1 Elle était morte et au paradis. Voire mieux, car pouvait-on faire l'amour et la grasse matinée au paradis ? Mais elle était bel et bien vivante, en pleine forme. Un peu somnolente, totalement satisfaite, et enchantée que la fin des Guerres Urbaines quarante ans auparavant ait donné lieu à ce congé de la Journée internationale de la paix. Ce dimanche de juin avait été choisi au hasard peut-être, mais de manière symbolique, certainement. Les résidus de cette période abominable souillaient sans doute encore certaines régions du globe, même en 2060. Mais elle se dit que les gens avaient droit à leurs défilés, barbecues, discours ronflants et autres longs week-ends bien arrosés. En ce qui la concernait, elle était ravie de pouvoir profiter de deux journées de repos d'affilée, quelle qu'en soit la raison. Surtout quand un dimanche commençait aussi bien que celui-ci. Eve Dallas, flic de la Criminelle et donneuse de coups de pied au cul, était allongée nue sur le corps de son mari, qui venait de l'envoyer au septième ciel. Elle songea qu'elle en avait fait autant pour lui tandis qu'il lui caressait distraitement les fesses, le cœur battant comme un marteau-piqueur. Galahad, leur chat grassouillet, décida de les rejoindre sur le lit maintenant que le spectacle était terminé. « Voilà notre heureuse petite famille réunie par cette belle matinée »pensa-t-elle. N'était-ce pas merveilleux ? Elle avait une heureuse petite famille, une maison somptueuse, un homme beau comme un dieu et fascinant qui l'aimait et (détail non négligeable) la comblait sur le plan sexuel. Cerise sur le gâteau : elle n'irait pas travailler aujourd'hui. Ronronnant avec presque autant d'enthousiasme que Galahad, elle blottit sa tête dans le cou de Connors. — C'est bon, murmura-t-elle. — C'est le moins qu'on puisse dire. Il l'étreignit. — Que veux-tu faire maintenant ? Le sourire aux lèvres, elle savoura le moment, les mélodieuses inflexions irlandaises de sa voix, la douceur des poils du chat qui lui donnait des coups de tête dans le bras pour réclamer son attention. Ou, plus prosaïquement, son petit-déjeuner. — Rien de spécial. — Je peux t'arranger cela. Connors changea de position et le chat s'étira vers lui, quémandant une caresse. Eve se hissa sur le coude pour contempler le visage de son mari. Il ouvrit les yeux. Seigneur ! Ces iris d'un bleu profond, ces cils épais, cette lueur taquine dans le regard qu'il ne réservait qu'à elle ! Se penchant vers lui, elle réclama ses lèvres en un baiser langoureux. — Je t'aime. Elle embrassa ses joues ombrées d'une barbe naissante. — Peut-être parce que tu es si mignon, ajoutat-elle. « C'est vrai », songea-t-elle tandis que Galahad rampait sous son bras pour se pelotonner entre eux. Cette bouche sculptée, ce regard envoûtant, cette sombre chevelure lisse encadrant un visage aux traits réguliers. Si l'on ajoutait a cela une silhouette longue et musclée, l'ensemble frisait la perfection. Il parvint à l'enlacer de nouveau en dépit du chat. — Qu'est-ce qu'il attend pour descendre harceler Summerset ? grogna-t-il en repoussant l'animal qui lui labourait le torse. — Je meurs d'envie d'un café. Je vais le chercher. Eve se leva - nue, grande, élancée - et traversa la pièce jusqu'à l'autochef. — A cause de toi, je suis privé d'une deuxième partie de jambes en l'air, marmonna Connors à l'adresse du chat. Les yeux bicolores de Galahad étincelèrent -d'amusement, peut-être - et il sauta à terre. Eve commanda les croquettes et, parce que c'était un jour de fête, un supplément de thon. Quand Galahad se rua dessus, elle programma deux tasses de café très fort. — J'avais envisagé une séance de gym, mais j'ai eu ma dose d'exercice pour aujourd'hui. Elle avala une gorgée de café en regagnant la plateforme sur laquelle était juché leur lit gigantesque. — Je vais prendre une douche, annonça-t-elle. — Moi aussi. J'en profiterai pour te sauter dessus. Il lui sourit en s'emparant de la tasse qu'elle lui tendait. — Un deuxième entraînement, disons. Très sain. Et pour suivre, un Irlandais complet. — Tu es un Irlandais complet. — Je pensais plutôt petit-déjeuner mais tu peux avoir les deux si tu veux. Comme elle semblait heureuse et reposée - à croquer ! Ces cheveux châtain clair en bataille, ces grands yeux ambre brillant d'espièglerie. Cette petite fossette au menton qu'il adorait et qui s'accentuait lorsqu'elle souriait. Ces instants de complicité totale lui semblaient tenir du miracle. Le flic et le criminel - ex-criminel - aussi normaux que l'incontournable salade de pommes de terre de la Journée internationale de la paix. Il l'examina par-dessus le rebord de sa tasse. — Tu devrais porter cette tenue plus souvent. C'est ma préférée. Elle inclina la tête. — Je rêve d'une très longue douche. — Ça tombe bien, moi aussi. — Dans ce cas, nous ferions aussi bien d'y aller. Plus tard, trop paresseuse pour s'habiller, elle enfila un négligé pendant que Connors leur commandait encore du café et deux petits-déjeuners irlandais complets. Un sentiment de bien-être l'envahit. Le soleil matinal filtrait à travers les fenêtres d'une chambre plus vaste que l'appartement dans lequel elle vivait deux ans auparavant. Le mois prochain, ils célébreraient leur deuxième anniversaire de mariage. Connors avait surgi dans sa vie et tout avait basculé. Ils s'étaient trouvés et, depuis, les angoissés qui les hantaient étaient moins fréquentes et moins sombres. — Et maintenant ? s'enquit-elle. Il chargea les assiettes sur un plateau et le porta jusqu'au coin salon. — Je croyais que tu ne voulais rien faire. — Hier, c'est moi qui ai décidé. Selon les règles du mariage, c'est chacun son tour. — Ah, oui, les règles... Flic un jour, flic toujours. Comme Galahad s'approchait pour inspecter les plats, Connors le menaça du doigt. Lui jetant un regard de dédain, le chat entreprit de se toiletter. — Donc, c'est mon tour, murmura Connors en attaquant ses œufs au plat. Voyons... C'est une belle journée de juin. — Merde. — Tu as un problème avec les belles journées ou avec le mois de juin ? — Non. Merde. Juin. Charles et Louise, grom-mela-t-elle. Le mariage. Ici. — En effet, la cérémonie aura lieu samedi prochain et, que je sache, tout est sous contrôle. — D'après Peabody, comme je suis la dame d'honneur, je suis censée contacter Louise tous les jours de cette semaine pour savoir si elle a besoin de moi... C'est sûrement une erreur, non? Tous les jours ? Franchement ! Du reste, pourquoi aurait-elle besoin de moi ? — Pour faire des courses ? Eve cessa de manger et étrécit les yeux. — Des courses ? Quel genre de courses ? — N'ayant jamais été une jeune mariée, je n'ai aucune expérience en la matière mais, à mon avis, il s'agit par exemple de vérifier les détails avec le fleuriste ou le traiteur. De courir les magasins en quête d'escarpins ou de tenues pour la lune de miel ou encore... — Tu plaisantes ? s' écria-t-elle, atterrée. Comment peux-tu me dire des choses pareilles quand je t'ai expédié au septième ciel deux fois en une matinée ? C'est cruel. — Rassure-toi. Connaissant Louise, elle maîtrise la situation. Et te connaissant, si Louise voulait de la compagnie pour s'acheter des chaussures, elle ne t'aurait pas choisie comme dame d'honneur. — J'ai organisé sa soirée d'enterrement de jeune fille. Connors étouffa un rire. — Ça s'est passé ici et j'étais présente, argua-t-elle. Et je vais faire un effort pour la robe. Il sourit, amusé par sa perplexité, ainsi que par ses craintes concernant les rites sociaux. — Comment est-elle, cette robe ? — Peu importe. Jaune, je crois - c'est elle qui a choisi la couleur et a créé le modèle avec l'aide de Leonardo. Le médecin et le styliste. Mavis prétend que c'est parfait... Ce qui, tout bien réfléchi, m'effraie un peu, vu les goûts de Mavis. J'en frémis d'avance. — Mavis est excentrique, certes, mais c'est aussi ta meilleure amie. Elle connaît tes goûts. Quant à Leonardo, il sait exactement ce qui te va. Le jour de notre mariage, tu étais magnifique. — J'avais un cocard sous le fond de teint. — Ravissante, en accord avec toi-même. Pour en revenir à Peabody et à son sens de l'étiquette, il me semble que tu pourrais passer un coup de fil à Louise, histoire de lui dire que tu es à sa disposition, le cas échéant. — Et si elle a vraiment besoin de moi ? Elle aurait dû demander à Peabody d'endosser ce rôle au lieu de la nommer sous-chef ou je ne sais quoi. — Demoiselle d'honneur. — Peu importe, fit Eve en agitant une main impatiente. Elles s'entendent bien et Peabody adore tous ces... ces trucs de filles. Une véritable folie, selon Eve. — Ça paraît d'autant plus bizarre que Peabody est plus ou moins sortie avec Charles avant de se mettre avec McNab. Et après aussi, poursuivit-elle, sourcils froncés. Pourtant, ils ne se sont jamais tapé dessus, ni sur le plan personnel ni sur le plan professionnel. — Qui ? Charles et McNab ? — Arrête ! riposta-t-elle en ravalant un rire. Peabody et Charles n'ont jamais couché ensemble tant que Charles était un pro. Ce qui m'étonne, c'est qu'il était compagnon licencié quand Louise et lui se sont installés ensemble. Pendant toute la période où ils se sont fréquentés - et déshabillés - elle n'a pas sourcillé à l'idée qu'il s'offre à d'autres femmes. Puis, du jour au lendemain, il laisse tout tomber sans l'en avertir, suit une formation de thérapeute, achète une maison et lui demande sa main. Comprenant son dilemme, Connors la laissa développer sa logique hésitante tout en engloutissant œufs, pommes de terre frites et bacon. — Où veux-tu en venir exactement ? Elle posa sa fourchette et avala une gorgée de café. — J'ai peur de tout gâcher. Elle est si heureuse, ils le sont tous les deux, et ce mariage compte tellement pour elle. Je le comprends. Vraiment. Pour le nôtre, je me suis montrée complètement nulle. — Ce n'est pas mon avis. — Bien sûr que si ! Je t'ai laissé t'occuper de tout ! — Il me semble que tu avais deux ou trois meurtres sur les bras. — Oui. Alors que toi, évidemment, tu n'avais rien d'autre à faire que de rester assis sur tes montagnes d'argent. Il secoua la tête tout en étalant de la confiture sur un toast. — Nous faisons ce que nous faisons, Eve chérie. Et je pense que nous le faisons bien. — La veille du grand jour, j'ai pété les plombs, et tu étais dans tous tes états. — Cela ajoutait du piment à l'affaire. — Puis je me suis soûlée à mon enterrement de vie de jeune fille dans un bar à strip-tease avant de procéder à une arrestation, ce qui, maintenant que j'y repense, était plutôt marrant. Ce que je veux dire, c'est que je n'ai pas vraiment suivi le rituel. Je n'ai donc aucune idée de la manière de procéder. Il lui tapota le genou. Si elle savait faire preuve d'un courage incroyable en certaines circonstances, en d'autres, elle s'affolait pour un rien. — Si elle te sollicite, tu sauras répondre à sa requête. Sache que lorsque tu es venue vers moi ce jour-là, tu étais comme une flamme. Brillante, belle. J'en ai eu le souffle coupé. Je ne voyais que toi. — Et environ cinq cents de tes amis les plus proches. — Que toi, insista-t-il en lui prenant la main pour y déposer un baiser. Je te parie qu'il en sera de même pour eux. — Je veux juste qu'elle soit satisfaite. Ça me rend nerveuse. — Cela s'appelle l'amitié. Tu porteras une robe jaune, et tu seras là pour elle. Ce sera amplement suffisant. — Je l'espère, car je n'ai aucune intention de prendre de ses nouvelles tous les jours. Je persiste et signe... Ouf! Comment peut-on avaler tout ça? conclut-elle en regardant son assiette. — Avec lenteur et détermination. J'en déduis que tu n'es pas assez motivée. — Plus du tout. — Voilà qui règle le problème du petit-déjeuner. J'ai réfléchi. — A quoi ? — À ce que nous pourrions faire ensuite. Que dirais-tu d'une expédition à la plage ? — Pourquoi pas ? La côte de Jersey, les Hamptons ? — Je pensais à quelque chose de plus tropical. — Tu n'envisages tout de même pas d'aller passer une partie de la journée dans ton île ? Le lieu préféré de Connors était situé à l'autre bout du monde. Même à bord de son jet privé, ils en auraient pour au moins trois heures de trajet rien qu'à l'aller. — Je pense à un endroit dans les îles Caïman qui conviendrait à merveille. Une petite villa y est à notre disposition, — Et tu sais cela parce que... ? — Parce que je projette de l'acquérir. Nous pourrions nous y rendre en moins d'une heure, explorer les alentours, profiter du soleil et de la mer, boire quelques cocktails. Nous finirions par une longue promenade au clair de lune. Malgré elle, Eve sourit. — La villa est si petite que ça ? — Suffisamment pour nous servir de pied-à-terre un week-end par-ci, par-là, mais assez grande pour y recevoir des amis si le cœur nous en dit. — Tu rumines ce projet depuis un certain temps. — En effet, je l'avais classé dans la catégorie « si et quand ». Si tu le souhaites, nous pouvons régler la question du « quand ». — Je serai prête dans moins de dix minutes. Elle se leva d'un bond et se précipita vers sa commode. — Les bagages sont déjà faits. Pour nous deux. Au cas où. — Rien ne t'échappe ! — Ce n'est pas souvent que je peux passer un dimanche entier avec mon épouse. J'en profite. Elle troqua son négligé pour un débardeur blanc et un short kaki. Son communicateur bipa. — Zut. Nom de nom ! Merde ! Son cœur se serra lorsqu'elle lut le nom de l'émetteur de l'appel. Elle adressa à Connors un regard désolé. — Whitney. En un éclair, le temps de contacter son supérieur, elle se métamorphosa en flic. « Dommage », songeat-il. — Commandant. — Lieutenant, navré de vous déranger. Le visage large de Whitney emplit l'écran minuscule, et Eve sentit les muscles de sa nuque se raidir. — Ce n'est pas grave, commandant. — Je sais que vous êtes en congé, mais nous avons un problème. Rendez-vous au 541 Central Park South. Je suis sur place. — Sur une scène de crime ? Aïe ! L'affaire devait être grave. — Affirmatif. La victime est Deena MacMasters, âgée de seize ans. Son corps a été découvert tôt ce matin par ses parents à leur retour de voyage. Dallas, son père est le capitaine Jonah MacMasters. Elle eut une brève hésitation. — Brigade des Produits illicites. J'ai entendu parler du lieutenant MacMasters. Il a donc été promu ? — Il y a deux semaines. MacMasters tient à ce que ce soit vous qui meniez l'enquête. J'aimerais lui accorder cette faveur. — Je préviens l'inspecteur Peabody immédiatement. — Je m'en charge. Rejoignez-moi au plus vite. — J'arrive. — Merci. Elle coupa la communication et se tourna vers Connors. — Je suis désolée. — Ne t'inquiète pas, la rassura-t-il en la rejoignant. Un homme a perdu son enfant, c'est infiniment plus important qu'une escapade sur la plage. Tu le connais ? — Pas vraiment. Il a pris contact avec moi quand j'ai arrêté Casto. MacMasters n'était pas son lieutenant, mais il voulait me féliciter d'avoir clôturé l'affaire et éliminé un ripou. J'ai apprécié son geste. Il jouit d'une excellente réputation, enchaîna-t-elle en échangeant sa tenue de vacances contre un pantalon sobre. Je n'étais pas au courant de sa promotion, mais elle ne me surprend guère. Elle se coiffa en se passant les doigts dans les cheveux. — Il est des nôtres depuis au moins vingt ans. Voire vingt-cinq. D'après ce que je sais, il se fixe des objectifs et s'y tient en s'assurant que ses hommes en font autant. Il mène ses enquêtes jusqu'au bout. — Il n'est pas le seul. Eve sortit un chemisier de l'armoire. — Possible. — Whitney ne t'a pas précisé comment sa fille a été tuée. — Il veut que j'arrive sans préjugés. Il n'a pas dit que c'était un homicide. Ce sera au légiste et à moi-même d'en décider. Elle attrapa son harnais et le' fixa, empocha son communicateur, accrocha ses menottes à sa ceinture. Elle ne prit pas la peine de grimacer quand Connors lui mit une veste légère sur le bras. — La présence de Whitney signifie de deux choses, l'une : soit c'est louche, soit ils ont des liens d'amitié. Peut-être les deux. — Le fait qu'il soit sur la scène de crime... — Mouais, marmonna-t-elle en chaussant ses boots. La gosse d'un flic. Je ne sais pas quand je rentrerai. — Aucun souci. Elle s'immobilisa, le dévisagea, pensa aux valises qu'il avait préparées « au cas où », à leur balade au clair de lune. — Tu pourrais aller visiter la villa. — J'ai largement de quoi m'occuper ici, assurat-il en posant les mains sur ses épaules pour l'embrasser légèrement sur les lèvres. Tiens-moi au courant dès que tu en sauras davantage. — Entendu. — Prends soin de toi, lieutenant. Elle descendit au pas de course, ralentissant à peine l'allure quand Summerset, l'homme à tout faire de Connors et son cauchemar ambulant, surgit dans le vestibule. — J'avais cru comprendre que vous étiez en congé jusqu'à demain, observa-t-il. — J'ai un cadavre sur les bras qui, malheureusement, n'est pas le vôtre, rétorqua-t-elle. Dites-lui de faire autre chose que travailler. Ce n'est pas parce que moi, je... Elle s'interrompit, haussa les épaules et sortit. Rares sont les flics qui ont les moyens de vivre dans une maison particulière aux abords verdoyants de Central Park. Certes, rares sont les flics - elle était bien la seule - à vivre dans un véritable palais au beau milieu de Manhattan. Curieuse de savoir comment MacMasters se débrouillait pour s'offrir un tel luxe, elle lança une recherche à son sujet tout en roulant à travers les rues presque désertes. — MacMasters, capitaine Jonah, né le 22 mars 2009 à Providence, Rhode Island. Parents Walter et Marybeth née Hastings. Études secondaires à Stone-bridge, diplômé de l'université de Yale en 2030. Marié avec Franklin, Carol 2040, un enfant de sexe féminin, Deena, née le 23 novembre 2043. A rejoint le NYPSD le 15 septembre 2037. Décorations et distinctions honorifiques. .. — Passons au chapitre finances. D'où provient l'argent ? — Recherche en cours... Capital d'une valeur d'environ huit millions six cent mille dollars. A hérité d'une partie des biens de son grand-père, MacMasters, Jonah, décédé de causes naturelles le 6 juin 2032, fondateur de Mac Cuisines et Bains, siège situé à Providence. Valeur actuelle de la société... — C'est bon. J'ai ma réponse. « Fortune familiale, songea-t-elle. Études supérieures à Yale. Flic de la brigade des Produits illicites à New York. Intéressant. Une seule épouse, et un mariage qui dure depuis vingt ans, nombreuses récompenses. Récemment promu capitaine. » Tout cela ne faisait que confirmer ce qu'elle savait déjà de lui. Un type solide. Et voilà que ce type solide qu'elle connaissait à peine voulait lui confier l'enquête sur la mort de sa fille unique. Pourquoi ? Elle lui poserait la question. Ayant atteint sa destination, elle se gara derrière un véhicule de patrouille, alluma son enseigne lumineuse en service et examina la demeure. « Pas mal », conclut-elle en descendant de voiture pour récupérer son kit de terrain. C'était une construction pré-Guerres Urbaines, superbement restaurée, très élégante avec ses murs en brique rose, ses boiseries peintes en blanc cassé, ses grandes fenêtres, tous stores baissés. Des pots débordants de fleurs montaient la garde de part et d'autre d'un petit escalier en pierre. C'était assez joli. Mais ce qui intéressait Eve, c'était le système de sécurité. Caméras, moniteur, écran tactile d'identification et - elle était prête à le parier - verrous à activation vocale dotés d'un code d'accès. Un flic, surtout nanti, prenait forcément toutes les mesures nécessaires pour protéger sa demeure et ses proches. Pourtant, sa fille gisait morte à l'intérieur. On n'était jamais assez prudent. Elle sortit son insigne de sa poche et le brandit sous le nez de l'uniforme à la porte, puis l'accrocha à sa ceinture.' — On vous attend, lieutenant. — Vous êtes le premier arrivé sur la scène ? — Non, lieutenant. Le collègue se trouve avec le commandant, le capitaine et sa femme. Mon coéquipier et moi avons été appelés par le commandant. Mon partenaire est à l'arrière du bâtiment. — Parfait. La mienne ne va pas tarder. Inspecteur Peabody. — On m'a prévenu, lieutenant. Celui-là n'était pas un bleu. Il s'effaça pour la laisser passer. Elle jeta un coup d'œil à gauche, un autre à droite, imaginant les voisins derrière leurs rideaux, trop polis (ou trop intimidés) pour sortir jouer les badauds. Elle pénétra dans un vaste vestibule au milieu duquel se dressait un escalier. Sur le guéridon, les fleurs étaient fraîches. Elle nota une coupelle remplie de bonbons à la menthe. Les couleurs étaient douces, accueillantes. Rien ne traînait hormis une paire de sandales violettes, l'une en dessous d'une chaise, l'autre à côté. Whitney émergea d'une pièce sur la gauche, immense et impressionnant, le visage inquiet, le regard triste. Il s'adressa toutefois à Eve d'un ton neutre. — Nous sommes par ici, lieutenant. Si vous voulez bien nous rejoindre un instant avant de vous rendre sur la scène. — Bien sûr, commandant. — Pour commencer, je tiens à vous remercier d'avoir accepté cette enquête. Comme elle hésitait à répondre, il faillit sourire. — Si vous avez eu l'impression que je ne vous donnais pas le choix, c'est ma faute. — Je ne me suis pas posé la question. Il hocha la tête, et la précéda dans la pièce attenante. Elle tressaillit en apercevant Mme Whitney. L'austérité et la froideur de l'épouse du commandant avaient une fâcheuse tendance à la glacer. Pour l'heure, cependant, celle-ci semblait n'avoir qu'une préoccupation : consoler la femme assise à ses côtés sur le canapé. Petite et menue, ravissante créature aux cheveux bruns, Carol MacMasters contrastait avec l'élégance blonde d'Anna Whitney. Elle frissonnait comme si elle était assise nue dans un bain de glace. MacMasters se leva. Environ soixante-cinq ans, mince, presque maigre, il portait un jean et un tee-shirt. Ses épais cheveux sombres bouclaient autour de son visage émacié. Ses yeux, d'un vert pâle, presque brumeux, croisèrent ceux d'Eve. Dans son regard, elle décela du chagrin, de l'incrédulité et de la colère. Il lui tendit la main. — Merci. Lieutenant... Il se tut, à court de mots. — Capitaine. Je vous présenté toutes mes condoléances. — C'est elle ? s'enquit Carol, les joues ruisselantes de larmes. Vous êtes le lieutenant Dallas ? — Oui, madame. Je... — Jonah m'a dit que vous étiez la meilleure. Vous allez découvrir qui... comment... Mais cela ne nous la ramènera pas. Mon bébé nous a quittés pour toujours. Elle est là- haut. Elle est là-haut, et on m'interdit de rester auprès d'elle. Elle est morte. Notre Deena est morte. — Carol, le lieutenant va faire de son mieux, la rassura Mme Whitney en lui entourant les épaules d'un bras réconfortant. — J'aimerais tant m'asseoir près d'elle ! — Bientôt, promit Anna Whitney. Bientôt. Pour l'instant, je suis là. Le lieutenant va prendre soin de Deena. — Lieutenant, allons-y, intervint Whitney. Anna ? Celle-ci opina. Bien que distante et intimidante, elle savait s'y prendre avec des parents désespérés. — Jonah, ne bougez pas d'ici, continua Whitney Je redescends tout de suite. Lieutenant ? Eve attendit qu'ils soient dans le vestibule pour lui demander : — Vous êtes un ami des parents de la victime ? — Oui. Anna et Carol appartiennent à diverses associations caritatives, et nous passons beaucoup de temps ensemble. J'ai amené mon épouse en tant qu'amie de la mère de la victime. — Son aide sera précieuse. Ils commencèrent à gravir l'escalier. — C'est dur, Dallas. Nous avons connu Deena lorsqu'elle n'était encore qu'une fillette. Elle illuminait leur existence. Une gamine intelligente, adorable. — À en juger par ce que j'ai vu, la maison est parfaitement sécurisée. Savez-vous si le système était branché quand les MacMasters sont rentrés ce matin ? — Les verrous, oui. En revanche, Jonah s'est rendu compte que les caméras ne l'étaient pas et que les enregistrements des deux derniers jours avaient disparu. Il n'a touché à rien. Il a interdit à Carol de toucher à quoi que ce soit - sauf à la petite. Et il l'a empêchée de déplacer le corps ou de souiller la scène. — Bien. Cette inversion des rôles mettait Eve mal à l'aise. Elle n'était pas habituée à interroger son commandant. — Savez-vous à quelle heure ils sont arrivés ? — 8 h 32, très précisément. J'ai procédé à une vérification du registre des entrées ; elle confirme les déclarations de Jonah. Je vous en transmettrai une copie. Il m'a contacté immédiatement, requérant vos services et ma présence si possible. Je n'ai pas scellé la chambre, mais elle est sécurisée. Il lui indiqua la pièce d'un geste, recula d'un pas. — Je vous laisse. Je vous envoie votre partenaire dès qu'elle sera là. — Merci, commandant. Il poussa un soupir, se tourna vers la porte ouverte. — Dallas... C'est terriblement difficile. Elle attendit qu'il ait regagné le rez-de-chaussée. Une fois seule, elle franchit le seuil pour examiner le corps de la jeune Deena MacMasters. 2 — Enregistrement. Dallas, lieutenant Eve, sur place, MacMasters, Deena, victime. Elle parcourut la chambre tout en enduisant ses mains et ses boots de Seal-It. C'était une vaste pièce, claire et aérée. Les trois fenêtres, dont les stores avaient été baissés, donnaient sur le parc. Une banquette matelassée jonchée de coussins multicolores se trouvait dessous. Les murs peints en mauve étaient couverts d'affiches de chanteurs, d'acteurs et de personnalités diverses. L'estomac d'Eve se noua lorsqu'elle tomba sur celle de son amie Mavis Freestone, cheveux bleu électrique voltigeant autour de la tête, bras levés triomphalement. Elle était intitulée : La maternité, ça m'éclate ! Elle reconnut l'écriture énergique de son amie. Yo, Deena, Tu m'éclates, toi aussi ! Mavis Freestone Deena avait-elle présenté le poster à Mavis à la fin d'un concert ? Mavis - pétillante, surexcitée - l'avait-elle signé avec le feutre violet de Deena ? Eve imagina le brouhaha, les lumières et les couleurs. La vie, quoi. Et un souvenir inoubliable pour une adolescente de seize ans qui n'aurait jamais imaginé en profiter si peu. Une partie de la pièce était consacrée à l'étude : bureau laqué blanc, étagères, ordinateur dernier cri, disques parfaitement rangés. Une autre était réservée à la détente : coussins, plaids, peluches... Là encore, tout était en ordre. Une brosse à cheveux, un miroir à main, quelques flacons colorés, une coupe remplie de coquillages et un trio de photos encadrées occupaient le dessus de la commode assortie au bureau. D'épais tapis bariolés parsemaient le parquet ciré. Eve nota que la descente de lit était légèrement déplacée. Il avait dû trébucher dessus - à moins que ce ne fût Deena. Une petite culotte (blanche, toute simple) traînait non loin de là. — Il lui a ôté ses sous-vêtements, annonça Eve. Il les a jetés par terre. Sur les tables de chevet de part et d'autre du lit, des lampes jumelles surmontées d'abat-jour ornés de fanfreluches. L'un d'eux était de guingois. Cogné par un bras ou un coude. Tout le reste autour du lit exprimait à la fois la méticulosité et une passion pour les objets de petite fille. Un peu étonnant pour une adolescente de seize ans. Mais comment pouvait-elle en juger ? A cet âge-là, elle-même comptait les jours qui la séparaient de sa majorité, date à laquelle elle pourrait enfin échapper aux foyers d'accueil. Dans son univers, il n'y avait jamais eu de fanfreluches ni de peluches. Elle avait le sentiment que Deena n'avait pas complètement quitté l'enfance. Pourtant, elle était morte en subissant ce qu'une femme craint le plus au monde. Au milieu de cette chambre respirant la joie et la beauté, le lit n'évoquait qu'une violence sordide. Les draps blanc et rose maculés de sang séché étaient enroulés autour de ses jambes comme une corde. Il s'en était servi pour lui attacher les pieds aux montants du lit, la forçant à écarter les cuisses. Elle s était débattue. Les hématomes et les marques sur §es chevilles et ses cuisses attestaient qu'elle avait lutté de toutes ses forces, prouvaient qu'il l'avait violée brutalement. Eve s'accroupit pour examiner les menottes qui maintenaient les mains de la victime dans le dos. — Des menottes de flic. La victime est la fille d'un flic. Bleus et lacérations aux poignets. Elle ne s'est pas laissé faire. Aucun signe de mutilation. Des ecchymoses indiquent des coups portés au visage, et les bleus sur le cou, une strangulation manuelle. Elle ouvrit la bouche de la victime et l'inspecta à l'aide d'une lampe de poche et d'une grande cuillère. — Quelques fils et des bouts de tissu entre les dents et sur la langue. Du sang sur les lèvres et les dents. Elle s'ést mordue profondément. Du sang et peut-être de la salive sur la taie d'oreiller. On dirait qu'il s'en est servi pour l'étouffer. Les vêtements sont en désordre, mais n'ont pas été retirés. Le chemisier est déchiré au niveau des épaules, il y manque des boutons. Il a tiré dessus, mais les préliminaires habituels du violeur ne l'intéressaient pas plus que cela. La gorge sèche, elle continua : — Il l'a torturée - étranglée, étouffée, violée. Viols vaginal et anal. Répétés, à en juger par le nombre d'hématomes et de déchirures. Elle s'efforça de respirer. Inspiration, expiration. — Le sang dans la zone vaginale laisse supposer que la victime était vierge. Ce sera au médecin légiste de le certifier. Elle dut se redresser, maîtriser de nouveau sa respiration. Elle ne pouvait pas se permettre d'arrêter l'enregistrement le temps de reprendre son calme. Elle devait contrôler le tremblement de ses mains, ravaler ses nausées. Elle savait ce que c'était de se retrouver dans cette situation d'impuissance totale, de terreur. — Apparemment, à ce moment-là, le système de sécurité était branché. Les caméras ont été neutralisées par la suite et les disques emportés. Aucune trace d'effraction - à confirmer. Elle a ouvert la porte ; elle l'a laissé entrer. Fille de flic. Elle le connaissait, avait confiance en lui. Viol et meurtre en face à face. Il la connaissait et voulait voir son visage. C'est personnel. Très personnel. Recouvrant un semblant de calme, elle sortit ses instruments pour déterminer l'heure du décès. — Heure du décès 3 h 26. La responsable de l'enquête penche pour la thèse du viol/homicide. À confirmer par le médecin légiste. Je désigne le Dr Morris s'il est disponible. — Dallas. Complètement absorbée par l'instant présent - et par le passé -, Eve n'avait pas entendu sa coéquipière arriver. Elle se composa une expression neutre avant de se tourner vers Peabody, qui se tenait sur le seuil de la pièce. — Elle est morte dans des conditions atroces. Elle a lutté. Je ne vois pas de fibres sous ses ongles, mais il y en a plein sur les draps. On dirait qu'il lui a plaqué l'oreiller sur la figure et qu'elle s'est mordu la lèvre. Dans la mesure où il s'agit sans doute de viols à répétition, on peut supposer que c'est la bagarre qui l'excitait. Il l'a aussi étranglée. Nous devrions pouvoir mesurer la taille de ses mains d'après les hématomes. — Je la connaissais vaguement. Instinctivement, Eve se déplaça, bloquant la vue sur le corps et obligeant Peabody à la regarder dans les yeux. — Comment ça ? Peabody ne put cacher sa tristesse. — Quand j'ai débuté, nous avons participé à une sorte de service public dans les écoles. Peabody se racla la gorge. — Elle était mon agent de liaison, mon guide. Une gamine charmante, très intelligente. Elle devait avoir onze ou douze ans. Je venais de débarquer à New York et elle m'a filé des tuyaux, où faire mes courses, par exemple, des trucs de ce genre. Et... euh, ce devait être l'an dernier, elle a fait un exposé sur les adeptes du Free Age. Peabody marqua une pause pour s'enduire les mains de Seal-It. — Elle m'a contactée et je l'ai aidée en lui fournissant des éléments de base et diverses anecdotes personnelles. — Cela va-t-il vous poser un problème ? — Non, souffla Peabody en repoussant une mèche de cheveux. Non. C'était une fille bien et je l'appréciais beaucoup. Je veux découvrir qui lui a fait ça. Je veux participer à l'arrestation de ce salaud. — Commencez par vérifier la sécurité et les appareils électroniques de la maison. Cherchez la moindre trace d'effraction. La demeure était vaste. Le processus suffisamment long pour remettre Peabody en mode flic. — Il faudra analyser tous les communicateurs. Avertissez les techniciens, mais prenez soin d'annoncer un code jaune. Impossible d'éviter complètement les médias vu l'implication d'un collègue, mais la discrétion est de mise. Je veux Morris, à moins qu'il ne soit pas libre. — Il est rentré ? — Il doit reprendre son service demain. S'il est déjà en ville et disposé à s'y mettre tout de suite, je le veux illico. Peabody opina, sortit son communicateur. — Comme c'est la fille d'un flic, j'imagine que nous allons faire appel à Feeney. — Vous imaginez bien. Allez-y, prévenez votre copain. Feeney aura besoin de McNab de toute façon, autant réunir au plus ite notre équipe de la DDE. — Il est en stand-by. Quand Whitney m'a appelée, je lui ai demandé d'attendre que je lui fasse signe. Si vous êtes prête à la retourner, enchaîna Peabody, je peux vous aider. Eve comprit le sous-entendu : « Il faut que je le fasse. Je veux prouver que j'en suis capable. » Elle s'écarta, pivota vers le cadavre. — Il ne lui a pas ôté ses vêtements. Il les a déchirés, repoussés. Selon moi, c'était moins une question d'humiliation sexuelle que de punition, de violence, de désir de faire mal. Il se fichait de la déshabiller, de l'exposer. On y va à trois. Un, deux, trois ! — Mon Dieu ! s'exclama Peabody, bouleversée. Ce sang ne provient pas uniquement du viol. Je pense qu'elle... qu'elle était vierge. Et qu'est-ce que c'est que ces menottes ? Regardez comme elles lui ont lacéré les poignets. Il aurait pu l'attacher à la tête du lit. C'était déjà assez cruel comme ça. — Celui qui inflige la douleur a tout pouvoir sur sa victime, rétorqua Eve. Que savez-vous de ses amis ? Petits copains, hommes ? — Pas grand-chose. Lorsque j'ai travaillé avec elle sur son exposé je lui ai demandé si elle avait un amoureux, comme vous le faites toujours. Tout en parlant, Peabody entreprit d'examiner la chambre. « Ouf ! songea Eve. Elle s'est ressaisie. » — Elle a rougi et m'a avoué qu'elle ne sortait pas souvent parce qu'elle préférait se concentrer sur son travail. Elle aimait la musique et le théâtre, mais voulait étudier la philosophie et les cultures alternatives. Elle envisageait de rejoindre le Corps de la Paix ou de l'Éducation pour tous après l'université. . Timide, conclut Eve. Idéaliste, sérieuse. — Je me rappelle qu'un jour nous nous sommes retrouvées dans un cybercafé pour une séance de recherche. McNab m'a rejointe à la fin. Elle est devenue écarlate. Les membres du sexe opposé la mettaient mal à l'aise. Certaines adolescentes sont ainsi. — Bon, je termine ici. Occupez-vous du reste. Les garçons l'effarouchaient. Ses parents s'étaient absentés pour le week-end. Idéalisme rimait souvent avec naïveté, surtout chez les jeunes. Avait-elle décidé de sauter le pas ? Laissé entrer l'homme ou le garçon ? Eve examina de nouveau ses vêtements. Jolie jupe, haut assorti. Elle s'était peut-être apprêtée pour son propre plaisir, mais n etait-il pas plus plausible qu'elle ait fait cet effort pour plaire à un invité ? Boucles d'oreilles, bracelet. Ongles des pieds et des mains vernis. Maquillage. Eve chaussa ses microlunettes. Les joues gardaient la trace des larmes, de la lutte, de la pression de l'oreiller. Les adolescentes se maquillaient-elles pour passer une soirée seule à la maison ? — Tu lui as ouvert ou tu l'as ramené chez toi. Vous ne semblez pas vous être pelotés dans le salon. Mais ailleurs ? Tu n'aurais pas eu le temps de ranger. Tu es entrée, tu as enlevé tes sandales violettes à un moment de la journée ou de la soirée. L'as-tu fait monter ici, Deena ? Dans ta chambre ? Cela correspond mal à l'image que je me fais d'une ado sans expérience, mais il y a un début à tout. Aucune trace de bagarre ici non plus, sauf sur le lit. A-t-il remis de l'ordre ? En quel honneur ? Non, c'est lui qui t'a poussée jusqu'ici. Non, répéta-t-elle. Tu n'as pas laissé traîner tes sandales dans le vestibule. Elles sont tombées quand il t'a fait monter de force. Envoyer demande d'analyses toxicologiques en priorité. Se détournant du corps, elle entreprit de fouiller la pièce. Garde-robe bien garnie, beaux tissus, belles coupes. Comme toujours, Eve fut sidérée par la collection de chaussures. Une collection encore plus importante de livres audio - romans et ouvrages généraux. Des dizaines de CD. Une recherche rapide sur un appareil d'enregistrement mauve révéla un nombre incroyable de téléchargements. Pas de journal intime dissimulé dans un coin. Pas d'ordinateur ni de communicateur personnels. Elle écouta le dernier appel enregistré sur le communicateur du bureau et eut droit à une interminable conversation entre la victime et une certaine Jo. Elles avaient discuté shopping, musique, et Jo s'était plainte de son petit frère. Pas un mot sur les garçons. Les adolescentes n'étaient-elles pas obsédées par les garçons ? Aucune allusion à une sortie le samedi soir suivant. La salle de bains, dans les tons mauve et blanc elle aussi, était impeccable. Eve trouva le maquillage - beaucoup, beaucoup de rouges à lèvres à peine entamés. Pas de préservatifs ni de plaquettes de pilule. Rien qui indique que la victime envisageait une relation sexuelle. Pourtant, elle avait laissé son assassin entrer ou l'avait ramené chez elle. Eve se dirigea vers la porte, s'arrêta une dernière fois près du lit. — La victime peut être transportée à la morgue. Elle donna l'ordre à l'un des uniformes de monter la garde jusqu'à l'arrivée des techniciens et du fourgon mortuaire. Elle prit tout son temps pour inspecter les autres pièces de l'étage. La chambre des parents était décorée de couleurs douces. Deux bagages à main gisaient près d'un fauteuil comme si on les avait jetés là ou renversés. MacMasters avait dû les monter pendant que sa femme se rendait chez leur fille. Hurlements. MacMasters avait tout lâché pour courir la rejoindre. Les deux bureaux, la pièce réservée aux divertissements multimédias, les deux autres salles de bains et la chambre d'amis semblaient intacts. De retour au rez-de-chaussée, Eve déposa une balise près des sandales, puis partit à la recherche de Peabody. — D'après ce que j'ai pu constater, déclara celle-ci, les verrous et le système de sécurité ont été débranchés de l'intérieur. Aucune trace de sabotage. La DDE sera peut- être d'un autre avis, mais il semble que le tout ait été remis en service depuis l'intérieur, puis qu'on ait neutralisé les caméras à la source. Le dernier disque date de samedi. Je l'ai visionné sur mon mini-ordinateur. On y voit la victime pénétrer dans la maison, seule, juste après 18 heures. Elle portait deux sacs de la boutique Girlfriends. Un magasin haut de gamme destiné à une clientèle de lycéennes et d'étudiantes. Au coin de la Cinquième Avenue et de la 58e Rue. — On ira y faire un tour, histoire de demander ce qu'elle a acheté et si elle était ou non accompagnée. Elle avait prévu une séance de shopping avec une copine. Je n'ai pas trouvé son ordinateur ni son com-municateur personnels. L'appareil sur le bureau n'a enregistré qu'un coup de fil avec la copine en question et deux appels de ses parents au cours des dernières quarante-huit heures. J'ai compté huit sacs à main, tous vides. — Sur l'enregistrement, elle porte un sac en paille blanc orné de boucles argent. — Je n'ai rien remarqué de tel dans sa chambre. Jetez un coup d'œil dans les armoires et les meubles de rangement communs. Ces gens sont très ordonnés. Peut-être rangent-ils ce genre d'objet dans un endroit particulier. Qu'avait-elle aux pieds ? Des sandales violettes ? — Non, des baskets bleues. — Bien. — Autre chose, Dallas. La salle de contrôle. Il faut un code pour y accéder. Là non plus, aucune trace de sabotage. Soit c'est elle qui a tout coupé, soit elle lui a donné le mot de passe. Ou encore, c'est un pro en matière de piratage. — Elle lui aurait dit n'importe quoi s'il lui avait promis d'arrêter. Nous mettrons les experts là-dessus. — Il y avait un verre sur le comptoir de la cuisine. Je l'ai mis sous scellé. Tout le reste était nickel, ça m'a paru bizarre. Qui plus est, j'ai contrôlé la programmation de l'autochef. Elle a commandé deux pizzas pour une personne à 18 h 30 hier soir : une végétarienne, une chorizo. Elle n'était pas seule, Dallas. — En effet. Je vais interroger MacMasters et sa femme. Les techniciens de la police scientifique devraient arriver d'un instant à l'autre. Vous pouvez vous en charger ? Eve retourna au salon. Anna Whitney était assise près de Carol, tel un élégant chien de garde. MacMasters avait pris place de l'autre côté et lui tenait la main. Whitney était planté devant la fenêtre. Mme Whitney jeta un coup d'œil à Eve et celle-ci vit brièvement le chien de garde... baisser la garde. Son regard exprimait une infinie tristesse et une supplication : « Aidez-nous. » MacMasters se redressa. — Pardonnez-moi de vous déranger, commença Eve. Je sais que vous vivez des moments douloureux. — Avez-vous des enfants ? demanda Carol. — Non, madame. — Alors vous ne pouvez pas comprendre, n'est-ce pas ? — Carol, murmura M. MacMasters. — Vous avez raison, répondit Eve en s'installant face au trio sur le canapé. Je ne peux pas comprendre. Mais je sais une chose, madame MacMasters. Je ferai tout mon possible pour retrouver la personne responsable de la mort de votre fille. Je veillerai à ce que l'on fasse le maximum pour l'arrêter. Je prendrai soin de Deena, je vous le promets. — Nous l'avons laissée seule ! — Vous l'avez appelée à deux reprises. Vous vous êtes assurés qu'elle était en sécurité. Mon métier consiste à observer et à analyser, et pour l'heure, tout me porte à croire que vous êtes des parents attentionnés et aimants. Vous n'êtes pour rien dans ce drame- Je découvrirai le coupable. J'aimerais vous poser quelques questions. — Nous sommes revenus plus tôt que prévu. Nous voulions lui faire la surprise, lui offrir un brunch et une séance de cinéma. Elle adorait cela. — Quand deviez-vous rentrer ? — Aujourd'hui en fin d'après-midi, expliqua MacMasters. Nous sommes partis vendredi, nous avons pris la navette pour l'auberge Interlude dans le Tennessee. Carol et moi voulions nous offrir un week-end en tête à tête pour fêter ma promotion... Il s'éclaircit la voix. — J'avais fait les réservations il y a dix jours. Nous y étions déjà allés tous les trois, mais... — Deena Voulait que nous ayons du temps pour nous, bredouilla Carol. En général, nous partons tous ensemble, mais cette fois-ci... Nous aurions dû insister pour qu'elle dorme chez les Jennings. Mais elle aura bientôt dix-sept ans, elle a le sens des responsabilités. L'année prochaine, elle sera à l'université, nous nous sommes donc dit... — Les Jennings sont des amis à vous ? — Oui. Arthur et Melissa. Leur fille, Jo, est la meilleure amie de Deena... Deena avait envie de rester seule et nous avons pensé que... que nous devions respecter son souhait, lui faire confiance, lui accorder un minimum d'indépendance. Si... — A-t-elle d'autres amis ? Carol inspira profondément. — Jo, Hilly Rowe, Libby Grogh. Ce sont les plus proches. Et Jamie, Jamie Lingstrom. Eve tressaillit. — Le petit-fils de feu Frank Wojinksi ? — Oui, confirma MacMasters. Je connaissais bien Frank. Jamie et Deena se connaissent depuis des années. — Elle avait un amoureux ? — Deena ne s'intéressait guère aux garçons. Du moins pas de cette façon. Tandis que MacMasters parlait, Eve accrocha le regard de son épouse. — Madame ? — Les garçons l'intimidaient, mais elle s'y intéressait. Je crois qu'elle en appréciait un tout particulièrement. — Qui? — Elle ne m'a jamais dit son nom. Toutefois, depuis deux mois environ, elle prenait grand soin de sa personne et... je ne sais pas comment l'expliquer, mais j'ai eu la certitude qu'elle était plus ou moins amoureuse. Au point que j'ai jugé utile d'avoir avec elle une nouvelle conversation sur la sexualité. MacMasters fronça les sourcils, davantage stupéfait que fâché. — Tu ne m'en as jamais rien dit. Elle tenta de lui sourire. — Certains sujets sont trop intimes, Jonah. Elle n'avait encore jamais couché avec un garçon. Je l'aurais su. Et elle me l'aurait dit. Nous avons évoqué les problèmes de contraception et de protection. Elle savait que j'étais d'accord pour l'emmener chez le médecin si elle voulait prendre la pilule. — Tenait-elle un journal intime ? — C'était plus un cahier de notes. Elle y inscrivait ses réflexions, ses pensées, ses doléances et, je suppose, des poèmes ou des paroles de chansons. Les yeux pleins de larmes, Carol s'empara d'un mouchoir en papier. — Elle adore la musique. Elle emporte son baladeur partout avec elle, dans son sac. — Elle possédait un ordinateur et un communicateur personnels ? — Oui. Là encore, elle les traîne avec elle dans son sac. — Elle en avait un blanc, eh paille, avec des boucles argent. — Il est tout neuf. Nous l'avons acheté le mois dernier, pour l'été. C'est son préféré du moment. — Où le rangeait-elle lorsqu'elle ne s'en servait pas ? — Dans sa chambre, suspendu au crochet au dos de la porte de son armoire. Le meurtrier l'avait emporté. — Je suis obligée de vous demander si Deena prenait des stupéfiants. — Non. Et je ne dis pas cela simplement parce que c'était ma fille, intervint Jonah en regardant Eve droit dans les yeux. Je connais les signes, lieutenant. Je sais combien une jeune fille de l'âge de Deena peut être sensible aux pressions de ses pairs ou tentée par de nouvelles expériences. Elle était contre l'usage de la drogue, norf seulement parce que c'est illégal, mais aussi parce qu'elle respectait son corps et sa santé. — Elle fait très attention à ce qu'elle mange, ajouta Carol. D'ailleurs, je me suis souvent sentie coupable de boire du café ou de grignoter devant elle. Elle s'entraîne six jours par semaine - course à pied, yoga, musculation. — Quelle salle fréquentait-elle ? — Elle déteste les clubs de gym. Nous avons un petit espace équipé au sous-sol. Si elle veut courir dehors, elle va dans le parc. Elle reste sur les pistes sécurisées. Elle a un dispositif d'alarme et elle a pris des cours d'autodéfense. Jonah a insisté. Depuis le retour du beau temps, elle court de plus en plus souvent dehors. Elle n'aurait jamais pris de la drogue. Elle a trop de respect pour son père et pour elle-même. « Elle parle d'elle au présent », nota Eve. Pour Carol MacMasters, Deena était toujours vivante. Elle hésita. Quel ton adopter vis-à-vis du père tout en épargnant le plus possible la mère ? — Carol, murmura MacMasters en pressant la main de son épouse, si tu allais nous préparer du café avec Anna ? Je pense que nous en boirions tous volontiers. — En effet, convint Whitney. — Bien sûr ! s'exclama Anna en se levant aussitôt. — Oui, c'est vrai, j'aurais dû vous en proposer... — Venez, l'interrompit Anna. Les deux femmes quittèrent la pièce. — Vous voulez savoir si j'ai reçu des menaces, devina MacMasters. Si un événement au boulot a pu être à l'origine de cette tragédie. Un junkie à la langue trop bien pendue, un dealer qui a voulu jouer au plus malin, sauver la face. J'ai un dossier sur ce que je considère comme les menaces les plus sérieuses. Nous avons effectué une opération antidrogue majeure il y a deux mois. Le trésorier, Juan Garcia, a été libéré sous caution... Il eut une grimace de dégoût. — Un avocat redoutable, des tonnes de fric. Il porte un bracelet électronique, mais il a pu passer outre. — Nous nous renseignerons. — Oui. Oui mais... ce n'est pas son style, marmonna MacMasters en se frottant les tempes. Il s'attaquerait à moi ou à l'un des collègues sur le coup. S'il croyait pouvoir s'en sortir indemne, il me trancherait la gorge ou expédierait l'un de ses sbires à sa place. Je l'imagine mal aller jusque-là. De surcroît, s'il s'en prenait à ma famille, il se débrouillerait pour que je sache que c'est lui. — Nous vérifierons malgré tout. Il nous faudra une copie de votre dossier. — Comptez sur moi. On n'est certes jamais sûr de rien mais... mais je sais que je n'ai pas été suivi. Ce quartier est tranquille, et tout est au nom de Carol. Les fuites sont monnaie courante, mais la propriété est sécurisée et nous avons assommé Deena de recommandations depuis sa plus tendre enfance. — Vous ne vous êtes pas disputé avec un voisin ? — Non. Rien à signaler de ce côté-là. Tout le monde s'entend à merveille. Deena était très aimée. Quand Mme Cohen, au coin de la rue, s'est fracturé la cheville, Deena lui a fait ses courses. Elle donnait à manger au chat des Riley lorsqu'ils partaient en vacances. Elle... — Vous n'avez pas remarqué un étranger rôdant dans les parages ? — Non, non. Quoi qu'il en soit, jamais elle n'aurait ouvert la porte à un inconnu, surtout alors qu'elle était seule dans la maison. En attendant les uniformes, j'ai cherché : je n'ai pas relevé la moindre trace d'effraction. Rien n'a été volé ou abîmé. Il ne s'agit pas d'un cambriolage qui a mal tourné. C'est un acte direct et délibéré contre ma fille. Elle connaissait son tortionnaire. — A ce stade de l'enquête, je suis d'accord avec vous, capitaine. Néanmoins, nous allons creuser en profondeur. Je vais interroger ses amies. Si elle était amoureuse, comme le soupçonne Carol, elle s'est peut-être confiée à elles. — Ce n'est pas un rendez-vous galant qui a dérapé. Ce type n'a pas réagi à une pulsion soudaine. — Je ne le crois pas non plus. — Dites-moi ce que vous croyez. Eve consulta Whitney du regard et il opina. — Nous sommes au tout début de notre enquête. Pour l'heure, je pense qu'elle avait décidé de recevoir un copain - quelqu'un qui n'appartient pas à son cercle habituel. Quelqu'un qui a pu la cibler. Il l'a fort probablement neutralisée. Il y avait un verre sur le comptoir de la cuisine. Nous l'enverrons au labo. — D'après vous, il l'aurait droguée. — Possible. Capitaine, je ne peux pas tirer de conclusions pour l'instant. Je me fonde essentiellement sur des spéculations. Je vous tiendrai au courant. Je vous promets que ma partenaire, moi-même et l'équipe que nous avons déjà commencé à rassembler ferons de notre mieux pour résoudre cette affaire dans les plus brefs délais. — Je n'en doute pas. C'est pourquoi je tenais à ce que vous preniez les rênes, lieutenant. Pour le rapport officiel, je vous répète ce que j'ai déclaré au commandant : mon épouse et moi sommes rentrés plus tôt que prévu d'un voyage de deux jours. Les serrures étaient sécurisées. Je me suis rendu compte après coup qu'on avait débranché les caméras. Je ne m'en suis pas aperçu tout de suite. Nous sommes montés directement à l'étage. J'ai déposé nos bagages dans notre chambre pendant que Carol allait voir si Deena était réveillée. Ma femme a poussé un hurlement et je l'ai rejointe en courant. À mon arrivée, elle tentait de soulever Deena du lit. J'ai vu... — Ne vous inquiétez pas, capitaine. Je me référerai à ce que vous avez dit au commandant. — Non. Je dois aller jusqu'au bout, c'est important. J'ai compris immédiatement que Deena était morte. J'ai constaté qu'elle avait été agressée sexuellement et physiquement - le sang, les hématomes, les menottes. J'ai écarté ma femme de notre fille parce que... parce que c'était mon devoir. Elle a résisté, mais j'ai réussi à l'entraîner jusqu'à notre chambre. J'ai exigé qu'elle n'en bouge pas, le temps de prévenir le commandant. Ce n'est pas la procédure, d'accord. J'aurais dû m'adresser d'abord aux uniformes, mais... — J'en aurais fait autant à votre place. — Merci. Un frisson le parcourut et il dut faire un effort pour se ressaisir. — J'ai relaté la situation au commandant. Je lui ai demandé son aide. Il a envoyé des agents. Non, non, je me trompe. Avant cela, je suis retourné dans la chambre de Deena. Je voulais... être sûr. J'ai convaincu Carol de descendre'au rez-de-chaussée et là, j'ai vérifié le système de sécurité. Ensuite, les uniformes ont débarqué. Le commandant et Mme Whitney les ont suivis de peu. Le commandant et moi avons regagné la... la scène du crime. J'ai requis votre intervention. — Merci, capitaine. J'ai confié l'enquête de voisinage à deux uniformes. Avec la permission du commandant, je vous transmettrai une copie de tous les rapports. — Permission accordée. L'équipe du médecin légiste est là, dit Whitney en voyant le fourgon se garer dans l'allée. Il vaudrait mieux que Carol reste dans la cuisine. — J'y vais, décréta MacMasters. Si vous n'avez plus besoin de moi, lieutenant. — Non, merci. Les techniciens ne vont pas tarder à envahir les lieux. Pouvez-vous vous réfugier quelque part avec votre épouse ? — Vous viendrez chez nous, proposa Whitney. MacMasters accepta d'un signe de tête. Le flic perdait pied. Ses mains tremblaient et ses traits semblaient s'être creusés. — Je vous contacterai, capitaine. Encore toutes mes condoléances. Lorsqu'il fut sorti, Whitney pivota vers Eve. — Conclusions ? — Plutôt des hypothèses. Elle avait prévu de le laisser entrer. Impossible pour l'heure de savoir si elle l'a rencontré à l'extérieur et ramené à la maison ou s'il est venu de sa propre initiative. Elle a commandé des pizzas à l'autochef. Ils ont dû manger. S'il l'a droguée et a laissé le verre sur le comptoir, c'est un geste prémédité. — Il voulait que l'on sache au moins cela. — Oui, commandant. C'est personnel, planifié. Les viols ont été très brutaux, les coups au visage portés par la suite. Je pense qu'il l'a étranglée, puis étouffée plusieurs fois, l'arrachant à l'inconscience pour le plaisir de prolonger la séance. Il voulait lui infliger douleur et terreur. L'heure du décès est fixée à 3 h 26 du matin. Tout ce que j'ai appris jusqu'ici me dit que la victime n'aurait sous aucun prétexte laissé entrer quelqu'un, même un garçon qui lui plaisait, au beau milieu de la nuit. — Je suis d'accord avec vous. A moins que... qu'elle ait cru que cette personne avait besoin d'aide. Quelqu'un qu'elle connaissait. — C'est plausible. Mais je suis d'avis qu'il a passé un certain temps ici. A moins que les techniciens ne prouvent le contraire, le théâtre des violences s'est limité à la chambre, après qu'il a menotté la fille. Il n'a pas pris de risques. Il est venu accomplir une action spécifique et il l'a exécutée. — Vérifiez les crimes similaires... Excusez-moi, Dallas. Ce n'est pas à moi de vous expliquer comment faire votre métier. — Je commencerai par ses amies. Avec un peu de chance, nous obtiendrons un nom, une description. J'expédie au plus vite le verre au labo. J'ai demandé Morris comme médecin légiste. Feeney, McNab et tous ceux que Feeney désignera au sein de la DDE se chargeront des appareils électroniques. Nous quadrillerons aussi le parc où elle courait. Si c'est là qu'elle a rencontré son meurtrier, on a pu les apercevoir ensemble. Nous nous pencherons aussi sur le cas de Garcia, mais j'aurais tendance à souscrire à la thèse du capitaine MacMasters sur ce point. — Tenez-moi au courant. Mme Whitney apparut. — Je voulais les laisser seuls. Et vous remettre ceci, lieutenant, enchaîna-t-elle en tendant un bloc-notes à Eve. Ce sont les noms et coordonnées des amies dont Carol vous a parlé. — Merci. — Je me doute que vous êtes pressée de vous remettre au travail, mais permettez-moi un mot. Je n'apprécie pas toujours votre style, lieutenant. Non, Jack, laisse-moi finir s'il te plaît ! Je vous trouve souvent brutale et j'ai du mal à vous cerner. Mais j'insiste : Carol et Jonah sont des amis très chers, et Deena était un amour. Si Jonah n'avait pas exigé que vous preniez en charge cette enquête, j'aurais harcelé votre commandant pour qu'il vous la confie. Coincez ce salaud. Elle était à bout. Elle se jeta dans les bras de son mari en sanglotant. 3 Eve prit la fuite. Elle fonça hors de la maison, là où elle pourrait respirer un air qui n était pas imprégné de chagrin. Là où elle pourrait refermer tous les verrous sur ses propres souvenirs et émotions. Les deux uniformes qu'elle avait envoyés interroger les voisins revenaient vers la demeure de la victime. — Messieurs. Rapport. — Nous avons pu questionner tous les résidents sauf quatre. Plusieurs d'entre eux nous ont confirmé que les membres de la famille domiciliée à deux numéros d'ici vers l'est sont en dehors de la ville et ce, depuis trois jours. Deux autres assistent à la grande manifestation pour la Journée de la paix. Quant au dernier, nul ne sait où il se trouve à cet instant précis. — Je veux le nom du point d'interrogation. On le déniche et on l'interroge. De même pour les manifestants. Toutes les autres personnes présentes au cours des dernières vingt-quatre heures devront faire une déposition. — Bien, lieutenant. Ceux à qui nous avons parlé n'ont rien remarqué d'étrange hier. Apparemment, seule la victime a été vue en train de pénétrer dans la maison ou de la quitter. La jeune femme sortit son carnet de notes. — Une dénommée Hester Privet a vu la victime et a bavardé avec elle hier matin aux alentours de 10 h 15 alors que celle-ci arrosait les plantes près de l'escalier. Elles n'ont échangé que quelques mots. La victime a mentionné qu'elle avait des courses à faire, car ses parents rentraient le lendemain après-midi. Privet déclare qu'elle l'a taquinée en lui demandant si elle avait l'intention d'organiser une fête ce soir-là. La victime a rougi, mais a répondu en riant qu'elle envisageait de passer une soirée tranquille. Privet a poursuivi son chemin à pied vers l'est. Par-dessus l'épaule de l'agent, Eve vit un énorme chien tirer son maître en direction du parc tandis qu'un coureur en short rouge en émergeait. — Le témoin est repassé devant la maison un peu plus tard, vers 15 heures, lorsqu'elle a emmené ses enfants au parc, puis de nouveau vers 17 heures alors qu'ils rentraient chez eux. Elle est certaine que le système de sécurité était branché - sachant que les parents étaient absents, elle a pris le soin de le vérifier. En revanche, elle n'a pas vu la victime cette fois-là. — Parfait. Prévenez-moi dès que vous aurez localisé et obtenu les déclarations des autres. Vous pouvez disposer. Eve demeura immobile tandis que les brancardiers sortaient Deena dans un sac noir. Puis elle se déplaça pour intercepter une femme, cheveux blonds au vent, qui se ruait vers la maison. — Madame, c'est une scène de crime. Vous ne pouvez pas entrer. — C'est Deena, n'est-ce pas ? La police n'a rien voulu me dire. Je n'y crois pas... C'est Deena ? Que s'est-il passé ? — Je ne suis pas en mesure de vous répondre pour le moment. Êtes-vous une amie de la famille ? — Oui. Une voisine. Hester Privet. Deux agents sont venus me voir tout à l'heure, mais... — Je suis le lieutenant Dallas. Vous avez parlé avec Deena hier. — En effet. Juste là, devant. Elle est... mon Dieu ! C'est elle, dans le sac ? Inutile de tourner autour du pot. — Deena MacMasters a été assassinée cette nuit. La femme recula d'un pas, croisa les bras. — Mais comment ? Comment ? s'écria-t-elle, les yeux brillants de larmes. Il y a eu un cambriolage ? Elle n'oubliait jamais de brancher le système de sécurité. Elle gardait parfois mes jumeaux, mes fils, et ne cessait de me harceler pour que je ferme tout à clé. Ô mon Dieu, mon Dieu ! Mes petits l'adoraient. Comment vais-je leur annoncer cela ? Puis-je me rendre utile ? Jonah et Carol sont partis en week-end. J'ai leurs coordonnées, je peux... — Ils sont rentrés ce matin. Hester ferma brièvement les yeux, reprit son souffle. — Je... j'ai failli frapper. Pour m'assurer qu'elle allait bien. Pour lui proposer de venir dîner avec nous ce soir. J'y ai renoncé. Je regrette, j'aurais dû... Que puis-je faire ? — Est-il arrivé à Deena de recevoir une copine lorsqu'elle gardait vos enfants ? — Jo l'accompagnait parfois. Jo Jennings, sa meilleure amie. — Jamais un garçon ? — Certainement pas ! trancha Hester en s'essuyant les joues. C'était interdit. Du reste, Deena ne sortait guère. — Elle respectait toujours les règles ? — Que je sache, oui. Au point que j'ai parfois souhaité qu'elle en enfreigne une ou deux. Elle me paraissait bien jeune et innocente pour son âge, et d'un autre côté si mûre. Responsable. J'avais confiance en elle. J'aurais dû venir prendre de ses nouvelles plus régulièrement en l'absence de ses parents. J'aurais dû insister pour qu'elle vienne manger avec nous. Mais c'était pour quarante-huit heures, je n'y ai pas songé. — A-t-elle jamais évoqué un garçon ? — Pas de manière spécifique. Nous abordions le sujet de temps en temps, sur un plan général. Elle entretient - entretenait - d'excellentes relations avec sa mère, mais il y a des choses qu'une fille ne peut pas Gonfier à sa maman. Et puis, je lui ai un peu tiré les vers du nez, avoua-t-elle. Je pense qu'elle était amoureuse. J'avais remarqué qu'elle se pomponnait depuis quelques semaines. Elle avait ce regard... pétillant, si vous voyez ce que je veux dire. — Oui. — Je me suis permis un commentaire ; elle m'a répliqué qu'elle se cherchait un nouveau look. Mais ses yeux disaient qu'elle avait un secret. C'est un garçon qui l'a tuée ? Est-ce que... Seigneur ! — Je ne peux pas vous donner de détails pour l'instant. Voici ma carte. Si quoi que ce soit vous revient, contactez-moi. Peu importe si cela vous paraît ridicule, je veux le savoir. Autre chose. Quand vous l'avez rencontrée hier matin, s etait-elle verni les ongles des pieds et des mains ? — Non. Je l'aurais noté, car elle ne cédait jamais à ce genre de coquetterie. Et elle était pieds nus. En train d'arroser les plantes, pieds nus. — Merci. Peabody surgit alors qu'Hester s'éloignait. — La DDE est en route et les experts sont au boulot. Mme Whitney aide Mme MacMaster à préparer une petite valise. Ils resteront chez les Whitney un jour ou deux, en fonction de l'évolution de la situation. — Ce sera à eux de décider. Nous devons interroger les amis. Il est trop tard pour fouiller le parc, les pistes de jogging. Elle avait l'habitude d'y courir le week-end entre 8 et 9 heures, idem les jours de semaine lorsqu'elle n'avait pas classe. Nous verrons cela demain. Commençons par Jamie. — Jamie ? Notre Jamie ? — Lingstrom. C'était un de ses copains. — Le monde est petit, surtout quand tout va mal. Indiscutablement. Eve savait que Jamie était rentré chez lui pour passer l'été avec sa mère. Elle le surveillait - de loin. C'était le petit-fils d'un flic décédé - un flic exceptionnel - et sa sœur avait été assassinée lorsqu'il avait seize ans. La mort ne lui était pas étrangère. À seize ans toujours, il avait éveillé l'attention de Connors en se servant d'un dispositif fait maison pour contourner le système de sécurité et accéder à la propriété. Jamie avait un petit boulot pour la saison dans l'un des services de Recherche et Développement de Connors. Malheureusement pour celui-ci, il était plus attiré par la Division de détection électronique et le milieu des flics que par le secteur privé. — Puisqu'ils étaient amis, et connaissant Jamie, il voudra être de la partie, observa Peabody tandis qu'elles montaient en voiture. Eve démarra et quitta le quartier pour se faufiler à travers la circulation. La foule commençait à se rassembler, on installait stands de souvenirs et de restauration sur le parcours du défilé qui aurait lieu dans l'après-midi. — Ce sera à Feeney d'en décider. Là aussi, il existait un lien, car Feeney et le grand-père de Jamie avaient été de bons amis. — Cela dit, il est déjà dedans. Il figure sur la liste des amis de la victime et il est le seul garçon. — Vous croyez qu'ils étaient amoureux ? — Les parents ne le pensent pas, mais d'après une voisine, Deena avait quelqu'un. Depuis peu, et dont elle ne parlait pas. Peabody réfléchit. — Si elle en avait pincé pour Jamie - et réciproquement -, elle n'aurait pas gardé ça pour elle. C'est l'archétype du gendre idéal. Intelligent, responsable, petit-fils de flic. Il a obtenu une bourse pour suivre ses études à l'université Columbia, mais il avait été accepté dans plusieurs autres établissements tout aussi prestigieux. Il a choisi Columbia pour être plus près de sa mère. Eve lui glissa un regard oblique et Peabody haussa les épaules. — Il discute de temps en temps avec McNab, expliqua-telle. C'est comme ça que j'ai appris qu'il sortait pas mal depuis quelque temps. Pas avec une fille en particulier, aucune liaison sérieuse. Il n'a même pas mentionné Deena. Je m'en souviendrais puisque je la connaissais. D'ailleurs, les étudiants ont tendance à dédaigner les lycéennes. — Et les lycéennes ? — Elles sont fascinées par les garçons. Un étudiant, c'est le nec plus ultra. Mais ce n'était pas le genre de Deena. Elle était plutôt douce, sérieuse et timide. — Vulnérable Un type a su l'amadouer. Elle s'est verni les ongles. — Quoi ? — A un moment ou à un autre, samedi, elle s'est offert une manucure et une pédicure. Elle a enfilé une jolie jupe, un haut assorti, elle a mis des bijoux, elle s'est maquillée. Quand vous passez une soirée seule à la maison, comment vous habillez-vous ? — En pyjama ou en survêtement, de préférence usé jusqu'à la corde. — Elle ne s'est pas contentée de le laisser entrer. Elle l'a invité. Eve se gara devant une modeste maison de ville. Elle était déjà passée par là, elle avait remonté cette même allée pour annoncer à Brenda Lingstrom que sa fille était morte. Cette fois, ce fut Jamie qui l'accueillit. Depuis quand avait-il grandi ? Elle dut lever la tête pour croiser son regard - étrange sensation. Il s'était laissé pousser les cheveux. Son jean était troué, son tee-shirt trop grand, imprimé de portraits délavés des membres d'un célèbre groupe de pop trash. Son visage s'était affiné depuis la dernière fois qu'elle l'avait vu. Il était devenu beau. Encore un choc. Jamie n'était plus un adolescent mais un homme. Ses yeux ensommeillés s'éclairèrent de plaisir, puis s'assombrirent aussitôt. — Et merde, lâcha-t-il. — Ravie de te voir, moi aussi. — Qui est mort ? Vous n'êtes pas là parce que vous avez aperçu de la lumière. Qui... Ma mère ! Affolé, il agrippa le bras de Dallas. — Non, répondit-elle. Elle n'est pas là ? — Elle est partie vendredi avec grand-mère passer une semaine entre filles chez des amies. Elles vont bien ? — Pour autant que je sache, oui. Jamie, nous voudrions entrer. — Qui est-ce ? Dites-le-moi. A quoi bon chercher à esquiver la vérité ? — Deena MacMasters. — Quoi ? Non ! Non ! Deena ? Ô mon Dieu ! Oh, merde ! Il se détourna, fila dans le salon qui avait à peine changé depuis la visite de Dallas, deux ans auparavant. Il l'arpenta, circulant autour des meubles tel un lion en cage. — Accordez-moi une minute, d'accord ? Juste une petite minute. D'un geste, Eve invita Peabody à s'asseoir. Quant à elle, elle resta debout, le temps que Jamie se ressaisisse. Il s'immobilisa et pivota vers elle avec un air de résignation qui contrastait avec sa jeunesse. — Quand ? — Tôt ce matin. — Comment ? — Justement, nous allons en parler. Quand l'as-tu vue pour la dernière fois ? — Euh... il y a deux semaines, environ, marmonna-t-il en frottant l'espace entre ses sourcils. Attendez. Il prit place dans un siège et fixa le vide quelques instants. Eve l'observa en train de se reprendre. S'il décidait de faire carrière dans la police, il possédait la force de caractère nécessaire. — C'était un mardi. Ça fera deux semaines ce mardi. Nous sommes allés à plusieurs écouter un nouveau groupe, les Crusher, au Club Zéro. Je lui ai proposé de venir parce que nous ne nous étions pas vus depuis longtemps et qu'elle adore la musique. De toute sorte, même les vieilleries. L'accès est autorisé aux mineurs, ça n'a donc posé aucun problème. Le concert était nul, du coup, elle et moi sommes partis avant la fin pour manger une pizza et bavarder. Je l'ai ramenée chez elle avant minuit. C'est l'heure de retour que lui imposent ses parents. — De quoi avez-vous parlé ? — De tout et de rien. Les cours, la musique, le cinéma. Nous nous connaissons depuis toujours. Grand-père était ami avec son père, et elle envisageait de s'inscrire à Columbia l'année prochaine. J'y ai déjà passé deux semestres, elle avait donc toutes sortes de questions à me poser. — Elle a évoqué un petit ami ? — Quel petit ami ? Elle n'était pas amoureuse. Dès qu'elle était en présence d'un garçon, elle perdait tous ses moyens... Elle ne se trouvait pas jolie. Pourtant, elle l'était. Elle prétendait qu'elle ne savait pas quoi leur raconter ni comment. Maman me disait qu'elle finirait par avoir confiance en elle. Maintenant, il est trop tard. Que lui est-il arrivé, Dallas ? — Ses parents s'étaient absentés pour le week-end, expliqua Eve d'un ton neutre. Hier, à un moment ou à un autre, elle a ouvert sa porte à quelqu'un. Apparemment, elle attendait cette personne, et d'après ce que nous avons glané sur elle jusqu'ici, nous en concluons que c'était un individu qu'elle connaissait et en qui elle avait confiance. Tôt ou tard, il connaîtrait les détails. Autant qu'il les apprenne tout de suite, et par sa bouche à elle. — Il l'a attachée et menottée. Il l'a violée. Il l'a tuée. Jamie la fixa sans ciller. Mû par un élan de fureur, il se leva d'un bond, puis son regard se vida. Oui, décidément, il ferait un bon flic, décréta Eve. — Elle n'aurait pas fait de mal à une mouche ! S' écria-t-il. Elle se serait donné toutes les peines du monde pour épargner ses proches. Mais elle était athlétique, vive et intelligente. Elle savait se défendre. Elle m'a mis à terre plusieurs fois quand nous nous exercions. Il n'a pas pu la ligoter sans qu'elle se débatte. Vous avez sûrement des indices. — Il est possible qu'il lui ait fait boire un tranquillisant pour la neutraliser. Oui, Jamie, elle a lutté avec énergie, mais il était trop tard. — Si elle lui a ouvert sa porte, c'est qu'elle savait qui il était. Sur ce point, vous avez raison. Depuis que je suis à l'université nous nous sommes un peu éloignés l'un de l'autre. J'ignore qui elle a pu... Il s'interrompit. — Quoi ? — Après que nous avons abandonné la bande, pendant que nous mangions notre pizza, elle m'a demandé ce qu'un étudiant recherchait chez une fille. J'ai répliqué sur le ton de la plaisanterie. Mais elle a insisté. Elle voulait savoir si nous étions plus sensibles au physique ou si nous étions avant tout en quête de points communs. Si on s'attendait vraiment tous à coucher. Nous pouvions discuter de tout cela parce qu'il n'y avait rien de la sorte entre nous. Il se rassit. — Je crois lui avoir répondu que c'était davantage un espoir qu'une obligation. Presque toujours. Mais je n'ai pas couché avec toutes les filles avec qui je suis sorti. Je lui ai dit d'attendre d'être étudiante à son tour pour s'en inquiéter. Elle a souri. Sur l'instant, cela ne m'a pas frappé. Elle a souri et changé de sujet. Elle pensait à un garçon en particulier. Fils de pute ! — À qui a-t-elle pu se confier ? — Si elle s'est livrée à des confidences, ce ne peut être qu'avec Jo. Jo Jennings. SMCPT. — Pardon ? — Euh... Sa meilleure copine pour toujours. Elles sont inséparables depuis l'école élémentaire. Mais quand elle le voulait ou en éprouvait le besoin, Deena était capable de se fermer comme une huître. En outre, elle préférait écouter. Elle détestait se faire remarquer. Si on lui prêtait trop d'attention, elle était mal à l'aise. — Bien. Nous interrogerons Jo Jennings. — Qu'en est-il de la sécurité ? Elle n'aurait jamais éteint les caméras, même pour une personne qu'elle connaissait. Règle d'or chez les MacMasters : caméras activées vingt-quatre heures sur vingt-quatre. — Il semble que le meurtrier les ait débranchées et ait retiré les disques. — Auquel cas, il a pu accéder à la salle de contrôle, pour laquelle il faut un code. Il devait savoir... Déjà pâle, il devint blanc comme un linge. — Il avait tout planifié. Il l'avait ciblée. Il a commencé par là ? — Nous n'en avons pas encore la confirmation. — Quand bien même il aurait compris comment effacer le disque dur et emporté les disques - ce qui requiert une certaine habileté -, il apparaît forcément sur les images. Dans les ombres, dans les échos. Vous avez mis le capitaine sur l'affaire ? Feeney est avec vous ? — Il doit être sur place avec une équipe. — Dallas, vous devez me laisser participer. — Je ne dois rien du tout, rétorqua-t-elle sèchement. La partie électronique est entre les mains du capitaine Feeney. Il se leva de nouveau. Il était tendu comme un arc. — Vous ne pouvez pas m'en empêcher. — Est-ce une question ou un constat ? Il se ressaisit. — Une requête. — Je te le répète, c'est le domaine de Feeney. C'est plus dur quand il s'agit d'un proche. Tu le sais déjà. Il déglutit, hocha la tête. — À la mort d'Alice, Deena m'a soutenu. Je ne voulais parler à personne, mais elle est restée à mes côtés jusqu'à ce que je sois prêt. Je veux être là pour elle à mon tour. Dans trois ans, quand j'aurai mon diplôme, je rejoindrai les forces de police. Les études universitaires d'abord, j'ai donné ma parole, mais ensuite, je viserai l'insigne. Je ferai face. — Donné ta parole à qui ? — À Connors, parce qu'il paie tout ce que la bourse ne couvre pas. Vous n'étiez pas au courant ? Une lueur d'amusement dansa dans ses prunelles, puis il ajouta : — Je suppose qu'il a ses petits secrets, lui aussi. — Apparemment. Si Feeney est d'accord, je le suis aussi. Je suis désolée que tu aies perdu une amie, Jamie. — Ses parents savent ce qui est arrivé ? — Ce sont eux qui l'ont découverte ce matin. Il laissa échapper un soupir. — J'aimerais aller sur place. Pas uniquement pour le boulot, mais pour les aider. — Ils sont avec les Whitney. — J'y vais de toute façon. Je veux m'entretenir avec le capitaine. — Change-toi d'abord. Même les bouffons de l'informatique se doivent d'avoir un minimum de tenue. — McNab y sera aussi, intervint Peabody. Elle se leva, rejoignit Jamie et l'etreignit. — Jette quelques affaires dans un sac et viens dormir chez nous si tu n'as pas envie de rester ici, proposa-t-elle. — Mouais... Merci. Oui, d'accord. Il posa la tête sur l'épaule de Peabody, et Eve entrevit l'enfant qui demeurait en lui. — J'ai assisté à une fête hier soir. Si je lui avais proposé de m'accompagner, peut-être que... — Tu n'aurais rien pu changer, coupa Peabody. — Il ne pourra pas s'empêcher de repenser à sa sœur, commenta Peabody tandis qu'elles remontaient dans la voiture. La plupart des gens traversent l'existence sans jamais effleurer une mort violente. Il a dix-huit ans et il en est à sa troisième. Travailler avec la DDE lui permettra peut-être de se remettre plus vite. Si vous aviez un amant secret, vous garderiez ça pour vous ? — J'ai été tellement malchanceuse avec les hommes pendant si longtemps qu'un dîner en tête à tête aurait mérité une bannière sur un dirigeable publicitaire. Cependant, Jamie a raison - du moins selon moi -, Deena savait se taire. Eve s'arrêta devant leur destination suivante : un immeuble bien entretenu. — Elle n'avait que seize ans, et elle craquait, semble-t-il, pour un garçon plus âgé qu'elle. Elle s'est forcément confiée à quelqu'un. Je vote pour SMCPT. L'appartement des Jennings occupait un angle aux troisième et quatrième étages. La femme qui leur ouvrit paraissait harassée. Son désarroi avait peut être pour origine la dispute en cours - les voix furieuses d'un garçon et d'une fille parvenaient jusqu'à elles. — Oui ? Qu'est-ce que c'est ? — Madame Jennings ? — Oui. — Lieutenant Dallas, du Département de police de New York, et l'inspecteur Peabody. — Aïe ! Les voisins se sont plaints ? Elle tendit les bras, poignet contre poignet. — Auriez-vous la gentillesse de m'arrêter si je monte leur cogner la tête l'une contre l'autre ? Je vous en supplie, dites oui. Je rêve de silence. — Pouvons-nous entrer ? La femme jeta un vague coup d'œil sur leurs insignes. — Oui, oui. Je ne sais même pas pourquoi ils se chamaillent. Ils ne se sont pas lâchés depuis ce matin. La Journée internationale de la paix, tu parles ! Au fait, peut- être pourriez-vous les arrêter, eux ? J'aurais LA PAIX cinq minutes ! hurla-t-elle en direction de l'escalier. La querelle reprit de plus belle. — Madame Jennings, nous ne sommes pas ici à cause de vos voisins. Pourquoi ne leur donnait-elle pas tout simplement l'ordre de se taire ? — Nous sommes de la Criminelle. — Je n'ai tué personne. Du moins, pas encore. Il y a eu un problème dans l'immeuble ? — Non, madame. Il s'agit de Deena MacMasters. — Deena ? Pourquoi voulez-vous... Deena ? — On l'a assassinée tôt ce matin. Nous avons cru comprendre que votre fille, Jo, et Deena étaient amies. — Deena ? répéta-t-elle en reculant. Mais comment ? Elle leva la main comme pour repousser une mèche, mais ses cheveux étaient attachés en queue-de-cheval. — Vous êtes sûre ? — Absolument. — Nous savons que c'est un choc pour vous, madame Jennings, intervint Peabody. Nous aurions toutefois besoin de bavarder quelques minutes avec Jo. Cela pourrait nous être utile. — Jo. Jo n'est pas au courant. Elle a passé toute la matinée à la maison à se disputer avec son frère. Elle ne sait rien. — Elle n'a rien à craindre, la rassura Peabody. Nous interrogeons tous les amis de Deena. La procédure l'exige. Vous connaissiez Deena depuis longtemps ? — Oui. Oui... Ma fille et elle se sont rencontrées à l'école quand elles avaient huit ans. Elles... O mon Dieu ! Que s'est-il passé ? — Si nous pouvions questionner Jo, s'interposa Eve. Vous êtes autorisée à rester dans la pièce. — Oui. D'accord. Elle alla se planter au bas des marches, agrippa la rampe. — Jo ! Jo, j'ai besoin de toi ici. Tout de suite ! Dois-je lui annoncer la nouvelle ? Dois-je... — Nous nous en chargeons, coupa Eve. Elle perçut 'un bruit de pas réticents, puis une adolescente aux boucles brunes et aux yeux noisette luisants de rage apparut dans l'escalier. Elle portait un bermuda noir et pas moins de trois débardeurs empilés l'un sur l'autre afin que le bleu apparaisse sous le rouge et le noir, sous le bleu. — Pourquoi est-ce qu'on s'en prend toujours à moi ? grogna-t-elle. C'est lui qui a commencé. Il ne... Elle s'interrompit en apercevant Eve et Peabody. — Je ne savais pas qu'il y avait du monde. — Jo, ma chérie... — Je suis le lieutenant Dallas. Voici ma coéquipière, l'inspecteur Peabody. — La police ? fit Jo en les rejoignant. Vous allez enfin me débarrasser de ce débile ? — La débile, c'est toi ! Un garçon brun, qui affichait une expression furieuse, dévala l'escalier. — Taisez-vous ! Tous les deux ! « Enfin ! » songea Eve. Visiblement ahuris par le ton sans appel de leur mère, les deux adolescents la fixèrent comme si elle était une extraterrestre à deux têtes. Eve s'avança et désigna un siège. — Assis. — Je n'ai rien fait de mal. Je le jure ! — Débile, grommela son frère, avant de se recroqueviller sous le regard glacial de Dallas. — Jo, j'ai le regret de t'informer du décès de Deena MacMaster. — Quoi ? s'écria l'adolescente, incrédule. Pardon ? Les larmes se mirent aussitôt à ruisseler sur ses joues. — Maman ? Maman, qu'est-ce qu'elle raconte ? En général, Eve préférait laisser les braillards à Peabody mais, cette fois-ci, elle se planta en face de Jo tandis que sa mère l'étreignait. — Quelqu'un l'a tuée. Quelqu'un qu'elle connaissait. Un garçon qu'elle voyait en secret. Quel est son nom ? — Elle n'est pas morte ! Nous sommes allées faire des courses samedi avec Hilly. Pourquoi dites-vous ça ? Atterré, son frère se précipita vers elle. — Elle a reçu cette personne chez elle en l'absence de ses parents. Avec qui sortait-elle ? — Personne. — Ça ne sert plus à rien de mentir. — Lieutenant, je vous en prie, intervint Mme Jennings. Vous voyez bien qu'elle est bouleversée. Nous le sommes tous. — Ses parents aussi. Ils sont rentrés chez eux et l'ont découverte. Qui fréquentait-elle, Jo ? Comment s'appelle-t-il ? — Je n'en sais rien ! Maman, dis-lui de s'en aller... Dis-moi que ce n'est pas vrai. — Malheureusement, si, rétorqua Eve, sans laisser à Mme Jennings le loisir de prendre la parole. C'est arrivé. Tu étais son amie ? — Oui. — Je vais lui chercher un verre d'eau, murmura Peabody. Elle s'éloigna en quête de la cuisine. — Dis-moi tout ce que tu sais. C'est le seul moyen de lui venir en aide désormais. Si tu étais son amie, tu dois l'aider. — Mais je ne sais rien. Elle ne m'a jamais présenté ce garçon, je ne l'ai même jamais vu. Elle l'appelait David. Il paraît qu'il était merveilleux. Ils se sont rencontrés dans le parc il y a quelques semaines. Elle y courait souvent. — Parfait. Comment ont-ils fait connaissance ? — Ce jour-là, il était sur la même piste qu'elle et il a trébuché. Il est tombé lourdement, alors elle s'est arrêtée pour lui demander s'il était blessé. Il était horriblement gêné ; il s'était cogné le genou et foulé la cheville. Il l'a rassurée et lui a conseillé de poursuivre son chemin, mais quand il a voulu se lever, sa bouteille d'eau - qu'il avait lâchée dans sa chute - s'est renversée. Du coup, il était encore plus gêné parce qu'il avait mouillé les baskets de Joe. Ils se sont assis dans l'herbe et ont bavardé un moment. Il était très mignon. — Peux-tu me le décrire ? — Difficile. Elle m'a juste précisé qu'il était très mignon. Qu'il venait de Georgie, qu'il était étudiant à Columbia et qu'il avait un accent adorable. Qu'il était maladroit, gentil et courtois. Un peu vieux jeu. C'est ce qui lui plaisait le plus. Peabody revint avec un verre d'eau qu'elle tendit à l'adolescente. — Merci, souffla-t-elle. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas. — Pourquoi n'a-t-elle parlé de lui à personne ? s'enquit Peabody avec douceur. — C'était si romantique ! Elle ne s'est confiée à moi que le mois dernier, et encore, uniquement parce qu'elle avait l'impression qu'elle allait éclater... Ses parents lui auraient forcément posé toutes sortes de questions, et il lui avait avoué qu'il avait eu des petits soucis avec la police en Georgie. Une histoire de stupéfiants. Le père de Jo aurait sauté au plafond. Elle voulait attendre un peu avant de lâcher sa bombe. — Mais elle ne te l'a pas présenté. — Il était timide et il préférait, si j'ai bien saisi, qu'ils se voient seuls pendant un temps. Ils n'ont rien fait. Je t'assure, maman, ils n'ont pas... tu sais quoi. — Ne t'inquiète pas, ma chérie. — Ils se retrouvaient dans le parc et se promenaient ensemble, ils sont allés voir un ou deux films. Ils échangeaient beaucoup par communicateur. Il a patienté plusieurs semaines avant de l'embrasser. Il avait dix-neuf ans. Elle craignait que cette différence d'âge ne choque ses parents. — Ils avaient rendez-vous hier soir ? Jo opina, effondrée. — Ils devaient dîner chez elle avant d'aller au théâtre. Il avait acheté des billets pour Coast to Coast. C'est pour ça qu'on avait prévu une séance de shopping. Elle voulait une nouvelle tenue. Elle a acheté une superbe jupe mauve - sa couleur préférée - et des sandales assorties. Elle était surexcitée. Eve pensa aux sandales abandonnées près de l'escalier, à la jupe remontée jusqu'à mi-cuisses. — Dans l'après-midi, elle s'est offert une manucure et une pédicure. Secouée de sanglots, Jo se blottit contre sa mère. — Elle voulait que je l'accompagne, mais nous devions aller chez mes grands-parents. Elle était si heureuse ! Il n'a pas pu lui faire du mal. Il était gentil. Il y a une erreur quelque part. — À qui d'autre en a-t-elle parlé ? — Personne. Elle n'avait pas l'intention de me révéler quoi que ce soit, ils s'étaient promis de garder le secret. Mais elle n'a pas pu résister. J'ai dû lui jurer de ne rien dire à Hilly ou à Libby. J'ai tenu parole. Motus et bouche cousue. Il y a une erreur quelque part, répéta-t-elle. « En effet, il y a eu une erreur quelque part », se dit Eve en regagnant sa voiture. La jeune Deena l'avait commise. David de Georgie - quel baratineur ! -s'était joué d'elle dès leur première rencontre dans le parc. Timide, maladroit, gentil... Irrésistible aux yeux de Deena. Il avait incarné son prince charmant. Mais pourquoi ? 4 — Était-elle une cible depuis qu'il la croisait régulièrement dans le parc ? s'interrogea Peabodv. Ou même avant cela ? Je veux dire, Deena MacMasters en particulier, pas une quelconque adolescente dotée de certains caractères physiques. — Excellente question. — S'il s'agissait d'un hasard, n'aurait-il pas renoncé en apprenant que son père était flic ? Il existe des proies plus faciles. — C'est peut-être ce qui l'a attiré, suggéra Eve. Elle présentait un défi. Il en savait déjà pas mal le jour où il a manigancé leur rencontre. Il avait sûrement effectué des recherches sur elle. Il savait que le père était dans la police. Il connaissait ses goûts. Un garçon timide, maladroit, gentil. Peabody fronça les sourcils. — Donc, c'est à elle qu'il en voulait précisément. En quoi ma question était-elle excellente ? — Nous ne pouvons pas éliminer d'emblée l'alternative. Je vous dépose chez la prochaine copine et je vous laisse le soin de l'interroger. D'après moi, Jo n'a pas menti en affirmant que personne n'était au courant sauf elle. Toutefois, je préfère m'en assurer. Quand vous aurez questionné toutes les copines, rejoignez-moi au Central. Je vais réserver une salle de conférences. Je veux que la DDE assiste à la réunion et nous présente son rapport préliminaire... Ils se promenaient, murmura Eve, repensant aux révélations de Jo. Je parie qu'il s'est débrouillé pour qu'ils ne se baladent jamais dans son quartier, au risque de croiser des gens qui la connaissaient. Il l'emmenait au cinéma, où il fait noir. Il l'obligeait à garder le secret. « C'est plus romantique, et j'ai honte de ma transgression mineure. Je suis timide. » Leur relation remonte à plusieurs semaines. C'est long. Ce salaud ne manque pas de patience. — S'il a vraiment dix-neuf ans, il est très jeune. — J'imagine qu'il sait se rajeunir. Je vais faire un saut à la morgue. Après quoi je lancerai une recherche sur les crimes similaires, déclara Eve en se garant le long du trottoir. — Dites à Morris... euh... bienvenue, marmotta Peabody avant de descendre du véhicule. « Drôle d'accueil », pensa Eve en redémarrant en trombe. La circulation était dense. Très vite, elle dut ralentir, et se retrouva à rouler à une allure d'escargot. Elle sentit la colère monter devant les troupeaux de touristes et d'autochtones formant des murs impénétrables. Si elle en repérait encore un seul en train de brandir un signe de paix ou un fanion à fleurs, elle dégainerait son arme et le neutraliserait illico. Elle consulta sa montre, poussa un soupir, puis contacta Connors via le communicateur de son tableau de bord. — Lieutenant. Je suppose que tu n'es pas près de rentrer à la maison. — Non. Pour l'instant, je m'efforce de me frayer un chemin dans le chaos de cette putain de Journée internationale de la paix. Si ces imbéciles veulent la paix, pourquoi ne restent-ils pas chez eux ? — Parce qu'ils veulent partager leur bonne volonté avec leurs compatriotes ? suggéra-t-il. — Tu parles ! Parce qu'ils veulent s'enivrer et se peloter en douce dans la foule. — Pourquoi pas ? Où vas-tu ? — À la morgue. Sale affaire. — J'en suis désolé. Tu peux en parler ? — La fille de MacMasters a été violée et assassinée, répondit-elle brièvement. — C'est affreux. Le regard bleu intense de Connors scruta celui d'Eve en quête de la moindre fêlure. — Je vais bien. — Tant mieux. Puis-je me rendre utile ? « Tu viens de le faire en me posant la question », songea-telle. — J'essaie de rassembler les pièces du puzzle. L'une d'entre elles se présente sous la forme de Jamie. — Comment ça ? — Ils étaient amis. — Tu n'imagines tout de même pas que... — Non. Je vérifierai son alibi par acquit de conscience, mais il ne figure pas parmi les suspects. Elle avait un amoureux secret - un type qui, selon toute apparence, l'a ciblée et a planifié son acte. Je me rends à l'institut médico-légal dans l'espoir de glaner des indices. Ensuite, j'irai au labo. Elle entrevit un passage possible, appuya sur l'accélérateur, enclencha le mode vertical et s'envola vers l'ouest. — J'ai demandé à Whitney de rapatrier Morris dès aujourd'hui. Après cela, réunion au Central. Il faut rechercher les crimes similaires, analyser les appareils électroniques, sonder ses centres d'intérêt, je ne pourrai donc pas... — Je crois que je vais te rejoindre pour te regarder travailler. — Écoute... — Je peux rester à distance si c'est ce que tu souhaites. Mais tu auras du mal avec Jamie. Et je pourrai peut-être te donner un coup de main. J'ai entendu ce matin que les parents, dont le père est capitaine de police, l'ont découverte à leur retour de voyage. Tu n'évoques ni système de sécurité ni disques. Or un flic aguerri sait prendre toutes les précautions nécessaires pour protéger sa famille. Je pressens un gros boulot côté informatique. — C'est le domaine de Feeney. — Dans ce cas, je l'appelle. Eve ne fut pas étonnée. — Tu ne préfères pas passer un dimanche tranquille à la maison ? — Si mon épouse était avec moi, je préférerais, si. Mais elle a d'autres chats à fouetter. — A ta guise. Au fait, pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu complétais la bourse de Jamie ? — Pris en flagrant délit, répliqua-t-il, vaguement déconcerté. — Ce n'est pas un crime. — Je n'en suis pas si sûr, vu que tu pourrais considérer cela comme un appât destiné à l'attirer dans l'une de mes sociétés. — Ce n'est pas le cas ? — Si, bien entendu. Cependant, Jamie rêve de devenir flic. S'il est toujours aussi décidé quand il aura terminé ses études, c'est toi qui y gagneras et moi qui y perdrai. Ce garçon est brillant. — Autant que toi ? Les yeux bleus pétillèrent. — Non, mais nettement plus honnête. À tout à l'heure au Central. — Pour l'amour du ciel, évite la Cinquième Avenue. Je n'y crois pas ! J'ai devant moi un crétin déguisé en signe de paix - il est nu au milieu d'un cercle jaune. Décidément, le monde est fou. À plus ! Elle s'était attendue à la proposition de Connors. Au fil du temps, elle avait eu l'occasion d'apprécier son habileté à analyser et à contourner cryptages et mots de passe. Deena avait pu fournir à son assassin le code de la salle de contrôle. Mais pour débrancher les caméras, effacer le disque dur et subtiliser les disques, il lui fallait bien davantage. De sérieuses connaissances en informatique, par exemple. Sur ce point, son ex-escroc de mari était imbattable. — Brillant, marmonna-t-elle en reprenant le terme employé par Connors. En ce jour férié, l'effectif de la morgue était réduit au minimum, et les membres du personnel restés pour garder le fort portaient des shorts de couleurs vives sous leur blouse. Eve songea que les résidents n'en avaient pas grand-chose à cirer. Elle marqua une pause, le temps d'adresser une grimace au distributeur de boissons. Elle avait envie d'un tube de Pepsi, mais n'avait pas le courage de se battre avec cette fichue machine. — Vous ! lança-t-elle en pointant le doigt sur un technicien qui passait par là. Deux tubes de Pepsi. Elle lui remit les crédits nécessaires. — D'accord. Il s'exécuta poliment. Elle le remercia, s'empara des boissons dès qu'elles tombèrent dans le réceptacle et s'enfuit avant que l'appareil n'entonne son jingle du moment. La première gorgée fut glaciale. Exactement ce dont elle avait besoin. Elle remonta l'interminable tunnel blanc, poursuivie par l'écho de ses talons sur le carrelage et les odeurs de cadavre qui imprégnaient l'air malgré les bouffées de parfum au citron et de désinfectant jaillissant des conduits d'aération. Devant la double porte de la salle d'autopsie, elle s'immobilisa pour se préparer à affronter non pas la mort, mais l'homme qui l'étudiait. Elle inspira profondément et entra. Il était là, fidèle à lui-même. Il portait une blouse protectrice transparente par-dessus un costume noir, une chemise or et une fine cravate assortie. Elle fronça les sourcils en apercevant l'insigne de la paix accroché à son revers tout en se disant que sur Morris, cela n'avait rien de choquant. Ses cheveux de jais étaient tirés en une tresse brillante. Il était penché sur la jeune fille dont il avait déjà incisé la poitrine d'un Y précis, presque artistique. Lorsqu'il leva les yeux vers elle, l'estomac d'Eve se noua. Il semblait inchangé, mais l'était-il vraiment ? — Drôle de façon de fêter votre retour, marmonna-t-elle en lui offrant le deuxième tube de Pepsi. Désolée de vous avoir arraché à votre congé, surtout un jour férié. — Merci. Il accepta le soda, mais ne l'ouvrit pas. — Morris. — J'ai des choses à vous dire. — Bien. Je vous écoute. — Merci d'avoir rendu justice à Amaryllis. — Ne... Il la fit taire d'un geste de la main. — Je veux m'exprimer avant de poursuivre mon travail. Laissez-moi parler. Impuissante, elle fourra les mains dans ses poches. — Vous et moi sommes confrontés à la mort jour après jour. Nous croyons - ou espérons - qu'en trouvant les réponses, nous aidons les morts et leurs proches. Et c'est le cas. Je ne sais pas comment, mais ça marche. Je ne le crois plus, je ne l'espère plus, je le sais. Je l'aimais et cette perte... Il hésita, décapsula le tube, but une gorgée. — ... est immense. Cependant, vous avez été là pour moi. En qualité de flic et d'amie. Vous m'avez tenu la main pendant ces premiers instants de souffrance atroce, vous m'avez permis de me ressaisir. Grâce à vous, elle et moi sommes en paix. Aujourd'hui est une journée symbolique. Le métier que j'exerce est souvent sordide et impitoyable. Je tiens à vous remercier. — Entendu. — Je n'ai pas fini, Eve. Morris l'appelait rarement par son prénom. Il posa la main sur son bras. — J'ai beau savoir que cela vous met mal à l'aise, enchaîna-t-il en esquissant un sourire, merci de m'avoir conseillé de rencontrer le père Lopez. — Vous êtes allé le voir ? — Oui. J'avais pensé partir au loin jusqu'à ce que... Jusqu'à ce que. Mais aucune destination ne me tentait, et en toute franchise, je me sentais mieux près d'elle. Je suis donc resté et j'ai consulté votre prêtre. Elle réprima un tressaillement. — Ce n'est pas mon prêtre. — Il m'a réconforté. C'est un homme d'une foi inébranlable, à l'esprit ouvert, et plein de compassion. Il m'a soutenu et m'a fait comprendre que je n'étais pas au bout de mes peines... Merci aussi de m'avoir fait confiance alors que je doutais de moi. — Je ne comprends pas. — Avant de recevoir votre requête, ce matin, je m'inventais toutes sortes de prétextes pour ne pas revenir - pas tout de suite. Pas avant une semaine, peut-être deux. Je n'étais pas certain de tenir le coup. Mais vous m'avez demandé. Vous m'avez fait confiance, si bien que je n'avais d'autre choix que de me faire confiance à mon tour. — Elle a besoin de vous. Sur ce point, Eve avait une foi aussi inébranlable que celle du père Lopez. — Votre équipe est formidable, mais c'est de vous que Deena MacMaster a besoin, insista-t-elle. De nous. — Oui. Eh bien... À l'immense surprise d'Eve, il lui effleura les lèvres d'un baiser. — Je suis content de vous voir. — Euh. Idem pour moi. Il lui serra brièvement le bras. — Où est la respectable Peabody ? — Sur le terrain. — Mettons-nous tout de suite au travail. Je connais MacMasters, bien sûr. Un type solide. Il doit être anéanti. — Il fait face. — Que faire d'autre ? Son prénom est Deena, c'est bien cela ? Une jeune fille de seize ans en excellente santé avant sa mort. Elle prenait soin d'elle-même et était en bonne forme. Le scan ne montre aucune blessure préalable et confirme qu'elle se nourrissait de manière exemplaire. Son dernier repas, consommé aux alentours de 18 h 30, se composait d'une pizza agrémentée de poivrons, champignons et olives noires, le tout arrosé d'un fizzy à la cerise. Comme vous aviez exigé une analyse toxi-cologique en priorité, j'ai pu déterminer que le barbiturique qu'elle avait ingéré était mélangé à sa boisson. — Il l'a droguée. — Je ne peux pas l'affirmer, je peux seulement dire qu'elle a ingéré un barbiturique et que, d'après mes informations, ce n'était pas dans ses habitudes. Au contraire. Vu son poids, et en partant du principe qu'elle ne prenait jamais de stupéfiants, la dose était suffisante pour la plonger dans l'inconscience pendant presque une heure. — Le temps pour lui de la monter à l'étage, de l'attacher, puis de débrancher les caméras et de récupérer les disques. En admettant qu'il ait procédé dans cet ordre. En reprenant connaissance, elle devait être complètement groggy. — Oui. Elle a ingéré une deuxième dose, plus petite, vers minuit. — Une deuxième dose ? — Oui. Ses mains étaient menottées dans le dos. Les ecchymoses et les lacérations indiquent qu'elle s'est débattue avec force. Les marques sur ses chevilles sont le résultat de liens d'un autre type - sans doute en tissu. — Les draps. — Ça colle. Là encore, elle a lutté. Si vous voulez jeter un coup d'œil, ajouta-t-il en lui tendant une paire de microlunettes... Les nœuds étaient très serrés, ils se sont enfoncés dans la chair. Voyez ici... ici... et là. — Il l'a attachée, violée, détachée, retournée, rattachée, sodomisée. Détachée, retournée et violée de nouveau ? — C'est mon avis. Viols et sodomies multiples, d'une violence extrême. Comme vous pouvez le constater... Il se déplaça le long du corps. Un filet de sueur glacée roula le long de l'épine dorsale d'Eve. Mais elle resta calme, refoula les souvenirs et examina les dégâts. — Les larmes, le traumatisme. Son hymen était intact avant le viol. Si jeune, murmura Morris. Aucune trace de lui sur ou en elle. Je pense qu'il a dû se raser les parties génitales, voire le corps tout entier avant l'acte. Sans quoi, même s'il s'était entièrement protégé avec du Seal-It, nous aurions relevé au moins un poil. On note des bleus sur les cuisses et le torse infligés par les mains de l'agresseur. Sur les épaules, aussi, où il semble avoir appuyé plus fortement. Sur la gorge... — Il l'a étranglée. En la regardant dans les yeux. Jusqu'à ce qu'elle s'évanouisse. Entre les viols, parce qu'il ne voulait pas prendre le risque d'aller trop loin, de la tuer trop vite, de gâcher le plaisir. Elle voyait la scène, la chambre avec ses murs mauves et ses meubles laqués blanc. La terreur, l'horreur. La douleur. — Il l'étrangle pendant qu'elle se débat, cherche sa respiration, s'évanouit. Puis il lui détache les jambes, la retourne, la rattache. Et il attend qu'elle revienne à elle pour la sodomiser. À quoi bon, si elle est inconsciente ? Il veut lui faire du mal. Peut-être est-ce le seul moyen pour lui de jouir. — Vous êtes blême. Allez vous asseoir. Elle refusa d'un signe de tête. Elle ne s'effondrerait pas. Fixant son propre passé autant que celui de Deena, elle s'essuya le front avec le tube froid. — Ensuite, quand il a fini, quand elle gît devant lui, quand elle ne ressent plus rien, il lui enfonce le visage dans l'oreiller, la maintient, l'étouffé jusqu'à ce qu'elle s'évanouisse encore une fois. Et il recommence le tout. Il l'a torturée ainsi pendant presque huit heures, une journée entière de travail. Il est possible qu'il lui ait promis de la laisser tranquille si elle lui donnait le code d'accès à la salle de contrôle. Mais je pense qu'il avait déjà réglé ce problème. Quoi qu'il en soit, le supplice a duré. Elle a dû lui demander pourquoi. Il lui a sans doute répondu. Vu qu'il comptait la tuer. — Pourquoi ? chuchota Morris. — Aucune idée. Pour l'instant. Mais il a dû le lui dire parce qu'il ne la désirait pas. S'il s'est donné tant de peine pour l'anéantir physiquement, n'est-il pas logique qu'il ait souhaité la martyriser aussi sur le plan psychologique ? La faire craquer, la détruire centimètre par centimètre. Il voulait qu'elle sache qu'elle n'était rien pour lui. Qu'il s'était moqué d'elle. L'humilier? Joli bonus... Le masque est tombé. Il est devenu inutile. Il voulait qu'elle le voie, qu'elle sache ce qui lui déchiquetait les entrailles. Il a prolongé la séance pendant des heures jusqu'au moment où, pour la dernière fois, il a serré les mains autour de sa gorge. Eve recula de quelques pas. Elle ne tremblait pas. Elle avala une longue gorgée de Pepsi. — Il laisse les menottes. Des menottes de flic. Aux normes. Il lui détache les jambes mais pas les poignets. Un message à l'intention de son père. Ce n'est pas à Deena qu'il en veut. Elle n'est qu'un instrument. Une arme. Il aurait pu la tuer des dizaines de fois auparavant, de dizaines de manières différentes. Il voulait le faire dans la maison où le flic pensait que sa fille n'avait rien à craindre. Elle dévisagea Morris. — La deuxième dose était aussi pour MacMasters. Il voulait être certain qu'on retrouve la substance dans son organisme. D'après ses renseignements, les parents ne devaient pas rentrer avant la fin de l'après-midi. C'est la raison pour laquelle il a laissé traîner le verre. — Le verre ? — Celui qui était posé sur le comptoir de la cuisine. Le labo y prélèvera des traces de barbiturique. C'est un peu comme... comme se curer le nez. L'insulte suprême. « Voyez ce que je peux faire dans le sanctuaire de votre demeure, à votre fille si précieuse. » Il n'avait rien contre Deena. C'est encore pire, n'est-ce pas ?.... Pour les MacMasters... Deena n'était que le moyen pour justifier la fin. — En effet, convint Morris. « Et vous ? se demanda-t-il. Qui étiez-vous pour celui qui a abusé de vous ? » Il se garda de lui poser la question. Il la connaissait trop bien, il la comprenait. Plus tard, une fois dehors, elle aspira à grandes goulées l'air moite de New York. Elle avait tenu bon. Elle n'avait pas cédé à l'émotion. Elle remonta dans sa voiture et fonça au labo. Elle s'attendait à une empoignade avec le chef Dick Berinski. À vrai dire, elle comptait dessus pour se défouler. Seule une poignée de techniciens s'affairaient dans leur boxe en verre ou sommeillaient sur leur paperasse. Quant au patron, avec sa tête en forme d'œuf couronnée de cheveux noirs épars, il était devant son écran, ses doigts courant sur le clavier. — Où en êtes-vous ? lança-t-elle d'un ton de défi. Il lui adressa un regard noir. — J'avais des billets pour le match. Une loge. Obtenus sous la table, sans doute. — Le capitaine MacMaster avait une fille. Je me fiche éperdument de votre putain de loge. — Elle n'en serait pas moins morte si j'étais en train d'engloutir un hot dog au soja et de boire une bière en encourageant les Yankees en cette fichue Journée internationale de la paix ! — Ma foi, vous avez raison. Dommage qu'elle ait été violée, sodomisée, violée de nouveau, terrorisée, puis étouffée la veille de la Journée internationale de l'a paix dans le seul but de vous contrarier ! — C'est bon, Dallas, trancha-t-il. Je suis là, non ? Et j'ai déjà analysé le verre. Fizzy à la cerise et barbiturique. Du-Slider sous forme liquide avec une pointe de Zoner en poudre. — Du Zoner ? — Juste un zeste. C'était inutile, mais le mélange provoque chez l'utilisateur des rêves bizarres. En général, il se réveille avec une sacrée migraine. Je ne vois pas l'intérêt d'ingurgiter ce genre de cocktail, mais il faut de tout pour faire un monde. — En conséquence, elle a souffert même inconsciente. — S'il avait simplement voulu l'assommer, le Slider aurait suffi. J'ai un échantillon d'ADN et des empreintes. Les deux correspondent à ceux de la victime. Je m'apprêtais à transférer les résultats. Ce n'était pas la peine de venir jusqu'ici. — Et les draps, ses vêtements ? — Je ne suis pas une machine, nom de nom ! Je vais m'y atteler. Les techniciens ont procédé aux premiers examens sur la scène du crime. Aucune trace de sperme. J'en déduis qu'il s'était protégé. Mais on va creuser. S'il a laissé fuir la moindre goutte, s'il a bavé, on le saura. Au fait, les menottes sont d'un modèle standard. Elles paraissent neuves. En tout cas, elles n'ont pas beaucoup servi. Le sang et les tissus sont ceux de la victime. Pas d'empreintes. Quelques fibres, probablement en provenance des draps. Harpo s'en occupera demain matin. Inutile de s'énerver, il avait fait son boulot. — Je veux les rapports dès que possible. La nuque douloureuse, elle regagna le Central au pas de charge. Même à cette heure-ci, il bourdonnait comme une ruche. Protéger et servir rimait avec vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et maudite soit la paix. Les méchants ne prenaient jamais de congés. Certains des commissariats éparpillés à travers l'île étaient sans doute envahis par des pas-si-méchants-que-ça qui avaient trop bu ou laissé leur portefeuille aux mains des pickpockets dispersés dans la foule. Elle emprunta les tapis roulants plutôt que les ascenseurs, histoire de s'accorder un temps de répit. Dommage qu'elle ne puisse pas faire un détour par l'une des salles de gym pour se requinquer en flanquant une raclée à un droïde. Huit heures après l'appel de Whitney, elle fit son entrée à la Criminelle et fonça directement dans son bureau. Vite, du café ! Du vrai ! Elle devrait se contenter de ça. Il était assis dans le fauteuil réservé aux visiteurs - un siège volontairement inconfortable parce qu'elle ne voulait pas que l'on s'y attarde. Mais il était là, son mini-ordinateur sur les genoux, manches de chemise retroussées, cheveux attachés comme chaque fois qu'il s'apprêtait à entreprendre une tâche compliquée. Elle ferma la porte. — Je te croyais avec Feeney, s etonna-t-elle. — Je l'étais. Ils ne sont pas arrivés depuis longtemps. Ils préparent la salle de conférences que tu as réservée. Elle opina et alla se planter devant l'autochef pour se programmer un café. — J'ai besoin de quelques instants pour réfléchir. Dis-leur que je les rejoins tout de suite. Elle aurait voulu ruminer face à son unique et minuscule fenêtre tout en s'imbibant de caféine, mais ruminer exigeait d'être seule. Elle pivota pour se diriger vers son bureau. Connors s'était levé et posté derrière elle. Il faisait moins de bruit que leur chat. Il lui prit sa tasse des mains et la posa. — Hé ! J'ai besoin d'un remontant ! — Dans une minute. Il lui caressa les joues. — D'accord. Lâchant prise, elle accepta son étreinte. Elle ferma les yeux et s'abandonna. Que c'était bon d'être enlacée, aimée, comprise. — Là, souffla-t-il en pressant les lèvres sur ses cheveux. Là... — Ça va. — Pas si bien que ça, riposta-t-il. Je ne te demande pas si tu vas refiler le bébé. Tu ne ferais jamais cela, quand bien même ce ne serait pas pour un collègue... Tu veux prouver que tu peux aller jusqu'au bout. — C'est le cas. — En effet. Mais n'oublie pas que rien ne t'oblige à affronter cette épreuve toute seule. — Elle avait seize ans. Deux fois l'âge que j'avais quand on m'a violée. Pourtant... — Elle était jeune, sans défense, innocente. — Innocente, je ne l'étais déjà plus. Jetais... A la morgue, en la regardant, j'ai pensé que ç'aurait pu être moi sur cette table d'autopsie. Il m'aurait tuée tôt ou tard, ou pire... transformée en sa chose. Je devais l'éliminer, je n'avais pas le choix. Deena n'a pas eu cette chance. Elle avait un foyer stable, des parents aimants qui ne s'en remettront jamais. Mais elle n'a pas eu ma chance. Je me dois de l'aider. — Je comprends. Elle s'accrocha à lui encore une minute, puis s'écarta. — Je regrette de ne pas avoir le temps d'ecra-bouiller un droïde de combat. — Ah ! s'exclama-t-il avec un sourire. La victoire assurée pour toi. — Oui. Mais je préfère tes câlins. Il lui rendit sa tasse de café. — Tu devrais prendre un cachet pour ta migraine. — Ça passera. — La pizza que j'ai commandée devrait... — Tu as commandé des pizzas ? Je t'ai dit cent fois d'arrêter de nourrir les flics. Tu vas les pourrir et les corrompre. — Il n'y a qu'un seul flic que je veux pourrir et corrompre et, comme par hasard, la pizza est l'un de ses plats préférés. Elle avala son café en faisant mine de grogner. — Il y en a une au chorizo ? 5 Feeney engloutissait une part bien garnie. Debout devant la table de la salle de conférences, il se concentrait sur la première pizza tandis que Jamie et McNab attaquaient la deuxième. L'ex-partenaire de Dallas, désormais capitaine de la Division de détection électronique, parvint à tenir en équilibre ce qui restait de sa pizza et sa boisson tout en examinant les photos de la scène du crime que Peabody n'avait pas encore eu le temps d'accrocher au tableau de meurtre. Il s'était fait couper les cheveux récemment, nota Eve, mais les mèches rousses striées de fils gris étaient toujours aussi désordonnées. Son visage, tanné et usé, s'affaissait comme la gueule d'un basset somnolent. Elle aurait mis sa main à couper que sa veste mar-ronnasse et son pantalon froissé dataient d'avant la naissance de McNab, son meilleur élément. Contrastant avec lui, le jeune génie de la DDE et compagnon de Peabody brasillait en bermuda rouge atomique et tee-shirt couleur jaune d'œufs radioactifs brouillés avec des éclairs. Ses cheveux blonds étaient rassemblés en une tresse souple. Puisque la pizza était là, sous son nez, Eve se servit. — Tu es d'accord pour embaucher Jamie sur ce coup ? demanda-t-elle à Feeney. — Il va s'y plonger de toute façon. J'aime autant garder un œil sur lui. Ce sera difficile au début, mais il finira par se reprendre. Moi aussi, je connaissais Deena. Une fille épatante, marmonna-t-il, le regard rivé sur les photos. Ce type est malade. La nouvelle va se répandre à travers le département. Les collègues vont te harceler pour avoir des détails. — Tu étais très proche de MacMasters ? — Nous avons travaillé ensemble sur plusieurs affaires, bu quelques verres. C'est un bon flic. Un compliment précieux dans la bouche de Feeney. — Quand on voit ça, Dallas, on se dit - en tant que flic et en tant que père - qu'on a beau s'appliquer, bien faire son boulot, rester clean, on n'est jamais à l'abri. Il secoua la tête, furieux. — Nous voulons nous convaincre que nous pouvons protéger nos proches. Il marqua une pause, but une longue gorgée de soda. — Je m'apprêtais à me rendre avec ma femme dans le New Jersey cet après-midi. Notre fils organise un barbecue. Le New Jersey ! répéta-t-il avec ce dédain propre à tout New-Yorkais digne de ce nom. — Console-toi, tu te serais retrouvé coincé dans des embouteillages monstres. — Mouais. Enfin ! Elle me rapportera des restes... Cette petite sera privée de bien davantage que d'un barbecue. — Il l'avait ciblée, Feeney. Il savait comment l'embobiner. Il y a forcément une raison. C'est de là que nous allons partir. — Uné vengeance... Possible. MacMasters exerce depuis longtemps ; il a appartenu à la brigade des Produits illicites pendant presque dix ans. Aujourd'hui, il est capitaine. Il clôture les enquêtes et ne se laisse pas marcher sur les pieds. C'est un bon flic, insista-t-il. Les bons flics se font des ennemis, mais... — Justement, je me concentre sur les « mais ». Mettons-nous au boulot. Affichage écran mural, commanda-t-elle. Tout le monde se tut et la réunion commença. — La victime se nomme Deena MacMasters, sexe féminin, seize ans. Le médecin légiste a confirmé la thèse de l'homicide par strangulation manuelle. Elle a été violée et sodomisée à de multiples reprises sur une période de six à huit heures. Les traces d'un barbiturique - du Slider - mélangé à une petite dose de Zoner en poudre révélées par l'analyse toxicolo-gique indiquent qu'elle a été droguée. — Du Perruque. Eve haussa un sourcil en direction de Jamie. — Désolé, lieutenant. Je voulais simplement vous informer que les toxicos ont baptisé ce cocktail « Perruque » parce que ça décoiffe vraiment. Si on en ingurgite suffisamment, on fait des cauchemars bizarres. Et on se réveille avec une migraine carabinée. Feeney pointa l'index sur Jamie. — Comment sais-tu tout ça ? Si tu t'amuses à ce genre de conneries à l'université, je... — Eh ! Du calme. Je suis clean. Je me fais prendre une fois, et je peux dire adieu à ma bourse. Du reste, si j'ai envie de faire des cauchemars, je n'ai qu'à manger un burrito et visionner un film d'horreur à minuit. — L'explication de Jamie confirme celle du chef du labo, enchaîna Eve. Dans la mesure où nous n'avons repéré aucun signe de lutte préalable, nous pensons que l'assassin l'a obligée à boire cette décoction, puis l'a portée dans sa chambre où il l'a attachée. Poignets menottés dans le dos, chevilles ligotées à l'aide des draps. — Il voulait que son supplice commence alors qu'elle était inconsciente, murmura Peabody. Pendant ce temps, il a pu en profiter pour nettoyer les assiettes et son verre, puis accéder à la salle de contrôle. — A part sa culotte, elle était habillée. Il s'est contenté de repousser ses vêtements. Son chemisier est déchiré, mais de manière à suggérer un geste délibéré. Jamie voulut prendre la parole, mais le coup d'œil d'Eve l'arrêta dans son élan. — Les hématomes mineurs sur le visage et la poitrine prouvent qu'il l'a frappée, mais assez mollement. Les bleus sur les biceps et les épaules montrent qu'il l'a maintenue plaquée sur le lit. Les ecchymoses et lacérations aux poignets et aux chevilles attestent qu'elle s'est violemment débattue. Son meurtrier a prolongé le plaisir ; il l'a neutralisée en l'étranglant ou en l'étouffant jusqu'à ce qu'elle s'évanouisse. Après quoi, nous pensons qu'il lui a détaché les jambes pour la retourner. Il les a rattachées, puis a sans doute attendu qu'elle se réveille pour la violer de nouveau. Selon toute apparence, il a répété le processus à plusieurs reprises. Elle se tourna légèrement vers Jamie. Il était livide, les yeux brillants, mais il ne dit rien. — Ceci nous en apprend beaucoup. Eve guetta les réactions de l'assemblée. — Euh... Il n'a pas gaspillé son énergie à la frapper ? proposa Peabody. Cela ne l'intéressait pas. Il ne l'a pas déshabillée parce qu'il s'en fichait. L'humiliation qu'il voulait lui infliger était d'un autre ordre. — Exact, approuva Eve. L'acte n'en devient que plus insultant. Pénétration. Domination. Douleur. Son cœur se mit à battre plus vite. Elle dévisagea Connors, se calma. — Le laboratoire a confirmé que le verre laissé sur le comptoir de la cuisine contenait les substances prélevées dans son organisme. En ce qui concerne les menottes, il s'agit d'un modèle standard de la police. Elles étaient maculées de sang et de résidus de peau appartenant à la victime. Pour l'heure, la police scientifique n'a relevé aucune trace de l'assassin sur la scène du crime. Pas d'ADN. Il s était protégé. Dépositions des témoins, Peabody. — Le lieutenant et moi-même avons interrogé deux des amies de la victime ainsi que Jamie. J'en ai questionné deux autres à partir de la liste que nous ont fournie les parents. Seule, Jo Jennings croyait savoir que Deena MacMasters avait une relation avec un homme. D'après elle, il aurait dix-neuf ans. Il aurait raconté à Deena qu'il était originaire de Georgie et étudiant à Columbia. Ils se seraient rencontrés il y a plusieurs semaines dans le parc où Deena courait régulièrement. Ils auraient commencé à se voir en secret. Toutes les personnes interrogées ont assuré que Deena possédait un mini-ordinateur et un communicateur de poche. Pourtant ni l'un ni l'autre n'ont été découverts sur les lieux. Nous en avons déduit que le meurtrier les avait emportés. D'après toutes les déclarations, personne n'est en mesure d'identifier cet individu. Eve prit le relais. — Toujours selon Jo, il aurait avoué à Deena qu'il s'était fait arrêter une fois dans le passé pour usage de stupéfiants et semble s'être servi de cet argument pour la convaincre de cacher leur histoire à son entourage. — Elle aurait respecté son désir, intervint Jamie. S'il lui avait dit que cela le gênait, elle l'aurait fait. Elle détestait mettre les gens mal à l'aise. — Et un petit ami secret, quoi de plus excitant pour une adolescente ? observa McNab. — D'après nos constatations, non seulement la victime lui a ouvert sa porte ce soir-là, mais elle l'attendait. Il devait passer manger un morceau avec elle, puis l'emmener au théâtre. Aux alentours de 18 h 30, elle a commandé deux pizzas pour une personne à l'autochef dont une au chorizo alors que Deena est végétarienne. Elle a ingéré la première dose de drogue avec son soda. — La première ? s'enquit Feeney. — Elle en a avalé une deuxième vers minuit. Il devait savoir que les parents avaient prévu de rentrer en fin d'après-midi. Il voulait que les traces de barbituriques apparaissent dans le rapport toxi-cologique. Il ne pouvait pas imaginer qu'ils reviendraient plus tôt que prévu. Il a déposé le verre sur le comptoir de la cuisine pour s'assurer qu'on l'analyserait. — Une gifle pour MacMasters, marmonna Feeney en fronçant les sourcils tandis que les résultats s'affichaient à l'écran. D'accord, mais... si on en veut au flic, on s'en prend au flic. Si on s'attaque aux siens, où est la signature ? Il s'agit sûrement d'une vengeance. D'autre part, il a pris un risque en demandant à Deena de se taire. À cet âge-là, les mômes parlent. Elle s'est confiée à une amie. Eve leur présenta une photo d'identité de Deena : jeune, fraîche, souriante. — C'était plus amusant ainsi. Plus personnel. Dans la maison, dans la jolie chambre de Deena. Et elle lui a ouvert la porte. N'est-ce pas ? — En effet, répondit Feeney. Aucun signe de sabotage. Notre chronologie préliminaire colle avec la vôtre. Serrures désengagées de l'intérieur selon la procédure, à 18 h 23, puis aussitôt réengagées selon la procédure. Elle l'a laissé entrer et a refermé à clé derrière lui. À 23 h 18, entrée dans la salle de contrôle à l'aide du code d'accès et débranchement des caméras - toujours selon la procédure. — Il la torturait depuis déjà quatre heures, précisa Eve. Elle a fini par craquer, par lui donner le code. Il n'a pas eu à se creuser la cervelle. — C'était la fille d'un flic ! objecta Jamie. Elle était intelligente. Je ne pense pas qu'elle lui aurait facilité la tâche. Le pauvre n'imaginait pas quel supplice elle avait enduré. Comment était-ce possible quand on n'avait jamais connu ça ? — Pendant quatre heures il la viole, la terrorise, l'étrangle, l'étouffé. Puis il lui dit : « D'accord, je m'en vais, mais il faut que je débranche les caméras et que je récupère les disques. » Elle refuse peut-être au début. Il reprend de plus belle. Encore et encore. « Donne-moi les codes, Deena, et je te laisse tranquille. » — Elle ne lui a pas donné le code pour obtenir les disques, fit remarquer McNab. Du moins, pas le bon. Elle ne le connaissait peut-être pas. Elle n'avait aucune raison de le connaître. Il a piraté ce système-là, mais il n'a pas mis longtemps. Dix minutes tout au plus. On peut donc en conclure qu'il est habile et bien outillé. Il a retiré les disques à 23 h 31. Les disques durs ont été effacés et endommagés, mais nous avons réussi à établir l'heure. Avec un peu de chance, nous parviendrons à reconstruire les données et des images. Ce n'est pas gagné d'avance, mais on a une piste. — Foncez, ordonna Eve. Une fois les disques récupérés et les disques durs effacés, il est retourné près d'elle pendant plus de deux heures. — Il est reparti par la porte principale, précisa Feeney. Il l'a ouverte de l'intérieur et refermée à 3 h 43. — Le temps, après l'heure du décès, de nettoyer, vérifier qu'il n'avait laissé aucune trace, poser le verre dans la cuisine. Inutile de se presser. Une étape à la fois. Je parie qu'il avait une liste et qu'il l'a cochée au fur et à mesure, grommela Eve. Il quitte les lieux suffisamment tôt pour qu'on ne risque pas de le remarquer. Pourtant, il faisait encore jour quand il est arrivé et personne ne l'a vu. Il se fond dans le décor. Il y a deux stations de métro aux environs. J'ai requis des copies du service de sécurité. Toutefois... s'il est malin, il s'est déplacé à pied. S'il habitait loin, il a pu venir en voiture ou en taxi. Il se sera garé ou fait déposer à quelques centaines de mètres de sa destination. À moins qu'il n'ait pris un putain de bus. — À pied, c'est plus prudent, intervint Connors. Le samedi soir, la ville grouille de monde. Il fait beau. Personne ne se retourne sur un jeune homme qui se balade tranquillement. Bien habillé, selon moi, mais pas trop pour éviter d'attirer l'attention. Lunettes noires pour se protéger du soleil, pourquoi pas une casquette ? Des écouteurs dans les oreilles ou un communicateur à la main en guise d'accessoire. Si l'occasion se présente, il se glisse parmi un groupe de passants de son âge. Il passera encore plus inaperçu s'il est entouré. Quand on envisage de commettre un crime dans un quartier, il est sage de se montrer auparavant, de s'intégrer. A sa place, j'aurais aussi appelé ma cible à quelques pâtés de maisons de chez elle. Le regard d'Eve s'aiguisa. — Pour lui faire savoir que tu seras bientôt là. « Je meurs d'impatience. Je ne suis pas loin. Notre rendez-vous tient toujours, n'est-ce pas ? » Ce genre de discours. — Exact. Au cours de la conversation, elle se rapproche de la porte pour le guetter. Elle lui ouvre avant même qu'il ne grimpe l'escalier. En quelques secondes, il est à l'intérieur. Connors haussa les épaules. — En tout cas, c'est ainsi que je l'aurais joué. — Elle l'accueille, son communicateur à la main. Il est content : il n'aura pas à le chercher au fond de son sac. Eve effectua quelques allées et venues en pianotant sur sa cuisse. — On quadrille quand même le voisinage. Et le parc. Surtout le parc. Peabody, nous nous en chargeons. Feeney, ton équipe est responsable de l'électronique. Concentrez-vous sur la sécurité. Je vais effectuer une recherche sur les crimes similaires, et demander à Mira de me préparer un profil. J'ai deux agents qui inspectent les lieux qu'elle fréquentait, et j'en ai envoyé deux autres interroger un certain Juan Garcia, dealer de son état. Feeney indiqua les photos du menton. — Ces gars-là n'opèrent jamais de cette manière. — Je suis d'accord, mais nous l'éliminerons ainsi que tous les autres qui pourraient figurer dans les fichiers de MacMasters. Je ne pense pas qu'il l'ait emmenée dans des endroits où elle était connue. Après le contact initial, il s'est débrouillé pour l'éloigner de son milieu. Promenades, séances de cinéma, mais hors de son territoire. — S'il s'agit d'une vengeance... commença Feeney. — Nous allons nous pencher sur toutes les enquêtes de MacMasters - avec lui. Jamie, sais-tu quelle sorte de garçon aurait pu l'attirer ? — Eh bien... un type bien sous tous rapports. Bonne tenue, langage correct. Il lui a dit qu'il était étudiant à l'université Columbia ? Ce détail a pu lui plaire puisqu'elle avait l'intention de s'inscrire dans cette même faculté l'année prochaine. Ah ! Et les bonnes manières. Quelqu'un de poli. S'il avait été trop direct, il l'aurait effarouchée. Les institutions prestigieuses ne manquaient pas à New York. Pourtant, il avait choisi celle que fréquentait l'un de ses meilleurs amis et où elle irait bientôt. Eve décida que cela n'avait rien d'une coïncidence. — Il s'est renseigné sur elle, il l'a suivie, dit-elle. Il a pris son temps. Non, ce n'était pas un dealer ni l'un de ses junkies. — MacMasters a réservé les billets pour leur voyage il y a dix jours. Ce salaud était prêt. Il a sauté sur l'occasion. Elle lui a certainement annoncé la promotion de son père. — Elle m'a prévenu par texto le soir même, fit Jamie. A mon avis, elle a averti tous ses copains. Elle était très fière. Ça m'a étonné qu'elle n'accompagne pas ses parents pour fêter cet événement en famille. — Une adolescente au début d'une relation amoureuse n'a aucune envie de passer un week-end avec ses parents quand elle peut rester à la maison et en profiter pour voir son ami en toute tranquillité, intervint Peabody. Elle tergiverse, il lui dit qu'elle va lui manquer, elle cède. — On avance à partir de ce dont on dispose déjà. Peabody, contactez Columbia au cas où il lui aurait dit la vérité. Je veux une liste de tous les étudiants de sexe masculin - ajoutez-y les membres du personnel - inscrits ou employés actuellement et sur les cinq dernières années, originaires de Georgie. gés de dix-huit à trente ans. Pendant que vous y êtes, rameutez Baxter et sa perle. Je veux qu'ils interrogent Garcia puis qu'ils assurent le suivi sur l'enquête de voisinage. De retour dans son bureau, Eve lança une recherche sur les crimes similaires en passant par la création de Feeney, le fichier IRCCA, afin d'élargir la palette au niveau mondial et interplanétaire. Tandis que son ordinateur ronronnait, elle installa un deuxième tableau de meurtre. L'image de Deena - vivante et morte - ne la quitterait plus tant qu'elle n'aurait pas résolu l'affaire. — Une gosse intelligente, murmura-t-elle en épin-glant photos, rapports et chronologies. Fille de flic. Tout le monde dit ça. Mais tu n'en es pas moins une ado. Un beau garçon s'intéresse à toi, trouve les mots justes, te regarde d'une certaine façon. Tu n'es plus intelligente du tout. Eve n'avait pas été plus maligne. Connors s'était intéressé à elle, avait trouvé les mots justes, l'avait regardée d'une certaine façon. Elle n'avait pas agi plus intelligemment. Elle avait enfreint ses propres règles, pris des risques, fondu pour un homme qu'elle savait dangereux, soupçonné d'avoir commis un meurtre. Non, elle n'avait pas fait preuve de discernement. Elle s'était laissé envoûter. Comment pouvait-on en vouloir à Deena d'avoir succombé ? — Je sais ce que tu as ressenti ou cru ressentir. Je sais comment il t'a appâtée, enjôlée, captivée. Moi, j'ai eu de la chance. Pas toi. Mais je sais comment il a contourné tes défenses. En conséquence, plutôt que de réfléchir comme la fille, elle devait réfléchir comme l'assassin. Elle pivota vers l'autochef. S'immobilisa. Du café, se rappela-t-elle. Le premier cadeau que Connors lui avait offert, c'était un paquet de café. Du vrai. Irrésistible, plus précieux à ses yeux qu'une poignée de diamants. Un geste charmant, attentionné - parfaitement approprié. Y avait-il eu un petit cadeau ? Elle regagna son bureau, étudia le portrait de Deena. Passionnée de musique et de théâtre. De lecture, aussi. Tous ces disques, songea Eve. Lui avait-il enregistré une compilation conçue juste pour elle ? Ou écrit des poèmes ? Les femmes n'étaient-elles pas sensibles à la poésie, surtout lorsqu'un homme en était l'auteur ? L'ordinateur bipa, signalant la fin de la première tâche. Eve le laissa poursuivre et s'installa pour compulser divers dossiers de viols/meurtres. Elle lut pendant plus d'une heure, mais rien ne lui sauta aux yeux. La recherche via l'IRCCA ne donna pas davantage de résultats. Elle avait quelques vagues pistes à explorer, mais son instinct lui disait que ce n'était que pour la forme. Elle n'avait pas le choix. Elle en avait écarté la moitié quand Peabody apparut. — Columbia vient de m'expédier une première liste. Pour la suite, il faudra attendre demain. A ce stade, nous avons soixante-trois étudiants originaires du grand État de Georgie, quatre enseignants, un gardien et deux autres employés. Le gardien a la trentaine avancée ; on a un jardinier de vingt-quatre ans et un technicien de maintenance de vingt-six. — Je veux leurs antécédents. — Je suis presque sûre qu'il lui a menti à ce sujet. — Selon moi, il a avancé suffisamment de vérités pour que son histoire tienne le coup si jamais la fille du flic s'amusait à vérifier les faits. Peabody désigna l'autochef, hocha la tête. — Vous pensez qu'il est étudiant à Columbia ? demanda-telle en s'approchant pour programmer un café. — Je pense qu'il s'est débrouillé pour apparaître sur les fichiers au cas où elle aurait eu l'idée de farfouiller un peu. Il a peut-être déjà effacé les traces. Voici comment il a pu procéder, à condition de prendre toutes les précautions. Il suffit de sélectionner un étudiant, de cloner son identité, de prendre son nom ou de le modifier. Je mettrais ma main à couper qu'il possédait une carte d'étudiant en bonne et due forme. Ça donne droit à des réductions, non ? Quand on va au concert ou au cinéma. Il l'a sortie, il a été obligé de la présenter. Et il fallait bien que le document passe l'épreuve du scanner. — Je n'y avais pas songé. Ce qui explique que vous soyez un peu mieux payée que moi. Elle tendit une tasse brûlante à Eve. — Donc, il est possible qu'un parmi ces soixante-trois soit sa dupe. Ou alors... ce pourrait être un complice. — Il œuvre seul. Partenaire rime avec confiance. Quand on bosse en solo, on contrôle tout. Je parie qu'un de ces étudiants s'est fait voler sa carte d'identité au cours des six derniers mois. Il la clone, remplace la photo, altère les données de base si nécessaire. Deena peut se renseigner : elle découvrira qu'il est inscrit. Pour l'heure, on les passe tous au crible. Demain, nous demanderons si l'un ou plusieurs d'entre eux ont réclamé le remplacement de leur carte. Prenez les trente premiers. Je me charge du reste. Vous pouvez vous y mettre ici ou chez vous. Rendez-vous à mon domicile demain à 7 heures. — Où allez-vous ? — Je retourne sur la scène du crime. Transférez la liste chez moi. — Entendu. Si j'ai la moindre touche, je vous préviens. Eve but une longue gorgée de café avant de joindre Connors. — Des progrès ? s'enquit-elle. — Ce ne sera ni facile ni rapide. — J'ai fini ici. Je retourne sur la scène du crime. Ensuite, je travaillerai de la maison. — Je te retrouve dans le parking. — Ni facile ni rapide, tu te rappelles ? — Avec la bénédiction du capitaine je vais pouvoir contrôler plusieurs des appareils dans mon labo. Je suis mieux équipé. Cinq minutes. Il coupa la communication. Eve rassembla tout ce dont elle pourrait avoir besoin, réexpédia chez elle tous les rapports, notes et fichiers. En chemin pour le parking, elle prit des nouvelles des collègues chargés de l'enquête de voisinage. Ils avaient localisé et interrogé tous les résidents du quartier de la victime. Personne n'avait vu quelqu'un entrer ou sortir de la maison pendant le week-end, hormis Deena elle-même. Peut-être Baxter et son fidèle assistant Trueheart seraient-ils plus chanceux. Ou que Peabody et elle tomberaient sur un bavard le lendemain dans le parc. Mais quand un individu s'arrangeait pour ne laisser aucune trace sur la scène d'un viol/meurtre, quand il prenait des heures pour accomplir sa tâche, comment imaginer qu'il ait pu être négligent au point de se laisser voir en compagnie de sa victime ? Quelqu'un, quelque part, les avait aperçus ensemble. Forcément. Quant à s'en souvénir... Deena et son amoureux avaient marché, bavardé, mangé, erré à travers la ville au fil des semaines. Il suffisait d'un passant, d'une faille à creuser. Elle s'approcha de sa voiture et s'adossa contre le coffre pour prendre quelques notes supplémentaires. Columbia. Carte d'étudiant. Georgie. Accent du Sud. Vérité ou mensonge ? Pourquoi dire la vérité, pourquoi mentir ? Absence de communicateur de poche, de mini-ordinateur, voire de e-journal dans le sac. Autres objets importants ? Protection et trophée ? Elle leva les yeux en entendant Connors. — Quand tu ciblais une victime, t'arrivait-il de prendre un accent ? — Drôle d'endroit pour aborder ce sujet, du moins de mon point de vue. Puisque tu es occupée, je prends le volant. Il attendit d'avoir démarré avant de répondre à sa question. — Oui, de temps en temps, par souci d'adaptation. Mais le plus souvent, l'inflexion irlandaise convenait parfaitement. J'en rajoutais parfois un peu. — Mais si c'était un projet au long terme exigeant pas mal d'échanges avec la cible, tu t'en tenais à ce qui te venait naturellement. C'était plus facile et plus sûr. — En effet, concéda-t-il. Un faux pas et tout peut s'écrouler. — Ce type lui dit qu'il vient de Georgie. Elle aime son accent, en parle à son amie. Il est malin. Il a peut-être vécu dans le Sud un certain temps. Il lui dit qu'il fait ses études à Columbia. Il y est peut-être passé, ou bien il connaît suffisamment le campus pour en parler quand elle s'exclame : « C'est drôle, j'ai un copain qui y est inscrit ! » Il me paraît bien patient et déterminé pour un garçon de dix-neuf ans. Connors déboîta, profitant d'un léger ralentissement de la circulation. — À dix-neuf ans, j'avais une longue expérience derrière moi. J'en avais par-dessus la tête d'être un escroc et mon but était d'en sortir. J'avais acquis certaines connaissances, et appris la patience et la détermination. — Le meurtre est différent de l'escroquerie. — Très différent, en effet. Surtout quand il s'agit du meurtre délibéré d'une jeune fille innocente. Tout est une question de motivation, n'est-ce pas ? Planifier un tel acte, l'exécuter de cette manière requiert une sacrée motivation. Mais pour certains, c'est le frisson qui compte par-dessus tout, non ? — Pas pour lui. L'opération est trop calculée. Connors garda le silence, le temps de doubler un Rapid Taxi et de franchir le carrefour avant que le feu passe au rouge. — C'est sans état d'âme que j'ai abattu les hommes qui avaient torturé Marlena à mort. Au vu du résultat, certains ont pu penser le contraire, mais je n'ai pas éprouvé le moindre frémissement de plaisir. Eve songea à la fille de Summerset, que Connors avait considérée comme une sœur, et que l'on avait sauvagement assassinée pour le mettre en garde, lui. — Deena n'a pas été exécutée. S'il existe une similitude entre Marlène et elle, c'est la vengeance. Ce mot me revient sans arrêt. D'un autre côté, il aurait pu la tuer autrement, à d'autres moments. Il aurait pu l'enlever et infliger cette agonie à MacMasters avant de s'en débarrasser. — Tu penses que ça l'a amusé d'endosser le rôle du petit ami. De prolonger la relation, de séduire Deena. C'est peut-être un joueur, et c'est cette étape du jeu qui lui aura procuré le grand frisson. Il se gara devant le domicile des MacMasters, Eve descendit de la voiture et se planta sur le trottoir. — Il est plus tard que lorsqu'il est arrivé. Il n'a pas pu venir autrement qu'à pied, le contraire n'aurait aucun sens. Il a pu s'approcher d'un côté comme de l'autre, voire traverser le parc. Impossible de le savoir tant que nous n'aurons pas de témoin. Il avait les menottes, les barbituriques. La soirée était tiède, mais il portait probablement un blouson ou une veste - c'est un accessoire de mode plus qu'une nécessité pour la plupart des jeunes. Il lui fallait aussi des outils. Une mallette, un sac à dos ? À moins qu'il n'ait réussi à tout glisser dans ses poches ? Les pantalons de McNab en comportent des dizaines. Je l'imagine avançant seul, l'air de savoir où il va. Le style étudiant, beau, propre, bien habillé. Personne ne fait attention à lui. Comme toi, je suis d'avis qu'il l'a appelée depuis l'un ou l'autre de ces pâtés de maisons. Juste pour dire « j'arrive » ou, plus astucieux, feindre d'avoir oublié l'adresse. Ainsi, elle l'a guetté, elle lui a ouvert avant qu'il ait atteint les marches. — Elle ne tenait certainement pas à ce que les voisins signalent à ses parents qu'elle avait reçu un garçon en leur absence. — Très juste. Oui. Ils avaient peut-être prévu le coup d'avance. Leur petit secret. Elle gravit l'escalier en se représentant la scène, brisa le scellé, sortit son passe-partout. — Malgré tout, quelqu'un pourrait le voir. Cela ne l'inquiète pas outre mesure. Dès qu'elle sera morte, rideau. En revanche, il doit se méfier de ce que les gens peuvent remarquer. Donc oui, j'opte pour le blouson ou la veste, une casquette, des lunettes de soleil. Tête baissée, mains dans les poches, des écouteurs aux oreilles. Les éventuels témoins pourront décrire les vêtements : aucune importance, il s'en sera débarrassé entre-temps. Elle s'immobilisa dans le vestibule. — Elle est nerveuse. Il lui dit bonjour et l'embrasse sur la joue. Le garçon gentil, timide. Il doit maintenir les apparences afin de pouvoir la neutraliser sans problème. Elle a mis de la musique. Elle adore ça. Elle lui fait peut- être visiter une partie de la maison, puis elle l'entraîne dans la cuisine où ils pourront manger, boire. Eve se dirigea vers le fond du couloir, Connors à ses côtés. — C'est excitant, un dîner en tête à tête. Il fait attention de ne rien toucher. S'il y est obligé, il en prend note pour effacer ses empreintes par la suite. Il remet les mains dans ses poches. Ce sont des mômes, ils décident de s'installer là pour manger. Elle s'approcha de la table bleu vif entourée de banquettes matelassées. La pièce donnait sur une petite cour fermée par un haut mur. — Vous vous asseyez l'un en face de l'autre pour pouvoir discuter. Vous mangez, vous riez, vous plaisantez, voùs flirtez. « Au fait, tu veux un autre Fizzy ? » Bien sûr qu'il en veut un, et quand tu vas le chercher, il verse la drogue dans ton verre. Trop facile. Tu te sens bizarre, mais grâce à la pincée de Zoner, détendue. Tu t'assoupis. Il te monte là- haut... Elle pesait cinquante-deux kilos. Un poids mort, mais pas trop lourd pour un jeune homme en forme, enchaîna Eve en continuant vers l'escalier de la cuisine. Il est passé par là. Logique. A quoi bon gaspiller son énergie ? S'il avait pris ses repères au préalable, j'en suis à peu près sûre. Il savait où était la chambre de Deena. Il l'avait aperçue par la fenêtre quand les stores étaient remontés. Les couleurs, les affiches. Ce ne pouvait être que celle de Deena. Connors ne disait toujours rien, se contentant de la laisser se couler tour à tour dans la peau de la victime et dans celle du tueur. — Tu as commencé par la ligoter. Inutile de prendre des risques inutiles. Les menottes, les draps. Tu serres les draps : tu veux qu'elle sente la douleur. Tu veux laisser des marques. Tu espères qu'elle va se débattre. Elle le fera. Tu le sais. Tu descends ranger la cuisine. A l'exception du verre, tu mèts toute la vaisselle dans la machine. Tu lances le programme de stérilisation par précaution. Tu jettes un coup d'œil à la porte de la salle de contrôle. Inutile de s'attarder. Elle finira par te fournir le code d'accès. Tu y veilleras. Tu reviens ici, tu te déshabilles, tu t'enduis le corps de Seal-It. Elle effectua un cercle, secoua la tête, agacée. — Non, non. Pas dans cet ordre-là. Tu aurais fait ça en bas, avant de la monter dans la chambre. Il n'y a rien ici qui t'appartienne. Toutes tes affaires sont méticuleusement empilées au rez-de-chaussée. Quand tu en as terminé avec elle, tu inspectes le contenu de son sac, tu descends le déposer avec tes vêtements. Tu remontes, tu t'assures que tu n'as rien laissé traîner, tu vérifies l'ordinateur, le communicateur... Elle marqua une pause, errant à travers la pièce, ouvrant des tiroirs qu'elle avait déjà inspectés. — A-t-il ingurgité un produit pour être sûr de bander ? Il faut une énergie folle pour violer quelqu'un plusieurs fois. À méditer. Peut-être n'en a-t-il pas besoin. Peut-être que la terreur de la fille lui suffit... C'est alors qu'elle se réveille, et que le spectacle peut enfin commencer. — Ne t'inflige pas cette épreuve, murmura Connors. Nous savons ce qui s'est passé. N'insiste pas. — Je n'ai pas le choix. Elle est... décontenancée. La drogue lui brouille le cerveau, puis lui fiche la migraine. Eve regarda le lit, qui avait été débarrassé de ses draps. — Il me vient à l'esprit qu'il aurait pu se faciliter la tâche. En lui donnant une dose de Whore ou de Rabbit. La décision est délibérée. Il ne voulait pas qu'elle participe. Il voulait qu'elle soit terrifiée, qu'elle souffre. La prévient-il de ses intentions ou se jette-t-il sur elle ? Je ne le cerne pas encore. Elle pleure. Elle n'a que seize ans. Elle lui demande pourquoi..Elle ne veut pas croire que son gentil amoureux est un monstre. Mais la fille de flic a compris. Elle sait qui il est en réalité. Il veut qu'elle le sache. Elle se débat même pendant qu'il la viole. Elle hurle, elle sanglote, elle supplie. Elle est vierge - cerise sur le gâteau. Elle saigne là où tu l'as transpercée, des poignets, des chevilles. Elle est solide, elle lutte de toutes ses forces. Le ventre noué, Connors regardait Eve se déplacer, contourner le lit. D'une voix calme, elle décrivit les derniers instants de la vie de Deena MacMasters. Il demeura muet jusqu'à ce qu'elle ait fini et passe de nouveau la pièce en revue. — Après tout ce temps, je me demande encore comment tu fais, comment tu parviens à te mettre à leur place, à visionner les scènes. — C'est indispensable. — Tu parles ! Tu le fais pour Deena et pour tous les autres à qui l'on a arraché la vie. Tu ne te contentes pas de défendre les morts. Tu les accompagnes à travers leur supplice. J'en ai vu beaucoup dans ma vie, mais j'ignore si j'aurais le courage de faire ce que tu fais jour après jour. Elle s'immobilisa, pressa les doigts sur ses yeux. — Je ne peux pas me dérober. Je n'ai pas le choix. Cependant je suis incapable de me représenter ce monstre. Pas uniquement parce que nous manquons de témoins. Qui est-il ? Pourquoi a-t-il commis ce crime odieux ? Je ne le vois pas. Il est flou. Imaginer le déroulement des événements m'aide à y voir un peu plus clair... Combien de temps te faudrait-il pour récupérer les enregistrements d'un système comme celui de cette maison et effacer le disque dur ? — Je connais ce dispositif. — Je sais, c'est un des tiens, j'ai vérifié. Mais lui aussi devait le connaître. J'en mettrais ma main au feu. — Il me faudrait une trentaine de secondes pour effectuer le tout. Mais d'après ce que nous avons pu glaner aujourd'hui, il a infecté le système pour le corrompre. Un virus compliqué, capable d'éliminer toutes les données et les images. Il faut un certain temps pour le télécharger, et beaucoup d'habileté ou d'argent pour l'obtenir. — Il est moins bon que toi - je ne te cire pas les pompes, mais il n'a pas ton expérience. S'il peut passer pour un garçon de dix-neuf ans, je doute qu'il en ait trente. Comptons donc large, et supposons qu'il a mis deux ou trois fois plus de temps que toi. — Que cherches-tu, Eve ? Si tu me le disais, je pourrais peut-être me rendre utile au lieu de rester là sans bouger. — Je l'ignore. Quelque chose. Tu m'as offert du café. — Pardon ? — Il a dû lui donner un petit cadeau. Toi, tu m'as envoyé du café juste après notre rencontre. — Et toi, tu m'as interrogé en tant que suspect dans une affaire de meurtre. — Ça a marché. Le café, j'entends. Tu as su appuyer sur le bon bouton. Et lui ? Comment s'y est-il pris ? Qu'est-ce que... J'en étais sûre ! Putain, j'en étais sûre ! Elle brandit un disque pris parmi la centaine que .contenait le support. — Je te lis l'étiquette : Happy mix pour Deena. Et regarde là ! Elle y a apposé un autocollant en forme de cœur avec des initiales. — DM pour elle, DP pour lui. — Pour celui qu'il a prétendu être, marmonna Eve. David, a dit Jo. Ils ne sont jamais aussi malins qu'ils le croient. Il aurait dû chercher jce CD et l'emporter. C'est un indice. Le seul, pour l'heure. Elle s'empressa de le glisser dans un sachet. — Les chances de remonter à la source sont astronomiques, observa Connors. — Un indice est un indice. Il l'a enregistré, lui rappela-telle avant de balayer la chambre du regard. Bien. Je n'en apprendrai pas davantage ici. Du moins pour le moment. Au boulot ! 6 Summerset n'étant pas là pour les accueillir lorsqu'ils pénétrèrent dans la maison, Eve haussa les sourcils. — Où est le grand escogriffe noir ? Connors lui coula un regard à la fois résigné et sévère. — Il a pris sa soirée. — Quoi ? La maison est à nous ? Dommage qu'on soit obligés de bosser. Il glissa la main le long de son dos et l'immobilisa sur ses fesses. — On pourrait s'offrir une pause. — Pas question. J'ai plus de trente recherches à effectuer. En plus, j'ai omis d'envoyer mon rapport à Whitney. J'espérais un miracle. Elle fonça vers l'escalier, s'arrêta brutalement en apercevant sur le palier le chat qui la contemplait d'un œil franchement agacé. — Seigneur ! Il est pire que ton abruti de majordome ! — Il n'aime pas être abandonné à lui-même. — Je ne vais tout de même pas me mettre à le traîner sur mes scènes de crime. Débrouille-toi, camarade, lui lança-telle. Elle se pencha toutefois pour le caresser au passage. — Certains d'entre nous doivent travailler pour vivre. Enfin, l'un d'entre nous. L'autre le fait surtout pour s'amuser. — Justement, je dois y aller... m'amuser. Après quoi, je passerai un moment dans le labo. Ils poursuivirent leur chemin ensemble, Galahad gambadant entre eux. — Tu peux me faire une copie de ce disque ? s'enquit Eve. Je veux conserver l'original en l'état. — Pas de problème, répondit Connors en s'empa-rant du sachet qu'elle lui tendait. Nous mangeons dans deux heures, ajouta-t-il avant de se diriger vers son bureau. D'ici là, tu peux nourrir le chat. Râler ne servirait à rien. Elle pénétra dans son propre bureau et s'arrêta de nouveau brusquement en apercevant le chat en peluche que Connors lui avait offert - une réplique de Galahad - vautré sur un fauteuil. Elle porta le regard de l'original à la réplique. — Je ne veux même pas savoir à quoi tu as joué avec ça. Dans la cuisine, elle lui remplit sa gamelle et se programma un café. Après quoi, elle brancha son ordinateur et s'installa pour organiser ses notes et ses rapports tout en s'attaquant aux dix premiers noms de la liste de Columbia. Pendant que la machine ronflait, elle relut le document qu'elle avait rédigé à l'intention de Whitney. Elle le peaufina, le relut encore. Espérant qu'il serait satisfait, du moins provisoirement, elle le lui envoya au Central et chez lui. Elle ordonna à l'ordinateur d'afficher ses résultats et se cala dans son siège, son café à la main, pour les examiner. Ils étaient tous terriblement jeunes. Aucun d'entre eux n'avait le profil d'un criminel. Elle appela les fichiers des autres, puis opta pour un angle d'analyse différent. — Ordinateur, rechercher parents et fratries ayant un casier et/ou un lien avec MacMasters, capitaine Jonah, en qualité d'enquêteur ou de responsable d'enquête. — Requête entendue... Recherche en cours... La vengeance, s'il s'agissait bien d'une vengeance, pouvait venir de racines différentes. Elle se leva pour installer un troisième tableau de meurtre. — Recherche terminée... — Afficher les résultats. Cette fois, elle releva quelques anomalies. Onze personnes avaient eu maille à partir avec la police pour détention de substances illégales, quelques-unes à plusieurs reprises. Toutefois, elle ne découvrit aucun lien avec MacMasters. Après réflexion, elle s'intéressa à ses collègues. Le lien avec MacMasters était peut-être plus nébuleux. Rien. Elle poserait directement la question à MacMasters. Peut- être l'un d'entre eux était-il un vieil ami d'enfance ou un cousin issu de germain. Elle en doutait fort, mais elle devait tout tenter. Elle tourna autour du tableau de meurtre, en vain. Quand Connors se montra, elle secoua la tête. — La vengeance consistait à tuer la fille de MacMasters, marmonna-t-elle. Est-ce un effet de miroir ? MacMasters est-il coupable d'une façon ou d'une autre, dans l'esprit de l'assassin, du viol ou de la mort de son propre enfant ? — Si le tueur a dix-neuf ans comme il l'a prétendu, il ferait un père extrêmement jeune. Et si c'était lui, l'enfant, et que MacMasters soit coupable d'une façon ou d'une autre, dans son esprit, du viol ou du meurtre d'un de ses parents ? Il se perçoit peut-être comme une victime. — Tu as raison, j'envisage aussi ces possibilités, soupira-telle en se passant les mains dans les cheveux. Je suis dans une impasse. Au fond, ce ne serait pas mal que je m'arrête une heure, histoire de meclaircir les idées. — J'ai fait une copie du disque de musique. Le ton de Connors l'intrigua. Elle se tourna vers lui. v — Qu'y a-t-il ? — J'ai effectué une auto-analyse pendant que je travaillais sur autre chose. C'est une compilation à la fois audio et vidéo, ce qui est très inhabituel. Ce qui me tracasse, ce sont les rajouts enregistrés ce matin à 2 h 30, puis juste après 3 heures. — Le salaud ! Tu l'as regardé ? — Non. Je suis parti du principe que tu n'approuverais pas. Elle s'empara du disque, le glissa dans le lecteur de son ordinateur. — Démarrer à 2 h 30 ce jour. Visualisation de la vidéo sur l'écran mural. Sans un mot, Connors vint se placer à côté d'elle. Ils entendirent d'abord la musique, légère et enjouée. Le genre de mélodie qu'on diffuse en bruit de fond dans certains magasins. Prodigieusement agaçant. L'image apparut ensuite, d'abord floue, puis de plus en plus nette jusqu'à ce que chaque hématome, chaque larme, chaque goutte de sang de Deena MacMasters apparaisse clairement. Elle était à demi assise contre les oreillers, face à l'objectif. Probablement celui de son mini-ordinateur ou de son communicateur de poche. Son regard était vide, dévasté, impuissant. Sa voix, lorsqu'elle prit la parole, était pâteuse. — S'il te plaît. S'il te plaît ne m'oblige pas. Fondu enchaîné. — D'accord ! D'accord ! Papa, c'est ta faute. Tout ça, c'est ta faute. Et... et, mon Dieu ! Ô mon Dieu ! D'accord. Je ne te pardonnerai jamais. Je te hais. Papa. Papa... S'il te plaît. D'accord. Tu ne sauras jamais pourquoi. Moi non plus. Mais... mais je dois payer pour ce que tu as fait. Papa, aide-moi ! Pourquoi personne ne m'aide ? L'image disparut, et la musique changea. Eve reconnut un hymne funèbre tandis que la caméra exécutait une lente remontée. Pieds, jambes, poitrine, visage. Regard vide. Sur ce plan fixe, un texte commença à défiler : Tu mettras peut-être un certain temps avant de trouver ceci. Ta fille adorait la musique ! J'en ai mis pour elle pendant que je la violais. Entre nous, elle n'était pas futée, mais elle avait un beau cul. J'espère que notre petite vidéo t'incitera à te coller ton arme dans la bouche et à te faire exploser la cervelle... Elle n 'a pas bien respecté le texte, mais ça ne change rien. Tout est ta faute, connard. Ton imbécile de fille est morte à cause de toi. Combien de temps pourras-tu vivre avec ce poids sur la conscience ? La vengeance, ça m'éclate ! En guise de crescendo, la bande-son cracha les hurlements de Deena. — Ordinateur, repasser le même segment. — Doux Jésus, Eve ! — J'ai besoin de le revoir, trancha-t-elle. Il faut l'analyser. Peut-être qu'il a prononcé un mot, qu'on distingue son reflet quelque part. Elle se rapprocha de l'écran. Connors s'approcha du panneau mural, le fit coulisser, et sortit une bouteille de vin. — Il n'y a ni glace ni aucune surface de réflexion. Et ses yeux ? Vu sa position, il est peut-être possible de voir son reflet dans les yeux de Deena. — Vivante ou morte ? Pardon. Je suis désolé. Sincèrement. — Ce n'est pas grave. — Si. Elle est si jeune, si terrifiée, sans défense. — Elle n'est pas moi. — Non. Ni toi ni Marlena. Mais... Il lui tendit un verre de vin, but une gorgée du sien.; — Je vais voir si je peux en tirer quelque chose. J'aurai plus de chances de réussir avec l'original. — Je dois l'enregistrer au Central, l'expédier à Feeney... Je refuse d'emprunter les raccourcis. — Comme tu voudras... Tu ne vas pas montrer ça au père, devina-t-il. — Non. Ce serait cruel et inutile. Parce qu'il en avait envie, parce qu'il éprouvait un besoin de contact, Connors lui prit la main. — La vengeance semble bel et bien être le mobile, observat-il. — J'en avais la certitude. Elle relut le texte final, le message abject du meurtrier. — Il se pavane, murmura-t-elle. Il n'a pas pu résister à la tentation de remuer le couteau dans la plaie. Il avait laissé ce disque à dessein. Mais il a commis une grosse erreur en insérant ce texte. — Torturer la gosse, la forcer à accuser son père ne lui suffisait pas. Il a voulu y ajouter son grain de sel. — Exactement. Le contrôle, la logique, et même la patience se sont lézardés. Il était si fier de lui. Toutes ces semaines, tous ces mois de préparation pour aboutir à ce qu'il considère comme une victoire personnelle. Il n'a pas pu se retenir de faire son petit numéro. C'est une erreur, une faiblesse. Il s'est trop impliqué. Ce genre de détail peut nous mettre sur une piste... Il tenait à ce que MacMasters sache et en souffre. Conclusion : on se concentre sur MacMasters, ses dossiers, sa carrière. Qui a-t-il mis derrière les barreaux ? À quels flics a-t-il botté les fesses au fil des années ? Jusque-là, toutes les initiatives de l'assassin étaient froides, maîtrisées. Mais là ? Il a pété les plombs. On va s'en servir... Elle commanda l'extinction de l'écran, et une copie du disque. — On fait une pause, annonça-t-elle. J'ai besoin de m'aérer la tête. Il la regarda, se demanda comment il avait pu ne pas voir à quel point elle était pâle. — On va dîner, décréta-t-il. Mais pas ici. Éloignons-nous de toute cette horreur. Je te propose de manger dehors. — Entendu. Parfait... Mais avant, il faut que j'informe Whitney et l'équipe. — Je m'occupe du repas. Lorsqu'elle émergea sur la terrasse, il se tenait au bord de la pelouse, un verre de vin à la main. Il avait allumé les projecteurs qui éclairaient les arbres, les buissons et les plates-bandes. Le couvert était dressé (comment faisait-il ?) avec des bougies et des cloches en argent sur les assiettes. — Quand j'ai construit cette maison, commençat-il, le regard perdu au loin, je voulais un foyer. Un lieu sûr. Avant ton arrivée, la sécurité n'était pourtant pas une priorité pour moi. J'avais le goût du risque. Cependant, quand on aime, la notion de sécurité devient primordiale. Il n'empêche que nous sommes qui nous sommes, que nous faisons ce que nous faisons, et que ce n'est pas saris danger. Nous en sommes conscients. Peut-être en avons-nous besoin. Il pivota vers elle. — Tout à l'heure, je t'ai dit que j'ignorais comment tu pouvais supporter ce que tu fais jour après jour. Je me poserai probablement la question encore un millier de fois au cours de notre vie commune. Mais ce soir, je sais. Je n'ai pas les mots ; je sais, tout simplement. — Si tu en as parfois assez que je revienne à la maison avec tout ça, n'hésite pas à me le dire. — Eve chérie, fit-il en la rejoignant pour lui caresser les cheveux. Je voulais une belle demeure. J'ai bâti la carcasse. Grâce à toi, la coquille vide est habitée ; je ne regrette rien. Il se pencha pour lui effleurer le front d'un baiser. — Si nous dînions ? Elle souleva l'une des cloches en argent et examina l'assiette en dessous. Une portion de poisson grillé trônait sur un mélange de légumes et un nid de pâtes. — Ça m'a l'air très... sain. Il s'esclaffa, l'embrassa de nouveau. — Je pense que tu vas apprécier. Ensuite, tu pourras oublier le régime en t'imbibant de café et en grignotant les biscuits que tu as planqués dans ton bureau. — Planqués ? répéta-t-elle. Non, rangés afin que certaines persônnes dont les noms riment avec Tree-body et McBlab ne puissent pas mettre la main dessus. Elle goûta un morceau de poisson. — Pas mauvais. — Ça change de la pizza. — Rien ne vaut une bonne pizza. — Tu te rappelles ta toute première part ? — Je me rappelle ma toute première part de pizza new-yorkaise. Une vraie de vraie. Excellente. J'avais débarqué à New York et je m'étais inscrite à l'École de police. J'avais deux semaines devant moi, je prenais mes marques à travers la ville. J'ai découvert un endroit dans le West Side - chez Polumbi. J'ai commandé une part de pizza. Il y avait un comptoir qui courait tout le long de la vitrine. J'ai grimpé sur un tabouret. J'ai mordu dedans et, je ne sais pas, j'ai eu l'impression de vivre un miracle. J'ai pensé : « Enfin libre ! » J'étais là où j'avais toujours rêvé d'être, je mangeais une putain de pizza en plein cœur de New York. C'était le plus beau jour de ma vie. Elle haussa les épaules. — C'était une sacrément bonne pizza, en plus. Ils discutèrent un moment de choses et d'autres. Mais Connors la connaissait par cœur. — Que t'a dit Whitney ? Tu as l'air tracassé. — Ça peut attendre. — Mais non. Elle goûta les légumes du bout des lèvres. — Comme moi, il est d'avis que nous n'avons aucun intérêt à montrer le disque à MacMasters, ni même - pour le moment - à l'informer de son existence. Nous allons commencer par étudier toutes les affaires du capitaine, en cours et passées, au cas où nous pourrions établir un lien avec son dossier « menaces ». Cependant... — Tu penses qu'il est trop intelligent pour l'avoir menacé ouvertement. — Il a commis une erreur, ce ne sera pas la dernière. Mais ce n'est pas là que nous le trouverons selon moi. Baxter et Trueheart sont tombés sur le seul nom que MacMasters a pu nous donner, un dealer qu'il avait aidé à arrêter. RAS. Ça ne colle pas. Quand tu... Elle s'interrompit et reprit un morceau de poisson. Il inclina la tête de côté. — Finis ton poisson. Elle le regarda dans les yeux, navrée de devoir le -les - plonger de nouveau dans ce passé si douloureux. — Les deux hommes qui ont tué Marlena, qui l'ont brutalisée et assassinée pour te mettre en garde... — Tu veux savoir si je les ai avertis que je comptais les traquer et les descendre ? Tu n'oses pas me le demander ni insister sur le fait que je les ai traqués et descendus. Tous ceux qui l'avaient torturée, violée, battue, brisée. Il avait beau contrôler sa colère, elle la reçut de plein fouet. Elle but une gorgée de vin sans le quitter des yeux. — Ils s'étaient attaqués à line fille encore plus jeune que Deena. Ils étaient plusieurs et ont multiplié les supplices. Apparemment, pour la même raison : atteindre quelqu'un d'autre à travers elle. Dans le cas de Marlena, c'était moi. Elle était comme ma sœur et ils l'ont mise en pièces. — Pourquoi ne m'envoies-tu pas balader quand je t'entraîne malgré toi dans cette spirale ? Il s'adossa à son siège, s'efforçant visiblement de se ressaisir - attitude très rare chez lui. — Nous sommes trop unis pour cela, Eve. Je ne voudrais pas que ça change. Seulement, parfois, j'ai l'impression d'avaler du verre pilé. Soudain, elle eut envie de bondir sur ses pieds et de le'bourrer de coups de poing. — Nom de nom, je ne compare pas tes actes à ceux de ce salopard. Tu n'as pas tué une innocente pour punir le coupable. Tu n'as pas agi par vengeance aveugle mais - et peu importe que je sois d'accord ou pas - par sens de la justice. Si je te pose cette question, espèce d'idiot, c'est parce que tu étais jeune à cette époque, et que jeunesse rime souvent avec hardiesse et impatience. Mais tu as affronté cette situation en toute lucidité jusqu'à la fin. Et tu n'as pas violé et assassiné une gosse pour prendre ton pied. Il resta silencieux un instant, puis haussa les épaules. — Dont acte, murmura-t-il avec un sourire. Je t'adore un peu plus chaque jour. Et je me rends compte que j'avais besoin d'un peu plus qu'un repas et une pause. Je devais me débarrasser de ce poids. Pour en revenir à ta question, lieutenant : tu voulais savoir si j'avais menacé ces types ou si je m'étais vanté de vouloir venger la mort de Marlena ? Non. Je n'ai pas non plus laissé la moindre trace de mon passage. — Je m'en doutais. Cela dit, ce n'était pas pareil. C'était une vengeance d'une autre nature. Dans le cas présent, cette vidéo, ce message... — Il a soif de vengeance. — Oui, convint-elle. Oui, c'est le terme que j'emploierais. — En général, on se dévoile suffisamment pour que la cible de cette vengeance sache d'où vient la flèche. Sinon, à quoi bon la danse de la victoire ? — A vérifier. Nous passerons l'université au peigne fin. Et nous analyserons le disque. Feeney s'en chargera. — Tu me vires ? s'enquit-il d'un ton léger. — Nous sommes trop unis pour cela, ripostat-elle. Mais il s'agit de la fille d'un flic. Mieux vaut être prudents. Je tiens à ce que le chef de la DDE se penche personnellement sur cet indice. Nous disposons d'un budget et d'une main-d'œuvre illimités. Les médias et certains membres du département s'en étonneront. Une lueur d'irritation vacilla dans ses prunelles. — En quel honneur consacre-t-on tant d'efforts et de temps à cette affaire ? Pourquoi le civil lambda n'a-t-il pas droit au même traitement ? La réponse est simple. Un individu s'attaque à un flic ou à sa famille, on le poursuit. Et en même temps, plus compliquée. Un individu s'attaque à un flic ou à sa famille, ça nous met tous dans le viseur et ça nous complique sérieusement la tâche vis-à-vis du civil lambda. Nous y sommes habitués, mais cela accroît les tensions. MacMasters a eu de nombreux partenaires au fil des années et, en tant que patron, des hommes sous ses ordres. Combien d'entre eux sont vulnérables ? De surcroît, le jour où nous coincerons cette ordure, nous devrons nous montrer irréprochables en matière de preuves et de respect des procédures. Nous ne pouvons pas nous permettre la moindre négligence... Cela étant, si tu as le temps et le désir de travailler sur la copie, personne ne t'en empêche. En tant qu'expert consultant civil, assigné à la DDE, tu en répondras devant Feeney. — Nettement moins amusant que d'en répondre devant toi. Message reçu. — Ce que j'apprécie le plus chez toi, c'est que tu m'écoutes, tu me donnes ton avis. Le seul fait d'en parler me permet d'envisager des angles nouveaux. D'où mes questions. — Compris. Quelle est la suivante ? — Je m'interroge sur le lien avec l'université Columbia. Il a peut-être menti à ce propos, mais j'ai l'impression qu'il s'est appuyé sur certaines vérités. De même pour l'accent. Donc, il y est allé, ou y a travaillé, ou encore, il connaît quelqu'un qui y est allé ou y a travaillé. Il a vraisemblablement repéré les lieux, voire assisté en douce à quelques cours. Histoire de s'imprégner de l'ambiance pour pouvoir en discuter avec elle. Il a pu adopter une fausse identité, mais probablement un nom qui lui soit naturel ou qui ait un Sens pour lui. — Vu la taille du campus, et même avec la sécurité, ça n'a pas dû être très difficile. Il a pu s'infiltrer, glaner des informations, le nom des professeurs, les horaires des cours. La plupart de ces renseignements sont accessibles en ligne. — Il a effectué des recherches sur elle. Il savait qu'un de ses amis y était étudiant. Je suis convaincue qu'il s'est servi de ce prétexte pour l'amadouer. Au tout début de leur relation, elle n'avait aucune raison de garder le secret. Elle aurait pu confier à Jamie qu'elle venait de rencontrer un garçon inscrit à Columbia. — Ah ! acquiesça Connors en hochant la tête. S'il s'est documenté, il savait que son copain Jamie s'intéressait à l'informatique et à la police. Il a voulu se couvrir, au cas où Jamie s'aviserait tout à coup de vérifier les antécédents du gars qui a mis des étoiles dans les yeux de sa bonne copine ? — S'il est intelligent, oui. S'il n'a pas l'habitude de fréquenter des adolescentes, il n'imagine sans doute pas qu'il fallait absolument qu'elle en parle à un camarade, une copine. Du coup, il ne craint pas que nous creusions de ce côté. En revanche, il a dû songer que Jamie ou Deena ellemême - fille de flic - allaient vérifier, ne serait-ce que pour satisfaire leur curiosité. Il a dû présenter sa carte d'identité au cinéma et ailleurs pour obtenir des réductions, sans quoi elle se serait demandé pourquoi il ne le faisait pas. Où l'a-t-il obtenue ? — C'est une carte volée ou falsifiée. — Les deux peut-être, parce qu'en cas de contrôle, il fallait qu'il figure sur le registre des inscrits. — Nous savons qu'il a des connaissances en informatique, poursuivit Connors. S'il est malin, il s'est déjà effacé dudit fichier. — Certainement. Dès demain, je harcèle un employé de l'université pour qu'il me fournisse une liste des étudiants ayant perdu leur carte. — Pourquoi demain ? — Parce qu'aujourd'hui, c'est cette putain de Journée internationale de la paix, parce qu'il est tard et que les bureaux de l'administration sont fermés. — Je peux y remédier. Elle pointa un index menaçant sur lui. — Je viens de te dire que nous devons être prudents. Je t'interdis de pirater les archives de Columbia. — Dommage, ça m'aurait amusé. Mais un simple coup de fil suffira. — À qui ? — Pourquoi ne pas s'adresser directement au sommet ? La présidente, par exemple ? — Tu connais la présidente de l'université Columbia ? — Oui. Les Industries Connors parrainent une bourse et offrent des équipements de labo de temps en temps. D'autre part, j'ai longuement discuté avec elle au sujet de Jamie. — Donc, tu peux te permettre de l'appeler directement ? Aucun souci ? — Essayons toujours. Il sortit son communicateur de sa poche et fit défiler le répertoire sur l'écran. — C'est une femme intéressante et redoutable. Elle te plairait... Clémentine, enchaîna-t-il en souriant. Désolé de vous déranger à une heure pareille. De l'autre côté de la table, Eve perçut une réponse inintelligible. Connors éclata de rire. — Si je peux vous être utile, vous m'en voyez ravi. Il se trouve que j'ai moi aussi un service à vous demander. Vous savez que mon épouse est officier de police. Ah, vraiment ? En effet, elle est très photogénique. Elle mène une enquête en ce moment qui pourrait être liée à un étudiant ou ex- étudiant de Columbia. Il marqua une pause, écouta, jeta un coup d'oeil à Eve. / — Oui, ce doit être sa partenaire. Le département de police de New York apprécie votre coopération. Cependant, il nous faudrait davantage. Le mieux serait que le lieutenant vous explique cela elle-même. Ne quittez pas. Il mit en attente et tendit le communicateur à Eve. — Clémentine ? fit-elle. Une présidente d'université qui s'appelle Clémentine ? — Dr Lapkoff. — Mouais. Eve saisit l'appareil, reprit la communication, et découvrit des yeux bleus perçants dans un joli visage encadré de cheveux châtains lisses. — Lieutenant Dallas. En quoi puis-je vous être utile ? Il ne fallut que quelques minutes pour que les rouages de l'administration se mettent à tourner. — Elle dit que j'aurai les informations d'ici une heure, annonça Eve en rendant son communicateur à Connors. — Alors tu les auras. — Dans ce cas, je ferais mieux de retourner dans mon bureau. En attendant, elle entama une comparaison entre la liste de Columbia et le dossier « menaces » de MacMasters, puis une deuxième avec toutes les affaires qu'il avait traitées au cours des cinq dernières années. Ce serait long. Elle en profita pour revoir la vidéo. Il s'était interrompu et avait recommencé à plusieurs reprises. Chaque fois que Deena hésitait ou se trompait dans le script. Patience, détermination. Il avait un message et il avait la ferme intention de le transmettre. Elle accusait son père. De toute évidence sous la contrainte. Il avait besoin que les mots soient dits. De la fille au père ? Était-ce important ? De l'enfant au parent ? Par choix ou par hasard ? Non, le hasard n'avait pas sa place ici. Chaque décision était réfléchie. Elle s'adressait à MacMasters, sans mentionner la mère. Papa... jamais maman. « Papa, c'est ta faute. Je ne te pardonnerai jamais. Je te hais. Tu ne sauras jamais pourquoi... Je dois payer pour ce que tu as fait. » Péchés du père ? Œil pour œil, dent pour dent ? Eve s'assit, posa les pieds sur son bureau, ferma les yeux. Le meurtrier avait quelques années de plus que la victime. Il l'avait prise pour cible afin de punir MacMasters. Lien du sang. Un parent proche ? Un fils ? Un enfant illégitime ? Possible. La cruauté de l'acte, la planification, le message -tout indiquait une plaie profonde. Infligée à l'assassin ? A un membre de son entourage ? Note : chercher dans les dossiers de MacMasters clôtures, ou arrestations/témoins/victimes ayant entraîné décès ou blessures graves. Ajouter condamnations à mort sur et hors-planète. C'était personnel. Très persorinel. Rien à voir avec le boulot. La machine bipa et Eve rouvrit les yeux. Elle se redressa pour afficher les données. Clémentine Lap-koff était une femme de parole. Voilà pour la bonne nouvelle. La mauvaise, c'était le nombre incroyable d'étudiants qui se débrouillaient pour perdre leur carte d'identité. Du café, vite ! Elle s'attela à un triage laborieux. Alors que son ordinateur lui annonçait n'avoir rien trouvé concernant sa recherche initiale, Eve eut un éclair de génie. — Powders, Darian, dix-neuf ans. Deuxième année, littérature. A requis et payé une nouvelle carte le 5 janvier 2060. Elle appela la liste précédente. — Et te voici de nouveau, cher Darian, tout juste arrivé de Savânnah. Afficher toutes les données du sujet sur l'écran mural. Elle fit pivoter son fauteuil, examina sa photo d'identité. — Beau gosse, grand, sourire charmeur. Du surmesure. Qui regardait-elle ? Le tueur ou l'idiot qu'il avait dupé ? — Il n'y a qu'un moyen de le savoir. Elle se leva, enfila la veste qu'elle avait jetée sur le dossier de son siège et prévint Connors. — J'ai un truc à vérifier. — Tu sors ? — Oui. Je ne veux pas perdre une minute. — Je te rejoins en bas. — Tu n'es pas obligé de... — Je conduirai. Il coupa la communication et elle soupira. Inutile de protester. Du reste, elle en profiterait pour lancer une recherche secondaire sur Powders pendant que Connors jouait au chauffeur. Il arriva le premier au rez-de-chaussée et ouvrit la porte sous l'œil furibond de Galahad à l'instant précis où le véhicule qu'il avait télécommandé s'arrêtait au bas du perron. — Où allons-nous et pourquoi ? — À Columbia. Pour interviewer un éventuel suspect sur le campus. Plus vraisemblablement, la dupe potentielle. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas mon véhicule. Connors lança un coup d'œil à la décapotable sport à deux places, d'un gris étincelant. — C'est le mien. Et vu que je prends le volant et que la soirée est belle, je veux une voiture appropriée. Elle y prit place en fronçant les sourcils. — J'en ai une, répliqua-t-elle, que tu m'as offerte. — Solide, sécurisée et moche comme un pou - à dessein. Programme l'adresse, suggéra-t-il en appuyant sur l'accélérateur. Pour rien au monde elle ne l'aurait avoué, mais la nuit, l'air frais, la vitesse la grisaient. Se rappelant à l'ordre, elle se pencha sur le cas de Darian Powders. — Il est originaire de l'État de Georgie et a demandé une nouvelle carte en janvier. L'âge et le portrait correspondent. — Ce sont les vacances, non ? Que fabriquerait-il sur le campus au mois de juin ? — Il suit un programme estival et travaille comme stagiaire chez Westling Éditions. Il vient de terminer sa deuxième année en littérature avec une moyenne de 3,4 sur 5. Pas de casier, mais son frère - qui habite toujours en Georgie - a été arrêté deux fois pour détention de substances illégales. Il a un oncle à New York, éditeur chez Westling, père d'un garçon qui a deux ans de plus que Darian et a purgé une peine de six mois de prison, puis trois mois en cure de désintoxication. La descente a eu lieu à Brooklyn, MacMasters n'a donc rien à y voir. — Ce n'est pas un mobile suffisant pour ce qu'il a fait à sa fille, observa Connors. — C'est un début. Cheveux au vent, elle continua à travailler. 7 Eve agita son insigne devant le droïde à l'air sévère posté derrière le comptoir de réception de la résidence universitaire. Sans doute avait-on préféré l'automate à l'homme afin d'éviter toute possibilité de corruption ou de faiblesse humaine en cas d'infraction. Précaution futile dans la mesure où la moitié des locataires devait savoir reprogrammer ou effacer sa mémoire. — Objet de la visite ? — Ça ne vous regarde pas. Comme tout droïde digne de ce nom, « Mlle Sloop », d'après son insigne, la fixa d'un œil vide. — Je suis responsable des résidents et visiteurs de ce bâtiment. — Et moi, je suis responsable des résidents et visiteurs de cette ville. C'est moi qui l'emporte. Elle tapota l'insigne. — Ceci vous oblige à répondre à une question simple : Darian Powers est-il actuellement dans vos locaux ? Le robot cligna des paupières deux fois, puis consulta son ordinateur bien que ses propres circuits contiennent probablement déjà l'information. Eve se demanda si son look - visage émacié, lèvres pincées et chignon - était destiné à intimider les étudiants. Son attitude austère et désapprobatrice lui rappelant celle de Summerset, elle ne voyait pas comment cela pouvait marcher. — Le résident Powers est arrivé à 15 h 30. Il n'est pas ressorti depuis. — Parfait, répliqua Eve en se dirigeant vers l'ascenseur. — Vous devez signer le registre. Eve ne daigna pas se retourner. — Vous avez scanné mon insigne. Ça suffira. Elle pénétra dans la cabine. — Quatrième étage, commanda-t-elle. Pourquoi n'emploient-ils pas des humains ? se plaignit-elle à Connors. Harceler un droïde est beaucoup moins drôle. — Je l'ignore. Je te signale que Mlle Sloop paraissait contrariée. — Possible, mais elle est déjà passée à autre chose, marmonna-t-elle en fourrant les mains dans ses poches et en se balançant d'avant en arrière. Un humain bouderait ou ruminerait au moins quelques minutes. C'est plus satisfaisant. Quand les portes s'ouvrirent, une cacophonie effroyable lui fit vibrer les tympans. De la musique, tous styles confondus, s'échappait de toutes les chambres aux portes grandes ouvertes. Fredonnements et conversations plus ou moins animées s'y mêlaient. Des gens en tenues diverses erraient dans les couloirs. Un couple était tendrement enlacé devant une porte close. Pourquoi n'entraient-ils pas pour finir ce qu'ils avaient commencé ? s'interrogea Eve. Elle se planta devant une fille arborant deux piercings au nez et un tatouage sur l'épaule gauche représentant une oie. — Darian Powers ? Où puis-je le trouver ? — Darian ? La fille agita la main tout en examinant Connors des pieds à la tête. — Tout au fond, dernière chambre à droite. Moi, je suis là- bas, ajouta-t-elle à l'intention de Connors en indiquant la direction opposée. Au cas où vous seripz intéressé. — Merci, répondit-il aimablement. Mais je vais poursuivre mon chemin dans l'autre sens. — Tant pis ! Davantage sidérée que fâchée, Eve regarda la fille s'éloigner. — Elle t'a littéralement déshabillé des yeux ! — Je sais. Je me sens si faible et démuni ! — Merde. Ça t'a excité. Tous les hommes sont pareils. — Pas faux, ce qui explique que nous soyons si souvent faibles et démunis. Elle ricana et fonça dans le couloir. Au passage, élle aperçut un amas de biens et de personnes, huma des odeurs de? pizza rance et de Zoner bien frais. Des badges à l'effigie de la Journée internationale de la paix gisaient parmi les corps ronflants et les bouteilles d'alcool. — Ça leur arrive d'étudier ? — Ceux dont les portes sont closes travaillent, je suppose, rétorqua Connors en haussant les épaules. En cette fin de long week-end, ils sont d'humeur festive... ou simplement inconscients, conclut-il en apercevant un couple blotti sur le sol devant un écran crachant une vidéo assourdissant. — Le droïde ne sert à rien, et ils le savent. Elle s'immobilisa sur le seuil de la dernière chambre à droite. À l'intérieur, dix jeunes étaient vautrés sur de gros coussins multicolores et un petit canapé rouge. Ici, la musique provenait d'un jeu vidéo. Les deux personnages restants semblaient se battre en duel sur une estrade. Leurs icônes affublées de l'attirail trash rock dernier cri tenaient des guitares tandis que leurs contreparties feignaient de jouer de leur instrument en chantant à tue-tête. Eve faillit hurler, mais se ravisa. Elle entra et brandit son insigne devant l'un des avachis. Elle fut vaguement déçue que personne ne se précipite pour dissimuler des stupéfiants. L'avachi en question repoussa une mèche rouge et noir de ses yeux. — Qu'est-ce que j'ai fait ? — Arrêtez-moi ce boucan. — Quoi ? — Arrêtez-moi ce boucan ! — Mais c'est le round final et ça chauffe. Darian pourrait perdre son titre. — Mon cœur saigne. Arrêtez-moi ça. Il repoussa de nouveau ses cheveux et se leva pour couper manuellement la console. Il appuya sur le bouton pause, ce qui convenait parfaitement à Eve. Mais les participants et les spectateurs qui n'avaient pas vu l'insigne devinrent complètement fous. — Hé ! Qu'est-ce que... ? Putain ! Qui a fait ça ? Le joueur - Eve reconnut Darian alors qu'il pivotait sur ses talons - paraissait sur le point de cogner quelqu'un avec sa guitare invisible. — J'allais éliminer Luce ! Celle-ci secoua sa longue chevelure blonde. — Tu parles ! C'est moi qui gagnais. — Jamais de la vie ! Quoi, Coby,- quoi ? — Flic, marmotta ce dernier en indiquant Eve d'un signe de tête. Tout le monde se mit au garde-à-vous. Darian se tourna vers Eve, les yeux ronds. — Hein ? Sérieusement ? — Sérieusement. Darian Powders ? — Oui, euh, c'est moi ! confirma-t-il en levant la main. Si c'est à cause du bruit, on n'est pas les seuls. L'un des affalés tenta de se glisser vers la sortie assis sur ses fesses. D'un simple geste, Eve l'arrêta dans son élan. — Département de police de New York. J'ai des questions. Luce se rapprocha de Darian et plongea la main dans sa poche, signe qu'ils n'étaient pas seulement rivaux de jeu mais amants. — Il te faut un avocat, Darian. — Quoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? — Quand un flic t'interroge, il vaut mieux avoir un avocat. — Je parie que vous êtes étudiante en droit. Luce dévisagea Eve d'un regard bleu délavé. — En effet. — Je vous propose de le représenter pour la première question. Elle n'est pas compliquée. Darian, pouvez-vous me dire où vous étiez entre 18 heures hier soir et 4 heures ce matin ? — Ben... oui. On était tout un groupe. On est allés au bord de la mer dans l'après-midi. Il devait être, quoi, 14 heures ? — Environ, dit Luce. On est rentrés aux alentours de 19 heures. — Ensuite, on a bouffé chez McGill et on a fini la soirée chez Gia. Gia ? Il s'adressa à une brune minuscule. — Euh... je ne sais pas à quelle heure il est parti précisément, mais il était tard. Enfin... tôt. Le tournoi Bouge-toi-le-cul a duré jusqu'à 3 heures, ou pas loin. — Après, on est revenus ici et on s'est couchés, conclut Darian. Vous n'avez qu'à vérifier sur le registre de la réception. — Vous voyez ? Fastoche. Darian lui offrit un sourire à mille watts. — C'est bon ? — Oui. Inutile de contacter un avocat... Vous connaissez Jamie Lingstrom ? — Bien sûr. On a quelques cours en commun, on boit un coup de temps en temps. Tiens ! Il a passé un moment à la soirée d'hier. Demandez-le-lui... Attendez ! Il a des ennuis ? Je n'y crois pas. Il veut devenir un putain de flic. Excusez-moi. Je veux dire... — Il se trouve que je le connais aussi. Je n'ai rien à lui reprocher. A vous non plus, d'ailleurs. Toutefois, j'ai encore des questions. Les autres, dégagez ! Luce demeura collée aux côtés de Darian et le dénommé Coby resta assis par terre. — Dehors ! — Mais j'habite ici ! — Allez vous promener. Et fermez la porte derrière vous. Lorsqu'il eut disparu, Eve fixa Luce. — Je ne bougerai pas d'ici. C'est mon droit. — Entendu. Asseyez-vous tous les deux. Eve leur montra la photo d'identité de Deena. — Connaissez-vous cette fille ? — Non. Attendez ! Non... Peut-être. — Oui ? Non ? Peut-être ? aboya Eve. — Je crois l'avoir peut-être aperçue. Peut-être avec Jamie. Mais pas hier, pas depuis un certain temps. Je ne suis pas sûr. Luce ? Luce examina la photo, sourcils froncés. — Oui. Une ou deux fois avec Jamie. Ce n'est pas sa petite amie. Je lui ai posé la question parce qu'elle me paraissait bien jeune. Il m'a expliqué qu'ils étaient amis depuis toujours. Je n'ai pas vraiment discuté avec elle, mais je l'ai croisée en compagnie de Jamie au Percolateur - c'est un café. Pourquoi ? Eve ignora sa question. — Darian, vous avez demandé une nouvelle carte d'étudiant en janvier. — Oui. J'avais perdu la mienne. — Comment ? — Aucune idée. Si je le savais, je la retrouverais, acheva-t-il avec un faible sourire. — Quand l'avez-vous perdue ? — Juste après les vacances d'hiver. Je suis sûr que je l'avais à mon retour - j'avais fêté Noël chez mes parents - parce qu'on est obligé de la présenter pour réintégrer la résidence après une absence prolongée. J étais rentré plus tôt pour la Saint-Sylvestre, d'autant que Luce et moi, on avait commencé à... — Nous sommes ensemble. — Je l'avais compris, dit Eve. — Nous sommes ensemble depuis l'automne dernier. J'étais impatient de la revoir. Elle me manquait. — Mmm, roucoula Luce en se blottissant contre lui. — On avait prévu une grande soirée ici. Un truc monstre. Je sais que j'avais encore ma carte parce que j'ai dû la montrer pour avoir droit aux réductions sur les courses. Pas d'alcool, remarquez, puisqu'on a moins de vingt et un ans. On a festoyé toute la nuit. On n'a pas émergé avant le 3 - pour la reprise des cours. Enfin si, on a fait le ménage, on a vidé les poubelles et tout ça, mais on n'est pas sortis. On était lessivés, et en plus, il faisait un froid de canard. Je me présente à mon premier cours en amphi et là, plus de carte. — Le 3 ? Pourquoi n'avez-vous demandé le remplacement que le 5 ? — Euh... Il faut remplir une déclaration et... D'accord, d'accord, le 3, j'ai coulissé. Sur le moment, je me suis dit que je l'avais oubliée ici. — Coulissé ? — Je... euh... Il sollicita Luce du regard mais elle fixait Eve. — Elle s'en fiche, Darian. Elle ne va pas t'arrêter pour ça. — Bon, d'accord, eh bien, j'ai demandé à un autre étudiant de me faire passer avec la sienne. C'est interdit, mais ce n'est pas un crime. Si ? — Ne vous inquiétez pas. — J'ai fouillé partout. Rien. Je l'avoue, j'ai coulissé de nouveau le lendemain matin et séché quelques cours l'après-midi pour retourner dans tous les magasins où j'étais passé, au cas où. J'ai rempli ma déclaration en fin de journée le 4, et on m'a remis ma nouvelle carte le 5. — Où la rangez-vous ? — Dans mon portefeuille. Parfois dans ma poche parce que c'est plus pratique. Il faut la sortir sans arrêt. — Où était-elle le soir de la fête ? — Je ne sais pas. Dans ma poche ? Possible. À moins que je ne l'aie jetée dans ma chambre, ce qui explique que j'ai tout retourné quand je me suis rendu compte que je ne l'avais plus. Le renouvellement coûte soixante-quinze dollars, en plus de la paperasse. Gonflant. — J'aurai besoin d'une liste de toutes les personnes présentes à votre soirée. — Madame... — Lieutenant. — Sérieux ? s'exclama-t-il, à la fois surpris et respectueux. Lieutenant, j'en serais incapable quand bien même vous me mettriez les menottes et me traîneriez au poste. On était serrés comme des sardines. Les gens allaient et venaient, je n'en connaissais pas la moitié. Les copains des copains des copains, vous savez ce que c'est ? On a une suite en coin, c'est la plus grande de l'étage... Jamie était là, se rappela-t-il. Il vous le confirmera. On était tellement entassés que... Merde. Quel imbécile ! On me l'a piquée cette nuit-là. — Et on s'en est servi pour commettre un délit, intervint Luce. Darian pâlit. — Il s'est passé quelque chose hier entre 18 heures et 4 heures du matin, ajouta-t-elle. Darian n'y est pour rien. — Non, Darian n'y est pour rien. J'aurai peut-être à vous revoir mais pour l'heure, je vous remercie de votre coopération. — Vous n'allez pas nous dire ce qu'a fait celui qui m'a piqué ma carte ? s'enquit Darian. Ils l'apprendraient bien assez tôt, pensa Eve. — Je ne suis pas en mesure de vous en parler. — C'est à propos de cette fille, devina Darian. Elle a fait une bêtise, ou il lui est arrivé quelque chose. Eve fit signe à Connors de la suivre et se dirigea vers la porte. — Faites davantage attention à vos papiers d'identité. — Lieutenant ? Et Jamie ? Il va bien ? — Oui, fit-elle en lançant un ultime coup d'œil à Darian et à sa compagne. Jamie va bien. Elle rumina pendant le trajet. — Darian organise une soirée pour la Saint-Sylvestre et, comme par hasard, le tueur passe par là et lui pique sa carte d'identité ? Je n'y crois pas. — Il n'est pas impossible qu'il ait profité d'une occasion inespérée. Mais il me semble plus probable qu'il avait l'œil sur Darian, ou plusieurs candidats dont Darian, et s'est débrouillé pour se mêler à la foule. Facile de faucher la carte, qu'elle soit dans la poche de Darian ou dans sa chambre. Le monde, l'alcool, les substances illégales... — Il connaît le campus, il se fond dans le décor. Il avait ciblé Deena, il savait donc qu'elle fréquentait Jamie. — Tu penses que Jamie l'a croisé un jour ou l'autre. L'ami d'un ami d'un ami. — Pourquoi pas ? Il a peut-être cité des noms qu'elle avait déjà entendus afin de la mettre à l'aise dès le départ. Luce et Darian ont reconnu Deena et l'ont spontanément associée à Jamie. L'assassin lui parle d'eux et d'autres. Elle se sent en confiance. Il s'est muni de la carte d'identité plusieurs mois avant de l'aborder. Il est aussi patient qu'une putain d'araignée. Eve s'enferma dans son bureau pour mettre par écrit son entretien avec Darian et s'atteler à l'examen laborieux des résultats de ses recherches concernant les dossiers de MacMasters. Il était presque 2 heures du matin quand Connors la découvrit, somnolente. — Tu ne peux pas travailler en dormant, soulignat-il. Il est temps d'aller se coucher. — J'ai une poignée de possibilités. Des liens avec des gens que MacMasters a enfermés pour de longues périodes. Il n'a pas clôturé un seul dossier depuis cinq ans. Je vais devoir remonter plus loin. Il faut que j'en discute avec lui. — Demain. — Oui, oui, fit-elle en se levant. Pourquoi es-tu encore debout ? — Je m'efforçais de récupérer des données effacées. Vu la sophistication du système, cela équivaut à chercher un fantôme dans le noir, les yeux bandés. Comme ils étaient trop fatigués pour emprunter l'escalier, il appela l'ascenseur. — J'ai aussi analysé la copie du disque. Ce serait nettement plus rapide avec l'original. Je n'ai repéré aucun reflet. Il n'est pas dans ses yeux. — C'aurait été trop beau, commenta-t-elle en bâillant. J'ai prévu une réunion à 7 heures. Peabody et moi allons quadriller le parc. Feeney pourra récupérer le disque et se mettre au boulot. Elle se déshabilla tout en marchant. — Je verrai Mira, elle me proposera un profil. Et je vais titiller la mémoire de Jamie. Ce type a circulé sur le campus. Il n'a rien d'un fantôme. Il aura laissé des traces. Elle se laissa tomber sur le lit. — Tu en as déjà relevé en moins de vingt-quatre heures, la rassura Connors en glissant le bras autour de sa taille pour l'attirer contre lui. Tu en trouveras d'autres. — Et si c'était une victime ? S'il estimait que MacMasters n'a pas été à la hauteur... On accuse le flic, on le punit. Si... Dans le noir, Connors lui caressa le dos et elle sombra dans un profond sommeil tandis que Galahad venait s'enrouler à ses pieds. Elle rêva de pièces obscures, de traces de pas dans les rues de sa ville. Elle les suivit tandis que toutes sortes de choses se fondaient dans l'ombre. Elle rêva d'une jeune fille qui la contemplait d'un regard mort. Soudain, un panneau publicitaire s'anima, haut de plusieurs étages, représentant la jeune fille secouée de sanglots, sans défense, en sang. Sa voix vibrait de souffrance et de terreur. Il était là avec elle - elle le sentait derrière elle, à ses côtés, devant. Il respirait, attendait, guettait pendant que la fille suppliait, saignait et mourait. Il était toujours là quand l'image s'effaça pour laisser apparaître celle d'une autre fille, une fille dans une pièce éclairée d'une lumière rouge. Là, pendant qu'Eve suppliait, saignait et tuait. Elle s'arracha à son cauchemar, le cœur battant, les poumons prêts à éclater. — Lumières ! Dix pour cent ! commanda-t-elle. Ses mains tremblaient légèrement. Elle les examina, en quête de taches de sang. Il n'y en avait pas, bien sûr. Ce n'était qu'un mauvais rêve. Paupières closes, elle s'efforça de respirer calmement. Mais elle ne parvenait pas à chasser la sensation de froid, et Connors n'était pas là pour la réchauffer. Elle se mit à claquer des dents. Serrant les mâchoires, elle se leva et se mit à la recherche d'un peignoir. Elle regarda l'heure. Bientôt 5 h 30. Elle s'approcha du moniteur de la maison, s eclaircit la voix. — Où est Connors ? — Bonjour, Eve chérie. Connors est dans son bureau. « Que fïche-t-il là-bas ? » s'interrogea-t-elle en sortant de la chambre. L'idiote ! Elle n'osait pas se recoucher. Pas toute seule. Elle l'entendit alors qu'elle s'approchait de son antre, mais il s'exprimait dans une langue incompréhensible. Elle aurait juré que c'était du chinois. Elle s'arrêta sur le seuil. Mais oui ! Connors parlait chinois. Ou coréen. Sur l'écran mural, un Asiatique conversait avec lui dans un anglais impeccable. Debout, Connors tournait autour du holo-modèle d'un immeuble. De temps en temps, la structure se modifiait ou s'ouvrait sur une vue intérieure, comme si lui ou son interlocuteur venait d'effectuer un ajustement. Fascinée, elle s'accota au chambranle et l'observa. Il était habillé, mais n'avait pas encore pris la peine de mettre une veste ou une cravate. Eve en déduisit que le type à l'écran n'était qu'un employé, non un partenaire en affaires. Tout en étudiant l'hologramme, il ramassa la tasse de café sur son bureau. Il interrompit le discours de l'autre pour indiquer ce qui semblait être le coin sud-est du bâtiment. Un instant plus tard, le mur se transforma en verre. Le toit au-dessus de cette zone se souleva, changea d'angle, se reposa en formant une courbe douce. Connors approuva d'un signe de tête. Dès que la conversation fut terminée, Eve se redressa. L'écran se vida et l'hologramme se volatilisa. — Depuis quand parles-tu couramment le chinois ? Ou je ne sais quelle langue. Il se tourna vers elle, l'air surpris. — Que fais-tu là ? Tu as dormi à peine trois heures. — Zut. C'était du chinois ? — Du mandarin. Et je ne connais que quelques mot$ de base. L'ordinateur assurait la traduction. Elle se dirigea vers l'autochef, perplexe. — Je n'ai jamais vu - ou plutôt entendu - une traduction aussi irréprochable. On aurait dit ta voix. — C'est un projet sur lequel nous travaillons depuis un moment, et que nous vendons ici et là. Elle s'empara du café qu'elle venait de programmer. — En affaires, les contacts sont plus faciles quand on a l'impression d'entretenir une conversation. — Et ce machin ? L'hologramme ? — Un complexe que nous construisons à la lisière de Pékin. Tu as fait un cauchemar, enchaîna-t-il après l'avoir étudiée un instant. — Plus ou moins. Mais ça va. Cependant, elle ne protesta pas quand il l'attira contre lui. — Je suis navré, murmura-t-il Je devais absolument régler cette affaire. — À 5 h 30 du matin ? — A Pékin, il est 19 h 30. J'espérais avoir terminé avant que tu te réveilles. Il s'écarta. — Inutile de te demander si tu comptes te recoucher, je suppose. — Pas question. Je vais nager un peu. Une bonne séance d'exercice physique et un café très fort devraient me remettre d'aplomb. — Entendu. Nous prendrons notre petit-déjeuner ensuite. J'ai de quoi m'occuper. — Il est à peine 6 heures du matin. — Pas à Londres, répliqua-t-il avec un sourire. — Bizarre, grommela-t-elle. Une heure plus tard, elle était fin prête pour le briefing. Elle ne fut pas surprise de découvrir un buffet installé dans son bureau. Connors avait la manie de les gaver, ses hommes et elle. Pourquoi ? Un de ces jours, elle poserait la question à Mira. Elle passa la tête dans le bureau de Connors. — Je ferme la porte. Tu es déjà au courant de tout. — D'accord. Dis à Feeney que je serai disponible vers 14 heures. — Entendu. À cet instant, elle entendit les voix de Peabody, McNab et Jamie dans le couloir. — Prenez ce qui vous fait envie, et ne traînez pas, gronda-t-elle lorsqu'ils entrèrent. McNab se rua sur le buffet, Jamie sur ses talons. — Mmm ! Ça sent la viande de cochon ! exultat-il. — Je suis au régime, soupira Peabody. — Quel scoop ! — Non, vraiment. On a prévu de s'offrir une journée à la plage. Je déteste les maillots de bain. Je suis horrible en maillot de bain. Hier, on a mangé une pizza. Elle est encore dans mes cuisses... J'espère qu'il y a des fruits, ou peut-être quelques grignotages basses calories. Peabody s'avançait en traînant les pieds vers la tentation quand Feeney fit son apparition. — Baxter et sa perle sont juste derrière moi, j'ai donc intérêt à me servir sans attendre. McNab, laissez un peu de porc aux autres. — Je vous avais bien dit qu'il y aurait à manger ! s'exclama Baxter. Trueheart, remplissez deux assiettes, une pour vous et une pour moi. Sur ce, il rejoignit Eve. Fidèle à ses habitudes, il portait Un costume à la mode. Mais son beau visage était grave. — Nous sommes à jour, du moins concernant les données que vous nous avez transmises. Je n'ai jamais rencontré la petite, mais je connais MacMasters. J'ai débuté dans sa brigade à l'époque où il était inspecteur en passe de devenir lieutenant. Un type remarquable. Si vous ne nous aviez pas affectés sur cette enquête, j'aurais demandé à y participer. Si le budget pose problème, on fera des heures sup gratuites. — Ce ne sera pas un souci, mais merci pour votre offre. — Tous les collègues en feraient autant. On va attraper ce salaud, Dallas. — Exact. Goinfrez-vous ! lança-t-elle à la cantonade. Mais vite fait. Nous n'avons pas une minute à perdre. — Où est ton homme ? s'enquit Feeney. — Il a du boulot de son côté. Il sera à ta disposition à partir de 14 heures. Bien, résumons. Affichage écrân mural ! Elle se tut comme Whitney pénétrait dans la pièce. — Commandant. — Désolé de vous interrompre. Je souhaite assister à la réunion. Le capitaine MacMasters sera ici à 9 heures. J'ai pensé que ce serait moins compliqué pour lui de venir ici plutôt qu'au Central. — Oui, commandant. Euh... si vous voulez ce qui n'a pas déjà été avidement ingurgité. — Un café suffira, merci. Je vous en prie, poursuivez. — Vous êtes tous au courant de la situation et de l'évolution de l'enquête à ce stade. La victime est la fille d'un flic et nous sommes d'avis qu'elle était une cible spécifique. Nous sommes convaincus par ailleurs qu'elle connaissait son assassin et que celui-ci l'a attirée dans un piège. De nouvelles pistes ont fait surface dont je vous parlerai tout à l'heure. Feeney, où en est la DDE ? — Elle avance lentement, hélas ! Le virus utilisé pour effacer et corrompre le disque dur est d'une efficacité redoutable. Nous rapiéçons ce dernier octet par octet, mais la moitié d'entre eux sont inutilisables. Aucun des appareils secondaires confisqués sur place ne contient d'informations pertinentes. D'après ce que nous avons pu constater, il n'a jamais contacté ni été contacté par la victime via les communicateurs de la maison. Il n'a jamais envoyé ni reçu un mail via les ordinateurs domestiques y compris celui de la chambre de Deena sur lequel nous avons effectué une analyse approfondie : rien n'a été effacé entre 20 h 15 et 20 h 33. — Il l'a vérifié durant l'une de ses pauses, conclut Eve. Il n'y a rien trouvé d'inquiétant. — En effet, renchérit McNab. Nulle mention de rendez-vous, aucune allusion à un petit ami sur cet appareil. Il existe peut-être un code entre filles, mais je n'ai pas su le déceler. — Elle le réservait à son matériel de poche. Plus personnel, plus intime, plus secret, expliqua Eve. De même que ses messages et conversations avec sa meilleure amie. Il la tenait sous son charme. Pour l'heure, concentrez-vous sur la sécurité. Elle se tourna vers Jamie. — J'aimerais que tu quittes la pièce un moment. — Pourquoi ? protesta-t-il. Je fais partie de l'équipe. — Tu es un civil. Je te préviendrai quand j'aurai besoin de toi. — Vous rte pouvez pas m'exclure. Je bosse dur... J'ai mon mot à dire, ajouta-t-il en suppliant Feeney du regard. — Ne discute pas avec le lieutenant, répliqua celui-ci. Jamie se leva à contrecœur. — J'aimerais savoir si le lieutenant a confiance en moi, si elle me croit capable de tenir. Sinon, je suis un boulet, pas un atout. Il s'agit de Deena. Dallas, dites-moi si je ne suis pas à la hauteur. — C'est à Feeney d'en décider. — Il l'est, lâcha le capitaine. — Je ne peux pas continuer si on me tient éloigné de certains aspects de l'enquête. Si vous vous imaginez que je ne supporterai pas ce que vous avez à dire, vous vous trompez. — Il ne s'agit pas de ce que j'ai à dire. Avait-elle tort de vouloir le protéger ? Possible. Elle ne voulait pas avoir de remords. — J'ai trouvé un DVD parmi les affaires de la victime, créé par le meurtrier. Du moins pour la dernière partie. Elle gratifia Jamie d'un ultime regard. — Ordinateur, démarrer copie étiquetée H-23901 à partir du signal. — Requête entendue... 8 Les flics voient ce que les autres ne voient pas. Ce que les autres ne doivent pas voir. Eve savait que l'équipe qu'elle avait rassemblée visionnerait le disque jusqu'au bout sans ciller. Personne ne prononça un mot. Elle eut même l'impression que personne ne respirait. De l'endroit où elle se trouvait, elle vit Jamie baisser les yeux, le corps parcouru d'un frémissement. Elle vit Peabody lui prendre la main. Il dut la lui serrer avec une force inouïe car ses phalanges blanchirent, mais Peabody ne broncha pas. Réconforté par ce geste, il releva les yeux et regarda la suite du cauchemar qu'avait vécu son amie. Il serait flic, décida Eve. Il excellerait dans ce métier. Quand l'image s'estompa, quand la musique se tut, un silence de plomb enveloppa l'assistance. Eve se planta devant ses hommes. — Il va le payer cher, annonça-t-elle d'une voix vibrant d'une rage contenue. Que cela ne fasse de doute pour aucun d'entre vous. Elle avait seize ans. Elle aimait la musique. Elle était timide, bonne élève. Elle avait un cercle restreint d'amis. Elle avait des idéaux et des espoirs, elle voulait aider son prochain. Elle était vierge, et il lui a volé sa virginité avec sauvagerie. Il lui a pris sa vie, ses rêves, ses idéaux avec sauvagerie. Avant cela, il l'a obligée à dire au père qu'elle aimait que c'était lui qu'il fallait blâmer, qu'elle le haïssait pour cela. À ce stade, il ne nous semble pas nécessaire de montrer cet enregistrement au capitaine MacMasters. Ce que vous venez de voir doit rester strictement entre nous. Des questions ? Le silence se prolongea. — Feeney, ton équipe et toi analyserez ce disque, et continuerez à travailler sur la reconstruction du disque dur. Extrayez-moi tout fichier, tout message, toute note sauvegardée par la victime en avril. Toutes les recherches qu'elle a pu effectuer, tout ce qu'elle a pu faire à l'époque où elle a rencontré le sujet. Elle a peut-être effacé ou dissimulé des données dans un fichier codé. Nous savons que le tueur n'a rien trouvé, donc rien effacé. Avec un peu de chance... Elle ramassa sa tasse de café. — Baxter, Trueheart et vous reprendrez l'enquête de voisinage. L'assassin a vraisemblablement repéré la maison, le quartier auparavant, même avant leur première rencontre. Dénichez-moi quelqu'un qui a aperçu un beau garçon censé avoir dix-neuf ans dans les parages, au cybercafé du coin, à l'épicerie. J'ai une liste des lieux que fréquentait Deena. Allez vérifier. — Oui, lieutenant. — Je travaille sur les dossiers de MacMasters. J'ai glané quelques possibilités. Il faudra creuser. Vous vous en chargerez quand vous aurez interrogé les voisins. Cela pourra vous aider, ajouta-t-elle en lui tendant un dossier avec un disque. Vous pourrez recruter des aides... Peabody et moi allons explorer le parc où la victime aurait rencontré son meurtrier. Après quoi, nous avons rendez-vous avec MacMasters. Nous devons établir des liens, martelat-elle. Des liens entre MacMasters et le tueur, le tueur et Deena, le tueur et un témoin, une victime, un délinquant ou un suspect figurant dans les archives de MacMasters. Si le tueur n'y est pas, quelqu'un qui compte ou a compté pour lui s'y trouve. À nous de jouer. — S'il y est, intervint Baxter, on devrait pouvoir réduire le champ en fonction de son âge. Quand bien même il aurait un visage de chérubin, s'il parvient à se faire passer pour un garçon de dix-neuf ans, c'est qu'il en a forcément moins de vingt-six/vingt-sept. Ce pourrait être un individu qui a purgé une lourde peine pour possession de substances illégales. Jamie secoua la tête. — Ça ne colle pas. S'il se droguait, elle l'aurait su et aurait pris ses jambes à son cou. Jamais elle ne serait sortie avec un junkie. — Je suis d'accord, déclara Eve. Toutefois, nous ne négligerons aucun détail. Elle marqua une pause, puis : — Jamie, je pense que tu as dû le croiser. — Quoi ? Pourquoi ? Où ? — Tu connais Darian Powders. — Darian ? Oui, bien sûr. Vous ne croyez tout de même pas que Darian... ? — Non, mais il est l'un des liens, je pense. On lui a volé sa carte d'étudiant, sans doute à la résidence universitaire, la nuit de la Saint-Sylvestre. Tu étais à cette soirée. — Je... Oui. Darian et Coby sont des champions de la fête. Je les connais tous les deux, j'ai suivi des cours avec eux. Ils avaient organisé un truc monstre. Son expression se durcit soudain et Eve eut l'impression que les cernes sous ses yeux s'assombrissaient. — Il était là ? Vous êtes en train de me dire que le type qui a tué Deena était là ? — Suffisamment longtemps, en tout cas, pour faucher la carte d'étudiant de Powders. — Mais Deena connaissait Darian... Enfin, plus ou moins. Assez pour le reconnaître. Si ce gars s'est servi de la carte de Darian, elle... Il l'a falsifiée, marmonna Jamie d'un air dégoûté. S'il est habile, s'il dispose du matériel et des logiciels, il a pu remplacer la photo et les données. — Il faut un minimum de similitudes à la base, observa MacNab. Pour cloner et falsifier, il faut réduire les modifications au minimum. — Même faculté, même date de naissance, reprit Eve. La taille, la carrure doivent correspondre à peu près. Il connaît le campus, la routine, il y a peut-être suivi des études ou travaillé. L'université Columbia était une ruse idéale pour gagner la confiance de Deena. Tu y es inscrit, Jamie. Deena espérait y aller l'an prochain. Elle a rencontré Darian, ou du moins entendu son nom. L'assassin avait besoin d'une carte d'étudiant pour l'emmener au cinéma ou dans les bars. Réfléchis, Jamie. Le réveillon, avant, après. Essaie de te rappeler un individu qui traînait dans le secteur, se mêlait aux autres tout en demeurant discret. Il ne veut pas qu'on le remarque, ne veut pas laisser de souvenirs. — On était serrés comme des sardines. Je ne connaissais pas la moitié des gens qui étaient présents. Je... — Il n'a pas dû rester longtemps. Juste assez pour t'observer, voir si tu avais amené Deena. Il n'était pas là pour s'amuser. Il avait un but précis. — Je vais essayer. D'accord. — Il a sûrement traîné dans d'autres lieux où tu te rends régulièrement. Un bar, la bibliothèque, un cybercafé, une sandwicherie. Tu ne lui auras pas prêté attention : il sait s'intégrer. Repense à tous les moments que tu as passés avec Deena entre janvier et avril. S'il te revient un détail, préviens-moi. Une broutille, une bagatelle, peu importe. — D'accord. — Au boulot ! ordonna Eve. Tandis que les autres sortaient, Whitney s'approcha d'elle. — À moins que vous y voyiez une objection, je souhaite assister à votre conversation avec MacMasters. — Je n'en vois pas, commandant. — On se retrouve donc ici tout à l'heure. En attendant, confiez-moi une tâche. — Commandant ? — Je suis toujours flic. Je n'ai pas oublié comment on s'y prend, dit-il sèchement, avant de se ressaisir et d'ajouter plus calmement : Je suis prêt à remplir de la paperasse, frapper aux portes, lancer des calculs de probabilités, poursuivre une piste. Vous êtes responsable de cette enquête, lieutenant. Confiez-moi une tâche. — Euh... Eve hésita, mal à l'aise. C'était Whitney qui donnait les ordres. Mais de toute évidence, il éprouvait le besoin de faire davantage que cela. — J'ai une courte liste de suspects possibles, glanés dans le dossier « menaces » de MacMasters. Pour être franche, commandant, je crains que cela ne nous mène nulle part. — Cependant, il faut vérifier. Je m'en charge. Je vais m'installer quelque part. — Je vous en prie, prenez mon bureau, commandant. Une lueur d'amusement dansa dans les prunelles de ce dernier. — Je ne voudrais pas vous déranger. Je peux peut-être travailler dans une autre pièce. — Bien sûr. Je demande à Summerset de s'en occuper. Voici les disques, fit-elle en les lui tendant. Peabody et moi serons de retour avant 9 heures. — Bonne chasse ! Il se détourna pour examiner le tableau de meurtre. — On va se séparer, annonça Eve en rejoignant Peabody. Procéder par secteurs. Coureurs, promeneurs de chiens, nounous, mômes, octogénaires, clodos endormis sur un banc, on montre la photo à tout Je monde. — Quelqu'un va se souvenir d'elle puisqu'elle venait souvent. Lui, en revanche, c'est une autre histoire. — Quelqu'un l'a vu ou les a vus ensemble lors de leur rencontre initiale. Entre cet épisode et le meurtre, deux mois se sont écoulés. Les gens ont la mémoire courte. On va les pousser à la réveiller. Elle s'immobilisa au bas de l'escalier où Sum-merset, squelette vêtu de noir, visage impassible, l'attendait, Galahad à ses pieds. — Le commandant Whitney a besoin d'un bureau. Il travaillera ici toute la matinée. — Entendu. « C'est tout ?» s etonna-t-elle. Pas de pique ? Pas de ricanement ? Elle faillit râler, puis se rendit compte qu'il savait sur quelle enquête ils travaillaient. Le viol, la torture, le meurtre d'une jeune fille. Sa fille aussi avait été violée, torturée, tuée. — Le capitaine MacMasters sera là à 9 heures, l'informa-telle. Si je ne suis pas de retour, conduisez-le dans mon bureau et prévenez le commandant. — Compris. Votre véhicule est prêt. Elle opina et sortit. La journée s'annonçait magnifiquement ensoleillée. Si Deena n'avait jamais rencontré ce garçon qui avait prétendu s'appeler David, serait-elle sortie courir ce matin ? Serait-elle déjà dans le parc, ses semelles claquant au rythme de la musique résonnant dans ses oreilles ? « Inspirant, expirant, songea Eve, au début d'une journée comme les autres. » Elle se glissa derrière le volant, roula jusqu'au portail. — Comment Jamie s'en sort-il ? demanda-t-elle à Peabody. Dois-je limiter ses activités ? — Je crois qu'il tient le coup. C'est dur, mais il tient le coup. Il a beaucoup parlé d'elle hier soir. Ça lui a fait du bien, et ça m'a permis de compléter l'image que j'avais d'elle. — Son portrait diffère du vôtre ? — À certains égards, oui. Il ne la considérait pas comme une fille, mais comme une amie, une copine. Je me demande s'il en était de même pour elle, ou si cela la contrariait. Se contenter du rôle de copine est parfois agaçant. Peabody changea de position pour se tourner vers Eve. — Je me demande si elle était habituée à ce genre d'attitude de la part des garçons. Si elle s'était résignée au fait de ne pas être une fille que les garçons regardent, mais une simple camarade. — Jusqu'à ce que survienne ce type. — Oui. Celui-là l'a regardée, a eu envie d'être avec elle - ou a réussi à le lui faire croire. Du coup, selon moi, elle ne se comportait pas de la même manière avec lui. Cela arrive quand on s'amourache d'un garçon, surtout à cet âge-là, surtout la toute première fois. Or d'après ce que m'a expliqué Jamie, j'ai l'impression qu'elle vivait sa première véritable histoire d'amour. — Et alors ? — Et alors, elle prend de l'assurance. Il la rend tellement heureuse. Un étudiant qui s'intéresse à une adolescente de son âge, issue de son milieu ? C'est troublant et excitant. Elle est prête à faire ce qu'il veut, à aller où il veut, croit - ou prétend - aimer ce qu'il aime. Elle devient ce qu'elle pense lui plaire. C'est en partie ainsi qu'il a réussi à la pousser à garder le secret. Au point qu'elle n'a pratiquement rien révélé à sa meilleure amie... Rappelez-vous vos seize ans. — Je n'avais qu'une préoccupation : m'échapper du système pour m'inscrire à l'École de police. — À seize ans, vous saviez que vous seriez flic ? s'exclama Peabody, comme si cette notion était inconcevable. Moi, jetais obsédée par la musique, les stars et January Olsen. — January Olsen ? — Un garçon adorable dont j'étais folle, avouat-elle avec tendresse. J étais convaincue qu'on allait se mettre ensemble, élever deux petites merveilles et changer le monde. Encore eût-il fallu qu'il me remarque ou connaisse mon nom. Vous n'avez pas eu un January Olsen dans votre vie ? — Non. Ce qui signifie que j'ai plus de mal que vous à me mettre dans sa tête. — Au fond, sur un certain plan, Deena et moi avions des points communs. Du moins quand j'avais seize ans. Plutôt timides, gauches avec les garçons, mais entourées de copains. J'avais de grands projets. Quant à son apparence physique ? Sa mère et la voisine ont remarqué qu'elle était plus coquette. C'est un signe qui ne trompe pas. Primo, elle renouvelle sa garde-robe. Deuzio, elle voit moins Jamie - un détail qui ne l'a pas frappé sur le moment. Il était débordé, il n'a pas réagi quand elle a commencé à refuser ses invitations à manger une pizza ou voir un film. Elle se réserve du temps pour l'autre, se coupe de son cercle. Elle rêve de le présenter à ses camarades, mais elle s'inquiète. Et s'ils ne l'apprécient pas ? Prendre ses distances est un moyen d'éviter le problème. — Drôlement compliqué. Peabody acquiesça solennellement. — L'adolescence est une période à la fois infernale et enthousiasmante. Dieu merci, ça ne dure qu'une décennie. — Elle est devenue sournoise et cachottière. — En un sens, elle se rebellait. Sans en avoir l'air. J'ai tendance à penser que Jamie a raison quand il affirme que ce type ne touchait pas à la drogue. Elle n'aurait jamais supporté ça. — Tout ceci nous indique quelle sorte de masque il portait. Pas ce qu'il y a derrière. A présent, il s'en est débarrassé. Il n'en a plus besoin. Elle se gara sur un emplacement interdit, activa son enseigne En service. — C'est pire que Coltraine, observa Peabody. Eve descendit sans un mot et attendit qu'elle la rejoigne. — Coltraine était des nôtres, reprit Peabody, l'air sombre, en scrutant Eve. Elle était la compagne de Morris. Je n'imaginais pas pire scénario. Mais ça ? Une fille de flic, si jeune, si intelligente. Et que je connaissais. C'est encore plus terrible. — Il le sait. C'était son but. La vidéo en est la preuve. Il croit qu'il va s'en sortir. Il a tort. On va le coincer. — Oui. D'accord. Peabody fit jouer les muscles de ses épaules. — Je suppose que c'était un discours d'encouragement. — Exactement. Prenez la direction nord. Je prends le sud. « Une journée idéale pour se balader », songea Eve. Quelques nuages dans un ciel bleu d'azur. Un parfum de fleurs qui flottait dans l'air. Des pelouses pareilles à d'immenses tapis sous les arbres majestueux. Et l'étang qui scintillait tel un joyau liquide sous l'arc du pont qui l'enjambait. Les gens assis sur les bancs sirotaient une boisson, discutaient entre eux ou consultaient leur mini-ordinateur. Costumes sobres, robes d'été et loques de mendiants composaient une palette vestimentaire éclectique typiquement new-yorkaise. Nounous et parents professionnels profitaient du beau temps pour pousser des enfants à bord d'étranges engins sur roues ou les transporter dans des harnais encore plus curieux. Les joggers couraient dans l'allée, casque sur le crâne, baladeur accroché à la ceinture, certains en short, d'autres en combinaison ajustée pour mettre en valeur leur corps d'athlète. Elle imagina Deena sur ce même chemin, l'avenir se déployant devant elle comme ces hectares de gazon d'un vert éclatant. Jusqu'à ce qu'elle s'arrête poun aider un garçon. Eve se rapprocha prudemment d'un groupe d'adultes en compagnie d'enfants. Elle présenta son insigne. — Département de police de New York. Avez-vous vu cette jeune fille ? Elle montra la photo de Deena. Elle obtint des signes de tête négatifs. L'un des gosses, qui devait avoir à peu près l'âge de Bella, la fille de Mavis, la fixa de ce regard vide de poupée qui lui flanquait des frissons tout en tétant vigoureusement sa sucette. — Regardez plus attentivement, insista Eve. Elle courait ici plusieurs fois par semaine, à cette heure-ci. L'une des femmes, un nourrisson maintenu contre sa poitrine par une espèce d'écharpe, se pencha en avant. Eve dut se retenir pour ne pas reculer. — Je viens ici presque tous les lundis et mercredis matin depuis le mois de mai. Je ne l'ai pas remarquée. Qu'a-t-elle fait ? Cette zone du parc est prétendument sûre, du moins en plein jour. — Elle n'a rien fait. Alors ? Personne d'autre ? Vous, madame ? — Je n'en suis pas certaine. Peut-être. Mais pas dans le parc. — Dans le quartier ? Dans un magasin, dans la rue ? Vous lui avez peut-être adressé la parole ? Elle adorait les enfants, ajouta Eve en jetant un coup d'œil aux deux petits dans une poussette double. Regardez encore. — Je crois... Oui... C'est celle qui m'a aidée. J'étais très chargée. La dame pour qui je travaille oublie parfois que je n'ai que deux bras. J'étais avec les garçons. Max et Sterling. Leur mère m'avait demandé de passer chercher une robe au pressing et de faire des courses au supermarché. Elle voulait aussi des fleurs. Je croulais sous les paquets, et voilà que Sterling se met à hurler comme si je l'avais poignardé. Cette fille s'est précipitée vers nous. Avec Mister Boo. — Qui? — Mister Boo, l'ours en peluche de Sterling. Elle indiqua l'aîné qui serrait dans ses bras un nounours bleu électrique aux oreilles mutilées. — À moi ! brailla Sterling en montrant les dents. La baby-sitter leva les yeux au ciel. — S'il n'a pas son Mister Boo, la vie ne vaut plus la peine d'être vécue. Il avait dû le laisser tomber ou le jeter, et je ne m'en étais pas aperçue. Cette jeune fille l'a ramassé et nous a rattrapés à l'instant où Max commençait à pleurer à son tour pour imiter son frère. Elle m'a proposé son aide. Je lui ai expliqué que je n'étais plus très loin, mais elle a répondu que puisqu'elle allait dans la même direction, elle pouvait porter mon sac de courses. Adorable. — Elle a fait un bout de chemin avec vous. — Oui, elle... La jeune femme, qui devait être équipée d'un radar, tourna brusquement la tête et pointa un doigt menaçant sur Sterling un quart de seconde avant qu'il ne frappe son cadet avec Mister Boo. Il s'arrêta dans son élan, le sourire angélique et le regard machiavélique. Eve se demanda si elle lui courrait après dans une vingtaine d'années. — Désolée, il commence à s'ennuyer. Où en étais-je ? Ah oui, cette fille ? Elle m'a accompagnée jusqu'à notre immeuble. Très gentille, très polie. Elle a réussi à faire rire Sterling. — Quand était-ce ? — Le 5 avril. La veille de mon anniversaire. — Elle était seule ? — Oui. Elle m'a dit qu'elle rentrait de l'école. Elle avait un sac à dos, il me semble, mais je n'en suis pas sûre. Je l'ai revue quelques semaines plus tard. Il s'était mis à pleuvoir brusquement et je me dépêchais de rentrer avec les enfants. Nous étions sur la Deuxième Avenue, entre la 50e et la 55e Rue -je les avais emmenés au Musée des enfants voir un spectacle de magie. — Vous lui avez parlé ? — Non. Je courais vers l'arrêt de bus. Je n'allais pas traverser toute la ville à pied avec les petits par ce temps. Je l'ai aperçue, je lui ai fait signe, mais son copain et elle ont sauté sur un aéro-scooter et filé. — Son copain, répéta Eve. Un-frémissement d'excitation la parcourut. — Vous pourriez me le décrire ? — Euh... voyons... — Taille, poids, teint ? — Ma foi, je ne sais plus trop, avoua-t-elle en se mordillant la lèvre. Plus grand qu'elle. Oui, elle lui arrivait à l'épaule. Environ un mètre quatre-vingts, je suppose. Mince. Sa chemise trempée lui collait à la peau. Pas un gramme de graisse en trop. Il était blanc. Ah, oui ! Il a enlevé sa casquette et l'a posée sur la tête de la fille. Il avait les cheveux châtains, en bataille, longs... comme ça, acheva-telle en plaçant le tranchant de sa main quelques centimètres sous les oreilles. — Ses yeux ? — J'ai à peine eu le temps de le voir. Ah, si ! Il portait des lunettes de soleil, malgré la pluie. Un truc de jeune pour se donner un genre. Il était mignon. J'étais contente pour elle. — Rien d'autre ? Ses vêtements ? L'aéro-scooter ? Des bijoux ? — Je ne sais plus. Ça a duré moins d'une minute. — Accepteriez-vous de travailler avec un portraitiste de la police ? Certains détails pourraient vous revenir. La nounou parut alarmée, et les femmes autour d'elle se mirent à murmurer. — Je l'ai juste entrevu, et ma patronne... Sans compter que je ne voudrais pas causer des ennuis à cette fille. Elle est charmante. Eve pesa le pour et le contre. Les médias diffuseraient la nouvelle dans l'après-midi, si ce n'était déjà fait. Le couvercle sauterait quoi qu'il arrive. — Vous lui rendriez service. Elle a été assassinée tôt dimanche matin. — Non ! Ô mon Dieu ! — Le garçon que vous avez vu avec elle pourrait nous renseigner. Je dois absolument le retrouver. — Je vous le répète, je l'ai à peine vu et il pleuvait des cordes. Elle était si gentille. Ce n'était qu'une gamine ! — Comment vous appelez-vous ? — Marta. Marta Delroy. — Elle s'appelait Deena. Elle vous a aidée. Aujourd'hui, vous pouvez l'aider à votre tour. Je m'arrangerai avec votre patronne. — D'accord, murmura Marta en sortant un mouchoir en papier de sa poche. Que voulez-vous que je fasse ? Une fois le rendez-vous organisé et les coordonnées de l'employeur de Marta enregistrées, l'une des autres femmes prit la parole. — Vous dites qu'elle courait ici le matin à cette heure-ci ? Vous devriez interroger Lola Merrill. Elle vient tous les jours maintenant que sa fille est à la maternelle. En général, elle passe un moment avec nous après sa séance. Grande, blonde, physique de rêve. — Merci. Eve s'éloigna et décrocha son communicateur pour contacter son portraitiste préféré, puis Peabody. — J'allais vous appeler, annonça celle-ci. J'ai peut-être quelque chose. Une femme qui pense avoir assisté à la rencontre initiale. — Grande, blonde, physique de rêve ? c M asters, — Seigneur, vous êtes voyante ? 'n c°l" — Non mais je viens d'avoir une confirmation r£s> la part d'un témoin de mon côté. Prenez la déclara-" tion de Lola. Ensuite, je veux qu'elle se mette au boulot de toute urgence avec Yancy. J'avertis ce dernier. Retenez-la quelques minutes, j'arrive. Elle appela le Central tout en rejoignant le secteur de Peabody. Et repéra de loin le « corps de rêve » en tenue de sport noire. — Lola Merrill ? s'enquit-elle en s'approchant. —Oui. — Lieutenant Dallas, coéquipière de l'inspecteur Peabody. Merci de votre aide. Dites-moi ce que vous avez vu et quand. — C'était il y a plusieurs semaines, à la mi-avril, il me semble. Il faisait frais et les premières jonquilles pointaient. La fille venait courir deux fois par semaine. Elle était en bonne forme. On se saluait en passant. Lola se pencha pour étirer les mollets. — Je ne lui ai jamais parlé. Ce jour-là, elle était avec un garçon. Plutôt beau. À l'écart de l'allée, assis dans l'herbe. Il avait ôté sa chaussure et se frottait la cheville. Je ne me suis pas arrêtée parce que j'ai eu l'impression qu'elle maîtrisait la situation. Ils riaient. Elle se redressa, plia le genou, tira le talon jusqu'à la fesse. — J'ai continué, et quand je suis repassée, ils avaient disparu. Je n'avais jamais vu ce garçon auparavant et je ne l'ai jamais revu depuis. J'étais en train d'expliquer à votre coéquipière qu'elle non plus, je ne la voyais plus ces temps-ci. — Pouvez-vous me décrire ce garçon ? Lola haussa les épaules. — Je n'ai pas fait vraiment attention. Cheveux châtains, broussailleux. Beau gosse. Bonnes chaussures. J'ai remarqué les chaussures, c'est une manie chez moi. — Quelle marque ? — Des Anders Cheetahs - le top du top. Blanches avec le logo bleu marine. — Couleur des yeux ? — Lunettes noires. Comme beaucoup d'entre nous. Et une casquette de base-ball. Ah ! Et un sweat-shirt Université Columbia. J'y ai fait mes études. Eve porta le regard sur Peabody. — Mlle Merrill est prête à travailler avec notre portraitiste, déclara celle-ci. — Je me prête volontiers à l'exercice, mais je ne suis pas certaine d'être d'une grande aide. Je n'ai pas fait plus attention que ça à lui. Elle en avait vu assez pour noter la couleur de ses cheveux, la marque de ses chaussures, sa casquette, son sweat-shirt. Yancy obtiendrait le reste, les détails enfouis dans son subconscient. — La chance nous a souri, commenta Eve comme elles redémarraient. — Incroyable ! renchérit Peabody. Deux témoins d'un coup, et d'accord pour travailler avec Yancy. — Casquette, lunettes... difficile de distinguer ses traits. Rien à dire de ce côté-là. En revanche, les chaussures de marque, ce n'était pas malin. Il a sans doute voulu l'impressionner. Le sweat-shirt sert de sésame, c'est son lien. Il ne s'attend pas qu'on les remarque à cet endroit. Et la rencontre a lieu deux mois avant le meurtre. Il se dit qu'on n'établira jamais la connexion. — Désormais, on a une ombre au lieu d'un fantôme. — Un mètre quatre-vingts, mince, cheveux châtains, blanc, jeune. Plutôt flou, mais c'est un début. — Une fois que les témoins, seront passés chez Yancy, on en saura davantage. Eve bifurqua dans l'allée qui menait chez elle. — Pendant que je parle avec MacMasters, attaquez-vous aux chaussures. Demandez à un collègue de vous aider. Je parie qu'elles étaient neuves, achetées exprès pour l'occasion. Il va aussi falloir quadriller la zone où Marta les a aperçus. Essayez de savoir quel jour le musée a présenté un spectacle de magie alors qu'il pleuvait. On aura ainsi la date à laquelle Marta les a vus. Mettez un homme dessus, concentrez-vous sur les magasins de musique, les arcades de jeux, tous les endroits où les ados aiment traîner. — Tout de suite. — Demandez à Summerset de vous installer quelque part, acheva-t-elle en se garant. Un instant plus tard, elle pénétrait dans la maison. Elle se contenta d'un geste du pouce en direction de Peabody quand Summserset apparut. — Le capitaine MacMasters vous attend dans son bureau. Le commandant Whitney est avec lui. Elle fonça vers l'escalier sans un mot. — Votre robe est prête. Elle sera livrée aujourd'hui. — Ma quoi ? — Votre robe pour le mariage du Dr Dimatto. Leonardo aimerait la voir sur vous au cas où il faudrait procéder à des retouches. Eve ouvrit la bouche, la referma, poussa un grognement. — Bien. Très bien. Vous n'aurez qu'à la ranger. Robes, retouches, mariages. Pour l'amour du ciel ! Était-elle censée appeler Louise pour faire un rapport sur la robe ? Au secours ! Plus tard. Pour l'heure, elle s'apprêtait à parler avec un père endeuillé de l'enquête sur le meurtre de son enfant. Tout le reste pouvait attendre. 9 En franchissant le seuil, Eve aperçut MacMasters debout devant l'une des fenêtres. Voyait-il les feuillages, les couleurs, le bleu du ciel ? Elle en doutait. Il semblait avoir rapetissé. Usé, affaibli par le chagrin. Pouvait-il encore réfléchir, se comporter en flic? Elle n'en était pas certaine. Elle jeta un coup d'œil au commandant, à ses côtés. Sa posture évoquait le soutien, l'amitié, la tristesse partagée. Ils allaient devoir prendre du recul, faire preuve d'objectivité pour lui donner ce dont elle avait besoin. — Commandant. Capitaine. Tous deux pivotèrent vers elle. Dans le regard de MacMasters, elle discerna une brève lueur d'espoir. Les survivants ont besoin de réponses, elle le savait. — Du nouveau, lieutenant ? — Nous poursuivons plusieurs pistes. Elle s'avança vers son bureau, contourna le tableau de meurtre qu'elle avait laissé là délibérément. MacMasters verrait que sa fille en était au centre. — J'ai mis le capitaine au courant suite au débriefing de ce matin, déclara Whitney. — Merci, commandant. Nous reviendrons dessus, mais il faut que vous sachiez que nous avons trouvé deux témoins ce matin qui pensent avoir vu Deena en compagnie du suspect. Ces deux femmes sont prêtes à travailler avec Yancy sur un portrait-robot. — Deux ? s'exclama MacMasters. Deux personnes l'ont aperçu ? — Deux témoins indépendants pensent avoir vu Deena en compagnie d'un jeune homme. Les descriptions préliminaires correspondent. Asseyez-vous, capitaine. — Je... — Je vous en prie. Pour l'heure, il n'était plus flic mais père. Comment s'adresser aux deux ? — Je vais vous dire ce que nous savons et ce que nous, faisons. Elle lui résuma les entretiens avec Marta Delroy et Lola Merrill. — Le témoignage de Merrill correspond à ce que nous croyons être leur première rencontre. Celui de Delroy indique qu'ils ont continué à se voir en dehors des lieux que Deena fréquentait habituellement. Est-ce qu'elle se rendait souvent dans l'East Side ? — Non. Ses boutiques et endroits préférés étaient situés autour de chez nous et de l'université Columbia. — Nous pouvons supposer qu'ils se retrouvaient ailleurs de manière à garder leur relation secrète. Nous nous efforçons de déterminer la date précise à laquelle Delroy les a vus et j'enverrai des uniformes sur place. Ils montreront la photo de Deena aux commerçants, marchands ambulants et serveurs. D'autres témoins pourront éventuellement nous aider à identifier le meurtrier. Si on la reconnaît, elle, on se souviendra peut- être de lui. Merrill, qui court quotidiennement dans ce secteur du parc, a signalé qu'elle n'avait pas croisé Deena depuis un moment. Votre épouse et vous avez déclaré que Deena y courait régulièrement. — Oui. Le matin... Plusieurs fois par semaine... Elle... — Elle a pu changer de secteur afin de rencontrer le suspect. — Pourquoi n'ai-je rien remarqué ? murmura MacMasters. Carol l'avait senti, mais moi... Si seulement elle nous en avait parlé. Si elle... — Capitaine, je pense que cet homme s'est montré très persuasif. Mince consolation. — Il s'est renseigné sur elle, continua Eve. Il avait un plan, il a joué de sa jeunesse et de sa naïveté. Il s'est servi de Columbia pour l'inciter à baisser la garde. Pour moi, la clé est là. Son ami Jamie y est étudiant. Elle avait l'intention de s'y inscrire. Elle connaissait vaguement certains des camarades de Jamie. — Oui. La référence à Jamie l'aura mise en confiance, enchaîna MacMasters. Et faire semblant d'être blessé ou d'avoir un souci. Deena lui aura offert son aide spontanément. — Nous avons une idée de la façon dont il s'y est pris, et je verrai le Dr Mira tout à l'heure pour discuter de son profil. Toutefois, le « pourquoi » demeure un mystère. Nous sommes d'avis qu'il l'a ciblée pour une raison spécifique. Et que vous, ou votre métier, en êtes la raison. — Si vous avez une preuve que le meurtre de Deena a un rapport avec l'une de mes affaires... — J'ai des raisons de le croire. Mais, à ce stade, je n'ai pas encore mis le doigt sur l'affaire en question. — Quelles raisons ? fit-il d'une voix vibrante de chagrin. Si c'est une vengeance, si c'est à cause de mon travail, comment vais-je pouvoir vivre avec cela ? Comment voulez-vous que je me contente de spéculations en lieu de réponses ? La situation était délicate. Eve s'efforça d'adopter un ton neutre et brusque. — J'attends de vous que vous fassiez confiance à la responsable que vous avez sollicitée, et à l'équipe qu'elle a rassemblée afin de trouver ces réponses. En moins de vingt-quatre heures, nous avons découvert deux témoins qui pourront peut-être nous aider à identifier cet homme. Nous avons un lien solide avec l'université Columbia et, potentiellement, encore plus de témoins qui ont pu le voir. Nous avons une chronologie des événements. L'absence d'empreintes et d'ADN sur la scène du crime indique que l'acte était planifié. Il n'a pas agi sur une pulsion, par passion ou parce que l'occasion se présentait. — Je ne remets pas en cause votre efficacité ni celle de vos équipiers. — Vous sentez-vous capable de revenir sur vos dossiers, de fouiller dans votre mémoire, de retrouver vos impressions, votre instinct, pour nous aider à trouver le lien que nous cherchons ? J'ai examiné vos archives sur les trois dernières années. J'en ai extrait une liste, mais rien qui suscite ma curiosité. Vous saurez peut-être m'éclairer. — Donnez-moi les noms. — Comptez sur moi. Il ne figure pas dans votre dossier « menaces ». — Comment pouvez-vous en avoir la certitude ? — N'ayez crainte, nous procéderons à toutes les vérifications nécessaires. Mais je vous le répète, il n'y figure pas. Un individu qui use de menaces attire l'attention. Lui a pris grand soin de rester dans l'ombre. Combien d'hommes âgés de dix-huit à vingt-six ans vous ont menacé au cours des trois dernières années ? — Je n'aurai aucun mal à vous les sortir. Membres de gangs, dealers, junkies... — Il n'a rien d'un drogué. Elle en aurait repéré les signes. Eve marqua une pause, lui laissant le loisir d'infirmer ou de confirmer. — En effet, concéda-t-il en se frottant le front. Vous avez raison. Elle était prudente. Elle était... — Il est clean, l'interrompit Eve pour lui donner le temps de se ressaisir. Il est intelligent, et peut déployer beaucoup de charme. Les deux témoins l'ont qualifié de beau gosse. Jeune. Vous ne l'avez pas arrêté, capitaine. Mais vous avez peut-être appréhendé son père, son frère, son meilleur ami, sa mère, sa sœur. Vu la nature de la rétribution, il faut penser descente musclée, condamnation de longue durée. — Lieutenant, je suis patron depuis quelques années, je ne vais plus sur le terrain. Je ne mène pas les enquêtes, je les supervise. Un choix délibéré de ma part. J'assiste, je conseille, je coordonne. En six ans, je n'ai pas dirigé plus d'une dizaine d'affaires. — Vous êtes chef, donc responsable. C'est à la fois une réalité et une perception. — En somme, il pourrait s'agir de n'importe quel dossier sur lequel mes hommes ont travaillé. — Oui. Je pense que vous y avez joué un rôle actif, gagné en visibilité ou en éloges. À notre connaissance, il n'a visé que vous. Et a perpétré son acte peu après l'annonce de votre promotion. MacMasters se décomposa. — Il l'a tuée parce que j'avais obtenu des galons ? Il encaissa le coup. Supporterait-il le choc ? — Capitaine, il a toujours eu l'intention de la tuer. Je suis navrée, mais c'est ainsi. Il se leva, se dirigea vers les fenêtres. — Continuez, lieutenant, ordonna Whitney. — La chronologie peut avoir son importance. Vous avez été promu, capitaine, et Deena est restée seule à la maison pendant quelques jours. Je suis convaincu qu'il a profité de l'occasion. Pour le reste, j'attends les hypothèses du Dr Mira. En attendant, je vous propose de remonter dans le passé. Disons, dix ans, en commençant par les décès et/ou arrestations et emprisonnements ayant entraîné un décès. Ensuite, les arrestations et/ou emprisonnements ayant entraîné des blessures graves. Enfin, les condamnations à perpétuité. Elle fit une pause. MacMasters demeura parfaitement immobile. Whitney lui fit signe de poursuivre. — Pour prendre tous ces risques, préparer, exécuter ce meurtre il fallait une grande motivation. Fournissez-moi les noms. J'analyserai tous les fichiers. Pour l'heure, laissez parler vos tripes. A qui pensez-vous ? MacMasters prit une longue inspiration tremblante. — Léonard et Gia Wentz. Ils géraient un labo clandestin, engageaient des mineurs pour dealer dans les écoles et les arcades de jeux. J'avais quatre inspecteurs sur le coup. Nous avons lancé une opération en janvier. Léonard a dégainé et il y a eu une brève fusillade. Deux de mes hommes ont été blessés. Il purge une peine de vingt-cinq ans. Elle a écopé de quinze. — Je m'en- souviens. Mi-janvier. Trop proche. Oubliez cette année. Il a volé la carte d'étudiant le soir du réveillon de la Saint-Sylvestre. Il échafaudait déjà son plan. MacMasters effectua quelques allées et venues dans la pièce. — Mes hommes sont efficaces. Notre taux d'arrestations et de condamnations est élevé, notre pourcentage de décès, très bas. — Ne cogitez pas trop, capitaine. N'essayez pas de justifier quoi que ce soit. Je vais nous chercher du café. Eve se rendit dans la kitchenette. Ça ne marcherait pas, se dit-elle. Du moins, pas encore. Il ne parvenait pas à se remettre dans sa peau de flic. Pourquoi l'aurait-il fait ? Comment l'aurait-il pu ? Elle prépara le café et le leur apporta. — Nous détruisons des vies, raisonna-t-elle. Si l'on se place à l'autre bout de la chaîne, un individu commet un crime - viol, meurtre, vol... De manière systématique ou spontanée. Nous débarquons, nous l'arrêtons. Nous nous arrangeons pour qu'il se retrouve en cage. Il perd sa liberté, son fric. Voire sa maison et sa famille s'il en a. Parfois, si la situation dérape, il perd la vie... Nous avons tout gâché. Nous sommes responsables. Vous êtes responsable. Pensez aux vies que vous avez détruites. Envisagez la question de ce point de vue, en fonction non pas de votre boulot mais des conséquences. Il accepta la tasse qu'elle lui tendait, croisa son regard. — Je comprends. D'accord... Nattie Simpson. Elle est comptable, elle possède un joli appartement dans l'Upper East Side, revenus confortables, un mari, un enfant. Nattie dealait en douce et trafiquait les livres comptables pour une opération de moyenne envergure. Quand nous avons révélé le scandale, elle est tombée avec les autres. Elle a écopé de cinq ans à Rikers. Elle purge sa dernière année. Ils ont perdu le bel appartement dans l'Upper East Side. Le mari a demandé le divorce il y a deux ans et obtenu la garde exclusive de l'enfant. — Quel âge a l'enfant ? — Dix, douze ans. — Trop jeune. Elle avait peut-être un frère, un amant. Nous vérifierons. MacMasters plongea les mains dans ses cheveux, s'efforçant désespérément de se ressaisir. — Et si c'était un tueur à gages ? — J'en doute. Citez-moi encore un nom, comme ça, spontanément. — Cecil Banks. Un sale type. Il dealait du Zeus, traquait les SDF et les enfants des rues, les droguait, les prostituait. Le jour où nous avons effectué une descente dans ses locaux - en collaboration avec l'Unité spéciale des victimes - il a tenté de s'enfuir. Il a sauté par la fenêtre, loupé l'escalier de secours et atterri sur le crâne, quatre étages plus bas. Beaucoup de gens ont dû faire une croix sur des rentrées d'argent considérables et un accès direct aux stupéfiants. — Quand ? — Septembre, il y a deux ans. — Famille ? — II avait deux femmes, toxicos. Les deux prétendaient être son épouse. Aucune ne l'était légalement. Il avait un frère cadet. Risso. Risso Banks. Il a travaillé pour Cecil, mais a négocié sa peine : cure de désintoxication et travail d'intérêt général. Il a vingt-deux, vingt-trois ans. — Ils ne figurent pas dans votre dossier « menaces ». — J'ai participé à la descente, mais je n'étais pas chargé de l'enquête. Les deux femmes ont fait beaucoup de bruit, mais rien qui m'ait inquiété. Quant au frère, il a pleuré comme un bébé. — Parfait. Là encore, nous vérifierons. Si un nom vous revient en mémoire, écrivez-le, notez les dates, les faits de base. Nous assurerons le suivi. — Lieutenant, quelles sont les probabilités pour que le meurtre de Deena ait un lien avec moi, avec mon métier ? Inutile de tourner autour du pot. Ce serait les insulter, lui et sa fille. — Pour l'heure, et prenant en compte les éléments collectés, le pourcentage s'élève à quatre-vingt-dix-huit virgule huit pour cent. Il se rassit, la main qui tenait la tasse légèrement tremblante. — Je préfère savoir. Est-ce que j'en parle à sa mère ? Comment le lui annoncer ? Nous organisons une cérémonie en hommage à Deena. Jeudi. Nous ne pouvions pas... J'écrirai tout. Mais comment vais-je tenir ? Il craqua. Et Eve en fut bouleversée. Elle resta où elle était tandis que Whitney s'approchait de lui, lui prenait sa tasse des mains, l'entourait des deux bras. D'un geste discret, le commandant lui signala de les laisser seuls. Elle descendit. Elle avait besoin d'air. Quand Summerset surgit au pied de l'escalier dans le vestibule, il dut lire la colère et la pitié dans son regard. — La perte d'un enfant est une douleur insurmontable, dit-il. Elle ne s'estompe jamais. Quelle qu'en soit la cause, un parent s'interroge. « Qu'aurais-je pu faire pour éviter cela ? Qu'ai-je négligé ? » Chaque réponse que vous lui apporterez engendrera à la fois de la douleur et du réconfort mais il ne peut y avoir de réconfort sans douleur. — Aucune de celles que je lui ai apportées aujourd'hui n'a pu le réconforter. — Pas encore. Comme il s'éloignait, Eve s'assit sur les marches. Elle prendrait sa pause ici. Son communicateur bipa. — Dallas. — Lieutenant Dallas, ici le Dr Lapkoff de l'université Columbia. Nous avons eu une conversation hier soir. — Exact. — Je souhaiterais que vous me consacriez un moment aujourd'hui à propos de cette affaire. — Il s'agit d'une enquête pour homicide. — J'en suis consciente. Certains aspects de cette enquête concernant mon établissement, j'aimerais en discuter avec vous. Cette institution coopérera de son mieux avec vous. J'en attends autant de votre part. — Vous êtes sur le campus ? — Oui. — Je serai là dans vingt minutes. Eve raccrocha, puis contacta Peabody. — Où en êtes-vous ? — Vous n'imaginez pas le nombre de ces paires de chaussures vendues au cours des six derniers mois ! Je me concentre sur les boutiques de New York et les sources en ligne. — Continuez. Je vais retrouver la présidente de Columbia. Je verrai Mira ensuite. Après quoi, nous explorerons quelques pistes. Soit je passe vous prendre, soit je vous dirai où me retrouver. Elle coupa la communication pour joindre l'assistante 'de Mira. — Il faudrait que le Dr Mira se déplace. Je vais sur le terrain. — Le Dr Mira est... — Un membre essentiel de cette équipe. Le commandant veut que cette enquête passe en priorité. Demandez-lui de se rendre devant le bâtiment abritant les bureaux de la présidente de l'université Columbia dans une heure. — Impossible. Quatre-vingt-dix minutes. — Quatre-vingt-dix minutes, concéda Eve. Elle roula jusqu'à Morningside Heights, se gara aussi près que possible de l'administration et mit en marche son enseigne lumineuse En service. Le premier 'imbécile qui oserait lui coller une amende ou faire remorquer son véhicule entendrait parler d'elle. Des étudiants lézardaient sur les pelouses, d'autres étaient assis autour des fontaines ou se promenaient dans les allées. Jeunes et vieux. Les plus âgés étaient pour la plupart des enseignants, mais certains d'entre eux étaient là pour parfaire leur culture, décrocher un diplôme ou suivre des cours par pur plaisir. Le code vestimentaire était tout aussi varié : costumes trois pièces, pantalons larges, jeans et minijupes. Les casquettes de base-bail, les tee-shirts et les sweat-shirts au logo de l'université abondaient. Le tueur n'aurait eu aucun mal à se fondre dans cette foule. Comme Central Park, le campus était un univers dans l'univers où un visage inconnu passait inaperçu. Surtout s'il avait l'air dans son élément. Savoir où vous allez, et s'y rendre. S'installer sur le gazon ou sur un banc, étudier au soleil. Observer. Comme Eve maintenant, il avait observé. Les tenues, le rythme, l'ambiance. Elle présenta son insigne à la réception. — J'ai rendez-vous avec le Dr Lapkoff. Le gardien acquiesça. — C'est bon, on m'a prévenu. Il lui indiqua le chemin à suivre. Raffinées, songea Eve en empruntant l'escalier. L'atmosphère, l'architecture. Les Guerres Urbaines avaient épargné la plupart des édifices les plus anciens. Caméras, systèmes de surveillance, alarmes, guides animés, les accessoires contemporains étaient sans doute là, mais dissimulés, par respect pour la tradition. Juste avant qu'elle atteigne sa destination, un homme d'une trentaine d'années en costume traversa la vaste étendue de marbre pour l'intercepter. — Lieutenant Dallas ? Son sourire était aussi impeccable que son complet, l'accent légèrement italien. — Je suis l'assistant administratif du Dr Lapkoff. Si vous voulez me suivre. Beau gosse, pensa-t-elle. Mais jamais on ne lui donnerait dix-neuf ans. Et il avait le teint mat. Dommage. L'assistant de la présidente aurait fait un excellent suspect. — Combien de personnes travaillent dans ce bâtiment ? — En été ? — Non. De l'automne au printemps. — Le Dr Lapkoff a un assistant administratif, une secrétaire, une assistante personnelle. Chacun d'entre nous a son propre assistant. Sans oublier le doyen et son personnel, les vice-présidents et les leurs. Par ici... Elle s'était attendue à un bureau plus luxueux, plus intimidant. Malgré la taille de la pièce et les meubles anciens, il ressemblait surtout à celui d'une femme très occupée. Les fenêtres offraient une vue imprenable sur le campus et le coin salon était composé de fauteuils aux teintes fanées. Toutefois, les photographies et les diplômes ornant les murs avaient de quoi impressionner les visiteurs. De même que la femme qui se leva pour l'accueillir. Grande, belle plante, les yeux d'un bleu éclatant. Eve supposa que ce regard perçant avait glacé plus d'un étudiant récalcitrant, professeur et autre donateur. — Merci d'être venue si vite, lieutenant. Elle la gratifia d'une poignée de main ferme. — Harry, allez chercher un café pour le lieutenant. — Non, merci. - Non ? Vous pouvez disposer, Harry. Lieutenant, reprit-elle en invitant Eve à s'asseoir tandis qu'elle reprenait place dans son fauteuil de présidente - en position de pouvoir. J'ai appris que vous aviez effectué une visite dans l'une de nos résidences hier soir. — En effet. — J'ai interrogé Darian à ce sujet ce matin. Il craint d'avoir des ennuis, et il est bouleversé par ce qui s'est passé. — Il ne risque rien. Et ce qui s'est passé est effectivement bouleversant. — Je vous l'accorde. Darian est un excellent étudiant et n'a commis que quelques infractions mineures. J'ai méticuleusement passé en revue son dossier ce matin. Je serais très ennuyée que l'on se soit servi de l'un de nos étudiants pour commettre un crime, surtout de cette nature. Nous vous avons fourni les éléments que vous aviez requis. — J'apprécie. Lapkoff esquissa un sourire. Son visage se radoucit, mais le regard était toujours aussi pénétrant. — Vous êtes agacée que je vous aie pour ainsi dire convoquée ici. Je le conçois. Nous sommes des femmes de pouvoir et d'autorité, et être convoquées nous contrarie. — Le meurtre me contrarie bien davantage, docteur Lapkoff. — Oui. Je ne vous ai pas demandé de venir dans le seul but de satisfaire ma curiosité. Encore que j'avais envie de rencontrer le flic de Connors. Et de Jamie Lingstrom. Je m'intéresse beaucoup à Jamie, car c'est grâce à lui que nous avons Connors - façon de parler. — Connors s'intéresse personnellement à Jamie. — Je sais. D'après ce que m'a raconté Darian, Jamie connaissait cette fille. Je pense que nous partageons un autre point commun, une certaine habileté à obtenir des informations de nos interlocuteurs, ajouta-t-elle en inclinant la tête de côté. Et à garder lesdites informations pour nous. Je vous remercie de votre discrétion, lieutenant, mais... Elle se pencha en avant. —... il ne s'agit pas uniquement de mon poste. Cette université et tout ce qui y est associé sont de ma responsabilité. Ma passion, aussi. La conclusion évidente est que cette université pourrait avoir un lien avec le décès de Deena MacMasters. Cela me trouble... Non, cela me met en colère. Si l'individu qui a tué cette fille est associé à Columbia, croyez-moi, je veux le démasquer. Je veux vous y aider. — Merci. — Mon grand-père paternel était flic. Eve haussa les sourcils. — Vraiment ? — À Saint-Paul. Quand j'étais enfant, ses anecdotes me fascinaient. Il était inspecteur lorsqu'il a pris sa retraite. Nous étions très fiers de lui, lieutenant. Elle croisa les mains. — Je crois en la loi et l'ordre - et au Martini sec. Je crois en cet établissement et en ce qu'il représente. Darian et Jamie en sont des exemples. Darian est malade d'angoisse et de culpabilité. Je n'ai pas parlé avec Jamie, mais il doit être terrassé par le chagrin. Vous avez la réputation d'être efficace, lieutenant. Moi aussi. Ce bureau et tout autre local au sein de la faculté sont à votre disposition. — L'offre est généreuse. — Un reportage a été diffusé ce matin. — La nouvelle est donc lâchée. — Il était assez vague. Cependant, ils ont montré la photo de la victime. — J'espère avoir un portrait-robot du suspect d'ici à la fin de la journée. Il nous mènera peut-être à un nom ou à un heu, mais à moins qu'il ne soit déjà,dans le système, cela risque de prendre du temps. Disposez-vous de banques d'images ? — Oui. — Il se peut qu'il ait été étudiant ici, ou employé. En comparant le portrait-robot avec vos bases de données, vous pourriez l'identifier avant nous. — Je m'en charge. — Il faut que ce soit un flic. Sans votre autorisation officielle, je serai obligée de requérir un mandat. — Vous l'aurez. — Avec vous, au moins, on va droit au but. Cette fois, le visage de Clémentine se fendit d'un sourire. — L'une de mes principales qualités et occupations favorites. — Dans ce cas, dès que nous aurons le document, je vous envoie un technicien de la DDE. — Entendu. — Je pense que le suspect a piraté vos archives courant avril pour y insérer ses données. Il les aura effacées le jour du meurtre. Un bon informaticien pourra sans doute déceler les traces de son passage. — Une tâche fastidieuse, j'imagine, soupira Clémentine. J'avoue que j'espérais quelque chose de plus excitant. — C'est que vous n'avez pas écouté attentivement les anecdotes de votre grand-père. Elle sourit de nouveau. — Je le soupçonne de les avoir enjolivées. Lieutenant, enchaîna-t-elle comme Eve se levait, en plus du reste, je crois en la jeunesse - en son potentiel, sa brièveté, son enthousiasme. Je regrette profondément que Deena MacMasters en ait été privée. — Comme nous tous. — Voici ma carte avec mes coordonnées, y compris celles de mon communicateur personnel. N'hésitez pas. — Merci, docteur Lapkoff. — Appelez-moi Clémentine. 10 Eve venait de sortir son communicateur pour vérifier si Mira était sur le site quand elle l'aperçut. La psychiatre et profileuse du Département était assise sur le large bord d'une fontaine. Elle portait des lunettes noires à monture fuchsia. Eve n'avait jamais vu l'élégante Mira arborer un accessoire aussi frivole. Le visage offert au soleil, les cheveux repoussés en arrière révélant des boucles d'oreilles multicolores, elle paraissait détendue et dans son élément. Ses jambes croisées étaient joliment mises en valeur par sa jupe de tailleur vanille et des sandales fines assorties. Un sac à main rose suffisamment vaste pour contenir un bébé était posé près d'elle. Comme Eve s'approchait, le léger sourire qui flottait sur les lèvres de Mira s'élargit et elle tourna la tête. — Quelle magnifique journée ! J'ai si peu l'occasion de profiter d'une aussi belle matinée. Merci de m'avoir obligée à sortir. — Je suis heureuse que vous voyiez le bon côté des choses. Je n'avais pas le temps d'effectuer l'aller-retour en ville. Nous voulons avancer vite. — Bien sûr. L'âge de la victime et le fait qu'elle soit la fille d'un collègue en fait une priorité. Pouvons-nous discuter ici ? — Oui, répondit Eve en s'installant près d'elle. Vous avez lu le dossier. — Oui, murmura Mira en effleurant brièvement la main d'Eve, signe qu'elle compatissait avec ses douloureux souvenirs d'enfance. Auriez-vous accepté de diriger l'enquête si MacMasters ne l'avait pas exigé ? — Je ne choisis jamais. Si je ne suis pas capable de faire face, je ne mérite pas mon insigne. Point final. — En ce qui vous concerne, je suis d'accord. Pas avec la philosophie mais avec votre foi en elle. Deena a de la chance de vous avoir parce que vous comprenez ce qu'elle a enduré. — Ce n'est pas pareil. — Ce n'est jamais pareil. En même temps, c'est exactement pareil. Avant d'aborder le sujet qui nous préoccupe, j'aimerais savoir si vous avez eu des cauchemars ou des flash-backs. Si cette affaire les exacerbe... — Non. J'en ai encore, mais ils sont de moins en moins... traumatisants. Je pense avoir atteint un stade... je ne sais pas... c'est arrivé et rien ne peut changer ce qu'il m'a fait. Mais je l'ai arrêté. Dans les cauchemars, je peux l'arrêter de nouveau si besoin est. Il n'a plus aucun pouvoir. Moi, si... Je n'éprouve aucun plaisir à me laisser bousculer par mon subconscient, mais ce n'est plus une obsession. — J'en suis heureuse. — En découvrant le corps de Deena, j'ai été secouée. Mais j'ai tenu bon. Cela n'affectera en rien ma capacité à mener cette enquête. — Je me serais inquiétée si vous n'aviez pas été touchée d'une façon ou d'une autre. Eve se tut un instant, puis : — Vous avez visionné le DVD ? — Oui. Le geste est particulièrement cruel. Forcer cette petite à prononcer ces horreurs à l'intention de son père, montrer à ce dernier le résultat. — Le message s'adressait à MacMasters. — Aucun doute. Dans son ensemble. Le choix du lieu, l'emploi de menottes de la police, la méthode, la durée du supplice. — Il a pris son pied, commenta Eve. Il s'est amusé à prolonger la séance. — Plus encore, c'est une forme de vantardise. Une gifle. « J'ai fait cela à celle que tu aimais, dans ta maison, et j'ai pris tout mon temps. » — Il voulait que MacMasters sache combien elle avait souffert, qu'il avait tout pouvoir sur elle. — Les viols sont une autre forme de ce pouvoir, et du message. « J'ai abusé d'elle, je lui ai fait mal, je l'ai humiliée, terrifiée, je lui ai volé son innocence avant de lui voler sa vie. » Mira changea de position pour se placer face à Evé. — Il a commencé par la séduire et l'ensorceler, éveiller en elle des sentiments à son égard, lui faire croire que c'était réciproque. — Pour mieux la briser, marmonna Eve en regardant passer les étudiants. Elle a encore plus souffert quand elle s'est rendu compte qu'il ne l'aimait pas. — Une manière d'asseoir son pouvoir. Il l'a dupée, il a déployé des efforts pour développer une relation avec elle - là encore en prenant son temps. La préméditation, les mensonges l'ont réjoui autant que le meurtre en lui-même. — Il est jeune. S'il a réussi à se faire passer pour un garçon de dix-neuf ans, il ne peut pas en avoir plus de trente. Elle contempla les passants, tenta de jauger leur âge en se fiant à leur allure, la tonicité de leur peau, leurs mouvements, leurs tenues. — Selon moi, il est plus jeune que cela, enchaîna Eve. Vingt-cinq ans tout au plus. Cependant il est organisé, sûr de lui, concentré. Il ne cède pas à ses impulsions, du moins pas dans ce cas. Il a suivi la victime, l'a étudiée, a fait des recherches sur elle. Il savait exactement comment l'aborder. — Tendances sociopathes avec un but précis, confirma Mira. Une combinaison dangereuse. Il n'a pas enregistré cette vidéo par hasard. Il voulait que MacMasters sache que tout était sa faute. Il ne voulait pas simplement détruire le père, il voulait qu'il comprenne que tout cela était la conséquence d'un affront préalable. — Nous examinons ses affaires en cours et passées. J'ai deux ou trois pistes. — Il sera enfoui quelque part là-dedans, répliqua Mira. Rien de tapageur. J'ai du mal à croire que c'est son premier crime, mais c'est possible. Ce projet devait le mobiliser depuis un bon moment. Tous les indices que vous avez rassemblés montrent un vrai talent pour s'intégrer. Il sait adopter un comportement socialement normal et acceptable. — Il a fréquenté le campus, et il a des connaissances en informatique. — Il est cultivé. Votre victime était une élève brillante. Il devait se montrer à la hauteur. Il a un emploi ou une source de revenus. Il est doué pour les relations humaines, mais vit probablement seul. Ses voisins, ses collègues le considèrent sans doute comme un jeune homme charmant. Chaleureux, ouvert, toujours prêt à donner un coup de main. Il déteste l'autorité mais s'efforce de le cacher. Il obéit aux ordres et, le cas échéant, trouve le moyen de se venger de la moindre blessure ou offense. La police est l'ennemi, mais je serais étonnée qu'il ait un casier. Il a peut-être commis un ou deux délits mineurs avant d'apprendre à se maîtriser. Plus important, ce flic-là est l'ennemi, l'homme à détruire. Mais de manière indirecte. La souffrance n'en sera que plus grande. — MacMasters lui a pris quelqu'un ou quelque chose. — La théorie me paraît plausible. Œil pour œil, dent pour dent. — MacMasters n'est plus sur le terrain depuis des années. Il a la réputation de clore les dossiers ou de superviser ceux qui s'en chargent. Il est méthodique, discret, droit dans ses bottes et ne compte aucune mort à son actif. Il n'a jamais abattu un suspect en service. — On peut vous enlever un proche sans le tuer. — J'y ai songé, admit Eve. Doit-on violer et tuer sous prétexte qu'un flic a expédié votre père ou votre frère en prison ? — Il arrive que l'on meure en cellule, qu'on y soit assassiné, que l'on se suicide. Ou que l'on ressorte et que l'on subisse le même sort. — Comment retrouver celui ou celle que ce salaud aimait tendrement - celui qui est mort, qu'on a assassiné, enfermé, sanctionné - dans les fichiers d'un flic en exercice depuis plus de vingt ans ? — Il croit ou a réussi à se convaincre que cette personne était ou est innocente. Comme l'était Deena. On peut supputer qu'elle a été agressée, violée, blessée ou tuée en prison ou dehors. Qu'elle s'est suicidée à sa sortie ou a succombé après une agression. Soyez à l'affût de quelqu'un que l'on aura étranglé ou étouffé. La méthode était un autre message ; il aurait pu la rouer de coups, la poignarder, lui faire ingurgiter une dose massive de drogue. Il a préféré l'étrangler et l'étouffer. — Très juste, murmura Eve, pensive. Il avait prévu d'agir comme il l'a fait. Pas parce qu'il voulait qu'elle le voie, pas parce qu'il voulait se servir de ses mains. Parce qu'il le devait. C'est là un angle d'approche intéressant. Nous pourrons réduire le champ. Elle réfléchit un moment, puis : — Une cérémonie est organisée en hommage à Deena ce jeudi. — MacMasters tient le coup ? — A peine. Il est rongé par la culpabilité alors qu'il n'est même pas au courant de l'existence du DVD. Le meurtrier aurait pu s'épargner cette peine. MacMasters m'a demandé comment il allait pouvoir supporter ce supplice. Je n'ai pas su lui répondre. J'ignore ce que c'est que d'avoir un enfant, mais je sais que c'est encore plus dur quand la victime en est un. Alors quand c'est le sien... — La plupart des gens s'en remettent à l'ordre naturel. Les enfants enterrent leurs parents et non le contraire. Nous savons, vous et moi, que la mort n'a aucun respect pour l'ordre naturel. MacMasters et son épouse ne se libéreront jamais de ce poids. Au fil du temps, ils réapprendront à vivre, à travailler, à aimer et même à rire, mais ils n'oublieront jamais. — Il paraît, murmura Eve en repensant aux paroles de Summerset. En ce qui concerne la cérémonie, je pense qu'il va se débrouiller pour y être présent. Pour assister au résultat de son œuvre. Pour voir MacMasters pleurer. S'assurer qu'il a bel et bien accompli sa mission. Il a beau avoir de la suite dans les idées, il n'en est pas moins jeune. A quoi bon s'attaquer à un individu si on ne le voit pas souffrir ? — Je suis d'accord avec vous. Il y a de grandes chances pour qu'il s'infiltre dans les lieux ou s'arrange pour observer MacMasters. La fille était l'outil. MacMasters était l'objectif. — C'est aussi mon hypothèse. Merci d'être venue jusqu'ici. — Je regrette de ne pas avoir d'excuse pour y travailler jusqu'à la fin de la journée. Ce campus est splendide. J'ai donné quelques conférences ici et assisté à des spectacles, mais... — Des conférences ? coupa Eve. Des spectacles... comme au théâtre ? — Oui. Ils montent des pièces remarquables. — C'est ouvert au public ? — Bien sûr ! Ils... — Attendez ! l'interrompit Eve en sortant son communicateur. Docteur Lapkoff ? — Ma foi, vous êtes une rapide ! — Il me faut la liste de tous les spectacles, concerts, conférences, films ouverts au public et présentés dans votre auditorium depuis avril jusqu'à samedi dernier. Envoyez-la-moi à l'adresse suivante. Elle lui dicta celle de son ordinateur au Central. — Tout de suite. — Merci. — Vous connaissez Clémentine ? s'enquit Mira. — Hein ? Euh, plus ou moins. Et vous ? — Oui. Dennis et moi faisons partie des mécènes de l'université. Il a enseigné ici pendant des années. — II... Pas possible ? M. Mira a enseigné ici ? — Vous savez qu'il était professeur. Eve pensa à Dennis Mira, à ses cardigans confortables aux boutons manquants, à son regard doux et à son allure nonchalante. — Oui, mais je n'ai jamais... — Il lui arrive encore de donner des cours et des conférences. Nous sommes très proches de Clémentine et de sa famille. — Le monde est petit... Eve composa le numéro de Jamie. — Jamie ? As-tu assisté à une conférence ou à un spectacle à Columbia depuis le mois d'avril ? — Quoi ? Il avait l'œil vitreux d'un génie de l'informatique plongé dans son disque dur. — Oui. Une conférence sur le cybercrime. — Non, non. Quelque chose qui aurait pu plaire à Deena. — Un truc genre danse et chant ? hasarda-t-il, l'air peiné. En quel honneur ? — C'est bien ce que je pensais. Elle coupa la communication et joignit Peabody. — Retournez sur la scène du crime et récupérez programmes, affiches, souvenirs, n'importe quoi en rapport avec un concert, une pièce de théâtre ou une conférence donnés à Columbia entre la date de la première rencontre et celle du meurtre. Rapportez-les au Central. — Entendu. Euh... pour les chaussures? J'ai réfléchi à ce que vous avez dit. L'Upper East Side n'était pas son domaine. Ni celui de Deena s'ils voulaient éviter d'être aperçus ensemble. Donc, je me concentre sur les boutiques du centre. — Parfait. On se retrouve à mon bureau dans une heure. Eve rempocha son appareil et se leva. — Merci pour tout. Il faut que j'y aille. — Si vous retournez au Central, je pourrais peut-être profiter de votre voiture. — Je dois d'abord interroger un type au sujet de son frère décédé. Mira ramassa son grand sac rose. — Intéressant ? Puis-je ? — Pourquoi pas ? Il ne figure pas tout en haut de la liste, mais... S'il nous donne du fil à retordre, vous n'aurez qu'à lui flanquer un coup de cabas sur le crâne. Mira caressa le cuir avec tendresse. — Chacun ses armes. Une fois dans son véhicule, Eve lança une recherche sur Risso Banks, obtint ses coordonnées personnelles et professionnelles. — Sexe masculin, blanc, vingt-quatre ans. Rien à se reprocher depuis l'arrestation et la disparition malheureuse de son frère. Il a un emploi bien rémunéré. Ce qui colle au profil. Célibataire. Là aussi, ça colle. Encore que... Son frère saute par la fenêtre et s'écrase quatre étages plus bas. MacMasters est le patron, mais ce n'est pas lui qui mène l'enquête, et ils effectuent la descente en collaboration avec l'USV. Cecil, le frère, œuvrait dans les stupéfiants et la pédophilie. — Un séducteur. — Apparemment. Il n'a pas été violé, frappé, étouffé ou étranglé. Il s'est tué tout seul en tentant de fuir. Mira se cala dans son siège, l'air ravi. — J'adore cette voiture. Elle paraît si banale, pourtant elle est équipée de tout le matériel dernier cri. Confortable, en plus, ajouta-t-elle. — Elle est blindée, turbo-propulsée et peut passer en mode vertical comme un jet-copter. Une sorte de faveur/cadeau de la part de Connors. — Pour que vous n'ayez plus de soucis avec le service Réquisitions. J'ai entendu parler de votre dernier accident. — Ce n'était pas ma faute. — Sans doute. À propos, puisque nous avons un peu de temps, est-ce que tout le monde est prêt pour le mariage ? — Je suppose que oui. Il paraît que je suis censée appeler Louise pour lui proposer mes services de dame d'honneur. J'ignore en quoi ça consiste. Elle a eu sa fête d'enterrement de vie de jeune fille et on doit me livrer ma robe aujourd'hui. Qu'y a-t-il d'autre ? - — Est-ce une question rhétorique ? — Merde ! — Je vous conseille de joindre Louise quand vous le pourrez pour lui demander si elle a besoin de vous. A mon avis, elle vous répondra que non, mais sera heureuse de papoter un peu. Elle est efficace, elle sait ce qu'elle veut et a certainement tout organisé. Cependant, les imprévus de dernière minute sont inévitables. Vous n'aurez rien d'autre à faire que de l'écouter. — Vraiment ? — Je dirais oui à quatre-vingt-trois virgule trois pour cent. Eve parut soulagée. — C'est correct. — Je suis allée visiter le cabinet de Charles, dans leur nouvelle maison. Il est superbement installé. Bien entendu, j'ai eu droit à un tour complet de la maison. Urbain, classique, éclectique, un mélange de styles qui leur ressemble. Ils y seront heureux. — Tant mieux. Tant mieux. Mais je suis pressée d'en finir avec cette histoire de mariage. — Vous êtes nerveuse ? — Non. Enfin, si. Imaginez que je sois sur le point de clore mon enquête, ou qu'un drame se produise le jour J ? Que faire ? Avec Connors, je n'ai rien à craindre. Il comprend. Si je dois annuler une soirée ou si j'arrive en retard, il comprend. Là-dessus, il est épatant. Et pourtant, je me sens parfois coupable. Mais là, c'est différent. C'est le grand jour pour Louise. Je ne veux pas le gâcher. — Vous ferez de votre mieux comme toujours, Eve. Louise est médecin ; les urgences, les priorités, elle connaît. — Exact, reconnut Eve. Je me sens mieux. — Quelle tenue avez-vous prévue ? — Un truc jaune. Mira sourit. — Ne me regardez pas, et dites-moi ce que je porte. — Vous ne vous en souvenez pas ? — Faites-moi plaisir, Eve. — Un tailleur, jupe au genou, veste à trois boutons, couleur vanille. Boutons en argent, carrés, haut bordé de dentelle. Sandales rose pâle, talons aiguilles. Boucles d'oreilles multicolores, pendantes, collier en argent à trois rangs, incrusté de plusieurs pierres. Énorme sac rose, lunettes de soleil à monture rose - le tout assorti au vernis sur vos orteils. Alliance, montre en argent et bracelet étincelant. Je me demande comment vous n'en oubliez pas. — On appelle cela de la coquetterie. Je trouve fascinant que votre tenue pour le mariage ne soit à vos yeux qu'un « truc jaune » alors que vous êtes capable de décrire ce que je porte en détail - jusqu'aux talons de mes chaussures. Mira se pencha légèrement pour les admirer. — Ayant eu le privilège d'inspecter vos armoires, reprit-elle, je m'étonne que vous résistiez à la tentation d'enfiler chaque jour ces vêtements somptueux. — Je suis comme mon véhicule. Banale à l'extérieur, mais ultrasophistiquée à l'intérieur. Mira s'esclaffa. — Et nous voici revenues au point de départ, déclara-t-elle. — Rester discret, ne pas se faire remarquer. Personne ne peut deviner ce qu'il cache à l'intérieur. Personne ne décèle le monstre. Quand il va s'acheter une part de pizza ou une paire d'aéro-baskets, on ne fait pas attention à lui. S'il décide au contraire de se montrer, il présente l'image d'un beau jeune homme. Rien de spectaculaire. Juste beau, poli. Nous avons deux témoins qui l'ont aperçu en compagnie de Deena, et c'est ainsi qu'elles l'ont décrit. Yancy va réus'sir à leur soutirer des détails, mais elles ne l'ont pas regardé plus que ça. C'est parce qu'elles connaissaient Deena qu'elles l'ont vu. Elle se gara à cent mètres de l'endroit où Risso travaillait, jeta un coup d'œil aux talons de Mira. — Ce n'est pas loin. Vous tiendrez le coup ? — Je suis une professionnelle. A mi-parcours, Eve poussa un juron, puis sauta par-dessus le rail de sécurité sur le trottoir. — Je reviens ! lança-t-elle à Mira qui la suivit du regard, l'air ahuri. Elle avait surpris un pickpocket en flagrant délit et, franchement, sa proie méritait bien son sort, à déambuler ainsi le long des vitrines, la poche arrière rebondie. Du moins jusqu'à ce que le voleur la bouscule, lui chaparde son portefeuille et s'éloigne tranquillement. Il continuait à marcher sans se presser, l'objet de sa convoitise dissimulée sous un sweat-shirt à capuche surtaillé. Eve piqua un sprint pour le rattraper, puis ralentit pour adopter le pas vif de la New-Yorkaise typique. Elle lui tapa sur l'épaule. — Excusez-moi. Pouvez-vous m'aider ? — A quoi ? — Je suis débordée et terriblement en retard, aussi auriez-vous la gentillesse de me remettre le portefeuille que vous venez de dérober ? Il est là, ajouta-t-elle en plaquant la main sur son sweat. Ah ! Et n'oubliez pas les autres biens que vous avez pu subtiliser au cours de la journée. Ensuite, nous pourrons repartir chacun de notre côté. — J'sais pas de quoi vous parlez. Fichez-moi la paix. Elle le sentit prendre son élan pour détaler, l'agrippa par l'épaule. — Vous avez intérêt à obtempérer, pour vous comme pour moi. Je n'ai pas de temps à perdre... Hé ! Il se baissa, pivota, se tortilla comme un serpent qui mue... et la planta là, le sweat-shirt à la main. Il était trapu et court sur pattes. Le défi n'en était pas un, même si Eve dut se faufiler entre les passants alors que lui se contentait de les écarter sans ménagement. Elle le rattrapa avant le carrefour suivant. — Au secours ! beugla-t-il comme elle le plaquait contre le mur de l'immeuble le plus proche. Police ! — Tais-toi, abruti, tu sais parfaitement que je suis flic. Elle lui menotta les mains dans le dos, l'obligea à écarter les jambes. — Si tu m'obliges à te courir de nouveau après, je te fais bouffer le bitume. Elle le palpa. Aucune arme, six portefeuilles. — L'un d'entre eux t'appartient-il, connard ? — J'les ai trouvés ! protesta-t-il. J'allais chercher un flic pour lui remettre. J'vous jure ! — Mouais. Je t'ai vu trouver celui-ci dans la poche arrière d'un passant. Je suis certaine qu'il te sera immensément reconnaissant. — J'ai appelé les uniformes ! annonça Mira en se hâtant vers eux. — Parfait. Ça m'épargne une corvée. Tu vois ? glapit-elle à l'adresse du voleur.. Tu n'as pas voulu me rendre service. A présent, nous sommes tous les deux condamnés à suivre la procédure. Vous ! S'écria-t-elle en pointant le doigt sur la victime qui s'était arrêtée avec d'autres badauds pour assister à la scène. — Moi ? J'ai rien fait ! — Vous avez une pièce d'identité ? — Oui. Bien sûr. Je... Mon portefeuille ! Mon portefeuille a disparu ! — Quelle coïncidence ! Le voici, justement ! Maintenant le coude dans le dos du voleur, elle le brandit. — C'est magique, non ? Pour le récupérer, vous allez-devoir attendre l'arrivée des agents et remplir une déclaration. — J'avais fait une bonne journée, grommela le pickpocket. — Loupé. Elle montra brièvement son insigne aux deux uniformes qui se précipitaient vers eux. Elle avait perdu du temps mais, au bout du compte, justice avait été rendue. — Vous m'avez prise de court, avoua Mira. Une seconde vous étiez là, celle d'après, vous bondissiez par-dessus le rail de sécurité. — Raison de plus pour laisser les tenues chic dans le placard. — Un point pour vous. Elles revinrent à la boutique où Risso travaillait. Un magasin orné d'une bannière 20 % de réduction ! Uniquement cette semaine ! sans doute vieille de plusieurs années. Elle reconnut Risso Banks d'après sa photo d'identité. Il flaira le flic et s'approcha, l'air goguenard. — Je vous ai vue arrêter ce môme. Il ne courait pas vite. — Il avait six portefeuilles qui ne lui appartenaient pas. — Le monde est pourri. Il était plutôt beau garçon, les cheveux sombres, fraîchement coupés, les yeux bruns. La taille et la carrure correspondaient, mais Eve ne ressentit aucun frisson. — Vous voulez discuter ici, Risso, ou dans un endroit plus intime ? — Si vous avez quelque chose à dire, allez-y. Le patron sait que j'ai eu des problèmes autrefois. Depuis, je suis clean. Ça aussi, il le sait. J'ai respecté les termes de mon contrat. — Votre frère s'en est moins bien sorti. Il haussa les épaules puis, d'un signe de tête, indiqua le fond de la boutique. — Il m'a démoli. Il m'a fait prendre de la drogue avant mes dix ans. J'ai bossé pour lui, oui. Quoi d'autre ? Quand les flics ont débarqué, il a détalé, me laissant entre leurs mains. Il a voulu sauver Sa peau, il n'a pas cherché à m'aider. En ce qui me concerne, il a eu ce qu'il méritait. Je ne verserai pas une larme pour lui. J'ai suivi une cure de désintoxication, j'ai du boulot. Les flics aiment bien me harceler, mais je n'ai rien à me reprocher. — J'ai une question à vous poser. Si vous me donnez la bonne réponse, je vous fiche la paix. — Tout dépend de la question. — Vous avez du répondant, Risso, je dois le reconnaître. Entre samedi 18 heures et dimanche 3 heures du matin. — On ferme à 18 heures le samedi. Le patron et moi, on a tout rangé. On a dû s'en aller un quart d'heure plus tard. Demandez-lui. — Et ensuite ? Il eut un mouvement d'irritation. — Je suis rentré chez moi, je me suis changé. A 20 heures, avec le patron et trois autres gars, on a joué aux cartes. On se réunit un samedi par mois. Cette fois, ça se passait chez moi.;. Mises minimum, précisa-t-il avec un sourire narquois. — Le montant des mises m'importe peu. C'est lui, le patron ? demanda-t-elle en désignant un homme bedonnant qui essayait de vendre un mini-ordinateur à un client. — Oui. Et l'autre, là-bas, c'est Carminé. Il était là, lui aussi. — Une seconde. Elle fonça vers le gérant du magasin, brandit son insigne. — Rapidement : qui a fermé la boutique avec vous samedi soir et à quelle heure ? — Risso. Vers 18 heures. — Quand l'avez-vous revu ensuite ? — Chez lui, environ deux heures plus tard. On a joué aux cartes. Il y a un problème ? — Aucun. Merci. — C'est un bon garçon, dit-il tandis qu'Eve se détournait. Il arrive à l'heure, il est efficace, il ne se plaint jamais. La semaine dernière, je lui ai accordé une augmentation. — N'ayez crainte, il n'a rien fait de mal. Elle rejoignit Risso, lui tendit sa carte de visite. — Si les flics vous harcèlent, prévenez-moi. — Pourquoi ? — Parce que je vous ai posé une question et que vous m'avez donné la bonne réponse. Parce que vous n'êtes pas votre frère. Eve sortit. Risso continua à fixer la carte. — Bien joué, commenta Mira. — Élimination. On raye au fur et à mesure. — Ce n'est pas ce que je voulais dire. Eve haussa les épaules, et elles regagnèrent la voiture. 11 Karlene Robins composa son code, glissa sa carte d'agent immobilier dans la fente, et fredonna quand le système de sécurité reconnut les deux. « Une journée parfaite », songea-t-elle. Elle espérait la terminer en beauté en concluant la vente d'un loft particulièrement spectaculaire à son jeune client fortuné. Le bien correspondait exactement à ce qu'il cherchait. Elle n'en revenait pas de sa chance. L'affaire avait atterri dans ses mains la veille au soir alors que les acquéreurs précédents venaient de se désister. Tant pis pour eux, tant mieux pour elle. Elle pénétra dans le minuscule vestibule et tapa le code de l'ascenseur. La commission serait énorme et ne pouvait mieux tomber : elle se mariait ce samedi. Elle allait conclure l'affaire en un claquement de doigts. Quand elle reviendrait de sa lune de miel, ils signeraient le contrat final, elle offrirait à l'heureux nouveau propriétaire un panier garni de douceurs de chez les meilleurs traiteurs, et surtout, elle empocherait une énorme prime. Elle balaya du regard l'intérieur de l'ascenseur. Sécurité maximum, silence, intimité. Les portes à claires-voies en fer forgé y ajoutaient une touche délicieusement rétro. Elles s'ouvraient sur un espace gigantesque aux immenses fenêtres et au plafond percé de deux trios de dômes en verre. Les parquets d'origine - une rareté - étaient élégamment usés. Les murs, aux tons neutres, étaient parfaitement insonorisés, la cuisine, dernier cri, avec ses appareils ménagers rutilants et ses comptoirs conçus pour gagner de la place. Le client ne cuisinait probablement pas. Il était issu d'une famille aisée et essayait de se faire un nom dans le milieu de l'art. En revanche, il recevrait beaucoup, et l'endroit était idéal pour les fêtes. L'appartement comptait deux chambres dont une, particulièrement claire, exposée au sud, pourrait lui servir d'atelier, et une salle de bains de rêve équipée d'une baignoire à remous, d'une douche à jets de massage, d'une cabine de séchage et de murs en verre fumé. Elle fit bouffer ses cheveux, pivota pour se mirer dans la glace. L'apparence n'était pas à négliger. Il voulait le quartier de SoHo, un secteur à la mode où abondaient galeries, restaurants et bars. Karlene était d'avis que la tenue de l'agent immobilier devait refléter ses désirs. Elle avait opté pour une courte jupe noire, des escarpins à talons léopard et un haut rouge vif incrusté de paillettes. Une toilette audacieuse et dans le coup qui reflétait sa personnalité. Mais pour certains clients, elle n'hésitait pas à choisir un tailleur sobre, histoire de projeter une image de maturité, de stabilité. Ce type était plus jeune qu'elle. Sympa, songea-t-elle en consultant sa montre et en déambulant dans le salon pour retaper les coussins. A peine vingt-deux ans et déjà suffisamment nanti pour s'offrir un loft en plein SoHo. Tony et elle avaient un logement agréable. Avec son talent inné pour la décoration et son habileté à négocier avec les artisans, elle en avait tiré le meilleur parti. Mais un jour, grâce à des commissions comme celle que lui vaudrait cette signature, ils auraient de quoi acquérir un appartement semblable à celui-ci. Elle plongea la main dans son sac, en extirpa un flacon. Retournant dans la cuisine, elle en déversa quelques gouttes dans le système de climatisation. D'ici peu, d'exquis effluves de biscuits imprégneraient l'atmosphère. Elle traversa la salle de séjour. — Musique ! commanda-t-elle. Ambiance chaleureuse. Elle faillit ouvrir le panneau mural pour exposer les moniteurs de sécurité, mais se ravisa. Il était trop jeune pour s'inquiéter de ce genre de choses. Elle les lui montrerait au cours de la visite. Elle alla se planter devant les baies vitrées pour admirer ce qui deviendrait bientôt le quartier de Drew Piettering. Dans les rues, les passants étaient aussi modernes que la cuisine. Ici, le ton, le rythme de vie néobohèmes étaient de mise. Artistes présentant leurs œuvres sur les trottoirs, clients buvant du café et entretenant des conversations animées aux terrasses des bistros. Boutiques ultrasnobs coincées entre des galeries avant-gardistes. Exactement ce qu'il lui fallait. Commission mise à part, Karlene s'efforçait toujours de dénicher le bien correspondant au client, et vice-versa. Elle avait l'intention de monter son entreprise avant ses trente ans. Il lui restait quatre ans pour atteindre son but. Elle avait la certitude d'y parvenir. Si Drew craquait aujourd'hui, elle serait sur la bonne voie. Il était un peu en retard. Mais le client était roi. Elle sortit son communicateur. Elle allait faire preuve d'optimisme et réserver une table afin de célébrer l'événement. Ce soir, Tony et elle boiraient du Champagne et trinqueraient à leur avenir. Une fois cette tâche accomplie, elle consulta son agenda pour vérifier son emploi du temps de la semaine - la dernière en tant que célibataire. Ultime essayage de la robe, dernière consultation avec le traiteur, une journée entière de remise en beauté. Quand son communicateur bipa, et qu'elle lut le nom sur l'écran, l'inquiétude la saisit. — Ne me dites pas que vous annulez le rendez-vous, marmonna-t-elle avant de prendre la communication. Drew, bonjour ! Je suis en train de contempler la vue depuis vos fenêtres. C'est splendide ! — Désolé, désolé. Je me suis laissé emporter par mon travail et j'ai perdu toute notion de l'heure. Je suis à un bloc de là. — Génial ! s'exclama-t-elle, soulagée. Je vous ouvre. Vous avez bien l'adresse ? — Oui. J'adore ce quartier, Karlene. C'est exactement ce que je cherche. - Attendez d'avoir vu le loft, répliqua-t-elle en allant neutraliser le système de sécurité pour qu'il puisse monter directement. Si vous ne sautez pas sur l'occasion, c'est moi qui l'achète. — Dites-moi juste que personne d'autre n'est sur le coup. — Comme promis, je vous ai contacté en premier. Personne d'autre ne visitera les lieux avant demain. Pour l'heure, vous avez l'exclusivité. — Parfait. Je suis en bas. Super, l'ascenseur ! Elle s'esclaffa, raccrocha. Et l'accueillit avec un sourire radieux. — Navré de vous avoir fait attendre, fit-il en entrant. Je vous ai acheté un cadeau pour me faire pardonner. Il lui offrit l'un des deux gobelets de café à emporter qu'il avait dans un sac en papier. — Vous êtes pardonné, le rassura-t-elle en trinquant avec lui. Par où voulez-vous commencer ? — Laissez-moi regarder une minute... C'est... Quelle luminosité ! — J'ai immédiatement pensé à vous. La lumière naturelle. Le rêve de tout artiste peintre. Vous pourriez vous installer ici pour travailler. Ou si vous préférez réserver cette partie à la vie quotidienne et aux réceptions, la deuxième chambre bénéficie de la même exposition, et elle est dotée de dômes en verre. — Il y a des stores ? Je n'aime pas qu'on me regarde travailler. — Bien sûr, répondit-elle. Ordinateur, baisser les stores ! Ces derniers coulissèrent sans bruit. — Comme vous pouvez le constater, ils n'affectent en rien la luminosité. Vous pouvez toutefois arrêter les rayons du soleil si vous le souhaitez. Drew lui sourit. Jeune, beau, charmant. — Parfait ! Comment est le café ? — Délicieux. L'ameublement est conçu pour vous donner une idée de la manière dont vous pouvez exploiter l'espace, enchaîna-t-elle. Tout est envisageable : travail, divertissements, une combinaison des deux. Vous m'avez dit que vous ne cuisiniez pas, mais jetez un coup d'œil à la cuisine. Actuelle, pratique. Votre petite amie devrait adorer. Il sourit, agita l'index. — Je sais, reprit-elle en riant. Pas le temps pour les filles. L'art d'abord. Mais les artistes peuvent recevoir dans leur imaginaire, n'est-ce pas ? Et il faut bien qu'ils mangent. Vous disposez d'un autochef et d'un D&C intégrés - pour les commandes chez les traiteurs, les livraisons, les menus. — Voilà qui me convient mieux. — Ah ! Le système de sécurité. Je peux vous montrer les zones surveillées par les caméras. Il éluda sa proposition. — Plus tard. Poursuivons la visite. — On va commencer par la chambre principale. L'avantage d'être au dernier étage, c'est que vous disposez de tous ces dômes en verre. Elle fit quelques pas, tituba. — Ça va ? — J'ai eu un étourdissement. Il parut soucieux. — Si on s'asseyait un moment ? — Non, ça va. Je suis juste un peu fatiguée, avec tout ce que j'ai à faire. — Ah, oui ! Samedi, le jour J. — Précisément. Comme nous partons lundi en voyage de noces, je tiens à régler toutes les affaires courantes d'ici là. Elle but une gorgée de café. — La deuxième chambre dispose d'une petite salle de bains. Quant à la chambre principale, elle est somptueuse ! Elle franchit le seuil, chancela. — Hé ! S' écria-t-il en lui prenant le bras pour la guider jusqu'au lit. Asseyez-vous. — Excusez-moi, je suis confuse. Je ne me sens... pas bien. Ça ira mieux dans un instant. — Je ne le pense pas. Tenez, finissez ça. Il plaça le gobelet au bord de ses lèvres et versa le reste dans sa gorge. Le regard de Karlene se voila. — Attendez. — N'ayez aucune inquiétude. Je vais prendre mon temps. Nous avons toute la journée devant nous. Le visage de Drew se brouilla, mais l'espace d'un éclair, comme il découvrait les dents en un sourire cruel, la terreur la submergea. Puis plus rien. Comme il s'était enduit de Seal-It dans l'ascenseur, il ouvrit son sac pour en sortir les cordes. — Mieux vaut prendre toutes les précautions, murmura-t-il en lui ligotant les poignets dans le dos. Il se servit des draps (magnifiques, haut de gamme) pour lui attacher les chevilles aux montants en métal du lit. Il déploya le reste de ses outils avant de se déshabiller, puis rangea ses vêtements soigneusement pliés dans le sac. Tout en achevant son café, il étudia Karlene. Elle semblait paisible. Ça ne durerait pas. Le loft était insonorisé. Il s'était renseigné au préalable. Il s'était aussi assuré que les deux autres locataires de l'immeuble étaient à leur travail. Nu, il s'approcha du panneau de contrôle pour changer la musique. Il opta pour du rock trash et augmenta le volume. Puis il alla inspecter le dispositif de sécurité, les caméras, les verrous. Plus tard, quand il l'aurait... amadouée, elle lui révélerait son code. Il consignerait sa sortie, débrancherait toutes les caméras et téléchargerait le virus. Mais avant cela, eh bien, avant cela, il la ferait souffrir, il la terroriserait. Il lui parlerait de sa salope de mère. Il lui expliquerait pourquoi Jaynie Robins était responsable de la mort atroce de sa fille. Il déposa le gobelet de Karlene sur le comptoir de la cuisine. Il regagna la chambre, cocha sa liste pour être certain de n'avoir rien oublié. Lorsqu'elle gémit, il ébaucha un sourire. Au boulot ! Eve pénétra au pas de charge dans la salle commune de la Criminelle. Les conversations cessèrent. Baxter se leva d'un bond. — Lieutenant... — Briefing dans dix minutes, lança-t-elle en poursuivant son chemin jusqu'à son bureau. Elle avait besoin d'un moment pour s' éclaircir les idées. Elle se programma un café, puis consulta ses messages. — Médias, médias, médias... Au diable ! Adressez-vous au service relations publiques. Elle afficha la liste que lui avait transférée Clémentine Lapkoff (toujours aussi efficace !) et la parcourut rapidement. — Ordinateur, activer recherche. Victimes de viol/ meurtre par suffocation et/ou strangulation figurant dans les archives pénales. Sur et hors-planète, y compris centres de réadaptation, détentions à domiciles, locales, fédérales, globales. Ajouter comme facteur de lien : MacMasters, capitaine Jonah, en tant que membre de l'équipe d'investigation, administrative ou d'arrestation. — Requête entendue... Champ de la recherche ? — Vingt-cinq ans. — Attention !... Une recherche sur une telle durée risque de prendre un certain temps. — Alors, au boulot ! Et vite ! — Requête entendue... Recherche en cours... — Ordinateur, envoyer résultats, année par année, sur mes deux appareils, au Central et à la maison. — Attention!... Une extraction année par année risque de prendre un certain temps. — Pas le choix. Elle se reversa une dose de café et gagna la salle de conférences. Elle avait espéré que Peabody se chargerait des préparatifs, mais celle-ci n'était pas encore rentrée. Elle entreprit donc de mettre à jour le tableau de meurtre. Elle en installa un deuxième et se mit à écrire. Crime reflet d'un événement ancien ? Liens - MacMasters avec meurtrier- meurtrier avec sujet inconnu décédé selon même MO. Recherche en cours. Sujet inconnu : organisé, déterminé, grande capacité d'adaptation. Elle continua ainsi à inscrire les éléments essentiels du profil établi par Mira. Deux témoins qui auraient vu le suspect, portrait-robot avec l'inspecteur Yancy. Lien Columbia. Fichiers des étudiants et du personnel à consulter. Chaussures identifiées par un témoin, sweat-shirt Columbia, à vérifier. Spectacles et conférences Columbia ouverts au public, à explorer. Elle y était encore quand Baxter et Trueheart entrèrent. — Rapport. — L'enquête de voisinage n'a rien donné. Avec un portrait-robot, ce sera peut-être plus facile. Nous nous sommes rendus dans tous les lieux qu'elle fréquentait. RAS. Les mômes entrent et sortent, personne ne fait attention à eux. Plusieurs personnes l'ont reconnue sur la photo, mais aucune d'entre elles ne l'a vue avec un type correspondant à nos infos actuelles. Baxter passa le relais à Trueheart. — A vrai dire, nous n'avons pas eu plus de chance en quadrillant la zone où vos témoins les auraient aperçus. Deux individus croyaient les avoir remarqués, mais ne pouvaient rien confirmer. Un autre pensait l'avoir aperçue en compagnie d'un garçon d'une vingtaine d'années, mais il n'a pas pu nous en dire davantage. Nous avons ses coordonnées, nous retournerons le voir avec le portrait-robot. — Nous avons commencé à examiner les archives de MacMasters en partant d'aujourd'hui, ajouta Baxter. Au moindre couac, nous accourrons. — Partagez-vous les fichiers. Commencez chacun par un bout et retrouvez-vous au milieu, ordonna Eve. Nous avons calé sur les plus récentes, aussi je propose que vous vous attaquiez aux plus anciennes d'abord. — Étudier des affaires qui datent d'un quart de siècle ? s'écria Baxter en se frottant le nez. C'est vous le chef. — Exact. Elle jeta un coup d'œil à Peabody qui venait d'apparaître, un carton entre les mains. Trueheart se précipita pour la décharger. — Mon assistant est un véritable gentleman, commenta Baxter. — Plus que les flics qui encombraient l'ascenseur quand j'ai voulu y monter, grommela Peabody. Il y a au moins cinquante prospectus. Plus les programmes et les affiches. J'ai compris où vous vouliez en venir, j'ai donc fouillé dans ses affaires ; j'ai pris aussi les tee-shirts et autres produits dérivés vendus lors des concerts. — Parfait. Le Dr Lapkoff m'a envoyé la liste des spectacles et conférences proposés par l'université depuis le mois d'avril. Si la victime y a assisté, il est probable que son assassin était avec elle. Elle pivota vers le tableau de meurtre sur lequel elle avait accroché un plan. — Les épingles rouges montrent les trois lieux où ils ont été repérés. Le parc, la Deuxième Avenue, le domicile des MacMasters. Où sont les gars de la DDE ? s'impatienta Eve en consultant sa montre. — J'ai appelé McNab en venant. Il m'a dit qu'ils seraient là, répondit Peabody. Rien à manger, rien à boire, ajouta-telle en scrutant la table. Qui veut quoi ? Question stupide. Je reviens tout de suite. — Pendant qu'on s'occupe de vos rafraîchissements... commença Eve, avant de s'interrompre comme Feeney, McNab, et Jamie pénétraient dans la pièce. Heureuse que vous ayez pu vous libérer ! — Nous sommes dedans jusqu'aux amygdales, riposta Feeney. J'ai les yeux qui pissent le sang. Il s'assit, se délia le cou. De l'endroit où elle se trouvait, Eve perçut divers craquements d'os. — Ce salaud a utilisé un nouveau virus. Jamais rien rencontré de pareil. J'ai des hommes qui tentent de l'identifier, de rassembler les pièces du puzzle. — Des nouveaux virus naissent chaque jour, argua Eve. Les ordinaires sont censés être protégés. C'est le rôle de la CompuGuard, non ? — Ils sont trop occupés à réguler, traquer les appareils non enregistrés. Ces saloperies éclosent toutes les cinq, six semaines, les très grosses saloperies, tous les un ou deux ans. Là, on est sur une très grosse saloperie. Eve réfléchit. — Combien de temps te faudrait-il pour élaborer une très grosse saloperie ? Feeney prit un air peiné. — Je suis officier de police. — Oui, et ? Il haussa les épaules. — Tout dépend du mal que je veux infliger. — Un truc comme celui-là ? intervint McNab. Il faut compter au moins cent cinquante heures pleines. Davantage pour un amateur. Qui plus est, il faut pouvoir le faire en douce. La CompuGuard a ses sentinelles. Elles ne repèrent pas tout, mais si elles vous tombent dessus, elles n'y vont pas de main morte. Nous avons lancé une recherche sur les infractions et amendes recensées par la CompuGuard, enchaînat-il, devinant qu'elle allait le lui demander. Le hic, c'est que ces gars-là détestent partager. Chaque fois qu'on a une touche, il faut passer par les voies officielles. Eve songea aux talents de Connors et à son matériel clandestin. Pour une fois, si nécessaire, elle n'hésiterait pas à contourner les règles. Elle se retourna vers le tableau. Nouveau virus, possibilité études ou emploi dans ce domaine. — Oui, approuva Feeney. C'est un angle intéressant. — Dans son profil, Mira signale qu'il a un emploi ou une source de revenus. D'après elle, il est cultivé, habile, concentré sur ses objectifs. Toutes qualités indispensables pour réussir dans les métiers de l'informatique. — Oh, oui ! renchérit McNab, puis il sourit tandis que Peabody surgissait avec un deuxième carton. Ne bouge pas, je te donne un coup de main ! — Moi aussi, j'ai un gentleman pour assistant ! s'exclama-t-elle en battant des cils. — Il a flairé la bouffe, riposta Baxter. — Sandwichs, chips au soja, barres énergétiques, annonça Peabody en se servant. Eau, Fizzy, Pepsi. — Rien de tel qu'un Fizzy pour vous remonter, décréta Jamie. Eve s'empara d'un tube de Pepsi, l'ouvrit, puis informa son équipe de l'évolution de la situation. — L'idée de la méthode comme reflet me plaît, avoua Feeney après avoir avalé la dernière bouchée de son sandwich. Il ne l'a pas tuée comme il l'a fait juste pour le plaisir. — D'un autre côté, spécula McNab, une lame, une batte, un tuyau ou tout autre objet de cette nature, c'est salissant. — Il l'a droguée. Il aurait pu tripler la quantité. Une mort par overdose, ce n'est pas salissant, raisonna Baxter. Même une lame - un poignard plongé droit dans le cœur ne provoque aucune éclaboussure. Et il avait tout le temps de viser. Strangulation à mains nues. Cela exige du temps, des efforts et, oui, de la détermination. — Ce qu'il voulait surtout, c'était lui faire mal, non ? dit Jamie en fixant sa boisson. Trueheart se racla la gorge et tous les regards convergèrent sur lui. — Il ne l'a pas vraiment massacrée. Son visage. Il l'aurait défoncé s'il avait cherché à se défouler. Enfin, il me semble. Il craignait peut-être de s'abîmer les poings, mais les armes ne manquaient pas dans la maison. Des objets contondants ou aiguisés. Et il l'a étouffée plus d'une fois, donc... c'est ainsi qu'il voulait la tuer. Je pense. — Ce garçon mérite un A ! exulta Baxter. — Dans cette perspective, j'ai lancé des recherches sur les crimes similaires archivés dans le système pénal dont les victimes sont liées à MacMasters et à ses enquêtes ou à celles effectuées par des officiers sous ses ordres, expliqua Eve. — Ça va prendre un sacré bout de temps, observa Feeney. Mais l'angle d'approche est intéressant. — En attendant, l'inspecteur Yancy n'étant pas là, j'en déduis qu'il travaille encore avec les témoins. Baxter et Trueheart sont rentrés bredouilles de leur quadrillage. Ils le reprendront dès qu'on aura un portrait-robot. Par ailleurs, nous examinerons les antécédents de tous les étudiants et membres du personnel de Columbia. Nous élargirons le champ afin d'y inclure les individus originaires de tous les États du Sud et remonterons sur une période de cinq années. Nous recouperons les articles collectés dans la chambre de la victime avec les spectacles et conférences proposés à l'université depuis le mois d'avril. S'il l'y a emmenée ou accompagnée, nous aurons un lieu et des témoins éventuels supplémentaires. Peabody. Les chaussures. — Les chaussures. Donc, le témoin du parc a remarqué ses baskets. Des Anders Cheetahs, blanches à logo bleu marine. Un modèle haut de gamme, très mode. Selon notre témoin, elles étaient relativement neuves. J'ai interrogé les commerçants qui ont pu en vendre depuis le mois de janvier. Je suis estomaquée par le nombre de personnes qui acceptent de débourser une telle somme pour des pompes de course. J'ai défini diverses catégories : en ligne et centres commerciaux ; New Jersey et New York. Me basant sur les secteurs que le suspect a pu fréquenter avec la victime, je me suis concentrée sur le sud de la 40e Rue, la vente en ligne et hors Manhattan. Elle marqua une pause pour avaler une gorgée d'eau. — Malgré tout, ça fait beaucoup de chaussures. Vu sa taille présumée, je me suis concentrée sur les pointures moyennes pour les hommes d'un mètre quatre-vingts, et plutôt élancés. Malgré tout, ça fait beau... — On a compris, Peabody, l'interrompit Eve. — Désolée. J'ai programmé une recherche automatique sur mon mini-ordinateur. Mais en revenant en métro au Central, j'ai eu du temps pour réfléchir. Le wagon était rempli d'adolescents et de jeunes. Je me suis intéressée à la façon dont ils étaient habillés. Et j'ai cogité. Nous partons de l'hypothèse selon laquelle il se fond dans le décor, s'adapte à toutes les situations. Je suis d'accord. Mais je me suis interrogée à propos de la première rencontre. Il l'avait planifiée. Le sweat-shirt Columbia, les chaussures, il ne les a pas choisis au hasard. — Il s'est mis dans la peau de son personnage, intervint Eve. — Oui. Il prévoit tout à l'avance, d'accord ? Quand j'ai besoin d'une tenue pour un événement important, que je veux coordonner les accessoires, si je le peux, j'essaie de tout acheter au même endroit : la robe, le sac, les escarpins. Si c'est impossible, j'emporte ce que j'ai déjà, ou une photo, histoire de ne pas commettre d'erreur. — Une photo ? répéta Eve, stupéfaite. — Bien sûr ! Je ne veux pas que le sac jure avec les chaussures, ou que les chaussures soient ridicules avec la robe. J'ai beau avoir un homme, ajouta-t-elle en décochant un regard coquin à McNab, j'ai envie de faire bonne impression. — Pour moi, tu es toujours belle. — Cessez avant que je me mette à vomir ! glapit Eve. — Imaginons qu'il ait acheté les chaussures et le sweat-shirt dans le même magasin, poursuivit Peabody en glissant la main entre les sièges pour agiter les doigts en direction de McNab. Au fond, pour lui, c'était comme un premier rendez-vous. Pour un premier rendez-vous, la tenue est essentielle. Il voulait qu'elle le voie d'une certaine manière. — J'ai saisi, murmura Eve. Cette fille mérite un A ! — Vraiment ? se rengorgea Peabody. Parce que j'ai lancé une autre recherche sur toutes les boutiques qui vendent des attirails universitaires, de course à pied et des Anders Cheetahs. Ça fait beaucoup, mais moins que... — Des lunettes de soleil, coupa Eve. Il portait des lunettes de soleil et une casquette. — J'ajouterai ces éléments. D'autre part, s'il a tout acheté au même endroit, il n'a sûrement pas payé en espèces. Pas s'il voulait passer inaperçu. Il aura payé par carte. Donc, laissé une trace. — Pourquoi s'en inquiéterait-il ? Personne ne va lui prêter attention. Foncez, approuva Eve. Baxter et Trueheart, continuez de votre côté. Quand j'aurai les résultats de mon étude sur les crimes similaires - si je les ai ! - nous procéderons aux recoupements. Feeney, je t'offre un litre de mon propre sang si tu réussis à m'extirper quelque chose de ce fichu disque dur. — Ton mari m'a contacté. Il viendra dans l'après-midi. Il a plus d'un tour dans son sac. Première nouvelle ! — La cérémonie en hommage à la victime aura lieu jeudi, précisa-t-elle. Ceux d'entre vous qui le pourront y assisteront, de même que des policiers en civil et tous les inspecteurs que je parviendrai à recruter. Le meurtrier y sera certainement : il voudra récolter le fruit de son travail. Chacun aura une copie du portrait-robot. A présent au boulot ! Eve attendit, s'efforça d'ignorer Peabody et McNab qui se pelotaient sur le pas de la porte. — Bien vu, Peabody. Votre angle d'approche. — Contrairement à vous, le shopping est un passe-temps vital pour moi. Néanmoins, j'ai l'impression que nous avons beaucoup d'angles mais pas de forme. Il demeure un fantôme. — Prions pour que Yancy lui donne vie. 12 Yancy détestait qu'on lui mette la pression. Toutefois, Eve se dit qu'elle pouvait s'autoriser un petit encouragement. Comme il n'était pas devant son poste de travail, elle jeta un coup d'œil dans les trois salles de conférences privées. Elle dérangea deux autres artistes, mais Yancy demeura invisible. Elle finit par le dénicher dans la salle de repos. Adossé au comptoir, paupières closes, casque sur les oreilles, il mâchonnait des fruits secs qu'il sortait d'un sachet en papier. Cheveux bouclés, traits fins, il portait un jean usé et une chemise aux manches retroussées et au col déboutonné. Il ressemblait davantage à un étudiant qu'à un inspecteur de police. Il aurait pu passer pour un garçon de vingt-deux, vingt-trois ans, jugea Eve. Encore moins en faisant un effort. Puis il ouvrit les yeux, et elle lui donna cinq ans de plus. Ce regard en savait déjà long sur la vie. — Quel âge avez-vous ? Il haussa les sourcils. — Vingt-huit ans. Pourquoi ? — Je me demandais quelque chose. Il engloutit une autre poignée de fruits secs. — Vous pensez au suspect. Il pourrait être plus vieux qu'il ne le paraît. — En effet. Non merci, ajouta-t-elle comme il lui présentait le sachet. Pourquoi mangez-vous ça ? — J'aimerais le savoir. J'ai terminé avec Marta. — Marta Delroy, la nounou du parc. Qu'avez-vous obtenu ? Il secoua la tête. — Elle ne l'a pas vu d'assez près. Elle était pleine de bonne volonté, mais elle n'a fait que l'apercevoir brièvement, et sous la pluie. Elle est à peu près sûre de la taille et de la carrure, de la couleur et de la longueur des cheveux. Elle a réussi à me donner une assez bonne idée de ses vêtements et du modèle de l'aéro-scooter. Mais le visage reste flou. Jeune, beau gosse. — Si vous me montriez le résultat ? Il soupira. — Vous n'allez pas être contente. Cependant il la conduisit jusqu'à son bureau. Debout devant l'ordinateur, il commanda l'affichage de l'esquisse. — Merde. Ça pourrait être n'importe qui. Y compris une femme. — Justement, c'est peut-être un angle à explorer. Elle assure qu'il était de sexe masculin, mais elle a employé des termes tels que « mignon », voire «joli». Les adolescentes sont souvent attirées par des garçons aux traits androgynes. Us paraissent moins menaçants... Votre deuxième témoin ne va pas tarder à arriver. Je lui ai déjà parlé par vidéocom. Elle me semble plus assurée que Marta. J'aurai peut-être plus de chance avec elle. Je croiserai les infos, puis je présenterai le portrait-robot aux deux femmes. — L'aéro-scooter ? — Noir, bandes argentées qui scintillaient malgré l'absence de soleil. J'ai lancé une recherche. Deux fabricants produisent ce modèle de base. Go-Scoot et Anders Street Sport. — Anders. — Drôle de coïncidence, non ? Il n'y a pas si longtemps, vous enquêtiez sur son meurtre. — Le monde est petit même pour les morts. Ce qui m'intéresse, c'est que le deuxième témoin a identifié ses chaussures. Des Anders Cheetahs. Ce type est sans doute un fidèle de la marque. Prévenez-moi dès que vous en aurez terminé. — Entendu. De retour dans son bureau, Eve s'attaqua à l'étude des antécédents de Nattie Simpson, de son mari et de leur enfant. Comme le lui avait précisé MacMasters, Nattie purgeait sa peine à la prison de Rikers. L'ex-mari s'était installé avec le gosse à East Washington. Il avait trente-cinq ans, le fiston, dix. Malgré tout, avant d'éliminer complètement Nattie Simpson, elle préféra contacter Rikers. Impasse Elle vérifia les résultats des recherches sur les crimes similaires, ne trouva aucun lien avec MacMasters sur les cinq dernières années. Elle faillit élargir le champ en y ajoutant victimes et témoins, puis se ravisa : la machine allait imploser. Elle verrait cela plus tard, à la maison. En attendant, elle décida de croiser le contenu de la boîte à souvenirs de Deena avec la liste que lui avait envoyée le Dr Lapkoff. Bingo ! — Comédie musicale, Shake it up, du 15 au 18 mai. Elle parcourut le programme - photos, résumé de la pièce, noms des acteurs et des techniciens, publicités au cas où Deena y aurait porté des annotations. Elle n'en découvrit aucune, mais glissa tout de même le programme dans une pochette transparente en tant que pièce à conviction. Elle poursuivit sa tâche, triant les manifestations par genre : théâtre, concerts, spectacles de danse, d'art vivant. Et fronça les sourcils en tombant sur un deuxième programme de Shake it up portant les mêmes dates. — As-tu conservé le sien, Deena ? Merde ! Elle s'empara d'une bombe de Seal-It, se protégea les mains, feuilleta la brochure, repéra un gribouillage entouré d'un cœur juste au-dessus du résumé. D&D 16/05/60 — L'un des deux est à lui. Forcément. Elle s'empressa de mettre le second sous scellé et appela Jo Jennings. Ce fut sa mère qui décrocha. Elle ne paraissait plus affolée, juste terriblement lasse. — Madame Jennings, j'aimerais parler à Jo. — Lieutenant, ma fille est bouleversée. Effondrée. Savez-vous qu'elle est rongée par la culpabilité ? Elle s'en veut de n'avoir confié à personne que Deena voyait un garçon. Elle n'a fait que respecter la promesse qu'elle avait faite à sa meilleure amie, mais elle est anéantie. — Cela l'aiderait peut-être si elle pouvait nous donner un coup de main. J'ai besoin d'une simple confirmation. Ça pourrait être extrêmement important pour la suite de l'enquête. — D'accord, soupira Mme Jennings en se frottant le front. Elle est dans sa chambre. Elle n'en est pratiquement pas sortie depuis votre visite et... il se peut qu'elle dorme. Je ne la réveillerai pas si c'est le cas. L'appareil se mit en mode « attente ». Eve envoya un mail à Berkenski au labo. Homicide MacMasters : détiens possibilité empreintes. À analyser d'urgence. Pas de baratin. — Lieutenant, Jo est là. Je reste auprès d'elle. — Aucun problème. Jo, je cherche à savoir si Deena a assisté, avec cet ami qu'elle voyait en secret, à une comédie musicale à l'auditorium de l'université Columbia ? Le 16 mai. — Je sais pas. — Te l'aurait-elle dit ? Je sais qu'elle adorait le théâtre. Elle collectionnait les programmes. Elle en avait une quantité. — Il devait l'y emmener le soir où il l'a tuée. Les yeux de Jo se voilèrent de larmes. — Mais ce n'était pas la première fois qu'ils allaient ensemble à un spectacle, n'est-ce pas ? — Elle m'a raconté que c'était sa passion à lui aussi. Sale menteur. — Lieutenant, ça suffit. — Attendez ! Le 16 mai, Jo. Ils se fréquentaient depuis environ quatre semaines. C'était une comédie musicale montée par la troupe de l'université. — Shake it up. — Exactement. Elle y est allée avec lui ? — Ils fêtaient leur premier mois ensemble. Ils ont dîné ensemble au restaurant avant de s'y rendre. Il lui a offert un petit chien en peluche. Eve se rappela l'assortiment de peluches dans la chambre. — Quelle sorte de chien ? — Marron et blanc. Quand on lui caresse les oreilles, il dit « Je t'aime »... Maman ! — Oui, mon bébé. C'en est assez, lieutenant. — Jo, en acceptant de me parler, tu viens de rendre un immense service à Deena. — Vraiment ? — Oui. Merci. Jo blottit le visage contre le sein de sa mère. Mme Jennings adressa un signe de tête à Eve et coupa la communication. Eve s'empara des sachets contenant les pièces à conviction et sortit. Elle fit un crochet par le bureau de Peabody. — J'ai peut-être quelque chose. Deux programmes d'un spectacle donné à Columbia. La meilleure amie confirme que Deena y a assisté en compagnie du sujet le 16 mai. — Deux ? Elle a gardé le sien. — Selon toute logique. Je les porte immédiatement au labo. J'ai des données supplémentaires pour les recherches, mais cette machine ne le supportera pas. Je travaillerai de chez moi. — Connors est à la DDE. — Merde. Tant pis, je le verrai plus tard à la maison. Je veux aussi faire un saut sur la scène du crime. Il a offert une peluche à Deena. On ne sait jamais. Je la confierai au labo dès demain matin. — D'ici là, si j'ai une touche, vous serez la première informée. — Parfait. Ajoutez à vos recherches un aéroscooter Anders. Noir avec des bandes argent. Chez Street Sport. Il l'a peut- être acheté en même temps que les chaussures. — C'est noté. Eve sortit son communicateur en descendant au parking. — Lieutenant, fit Connors. — J'ai du boulot sur le terrain, ensuite, j'irai à la maison. — Je suppose que je vais devoir rentrer par mes propres moyens. — Désolée. Nous discuterons plus tard. — À ta guise. Aucune idée de l'heure à laquelle je rentrerai. Mange un morceau, et ne m'attends pas. Sur ce, il raccrocha. Eve fixa l'écran noir d'un air perplexe. Il était agacé. S'il devait s'énerver sous prétexte qu'elle ne pouvait pas le ramener, il ferait mieux de ne pas se mêler des affaires de flics. Elle rumina pendant tout le parcours. En arrivant au labo, elle était prête à mordre si Berenski lui donnait du fil à retordre. — Quoi ? aboya-t-il. Je suis là depuis... Sa voix faiblit et, pâlissant, il recula à bonne distance avec son tabouret à roulettes. — Seigneur, Dallas ! Vous venez de grogner ? — Je n'hésiterai pas à vous arracher le foie et à le manger, le cas échéant ! rétorqua-t-elle. Voici deux programmes de théâtre. Les empreintes de ce salopard sont sur l'un d'entre eux. Au boulot ! — Mince ! Et vous ne m'offrez rien en échange ? Remarquez, vu les circonstances, je refuserais. Je disais ça comme ça. Il extirpa le premier programme de son sachet avec une paire de pinces et le déposa sur une plaque stérile. Il passa le scanner dessus, pianota sur le clavier de son ordinateur. Poussa un soupir douloureux. — On a des traînées - beaucoup - quelques-unes partielles, deux ou trois plus nettes. Savez-vous combien de gens manipulent ces brochures ? Ceux qui les assemblent, ceux qui les emballent, ceux qui les expédient, ceux qui les déballent, ceux qui les distribuent... — Je veux que vous analysiez les deux, recto verso ! — Il ne suffit pas de claquer des doigts. Je m'en occupe, mais ce sera long. — Fournissez-moi ces foutues empreintes. Je me charge du tri. — J'y compte bien, grommela-t-il. Vous avez eu ce que vous vouliez ce matin. J'ai mis mes deux meilleurs hommes sur le coup. On fait de notre mieux. Pas la peine de me sauter à la gorge ! — L'ordure qui a tué Deena a touché un de ces programmes. Je n'ai pas de visage, je n'ai pas de nom. J'ai des pistes, des voies et des angles d'approche, mais je n'ai pas de suspect viable. Nous devons clore cette affaire avant quarante-huit heures et je n'ai aucun suspect. — Vous pouvez compter sur nous. Elle s'écarta, fourra les mains dans ses poches. — Une loge, deux places pour le premier match à domicile des Yankees en juillet. Berenski se fendit d'un large sourire. — Ça marche ! Il méritait bien une petite récompense, se dit-elle en regagnant sa voiture. Elle rentrait chez elle quand elle se rendit compte tout à coup qu'elle n'était pas si loin que ça du nouveau domicile de Louise. Un crochet lui permettrait d'assumer ses responsabilités de dame d'honneur. Du reste, Louise n'était probablement pas là. Et si Charles y était, elle lui expliquerait qu'elle faisait un saut pour prendre des nouvelles et proposer ses services si nécessaire. Trente minutes, et elle aurait accompli son devoir. Elle chercha l'adresse sur son ordinateur de bord, puis se faufila dans la circulation jusqu'aux quartiers branchés. Arbres feuillus, vieilles maisons de brique et jardinets fleuris conféraient à ce secteur du West Village une atmosphère conviviale. Eve dénicha une place à une centaine de mètres de chez Louise et profita du parcours à pied pour lancer un calcul de probabilités. D'après le profil de Mira, le suspect avait un emploi. Dans l'informatique, peut-être. L'ordinateur lui accorda un taux de soixante-douze virgule un pour cent. Eve songea qu'il avait très bien pu se former à Columbia. Elle affina sa requête à Clémentine Lapkoff pour obtenir une liste de tous les étudiants originaires d'États du Sud qui s'étaient spécialisés en informatique. Totalement absorbée, elle serait passée devant Louise sans la voir si celle-ci ne l'avait pas interpellée. — Dallas ! Vous êtes la dernière personne que je m'attendais à voir ici. Eve s'immobilisa, leva les yeux. La future mariée se tenait devant elle, ses cheveux blonds rassemblés sous une casquette de base-bail rose, affublée d'un tee-shirt maculé de terre et d'un pantalon en coton. Elle tenait à la main une sorte de pelle miniature. — Je passais dans le quartier. Enfin, plus ou moins. C'est vous qui avez planté toutes ces fleurs ? — Qui l'eût cru ? répliqua Louise en riant. Je m'amuse comme une folle. — Ah ! murmura Eve. C'est superbe. — Je voulais que tout soit fini avant le mariage. Plusieurs de nos invités qui habitent en dehors de la ville viennent dîner demain soir. Il faut être folle pour ajouter un dîner à tout le reste, mais je n'ai pas pu m'en empêcher. Venez visiter la maison ! — Je rentrais chez moi, expliqua Eve tandis que Louise lui ouvrait le portail. Pour travailler. Mais je me suis dit que j'allais passer, au cas où vous auriez besoin de quelque chose... pour le mariage. — Tout est prêt, et tant mieux car je suis ridiculement énervée. Je n'imaginais pas une seconde que je serais aussi pointilleuse. J'ai des listes de listes. Et je savoure chaque minute. — Ça se voit. Vous avez l'air heureux. — Nous le sommes ! Charles est dans son cabinet avec des clients. Il en a encore pour une heure au moins. — Comment ça se passe pour lui ? — Très bien. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Elle poussa la porte, invita Eve à la précéder. Les murs aux couleurs subtiles mais chaleureuses mettaient en valeur miroirs et œuvres d'art audacieuses. Sur une console s'alignaient des flacons aux courbes sinueuses de tailles et de coloris variés. Louise lui prit la main pour l'entraîner dans le salon, là encore, décoré avec un goût très sûr, à la fois contemporain et parsemé de touches personnelles. — Nous avons pris beaucoup de plaisir à décorer les lieux, avoua Louise, les yeux pétillants. Il nous reste encore quelques détails à peaufiner, mais... — Ça me paraît terminé. — Pas encore, mais ça avance. Venez, je vous montre le reste ! Impossible de refuser. Eve lui emboîta le pas et s'efforça de trouver un commentaire approprié chaque fois que Louise s'extasiait devant telle lampe ou tel fauteuil. — Pour l'instant, Charles n'a pas le droit de mettre les pieds ici, expliqua-t-elle en ouvrant une porte. Le repaire de la mariée. Un chaos organisé régnait dans ce qui devait être la chambre d'amis. Louise y avait installé son QG. Deux valises ouvertes, à moitié remplies, s'étalaient sur le lit, et une pile de cartons occupait un coin de la pièce. Des cadeaux de mariage, sans doute, qui n'avaient pas encore trouvé leur place. Disques et fiches de fiches s'empilaient sur le bureau près d'un mini-ordinateur. Au milieu de la pièce, Louise avait disposé un grand tableau à double face couvert d'échantillons de tissus, de photographies de bouquets, de tenues, de modèles de coiffures, de menus et d'horaires divers. Eve en fit le tour, et fut à peine surprise d'y découvrir un portrait d'elle-même en robe jaune. — On dirait un tableau de meurtre. Désolée, ajouta-t-elle en grimaçant. La comparaison est mal venue.. — Le principe est le même. Tout est inscrit là jusqu'aux cure-dents pour la réception. Je suis complètement obsédée. Louise lâcha un petit rire désespéré et pressa les mains sur son cœur. — J'ai des répertoires informatiques pour assurer le suivi des cadeaux, réponses, placements à table, et même le voyage de noces. C'est comme une drogue. — Vous n'avez pas besoin dé moi. — Pas pour les détails, mais pour le reste... Louise attrapa de nouveau la main d'Eve, puis la lâcha, pour croiser les bras. Ses mouvements étaient brusques, saccadés. — Vous devriez peut-être prendre un calmant, suggéra Eve. — Je suis une vraie boule de nerfs. Je ne m'y attendais pas. Nous nous aimons, nous allons faire notre vie ensemble. C'est ce que je veux, et plus les jours passent, plus j'en suis convaincue. — Tant mieux. — Oui. Mais je suis dans tous mes états parce que je veux que le mariage soit parfait. Je n'arrête pas de penser à tout ce qui pourrait aller de travers. — C'est parce que vous ne vous inquiétez pas de la suite. Vous êtes tous les deux sur la même longueur d'onde. On le sent à travers cette maison. Au grand désarroi d'Eve, Louise parut au bord des larmes. — Seigneur, c'est vrai que j'ai besoin de vous ! s'exclama-telle en se précipitant vers elle pour l'étreindre. Vous avez raison. Décontenancée, Eve lui tapota le dos. — Peu importe si la limousine arrive en retard à l'hôtel, ou si les fleurs ne sont pas de la teinte prévue, enchaîna Louise. Car épouser Charles ne me fait pas peur du tout. Au contraire, cela me réjouit. Merci, Eve ! — Euh... de rien. — Descendons boire un café. — Il faut vraiment que je rentre travailler. Louise recula d'un pas, son regard s'assombrit. — Il s'agit de la jeune fille, n'est-ce pas ? Celle qu'on a violée et tuée dans sa chambre. J'ai regardé les reportages et appris que vous étiez responsable de l'enquête. — En effet. — Je ne vous retiens pas, même si je regrette que vous ne puissiez pas rester. Merci d'être venue. Maintenant, je vais pouvoir m'agiter en toute tranquillité. — Si vous le dites. Eve s'immobilisa sur le seuil comme un détail lui revenait à l'esprit. — Quel hôtel ? — Pardon ? — Pourquoi la limousine doit-elle passer vous prendre à l'hôtel ? Louise haussa les épaules et afficha une expression penaude. — Une autre de mes obsessions. Je ne veux pas que Charles me voie avant le mariage à cause de cette superstition débile. Mais ce n'est peut-être pas une superstition, alors pourquoi prendre le moindre risque ? Et dans la mesure où il me faudra toute la journée pour me préparer et régler les imprévus de dernière minute, j'ai décidé de dormir la veille à l'hôtel. J'aurai le spa à ma disposition, et Trina viendra faire ma manucure et me maquiller. Voilà une chose qu'elle pouvait faire en tant que dame d'honneur, songea Eve, pas mécontente. — Annulez. Il n'est pas question que vous passiez la soirée seule à l'hôtel. Vous viendrez chez nous. Trina pourra tout aussi bien s'occuper de vous à la maison, ajouta-t-elle. Vous voudrez peut-être avoir deux ou trois amies auprès de vous. Ça fait partie du rituel, non ? Radieuse, sidérée, Louise serra Eve contre elle. — Ce serait absolument merveilleux. Je vous en serais éternellement reconnaissante. — Affaire réglée. — Merci, Eve. Merci ! Merci ! — Notez ça sur votre tableau. À vendredi soir. — N'oubliez pas, répétition à 17 heures ! lança Louise derrière elle. — Bien sûr. Quoi ? Une répétition ? Ils devraient donc se taper deux fois de suite le même pensum ? Elle se ratissa les cheveux tout en retournant à sa voiture. Louise avait dû préparer d'autres tableaux, des horaires et... — Merde ! Ignorant l'air outré de deux passantes, Eve sortit son communicateur. — Feeney, retour sur la sécurité. Vérifie s'il n'y a pas eu une anomalie avant la nuit du meurtre. Élargis la période. Il n'a pas dû répéter juste avant le crime. — Tu veux que je laisse tomber ce sur quoi je travaille pour... — Imagine qu'il soit venu à la maison auparavant ? Qu'il ait repéré les lieux ? Attends ! Je vais d'abord en parler à MacMasters. Elle raccrocha pour contacter ce dernier tout en accélérant le pas. — Capitaine, pouvez-vous me dire si vous avez eu des problèmes avec votre système de sécurité au cours des six derniers mois, même mineurs. — Non. Je lance une vérification chaque semaine par précaution. Les mises à jour effectuées il y a quelques mois prétendent que c'est inutile, mais... — Quelles mises à jour ? coupa-t-elle en se glissant derrière le volant. — La société de maintenance nous informe dès qu'elles sont disponibles. — De quand date la dernière mise à jour ? — Je n'en suis pas certain... Courant mars, il me semble. Je me suis arrangé pour que cela coïncide avec le contrôle annuel. — L'entreprise effectue-t-elle le travail depuis ses locaux ou sur place ? — Les deux. — Son nom ? — Sécurité Plus. Nous faisons appel à eux depuis des années. Ils ont une excellente réputation. Croyez-vous que quelqu'un de chez eux ait pu... — Je vais étudier cette piste, capitaine. Nous n'en négligerons aucune. Je vous rappelle. Elle démarra et joignit de nouveau Feeney. — Commence au mois de mars, ordonna-t-elle. MacMasters a fait une mise à jour du système en mars et la société a envoyé un de ses hommes sur place. Sécurité Plus. Je me renseigne de mon côté. — Il faut du culot pour pénétrer dans une maison de cette manière - et une cervelle. C'est le moyen idéal pour examiner le dispositif. Emplacement des caméras, fonctionnement... Mais nous avons déjà contacté l'entreprise. C'est notre boulot, je te rappelle. J'ai tous les éléments en main de même que le nom du technicien qui s'est déplacé. Il est clean, et il a vingt ans de plus que notre sujet. Employé chez eux depuis quinze ans. — Merde. Et si l'assassin était équipé du même système ? S'il avait droit aux mêmes mises à jour ? Il n'a peut-être pas répété sur le site, mais il a répété. Lance la recherche malgré tout, je m'informe sur les autres clients possédant cet équipement. — Laisse tomber. Je mets un de mes gars dessus. Ce sera plus rapide. — Tiens-moi au courant. Attends, merde, attends ! Cette société a-t-elle plusieurs boutiques ? — Une douzaine dans la région métropolitaine, New Jersey compris. — Il est peut-être en relation avec eux. Comme employé ou comme client, voire les deux... On fonce. Je vais sur le terrain, puis je travaillerai de chez moi. Envoie-moi tout ce que tu obtiendras. — Tu l'auras cherché, marmonna Feeney avant de couper la communication. 13 Pour gagner du temps, Eve envoya deux de ses hommes récupérer la peluche sur la scène du crime et la porter en mains propres au laboratoire. Elle était pressée d'explorer la piste de l'entreprise de sécurité. En pénétrant dans la maison, elle accorda un bref regard à Sumrnerset. — Vous devriez déguiser un droïde en tenue de croque-mort et le placer dans le vestibule. Il serait plus drôle que vous. — Je serais alors privé de vos vannes journalières. Elle gravit l'escalier à toute allure, fila dans son bureau, jeta sa veste sur le dossier d'un fauteuil en allant consulter ses messages. La liste interminable que lui avait envoyée Clémentine Lapkoff prouvait combien cette femme était rapide et efficace. Eve l'aurait volontiers engagée. De son côté, Peabody avait dressé la liste des boutiques du centre-ville qui vendaient tous les articles recherchés et précisait qu'elle était occupée à en faire le tour. Eve parcourut la liste des agences de Sécurité Plus à Manhattan, lut les données sur le technicien qui avait vérifié le système des MacMasters, et ravala son impatience en constatant que Yancy n'avait toujours pas donné de nouvelles. Une tasse de café à la main, elle circula autour de son tableau de meurtre. — Un lien solide, c'est tout ce dont j'ai besoin. Si tu n'as pas pu accéder à la maison et au système avant la nuit du meurtre, tu as tout de même préparé ton coup, pas vrai ? Tu es si méticuleux. Si tu travailles pour cette société, tu as pu te documenter sans éveiller les soupçons. À moins que tu ne sois expert en sabotage et que tu aies réussi à pirater le système à distance... Non. Non, je n'y crois pas. Trop risqué. Et pas nécessaire puisque la victime a dû te décrire les lieux. Pas de façon détaillée, mais suffisamment pour que tu t'y retrouves. Elle s'arrêta, se balança d'avant en arrière. — Si nous ne découvrons aucune anomalie, c'est peut-être parce que tu as pu t'exercer ailleurs. Tu as de bonnes connaissances en informatique, mais tu n'es pas un génie. Si tu l'étais, tu te serais arrangé pour neutraliser la caméra à distance avant d'entrer. Or, tu as dû le faire de l'intérieur, et télécharger le virus pour pirater le disque dur. Elle inclina la tête. — Je me demande... je me demande... Est-ce que cela te met en rage d'être doué, mais pas exceptionnel ? Pas assez pour contourner le dispositif de MacMasters ? Je parie que oui. Parce que lui est suffisamment riche, intelligent et prudent pour s'être équipé d'un matériel hypersophistiqué. Un peu trop pour toi. Elle s'assit, posa les pieds sur son bureau, et ferma les yeux pour tenter de rassembler les pièces du puzzle. La méthode la plus sûre consistait à se présenter à la société comme client. Mais les produits de Sécurité Plus coûtaient une fortune. Et exigeaient l'intervention d'un technicien sur place. Pas forcément chez lui. Chez un ami, un proche, un client ? Toutes sortes de nouvelles questions surgissaient quand son ordinateur lui signala une arrivée. Il s'agissait d'une liste d'employés et de clients, et d'un recoupement négatif - effectués par Connors. Elle croisa ces informations avec les toutes dernières données en provenance de Columbia. Sans résultat. Furieuse, elle se leva et se mit à arpenter la pièce. — Tu es là, tu es quelque part là-dedans, espèce de salaud. Elle se rassit, envisagea une dizaine de possibilités. Et pendant qu'elle travaillait, Karlene Robins mourait. Dans le loft, il vérifia et revérifia tous les détails. Il avait enregistré Karlene dans le fichier des sorties plusieurs heures auparavant et envoyé un texto à son fiancé pour qu'il ne s'inquiète pas. Il s'était rhabillé, avait rangé ses outils et les appareils électroniques de Karlene dans son sac. Une fois de plus, il neutralisa les caméras et téléchargea le virus. Il émergea de l'immeuble et rentra chez lui. Le boulot des flics était sacrément fastidieux, songea Connors. Il allait devoir s'y remettre très bientôt. Mais comme il pénétrait dans le hall de sa maison, il se promit de ne toucher à rien avant d'avoir mangé un repas digne de ce nom et pris une heure pour s eclaircir les idées. — Je suis surpris, commenta Sumrnerset. Vous ne m'avez pas prévenu que vous seriez en retard pour le dîner. Et vous paraissez excédé et épuisé. — Alors ne me poussez pas à vous insulter comme le fait Eve. — Elle n'a pas quitté son bureau depuis son retour. L'enquête progresse-t-elle ? — Pas assez vite. Connors monta retrouver Eve. Comme prévu, elle était penchée sur son ordinateur, un café près d'elle. Elle se leva pour l'accueillir, mais il pointa le doigt dans sa direction avant qu'elle ouvre la bouche. — Nous allons dîner. Tu n'as avalé que du café et une friandise. Elle cilla, s'aperçut qu'elle avait oublié de jeter l'emballage. — J'ai besoin de savoir si... — Je te dirai tout, mais avant, je veux manger quelque chose. — D'accord. Elle songea tout à coup qu'il avait dormi encore moins qu'elle puisqu'il lui fallait jongler avec son propre travail et celui qu'elle lui confiait. — Je m'en charge. Il haussa les sourcils. — Pas possible ! — Si. Que dirais-tu d'un steak ? Un petit remontant ne nous ferait pas de mal. — Volontiers. Merci, ajouta-t-il en lui ébouriffant les cheveux comme elle passait près de lui. Tandis qu'elle gagnait la kitchenette, il ouvrit une bouteille de vin en tournant délibérément le dos au tableau de meurtre. Il arqua de nouveau les sourcils lorsque Eve reparut en poussant une table à roulettes. Il pensait qu'ils dîneraient à son bureau. — Installons-nous près des fenêtres, proposat-elle. Je ne dirais pas non à un verre de vin. Il le lui versa, s'approcha d'elle et l'embrassa. — Bonsoir, lieutenant. — Bonsoir, expert consultant civil. Accordons-nous une pause. — Avec plaisir. Elle s'assit, piqua sa fourchette dans l'une des salades qu'elle avait programmées en pensant à lui. — Je suis passée voir Louise dans sa nouvelle maison. — Tu ne cesses décidément de me surprendre ! — Jetais dans les parages et je... Bon, d'accord, j'ai pensé qu'elle ne serait pas là et qu'il me suffirait de lui laisser un mot. Preuve de mon amitié. Pour la première fois depuis des heures, il éclata de rire. — Tu ne changeras jamais. — Le hic, c'est qu'elle était là. En train de planter des fleurs, tu te rends compte ? — Incroyable ! — Oui, bon, épargne-moi tes sarcasmes. Bref, j'ai été obligée de visiter les lieux. Leur intérieur leur ressemble. A la fois agréable, sophistiqué et contemporain. Elle est aux anges et son bonheur a tendance à infecter tout le monde dans un rayon de trois mètres... Elle engloutit une bouchée de salade, pressée d'en finir. — Comme un virus. — Ce que tu peux être romantique ! Pas étonnant que je t'adore. Elle ricana. — Donc, pendant que je me laissais infecter, elle m'a expliqué qu'elle allait dormir à l'hôtel la veille du mariage parce qu'elle ne veut pas que Charles la voie. Elle veut en profiter pour se faire bichonner. Je l'ai invitée à venir ici. — Tu as eu raison. — Ensuite, j'ai suggéré qu'elle serait peut-être contente d'avoir deux ou trois copines autour d'elle. Je ne sais pas d'où ça m'est venu. Mais tout à coup - et il était trop tard pour faire marche arrière -, j'ai réalisé que l'une d'entre elles serait Trina. Forcément. Du coup, je vais être assaillie par une bande de nanas surexcitées dont une va insister pour m'enduire de ses crèmes à la noix. Sa générosité envers ceux qui comptaient pour elle l'emporterait toujours sur son instinct de préservation, songea Connors. — J'en frémis d'avance. D'autant que... Elle se tut et Connors prit le relais. — Ton enquête, murmura-t-il. Tu m'as déjà offert la pause et la viande rouge. Tu peux en parler. — Tu avais l'air « reinté et de mauvais poil. Ce n'est pas dans tes habitudes. J'ai fait mon devoir. Il se remémora la réflexion de Summerset à son arrivée. — J'étais les deux, confirma-t-il. — Je suis plus douée que toi pour ça. Il rit de nouveau. — Un point pour toi. En général, le cybertravail me passionne, surtout quand il présente un défi. Mais cette fois, j'ai l'impression de dérouler une pelote de laine, un fil à la fois. — J'ai d'autres pistes. Yancy bosse sur le portrait-robot. J'ai divers points de contact et j'en aurai d'autres. D'après moi, soit il évolue dans le milieu de l'informatique, soit il a les moyens de s'offrir beaucoup de joujoux. Y compris le système de sécurité en question. C'est le tien. Tu le mets à jour régulièrement. — En fonction des avances technologiques, améliorations et options. Un client peut les ajouter au coup par coup ou dans leur ensemble. — Comme par hasard, MacMasters l'a fait en mars. Deux semaines plus tard, Deenà rencontre son assassin. Je ne peux pas établir de lien entre le meurtrier ou MacMasters et le technicien qui a effectué la tâche, mais il en existe un, soit avec lui soit avec l'entreprise. Sécurité Plus. — Cette société ne m'appartient pas. En ce qui concerne le service après-vente et la maintenance, nous nous adressons à des sous-traitants. Les clients peuvent en sélectionner un ou engager un indépendant, à leurs risques et périls. Sécurité Plus est une organisation solide spécialisée dans les dispositifs haut de gamme. — Mais vous avez mis à jour le sien au mois de mars. — Je peux vérifier. — Pendant que tu y es, peux-tu essayer de savoir qui a acquis le même système que celui de MacMasters au cours des six derniers mois ? Non, remonte sur un an, rectifia-telle. Un an avec une mise à jour en mars dernier. Il a passé un temps fou sur ce projet. Il ne néglige aucun détail. — Je te préviens, le produit séduit surtout un certain niveau de clientèle. Et la plupart s'offrent les mises à jour. — On finira par obtenir un recoupement. Le système, son emploi, son éducation, son visage, son mcJbile. Tout ça va se croiser. Puis nous lui fourrerons ta pelote de laine jusqu'au fond de la gorge. — J'ai hâte d'y être. Pour la jeune fille, pour ses parents, pour toi. Et plus égoïstement, parce que ce salopard a réussi à compromettre mon système. — Toutes d'excellentes raisons. — Je lance les recherches. Ce sera peut-être un peu long. Elle s'autorisa encore une gorgée de vin. — Si tu mettais ta machine en route ? On pourrait conclure notre pause par quelques longueurs dans la piscine. Il inclina la tête de côté. — Serait-ce un euphémisme ? — Possible. — Je te rejoins tout de suite. L'effort physique lui permettrait de se défouler après de longues heures de ruminations. Si elle parvenait à cesser de réfléchir un moment, peut-être pourrait-elle se remettre au travail avec les idées plus claires. Trop de fils. Elle devait en sélectionner un et tirer dessus d'un geste ferme. Le reste se déroulerait tout seul. Et voilà qu'elle pensait encore ! Elle se déshabilla au bord du bassin et plongea directement dans l'eau d'un bleu profond. Elle le sentit fendre la surface près d'elle. Elle le connaissait comme sa poche ; son esprit de compétition. Il s'adapterait à son rythme. Ils atteignirent le mur simultanément, se retournèrent, repartirent en sens inverse. La cadence -rapide, impitoyable - produisit l'effet désiré. Impossible de réfléchir quand tous les muscles sont sollicités, quand le cœur cogne sous l'effort. Au bout de cinq longueurs, ils étaient toujours côte à côte. Eve accéléra légèrement l'allure, puis encore un peu, étirant son corps au maximum, battant des jambes. Plus vite, plus fort, en quête de rapidité et de puissance, elle eut un aperçu flou de son visage lorsqu'elle leva le sien pour aspirer une bouffée d'air. Elle perdit le compte du nombre de longueurs, oublia tous ses tracas, et s'abandonna au pur plaisir de se mesurer à Connors. Défi et mouvement, peau et eau, vitesse et désir. Lorsqu'il la saisit à bras-le-corps, peau mouillée contre peau mouillée, elle était prête pour lui. Leurs bouches se cherchèrent et se trouvèrent, avides et brûlantes. Elle enroula les jambes autour de sa taille. Tant pis s'ils coulaient comme des pierres. — Maintenant ! S'il ne la prenait pas tout de suite, elle deviendrait folle. Elle lecaptura alors qu'il lui agrippait les hanches et la plaquait contre le mur. Musclée, élancée, pensa-t-il en couvrant son cou de baisers ravageurs. Entièrement à lui. Amour et désir, bonheur et extase le submergèrent. Avec lui, pulsation pour pulsation, exigence pour exigence, dans cette ultime étape de la course. Elle s'enchaîna à lui et frémit tandis' qu'il les entraînait tous deux dans la spirale de l'orgasme. Il posa le front sur son épaule, puis parvint à se racqrocher au bord du bassin lorsqu'elle se mit à glisser. — Pitié, murmura-t-il. Sans quoi on va nous retrouver demain matin, flottant sur le ventre. — D'accord... J'ai besoin d'une minute. — Tu n'es pas la seule. J'ignorais que des longueurs de bassin pouvaient offrir des préliminaires aussi intenses. — Mon idée. — Décidément, tu collectionnes les BA, aujourd'hui ! Elle émit un son, mi-rire, mi-soupir. — Louise est dans tous ses états : elle veut un mariage parfait. Elle a préparé des tableaux et des emplois du temps, et m'a avoué qu'elle ne s'attendait pas à être une telle boule de nerfs. — C'est une journée particulièrement importante. — Oui, mais je lui ai dit qu'elle s'acharnait sur des broutilles parce qu'elle n'avait pas peur de ce mariage, de son avenir avec Charles. Connors lui caressa la joue et s'écarta pour la contempler. — Quelle sagesse ! — Quand nous nous sommes mariés, j'ai à peine prêté attention aux détails. Je t'ai laissé te charger de tout. — En effet. Il se trouve aussi que tu avais un sériai killer sur les bras. — Non, ce n'est pas ça. Enfin si, bien sûr, mais j'ai fini par comprendre que j'avais ignoré le superflu parce que je m'inquiétais pour le reste. Je m'interrogeais sur notre union, toi, nos motivations profondes. Elle encadra son visage des deux mains et le regarda droit dans les yeux. — J'avais tort. Et j'en suis très heureuse. — Moi aussi. Ils s'embrassèrent tendrement. — Assez ! La pause est finie, annonça-t-elle. Elle sortit du bassin. Connors l'imita, et elle lui jeta une serviette. — Question pause, celle-ci a été exceptionnelle. — Il faut savoir en profiter. C'est ainsi que notre assassin raisonnerait. Connors enveloppa la serviette autour de sa taille. — Voilà qui assure la transition. — En tout cas, j'ai les idées plus claires. Je crois qu'il est doué dans son métier, prudent. Il ne veut pas attirer l'attention. Mais on peut compter sur lui pour aller au bout des choses sans fanfare. Les gens diraient de lui : « Oh, oui, M. Salopard Meurtrier est un mec de confiance. » Je parie qu'il déteste ça. — Pourquoi ? Eve enfila un peignoir tout en se dirigeant vers l'ascenseur. Elle revêtirait une tenue confortable pour sa nuit de labeur. — Parce qu'il est meilleur qu'eux. Jeune, beau, charmant, efficace, intelligent, capable d'inventer ou de convaincre quelqu'un d'autre d'inventer un cybervirus qui vous laisse tous sur le cul. — Nous n'avons pas dit notre dernier mot, répliqua Connors en la suivant dans la chambre. Cette putain d'enquête continue et nous explorerons toutes les putains de voies. Amusée de s'entendre citée, elle haussa les épaules. — Ça ne change rien aux faits. Je doute qu'il soit cadre. Pour moi, il est plutôt vendeur ou technicien, le genre qui ne se plaint jamais quand on lui impose des heures sup. Qui se coltine le boulot et reste muet comme une carpe quand son patron, son collègue ou son supérieur en récoltent les fruits. Mais ça l'exaspère, comme il a dû être exaspéré de ne pas réussir à débloquer le système de sécurité de MacMasters à distance. — Tu crois ? — Il suffit de te regarder. Tu es furieux parce qu'il a conçu un procédé que tu n'as pas su décrypter. Pas encore, précisa-t-elle sans chercher à dissimuler un sourire lorsqu'il la fusilla du regard. C'est frustrant. — Inutile de remuer le couteau dans la plaie. — Tu en viendras à bout. Ce que je veux dire, c'est que le gars moyen est une coquille, un costume qu'il est obligé d'endosser, mais dans lequel il se sent engoncé. Le verre posé sur le comptoir, la vidéo, les heures passées à torturer Deena, chez elle qui plus est. Il a pris toutes ses précautions, mais il éprouve le b.esoin de parader. Intrigué, Connors continua à s'habiller. — Qu'en déduis-tu ? — Il a beau être patient et se maîtriser, il n'en est pas moins jeune. Il va commettre d'autres erreurs. Minimes, difficiles à détecter, mais il les commettra. Quand je l'interrogerai, je pourrai jouer de ce désir qu'il a de se débarrasser de son carcan d'individu lambda. En attendant ? J'en conclus que s'il est employé chez Sécurité Plus, il est un de leurs informaticiens. Quel que soit son poste, il gagne un salaire décent mais pas suffisant pour se payer ce dispositif. Que ce soit pour le fabricant ou pour un quelconque service de maintenance, ce n'est qu'un dingue d'informatique de plus. — J'ai demandé à Caro de me sortir les noms de tous les hommes de moins de trente ans travaillant dans cette filiale, dit-il, faisant référence à sa redoutable assistante. Avec les gars de la DDE, j'ai passé la journée à examiner leurs antécédents. Aucun d'entre eux ne correspond au profil. — Je peux me tromper. En tout cas, bravo pour l'initiative ! — Je serais tenté de te demander une augmentation. — Je viens de t'en accorder une, riposta-t-elle avec un sourire comme ils quittaient la pièce. J'opterais plus volontiers pour la société de services après-vente. Entretenir, ne pas créer. Pas d'eclaboussures. — Eve, ce pourrait tout aussi bien être un consultant indépendant ou un expert en dépannages. Le champ est vaste. Il a peut-être plusieurs employeurs. — Merde. Merde... Ce serait encore mieux pour lui, non ? Un type qui débarque chez les clients pour réparer, donner des conseils, mais qui ne s'occupe pas du quotidien. C'est parfait. Bon sang ! Je vais tout reprendre de zéro. Ajouter tes cartes à celles de Columbia et battre le tout. Ensuite... — Tu as omis une possibilité, l'interrompit Connors. Il est jeune, intelligent, habile et sans scrupules. Il existe un autre moyen de gagner de l'argent pour s'offrir le système de sécurité haut de gamme et la maison qui va avec. Il suffit de le voler. — Le voler ? — Selon la vieille cybertradition. Pirater des comptes, siphonner des fonds. Dans une certaine limite - rien d'excessif. Il sait se servir de la carte d'identité d'un autre pour obtenir ce qu'il veut. L'usurpation d'identité est un business profitable si l'on a du talent. Eve se frotta les mains. — On peut se faire prendre, mais il est prêt à tenter le coup. Il s'arrange pour limiter les risques. Pourquoi ramer quand on peut se servir tout simplement ? Voilà un angle qui m'intéresse. Le vidéocom de son bureau bipait lorsqu'elle en franchit le seuil. Elle se rua dessus. — Yancy ! Je veux du beau et du bon. — J'ai revu les deux témoins. Nous avions besoin de respirer entre les séances, mais je sais que le temps presse. Je crois avoir une esquisse valable. Lola est plus sûre d'elle que Marta, cependant... — Montrez-moi. — Un instant. Ni l'une ni l'autre n'a vu ses yeux à cause des lunettes de soleil et 'de la casquette qui dissimulaient une partie du visage. J'ai choisi ces traits en fonction de leur taux de probabilité qui est de l'ordre de quatre-vingt-sept pour cent et des poussières. Yeux, sourcils, front. Marta a eu un aperçu du front quand il a enlevé la casquette, mais... — Montrez-moi, répéta Eve. — Ça vient. Elle se pencha pour étudier les images qui apparaissaient à l'écran. Jeune. Entre vingt et vingt-cinq ans. Blanc, sexe masculin, les traits fins, presque féminins. Petit nez droit, lèvres pleines, regard doux, paupières un peu lourdes. Visage ovale, cheveux sombres en bataille, comme le veut la mode. Elle examina le portrait qui l'accompagnait, la casquette et les lunettes de soleil en plus. Opina. — Bravo, Yancy. — S'il vous convient, on peut le diffuser. — Uniquement aux membres de l'équipe. Les médias patienteront. Il assistera probablement à la cérémonie en hommage à la victime. Je ne veux pas lui faire peur. Envoyez-le aux collègues en fichier codé. De mon côté, je vais essayer d'identifier ce salopard. — Bonne chance ! — Votre aide m'a été précieuse, Yancy. Expédiez-le et rentrez chez vous. — Comptez sur moi. Eve réfléchit quelques instants, puis contacta Jamie. — Salut, Dallas ! — Tu vas recevoir un portrait-robot, dit-elle sans préambule. Emporte-le avec toi à Columbia. Je m'arrange pour qu'on t'y reçoive. Je veux que tu le compares avec les photos figurant dans leur banque d'images. — C'est lui ? — C'est ce dont nous disposons. Ce fichier est verrouillé, Jamie. Pas question de le transmettre à tes copains informaticiens. — Compris. — Courage, souffla-t-elle avant de couper la communication pour contacter Clémentine Lapkoff. — Lieutenant ! Nous devenons inséparables. — Pardonnez-moi de vous déranger à cette heure-ci. Nous avons un portrait-robot, et j'ai demandé à Jamie de se rendre à l'université en tant qu'expert consultant, civil, pour compulser votre banque d'images. — Maintenant ? — Maintenant. J'aimerais que vous lui facilitiez l'entrée. Cela doit rester strictement entre nous. Je ne peux pas me permettre la moindre fuite. — Je m'en occupe personnellement. — Je vous en remercie. Eve raccrocha et secoua la tête en fixant son écran. — Ainsi donc te voilà, espèce d'ordure. Qui es-tu ? Ordinateur, initier recherche et comparaison, toutes données sur individu affiché, commencer par citoyens de New York. — Requête entendue... Recherche en cours. — Analyse secondaire, mêmes directives, pour comparaison avec étudiants figurant sur la liste du fichier Lapkoff-Columbia-C. — Requête entendue... Recherche en cours. — Si les dieux sont avec moi, j'aurai peut-être une réponse avant que Jamie n'atteigne Morningside Heights. Connors, quand tu m'auras fourni tes données, je les ajouterai au tout et... Il la poussa légèrement et se mit à pianoter sur le clavier. — Mission accomplie depuis quelques minutes. Et, oui, nous avons effectué une mise à jour sur ce système la troisième semaine de mars. Je suppose que tu veux lancer une troisième recherche à partir de ces éléments ? — Affirmatif. Il ordonna la tâche lui-même. — Il est temps de s'offrir un café. Je vais boire le mien dans mon labo. — Nous n'aurons peut-être pas besoin de... — Peu importe. Je refuse que ce connard me double. Continue de ton côté, lieutenant, et moi du mien. Sa tasse à la main, Eve ajouta les deux esquisses à son tableau de meurtre. Pendant que son ordinateur s'affairait, elle arpenta la pièce en réfléchissant aux hypothèses de Connors. Piratage ou usurpation d'identité. Cela requérait un certain entraînement, non ? Une version plus jeune de l'homme représenté aurâît pu commettre quelques faux pas au cours de son apprentissage. « Un petit délit lorsqu'il était mineur, songea-t-elle. Oui. Possible. Du temps où il vivait encore chez ses parents. » N'avait-il pas confié à Deena qu'il avait eu maille à partir avec la police pour possession de substances illégales ? Peut-être s'agissait-il plutôt de cybercrimes. Pendant que son ordinateur tournait, elle s'empara de son mini-appareil personnel pour tenter un recoupement entre les crimes commis par des mineurs et les données de Connors et de Columbia. Leur nombre ne l'étonna pas. Le flic en elle était davantage surpris quand un individu n'avait absolument rien à se reprocher. Elle s'attela au processus long et laborieux consistant à éliminer et diviser en catégories diverses. Une fois de plus, elle perdit toute notion du temps, et faillit renverser sa troisième tasse de café quand son vidéocom bipa. — Dallas, je l'ai ! annonça Jamie. Je crois que je l'ai. Taux de probabilité quatre-vingt-dix-sept virgule trois pour cent. Ça remonte à cinq ans et il n'a fait qu'un semestre et demi, mais... — Envoie-le-moi. Bon boulot, Jamie, le félicita-t-elle comme la photo s'affichait sur son écran. Efface toute trace de ton passage. — C'est lui, n'est-ce pas ? Le salopard qui a tué Deena. Il paraissait épuisé. — Tu as fait du bon boulot, répéta-t-elle. Rentre chez toi. Repose-toi. On en reparlera demain matin. Il voulut protester, se ravisa. — Oui, lieutenant. Elle coupa la communication et se concentra sur son écran. — Bonjour, Darrin Pauley. Espèce de salaud. Dans son laboratoire, Connnors finassait, tâtonnait, tergiversait. Il avait saisi la queue informe du fantôme et luttait pour le retenir. — Vous le voyez ? demanda-t-il. Sur l'écran mural, Feeney plissa les yeux. — Je ne suis pas aveugle ! Vous devez recalibrer le cryptage, puis... — C'est ce que je fais, bon Dieu ! Connors pivota vers un autre ordinateur, composa un nouveau code. Sur un écran annexe, McNab allait et venait. — Je peux le capter d'ici. Si on commence par... — Grossissez-le encore un peu, aboya Feeney. C'est bon, je l'ai ! — Connors. — Pas maintenant ! hurlèrent les trois hommes à l'unisson. — Seigneur ! Une muraille d'informaticiens harassés, marmonna-t-elle. Puis elle discerna l'autre image, une ombre parmi les ombres. — Vous êtes en train de le sortir. — On le tient, mais du bout des ongles. Silence. Si on rate le coche, il faudra tout recommencer. Fascinée, elle vit une multitude de petits points blancs envahir l'écran. — Non ! Merde, non ! Encore un obstacle ! s'époumona McNab. — Pas cette fois, rétorqua Connors. Le schéma est là. Inversez le code, toutes les séquences. La figure de Feeney luisait de transpiration. Les petits points blancs s'estompèrent. — On a réussi ! s'écria McNab. — Pas tout à fait, mais ça ne saurait tarder, répondit Connors d'une voix moins tendue. Elle ne savait pas ce qu'ils fabriquaient, mais l'ombre vacillait. Allait-elle se volatiliser ? Soudain, elle.se figea. — Verrouillé ! beugla McNab. On a gagné ! Il se mit à danser sur place. — Bon sang ! souffla Connors. Je boirais volontiers une bière. — Moi aussi, renchérit Feeney. On a sacrément bien bossé. — Euh... c'est donc ça ? risqua Eve en désignant l'ombre. Tous les regards convergèrent sur elle. — Nous avons démantelé le virus, lui annonça Connors. Nous avons reconstitué cette image à partir de pixels déformés. Nous avons accompli un véritable miracle. Et, non, ce n'est pas ça. C'est ce que nous avons pour l'instant. — Nous allons le définir, le nettoyer, expliqua Feeney. Il nous faudra des heures, peut-être une journée entière, mais nous réussirons. Et nous avons les séquences et les codes pour extirper le reste. Nous pourrons bientôt voir cette ordure franchir le seuil de la maison. — Tant mieux. Entre-temps, grâce à Jamie, j'ai un nom. Darrin Pauley, vingt-trois ans. D'après le fichier, il vit à Sundown dans l'Alabama, au sud de Mobile, avec son père, Vincent Pauley. Rien ne relie les Pauley à MacMasters - pour l'instant -, mais il correspond à la description, jusqu'au sourire timide. — Il n'est pas plus dans l'Alabama que mon cul, commenta Feeney. — Non, mais son père y est. Il a un emploi, et vit là-bas avec son épouse et leur fille de douze ans. — Et si c'était une fausse piste ? argua Feeney. — Possible, toutefois la ressemblance familiale est frappante. Nous devons l'interroger au plus vite, en face à face. Connors jeta un regard de regret à sa console. — J'en déduis que nous partons pour l'Alabama dès ce soir. — Exactement. 14 Être mariée avec Connors présentait de gros avantages. D'un claquement de doigts, il pouvait avoir à sa disposition un jet privé, et en prendre les commandes si ça lui chantait. Eve pouvait s'installer confortablement et poursuivre ses recherches tout en se chamaillant avec Peabody ou en échangeant des hypothèses avec son pilote personnel. — J'aurais été prête en cinq minutes, gémit Peabody sur l'écran, l'air boudeur, tandis que dans le fond McNab poursuivait sa cybertâche. — Il vous aurait fallu trente minutes pour nous rejoindre. L'assassin ne sera pas là, Peabody. Vous n'allez rien rater, bon sang. Du reste, j'ai besoin de vous à New York : trouvez-moi une adresse ou un contact pour Darrin Pauley. Emploi, permis de conduire, casier, finances, dossiers médicaux. Épluchez tout. — J'aurais pu le faire pendant... — Vous ferez un tour en avion une autre fois. La moue de Peabody s'estompa légèrement. — Quand ? — Doux Jésus ! Creusez. Maintenant. — D'accord. Je suis déjà dessus. — Et n'oubliez pas les chaussures. Vérifiez s'il a une carte de crédit à ce nom. Sinon, nous croiserons vos données avec les hommes qui ont D.P. comme initiales. Il a utilisé la carte d'identité de Darian Powders. Il a peut-être d'autres alias commençant par les mêmes lettres. — C'est bon. Je... — Accordez-vous quelques heures de sommeil, car je réunis toute l'équipe à 7 heures. Réservez la salle de conférences. À demain. Elle mit fin à la conversation. — Je te signale que je ne serai pas disponible à 7 heures, dit Connors. Elle retint un juron. — Les civils ont droit à une permission. — Je peux réorganiser mon emploi du temps et me mettre à la disposition de Feeney à la même heure qu'aujourd'hui. — À condition que cela ne te pose pas de problème. Powders ne sera pas en Alabama. Il veut récolter les fruits de son œuvre, voir MacMasters anéanti. Il est à New York depuis un certain temps. Peut-être pas cinq ans, peut-être pas depuis son semestre à Columbia, mais depuis un moment. Il veille, il guette, il tisse sa toile. Il assistera à la cérémonie, je ne peux donc pas diffuser sa photo aux médias, au risque de l'alerter. Ce que je risque de faire en interrogeant son père. — Alors pourquoi ne pas attendre que la cérémonie ait eu lieu ? — Risque calculé. Et si, par un heureux hasard, il se trouvait là-bas ? Je n'y crois guère, mais on ne sait jamais. Au mieux, le père sait où il est et accepte de cracher le morceau. Après quoi, je neutralise tous ses systèmes de communication le temps d'épingler ce salaud. Au pire, je n'obtiens rien, Pauley prévient son fils, et tout est fichu. Cependant... — Tu en doutes. — Un mariage qui dure, un deuxième enfant. Casier vierge hormis un avertissement pour tapage nocturne quand il avait vingt ans. Employé sans histoire, salaire correct, pavillon en banlieue, traites à payer. Ce type va-t-il mettre en péril cette existence tranquille pour esquiver une enquête policière ? Je l'accuserai d'obstruction, de complicité et de tout ce qui me passera par la tête. — Tout dépend s'il aime son fils et jusqu'où il est prêt à aller pour le protéger. — Je ne comprends pas ce genre d'amour, celui qui protège les monstres. Pour moi, ce n'est pas de l'amour. S'il l'aime, je m'en servirai. « Il est malade. Aidez-moi à lui venir en aide. Si je ne le retrouve pas, ce sera quelqu'un d'autre. Il a tué la fille d'un flic, et d'autres que moi pourraient vouloir jouer les jus-ticiérs. » Elle pianota sur sa cuisse en s'efforçant d'ignorer les turbulences tandis que l'avion amorçait sa descente. — Je dois prendre un autre risque. Elle appela Baxter chez lui. — Prenez la photo, ordonna-t-elle d'emblée. Rameutez Trueheart et passez-moi au peigne fin tous les cafés, bars, restaurants autour de l'université et sur le campus. — Maintenant ? — Ben non, voyons, quand l'envie vous en prendra. Jamie a travaillé sur le programme de la banque d'images de l'université. Prévenez-le. Et si ça ne vous ennuie pas trop, si ça n'empiète pas trop sur vos projets pour la soirée... — Dallas, vous me cassez les couilles ! — Vos couilles ne m'ont jamais intéressée, Baxter. — Aïe ! — Faites circuler la photo dans le quartier de MacMasters. À la moindre touche, prévenez-moi. Sinon, réunion au Central, salle de conférences, à 7 heures. — D'accord. Où diable êtes-vous ? — Bientôt en Alabama... En un seul morceau, j'espère, ajouta-t-elle, l'estomac noué. Adressez-vous à Peabody en cas de besoin. Bougez-vous les fesses, Baxter ! — C'est bon, c'est bon. Le lieutenant Dallas, qui n'aurait pas hésité à se jeter au beau milieu d'une fusillade pour faire son boulot, ferma les yeux, le cœur au bord des lèvres, tandis qu'ils plongeaient vers la piste. Elle se sentit nettement mieux lorsqu'ils furent sur la route, à bord d'une voiture de location décapotable, cheveux au vent. — Il est un peu tard pour appeler un père de famille, constata-t-elle. Un atout de plus pour nous. — Tu oublies le décalage horaire. Il est une heure plus tôt que chez nous. Elle pressa les doigts sur ses paupières. — On arrive donc avant d'être partis. Ce genre de truc me défrise. Incapable de résister à la tentation, Connors la gratifia d'un coup de coude et d'un sourire. — Et quand nous rentrerons, nous perdrons une heure. — Tu vois ? Ça ne rime à rien ! Comment peut-on perdre une heure ? Où va-t-elle ? Peut-on la retrouver ? Doit-on la déclarer à la Division des heures perdues ? — Eve chérie, sache que le monde n'est pas plat et que New York n'en est pas le centre. — Dommage. Tout serait tellement plus simple. Il ralentit et bifurqua dans une rue flanquée d'arbres verdoyants et de maisons si serrées les unes contre les autres qu'Eve se demanda pourquoi les occupants ne vivaient pas en appartement. Ils seraient probablement plus tranquilles. De minuscules jardinets s'avançaient jusqu'au trottoir et une odeur d'herbe flottait dans l'air. Suivant les instructions du GPS, Connors tourna à gauche au carrefour suivant et s'arrêta devant un pavillon identique aux autres. Eve fronça les sourcils. La maison lui parut minuscule. Était-ce d'habiter le palais de Connors ? Deux voitures étaient garées pare-chocs contre pare.-chocs dans l'allée étroite, et une bicyclette appuyée contre le perron. — Ces gens-là n'ont pas les moyens d'envoyer un enfant à Columbia, décréta-t-elle. À moins d'avoir pleuré pour obtenir une bourse, ce qui ne lui ressemble pas, comment ont-ils pu lui payer ses études ? — Les sages et les précautionneux commencent souvent à épargner dès la conception de leur progéniture. Quand bien même... Elle descendit de voiture, se dirigea vers l'entrée. Et s'immobilisa, la main sur la crosse de son arme. — Tu as entendu ? — Évidemment ! Je suis là. — Qu'est-ce que c'est ? — Je n'en suis pas absolument certain, mais ce pourrait être une sorte de grenouille. — Une grenouille ? Tu plaisantes ? Une de ces bestioles vertes qui sautent ? À l'entendre, elle est énorme ! Genre grenouille extraterrestre. — Je n'y connais pas grand-chose, mais je ne pense pas que les grenouilles extraterrestres abondent dans l'Alabama. Au cas où, Eve garda la main sur son arme. Par la fenêtre, elle distingua un écran animé, un homme vautré dans un fauteuil et une femme assise sur le canapé. — Soirée paisible devant un film, murmura Eve. Pourraient-ils, s'ils étaient impliqués dans... Qu'est-ce qu'elle fait ? La femme ? Qu'est-ce qu'elle fait avec ces bâtons et ce fil pelucheux ? — Aucune idée. Pourquoi devrais-je avoir une réponse à toutes tes questions ? — Parce que. Il s'esclaffa. — Je suppose qu'il s'agit d'une sorte de... d'artisanat. — Je sais ! Elle tricote. — Si tu le dis. — J'ai vu ça quelque part au cours d'une enquête. Elle tricote, il regarde une émission en buvant une bière, la bicyclette de leur fille est devant la porte -sans antivol. Si ces gens ont participé au meurtre d'une adolescente, s'ils piratent ou fraudent, je me mets au tricot. — Tout ça après un seul coup d'œil par la fenêtre du salon ? — La sécurité ? Minimale, et même pas activée. Les rideaux ne sont pas tirés : ils n'ont rien à cacher. Elle frappa. Un instant plus tard, la femme lui ouvrait sans avoir demandé qui était là. Son sourire trahit une certaine surprise, mais n'en demeura pas moins accueillant. — Bonsoir. Que puis-je pour vous ? La voix était aussi chaude et douce que l'air. — Nous cherchons Darrin Pauley. — Ô mon Dieu, je crois qu'il vit à Chicago. Nous ne l'avons pas vu depuis... — Qui est-ce, Mimi ? — Deux personnes qui cherchent Darrin, mon chou. Pardonnez-moi de ne pas vous inviter à entrer, mais... Eve lui présenta son insigne, et Mimi arrondit les yeux alors que Vincent Pauley la rejoignait. — De quoi s'agit-il ? La police ? La police de New York ? Il a un problème ? Darrin a des ennuis ? Mince ! souffla-t-il à la fois triste, résigné, et pas vraiment surpris. Nous ferions mieux de discuter à l'intérieur. Il leur fit signe d'entrer tandis que son épouse lui caressait le bras. — Si tu allais nous préparer du thé glacé ? Il fait chaud, je suis sûr que vous ne diriez pas non à une boisson fraîche. — Maman ? Du haut de l'escalier situé sur leur droite, une fillette; s'était penchée sur la rampe. — Retourne te coucher, Jennie. Ces gens veulent juste bavarder avec papa. Allez, vite ! Tu as une grosse journée demain. La petite cligna des yeux et disparut. — Nous allons à Play World demain avec la meilleure amie de Jennie et ses parents, expliqua la mère. Deux journées de manèges et de parcs aquatiques ! Mais je parle trop. Je vais m'occuper du thé. Elle s'éloigna d'un pas vif, et Eve et Connors demeurèrent en compagnie de Vincent Pauley qui les précéda dans le salon. — Asseyons-nous. Extinction écran, ordonna-t-il. J'ai toujours pensé qu'un jour ou l'autre, je recevrais la visite de la police à propos de Darrin. Je ne l'ai pas vu depuis des années. Je ne peux pas vous dire où il se trouve. Je n'ai plus aucun contact. — Quand avez-vous vu votre fils pour la dernière fois, monsieur Pauley ? Il eut un sourire amer. — Je ne sais même pas si c'est mon fils. Je vivais avec sa mère quand il est né, nous habitions ensemble depuis plusieurs mois. Je l'ai reconnu. Jetais persuadé qu'il était de moi. Je ne savais pas à l'époque qu'elle fréquentait un autre homme. Je n'avais pas encore vingt ans, j'étais naïf et stupide. — Ne dis pas cela, Vinnie ! protesta Mimi, de retour avec un plateau. Connors se leva. — Permettez-moi, madame Pauley. — Merci ! Vous avez un accent charmant. Vous êtes anglais ? — D'origine irlandaise. — La grand-mère de ma grand-mère, du côté de mon père, était irlandaise. D'un village appelé Ennis. Elle le prononça mal, mais Connors sourit. — Une jolie petite ville. — Et vous êtes venu en Amérique pour devenir policier. — Il est consultant, intervint Eve d'un ton ferme, tandis que Connors étouffait un rire. D'après les données dont je dispose, la mère de Darrin, Inga Sorensen, est décédée. — C'est le nom qu'elle utilisait, mais j'ignore si c'était bien le sien. Je ne sais pas si elle est vivante ou morte. On m'a dit qu'elle était morte, mais... — Si vous me disiez quand vous avez vu Darrin pour la dernière fois ? — Il y a six ou sept ans. — Sept, confirma sa femme. C'était au début du printemps : je m'en souviens parce que je plantais des fleurs et que Jennie était à la maternelle. Vinnie était à son travail et j'étais seule. J'avais peur de les laisser entrer, aussi j'ai appelé Vinnie qui est rentré immédiatement. — Les ? Mimi sollicita son époux d'un bref regard. — Darrin et l'homme qui pourrait être son père, répondit Vinnie. Celui qu'il considère comme son père, celui qu'Inga voyait avant et pendant notre relation. Mon frère. — Aucun frère ne figure sur votre fichier, monsieur Pauley. — Je l'ai fait supprimer. Cela m'a coûté beaucoup d'argent, et j'imagine que c'est illégal, mais j'y tenais. Je devais le faire avant de demander à Mimi de m'épouser. — C'est un sale type. Vinnie n'a rien de commun avec lui, officier. — Lieutenant. Dallas. En quoi est-ce un sale type ? — Il fait ce qu'il veut, prend ce qu'il veut, malmène qui il veut, expliqua Vinnie. Depuis toujours, même quand nous étions enfants. Il a quitté la maison quand nous avions seize ans. — Nous ? répéta Connors. Vous êtes jumeaux ? — De faux jumeaux, précisa Vinnie comme si la distinction était importante pour lui. Mais nous nous ressemblons énormément. — Je ne les aurais jamais confondus. Il a un regard méchant. Et je suis navrée, Vinnie, mais ce garçon aussi. Il a beau sourire et être poli, il y a quelque chose de déplaisant dans son regard. — Possible. Quoi qu'il en soit, ils ne sont pas restés longtemps. Ils voulaient rester quelques jours. Dieu sait pourquoi. J'ai dit que Darrin pouvait dormir ici, mais que Vance devait s'en aller. Darrin a refusé. Je lui ai demandé des nouvelles de sa mère, pourquoi elle n'était pas avec eux. C'est lui qui m'a annoncé qu'elle était morte. Depuis des années. Assassinée. — Comment ? — Il ne me l'a pas dit. J'étais sous le choc, je l'ai bombardé de questions. Il a juste déclaré qu'il connaissait le responsable. Et qu'il avait un plan. Mimi a raison. Il a eu à ce moment-là un regard qui faisait peur. Je ne voulais pas d'eux ici. Quand bien même ce serait mon fils, je ne voulais pas qu'il s'approche de ma femme et de ma fille. C'est ça le plus dur. Quand bien même ce serait mon fils. Il but une longue gorgée de thé glacé. — Je n'avais pas vingt ans quand Inga... Il s'interrompit, et Mimi lui serra affectueusement le bras. — Raconte-leur, l'encouragea-t-elle. Cesse de te ronger les sangs, et raconte-leur. — Bien. Je suis tombé fou amoureux d'Inga. De celle que je croyais être Inga. Je ne sais pas si elle avait fui mon frère ou s'ils avaient prémédité leur coup pour me duper, se servir de moi afin qu'elle puisse poursuivre sa grossesse en toute sécurité. Mais à l'époque, j'en ai souffert. Inga est partie quand Darrin avait deux mois. Elle a emporté tout ce qu'elle a pu, y compris la voiture et le peu d'économies que j'avais. Elle a aussi vidé le compte que j'avais ouvert pour le petit avant sa naissance. Il ne restait plus qu'un vidéo-cube de mon frère, riant aux éclats et me remerciant de lui avoir rendu service. J'ai découvert qu'il avait été arrêté un an auparavant. Une histoire de fraude. Je suppose qu'il m'a envoyé Inga pour que je... tienne son rôle le temps qu'il purge sa peine. Dès sa sortie de prison, il les a emmenés... Je ne les ai jamais revus jusqu'à ce jour où Mimi m'a appelé au secours. J'ai engagé un détective privé, mais je n'avais pas les moyens de prolonger l'enquête. J'ai eu l'impression d'abandonner la partie. Je m'en suis longtemps voulu, puis un jour, j'ai rencontré Mimi. J'ai fait une croix sur le passé. J'ignore où ils sont allés après leur visite. Nous avons reçu un mail de Darrin il y a environ trois ans. Il nous racontait qu'il suivait des études universitaires à Chicago, qu'il travaillait dur. Il semblait... — Sincère, compléta Mimi. — Oui, soupira Vinnie. Il nous demandait si on pouvait l'aider financièrement. Connaissant Vance, j'ai vérifié. Il était bel et bien inscrit. Je lui ai envoyé mille dollars. — Il n'a pas daigné le remercier, enchaîna Mimi. Mais peu après, quelqu'un a accédé à notre compte en banque. Celui que nous réservons pour les coups durs, et où Vinnie avait pris l'argent pour Darrin. Nous n'avions plus que cinq mille dollars. Darrin en avait pris quatre. Si, Vinnie, c'est lui ! — Sans doute. — Vinnie n'a pas voulu déclarer le vol à la police. — S'il est mon fils, il a des droits. J'ai tenté de le joindre par l'intermédiaire de l'université, mais on m'a répondu qu'il ne figurait pas sur les registres. J'ai protesté parce qu'il y était bel et bien inscrit deux semaines auparavant. En vain. — Nous pensons que Darrin Pauley est à New York depuis un certain temps, commença Eve. Nous pensons aussi qu'il a commis divers cybercrimes ainsi que des usurpations d'identité. Vinnie se prit la tête entre les mains. — Comme Vance. Exactement comme Vance. Que dois-je dire à mes parents ? Dois-je leur en parler ? — Ce n'est pas tout, monsieur Pauley. Il y a pire, et d'ici quarante-huit heures tous les médias en parleront. Darrin Pauley est soupçonné d'avoir violé et assassiné une jeune fille de seize ans. La fille d'un officier de police. — Non. Non. Non, gémit-il. Mimi. Elle l'entoura de ses bras. Son regard exprimait l'horreur et l'accablement mais pas l'incrédulité. Elle croisa celui d'Eve. — J'ai eu peur de lui. Quand il m'a dévisagée, j'ai eu peur. Nous avons entendu parler de cette affaire. Ce matin aux informations. Ils ont prononcé votre nom. Lieutenant Dallas. J'avais oublié. — Il me faut tout ce que vous savez, les détails les plus insignifiants sur Darrin, votre frère et Inga Sorenson. — Je pense qu'ils ont dû réclamer de l'argent à mes parents. Nous n'abordons jamais le sujet avec eux, mais... difficile de dire non à ses proches. — Posons-leur la question. — Laissez-moi m'en charger. Je vais... Cela ne vous dérange pas si je passe dans la pièce voisine ? — Pas du tout. — Que devons-nous faire, à présent ? s'enquit Mimi. S'il vient ici... — Ça m'étonnerait. Vous n'avez rien à lui offrir. Cependant, je prendrai contact avec votre commissariat local. Si Darrin vous appelle, restez calme, comportez-vous avec naturel. Puis prévenez les autorités et moi-même. Immédiatement. — Nous partons en vacances demain. — Surtout ne changez rien à vos plans. Prenez vos distances. — Et profitez de votre fille, ajouta Connors. Vous formez une famille heureuse et unie. Tou cela n'a rien à voir avec vous. En route pour l'aérodrome, Eve contempla le ciel constellé d'étoiles. — Quelques victimes de plus. — Cette femme est sensible, ce qui explique qu'elle ait lu en ce garçon. Peut-être cherchait-il moins à le dissimuler, mais selon moi, elle a perçu qui il était vraiment, et ça l'a effrayée. — À raison. Se calant dans son siège, Eve lança une recherche sur Vance Pauley. — Vance est bel et bien un sale type. Il a accumulé les ennuis. Son fichier de délinquant juvénile est descellé, j'en conclus qu'on m'a précédée. Il a commencé dès l'âge de neuf ans. Escroquerie, vol, destruction de biens privés, cyberharcèlement, piratage, agression, voies de faits. — A neuf ans ? — J'avance dans la chronologie. Première agression à douze ans. Usurpation d'identité à l'époque d'Inga. Puis, pfuit ! Plus rien. Il a un casier long comme le bras de l'enfance à la majorité, et ensuite, plus rien. — Il est devenu plus malin. — Ou alors Inga était plus douée que lui et lui a appris les ficelles. Sur elle, je n'ai rien. Rien qui corresponde à ce nom ni à la description de Pauley. Elle apparaît sur le fichier de Darrin en tant que mère, décédée le 16 mai 2041. Il devait avoir quatre ans. Mais il n'existe pas d'acte correspondant. — Elle figure sûrement dans les dossiers de MacMasters. Pas forcément sous ce nom, mais c'est elle est le mobile. La raison du plan échafaudé il y a sept ajis. — Oui, acquiesça Eve. Et je vais la trouver. Son communicateur bipa. — Dallas. — Vous êtes vraiment dans l'Alabama ? demanda Baxter. — Nous nous apprêtons à reprendre l'avion pour rentrer. — Ça ne vous ennuierait pas de nous acheter du poulet grillé en passant ? Rien de tel que le poulet grillé du Sud. — Baxter, ce sont vos fesses que je vais griller si vous m'avez appelée pour rien. — J'aurai droit à du poulet grillé si j'ai du nouveau ? Seigneur, Dallas, ne faites pas cette tête ! Bon, on a une piste. Une fille qui travaille comme barmaid dans un club fréquenté par des gars du genre étudiant. Elle prétend avoir eu des cours en commun avec lui. Il a vraiment étudié à Columbia. Cerise sur le gâteau, elle prépare un master et elle dit l'avoir croisé - vous allez adorer ! - à une soirée de la Saint-Sylvestre. — Chez Powders. — Précisément. Elle était seule, elle l'a un peu dragué. Il n'a pas bronché. Croyez-moi, il faut être en bois pour ne pas craquer devant une fille comme celle-là. Pas vrai, Trueheart ? — Elle est très jolie. — Superbe. Sexy... — Envoyez-moi un rapport. — Du coup, on s'est trimbalé jusque chez... — Quoi ? — On s'est trimbalé jusque chez Powders pour confirmation. Lui, son copain de chambrée et sa copine malheureusement mineure, tous l'ont reconnu. Ils l'aperçoivent dans les parages de temps en temps. Mais la fille l'avait repéré à la fête. Elle nous a dit qu'elle remarquait toujours les beaux gosses - et notre Trueheart a eu droit à un clin d'œil. — Inspecteur, elle n'a pas... — Vous devez améliorer votre sens de l'observation, mon jeune ami, coupa Baxter. Conclusion, nous avons des témoins qui l'ont vu chez Powders le soir où on lui a piqué sa carte d'identité. Pas mal, non ? — Pas mal. — Dallas, il est trop tard pour aller frapper chez les MacMasters. — Il n'est que... Merde ! Une heure de gagnée, une de perdue. Insupportable. — Vous irez les voir après la réunion demain. — Pour en revenir au poulet grillé... Elle lui raccrocha au nez. — Le procureur sera content : nous allons lui présenter un dossier en béton. Si vous réussissez à nettoyer ce disque dur et à me procurer la séquence où il franchit la porte... — Nous réussirons. — De toute façon, on l'aura. On a un visage. On a un nom. Pas celui qu'il utilise aujourd'hui, pas celui qu'il utilisait avec Deena. Mais un nom. On sait d'où il vient. Dès que nous serons à bord, je lancerai une recherche sur Inga. — Je serai plus rapide que toi. Si tu as envie de prendre les commandes. — Ha ! Ha ! Ha ! — Tu aurais moins peur de voler si tu apprenais à piloter. — Je préfère prétendre que je suis sur la terre ferme. — Combien de véhicules as-tu défoncés, explosés ou détruits, disons... ces deux dernières années ? — Imagine ce que ça donnerait à trente mille pieds d'altitude. — Dont acte. Il gara la voiture. — Les Pauley m'ont touché, avoua-t-il. Ils s'aiment profondément, ils se serrent les coudes. — Pas de doute. Vinnie se sent responsable et il éprouve comme du chagrin au sujet de Darrin. Alors qu'il n'est probablement pas son père. — Les liens du sang, malgré tout. Ils ont la peau dure. Quels qu'ils soient, un homme aussi bon que lui souffre. — Un homme mauvais aussi. 15 Elle s'appelait Irene Schultz - du moins en juin 2039 quand le jeune Jonah MacMasters l'avait arrêtée pour fraude, possession de substances illégales et racolage sans licence. On avait interrogé, puis libéré son compagnon, un certain Victor Patterson, bien qu'il apparaisse comme complice dans les notes de MacMasters. L'absence de preuves et les aveux de la femme rendaient impossible toute incarcération. Le temps de l'enquête, les services sociaux avaient confié un enfant de sexe masculin, Damien Patterson, à une famille d'accueil, puis l'avaient rendu à son père. Schultz avait été condamnée à dix-huit mois fermes. Affaire classée. — Ce ne peut être qu'elle, dit Eve tandis que Connors et elle pénétraient dans la maison. Tout correspond. Deux mois après sa libération, elle se volatilise, de même que Patterson et le gosse. Envolés, inconnus au bataillon. — Ils ont changé d'identité. Eve gravit l'escalier. — A tous les coups. On prend un nouveau nom, on déménage et on repart de zéro. Mais on peut adopter un angle différent. D'après le rapport, MacMasters était convaincu de la participation de Patterson - ou Pauley - à la fraude. Celui-ci l'a laissée écoper à sa place, et elle a accepté. Par ailleurs, Vinnie n'a pas évoqué d'addiction à la drogue, et son frère n'a jamais été poursuivi pour usage de stupéfiants. D'où sort cette charge ? Quant au racolage sans licence, pourquoi prendre un tel risque ? C'était stupide or elle ne l'est pas. Elle a dupé Vinnie pendant un an. Elle sait - ou savait - mener ses projets à terme. Puis du jour au lendemain, vlan ! elle tombe non seulement pour fraude mais pour possession de drogue et sollicitation illicites. Il y a un truc qui cloche. — Sexe et stupéfiants sont les meilleurs moyens de se renflouer quand on a besoin d'argent. Et si on sait s'y prendre, ça peut rapporter gros. À méditer. —Ça pourrait coller avec Pauley. Il est du genre avide et impatient. — À méditer aussi, ajouta Connors, le fait qu'elle ait accepté de purger dix-huit mois sans dénoncer Pauley. Si elle l'avait compromis, elle aurait pu négocier sa peine, non ? — Absolument. On aurait eu pitié d'elle. Jeune mère, casier vierge - en tout cas en apparence. Elle a pris un avocat commis d'office. Eve pénétra dans son bureau, fonça sur son ordinateur. — J'ai le nom de l'avocate commise d'office dans les notes de MacMasters, mais nulle mention de tractations. Je vais devoir lui secouer la mémoire. — Elle n'est pas morte en prison. — Non. Pourquoi blâmer MacMasters, quelles que soient les circonstances de son décès ? Ce n'est pas logique, or, à sa manière tordue, il est logique. Elle tourna autour du tableau de meurtre. — Un élément qui ne figure pas dans le dossier, les notes, le rapport ? Mais à l'époque, c'était un gamin. Comment sait-il ce qui s'est passé, comment sait-il que MacMasters doit payer ? Elle fixa la photo d'identité d'Irene sur le tableau. — Parce que Pauley lui raconte tout, conclut-elle en étudiant le cliché, le regard dur et las de la femme. Pauley lui explique comment c'est arrivé; du moins de son point de vue. Ou de la manière dont il veut présenter les événements. Il ne lui dit pas : « Oui, c'est vrai, j'ai laissé ta mère croupir en cellule à ma place. » Impossible. Tandis qu'elle raisonnait à voix haute, Connors se percha sur un coin du bureau. Il adorait la regarder lorsqu'elle travaillait ainsi à recréer le scénario. — Quelle sorte d'homme laisse la mère de son enfant écoper à sa place ? Comment peut-il lui tourner le dos de cette façon ? Elle pensa à Risso Banks. — Dans le cadre de cette affaire, j'ai interrogé un type. Jeune. Son frère aîné a fait de lui un toxico, l'a entraîné dans la spirale infernale de la prostitution. Et le jour où la police a débarqué, il a lâché le môme et tenté de sauver sa peau. C'est le seul souvenir qu'il ait de son aîné : un salaud qui l'a abandonné pour tenter de sauver sa peau. — Darrin Pauley était trop jeune pour se rappeler cet épisode. — Oui, convint-elle. Du coup, Vance Pauley peut récrire l'histoire. Ils ont œuvré ensemble, c'est évident, mais elle seule a payé. Il ne va pas l'avouer à son fils, il passerait pour un lâche, un manipulateur. MacMasters a fait pression sur elle ? On peut toujours abattre la carte des flics qui vous poussent malgré vous dans vos retranchements. Pourtant... — Le viol et le meurtre de la fille d'un flic vingt ans plus tard en réponse à dix-huit mois de prison ? J'ai du mal à le croire. — Les symboles. D'après Mira, tout est symbolique. Il y a forcément autre chose. Entre sa libération et son décès, un détail que Pauley peut pointer du doigt ? Concernant son arrestation, son séjour à l'ombre, qui l'a conduite à la mort ? Elle se ratissa les cheveux, essaya de se mettre à la place de Darrin Pauley. — Si Darrin n'a pas menti à Vinnie - et pourquoi mentir là- dessus ? - en affirmant qu'elle était morte environ six mois après sa libération, que s'est-il passé durait cette période ? C'est là que je dois creuser. — Tu possèdes beaucoup plus de données sur elle à présent. Tu devrais pouvoir rationaliser les recherches déjà effectuées. — Certainement. — Si tu permets... Ordinateur, extraction des résultats de la recherche sur les femmes victimes de viol/meurtre par strangulation et suffocation, recoupement avec dates de décès 2041. Initiales I.S. — Requête entendue... — Ordinateur, reprit Eve, ajouter victimes âgées de vnîgt à vingt-huit ans ayant donné naissance à au moins un enfant. — Requête entendue... Recherche en cours... Eve fit un pas en direction de la cuisine. — Non ! l'arrêta Connors. Plus de café, pas à cette heure-ci. Tu ne t'endormiras pas. Et si les réponses que tu espères obtenir sont vitales, ce n'est pas cette nuit que tu épingleras ton assassin. Difficile de discuter. Elle fourra les mains dans ses poches. La machine n'était pas seule à pouvoir lui fournir des réponses. — Il doit avoir une autre identité. Pourquoi n'avons-nous que Darrin Pauley ? — Il suffit de changer la couleur de ses cheveux, de ses yeux, de se soumettre à quelques retouches chirurgicales. C'est légal et à la mode. Il a sans doute décidé de conserver la même allure de base pour la carte d'étudiant et sa carte d'identité au nom de Darrin Pauley, mais je parie qu'il en possède une demi-douzaine d'autres. Avec un minimum d'habileté et d'argent, il est facile d'échapper aux radars. — S'il travaille, il doit en avoir une qui apparaît sur les fichiers officiels. Tous les employeurs se renseignent sur les antécédents de leurs futures recrues. — Certes, encore que tout dépend de l'employeur. Et une fois engagé, qui va revérifier ? Surtout si, comme tu le supposes, il fait profil bas. — Il adopte un look pour Columbia, un autre pour aborder Deena, et ainsi de suite. Il s'adapte aux situations. Dans le temps, Mavis en faisait autant. Elle avait des fourmis dans les mains tellement elle avait envie d'un café. Elle se concentra sur sa tâche. — Mira pense qu'il vit seul. Possible. Et s'il était encore en relation avec son paternel ? Un tel partenariat lui donnerait davantage de force pour continuer sa mission, non ? Ça l'aiderait à garder le contrôle, à rester patient, parce qu'il peut en parler avec lui, partager ses succès, se vanter. — Quelqu'un pour l'encourager, dit Connors. Pour l'aider question paperasses, recherches, revenus. — Hypothèse : il ne travaille pas du tout, il vit de ses arnaques. — Tâche complétée... Un seul résultat. Affichage ? — Écran mural numéro 1, commanda Eve. Illya Schooner, vingt-cinq ans, née dans le Dakota du Nord, parents décédés, pas de fratrie. Un enfant. David Pruit. Parent le plus proche, Val Pruit, mari et père du garçon. Elle est différente d'Irene Schultz. Les cheveux sont plus longs, plus clairs, bouclés, la bouche plus pulpeuse, les pommettes plus saillantes et elle a un grain de beauté près de la lèvre supérieure. Elle paraît plus jeune, le cou est plus long, les sourcils plus fournis. — Transformations subtiles qui n'exigent pas l'intervention d'un chirurgien. Qui verra les différences, sinon un flic ? Elle a eu envie de s'éclaircir les cheveux, d'yeux verts plutôt que bleus. Et alors ? Tout lé monde a le droit de s'offrir un caprice. — Elle est morte avec ce visage à peu de chose près, à Chicago où elle était domiciliée à l'époque. Mai 2041. Viol/meurtre par strangulation. Il me faut davantage. J'ai besoin du numéro du dossier et du nom de l'enquêteur. — Eve, il est trop tard pour harceler la police de Chicago au sujet d'un crime commis il y a dix-neuf ans. Tu auras plus de chance demain matin. — Je peux obtenir des renseignements via l'IRCCA maintenant... Ordinateur, rechercher David Pruit, né le 6 octobre 2037, mère Schooner, Illya, père Pruit, Val. Rechercher aussi Val Pruit, mêmes données. — Requête entendue... Recherche en cours... — Il n'y aura rien dans la banque de données. — Non, mais j'en veux la confirmation. À un moment ou à un autre, pourquoi ne pas reprendre une ancienne carte d'identité ? La réutiliser ? — Excellente remarque. — Je vais en profiter pour requérir officiellement une copie du dossier. — D'accord, mais après, au lit. Avec un café, elle aurait pu tenir encore une heure ou deux. Mais, après tout, la machine pouvait travailler sans elle. Elle appela la photo d'identité d'Inga et divisa l'écran. — Tu crois que ce serait compliqué d'effectuer une recherche sur des variations mineures comme celle-ci ? En élargissant le champ à cinq ans et en ajoutant les initiales. — Non, mais tu seras littéralement inondée de résultats. As-tu une idée du nombre de femmes à travers le monde qui correspondent à la description de base ? — On se limite aux États-Unis. Et c'est à lui que je pense. Darrin/David/Damien... Je trierai. Tout ce que je te demande, c'est de programmer l'analyse. — Je m'en charge. Ensuite, dodo ! — Marché conclu. Elle fut réveillée juste après 5 heures par un délicieux arôme de café. Soulevant une paupière, elle vit Connors devant l'autochef, en train de siroter son café en la contemplant. — J'ai pensé que c'était le bon moment, dit-il en lui apportant un mug fumant. — Merci. As-tu déjà entamé ta quête quotidienne pour la domination économique de l'univers ? — Pas avant 6 heures, heure à laquelle tu entameras ta quête quotidienne pour la vérité, la justice et les coups de pied dans les fesses. — J'ai un bon pressentiment. Avec ce que nous avons et ce que nous attendons, j'espère pouvoir le coincer aujourd'hui. J'aurai de quoi le mettre en examen. Si la DDE me procure l'image de lui lorsqu'il pénètre dans la maison, tant mieux pour moi. J'aurai le mobile, la méthode et l'occasion. Tout est là. — Ton optimisme me réjouit. Elle se sentit encore plus optimiste après s'être douchée, habillée et avoir avalé un deuxième café et une gaufre. Dans son bureau, elle consulta ses messages en priant pour qu'un collègue de Chicago ait décidé de faire une bonne action pendant son service de nuit. Loupé, mais elle n'hésiterait pas à insister. Elle parcourut les résultats de la recherche que Connors avait lancée à sa requête. Son optimisme faiblit. — Trois cent trente-trois mille possibilités ? Merde ! Elle remarqua qu'il avait ajouté une adresse à New York aux données de base. Cette initiative réduisait le nombre à un peu plus de treize mille. Et il avait recoupé ces résultats avec la liste des gens qui avaient acheté le système de sécurité. Il réfléchissait comme un flic. Dommage qu'il soit tombé sur un os. Il devait exister un autre moyen. « Plus tard », décida-telle. Une fois qu'elle aurait mis ses rapports à jour et préparé sa réunion. Juste avant 7 heures, le moral de nouveau en hausse, elle contacta Whitney. — Commandant, je viens de vous transmettre mon tout dernier rapport. — En effet. Il arrive. Résumez-le-moi. Elle s'exécuta. — J'ai le sentiment que nous empilons les briques d'un dossier solide et que nous sommes sur la piste du suspect, conclut-elle. Le capitaine MacMasters pourrait sans doute nous fournir davantage de précisions en ce qui concerne l'arrestation, l'interrogatoire et la condamnation d'Irene Schultz. Cela nous aiderait à appréhender Darrin Pauley. — Quand voyez-vous vos hommes ? — Ils arrivent, commandant. Elle fit signe à Peabody, McNab et Jamie de se taire. — Je convoque le capitaine pour 9 heures, reprit Whitney. Il est d'accord pour diffuser un communiqué de presse à midi. Nous devrons en faire autant. Il ne répondra à aucune question. Vous, si. Cinq minutes. « Zut ! Zut ! Zut ! » — Bien, commandant. — Briefez votre équipe, lieutenant. Je contacte Chicago, et je leur mets la pression. — Merci, commandant. Elle mit un terme à la conversation à l'instant précis où Sumrnerset surgissait à reculons en tirant une longue table-buffet. A l'autre extrémité, Trueheart poussait. — Décidément, vous ne pensez qu'à bâfrer ! s'insurgea Eve. — Un esprit sain dans un corps sain, répliqua Sumrnerset en esquivant avec souplesse la horde d'affamés. Eve vit son regard se poser sur le tableau de meurtre, s'attarder sur les photos de Deena. — Je vous souhaite d'avoir les idées claires, ajouta-t-il. Lorsqu'il quitta la pièce, elle se leva, se servit un café. — Installez-vous. Nous sommes en réunion, pas à un concours de gavage. Affichage écrans muraux... Voici notre suspect. Né Darrin Pauley, vingt-trois ans. Et voici ce que nous savons ou croyons savoir à son sujet. Elle passa du suspect à son père supposé, puis à sa mère. — C'est elle la clé. Whitney harcèle les collègues de Chicago pour qu'ils nous envoient le dossier sur son meurtre et soutient ma requête de parler aux inspecteurs chargés de l'enquête. — Je pourrais dénicher les reportages des médias, proposa Jamie. — Entendu. Les données de l'IRCCA précisent qu'elle a été violée et sodomisée à plusieurs reprises, peut-être par plus d'un agresseur. Elle n'était pas attachée, ce qui explique pourquoi elle n'est pas apparue dans les crimes similaires. Elle a été battue, plus sévèrement que notre victime, et l'analyse toxi-cologique a révélé des traces de stupéfiants. Elle indiqua le tableau sur lequel figuraient les points communs entre les meurtres de Deena MacMasters et d'Illya Schooner. — Illya a été partiellement étouffée avec un coussin retrouvé sur la scène du crime, puis étranglée avec les draps. Elle a été découverte dans un hôtel de passe par la femme de chambre. Selon le rapport, elle était morte depuis huit heures. Aucun témoin ne s'est présenté, aucune des personnes interrogées n'a pu communiquer des informations pertinentes à la police. Elle n'avait pas de licence, poursuivit Eve. Toutefois, Victor Patterson a déclaré qu'ils avaient des difficultés familiales et qu'elle avait commencé à se prostituer pour pouvoir se payer sa drogue. Il avait un alibi solide. — Il a pu commanditer lé meurtre, supputa Baxter. Si elle était devenue toxico et qu'elle mettait en péril leurs affaires, il a pu vouloir se débarrasser d'elle. — Possible mais peu probable. Voyez ses antécédents, répliqua Eve en faisant apparaître sa fiche sur l'écran. Délits multiples jusqu'à ce qu'il sorte de prison et s'enfuie avec elle. Ensuite, rien. Il nage sous la surface. Quant à elle ? Irréprochable jusqu'à son arrestation pour fraude. La prison l'aurait-elle rendue intelligente ? J'en doute. Pour moi, c'est Illya le cerveau. Mais à l'issue de sa peine, quelque chose a changé. Peabody, renseignez-vous sur son séjour à Rikers, dénichez-moi une codétenue ou une gardienne qui se souvient d'elle. — Tout de suite. Remarquez, ce pourrait être le séjour lui-même. Si, comme vous l'avez dit, elle n'avait jamais eu de problèmes auparavant. Elle était libre comme l'air, elle agissait à sa guise. Et vlan ! Elle se prend un an et demi de taule. — Elle s'est laissé ronger par l'amertume, spécula Eve. Elle a perdu confiance en elle. Si elle avait pris goût à la drogue dehors, elle a pu souffrir du manque à l'intérieur. On l'aura exploitée. — Le jour où elle sort, elle n'est plus la même. Remarquez, elle m'a l'air mal en point à son entrée, constata Peabody en étudiant la photo d'identité. — Oui. Aucun rapport avec la créature vibrante que Vinnie Pauley avait connue deux ans auparavant. — Le mauvais choix. Trueheart cilla comme toutes les têtes se tournaient vers lui. — Euh... je veux dire, euh... le contact sur le long terme avec le mauvais gars. Il a eu une influence négative sur elle. — Plausible, approuva Eve. La chronologie, les transformations. Ce que nous savons, c'est qu'entre l'Inga avec qui Vinnie Pauley a vécu, et l'Illya assassinée dans un hôtel de passe de Chicago, la chute a été rude. Apparemment, à ce stade, et pendant les années qui ont suivi, Vance Pauley a exercé un ascendant sur Darrin Pauley. Où en est-on avec les enregistrements des caméras de surveillance de chez la victime ? McNab se leva en brandissant un disque. — Je peux ? — Allez-y ! Il s'approcha du bureau. — Affichage, écran numéro trois. Comme vous pouvez le constater, l'image est mieux définie. — Ah bon ? — Le processus est lent. Nous avons réussi à la capturer et à la verrouiller, mais elle est sévèrement corrompue. Il faut réparer les pixels niveau par niveau. Feeney et moi en avons extirpé deux de plus hier soir en suivant la même méthode. Elle est en cours d'amélioration. Je crains que nous ne puissions rien en tirer d'autre. — Nous nous efforçons d'accélérer le processus, intervint Feeney. Mais nous ne pouvons rien te promettre. — J'ai rendez-vous avec Whitney et MacMasters à 9 heures. J'espère réveiller la mémoire du capitaine à propos de l'arrestation d'Irene Schultz. Peabody continue à explorer l'angle chaussures/garde-robe. Baxter et Trueheart, vous referez une enquête de voisinage avec la photo. À midi, MacMasters parlera aux médias, et moi aussi. Je me plierai à une séance de questions-réponses de cinq minutes. Par ailleurs, j'ai initié une nouvelle recherche qui m'a craché plus de treize mille possibilités. Elle leur résuma la situation. Trueheart s' éclaircit la voix. — S'ils possèdent ce système de sécurité, c'est peut-être le père qui l'a acheté. En se servant d'un de ses alias. — Bien vu. Vérifiez. Réunion au Central à 16 heures. J'aurai alors sélectionné les autres membres de l'équipe qui assisteront à la cérémonie. Si nous n'avons pas épinglé ce salaud avant, nous nous retrouverons ici à 7 heures demain matin. Au boulot ! Baxter, une minute. Elle disparut dans la kitchenette, en émergea avec un sac qu'elle lui jeta plus qu'elle ne le lui tendit. Il en inspecta le contenu et son visage s'éclaira. — Putain, du poulet grillé de l'Alabama ! J'adore cette femme. — Réservez votre amour pour Connors. C'est lui qui s'en est occupé. Et maintenant, dégagez ! Peabody, avec moi. Peabody attendit qu'elles soient dans la voiture et qu'Eve ait démarré en trombe. — Bon, je sais qu'on nage en mode enquête et qu'on a beaucoup de fils à tirer puis à renouer les uns aux autres. Mais à chacun ses fils. Je vais me précipiter dans les boutiques comme prévu. — Et? — Et alors, j'ai pensé qu'on pourrait s'accorder quelques minutes pour discuter du mariage. — Louise maîtrise la situation. Je le sais parce que je suis passée chez elle. J'ai fait mon devoir. — Vous avez fait bien davantage. Elle m'a tout raconté, avoua Peabody, une lueur ravie dans les prunelles. Nous inviter à dormir chez vous vendredi soir, quelle bonne idée ! — Un moment d'égarement, soupira Eve en priant pour ne pas le regretter. Par « nous », vous entendez qui, exactement ? — Comme d'habitude : Moi, Mavis, Nadine, Trina. Reo si elle est libre, ajouta-t-elle en pensant à l'adjointe du procureur. Et... euh... Trina amène une copine esthéticienne pour lui donner un coup de main. Mais le nec plus ultra, c'est qu'on sera toutes là pour Louise. Avec elle. Du coup, je me suis demandé si on ne pouvait pas lui prévoir une sorte de suite nuptiale. — Qu'est-ce que c'est que ça ? Il n'est pas question qu'elle campe dans le parc. Elle aura une chambre. Une suite. Qu'importe. — Oui, oui, mais si on pouvait l'arranger en fonction de l'événement ? Fleurs, Champagne, bougies, grignotages de filles, musique. Histoire de se mettre dans l'ambiance. Eve resta silencieuse un instant. — J'aurais dû y songer, pas vrai ? — Non. Je suis là pour ça. Vous verrez, ce sera épatant, un véritable bonus pour Louise. — Parfait. — Youpi ! J'ai pensé qu'on pourrait... — Vos quelques minutes sont écoulées. Je veux que Jenkison et Reineke assistent aux funérailles. Communiquez-leur les heures et lieux des réunions. Je vais demander à MacMasters de me recommander deux de ses collègues. Nous aurons besoin aussi d'une demi-douzaine d'uniformes, la moitié au moins appartenant à la division de MacMasters. — Vous avez raison. — Tous les flics qui le peuvent devront y aller. Us seront dispersés, mais la surveillance doit demeurer discrète. — Il doit se douter que les flics pulluleront. Ça risque de l'effrayer. — Au contraire, argua Eve en déboîtant pour doubler un maxibus et un Rapid Taxi. Ça va l'exciter. A sa connaissance, nous n'avons rien. — Après la conférence de presse... — Il continuera à croire que nous n'avons rien. Eve s'en assurerait personnellement. Dès qu'elle franchit le seuil de la salle commune, Eve flaira une odeur de beignets. Nadine ! Elle gratifia ses hommes d'un regard noir et poursuivit son chemin. Comme prévu, la journaliste vedette était installée dans son bureau, un café à la main. — Presque 9 heures, commenta-t-elle. Il est tard. — Pas trop tard pour vous jeter dehors, riposta Eve. — Allons, Dallas, je n'ai pas insisté sur l'affaire MacMasters. Je me suis contentée de diffuser l'information, respectueusement, en me fondant sur les déclarations fournies par votre service de relations publiques. Je connais MacMasters. Pour diverses raisons, j'espérais que vous clôtureriez cette enquête rapidement. Ce n'est pas le cas. Eve se servit un café. — Conférence de presse à midi. — Je sais, et j'y serai. Donnez-moi un tuyau. — Je ne peux pas. Et je ne veux pas, ajouta-t-elle avant que Nadine puisse protester. — Vous êtes sur une piste. Je vous connais. Avez-vous un suspect ? Êtes-vous sur le point de l'arrêter ? — Et vous me connaissez aussi suffisamment pour savoir que je ne vous répondrai pas. — Entre nous ! persista Nadine en levant la main pour signifier qu'elle n'enregistrerait pas l'entretien. Je peux peut-être vous aider. Ce ne serait pas la première fois. Mais là, Eve n'y croyait pas. — Avant de refuser, sachez qu'avec mon expérience sur le terrain, j'ai appris à observer la manière dont les flics travaillent. Je sais repérer les mauvais, les bons, les indifférents. Ce crime odieux survient presque immédiatement après le meurtre de l'inspecteur Coltraine. Difficile de prendre de la distance. Je sais faire preuve d'objectivité, Dallas, parce que c'est mon métier. Mais je compatis. Eve contempla sa tasse. — Vous pourriez proposer une séquence sur les systèmes de sécurité haut de gamme. — Comme c'est curieux ! J'envisageais justement un reportage sur ce sujet dans mon émission. — J'en ai la chair de poule, ironisa Eve. Nombre d'experts considèrent l'Interface Total Home 5500 comme l'un des meilleurs produits sur le marché. Encore faut-il pouvoir se l'offrir. En tant que flic, je ne peux m'empêcher de m'interroger : les gens se ruinent-ils avec ce genre de système pour se protéger ou parce qu'ils ont quelque chose à cacher ? Nadine lui offrit un lent sourire. — Voilà un angle intéressant. — Des milliers de New-Yorkais se sont équipés de ce dispositif, et déboursent de jolies sommes pour son entretien et ses mises à jour. L'entreprise Sécurité Plus jouit d'une excellente réputation. La plupart de ses clients sont probablement des citoyens circonspects et irréprochables. Il suffit d'un seul... — Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. — En effet, le processus est long et fastidieux. Même si l'on décide, par exemple, de vérifier uniquement ceux dont les initiales sont D.P. ou V.P. Cela permettrait de réduire le champ, mais il en resterait malgré tout plusieurs centaines. — Certes, mais les journalistes et leurs équipes sont habitués à ces tâches laborieuses. — Contrairement aux flics, rétorqua Eve avec un mince sourire. Allez-vous-en, Nadiné. J'ai un rendez-vous. — À tout à l'heure, fit la journaliste en se levant. Au fait, je trépigne d'impatience à la perspective des festivités du mariage, y compris la soirée pyjama. — Taisez-vous. Nadine sortit en riant, et Eve finit son café en songeant qu'elle avait au moins trouvé un moyen de faire avancer sa recherche. 16 Les deux hommes étaient debout lorsque Eve pénétra dans le bureau du commandant. Bien que pâle, les traits tirés, MacMasters semblait se tenir plus droit. À en juger par la froideur de son regard, il était prêt. — L'inspecteur Peabody a quelques tâches à accomplir, commença Eve. J'ai préféré qu'elle se concentre sur la piste qu'elle poursuit actuellement. — Jack... Le commandant m'informe que vous avez peut- être établi un lien avec l'une de mes anciennes affaires. — En effet. Nous avons réussi à identifier un individu via une banque d'images et le portrait-robot que l'inspecteur Yancy a dessiné avec l'aide de deux témoins. Il s'agit de Darrin Pauley, domicilié dans l'Alabama. — L'Alabama. — Nous pensons que c'est un alias, et que le sujet est un adepte de la fraude, du cybercrime et de l'usurpation d'identité. J'ai discuté avec Vincent Pauley, son père selon le fichier correspondant à cet individu. Elle leur résuma la situation. — Il y a vingt ans ? s'exclama MacMasters. — Plutôt vingt et un, selon moi. Nous aurons bientôt accès à toutes les données concernant l'enquête. C'est vous qui avez procédé à l'arrestation, capitaine. Vous avez travaillé avec un certain inspecteur Frisco, tombé six ans plus tard lors d'une fusillade. — C'est Frisco qui m'a formé. Un type bien, un flic solide. — J'ai une copie du dossier. En le parcourant, un détail pourrait vous revenir en mémoire. — Installez-vous à mon bureau, proposa Whitney en insérant le disque qu'Eve lui tendait. Il invita celle-ci à s'éloigner avec lui de quelques pas. — Vous aurez le dossier sur le meurtre Illya Schooner dans la matinée. Le lieutenant Pulliti, retraité, était chargé de l'enquête. Il vous contactera. J'ai aussi les coordonnées d'une certaine Kim Sung, gardienne assignée au bloc de cellules où se trouvait Irène Schultz durant son incarcération. — Merci, commandant. Ces renseignements me seront précieux. — Je n'ai pas tout oublié. — Je me rappelle maintenant, murmura MacMasters. J'étais en uniforme, je n'avais pas encore passé mon examen d'inspecteur. Frisco m'a laissé prendre les rênes. Une de nos taupes nous avait mis sur les traces d'une femme escroc. Elle sollicitait un individu, copiait sa carte d'identité, sa carte de crédit. Du jour au lendemain, il se voyait accusé de toutes sortes de délits qu'il n'avait pas commis ou découvrait qu'on avait vidé ses comptes en banque. Souvent, ces victimes renoncent à déclarer leur mésaventure, surtout lorsqu'elles sont mariées ou en couple. MacMasters fixa l'écran en secouant la tête. — Oui, je m'en souviens. Elle a arnaqué le frère de la taupe, et ça nous est revenu aux oreilles. Frisco et moi avons échafaudé un plan. J'ai endossé le rôle de la cible, et nous avons traîné dans le secteur où elle œuvrait. — Elle a mordu à l'appât, devina Eve. — Oui. Dès le deuxième soir. On l'a inculpée pour racqlage et prostitution sans licence. Dans son sac, elle avait des substances illicites et un appareil à cloner. Il plissa les yeux comme pour se remémorer la scène. — Ultrasophistiqué, l'appareil. Il tenait dans la paume de la main - n'oublions pas que cela se passait il y a vingt ans. Elle m'avait aussi fauché ma carte d'identité. Je n'ai jamais su comment. Je m'y attendais, elle était droguée, et pourtant je ne me suis aperçu de rien. — Droguée ? — Oui. Elle n'avait pas l'air d'une junkie, mais elle était défoncée. Elle avait des remontants et de l'Exo-tica sur elle et dans son organisme. Elle en avait peut-être besoin pour pouvoir coucher avec ses victimes. — Comment s'est-elle comportée ? A-t-elle essayé de négocier ? Juré ? Pleuré ? — Pas du tout, elle... Elle semblait secouée, un peu effrayée. Elle a commencé par exiger son coup de fil. Je l'ai noté quelque part. Elle refusait de parler tant qu'elle n'aurait pas passé son coup de fil. Mais elle n'a pas appelé un avocat. Et c'est seulement à ce moment-là qu'elle s'est mise à pleurer. Oui, c'est ça... pendant le coup de fil. Je l'ai vue à travers la vitre, et j'ai senti... — Je vous écoute. — C'est sans importance. Je me souviens d'avoir eu pitié d'elle. Elle paraissait si fatiguée, sans défense. J'ai dû le dire à Frisco et il m'a remonté les bretelles. MacMasters ébaucha un sourire. — C'était un dur... Ensuite, elle a demandé un avocat commis d'office. — Vous êtes allé voir un dénommé Patterson. — Elle refusait de répondre à nos questions tant qu'elle n'aurait pas consulté un représentant légal. Il était tard, aux alentours de minuit. Nous nous sommes dit que nous n'obtiendrions rien d'elle avant le lendemain matin. Et nous avons pensé qu'elle avait contacté ce type, celui recensé comme son mari et le père de son gosse. — Pour le prévenir, lui donner le temps de se débarrasser ou de dissimuler tout élément compromettant. — Je ne vois pas d'autre explication. Il ne s'imaginait tout de même pas qu'elle passait ses soirées à jouer au bridge ? Nous nous sommes donc rendus à son domicile. Il ne nous a pas fallu dix secondes pour le cerner. Ce Patterson était un faux cul. Mais l'appartement était clean. RAS. Les services sociaux ont emmené l'enfant et nous avons embarqué Patterson pour interrogatoire. — Cette nuit-là ? — Oui. Frisco et moi voulions le pousser dans ses retranchements. Mais il l'a joué innocent. Il a prétendu croire qu'elle travaillait le soir dans un bouge du côté de Broad. Il transpirait à grosses gouttes. Je vois encore la sueur ruisselant sur son visage comme les larmes sur celui de sa femme. Peut-être que si on avait eu plus de temps... Mais l'avocate nous a dit de convoquer la juge, que Schultz voulait négocier. Il prit une profonde inspiration. — On a pensé qu'elle allait dénoncer le mari, l'impliquer pour décrocher une réduction de peine. On l'a interrogée. Elle a avoué. — Comme ça ? — Comme ça. L'avocate était visiblement furieuse. La juge n'était même pas encore arrivée, mais Schultz voulait en finir. Elle s'est déclarée accro à l'Exotica, vice qui l'aurait poussée à se prostituer. Elle a affirmé avoir acheté l'appareil de clonage au marché noir. Elle n'a pas eu un mot contre Patterson. Nous avons pourtant insisté. Motus. Elle a écopé de dix-huit mois et lui s'en est tiré indemne. Les services sociaux lui ont rendu le gosse. — Elle avait peur de lui ? - Oh, non ! ricana MacMasters. Elle l'aimait. C'était écrit sur sa figure. Elle aimait ce salopard, et il le savait. Il l'a laissée payer à sa place. Pire, Frisco et moi étions convaincus que pendant le coup de fil, elle s'est mise à sangloter parce qu'il lui en donnait l'ordre. — Ça sonne juste, murmura Eve. — On peut avoir des certitudes mais sans preuves... Nous avons clos le dossier. Elle a purgé sa peine et elle l'avait méritée, cependant... Nous avons appliqué la loi, mais ce n'était pas juste. Patterson l'a laissée tomber, il a joué le mari en état de choc, le père désespéré. Nous avons examiné ses comptes. Ils avaient de quoi payer deux mois de loyer. Où étaient passés les milliers de dollars qu'elle avait empochés ? Elle nous a assuré qu'elle avait tout dépensé pour assouvir ses travers, la drogue et le jeu. On n'a jamais su où elle claquait son fric. Elle mentait. Ils l'avaient caché, mais elle n'a pas craché le morceau. Elle s'en est tenue à ses déclarations. Elle avait dilapidé l'argent, il n'y était pour rien. Il n'était même pas au courant. Il a eu le culot d'assister au verdict, le môme dans les bras, qui appelait sa mère... Il s'interrompit, se leva péniblement. La frustration de n'avoir pu mener sa mission à bien céda la place au chagrin. — Le garçon. C'est lui qui a tué Deena ? — Nous penchons pour cette thèse. — Pour l'amour du ciel, pourquoi s'en serait-il pris à une adolescente innocente ? Sa mère a fait moins de deux ans ! — Irene Schultz alias Illya Schooner a été battue, violée et assassinée par strangulation à Chicago en mai 2041. Il retomba sur son siège comme si ses genoux se dérobaient sous lui. — Patterson ? — Non, il avait un alibi. J'aurai la totalité des documents en fin de matinée et nous prendrons contact avec le responsable de l'enquête, mais Patterson semble n'y être pour rien. — Pourquoi s'en prend-il à moi ? — Je l'ignore, capitaine. Est-ce que Pauley - Patterson - vous a menacé ? — Non, au contraire. Il a fait mine de coopérer. « Il y a sûrement une erreur, je veux voir ma femme. » Il n'a jamais demandé d'avocat. Quand je lui ai mis l'appareil et les stupéfiants sous le nez, il a eu l'air choqué, incrédule, puis honteux. Son numéro était parfaitement au point. — Vous dites que vous l'avez embarqué au milieu de la nuit. A-t-elle cherché à faire traîner les choses, à obtenir une audience préliminaire ? — Non. Pendant qu'ils marinaient chacun dans leur cellule, nous avons tenté de dormir quelques heures sur place. La juge ne serait pas là avant le lendemain. Ça ne changeait rien à ses déclarations. J'avais pitié d'elle. Elle l'avait protégé et il l'avait lâchement abandonnée. Jetais navré pour l'enfant. Et aujourd'hui, ma fille est morte. Les réponses n'atténuaient pas toujours la douleur, songea Eve en regagnant son antre pour se remettre au travail. Le dossier de Chicago était arrivé et elle entreprit de l'éplucher. Elle venait d'achever sa première lecture quand le lieutenant Pulliti l'appela sur son communicateur. — J'apprécie votre initiative, lieutenant. — Je vous en prie. Ce n'est pas parce que j'ai pris ma retraite il y a deux ans que je passe mes journées à la pêche. Le capitaine m'a dit que c'était à propos d'une vieille affaire d'homicide. Illya Schooner. — En effet. Il était parti en retraite jeune. Épais cheveux noirs, regard vif, il ne pouvait avoir plus de soixante-cinq ans. Soit le boulot ne l'avait pas marqué physiquement, soit il avait consacré une partie de sa pension à des soins du visage. — Viol/meurtre. La victime était une femme d'environ vingt-cinq ans. — Je m'en souviens. J'étais affecté dans le South Side à l'époque. Un quartier dur, mal remis des Guerres Urbaines. Ils l'ont massacrée. Le capitaine vous a transmis le dossier, je crois. — Oui. — Vous voyez les photos, ils se sont acharnés sur elle. — A vous entendre, ils étaient plusieurs. D'après le rapport du médecin légiste, elle aurait reçu des coups de la part d'un gaucher et d'un droitier. Au conditionnel. — Les Stallions opéraient par deux. — Le gang qui régnait sur le secteur ? — Les Stallions y ont dirigé les réseaux de trafic de drogue et de prostitution pendant plus d'une décennie. Elle avait enfreint le règlement. Pour eux, c'était un business. Celui ou celle qui tente de vous escroquer le paie très cher. — Cependant vous avez soupçonné le mari. — Exact. Ça nous paraissait un peu gros, même de la part des Stallions, à moins qu'elle n'ait exagéré. Règle du jeu : elle aurait reçu un avertissement ou, si elle avait eu un soupçon de talent, ils l'auraient recrutée. Pulliti se tapota le nez. — Ça sentait mauvais. — Vous n'avez pas pu impliquer le mari ? — Il avait un alibi en béton. Le gosse était à la maison. A l'heure du crime, il frappait chez une voisine pour lui demander de l'aide parce que le petit était malade et que sa femme était, je cite, « au boulot ». La voisine a confirmé. — Oui, je vois ça. — Mais ça sentait mauvais. Quand on a quadrillé le quartier, tout le monde était unanime : un type discret, s'occupe de son enfant, s'absente dans la journée pendant que son épouse dort ou sort tout seul. Mais ce soir-là - celui où il lui fallait un alibi -, il va chez une voisine. Pratique. — Vous pensez qu'il a tendu un piège à Schultz ? — J'en ai eu l'impression. À cette époque, vous comprenez, les Stallions initiaient leurs nouveaux membres ou associés. Empoignade ou tournante, à vous de choisir. Vous optez pour l'une ou pour l'autre, puis vous leur donnez leur part de votre business. Sexe et drogues. Argent facile. Le pactole. — Vous croyez qu'elle les a volontairement arnaqués ? — Possible. Ou alors, c'est lui qui l'a dénoncée. Ils auraient consenti à l'échange, surtout pour une femme. C'est ce que j'avais flairé, mais nous n'avions aucune preuve. — Ils n'avaient pas grand-chose sur leur compte bancaire. — Exact. — Ils savaient éviter les radars. — En quelque sorte. Il se peut qu'il l'ait donnée aux Stallions, et que les choses aient dégénéré. N'empêche que, pour moi, il était louche. Il nous a sorti qu'ils avaient des problèmes de couple, et qu'elle avait commencé à se droguer. Pourtant les voisins ne les ont jamais entendus se disputer. Et lorsqu'ils sortaient tous les trois, ils semblaient former une famille unie, sauf que la femme paraissait à bout. Tout au long de la conversation, Eve prit des notes de son côté, formula ses propres théories. — Décrivez-moi le quartier où ils habitaient. — Classe moyenne. Beaucoup d'enfants. Ils avaient un bel appartement dans un bel immeuble. Rien de spectaculaire mais agréable. Le mari, en revanche, avait un côté flambeur. — Vraiment ? — Montre, chaussures de marque. Le môme avait des tas de jouets à la mode. Ils possédaient des appareils électroniques de qualité. Il était consultant en réparation et maintenance informatique. Quant à elle - d'après lui -, elle était mère professionnelle. Mais les témoins nous ont affirmé qu'il passait le plus clair de son temps à s'occuper du petit. Je lui ai posé la question, pour la montre. Il m'a répondu que sa femme la lui avait offerte pour son anniversaire. Il était pourri, j'en suis sûr. Mais nous n'avons jamais pu le prouver. Chicago lui avait expédié tous les documents dont ils disposaient. Eve se cala dans son fauteuil et ferma les yeux. Il était pourri, mais inattaquable. Il avait laissé la femme payer à sa place - comme il l'avait laissée coucher et vivre avec son propre frère, et sans doute ramasser des cibles sur le territoire d'un gang. Le sexe. L'avait-il obligée à se prostituer ? Cela l'excitait-il ? Quand avait-elle commencé à se droguer ? MacMasters pensait qu'elle avait peut-être éprouvé le besoin de prendre des remontants pour coucher avec ses cibles. Plausible. Mais pas avec le frère. Ils se ressemblaient, et elle avait accepté de fonder une famille avec lui. Eve se leva, déambula jusqu'à la fenêtre, revint sur ses pas, s'approcha de son tableau de meurtre, se détourna. Non, ce n'était pas par hasard qu'il avait frappé chez une voisine le soir du meurtre. Sûrement pas. Mais ce n'était pas simplement pour se couvrir vis-à-vis des flics. Ils ne l'auraient jamais placé sur la scène du crime. Mais il avait tenu à se couvrir, au cas où. À sauver sa peau pendant que les autres la violaient. Il savait qu'elle allait avoir des problèmes, et que les flics débarqueraient. Un deal. Un piège. Un échange. Le garçon avait grandi et s'en était pris à MacMasters, infligeant à sa fille ce qu'avait subi sa mère. Pourquoi ? Parce que MacMasters avait arrêté cette dernière dans une autre ville, deux ans auparavant ? Ça n'avait aucun sens. Elle s'immobilisa, pivota de nouveau vers le tableau. A moins que... — Dallas, j'ai peut-être une... — Qui a eu le plus d'influence sur vous ? coupa Eve. En d'autres termes, qui, selon vous, vous a fourni les bases de ce que vous êtes, de ce que vous pensez et croyez ? Peabody fronça les sourcils. — Ma foi, j'aime à croire que je réfléchis par moi-même et que divers facteurs ont pu... — Ne tournez pas autour du pot. — Euh... les bases ? Mes parents. Non pas que je sois systématiquement d'accord avec eux, sans quoi j'élèverais des chèvres ou je tisserais du lin dans une communauté, mais... — Les fondamentaux sont là. Vous êtes flic, mais vous avez des tendances Free Age. Elle pianota sur le portrait-robot de Yancy tandis que Peabody plissait le front, perplexe. — Qui a influencé cet homme ? Sa mère est morte assassinée quand il avait quatre ans. Qui l'a éduqué, formé ? Elle pointa le doigt sur la photo d'identité de Pauley. — Celui-ci. Un escroc, un manipulateur. Il soutire du fric à ses parents de temps en temps. Us cèdent malgré eux. Il est visqueux, il se_ glisse partout. Son propre frère doit feindre de ne pas exister pour se protéger. Une femme intelligente et machiavélique tombe amoureuse de lui au point de croupir dix-huit mois en taule à sa place... Et elle commence à se droguer et à se prostituer après qu'ils sont ensemble. Pas avant. — Mauvaise pioche. Trueheart avait raison. — Un sale type, oui. Et s'il raconte à son fils que ce sont les flics qui ont provoqué la déchéance de sa mère, pourquoi l'enfant mettrait-il en doute sa parole ? — Parce que c'est faux ? — Peu importe. Le gosse est prédisposé à croire ce que lui dit son père. Toute sa vie, il a rêvé de vengeance. Il a eu ce qu'il voulait, comme il le voulait. Il a pris son pied à échafauder son ultime àrnaque. Pauley a laissé la femme écoper pour lui, mais ce n'est pas ce que le môme entend. Pauley a couvert ses arrières le soir du meurtre, mais ça non plus le môme ne l'entend pas. A force d'écouter les mêmes discours, prononcés par une personne qui a le pouvoir - et Pauley l'a eu pendant des années -, on y croit. Son propre père avait eu ce pouvoir. Il lui avait dit qu'elle était une moins-que-rien, que la police la jetterait dans un trou et qu'elle y croupirait jusqu'à la fin de ses jours. Longtemps, elle l'avait cru, au point de craindre la police ou quiconque représentait le système autant que le salaud qui la battait et la violait. — Dallas ? — Classique, conclut Eve. Quand on veut mettre quelqu'un dans un moule, on répète, on rabâche. On punit ou on récompense, tout dépend du style, mais on martèle le message. Ils ont tué ta mère. Us sont coupables. Ils doivent payer. Ils, pas lui. Le système, tous ceux qui en font partie. C'est le système qu'il déteste. Merde ! Il faut lancer une recherche sur tous les officiels liés à l'arrestation et à l'incarcération d'Irene Schultz. L'avocate, la juge, la gardienne de prison, l'assistante sociale qui a place l'enfant, la directrice des services sociaux de l'époque, la famille d'accueil. Peabody arrondit les yeux. — Il va recommencer. — Un flic ne suffit pas, trancha Eve en se ruant sur son ordinateur. Il est à l'origine du drame, mais les autres sont complices. C'est leur faute si sa mère est partie, si elle a été assassinée. Ils la lui ont arrachée, aussi a-t-il décidé de leur arracher un proche. Frisco, le collègue de MacMasters, est hors jeu. On ne peut pas punir un mort, on ne peut pas le faire souffrir. Peabody, qui s'affairait déjà sur son mini-ordinateur, opina. — L'avocate est toujours à New York, associée dans un cabinet du centre-ville. Divorcée, un enfant, sexe masculin, quinze ans. — On les prévient et on les met sous protection policière. La juge est à Denver, mariée, deux enfants mineurs. On l'avertit, ainsi que les autorités locales. Le vidéocom de son bureau bipa. Agacée, elle jeta un coup d'œil sur l'écran. Son estomac se noua. — Dallas. — Dispatching à Dallas, lieutenant Eve. « J'arrive trop tard », pensa Eve en se garant devant l'immeuble de Soho. Peabody et elle passèrent devant les uniformes postés à l'entrée et se dirigèrent vers l'ascenseur. — Il faudra récupérer tous les disques de sécurité, frapper à toutes les portes. Joignez Morris. — C'est fait, Dallas. J'ai appelé Whitney. Il a repoussé la conférence de presse à 16 heures et maintiendra le couvercle sur cette nouvelle affaire le plus longtemps possible. Eve émergea de la cabine dans la partie salon. Décor bobo nanti. — À qui appartient ce loft ? — Delongi, Eric et Stuben, Samuel. En cours de divorce. L'appartement est actuellement en vente, et inoccupé. Un policier s'approcha de Dallas. — Lieutenant. Aucun signe visible d'effraction ni de lutte ou de cambriolage. Elle est dans la chambre. Un agent immobilier l'y a découverte alors qu'il faisait visiter les lieux à un couple de clients. Mon partenaire les a casés dans la chambre d'amis. — Parfait. Nous allons commencer par la scène du crime. Ce gobelet était-il là à votre arrivée ? s'enquit-elle en l'apercevant au passage sur le comptoir de la cuisine. — Oui, lieutenant. — Peabody, pièce à conviction. Elle poursuivit son chemin, s'arrêta sur le seuil de la pièce. Cette fois, ce n'était pas une adolescente, mais une femme d'une vingtaine d'années. La fille de qui ? — Victime de sexe féminin, annonça-t-elle en démarrant l'enregistrement. Entre vingt et vingt-cinq ans. Stores baissés ici ainsi que dans le séjour. Aucun signe de lutte. La victime est habillée. Après s'être enduit les pieds et les mains de Seal-It, Eve s'avança pour procéder à l'examen du corps. — Marques de ligatures aux chevilles, ecchymoses au visage, bleus autour du cou indiquant une strangulation manuelle. À confirmer par le médecin légiste. Elle s'accroupit, se positionna de manière à voir les poignets de la victime. Ils n'étaient pas attachés par des menottes, mais par un cordon de couleur vive. — Cordon autour des poignets, différence avec l'homicide Deena MacMasters. Peabody, identification et heure du décès ! Viol avec violences, nota Eve devant les draps ensanglantés. Elle n était sans doute pas vierge, mais elle avait éprouvé douleur et terreur. — Hématomes sur les cuisses et autour des parties génitales. Pas de culotte. Il l'a aussi sodomisée et étouffée à plusieurs reprises. Ce n'est pas un putain de copieur. Pourquoi a-t-il utilisé un cordon plutôt que des menottes ? Parce qu'elle n'est pas fille de flic. Que symbolise le cordon ? — Il s'agit de Karlene Robins, intervint Peabody. Vingt-six ans, domiciliée dans le Lower West Side, vit avec Hampton, Anthony, agent immobilier chez City Choice. Heure du décès, 16 h 38, hier. Peabody observa Eve à la dérobée. — Nous n'avions pas encore de portrait-robot ni de nom... Elle se tut comme Eve levait la main. — Sans rapport. Cherchez son sac, son communicateur, son agenda. Vous ne les trouverez pas, mais cherchez tout de même. Prévenez le légiste. Demandez une analyse toxicologique en priorité. C'est la fille de Jaynie Robins, enchaîna-t-elle, l'assistante sociale qui a placé Darrin Pauley dans une famille pendant la durée de l'enquête Irene Schultz. Exit l'étudiant ; ça n'aurait pas marché. Il se fait passer pour un client. Ne reste plus qu'à être prêt le jour où elle lui présente l'appartement idéal. Vu le bien, il a dû se présenter comme un jeune cadre ou un trader. Un peu bohème, d'où le choix du quartier. Passionné de musique, de peinture. Il lui apporte du café. Le geste est gentil. Tenez, j'ai pensé à vous ! Il la neutralise et la porte sur le lit. Comme pour Deena. A l'exception des menottes. — Je suis d'accord. Dallas, il n'y a pas de sac, rien. J'ai deux ordinateurs, mais ils sont là pour la galerie. La console de sécurité est verrouillée. J'ai utilisé mon passe-partout : les caméras sont débranchées, les disques se sont volatilisés et le disque dur est corrompu. — Venez m'aider à la retourner. Ensuite, vous vérifierez le dispositif de surveillance de l'immeuble. Quand j'en aurai fini ici, je m'occuperai des témoins. Elles la retournèrent, et Eve se pencha pour examiner le cordon. — On dirait une sorte de tendeur. — Un cordon élastique pour les enfants, souffla Peabody. On s'en sert pour accrocher des jouets au-dessus du berceau. En général, ils sont de couleur vive, parfois avec des motifs. Pour stimuler la vue. — Les services de protection de l'enfance. Un symbole, comme les menottes. Il s'était bien amusé. Il avait pensé à tout. — Allez inspecter le système de sécurité de l'immeuble, et rameutez la DDE. Eve passa dans la chambre d'amis et invita d'un geste le policier à sortir. Les trois personnes présentes se mirent à parler en même temps. Eve se contenta de désigner l'homme assis à l'écart. — Vous devez être l'agent immobilier. Je suis le lieutenant Dallas. Votre nom, s'il vous plaît. — Chip Wayne. Je travaille pour l'agence Astoria Immobilier, répondit-il en lui tendant une carte de visite. J'avais rendez-vous ce matin avec M. et Mme Gordon pour visiter ce loft. Il vient d'être remis sur le marché et... — Comment êtes-vous entré ? — Tous les agents sur la liste ont un code d'accès auquel ils doivent ajouter leur code personnel. J'ai juste... — A quelle heure êtes-vous arrivés ? — Nous nous sommes retrouvés devant le bâtiment peu après 11 heures. Nous... nous sommes montés ensemble et avons commencé la visite par le séjour. Euh... Mme Gordon s'est dirigée vers les chambres. Nous encourageons nos clients à se promener à leur guise, et elle... — L'appartement est meublé, mais je constate d'après mes fiches qu'il est inoccupé depuis trois mois. — C'est une mise en scène. Le mobilier est loué par les propriétaires afin de donner des idées aux futurs acquéreurs, de créer une impression plus chaleureuse. Je ne sais pas comment cette femme peut être là. D'après le registre, ma consœur de City Choice est passée hier matin et est repartie à 12 h 30. — Vraiment ? — L'immeuble est bien sécurisé. C'est une propriété haut de gamme, ajouta-t-il en coulant un regard suppliant vers le couple qui s'était réfugié sur un fauteuil. Tranquille, sûre. — Sûre, c'est ça, marmonna Eve, avant d'ajouter à l'adresse de la femme : C'est vous qui avez découvert le corps ? — Je... je voulais voir les chambres, surtout la chambre principale. Nous la voulions grande. Alors je... Et elle était là, sur le lit. Morte, apparemment. J'ai appelé Brent et je me suis enfuie. — L'un d'entre vous est-il entré dans la pièce ? — Non. Je joue le rôle d'un flic à l'écran, murmura Gordon avec un faible sourire. City Force, vous connaissez peut- être ? — Désolée. — Aucune importance. Pour ce rôle, j'ai appris à sécuriser une scène de crime. Nous ne sommes donc pas entrés dans la pièce et n'avons touché à rien. Nous avons appelé les secours. — Parfait. Monsieur Wayne, combien de temps à l'avance prenez-vous rendez-vous pour ce genre de visite ? — Cela dépend. Dans le cas présent, aussi vite que possible. Les gens qui avaient signé la promesse de vente se sont désistés. Nous avons appris la nouvelle hier, mais City Choice a été plus rapide. Ils devaient avoir un tuyau. J'ai prévenu les Gordon aussitôt, mais ils ne pouvaient pas se déplacer avant ce matin. — Pourquoi eux en particulier ? — Ce loft correspond exactement à ce qu'ils cherchent. Le quartier, le bien, le prix. Gordon le fixa, incrédule. — Vous plaisantez, Chip ! — Les propriétaires sont prêts à renégocier le prix, vu les circonstances. Nous pourrions... — Brent, je veux m'en aller. Tout de suite. Je t'en prie. — Donnez-moi tous vos coordonnées, intervint Eve. Nous aurons peut-être besoin de vous revoir. Dès qu'ils furent partis, elle se remit à déambuler en imaginant le scénario tandis que les techniciens s'attelaient à leur tâche. — Les caméras de l'immeuble sont débranchées, elles aussi, annonça Peabody. Quant au virus, on dirait qu'il a infecté tout l'ensemble, car il est relié aux dispositifs individuels. Modèle différent de celui des MacMasters mais même marque. Les autres résidents sont actuellement absents. Le bâtiment est désert de 9 heures du matin à 17 heures environ les jours ouvrables. Typique. J'ai entamé une recherche sur les voisins. Pour l'instant, ça ne donne pas grand-chose. — Il a pris ses repères. Il n'avait pas beaucoup de temps, mais il était préparé. Il guettait l'occasion, et a su en profiter. Le rendez-vous doit figurer sur l'ordinateur du bureau de la victime. Nous obtiendrons son nom. Quel qu'il soit. Où est le compagnon ? — Il est consultant et travaille surtout chez lui. Leur appartement est situé à quelques pâtés de maisons de l'agence. — Commençons par lui. Les parents sont à Brooklyn, c'est cela ? — Oui. La mère est devenue conseillère familiale. Eve hocha la tête, jeta un ultime coup d'oeil autour d'elle avant d'appeler l'ascenseur. — C'est une histoire de famille. 17 Anthony Hampton arborait une tenue de travail décontractée, une barbichette bien taillée et des aéro-baskets dernier cri. Il accueillit Eve et Peabody avec un bref sourire et un regard harassé. — Mesdames. Que puis-je pour vous ? — Anthony Hampton ? — C'est moi. — Je suis le lieutenant Dallas du département de police de New York, et voici ma partenaire, l'inspecteur Peabody. Son sourire s'élargit. — Des flics ? s'exclama-t-il en examinant leurs insignes. C'est une première. Il y a un problème dans l'immeuble ? — Non, monsieur. Pouvons-nous entrer ? — Oui, bien sûr, mais... on nage en plein chaos. Je me marie samedi. La gorge d'Eve se noua, mais elle franchit le seuil. Plus vite elle aurait annoncé la triste nouvelle, mieux ce serait. — Monsieur Hampton, j'ai le regret de vous informer que votre fiancée, Karlene Robins, est décédée. — Quoi ? Seigneur ! Ce n'est pas drôle. Si c'est une blague de ce malade de Chad... — Monsieur Hampton, le corps de Mlle Robins a été découvert ce matin. Elle a été officiellement identifiée. Je vous présente toutes mes condoléances. — Quoi ? Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? s'emporta-t-il en saisissant Eve par le bras. Foutez-moi le camp d'ici ! Eve contre-attaqua en le poussant dans un fauteuil. — Karlene a été assassinée à SoHo, dans un loft qu'elle faisait visiter à un client. Avait-elle un rendez-vous professionnel hier ? — C'est son métier... Elle travaille en ce moment même. Il sortit son communicateur de poche et enfonça une touche. Une voix musicale lui déclara que Kar-lene'etait indisponible. — Karlene, il faut que je te parle. Immédiatement ! Peabody s'accroupit devant lui et posa la main sur la sienne. — Anthony, nous sommes désolées. — Elle va me rappeler. Je le sais. Elle est débordée. C'est une semaine de folie. — Quand avez-vous parlé avec elle pour la dernière fois ? — Je... Hier, quand elle est partie pour l'agence. Mais nous avons échangé plusieurs textos. — Elle habite ici, mais elle n'est pas rentrée ? — Elle avait du boulot, un client à ferrer. Ensuite, elle devait se rendre chez Tip pour mettre au point les derniers détails du mariage. Elle a dormi chez Tip. Tip ! Je vais la joindre et... Eve le laissa contacter l'amie, l'écouter lui expliquer qu'elle n'avait pas vu Karlene. La colère et l'incrédulité cédèrent la place à l'horreur. — Elle est... à l'agence. J'appelle son patron, elle... — Anthony, répéta Peabody avec douceur. Son regard se voila, tandis que le désespoir le submergeait. — Elle ne peut pas être morte. C'est impossible. — Quand vous a-t-elle transmis son dernier message ? — Je ne m'en souviens plus exactement. Tenez, ils sont tous sauvegardés, ajouta-t-il en remettant son appareil à Peabody. Pendant que cette dernière s'éloignait pour vérifier les appels, Eve s'empara d'une chaise et se plaça en face de lui. — Monsieur Hampton, regardez-moi. L'inspecteur Peabody et moi avons besoin de votre aide. Pour Karlene, nous devons retrouver celui qui l'a tuée. — Comment est-elle morte ? — Nous pensons que le meurtre a été commis par la personne à qui elle faisait visiter le loft. Connaissez-vous son nom ? — Je... je n'y crois pas. — Qui était ce client ? insista Eve. — Un type riche. Un soi-disant artiste issu d'une famille aisée. Jeune. — L'avez-vous rencontré ? — Non. Mais... — Savez-vous comment il s'appelle ? — Elle a dû me le dire. Je ne sais plus. — Elle a sans doute un agenda ici. — Elle en a un ici, un dans son sac et un autre à l'agence. Nous partageons un bureau à la maison. Je travaille chez moi. Elle aussi, parfois. Nous nous marions samedi. — Pouvons-nous prendre son agenda ? — Ça m'est égal. Eve fit signe à Peabody. — Savez-vous comment cet homme, celui qu'elle devait rencontrer hier, est devenu son client ? — Non. Elle lui cherchait l'appartement idéal depuis des semaines. Un gros poisson. Le loft de SoHo. Elle était surexcitée en apprenant qu'il était de nouveau sur le marché. C'était exactement ce qu'il voulait, la commission serait énorme. Elle devait agir vite... Où est Karlene ? — Nous allons prendre soin d'elle. Il hocha la tête d'un mouvement lent. — Elle déteste qu'on prenne soin d'elle. Vous êtes certaine ? Vraiment certaine ? — Oui. Il cacha son visage dans ses mains, se balança d'avant en arrière, se mit à pleurer. Eve s'approcha sans bruit de Peabody. — Il a reçu un texto à 14 h 10 et un autre à 18 h 03. — Elle était ligotée et violée lors du premier, morte avant le second. — Il connaissait le nom de la copine... «je vais dormir chez Tip » et blablabla, comme l'a déclaré HaiTipton. Dans l'agenda électronique figure un rendez-vous avec un certain D.P., hier à 9 h 30, et l'adresse de SoHo. Je suis remontée dans le temps et j'en ai repéré deux ou trois autres. Dont un, le tout premier apparemment, avec un certain Drew Pitte-ring. Eve rejoignit Anthony pour lui demander l'autorisation de fouiller dans les affaires de Karlene et d'emporter son communicateur ainsi que l'agenda. — Qui pouvons-nous avertir ? s'enquit Peabody. — Ma... ma famille. Mes parents sont en ville. Pour le mariage. Ils sont à l'hôtel. Lorsqu'elles en eurent terminé et sortirent, Peabody appuya les paumes sur ses yeux. — Ce n'est jamais facile, mais là, c'est pire que tout. Tout cet attirail pour le mariage... J'en étais malade. Eve refusa de s'attendrir. — Hampton n'a pas réagi devant les photos. Mais Darrin n'a pas eu besoin de la suivre jusqu'ici. Le compagnon travaille à la maison. Pas question de la tuer là. En revanche, son métier à elle... Il se met dans la peau d'un jeune homme riche. Du charme à revendre. Elle se sera renseignée par conscience professionnelle. Mais il a tout prévu. — J'ai soumis le nom, l'image et l'âge à la base de données. Sans résultat. — Il a déjà tout effacé. Mais elle aura pris ses précautions. Il reste peut-être une trace sur ses ordinateurs à son domicile ou à l'agence. L'adresse sera fausse, mais c'est une épingle de plus sur notre carte. — C'est bientôt l'heure de la conférence de presse. — Médias de mes deux, grogna Eve. Faites un saut à l'agence, récupérez tout ce que vous pourrez. — Et les parents ? Je vous en supplie, Dallas, ne m'obligez pas à y aller seule. — Emmenez un psychologue avec vous. Et ramenez les parents au Central. Je veux interroger la mère. Se rendant compte que Peabody devrait effectuer un aller-retour Brooklyn-Manhattan, elle ajouta : — Prenez la voiture, je rentrerai en métro. — Entendu. Dallas, nous n'aurions pas pu l'empêcher. Nous n'avions rien pour relier Karlene et Deena. Rien. — Il le savait. Il comptait là-dessus. Il ne s'attend sans doute pas qu'on ait déjà établi le lien. C'est un saut périlleux sans tremplin. Je vais lui donner d'autres raisons de le croire. Sur le chemin du métro, Eve appela Nadine. Parfois, les médias avaient leur utilité. Comme d'habitude, l'attaché de presse tenta de préparer Eve et, comme d'habitude, Eve menaça de lui arracher les yeux. Elle pénétra dans la salle des médias du Central et prit place entre le commandant Whitney et le capitaine MacMasters. L'attaché de presse s'avança pour expliquer la procédure et les règles, puis laissa la parole au capitaine. En uniforme de cérémonie, MacMasters prononça sa déclaration aux journalistes. La tête haute, le regard direct. Mais il avait vieilli. Il avait pris plusieurs années en quelques jours. Il était amaigri, desséché. — Tôt dimanche matin, ma fille Deena a été assassinée à notre domicile. Dans sa chambre. Dans son lit. Elle avait seize ans, elle était belle, brillante, n'avait jamais fait de mal à personne. C'était notre unique enfant. Elle aimait la musique et le shopping, passer du temps avec ses amies. Deena était une adolescente normale, elle espérait et rêvait - comme la plupart des jeunes de son âge - de changer le monde. Il esquissa un sourire à fendre le cœur. — Elle était un peu timide, toujours prête à rendre service. Les proches et les amis qui ont appelé ou sont venus nous réconforter, mon épouse et moi-même, évoquent tous sa douceur et sa bonté. J'ai passé la moitié de ma vie dans la police. Je suis convaincu que celle-ci rendra justice à Deena. En tant qu'officier ayant juré de servir et de protéger mes concitoyens, en tant que père qui n'a pas su protéger sa fille, je vous demande de contacter le département de New York si vous avez le moindre renseignement pouvant nous mener jusqu'à son meurtrier. Les questions fusèrent, mais MacMasters s'écarta. Eve les ignora et monta sur le podium. Elle patienta, glaciale, jusqu'à ce que le silence revienne. — Je suis le lieutenant Dallas, chargée de l'enquête sur le meurtre de Deena MacMasters. J'ai rassemblé une équipe d'enquêteurs renforcée comprenant des hommes de la Criminelle, de la DDE et des services annexes. Nous suivons toutes les pistes, et continuerons jusqu'à ce que l'individu qui a assassiné Deena MacMasters soit identifié, appréhendé et condamné. Nous pensons que Deena connaissait son tortionnaire. Nous pensons qu'elle l'a reçu chez elle le samedi soir et qu'il l'a neutralisée en versant une drogue dans son soda. Il l'a ensuite attachée et violée à plusieurs reprises sur une période de plusieurs heures avant de l'étrangler. De nouveau, des voix s'élevèrent. — Qu'est-ce qui vous fait croire qu'elle connaissait le tueur ? — Si l'on s'en réfère aux déclarations de ses proches, de ses voisins et de ses amis, Deena n'aurait jamais ouvert sa porte à un inconnu, d'autant qu'elle se trouvait seule dans la maison. Tout indique que l'agression a eu lieu à l'intérieur et que Deena était inconsciente, incapable de se défendre avant même d'avoir été ligotée. — Vous avez des preuves ? — Je ne suis pas en mesure de les révéler puisque l'enquête est en cours. — Lieutenant ! Nadine Furst, présentatrice du journal, Channel 75. En quoi le viol/meurtre de Karlene Robins, dont le corps a été découvert ce matin à SoHo, est-il lié à celui de Deena MacMasters ? La bombe tomba à pic. Dans une cacophonie indescriptible, les reporters se ruèrent sur leurs communicateurs et mini-ordinateurs. — Je suis ici pour répondre à vos questions relatives à l'homicide Deena MacMasters. — Et je viens de vous en poser une, insista Nadine. N'est-il pas vrai qu'un deuxième corps a été retrouvé ce matin ? Que la victime à, elle aussi, été ligotée, violée et étranglée ? Le regard d'Eve aurait pu transpercer une plaque d'acier. — Nous n'avons pas établi de lien entre les deux affaires. — Mais il existe des parallèles spécifiques. — Et des différences spécifiques. — Quelles sont-elles ? — Je ne suis pas en mesure de dévoiler les détails. — Croyez-vous que ces deux personnes soient les victimes d'un sériai prédateur sexuel ? Eve dut crier pour se faire entendre par-dessus le brouhaha. — Nous n'avons tiré aucune conclusion. À ce stade, je vous le répète, nous n'avons pas établi de lien entre les deux affaires. — Cependant vous n'éliminez pas la possibilité d'un tueur en série. Ou d'un copieur. — Je ne spéculerai pas. Je ne fournirai à aucun d'entre vous - aucun - des éléments dont vous ne vous serviriez que pour augmenter vos taux d'écoute. Une femme et une adolescente sont mortes. Point final. Elle s'éloigna au pas de charge. —Lieutenant ! L'ordre de Whitney l'arrêta dans son élan. — Avec moi. Tout de suite. — Oui, commandant. Elle le suivit dans la pièce voisine. Il ferma la porte. — Vous avez été remarquable. Pourvu que cela donne lieu à des résultats exceptionnels. — Nous n'aurions pas pu maintenir très longtemps le couvercle sur l'homicide Robins. En le présentant ainsi, nous donnons l'impression d'avoir un train de retard. S'il pense que nous sommes à la recherche d'un sériai killer ou d'un copieur, nous aurons une chance de le coincer à la cérémonie demain. Éventuellement, nous aurons une nouvelle piste via les liens. Il a peut-être abordé un ou plusieurs des membres des familles concernées. S'il est convaincu d'en avoir le temps, il essaiera probablement de s'en prendre à la prochaine figurant sur sa liste. — Briefez votre équipe. Et considérez-vous sérieusement admonestée pour avoir permis une fuite de cette nature. — Oui, commandant. Elle regagna son bureau à vive allure, le visage fermé afin de décourager tout collègue de lui proposer son aide ou de lui soutirer des informations. Connors se détourna de l'autochef alors qu'elle claquait la porte pour bien marquer le coup. Il lui tendit une tasse de café. — Victoire, butin. — Hein ? — Juste une petite récompense pour ta participation à ce duo parfaitement programmé. La plupart des gens ont tout gobé. D'un autre côté, je vous connais, Nadine et toi. Elle ne t'aurait jamais tendu un tel piège, et si elle en avait eu le culot, tu l'aurais envoyée balader. — Prions pour que l'individu visé morde à l'appât. Je n'aime pas me servir de Karlen Robins de cette manière. — Ça ne change rien à la vérité ni à ce que tu vas faire. Les rumeurs se répandent vite. J'ai entendu dire que tu prenais déjà des initiatives pour informer et protéger tous ceux impliqués de près ou de loin dans cette vieille affaire de MacMasters alors qu'on t'appelait sur la scène de ce deuxième crime. — Je savais qu'il y avait un lien avec MacMasters, que cela concernait son boulot. Je savais aussi que c'était personnel, et j'étais persuadée que le meurtre était le reflet exact d'un autre. Il m'a fallu deux jours pour le découvrir. — Eve, cesse de te torturer. Tu n'avais pas toutes les données. Aucune Irene Schultz n'est apparue dans ta recherche sur les victimes de viol/meurtre. Ces individus sont difficiles à débusquer. Dis-toi que tu vas pouvoir sauver la vie des autres cibles. — On ne peut pas les sauver toutes, j'en suis consciente. Mais à quelques heures près... J'ai du mal à l'avaler. Elle devait se marier samedi. Robins. Connors la prit par les épaules et l'attira à lui. — J'étais là, dans l'appartement où elle vivait avec l'homme qu'elle s'apprêtait à épouser, j'ai vu tous les préparatifs pour le mariage. Comme chez Louise. Merde ! Connors ne dit rien. Il n'y avait rien à dire. — Je sais qu'on ne peut pas sauver tout le monde, répéta-telle. Qu'on ne peut pas arrêter tous les salauds, que quelques-uns parviennent à se glisser entre les mailles du filet. Mais celui-ci n'y parviendra pas. Le salopard, l'ordure. — Bien. Et maintenant ? Elle recula d'un pas. — On interroge tous ceux qui ont participé à l'affaire Irene Schultz, on leur demande s'il a pris contact avec la fille, le fils, la sœur, le frère, la mère, le père, le cousin issu de germain. On se prépare pour la cérémonie de demain. On se concentre sur les appareils électroniques. Au fait, pourquoi n'es-tu pas avec tes copains de la DDE ? — Nous en discuterons à la réunion. — Alors allons-y. Dans la salle de conférences, Eve résuma la situation pour les nouveaux venus. Elle enchaîna avec un rapport préliminaire sur l'affaire Robins. — Peabody, à vous. — Après notre visite chez Hampton, je suis allée à City Choice. J'ai interrogé le patron de la victime et deux collègues. Aucun d'entre eux n'a pu identifier le suspect d'après les photos dont nous disposons. Les clients se déplacent rarement à l'agence. Le plus souvent, les rendez-vous sont donnés sur le lieu de la visite. — Idéal pour lui. — Tous trois se rappellent avoir entendu la victime parler d'un certain Drew Pittering. D'après son agenda, elle a eu un premier contact avec Pittering le 15 mai. Elle a noté qu'il était à la recherche d'un appartement à SoHo. Elle lui a fait visiter deux logements dans ce quartier, et d'autres, virtuellement. Enfin, elle avait inscrit le rendez-vous d'hier, 9 h 30. — Reineke, Jenkison, occupez-vous des autres biens immobiliers. Frappez aux portes, montrez les photos. Peabody ? — La DDE a récupéré tout le matériel électronique de son domicile, de son lieu de travail et de la scène du crime. Avec le soutien d'un psychologue, j'ai prévenu les parents de la victime. Jaynie Robins ne s'est pas tout de suite rappelé l'affaire Irene Schultz. Elle consent à venir au Central aujourd'hui pour s'entretenir avec le lieutenant. Elle a promis de consulter ses archives afin de se rafraîchir la mémoire. A vrai dire, elle était en état de choc. Je les ai laissés, son mari et elle, avec le psychologue. Ils ne vont pas tarder à arriver. — Parfait. Feeney, où en sommes-nous ? — Je préfère passer la parole à l'expert conseiller civil. Comme Eve se tournait vers Connors, Feeney secoua la tête. — L'autre civil. Le lieutenant t'écoute, Jamie. — MacNab et moi avons eu beau nous acharner, avec l'aide de Feeney, de Connors et de deux autres gars, nous n'avons pas trouvé le moyen d'accélérer le processus de nettoyage. Et puis, Connors a suggéré de diviser un autre clone matrix sur un deuxième JPL, de fusionner les texels avec les pixels corrompus et d'attiser le ppi pour... — Pitié ! s'écria Eve, qui faillit se plaquer les mains sur les oreilles. — Bon, c'est génial quand on sait comment ça marche et pourquoi. Donc, je me suis dit qu'on pouvait télécharger un HIP en contrepartie, puis extrapoler... — Contentez-vous de me dire où vous en êtes. En langage compréhensible ! — Jamie, affiche l'image, ordonna Feeney. Jamie s'exécuta, et Eve tressaillit. Là, sur l'écran, Darrin Pauley était immortalisé en pleine ascension de l'escalier menant à la porte d'entrée de la victime. Il portait une casquette au logo de Columbia, des lunettes noires et affichait un sourire timide. Deena, jeune, jolie, radieuse, se tenait sur le seuil. — Excellent, murmura Eve. — Brillantissime, déclara Connors. — Je n'y aurais jamais pensé si vous ne m'aviez pas mis sur la voie. Et c'est vous qui avez effectué la conversion de... Connors pointa le doigt sur lui. — Brillantissime, répéta-t-il. Jamie eut un haussement d'épaules. — Ouais, bon, fit-il, mais il avait l'air ravi — Il faudrait que le juge soit un imbécile pour ne pas inculper cette ordure d'homicide volontaire avec préméditation, décréta Eve. Mais nous devons le coincer d'abord. Peut-on en faire autant avec le système de sécurité de l'immeuble de SoHo ? — Maintenant qu'on a identifié le virus et le procédé ? rétorqua Feeney avec un sourire féroce. Tu auras le tout avant la fin de ton service. — Bravo à tous, les félicita Eve. Il a un sac à dos noir, enchaîna-t-elle. Idéal pour transporter ses outils. Les chaussures correspondent à celles décrites par le témoin du parc. — Ce qui nous amène à la question des boutiques, intervint Peabody. J'ai une piste sérieuse. Un magasin sur le campus. Le 31 mars, un certain Donald Pétri y a acheté une paire de baskets, une tenue de jogging, une casquette, des lunettes de soleil, un sac à dos, un aéro-scooter, plusieurs tee-shirts et un coupe-vent. — Son adresse ? — Celle que m'a sortie la banque de données est dans l'Ohio. Il s'agit en fait du domicile d'un dénommé Donal Pétri, soixante-huit ans, qui a sauté au plafond quand on lui a débité une somme faramineuse pour tout un attirail à l'effigie d'un campus universitaire de New York. Il a déclaré la fraude à la mi-avril, à réception de la facture. J'ai le nom de la vendeuse. Je n'ai pas encore pu la contacter. Elle est étudiante à Columbia. — Nous vérifierons. La cérémonie aura lieu demain, rappela Eve avant d'exposer son plan. Vers la fin de la réunion, Eve apprit que les Robins arrivaient au Central. Pour être plus tranquille, elle ordonna qu'on les installe en salle d'interrogatoire A. Ils étaient assis côte à côte, main dans la main. Ils paraissaient en état de choc. Eve se présenta, les remercia de s'être déplacés, et leur offrit ses condoléances. — J'ai eu une conversation avec elle hier matin, murmura Jaynie d'une voix éraillée. Elle partait pour... ce rendez-vous. Je voulais lui dire que ma sœur et sa famille arrivaient ce matin. Nous devions nous voir ce soir. Elle était tellement excitée. À cause du mariage, et parce qu'elle était certaine de conclure cette vente. Elle était si heureuse. — Vous a-t-elle parlé de cet homme ? — Vaguement. Elle s'est contentée de m'expliquer qu'il était le client parfait pour le bien parfait, et que cette transaction serait un magnifique cadeau de noces. J'ai sa robe... C'est moi qui la garde parce qu'elle ne veut pas qu'Anthony la voie. Peabody posa un verre d'eau sur la table et effleura l'épaule de Jaynie avant de s'installer en face d'elle. — Madame Robins, avec votre aide, je vais arrêter cet individu et veiller à ce qu'il paie son crime, déclara Eve. — Elle ne lui avait rien fait, articula Owen Robins. Elle n'aurait pas fait de mal à une mouche. — Il s'en moque. Il se moque de Karlene et de Deena MacMasters. Son but, c'est la vengeance. Il veut punir tous ceux qu'il croit coupables de lui avoir arraché quelque chose. Irene Schultz. Elle sortit la photo de cette dernière. — Que vous rappelez-vous d'elle, madame Robins ? — J'ai consulté mes archives. C'était il y a longtemps. Je croyais en mon travail ; à mes yeux, le bien-être des enfants passait avant tout. Ce n'était pas facile de les enlever à leur foyer, quand bien même c'était dans leur intérêt. J'ai tenu presque dix ans. Puis nous avons emménagé à Brooklyn où je suis conseillère familiale. J'essaie de leur apporter mon soutien. Je l'ai toujours fait. — Je comprends. — Les souvenirs que j'ai gardés de cette femme sont flous. Je le regrette. Si vous saviez combien j'en ai vu défiler ! J'ai apporté mes notes. Les voici. J'avais constaté que les conditions de vie semblaient bonnes et l'enfant choyé. Le placement provisoire en famille d'accueil a été décidé parce qu'à l'époque, on soupçonnait le père de complicité avec la mère. Nous l'avons rendu au père au bout de quarante-huit heures. Je ne comprends pas... Il n'a pas souffert. — Que pouvez-vous me dire du père ? — J'ai tout écrit. Il était bouleversé mais poli. Il semblait avoir une bonne relation avec le petit. Il a préparé lui-même son sac, il y a mis ses jouets préférés et l'a consolé au moment du départ. J'aurais pu en témoigner au tribunal, le cas échéant... Observer les relations, l'environnement est essentiel. Cet homme m'est apparu comme un bon père. Une fois innocenté, on lui a rendu son fils. Il n'y a pas eu de suivi, l'affaire a été classée. — Merci. — De quoi ? Rien de tout cela ne nous ramènera Karlene. — Au contraire, vos impressions me seront très utiles. Je vous fais raccompagner chez vous. Je vous demande d'éviter les médias. Les journalistes vont vous harceler. Cette conversation doit rester entre nous. — Vous nous tiendrez au courant ? — Je vous en donne ma parole. Eve se leva, appela des uniformes pour les escorter. Peabody les regarda seloigner dans le couloir. — Au lieu d'assister au mariage de leur fille, c'est à ses funérailles qu'ils vont assister. Cela me brise le cœur, Dallas. — Débrouillons-nous pour épingler ce salaud. 18 Connors était encore dans son bureau lorsque Eve y entra. Elle fronça les sourcils. — Qu'est-ce que tu fais ici ? — La DDE n'a pas besoin de moi pour l'instant. Je peux travailler pour moi d'ici avec, en prime, le plaisir d'être auprès de ma femme. — Je retourne sur le terrain. Il faut que je passe à la morgue, puis que je retrouve l'étudiante qui a vendu les vêtements au suspect. — Je peux t'accompagner. Elle réfléchit. Elle pouvait confier à Peabody le soin de rédiger et classer les rapports, harceler le labo et lancer un calcul de probabilités pour déterminer la prochaine cible possible. — Entendu. Ayant donné ses consignes à Peabody, Eve décida de commencer par l'institut médico-légal. — Tu n'es pas obligé d'entrer. Je n'attends aucune surprise, aucune révélation. Je me contente de suivre la procédure. Il lui emboîta néanmoins le pas dans l'interminable couloir blanc. — Je me rappelle le jour où nous sommes venus avec la petite Nixie, murmura-t-il, faisant allusion à la fillette dont la famille entière avait été assassinée. C'était atroce. Elle semble heureuse avec Elizabeth, Richard et le jeune Kevin. Us forment une famille. Grâce à toi. Tu as su lui insuffler le désir de surmonter son malheur. — Elle est solide. Elle s'en sortira. Eve marqua une pause devant la double porte de la salle où opérait Morris. — Le salaud qui a massacré cette jeune femme n'a pas été obligé de ramper dans le sang de sa mère, comme Nixie. Il n'a pas perdu tous les siens en une nuit. Il n'arrive pas à la cheville de Nixie. Il est faible, et j'ai l'intention de jouer là- dessus. Eve était ainsi, songea Connors. Elle souffrait, mais elle parvenait et parviendrait toujours à se ressaisir pour poursuivre son objectif. Aujourd'hui, Morris était en costume de deuil et chemise bordeaux. Au son d'une musique douce, il achevait de recoudre le corps de Karlene. — Déjà fini ? — J'ai commencé par elle. Bonjour, Connors. — Morris. Comment allez-vous ? — Mieux. J'espérais ne pas vous revoir tous les deux avant le mariage. J'ai les résultats de l'analyse toxicologique, ajouta-t-il à l'adresse d'Eve. Même mélange, mais ce détail aurait pu m'échapper si je ne l'avais pas cherché. Elle a été droguée environ six heures et demie avant le décès, et la dose absorbée est plus faible que pour Deena. — Il ne voulait pas qu'elle reste inconsciente trop longtemps, en déduisit Eve. Il n'avait pas beaucoup de temps. Ou pas envie de le prendre. — Hormis cela, et l'utilisation d'un cordon élastique à la place des menottes, la méthode est identique. Chevilles et poignets attachés. Liens autour des chevilles détachés, puis rattachés. Viols multiples, vaginal et anal, quelques vagues coups. Étouf-fements sporadiques. Cause du décès : strangulation manuelle. Elle s'est débattue, comme en témoignent les abrasions, lacérations et contusions aux chevilles et aux poignets. — Il opte pour de légères variations en fonction des circonstances, mais la méthode demeure globalement la même. — Elle était enceinte. — Merde. Merde ! — De moins d'une semaine. Elle ne le savait peut-être pas encore. — Ses proches vont venir. Ses parents, son fiancé. Ils devaient se marier samedi. Morris poussa un profond soupir. — Le destin est cruel. — Ce sont les hommes qui sont cruels. Inutile d'évoquer la grossesse devant la famille à moins qu'on ne vous pose la question. — D'abord la jeune fille vierge. Puis la fiancée. —" Pardon ? Attendez ! Qu'est-ce qui vient après ? — Après quoi ? — Vierge, fiancée... l'étape suivante ? Il y a là une sorte de progression. Il est logique, organisé. Qu'est-ce qui vient après ? — Jeune mariée. — Épouse, proposa Connors. Mère. Voire divorcée. — Ce pourrait être un critère de sélection. Connors, tu prends le volant, ordonna-t-elle. Je veux creuser cette hypothèse. Merci, Morris. A peine avaient-ils quitté la salle d'autopsie qu'Eve activait son mini-ordinateur. — De son point de vue, ce serait une chance inouïe de pouvoir choisir ses victimes selon la progression que tu suggères, observa Connors. — Pas d'accord. Je suppose qu'il préfère s'en prendre aux femmes, mais ce pourrait être aussi un jeune marié, un futur père, etc. Elle monta dans la voiture. — J'ai demandé à Peabody un calcul de probabilités. Peut- être tient-il aussi compte de l'ordre d'apparition des protagonistes de l'affaire Schultz. Quoi qu'il en soit, il a défini une sorte de procédé de sélection de ses cibles. Une chronologie pour les repérer, se renseigner sur elles, organiser la rencontre, développer la relation. Il n'hésite pas à imbriquer deux affaires. Il a abordé Karlene alors qu'il travaillait encore sur Deena. Il a entamé le deuxième round avant d'avoir achevé le premier. — Dans ce cas, il a déjà attaqué le troisième. — Oui, et peut-être le quatrième. Logiquement, la troisième devrait être l'avocate commise d'office. Sauf qu'elle est divorcée, sans enfants. Une sœur mariée depuis plus de vingt-cinq ans. Une nièce et un neveu, tous deux célibataires... On va surveiller, mais je doute qu'ils soient visés. — Si je puis me permettre, où allons-nous ? — À Columbia. Je veux m'entretenir avec la vendeuse. Elle vit en résidence universitaire. Elle n'a pas répondu à nos messages. — Pourquoi ne pas aller directement au verger ? — Pardon ? — Cueillir une Clémentine, riposta-t-il en composant le numéro sur l'ordinateur du tableau de bord. Vêtue d'un tailleur rouge et d'escarpins à talons vertigineux, Clémentine Lapkoff les attendait devant le bâtiment administratif. Une lueur chaleureuse dans les prunelles, elle tendit les deux mains à Connors. — Je suis ravie de vous voir. Eve se tint à l'écart, sourcils en accent circonflexe, tandis qu'ils s'embrassaient sur la joue. — Vous êtes superbe, répondit Connors. — Je m'apprête à plonger les mains au fond des poches de quelques généreux donateurs. Mieux vaut s'habiller en conséquence. Lieutenant, enchaînat-elle en tendant la main à Eve. J'ai retrouvé Fiona. Elle effectuait un stage de méditation. Appareils électroniques interdits. J'ai demandé qu'elle rentre de toute urgence. Elle ne devrait pas tarder. Préférez-vous la recevoir dans mon bureau ou ailleurs ? — Ici, ce sera très bien. Cë ne devrait pas être long. — J'ai appris qu'il y avait eu un autre drame. Une jeune femme violée et assassinée. — Nous ne savons pas encore si les deux affaires sont liées. — Les journalistes évoquent déjà l'acte d'un sériai killer obsédé par les jeunes femmes. — Le département de police de New York n'a rien confirmé. Clémentine fixa Eve comme si elle essayait de radiographier son cerveau. — Quand vous m'avez demandé de localiser Fiona Wallace, je me suis inquiétée. J'ai cru qu'elle était en danger. — Absolument pas. Je souhaite l'interroger à propos d'une vente qu'elle a effectuée en mars dernier dans la boutique où elle travaille. — Je suis soulagée... Ah ! La voici. — Vous connaissez tous vos étudiants, docteur Lapkoff ? — Clémentine, je vous en prie. Non mais j'ai consulté sa fiche. Mademoiselle Wallace. — Docteur Lapkoff. Elle n'avait pas plus de vingt ans et une peau d'une pâleur lunaire sous un empilement de cheveux roux. Elle était légèrement essoufflée. Sans doute avait-elle couru, affolée à l'idée d'être convoquée par la présidente. — Vous n'aurez pas d'ennuis, la rassura Lapkoff. Et vous ne serez pas pénalisée pour votre absence. Voici le lieutenant Dallas. Elle espère que vous pourrez lui rendre service. — Lui rendre service ? — Oui. Voulez-vous que je m'éloigne, lieutenant ? — C'est inutile. Vous êtes vendeuse chez Sports Center. — Oui, madame. Pour payer mes études. Depuis plus d'un an. — Vous travailliez le 31 mars. — Euh... je n'en suis pas certaine. Peut-être. — Vous avez vendu plusieurs articles à cet homme, continua Eve en lui montrant la photo du suspect. Vous vous souvenez de lui ? — Je n'en suis pas certaine. Pas exactement. C'était il y a plus de deux mois, et nous avons un monde fou. — J'ai la liste de ses achats. Elle commença à les lui énumérer. Lorsqu'elle en arriva aux baskets, Fiona cilla. — Alors ? — Ça me revient. C'était une grosse vente, et les chaussures étaient terriblement chères. Je lui ai expliqué qu'elles seraient en promotion pendant une journée la semaine suivante. Dix pour cent, c'est pas mal quand on connaît le prix initial. Mais il les voulait tout de suite. Il n'était pas tout à fait comme sur la photo. C'est pour ça que je ne l'ai pas reconnu tout de suite. — Comment était-il ? — Les cheveux étaient plus longs et ondulés. Magnifiques. Il était très mignon. J'ai vaguement flirté avec lui, je lui ai demandé ce qu'il étudiait, s'il vivait sur le campus. Il était gentil, mais assez indifférent. Je me suis dit qu'il avait déjà quelqu'un ou que je ne lui plaisais pas. Je lui ai demandé en plaisantant s'il avait touché le jackpot. Il m'a souri. Un sourire ravageur. Et il a répliqué - j'ai rigolé - que l'habit faisait le moine. Un commentaire bizarre vu qu'il achetait des vêtements de sport. J'ai tout emballé et il est parti. — L'avez-vous revu depuis ? — Je ne crois pas, non. — Merci, Fiona. — Il a commis un délit ? — Nous voulons l'interroger. Si vous le voyez, surtout ne l'approchez pas. Prévenez-moi immédiatement. Eve lui tendit sa carte. — Cela vous a été utile ? s'enquit Clémentine dès que Fiona se fut éloignée. — Cela confirme certaines informations et me permet de conclure que son orgueil l'emporte parfois sur la prudence. Merci de votre aide. — De rien. J'espère que vous l'arrêterez rapidement. — Moi aussi. — Et maintenant ? voulut savoir Connors lorsqu'ils atteignirent la voiture. — Je dois revoir la liste des noms et données de toutes les personnes liées à l'arrestation d'Irene Schultz. Je vais devoir les interroger toutes pour tenter de déterminer qui sera sa prochaine victime. — Elles ne vivent pas toutes à New York. — En effet, convint Eve en s'installant dans le siège passager. Mais, apparemment, il possède une collection illimitée d'identités, et les ressources financières qui vont avec. — Tu pourrais interroger ces gens par vidéocom. — J'aurais préféré des face-à-face, mais je vais sans doute devoir m'y résoudre. Le problème, c'est que les familles s'agrandissent. Les gens se marient et/ou ont des enfants qui en ont à leur tour. Leurs frères et sœurs en ont aussi. En une vingtaine d'années, un troupeau peut graviter autour d'un seul individu. — Ah ! La propension du genre humain à se reproduire, soupira Connors en secouant la tête, amusé. Que peut-on faire ? — L'idéal serait de les convoquer tous au Central, de les interroger les uns après les autres puis, si nécessaire, de les réunir pour voir si les déclarations de l'un inspirent l'autre. — Je peux t'organiser cela. Elle lui jeta un coup d'œil incrédule. — Quoi ? Tu vas les transporter tous jusqu'au Central ? Non seulement cela me paraît peu pratique, mais nombre d'entre eux refuseront. Sans oublier qu'ils ont tous des obligations et risquent de s'énerver si on leur demande de tout laisser tomber pour donner un coup de main dans une enquête policière avec laquelle ils pourraient estimer n'avoir pas de liens. — Eve, si je voyage souvent pour mes affaires, combien de fois ai-je traité avec des associés à l'autre bout du monde, voire hors-planète, sans quitter New York ? — Oui, mais tu as... Elle se rappela tout à coup l'avoir interrompu en pleine réunion holographique. — Ça pourrait marcher, concéda-t-elle. Nous évitons cette méthode pour les interrogatoires parce que la défense a une fâcheuse tendance à la remettre en cause. C'est délicat parce que ce procédé peut être manipulé. Nous devons présenter des aveux ou des indices solides, enregistrés officiellement. Mais là... — Tu n'es pas en quête de confessions ni de suspects. — Oui, ça pourrait marcher, répéta-t-elle. Je vais en parler à l'adjointe du procureur, au cas où il faudrait suivre une procédure particulière. Si les informations que j'obtiens nous conduisent à une arrestation, je ne veux pas qu'un avocat véreux puisse la mettre en doute. — Tu t'es bien servie d'un holo pour coincer Ricker. — En effet, mais il purgeait déjà une peine à perpétuité sans espoir de libération conditionnelle. Si les parties sont d'accord, je pense que ce serait jouable. Je gagnerais du temps. Il ne me reste plus qu'à couvrir nos arrières. Tu peux mettre la machine en route rapidement ? — Vingt minutes pour lancer le programme de base. Après quoi, il me faudrâ les coordonnées de tous ceux que tu veux questionner. J'aurais besoin de quelques minutes supplémentaires pour trian-guler, chaque hologramme. — Le jeu en vaut la chandelle. Heureusement que tu es là. Elle sortit son communicateur pour joindre Cher Reo, l'adjointe du procureur. Comme elle s'y attendait, sa requête donna lieu à un imbroglio administratif. Tant pis. Elle discutait toujours avec Reo lorsqu'elle pénétra dans la maison. L'avantage des imbroglios administratifs, c'est qu'ils lui permettaient d'ignorer totalement Sumrnerset. Une fois les autorisations transmises, elle entreprit de contacter toutes les personnes concernées. Elle en était à la moitié de sa liste quand Connors la bipa. — Je suis prêt. Il ne me manque plus que les coordonnées. — Je te les apporte. Peabody va prendre le relais. Cinq minutes. Elle transféra la suite du dossier à sa partenaire et rassembla ses affaires. Elle émergea directement de l'ascenseur dans une version plus vaste et nettement plus sophistiquée de son bureau personnel. — Hmm. — L'habit peut faire le moine. Un de ces jours, tu devrais envisager de remplacer ton matériel par un poste de travail comme celui-ci. Elle fronça les sourcils devant la surface rutilante de la console en U, avec ses ordinateurs et son tableau de contrôle intégrés. — Le mien me convient. — Je sais, murmura-t-il en l'embrassant sur le bout du nez avant de lui désigner une table au fond de la pièce. Mange un sandwich. — Tu as même prévu ça ? — Mange. Tu peux t'installer devant les écrans si tu veux. Te connaissant, tu préféreras aller et venir. Le sujet de ton interview peut être placé sur n'importe quel fauteuil ou canapé. — Il faut tout enregistrer. — Aucun problème. Comme il lui indiquait de nouveau la table, elle s'empara d'un sandwich. — Commençons par Peabody. Il opina, décrocha son vidéocom personnel. — Peabody! À la vue de Connors, son visage s'éclaira. — Tiens ! Bonjour ! — Bonjour. Le lieutenant souhaite vous avoir parmi nous. — D'accord. Waouh ! C'est la première fois que je participe à une réunion holographique. — Je serai doux, promit-il, ce qui la fit glousser. Là ! Je vous ai. Initialisation. Des petits points lumineux tournoyèrent, puis la spirale se métamorphosa en Peabody. — Incroyable ! s'exclama-t-elle en regardant autour d'elle. Je n'ai rien senti de bizarre. Qu'est-ce que c'est que ça ? — Ça ? fit Eve. Un sandwich ! — Un panini, en plus. Il a l'air délicieux ! — Il y en a d'autres là-bas. Servez-vous. — Merci. Peabody pivota vers la table, tendit le bras. Sa main passa à travers le plateau et la nourriture. — Vous êtes méchante, Dallas. Je ne peux pas me servir parce que je ne suis pas vraiment là. Tout en l'étant. Je ne comprends rien à l'holoscience. Chaque fois que McNab tente de me l'expliquer, mon cerveau va se coucher. — Laissons ça aux informaticiens et soyons des flics dignes de ce nom. Terminez d'entrer les contacts. Je commence par l'avocate commise d'office. L'impression était étrange, en effet, mais la méthode rapide et efficace. A peine quelques instants plus tard, la femme qui avait assuré la défense d'Irene Schultz se trouvait en face d'elle. — Merci de me consacrer un moment, madame Drobski. — Je vous en prie. Je suis pressée d'en finir. Cette affaire me rend nerveuse. — Je m'en doute. Votre sécurité et celle de vos proches sont une priorité. — Vous pensez que nous sommes visés ? Vous avez des preuves qui relient ce danger à une jeune femme que j'ai représentée il y a plus de vingt ans ? — Vous raisonnez comme une juriste. Moi, comme un flic. Auquel voulez-vous confier votre vie et celle de votre famille ? Drobski changea de position, mal à l'aise ou irritée. — Je suis là, il me semble. — On vous a montré une photo du suspect. Êtes-vous toujours certaine de n'avoir jamais vu cet individu ? Afficher l'image de Darrin Pauley. Drobski l'examina attentivement. — À ma connaissance, non. — Vous avez un frère. — Oui, Lyle. Comme je vous l'ai expliqué, il est consultant financier. J'ai discuté avec lui, il a vu cette photo de même que son épouse et son fils. J'en ai parlé aussi avec mes parents qui vivent en Arizona. Personne n'a pu identifier cet homme. — De qui êtes-vous le plus proche ? — Pardon ? — Dans votre famille. De qui êtes-vous le plus proche ? — Difficile à dire... Mon père, je suppose. C'est grâce à lui que je suis devenue avocate. Je peux vous l'assurer, lieutenant, il n'est pas du genre naïf. Sous aucun prétexte il ne mettrait ma mère ou lui-même en danger. Or ce monstre cible des femmes, non ? — Nous n'éliminons pas d'emblée la possibilité d'une cible de sexe masculin. Qui d'autre ? — Je ne vois pas. — Dans votre entourage ? Pour la première fois, Drobski parut secouée. — Ô mon Dieu ! Lincoln. Lincoln Matters. Nous sortons ensemble depuis plus d'un an. Et ma partenaire, Elysse Wagman. Nous sommes amies depuis l'université. Elle est... comme ma sœur. — Peabody. — Noté ! — Vous pensez qu'il pourrait s'en prendre à Lincoln ou à Elysse ? s'écria Drobski. Il faut que je les avertisse... — Nous nous en chargeons. Elysse est-elle mariée ? En couple ? — Non. A vrai dire, elle vient de vivre un divorce pénible. Elle a une fille, ma filleule. Renny a onze ans. — Nous veillerons sur elles. Nous venons d'envoyer des policiers chez elle et chez Lincoln, ajouta-t-elle comme Peabody lui adressait un bref signe de tête. Après cet entretien, je les joindrai personnellement pour leur expliquer la situation. — Vous pensez que ça pourrait... — Je ne prendrai aucun risque. Dites-moi tout ce que vous vous rappelez à propos de l'affaire Irene Schultz. — Je m'en souviens parfaitement. J'exerçais depuis peu, et j'étais encore terriblement idéaliste. Elle avait un casier vierge et un enfant en bas âge, j'étais convaincue de réussir à lui négocier une réduction de peine. J'espérais qu'elle s'en tirerait avec un an et une cure de désintoxication obligatoire. Avec un peu de chance, on l'aurait libérée au bout de six mois. Mais avant même de l'avoir vue, j'ai appris que c'était le mari qui les intéressait, et je me suis dit que je pourrais lui épargner la prison si elle acceptait de le dénoncer. — Elle a refusé. — Obstinément. Elle a assuré qu'il n'y était pour rien, qu'il n'était au courant de rien. J'ai tout tenté, en vain. J'ai joué la carte de la mère. Que deviendrait son petit garçon si elle était derrière les barreaux ? Elle jn'a tenu tête. Pire, quand la juge l'a vue le lendemain, elle a insisté pour qu'on applique la sanction initialement prévue. J'ai éprouvé un sentiment d'échec. — Avez-vous parlé avec le mari ? — Oui. Il était furieux. Il a sauté au plafond quand je lui ai annoncé qu'elle venait de prendre dix-huit mois fermes. D'après lui, elle ne méritait pas plus d'un an. J'étais d'accord, mais il m'en a voulu. Quand je lui ai avoué qu'elle n'avait rien voulu savoir, il s'est calmé, il s'est excusé. Au tribunal, il est venu avecTenfant. Un beau petit... Seigneur ! Je l'ai tenu dans mes bras pendant qu'Irene et son mari se disaient au revoir. Il s'est mis à pleurer, à appeler sa mère. J'en étais malade. Au fil des années, on finit par devenir indifférent. C'est alors qu'il faut en sortir. Satisfaite, Eve appela Elysse Wagman, tout en retenant Dobriski à la demande des deux femmes. Wagman écouta Eve sans ciller. — J'expédie ma fille chez ma mère dans le Colorado. Dès ce soir. — Elysse, tu devrais partir aussi, tu... — Madame Wagman, interrompit Eve, je comprends votre inquiétude. La police vous assistera de son mieux pour conduire votre fille chez votre mère. Je ne peux vous ordonner de rester, mais je vous le demande. S'il vous a dans sa ligne de mire, le moindre changement de routine pourrait l'alerter. Nous allons vous protéger. — Combien de temps ? — Le temps qu'il faudra. Pourriez-vous examiner de nouveau l'image à l'écran. — Ce visage ne me rappelle rien. — Il a peut-être les cheveux plus longs ou plus courts. Ou paraître un peu plus âgé. — Des cheveux plus longs, murmura-t-elle. Ce pourrait être.... Seigneur! Des cheveux plus longs, une barbe. Dom Patrelli. Bingo ! Eve se tourna vers Peabody, mais celle-ci s'affairait déjà sur son mini-ordinateur. — Comment le connaissez-vous ? — Je suis bénévole dans un centre social du Lower East Side. Il y a trois semaines, alors que je quittais le bâtiment ce... il s'est approché de moi en courant. Il était essoufflé. Il m'a demandé si j'étais bien Elysse Wagman. Il m'a raconté qu'il était journaliste et qu'il écrivait un article sur les avocates spécialisées dans les affaires domestiques. Ce qui est mon cas. Il m'a dit qu'il avait pris du retard, qu'il avait essayé d'arriver avant la fermeture du centre. Il m'a proposé de faire un bout de chemin avec moi. Je n'y ai rien vu de mal. Il était charmant et enthousiaste, passionné par notre travail. — Il vous a donné son nom et ses coordonnées. — Oui. Tout s'est passé très vite, il était un peu maladroit. Nous étions dans la rue. Il m'a accompagnée un moment. Ses questions étaient pertinentes. Apparemment, il s'était bien renseigné sur le centre. J'étais impressionnée et ravie. Toute publicité positive est la bienvenue. Il m'a acheté un café à un glissa-gril, m'a demandé la permission de reprendre contact avec moi ultérieurement. — Et? — La semaine suivante, il m'attendait à la sortie avec un café. J'avais du temps. Nous sommes allés jusqu'au parc, nous nous sommes assis sur un banc. Il a vaguement flirté avec moi - rien d'agressif. J'étais flattée. Il a bien vingt ans de moins que moi, et je... Quelle idiote ! — Non. Il est d'une habileté redoutable. — Nous avons bavardé, rien de plus. Il m'a avoué qu'il était un fan du réalisateur Zapoto. — Doux Jésus ! murmura Dobriski. — Je sais. J'adore les films d'horreur, moi aussi. Nous en avons longuement discuté. Il y avait un mini-festival à Tribeca le week-end suivant. — Vous y êtes allée avec lui. Elysse s'humecta les lèvres, repoussa ses cheveux. Nerveuse, nota Eve, mais surtout, gênée. — Je l'y ai retrouvé le samedi soir. Nous avons bu un verre et dîné après la projection. Quand j'y pense ! Je lui ai dit que je ne pouvais pas l'emmener chez moi à cause de ma fille, façon à peine déguisée de lui dire que j'irais volontiers chez lui. Il m'a répondu que la mère de son colocataire était de passage et que ce serait compliqué. Puis il m'a embrassée et mise dans un taxi. Il m'a embrassée, répéta-t-elle en pressant la main sur sa bouche. Nous avons déjeuné ensemble la semaine suivante - des hot dogs au soja sur le quai. En sa compagnie, je me sentais jeune et sexy, et enchantée parce qu'il voulait passer plus de temps avec moi. Je lui avais parlé du divorce, de ma fille. — Quand le revoyez-vous ? — Vendredi en huit. Il travaille ce week-end. « Pas si je peux l'en empêcher », songea Eve. 19 — Ce n'est pas elle la prochaine sur la liste, décréta Eve. Il la tient en haleine, il fait durer le plaisir. Elle est divorcée - une étape plus lointaine. Il joue son rôle à la perfection. Il a changé d'apparence. Jeune mais pas trop, séducteur juste ce qu'il faut, intéressé par ce qui l'intéresse - il s'est documenté. — Elle n'a parlé de lui à personne parce que la relation n'en est qu'à ses débuts, ajouta Peabody. Elle se sent un peu ridicule d'entamer une liaison avec un type qui a vingt ans de moins qu'elle. — Il lui dit qu'il n'a pas de communicateur fixe, que son communicateur de poche est cassé, qu'il n'a pas eu le temps de le remplacer. Il ne veut pas qu'elle le contacte. Il entretient le mystère. Il a le pouvoir. Mais ce n'est pas elle qu'il vise pour l'instant. — C'en est donc une autre, conclut Peabody en scrutant d'un air soucieux les photos de toutes les cibles éventuelles qu'Eve venait d'afficher sur l'écran mural. Probablement ce week-end. — Pas question qu'il parvienne à ses fins. Concentrons-nous sur l'assistante sociale, puis sur la juge. Entre deux entretiens, elle avala une tasse de café et accorda à Peabody une pause de vingt minutes pour qu'elle puisse aller se chercher un vrai sandwich. Elle commençait à y voir plus clair, à recomposer l'histoire qui s'était déroulée vingt ans auparavant. Elle savait désormais qui étaient les acteurs, leurs rôles, leurs choix. — Elle a écopé à sa place, déclara Connors. Il l'y a forcée quand elle l'a appelé après s'être fait coincer. « On ne peut pas casquer tous les deux, ma chérie, qui prendra soin du petit ? » — D'une part, acquiesça Eve. D'autre part, il avait déjà purgé une peine de prison. Son casier n'était pas vierge. Il l'aurait payé cher si elle avait avoué son implication. Il a dû se servir de cet argument. « Tu sortiras au bout d'un an, trésor, et je serai là pour toi. S'ils m'inculpent, j'en prends pour cinq à sept ansr» — Exact. Il avait davantage à perdre qu'elle. — Et il tenait à ce que l'affaire soit réglée au plus vite. À faciliter la tâche des flics et des juges. Ni vu ni connu. — De surcroît, s'ils se retrouvaient tous les deux en prison, on découvrirait le pot aux roses, observa Connors. Il a dû insister là-dessus. Les chefs d'accusation s'accumuleraient, ils seraient fichus. Et puis, après tout, c'était elle qui s'était fait coincer, non ? Pourquoi plonger tous les deux ? — C'est mon avis. Il ne voulait pour rien au monde retourner en cage. Avec un minimum de tractations et de temps, elle s'en serait tirée avec un an, dont une partie en désintoxication. Ce qui l'aurait mis en danger, lui. Mais ce n'est pas tout. Glissant les mains dans les poches, Eve déambula à travers la pièce. Les souvenirs ressurgirent. — En ce qui concerne ma mère, mes souvenirs sont flous. Mais je sais - je savais - que... que mon existence lui était insupportable. Cependant elle m'avait mise au monde et elle est restée auprès de moi suffisamment longtemps pour que je me rappelle certains événements. — Comme Darrin Pauley ? — Pour lui, c'est différent. Je sais que je n'étais pour mes parents qu'une commodité.- Un revenu potentiel. En ont-ils eu l'idée ensemble ou l'un d'entre eux en a-t-il convaincu l'autre ? Voilà une question à laquelle je n'aurai jamais de réponse, et ce n'est pas important. Elle refusait que ça le soit. — Mais dans le cas qui nous préoccupe, ça pourrait l'être. — Pourquoi elle ou ils ont choisi d'avoir cet enfant, devina Connors. — Elle est le cerveau. Il est le manipulateur. Elle lui a appris tout ce qu'il sait. Le sexe, les drogues, c'est de l'argent facile, ça manque de finesse. Or pour réussir à duper Pauley pendant un an, elle a dû se montrer fine. Quant au gosse ? Elle ne se serait pas embarrassée de lui inutilement. Conclusion, soit elle le voulait, soit elle voulait Pauley - pourquoi pas les deux ? L'enfant n'était pas une commodité. Il servait peut-être de couverture, et encore. — Plus facile de bouger, de s'intégrer, de mener à bout une arnaque sans un gamin dans les pattes, acquiesça Connors. — À la libération de Pauley, ils auraient pu le laisser à Vinnie et disparaître tous les deux. — Il est parti avec la femme que Vinnie aimait et le bébé dont il croyait être le père. Cruel. — Ça concorde avec le profil. Elle était clean, en bonne santé, ils avaient de quoi vivre grâce à l'argent qu'elle avait volé à Vinnie. Deux ans plus tard, elle se drogue et se prostitue. Pauley était son point faible. Elle a accepté de se vendre pour lui, de dealer. Au fil du temps, il a pris le dessus, toujours à l'affût de plus de fric. Une fois sa peine purgée, elle l'a suivi à Chicago. Elle était totalement sous sa coupe. Eve inspira à fond. — C'est ce dont je me souviens. Quand je les revois ensemble dans mes rêves. C'était une junkie et une pute, et lui dirigeait les opérations. Je fais peut-être un transfert. — Je ne le crois pas. — Pour l'heure, je dois me concentrer sur le présent^ Rappelons Peabody et interrogeons la juge. Connors s'approcha d'elle et encadra son visage des deux mains. — Quels que soient tes souvenirs ou tes sentiments, sache que tes parents ont fait au moins une chose de valable au cours de leur existence minable. Toi. Us n'ont pas pu t'empêcher de devenir ce que tu es. La juge Serenity Mimoto, une femme minuscule et tirée à quatre épingles, examina la photo de Darrin Pauley. — Il ressemble à son père. — Vous vous rappelez son père ? Mimoto dévisagea Eve d'un regard intense. — J'ai tenu à me rafraîchir la mémoire quand votre bureau m'a contactée. J'ai relu le dossier. L'accusée, via son avocate, a accepté un marché. Elle a plaidé coupable. La nature non violente des crimes, le casier vierge et la coopération de l'accusée m'ont incitée à prononcer la peine de dix-huit mois qui avait été requise par le procureur. Elle a été incarcérée à Rikers. Mimoto indiqua l'écran mural. — Je me souviens de lui, le bébé dans les bras de son père, appelant sa mère. Je leur ai accordé un moment pour se dire au revoir. Elle a étreint l'enfant brièvement, très brièvement, puis l'a confié à son avocate pour enlacer l'homme. Ce besoin de trouver du réconfort auprès de son mari sans en offrir à son fils m'a choquée. — Vous n'avez jamais revu ni le père ni le fils depuis ce jour ? — Je ne le pense pas. Si le dossier de ce garçon arrive sur mon bureau après que vous l'aurez arrêté, je serai forcée de le récuser à cause de cette conversation et du lien antérieur. Je vous pose donc la question, lieutenant : avez-vous de quoi l'appréhender ? — Je crois que oui. J'aurai bientôt des éléments supplémentaires. — Vous comptez sur moi pour vous en fournir une partie. — En effet, et par la même occasion, j'espère l'empêcher de faire du mal à l'un de vos proches. Vous avez prononcé le verdict qui a envoyé sa mère derrière les barreaux. Six mois après sa libération, alors qu'elle, son fils et son compagnon avaient changé d'identité et, selon toute vraisemblance, avaient repris des activités illégales, elle a été violée et assassinée de façon pratiquement identique à mes deux victimes. — Vous êtes d'avis que cet homme est responsable de deux meurtres parce qu'il est persuadé que l'arrestation et l'incarcération de sa mère sont la cause de sa mort ? Eve apprécia à la fois l'attitude calme et la vivacité d'esprit de la juge. — Oui. De surcroît, je pense qu'on l'a endoctriné en ce sens. Mimoto haussa un sourcil. — C'est aux psychiatres et aux avocats d'en décider. Il ne s'en prendra pas à moi. Dommage, car ce ne serait pas la première fois que je suis menacée en vingt-six ans de carrière. Un de mes proches ? J'ai une très grande famille, lieutenant. — Je sais. Quatre frères et sœurs, tous mariés, trois enfants, mariés eux aussi. Huit petits-enfants. — Bientôt un neuvième. — L'aînée de vos petites-filles est aussi mariée. — Et a fait de moi une arrière-grand-mère depuis hier. — Ah! Euh... félicitations. Vous avez aussi un mari, qui a quatre frères et sœurs, et ainsi de suite. Vos parents, vos quatre grands-parents. — Ainsi qu'une quantité de tantes, oncles, cousins, nièqes, neveux et leurs progénitures. Nous sommes une ribambelle. Par où commencer ? — J'ai repéré un schéma, expliqua Eve. Une façon de choisir ses cibles. Vu la... l'étendue de votre famille, il y a forcément un membre qui répond à ses critères. J'ai toutefois pris contact avec trois autres victimes potentielles, ce qui m'a permis de mieux cerner ses exigences. Je suis à la recherche de quelqu'un qui vous est proche, au sein de votre famille ou parmi vos amis, qui s'est marié récemment ou a perdu son conjoint. — Un début et une fin. — Les probabilités sont élevées que ce soient là les deux paramètres restants. Il est possible qu'il n'ait pas encore abordé le veuf ou la veuve qu'il réserve, si l'on se fie au schéma défini, pour la fin. En revanche, j'ai la certitude qu'il a déjà l'œil sur le ou la jeune marié(e), et qu'il pourrait sévir ce week-end. Pour la première fois, la juge eut un frémissement de peur. — Si vite ! Dieu merci, nous avons la chance de vivre vieux dans ma famille. Certes, nous avons perdu des êtres chers. L'une de mes tantes préférées est décédée l'an dernier. — J'en prends note. Cela dit, je présume qu'il s'attaquera à une femme. Les deux premières victimes et les trois cibles potentielles sont toutes de sexe féminin. — Ah... un cousin, il y a quelques mois. Son épouse... Il faudrait que je vérifie. Elle vit à Prague. Ma mère pourra me renseigner. Elle est notre base de données familiales. — Quelqu'un de plus proche. Il ne veut pas vous faire du mal, il veut vous détruire. — Aucun de mes enfants ou petits-enfants ne s'est marié récemment. Deux des petits-enfants sont fiancés. J'ai une nièce qui s'est mariée l'été dernier, une autre qui doit se marier cet automne. Je... Donnez-moi une heure pour y réfléchir. Je vais appeler ma mère. C'est elle qui a envoyé les invitations pour le renouvellement. Elle a une liste à jour de tous les membres du clan et leurs coordonnées. — Le renouvellement ? — Oui. Mes parents ont décidé de renouveler leurs vœux de mariage le jour de la Saint-Valentin. Au bout de soixante-dix ans, ils méritent une belle fête, et une seconde lune de miel. — Une deuxième lune de miel. Comme des jeunes mariés. — Oui. Ils ont respectivement quatre-vingt-neuf et quatre-vingt-treize ans, et... Mimoto pâlit, horrifiée. — Ô mon Dieu ! Ma mère ? Il va s'en prendre à ma mère ? — Possible. J'aimerais lui parler. Ne bougez pas. Peabody ? — Je suis en train de chercher le numéro. — Mettez le haut-parleur afin qu'elle puisse échanger avec sa fille. Expédiez deux officiers en civil à son domicile pour assurer sa protection. Ne vous inquiétez pas, madame, nous veillons sur elle. Quelques minutes plus tard, l'image holographique de Charity Mimoto apparut aux côtés de sa fille. Pour une femme qui approchait les quatre-vingt-dix ans, elle paraissait dans une forme olympique. — Ma parole, mais c'est Denny ! s'écria-t-elle en jetant un coup d'œil à l'écran mural. Il a rasé sa barbichette et changé de coiffure, mais c'est bien Denny. — Pouvez-vous me donner son nom complet, madame Mimoto ? — Naturellement ! Dennis - mais on l'appelle Denny - Plimpton. Un charmânt garçon à qui j'enseigne le piano. Je donne quelques cours pour arrondir mes fins de mois. Il veut faire une surprise à sa mère. C'est adorable. — Seigneur ! La police est-elle arrivée ? Maman, n'ouvrez la porte à personne, papa et toi, sauf à la police. Exigez qu'ils vous montrent leur insigne et... — Serenity, ta grand-mère n'a pas élevé une gourde ! répliqua Charity avec un aplomb incroyable, en croisant ses longues jambes. Que reproche-t-on à ce garçon, lieutenant Dallas ? J'ai du mal à croire qu'il ait pu faire quoi que ce soit pour causer un tel tohu-bohu. Il est absolument charmant. Très bien élevé. — Il est suspecté d'avoir commis deux meurtres. — Des meurtres ? Lui ? s'esclaffa-t-elle. Puis elle étrécit les yeux. — Attendez une seconde. Je vous connais. Mais bien sûr ! Je vous ai vue aux informations. Pas plus tard qu'aujourd'hui. Au sujet de cette fille et de cette femme. Vous pensez que c'est lui ? Eve décida d'aller droit au but. — J'en ai la certitude. Depuis combien de temps lui donnez-vous des cours de piano ? Charity leva les mains. — Une minute ! Une minute ! J'ai toujours été douée pour cerner les gens. Tu as hérité de ce don, n'est-ce pas, Serenity ? Je n'ai rien suspecté de mauvais chez ce jeune homme. Nous nous sommes vus cinq fois, le mercredi après-midi, sauf une fois il y a deux semaines, où il a préféré venir le jeudi soir. — Papa joue au golf le mercredi après-midi. Tu es restée seule avec ce monstre. — Sous quel prétexte ? demanda Eve. — Il m'a expliqué qu'il avait une urgence à son travail. Il est programmeur informatique. Ce jour-là, il pleuvait, ajouta-t-elle. Mon Deke ne joue pas au golf quand il pleut, il a donc passé la journée avec moi. Une fois par mois, le jeudi soir, il va jouer aux cartes avec ses copains. Il n'était donc pas à la maison le soir où Denny est venu. Le regard bleu se fit perçant. — Malin, n'est-ce pas ? Il sait tout, il s'arrange pour que je sois la seule à le voir. Il ne manque pas de culot ! — En effet, madame. Lui est-il arrivé de passer pendant le week-end ? — Non. Mais il a demandé de reporter la leçon de cette semaine à vendredi après-midi. — Lieutenant, intervint la juge, mon père, mon mari, mes frères et tous les petits-fils ont prévu d'aller camper ce week-end. Ils sont censés partir vendredi. Ma mère sera seule jusqu'à dimanche. Il est sûrement au courant. Charity se claqua la cuisse. — Évidemment qu'il est au courant ! Je le lui ai dit moi-même ! Il y a deux semaines, je lui ai avoué que la perspective de deux jours de tranquillité me réjouissait. Il a voulu savoir où ils allaient, combien de temps. Quand j'y repense, il s'est montré d'une habileté... Mercredi dernier, il m'en a reparlé. Il voulait s'assurer que la sortie était maintenue, j'imagine. Elle eut une grimace de dégoût. — Il a l'intention de venir ici m'assassiner. Je vais botter les fesses de cette ordure. — Je parie que vous en êtes capable, mais vous allez devoir m'en laisser le soin. Charity inspira profondément, puis dévisagea Eve. — Vous allez l'agrafer. Que devons-nous faire ? Il fallut du temps pour exposer la situation, rassurer, puis interroger la dernière personne sur la liste, la rassurer elle aussi. À la fin, épuisée, Peabody poussa un soupir. — On va le coincer demain à la cérémonie. On va l'appréhender et tout le reste ne sera plus que précautions et formalités. D'une part, parce qu'on le veut, d'autre part, parce que... le mariage de Louise. — Taisez-vous. Pas un mot ! Exténuée, elle aussi, Eve se frotta le visage. — Débriefing demain comme prévu. Je rédige le rappprt. Filez informer McNab et Jamie puisque c'est sur votre agenda de toute façon. Ensuite, fermez la boutique. Je vous veux en pleine forme. — Oui. Nous devons à tout prix l'arrêter demain. Par respect pour la loi et la justice. Et l'amour. — Connors. S'il te plaît. Il sourit. — Bonsoir, Peabody, lança-t-il avant de désactiver l'hologramme. — Génial ! La paix règne sur la terre, du moins pour une minute. J'ai besoin de l'enregistrement poufT.. — Voici la copie du disque. J'en ai transféré une autre sur ton ordinateur. À présent, viens avec moi. — Je dois... — Je sais. Il la prit par la main et l'entraîna vers l'ascenseur. — Si tu avais davantage de temps, ou si je pensais pouvoir t'y obliger, je veillerais à ce que tu aies droit à un bain chaud et à une séance de massage. Mais plutôt que de se chamailler... Il l'attira dans la chambre. — Pas le temps pour ça non plus, trancha-t-elle. — Le sexe, le sexe, le sexe, tu ne penses qu'à cela ! Il la poussa vers le coin salon. Sur la table basseétaient disposés deux verres de vin, des bougies et... — Un gâteau ? — Parfaitement. — J'ai droit à une part de gâteau ? Il la retint avant qu'elle ne saute dessus. — Tout dépend. Il sortit une petite boîte de sa poche, vit son expression de surprise ravie se métamorphoser en un froncement de sourcils agacé. — Je n'ai pas besoin d'un antalgique. — Si ! Tu as la migraine, ça se voit - le stress, le surmenage... Avale ce cachet et tu auras du gâteau. — Il a intérêt à être bon. Elle goba la pilule et s'empara de l'assiette. Dès la première bouchée, elle ferma les yeux. — Mmm. Excellent. Ça valait le coup. Dix minutes de pause. — C'est la moindre des choses. Il la fit asseoir. — Nous les avons trouvées, murmura-t-elle, soulagée. Toutes les cinq. — Elles sont sauvées. — Non, pas toutes. — Cinq femmes et leurs proches sont persuadés du contraire. — A condition de l'arrêter demain... La mère de la juge, quel phénomène ! — En effet. — Fais le calcul. Mariée depuis soixante-dix ans. Elle en a quatre-vingt-dix. Elle avait vingt ans quand elle a prononcé ses vœux et commencé à pondre des gosses. Sept décennies plus tard, ils sont toujours mariés. C'est ce que Pauley cherche à détruire. Pas uniquement la personne, mais le lien. Il les étrangle avec leurs propres liens familiaux. Elle avala une gorgée de vin. — Si on loupe le coche demain, elle résistera. Elle tiendra le coup. Je ne veux pas gâcher le mariage, lâcha-t-elle subitement. Mais si... — Une étape à la fois. — Tu as raison, souffla-t-elle. Une étape à la fois. Le lendemain matin, Eve réunit ses hommes dans la salle de conférences pour leur exposer sa stratégie. Elle afficha un plan. — L'immeuble comprend dix étages. Le rez-de-chaussée, le premier et le deuxième sont réservés aux salons funéraires. Les bureaux et les centres de soutien pour les familles endeuillées occupent le quatrième et le cinquième. Les' huitième, neuvième et dixième sont consacrés aux services hôteliers. — Toutes prestations comprises, commenta Baxter. « À vous donner la chair de poule », pensa Eve. — Oui. Les locaux où l'on prépare les dépouilles s'étalent sur toute la surface du sous-sol. Deux accès possibles de l'extérieur. Douze ascenseurs au total, divisés en quatre groupes, un tapis roulant menant aux chambres et aux boutiques. Escaliers ici, ici, ici et là... Desservant chaque étage. — Beaucoup d'allées et venues, constata Feeney. — Sans oublier la porte principale, au sud, deux entrées à l'est et à l'ouest, et deux autres au nord. La taille et l'orientation de l'édifice augmentent la complexité de l'opération. La cérémonie MacMasters se déroulera au premier, angle sud-ouest. La salle surplombe le parc comme toutes celles du côté ouest. Trois autres commémorations et deux veillées mortuaires auront lieu dans le même laps de temps. Vingt sur les vingt-deux chambres de l'hôtel sont louées. Bureaux, chapelles, centres de soutien psychologique et boutiques seront tous ouverts. — Un monde fou, grogna McNab. Il va en profiter. — Nous n'avons pas réussi à convaincre les propriétaires et divers directeurs de coopérer. Nous ne pouvons pas les y obliger. Nous nous concentrerons donc sur les espaces réservés par les MacMasters. Elle appela une nouvelle image sur laquelle toutes les issues étaient déjà encerclées et numérotées. — Nous aurons un homme positionné sur chacun de ces points. D'autres déambuleront dans la foule. Si on le repère, on bloque tout. Les guetteurs restent où ils sont, les autres l'encerclent. Je ne veux pas de remous. — Lieutenant, lança l'un des uniformes de la brigade de MacMasters. Vu le nombre de collègues qui vont circuler, pourquoi ne pas diffuser la photo à tout le département ? — Je ne veux pas que le suspect soit alerté par un regard trop appuyé. Ce type nage dans l'illégalité depuis toujours. Il sait à quoi s'en tenir. J'exige la discrétion absolue. Feeney ? — Une équipe sera chargée de surveiller les enregistrements des caméras. Il y en a partout. Si on le repère, vous serez avertis. — Si cela se produit, chacun reste à son poste, insista Eve. Nous voulons le prendre au piège, pas le faire fuir. Des questions ? Non ? Bien. Passons aux ordres spécifiques. Après avoir renvoyé chacun à ses tâches, Eve continua d'examiner l'écran, en quête de failles éventuelles. — Beaucoup d'allées et venues, murmura-t-elle en écho à l'observation de Feeney. — Nous ouvrirons l'œil, promit Peabody. C'est bien qu'autant de flics se relaient pendant deux heures. Si on diffusait la photo à travers tout le département, ce serait comme le lièvre qui marche dans le repaire du loup. — Trop de risques de fuites, d'actions impulsives, d'erreurs. Je croyais que les lièvres sautaient. — Ben oui. — Une équipe restreinte, poursuivit-elle tandis que Peabody ruminait sur le lièvre. Il arrive, on l'encercle. Il n'a aucune raison de s'inquiéter. Il pense que nous nous mordons la queue. — C'est vrai que les médias ne nous ménagent pas. J'ai beau savoir que c'est pour la bonne cause, ça fiche un coup. — Encaissez. Il va entrer, se présenter devant MacMasters et le regarder droit dans les yeux. Il éprouvera la satisfaction du devoir accompli, et pourra passer à la tâche suivante. Il s'imagine en finir avec la troisième de la liste, la mère de la juge, vendredi ou samedi. Les obsèques de Karlene Robins sont prévues pour lundi. Il est libre de s'attaquer à la prochaine. Elle éteignit l'ordinateur et l'écran, rassembla les disques. — Allons là-bas. Je veux inspecter les lieux de fond en comble. Eve regrettait sincèrement que les MacMasters n'aient pas choisi un espace plus restreint, moins complexe, pour les funérailles de leur fille. Sur le seuil de l'immense hall d'entrée, elle étudia les diverses possibilités de fuite. L'endroit était une véritable ruche et les membres du personnel y grouillaient. Elle traversa l'étendue de marbre jusqu'au premier groupe d'ascenseurs. — Excusez-moi. Puis-je vous aider ? Eve contempla la jeune femme au visage grave qui s'était avancée vers elle. Elle lui présenta son insigne. — Visite de sécurité pour la famille MacMasters. — Bien sûr, répondit l'employée en consultant un mini-ordinateur. La cérémonie MacMasters se déroulera dans la suite deux cents. Premier étage. Voulez-vous que je vous y accompagne ? — Je crois que nous pourrons nous débrouiller. — Bien sûr, répéta l'autre d'un ton ironique. C'est Nicholas Cates qui gère ce programme. Je l'avertis de votre arrivée. Avez-vous besoin d'autre chose ? — Non. Eve s'engouffra dans la cabine. — Breee ! s'exclama Peabody. Cette façon de chuchoter comme si on était dans un cimetière. Cet endroit me fiche la chair de poule. On dirait un hôtel de luxe de la mort. — Je dirais plutôt un spa de la mort. Au sous-sol, ils font des manucures aux cadavres. — Beurk ! Vous imaginez une technicienne de labo en train de peindre les ongles d'un DCD en bavardant avec une copine ? — Trina pourrait peut-être solliciter un poste. Elles émergèrent dans un vaste corridor, une rivière de marbre flanquée de gerbes. Tout en marchant, Eve jeta un coup d'œil par les portes ouvertes dans les salles où s'affairaient des employés en costume noir. — Lieutenant Dallas. Un homme aux cheveux blonds et au visage angélique se précipita vers elle. — Je suis Nicholas Cates, se présenta-t-il, adoptant le même chuchotement que sa collègue. Ma supérieure vient de m'avertir. Je suis désolé de ne pas avoir été là pour vous accueillir. Que puis-je faire pour vous ? — L'idéal serait que vous annuliez toutes les autres cérémonies prévues ce matin. Il eut un sourire triste. — Je crains que ce ne soit impossible. — Il paraît. — Nous voulons coopérer de notre mieux, mais nous devons penser aux autres familles en deuil. — Bien. Vous avez vérifié la sécurité interne et contrôlé tout le personnel sur le site ? — Bien sûr. Nous avons installé votre équipe informatique dans mon bureau. Elle pénétra dans la salle principale de la suite. Ici aussi, les préparatifs allaient bon train. Elle ignora les bouquets, le visage souriant de la défunte sur l'écran mural, le cercueil laqué blanc couvert de fleurs roses et mauves. Elle inspecta les terrasses, les salons, les escaliers, les toilettes et la salle de méditation de l'autre côté du couloir. Toutes les issues seraient surveillées par des yeux électroniques et des hommes en chair et en os. Les officiers en civil, elle y compris, se mêleraient aux participants. Tous seraient équipés d'un micro. Elle avait clairement expliqué la procédure à suivre. Il ne leur restait plus qu'à la mettre à exécution. 20 Trente minutes avant le début de la cérémonie, son équipe en place, Eve vit les MacMasters et un petit grotipe de proches émerger de l'ascenseur. Elle s'écarta tandis que Cates les conduisait jusqu'à la suite. Mais Carol MacMasters s'arracha au bras de son mari et pivota vers elle. — Pourquoi êtes-vous ici ? demanda-t-elle. Pourquoi n etes-vous pas sur le terrain en train de faire votre travail ? Croyez-vous que nous voulions de vous ici, de vos condoléances ? Mon bébé est mort et le criminel qui l'a tuée est toujours dans la nature. A quoi servez-vous ? — Carol, arrête. Tais-toi. — Non ! Non, je ne me tairai pas ! Pour vous, il s'agit d'une affaire comme une autre, n'est-ce pas ? Un numéro de dossier. Les médias ne cessent de proclamer que vous n'avez rien. Absolument rien. A quoi servez-vous ? Comme elle se mettait à sangloter, l'homme plus âgé à ses côtés l'attira contre lui. — Allons, Carol, allons. Viens t'asseoir. Viens avec moi. Ils s'éloignèrent et MacMasters se tourna vers Eve, l'air impuissant. — Je vous présente mes excuses, lieutenant. — C'est inutile. — Elle refuse de prendre des calmants. Lorsque je me suis aperçu qu'elle avait regardé les informations, il était trop tard. Elle est trop bouleversée pour comprendre le stratagème. C'est en partie ma faute. Pour tenter de la réconforter, je lui ai dit que vous arrêteriez l'assassin avant aujourd'hui. J'aurais mieux fait de me taire. Je nourrissais vaguement cet espoir mais... Il secoua la tête et disparut dans la suite. Un instant plus tard, Cates fermait la porte à double battant. — Elle n'aurait pas dû, Dallas, dit Peabody. Elle s'est montrée injuste. — Pas forcément. — Mais... — Concentrons-nous sur notre mission, coupa Eve. Feeney ? Les observateurs sont en place ? — Affirmatif, répondit-il dans son oreillette. Peabody a raison, et tu as tort. Je ne reviendrai pas là-dessus. Ton homme arrive. Whitney et sa femme, le préfet, quelques huiles de la brigade des Produits illicites. Les livraisons s'enchaînent côté nord et côté sud à un rythme assez régulier. Fleurs, coursiers, photos grand format de défunts. Deux corps descendus au sous-sol. — Bien reçu. Tiens-moi au courant. Elle attendit que les portes de l'ascenseur s'ouvrent. — Monsieur le préfet Tibble, commandant, madame Whitney, salua-t-elle. Les MacMasters se recueillent quelques minutes en privé. — Nous patienterons, répondit Tibble, le regard dur. Du nouveau ? — Pas pour l'instant, monsieur. — J'espère que votre stratégie justifie l'attaque en règle des médias à notre égard. Et qu'elle aura les résultats escomptés. — S'il vient, nous l'épinglerons, monsieur. Et je pense qu'il viendra. Nous avons toutefois prévu un autre plan pour l'appréhender demain si... — Je ne veux pas entendre parler d'autre plan, lieutenant. Si votre suspect n'est pas sous les verrous cet après-midi, nous diffuserons sa photo. Il tourna les talons et alla se planter devant la fenêtre au bout du couloir. — Votre idée de feindre que l'investigation est au point mort a mieux fonctionné que prévu, confia Whitney à Dallas. La pression est forte. — Compris, commandant. Whitney et sa femme rejoignirent de nouveaux arrivants. — Ce n'est pas... — Ne dites pas que c'est injuste, Peabody. Je suis chargée de cette enquête. Si sanction il doit y avoir, je l'accepterai. Contactez les autres. Nous allons bientôt investir les lieux. Comme Connors sortait de l'ascenseur, elle s'étonna : — Je ne m'attendais pas que tu puisses te libérer. — J'ai réaménagé mon emploi du temps. Il jeta un coup d'œil du côté du commandant et du préfet. — Je ne le regrette pas. Je pourrai peut-être me rendre utile. — Il viendra. Les calculs de probabilité le certifient, Mira le certifie, mon instinct le certifie. Il viendra et nous le coincerons. Ensuite, pendant que le département récoltera les louanges du dieu média, je le bouclerai en salle d'interrogatoire. Et après cela... Elle se tut, inspira à fond. — D'accord, d'accord, je suis un peu énervée. Connors lui effleura le bras d'une caresse. — Très seyant. — Je t'en prie. L'heure est grave. Une empreinte sur un programme de théâtre, aucune correspondance dans les bases de données. Si on l'attrape, on pourra y remédier, mais d'ici là... Elle fourra les mains dans les poches de sa veste noire. — Les recherches de Nadine et de ses documentalistes sur les clients du système de sécurité n'ont rien donné. — J'ai quelques idées sur lesquelles je travaille encore. — Chaque minute compte. Elle aperçut Cates qui se dirigeait vers Whitney, sa femme et le préfet. Ils le suivirent à l'intérieur de la suite. — Feu vert ! annonça Eve. Elle avait prévu une foule importante - collègues, voisins, amis de Deena et leurs familles. Us étaient encore plus nombreux qu'elle ne l'avait imaginé. Elle reconnut Jo Jennings et ses parents, la voisine qu'elle avait interrogée le matin du meurtre de Deena. Elle vit défiler des flics qu'elle avait eu l'occasion de croiser et d'autres qu'elle n'avait jamais rencontrés, mais qui avaient la tête de l'emploi. Jeunes, vieux, la palette d'âge était large. Des dizaines d'adolescents. Nombre d'entre eux éclataient en sanglots devant les photos de Deena qui défilaient sur l'écran mural. Eve échangea un regard avec Nadine, à l'autre extrémité de la pièce, mais garda ses distances. Elle circula encore et encore, scrutant les visages, examinant les carrures sous divers angles. — J'ai un groupe qui s'approche de l'entrée principale, prévint Feeney. Us sont huit - non, neuf -garçons et filles de seize à dix-huit ans. Une seconde ! Un dixième vient de se mêler à eux. Casquette de base-bail, lunettes noires, cheveux foncés, la stature correspond. C'est... Non, ce n'est pas lui. Whitney s'approcha de Dallas. — Les élèves du lycée de Deena ont eu l'autorisation d'assister à la cérémonie. Jonah ignorait que Carole avait pris cette initiative. — Il n'a pas franchi le seuil du bâtiment. Nous l'aurions repéré. Nous n'en sommes qu'à la première heure. Mira apparut et se faufila jusqu'aux parents endeuillés. « Trop de flics, pensa Eve. Trop de mômes. » Elle traqua les membres du personnel qui offraient des gobelets d'eau, de thé ou de café, apportaient gerbes, couronnes et autres bouquets. L'atmosphère était tendue, empreinte de tristesse. Il y avait du monde partout, sur les terrasses, dans les salons, leurs voix montant et descendant en un océan de conversations. Dans son oreillette, Eve écoutait les rapports de ses équipiers. Elle se dirigea vers la terrasse, autant pour aspirer une bouffée d'air frais que pour l'inspecter une fois de plus. Elle en atteignait le seuil quand un bruit fracassant la fit sursauter. Cris et hurlements explosèrent eh une cacophonie assourdissante. Pivotant sur elle-même, elle se fraya un chemin dans la foule tout en sortant son communicateur. Devant elle, une avalanche de corps battant des bras. Quelqu'un la bouscula violemment, la propulsant au sol. Son appareil lui échappa et fut aussitôt piétiné. Dans sa chute, elle avait reçu un coup dans l'œil, un autre sur le nez, un troisième au creux des reins tandis qu'elle luttait pour se relever au milieu d'une véritable marée humaine se ruant vers les issues. Dans une trouée, elle vit deux uniformes pousser un homme à terre. Sa casquette glissa et ses cheveux châtains lui tombèrent sur la figure. Essuyant son visage ensanglanté, Eve tenta de nouveau d'avancer. C'est alors qu'elle le repéra, un peu à l'écart, le regard rivé sur le cercueil blanc recouvert de fleurs. Puis celui qui avait mis Deena MacMasters dans cette boîte ébaucha un sourire en contemplant le père et la mère en larmes. La seconde d'après, Eve fut happée de nouveau par la marée humaine. — Entrée principale, suite deux cents. Sujet identifié. Une femme s'effondra contre elle. Eve l'écarta et continua : — Le suspect porte un costume noir, une chemise blanche et un insigne du personnel. Intervenez, bordel ! Seul un grésillement lui répondit. Derrière elle, Whitney lança un ordre tonitruant. « Trop tard », pensa-t-elle. Lorsque, enfin, elle atteignit le couloir, elle l'inspecta d'un côté et de l'autre, aperçut Trueheart en train d'aider une vieille dame à s'asseoir. Elle se rua vers lui, l'agrippa. — Le suspect porte un costume noir, une chemise blanche, une cravate noire et un insigne du personnel. Cheveux courts, châtain clair. Faites passer le message. Vite ! Vite ! Que l'on bloque toutes les issues. Personne ne sort. — Oui, lieutenant. Elle piqua un sprint jusqu'à l'escalier, dévala les marches quatre à quatre, fit irruption dans le hall. — Oh ! Vous saignez du nez, laissez-moi... — Avez-vous vu passer un homme d'une vingtaine d'années, cheveux courts, châtain clair, en uniforme du personnel ? La femme qui l'avait accueillie à son arrivée dévisagea Eve, affolée. — Euh, oui, je crois que l'un de nos assistants vient de... — Où est-il allé ? — Il est parti. Il semblait pressé. Eve se précipita dehors, regarda dans toutes les directions. Les deux flics qu'elle avait placés à l'entrée principale s'étaient lancés à sa poursuite. Marmonnant un torrent de jurons, Eve leur emboîta le pas en courant tout en prévenant le Central. — Dallas, lieutenant Eve, je pourchasse un homme suspecté de meurtre. Il se dirige vers le nord sur la Cinquième Avenue à la hauteur de la 58e Rue. Race blanche, vingt-trois ans, mince, cheveux châtain clair, en costume et cravate noirs, chemise blanche. Impossible de le retrouver parmi les hordes de piétons qui se pressaient sur le trottoir. Elle esquiva, plongea, se faufila, remonta un pâté de maisons, puis un deuxième. Elle avait presque rattrapé les collègues, mais déjà, elle savait que leurs efforts seraient vains. Quand elle les rejoignit au carrefour, elle n'eut pas besoin de leur demander quoi que ce soit. La réponse était lisible sur leur visage. — On l'a perdu, lieutenant. Il avait une centaine de mètres d'avance quand on a reçu l'alerte, et il est rapide. Il s'est volatilisé. — Comment avez-vous pu le laisser passer ? vociféra-t-elle. — Lieutenant, on avait pour consigne de surveiller les arrivants. Ce type a quitté le bâtiment avec un petit groupe d'employés. On venait d'apprendre qu'il y avait du grabuge à l'étage, qu'on avait neutralisé le suspect. Il y a eu un blanc entre ce moment-là et celui où on nous a annoncé que le sujet se faisait passer pour un membre du personnel. Nous avons réagi aussitôt. Nous avons eu de la chance de seulement l'apercevoir... — On en rediscutera au Central. Regagnez votre unité et attendez les ordres. Elle tourna les talons, furieuse, l'œil et le nez douloureux. Et aperçut Connors qui se hâtait dans sa direction. — On l'a perdu. Bordel de merde. Connors sortit un mouchoir de sa poche et le lui tendit. — Tu saignes du nez. — J'ai pris des coups dans l'émeute. J'ai lâché mon communicateur et ces dingues l'ont aplati. Quant à lui, il s'en est allé tranquillement sous le nez de deux flics. Il a fait exactement ce qu'il était venu faire et, en prime, il nous a vus nous comporter comme une bande de crétins. Que s'est-il passé ? — Je l'ignore, répondit-il en lui prenant le coude. Je t'ai vue tomber, mais le temps que je me fraie un chemin jusqu'à toi, tu avais disparu. Trueheart m'a dit que tu t'étais lancée aux trousses du suspect. — Ça n'a servi à rien. Il était dans la nature avant que j'atteigne la rue. Comme ils s'approchaient de l'immeuble, écartant sur leur passage les curieux rassemblés devant l'entrée, Peabody vint vers eux. — Envolé, lâcha Eve. — Merde ! jura Peabody. Vous avez pris un sacré coup, ajouta-t-elle en grimaçant. — Allons régler cette histoire. Que savez-vous ? s'enquit Eve. — D'après ce que j'ai compris, un éjaculateur précoce s'est attaqué à un môme, et un autre flic l'a aidé à le neutraliser. C'est ce qui a déclenché le mouvement de panique. Toutes les parties sont dans un des salons sous la surveillance de Baxter. Whitney est avec les MacMasters et veut être averti de votre retour. Nous avons dû appeler les secours. Il y a des blessés. On est dans le pétrin, Dallas. — Faites le ménage en périphérie et prévenez Whitney que j'interroge les officiers et le civil concernés. Mon communicateur est fichu. — Si j'avais une petite conversation avec le directeur de l'établissement ? proposa Connors. Histoire d'arrondir les angles. — Pourquoi pas ? Mais j'aurai aussi une petite conversation avec lui plus tard. Connard. Eve carra les épaules et monta à l'étage. Une odeur douceâtre de fleurs piétinées saturait l'atmosphère. Elle contourna verres cassés et mares d'eau ou de café pour rejoindre Trueheart devant une porte close. — On a appris la nouvelle, lieutenant. Désolé. Baxter est avec les deux officiers et l'adolescent. On a demandé à un médecin de l'examiner. Il a quelques hématomes. — Parfait. Absolument parfait ! Elle entra, referma la porte derrière elle. Un garçon d'environ dix-huit ans était assis sur un siège tandis que le médecin vérifiait ses pupilles. — Je vais bien, marmonna-t-il. Ça m'a coupé le souffle, c'est tout. Je vais bien. — Je veux m'en assurer. Eve jeta un coup d'œil aux deux flics vautrés sur un canapé, puis à Baxter, qui leva les yeux au ciel. - Ç'est ça, répliqua-t-elle en silence, faites appel au Tout-Puissant. On va avoir besoin de lui. » — Je suis le lieutenant Dallas, annonça-t-elle au jeune garçon. — Ah. Bonjour. Je m'appelle Zach. Je peux m'en aller, maintenant ? Il faut que je retrouve Kelly. Je suis venu avec elle. Elle était en classe avec cette fille. Je l'ai accompagnée parce qu'elle avait peur. — Kelly comment ? — Kelly Nims. Est-ce qu'elle va bien ? — Inspecteur Baxter, faites rechercher Mlle Nims. — Oui, lieutenant. Tout de suite. — Merci. Je me sentirai mieux quand je saurai qu'elle va bien. Il ressemblait vaguement à Pauley. Même carrure, même couleur et même coupe de cheveux. Elle remarqua la casquette de base-bail sur ses genoux. — Zach, je tiens à vous présenter nos excuses pour ce malheureux incident. Soyez assuré que je m'occuperai personnellement de vos assaillants. — J'étais là, dans mon coin, et tout à coup j'ai eu l'impression d'avoir été heurté par un Maxibus. Je bouffais la moquette et, autour de moi, tout le monde hurlait, s'enfuyait. Quelqu'un m'a marché dessus. Ces types m'ont menotté. J'entendais Kelly crier. Mais je ne pouvais plus respirer, vous comprenez ? Je... J'étais paralysé. C'était bizarre... mais en même temps, assez marrant. Ils m'ont cité mes droits. Est-ce que je dois faire appel à un avocat ? Pourvu que non. N'importe quel avocat digne de ce nom sauterait sur l'occasion de traîner le département devant les tribunaux. — Vous n'avez rien à craindre, Zach. C'est une erreur. Une erreur fort regrettable. Je vous réitère mes excuses. — Pas de problème. Baxter revint. — Kelly va bien, Zach. Elle vous attend dans le couloir. — Cool ! Je peux y aller ? — Votre avis ? demanda Eve au médecin. — Quelques bleus, rien de plus. Vous, en revanche... — Zach, laissez vos coordonnées à l'inspecteur Baxter. Si vous avez des questions ou un souci, vous pouvez me joindre au Central. — Génial ! s'exclama-t-il en se levant et en remettant sa casquette. Je viens de vivre une expérience totalement surréaliste. — Je n'en doute pas. Baxter, prêtez-moi votre micro. Le mien ne marche plus. Elle l'accrocha au revers de sa veste. — Je vous examine ? s'enquit le médecin. — Pas maintenant. — Comme vous voudrez. Prenez au moins ceci, fit-il en sortant une compresse froide de sa mallette. Elle attendit que Zach et le médecin soient sortis avant de se tourner vers les policiers. — Début enregistrement. Dallas, lieutenant Eve, entretien avec les deux têtes brûlées qui ont réussi à saboter une opération méticuleusement préparée et permis à un suspect de s'enfuir. — Lieutenant... — Vous vous exprimerez quand vous en recevrez l'ordre. Elle s'adressa à celui qui n'avait rien dit. — Nom, grade, commissariat, brigade. — Officier Glen Harrison, commissariat Un-Deux-Cinq, brigade des Produits illicites sous la direction du capitaine MacMasters. — Et vous ? — Officier Kyle Cunningham, commissariat Un-Deux-Cinq, brigade des Produits illicites sous la direction du capitaine MacMasters. — Et vous avez tous les deux décidé de faire mon boulot à ma place aujourd'hui ? — Nous étions venus présenter nos condoléances, soutenir le capitaine et sa femme. L'enquête stagne, tout le monde le sait. — Vraiment ? répliqua Eve d'un ton ironique, tandis que Harrison baissait le nez, gêné par le commentaire de son camarade. — C'est ce qu'on raconte, répondit Cunningham. — Vous avez donc jugé bon de donner un nouvel élan à cette affaire en malmenant un civil innocent. Non seulement vous avez interrompu la cérémonie en hommage à la défunte, mais en plus, vous avez provoqué un mouvement de panique. Et pendant ce temps, le suspect a échappé à ceux qui travaillent sur ladite affaire. — Le gosse lui ressemblait. Elle étrécit les yeux. — Et comment savez-vous cela, officier Cunningham ? Comment avez-vous obtenu la description du suspect ? — Les infos circulent. — Donc, d'un côté les infos circulent selon lesquelles l'enquête stagne, et de l'autre, les infos circulent selon lesquelles nous avons une description du suspect. Vous accolez les deux et vous sabotez mon opération. Un homme coupable de deux homicides est dans la nature à cause de vous. L'enquête est compromise : le jeune que vous avez malmené et la direction de cet établissement risquent de porter plainte contre le département, de même que tous les autres blessés ou traumatisés. Vous n'êtes que deux cons ! — Je n'ai pas à subir vos insultes, s'insurgea Cun-ningham en se levant. J'ai vu le portrait-robot, ce garçon lui ressemblait, il était habillé comme lui. J'ai agi. On ne peut pas en dire autant de la Criminelle. Eve s'avança d'un pas. — Posez votre cul là-dessus ou je vous y force. — J'aimerais voir ça ! — Cunningham, pour l'amour du ciel ! explosa Harrison en se frottant le visage. — Officier Cunningham, vous venez de gagner une suspension de trente jours pour insubordination. Assis ! — C'est le capitaine mon patron. — Et je suis votre supérieure - à bien des égards. Oui, le capitaine est votre patron. Si vous aviez su tenir votre place, celui qui a violé et tué Deena MacMasters serait déjà sous les verrous. Qui vous a montré le portrait-robot ? Cunningham leva le menton. — Je ne dirai rien de plus en l'absence de mon représentant légal. — A vous de choisir. Et vous ? — Je ne l'ai pas vu, lieutenant. J'en ai entendu parler, mais je ne l'ai pas vu. C'est Cunningham qui a sauté sur le garçon et a crié qu'il avait besoin d'aide. — Mettez-moi ça par écrit. Appelez vos avocats. Et disparaissez de ma vue ! Lorsqu'ils furent sortis, Baxter désigna la compresse froide. — Appliquez-la sur votre œil. Il noircit. — Seigneur, Baxter ! — Nous sommes dans de sales draps. Je botterais bien les fesses de Cunningham, mais ce serait une perte de temps. J'ai vu ce qui s'est passé. Harrison ne ment pas. Il n'a fait qu'assister un collègue. Il ne mérite pas d'être sanctionné. — Ce n'est pas moi qui en déciderai. — Je venais de repérer ce salaud. Pauley. Et tout à coup, le chaos, comme si on avait crié « au feu ! ». Impossible de m'approcher. On m'a bousculé et je me suis retrouvé prisonnier dans un coin. On le tenait, Dallas. On le tenait. — Et maintenant, on l'a dans le baba. Quant à moi, je vais me faire incendier comme je viens d'incendier Cunningham. — C'est injuste. — C'était mon opération. J'assume. Peabody attendait Eve dans le couloir. — Le commandant est dans la salle de méditation. Nous pouvons y aller maintenant. — J'y vais seule. Informez les autres : débriefing en salle de conférences dans une heure. — Je les informe, et je viens avec vous. Vous avez du galon, mais nous sommes partenaires. Je suis aussi responsable que vous. — Inutile d'être deux à payer. — Pour moi, c'est important. — Comme vous voudrez. — Trueheart ! appela Peabody. Débriefing dans une heure au Central, salle de conférences. Prévenez les autres. Donner des ordres aux subordonnés, c'est grisant, commenta-t-elle tandis qu'elles s'éloignaient. Autant en profiter pendant que ça dure. — Whitney ne vous renverra pas à la circulation. L'un des nôtres a mis la main sur le portrait-robot et je parie que c'est un uniforme. Donc, quand on nous aura cuisinées, on se mettra aux fourneaux de notre côté. Quoi qu'il en soit, cette opération est un échec total. Elle s'immobilisa devant la porte. — Dernière chance. — Je suis avec vous. Peabody entra la première. Jonah et Carol MacMasters étaient assis côte à côte sur un canapé. De son fauteuil, Anna Whitney se penchait pour verser du thé dans des tasses en porcelaine. Whitney se détourna de la fenêtre. — Nous discuterons ailleurs. Carol se leva d'un bond. — Comment avez-vous pu laisser faire ça ? Comment ! Pendant la cérémonie en hommage à Deena ? — Carol, tais-toi, intervint Jonah en se levant à son tour. — C'est une honte ! — En effet, concéda-t-il en prenant sa femme par les épaules. Et ce sont mes hommes qui en sont la cause, pas ceux du lieutenant. — Peu importe puisque c'était mon opération et ma responsabilité, répondit Eve. Je n'ai aucune excuse, madame MacMasters. — Et c'est censé me consoler ? Le fait que vous assumiez votre responsabilité ? — Non mais je n'ai rien d'autre à vous offrir. Je devrais être en train de vous dire que l'homme qui a tué votre fille est derrière les barreaux. Ce n'est pas le cas. Anna posa la théière. — Carol, vous êtes femme de policier depuis assez longtemps pour savoir que tout est mis en œuvre pour retrouver le coupable. Vous en prendre au lieutenant n'aidera en rien Deena. Venez avec moi. Nous allons nous asseoir auprès de Deena le temps qu'ils discutent. Dès qu'elles furent parties, Whitney se tourna vers Eve. — Rapport, ordonna-t-il d'un ton sec. Elle s'exécuta. Lorsqu'elle en arriva à Harrison et à Cunningham, MacMasters se cacha le visage dans les mains. — Qui a lâché le morceau ? voulut savoir Whitney. — Je pourrai vous fournir cette information d'ici une heure, après le débriefing, commandant. — Je m'attendais que vous maîtrisiez davantage votre équipe, lieutenant. Et que vous anticipiez ce genre de fuite. — Oui, commandant. — Jack, intervint MacMasters d'une voix lasse, ce sont mes hommes. — Et comme l'a signalé le lieutenant, c'était son opération, et sa responsabilité. Lieutenant, ajoutat-il à l'adresse d'Eve, je veux une évaluation complète et un rapport écrit d'ici ce soir. — Vous l'aurez. Je modifierai l'équipe en fonction de cette évaluation et je vous présenterai le projet circonstancié de l'opération alternative prévue pour demain avec la collaboration des Mimoto. —- Si vous espérez que je ne diffuserai pas le portrait de Darrin Pauley au public via les médias, vous avez intérêt à me présenter un argument valable. — Si nous rendons public le portrait, il saura que nous sommes à ses trousses. Il se volatilisera. Si ce n'était pas déjà fait. — Il est jeune, continua-t-elle avec calme et fermeté. Patient. Il peut se permettre d'attendre un an, cinq ans, avant de s'attaquer à sa prochaine cible. Il en sélectionnera peut-être une autre. Il modifiera son apparence - précaution qu'il avait prise aujourd'hui - et s'offrira une nouvelle identité ou plusieurs, jusqu'à ce qu'on ait oublié Deena et Karlene, jusqu'à ce que nous cessions de protéger les autres victimes potentielles. — Elle a raison, Jack, déclara MacMasters. Elle ne s'était pas trompée : il était bel et bien là. Si je peux me permettre, je suis d'accord avec le lieutenant. — Commandant, insista Eve, profitant du soutien de MacMasters, si nous diffusons ce portrait, nous serons assaillis par des imbéciles comme Cunningham qui ont aperçu un jeune coiffé d'une casquette de base-bail. Pendant ce temps, Pauley fermera tranquillement la boutique ici et ira se réfugier ailleurs. Si nous diffusons son portrait, il aura gagné. En revanche, si nous laissons les médias rendre compte de notre fiasco monumental - et franchement, commandant, ça me rend malade -, il se sentira en confiance et s'attaquera à Mme Mimoto demain comme il l'a planifié. — Nous aurions pu l'appréhender, commandant. Eve darda un regard à la fois surpris et irrité sur Peabody. — Ce n'est pas une excuse, mais un fait. Nous allons devoir interroger les membres du personnel ici et vérifier la sécurité, car de toute évidence, Darrin Pauley était dans les locaux bien avant le début de la cérémonie. Quand bien même, on l'aurait épinglé. Whitney haussa les sourcils. — Vous êtes sûre de cela, inspecteur ? Eve aurait juré que Peabody ravalait sa salive. — Oui, commandant. L'inspecteur Baxter l'a repéré, lui aussi. Il n'a pas pu communiquer avec moi à cause du chaos provoqué par Cunningham et Harrison, au cours duquel Dallas a été blessée et ses appareils, abîmés. Au lieu d'entrer dans la salle où nous aurions pu l'encercler, il s'est tenu à l'écart. Il a échappé à la mêlée. Il est prudent. Il s'est comporté exactement comme nous l'avions envisagé. Et il fera de même demain. — Vous êtes prête à risquer des vies ? — Commandant... commença Eve. — Non, coupa Peabody. C'est à moi qu'il a posé la question. Je risquerais sans hésiter la mienne. Mais pas pour sauver la face du département. Or en rendant publique l'image de Pauley, c'est ce que nous ferions. Nous mettrions des vies en danger pour sauver la face du département. C'est mon avis, commandant. — Jack, là encore, je suis d'accord. Whitney lança un coup d'oeil à MacMasters. — Moi aussi mais il me reste à vendre cette thèse. Je m'entretiendrai sous peu avec les officiers Harrison et Cunningham. Ce sont vos hommes, Jonah, mais il n'en demeure pas moins que l'opération et ses conséquences sont de la responsabilité de Dallas. Vous avez trente heures. Si au bout de ce délai, le suspect n'est pas en cellule, nous divulguerons son portrait. Oubliez la fuite, lieutenant, et mettez-vous au boulot. — Oui, commandant. Capitaine, je suis navrée. — Je veux participer, décréta celui-ci en se levant. Par moments, songea Eve, il fallait suivre son instinct. — Avec la permission du commandant, vous pourriez nous être d'une aide précieuse. — A vous de décider, déclara Whitney. Anna va ramener Carol et vos proches chez vous. — Je prends le volant, annonça Connors alors qu'ils regagnaient le Central. Eve accepta sans protester, se glissa du côté passager et ferma les yeux. Elle les rouvrit brusquement quand un objet atterrit sur ses genoux. — D'abord du gâteau, et maintenant, une barre chocolatée, commenta-t-elle. — Tu as besoin d'un remontant. — C'aurait pu être pire. Je ne sais pas en quoi, mais ç'aurait pu être pire. — Pour apporter une note d'optimisme, je doute que la société intente un procès au département. Elle mordit dans sa friandise, la savoura. — Qu'est-ce que tu as fait ? Tu as racheté l'entreprise ? — Une solution intéressante, mais non. Je me suis contenté de leur indiquer qu'ils avaient plus à y perdre que vous dans la mesure où leur système de sécurité n'a pas su détecter l'intrus. J'ai trouvé ce terme plus approprié que celui de suspect. — Excellent. — Je leur ai fait remarquer qu'ils avaient laissé un intrus se balader dans leurs locaux, s'immiscer dans une cérémonie en hommage à une mineure défunte au cours de laquelle plusieurs personnes, dont des officiers de police, ont été blessées. Je pense que la direction a saisi les ramifications et conséquences possibles d'un procès. — Quel talent ! — N'est-ce pas ? Comment va mon visage préféré ? — Ça fait mal, avoua-t-elle. Ce qui est une bonne chose parce que ça me rappelle à quel point j'ai merdé. — Vas-y, tu peux t'apitoyer sur ton sort. Nous sommes entre amis. — J'aurais dû prévoir qu'il allait s'infiltrer dans le personnel. — Pourquoi ? D'après moi, il s'est compliqué l'existence pour rien. — Parce qu'il prend toutes les précautions. Il est malin. Comment distinguer un costume noir d'un autre ? Pour lui, c'était le moyen idéal d'accéder à la suite au moment qui lui convenait, à savoir celui où il y avait le plus de monde. — Plausible, concéda Connors en accélérant pour traverser un carrefour au feu orange. Il livre des fleurs, il en profite pour la contempler. Je mettrais ma main au feu qu'il espérait prendre des photos. — Mais oui ! C'est exactement ça. Je suis passée à côté. — C'est plus facile d'analyser les faits avec un peu de recul. Il est jeune, à la fois prudent et impulsif, et c'est vraisemblablement sa première victime. Il s'est donné une mission. Maintenant-, il a de quoi remplir un joli cahier de souvenirs. — N'en parlons à personne pour l'instant. J'ai accepté que MacMasters fasse partie de l'équipe. Il n'a pas besoin de savoir cela. — Est-ce bien sage, qu'il fasse partie de l'équipe ? — Je ne vais pas tarder à le découvrir. Elle prit son temps pour se rendre à la salle de conférences. Elle voulait être la dernière à arriver. Elle entra, attendit que Connors soit assis. — Le capitaine MacMasters fait désormais partie de l'équipe, attaqua-t-elle. J'entendrai tous vos rapports et analyses. Mais, avant cela, je veux que l'individu qui a montré le portrait-robot du suspect à l'officier Cunningham, et peut-être à d'autres, se fasse connaître. L'officier Flang détourna la tête. — Flang, expliquez-vous. — Je voulais juste aider, lieutenant. Il y avait vraiment un monde fou, et j'ai pensé que plus on aurait de... — Avais-je, oui ou non, donné des ordres à ce sujet au cours de la réunion, officier ? — Oui, lieutenant, mais... — Force m'est d'en déduire que vous vous êtes jugé plus capable que moi de mener cette opération, que vous vous êtes cru plus malin. — Non, lieutenant, j'ai simplement pensé... — Qu'il était acceptable de désobéir à votre supérieur. Vous aviez tort. Vous êtes suspendu, officier Flang. — Lieutenant... — Bouclez-la ! Les autres se figèrent et Flang se ratatina visiblement. — Si une autre goutte - une seule - s'échappe du tuyau, je veillerai à ce que l'on vous condamne pour obstruction à la justice. Je veux une liste de tous ceux avec qui vous avez partagé cette information sur mon bureau dans un quart d'heure. Vous pouvez disposer. Dans un silence de plomb, Flang sortit. — Pour tous ceux qui pensent qu'obéir aux ordres est optionnel, la porte est là. Elle marqua une pause, laissa résonner le silence. — Bien. Nous allons à présent analyser cette débâcle sous toutes les coutures. Puis nous esquisserons, arrêterons et peaufinerons l'opération de demain. 21 La soirée était déjà bien avancée quand, une fois les hypothèses analysées, disséquées et réexaminées, Eve ét Connors franchirent le seuil de leur maison. Rôdant comme à son habitude dans le vestibule, Sumrnerset haussa un sourcil. — Je vois que vous avez reçu votre soin du visage mensuel, lieutenant. — Trina sera là demain. Elle pourra peut-être démomifier le vôtre. Eve grogna en montant l'escalier. — Zut ! J'ai été nulle. Sa pique était meilleure que la mienne. Une raison de plus d'être énervée. — Je m'étonne que tu aies encore l'énergie de te chamailler. Je te propose une heure dans le bain à remous. Elle fit bouger ses épaules, grimaça de douleur. — Excellente idée. J'ai mal partout. — Mets les jets en marche. Je vais nous chercher un grand verre de vin. — Notre stratagème est au point. Elle pénétra dans la salle de bains, commanda le débit d'eau, la température. Pendant que la baignoire se remplissait, elle repensa aux étapes de l'opération du lendemain. — Nous avons pensé à tout. L'espace est plus petit, plus facile à surveiller. Peu de civils. A condition que Mme Mimoto tienne le coup, le temps de l'attirer à l'intérieur... Le fiasco d'aujourd'hui avait ébranlé sa confiance, devina-t-il. Elle doutait. — Oublie tout pour l'instant, lui conseilla-t-il en la rejoignant avec deux grands - très grands - verres de vin. — Je voulais l'arrêter aujourd'hui, mais... Elle écarquilla les yeux tandis que Connors ôtait sa chemise. — Nom d'un chien ! Je ne savais pas que tu étais blessé. — Hmm, murmura-t-il en se plantant devant la glace pour contempler la symphonie de bleus sur ses côtes. J'ai réussi à préserver mon second visage préféré, mais pour le reste, j'ai l'impression de m'être offert dix rounds avec le champion du monde. Quelle panique ! — Nous avons de la chance que personne n'ait fini au sous-sol de l'immeuble. Elle enleva son chemisier et, du bout des doigts, Connors suivit les contours de ses hématomes. — Aïe ! — Exactement. Elle acheva de se déshabiller et s'immergea dans l'eau. — Que c'est bon ! Merci petit Jésus ! — Après le bain, on pourra jouer au docteur... Bon sang, Eve ! Cette eau est brûlante ! Elle souleva une paupière. — Tu verras, une fois dedans, c'est divin. Jets à pleine puissance ! Mmmm ! Il ne put s'empêcher de rire en se glissant à ses côtés. Il s'empara de son verre de vin. — Quand j'aurai bu tout ça, je me sentirai presque humain. — Allons, gros dur, ce n'est pas la première fois qu'on te défonce les côtes. — Je suis plus vieux, répliqua-t-il. — Mais pas plus mou. Pour le lui prouver, elle lui caressa le torse. Il esquissa un sourire. — Tiens ! Tiens ! Aurais-tu par hasard envie d'un maelstrôm d'une autre sorte ? — Je te dois au moins cela. Elle changea de position pour se placer à califourchon sur lui. Une lueur de désir vacilla dans les prunelles de Connors. — Combien de fois t'es-tu fait tabasser à cause de moi depuis qu'on se connaît ? reprit-elle. — Il y a longtemps que j'ai cessé de compter. Il lajssa courir ses mains dans son dos tandis qu'elle le prenait en elle. — Ah ! Tu as le don de me faire oublier mes soucis. — Urgence médicale, répliqua-t-elle en commençant à le chevaucher. — Je suis un patient docile. — C'est bon, souffla-t-elle tout contre ses lèvres. C'est bon. Lentement, tout en fluidité dans les eaux tourbillonnantes, ils s'abandonnèrent au plaisir. — C'est bon d'être chez nous, soupira-t-elle. — Toujours. — Maintenant que nous sommes redevenus humains, restons ici et savourons. Paupières closes, il la serra contre lui, et savoura. Elle se sentait beaucoup mieux. Cependant, Connors lui interdit de se rhabiller tant qu'il n'aurait pas passé une baguette magnétique sur ses ecchymoses et appliqué une poche de glace sur son visage. — Donne-moi ça, ordonna-t-elle. Tes bleus sont plus impressionnants que les miens. Il s'exécuta, mais la fit pivoter de manière à ce qu'elle puisse se voir dans la glace. — Merde ! grogna-t-elle en tâtant son cocard. Il ne va pas disparaître d'ici samedi. — Ce ne sera pas le premier mariage auquel tu assistes avec un œil au beurre noir. Rappelle-toi le nôtre. Trina va t'arranger ça. — Pitié ! Au fait, dois-je appeler Louise, à propos de demain ? — Summerset s'est occupé de tout. — Il y avait une répétition, il me semble. Connors l'embrassa sur le bout du nez. — Organisé. — Je veux vérifier avec Baxter et Trueheart que tout est en place chez les Mimoto. — Si ça peut te rassurer, l'encouragea-t-il. J'ai deux ou trois affaires à régler de mon côté. Ensuite, nous dînerons. Ils se réfugièrent chacun à une extrémité de la chambre avec leurs communicateurs. Quand Connors raccrocha, il découvrit Eve assise sur le canapé, le front plissé. — Un problème ? — Non, ils sont là, la maison est sécurisée. Ils se relaieront toute la nuit, au cas où. Baxter m'a dit que Mme Mimoto et son mari sont d'accord. Voire enthousiastes. — Tu as discuté avec eux il y a à peine quelques heures. — Je sais, et ils étaient d'accord. Ils sont solides. C'est juste que je m'attendais à plus de nervosité, plus de questions. Au lieu de quoi ils ont fait la cuisine. Avec de vrais ingrédients. Baxter m'a raconté qu'ils étaient sortis exprès acheter de quoi préparer un repas maison pour Trueheart et lui. — Qu'ont-ils mangé ? — Poulet rôti, purée de pommes de terre, haricots verts. Que de l'authentique. Ils ont dû dépenser une fortune. Et pour le dessert, ils ont eu droit à une tarte au citron. Tout ça pour deux flics ! Baxter est amoureux d'elle. Demain, elle ouvrira sa porte à l'homme dont elle sait qu'il veut la violer, la brutaliser et la tuer. Mais elle a confectionné une tarte pour deux flics. — Vous n'avez pas l'habitude d'être traités avec gentillesse et courtoisie. — Ils ont mis leur chambre d'amis à leur disposition pour qu'ils puissent se reposer. Justement, notre assassin veut éliminer une personne capable de ce genre de geste. Et ça ne me surprend pas. J'étais en train de me demander si c'est une bonne ou une mauvaise chose. — Ce qui fait de toi un bon flic, et que tu te poses cette question ne te rend que meilleur. Il déposa un baiser sur son cocard. - Si on allait se chercher une part de poulet rôti ? Deke et Charity Mimoto vivaient dans un agréable pavillon de White Plains. Bénéficiant de l'afflux de jeunes citadins prospères, ce secteur ancien et paisible avait bien vieilli - grands arbres et jolis jardins aux pelouses bien tondues, trottoirs refaits, habitations fraîchement repeintes. — Nous sommes ici depuis cinquante-trois ans, confia Charity. Nous voulions fonder notre famille dans un quartier où nos enfants pourraient jouer dehors sans crainte. Mon Deke est un bricoleur hors pair. Au fil des ans, il a beaucoup travaillé dans cette maison. De mon point de vue, un homme capable de colmater une fuite des W-C vaut bien un millionnaire. Votre mari est-il habile de ses mains ? s'enquit-elle en désignant l'alliance d'Eve. Celle-ci décida que c'était la première et la dernière fois qu'elle se demanderait jamais si Connors avait jamais réparé une fuite des W-C. — A sa façon. — Deke a construit lui-même le solarium et aménagé le sous-sol en une vaste salle de jeux. Je ne sais plus combien de fois il a modernisé la cuisine ou l'une des salles de bains. Nous aimons suivre les tendances. — Vous avez une très jolie maison, madame Mimoto. Cependant, Eve s'intéressait davantage à la disposition des pièces qu'aux comptoirs flambant neufs. — Nous avons élevé nos enfants ici et, désormais, nous y recevons nos petits et arrière-petits-enfants. Nous n'avons rien dit à nos proches. En général, chez nous, tout le monde est au courant de tout, ce n'est donc pas dans nos habitudes. — J'apprécie votre coopération, madame Mimoto. Notre objectif est de vous protéger et d'appréhender cet homme. Après quoi, nous vous laisserons tranquille. — Oh, mais vous ne nous dérangez pas du tout ! protesta Charity. Nous sommes enchantés d'avoir David et Troy à la maison, ajouta-t-elle, visiblement flattée d'appeler Baxter et Trueheart par leurs prénoms. Ils sont si gentils ! Prenez donc un muffin. Je les ai faits ce matin. — Je... — Allez ! Vous n'avez rien à craindre pour votre ligne. — Merci. Madame Mimoto, j'aimerais revoir ce qui a été prévu avec vous, les endroits où seront postés les officiers. Votre sécurité passe avant tout. — Asseyez-vous. Je vais chercher du café. Eve dégusta un muffin - exceptionnel - et but du café - pas si mauvais - en passant en revue toutes les étapes de l'opération. À l'entendre évoquer fuites de W-C et pâtisseries, Eve craignait que cette femme n'ait pas compris les risques encourus. A tort. Mme Mimoto posa les bonnes questions, fournit les bonnes réponses. Si elle donnait l'impression d'une femme confinée dans sa cuisine, elle n'en était pas moins intelligente et avait du cran. — Avez-vous d'autres questions ? Est-ce que quelque chose vous gêne ou vous met mal à l'aise ? Charity tapota la main d'Eve. — Cessez de vous inquiéter. Vous êtes une angoissée, comme ma Serenity. L'anxiété provoque des migraines et une mauvaise digestion. — Madame Mimoto, si vous permettez, vous n'avez pas peur ? — Pourquoi aurais-je peur avec tous ces flics éparpillés partout ? Allez-vous le laisser me faire du mal ? — Non, madame, je vous le promets. Il n'empêche que nous vous demandons d'ouvrir votre porte à un meurtrier. Cela dit, je vous le répète, nous réussirons peut-être à le coincer dehors. Nous avons de quoi l'arrêter. — Mais ce serait encore mieux pour vous si vous pouviez l'appréhender à l'intérieur, après qu'il aura essayé de me droguer. L'une de mes filles est juge, et nous comptons plusieurs avocats parmi nous. Des flics aussi. Je sais à quoi m'en tenir. Elle se pencha en avant. — Savez-vous ce que je veux, mon petit ? Je veux que vous ne preniez pas de gants pour attraper ce salaud. Et je veux en être. Eve retint un sourire. — C'est notre intention. — Tant mieux. Un autre muffin ? — Non merci, sans façons. Eve se leva à l'instant où MacMasters entrait. — Désolé de vous interrompre. Madame Mimoto, votre mari aimerait savoir si vous pourriez lui donner un coup de main quand vous aurez une minute. — Il ne trouve pas ses chaussettes porte-bonheur, devina-t-elle en secouant la tête. Soixante-dix ans que ça dure. Servez-vous du café. En croisant MacMasters, elle lui tapota le bras. — On va l'arrêter aujourd'hui. Votre petite pourra reposer en paix. MacMasters fixa le sol, le visage crispé. Eve vint vers lui. — Jonah, j'ai une question à vous poser, et j'aimerais que vous me disiez la vérité : le fait de l'arrêter vous suffira-t-il ? Il la regarda dans les yeux. — Vous voulez savoir si vous pouvez me faire confiance. — En effet. Je ne suis pas à votre place, mais je comprends parfaitement votre dilemme. — J'ai pensé le tuer. Ce serait facile. Vous vous doutez bien que j'y ai pensé. — Si vous aviez prétendu le contraire, je ne vous aurais pas cru. Elle ne parvenait pas à déchiffrer son expression. — J'aime à penser que vous ayez pesé le pour et le contre. La satisfaction que ce geste pourrait vous procurer et les conséquences qui s'ensuivraient. Votre épouse a besoin de vous. — J'ai envie de le tuer. Je veux qu'il souffre. J'aimerais pouvoir vous affirmer que l'insigne, ce qu'il symbolise m'en empêcherait. Je veux qu'il souffre, répéta MacMasters. Chaque matin jusqu'à la fin de mes jours, je me réveillerai en songeant que ma fille nous a quittés. Il inspira profondément, expira. — Je veux pouvoir me réveiller chaque matin jusqu'à la fin de mes jours en sachant qu'il paie le prix de son crime. Je veux être là pour le voir plonger. Vous pouvez me faire confiance. Et si ça ne suffit pas... Il dégaina son arme, la lui tendit. — C'est inutile. Il opina, remit le pistolet dans son étui. Eve monta à l'étage tandis que les hommes de la famille Mimoto chargeaient deux 4 x 4 en prévision de l'expédition camping. En compagnie de Feeney, elle observa l'activité depuis le QG de la DDE installé dans Je bureau de Deke. Photos et trophées encombraient la pièce. — Le vieux a joué au base-bail au lycée, à l'université et en ligue Double A. Recruté par les Yankees, il a tenu une saison et marqué trois cent cinquante-trois points. — Quelle position ? s'enquit Eve, intriguée, en examinant de plus près les coupes. — Receveur. Puis il s'est blessé au genou et a dû tout lâcher. Il est devenu enseignant et coach de base-bail au lycée. Il a gagné ses galons de directeur d'établissement, puis d'administrateur de comté, a tâté de la politique. Presque tous les étés, il a travaillé dans le bâtiment. Un sacré bonhomme, déclara Feeney, admiratif. Tout à l'heure, il m'a interrogé sur mon matériel. J'espère être moitié aussi bien que lui quand j'aurai son âge. Eve pivota vers lui. — Ai-je pris la bonne décision, Feeney ? D'inclure MacMasters ? — Quel est ton sentiment ? — Oui. — Alors cesse de te tracasser. Eve revint à l'écran et regarda les Mimoto. Les mains sur les hanches, Charity aboyait des ordres à ses hommes. Un matin comme un autre, en apparence, songea-t-elle. Une belle journée d'été. Une famille unie, heureuse. M. Mimoto étreignit son épouse, lui chuchota quelques mots à l'oreille. — Il est inquiet ? Feeney fit signe que non. — Il a pourtant de quoi l'être. Je lui ai posé la question, pensant qu'il avait peut-être besoin d'un petit discours d'encouragement. Il m'a répondu que sa Charity était assez grande pour se débrouiller. Il en était fier. J'avoue que je ne serais pas surpris si elle descendait ce fils de pute sans notre aide. — On va l'arrêter aujourd'hui. Votre petite pourra reposer en paix. MacMasters fixa le sol, le visage crispé. Eve vint vers lui. — Jonah, j'ai une question à vous poser, et j'aimerais que vous me disiez la vérité : le fait de l'arrêter vous suffira-t-il ? Il la regarda dans les yeux. — Vous voulez savoir si vous pouvez me faire confiance. — En effet. Je ne suis pas à votre place, mais je comprends parfaitement votre dilemme. — J'ai pensé le tuer. Ce serait facile. Vous vous doutez bien que j'y ai pensé. — Si vous aviez prétendu le contraire, je ne vous aurais pas cru. Elle ne parvenait pas à déchiffrer son expression. — J'aime à penser que vous ayez pesé le pour et le contre. La satisfaction que ce geste pourrait vous procurer et les conséquences qui s'ensuivraient. Votre épouse a besoin de vous. — J'ai envie de le tuer. Je veux qu'il souffre. J'aimerais pouvoir vous affirmer que l'insigne, ce qu'il symbolise m'en empêcherait. Je veux qu'il souffre, répéta MacMasters. Chaque matin jusqu'à la fin de mes jours, je me réveillerai en songeant que ma fille nous a quittés. Il inspira profondément, expira. — Je veux pouvoir me réveiller chaque matin jusqu'à la fin de mes jours en sachant qu'il paie le prix de son crime. Je veux être là pour le voir plonger. Vous pouvez me faire confiance. Et si ça ne suffit pas... Il dégaina son arme, la lui tendit. — C'est inutile. Il opina, remit le pistolet dans son étui. Eve monta à l'étage tandis que les hommes de la famille Mimoto chargeaient deux 4 x 4 en prévision de l'expédition camping. En compagnie de Feeney, elle observa l'activité depuis le QG de la DDE installé dans le bureau de Deke. Photos et trophées encombraient la pièce. — Le vieux a joué au base-bail au lycée, à l'université et en ligue Double A. Recruté par les Yankees, il a tenu une saison et marqué trois cent cinquante-trois points. — Quelle position ? s'enquit Eve, intriguée, en examinant de plus près les coupes. — Receveur. Puis il s'est blessé au genou et a dû tout lâcher. Il est devenu enseignant et coach de base-bail au lycée. Il a gagné ses galons de directeur d'établissement, puis d'administrateur de comté, a tâté de la politique. Presque tous les étés, il a travaillé dans le bâtiment. Un sacré bonhomme, déclara Feeney, admiratif. Tout à l'heure, il m'a interrogé sur mon matériel. J'espère être moitié aussi bien que lui quand j'aurai son âge. Eve pivota vers lui. — Ai-je pris la bonne décision, Feeney ? D'inclure MacMasters ? — Quel est ton sentiment ? — Oui. — Alors cesse de te tracasser. Eve revint à l'écran et regarda les Mimoto. Les mains sur les hanches, Charity aboyait des ordres à ses hommes. Un matin comme un autre, en apparence, songea-t-elle. Une belle journée d'été. Une famille unie, heureuse. M. Mimoto étreignit son épouse, lui chuchota quelques mots à l'oreille. — Il est inquiet ? Feeney fit signe que non. — Il a pourtant de quoi l'être. Je lui ai posé la question, pensant qu'il avait peut-être besoin d'un petit discours d'encouragement. Il m'a répondu que sa Charity était assez grande pour se débrouiller. Il en était fier. J'avoue que je ne serais pas surpris si elle descendait ce fils de pute sans notre aide. Eve posa la main sur l'épaule de Feeney. — Moi non plus. Cependant, tâchons de la devancer. Ah ! Les voilà qui partent. Charity agita la main, puis revint vers la maison, s'arrêtant au passage pour arracher une mauvaise herbe par-ci, parlà. Un moment plus tard, Eve entendit des notes de piano. — Sympa, murmura Feeney au bout de quelques mesures seulement. C'est agréable d'écouter un classique, surtout bien joué. — Mouais... C'est quoi, du Beethoven ? — Décidément, soupira Feeney. Je ne sais pas où je me suis trompé avec toi. Tu n'as aucune culture. C'est du Springsteen. Le Chef. — Chef de qui ? Feeney secoua la tête d'un air dégoûté. — Désespérant ! Sors d'ici et envoie-moi Jamie. — Entendu. Vérifie une dernière fois les yeux et les oreilles. Elle effectua une ultime inspection de la maison, contrôlant les positions de ses hommes, testant les communicateurs. Cette fois, ils n'avaient pas droit à l'erreur. Elle rejoignit Peabody dans ce que Charity avait baptisé son boudoir, attenant au séjour. — Joli morceau, commenta Peabody. — Il paraît, oui. Il va d'abord la contacter sur son communicateur de poche pour qu'elle l'accueille à la porte. C'est sa façon de s'assurer qu'elle est seule, que la maison est vide. Il reproduit le même schéma qu'avec Deena. Quartier agréable, la plupart des résidents sont à leur bureau. Elle a préparé un en-cas. C'est son habitude, sa manière d'être. Il le sait. — L'heure approche, mais elle continue tranquillement à jouer du piano, observa Peabody. — Elle aurait fait un bon flic. Eve jeta un coup d'oeil au mini-écran qui lui offrait une vue complète de la salle de séjour. Elle avait posté des hommes à l'intérieur et à l'extérieur, , certains, telles Peabody et elle, à quelques mètres de Charity. Elle ne le laisserait pas lui faire de mal. Mais elle avait absolument besoin qu'il pénètre dans la maison. Il ne flairerait pas le piège. — On l'a ! annonça Jenkinson dans son oreillette. Il se dirige à pied vers l'est. Chemise bleu marine, pantalon marron, casquette de base-bail, lunettes de soleil. Il a un sac à dos noir et un bouquet de fleurs à la main. Eve pensa à celui qu'il avait apporté à Deena. — "Reçu cinq sur cinq. Personne ne bouge. Équipes A et B, attendez qu'il soit dans la boîte avant de vous déplacer. Chacun d'entre eux confirma réception de ses ordres. — Madame Mimoto ? — Oui, mon petit ? — Il n'est plus très loin. Ça va ? — Très bien. Et vous ? Une fois de plus, son aplomb sidéra Eve. — En pleine forme. Il vous apporte des fleurs. Faites exactement ce que nous avons prévu, mais ensuite, vous lui expliquerez que vous allez chercher un vase. Excusez-vous et rendez-vous à la cuisine. — C'est là qu'il va verser la drogue dans ma citronnade, n'est-ce pas ? — Probablement. Restez dans la cuisine. Le communicateur de poche de Mme Mimoto bipa. — Je parie que nous savons qui c'est. Ne vous inquiétez pas. Allô ? A l'écran, Charity sourit. Elle tenait l'appareil comme on le lui avait indiqué, afin qu'Eve puisse voir le visage du suspect. « Te voilà, espèce de salopard, se dit Eve. Viens. Surtout n'hésite pas. » — Bonjour, Denny ! Je pensais à vous ! — Bonjour, madame M. J'ai quelques minutes de retard. Je voulais simplement vous prévenir et m'assurer que notre rendez-vous tenait toujours, que votre mari était bien parti. — Bien sûr que notre rendez-vous tient toujours ! J'ai préparé une carafe de citronnade et des muffins. Mes hommes sont en route pour l'aventure ! s'exclama-t-elle en riant. Je suis ravie d'avoir un peu de compagnie avant de plonger dans ma solitude. — Vous n'auriez pas dû vous donner autant de mal, madame M. Remarquez, si ce sont des muffins maison, je presse le pas ! « C'est ça, pensa Eve tandis que divers membres de l'équipe lui relayaient sa progression. Dépêche-toi, ordure. » — À tout de suite ! conclut Charity d'un ton enjoué. Elle raccrocha, posa le communicateur sur le piano. — Alors ? s'enquit-elle. — Impeccable, la félicita Eve. — Je crains d'avoir raté ma vocation, ripostat-elle en se levant pour remplir les verres. J'aurais pu être une vedette de cinéma. Eve la vit s'assombrir, prendre une longue inspiration, afficher de nouveau une expression aimable. — Allons-y, murmura Charity en se dirigeant vers la porte. — Il remonte l'allée, prévint Feeney. — Maintenez vos positions. On suit le plan à la lettre. Pas de bavardages. Attendez mon feu vert. Elle regarda Charity ouvrir la porte d'entrée. Le visage de Darrin Pauley se fendit d'un sourire charmant. — Vous êtes belle comme tout aujourd'hui, madame M. — Allons, allons ! Entrez ! Oh, des marguerites ! Comme elles sont jolies ! — Je voulais vous remercier d'avoir accepté de repousser la leçon. — Vous êtes adorable, gloussa-t-elle en humant les fleurs. Installez-vous, buvez un peu de citronnade. Vous devez avoir soif. — En effet. — Les jeunes comme vous ont toujours faim. Prenez un muffin. — Merci. Il se débarrassa de son sac à dos, le posa au pied d'un fauteuil avant d'oter casquette et lunettes de soleil. Charity demeura où elle était, le sourire aux lèvres. — Comment va votre maman ? — Bien. Mais elle travaille trop. Je regrette de ne pas pouvoir l'aider davantage. — Je suis sûre que vous en faites plus que ce qu'elle oserait vous demander, rétorqua Charity d'un ton un peu trop sec au goût d'Eve. Quelle surprise ce sera quand vous lui jouerez votre premier morceau ! Je ne connais pas un seul garçon de votre âge qui se dévoue autant à sa maman. — Je lui dois tout. Votre famille pense certainement la même chose de vous. Surtout vos enfants. Mais vous êtes sûre que ça ne vous dérange pas de rester le week-end toute seule ? — Pas du tout ! A présent, goûtez mes muffins pendant que je vais mettre ces marguerites dans l'eau. J'en ai pour une minute. — D'accord. Charity quitta la pièce d'un pas vif, gratifiant Eve sur son passage d'un regard satisfait. Comme le bruit de ses pas s'estompait, Darrin extirpa une fiole de sa poche et en versa le contenu dans le verre de Charity. — Feu vert ! Arme au poing, Eve se précipita dans la salle de séjour quelques secondes à peine avant une demi-douzaine de flics. — Bonjour, Darrin. Il la fixa, et elle lui sourit. — Les mains derrière la tête. Tout de suite. A genoux. — Qu'est-ce qui se passe ? Il s'exécuta, mais tourna la tête d'un côté puis de l'autre, feignant à la perfection un mélange de peur et de confusion. — Je... je m'appelle Denny. Denny Plimpton. J'ai une carte d'identité. — Je n'en doute pas. Darrin Pauley, alias Denny Plimpton, entre autres, vous êtes en état d'arrestation pour deux meurtres. Eve l'agrippa par le poignet, lui tira violemment le bras dans son dos. Elle leva les yeux vers MacMasters. — Capitaine, voulez-vous citer ses droits à ce salopard ? — Je... MacMasters s eclaircit la voix, regarda son arme, puis la rengaina d'un geste lent. — Vous avez le droit de garder le silence, commença-t-il tandis qu'Eve menottait Darrin. — Vous pensiez l'avoir trompée, pas vrai, Darrin ? reprit-elle en le hissant sur ses pieds. Abuser d'une vieille dame, quelle honte ! Mais elle a été plus maligne que vous. Cette fois, c'est vous, la cible. Le garçon effrayé se volatilisa, et Darrin Pauley tourna la tête vers MacMasters avec un sourire derrière lequel vacillait l'ombre du monstre. — Vous pourrez peut-être m'accuser de tentative de cambriolage mais rien de plus. Eve le fit pivoter vers elle. — Continuez à vous leurrer, Darrin. — Voyez ce que j'ai trouvé ! lança Baxter en brandissant une paire de menottes à usage unique semblable à celles qu'utilisent les huissiers dans les salles des tribunaux. Il y a aussi un appareil d'enregistrement, une bombe de Seal-It et... Qooh ! Je parie que ce sont des substances illégales, railla-t-il en agitant un flacon et une petite boîte de cachets. — Mettez-moi tout ça sous scellé. Prélevez le contenu du verre de Mme Mimoto. Embarquez-moi ce malade au Central et bouclez-le. Je vous rejoins très vite. On bavardera. Elle poussa Darrin vers Jenkinson, puis alla se planter devant MacMasters. — Vous avez fait le boulot. Vous avez tenu bon. On l'a maintenant. Rentrez chez vous prévenir votre épouse. Elle a besoin de vous. — J'aimerais observer votre interrogatoire, dit-il, le visage de marbre. — On va le laisser transpirer un peu. Vous avez le temps d'aller retrouver votre femme. — Vous avez raison. Merci, lieutenant. Il lui serra la main. — Capitaine. Il se dirigea vers la porte, s'immobilisa, revint sur ses pas. — J'y ai pensé, même après en avoir parlé avec vous. J'aurais pu le descendre. Désormais, c'est à ça que je vais devoir penser. — Sur ce point, cette ordure a gagné, murmura Eve comme MacMasters sortait. Il a réussi à ébranler la confiance d'un flic irréprochable. — Avec le temps, il la retrouvera, commenta Peabody. Il a fait le boulot. C'était bien de lui demander de citer ses droits à ce salaud. — Oui. Contactez la juge, dites-lui que sa mère va bien, que tout est fini. Nous pouvons essayer de joindre le père, mais je suppose qu'elle préférera s'en charger. Félicitations à vous tous ! ajouta-t-elle en se tournant vers son équipe. Au Central, Eve prévint officiellement le commandant et le bureau du préfet, appela Mira pour lui demander d'observer l'interrogatoire, et rédigea son rapport. Elle se cala dans son fauteuil, les pieds sur le bureau, une tasse de café à la main. Peabody frappa au chambranle. — Il est en salle d'interrogatoire depuis une heure. — Mmm. — Reo et le commandant sont là. MacMasters vient d'arriver et Mira est en chemin. — Parfait. — On ne devrait pas commencer à le cuisiner ? — Nerveuse ? — Non. Oui. Enfin, Nadine meurt d'envie de lâcher son scoop. — Pas encore. On ne bouge pas pour l'instant. — C'est que... on devrait être à, vous savez, la répétition. Ils ont prévu des doublures, mais si on en finissait avec lui, on pourrait encore... Eve se contenta de la fixer. — Et, euh... On devrait discuter pour savoir comment on va s'y prendre, décida soudain Peabody. Si on le laisse mariner trop longtemps, il va exiger la présence d'un avocat. — Mais non. Quel nom voulez-vous qu'il utilise ? Quelle adresse ? Sa carte d'identité est fausse. En outre, la présence d'un avocat n'a pas aidé sa mère. Voilà ce qu'il pense. Au diable, les avocats, au diable nous tous. Il est trop intelligent pour tomber. Ou alors, si la chance nous sourit, il tombera en héros - selon lui. — Comment allons-nous procéder ? Attendez ! Laissez-moi deviner ? Je suis le flic gentil. — Pas de flic gentil. Le visage de Peabody s'éclaira. — Je ne suis pas obligée de jouer le flic gentil ? Je peux être le méchant ? — Pas question de l'épargner. Le plus difficile, ce ne sera pas de lui arracher des aveux. — Ah, non ? — Quand il aura compris qu'il est cuit, il voudra se confesser. Il voudra l'insigne du héros. Le plus délicat ? Obtenir qu'il dénonce son père. Eve reposa les pieds sur le sol. — Allons-y ! Eve entra dans la pièce, jeta son dossier sur la table, s'assit. Peabody prit place à côté d'elle. — Enregistrement, ordonna-t-elle avant d'enu-mérer toutes les données y compris tous les alias connus qu'elle avait pu découvrir. Elle décela un tressaillement sur la joue de Darrin. Il'ne se doutait pas qu'elle en savait autant sur lui. — D'un point de vue légal, je suis couverte si j'utilise le nom qui figure sur votre certificat de naissance, enchaîna-t-elle sur le ton de la conversation. Cependant, je suis méticuleuse, vu que vous en avez porté plusieurs, notamment pour tuer Deena MacMasters et Karlene Robins. Lequel voulez-vous que j'emploie au cours de cet interrogatoire ? A vous de choisir. — Allez vous faire foutre. — Foutre en guise de prénom ou de patronyme ? Peu importe. Les tribunaux me réprimandent lorsque je me permets ce genre de grossièreté pour m'adresser à mes suspects. Je m'en tiendrai donc à Darrin. Vous êtes cuit, Darrin. Vous en avez conscience parce que vous êtes un garçon intelligent. Enfin, pas tant que ça puisque vous avez été dupé par une femme de quatre-vingt-dix ans. Une femme que vous aviez l'intention de droguer, ligoter, frapper, violer, sodomiser puis étrangler. — N'importe quoi ! ricana-t-il avec arrogance. Elle est vieille. Je n'aurais jamais pu la lever pour une antiquité pareille. Rien que d'y penser, j'ai envie de vomir. — Les cachets que vous aviez dans votre sac à dos vous auraient aidé, mais même sans eux vous l'auriez levée, Darrin. Même si je vous soupçonne d'avoir une brindille dans le pantalon plutôt qu'une batte. Car pour vous, il s'agit de faire mal, de tourmenter, d'infliger la douleur et la peur. Voilà ce qui excite les tordus dans votre genre. — Comment comptez-vous prouver ça ? rétorquat-il en s'adossant à sa chaise, l'air de s'ennuyer. Oui, je me suis dit que j'allais la neutraliser. Elle possède toutes sortes d'objets de valeur. J'allais la cambrioler et m'en aller. — Je vois. Ainsi, avec Deena et Karlene, votre intention a dérapé. Avec pour résultat... Elle ouvrit le dossier et plaça deux photos devant lui. Cette fois, il ébaucha un sourire. Peabody repoussa brutalement son siège et se leva d'un bond. — Vous êtes un malade ! aboya-t-elle en se penchant vers lui. Quand je pense qu'on perd notre temps sous prétexte de respecter la procédure. Nous avons des témoins, crétin. Nous avons des enregistrements où l'on vous voit pénétrer dans la maison de Deena MacMasters le soir où vous l'avez assassinée. Idem pour Karlen Robins. — N'importe quoi ! répéta-t-il. Vous délirez, je n'ai jamais mis les pieds là-bas ! — Je délire, moi ? Écran mural ! Peabody se ressaisit, jeta un coup d'œil à Eve. — Allez-y, vous avez déjà gâché ma surprise. — Afficher image 1-A. La séquence montrait Darrin gravissant les marches du domicile MacMasters. La date et l'heure puisaient dans le coin en bas. Il offrait son bouquet à Deena, pénétrait dans la maison. — Elle a parlé de vous à ses amis, David, intervint Eve. Elle leur a raconté qu'elle avait un amoureux secret, étudiant à Columbia. Un garçon timide qu'elle avait rencontré dans le parc. — Nous avons des témoins oculaires, enchaîna Peabody. — Elle a conservé des souvenirs, comme le programme de la comédie musicale que vous l'avez emmenée voir à l'auditorium. Vos empreintes sont dessus. Eve lui présenta un autre papier. — On en a eu confirmation à votre arrivée ici. Impavide, il hocha la tête. — Vous avez eu de la chance. - Là aussi, continuez à vous leurrer. A présent, venons-en aux détails. 22 — De la chance ? riposta Eve d'un ton narquois. De la chance parce que la DDE a tué votre virus ? Ou parce que nous savions ce que vous portiez la veille du nouvel an quand vous avez volé la carte d'étudiant de Darian Powders ? Je sais où vous avez acheté vos chaussures, Darrin, et combien vous les avez payées. Le sac à dos aussi, de même que le sweat-shirt au logo de Columbia que vous portiez le jour où vous avez provoqué la rencontre avec Deena dans le parc. Je connais la marque de votre aéroscooter, continua-t-elle, ironique. Je sais où vous vous êtes rendu avec Deena par un pluvieux après-midi du mois de mai. — N'importe quoi. Il ne semblait pas effrayé. Pas encore. Mais il était perplexe, sur la défensive — C'est ça, continue, connard, grogna Peabody. Eve songea qu'elle devrait apprendre à son nouveau « méchant flic » à modérer ses ardeurs. — Je savais à quoi vous ressembliez le jour où j'ai parlé à la presse, le lendemain du meurtre de Karlene Robins. Drew. Je sais comment vous vous appelez, où vous êtes né, et le nom que vous portiez quand votre mère vous a emmené à Chicago. Là ! Elle venait de marquer un point. Une lueur de rage dansa dans les prunelles de Darrin. Il se reprit aussitôt, mais cela lui avait suffi. — Nous sommes plus malins que vous, Darrin. Certes, vous avez eu de la chance le jour de la cérémonie. Malheureusement pour vous, elle vous a tourné le dos. Comme elle a tourné le dos à votre mère dans ce bordel de Chicago. — Je vous conseille de faire attention à vos paroles. — En quel honneur ? Vous êtes fichu. Vous avez des capacités en matière d'informatique, mais elles sont limitées. Vous n'avez pas réussi à bloquer les caméras, vous n'avez pas su contourner le système de l'extérieur. Le virus ? Elle s'étira paresseusement. — De quoi divertir nos spécialistes un moment. Mais nos débutants sont meilleurs que vous. Évidemment, tout ce que vous savez, vous l'avez appris de votre père. Peabody haussa les épaules. — Ça dépend. Qui est son père ? Vincent ou Vance Pauley ? Sa mère a couché avec les deux. — Exact. Darrin serra les mâchoires. — Je me demande si votre mère elle-même le savait, vu qu'elle a essayé les deux, poursuivit Eve. Cela dit, ça pourrait être quelqu'un d'autre. Après tout, c'était une pute. — Fermez-la ! — Vous voulez me la fermer, Darrin ? Comme vous l'avez fermée à Deena et à Karlene en plaquant un oreiller sur leur visage après avoir abusé d'elles ? C'est le visage de votre mère que vous avez vu pendant que vous étiez en train de les violer ? C'est ça qui vous a fait bander, Darrin ? Vous remémorer votre mère et vous dire à quel point vous aviez envie de la baiser ? Elle ne cilla pas lorsqu'il se leva d'un bond. Il crispa les poings tandis que le métal des menottes résonnait contre la table. — Vous voulez vous en prendre à moi ? Très énervant de ne pas pouvoir se battre en retour, pas vrai ? Imaginez ce qu'ont ressenti Deena et Karlene. Vous devez être terriblement déçu de ne pas avoir entendu Mme Mimoto hurler. Ni Elysse Wagman. Elle le regarda droit dans les yeux et cita tous les noms de ses autres cibles. — Nous les avons toutes retrouvées, intervint Peabody avec mépris. Nous avons eu de la chance. — Vous ne pourrez pas mener à terme l'hommage tordu à votre mère, la pute. Il glissa les mains sous la table, tenta de la soulever, mais Eve et Peabody firent contrepoids de l'autre côté. — Frustrant, non ? Se retrouver en situation d'impuissance. Dominé. Ses muscles tremblaient sous l'effort, mais il se rassit. — Si je suis fichu, pourquoi perdre votre temps avec moi ? — On nous paie pour ça. Si vous êtes pressé, je vous propose de tout avouer officiellement. Vous en avez envie. Vous voulez vous vanter de vos exploits. Voici un petit tremplin. Vous avez filé vos victimes pendant des mois, vous vous êtes renseigné sur elles, vous avez planifié. Ce projet vous obsède depuis des années. D'après moi, vous avez choisi de commencer par Deena parce qu'elle ne vous poserait aucun problème. Une adolescente timide, vierge, facile à émerveiller, excitée à la perspective d'entretenir une relation amoureuse secrète. Vos liens avec Columbia tombaient à pic. Vous y aviez été étudiant, vous connaissiez le campus. Et comme son ami Jamie Lingstrom y est actuellement inscrit, une brève étude sur le terrain vous aura permis de lui citer des noms dont elle avait entendu parler. Histoire de la mettre en confiance. Il haussa les épaules. — Si vous croyez qu'on va vous proposer un marché, comme à votre mère il y a vingt ans quand on l'a arrêtée pour usage de stupéfiants et racolage, vous vous trompez. Darrin eut un sourire féroce. — Vous pouvez dire à MacMasters que sa fille si précieuse était une pute. Je l'ai sautée pendant des semaines. Eve s'adressa à Peabody. — Avons-nous cru un seul instant que ce minable était intelligent ? — Oui. Il nous prouve le contraire puisque nous savons par ailleurs avec certitude que pour avoir Deena, il a dû la droguer, l'attacher et la violer. — Pour avoir sa mère, il suffisait d'allonger le fric. — Fermez-la ! aboya-t-il. Vous ne savez rien ! — Éclairez-moi. Expliquez-moi en quoi les personnes responsables de l'inculpation de votre mère il-y a vingt et un ans à New York sont aussi responsables de sa mort à Chicago deux ans plus tard ! Aidez-moi à comprendre, Darrin. — C'est ce salaud de flic qui l'a détruite. Il l'a piégée. — MacMasters ? — Il a glissé les substances illégales dans sa poche, il l'a fait chanter pour qu'elle couche avec lui. Ça équivaut à un viol. Ensuite, il s'est couvert, il a prétendu qu'elle vendait son corps. Ma mère était une championne de la falsification de documents. Eve changea de ton, y inséra une touche d'admiration. — Elle avait un sacré talent. — Elle pouvait être qui elle voulait, obtenir ce qu'elle voulait. Et alors ? Elle n'a fait de mal à personne. — Et tous ceux qu'elle a arnaqués ? Vincent Pauley, entre autres ? — Tous des faibles. Quant à Vincent, un crétin, jaloux de mon père. Ma mère avait besoin d'un endroit où vivre pendant sa grossesse parce que mon père était en prison. Elle n'a couché avec ce connard que dans mon intérêt. — C'est ce qu'elle vous a raconté ? — Elle ne m'en a jamais parlé. Ce qui lui est arrivé l'a brisée. Bien avant que ces flics la poussent dans les bras des Stallions à Chicago. Avant qu'ils la tuent. — Intéressant, marmonna Eve en feuilletant les papiers devant elle. Cette information ne figure pas dans mon dossier. D'où la tenez-vous ? — Mon père m'a tout dit. Comment ils l'ont anéantie, comment ils ont déchiqueté notre famille parce que les flics la faisaient chanter. — En d'autres termes, les flics de Chicago ont fait chanter votre mère pour qu'elle infiltre le gang des Stallions. — C'est MacMasters qui a tout comploté. À sa sortie de prison, elle était au bout du rouleau, et il en a profité. Il s'est acoquiné avec cette juge tordue et l'a obligée à lui filer des tuyaux. — Mais c'est à Chicago qu'on l'a tuée. — Elle a essayé de s'enfuir, de m'emmener avec elle, mais MacMasters l'a traquée, et poussée dans les filets de ses collègues de Chicago. — Il devait lui en vouloir terriblement pour se donner tant de mal. — Je vous dis la vérité. — C'est votre père qui vous a expliqué tout cela. — Il a été forcé de m' élever seul puisqu'ils l'avaient tuée. Ils l'ont humiliée, enfermée, violée. Elle était belle, et ils l'ont tuée. — Et elle vous aimait, murmura Peabody avec une pointe de compassion. Elle s'est sacrifiée pour vous. — Elle ne vivait que pour moi. Nous étions heureux. Nous n'avions pas à nous plier aux règles des autres. Elle était libre, elle était belle. C'est pour ça que MacMasters a jeté son dévolu sur elle. Ensuite, il a dû couvrir ses arrières. Cette salope m'a emmené. — Jaynie Robins. — Dans la poche de MacMasters, comme tous les autres. Ils ont voulu m'arracher à mon père, mais il s'est démené pour me récupérer. Il avait promis à ma mère de prendre soin de moi. — Et la chef de Robins, la juge... ? — Elles étaient toutes responsables, d'une manière ou d'une autre. — Ainsi, votre père et vous avez échafaudé un stratagème pour venger votre mère, punir ceux qui lui avaient fait du mal. — Il n'y avait pas de raison qu'ils s'en sortent indemnes. — Donc votre père - Vance - a défini l'ordre des exécutions. Il a sélectionné Deena comme première victime. — Nous l'avons décidé ensemble. Nous formons une équipe depuis toujours. — Il se chargeait d'effectuer une partie des recherches sur une cible pendant que vous vous occupiez de l'autre. Très efficace. — Nous formons une équipe depuis toujours, répéta Darrin. — Cerise sur le gâteau, il pouvait se rendre dans le Colorado enquêter sur l'avocate pendant que vous restiez ici pour vous charger de Deena. Si je comprends bien, il se consacrait aux recherches préliminaires jusqu'au premier contact. — Je viens de vous dire que nous formons une équipe. Il rassemblait la documentation, et moi, je... Je ne dirai rien de plus. — Entendu. Protégez-le comme l'a fait votre mère. Vous tomberez, il sera libre comme l'air. Du déjà-vu. Seulement, vous ne vous en tirerez pas avec dix-huit mois, comme elle. Vous écoperez de deux peines de perpétuité fermes et de vingt-cinq années supplémentaires pour intention de meurtre sur la personne de Mme Mimoto. — C'est long quand on est aussi jeune, commenta Peabody. Vous savez, Dallas, je parie que Vance avait des alibis en béton chaque fois que ce jeune homme a commis un crime. — Peu importe, le vieux n'a pas de tripes. On a le gros poisson, il n'a qu'à rester échoué tout seul sur la plage. — Si vous vous imaginez que je vais dénoncer mon père, vous êtes cinglée. De toute façon, vous ne le trouverez jamais. — Je m'en fiche éperdument. Vous me suffisez, Darrin. Vous êtes jeune, ce qui me réjouit. Parce que vous allez croupir dans une cellule hors-planète pendant au moins un siècle. Vous aurez tout le temps de réfléchir à votre sort et de vous rendre compte à quel point vous avez été exploité. — Vous croyez me faire peur ? Le jeu en valait la chandelle, ne serait-ce que pour voir MacMasters à côté du cercueil de sa fille. Je jubile d'autant plus que, désormais, il sait qu'il a tué sa propre fille le jour où il a tué ma mère. — Je vous accorde un bonus. Pour qu'il souffre davantage. Décrivez-moi ce que vous avez infligé à Deena. Il eut un sourire. — Vous avez raison : ça n'a pas été difficile. L'estomac d'Eve se noua. Elle avait imaginé le scénario dans sa tête, mais à présent qu'il lui relatait la scène en détail... Il avait fait ce qu'il avait à faire. Ce qu'on l'avait incité à faire, selon Eve. Lorsqu'il en eut terminé, il regarda Eve tranquillement. — Ça vous suffit ? — Oui. On va vous ramener en cellule. La cour vous assignera un avocat si vous ne faites pas appel au vôtre. — Je n'en ai pas besoin. Un procès ne mènera à rien. Vos lois ne signifient rien pour moi. Vous l'avez dit, je suis jeune. Un jour ou l'autre, je parviendrai à m'échapper. Et j'achèverai ce que j'ai commencé. — Mais bien sûr, railla Eve. Arrêter l'enregistrement. Peabody, allez chercher un uniforme pour l'emmener dans sa cage. Elle attendit que Peabody soit sortie. — Il vous a possédé, Darrin, cet homme que vous vénérez. Il vous a lavé le cerveau depuis votre plus tendre enfance afin de couvrir ses propres crimes, sa propre culpabilité. Il vous a berné comme il a berné votre mère et son frère. Il a piégé votre mère d'abord à New York, ensuite à Chicago. Par avidité. Parce qu'il voulait qu'elle fasse tout le boulot. Parce qu'il était lâche. — Vous n'êtes qu'une sale menteuse, cracha-t-il avec un sourire cruel. — Pourquoi vous mentirais-je ? Tôt ou tard, vous vous poserez la question. Vance Pauley ? Un manipulateur. — Vous savez que dalle. — J'en sais davantage que vous ne l'imaginez, rétorqua-telle en repensant aux huit premières années de son existence. Si je vous dis cela, c'est parce qu'à un moment ou à un autre au cours de votre long, très long séjour derrière les barreaux, vous vous interrogerez, et prendrez peut-être conscience de la vérité. Je l'espère parce que cela vous fera souffrir. C'est votre père qui a tué votre mère. — Vous mentez ! — Je n'aurais rien à y gagner. Cette affaire est close, et vous êtes cuit. Elle se tourna vers la porte, autorisa d'un signe de tête les deux agents à entrer. — Embarquez-moi ça. Eve demeura où elle était, pressa les mains sur ses joues. Puis se frotta le visage comme pour effacer l'afflux de souvenirs sordides. MacMasters apparut sur le seuil. — Je suis désolée que vous ayez dû entendre cela, dit-elle. — Ne le soyez pas. Deena était ma fille, j'avais besoin de savoir... Tout. Vous allez traquer le père, je suppose ? — En effet. — En ce qui me concerne, je m'arrêterai là. Je vais demander un congé. Ma femme et moi souhaitons prendre du recul. Elle m'a prié de vous présenter ses excuses. — Inutile. — Elle y tient. Acceptez-les, je vous en prie. — Je les accepte. — Au revoir, lieutenant. — Au revoir, capitaine. Elle effectua une copie de l'enregistrement, rassembla ses papiers. Lorsqu'elle pénétra dans son bureau, Connors se détourna de la fenêtre. — Décidément, ça devient une habitude. J'ignorais que tu étais là. Il s'approcha d'elle. — Je ne suis pas là depuis longtemps. J'ai entendu la fin de l'interrogatoire, murmura-t-il en lui caressant le bras. Une épreuve pénible pour toi. L'espace d'un instant, elle fut submergée par une infinie tristesse. Une effroyable lassitude. — Dallas ? Peabody se tenait sur le seuil, hésitante. — Juste pour vous prévenir que je rédige le rapport. Mira était en salle d'observation. Elle vous enverra ses impressions. — Parfait. Laissez tomber la paperasserie. Allez-y. J'ai encore quelques affaires à régler. Rendez-moi service, occupez-vous de Louise. La répétition, le reste. — Elle ne nous en voudra pas d'être en retard. — Bien sûr que si. Filez ! Si vous prenez le relais, je me sentirai moins coupable. — Entendu. Ce sera bon d'oublier, de baigner dans une ambiance... heureuse. — Oui. J'en ai pour une heure ou deux. Elle laissa échapper un soupir tandis que Peabody s'éloignait. — Une ambiance heureuse. Je ne suis pas d'humeur, marmonna-t-elle. Ordinateur, afficher plan de Manhattan, Lower West Side. — Pourquoi ? demanda Connors. — Tu n'as pas assisté à tout l'entretien. Il a dénoncé le vieux. Complicité de meurtre, complicité d'intention de meurtre. Je ne suis pas certaine qu'il s'en soit rendu compte. En revanche, il ne m'a pas révélé l'adresse du nid. Mais il a précisé qu'il était rentré à pied. Après avoir tué Robins. Elle se massa la nuque. — Il y a aussi le gobelet de café à emporter. Les franchises de la chaîne Hotz Café pullulent. En supposant qu'il n'a pas traversé l'île de bout en bout, il a acheté le café entre le nid et la scène du crime. Probablement plus près du nid. Lequel nid se trouve à une distance raisonnable du loft. Connors se plaça derrière elle, lui massa les épaules. — Dans ce cas, ce que je t'apporte va te plaire. — Ce que tu m'apportes ? — Des données extraites du système de sécurité. Non, essaie de te décontracter deux minutes. Laisse-moi te débarrasser de quelques-uns de ces nœuds. J'ai lancé diverses recherches en y ajoutant les résultats fournis par l'équipe de Nadine. J'ai réduit le champ à une douzaine de possibilités. — Excellent ! L'info. Le massage aussi. — Je fais juste mon boulot... Là, c'est déjà mieux. Il s'écarta, sortit son mini-ordinateur. — Si nous y ajoutons l'élément géographique, il ne nous reste plus... qu'une possibilité ! Une lueur s'alluma dans le regard d'Eve. — Donne-moi ça. — Ttt ! Ttt ! répliqua-t-il en tenant l'appareil hors de sa portée. Une Société Peredyne dans le West Village. — Pas un individu. Pas les initiales habituelles. Juste le P, ce qui pourrait expliquer pourquoi je n'ai pas tilté. — C'est peut-être aussi dû au fait que Peredyne se présente comme une filiale d'Iris Sommer Mémorial. — I.S. Futé. Pas autant que toi puisque tu as découvert le pot aux roses. Je vais vérifier que... — J'ai déjà lancé la recherche, coupa Connors. Et ni l'une ni l'autre n'est basée à New York. C'est une coquille dans la coquille. Eve se précipita dans la salle commune. — Baxter ! — Beau boulot, Dallas ! lança-t-il en lui adressant un clin d'œil. J'adore quitter mon service avant l'heure. — Pas question ! Salle de conférences dans cinq minutes. Trueheart, avec Baxter. — Mais... Elle tourna les talons et sortit son communicateur de poche. — Feeney... Nous savons où se terre ce salaud. Salle de conférences. Immédiatement. — Je veux jouer avec vous, intervint Connors. — Tu le mérites bien. Elle se retint à temps de lui sauter au cou et de l'embrasser dans le couloir grouillant de flics. — Si tu allais me chercher un tube de Pepsi ? dit-elle à la place en le gratifiant d'un sourire éclatant. En moins de quatre-vingt-dix minutes, Eve avait cerné la jolie maison de ville en brique rouge. Des flics en civil occupaient une table à la terrasse d'un bistrot, d'autres faisaient le guet dans des véhicules, d'autres encore déambulaient le long des trottoirs. Eve acheta un hot dog au soja a un glissa-gril tenu par l'officier Jenkinson. — Certains clients donnent un pourboire, observa ce dernier. Je les conserve. — Je ne veux rien savoir. — Et s'il avait détalé, lieutenant ? murmura-t-il en lui tendant son sandwich. — Pour quelle raison ? Le fils n'a pas encore demandé à passer son coup de fil. S'il l'exige, on le fera mariner. Pour l'heure, Pauley est convaincu que le fruit de ses putains de gonades est occupé à tuer une vieille dame. Connors prit le deuxième hot dog au soja et s'éloigna avec Eve. — Je pourrais m'introduire sans difficulté dans la maison. — Oui, et c'est ce que nous ferons s'il ne s'est pas montré d'ici une heure. Nous avons un mandat. Mais dans la mesure où les capteurs ne révèlent aucune présence humaine, je préfère patienter. On attend qu'il revienne, qu'il ait franchi le portail. Il ne pourra pas s'enfuir. Seigneur ! Louise habite tout près. Si ça se trouve, j'ai croisé ce salopard dans la rue. Connors lui prit la main, entrecroisa ses doigts aux siens. — Pour la galerie, expliqua-t-il d'un air faussement nonchalant. — Bien sûr. Il n'est pas chez lui parce qu'il est dans un endroit où on pourra le voir, où il pourra acheter quelque chose, repartir avec un reçu daté. Au cas où. Il a toujours couvert ses arrières. — Pourquoi a-t-il fait de ce garçon un assassin ? — Il n'a peut-être pas eu grand-chose à façonner. Qui sait ? Mira nous le dira. Je ne peux pas m'empê-cher de penser que ça l'a rongé. Peut-être était-ce sa façon de retourner la situation, afin non seulement de passer pour un héros aux yeux de Darrin, mais de se convaincre de la nécessité de sa mission. C'est la faute des autres. Il faut les punir. — Dallas ? Se retournant, elle aperçut Charles Monroe, le futur marié, qui se hâtait vers eux, un grand sourire aux lèvres. — Merde, murmura-t-elle. — Que diable fabriquez-vous ici ? S' étonna-t-il. Je suis parti de chez vous il y a moins d'une heure. Je pensais que ces dames s'y réunissaient ce soir. — Exact. Elles sont sûrement déjà en... pleine activité. Au fond, il tombait bien. Des amis qui se rencontrent par hasard dans la rue. — Ce n'est pas votre pâté de maisons. — Non. Je me promenais, histoire de me défouler. Demain... c'est le jour J. — Vous ne me paraissez pas du tout nerveux, fit remarquer Connors. Eve était d'accord. Comme Louise, il semblait nager dans le bonheur. Et très élégant malgré sa tenue décontractée. — J'imagine que la répétition s'est bien passée, hasarda-telle. Désolée de ne pas avoir pu y assister. — Pas de problème. Tout s'est bien passé. Enfin, pour autant que je sache. Je veux que tout soit parfait pour elle. Je me suis surpris à consulter la météo toutes les dix minutes, aussi j'ai décidé de sortir prendre l'air. Pourquoi ne pas venir boire un verre à la maison ? — Impossible. Je suis en pleine intervention et le sujet a été repéré... Ne bougez pas ! murmura-t-elle dans son micro. Laissez-le franchir le portail, puis foncez. — Quoi ? — Continuez à discuter, ordonna-t-elle. Connors, discute avec Charles. — Avez-vous prévu une lune de miel ? — Euh... oui. Nous partons pour la Toscane mardi. — Charles, ne regardez pas autour de vous. Parlez avec Connors. — Nous avons loué une... une villa pour deux semaines. Ensuite nous... — Ravie de vous avoir vu ! s'exclama Eve tandis que Pauley poussait le portail. Dommage que nous soyons pressés, mais... Feu vert ! Elle piqua un sprint, pressa son pistolet contre la nuque de Pauley. — Pas un geste. Dix officiers entourèrent la cour, armes braquées sur le suspect. Celui-ci lâcha le sac qu'il tenait à la main et le contenu se répandit par terre. — Qu'est-ce qui se passe ? Quel est le problème ? — Mains derrière le dos. Je vous en supplie, hésitez ! Essayez de vous enfuir ou de me résister. Donnez-moi un prétexte. — Je coopère, rétorqua-t-il. Je ne veux pas avoir d'ennuis. Je ne comprends pas. — Je vais vous expliquer, rétorqua-t-elle en le faisant pivoter face à elle. Vance Pauley, je vous arrête pour complicité de deux meurtres et complicité avec intention d'en commettre un troisième. Vous avez le droit de garder le silence. — Je ne... — Bouclez-la ! Je ne viens pas de vous dire que vous aviez le droit de garder le silence ? Elle acheva de lui citer le code Miranda révisé, puis flanqua un coup de pied dans les éclats de verre éparpillés sur le sol. — De l'alcool de première qualité. Je suppose que, ce soir, vous aviez prévu une petite célébration avec votre fils ? Le hic, c'est qu'il ne reviendra plus jamais. Et qu'il vous a dénoncé, papa. Il blêmit, le regard brillant de fureur. — Je ne sais pas de quoi vous parlez. Où est mon fils ? J'ai le droit de... — De vous taire. Tel père, tel fils. Poussé dans ses retranchements, il a préféré sauver sa peau. — Je n'y crois pas une seconde ! Elle sourit. — Emmenez cet illuminé au Central et bouclez-le. Nous nous reverrons bientôt, Vance. Très bientôt. Elle se tourna vers Connors. — Tes copains et toi pouvez maintenant contourner la sécurité. Respectez les consignes, messieurs ! Enregistrement, passez le tout au peigne fin, dehors comme dedans. — Ma foi, souffla Charles, abasourdi. Je ne m'attendais pas à une promenade aussi excitante dans ce quartier paisible. — Je fais le ménage pour les nouveaux mariés. Je vous laisse. À demain. — J'y serai. Ah ! Quand vous verrez Louise, dites-lui que je meurs d'impatience. — Comptez sur moi. Elle l'interrogea seule. Elle ne voyait pas de raison de retenir plus longtemps les membres de son équipe. Un gros carton dans les mains, elle pénétra dans la salle d'interrogatoire. — Enregistrement. — Vous commettez une erreur. Je n'ai pas demandé d'avocat - pas encore - parce que je ne tiens pas à compliquer la situation. A présent, j'exige de voir mon fils. — Non. Fermez-la et écoutez-moi attentivement. Ce ne sera pas long, car j'ai d'autres chats à fouetter. Nous avons confisqué vos appareils électroniques. Nous avons en notre possession toutes les informations que vous avez collectées sur Deena MacMasters, Karlen Robins, Charity Mimoto, Elysse Wagman... Votre documentation est remarquable. À propos, nous vous inculperons aussi pour falsification d'identité, etc. Nous avons récupéré vos outils. Sans oublier les stupéfiants. Mon pauvre Vance, vous êtes dans un sacré pétrin. — Écoutez, vous ne comprenez pas. Je veux voir mon fils, m'assurer qu'il va bien. Vous... Il est malade. Je crains qu'il n'ait fait une bêtise. Quelque chose d'horrible. J'ai essayé de prendre soin de lui, mais il... — Vous croyez vraiment que je vais gober vos conneries ? cracha-t-elle, laissant libre cours à sa rage. Espèce de minable ! Vous l'avez poussé au crime et maintenant, vous allez le laisser tomber. Comme elle. Pour sauver vos fesses ! Vous avez fait de lui un véritable monstre. Vous lui avez lavé le cerveau, vous l'avez élevé dans la haine et le mensonge. Elle s'écarta, se regarda dans la vitre sans tain. Son 'Cœur battait trop vite, elle avait du mal à ne pas trembler. Elle perdait le contrôle. Elle ne pouvait pas se le permettre. Elle leva la main, la plaqua contre la vitre. Miroir d'un côté, fenêtre de l'autre. Elle imagina la paume de Connors pressée contre la sienne. Il la connaissait par cœur. Il était là, il serait toujours là pour elle. Elle ne craquerait pas. Elle serait forte. — Elle ne l'aimait pas non plus, pas suffisamment, reprit-elle en pivotant. Il était... secondaire. Tout tournait autour de vous. Elle vous a protégé sans se soucier de lui. Et quand vous vous êtes mis dans de sales draps avec les Stallions, vous la leur avez offerte. Elle était votre chose, un objet à exploiter, rien de plus. — C'est faux, protesta-t-il. J'aimais la mère de mon fils. — Vous ne pouvez même pas prononcer son prénom. Vous ne savez pas lequel utiliser. Il n'en a jamais vraiment eu, ajouta-t-elle. Eve non plus. Ses parents ne lui avaient pas donné de prénom. — Il nous a tout raconté. — Il n'aurait pas fait ça. — Mais si. A sa façon complètement tordue, il faisait de vous un héros... Il vous vénère, Vance. Il nous a dit que vous lui aviez tout appris. Que vous aviez sélectionné vos cibles ensemble. Que vous vous chargiez des recherches initiales, que vous planifiiez tout. Outre ses aveux, j'ai ceci... Elle entreprit de vider le carton. — Des disques contenant des renseignements sur les deux personnes qu'il a tuées, celle qu'il a tenté d'assassiner aujourd'hui, celle qu'il prévoyait d'éliminer la semaine prochaine, et ainsi de suite. Des renseignements sur elles, leurs proches, leurs habitudes, leur travail, leurs amis. Elle sortit une pile de photos. — Des visuels... Et ce n'est pas tout. — J'aimerais négocier. Je pourrais vous procurer des informations. — C'est gentil mais, non, merci. La journée a été longue. Vos empreintes sont partout. Il se frotta la bouche. — J'ai des remords. Il m'a entraîné dans une spirale infernale. C'est mon fils et il avait besoin de moi. Je l'ai élevé seul. Le décès de sa mère l'a... nous a traumatisés. Je m'apprêtais à le convaincre de se rendre, de demander un soutien psychologique. — Après avoir étranglé la mère du juge Mimoto ou un peu plus tard ? — Je ne suis pas au courant. Je... je le croyais à son travail. Il est informaticien chez Biodent. — Seigneur, Vance ! Vous êtes complètement siphonné. Votre cible du jour est inscrite en toutes lettres dans votre agenda. — Je n'ai pas pu l'empêcher... Je n'ai jamais tué personne. Ça compte tout de même pour quelque chose. D'accord, je l'ai aidé, et je m'en veux. Mais je n'ai jamais tué personne. — Bien sûr que si. Et si je le pouvais, je vous accuserais du meurtre d'Illya Schooner, ainsi que de celui d'un gosse de quatre ans qui est mort symboliquement pour devenir ce que vous vouliez qu'il soit. Vous n'obtiendrez rien de moi sinon une recommandation pour que l'on vous expédie à Oméga afin que vous n'ayez plus jamais le moindre contact avec votre fils. Parce qu'il finira par comprendre, un de ces jours. Et il exercera ses talents sur vous. Le marché que je vous propose, Vance ? Vivre. — Je veux un avocat. — Le sujet requiert un représentant légal. Fin de l'interrogatoire. — J'ai de l'argent, bredouilla-t-il tandis qu'elle remettait tout dans le carton. J'ai de grosses sommes en sécurité. Si vous perdez ces pièces à conviction, vous serez généreusement récompensée. — Vraiment ? Je vaux cher, vous savez. — Cinq millions. — Donc, si je perds ces pièces à conviction, vous m'offrez cinq millions de dollars ? — En espèces. — Merci, fit-elle en tapotant le revers de sa veste. Vous n'avez pas remarqué le micro. On ajoute à la liste tentative de corruption d'un officier de police. Il lui hurla un torrent d'injures tandis qu'elle quittait la pièce. — Tenez, portez ça au bureau des scellés, ordonna-t-elle à l'uniforme qui attendait dehors. Ensuite, vous vous occuperez de cette boule de pus. Il réclame un avocat. Connors venait à sa rencontre avec un tube de Pepsi. Elle l'ouvrit et but goulûment. — Je me sens mieux, avoua-t-elle. — Peabody a appelé. Je lui ai dit que tu bouclais l'affaire. Je suis chargé de te prévenir que Trina t'attend. — Merde. Tu n'aurais pas dû. — Tu as été formidable. Tu l'as... dézingué. — Tu étais en salle d'observation ? Je... je t'ai senti. — Où voulais-tu que je sois ? Cette fois, ce fut elle qui lui prit la main et entremêla ses doigts aux siens. Il était là. Il le serait toujours. — Au risque de te paraître ridicule, je t'ai senti, murmura-t-elle. Je me suis appuyée sur toi. Tu m'as aidée à me ressaisir. Il porta sa main à ses lèvres. — Allons nous amuser. Épilogue On se serait cru dans un jardin où venait de se poser une nuée d'oiseaux - pourquoi diable les femmes se mettaient-elles à pépier dès qu'elles se retrouvaient entre elles ? Eve s'assit parce qu'elle pensait qu'il était de son devoir de s'asseoir dans ce que Peabody avait baptisé la Suite Nuptiale. Tina entreprit de lui tartiner la figure de crème. — Arrêtez de vous tortiller, grommela-t-elle. — Quand allez-vous cesser de me torturer ? — Quand j'aurai terminé. Ce produit va soulager et dissimuler vos hématomes. Vous auriez tout de même pu vous débrouiller pour éviter les coups au visage la veille d'un mariage. — D'autant qu'un œil au beurre noir, ça va jurer avec ma robe. — Précisément, acquiesça Trina. Cela dit, ce n'est pas si grave. On a pallié au plus pressé quand vous êtes enfin arrivée hier soir. — Fichez-moi la paix, à la fin ! J'ai mis deux meurtriers en cage. Trina fit claquer son chewing-gum. — Je ne manquerai pas de l'ajouter à votre carte de score. Peabody, cheveux brillants et bouclés, yeux maquillés, se pencha par-dessus l'épaule de Trina. — On ne voit quasiment plus rien ! s emerveillat-elle. Et sa peau ! On dirait qu'elle est humide de rosée. — Attendez que j'aie appliqué le fond de teint. — Encore ? grogna Eve. J'en ai déjà une couche de trois centimètres. Pourquoi ne... — Cessez de râler, Dallas. Peabody, donnez-lui donc une coupe de Champagne. Je vais la laisser reposer pendant que je m'occupe de Louise. — Je reviens tout de suite. Pieds nus, Peabody s'éloigna dans sa robe bleue à froufrous. Mavis, en minijupe moulante presque aussi rouge que la chevelure de Trina, se précipita vers Eve. — Tu es superbe, Dallas. Quelle journée, n'est-ce pas ? Tiens, prends donc Bellamina. Je vais chercher des bulles pour la mariée. Sur ce, elle déposa sa fille de six mois sur les genoux d'Eve. — Hé ! Mavis, ne... Trop tard. — Gah ! gazouilla le bébé habillé de dentelle rose. — D'accord. Mon Dieu ! D'accord. Pourquoi souris-tu tout le temps ? Que sais-tu ? Bella gloussa, se dressa sur ses jambes potelées. — Qu'est-ce qu'elle fait ? Pour l'amour du ciel, au secours ! — Elle s'exerce, répliqua Peabody. D'un geste souple, elle souleva Bella, la cala sur sa hanche et tendit à Eve une flûte en cristal. Cette dernière la vida à moitié en une seule gorgée. L'adjointe du procureur, Cher Reo, fit son apparition, élégante dans une tenue couleur lavande. — C'est somptueux ! Toutes ces fleurs, ces bougies, ces... — Vraiment ? s'enquit Louise, que Trina coiffait un peu plus loin. Je devrais peut-être descendre m'assurer que tout est en place. — On se croirait dans un conte de fées. Oh, merci ! ajoutat-elle comme Mavis lui tendait une flûte de Champagne. Dallas, je voulais vous tenir au courant. Darrin Pauley, contre l'avis de son représentant légal, refuse le procès. L'avocat va tenter de le faire passer pour « mentalement irresponsable », mais ça ne marchera pas. En tout cas d'après Mira. Il comprend la différence entre le bien et le mal, il est en mesure de prendre des décisions. Simplement, il se fiche de tout. Je cite Mira. Ils n'ont aucune chance. Il restera enfermé jusqu'à la fin de sa vie. — Voilà qui mérite un autre verre ! Et Vance ? — Il veut un procès. Il a refusé un marché. — Vous lui avez proposé un marché ? — Dallas, il va en prendre pour soixante-quinze ans. Il le sait, il tente sa chance. Il va perdre. Elle leva son verre. — Ah ! Nadine est en route. Elle vient de présenter un reportage en live sur les arrestations. Nous... Trina, qu'est-ce que c'est que ce fard à paupières ? Il est superbe ! Eve regardait toutes ces femmes aller et venir dans un tourbillon de couleurs estivales. Elle se força à rester tranquille le temps qu'on la métamorphose. Son soulagement fut immense lorsque Trina accepta enfin de la débarrasser de sa cape de protection. — Vous êtes magnifique ! s'exclama Peabody. Cette robe, on dirait un soleil ! — Mon nounours préféré est un génie ! proclama Mavis. Tiens ! Il m'a confié tes breloques. — Waouh ! souffla Peabody en découvrant les boucles d'oreilles scintillantes. — Elles mettent en valeur la robe. Ce n'est pas fini... Pendentif, bracelets. — Je n'ai pas besoin de tout ça. — Fais confiance à Leonardo. Il a tout prévu. Regarde-toi dans la glace. — Pas mal, admit Eve. Bien, même. — Sublime ! rectifia Mavis. — À présent, vous devez aider Louise à s'habiller, annonça Peabody. — Pourquoi ? s'étonna Eve. Elle est assez grande, non ? — C'est la tradition. Eve leva les yeux au ciel. — D'accord, d'accord... Elle s'approcha de Louise, qui détachait la ceinture de son peignoir. Haussa un sourcil en découvrant le corset blanc et la jarretière bleue. — Voyons voir, fit-elle en sortant la robe de sa housse. Mince ! Tout ce tissu ! — Seigneur ! souffla Louise. Je revêts ma robe de mariée. — Ne commencez pas à pleurnicher ! s'affola Eve. Ça va ravager votre maquillage et Trina devra tout recommencer à zéro. — Tout est waterproof. Louise se tourna pour qu'Eve puisse attacher sa robe. — Les boucles d'oreilles de votre grand-mère, fit Peabody en lui présentant de délicates perles en goutte d'eau. Voilà pour l'ancien. — Pour le neuf, j'ai la robe, pour le bleu, la jarretière. Et le collier que Leonardo a choisi dans la malle aux trésors de Dallas pour l'objet emprunté. Merci, Eve. — Pas de problème. J'ai presque fini de ce côté-là. Il ne me reste plus qu'un bouton. Ouf ! — Non ! Non ! Ne vous retournez pas encore, Louise ! s'écria Peabody. Attendez qu'on ait fixé le voile. — Je vous en confie le soin, Peabody. Si je la décoiffe, Trina me tuera, déclara Eve. Peabody s'exécuta, se mit à renifler, versa une larme. — Ça suffit ! glapit Eve. — Je n'y peux rien. Peabody recula, glissa le bras autour de la taille de Mavis et toutes deux reniflèrent en chœur. Louise prit une profonde inspiration et pivota. — Nom d'un chien ! s'écria Eve, les yeux ronds. Vous dépassez la perfection ! Romantique, presque irréelle. Des mètres carrés de jupes blanches, mousseuses, écumeuses, un corsage sans bretelles rehaussé de perles minuscules. La robe était splendide, aucun doute, mais l'expression de Louise l'éclipsait. — J'ai l'air d'une vraie mariée, murmura-t-elle. Trina lui offrit un bouquet de boutons de roses allant du rose très pâle au rouge sombre. Puis elle tendit les leurs, plus petits, à Eve et à Peabody. — Il est temps de descendre. Mavis ramassa le bébé. — Dis au revoir, Bellarina. Vous êtes toutes magnifiques ! Elle s'éclipsa... en reniflant. - Prête ? demanda Eve à Louise. — Oui, je suis prête, murmura-t-elle après avoir pressé la main de Dallas. Le soleil brillait, une douce brise accompagnait les flûtes et les violons. Peabody fut la première à remonter l'allée jusqu'à la tonnelle de roses blanches devant laquelle se tenaient Charles, Connors et McNab. Eve lui emboîta le pas. Son regard rencontra celui de Connors. À cet instant précis, elle comprit la raison de toute cette mise en scène, les fleurs, le faste, l'agitation, la solennité. Célébrer l'amour. Par une belle journée d'été comme celle-ci, se rappela-telle, elle s'était avancée vers Connors, et il n'avait vu qu'elle. Il lui sourit, et son cœur fit un bond. Parfois, songea-t-elle en prenant la place qu'on lui avait assignée, la vie pouvait se révéler parfaite.