurai ma putain d'info, tu auras ton putain de fric ! Est-ce que j'ai l'air de me tourner les pouces, connard ? — Euh... désolée, bredouilla Eve tandis qu'ils pénétraient dans son bureau. Lopez demeura serein. — Vous avez évoqué le bruit et les vauriens. Vous avez oublié le côté « coloré ». — Mouais. Comment voulez-vous votre café ? — Noir, ce sera parfait. Lieutenant... je vous ai apporté les registres des baptêmes. — C'est ce que vous m'avez dit. — Et j'ai l'intention de vous les remettre avant de partir. — Cela me semble logique. — J'agis sans autorisation. Mes supérieurs, enchaîna-t-il alors qu'elle lui tendait une tasse fumante, souhaitent coopérer à l'enquête, mais craignent les... les retours de bâton. Et la publicité. Ils m'ont annoncé qu'ils allaient réfléchir à ma requête, ce qui signifie... — Que vous ne les obtiendrez jamais par ce biais. — Je les ai donc récupérés de ma propre initiative. — Ce qui fait de vous une taupe. Le café vous suffira-t-il en guise de paiement ? Il eut un petit rire. — Oui, merci. J'appréciais... Lino. Énormément. Je respectais son travail, son dynamisme. Il était sous ma responsabilité. Je sens que je ne pourrai pas comprendre ni réagir tant que je ne saurai pas qui il était en réalité et pourquoi il a fait ce qu'il a fait. J'ai des devoirs envers mes paroissiens. Je dois pouvoir répondre à leurs questions : « Sommes-nous mariés ? » « Mon bébé est-il baptisé ? » « Mes péchés sont-ils par-donnés ? » Tout cela parce que cet homme s'est prétendu prêtre. Il s'assit, but une gorgée de café, contempla sa tasse, but de nouveau. Ses joues rosirent. — Jamais je n'ai goûté un café aussi bon. — Parce que c'est du vrai. C'est votre récompense. — Dieu vous bénisse. — Avez-vous déjà vu ceci ? Elle lui montra la copie du tatouage. — Oui. C'est le symbole d'un gang dissous depuis longtemps. Plusieurs de mes paroissiens en étaient membres, ils ont encore le tatouage. Certains en sont fiers, d'autres en ont honte. — Lino en avait un. Il l'a fait enlever avant de venir ici. Le regard de Lopez s'assombrit. — Il était donc originaire du quartier. — Si vous pouviez me communiquer les noms de ces exmembres du groupe... Je vous offrirais un autre café. — Merci mais ma réponse est non, lieutenant. Ceux qui ont vécu cette époque, et ne sont pas en prison, ont pris de l'âge, trouvé un emploi, fondé des familles, construit leur vie. — Mon but n'est pas de revenir là-dessus. Sauf si l'un d'entre eux a tué Lino. — Accordez-moi jusqu'à demain. — Entendu. — Vous pensez que ce Lino était un homme mauvais. Qu'il a peut-être supprimé Flores pour usurper son nom, son existence. Pourtant vous continuez à chercher qui a tué Lino. Je le comprends. Je crois en ces valeurs. Aussi je ferai de mon mieux. Il se leva. — Que faisiez-vous avant de devenir prêtre ? — Je travaillais avec mon père et je boxais. J'ai été professionnel pendant un temps. — Je l'ai lu dans votre biographie. Vous avez gagné souvent. — J'adorais ce sport, l'entraînement, la discipline. Ce que je ressentais quand je montais sur le ring. Je rêvais de grandes villes, de célébrité et de fortune. — Pourquoi avez-vous changé d'avis ? — Une jeune fille. Je l'aimais et elle m'aimait. Elle était belle, et si innocente ! Nous devions nous marier. Je mettais de côté tout ce que je pouvais. Pour que nous puissions fonder un foyer. Un jour, alors que j'étais à l'entraînement, elle revenait à pied de chez ses parents pour m'apporter mon déjeuner en ville. Trois hommes l'ont repérée et enlevée. Nous l'avons cherchée pendant deux jours. Ils l'avaient abandonnée nue au bord de la rivière. Ils l'avaient étranglée après l'avoir violée et battue. — Je suis désolée. — Jamais je n'ai éprouvé une telle haine. Plus encore que le chagrin, je ressentais une rage féroce, la soif de vengeance. Je m'en suis nourri pendant deux ans - ça, avec l'alcool et la drogue. J'ai sombré dans une spirale infernale. On a fini par les retrouver après qu'ils eurent infligé le même sort à une autre jeune fille. J'ai décidé de les tuer. J'ai planifié, comploté, j'en ai rêvé. J'avais le couteau. Je n'aurais probablement jamais pu les approcher suffisamment pour m'en servir, mais ça n'avait aucune importance, j'y croyais. Et ma chère Annamaria m'est apparue. Croyez-vous en ces choses, lieutenant ? Les apparitions, les miracles, la foi ? — Je ne sais pas. En revanche, je suis convaincue qu'y croire donne de la force. — Elle m'a dit que je devais laisser tomber, que c'était un péché de m'égarer pour ce qui n'était déjà plus là. Elle m'a demandé de me rendre seul en pèlerinage à Notre-Dame de San Juan de los Lagos. De faire un dessin de la Vierge Marie - j'avais un petit talent - en guise d'offrande. Elle m'a assuré que c'était là que je trouverais la réponse. — Avez-vous suivi ses conseils ? — Oui. Je l'aimais tant. J'ai marché longtemps, longtemps. Pendant de nombreux mois. Je m'arrêtais ici et là pour travailler, gagner un peu d'argent, manger, dormir, guérir aussi et retrouver la foi. J'ai fait le dessin, mais le visage de la Vierge était celui d'Annamaria. Agenouillé devant l'autel, en larmes, j'ai compris alors que je devais vivre pour Dieu. Je suis retourné à la maison et j'ai économisé de quoi entrer au séminaire. Il m'arrive encore de rêver qu'elle est à mes côtés et que nos enfants dorment paisiblement dans la chambre voisine. Je me demande souvent si c'est une bénédiction de Dieu pour avoir accepté Sa volonté ou une punition pour l'avoir mise en doute. — Que sont devenus ces hommes ? — Ils ont été jugés, condamnés et exécutés. La peine de mort n'avait pas été abolie au Mexique à cette époque. Leur mort n'a pas ressuscité Annamaria, ni l'autre jeune fille, ni celles qui les avaient précédées. — Non. Mais ils n'ont plus jamais tué. Peut-être était-ce aussi la volonté de Dieu. — Je ne saurais dire. Toutefois leur sort ne m'a pas réjoui, avoua-t-il en se levant pour aller poser sa tasse vide près de l'autochef. Vous aussi vous avez tué ? — Oui. — Vous n'en avez retiré aucun plaisir ? — Non. — Je vous procurerai la liste. Ensemble, peut-être réussirons-nous à croiser la justice et la volonté de Dieu sur le même chemin. Peut-être, songea-t-elle une fois seule. Mais tant qu'elle porterait un insigne, la justice passerait en premier. 7 Elle était d'une humeur de chien et le demeura durant tout le trajet jusque chez elle. La vue des hordes de touristes s'égaillant dans la tiédeur printanière de New York tels des poussins affolés ne lui suggéra aucune pensée cynique. Même les panneaux publicitaires animés (cette année, les chaussures devaient mettre en valeur les ongles vernis ; on recommandait particulièrement le port de rehausseurs de fesses) la laissèrent de glace. Elle essaya d'imaginer la ville grouillant de souliers invisibles, d'orteils peints et d'arrière-trains rembourrés, mais cela ne la dérida pas. Les dirigeables qui gênaient la circulation aérienne en beuglant « Soldes ! Soldes ! Soldes ! au centre commercial Skymall » n'atténuèrent en rien son agacement. Incapable de se réjouir du chaos, de la cacophonie, de la folie innée de cette ville qu'elle aimait tant, elle n'éprouva pas, en franchissant le portail du domaine, le bonheur de s'en échapper. D'être enfin à la maison. Que fichait-elle ici ? Pourquoi n'était-elle pas restée au Central, où sa rage aurait pu lui servir ? Elle aurait dû s'enfermer à double tour dans son bureau, se commander un pot entier de café, et s'atteler à la tâche. Aux indices, aux faits, aux aspects tangibles. Quelle mouche l'avait piquée de demander à Lopez ce qu'il avait fait avant d'embrasser la carrière de prêtre ? Aucun intérêt. Aucune importance. Une bande de voyous avait battu, violé et étranglé l'amour de sa vie. Quel rapport avec son enquête ? Zéro. Ce qui comptait, c'était d'identifier la victime. De démasquer l'assassin. À quoi bon s'apitoyer sur le sort d'une pauvre Mexicaine abandonnée morte au bord d'une rivière ? Elle avait déjà l'esprit suffisamment encombré d'horreurs. Elle descendit de son véhicule, claqua violemment la portière et pénétra dans la maison. Summerset n'eut droit qu'à un grognement. — Foutez-moi la paix, lâcha-t-elle avant qu'il ait le temps d'ouvrir la bouche. Elle fonça dans l'ascenseur. Une bonne séance de gym la remettrait d'aplomb. Dans le hall, Summerset se contenta de hausser les sourcils à l'adresse de Galahad, puis décrocha l'interphone pour contacter Connors à l'étage. — Quelque chose tracasse le lieutenant - plus que de coutume. Elle est descendue à la salle de sport. — Je m'en occupe. Merci. Il lui accorda une heure de tranquillité tout en la surveillant une ou deux fois sur l'écran interne. Elle avait attaqué par la course virtuelle et Connors ne fut pas sans remarquer qu'elle avait opté pour les rues de New York plutôt que sa plage préférée. Puis elle souleva quelques poids, histoire de transpirer un bon coup. Connors fut vaguement déçu qu'elle ne branche pas le droïde boxeur pour le battre à plate couture. Lorsqu'elle se dirigea vers la piscine il mit son ordinateur en veille. Lorsqu'il la rejoignit, elle était déjà sortie du bassin et se séchait. Mauvais signe, décidat-il. Nager la détendait et elle avait tendance à multiplier les longueurs. Toutefois, il afficha un sourire. — Comment vas-tu ? — Pas trop mal. Je ne savais pas que tu étais là. Elle enfila un peignoir. — J'ai voulu me défouler avant de reprendre le boulot. Il lui prit la main, la porta à ses lèvres. Comme toujours, le baromètre de Summerset était précis. Quelque chose tracassait le lieutenant. — J'en ai pour deux heures, dit-elle. Il opina, l'entraîna vers l'ascenseur. — Sale affaire. — Comme souvent. Il l'observa tandis qu'ils montaient jusqu'à leur chambre. — Je ne sais même pas qui était la victime. — Ce n'est pas la première fois, remarqua-t-il. — Non. Une fois dans la chambre, il se contenta d'ouvrir le panneau mural sans mot dire et de sélectionner une bouteille de vin pendant qu'elle enfilait un pantalon et un chemisier. — Je prendrai du café. Connors posa le verre d'Eve, but une gorgée du sien. — Et je ne mangerai qu'un sandwich. J'ai des données à croiser. — Parfait. Tu auras ton café, ton sandwich, tes recoupements. Dès que tu m'auras expliqué ce qui ne va pas. — Je viens de te dire que c'est une sale affaire. — Tu as connu bien pire. Tu crois que je ne vois pas que tu es nouée à l'intérieur ? Que s'est-il passé aujourd'hui ? — Rien. Elle passa machinalement la main dans ses cheveux ébouriffés qu'elle n'avait même pas pris la peine de sécher. — Nous avons eu la confirmation que la victime n'était pas Flores, suivi une piste qui n'a mené nulle part, et deux ou trois autres qui pourraient nous être utiles. Elle s'empara du vin dont elle n'avait pas voulu, but en arpentant la pièce. — Nous avons passé un temps fou à interroger des gens qui travaillaient ou connaissaient la victime, et observé toute une palette de réactions quand je leur ai annoncé que Flores n'était pas Flores et qu'il n'était pas prêtre. — Ce n'est pas ça. Quoi d'autre ? — Rien. — Bien sûr que si. Il s'adossa nonchalamment contre la commode. — Cesse de jouer les martyres et parle. — Si tu me fichais la paix pour une fois ? La titiller était un raccourci pour en venir au fait. Il ébaucha un sourire. — Quand ma femme n'est pas bien, je veux savoir pourquoi. Elle le fusilla du regard. — Garde tes « ma femme » pour toi. Je suis flic. J'ai une enquête sur les bras. Une enquête avec laquelle, une fois n'est pas coutume, tu n'as rien à voir. Alors dégage. — Non. Elle posa son verre bruyamment et se rua vers la porte. Quand il lui barra le chemin, elle ferma les poings. — Vas-y, l'encouragea-t-il d'un ton amusé. Frappe-moi. — Je ne sais pas ce qui me retient. Tu fais obstruction à la justice, camarade. Il se pencha vers elle. — Arrête-moi, suggéra-t-il d'un air de défi. — Il ne s'agit pas de toi, bordel ! Alors débarrasse le plancher. — Non. Il lui saisit le menton, l'embrassa sur les lèvres. S'écarta. — Je t'aime. Elle lui tourna le dos, mais il avait eu le temps de voir la fureur et la frustration sur son visage. — Garde tes coups bas pour toi. — Tu as raison. Je suis un salaud. Elle se frotta le visage, lissa ses cheveux encore humides. Flanqua un coup de pied dans la commode. Connors alla récupérer son verre et le lui tendit. — Ça n'a aucun rapport avec l'affaire, d'accord ? lança-telle. Je suis énervée, c'est tout. Elle avala une gorgée de vin, le dévisagea. — D'accord. Nous avons vérifié une information. Elle lui raconta l'incident concernant Solas. — Du coup, je me dis que ce Lino, quel qu'il soit, a très bien pu tuer Flores. De sang-froid, pourquoi pas ? C'était un meurtrier. — Tu en as la certitude ? — Il appartenait aux Soldados. Des voyous d'El Barrio. Il portait le tatouage et l'a fait enlever avant d'assumer sa nouvelle identité. Ce gang a sévi avant les Guerres Urbaines, et d'après son tatouage, il n'était pas le dernier maillon de la chaîne. Il arborait le X d'une mise à mort. Il a donc tué au moins une fois. — C'est plus dur quand la victime a elle-même fait des victimes, n'est-ce pas ? — Possible. Mais au moins, il est intervenu pour sauver cette petite. Il a tabassé Solas et protégé la gosse quand personne n'avait eu le cran d'intervenir. Il a réussi à l'éloigner de son bourreau. « Personne n'est venu à ton secours, songea Connors. Personne ne t'a mise à l'abri. Jusqu'à ce que tu t'en charges toi-même. » — Nous sommes donc allées voir la mère, histoire de se rendre compte si elle ou son violeur de mari avaient pu supprimer Lino. Eve fourra les mains dans les poches de son pantalon et erra à travers la chambre. — Ce ne peut pas être elle. Je m'en suis rendu compte à l'instant où je lui ai serré la main. Elle était affolée à l'idée que son salopard d'époux soit sorti de Rikers. J'ai eu envie de la gifler. Eve s'immobilisa, paupières closes. — Une gifle, c'est plus humiliant qu'un coup de poing. J'ai eu envie de la gifler et je l'ai fait - du moins verbalement. Connors demeura silencieux. — Elle était là, bon Dieu ! enchaîna Eve d'une voix où le désespoir le disputait à l'amertume. Elle était présente quand ce fumier violait sa gamine, encore et encore. Qu'elle-même se soit laissé frapper, c'est son problème, mais qu'elle n'ait pas tenté de secourir sa propre fille ! Rien, pas un foutu geste ! Comment peut-on ne pas savoir, ne rien voir ? Ça me dépasse ! — D'aucuns refusent d'admettre ce qui leur semble insupportable, risqua Connors. — Ce n'est pas une excuse. — En effet. — Et je sais que c'est très différent de ce que j'ai subi. Ma mère me haïssait. C'est l'une des rares choses dont je me souvienne à son sujet. Si elle avait été là lorsqu'il me violait, elle s'en serait moquée. Ce n'est pas pareil, mais... Elle se tut, pressa les doigts sur ses yeux. — Ton passé te revient en bloc, acheva Connors à sa place. — Je suppose que oui. — Et tu estimes que le sort de cette fillette est d'autant plus tragique que quelqu'un était là et aurait pu s'interposer. — Oui. Elle laissa retomber ses bras le long de son corps. — Je me suis surprise à haïr cette pauvre femme pitoyable, terrifiée, et à défendre un mort dont je soupçonne - pardon, dont je sais - qu'il était un meurtrier. — Reconnaître qu'il a sauvé cette famille ne signifie pas que tu excuses le reste, Eve. Légèrement calmée, elle reprit son verre. — Ça m'a ébranlée. Plus tard, le prêtre est revenu me voir. Le vrai. Lopez. Il m'intrigue. — Tu le soupçonnes ? — Non, non. C'est un type intéressant... captivant... Il me fait penser à toi. — À moi ? s'exclama Connors, sidéré. — Il sait exactement qui il est, ce qu'il est, et il l'accepte. Il est coriace et il a le don de vous cerner en un clin d'œil. Lino l'a complètement dupé et il ne s'en remet pas. Il assume ses responsabilités et n'a pas hésité à enfreindre les règles pour faire ce qui lui semblait juste. — Tout ça ? — Oui. Il m'a apporté les renseignements dont j'avais besoin alors que ses supérieurs voulaient laisser traîner les choses. Il a suivi son propre code. Puis je lui ai demandé - je ne sais pas pourquoi - ce qu'il avait fait avant de devenir prêtre. Elle s'assit pour lui raconter l'histoire de Lopez et d'Annamaria. — Une fois de plus, tu as pensé à toi autrefois. Et à Marlena, ajouta Connors, faisant allusion à la fille de Summerset. — Seigneur ! La tête d'Eve bourdonnait de souvenirs, de cauchemars. — Je me suis revue, la toute dernière fois, quand il m'a fracturé le bras, quand j'ai perdu la tête et que je l'ai poignardé. J'ai imaginé Marlena le jour où ces hommes l'ont violée, torturée, et tuée alors que c'est toi qu'ils visaient. Elle essuya ses larmes, mais elles continuèrent à couler. — Pendant qu'il parlait d'apparitions et de miracles, je me disais : Et avant ? L'horreur, les souffrances, l'impuissance ? Je ne suis pas morte, je les ressens toujours. Faut-il mourir pour connaître la paix ? . Sa voix se brisa et le cœur de Connors se serra. — Sur ce, il me demande s'il m'est arrivé de tuer. Il connaît la réponse puisqu'il m'a déjà posé la question. Mais il veut savoir si j'en ai retiré du plaisir. Machinalement, je réponds que non. Tout à coup, je m'interroge : Et cette nuit-là ? Quand j'avais huit ans et que je lui ai enfoncé un couteau dans la poitrine, encore et encore, en ai-je éprouvé une certaine jouissance ? — Non, trancha Connors en venant s'asseoir près d'elle et en lui prenant les mains. 'Tu le sais pertinemment. Tu l'as tué pour sauver ta peau. Ni plus ni moins. Il effleura son front d'un baiser. — Ce que tu aimerais savoir, c'est si j'ai pris mon pied a tuer les salopards qui avaient assassiné Marlena. — C'est toi qu'ils visaient à travers elle. Personne ne l'a défendue. Sauf toi. — Le problème n'est pas là. — Le flic en moi ne peut admettre qu'un homme contourne la loi pour pourchasser et exécuter des assassins. Mais la victime en moi comprend, et pense que c'était l'unique manière de rendre justice à cette jeune fille innocente. — Cependant, tu te refuses à me poser la question qui te taraude. As-tu peur de ne pas supporter la réponse ? Préfères-tu rester dans l'ignorance ? Elle exhala bruyamment. — Rien de ce que tu me diras ne changera mes sentiments pour toi. Rien. Donc, oui, je te pose la question : as-tu éprouvé du plaisir quand tu les as abattus ? Il la regarda droit dans les yeux. — J'aurais voulu me réjouir de leur mort - de leur souffrance, de leur fin. J'y ai renoncé. J'avais fait ce que j'avais à faire. Il ne s'agissait pas d'une vengeance, mais d'un devoir à accomplir. Tu comprends ? — Oui, murmura-t-elle en appuyant son front contre le sien. Je ne sais pas pourquoi je me laisse ainsi happer dans une histoire. — Tu es ainsi, fit-il en lui caressant les cheveux. Un bon flic, une femme compliquée, et une emmerdeuse. Elle eut un petit rire. — C'est sans doute vrai. À propos... moi aussi je t'aime. — Alors prends un antalgique pour ta migraine et accepte de manger un repas convenable. — D'accord. Ils dînèrent là où ils avaient partagé leur petit déjeuner, dans le coin salon de leur chambre. Parce qu'elle s'était défoulée sur lui, Eve trouva juste de le tenir au courant de l'évolution de l'enquête. D'autant qu'il avait programmé des cheeseburgers, comme un adulte qui offre un bonbon à un enfant malheureux. Pour la réconforter. — Les membres des gangs irlandais se font-ils tatouer ? demanda-t-elle. — Bien sûr. En tout cas à l'époque où j'arpentais les rues. Elle inclina la tête. — Je connais ta peau par cœur. Tu n'as jamais cédé à cette mode. — En effet. Cela dit, avec mes camarades et associés, nous n'avons jamais formé un groupe organisé. Trop compliqué selon moi, et ça vous oblige constamment à défendre votre territoire comme si c'était une terre sacrée. Quant aux tatouages, même effacés, ils demeurent une marque d'identification. À éviter, pour un jeune et ambitieux homme d'affaires doté d'un minimum de cervelle. — Ce qui explique que Lino se soit débarrassé du sien. Les traces qui subsistent sont à peine visibles à l'œil nu, et pas du tout si l'on jette un vague coup d'œil. Et si quelqu'un l'avait remarqué, il était toujours possible d'évoquer une erreur de jeunesse. — Mais c'est un détail qui pourra t'aider à l'identifier. — Ce que je dois découvrir, c'est depuis combien de temps il a quitté son territoire et pourquoi il a été forcé d'assumer une nouvelle identité pour y revenir. J'en déduis qu'il a commis un acte répréhensible après la révocation de l'ordonnance de Clémence ou après sa majorité. — Tu penses qu'il a tué Flores. — Ça doit dater d'avant cela. D'après ce que nous savons, Flores est parti dans l'Ouest. Pourquoi Lino a-t-il pris cette direction ? Dans la mesure où je suis convaincue que Lino n'avait nullement l'intention de rester prêtre jusqu'à la fin de ses jours, il doit y avoir une explication à cette démarche. — Un enjeu, proposa Connors. — Argent, bijoux, stupéfiants... cela devait représenter suffisamment d'argent pour que l'ex-voyou de Spanish Harlem ait pu s'offrir une chirurgie plastique du visage et des faux papiers de qualité. Suffisamment aussi pour lui permettre de se cacher un bout de temps, soit pour sauver sa peau, soit parce qu'il attendait de récupérer le reste du magot. Elle étrécit les yeux. — Il faut que je recense les arnaques, escroqueries, cambriolages et autres deals de drogue sur les six à neuf dernières années. Et que je lance une recherche sur les registres de baptêmes. J'aurais besoin d'un flic qui œuvrait sur le secteur du temps où Lino était un membre actif des Soldados. Quelqu'un qui se souviendrait de lui, qui pourrait me le dépeindre. — Veux-tu que je me charge de la première tâche ? Tu connais mon faible pour les arnaques, escroqueries, cambriolages et autres deals de drogue. Je te rappelle que je me suis occupé du repas. Je mérite bien une petite récompense. — Mouais... J'ai été vraiment odieuse, tout à l'heure ? — J'ai connu pire, ma chérie. Elle s'esclaffa, lui tendit la main. — Merci. Dans les coulisses du Clinton Theater récemment rénové, Jimmy Jay Jenkins, créateur de l'Église des Lumières éternelles, se préparait à accueillir son troupeau. Il avala une rasade de vodka, puis mâcha deux chewing-gums à la menthe pendant que les haut-parleurs dans sa loge diffusaient les chœurs des Lumières éternelles. Jenkins était un colosse amateur de bonne chère ; il avait une prédilection pour les costumes blancs - il en possédait vingt-six, taillés sur mesure, et les portait avec un nœud papillon et des bretelles assorties de couleurs variées ; il aimait Jolene, son épouse depuis trente-huit ans ; leurs trois enfants et cinq petits-enfants ; ses lampées d'alcool fort en douce ; sa maîtresse Ulla ; et prêcher la parole sacrée de Dieu. Pas forcément dans cet ordre. Il avait fondé son Église presque trente-cinq ans auparavant, à la sueur de son front, et grâce à son charisme, son talent d'animateur et une foi inébranlable. Si les rassemblements des débuts avaient eu lieu dans des tentes en pleine campagne, il était aujourd'hui à la tête d'un véritable empire. Il vivait comme un roi et exhortait les foules avec fougue. Comme on frappait à la porte, Jimmy Jay rajusta son nœud papillon devant la glace, lissa sa chevelure blanche. — Entrez ! — Cinq minutes, Jimmy Jay. Ce dernier eut un large sourire. — Je suis prêt. Quelle est la jauge, Billy ? Son manager, un homme mince aux cheveux de jais, pénétra dans la loge. — On est à guichets fermés. On va récolter plus de cinq millions de dollars, sans compter les offrandes et donations. — Une sacrée somme. Sans cesser de sourire, Jimmy Jay pointa le doigt sur son manager. — Faisons en sorte que ça vaille le coup, Billy. Allons sauver quelques âmes. Il était sincère. Il était convaincu de pouvoir - et d'avoir - secouru des milliers d'âmes depuis qu'il avait quitté Little Yazzo dans le Mississippi. Et il était persuadé que son style de vie, les diamants étincelant à chacun de ses doigts étaient la juste récompense de ses efforts. Il convenait volontiers qu'il était un pécheur : la vodka, ses frasques sexuelles...*mais il croyait par ailleurs que Dieu seul pouvait se vanter d'être parfait. Il sourit tandis que les chœurs des Lumières éternelles achevaient leur chant sous un tonnerre d'applaudissements et adressa un clin d'œil à son épouse en coulisses côté cour. Elle entrerait en même temps que lui. Elle le rejoindrait au milieu de la scène et le rideau de fond se lèverait pour que les fidèles aux balcons puissent les voir sur un écran géant. Sa Jolene chérie prendrait sa part des feux de la rampe : elle scintillerait comme un ange. Ils accueilleraient la foule ensemble et elle chanterait son solo Je marche dans Sa Lumière. Il lui baiserait la main - les spectateurs adoraient cela -, puis elle regagnerait les coulisses et il se mettrait au travail. Sa Jolene était magnifique. Ils commencèrent le rituel qui avait traversé les décennies, sa robe rose chatoyant, son regard pétillant. Ses cheveux étaient une montagne d'or aussi brillant que son trio de colliers. Elle avait une voix aussi riche et pure que les joyaux incrustés dans ses parures. Comme chaque fois, sa performance fit monter les larmes aux yeux et lui valut les acclamations du public. Son parfum satura ses sens tandis qu'il effleurait sa main des lèvres, puis la regardait s'éloigner. Après quoi, il se tourna vers l'assistance et attendit que le silence se fasse. Derrière lui, l'écran s'illumina. L'épée de Dieu transperça des nuages bordés d'or. Un cri d'admiration parcourut la salle. — Nous sommes tous des pécheurs ! Il commença doucement, d'une voix posée. Une prière. Petit à petit, il amplifia le volume, le ton, l'énergie tout en marquant les pauses indispensables pour les ovations, alléluia et amen. Son visage ruisselait de transpiration. Il l'essuya avec un mouchoir assorti à son nœud papillon. Toutes ces âmes, songea-t-il. Il les sentait s'éclairer, s'élever, se déployer. Il s'empara de la troisième des sept bouteilles d'eau (chacune agrémentée d'un soupçon de vodka) qu'il consommerait au cours de la soirée. Il en but la moitié d'un trait. — Vous récolterez ce que vous aurez semé, dit le Livre Saint. Dites-le-moi, dites-le à notre Dieu Tout-Puissant : allez-vous semer les péchés ou allez-vous sem... Il toussa, agita la main, tira sur son nœud papillon. Il s'étouffa, le corps saisi de convulsions, puis s'affaissa. Poussant un cri strident, Jolene se rua vers lui sur ses escarpins scintillants. — Jimmy Jay ! Oh, Jimmy Jay ! hurla-t-elle tandis que la foule se répandait en gémissements et en lamentations. Devant le regard vide de son mari elle eut un étour-dissement. Elle s'effondra sur lui, leurs corps formant une croix blanche et rose sur le sol. Eve avait réduit à douze la liste de bébés de sexe masculin baptisés à Saint-Cristobal dont l'âge correspondait à peu près à celui de la victime, et dont Lino était le premier ou le deuxième prénom. Cinq autres se situaient en dehors de la période déterminée. — Ordinateur, lancer une recherche sur chacun des noms affichés. Chercher et... Pause ! Un juron lui échappa tandis que son communica-teur bipait. — Dallas, aboya-t-elle. — Central à Dallas, lieutenant Eve. Rendez-vous immédiatement à Madison Square Garden, au Clinton Theater. Suspicion d'homicide par empoisonnement. — Bien reçu. La victime a-t-elle été identifiée ? — Affirmatif. Il s'agit de Jenkins, James Jay. Vous êtes chargée de l'enquête. Nous alertons Peabody, inspecteur Délia. — J'arrive, fit-elle avant de couper la communication. C'est curieux, ce nom ne m'est pas inconnu. — C'est le fondateur de l'Église de la lumière perpétuelle. Non, pardon, des Lumières éternelles, lança Connors depuis le seuil de la pièce. — Encore un prêtre ! — Pas exactement mais c'est du pareil au même. — Et merde. Elle regarda son travail, ses notes, ses fichiers. S'était-elle complètement trompée de direction ? — Il faut que j'y aille. — Si je t'accompagnais ? Elle faillit refuser, lui demander de rester et de poursuivre ses propres recherches. Elle se ravisa : à quoi bon, si elle était aux trousses d'un tueur d'hommes de Dieu ? — Bonne idée. Ordinateur, reprendre la tâche et sauvegarder les données. Requête entendue... Recherche en cours — Tu es en train de te dire que tu t'es plantée, s'enquit Connors comme ils se dirigeaient vers la porte. — Je suis en train de me dire que si ce type a avalé du cyanure de potassium ce n'est pas une coïncidence. Ça n'a aucun sens ! Aucun sens ! Elle secoua la tête, s'obligea à se calmer. Elle devait à tout prix prendre du recul avant de pénétrer sur la scène du crime. Elle fit un détour par la chambre, se changea rapidement, fixa son holster. — Il fait frais ce soir, observa Connors en lui tendant un blouson de cuir. Jusqu'ici, je n'ai rien trouvé d'intéressant pour toi. Du moins, ajouta-t-il, rien dont je ne sois déjà personnellement au courant. Elle le fixa sans mot dire. — Tu m'as demandé de remonter un certain nombre d'années en arrière, lui rappela-t-il. A cette époque, je trempais encore dans diverses affaires louches. — Oublions-les, lâcha-t-elle. Sois gentil, prends le volant. Je veux me renseigner sur la victime en cours de route. 8 Une section entière d'uniformes s'efforçait de maintenir la foule des badauds derrière les barricades érigées autour du Clinton Theater. Deux hivers auparavant, le groupe terroriste Cassandra avait fait sauter un morceau du bâtiment, provoquant des ravages. Apparemment, la mort d'un évangéliste. suscitait presque autant d'hystérie et de chaos. Eve brandit son insigne tout en se frayant un passage à coups d'épaules. — Il m'accompagne, dit-elle à l'un des agents en indiquant Connors. — Laissez-moi vous conduire sur la scène de crime, lieutenant. Eve accepta l'offre de la femme flic aux boucles rousses. — Que savez-vous ? — Le premier officier arrivé sur les lieux est à l'intérieur mais il paraît que la victime prêchait devant une salle comble, a bu de l'eau d'une bouteille qui était sur la scène, et est tombée raide morte. En passant, l'agent désigna les affiches montrant un homme corpulent aux cheveux d'un blanc aussi éclatant que celui de son costume. — Jimmy Jay, évangéliste vedette. Le périmètre a été sécurisé rapidement. L'un de ses gardes du corps était autrefois des nôtres. C'est lui qui s'en est chargé. La femme flic s'arrêta sur le'seuil d'une double porte gardée par des uniformes. — C'est là, dit-elle. Si vous n'avez besoin de rien, je vais regagner mon poste. — Merci. Toutes les lumières, tous les projecteurs étaient allumés. Malgré cela l'air était glacial et Eve ne regretta pas d'avoir mis un blouson. — Pourquoi fait-il si froid ? L'un des uniformes haussa les épaules. — Il y avait tellement de monde qu'ils ont dû baisser le thermostat pour compenser. Vous voulez que je leur demande de remonter le chauffage ? — Oui. Des odeurs de sueur et de parfum, de sodas trop sucrés et de friandises répandues entre les rangs imprégnaient l'atmosphère. D'autres uniformes et les premiers techniciens fouillaient entre les sièges, dans les allées et sur la scène. Le cadavre gisait en plein milieu, l'écran géant derrière lui affichant l'image figée d'un éclair zébrant un ciel de tempête. Eve accrocha son insigne à sa ceinture et s'empara de son kit de terrain que Connors lui avait porté jusque-là. — Salle comble. Comme pour les obsèques d'Ortiz. Même idée à une échelle plus réduite. Un prêtre, un prêcheur supprimés devant les fidèles. — Même meurtrier, à moins que ce ne soit un imitateur. Elle opina, scrutant les alentours tout en marchant. — La question peut se poser. Mais je ne me la poserai qu'une fois la cause du décès établie. Il a très bien pu succomber à une hémorragie cérébrale ou à une crise cardiaque. Il était en surpoids. Convaincre une assistance de cette ampleur exige une énergie folle. On meurt encore de causes naturelles. Mais pas Jimmy Jay Jenkins, songea-t-elle en grimpant sur la scène. — Qui est arrivé en premier ? interrogea-t-elle. Deux officiers s'avancèrent vers elle. — Lieutenant. Elle leva l'index pour leur signaler qu'elle serait à eux dans un instant et porta le regard sur un homme aux cheveux grisonnants vêtu d'un costume sombre. Ex-flic, décida-telle. — Vous êtes le garde du corps ? — En effet. Clyde Attkins. — Vous avez appartenu à la police ? — Pendant trente ans, à Atlanta. — Votre grade ? — Quand j'ai rendu mon insigne, j'étais sergent. Il avait la tête de l'emploi. — Ça ne vous ennuie pas de me résumer les faits ? — Pas du tout. On approchait de la mi-temps. — La mi-temps ? — En général, Jimmy Jay prêchait pendant environ une heure, puis les chanteurs revenaient, et il en profitait pour aller changer de chemise - celle qu'il portait était trempée. Après l'entracte, il reprenait de plus belle. Il restait une dizaine de minutes quand il a été pris de convulsions. Attkins serra visiblement les mâchoires. — Il a bu de l'eau et il s'est effondré. — Dans une de ces bouteilles ? — Dans celle qui n'a pas été rebouchée. Il a bu, il l'a posée, il a prononcé quelques mots. Il a toussé, il s'est étranglé, il a agrippé son col, son nœud papillon... et il est tombé. Sa femme Jolene s'est précipitée vers lui avant moi, et quand elle l'a vu, elle s'est évanouie. J'ai sécurisé le périmètre aussi vite que possible, mais il y a eu un tumulte indescriptible pendant plusieurs minutes. Certaines personnes ont tenté de grimper sur la scène et nous avons dû les repousser. D'autres se ruaient vers les sorties de secours ou tombaient dans les pommes. — La pagaille. — Exactement. À vrai dire, personne ne savait exactement ce qui s'était passé. Là-dessus, les filles - celles de Jimmy Jay et de Jolene - se sont précipitées vers leurs parents. Le corps a été déplacé d'autant que l'une d'entre elles - Josie - a voulu pratiquer le bouche-à-bouche sur son père pour le ranimer avant que je puisse l'en empêcher. — 'Bien. Ces bouteilles d'eau ont-elles été manipulées ? — Non, lieutenant. Je m'en suis assuré personnellement. Les gars de la sécurité ont eu un mal fou à maîtriser les spectateurs et le personnel, mais ils ont réussi à bloquer l'accès à la scène au plus vite. — J'apprécie votre diligence, monsieur Attkins. Pouvez-vous rester dans les parages ? — Naturellement. Il baissa les yeux sur le corps. — C'est une tragédie. Je patienterai aussi longtemps qu'il le faudra. Eve sortit une bombe de Seal-It de sa mallette, s'en enduisit les mains et les bottines. Puis elle se dirigea vers la table, attrapa la bouteille d'eau débouchée, et la renifla. Elle fronça les sourcils, renifla de nouveau. — Il n'y a pas que de l'eau là-dedans. Je n'arrive pas à mettre le doigt sur ce que c'est, mais... — Tu permets ? intervint Connors en la rejoignant. Eve haussa les épaules et tendit la bouteille pour qu'il la renifle à son tour. — Je pense que c'est de la vodka, dit-il. — De la vodka ? Eve jeta un coup d'œil à Clyde. À son expression, elle devina que Connors avait raison. — Pouvez-vous le confirmer ? — Oui, lieutenant. Jimmy Jay ajoutait une dose de vodka à son eau. Il prétendait que ça le maintenait en forme. C'était un homme bon, lieutenant, un véritable serviteur de Dieu. Je serais navré que cette révélation vienne ternir son image. — Si ce n'est pas un élément significatif, personne n'en saura rien. Qui était chargé d'ajouter l'alcool ? — Une de ses filles, le plus souvent. Ou moi, si elles étaient débordées. Ou Billy, son manager. — Ce qui explique que tous les bouchons soient descellés. Où est la bouteille de vodka ? — Dans sa loge. L'un de vos hommes l'a fermée à clé. Elle retourna auprès du corps, s'accroupit. Les joues étaient très rouges, les yeux injectés de sang. Jimmy Jay s'était écorché le cou en agrippant son col. Il sentait la vodka et la sueur. Et une vague odeur d'amandes. Eve se détourna pour ouvrir son kit, et découvrit Peabody et son compagnon blond qui se hâtaient vers la scène. — Je n'ai pas convoqué la DDE. — Nous étions de sortie avec Callendar et sa dernière conquête, expliqua Peabody. C'est bien le Jimmy Jay? — A priori, oui. Relevez les empreintes pour confirmation, déterminez l'heure du décès pour le rapport. Eve contempla McNab et le feu d'artifice de jaune et d'orange ornant son T-shirt violet. Il portait des aérobaskets vert pomme assorties à la ceinture qui empêchait son pantalon orange de glisser sur ses hanches osseuses. En dépit de l'excentricité de sa tenue et de la demi-douzaine d'anneaux ornant le lobe de son oreille gauche, c'était un bon flic. Et puisqu'il était là, autant qu'il se rende utile. — Vous avez votre magnéto, inspecteur ? — Je ne me déplace jamais sans. — Monsieur Attkins, j'aimerais que vous alliez vous asseoir dans la salle. L'inspecteur McNab va prendre votre déposition. Merci de votre aide. Elle pivota vers l'un des premiers uniformes arrivés sur les lieux. — Où est l'épouse de la victime ? — Dans sa loge, lieutenant. Je vous y conduis. — Dans un instant. Peabody, quand vous aurez terminé, faites transporter le corps à la morgue et contactez Morris. Il me faut la cause du décès au plus vite. Mettez la bouteille ouverte et-son bouchon dans un sac à part. Expédiez le tout au labo et demandez une analyse en priorité. La victime avait trois filles. Elles sont ici. Vous vous occuperez d'elles. Je me charge de l'épouse et du manager. McNab interrogera les gars de la sécurité. — C'est noté. Eve se tourna vers Connors. — Tu peux rentrer à la maison. — Pourquoi faire ? — Alors trouve-toi un endroit tranquille et confortable. Je te confie mon ordinateur. Épluche le passé du défunt. J'ai déjà lancé une recherche initiale. — Je préfère me servir du mien. — J'ai commencé sur le mien. Il poussa un soupir, prit l'ordinateur qu'elle lui tendait, pianota un instant. — C'est bon, j'ai tout récupéré. Tu veux que je cherche quelque chose en particulier ? — Ce serait génial si tu découvrais un lien entre Jimmy Jay et un dénommé Lino de Spanish Harlem. Sinon... Elle jeta un regard circulaire. — Dieu est un business lucratif, pas vrai ? Tâche de savoir combien empoche Jimmy Jay et qui touche quoi. Merci. Officier ? Elle emboîta le pas à l'uniforme, qui se faufila dans les coulisses. — Où est la loge de la victime ? — De l'autre côté. — Ah bon ? Il haussa les épaules. — Madame a eu une crise d'hystérie. Il a fallu appeler les secouristes. Une collègue est avec elle. Le médecin lui a donné un léger calmant, mais... Les mots moururent sur ses lèvres tandis que des hurlements retentissaient. — Ça n'a pas servi à grand-chose, conclut-il. — Épatant. Eve s'immobilisa devant la porte, carra les épaules, entra. Elle chancela presque. Tout ce rose ! On aurait dit qu'un camion de barbe à papa avait explosé sur place et elle en éprouva aussitôt un mal de dents imaginaire. Mme Jenkins était affublée d'une robe rose à jupe bouffante qui, telle une montagne de bonbons, gonfla tandis qu'elle se levait de sa chaise. Sa chevelure d'un or étincelant cascadait en désordre autour de son visage qui disparaissait sous des kilos de fond de teint striés de noir, de rouge, de rose et de bleu. L'espace d'un instant, Eve eut l'impression que Jolene s'était arraché les cheveux de désespoir. Puis elle se rendit compte que les touffes jonchant le sol n'étaient que des extensions. La femme flic gratifia Eve d'un regard à la fois las et cynique, soulagé et amusé. Son message était clair : Je vous en supplie, libérez-moi... — Lieutenant ? fit-elle. Agent McKlinton. — Prenez une pause. Je vais m'entretenir avec Mme Jenkins. — Bien, lieutenant. McKlinton se dirigea vers la sortie en marmonnant : — Bonne chance. — Madame Jenkins, attaqua Eve. Jolene poussa un beuglement et se cacha la figure derrière un bras. À en juger par l'état de son maquillage, ce n'était pas la première fois. — Je suis le lieutenant Dallas, poursuivit Eve en ignorant ses cris et ses pleurs. Je sais que vous traversez un moment difficile et je vous présente mes sincères condoléances, mais... — Où est mon Jimmy Jay ? Où est mon mari ? Où sont mes bébés ? Où sont nos filles ? — Arrêtez-vous. Eve se planta devant elle et la saisit par les épaules. — Arrêtez-vous ou je m'en vais. Si vous voulez que je vous aide, vous devez vous calmer. Sur-le-champ. — Comment pouvez-vous m'aider ? Mon mari est mort. Seul Dieu peut faire quelque chose pour lui désormais. Pourquoi ? Pourquoi Dieu me l'a-t-il enlevé ? Je ne comprends pas. Je n'ai pas la force de continuer sans lui ! — Très bien. Asseyez-vous et apitoyez-vous sur votre sort. Eve fit demi-tour. Elle avait traversé la moitié de la loge quand Jolene la rappela : — Attendez ! Attendez ! Ne me laissez pas seule. On m'a enlevé mon mari, mon partenaire dans la vie et dans la lumière éternelle. Ayez pitié ! — Je compatis, mais j'ai un boulot à faire. Souhaitez-vous savoir comment, pourquoi et qui est responsable de ce crime ? — Je souhaite que ce ne soit jamais arrivé. — Malheureusement c'est impossible. Voulez-vous m'aider à démasquer le coupable ? — Seul Dieu a le droit de prendre ou de donner la vie. — Dites cela à tous ceux qui, rien que dans cette ville, sont assassinés par un autre être humain chaque semaine. Croyez ce que vous voulez, madame Jenkins, mais ce n'est pas Dieu qui a mis du poison dans cette bouteille d'eau. — Du poison. Du poison. Jolene plaqua la main sur son cœur. — Nous attendons la confirmation du médecin légiste mais, oui, je suis convaincue que votre époux a été empoisonné. Voulez-vous que je découvre par qui ou préférez-vous vous contenter de prier ? — Ne blasphémez pas ! Un frisson parcourut Jolene, qui ferma les yeux. — Je veux que vous le découvriez, reprit-elle. Si quelqu'un s'en est pris à mon Jimmy, je veux savoir qui c'est. Êtes-vous chrétienne, mademoiselle ? — Lieutenant. Je suis flic, et c'est tout ce qui compte. À présent racontez-moi ce qui s'est passé, ce que vous avez vu. Entre deux hoquets, Jolene rapporta ce qui était quasiment la même version des faits que celle d'Attkins. — Je me suis précipitée sur la scène. J'ai pensé : « Seigneur Tout-Puissant, aidez mon Jimmy ! » Et là, j'ai vu... ses yeux... ils étaient grands ouverts, fixes, il y avait du sang sur sa gorge. Il paraît que je me suis évanouie, mais je n'en ai aucun souvenir. Je me rappelle avoir eu la nausée, un vertige. Quelqu'un m'a soulevée. Je crois que j'ai dû perdre les pédales. Ils... C'est un policier et Billy, il me semble, qui m'ont amenée ici. Puis quelqu'un d'autre m'a donné un sédatif. Mais ça n'a servi à rien. — Votre mari avait-il des ennemis ? — Comme tout homme qui a du pouvoir. Tout le monde n'a pas envie d'entendre la parole de Dieu. Mon Jimmy a un garde du corps, Clyde. — Pouvez-vous être plus précise ? — Je ne sais pas. Je ne sais pas. — Il a dû accumuler une jolie fortune au fil du temps. — Il a bâti cette Église, il s'y est entièrement dévoué. Il donne tellement plus qu'il ne prend. Oui, ajouta-t-elle avec raideur, nous avons un train de vie confortable. — Que va devenir l'organisation maintenant ? — Je... je... Elle pressa la main sur ses lèvres. — Il avait pris des mesures pour que tout continue après son trépas. Il tenait à ce que nous ne manquions de rien s'il partait avant nous. Je ne suis pas au courant des détails. J'essaie de ne pas y penser. — Qui a préparé les bouteilles d'eau ce soir ? — L'une de nos filles, sans doute... Ou Billy. Ou peut-être Clyde. — Saviez-vous que votre mari y ajoutait toujours une rasade de vodka ? Elle poussa un soupir. — Oh, Jimmy Jay ! Il savait que je désapprouvais. Un verre de vin de temps en temps, pourquoi pas ? Mais notre Sauveur a-t-il bu de la vodka lors de son dernier repas ? A-t-il transformé l'eau en vodka aux noces de Cana ?— Ça m'étonnerait. Jolene ébaucha un sourire. — Il avait un faible pour l'alcool. Sans exagération. Je ne l'aurais pas supporté. Mais je ne savais pas qu'il avait demandé aux filles de... Enfin ce n'est pas très grave, n'est-ce pas ? Les larmes se remirent à couler et elle tripota les plis de sa jupe volumineuse. — Je regrette à présent de le lui avoir reproché. — Et ses autres faiblesses ? — Ses filles, ses petits-enfants. Il les pourrissait littéralement. Et moi. Sous l'effet du tranquillisant, sa voix devenait pâteuse. — Moi aussi, il me gâtait, reprit-elle. Et j'en étais ravie. Il adorait les enfants. C'est pourquoi il a construit cette école... Il pensait que c'était important de nourrir leur esprit, leur âme, leur imagination. Officier... pardonnez-moi, j'ai oublié votre nom. — Lieutenant Dallas. — Lieutenant Dallas. Mon mari était un homme bon. Il n'était pas parfait, mais c'était un homme bon. Voire grand. Un mari et un père aimant, un berger entièrement dévoué à ses brebis. Il a servi le Seigneur chaque jour. Je vous en prie, j'aimerais voir mes filles, maintenant. — Vous les verrez dès que possible. Une fois la déclaration de l'aînée enregistrée, Eve l'envoya rejoindre sa mère. Puis elle interrogea le manager. Billy Crocker l'attendait dans une loge minuscule située du côté de celle de Jimmy Jay. Ses yeux étaient rouges, son teint cireux. — Il est vraiment mort. — Oui. Quand avez-vous parlé à M. Jenkins pour la dernière fois ? — Juste avant son entrée en scène. Je suis allé lui annoncer qu'il lui restait cinq minutes. — Avez-vous parlé d'autre chose ? — Il m'a demandé quelle était la jauge, je lui ai répondu qu'on était à guichets fermés. Cela le réjouissait toujours, le dynamisait de savoir qu'il avait autant d'âmes à sauver. C'est ce qu'il disait. — Il était seul ? — Oui. Il s'isolait toujours pendant la dernière demi-heure avant le lever de rideau. — Depuis combien de temps travaillez-vous pour lui ? Billy s'éclaircit la voix. — Vingt-trois ans. — Quelles relations entreteniez-vous ? — J'étais son manager et son ami. Il était mon conseiller spirituel. Nous formions une famille. Lèvres tremblantes, Billy s'essuya les yeux. — Pourquoi sa femme est-elle installée de l'autre côté de la scène ? voulut savoir Eve. — C'est plus pratique. Ils entrent simultanément, se rejoignent au milieu de la scène. C'est une tradition. Jolene, mon Dieu, pauvre, pauvre Jolene ! — Ils s'entendaient bien tous les deux ? — Ils s'adoraient. — Pas de moments d'égarement, chez l'un comme chez l'autre ? Il baissa les yeux sur ses mains. — Ce n'est pas gentil de dire ça. — En creusant un peu, Billy, vais-je découvrir que Jolene et vous avez enfreint l'un des dix commandements ? Il redressa vivement la tête. — Certainement pas. Jamais Jolene n'aurait trahi son mari de cette manière. Ni de quelque manière que ce soit. C'est une bonne chrétienne. — Qui a mis la vodka dans les bouteilles d'eau de Jenkins ? Billy poussa un soupir. — Aujourd'hui c'est Josie qui s'en est chargée. Inutile d'en parler, de mettre Jolene dans l'embarras. C'est une peccadille. — Cette Église gagne beaucoup d'argent. Qui touche quoi ? — Le système est très complexe, lieutenant. — Simplifiez. — Les biens de l'Église demeurent les biens de l'Église. La famille Jenkins profite de certains d'entre eux. L'avion, par exemple, pour les transporter d'un lieu à un autre. Les maisons de ses filles, qui servent aussi de bureaux. Plusieurs véhicules. Jimmy Jay et Jolene - après trente-cinq ans d'efforts - ont accumulé une fortune considérable. Je suis au courant puisque Jimmy Jay m'a consulté quand il a voulu rédiger son testament... au cas où Dieu le rappellerait à Lui. Il tenait à ce que Jolene et ses filles ne manquent de rien. Et à ce que l'organisation poursuive ses activités comme avant. C'était le travail de toute une vie. — Vous a-t-il laissé quelque chose, Billy ? — J'hériterai de quelques-uns de ses effets personnels, d'un million de dollars, et de la responsabilité de gérer l'Église selon sa volonté. — Avec qui a-t-il trompé Jolene ? — Cette question ne mérite pas de réponse. Tiens, tiens ! songea Eve. Un point à éclaircir. — Si vous adoptez cette attitude pour le couvrir, vous protégez peut-être aussi son assassin. — Jimmy Jay est entre les mains de Dieu. — Un jour ou l'autre, son meurtrier sera entre les miennes. Elle se leva. — Où logez-vous à New York ? — Au Mark. La famille s'est installée le temps du séjour dans une maison appartenant à un fidèle, sur Park Avenue. Le reste de l'équipe est au Mark. — Je vous libère, mais ne quittez pas la ville. — Aucun d'entre nous ne partira tant qu'on ne pourra pas ramener la dépouille de Jimmy Jay. Eve partit à la recherche de Peabody, qu'elle tira d'une autre loge. — Cet endroit est un labyrinthe. Où en êtes-vous ? — J'ai interrogé deux des filles, je suis avec la troisième. Elles sont en état de choc, elles réclament leur mère. Elles s'inquiètent pour leurs enfants qui sont avec la nounou. La cadette est enceinte de cinq mois. — Laquelle est Josie ? — C'est celle avec qui je m'entretiens. Jackie, Jaime, Josie. Peabody fronça les sourcils. — Qu'est-ce que c'est que cette manie des J ? — Qui sait ? J'ai quelques questions à poser à ce J en particulier. — Entendu. Au fait, comme McNab en avait terminé avec les gars de la sécurité, je lui ai proposé d'interroger les maris. — Parfait. Nous réussirons peut-être à sortir d'ici avant le lever du jour. Eve pénétra dans la loge. La femme qui s'y trouvait portait du blanc. Ses cheveux, d'un blond plus pâle que ceux de sa mère, tombaient sur ses épaules. Si, d'ordinaire, elle se maquillait, elle s'était nettoyé la figure. Son visage était blême, ses traits tirés, ses yeux bleus rougis par les larmes. Après le rose de la loge de Jolene, les rouges et les dorés de celle-ci étaient presque reposants. Devant le miroir éclairé s'étalaient une panoplie de produits et d'accessoires de beauté, et des photos encadrées. L'une d'entre elles représentait le défunt tenant un bébé grassouillet dans les bras. — Josie. — C'est moi. — Lieutenant Dallas. Je vous présente mes condoléances. — J'essaie de me persuader qu'il est auprès de Dieu. Mais je voudrais qu'il soit avec moi. Tout en parlant, elle frottait son ventre arrondi. — Nous avons été tellement occupés toute la journée que je l'ai à peine vu. À plusieurs reprises au cours de l'après-midi, j'ai pensé que je devrais aller le voir pour lui raconter que Jilly - ma fille - avait écrit son prénom pour la première fois sans se tromper. Je n'en ai pas eu l'occasion. Je ne l'aurai jamais plus. — Est-ce vous qui avez préparé les bouteilles d'eau ? s'enquit Eve en prenant un siège. — Oui. Sept en tout. En général il n'en buvait que six, mais nous en prévoyions toujours une septième, au cas où. Sur la table derrière le rideau. Les chœurs démarrent à l'avant-scène, puis quand papa et maman apparaissent, le rideau se lève. La table est juste derrière. — Quand les y avez-vous posées ? — Environ un quart d'heure avant son entrée, il me semble. — Quand y avez-vous ajouté la vodka ? Elle s'empourpra. — Une heure avant. Je vous en supplie, ne dites rien à maman. — Elle est au courant. Elle comprend. — Vous avez vu la bouteille dans sa loge ? — Oui. — Il n'y était pas, fit-elle en s'essuyant les yeux. Parfois, il y était, et nous en profitions pour bavarder pendant que je les lui préparais. Nous plaisantions. Il aimait blaguer. Ensuite, je les emportais dans ma loge. Mes sœurs et moi chantons aussi. Avec maman en début de seconde partie, puis avec les Lumières éternelles, papa et maman, à la fin. — Avez-vous remarqué quelqu'un qui rôdait autour de la loge de votre père ? — Je n'ai pas fait attention. Nous sommes si nombreux ! Un technicien allait et venait, la préposée à la garde-robe - Kammi - est entrée avec le costume de papa à l'instant où je m'en allais. J'étais pressée de rejoindre ma loge et de me reposer quelques minutes. Je me fatigue vite ces jours-ci, vous comprenez. — Vous n'avez donc rien vu d'anormal ? — Non. Je regrette. Eve se leva. — L'inspecteur Peabody va conclure cet entretien. Puis elle vous conduira auprès de votre mère. Sur le seuil, Eve se retourna. — Vous m'avez dit que vous aviez été très occupés. Votre père a-t-il passé la journée ici à répéter ? — Oh, non ! Nous avons pris le petit déjeuner ensemble dans la maison où nous séjournons. Nous avons récité la prière du matin. Ensuite, les enfants avaient classe. Ma sœur Jackie et Merna - la nounou -étaient de corvée d'enseignement. Maman est arrivée la première. Elle avait rendez-vous avec Kammi et avec Foster, notre coiffeur. Les costumes, les coiffures, le maquillage, c'est l'affaire de maman. Papa est allé se promener et méditer. — Quand ? — Aux environs de midi, je crois. Non, plutôt vers 11 heures. — Avec son garde du corps ? Josie se mordit la lèvre. — Je ne m'en souviens plus. Parfois papa accorde une heure ou deux de répit à Clyde en lui faisant croire qu'il va travailler. En fait, il a envie de sortir et de se balader tout seul. — Donc, votre père s'est promené et a médité - seul - entre 11 heures et... — Je n'en suis pas certaine parce que la plupart d'entre nous viennent au théâtre avant 13 heures pour répéter, discuter des tenues avec maman... — Tout le monde était ici à 13 heures ? — Eh bien... je ne sais pas. En tout cas, du côté des filles, tout le monde devait être là à 13 h 30. C'est un peu ridicule, j'en conviens, mais les choristes sont toutes des filles et nous sommes toutes côté cour, donc nous l'appelons le côté des filles. — Personne ne manquait à l'appel ? Personne n'était en retard ? — Je ne sais vraiment pas. Mes sœurs et moi sommes venues directement sur scène pour répéter. — Et votre père ? — Il effectuait des vérifications de sono. Il avait une voix si puissante ! Ensuite, nous avons répété le dernier chant et le rappel. Puis je suis allée passer un moment avec Walt et Jilly - mon mari et ma fille. — Très bien. Quelle est l'adresse de la maison où vous logez ? Eve les nota, hocha la tête. — Merci, Josie. — Je sais que Dieu a un plan. Et je sais que le responsable de cette tragédie en répondra devant Dieu. Mais j'espère que vous veillerez à ce qu'il en réponde devant la justice avant cela. — C'est précisément mon plan. Eve rejoignit Connors qui s'était installé au premier rang et jouait avec son mini-ordinateur. — Quoi de neuf ? — Dieu est un business très lucratif. Tu veux un rapport ? — Pas tout de suite. Tu devrais rentrer. — Pourquoi t'obstines-tu à me gâcher mon plaisir ? Elle se pencha vers lui et plongea son regard dans le sien. — Sa femme l'aimait. Sincèrement. Je t'aime. — Sincèrement. — Si j'apprenais que tu me trompais, est-ce que je pourrais te descendre ? Il inclina la tête. — Je crois avoir été déjà informé que tu danserais la rumba - après avoir pris quelques cours, bien sûr -sur mon cadavre. — Youpi ! Mais je ne suis pas sûre que Jolene Rose Bonbon ait ce courage. — Jimmy Jay aurait violé le... quel est le commandement qui interdit l'adultère ? — Comment veux-tu que je le sache ? Je le soupçonne d'avoir eu une liaison, mais peut-être ne suis-je qu'une vieille cynique. — Tu l'es, mais tu es la mienne. — Mmmm... L'argent. Intéressant. De quel montant - arrondi - parlons-nous ? — En rassemblant les biens de l'Église, les biens personnels, ceux attribués aux enfants et aux petits-enfants, et ceux de sa femme, on atteint la somme de six milliards de dollars. — Pas mal. Je te revois tout à l'heure ! fit-elle avant de s'éloigner. Elle dénicha Clyde dans une kitchenette en coulisses, assis devant une tasse de café. Il esquissa un sourire. — Le café d'ici est aussi mauvais que celui qu'on boit chez les flics. — Je vous crois sur parole, fit-elle en s'installant en face de lui. Jimmy Jay avait-il une maîtresse ? ajouta-t-elle de but en blanc. — En huit ans à son service, jamais je ne l'ai vu se comporter de façon déplacée avec une autre femme. — Ce n'est pas une réponse, Clyde. Il changea de position, et elle sut que son instinct ne l'avait pas trompée. — Je compte deux divorces à mon actif. Je buvais trop, j'étais obsédé par mon métier, j'ai sacrifié deux femmes pour mon boulot. J'ai perdu la foi, j'ai perdu la tête. Je les ai retrouvées en entendant Jimmy Jay prêcher. Je lui ai demandé un rendez-vous et il m'a offert ce boulot. — Clyde. Il est mort. Quelqu'un a versé autre chose que de la vodka dans sa bouteille d'eau. Je vous repose la question, sergent : avait-il une maîtresse ? — Ce n'est pas improbable. Je vous le répète, je n'ai rien vu. Mais j'ai fauté en mon temps et je sais reconnaître les signes. — Sa femme était-elle au courant ? — Si vous me demandiez de jurer, j'hésiterais, mais je vous dirais non. — Pourquoi ? — Je l'aurais senti. Je l'aurais su. Selon moi, elle serait restée à ses côtés, mais elle se serait débrouillée pour y mettre un terme. Cette femme a un cœur d'artichaut, lieutenant, et elle l'aimait à en perdre l'esprit. Mais elle a du répondant. Elle n'aurait pas toléré qu'il ait une liaison. D'ailleurs, il l'aimait tout autant... Je sais, on dit tous ça. Mais c'est la vérité. Il était fou de Jolene. Il s'illuminait littéralement en sa présence. Si elle avait découvert le pot aux roses, et le lui avait fait savoir, s'il avait vu à quel point elle souffrait, il aurait tout arrêté. — Il n'a jamais arrêté la vodka. Clyde soupira — Non. En effet. 9 Eve prit le temps de visionner l'enregistrement de la soirée qui avait été filmée en direct. D'observer les dernières minutes de la vie de Jimmy Jay Jenkins. Les déclarations des témoins concordaient. Mais à présent, leurs réactions l'intéressaient davantage que leurs actes. Jolene se ruant sur son mari. Le choc, l'horreur, la syncope. Si cet évanouissement était feint, elle méritait l'équivalent d'un oscar évangélique. Ensuite Clyde, piquant un sprint depuis les coulisses tout en ordonnant aux hommes de la sécurité de maintenir la foule à distance. Les filles, leurs époux, les machinistes qui accouraient. Les cris, les bousculades. Le chaos. Clyde les obligeant à reculer - un langage de flic. Un groupe de femmes en robes bleues à froufrous. Toutes blondes, pressées les unes contre les autres comme une entité. Les choristes des Lumières éternelles, devina Eve. L'une d'entre elles s'avançait, s'étranglait sur le nom de la victime - articulé par ses lèvres peintes en rose -avant de se laisser tomber à genoux et de sangloter dans ses mains. Intéressant. Eve arrêta l'appareil et pivota sur ses talons. En se faufilant vers les loges, elle croisa McNab. — J'ai les dépositions des gendres et de l'équipe de sécurité, lui apprit-il. Peabody en a terminé avec les filles et l'essentiel du personnel. On a un problème : l'un des gendres est avocat. — Merde. — C'est toujours comme ça. McNab sortit un paquet de la poche de son pantalon orange fluo et lui offrit un chewing-gum. Comme elle refusait d'un signe de tête, il en engloutit un. — Donc. L'avocat commence à brailler. « Il est plus de 2 heures du matin, vous retenez ces gens depuis plus de quatre heures et bla-bla-bla. » — Vos interrogatoires vous ont mis sur une piste ? — Pas vraiment. L'homme de loi en fait un peu trop, mais je pense qu'il est surtout pressé de sortir sa famille d'ici. Eve réfléchit. Elle ne pouvait pas libérer les proches. Pas tout de suite. Ou alors... — Laissons-les tous partir. Personne ne va prendre ses jambes à son cou. Donnons au meurtrier quelques heures pour s'imaginer qu'il ou elle est à l'abri de tout soupçon. Les autres auront le temps de ruminer, de se remémorer certains détails. De toute façon j'ai quelque chose à vérifier. — Je vais ouvrir les barrières. — Je veux votre rapport complet ainsi que celui de Peabody à 8 heures tapantes. Qu'elle soit chez moi à la même heure. — Aïe ! fit-il en haussant les épaules avec bonhomie. Eve rejoignit Connors. — Je relâche tout le monde. Nous reprendrons les interrogatoires dans la matinée. — Ne te montrerais-tu pas inhabituellement charitable ? — L'un des gendres de la victime est avocat. — Il y en a toujours un dès qu'une foule est rassemblée. — Non seulement nous ne gagnerons rien à le mettre en rogne, mais ça peut tourner à mon avantage. Les techniciens en ont pour un moment, ajoutat-elle en jetant un coup d'œil à la scène. Et j'ai un truc à vérifier en chemin. — Entendu. Il fourra son mini-ordinateur dans sa poche et se leva. — Rien de louche dans la comptabilité ? Il sourit. — La plupart des comptabilités - si elles ont la moindre valeur - sont toujours plus ou moins trafiquées. Mais je n'ai rien repéré de grave. Quelques omissions ici ou là. Ta victime a été conseillée par un individu intelligent et créatif. Jenkins donnait beaucoup aux œuvres de charité, mais il pouvait se le permettre. D'autant qu'il ne les choisissait pas au hasard : il était attentif aux conséquences fiscales et publicitaires. Il n'avait pas honte de s'en vanter ; du coup il récoltait davantage de donations. Les Jenkins ont un train de vie plus que confortable. Résidences multiples, véhicules de luxe, domestiques, tableaux de maîtres, bijoux. Cerise sur le gâteau : ils sont tous - les mineurs inclus - salariés par l'Église. C'est parfaitement légal puisque ces rémunérations correspondent à des missions spécifiques. Et l'Église paie bien. — Aucun signe de ralentissement des affaires ? — Au contraire. Cette tournée a fait salle comble partout et généré une augmentation impressionnante des dons. — L'argent n'est pas le mobile. Ça ne colle pas. D'accord, ils vont sans doute connaître un pic de notoriété et augmenter leurs revenus grâce au battage autour de son décès. Des milliards d'écrans ici et hors planète ont diffusé ce drame en direct. Elle indiqua l'affiche grandeur nature de Jenkins tandis qu'ils se dirigeaient vers la voiture. — C'est lui l'attraction. Pourquoi éliminer le type qui vous procure une existence aussi agréable ? Ce peut être une histoire de sexe, une vendetta professionnelle ou personnelle. Et si notre meurtrier avait une dent contre la religion et ses représentants ? — Les histoires de sexe, ça me plaît, murmura Connors d'un ton suave. Pour toutes sortes de raisons. — Je parie que Jimmy Jay partageait ton point de vue. Elle lui donna l'adresse de la demeure où étaient hébergés les Jenkins. — Passe devant, d'accord ? Ensuite nous irons au Mark. — Où tu le soupçonnes d'avoir eu des rendez-vous clandestins ? — Un homme qui veut s'envoyer en l'air avec le minimum de risques va engager une compagne licenciée. Mais s'il prêche contre la prostitution légale, il préférera s'adresser à quelqu'un de proche, qu'il peut surveiller et avec qui il peut passer du temps sans qu'on s'en étonne. — Ça n'en demeure pas moins dangereux. Remarque, c'est peut-être justement ce qui l'attirait. Eve secoua la tête. — Selon moi ce n'était pas un téméraire. Je crois plutôt qu'il se considérait comme à l'abri. C'est pareil pour ses finances. Il était méticuleux, prudent. La plupart du temps, c'est sa fille qui versait la vodka dans son eau. Tout se passe en famille - ou avec des relations de longue date : son manager, son garde du corps. C'était son habitude, le coup de la vodka, mais sa femme n'était pas au courant. Elle ne faisait pas semblant, elle n'en savait rien. S'il pouvait s'en tirer avec ça, pourquoi pas un peu de magie en douce ? — Je suis sûr que Mira emploierait des termes plus dédaigneux. Mais la pathologie que tu esquisses est suffisamment claire, et logique. Nous y sommes. Eve étudia la maison de ville. — Jolie. Vaste. Cossue, commenta-t-elle. Un repaire pour la famille, sécurité haut de gamme. Il est allé se promener aujourd'hui. D'après sa cadette, cela lui arrivait souvent. Il se débarrassait de son garde du corps et partait en solo. Pour méditer, pour rassembler ses énergies. Je parie qu'il s'est aventuré jusqu'au carrefour et qu'il a hélé un taxi. — Pour se rendre au Mark. Connors bifurqua pour rallier Madison Avenue. — À cette heure-ci la circulation est fluide. En pleine journée, il devait y avoir davantage de voitures, observa-t-il. — Il a dû mettre deux fois plus de temps que nous. Il aurait tout aussi bien pu s'y rendre à pied. Mais sur ces six ou sept blocs, il a eu peur qu'on ne le reconnaisse. À New York, les gens sont habitués à croiser des visages connus et la plupart d'entre eux les ignorent. Mais nous passons devant des boutiques, des restaurants... — Où les touristes affluent. — Ceux-là sont moins blasés. Donc, il hèle un taxi et il atteint sa destination en... Comme Connors ralentissait devant l'hôtel, elle consulta sa montre. — Disons dix minutes. Plus probablement huit. Elle brandit son insigne sous le nez du portier qui s'était précipité vers la voiture. — Je dois laisser mon véhicule ici. L'employé siffla entre ses dents. — Ça ne vous ennuie pas de vous avancer un peu ? Nous attendons plusieurs livraisons dans les deux heures à venir. Eve descendit. Pendant que Connors se garait, elle observa la façade. — Tu n'es pas propriétaire de cet établissement, n'est-ce pas ? s'enquit-elle dès qu'il l'eut rejointe. — Non, mais je peux t'arranger ça si tu le souhaites. . — Inutile. Pourquoi ne l'as-tu pas acheté ? — En dépit de tes déclarations quotidiennes, je ne possède pas tout. Il fourra les mains dans ses poches. — Quant à cet hôtel, il est bien situé, mais l'architecture ne me plaît guère. Il faudrait entièrement rénover l'intérieur. Le taux de remplissage n'est que de cinquante pour cent. Les prix sont exorbitants au vu de l'ambiance et de la qualité du service, et le restaurant est médiocre. — Tu as failli l'acquérir. — Non. Je me suis contenté de mener mon enquête - encore un point que nous avons en commun. Car je suppose que tu n'es pas ici à 2 h 30 du matin pour contempler un immeuble sans caractère ? — Ils ne vont pas tarder. Ils vont monter directement dans leurs chambres. Ou se rendre les uns chez les autres pour ruminer. Mais pas elle. Elle voudra s'isoler. — La maîtresse. — Oui. Je mise sur la chanteuse blonde. — Elles sont toutes blondes. — Celle qui a la poitrine la plus voluptueuse. — Les hommes - je peux en attester - ne sont pas tous attirés par les seins généreux. Tu penses à celle qui est tombée à genoux en sanglotant ? Elle enfonça l'index dans son épaule. — Tu as visionné le film de la soirée. — Je menais mon enquête. — Qu'en as-tu pensé ? Il lui saisit la main et la porta à ses lèvres. — Je ne parierai pas contre toi. Eve pivota tandis qu'une limousine s'arrêtait derrière son véhicule de fonction. Les passagers en émergèrent : un homme, une femme, un autre couple, un autre homme, le quatuor de chanteuses. Ils s'engouffrèrent dans le hall. — Nous allons leur laisser quelques minutes pour gagner leurs appartements. Je pourrais patienter jusqu'au matin, marmonna-t-elle, mais je pense que ce sera plus facile maintenant, dans l'intimité de sa chambre. Loin des autres. — Et si elle avoue avoir été sa maîtresse, qu'en déduiras-tu ?— Je n'en sais rien. Ça dépend. Une piste mène à une autre. Ce pourrait être le mobile. Elle en voulait davantage, il a refusé. Ou elle a un petit ami jaloux, un ex-amant. Ou encore... ce ne sont pas les hypothèses qui manquent. Bien. Allons intimider le concierge. Et pas de dessous-de-table. Ça gâche le plaisir. Elle traversa la réception au décor ennuyeux à souhait - sol gris, textiles à grosses fleurs -, et abattit son insigne sur le comptoir derrière lequel se tenait un droïde en costume noir. — Bonsoir, les salua-t-il. Connors se demanda qui avait eu l'idée saugrenue de lui programmer cet accent britannique ridicule. — Bienvenue au Mark. — Ulla Pintz. Donnez-moi le numéro de sa chambre. — Je regrette, mais je ne suis pas autorisé à divulguer les numéros de chambre de nos clients. Je l'aurais volontiers appelée pour lui demander l'autorisation mais Mlle Pintz vient d'arriver et a émis le vœu qu'on ne la dérange sous aucun prétexte. Il y a eu un drame affreux. — Je sais. Un type est mort. Je suis flic. Elle ramassa son insigne et l'agita devant lui. — Devinez ce qui m'amène. Il la fixa d'un regard vide. C'était le problème avec les droïdes : les sarcasmes et la subtilité les laissaient de glace. — Allons droit au but. Mlle Pintz est un témoin dudit drame affreux. Je suis responsable de l'enquête. Donnez-moi le numéro de sa chambre, sans quoi je vous expédie au Central et j'ordonne la coupure de tous vos circuits électriques pour obstruction à la justice. — Ici, au Mark, les désirs de nos clients sont sacro-saints. — Dites-moi, comment comblerez-vous les désirs sacro-saints de vos clients quand vous serez entre les mains des bouffons de la DDE au Central ? Il sembla réfléchir à la question si tant est que les droïdes en aient la capacité. — Je dois vérifier votre identité. — Ne vous gênez surtout pas. Un rayon rouge jaillit de ses yeux pour scanner l'insigne. — Tout me paraît en ordre, lieutenant Dallas. Mlle Pintz est au 1203. — Elle est avec quelqu'un ? — Non. Les autres membres des Lumières éternelles partagent leur suite, mais Mlle Pintz préfère être seule. — Sans blague ! Satisfaite, elle se dirigea avec Connors vers les ascenseurs. — C'est beaucoup moins amusant de harceler les droïdes. — A chacun ses petites déceptions. Imagine le pied que tu vas prendre à interroger Ulla. — Ouais, peut-être que ça compensera, admit-elle tandis qu'ils pénétraient dans la cabine. À moins que je ne tourne en rond en considérant que cette affaire n'a aucun lien avec mon premier meurtre, au lieu de m'en tenir aux évidences. — Tu fais confiance à ton instinct plutôt qu'aux faits ? — Si je lançais un calcul de probabilités maintenant, il indiquerait qu'il y a environ 80 % de chances qu'il s'agisse du même assassin. — Ce que tu ne crois pas. — En effet. Je crois savoir qui a tué Jenkins. Je ne sais pas encore exactement pourquoi. Eve émergea de l'ascenseur et fonça jusqu'à la porte 1203. Ignorant la pancarte ne pas déranger, elle frappa. — Ulla Pintz. Police. Ouvrez. Après quelques secondes de silence, elle recommença. — Oui ? bredouilla une voix à travers le haut-parleur. Je suis, euh... souffrante. On m'a dit que je n'aurais plus à répondre à la moindre question avant demain. — On s'est trompé. Ouvrez, Ulla, si vous ne voulez pas que je demande l'autorisation de me servir de mon passe-partout. — Je ne comprends pas, murmura la choriste en tournant la clé dans la serrure. Samuel nous a dit que nous étions libres de rentrer. Il est avocat. — Et moi, flic, riposta Eve comme la porte s'ouvrait. Lieutenant Dallas. Elle omit délibérément de lui présenter Connors. — Dure soirée, n'est-ce pas, Ulla ? reprit-elle tandis qu'ils pénétraient dans la chambre. — Abominable ! Ulla s'essuya les yeux. Elle avait troqué sa robe à froufrous pour un peignoir blanc de l'hôtel. Elle avait eu le temps de se démaquiller, aussi son visage était-il nu, pâle. Et terriblement jeune. — Il est mort ! Devant nous. Je ne comprends pas comment. Connors lui prit le coude. — Si vous vous asseyiez ? La pièce était petite mais dotée d'un coin salon. Connors la guida jusqu'à un fauteuil. — Merci. Nous sommes tous bouleversés. Jimmy Jay était si grand, si fort, en pleine santé, imprégné de l'énergie du Seigneur. Je n'arrive pas à croire qu'il ne soit plus là ! — Si vous me disiez quelles relations vous entreteniez avec Jimmy Jay ? demanda Eve bille en tête. Ulla arrondit les yeux, paniquée. — Pourquoi cette question ? Je chante. Nous chantons. Moi, Patsy, Carmella et Wanda. Nous sommes les Lumières éternelles. Il était tard, Eve n'avait aucune envie de traîner. Elle se percha au bord du lit et soutint le regard larmoyant d'Ulla. — Nous savons tout. Ulla détourna la tête. Tel un enfant qui nie avoir volé des gâteaux alors qu'il a la'main dans la boîte. — Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. — Ulla, intervint Connors, ce qui lui valut un coup d'œil furieux de la part d'Eve. Jimmy Jay aurait voulu que vous nous disiez la vérité. Il a besoin de votre aide. Quelqu'un l'a tué. — O mon Dieu ! Elle croisa les mains, les pressa sur son impressionnante poitrine. — Sans lui, nous serons perdus, chevrota-t-elle. Je le serai. Je ne sais pas comment nous allons retrouver le chemin de la Lumière. — Nous dire la vérité serait déjà un premier pas dans la bonne direction. Elle cligna des yeux. — Vraiment ? — Vous ployez sous la charge d'un secret. Il veut que vous vous en débarrassiez en nous le révélant, j'en ai la certitude. — Si je le pouvais ! s'écria-t-elle, les yeux toujours rivés sur Connors. Mais je ne veux rien faire qui puisse le blesser, ou blesser Jolene et les filles. Je ne me le pardonnerais jamais. — En vous confiant à nous, vous les aiderez. Si elles n'ont pas besoin de le savoir, ce que vous nous direz ne sortira pas de cette pièce. Paupières closes, Ulla pria quelques instants en silence. — Je suis si désemparée. J'ai si mal. J'aimerais me rendre utile. Rester dans le droit chemin. Ulla s'adressait à Connors comme si Eve s'était évaporée dans un nuage de fumée. — Jimmy et moi étions liés par une relation qui transcendait les barrières terrestres. — Vous vous aimiez, suggéra Connors. — Oui. Oui ! répéta-t-elle d'un ton empli de gratitude. Ça n'avait aucun rapport avec l'amour qu'il éprouvait pour Jolene ou ses filles, ni moi pour mon presque fiancé Earl, à Tupelo. Ulla jeta un coup d'œil sur la table de chevet où trônait une photo d'un homme mince arborant un grand sourire. — Nous engendrions la lumière l'un avec l'autre. Je l'aidais de mon corps à rassembler ses forces pour prêcher la Parole. Ce n'était pas uniquement physique. Ce n'était pas... une histoire de sexe. Eve résista non sans peine à la tentation de lui demander ce que c'était dans ce cas. — Certes, nous nous donnions du plaisir. Je ne le nie pas. Le regard suppliant, Ulla se mordilla la lèvre inférieure. — Mais à travers le plaisir, enchaîna-t-elle, nous approfondissions notre « compréhension ». Tout le monde ne saisit pas la « compréhension », alors cela devait rester entre nous. — Depuis quand cette relation durait-elle ? demanda Eve. — Quatre mois, deux semaines et cinq jours, répondit Ulla avec un sourire béat. Au début, nous avons beaucoup prié, et ce pouvoir - spirituel - était si fort... Nous savions que nous avions raison. — Vous... engendriez souvent la lumière l'un avec l'autre ? — Deux ou trois fois par semaine. — Dont cet après-midi. — Oui. Cette soirée était très importante pour nous tous. Jimmy Jay devait être au summum de sa forme. Elle s'empara d'un mouchoir en papier, se moucha délicatement. — Il est venu ici pendant que mes camarades s'offraient un petit tour de la ville avant la répétition. Il nous a fallu une heure pour créer la lumière nécessaire. — Vous a-t-il jamais offert de l'argent ? Des cadeaux ? — Certainement pas ! — Sortiez-vous ensemble de temps en temps ? Un voyage, un dîner au restaurant ? — Non, non. Nous nous refrouvions dans ma chambre au fil de la tournée, c'est tout. Pour la lumière. Et une ou deux fois en coulisses quand il avait besoin d'un petit extra avant son sermon. — Vous ne craigniez pas d'être surprise par quelqu'un qui n'aurait pas saisi la « compréhension » ? — Si, un peu. Mais Jimmy Jay sentait que nous étions protégés par une force supérieure et la pureté de nos intentions. — Personne ne vous a jamais dit connaître l'existence de cette relation ? — Vous êtes la première. — Vous n'en avez jamais parlé, même de façon détournée, à vos amis ? À vos camarades des chœurs, à votre presque fiancé ? — Jamais. J'avais donné ma parole. Jimmy Jay et moi avons juré sur la Bible de ne rien dire. J'espère que je ne serai pas punie pour vous avoir... — C'est différent maintenant, la rassura Connors. — Parce qu'il est avec les anges. Je suis si fatiguée. J'aimerais réciter mes prières et me coucher. Vous permettez ? De retour sur le trottoir, Eve s'appuya contre son véhicule. — Ce n'était pas un numéro. Elle est d'une naïveté déconcertante. Aussi bête qu'un sac plein de poussière de lune. — Et cependant charmante. Eve leva les yeux au ciel. — Je suppose qu'il faut être doté d'un pénis pour avoir cette impression. — J'en possède un, et je l'ai eue. — Malgré cela - ou probablement à cause de cela -, tu as appuyé sur les bons boutons. Grâce à toi, je n'ai pas eu à la menacer de la traîner au Central. Elle ouvrit la portière et s'installa sur le siège passager. — Crois-tu qu'ils aient été tous les deux assez débiles pour s'imaginer que personne n'avait le moindre doute ? Deux ou trois rendez-vous par semaine pendant des mois, un petit remontant de temps en temps en coulisses... — Tu crois que quelqu'un a découvert le pot aux roses et tué Jenkins à cause de cela ? — C'est une possibilité. Que serait devenue l'Église - ses représentants, sa mission, son argent - si cette compréhension avait été rendue publique ? — Le sexe a renversé des pays et enterré de grands leaders. J'imagine que cela aurait provoqué des dégâts considérables. — Bien plus que la mort du fondateur, assassiné par un tueur qui s'amuse à cibler les serviteurs de Dieu. Il suffit d'être un peu malin pour en jouer. En attendant, la veuve et la famille pleurent leur proche. Ce type va avoir les médias dans la poche jusqu'à la fin des obsèques. S'il a un tant soit peu de talent, il en tirera profit. — Quel type ? — Le manager. Billy Crocker. Connors ricana. — Tu ne l'as interrogé qu'une fois et tu es sur cette enquête depuis à peine quelques heures. Elle fit rouler les muscles de ses épaules, se frotta les yeux. — Je me suis mal exprimée : je soupçonne le manager. Je suis éreintée. Si cette affaire n'a aucun lien avec la première, je pense que c'est Crocker. Si je me trompe et qu'il existe un lien avec l'homicide Flores/Lino, je suis paumée. Elle bâilla ostensiblement. — Je suis en manque de caféine. Je vais me reposer. Deux heures maximum, parce qu'il faut que je rédige mon rapport avant l'arrivée de Peabody. Et j'ai besoin d'un peu de temps pour procéder à quelques vérifications et me plonger dans ton résumé sur la comptabilité. Ils franchirent le portail de la propriété. — Si je comprends bien, nous'n'allons pas engendrer la lumière tout de suite, hasarda Connors. Elle eut un petit rire. — Je rêve d'obscurité totale, camarade. — Entendu. Deux heures de sommeil et un Smoo-thie énergétique au lever. — C'est ignoble. — J'ai un nouveau parfum à te proposer : SuperPêche. — Ignoble et grotesque. Mmm ! Elle dut se concentrer pour gravir l'escalier, se déshabilla à toute allure, et tomba littéralement sur le lit où Galahad s'était déjà enroulé. Il la contempla d'un air agacé, mais vint tout de même se pelotonner contre ses pieds. Quand Connors se coucha à son tour, Eve dormait profondément. Dans son rêve, elle arpentait la grande scène du Madison Square Garden. L'autel se dressait sous un rayon de lumière aveuglante. Lino, en soutane noire, et Jenkins, en costume blanc, se tenaient juste derrière. — Nous sommes tous des pécheurs ! attaqua Jenkins en gratifiant Eve d'un sourire radieux. — Le péché, ce n'est pas mon terrain de juridiction, répliqua-t-elle. Les crimes, si. Le meurtre est ma religion. Lino souleva un calice en argent et lui porta un toast. — Vous avez de l'avance. Pourquoi le sang du Christ est-il censé être représenté par un vin bon marché ? Jenkins, une petite rasade ? — J'ai le mien, padre, rétorqua ce dernier en brandissant sa bouteille d'eau. A chaque homme son poison. Frères et sœurs ! Il haussa le ton, leva les bras. — Prions pour cette pécheresse afin qu'elle trouve son chemin, qu'elle trouve la lumière. Qu'elle se repente ! — Je ne suis pas là pour mes péchés. — Les péchés sont un poids qui nous empêche de saisir la main tendue de Dieu ! — Voulez-vous l'absolution ? proposa Lino. Je la donne quotidiennement, deux fois le samedi. On ne peut pas s'acheter un billet pour le paradis sans payer pour sa rédemption. — Vous n'êtes ni l'un ni l'autre celui que vous prétendez être. — Qui l'est ? répliqua Jenkins. Visionnons le film. L'écran derrière eux s'alluma. Une lumière rouge clignotait, clignotait. Eve était dans la petite pièce où, enfant, tremblant de froid, elle avait découpé une part minuscule de fromage moisi. Son cœur battait de plus en plus vite. Sa gorge la brûlait. — J'ai déjà vu ça, dit-elle en se forçant à garder les yeux sur l'écran. Il arrivait. — Je sais ce qu'il a fait. Ça ne compte pas. — Ne jugez pas si vous ne voulez pas être jugée, lui conseilla Lino en remontant la manche de sa soutane. Son tatouage se mit à saigner. À l'écran, son père ivre la frappait. Se jetait sur elle. Lui fracturait le bras en la violant. A l'écran, elle hurlait. Sur la scène, elle sentait la douleur, la peur et, enfin, le manche du couteau dans sa main. Elle se regarda en train de plonger la lame dans le corps de son père, encore et encore malgré la douleur insupportable dans son bras. Elle demeura clouée sur place jusqu'à ce que l'enfant se réfugie dans un coin et se recroqueville comme une bête traquée. — Confessez-vous ! ordonna Lino. — Repentez-vous ! renchérit Jenkins. — Si c'était là un péché, je présenterai mes casseroles à Dieu - le moment venu. — Pénitence ! aboya Lino. — Renaissance ! glapit Jenkins. Ensemble ils poussèrent l'autel qui se fracassa sur la scène. Du cercueil en dessous se dressa le fantôme ensanglanté de son père. Il sourit. — L'enfer t'attend, petite. Il est temps que tu m'y rejoignes. Sans hésiter, elle sortit son arme, et le tua une seconde fois. — Réveille-toi, maintenant, Eve. Ça suffit. Reviens ! Deux bras chaleureux l'enveloppèrent. — Oui. D'accord. Elle retrouvait son souffle. — C'est fini. — Tu es glacée. Connors pressa les lèvres sur ses tempes, ses joues, lui frotta les bras, le dos. — Elle n'était pas là. — Qui? — Ma mère. Je pensais que si je rêvais de tout cela, elle serait là. À cause de Solas. Mais ce n'était pas elle, le problème. Je vais bien. — Je vais te chercher de l'eau. — Non ! Reste près de moi. — Raconte-moi. Il la serra très fort tandis qu'elle lui décrivait son cauchemar. — Je l'ai tué une fois de plus. Mais cette fois, je n'ai éprouvé ni peur, ni rage, ni désespoir. Ni plaisir. J'accomplissais mon devoir. J'étais là, sur la scène, et je m'observais à l'écran, je ressentais tout, comme si j'étais aux deux endroits en même temps. Mais... — Mais ? — J'ai pensé : c'est fini. Tout va s'arranger. Cela prendra le temps qu'il faudra, mais ça s'arrangera parce que je vais faire ce que j'ai à faire. Peu importe combien de fois je devrai le faire, il sera toujours mort. Et je vais bien. — Lumières, quinze pour cent ! ordonna-t-il. Il la dévisagea longuement, encadra son visage des deux mains, déposa un baiser sur son front. — Tu vas pouvoir te rendormir ? — Je n'en sais rien. Quelle heure est-il ? — Presque 6 heures. — Il vaut mieux que je me lève, que je me mette au boulot. — Très bien. Je m'occupe de ton Smoothie. Elle grimaça. — J'en étais sûre ! — Et parce que tu es l'amour de ma putain de vie, j'en boirai un aussi. 10 Elle aurait préféré un café, mais elle ingurgita le Smoothie, qui se révéla moins imbuvable qu'elle ne l'avait imaginé. — On dirait une salade de fruits, décida-t-elle. Avec un zeste de Zeus. — C'est l'idée. Connors examina ce qui restait dans son propre verre, poussa un petit soupir et l'avala d'une traite. — Voilà une bonne chose de faite. — Pourquoi ne pas en créer un parfumé au café ? — Il existe toutes sortes de boissons parfumées au café. L'intérêt d'un breuvage chargé de protéines, c'est que c'est bon pour la santé. Facile et rapide à préparer. — Peut-être que les gens en boiraient plus souvent si les saveurs ressemblaient davantage à ce qu'ils aiment, bien que ce soit mauvais pour leur santé, observa-t-elle. Un petit coup de stress ? Vite, un Smoothie aux protéines. C'est si bon ! Il ouvrit la bouche pour rétorquer, se ravisa, inclina la tête. — Hmm... — C'est une suggestion. Bon, il faut que je prenne une douche. — Moi aussi. Elle plissa les yeux. — Il faut que tu prennes une douche ou que tu me prennes sous la douche ? — On va bientôt le savoir. Eve ôta sa chemise de nuit entre la chambre et la salle de bains et pénétra la première dans la cabine. — Jets pleine puissance, trente-neuf degrés ! com-mandat-elle. — Seigneur ! Tu veux nous faire bouillir pour le petit déjeuner ? Les jets croisés d'eau chaude la réconfortèrent. Au bout de quelques instants, elle se tourna vers lui et s'accrocha à son cou. — Je sens un regain d'énergie. Elle réclama sa bouche en un baiser ardent, affamé, puis eut un petit rire quand son dos rencontra le carrelage du mur. Quand il se plaqua contre elle. — Tiens ! Toi aussi ? Quelle coïncidence ! Il laissa courir les mains sur elle. — Vite, murmura-t-elle en lui mordillant la lèvre, le regard empli de défi. Vite et fort. Maintenant. Il lui agrippa les hanches, la hissa sur la pointe des pieds, et exauça son vœu. Elle laissa échapper un cri de plaisir, grisée par cette sensation merveilleuse qu'elle avait de s'offrir, d'accepter, de s'abandonner à son compagnon. De reconnaître ce feu qui les unissait, cette confiance absolue grâce à laquelle la violence se métamorphosait en amour. Frémissante, le cœur tambourinant dans la poitrine, elle l'étreignit avec force, le couvrit de baisers brûlants. — Encore, souffla-t-elle. Encore. La vapeur les enveloppait, les jets tambourinaient contre la paroi de verre. À l'approche du paroxysme, elle enfonça les ongles dans ses épaules. Elle ne jouirait pas tout de suite. Ils prolongeraient ce moment le plus possible. Quand Connors vit dans ses prunelles qu'elle était prête à exploser, il l'accompagna dans son envol jusqu'au septième ciel. Épuisée, rassasiée, elle resta pressée contre lui. Il lui embrassa la joue, la gorge, puis s'empara de ses lèvres. Pour un long et tendre baiser. — Seigneur ! Jésus ! Waouh ! — Ta Trinité personnelle ? la taquina-t-il. Je crois que je vais acheter un stock à vie de cette boisson énergétique. Elle lui sourit tandis qu'il entreprenait de la savonner. — Je ne pense pas que nous en ayons besoin. Était-ce l'effet du Smoothie magique ? D'un orgasme d'une puissance indescriptible ? Le soulagement d'être sortie indemne de son cauchemar ? Toujours est-il que, lorsque Eve s'installa pour rédiger son rapport sur l'affaire Jenkins, elle était en pleine forme, les muscles détendus et l'esprit affûté. Elle revint sur les déclarations des témoins, démarra une chronologie des événements. Parce que c'était la routine, elle lança un calcul de probabilités sur ses deux enquêtes en cours. Comme prévu, l'ordinateur se déclara sûr à 86,3 % que les deux victimes avaient été éliminées par le même meurtrier. Elle n'en croyait rien, pourtant, elle réorganisa son tableau de meurtres en deux sections distinctes, la première dédiée à Flores/Lino, la seconde à Jenkins. Elle étudia l'ensemble en buvant son café à petites gorgées. — Méfions-nous des apparences, marmonna-t-elle. La machine n'était pas fiable : elle manquait de subtilité. Le faux prêtre d'une paroisse à prédominance latino et l'évangéliste vedette aux poches bien remplies. Croyances différentes, cultures différentes, doctrines différentes. Elle se leva pour effectuer quelques pas. Si l'ordinateur avait raison et elle tort, les médias avaient peut-être leur part dans le mobile. Le premier homicide avait fait couler beaucoup d'encre. Le second allait provoquer une véritable explosion. Tous deux avaient été exécutés devant témoins, au cours de ce que l'on pouvait qualifier de spectacle parfaitement rodé, les armes du crime préparées en coulisses. Où une multitude de gens se déplaçaient dans une relative liberté. Les deux hommes avaient des secrets. Ni l'un ni l'autre n'était l'individu irréprochable qu'il prétendait être. Ou que le laissait supposer son image. Connors apparut et elle se tourna vers lui. — D'après les calculs de probabilités, on a un seul et même assassin pour les deux victimes, lui annonçat-elle. — Comme tu l'avais prédit. — Question : s'il n'y a qu'un tueur, celui-ci a-t-il découvert la duplicité de ces cibles ? L'identité usurpée de Flores, les frasques sexuelles de Jenkins et son penchant pour l'alcool. — Tu veux dire qu'il les aurait supprimés pour les punir de leur hypocrisie ? Connors examina le tableau de meurtre révisé. — Dans ce cas plusieurs milliers de chefs religieux auraient intérêt à se méfier de ce qu'ils boivent, ajouta-t-il. — Oui, et plus que cela. Pourquoi ces deux-là, dans cette ville ? Parce que le meurtrier y habite. Pas Jenkins. Il possédait plusieurs demeures, mais aucune à New York. Il voyageait sans cesse, il aurait pu être tué n'importe où. N'importe quand. — Mais il a été tué ici et maintenant. Deux jours après Flores. — Après, oui, souligna Eve. Un psychopathe fanatique ? Alors pourquoi avoir commencé par le moins célèbre des deux ? Et pourquoi ne s'est-il pas manifesté ? Pourquoi n'a-t-il signé ni l'un ni l'autre de ses crimes ? Elle secoua la tête. — Certes, nombre de sériai killers font profil bas, du moins pour un temps. Mais un type qui s'en prend aux leaders de mouvements religieux est forcément un fanatique. Il a la foi. Et quand on a la foi, nom de Dieu, on répand la bonne parole. — Sinon où est le plaisir ? renchérit Connors. — Précisément. Or on n'a aucun indice. Tu tues un prêtre et tu comptes sur les flics pour découvrir qu'il n'est pas ce qu'il prétend être ? Toi, le fanatique, tu ne t'assures pas que sa tricherie sera révélée aux yeux du monde ? J'en doute. Connors alla se chercher un café, revint. — En clair : tu n'es pas d'accord avec l'ordinateur. Elle jeta un coup d'œil agacé sur l'appareil. — Il crache n'importe quoi. Dans la première affaire, je pressens un aspect rituel, personnel. Dans la deuxième ? L'acte me semble plus... — Expéditif ? proposa Connors. — Exact ! Une occasion saisie au vol. J'ai envoyé mon rapport à Mira et je lui ai demandé une consultation. — Tu veux mon avis ? — Oui. — Ce calcul de probabilités ne me convainc pas non plus. Les deux victimes étaient des serviteurs de Dieu. Mais en ce qui concerne la première, le meurtrier n'avait rien à gagner - enfin pas que nous sachions. Connors tapota la photo de Lino. — Prenons Flores. Bien qu'il ait été apprécié des autres prêtres et de ses paroissiens, il sera remplacé. Pour ce qui est de Jenkins, son décès risque d'engendrer des gains considérables sur le plan financier, et quelques pertes à court terme. Il va falloir du temps et beaucoup de pédagogie pour imposer son successeur. Toutefois, Jenkins dirigeait avant tout une entreprise florissante. Ceux qui restent prendront des initiatives pour la protéger. Je serais même étonné que ce ne soit pas déjà fait. Dans les deux cas, les meurtres étaient personnels en ce qu'ils visaient des victimes précises. Le ou les assassins avaient une mission à accomplir. — Supprimer les cibles. Ce qui ne veut pas nécessairement dire dénoncer leurs fautes. Lever le voile sur Jenkins, c'est mettre toute son organisation en péril. Ce qu'aucune personne impliquée dans cette entreprise ne désire. — Exactement. — Espérons que je suis sur la bonne voie, sans quoi je vais me retrouver d'ici peu avec un rabbin ou un moine sur les bras. Ah ! Voilà Peabody. Avec McNab. — Tu as l'ouïe aussi fine que celle d'un chat. Eve contempla son fauteuil où Galahad s'était vautré pour sa sieste post-petit déjeuner et prédéjeuner. — Tout dépend du chat. Au rapport ! aboya-t-elle dès que Peabody et McNab eurent franchi le seuil. — Les voici, bougonna Peabody en lui remettant deux disques. S'il vous plaît, ajouta-t-elle dans un gémissement, est-ce qu'on peut commencer par avoir un café, un en-cas et, pourquoi pas, une transfusion massive de vitamines ? Eve indiqua la kitchenette du pouce et alla glisser les disques dans sa machine. Elle en envoya aussitôt une copie à Mira et à Whitney. Elle les lirait plus tard. — Pendant que tes partenaires se gavent, j'ai du travail de mon côté, déclara Connors avant de lui soulever le menton pour déposer un baiser sur ses lèvres. Bonne chasse, lieutenant ! — Merci. Dis-moi, tu as une multitude de sociétés à protéger. Il pivota sur le seuil. — Une ou deux. — Des centaines, riposta-t-elle. Ce que je veux dire, c'est que tu as pris des dispositions pour parer à toute éventualité ou je ne sais quoi. Désigné diverses personnes chargées de procéder à diverses tâches quand, dans un obscur et lointain avenir, tu mourras à l'âge de deux cent six ans après une pârtie de jambes en l'air sous la douche. — J'espère atteindre les deux cent douze ans, mais oui, en effet, j'ai tout prévu. — Et je parie que c'est Summerset qui sera responsable de... la coordination. Le seul sur qui tu puisses compter pour jongler avec toutes les balles sans en laisser tomber une. — Cela implique qu'il vive jusqu'à deux cent quarante ans, mais tu as raison. J'ai confiance en toi, mais je ne tiens pas à ce que tu mettes de côté tes propres balles pour jongler avec les miennes. Surtout quand tu seras accablée par le chagrin et le désespoir à la perspective de finir tes jours sans moi. — Bien vu. — Tu as toujours le manager dans le collimateur. — Nous verrons. Elle regagna son bureau et lança une recherche approfondie sur Billy Crocker. Peabody et McNab la rejoignirent, chacun muni d'une assiette où s'empilaient des gaufres. — Pour se remonter, il faut des hydrates de carbone, expliqua Peabody entre deux bouchées. — C'est ça, prenez vos précautions... Billy Crocker est veuf. Sa femme - il n'a été marié qu'une fois - est décédée dans un accident de la route il y a six ans. Il a deux enfants adultes. La fille, une mère professionnelle, vit avec son mari et leurs deux filles mineures dans l'Alabama. Le fils est salarié de l'Église des Lumières éternelles, marié avec la responsable des relations publiques de ladite Église. Billy est plus qu'à l'aise financièrement alors qu'il remet vingt pour cent de ses revenus chaque année - sous forme de dons -dans l'escarcelle des Lumières éternelles. Sa maison dans le Mississippi est voisine de celle de Jenkins, et il possède une résidence secondaire près de chez sa fille. Eve se cala dans son fauteuil. — Il est chargé de décrocher les contrats, d'organiser les tournées, les rendez-vous de Jenkins... Pour avoir un contact avec Jimmy Jay, il faut passer par Billy. — C'est son bras droit, intervint Peabody. — Absolument. Il organise ses rendez-vous, répéta Eve. Je peux vous assurer que Caro et Summerset savent où se trouve Connors quelle que soit l'heure. Sinon de manière précise, ils savent au moins comment le joindre, n'importe où, n'importe quand. S'il était assez stupide pour me tromper... — J'ai entendu ! lança Connors. — Ils seraient au courant. L'un et/ou l'autre. — Vous en déduisez que Billy ne pouvait ignorer les frasques de Jenkins ? intervint McNab. — D'après Ulla, la maîtresse, Jenkins et elle chantent l'alléluia depuis bientôt cinq mois. Régulièrement. Je parie que Billy le savait. Je parie aussi qu'Ulla n'était pas la première conquête de Jenkins. — Il ne nous reste plus qu'à cuisiner Billy, dit Peabody. Et à lui soutirer les noms de celles qui ont précédé Ulla. — Nous poursuivons l'enquête sur Flores en parallèle, sans omettre les éventuelles intersections avec l'affaire Jenkins. J'ai eu les résultats d'une recherche que j'avais démarrée hier soir avant d'être appelée sur la scène de crime. J'ai une demi-douzaine de Lino baptisés à Saint-Cristobal dans la période qui nous intéresse, et qui n'ont pas vécu dans la paroisse depuis six ans. J'ai écarté ceux qui ont une épouse ou une compagne légitime et ceux qui sont incarcérés. Nous nous pencherons dessus par la suite, le cas échéant. Imaginons qu'il ait créé une identité de secours aussi fausse que lui. — Sacré boulot, marmotta McNab en engloutissant sa dernière gaufre. Et compliqué, en plus. — Espérons que le bon appartient à la première série. Feeney peut-il se passer de vous ? — Je ne sais pas comment il se débrouille pour gérer la DDE sans moi, mais si vous le lui demandez gentiment, il s'empressera de me libérer. Qu'en est-il de la recherche d'identité ? — Callendar peut-elle s'en occuper ? — Elle est presque aussi douée que moi, répliquat-il avec un sourire. D'ailleurs, je l'ai mise sur la voie. — Je vais contacter Feeney. En attendant, filez au Central. Dénichez et interrogez tous ces Linos. Elle lui tendit un disque. — Si Feeney ne peut pas survivre sans vous, mettez ça de côté pour l'instant. J'en ai une copie. Peabody, avec moi. Et si vous voulez vous bécoter avant de vous séparer, faites vite. Eve sortit pour ne pas avoir à assister à la scène. Mais les joues écarlates de Peabody la trahirent quand elle rattrapa Eve : ils ne s'étaient pas contentés d'un baiser rapide. — Où allons-nous ? — A la morgue. — Gaufres, cadavres, tables d'autopsie. La trilogie du flic. Vous avez réussi à dormir ? — Deux heures. — J'aimerais pouvoir rebondir comme vous. — Ce n'est pas moi qui rebondis. C'est McNab. — Mouais. Peabody étouffa un bâillement. — Vous labourez, quand moi, j'en suis réduite à ramper comme un escargot... Elle s'installa sur le siège passager. — Ainsi, la maîtresse ne figure pas parmi vos suspects ? — Elle est bête comme un plant de maïs. Connors utilise le terme « charmante », et il n'a pas tort. Je la qualifierais plutôt de loyale. Elle explique peut-être en partie le mobile, mais elle n'a pas participé à l'exécution. — Vous avez évoqué d'éventuelles intersections avec le dossier Flores. Je n'en vois aucune. — Pourquoi ? — Certes, il existe des similitudes : même méthode, même type de victime. Encore que... Et si c'est un assassin avec une mission, pourquoi la garde-t-il pour lui ? Les victimes sont peut-être liées d'une autre façon, mais je n'y crois guère. Je me suis penchée sur la biographie de Jenkins. Je serais très surprise qu'il ait croisé le chemin de celui qui se faisait passer pour Flores. Ils n'ont aucun point commun. — Pour un escargot, vous rampez plutôt vite après seulement deux heures de repos. Merde ! s'exclama Eve. Pourquoi appelle-t-on ça les heures de pointe quand ça dure trois plombes et que tout le monde en est réduit à l'immobilité totale ? Elle appela Feeney sur son communicateur de bord. À peine avait-elle raccroché que le bip annonça un appel entrant. — Dallas. L'assistante de Mira apparut à l'écran. — Lieutenant. L'agenda du Dr Mira est complet pour aujourd'hui. — J'ai juste besoin de... — Cependant, le Dr Mira serait heureuse de discuter avec vous de votre affaire pendant l'heure du déjeuner. Midi. Chez Ernest. — J'y serai. — Soyez ponctuelle. Avant qu'Eve ne puisse grogner, l'écran s'éteignit. — Comme si je passais mes journées à jouer au mah-jong ! — C'est quoi exactement, le mah-jong ? — Comment voulez-vous que je le sache ? Est-ce que j'y joue ? Oh, et puis merde ! L'attitude de ce dragon de Mira l'avait visiblement énervée. Elle brancha sa sirène et mit son véhicule en mode vertical. Peabody serra les dents et s'agrippa à la poignée de la portière tandis qu'Eve fonçait par-dessus les toits des Rapid Taxis, faisait une queue de poisson à un maxibus qui doublait une camionnette. — Il sera encore mort à notre arrivée, lui rappelat-elle d'une voix haut perchée. Elle poussa un soupir de soulagement quand la voiture atterrit sur une portion de rue à peu près dégagée. — Regardez-moi ça ! glapit Dallas en pointant le doigt sur un tableau d'affichage animé présentant un résumé des informations. Sur l'écran surplombant Times Square, Jimmy Jay s'étouffait, s'écroulait comme un immense sapin blanc sous un coup de hache. — Ils vont le passer en boucle pendant des jours, prédit Peabody. Et à l'avenir, chaque fois qu'ils l'évoqueront, ils montreront cette séquence. Et ce à tout jamais. Celui qui a les droits sur ce bout de film doit se frotter les mains. — Imbécile ! Eve abattit le poing sur le volant et remonta brutalement à la verticale. — Débile ! Incapable ! — Qui ? Quoi ? — Moi. Qui a les droits ? Qui empoche le fric ? Trouvez-le-moi. Maintenant. — Une seconde. Une seconde. Concentrée sur son mini-ordinateur, Peabody cessa enfin de visualiser son propre corps enchevêtré dans la carcasse d'un véhicule de la police après une violente collision en plein air. — Si ce n'est pas l'Église, je suis la reine des idiotes. Pourquoi céder ces revenus à quelqu'un d'autre ? — Les productions du Bon Samaritain, annonça Peabody. — C'est un truc religieux. Le Bon Samaritain. Joignez Connors et demandez-lui si les productions du Bon Samaritain sont une filiale de l'Église des Lumières éternelles. — Une seconde, répéta Peabody. Bonjour, désolée de vous déranger, balbutia-t-elle quand le visage de Connors s'afficha. Euh... Dallas aimerait savoir si les productions du Bon Samaritain appartiennent à l'organisation de Jenkins. Elle s'efforce de nous épargner une mort atroce dans les embouteillages matinaux, aussi est-elle un peu occupée. — Si le lieutenant avait pris le temps de consulter les données que j'ai ajoutées à son dossier, elle y aurait relevé la liste complète des filiales de l'Église des Lumières éternelles, dont les productions du Bon Samaritain. — J'en étais sûre ! s'exclama Eve. Merci. A plus tard ! — Moi aussi, fit Peabody. Passez une bonne journée, conclut-elle avec un sourire avant de couper la communication. — L'Église va gagner une fortune grâce à cette seule séquence. Nadine pourrait nous fournir une estimation du montant. Eve se faufila entre les voitures, filant vers le sud. — L'organisation perd son fondateur et sa principale source de revenus, continua-t-elle. Mais de telle manière que cela engendre une augmentation immédiate des bénéfices. Il suffit d'être un peu malin pour capitaliser là- dessus, et ce à tout jamais. — Hé ! C'est de moi ça ! — La famille demeure, un remplaçant est déjà sur les rangs. Le fondateur buvait, trompait sa femme. Si la nouvelle se répandait, l'argent ne rentrerait plus. Mais là ? C'est du gagnant-gagnant. Elle rumina là-dessus jusqu'à ce qu'elles arrivent à la morgue. Dans l'interminable tunnel blanc, Eve sortit son communicateur pour effectuer une vérification. Elle s'arrêta net en apercevant Morris devant le distributeur automatique. En compagnie de l'inspecteur Coltraine. Celle-ci repéra Eve et Peabody la première. — Lieutenant, inspecteur, les salua-t-elle en repoussant une boucle soyeuse couleur beurre fondu derrière l'oreille. — Inspecteur, répondit Eve. Vous êtes venue avec un corps ? — Non. En fait, je m'apprêtais à partir. Merci pour le café, ajouta-t-elle à l'adresse de Morris avec, dans le regard, une lueur qui en disait long. — Je vous raccompagne, proposa ce dernier. Un instant. Dallas. Ils s'éloignèrent, collés l'un contre l'autre. — Incroyable ! Us se touchent ! Oh, regardez ! Elle pose la tête sur son épaule. Je parie qu'ils vont partager un gros baiser mouillé à la sortie, spécula Peabody. — Vous croyez ? fit Eve, qui eut soudain envie de vérifier vite fait le dossier professionnel de l'inspecteur Coltraine, et s'en voulut aussitôt. Morris est un grand garçon. — C'est ce que j'ai entendu dire, répliqua Peabody avec un grand sourire. Je n'y peux rien, j'entends des choses... Il l'a eu son baiser mouillé, ajouta-t-elle tout bas tandis que le légiste revenait vers elles. Il a l'air heureux. — Navrée de vous avoir interrompus, murmura Eve. — Là tout de suite, ou quand vous avez exigé votre autopsie en priorité ? — Je ne sais pas, moi. Les deux. — N'ayez crainte, je ne vous en veux pas. Allons saluer ce cher révérend Jenkins. — Vous avez pu commencer ? — Bien entendu. J'attends encore les résultats de certaines analyses. La cause du décès est, comme vous l'aviez deviné, j'en suis sûr, un empoisonnement au cyanure de potassium. Il avait aussi ingéré une bonne rasade de vodka et de l'eau minérale au cours des dernières heures de sa vie. Aux alentours de 18 heures, il a mangé du poulet rôti, de la purée de pommes de terre, des oignons frits, des haricots verts, un petit pain et une part de tarte aux pêches avec de la glace à la vanille. Comme si cela ne suffisait pas, il s'est offert des travers de porc grillés arrosés d'une sauce à base de crème fraîche vers 20 heures. — Je suis étonnée qu'il soit resté assez de place pour le cyanure. — Il était en surpoids d'environ quinze kilos. Comme vous pouvez le constater, il avait tout pris dans le ventre. Difficile de l'ignorer alors que Jimmy Jay gisait nu sur la table d'autopsie. — Contrairement à votre prêtre, cet individu ne pratiquait aucun exercice physique. Il avait un penchant pour les nourritures trop grasses et trop sucrées. Supprimez le cyanure, et votre sauveur d'âmes n'aurait sans doute pas vécu longtemps. — En quelle quantité, le cyanure ? — À peu près la même que le prêtre. — Pour qu'il tombe d'un seul coup. Et s'il l'avait absorbé graduellement, sur une heure, par exemple ? Réparti dans plusieurs bouteilles ? — Il aurait éprouvé des malaises : nausées, étour-dissements, difficultés respiratoires. — Donc... les deux premières bouteilles n'en contenaient probablement pas. C'est une question de timing. II consomme la troisième bouteille juste avant l'entracte. La foule est en délire, il est gonflé à bloc. Il transpire, enlève sa veste. C'est la routine - l'assistance adore. Pendant la pause, quelqu'un aurait pu boire dans cette bouteille ou la remplacer. II fallait donc qu'il avale le poison avant, quand il était encore sur scène. Mais sur la fin de sa prestation, pour plus d'impact. — C'est sa fille qui les a posées sur la table, rappela Peabody. — Oui, acquiesça Eve en s'éloignant du corps pour arpenter la salle. Il suffit de traverser la scène. Tout le monde a l'habitude de vous y voir. Qui va s'en étonner ? Personne. Vous déposez les bouteilles, vous vous assurez que tous les bouchons sont dévissés et en profitez pour verser le cyanure. Elle revint vers le macchabée. — L'eau est sur la table, derrière un rideau, réca-pitula-telle. Le plus sûr, c'est d'intervenir quand les choristes viennent de commencer à chanter devant le rideau. La victime est dans sa loge. Il faut compter une minute tout au plus. Se protéger les mains - avec une paire de gants chirurgicaux, par exemple. Je parie qu'il y a un médecin dans le personnel. Futé. Mais le meurtrier a peut-être jeté les gants, le flacon vide dans l'une des bennes de recyclage du théâtre. Pourquoi pas ? Ça ne fera que prouver ce qu'il veut que l'on découvre de toute façon. Que la victime a été empoisonnée. Morris lui sourit. — Vous semblez avoir une idée de qui ce pourrait être. — Il s'appelle Billy Crocker. Et il est temps que nous ayons une petite conversation. 11 Elles trouvèrent Billy dans la maison de Park Avenue. La jolie brune qui les accueillit leur parut pâle, harassée - et surprise. — Inspecteur Peabody. Il y a... Vous avez du nouveau ? — Non, madame. Lieutenant Dallas, je vous présente Merna Baker, la nounou. — Bonjour, fit cette dernière. Excusez-moi mais, quand je vous ai reconnue sur l'écran de sécurité, j'ai pensé qu'on .. je vous en prie , entrez. Le vestibule, plus large que long, se resserrait en un couloir qui divisait la bâtisse en deux parties. Merna portait une jupe à mi-mollets et un chemisier bleu. Ses yeux étaient gonflés, et ses cheveux bouclés encadraient un visage dénué de tout "maquillage. Pas du tout le genre de Jenkins, songea Eve. — On nous a dit que M. Crocker était ici, com-mença-telle. Nous souhaiterions lui parler. — Ah ! Oui, il est ici. Avec Jolene et quelques membres de la famille. Nous... C'est une journée pénible. — Nous nous efforcerons de ne pas vous la rendre encore plus difficile. — Oui, bien sûr. Si vous voulez bien patienter un instant. Elle s'enfonça dans le corridor, frappa à une porte. Quand on lui ouvrit, elle parla'tout bas. Mais Eve entendit la voix de Jolene s'élever dans la pièce. — La police ? On sait ce qui est arrivé à mon Jimmy ? Est-ce qu'ils ont... Elle jaillit de la pièce, bousculant Merna au passage. Pieds nus, elle était vêtue d'un négligé rose et ses cheveux emmêlés rebondissaient comme des ressorts sur ses épaules. Eve ne put s'empêcher de penser qu'elle était beaucoup plus jolie sans fards. Elle agrippa les bras d'Eve, ses ongles roses s'enfon-çant dans sa chair, tandis que plusieurs personnes se précipitaient à sa suite. — Vous êtes ici au sujet de Jimmy Jay. Vous avez découvert ce qui s'est passé ? — Oui, madame. — C'est son cœur, n'est-ce pas ? sanglota-t-elle. Je n'ai eu de cesse de le répéter. Son cœur était si grand, si grand et si plein. Il a lâché, voilà tout. Il a lâché, et Dieu l'a rappelé à lui. Qu'y avait-il de pire que d'annoncer à quelqu'un le décès d'un proche ? se demanda Eve en voyant son regard suppliant. Lui apprendre qu'il avait été assassiné. — Je regrette. M. Jenkins a été empoisonné au cyanure. Ses yeux se révulsèrent. Une petite armée se rua en avant alors qu'Eve la rattrapait. Jolene cligna des yeux, repoussa les mains qui se tendaient vers elle et fixa Eve d'un air glacial. — Dites-moi que vous savez - sans le moindre doute - qu'on a empoisonné mon mari. Dites-moi sans ciller que c'est la vérité. Le pouvez-vous ? — Absolument. On a empoisonné votre mari. La famille se répandit en pleurs. Jolene fit volte-face. — Taisez-vous ! Tous ! Le silence revint comme si elle avait appuyé sur un interrupteur. — Comment pouvez-vous en avoir la certitude ? reprit-elle en se tournant de nouveau vers Eve. — C'est mon boulot. Je viens de discuter avec le médecin légiste. Il a confirmé la cause du décès. Les résultats d'analyses du laboratoire attesteront que l'eau qu'il a bue contenait du cyanure. Si vous ne pouvez m'affirmer que vous avez des raisons de croire que votre mari s'est donné lui-même la mort en ingurgitant ce produit, alors je vous affirme, moi, qu'il a été victime d'un meurtre. — Jamais il n'aurait mis fin à ses jours. La vie est un cadeau de Dieu. Jamais il ne nous aurait abandonnés, moi, sa famille, ses fidèles. Elle fit un pas en arrière, se redressa de toute sa taille. — Démasquez le coupable. Trouvez celui qui a tué mon mari, le père de mes enfants. Faites votre travail. — C'est mon intention. — Luke. — Maman Jo ? L'un des hommes s'avança, posa doucement le bras autour de ses épaules. — Désormais, tu es le chef de la famille. Je compte sur toi pour faire ce qui doit être fait. — Tu as ma parole, maman Jo. A présent, laisse Jackie t'accompagner jusqu'à ta chambre. Tu as besoin de te reposer. Nous veillerons à ce que les volontés de Jimmy Jay soient respectées. Je te le promets. Elle opina. — Merci d'être venue me prévenir, lieutenant. Je vais monter maintenant. — Viens avec moi, maman. Jackie l'entraîna vers l'escalier. Soudain Jolene s'immobilisa, interpella Billy. — Désormais c'est toi qui les guideras comme tu as guidé leur papa. — Je le ferai. Ne t'inquiète pas, Jolene. Le visage empreint d'une infinie tristesse, il la regarda gravir les marches. — Lieutenant, je suis Luke Goodwin, le mari de Jackie. Sa poignée de main était ferrtie, mais son expression trahissait une immense lassitude. — Savez-vous quand nous pourrons... euh... ramener mon beau-père chez nous ? Nous sommes en train d'organiser la veillée funèbre et les obsèques. Nous aimerions partir le plus vite possible. — Ce ne devrait plus être très long. On vous contactera. — Excusez-moi, intervint un autre homme aux pommettes saillantes et à la bouche sévère, en se frayant un chemin jusqu'à Dallas. À moins que ma belle-mère ne soit suspectée dans cette affaire, j'insiste pour que vous l'autorisiez à regagner sa résidence principale. Vous avez pris sa déposition et n'avez aucune raison légale de la retenir ici. — Vous êtes ? — Samuel Wright, le gendre de Jimmy Jay. Je suis avocat. — Vraiment ? Je ne l'aurais pas deviné. Je n'ai aucune charge contre Mme Jenkins, mais je veux qu'elle et toute personne ayant participé à la soirée d'hier reste à New York et à notre disposition tant que l'enquête est en cours. D'ailleurs, je n'ai pas entendu Mme Jenkins demander l'autorisation de rentrer chez elle. — Nous nous en occupons. Elle a besoin de... — Dans ce cas, elle m'en parlera elle-même. En attendant, j'ai encore quelques questions à poser. Monsieur Crocker, j'aimerais vous parler ? — Oui, bien sûr. Pouvons-nous prendre rendez-vous ? Il eut le culot de sortir son agenda. — Nous sommes débordés, vous comprenez - les funérailles, les annulations... — Ce ne sera pas long. Et ce sera maintenant. — Mais... — À moins que Billy ne soit sur la liste des suspects... commença l'avocat. — Que les choses soit bien claires : vous êtes tous suspects. Pour autant que je sache, chacun d'entre vous, de même que tous ceux qui étaient sur scène ou en coulisses, a pu verser le cyanure dans la bouteille d'eau. On peut parfaitement s'en procurer au marché noir. Quant au mobile, je vote pour des tonnes de fric. — C'est à la fois insultant et mal venu. — Traînez-moi devant les tribunaux. Dans l'intervalle, je peux interroger M. Crocker ici ou l'embarquer. — Ce n'est pas nécessaire ! Sam, fit Billy en tapotant la main de l'avocat, nous voulons tous faire notre possible pour aider la police. — Parfait ! approuva Eve d'un ton enjoué. Vous voulez faire ça ici, dans le vestibule ? — Calmons-nous, intervint Luke en levant les mains Sa voix était douce, mais non dépourvue d'autorité. — Nous sommes tous sous pression, enchaîna-t-il. Lieutenant, puis-je vous proposer, à vous et à votre coéquipière, de vous installer dans le salon ? Voulez-vous quelque chose à boire ? Un thé ? De l'eau ? Il se tut, ferma les yeux. — Pourrai-je remplir un verre d'eau un jour sans repenser à cette tragédie ? — Le salon, c'est parfait, répondit Peabody. Nous n'avons besoin de rien, merci. — Je serai dans le bureau du premier si vous avez besoin de moi. Billy, Sam, je continue les démarches jusqu'à ce que vous en ayez terminé. Lieutenant, maman Jo a confiance en vous. Moi aussi, conclut-il en lui serrant la main. Il n'était pas seulement devenu le chef de famille, songea Eve tandis qu'il s'éloignait. Elle était prête à parier qu'elle venait de serrer la main du nouveau directeur de l'Église des Lumières éternelles. Meubles, statues, bibelots et photographies encombraient le salon aux couleurs sombres. Tasses, verres et bloc-notes jonchaient les tables. — Veuillez excuser le désordre, commença Billy. Nous étions en train d'organiser les obsèques. Il se racla la gorge. — Les médias n'ont pas encore découvert l'adresse de cette maison. Nous espérons que cela durera. — Ce n'est ni moi ni un quelconque membre de mon équipe qui la leur divulguerons. — Des reporters se sont débrouillés pour obtenir le numéro de mon communicateur. Je me suis abstenu de tout commentaire. Je pense que c'est mieux pour le moment. Mais tôt ou tard, je devrai faire une déclaration. Ou plutôt, Luke. Le plus vite sera le mieux. — Si M. Goodwin a besoin de données précises pour rédiger cette déclaration, je serai heureuse d'en discuter avec lui. Eve sortit son magnétophone. — Dans la mesure où votre représentant légal tient à ce que ceci soit officiel, je vous informe que cette interview sera enregistrée. Vous avez le droit de garder le silence. Tandis qu'elle lui récitait le code Miranda Révisé, Billy blêmit. — Est-ce indispensable ? — C'est pour votre protection, comme vous l'expliquera votre avocat. — C'est mieux ainsi, Billy, acquiesça Wright. Il est toujours plus prudent de suivre les règles à la lettre. — Avez-vous bien compris vos droits et obligations, monsieur Crocker ? Il tripota le nœud de sa cravate. — Oui. — Vous avez choisi Samuel Wright, ici présent, pour vous représenter durant cet interrogatoire. — Oui. — Très bien. Dallas, lieutenant Eve, Peabody, inspecteur Délia. Interrogatoire avec Crocker, Billy, concernant l'enquête sur le meurtre de Jimmy Jay Jenkins. Monsieur Crocker, nous disposons actuellement des déclarations que vous nous avez fournies hier soir sur les lieux du crime. Souhaitez-vous y ajouter ou modifier quoi que ce soit ? — Non. Rien ne me vient à l'esprit. — Vous avez vu la victime dans sa loge environ cinq minutes avant son entrée en scène. — C'est exact. Nous avons bavardé quelques instants, puis je l'ai escortée en coulisses, côté cour. — Quelle était son humeur ? — Il était plein d'énergie. Eve ébaucha un sourire. — Quand vous l'avez accompagné en coulisses, la table et les bouteilles d'eau étaient-elles en place ? — Oui. Comme toujours. Derrière le rideau. Quand le rideau se lève, les choristes sortent côté jardin. Jimmy Jay et Jolene font leur entrée et se retrouvent au milieu. — Josie Jenkins Carter a confirmé avoir apporté les bouteilles, les avoir débouchées, puis avoir remplacé environ dix centilitres d'eau minérale dans chacune d'elles par une dose de vodka. — Cela n'a aucun rapport avec cet interrogatoire ! interrompit Samuel. Et si vous insinuez que Josie est impliquée dans... — Vous représentez aussi votre belle-sœur ? Il serra les mâchoires. — Le cas échéant, oui. — Parfait, je vous tiendrai au courant si je dois réinterroger Mme Carter. Monsieur Crocker, vous saviez que l'on rajoutait régulièrement de l'alcool dans l'eau de la victime ? Billy poussa un soupir. — Oui. Lieutenant, ce n'est pas cela qui l'a tué, aussi je préférerais que le public n'en sache rien. — Vous avez déclaré par ailleurs que vous aviez vérifié un certain nombre de détails pendant que les choristes chantaient. J'en déduis que vous avez effectué des allers-retours d'une coulisse à l'autre, c'est bien cela ? — À certains moments, en effet. — Avez-vous vu quelqu'un s'approcher des bouteilles, ou quelqu'un qui n'aurait pas dû être là, qui se comportait d'une manière suspecte ? — Non. Les chanteuses et les musiciens étaient à l'avant-scène. Tous les autres étaient dans leur loge ou dans la salle de repos. Je crois avoir brièvement aperçu Merna avec plusieurs des enfants. Il y avait aussi des machinistes mais, pendant ces ultimes minutes, chacun avait regagné son poste. Je n'ai vu personne derrière le rideau. — Bien. En tant que manager, est-ce vous qui gériez l'agenda de M. Jenkins ? Qui preniez ses rendez-vous ? — Oui. — Vous aviez ses numéros de communicateur afin de pouvoir le joindre à n'importe quel moment ? — Bien sûr. — En tant que manager, étiez-vous forcément au courant de ses moindres déplacements ? Surtout pendant une tournée comme celle-ci. — Évidemment. Jimmy Jay voulait être au courant de tout. Ce n'était pas seulement une figure de proue, lieutenant. C'était le chef de notre Église. Il travaillait très dur et s'impliquait à tous les niveaux. — Et vous étiez chargé de veiller à ce qu'il soit là où il devait être au moment où il devait l'être. — Précisément. — Vous étiez proche de la victime. Vous vous connaissiez depuis longtemps. — Oui. — Passiez-vous du temps ensemble ? En dehors de votre travail, j'entends. — Oh, oui. Souvent. Ses épaules se décontractèrent, mais la main qui s'était déplacée depuis sa cravate jusqu'à sa jambe triturait sans merci son pantalon à hauteur du genou. — Nos familles passaient des vacances ensemble. Nous organisions des barbecues. Du vivant de mon épouse... Tu t'en souviens, Sam ? — Et comment ! Elle confectionnait la meilleure salade de pommes de terre du Mississippi. Paix à son âme. — Et partagiez-vous, la victime et vous, des moments de détente juste tous les deux ? — Nous allions à la pêche. En général avec les garçons ou des amis. Mais aussi tous les deux. — Vous passiez énormément de temps en compagnie l'un de l'autre. — Nous nous voyions pratiquement tous les jours. — Vous savez donc qu'il avait une liaison extraconjugale ? Billy parut se dégonfler comme un ballon. Samuel bondit de son siège, frémissant de colère. — Comment osez-vous ? Comment osez-vous salir un homme comme Jimmy Jay ? Si vous prononcez un seul mot de cet abominable mensonge en dehors de cette pièce, je vous promets de porter plainte contre vous. Et le département de police de New York. Cette liaison a été officiellement confirmée, répliqua Eve froidement. — Dans ce cas, j'insiste pour que vous m'en fournissiez la preuve. Si vous vous imaginez que je vais vous croire sur parole ou vous permettre de révéler quoi que ce soit aux médias... — La ferme, Wright ! Cela ne te concerne pas. — C'est ce que nous allons voir. — Mais oui, bien sûr, répliqua Eve. En attendant, ce ne sont pas les ragots qui m'intéressent, mais un meurtre. Et un mobile. La victime avait une maîtresse depuis quatre mois et demi. Il l'a rencontrée dans l'après-midi qui a précédé son décès. Eve porta le regard de Samuel à Billy. — Mais vous le saviez, n'est-ce pas, Billy ? Il tressaillit comme si elle lui avait envoyé une décharge électrique. — J'ignore de quoi vous parlez. — Vous péchiez, mangiez des grillades dans le jardin, partiez en vacances ensemble. C'est vous qui gériez son quotidien. Vous saviez où il était quelle que soit l'heure. Et vous voulez me faire croire que vous n'étiez pas au courant qu'il passait une heure ou deux jusqu'à trois fois par semaine dans une chambre d'hôtel avec une autre femme ? Qu'elle lui faisait souvent une petite gâterie juste avant son entrée en scène ? — Ça suffit ! glapit Samuel. Vous cherchez à vous mettre en valeur en souillant la réputation d'un homme bon, d'un chrétien. Ni mon client ni moi n'avons plus rien à vous dire. — Plus rien à me dire, Billy ? Eve haussa les épaules. — Dans ce cas, je vais devoir poser la question à d'autres personnes susceptibles d'avoir eu vent de cette histoire. Si celles-ci décident de répandre la rumeur ou d'avertir les journalistes, je n'y serai pour rien. — Ce genre de menaces... commença Samuel. — J'ai une enquête à mener, coupa Eve. Ce n'est pas une menace. — Je vous en prie, évitons cela, murmura Billy. Samuel, assieds-toi. Je suis navré. Tellement navré. Il se racla la gorge - un tic, décida Eve, dont il se servait pour prendre le temps de rassembler ses esprits. — Seul Dieu est parfait, Sam, murmura-t-il. — Non ! Non, Billy ! s'exclama l'avocat, incrédule. — Jimmy Jay était un grand leader. Un visionnaire, un humble serviteur de Dieu. Mais il n'en était pas moins un homme avec ses qualités et ses défauts. Il avait un faible pour la chair. En tant qu'ami et diacre, je lui ai donné des conseils. Il a lutté contre ce travers et y a succombé. Tu ne dois pas lui en vouloir. Tu n'as pas à lui jeter la pierre. — Combien de fois ? demanda Samuel. — Quelle importance ? Une fois suffit. — Ce pourrait être un détail crucial, rectifia Eve. — Je crois savoir qu'il a eu six maîtresses au fil des ans. Il combattait ses mauvais penchants, Sam. C'était son démon. Nous devons nous persuader qu'il aurait fini par le vaincre s'il avait vécu. Désormais notre rôle est de protéger Jolene et l'Église de ce scandale. De préserver l'image de Jimmy Jay afin que Luke puisse le remplacer et poursuivre son œuvre. — L'éliminer avant qu'il ne commette un impair serait une bonne manière de préserver cette image, suggéra Eve. — Cet interrogatoire est terminé, décréta Sam en se dirigeant vers la porte, les yeux luisants de larmes et de colère. Ne revenez pas sans mandat, sans quoi je vous assigne en justice pour harcèlement. Eve se pencha pour récupérer son appareil. En l'éteignant, elle murmura à Billy : — Je sais ce que vous avez fait et je sais pourquoi. Je vous ferai tomber. À vous de décider si je fais tomber les autres avec vous. Elle se redressa. — Il paraît que la confession allège l'âme. Peabody. Elles sortirent, laissant Billy effondré sur le divan et Samuel au bord des larmes près de la porte. Dans la voiture, Peabody demeura silencieuse tandis qu'Eve se faufilait dans la circulation. Puis elle secoua la tête. — Comment savez-vous que c'est lui ? — Je ne l'ai ni menotté ni emmené avec nous, il me semble ? — Sans doute parce que nous n'avons pas encore de quoi l'arrêter. Mais vous savez. Vous saviez. Comment ? — À part le fait qu'il pue la culpabilité ? — Sérieusement ? — Bon, d'accord, puer est un peu exagéré. Mais il dégage cet effluve particulier. Il est le dernier à avoir parlé à la victime. Il gère son agenda, veille sur les moindres détails de son existence. Ajoutez à cela une attitude prétentieuse et coincée, ce subtil changement de ton et cette lueur dans ses prunelles quand il mentionne Jolene. — Je ne l'avais pas remarqué avant aujourd'hui. — Normal puisque c'est moi qui l'avais interrogé. Il en pince pour elle. Elle n'en est pas du tout consciente, mais il est amoureux d'elle. Revoyez la séquence. Il est en coulisses au moment où Jenkins entre en convulsions, mais il ne bouge pas.-Il ne se précipite sur la scène qu'une fois Jolene à terre. Et c'est elle qu'il rejoint, pas le défunt. Il daigne à peine jeter un coup d'œil sur Jenkins. — Ça aussi, je suppose que je l'avais remarqué. Mais il se passait tant de choses en même temps que je n'ai pas mis le doigt dessus. Pensez-vous qu'il ait fait ça pour se récupérer Jolene ? — Il ne le pense pas, il se refuse à le penser, mais c'est une de ses motivations. Selon moi il a éliminé Jenkins - du moins il s'en est convaincu - parce que son comportement risquait de provoquer la chute de l'Église et de faire voler le clan en éclats. Il a dû se persuader aussi que Jenkins ne méritait ni sa position ni sa famille. — Il a commis de nombreuses erreurs. Même s'il n'avait pas pué la culpabilité, c'est sur lui que nous nous serions focalisées. Eve franchit un carrefour au feu orange. — Une impulsion. Il a entendu parler du prêtre empoisonné, s'est engouffré dans son sillage. Il n'a pas réfléchi, pas comme celui qui a tué Lino. Il s'est contenté de sauter sur l'occasion. — Pourquoi ne l'avez-vous pas cuisiné davantage ? On aurait pu le traîner au Central, lui arracher des aveux - avec ou sans avocat. Eve consulta sa montre. — Inutile. Il ne va pas tenir longtemps. Il va se confesser sous peu. Sinon, si je ne me trompe, nous le mettrons en examen très rapidement. D'ici là, tâchons de savoir où il s'est procuré le cyanure. Et voyons où en est McNab avec tous les Lino. — À ce propos, il m'est venu une idée. La médaille. Elle lui venait de sa mère. Peut-être a-t-elle eu envie de lui offrir un cadeau particulier, qui ne viendrait que d'elle ? Ou peut-être le père était-il déjà parti ? Nous pourrions recouper votre liste avec les parents célibataires ou les couples divorcés - bien que ce soit toujours mal vu chez les catholiques, il me semble -ou des femmes dont le mari est mort ou a pris la poudre d'escampette. — Excellent, Peabody. Excellent. Creusez le sujet. J'ai rendez-vous avec Mira. — Je m'y mets tout de suite. Je suis censée retrouver Nadine et Louise vers 13 heures à moins d'un imprévu au boulot. Nous allons finaliser nos plans pour l'enterrement de la vie de jeune fille de Louise. Vous n'aurez rien d'autre à faire que de venir. — Pas de jeux ! avertit Eve en pointant l'index sur sa partenaire. Pas de jeux et pas de strip-teaseurs. — Entendu. Elles pénétrèrent dans le parking souterrain du Central. — Prenez des nouvelles de McNab et mettez-vous au boulot. Je vais me rendre à pied chez Ernest. Je devrais être de retour d'ici une heure. — Si jamais j'ai du nouveau, je vous le laisse sur votre bureau. Ah ! Et si Billy le putois débarque pour tout avouer, je vous contacte. — Je compte sur vous. Toutefois Eve était d'avis qu'il allait mariner encore un peu dans ses mauvaises odeurs. Marcher dans New York était toujours un plaisir. Eve adorait le bruit, le monde. Elle passa devant un glissa-gril, huma les effluves de hot dogs au soja et de frites, entendit l'opérateur s'en prendre à un client geignard. — Vous voulez quoi pour ce prix-là ? Un putain de filet mignon ? Elle croisa deux flics en civil qui poussaient en direction du Central un individu proclamant son innocence. — J'ai rien fait ! Je sais pas comment cette merde est arrivée dans ma poche. Je discutais avec ce type. Je vous le jure. Elle vit un coursier sur son jet-scooter doubler un Rapid Taxi à toute allure, totalement indifférent au concert d'avertisseurs et de jurons. Un gigantesque Noir promenant un minuscule chien blanc s'arrêta pour ramasser sa crotte miniature. Elle traversa au feu avec la horde. Passa devant la boutique d'un fleuriste qui propulsait des jets de parfum synthétique dans les airs. Un client sortit de chez un traiteur, laissant dans son sillage des odeurs de cornichons et d'oignons. Elle traversa de nouveau et bifurqua vers le nord. C'est alors que deux femmes jaillirent d'un magasin en poussant des hurlements et tombèrent quasiment à ses pieds en se battant comme des chiffonnières. « Pourquoi ? s'interrogea Eve. Je passais un si délicieux moment. » Les piétons se dispersèrent telles des boules de billard sur le tapis vert. D'autres se rapprochèrent pour crier des encouragements aux deux femmes ou filmer la scène avec leur communicateur. Eve résista difficilement à la tentation de poursuivre son chemin. Elle saisit une poignée de cheveux au hasard et tira de toutes ses forces. Quand sa propriétaire hurla et se cabra, elle s'empressa de cravater l'autre. — Assez ! Poignée de Cheveux enfonça les dents dans l'épaule d'Eve et récolta un coup de coude au menton en réponse. — Je suis flic, nom de nom ! La prochaine qui mord, écorche, gifle ou braille ira droit au Central. — C'est elle qui a commencé. — Menteuse ! Je vais porter plainte. — Je vais porter plainte. — Je l'ai vu la première. — Je... — Bouclez-la ! aboya Eve. Je me fiche éperdument de qui a commencé quoi. C'est fini. Séparez-vous, levez-vous, reculez. Sans quoi je vous arrête toutes les deux pour nuisances sonores, trouble à l'ordre public et tout ce qui me passera par la tête. Elles se fusillèrent mutuellement du regard, mais se turent et se mirent debout. Une troisième femme ouvrit prudemment la porte de la boutique. — J'ai appelé la police. — Je suis la police. — Dieu soit loué ! Je ne savais pas quoi faire. Nous proposons des soldes exceptionnels en ce moment. Ces dames voulaient toutes les deux le sac triple poche Betsy Laroche. En pivoine. Nous n'en avons qu'un seul. La situation s'est envenimée et, tout à coup, elles ont commencé à se battre. Eve leva la main. — Voyons si j'ai bien compris. On a une lèvre fendue, un chemisier déchiré, un pantalon déchiqueté et un œil au beurre noir... tout ça pour un sac ? — Un Laroche ! susurra celle qui avait la bouche en sang. À moins dix pour cent. Je l'ai vu la première. Je l'avais dans la main et... — N'importe quoi ! C'est moi qui l'ai vu la première et vous qui vous êtes ruée vers... — Menteuse ! — Salope ! — Pour l'amour du ciel ! s'exclama Eve en les attrapant toutes deux par les cheveux. De deux choses l'une. Soit vous partez chacune de votre côté - à moins que cette dame ne veuille porter plainte contre vous. — Oh, non ! Non, non. Ça ira. — Donc, soit vous partez chacune de votre côté, reprit Eve tout en remarquant du coin de l'œil un véhicule de la police qui ralentissait le long du trottoir. Et si l'une ou l'autre remet les pieds dans cet établissement dans le mois qui vient vous aurez de mes nouvelles. Soit je... Deux uniformes la rejoignirent. — Je laisse le soin à mes collègues de vous menotter et de vous conduire au Central. De toute façon, ni l'une ni l'autre n'aura ce fichu sac. Choisissez. — Je partirai si elle part. — Bon, d'accord. — Vous ! ordonna Eve à l'une. Vous irez vers le sud. Et vous, vous irez vers le nord. Pas un mot, pas un regard. Allez-y. Elle les lâcha et les regarda s'éloigner en claudiquant. Puis elle se tourna vers les nouveaux venus. — Merci. Je pense que c'est arrangé. — Merci beaucoup ! souffla la vendeuse, la main sur le cœur. Dois-je prendre votre nom et vos coordonnées au cas où elles reviendraient ? — Elles n'oseront pas. Sur ce, Eve repartit au pas de charge. Ernest était un petit restaurant agréable et sans prétention. Le service y était rapide, la cuisine toute simple. Mira était assise à une table en train de siroter une boisson fraîche. Ses cheveux clairs étaient enroulés en chignon sur la nuque. Une nouvelle coiffure qui seyait à son visage serein aux traits fins. Sa tenue - tailleur jaune et talons aiguilles bleu royal - aurait mieux convenu dans un café branché que dans ce repaire de flics. Cela dit, la psychologue et profileuse du département n'avait pas plus de temps qu'elle à consacrer aux déjeuners chics. Mira l'aperçut, sourit. — Désolée d'être en retard. Il y a eu une bagarre pour un triple poche Laroche. Pivoine. — Vous vous êtes battue pour un sac ? Devant l'expression choquée de Mira, Eve ne put s'empêcher de s'esclaffer. — Non. Deux idiotes qui s'arrachaient les yeux pour un Laroche pivoine. C'est incroyable de se mettre dans un état pareil pour une remise de dix pour cent... — Attendez ! Il y a des Laroche triple poche en solde ? Où ? — En bas de la rue. Euh... la boutique s'appelle Rencontres, il me semble. — Je la connais. Mira sortit son communicateur. — Si vous consultiez le menu pendant que je... Oui, Mizzie ? Ici Charlotte Mira. Oui... Il paraît que vous avez un triple poche Laroche pivoine en solde ? Pouvez-vous me le mettre de côté ? Je déjeune dans le quartier. Je passerai le prendre en retournant au travail. Oui, merci. À tout à l'heure. Mira coupa la transmission avec un sourire satisfait. — Quelle chance ! J'en rêvais et j'avais fini par renoncer à me l'offrir. Mais un signe est un signe. — Sans doute. — Je prendrai la salade grecque, annonça Mira au serveur. Et un autre thé glacé. — Deux salades. Un Pepsi. Mira laissa échapper un soupir de contentement. — Quelle belle journée, n'est-ce pas ? C'est divin de s'échapper du bureau, de s'offrir un Laroche et de vous voir. Pour quelqu'un qui vient de mettre un terme à une bagarre, vous m'avez l'air en forme. — L'une d'elles m'a mordue. Le sourire de Mira disparut. — C'est grave ? Voulez-vous que j'y jette un coup d'œil ? — Pas la peine. Je n'y comprends rien. Morsures, cris, gifles, écorchures. Pourquoi les femmes ne se servent-elles jamais de leurs poings ? C'est une honte pour notre sexe. — Certes. Un combat de boxe pour un sac Laroche, c'eût été nettement plus élégant. Eve rit de nouveau — Bon, d'accord. Je sais que vous êtes pressée. Je crois avoir résolu le meurtre Jenkins. Il n'y a aucun lien avec l'affaire Flores. — Contrairement à ce qu'affirme le calcul de probabilités ? — C'est un geste impulsif, probablement inspiré par les reportages sur l'assassinat de Flores. Le lien s'arrête là. L'assassin, les circonstances diffèrent. — On peut donc rayer l'hypothèse du sériai killer ? — Vous y pensiez ? — On ne pouvait l'ignorer complètement. Les cibles, les crimes commis en pleine cérémonie ou « spectacle ». Mais il fallait aussi prendre en compte le fait que tout opposait les victimes : leur foi, leurs fidèles. Vous avez obtenu des aveux concernant l'homicide Jenkins ? — Pas encore. Je laisse mariner le suspect. S'il ne crache pas le morceau dans les heures qui viennent, je le cuisinerai de nouveau. C'est de Flores que je veux discuter avec vous. — Le faux prêtre, fit Mira en cassant un minuscule bout de cracker. Assassiné au moment le plus important du rituel. Ceci est mon sang - c'est ce qu'il proclame. Si le meurtrier croyait avoir devant lui le véritable Flores, le véritable prêtre, on pourrait voir là une attaque directe envers l'Église, ses rites, la prêtrise. Votre enquête ne révèle jusqu'ici pas la moindre preuve d'un problème personnel avec la victime -dans la peau de Flores. Bien entendu, il a pu entendre une confession que le pénitent a regrettée par la suite. — Ce qui signifie que le coupable appartient à cette paroisse ou du moins qu'il est catholique. — Que le prêtre - ou l'individu se faisant passer pour tel - soit la cible indique que le tueur avait des attaches solides avec l'Église catholique, et cette paroisse en particulier. La méthode employée correspondait à une autre sorte de rituel, et je ne pense pas qu'il ait choisi par hasard d'exécuter son crime lors d'une messe d'enterrement. — Même page, même ligne, acquiesça Eve. — Le poison est une arme qu'on utilise à distance. Elle éloigne le tueur de la victime, mais lui offre aussi l'avantage d'assister à sa mort. La foule lui offrait une couverture idéale. Je dirai qu'il cherchait à la fois la distance et l'intimité. Une exécution publique. — Pourquoi la rendre publique si l'on ne peut y assister soi-même ? — Exactement. Mais pour quelle raison ? Ce devait être quelque chose de profondément et désespérément personnel. Le mode opératoire, le lieu avaient leur importance. L'assassin est suffisamment mûr pour planifier, choisir. Suffisamment pratiquant pour savoir comment utiliser le rituel. Organisé, réfléchi, probablement pieux. Le poison est souvent une arme féminine. — Pas de sang. Pas de contact physique. Une femme de cinquante kilos peut éliminer un homme de quatre-vingts kilos sans se casser un ongle. Le serveur apporta leurs salades. — Vous croyez que le meurtrier de Jenkins va avouer ? s'enquit Mira. — La culpabilité le ronge. — C'est donc un homme ou une femme de foi ? — Je suppose que oui. Oui. Il a la foi. — A mon avis, c'est le point important. L'assassin de Flores éprouvera aussi le besoin de se confesser. Pas à vous. L'Église des Lumières éternelles n'offre pas la confession, la pénitence et l'absolution par un représentant du Christ. — Mais l'Église catholique, si. — Oui. L'assassin se confessera à son prêtre. 12 Eve regagna le Central avec l'idée d'embarquer Peabody pour aller interroger de nouveau les prêtres de Saint-Cristobal. La confession, songea-t-elle. Elle était convaincue que Billy Crocker éprouverait le besoin de soulager sa conscience. Il avait commis son acte sur une impulsion. En le quittant elle lui avait laissé entendre qu'elle n'était pas dupe de son manège. Oui, il finirait par avouer. Elle l'avait lu dans son regard. Quant à l'assassin de Flores... c'était plus profond, plus intime, plus ancré dans le rituel de son Église. Mira avait mis le doigt dessus. Il chercherait refuge dans un autre rituel lié à la foi. Peut-être l'avait-il déjà fait. Elle allait s'entretenir avec les prêtres et quelques-uns des tatoueurs figurant sur sa liste. Mais retrouver vingt ans plus tard l'artiste qui avait tatoué Lino ne serait pas facile. Elle pouvait au moins tenter sa chance. Elle se dirigeait vers son bureau quand elle se rappela que Peabody ne serait pas là. Elle avait une « fête » à planifier ! Nourriture, boissons, cadeaux, décorations, toute une logistique à élaborer, d'interminables discussions sur des détails stupides ! Comment pouvait-on perdre son temps à faire des trucs pareils ? Au fond, c'était un rituel d'une autre sorte, songeat-elle en ralentissant le pas. Le meurtrier se trouvait sûrement dans l'église au moment où Lino avait bu le vin consacré. Une relation familiale d'Ortiz ? Possible. Mais dans ce cas, quel manque de respect envers le vieil homme, à moins que... à moins que le péché, le crime que Lino avait commis n'ait eu un lien avec Ortiz ? Chaque matin, lorsqu'il courait, il passait devant la maison du patriarche défunt. Était-ce à dessein ? Ou sinon, une relation plus lointaine. Un ami de la famille, un voisin, un client de longue date, un employé. Absorbée dans ses réflexions elle pénétra dans la salle commune et repéra Baxter qui flirtait ostensiblement avec Graciela Ortiz. Aucun doute, le langage du corps, les yeux pétillants, tout reflétait un intérêt sexuel. Cela dit, Baxter n'aurait pas hésité à flirter avec un hologramme. — Agent Ortiz. — Lieutenant. Je passais par là, mais l'inspecteur m'a dit que votre partenaire et vous étiez absentes. — Je suis de retour. Mon bureau est par là. Allons-y. Graciela salua Baxter et le gratifia d'un ultime regard vert émeraude. Il la salua en retour, se tourna vers Eve, un grand sourire aux lèvres. — Rien de plus excitant qu'une femme en uniforme, lieutenant. — Baxter, si vous avez le temps de draguer les subordonnées, c'est que vous manquez de travail. — Dallas, par moments, un homme a besoin de se détendre. — Pas dans mon service. Toutefois, dans la mesure où vous n'êtes pas débordé, profitez-en donc pour lancer une recherche sur tous les individus non identifiés décédés dans le Nevada, le Nouveau-Mexique et l'Arizona il y a six ou sept ans. — Tous ? Seigneur ! Vous êtes impitoyable. — En effet. Soyez heureux que je précise : âgés de vingt-cinq à quarante ans. — Ah, c'est cette affaire-là ! murmura-t-il tandis qu'elle se détournait. Eve rejoignit Graciela Ortiz. — Je souhaitais m'entretenir personnellement avec vous de mes auditions avec les membres de la famille et les amis.' Us ont réagi comme je m'y attendais : effroi, tristesse, voire indignation. Comme je vous l'ai dit, le père Flores était très apprécié. Enfin... quand nous pensions qu'il était le père Flores. — Et maintenant ? — Encore plus d'effroi, de tristesse et d'indignation. Ainsi que de l'angoisse, dans la mesure où il a marié, enterré et baptisé nombre d'entre eux au cours des cinq dernières années. Certains sont très traditionnels, très orthodoxes. Us se posent des questions : leur mariage a-t-il été sanctionné aux yeux de Dieu et de l'Église ? Le père Lopez nous assure que oui. Cependant, le père Freeman et lui ont proposé de renouveler tous les sacrements pour ceux qui le désirent. En toute franchise, lieutenant, c'est le bazar. Ortiz secoua la tête. — J'ai des idées progressistes. L'esprit pratique. Mais je me suis confessée à cet homme, qui m'a donné la communion. Du coup, je me sens... agressée, furieuse. Je comprends ce que mes proches ressentent en ce moment. — Sa mort a mis un terme à ces violations. — En effet. Mais par la même occasion, elle les a révélées. Si nous n'avions jamais su... Elle haussa les épaules. — Mais nous sommes au courant, il ne nous reste donc plus qu'à chercher comment surmonter notre malaise. Ma mère suggère d'organiser un renouvellement en masse des vœux, des baptêmes. Et une grande fête. Peut-être a-t-elle raison. — Beaucoup de ceux qui assistaient aux obsèques n'étaient pas membre de votre famille. — En effet. J'ai parlé avec certains. Us raisonnent à peu près de la même manière. Je ne sais pas en quoi tout cela peut vous aider dans votre enquête. — Vous me permettez de gagner du temps. Vous devez avoir des cousins de l'âge de la victime, je suppose ? Environ trente-cinq ans. — Bien sûr. Des légions ! — Beaucoup d'entre eux vivaient dans le quartier lorsqu'ils étaient enfants ou adolescents. Et beaucoup d'entre eux appartiennent à cette paroisse. — Oui. — Y a-t-il des ex-membres des Soldados parmi eux ? Graciela ouvrit la bouche, la referma. Puis elle exhala bruyamment. — Quelques-uns, je suppose. — J'ai besoin de noms. Je ne cherche pas à leur causer des ennuis, je ne vais pas remuer le passé. Mais il y a peut-être un lien. — J'en parlerai à mon père. Il n'appartenait pas à ce gang, mais... il saura. — Préférez-vous que je m'adresse directement à lui? — Non. Il sera plus à l'aise avec moi. L'un de ses cousins a fait partie de cette bande. Il est mort dans des conditions dramatiques. — Comment s'appelait-il ? — Julio. Il n'avait que quinze ans quand on l'a tué. Mon père en avait huit et lui vouait une admiration sans bornes. Il n'a jamais oublié cette tragédie et s'en servait souvent comme exemple pour mettre en garde mes frères et ses neveux. « Voilà ce qui vous arrive quand vous vous éloignez de la famille, de la loi, de l'Église, quand vous utilisez la violence plutôt que le travail et l'éducation pour obtenir ce que vous voulez. » — Votre père me paraît un homme intelligent. — Il l'est. C'est une forte personnalité. J'aborderai le sujet avec lui ce soir. — Merci. Autre chose. Il paraît que la victime courait tous les matins et que son parcours la faisait passer devant la demeure de votre grand-père. — C'est vrai. Poppy s'en amusait. Il encourageait les pères à bénir sa propriété sur leur passage. Parfois il les croisait lors de sa promenade matinale. — Il n'y avait donc aucune friction entre eux ? — Entre Poppy et les prêtres ? Non. Aucune. Au contraire. Le père Flores mangeait souvent dans son restaûrant et même - du vivant de ma grand-mère -chez eux. Il assistait aux fêtes de famille. Il était des nôtres. — Bien. De nouveau seule, Eve s'approcha de son tableau. Elle réorganisa les photos, fit quelques pas, recommença. Les liens. Tout était une question de liens. Elle retourna à son bureau, contacta McNab. — Quoi de neuf ? aboya-t-elle. — J'ai traqué deux des Lino. Le premier vit au Mexique, dans une espèce de communauté. Il a changé de nom, ce qui explique qu'il ait pu traverser certains rouages de l'administration. Aujourd'hui, il répond au patronyme de Lupa Vincenta - en toute légalité. C'est une sorte d'adepte attardé du Free Age. Il s'est rasé le crâne et se balade en robe de bure. Il élève des chèvres. Il va bien - si on fait abstraction de la robe qui, si vous voulez mon avis... — Non merci. — Le second fait profil bas afin d'esquiver ses deux ex- épouses auxquelles il était marié en même temps. Il vit au Chili - du moins y était-il encore il y a moins de trois mois. Il a dû prendre la poudre d'escampette, car les deux femmes ont porté plainte contre lui. Apparemment il a six enfants légitimes et refuse de payer leur pension. — Un prince, ce type ! Transmettez ces infos aux autorités compétentes. — C'est déjà fait. Quand on fait des gosses, on s'en occupe. Je travaille sur le suivant, là. Elle s'en doutait, car McNab se trémoussait devant l'écran. Elle ne connaissait pas un seul génie de l'informatique capable de rester tranquille en travaillant. Hormis Connors, bien sûr. — Je le perds sans arrêt, enchaîna McNab. Il a beaucoup bougé, changé de nom, repris l'ancien. D'après mes déductions, il traficote sous un pseudo, disparaît, revient sous sa véritable identité, reste un temps sur le droit chemin, puis repart en endossant la peau d'un autre personnage. — Son vrai nom ? — Lino Salvadore Martinez. Eve appela sa fiche. — L'âge, le lieu de naissance correspondent. Continuez à creuser. Elle coupa la transmission, et se concentra sur la biographie de Martinez. Les deux parents étaient répertoriés, mais le père s'était volatilisé quand Lino avait cinq ans. Teresa, la mère, avait obtenu le statut de mère professionnelle et les allocations correspondantes après sa naissance. Auparavant, elle avait occupé un emploi chez... Eve élargit la recherche, s'adossa à son fauteuil. Hector Ortiz ! Chez Abuelo. Intéressant. Très, très intéressant. Elle avait recommencé à travailler quand son fils avait eu quinze ans - de nouveau comme serveuse chez Ortiz. Elle y était restée six ans avant de se remarier et d'aller s'installer à Brooklyn. — À nous deux, Teresa ! murmura-t-elle en notant ses coordonnées. Elle joignit Peabody. — Où en êtes-vous ? — J'arrive. Nous avons dégusté le meil... — Rendez-vous au parking. Nous allons à Brooklyn. — Ah ! D'accord, mais... Eve raccrocha et fourra le communicateur dans sa poche. Elle quitta son bureau l'esprit en ébullition et faillit percuter Baxter. — Ne me dites pas que vous avez terminé ! s'exclama-telle. Je ne vous croirai pas. — J'en ai pour des heures. Mais vous avez de la visite. Un certain Luke Goodwin, un Samuel Wright et un Billy Crocker. — Je ne les attendais pas si tôt. Elle fit demi-tour en faisant signe à Baxter de la suivre. — Une seconde. J'ai besoin d'une salle d'interrogatoire. Elle donna l'ordre à son ordinateur de lui réserver la salle C. — Bien. Dites-leur que j'en ai pour quelques instants. Installez-les, proposez-leur des rafraîchissements. Soyez aimable. — Je vais prendre du retard sur ma mission en cours. — Dont vous avez déjà confié le plus gros à votre assistant. Trueheart peut poursuivre pendant que vous soignez ces messieurs. Si Crocker me crache ses aveux, je veux qu'il soit en cage d'ici quatre-vingt-dix minutes. Dès qu'il fut reparti, Eve rappela Peabody. — Changement de programme. Retrouvez-moi devant la salle d'interrogatoire C. Crocker et compagnie sont là. — Mince ! Si j'étais moins charitable, ça me mettrait en rogne que vous ayez si souvent raison. — Vu que je suis moins charitable, c'est vous qui jouerez le gentil flic. A tout de suite. Eve prévint Whitney et Mira que son principal suspect dans l'affaire Jenkins était dans les murs. — Parfait, Billy, murmura-t-elle. Voyons un peu ce que vous avez à dire pour votre défense. Elle prit tout son temps. Elle avait déjà esquissé sa stratégie, mais l'avait peaufinée après son entretien avec Mira. La présence de Luke ne l'étonnait pas du tout. Le confesseur, pensa-t-elle. Elle pénétra d'abord dans la salle d'observation. Billy était assis à la table, flanqué par les deux gendres de la victime. L'avocat, l'air morose, évitait son regard. Luke paraissait... attristé. Quant à Billy, il semblait nerveux, terrifié, au bord des larmes. Lorsqu'elle ressortit dans le corridor, Peabody arrivait. — Il est venu avec son prêtre et son avocat, annonça-t-elle. — Son prêtre ? — Façon de parler. Luke Goodwin. Il leur a déjà dit tout ce qu'il a l'intention de nous raconter, voire plus. Oui, plus, parce qu'il a beau être furieux et choqué, l'avocat n'en demeure pas moins un homme de loi et a dû lui donner quelques conseils. Vous êtes compatissante, vous comprenez ce qui l'a poussé à commettre ce geste. Vous voulez l'aider. Peabody arbora une expression mélancolique. — Aurai-je un jour le droit de jouer le méchant flic? — Bien sûr. Le jour où vous accepterez de flanquer un coup de pied à un chiot pour arrêter un suspect. — C'est obligé que ce soit un chiot ? — Conservez cet air de sainte-nitouche. Il vous sied à merveille. Eve ouvrit la porte, fit un signe de tête à Baxter. — Merci, inspecteur. Monsieur Goodwin, monsieur Wright, monsieur Crocker. — Mon client souhaite faire une déclaration, attaqua Samuel. — Épatant. Une seconde. Enregistrement... Dallas, lieutenant Eve... Elle récita la litanie obligatoire tout en s'installant. — Monsieur Crocker, vous a-t-ôn cité vos droits ? — Oui. — Vous êtes venu ici de votre plein gré, accompagné de votre avocat, Samuel Wright ? Billy se racla la gorge. — Oui. — Vous souhaitez par ailleurs que M. Goodwin assiste à cet entretien ? — Oui. — Je suis ici en qualité de témoin et de conseiller spirituel de Billy, intervint Luke. Lieutenant Dallas, ceci est une épreuve terrible pour nous tous. J'espère que vous tiendrez compte de la sincérité de sa démarche. — Celui qui en souffre le plus est M. Jenkins puisqu'il est mort. Quant à la sincérité... Elle haussa une épaule. — Elle m'importe peu. Ce qui m'intéresse ce sont les faits. Vous avez versé du cyanure dans l'eau de votre ami Jimmy Jay, n'est-ce pas, Billy ? — Ne réponds pas. Lieutenant Dallas, commença Samuel d'une voix crispée, mon client est prêt à faire une déclaration. En retour, vous pourriez faire preuve d'un peu d'égards. — Je ne me sens pas vraiment d'humeur attentionnée, répliqua Eve. Lui non plus, à en juger par la lueur dans son regard. Mais il faisait son boulot. — Les médias se régalent avec ces deux meurtres, et insistent plus particulièrement sur le décès de mon beau-père. Plus l'enquête se prolongera, plus le public y prêtera attention - au détriment de ce Département et de vous-même. — Vous voulez que je négocie avec votre client avant qu'il m'ait dit quoi que ce soit, histoire de m'épargner un petit coup de folie médiatique ? Elle se pencha en avant. — Vous savez quoi, Sam ? Un soupçon de folie médiatique ne m'effraie pas. J'aurai bouclé votre client en moins de vingt-quatre heures sans sa déclaration. Aussi, si c'est tout ce que vous... Elle commença à se lever et Peabody prit le relais. — Lieutenant, nous devrions peut-être prendre quelques minutes pour... — Vous avez sans doute plus de temps à perdre que moi. — Allons, lieutenant ! insista Peabody. Après tout, M. Crocker est ici, et si deux des gendres de la victime sont prêts à le soutenir, il me semble que nous devrions au moins écouter ce qu'il a à nous dire. Elle gratifia Billy d'un regard empli de sympathie. — Ce n'est facile pour personne. Je sais que M. Jenkins et vous étiez amis, bons amis, et ce depuis de longues années. Ce doit être très dur. — Nous étions amis, articula Billy. Aussi proches que des frères. — Je comprends bien. Nous ne pouvons pas négocier. Nous ne savons même pas ce que vous allez nous révéler. Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas vous entendre, l'esprit ouvert. — Vous pouvez éliminer d'emblée l'accusation d'homicide volontaire avec préméditation, argua Samuel. Commencez par arranger cela avec le bureau du procureur avant que nous allions plus loin. — Non, rétorqua sèchement Eve. — C'est impossible, renchérit Peabody d'un ton désolé. En admettant que nous... — Je refuse, coupa Eve en gratifiant Peabody d'un regard noir. Je n'ai pas besoin de la déclaration de M. Crocker pour clore ce dossier. Elle me permet simplement d'accélérer le processus. À vous de choisir. Vous pourrez négocier avec le procureur en temps voulu, pour l'heure vous me faites perdre le mien. — Billy, murmura Luke. Tu dois aller jusqu'au bout. Il leva la main pour intimer le silence à Samuel. — Pas uniquement par respect pour la loi des hommes, mais pour te repentir devant Dieu. Pour sauver ton âme. Un silence de plomb les enveloppa. Eve patienta. Billy prit une grande inspiration. — J'ai cru bien faire. La seule chose possible. Peut-être est-ce le Diable qui m'y a poussé, mais j'étais convaincu d'agir pour le bien de Dieu. Il leva les mains en un geste de supplication. — Jimmy Jay s'était égaré, et s'écartait de plus en plus du droit chemin. Il ne voyait pas en quoi boire était un péché, il ne comprenait pas à quel point sa faiblesse le corrompait. Il trompait sa femme, ses fidèles, et s'en amusait. Il prenait de moins en moins de précautions, buvait de plus en plus. Il rédigeait souvent ses sermons sous l'influence de l'alcool. Parfois même, il était ivre lorsqu'il prêchait. — Vous l'avez tué parce qu'il était accro à la vodka ? s'exclama Eve. — Lieutenant, marmonna Peabody avant de se pencher vers Billy pour lui murmurer : Vous n'avez pas réussi à le convaincre d'arrêter tout ça ? — Il y prenait plaisir. Il estimait que tout homme avait le droit et même le devoir de céder à quelques travers. Selon lui, chercher à tout prix la perfection équivalait à prendre la place de Dieu. Mais... il a entraîné ses enfants dans son sillage en demandant à Josie - surtout à Josie - de lui procurer de l'alcool. C'est indigne de la part d'un père. Il s'était égaré. La boisson l'avait dépravé et il a succombé aux tentations de la chair. — Et trompé sa femme. Vous étiez au courant de ses liaisons. — Oui. Il en a eu cinq. Chaque fois, il s'est repenti. Il venait me trouver pour que nous priions ensemble. Il demandait à Dieu de lui pardonner et de lui donner la force de résister à la tentation. — Vous l'avez couvert. — En effet. Trop longtemps. Il savait ce qu'il risquait de perdre. Son âme, son épouse, sa famille, son Église. Il a lutté. Billy essuya ses larmes du revers de la main. — C'était un homme bon, un homme grand, déchiré entre le bien et le mal. Mais cette fois, il ne s'est pas battu, il ne s'est pas repenti. Il a refusé d'admettre qu'il commettait un péché. Il a déformé la parole de Dieu pour satisfaire à ses propres besoins. Il prétendait qu'avec cette femme et l'alcool il accédait à la lumière, à la vérité. — Pourtant, vous avez continué à le couvrir. — Cela me pesait de plus en plus sur la conscience. Il avait fait de moi son complice. Tôt ou tard, le scandale aurait éclaté. Tout ce qu'il avait bâti risquait de s'effondrer. — Vous avez donc décidé d'enrayer la spirale infernale. — Je n'avais pas le choix. L'Église est plus grande que nous tous. Elle doit être protégée. J'ai prié pour lui, discuté avec lui. Il refusait de reconnaître la vérité. Nous ne sommes que des êtres humains, lieutenant. Même Jimmy Jay. Il dirigeait cette Église en tant que représentant de Dieu sur terre, mais ce n'était qu'un homme. Il fallait l'arrêter pour sauver son âme et préserver l'œuvre des Lumières éternelles. — Vous l'avez tué pour le sauver. — Oui. — Et pour sauver l'Église. — Pour sauver tout ce qu'il avait construit. Afin que cela continue après lui, afin que d'autres puissent être sauvés. — Pourquoi ici et maintenant ? — Je... le prêtre assassiné en pleine messe. J'y ai vu un signe. J'ai compris que pour sauver Jimmy Jay et les Lumières éternelles, il devait mourir brutalement et en public. Pour que chacun comprenne : nous sommes tous mortels, nous devons mériter notre salut. — Où vous êtes-vous procuré le cyanure ? — Je... Il s'humecta les lèvres. — Je me suis adressé à un dealer de Times Square. Eve haussa les sourcils. — Soit vous êtes très courageux, soit vous êtes stu-pide. — Je n'avais pas le choix ! répéta-t-il, les poings serrés sur la table. Je devais agir au plus vite. — Son nom ? — Nous ne nous sommes pas présentés. Elle opina, pas surprise. Elle approfondirait la question plus tard. — On vous a fourni le poison. Ensuite ? Samuel agita la main. — Est-il vraiment indispensable de... — Oui. Ensuite ? répéta Eve. — Je l'ai gardé sur moi. C'était une petite dose. J'espérais qu'il y en aurait assez. Je ne voulais pas qu'il souffre. Je l'aimais. Je vous en supplie, il faut me croire. « J'avais prévu d'avoir une conversation avec lui, d'essayer une fois encore de le convaincre de reconnaître ses péchés et de se repentir. Le jour même, il est allé rejoindre sa compagne à l'hôtel. Ensuite, quand je lui ai parlé, il a ri. Jamais il ne s'était senti aussi fort, m'a-t-il affirmé. Ni plus près de Dieu. Pour prêcher contre le péché, un homme doit commettre le péché. Il m'a expliqué qu'il lisait les Écritures... avec un œil neuf... J'ai compris alors qu'il était trop tard pour le ramener dans le droit chemin. Que le seul moyen de le sauver, de nous sauver tous, était de mettre un terme à sa vie de mortel. De l'envoyer auprès de Dieu. Il reprit son souffle. Eve resta silencieuse. — J'ai attendu que les bouteilles soient en place. J'ai prié, prié encore en versant le cyanure dans la troisième. Une partie de moi-même espérait toujours qu'il se ressaisirait avant de la boire. — Quelqu'un savait-il ce que vous projetiez ? Vous êtes-vous confié à qui que ce soit ? — Seulement à Dieu. Je croyais agir selon Sa volonté. Mais la nuit dernière, j'ai eu des cauchemars abominables. Je pense que le Diable est en moi désormais. J'ai été induit en erreur. — Induit en erreur par Satan. C'est votre défense, conclut Eve. C'est moins original que vous ne l'imaginez. Êtes-vous certain que vos sentiments envers Jolene Jenkins ne sont pour rien dans votre initiative ? Un flot de rose monta aux joues de Billy. — J'espérais épargner à Jolene la douleur et l'humiliation de la trahison de son mari. — Et prendre la place de ce dernier dans le lit conjugal ? — Lieutenant, intervint Luke. Billy a avoué son crime. N'est-ce pas suffisant ? Il est prêt à accepter sa punition dans ce monde et dans l'autre. — Et cela vous satisfait ? — Il ne s'agit pas de moi, répondit Luke en posant la main sur celle de Billy. Je prierai pour toi. Billy s'effondra sur la table, secoué de sanglots. Eve se leva. — Billy Crocker, je vous arrête pour le meurtre avec préméditation de James Jay Jenkins. Elle contourna la table pour le menotter et le hisser sur ses pieds. — Peabody. — Oui, lieutenant. J'y vais. Suivez-moi, monsieur Crocker. Monsieur Wright, vous pourrez voir votre client une fois les formalités accomplies. — Arrêt de l'enregistrement, commanda Eve dès que Peabody et Crocker furent sortis. Je vous remercie de l'avoir poussé à venir, dit-elle à Luke. J'admire votre foi, votre retenue. Et votre loyauté, ajouta-t-elle à l'intention de Samuel. — Un homme bon est mort, murmura Luke. Un autre est perdu. Que de vies gâchées ! — C'est le problème avec les meurtres. Il lorgnait la femme d'un autre... Vous le savez, je le sais. Il a beau justifier son geste, une partie de l'explication est là. — Il répondra de cela devant Dieu. N'est-ce pas suffisant ? Eve étudia Luke. — Il va répondre de beaucoup de choses ici et maintenant, je vous laisse le reste Allez-vous continuer à le représenter ? demanda-t-elle à Samuel. — Jusqu'à ce que nous ayons trouvé un spécialiste des affaires criminelles. Nous aimerions rentrer chez nous au. plus vite. — Je pense que ce sera possible dès demain. Si votre remplaçant opte pour un procès, les détails du mobile seront rendus publics. Pensez-y. Eve regagna son bureau, rédigea son rapport, demanda qu'aucun détail ne soit divulgué aux médias. Inutile de faire subir à Jolene et aux filles les conséquences des transgressions de la victime. Du moins pour le moment. Elle leva les yeux quand Peabody entra. — C'est bon, annonça cette dernière. Je l'ai placé sous surveillance suicide. J'avais un pressentiment. — Je ne pense pas qu'il optera pour la solution de facilité, mais vous avez eu raison de vous fier à votre instinct. — En tout cas, vous avez fait très fort sur ce dossier. Vous croyez qu'ils vont alléger les charges ? — Oui. Je pense qu'ils se contenteront d'une accusation de meurtre sans préméditation et qu'ils l'enverront en institut psychiatrique. Il passera les vingt-cinq prochaines années à se flageller. — C'est juste, non ? — Oui. Eve consulta sa montre. — C'est bientôt la fin du service. Vous donnerez un coup de main à McNab sur la liste des Lino. Pas la peine de me compter des heures sup, je sais très bien que vous allez en profiter pour vous tripoter et vous gaver de mauvaises graisses en travaillant. — Je croyais que nous devions aller à Brooklyn. — Je vais demander à Connors de venir en renfort. — Vous allez en profiter pour vous tripoter et vous gaver de mauvaises graisses ? Eve lui coula un regard noir. — Si je ne vous ai pas contactée d'ici là, rendez-vous à Saint-Cristobal à 6 heures demain matin. — Aïe ! Pourquoi si tôt ? — Nous allons à la messe. Eve s'empara de son communicateur pour appeler Connors. 13 Parce qu'elle voulait en profiter pour poursuivre les recherches qu'elle avait lancées au bureau, Eve demanda à Connors de prendre le volant. Ni l'un ni l'autre n'ayant pu se libérer avant 18 heures, la circulation était infernale. Levant les yeux de son écran tandis que Connors se faufilait entre les voitures dans un concert d'avertisseurs, elle se demanda pour la énième fois pourquoi les gens ne se débrouillaient pas pour habiter là où ils travaillaient. — Tu crois qu'ils aiment ça ? grommela-t-elle. Qu'ils considèrent ces allers-retours comme un défi quotidien ? Une sorte de pénitence ? — Tu fréquentes trop les religieux. — Quel est l'intérêt de subir un tel supplice jour après jour ? — L'argent, le manque de logement... Il jeta un coup d'œil dans le rétroviseur, se glissa entre une Mini et un tout-terrain. — Le désir de vivre dans un environnement plus agréable tout en gagnant correctement sa vie - ou de profiter des bénéfices de la ville tout en travaillant à la campagne, enchaîna-t-il. Il changea de voie, gagna une dizaine de mètres. — Ou peut-être ces gens traversent-ils ce fichu pont à l'allure d'un escargot juste parce qu'ils ont un truc à faire. Comme nous. — Nous allons interroger une femme qui vit et bosse au même endroit. Il lui faut dix minutes à pied pour se rendre à son boulot - moins si elle prend le métro. S'il s'agit bien de la mère de mon Lino, a-t-il eu le courage d'aller à Brooklyn lui rendre visite ? À l'allure d'un escargot ? Ils étaient cernés. Merde. Connors se cala dans son siège, guetta une ouverture. — L'aurais-tu fait à sa place ? s'enquit-il. — Difficile, vu les relations que j'avais avec la mienne. Tout de même... tu rentres au bout de cinq ou six ans, ta mère - l'unique membre de ta famille hormis le demi-frère qu'elle a eu après ton départ -habite juste de l'autre côté du pont. Tu te sens obligé d'aller la voir, non ? — Peut-être ne s'entendait-il pas avec elle ? — Il a conservé la médaille qu'elle lui a offerte, il doit donc exister un lien. J'imagine qu'il a eu envie de la retrouver, de rencontrer ce type qu'elle a épousé, de connaître son demi-frère. — Si tant est que ce soit ton Lino. — Mouais. Elle fronça les sourcils et se demanda si son intuition valait une telle expédition. — S'il a repris contact avec elle, vu la couverture des médias, elle sait forcément qu'il est mort. Comment a-telle réagi ? Personne ne s'est présenté à la morgue en dehors du père Lopez. J'ai vérifié. Personne n'est venu aux renseignements. Connors resta silencieux un moment. — J'ai beaucoup hésité à contacter directement ma famille en Irlande. Je me suis longtemps contenté de m'informer, d'observer de loin, si tu préfères. Eve réfléchit. Elle savait qu'il s'était saoulé la veille du jour où il s'était rendu chez sa tante. Ce n'était pas du tout son genre. — Pourquoi as-tu fini par céder ? — Pour toutes sortes de raisons. Le besoin de les voir, d'entendre leur voix. La sienne, surtout. Sinead. La jumelle de ma mère. Il se remémora cet instant, la panique qui s'était emparée de lui. — Tu n'imagines pas combien j'ai eu du mal à frapper à cette porte. Qu'allaient-ils penser de moi ? Le rôle du fils prodigue est difficile à tenir. — Mais tu es allé jusqu'au bout de ta démarche. Parce que tu es ainsi. Lino n'est peut-être pas comme toi. C'est quelqu'un qui a été capable de faire ce qu'il a fait, d'usurper l'identité et le métier d'un autre pendant des années. Difficile à expliquer à maman, à moins que maman ne se fiche éperdument de ce qu'est devenu son fils. — Nous allons bientôt le découvrir. N'est-ce pas le but de cette balade dans les embouteillages ? — En partie. J'aurais pu emmener Peabody. Mais je me suis dit que dans la mesure où nous allions rencontrer Teresa sur son lieu de travail et que ledit lieu de travail est la pizzeria de son beau-frère, on pourrait en profiter pour manger un bon repas en tête à tête. Mais peut-être aurais-tu préféré la messe de 6 heures demain matin... D'après les calculs d'Eve, le trajet en voiture du centre de Manhattan à Cobble Hill, Brooklyn durait autant de temps que le vol New York/Rome. La pizzeria se dressait au carrefour d'un quartier commercial à proximité de rues tranquilles flanquées de petites maisons munies de vérandas où les résidents s'installaient pour contempler le monde. — Elle est de service ce soir, dit Eve à Connors pendant qu'il se garait. Mais si, par hasard, elle n'était pas là, elle habite à deux blocs d'ici. — En d'autres termes, si elle n'est pas là, je peux m'asseoir sur mon repas ? — T'asseoir dessus, peut-être pas, mais tu devras attendre, le temps que je la déniche et que je l'interroge. Elle pénétra dans l'établissement et, aussitôt, des senteurs exquises l'assaillirent. Les murs ocre étaient ornés de fresques représentant diverses scènes italiennes. Les tables étaient disposées en un joyeux désordre sous les ventilateurs de plafond. Oh apercevait les cuisines derrière le comptoir. Un jeune homme affublé d'un tablier maculé de taches lança une boule de pâte dans les airs, la rattrapa, puis recommença, à la grande joie des enfants serrés sur une banquette en compagnie de leurs parents. Serveurs et serveuses en chemise rouge vif allaient et venaient avec leurs plateaux surchargés. Une voix de baryton chantait Amore. Eve jeta un regard circulaire dans la salle où la clientèle allait de zéro à quatre-vingts ans. — C'est elle. Du menton, elle indiqua la femme qui déposait d'énormes platées de pâtes sur une table. Elle riait. C'était une belle femme d'une cinquantaine d'années, mince et gracieuse. Ses cheveux sombres, attachés sur la nuque, encadraient son visage et mettaient en valeur ses grands yeux bruns. — Elle n'a pas l'air de quelqu'un qui vient d'apprendre la mort par empoisonnement de son fils, commenta Eve. Une autre femme, plus âgée et plus ronde, s'approcha d'eux, un sourire chaleureux aux lèvres. — Bonsoir. Vous êtes deux ? — Oui, répondit Connors. Par là, ce serait parfait, ajoutat-il en désignant le secteur de Teresa. — Vous allez peut-être devoir patienter quelques minutes. Si vous voulez prendre un verre au bar en attendant ? — Merci. — Je viendrai vous chercher. Le bar était tout aussi animé que le restaurant. Eve se percha sur un tabouret et se tourna vers la salle pendant que Connors leur commandait une bouteille de chianti. — Les affaires tournent bien, fit-elle remarquer. L'établissement existe depuis quarante ans. Teresa a épousé le frère du propriétaire il y a une douzaine d'années. Son premier mari l'a abandonnée - ou a disparu - quand Lino avait cinq ans. Il en aurait trente-quatre aujourd'hui. Lino Martinez. Impossible de savoir s'il a un casier judiciaire : tous les dossiers ont été effacés. — Ni d'apprendre s'il appartenait aux Soldados. — En effet. Il s'est donné énormément de mal dans la deuxième moitié de son existence pour esquiver les radars. Déménagements, changements d'identité. Si ce n'est pas mon Lino, il n'en est pas moins dans son tort. — Tu as examiné les comptes de cette femme ? Connors goûta le vin que le serveur venait de verser dans son verre. — Parfait, merci... J'ai fait ce que je pouvais sans mandat. Rien d'anormal en apparence. Elle ne mène pas grand train ; elle est serveuse depuis des lustres. — Tu m'as dit qu'elle avait travaillé pour les Ortiz à l'époque où elle habitait de notre côté du pont. — Oui. Justement, j'aimerais que tu te penches là-dessus. Elle s'est installée ici quand elle s'est remariée. Elle a un fils de neuf ans, et s'est remise au boulot quand celui-ci a eu deux ans. Le gosse est à l'école publique - RAS sur ce plan-là -, et elle a un petit compte épargne. Son mari est ambulancier. Ils ont des traites à payer pour leur maison, leur voiture... Classique. L'hôtesse s'approcha d'eux. — Votre table est prête. Si vous voulez bien me suivre,, nous vous apportons votre vin. Excellent choix, ajouta-telle. Dès qu'ils furent installés, un garçon vint leur présenter leur bouteille et les verres. — C'est Teresa qui va vous servir ce soir. Elle arrive tout de suite. — Comment sont les pizzas ? lui demanda Eve. Il sourit. — Vous n'en mangerez pas de meilleures. C'est mon frère qui est aux fourneaux ce soir. — C'est curieux, murmura Eve quand ils furent de nouveau seuls. Un restaurant familial. Encore un lien. Elle a été employée dans le restaurant des Ortiz, puis elle est venue ici. — C'est ce qu'elle sait faire, et peut-être ce dont elle a besoin. Son premier mari l'a laissée tomber, et tu m'as dit qu'elle avait porté plainte auparavant pour violences conjugales. Elle a eu son premier enfant très jeune, et lui aussi l'a abandonnée. En tout cas, il est parti. Ici, elle est entourée, elle est un des maillons de la chaîne. Elle semble heureuse. — Bonsoir, fit Teresa. Puis-je vous proposer une entrée ? Les artichauts grillés sont délicieux. — Nous passerons directement à la pizza. Chorizo, précisa Connors, sachant que, s'il hésitait, Eve risquait de démarrer son interrogatoire bille en tête. — Je vous les commande tout de suite. Elle se dirigea vers les cuisines, s'arrêta au passage lorsqu'un client lui tapota le bras et discuta quelques instants avec lui. Des fidèles, conclut Eve. Teresa était appréciée. Efficace. — Continue comme ça, l'avertit Connors, et tout le monde aura compris que tu es flic d'ici deux minutes. — Je suis flic. Elle reporta toutefois les yeux sur lui. — À la voir ainsi, je me dis qu'elle est toujours en contact avec la famille Ortiz. Je me demande si elle a assisté aux funérailles. Son nom n'apparaissait pas sur la liste de Graciela Ortiz. — Tu as vérifié les envois de fleurs ? Les registres de condoléances ? — Oui. Au tout début de l'enquête. Mais je n'étais pas à la recherche d'une Teresa Franco, de Brooklyn. Mira est convaincue que l'assassin va éprouver le besoin de se confesser - à son prêtre. — C'est délicat. — Ça pourrait l'être. Pour Billy, c'était simple comme bonjour. L'impulsion et le désir associés à la foi et au besoin de justice. Il savait que je savais. Si le meurtrier se confie à Lopez ou à Freeman, ce sera plus compliqué. Ils se cacheront derrière le secret de la confession parce qu'ils y croient. — Mais pas toi. — Certainement pas. Si je suis témoin d'un crime, ma responsabilité est d'en faire part aux autorités compétentes. — La police. Elle grogna. — Si nous avons voulu la séparation de l'Église et de l'État, ce n'est pas sans raison. Je n'ai jamais compris comment ce pacte de la confession a pu trouver à s'immiscer dans ce partage absolu. Elle s'empara d'un des gressins en bouquet dans un verre. — Ça m'ennuie de devoir dépendre du bon vouloir d'un prêtre pour persuader le tueur de se dénoncer. Billy ? Cette mauviette hypocrite n'a pas digéré son acte. Point à la ligne. Elle mordit dans son gressin, le pointa sur Connors. — Mais l'assassin de Lino ? Celui-là a réfléchi, planifié son geste, inspiré par un mobile profond. Que ce soit par vengeance, pour le profit, pour se protéger ou couvrir quelqu'un d'autre - ce n'est pas un écran de fumée comme les conneries du style « sauvons les âmes en péril » de Billy. Le gressin étant dirigé sur lui, Connors s'en saisit. — J'ai beau être d'accord avec toi, ta dureté envers la religion me sidère. — On en abuse. Elle sert d'excuse, de bouc émissaire, d'arme, d'escroquerie. Elle ne signifie rien pour la plupart des gens sauf quand ils en ont besoin. Luke Goodwin et Lopez, en revanche, sont sincères. Ils vivent leur foi à fond. C'est palpable. — Et le meurtrier ? Il est sincère selon toi ? — Je crois que oui. C'est pourquoi j'aurai plus de mal à le coincer que Billy. Il est sincère, mais ce n'est ni un fou ni un fanatique. Sans quoi il aurait laissé un message pour expliquer son acte. Elle haussa les épaules. — Bref... Je ne t'ai pas raconté la bagarre dans laquelle je suis intervenue aujourd'hui. — Avec succès, je présume. Je ne vois aucune blessure apparente. — Cette garce m'a mordue. J'ai une empreinte dentaire de qualité exceptionnelle sur l'épaule. Tout ça pour un sac. Pas un vol. Un sac en solde. Un... euh... Laroche ? — Ah, oui. Une marque de maroquinerie fameuse. — Ces deux femmes étaient prêtes à s'arracher les yeux pour un triple poche pivoine. C'est quoi, pivoine ? — Une fleur. — Je sais que c'est une fleur. Mais qu'est-ce qu'il a de si merveilleux, ce fichu sac ? Sa forme ? Son odeur ? Sa couleur ? — Je pencherais pour la couleur. Rose vif sans doute. — J'en ai parlé à Mira et ses yeux se sont mis à briller. Elle a immédiatement appelé la boutique pour qu'on le lui mette de côté. Connors s'esclaffa à l'instant précis où Teresa leur apportait leurs pizzas. — Je vois que vous vous amusez bien. Je vous souhaite bon appétit. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites-moi signe. Eve la regarda évoluer dans la salle, servir, prendre les commandes, bavarder avec les uns et les autres. — Elle a son rythme, ses habitudes, commentat-elle. Elle connaît tout le monde - le personnel et la clientèle. Elle ne me donne pas l'impression de dissimuler un terrible secret. Eve goûta à sa pizza. — Mmm ! Ça valait le déplacement. — Je suis d'accord, acquiesça Connors. Je n'ai pas non plus l'impression qu'elle soit du genre à se bagarrer comme une malade pour un sac rose. — Hein ? — Chaussures confortables, bijoux discrets. Elle porte une alliance. J'en déduis qu'elle respecte les traditions. Ses ongles sont courts, parfaitement manucurés, dénués de vernis. Elle a un joli teint et - du moins au boulot - elle se maquille à peine. D'après moi, c'est une femme qui aime les belles choses - celles qui durent - et prend autant soin d'elle-même que de ses possessions. Eve ébaucha un sourire entre deux bouchées. — Tu l'observes avec des yeux de flic. — Tu as tort de m'insulter alors que c'est moi qui vais payer le dîner. Je parie qu'elle serait aussi ahurie que toi de voir deux nanas mordre un flic pour un sac. — Sans doute. Mais rien de cela ne prouve qu'elle ignorait tout des activités répréhensibles de son fils, de l'autre côté du pont. En attendant, rien ne l'empêchait de savourer sa pizza premier choix. Lorsqu'ils eurent terminé, Teresa revint vers eux. — Tout s'est bien passé ? — C'était délicieux. — Puis-je vous proposer un dessert ? s'enquit-elle en ramassant les assiettes. Ce soir nous avons du tira-misu maison. — Non merci. Pourrions-nous bavarder dans un endroit tranquille ? Soudain sur ses gardes, Teresa baissa son ordinateur de commandes. — Il y a un problème ? Eve posa son insigne sur la table, vit le regard de Teresa se troubler. — J'aimerais que vous m'accordiez quelques minutes. En privé. — Euh... il y a un petit bureau derrière le bar, mais... — C'est parfait, décréta Eve en se levant. — Il faut que je demande qu'on me remplace. Euh... Eve jeta un coup d'œil à Connors pendant que Teresa se précipitait vers une de ses collègues. — Si tu nous accompagnais ? Nous verrons si tu l'as bien cernée. Le bureau était minuscule et encombré. Teresa se tordit les mains. — Il y a un problème ? répéta-t-elle. Ai-je fait quelque chose de mal ? Je suis désolée pour les fleurs, et Spike s'est très mal comporté. Mais je... — Spike ? — Le chiot. Je ne savais pas qu'il allait déterrer la plate-bande et j'ai promis de tout remplacer. Je l'ai dit à Mme Perini, et elle m'a répondu de ne pas m'inquiéter. — Il ne s'agit pas d'un chien, madame Franco, mais de votre fils. — David ? David va très bien. Qu'est-ce que... — Pas David, non. Lino. Teresa porta la main sur son cœur et l'y pressa. — Si vous êtes de la police, bien sûr que c'est à propos de Lino. Qu'a-t-il fait ? ajouta-t-elle d'un ton las. — Quand avez-vous eu de ses nouvelles pour la dernière fois ? — Bientôt sept ans. Pas un mot depuis sept ans. Il m'a dit qu'il avait du travail. De grands projets. Lino a toujours de grands projets. Où est-il ? — Où se trouvait-il quand vous lui avez parlé pour la dernière fois ? — Dans l'Ouest. Le Nevada. Il avait passé un certain temps au Mexique. Il me joint par communicateur ou m'envoie des courriers électroniques. De l'argent aussi, parfois. Plusieurs mois peuvent s'écouler entre deux appels. Parfois une année entière. Il me dit toujours qu'il va revenir à la maison, mais il ne revient jamais. Elle s'assit. — J'en suis soulagée parce qu'il ne m'apporte que des ennuis. Comme son père. Et j'ai un autre fils. David est un bon garçon. — Madame Franco saviez-vous que Lino était un membre des Soldados ? — Oui, soupira-t-elle. Ses frères, comme il les appelait. Il s était fait tatouer leur emblème sur l'avant-bras. Rien de ce que je pouvais dire ou faire ne l'arrêtait. Il se répandait en promesses et les brisait. Il n'en faisait qu'à sa tête. Avec Lino, la police n'était jamais bien loin. — Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ? — Il a quitté la maison quand il avait dix-sept ans. Il n'est jamais rentré. — Vous avez travaillé pour Hector Ortiz. — Il y a des années. M. Ortiz s'est montré très généreux envers nous. Il a offert à Lino un petit boulot à l'âge de quinze ans. Débarrasser les tables, balayer le restaurant. Lino a volé de l'argent dans la caisse. Aujourd'hui encore, ce souvenir devait la remplir de honte, car elle s'empourpra. — Il a trompé un homme bon, une famille sympathique. Il nous a déshonorés. — Avez-vous assisté aux obsèques de M. Ortiz ? — Non. J'en avais l'intention, mais la réunion des parents d'élèves de David se déroulait le même jour. Mon mari Tony et moi-même nous arrangeons toujours pour y assister tous les deux. C'est important. J'ai envoyé une gerbe pour les obsèques. Une lueur dansa dans ses prunelles. — Le prêtre est mort en pleine messe. J'ai entendu parler de cette histoire. Il paraît que c'était un imposteur. Ô mon Dieu ! — Madame Franco... Eve s'accroupit pour la regarder droit dans les yeux et sortit un sachet transparent de son sac. — Ceci appartient-il à Lino ? Le souffle court, Teresa caressa la médaille à travers le plastique. Elle la retourna et les larmes se mirent à couler tandis qu'elle lisait l'inscription gravée au dos. — Je la lui ai offerte pour sa première communion. Il avait sept ans. À cette époque, c'était encore mon bébé. C'était avant que la colère ne le ronge, avant qu'il ne désire bien davantage que ce que je pouvais lui donner. Il est mort ? Lino est mort ? Est-ce lui qui a tué le prêtre ? Seigneur ! Est-ce lui qui a pris la vie d'un serviteur de Dieu ? — Ce n'est pas impossible, madame Franco. Le corps de celui qui se faisait passer pour le père Flores arborait les traces d'un tatouage sur l'avant-bras. Le symbole du gang des Soldados. Il avait subi une chirurgie plastique du visage. Cette médaille était cachée dans sa chambre. Teresa était devenue pâle comme un linge. — Vous croyez que cet homme, ce prêtre, c'était Lino. — Le père Flores voyageait dans l'Ouest au moment de sa disparition il y a presque sept ans. Nous avons procédé à un certain nombre de vérifications, et Lino Martinez se « volatilise » à peu près au même moment. D'après ce que nous avons établi, il aurait changé de nom. L'usurpation d'identité semble être une manie chez lui. Il y excellait. — Il était brillant. C'était un enfant intelligent, particulièrement doué pour l'électronique. Il aurait pu en profiter pour parfaire son éducation, se construire une existence stable, une carrière. Il a préféré rejoindre une bande de voyous. Sainte Mère de Dieu ! Est-il mort ? Elle se balança d'avant en arrière. — Est-il mort ? Je vous en prie, j'ai besoin de mon mari. De ma famille. Je veux voir mon fils. Je veux voir Lino. — Vous ne l'avez pas vu depuis vingt ans et il a modifié son apparence. Le reconnaîtrez-vous ? Teresa éclata en sanglots. — Il n'en demeure pas moins mon fils. Eve ramassa le sachet que Teresa avait laissé tomber sur ses genoux. — Je m'occupe des démarches pour que vous puissiez voir le corps. Un frémissement parcourut Teresa. — Est-ce que cela peut attendre demain ? Quand David sera en classe. Je ne veux pas qu'il sache... C'est peut-être une erreur, vous comprenez. Je veux choisir le bon moment pour lui parler de son demi-frère. — Demain matin. Je peux vous envoyer une voiture. — Surtout pas. Les voisins... Elle hoqueta, se couvrit la bouche de la main. — Pardonnez-moi, je dois vous sembler égoïste. Mais ma vie est ici. Celle de David. Nous n'avons jamais eu maille à partir avec la police. Vous pouvez interroger qui vous voudrez. David est un bon garçon, et mon mari, un homme irréprochable. Vous pouvez... — Madame Franco, notre but n'est pas de vous attirer des ennuis. Je vais vous dire où vous présenter, et je vous rejoindrai sur place. À quelle heure David commence-t-il l'école ? — 8 heures. Mon mari et moi pouvons venir en ville. Nous partirons aussitôt après avoir déposé David. Mon mari peut... — D'accord. Parfait. 9 heures, à cette adresse... Eve inscrivit les coordonnées de la morgue sur une carte de visite. — Nous serons là, Tony et moi. Pour l'heure, je... j'aimerais rentrer chez moi. S'il vous plaît, je... je vais dire à Sophia que je ne me sens pas bien. Elle se leva. — Allez-y, madame Franco, fit Eve avant d'ajouter : Pourquoi Lino a-t-il quitté New York il y a dix-sept ans ? Le regard si chaleureux de Teresa était morne à présent. — Pour devenir riche, important. « Quand je reviendrai, m'a-t-il dit, j'aurai amassé une jolie fortune et nous habiterons dans une grande maison. Une maison comme celle de M. Ortiz. Je serai quelqu'un. » — Une dernière chose. Pouvez-vous me fournir les noms de ses amis les plus proches ? D'autres membres du gang ? — Stephen Chavez était son meilleur copain, et le pire de tous. Ils sont partis ensemble. Teresa se frotta les yeux. — Joe Inez. Penny Soto. Penny était sa petite amie. Il y en avait d'autres. Certains sont morts, d'autres ont déménagé. Je vais y réfléchir et vous préparer une liste. Mais s'il vous plaît, laissez-moi rentrer chez moi, à présent. — À demain. Eve sortit du bureau derrière Teresa et la regarda se ruer vers la femme qui les avait accueillis. — Nous devrions lui laisser un gros pourboire, je pense, commenta-t-elle. Mais de toute façon, pourboire ou pas, je lui ai gâché sa soirée. 14 Eve profita du trajet de retour pour consulter les biographies des trois personnes dont Teresa avait cité les noms. — Chavez, Stephen, a plusieurs casiers bien remplis dans divers États. Agression ayant entraîné la mort, possession de stupéfiants, agression sexuelle (pour laquelle il a été acquitté), vols de voitures, fraudes, cambriolages. Il a franchi de nombreuses frontières et honoré un tas de prisons de sa présence. — Un voyou voyageur, commenta Connors. — Il compte à son actif une multitude de mises en examen. Il y a un peu plus de sept ans, il s'est fait pincer pour vol ; il a payé une caution et s'en est allé. C'était en Arizona. Elle jeta un coup d'œil a Connors.' — Et la dernière fois que Teresa a eu des nouvelles de Lino, il était dans le Nevada, observa-t-il. Un État voisin de l'Arizona. — Qu'est-ce que tu paries qu'ils se sont retrouvés èt ont évoqué le bon vieux temps devant une chope de bière ? — Il faudrait être fou pour miser contre. Où est-il maintenant ? — Volatilisé, à peu près à la même époque que Lino. Inez et Soto sont toujours à New York. Inez est chargé de la maintenance d'un complexe immobilier dans leur ancien quartier. Il a piirgé une peine pour vol à la fin de l'adolescence. A reçu une tape sur les doigts pour ivresse sur la voie publique après sa libération. Depuis une décennie, il file droit. Quant à Penny Soto... possession et vente de substances illégales, sollicitations sexuelles sans licence, agression... Elle est en liberté conditionnelle et... tiens, tiens ! elle travaille à la bodega qui jouxte l'église Saint-Cristobal. J'adore ce genre de coïncidences. — Comment te le reprocher ? Qui interrogeras-tu en premier ? — Je pourrais attendre demain, mais dans la mesure où Inez habite sur son lieu de travail, nous devrions le trouver chez lui. Elle lui communiqua l'adresse et le remercia. — Tu me revaudras ça. Ça devient fastidieux, à la fin, tous ces interrogatoires sans que personne cherche à nous descendre. — On ne peut pas s'amuser tout le temps. Remarque, Joe Inez va peut-être nous prendre pour cible. — N'essaie pas de m'apaiser, Eve. Elle rit, étira les jambes. — A propos de coups mortels... Peabody avait rendez-vous aujourd'hui avec Nadine et Louise pour planifier une fête « d'avant mariage » entre filles. Il paraît que c'est moi qui reçois, mais elles me soulagent de toutes les formalités. — Je ne vois pas ce qu'il y a de mortel là-dedans. Au contraire, ça semble plutôt sain et sécurisant. — Mouais. J'ai dit que je ne voulais ni jeux ni strip-teaseurs. Je survivrai au reste qui se résumera, je suppose, à boire des cocktails exotiques et à se goinfrer de gâteau. Je vais sans doute devoir me fendre d'un cadeau pour Louise. Elle lui glissa un regard de biais. — Non, répliqua-t-il avec fermeté. Je ne me chargerai pas de cette corvée à ta place, car je ne sais pas plus que toi ce qui convient pour un enterrement de vie de jeune fille. Ce mince espoir envolé, Eve se voûta. — Cette manie d'associer les cadeaux aux moindres événements ! grommela-t-elle. Parce que, ensuite, il faudra penser au mariage, c'est bien cela ? Qu'est-ce que tu veux offrir à deux adultes qui possèdent déjà tout ce qu'ils souhaitent - ou peuvent se l'acheter le cas échéant ? — Je te rappelle qu'ils s'installent dans une nouvelle maison. J'ai demandé à la mère de Peabody de fabriquer un service à thé : théière, tasses, soucoupes, etc. Elle excelle dans l'art de la poterie. — Quelle bonne idée. Pourquoi n'y ai-je pas pensé d'abord ? Elle rumina quelques instants. — Inez est le seul parmi les personnes citées par Teresa qui se soit marié. — Tu sautes du coq à l'âne. — J'y pense parce qu'on discute mariage... Il est le seul à avoir eu des enfants. — Et le seul, apparemment, à être revenu dans le droit chemin. — Intéressant. Pour ce qui est de Teresa, si j'ai bien compris, sa première grossesse était un accident et elle a mal choisi son mari. Il la battait, elle a réagi comme elle pouvait. Le type l'abandonne, elle élève le gosse toute seule. Mais elle perd tout contrôle sur lui. Il s'en va à son tour. Elle se remarie avec un homme digne de ce nom, refait un bébé. Se reconstruit une vie et, cette fois, le petit David est irréprochable. — Question de nature ou d'éducation ? — Les deux. Le problème, c'est comment faire les bons choix. Lino a passé les premières années de sa vie à voir sa mère recevoir des coups. Il apprend que cette ordure de Solas bat sa femme et viole sa fille : il brise son enveloppe de prêtre le temps de lui donner une bonne leçon. Son point faible. Il a conservé la médaille que lui avait donnée sa mère. — Et il lui envoyait de l'argent de temps en temps. — Oui. Il voulait devenir riche. Important. Tout le contraire de ce salaud qui cognait sa mère. Cela joue plutôt en sa faveur. En admettant qu'on se préoccupe de son sort. — Pourquoi t'en préoccupes-tu ? — Elle savait qu'il était perdu, répondit Eve après un instant de réflexion. Teresa. Elle savait qu'il portait en lui quelque chose dont elle ne pourrait jamais le débarrasser. Quelque chose qui l'inciterait à suivre une mauvaise pente. Aujourd'hui, elle jouit d'une existence heureuse et paisible, pourtant elle le pleure déjà. — Oui. — Et quand je pourrai la lui remettre, elle gardera cette médaille jusqu'à la fin de ses jours. En souvenir de son petit garçon. J'ai interrogé des gens qui ont connu Lino ces dernières années, qui ont travaillé avec lui. Ils l'appréciaient, le respectaient. Selon moi, c'était un tueur de sang-froid, ou du moins quelqu'un qui n'hésitait pas à aller jusqu'au bout quand il le fallait. Mais je sens qu'il y a là quelque chose de plus profond, et ça m'intrigue. — Il voulait davantage, dit Connors. Il voulait ce qu'il ne pouvait pas obtenir ou ne voulait pas gagner. Cette sorte de désir peut prendre le dessus sur tout le reste. Eve demeura silencieuse un moment, puis : — Tu rêvais de devenir riche. Important. C'était ton but. — Exact. — Mais tu ne t'es jamais caché pour l'atteindre. — Pour moi, les frontières légales étaient... des options. Voire des défis. Et j'avais Summerset, qui a fonctionné comme une espèce de boussole au moment où j'aurais pu prendre des chemins encore plus ténébreux. — Tu ne l'aurais jamais fait. Trop orgueilleux. Il haussa les sourcils. — Vraiment ? — Tu as toujours su que ce n'était pas uniquement une question d'argent. L'argent représente la sécurité, c'est un symbole. Mais ce n'est pas l'essentiel. Ce qui compte, c'est ce qu'on en fait. Beaucoup de gens ont du fric. Ils le gagnent honnêtement ou ils le volent. Peu d'entre eux s'en servent à bon escient. Lino par exemple. Il aurait peut- être fait fortune, mais il ne serait jamais devenu important. Or pendant quelques années, l'important, il l'a volé. — En revêtant la soutane d'un prêtre. — Dans le monde qu'il retrouvait, cela lui conférait un certain pouvoir. Je suis sûre qu'il en éprouvait du plaisir. C'est pourquoi il a tenu le coup si longtemps. — Un peu trop, de toute évidence. — Oui. Jusqu'où avait-il besoin d'aller ? s'interrogea-t-elle. — Teresa ne pourra peut-être pas confirmer son identité. Mais c'est bel et bien Lino Martinez qui gît dans ce tiroir à la morgue. Il ne me reste plus qu'à découvrir qui a voulu l'éliminer et pourquoi. Joe Inez lui fournirait peut-être des réponses. Eve examina l'immeuble de douze étages, un bloc de béton et d'acier doté d'une entrée autosécurisée. Toutes les fenêtres du rez-de-chaussée et du premier étaient équipées de barreaux. Eve se servit de son passe-partout pour pénétrer dans le hall. Une odeur de produit d'entretien parfumé au citron imprégnait l'air et un ficus artificiel trônait entre deux fauteuils dans un pot multicolore. — Appartement 2A. Évitant les ascenseurs, elle emprunta l'escalier, Connors sur ses talons. Des bruits étouffés en provenance des différents logements leur parvenaient - émissions sur grand écran, cris de bébés, musique. Mais les murs et les portes étaient aussi impeccables que l'entrée. Les éclairages au plafond étincelaient. À première vue, Inez prenait son boulot au sérieux. Elle frappa. La porte s'ouvrit presque aussitôt. Un garçon d'une dizaine d'années apparut, une mèche de cheveux lui tombant sur le front comme l'exigeait la mode du moment. Il sirotait une boisson énergétique. — Yo ! — Yo ! répondit Eve. J'aimerais parler à Joe Inez. Elle montra son insigne. Le gosse cessa de boire et arrondit les yeux, à la fois surpris et excité. — Ah ouais ? Pourquoi ? — Parce que. — Vous avez un mandat ? Il s'accota au chambranle, aspira longuement sur sa paille. — Ils demandent toujours ça, dans les séries policières et tout ça. — Ton père a déjà enfreint la loi ? — Pfff ! Tu parles. Papa ! Hé ! Papa, y a des flics. — Mitch, cesse de traînailler et va finir tes devoirs. Ta mère va... L'homme qui sortait d'une autre pièce en s'essuyant les mains sur son pantalon s'immobilisa. Eve reconnut dans son regard la méfiance innée à l'égard des flics. — Désolé, dit-il. Mitch, va t'occuper des jumeaux. — Oh, allez... — Immédiatement. Le garçon s'éloigna en bougonnant. — En quoi puis-je vous aider ? demanda Inez. — Vous êtes bien Joe Inez ? — Oui. Eve fixa délibérément le tatouage sur son avant-bras gauche. — Les Soldados. — Il était une fois... C'est à quel sujet ? — Lino Martinez. — Lino ? Il parut aussi étonné que son fils un peu plus tôt, mais pas du tout excité. Terrifié, plutôt. — Il est de retour ? — Pouvons-nous entrer ? Inez se passa les mains dans ses cheveux, puis recula. — Je suis de corvée de gosses ce soir. Ma femme est avec ses copines. Je ne sais pas combien de temps Mitch va pouvoir maîtriser les jumeaux. — Dans ce cas, allons droit au but. Quand avez-vous été en contact avec Lino Martinez pour la dernière fois ? — Seigneur ! Une quinzaine d'années, au moins. Il s'est tiré quand on était mômes. On devait avoir seize, dix-sept ans. — Vous n'avez jamais eu de ses nouvelles depuis ? — Nous nous sommes disputés avant son départ. — A quel sujet ? — Je ne m'en souviens pas. — Vous apparteniez tous les deux à un gang réputé pour sa violence et ses liens du sang. — Oui. Ce tatouage me le rappelle sans arrêt. Je ne veux pas que mes enfants commettent les mêmes erreurs. J'ai purgé une peine de prison, vous êtes sans doute au courant. J'avais trop bu, j'ai pété les plombs. Je suis clean depuis presque treize ans. — Pourquoi Lino est-il parti ? — Il voulait une autre vie, je suppose. Lui et Steve - Steve Chavez - projetaient d'aller au Mexique. Ils y sont peut- être arrivés. Tout ce que je sais, c'est qu'ils se sont taillés ensemble et que je ne les ai plus jamais vus ni entendus depuis. — Allez-vous à l'église ? — Qu'est-ce que ça peut vous faire ? Comme Eve le fixait sans ciller, il poussa un soupir. — J'essaie d'y aller presque tous les dimanches. — À l'église Saint-Cristobal ? — Oui, c'est... Ah ! Vous êtes ici à cause de ce prêtre, hasarda-t-il, visiblement soulagé. Celui qui est mort pendant l'enterrement du vieux M. Ortiz. Je n'ai pas pu y assister, j'avais un problème de plomberie à régler au cinquième. Vous interrogez tous les paroissiens ou uniquement les ex-membres de gangs ? — Connaissiez-vous Flores ? — Non, pas vraiment. Je le croisais de temps en temps. En général, nous allons à l'office de 9 heures. Ma femme apprécie les sermons du père Lopez. Moi ça me convient aussi parce qu'ils sont courts. — Vos fils ne sont pas inscrits au centre d'animation. — Mitch est un passionné d'airboard. Il ne s'intéresse pas du tout aux sports d'équipe. Les jumeaux n'ont que cinq ans et... Des cris s'élevèrent dans le fond de l'appartement. Inez eut un sourire de mauvais augure. — Pour l'heure, on les tient encore en laisse. — Que pouvez-vous me dire de Penny Soto ? Il détourna le regard. — Elle est dans les parages, c'est sûr. Nous menons des vies différentes. J'ai une famille, un bon boulot. Il y a longtemps que j'ai arrêté les bêtises. — Quelle sorte de bêtise Lino Martinez avait-il commise quand il est parti ? Eve décela dans ses yeux un mélange de peur et de remords. — Je n'en sais rien. Lino était constamment dans le pétrin. Écoutez, je ne peux pas les laisser seuls tous les trois. Je ne sais rien au sujet de Flores. Quant à Lino... nous n'avons plus rien en commun hormis ce tatouage. A présent, je vais vous demander de partir pour que je puisse empêcher mes fils de se mettre en pièces mutuellement. — Il s'est passé quelque chose, marmonna Eve dès qu'ils furent dehors. Quelque chose qui a poussé Lino à s'enfuir à l'époque. — D'après toi, Joe Inez ne savait pas que Lino était revenu ?— Non. Il cherche à se débarrasser de son passé, s'énerve quand celui-ci lui revient en pleine figure. On ne peut pas lui en vouloir. Comme Teresa il s'est construit une nouvelle vie et s'y accroche. Mais il y a Lino. Elle monta dans la voiture, se cala dans son siège. — Il y a Lino, répéta-t-elle tandis que Connors prenait le volant. Un obstacle, un vaccin de rappel, un poids, peu importe le terme. Lino est cet élément du passé, des erreurs, des difficultés qui jettent leur ombre sur le présent. Qu'il soit mort ne changera rien pour eux. Connors démarra. — Si ce qui a poussé Lino à s'enfuir était un gros morceau, consulter les archives des médias permettrait peut-être d'exhumer l'affaire. — Possible. Curieusement, la mère n'a pas eu ce regard « oh, merde, ça recommence ». Contrairement à Inez. Pourquoi n'était-elle pas au courant ? Selon elle, il est parti parce qu'il voulait devenir riche et important, pas parce qu'il prenait ses jambes à son cou. Elle se frotta le visage, et reprit : — Cette affaire est complexe. Je reçois des vibrations contradictoires. Il faut que je fasse le tri. — Tu es en train de découvrir qui il était. — J'ai besoin de l'identification officielle pour que ce soit... officiel. Mais, oui, une image commence à se dessiner. Je vais devoir zapper la messe demain, décida-telle. Elle s'empressa d'envoyer un message à Peabody pour la prévenir. — Je ne pense pas que ce soit un péché dans la mesure où tu vas interroger Soto et identifier ta victime, fit remarquer Connors. — Mmm... Je veux revoir Lopez. Je lui rendrai visite au presbytère après mon entretien avec Soto. Petite amie, murmura-t-elle, liens d'enfance... Je n'en ai pas. Toi, si. Jusqu'où la loyauté peut-elle aller ? — La question est bien trop vague. — Un ami d'autrefois a fait - ou pas - quelque chose, et à cause de cela vous vous êtes disputés. Il détale comme un lapin. Est-ce que tu continues à le couvrir ? Est-ce que tu te tais pendant toutes ces années sous prétexte que vous vous êtes serré les coudes autrefois ? — Tout dépend de ce qu'il a fait - ou pas - et des conséquences que cela à pour moi et les miens - si tant est qu'il y ait des conséquences. Le fait de révéler la vérité changerait-il quoi que ce soit à ce qui est arrivé, ou rééquilibrerait-il la balance si j'éprouvais le besoih qu'elle le soit ? — Tu resterais muet comme une carpe, grommelat-elle. Par orgueil autant que par loyauté. Je finirai sans doute par faire parler Inez. — Certainement. Il n'a pas le X du tueur sur son tatouage, ajouta Connors. — Non. Contrairement à Lino et à Chavez. Mais comment savoir qui Lino a tué quand une bande de juges pleurnichards s'est apitoyée sur le sort de ces « pauvres gosses incompris » et a « effacé les ardoises » ? En admettant qu'elles aient existé. — Avec un peu de temps, je pourrais te fournir l'information - te dire si Lino a été accusé ou arrêté. Ou même interrogé. Eve l'observa à la dérobée. Elle avait déjà envisagé cette possibilité. — Un peu de temps, c'est-à-dire ? — Je ne peux pas te répondre avant d'avoir mis les mains dans le cambouis. Elle poussa un soupir. — Je n'obtiendrai jamais les autorisations nécessaires. Que je sache, aucune vie n'est enjeu, il n'existe pas de menaces potentielles. C'est juste un moyen d'éviter la paperasse. — Qu'entends-je ? Ah, oui, c'est ton orgueil qui parle. — Tais-toi. Il ne s'agit pas de mon orgueil, mais de la procédure. Je ne vais pas enfreindre la loi sous le seul prétexte de court-circuiter la procédure et satisfaire ma curiosité. Et alors, même si c'était une question d'orgueil ? Comme ils franchissaient le portail de la propriété, Connors lui prit la main et la porta à ses lèvres. — Nous voici, deux orgueilleux. L'orgueil n'est-il pas l'un des sept péchés capitaux ? Si nous en explorions d'autres ? La luxure, par exemple ? — La luxure est toujours ton premier choix. Ainsi que le deuxième, et ainsi de suite. — Parfois, j'aime le combiner avec la cupidité. Avant même d'avoir immobilisé le véhicule, il fit sauter la ceinture de sécurité d'Eve, agrippa son chemisier et la tira vers lui. — Hé ! — Ce doit être tous ces discours sur le passé, la folie de la jeunesse. En deux temps trois mouvements, son siège était en position allongée et Eve à califourchon sur lui. — Ça me rappelle de délicieux souvenirs, quand je déshabillais une fille dans le véhicule que je venais de... me procurer. — Tu trouvais le temps de t'envoyer en l'air après avoir piqué une caisse ? — Ma chérie, il reste toujours du temps pour s'envoyer en l'air. — Sur ton agenda, peut-être. Seigneur ! Combien de mains as-tu ? Elle les repoussa, mais il avait déjà réussi à déboutonner son chemisier. — Je te rappelle que nous avons au moins une douzaine de lits confortables dans la maison... — J'ai envie de revivre la folie de ma jeunesse. Elle tenta d'ouvrir la portière, mais il l'étreignit en riant. — Tu n'as jamais fait l'amour dans une voiture ? — Bien sûr que si ! répliqua-t-elle. Quasiment chaque fois que nous voyageons en limousine, tu me sautes dessus. — Ce n'est pas du tout pareil. Une limousine, c'est un truc d'adultes. Sophistiqué. Là, nous sommes serrés comme des sardines dans une caisse pourrie de la police, le lieutenant est à la fois excité et gêné. — Pas du tout ! protesta-t-elle. Mais son pouls s'était emballé, et elle retint son souffle lorsqu'il lui effleura les seins. — C'est grotesque. Nous sommes des grandes personnes. Nous sommes mariés. Le volant me défonce les reins. — Musique, programme cinq ! commanda-t-il. Ouverture du toit. Elle étrécit les yeux. — Ça ne marchera pas. C'est malcommode et stupide. Et ce véhicule est mon outil de travail. — Je peux te donner un orgasme en dix secondes. Elle ricana. — Dix, commença-t-elle, neuf, huit, sept, six, cinq... et merde ! Elle l'avait sous-estimé. Elle s'abandonna totalement, il le sentit, oublia sa journée, son boulot, ses angoisses. Autrefois elle n'avait jamais de temps à consacrer à ce genre de délire. Comment s'étonner qu'il prenne un tel plaisir à l'y entraîner ? — Je ne peux pas... comment est-ce qu'on va... La respiration saccadée, le corps douloureux, elle chercha la meilleure position. — Bouge un peu... laisse-moi... nom de nom ! Il se cogna les genoux contre le tableau de bord, s'écorcha les phalanges sur la poignée de la portière. Eve poussa un juron quand sa tête heurta le bord du toit ouvert. A force de contorsions, ils réussirent à insérer la prise B dans la fente A. Eve fut saisie d'un fou rire. — Merci, mon Dieu, chuchota-t-il en se contentant de l'étreindre. Bon, quand tu auras fini de rigoler, tu pourrais peut-être te mettre au boulot. Je suis cloué sur ce siège, et j'ai besoin de ton aide pour lancer la machine. — Non ? s'exclama-t-elle, hilare. Comment une situation aussi ridicule pouvait-elle être à ce point sexy ? — Vraiment ? insista-t-elle. Sans le quitter des yeux, elle souleva légèrement les hanches, les rabaissa. — Comme ça ? — Tu me tues ! — C'est toi qui as commencé. Elle continua, doucement, lentement, puis de plus en plus fort, de plus en plus vite. Elle sentit son corps se raidir, tressaillir, vit son regard se vider d'un seul coup. Elle s'effondra sur lui, haletante, frémissante. — J'espère que personne ne va m'obliger à me déshabiller demain, murmura-t-elle. Parce que j'ai des marques de volant sur les fesses. — Comment va ta tête ? — Ce n'était rien, répliqua-t-elle en la massant distraitement. Comment est-ce qu'on va se désencas-trer ? Tu crois qu'on est condamnés à rester ainsi jusqu'à ce qu'on nous découvre demain matin ? — Accordons-nous une ou deux minutes de répit, proposa-t-il en la repoussant légèrement. C'était mille fois mieux, et autrement plus stimulant, que tout ce que j'ai jamais fait jusque-là dans une voiture. Elle le contempla, les cheveux en bataille, la chemise à demi déboutonnée, le regard à la fois ensommeillé et suffisant. — Tu volais vraiment des voitures pour sauter tes copines sur la banquette arrière ? — J'avais toutes sortes de bonnes raisons de voler des voitures. Pour l'amusement, pour les affaires, pour faire la cour... Bon, voyons un peu si nous pouvons nous dégager de là. Une fois qu'ils furent rhabillés, reboutonnés, rattachés, il redémarra pour se garer devant le perron. — Summerset ne sera pas dupe, observa Eve. — Oui, il sait pertinemment que nous avons fait l'amour. Eve leva les yeux au ciel et sortit de la voiture. — Désormais, il sait comment et combien de temps ça dure. Secouant la tête, Connors la rejoignit sur les marches. — Ce que tu peux être prude, parfois ! Elle pénétra dans le vestibule en marmonnant. À son immense soulagement, Summerset ne rôdait pas dans les parages. Et si cela faisait d'elle une prude, tant pis. Elle fonça tut de même vers l'escalier, et gagna la chambre à toute allure. — Je lance tout de suite une recherche sur les crimes ou événements relayés par les médias à l'époque où Lino a quitté New York, décida-t-elle. — Tu veux de l'aide ? — Je suis assez grande pour me débrouiller seule. — Tant mieux. J'ai envie d'une bonne douche, et je vais travailler une ou deux heures de mon côté. Elle plissa les yeux. Elle aussi avait envie d'une bonne douche - mais Connors était rusé. — Bas les pattes sous les jets, le prévint-elle. Il leva les mains en un geste conciliant, et commença à se déshabiller. Il était torse nu quand il fronça les sourcils et vint vers elle. — Pas touche ! — Du calme ! Tu ne plaisantais pas au sujet de cette morsure à l'épaule. Elle jeta un coup d'œil à la morsure en question, grimaça. — Cette folle avait des dents de rottweiler. — Il faut nettoyer et traiter cette plaie. Un pansement froid te soulagerait. — Tout va bien, protesta-t-elle. Mais un petit cri lui échappa lorsqu'il effleura la morsure. — Tout ira bien à condition de te soigner, rétorquat-il. Douche, désinfectant, analgésique et pansement froid. Elle l'aurait volontiers envoyé promener, mais elle ne tenait pas à l'irriter. D'autant qu'elle avait mal. Elle le laissa donc faire comme il l'entendait sans broncher, accepta même son baiser. Et fut forcée d'admettre, du moins en son for intérieur, qu'elle se sentait mieux. En pantalon et T-shirt, elle s'installa à son bureau, un café fumant à portée de main. Pendant que l'ordinateur s'activait, elle réfléchit. Steve Chavez. Lino et lui étaient partis ensemble - d'après Teresa. Un fait confirmé par Inez. Chavez avait purgé des peines de prison ici et là. Lino avait esquivé le système. Aucune charge n'apparaissait sur son fichier. Toutefois, en comparant les analyses de McNab avec le casier de Chavez, elle constata que les deux hommes s'étaient trouvés au même endroit, au même moment à de nombreuses reprises. Apparemment, tous deux s'étaient volatilisés en septembre 2053. Ce ne pouvait être une coïncidence. Chavez était-il revenu à New York avec Lino ? Avait-il lui aussi endossé une nouvelle identité ? Était-il tapi quelque part, en train d'attendre de ce qu'avait attendu Lino ? Avait-il éliminé Lino ? Si oui, pourquoi ? Ou était-il mort et enterré ? Penny Soto. Eve requerrait un mandat pour l'interroger. Elle avait eu davantage de problèmes avec les autorités qu'Inez, mais n'avait aucune famille à protéger. En creusant un peu, Eve était pratiquement sûre de découvrir le levier qui lui permettrait de lui soutirer des informations. Elle irait voir Soto avant de retrouver Teresa à la morgue. A propos de Teresa, peut-être avait-elle négligé un détail ? Elle était convaincue que celle-ci lui avait dit tout ce qu'elle savait sur le moment. Mais un nouveau round lui rafraîchirait peut-être la mémoire. Quand la machine lui annonça avoir accompli la tâche demandée, Eve parcourut tous les articles publiés dans les semaines qui avaient précédé et suivi le départ de Lino. Meurtres, viols, cambriolages, agressions, enlèvement, délits mineurs, trafic de drogues, morts suspectes, deux explosions. Aucun des noms cités ne correspondait à ceux de sa liste, mais elle n'en fut guère étonnée. Toutefois, les attentats attisèrent sa curiosité. Us avaient eu lieu à huit jours d'intervalle, chacun sur le territoire de gangs rivaux, et avaient coûté des vies. Le premier, chez les Soldados, durant un bal dans l'auditorium du lycée, avait tué une personne, blessé vingt-trois mineurs et deux adultes ; le montant des dégâts s'élevait à plusieurs milliers de dollars. Le second, chez les Skulls (une bombe artisanale comme la semaine précédente, mais plus puissante), avait démoli un restaurant/sandwicherie. Cinq morts, donc quatre mineurs et un adulte, et six blessés. La police suspectait une vengeance et bla-bla-bla, lut Eve. Plusieurs membres connus des Soldados avaient été interrogés. Elle se servit de son autorisation pour accéder aux dossiers concernant les deux affaires. Peine perdue. Archives scellées. — Merde, grommela-t-elle. Sans réfléchir, elle contacta son commandant chez lui. Image vidéo bloquée, voix rouillée... elle consulta sa montre et grimaça. — Je vous prie de m'excuser, commandant. Je n'avais pas vu l'heure. — Moi, si. Qu'y a-t-il, lieutenant ? — Je m'intéresse à deux attentats perpétrés à East Harlem il y a dix-sept ans. Je pense que la victime non encore officiellement identifiée était impliquée. Les dossiers sont scellés. Cela m'aiderait de savoir si certaines personnes figurant sur ma liste ont été interrogées ou suspectées à l'époque. Il poussa un profond soupir. — C'est très urgent ? — Non, commandant. Mais... — Adressez votre requête à mon bureau et à mon domicile. Ce sera réglé demain matin. Il est presque minuit, lieutenant. Allez vous coucher. Sur ce, il raccrocha. Eve bouda quelques secondes, observa d'un air songeur la porte séparant son bureau de celui de Connors. Lui n'aurait eu aucune difficulté à accéder auxdits dossiers. Si elle y avait pensé avant de déranger Whitney, elle aurait pu lui demander un coup de main. Maintenant qu'elle avait déclenché la spirale infernale de l'administration, elle n'avait plus qu'à patienter. Elle envoya sa requête officielle, y ajouta en annexe le rapport de ses activités de la journée. Elle accrocha d'autres photos et nota d'autres noms sur son tableau. Teresa, Chavez, Joe Inez, Penny Soto. Puis elle alla retrouver Connors. — Je suis vannée. Je vais dormir. Il leva les yeux. — Je n'en ai pas pour longtemps. — Bien. Dis-moi, t'est-il arrivé de confectionner une bombe artisanale quand tu étais môme ? — Oui. Pourquoi ? — C'était parce que tu t'y connaissais en électronique ou en explosifs ? — Les deux. Elle opina. Elle avait de quoi ruminer jusqu'au lendemain matin. — D'accord. Bonne nuit. — Lino a fait sauter quelque chose ou quelqu'un ? — Pas sûr. Pas encore. Mais je te tiendrai au courant. 15 Un orage éclata le lendemain matin. Le tonnerre grondait au loin comme si le ciel se raclait la gorge. La pluie dégoulinait sur les vitres telle une cascade de larmes. Pour le confort autant que pour la lumière, Connors avait commandé un feu dans la cheminée pendant qu'il étudiait le cours des Bourses affiché sur l'écran géant. Mais il avait du mal à se concentrer. Il mit les informations, ne s'y intéressa pas davantage. Nerveux, agité, il jeta un coup d'œil à Eve qui sortait une veste de la penderie. Il remarqua qu'elle avait enlevé son pansement. — Comment va ton épaule ? — Bien. J'ai envoyé un message à Peabody hier soir pour qu'elle me rejoigne ici. Je vais descendre et l'embarquer avant qu'elle n'essaie de s'inviter à petit déjeuner. Quoi ? ajouta-t-elle comme il se levait et se dirigeait vers la penderie. Il lui prit sa veste des mains, la remplaça par une autre. — Celle-ci. — Je parie que tous ceux à qui je vais présenter mon insigne aujourd'hui vont gloser sur ma tenue. — Ce serait le cas si tu mettais l'autre veste avec ce pantalon. Il l'embrassa sur le front. — Un tel faux pas saperait sérieusement ton autorité. Elle ricana, mais accepta sa proposition. Comme il ne bougeait pas et qu'il lui barrait le chemin, elle fronça les sourcils. — Quoi ? dit-elle de nouveau. Cette fois, il prit son visage entre ses mains et réclama ses lèvres avec tendresse. — Je t'aime. Elle se sentit fondre instantanément. — J'avais compris. Il se détourna et alla se planter devant l'autochef pour commander deux cafés. — Que se passe-t-il ? — Rien. Quel temps pourri ! marmonna-t-il. Mais ce n'était pas ce qui le tracassait. Pas du tout. — J'ai fait un rêve. Eve modifia son plan. Au lieu de descendre, elle alla s'asseoir sur le canapé. — Un cauchemar ? — Pas exactement, mais ça m'a perturbé. Il pivota, s'aperçut qu'elle s'était assise et en fut réconforté. Il la rejoignit, lui tendit sa tasse, puis, s'installant à ses côtés, lui caressa la jambe d'un geste à la fois reconnaissant et complice. — Ce doit être toutes ces évocations du passé, des amis d'enfance qui se sont infiltrées dans mon subconscient. — Pourquoi ne m'as-tu pas réveillée ? — Sur le moment je n'en ai pas vu l'intérêt. Mais maintenant... J'étais à Dublin, un gamin des rues qui détroussait les passants. Cette partie-là ne m'a pas dérangé. Elle m'a plutôt amusé. — Ce sont de bons souvenirs. Il eut un petit rire. — Pour certains, oui. Je sentais la foule dans Grafton Street. Un lieu de prédilection pour les pickpockets à condition d'être rapide. Les musiciens attiraient les touristes. Moyennant une petite ristourne, ils s'arrangeaient pour les retenir. Je piquais un portefeuille ou un sac, je le passais à Jenny qui le remettait à Mick. Brian les récupérait dans notre cachette au bout d'une allée sombre. Nous ne pouvions y aller qu'environ deux fois par mois : pas question que les locaiix surprennent notre manège. Malgré ce que mon vieux me prélevait, en gérant bien ma part j'avais de quoi manger correctement pendant plusieurs semaines - et investir. — Déjà ? — Je n'avais nullement l'intention de finir mes jours dans la rue. Il avait des soupçons, bien sûr, mais il n'a jamais pu mettre la main sur ma cache. Plutôt mourir que de lui filer mon blé. — Tu as rêvé de ton père ? — Non. Ce n'était pas lui. Une belle journée d'été, j'entendais les voix, la musique, je sentais l'odeur des frites que nous nous offrions régulièrement. Une escapade du côté de Grafton Street, c'était la fête. On se remplissait les poches et le ventre. Mais ensuite, tout a dérapé. — Comment ? — Quand on allait là-bas, Jenny mettait toujours sa robe du dimanche et un ruban dans les cheveux. Qui aurait pu imaginer qu'une aussi jolie jeune fille était une voleuse ? Je lui ai remis le portefeuille et j'ai poursuivi mon chemin. Il faut toujours être en mouvement. J'ai repéré ma prochaine cible. Un violoniste jouait Finnegan's Wake. J'entendais chaque note, claire et nette. J'ai pris le portefeuille - la cible n'a pas bronché. Mais Jenny... Jenny ne pouvait pas prendre le relais. Parce qu'elle était pendue par son ruban. Pendue et morte, comme la dernière fois que je l'ai vue. Quand je suis arrivé trop tard pour la sauver. — C'est moi qui suis arrivée trop tard. Il secoua la tête. — Elle est morte parce qu'elle était à moi, qu'elle appartenait à mon passé. J'ai couru pour essayer de la secourir. Et j'ai vu Mick, la chemise couverte de sang. Lui aussi m'appartenait. Il a pris le coup de couteau à ma place. Pendant tout ce temps, le musicien continuait à jouer. J'apercevais Brian, au loin. Je ne pouvais pas l'atteindre, je suis donc resté là avec mes deux amis morts. Dans le rêve, nous étions encore des enfants. Et je me suis demandé si, d'une certaine façon, ils n'étaient pas déjà morts depuis longtemps en ce temps-là. Puis je me suis éloigné de Grafton Street. J'ai fui ceux que je considérais comme ma famille. Je suis allé me planter sur le pont qui enjambait la rivière Liffey - j'étais devenu adulte. J'ai vu le visage de ma mère dans l'eau. Et c'est tout. — Je pourrais te dire que ce qui s'est passé n'est pas ta faute. Tu le sais au fond de toi. Mais une partie de ton être se sentira toujours responsable. Parce que tu les aimais. — Oui. Oui, je les aimais. Il but une gorgée de café. — Je les porte en moi. Ils sont les pièces qui me composent. Mais à l'instant, face à toi, je me rends compte que je peux supporter de les perdre. Parce que je t'ai, toi. Elle lui prit la main, la pressa contre sa joue. — Que puis-je faire ? — Exactement cela. Il se pencha vers elle, l'embrassa de nouveau. — Je peux reporter mes rendez-vous si tu veux, lui proposa-t-elle. Il la dévisagea longuement et son désarroi se dissipa. — Merci, mais je me sens déjà mieux... Va travailler, lieutenant. Elle s'accrocha à son cou et l'étreignit avec fougue. Il huma le parfum de ses cheveux, de sa peau, sachant qu'il allait les emporter partout avec lui aujourd'hui. . Elle s'écarta, se leva. — A ce soir. — Eve ? Tu m'as demandé si selon moi ta victime, ton Lino, avait pu révéler sa véritable identité à quelqu'un. Je pense que oui. Il ne s'est pas confié à sa mère, mais il y avait forcément quelqu'un. Un homme ne peut pas rester seul sur un pont, loin de chez lui, pas pendant cinq ans. Même les plus endurcis éprouvent le besoin d'être reconnus. Elle parvint à court-circuiter Peabody. De justesse. Elle dévalait l'escalier lorsque Summerset lui ouvrit la porte. Eve maintint l'allure. — Peabody, avec moi. — Mais j'allais juste... — Allons-y ! enchaîna Eve en désignant le véhicule. Montez. Une minute. Elle se tourna vers Summerset pendant que Peabody regagnait la voiture en ronchonnant et s'installait du côté passager. — Ce serait bien que la tante de Connors lui passe un coup de fil, murmura Eve au majordome. — Je m'en occupe. Sachant qu'elle pouvait compter sur lui, elle rejoignit sa coéquipière, se glissa derrière le volant. — On a un train à prendre ? s'enquit Peabody. Je n'ai pas le droit de boire un café et de casser une petite croûte, moi qui suis descendue d'un métro bondé une station plus tôt pour dépenser à l'avance les calories de la petite croûte en question ? — Quand vous aurez fini de gémir, je vous mettrai au courant. — Une partenaire attentionnée m'aurait offert un café, que je puisse boire en l'écoutant. — Vous auriez pu vous en acheter un en chemin. — Ce n'est pas pareil, marmonna Peabody. Et ce n'est pas ma faute si je suis trop gâtée de ce côté-là. C'est vous qui m'avez fait déguster du vrai café moulu à partir de vrais grains. Vous m'avez intoxiquée. Et maintenant, vous me privez. — C'est intentionnel. Si vous en voulez d'autres à l'avenir, bouclez-la et faites ce que je vous demande. Peabody la fixa d'un air atterré. — Vous êtes la reine de la manipulation. Vous jonglez avec le café. — Exactement. Cela vous intéresserait-il de savoir où nous allons, inspecteur, qui nous allons voir et pourquoi ? — Si j'avais un café à la main, mon intérêt serait plus grand. Dans le silence qui suivit, Peabody poussa un profond soupir. — D'accord. Où allons-nous, lieutenant ? Qui allons-nous voir et pourquoi ? — À la bodega voisine de l'église Saint-Cristobal et je vous entends déjà penser burritos. — La reine de la manipulation télépathique ! Hormis les burritos, qu'espérons-nous y trouver ? Eve lui exposa le fruit de ses réflexions, lui résuma ses interrogatoires, les résultats de ses recherches. — Vous avez réveillé Whitney ? Comme par hasard, c'était le seul élément qui semblait retenir l'attention de Peabody. — Apparemment. Nous devons à tout prix accéder à ces dossiers. Deux explosions, la seconde en riposte à la première. Des morts dans les deux cas. Rivalités entre gangs. Et c'est précisément à cette époque que Lino Martinez et son copain ont pris la poudre d'escampette. Lino était un Soldado, il s'y connaissait en électronique. Il a forcément participé à cet attentat. — Et vous croyez que cette Penny Soto peut nous éclairer ? — Inez sait quelque chose, et ce quelque chose est à l'origine d'une dispute. Ça vaut le coup de sonder Penny. — Vous croyez que Lino a renoué avec son ancienne petite amie, sa complice, et qu'il a ignoré sa mère ? — Je pense qu'il a ignoré sa mère, qu'elle a joué franc jeu avec moi. Je ne pense pas non plus qu'il ait contacté Inez. Lino s'est terré pendant cinq ans, mais il a dû passer devant la bodega presque tous les jours, voir cette femme - son ex-petite amie. Elle pensa à Connors et à sa Jenny perdue. — Il faudrait une sacrée volonté pour ne pas renouer, pour ne pas avoir quelqu'un avec qui évoquer le passé. Peabody acquiesça. — Du reste, pourquoi revenir dans ce quartier en particulier, si ce n'est pour retrouver quelqu'un ? — Dans le mille. Quelqu'un en qui il avait confiance. Sa mère l'aime, certes, mais elle lui reprochait de s'égarer, elle avait tenté de le ramener dans le droit chemin - et elle a reconstruit sa vie. Nouveau mari, nouveau fils. Comment aurait-il pu lui avouer qu'il se faisait passer pour un prêtre ? Eve chercha une place où se garer. — S'il a retrouvé cette personne, s'il avait confiance en elle, il a peut-être partagé ses secrets avec elle. La clochette qui tintait chaque fois que l'on entrait ou sortait de la bodega s'entendait depuis le trottoir. Eve reconnut Marc Tuluz, du centre d'animation, qui en émergeait, un gobelet fumant à la main. — Monsieur Tuluz. — Oh, lieutenant... Elle comprit qu'il cherchait son nom. — Dallas. — C'est ça. Une dose d'adrénaline, dit-il en montrant son gobelet. Vous êtes ici au sujet de Miguel ? Il marqua une pause, visiblement mal à l'aise. — Je ne sais pas quel autre nom lui donner. Avez-vous des nouvelles ? — Peut-être un peu plus tard dans la journée. Vous venez ici tous les jours ? — Parfois deux fois dans la journée. Ça me corrode la tuyauterie, mais qui veut vivre éternellement ? — Vous arrivait-il d'y rencontrer Flores ? — Presque tous les jours, oui. Je vous recommande les burritos, ce sont les meilleurs du quartier. Au moins une fois par semaine, quand nous avions une réunion au centre, l'un d'entre nous venait en acheter pour le déjeuner. Je n'arrive toujours pas à croire que... Pouvez-vous me dire quelque chose, lieutenant ? Magda est dans tous ses états. — L'enquête avance. — Oui. Bon. Je vous laisse. Marc s'éloigna. — Flores venait ici presque tous les jours, murmura Eve. Jusqu'à quel point un faux prêtre peut-il résister à la tentation ? Elle pénétra dans l'établissement au décor coloré et aux senteurs épicées. Au comptoir, les menus de petit déjeuner partaient comme des petits pains. Quelques clients étaient regroupés devant le kiosque à café tandis que d'autres faisaient leurs courses matinales, remplissant leurs paniers tressés de produits exotiques. Deux femmes s'activaient derrière le comptoir, dont Penny. Menue, elle arborait une poitrine impressionnante. Des seins refaits, conclut Eve. Cheveux d'encre striés de mèches magenta, retenus par un filet afin d'éviter aux clients le désagrément d'en retrouver dans leurs huevos, torrijas et frittatas. Ses lèvres, peintes en rouge foncé, étaient pincées. Eve prit place dans la queue. Elle profiterait de ces quelques minutes d'attente pour observer son sujet. Anneaux dorés aux oreilles, bracelets cliquetant au poignet. Ses ongles étaient vernis de bordeaux, les lunules bordées d'un trait noir. Sur l'avant-bras, elle portait le symbole des Soldados avec un X. — Allez-y, passez votre commande, dit Eve à Peabody. — Dieu veille sur moi ! Quand ce fut son tour, Peabody demanda un bur-rito aux pommes de terre sautées et à l'œuf ainsi qu'un café con leche. — Comment allez-vous, Penny ? Cette dernière leva la tête, posa les yeux sur Eve, afficha une moue amère. — Je me disais bien que ça sentait le flic. J'ai rien à vous dire. — Pas de problème, nous irons au Central ; vous changerez peut-être d'avis. Penny renifla, ricana. — J'irai nulle part. Vous n'avez pas de mandat et aucune raison de m'arrêter. — C'est curieux, vous ressemblez étrangement au suspect qui a descendu un type à deux pâtés de maisbns d'ici hier soir. Inspecteur, organisez le transport de Mme Soto pour une séance d'identification. — C'est des conneries. — Si vous avez flairé le flic, je flaire quant à moi plusieurs heures de détention et de paperasserie. Vous auriez peut- être intérêt à prévenir votre avocat. — J'ai pas besoin d'un putain d'avocat. Qu'est-ce que vous me voulez ? J'ai du boulot. — Tiens, moi aussi. Préférez-vous discuter ici ou au Central ? — Merde. Penny indiqua l'arrière de la boutique. — Dans l'allée, aboya-t-elle en se détournant. Eve fit signe à Peabody de passer par-devant et de contourner le bâtiment, puis emboîta le pas à Penny. — Montrez-moi votre insigne. Eve s'exécuta. — Vous avez commis un certain nombre de délits dans le passé, Penny. — Je gagne honnêtement ma vie. Je paie mon loyer. Allez au diable. — Miguel Flores. Penny haussa une épaule, avança une hanche trop pointue. — Il était prêtre, il est mort. Tout le monde le sait. Et alors ? J'ai pas mis les pieds dans une église depuis des années. Ça aussi c'est des conneries. J'avais à peine dix ans quand je m'en suis rendu compte. — Vous le connaissiez. Une lueur narquoise dansa dans ses prunelles. — Tout le monde le connaissait. Tout le monde connaît tous les prêtres. Ils grouillent comme des poux dans le quartier. Du coin de l'œil, Eve vit Peabody se rapprocher. — Vous le connaissiez, répéta-t-elle. — Vous êtes sourde ou quoi ? Je viens de vous répondre. — Lino Martinez. Le regard de Penny se déporta légèrement au-dessus de l'épaule gauche d'Eve tandis qu'elle répondait : — Connais pas. — Voyons, vous n'allez pas vous mettre à mentir. Lino Martinez, insista Eve en lui agrippant l'avant-bras. Si vous refusez de reconnaître vos anciennes fréquentations, vous feriez mieux de cacher ceci. — Ben quoi ? J'ai pas vu Lino depuis mes seize ans. Il est parti. Posez la question à tous ceux qui étaient là à l'époque, ils confirmeront. Ou tiens, allez voir sa geignarde de mère. Elle sert les pâtes quelque part à Brooklyn. Elle s'est offert une jolie maison, un imbécile de mari et un morveux de gosse. — Comment le savez-vous ? Penny parut exaspérée. — Je l'ai entendu dire. — C'est Lino qui vous l'a raconté ? — Je viens de vous expliquer que je l'ai pas vu depuis... — Vous savez qu'on peut faire enlever ces machins ? l'interrompit Eve en lui pinçant légèrement le bras. L'intervention ne laisse pratiquement aucune trace. Sauf si vous vous retrouvez sur une table d'autopsie. — Et... — Alors ? compléta Eve. Nous savons que Lino Martinez se faisait passer pour un prêtre à côté d'ici. Nous savons qu'il est venu vous voir presque tous les jours. Pendant plus de cinq ans. Nous savons à quand remontent vos relations avec lui, avec Chavez, avec les Soldados. C'est bizarre, mais vous êtes la seule à être encore là. — N'importe quoi ! — Moi aussi, j'entends dire des choses, enchaîna Eve d'un ton enjoué. Que Lino et vous étiez ensemble, par exemple. — Ça veut rien dire. J'ai rien fait. Vous pouvez pas prouver que j'étais au courant du retour de Lino. Vous n'avez rien contre moi. — Donnez-moi un peu de temps. Je vous mets en garde à vue. — En quel honneur ? — En qualité de témoin. — Vous vous foutez de moi ! Eve fit mine de ressaisir le bras de Penny. Quand celle-ci la repoussa d'une tape, elle sourit. — Oh, oh ! Vous avez vu ça, Peabody ? — Oui, lieutenant. Je crois bien que cette femme vient d'agresser un officier de police. — Vous m'emmerdez avec vos conneries ! Écarlate de rage, Penny bouscula Eve et se précipita vers la porte. — Oups ! Elle a recommencé ! Et maintenant, elle résiste ! railla Eve en tordant le poignet de Penny tandis que celle-ci plongeait la main dans sa poche. Mon Dieu ! Qu'avons-nous là ? Elle plaqua le visage de Penny contre le mur. — Ma fois, lieutenant, on dirait un couteau. — En effet. C'en est bien un. Eve le tendit à Peabody. — Décidément, ça dégénère. — Puta ! hurla Penny avant de se retourner pour cracher à la figure de Dallas. — Bon. Maintenant ça ne m'amuse plus. Eve menotta Penny. — Peabody, appelez une patrouille pour transporter notre prisonnière jusqu'au Central. Bouclez-la pour agression sur officier, détention d'arme et résistance. — Ça ne tient pas debout. Je serai dehors en moins de vingt minutes. Eve accepta la serviette en papier que Peabody lui présentait et essuya le crachat sur son visage. Puis elle se pencha vers Penny et chuchota : — On parie ? — On ne va pas pouvoir la retenir bien longtemps, commenta Peabody quand elles eurent confié Penny à une paire d'uniformes. — Bien sûr que si. Eve sortit son communicateur et appela la Criminelle. — Jenkinson, fit-elle quand l'image de son collaborateur apparut à l'écran. Je vous envoie une dénommée Soto, Penelope. Agression sur officier et résistance. Je serai là d'ici deux heures environ. — Entendu. Eve raccrocha, consulta sa montre. — Pas le temps de discuter avec Lopez ou Freeman. Allons officialiser le cas Lino. — Vous l'avez drôlement énervée. — Oui, admit Eve avec un sourire en montant dans la voiture. C'était le côté sympa. — Vous avez peut-être poussé le bouchon un peu loin ; elle risque d'exiger la présence d'un avocat. — J'y compte bien. C'est précisément pour cela qu'elle va me parler de Lino. Sur les conseils dudit avocat. Ahurie, Peabody se gratta le crâne avant de mordre - enfin ! dans son burrito presque froid. — Hein ? — Logique : si elle avoue avoir su que Lino se faisait passer pour un prêtre et qu'il avait renoué avec elle, ça l'élimine de la liste des suspects. Peabody avala sa bouchée. — Du coup on doit la remercier ? — Pas encore. Comme nous venons de le constater, elle a le sang chaud. J'ai du mal à l'imaginer se faufilant dans une église pour empoisonner le vin. C'est un acte astucieux et symbolique. Elle se serait contentée de lui trancher la gorge et de l'abandonner dans une ruelle... Justement, je me demande si ce n'est pas cela qui me plairait presque chez elle. Teresa et son mari l'attendaient à la morgue. Celui-ci avait passé un bras réconfortant autour des épaules de sa femme. — Pardon d'être en retard, s'excusa Eve. Si vous êtes prêts, ils vous attendent. Le regard de Teresa s'assombrit. — S'il vous plaît, expliquez-moi ce que je dois fairé. — Nous allons regarder un écran. Si vous reconnaissez le corps, dites-le-moi. — Il n'envoyait jamais de photos. Et quand il appelait, il bloquait toujours la vidéo. Dans ma tête - dans mon cœur -, c'est encore un adolescent. Elle leva un regard suppliant vers son mari. — Mais une mère devrait reconnaître son fils, non ? Quelles que soient les circonstances. — Ce n'est pas ta faute, murmura-t-il. Tu as fait de ton mieux. Et tu continues. — Si vous voulez bien nous suivre, intervint Peabody. Dans la petite pièce meublée d'une unique chaise, d'une table et d'un écran mural, Eve s'approcha de l'interphone. — Ici Dallas. Nous sommes dans la salle 1. Elle marqua une pause. — Prête, madame Franco ? — Oui. — On y va. Eve se tourna vers l'écran. Un drap blanc recouvrait le corps des aisselles aux orteils. Quelqu'un - Morris, probablement - avait enlevé l'étiquette portant le nom de la victime. Teresa inspira bruyamment et s'appuya contre son époux. — II... il ne ressemble pas à Lino. Son visage est plus anguleux, son nez plus long. J'ai une photo. Elle l'extirpa de son sac, tendit à Eve un cliché représentant un adolescent plutôt beau, au sourire narquois. — Nous savons qu'il a subi une reconstruction faciale, dit Eve. Mais la forme des yeux était la même, nota-t-elle. La couleur aussi. Les cheveux foncés, la ligne du cou, le port de tête... — Je relève un certain nombre de ressemblances, reprit-elle. — Oui, je sais, mais... je ne veux pas que ce soit Lino, avoua Teresa. Est-il possible que je le voie de près ? — Vous y tenez absolument ? — Non, mais il le faut. Eve décrocha l'interphone. — Je vous amène Mme Franco. Morris les accueillit. Il portait un costume de couleur bronze, sans blouse de protection. — Madame Franco, je suis le Dr Morris. Est-ce que je peux vous aider en quoi que ce soit ? — Je n'en sais rien. Accrochée au bras de son mari, Teresa se rapprocha du corps. — Comme il est grand, murmura-t-elle. Son père était grand. Enfant, Lino avait des pieds immenses. Je lui disais qu'il était pataud comme un chiot. Il mesurait près d'un mètre quatre-vingt-cinq quand il est parti. Et il était très mince. Il avait beau s'empiffrer, il ne grossissait pas. Il était vif comme un fouet, surtout quand il jouait au ballon. Eve jeta un coup d'œil vers Peabody. — Au basket. — Oui. C'était ce qu'il préférait. Je... Pouvez-vous... le drap... — Laissez-moi faire, intervint Morris. Il y a une incision, la prévint-il. — Je sais. Ce n'est pas grave. Doucement, Morris replia le drap jusqu'à la taille de la victime. Teresa s'avança d'un pas. Cette fois, elle effleura la hanche gauche et poussa un petit cri, mi-sanglot, mi-soupir. — Quand il était petit je le chatouillais ici. Comme ça. Elle dessina un Z sur sa peau. — Vous voyez ces taches de-rousseur. Il y en a quatre, elles forment un Z. Eve se pencha. Seule une mère notait ce genre de détail, supposait-elle. — Voyez comme ses cils sont longs et épais. Comme ceux d'une fille. Il en avait honte au début. Plus tard, quand il s'est rendu compte que ses copines s'en émerveillaient, il en est devenu fier. — Connaissez-vous le groupe sanguin de votre fils, madame Franco ? demanda Morris. — A négatif. Il s'est fracturé le bras quand il avait dix ans. Le bras droit. Il a glissé en tentant de s'échapper par une fenêtre. Dix ans seulement, et déjà il faisait le mur. Pouvez-vous déceler une fracture du bras aussi ancienne ? — Oui, répondit Morris. — C'est mon fils. C'est Lino. Elle déposa un baiser sur sa joue. — Siento tanto, mi bebe. — Venez, madame, murmura Peabody en la prenant par la taille. Sortons à présent. Eve les regarda partir, Peabody d'un côté, le mari de l'autre. — C'est dur pour une mère, commenta Morris. Peu importe qu'elle ne l'ait pas vu depuis des années. — Oui, concéda Eve. Pour elle, c'est une épreuve douloureuse. Elle l'a aimé de toutes ses forces, jusqu'au bout. Pourtant, il semble que tous ses choix l'ont conduit ici. — Certaines personnes gâchent tout. — Oui, admit-elle, l'humeur moins sombre soudain, en esquissant un sourire à l'adresse de Morris, si compréhensif. Vraiment. 16 Afin de laisser à Teresa le temps de se ressaisir et à Penny celui de mariner, Eve demanda à Tony Franco d'amener sa femme au Central. Elle réserva la plus petite des salles de conférence. — Je me charge de la mère, annonça-t-elle à Peabody. J'ai lancé une recherche sur une partie de la liste des inconnus décédés à l'époque de la disparition de Flores. Attaquez-vous au suivi. Si je n'ai pas fini dans trente minutes, allez prendre des nouvelles de Penny la Cracheuse. Elle exigera la présence d'un avocat. Laissez-la en contacter un. — C'est noté. Et l'accès aux dossiers scellés ? — Je m'en occuperai entre la mère et la peste. Voyez avec Baxter où il en est. Et vérifiez mes messages entrants. J'attends de la part de l'agent Ortiz et de Lopez des listes d'ex-membres des Soldados qui vivent toujours dans le quartier. Soto est la clé, ajoutat-elle, mais je préfère penser à tout. — Entendu. Le tableau prend forme. — En partie. Eve rejoignit la salle de conférence. Les yeux de Teresa étaient rouges et gonflés, mais elle semblait à peu près calme. — Je tiens à vous remercier de votre aide. Je sais que ce n'était pas facile. — Rien n'a jamais été facile avec Lino. J'ai commis des erreurs. Je ne peux pas revenir en arrière. Il me reste à enterrer mon fils. Vous allez m'y autoriser, j'espère ? — Dès que possible. J'ai encore quelques questions à vous poser. — Je comprends. J'ai l'impression d'être prise entre deux mondes. Celui dans lequel j'ai vécu et celui dans lequel je vis aujourd'hui. Et que je ne serai plus jamais tout à fait ni dans l'un ni dans l'autre, conclut-elle en prenant la main de son mari. — Pourquoi se trouvait-il ici ? demanda Tony à Eve. Le savez-vous ? Cela nous aiderait, je crois. — Oui, renchérit Teresa. Pourquoi feignait-il d'être prêtre ? Je l'ai élevé dans le respect de l'Église. Je sais qu'il a dérapé, qu'il est devenu mauvais. Mais je l'ai élevé dans le respect de l'Église. — Je pense qu'il se cachait, qu'il attendait. Je ne sais pas encore quoi. Mais il me semble que certaines réponses à nos questions remontent à l'époque où il faisait partie de ce gang. Savez-vous en quoi consistait l'ordonnance de Clémence ? — On me l'a expliqué. J'ignorais où Lino se trouvait, mais il m'a appelée quand la loi est passée. Je l'ai supplié de rentrer à la maison. Il aurait pu redémarrer de zéro, mais il a décrété qu'il ne remettrait pas les pieds ici tant qu'il ne posséderait pas une belle voiture et une grande maison. — À cause de l'ordonnance de Clémence, même si elle a été révoquée par la suite, toutes les archives concernant les délits de Lino lorsqu'il était mineur ont été effacées. Pouvez-vous me dire de quoi il a été accusé ? — Il volait. Il a commencé par le vol à l'étalage. Des objets insignifiants. Quand je m'en apercevais, je l'obligeais à retourner au magasin avec moi, à rendre ce qu'il avait pris. Ou alors, je payais. Puis il s'est mis à cambrioler des boutiques après la fermeture, à piquer des voitures dans la rue. Elle poussa un soupir et s'empara du verre d'eau qu'Eve avait posé sur la table. — Il a cassé des vitres, tagué des immeubles, provoqué des bagarres. Les policiers ont débarqué, ils l'ont emmené et interrogé. Il a écopé d'une peine d'emprisonnement. Lorsqu'il en est sorti, la situation a empiré. Il s'impliquait dans des rixes de plus en plus violentes. Il rentrait en sang et nous nous disputions. Il paraît qu'il a blessé un garçon à l'arme blanche. La victime a prétendu qu'il n'avait pas vu son agresseur. C'était un mensonge, je le sais. Mon Lino a tué. Il a pris une vie. — Laquelle ? — Je n'en sais rien. On ne l'a jamais arrêté pour ce crime. Mais il a tué. Le soir où il s'est présenté avec ce X sous son tatouage, j'ai compris. Je me suis fâchée. C'était horrible. Je l'ai traité d'assassin. J'ai traité mon fils de meurtrier. Elle éclata en sanglots, essuya les larmes qui ruisselaient avec un mouchoir en papier. — Il m'a dit que je ne comprenais pas, qu'il avait fait son devoir et qu'il en était fier. Que désormais les autres le respectaient parce qu'il était devenu un homme. Il avait quinze ans. Elle se tut, lutta pour se ressaisir. — J'ai voulu quitter la ville. Si j'avais pu l'éloigner de la rue, de cette bande de voyous. Mais quand je lui ai annoncé mon intention d'acheter deux billets de car pour El Paso... Ma marraine y habitait et m'avait proposé de nous accueillir. Elle devait m'aider à décrocher un emploi. — Votre marraine ? — Une amie d'enfance de ma mère. Maman était morte depuis longtemps. Mon père l'a battue à mort quand j'avais seize ans. J'ai fugué, et il l'a massacrée. Du coup, j'ai épousé le même genre d'homme. C'est typique, semble-t-il. Un cycle infernal. Une maladie. Mais ma marraine avait un pavillon et un travail, elle m'a suppliée de venir. Lino a refusé. J'ai argumenté, hurlé des menaces. Il est parti en claquant la porte. Il est resté absent une semaine. Elle marqua une pause, but une gorgée d'eau. — Ça suffit, Teresa, murmura Tony en lui caressant le bras. — Non, je veux aller jusqu'au bout. Je suis allée voir la police, craignant que Lino ne soit mort. Mais il savait où se cacher. Il est revenu quand il l'a décidé et m'a déclaré que je pouvais partir, mais qu'il ne m'accompagnerait pas. Qu'il n'avait pas besoin de moi. Que si j'essayais de le faire venir de force, il disparaîtrait de nouveau. Il ne voulait pas quitter sa famille. Les Soldados. Alors j'ai cédé. Il a mené son existence comme il le souhaitait et je me suis tue. — Il a gardé la médaille, madame Franco, murmura Eve. Teresa posa sur elle un regard humide empli de gratitude. — Vous avez dit qu'il lui arrivait de disparaître plusieurs jours, voire une semaine. Cependant, la dernière fois, il vous a avertie. Il vous a dit qu'il quittait New York alors qu'il n'avait pas voulu en entendre parler quand vous le lui aviez proposé. — C'est vrai. Il a eu beau préparer ses bagages, je ne l'ai pas cru. En même temps, je l'espérais. C'est abominable, mais c'est ainsi. Je me suis dit que c'était un mouvement d'humeur. Je savais qu'il s'était querellé avec Joe - Joe Inez. Lino était furieux contre lui. Comme il devait s'en aller seul avec ce Chavez, je me suis demandé si Lino avait eu des mots avec Penny. — À quel propos se sont-ils disputés ? Lino et Joe Inez ? — Je n'en ai aucune idée. Lino ne me parlait jamais de ses affaires avec le gang. Mais l'explosion au lycée les avait mis en rage. Le quartier tout entier était bouleversé. Une jeune fille a péri dans l'explosion. Il y a eu des blessés. Lino souffrait de coupures et de brûlures. L'un de ses amis - un autre Soldado -gisait dans un état grave à l'hôpital. Il a failli mourir. Nous avons organisé une veillée de prières pour lui à Saint-Cristobal. Il s'en est sorti, mais il a fallu du temps. Des mois de rééducation et plusieurs interventions chirurgicales. — Une autre explosion a eu lieu quelques jours plus tard. — Oui. Quel cauchemar ! On a pensé que c'était un acte de représailles. Les gens craignaient une escalade de la violence. Les policiers sont passés pour interroger Lino, mais il était parti. — Juste après la deuxième explosion. — Non. Avant. Deux jours avant. Je me rappelle avoir remercié le ciel tellement j'étais soulagée qu'il ne soit pour rien dans cette affaire. — Quel moyen de transport a-t-il utilisé ? — L'autocar, je pense. Tout s'est passé si vite. Je suis arrivée à la maison, il faisait ses valises. Il m'a promis de revenir quand il serait devenu quelqu'un d'important. Il avait de grands projets. Il voulait être l'homme le plus respecté d'El Barrio. Plus encore que M. Ortiz. Grosse voiture, belle maison. Beaux rêves. Deux semaines plus tard, quand j'ai voulu payer le loyer, j'ai découvert qu'il avait vidé mon compte en banque. Il avait réussi à y accéder avec son ordinateur. Il excellait en informatique. J'ai été obligée de demander un prêt à M. Ortiz et une avance pour la location. Plus tard, Lino m'a envoyé de l'argent de temps en temps comme pour se racheter. C'était mon enfant, acheva-t-elle. Mais il était bien le fils de son père. — J'apprécie votre aide, madame Franco, et je vous présente mes sincères condoléances. Dès que j'en aurai la possibilité, je vous avertirai afin que vous preniez les dispositions nécessaires pour son enterrement. Après les avoir escortés jusqu'à la sortie, Eve regagna son bureau. Whitney avait réussi à lui procurer les dossiers requis. Elle s'arrêta sur le nom de Lino, lut l'annotation selon laquelle le sujet était introuvable et la déclaration de Teresa précisant qu'il avait quitté la ville deux jours auparavant. Une affirmation confirmée par d'autres. Notamment par Penny Soto. Joe Inez avait été libéré après interrogatoire : il avait un alibi en béton. Lui aussi avait corroboré les dires de Teresa. Les enquêteurs avaient quadrillé les quartiers alentour, fouillé tous les lieux que fréquentaient Lino et Chavez, ainsi que les gares routières. Lino s'était volatilisé. Et, dans son rapport, l'inspecteur laissait entendre qu'il ne croyait pas à la disparition de Lino avant l'explosion. — C'est drôle, moi non plus, marmonna Eve. Le moment était venu de cuisiner Penny. L'avocat portait une bague énorme au médium de la main droite et un costume vert citron. Le gras dans ses cheveux aurait suffi à frire une petite armée de poulets, et ses dents étaient d'une blancheur étincelante. Une caricature, songea Eve. Il se leva d'un bond lorsqu'elle entra et se dressa de tout son mètre soixante-cinq (dont deux centimètres gagnés grâce aux talons de ses bottes en peau de serpent). — Ma cliente attend depuis plus de deux heures, attaqua-t-il. — Bon. Eve s'assit, ouvrit son dossier. — Votre représentant légal doit savoir que deux heures d'attente est un délai parfaitement raisonnable et que vous n'avez pas été interrogée depuis que vous avez exigé sa présence à vos côtés. Je lui conseille donc vivement de reprendre place si nous ne voulons pas perdre davantage de temps. Enregistrement... Elle cita les formalités d'usage, haussa un sourcil en direction de l'avocat. — Mlle Soto est représentée par... ? — Carlos Montoya. — Lequel assiste à cet entretien. Monsieur Montoya, avez-vous passé au scanner votre carte d'identité et votre licence ? — Oui. — Parfait. Mademoiselle Soto, vous connaissez vos droits et obligations. — Tout ça, c'est des conneries. — Mais vous les avez bien compris ? Penny eut un mouvement d'épaules. — Je les comprends comme je comprends que moi et mon avocat allons vous traîner en justice pour fausses accusations. — Qu'est-ce qu'on va rigoler! Donc... agression d'un officier de police avec arme et résistance. — Je vous ai pas touchée ! — Bien sûr que si. Cependant, je suis prête à négocier ces charges si vous acceptez de répondre à mes questions concernant Lino Martinez. — Je vous le répète, j'avais quinze ans la dernière fois qu'on s'est vus. — Vous avez menti. — Ma cliente... — Est une menteuse, mais je suppose que vous y êtes habitué. Le corps de Lino Martinez a été officiellement identifié. Nous savons qu'il s'est fait passer pour le père Miguel Flores pendant plus de cinq ans et qu'il fréquentait la bodega où vous travaillez. Nous sommes au courant de vos relations dans le passé. Si vous persistez dans vos déclarations, je vous bouclerai pour agression et résistance. Vu votre casier, vous irez croupir quelque temps en cellule. Eve referma le dossier et fit mine de se lever. — Vous n'allez pas me mettre au trou sous prétexte que je vous ai cogné la main quand vous avez tenté de m'empoigner. — Oh, que si ! Et pour avoir brandi un couteau, pour m'avoir craché à la figure et envoyée balader. Vous ne me connaissez pas, je me permets donc de vous signaler - ainsi qu'à votre avocat - que si vous avez eu ne serait-ce qu'une seule conversation privée avec Lino Martinez, je le découvrirai. Dès lors, je vous épinglerai pour faux témoignage... et je vais commencer à me demander si vous n'avez pas mis la main sur du cyanure pour... — Conneries ! Eve esquissa un sourire et se tourna vers la porte. — Attendez une seconde ! Je veux m'entretenir avec mon avocat avant de parler. — Enregistrement en pause. Je vous laisse entre vous. Eve sortit, faillit aller au distributeur chercher un Pepsi, se ravisa. Trois minutes plus tard, M. Montoya la rappelait. — Ma cliente est d'accord pour modifier sa déclaration. — Épatant ! Eve entra, s'assit, sourit, croisa les mains. — Reprise de l'enregistrement, commanda-t-elle. — Si ma cliente répond à vos questions concernant Lino Martinez, vous retirerez les charges dont vous l'accusez. — Si elle y répond en toute sincérité et à ma satisfaction, oui. — Allez-y, Penny. — Je sais pas, j'ai eu comme une vibration quand il a commencé à venir. Il ressemblait pas franchement à Lino. Mais il y avait quelque chose. Au bout d'un certain temps on a vaguement flirté. C'était bizarre, vu qu'il était prêtre et que j'ai horreur des bigots. Mais Lino et moi... ça a toujours collé. — Avez-vous couché avec lui avant ou après avoir su qui il était ? Penny ricana. — Avant. Ça l'excitait, je pense. Moi aussi sans doute. Dans l'arrière-boutique, après la fermeture. Il m'a carrément sauté dessus. Il avait besoin de se défouler, je suppose. Un peu après on s'est retrouvés dans l'appartement d'une copine. Elle travaille de nuit. Ou encore, on louait une chambre d'hôtel à l'heure. Et puis un jour, après l'amour, il me raconte tout. Qu'est-ce qu'on a ri !— Vous a-t-il dit ce qu'était devenu le père Flores ? — Quelle importance ? Comment j'aurais pu savoir qu'il avait existé ? — Pourquoi Lino jouait-il le rôle d'un prêtre ? — Il voulait revenir, faire profil bas. Il aimait bien qu'on le considère comme quelqu'un d'important, il aimait qu'on le respecte. — Cinq ans, Penny. Ne me menez pas en bateau. — Il aimait aussi les secrets, les péchés. Il s'en servait quand il le pouvait et quand il le voulait. — Chantage ? — Sûrement. Il avait des liquidités. Malgré un salaire modeste. Quand il était d'humeur il nous prenait une chambre dans un hôtel chic et nous faisait monter du Champagne. Il payait en espèces. — Il vous offrait des cadeaux ? Elle montra l'une de ses boucles d'oreilles. — Évidemment ! Lino était pas radin. — Il avait sacrément confiance en vous. — On se connaissait depuis toujours. On avait besoin l'un de l'autre. C'est tout le symbole de ce tatouage. Une famille, une protection. Ma mère était une bonne à rien, une junkie. Toujours en manque. Incapable d'empêcher mon vieux de me violer. La première fois j'avais à peine douze ans. Il me battait aussi et me menaçait de recommencer si j'en parlais autour de moi. J'ai réussi à me taire pendant deux ans, et puis j'ai craqué. J'ai rejoint les Soldados et j'ai trouvé une famille. — Dans votre dossier il est signalé que votre père est mort poignardé quand vous aviez quatorze ans. Découpé en morceaux. — C'était pas une grande perte. — C'est vous qui l'avez tué ? — Ma cliente ne vous répondra pas, intervint l'avocat. Gardez le silence, Penny. Penny se contenta de sourire et de frôler son tatouage du doigt. — Lino et vous, conclut Eve, vous aviez un sacré lien. Et deux ans plus tard, il se volatilise. — Rien n'est éternel. — Avez-vous participé à l'élaboration de l'attentat contre les Skulls ? — Ma clie... D'un geste, Penny interrompit son avocat. — J'ai été interrogée et relâchée. Personne a jamais1 pu prouver que c'était l'œuvre des Soldados. — Il y a eu des morts. — Ça arrive tous les jours. — C'est Lino qui a tout planifié. C'était un des leaders et il avait les connaissances nécessaires. — Vous en aurez jamais la preuve vu qu'il est mort. — Oui, il est mort. Mais pas vous. Et votre représentant légal pourra vous dire qu'en matière de meurtre il n'y a pas prescription. — Vous pouvez pas me pendre aujourd'hui, pas plus que les autres à l'époque. — Qu'attendait Lino ? — Je sais pas de quoi vous parlez, grommela Penny en détournant les yeux. Il est mort, c'est pas lui qui va nous aider. — Où est Steve Chavez ? — Aucune idée. Elle bâilla. — On a bientôt fini ? — Lino avait un objectif. Il se débrouillait pour se remplir les poches afin de mener grand train, puis se dissimulait derrière son collet de prêtre. Un homme ne fait pas ça pendant cinq ans dans le seul but de sauter une ancienne petite amie. — Il m'aimait. On avait des projets... — Avez-vous un alibi pour le jour de son décès ? — J'ai ouvert la bodega à 6 heures avec Rosita. On a tout préparé et servi le petit déjeuner au comptoir pendant trois heures d'affilée. Vers 10 heures, Pep - le manutentionnaire - et moi avons pris notre pause dans l'arrière-boutique. Ensuite, je suis retournée au comptoir quand les premiers flics ont déboulé. C'est là que j'ai appris qu'il était mort. — Qu'avez-vous fait après ? — J'ai fini mon service et je suis rentrée chez moi. Que vouliez-vous que je fasse ? — Bien. Vous êtes libre. — C'est pas trop tôt ! Eve attendit qu'ils soient sortis, arrêta l'enregistrement, et regagna son bureau. Elle réfléchissait, plantée devant la minuscule fenêtre, quand Peabody entra. — Alors ? — Un beau mélange de mensonges et de vérités. Les premiers l'emportent sur les secondes, mais j'ai de quoi brosser un tableau. Elle affirme ne pas savoir ce qu'est devenu le vrai Flores. Mensonge. Ne pas avoir été au courant de ce qu'attendait Lino. Mensonge. Ignorer tout de l'attentat. Là, c'est moins un mensonge qu'un défi du style : « Prouve-le, salope ! » De même en ce qui concerne le lieu où se trouve Chavez. Elle assure que Lino l'aimait. Je pense que c'est possible ou en tout cas qu'elle y croit dur comme fer. Elle n'a pas dit que c'était réciproque. Elle n'a jamais été amoureuse de lui. Mais ils couchaient ensemble depuis cinq ans. — Il lui a forcément confié ses projets. — Je pense qu'il a dû l'aider à tuer la première fois pour qu'elle mérite son X - peut-être même qu'ils l'ont gagné ensemble ; la chronologie colle avec la déposition de Teresa. Son père la violait. Elle en a eu marre. Ils l'ont trucidé. — Elle a avoué... — Non. Elle a avoué que son père avait abusé d'elle et c'est la vérité. Elle a avoué qu'elle avait rejoint le gang à l'âge de quatorze ans pour échapper à ce calvaire, se trouver une nouvelle famille, se protéger. Son père a été découvert la même année haché menu dans un immeuble abandonné. Il trempait dans le trafic de drogue, les flics ont donc conclu à un règlement de comptes. Ils ne se sont sans doute pas donné beaucoup de mal. À quoi bon ? Lino et elle n'avaient rien à craindre : leurs copains du gang auraient désigné quelqu'un d'autre. Elle entendit Peabody fermer la porte, pivota vers elle. — Vous tenez le coup ? s'enquit Peabody. 266 Eve s'approcha de l'autochef et se programma un café. — Oui. Poursuivons. Il va falloir revoir ce dossier. J'ai récupéré ceux concernant les attentats et nous allons devoir interroger les responsables de ces enquêtes. Il faut aussi que je mette la pression sur Penny. Deux mois en cage pour avoir agressé un officier de la police, ce n'est pas suffisant. — Vous croyez qu'elle a tué Lino ? — Nous vérifierons son alibi, mais je parie qu'il est béton. Non, je ne pense pas qu'elle ait commis le meurtre ellemême, mais je suis presque sûre qu'elle y est liée. Au minimum, elle sait qui est le tueur. — Peut-être qu'ils se sont disputés ? Une querelle d'amoureux ? — Peut-être. Je l'imagine mal passer cinq années sans piquer une crise contre son amant. Ou bien elle était jalouse. Eve revint vers Peabody, lui tendit une tasse fumante. — Je ne crois pas davantage à sa fidélité. Voyons un peu si elle sautait quelqu'un d'autre que Lino. Lui se servait de ses privilèges de confesseur pour jouer les maîtres chanteurs quand cela lui convenait. Il ne devait pas se contenter de pièces de monnaie. Intéressons-nous aux paroissiens suffisamment blindés pour que cela vaille le coup de leur faire payer leurs péchés. Par ailleurs, je veux des informations complètes sur toutes les victimes de l'explosion de la sand-wicherie. — Tout à l'heure, j'avais l'impression que le tableau commençait à se dessiner. Maintenant, on dirait que les pièces du puzzle se dispersent dans tous les sens. — Elles finiront bien par trouver leur place. Première étape : les attentats. Le responsable de l'enquête est encore en service. Contactez l'inspecteur Stuben, poste quatre-six. Voyez si lui et/ou son ancien partenaire peut nous accorder un entretien. — Entendu. Dallas... Elle aurait tant voulu pouvoir la réconforter. La rassurer. — Au boulot, Peabody. Peabody hocha la tête et sortit tandis qu'Eve retournait devant la fenêtre. Plus tard, se promit-elle. Plus tard, elle s'autoriserait à éprouver de la compassion pour une gamine qui avait tué son père pour échapper à sa brutalité. Elle finit son café. Elle s'apprêtait à se plonger dans la lecture du fichier sur le meurtre Soto quand Peabody lui envoya un message : Stuben était d'accord pour les rencontrer. Stuben leur avait donné rendez-vous dans un restaurant à proximité de son commissariat. Il engloutissait déjà un sandwich accompagné d'une salade de chou quand Eve et Peabody arrivèrent. — Inspecteur Stuben, lieutenant Dallas. Ma coéquipière, l'inspecteur Peabody. Eve lui tendit la main. — Merci de nous accorder ce moment. — Aucun problème, répliqua-t-il avec un fort accent du Bronx. J'en profite pour déjeuner. On mange bien, ici. C'est idéal pour les rencontres de boulot. — Ce n'est pas une mauvaise idée, décida Eve. Elle commanda une assiette de pâtes. Peabody décida de compenser son burrito matinal par une coupe de melon. — Kohn, mon ancien partenaire, est parti à la pêche. Il prépare sa retraite. Il veut tester les eaux avant de tenter le grand plongeon. Si vous voulez lui parler, il sera de retour demain. Stuben se tapota la bouche avec une serviette en papier. — Les premières années, je ressortais régulièrement les dossiers... J'assurais un certain suivi. Dack aussi - c'est mon coéquipier. On s'asseyait comme aujourd'hui autour d'un repas ou d'une bière et on ruminait. Certaines tragédies ne cessent de vous hanter. — En effet. — À l'époque, c'était le chaos dans ce quartier. Nous n'étions pas assez nombreux pour contrôler tous les gangs. — Connaissiez-vous Lino Martinez ? — Je connaissais ce petit salaud et sa bande. J'étais en uniforme. À huit ans, c'était déjà un délinquant : vol à l'étalage, graffitis sur les façades des magasins, destruction pour le simple plaisir de casser. Sa mère a tout essayé. Je la voyais le traîner à l'école, à l'église. Il avait à peine dix ans quand je l'ai pincé, les poches pleines de Jazz. Je n'ai rien dit à cause de sa mère. — Et Nick Soto ? Le connaissiez-vous ? — Un dealer, une brute qui prenait son pied à malmener les femmes. Une anguille. Puis un jour, quelqu'un l'a poignardé. Il a reçu cinquante, soixante coups de couteau. Je n'ai pas suivi l'enquête, mais oui, je le connaissais. — Au cours de l'enquête l'un de vos collègues a-t-il interrogé sa fille ou Lino ? Il marqua une pause, se frotta la joue. — Forcément. Lino et la petite Soto étaient comme deux doigts de la main. D'après moi, elle était encore pire que lui. Quand il volait, c'était pour l'argent. Quand il se battait, c'était pour une raison. Il avait toujours un objectif précis. Mais elle ? Elle respirait la haine. Vous avez flairé quelque chose ? — J'ai cuisiné Penny Soto un peu plus tôt dans la journée. Elle prétend que son père la violait régulièrement. Ce détail n'apparaît nulle part dans les rapports. — Je vous le répète, je ne m'en suis pas occupé. Mais j'étais au courant de certaines choses. Je l'aurais su. — Après l'explosion, vous avez recherché Lino. — Il avait pris la tête des Soldados. Chavez et lui étaient capitaines. Le site n'était pas réservé aux Skulls. C'était un territoire disputé, mais ils étaient nombreux à y traîner. Cet attentat était un geste de représailles. Je sais qu'il a été perpétré par un Sol-dado, et ils étaient tous à la botte de Lino. Mme Martinez a dit que Lino était parti deux jours avant l'événement. Il hocha la tête. — Je devais la croire ou au moins croire qu'elle y croyait. Elle nous a laissé fouiller la maison. Nous avons passé le secteur au peigne fin : les voisins n'appréciaient guère ce fils de pute. Toutes les versions convergeaient : Lino avait disparu avant l'explosion. Pas un seul Soldado n'a réfuté cette affirmation. Mais ce sont eux les coupables, lieutenant. Martinez et Chavez. Mes tripes me le disent. — À moi aussi. — Vous avez une piste concernant l'un d'entre eux ? — J'ai Lino Martinez à la morgue. — Il est là à sa place. — Et les autres gangs ? Pensez-vous que l'un de leurs membres ait pu s'en prendre à Lino après toutes ces années ? — Les Skulls, les Bloods. La plupart d'entre eux sont morts, à l'autre bout du monde ou en cellule. Il doit bien en rester quelques-uns par-ci, par-là. Mais le feu est éteint depuis longtemps. Que lui est-il arrivé ? — Vous avez sûrement entendu parler du meurtre de l'église Saint-Cristobal ? Le type qui se faisait passer pour un prêtre. — Martinez ? — Oui. Qu'en pensez-vous ? Cinq années à faire profil bas... au nez et à la barbe de tous ? Stuben y réfléchit tout en attaquant son tube de soda. — Il était futé. Intelligent. Du sang-froid. Même lorsqu'il était môme on avait du mal à l'épingler. Il savait se couvrir. Il n'avait que seize ans quand il a atteint le sommet chez les Soldados. Il avait sûrement un but, une raison de faire profil bas. C'est à ce sujet que vous avez interrogé Soto ? — Oui. — Elle est au courant, c'est évident. Dès son retour il a dû aller la trouver. Lino avait un point faible : Penny. Il l'a nommée lieutenant alors qu'elle n'avait pas quinze ans. Il paraît que cette initiative a créé des tensions au sein du groupe. Lino a coincé le principal dissident et a laissé Penny le tabasser. Bien entendu, le dissident en question a déclaré être tombé dans l'escalier. En ce temps-là, il était inutile d'essayer d'en monter un contre les autres. Plutôt mourir que parler. — Les temps changent. — C'est vrai, concéda Stuben. Vous pourriez peut-être vous adresser à Joe Inez. — Je l'ai interrogé. C'était lui le maillon faible ? demanda-t-elle par courtoisie, car elle connaissait déjà la réponse. — Absolument. Joe n'avait pas une âme de tueur. — Qui d'autre devrais-je interroger ? Parmi les exmembres ? J'ai des gars qui s'efforcent de me dresser une liste, mais vous êtes plus à même de me renseigner. — Je peux vous dire que tous les leaders sont soit crevés, soit à l'ombre ou dans la nature. Ceux qui sont restés n'étaient que des sbires. Martinez et Chavez menaient le tout. Et Soto. C'est elle qui a pris le relais quand ils ont disparu. — Merci pour votre aide, inspecteur. — Si vous avez des pistes pour nous permettre de clore ces dossiers, nous serons quittes. Elle se leva, marqua une pause. — Une dernière chose. Les familles des victimes. Êtes-vous en contact avec elles ? — De temps en temps. — Si nécessaire, est-ce que je peux vous solliciter à nouveau ? — Vous savez où me trouver. 17 Eve et Peabody se rendirent au presbytère. Rosa leur ouvrit, les cheveux en désordre et le visage cramoisi. Elle portait un tablier sur un débardeur de couleur et un pantalon cigarette noir. — Bonjour. En quoi puis-je vous aider ? — Nous avons quelques questions à vous poser ainsi qu'aux pères Lopez et Freeman. — Ils ne sont pas là pour l'instant, mais... ça ne vous ennuie pas de me suivre dans la cuisine ? Je suis en train de confectionner du pain et... — Bien sûr. C'est vous qui le faites ? s'enquit Eve en lui emboîtant le pas. Avec de la farine ? — Oui. Rosa leur adressa un sourire par-dessus son épaule. — Et d'autres ingrédients. Le père Lopez a un faible tout particulier pour mon pain au romarin. Je m'apprêtais à former ma pâte ; je ne veux pas qu'elle lève trop. Sur le comptoir trônaient une énorme jatte, une plaque de marbre et un bocal de farine. — Ma mère fait son pain, leur fit savoir Peabody. De même que sa mère et ma sœur. Papa s'y met aussi parfois. — C'est une activité agréable et ça me détend, expliqua Rosa en se remettant à la tâche sous l'œil dubitatif d'Eve. Alors ? En quoi puis-je vous être utile ? — Vous viviez dans le quartier au printemps 2043. Il y a eu deux attentats. Le regard de Rosa se voila. — C'était abominable. Tant de malheurs, de douleur êt de peur. Mes enfants étaient petits. Je les ai privés d'école pendant un mois tellement j'étais pani-quée. — Personne n'a été arrêté ? — Non. — Connaissiez-vous Lino Martinez ? — Tout le monde connaissait Lino. Il dirigeait les Soldados avec ce gorille de Steve Chavez. Pour protéger le secteur, disaient-ils. Sa pauvre mère ! Elle travaillait si dur. Elle était serveuse dans le restaurant de mon oncle. — Les enquêteurs soupçonnent Lino d'être à l'origine d'une des explosions, mais n'ont jamais pu l'interroger. — J'ai toujours pensé qu'il était impliqué. Le gang était sa religion, et lui, un fanatique. La violence était sa réponse à tout. Mais il est parti avant la deuxième explosion. La plupart des gens étaient convaincus qu'il avait tout planifié, puis qu'il s'était enfui. Elle moula trois longs boudins de pâte et entreprit de les tresser. Malgré elle, Eve ne put s'empêcher d'éprouver une certaine fascination. — Il aurait dû assister à ce bal au cours duquel la première bombe a sauté, poursuivit Rosa. Il adorait danser, mais il n'y est pas allé. Personne parmi ses proches, hormis Joe Inez, n'était présent. Ronni, la fille de Lupe Edwards, y a perdu la vie. Elle avait à peine seize ans. Eve inclina la tête. — Ni Lino ni Chavez n'étaient là ? N'était-ce pas inhabituel ? — Si. Je vous le répète, Lino adorait danser et se pavaner devant les filles. J'ai entendu dire qu'ils étaient en chemin quand la bombe a explosé... Quoi qu'il en soit, Ronni est morte. Il y a eu de nombreux blessés dont plusieurs gravement. D'après les rumeurs, Lino était la cible principale. Quand il a disparu, on a raconté qu'il avait détalé, parce qu'il savait que les Skulls remettraient ça. D'aucuns prétendent qu'il s'est volatilisé pour éviter de futurs drames. Elle eut une moue. — Comme s'il était un héros. Eve la dévisagea. — Mais vous n'êtes pas de cet avis. — Non. Selon moi, il est parti par lâcheté. Je pense qu'il a commandité l'attentat et s'est arrangé pour se trouver le plus loin possible quand il se produirait. — Là non plus, il n'y a pas eu d'arrestations ? — Non. Mais c'étaient forcément les Soldados. Eve réfléchit. — Avez-vous eu maille à partir avec Lino ? Personnellement ? — Non. Elle plaça sa tresse en rond sur une plaque et entreprit d'en confectionner une deuxième. — J'étais plus âgée que lui. Mes enfants étaient trop jeunes pour l'intéresser. D'autre part, sa mère était employée par ma famille. Il nous fichait la paix. Je sais qu'il a essayé de recruter des adolescents, mais mon grand-père a eu une conversation avec lui. — Hector Ortiz ? — Oui. Lino le respectait. Il avait de l'admiration pour ce que Poppy avait construit. Il ne nous a jamais ennuyés. Elle s'interrompit pour fixer Eve. — Je ne comprends pas. Lino est parti depuis des années. Vous croyez qu'il a quelque chose à voir avec le meurtre du... père Flores. — L'homme qui se faisait passer pour Flores était Lino Martinez. Rosa eut un mouvement de recul. — Non, c'est impossible. Je le connaissais. J'aurais su... Je lui préparais ses repas, je faisais le ménage dans sa chambre et... — Vous le connaissiez quand-il avait dix-sept ans, et vous le côtoyiez peu. — C'est vrai. Tout de même... Il passait au restaurant, nous nous croisions dans la rue. Comment ne l'ai-je pas reconnu ? Penny Soto ! La bodega voisine de l'église. Elle était... ils étaient... — Nous sommes au courant. Rosa se remit à travailler sa pâte, le regard dur. — Pourquoi revenir ? Et se faire passer pour un autre pendant tout ce temps ? L'autre - celle de la bodega - le savait forcément. Us ont sûrement couché ensemble. Ils ont eu des relations sexuelles alors qu'il portait le collet. Ça devait l'exciter, cette puta. Elle leva les yeux au ciel, se signa. — J'évite de jurer dans le presbytère, mais il y a des exceptions à la règle. Et s'il était là, ce n'était pas pour de bonnes raisons, croyez-moi. Il a eu beau faire semblant, se dévouer pour les jeunes du centre, pour l'Église, ce n'était pas pour faire le bien. — Il avait des amis ici. De vieux ennemis aussi. — La plupart de ses rivaux sont partis. Si j'avais une idée de qui a pu le tuer, je vous le dirais. Quoi qu'il ait fait ou eu l'intention de faire, le supprimer n'était pas la solution. Elle poussa un profond soupir. — Teresa, sa mère, a envoyé une gerbe. Je lui parle de temps en temps, moins souvent que je ne le voudrais. Vous lui avez expliqué la situation ? — Oui. — Vous me permettez de discuter avec elle ? De lui présenter mes condoléances ? C'était son fils. Rien ne peut changer cela. — Je suppose qu'elle serait heureuse d'avoir de vos nouvelles. Savez-vous où nous pouvons trouver le père Lopez ou le père Freeman ? — Le père Freeman est en visite à domicile. Il devrait être de retour d'ici une heure. Le père Lopez est au centre d'animation. — Merci. Nous vous laissons tranquille. Ah ! Une dernière chose. Penny Soto... qui fréquente-t-elle ? Avec qui couche-t-elle ? — Si elle a des amis, je n'en connais aucun. Elle a la réputation d'être une traînée. Sa mère était junkie, son père dealer. Il a été assassiné quand elle était gamine et sa mère est morte d'une overdose il y a des années. Secouant la tête, Rosa disposa la deuxième tresse en cercle sur la plaque et s'arma d'un pinceau pour les badigeonner d'huile. — Elle n'a pas eu la vie facile, mais elle a refusé l'aide de la paroisse, des voisins. Elle a préféré le gang. Elle a choisi sa vie. — Vos impressions ? demanda Eve à Peabody tandis qu'elles filaient en direction du centre d'animation. — Elle est droite comme une flèche, et elle s'en veut de ne pas avoir démasqué Lino. Elle va ruminer. S'il lui vient une idée, elle nous contactera. — C'est aussi mon avis. Hypothèse : Lino et compagnie assistaient régulièrement aux bals organisés dans le lycée. Le jour de l'attentat, ils ne sont pas là. Joe est le seul à se retrouver dans la ligne de mire si l'on peut dire. Quelques jours plus tard, juste avant que Lino décampe, Joe et lui se disputent. Aucune arrestation. Les flics s'intéressent de près aux Skulls, mais n'arrivent pas à faire le lien. Peut- être parce qu'il n'y en a pas. — Vous croyez que Lino est derrière les deux explosions ? Attendez une minute. Elles descendirent de la voiture et Peabody s'adossa contre la portière, l'air songeur. — Vous voulez la guerre, vous voulez être un héros - c'est important. Les représailles, c'est plus excitant que la provocation. Les bombes, c'est un cran au-dessus des bagarres de rue. Vous en posez une sur votre propre territoire ; des innocents en pâtissent. Même ceux qui vous méprisent se mettent en colère. — Vous répandez la rumeur selon laquelle vous étiez la cible, enchaîna Eve. C'est le gang rival qui cherchait à vous descendre. Vous ripostez. — D'accord, mais alors pourquoi partir ? — Vous êtes devenu quelqu'un d'important, votre nom 'est sur toutes les lèvres. Vous vous assurez que tout le monde sache bien que vous avez fui pour protéger des innocents parce que les Skulls vont sûrement recommencer. Et vous laissez des morts et des blessés derrière vous. Imitant Peabody, Eve s'appuya contre le véhicule. De l'autre côté de la rue, une femme balayait son perron. — Les flics ne peuvent pas vous harceler, reprit Eve. Non seulement parce que vous avez déguerpi, mais aussi parce que toutes les preuves indiquent que vous n'étiez pas sur place au moment du drame. Il était patient, ce salaud. Très patient. Il savait qu'il reviendrait un jour. Il n'a peut- être pas imaginé que cela prendrait aussi longtemps. Il avait dix-sept ans, de grands projets. Il s'est dit qu'il allait faire fortune et réapparaître quelques mois plus tard. — Mais ça n'a pas marché comme prévu, continua Peabody. C'était la première fois qu'il quittait son cocon. Le monde est vaste. Ça me plaît. — À moi aussi. En tout cas, ça nous met sur une voie. Elles pénétrèrent dans le centre. Derrière le comptoir, Magda était en communication. Deux garçons occupaient des fauteuils jaunes. A en juger par leur expression, ils préparaient un mauvais coup. Une autre femme les surveillait de loin. Magda leur fit signe qu'elle en avait pour deux minutes. — Je sais, Kippy, mais c'est la troisième fois en deux semaines ! Ce qui signifie un renvoi automatique. Il faut venir les chercher le plus vite possible. J'ai déjà prévenu le père de Luis. Oui... Parfait. Je suis vraiment désolée. Oh, je sais ! Je sais, répéta Magda en fusillant les deux enfants du regard. Elle raccrocha. — Excusez-moi. Encore une toute petite seconde. Nita ? La mère de Wyatt et le père de Luis sont en chemin. Kippy en a pour une heure afin de tout organiser. Tu peux les tenir jusque-là ? Nita opina. — Je ne bouge pas d'ici. Tu veux que je te remplace ? — Non, je... Nous n'en avons pas pour longtemps, n'est-ce pas ? fit Magda en se tournant vers Eve, Nita est responsable des six/dix ans. C'est aussi notre infirmière. Sans elle nous serions perdus. Nita, voici le lieutenant Dallas et l'inspecteur Peabody. Au cas où on aurait besoin d'arrêter quelqu'un, ajouta-t-elle à l'intention des garçons. Nita se détourna légèrement, le regard noir. Eve s'apprêtait à parler, mais il suffit de cette fraction de seconde pour que les deux gosses se jettent l'un sur l'autre tels des loups affamés. Alors qu'Eve se dirigeait vers eux, Nita intervint, les saisit par le col et les sépara. — Toi, ici. Et toi, là, aboya-t-elle en les poussant chacun vers un siège. Vous croyez que vous battre vous rendra plus forts ? Ça vous rend plus stupides, c'est tout. Les poings, c'est pour ceux qui sont trop bêtes pour employer des mots. Eve n'était pas nécessairement d'accord - une bonne empoignade la réjouissait toujours -, mais les deux coupables baissèrent le nez. — Ma partenaire et moi pouvons les emmener au poste, déclara-t-elle d'un ton nonchalant. Agressions, nuisances sonores, conduite stupide. Deux heures en cage... Ils arrondirent les yeux, mais ne dirent rien. — C'est à leurs parents de régler le problème, répliqua Nita sans la moindre trace d'humour avant de tourner le dos. — Bien sûr, acquiesça Eve. Je suis à la recherche du père Lopez, ajouta-t-elle à l'adresse de Magda. — Il est dans le gymnase. Marc m'a dit qu'il vous avait croisée ce matin et que vous étiez sur une piste. — Nous avançons. Par où, le gymnase ? — Vous franchissez cette porte, vous allez jusqu'au bout du couloir et vous prenez à gauche. — 'Merci. Euh... Bonne chance! conclut-elle en désignant les garçons d'un signe de tête. — Ça va s'arranger. — Nita a une dent contre les flics, constata Eve tandis que Peabody et elle s'éloignaient. — Ou alors, elle vous a prise au sérieux. Si je ne vous connaissais pas, j'en aurais fait autant. — Je croyais que faire peur aux gosses pour leur remonter les bretelles était autorisé. — Eh bien... c'est une méthode. — Vous avez vu celui de droite ? C'est un dur de dur. Lopez aussi, nota-t-elle en pénétrant dans la salle où était installé un ring amovible. Plusieurs ados s'entraînaient sur divers appareils sous la surveillance de deux femmes en tenue de sport. Lopez - gants de boxe rouges, masque de protection, short noir et T-shirt blanc - se battait contre Marc. Et Marc avait la riposte rapide. D'autres enfants s'étaient regroupés autour du ring pour encourager les boxeurs. L'endroit résonnait de cris, de claquements de pieds et de coups de gants matelassés sur la chair humaine. Les deux hommes étaient en sueur et, malgré leur différence d'âge, de force sensiblement égale. Mais Eve remarqua que Lopez était plus vif et se déplaçait avec la grâce innée d'un professionnel. Un combattant qui laissait son adversaire venir à lui. Sautillements, jeux de bras, esquives, crochets. Un maître dans sa discipline. Pourquoi se battre était-il la réponse des faibles et des crétins ? s'interrogea-t-elle. Elle observa l'échange jusqu'à ce que la sonnerie retentisse. Elle avait compté deux points pour Marc, six pour Lopez. Et, à en juger par la manière dont Marc se pliait en deux pour reprendre son souffle, il était à bout. Elle s'avança. — Joli round. Haletant, Marc tourna la tête vers elle sans se redresser. — Ce type me tue. — Vous laissez tomber votre droite avant de frapper. — C'est ce qu'il me dit, répliqua Marc avec une pointe d'amertume. Vous voulez essayer ? Eve jeta un coup d'œil à Lopez. — Ce serait avec plaisir, mais une autre fois. Pouvez-vous nous accorder quelques minutes, père Lopez ? Nous avons des questions à vous poser. — Naturellement. — Dehors ? Nous vous attendons dans la cour. — Quelle carrure ! fit remarquer Peabody alors qu'elles quittaient le gymnase. Qui aurait pu deviner que sous ses fringues de prêtre se dissimulait un père Sacrément Baraqué ? — Il se maintient en forme. Et quelque chose ne tourne pas rond. Dans le regard triste du père Sacrement Baraqué, j'ai deviné de l'appréhension. — Vraiment ? Je n'ai pas fait attention. Il est peut-être au courant pour Lino. Les rumeurs de ce genre se répandent à toute allure. Vu que c'est lui le responsable, il va devoir expliquer comment il se fait qu'il n'a pas flairé l'arnaque. Tout le mondé a besoin d'un bouc émissaire, pas vrai ? Les huiles de l'Église lui sont peut-être tombées dessus. La cour étant envahie d'enfants, Eve décida de rester à côté du bâtiment. • — Pourquoi ne sont-ils pas en classe ? — Les cours sont terminés, Dallas. — Ah ! Peut-être s'inquiète-t-il pour sa carrière ? Les prêtres font-ils carrière ? Non, ce n'était pas ça. Je connais ce regard : « Je n'ai aucune envie de parler avec les flics. » Voilà ce que j'y ai lu. — Vous croyez qu'il cache quelque chose ? Il ne connaissait pas Lino - le vrai. Il n'est ici que depuis quelques mois. — Il est prêtre depuis bien plus longtemps. Pensant aux prédictions de Mira, Eve décida de renoncer aux esquives et sautillements, et d'opter pour le K.-O. direct. Lopez les rejoignit, les cheveux humides de sueur, le T-shirt collé à la peau. Oui, songea-t-elle, il se maintenait en forme. Elle ne perdit pas une seconde. — La victime a été officiellement identifiée. Il s'agit de Lino Martinez. Vous savez qui l'a tué. Vous le savez parce que le coupable vous l'a avoué. Il ferma brièvement les yeux. — Ce que je sais m'a été confié dans le secret du confessionnal. — Vous protégez un meurtrier, un individu par ailleurs responsable de manière indirecte de la mort de Jimmy Jay Jenkins. — Je ne peux briser mes vœux, lieutenant. Je ne peux pas trahir ma foi ni les lois de l'Église. — Rendez à César ce qui appartient à César, dit Peabody. Lopez secoua la tête. — Je ne peux pas donner d'une main à la loi des hommes et prendre de l'autre à celle de Dieu. S'il vous plaît, pouvons-nous nous asseoir ? Il y a des bancs, là-bas, à l'écart... Exaspérée, Eve l'y précéda au pas de charge. Lopez s'installa, les mains sur les genoux. — Je prie sans arrêt depuis que j'ai entendu sa confession. Je ne peux pas vous répéter ce qui m'a été raconté. Ce n'est pas à moi que cette personne parlait, mais à Dieu à travers moi. J'ai reçu ses aveux en tant que ministre de Dieu. — Je me contenterai des ouï-dire. — Je ne m'attends pas à ce que vous compreniez. Ni l'une ni l'autre. Vous vivez dans le monde. Le monde de la loi. Cette personne est venue me voir pour soulager son âme, son cœur, sa conscience d'un péché mortel. — Et vous l'avez absoute ? C'est une bonne affaire pour elle. — Non. Je n'en ai pas le pouvoir, lieutenant. Je lui ai conseillé - je l'ai même vivement encouragée à s'adresser à vous. Tant qu'elle ne s'y sera pas résolue, il n'y aura ni pardon ni absolution. Elle vivra et mourra dans le péché. Je ne peux rien pour vous, rien pour elle. — Cette personne connaissait-elle Lino Martinez ? — Je ne peux pas vous répondre. — Est-ce un membre de votre paroisse ? — Je ne peux pas vous répondre. Il pressa les doigts sur ses paupières. — Ça me rend malade, mais je ne peux rien vous dire. — Je pourrais vous jeter en prison. Vous en sortiriez. Vos supérieurs interviendraient, enverraient leurs avocats à la rescousse, mais vous resteriez enfermé un certain temps. — Je ne peux toujours pas vous répondre. Si je vous révèle la moindre chose je trahirai mes vœux. Je serai excommunié. Il existe toutes sortes de prisons, lieutenant Dallas. Croyez-vous que cela m'amuse ? ajouta-t-il dans un brusque élan de colère. Je crois en votre justice. Je crois en l'ordre tout autant que vous. Croyez-vous que cela me plaise de rester là à ne rien faire, sachant que je suis dans l'incapacité d'atteindre une âme blessée et furieuse ? Sachant que mes paroles l'ont peut-être éloignée de Dieu au lieu de l'en rapprocher ? — Ils risquent de s'en prendre à vous. Vous savez qui ils sont, ce qu'ils ont fait. Je peux vous mettre sous protection policière. — Ils savent que je ne briserai pas mes vœux. Si vous m'emmenez avec vous je n'aurai plus aucune chance de les convaincre d'accepter à la fois la loi des hommes et celle de Dieu. Laissez-moi essayer. — En avez-vous parlé à quelqu'un ? Au père Freeman, à votre hiérarchie ? — Je ne peux rien dire. À personne. Tant que les coupables supporteront le poids de-leur crime, je serai forcé de les porter également. — Et si le meurtrier tuait de nouveau ? suggéra Peabody. — Il n'a aucune raison de le faire. — Ça remonte aux attentats de 2043. — Je ne peux rien vous dire. — Que savez-vous à ce sujet ? — Tout le monde est au courant de ces drames. Il y a une neuvaine perpétuelle pour les victimes et leurs familles. Une messe leur est dédiée chaque mois. À toutes, lieutenant, pas uniquement à celles d'El Barrio. — Saviez-vous que Lino faisait chanter certains des fidèles qui se confessaient à lui ? Comme foudroyé, Lopez tressaillit. Une lueur de fureur dansa dans ses prunelles. — Non. Non, je n'étais pas au courant. Pourquoi aucun d'entre eux n'a-t-il sollicité mon aide ? — Je doute qu'ils aient su qui les faisait chanter et d'où le maître chanteur tenait ses informations. À présent, je sais que le coupable ne figure pas parmi eux. Eve se leva. — Je ne peux pas vous obliger à parler. Je ne peux pas vous obliger à me révéler le nom de celui qui s'est servi de votre Église, de votre foi, de votre rituel et de vos vœux pour commettre un meurtre. Je pourrais vous cuisiner, vous pousser dans vos retranchements, mais cela ne servirait à rien sinon à nous énerver un peu plus tous les deux. En revanche, sachez que je vais démasquer le coupable. Lino avait beau être une ordure, je ferai mon boulot comme vous faites le vôtre. — Je prie pour que vous le retrouviez, mais je prie surtout pour que ce soit lui qui se rende. Je prie pour que Dieu me confère la sagesse et la force de lui montrer le chemin. — On verra bien lequel de nous deux y parviendra en premier. Eve l'abandonna sur son banc. — Il agit selon sa conscience, commenta Peabody. Toutefois, il me semble que nous aurions dû le mettre en examen. Il finirait sûrement par craquer en salle d'interrogatoire. — Pas sûr. D'ailleurs, n'est-ce pas risquer de faire une victime de plus ? Si je le brise, il ne sera plus jamais le même. Il ne sera plus prêtre. Elle se rappela ce qu'elle avait éprouvé quand on lui avait repris son insigne. Une sensation de vide, d'impuissance. L'impression de n'être plus rien ni personne. — Je ne lui infligerai pas cette épreuve. En ai-je seulement le droit ? Cet homme est innocent et il a prêté serment comme nous. — Protéger et servir. — Nous, on s'occupe des gens, lui, des âmes. Je ne vais pas le sacrifier pour me faciliter la tâche. Mais je vais vous dire ce que nous allons faire. Elles remontèrent en voiture. — Nous allons le mettre sous surveillance. Nous allons requérir un mandat pour contrôler ses appareils de communication. Je mettrais volontiers des yeux et des oreilles dans l'église si l'on m'y autorisait, mais autant pisser dans un violon. Nous allons observer où il va, quand et avec qui. — Pensez-vous que l'assassin va tenter de l'éliminer ? — Il est convaincu que non parce qu'il a la foi. Quant à moi, je sais qu'en général, c'est chacun pour soi. Nous allons donc le protéger tout en le laissant dehors en tant qu'appât. Dans l'espoir que le pécheur aura de nouveau besoin de ses conseils. Entamez les démarches. Pendant que Peabody lançait le bal, Eve consulta l'heure. — Merde ! maugréa-t-elle. Un dernier arrêt, histoire de voir ce que nous pouvons soutirer à Inez. Cette fois, ce fut une femme qui les accueillit. Une beauté au teint frais et aux cheveux châtains rassemblés en queue-de-cheval. Derrière elle, deux petits garçons jouaient avec des camions miniatures en imitant des bruits de collisions. — Doucement ! ordonna la femme. Ils obéirent instantanément, et se mirent à chuchoter. — Madame Inez ? — Oui? — Nous souhaiterions parler avec votre mari. — Moi aussi, mais il est coincé dans le New Jersey : il y a un embouteillage monstre sous le tunnel. Il ne sera pas là avant deux bonnes heures. Que se passe-t-il ? Eve lui présenta son insigne. — Ah ! Joe m'a dit que la police était passée hier soir. Une histoire de locataire témoin d'un accident avec délit de fuite. — C'est ce que votre fils vous a raconté ? — En fait, Joe a complété. Et ce n'était pas vraiment précis. De quoi s'agit-il ? demanda-t-elle, sur ses gardes. — Nous nous intéressons à une ancienne relation de votre époux. Connaissez-vous Lino Martinez ? — De nom, uniquement. Je sais que Joe a appartenu aux Soldados et qu'il a purgé une peine de prison. Je sais qu'il a eu des ennuis et qu'il en est sorti. Elle agrippa la poignée de la porte, la tira vers elle comme pour protéger les enfants derrière elle. — Il n'a rien à se reprocher depuis des années. C'est un homme bon. Un père de famille attentionné, qui travaille dur. Lino Martinez et les Soldados appartiennent au passé. — Dites-lui que nous sommes venues, madame Lopez, et que nous avons localisé Lino Martinez. Nous allons devoir interroger votre mari. — Je transmettrai le message, mais je vous assure qu'il ne sait rien à propos de Lino Martinez. Elle ferma la porte et poussa bruyamment le verrou. — Elle est furieuse contre lui parce qu'il lui a menti, commenta Peabody. — Oui. Il a eu tort. Il lui cache quelque chose. Je vous dépose à une station de métro. Je travaillerai chez moi. Continuez à éplucher la liste des morts non identifiés. De mon côté, je vais décortiquer les dossiers des attentats. — Ce que vous avez dit à Lopez est vrai. Nous devons aller jusqu'au bout même si Lino était un monstre. Mais quand on sait ce qu'il a fait, c'est dur d'en vouloir à celui qui l'a descendu. — Peut-être que si quelqu'un s'en était ému autrefois il n'aurait pas fait tout ce qu'il a fait, sa mère ne serait pas en larmes ce soir et un homme qui me paraît d'une valeur exceptionnelle ne se sentirait pas obligé de couvrir un assassin. Peabody poussa un soupir. — Ce n'est pas faux. Mais je préfère quand les méchants sont simplement des méchants. — N'ayez crainte, ceux-là pullulent. 18 Elle avait besoin d'un moment de calme pour réfléchir. Pour faire le tri, trancher entre ce qu'elle savait et ce qu'elle ignorait, les faits avérés et les non-dits, les protagonistes, les événements, les preuves et les spéculations. Elle allait se pencher sérieusement sur les victimes des deux attentats, leurs familles et leurs relations. Elle devait aussi explorer la piste du chantage - une tâche délicate. Si Lopez refusait de lui communiquer le nom du meurtrier, il lui révélerait encore moins ceux des fidèles qui lui avaient confessé être la proie d'un maître chanteur. Elle ne pensait pas que Lino avait été tué pour cette raison, mais elle ne pouvait écarter d'emblée cette possibilité. Comment Lino avait-il collecté l'argent ? se demanda-telle sur le trajet du retour. Où l'avait-il caché ? L'avait-il dilapidé au fur et à mesure en chambres de luxe, repas gastronomiques et bijoux clinquants pour sa maîtresse ? Pas assez. Quelques milliers de dollars par-ci, par-là ? Quel intérêt de risquer d'être découvert pour une suite royale et une bouteille de Champagne ? Pour impressionner une ancienne petite amie ? Stuben avait déclaré que Penny Soto était son point faible. Ceci expliquait peut-être cela : il voulait apparaître riche et important aux yeux de sa dulcinée. Ou encore, l'ivresse d'un certain pouvoir. De savoir qui l'on est réellement, tout en se faisant passer pour un autre. Comme un jeu. Elle franchit le portail, ralentit. Ces fleurs - elle en mettrait sa main à couper - n'étaient pas là quand elle était partie ce matin. Des tulipes et des jonquilles. Par quel miracle... ? En tout cas, c'était joli, décida-t-elle. Elle se gara devant le perron où se dressaient trois énormes pots débordant de pétunias. Des pétunias blancs - les fleurs de son bouquet de mariage. Pauvre idiote sentimentale ! se réprimanda-t-elle, partagée entre l'envie de savourer des choses simples et la tension qu'elle s'efforçait d'ignorer depuis qu'elle avait interrogé Penny Soto. Telle une gargouille grassouillette, Galahad était juché sur le pilastre - son tout nouveau perchoir - au pied de l'escalier, découvrit-elle en entrant. Comme à son habitude, Summerset rôdait dans le vestibule. — Vous n'avez qu'une heure de retard et semblez intacte, commenta-t-il. J'en déduis que la ville est débarrassée de toute criminalité. — C'est ça, on va la rebaptiser Utopia. Elle gratifia Galahad d'une brève caresse au passage. — Prochaine étape : éliminer tous les connards, enchaîna-t-elle. Vous devriez prendre de l'avance et préparer vos bagages. Elle marqua une pause. — Connors a-t-il parlé avec Sinead ? — Oui. — Tant mieux. Elle fonça directement dans la chambre. Connors était probablement à la maison - Summerset l'aurait prévenue dans le cas contraire. Et il était sans doute dans son bureau : elle aurait dû y passer d'abord pour le saluer. Mais elle n'était pas prête. Son sentiment de colère s'amplifiait maintenant qu'elle était arrivée à bon port. Ici elle était en sécurité, elle pouvait se laisser aller, juste un peu, s'abandonner momentanément à sa fatigue. Elle s'allongea, paupières closes. Quand elle sentit le chat sauter sur le lit, elle tendit le bras pour l'attirer contre elle. C'était stupide, pensa-t-elle. Stupide de se sentir malade. D'avoir à lutter. De ressentir autre chose que des soupçons et du dégoût envers une femme comme Penny Soto. Elle ne se rendit compte de la présence de Connors que lorsqu'il lui effleura la joue d'une caresse. Il se mouvait sans déplacer le moindre souffle d'air. Pas étonnant qu'il ait si bien réussi comme voleur. — Où as-tu mal ? chuchota-t-il. — Nulle part. Vraiment. Pourtant, elle se tourna vers lui quand il s'étendit près d'elle et blottit le visage au creux de son épaule. — J'avais besoin de rentrer à la maison. D'abord et avant tout. Mais je croyais que je serais mieux seule, le temps de me calmer. Je me suis trompée. Tu peux rester un petit moment près de moi ? — Avec plaisir. — Raconte-moi tout ce que tu as fait aujourd'hui. Peu importe si je n'y comprends rien. — Après ton départ ce matin, j'ai eu une vidéoconférence avec des cadres d'Euroco, l'une de mes filiales en Europe spécialisée dans le transport. Nous sortons un nouveau modèle de véhicule de sport air-mer-terre destiné aux particuliers dès le début de l'année prochaine. J'avais des rendez-vous en ville, mais Sinead m'a appelé d'Irlande juste avant mon départ. J'étais content de l'entendre. Us ont acheté un nouveau chiot qu'ils ont baptisé Mac. Il la fait tourner en bourrique, mais elle a l'air d'être folle de lui. Eve écoutait sa voix plus que ses paroles. Il lui parla d'un rendez-vous avec les directeurs d'un projet nommé Optimum, d'une holoconférence avec son complexe hôtelier sur Olympus, d'un déjeuner de travail avec l'un de ses collaborateurs à Pékin. D'une fusion, d'une acquisition, d'esquisses... Comment s'y retrouvait-il ? — Tu as fait tout ça et tu as tout de même trouvé le temps d'acheter des pétunias ? Il laissa courir sa main le long de son dos. — Ça te plaît ? — Beaucoup. — Voilà bientôt deux ans que nous sommes mariés. Il déposa un baiser sur son crâne, y posa la joue. — Le mariage à venir de Louise et de Charles m'a fait penser aux pétunias. Et à quel point les choses simples - une fleur, quelques minutes de conversation avec un être cher - s'apprécient d'autant plus que tout le reste est compliqué. — C'est pour cela que tu as fait planter les tulipes et les jonquilles ? Ce sont bien des tulipes, n'est-ce pas ? — Absolument. Cela fait du bien de se rappeler que certaines choses reviennent périodiquement, tandis que d'autres sont solides et stables. Tu veux me dire ce qui te tracasse, à présent ? Elle s'assit, fourra la main dans ses cheveux. — J'ai traîné Penny Soto au Central ce matin. En fait, je lui ai tendu un piège pour qu'elle me cogne afin de pouvoir l'arrêter pour agression et résistance. Il lui prit le menton, posa l'index sur sa fossette, tourna son visage d'un côté puis de l'autre. — Elle ne t'a pas frappée. — Techniquement si. Elle était la petite amie de Lino quand ils étaient adolescents. Elle travaille à la bodega voisine de l'église - lieu qu'il fréquentait presque quotidiennement. — Ils ont donc renoué ? — C'était la seule qui le connaissait, expliqua Eve, se remémorant ce que Connors lui avait dit le matin même. Celle à qui il s'est confié. Oui, ils ont renoué au sens biblique du terme - selon elle. Mais je le crois volontiers. Elle savait qui il était et était au courant de pas mal de ses activités - voire de toutes, mais elle n'a pas craché le morceau. Pas encore. Elle affirme qu'il faisait chanter certains fidèles qui s'étaient confessés à lui. C'est plausible, mais il me manque des éléments. — Jeu. Ou habitude, proposa Connors. La mascarade ne changeait pas l'homme qu'il était et l'homme était en manque d'adrénaline. — J'ai tourné autour de ça, mais je n'ai pas l'impression que ce soit le mobile. Je sais, testé et prouvé, enchaîna-telle avant qu'il puisse intervenir. Je t'expliquerai pourquoi, selon moi, cela pèse peu dans la balance. Mais avant, elle voulait se libérer du reste. — Ce qui me mine, c'est qu'une fois Soto en face de moi, après lui avoir mis la pression, l'avoir bien énervée, je découvre que son père... — Ah ! Il avait deviné la suite. — Elle s'emballe, me dit que son vieux l'a violée quand elle avait douze ans - sa mère, une junkie, n'est jamais intervenue -, qu'il l'a battue et molestée pendant deux ans jusqu'au jour où elle a rejoint les Soldados. C'était son issue de secours, son échappatoire. Une partie de moi-même comprend, compatit, essaie de ne pas me voir à sa place. De ne pas... Elle plaqua la main sur son ventre, appuya. — Lorsqu'elle avait quatorze ans, son père a été poignardé à mort - littéralement déchiqueté. Les autorités ont conclu à un deal qui avait dérapé ; il était plongé jusqu'au cou dans le trafic de drogue. Je sais, j'ai la certitude quand je la regarde, et que je me revois, que c'est elle qui tenait le couteau. Qu'elle l'a plongé encore et encore dans son corps. Probablement avec l'aide de Lino. Et malgré moi, je me dis que j'ai agi de la même manière. Comment puis-je la blâmer ? J'ai fait comme elle. — Non, Eve. Je n'ai pas besoin d'entendre le reste pour le savoir. À quatorze ans on n'est pas encore adulte, mais toi, tu en avais six de moins, tu étais une enfant. Et tu n'avais aucun moyen de t'échapper. Tu n'avais ni amis ni famille d'aucune sorte. Elle a agi par vengeance, pas pour survivre. Eve se leva pour aller ramasser le sac qu'elle avait laissé tomber en entrant dans la chambre et en sortit une photo. — Quand je vois ça, fit-elle en posant la photo sur le lit, je vois mon père et ce que j'ai fait. Connors examina le cliché représentant un homme gisant sur un sol jonché de détritus, dans une mare de sang. — Ce n'est pas l'œuvre d'une enfant en état de légitime défense, lâcha-t-il. Elle exhala. Ce n'était sans doute pas le moment de lui signaler qu'il aurait fait un bon flic. —Ils étaient deux, dit-elle. Les blessures provenaient de deux armes différentes. La taille des lames, la force des impacts, les angles le prouvent. J'imagine que l'un d'eux l'a attiré à cet endroit et que l'autre l'y guettait. Les mutilations sexuelles sont post mortem. C'est sans doute elle qui les a infligées. Mais... — Je suis sidéré, interrompit-il, que tu puisses être témoin de ce genre de drame jour après jour. Sans flancher. Ne me dis pas que tu te vois en elle. Il laissa retomber la photo sur le lit et se leva à son tour. — Elle porte un tatouage ? — Oui. — Avec le X ? — Oui. — Elle en est fière. Fière d'avoir tué. Dis-moi, Eve, peux-tu m'affirmer que tu es fière d'avoir été forcée de supprimer des vies ? Elle secoua la tête. — Ça m'a rendue malade - non, ça m'a donné envie d'être malade. Et je ne pouvais pas. Je m'y refusais. Je n'osais pas y penser avant de rentrer à la maison, de peur de craquer. Je sais que ce n'est pas pareil. Mais il y a un parallèle. — Comme il y en a un entre ta victime et moi. Il posa les mains sur ses épaules. — Pourtant nous sommes là, toi et moi. Nous sommes là parce qu'à un moment, ces parallèles ont divergé et emprunté des voies sensiblement différentes. Eve s'empara du cliché et le remit dans son sac. Elle l'examinerait de nouveau plus tard. — Il y a deux ans - un peu plus -, je n'aurais pas eu quelqu'un à qui parler de cela. Même si je m'étais souvenue de ce qui s'était passé quand j'avais huit ans et avant. Personne. Pas même Mavis, et je peux tout lui dire. Mais je n'aurais pas pu lui montrer une photo comme celle-là et lui demander d'y voir ce que j'y vois. Je ne sais pas combien de temps j'aurais continué à l'examiner, à me questionner, si je n'avais pas eu une personne qui m'attendait à la maison, capable de m'écouter quand j'en ai besoin. Elle se rassit sur le lit, poussa un soupir. — Seigneur, quelle journée ! Penny en sait davantage qu'elle ne l'avoue, mais elle est blindée, bardée de haine et peut-être psychotique. Je dois trouver un moyen de l'atteindre. — Tu crois qu'elle a tué Lino ? — Non, mais je pense qu'elle s'est débrouillée pour consolider son alibi parce qu'elle était au courant. Je crois que ce connard l'aimait. Elle, elle n'aime personne. Elle a pu se servir de cet amour contre lui. Je manque de recul. J'ai vu le père Lopez : Mira avait vu juste. Le meurtrier de Lino s'est confessé à son prêtre et je suis dans une impasse. À mes yeux, Lopez n'est qu'une victime de plus. — Tu crains que l'assassin ne s'en prenne à lui ? — Aucune idée. J'ai demandé qu'on le surveille. Je pourrais le mettre en examen et l'enfermer quelques jours, le temps que les avocats s'en mêlent. Mais j'ai intérêt à le laisser dehors, en espérant que le tueur le sollicitera de nouveau. Il en est malade, je le sens. Sa mauvaise conscience le ronge. Je n'y peux rien. Pas plus que Lopez. Nous sommes tous deux coincés par notre sens du devoir. Elle se laissa tomber sur le dos. — J'ai la cervelle en compote. Flores - pourquoi lui, et quand son chemin a-t-il croisé celui de Lino ? Où est Chavez ? Est-il mort ? Est-ce qu'il se cache ? Qu'attendait Lino ? L'a-t-on supprimé à cause de cela ou d'un événement du passé ? Les explosions ? Je suis presque sûre qu'il est à l'origine des deux, alors... — Je ne te suis plus du tout. Elle se redressa. — Désolée. Il faut que j'étale toutes les cartes sur la table, que je les réorganise, que j'étudie les chronologies, que je modifie mon tableau. Que je lance des recherches sur des hordes d'individus et que j'analyse les résultats sous des points de vue divers. — Dans ce cas, mettons-nous-y tout de suite. Il lui prit les mains et la hissa sur ses pieds. — Merci. — Je te suis redevable de l'appel de Sinead. — Hein ? — Pour qui me prends-tu ? répliqua-t-il en enroulant le bras autour de sa taille. Comme par hasard, ma tante me contacte le matin même où je me pose des questions au sujet de mes relations en Irlande et de toutes celles que j'ai perdues en route. C'est agréable qu'on prenne soin de vous. L'un des écrans internes s'alluma. — Vos invités arrivent, annonça Summerset. — Quels invités ? s'exclama Eve. — Euh... Connors se ratissa les cheveux avec les doigts. — Oui. Un instant, répondit-il à l'intention du majordome. Je suis désolé, j'avais complètement oublié. Je peux descendre m'en occuper. Je leur dirai simplement que tu es toujours au boulot. Ce qui ne sera pas faux. — Qui est-ce ? Bon Dieu, pourquoi les gens ne restent-ils pas chez eux ? Qu'est-ce que c'est que cette manie de toujours vouloir aller chez les autres ? — Il s'agit d'Ariel Greenfeld et d'Erik Pastor. — Ariel. Une image de la jolie brune qu'un cinglé avait torturée pendant des jours lui revint. Ariel avait surmonté l'épreuve avec brio. — Elle a appelé aujourd'hui pour savoir s'ils pouvaient faire un saut dans la soirée. Je m'en charge. — Non, rétorqua Eve en prenant la main de Connors. C'est comme le coup de fil de ta tante. Cela fait du bien de se rappeler de ce qui est important. Et Ariel l'est. Si je comprends bien, avec Erik, c'est le grand amour ? enchaîna-t-elle tandis qu'ils se dirigeaient vers l'escalier. — Ils sont fiancés. Le mariage est prévu pour l'automne. — Doux Jésus, c'est un virus ! J'aurais pu la rencontrer au Central - ou ailleurs. J'aurais sans doute dû. Je ne peux pas recevoir toutes mes victimes, tous mes témoins ici. — L'exception confirme la règle. Après tout, elle travaillait pour moi. — Oui mais... Travaillait ? Elle a arrêté ? Ce salaud de Lowell ! Il lui a pris ça en plus de tout le reste ? Elle adorait cuisiner, et votre restaurant en ville marchait bien. — Elle cuisine toujours. Tu le constateras par toi-même : elle a trouvé une place en or. Elle est ravie et réussit magnifiquement. Eve fronça les sourcils. — Tu sembles très au courant. — Je suis au courant de toutes sortes de choses. Il lui pressa brièvement la main. En descendant l'escalier, elle entendit des voix en provenance du salon. Ariel s'esclaffait. Elle s'était coupé les cheveux. Ce fut la première chose qu'Eve remarqua. Robert Lowell avait un faible pour les femmes aux cheveux longs, châtain foncé. Ariel avait donc coupé les siens et les avait rehaussés de mèches rouges. Sa nouvelle coiffure lui seyait. Ses yeux pétillèrent lorsqu'elle aperçut Eve, et son sourire s'épanouit encore davantage. — Bonsoir ! Soudain, les larmes jaillirent tandis qu'elle traversait la pièce pour enlacer Eve. — Je ne pleure pas, pas vraiment. Ça ne va pas durer. — Ce n'est pas grave. — Cela fait longtemps que je voulais venir vous voir. J'ai préféré attendre d'être complètement rétablie. — Ce n'est pas grave non plus, marmonna Eve. Ariel s'écarta, sourit de nouveau. — Comment allez-vous ? — Pas mal. Et vous ? — En pleine forme. Elle tendit la main vers Erik. — Nous allons nous marier. — Je l'ai entendu dire. Bonsoir, Erik. — Ça fait plaisir de vous voir. Et de vous revoir, ajouta-t-il à l'intention de Connors. Eve coula un regard noir à son mari. — Revoir ? répéta-t-elle. — J'ai aidé Ariel à monter son nouvel établissement, expliqua Erik. Un bijou. — Ma propre pâtisserie, précisa-t-elle. Je vais vous faire gagner une fortune. Je n'étais pas certaine d'y parvenir à ma sortie de l'hôpital. Mais vous avez été si convaincant, dit-elle à Connors. Vous et Erik. — Buvons un verre pour fêter l'événement, proposa Connors — Votre... je ne sais pas au juste ce qu'il est, avoua Ariel. Le grand type maigre ? — Personne ne sait au juste qui il est, la rassura Eve. Ariel se mit à rire. — Il a dit qu'il apportait ce qu'il fallait. J'espère que ça ne vous ennuie pas ? Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais quand vous m'avez sauvé la vie je vous ai promis de vous confectionner un gâteau. Et donc... Elle s'écarta et fit signe à Eve d'avancer. Sur l'un des guéridons, probablement débarrassé par Summerset, trônait un gigantesque gâteau. Une véritable œuvre d'art, songea Eve. Un New York comestible avec ses rues, ses immeubles, ses rivières et ses parcs, ses tunnels et ses ponts. Rapid Taxis, MaxiBus, jet-scooters, camionnettes de livraison et autres véhicules encombraient les voies. Trottoirs et passerelles croulaient sous les passants. Des étalages miniatures ornaient les vitrines des boutiques et des glissa-grils aux carrefours vendaient hot dogs au soja et hachis de légumes. L'espace d'un instant, Eve eut l'impression d'entendre les rumeurs de la ville. — Nom d'un chien ! — Il vous plaît ? s'enquit Ariel. — C'est hallucinant ! Il y a même des dealers dans Jane Street, murmura Eve. Et celui-là, qui se fait agresser au beau milieu de Central Park ! — Ce sont des choses qui arrivent. Sidérée, Eve s'accroupit pour contempler son propre personnage. Elle se tenait au sommet d'une tour surplombant la cité. Elle portait son long manteau noir, gonflé par la brise, et le bout de ses boots était usé. Dans une main elle tenait son insigne - sur lequel on pouvait lire son grade et son numéro de matricule - et dans l'autre, son arme de service. — C'est... c'est époustouflant ! Tu as vu ça, Connors ? — Oui. Et je ne regrette pas mon investissement. Bravo, Ariel, c'est spectaculaire. — Elle a passé des semaines à le concevoir, expliqua Erik avec fierté. Elle n'arrêtait pas d'effectuer des modifications. Le bon côté, c'est que j'avais le droit de goûter les échantillons rejetés. — Jamais de ma vie je n'ai vu une telle merveille. Je vais être le flic qui a mangé Manhattan ! s'exclama Eve, avant d'ajouter en se redressant, l'air émerveillé : Dites, j'ai des amis qui se marient bientôt. Il faut absolument que je vous les présente. — Louise et Charles ? Nous nous rencontrons demain pour finaliser les derniers détails de leur gâteau. Eve pivota vers Connors. — Tu as toujours un train d'avance, pas vrai, camarade ? — Je déteste être à la traîne. Ah ! Voici le Champagne ! L'occasion s'y prête. — En effet. Je crois que je vais m'offrir une part de l'Upper East Side puisque... Les mots moururent sur les lèvres d'Eve qui s'accroupit de nouveau. — Quelque chose ne va pas ? s'inquiéta Ariel en se penchant. — Non. Ce secteur, là... Les rues, les bâtiments sont tous à l'échelle ? — Et pas qu'un peu ! répondit Erik. Elle s'est servie de cartes, d'hologrammes, elle a fait des milliers de calculs. Elle était complètement obsédée par son projet. — C'est différent d'un plan. On dirait que... que vous avez pris la place de Dieu. Elle se releva, fit le tour, plia les genoux. — Les frontières changent en fonction des gens. De qui arrive, de qui s'en va. Il y a quinze ou vingt ans, le terrain de chasse des Soldados s'étendait de la 96e Rue Est à la 120e. Pas moins de quatorze pâtés de maisons entre l'East River et la Cinquième Avenue. Les Skulls, eux, étaient entre la 122e et la 128e avec une petite partie à l'ouest de la Cinquième Avenue, qu'ils se disputaient avec les Bloods. Mais là, entre la 118e et la 124e, c'est là qu'ils se battaient pour récupérer du territoire. C'est là que les attentats ont eu lieu. — Des attentats ? répéta Ariel qui s'approcha de son gâteau, les yeux ronds. Je n'en ai jamais entendu parler. — C'était il y a dix-sept ans, précisa Connors. — Ah! — Voilà l'église et le presbytère, juste derrière, reprit Eve. En plein territoire Soldado. Le centre d'animation - au nord-ouest de l'église, mais toujours intra muros. Alors que de ce côté... Que s'est-il passé à quelques dizaines de mètres au nord du centre d'animation ? Dans ce quartier autrefois si chaud ? — Quoi ? demanda Ariel. — L'embourgeoisement. De jolies maisons, de belles propriétés - à la lisière de la paroisse de Saint-Cristobal. Quelques-unes existaient auparavant, celles qui ont tenu pendant et après les Guerres Urbaines. Depuis dix ans, elles se sont multipliées. Les entrepreneurs ayant réussi dans les affaires s'y sont installés, ont fait le ménage, ce qui a fait grimper la valeur des terrains. Le meurtrier a vu le quartier évoluer. Un individu qui vivait ici, rendait visite aux paroissiens -et entretenait des relations avec la famille Ortiz - passait forcément chaque jour devant ces demeures. Il les avait vues il y a vingt ans. Il voulait davantage. — Les sept péchés capitaux, commenta Connors. — Hein ? — L'envie. Tout ce déploiement de richesse sous le nez, ça déclenche la convoitise. — Oui. D'abord le désir, puis l'avidité, l'orgueil et maintenant l'envie. Intéressant. — Je suis complètement perdue, avoua Ariel. Eve revint au présent. — Pardonnez-moi. Une idée vient de me traverser l'esprit à propos de mon enquête en cours... Je crois que je vais opter plutôt pour une part du Lower West. SoHo est particulièrement appétissant. Eve mangea du gâteau, but du Champagne et consacra presque une heure à jouer à la maîtresse de maison - tout en s'efforçant de suivre la conversation. À la minute où ses invités furent partis, elle revint vers le gâteau. — Bon. Je vais découper ce secteur et le monter avec moi dans mon bureau. C'est un excellent visuel pour... — Pour l'amour du ciel, Eve, c'est un gâteau ! Je peux te programmer un holomodèle de ce quartier en moins de vingt minutes. Elle plissa le front. — Ah, oui ? Ce serait sans doute plus pratique. — Et moins calorique. Mais avant cela... Il lui fit signe de s'approcher, puis se dirigea vers l'escalier. — Quel est ton objectif ? — Je n'en suis pas certaine. C'est la vue aérienne, une vision sous une autre perspective. On discerne très nettement la façon dont les frontières entre les gangs fonctionnaient, se mêlaient parfois. Et à quel point le quartier a changé. On distingue tout. L'église, le presbytère, le centre d'animation, la propriété des Ortiz, le restaurant. Et puis, il y a l'ancien immeuble de Lino. Je repense à ce qu'il a raconté à sa mère, à Penny. Il avait l'intention de revenir avec une grosse voiture, une belle maison. Un véhicule, ça s'achète n'importe où, mais la maison... — Il tenait à ce qu'elle soit dans ce secteur. Pour se mettre en valeur. Toutefois, s'il avait une demeure dans ce quartier, pourquoi avoir choisi de vivre au presbytère ? — Je ne sais pas s'il l'a acquise où s'il la convoitait. Toujours est-il qu'il attendait quelque chose. Des années de patience, sur son territoire. Avait-il prévu de s'y installer de manière définitive ? — La belle maison, la fortune, la- renommée et la fille. Hochant la tête, Connors remonta le couloir à ses côtés. — Et un territoire qu'il a toujours considéré comme étant le sien, ajouta-t-il. — Une fois qu'il aurait obtenu ce qu'il voulait - ce devait être de l'argent ou un moyen de s'en procurer -, à quoi bon repartir ? Il n'était pas là pour les emmerdes et les sourires. Il avait un but précis. Je ne l'ai pas cherché, probablement parce que je me basais sur l'hypothèse selon laquelle il se cachait. Elle fourragea machinalement dans ses cheveux en pénétrant dans son bureau. — Je ne peux pas l'écarter, mais peut-être avait-il d'autres desseins. C'est ce qui lui aura permis de tenir le coup, de jouer ce rôle qui devait l'étouffer. Elle effectua quelques allers-retours devant le tableau de meurtre. — Qu'est-ce que tu possèdes dans Grafton Street ? Pris de court, Connors ne répondit pas immédiatement. — Un peu de ceci, un peu de cela. Oui, j'ai eu envie d'acquérir ce que je n'avais pu qu'envier dans ma jeunesse. — Rosa le connaissait, mais elle a assuré qu'il les laissait tranquilles. Il appréciait le vieux M. Ortiz. Il le respectait. Elle crocheta les pouces dans les poches de son pantalon, continua de ruminer. — Le clan Ortiz est uni. Comme un gang ? Ils se serrent les coudes, veillent sur leur territoire. Lino s'en rapproche sous le masque de Flores. Il les marie, les enterre, leur rend visite dans leurs belles demeures. Il veut ce qu'ils ont. Comment s'y prend-il ? — Tu crois qu'il a achevé Hector Ortiz ? — Non, non. Hector est décédé de causes naturelles. J'ai vérifié. Et je le répète, Lino respectait Ortiz. Je dirais même qu'il l'admirait. Mais les Ortiz ne sont pas les seuls nantis à fréquenter cette paroisse. Il faut que je me penche sur les autres propriétés du quartier. Ton hologramme me serait très utile. — Alors j'ai intérêt à m'y mettre tout de suite. Que cherches-tu exactement ? — J'espère que je le saurai quand je le découvrirai. 19 Lancer une recherche sur les propriétaires du quartier et leurs biens prendrait du temps - sans doute plus qu'il n'en faudrait à Connors pour lui concevoir son hologramme magique. Eve décida de commencer par le triangle que formaient l'église, le centre d'animation et la demeure Ortiz. Une démarche qui ne mènerait probablement nulle part, s'avoua-t-elle. Autant jeter une bouteille à la mer. Pendant que son ordinateur travaillait, elle poursuivit sa réflexion. Tout reposait sur une arnaque qui avait duré des années. Lino Martinez avait dû planifier, se sacrifier, se renseigner, tout cela dans l'espoir d'une rémunération conséquente. Eve décida de s'adresser à une bonne amie qui connaissait la chanson. Mavis Freestone, couronnée d'une chevelure luxuriante vert printemps, envahit son écran. — Salut ! lança-t-elle. Tu tombes bien. Le bébé dort et Leonardo vient de partir acheter de la glace. J'avais une folle envie de Mondo-Mucho-Mocha et nous n'en avions plus. — Mmm ! Je voulais te deman... une folle envie ? Eve blêmit. — Ne me dis pas que tu es de nouveau enceinte ? Les yeux de Mavis - d'un vert aussi improbable que celui de ses cheveux - pétillèrent. — Mais non, ne t'inquiète pas. Eve retint un soupir de soulagement. — Une petite question. Quelle est l'arnaque la plus longue que tu aies commise ? — Oooooh ! Un voyage dans l'ancien temps. Ça me rend toute nostalgique. Voyons voir... Je me rappelle la « Carlotta » - je l'ai baptisée ainsi en l'honneur d'une vieille amie. Je crois qu'elle est sur Vegas II actuellement. Bref, pour réaliser une « Carlotta » il faut... — Épargne-moi les détails. C'est la durée qui m'intéresse. Mavis fit la moue. — Quatre mois environ. Une « Carlotta » réussie exige beaucoup de préparation. — Connais-tu quelqu'un qui ait tenu plusieurs années ? — Je connais des tas de gens. Mais les cibles étaient différentes. En ce qui te concerne, ce serait plutôt même jeu, même cible ? — C'est l'idée. — J'ai connu un type, un authentique génie. Slats. Il a mitonné une « Crosstown Bob » pendant trois ans. Puis il s'est volatilisé pendant cinq ans. Il paraît qu'il est revenu. Il s'était installé à Paris, avait changé de nom et bla-blabla. D'après les rumeurs, Slats a mené grand train grâce à l'opération « Crosstown Bob ». Mais il a gardé les mains dans le cambouis de l'autre côté de l'Atlantique. C'était plus fort que lui. — Pourquoi est-il rentré ? — Ma foi... citoyen de New York un jour, citoyen de New York toujours, tu connais, non ? — D'accord. Et les arnaques religieuses ? — Il en existe toutes sortes. La « Je vous salue Marie», la «Dieu soit loué», la « Kosher », la « Rédemption »... — C'est bon, j'ai compris. As-tu déjà entendu parler d'un certain Lino ? Lino Martinez ? — Ce nom ne me dit rien. Mais je ne suis plus dans la partie depuis des lustres. Je suis une maman. — Oui. Eve se rendit compte qu'elle n'avait pas demandé de nouvelles de la petite. — Comment va Bella ? — C'est la plus top des tops, la plus suprême des suprêmes. Si elle n'était pas dans les bras de Morphée je te la passerais. Personne ne gazouille comme ma Bella. — Mouais. Transmets-lui un gazouillis de ma part. Merci pour l'info. — Pas de problème. On se voit à notre soirée entre filles. — C'est ça. Merci, Mavis. Eve se détourna... et passa au travers d'un modèle réduit de Saint-Cristobal. — Seigneur ! souffla-t-elle. — Il paraît qu'il fréquente souvent ce lieu. — Comment as-tu fait ça ? Tu n'as pas mis vingt minutes. — Je suis souvent plus doué que je ne l'imagine. — Personne n'est plus doué que toi. Connors avait réduit l'échelle de l'hologramme, mais celui-ci était tout de même nettement plus grand que le gâteau d'Ariel. La croix toute simple surmontant le clocher atteignait les genoux d'Eve. Elle s'extirpa de l'église et l'examina. — C'est fascinant. — Si tu veux une échelle plus grande, il suffit d'aller dans l'holosalle. — Non, c'est parfait. L'église, la bodega, le presbytère, murmura-t-elle en tournant autour. Le centre d'animation, la propriété d'Hector Ortiz. Le site de la première explosion. Elle se déplaça vers le sud, puis vers l'est. — C'est toujours une école... Le site du deuxième attentat. C'était un restaurant genre sandwicherie. A présent c'est une épicerie ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Connors étudia l'hologramme à son tour. — Je pourrais te programmer en un tournemain celui de 2043 ou de n'importe quelle autre année. — Tu as envie de faire joujou, rétorqua-t-elle. C'est ce qu'il voyait au présent, jour après jour. Ce qui existait déjà dans le temps, enchaîna-t-elle, paraphrasant Mavis, s'y trouve encore. À quelques changements près. Mais c'était quelque chose dont il avait rêvé à l'époque et qu'il désirait toujours. — Je peux le comprendre, commenta Connors. — Peabody et moi allons localiser et interroger les survivants, les membres des familles des victimes. Cinq personnes ont péri dans le second attentat. Elle s'arrêta devant l'épicerie ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. — Ce magasin n'appartient pas à la paroisse de Saint-Cristobal. Il est situé à sa frontière, c'est-à-dire sur un territoire très disputé à l'époque, un peu plus proche de celui des Skulls. Lino courait souvent avec le père Freeman. Le trajet les conduisait en général du presbytère vers l'est, puis ils bifurquaient vers le nord avant de repartir vers l'ouest à travers ce secteur de Spanish Harlem. Us passaient devant ces villas bourgeoises, devant celle d'Hector Ortiz avant de redescendre vers le sud pour rejoindre le centre d'animation. Il a grandi là, mais il évitait la rue où était - où est - situé son ancien appartement. Aucun intérêt pour lui. Il préférait s'extasier devant les belles propriétés. Connors faillit intervenir, mais se ravisa pour la regarder travailler. Tandis qu'elle continuait à réfléchir à voix haute, il se versa un cognac, histoire d'intensifier le plaisir. — On ne prend pas des habitudes par hasard, marmonna-t-elle. On fait quelque chose, on continue à le faire pour une raison. S'en tenait-il à ce trajet parce qu'il l'avait suivi une première fois et en avait pris l'habitude ? Il aurait pu parcourir la même distance dans le même délai en le prenant en sens inverse, par exemple. Comme la plupart des gens, pour ne pas sombrer dans la routine. Mais Freeman affirme qu'il n'en changeait jamais. Que voyait-il ? Et qui le voyait passer ? Quotidiennement. Elle s'accroupit, plongea la main à travers les bâtisses qui ondoyèrent à son contact. — Toutes ces maisons, tous ces appartements. Autour de la paroisse, autour du lycée. N'importe qui ayant vécu ici à l'époque devait connaître Lino. Le grand méchant loup. Bien sûr, il y a eu du mouvement. Les gens déménagent, emménagent, meurent, naissent. Mais d'autres, comme la famille Ortiz, sont enracinés sur place. Jour après jour, murmura-t-elle. « Bonjour, mon père ! Bonjour, mon père ! Comment allez-vous, mon père ? » Je parie qu'il en jouissait. Mon père... Au fond, il effectuait une sorte de ronde de surveillance. Comme un chien qui marque son territoire. Elle pointa le doigt sur la propriété d'Hector Ortiz. — Combien vaut-elle aujourd'hui ? — Tout dépend. Si on la considère comme un domaine résidentiel ou... — Laisse tomber les suppositions. Une maison particulière, construite avant les Guerres Urbaines. Parfaitement entretenue. — Surface au sol ? Matériaux ? Tout dépend, s'entêta-t-il. Enfin, si tu veux un ordre d'idée... Il s'accroupit près d'elle et cita un chiffre qui la laissa pantoise. — Tu plaisantes ! — Pas du tout. Je suis sûrement en dessous du prix. Et celui-ci continuera d'augmenter tant que le quartier continuera de s'embourgeoiser. Toutefois, si tu songes à une tractation de particulier à particulier, le prix pourrait fluctuer en fonction de la décoration intérieure, de l'état de la cuisine, des salles de bains et d'une multitude d'autres détails. Le même bien situé ailleurs... disons à Baltimore ou à Albuquerque... partirait pour un tiers de cette somme. Eve secoua la tête. — Tout est une question de géographie... Citoyen de New York un jour, citoyen de New York toujours, murmura-telle, se remémorant le commentaire de Mavis. Donc, il emprunte le même chemin chaque jour. Il parcourt cette zone régulièrement. Et celui qui l'a tué le connaissait, celui qui l'a tué fréquente l'église de Saint-Cristobal, celui qui l'a tué habitait dans ce secteur du temps où Lino y habitait aussi. Il connaît Penny Soto parce que cette salope est impliquée. Du début à la fin. Celui qui l'a tué a été suffisamment intelligent pour attendre une grande cérémonie comme l'enterrement d'Ortiz. Il est malin... Le cyanure. Un produit onéreux. Nos sources au sein du marché noir n'ont rien donné, mais je n'en suis pas étonnée. — Je pourrais peut-être appuyer sur quelques boutons. — Je m'en doute. Nous verrons plus tard. Quoi qu'il en soit, ce poison coûte cher. Celui qui l'a tué est assez croyant pour s'être senti obligé de se confesser. Du coup, je pense que c'est une personne d'âge mûr. Oui, Mira a évoqué un individu suffisamment mûr pour aller jusqu'au bout de son projet, et pour en éprouver de la culpabilité. Ce n'est pas l'appât du gain qui l'a motivé. Si c'était le cas, continua-t-elle en pianotant sur son genou, ou une simple vengeance ou encore un acte de survie, il aurait utilisé Penny pour attirer la cible dans ses filets et la mettre en pièces comme ils l'ont fait avec le père de Penny. Il aurait maquillé la scène en une vulgaire agression - il est assez intelligent pour cela. — Mais ce n'est pas si simple, suggéra Connors. — C'est beaucoup plus profond. Penny ne s'implique que pour récolter les bénéfices. C'est tout ce qui l'intéresse. Mais lui ? enchaîna-t-elle. Non, pour lui, c'est une question de paiement et de pénitence. Œil pour œil. Qui Lino a-t-il tué ou blessé ? L'un des siens. Mais il ne l'affronte pas en face, ne le dénonce pas, ne pointe pas le doigt sur lui. Elle se redressa. — Parce que ça n'a pas marché la première fois. Lino s'en est sorti sans payer, sans se repentir. Il n'a pas le choix, il doit procéder à l'exécution dans la maison de Dieu. Il s'est accroché à sa foi pendant toutes ces années. Il est resté fidèle bien qu'ayant perdu quelque chose de vital. Et le voilà de retour qui blasphème, qui défie l'Église, qui se promène en toute liberté. Sous son nez. Lino s'est payé sa tête pendant cinq ans et il n'a rien vu. Jusqu'au jour où Penny lui a révélé la vérité. Eve fixa l'hologramme, les sourcils froncés. Elle entendait presque les chuchotements des conspirateurs. — Pourquoi ? On en revient toujours là. Parce que ça doit être ainsi. Penny lui a révélé le pot aux roses, il a ressenti le besoin d'agir. Pour rétablir l'équilibre. Elle s'écarta d'un pas. — Je distingue tous les points, mais comment les relier ? — Si c'est œil pour œil, qui Martinez a-t-il éliminé ? — Soto. Nick Soto, pour ce qu'il avait fait endurer à Penny. Et c'est en repensant à cet épisode, aux souffrances de Penny, qu'il a tabassé Solas. Mais tout le monde se fichait de Soto, personne n'a imaginé que deux ados avaient pu massacrer un homme à ce point-là. Au contraire, d'aucuns ont dû se frotter les mains d'être enfin débarrassés de cette ordure. Peut-être était-ce le premier meurtre de Lino, celui qui lui a valu la croix sous le tatouage. La chronologie correspond, et d'après le flic avec lequel j'ai discuté, Lino était un perturbateur, un voyou. Pourtant, il n'a pas été inquiété à propos de l'affaire Soto. Elle alla jeter un coup d'œil sur ses notes. — Par la suite, il a été accusé de violences diverses et interrogé à maintes reprises concernant la mort ou la disparition de plusieurs membres de gangs rivaux. En vain. Pas de preuves, ses alibis étaient solides. — Des membres de la paroisse ? — Non. Mais les frontières sont floues. Elle revint vers l'hologramme. — Il pourrait y avoir des amis, des proches, des relations qui fréquentaient cette église. Toutefois... petite question catholique... — Je crains de ne pas être à la hauteur. — Peu importe. Ce pourrait être un « œil pour œil >> si la victime du passé était le membre connu d'un gang ayant à peu près les mêmes activités que Lino. Et s'il avait été tué ou blessé au cours d'une altercation entre gangs ? — Si c'était un proche, ça ne colle pas. L'amour n'a pas sa place là-dedans. — D'un point de vue catholique. Connors poussa un soupir, but une gorgée de cognac, se concentra. — Il semble, si je suis ton raisonnement, que pour justifier un meurtre, l'acte aurait dû être commis en représailles à la mort d'un innocent. Ou du moins d'un individu qui n'avait pas tué lui-même et s'occupait de ses propres affaires. Mais... — Mais le meurtre n'obéit pas à une logique, enchaîna-telle, il n'emprunte pas des voies directes. Ceux qui décident de tuer établissent leurs propres règles. Néanmoins, écornant ton « mais »... — Seigneur, pas étonnant que je t'aime. — Ce meurtre-/û obéissait à une logique. L'assassin supprime le prêtre en pleine église avec le sang de Dieu. Enfin, sur un plan purement technique, car Lino n'avait pas été ordonné prêtre, il ne pouvait pas vraiment procéder à la transsubstantiation. — Et tu as le culot de me poser des questions catholiques quand tu connais la définition du mot transsubstantiation ? — Je me suis documentée. Le problème est : le mobile concorde-t-il avec la méthode ? Je pense... Elle s'interrompit comme l'ordinateur annonçait : Tâche achevée — Je pense, reprit-elle, que le meurtrier appartient à la paroisse. Que c'est l'un de ces fidèles qui ne ratent jamais la messe du dimanche et se confessent régulièrement... A quel rythme doit-on se confesser? Connors grogna et fourra les mains dans ses poches. — Comment diable veux-tu que je le sache ? Elle le gratifia d'un sourire suave. — Pourquoi mes questions catholiques te rendent-elles aussi nerveux ? — Tu réagirais de la même manière si je te demandais des trucs qui te donnent l'impression de sentir le souffle de l'enfer dans ton dos. — Tu n'iras pas en enfer. — Ah, parce que tu t'es aussi documentée sur ce sujet ? — Tu as épousé un flic. Je suis ton salut. Ordinateur, afficher les données initiales, écran numéro un, ajouta-telle dans la foulée. Voici les propriétaires et/ou locataires des maisons devant lesquelles Lino passait chaque matin. — Mon salut ? répéta-t-il en la saisissant par la taille et en l'attirant contre lui. Et moi, que suis-je pour toi ? — Tu es à moi, j'imagine, camarade. Si je me trompe ? Tant pis, nous brûlerons ensemble. A présent, j'aimerais que tu lises ces fichiers avec moi, en manière de rédemption. Il commença par l'embrasser. Longuement, tendrement. — Il y a quelque chose qui me turlupine à propos de l'enfer, avoua-t-il. — Oui ? — Crois-tu qu'on y fasse beaucoup l'amour dans la mesure où tous ceux qui s'y trouvent sont des pécheurs ? Ou pas du tout, le célibat tenant lieu de punition éternelle ? — À l'occasion, je demanderai son avis à Lopez. Au boulot. Il la fit pivoter vers l'écran et appuya le menton sur le sommet de son crâne. — Et que nous disent tous ces noms ? s'enquit-il. — J'ai d'autres d'infos à ma disposition - biographies des propriétaires et des locataires, depuis combien de temps ils habitent à cette adresse, où ils vivaient avant. Ortega... Rosa O'Donnell a mentionné ce patronyme. Ordinateur, afficher données secondaires, écran numéro deux. — Si je comprends bien, tu es à la recherche d'une personne ou d'une famille déjà installée dans le quartier du temps où Lino était à la tête des Soldados ? — Entre autres. Je m'interroge aussi sur son parcours de jogging. Qu'est-ce qui pouvait s'y trouver ayant un lien avec Lino, ou qui l'intéressait ? Tiens ! Pas mal de gens ressortent. Regarde ça. Ortega. C'est la troisième génération qui habite dans cette demeure. Et ça ! Il y a soixante ans, c'était une usine. Aujourd'hui, c'est un ensemble de lofts et d'appartements qui appartiennent tous au même individu. Ce n'est pas tout ! Il possède aussi la maison voisine de celle d'Ortiz. Ordinateur, lancer une recherche complète sur Ortega, José. Recherche en cours... — Je connais ce nom, murmura Connors. Il me rappelle... Ah, oui... Je pense à un autre immeuble, dans l'East Side, vers la 95e rue. Local commercial au rez-de-chaussée, atelier au premier, espaces de vie au second et au troisième étage. J'ai failli l'acquérir il y a quelques années. — Failli ? — Je ne me rappelle plus les détails, mais je sais que j'ai renoncé à cause d'un imbroglio juridique avec Ortega. Tâche achevée. — Voyons voir... Ordinateur, diviser l'écran numéro deux et afficher nouvelles données. José Ortega, trente-cinq ans - c'est l'âge de la victime. Comment a-t-il réussi à acheter cette propriété il y a soixante ans ? — Grâce à un ancêtre portant le même prénom, j'imagine. José Ortega est mort il y a plusieurs années. Oui, c'est ça, je m'en souviens à présent, l'imbroglio juridique avait un rapport avec l'héritage. Ce José-ci doit être le petit-fils et héritier. Eve demanda confirmation à l'ordinateur, puis secoua la tête. — D'accord... José Ortega est mort en 2052 à l'âge de quatre-vingt-dix-huit ans. Un fils, Niko, mort en 2036 ainsi que sa femme et sa mère dans l'incendie d'un hôtel à Mexico. Le vieux y a survécu, de même que son petit-fils alors âgé de onze ans. — Il l'a élevé, enchaîna Connors. Oui, les détails me reviennent. Naturellement, le petit-fils était le seul héritier. D'après les rumeurs - confirmées par la suite - le jeune Ortega ne possédait pas le sens des affaires de son aïeul. La valeur d'un certain nombre de ses biens a décliné. Le bâtiment dans l'East Side me plaisait, j'ai fait une offre. — Il l'a refusée ? — Quand j'ai tâté le terrain il était introuvable. Puis j'ai déniché autre chose qui m'intéressait davantage. — Introuvable. Apparemment, c'est son adresse actuelle. — C'est possible, mais il y a quatre, voire cinq ans, quand je me suis intéressé au bâtiment, Ortega n'était pas à New York. J'ai dû passer par un avocat qui semblait particulièrement contrarié par la disparition de son client. — Ordinateur, rechercher parmi les signalements des personnes disparues : Ortega, José, à partir de sa dernière adresse connue. — Ce n'est pas tant le fait qu'il ait disparu, mais qu'il soit injoignable, commença Connors. Il haussa les sourcils tandis que les documents demandés s'affichaient à l'écran. — Quelle petite maligne ! — Disparition signalée par son conjoint Ken Aldo en septembre 2053 à Las Vegas, Nevada. Ordinateur, afficher biographie et photo d'identité d'Aldo, Ken. Elle patienta, puis : — Hé, bonsoir, Lino ! — Ta victime. — Oui, c'est bien lui. Il a changé de coiffure, il s'est laisse pousser la barbe et a modifié la couleur de ses yeux, mais c'est incontestablement Lino Martinez. — Qui, à en juger par ce document, s'est marié avec Ortega peu avant le décès du grand-père. — Ce qui est une connerie. Une arnaque de plus. Rien n'indique que Lino était gay ou bi. C'était un hétéro. Il aimait les femmes. Il a forcément connu Ortega puisqu'ils ont grandi dans le même quartier. Ordinateur, afficher la biographie complète de Ortega, José, né en 2025. Même âge, même école. Je suppose que le grand-père soutenait l'éducation publique. Et voilà ! Il s'est fait taper sur les doigts pour possession et utilisation de substances illégales. Il a suivi plusieurs cures de désintoxication. Elle suivit son instinct. — Ordinateur, afficher la liste des tatouages du sujet. Recherche en cours... Le sujet porte un tatouage sur l'avant-bras gauche. Description ou affichage ? — Affichage... C'est bien cela. Ortega était un Sol-dado. C'était l'un des hommes de Lino. Pas son putain de conjoint. Jamais de la vie. C'est faux. — Les certificats de mariage ont pu être falsifiés et enregistrés après coup, observa Connors. Ce n'est pas compliqué pour un type comme Lino. — En effet. Qui est l'avocat ? À qui as-tu eu affaire à l'époque où tu souhaitais acheter le bâtiment d'Ortega ? — Je vais te rechercher son nom. — Je parie que Ken Aldo a sollicité un conseiller, qu'il s'est renseigné sur la façon dont il pouvait s'y prendre pour déclarer son conjoint légalement décédé. Sept ans. Cela prend sept ans. Il avait tenu pendant six ans, il était sur la dernière ligne droite. Encore quelques mois et, s'il n'avait pas commis d'erreurs, il allait hériter. La belle demeure, les sociétés, les immeubles. Des millions et des millions de dollars. — Vu l'enjeu, mieux valait veiller dessus, commenta Connors. C'est ce que j'aurais fait. Oui, j'aurais voulu surveiller, m'assurer que tout était bien entretenu. — Flores manque à l'appel depuis à peu près aussi longtemps. Ajoute à cela la dernière fois qu'il a été aperçu et la date à laquelle Lino, sous l'identité de Flores, a demandé sa mutation à Saint-Cristobal... — Après s'être accordé le temps de subir une intervention chirurgicale, renchérit Connors. D'élaborer, de planifier, de faire effacer son tatouage, de modifier les archives. Quelques mois suffisaient. — Quel meilleur moyen de garder un œil sur le pécule sans que personne s'en doute ? — Regarde, ajouta Connors en désignant l'écran. Il reste des locataires dans ce bâtiment. Hugh et Sara Gregg. Depuis bientôt cinq ans. Eve demanda leurs fichiers. — Ils me paraissent irréprochables. Deux enfants. Ils sont médecins. Nous devrons avoir une petite conversation très bientôt. Il me faut un café. Elle alla le programmer, fit le tri dans ses pensées. — Ortega et Lino se sont connus enfants, ont grandi dans le même quartier et fréquenté la même école. Ortega rejoint les Soldados. Comme simple combattant peut-être ou, grâce à l'argent de son grand-père, comme une sorte de coffre-fort. Ils renouent - à moins qu'ils n'aient jamais perdu contact. Mais quand le vieux meurt et qu'Ortega devient riche, Lino commence à gamberger. Elle but une gorgée de café, rajouta la photo d'identité d'Ortega à son tableau. — Lino entraîne Ortega à l'ouest. Us traînent ensemble, jouent, couchent à droite et à gauche. Il se débarrasse d'Ortega, sort ses faux papiers et signale sa disparition. Net et sans bavure. Je vais avoir besoin des rapports sur cette disparition: — Ensuite, Martinez contacte un avocat, enchaîna Connors. Il a tous les documents nécessaires. « Surprise, je suis Ken, l'époux de même sexe de José et il s'est'volatilisé. J'ai prévenu la police. » Il se couvre, demande qu'on l'avertisse si jamais José donne de ses nouvelles. Il est terriblement inquiet. — En tant que conjoint légal, il a accès à certains fonds, et peut sans doute exiger davantage. Mais ce n'est pas ce qui le préoccupe. Il a un plan. Il doit faire preuve de patience. Sept ans de patience. Et ensuite ? Jackpot. Le problème, c'est qu'il ne peut pas s'empêcher de retrouver Penny, de se confier à elle. Il l'aime. Il veut partager sa réussite avec elle. Il est de retour - ou le sera - et euphorique. — Dans la peau de Ken Aldo ? — Non, cela risquerait de ternir son image. Il aime ce qui brille. Au bout du compte il se serait débrouillé pour réapparaître sous sa véritable identité. Comment t'y prendrais-tu à sa place ? — Un transfert de propriétés - sur papier, suggéra Connors. Ken Aldo aura falsifié le testament d'Ortega en se nommant héritier à part entière. Une fois cet aspect réglé, il feint de vendre les biens. D'Aldo à Martinez. — Oui, oui, ce n'est que du papier. Il suffit de relier les points entre eux. Lino récupère son visage d'antan et resurgit les poches pleines en racontant une sombre histoire de tuerie dans l'Ouest. Sept ans à garder profil bas, et il aura tout ce dont il a toujours rêvé. De nouveau, elle examina l'hologramme. — Son père est parti quand il était môme, poursuivit-elle. La mère a fini par le déclarer légalement mort afin de pouvoir recommencer de zéro. Lino ne l'a jamais oublié. Sept ans. Pourquoi les flics de l'ouest viendraient-ils renifler autour de Ken Aldo quand ils n'ont ni cadavre ni signe d'acte criminel ? — Ils se seraient tout de même intéressés à cet Aldo, non ? Connors prit la tasse d'Eve et but. — N'est-ce pas la procédure ? Ne soupçonne-t-on pas d'abord le conjoint ? — En règle générale, si. Ils ont dû le questionner. Il était intelligent, il n'avait pas choisi Vegas au hasard. Le jeu, le sexe ; il s'est arrangé pour qu'on les voie ensemble. Peut- être a-t-il encouragé Ortega à miser gros. Qu'il gagne ou qu'il perde, peu importe. L'argent, gagné ou perdu, est toujours un mobile pour déguerpir. Il a été malin. Il a dû admettre que le ménage battait de l'aile, mais qu'ils s'aimaient toujours. Jouer la carte de l'angoisse. « Pourvu qu'il ne soit rien arrivé à José ! » Il avait dû préparer son coup. À moins d'être complètement idiots, les flics allaient forcément interroger des proches de leur entourage à tous les deux. — Il suffit de connaître les bonnes personnes et d'avoir de quoi les rémunérer. — C'est vrai. Il est plus tôt à Vegas, non ? Pour une fois, le décalage horaire m'arrange. Je vais pouvoir récupérer ces rapports d'enquête dès ce soir. — Et le meurtrier de ton meurtrier ? — J'y travaille. J'ai de quoi mettre la pression sur Penny. Elle était au courant de tout jusque dans les moindres détails. Et si elle est complice de cet homicide - ce dont j'ai la certitude - c'est parce qu'elle avait les moyens de mettre la main sur la fortune Ortega. Pour rien au monde elle n'aurait renoncé à ces milliers de dollars juste pour se débarrasser de Lino. Elle a aidé à le faire tuer pour poûvoir récupérer le tout. Je vais avoir besoin du nom de l'avocat. — Je m'en occupe tout de suite. Il se détourna pour gagner son bureau, lui jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule. — Tout ça, grâce à une part de gâteau, lieutenant ! Elle le gratifia d'un sourire féroce et décrocha son communicateur. — C'était un sacré gâteau. Elle parcourut le rapport initial, les dépositions et les comptes rendus d'entretiens, et ne fut pas étonnée de découvrir que l'une de ces déclarations était signée par un certain Stephen Jorge Chavez. — Chavez, le cocapitaine des Soldados avec Lino, l'a couvert sur l'affaire Ortega, expliqua-t-elle à Connors. Le fichier de Ken Aldo stipulant que celui-ci était né à Baja et avait passé son enfance en Californie et au Nouveau-Mexique, personne n'a jugé utile de chercher un lien entre Chavez et lui. Il a raconté aux flics qu'Ortega s'était confié à lui un soir, qu'il se sentait oppressé par son mariage et par ses responsabilités dans l'Est. Qu'il rêvait de « disparaître ». — C'est un peu gros, commenta Connors. — Certes, mais ils n'ont pas sourcillé. Ils n'avaient aucune raison de mettre en doute sa parole. Et, comme par hasard, Ortega a gagné deux cent mille dollars au black-jack quarante-huit heures avant qu'on ne signale sa disparition. — Chance ou malchance, tout dépend du point de vue où l'on se place. — C'est peut-être le tremplin qui a permis de l'éliminer. Connors examina de plus près les photos accrochées au tableau. — C'est en tout cas suffisant pour s'offrir un nouveau visage, assura-t-il. — Le reste de l'argent ne tomberait pas directement dans l'escarcelle du conjoint, car tant qu'il n'y aurait pas de cadavre, le disparu serait considéré comme vivant et en bonne santé. Pendant une durée de sept ans. Connors pivota vers Eve. Elle avait recouvré toute son énergie. Entre l'adrénaline et la caféine, elle travaillerait la moitié de la nuit. — Et Chavez s'évanouit dans la nature peu après avoir fait sa déposition, ajouta-t-il. — Lui et Flores. Que penses-tu de ceci ? D'après les enquêteurs, Aldo était en proie à une telle détresse qu'il a demandé à parler à un prêtre ou à un aumônier. — Et Flores était là. — Le pauvre Flores s'est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Selon moi, quand Lino préparait un coup il creusait son sujet. Lorsqu'il est revenu le lendemain se renseigner auprès de la police, il était avec Flores. Miguel Flores, d'après le rapport, et Lino l'appelait mon père. Le flic a fait son boulot : il a vérifié l'identité et les antécédents de Flores. Aldo s'est présenté de nouveau à deux reprises avec Flores, puis a annoncé son intention de rentrer chez lui à Taos et laissé ses coordonnées aux inspecteurs. Il est venu aux nouvelles toutes les semaines pendant trois mois, puis chaque mois pendant un an. Après cela, il a laissé tomber. Elle s'adossa à son fauteuil. — La dépouille de Flores doit se trouver dans le Nevada. Les déserts ne manquent pas autour de Las Vegas. Ce n'est pas compliqué d'y enterrer un corps, voire deux. Nous allons nous concentrer sur la région située entre Las Vegas et Taos ; s'il a convaincu Flores de voyager avec lui, il a dû s'en tenir aux indications qu'il avait transmises aux flics. — Tu n'auras pas l'esprit tranquille tant que tu n'auras pas retrouvé Flores. Ou ce qu'il en reste. Elle retint un soupir. Elle n'avait pas besoin du tableau, des photos, pour voir Flores. Son visage la hantait. — Peabody dit que des affaires comme celle-ci lui font regretter que les méchants ne soient pas tout simplement des méchants. Je lui ai répondu qu'il y en avait des tas. Un type comme Flores ne voulait de mal à personne. Il a reçu une gifle magistrale quand les méchants s'en sont pris à sa famille, mais il ne s'est pas vengé. Au contraire, il a tenté de se construire une existence qui soit à l'opposé. — Les innocents se retrouvent dans la ligne de mire plus souvent qu'à leur tour. — C'est vrai. Celui-ci voulait réfléchir à sa vie. A sa foi, je suppose. C'est ce que j'ai compris. Ils lui ont pris cette vie parce qu'il avait essayé d'aider quelqu'un qu'il croyait en pleine détresse. Non, vraiment, elle n'avait besoin ni du tableau ni des photos. — Je vais mettre la main sur l'assassin de Lino Martinez. C'est mon boulot. Mais Flores mérite qu'on lui rénde justice. Elle baissa les yeux sur le papier que Connors avait posé sur son bureau. — C'est l'avocat ? — Oui. Elle attrapa son communicateur. — Eve, il est près de minuit. Et là, tu ne peux pas prétexter le décalage horaire. Elle esquissa un sourire. — Justement. Je savoure d'avance l'idée de réveiller un avocat. Je sais, c'est mesquin, mais c'est plus fort que moi. 20 L'avocat n'apprécia guère d'être réveillé au beau milieu de la nuit, mais Eve parvint à susciter sa curiosité. — M. Aldo et moi-même sommes régulièrement en contact depuis la disparition de M. Ortega. — Vous l'avez rencontré. — Pas personnellement, non. Nous correspondons par courrier électronique. Il vit au Nouveau-Mexique et possède une résidence secondaire à Cancun. Il voyage énormément. — Je m'en doute. M. Ortega est propriétaire de plusieurs biens à New York, des sociétés, une résidence et des appartements en location. Qui s'occupe de ses finances ? — Je ne vois pas en quoi cela peut vous intéresser ni en quoi cela justifie cet appel en pleine nuit. — L'enquête sur la disparition de M. Ortega est peut-être au point mort, mais elle n'est pas close. En tant que conjoint et unique héritier, M. Aldo peut prétendre à une fortune considérable quand M. Ortega sera officiellement déclaré mort. Vous ne vous êtes jamais interrogé à ce sujet, monsieur Feinburg ? Ce n'était pas facile pour un homme à la joue marquée d'un pli de sommeil de paraître indigné, mais Feinburg fit de son mieux. — M. Aldo s'est chargé de toutes les formalités nécessaires en respectant la loi à la lettre. — J'ai la preuve que Ken Aida est le pseudonyme d'un certain Lino Martinez, un criminel violent que je soupçonne d'avoir dupé et supprimé votre ex-client. Je peux obtenir - et j'obtiendrai - un mandat dans l'heure pour accéder aux comptes d'Ortega. Ou vous pouvez répondre à mes questions et retourner vous coucher. — Vous ne pensez pas que je vais croire que... — Lino Martinez étant actuellement en train de refroidir à la morgue, coupa Eve, je crains que vous n'ayez plus aucun client vivant dans cette affaire. Dois-je déranger un juge, Feinburg ? Il cligna des yeux comme une chouette sur laquelle on aurait braqué un projecteur. — J'aimerais procéder à certaines vérifications avant de... — Permettez-moi de vous demander ceci, l'interrompit de nouveau Eve : Aldo vous a-t-il contacté récemment ? Disons au cours des dernières semaines, pour vous informer qu'il avait une héritière ? Une associée à qui i\ souhaitait donner une procuration ? Il y eut un long silence. — Pourquoi me posez-vous cette question ? — Parce que je pense que le piégeur s'est fait piéger. Votre client est mort, Feinburg, et son assassin continuera de correspondre avec vous sous son nom ou sous celui qu'il aura décidé d'utiliser. Oui ou non, les bénéfices des biens Ortega sont-ils reversés en main tierce et reviendront-ils - une fois Ortega officiellement déclaré mort dans un an - à Aldo ? — C'est la procédure, oui. — Quand avez-vous eu des nouvelles d'Aldo pour la dernière fois ? — Il y a environ six semaines. Entre-temps sa... sa nouvelle associée s'est manifestée. Pas plus tard qu'hier. Si j'ai bien compris, M. Aldo prévoit de voyager pendant plusieurs mois. — Je peux vous garantir qu'il voyage en enfer. — Lieutenant. Feinburg changea de position, tira sur le peignoir qu'il avait dû enfiler à la hâte avant de débloquer la vidéo. — Ce que vous me dites est très troublant. — Vous croyez ? — Mais pour l'heure je suis lié par la clause de confidentialité. Je ne peux vous divulguer aucune information. — Nous contournerons cet obstacle. En attendant, vous pouvez faire ceci : évitez toute correspondance avec vos clients jusqu'à ce que je vous donne le feu vert. Si la femme qui prétend être l'associée d'Aldo essaie de vous joindre, ne réagissez pas. Avertissez-moi. Je ne pense pas qu'elle le fera, pas tout de suite, mais croyez-moi, si vous lui laissez entendre que je l'ai dans le collimateur, je vous traînerai en justice pour complicité et obstruction. Compris ? Feinburg parut accablé. — Pour l'amour du ciel, je suis un avocat spécialiste de l'immobilier et de la fiscalité. Je n'ai rien fait pour mériter des menaces de la part de la police. — Tant mieux. Arrangez-vous pour que ça continue. À bientôt. Elle coupa la transmission, puis fronça les sourcils sur le bol que Connors venait de déposer devant elle. — Qu'est-ce que c'est ? — De la nourriture. Si je ne m'abuse, nous avons dîné d'une part de gâteau. Puisque tu n'as aucune intention de t'arrêter maintenant, nous allons manger. Elle renifla le potage. Elle était prête à parier un mois de salaire que des légumes rôdaient sous la surface, mais l'odeur était appétissante. — D'accord. Merci. Tu n'es pas obligé de rester. — Pour rien au monde je ne t'abandonnerais, rétorqua-t-il en s'installant en face d'elle avec son propre bol. Crois-tu que Lino se soit trahi lui-même en faisant de Penny son associée et son héritière ? Eve goûta la soupe. Elle ne s'était pas trompée pour les légumes. — Et toi ? — Tu dis qu'il l'aimait. L'amour rend aveugle et souvent stupide. Alors, oui. Elle à dû le pousser dans cette voie grâce au sexe - ou à l'abstinence -, car nous savons pertinemment que le sexe nous rend encore plus stupides que l'amour. U lui aura tout raconté, dansées moindres détails. Petit à petit, peut-être, mais sur cinq ans... Elle est intelligente ? — Pas vraiment. Impétueuse, plutôt. Mais Lino l'était, lui. Elle n'a eu qu'à rebondir sur le jeu qu'il avait déjà étalé. U aurait remporté la partie, ajoutat-elle. Encore quelques mois et Aldo aurait récupéré tous les biens, puis les aurait vendus à Martinez. Martinez aurait repris son visage d'antan et serait rentré chez lui, riche et important. Oui, il était brillant, mais Penny Soto était son talon d'athlète. — D'Achille. Connors la dévisagea. — Tu le fais exprès ? s'enquit-il. — Possible. Parfois. Bref, elle saura ce qui est arrivé à Flores. Connors lui sourit. — Jusqu'où pousseras-tu les négociations pour lui soutirer l'information ? — Je ne le ferai pas - je ne le peux pas -, mais elle parlera. Eve prit une cuillerée de potage. Les légumes n'étaient pas si mauvais, surtout accompagnés de vermicelle et d'un bouillon aussi épais et parfumé. — Oui, il lui a tout dit, continua-t-elle. Confidences sur l'oreiller. U se vante, il se rengorge. Elle se dit qu'elle n'a pas besoin de lui. Qu'elle peut ramasser le pactole à condition de la jouer fin. Elle attend depuis presque aussi longtemps que lui, après tout. Pourquoi devrait-elle tout partager avec ce looser ? — Il l'a quittée une fois, n'est-ce pas ? U pourrait parfaitement recommencer une fois les poches pleines. Donc, elle prend l'initiative. Et l'élimine définitivement. — Cette hypothèse me convient. Pour commencer, elle le persuade d'officialiser leur relation. « Si tu m'aimais vraiment, tu me respecterais. Si tu m'aimais vraiment, nous formerions un couple officiel. Tu veillerais à ce que je ne manque de rien. Tu n'as pas confiance en moi, Lino ? » Tout ça en lui taillant une pipe. Eve agita sa cuiller sous le nez de Connors. — Les hommes pensent trop souvent avec leur queue. Si je m'agenouillais devant toi maintenant tu me donnerais tout ce que je veux. — Essaie ! Elle s'esclaffa. — J'ai du boulot. Sans un mot, il sortit son bloc-notes électronique. Elle inclina la tête, l'air intrigué, et il lui sourit. — Je prends note que tu me dois une pipe pour prouver ta théorie. Amusée, elle vida son bol. — Bon, si tu as l'intention de t'incruster, la prochaine étape consiste à passer en revue les familles et les proches des victimes des deux attentats de 43. Mon avis est que Lino était à l'origine des deux. Je commence par le deuxième à cause de cette histoire d'œil pour œil. — Parce que personne ne va imaginer une seule seconde que Martinez a posé une bombe sur son propre territoire. — Mais que presque tout le monde savait ou soupçonnait qu'il était impliqué dans le second attentat. Il a fait en sorte de répandre la rumeur. En outre, la famille de l'unique jeune fille décédée dans la première explosion a déménagé à Barcelone trois ans après. — Tu préfères commencer par la bombe de la sandwicherie parce qu'elle a provoqué davantage de morts. — Ton gosse, ton frère, ton père ou ton meilleur copain a été blessé il y a dix-sept ans et tu as l'occasion de prendre ta revanche, de faire souffrir les coupables à leur tour. Une dénonciation, un bon coup de pied dans les fesses. Mais la mort ? C'est définitif. La vengeance doit l'être aussi. — Oui. Et la loi est souvent transitoire. Il pensait à Marlena, elle le savait. À ce qui s était passé, à ce qu'il avait fait. Leurs regards se rencon-trèrerit. — Si je m'étais dérobé, si je n'avais jamais exigé que ceux qui avaient torturé, violé et assassiné une jeune fille innocente paient, Jenny serait encore en vie. La surface de l'eau frémit et on ne sait jamais comment ni jusqu'où iront les ondes concentriques. — Parfois la loi est transitoire, et parfois, malgré la loi, les ondes concentriques se déploient trop loin ou dans la mauvaise direction. Mais sans la loi, au bout du compte, nous finirions tous par nous noyer. — Certains d'entre nous sont d'excellents nageurs. Mais je suis plus enclin à croire en la loi depuis que je la contemple jour après jour. Il plongea la main dans sa poche et en sortit le bouton qui était tombé de la veste d'Eve lors de leur première rencontre. Quand elle l'avait suspecté d'homicide. — J'ai toujours mon talisman pour me rappeler à l'ordre, conclut-il. Comme chaque fois, Eve fut à la fois stupéfaite et enchantée de constater qu'il le conservait toujours sur lui. — À propos, qu'est devenue cette veste ? s'enquit-elle. Une lueur espiègle s'alluma dans les yeux de Connors. — Elle était hideuse. Elle a eu le sort qu'elle méritait... — Bon ! La pause est finie, décréta-t-elle. Ordinateur, afficher la liste des morts recensés par l'inspecteur Stuben lors de l'explosion de la 119e rue Est. Recherche en cours... — Il y en a sûrement eu d'autres, fit remarquer Connors. Des deux côtés, pendant que ta victime était aux commandes. — Stuben doit me communiquer ces renseignements demain. Si cette première recherche ne donne rien, je suivrai cette autre piste. Tâche achevée. — Afficher, écran numéro un, ordonna Eve. Cinq morts. Et un blessé grave. Un type qui a perdu un bras. Trois des morts étaient membres des Skulls. Quant aux deux autres, l'un était le gérant de l'établissement, l'autre un serveur. Tous étaient mineurs sauf le gérant. — Quatre enfants morts. — Oui. Enfin, d'après le rapport de Stuben, deux des Skulls avaient déjà séjourné en maison de correction. Accusés d'agression ayant entraîné la mort, puis relâchés parce que les témoins n'avaient pas réussi à les identifier. Et suspectés de l'assassinat d'un Sol-dado... Le gérant, à présent. Ordinateur, afficher les données de la victime adulte... Kobie Smith, quelques écarts de conduite à l'adolescence. Pas de peine de prison. Employé depuis trois ans, promu gérant six mois avant le drame. Marié pendant dix-huit mois, un enfant de deux ans à la date du décès, ce qui signifie qu'il en a vingt aujourd'hui. Trop jeune pour coller au profil de Mira ; je ne le sens pas, mais je préfère vérifier. Elle demanda sa biographie. — Tiens, tiens, s'exclama Connors. Apparemment, il est à l'école de police d'Orlando, en Floride. Au royaume de la spéculation, le père est tué dans ce qu'il croit être un règlement de comptes entre gangs, du coup, le fils décide de devenir flic. Pour servir et protéger. Eve fronça les sourcils, songeuse. — Casier vierge. Deux demi-frères. La mère s'est remariée. Ha ! Elle a épousé un flic après s'être installée en Floride, trois ans après-la mort de son mari. J'imagine mal Penny lui courant après et l'encoura-géant à revenir empoisonner Lino. Mais la victime avait aussi des parents. Et un frère. Elle lut leurs dossiers, réfléchit. Parents divorcés, nota-telle. Mère domiciliée à Philadelphie, père dans le Bronx, comme le frère. — Aucun d'entre eux n'est resté dans le quartier. Or, ça doit être quelqu'un du quartier. — C'est probable, je suis d'accord, mais il est possible que ta Penny se soit éloignée pour mettre de la distance entre elle et le meurtre. C'est ce que j'aurais fait. — Elle n'est pas aussi futée que toi. — Non, mais c'est une bonne stratégie, et elle a eu tout le temps de l'élaborer. — Oui. Merde. Je pressens des expéditions dans le Bronx et à Trenton dans un avenir proche. Peut-être à Philadelphie aussi, parce que c'est du poison, et le poison, ça sent l'arme féminine. Et regarde ça : la mère ne s'est jamais remariée, elle est assistante médicale dans un institut de désintoxication. D'où un accès facile aux produits toxiques... Elle a perdu non seulement un fils, mais aussi un petit-fils dans la mesure où sa belle-fille est partie vivre à Orlando. Bon ! décida-t-elle. Je mets Emmelee Smith en haut de ma liste. Je vais tâcher d'obtenir un mandat pour vérifier ses communications et déplacements au cours des dernières semaines. Elle bâilla. — J'ai besoin d'un café. — Tu as besoin de dormir. Elle secoua la tête, se leva. — Je veux jeter un coup d'œil sur les autres. J'approfondirai mes recherches demain. Elle disparut dans la kitchenette, programma l'autochef. — J'ai les infos sur le serveur, annonça Connors lorsqu'elle revint avec deux tasses brûlantes. Il avait à peine seize ans. — Quinto Turner. Quinto. Ça sonne espagnol. Mère : Juanita Rodrigez Turner. Hmmm. Père Joseph Turner. Un métis, mi-noir, mi-mexicain, sur le fil entre les gangs d'un point de vue racial et géographique. Pas de fratrie. Père décédé. Tu as vu ? Il s'est pendu le jour du premier anniversaire de la mort de son fils. — Cette femme a donc perdu deux êtres chers. — Ordinateur, afficher toutes les données sur Jua-nita Rodrigez Turner. — Elle habite à trois pâtés de maisons de l'église, constata Connors. — Attends une seconde ! Je l'ai déjà vue quelque part. Ordinateur, agrandir la photo d'identité de 25 %. Où l'ai-je vue ? Brièvement, c'était juste... Nom d'un chien ! Le centre d'animation. Elle y travaille. Elle s'occupe d'enfants, elle est infirmière. Elle n'était pas énervée ou irritée, elle était nerveuse. C'est pour ça qu'elle m'a tourné le dos. Magda ne l'a pas appelée Juanita, mais c'est bien elle. Nita ! Elle l'a appelée Nita. « Elle a dû le voir jour après jour pendant ces cinq années. Elle a dû travailler avec lui, plaisanter avec lui, l'aider à conseiller les gosses. Elle lui a confessé ses péchés alors que c'était lui qui avait tué son fils, conduit son mari au suicide. Chaque jour, pendant cinq ans, elle s'est inclinée devant lui avec respect parce qu'il était prêtre. Et tout à coup, elle découvre qui il est, ce qu'il est. — Tu as sûrement raison, s'émerveilla Connors. — Lés expéditions à Trenton et ailleurs peuvent attendre. Elle passait devant la bodega chaque fois qu'elle se rendait à l'église. Une église qu'elle a fréquentée pratiquement toute sa vie. Une fidèle, murmura Eve. Mais pour Penny, elle n'est qu'un pion, un moyen de parvenir à ses fins. Je n'ai pas le choix, je dois convoquer cette femme et la pousser à se confesser. Et quand ce sera fait, je la mettrai en cage. — Parfois la loi est transitoire, répéta Connors. Parfois elle tourne le dos à la véritable justice. Eve secoua la tête. — Elle a pris une vie, Connors. La vie d'un salopard, peut- être, mais elle n'en avait pas le droit. Ellè se tourna vers lui. — Les flics n'ont pas réagi pour Marlena. C'étaient de mauvais flics survenus au mauvais moment. Mais cette femme aurait pu révéler ce qu'elle savait. L'inspecteur Stuben aurait fait son travail. Il est honnête. Il n'a jamais oublié ces deux attentats, jamais oublié les victimes et leurs familles. — Combien sont-ils comme lui ? — Jamais assez. Elle doit répondre de la mort de Lino Martinez, peu importe ce qu'il était. Elle n'est pas responsable de celle de Jimmy Jay Jenkins, mais sa vengeance y a conduit. Elle a semé une graine. Ou... jeté un caillou dans l'eau. Les ondes, lui rap-pela-t-elle. On ne sait jamais jusqu'où elles iront. Il faut les arrêter. — Et maintenant ? — J'envoie un courrier électronique à Peabody, je lui donne rendez-vous ici demain pour un briefing avant d'aller cueillir Juanita Turner. — Et ensuite ? — Dodo, répondit-elle. Juanita n'ira nulle part d'ici demain matin. Eve dormit d'un sommeil agité, peuplé de cauchemars, d'images d'un garçon qu'elle n'avait jamais connu et qui était mort parce qu'il s'était trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Son visage était déchiqueté, ses yeux, vides. Elle entendit sa mère pleurer sur son cadavre. Des sanglots qui résonnaient à l'infini. Et tandis qu'elle regardait, Marlena - ensanglantée, brisée comme dans l'hologramme que Connors lui avait montré un jour - s'approcha du corps du garçon. — Nous étions si jeunes. Nous commencions à peine à vivre. Trop jeunes pour servir d'instrument. Utilisés, détruits, jetés. Elle tendit la main vers Quinto Turner et il s'en empara. Son sang se répandait sur le sol de l'église, mais il se leva. — Je l'emmène avec moi à présent, dit Marlena à Eve. Je connais un endroit pour les innocents. Elle désigna la mère. — Que pouvait-elle faire ? Pouvez-vous arrêter ça ? Vous n'avez pas pu empêcher ce qui vous est arrivé. — Je ne peux pas tout arrêter. Mais le meurtre n'est pas une fin. Le meurtre n'est pas une solution. — C'était sa mère. C'était sa solution à elle. — Le meurtre ne résout pas le meurtre. Il le perpétue. — Et nous, alors ? Personne n'a pris ma défense. Personne à part Connors. — Et il continue de vivre avec cela. — Vous aussi vous vivrez avec cela. Sur ce, elle s'éloigna avec Quinto Turner. Eve fixa la mare de sang, les ondulations qui frémissaient à la surface. Et se déployaient. Elle se réveilla de mauvaise humeur, dépourvue de cette énergie que la clôture imminente d'une enquête faisait naître en elle d'ordinaire. Elle connaissait la plupart des réponses, elle voyait clairement le tableau, comprenait, acceptait ce qu'elle avait à faire. Mais tout cela lié à son manque de sommeil lui flanquait mal à la tête. — Prends un antalgique, lui ordonna Connors. Je vois la migraine battre sous ton crâne. — Ah, parce que tu es doué d'une vision aux rayons-X maintenant, Super Connors ? — Inutile de t'en prendre à moi. Il se leva, se dirigea vers la salle de bains. — Je ne rétorquerai pas. Tu as assez de soucis comme ça. — Je ne veux pas d'un putain d'antalgique. 330 Il revint avec un cachet, se planta devant elle alors qu'elle fixait son holster. — Avale-le ou je t'y force. — Dégage, sinon... Il plaqua la main sur sa nuque. Elle se prépara au pire. Une bonne bagarre la remettrait peut-être d'aplomb. Contre toute attente, il captura ses lèvres. Elle laissa retomber ses poings et s'abandonna avec tendresse. — Merde, marmonna-t-elle quand il s'écarta. — Tu as à peine dormi. — Ça va. Je veux juste en finir. — Prends ce cachet. — Gnagnagna ! gronda-t-elle. Mais elle s'en empara et le goba. — Je ne peux pas en rester là. Feindre de ne pas savoir. Je ne peux pas la laisser tuer et me détourner. — Non. Tu ne peux pas. — Quand bien même je le pourrais, en admettant que je parvienne à vivre avec un tel poids sur la conscience, si je la relâche, je dois relâcher Penny Soto. Impossible. — Eve, murmura-t-il en lui massant les épaules, tu n'as pas à te justifier devant moi. Devant personne d'ailleurs, mais encore moins devant moi. J'ai été capable d'enfreindre la loi pour venger quelqu'un. Pas toi. C'est ce qui nous différencie. Je ne sais pas si cela signifie que l'un a raison et l'autre tort ou inversement. Je sais juste que c'est ce qui fait que nous sommes qui nous sommes. — J'ai contourné la loi dans l'affaire Robert Lowell. Je t'ai demandé de m'y aider. Je voulais m'assurer qu'il paierait pour toutes les femmes qu'il avait torturées et tuées. Je l'ai fait parce que j'avais donné ma parole à Ariel qu'il paierait. — Ce n'est pas pareil et tu le sais. — J'ai franchi la ligne. — La ligne est mouvante. Il la secoua légèrement, et ajouta : — Que seraient la loi, la justice, sans compassion, sans fluidité, sans humanité. — Je ne supportais pas l'idée qu'il puisse s'en sortir sans payer. Alors j'ai déplacé la ligne. — Était-ce juste, Eve ? — J'en ai eu l'impression. — Alors va, dit-il en s'emparant de ses mains pour les embrasser. Fais ton boulot. Elle se dirigea vers la porte, s'immobilisa, pivota vers lui. — J'ai rêvé de Marlena. Et de Quinto Turner. Ils étaient tous deux tels qu'après leur mort. — Eve. — Mais... elle a dit qu'elle allait l'emmener avec elle. Dans un endroit réservé aux innocents. Tu crois que ça existe ? — Oui. — J'espère que tu as raison. Elle le quitta pour se rendre dans son bureau. Quand Peabody et McNab arrivèrent, elle leur indiqua la kitchenette d'un geste. Tous deux poussèrent des cris de joie en découvrant les trésors que recelait l'autochef. Elle se contenta d'un café. L'antalgique avait produit l'effet désiré et sa conversation avec Connors l'avait un peu apaisée. Peabody et McNab reparurent avec des assiettes pleines et des tasses fumantes. — Vous croyez que vous aurez de quoi subsister jusqu'à la fin du briefing ? — Gaufres à la chantilly et fruits rouges, précisa Peabody en s'asseyant. Le rêve. Eve commença par Ortega, leur exposa son hypothèse. — Au bout des sept années il aurait hérité de plus de six cent quatre-vingt-cinq millions de dollars - sans compter les intérêts sur les bénéfices cumulés durant cette période. — Ça fait un paquet de gaufres, commenta McNab. — De quoi en manger jusqu'à la fin de ses jours, renchérit Peabody. Enfin, s'il ava'it vécu. — Sa partenaire de lit ne voulait pas partager. Elle voulait tout garder pour elle. Nous allons le prouver, et l'accuser de complicité par instigation sur les affaires Ortega et Flores, fraude, et conspiration pour le meurtre de Lino. Nous rencontrerons son avocat un peu plus tard dans la journée et mitonnerons un petit piège. — On lui saute dessus, proposa Peabody et on l'oblige à dénoncer son associé. — Inutile. Écran numéro un, ordonna-t-elle. Le fichier de Juanita s'afficha. — Juanita Turner. Son fils est mort lors du deuxième attentat. — Comment avez-vous... Peabody marqua une pause, étrécit les yeux. — C'est curieux, j'ai la sensation de l'avoir déjà vue quelque part. L'avons-nous interrogée ? Assistait-elle aux funérailles d'Ortiz ? — Si c'est le cas - et j'en suis convaincue -, elle est sortie avant que la scène de crime soit sécurisée. C'est au centre d'animation que nous l'avons aperçue. L'infirmière. — Mais oui ! Bien sûr ! Son fils ? — Et un an plus tard, jour pour jour, son mari s'est pendu. Penny avait besoin d'un bras armé, conclut Eve. Juanita était la solution idéale. — Mince ! J'imagine sa réaction quand elle s'est rendu compte que ce type qu'elle croyait... que c'était lui le responsable de la mort de son fils. — Oui. C'est terrible. Mais Eve ne pouvait se laisser influencer. — J'ai contacté Reo, reprit-elle, en référence à la substitut du procureur. D'après elle, nous avons de quoi obtenir le relevé de ses communications. D'où la présence de notre génie informatique. McNab, sortez-moi tout ce qui sent mauvais, ajouta-t-elle à l'adresse dudit génie qui se goinfrait de gaufres. Nous allons cueillir Juanita. Pendant que nous la cuisinons, vous allez me dégoter une transmission avec Penny. Et un mémo, un journal, un reçu pour le cyanure. Je veux du concret, et je le veux vite. Peabody avala une cuillerée de framboises. — On va chercher Juanita avant Penny ? — Penny est le chef d'orchestre. Juanita l'exécutante. J'ai joint Baxter. Trueheart et lui surveillent Penny. Si vous avez fini de vous gaver, allons bosser. Peabody demeura silencieuse tandis que tous trois descendaient l'escalier. Elle s'installa du côté passager, se tourna enfin vers Eve. — En ce qui concerne Penny... elle pourrait prétendre avoir parlé malgré elle de Lino ou s'être sentie coupable et avoir tout avoué à Juanita Turner. Peabody plaqua la main sur son cœur et ouvrit de grands yeux. — « Je vous le jure, monsieur le juge, mesdames et messieurs les membres du jury, je n'ai pas pensé une seconde qu'elle allait commettre un meurtre. Comment aurais-je pu le deviner ? » Elle laissa retomber sa main sur sa cuisse, secoua la tête. — Juanita va écoper d'une peine pour homicide volontaire, c'est inévitable. Mais Penny ? Elle pourrait très bien s'en sortir. — Ce n'est pas notre problème. — Je trouve cela injuste. Juanita perd son fils, son mari. Puis, des années plus tard, on'se sert d'elle. Et c'est elle qui va payer le prix fort. — C'est la règle du jeu. Elle a tué un homme, répliqua McNab, depuis la banquette arrière. Si Dallas a vu juste - et son argumentation tient la route -, le geste était prémédité. Juanita l'a éliminé de sang-froid. — Je sais ! Mais on l'y a poussée. Seigneur ! Si tu avais vu les photos de la scène de l'explosion. Il ne restait pas grand-chose de son gamin. — La victime était une ordure de première, c'est évident. Et je t'accorde qu'elle a pris le plus gros des coups. Mais est-ce que ça l'autorise à le tuer ? — Je n'ai pas dit ça, espèce d'idiot, je pense que... — Taisez-vous ! intervint Eve. — Je fais simplement remarquer, insista Peabody d'un ton mielleux, que Juanita a souffert atrocement et que Penny - qui a probablement participé à au moins l'un des crimes - s'est servie de cette souffrance. Et... — Et moi, je me contente de te rappeler que Juanita est une meurtrière, coupa McNab. Peabody se retourna pour le fusiller du regard. — Ce que tu peux être con parfois ! — Cœur d'artichaut. — Bouclez-la ! glapit Eve. Vous avez tous les deux raison. Alors arrêtez de vous chamailler comme des gosses de maternelle. Je me suis débarrassée d'une migraine ce matin. Si vous la réveillez, je vous largue au coin de la rue et je clôture ce dossier seule. Peabody croisa les bras et leva le nez. McNab se vautra sur son siège. Le festival de bouderie dura tout le trajet jusque dans l'East Side. 21 Eve se gara en double file devant le centre d'animation et alluma son panneau lumineux en service. Le même groupe d'ados jouait au basket dans la cour tandis que les adultes portaient, traînaient, poussaient les plus petits à l'intérieur du bâtiment. La vie quotidienne des enfants était étrange, songea-t-elle. On les transportait d'un endroit à un autre, on les déposait ici, on les y reprenait à la fin de la journée. Pendant cette brève période de chassé-croisé, ils formaient leurs propres petites sociétés qui n'avaient aucun rapport avec leur existence à l'extérieur. Ils devaient donc constamment s'adapter, se réadapter, suivre de nouvelles règles, obéir à de nouvelles autorités. Pas étonnant que les gosses soient si bizarres. — McNab, vous attendez le mandat. Dès que nous aurons confirmé la présence de Juanita en ces lieux ou ailleurs, Peabody vous transmettra l'information. Vous vous rendrez aussitôt à son appartement. — Je ne vois pas comment je vais pouvoir transmettre une information alors que vous m'avez ordonné de la boucler, observa Peabody. Et quand bien même, je refuserais de lui adresser la parole. — Vous voulez vraiment un coup de pied aux fesses ? gronda Eve. Comme McNab ricanait, elle ajouta : — Inspecteur Con, restez ici. Inspecteur Cœur d'artichaut, avec moi. Elle s'éloigna. Peabody la rattrapa, furieuse et vexée. — Du calme, décréta Eve. Ce que nous allons faire ne s'annonce ni agréable ni satisfaisant. Faites votre boulot, vous ruminerez plus tard. — J'estime simplement que je devrais pouvoir exprimer mon avis sans être... Eve s'arrêta net, et la fixa d'un regard incendiaire. — Vous croyez que cela m'amuse d'arrêter une femme qui a dû enterrer les restes déchiquetés et ensanglantés de son fils ? Que je me frotte les mains à la perspective de la harceler jusqu'à ce qu'elle m'avoue avoir tué celui qui a provoqué ce drame ? Peabody se voûta. — Non. Non, bien sûr. Eve afficha son regard de flic. — Les opinions personnelles, les sentiments, la compassion n'ont pas leur place ici. Nous avons un boulot à faire, et nous le ferons. Eve poussa la porte et pénétra dans le chaos matinal. Bébés hurlants, parents hagards, gosses braillards - dont un semblait tenter une échappée à quatre pattes à une allure stupéfiante. Peabody le ramassa avant qu'il atteigne la sortie et le remit à l'homme qui s'était précipité vers lui. Eve les contourna, attira l'attention de Magda. — Juanita Turner. — Nita est avec un groupe dans la salle d'activités. Par là... Franchissez la double porte, montez au premier. Deuxième porte à gauche. Elle est ouverte. Comme Peabody tirait son communicateur de sa poche, Eve l'arrêta dans son élan. — Attendez que nous l'ayons vue. Dans un tel bazar, elle a très bien pu sortir sans que personne s'en rende compte. Eve suivit le chemin que leur avait indiqué Magda et se laissa guider par le bruit. La salle d'activités comprenait des tables, des chaises et des étagères croulant sous les jeux éducatifs. Le soleil inondait la pièce peinte de couleurs primaires. Six enfants étaient installés autour des tables, occupés à dessiner ou à faire des puzzles tout en s'époumonant. Juanita circulait parmi eux, admirant leurs œuvres, leur tapotant la tête. Son sourire s'envola lorsqu'elle reconnut Dallas. Si la culpabilité avait un visage, songea Eve, Juanita Turner en était l'incarnation. D'un geste, elle l'invita à la rejoindre dans le couloir. — Peabody, éloignez-vous et prévenez McNab. Juanita s'approcha. — Je peux vous aider ? — Vous allez devoir vous faire remplacer, madame Turner. — En quel honneur ? — Vous savez pertinemment pourquoi. Vous devez nous suivre. Ce serait mieux pour vous et pour les enfants que cela se déroule dans le calme. — Je refuse de les laisser. Je ne... — Voulez-vous qu'ils me voient vous passer les menottes ? Eve marqua une pause. — Vous allez demander à quelqu'un de vous remplacer, madame Turner, et je vais vous emmener au Central pour vous interroger. Sur le visage de Juanita, l'indignation ne masquait pas complètement la terreur. — Je ne vois pas pourquoi je devrais vous suivre alors que j'ignore de quoi il s'agit. — J'aurai mis Penny Soto en détention avant la fin de la journée, madame Turner. Vous savez parfaitement de quoi il s'agit. À présent, choisissez la manière dont vous voulez que nous procédions. Juanita traversa le couloir, échangea quelques mots avec un jeune homme dans la salle d'en face. Il parut perplexe et légèrement irrité, mais obtempéra. — Je ne suis pas obligée de parler, marmonna Juanita, les lèvres tremblantes. — En effet. Eve la saisit par le bras, la guida jusqu'au rez-de-chaussée, puis dehors. Là, sur le trottoir, loin des ados qui continuaient à faire des paniers, elle lui récita ses droits. Au Central, elle abandonna Juanita dans une salle d'interrogatoire et monta dans son bureau. Elle avait des démarches à effectuer. Elle s'approchait de la salle commune quand elle aperçut Joe Inez et sa femme sur un banc. Joe se leva. — Euh... le type là-bas a dit que vous étiez en chemin, alors... — Parfait. Vous souhaitiez me voir, Joe ? — Oui, je... Il jeta un coup d'œil à sa femme, qui l'encouragea d'un signe de tête. — Je veux vous parler du passé. Les attentats de 2043. Eve leva la main. — Pourquoi êtes-vous venu ici ? De votre plein gré ? — Nous avons discuté, intervint son épouse en posant une main réconfortante sur son bras. Nous sommes ici pour faire notre devoir. Joe et moi. Ensemble. — Une question, une seule, dit Eve, le visage à quelques centimètres de celui de Joe, la voix basse et le regard dur. Je ne vous ai pas cité vos droits. Savez-vous ce que cela signifie ? — Oui. Mais... — Je veux une réponse avant que nous ne poursuivions, avant que vos déclarations ne soient enregistrées. Avez-vous tué ou participé au meurtre de quelqu'un ? — Non ! Seigneur ! Non, c'est... — Plus un mot. Ne me dites rien. Je vais devoir vous conduire en salle d'interrogatoire. Vous y patienterez pendant que je m'occupe de certaines formalités. Elle passa la tête dans la salle commune, repéra un uniforme. — Emmenez M. et Mme Inez en salle d'interrogatoire B et restez avec eux, ordonna-t-elle. Vous n'avez plus rien à dire jusqu'à ce que je vous en donne l'ordre, ajouta-t-elle à l'adresse du couple. Elle fonça dans son bureau pour contacter la substitut du procureur, Cher Reo. — J'ai besoin de vous ici, mais avant cela, j'aimerais que vous approuviez l'immunité d'un témoin. — Aucun problème ! assura la jolie blonde en agitant une main gracieuse. Je vais chercher ma baguette magique. — J'ai un témoin qui vient de se présenter de sa propre initiative. Il pourrait m'aider à clore deux affaires en cours depuis dix-sept ans et ayant entraîné la mort de six personnes. Les renseignements que me fournira cet individu pourraient mener à une arrestation. — Qu'est-ce... Eve lui coupa la parole. — De plus, je suis sur le point de clôturer l'homicide de Saint-Cristobal en procédant à deux autres arrestations. Le témoin était mineur à l'époque des incidents précédents et tomberait sans doute sous le coup de cette absurde ordonnance de Clémence. Du moins l'agiterait-on sous notre nez si des charges étaient retenues. Vous négociez avec des ordures pour en neutraliser d'autres pires encore chaque jour de la semaine, Reo. Je vous parle d'un père de famille qui me semble vouloir effectuer dans sa vie un virage à cent quatre-vingts degrés. Soit vous lui accordez l'immunité, soit je le libère. — Je ne peux pas... — Ne me dites pas ce que vous ne pouvez pas faire. Débrouillez-vous pour que ça marche. J'attends de vos nouvelles. Eve raccrocha et appela Mira. — Peu importe qu'elle soit débordée, vociférat-elle avant que son assistante, puisse protester. Passez-la-moi maintenant, ou je débarque chez vous. L'écran devint d'un bleu éclatant. Quelques instants plus tard, Mira apparut. — Eve ? — J'ai besoin de vous en salle d'observation. U est possible que je me trompe. Vous le saurez tout de suite. — Je peux être là dans une vingtaine de minutes. — Je vous attends. Enfin elle appela Feinburg et mit en marche la dernière partie de son plan. Son communicateur bipa. — Je suis en route, annonça Reo. Je ne suis pas contre le principe d'accorder une immunité, mais il me faut davantage d'informations. — Le témoin avait à peu près dix-sept ans et appartenait aux Soldados lors des attentats de 2043. — Seigneur, Dallas ! S'il a... — S'il y a été mêlé, je suis convaincue qu'il ne jouait qu'un rôle mineur et que c'était après les faits. Je pense qu'il peut nous renseigner sur les leaders. Plus tard dans la journée je vais arrêter le seul d'entre eux encore vivant pour l'homicide du prêtre de Saint-Cristobal. C'est peut- être un coup d'épée dans l'eau, Reo, mais ce qu'il va me révéler pourrait vous aider à enfoncer d'autres clous. — L'ordonnance de Clémence est un terrain flou dans la mesure où elle a été révoquée. Un suspect qui n'a pas été écroué à l'époque et que des... — Épargnez-moi vos salades juridiques, Reo, coupa Eve. Vous allez accorder l'immunité à mon témoin. Non, elle ne pouvait pas les inculper tous. Pas plus qu'elle ne pouvait tous les sauver. Mais elle pouvait en sauver certains. — Je n'enfermerai pas ce type pour ça. — Quel est son nom ? — Il restera M. X jusqu'à ce qu'il ait obtenu votre putain d'immunité. — Nom de nom, qui est-ce ? Votre frère ? D'accord, optons pour l'immunité conditionnelle. S'il a commis un meurtre, Dallas, il devra payer. — Entendu. — Je serai là dans cinq minutes. — Salle d'interrogatoire B. Je vous conseille d'annuler vos rendez-vous pour la journée. La séance risque de se prolonger. Sur ce, Eve alla retrouver Peabody et, ensemble, elles pénétrèrent dans la pièce où Joe Inez attendait. — Enregistrement. Dallas, lieutenant Eve, et Peabody, inspecteur Délia. Entretien avec Inez, Joe, et Inez, Consuela. Je vais vous citer vos droits. Lorsqu'elle eut terminé elle prit place en face d'eux. — Avez-vous bien compris vos droits et obligations ? — Oui, répondit Joe. Mais Consuela n'est pour rien dans tout ça. — C'est pour la protéger. Monsieur Inez, êtes-vous venu ici de votre plein gré ? — Oui. — Pourquoi ? — Pourquoi ? — J'aimerais que vous m'expliquiez ce qui vous a poussé à venir nous parler aujourd'hui. — Je... J'ai fait, dans le passé, des tas de choses dont je ne suis pas fier. Mais aujourd'hui j'ai une famille. Trois gosses, trois garçons. Si je ne fais pas mon devoir, comment voulez-vous que je sois un exemple pour eux ? — Bien... Voulez-vous quelque chose à boire ? — Je... non. Visiblement agité, il se racla la gorge. — Ça va, merci, ajouta-t-il. - — Madame Inez ? — Non, merci. Nous voulons juste en finir. — Racontez-moi ce qui s'est passé, Joe. Au printemps 2043. — Euh... même si on n'allait pas au lycée, la plupart d'entre nous assistions aux bals. Pour danser, provoquer des bagarres, dealer, chercher de nouvelles recrues. — Qui, « nous » ? — Ah ! Les Soldados. Lino et Steve étaient cocapi-taines. Enfin, c'est surtout Lino qui dirigeait le gang. SteVe était plus physique. Lino voulait élargir les troupes. U prétendait qu'on recrutait plus facilement quand on avait un ennemi commun. Mais je vous jure que je n'étais au courant de rien. Je ne l'ai su qu'après. — Quoi ? — Pour la bombe. Je n'étais pas au courant. J'étais membre depuis un an, un an et demi, et Lino appréciait mes qualités manuelles. Je pouvais réparer n'importe quoi. J'étais doué pour piquer les voitures. Il laissa échapper un soupir. — Lino me disait qu'un jour je serais quelqu'un. Qu'il ferait de moi un type important. Mais je devais faire mes preuves. — Vos preuves ? — En tuant quelqu'un. Tant que je n'aurais pas tué quelqu'un, je resterais au bas de l'échelle. — Vous avez toujours votre tatouage, fit remarquer Eve. Je ne vois pas le X sous la croix. — Non. Je n'ai jamais réussi à franchir le pas. Ce n'était pas dans ma nature. Une bonne bagarre ne me faisait pas peur, au contraire. Ça me défoulait. Mais j'étais incapable de tuer. — Pourtant, Lino et vous étiez amis. — Oui, du moins je le croyais. Lino me chambrait souvent à ce sujet, mais... comme deux potes qui se chambrent pour n'importe quoi. Je suppose que c'est pour ça que je n'ai rien vu venir. — Il ne vous a pas parlé de la bombe ? — Pas un mot. U m'a dit qu'il me rejoindrait au bal. Quand l'explosion a eu lieu, j'étais là, en plein milieu de la piste. Ronni Edwards est morte. Elle était à trois mètres de moi. Je la connaissais. Il se tut, se frotta le visage. Quand ses mains retombèrent sur la table, Consuela en prit une dans la sienne. — Je la connaissais, répéta Joe. On était à l'école maternelle ensemble, et je l'ai vue sauter sous mes yeux. Je n'ai jamais... Il baissa la tête, luttant pour se ressaisir. — Désolé, marmonna-t-il. — Prenez votre temps, le rassura Eve. — En quelques secondes, c'est devenu un véritable enfer. Il y avait de la musique, on dansait, on discutait. Et tout à coup, l'enfer. Le bruit, le feu. Les blessés qui couraient dans tous les sens, paniqués, qui en piétinaient d'autres. Lino, Chavez et Penny les tiraient de là comme des héros en disant que c'étaient ces putains de Skulls. — Joe ! le réprimanda sa femme. — Pardon. Il s'essuya la bouche avec le revers de la main. — Mais ils n'étaient pas là, pas quand ça s'est passé. — Lino, Steve et Penny n'étaient pas là, précisa Eve. — Oui. Je veux dire non, ils n'étaient pas sur place au moment de l'explosion. J'avais cherché Lino partout. J'avais deux gars qui voulaient entrer dans le gang, alors je cherchais Lino. Personne ne l'avait vu. À peine quelques minutes avant le drame, personne ne les avait vus, ni lui, ni Steve, ni Penny. Lino ne ratait jamais un bal. J'ai pensé qu'il était en retard, tout bêtement. Et par la suite, je me suis dit que c'était une chance pour lui. Parce qu'on était sûrs que c'était lui la cible. C'est beaucoup plus tard- que je me suis rendu compte qu'il était à l'origine de cette rumeur. — Avez-vous été blessé lors du premier attentat ? — Quelques brûlures, des écorchures. Rien de grave. Si j'avais été à la place de Ronni... J'y ai pensé. Et ça m'a énervé ; j'ai eu envie d'en descendre un. J'étais prêt à passer à l'acte quand j'ai surpris une conversation entre Lino et Penny. — Où étiez-vous ? — On avait un quartier général, une cave dans un immeuble de la Deuxième Avenue, au coin de la 110e Rue. C'était immense, un vrai labyrinthe. Un piège à rats, ajouta-t-il avec un sourire amer. Aujourd'hui, ils ont tout transformé en appartements. — Par simple curiosité, savez-vous qui en était propriétaire ? — Bien sûr, répondit-il, visiblement décontenancé. José Ortega - le vieux -, une figure du quartier. José était un des nôtres. Un Soldado - enfin, José, le petit-fils du vieux. Mais Lino disait que c'était notre fief. Eve repensa aux ondulations à la surface de l'eau. — D'accord. Donc, vous avez surpris une conversation entre Penny et Lino alors que vous vous trouviez au quartier général. — Oui, comme je vous le disais, c'était vaste. Des tas de pièces, de couloirs. Je me dirigeais vers la salle de réunions. J'étais sur des charbons ardents, je voulais participer aux représailles. J'étais prêt à tout. Mais en passant devant une porte ouverte je les ai entendus. Lino disait que poser une bombe au bal du lycée avait eu un impact sur toute la communauté. Qu'on allait s'en prendre aux Skulls, et que tout le monde applaudirait. Que les Soldados deviendraient des héros parce que tout le monde était persuadé que les Skulls avaient attaqué les premiers, en répandant le sang sur un territoire neutre. Et Penny a répondu qu'ils auraient dû prévoir une bombe encore plus puissante. Il baissa les yeux un instant, puis les leva sur Eve. Ils étaient voilés de larmes. — Elle a dit ça, murmura-t-il. Elle a dit à Lino que s'il avait prévu une bombe plus puissante, il y aurait eu davantage de morts, pas uniquement cette garce de Ronni. Qu'un tas de cadavres aurait fait plus d'effet. Il a rigolé. Il a rigolé en disant : « Attends quelques jours, tu verras. »... Pourrais-je avoir un peu d'eau, s'il vous plaît ? ajouta-t-il. Peabody se leva pour aller remplir un gobelet en carton. — Prenez votre temps, monsieur Inez, fit-elle en le lui tendant. — Je n'en croyais pas mes oreilles. Je n'en revenais pas qu'ils aient pu faire ça. Aux nôtres. Chaz Polaro était à l'hôpital entre la vie et la mort. Et eux, ils riaient. C'étaient eux les coupables, et ils riaient. Je suis entré, furax. Us étaient couchés sur un vieux matelas, elle presque nue. J'ai dit : « Putain, qu'est-ce que j'entends, Lino ? » Joe accéléra le débit à mesure que les souvenirs remontaient à la surface. — « Espèce de salaud, c'est toi qui as posé la bombe ! » j'ai dit. Il m'a répondu de la. fermer. Que c'était une stratégie pour le bien du gang, des conneries de ce genre. Je l'ai envoyé péter et je suis sorti. Il m'a couru après. On a eu des mots - Consuela va sauter au plafond si je vous les énumère. Pour finir, il m'a dit qu'il était capitaine et que je devais obéir et fermer ma gueule, sans quoi il m'enverrait Chavez. Il m'a expliqué qu'on allait taper un grand coup avec les Skulls, qu'il avait déjà préparé la bombe. Que si je ne voulais pas qu'il me la fourre dans la gorge et appuie sur la commande à distance, j'avais intérêt à la boucler. J'imagine qu'il se méfiait parce que, quelques heures plus tard, je me suis fait tabasser. Je n'ai rien Lino et Chavez se sont tirés. Je l'ai bouclé quand Penny est venue me trouver en disant que la bombe, c'était Lino, mais que, désormais, c'était elle qui avait le doigt sur la détente et qu'au moindre écart ils me feraient ce que Lino et elle avaient fait à son vieux. — Une seconde, intervint Eve. Penny Soto vous a-t-elle raconté ce que Lino et elle avaient fait à son père ? — Us s'en vantaient sans arrêt. Us racontaient comment ils avaient découpé Nick Soto en morceaux. Comment ils avaient obtenu leur X ensemble. — Bien. Poursuivez. — C'est à peu près tout. Deux jours après le départ de Lino, la sandwicherie a sauté. J'ai continué de la fermer. Je n'ai rien dit, et cinq personnes sont mortes. — Vous étiez au courant cette fois ? — Oui. Il écrasa le gobelet dans sa main. — Je ne savais pas quand ni où aurait lieu l'attentat, mais je savais qu'ils allaient le commettre. Je savais qu'il y aurait des morts puisque Penny en réclamait, et que Lino lui offrait toujours tout ce qu'elle voulait. Je n'ai pas bougé. Je suis allé me saouler, et je le suis resté un bon moment. — Quand avez-vous vu Lino Martinez pour la dernière fois ?— Le jour de notre dispute. J'attendais qu'il revienne, il n'est jamais revenu. Chavez non plus. Penny a dirigé les Soldados un certain temps, mais le gang a fini par voler en éclats. J'ai écopé d'une peine de prison pour avoir cambriolé une épicerie. À ma sortie, elle est passée me voir pour me rappeler que si je l'ouvrais, j'en paierais les conséquences. — Bien, Joe. Revenons sur certains points. Eve se fit préciser un certain nombre de choses, entra dans les détails. Quand elle eut le sentiment que tout avait été dit, elle opina. — Je tiens à vous remercier d'être venu. Vous nous avez été d'une aide précieuse. Elle se leva, et il la dévisagea, l'air stupéfait. — C'est tout ? — Oui. À moins que vous n'ayez quelque chose à ajouter. — Non, mais... Je suis en état d'arrestation ? — Pourquoi ? — Euh... je ne sais pas, moi, rétention d'informations ou... complicité. — Non, Joe. Vous êtes libre. Vous serez peut-être convoqué pour témoigner au procès. Si c'est le cas, confirmerez-vous ce que vous nous avez appris aujourd'hui ? — Nous avons trois enfants. Je dois leur montrer l'exemple. — C'est parfait. Rentrez chez vous. Eve sortit pour rejoindre Reo en salle d'observation. — Pour lui, c'est bon, déclara Reo. Mais si vous vous imaginez que nous allons remporter la partie contre Penny Soto avec comme seul témoignage la parole et les souvenirs d'un ex-membre du gang... — Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas fini. La prochaine sur la liste s'appelle Juanita Turner, mère d'une de ces victimes que Penny avait exigées. C'est elle qui a empoisonné Lino Martinez. Elle est en salle A. Autant vous prévenir, Mira sera avec vous en salle d'observation, et je suis presque sûre qu'elle conclura à la responsabilité atténuée. — Aujourd'hui, vous êtes flic, avocat et psy, commenta Reo d'un ton sarcastique. Comment faites-vous ? Eve se servit un café, l'avala, puis se tourna vers Peabody. — Prête ? — Oui. — À vous l'honneur, fit-elle en s'éloignant. — Quoi ? s'écria Peabody en piquant un sprint pour la rattraper. Ai-je bien entendu ? Je dirige l'interrogatoire ? Pour toute réponse, Eve pénétra dans la pièce. Elle s'assit sans mot dire. — Euh... enregistrement, attaqua Peabody avant de débiter les formalités d'usage. Madame Turner, vous a-t-on cité vos droits ? — Oui. — Vous comprenez donc vos droits et obligations ? — Oui, oui. — Madame Turner, fréquentez-vous l'église catholique de Saint-Cristobal ? — Oui. — Connaissiez-vous le père Miguel Flores ? — Non. Juanita redressa la tête, le regard luisant de colère. — Parce que le père Flores n'est jamais venu à Saint-Cristobal. Un menteur et un meurtrier a pris sa place. Le véritable père Flores est sans doute mort. Probablement assassiné. Qu'en pensez-vous ? Que faites-vous à ce sujet ? Peabody conserva une expression neutre. — Connaissez-vous l'identité de l'homme qui s'est fait passer pour le père Flores ? demanda-t-elle d'un ton sec. — Lino Martinez. Un assassin. — Comment en êtes-vous arrivée à découvrir son identité ? Elle haussa les épaules, détourna les yeux. — Je l'ai deviné. Premier mensonge, songea Eve. — Comment ? intervint-elle. — Certains de ses propos, son comportement, des regards. Quelle importance ? — Vous avez travaillé avec lui au centre d'animation pendant plus de cinq ans, insista Eve. Vous fréquentiez l'église. Depuis quand saviez-vous qui il était réellement ? — Je savais ce que je savais. Elle croisa les bras et fixa le mur. Mais ses tressaillements trahissaient son malaise. — On se fiche de savoir depuis quand, grommela-t-elle. — Madame Turner, n'est-ce pas plutôt que l'on vous a révélé son identité ? reprit Peabody. Vous n'aviez rien deviné du tout. On vous l'a dit. Sa voix se radoucit. — Penny Soto vous a-t-elle menacée, madame Turner ? — Pourquoi l'aurait-elle fait ? — Pour s'assurer de votre silence. Pour que vous seule payiez pour le meurtre de Lino Martinez. Car vous l'avez tué, n'est-ce pas ? — Je ne suis pas obligée de vous répondre. — Ça suffit ! explosa Eve en se levant si brusquement qu'elle en renversa sa chaise. Vous voulez jouer, Juanita, alors nous allons jouer. Penny Soto vous a appris que Martinez vous dupait, dupait tout le monde. Lino Martinez, l'homme responsable de la mort de votre fils, était là, sous votre nez, déguisé en prêtre. C'est là que vous avez vu dans son jeu. Après qu'elle vous a raconté que c'était lui, l'auteur de l'attentat dans lequel votre fils avait péri. Abattant les mains sur la table, Eve se pencha en avant. Juanita sursauta et les larmes se mirent à couler sur ses joues. — Elle vous a aidée à planifier chaque étape de votre vengeance, pas vrai ? — Où étiez-vous ? riposta Juanita. Où étiez-vous quand il a tué mon bébé ? Quand le chagrin a poussé mon mari au suicide ? Il s'est donné la mort, il ne verra jamais Dieu, ni notre fils. Voilà ce qu'a fait ce salaud. Où étiez-vous ? — Vous avez éprouvé le besoin de lui faire payer son crime. La police n'y était pas parvenue, vous vous en êtes donc chargée vous-même. — Quinto était mon unique enfant, notre unique enfant. Je lui avais appris à ne pas se fier à la couleur de la peau - la couleur de la peau, ce n'est rien. Nous sommes tous les enfants de Dieu. C'était un bon garçon. Je lui avais expliqué qu'il devait travailler, que nous devions tous gagner notre vie. C'est pour ça qu'il a accepté ce job de serveur, là où ils l'ont tué. A cause de moi. Secouée de sanglots, elle enchaîna : — Peu importe ce que vous direz, ce que vous ferez ! C'est moi qui ai envoyé mon fils à la mort. Vous pouvez m'enfermer jusqu'à la fin de mes jours, je n'ai plus rien à perdre. Il n'y a pas de salut sans rédemption. Je ne peux pas demander le pardon. J'ai tué celui qui avait tué mon fils. Et je ne m'en repens pas. J'espère qu'il brûle en enfer. — Madame Turner, madame Turner, intervint Peabody d'une voix apaisante. Vous étiez la mère de Quinto. Il n'avait que seize ans. Cette perte vous a anéantie. Et quand Penny vous a appris que celui que vous preniez pour le père Flores était Lino Martinez, elle a réveillé en vous des souvenirs atroces. — Je ne l'ai pas crue. Au début, je ne l'ai pas crue. Comme elle baissait la tête, Eve gratifia Peabody d'un hochement de tête approbateur. — Pourquoi me racontait-elle tout ça ? Elle avait été sa pute autrefois. Comment pouvais-je la croire ? Je travaillais avec lui, il me donnait la communion, me confessait. Mais... — Elle a fini par vous convaincre, trancha Peabody. — J'ai commencé à noter certains détails. Sa démarche. Sa passion pour le basket. Il était si fier de ses talents avec le ballon et le panier. Son regard... — Et si elle vous avait menti ? contre-attaqua Eve. Vous avez éliminé un homme sur sa seule parole ? La parole de la pute de Lino Martinez ? — Non. Elle avait un enregistrement d'une de leurs conversations. Il se vantait d'avoir trompé tout le monde. D'être à la fois prêtre et pécheur. Elle lui demandait alors quel était son véritable nom et il éclatait de rire. Lino Martinez, répondait-il. Même sa mère n'était pas au courant. Mais bientôt, on le reconnaîtrait, on le respecterait, on l'envierait. Plus que quelques mois de patience. — Elle a enregistré cette conversation pour vous ? — Elle m'a dit que j'aurais besoin de preuves. Qu'elle avait honte de ce qu'il l'avait obligée à faire. De ce qu'il continuait à l'obliger à faire. Elle l'avait aimé dans sa jeunesse, puis de nouveau lors de leurs retrouvailles. Mais quand il lui avait révélé la vérité sur ses actes... la bombe... elle n'avait pas supporté. Juanita s'essuya les yeux. — Qui supporterait ? Personne. Pas elle. Elle avait rencontré Dieu, et trouvé la force de venir me voir. — Et elle vous a aidée, suggéra Peabody avec douceur. Elle comprenait votre désespoir et a proposé de vous aider. — Il ne paierait jamais pour Quinto à moins que je ne me charge de le faire payer. Je savais où me procurer le poison. Je savais comment m'introduire dans l'église, le presbytère, la sacristie. Pourtant, j'ai attendu. J'ai attendu parce que ôter la vie, même pour rendre justice, c'est un acte terrible. Puis elle m'a présenté un deuxième enregistrement dans lequel il se vantait d'avoir planifié l'attentat. Il expliquait qu'il avait fait semblant de partir quelques jours avant l'explosion, mais qu'il avait assisté à la scène de loin. Il s'en était allé ensuite. Mission accomplie. Elle se redressa brusquement. — Dieu voudrait-il qu'un tel homme demeure impuni ? reprit-elle d'un ton plein de défi. — Racontez-nous tout, Juanita, dit Eve. Comment vous y êtes-vous prise ? — Le vieux M. Ortiz est décédé. C'était un homme bon, apprécié de tous. J'ai vu là un signe. Je savais que l'église serait pleine et que ce meurtrier officierait. Je suis allée au presbytère avant l'arrivée de Rosa, pendant la messe du matin. J'ai pris les clés du tabernacle. Quand le père Lopez a quitté l'église, j'ai pénétré dans la sacristie et versé le poison dans le vin. Le corps entier de Juanita tremblait. — Dans le vin, qui ne serait jamais le sang du Christ. Je serais la main de Dieu, m'avait-elle dit. — Penny ? — Oui, elle a dit que c'était la main de Dieu qui l'abattrait. Je me suis assise sur un banc et je l'ai regardé dire ses fausses prières sur la dépouille de ce cher M. Ortiz. Je l'ai regardé boire le vin. Je l'ai regardé mourir. Puis, comme il l'avait fait avec mon fils, je m'en suis allée. Mission accomplie. — Vous vous êtes confessée au père Lopez. Non, n'ayez crainte, il ne m'a rien dit. Il a refusé. Mais vous vous êtes confessée à lui. Pourquoi ? — J'espérais le pardon. Mais le père Lopez m'a conseillé de me dénoncer à la police, de me repentir. Comment le pourrais-je ? Si je rejoins Lino en enfer, ce sera par la volonté de Dieu. Je sais que mon fils est au paradis. — Pourquoi n'avez-vous pas été trouver la police ou le père Lopez pour leur raconter ce que Penny vous avait révélé ? Cette fois, Juanita devint rouge de colère. — Elle avait prévenu la police. On n'avait pas voulu la croire. Elle leur a dit qu'il allait la tuer. Il l'avait menacée de la tuer si elle le trahissait. Elle m'a montré les bleus là où il l'avait frappée. Je ne voulais pas avoir son sang sur les mains. — Elle vous a manipulée, lâcha Eve d'un ton neutre en se levant pour se servir un verre d'eau. Elle a manipulé Lino, elle vous a manipulée, et vous avez tous deux fait exactement ce qu'elle souhaitait. Est-ce lui qui a confectionné la bombe ? Oui, nous en sommes à peu près sûrs. Est-ce lui qui a planifié l'attentat ? Idem. Mais Penny a omis de vous préciser que c'est elle qui lui a suggéré d'augmenter la puissance de la deuxième bombe, elle qui a appuyé sur le détonateur. Elle a tué votre fils, madame Turner. Et elle s'est servie de vous pour tuer Lino. Juanita avait blêmi. — Je ne vous crois pas. — Ça n'a pas d'importance. Je vais le prouver. Ce que j'essaie de vous faire comprendre, madame Turner, c'est que vous n'avez pas accompli la volonté de Dieu. Vous avez accompli la volonté de Penny Soto. Vous n'étiez pas la main de Dieu, mais celle de Penny Soto. Cette femme est tout aussi responsable que Lino Martinez de la mort de votre fils et du suicide de votre mari. — Vous mentez. — C'était pour l'argent, continua Eve, impitoyable. Ne lui avez-vous jamais demandé, ne vous êtes-vows jamais demandé pourquoi il était revenu, pourquoi il avait vécu cinq ans dans la peau d'un prêtre ? — Je... — Cela ne vous est pas venu à l'esprit parce que vous étiez obsédée par votre fils. Posez-vous la question maintenant. Pourquoi un homme comme lui vivrait-il comme il vivait ? Pour l'argent, Juanita. Une somme colossale, qu'il avait l'intention de partager avec Penny Soto. Grâce à vous, elle pourra tout garder pour elle. — C'est faux ! C'est impossible. Elle le craignait. Il la battait, la maltraitait, il disait qu'il allait la tuer. — Mensonges. Mensonges. Mensonges. Si c'était vrai, pourquoi ne l'a-t-elle pas quitté ? Elle n'a aucune attache ici. Pas de famille, pas d'amis, un boulot qu'elle pourrait retrouver n'importe où. Pourquoi ne pas monter dans un car et partir à l'aventure ? Le lui avez-vous demandé ? — Il a dit qu'il avait regardé l'explosion. Il riait. Il a dit que c'était lui. — De son plein gré ? Il a raconté tout ça à une femme qu'il aurait battue, maltraitée, menacée ? Réfléchissez ! Juanita se mit à respirer par à-coups. — Elle... elle... — Parfaitement. Elle. Mais cette fois, c'est moi qui serai la main de Dieu. Eve laissa Juanita en compagnie de Peabody et referma la porte sur ses sanglots. Elle s'adossa contre le mur un court instant. Puis elle pénétra dans la salle d'observation où elle trouva Reo, Mira et le père Lopez. — Puis-je voir Juanita, lieutenant ? s'enquit Lopez. — Pas tout de suite, mais si vous voulez bien patienter dehors, je vous arrange ça au plus vite. — Merci. Merci de m'avoir autorisé à venir. Il se tourna vers Reo. — J'espère que la compassion vous aidera à tempérer la loi. Eve attendit que Lopez fût sorti. — Alors ? demanda-t-elle à Reo. — Homicide avec circonstances atténuantes. Je demanderai entre dix et quinze ans, sur planète, en sécurité minimum. Et elle subira une évaluation psychiatrique complète. Eve opina. — Elle sortira avant, dit-elle. Ce n'est pas une question de réhabilitation, mais de salut. — Il faut qu'elle paie, Eve, intervint Mira, le regard rivé sur la femme en pleurs de l'autre côté de la vitre. Pas seulement vis-à-vis de la loi,mais vis-à-vis d'elle-même. Elle ne pourra jamais vivre avec ce poids sur la conscience si elle n'est pas punie. Elle ne trouvera le salut qu'à travers le pardon. — Je comprends, murmura Eve. Je vais l'inculper. — Je connais un bon avocat qui acceptera de la défendre bénévolement, annonça Reo. Je m'en occupe. Pendant ce temps, coincez-moi cette salope de Soto. — C'est sur le feu. — Tenez-moi au courant, fit Reo en se dirigeant vers la porte. Docteur Mira, je vous verrai à la soirée de Louise. — Merci d'être venue, dit Eve à Mira, et d'avoir donné votre avis à Reo. — Je crois qu'elle serait parvenue à la même conclusion toute seule. Vous avez mené cet interrogatoire de main de maître. Lui faire comprendre que Penny avait tout orchestré a eu un effet dévastateur. Elle cherchera de l'aide auprès de son confesseur. Elle cherchera le salut. — C'est à elle d'en décider. Je désirais surtout obtenir les informations dont j'avais besoin sur Penny. — Vous vouliez aussi l'aider autant que possible. Eve leva une épaule. — Possible. 22 McNab s'avança d'un pas nonchalant dans la salle commune de la Criminelle et gratifia Peabody d'un haussement de sourcils lubrique. En réponse, elle lui lança un regard noir. Imperturbable, il s'approcha de son bureau et s'y percha. — Bouge tes fesses de là, marmonna-t-elle. Je bosse. — Tu les adores, mes fesses. Elles portent encore les marques de tes dents après la nuit dernière. Elle renifla, se détourna légèrement. — Cela n'a rien à voir avec le sexe. — Si on s'offrait une pause de cinq minutes ? — Je viens de te dire que j'ai du boulot. Elle pivota vers lui. — Tu as peut-être tout le temps de traînailler, mais pas moi. Tu seras heureux d'apprendre que je suis en train de rédiger le rapport de l'interrogatoire avec Juanita Turner, et que les rues de New York sont désormais à l'abri des méfaits d'une mère désespérée qu'une salope avide a utilisée pour commettre un meurtre, McNab pianota sur son genou en la dévisageant. — Très bien. On prend ces cinq minutes et on crève l'abcès. — Tu es bouché ? riposta-t-elle. Je viens de te dire que je suis occupée. Il jeta un coup d'œil au bureau voisin. — Carmichael, ça vous amuserait de voir Peabody et moi nous disputer, puis nous réconcilier ? — Pourquoi pas ? répondit Carmichael tout en consultant les données affichées sur son écran. Mais déshabillez-vous d'abord. — Espèce de perverse, grommela Peabody. Elle se leva cependant et fonça vers la porte. McNab gratifia Carmichael d'un sourire avant de lui emboîter le pas. — Hé ! Et mon strip-tease, alors ? lança Carmichael. — Je suppose que tu trouves ça drôle, commença Peabody une fois dans le couloir. Elle se retrouva plaquée contre le mur, près du distributeur, la bouche très active. Un flot de chaleur fusa de son ventre à son cerveau. Elle parvint à reprendre son souffle comme deux uniformes qui passaient s'immobilisaient pour applaudir. — Merde ! souffla-t-elle. Arrête ! Qu'est-ce qui te prend ? — Je n'y peux rien. Tes lèvres étaient là et elles me manquaient. — Ce que tu peux être bête. Elle lui attrapa la main et l'entraîna à sa suite. Elle passa la tête dans une pièce, constata qu'elle était libre et l'y tira. — Écoute. Cette fois, elle se retrouva contre la porte. Elle s'abandonna le temps de refermer les mains sur les fesses de McNab. Retombant soudain sur terre, elle le repoussa. — Ça suffit. Tu es incorrigible. A son grand regret, il recula d'un pas et fourra les mains dans ses poches. — Tu es toujours en rogne à cause de ce matin, aussi permets-moi de te poser une question : Veux-tu que je sois toujours d'accord avec toi sur tout ? — Non, mais... Peut-être. Tu veux que je sois toujours d'accord avec toi sur tout. — Pas tant que ça. Quand tu t'opposes à moi, cela me donne à réfléchir. Et même après, si je ne change pas d'opinion, ce n'est pas grave. Parce que ce que tu penses fait que tu es celle que tu es. À savoir mon amour. — Mince, chuchota-t-elle après un bref silence. Mince. Te voilà redevenu lucide et intelligent. Tu as raison. J'ai eu pitié de Juanita, et ta dureté à son égard m'a poussée à remettre en cause mes qualités de flic. Il lui tapota affectueusement l'épaule. — Tu te trompes. — Certains jours, j'ai du mal à croire que je suis arrivée jusque-là. New York, le Central, Dallas, l'insigne d'inspecteur. Je me dis que quelqu'un va me regarder droit dans les yeux et me renvoyer dans ma campagne. — Pense à tous les méchants que tu as aidé à mettre en prison. — Mouais... Elle aspira une grande bouffée d'air. — Mouais. Mais Juanita n'est pas une de ces criminelles qu'on enferme en disant : « Bon boulot, allons fêter ça autour d'une bière. » — L'enquête est close ? — Presque. — Contente-toi de cela. Tu ne peux pas assumer à la fois le rôle de substitut du procureur, de juge ou de jury. Ton rôle, c'est d'enquêter. — Je sais, je sais. Mais cette fois... Dallas avait convoqué Reo et Mira, et même le prêtre. Juanita devra payer, mais la peine sera moins sévère qu'elle n'aurait pu l'être. — L'autre paiera plein pot. C'est votre objectif, à Dallas et à toi, pas vrai ? Et j'ai un petit quelque chose qui pourrait vous aider. — Quoi ? — Je me rendais justement chez Dallas quand je t'ai aperçue. J'ai eu un moment d'égarement. — Allons-y. — Hé, on pourrait peut-être prendre cinq minutes de plus pour... — Non ! protesta-t-elle, en riant cette fois. Pas question. Mais tu ne perds rien"pour attendre. — Olé ! Dans son bureau, Eve étudiait le plan sur son écran. Elle effectua quelques calculs rapides. Plusieurs solutions s'offraient à elle. Le problème - qu'elle contournerait le cas échéant - c'était que toutes les propriétés Ortega étaient occupées. Si elle décidait d'opérer une descente dans l'une d'entre elles, si basique soit-elle, elle devrait les faire évacuer. Si la situation dérapait, si un civil était blessé, ça lui retomberait dessus. Elle se tourna vers son communicateur et contacta le bureau de Connors. Connaissant la routine, elle se plia aux politesses d'usage avec Caro, son assistante. — Il est en réunion, mais je peux vous le passer si c'est important. — Non, ce n'est pas la peine. Avez-vous une idée du temps que cela va durer ? — Il a un autre rendez-vous dans trente minutes. — Qu'il me rappelle juste avant. Si j'ai besoin de lui d'ici là, je vous demanderai de l'interrompre. Merci. — À votre service, lieutenant. Eve se programma un café et reprit son examen de la carte. — Si vous n'avez rien pour moi, attaqua-t-elle quand Peabody et McNab apparurent sur le seuil, fichez le camp. — Que diriez-vous d'un communicateur jetable que Juanita Turner n'aurait pas jeté ? Eve releva brusquement la tête, les yeux brillants. — Si vous avez un enregistrement de Penny Soto crachant des aveux, je ferai mine de ne rien voir la prochaine fois que vous peloterez Peabody devant moi, déclara-t-elle. Peut-être même que je vous serrerai dans mes bras. — La chance est avec moi aujourd'hui, railla McNab. Il sortit l'appareil sous scellés et un disque de l'une de ses innombrables poches. — J'ai copié les transmissions sur le disque. L'interlocuteur a bloqué la vidéo de son côté, mais la voix correspond. Du coup, j'ai pris l'initiative de la comparer avec celle de votre interrogatoire de Penny Soto. Dans le mille. Eve s'empara du disque et le glissa dans la fente de son ordinateur. — La dernière devrait suffire, précisa McNab. — Ordinateur, sélectionner la dernière transmission sur le disque. Requête entendue... Transmission vocale uniquement. En cours... — Allô? Pen... — Pas de noms, rappelez-vous. Et n'oubliez pas : vous devez absolument jeter ce communicateur dans une benne de recyclage. N'oubliez pas. Le sourire d'Eve s'élargit, devint féroce. — Je n'oublierai pas, mais... — J'ai pensé que vous éprouveriez le besoin de vous confier à quelqu'un. Sachez que vous avez une amie, quelqu'un qui comprend ce que vous allez faire demain. Qui comprend pourquoi vous devez le faire. — J'ai prié toute la journée, demandé à Dieu de m'aider. De me donner la force d'agir pour le mieux. Je ne suis pas certaine... — Il m'a encore violée ce soir. — Non, oh non... — J'ai tenu le coup. En priant, et parce que je sais que ça ne se reproduira plus jamais. Ça ne se reproduira plus parce que vous allez l'en empêcher. Je crois que, sans cette certitude, je ne tiendrais pas. Je serais capable de me tuer pour échapper à cet enfer. — Non ! Pen... non, il ne faut pas. La vie est le plus précieux des cadeaux. Et c'est pour cela que je m'interroge, que j'interroge Dieu. Même si cela paraît justifié, ai-je le droit de lui prendre la sienne ? — Il a tué votre fils, votre mari. Il a tué beaucoup de gens et personne ne l'a arrêté. Aujourd'hui, il se moque de Dieu. Et ce soir... après m'avoir violée, il m'a dit qu'il s'ennuyait. Qu'il envisageait de partir... et de m'obliger à le suivre. Sauf qu'avant, il veut placer une bombe dans l'église. Il veut la faire sauter. Un dimanche, quand elle sera pleine de monde. — Ô mon Dieu, non ! — Vous êtes notre unique espoir. Dieu a mis cela entre vos mains. Vous êtes Sa main à présent. Demain. Promettez-moi que vous l'arrêterez demain sinon je ne suis pas sûre de tenir cette nuit. Promettez-moi de mettre fin à ce supplice afin qu'il soit jugé par Dieu. — Oui. Oui, demain. — Promettez-le-moi. Jurez-le sur la tête de votre fils. Le fils qu'il a assassiné. — Je vous le jure. Sur la tête de mon Quinto. — Détruisez le communicateur. N'oubliez pas. Dès que ce sera fait, détruisez le communicateur. — Dieu vous bénisse. — Les empreintes vocales correspondent. Expéditeur Penny Soto, récepteur Juanita Turner. Absolument. Positivement, décréta McNab. Ça sent la conspiration pour meurtre. — Ouais. Et nous commencerons par ça. — Vous pouvez me serrer dans vos bras à présent, annonça McNab. Les deux femmes l'ignorèrent. — Je suppose que Juanita a oublié de se débarrasser de l'appareil, dit Peabody. — Non. Elle n'a pas oublié. Elle en avait besoin. Elle voulait réécouter l'enregistrement avant de le tuer, puis après. Elle voulait entendre Penny pour apaiser sa conscience. Nous avons là de quoi épingler Soto. Nous avons aussi des informations sur les attentats, mais ce n'est pas encore bouclé. Il suffira de tourner la clé dans la serrure, songeat-elle. Un chouïa. — De plus, elle est complice dans l'affaire Flores et Ortega, enchaîna-t-elle. Si nous la jouons finement, elle ne reverra plus jamais la lumière du jour. Nous allons donc nous débrouiller pour la jouer finement. Son communicateur bipa. C'était Connors. — Réservez-moi une salle de conférence. J'ai besoin de Baxter et de Trueheart. — Ils surveillent Penny. — Relevez-les, rameutez-les. Réunion dans trente minutes ! Dallas, ajouta-t-elle en prenant sa communication. — Que puis-je faire pour toi, lieutenant ? — As-tu des locaux non occupés - commerciaux ou résidentiels -, de préférence dans l'Upper East Side ? — Je suppose que oui. Pourquoi ? — Il m'en faudrait un pour quelques heures. — Tu organises une fête ? — En quelque sorte. L'idéal, ce serait dans El Barrio ou à proximité. — Que dirais-tu d'un quadruplex en cours de rénovation, 95e rue Est ? — Tu viens de le sortir de ton chapeau ? — Non. Je me suis renseigné, rétorqua-t-il avec un sourire effronté. Alors ? — Il me faut l'adresse exacte, une description officielle, sa valeur actuelle sur le marché, ce genre de bêtises. Si je pouvais avoir tout ça ainsi que les codes d'accès d'ici... 16 heures, ce serait le bonheur. — Je te rappelle, fit Connors avant de couper la communication. Eve se concentra de nouveau sur le plan. Ça pourrait marcher. Ça devrait marcher. Elle joignit Feinburg. — Je vais avoir besoin de vous au Central. — Lieutenant, je vous ai déjà expliqué que je recevais des clients toute la journée. — Reportez vos rendez-vous. J'ai besoin de vous ici, à la Criminelle, d'ici une heure maximum. Vous ne tenez pas à ce que vos chers clients apprennent votre implication dans une arnaque majeure incluant plusieurs meurtres depuis six ans, j'imagine ? — J'arrive. — Vous avez intérêt, marmonna Eve en raccrochant. Elle rassembla ses affaires, vérifia quelle salle de conférence Peabody avait retenue, puis, tout en s'y rendant au pas de charge, contacta le commandant pour faire le point. — Les empreintes vocales et les déclarations de Turner suffiront à la serrer pour l'affaire Saint-Cris-tobal. — Oui, commandant. — Il faut intervenir rapidement. Turner va susciter la sympathie et attirer l'attention des médias. Coincer Soto désamorcera en partie la situation. — J'ai l'intention de la coincer pour ce crime et pour beaucoup d'autres. Cette opération me le permettra. Elle mordra à l'appât. C'est par avidité qu'elle a poussé Juanita à éliminer Lino. Par avidité qu'elle va tomber dans le piège que nous lui tendons. Ce sera plus fort qu'elle. Et une fois coincée, nous pourrons établir le lien entre elle, Flores et Ortega, voire Chavez. Trois meurtres supplémentaires. — Suspectés. — Oui, commandant. Je m'en servirai pour lui soutirer des aveux sur les attentats. — Vous avez le jour, vous avez l'opération. Si quoi que ce soit dérape, clôturez l'affaire Saint-Cristobal. — Oui, commandant. Elle raccrocha et pénétra dans la salle de conférence. — L'équipe de relais est en route, lieutenant, annonça Peabody. Baxter et Trueheart ne vont pas tarder. — Bien. Joignez l'inspecteur Stuben à la quarante-sixième, demandez-lui si son ex-partenaire et lui veulent participer... Vous êtes encore là, vous ? aboya-t-elle à l'adresse de McNab. — Vous avez dit réunion, et vous ne m'avez pas chassé. — En fait, vous pourriez m'être utile. L'avocat de cette garce est en chemin. Vous mettrez son commu-nicateur sur écoute. Vous sauvegarderez toutes les transmissions entrantes et vous remonterez à la source. — Entendu. — Ouste ! Eve fixa une photo de Penny Soto au milieu d'un tableau. — On l'arrête avant ce soir. Une heure plus tard, McNab peaufinait son dispositif. Sur le tableau, autour de la photo de Penny, figuraient toutes les victimes qui pouvaient lui être associées. Quand Feeney apparut, Eve lui adressa un regard surpris. — Salut ! fit-elle. — Salut ! Quand tu me piques un gars, j'aime bien savoir pourquoi. — Désolée. J'aurais dû te prévenir, admit-elle en fourrant la main dans ses cheveux. Mais je suis débordée. — U paraît, dit-il en s'approchant de McNab pour jeter un coup d'œil sur son écran. J'ai donc décidé de me déplacer. — Je t'en remercie. Baxter, Trueheart, ajouta-t-elle comme tous deux franchissaient le seuil. Nous avons deux inspecteurs qui viennent de la quarante-sixième. Je les attends avant de commencer le briefing. Nous allons dev... Elle fronça les sourcils en voyant Connors pénétrer dans la pièce, puis se dirigea vers lui pour l'intercepter. — Je n'avais besoin que des données. — Ce sont mes données, ma propriété, répliqua-t-il avec un sourire. Moi aussi, j'ai envie de jouer. Il lui tendit un disque et alla' rejoindre Feeney qui se tenait derrière McNab. À l'arrivée des inspecteurs Stuben et Kohn, Eve fit les présentations et leur résuma ce qu'elle savait de Penney Soto. — Pour l'heure, nous gardons l'arrestation de Juanita Turner sous le manteau. J'ai l'intention de prendre Penny de court en la lui annonçant quand nous la ramènerons ici. L'avocat est sur écoute. Si McNab a fait son boulot correctement, nous pourrons remonter aux sources de toutes ses communications, y compris celles adressées à Penny ou reçues par elle. Nous l'attirerons ici... Elle ouvrit le disque de Connors et afficha l'image d'un immeuble. — C'est un bâtiment résidentiel actuellement inoccupé ; ce qui nous permet d'éliminer tout facteur civil. L'avocat la contacte, lui annonce que cette propriété (il sous-entend que son associé connaissait son existence) fait désormais partie de l'héritage, suite au décès d'un vieux cousin de M. Ortega. Avec quelques termes juridiques bien placés, elle n'ira pas chercher plus loin. Il fera mine d'hésiter à lui fournir les codes d'accès. Elle insistera, elle les exigera. Et elle ira sur place dès qu'elle en aura l'occasion pour inspecter les lieux. Et c'est là que nous interviendrons. On continue à la filer. Elle fit apparaître un plan et zooma sur la 95e Rue. — Baxter et Trueheart seront positionnés ici et ici, expliqua-t-elle. En civil. Inspecteurs Stuben et Kohn, voulez-vous prendre cette moitié de l'appartement ? — Avec plaisir. — Peabody et moi nous tiendrons ici. L'équipe informatique et le véhicule, là. On la guette, on la cueille. Attention, elle risque de s'énerver. On l'amène ici et on la fait cracher. Des questions ? La réunion se prolongea encore une vingtaine de minutes, puis elle fit entrer l'avocat. — Voici ce que vous direz, annonça Eve en lui tendant une feuille. Vous pouvez utiliser vos propres mots, y ajouter un zeste de jargon juridique, mais l'essentiel est là. Compris ? — Pas complètement. S'il avait hérité d'une nouvelle propriété, j'en aurais certainement informé M. Aldo - enfin, celui que je croyais être M. Aldo. — Comment peut-elle savoir que vous ne l'avez pas fait ? Soyez aussi vague que vous le voulez. Les avocats sont très doués pour le flou artistique et l'inintelligible. Vous devez la convaincre que ce bien va lui revenir. Le quadruplex à l'adresse indiquée, d'une valeur de huit millions trois. Il vous faudra l'inciter à réagir, à demander davantage d'infos. Rien de plus. — Oui, mais... — Je pourrais me passer de vous, Feinburg, mais je ne veux pas qu'elle flaire le piège. Elle le croira parce que ça vient de vous. A vous de jouer. — Vous rédigez vos courriers électroniques par clavier ou vocalement ? s'enquit McNab. — Euh... vocalement. — Bien. Faites-le, mais ne l'envoyez pas. Je m'en chargerai. Quand vous vous voulez, ajouta-t-il. Feinburg s'assit, soupira. Il cita le nom du récepteur, son numéro de compte, puis s'attela au texte. Eve opina au fur et à mesure. Il était doué, songeat-elle. Il employait dix mots là où un seul aurait suffi. Elle savait exactement ce qu'il racontait, pourtant elle n'en comprenait que la moitié. Elle fit signe à McNab d'envoyer le message. — Et maintenant ? demanda Feinburg. — Nous passons du stationnaire au mobile. Elle n'a ni les coordonnées ni les codes. Elle va vous les demander. Nous serons sur place quand elle les obtiendra. On y va ! Connors fit entrer Eve et Peabody par la porte située le plus à l'ouest. Il jeta un coup d'œil aux inspecteurs qui pénétraient dans l'appartement par la porte principale. — Tu penses qu'elle va arriver par ce côté ? demanda-t-il à Eve. — Je veux laisser une chance aux collègues de la serrer. Mais, oui, je me dis qu'elle entrera par ici. Je croyais que tu devais donner un coup de main à McNab ? — Je préfère traîner avec Peabody et toi. Il inspecta le petit vestibule, le couloir, la pièce sur leur gauche. — Quand ce sera terminé, ce sera très joli, assurat-il. — Ces moulures sont d'origine, n'est-ce pas ? Waouh ! Mon frère en pisserait dans son pantalon ! s'exclama Peabody. — Seigneur, Peabody, si vous voulez faire le tour du propriétaire, pourquoi... Eve fut interrompue par le bip de son communicateur. — Dallas. — Elle a mordu, annonça Feeney. McNab va aider l'avocat à lui répondre. — Attendez vingt minutes. Qu'elle marine un peu. Elle prévint les autres membres de l'équipe. — Il ne nous reste plus qu'à patienter, conclut-elle. Ce ne sera pas long. Les réverbères étaient allumés quand Baxter la bipa une heure plus tard. — Le sujet arrive par l'ouest. À pied. Chemisier rouge, pantalon noir, sac noir. Démarche rapide. Atteindra votre position d'ici une minute. — Bien reçu. Restez où vous êtes. Personne n'intervient tant qu'elle n'a pas pénétré dans l'immeuble. — Dallas, elle est à la porte. — Ne bougez pas. Allez, salope, pensa-t-elle. D'où elle était, elle vit le clignotant du tableau de sécurité passer du rouge au vert. Elle retint son souffle. Penny entra, s'empressa de refermer derrière elle. Elle se tourna vers l'escalier et son visage se fendit d'un large sourire. À cet instant précis, Eve appuya sur l'interrupteur. — Surprise ! — Putain qu'est-ce que... ? Penny recula vers la porte. — J'ai organisé une petite fête sur le thème « Je vous arrête » : pour fraude, falsification de documents officiels, usurpation d'identité, complicité de plusieurs meurtres. Et ce n'est que le début. — N'importe quoi ! Vous délirez. — Si vous tentez de franchir cette porte, je vous accuse en plus de résistance aux autorités. — Vous l'avez déjà essayée, celle-là, riposta Penny. Et vous avez gagné que dalle ! Elle fit volte-face, ouvrit la porte à la volée. Comme Eve plongeait sur elle, elle se retourna en brandissant un couteau. La lame accrocha la manche d'Eve et le bout lui écorcha la peau. Penny tenta de frapper de nouveau, mais Eve esquiva. — Vous, vous l'avez déjà essayée, celle-là, lui rap-pela-telle. Derrière elle, Connors posa la main sur l'épaule de Peabody, qui s'apprêtait à sortir son arme. — Non, fit-il. Laissez-la-lui. — Seigneur, vous êtes vraiment stupide ! lança Eve en dégainant son arme. Couteau. Pistolet paralysant. À vous de voir. Lâchez-le ou c'est moi qui vous descends. Avec un plaisir fou. — J'ai pas besoin d'un putain de couteau pour vous massacrer ! riposta Penny en jetant ce dernier sur le sol. Mais vous, vous pouvez pas vous passer de votre pistolet. — Serait-ce un défi ? J'adore les défis ! D'ailleurs, au point où nous en sommes. Connors ! Eve lui lança son arme. — Alors ? Penny chargea, un mélange de haine et d'excitation lui tordant les traits. Eve sentit un flot de sang lui monter au cœur, au cerveau. Elle bloqua le poing de Penny, mais celle-ci enchaîna avec un coup de pied magistral dans la hanche tout en lui griffant le visage. Eve manœuvra, esquiva encore, frappa ici, puis là. Et décela une lueur de plaisir dans le regard de Penny. — Vous êtes nulle ! hurla celle-ci. Une mauviette. — Ah, parce que la bagarre a commencé ? rétorqua Eve. Je ne m'en étais pas rendu compte. Très bien. Sur ce, elle accéléra le mouvement. Un direct dans la mâchoire : la tête de Penny bascula en arrière comme une balle au bout d'une ficelle. Un coup de pied dans le ventre : Penny se plia en deux. Un uppercut : elle se redressa. Enfin un coup droit : elle s'effondra. Eve se pencha sur la jeune femme qui gisait inconsciente à ses pieds. — Le dernier, c'était pour Quinto Turner. Faites venir un panier à salade ! ordonna-t-elle. Elle fit signe à Connors de lui rendre son arme. — Tu saignes du nez, lieutenant. — Oui. Peabody, avez-vous noté que je saigne du nez ? — Oui, lieutenant. Vous avez aussi une écorchure au bras. — Ces blessures ont-elles bien été infligées par le suspect qui, en tentant de résister à son arrestation, a agressé un officier dans l'intention délibérée de le tuer ? — Affirmatif. — Parfait. Merci, ajouta-t-elle tandis que Connors lui tendait un mouchoir. Il s'approcha, couvrit de la main le micro accroché au revers de sa veste. — Tu voulais qu'elle se jette sur toi. Tu l'as manipulée, laissée te blesser afin d'avoir des preuves à exhiber. Pour pouvoir l'emmener au Central. — Possible, murmura-t-elle avec un sourire. Mais ça sera difficile à prouver. En attendant, je l'embarque et je la mets en cage. — Je t'accompagne. Autant profiter du spectacle jusqu'au bout. Penny fit appel au même avocat, hurla contre les brutalités policières, l'emprisonnement injustifié. Montoya menaça Dallas de poursuites même lorsqu'elle se présenta devant lui, sa blessure au bras bien visible, la figure sillonnée de marques d'ongles. — Commençons par le commencement, histoire d'être débarrassés. Rembobiner l'enregistrement. Pendant que la scène qui s'était déroulée dans l'appartement repassait, Eve reprit la parole. — Comme nous nous attendions à procéder à cette arrestation, tout a été filmé. On voit ici clairement le sujet m'attaquer avec un couteau dissimulé sur sa personne. Ce qu'elle avait déjà fait à une autre occasion. Eve avait compté sur le fait qu'elle réitérerait son geste. Elle arrêta l'appareil. — Agression sur un policier avec intention de le tuer. Cinquante ans. — N'importe quoi ! — Si vous changiez de refrain, Penny ? J'ai l'enregistrement, les témoins, le rapport du médecin, j'ai tout. D'autre part, je vous signale que notre système d'écoute - dûment autorisé - nous a permis de relever plusieurs transmissions reçues et envoyées à Feinburg. — Et alors ? — Penny, commença l'avocat. — Ça veut rien dire ! s'emporta-t-elle en poussant Montoya du coude. C'est Lino qui a manigancé ce deal. Je me suis contentée d'assurer le suivi. Pourquoi pas ? Je suis juste allée voir cette baraque, rien de plus. C'est pas un crime d'entrer dans une maison dont un putain d'avocat m'a filé les codes d'accès. — Erreur. Vous êtes coupable de fraude. Toutefois, j'accepterai peut-être de négocier avec vous si vous me dites où se trouvent Miguel Flores, José Ortega et Stephen Chavez. Nous souhaitons clore ce dossier. Eve se leva, s'assura que Penny notait sur son visage combien elle était irritée. — Mes supérieurs veulent qu'on en finisse, aussi je vous propose un marché. — Quel genre de marché ? — Je limite la charge pour fraude à la falsification de documents. Je ramène les charges pour intention de tuer un officier à une simple résistance aux autorités. Deux ans contre... environ soixante-dix. — C'est une proposition officielle. — Absolument. J'espère que vous refuserez. — Un instant ! Montoya se pencha pour chuchoter à l'oreille de Penny. Elle haussa une épaule. — Peut-être que Lino m'a menée en bateau. Eve se rassit en faisant mine d'être agacée et déçue. — A cause de mes supérieurs, je vous offre une chance inespérée, Penny. Mais si vous ne coopérez pas... — D'accord, grogna-t-elle. Lino et Steve traînaient avec Ortega ; ils voulaient le plumer d'une partie de ce que son vieux lui avait laissé. Ils l'ont fait chanter un moment, et ont réussi à lui soutirer dans les deux cent mille dollars. Chavez l'a poussé à reprendre de la drogue pour qu'ils puissent le harceler encore un peu plus. Ils étaient sur le point de récupérer le titre de propriété de notre ancien quartier général quand ce crétin a claqué d'une overdose. Us se sont retrouvés avec un cadavre sur les bras, et Lino était sacrément énervé. Elle s'adossa à sa chaise et s'esclaffa. — Jusqu'à ce qu'il ait une idée. Us l'enterrent dans le désert. Lino a les connaissances, et un joli magot, il entreprend de changer d'identité. U investit, obtient un certificat de mariage pour Ortega et lui. Ortega a toujours été gay, de toute façon, et ils ont partagé cette grosse maison pendant presque trois mois. D'un air nonchalant, Penny examina ses ongles vernis en noir et rouge. —Il antidate le certificat de mariage, donne du fric à des gars qu'il connaît du côté de Taos pour qu'ils racontent qu'ils ont connu Aldo et Ortega. Un couple marié et heureux. Elle se redressa, ricana. — Lino savait se couvrir. La plupart du temps. Il signale la disparition d'Ortega. Maintenant, il est assis sur une malle aux trésors parce que Ortega possède pour plusieurs millions de dollars de propriétés et bla-bla-bla. — Mais il doit rester assis sur sa malle pendant sept ans. — Exact. Il se dit qu'il va le faire sous l'identité de Ken Aldo, sauf qu'il peut pas revenir parce que n'importe qui le reconnaîtrait - même avec une barbe et une nouvelle couleur de cheveux. C'est là que le prêtre leur tombe du ciel. Lino m'a dit qu'il avait pas prévu de le tuer. Mais que ça lui a donné une idée. Il allait s'inventer un nouveau personnage et rentrer au bercail dans la peau d'un moine bouddhiste ou un truc de ce genre. Seulement, Chavez s'est mis à parler, le prêtre a capté et Chavez l'a tué. Il paraît qu'il l'a carrément massacré. Lino avait la foi, vous savez ? Il aimait pas l'idée de tuer un prêtre. Il était persuadé que ça lui porterait malheur. — Il devait se sentir très mal, en effet, railla Eve. — Tellement mal qu'il a descendu Chavez. Il m'a dit qu'il avait tenté de l'empêcher de découper le prêtre en morceaux, et c'est comme ça que c'est arrivé. Du reste, il en avait ras-le-bol de ces coups foireux. Il les a enterrés là où était Ortega. — Où? — Où ? répéta Penny, l'air rusé. Je peux vous le dire, mais il va falloir retirer les charges contre moi... Toutes les charges. — Ma cliente détient des informations d'une valeur certaine, intervint Montoya. Elle a coopéré jusqu'ici. Si vous voulez qu'elle continue, vous devez retirer toutes les charges qui pèsent sur elle. Je suis certain que les familles de ces hommes seront soulagées de pouvoir faire enfin leur deuil. Eve n'eut pas à feindre le dégoût. — Dites-moi où se trouvent les corps de Miguel Flores, de José Ortega et de Stephen Chavez. Quand nous'les aurons exhumés, les accusations de falsification de documents et de résistance s'envoleront. — Il a dit qu'il les avait enterrés à une centaine de kilomètres au sud de Vegas, dans un endroit appelé « L'église du diable » à cause d'un énorme rocher surmonté d'une pierre en forme de croix. Il a creusé le trou juste là, à la base. Il a toujours été croyant, vous comprenez ? Il était content de les enterrer au pied d'une croix. Penny ricana de nouveau, se trémoussa sur sa chaise. — Contente d'avoir traité avec vous, mauviette. Eve l'étudia sans ciller. — Nous n'avons pas tout à fait terminé. Revenons en arrière, Penny. Aux attentats de 2043. — C'était l'affaire de Lino. Aucune charge n'a été retenue contre lui. Je suis libre de m'en aller. — Non, vous ne l'êtes pas. Vous étiez au courant des intentions de Lino. Vous saviez qu'il projetait de poser ces bombes, de mettre la première sur le compte des Skulls. Cela fait de vous une complice. — J'avais quinze ans, qu'est-ce que je savais, moi ? — Vous étiez suffisamment âgée, selon mon témoin, pour participer à la planification et à l'exécution du premier attentat, puis pour aider à l'élaboration du deuxième. Et pour appuyer vous-même sur le détonateur. — Vous pouvez pas le prouver. — J'ai un témoin en état de parler, et qui est prêt à le faire. Vous êtes donc mêlée à six meurtres. — N'importe quoi ! N'importe quoi ! Elle agita la main devant Montoya quand il voulut s'en mêler. — Je suis assez grande pour me défendre, connard. J'étais mineure. Alors qu'est-ce que ça fait si j'ai appuyé sur ce foutu détonateur ? enchaîna-t-elle d'une voix stridente. L'explosion aurait pu expédier deux fois plus de monde en enfer que ça changerait rien. L'ordonnance de Clémence me couvre. — On pourrait le penser, mais le procureur rêve de remettre en cause cet argument, et vu que vous n'avez été ni arrêtée, ni interrogée, ni accusée de ce crime avant ou pendant la période de Clémence, vous êtes une proie de choix. — Vous divaguez complètement ! Elle se tourna vers l'avocat. — C'est des conneries. J'étais mineure. — Ne dites plus un mot, lui conseilla-t-il. Lieutenant, ma cliente... — Je n'ai pas fini. Autre plat au menu : conspiration pour le meurtre de Lino Martinez. Elle ne s'est pas débarrassée du communicateur jetable, Penny. Et maintenant qu'elle sait que c'est vous qui avez appuyé sur le détonateur, elle coopère pleinement. — Cette salope de Juanita a tué Lino. Penny bondit sur ses pieds en pointant l'index dans les airs. — Je l'ai pas touché. J'ai pas mis les pieds dans cette putain d'église. Juanita Turner a tué Lino. Elle peut pas me mettre ça sur le dos. — Je n'ai jamais dit de qui il s'agissait, fit remarquer Eve. — Je me fiche pas mal de ce que vous avez dit. Juanita a empoisonné Lino pour venger son môme. Vous pouvez pas me coller ça en plus. J'étais même pas là ! — D'où l'emploi du terme « conspiration ». — Je veux qu'on négocie. Vous acceptez de négocier et je vous raconterai comment elle s'y est prise. Vous, fermez-la ! aboya-t-elle à l'intention de Montoya comme il tentait de la faire taire. Écoutez-moi. C'est tout ce que je vous demande : écoutez-moi. Elle se rassit. — Cette salope est devenue hystérique quand elle a découvert que Lino était revenu, quand elle a su depuis combien de temps il était-là à se faire passer pour un prêtre. — Comment l'a-t-elle découvert ? — Bon, d'accord, ça m'a échappé un jour. Ça m'a échappé. C'est pas un crime. C'est elle qui l'a tué. Elle a profité des obsèques du vieux Ortiz, elle a récupéré les clés au presbytère. Elle a empoisonné le vin. Elle l'a fait parce que son fils avait sauté et que son mari s'était suicidé. — Merci de l'avoir confirmé. Officiellement. N'oublions pas par ailleurs la complicité dans les meurtres de Miguel Flores, de José Ortega et de Stephen Chavez. — Quoi ? Quoi ? Elle s'adressa à l'avocat : — Putain ! Vous dites rien, vous ? — Je crois qu'il est frappé de mutisme. — On avait passé un marché. Officiellement... — En ce qui concerne la fraude, et l'agression sur un officier de police avec intention de le tuer. Pas pour le reste. Ce fut au tour d'Eve de s'adosser à sa chaise. — Je pourrais tirer un trait sur ces charges dans la mesure où vous en avez pour, disons, deux vies entières d'incarcération. Hors planète, cage en béton, aucune possibilité de conditionnelle. Et quand bien même je m'en réjouis, vous méritez pire. Inspecteurs ? Stuben et Kohn entrèrent. Stuben prit la parole : — Vous êtes accusée du meurtre avec préméditation de... Il cita les noms des victimes des attentats. Quand Penny se leva d'un bond, Eve se contenta de lui tirer les bras dans le dos et de la menotter. — J'ai pensé que cela vous ferait plaisir de prononcer son inculpation, et de la mettre en cage, dit-elle aux inspecteurs. — C'est une bonne manière de clore le dossier. Merci, lieutenant. Elle écouta Penny débiter un torrent d'obscénités tandis qu'ils l'entraînaient hors de la pièce. — Arrêt de l'enregistrement. Vous ne vous attendiez sans doute pas à un tel dénouement, dit-elle à l'avocat. À votre place, je prendrais mes cliques et mes claques. Sur ce elle se détourna et sortit. Connors émergea de la salle d'observation. — Je suppose que nous partons pour le Nevada ce soir ? fit-il. Pas étonnant qu'elle soit folle dingue de cet homme ! — Oui, ce serait bien. Si ça ne t'ennuie pas, j'aimerais emmener quelqu'un avec nous. Épilogue Le rocher jetait son ombre en forme de croix sur le sable. Le ciel était presque blanc, la chaleur étouffante. Eve se tenait sous le rocher. Les jauges avaient rapidement repéré les corps, et les ouvriers avaient exhumé de la terre les restes de ce qui avait été autrefois des hommes. Sur l'un des squelettes reposaient une croix et une médaille en argent. Santa-Anna, en l'honneur de la mère du prêtre décédé. C'était suffisant. Malgré tout, ils avaient vérifié son identité à l'aide d'un échantillon d'ADN et du dossier dentaire. Eve se rappela ce que le flic local, l'inspecteur qui avait enquêté sur la disparition d'Ortega, lui avait dit : — Vous savez ce que c'est, on flaire quelque chose, mais on n'arrive pas à définir d'où vient l'odeur. Je savais que cette affaire puait. Mais le type - les papiers d'identité, les archives, les témoins - tout concordait. — Vous n'aviez aucune raison de penser qu'il n'était pas celui qu'il prétendait être. — Sauf pour l'odeur. On a fouillé la maison qu'ils avaient louée. Un bel endroit, croyez-moi. Très chic. Rien. Et pourtant, on a insisté. Rien. Les vêtements du disparu, du moins pour la plupart, n'étaient plus là et cet Aldo - Martinez - qui empestait comme une bouche d'égout. En creusant un peu, j'ai appris que le disparu avait eu des soucis avec les autorités pour des histoires de drogue. Je me suis dit qu'il avait détalé, qu'il était retombé dans l'intox. Et l'autre qui réclamait un prêtre, un conseiller. Seigneur ! J'ai regardé ce prêtre s'éloigner avec lui. Je les ai laissés partir. Mauvais endroit, mauvais moment, songea Eve. Comme pour le jeune Quinto Turner. La mort était une vraie garce. Elle était donc de retour devant le rocher, sous un soleil de plomb. Parce que le prêtre le lui avait demandé. Elle savait qu'il priait sur ces tombes désormais vides. Sans doute pour les trois, avec une égale dévotion. Mal à l'aise, elle se tint en retrait avec Connors. Lopez se tourna et posa sur elle son regard triste. — Merci. Pour tout. — Je n'ai fait que mon boulot. — Merci à vous deux. Je vous ai infligé ce supplice suffisamment longtemps. Ils se dirigèrent vers le petit avion qui les attendait non loin de là. — Un verre, mon père ? proposa Connors dès qu'ils furent à l'intérieur. — Je devrais vous demander de l'eau, mais... auriez-vous de la tequila, par hasard ? — Bien sûr. Connors alla lui-même chercher la bouteille et les verres. — Lieutenant, commença Lopez, me permettez-vous de vous appeler par votre prénom ? — La plupart des gens m'appellent Dallas. — Eve. La première femme créée par Dieu. — Oui. Et je la représente drôlement mal. Il esquissa un sourire. — Elle n'est pas la seule à endosser le blâme. Eve, j'ai requis l'autorisation d'organiser la messe de funérailles du père Flores à Saint-Cristobal et de l'enterrer là où nous enterrons nos prêtres. Si on me l'accorde, assisterez-vous à la cérémonie ? ' — J'essaierai. — C'est vous qui l'avez trouvé. Tout le monde n'aurait pas cherché. Ce n'était pas votre travail. — Bien sûr que si. Il sourit, but une gorgée d'alcool. — J'ai une question, reprit-elle. Je ne suis pas catholique - lui l'est plus ou moins, ajouta-t-elle en indiquant Connors Ce dernier changea de position, embarrassé. — Pas précisément. — Je ne le suis pas, je ne prendrai donc pas cela... comment dire... pour parole d'évangile, mais j'aimerais avoir l'avis de... d'un représentant de l'Église. — Quelle est votre question ? — C'est à propos d'un commentaire de Juanita Turner au cours de son interrogatoire. Ça me tracasse. Croyez-vous qu'un individu qui se suicide soit interdit de paradis, en supposant qu'il en existe un ? Lopez but de nouveau. — L'Église a une politique très ferme en ce qui concerne le suicide, même si celui-ci est devenu légal dans la plupart des pays, avec l'autorisation adéquate. — Donc, vous me répondez oui. — Les règles de l'Église sont très claires. Et les règles ignorent souvent le facteur humain et individuel. Ce qui n'est pas le cas de Dieu, selon moi. Je suis convaincu que sa compassion pour ses enfants est infinie. Je ne peux pas croire qu'il ferme sa porte à ceux qui souffrent, à ceux qui sombrent dans les abîmes du désespoir. Cette réponse vous satisfait-elle ? — Oui. Vous ne suivez pas toujours les règles. Elle observa son mari à la dérobée. — J'en connais un autre. Connors posa la main sur la sienne, entrelaça ses doigts aux siens. — Et moi, je connais quelqu'un qui y pense beaucoup trop. Il arrive que les lignes se brouillent, n'est-ce pas, père Lopez ? — Chale, je vous en prie. Et, oui, les lignes peuvent et doivent parfois se brouiller. Eve sourit en écoutant ces deux hommes aussi fascinants qu'intrigants débattre autour d'une bouteille de tequila. Par le hublot, elle regarda s'éloigner l'étendue dorée du désert tandis que l'avion bifurquait vers l'est pour les ramener à la maison.