Prologue Il ne méritait pas une mort rapide. La mort était une fin, voire une libération. Il irait en enfer, elle n'en doutait pas une seule seconde, et là, il endurerait le tourment éternel. C'était ce qu'elle lui souhaitait - ultérieurement. Pour l'heure, elle n'avait qu'une envie : le regarder souffrir. Ce salaud de menteur ! Ce tricheur ! Elle voulait le voir pleurnicher, prier, supplier, ramper comme le rat d'égout qu'il était. Elle voulait le voir saigner des oreilles, l'entendre crier comme une fillette. Elle voulait lui entortiller sa queue de mari adultère en nœuds serrés, qu'il implore la pitié qu'elle ne lui accorderait jamais. Elle voulait cribler son beau visage de fourbe de coups de poing, jusqu'à le réduire en une bouillie sanglante. Là, et seulement là, il pourrait mourir. D'une mort lente, interminable, douloureuse. Personne, personne ne trompait Reva Ewing. Elle était dans un tel état de nerfs qu'elle dut se garer sur la bande d'arrêt d'urgence du Queensboro Bridge le temps de se calmer. Car quelqu'un avait bel et bien trompé Reva Ewing. L'homme qu'elle aimait, l'homme qu'elle avait épousé, en qui elle avait une totale confiance, était en ce moment même en train de faire l'amour avec une autre femme. En train de la toucher, de la goûter, de l'envoyer au septième ciel avec sa bouche et ses mains de traître. Et pas n'importe quelle femme. Une amie. Encore une qu'elle avait aimée, en qui elle avait cru, sur qui elle avait compté. Ce n'était pas uniquement la rage qui la rongeait. Certes, elle était furieuse et souffrait de savoir que son mari et son amie avaient une liaison - pratiquement sous son nez. Mais le plus insupportable, c'était l'humiliation. Le fait de se retrouver dans le rôle de la femme trompée, la gourde innocente qui avait tout gobé : les réunions de travail tardives, les dîners avec un client, les voyages d'affaires. Le pire, songea Reva, tandis que les voitures continuaient de filer à vive allure sur la route, c'était qu'elle n'avait absolument rien vu venir. Comment avait-elle pu se laisser duper à ce point ? Elle, l'experte en sécurité ! Elle qui avait passé cinq ans dans les Services secrets en tant que garde du corps de la présidente, avant d'entrer dans le privé. Qu'étaient devenus son instinct, ses yeux, ses oreilles ? Comment Julian avait-il pu rentrer à la maison, soir après soir, tout droit sorti du lit de sa maîtresse, sans qu'elle devine rien ? Elle s'était fait avoir parce qu'elle l'aimait. Parce qu'elle était heureuse, follement heureuse, qu'un homme tel que Julian puisse l'aimer et la désirer. Il était si beau, si talentueux, si intelligent. Le bohème élégant, avec ses cheveux noirs soyeux et ses yeux éme-raude. Elle avait craqué à l'instant où il avait posé le regard sur elle, où il lui avait adressé ce sourire dévastateur qui n'appartenait qu'à lui. Six mois plus tard, ils étaient mariés et installés dans une immense demeure dans le Queens. Deux ans, songea-t-elle. Durant deux ans, elle lui avait tout donné, avait tout partagé avec lui, l'avait aimé de toute son âme. Et pendant tout ce temps, il l'avait bernée. L'heure était venue de payer. Elle essuya ses joues maculées de larmes, puisa au plus profond d'elle-même un nouvel élan de colère. Aujourd'hui, Julian Bissel allait découvrir de quel bois elle était faite. La garce voleuse de mari (c'est ainsi que Reva considérait désormais son amie, Felicity Kade) vivait au nord de Central Park, dans une ravissante maison entièrement rénovée. Plutôt que de se rappeler tous les bons moments qu'elle y avait passés - soirées mondaines, dîners décontractés et brunchs du dimanche -, Reva se concentra sur le système de sécurité. Il était très fiable. Felicity collectionnait les œuvres d'art, et veillait sur ses trésors tel un chien sur son os. À vrai dire, Reva avait fait sa connaissance trois ans auparavant, alors qu'elle participait à la conception et à l'installation dudit système. Il fallait être un expert pour accéder à l'entrée, et même là, les pièges étaient suffisamment nombreux pour déjouer les tentatives des cambrioleurs les plus avertis. Mais quand une femme gagnait sa vie - fort bien, de surcroît - à chercher les failles en matière de sécurité, elle finissait toujours par en découvrir une. Reva avait tout prévu : deux décodeurs, un ordinateur de poche ultrapuissant, un passe-partout illégal de la police et un pistolet paralysant, qu'elle avait la ferme intention de pointer sur le bas-ventre de cette ordure de Julian. Après quoi... elle n'avait pas de plan précis. Elle improviserait sur place. Dans la tiédeur de cette soirée de septembre, elle hissa son sac sur son épaule, fourra son arme dans sa poche arrière et se dirigea au pas de charge vers l'entrée. Tout en marchant, elle programma le premier décodeur. Une fois celui-ci fixé sur le panneau extérieur, elle ne disposerait que de trente secondes. Des chiffres défilèrent sur son écran, et son cœur se mit à battre la chamade. Trois secondes avant que l'alarme ne se déclenche, un code s'afficha. Elle s'autorisa à respirer, leva les yeux vers les fenêtres obscures. — Continuez, là-haut, espèces de salauds, marmonnat-elle en programmant le deuxième appareil. Encore quelques minutes, et on pourra vraiment s'amuser ! Une voiture passa dans la rue, et elle réprima un juron en l'entendant freiner. Un coup d'œil pardessus son épaule, et elle aperçut un taxi, au coin. Un couple en tenue de soirée en descendit. Reva se plaqua contre la porte, dans l'ombre. À l'aide d'une mini-perceuse, elle ôta un pan de l'écran tactile. Elle nota au passage que le droïde de Felicity astiquait jusqu'aux moindres vis. Reliant son mini-ordinateur de poche avec un fil aussi mince qu'un cheveu, elle tapa une série de chiffres, puis patienta quelques secondes. Méticuleusement, elle remit le panneau en place, puis utilisa le deuxième décodeur pour débloquer la boîte vocale. Il lui fallut deux bonnes minutes pour le cloner, mais un frisson d'excitation la parcourut, quand elle obtint enfin un résultat. August Rembrandt. Reva eut un rictus de mépris tandis que la voix de sa soi-disant amie murmurait le mot de passe. Il ne lui restait plus qu'à entrer les chiffres de sécurité clonés, puis à forcer le verrou manuel. Elle se glissa à l'intérieur, ferma la porte et, par habitude, remit le système en marche. Elle s'attendait que le droïde apparaisse, et se prépara à l'accueillir. Il la reconnaîtrait, bien entendu, la saluerait, ce qui lui laisserait juste le temps de lui griller les circuits pour dégager le passage. Mais tout était silencieux, et aucun droïde ne se présenta. Ainsi, ils l'avaient éteint pour la nuit. Pour plus d'intimité, sans doute, en conclut-elle sombrement. Le parfum du bouquet de fleurs qui ornait le guéridon du vestibule lui chatouilla les narines - des roses roses, que Felicity remplaçait chaque semaine. Une lampe près du vase diffusait une lumière tamisée, mais Reva n'en avait pas besoin. Elle connaissait le chemin. Elle se dirigea droit vers l'escalier pour gagner l'étage. Et la chambre. Parvenue sur le palier, un nouvel accès de fureur la submergea quand elle aperçut le blouson de cuir de Julian négligemment posé sur la rampe. Celui qu'elle lui avait offert pour son anniversaire, le printemps précédent. Celui qu'il tenait d'un doigt désinvolte sur son épaule le matin même avant de l'embrasser, de lui dire combien elle allait lui manquer, combien il regrettait de la quitter pour ce voyage d'affaires imprévu. Reva agrippa le vêtement, le porta à son visage. Elle respira l'odeur de son mari, et sa rage faillit céder au désespoir. Pour ne pas craquer, elle sortit sa mini-perçeuse de son sac et déchiqueta le blouson. Puis elle le lâcha et le piétina, avant de s'en écarter. Le visage rouge de fureur, elle posa son sac, dégaina son pistolet paralysant. Comme elle approchait de la chambre, elle remarqua une lueur vacillante. Des bougies parfumées. Et une musique douce. Classique, comme les roses, comme les bougies. Felicity dans toute sa splendeur, pensa-t-elle, excédée. Si féminine, si fragile, si parfaite ! Elle aurait préféré quelque chose de plus moderne, de plus branché pour cette altercation. Un air endiablé de Mavis Freestone, par exemple. Mais il lui était facile d'ignorer la musique tant ses oreilles bourdonnaient d'indignation. Du bout du pied, elle ouvrit la porte en grand. Elle repéra aussitôt les deux silhouettes enlacées sous le couvre-lit de satin et dentelle. Ils s'étaient endormis. Blottis l'un contre l'autre, bien au chaud, repus après une bonne partie de jambes en l'air. Leurs habits étaient jetés sur un fauteuil, en désordre, comme s'ils avaient été pressés de s'y mettre. Le cœur de Reva était en miettes. Elle s'avança jusqu'au lit, l'arme au poing. — Réveillez-vous, espèces de salauds ! D'un geste preste, elle arracha le couvre-lit. Le sang. Seigneur, tout ce sang ! Il y en avait tellement qu'elle en avait le tournis. Et cette odeur, l'odeur de la mort, mêlée aux parfums des fleurs et des bougies... Ravalant une nausée, elle recula en titubant. — Julian ? Julian ! Un cri lui échappa. Elle reprit son souffle pour hurler de nouveau. Quelque chose, quelqu'un sortit de l'ombre. Elle perçut un mouvement, et une autre odeur - âpre, médicinale, qui lui emplit la gorge et les poumons. Elle se détourna - pour fuir ou pour se défendre, elle n'en savait trop rien; prise de vertiges, elle lutta pour ne pas sombrer. Mais déjà ses jambes se dérobaient sous elle. Elle s'écroula mollement près des morts qui l'avaient trahie. 1 Le lieutenant Eve Dallas, l'un des flics les plus réputés de New York, gisait nue, les oreilles bourdonnantes et le cœur battant. Elle tenta d'aspirer une bouffée d'air, puis abandonna. À quoi bon respirer quand la machine tournait déjà à plein régime après une séance au lit aussi spectaculaire ? Sous elle, son mari somnolait, le corps brûlant, parfaitement immobile. Jusqu'à ce qu'il lève la main et la laisse courir le long de son épine dorsale, de la nuque au creux des reins. — Si tu veux que je bouge, marmonna-t-elle, tu peux toujours courir. — Surtout pas. Elle sourit dans la semi-pénombre. Elle adorait sa voix, teintée d'un léger accent irlandais. — Pas mal, comme accueil, tu ne trouves pas ? D'autant que tu as été absent moins de quarante-huit heures. — C'est la cerise sur le gâteau, après un saut à Florence. — Je ne t'ai pas posé la question, mais est-ce que tu es passé par l'Irlande pour voir... Elle hésita. Elle avait encore du mal à imaginer que Connors ait une famille. — ... ta famille ? — Oui. Nous avons passé quelques heures fort agréables, répondit-il tout en continuant de la caresser lentement, divinement. C'est bizarre, non ? — Ça risque de l'être encore un certain temps. — Et comment va notre nouvel inspecteur? Eve se pelotonna contre lui, songeant à son ex assistante, et à la façon dont elle se débrouillait depuis sa récente promotion. — Peabody est douée. Elle n'a pas encore trouvé son rythme. Nous avons eu une dispute familiale qui a mal tourné. Deux frères, brouillés pour une histoire d'héritage. Ils se tapent dessus comme des malades, jusqu'à ce que l'un d'entre eux plonge la tête la première dans l'escalier et se brise la nuque. L'autre, comme un imbécile, tente de maquiller le tout en un cambriolage raté. Il jette tous les objets du litige dans le coffre de sa voiture, sous une couverture. Comme si on n'allait pas vérifier. Le ton ironique d'Eve arracha un rire à Connors. Elle roula sur le côté et s'étira langoureusement. — Bref, c'était une affaire assez simple, j'ai donc nommé Peabody responsable de l'enquête. Une fois qu'elle a pu recommencer à respirer normalement, elle s'en est très bien sortie. Les techniciens étaient déjà en train de collecter les indices. Elle a poussé ce crétin dans la cuisine, s'est assise avec lui, compatissante et bienveillante - elle en connaît un rayon, question famille. En moins de dix minutes, il avait tout avoué. Elle l'a fait écrouer pour homicide involontaire. Un vrai pique-nique ! — Bravo. — Ça va lui donner confiance en elle. Eve s'étira de nouveau. — Après l'été qu'on vient de vivre, ce genre de pique-nique est plutôt le bienvenu. — Tu pourrais prendre quelques jours de congé. On ferait de véritables pique-niques. — Donne-moi encore deux semaines. Je veux m'assu-rer qu'elle est parfaitement à l'aise avant de la laisser agir en solo. — Je prends note. Ah ! Euh... ton accueil enthousiaste, bien que très apprécié, m'a fait oublier ceci. Il se leva, augmenta la lumière par commande vocale. Eve le suivit du regard tandis qu'il descendait de la vaste plate-forme sur laquelle trônait le lit et se dirigeait vers son sac de voyage. Le regarder se mouvoir était un spectacle dont elle ne se lassait pas. Cette1 espèce de grâce féline était-elle innée, se demanda-t-elle, ou l'avait-il acquise au cours de son enfance, passée à esquiver les flics et à détrousser les passants à Dublin ? En tout cas, elle avait bien servi ce gamin malin, devenu maître d'un véritable empire, bâti grâce à son audace, sa ruse et son génie des affaires. Quand il se retourna et qu'elle vit son visage dans la lumière tamisée, elle eut l'impression de recevoir un coup de poing. Une fois de plus, elle s'émerveilla d'avoir une chance pareille. Il lui évoquait une œuvre d'art, sculptée par un artiste d'exception. Les traits bien dessinés, la bouche généreuse et sensuelle. Les yeux d'un bleu intense, qui la faisaient fondre quand ils se posaient sur elle. Le tout, magnifiquement encadré de cheveux d'un noir de jais, qui lui frôlaient les épaules. Ils étaient mariés depuis plus d'un an, et cependant, par moments, le seul fait de le contempler lui coupait le souffle. Il revint s'asseoir près d'elle, lui prit le menton, caressa la petite fossette en son milieu avec son pouce. — Mon Eve chérie, si calme et silencieuse. Il lui effleura le front d'un baiser. — Je t'ai apporté un cadeau. Elle cligna des yeux, eut un mouvement de recul. Il ébaucha un sourire, car elle réagissait toujours ainsi. Elle fixa la longue boîte étroite d'un air méfiant. — Ça ne mord pas, tu sais. — Tu es parti moins de deux jours. Il doit bien y avoir un délai minimum d'absence pour justifier un cadeau. — Tu m'as manqué au bout de deux minutes. — Tu dis ça pour m'amadouer. — Ça n'en est pas moins vrai. Ouvre la boîte, Eve, et dis : «Merci, Connors. » Elle leva les yeux au ciel, mais s'exécuta. C'était un bracelet, une sorte de manchette en or, incrustée de diamants minuscules, disposés autour d'une pierre rouge sang - elle en déduisit donc que c'était un rubis - aussi grosse que son pouce, à la surC'était un bijou splendide, une antiquité de toute évidence, sans doute d'une valeur inestimable. — Connors, répéta-t-elle, tu vas me dire que ce bracelet a appartenu à une comtesse italienne ou... — Une princesse, l'interrompit-il en le lui prenant des mains, pour le lui glisser au poignet. xvie siècle. Désor- — Bon, d'accord, j'en fais peut-être un peu trop. N'em- — Il serait magnifique même sur un tronc d'arbre. Eve n'était pas très sensible aux bijoux, bien que Connors sautât sur la moindre occasion pour lui en offrir. Mais celui-ci avait... un petit quelque chose en plus, songea-t-elle en levant le bras pour l'admirer. — Ce serait vraiment dommage. Mais en attendant, cela me fait plaisir de le voir sur toi. Si cela peut te rassurer, ma tante Sinead a réagi de la même manière — Il me semblait bien que c'était une femme raison— Les femmes de ma vie sont raisonnables, en tout cas suffisamment pour me combler, dans la mesure où De plus - mais pour rien au monde elle ne l'admet— Je ne peux pas le mettre pour aller travailler. — Je suppose que non. Cela dit, j'aime que tu le portes — On se calme, mon ami. Je suis de service dans... six heures, précisa-t-elle, après avoir consulté le réveil. Reconnaissant la lueur dans ses prunelles, elle plissa les yeux. Elle s'apprêtait à protester, pour la forme, mais la sonnerie du communicateur l'en empêcha. — C'est le tien, fit-elle en quittant le lit. Toi, au moins, quand on t'appelle à 2 heures du matin, ce n'est pas pour t'annoncer un décès. Elle gagna la salle de bains, tandis qu'il désactivait la vidéo et répondait. Elle prit tout son temps. Au moment de sortir, elle s'empara de son peignoir, au cas où Connors aurait remis en marche la fonction vidéo. Elle émergea dans la chambre en nouant sa ceinture et constata qu'il était debout, devant son dressing. — Qui était-ce ? — Caro. — Tu dois aller au bureau maintenant ? À 2 heures du matin ? Son ton, la façon dont il avait prononcé le nom de son assistante lui avaient flanqué la chair de poule. — Qu'y a-t-il ? Il sortit une chemise assortie au pantalon qu'il avait enfilé précipitamment. — Eve. J'ai une faveur à te demander. Un service énorme. Ce n'était pas à l'épouse qu'il s'adressait, mais au flic, comprit-elle. — De quoi s'agit-il ? — Une de mes employées est dans le pétrin. Un sacré pétrin. Quelqu'un est mort. — Une de tes employées a tué quelqu'un ? — Non. Tandis qu'elle demeurait immobile, il alla se planter devant son armoire à elle, sélectionna une tenue. — Elle est complètement affolée et, d'après Caro, assez incohérente. Ce qui ne ressemble guère à Reva. Elle travaille à la sécurité. Conception et installation, pour l'essentiel. Elle est solide comme un roc. Elle a passé plusieurs années au sein des Services secrets. Ce n'est pas une femme qui craque facilement. — Tu ne m'as pas dit ce qui s'est passé. — Elle a trouvé son mari et son amie dans un lit. Chez l'amie. Morts. Déjà morts, Eve. — Et en découvrant les corps, elle a préféré contacter ton assistante plutôt que la police. — Non. Il fourra les vêtements qu'il avait choisis dans les bras d'Eve. — C'est vers sa mère qu'elle s'est tournée. Eve le dévisagea, marmonna un juron, puis entreprit de s'habiller, — Il faut que je le signale. — Ce que je te demande, Eve, c'est d'attendre d'avoir vu la scène du crime et parlé avec Reva. Il lui prit les mains, cherchant son regard. — S'il te plaît, Eve, j'aimerais que tu patientes un peu. Tu n'es pas obligée de signaler ce que tu n'as pas vu de tes propres yeux. Je connais cette femme. Je connais sa mère depuis plus de douze ans, et je lui fais entièrement confiance. Elles ont besoin de ton aide. J'ai besoin de ton aide. Eve fixa son holster. — Alors allons-y. Vite. La nuit était claire, et la chaleur étouffante qui avait marqué cet été de 2059 avait enfin cédé la place à une relative fraîcheur. La circulation était fluide, et le trajet, plutôt court, n'exigeait que peu de concentration. Eve était silencieuse, et Connors devina qu'elle s'était repliée sur ellemême. Elle ne posait aucune question ; elle ne voulait aucune information supplémentaire, rien qui puisse l'influencer avant son arrivée sur la scène du crime. Son étroit visage anguleux était fermé, ses grands yeux couleur ambre indéchiffrables. Y compris pour lui. Ses lèvres pulpeuses, si douces et si brûlantes sur sa peau peu de temps auparavant, étaient pincées. Il se gara dans la rue, ignorant le panneau d'interdiction de stationner, et alluma le panneau en service du véhicule officiel d'Eve avant qu'elle le fasse elle-même. Sans Un mot, elle descendit de la voiture, grande et élancée, ses cheveux châtains en désordre. Connors s'approcha d'elle, arrangea sa coiffure avec douceur. — Merci, murmura-t-il. — C'est un peu tôt pour me remercier, marmonna-t-elle. La porte s'ouvrit alors qu'elle gravissait l'escalier. Caro apparut sur le seuil, ses cheveux argentés formant comme un halo autour de sa tête. Sans ce signe distinctif, Eve n'aurait pas reconnu dans cette femme au teint blême, en élégante veste rouge et pyjama de coton, l'assistante si digne de Connors. — Dieu soit loué ! Merci d'être venus aussi vite ! s'écria-t-elle en tendant une main tremblante vers Connors. Je ne savais pas quoi faire. — Vous avez eu raison de m'appeler, la rassura-t-il en l'étreignant. Eve l'entendit ravaler un sanglot, pousser un soupir. — Reva... elle n'est pas bien. Pas bien du tout. Je l'ai installée dans le séjour. Je ne suis pas montée. Caro s'écarta de Connors et redressa les épaules. — J'ai pensé que c'était mieux. Je n'ai touché à rien, lieutenant, sauf un verre, que j'ai pris dans la cuisine. J'ai donné de l'eau à Reva, mais je n'ai touché que le verre, et la bouteille. Ah ! Et la poignée du réfrigérateur. Je... — C'est bon. Je vous propose d'aller vous asseoir avec votre fille. Connors, tu restes avec elles. — Caro, ça ne vous ennuie pas que je vous abandonne avec Reva quelques minutes? demanda-t-il. Je vais accompagner le lieutenant. Ignorant le coup d'œil irrité d'Eve, il pressa l'épaule de son assistante pour la réconforter. — Ce ne sera pas long. — Elle a dit... Reva a dit que c'était horrible. Et maintenant, elle est là, immobile, et elle ne parle plus du tout. — Occupez-vous d'elle, lui conseilla Eve. Qu'elle ne bouge pas du salon. Elle se dirigea vers l'escalier. Sur le palier, elle avisa le blouson déchiqueté, par terre. — Elle vous a précisé la pièce ? demanda-t-elle pardessus la rampe. — Non. Juste qu'ils étaient au lit. Eve aperçut une chambre sur sa droite, une autre sur sa gauche. Puis elle sentit l'odeur caractéristique. Elle fit quelques pas, s'arrêta sur le seuil. Les deux corps étaient couchés sur le flanc, face à face. Comme s'ils se racontaient des secrets. Il y avait du sang partout, sur les draps, sur les oreillers, sur le couvre-lit tombé par terre. Il y en avait aussi sur le manche et la lame du couteau fiché dans le matelas. Elle remarqua un sac noir près de la porte, un pistolet paralysant sur le sol, à gauche du lit, des vêtements jetés pêle-mêle sur un fauteuil. Des bougies, encore allumées, diffusaient un parfum épicé. Une musique douce et langoureuse s'échappait des haut-parleurs. — Ça n'a rien d'un pique-nique, grommela Eve. Double homicide. Il faut que je le signale. — Tu accepteras de te charger de l'enquête ? — Oui. Mais si c'est ton amie qui a fait ça... — Ce n'est pas elle. Il recula d'un pas, tandis qu'Eve sortait son vidéocom. — J'aimerais que tu emmènes Caro dans une autre pièce, lui dit-elle lorsqu'elle eut terminé. Pas dans la cuisine, ajouta-t-elle, le regard sur le couteau. Il doit bien y avoir un bureau au rez-de-chaussée. Essaie de ne toucher à rien. Je vais interroger... comment s'appelle-t-elle, déjà ? Reva ? — Reva Ewing. — J'ai des questions à lui poser, et je ne veux pas que vous soyez dans les parages. Si tu veux l'aider, enchaîna-t-elle sans lui laisser le temps de parler, essayons de respecter au mieux la procédure. Tu m'as dit qu'elle travaillait à la sécurité. — Oui. — Si tu l'as engagée, c'est que c'est une bonne recrue. — En effet. Excellente, même. — Et lui, c'était son mari ? Connors pivota vers le lit. — Oui. Julian Bissel, un artiste au talent discutable. Il sculpte - sculptait le métal. C'est une de ses œuvres, je crois. Il indiqua une espèce de totem, composé d'une série de tubes et de cubes, qui trônait dans un coin. — Et il y a des gens qui paient pour ça ? Décidément, les goûts et des couleurs... soupira Eve en secouant la tête. Je t'interrogerai à son sujet plus tard, mais je veux la voir d'abord, puis examiner la scène de plus près. À quand remontent leurs problèmes conjugaux ? ajoutat-elle en retournant dans le couloir. — Je ne savais pas qu'ils en avaient. — En tout cas, c'est fini. Occupe-toi de Caro, ordonna- t-elle. Sur ce, elle gagna le séjour. Assise sur le canapé, Caro serrait contre elle une femme d'une trentaine d'années, à la courte chevelure sombre coiffée sans recherche particulière. Elle était vêtue d'un T-shirt moulant et d'un jean noir qui mettaient en valeur son corps menu et ferme de sportive. Son visage était d'une pâleur effrayante, et ses pupilles étaient tellement dilatées que ses yeux gris paraissaient presque noirs. Ses lèvres, un peu minces, étaient décolorées. Comme Eve s'arrêtait devant elle, Reva leva la tête, et la fixa sans la voir. — Madame Ewing. Je suis le lieutenant Dallas. Reva remua imperceptiblement la tête, en un mouvement qui tenait davantage du spasme que du salut. — J'ai quelques questions à vous poser. Votre mère va aller à côté avec Connors pendant que nous discuterons. — Je ne peux pas rester ? s'enquit Caro. Je n'interviendrai pas, je vous le promets, mais... — Caro, l'interrompit Connors en lui prenant la main, c'est mieux ainsi. Il l'aida doucement à se lever. — C'est mieux pour Reva. Faites confiance à Eve. — Oui, je sais. C'est juste que... Elle lança un regard en arrière tandis que Connors l'entraînait hors de la pièce. — Je suis tout près, Reva, fit-elle avant de franchir le seuil. Juste à côté. Eve prit place en face de Rêva, posa son magnétophone sur la table basse entre elles. — Madame Ewing, commença-t-elle, je vais enregistrer notre conversation. Je vais vous citer vos droits et vous interroger. Vous comprenez ? — Julian est mort. Je l'ai vu. Ils sont morts. Julian et Felicity. — Madame Ewing, vous avez le droit de garder le silence... Eve énonça le code Miranda révisé, et Reva ferma les yeux. — O mon Dieu ! C'est donc vrai. Ce n'est pas un horrible cauchemar. C'est vrai. — Racontez-moi ce qui s'est passé ici ce soir. — Je n'en sais rien. Une larme roula sur sa joue. — Je ne sais pas ce qui s'est passé. — Votre mari avait une liaison avec Felicity ? — Je ne comprends pas. Je n'y comprends rien. Je croyais qu'il m'aimait. Elle dévisagea Eve. — Au début, je n'ai pas voulu y croire. Comment l'aurais-je pu ? Julian et Felicity. Mon mari et mon amie. Puis je. me suis rappelé tous les signes, les indices, les erreurs... ces petites erreurs qu'ils ont commises tous les deux. — Quand en avez-vous eu la confirmation ? — Ce soir. Seulement ce soir. Elle s'essuya la joue du poing. — Il était soi-disant en voyage d'affaires jusqu'à demain. Un client, un nouveau contrat. En fait, il était ici, avec elle. Je suis venue, et j'ai vu... — Vous vouliez les prendre sur le fait ? — J'étais folle de rage. Ils m'ont ridiculisée, j'étais dans une colère noire. Ils m'ont brisé le cœur. J'étais tellement triste. Et puis... ils étaient morts. Tout ce sang. Tout ce sang. — Est-ce vous qui les avez tués, Reva ? — Non ! s' écria-t-elle. Non, non, non ! Je voulais leur faire du mal. Je voulais qu'ils paient. Mais je ne... je n'aurais jamais pu... Je ne sais pas ce qui s'est passé. — Dites-moi ce que vous savez. — J'ai pris la voiture. Nous avons une maison dans le Queens. Julian y tenait beaucoup. Il ne voulait pas habiter Manhattan, où nous travaillons pourtant tous les deux. Il voulait un endroit juste pour nous. Elle se cacha le visage entre les mains. — Je suis désolée, je... Tout ça me paraît incroyable. J'ai l'impression que je vais me réveiller d'une minute à l'autre et m'apercevoir que ce n'était qu'un mauvais rêve. Il y avait du sang sur son T-shirt. Rien sur ses mains, ses bras, sa figure. Eve nota ce détail, attendit que Reva se ressaisisse. — J'étais furieuse, et je savais exactement ce que j'allais faire. C'est moi qui ai installé le système de sécurité dans cette maison. Je n'ai eu aucune difficulté à entrer. Je suis montée directement dans la chambre. — Vous étiez armée ? — Non... Enfin, si, j'avais un pistolet paralysant. Celui, reconfiguré, que je possédais du temps où j'appartenais aux Services secrets. Il est bloqué sur la puissance minimale, et je suis titulaire d'une licence civile. Jetais... Elle reprit son souffle. — J'avais l'intention de lui flanquer une décharge. Dans le bas-ventre. — Vous l'avez fait ? — Non. Je ne m'en souviens plus très bien. J'ai l'esprit embrouillé. — C'est vous qui avez tailladé le blouson ? — Oui, avoua-t-elle, penaude. Je l'ai vu, drapé sur la rambarde. C'est moi qui le lui ai offert, et ça m'a fait perdre la tête. J'ai sorti ma mini-perceuse et je me suis acharnée dessus. C'est nul, je sais, mais j'étais dans une telle rage. — Je peux comprendre, fit Eve avec indulgence. Votre mari vous trompe avec votre amie, c'est normal de lui en vouloir. — C'est ce que je ressentais. Et puis je les ai vus dans le lit. Et j'ai compris qu'ils étaient... morts. Tout ce sang ! Jamais je n'en ai vu autant. Elle a crié... non, non, c'est moi qui ai crié. J'ai dû crier. Elle se frotta la gorge. — Ensuite, je suis tombée dans les pommes, je pense. J'ai senti une odeur. Le sang, bien sûr, mais autre chose aussi. Et je me suis évanouie. Je ne sais pas combien de temps je suis restée inconsciente. Elle s'empara du verre d'eau posé devant elle, but longuement. — Quand j'ai repris connaissance, j'étais dans un état bizarre, j'avais la nausée. Je les ai vus, sur le lit, et je suis sortie de la chambre en rampant. J'étais incapable de me lever, alors je suis allée à quatre pattes jusqu'à la salle de bains et j'ai vomi. J'ai appelé ma mère. Je ne sais pas pourquoi. J'aurais dû prévenir la police, mais c'est ma mère que j'ai appelée. Je nageais en pleine confusion. — Êtes-vous venue ici, ce soir, dans le but de tuer votre mari et votre amie ? — Non, je suis venue leur faire une scène magistrale. Lieutenant, j'ai mal au cœur. J'ai besoin de... La main crispée sur l'estomac, elle se leva d'un bond et sortit en courant. Eve était sur ses talons quand Reva se précipita dans la salle de bains, tomba à genoux et vomit. — Ça brûle, bredouilla-t-elle, en acceptant le gant de toilette humide que lui tendait Eve. Ça me pique la gorge. — Avez-vous pris des stupéfiants, ce soir, Reva ? — Ce n'est pas mon truc. Croyez-moi, quand on a été élevée par Caro, qu'on est passé par les Services secrets et qu'on travaille pour Connors, on évite les bêtises. À bout de forces, elle s'adossa contre le mur. — Lieutenant, je n'ai jamais tué personne. Quand je veillais sur la présidente, je portais une arme et, une fois, j'ai essuyé un tir à sa place. Je m'emporte facilement, et quand je suis de mauvaise humeur, il m'arrive d'agir sur un coup de tête. Je ne sais pas qui a fait ça à Julian et à Felicity, mais c'est l'œuvre d'un malade. Je n'aurais jamais pu. Jamais... Eve s'accroupit pour la regarder dans les yeux. — Pourquoi ai-je la sensation que vous cherchez à vous convaincre vous-même autant que moi, Reva ? Les lèvres de la jeune femme tremblèrent, et les larmes jaillirent de nouveau. — Parce que je ne me souviens de rien. Elle enfouit son visage dans ses mains, les épaules secouées de sanglots. Eve l'abandonna, le temps d'aller chercher Caro. — Je veux que vous restiez auprès d'elle. Je vais la mettre sous surveillance momentanément. C'est la procédure. — Vous l'arrêtez ? — Je n'en suis pas encore là. Elle se montre coopérative, c'est déjà ça. Le mieux serait que vous l'ameniez ici, que vous restiez dans cette pièce jusqu'à mon retour. — Entendu. Merci. — Je vais chercher mon kit de terrain dans la voiture. — Je m'en charge ! proposa Connors en lui emboîtant le pas. Alors ? Quel est ton avis ? — Je n'aurai pas d'avis avant d'avoir sécurisé et examiné la scène. — Lieutenant, tu as ta petite idée, je le sais bien. — Laisse-moi faire mon boulot. Tu veux me rendre service? Montre le chemin aux techniciens quand ils arriveront. — Juste une chose. Dois-je conseiller à Reva de prendre un avocat ? — Tu m'as mise dans un sacré pétrin, grogna-t-elle en lui arrachant la mallette des mains. Je suis flic. Je fais mon métier de flic. Pour le reste, c'est ton problème. Elle regagna la maison, gravit l'escalier au pas de charge. Elle ouvrit sa mallette d'un geste brusque, enduisit ses mains et ses chaussures de Seal-It. Puis, après avoir fixé un micro sur le revers de sa veste, elle se mit au travail. Elle se penchait sur les corps quand elle entendit le parquet craquer Elle pivota sur elle-même, prête à insulter l'intrus, se ravisa à temps en reconnaissant Peabody. Elle allait devoir s'habituer à la nouvelle démarche, infiniment plus discrète, de son ex-assistante. Depuis qu'elle avait été promue, Peabody avait troqué ses gros souliers d'agent en uniforme contre des baskets à coussins d'air, silencieuses et... un peu monstrueuses, selon Eve. Apparemment, elle en avait de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, dont celles-ci, jaune moutarde, assorties à sa veste. Cependant, en dépit de ces accessoires, du pantalon cigarette noir et du décolleté plongeant, Peabody conservait une allure impeccable et sévère. Ses cheveux sombres, coupés au carré, encadraient un visage à l'expression soucieuse. — Pour couronner le tout, ils sont nus, constata Peabody. — Nus, et en situation d'adultère. — C'est donc ça? On ne m'a pas donné de détails. — Parce que je n'en ai pas fourni. Lui, c'est le gendre de l'assistante de Connors, et pour le moment, l'épouse est la principale suspecte. Peabody contempla le lit. — On dirait que la situation, déjà sordide, a complètement dérapé. — Examinez la scène, après quoi, je vous ferai un topo sur les protagonistes. Pistolet paralysant, indiquat-elle en soulevant l'arme sous scellés. La... — Nom d'un p'tit bonhomme ! — Quoi ? Quoi ? -Ça! Peabody tendit la main pour effleurer le bracelet d'Eve. — Il est somptueux. Non, mais vraiment... supra magnifique, Dallas ! Mortifiée, Eve tira sur la manche de sa veste. Elle avait oublié qu'elle le portait. — On pourrait peut-être se concentrer sur le boulot plutôt que sur mes accessoires. — Oui, bien sûr, mais celui-là, c'est vraiment le nec plus ultra ! Ce gros caillou, c'est un rubis ? — Peabody. — D'accord, d'accord, concéda-t-elle, tout en se promettant de l'admirer de plus près à la première occasion. Où en étiez-vous ? — J'étais en train de jouer avec les pièces à conviction, de faire mumuse sur la scène d'un crime. Peabody leva les yeux au ciel. — Seigneur ! Frappez-moi ! — Ce n'est pas l'envie qui m'en manque... Je continue. La suspecte prétend être venue avec un pistolet paralysant reconfiguré, en conformité avec un permis civil. Or, celui-ci n'est pas reconfiguré ; c'est un modèle militaire à capacité maximale. — Mmm... — Succincte, comme toujours. — C'est mon langage crypté d'inspecteur. — Ledit pistolet, sur lequel j'ai déjà relevé les empreintes, porte bien celles de la suspecte, et uniquement celles de la suspecte. De même que l'arme du crime. D'un geste, Eve désigna un autre sachet transparent, qui contenait le couteau maculé de sang. — Le sac, près de la porte, est rempli d'outils de cambriolage sur lesquels se trouvent les empreintes de Reva Ewing. — Elle s'y connaît en sécurité ? — C'est une experte ; elle travaille pour les Entreprises Connors, et elle a appartenu aux Services secrets. — A première vue, elle est entrée en douce, a surpris son mari en train de s'envoyer en l'air, et l'a zigouillé. Cependant, Peabody se rapprocha du lit. — Aucune trace de blessures défensives sur les victimes, observa-t-elle. En général, face à quelqu'un qui brandit un couteau, on a tendance à protester, au moins un minimum. — Difficile, quand on a d'abord été neutralisé. Eve indiqua les minuscules points rouges entre les omoplates de Julian, identiques à ceux situés entre les seins de Felicity. — Lui derrière, elle devant, nota Peabody. — Oui. Selon moi, ils étaient en pleine action. L'assassin arrive par-derrière, le zappe d'abord, le pousse de côté et zappe la femme avant qu'elle ait le temps de comprendre. Ils étaient inconscients, ou du moins immobilisés, quand il a commencé à les taillader. — Il n'y est pas allé avec le dos de la cuiller, commenta Peabody. Il doit y avoir une bonne douzaine de blessures sur chacun d'eux. — Dix-huit pour lui, quatorze pour elle. — Aïe ! — Comme vous dites. Pas de blessure au cœur, ce qui est intéressant. Il y a davantage de sang quand on évite le cœur. Elle étudia la façon dont il s'était répandu sur les draps, les petites éclaboussures sur l'abat-jour de la lampe de chevet. Sale boulot, songea-t-elle. Très, très moche. — Autre détail curieux : il n'y a aucune lacération aux abords des marques provoquées par le pistolet paralysant. Le T-shirt de la suspecte est taché - assez peu, en fait, mais tout de même. Rien sur les mains ni sur les bras. — Elle a pu se laver. — Certes. On peut alors se demander pourquoi elle n'a pas pris la peine de se débarrasser de son T-shirt. Il est vrai qu'après avoir commis un tel massacre, on doit perdre un peu la tête. — Sa mère était là avant nous, rappela Peabody. — Oui. Peut-être que c'est elle qui a nettoyé le plus gros, mais Caro m'apparaît comme une femme plutôt méticuleuse. Heure du décès: 1 h 12. Nous demanderons à la DDE de vérifier le système de sécurité, d'essayer de déterminer à quel moment Reva Ewing est entrée. J'aimerais que vous inspectiez la cuisine ; je veux savoir si l'arme du crime provient des lieux, ou si elle a été apportée sur la scène. Elle marqua une pause. — Vous avez vu ce qui reste du blouson, sur le palier? — Oui. Dommage. C'était un beau cuir. — Faites-le examiner aussi. Ewing affirme s'être servie d'une mini-perceuse pour le réduire en lambeaux. Voyons si ça colle. — Hein ? Pourquoi utiliser une mini-perceuse si elle avait un couteau ? — Excellente question. Il faudra aussi se renseigner sur les deux victimes, afin de déterminer s'ils avaient des ennemis, en dehors de l'épouse trompée. Peabody se tourna de nouveau vers les corps. — Si on se fie aux apparences, elle devrait bénéficier d'une réduction de peine pour folie passagère. — Justement : ne nous fions pas aux apparences. 2 — Je ne lui ai lavé ni les mains ni le visage, déclara Caro, le regard clair, l'air calme. Mais ses mains étaient crispées sur ses genoux. — Je me suis efforcée de ne toucher à rien, et de la réconforter jusqu'à votre arrivée. — Caro... Eve la scruta, tout en essayant d'ignorer la présence -irritante - de Connors dans la pièce. Il était resté à la demande de Caro. — Il y a une salle de bains attenante à la chambre principale. Certains signes indiquent que le lavabo a été essuyé, que quelqu'un y a effacé des traces de sang. — Je ne suis pas montée à l'étage. Je vous en donne ma parole. Parce qu'elle la croyait, Eve se rendit compte que Caro ne se rendait pas compte de ce qu'impliquait sa déclaration. À en juger par l'imperceptible changement d'attitude de Connors, soudain en état d'alerte, Eve sut que lui en était conscient. Comme il demeurait silencieux, son irritation envers lui s'atténua légèrement. — Il y a du sang sur le T-shirt de Reva, dit Eve. — Oui, je sais. J'ai vu... Une lueur s'alluma dans les prunelles de Caro, qui eut du mal à maîtriser un sursaut de panique. — Lieutenant, si Reva... Si elle a utilisé la salle de bains, c'est sûrement parce qu'elle était en état de choc, pas parce qu'elle cherchait à dissimuler quoi que ce soit. Vous devez le croire. Elle était terrassée. Malade, certainement, songea Eve. Ses empreintes étaient sur le bord de la cuvette des toilettes. Comme si elle s'y était accrochée pour vomir. Mais pas dans cette salle de bains. Dans celle au bout du couloir. Alors que les traces de sang... — Comment êtes-vous entrée ici, Caro ? — Comment je suis... Ah! Euh... Elle se passa la main sur le visage, comme quelqu'un qui éliminerait distraitement une toile d'araignée. — Par la porte d'entrée. Elle était entrouverte. — Entrouverte ? — Oui. Oui, le clignotant était vert, puis j'ai vu que la porte était mal refermée, alors je l'ai poussée et je suis entrée. — Qu'avez-vous vu ? — Reva était assise par terre, dans le vestibule. Recroquevillée sur elle-même. Elle tremblait comme une feuille. Elle était à peine cohérente. — Pourtant, elle avait eu la présence d'esprit de vous appeler, de vous dire que Julian et Felicity étaient morts, et qu'elle-même était dans un sale pétrin. — En effet. Enfin, j'ai compris qu'elle avait besoin de moi, et que Julian - Julian et Felicity - étaient morts. Elle a crié: «Maman! maman! ils sont morts. Quelqu'un les a tués. » Elle pleurait, et elle avait une voix étrange. Elle était désespérée, elle ne savait pas quoi faire. Je lui ai demandé où elle était. Je ne me souviens plus exactement de notre conversation, mais elle est enregistrée sur mon vidéocom, à la maison. Vous pourrez l'écouter. — Nous n'y manquerons pas. — Je suis consciente que Reva - et moi ensuite -aurait dû prévenir la police immédiatement. Caro lissa de la main le tissu de son pyjama, puis le fixa, comme si elle venait de s'apercevoir de ce qu'elle portait. Elle rougit, puis soupira. — Je peux seulement vous assurer que nous étions toutes deux... que nous étions perdues, et avons pensé uniquement à avertir la personne "en qui nous avions le plus confiance. — Saviez-vous que votre gendre était infidèle ? — Non. Non, je n'étais pas au courant, répondit-elle sèchement, une pointe de colère dans la voix. Et avant que vous me posiez la question : je connaissais bien Feli-city, du moins, je le croyais. C'était l'une des plus proches amies de Reva, presque une sœur. Je l'ai souvent reçue chez moi, et réciproquement. — Felicity avait-elle d'autres liaisons ? — Elle avait une vie mondaine assez trépidante, et un faible pour les artistes. Caro pinça soudain les lèvres. Sans doute pensait-elle à son gendre. — Elle plaisantait souvent, en prétendant qu'elle avait du mal à se contenter d'un style ou d'une époque - en matière d'hommes comme en matière d'art. Je la trouvais intelligente. Elle avait du style et de l'humour. Reva est si sérieuse, elle ne pense qu'à son travail. Je me disais que... que Felicity lui apportait un peu de frivolité. — Qui Felicity fréquentait-elle ces derniers temps ? — Je n'en suis pas certaine. Il y a quelques semaines, elle nous avait invités ici, pour un de ses brunches du dimanche. Il y avait un homme; il était peintre, je crois. Oui, peintre. Il s'appelait Fredo. Je l'ai trouvé très théâtral, excessif. Mais quelques semaines avant cela, il y en avait eu un autre. Mince, pâle, du genre maussade. Et avant cela... Elle haussa les épaules. — Felicity aimait les hommes, mais, apparemment, elle s'en tenait à des relations superficielles. — Connaissez-vous quelqu'un d'autre qu'elle qui aurait eu accès aux codes d'entrée de la maison ? — Personne. Felicity était très stricte sur ce plan-là. Elle n'employait pas de personnel et se contentait de droïdes pour les travaux domestiques. Elle était méfiante. Je me rappelle lui avoir dit un jour que je trouvais cela un peu triste. Elle a ri et m'a répondu que si les gens comme elle n'existaient pas, ma fille serait au chômage. Eve aperçut Peabody sur le seuil de la pièce et se leva. — Merci. Je vous reverrai. J'ai besoin de votre accord officiel pour faire examiner vos vidéocoms. — Vous l'avez. Je ferai tout pour vous aider. Sachez que je vous suis très reconnaissante de vous occuper de cette affaire personnellement. Je suis sûre que vous découvrirez la vérité. Est-ce que je peux aller retrouver Reva, maintenant ? — Je vous conseille de patienter ici encore quelques minutes. Elle lança un coup d'œil à Connors, qui comprit qu'il ne devait pas bouger non plus. Dans le couloir, elle fit signe à Peabody de parler. — Les techniciens ont relevé des traces de sang dans la tuyauterie de la salle de bains, ainsi que les empreintes d'Ewing sur la cuvette des toilettes - bien qu'elle ait été essuyée avec soin. L'arme du crime ne semble pas provenir de la cuisine. Il y a une belle collection de couteaux, mais aucun ne manque. Elle consulta ses notes. — On a réactivé le droïde domestique. Il a été éteint à 20 h 30. Avant cela, Felicity était chez elle avec un compagnon. Elle avait programmé le robot pour qu'il ne donne aucun nom, aucun détail. Il va falloir le dépecer. — Occupez-vous-en. Et dans la deuxième salle de bains ? Des traces de sang ? — Aucune. Seulement les empreintes d'Ewing sur la cuvette. — Très bien. Allons retrouver Ewing. Ensemble, elles se rendirent dans le séjour, où un agent en uniforme veillait sur Reva. Dès l'apparition d'Eve, celle-ci se leva d'un bond. — Lieutenant. J'aimerais vous parler. En privé. Eve invita d'un geste le policier à quitter la pièce, et s'exprima sans regarder Peabody. — Voici ma partenaire, l'inspecteur Peabody. De quoi souhaitez-vous nous parler, madame Ewing ? Reva hésita puis, comme Eve's'asseyait, poussa un soupir résigné. — Je commence à reprendre mes esprits, et je me rends compte dans quel pétrin je me trouve. Et dans quel pétrin j'ai mis ma mère. Si elle est venue, c'est parce que j'étais hystérique. Je ne veux pas que cette histoire lui retombe dessus. — Ne vous faites pas de souci. Personne ne cherche à l'inquiéter. — Bien. Très bien. — Vous avez affirmé avoir découvert les corps en tirant sur le couvre-lit. — Oui. J'ai vu qu'ils étaient morts. — Où était le couteau ? — Le couteau ? — L'arme du crime ? Où était-elle ? —Je n'en sais rien. Je n'ai pas vu de couteau. Juste Julian et Felicity. — Peabody, voulez-vous montrer à Mme Ewing l'arme en question ? Peabody sortit le scellé et s'approcha de Reva. — Reconnaissez-vous ce couteau, madame Ewing ? Reva fixa la lame ensanglantée, le manche écarlate, puis leva les yeux vers Eve, abasourdie. — Il appartient à Julian. Il fait partie d'une série qu'il a achetée l'an dernier, lorsqu'il a décidé qu'on devrait prendre des cours de cuisine. Je lui ai dit qu'il était libre de s'inscrire si ça l'amusait, mais que je m'en tiendrais à l'Auto-Chef et au traiteur. Il a suivi quelques cours, et cuisinait de temps à autre. Celui-ci ressemble fort à l'un des siens. — L'avez-vous apporté avec vous ce soir, Reva ? Étiez-vous folle de rage au point de l'avoir jeté dans votre sac, peut-être pour les menacer, leur faire peur? — Non. Elle eut un mouvement de recul. — Non, répéta-t-elle, je ne l'avais pas avec moi. Cette fois, ce fut Eve qui présenta un scellé. — Est-ce votre pistolet paralysant ? — Non. Celui-là est un modèle militaire, de fabrication récente. Le mien a plus de six ans, c'est un modèle des Services secrets, reconfiguré. Celui-là ne m'appartient pas. Je ne l'ai jamais vu. — Il a pourtant été utilisé, ainsi que le couteau, sur les victimes. Et tous deux portent vos empreintes. — C'est complètement fou ! — La violence des coups implique forcément des éclaboussures de sang un peu partout. Sur vos mains, vos bras, votre visage et vos vêtements. Reva se frotta les mains l'une contre l'autre. — Je sais qu'il y en a sur mon T-shirt. Il est possible que... Peut-être que j'ai effleuré quelque chose, là-haut. Je ne m'en souviens plus. Mais je ne les ai pas tués. Je n'ai touché ni à ce couteau ni à ce pistolet. Il n'y a pas de sang sur mes mains. — Il y en a dans le siphon, et nous avons relevé vos empreintes sur le bord du lavabo. — Vous croyez que je me suis lavée ? Que j'ai tenté de tout nettoyer avant d'appeler ma mère ? Il était évident que Reva se ressaisissait, et que sa colère resurgissait avec sa cohérence retrouvée. Ses yeux sombres brillaient, et elle serra les dents, tandis que son visage se colorait. — Pour qui me prenez-vous ? Vous me croyez capable de mettre en pièces mon mari et mon amie, sous prétexte qu'ils m'ont humiliée ? Et quand bien même, comment n'aurais-je pas eu le réflexe de me débarrasser de l'arme du crime et de me cacher? Pour l'amour du ciel, ils étaient morts ! Ils étaient morts quand je suis arrivée ici. Elle se leva tout en crachant ces paroles et se mit à arpenter la pièce. — Je n'y comprends rien ! — Pourquoi êtes-vous venue ici ce soir, Reva ? — Pour leur dire que je savais. Pour hurler, crier, voire flanquer un bon coup de genou dans le bas-ventre de Julian. Pour gifler la jolie figure de cette menteuse de Felicity. Pour casser quelque chose et faire une scène. — Pourquoi ce soir? — Parce que c'est ce soir que je l'ai appris, nom de nom! — Comment ? Comment l'avez-vous découvert ? Reva s'immobilisa, fixa Eve comme si elle cherchait à décrypter un langage inconnu. — Le paquet. Seigneur! Les photos et les reçus. On a livré un colis chez moi. J'étais déjà couchée. Il était tôt, un peu plus de 23 heures, mais je m'ennuyais et j'avais décidé de me mettre au lit. J'ai entendu sonner au portail. Ça m'a irritée. Je me demandais bien qui pouvait se présenter à une heure pareille. Mais je suis descendue. Il y avait un paquet devant le portail. Je suis sortie et je l'ai ramassé. — Vous avez vu quelqu'un ? — Non. Juste le paquet. Comme je suis d'une nature méfiante, je l'ai passé au scanner. Je ne m'attendais pas à recevoir une bombe, précisa-t-elle, c'est juste une manie, chez moi. Le scan m'a donné le feu vert. J'ai cru que c'était un cadeau de Julian, parce que je lui manquais. Il était comme ça... romantique... Les mots moururent sur ses lèvres, et ses yeux s'embuèrent de larmes. — J'ai pensé que c'était de sa part, et je l'ai ouvert. Il y avait des photos de Felicity et de lui. Des photos intimes, et des photocopies de factures d'hôtels et de restaurants. Merde. Elle pressa les doigts sur ses lèvres. — Des reçus pour des bijoux et de la lingerie - qu'il avait achetés. Pas pour moi. Le tout à partir d'un compte dont j'ignorais l'existence. Et deux disques, l'un contenant leurs appels, l'autre leurs e-mails. Des messages d'amour... très imagés. — Aucune indication concernant l'expéditeur... — Aucune, mais, sur le moment, je ne me suis pas posé la question. J'étais trop choquée. Furieuse et blessée. Lors de leur dernière communication, ils parlaient des deux jours qu'ils allaient passer ensemble, ici même, chez elle, alors que je le croyais en voyage d'affaires. Ils se moquaient de moi, murmura-t-elle. Ils riaient, parce que je ne me doutais de rien. Une experte en sécurité incapable de surveiller son propre mari ! Elle se rassit lourdement. — Ça n'a aucun sens. C'est absurde. Qui aurait pu les tuer et maquiller la scène pour que je sois accusée ? — Où est le colis ? lui demanda Eve. — Dans ma voiture. Je l'avais emporté avec moi, au cas où je changerais d'avis en chemin - ce qui était peu probable. Il est sur le siège passager. — Peabody. Reva attendit que Peabody sorte. — Ça n'arrange pas forcément mes affaires. Je reçois la preuve que mon mari s'envoie en l'air avec ma meilleure amie, j'apprends qu'ils ont rendez-vous ce soir, et je fonce ici, prête à l'attaque. Je suis tombée dans le piège tête la première. Je ne sais pas comment ni pourquoi on a monté ce complot contre moi. Vous n'avez aucune raison de me croire. C'est pourtant la vérité. — Je vais devoir vous emmener au poste et vous inculper pour deux homicides volontaires. Reva blêmit. — Je ne vous connais pas, enchaîna Eve, mais je connais votre mère, et je connais Connors. Ils ne se laissent pas avoir facilement. Tous deux vous font confiance. Je vous donne donc un conseil officieux. Prenez un avocat. Une armée d'avocats. Et ne me mentez pas. Sur aucun point. Si vos défenseurs sont habiles, vous serez dehors dès demain matin. Soyez honnête, et restez à disposition. Si vous cachez quoi que ce soit, je le trouverai, et ça risque de m'énerver. — Je n'ai rien à cacher. — Un détail vous reviendra peut-être. Dans ce cas, réfléchissez bien. J'aimerais que vous vous portiez volontaire pour un passage au détecteur de mensonge, niveau trois. C'est odieux, indiscret et douloureux, mais si vous n'avez rien à vous reprocher et que vous êtes franche avec moi, vous passerez haut la main. Un niveau trois fera sérieusement pencher la balance en votre faveur. Paupières closes, Reva laissa échapper un soupir. — Très bien. Eve esquissa un sourire. — Je vous préviens, ce ne sera pas une partie de plaisir. Je peux obtenir des mandats de perquisition pour fouiller votre maison, votre bureau, vos véhicules. Mais si vous m'en donnez l'autorisation - officiellement -, ça aussi, ça risque de peser dans la balance. — Je vous mets une sale affaire entre les mains, Dallas. — Je n'ai pas vraiment le choix. Elle emmena Reva au poste. Vu l'heure, elle pouvait, sans enfreindre la procédure, continuer l'interrogatoire jusqu'au matin. Mais elle avait encore du travail, et Connors était toujours dans ses pattes. Elle traversa l'immense salle de la division des homicides, où une poignée de policiers bâillaient en attendant la relève. Comme prévu, Connors l'attendait dans son bureau. — Il faut que je te parle, attaqua-t-il. — J'en étais sûre. Pas un mot avant que je ne me sois servi un café. Elle fonça droit vers l'Auto-Chef et commanda un noir corsé. Il demeura où il était, mais se tourna vers la fenêtre sous laquelle commençaient les premiers embouteillages matinaux. Eve pouvait percevoir sa tension et son impatience. — Je me suis débrouillée pour que Caro passe un quart d'heure auprès d'elle. Je ne pouvais pas faire mieux. Ensuite, il faudra que tu la ramènes chez elle et que tu la rassures. Je suis certaine que tu sauras y faire. — Elle est malade d'angoisse. — On le serait à moins. Il pivota sur lui-même, lentement. Suffisamment, en tout cas, pour qu'Eve devine combien il avait du mal à se contenir. — Tu viens d'accuser sa fille unique d'un double homicide volontaire. Tu l'as enfermée dans une cage. — Tu ne t'imagines tout de même pas que, sous prétexte que tu les apprécies, et que je t'aime, je vais la laisser dans la nature alors qu'on a relevé ses empreintes sur l'arme du crime ? Alors qu'elle se trouvait sur les lieux, et que les victimes sont, comme par hasard, son mari et sa copine, tous deux nus dans un lit? Alors qu'elle a avoué être entrée par effraction dans la maison après avoir découvert qu'ils étaient amants ? Eve but une gorgée de café. — J'aurais peut-être dû la jouer au bon flic croyant, la pousser gentiment dehors en lui conseillant d'aller de l'avant et de ne plus pécher ! — Elle n'a tué personne. Il est évident qu'il s'agit d'un coup monté, et que le coupable avait tout prévu pour qu'elle soit accusée à sa place. — Figure-toi que je suis d'accord avec toi. — Et pendant qu'elle est sous les verrous, l'assassin a le temps et l'occasion de... Quoi ? — J'ai dit que j'étais d'accord avec toi, pour le coup monté. Mais pas avec ce que tu t'apprêtais à ajouter. Elle avala une autre gorgée de café, la savoura. — Je ne laisse pas au tueur l'occasion de s'en tirer. Je lui laisse croire qu'il va s'en tirer - tout en protégeant Reva. Et je suis la procédure à la lettre dans la foulée. Je fais mon boulot, alors fiche-moi la paix. Il s'assit, parce qu'il était tout à coup terriblement fatigué et qu'il était, lui aussi, fou d'inquiétude pour la mère comme pour la fille, dont il se considérait responsable. — Tu l'as crue, alors. — Oui, je l'ai crue. Et je crois ce que je vois. — Je suis désolé. Je ne suis pas dans mon assiette, ce matin. Qu'est-ce que tu as vu ? — Une mise en scène trop soignée. Comme sur un plateau de tournage. Un couple sauvagement assassiné à coups de couteau - celui qui provient de la cuisine de la principale suspecte est planté en plein milieu du matelas. Du sang dans le siphon de la salle de bains, les empreintes de la suspecte sur le lavabo - une toute petite tache qu'elle a laissée en nettoyant. Ses empreintes sur le pistolet paralysant, au cas où l'enquêteur serait trop bête pour suivre la piste. — Ce qui n'est pas le cas. Dois-je te demander pardon d'avoir douté de toi ? — Vu qu'il est 5 heures du matin, et que la nuit a été longue, je t'épargnerai cette épreuve. Elle fut même assez magnanime pour lui commander un café en en reprogrammant un pour elle. — Cela dit, le piège était plutôt bien élaboré. Celui qui a fait ça connaît bien Reva - son activité professionnelle, sa façon de réagir. Il devait avoir la certitude qu'elle allait se précipiter chez son amie, la rage au cœur. Qu'elle débloquerait le système de sécurité. Il a peut-être pensé qu'elle commencerait par frapper à la porte, mais il n'a pas craint une seule seconde qu'elle fasse demi-tour en ne recevant aucune réponse. Seulement voilà, il a négligé quelques détails. — A savoir ? — Si elle avait pénétré dans la maison avec cet énorme couteau à la main, elle n'aurait pas sorti sa mini-perceuse pour déchiqueter le blouson. Si elle s'était lavée, pourquoi aller vomir dans l'autre salle de bains de l'étage ? Pourquoi y laisser ses empreintes ? Pourquoi n'avait-elle pas de traces de sang dans les cheveux ? Il y avait des éclaboussures sur la lampe, sur le mur. Pour les massacrer ainsi, il aurait fallu qu'elle soit penchée sur eux. Pourtant, ses cheveux sont impeccables. S'est-elle fait un shampooing ? Dans ce cas, pourquoi les techniciens n'ont-ils pas trouvé un seul de ses cheveux dans le siphon ? — Tu vas jusqu'au bout des choses. — C'est pour ça qu'on me paie aussi cher. L'assassin la connaît, Connors, ainsi que les victimes. Il voulait la mort de l'une ou de l'autre, voire des deux. Ou peut-être qu'il voulait simplement que Reva Ewing finisse ses jours en prison. Elle se percha sur le coin de son bureau. — Je vais examiner sa vie sous toutes les coutures, de même que celle des victimes. L'un de ces trois personnages au moins est la clé du mystère. Le tueur a filé les victimes, pris des photos, enregistré des disques. Un travail de qualité. Il a réussi à pénétrer dans la maison, le système de sécurité ne l'a donc pas effrayé. Il avait en sa possession un pistolet paralysant de type militaire. Il faut que je le fasse analyser, mais je suis prête à parier qu'il n'a pas été acheté au marché noir. S'il s'imagine qu'un flic va gober sa mise en scène, il se fourre le doigt dans l'œil. — Pas mon flic. — Pas un flic de ce département, ou alors, il a besoin d'un magistral coup de pied dans les fesses ! s'emporta Eve. Ce qui semble parfait en surface ne l'est jamais en profondeur. Celui qui a échafaudé ce meurtre s'est montré un peu trop créatif. Il a peut-être cru qu'elle prendrait ses jambes à son cou. Qu'en se réveillant, elle paniquerait et s'enfuirait. À tort. Je vais lui faire subir un examen médical pour savoir si on l'a assommée, ou si on lui a administré un somnifère quelconque. Elle ne me semble pas du genre à tomber dans les pommes. — En effet. Elle dévisagea Connors par-dessus le bord de sa tasse. — Tu vas continuer à me tarabuster sur cette affaire ? — Oui. Il s'approcha, lui effleura le bras, lui pressa brièvement la main. — Je tiens beaucoup à Caro et à Reva. J'aimerais t'ai-der. Si tu refuses, je passerai outre. Ça m'ennuiera, mais je le ferai. Caro n'est pas juste une employée à mes yeux, Eve. Elle a besoin de moi. Elle ne m'a jamais rien demandé jusqu'ici. Pas une seule fois, pendant toutes ces années. Je ne peux pas la laisser tomber, pas même pour toi. Eve réfléchit. — Si tu la laissais tomber, même pour moi, tu ne serais pas l'homme que j'aime, pas vrai ? Connors posa sa tasse, lui encadra le visage des deux mains. — La prochaine fois que tu seras furieuse contre moi, rappelle-toi ce moment, veux-tu ? J'en ferai autant. Il posa les lèvres sur son front. — Je t'envoie mes dossiers sur Caro et Reva. Ils contiennent une masse considérable de renseignements personnels. Et je t'en obtiendrai d'autres. — C'est un bon début. — C'est Caro qui me l'a suggéré. Je l'aurais fait de toute façon, mais je préfère que ce soit sur son incitation. Tu te rendras rapidement compte à quel point elle est scrupuleuse. — Comment est-ce possible, après tout ce temps à ton service ? Il sourit. — C'est paradoxal, n'est-ce pas ? Tu mets Feeney sur l'affaire ? — Je vais avoir besoin de la DDE. Je m'adresserai donc à Feeney - qui m'imposera McNab. — Je pourrais vous donner un coup de main pour la partie électronique. — Si Feeney veut bien de toi, ce n'est pas un problème. J'arrangerai ça avec le commandant. Mais il risque de tiquer, à cause de tes liens avec la suspecte. Si je ne réussis pas à convaincre le commandant Whitney que c'est un complot, il refusera de se prêter au jeu, même de façon non officielle. — Je mise sur toi. — Une chose à la fois. Raccompagne d'abord Caro chez elle. — Entendu. Je vais m'efforcer d'alléger mon emploi du temps jusqu'à ce que cette affaire soit close. — C'est toi qui paies les avocats ? — Elle n'a pas voulu en entendre parler, avoua-t-il en fronçant les sourcils. Sur ce point, elles sont aussi obstinées l'une que l'autre. — Une dernière question. Reva et toi... ? — Tu veux savoir si nous avons été amants ? Non. — Tant mieux. C'est moins compliqué ainsi. Et maintenant, dehors ! Il faut que j'aille dans le Queens avec ma partenaire. — Je peux te demander quelque chose, d'abord ? — Oui, mais sois bref. — Si tu étais arrivée sur les lieux ce soir et si je n'étais concerné en rien par ce crime, l'aurais-tu abordé de la même manière ? — Quand je suis arrivée sur les lieux, il n'y avait aucun lien. Tu n'avais rien à voir là-dedans, ni littéralement ni dans ma tête. C'est comme ça que j'ai pu effectuer mon travail en mon âme et conscience. Tu en aurais fait autant. — J'aime à le croire. — Si, si. Tu sais garder la tête froide quand c'est nécessaire. En sortant, cependant, j'ai pensé: si Connors avait concocté ça, personne n'aurait vu que c'était une machination. — Tu me flattes ! s'exclama-t-il en riant. — Je dis ce que je pense, c'est tout. Mais c'est une raison supplémentaire pour que je voie d'un bon œil ta participation à cette enquête. J'aimerais que tu m'établisses la liste des projets sur lesquels Reva travaille en ce moment, ainsi que ceux qu'elle a finalisés ou qu'elle allait entreprendre. — J'ai déjà commencé. — Tu vois ! Caro va avoir besoin d'un garde du corps, au cas où. Elle préférera quelqu'un d'une société privée plutôt qu'un flic. — C'est réglé. — Parfait ! À présent... ouste ! — Puisque tu me le demandes si gentiment, plaisantat-il en l'embrassant. N'oublie pas de manger ! lança-t-il en quittant la pièce. Elle leva les yeux vers la plaque du faux plafond sous laquelle elle avait caché sa réserve de friandises. Ce n'était sans doute pas ce que lui aurait recommandé son mari. 3 Elle s'attendait à une banale demeure citadine. Celle des Ewing-Bissel n'avait rien de banal. C'était une structure contemporaine, aux lignes épurées, formée de cubes, derrière un mur en pierre recyclée. Toute en glaces sans tain et en angles. Le dallage menant à l'entrée était lui aussi en pierre recyclée, teinté en rouge foncé. Des buissons ornementaux et des arbres exotiques en pots étaient disséminés ici ou là, ainsi que d'étranges sculptures métalliques, œuvres de Julian Bissel, probablement. Eve trouva ce décor glacial et prétentieux. — Ewing connaît son boulot, commenta Peabody, après qu'elles eurent contourné toute une série d'obstacles dans le seul but de franchir le portail. C'est drôlement chic, quand on apprécie ce genre d'architecture. — Ce n'est pas votre cas ? — Oh, non ! grimaça Peabody tandis qu'elles remontaient l'allée. Ça me fait plutôt penser à une prison. Je n'arrive pas à savoir si l'objectif est d'empêcher les gens de sortir ou d'entrer. Quant aux œuvres d'art... Elle s'arrêta pour examiner une forme trapue en métal munie de huit pattes chétives, d'une tête triangulaire allongée et d'une rangée de dents scintillantes. — Il y a beaucoup d'artistes dans ma famille, poursuivit Peabody. Deux d'entre eux sont spécialisés dans le travail du métal, et certaines de leurs créations sont singulières. Mais leur bizarrerie est intéressante, et le plus souvent drôle ou émouvante. — Du métal émouvant, railla Eve. — Si, je vous assure ! Sauf que là, on dirait un croisement entre un chien de garde et une araignée. Et vous avez vu celle-ci ? Elle désigna du doigt une autre sculpture. En se rapprochant, Eve découvrit que celle-ci représentait deux personnages enlacés. Une femme et un homme, dont le pénis exagérément long était peint en violet. Affûté comme un couteau, il paraissait sur le point de pénétrer la femme. Eperdue soit de passion, soit de terreur, cette dernière se tenait cambrée, ses longs cheveux flottant dans son dos. Ils n'avaient pas de visage. Après réflexion, Eve décida qu'ils n'exprimaient ni romantisme ni sensualité. Juste de la violence. — Il ne manquait sans doute pas de talent, mais même le talent peut avoir un côté malsain. Mal à l'aise, elle se détourna et continua en direction de la porte. Reva avait eu beau leur fournir tous les codes nécessaires, elles eurent du mal à accéder à l'intérieur. Enfin, elles entrèrent dans une espèce d'atrium au carrelage bleu océan. La lumière provenait d'ouvertures percées dans le plafond, trois étages plus haut. Au milieu de cet espace se dressait une fontaine composée de créatures mi-homme, mi-poisson, qui crachaient dans le bassin. Les murs, couverts de miroirs, leur renvoyaient leurs reflets en des dizaines d'exemplaires. Les pièces, dépourvues de portes, étaient disposées en éventail autour de cet espace. — Ça ne colle pas, murmura Eve. Selon moi, c'est lui qui a choisi la maison et le décor, et elle s'est pliée à ses souhaits. Peabody leva les yeux, étudia les sculptures cauchemardesques d'oiseaux suspendues dans les airs, et qui semblaient prêts à fondre sur leurs proies. — Vous auriez fait de même, vous ? — Je ne me sens pas non plus à ma place chez moi. — Ce n'est pas vrai. Eve haussa les épaules, contourna prudemment la fontaine. — En tout cas, au début. Bon, d'accord, ça n'a rien à voir. Chez nous, tout est beau, confortable et chaleureux. Mais c'est la création de Connors. C'est davantage son domaine que le mien, mais ça me convient. — Elle devait l'aimer follement, déclara Peabody en réprimant un frisson. Si elle a accepté de vivre ici parce qu'il l'exigeait, il fallait qu'elle soit sérieusement amoureuse. — C'est aussi mon avis. — Je vais chercher où se trouve la cuisine, histoire de vérifier que c'est bien de là que provient l'arme du crime. Eve acquiesça puis, dépliant le plan que lui avait fourni Reva, monta à l'étage. Reva dormait. Elle avait entendu la sonnette du portail, s'était levée, avait consulté l'écran de sécurité, et avait vu le colis. Eve s'immobilisa devant une fenêtre qui surplombait un jardin minéral. Rien de vivant là-dedans, songeat-elle. Reva était descendue ramasser le paquet. Elle l'avait passé au scanner, au cas où il contiendrait des explosifs. C'était une femme prudente, méticuleuse. Elle était rentrée dans la maison avec le colis. Eve pénétra dans la chambre principale. Encore des miroirs, certains formant une double porte. Le lit, immense, était défait, une chemise de nuit jetée sur l'oreiller. L'une des armoires était ouverte - celle de Reva, nota Eve. Elle avait ouvert le colis et s'était écroulée sur le lit. Elle avait regardé les photos, encore et encore, abasourdie. Elle avait étudié les reçus. Elle s'était ensuite dirigée vers l'ordinateur, y avait inséré les disques. Elle avait sûrement effectué plusieurs allées et venues à travers la pièce. C'était ce qu'aurait fait Eve. Marché d'un bout à l'autre, lâché un torrent d'injures, versé quelques larmes de rage. Lancé un objet fragile. Avec satisfaction, elle repéra des bouts de verre dans un coin. Bien. Et maintenant, agir. S'habiller, rassembler le matériel. Echafauder un plan entre deux bouffées de colère et de chagrin. Entre le moment où elle avait ouvert le colis et celui où elle était sortie, il s'était écoulé une heure, tout au plus. Eve décrocha le vidéocom sur la table de chevet, écouta les transmissions des dernières vingt-quatre heures. Felicity avait appelé à 14 heures. Salut, Reva ! Je sais que tu es au boulot, mais je ne veux pas te déranger; Je voulais juste te dire que j'ai un super rendez-vous, ce soir. J'espère qu'on pourra se voir vendredi ou samedi. Je te raconterai en détail. Sois sage en l'absence de Julian. Et sinon, dis-moi tout. Ciao ! Eve figea l'image et étudia Felicity Kade. Le type même de la bombe fortunée, avec beaucoup d'allure. Blonde, les pommettes saillantes, les lèvres pulpeuses. Les yeux d'un bleu presque violet, et un minuscule grain de beauté au coin de la paupière gauche. Eve paria qu'elle avait dû payer très cher la perfection de ce visage. Felicity Kade avait cherché à se couvrir, N'essaie pas de me joindre ce soir, je suis prise. Il se trouve que je serai avec ton mari, mais ce que tu ne sais pas ne peut pas me faire de mal. Du moins était-ce ce qu'elle avait pensé à ce moment- là. Et cette lueur d'excitation dans ses prunelles... Eve devinait que Julian Bissel devait être à ses côtés, hors champ. Quand il avait appelé sa femme à son tour, à 17 h 20, il s'était débrouillé pour qu'on ne voie que son visage à l'écran. Ses yeux verts étaient cernés. Son sourire, las, comme sa voix - on ne peut plus sexy. Eve comprenait que Reva ait succombé ; ce type était la séduction incarnée. Salut, mon ange. J'espérais te trouver à la maison. J'aurais dû t'appeler sur ton portable. Entre le voyage et le décalage^horaire, je suis un peu à côté de la plaque. Je débranche tout, maintenant, et je vais me coucher. J'ai sérieusement besoin de dormir. J'essaie de te joindre dès que j'aurai refait surface. Tu me manques, bébé. Lui aussi s'était couvert, afin de passer une nuit tranquille dans les bras de sa maîtresse. Néanmoins, c'était imprudent. Du moins ça l'aurait été si elle n'avait pas eu confiance en lui. Et si elle avait tenté de remonter à la source de la communication, comme Eve l'aurait fait à sa place. Et si elle avait décidé tout à coup de se rendre là où il prétendait être ? Et si... et si... les possibilités étaient innombrables. Toutes sortes d'incidents en apparence anodins pouvaient mener à la découverte d'une liaison secrète. Au lieu de quoi Julian Bissel était mort. Parce que quelqu'un d'autre l'avait filé, l'avait surveillé, en attendant le bon moment et le bon endroit. Pourquoi ? — Bingo ! annonça Peabody. Il manque le couteau à pain. — C'en est un, dans le scellé ? — Oui, lieutenant. Et j'ai vérifié la programmation de l'Auto-Chef. Apparemment, Reva Ewing a mangé une cuisse de poulet piccata et une salade verte à 19h30 hier soir. Avant cela, elle avait commandé une double portion de gaufres aux céréales complètes et un pot de café, à 7 h 30 du matin. — Ils avaient pris leur petit-déjeuner ensemble, avant qu'il ne parte soi-disant en voyage d'affaires, et elle, à son travail. — D'après les disques de sécurité, Reva Ewing est rentrée seule, à 18 h 12. Comme elle l'a précisé dans sa déclaration, la sonnette a retenti juste après 23 heures. On la voit sortir chercher le paquet et le rapporter dans la maison après l'avoir passé au scanner. — Vous n'avez pas perdu de temps. Peabody sourit. — Je fais mon boulot d'inspecteur. — Vous ne pourrez pas vous en vanter indéfiniment. — Je me donne un mois pour mentionner mon nouveau statut au moins trois fois par jour. Après quoi, j'attaquerai ma période de sevrage. — C'est noté. Vous allez porter les vidéocoms et les disques de sécurité à la DDE. Si Reva est victime d'un coup monté, le coupable en sait au moins autant qu'elle en matière de sécurité. — Vous avez dit « si ». Vous avez des doutes ? — On doit toujours laisser une place aux doutes. — Justement, j'ai réfléchi... cette hypothèse ne me satisfait pas, mais... Imaginons qu'elle ait tout organisé pour que cela ressemble à un piège ? Ce serait ignoble, et risqué. Mais intelligent. — En effet. Eve entreprit de fouiller méthodiquement dans les tiroirs. — Vous y aviez déjà pensé. — Peabody, je fais mon boulot d'inspecteur. — Mais vous n'y croyez pas. — Si c'est elle, c'est du tout cuit. Il ne nous reste plus qu'à rédiger les rapports et à patienter jusqu'au procès. Mais si elle dit la vérité, nous avons un sacré mystère à résoudre. Et j'adore les mystères. Elle récupéra tous les disques, des blocs-notes électroniques, un ordinateur de poche et ce qui ressemblait à un agenda électronique cassé. — Choisissez une commode, suggéra-t-elle. Elles passèrent la chambre au peigne fin. Et ne découvrirent rien d'intéressant, hormis quelques pièces de lingerie coquine. Elles se séparèrent pour fouiller les bureaux, Eve optant pour celui de Julian. Il était mieux nanti que sa femme. Son espace était deux fois plus grand et donnait sur le jardin minéral -probablement un de ses caprices. Il y avait aussi un canapé de cuir brun clair, devant une glace murale, et un système audio-vidéo équipé des tout derniers gadgets. C'était davantage une salle de jeu qu'un espace de travail. Lorsque Eve voulut consulter son ordinateur, elle s'aperçut qu'il ne fonctionnait pas. Elle flanqua un petit coup sur l'unité centrale, sa façon habituelle de traiter les machines récalcitrantes. — Ordinateur, mise en marche, répéta-t-elle avant de citer son nom, son rang et son numéro d'insigne pour franchir les codes d'accès. L'écran demeura noir, l'appareil, silencieux. Intéressant, se dit-elle en tournant autour, comme si c'était un animal endormi. Qu'y avait-il là- dedans qu'il voulait cacher à sa femme ? Sans quitter l'ordinateur des yeux, elle sortit son vidéocom et appela Feeney, à la DDE. Il était bronzé après ses vacances à Bimini. Il n'était rentré que depuis deux jours, et Eve espérait qu'il allait très vite retrouver son teint normal. Sa peau hâlée la déconcertait. Elle était aussi impatiente que ses cheveux repoussent. Il avait coupé sa touffe gris-roux. On aurait dit qu'il portait un casque pelucheux. — Salut! — Salut ! Tu as reçu ma requête ? — Aux aurores. J'ai déjà prévu du temps et des hommes pour toi. — J'ai du nouveau. L'ordinateur personnel de la victime. Il a dû multiplier les barrières: impossible d'y accéder. — Dallas, tu as parfois du mal à programmer ton Auto-Chef! — C'est de la calomnie, se défendit-elle Elle indiqua la machine. — Il va falloir venir chercher ce truc-là, ainsi qu'une tonne de vidéocoms et de disques de sécurité, qui devront être analysés au plus vite. — Je t'envoie une équipe. Elle marqua un temps d'arrêt. — Comme ça ? Je n'ai même pas droit à une injure de principe ? — Je suis de trop bonne humeur pour râler. Ma femme m'a préparé des pancakes, ce matin. Elle est à mes pieds. Toute la famille me considère comme un héros. Grâce à toi, j'ai pu les emmener à Bimini, Dallas, et j'ai l'impression que je vais en récolter les fruits pendant les six prochains mois. Je te revaudrai ça. — Feeney, tu m'effraies quand tu souris comme ça. Arrête. Son sourire ne fit que s'élargir. — Je n'y peux rien. Je suis un homme heureux. — Cette affaire va vous occuper pendant des jours. — Épatant ! s'exclama-t-il. Je suis prêt à tout. À force de siroter du lait de coco sur la plage à longueur de journée, j'ai une forme du tonnerre. «Il faut que ça cesse», songea Eve, paniquée. Elle montra les dents. — Je te préviens, cette affaire ne s'annonce pas facile. J'ai déjà incarcéré une suspecte. J'utilise le temps et l'argent du département pour dépecer ce dossier de l'intérieur. — Super! Je suis content que tu m'aies mis sur le coup. — Feeney, si tu continues comme ça, je vais te détester Elle lui débita l'adresse, et coupa la transmission quand il se mit à fredonner, — On rend service à un ami, marmonna-t-elle, et ça vous retombe dessus. Peabody ! aboya-telle. Étiquetez tous les appareils électroniques pour la DDE ! Trouvez-moi deux droïdes pour surveiller les lieux et apposez les scellés sur la porte après le passage de la DDE. Fissa ! ajouta-telle. On va passer à la loupe la galerie et l'atelier de Bissel. — Si nous sommes désormais partenaires, pourquoi est-ce moi qui me tape toutes les corvées ? rétorqua Peabody sur le même ton. Et quand est-ce qu'on va manger? On est sur le pont depuis 6 heures, et mon taux de glycémie est en chute libre. Je le sens. — Bougez vos fesses ! répliqua Eve, mais avec le sourire. Il lui restait au moins une collègue qui avait le sens de la repartie. Parce qu'elle venait de s'apercevoir qu'elle n'avait rien avalé depuis la veille au soir, Eve se gara en double file devant une boutique de traiteur. Peabody se rua aussitôt à l'intérieur. Toutes deux avaient besoin de faire une pause pendant deux ou trois heures et de dormir un peu. Mais avant cela, elle voulait jeter un coup d'œil dans l'atelier de Julian et récupérer tous les appareils électroniques et autres disques de sécurité qui s'y trouvaient. Car, selon elle, le mobile rimait avec sécurité. Reva était en réalité la véritable cible. On lui avait tendu un piège délibérément. Si l'assassin n'avait pas de raisons personnelles de s'en prendre à elle (et Eve explorerait évidemment cette piste), la cause était forcément professionnelle. Ce qui ne manquerait pas de mettre Connors mal à l'aise. Elle devait donc agir vite, et faire en sorte d'entreposer le maximum de matériel au Central avant de passer à l'étape suivante. Peabody sortit de la boutique, un énorme sac dans les bras. — J'ai pris des sandwiches ! annonça-t-elle. Elle poussa un grognement en se laissant tomber sur son siège. — Il y en a pour un régiment ! — Et d'autres provisions. — On part en safari ? Drapée dans sa dignité, Peabody sortit un sandwich impeccablement emballé et le tendit à Eve. — Des boissons, un sachet de chips au soja, un autre d'abricots séchés... — Des abricots séchés, au cas où la rumeur de l'arrivée de l'Apocalypse n'en serait pas une ? — Et des cookies ! conclut Peabody avec une moue boudeuse. J'ai faim, et vu comme les choses se présentent, je risque de ne plus voir un gramme de nourriture avant d'être transformée en sac d'os. Vous n'êtes pas obligée de manger, vous savez. Personne ne vous pointe un pistolet sur la tempe. Eve inspecta le contenu de son sandwich : une sorte de simili jambon. Ça devrait aller. — En cas d'Apocalypse, j'espère que vous avez choisi des cookies au chocolat. — Possible. Eve conduisit d'une main, tout en mordant dans son casse-croûte. Un peu calmée, Peabody ouvrit un tube de Pepsi et l'inséra dans l'encoche prévue à cet effet. Le temps qu'elles atteignent le Flatiron1, Peabody avait englouti son sandwich et la moitié d'un sachet de chips. Du coup, elle avait retrouvé sa bonne humeur et son énergie. — C'est mon gratte-ciel préféré ! affirma-t-elle. Quand je me suis installée ici, j'ai pris une journée pour photographier tous les endroits que j'avais découverts dans les livres. Celui-ci était le premier de ma liste. Il est tellement kitsch ! La tour la plus ancienne de New York. Eve l'ignorait. Cela dit, elle ne s'intéressait guère à ce genre de détails. Certes, il lui était arrivé d'admirer son étrange architecture triangulaire, de loin en loin. Mais à ses yeux un bâtiment était un bâtiment. Les gens y vivaient ou y travaillaient. Ils occupaient un espace et donnaient une forme à la ville. Renonçant à chercher une place de stationnement dans le quartier de Broadway, toujours très encombré, elle s'engagea dans la 23e Rue et se gara sur une zone de livraison. Elle brancha le panneau lumineux en service, et descendit du véhicule. — Bissel y louait un espace au dernier étage. — Mazette ! Ça doit coûter une fortune ! Eve opina, tandis qu'elles se dirigeaient vers l'entrée. — J'ai jeté un coup d'œil sur ses comptes. Il avait les moyens. Apparemment, ses sculptures se vendaient très cher. Et il avait sa propre galerie, où il achetait et vendait des œuvres d'art. — C'est comme ça qu'il a connu Felicity Kade ? — Il semble que oui. D'après Reva, c'était une de ses clientes. Elle traitait à la fois avec Julian et avec Reva, et c'est elle qui aurait convaincu Reva d'assister au vernissage où celle-ci a rencontré Julian. — Commode. Eve observa Peabody à la dérobée tandis qu'elles traversaient le hall. — Exactement. Trop commode à mon goût. Pourquoi, à votre avis, Felicity a-t-elle poussé son amant dans les bras de son amie ? — Peut-être qu'ils n'étaient pas encore amants. Ou elle n'avait pas envisagé l'éventualité d'une relation sérieuse entre Julian et Reva. — Peut-être. Eve franchit le poste de sécurité et se servit du code que lui avait fourni Reva pour accéder à l'ascenseur qui menait au dernier étage. Mais les portes refusèrent de s'ouvrir, et une alarme se mit à sonner. Vous n'êtes pas autorisé à utiliser cet ascenseur. Veuillez retourner au poste de sécurité et/ou au bureau d'accueil où l'on vous indiquera comment atteindre l'entrée publique de la galerie Bissel. Cet ascenseur est réservé à un usage strictement privé. — Elle a dû se tromper, suggéra Peabody. — J'en doute. Eve regagna le poste de sécurité. — Qui s'est servi en dernier de cet ascenseur? — Je vous demande pardon ? fit l'impeccable jeune femme tout de noir vêtue. — Laissez tomber, marmonna Eve en posant bruyamment son insigne sur le comptoir. Contentez-vous de répondre à ma question. — Je vais devoir vérifier votre identité. L'air hautain, elle scruta l'insigne d'Eve, puis le fit glisser sur un écran digital. — C'est au sujet de ce qui est arrivé à M. Bissel ? Eve esquissa un sourire. — Je vous demande pardon ? La femme renifla, puis se concentra sur son registre des entrées. — C'est M. Bissel en personne qui l'a utilisé en dernier. Il monte directement à son atelier. Les employés et les clients prennent celui de droite. Celui-là mène à la galerie. — Vous avez le code pour l'ascenseur de l'atelier. — Bien entendu. Le règlement exige que tous les locataires nous confient leur mot de passe. — Donnez-le-moi. — Je ne suis pas habilitée à divulguer ce genre d'information sans une autorisation officielle. Eve se demanda si le fait de fourrer son insigne sous le nez de cette petite snob pouvait tenir lieu d'autorisation officielle. Plutôt que de s'énerver inutilement, elle poussa son propre mini-ordinateur sur le comptoir et pianota sur l'écran. — C'est bien ça ? La réceptionniste se tourna vers son ordinateur, y entra une série de chiffres. Elle lut le nombre affiché, le compara avec celui d'Eve. — Si vous l'avez, pourquoi me le demandez-vous ? — Parce qu'il ne fonctionne pas. — Bien sûr que si ! Vous ne l'avez pas fait correctement, c'est tout. — Auriez-vous la gentillesse de me montrer comment m'y prendre ? Poussant un soupir, la jeune femme interpella une collègue. — Remplace-moi, ordonna-t-elle. Elle se dirigea vers les ascenseurs, ses talons aiguilles cliquetant sur le carrelage. Obtenant le même résultat qu'Eve, elle recommença l'opération. — Je ne comprends pas. C'est pourtant le bon code. Il est enregistré. La sécurité de l'immeuble vérifie tous les mots de passe deux fois par semaine. — Quand a eu lieu la dernière vérification ? — Il y a deux jours. — Combien de temps faut-il au technicien de maintenance pour le débloquer ? — Je n'en ai aucune idée. — Peut-on se rendre directement de la galerie à l'atelier? Visiblement contrariée, l'hôtesse fonça vers son poste de travail et y chercha le plan du dernier étage. — Oui. Il y a une porte entre les deux. J'ai le code. — Qui est, je suppose, aussi efficace que celui de l'ascenseur. Donnez-le-moi tout de même. Eve sortit son vidéocom de poche et fit demi-tour. — J'ai besoin de toi au Flatiron Building, annonçat-elle, dès que Connors apparut à l'image. La galerie Bissel, dernier étage. Le code de sécurité de l'ascenseur qui mène directement à l'atelier a été changé, je ne peux pas y accéder. Je vais essayer la porte entre la galerie et l'atelier, mais je m'attends à rencontrer le même problème. — Ne touche à rien. Si quelqu'un l'a trafiqué, le fait d'utiliser le code original risque de compliquer les choses. J'arrive. — Qu'est-ce que Bissel pouvait bien avoir dans son atelier, qu'il ne voulait pas que sa femme voie ? fit Peabody, songeuse, dès qu'Eve eut coupé la communication. — Ça ne rime à rien, concéda celle-ci. Rien dans son dossier n'indique qu'il s'y connaît en électronique. Il faut être expert pour modifier un code sans que la sécurité s'en aperçoive. Et n'oublions pas qu'il avait une liaison avec l'amie de sa femme, pratiquement sous son nez. Pourquoi ? Pour le sexe, certainement, mais aussi pour le frisson : voyez ce que je me permets. Pourquoi un type qui aime se faire peur prendrait-il tant de précautions avec son ordinateur personnel, et son atelier ? Quel est le rapport entre les deux ? Elle sortit de l'ascenseur, dans un espace empli de sculptures et de tableaux, à la fois statiques et animés. Au milieu de la pièce éclairée d'une lumière tamisée, une femme, assise par terre, sanglotait. — Merde, souffla Eve. Je déteste ça. Occupez-vous d'elle. Heureuse d'avoir une mission concrète, Peabody alla s'accroupir devant l'inconnue. — Mademoiselle... — Nous sommes fermés, hoqueta-t-elle, les mains sur le visage. Pour cause de dé... de dé... de décès. — Je suis l'inspecteur Peabody. Voici ma partenaire, le lieutenant Dallas. Nous enquêtons sur la mort de Julian Bissel et de Felicity Kade. — Julian ! cria-t-elle en se jetant à plat ventre. Non, non, non, il ne peut pas être mort ! Je ne le supporterai pas! — Je suis désolée, c'est un moment douloureux à vivre. — Mais je n'ai plus de raison de vivre ! — Oh, Seigneur ! Exaspérée, Eve les rejoignit, saisit la jeune femme par le bras et la remit en position assise. — Je veux votre nom, votre situation vis-à-vis de Julian Bissel, et la raison de votre présence ici. — Chl... Chl... — Respirez un bon coup, ordonna Eve. — Chloé McCoy. Je dirige la galerie. Et je suis là parce que... parce que... Elle croisa les bras sur son cœur, comme si elle craignait qu'il ne s'échappe. — Nous nous aimions ! A peine assez âgée pour s'offrir une boisson alcoolisée dans un bar, songea Eve. La figure ravagée, d'immenses yeux noisette gonflés d'avoir trop pleuré. Ses cheveux, d'un noir d'encre, cascadaient sur ses épaules et sur une paire de seins impertinents moulés dans un T-shirt noir. — Vous aviez une relation intime avec Bissel. — Nous étions amoureux ! Deux âmes sœurs. Destinés l'un à l'autre dès notre premier souffle. Nous étions... — Vous baisiez avec lui, Chloé ? Sa crudité eut l'effet escompté : comme par magie, les larmes de Chloé cessèrent de couler. — Comment osez-vous ? Comment pouvez-vous rabaisser ainsi une chose aussi belle ? Elle leva un menton tremblant. — Oui, nous étions amants. Maintenant qu'il est mort, mon âme l'est aussi. Comment a-t-elle pu faire ça? Cette horrible, horrible bonne femme? Comment a-t-elle pu éteindre la flamme d'un être aussi bon, aussi vrai, aussi parfait ? — Tellement bon et parfait qu'il couchait avec son amie et l'une de ses employées ? remarqua Eve. — Son mariage était en lambeaux. Chloé détourna la tête, et demeura les yeux rivés au mur. — Ce n'était qu'une question de temps. Il allait divorcer, et nous aurions vécu ensemble au grand jour. — Quel âge avez-vous ? — Vingt et un ans. Mais je me sens vieille comme le monde, à présent, ajouta-t-elle en refermant la main sur son pendentif en forme de cœur. Terrassée par le chagrin. — Quand avez-vous vu Julian pour la dernière fois ? — Hier matin. Nous nous sommes retrouvés ici. Elle se frotta un sourcil, tout en caressant le petit bijou en or — Pour se dire au revoir, avant qu'il parte en voyage. — À savoir, les quarante-huit heures qu'il comptait passer avec Felicity Kade ? — C'est faux ! protesta-t-elle. Je ne sais pas ce qui s'est produit, ce qu'a pu inventer cette abominable femme, mais Julian n'était certainement pas l'amant de Mme Kade. C'était une cliente, rien de plus. — Mmm... murmura Eve, à court d'inspiration. Depuis combien de temps travaillez-vous ici ? — Huit mois. Les huit mois les plus importants de mon existence. Je n'ai vraiment commencé à vivre que le jour où... — Son épouse venait-elle ici ? coupa Eve. — Rarement. Chloé pinça les lèvres. — En public, elle feignait de s'intéresser à son art. Mais en privé, elle ne cessait de le critiquer, de lui pomper son énergie. Bien entendu, elle n'avait aucun scrupule à dilapider l'argent qu'il gagnait à la sueur de son âme. — Ah, bon ? C'est lui qui vous a raconté ça ? — Il me disait tout. Nous ne nous cachions rien. — Vous avez donc le code d'accès de son atelier. Elle hésita une fraction de seconde. — Non. Un artiste tel que Julian a besoin d'intimité. En aucun cas je ne l'aurais dérangé. Évidemment, quand il avait envie de partager quelque chose avec moi, il m'ouvrait la porte. — Bien. Donc, vous ne savez pas s'il y recevait des visiteurs. — Il travaillait seul. C'était indispensable pour sa créativité. Idiote, pensa Eve. Crédule, naïve, sans doute rien de plus qu'un jouet pour Bissel. Elle pivota sur elle-même tandis que les portes de l'ascenseur s'écartaient, mais Chloé lui entoura les jambes des deux bras. — S'il vous plaît ! Je vous en supplie ! Il faut que vous me laissiez le voir. Je veux lui dire adieu. Je veux caresser son visage une dernière fois. Vous me devez au moins cela. A la fois effaré et amusé, Connors haussa un sourcil. Eve se pencha pour écarter Chloé. — Peabody! — Je suis là. Venez vous rafraîchir le visage, Chloé. J'ai quelques questions à vous poser. Vous devez être forte, pour que justice soit faite — Je vais l'être. Pour lui. Même si c'est dur. Peabody entraîna Chloé vers les toilettes. — Autre amour adultère, nettement plus jeune, annonça Eve d'emblée à Connors. — Ah! — Comme tu dis. Ah ! Je doute qu'elle sache quoi que ce soit, mais dans le cas contraire, Peabody saura lui tirer le^ vers du nez. — Je me demande si cela consolera Reva d'apprendre à quel point son mari était un salaud. Son avocat a obtenu sa libération sous caution. Elle est obligée de porter un bracelet électronique, mais elle est dehors. Elle restera chez sa mère jusqu'à ce que cette affaire soit terminée. Il examina l'immense porte double, s'en approcha. — Acier renforcé, je parie, lâcha-t-il, après avoir tapé un petit coup dessus. C'est curieux, dans un endroit comme celui-ci. — C'est exactement ce que je pense. Connors se planta devant le panneau de sécurité. — Feeney m'a contacté un peu avant toi. J'étais d'ailleurs sur le point de me précipiter au Central quand tu m'as proposé cette passionnante mission. Il sortit une trousse de sa poche, y sélectionna un outil. — Il semble avoir passé d'excellentes vacances à Bimini. — Il est bronzé. Il sourit sans arrêt. J'en viens à me demander si on ne l'a pas remplacé par un droïde. Connors marmonna quelques paroles incompréhensibles, extirpa un petit appareil électronique d'une autre poche. — Qu'est-ce que c'est que ça ? s'enquit Eve. — Un joujou auquel je m'intéresse depuis quelque temps. C'est le moment ou jamais de le tester. Il le plaça devant l'écran, attendit la fin d'une série de bips, repoussa légèrement Eve, qui essayait de regarder par-dessus son épaule. — Tu me gênes, lieutenant. — Qu'est-ce qu'il fabrique ? — Il effectue toutes sortes de tâches auxquelles tu ne comprendrais rien, et que je n'ai pas le temps de t'expli-quer de toute façon. Disons pour faire simple qu'il copule - à la manière des machines. Et séduit l'unité de Bissel afin qu'elle nous révèle tous ses secrets. Tiens ! Tiens ! Comme c'est intéressant ! — Quoi ? Nom de nom. Tu peux entrer, oui ou non ? — Je ne sais pas pourquoi je supporte tes insultes, riposta-t-il en lui jetant un coup d'œil. Peut-être que c'est le sexe. Ce serait dégradant. Bien entendu, je suis faible et vulnérable, comme tous les hommes. — Tu me cherches ? — Ma chérie, cela n'exige pas le moindre effort. Alors... ce que je viens de découvrir, grâce à mon merveilleux jouet, c'est à quel moment le code a été modifié. Et tu vas être aussi étonnée que moi d'apprendre que cela s'est produit pratiquement à l'instant où quelqu'un enfonçait un couteau de cuisine dans les entrailles de Julian Bissel. — Tu en es sûr ? — Certain. Il ne peut pas l'avoir changé lui-même. Pas plus que feu sa maîtresse ou sa femme. Ou que son assassin, du reste. — Mais je parie que celui qui l'a bloqué savait que Bissel était mort, ou sur le point de mourir. Qu'on avait monté un coup contre sa femme. C'est une étape de plus dans cette histoire sordide. Débrouille-toi pour que je puisse entrer. 4 Il ne lui fallut pas longtemps. Il était habile à ce genre d'exercices. Il avait des mains de voleur - agiles, rapides et rusées -, mais dans la mesure où il les utilisait pour elle, avec une régularité sans faille, elle aurait eu mauvaise grâce à le critiquer. Lorsqu'il eut terminé, les lourdes portes s'écartèrent sans bruit pour révéler l'atelier de Julian Bissel. Là encore, il s'était offert un bel espace. Apparemment, il en avait besoin. Il y avait du métal partout : sous forme de poutrelles, de pièces entassées, de piles de cubes et de boules. Les murs et le sol étaient recouverts d'un matériau à l'épreuve du feu, une sorte de tissu brillant dans lequel se reflétaient vaguement les outils et les travaux en cours. Des outils, qui évoquaient à Eve des instruments de torture médiévaux, se succédaient sur une longue table en acier. Des outils pour couper, affûter et plier, supposat-elle. Elle remarqua aussi trois espèces de citernes fixées sur des supports à roulettes, positionnées autour de la pièce. À voir les tuyaux et accessoires qui y étaient fixés, elle en déduisit qu'elles étaient remplies d'une sorte de gaz inflammable et produisaient la chaleur nécessaire pour assouplir ou fondre... enfin, bref, pour travailler sa matière de base. Un autre mur était couvert de croquis. Certains semblaient avoir été dessinés à la main, d'autres, à l'aide d'un logiciel. L'un d'entre eux évoquait les pics et torsions de la pièce qui trônait au milieu de la pièce. Eve en conclut donc que ces esquisses étaient les prémices de ses œuvres. Il avait peut-être passé ses moments libres à courir les jupons, mais il n'en avait pas moins pris très au sérieux sa vocation. Elle tourna autour de la sculpture, y repéra la forme d'une main aux doigts écartés, comme si elle cherchait désespérément à s'échapper des entrelacs de métal. Elle regarda de nouveau l'esquisse, lut la notation au bas de la feuille: Évasion de l'enfer. — Qui achète ces merdes ? marmonna-t-elle. — Des collectionneurs, répondit Connors en étudiant une statue, visiblement féminine, sur le point de mettre au monde quelque chose de pas tout à fait humain. Des entreprises qui se veulent mécènes. — Ne me dis pas que tu en possèdes ? — Non. Ses œuvres ne... ne m'interpellent pas. — Heureusement. Pivotant sur ses talons, elle se dirigea vers l'ordinateur installé tout au bout de l'atelier. En passant, elle avisa la montagne de poutrelles. — Comment fait-il pour entrer et sortir tout ce bazar? Ça ne tient pas dans l'ascenseur, — Il y en a un autre, qui monte jusqu'au toit. Là, ajouta-t-il en indiquant le mur du côté est. Aménagé à ses frais. Trois fois la taille d'un monte-charge ordinaire. Il se fait livrer par hélicoptère. Eve le dévisagea. — Ne me dis pas que tu es propriétaire de cet immeuble. — En partie, répondit-il distraitement tout en déambulant dans l'atelier. C'est une copropriété. — Ça devient gênant à la fin, tu sais. Il haussa les sourcils, feignant l'innocence. — Vraiment? Je ne vois pas pourquoi. — Ça ne m'étonne pas de ta part. Au fait, j'y pense, tout à coup. Elle remonta la manche de sa veste, exposant le bracelet étincelant. — Enlève-moi ce truc, veux-tu ? J'avais oublié que je le portais quand nous nous sommes précipités sur la scène du crime. Peabody n'arrête pas de le regarder. Ça me met mal à l'aise, et si je le mets dans ma poche, j'ai peur de Je perdre. — Certaines personnes portent des bijoux pour qu'on les remarque, justement. Qu'on les admire, voire qu'on les envie. — C'est la raison pour laquelle tant d'individus déguisés en sapin de Noël finissent par se faire agresser. — C'est le revers de la médaille, convint-il en empochant le bracelet. Mais la vie n'est qu'une succession de risques. Je te le garde, afin d'éviter à un pauvre pickpocket inconscient de se retrouver avec ta botte en travers de la gorge. — Qui se ressemble... murmura-t-elle. Il sourit, et Eve se concentra sur l'ordinateur. Sans résultat. — Qu'est-ce qui peut pousser un artiste à protéger à ce point ses dossiers ? — Laisse-moi tenter ma chance. On le saura bientôt. Elle lui céda sa place, et se promena dans l'atelier afin de s'imprégner du style de Bissel. Le local était équipé d'une salle de bains rouge et blanc avec jacuzzi, cabine de séchage et serviettes-éponges moelleuses. Il y avait aussi une chambre. Petite, mais bien aménagée. Bissel appréciait le confort. Le matelas était épais, le couvre-lit, noir, lisse et sexy. Un des murs était recouvert de miroirs, comme dans sa résidence privée. Ce type était du genre narcissique, et sûr de lui. Il y avait un mini-ordinateur près du lit. Verrouillé, lui aussi. Songeuse, Eve inspecta les tiroirs de l'étroite commode. Caleçons de rechange, vêtements de travail. Tiens donc ! Celui du bas était fermé à clé. Connors n'était pas le seul à maîtriser l'art de l'effraction, se dit-elle en sortant son canif. Elle attaqua la serrure à l'ancienne avec allégresse, et poussa un soupir de satisfaction lorsqu'elle céda. Elle ouvrit le tiroir. Et arrondit les yeux. — Doux Jésus ! Elle plongea la main dans un assortiment de liens en satin, de fouets en velours, de strings en cuir et autres accessoires. Elle tomba sur plusieurs flacons d'une substance illégale connue sous le nom de Rabbit, un sachet de Zeus, un autre d'Érotica. Sans compter les boules en gélatine, bandeaux pour les yeux et innombrables joujoux à piles. Et tout le reste, qu'elle n'était pas certaine de savoir identifier. Bissel ne s'était pas contenté de prendre son travail au sérieux, songea-t-elle en sortant un «jouet» électronique. — L'ordinateur n'est pas bloqué, lieutenant. II... Les mots moururent sur les lèvres de Connors quand il vit ce qu'elle était en train d'examiner. — Eh bien, quel assortiment ! commenta-t-il. — Une véritable malle aux trésors. Ce machin tremble, vibre, enfle et chante sur commande vocale cinq mélodies différentes. Il s'accroupit près d'elle. — Tu n'as quand même pas eu le temps d'essayer toutes ses fonctions ! — Espèce de pervers. Je l'ai mis en marche par curiosité. Il y a aussi tout un tas de drogues dans ce tiroir. — C'est ce que je vois. Oh, regarde ça, c'est amusant ! — Bas les pattes ! — Ce que tu peux être stricte, railla-t-il en laissant courir ses doigts sur le genou d'Eve. On pourrait peut-être essayer ceci plus tard, ajouta-t-il en brandissant une paire de menottes. Une rapide vérification lui permit de constater que les menottes étaient bien les siennes, subtilisées sans qu'elle s'en soit rendu compte. Elle les lui arracha des mains. — Arrête ! Et ne touche à rien. Je ne plaisante pas. Il faut que j'enregistre toutes ces conneries. Il a beau posséder le nec plus ultra des accessoires, ce n'est pas une raison pour verrouiller ses ordinateurs, fermer à clé un tiroir dans un lieu déjà sécurisé et... — Je viens de te dire que l'ordinateur n'était pas bloqué. Il lui tapota la cuisse et se redressa, résistant - difficilement - à l'envie d'empocher deux ou trois joujoux, rien que pour le plaisir. — Il est cuit. — Comment ça, cuit ? — Cuit, grillé, zappé, incinéré, mort. — Ce n'est pas ce que je voulais dire... merde ! Elle se leva d'un bond, referma le tiroir d'un coup de pied. — Quand ? Tu peux me dire quand ? Et comment ? — Je suppose que oui, à condition de disposer des outils adéquats et d'un minimum de temps. Cependant, je peux d'ores et déjà t'assurer que c'est l'œuvre d'un professionnel. — Ce qui signifie ? — Que le disque dur a été détruit afin que toutes les données soient altérées. À priori, je pencherais pour la thèse d'un virus particulièrement insidieux, conçu dans ce but spécifique. Sans doute introduit par le biais d'un disque, retiré une fois la tâche accomplie. — Est-ce que tu peux savoir si les données ont été ôtées avant ? — C'est délicat, mais je peux tenter le coup. — Est-il possible de récupérer quoi que ce soit ? De creuser un peu et de retrouver des fichiers intacts ? — Encore plus compliqué. — Les données sont forcément quelque part, quel que soit ce qui s'est passé. C'est Feeney qui m'a appris ça. — Ce n'est peut-être pas le cas cette fois-ci. Eve, tu as entendu parler de cette bande de techno-terroristes, le groupe du Jugement dernier, — Oui. Des hackers célèbres, qui s'amusent à infiltrer les systèmes, à télécharger ce qu'ils peuvent, et à bousiller les données. Ils ont de bons cerveaux, complètement tordus, et un solide soutien financier. — Ils sont plus que célèbres, rectifia Connors. Ils ont réussi à provoquer plusieurs crashs de navettes privées en faussant certaines données du contrôle aérien. Ils se sont offert des œuvres d'art, et en ont délibérément endommagé d'autres au Louvre, en détraquant la sécurité du musée. Ils ont tué vingt-six employés d'un laboratoire de recherche à Prague : ils ont saboté leur matériel informatique, fermé l'arrivée d'air et scellé toutes les issues. — Je sais qu'ils sont cinglés, et dangereux. Je ne vois pas le rapport avec un ordinateur grillé dans l'atelier d'un artiste mort. — Ils travaillent sur un virus de cette nature depuis quelques années. Puissant et exportable. Conçu non seulement pour altérer ou dérober des données, mais pour les éliminer à grande échelle. Destiné à proliférer, — De quel ordre, l'échelle ? — Théoriquement, il suffit d'insérer un disque dans un ordinateur en réseau - même muni de codes d'accès, de mots de passe et de détecteurs de virus et d'erreurs -, de télécharger la banque de données tout entière, puis de pourrir les machines. La cible peut être un bureau, un immeuble, une entreprise. Un pays. — Impossible. Les systèmes de sécurité les moins sophistiqués sont capables de détecter les intrus et de tout bloquer avant l'infection. On ne peut rien télécharger sans être repéré par la CompuGuard. Un appareil personnel comme celui-ci, je veux bien. Un réseau de petite envergure, à la rigueur. Malgré les protections de la CompuGuard, admettons. Mais au-delà... — Théoriquement, répéta Connors. Et de brillants cerveaux travaillent sur ce projet. Les services d'espionnage indiquent que le virus est à peu près au point, et pourrait marcher. — Comment sais-tu tout cela ? — J'ai des relations, répondit-il en haussant nonchalamment les épaules. Et il se trouve que les Entreprises Connors sont sous contrat gouvernemental, une convention code rouge, pour créer et développer un programme exterminateur et mettre'au point un bouclier contre les menaces éventuelles. Elle s'assit sur le bord du lit. — Tu travailles pour le gouvernement ? Le nôtre ? — Si tu parles des USA, oui. À vrai dire, c'est une sorte de conglomérat : États-Unis, Communauté européenne, Russie et quelques autres. C'est la branche Securecomp des Entreprises Connors qui a négocié l'accord. R & D traite le dossier. — Or, Reva Ewing est une employée de R & D, filiale de la branche Securecomp des Entreprises Connors. — C'est exact. Eve, j'ai précisé que c'était un code rouge, en d'autres termes, ultra-confidentiel. Ce n'est pas un sujet qu'elle aura abordé au dîner avec son mari, je peux te le garantir. — Parce que toi, tu ne m'en as pas soufflé mot? Une lueur d'irritation s'alluma brièvement dans les prunelles de Connors. — C'est une professionnelle, Eve. Elle n'aurait pas le poste qui est le sien si nous n'en avions pas la certitude absolue. Elle ne divulgue aucune information. — Possible, concéda Eve, pour qui les coïncidences n'étaient qu'un trait reliant deux points. Mais imaginons que quelqu'un d'autre lui fasse moins confiance que toi... Elle se leva, circula autour de la pièce. — Jette un coup d'œil, veux-tu ? lança-t-elle d'un air absent en désignant le mini-ordinateur près du lit. Des techno-terroristes. Qu'est-ce qu'un sculpteur infidèle peut avoir en commun avec des techno-terroristes, hormis le métier de son épouse ? Pourquoi, en admettant qu'ils aient eu besoin de lui, l'ont-ils tué ainsi que sa maîtresse, et monté une conspiration contre sa femme ? Évidemment, si celle-ci est derrière les barreaux pour un double homicide, cela risque de freiner les recherches sur le programme exterminateur et le bouclier. Elle chercha une confirmation dans le regard de Connors. — Plus ou moins. Mais ça n'a rien d'insurmontable. Reva dirige les opérations ainsi que deux ou trois autres projets importants, mais elle dispose d'une équipe remarquable. Toutes les données sont protégées. Rien ne sort de la maison. — Tu en es sûr ? Absolument sûr ? — Je l'étais. Cet appareil est cuit aussi, ajouta-t-il en indiquant le mini-ordinateur. Même méthode. Aussi cynique qu'Eve en matière de coïncidences, il eut un sursaut de colère. — Tu crois que Bissel aurait pu mettre la main sur des données relatives au programme, et qu'on l'a descendu pour ça ? — C'est un point de départ comme un autre. Julian ou Felicity ont-ils eu l'occasion de rendre visite à Reva sur son lieu de travail ? — Pas que je sache, mais je vais me renseigner. Ils n'auraient jamais obtenu l'autorisation de pénétrer dans le laboratoire, mais nous avons des espaces réservés aux visiteurs. Je vais me pencher là-dessus. Je vais aussi vérifier le système de sécurité autour de ce projet et le personnel concerné. Elle connaissait ce ton froid et posé. — Inutile de t'énerver avant de savoir s'il y a eu des fuites. — Tu vas vouloir revoir Reva et l'interroger sur ce que son mari a pu glaner comme informations sur ce dossier, j'imagine. — Comme je te le disais il y a un instant, c'est un point de départ comme un autre. — Elle parlera peut-être plus librement avec moi. — Toi, son patron ? Celui qui l'a engagée, qui la paie, qui lui a confié la responsabilité d'un projet code rouge ? Et pourquoi donc ? — Parce que je l'ai connue quand elle fréquentait encore l'université, répliqua-t-il avec une pointe d'agacement. Et que si elle me ment, je le saurai. — Tu travailles avec la DDE sur cette enquête, lui rap-pela-t-elle. Tu voulais cette mission, et tu l'as. J'ai l'impression que tu vas nous rendre de grands services dans ce domaine. Je vais demander qu'on ramasse tout le matériel électronique qui se trouve ici. Et je veux que les techniciens passent la galerie et l'atelier au peigne fin. Ça risque de prendre un certain temps. Je t'accorde dix minute^ d'entretien avec elle. Ensuite, elle est à moi. — Je t'en suis reconnaissant. — Pas du tout. Tu es fâché. — Au moins, je reste poli. — Si elle a lâché le morceau... Connors voulut protester, mais elle le fit taire d'un geste et enchaîna : — Si elle a lâché le morceau, quelles peuvent être les conséquences pour toi ? Il mourait d'envie d'une cigarette, mais se refusa ce petit plaisir, pour le principe. — Elle est mon employée, elle est donc sous ma responsabilité. Ce serait un sacré coup dur pour nous. Nous avons de nombreux autres contrats en suspens. Si cette histoire m'explose à la figure, j'estime que soixante-dix pour cent d'entre eux - et c'est un calcul optimiste -tomberont à l'eau. Eve n'avait aucune idée de ce que cela pouvait représenter. Plusieurs millions de dollars? Des milliards? Mais ce serait surtout la fierté de Connors qui en pâtirait. Et sa réputation. Aussi conserva-t-elle une expression grave. — Cela signifie qu'on ne pourra plus avoir de domestiques à la maison ? Il la dévisagea, inclina la tête, lui enfonça l'index dans le ventre. — On se débrouillera, va ! J'ai quelques économies, pour les jours de pluie. — Tu parles ! Un ou deux continents, j'imagine. Elle sortit son vidéocom et contacta la DDE. Elle émergeait de l'atelier quand Peabody revint de la galerie. — Je viens de terminer mon entretien - interminable, décousu et théâtral, avec McCoy. Résultat : j'ai été obligée de prendre un comprimé approuvé par le département pour apaiser une effroyable migraine. — Où est-elle ? — Je l'ai laissée partir. Elle prévoit de rester prostrée dans son appartement et de se noyer dans son chagrin. Je cite. Pendant qu'elle jacassait, j'en ai profité pour consulter son dossier, ajouta-t-elle, son visage s'éclairant à la vue de Connors, qui venait de surgir de la chambre. Elle a bien vingt et un ans. Elle poursuit des études supérieures en arts plastiques et dramatique - étonnant, non ? Employée à la galerie depuis huit mois. Pas de casier judiciaire. Née à Topeka. Peabody s'efforça de dissimuler un bâillement. — Désolée... Élue Reine des Fermes lorsqu'elle était en terminale. Elle avait dix-huit ans quand elle s'est installée ici pour suivre des cours à Columbia. Elle a obtenu une bourse. Elle est aussi nette qu'un champ de blé du Kansas. — Approfondissez tout de même la recherche. — Sur elle ? — Je vous mettrai au courant en chemin. Connors, tu es venu en voiture ? — Oui. Je vous suis. — Entendu. Puisque te voilà de nouveau consultant civil pour la DDE, appelle donc Feeney et résume-lui la situation. — Bien, lieutenant. Il adressa un clin d'œil à Peabody, tandis qu'ils s'engouffraient dans l'ascenseur. — Vous semblez fatiguée, inspecteur. — Je suis éreintée. Il est quoi... 14 heures. Voilà douze heures que je suis sur le pont. Je ne sais pas comment elle fait ! — Concentrez-vous, ordonna Eve. Vous aurez droit à une heure de repos au Central après cet interrogatoire. — Une heure ! railla Peabody en bâillant de nouveau. Waouh! Lorsque Eve se gara en double file devant l'immeuble de Caro, Peabody avait retrouvé toute son énergie. — Techno-terroristes, codes rouges, alliances gouvernementales. N'en rajoutez plus, Dallas ! On se croirait dans un film d'espionnage. — Je dirais plutôt un film policier, vu qu'on a deux corps à la morgue. Elles n'étaient pas descendues du véhicule que le portier, en livrée vert foncé, se précipitait vers elles. — Madame, je regrette, mais vous ne pouvez pas laisser votre voiture ici. Vous avez un parking public à cinquante mètres à l'ouest, sur... Les mots moururent sur ses lèvres et il se mit au garde-à-vous, telle une nouvelle recrue devant un général cinq étoiles, quand Connors les rejoignit. — Monsieur ! J'ignorais que vous étiez attendu. J'étais justement en train d'expliquer à cette dame qu'elle violait le code de stationnement... — Je vous présente ma femme, Jerry. — Oh, je vous prie de m'excuser, mada... — Lieutenant, coupa Eve, les dents serrées. Dallas, ce qui fait que c'est un véhicule de police. Et qu'il reste là où il est. — Bien sûr, lieutenant. Je veillerai dessus. Il se rua vers la porte, l'ouvrit, s'effaça. — Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à m'appeler. Je suis là jusqu'à 16 heures. — Ne vous inquiétez pas pour nous. Merci, Jerry. — Je vous en prie, monsieur. Connors se dirigea directement vers le panneau de sécurité électronique, flanqué de deux urnes géantes remplies de fleurs aux couleurs automnales. — Laisse-moi faire. Ça nous évitera de perdre du temps. Il plaça sa paume sur l'écran tactile, et fut aussitôt autorisé à entrer. — Bonjour, monsieur! s'exclama l'ordinateur avec le même enthousiasme que Jerry le portier. Soyez le bienvenu. Que puis-je pour vous ? — Veuillez prévenir Mme Ewing que je suis là, en compagnie du lieutenant Dallas et de l'inspecteur Peabody. Et débloquez l'ascenseur. — Oui, monsieur. Bon après-midi. — C'était plus simple que d'entamer un match agaçant avec une machine, non ? observa Connors en guidant les deux femmes vers un trio d'ascenseurs. — Non. J'adore les matches agaçants avec les machines. Ça me maintient en forme. Il lui tapota l'épaule et la poussa gentiment dans la cabine. — La prochaine fois. Dix-huitième étage, commandat-il. — Je suppose que cet immeuble vous appartient ? Connors adressa un sourire lumineux à Peabody. — En effet. — Sympa. Si j'ai de l'argent à investir, vous pourriez me filer quelques tuyaux ? — Avec plaisir. — Tu parles ! Comme si les flics gagnaient assez pour investir, grommela Eve en secouant la tête. — On commence par économiser un chouïa sur chaque salaire, expliqua Peabody. Ensuite, on se débrouille pour le placer à bon escient, histoire d'augmenter la mise. C'est bien ça ? — Parfaitement, acquiesça Connors. Prévenez-moi quand vous serez prête, je vous trouverai une malle pour votre trésor. Les portes s'ouvrirent, et il s'inclina. — Mesdames... — On est en service, ce qui fait de nous des flics, et non des dames, répliqua Eve. Elle sortit cependant la première et fonça vers l'appartement. La porte s'ouvrit avant même qu'elle appuie sur la sonnette. — Il y a du nouveau ? Vous avez découvert quelque chose ? Caro se ressaisit, reprit son souffle. — Excusez-moi. Je vous en prie, entrez. Elle les précéda dans un vaste salon avec vue imprenable sur la rivière. Deux canapés bleus étaient disposés face à face dans un coin agrémenté de jolies lampes et de tables étincelantes. Coussins colorés, bouquets de fleurs fraîches, bibelots amusants et livres complétaient le décor. Caro portait une tenue décontractée : pantalon et chemisier couleur bronze, à la coupe irréprochable. — Que puis-je vous offrir ? — Je prendrais volontiers un café, dit Connors, sans laisser à Eve le temps de refuser. Si ça ne vous dérange pas trop. — Pas du tout. J'en ai pour une minute. Asseyez-vous, mettez-vous à l'aise. — Elle a besoin de s'occuper à des tâches normales. Ça l'aide à reprendre ses esprits. — C'est magnifique, déclara Peabody. Simple, élégant. Ça lui ressemble. — Caro est une femme de goût. Elle s'est bâti une existence qui reflète son style et ses envies, et elle l'a fait toute seule. Elle mérite le respect, dit Connors à Eve. — Je la respecte. Et je l'apprécie. «Elle m'intimide», songea-t-elle. — Et tu sais que cela ne doit pas m'influencer, ajoutat-elle. — Non, mais tu pourrais le prendre en compte. — Si tu te mets à la couver, ça ne marchera pas. — Je te demande simplement d'y aller en douceur. — Moi qui avais l'intention de la faire parler à coups de gifles. — Eve... — S'il vous plaît, ne vous disputez pas à cause de moi, dit Caro, qui revenait avec un plateau. C'est une situation extrêmement difficile. Je ne m'attends pas à un traitement de faveur. — Donnez-moi cela, intervint Connors en lui prenant le plateau des mains. Vous devriez vous asseoir, Caro. Vous avez l'air épuisé. — Ce n'est pas très flatteur, mais vous avez raison, concéda-t-elle en esquissant un sourire. Mais je suis en mesure d'affronter les difficultés, lieutenant. Je ne suis pas fragile. — Je ne vous ai jamais considérée comme une personne fragile. Au contraire, je vous trouve assez... redoutable. — Redoutable ? répéta Caro, son sourire s'élargissant. Je ne suis pas certaine que ce soit un compliment. Connors, vous prenez votre café noir, n'est-ce pas ? Et vous, inspecteur? — Avec un peu de lait, s'il vous plaît. — J'aimerais parler à votre fille, attaqua Eve. — Elle se repose. Je l'ai obligée à prendre un calmant, il y a deux heures. Tout en remplissant les tasses, Caro pinça les lèvres. — Elle est très secouée. Elle est folle de chagrin. Vu les circonstances, j'ai du mal à comprendre. Elle non plus n'est pas fragile. Je ne l'ai pas maternée. Mais elle est bouleversée par toute cette affaire. Et elle a peur, Moi aussi, d'ailleurs. Elle distribua les tasses, offrit une assiette de biscuits. — Vous avez sûrement des questions à me poser. Vous ne pourriez pas m'interroger d'abord, pour lui laisser encore un moment de répit ? — Dites-moi ce que vous pensiez de Julian Bissel. — Ce que je pensais de lui, avant ce matin ? Je l'aimais bien, parce que ma fille était éprise de lui. Parce que, selon toute apparence, c'était réciproque. Ce n'était pas le gendre que j'aurais choisi si j'en avais eu la possibilité... Cela peut paraître... commode, étant donné le contexte, c'est néanmoins la vérité. — Pourquoi ? Qu'est-ce qui vous déplaisait chez lui ? — Pas facile à dire. J'avais imaginé que le jour où elle se marierait, j'aimerais son mari comme un fils. Ça n'a pas été le cas. Il était charmant, amusant, attentionné et intelligent. Mais... froid. Oui, froid et distant. Elle posa sa tasse, sans y avoir touché. — J'espérais qu'un jour ils auraient des enfants. Et mon espoir secret, que je n'ai jamais partagé avec Reva, c'était que leur venue me permettrait de me rapprocher de Julian. — Et son travail ? L'espace d'un éclair, une lueur traversa son regard. — L'honnêteté est de mise, je crois ? Je n'ai jamais exprimé mon avis sur ses œuvres, mais je les trouve prétentieuses, parfois provocantes, et très souvent indécentes. L'art se doit de surprendre, voire de choquer, sans doute. Mais j'ai des goûts plus traditionnels. Cela étant, il avait beaucoup de succès. — Reva me semble plutôt citadine. Pourquoi une maison dans le Queens ? — C'était son désir à lui. Une grande demeure, à son image. J'avoue que cet éloignement m'a brisé le cœur. Nous avons toujours été très proches. Son père a quitté la maison quand elle avait douze ans. — Pourquoi ? — Il avait un penchant pour le sexe faible, répondit Caro sans la moindre amertume - avec indifférence, même, nota Eve. Apparemment, ma fille est attirée par le même genre d'homme. — Elle a vécu loin de vous à l'époque où elle travaillait pour les Services secrets. — Oui. Elle avait besoin de voler de ses propres ailes. J'étais très fière d'elle ; cependant, quand elle est entrée chez R & D, j'ai éprouvé un certain soulagement. Je pensais qu'elle serait plus en sécurité. Son menton se mit à trembler. — Reva discutait-elle de son travail avec vous ? — Hmm? Oui, de temps en temps. Nous avions souvent, chacune à notre façon, des dossiers en commun. — Vous a-t-elle parlé du projet sur lequel elle travaille en ce moment ? Caro reprit sa tasse. — J'imagine qu'elle en a plusieurs en cours. — Vous savez très bien auquel je fais allusion, Caro. Caro fronça légèrement les sourcils, observa Connors à la dérobée. — Je ne suis pas habilitée à évoquer les programmes de développement des Entreprises Connors. Pas même avec vous, lieutenant. — Ne vous inquiétez pas, Caro, le lieutenant est au courant du code rouge. — Je vois. Mais de toute évidence elle ne voyait rien du tout. — J'ai accès à certains détails concernant ce genre de dossiers sensibles. En tant qu'assistante de Connors, je suis présente aux réunions, je participe à la rédaction des contrats, j'évalue le personnel. Cela fait partie de mes fonctions. Donc, oui, je suis au courant du projet que Reva dirige actuellement. — Et vous en avez discuté ensemble. — Reva et moi ? Non. Pour un code rouge, toutes les données - verbales, électroniques ou holographiques -, tous les fichiers, toutes les notes, toutes les informations sont confidentiels. Je n'en ai parlé avec personne, hormis Connors. Dans son bureau. Il s'agit d'un problème de sécurité globale, lieutenant, lâcha-t-elle d'un ton brusque. — Vos biscuits sont délicieux ! s'exclama Peabody, ce qui lui valut un froncement de sourcils de la part d'Eve. Je parie que vous les achetez dans une pâtisserie. — En effet, admit Caro avec un sourire. — Quand j'étais enfant, on avait de très bons gâteaux, à la maison. Maintenant qu'on est grands, ça continue. L'habitude... Je suis sûre que vous en aviez toujours pour Reva, lorsqu'elle était petite. — Vous avez raison. — Quand on élève sa fille seule, on a un peu tendance à la couver, je suppose. — Probablement, concéda Caro, dont la voix et le corps semblèrent soudain se détendre. Bien que je me sois toujours efforcée d'encourager son esprit d'indépendance. — Ce qui ne vous empêchait pas d'avoir des angoisses. Comme du temps où elle était dans les Services secrets. Et j'imagine que vous vous êtes inquiétée, comme la plupart des mères, quand sa relation avec Julian a pris un tour plus sérieux. — Un peu, je le reconnais. Mais elle était adulte. — Ma mère dit toujours qu'on a beau être majeur et vacciné, on n'en demeure pas moins son enfant. Avez-vous enquêté sur le passé de Bissel, madame Ewing ? Caro s'empourpra, et fixa la baie vitrée. — C'est... c'est ma fille unique. J'ai honte, mais oui, je me suis renseignée sur son compte. Je sais que je vous avais interdit de le faire, ajouta-t-elle à l'adresse de Connors. J'ai même lourdement insisté. — Je l'ai fait quand même. Sur deux niveaux. — Oui, évidemment. Bien sûr. Elle porta la main à son visage, la laissa retomber. — Après tout, c'était une employée, soupira-t-elle. Vous deviez vous protéger, vous et votre société. — Je ne pensais pas seulement à moi, Caro, ou à mes intérêts. Elle lui effleura le bras. — Non, non. Mais je savais - parce que je vous l'avais demandé - que vous n'iriez pas plus loin. Et je m'étais juré de m'en tenir à une recherche superficielle. Sauf que j'ai craqué. Et que je me suis servie de votre matériel pour parvenir à mes fins. J'en suis désolée. — Caro... j'étais parfaitement au courant. Ça ne pose aucun problème. — Oh ! Que je suis bête, murmura-t-elle avec un petit rire. — Comment as-tu pu faire ça, maman ? Reva fit irruption dans la pièce, les cheveux en bataille. — Comment as-tu pu te renseigner derrière mon dos ? 5 Connors se leva et se plaça entre la mère et la fille, d'un mouvement si fluide, si subtil, qu'Eve se demanda si quelqu'un d'autre qu'elle avait noté qu'il s'était mis en position pour protéger Caro. — Sachez que j'en ai fait autant, Reva. — Vous n'êtes pas ma mère, cracha-t-elle en s'avan-çant d'un pas. Aussitôt, sans en avoir l'air, Connors se déplaça. — Ce qui signifie, au fond, que j'en avais encore moins le droit, répliqua-t-il d'un ton posé, en sortant son étui à cigarettes de sa poche. Ce geste eut pour effet de distraire l'attention de Reva. Ne serait-ce qu'un instant. — Caro, ça ne vous ennuie pas ? s'enquit-il aimablement. — Non, non. Je... je vais vous chercher un cendrier. — Merci. Bien entendu, vous pourriez penser que j'ai agi en tant qu'employeur, enchaîna-t-il à l'intention de Reva. C'est le cas. Il alluma sa cigarette. — Mais pas seulement. Vous êtes une amie, de même que votre mère, et ce facteur est entré en ligne de compte. En peignoir-éponge rose et grosses chaussettes de laine, Reva était rouge de colère. — Si personne n'a confiance en moi... — J'ai confiance en vous, Reva. J'ai toujours eu confiance en vous. Lui, en revanche, je ne le connaissais pas. Pourquoi lui aurais-je fait confiance? Néanmoins, par respect pour votre mère, je m'en suis tenu à une recherche à deux niveaux. — Mais vous n'avez pas pensé à moi. Ni l'un ni l'autre, lâcha-t-elle en fusillant Caro du regard, comme celle-ci revenait avec une petite coupelle en cristal. Tu l'as épié, espionné, et pendant ce temps, tu m'aidais à préparer notre mariage, tu feignais d'être heureuse pour moi. — Je l'étais, Reva. — Tu ne l'aimais pas. Tu ne l'as jamais aimé ! glapit Reva. Si tu crois que je ne sais pas... — Désolée, mais le moment est mal choisi pour se lancer dans une querelle familiale, intervint Eve. Reva pivota brusquement vers elle. — Les enquêtes pour homicide passent avant tout le reste, poursuivit-elle en sortant son magnétophone. On vous a déjà cité vos droits... — Tu étais d'accord pour nous accorder dix minutes en tête à tête, lui rappela Connors. Je vais les prendre maintenant. Eve haussa les épaules. — À ta guise. — Caro, y a-t-il une pièce où nous pourrions nous isoler quelques instants ? — Oui. Installez-vous dans mon bureau. Je vais vous montrer... — Je sais où il est. Tournant le dos à sa mère, Reva s'éloigna à grands pas. Le silence qui suivit fut ponctué par un violent claquement de porte. — Je suis vraiment navrée, murmura Caro en se rasseyant, les mains croisées sur les genoux. Elle est à bout de nerfs. Ce qui est compréhensible. — Bien sûr, fit Eve. Elle consulta sa montre. Connors aurait ses dix minutes, pas une de plus. Tel un prisonnier attendant qu'on l'exécute, Reva se figea devant le bureau ancien en bois de rose sur lequel trônait un ordinateur de forme aérodynamique. — Je suis furieuse contre elle, contre vous. Contre la terre entière. — Quel scoop ! Si vous vous asseyiez, Reva ? — Je n'en ai pas envie. J'ai envie de flanquer des coups de pied et des coups de poing. De casser quelque chose. — Allez-y, défoulez-vous, rétorqua-t-il avec une décontraction qui la fit rougir un peu plus, d'embarras, cette fois. C'est entre Caro et vous dans la mesure où ce sont ses affaires. Quand vous aurez terminé, vous viendrez vous asseoir, et nous discuterons comme deux adultes raisonnables. — J'ai toujours détesté ça, chez vous. — Quoi donc ? — Cette maîtrise. Ce n'est pas du sang qui coule dans vos veines, c'est de la glace. — Ah, ça ! Le lieutenant pourra vous dire qu'il m'ar-rive, comme à n'importe qui, de m'emporter, Les personnes que nous aimons ont ce pouvoir de nous faire craquer. — Vous pouvez être effrayant, mais vous êtes bon. Un sanglot lui monta à la gorge. — Je sais que vous devez me renvoyer, et que vous allez vous efforcer d'agir en douceur. Je ne vous en veux pas. Je ne peux pas vous le reprocher. Si cela vous simplifie les choses, je vous donnerai ma démission. Il tira sur sa cigarette, tapota la cendre dans le cendrier qu'il avait apporté avec lui. — Pourquoi vous renverrais-je ? — Pour l'amour du ciel ! Je suis accusée de meurtre. On m'a laissée sortir contre caution, une somme qui va m'obliger à vendre ma maison et pratiquement tout ce que je possède. Je porte ceci. Elle tendit le bras, révélant le bracelet électronique sur son poignet. — Je suppose que ce serait trop leur demander que d'en concevoir de plus jolis, commenta-t-il calmement. Elle le fixa droit dans les yeux. — Si je descends m'acheter un sandwich chez le traiteur du coin, ils le savent. Ils savent que je suis dans tous mes états en ce moment parce qu'ils peuvent contrôler mon pouls. C'est une prison sans cage. — Je sais, Reva, et j'en suis désolé. Mais ce serait bien pire dans une cellule. Vous n'aurez pas à vendre votre maison, ni quoi que ce soit d'autre. Je vous prêterai l'argent. Taisez-vous ! aboya-t-il alors qu'elle ouvrait la bouche pour protester. Vous accepterez ce prêt parce que je l'exige. Je le considère comme un investissement. Et quand tout cela sera fini, quand vous serez blanchie, vous me rembourserez. Ensuite, vous travaillerez pour me payer des intérêts plus que raisonnables. Elle se laissa tomber dans un fauteuil. — Vous n'avez d'autre choix que de me renvoyer. — Parce que maintenant, c'est vous qui allez me dire comment diriger mes entreprises ? rétorqua-t-il d'un ton délibérément froid. Vous êtes une employée de valeur, mais je n'ai pas d'ordres à recevoir de vous. Elle se pencha en avant, les coudes sur les genoux, et se cacha le visage entre les mains. — Si c'est par amitié... — En partie, bien sûr. Pour vous et pour Caro. Mais aussi parce que vous êtes un élément très important au sein de la Securecomp. Sans oublier que je vous crois innocente, et que j'ai la certitude que ma femme réussira à le prouver. — Elle est presque aussi effrayante que vous. — Elle peut l'être encore plus. — Comment ai-je pu être aussi bête ? s' écria-t-elle, les yeux voilés de larmes. Comment ai-je pu faire preuve d'une telle stupidité ? — Vous n'avez pas été stupide. Vous l'aimiez. Si l'amour ne nous aveuglait pas, à quoi servirait-il ? Ressaisissez-vous, à présent. Nous n'avons pas beaucoup de temps. Car, croyez-moi, quand mon flic m'accorde dix minutes, c'est dix minutes, pas une de plus. Le programme d'extermination et le bouclier, Reva, le code rouge. — Oui... Elle renifla, s'essuya les joues. — Nous sommes tout près du but, continua-t-elle. Toutes les données sont sur un ordinateur sécurisé dans mon bureau - doublement codé et bloqué. Les sauvegardes sont dans le coffre-fort. Elles sont cryptées. Le dernier rapport vous a été déposé par coursier, hier. Crypté, lui aussi. Tokimoto peut prendre le relais. C'est la meilleure solution. Je peux le briefer sur les points qu'il ne connaît pas. À moins que vous ne vous en chargiez. Vous auriez probablement intérêt à promouvoir LaSalle au poste de sous-chef du projet. Elle est aussi brillante que Tokimoto, juste un peu moins créative. — Avez-vous évoqué ce dossier avec votre mari ? Elle se frotta les yeux. — Pourquoi l'aurais-je fait ? — Réfléchissez bien, Reva. Vous n'en avez jamais parlé, même vaguement ? — Non. J'ai peut-être mentionné que je travaillais sur un programme particulièrement important, d'où l'accumulation des heures supplémentaires. Mais rien de plus. C'est un code rouge. — Il vous a interrogée à ce propos ? — Il ne peut pas m'interroger sur un sujet auquel il ne connaît rien, répliqua-t-elle d'un ton impatient. Julian était un artiste, Connors. Tout ce qui l'intéressait dans mon boulot, c'était l'aide que je pouvais lui apporter pour concevoir les systèmes de sécurité chez nous et à son atelier. — Ma femme est flic. Elle ne connaît rien à mon travail. Pourtant, de temps en temps, au moins pour la forme, elle me pose des questions. Comment s'est passée ta journée? Sur quoi travailles-tu? Ce genre de choses. — Oui, d'accord. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir, — Julian, ou quelqu'un d'autre, vous a-t-il questionnée sur ce projet, Reva ? Elle s'adossa à son fauteuil. Son visage était pâle, sa voix empreinte de lassitude lorsqu'elle répondit : — C'est possible. Il se peut qu'il ait voulu savoir ce que ce projet avait d'exceptionnel par rapport à d'autres. J'ai dû lui répondre que je ne pouvais pas en parler. Il m'a peut-être taquinée. Cela lui arrivait parfois. Chut ! c'est un secret. Ma femme, l'agent secret, etc. Sa lèvre inférieure frémit, et elle la mordit. — Tout ce qui concernait l'espionnage le fascinait : films, jeux vidéo. Mais s'il en parlait, c'était pour plaisanter. Vous savez ce que c'est. Les amis aussi peuvent vous demander ce que vous faites, mais ça ne les intéresse pas vraiment. — Felicity, par exemple ? — Par exemple, marmonna-t-elle, sa colère ravivée. C'était une mondaine. Elle ne vivait que pour les arts, la mode, les sorties. La garce. Elle feignait de s'apitoyer sur mon sort: comment pouvais-je supporter de rester enfermée toute la journée devant un écran, à manipuler des codes et des machines? Mais je n'en discutais jamais avec elle, pas même des projets mineurs. C'eût été une violation de la clause de confidentialité. — Très bien. — Vous croyez que Julian est mort et que je suis dans de sales draps à cause du code rouge ? C'est impossible. Il ne savait rien. Seules les personnes autorisées étaient au courant. — C'est très possible, Reva. Elle tourna vivement la tête. On frappa à la porte. — C'est l'heure ! lança Eve de l'autre côté. Elle entra alors que Reva se levait lentement. — Il savait qu'elle travaillait sur un projet top secret, mais il n'en connaissait pas les détails, annonça Connors. — Tout ça n'a rien à voir avec la mort de Julian ! insista Reva. Si c'était un coup des terroristes, pourquoi ne s'en sont-ils pas pris directement à moi ? À vous, Connors, ou à n'importe quel autre membre de l'équipe ? — Essayons de le découvrir, proposa Eve. Revenez dans le salon, afin qu'on puisse mettre cartes sur table une bonne fois, et pour tout le monde. — À quoi bon éliminer Julian ? s'enquit Reva en lui emboîtant le pas. Ça n'affecte en rien le projet. — Vous êtes accusée d'un double meurtre, non? Asseyez-vous, ordonna Eve. À quand remonte votre dernière visite à l'atelier de Julian ? — Plusieurs mois, en ce qui me concerne, déclara Caro. J'y suis allée au printemps. En avril, je crois... Oui, c'est bien ça, en avril. Il voulait me montrer la fontaine qu'il était en train de sculpter pour l'anniversaire de Reva. — Moi, j'y suis allée le mois dernier, enchaîna Reva. Début août. Je l'y ai retrouvé en sortant de mon bureau. Nous devions dîner chez Felicity. Il m'a autorisé l'accès à l'ascenseur et fait monter. J'ai dû patienter quelques minutes le temps qu'il se change. — Il vous a autorisé l'accès à l'ascenseur ? s'étonna Eve. — Oui. C'était un maniaque de la sécurité. Personne, absolument personne n'avait le code. — Vous me l'avez pourtant donné. Reva rougit, se racla la gorge. — Je l'ai cloné - en arrivant ce jour-là. Je n'ai pas pu résister à la tentation. Et puis, c'était l'occasion de tester un nouveau scanner que nous étions en train de mettre au point. Donc, j'ai obtenu le mot de passe, je l'ai essayé, ça a marché. Ensuite, j'ai remis le système en route, et j'ai prévenu Julian que j'étais là. Je ne lui ai rien dit, parce que ça l'aurait énervé. — Vous y alliez quand il n'était pas là ? — Pour quoi faire ? — Jeter un coup d'œil, voir à quoi il occupait ses journées. — Je ne l'ai jamais espionné, affirma Reva non sans couler un regard noir à sa mère. Jamais. J'aurais peut- être dû. J'aurais été au courant bien plus tôt de sa liaison avec Felicity. Mais je respectais son espace et son intimité. J'en attendais autant de lui. — Vous saviez qu'il avait une relation avec Chloé McCoy ? — Qui? — Chloé McCoy, Reva. La jolie créature qui travaille à la galerie. — La starlette ? s'esclaffa-t-elle. Je vous en prie ! Julian n'a pas pu... Les mots moururent sur ses lèvres. — Non, souffla-t-elle. C'est une gamine. Elle est encore étudiante ! Elle se recroquevilla, se balança d'avant en arrière. — Mon Dieu, non ! — Reva, murmura Caro en se précipitant pour l'etreindre. Ne pleure pas. Ne pleure pas sur lui. — Je ne sais pas si c'est sur lui ou sur moi. D'abord Felicity, et maintenant cette... cette petite écervelée? Combien d'autres ? — Il suffit d'une. Reva se blottit contre Caro. — Telle mère, telle fille, souffla-t-elle. Lieutenant, si ce que vous affirmez est vrai, on peut imaginer qu'ils aient été tués par un petit ami jaloux, non ? Quelqu'un qui se savait trompé ? — Ça n'explique pas pourquoi on vous a attirée là-bas, au bon moment. Ça n'explique pas pourquoi les codes d'accès de l'ascenseur de l'atelier ont été changés à peu près à l'heure du décès de Julian Bissel et de Felicity Kade. Ça n'explique pas pourquoi tous les ordinateurs récupérés chez vous, à la galerie, à l'atelier et chez Felicity Kade - Feeney vient de le vérifier, précisa-t-elle à l'intention de Connors - ont été infectés par un virus non identifié qui a altéré tous les fichiers. — Un virus ? s'exclama Reva en s'écartant de sa mère. Toutes ces machines, en provenance d'endroits différents ? Infectées ? Vous en êtes certaine ? — J'en ai examiné deux moi-même, intervint Connors. Tout indique que les ordinateurs ont été infectés par le virus Doomsday. Nous devons approfondir les analyses pour nous en assurer, mais je sais ce que je cherche. — Ça ne peut pas se faire par télécommande. Il faut être sur le site, s'écria Reva en se levant d'un bond. C'est une faille du système. Pour se répandre à travers un réseau, il doit être téléchargé directement sur l'une des unités dudit réseau. La procédure exige la présence d'un opérateur. — C'est juste. — Si ces machines ont été contaminées par le Doomsday, cela signifie que quelqu'un a franchi les barrières de sécurité. Chez moi, à la galerie, à l'atelier, chez Felicity. Je peux contrôler ces systèmes. C'est moi qui les ai conçus et installés. Je peux effectuer des tests pour savoir ce qui s'est passé, et quand. — Si c'est vous qui vous en chargez, les résultats ne seront pas pris en compte, la prévint Eve. — Je m'en occupe ! dit Connors. Reva, vous me faites confiance ? — Bien entendu ! Lieutenant, reprit Reva en se perchant au bord du canapé, si c'est... si ce qui est arrivé a un lien avec le projet, j'en déduis que Julian a lui aussi été victime d'une machination. Tout a été prévu, mis en scène, pour que je me précipite là-bas. Pour que tout le monde, y compris moi, s'imagine que Julian et Felicity étaient amants. Il est mort parce qu'il était mon mari. Ils sont tous les deux morts à cause de moi. — Vous pouvez croire cela si vous le souhaitez. Personnellement, je préfère connaître la vérité. — Mais rien ne prouve qu'il a été infidèle. Les photographies, les reçus, les disques. Il a peut- être été kidnappé et emmené chez Felicity. Il a peut-être... Non, c'est absurde, convint-elle. Mais le contraire aussi. — Ce n'est pas absurde si non seulement Bissel vous trompait avec Felicity Kade et Chloé McCoy, mais qu'en plus les terroristes étaient convaincus qu'il avait connaissance d'informations secrètes. Ou s'ils avaient des raisons de le croire. — Parce que je lui aurais parlé ? Mais... — Non. Parce que lui leur a parlé. Elle eut un haut-le-corps, comme si Eve l'avait frappée. — C'est impensable ! Vous êtes en train de dire que Julian était en contact avec un groupe terroriste ? Qu'il leur filait des tuyaux ? C'est grotesque ! — Je dis simplement que c'est une piste possible, et que je vais l'explorer. Je dis que le ou les individus se sont donné beaucoup de peine pour éliminer Bissel et Kade, et faire en sorte que les soupçons se portent sur vous. Si, s'en tenant aux apparences, on avait conclu qu'il s'agissait d'un crime passionnel, on n'aurait jeté qu'un bref coup d'œil sur les ordinateurs. Elle marqua une pause, le temps que Reva encaisse. — Vu vos connaissances en la matière et votre tempérament, on aurait supposé que vous aviez détruit les fichiers par dépit. Que modifier le système de sécurité de l'atelier ne vous avait posé aucun problème. — Je... je ne peux pas croire ça de lui. — Ce que vous croyez ou ne croyez pas vous regarde. Mais si vous creusez un peu, si vous commencez à tirer sur toutes les ficelles, vous vous rendrez compte que cette affaire va beaucoup plus loin qu'un double homicide et une coupable présentée aux flics sur un plateau. Reva se leva de nouveau, et alla se planter devant la baie qui dominait la rivière. — Je ne peux pas... Si je vous écoute, si j'accepte votre raisonnement, cela signifie que tout était mensonges. Depuis lé début. Il ne m'a jamais aimée. Ou m'aimait si peu qu'il s'est laissé séduire par ce que ces gens lui offraient. De l'argent, le pouvoir, ou tout simplement le plaisir de jouer à l'espion pour de vrai. Vous essayez de me faire croire qu'il s'est servi de moi, qu'il a exploité tout ce pour quoi j'ai tant travaillé, la confiance et le respect que j'ai acquis dans mon domaine. — C'est lui qui est en cause. Pas vous. Reva contempla la vue. — Je l'aimais, lieutenant. De votre point de vue, ça peut paraître faible, ou stupide, mais je l'aimais comme je n'ai jamais aimé personne. Si je souscris à votre thèse, je suis obligée d'admettre que j'ai vécu un leurre, de réfuter tout ce en quoi j'ai cru. Je ne suis pas certaine que ça ne soit pas pire que la prison. — C'est à vous de choisir. Mais à moins d'avoir envie de tâter de la prison, vous allez coopérer. Vous vous soumettrez au test de vérité, niveau trois, demain à 8 heures. Vous subirez une évaluation psychiatrique avec le médecin du département, et vous donnerez l'ordre à vos avocats de mettre tous vos documents à notre disposition. Les vôtres, et ceux de votre mari. Si certains d'entre eux sont scellés, vous nous autoriserez l'accès. — Aucun des miens n'est scellé. — Vous avez appartenu aux Services secrets, lui rappela Eve. Reva pivota lentement sur elle-même, le regard lointain. — Vous avez raison. Désolée. Je vous donnerai l'autorisation. Eve s'adressa à Caro. — Il en va de même pour vous. — Pourquoi ? s'indigna Reva, oubliant son ressentiment envers sa mère. Elle n'a rien à voir là-dedans. — Elle a un lien avec vous, avec la victime et avec le projet. — Si vous jugez qu'elle est en danger, vous devriez assurer sa protection. — C'est fait, Reva, décréta Connors. Caro ne put dissimuler sa surprise. — Vous auriez pu me prévenir, grommela-t-elle, avant de soupirer. Mais je ne discuterai pas. Et je ne vous mettrai pas de bâtons dans les roues. — Tant mieux, fit Eve. En attendant, réfléchissez toutes les deux, rappelez-vous les conversations que vous avez pu avoir avec l'une ou l'autre des victimes, ou quiconque, d'ailleurs. Surtout à propos de ce fameux code rouge. Je vous donnerai de mes nouvelles. Eve se dirigea vers la sortie, mais Connors s'attarda un instant. — Tâchez de vous reposer, Prenez la journée de demain si vous voulez, mais je vous attends au travail après-demain à la première heure. Vous n'y voyez pas d'inconvénient, lieutenant ? — Aucun. — Merci, lieutenant. Inspecteur... Caro leur ouvrit la porte. — J'espère que vous pourrez vous reposer un peu, vous aussi. — Ça viendra. Eve attendit d'être dans l'ascenseur pour s'adresser à Peabody. — Vous avez eu du flair de demander à Caro si elle s'était renseignée sur Bissel. Comment vous est venue cette idée ? — Elle m'apparaît comme une femme scrupuleuse et comme une mère scrupuleuse. Elle n'aimait pas beaucoup Bissel. — Ça, je l'ai compris. — Il ne lui plaisait pas, mais elle aime sa fille et elle voulait son bonheur. Tout en cherchant à se rassurer, Elle n'avait pas le choix. — Et d'après ce qu'elle a pu lire, il n'avait rien à se reprocher. Bonne pêche, approuva Eve. Même si vous avez abordé le sujet en passant par la case biscuits. — Hé, ils étaient vraiment délicieux ! — Vous avez mérité une pause. Rentrez chez vous, et dormez. — Vous êtes sérieuse ? — Et retrouvez-moi chez moi demain à 7 heures. Pile. — Avec une clochette autour du cou. Eve jeta un coup d'œil sur ses baskets de couleur vive. — Ça ne me surprendrait pas. — Je peux encore tenir deux heures si vous voulez. — Nous ne ferons pas du bon travail si nous ne tenons plus debout. On remet à demain. - — Prenez ma voiture, proposa Connors. Peabody arrondit les yeux. — Vraiment ? C'est la Sainte-Peabody, aujourd'hui ? — Profitez-en. D'autant que vous m'épargnerez un trajet à la fourrière parce que j'ai l'intention de partir avec le lieutenant. — Oh, si c'est pour vous rendre service... Il lui communiqua le code et la suivit d'un regard amusé tandis qu'elle s'éloignait en sautillant presque. Elle s'autorisa une petite valse autour de la voiture de sport rouge carmin. — Tu sais qu'elle ne va pas rentrer chez elle directement, marmonna Eve, les poings sur les hanches. Elle va rouler sur l'autoroute, pousser le moteur, et se retrouver au beau milieu du New Jersey, à expliquer à un droïde de la circulation qu'elle est flic, en mission spéciale. Ensuite, elle va vroumer jusqu'en ville, se fera arrêter de nouveau, et racontera la même histoire. — Vroumer ? — C'est le bruit que fait ton joujou. Vroum ! Après ça, dès que McNab aura quitté son service, il la persuadera de le laisser faire un tour. Ils se feront prendre pour excès de vitesse, brandiront leur insigne. Si jamais ces trois droïdes croisent leurs données, tu seras poursuivi et tu devras expliquer au juge comment ton véhicule s'est retrouvé entre les mains de deux flics imbéciles. — J'ai l'impression que tout le monde va bien s'amuser. Monte, lieutenant ! Je prends le volant. Elle ne protesta pas. Le manque de sommeil ralentissait ses réflexes, et la circulation était dense. — Tu as été dure avec Reva, observa-t-il en démarrant. — Si mes méthodes te posent un problème, tu n'as qu'à porter plainte. — Non. C'était nécessaire. Quand elle se sera ressaisie, elle t'en remerciera. Elle se battra aussi. Eve s'étira comme elle le pouvait, ferma les yeux. — Ça ne m'inquiète pas. — Je sais. Je pense qu'elle te plaira davantage quand elle commencera à lutter. — Je n'ai pas dit que je ne l'aimais pas. — Non, mais tu penses qu'elle est faible, et tu te trompes, répliqua-t-il en laissant courir sa main sur les cheveux d'Eve. Tu penses qu'elle est sotte, et c'est faux. Elle est bouleversée, sur tous les plans, et elle pleure un homme dont elle sait, au fond d'elle-même, qu'il ne le mérite pas. Donc, elle pleure sur une illusion. Ce qui est, selon moi, encore plus douloureux. — Si je te retrouvais nu et mort en compagnie d'une autre femme, je danserais la rumba sur ton cadavre. — Tu ne sais pas danser la rumba. — Je prendrais des cours d'abord. Il rit, lui caressa la cuisse. — C'est bien possible, non pas que tu aies la moindre chance. Tu pleurerais aussi. — Je ne te ferais pas ce plaisir ! marmotta-t-elle, somnolente. — Tu sangloterais dans la nuit et tu m'appellerais. — Oh, oui, je t'appellerais ! Pour te demander comment ça se passe en enfer, espèce de salaud ! Et je rirais. — Seigneur Dieu, Eve, je t'aime. — Mais oui, c'est ça, railla-t-elle. Ensuite, je jetterais toutes tes précieuses chaussures dans la benne de recyclage, je ferais un feu de joie avec tous tes beaux costumes, et je ficherais Summerset à la porte de ma maison. Après quoi, j'organiserais une fête au cours de laquelle on boirait tous tes grands crus et tes whiskys. Et pour couronner le tout, j'engagerais deux, non, trois compagnons licenciés pour... Elle se rendit compte que la voiture était arrêtée. Connors la dévisageait. — Quoi ? — Je m'aperçois que tu as déjà pas mal réfléchi à la question. — Non, pas vraiment, avoua-t-elle en réprimant un bâillement. Ça m'est venu d'un seul coup. Où en étais-je? — Les compagnons licenciés. Je suppose qu'il t'en faut trois pour atteindre le plaisir auquel je t'ai habituée ces deux dernières années. — Ça ne m'étonne pas de toi. Bon, alors... après l'orgie, je m'attaquerai à tes joujoux. D'abord, je... Tiens, c'est bizarre, ça ne ressemble pas du tout au Central. — Tu peux travailler à la maison - et planifier mes obsèques, pendant que tu y es. Une fois qu'on aura dormi. Il descendit et vint lui ouvrir la portière parce qu'elle n'avait pas bougé. — Je n'ai pas mis mon rapport à jour, ni fait le point avec mon commandant. — Ça aussi, tu peux le faire ici. Il se pencha, la souleva et la hissa sur son épaule. — Tu te prends pour un macho sexy, pas vrai ? — Je me prends pour un homme efficace. Lorsqu'il pénétra dans la maison, elle décida de faire le mort. Elle s'épargnerait ainsi l'obligation de parler à Summerset. En entendant sa voix, elle regretta de ne pas pouvoir se boucher les oreilles. — Elle est blessée ? — Non, répondit Connors en se dirigeant vers l'escalier. Juste fatiguée. — Vous semblez vous-même épuisé. — Je le suis. Nous ne prendrons aucune communication pendant quelques heures. — Entendu. — Après cela, j'aurai plusieurs questions à aborder avec vous. Ne sortez pas d'ici là, et branchez la sécurité, niveau maximum. — Très bien. Soulevant péniblement une paupière, Eve vit Summerset froncer les sourcils, tandis que Connors gravissait les marches. — Il est au courant, pour le code rouge ? — Il sait beaucoup de choses. Quiconque me cherchera le cherchera aussi. Il ferma la porte de la chambre d'un coup de pied, avant de déposer Eve sur le lit. — C'est vrai que tu as l'air éreinté, commenta-t-elle en le scrutant. C'est pourtant rare. — La journée a été longue. Chaussures... — Je peux les enlever moi-même, merci, rétorquat-elle en repoussant ses mains. Occupe-toi des tiennes. — Ah, oui, mes précieuses chaussures, bientôt condamnées au recyclage. — Attention à toi, camarade. Elle se débarrassa de ses bottines, de sa veste et de son arme. — Tu dormirais mieux sans vêtements. — Quand je suis nue, il te vient de drôles d'idées. — Ma chère Eve, j'en ai même quand tu es en tenue antiémeute. Tout ce qui m'intéresse pour l'instant, c'est de dormir, je te le promets. Elle ôta son jean, son chemisier, lui adressa un regard moqueur quand il se glissa entre les draps et l'attira contre lui. La tête confortablement calée au creux de son épaule, elle sombra dans le sommeil presque aussitôt. Comment la situation avait-elle pu déraper à ce point ? Comment le plan avait-il pu échouer alors qu'il avait été si soigneusement préparé ? Et exécuté, se rappela-t-il, en se recroquevillant dans le noir. Il avait tout fait dans les règles. Absolument tout. Et à présent, il se cachait derrière des portes verrouillées et des stores baissés. Sa vie était en jeu. Sa vie. Il y avait eu une erreur. Forcément. Quelque part, quelque chose avait mal tourné. Mais ça n'avait aucun sens. Il tenta de se calmer en buvant une gorgée de scotch. Lui n'avait rien à se reprocher. Il s'était rendu là-bas à l'heure dite. La peau enduite de Seal-It, les vêtements protégés par une combinaison de laboratoire transparente, les cheveux recouverts d'une calotte à contamination zéro. On ne relèverait aucune trace de son passage. Il avait vérifié que les droïdes domestiques étaient neutralisés pour la nuit. Puis il était monté. Le cœur battant la chamade. Il avait craint un instant qu'ils ne l'entendent, malgré la musique, malgré leurs gémissements de plaisir. Il tenait le pistolet paralysant à la main. Le couteau était dans un étui, accroché à sa ceinture. Comme prévu, il avait agi très vite. Un tir entre les omoplates, et il avait immobilisé la première moitié de la cible. Peut-être... peut-être avait-il alors hésité une fraction de seconde. Peut-être... peut-être qu'il avait croisé le regard de Felicity, lut la peur dans ses prunelles, juste avant de viser le point entre ses seins magnifiques. Mais ensuite, il n'avait pas hésité. Pas du tout. Extirpant le couteau, il avait savouré le chuintement de la lame en acier contre le cuir. Puis il les avait tués. C'était son premier meurtre. Contre toute attente, cela lui avait plu. La sensation du couteau s'enfonçant dans la chair, le sang chaud qui jaillissait. C'était tellement primaire. Tellement basique. Et tellement... facile. Il suffisait de se lancer. Après cela, il s'était occupé de la mise en scène. Avec soin. Avec une telle méticulosité qu'il venait à peine de terminer quand Reva était arrivée, quand l'alarme avait bipé, signalant qu'elle avait franchi la barrière de sécurité. Il n'avait pas perdu son sang-froid. Avait patienté en silence jusqu'à ce qu'elle surgisse dans la chambre. Avait-il souri en la voyant foncer vers le lit, folle de rage ? Peut-être, mais cela n'avait en rien affecté sa performance. Un jet d'anesthésiant, et elle s'était évanouie. Là, il avait ajouté quelques touches personnelles. Un éclair de génie. Il l'avait traînée jusqu'à la salle de bains pour déposer ses empreintes sur le lavabo, étalé un peu de sang sur son T-shirt. Quant au couteau fiché dans le matelas, il parlait de lui-même. En repartant, il avait laissé la porte entrouverte, comme prévu. Elle aurait dû rester inconsciente jusqu'à ce que le vigile la retrouve, au cours de sa vérification de routine. Bon, d'accord, peut-être qu'il avait mal calculé son coup. Peut-être qu'il ne l'avait pas aspergée suffisamment, ou qu'il avait perdu un peu de temps ensuite. Mais ça n'aurait rien dû changer. C'était elle qu'on accusait. Julian Bissel et Felicity Kade étaient morts, et Reva Ewing était l'unique suspecte. À cette heure-ci, il aurait dû être loin. Ses comptes regorgeant d'argent frais. Au lieu de quoi, il se retrouvait dans la position d'un homme traqué. Il fallait qu'il s'échappe. Qu'il se protège. Même ici, il n'était pas en sécurité. Pas complètement. Il pouvait arranger ça. Mais oui, bien sûr ! Il se redressa, d'humeur moins morose, tout à coup. Il pouvait même en profiter pour résoudre certains problèmes financiers dans la foulée. Pour le reste, il verrait plus tard. Le temps de réfléchir un peu, et il s'en occuperait. Rasséréné, il se leva pour remplir son verre, et planifier la suite. 6 Eve était seule lorsqu'elle se réveilla. Une rapide vérification lui permit de constater qu'elle avait dormi trente minutes de plus que prévu. Trop groggy pour pousser un juron, elle descendit du lit et se dirigea en chancelant vers l'Auto-Chef. Elle emporta sa tasse de café dans la cabine de douche, commanda un jet à trente-neuf degrés, puis entreprit d'avaler sa dose de caféine pendant que l'eau lui massait les épaules. Elle en avait bu la moitié quand elle s'aperçut qu'elle avait oublié d'ôter ses sous-vêtements. Cette fois-ci, elle jura. Après avoir fini son café d'une traite, elle enleva son slip et son soutien-gorge, et les jeta dans un coin. Un mari coureur et sa maîtresse, morts, songea-t-elle. Tous deux liés au monde des arts. Une connexion possible avec les techno-terroristes. Un super-virus informatique. Des systèmes de sécurité altérés en plusieurs endroits. Une machination ourdie contre une experte en sécurité chargée du développement d'un programme d'extermination et de protection. Quel était l'objectif final de cette conspiration? Quelqu'un d'autre prendrait la place de Reva Ewing. Personne n'était indispensable. Eve rumina, jongla avec les hypothèses. En vain. Pourquoi ce qui était lisse et brillant devenait-il si laid une fois qu'on grattait le vernis ? Quand bien même l'affaire serait traitée comme un banal crime passionnel, et que Reva Ewing passerrait le restant de ses jours en prison, à quoi cela servirait-il? Elle en était à sa deuxième tasse de café, et toujours plongée dans ses réflexions, quand Connors pénétra dans la pièce. — Tu crois que quelqu'un pourrait t'en vouloir au point de tuer deux personnes et de monter un complot contre une de tes employées ? — Il faut toutes sortes de gens pour faire un monde, répondit-il, laconique. — Oui, c'est d'ailleurs pour ça que ça cloche. Mais il existe des moyens plus simples pour te déboulonner que de commettre un double homicide. Je ne pense pas que tu sois visé... Mais tu pourrais l'être, sur un plan ou un autre. Ou les Entreprises Connors, et plus particulièrement la Securecomp. Nous allons devoir prendre ce facteur en compte. Auparavant, je veux examiner les victimes de plus près. — J'ai entamé des recherches pour toi. J'étais levé, ajouta-t-il, comme elle fronçait les sourcils. Maintenant que nous le sommes tous les deux, je pense sérieusement à me nourrir. — Tu mangeras dans mon bureau. — Naturellement. — Tu es bien aimable, tout à coup. — Non. Je suis affamé. Il commanda deux steaks. — Tu pourras lire l'historique de Julian Bissel en mangeant. Ordinateur, afficher les données, écran numéro un. — Tu es tombé sur des fichiers scellés ? — Non. Du moins ils ne sont pas apparus. — Comment ça ? — Tout est très, très organisé. Tu verras. Elle coupa un morceau de viande, l'œil rivé sur la machine. Bissel, Julian. Race : blanche. Tàille : un mètre quatre-vingts. Poids: quatre-vingts kilos. Cheveux: châtains. Yeux: verts. Né le 23 mars 2023, à Cleveland, Ohio. Parents : Marcus Bissel et Rita Hass, divorcés en 2030. Un frère, Carter, né le 12 décembre 2025. Profession : sculpteur. Adresse: 21981 Serenity Lane, Queens, État de New York. — Serenity Lane, murmura Eve en secouant la tête. L'allée de la sérénité. Qui invente des noms de rue pareils ? — Tu aurais sans doute préféré l'avenue Botte-Cul. — Évidemment ! Comme il était remonté très loin dans le temps, elle eut droit à la liste de tous les établissements fréquentés par Bissel, de la maternelle jusqu'aux Beaux-Arts de Paris, où il avait passé deux années. Elle parcourut ensuite son dossier médical : un tibia cassé à l'âge de douze ans, les visites obligatoires chez l'ophtalmo à quinze, vingt et vingt-cinq ans, etc. Il avait subi plusieurs interventions esthétiques : fesses, menton, nez. Il était inscrit au parti républicain, et son revenu brut s'élevait à un peu plus d'un million huit cent mille dollars. Il avait toujours payé ses impôts en temps et en heure, et vécu confortablement, mais pas au-dessus de ses moyens. Un seul mariage à son actif, avec Reva. Ses parents étaient encore vivants. Son père habitait à Cleveland avec l'épouse numéro deux ; sa mère, à Boca Raton avec le mari numéro trois. Son frère - célibataire, sans enfants - exerçait la profession d'entrepreneur, autrement dit: sans emploi stable. Il semblait avoir changé souvent de travail et de domicile. Pour l'heure, il résidait en Jamaïque, où il avait des parts dans un bar tiki. Son casier judiciaire était bien rempli. Une succession de délits mineurs. Il avait tout de même séjourné dix-huit mois dans une prison de l'Ohio pour avoir vendu des appartements en multipropriétés qui n'existaient pas à des personnes âgées. Sa fortune se montait à douze mille dollars, y compris le bar tiki. — Je me demande si le petit frère en voulait à son aîné de récolter tout l'argent et la gloire. Il n'a jamais commis de crime violent, mais avec la famille, c'est différent. On a tendance à s'énerver. Si tu ajoutes le fric, ça peut devenir carrément glauque. — Donc, le petit frère déboule de la Jamaïque, tue son aîné et tend un piège à sa belle-sœur. — C'est tiré par les cheveux, concéda-t-elle, mais pas tant que ça, si on suppute que Carter Bissel était au courant du projet. On a pu l'approcher et lui proposer une jolie somme en échange d'informations. Les obtient-il ? Peut-être pas. Mais il est assez malin pour comprendre que son frère n'a rien d'un saint. Un zeste de chantage, une dispute. Des menaces... Elle haussa les épaules. — Je vois le tableau, fit Connors. Il se peut qu'il ait servi d'intermédiaire. La rivalité fraternelle tourne au drame, et lui ou celui qui l'a recruté décide de brouiller les pistes. — Jusqu'ici, c'est ce qui me paraît le plus plausible. Une petite conversation avec Carter s'impose. — Tant mieux. On ne fréquente pas assez les bars tikis. Eve prit le verre de cabernet devant elle et en but une gorgée tout en étudiant l'expression de son mari. — Tu as une idée derrière la tête. — Non, je réfléchis. Jette un coup d'œil au dossier Felicity Kade. Données Kade, écran numéro deux. Felicity Kade était la fille unique d'un couple aisé. Elle avait fait de bonnes études, beaucoup voyagé. Elle possédait des demeures à New York, dans les Hamptons et en Toscane. C'était une mondaine, qui gagnait un peu d'argent de poche en tant que marchande d'art. Elle n'en avait pourtant pas besoin, dans la mesure où elle était à la tête d'un magot - issu d'héritages et de fidéicommis - de plus de cinq millions de dollars. Elle n'avait jamais été mariée, bien qu'elle eût vécu brièvement en cohabitation aux alentours de vingt ans. À trente ans, elle était seule et menait grand train... enfin avait mené grand train. Elle avait subi de nombreuses interventions esthétiques sur le corps, mais semblait avoir été satisfaite de son visage. Pas de problèmes de santé particuliers. Son casier judiciaire était vierge. — Elle dépensait énormément, constata Eve. Vêtements, bijoux, œuvres d'art, voyages. Incroyable, le nombre de voyages ! Tiens ! Elle s'est rendue en Jamaïque à quatre reprises au cours des dix-huit derniers mois. — Oui, c'est très intéressant. — Et si elle trompait le mari trompeur avec le frère du mari trompeur? — Histoire de rester en famille. — À moins qu'elle ne se soit chargée du recrutement, en quête d'un bouc émissaire, le cas échéant. Connors piqua sa fourchette dans un cœur d'artichaut braisé. — C'est Reva, le bouc émissaire. — Oui, mais laisse-moi imaginer un scénario. Son verre à la main, elle se mit à arpenter la pièce. — Première expédition, il y a un an et demi. Elle tâte le terrain. Elle pourrait se servir de lui pour doubler Reva ou Julian. Ou les deux. Elle aime l'argent. Elle a le goût du risque. On ne couche pas avec le mari de sa meilleure amie si on a peur de son ombre, ou si on a une conscience. Fricoter avec des techno-terroristes, pourquoi pas ? Elle adore voyager, et elle connaît un monde fou, grâce à ses déplacements, à sa position sociale, à son activité... Oui, on peut parfaitement imaginer que quelqu'un lui ait fait une proposition. — Comment expliques-tu qu'elle soit morte, alors ? — J'y arrive. Peut-être que le petit frère était jaloux. C'est un bon mobile pour découper sa maîtresse en morceaux, non ? Peut-être qu'il a exigé une plus grosse part du gâteau, ou qu'elle l'a doublé. Et peut-être que je délire, mais je ne veux rien laisser au hasard. D'un geste, elle indiqua l'écran mural. — Je vais t'avouer ce qui me tracasse : tout ça est trop lisse. — Ah ! J'espérais bien que tu aurais cette impression. C'est vrai que M. Bissel et Mlle Kade semblent irréprochables. Dans le moule. Instruits, respectueux des lois, financièrement à l'aise. Une vie sans tache. Ça colle si bien... — Que ça ne colle pas du tout, acheva Eve. Tous deux sont menteurs et tricheurs. Or, les menteurs et les tricheurs sont rarement blancs comme neige. Il savoura une gorgée de vin, sourit. — Quand on est habile et qu'on a de l'argent, on peut effacer ses péchés. — Tu en sais quelque chose. Nous allons approfondir les recherches, parce que je ne suis pas du tout convaincue. En attendant, je veux voir ce qu'il en est de Reva. — Écran numéro trois. Les données s'affichèrent comme le vidéocom de Connors bipait dans le bureau contigu. — Il faut que je réponde. Elle opina distraitement et se concentra sur sa lecture tandis qu'il disparaissait. Ewing, Reva. Race : blanche. Cheveux : châtains. Yeux : gris. Taille: un mètre soixante-quatre. Poids: cinquante-trois kilos. Née le 15 mai 2027. Parents: Bryce Gruber et Caroline Ewing, divorcés en 2040. Adresse: 21981 Serenity Lane, Queens, New York. Profession : spécialiste en sécurité électronique. Employeur : Securecomp, Entreprises Connors. Mariée le 12 octobre 2057, époux Julian Bissel. Sans enfants. Études : école primaire Kennedy, New York. Lycée Lincoln, New York. Université Georgetown, East Washington. Diplômes: informatique, criminologie électronique et droit. Engagée par les Services secrets en janvier 2051. Garde du corps de la présidente Anne B. Foster, 2053-2055. Rapport complet en pièce jointe, y compris fichiers scellés, ouverts sur autorisation d'Ewing, Reva. Elle avait donc tenu parole, se dit Eve, en décidant de remettre à plus tard la lecture du rapport. A démissionné des Services secrets, janvier 2056. Déménage à New York. Employée par Securecomp, Entreprises Connors, depuis janvier 2056 jusqu'à ce jour. Casier judiciaire vierge. Délit d'absentéisme scolaire, délit de consommation illégale d'alcool, tous deux expurgés du casier juvénile, conformément à l'ordre du tribunal. Côté santé, elle s'était cassé l'index à l'âge de huit ans, fracturé la cheville gauche à douze ans, brisé la clavicule l'année suivante. Les rapports des médecins et des assistantes sociales assuraient que ces accidents, ainsi que tous ceux qui avaient suivi, étaient le résultat d'activités sportives variées : hockey sur glace, base-bail, arts martiaux, parapente, basket et ski. Mais sa blessure la plus grave, elle l'avait subie à l'âge adulte, et sur le terrain. Reva avait fait ce que tout agent des Services secrets jurait de faire : elle avait pris une balle à la place de la présidente. Un coup de feu qui l'avait immobilisée pendant trois mois, et avait exigé un séjour dans l'une des meilleures cliniques du monde. Reva s'était retrouvée paralysée des deux jambes pendant six semaines. Eve se rappela l'épreuve que ç'avait été, quand McNab s'était retrouvé dans la même situation au cours de l'été, et combien ses chances de s'en sortir avaient été minces. Elle n'avait aucun mal à imaginer la douleur, la peur qui avaient dû submerger Reva, et la volonté qu'il lui avait fallu pour se remettre. Elle se souvenait parfaitement de cette tentative d'assassinat. Le fanatique suicidaire qui s'était rué sur la présidente avait tué trois civils et deux agents avant d'être abattu. Eve se rappelait, à présent, avoir vu la photo de Reva dans les médias. Mais elle avait changé, depuis. À l'époque, elle avait les cheveux plus longs. Blond foncé. Et un visage plus plein, plus doux. Connors reparut, et Eve lui jeta un bref coup d'œil. — Ça me revient, maintenant. C'est elle qui a descendu le type, n'est-ce pas? Pendant qu'elle faisait le bouclier devant Foster. — Ils étaient persuadés qu'elle allait mourir. Ensuite, ils ont pensé qu'elle ne pourrait plus jamais marcher. — Au bout de quelques jours, plus personne n'en a parlé. — À sa demande, précisa Connors. Elle n'aimait pas être sous le feu des projecteurs. Ça ne va pas tarder à recommencer, Ils feront très vite le lien, et les rumeurs reprendront. L'héroïne accusée d'un double meurtre, et patati et patata. — Elle saura faire face. — Oui. Elle se jettera à corps perdu dans son travail, comme quelqu'un d'autre que je connais. — Ça va vous retarder de beaucoup ? — On aura perdu une demi-journée. C'était Tokimoto qui appelait. Reva l'a déjà briefé et prévoit de s'y remettre elle-même dès qu'elle en aura terminé avec le test de vérité. Si deux personnes sont mortes dans le but de saboter ce projet, c'est raté. — C'est étrange. Quelqu'un d'assez intelligent pour monter un coup pareil devrait l'être suffisamment pour savoir cela. Et si c'était un geste désespéré ? Carter Bissel. Il faut absolument que je parle à Carter Bissel. — On part pour la Jamaïque ? — Ne va pas chercher ton maillot de bain tout de suite. Je vais d'abord discuter avec les autorités locales. Je veux rédiger mon rapport, en envoyer une copie à Whitney. Et je dois suivre la procédure de routine. Faire le point avec le médecin légiste, le laboratoire, les techniciens, la DDE. Les médias vont se réveiller dès demain matin. En tant qu'employeur, tu devrais sans doute préparer une déclaration officielle. — J'y travaille. — Je veux qu'elle soit sous globe, Connors. Elle ne doit s'exprimer sous aucun prétexte. Si elle retourne au bureau, assure-toi qu'elle sera discrète. — Je peux te garantir qu'elle sait faire barrage aux journalistes. — Je compte sur toi pour veiller là-dessus. Pour le moment, si tu n'as rien sur le feu, j'aimerais que tu creuses la question du passé de Bissel et de Kade. — Je vais chercher ma pelle. — Tu es plutôt efficace, tu sais... Elle s'approcha de lui et lui mordilla la lèvre inférieure. — ... pour un civil beau parleur et têtu. — Tu n'es pas mal non plus. Pour un flic coléreux et obstiné. — On forme une sacrée paire, non ? Si tu as quoi que ce soit d'intéressant, pousse un cri. Elle s'assit à son bureau pour trier ses notes, déclarations et constatations préliminaires. Puis elle se plongea dans la rédaction de son rapport. À mi-parcours, elle ressortit les photos de la scène du crime et les étudia une fois de plus. Étaient-ils encore conscients quand on les avait poignardés ? Sans doute pas. Celui qui les avait tués avait agi de sang-froid. Tout était prémédité. Mis en scène pour faire croire à un crime passionnel. Porte d'entrée entrouverte. Elle fronça les sourcils en relisant ses notes. Caro avait déclaré que la porte d'entrée était entrouverte à son arrivée. Reva, en revanche, affirmait avoir rebranché le système de sécurité. Eve était tentée de la croire. Elle avait dû agir automatiquement. C'était un réflexe, malgré sa rage. Donc, l'assassin, après avoir neutralisé Reva, était reparti par la porte d'entrée, sans la refermer complètement. Pourquoi ? Quelle importance ? D'ailleurs... Eve se leva, alla se planter sur le seuil de l'antre de Connors. — Un système de sécurité aussi sophistiqué que celui de Kade... s'il est coupé, et qu'une issue reste ouverte, combien de temps s'écoule-t-il avant l'intervention de la société de gardiennage ? — Tout dépend du client. Nous faisons du surmesure. .. Tu veux que je vérifie ? — Vu que tu possèdes le monde entier, tu obtiendras probablement une réponse plus vite que moi. — Je ne possède que quelques parties du monde, rec-tifia-t-il. Ordinateur. Securecomp. Autorisation Connors. Recherche en cours... Securecomp ouvert sur autorisation Connors. — Afficher le fichier client de Kade, Felicity, contrat résidentiel, New York. Recherche en cours... Kade, Felicity, ouvert. Écran ou audio ? — Écran. Détailler le profil du client, sécurité domicile. Profil affiché. — Voyons... une heure pour les portes et fenêtres du rez-de-chaussée. Tout mouvement détecté doit être transmis au droïde domestique au bout de soixante minutes. — C'est courant ? — En fait, c'est plutôt long. J'en déduis qu'elle faisait confiance au système, et qu'elle craignait d'être dérangée pour rien. — Soixante minutes. D'accord. Merci. Eve regagna son poste de travail. L'assassin avait-il calculé que Reva serait inconsciente pendant une heure minimum, ou Sinon inconsciente, du moins désorientée? L'agence active le droïde domestique, celui-ci confirme l'effraction du système ; l'agence prévient la police, qui envoie aussitôt une équipe sur les lieux. v Mais Reva se réveille plus tôt que prévu et, bien que malade, affolée, paumée, décroche le vidéocom. Du coup, cette partie du plan - si elle en faisait partie - n'a pas fonctionné, car Caro, accourue sur-le-champ, ferme la porte avant que les soixante minutes ne soient écoulées. Eve ajouta ce détail à son rapport. Qu'y avait-il sur la scène du crime ? Le couteau de cuisine en provenance de la résidence Bissel-Ewing. Depuis quand avait-il disparu ? Difficile de le savoir, Le pistolet paralysant de type militaire. Utilisé par les militaires, les Forces spéciales et certaines escouades de la ville, en cas de crise. Qui d'autre ? — Ordinateur : descriptif des armes confiées aux agents des Services secrets des États-Unis, plus spécifiquement, celles des gardes du corps présidentiels. Recherche en cours... Tous les agents reçoivent un pistolet paralysant M3 et un Blaster 4000 ou 5200, selon leur préférence. — Un M3, murmura Eve. C'est curieux, j'étais persuadé qu'ils avaient un A-l. Avant le 5 décembre 2055, l'arme de base des agents des Services secrets était le A-l. C'est à cette date que l'on est passé au M3, plus puissant. Suite à la tentative d'assassinat de la présidente Anne B. Foster, le 8 août 2055, qui a entraîné la perte de deux agents et de trois civils, il a été décidé de renforcer l'armement. — Pas possible ? Ces informations sont de source sûre. — Mouais. Eve s'adossa à son fauteuil. Celui qui avait utilisé et abandonné le M3 était parti du principe que Reva en possédait un. Elle n'avait quitté les Services secrets qu'au mois de janvier. Mais elle n'avait jamais repris son activité. Il était facile de vérifier si on lui avait remis ce type d'arme. Un détail de plus à inscrire dans son rapport. Lorsqu'elle eut terminé, elle le rangea dans un dossier et le sauvegarda. — Ordinateur, analyser toutes les données du dossier He-45209-2. Sur la base des données connues, lancer une recherche de probabilités sur la culpabilité d'Ewing, Reva. En cours... — Prends ton temps, marmonna Eve en se levant pour aller chercher une tasse de café. Elle revint tranquillement. S'assit, tripota distraitement le chat en peluche que Connors lui avait offert depuis que Galahad avait décidé de passer ses soirées avec Summerset. Preuve que ce chat manquait de discernement quand il s'agissait de juger une personnalité, pensa-t-elle. Recherche de probabilités achevée. Probabilité de la culpabilité d'Ewing, Reva, dans les meurtres de Bissel, Julian et Kade, Felicity: 77,6 %. — Voilà qui est intéressant, pour une affaire qui semblait facile à résoudre. Elle subit le test de niveau trois demain et va gagner une vingtaine de points haut la main. Ensuite, ses avocats vont me botter les fesses. — Ça ne semble pas t'angoisser. Elle tourna la tête en direction de Connors, qui était appuyé au chambranle de la porte reliant leurs deux bureaux. — Je saurai en venir à bout. — Je te revaudrai ça. Oui, oui, je sais, ajouta-t-il, tu fais ton boulot, et bla-bla-bla. Mais tu vas subir des attaques pour aider une amie à moi. Les médias vont s'en donner à cœur joie. — Et alors ! s'exclama-t-elle en agitant le chat en peluche comme si elle s'adressait à lui. Les médias m'inquiètent à peu près autant qu'une bande d'avocats trouillards. — Je regrette, mais mes avocats ne sont pas des trouillards. Eve posa la peluche et fusilla Connors du regard. — Je m'attendais qu'elle engage tes hommes. S'ils valent la moitié de ce que tu les paies, ils abandonneront toute poursuite en moins de vingt-quatre heures. Et j'aimerais autant pas. — Pourquoi ? — Parce que tant que le coupable croit que j'ai Reva dans le collimateur, elle sera à l'abri. Cela dit, selon moi, ils sont plusieurs. Une personne pour perpétrer les meurtres, une deuxième pour monter le coup, une troisième chargée de griller les ordinateurs. Et je parie qu'il y en a une autre qui appuie sur les boutons. — C'est tellement bien quand on est sur la même longueur d'ondes. Il faut que je transfère tout ça sur l'ordinateur non immatriculé. — Pourquoi ? — Viens, je vais te montrer. — Je bosse. — Je suis sûr que tu voudras voir ça, lieutenant. — J'espère que c'est un scoop. Le matériel non immatriculé, et indétectable par la CompuGuard, était installé dans une pièce sécurisée. La console noire en forme de U était équipée de dizaines de manettes et écrans de contrôle. Elle évoquait à Eve une espèce de vaisseau spatial du futur. À tel point qu'elle n'aurait pas cillé si, tout à coup, l'ensemble avait décollé du sol pour s'envoler dans les airs. Connors sortit une bouteille de cognac du bar dissimulé derrière un panneau mural. Dans l'espoir qu'Eve irait bientôt se coucher, il lui versa un verre de vin. — J'en suis au café. — Ça ne te fera pas de mal de diluer un peu la caféine. Et regarde ce que j'ai pour toi ! Il agita une barre de chocolat. Une lueur de gourmandise dansa dans les prunelles d'Eve. — Je ne savais pas que tu avais des friandises ici. — Celle-ci sera à toi à condition que tu viennes t'as-seoir sur mes genoux. — On dirait un vieux pervers qui tente de séduire une collégienne stupide. — Je ne suis pas vieux, et tu n'es pas stupide. Il s'assit, se tapota le genou. — C'est du chocolat belge. — Ne va pas t'imaginer que ça te donne le droit de me peloter, riposta-t-elle en s'exécutant. — Je n'ai plus qu'à espérer que tu changes d'avis. Ce qui sera peut-être le cas quand tu auras vu ce que j'ai découvert. Il lui mordilla l'oreille, lui tendit la barre de chocolat, puis inséra un disque dans la machine. Se penchant légèrement, il posa la paume sur la console. — Connors. Lancer les opérations. L'ordinateur ronronna, tel un animal émergeant d'un profond sommeil. Des lumières se mirent à clignoter. — Télécharger les données. — Si tu les as mises sur un disque, pourquoi as-tu besoin de passer par l'appareil non immatriculé ? Tu es déjà enregistré. — Ce n'est pas ce qu'il y a dessus, mais ce que j'ai l'intention d'en faire. À force de trifouiller, je suis tombé sur quelques barrières. Rien de particulier, à l'origine. Des codes de sécurité standard. Mais en poussant un peu, j'ai trouvé ceci. Ordinateur, afficher dernière tâche du disque sur l'écran numéro un. Affichage écran numéro un. Eve fronça les sourcils en lisant : > fichier confidentiel Accès refusé. — C'est ça ? Accès refusé ? Tu es dans une impasse, et tu me demandes de venir ici m'asseoir sur tes genoux ? — Non. Si tu es assise sur mes genoux, c'est parce que tu voulais ta friandise. Plutôt que d'admettre qu'il avait raison, elle mordit dedans. — Pourquoi l'image est-elle si mauvaise ? — Parce que, par bonheur, j'ai utilisé des filtres avant de me lancer. Si je ne l'avais pas fait, j'aurais déclenché une alarme, et ma petite incursion aurait provoqué toutes sortes de désagréments. D'où notre présence ici. Ordinateur, relancer la dernière tâche. L'écran s'éteignit, puis se ralluma. Cette fois, l'image était impeccable. Terminé. — Et alors ? — Tu m'énerves. Pour la peine, tu vas t'installer là-bas et te tenir tranquille. Elle haussa les épaules, se dirigea vers le fauteuil qu'il lui avait indiqué, et savoura sa barre au chocolat. Le regarder travailler était un plaisir. Elle aimait la façon dont il avait roulé les manches de sa chemise et attaché ses cheveux - tel un homme qui s'apprête à accomplir une activité très physique. Il utilisait à la fois les commandes manuelles et verbales, aussi pouvait-elle s'extasier devant l'agilité de ses doigts sur le clavier et se délecter d'entendre sa voix. — Accès refusé ? murmura-t-il. Je vais te montrer de quel bois je me chauffe, connard. Esquissant un sourire, elle ferma les yeux, histoire de faire le point mentalement sur la situation. Soudain, elle sentit qu'on la secouait doucement. — Eve. — Quoi ? s'exclama-t-elle en battant des paupières. Je ne dormais pas ! Je réfléchissais. — En effet, je t'entendais. — Si c'est une manière détournée de me dire que je ronflais, va te faire voir. — Je pense que ceci va t'intéresser, répondit-il plaisamment, sans relever. Elle se frotta les yeux, le dévisagea. — A en juger par ton air satisfait, tu es parvenu à tes fins. — Regarde, fit-il en désignant l'écran. Eve se leva lentement tout en lisant. Homeland Security Organization1 Accès refusé! — Seigneur Dieu, Connors, tu as piraté la HSO ? — Oui, confirma-t-il tranquillement en s'offrant un deuxième cognac en guise de récompense. Et je peux te dire que ça n'a pas été facile. Tu as « réfléchi » pendant plus d'une heure. — Mais on ne peut pas faire ça ! — Désolé de te décevoir, mais comme tu peux le constater... — Je ne veux pas dire que tu n'en es pas capable, mais que c'est interdit ! — Du calme, lieutenant, nous sommes protégés. Il se pencha pour l'embrasser sur le bout du nez. — Connors... — Chut... tu n'as encore rien vu. Ordinateur, lancer le code. Bien... Le fichier que j'ai dégoté est crypté, pour des raisons évidentes. Je m'étonne que la HSO n'emploie pas un cryptage plus complexe. Évidemment, ils n'ont pas dû envisager que quelqu'un puisse parvenir jusque-là. — Tu as perdu la tête. Tu auras peut-être droit à une réduction de peine pour folie. Ils vont te torturer, te laver le cerveau, t'enfermer dans une cage jusqu'à la fin de tes jours, mais ils éviteront sans doute de te battre à mort s'ils savent que tu es cinglé. Il s'agit de la HSO. L'organisation antiterroriste qui utilise des méthodes tout aussi ignobles que celles des terroristes qu'ils ont pour mission de débusquer et de détruire. Connors... — Oui, oui, éluda-t-il. Ah, nous y voilà ! Jette un coup d'oeil. Elle pivota vers l'écran, et découvrit la photo d'identité ainsi que le dossier personnel de Bissel, Julian, agent de deuxième niveau. — Nom d'un chien ! Nom d'un chien ! s'écria-t-elle, avec un sourire aussi large que celui de Connors. On a une putain de barbouze ! 7 — Une barbouze morte, fit remarquer Connors. Serait-ce un pléonasme ? — C'est logique. Tu ne comprends pas ? ajouta-t-elle en le gratifiant d'un léger coup de poing à l'épaule. Qui, mieux qu'une barbouze, sait franchir toutes les barrières de sécurité imaginables ? — En toute modestie, je dois avouer que je... — Tais-toi. Bissel appartenait à la Sécurité Défense; rien d'étonnant que l'accès à son atelier soit sécurisé, qu'il se soit mis en ménage avec une experte en la matière, et qu'on l'ait retrouvé mort. — Assassiné par une autre barbouze, de chez nous ou d'ailleurs. — Exactement. Ils étaient au courant de la liaison de Bissel, et le moment venu, ils ont averti Reva. Ils se sont débrouillés pour que ce soit elle qu'on accuse. — Pourquoi ? Dans quel but tendre un piège à une femme innocente ? Fronçant les sourcils, elle examina l'écran. Il avait un physique somme toute assez banal. Plutôt beau, si on avait un faible pour le genre lisse, mais ordinaire. Justement, songea-t-elle. Pour durer, une barbouze se devait de se fondre dans la masse. — Je ne suis pas certaine qu'ils aient eu un objectif particulier, mais si c'était le cas, ce pourrait être tout simplement de détourner l'attention de Bissel. Un homme adultère, poignardé par son épouse hystérique dans un élan de colère. La brigade des homicides intervient, constate le massacre, écroue Reva, et le dossier est clos. — Ils auraient pu mettre en scène un cambriolage raté et laisser Reva en dehors de tout ça. — Mouais, concéda-t-elle. J'en déduis donc qu'elle était déjà impliquée. — Le code rouge. — Le code rouge, ainsi que d'autres projets sur lesquels elle a travaillé ces deux dernières années. Fourrant les poings dans ses poches, elle se mit à aller et venir. — Des programmes gouvernementaux ou hautement confidentiels, vous en avez d'autres. — Bien sûr, confirma Connors, le regard rivé sur l'image de Bissel. Il l'a épousée pour son métier. Pour ce qu'elle représentait, et non pour ce qu'elle était. — Ou pour ce que toi tu représentes. Ils ont sûrement un dossier sur toi. — Sans aucun doute. Il avait d'ailleurs l'intention d'y jeter un coup d'œil dès qu'il aurait terminé. — A quoi correspond le niveau deux ? Agent de niveau deux. — Je n'en ai pas la moindre idée. — Étudions son dossier. Quand a-t-il été embauché ? Les pouces accrochés à ses poches, elle parcourut les données affichées. — Il y a neuf ans, il n'avait donc rien d'un débutant. Basé à Rome pendant deux ans, puis à Paris et à Bonn. Il a circulé. Je suppose que sa profession d'artiste lui servait de couverture. Il parlait quatre langues - c'est un plus. Nous savons aussi qu'il savait séduire ces dames, encore un atout. — Eve, regarde qui l'a recruté. — Où? Il enfonça une touche pour surligner un nom. — Felicity Kade ? Nom d'un chien ! Elle leva la main, lui intimant le silence, pendant qu'elle réfléchissait à haute voix : — Elle a dû jouer le rôle d'entraîneur. Il arrive souvent que formateur et élève développent une relation personnelle. Ils travaillaient ensemble, et ils étaient amants. Ils sont dans le moule... — Quel moule ? — Sophistiqués, mondains, niveau social élevé. Vaniteux... — Pourquoi vaniteux ? — Des miroirs partout, des fortunes dépensées en chirurgie esthétique... Amusé, il admira ses ongles. — Ce sont des plaisirs que s'offrent la plupart de ceux qui ont un train de vie plus que confortable. — Certes. D'ailleurs, tu es assez vaniteux toi-même, mais ce n'est pas pareil. Tu ne mets pas des glaces partout pour pouvoir t'admirer dès que tu fais le moindre mouvement, comme Bissel. Songeuse, elle dévisagea Connors. Bon, d'accord, si elle avait autant d'allure que lui, elle passerait probablement le plus clair de ses journées à se contempler. Bizarre. — Tous ces miroirs, reprit-elle, comme il se contentait de sourire, ces surfaces réfléchissantes... on pourrait arguer que c'est autant un signe de manque de confiance en soi que de vanité. — C'est aussi mon avis, mais il me semble que c'est une question à soumettre à Mira. — Tu as raison... Bref. Ils évoluent dans le monde des arts, ils se montrent. Même si ce n'est qu'une couverture, ils sont obligés de jouer le jeu. Et puis, sur un autre plan, il faut certaines qualités pour entreprendre ce genre de métier sur le long terme. On vit une illusion, on s'invente une identité, un personnage à mi-chemin entre la réalité et le fantasme. Sinon, ça ne peut pas fonctionner. — Je suis d'avis que Bissel et Kade forment un couple mieux assorti que Bissel et Reva - du moins, en apparence. — Oui, mais ils ont besoin de Reva. Ils ont besoin de, ou ont reçu l'ordre d'infiltrer la Securecomp. Felicity approche Reva la première, elles deviennent amies. Mais Reva se révèle une mauvaise candidate pour lâ HSO. — Elle a travaillé pour le gouvernement, souligna Connors. Elle a failli y perdre la vie. C'est une femme loyale et, si mes souvenirs sont bons, l'administration à laquelle elle était rattachée n'avait guère d'atomes crochus avec la HSO. — Ah ! la politique ! marmonna Eve. Ça me rend dingue. Bon. Partons du principe que Reva est jugée inapte aux missions d'infiltration. Elle n'en demeure pas moins une ressource intéressante pour la HSO. C'est là que Bissel entre en scène. Le fait qu'il l'ait épousée prouve qu'ils voulaient l'avoir à disposition sur le long terme. — Pour mieux la jeter ensuite. Elle lui tourna le dos. — Je suis désolée pour ton amie. — Je me demande comment elle va réagir en apprenant tout cela. — Quoi qu'il en soit, elle va devoir se battre. Elle n'a pas vraiment le choix... Ces deux-là l'utilisaient comme source de renseignements. Ils ont probablement introduit des mouchards chez elle, dans son ordinateur, dans sa voiture, voire sur elle. Elle était leur taupe sans le savoir, et je parie qu'elle leur a fourni un paquet d'informations. Sinon, à quoi bon entretenir cette mascarade de mariage et d'amitié ? — Oui, concéda-t-il. Mais pourquoi avoir supprimé deux agents ? Si c'est un assassinat interne, quel gâchis ! Si l'ordre est venu de l'extérieur, cela me paraît un peu excessif. D'une façon comme d'une autre, Eve, c'est du bâclé. — Bâclé, peut-être, mais cela a permis d'éliminer trois acteurs clés. Elle pianota sur ses hanches. — Il y a autre chose. Forcément. Peut-être que Bissel et Kade ont foiré. Qu'ils ont tenté de jouer sur les deux tableaux. Qu'ils se sont fait repérer. Il faut passer leurs dossiers à la loupe. J'ai besoin de tout ce que tu pourras me dénicher sur eux. Dans la mesure où nous avons affaire à des barbouzes, n'hésite pas à contourner le règlement. — Tu peux répéter? Contourner le règlement ! Comme cela sonne délicieusement à mon oreille ! — Tuvt'amuses comme un fou, pas vrai? — Je crois, oui, répliqua-t-il, mais la lueur qui s'alluma dans ses yeux n'avait rien d'amusé quand il ajouta : Reva ne mérite pas ça. Quelqu'un va devoir payer. Et je me ferai un plaisir d'y veiller... Viens t'asseoir sur mes genoux. — Lance les recherches, camarade. Moi, je dois contacter les hommes chargés de fouiller la maison de Reva. Ça m'ennuierait que quelqu'un réussisse à s'y glisser avant qu'on ait vérifié s'il y avait des micros, demain matin. — S'il y en avait, ils ont dû les enlever. — Ils ont dû agir entre le moment où Reva a reçu le paquet et son retour après le meurtre. Ça fait court, mais il est possible qu'ils aient eu le temps de faire le ménage. Il y avait aussi quelqu'un au Flatiron. D'après moi, une opération de ce genre, un double meurtre, requiert une petite équipe bien soudée. Inutile de mettre trop de personnes au courant. — Il s'agit de la HSO, lui rappela Connors. On exécute les ordres sans demander d'explications. — Mouais, murmura Eve en se remémorant le lit ensanglanté de Felicity Kade. Qui pouvait ordonner ce genre de brutalité ? — Tu n'as pas tort. Néanmoins, en supposant qu'ils soient passés, ils ont peut-être oublié quelque chose. Ils travaillèrent encore deux bonnes heures, avant que Connors ne décrète que cela suffisait pour aujourd'hui. Il réussit à convaincre Eve de se coucher puis, une fois certain qu'elle s'était endormie, il se releva et se remit à l'ouvrage. Il n'eut aucune difficulté à accéder à son propre dossier. Les informations qui le concernaient étaient moins compromettantes qu'il ne l'avait craint. A peine plus que ce qui était de notoriété publique. Les mots suspecté, présumé, probable resurgissaient régulièrement tout au long de sa carrière en dents de scie. La plupart des accusations citées étaient fondées, mais on lui attribuait aussi quelques délits qu'il n'avait jamais commis. Aucune importance. Il fut davantage amusé qu'irrité de découvrir que, à deux reprises, il avait eu une aventure avec un agent ayant pour mission de lui soutirer des informations. Il alluma une cigarette, balança son fauteuil vers l'arrière et se remémora les deux femmes en question avec tendresse. Il n'avait pas à se plaindre. Il avait apprécié leur compagnie et avait la certitude que, malgré l'échec de leur mission, elles avaient apprécié la sienne tout autant. Ils n'étaient pas au courant, pour sa mère, ce qui était un immense soulagement. Officiellement, il était le fils de Meg Connors, et cela lui convenait parfaitement. En quoi cela pouvait-il intéresser la HSO de savoir qui l'avait mis au monde? Une jeune fille suffisamment naïve et amoureuse pour croire en un homme tel que Patrick Connors ne méritait pas leur attention. D'autant qu'elle était morte depuis longtemps. Comme ils n'avaient pas approfondi leurs recherches, ils ne savaient rien de Siobahn Brody, ni de sa tante ou du reste de la famille qu'il avait récemment retrouvé dans l'ouest de l'Irlande. Ses proches n'auraient donc pas à subir les filatures de la HSO. En revanche, il y avait un gros dossier sur son père. Patrick Connors avait suscité l'intérêt de la HSO, d'Interpol, du Conseil des services secrets globaux et d'autres organisations clandestines auprès desquelles la HSO avait récupéré des renseignements. Connors apprit qu'ils avaient même envisagé à une époque de le recruter, mais y avaient renoncé, arguant du fait qu'il était instable. Instable, songea-t-il avec un rire sans joie. Le terme était faible. Ils avaient établi un lien entre lui et Max Ricker, ce qui n'était pas une surprise. Ricker était un type malin, et son réseau, comprenant diverses entreprises de vente d'armes et de stupéfiants, s'étendait sur toute la planète et en dehors. Mais il avait été beaucoup trop prétentieux pour se couvrir efficacement. Patrick Connors était considéré comme l'un des pions de Ricker - un pion peu habile. Trop porté sur la boisson et les hallucinogènes. Pas assez discret pour mériter une promotion, encore moins un rôle de titulaire dans l'équipe de Ricker. Mais le fait de lire tout cela noir sur blanc le satisfaisait d'autant plus que c'était Eve qui avait mis Ricker en cabane. Il était sur le point de refermer le fichier, quand il remarqua une note concernant un certain voyage à Dallas. Son sang se glaça. Patrick Connors s'est rendu de Dublin à Dallas, Texas, par des chemins détournés, sous le nom de Connors O'Hara. Il est arrivé à Dallas le 12 mai 2036 à 17h 30. Il a été accueilli à l'aéroport par Richard Troy, alias Richie Williams, alias William Bounty, alias Rick Marco. Les deux individus se sont rendus en voiture à l'hôtel Casa Diablo, où Troy avait pris une chambre sous le nom de Rick Marco. Connors a loué la sienne sous le nom d'O'Hara. À 20 h 15, les deux individus ont quitté l'hôtel à pied pour le bar Black Saddle, où ils sont restés jusqu'à 2 heures. Transcription de leur conversation en pièce jointe. Plusieurs rapports de surveillance suivaient, sur trois jours, détaillant toutes leurs allées et venues et réunions dans une succession de bars minables. Leurs beuveries étaient entrecoupées de discussions sur un mouvement de munitions depuis la base d'Atlanta. Max Ricker. Connors n'avait pas besoin de ce document pour savoir que son père, comme celui d'Eve, avait évolué dans la périphérie du réseau de Ricker. Ils savaient donc que les deux hommes s'étaient rencontrés, à Dallas. Quelques jours, quelques jours seulement avant qu'on ne découvre Eve, battue et brisée, dans une allée. Ils étaient au courant. De même que la HSO. L'individu Connors a quitté l'hôtel à 10h 35 le lendemain matin. Il a été conduit par Troy à l'aéroport, où il a pris la navette pour Atlanta. Troy est retourné dans sa chambre d'hôtel, qu'il partageait avec une mineure. La filature de Connors a été confiée à l'agent Clark. — Une mineure, murmura Connors. Bande de salauds. Espèces de fils de putes. Vous saviez forcément. Submergé par la rage, il s'attaqua à la lecture du fichier HSO de Troy. L'aube n'était pas encore levée quand elle sentit ses bras l'entourer. Très tendrement. Encore dans ses rêves, elle se tourna vers lui, se blottit contre son corps, goûta la douceur de ses lèvres. Elle s'abandonna à leur baiser avec délectation. Dans l'obscurité, elle savait toujours où le trouver. Elle savait qu'il était là, pour la rassurer ou l'exciter. Elle laissa courir ses doigts dans ses cheveux, l'embrassa de plus belle. Il était là ; elle savoura le satiné de sa peau, la fermeté de ses muscles, son odeur. Elle murmura son nom. Ses caresses étaient divines. Le visage, la gorge, les épaules... la naissance des seins... — Je t'aime, chuchota-t-il contre son cœur. Elle esquissa un sourire dans le noir. Il la berça contre lui un moment, paupières closes. Eve poussa un soupir de bonheur. Il la prit tout en douceur, et lorsqu'elle atteignit l'orgasme, ce fut serein et délicieux. Elle s'accrocha à lui, dans le lit sous l'immense fenêtre percée dans le plafond. Le ciel s edaircissait. Elle serait volontiers restée ainsi pendant une heure. — Eve, murmura-t-il, il faut qu'on parle. — Mmm... pas maintenant. Je dors. — C'est important, insista-t-il en s'écartant, indifférent à son grognement de protestation. Je suis désolé. Lumière à vingt pour cent ! — Oh, non ! Elle plaqua la main sur ses yeux. — Quelle heure est-il ? 5 heures ? Qui a envie d'entamer une conversation à 5 heures du matin ? — Il est presque 5 h 30, et ton équipe débarque à 7 heures. J'ai besoin d'un peu de temps. Elle le scruta entre ses doigts écartés. — Pourquoi ? — Cette nuit, je me suis replongé dans les dossiers. Elle eut un frémissement de colère. — Tu m'avais dit que tu ne pouvais pas aller plus loin. — En ce qui concernait ton affaire. Mais je voulais lire mon dossier, au cas où... Juste au cas où. Elle s'assit brusquement. — Tu as un problème ? Bon sang, tu as des soucis avec cette putain de HSO ? — Non. Il posa les mains sur ses épaules, lui caressa les bras. Il savait qu'elle allait souffrir, et il en avait mal d'avance pour elle. — Ce n'est pas ça. Pendant que j'y étais, j'en ai profité pour consulter celui de mon père. — Ta mère... — Non. Apparemment, elle n'a jamais retenu leur attention. À cette époque, ils ne s'intéressaient à lui que de très loin, et c'est tant mieux pour elle. Mais plus tard, Patrick Connors a éveillé leur curiosité, et ils ont passé un certain temps à le filer. Dans l'espoir, sans doute, qu'il leur révélerait des infos leur permettant de coincer Ricker. — Il n'avait vraisemblablement rien à leur offrir puisque Ricker est resté dans le circuit jusqu'à l'année dernière. — Pas suffisamment, en tout cas. C'est un document long et complexe. Une succession de références croisées et d'heures de traque qui n'ont pas donné grand-chose. — De toute façon, Ricker est hors jeu, désormais. Mais quel est le rapport ? — Ils filaient mon père, persuadés que celui-ci travaillait pour Ricker. Ils l'ont suivi jusqu'à Dallas, au mois de mai. L'année de tes huit ans. Elle opina lentement, ravala sa salive. — Nous savions qu'il avait séjourné à Dallas à cette époque, pour monter l'affaire d'Atlanta, l'escroquerie qui a fait couler l'opération de Skinner. Ce n'est pas important. Écoute, puisque je suis levée, je vais prendre une douche. — Eve. Il lui agrippa les mains. — C'est un certain Richard Troy qui est allé le chercher à l'aéroport. Elle le fixa, les yeux agrandis de terreur, comme lorsqu'elle se réveillait de l'un de ses cauchemars. — Ça n'a rien à voir avec mon enquête. Mon enquête passe en priorité. Je dois... — Je n'ai jamais effectué de recherches sur ton passé, parce que je savais que tu ne le souhaitais pas. Les mains d'Eve étaient glacées. — Mon seul but était de m'assurer que personne de ma famille n'était sous surveillance. Le lien... Eve, ma chérie, le lien entre ton père et le mien est là. Nous ne pouvons pas l'ignorer. Je ne veux pas te faire du mal. Je ne le supporterais pas. — Lâche-moi. — Je ne peux pas. Je suis navré. J'ai hésité à t'en parler, mais je ne me voyais pas te le cacher. Ce serait ajouter l'insulte à la douleur. Comme si je ne te croyais pas assez forte pour accepter la vérité. — Il faut que je réfléchisse ! s'écria-t-elle d'une voix rauque en s'arrachant à son étreinte. J'ai besoin de réfléchir. Laisse-moi tranquille. Elle bondit hors du lit, courut dans la salle de bains. Claqua la porte. Il faillit l'y rejoindre, mais se ravisa, ne sachant s'il le faisait pour lui ou pour elle. Eve prit une douche brûlante. Au bout de quelques minutes, les battements de son cœur ralentirent. Elle resta trop longtemps dans la cabine de séchage et en ressortit un peu étourdie. Et maintenant, un café. Elle devait à tout prix se concentrer. Elle avait une enquête à mener. Au diable Patrick Connors, son père, l'épisode de Dallas. Elle ne pouvait s'accorder le luxe de s'encombrer l'esprit avec de telles conneries. Elle avait d'autres soucis. Elle se contempla dans la glace au-dessus du lavabo. Son visage était pâle de terreur. Elle avait envie d'y flanquer son poing. Elle se retint à temps. Tournant les talons, elle attrapa son peignoir et revint dans la chambre. Connors était levé, il avait enfilé un peignoir, lui aussi. Sans un mot, il s'approcha d'elle et lui tendit une tasse de café. — Je ne veux rien savoir. Tu comprends ? Je ne veux rien entendre. — Très bien, concéda-t-il en lui effleurant la joue d'un geste tendre. N'en parlons plus. Il ne la traiterait pas de lâche, comprit-elle. Ça ne lui viendrait même pas à l'idée. Il se contenterait de l'aimer. — Je ne veux rien savoir, répéta-t-elle, mais il faut que tu me le dises. Elle se dirigea vers le coin salon et prit place dans un fauteuil. — Il s'appelait Troy ? Connors s'installa en face d'elle, de l'autre côté de la table basse, car il sentait qu'elle avait besoin de maintenir une certaine distance entre eux. — Il avait plusieurs pseudonymes, mais apparemment Richard Troy était son nom officiel. Je suis tombé sur son dossier. Je ne l'ai pas lu en entier... seulement la partie concernant l'expédition à Dallas. Mais je t'en ai fait une copie, au cas où cela t'intéresserait. Elle ne savait plus ce qu'elle voulait. — Ils se sont rencontrés à Dallas. — Oui. Ton père est venu chercher le mien à l'aéroport, l'a amené à l'hôtel où... où tu te trouvais. Le soir, ils sont sortis et se sont saoulés. Il y a une retranscription de leur conversation, de même que de toutes celles des trois jours suivants. Beaucoup de fanfaronnades, et quelques spéculations à propos de l'opération d'Atlanta. — Le trafic d'armes de Ricker. — En effet. Mon père devait se rendre à Atlanta, ce qu'il a fait. Il semblerait qu'il ait touché un pot-de-vin des flics qui s'étaient servis de lui pour infiltrer l'organisation de Ricker. Il l'a empoché, ainsi que l'argent de Ricker. Puis, doublant les deux, il est reparti pour Dublin. — Ce qui confirme nos hypothèses lors de l'affaire Skinner. Boulot bâclé de la part des barbouzes, dans la mesure où ils n'ont pas compris ce que ton père avait en tête, et prévenu les autorités locales. Cela signifie que la HSO est aussi responsable que Ricker de la mort de ces treize flics au cours de ce raid raté. — Selon moi, la HSO se fichait pas mal des flics. — Mmm... Ils devaient considérer Ricker comme leur cible principale. L'opération d'Atlanta était majeure, mais ce n'était qu'une partie d'un tout. Peut-être étaient-ils trop impatients d'éliminer Ricker, de bousiller son réseau et de crier victoire, pour s'apercevoir qu'un petit escroc comme Patrick Connors s'apprêtait à les rouler dans la farine, tous autant qu'ils étaient. Mais il est inconcevable qu'ils aient laissé les flics mourir de cette manière. — Ils étaient au courant, pour toi. — Quoi ? — Ils savaient qu'il y avait une enfant avec lui dans la chambre. Une petite fille. Ces salauds le savaient. Le regard d'Eve se voila, et Connors émit un juron. Repoussant la table, il la força à placer la tête entre ses genoux. — Respire... tout doucement. Mbn Dieu! Mon Dieu, Eve, je suis désolé. La voix de Connors lui bourdonnait aux oreilles. Sa magnifique voix, qui lui murmurait des mots en gaélique, à présent, sous le coup de l'émotion. Elle l'entendait se briser, sentait le frémissement de sa main dans ses cheveux. Elle se rendit compte qu'il s'était agenouillé devant elle. Aussi bouleversé, sinon plus, qu'elle. N'était-ce pas étrange ? N'était-ce pas miraculeux ? — Ça va, souffla-t-elle. — Attends encore une minute. Tu trembles. Je veux qu'ils paient. Tous ceux qui savaient que tu étais sa prisonnière, et qui n'ont pas réagi. Je veux leur sucer le sang. Elle changea de position, de manière à le regarder, la joue posée sur le genou. Il était submergé par la rage. — Ça va, insista-t-elle. Je ne craquerai pas, Connors. Parce que j'ai survécu, contrairement à lui. Je veux lire ce dossier. Il opina, la serra contre lui. — Si tu m'avais caché ça, je t'en aurais voulu. Je sais que ce n'est pas facile pour toi non plus, mais... nous nous en sortirons, tous les deux. Il faut que je consulte ce dossier. — Je vais te le chercher. — Non. Je t'accompagne. Nous le lirons ensemble. Ils retournèrent dans la pièce secrète de Connors. Eve resta debout. Abus sexuels et physiques à l'encontre d'une fillette, qui serait la fille de l'individu. Aucune donnée sur la mineure. Une intervention n'est pas recommandée pour le moment. Si le sujet se rend compte qu'il est observé, ou si une quelconque agence d'assistance sociale ou d'application de la loi est informée de cette situation, la valeur du sujet pourrait être compromise. Nous recommandons le statu quo. — Us n'ont pas bougé, articula Connors. Je hais ces putains de flics. Sauf toi, ajouta-t-il après un bref silence. — Ce ne sont pas des flics. Ils se fichent éperdument de la loi, encore plus de la justice. Pour eux, depuis leur naissance à l'aube des Guerres urbaines, tout n'est qu'un immense tableau, et les personnages qui y figurent peuvent aller se faire voir. Ravalant sa colère et son horreur, elle poursuivit sa lecture. À la fin, elle dut se raccrocher à la console pour ne pas tomber. — Ils savaient ce qui s'était passé. Ils savaient que je l'avais tué. Mon Dieu ! Ils savaient, et ils ont tout nettoyé derrière moi. — Pour cacher leur propre culpabilité. — Regarde... ils prétendent que les micros dissimulés étaient défectueux et n'ont pas fonctionné cette nuit-là. Elle reprit son souffle, relut le passage en question. Aucun son, aucun mouvement n'a été détecté sur les lieux entre 7 heures et 16 heures. Craignant que le sujet ne se soit enfui pendant la nuit, l'agent de terrain s'est risqué à inspecter personnellement la chambre. À son entrée, l'agent a constaté que le sujet était DCD. Cause du décès: blessures multiples infligées par un petit couteau de cuisine. La mineure avait disparu. Rien n'a été trouvé sur les lieux concernant Ricker ou Connors. Sur ordre de la base, la pièce a été nettoyée, et le corps envoyé à la morgue. La mineure, vraisemblablement la fille du sujet, a été localisée à l'hôpital. Traumatisme sévère, physique et émotionnel. Les autorités locales mènent l'enquête. La mineure ne portait aucune pièce d'identité sur elle et sera confiée à l'assistance sociale. Par la suite, les autorités locales ont été incapables d'identifier la mineure. Celle-ci ne se souvenait ni de son nom ni des événements. Aucun lien ne peut être établi avec Troy ou cette agence. L'enfant est désormais entre les mains de l'Agence nationale pour les mineurs, qui lui a attribué un nom : Dallas, Eve. L'affaire Troy est close. — Il y a un fichier sur moi ? — Oui. — Ils ont établi le lien ? — Je ne l'ai pas lu. — Quelle volonté ! railla-t-elle. Comme il ne disait rien, elle se détourna de l'écran et fit un pas vers lui. Il recula. — Quelqu'un va payer. Rien ne m'arrêtera. Je ne peux pas le tuer - et Dieu sait que j'en ai rêvé ! Mais quelqu'un va regretter amèrement de ne pas être intervenu. — Ça ne changera rien. — Oh que si ! Elle avait froid, soudain, terriblement froid, mais la détermination de Connors acheva de l'engourdir. — Ça ne va pas m'aider de penser que tu te lances aux trousses d'une barbouze qui a sévi il y a vingt ans. — Tu n'es pas obligée d'y penser. Une boule de panique lui obstrua la gorge. — J'ai besoin que tu te concentres sur mon enquête. Tu m'as promis de me donner un coup de main. Il se leva, vint se planter devant elle. Les yeux brillants, il lui prit le menton. — Tu crois vraiment que je peux... que je vais laisser tomber? — Non. Mais est-ce que tu crois que je peux rester dans mon coin pendant que tu joues les justiciers ? — Non. Donc, on a un problème. En attendant, je te donnerai tout ce que tu voudras pour résoudre cette affaire. Je ne te demanderai pas de renier tes convictions, Eve. Tout ce que je souhaite, c'est que, le moment venu, tu respectes les miennes. — J'aimerais que tu réfléchisses bien avant de commettre des actions que tu pourrais regretter. — Je ferai ce que j'aurai à faire, fit-il d'une voix neutre. Et toi aussi. — Connors ! murmura-t-elle en lui agrippant les bras, paniquée. Quelles que soient les horreurs que j'ai vécues à Dallas, je m'en suis sortie. Je suis là. Peut-être que tout ce qui m'est cher, y compris toi, c'est grâce à cela que je l'ai obtenu. Si c'est le cas, je n'hésiterai pas à revivre ce cauchemar. Minute par minute, pour t'avoir toi, pour avoir mon insigne, pour mener la vie qui est la mienne aujourd'hui. C'est tout ce qui compte à mes yeux. Essaie de ne pas l'oublier, — Je ne l'oublierai pas. — Il faut que je me prépare pour ma réunion. Toi aussi, d'ailleurs. Nous devons nous concentrer sur l'enquête en cours. Si tu n'y parviens pas, tu ne nous seras d'aucun secours, ni à moi ni à ton amie. — Eve... D'un geste doux, il essuya la larme qui avait roulé sur sa joue. Quand il l'enlaça, elle craqua. Elle se blottit contre lui et s'abandonna à ses sanglots. 8 Eve s'était ressaisie quand son équipe arriva pour la réunion. Les événements de Dallas étaient soigneusement rangés dans un coin de son esprit. Elle verrait cela plus tard, quand elle serait seule, et quand elle aurait la force de les affronter. Dès qu'elle en aurait l'occasion, elle réfléchirait aux initiatives à prendre, le cas échéant. Il allait les tuer. Elle ne se faisait aucune illusion sur ce point. Livré à lui-même, Connors traquerait les hommes qui, à Dallas, avaient choisi de ne pas agir. Et les éliminerait. Il n'hésiterait pas, à moins qu'elle ne trouve une réponse à sa rage, à son sens très personnel de la justice, et à son besoin de punir les coupables. De prendre sa défense et de verser le sang pour venger une enfant désespérée. D'une façon ou d'une autre, elle devait découvrir cette réponse. En attendant, elle s'apprêtait à lutter contre l'une des organisations secrètes les plus puissantes de la planète. Son projet initial d'élargir l'équipe, d'y inclure plusieurs hommes sélectionnés au sein de la DDE, serait pour plus tard. Elle avait une bombe entre les mains. À force de la passer de l'un à l'autre, celle-ci risquait de lui exploser à la figure. Elle se contenterait d'une escouade aussi réduite et soudée que possible. Feeney. Elle ne pouvait pas se passer de Feeney. En ce moment, il grignotait une de ses viennoiseries préférées tout en se querellant avec McNab à propos d'un dénommé Snooks, joueur de base-bail de l'Arena Bail. Ian McNab ne semblait pas du genre à s'emporter à ce sujet. Il n'avait pas non plus l'air d'un flic. Il était affublé d'un pantalon violet imitation cuir, resserré autour des chevilles pour mettre en valeur ses baskets de la même couleur. Sa chemise à rayures mauves moulait son torse étroit et ses épaules maigres. Il avait attaché ses cheveux blonds en une tresse qui se balançait entre ses omoplates, mais compensé la simplicité de sa coiffure par une jungle d'anneaux accrochés à son lobe gauche. Bien que doté d'un visage agréable et d'une paire d'yeux verts pétillant d'intelligence, il ne semblait pas suffisamment solide et robuste pour plaire à Peabody. Pourtant, il lui plaisait, et sacrément, même. Le courant qui passait entre eux était perceptible dans la manière dont il lui effleurait la cuisse d'un geste nonchalant, tandis qu'elle lui flanquait des coups de coude pour l'empêcher de lui arracher sa pâtisserie. Comme preuve de cet amour naissant, Peabody finit par la couper en deux et par lui en donner une moitié. Eve avait besoin d'eux trois, et de l'homme - son mari - qui buvait tranquillement son café en attendant qu'elle lance l'assaut. Ce qu'elle s'empressa de faire. — Bien. Si vous en avez terminé avec votre pause-café, nous avons à discuter d'une petite affaire de double homicide. — J'ai le rapport de la DDE, intervint Feeney en désignant le paquet qu'il avait posé sur son bureau. Tous les ordinateurs, celui de la maison, celui de l'atelier, celui de la galerie, sont grillés. J'ai quelques idées sur la façon de récupérer les données, mais ce sera long et compliqué. Nous irions nettement plus vite en utilisant le matériel de notre consultant civil. — Il est à votre disposition, assura Connors. Ce qui lui valut un radieux sourire de la part de Feeney. — Je peux rameuter les livreurs avec les machines d'ici une heure. Nous installerons un réseau et... — Impossible, interrompit Eve. Il faut que tu en transportes toi-même un exemplaire. Quant aux appareils qui resteront au Central, ils doivent être enfermés sous haute sécurité. Il faut les mettre à l'abri, Feeney. Immédiatement. — Dallas, l'électronique, ce n'est pas ton domaine, mais même toi tu devrais savoir que je vais avoir besoin de temps pour remettre en état comme par magie plus d'une douzaine d'unités. Si je suis obligé de les transporter ici tout seul, j'en aurai pour plusieurs jours, sinon des semaines. — C'est inévitable. La nature de cette enquête a changé. J'ai eu des renseignements qui confirment l'implication et la possible participation dans ces meurtres de la HSO. Il y eut un grand silence, puis McNab s'exclama : — Des barbouzes ? Waouh ! C'est le top du top ! — Il ne s'agit pas de quelque jeu vidéo, inspecteur, où vous jouez le rôle d'un agent secret. Deux personnes sont mortes. — Sauf votre respect, lieutenant, elles ne vont pas ressusciter. À court de reparties, elle préféra ignorer ce commentaire. — Je ne peux pas vous révéler la manière dont j'ai obtenu ces informations. Le coup d'œil que Feeney jeta à Connors ne lui échappa pas. — Si le tribunal m'ordonne de citer mes sources - ce qui est vraisemblable -, je mentirai. Je tiens à ce que vous le sachiez. Je commettrai ce parjure sans la moindre hésitation, non seulement pour couvrir ma source, mais aussi pour maintenir l'intégrité de cette enquête, et pour protéger Reva Ewing, dont je suis convaincue qu'elle est innocente. — Les tuyaux anonymes, j'adore, lança Feeney. Les transmissions de données qui ne laissent pas de traces. Je peux y remédier sur votre ordinateur, pour que cela passe inaperçu. — C'est illégal, lui rappela Eve. Il sourit. — Je réfléchis à voix haute. — À l'ouverture de cette enquête, vous pensiez tous avoir affaire à un problème de routine. Il n'en est rien. Vous êtes autorisés à vous retirer de cette enquête avant que je vous communique les renseignements dont je dispose. Une fois au courant, vous serez condamnés à aller jusqu'au bout. Je vous préviens, ça risque d'être délicat. Nous ne pouvons en parler à personne. Nous ne pouvons pas en discuter en dehors des lieux sécurisés. Chacun d'entre nous devra subir une fouille quotidienne : domicile, bureau, véhicule et personnelle. Vous serez en danger, et très certainement sous surveillance. — Lieutenant... Eve regarda Peabody. — Vous savez bien qu'on ne vous lâchera pas. — Il ne s'agit pas d'une enquête normale. — Non, parce que c'est le top du top. Peabody sourit, ce qui lui valut un grognement complice de la part de McNab. Secouant la tête, Eve se jucha sur le coin de son bureau. Elle se doutait qu'ils joueraient le jeu, mais, à présent, elle devait leur en expliquer les règles. — Julian Bissel était un agent niveau deux de la HSO, recruté et entraîné par Felicity Kade. — C'est un coup de la HSO ? Elle glissa un coup d'œil à McNab. — Il est encore trop tôt pour l'affirmer. Pas de notes ! ajouta-t-elle, tandis qu'il sortait son carnet électronique. Vous n'enregistrerez rien, sauf sur les appareils désignés. Voici ce que je sais. Bissel appartenait à la HSO depuis neuf ans. En tant qu'agent niveau deux, il agissait essentiellement comme messager. Il transmettait les données d'un point à un autre, accédait à certains dossiers confidentiels, recueillait des informations secrètes, qu'il communiquait à un contact, Kade le plus souvent, mais pas exclusivement. Il y a trois ans, Kade a reçu l'ordre de se rapprocher de Reva Ewing et de se lier d'amitié avec elle. — Pourquoi Ewing ? demanda Peabody. — Ils l'avaient filée pendant plusieurs années, notamment à l'époque où elle travaillait pour les Services secrets. Cette surveillance s'est accélérée lorsque, après avoir essuyé un coup de feu, elle a dû prendre sa retraite prématurément. Un recruteur de la HSO l'aurait abordée au cours de sa convalescence et - d'après le fichier - aurait très mal pris son refus de coopérer. Dans la mesure où on lui avait proposé une somme alléchante, son refus et son engagement peu après chez Securecomp ont éveillé leurs soupçons. Eve reprit son souffle. — Les Entreprises Connors sont depuis longtemps dans le collimateur de la HSO. Ils ont dépensé beaucoup de temps et d'énergie à tenter de prouver que le groupe avait un lien avec l'espionnage. En vain. Reva Ewing les intéressait tout particulièrement pour les relations personnelles et professionnelles qu'elle entretenait avec le dirigeant, et la position de sa mère, en tant qu'assistante de Connors. Ils espéraient que Reva parlerait de son travail, de son patron, de ses projets, etc. — Mais elle est restée muette comme une carpe, devina Feeney. — Elle ne leur a pas donné ce qu'ils cherchaient. Us n'avaient pourtant pas lésiné sur les moyens. Et Felicity était très dévouée. C'est là qu'elle a fait intervenir Bissel. — Il l'a épousée pour lui soutirer des informations ? s'exclama Peabody. C'est immonde ! — Pour lui soutirer des infos, acquiesça Eve, mais aussi pour renforcer sa couverture, et pour profiter de ses relations. Elle avait gardé des contacts avec certains collègues des Services secrets, et elle a été la confidente de l'ex-présidente Foster. Or, ni Foster ni l'administration actuelle n'apprécient la HSO, et réciproquement. — Je te suis à peu près, déclara Feeney. Mais ça n'explique pas pourquoi on a éliminé Bissel et Kade, et piégé Ewing. — En effet. On va donc se mettre au boulot. Du regard, elle invita Connors à prendre la relève. — Le facteur code rouge y est sûrement pour quelque chose. Tous les ordinateurs ont été grillés par le virus Doomsday, ou un de ses clones. Il est possible, bien que cela me chagrine, qu'ils aient infiltré ma sécurité chez Securecomp par l'intermédiaire de Reva. C'est le Conseil des services secrets globaux qui a émis le contrat, au grand dam de la HSO et de quelques autres acronymes. — La HSO le voulait, spécula McNab. La sous-traitance avec une société privée fait perdre à ce genre d'agence des budgets considérables. — C'est vrai, concéda Connors. — De plus, enchaîna Peabody, s'ils avaient décroché le contrat et l'argent, ils auraient eu un accès direct à tous les renseignements concernant le code rouge. Ils n'auraient pas eu besoin de passer par des canaux parallèles. Eve opina. — Ils se seraient servis de Reva. — Ajoutez à cela que les Entreprises Connors sont plutôt mal vues par certaines factions... Connors marqua une pause, comme si cette pensée l'amusait. — ... La HSO trouvait pratique de se concentrer sur l'infiltration et la récupération d'infos internes, quelles qu'elles soient, dans le but d'intenter un éventuel procès à l'encontre de la société. Qu'ils auraient accusée d'espionnage, de fraude fiscale. Des trucs de ce genre. Il haussa les épaules. Depuis qu'il avait rencontré Eve, il était rentré dans le rang. Et si tel n'avait pas été le cas, nul doute qu'il aurait contourné la HSO, comme il l'avait toujours fait. — Je vais me pencher sur la sécurité et boucher les trous potentiels, mais, à ce stade, c'est un peu comme si on colmatait un mur après le passage du rat attiré par le bout de fromage. — On peut toujours lui remettre un peu de fromage, suggéra Feeney. Connors esquissa un sourire. — Nous sommes sur la même longueur d'ondes. — Et le virus ? s'enquit Peabody. Si c'est un coup de la HSO, et si les ordinateurs ont été grillés, ça veut dire que la HSO possède le virus ou un clone. Il me semble qu'ils doivent donc travailler sur un programme d'extermination pour se protéger, au lieu de... euh... — L'espionnage à l'échelle mondiale ne se démarque guère de l'espionnage industriel, fît remarquer Connors. En admettant qu'ils se penchent sur cette question, ils ont tout intérêt à savoir où nous en sommes. — Quitte à tuer. Ce n'est qu'une autre forme de crime organisé. Désolée, poursuivit Peabody en rougissant, mes racines de Free-Ager remontent à la surface. Je suis consciente que les gouvernements ont besoin d'organisations secrètes pour rassembler des informations, afin de prévoir les attaques terroristes, démanteler les réseaux desdits terroristes ou les groupes de fanatiques. Ce qui me choque, c'est qu'ils ne soient pas obligés de respecter les règles. Et là, je viens de parler comme mon père. — Ce n'est pas grave, murmura McNab en lui pressant le genou. Les Free-Agers, je trouve ça cool. — Si la HSO a donné l'ordre de supprimer Bissel et Kade, reprit Eve, ils réussiront probablement à éviter les tribunaux publics. Mais s'ils ont monté une conspiration contre Reva Ewing, ils le paieront cher. C'est une citoyenne de New York, elle est donc sous notre aile. Je vais consulter le commandant. Ensuite, j'irai trouver Reva Ewing pour lui exposer les faits - sauf contrordre. Je pense pouvoir, grâce à ses contacts, rencontrer des représentants de la HSO. Lorsqu'elle eut terminé son exposé, elle se dirigea vers la sortie avec Peabody, puis s'immobilisa brusquement, comme si elle venait de se rappeler un détail. — Ah, Feeney ! J'aimerais te voir un instant. Peabody, descendez. Demandez-moi un rendez-vous avec le commandant. En urgence. — Je ne pense pas rester plus de deux ou trois heures chez Securecomp, déclara Connors à Feeney. Vous connaissez la maison. Installez-vous. Summerset sera là, au cas où. Je serai de retour dès que possible. Lieutenant. Il savait qu'elle grimacerait quand il se pencha pour l'embrasser, Raison de plus pour ne pas résister à la tentation. Il la laissa refermer la porte derrière lui, marqua un arrêt, puis s'éloigna. Dans le bureau, Eve se frotta le visage. — J'ai un service à te demander. — Pas de problème. — C'est un peu... délicat. — Je vois bien. Tu veux t'asseoir ? — Non. Mais assieds-toi si tu veux. Je... je ne peux pas. Merde ! Elle alla se planter devant la fenêtre. — J'ignore ce que tu sais de mon enfance, et je n'ai pas envie d'en parler. Il en savait beaucoup, suffisamment pour qu'un étau se resserre autour de sa poitrine. — Un agent de terrain de la HSO était à Dallas quand... pendant la période où... nom de nom... — Ils filaient ton père ? — Oui. Ils... c'est compliqué, Feeney, et je ne me sens pas le courage de tout te raconter. Le fait est qu'il existe un dossier, Connors l'a lu et... — Attends une seconde ! Ils le surveillaient, ils savaient qu'il y avait une enfant, mais ils ne sont pas intervenus ? — Ce n'est pas le problème. — Au diable le problème — Feeney... Pivotant pour lui faire face, elle fut surprise de constater l'ampleur de sa colère, aussi intense que celle de Connors. — Je ne devrais pas te parler de tout cela. Tu risques, selon le résultat, d'être considéré comme un complice par instigation. Mais on peut peut-être modifier le résultat. Connors va chercher à se venger, c'est de la folie. Il signerait son arrêt de mort. Tu le sais. J'aimerais que tu m'aides à l'en empêcher. — L'en empêcher ? Qu'est-ce qui te fait croire que je ne vais pas lui donner un coup de main, au contraire ? — Tu'es flic ! rétorqua-t-elle. Tu sais ce qui se passe quand on prend une affaire trop à cœur. Je voudrais que tu l'occupes le plus possible, afin qu'il n'ait pas une minute à consacrer à cette histoire. Je voudrais que tu essaies de le dissuader d'intervenir. Je pense qu'il t'écoutera. — Pourquoi ? — Je n'en sais rien, soupira-t-elle en se passant la main dans les cheveux. J'en ai la certitude, c'est tout. Je t'en supplie, Feeney, ne m'oblige pas à solliciter Sum-merset. C'est déjà assez difficile pour moi de m'adresser à toi. J'ai besoin de gagner du temps, pour y voir plus clair. — L'occuper ne sera pas un problème, vu que nous sommes trois pour travailler sur quatorze ordinateurs. Quant à lui parler... Feeney fourra les poings dans ses poches et haussa les épaules. — Je vais m'y efforcer. Je ne te promets rien. — Merci. Merci beaucoup, Feeney. — Entre nous, Dallas, et j'aimerais que tu me répondes franchement : tu n'as pas envie de te venger, toi? Elle fixa le sol, puis se força à croiser son regard. — J'en ai tellement envie que j'en salive d'avance. J'en ai tellement envie que cela me terrifie. J'en ai tellement envie, Feeney, que je dois absolument penser à autre chose. Sans quoi, je ne réponds pas de mes actes. Il hocha la tête. — Mettons-nous au boulot. Le commandant Whitney était un homme imposant, assis derrière un bureau imposant. Ses tâches étaient innombrables - paperasserie, politique, diplomatie et décisions cruciales. Mais il n'en demeurait pas moins un flic. Il avait le teint buriné, et ses yeux noirs brillaient d'intelligence. En un an, ses cheveux avaient grisonné, et Eve songea que son épouse devait le harceler pour qu'il y remédie. Eve le trouvait bien ainsi. Ces mèches argentées lui conféraient davantage d'autorité. Il l'écouta en silence, attentivement. Lorsqu'elle eut fini, elle resta debout où elle était. Elle se garda de jeter un coup d'oeil vers Peabody, mais elle devina que celle-ci retenait son souffle, elle aussi. — Votre source est fiable ? — Commandant, ces informations m'étant parvenues par une source inconnue, je ne suis pas en mesure de garantir leur fiabilité. Néanmoins, je suis convaincue que les renseignements eux-mêmes sont crédibles. Il haussa les sourcils, opina. — Vous êtes prudente. Comment comptez-vous procéder? — J'ai l'intention d'exposer les faits à Reva Ewing. — Ses avocats vont sauter de joie. — Commandant, elle n'a pas tué Bissel et Kade. En mon âme et conscience, je ne peux pas cacher ces éléments à quelqu'un qui est, pour l'essentiel, une victime de plus. — Certes. C'est juste que je ne supporte pas de voir des avocats sauter de joie. Peabody émit un ricanement, qu'elle s'empressa de transformer en quinte de toux. — Ça ne va pas plaire au procureur, ajouta Whitney. — Il sautera peut-être de joie, lui aussi, si on coince la HSO pour un double meurtre et un complot à l'encontre d'un civil. Une telle éventualité ferait de cette affaire un dossier brûlant. Assez brûlant pour exciter la curiosité des journalistes. Une médiatisation mondiale, dont le procureur serait la vedette. — C'est un point de vue intéressant, et un stratagème politique. Dallas, vous m'étonnez. — Je suis capable de jouer le stratagème politique quand je suis sous pression. Je suppose que vous sauriez souligner cet aspect des choses lors de votre entretien avec le procureur. — Vous pouvez en être sûre. — D'autre part, Ewing pourrait se révéler utile dans cette partie de l'enquête impliquant la HSO en me fournissant des contacts. — Dès que la HSO en aura connaissance, ils essaieront par tous les moyens de mettre un terme à votre enquête. — La HSO n'a aucune autorité sur le département de police de New York en la matière. Une femme innocente a été impliquée, délibérément, dans un double homicide. « Et une enfant innocente, songea-t-elle malgré elle, a été délibérément ignorée, abandonnée à son agresseur. Elle a dû tuer pour survivre. » Sa gorge était nouée, mais elle se força à garder la tête froide. — Ça n'a aucun rapport avec la sécurité nationale ou globale, commandant, reprit-elle. Une entreprise légitime, qui emploie Ewing, a signé un contrat code rouge avec le gouvernement, pour développer un programme d'extermination destiné à déjouer les plans d'un groupe de technoterroristes. Si la HSO a tenté de saboter les recherches actuellement en cours chez Securecomp, ça n'a rien à voir non plus avec la sécurité nationale ou globale. C'est tout bonnement de l'espionnage industriel. — Ils tiendront un discours différent, je peux vous l'assurer. — Ils peuvent tenir tous les discours qu'ils veulent, ça ne changera rien au fait que deux personnes ont été sauvagement assassinées, et qu'une civile innocente est accusée de ce crime. Les médias salissent déjà le nom de Reva Ewing sur tous les écrans. Elle ne mérite pas ça. Elle a failli mourir en se jetant devant la présidente Fos-ter, parce que c'était son boulot. Ni plus ni moins. De même, elle a fait son boulot, ni plus ni moins, pour la société Securecomp, et est en partie responsable du développement d'un autre bouclier contre une menace qui pourrait, potentiellement, anéantir le Pentagone, le NSC, le GSC, le Parlement et la HSO. Il leva la main. — Elle serait mieux défendue par vous que par des avocats. Je ne réfute pas vos arguments, précisa-t-il devant son air blessé. J'ai lu son dossier. Vous savez qu'il vous est possible de cesser les poursuites et de relâcher Reva Ewing. Le département de police et vous-même seriez probablement taxés de stupidité, mais l'incident serait vite oublié. — Ça ne ressusciterait pas les deux morts. — Deux agents, Dallas. Ce sont les risques du métier. Inspecteur Peabody, avez-vous un avis sur la question ? s'enquit-il, sans laisser à Eve le loisir de répliquer. — Oui, commandant. Je pourrais très bien tomber en service, c'est un des risques du métier. Mais j'imagine que Dallas et mes collègues feraient tout leur possible pour que justice me soit rendue. On ne laisse pas passer un meurtre sous prétexte que c'est un des risques du métier. — Vous vous défendez bien, inspecteur. Je vois que nous sommes tous sur la même longueur d'onde. Voyez Ewing. De mon côté, je mets le chef Tibble au courant. — Merci, commandant. L'équipe de la DDE travaillera à mon domicile. Ils y seront plus en sécurité qu'au Central. — Je n'en doute pas. Notez tout, Dallas, mais pour l'heure, vous me rendrez vos rapports verbalement. Je veux être informé dès l'instant où vous entrerez en contact avec un agent ou un représentant de la HSO. Prenez toutes vos précautions. — Ça s'est plutôt bien passé, commenta Peabody, tandis qu'elles regagnaient le parking. — Pas trop mal. — Quand il m'a demandé mon avis, j'ai failli m'étrangler. — Il ne vous aurait pas questionnée si votre réponse ne l'intéressait pas. — Peut-être pas, mais en général les huiles préfèrent qu'on dise ce qu'elles ont envie d'entendre. J'ai pensé à autre chose, murmura-t-elle en défroissant sa veste d'un geste nonchalant. Vu la nature et la sensibilité de cette enquête, il serait peut-être plus prudent, tout compte fait, que l'équipe s'installe chez vous. — Ah oui ? — Eh bien oui... dans la mesure où... Les mots moururent sur ses lèvres. Elle fixa le véhicule vert caca d'oie. — Il a été inspecté ? — La maintenance m'assure que oui, mais c'est une bande de menteurs. Je pense qu'on ne risque pas grand-chose si vous vous en tenez à des généralités. Peabody monta dans la voiture. — Primo, chez vous, le système de sécurité est hyper-sophistiqué, on n'aurait donc pas à surveiller tout ce qu'on dit ou fait. Parce qu'il va bien falloir discuter des informations qu'on aura obtenues. De plus, ça permettrait aux membres de la DDE de se relayer. En outre, comme McNab et moi sommes sur le point d'emménager dans un nouvel appartement, le mien est dans un état lamentable. Elle arbora un joli sourire. — Alors ? Qu'est-ce que vous en dites ? — Ce n'est pas une réunion mondaine. — Sûrement pas ! s'exclama Peabody, s'efforçant d'afficher une expression sérieuse. Si je vous fais cette suggestion, c'est uniquement pour le bien de l'enquête, et de l'équipe. — Et parce que le congélateur est rempli de glaces. — Eh bien oui. Je ne suis pas idiote ! Connors avait l'habitude d'ordonner des vérifications imprévues du système de sécurité dans n'importe quel secteur, à n'importe quel moment. Mais il était rare qu'il s'en charge lui-même - et qu'il se serve de son propre matériel pour effectuer les tests. Seuls quelques employés étaient autorisés à accéder au laboratoire niveau dix chez Securecomp. Pourtant, personne ne protesta lorsqu'il fallut passer au scanner corporel, puis patienter, le temps que l'appareil crache ses résultats. Personne ne se plaignit quand une équipe d'exterminateurs en combinaison blanche et casque noir fut appelée pour inspecter les lieux en quête de micros espions. Il y eut quelques échanges de regards, quelques haussements d'épaules, mais aucune question. Le laboratoire était d'une propreté étincelante. L'air y était parfaitement sain grâce à un assortiment de filtres et de purificateurs. Les sols, les murs et les plafonds étaient d'une blancheur immaculée. Il n'y avait aucune fenêtre, et les cloisons étaient épaisses d'une quinzaine de centimètres. Des minicaméras étaient positionnées de façon à enregistrer les sons et mouvements dans les moindres recoins. Chaque poste de travail - des cellules cubiques transparentes ou une série de comptoirs - était doté d'un matériel compact et surpuissant. Les vidéocoms ne fonctionnaient qu'en réseau interne. Les employés autorisés portaient des badges cryptés. Ils devaient franchir trois sas chaque fois qu'ils entraient ou sortaient du laboratoire. L'accès requérait des vérifications vocales, rétiniennes et digitales. Les scanners, l'alarme et les multiples mesures préventives empêchaient - du moins c'est ce qu'avait pensé Connors - quiconque de déplacer des données sans qu'il le sache et l'autorise. Pour cacher des micros ici, il fallait être doué de pouvoirs surnaturels. Connors aurait misé sa réputation là-dessus. D'ailleurs, c'était ce qu'il avait fait. Il fit signe au responsable, Tokimoto, de le suivre dans ce que les techniciens avaient baptisé le «coffre-fort ». C'était un local Spartiate, voire militaire, équipé d'un bureau aux formes aérodynamiques, de deux chaises et d'un mur de tiroirs scellés. Sur lê bureau trônaient un ordinateur et un système de communication ultra-sécurisé : seules les empreintes vocales et digitales de Connors permettaient l'exportation ou l'importation de données. — Fermez la porte. Asseyez-vous. Tokimoto s'exécuta, croisa ses longues mains fines sur ses genoux. — Si vous m'avez amené ici pour m'interroger sur Ewing, vous perdez votre temps. Or, le vôtre comme le mien sont précieux. Elle n'a tué personne, quand bien même il le méritait. Connors examina Tokimoto. Quarante ans, mince, élancé. Les cheveux noirs coupés ras. Il avait le teint très clair et des yeux couleur ambre, surmontés de longs sourcils étroits. Son nez était fin, ses lèvres pincées. Connors songea qu'en plus six ans de partenariat, c'était la première fois qu'il voyait Tokimoto agacé. — Intéressant, murmura-t-il. — Je suis heureux que mon opinion vous intéresse, répliqua Tokimoto de sa voix sèche et précise. — Je ne savais pas que vous étiez amoureux de Reva. De toute évidence, ça m'a échappé. Tokimoto demeura parfaitement immobile. Impassible. — Ewing est - était - mariée. Je respecte cette institution. Nous sommes associés et collègues, rien de plus. — Donc, vous ne lui avez rien dit, vous ne lui avez pas fait d'avances. Remarquez, c'est votre problème. Cela ne me regarde en rien, dans la mesure où ça n'a aucune incidence sur ce qui se passe dans ce laboratoire. Cependant, il me semble qu'en ce moment, elle aurait bien besoin d'un ami. — Je ne veux pas l'ennuyer. — Là encore, c'est votre affaire. Connors sortit un disque de sa poche et l'inséra dans l'ordinateur. — Jetez un coup d'œil là-dessus. J'aimerais avoir votre avis. Tokimoto se leva, s'approcha de la console, fixa l'écran. Il eut une petite moue devant la grille, l'entrelacs de lignes et de cases. Il se gratta le menton. — Pourriez-vous agrandir cette partie ? fit-il en l'indiquant du doigt. Sans un mot, Connors zooma dessus. — Il y a une ombre, là, dans le quadrant B, sections cinq à dix. Un micro est passé par là, mais il n'y est plus. Je pense que... attendez. Est-ce que ça bouge? Connors savait que cette question ne s'adressait pas à lui. Cependant, il augmenta l'intensité de la loupe et laissa tourner le disque. — Oui, oui, il bouge. C'est à peine visible. On le détecte mieux quand il est au repos. — Votre conclusion ? — Il est intégré dans un objet mouvant. Une personne ou un droïde. Il est hautement sophistiqué. Microscopique et bien protégé. C'est à nous ? — Je ne le pense pas, mais nous verrons plus tard. Ici, on a l'empreinte de sécurité du labo, et là, enchaîna-t-il en tapotant l'écran, là où l'ombre était le plus foncée... on a le poste de travail de Reva. — Il y a une erreur. — Il n'y a pas d'erreur. — Elle ne nous aurait jamais trahis, ni vous ni ses associés. C'est une femme honnête. — En effet. Dites-moi, avez-vous été abordé par un tiers au sujet du code rouge ? — Jamais, répondit Tokimoto, sans trace d'indignation, d'irritation ou de peur. Le cas échéant, je vous en aurais parlé. — Je vous crois. Car vous êtes un homme honorable, Tokimoto. C'est pour cela que je vous montre ceci. Parce que je vous fais confiance. — Vous pouvez compter sur ma loyauté, mais je ne peux pas imaginer ça de la part de Reva. — Moi non plus. Comment, selon vous, ce micro a-t-il pu pénétrer dans le laboratoire ? — Il se trouvait sur une personne. — Reva Ewing. Tokimoto plissa le front, le regard rivé sur l'écran. — Je ne comprends pas. Si elle avait eu un mouchard sur elle, elle l'aurait su, et elle ne serait pas entrée. En outre, la sécurité l'aurait détecté. Il est impossible qu'il ait pu pénétrer ici. Et pourtant... — Tout ça est très logique, Tokimoto, mais j'aimerais que vous poussiez plus loin votre réflexion. Comment Reva aurait-elle pu apporter une puce dans ce labo, sans le savoir, et sans que la sécurité ne la repère ? — C'est une experte, et vos scanners sont les plus puissants sur le marché. C'est inimaginable, c'est... Il se tut brusquement, se redressa. — La puce provient donc de l'intérieur, suggéra Connors. — En théorie, c'est envisageable. Nous en avons testé plusieurs, sans résultat. — Elle peut être glissée sous la peau. — Théoriquement, oui. — Très bien. Merci. Connors quitta son fauteuil. — Elle est... Ewing est en danger? — On la protège. Cela lui ferait du bien d'avoir des nouvelles d'un ami qui compatit et a confiance en elle. En attendant, il va falloir mettre la gomme sur le projet code rouge. Vous travaillerez dessus vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quatre équipes. Si elle en a la force, Reva sera de retour dès demain. — Tant mieux. Il faudrait qu'elle soit au courant, mais je ne dirai rien si tel est votre souhait. — Je vais justement la trouver pour lui en parler moi-même. Si vous en discutez avec elle, faites-le dans le coffre-fort. Il se dirigea vers la porte, s'immobilisa. — Yoshi, la vie n'est jamais aussi longue qu'on le voudrait, et le temps perdu ne se rattrape jamais. Tokimoto ébaucha un sourire. — C'est un proverbe. — Non. C'est ma façon de vous dire de vous bouger les fesses. 9 Au point où elle en était, Eve ne voyait pas en quoi elle devait se soucier de sécurité absolue, pourtant, elle prit la transmission cryptée de Connors sur l'étrange petit vidéocom qu'il lui avait présenté le matin même. L'appareil se fixait au poignet, mais elle était gênée par son poids et l'absurdité de devoir parler à sa manche. Elle l'avait donc fourré dans la poche de sa veste. Quand il vibra contre sa hanche, elle sursauta comme si elle avait reçu un coup de laser. — Seigneur! siffla-t-elle. La technologie... Elle réussit à l'extirper. — Quoi ? — Voilà un accueil peu professionnel, lieutenant. — Je suis coincée dans les embouteillages. Qu'est-ce qu'ils fichent, tous, dans leur bagnole ? — C'est vrai qu'ils sont gonflés d'emprunter le même chemin que toi. Je suis moi-même en route pour aller chercher un colis. Je dois le rapporter à la maison. J'ai très envie que tu le voies, je compte donc sur toi pour me retrouver là-bas. — Quoi ? Pourquoi ? Putain de maxibus ! Je conduis, bordel ! Je me dirige vers l'East Side, à condition de ne pas m'offrir un superbe accident, histoire de dégager la voie ! — Je m'occupe de ta course, Eve. Rentre à la maison. — Mais je... Elle poussa un grognement tandis que la communication s'interrompait, et jeta l'appareil d'un air dégoûté dans les mains de Peabody. — Ce truc est détraqué. — Non, lieutenant. C'est Connors qui a raccroché. Il veut que vous le rejoigniez à votre domicile, où il va amener Reva Ewing. — Hein ? Qu'est-ce que vous en savez ? — J'ai un faible pour les vidéos d'espionnage. Il a sûrement du nouveau, et il veut vous en parler en lieu sûr. C'est vraiment excitant, il faut l'avouer. — Ouais. Tellement excitant que je n'ai pas eu le temps de voir Morris, ni de procéder à un nouvel examen des corps. Je n'ai pas harcelé le labo pour qu'ils me fournissent d'éventuels indices qui pourraient se révéler utiles. Et, bien que ça m'horripile, je n'ai pas encore contacté notre responsable des relations publiques au sujet de la déclaration officielle qu'il faudra diffuser quand nous retirerons notre plainte contre Reva Ewing. — Ces procédures de routine sont superflues quand on se la joue Bond. — Quand on bonde ? Qu'est-ce que c'est que ce charabia? — Comme Bond, dans James Bond. Vous savez bien, le nec plus ultra des espions. — Doux Jésus ! souffla Eve. Elle accéléra pour traverser un carrefour, réussit à parcourir cinquante mètres avant d'être arrêtée de nouveau. — Pourquoi moi ? — J'adore les vidéos d'espionnage, surtout les vieux films. Les gadgets, le sexe, les reparties pleines d'esprit. Vous savez, Dallas, si Connors était acteur, il pourrait jouer le rôle de Bond. Ça lui irait comme un gant. Eve leva les yeux au ciel. — Je répète : Doux Jésus ! Pourquoi moi ? Elle entra dans la maison en claquant la porte derrière elle, montra les dents à Summerset. — Vos associés sont arrivés. J'ai" préparé leurs chambres. Si je me fie aux expériences passées, je suis obligé de prévoir un stock de nourriture, notamment de victuailles sans la moindre valeur nutritive. — J&m'en fous complètement! — Vous êtes la maîtresse de maison, et donc responsable du confort de vos invités. — Ce ne sont pas des invités, ce sont des flics. Peabody s'attarda dans le hall, tandis qu'Eve fonçait vers l'escalier. — Ça ne vous ennuie pas que McNab et moi nous nous installions dans la même suite que la dernière fois? Un sourire adoucit le visage de marbre de Summer-set. — Pas du tout, inspecteur. C'est prévu. — Génial ! Merci. — Peabody ! lança Eve d'un ton excédé. Suivez-moi, nom de nom. — Embouteillages monstres, marmonna Peabody. Elle est d'une humeur de chien. Elle dut gravir les marches trois par trois et courir pour rattraper Eve au bout du couloir. — Si vous avez l'intention de lécher les bottes du cadavre ambulant, arrangez-vous pour le faire pendant votre temps libre. — Je ne lui léchais pas les bottes ! protesta Peabody en grimaçant. Je lui demandais simplement où j'allais loger. Du reste, je n'ai pas besoin de faire du gringue à Sum-merset. Il m'aime bien. — Autrement dit, vous lui attribuez des émotions humaines... Elle fit irruption dans le bureau de Connors, fronça les sourcils en le voyant servir du café à Reva et à Caro. — Tu aurais pu me prévenir que tu les amenais ici, avant que je me précipite dans l'Upper East Side. — Désolé, mais c'était plus prudent. — C'est mon affaire, mon enquête. C'est moi qui décide. — Il ne s'agit pas d'un problème d'autorité, lieutenant. Quand tes connaissances en matière d'électronique égaleront ou dépasseront les miennes, nous en reparlerons, répliqua-t-il d'un ton trop aimable. Une tasse de café ? — Pas le temps. — Peabody, servez-vous. Lieutenant, si tu as une minute à me consacrer, ajouta-t-il en prenant Eve par le bras. Elle se laissa entraîner dans la pièce attenante. A contrecœur, mais sans rechigner. Une fois qu'ils furent seuls, elle laissa libre cours à sa colère. — Il est temps de baliser le terrain. Tu travailles conjointement avec la DDE. Tu n'es pas habilité à transporter ma suspecte et sa mère quand et où bon te semble. Tu vas mettre de côté tes sentiments personnels à leur égard. Si tu ne t'en sens pas la force, tu dégages. — C'était nécessaire. Tu es irritable et fâchée, ripostat-il. Eh bien, moi aussi, figure-toi. Nous avons donc le choix : continuer à râler pendant dix minutes, ou nous mettre au boulot. Elle aspira une grande bouffée d'air, puis une deuxième, parvint à se maîtriser. Il paraissait sur le point d'exploser. — Très bien. Tu n'es, en effet, pas à prendre avec des pincettes. Pour quelle raison ? — Si tu voulais bien m'écouter quelques instants, je te le montrerais. — Si ça ne me plaît pas, camarade, tu risques de le regretter. Il s'écarta. — Je suis conscient d'avoir parfois agi d'une manière qui tendait à manquer de respect envers ta position. J'avais tort. Je ne dis pas que ça n'arrivera plus, mais j'avais tort. Cette fois, c'est différent... — Ce n'est pas mon impression. — Je n'y peux rien. Les deux femmes qui se trouvent dans mon bureau sont mes employées. En m'insultant devant elles, tu me rabaisses, Eve. — Que veux-tu que j'y fasse ? Elles savent que tu as des couilles. Désormais, elles savent que j'en ai, moi aussi. — Il ne s'agit pas de... Seigneur! À quoi bon? On se disputera plus tard. — Tu peux compter sur moi. Elle le contourna et gagna la pièce voisine. — Je t'accorde cinq minutes. — Ça devrait suffire amplement. Ordinateur, verrouiller cette pièce uniquement. Verrouillage en cours... — Qu'est-ce que... ? Eve pivota sur elle-même, la main sur son arme, tandis que des stores en titane masquaient les fenêtres derrière elle. D'autres se glissèrent devant les portes. La lumière devint rouge, et toutes les machines se mirent à biper et à ronronner. — C'est jamesbondesque ! murmura Peabody, émerveillée. Verrouillage terminé. Reva se leva et alla admirer les protections devant les fenêtres. — Vous avez ça chez vous ! s'exclama-t-elle. Un peu parano, mais excellent. Toute la maison est équipée ? Je serais curieuse de voir... — Vous pourrez faire joujou plus tard, trancha Eve. À présent, j'aimerais connaître le but de cette mascarade. — J'ai effectué des tests chez Securecomp. Des analyses détaillées et approfondies. J'ai relevé les traces d'un mouchard mobile. — Mobile ? s'étonna Reva en secouant la tête. Quelqu'un aurait pu franchir toutes les barrières de sécurité sans être repéré? C'est impossible. — C'est ce que je croyais, mais ce dispositif est particulièrement sophistiqué. Il était sur vous, Reva. — Quoi ? Mais c'est grotesque ! — Dans ce cas, vous ne verrez aucun inconvénient à passer au scanner ? Le visage de Reva se durcit. — Je le fais chaque fois que j'entre ou sors du labo, Connors. — Je parle d'un examen un peu plus sensible, plus spécifique. — Allez-y! répliqua Reva en écartant les bras. Je n'ai rien à cacher, — Ordinateur, ouvrir le Panneau A. En cours... Une section du mur s'ouvrit. Derrière, il y avait une pièce, à peine plus grande qu'une armoire. A l'intérieur, une sorte de cabine de séchage aux cloisons transparentes. Aucune manette de contrôle n'était visible. — Je travaille là-dessus en douce depuis un moment, expliqua Connors, devant l'expression stupéfaite de Reva. C'est un scanner de sécurité individuel, plus puissant que ceux que l'on trouve sur le marché actuellement. Il sait aussi lire les signes vitaux, ce qui peut s'avérer commode pour évaluer l'état d'esprit du sujet au cours du test. — Ce n'est pas dangereux ? s'enquit Caro, qui les avait rejoints. Je suis désolée, mais si c'est un prototype, il y a peut-être des risques. — Je l'ai expérimenté moi-même, la rassura Connors. Il n'y a rien à craindre. Vous aurez une sensation de chaleur sur la peau au fur et à mesure, Reva. Rien de désagréable, mais vous noterez un changement de température tandis que le scanner passe d'un endroit à l'autre. — Finissons-en. J'ai rendez-vous tout à l'heure pour le test de vérité. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, j'aimerais pouvoir souffler entre les deux. — Ordinateur, démarrer le scanner. En cours... La porte de la cabine s'ouvrit en émettant un petit souffle d'air, D'un geste, Connors invita Reva à y entrer. — Enclencher le processus sur Ewing, Reva, examen complet, puissance maximale, sur mon ordre. L'appareil va enregistrer votre taille, votre poids, votre masse musculaire, etc., précisa-t-il à l'intention de Reva. — Entendu. — Une fois la porte fermée, ça ne durera que quelques instants. — Allons-y. — Ordinateur, démarrer. La porte de la cabine se ferma. À l'intérieur, l'éclairage devint bleuté. Eve écouta l'énoncé des données. Un rayon rouge horizontal s'éleva depuis le sol, remonta lentement le long du corps de Reva, puis redescendit. La machine annonça la liste de toutes les blessures qu'elle avait subies, évalua les niveaux de guérison. — Excellent ! La voix de Reva résonna dans la cabine, mais elle avait ébauché un sourire. De toute évidence, sa colère s'était apaisée, remplacée par une fascination toute professionnelle. — C'est d'une précision remarquable. Vous allez devoir songer à la commercialisation. — Plus que quelques mises au point, dit Connors. Une série de rayons bleus et rouges apparurent ensuite, formant des croisillons sur son corps. Puce électronique détectée, sous-cutanée, section deux. — Qu'est-ce qu'il raconte ? s'écria Reva, affolée. C'est quoi, la section deux? Qu'est-ce que c'est que ces salades ? Connors nota l'augmentation des battements de son pouls et de sa pression sanguine. — Attendez que ce soit terminé, Reva. — Dépêchez-vous. Vite ! Je veux sortir de là. — Ne t'inquiète pas, Reva, intervint sa mère avec douceur. C'est presque fini. Tout va bien. Aucune puce secondaire détectée. Une seule puce électronique, utilisable, sous-cutanée, section deux. Marquer l'emplacement ? — Oui, commanda Connors. Il y eut un bourdonnement, suivi d'un éclair. Reva plaqua la main sur sa nuque, comme si elle venait d'être piquée par une guêpe. Balayage et évaluation achevés. — Sauvegarder et afficher toutes les données. Stopper et sceller le programme. Les lumières s'éteignirent dans la cabine, et la porte s'ouvrit. — Sous ma peau ? glapit Reva en fixant sa main. Comment est-ce possible ? Je vous jure que je n'en savais rien. — J'en ai la certitude. Asseyez-vous. — Un dispositif interne. Cela nécessite une procédure. Je n'en ai subi aucune. Il ne peut pas être là ! Connors l'entraîna vers un fauteuil, s'écarta quand Caro s'assit auprès d'elle et lui prit la main. — Il est pourtant là. Quelqu'un l'y a mis sans que vous le sachiez, sans votre consentement. — Il fallait que je sois inconsciente. Je ne me suis jamais évanouie ! — Vous dormez, non ? intervint Eve. Ce n'est pas difficile d'enfoncer une seringue sur une personne endormie pour lui injecter un somnifère. Ou d'en dissoudre dans la nourriture ou une boisson. — Je dors chez moi, dans mon lit. Le seul qui aurait pu faire ça, c'est... Julian, acheva-t-elle dans un souffle. Mais c'est absurde. Il ne connaissait rien en matière de dispositifs internes ou sous-cutanés. Elle vit Connors et Eve échanger un regard. — Quoi ? Qu'est-ce qui se passe ? — Je ne lui ai rien dit, lieutenant, annonça Connors en inclinant la tête. J'estimais que ce n'était pas mon rôle. Eve vint se planter devant Reva. — Il va falloir être très courageuse, parce que vous allez recevoir un sacré coup de poing dans la figure. Elle exposa les faits à Reva de façon claire et précise, sans émotion. Reva se décomposa, pâlit. Des larmes brillèrent dans ses yeux, mais elle ne pleura pas, et bientôt ses joues reprirent des couleurs. — II... ils m'ont repérée comme source de renseignements, dit-elle d'une voix rauque. Pour espionner, par mon intermédiaire, la société Securecomp et probablement certains secteurs des Entreprises Connors, grâce à ma mère. De plus... Elle se racla la gorge, enchaîna avec plus de force : — On peut supposer qu'ils se sont servis de mes contacts avec les Services secrets, la présidente Foster et les membres de son équipe qui sont toujours mes amis. Cette puce aura enregistré toutes mes conversations, professionnelles et personnelles. Elle accepta le verre d'eau que Peabody lui tendait. — J'ai un poste à haute responsabilité chez R & D Securecomp. Je discute tous les jours avec les techniciens, je donne des directives, je reçois des rapports. J'ai l'habitude de lire les miens tout haut. Cela m'aide à suivre les progrès et, le cas échéant, à modifier le cours des études. Ils devaient tout savoir de mes projets. Ils m'ont littéralement pompée, tous les deux. Jour après jour. Elle croisa le regard de Connors. — Je vous ai donc trahi malgré moi. — Pas du tout ! protesta Caro d'un ton dur et agacé. C'est toi qui as été trahie, et c'est difficile à supporter. Mais t'apitoyer sur ton sort ne servira à rien. Personne ne t'accuse, et battre ta coulpe maintenant est un luxe que tu ne peux pas te permettre. — J'ai bien le droit de ruminer: je suis victime d'un viol technologique, ni plus ni moins, pour l'amour du ciel! — Tu rumineras plus tard. Comment peut-on retirer cette puce ? demanda Caro à Connors. Est-ce qu'on l'enlève? ajouta-t-elle, à l'intention d'Eve. — J'avais pensé ne pas y toucher. C'est une option, mais j'y ai renoncé. Si quelqu'un nous écoute en ce moment, j'aime autant qu'ils sachent que nous sommes sur leurs traces. Ça pourrait les faire apparaître plus vite. — Ils ont tué Julian et Felicity, fit Reva. Ils m'ont piégée. Pourquoi? — D'après moi, cela les arrangeait de vous impliquer dans cette mise en scène. Quant aux homicides, je n'en sais rien encore. Peut-être est-ce l'œuvre de la HSO, peut-être celle de la partie adverse. Quoi qu'il en soit, ils savaient comment entrer, comment altérer les données et comment vous inciter à vous trouver là où ils le voulaient pour qu'on vous accuse du crime. Tout cela a requis du temps et une planification méticuleuse. Soit Kade, soit Bissel - voire les deux - était destiné à être supprimé. Quand je découvrirai pourquoi, je saurai un peu mieux où je vais. — On peut enlever cette puce ici, déclara Connors. J'ai quelqu'un dans la maison qui est diplômé en médecine. Reva se frotta la nuque. — Sortez-moi ça de là. Je veux l'examiner. — Occupe-toi de ce problème, ordonna Eve à Connors. Reva, je vous demande de ne pas parler de cette affaire à l'extérieur. Pas même avec vos avocats. Pas encore. Mais j'aimerais que vous joigniez une de vos relations des Services secrets ou de l'entourage de Foster, Je veux qu'elle m'organise une rencontre avec un représentant de la HSO susceptible de connaître le dossier Bissel/Kade. Je n'ai pas de temps à perdre avec un fonctionnaire quelconque. — Entendu. — Parfait. En ce qui concerne la partie électronique, je la laisse à ceux qui s'y connaissent, déclara-t-elle en fixant Connors. De mon côté, je vais faire mon boulot de flic, si tu veux bien m'ouvrir, — Ordinateur, arrêter verrouillage. Reprendre opérations normales. En cours... — Je reviens dans quelques minutes, promit-il à Caro et à Reva avant d'emboîter le pas à Eve. — Peabody, allez voir où en sont les gars de la DDE, ordonna celle-ci. Je vous retrouve plus tard. Elle pénétra dans son propre bureau devant Connors, fourra les mains dans ses poches. — Je croyais que tu lui avais parlé de la HSO, et des conclusions sur Bissel et Kade. — Tu avais toutes les raisons de le supposer. — D'où mon agressivité à ton égard. — Je comprends. — Je suis toujours irritée et agacée. — Moi aussi, tu n'es donc pas toute seule. — Je me vengerai sans doute plus tard. — C'est noté. Elle s'approcha de lui, sans sortir les mains de ses poches, et l'embrassa sur la bouche. — À plus ! lança-t-elle en tournant les talons. Comme elle ne comprenait rien à ce que fabriquaient les hommes de la DDE dans le laboratoire de Connors, elle récupéra Peabody, à qui elle donna l'ordre de contacter Carter Bissel pendant que, de son côté, elle suppliait le Dr Mira de lui accorder un bref entretien. — Votre assistante ne peut plus me voir en peinture. — Non. Elle est simplement inflexible en matière d'emploi du temps. Mira commanda son thé habituel à l'Auto-Chef et invita Eve à s'asseoir. Aujourd'hui, elle avait opté pour un tailleur rouge. Enfin, pas vraiment rouge, songea Eve. Il existait sûrement un mot pour qualifier ce ton feuille d'automne. Elle portait un trio de colliers, dont l'un était orné de petites boules assorties à ses boucles d'oreilles. Ses escarpins à talons étaient exactement de la même couleur que son tailleur. Eve était sidérée par cette manie que certaines femmes avaient de tout harmoniser. En fait, elle se demandait surtout pourquoi elles se donnaient tant de mal. Mais Mira avait une allure folle, avec ses cheveux blonds aux reflets dorés, rassemblés en chignon bas sur la nuque depuis qu'elle avait décidé de les laisser pousser. Quoi qu'elle porte, elle était toujours parfaite. Elle ne ressemblait en rien à l'image que l'on pouvait se faire d'une psychiatre de la police, spécialisée dans les profils des criminels. — J'imagine que vous vouliez me rencontrer au sujet de Reva Ewing. Elle subit son test de vérité cet après-midi. Comme vous l'avez souhaité, je m'en chargerai personnellement. — Très bien. Cette conversation, toute conversation éventuelle avec Ewing, ainsi que les résultats du test sont hautement confidentiels. Mira eut une petite moue. — En quel honneur ? — Une affaire d'espionnage global, répliqua Eve, avant de lui raconter le reste. Mira se leva pour aller remplir sa tasse. — Vous la croyez. Vous pensez qu'on l'a dupée, qu'elle n'est en rien impliquée - du moins de façon délibérée -dans ces meurtres et ce qui aurait pu les provoquer, — En effet. Et j'espère que vous me le confirmerez. — Et si les résultats sont contraires à vos certitudes ? — Alors, elle retournera en prison jusqu'à ce que je découvre pourquoi. Mira opina. — Elle a accepté un niveau trois. C'est une épreuve très pénible, comme vous le savez. — J'ai supporté le choc. Elle le supportera aussi. Mira hocha la tête, regarda Eve droit dans les yeux. — Vous l'aimez bien. — Je suppose que oui. Mais ça ne changera rien. Ni dans un sens ni dans l'autre. — Les meurtres ont été commis avec une brutalité incroyable. Cela paraît un peu étonnant de la part d'une organisation gouvernementale. — Les barbouzes ne font pas de sentiments. Mira esquissa un sourire. — Eux, vous ne les appréciez pas. — Non. La HSO a un dossier sur mon père. Le sourire de Mira s'estompa. — J'imagine qu'on pouvait s'y attendre. — Il était suivi par un agent de terrain. Il y avait des micros dans les chambres où j'étais enfermée avec lui, à Dallas. Mira posa sa tasse. — Ils savaient que vous étiez là ? Ils savaient ce qu'on vous infligeait, et ils ne sont pas intervenus ? — Ils étaient au courant : c'est écrit noir sur blanc dans le document. De même, ils savaient à quelles extrémités j'ai dû en arriver pour m'échapper. Ils ont fait le ménage derrière moi, et en sont restés là. Donc, non, en effet, je ne suis pas une fan de la HSO. — Celui qui a donné l'ordre de ne pas bouger, alors que la vie d'une enfant était en danger, mérite d'être jeté en prison, comme n'importe quel criminel. Je suis terriblement choquée. Après tout ce que j'ai vu, entendu... oui, vraiment, je suis outrée. — S'ils ont été capables d'agir ainsi à Dallas, ils sont capables d'avoir monté cette machination contre Reva Ewing. Mais, cette fois, ils ne s'en sortiront pas indemnes. — Vous allez parler aux médias de l'affaire Ewing. — Oh que oui ! Eve retourna au Central. Elle emprunta les tapis roulants plutôt que l'ascenseur, pour se donner le temps de réfléchir. Elle ne s'était pas encore habituée à voir Peabody derrière un vrai bureau lorsqu'elle pénétrait dans l'espace réservé aux homicides. Sa collègue étant en communication, Eve gagna directement son propre bureau. Elle ferma la porte à clé et grimpa sur la table pour atteindre le panneau amovible du faux plafond qui dissimulait sa réserve de friandises. Elle avait besoin d'un petit remontant. Malheureusement, il ne restait qu'un emballage vide. — Nom de nom ! Elle faillit s'emparer du papier et le déchirer, mais se ravisa à temps. — On va voir ce qu'on va voir, espèce de sale voleur, grommela-t-elle. Elle sauta à terre, sortit son kit de terrain. Une fois ses mains enduites de Seal-It, elle récupéra l'emballage avec une paire de pinces. — Tu veux jouer ? Eh bien, on va jouer. Un instant plus tard, on frappa à sa porte. Elle poussa un grognement rageur. — Dallas ? Lieutenant ? Votre porte est verrouillée. — Je sais ! C'est moi qui l'ai fermée. — Ah ! J'ai des informations sur Carter Bissel. Eve se leva, flanqua un coup de pied dans son bureau, ouvrit la porte. — Refermez-la à clé, commanda-t-elle en se rasseyant. — D'accord, murmura Peabody avec un haussement d'épaules. J'ai contacté... Qu'est-ce que vous fabriquez? — À votre avis ? — On dirait que vous relevez des empreintes sur l'emballage d'une barre de chocolat. — Exactement. Vous avez joint Carter Bissel ? — Non, je... Dallas... ce bout de papier est une pièce à conviction pour notre enquête ? — C'est une affaire personnelle. Du Seal-It, mar-monna-t-elle. Ce salopard s'était protégé. Mais je n'ai pas dit mon dernier mot. — Lieutenant, il semble que vous ayez aussi relevé des empreintes sur un panneau du plafond ? — Vous me prenez pour une cinglée, inspecteur ? — Non. Mais vous avez l'air drôlement énervé. — Quelle perspicacité ! Félicitations. Et merde ! ajoutat-elle en jetant l'emballage dans la corbeille. Je m'occuperai de ça plus tard. Il ne perd rien pour attendre. Alors... Carter Bissel. Où est mon café? — Euh... comme vous avez décliné les services d'une assistante... — Oh, ça va ! Eve se dirigea au pas de charge vers l'Auto-Chef. — Je»guettais le moment pour vous la sortir, celle-là. Mais vous savez, ça ne m'ennuie pas de vous apporter votre café. Vous pourriez peut-être même m'apporter le mien, de temps en temps. Maintenant, par exemple, puisque vous êtes sur place. Eve laissa échapper un soupir, commanda une deuxième tasse. — Merci. Donc... Bissel, Carter. J'ai essayé son domicile, pas de réponse. J'ai laissé un message sur son vidéo-com. Ensuite, j'ai tenté ma chance au bar dont il est propriétaire. Je suis tombée sur son associé, Diesel Moore. Quand je l'ai interrogé au sujet de Bissel, Moore a sauté au plafond. Il m'a dit qu'il le cherchait, lui aussi, il l'a traité de tous les noms. Il prétend que Bissel a disparu dans la nature avec la caisse, il y a bientôt un mois. Moore assure être au bord de la faillite. Il a patienté, persuadé que Bissel reviendrait avec une explication. En vain. Il a porté plainte hier. — Vous avez vérifié ? — Oui. Les autorités locales sont sur le coup. Il a dû s'enfuir par bateau ou par hydravion. Ils mènent l'enquête, mais sans grande conviction. Il n'aurait emporté que deux mille dollars, dont une partie lui était due. De plus, il a la réputation de se volatiliser de temps en temps sans prévenir. — Us sont allés voir chez lui ? — Oui. Il manquerait des vêtements et quelques affaires personnelles. Aucune trace de lutte, d'agression. Rien, d'ailleurs, qui permette de conclure qu'il prévoyait une absence prolongée. — Il y a un mois, Felicity Kade s'est rendue à la Jamaïque. Je me demande de quoi elle a parlé avec Carter Bissel. — Elle essayait peut-être de le recruter, lui aussi ? — Ou elle était à l'affût d'un autre bouc émissaire. Son vidéocom de bureau bipa. Eve poussa de côté le bout de faux plafond. — Dallas. Standard à Dallas, lieutenant Eve. Décès constaté, 24, 18e Rue Ouest. Victime de sexe féminin. Après vérification d'identité, il s'agirait de McCoy, Chloé. — Bien reçu. J'y vais. 10 Elle avait avalé des cachets. Elle s'était affublée d'une chemise de nuit rose à frou-frou, maquillée et coiffée avec soin, puis s'était couchée sur son lit parmi une montagne de coussins multicolores, un ours en peluche violet à ses côtés. Elle s'était parfumée; une fragrance florale très fraîche. Si elle n'avait eu les yeux grands ouverts et fixes, on aurait pu croire qu'elle dormait. Le mot était à côté d'elle, au bout de ses doigts. Une seule phrase, d'une écriture alambiquée, sur une feuille de papier recyclé rose. Sans lui, il n'y a plus de lumière, il n'y a plus de vie. Le flacon vide trônait sur la table de chevet, près d'un verre d'eau et d'une rose solitaire, dénuée d'épines. Eve examina la pièce. La fleur s'accordait bien avec le décor : rideaux froncés rose et blanc, affiches encadrées de paysages de rêve et de prés verdoyants. L'ensemble était en ordre, excessivement féminin, sauf pour la montagne de mouchoirs en papier usagés qui jonchaient le sol, les restes d'un pot de glace au chocolat et la demi-bouteille de vin blanc. — À votre avis ? demanda-t-elle à Peabody. — On dirait qu'elle s'est offert une super-soirée désespoir. Le vin et la glace pour le réconfort, des torrents de larmes. Elle a probablement bu l'alcool pour se donner le courage d'avaler les cachets. Elle était jeune, stupide et théâtrale. Elle a mis fin à ses jours pour un crétin. — Oui, ça ressemble à cela. Où a-t-elle acheté les pilules ? La main protégée d'une couche de Seal-It, Peabody ramassa le flacon. — Ce n'est pas un médicament délivré sur ordonnance, annonça-t-elle. Marché noir. — Elle vous a semblé du genre à avoir des relations dans le milieu du marché noir ? — Non. Peabody fronça les sourcils. — Non, mais il y a des dealers qui traînent dans les universités et les cercles artistiques. Elle évoluait dans les deux. — C'est possible. Elle a dû réagir très vite, mais notre bref entretien m'a laissé entrevoir une fille impulsive. Néanmoins... Eve se promena dans la chambre, entra dans la petite salle de bains, fit le tour du séjour, équipé d'une minicuisine américaine. Il y avait des bibelots partout, des reproductions romantiques ornaient les murs. L'évier était vide, aucun vêtement ne traînait. Eve passa le doigt sur une table. Pas le moindre grain de poussière. — C'est impeccable. Je trouve curieux qu'une personne accablée par le chagrin au point de se suicider ait pris soin de faire le ménage. — C'était peut-être déjà propre. — Mmm... — Ou alors elle a tout astiqué, de même qu'elle s'est fait une beauté avant de mourir. Une de mes grands-tantes a une obsession : faire son lit dès qu'elle pose le pied par terre chaque matin ; si elle cassait sa pipe, elle ne voudrait pas qu'on la prenne pour une ménagère négligente. Certaines personnes sont maniaques. — Bon, d'accord. Elle se procure les cachets, elle s'offre une rose. Ensuite, elle revient chez elle, nettoie tout du sol au plafond, et s'habille. Elle s'assied sur son lit, sanglote, engloutit de la glace au chocolat, boit du vin. Elle écrit sa missive, avale-les pilules, s'allonge et meurt. Ç'aurait pu se passer ainsi. 168 -— Mais vous n'êtes pas convaincue, fit remarquer Peabody. Et moi, j'ai l'impression d'avoir laissé échapper un détail pourtant évident. — La seule évidence, c'est que nous avons devant nous le corps d'une jeune femme de vingt et un ans. Et qu'à première vue, cela ressemble à un suicide dû au chagrin. — De même que Bissel et Kade semblaient avoir été victimes d'un crime passionnel. Eve crocheta les pouces dans ses poches de pantalon. — Pas possible, Peabody ! — Bon, d'accord, je suis un peu lente. Mais s'il s'agit, comme le double homicide, d'un coup de la HSO ou des techno-terroristes, quel est le mobile? — Elle connaissait Bissel. Elle était sa maîtresse. — Oui, mais c'était une gamine, une aventure sans lendemain. Si elle était au courant des agissements de Bissel ou du code rouge, je veux bien dévorer mon insigne d'inspecteur flambant neuf. — Je suis du même avis, mais le fait est qu'elle avait un lien avec Bissel. En conséquence, nous ne pouvons pas traiter cette affaire comme un banal suicide. Nous allons commencer par examiner le corps. Après quoi, je veux qu'on passe cet appartement au peigne fin. Comment s'appelle la femme qui l'a trouvée ? — Deena Hornbock. C'est la voisine d'en face. — Effectuez une recherche. Je veux tout savoir à son sujet avant de l'interroger. Postez un uniforme devant sa porte. — Entendu. — Contactez la police scientifique, ainsi que Morris. Qu'il s'occupe personnellement de l'autopsie. Et je souhaite que la police scientifique inspecte ces lieux jusqu'à la dernière molécule. Peabody marqua une pause devant la porte. — Vous ne croyez absolument pas qu'elle se soit donné la mort. — Si c'est le cas, je dévorerai mon insigne de lieutenant plus du tout flambant neuf. Au boulot ! Il n'y avait aucune trace de lutte, rien qui indique l'utilisation de la force. Eve n'était pas surprise. La victime était morte peu après 15 heures. Sans bruit, sans douleur. Pour rien, songea-t-elle. Ses vidéocoms fonctionnaient correctement, bien qu'ayant été débranchés juste avant minuit. En les réactivant, Eve découvrit que la dernière transmission provenait de la voisine d'en face, Deena, à 21 heures. J'arrive, disait celle-ci. Tu ne dois pas rester seule. L'ordinateur, en revanche, refusait de se mettre en marche. Eve était prête à parier qu'il avait été infecté. Que pouvait bien dissimuler une petite étudiante en arts plastiques qui inquiète à ce point la HSO ou des technoterroristes ? Lorsqu'elle en eut terminé avec l'examen du corps, Eve passa dans le séjour, où Peabody était déjà à l'ouvrage avec les techniciens. — Ils la préparent pour le transport, annonça-t-elle. Mort douteuse. Parlez-moi de Deena Hornbock. — Étudiante en art dramatique et design, célibataire, vingt et un ans. Un curriculum déjà bien rempli. Elle habite ici depuis un an. Auparavant, elle était pensionnaire sur le campus de l'école d'art dramatique de SoHo. Avant cela, elle vivait à Saint-Paul avec sa mère et son beau-père. Un frère cadet. Casier judiciaire vierge, hormis un avertissement pour possession de Zoner à l'âge de dix-huit ans. Elle a toujours payé son loyer en temps et en heure. Je me suis renseignée auprès du gérant. — Parfait. — McCoy était à jour, elle aussi, même si elle avait tendance à payer à la dernière minute. Elle a réglé son dû hier, par virement électronique, à 16 h 33. — Ah oui ? C'est sympa de payer son mois de loyer d'avance, quand on a l'intention de mettre fin à ses jours. Voyons ce qu'en pense sa copine. Ébranlée, mais calme, Deena Hornbock s'enfonça dans un fauteuil de velours rouge en buvant de l'eau. C'était une jeune femme noire, mince et très séduisante. Elle arborait sur la tempe gauche un tatouage représentant une paire d'ailes rouges. — Mademoiselle Hornbock, je suis le lieutenant Dallas, et voici l'inspecteur Peabody. Nous avons quelques questions à vous poser. — Je vais tâcher de vous aider. Je ne savais vraiment pas quoi faire. J'ai couru dehors et hurlé pour que quelqu'un prévienne la police. On m'a entendue, je suppose. Ensuite, je me suis assise dans le couloir, jusqu'à l'arrivée de l'officier Nalley. — Comment êtes-vous entrée dans l'appartement de Chloé? — Oh, j'ai une clé ! Elle avait la mienne. Nous étions toujours l'une chez l'autre. Vous voulez que je vous la donne ? La clé ? — Ce serait bien. Nous la prendrons avant de partir. Pouvez-vous me raconter ce qui s'est passé ? — D'accord... Elle aspira une grande bouffée d'air, se frotta le visage. — D'accord... Je suis rentrée de mon cours et j'ai voulu aller prendre de ses nouvelles. Elle était tellement bouleversée par la mort de Julian. Complètement anéantie... Je suis entrée. En la quittant, hier soir, je lui avais promis de passer dans l'après-midi. Je n'ai donc pas pris la peine de frapper. — La porte était fermée à clé ? — Oui. Comme elle ne répondait pas à mes appels, je suis allée dans la chambre. Je voulais essayer de la convaincre de sortir un peu, ou au moins de venir chez moi. Je voulais lui remonter le moral. Mon Dieu... C'est difficile... Je revois la scène... — Je comprends. — Je me suis avancée. Je l'ai vue sur le lit. Au début, je n'ai pas compris. J'ai dit un truc du genre: «Allez, Chloé, bouge-toi ! » Quelque chose comme ça... Sa voix se brisa. — D'un ton un peu impatient, sans doute, parce que je trouvais tout ça tellement mélo. J'étais vaguement irritée. Je me suis approchée du lit. Et là... — Prenez votre temps, murmura Eve, tandis que Deena buvait une longue gorgée d'eau. — Elle avait les yeux grands ouverts. Fixes. L'espace d'un instant, j'ai hésité. C'était comme si une partie de mon cerveau avait cessé de fonctionner. J'avais déjà vu un mort. Mon arrière-grand-mère, précisa Deena en essuyant une larme furtive. Elle a vécu chez nous un temps, et c'est moi qui l'ai découverte, un matin. Mais ce n'est pas pareil quand c'est quelqu'un de jeune, et qu'on ne s'y attend pas. — Vous l'avez touchée ? — J'ai dû lui effleurer l'épaule ou le bras. Je crois que je l'ai touchée parce que j'avais du mal à imaginer qu'elle puisse être morte. Elle était glacée. Mon Dieu ! Sa peau était tellement froide. A ce moment-là, je suis ressortie en courant et je me suis mise à hurler. — Vous vous êtes assise dans le couloir jusqu'à l'arrivée de l'officier Nalley. — Oui. — Êtes-vous retournée dans l'appartement avant sa venue ? Est-ce que quelqu'un d'autre y est entré ? — Non. J'étais devant la porte, je sanglotais. Les gens sortaient de chez eux et me demandaient ce qui n'allait pas. Je répondais : « Chloé est morte, elle s'est suicidée. » — Bien. Vous lui avez parlé hier soir. — En rentrant chez moi, je l'ai appelée. Je revenais d'une répétition, dans le West Side. Je savais qu'elle traversait une épreuve douloureuse. Nous avons bavardé quelques minutes, puis je suis allée chez elle. Je lui ai tenu compagnie jusqu'à 23 heures, environ. Je commençais tôt ce matin, et elle avait envie de se coucher, De s'échapper dans le sommeil, comme elle m'a dit. Je n'ai pas imaginé une seule seconde qu'elle... Deena agrippa le bras d'Eve. — Lieutenant Dallas, si j'avais su, je ne l'aurais jamais laissée seule. — Ce n'est pas votre faute. Vous étiez une bonne amie, la rassura Eve. Dans quel état "était l'appartement? enchaîna-t-elle. — Pardon ? — Je me demandais s'il y avait du désordre, hier? — Ah1! Non, il me semble que c'était plutôt rangé. Chloé était un peu maniaque. Bon, c'est vrai qu'il y avait des mouchoirs en papier par terre. Elle pleurait comme une madeleine et les jetait un peu partout. — Avez-vous mangé ou bu quoi que ce soit ? — Nous avons bu du vin. J'avais apporté une bouteille de blanc. Nous avons dû en descendre la moitié, à peu près. — De la glace ? — De la glace ? Non, je n'y ai pas pensé. Remarquez, ç'aurait été une bonne idée. — Vous avez lavé les verres ? — Les verres ? Euh... non, ça ne m'est pas venu à l'esprit. J'étais fatiguée, elle aussi. Nous avons tout laissé tel quel dans le séjour. — Pas dans la chambre ? — Non. Nous n'avons pas bougé de la salle de séjour. Si j'avais passé la nuit auprès d'elle, peut-être que... — J'aimerais que vous jetiez un coup d'œil sur ce message, dit Eve en sortant le sachet scellé contenant le papier rose. Reconnaissez-vous l'écriture de Chloé ? — Oui. Ces caractères flamboyants, c'est tout Chloé. Mais elle avait tort. Elle aurait pu vivre sans lui. Il faut toujours espérer. D'autant que leur relation était condamnée d'avance. Ce n'était qu'un fantasme. — Avez-vous rencontré Julian Bissel ? — Non. Elle se moucha bruyamment. — Elle ne le montrait à personne. A vrai dire, je ne savais rien de cette histoire. J'étais au courant de l'existence d'un homme, un homme marié, mais elle a toujours refusé de me dévoiler son nom. Apparemment, elle lui avait promis solennellement de n'en parler à personne. Ça aussi, c'était du Chloé tout craché : « J'ai promis solennellement. » Du coup, elle ne me racontait pas grand-chose, d'autant que je lui avais avoué trouver cette liaison assez malsaine. Je ne savais pas comment il s'appelait, ni que c'était son employeur, à la galerie. Je ne l'ai appris qu'hier, quand elle m'a dit que sa femme l'avait tué. — Il n'est donc jamais venu ici. — Si, si, je crois que si. On avait un code, Chloé et moi. Quand on était «occupées», on accrochait un ruban rose à la poignée de la porte. C'est elle qui a eu cette idée. Que je sache, elle ne fréquentait que lui depuis plusieurs mois. Et le ruban était là environ une fois par semaine. — Quand elle le recevait, elle avait l'habitude d'éteindre ses vidéocoms ? — Oh, oui ! Chloé était comme ça. Elle s'arrangeait pour que rien ne puisse venir casser l'ambiance. — En repartant hier soir, avez-vous remarqué ou entendu quoi que ce soit ? — Je suis allée me coucher directement. J'avais bu deux verres de vin, j'étais éreintée. J'ai dormi d'une traite jusqu'à ce que le réveil sonne, ce matin, à 6 h 30. — À quelle heure êtes-vous partie en cours ? — Environ 7 h 15. — Vous n'avez rien vu ? — Non, rien. J'ai failli entrer en coup de vent, histoire de vérifier que tout allait bien. Puis je me suis dit qu'elle dormait sûrement. Et je n'étais pas en avance. — Je sais que vous passez des moments difficiles, fit Eve, et je vous remercie d'avoir répondu à mes questions. Elle fit mine de se lever, puis se rassit, comme si elle venait de se rappeler un détail. — Au fait, j'ai noté - en vérifiant ses communications - qu'elle portait un collier au moment où elle parlait avec vous. Une chaîne avec un pendentif en forme de cœur, je crois. Très joli. Elle le tripotait sans arrêt. — Le médaillon ? Je pense que c'est l'artiste qui le lui a offert, il y a deux mois. Elle ne l'a jamais enlevé. Elle était très sentimentale. — Elle ne portait pas de médaillon, fit remarquer Peabody, tandis qu'Eve et elle regagnaient l'appartement de Chloé. — Non. — Il n'y en avait pas sur les lieux. — Non plus. — On peut donc en déduire que celui qui l'a tuée, ou l'a incitée à se tuer, l'a emporté. — En effet. On peut mettre des choses dans les médaillons, non ? — Bien sûr, répondit Peabody. Une photo, une mèche de cheveux, des échantillons d'ADN. — Si c'était un cadeau de Bissel, il contenait peut-être quelque chose de moins romantique. — Je vais devoir dévorer mon insigne flambant neuf? Eve hocha la tête. — Elle n'était pas forcément au courant. Mais je suis presque certaine qu'elle est morte à cause de ce pendentif et de ce que dissimulait son ordinateur. Peabody scruta la pièce. — Elle a rangé. À moins que ce ne soit quelqu'un d'autre. J'ai du mal à imaginer son agresseur ramassant les affaires qui traînent et lavant les verres. Si c'est elle, elle l'a fait pour une raison. Est-ce qu'elle attendait quelqu'un ? Cela signifierait qu'elle a reçu un appel, pourtant, il n'y en a aucune trace. — Aucune trace visible. L'ordinateur est grillé. On lui a peut-être envoyé un e-mail. — On va donc demander à la DDE d'analyser tous les appareils. — Bravo, inspecteur ! — La sécurité de l'immeuble est réduite au strict minimum, mais on pourrait vérifier les appels au 911. — Je vais ordonner le ramassage de tous les appareils électroniques. — On pourrait s'occuper de ça en prenant un en-cas. Après tout, vous avez été privée de votre barre de chocolat. — Inutile de me le rappeler, grommela Eve. Entendu, on va manger. J'en profiterai pour réfléchir. Eve ne savait pas ce qui l'avait poussée à choisir L'Écureuil bleu, car la nourriture y était vraiment infâme. Peut-être éprouvait-elle le besoin de renouer avec son passé - de se remémorer quelques souvenirs devant une table collante, pendant que Mavis se trémoussait sur la scène en chantant à tue-tête. A moins, songea-t-elle, le regard fixé sur son hamburger au soja, qu'elle ne soit tout simplement masochiste. — Je ne devrais pas manger ça, marmonna-t-elle en mordant dans son sandwich. Il n'y a rien de naturel, là-dedans. — Vous êtes trop gâtée, riposta Peabody en engloutissant avec délice une galette fourrée au poulet, accompagnée de chips végétariennes. De la viande qui provient de véritables bœufs, des œufs de poule authentiques, tout ça. Eve grogna. Elle savait maintenant pourquoi elle avait opté pour L'Écureuil bleu. Pour se prouver qu'elle n'était pas pourrie gâtée. — J'en connais une qui n'hésite pas à commander un vrai café à mon Auto-Chef quand bon lui semble. — Normal. C'est le premier degré de la loi de séparation, riposta Peabody. Je suis gâtée par association. A moins que ce ne soit le second degré, dans la mesure où le café vous parvient grâce à Connors. Donc, pour vous, c'est le premier degré. Mais comme vous êtes mariés... — La ferme, Peabody ! Non, elle n'était pas pourrie gâtée. Sans quoi, elle serait incapable d'avaler ce prétendu substitut de viande coincé entre deux tranches de pseudo-pain sans goût. On finissait par s'habituer à ce qu'on avait, point final. Connors insistait pour ne manger que des produits frais et naturels, elle s'y était accoutumée, voilà tout. Elle ne s'en rendait même plus compte. La nourriture était là, devant elle, au même titre qu'une chaise ou un tableau qu'elle ne regardait pas vraiment... Parce que c'était le quotidien. ' Elle sortit brusquement son vidéocom de sa poche. Le visage de Feeney s'afficha à l'écran. Eve remarqua que ses cheveux, si courts fussent-ils, se dressaient en touffes sauvages sur son crâne. De toute évidence, les choses ne se passaient pas comme il l'aurait voulu. — Feeney, il faut que tu emmènes le civil aux doigts magiques dans le Queens. Qu'il démonte toutes les sculptures. — Tu veux qu'on démonte les sculptures ? répéta-t-il, ahuri. — Tu n'as pas trouvé de micros dans la maison, il me semble ? — J'ai demandé une deuxième fouille. — Débarrasse-toi des techniciens et prends le relais avec Connors. Les sculptures, Feeney. Reva n'y aura pas prêté attention, vu que c'est Bissel qui les rapportait. Or, il y en a partout. Dépecez-les. — D'acccord, d'accord. Ça me fera du bien de changer de décor. — Demande à Connors de l'interroger : est-ce que, lorsqu'elle était chez elle, elle a pu travailler ailleurs que dans son bureau ? Ou avoir des conversations avec Julian ou quiconque au sujet de la Securecomp. Une fois ces lieux déterminés, concentre-toi sur les œuvres d'art -dans le secteur en question. — Compris. Je laisse McNab ici. Il est jeune. Un peu de frustration ne le tuera pas. Eve rangea son vidéocom. — Dépêchez-vous de finir. Nous allons au Flatiron mettre en pièces les travaux en cours de Bissel. — Ça vous est venu à l'esprit parce que je vous reprochais d'être trop gâtée ? — On ne sait jamais ce qui peut provoquer le déclic, n'est-ce pas ? Autre chose : Chloé n'avait aucune sculpture de Bissel chez elle. C'est tout de même curieux qu'elle n'ait pas réussi à le convaincre de lui en offrir au moins une ? Un petit échantillon du travail de son amant. Elle était amoureuse de lui. Elle était étudiante en arts plastiques, elle travaillait dans sa galerie, pourtant... — Vous pensez qu'elles ont disparu, comme le médaillon. — Nous contacterons Deena en chemin pour l'interroger à ce sujet. Plantée au milieu de l'atelier, les mains sur les hanches, Eve contemplait les torsions et entrelacs complexes de métal. — Bon. J'ai fait une erreur de calcul. Pour les démonter, nous avons besoin d'outils spécifiques. Ce n'est pas ce qui manque. Quant à la façon de les utiliser, c'est une autre affaire. — Je sais en manipuler quelques-uns. — Pourquoi ne suis-je pas étonnée ? Eve tourna autour de la plus haute des structures. — Le problème, c'est que si on coupe, on fond, voire on explose tout ça, on risque d'endommager ou de supprimer le dispositif. S'il y en a un. Il nous faut la DDE, ou l'un de ces scanners manuels pour le vérifier. — Les techniciens s'en sont déjà chargés. — A mon avis, un examen standard ne suffit pas. Ce type vendait ces merdes dans le monde entier, à des entreprises, à des collectionneurs privés, à des organisations gouvernementales. — Et si elles dissimulent des puces électroniques, c'est un moyen efficace et discret de récolter des renseignements secrets. — Mmm... Eve fit quelques pas, songeuse. — Je ne les imagine pas gaspiller son talent. Cela me paraît logique. Je parie qu'ils auraient adoré placer un de ces machins dans le hall d'une des sociétés de Connors. Malheureusement, il n'a jamais été fan des œuvres de Bissel, et même l'influence de Reva l'aura laissé de glace. Mais c'est sans importance, puisqu'ils lui ont injecté le dispositif. — Au risque de passer pour une parano, vous croyez que quelqu'un nous observe, en ce moment ? — C'est possible. Au cas où, Eve afficha un large sourire. Tant mieux si quelqu'un les observait. — Si oui, ils ont intérêt à se montrer bientôt. À moins d'être une bande de lâches en plus de salopards, de meurtriers et de voyeurs pervers. Je veux qu'on dissèque ces sculptures. D'ici là, on verrouille l'étage. Qu'ils en profitent pendant qu'il en est encore temps. Elle appela l'ascenseur, pénétra dans la cabine. — Peabody, ça ne me plaît pas du tout que Carter Bissel soit dans la nature. Il faut me le retrouver. — Je vais botter les fesses des autorités locales. — Oui. En personne. — Hein? — Vous allez vous rendre sur place, discuter avec la police, interroger l'associé et toutes ses relations. Felicity est allée le voir pour une raison précise. Je veux savoir laquelle. — En Jamaïque ? s'exclama Peabody. Je vais en Jamaïque ? — Il faut bien que l'une d'entre nous reste ici. Vous avez quarante-huit heures maximum. Pas question de vous baigner nue dans l'océan. — Et si je mets un maillot, je peux me baigner, disons... une heure? Eve eut du mal à ne pas sourire. — Je ne veux pas en entendre parler. D'autant que McNab va vous accompagner. — Mon Dieu ! Dites-moi que je rêve ! — Vous partirez dès que Feeney lui aura donné le feu vert. Mais je vous préviens, ce ne sont pas des vacances sous les cocotiers. — Pas du tout ! Mais je m'offrirai peut-être un cocktail dans une noix de coco, lieutenant. Dans la mesure où j'interrogerai le propriétaire d'un bar tiki. — Ils vous auront à l'œil, répliqua Eve, et le sourire de Peabody s'estompa. Les responsables de cette affaire suivront vos moindres mouvements. Moyens de transport, horaires, hôtel, restaurants, ils sauront absolument tout, même ce que le barman aura versé dans votre noix de coco. Ne l'oubliez pas et restez à l'affût. — Vous envoyez McNab pour qu'il me protège. — Pour que vous vous protégiez l'un l'autre. Je ne pense pas qu'on s'attaque à vous, mais je n'avais pas non plus imaginé qu'on éliminerait Chloé McCoy. — Personne ne pouvait le deviner, Dallas. — Il faut toujours anticiper, rétorqua Eve en émergeant de l'ascenseur et en se retournant pour le bloquer. Si je l'avais fait, elle serait encore vivante. Elle expédia Peabody chez elle pour faire ses valises et se rendit seule à la morgue. Quand elle entra, Morris achevait d'enfiler sa tenue de combat. Il arborait un joli bronzage, et un trio de boules colorées accrochées à sa tresse. Eve se rappela qu'il rentrait à peine de vacances. — Ravie de vous revoir dans les tranchées. — Et moi, de recevoir mon flic préféré. Vous m'avez envoyé trois corps en autant de jours. C'est beaucoup, même pour vous. — Parlons du dernier arrivé. — Je ne me suis pas encore penché dessus. Même moi, j'ai mes limites. Décès suspect, j'imagine, murmura* t-il en baissant les yeux sur Chloé. Signalé à l'origine comme un suicide ? — Oui, mais je n'y crois pas. — Aucune trace de lutte. Il chaussa ses lunettes. Eve patienta, pendant qu'il examinait le corps de bas en haut, consultait les images et les tableaux sur son écran. — Le message était rédigé de sa main? s'enquit-il. — Que je sache, oui. — Elle était seule dans l'appartement ? Dans son lit? — Sur son lit. Les disques de sécurité n'ont enregistré aucune entrée d'un autre résident dans l'immeuble. Il n'y a pas de système de sécurité à chaque étage. — Bon, je vais l'ouvrir, et nous verrons bien. Vous pouvez me dire ce que vous cherchez ? — Je veux savoir ce qu'elle a avalé, ou ce qu'on l'a forcée à ingurgiter. En quelle quantité, à quelle heure... et vite. — Fastoche. — Vous avez les résultats des analyses toxicologiques sur les deux autres ? Bissel et Kade ? — Un instant. Il alla se poster devant son ordinateur, afficha le dossier. — Ça vient d'arriver. Apparemment, ils ont tous deux bu du Champagne - français, millésimé. Ils ont pris leur dernier repas trois heures avant de mourir. Très chic. Caviar, saumon fumé, brie, fraises. Aucune trace de stupéfiants chez la femme. De faibles traces d'Exotica chez l'homme. — Ils ont fait l'amour ? — Absolument. Au moins, ils auront rendu l'âme dans la joie et la bonne humeur. — Vous avez vérifié l'arme du crime ? — Oui. Couteau de cuisine à lame en dents de scie. Celui retrouvé sur la scène du crime correspond aux blessures relevées. — Zappés, poignardés. — Dans cet ordre, acquiesça-t-il. De la peau sous les ongles de la femme, qui correspond à celle de l'autre victime. Conclusion : de légères égratignures infligées dans l'ivresse de la passion. Ils avaient fait l'amour, et d'après les marques du pistolet paralysant, ils recommençaient de plus belle quand on les a neutralisés. Quelqu'un était très fâché contre eux. — Mouais... grommela Eve, sans conviction. Elle jeta un coup d'œil sur le corps nu de Chloé, étendu sur la table. — D'aucuns diront qu'elle a eu de la chance. — Mais nous savons qu'il n'en est rien. — Dès que vous aurez du nouveau, contactez-moi chez moi. Et cryptez les trois fichiers, voulez-vous? Personne d'autre que vous ne doit les voir. Une lueur s'alluma dans l'œil du légiste. — De plus en plus intéressant. — Oui. D'ailleurs, quand les documents seront prêts, je passerai les prendre. Ne me les envoyez pas. — À présent, je suis fasciné. Et si je vous les portais ? Vous pourrez ainsi m'expliquer la situation pendant que je savoure un des excellents vins de Connors. — Ça marche. Il avait gagné du temps et de l'espace. C'était l'essentiel. Rien ne se passait exactement comme prévu, mais il n'avait pas perdu pied. Il ne paniquerait pas. Après tout, il avait gardé la tête froide en réglant son sort à Chloé McCoy, non ? Il n'avait rien à se reprocher. Les flics ne marchaient pas dans la combine. C'était incompréhensible. Il leur avait pourtant offert un superbe paquet cadeau. Un filet de sueur dégoulina le long de sa colonne vertébrale tandis qu'il arpentait les pièces devenues, pour l'heure, sa prison et son sanctuaire. Ils ne pouvaient pas faire le lien entre les meurtres et lui, et c'était tout ce qui comptait. C'était la priorité. Le reste, il s'en débrouillerait. Il avait juste besoin d'un peu de temps. Donc, il n'avait rien à craindre. Tout allait pour le mieux. Il était en sécurité. Il trouverait un moyen de s'en sortir. Il avait de l'argent - pas suffisamment, et rien à voir avec ce qu'on lui avait promis -, mais il avait de quoi respirer. Et si la situation était frustrante, elle n'en était pas moins excitante. Il était la vedette de son propre film vidéo, et il écrivait le scénario au fur et à mesure. Il n'était pas l'imbécile qu'on croyait, oh non, loin de là! Il sniffa une dose de Zeus, une petite récompense. Il était le roi du monde. Il ferait ce qu'il avait à faire. Intelligemment. Il ferait preuve de prudence et de ruse. Personne ne savait où il se trouvait, ni qui il était. Il s'arrangerait pour que ça continue. 11 Connors et Feeney contemplaient une sculpture faite dé différents métaux qui trônait dans la cour de la demeure des Bissel. — C'est quoi, à votre avis ? risqua Feeney. — J'ai l'impression que c'est une femme. Avec peut-être une touche de reptile et un zeste d'arachnide. On dirait un assemblage de cuivre, de bronze et d'acier. Plus quelques petits bouts de fer, voire d'aluminium. — Pourquoi ? — Bonne question. Je suppose que l'artiste a voulu montrer, symboliquement, que la femme était rusée comme un serpent, cruelle comme une araignée, et autres conneries de ce genre. Je trouve ça méprisant pour le sexe féminin, et très laid. — Pour être moche, c'est moche, acquiesça Feeney en se grattant le menton. Il sortit son sachet d'amandes pralinées, en prit une poignée, puis en offrit à Connors. Tous deux continuèrent d'examiner l'objet en grignotant. — Et il y a des gens qui achètent ces horreurs ? s'étonna Feeney. — Bien sûr, — Alors là, ça me dépasse. Évidemment, je ne connais rien à l'art. — Hmm... Connors tournait autour de la structure. — Il suffit d'être touché, sur le plan psychologique ou intellectuel. Peu importe. Dans ce cas, l'œuvre a vraiment trouvé sa place. Mais le plus souvent, les gens 185 dépensent leur argent tout simplement parce qu'ils pensent qu'elle devrait les émouvoir, et qu'ils sont trop bêtes, ou trop orgueilleux, pour admettre qu'ils viennent d'acquérir une horreur. Feeney eut une petite moue, opina. — Personnellement, j'aime bien les tableaux figuratifs. Un bâtiment, un arbre, une coupe de fruits. Ce machin-là, il me semble que mon petit-fils aurait été capable de le construire. — Paradoxalement, je crois qu'il faut énormément de talent et d'habileté pour créer une sculpture de ce genre. — Si vous le dites. Feeney haussa les épaules, pas du tout convaincu. — Ce qui est sûr, c'est que c'est l'endroit idéal pour dissimuler des dispositifs électroniques, conclut Connors. — Dallas en est persuadée. — En général, elle sait de quoi elle parle. Il déploya le scanner à télécommande qu'il avait configuré avec Feeney. — Vous voulez procéder au balayage, ou je m'en charge ? s'enquit-il. — C'est votre appareil, répondit Feeney. Il se racla la gorge et enchaîna : — Oui, elle sait de quoi elle parle, comme vous dites. En ce moment, elle est un peu à cran. — Ah oui ? — Éteignez ce machin un instant. Connors haussa un sourcil, mais s'exécuta. — Sommes-nous sur le point d'avoir une conversation privée ? — Oui, marmonna Feeney, car cette perspective ne le réjouissait guère. Dallas est à cran parce qu'elle a peur que vous n'interveniez. Connors procéda à un réglage du scanner. — A quel sujet ? — Au sujet du dossier sur son père, de ce que la HSO a laissé faire, à Dallas. Connors dévisagea Feeney, dont le visage s'était durci. De colère et d'embarras, devina-t-il. — Elle vous en a parlé ? — Elle a tourné autour du pot. Elle ignore ce que je sais exactement. Et ne tient pas à le savoir. Pour tout vous dire, je ne tiens pas non plus à en discuter avec elle. Comme nous sommes sur la même longueur d'onde, je n'ai pas eu à lui avouer que vous m'en aviez parlé. — Vous m'épatez, tous les deux ! s'exclama Connors. Vous êtes au courant de ce qui lui est arrivé, et elle s'en doute. Pourtant, vous n'osez pas l'évoquer. Vous vous taisez, vous qu'elle considère bien plus comme un père que ce fils de Satan. Feeney se voûta et fixa une créature étrange en forme de crapaud, à quelques mètres de lui. — C'est peut-être pour cela, mais là n'est pas le propos. Elle craint que vous ne vous lanciez à la poursuite d'un de ces salauds de barbouze alors qu'elle a suffisamment de soucis comme ça. Vous ne résoudrez rien en agissant derrière son dos. Connors ajusta les paramètres du scanner de façon à analyser les dimensions, le poids et le contenu chimique de la sculpture. — Vous ne me dites pas que j'aurais tort de pourchasser ce salaud. Vous ne me dites pas que lui, ou ses supérieurs, ne mérite pas de payer pour n'avoir pas levé le petit doigt alors qu'un homme violait et brutalisait une enfant. — En effet, concéda Feeney, les lèvres pincées. Primo, ce serait un mensonge, qui m'arracherait la langue parce que, au fond de moi, j'aimerais bien vous donner un coup de main. Feeney fourra son sachet d'amandes dans sa poche, donna un coup de pied dans le socle de la sculpture. Un geste qui fit sourire Connors tant il lui rappelait Eve. — Et deuzio ? — Deuzio, vous vous ficheriez éperdument de mon opinion. Mais vous aimez Dallas. Vous vous souciez de ce qu'elle ressent, de ce qu'elle attend de vous, ajoutat-il, les joues de plus en plus rouges. Bref, j'espère que vous réfléchirez bien avant d'entreprendre une action qui pourrait la faire souffrir. — C'est mon intention. — Tant mieux. Remettons-nous au boulot. À la fois touché et amusé, Connors hocha la tête. Il commença le balayage, étudia les données affichées. — Comme prévu, j'ai plusieurs métaux, solvants, vernis et autres colles. — Augmentez la puissance. — Vous feriez mieux de vous écarter, prévint-il. Le rayon risque de vous brûler. Feeney recula de quelques pas, puis décida de se placer derrière le scanner. Un rayon rouge fusa en émettant un bourdonnement d'insecte. Lorsqu'il toucha le métal, la sculpture tout entière parut vaciller. — Merde ! S'il est trop fort, il risque de tout faire fondre. — C'est bon, répliqua Connors. Il va peut-être ramollir quelques joints, mais hormis cela... Il insista, accroissant la vitesse afin d'accélérer le processus. Quand il eut terminé, Feeney émit un sifflement. — Sacrée machine ! Le prochain coup, c'est pour moi. — Il vaudrait mieux porter des lunettes de protection, fit Connors en clignant des yeux. Je vois des petits points partout. Mais il souriait, comme Feeney. — Excitant, non ? — Fascinant. Et regardez ! répondit Feeney en le gratifiant d'une tape dans le dos avant de déchiffrer les données. Il y a des puces, des fibres optiques, et même de la silicone ! — Des micros. Feeney se redressa, se frotta les mains. — Des micros, oui. Et une médaille pour Dallas, une ! En regagnant son bureau, Eve ne fut pas particulièrement étonnée d'y trouver Nâdine Furst, la célèbre journaliste. Confortablement installée dans le fauteuil réservé aux visiteurs, elle était occupée à retoucher son maquillage. Elle afficha un grand sourire. — Des cookies, annonça-t-elle en désignant la petite boîte sur la table. Je vous en ai mis six de côté avant de soudoyer vos hommes. Eve en choisit un aux pépites de chocolat. — Il y en a un aux flocons d'avoine, constata-t-elle. Je ne vois pas l'intérêt des flocons d'avoine, surtout dans les cookies. — C'est noté. Je propose que vous me le rendiez, afin de ne pas froisser votre sensibilité. Eve le lui tendit avant d'aller fermer la porte. Cette précaution incita Nadine à hausser ses sourcils impeccablement épilés. — Est-ce pour pouvoir m'insulter pour être entrée dans votre bureau ? Ou pour qu'on puisse échanger quelques secrets croustillants entre filles ? — Je n'ai pas de secrets croustillants à partager. — Vous êtes mariée avec Connors. Eve s'assit, posa les pieds sur son bureau. — Vous ai-je jamais parlé des frissons que provoquent ses caresses ? Nadine se pencha en avant. — Non. — Tant mieux. Je voulais simplement m'en assurer. Nadine s'esclaffa. — Quelle peste ! Bien, à présent, si nous parlions de ce double homicide et de Reva Ewing. — Nous sommes sur le point de retirer nos accusations contre Ewing. Nadine dut se retenir pour ne pas bondir de son siège. — Attendez, je vais chercher ma caméra pour une interview en direct. Ça ne prendra qu'une... — Asseyez-vous, Nadine. — Dallas, c'est un scoop énorme. Ewing, l'ex-héroïne américaine qui a mal tourné et que l'on va maintenant disculper? Sans compter un artiste séduisant, une superbe mondaine, le sexe, le drame passionnel. — C'est beaucoup plus grave que cela. Nadine reprit sa place. — Comment est-ce possible ? — Je vais vous expliquer ce que vous êtes autorisée à diffuser, et ce qui doit rester entre nous. — Une seconde... — Ou alors je ne vous dirai rien. — Vous savez, Dallas, un de ces jours, vous finirez par me faire confiance quant à ce qui peut ou ne peut pas être rendu public. — Si je ne vous faisais pas déjà confiance, vous ne seriez pas ici avec vos cookies. Tout en parlant, Eve se leva et s'empara du scanner que lui avait fourni la DDE - reconfiguré par Connors et Feeney - afin d'effectuer un balayage de la pièce. — Qu'est-ce que vous fabriquez avec ce machin ? — Je fais joujou. Une fois assurée qu'aucun micro n'était dissimulé dans le bureau, elle se rassit. — En fait, si vous n'aviez pas déjà été là, à vous remaquiller, quand je suis arrivée, je vous aurais contactée. Plusieurs raisons me poussent à révéler certaines informations aux médias. Pas toutes professionnelles. — Je vous écoute. Eve hocha la tête. — Avant toute diffusion, je vous demanderai de nous soumettre vos textes. Vous devez me donner votre parole. — Ce doit être drôlement important. Vous avez ma parole. — Bissel et Kade appartenaient à la HSO. — Vous vous fichez de moi ? — Cette information provient d'une source anonyme, et c'est de l'or en barre. Bissel a épousé Ewing dans le seul but de mener une opération à son terme ; cela, sans qu'elle le sache, sans qu'elle y consente. On s'est servi d'elle, on a monté un complot pour qu'elle apparaisse comme la coupable. — D'accord, mais si vous tenez ça d'une source anonyme... il me faut des faits. — Je vais vous les donner. Interdiction d'enregistrer, précisa-t-elle en cherchant dans ses tiroirs une feuille de papier recyclé et un crayon. Prenez des notes, et conservez-les, ainsi que toute transcription informatique, en lieu sûr jusqu'à ce que vous ayez l'autorisation de vous exprimer à l'antenne. Nadine testa le crayon. — Ma mère m'a obligée à apprendre la sténo quand j'étais jeune. Voyons si je m'en souviens. Allez-y. L'entretien dura une heure, après quoi Nadine fonça à Channel 75 et s'enferma à clé dans son bureau pour rédiger son reportage. La nouvelle, songea Eve, ferait l'effet d'une bombe. C'était la moindre des choses. Des vies innocentes supprimées ou détruites, au nom de quoi ? De la sécurité globale ? Du sexe mêlé à l'espionnage ? Ça n'avait aucune importance quand ces vies, ces vies innocentes, la concernaient. Eve se concentra sur la paperasserie qu'elle avait, à une époque, confiée à Peabody. Tout compte fait, la présence d'une assistante pendant un peu plus d'un an l'avait sérieusement soulagée. Mais non, elle ne raisonnait pas en enfant gâtée, se rassura-t-elle. Bien entendu, rien ne l'empêchait de profiter de sa supériorité hiérarchique pour continuer à refiler le sale boulot à Peabody. Après tout, c'était formateur. C'était lui rendre service. Elle vérifia l'heure, et décida de fermer la boutique. Elle serait nettement plus efficace chez elle. Après avoir empoché le reste des cookies, elle prit la direction de la sortie. En se faufilant dans l'ascenseur bondé, elle se rappela pourquoi elle évitait de partir à l'heure des changements d'équipes. Juste avant que les portes ne se referment, une main jaillit pour les écarter, suscitant grognements et commentaires désagréables de la part des occupants. — Il reste toujours une petite place, décréta l'inspecteur Baxter en entrant de force. Vous ne donnez jamais de vos nouvelles, ajouta-t-il à l'intention d'Eve. — Si vous pouvez vous permettre de quitter les lieux à l'heure pile, c'est que vous n'avez pas assez de travail. — J'ai un stagiaire, riposta-t-il avec un sourire. True-heart adore la paperasse, et c'est très formateur. Dans la mesure où elle venait d'appliquer le même raisonnement à Peabody, Eve se garda de protester. — On a une strangulation, dans l'Upper East Side, poursuivit-il. La victime avait assez d'argent pour étouffer une horde de chevaux sauvages. C'était une harpie odieuse, et elle a une douzaine d'héritiers trop heureux d'apprendre son décès. Je confie l'enquête à Trueheart. — Il est prêt ? — C'est le moment ou jamais de le découvrir. Je le garderai à l'œil. Je lui ai dit qu'à mon avis, c'était l'œuvre du majordome. Il a hoché la tête, très sérieux, et a déclaré qu'il effectuerait un calcul de probabilités. Il est pas mignon ? Étage après étage, la cabine se vida. Ils pouvaient presque respirer normalement lorsqu'ils atteignirent le parking. — J'ai entendu dire que vous aviez dû relâcher votre principale suspecte dans l'affaire du double homicide. Ça doit faire mal. — Ça ne fera mal que si c'est elle la coupable. Elle marqua une pause devant la voiture de sport flambant neuve de Baxter. — Comment pouvez-vous vous offrir une voiture pareille ? — Ce n'est pas un problème de pouvoir d'achat ; il suffit de savoir jongler avec les chiffres, rétorqua-t-il en jetant un coup d'œil sur le minable véhicule officiel d'Eve. Personnellement, je n'accepterais jamais de conduire un tas de ferraille comme celui-là. Vu votre grade, vous méritez mieux. — Les gars de la maintenance me détestent. L'essentiel, c'est que cette caisse m'emmène là où je veux aller. — Tout de même, ça manque de style. Il monta dans son véhicule, fit rugir le moteur puis, sur un viltime sourire, démarra en trombe. Eve se dirigea vers sa voiture. — Lieutenant Dallas. Instinctivement, elle plongea la main dans sa veste. L'arme au poing, elle pivota sur elle-même, et étudia l'homme qui venait de surgir entre deux voitures. — Quinn Sparrow, directeur adjoint, Renseignements, HSO. Il leva la main droite. — Je vais vous sortir ma carte d'identité. — Lentement, monsieur Sparrow. Il s'exécuta, extirpa avec deux doigts un insigne dans un étui à rabat. Il patienta, le temps qu'Eve compare la photo avec son visage. Il paraissait bien jeune pour détenir un poste aussi élevé au sein de la HSO ; cela dit, elle ignorait à partir de quel âge ils recrutaient leurs membres. Il pouvait avoir quarante ans, mais elle lui en donnait moins. Il n'avait cependant rien d'un débutant. À en juger par son attitude et son calme, il avait de l'expérience. Son costume sombre de fonctionnaire du gouvernement mettait en valeur un corps musclé, compact. Il avait vaguement l'air d'un boxeur, ou d'un joueur de foot. Sa voix était dénuée de tout accent. — Que voulez-vous, Sparrow ? — Il paraît que vous désirez avoir une conversation avec nous. C'est ce que je vous propose. Ma voiture est garée à côté de la vôtre. Elle observa à la dérobée la berline noire. — Non. Je préfère qu'on marche un peu. — Pas de problème. Il voulut mettre la main dans sa poche. En un éclair, elle dégaina son arme et la pointa sur sa gorge. Elle l'entendit reprendre son souffle, exhaler. Elle remarqua une brève lueur de surprise et de panique dans son regard, mais il se ressaisit aussitôt. — Je veux voir vos mains. — Pas de problème non plus. Vous êtes bien nerveuse, lieutenant. — J'ai mes raisons, monsieur le directeur adjoint. Plutôt que de rengainer son pistolet, elle le rangea dans une poche intérieure de sa veste tandis qu'ils se dirigeaient vers la sortie du parking. — D'où tenez-vous que je voulais avoir une conversation avec quelqu'un de la HSO ? — Reva Ewing s'est adressée à un contact commun des Services secrets. Étant donné la situation, c'est moi qu'on a désigné pour venir vous parler. — Quelle est votre fonction ? — Je m'occupe surtout d'analyser des données. Dans le domaine administratif. — Vous connaissiez Bissel ? — Pas personnellement, non. Elle fonça sur le trottoir. — Je suppose que cet entretien est enregistré ? Il la gratifia d'un sourire nonchalant et charmeur. — Vous avez quelque chose à cacher ? — Sans doute moins que vous. Elle pénétra dans un bar/gril très fréquenté par les flics. À cette heure-ci, l'endroit était bondé. Eve s'approcha d'une table haute devant laquelle deux inspecteurs de sa brigade discutaient boutique en buvant une bière. — J'ai une réunion, dit-elle sans détour en jetant une poignée de crédits sous leur nez. Soyez gentils, laissez-moi la place. Les boissons sont pour moi. Malgré quelques grognements, ils ramassèrent les pièces et s'éloignèrent. Eve se percha sur le tabouret contre le mur. — C'est Felicity Kade qui a engagé Julian Bissel, com-mença-t-elle. — Comment cette information vous est-elle parvenue? — Par la suite, poursuivit-elle §ans prendre la peine de répondre, il a endossé le rôle d'agent de liaison - les renseignements, c'est votre domaine, non? Il a donc transmis des données sous couverture de sa profession. - Lui a-t-on donné l'ordre d'épouser Reva Ewing, ou est-ce lui qui l'a suggéré ? Le visage de Sparrow s'était durci. — Je ne suis pas autorisé à discu... — Alors contentez-vous d'écouter. Bissel et Kade ont jeté leur dévolu sur Ewing, pour ses relations avec certains officiels du gouvernement et sa position dans le secteur privé, chez Securecomp. On lui a injecté à son insu un dispositif électronique d'observation... — Attendez une seconde ! interrompit-il en plaquant la main sur la table. Tout ça, c'est du délire, et si vous l'inscrivez dans vos rapports, vous allez avoir des soucis. Citez-moi votre source. — Il n'en est pas question, et ce que j'avance est exact. Le dispositif a été enlevé aujourd'hui. Vous n'utiliserez plus Ewing. Vous avez eu tort de monter cette machination contre elle, Sparrow. Si cela vous amuse d'éliminer les vôtres, à votre guise, mais vous n'avez pas à piéger des civils. — Il n'y a pas eu conspiration. — Vous avez menti en affirmant ne pas connaître Bissel. Vous êtes directeur adjoint, vous le connaissiez très bien. Sparrow ne cilla pas. Elle ne s'était pas trompée : il avait de l'expérience. — J'ai dit que je ne le connaissais pas personnellement. Je n'ai pas dit que je n'avais jamais eu de contacts avec lui sur le plan professionnel. — Ne jouez pas sur les mots, Sparrow. — Écoutez, lieutenant, je fais mon boulot. Pour ce qui est des assassinats de Bissel et de Kade, nous menons une enquête interne. Il semble que ce soit l'œuvre d'une cellule du groupe Doomsday. — Pourquoi une bande de techno-terroristes prendrait-elle la peine de monter une pareille machination contre Ewing ? — C'est ce que nous cherchons à savoir. C'est une affaire de sécurité globale, lieutenant, poursuivit-il d'un ton glacial. Le meurtre de deux de nos agents concerne la HSO uniquement. Vous n'avez pas à vous en mêler. — J'ai une enquête à mener. D'autant qu'une autre des maîtresses de Bissel est morte. Une jeune fille de vingt et un ans, assez naïve pour croire à l'amour avec un grand A. Il serra les mâchoires. — Nous sommes au courant de cette liquidation. — Liquidation ? Allez vous faire foutre, Sparrow. — Ce n'est pas nous. — Vous savez absolument tout ce qui se passe au sein de votre organisation ? Il ouvrit la bouche pour répliquer, se ravisa, poussa un soupir. — J'ai été méticuleusement briefé sur ces événements. Notre rencontre est une faveur, parce que Ewing a rendu des services exemplaires à sa patrie, et que la HSO souhaite collaborer de son mieux avec les autorités locales. Néanmoins, certains détails demeurent confidentiels. Après tout, Ewing a été disculpée. — Et cela vous suffit ? Vous vous imaginez que vous pouvez utiliser les gens à votre guise, tels des pions sur un échiquier? Un étau se resserrait autour de sa poitrine, et Eve s'efforça de se calmer. Surtout, surtout, ne pas penser à cette chambre d'hôtel, à Dallas... Elle chassa les images de son esprit et pensa à la jeune femme dans sa chambre, avec son ours en peluche violet et sa rose. — S'il y a des accidents de parcours, dommage, mais c'est ainsi, reprit-elle. Chloé McCoy est morte. Vous avez un moyen de remédier à cela ? — Je vous le répète, lieutenant, nous menons une enquête interne. Le mystère sera résolu. Les responsables seront sanctionnés. Quant à vous, vous devez rester à l'écart. — Comme vous l'avez fait à Dallas ? S' écria-t-elle malgré elle. Assis sur vos fesses, à rassembler des renseignements, sans vous préoccuper du sort des innocents. — Je ne sais pas de quoi vous parlez. Dallas n'a rien à voir là-dedans. — Vous me semblez intelligent, monsieur le directeur adjoint Sparrow. Effectuez des recherches, complétez le puzzle. Elle descendit de son tabouret. — Et sachez que ce n'est pas mon genre de rester à l'écart. Ewing sera non seulement innocentée, mais blanchie publiquement, avec ou sans votre coopération. Quant à celui qui a tué Chloé McCoy, il sera châtié selon la loi de ce pays, et non selon celle de votre clique de barbouzes. Elle n'avait pas crié, mais elle ne s'était pas non plus forcée à baisser la voix. Quelques têtes se tournèrent, et Eve sut que plus d'une paire d'oreilles de flics guettait la suite de son discours. — Cette fois, vous allez payer. Mettez ça dans vos banques de données et analysez-le. Si vous me recontactez, soyez prêt à négocier. Sinon, nous n'avons plus rien à nous dire. Elle sortit au pas de charge. Elle respirait trop vite, elle avait le tournis. Elle devait à tout prix se maîtriser. Elle ne penserait plus à ce qu'elle avait subi, mais se concentrerait sur les mesures à prendre. Oui, ils paieraient, se promit-elle. Elle ne vengerait jamais l'enfant battue et terrifiée de Dallas, et ferait tout pour empêcher Connors de le faire à sa place. Mais elle vengerait Reva Ewing et Chloé McCoy. Ignorant la tension à la base de son crâne, elle émergea du parking quelques secondes plus tard, se préparant à affronter les embouteillages. Les dirigeables publicitaires crachaient leurs messages dans le crépuscule. Eve avait l'impression que le niveau sonore assourdissant l'engloutissait. La douleur entreprit une lente remontée vers ses tempes. Elle allait s'offrir une sale migraine. Pendant le trajet, elle se remémora la voix posée de Sparrow évoquant la « liquidation » de Chloé McCoy. Elle s'agrippa au volant, submergée par la rage. « Nous ne sommes pas des mouchoirs jetables ! » songea-t-elle. Elle franchit le portail de la maison en priant pour avoir droit à dix minutes, dix petites minutes de silence total. Elle se précipita dans la maison avec l'espoir d'éviter la confrontation quotidienne avec Summerset. Elle était au milieu de l'escalier quand elle entendit quelqu'un l'appeler. Se retournant, elle vit Mavis au bas des marches. — Salut ! Je ne savais pas que tu étais là, fit-elle en se frottant distraitement le front. Je montais dans ma chambre. — J'ai dit à Summerset que je voulais te voir quelques minutes. Tu sembles débordée, et fatiguée. J'ai mal choisi mon moment. — Non, non, tout va bien. Une dose de Mavis valait mieux que n'importe quel remontant chimique. À en juger par sa tenue, Mavis était d'humeur sage, aujourd'hui. À vrai dire, Eve ne se souvenait pas de la dernière fois où elle l'avait vue en simple jean et T-shirt. Certes, ce dernier, qui s'arrêtait quelques centimètres au-dessus du nombril, était orné de franges rouges et jaunes. Mais pour Mavis Freestone, c'était sûrement le summum de la sobriété. Ses cheveux châtains n'étaient rehaussés que d'une seule mèche jaune et rouge. Elle était un peu pâle. Comme elle la rejoignait, Eve nota qu'elle n'était pas maquillée. — Tu es allée à l'église, ou quoi ? .— Non. Eve fronça les sourcils. — Tiens ! Ça commence à se remarquer. Je ne t'ai pas vue depuis deux semaines, et... Elle se tut, horrifiée, tandis que Mavis éclatait en sanglots. — Oh, merde ! Qu'est-ce que j'ai dit ? s'affola-t-elle en tapotant l'épaule de son amie. Je croyais que tu étais impatiente que ça se voie, justement. — Je ne sais pas ce que j'ai. Je ne sais plus quoi faire. — Tu... il y a un problème avec le... le bébé ? — Nqn. Mais rien ne va, gémit Mavis. Plus rien du tout. Oh, Dallas ! J'ai tellement peur ! Elle se jeta dans les bras d'Eve. — On devrait peut-être appeler un médecin ? Eve scruta désespérément le hall, comme si elle s'attendait à ce qu'il surgisse comme par magie. Dans sa panique, elle regretta que Summerset ne soit pas dans les parages. — Non, non, non. C'est inutile. — On va s'asseoir, alors. Viens t'asseoir. Devait-elle lui proposer de s'allonger ? De prendre un sédatif? Au secours ! — Je devrais peut-être aller voir si Connors est rentré. — Je ne veux pas de Connors. C'est toi que je veux. — D'accord, d'accord, bredouilla Eve en l'entraînant dans le salon le plus proche. Je suis là. Euh... justement, je pensais à toi, tout à l'heure, ajouta-t-elle en aidant son amie à s'asseoir sur le canapé. — Ah oui ? — J'ai déjeuné à L'Écureuil bleu, figure-toi, et... O Seigneur Dieu ! s'exclama-t-elle tandis que Mavis se mettait à pleurer de plus belle. Donne-moi un indice, au moins. Comment veux-tu que je t'aide si je ne sais pas ce que tu as ? — Je suis terrifiée. — Ça, j'avais compris. Mais pourquoi? De quoi as-tu peur ? Quelqu'un te harcèle ? Tu es victime d'un fan cinglé? — Non, les fans sont géniaux, hoqueta Mavis en se blottissant contre Eve. — Tu... tu t'es disputée avec Leonardo ? — Non. C'est l'homme le plus merveilleux que je connaisse. L'être le plus parfait de l'univers. Je ne le mérite pas. — Ne dis pas de bêtises. — Ce ne sont pas des bêtises. C'est la vérité. Je ne le mérite pas. Je suis tellement stupide ! ajouta-t-elle en relevant brusquement la tête. — Mais non. C'est stupide de dire que tu es stupide. — Je n'ai même pas fini mes études. J'ai fugué quand j'avais quatorze ans, et personne ne m'a recherchée. — Ce n'est pas parce que tes parents étaient stupides que tu l'es, Mavis. « Les miens étaient des monstres, ajouta-t-elle à part soi, je n'en suis pas un pour autant. » — Qu'est-ce que j'étais quand tu m'as arrêtée ? Une paumée, qui vivait de petits larcins... — Regarde-toi maintenant. Tu es mariée avec l'homme le plus parfait de l'univers. Il est fou de toi. Tu fais une carrière exceptionnelle, tu vas avoir un bébé. Je t'en supplie, ne pleure plus... — Je ne sais rien de rien. — Mais si. Tu sais... des choses. Tu t'y connais en musique. En mode. En relations humaines, aussi. Tu as peut-être appris ça dans la rue, Mavis, mais tu as le don de donner du bonheur aux gens. — Dallas, souffla-t-elle en s'essuyant le visage, je n'y connais rien en matière de bébés ! — Ah ! Euh... mais tu regardes toutes ces vidéos, non ? Et tu suis des cours de je-ne-sais-quoi, il me semble ? Bon sang, quelle mouche l'avait piquée d'expédier Peabody en Jamaïque ? — À quoi ça sert, tout ça ? Épuisée, Mavis s'enfonça dans le canapé, la nuque calée contre un coussin. — On nous explique comment le nourrir, le changer, le porter sans le casser. Des trucs de ce genre. Mais on ne nous dit pas ce qu'on doit deviner, sentir. On ne nous donne pas de recettes pour être une maman, Dallas. Je ne sais pas comment faire. — Peut-être que ça vient naturellement. Tu sais, une fois qu'il est là... — J'ai peur de tout gâcher. De ne pas y arriver. Leo-nardo est si heureux. Il en avait tellement envie ! — Mavis, si tu ne... — Si, si, moi aussi, j'en ai envie. C'est justement ce qui m'effraie, Dallas. Je ne supporterais pas de louper mon coup. Si je suis incapable de sentir ce dont il a besoin... Comment veux-tu que je sache l'aimer quand personne ne m'a jamais aimée ? — Moi, je t'aime, Mavis. Les yeux de Mavis s'emplirent à nouveau de larmes. — Je sais. Et je sais que Leonardo m'aime. Mais ce n'est pas pareil. Ça... murmura-t-elle en posant la main sur son ventre rebondi, c'est différent. Je... désolée, je... mais tu comprends, je ne pouvais pas en parler à Leonardo. Elle saisit la main d'Eve. — Il y a des confidences qu'on ne peut faire qu'à sa meilleure amie. Je vais mieux, à présent. Ce sont les hormones qui me travaillent. — Tu es la première véritable amie que j'aie jamais eue. Ensemble, nous avons surmonté bien des épreuves. — Ouais, renifla Mavis en esquissant un sourire. C'est vrai. — Et parce que tu es ma première véritable amie, si je te trouvais stupide, je te le dirais. Si je pensais que tu ferais une mauvaise mère, je te le dirais. Si j'étais convaincue que tu commettais une erreur en ayant ce bébé, je te le dirais. — Tu me le jures ? — Je te le jure. — Tu me rassures. Énormément. Je... je peux rester encore un moment ? Peut-être appeler Leonardo et lui dire de... Ô mon Dieu ! Mon Dieu ! Eve se leva d'un bond, tandis que les yeux de Mavis s'arrondissaient. Elle se redressa, pressa la main sur son ventre. — Quoi ? Qu'est-ce que tu as ? Tu vas vomir ? — Il a bougé ! Je l'ai senti bouger. — Quoi ? — Le bébé ! s'écria Mavis, soudain rayonnante. Mon bébé a bougé. On dirait... on dirait un battement d'ailes de papillon. Eve se sentit blêmir. — Ah bon ? Et c'est normal ? — Oui. Mon bébé a bougé, Dallas ! C'est vraiment vrai ! — Peut-être qu'il essaie de te dire de ne pas t'inquiéter autant. — Oui, c'est sûrement ça. Ça va aller, maintenant. Je suis heureuse que tu aies été là pour cet événement. Qu'on n'ait été que tous les trois, toi, moi et le bébé. Je vais m'en sortir. — Bien sûr. — Et je saurai ce qu'il faut faire. Eve se rassit près d'elle. — J'ai l'impression que c'est déjà le cas, Mavis. 12 En pénétrant dans la maison, Connors découvrit Eve assise dans l'escalier, la tête entre les mains. L'effroi lui noua l'estomac, et il se précipita vers elle. — Que se passe-t-il ? Raconte-moi ! Elle poussa un profond soupir. — C'est Mavis. — Mon Dieu ! Le bébé ? — Oui. Enfin, je crois. Qu'est-ce que j'en sais, moi ? Elle ne portait même pas de rouge à lèvres. J'étais totalement désemparée. — Attends, reprenons de zéro. Est-ce que tout va bien pour Mavis et le bébé ? — Je suppose que oui. Il a bougé. — Elle l'a senti bouger ? C'est plutôt bon signe, non ? — Elle semblait le croire. Eve se redressa, regarda son mari. Il lui prit la main, la scruta, et attendit. Tout paraissait si normal, à condition de ne pas sentir, comme elle, un subtil changement de rythme. En ce moment, entre eux, ce n'était plus pareil. Ce ne le serait peut-être plus jamais. Pourtant, tous deux étaient prêts à feindre le contraire. Une épée de Damoclès était suspendue au-dessus de leurs têtes. Faire comme si de rien n'était avait quelque chose de terrifiant. — Quand je suis arrivée, elle était en larmes, reprit Eve. Elle disait qu'elle serait une mauvaise mère parce qu'elle avait eu une enfance minable, ce genre de truc. Elle avait peur de ne pas savoir comment réagir, de ne rien ressentir. Elle a pleuré comme une madeleine. — Il paraît que c'est assez courant chez les femmes enceintes. Les coups de cafard. J'imagine qu'elle a peur. C'est vrai qu'à bien y penser, c'est assez effrayant. — Ce qui est sûr, c'est que je préfère penser à autre chose. Il lui lâcha la main et s'écarta légèrement. Il éprouvait donc les mêmes angoisses qu'elle. Elle se traita de lâche, mais chassa cette pensée de son esprit. — Elle a fini par se calmer, puis le bébé a bougé, et elle a retrouvé son sourire. Quand elle m'a quittée pour annoncer la nouvelle à Leonardo, elle bondissait comme une gazelle. — Alors pourquoi es-tu si malheureuse ? — Elle va revenir. — Tant mieux. Cela me fera plaisir de la voir — Elle ramène Trina, précisa Eve, sa voix montant pratiquement d'une octave. Et leurs instruments de torture. — Ah, je vois. — Non, tu ne vois rien du tout. Ce n'est pas sur toi qu'elles se jettent avec ces mixtures bizarres qu'elles t'étaient sur le corps et la figure. J'ignore ce qu'elles vont m'infliger, et je ne veux pas le savoir. — Ce n'est pas dramatique à ce point. D'ailleurs, tu aurais pu prétexter un surplus de travail pour repousser la séance. — Elle n'a rien voulu entendre. Elle m'a eue, avec son visage dénué de tout maquillage. Tu as déjà vu Mavis sans maquillage ? Il lui effleura les cheveux de la main. — Jamais. — Elle avait les yeux gonflés, rouges - et brillants. Et ça commence à se voir, Elle a un petit bedon. Qu'est-ce que j'étais censée faire ? Il l'embrassa sur le crâne. — Ce que tu as fait : la réconforter. Tu es une bonne amie. — J'aimerais mieux être une peste. C'est plus facile, et plus rassurant. — D'àutant que tu es si douée pour ça ! Bon. Il me semble que le moment est idéal pour un barbecue. — Comment oses-tu, quand je suis dans un état pitoyable ? — Je maîtrise la machine, désormais. Je me suis exercé en douce. Je vais préparer des hamburgers. C'est ce qu'il y a de plus simple. Elle aurait pu lui rétorquer qu'elle en avait mangé un pour son déjeuner, mais c'eût été faire trop d'honneur à ce qu'elle avait avalé à L'Écureuil bleu. — Je voulais travailler. Elle protestait pour la forme. Après tout, ce serait peut-être bénéfique de dîner avec d'autres personnes. Histoire d'entretenir l'illusion que tout allait bien. — J'avais l'intention de passer une soirée tranquille à ruminer sur les complots insidieux et meurtriers de la HSO et des techno-terroristes venus de l'étranger. Est-ce trop demander? — Bien sûr que non, mais la vie n'est qu'une suite de concessions. Veux-tu que je te raconte mon après-midi dans le Queens avec Feeney ? — Merde ! s'exclama-t-elle en levant les bras, manquant de peu le menton de Connors. Tu vois ? Mavis m'a tellement perturbée que j'en ai oublié mon enquête ! Où est Feeney ? — Il est resté sur place pour superviser l'enlèvement de plusieurs des sculptures. Tu avais raison, pour les micros. « Je sais pourquoi tu me regardes ainsi, songea-t-il. Tu essaies de déchiffrer mes pensées. Pour que nous n'ayons pas à en parler de nouveau. Qu'allons-nous faire ? » — Six œuvres - trois à l'extérieur, trois à l'intérieur -recelaient des dispositifs électroniques. Il ébaucha un sourire qui n'atteignit pas ses yeux. — Des appareils hautement sophistiqués, apparemment, précisa-t-il. On va s'amuser à en dépecer un pour l'analyser, une fois qu'on aura réussi à l'arracher au métal. — Des yeux ? Des oreilles ? — Les deux. D'après l'examen préliminaire, ils transmettent sons et images par satellite. Il est clair que ceux qui nous écoutaient et nous observaient sont au courant de notre découverte. — Parfait. Eve se leva. — Si Bissel espionnait sa propre femme pour le compte de la HSO, cette dernière sait déjà que nous sommes sur la piste. J'ai rencontré le directeur adjoint, aujourd'hui. — Vraiment ? fit-il d'un ton si suave et si glacial à la fois qu'elle en frissonna. — Oui. Et si Bissel s'est amusé à jouer les agents doubles, ils risquent de paniquer. Je réglerai cette affaire. Elle marqua une pause avant de répéter : — Je réglerai cette affaire. — Je n'en doute pas. Ce n'est pas moi qui t'indiquerai comment t'y prendre, ajouta-t-il prudemment. Peux-tu en dire autant ? — Ce n'est pas pareil. C'est... Laissons tomber. Concentrons-nous sur le présent. — Avec plaisir. Et le présent, c'est... ? — L'enquête. Nous devrions monter faire le point. — Très bien. Il lui caressa la joue, se pencha, l'embrassa légèrement sur la bouche. — Nous allons continuer comme si de rien n'était, pour l'instant, fit-il. Nous enfermer dans le bureau pour discuter de meurtres, puis partager un repas avec des amis. Cela te convient? — Oui. Au prix d'un petit effort, elle lui rendit son baiser, puis se leva. — C'est parfait. Un briefing, un .hamburger. Au moins, cela m'évitera de penser à Trina et à ses pratiques barbares. 206 Dans l'espoir de lui arracher un sourire, il laissa courir les doigts le long de son bras tandis qu'ils gravissaient l'escalier, — De quel lait parfumé crois-tu qu'elle va t'enduire le corps? — Tais-toi ! — Ça, c'est ce que j'appelle vivre ! déclara McNab en inspirant une grande bouffée d'air tropical. — Il ne s'agit pas de vivre, mais de mener une enquête. Inutile de rêver tant que nous n'aurons pas accompli notre mission. Il inclina la tête et la dévisagea derrière ses lunettes de soleil fuchsia. — Tu parles comme Dallas. Je trouve cela étrangement excitant. Elle le gratifia d'un coup de coude, sans grande conviction. — Nous allons nous rendre directement au Waves interroger Diesel Moore à propos de Carter Bissel. Ensuite, nous irons au domicile de Bissel afin de nous entretenir avec ses voisins ou associés. — Là, tu deviens carrément dictatoriale. Ce n'est pas non plus pour me déplaire, précisa-t-il en lui tapotant les fesses. — Tu es plus gradé que moi, mais j'appartiens à la brigade des homicides. C'est donc moi qui suis responsable de cette partie de chasse. Donc, je répète : d'abord on bosse, après, on... on profite. — Message reçu. En attendant, nous devons trouver un moyen de transport. Il parcourut du regard une rangée de scooters étince-lants et colorés, enchaînés devant une hutte, à proximité de leur hôtel. Peabody sourit. — Message reçu ! Le Waves était un boui-boui minable, enchâssé dans un bâtiment en planches, dans l'une des rues les moins accueillantes de Kingston. Ils s'étaient perdus à deux reprises - ou avaient fait semblant de se perdre, pour filer dans la brise. Après un débat houleux, ils avaient réussi à se mettre d'accord. Lui conduirait à l'aller, elle au retour. Peabody était aussi heureuse de rouler à l'arrière, les bras serrés autour de la taille de McNab, qu'elle l'aurait été aux commandes. Cependant, alors qu'ils s'enfonçaient dans les secteurs les plus pauvres de la ville, elle se félicita d'avoir son arme dissimulée sous sa veste en lin. Elle releva trois transactions illégales sur un rayon de cent mètres, aperçut une bande de funky-junkies en train de se trémousser sous un porche. Quand le conducteur d'un véhicule de sport tout-terrain les croisa, et qu'il fixa Peabody de ses inquiétants yeux noirs, elle regretta presque de ne pas porter son uniforme. Bars et sex-shops se succédaient, et les prostituées se bousculaient sur les trottoirs. Aucun de ces établissements ne donnait envie d'y entrer. Quelques touristes hardis s'y aventuraient peut-être, songea-t-elle, mais à moins d'être en quête de sexe, de stupéfiant, ou d'un coup de poignard dans le dos, ils devaient repartir aussi sec. Ils garèrent le scooter devant le troquet. Peabody scruta les alentours pendant que McNab verrouillait la chaîne que leur avait fournie le loueur. — Je vais tenter un truc, annonça-t-elle. Tu devras peut-être me donner un coup de main. Elle sélectionna deux jeunes hommes, un Noir et un Blanc. Us étaient assis sur les marches d'un perron et fumaient Dieu sait quoi dans une pipe noire qu'ils se passaient et se repassaient. Ignorant délibérément la mise en garde de McNab, derrière elle, Peabody afficha son air froid de flic et s'approcha d'eux. — Vous voyez ce scooter?. Le Noir ricana, aspira une bouffée de fumée. — J'ai des yeux, salope. — Ouais, on dirait que vous en avez une paire chacun. Elle écarta légèrement le pan de sa veste, révélant son insigne et son arme. — Si vous y tenez, surveillez ce scooter. Parce que, s'il n'est pas là à mon retour, et dans le même état, mon partenaire et moi vous le ferons payer cher. Pendant qu'il t'enfoncera ta pipe dans le cul, précisa-t-elle en souriant au Blanc, je crèverai les mirettes de ton copain. Avec mes pouces. — Va te faire foutre ! répliqua le Blanc en lui rendant son sourire. L'estomac de Peabody se noua, mais elle ne se démonta pas. — Si tu me parles sur ce ton, vous n'aurez pas la jolie récompense que je compte vous offrir à tous les deux, à la fin de notre petite épreuve. Si le scooter est là, impeccable, à mon retour, non seulement je renoncerai à vous arrêter pour possession et usage de produits illicites, mais en plus je vous donnerai une magnifique pièce de dix crédits. — Cinq maintenant, le reste après. Elle se tourna vers le Noir. — Rien maintenant, et rien après si je suis en rogne. Hé, McNab, qu'est-ce qui se passe quand je suis en rogne ? — Je n'ose pas y penser. Ça me flanque des cauchemars. — Rendez-vous service, suggéra Peabody. Gagnez vos dix crédits. Elle tourna les talons et se dirigea vers le bar. — La sueur me dégouline dans le dos, avoua-t-elle entre ses dents. — On ne voit rien. Tu m'as fichu les jetons. — Dallas serait allée encore plus loin, mais je suis assez fière de ma prestation. — Tu as été merveilleuse, bébé ! Il ouvrit la porte, et ils s'engouffrèrent dans une salle glaciale, qui empestait la fumée, l'alcool et les humains en mauvais termes avec l'eau et le savon. Il était encore tôt, les affaires tournaient au ralenti. Quelques clients étaient rassemblés autour des tables ou vautrés sur le bar Sur l'étroite plate-forme qui tenait lieu de scène, un orchestre holographique en piteux état jouait du mauvais reggae. L'image du batteur disparaissait sans arrêt, et les mouvements de lèvres du chanteur étaient mal synchronisés. McNab ne put s'empêcher de penser aux vidéos mal doublées dont sa cousine Sheila était si friande. Les semelles de ses aéro-baskets s'accrochaient comme des ventouses au carrelage collant. Moore tenait le bar. Il paraissait plus mince et nettement plus fatigué que sur la photo d'identité qu'ils avaient eue entre les mains. Il portait des dreadlocks, une sorte d'explosion de queues-de-cheval noires, que McNab ne put s'empêcher d'admirer. Cette coiffure mettait en valeur son visage triangulaire au teint acajou. Il arborait un collier apparemment composé d'os d'oiseaux, et ruisselait de transpiration en dépit de la clim. Son regard furieux passa sur Peabody et McNab, comme s'ils ne formaient qu'un seul individu. Il fourra une tasse contenant un liquide brunâtre dans les mains d'un client, puis attrapa un torchon miteux pour essuyer son torse moulé dans un débardeur bleu électrique. Avec une moue de dégoût, il vint vers eux. — J'ai réglé mes dettes pour le mois. Si vous êtes ici pour me réclamer encore un virement, vous pouvez aller vous faire foutre. Peabody ouvrit la bouche, mais McNab lui intima le silence en lui marchant sur le pied. — Nous ne sommes pas de la police locale. Nous serons même heureux de contribuer à vos fonds personnels si vous nous fournissez des informations dignes de ce nom. Peabody n'avait jamais entendu McNab s'exprimer de ce ton sec et vaguement ennuyé. — Quand un flic me propose du blé, il trouve en général le moyen de m'arnaquer ensuite. McNab sortit un crédit de vingt dollars de sa poche et le plaqua sur le comptoir sans quitter Moore des yeux. — Nous sommes de bonne foi. Moore empocha l'argent. — Qu'est-ce que vous voulez savoir ? — Que pouvez-vous nous dire sur Carter Bissel ? — C'est un salaud. Quelqu'un abattit le poing à l'extrémité du bar en se plaignant de la lenteur du service. — La ferme ! rétorqua Moore. Si vous me dénichez ce fils de pute, j'aimerais le descendre moi-même. Il me doit deux mille dollars, sans compter que je me démène comme un malade pour gérer cette boîte en solo depuis qu'il a décidé de se faire la malle. — Pendant combien de temps avez-vous dirigé cette affaire ensemble ? s'enquit Peabody. — Trop longtemps. Écoutez, on avait une entreprise, disons, d'import-export. On a décidé de monter ce bar. Carter est plutôt commerçant. On s'en sortait pas mal. C'est vrai que, de temps en temps, il piquait sa crise. Il carbure au rhum et au Zoner, et dans ce genre de business, on peut s'en procurer facilement. Il disparaissait deux ou trois jours. Mais bon, je ne suis pas sa mère. Il se tire, la prochaine fois ce sera mon tour. On s'arrangeait toujours. — Sauf cette fois, devina Peabody. — Cette fois, il s'est volatilisé. Moore s'empara d'une bouteille sous le comptoir, versa un épais liquide brun dans un gobelet et l'avala d'un trait. — Il a pris deux mille dollars dans la caisse, ce qui m'a mis dans le rouge. — Sans vous prévenir? — Des clous. Il m'a parlé d'un gros coup. D'un gros coup, d'une vie de luxe, d'une place au soleil. Mais Carter n'arrête pas de délirer. Il est toujours sur un gros coup, et ça ne marche jamais parce que c'est un minable. Quand il a un coup dans le nez, il raconte à tout le monde que c'est injuste, que c'est son frère qui a tout eu. — Vous l'avez rencontré, son frère ? — Non. Je croyais qu'il l'avait inventé de toutes pièces, jusqu'à ce que je tombe sur ce cahier que Carter avait chez lui. Rempli de coupures de presse à propos de son frère, l'artiste. — Il collectionnait tous les articles à son sujet. — Il en avait des tonnes. Je ne sais pas pourquoi, parce qu'à l'entendre, Carter le détestait. — Il n'a jamais envisagé de se rendre à New York pour le voir? — Merde. Carter, il espérait toujours aller partout, voir tout le monde. C'étaient que des paroles en l'air. — A-t-il évoqué une certaine Felicity Kade ? — Mmm... Jolie blonde, murmura Moore en s'hu-mectant les lèvres. Un vrai canon. Elle est passée ici deux ou trois fois. — Sans vouloir vous offenser, fit remarquer Peabody, ce n'est pas le genre d'endroit que fréquentent les femmes de son milieu. — On ne sait jamais ce qui passe par la tête de ces créatures de rêve. C'est pour ça que je les évite comme la peste. Elle est entrée un soir, elle a dragué Carter. Elle n'a pas eu à se donner beaucoup de mal. Il n'a rien voulu me raconter. Pourtant, il aime bien se vanter de ses conquêtes. Il se prend pour le roi, au pieu. Avec celle-ci, c'était motus et bouche cousue. Moore haussa les épaules. — Je n'ai pas insisté. — Elle a passé beaucoup de temps avec Carter ? — Comment voulez-vous que je le sache ? Elle est venue deux ou trois fois. Ils sont sortis ensemble. À l'occasion, il a pris quelques jours de congé. Si vous vous imaginez qu'il s'est enfui avec elle, vous faites fausse route. Il ne l'intéressait pas vraiment. — Connaissez-vous d'autres femmes ou associés avec lesquels il aurait pu partir ? — J'ai déjà répondu aux locaux. Il tirait son coup quand c'était possible, mais il ne restait jamais longtemps avec la même. S'il avait d'autres activités, il ne m'en a pas parlé. J'aurais fini par le savoir. L'île n'est pas grande. — L'île n'est pas grande, répéta Peabody une fois dehors, après qu'ils en eurent terminé avec Moore. Pas facile de s'y cacher. — Pas facile non plus de s'en échapper. Peabody constata avec plaisir que le scooter n'avait pas bougé. — File-leur le fric. — Pourquoi moi ? — C'est moi qui ai négocié. McNab grommela, mais leur tendit une pièce de dix crédits, avant de déverrouiller la chaîne. — Bien joué, le coup des vingt dollars, fit-elle. Elle lui aurait volontiers pincé les fesses en guise de récompense, mais elle décida que ce ne serait pas très professionnel. Elle patienterait un peu. — Je ne suis pas mécontente de quitter ce quartier avant la tombée de la nuit, avoua-t-elle en enfourchant la machine. — Moi non plus. Apparemment, il était moins soucieux qu'elle de son image professionnelle, car il lui pinça les fesses en grimpant derrière elle. — Démarre ! Carter Bissel habitait une case de deux pièces à peine plus élaborée qu'une tente plantée sur un mélange de sable et de coquillages brisés. Selon Peabody, la proximité de la mer lui conférait un certain charme, mais, par la même occasion, la rendait vulnérable aux tempêtes tropicales. Elle nota quelques réparations sommaires. À en juger par l'affaissement du hamac, accroché entre deux cocotiers, Carter avait préféré s'y balancer durant ses moments libres plutôt que de s'attaquer aux travaux d'entretien. — Rien à voir avec la maison du Queens, commenta McNab en repoussant une bouteille vide du bout du pied. La vue est plus spectaculaire que chez son frère, mais pour le reste, il ne lui arrive pas à la cheville. — Quand on voit ça, on comprend mieux qu'il se soit tiré. Peabody sortit la clé qu'ils avaient récupérée chez les flics du coin. — C'était un vrai loser, ajouta-t-elle. — Qu'est-ce qui a bien pu pousser Kade à venir ici ? — J'y ai réfléchi. Peut-être qu'ils envisageaient de se servir de lui. On ne s'attend pas à tomber sur une filiale de la HSO ou sur une cellule terroriste dans ce genre d'endroit. Et c'était peut-être le but, justement ? Elle déverrouilla la porte, qui s'ouvrit en grinçant. À l'intérieur, l'air chaud sentait le rance. Un énorme cafard s'enfuit dans l'ombre, et Peabody dut retenir un couinement d'horreur. Elle n'était pas particulièrement fan de ce genre de bestioles. Elle essaya d'allumer, sans succès. Tous deux sortirent leur lampe de poche. — Attends une seconde. J'ai une meilleure idée. Quand McNab l'abandonna momentanément, elle s'efforça de rester calme. Elle entendait presque les araignées tisser leur toile. Lentement, elle balaya la pièce de son faisceau lumineux. Un canapé recouvert de coussins, dont l'un était crevé, laissant voir une sorte de champignon gris de rembourrage. Pas un tapis, pas un tableau. Une lampe solitaire, dénuée d'abat-jour, trônait sur le cageot qui servait de table. En revanche, la console de divertissement était neuve: un modèle dernier cri, boulonné au sol. Peabody en déduisit que Carter était un type méfiant. En plus d'être un minable et un glandeur. La cuisine s'étirait le long d'un des murs. Un comptoir encombré de cartons de traiteurs vides, d'un mixer, d'un Auto-Chef bas de gamme et d'un mini-réfrigérateur répugnant. Elle en inspectait le contenu - une bouteille d'alcool maison, un boudin rabougri qui avait dû être un cornichon, et un citron vert de la taille d'une balle de golf - lorsque McNab fit irruption sur le scooter. Le phare brillait de tous ses feux. — Excellente initiative, approuva-t-elle. Bizarre, mais efficace. Elle ouvrit un placard, y trouva trois verres, deux assiettes et un sachet entamé de chips au soja. — Ses finances n'étaient pas exceptionnelles, mais il avait tout de même de quoi vivre mieux que ça, mur-mura-t-elle en pivotant vers McNab, qui regardait sous les coussins. Et je parie qu'il ne déclarait pas tout ce qu'il gagnait. — À mon avis, c'est un flambeur. L'argent lui file entre les doigts. Il dépense tout en femmes et en stupéfiants. McNab brandit le petit paquet de poudre blanche qu'il venait d'extirper du coussin crevé. — Comment les flics du coin ont-ils pu manquer ça ? — Ils n'étaient pas assez motivés pour chercher. Ce que je me demande, c'est pourquoi il l'a laissé. — Parce qu'il est parti précipitamment, et qu'il avait l'intention de revenir. Ou parce qu'il a été obligé de s'enfuir. Elle se dirigea vers la chambre. — Suis-moi avec le scooter. Le lit était défait. Mais les draps, nota-t-elle, étaient de belle qualité. La minuscule armoire contenait trois chemises, deux pantalons et une paire de sandales en plastique. Dans la commode, quatre caleçons, une douzaine de T-shirts et de débardeurs, cinq shorts. Le communicateur était éteint. L'ordinateur, posé à même le sol, semblait avoir traversé plusieurs guerres. Elle laissa McNab s'en occuper pendant qu'elle faisait l'inventaire de la salle de bains. — Pas de brosse à dents, mais un reste de dentifrice, annonça-t-elle. Ni brosse ni peigne, mais un flacon de shampooing. Il y a une autre paire de draps - beurk, ils puent ! - fourrée dans le panier à linge sale, avec une serviette moisie. Elle sortit de la pièce. — On dirait qu'il a rassemblé quelques affaires de base, mais qu'avant cela il était en bonne compagnie. Une femme qui méritait des draps propres et chics. — Qu'est-ce que tu fais ? s'enquit distraitement McNab. — On va les emporter au labo. Il a pris la peine de les mettre, mais le lit est défait. J'en conclus qu'il les a utilisés. Ce qui signifie qu'il y a eu rapport sexuel, donc possibilité d'ADN. McNab grogna et continua à s'acharner sur l'ordinateur. — Autre détail intéressant, poursuivit Peabody. Je ne vois nulle part le fameux cahier où il collectionnait les articles sur son frère. — Et ce n'est pas tout ! McNab se précipita vers elle, le phare du scooter illuminant son visage. — Cette unité est grillée. Elle semble avoir été infectée par le même virus que celui qu'on a isolé sur les autres appareils à New York. À New York, son communicateur sécurisé en mode «privé», Eve arpentait le bureau scellé de Connors en écoutant le rapport de Peabody. En dépit de toutes ces précautions, il était possible que quelqu'un parvienne à intercepter la transmission, mais cela exigerait du temps et de gros efforts. — Je vais tirer quelques ficelles, déclara-t-elle enfin. Et obtenir les autorisations nécessaires pour que vous puissiez emporter tout objet trouvé sur les lieux susceptible de nous aider dans notre enquête. J'en ai probablement pour plusieurs heures, mais je veillerai à ce que vous puissiez rentrer demain matin. Ne bougez pas. Je vous donne de mes nouvelles le plus vite possible. Elle coupa la communication, effectua encore deux ou trois allées et venues, l'esprit en ébullition. — Si je puis me permettre une suggestion, intervint Connors. Je pourrais leur envoyer une navette privée. Cela leur éviterait d'éventuels tracas administratifs avec la police locale. Elle fronça les sourcils, réfléchit. — Non. Je préfère passer par les voies officielles. Ce sera un^peu plus long, mais on ne pourra rien nous reprocher. Quand cette affaire sera rendue publique, ce dont je vais m'assurer, je veux que ce soit tout à notre honneur. Je vais commencer par la jouer diplomate avec le chef de la police du coin. Si j'échoue, je le balancerai à Whitney. Mais il devrait coopérer. Après tout, il ne s'agit que d'une paire de draps et d'un ordinateur grillé. — Dans ce cas, je te laisse vaquer à tes occupations. Je vais retrouver nos amis. Un bon hamburger devrait te mettre en forme pour affronter l'épreuve à venir. — Ne m'en parle pas. Je n'ai pas du tout apprécié la façon dont Trina me regardait. Il débloqua la sécurité et sortit. Eve ferma à double tour derrière lui et s'assit devant la console. Elle pourrait aussi bien rester ici toute la nuit. À l'abri, loin des onguents et autres laits parfumés. Elle pouvait commander un repas à l'Auto-Chef, travailler en paix. Puis elle pensa à Mavis, qui avait fait irruption vingt minutes plus tôt, en compagnie d'un Leonardo aux anges. Dans de tels moments, décida Eve, la solitude n'était plus qu'un agréable et lointain souvenir. Elle décrocha son communicateur et s'attela à la tâche. 13 Eve décida qu'il était temps pour elle de prouver sa force de caractère et de quitter son cocon. Elle dut cependant faire appel à tout son courage pour descendre et traverser la maison jusqu'à la terrasse, située à l'arrière. Elle s'immobilisa, contempla la scène. Un oiseau s'égosillait sur deux notes répétitives et enjouées. Des papillons aux ailes orange et noir se massaient telle une armée bigarrée sur les gerbes mauves qui jaillissaient d'un buisson. Le tout dernier joujou de Connors, un monstre argenté à roulettes, dégageait des volutes de fumée sous la surveillance du maître des lieux en personne, une longue spatule à la main. Une exquise odeur de viande grillée flottait dans l'air - de la vraie viande, issue de vrais bœufs. Plusieurs individus étaient occupés à savourer de juteux hamburgers. Certains d'entre eux étaient assis autour des tables, d'autres avaient préféré rester debout pour bavarder. L'atmosphère était festive. Le médecin légiste de la ville buvait une bière au goulot, tout en entretenant une conversation apparemment très amusante avec Mavis. Mira - d'où sortait-elle ? -était installée à une table couverte de victuailles et de bougies aux flammes vacillantes, en plein débat avec Leonardo et Trina. Le capitaine de la DDE dégustait son sandwich tout en divulguant à Connors ses secrets sur les mystères et miracles de la cuisson au barbecue. Ils semblaient tous enchantés de leur soirée. Eve réprima un grognement de mépris. Ne venait-elle pas de quitter un bureau scellé, où elle avait dépensé une énergie considérable à surmonter les tracas administratifs et à contourner les pièges de la diplomatie et du graissage de pattes ? N'était-elle pas au beau milieu d'une enquête pour meurtre, impliquant organisations obscures et secrets d'État ? Et voilà qu'elle se retrouvait soudain en pleine dégustation de hamburgers et de bière avec oiseaux et papillons en toile de fond ! Décidément, elle avait une existence étrange. Leonardo fut le premier à l'apercevoir. Un immense sourire fendit son visage couleur caramel, et il se rua vers elle. Il portait un pantalon d'une blancheur chatoyante et une chemise cache-cœur jaune canari qui moulait son torse musclé. Eve supposa que c'était sa tenue décontractée spéciale barbecue. Comme il se penchait pour l'embrasser, ses boucles soyeuses lui effleurèrent la joue. — Mavis m'a dit qu'elle avait eu un coup de blues et qu'elle était venue te voir. Je tenais à te remercier d'avoir été là pour elle, d'avoir su la réconforter. — Elle avait juste besoin de se lâcher un peu. — Je sais. Il attira Eve contre son large torse et lui confia à l'oreille : — Le bébé a bougé. — Oui. Elle ne savait trop quoi répondre, aussi se contentat-elle de lui tapoter l'épaule maladroitement. — Donc, euh... tout va bien, maintenant, bredouillat-elle. — Tout est parfait ! Il poussa un profond soupir. — Parfait, répéta-t-il avant de s'écarter, le regard scintillant. De bons amis, la femme que j'aime, et l'enfant qu'elle porte. La vie est si précieuse. Jamais je n'en avais été à ce point conscient. Le Dr Mira souhaite te parler, mais je voulais absolument te remercier d'abord. Il l'entraîna jusqu'à la table où se trouvait Mira. — Toi, ne commence pas ! attaqua-t-il en agitant l'index en direction de Trina. Dallas doit discuter avec le Dr Mira. Après quoi, elle se détendra un peu. — J'attends mon heure, répliqua Trina avec un sourire qui donna des frissons à Eve. J'ai un plan. Elle ramassa son assiette et s'éloigna, juchée sur ses semelles compensées de douze centimètres. — Seigneur ! Partagée entre la compassion et l'amusement, Mira invita Eve à prendre place auprès d'elle. — Asseyez-vous. Quelle belle soirée ! Je m'étais accordé une heure pour une brève visite professionnelle. Et me voilà en train de savourer un verre de vin et un succulent hamburger. — C'est lui qui l'a préparé ? demanda Eve en jetant un coup d'œil à Connors. Sur ce machin ? — C'est lui. Je ne sais pas si j'ai le droit de révéler ce secret, mais il a longuement consulté mon Dennis à propos de l'utilisation de ce gril. De toute évidence, la leçon a porté ses fruits. — Connors apprend vite. Une visite officielle, disiez-vous? — Oui. J'aurais pu attendre demain, mais j'ai pensé que vous seriez contente d'apprendre que Reva a passé son test de vérité niveau trois sans problème. — Merci. Comment va-t-elle ? — Elle est un peu secouée, et très fatiguée. Sa mère l'a ramenée directement chez elle. Elle est entre de bonnes mains, je pense. — Oui. Caro est une perle. — Elle a peur pour sa fille, Eve. Si elle parvient à faire bonne figure, elle n'en est pas moins profondément angoissée. Je pourrais avoir une conversation avec elle. Connors aussi. Mais le fait est que c'est vous qui êtes en charge de cette affaire. Et qu'elle vous respecte énormément. — Vous êtes là pour me parler du test, ou pour m'en-courager à rencontrer Caro ? — Les deux, admit Mira en lui effleurant la main. De plus, j'ai jeté un coup d'œil sur les résultats de ses analyses de sang, faites juste après son arrestation. — Il n'y avait rien. Aucune trace de produits chimiques, licites ou illicites. Les médecins n'ont pas non plus relevé de traumatisme indiquant qu'elle aurait été assommée. — En effet, dit Mira en reprenant son verre de vin. Mais vous savez comme moi que certains anesthésiants se diluent au bout de deux ou trois heures sans laisser la moindre trace. — La HSO doit en avoir plein ses étagères. — J'imagine, oui. Au cours du test, j'ai encouragé Reva à se remémorer chaque étape de la soirée. Elle se rappelle avoir perçu un mouvement sur sa gauche, alors qu'elle se tenait face au lit. Elle ne s'en souvient qu'en état d'hypnose. Un mouvement, insista Mira, puis une odeur forte, amère, qui l'a prise à la gorge. — Il a dû l'asperger, en déduisit Eve. Elle contempla le parc, mais elle ne le voyait plus. La vision d'une chambre éclairée aux bougies, de deux corps enlacés sur des draps trempés de sang l'avait remplacé. — Il a attendu qu'elle monte, il s'est glissé dans la pièce, il l'a neutralisée à l'aide d'une bombe. Puis, alors qu'elle était inconsciente, il a terminé sa mise en scène. — Si c'est le cas, tout était prémédité. Organisé froidement. Pourtant, l'ensemble me paraît un peu trop spectaculaire - au-delà de la violence qui démontre une aptitude à la brutalité, j'ai l'impression qu'il a rajouté quelques touches personnelles qui n'étaient pas forcément indispensables. — Parce qu'il s'amusait. — Exactement. Quelques détails superflus indiquent qu'il s'est pris à son propre jeu. Peut-être cherchait-il à prolonger son plaisir. — D'où certaines improvisations. — Oui. D'une part, on a un plan établi et, de l'autre, une certaine impulsivité. Selon moi, il n'œuvrait pas seul. Je doute aussi que le cerveau de l'opération y ait participé. A présent, je vous laisse avec Morris afin que vous en terminiez avec le travail et profitiez de la soirée. -— C'est un peu difficile sachant que Trina manigance une séance de beauté. Eve se leva néanmoins pour rejoindre Morris. — Vous avez quelque chose pour moi ? Mavis surgit tout à coup. — Dallas ! Tu savais que Morris jouait du saxophone ? — Du quoi ? — Du saxo, répondit Morris. Ténor. C'est un instrument de musique, lieutenant. — Je sais ce que c'est, grommela-t-elle. — Il faisait partie d'un orchestre, à l'université, enchaîna Mavis. Et parfois, le groupe se retrouve pour des fêtes privées. Il s'appelle Les Cadavres. — Ben voyons ! — On devrait faire un bœuf, pas vrai ? dit Mavis à Morris. — Où et quand vous voulez. — C'est trop top ! s'écria-t-elle avant de courir se jeter dans les bras de Leonardo. — Voilà une jeune femme heureuse, déclara Morris. — Si vous l'aviez vue il y a deux heures, vous n'en auriez pas dit autant. — Les futures mères ont tendance à avoir des sautes d'humeur. Elles y ont droit. Une b.ière ? — Pourquoi pas ? répliqua Eve en sortant une bouteille de la glacière. Alors ? Quelles nouvelles ? — Elles sont nettement moins réjouissantes que cette fête. Chloé McCoy. Aucune trace d'activité sexuelle récente. Mais... elle avait dû en prévoir une, car elle s'était protégée. Un produit vendu sans ordonnance, le Freedom. Un gel vaginal composé de spermicide et de lubrifiant, efficace à la fois contre les MST et la conception. — Oui, je connais. L'effet peut durer jusqu'à vingt-quatre heures. A quel moment l'a-t-elle utilisé ? — D'après mon estimation, une heure, voire deux avant son décès. Elle avait aussi ingurgité cinquante milligrammes de Sober-Up, à peu près en même temps. — Voilà qui est intéressant. Pour montrer qu'ils étaient sur la même longueur d'onde, il tapa sa bouteille de bière contre la sienne. — Et tout cela, une heure au moins avant d'ingérer les cachets mortels. Et si ces derniers provenaient du marché noir, quelqu'un a d'excellentes sources : ce n'était ni un générique, ni un clone, ni une fabrication maison. Cerise sur le gâteau, ils ont été dissous dans le vin avant d'être ingérés. — Donc, elle se protège en prévision d'un rapport sexuel, se dessoûle, range son appartement, revêt une tenue sexy, se maquille et se coiffe. Après quoi, elle laisse tomber quelques pilules dans son verre et met fin à ses jours. Et vous prétendiez que c'était moins intéressant que cette fête. — Je parie que vous n'avez pas encore goûté les hamburgers. — Ça ne saurait tarder. Quel est votre verdict, monsieur le médecin légiste en chef de la ville de New York? — Homicide, maquillé en suicide. Cette fille n'a pas avalé ces cachets en connaissance de cause. — Non. D'après vous, s'ils n'ont été achetés ni en pharmacie ni au marché noir, est-il possible qu'ils aient été fournis par une organisation gouvernementale secrète ? — Je ne dirais pas non. — Moi non plus. Elle réfléchit quelques instants. — J'aimerais que vous vérifiiez quelque chose. Lorsqu'elle en eut terminé avec Morris, Eve s'approcha du gril. — J'ai du nouveau, annonça-t-elle à Feeney, qui lui fourra une assiette entre les mains. — Une seconde. Goûte-moi ça. Elle en salivait déjà. — On avance, Feeney, on avance. Pour McCoy, Morris élimine toute possibilité de suicide. J'ai graissé quelques pattes à la Jamaïque afin que Peabody et McNab puissent rapporter leurs pièces à conviction. Mira dit que... Connors souleva le hamburger sur son assiette et le lui porta à la bouche. — Allez. Prends un morceau. Je sais que tu en meurs d'envie. — Le moment est mal choisi pour un pique-nique en famille. — Il faut que tu te nourrisses, Dallas, insista Feeney. C'est du bœuf de première qualité. Ce serait bête de le gaspiller. — D'accord. D'accord! Mira dit que... Mmm... c'est vraiment délicieux. Au fond, je ne vois pas pourquoi je ne m'installerais pas à une table pour te briefer. — Je mets le barbecue en mode automatique, et je vous rejoins, dit Connors. Il s'approcha un instant plus tard et déposa une généreuse portion de légumes grillés sur l'assiette d'Eve. — Pour l'équilibre nutritionnel, expliqua-t-il. — Comme tu voudras. S'il voulait faire comme si tout allait pour le mieux entre eux, elle était prête à jouer le jeu. Elle avait assez de soucis comme ça sans se mettre martel en tête à propos de son mariage. — Donc, voici ce que je pense. Il faudra que la DDE analyse les communicateurs de McCoy pour étayer ma thèse. Son assassin prend contact avec elle. Elle est assez heureuse et excitée pour prendre du Sober-Up, histoire de neutraliser les effets du vin qu'elle vient de boire avec sa voisine. Elle met un contraceptif, range son appartement, se pomponne. — On dirait quelqu'un qui a un rendez-vous galant, pas une fille sur le point de se suicider, observa Feeney en secouant la tête. Elle avait une liaison avec Julian Bissel, et Bissel est mort. Vous croyez qu'elle avait un autre amant au chaud ? — C'est possible. Plus vraisemblable encore, celui qui l'a appelée lui a fait croire : soit qu'il avait des nouvelles de Bissel, que tout cela n était qu'un affreux malentendu, qu'il allait lui amener Bissel afin qu'elle le cache chez elle quelque temps ; soit qu'il était Bissel. — C'est lamentable ! — Pas si vous êtes son frère. Que vous lui ressemblez. Que vous êtes jaloux de lui depuis toujours, et que c'est l'occasion ou jamais de lui piquer sa nana. Feeney contempla sa bouteille de bière. — Excellent. Si elle a eu le temps de se préparer, c'est qu'il l'avait prévenue de son arrivée. On va analyser ses communicateurs et son ordinateur. S'il est passé par Internet, ça risque d'être un casse-tête. — C'est ton problème. Je me concentre sur Carter Bissel. Il est au courant des activités de son frère. Il connaît celle qui l'a formé. Julian travaille avec elle, couche avec elle. Elle est au courant de sa liaison avec McCoy, et de ce que Julian a caché dans le médaillon qu'elle porte. Si on n'a pas retrouvé ce dernier sur les lieux, c'est sans doute pour une bonne raison. McCoy présente une menace, on la supprime. — Pourquoi toute cette mise en scène, alors ? — Même scénario que pour Ewing. Il aime improviser. Il s'amuse. — C'est un raisonnement qui se tient, reconnut Feeney, avant d'ajouter à l'adresse de Connors. Je l'ai bien éduquée. — Oh oui. Elle est flic jusqu'au bout des ongles. — Tâchons de ne pas dévier la conversation, répliqua Eve, tout en mordant avec appétit dans son hamburger. Même mode opératoire, du moins en apparence. Il élimine sa victime, puis se donne beaucoup de peine pour faire croire que ce n'est pas un meurtre. Pour détourner l'attention. — Pourquoi pas ? concéda Connors. Mais quand son assassin se présente chez elle, elle s'étonne sûrement de l'absence de Bissel, non ? — Il entre. Il lui explique qu'ils doivent être très prudents. Qu'ils ont besoin de son aide. Plus l'histoire est rocambolesque, plus vite elle mord à l'appât. Il n'a qu'à la convaincre de rédiger une missive. Elle l'avait d'ailleurs peut-être déjà écrite : on sait qu'elle avait un penchant pour le mélodrame. Il dissout les cachets dans son vin. Une fois qu'elle l'a bu, il n'a plus qu'à l'allonger sur le lit et s'en aller. Eve croqua un poivron grillé sans même s'en rendre compte. — À moins que, poursuivit-elle, la HSO n'ait tout planifié. Reste à expliquer le contraceptif et le Sober-Up. Le meurtrier n'était pas au courant. Il n'est pas aussi malin qu'il le croit. Connors repensa à la jeune fille en fleurs larmoyante, agrippée à Eve dans la galerie. La thèse était plausible. Hélas ! — Ce qui nous ramène au frère de Bissel. — Oui, il me plaît assez, comme suspect. Il a disparu de la circulation depuis bientôt un mois. Il a eu tout le temps de procéder à quelques retouches, afin d'accentuer la ressemblance avec son frère. Il y a cependant une autre possibilité. Un peu tirée par les cheveux, mais intéressante. — C'est Julian Bissel qui l'a éliminée, intervint Connors. — Tu es plutôt perspicace pour un type qui passe son temps libre à faire griller de la viande. — La fumée vous fait délirer, commenta Feeney. Julian était déjà à la morgue. — Apparemment. Et même probablement. Mais essayons de transposer le tout sous la forme d'un film d'espionnage. D'après Reva, c'était une de ses passions, et nous savons maintenant que c'était aussi son métier. Imaginons que Bissel jouait dans les deux camps. Qu'il était un agent double, avec ou sans l'accord de la HSO. Ils découvrent que Kade les a roulés, ou il est tout simplement furieux contre elle parce qu'elle fait mumuse avec son frère. Il monte une conspiration, les descend, et se débrouille pour que sa femme soit accusée du meurtre. Ensuite, il se débarrasse de McCoy et récupère ce qu'elle planquait pour lui dans le médaillon. — Morris aurait constaté que le corps ne correspondait pas à la photo d'identité, il me semble ! En admettant qu'il ait présenté des contusions, il y a les empreintes dentaires. Digitales. L'ADN. Ce sont bien celles de Julian Bissel. — C'est exact. J'ai bien dit que c'était tiré par les cheveux, et Carter Bissel demeure mon principal suspect. Morris va effectuer des analyses pour savoir s'il a récemment subi une intervention. Quant à toi, j'aimerais que tu sollicites tes sources pour me dénicher un chirurgien esthétique récemment décédé. Je pense que Carter Bissel s'est fait retoucher. L'un des deux frères est vivant. Il ne nous reste plus qu'à déterminer lequel. Eve s'obligea à ne pas penser au supplice qu'on était en train de lui infliger. Sans quoi, elle se mettrait à hurler comme une gamine capricieuse. Ses cheveux, enduits d'un gel rose, étaient plaqués sur son crâne. Un nouveau produit, selon Trina, destiné à leur redonner du corps et du brillant, et à rehausser leurs reflets naturels. Ce dont elle se fichait éperdument. Son visage et sa gorge disparaissaient sous une épaisse mixture gluante, de couleur verte. Avant cela, elle avait eu droit à un examen critique, suivi d'un gommage et d'un nettoyage approfondi. Et pas seulement sur le visage ! Elle avait débranché en douce les lunettes 3D que Trina avait programmées avant de concentrer toute son attention sur une Mavis aux anges. Elle n'avait aucune envie de se laisser bercer par les gazouillis d'oiseaux et les couleurs pastel du logiciel de relaxation. Elle avait beau être nue sur une table matelassée, enveloppée d'algues et de boues magiques de la tête aux pieds, elle n'en demeurait pas moins flic. Elle voulait pouvoir réfléchir en paix à son enquête. Retour aux victimes. Bissel, Kade, McCoy. Pourquoi? Qui pouvait tirer parti de leur disparition ? La HSO. Au début des Guerres urbaines, le gouvernement avait fondé cette organisation afin de protéger le pays, la police et les rues, et de recueillir des renseignements provenant de factions radicales. Celle-ci avait rempli sa mission. C'était une nécessité. D'aucuns prétendaient cependant qu'au fil des ans, elle s'était transformée en un groupe terroriste légalisé. Il se trouvait qu'Eve était d'accord. Donc, il était possible que ces meurtres soient le résultat d'une vaste opération de nettoyage. Si Bissel et Kade avaient changé de camp, et que McCoy, sans le vouloir, en avait appris trop, on les avait peut-être supprimés afin de protéger un projet de sécurité globale. Le code rouge en était forcément le pivot. Tous les ordinateurs avaient été grillés. Quelles données avait-on jugé bon d'éliminer? Et si l'injection du virus n'était qu'un stratagème pour orienter la police vers les techno-terroristes ? Le groupe Doomsday. Leurs spécialités : assassinats, destructions à petite ou grande échelle, mises à mort par le biais de sabotages technologiques. Kade et Bissel avaient peut-être œuvré dans les deux camps, ou reçu l'ordre d'infiltrer le second. Us seraient alors devenus la cible des terroristes, McCoy étant l'un des inévitables dommages collatéraux. Mais alors pourquoi ne se manifestaient-ils pas ? Les médias étaient le mode de communication préféré des groupes terroristes, et il y avait sûrement eu des fuites. Dans un cas comme dans l'autre, pourquoi se donner tant de mal pour impliquer Reva Ewing ? Pour ralentir, entraver ou anéantir son travail sur le programme d'extermination, et utiliser les informations rassemblées par Bissel dans l'espoir d'en créer un en premier, s'il s'agissait de la HSO, ou reformuler le virus de manière à annuler les effets du programme d'extermination, s'il s'agissait du groupe Doomsday. C'était une possibilité qu'elle ne pouvait écarter. Elle effectuerait un calcul de probabilités. Cependant, quel que soit le scénario, le mystère Carter Bissel demeurait entier. Kade l'avait-elle recruté, avec ou sans l'accord de la HSO ? Si oui, Julian Bissel était-il au courant ? Et où diable était-il ? Elle s'efforça de se rappeler son visage mentalement, mais l'image était floue et se dissolvait dans la myriade de couleurs qui tourbillonnaient paresseusement dans son esprit. Les bavardages de Trina et de Mavis s'estompèrent, elle n'entendit plus qu'une légère pulsation, comme le battement d'un cœur dans une matrice. À l'instant précis où elle se rendit compte que le programme de relaxation avait été relancé, elle s'abandonna enfin. Dans le laboratoire de Connors, Feeney s'adossa à son siège et se frotta les yeux. — Vous devriez prendre un cachet avant que la migraine ophtalmique s'installe. — Ouais, ouais, marmonna Feeney. Je n'ai plus l'habitude de ce genre de boulot, avoua-t-il en contemplant l'ordinateur en pièces détachées devant lui. C'est ce qui arrive quand on délègue les basses besognes aux jeunes. Il glissa un coup d'œil du côté de Connors et éprouva une certaine satisfaction en constatant que la progression du civil était aussi lente et laborieuse que la sienne. — Vous avez une idée du temps qu'il va nous falloir pour remettre l'un de ces appareils en route - à ce rythme, et sachant que nous ne sommes que deux ? — Avec de la chance, avant la fin de la prochaine décennie, sinon ce sera pour le quatrième millénaire, railla Connors. Cette machine est complètement grillée, ajouta-t-il avec une moue dégoûtée. On peut remplacer, réparer, reconfigurer, jouer du marteau. On finira par récupérer les données. Je suis assez énervé pour en faire un projet de vie. Mais Dieu sait qu'on pourrait accélérer le processus avec quelques cerveaux de plus. McNab est doué. Il a les mains et le quotient intellectuel, mais il ne suffira pas. Ils ruminèrent en silence quelques instants, puis échangèrent un regard. — Parlez-lui, suggéra Connors. — Oh, non, je ne suis pas marié avec elle. — Je ne suis pas flic. — Nous sommes chez vous. — C'est une enquête du département de police de New York. — Tu parles ! s'esclaffa Feeney. Bon, d'accord, d'accord. .. Je propose qu'on règle ce problème entre hommes. — Une petite partie de bras de fer ? Feeney ricana, plongea la main dans sa poche. — On va tirer au sort. Eve entendit quelque chose qui ressemblait à de la flûte. L'espace d'un éclair, elle se vit en train de courir nue à travers un pré semé de fleurs, où d'étranges créatures ailées jouaient sur des instruments en forme de roseau. Les oiseaux chantaient, le soleil brillait, le ciel était d'un bleu limpide. Elle se réveilla en sursaut. — Mince ! s'exclama-t-elle. — Eh bien, Dallas, tu étais vraiment loin ! Clignant des paupières, Eve posa les yeux sur la silhouette allongée sur la table voisine. Mavis, sans doute. Elle reconnaissait sa voix, mais elle avait du mal à la reconnaître sous les couches d'onguents multicolores qui la recouvraient : rose bonbon des épaules aux orteils, bleu électrique sur le visage, un mélange de vert, de rouge et de violet sur les cheveux. — Tu n'as même pas bavé, assura Mavis. Au cas où tu aurais une petite inquiétude. — Tu as émis quelques gémissements suggestifs, lança Trina. Eve se figea. — Qu'est-ce que tu fabriques ? — Mon boulot. Tu es rincée. Tu n'as pas bougé. Je t'ai massée avec un revitalisant dermatologique. Ton mari va adorer. Dès que j'en aurai terminé avec tes pieds, je m'occuperai de ta tête. — Qu'est-ce que tu vas leur faire, à mes pieds ? Eve se hissa sur les coudes. — Jésus Marie Joseph ! Tu m'as verni les ongles ! — Ce n'est qu'une pédicure de luxe. Pas un rituel sata-nique. — Mes ongles sont roses ! — Oui. Pour toi, j'ai opté pour le traditionnel. Soleil de Corail. Très seyant. Tes pieds étaient dans un état lamentable, précisa Trina. J'ai eu raison de relancer le programme de relaxation, sans quoi, je n'y serais jamais arrivée. — Et elle ? protesta Eve en pointant le doigt vers Mavis. Pourquoi ne l'as-tu pas endormie ? — J'en profite mieux quand je suis réveillée. Me faire masser, pomponner, dorloter, tripatouiller, c'est le top du top. Toi, tu as horreur de ça. — Mavis, puisque tu sais que je déteste ça, pourquoi m'obliges-tu à m'y soumettre ? Mavis lui lança un sourire bleu électrique. — Parce que c'est drôle. Eve leva la main pour se frotter la joue, puis poussa un cri. — Tu m'as verni les ongles ! Tout le monde va le voir. — French Manucure, annonça Trina qui s'approcha et laissa courir le doigt sur l'un des sourcils d'Eve. Une épi-lation s'impose. — Tu sais que je suis flic ? Tu sais que si j'ai à maîtriser un suspect, il va me rire au nez en voyant ma French Manucure ? Et qu'ensuite je ferai l'objet d'une enquête interne pour avoir étranglé ledit suspect ? — Je sais que tu es flic, répliqua Trina avec un sourire radieux, révélant une dent décorée d'une minuscule émeraude. C'est d'ailleurs pour cela que je t'ai tatoué le sein en prime. — Tatoué le sein ? Eve se redressa abruptement. — Un tatouage ? — Provisoire. Il est superbe. Eve osait à peine regarder tant elle était horrifiée. Elle empoigna une mèche de cheveux de Trina et tira violemment. S'il le fallait, elle n'hésiterait pas à lui abattre la tête sur la table. Ignorant les cris de Trina et les gloussements de Mavis, elle examina les dégâts. Sur la courbe de son sein gauche, elle découvrit une réplique en miniature de son insigne, à peine plus grosse que l'ongle de son pouce. Elle relâcha son étreinte, et Trina en profita pour lui échapper. — Tu es cinglée ou quoi ? Je te le répète : il s'efface. — Tu m'as fait avaler une substance hallucinogène à mon insu ? — Quoi? Visiblement furieuse, Trina repoussa sa crinière en arrière, croisa les bras et fusilla Mavis du regard. — Qu'est-ce qui lui prend ? Non, Eve, je ne t'ai rien donné. Les produits illicites ne figurent pas à mon menu. Comment oses-tu... — J'ose, parce que je contemple ce que tu as peint sur une partie intime de mon corps, et que cela me plaît. Je veux donc être certaine que je ne suis pas en état d'euphorie. Trina renifla, mais une lueur de plaisir et de fierté dansait dans ses prunelles. — Si tu veux, je peux... — Non, non, non, non, non ! Ne me touche plus. — Compris. On en reste là. Pendant que Mavis continue à macérer, je vais m'occuper de toi. Trina appuya sur un interrupteur, et une partie de la table se redressa comme le dossier d'un fauteuil. — C'est quoi, toutes ces couleurs, dans tes cheveux? demanda Eve à Mavis. — Je vais avoir des boucles rouges, des mèches violettes et... — J'espère que ce n'est pas mon cas, murmura Eve, la gorge nouée. Hein ? — Détends-toi, Eve. Les mèches roses partent au shampooing. Eve blêmit. — Elle plaisante, la rassura Mavis. Je t'assure. À la fin de la séance, Eve était molle comme une nouille trop cuite. Dès qu'elle fut seule, elle fonça dans la salle de bains, claqua la porte et s'arma de courage pour se regarder dans la glace. Ses jambes se dérobèrent presque sous elle de soulagement. Pas une mèche rose en vue dans ses cheveux. Ses sourcils n'étaient pas arc-en-ciel, comme ceux de Mavis. Ce n'était pas une question de vanité, songea-t-elle. Après tout, quel mal y avait-il à vouloir être naturelle ? Bon, d'accord, peut-être était-elle un peu plus soignée que de coutume. Elle avait les yeux brillants, et la peau éclatante. Elle secoua la tête, constata avec plaisir que ses cheveux reprenaient leur place sans qu'elle ait à y toucher. Un sentiment de panique la saisit. Qu'est-ce qu'il lui prenait de s'admirer ainsi ? Elle tourna le dos au miroir. Il était grand temps doter ce peignoir ridicule et de se rhabiller. Après quoi, elle foncerait au labo. Seul son travail était important. Rien d'autre ! 14 À peine était-elle entrée dans la chambre que Connors émergea de l'ascenseur. — Je me change vite fait, et je passe vous voir au labo, dit-elle. — Je dois te parler. J'ai vu que Trina et Mavis étaient parties. — De quoi ? Eve fourragea dans sa commode en priant pour qu'il ne lui soumette pas le projet d'une opération sur le terrain à Dallas. — Vous avez du nouveau ? — Non. C'est un travail laborieux et pénible. Feeney s'accorde une pause d'une heure. Il a mal aux yeux. — Très bien. Elle pouvait difficilement lui reprocher de s'arrêter une heure, alors qu'elle venait de passer une bonne partie de la soirée allongée, le corps enduit de crème. — Je suis nulle en matière d'informatique, mais j'ai des calculs de probabilités à effectuer et des hypothèses à disséquer. J'ai l'esprit clair. Je déteste ça. — Tu détestes avoir l'esprit clair ? — Non. Je suis exaspérée parce que les méthodes de Trina marchent. Je suis vidée. Elle extirpa un sweat-shirt sans âge qu'elle avait dissimulé sous une pile de pulls en soie et en cachemire. — Et je me dis... Qu'est-ce que tu regardes? — Toi, mon Eve adorée. Tu es... — Ne commence pas ! glapit-elle en reculant de deux pas. — Tu t'es offert une pédicure. Instinctivement, elle recroquevilla les orteils. — Elle m'avait hypnotisée, avec son programme de relaxation. Elle refuse de me dire comment ôter le vernis. — C'est sexy. — Sexy? Les ongles des pieds roses? Franchement, je ne vois pas. Remarque, j'oublie à qui je parle. Si elle m'avait teint les dents, tu aurais trouvé cela sexy. — L'amour me rend fou, murmura-t-il en s'appro-chant pour lui effleurer la joue du pouce. Mmm... tu as la peau douce. — Stop ! — Et tu sens... un parfum délicieusement exotique. Comme une plantation de citrons au printemps, avec une pointe de... de jasmin, il me semble. — Connors. Bas les pattes. — Trop tard ! s'esclaffa-t-il en la saisissant par les hanches. Un homme a besoin d'un petit remontant de temps en temps. Tu ne veux pas être le mien? Elle l'était déjà, mais elle le repoussa tandis qu'il tentait de capturer sa bouche. — J'ai déjà pris ma pause. — Tu es sur le point de la prolonger. Mmm... quel goût exquis. Des lèvres, il lui frôla le menton, puis la gorge, pendant que ses mains dénouaient la ceinture de son peignoir. — Voyons un peu à quoi s'est amusée Trina... La petite boule de désir dans le bas du ventre d'Eve enfla. Elle inclina la tête pour lui faciliter l'accès. — Je t'accorde vingt minutes, trente à tout casser, pour te maîtriser. — Trente devraient suffire pour... Les mots moururent sur ses lèvres tandis qu'il découvrait son sein gauche. — Qu'avons-nous donc là ? — Une des obsessions de Trina. C'est un tatouage provisoire. J'avoue qu'une fois le premier choc passé, j'ai été plutôt séduite. Il ne dit rien, dessina des cercles concentriques autour du tatouage avec son pouce. — Connors ? — Je suis sidéré de m'apercevoir à quel point cela m'excite. C'est très étrange. — Tu plaisantes. Il plongea son regard bleu dans celui d'Eve. — Non. Je ne plaisante pas. Lieutenant, ajouta-t-il en la soulevant prestement. Prépare-toi. Il était impossible de se préparer à ce genre d'assaut des sens, d'invasion brutale de l'organisme. Le lit étant trop loin, il se contenta de l'attirer avec lui sur le canapé et commença à la caresser de la bouche et des mains. Elle s'accrocha à lui. Si elle avait le malheur de relâcher son étreinte, elle craignait de jaillir hors de son propre corps. Les sensations se bousculèrent, fusèrent à travers chaque veine, chaque muscle, chaque nerf, jusqu'à la jouissance suprême. Secouée, elle parvint à aspirer une bouffée d'air. Partagée entre le besoin physique et le soulagement qu'elle éprouvait à le retrouver, elle s'attaqua à sa chemise. Sa peau était brûlante, comme s'il se consumait pour elle de l'intérieur. Son miracle. — Laisse-moi faire, bredouilla-t-elle en se débattant avec sa ceinture. Laisse-moi faire. Ils roulèrent du canapé, atterrirent sur le sol avec un bruit sourd. Le rire haletant d'Eve résonna comme un chant joyeux. Mon Dieu, quel bonheur de l'entendre rire! Quel bonheur de la tenir dans ses bras, de se blottir contre elle ! Son parfum, la douceur de ses courbes, le goût de sa peau lui faisaient perdre la tête. Il l'aurait volontiers léchée comme de la crème, dévorée comme un festin après la famine. Il voulait s'enfouir en elle jusqu'à la fin des temps. S'il était possible d'aimer, de désirer trop, il avait déjà dépassé les limites. Impossible de revenir en arrière. Elle vibrait sous lui, se déhanchait. D'une main experte, elle le guida dans les profondeurs de son intimité. Le plaisir l'inonda, l'absorba totalement, une saturation du corps et de l'esprit. Il se noya dans son regard ambre, rendu vitreux par l'excitation, sa bouche qui frémit juste avant qu'elle ne se cambre en laissant échapper un gémissement rauque. Il pressa les lèvres sur le petit symbole peint sur son sein, écouta les battements de son cœur. Son flic. Son Eve. Son miracle. À son tour, il rendit les armes et succomba à l'extase. Eve avait retrouvé un pouls à peu près régulier quand il bascula sur le dos sans la lâcher. Elle croisa les bras et posa le menton dessus pour le dévisager. Il paraissait détendu, comblé et satisfait, comme un homme qui s'apprête à faire une petite sieste. — Les ongles de pieds roses, les tatouages sur les seins. Décidément, je ne comprends rien aux hommes, avoua-t-elle. Il ébaucha un sourire, mais garda les paupières closes. — Nous sommes si faciles à manipuler. Vraiment, nous sommes à la merci des femmes et de leurs ruses mystérieuses. — Vous êtes à la merci de vos glandes, oui. — Aussi. Je remercie le ciel, ajouta-t-il dans un soupir. — Alors, toutes ces crèmes et ces lotions, au fond, tu aimes. — Eve. Mon Eve chérie. Cette fois, il ouvrit les yeux et lui caressa les cheveux. — C'est toi que j'aime. C'est évident, il me semble. — Mais les gadgets t'excitent. — Tu m'excites, avec ou sans gadgets, assura-t-il avant de l'embrasser. Tu es à moi. — Et toi, tu es un beau parleur, murmura-t-elle en se pelotonnant contre lui. Un sacrément beau parleur. Pour ton information, quand bien même ce tatouage te transformerait en esclave du sexe, je ne le conserverai pas. D'ici quelques jours, il aura complètement disparu. — Ton corps t'appartient. Cela dit, je crois que ce qui m'a surtout plu, c'est l'effet de surprise. — Je tâcherai de te surprendre de temps en temps. — Tu me surprends sans cesse. Rassérénée, elle le gratifia d'une tape affectueuse sur la joue et s'écarta. — La pause est terminée. — Dommage. — Habille-toi, civil, et fais-moi ton rapport. — Je ne suis pas certain d'avoir utilisé mes trente minutes. Quelqu'un était plutôt pressé. Elle ramassa son pantalon, le lui jeta à la figure. — Couvre tes jolies fesses, camarade. Tout à l'heure, avant que mes ongles vernis ne te tournent la tête, tu voulais qu'on discute. De quoi ? — Avant d'aborder ce sujet, sache que tu auras tout intérêt à te promener pieds nus les jours qui viennent. Son air sévère lui arracha un rire. — Feeney et moi sommes du même avis, enchaîna-t-il. Nous avons besoin de plus de monde au labo. Avec juste nous deux, la restauration risque de prendre des semaines. — McNab sera de retour demain. — Nous serons donc trois, sauf si l'un d'entre nous est appelé ailleurs. Eve, si tu veux des réponses, il faut nous fournir les moyens de les trouver, — Pourquoi n'est-ce pas Feeney, chef de la DDE, qui me soumet cette requête ? — Parce que j'ai perdu à ce maudit tirage au sort, ce qui ne serait jamais arrivé si j'avais eu le temps d'échanger la pièce de monnaie de Feeney contre une des miennes. Mais il m'a dit, je cite : « On ne se laisse pas mordre deux fois de suite par le même chien. » Ce qui est une façon aimable de me faire comprendre qu'il sait que j'ai déjà triché à ce jeu. — Feeney est un malin. — En effet. Et nous ne sommes ni des débutants ni des feignants. Nous sommes tous deux honteux de l'admettre, mais nous avons besoin d'aide. J'ai pensé à quelqu'un qui... — Si tu penses à Jamie Lingstrom, laisse tomber. Il n'est pas question que j'implique un môme dans une affaire comme celle-ci. — Non. Jamie a repris ses études, et je souhaite qu'il s'y consacre entièrement. Non, c'est Reva que je veux. C'est la meilleure, j'ai confiance en elle, et elle est déjà au courant de la situation. — Parce qu'elle en est l'un des éléments. C'est délicat. — Nous n'aurons pas à la briefer, ce qui nous épargnera à tous un temps précieux. Étant impliquée, elle travaillera plus que n'importe qui. Ce n'est pas une suspecte, Eve, c'est une victime. Il fit une pause, reprit d'un ton plus froid : — Une victime devrait avoir le droit de se défendre autant que d'être défendue si l'occasion s'en présente, tu ne crois pas ? — Peut-être. Ils se rapprochaient dangereusement du gouffre. Eve aurait voulu pouvoir s'en éloigner, ou, pire, faire comme s'il n'était pas là. Mais le fossé se creusait inexorablement. — Tu en as parlé avec Feeney ? — Oui. Et il a eu la même réaction que toi. Puis je lui ai brossé le tableau des qualifications de Reva. Il est impatient de travailler avec elle. — Tu l'as manipulé. Connors sourit malgré lui. — Disons que je l'ai convaincu d'appeler en renfort Reva et Tokimoto. — Encore un des tiens. Un civil de plus ? — Oui, et plusieurs raisons expliquent ce choix. Primo, les civils aussi sûrs que ces deux-là se méfient des médias. N'explose pas, ajouta-t-il, comme elle montrait les dents. Reva, pour des motifs évidents. Tokimoto, parce qu'il est amoureux d'elle. — Nom d'un chien ! — Elle ne le sait pas, enchaîna Connors. Quant à lui, il n'aura jamais un geste déplacé, mais les faits sont là. Vu ses sentiments à l'égard de Reva et son intérêt pour le projet, il ne reculera devant aucun effort. C'est un des miracles de l'amour. Eve ne répondit pas. Connors se tourna pour ouvrir un panneau mural derrière lequel était dissimulé un mini-réfrigérateur. Il en sortit une bouteille d'eau, l'ouvrit, but au goulot. Elle était fraîche, mais elle n'apaisa guère la colère qu'il sentait monter en lui. — De surcroît, si tu te mets à engager des flics, tu devras te taper la paperasse, les problèmes de budget, etc. Le mien est plus important que celui du département de police de New York. — Il dépasse celui du Groenland. — C'est possible, mais ce qui m'intéresse avant tout, c'est de résoudre cette affaire tout en protégeant mon contrat code rouge. Si nous ne trouvons pas des réponses rapidement, je risque de perdre gros. Parce que ce risque existe, parce qu'on a infligé une épreuve insupportable à l'une de mes amies, et parce que je m'y connais en ce domaine, je recommande le recrutement d'experts. — Inutile de t'énerver. — Trop tard. Je ne tolère pas qu'on implique des gens auxquels je tiens dans ce genre de bourbier, et je suis exaspéré de devoir mettre des ordinateurs en pièces pour récupérer des données, alors que je pourrais être en train de démasquer le responsable du fiasco de Dallas. La gorge d'Eve se noua. Et voilà, il était là, le gros éléphant rose qu'elle avait souhaité ignorer. — C'est donc cela, la véritable raison, n'est-ce pas ? — Oui. — Je veux que tu oublies toute cette histoire avant de franchir une frontière que je ne pourrai te laisser violer, articula-t-elle d'un ton posé. — J'ai mes propres frontières, lieutenant. — C'est ça ! Lieutenant. Elle s'empara de son insigne, sur la commode, le reposa violemment. — Dallas, lieutenant Eve, département de police de New York. Si tu crois que tu peux te planter là, devant moi, et me parler d'assassiner un flic meurtrier sans que je cherche à t'en empêcher, tu te fourres le doigt dans l'œil. — C'est à ma femme que je parle ! D'un geste brusque, il jeta la bouteille sur la table, inondant sa surface d'eau fraîche. — Une femme que j'ai juré de chérir. Je ne me supporterai pas moi-même si je reste dans mon coin, les bras croisés, pendant que les responsables de ce qui t'est arrivé continuent à mener une vie normale. — Je me fiche de leur vie. Et s'ils meurent, je ne veux pas que ce soit de ton fait. — Nom de nom, Eve! secria-t-il en lui tournant le dos pour enfiler sa chemise. Ne me demande pas d'aller contre ma nature. Moi, je ne te le demande jamais. — Non. Non, c'est vrai, admit-elle en s'efforçant de conserver son calme. Je ne peux donc pas en discuter avec toi. Je ne peux pas lutter contre une chose sur laquelle nous ne tomberons jamais d'accord. Mais je te conseille de réfléchir. Rappelle-toi que je ne suis pas une enfant comme Marlena. Et que je ne suis pas non plus ta mère. Il pivota lentement vers elle, le visage fermé. — Je ne te prends jamais pour quelqu'un d'autre. — Je n'ai pas besoin du genre de justice que tu proposes parce que j'ai survécu. J'ai réussi à m'en sortir. — Et tu sanglotes dans ton sommeil, tu te réveilles de tes cauchemars en tremblant comme une feuille. Elle se sentit vaciller, mais elle ne pleurerait pas. Les larmes n'arrangeraient rien. — Ce que tu envisages ne changera rien à cela. Engage qui tu veux, à condition que Feeney te donne le feu vert. À présent, j'ai du boulot. — Attends. Il s'approcha de sa commode, ouvrit un tiroir. Il était furieux, comme elle, et regrettait amèrement ce glissement de l'amour à la mauvaise humeur. Il sortit une photographie encadrée, l'apporta à Eve. Une jolie jeune femme aux cheveux roux et aux yeux verts y figurait, des traces d'hématomes sur le visage, une attelle à un doigt de la main qui reposait sur l'épaule d'un petit garçon. Un adorable petit garçon aux yeux bleus, blotti contre la jeune femme. Contre sa mère. Connors et sa mère. — Je n'ai rien pu faire pour elle. Si j'avais su... mais je ne savais pas. Elle est morte avant que je sois assez âgé pour me rappeler son visage. Je n'ai même pas pu lui offrir cela. — Je sais que tu souffres. — Il ne s'agit pas de moi. Ils étaient au courant. La HSO, Interpol, toutes les organisations secrètes. Ils connaissaient tous Patrick Connors bien avant qu'il ne se rende à Dallas pour rencontrer son ami Richard Troy. Mais elle, cette femme qui m'a mise au monde, cette femme qu'il a tuée, n'a même pas eu droit à une note en bas de page dans leurs archives. Pour eux, elle n'était rien, pas plus qu'une certaine fillette, à Dallas. Eve avait mal pour lui, pour elle-même, pour cette inconnue. — Tu n'as pas pu la sauver, et j'en suis navrée. Tu n'as pas pu me sauver, et cela m'est égal. Je me suis débrouillée. Je ne me disputerai pas avec toi à ce sujet parce que cela ne sert à rien. Nous avons tous deux beaucoup de travail. Elle posa le cadre sur la commode de Connors. — Tu devrais le laisser là. Elle était ravissante. Mais dès qu'Eve eut quitté la pièce, il le rangea. La blessure était encore trop vive. Ils s'arrangèrent pour s'éviter, chacun travaillant jusque tard dans la nuit, dans son propre bureau. Ils se couchèrent loin l'un de l'autre, et ne firent aucun effort pour combler le vide entre eux. Le lendemain matin, ils circulèrent avec prudence, en prenant soin de ne jamais empiéter sur le territoire de l'autre. Reva Ewing et Tokimoto étaient arrivés. Eve laissa à Feeney le soin de les recevoir. Enfermée dans son bureau, elle attendit le retour de McNab et de Peabody. Elle pouvait se concentrer pendant des heures, multiplier les calculs de probabilités, puis trier les données pour inventer un nouveau scénario. Elle pouvait fixer son tableau, reconstruire les crimes, les mobiles et les méthodes à partir des pièces à conviction existantes et entrevoir une image. Mais il lui suffisait de repositionner les indices, pour qu'une nouvelle image se forme. Si son attention flanchait, ne fût-ce qu'une seconde, une autre image apparaissait encore : Connors et elle, de part et d'autre d'un abîme. Elle ne supportait pas que sa vie personnelle interfère avec son travail. Elle supportait encore moins d'être incapable d'empêcher ces pensées de la distraire alors qu'elle avait une enquête à mener. Mais au fond, se demanda-t-elle en allant se chercher un énième café, qu'est-ce qui la chagrinait? Que Connors veuille traquer et éliminer un agent de la HSO qu'elle n'avait jamais vu ? Ils s'étaient querellés parce que Connors était fou de rage à l'idée de ce qu'elle avait subi, enfant. Et de ce qu'avait subi sa propre mère. La brutalité, la violence, la négligence. Tous deux avaient connu cela, et ils s'en étaient sortis. Pourquoi revenir sur le passé ? Elle poussa la porte de la cuisine pour prendre l'air sur la terrasse. Et elle, comment surmontait-elle ses démons? Par le travail - eh oui, parfois, elle s'y réfugiait jusqu'à l'épuisement, voire le désespoir, mais elle en avait besoin, pour son équilibre, pour les résultats. En défendant les victimes, elle renouait avec la justice, même si, par moments, le système ne lui paraissait pas à la hauteur. Les cauchemars? N'étaient-ils pas une sorte de mécanisme de survie, la façon qu'avait l'inconscient d'évacuer la peur, les souffrances et les humiliations ? Sur ce sujet, Mira pourrait probablement lui offrir une cargaison de termes compliqués et de baratin psy. Mais à la base, ces rêves n'étaient que des déclencheurs, ramenant à la surface des événements dont elle pouvait supporter le souvenir. Et quelques autres, insoutenables. Mais dans l'ensemble, elle dominait la situation. Bien sûr, c'était plus facile depuis que Connors était là pour la rassurer, la serrer dans ses bras, lui rappeler que tout cela était fini. Cependant, il n'était pas question pour elle de régler ses problèmes par la violence. Comment aurait-elle pu porter son insigne sans croire profondément au cœur et à l'esprit de la loi ? Malheureusement, ce n'était pas le cas de Connors. Elle se passa la main dans les cheveux tout en contemplant le parc, luxuriant en cette fin d'été, avec ses arbres touffus et ses plates-bandes fleuries. Elle avait su depuis le tout début qu'ils ne seraient jamais d'accord sur certains points. Ils étaient même à l'opposé l'un de l'autre. Peut-être était-ce précisément cette opposition, les tiraillements qu'elle impliquait, qui donnait une telle intensité à leur relation. Qui conférait à leur amour une puissance à la fois immense et terrifiante. Elle se savait capable de toucher son cœur, de le réconforter. Mais elle savait aussi qu'elle ne parviendrait jamais à calmer sa rage, ce nœud de haine qu'il dissimulait si habilement derrière l'élégance et le style. Ce n'était peut-être pas le rôle qui lui était destiné. Mais que deviendrait-elle s'il tuait un homme pour elle ? Comment survivrait-elle à cela ? Comment leur couple y survivrait-il ? Pourrait-elle continuer à traquer des assassins en sachant que son mari en était un ? Parce qu'elle avait peur de la réponse, elle préféra ne pas s'attarder sur la question. Elle rentra dans la cuisine, remplit sa tasse, puis regagna son bureau. Elle était plantée devant son tableau quand on frappa à sa porte. Elle répondit distraitement, d'un ton vaguement irrité. — Quoi? — Lieutenant, je suis désolée de vous déranger. — Ah, Caro ! s'exclama Eve, prise de court, en découvrant l'assistante de Connors en tailleur noir. Entrez, je vous en prie. Je ne savais pas que vous étiez là. — Je suis venue avec Reva. J'étais en route pour le bureau, mais j'avais des renseignements à demander à Connors à propos d'un projet. Enfin, peu importe, souf-fla-t-elle. Je voulais vous parler avant de repartir, si vous pouvez m'accorder un instant. — Bien sûr. Pas de problème. Puis-je vous offrir un café? — Non, merci. Je... j'aimerais fermer la porte. — Allez-y. Caro glissa un coup d'œil au tableau sur lequel étaient fixées les photos des scènes de crime et des corps. Eve alla s'asseoir dans son fauteuil. D'un geste, elle invita Caro à s'installer en face d'elle. — Je suppose que vous passez votre temps à examiner ce genre de documents... On s'y habitue? — Oui et non. Vous me semblez encore fragile. Vous ne devriez peut-être pas reprendre le travail si tôt. Caro redressa les épaules. — J'ai besoin de m'occuper. Vous le comprenez, j'imagine. — Oh oui. — Il en va de même pour Reva. Retourner au labo lui fera du bien. Je ne la reconnais plus. Remarquez, je ne suis pas en meilleure forme. Nous dormons très mal, mais nous feignons le contraire. Ce n'est pas du tout ce que j'étais venue vous dire. Je m'égare... une preuve supplémentaire de mon désarroi. — Vous m'avez toujours semblé hyper-efficace. C'est indispensable quand on travaille avec Connors. Mais il faudrait être un droïde pour ne pas être ébranlée par une épreuve pareille. Caro opina. — Voys adoptez le ton qu'il faut. Avec les victimes, les survivants, les témoins ou les suspects. Vous vous êtes montrée brusque avec Reva, presque brutale. C'est l'attitude à laquelle elle répond le mieux quand elle est stressée. Vous êtes très intuitive, lieutenant. C'est indispensable... quand on vit avec Connors. — Mmm, murmura Eve en essayant d'oublier leur échange de la veille. Que puis-je pour vous, Caro ? — Excusez-moi. Je sais que vous êtes débordée. Je tenais à vous remercier pour tout ce que vous faites. C'est votre métier, bien sûr, mais cette affaire me concerne personnellement, c'est pourquoi je voulais vous remercier de vive voix. — Merci. Je vous apprécie, Caro. J'apprécie votre fille. Mais même si ce n'était pas le cas, je continuerais à travailler comme je le fais. — Je sais. Je ne vous en suis pas moins reconnaissante. Quand le père de Reva nous a quittées, j'étais anéantie. J'avais le cœur brisé, l'esprit en miettes. J'étais à peine plus âgée que vous, et j'avais l'impression que c'était la fin du monde. Je me suis demandé ce que j'allais devenir, comment j'allais m'en sortir, comment j'allais élever mon enfant toute seule... Elle se tut, secoua la tête. — Je ne vois pas en quoi cela peut vous intéresser. — Si, si ! Au contraire. Je vous écoute. Caro, qui avait commencé à se lever, se rassit, poussa un profond soupir. — À l'époque, j'étais pratiquement sans ressources -j'avais quelques notions de secrétariat, mais je les avais laissées de côté pour être mère à temps plein. Nous avions des dettes, essentiellement contractées par mon ex. Seulement voilà, il était plus malin, et plus méchant que moi. — Il devait être drôlement malin, dans ce cas. — Merci. Je n'étais pas... j'avais moins d'expérience qu'aujourd'hui. Et ses avocats étaient plus habiles que les miens, ajouta-t-elle avec l'ombre d'un sourire. J'étais donc au fond du trou, financièrement, psychologiquement, et même physiquement. J'avais très peur. Mais ce n'était rien comparé à ce que je ressens maintenant. Reva aurait pu être tuée. Caro pressa les doigts sur ses lèvres, luttant pour se ressaisir. — Personne n'en parle, mais c'est la vérité. Celui qui a fait cela aurait pu la supprimer, au lieu de se servir d'elle comme d'un bouc émissaire. — Elle est vivante. — Vous n'avez pas d'enfant, insista-t-elle, les yeux soudain brillants de larmes. Cela aurait pu se produire: voilà ce que pensent tous les parents; elle aurait pu mourir; elle aurait pu se retrouver en prison, en attente d'un procès, si vous n'aviez pas été là, ainsi que Connors. Je lui dois énormément. Et désormais je vous suis encore plus redevable, à l'un comme à l'autre. — Vous croyez qu'il va vous demander quelque chose en retour? — Non. Jamais. Elle ouvrit son sac, en sortit un mouchoir en papier, se tamponna les joues. Tous ses mouvements étaient mesurés. — Il n'y songerait même pas. Vous non plus, je suppose. Vous êtes tellement bien assortis, tous les deux. Eve sentit sa gorge se nouer. Elle haussa les épaules. — Je me suis posé la question, enchaîna Caro, quand je vous ai vue au bureau, la première fois, si farouche, si dure. Et si froide. C'est du moins l'impression que j'ai eue. Puis je l'ai vu, lui, après votre départ. Il était déconcerté, stupéfait, frustré. C'est très rare, chez lui. — Vraiment ? Figurez-vous que je l'étais tout autant. — J'ai beaucoup appris en vous observant tous les deux, avoua Caro en repliant son mouchoir qu'elle rangea avec soin dans son sac. Il tient une place importante dans ma vie. C'est bon de le voir aussi heureux. Eve ne savait pas quoi répondre-. Elle posa la première question qui lui venait à l'esprit. — Comment en êtes-vous venue à travailler pour lui ? — J'avais trouvé un poste de simple secrétaire dans une agence de publicité, ici, à New York. J'étais moins rouillée que je ne l'avais craint, et j'avais réussi à économiser un peu d'argent pour suivre quelques cours de remise à niveau. Pendant un temps, j'ai servi de bonne à tout faire dans un des services juridiques. Ensuite, j'ai évolué de poste en poste, de division en division, souvent en tant que remplaçante. — Ce qui vous a permis d'élargir votre palette. — Exactement. Cela me plaisait, c'était une sorte de formation continue. J'étais bien payée. Un jour, ce devait être il y a une douzaine d'années, Connors a racheté la société dans laquelle j'étais employée et nous avons emménagé dans un immeuble du centre-ville. Peu après, j'ai été promue assistante d'une assistante dans l'une des filiales de développement. Un an plus tard, on m'a demandé de prendre part à une réunion - juste pour prendre des notes, servir le café et avoir l'air présentable, car Connors en personne devait être présent. La branche new-yorkaise était toute jeune, et il y insufflait une énergie incroyable. — Il n'en manque pas, en effet. — Bref, au cours de cette fameuse réunion, l'un des directeurs m'a insultée sous prétexte que je n'étais pas assez rapide à son goût, et je lui ai répliqué que ses manières étaient aussi grossières que son costume, ou une phrase de ce genre. — C'est donc de vous que Reva a hérité son tempérament. Caro émit un petit rire. — Probablement. Connors a ignoré cette altercation, du moins c'est ce que je croyais, et poursuivi la discussion. À un moment, il m'a demandé de présenter un film holographique du bâtiment qu'il était en train de concevoir, puis de lui fournir des données sur un autre dossier. Ces tâches n'étaient pas forcément de mon domaine, mais au fil des ans j'étais devenue polyvalente. Quoi qu'il en soit, après l'incident avec le directeur, j'ai craint d'être renvoyée. La réunion a duré plus de deux heures - une éternité ! À la fin, je n'avais qu'une envie, me recroqueviller dans un coin et craquer. Mais Connors m'a fait signe de le rejoindre. « Vous vous appelez bien Caro, n'est-ce pas ? Prenez ces dossiers et suivez-moi, voulez-vous ? » « Là, j'ai paniqué, certaine qu'il allait me remercier. Comment allais-je trouver un autre emploi ? Continuer à payer les études de Reva ? Régler les traites de l'appartement que j'avais acheté trois ans auparavant ? Il m'a emmenée dans son ascenseur privé. Je tremblais intérieurement, mais pour rien au monde je ne le lui aurais laissé voir Mon mari m'avait suffisamment humiliée, je n'allais pas flancher devant un petit jeune. — Il savait que vous étiez terrorisée, devina Eve. — Bien sûr, Il sait toujours tout. Mais à cet instant, j'étais plutôt fière de moi. Il m'a demandé ce que je pensais de... j'ai oublié son nom, marmonna-t-elle en fronçant les sourcils. Le directeur qui m'avait agressée un peu plus tôt. Je lui ai répondu sèchement, persuadée que j'étais déjà sur le chemin de la sortie : « Sur le plan personnel, ou professionnel? » Connors m'a souri. Elle marqua une pause, inclina la tête. — J'espère que vous n'en prendrez pas ombrage pas si j'ajoute un détail. — Je vous en prie. — J'aurais pu être sa mère, pourtant, quand il m'a regardée en souriant, j'ai eu des papillons dans l'estomac. Il était tellement séduisant ! Je suis étonnée d'avoir réussi à formuler une réponse cohérente, ensuite. — Je comprends parfaitement. — Je n'en doute pas. Quand il m'a rétorqué qu'il voulait mon avis sur les deux plans, j'étais à la fois si mortifiée et si surprise par ma propre réaction que j'ai lancé : « Il est compétent, mais c'est un connard. » « Deux minutes plus tard, j'étais dans son bureau, il m'offrait un café et me priait de patienter quelques minutes. Je me suis assise, pendant qu'il s'installait devant son ordinateur. J'étais loin d'imaginer qu'il était en train d'étudier mon dossier, mes évaluations, mes capacités... — Et vraisemblablement ce que vous aviez avalé pour votre petit-déjeuner ce matin-là. — Je n'en serais pas étonnée. Ensuite, d'un ton décontracté, il m'a appris qu'il était à la recherche d'une assistante efficace, sachant juger les gens et les situations et qui ne parlait pas la langue de bois. Elle devait être organisée, infatigable et loyale. Il a enchaîné, énu-mérant les fonctions qu'elle aurait à assumer, mais je ne l'entendais plus vraiment. Quand il a annoncé le salaire, je me suis félicitée d'être déjà assise. Puis il m'a demandé si j'étais intéressée. — J'imagine que vous l'étiez. — J'ai répondu, le plus calmement possible, que je me portais candidate, et que j'étais à sa disposition pour passer les entretiens et les tests nécessaires. Il a déclaré que c'était chose faite, et que je commençais de suite. — Il vous avait déjà repérée. — Apparemment, oui. Grâce à lui, j'ai pu finir d'élever ma fille dans le confort et la sécurité. Et m'épanouir. Je lui dois donc énormément. Vous ne pouvez pas vous imaginer le bien que vous m'avez fait en me laissant vous raconter tout cela. Elle se leva. — Merci. — Reva est aussi courageuse que vous. Elle surmontera cette épreuve. — J'y compte bien ! Caro se dirigea vers la sortie. — C'est anodin, mais je pense que cela vous fera plaisir, et c'est une façon pour moi de vous montrer ma gratitude. Nombre d'hommes ou de femmes d'affaires débordés s'appuient sur leur assistante pour choisir les cadeaux qu'ils offrent à leur conjoint. Pas Connors. Jamais. Tout ce qu'il vous donne vient de lui. Au fond, ce n'est peut-être pas si anodin que cela. 15 Peabody surgit, juchée sur une paire de sandales citron vert à semelles compensées. Elle arborait un large sourire, et une rangée de perles multicolores dans les cheveux. — Salut, Dallas ! La Jamaïque, c'est le top du top ! — Vous avez des perles dans les cheveux. — Oui, je me suis fait faire cette petite tresse, acquiesça-t-elle en tirant dessus. J'ai le droit, maintenant. Je ne porte plus l'uniforme. — Oui, mais pourquoi ? Peu importe. Où sont les appareils ? — L'inspecteur McNab et moi-même les avons portés en personne au labo hors site pour analyse. Nous ne les avons pas quittés des yeux. McNab est sur les lieux avec l'équipe de la DDE. Je les ai laissés pour vous faire mon rapport. Lieutenant. — Pas la peine de bouder parce que j'ai critiqué vos perles. — Je me demande si je vais vous offrir votre cadeau. — Pourquoi m'offririez-vous un cadeau ? — Pour commémorer ma première mission d'inspecteur à l'étranger. Elle le sortit de son sac. — Mais vous ne le méritez pas. Eve arrondit les yeux devant le petit palmier en plastique, sous lequel était allongé un homme nu. Il tenait à la main une minuscule coupe contenant un liquide vert émeraude. Un cocktail alcoolisé, probablement, à en juger par son sourire béat. — Vous avez raison. Je ne mérite pas ça. — C'est kitsch, déclara Peabody, légèrement froissée, en le posant sur le bureau d'Eve. Et rigolo. — Hum... Nous nous réunirons d'ici peu avec les civils pour un briefing rapide... Son vidéocom bipa. — Excusez-moi. Dallas. — On a un souci. À en juger par le ton de Morris et son air grave, Eve comprit que c'était sérieux. — Vous êtes à la morgue ? — Oui. Mais Bissel n'y est plus. — Vous avez perdu le corps ? — On ne perd pas un corps ! aboya-t-il, alors qu'il venait de passer trente-cinq minutes à le chercher. Et il est rare que nos invités se lèvent pour aller faire un tour ou s'acheter un beignet à la boulangerie du coin. Ce qui signifie que quelqu'un est entré ici et l'a emporté. — Très bien. Morris semblait davantage insulté que furieux. — Verrouillez tout. — Pardon ? — Verrouillez tout, Morris. Personne n'entre, personne ne sort - ni vivant ni mort - jusqu'à mon arrivée. Et je ne serai pas là avant une bonne heure. — Une heure pour... — Scellez la pièce où était entreposé le corps. Récupérez tous les disques de sécurité des dernières vingt-quatre heures et envoyez-moi une copie de tous vos documents concernant Bissel. Par ailleurs, je veux savoir qui est venu dans la zone depuis la dernière fois que vous avez vu le corps de vos propres yeux. Kade est toujours là ? — Oui, elle est là, Dallas, nom de nom ! — Je serai là dès que possible, fit-elle avant de couper la communication. Peabody, rassemblez le reste de l'équipe. Un juron lui échappa tandis que son communicateur bipait de nouveau. — Plus vite que ça ! glapit-elle à l'adresse de Peabody. Oui, Dallas ! — Lieutenant... Le visage de Whitney s'afficha à l'écran. Il ne paraissait guère plus réjoui que Morris. — Rendez-vous à la Tour pour une réunion avec le procureur et le directeur adjoint de la HSO, Sparrow. À 9 heures précises. — Il va falloir repousser. Il cligna des yeux. — Lieutenant? fit-il, glacial. — Commandant, je m'apprêtais à briefer mes hommes. Je serai brève, mais c'est indispensable. On m'attend ensuite à la morgue. Je viens de parler au légiste. Le corps de Bissel a disparu. — Il a été déplacé, ou on l'a enlevé ? — Je suppose qu'on l'a enlevé, commandant. J'ai ordonné le verrouillage complet du bâtiment. L'inspecteur Peabody et moi-même rencontrerons Morris et évaluerons la situation dans une heure. Je pense que c'est plus urgent que votre réunion à la Tour. La HSO et Sparrow devront patienter. — Je veux des détails au plus vite. La réunion est reportée à 11 heures. Soyez là, lieutenant. ' Elle ne prit pas la peine de lui répondre, d'autant qu'il avait coupé la communication. Elle fixa l'appareil en grognant : — Merde ! Puis elle se leva et retourna son tableau contre le mur. Elle vit Tokimoto pour la première fois lorsqu'il entra en compagnie de Reva. Elle devait faire confiance à Feeney et à Connors quant au choix de leurs assistants, même si elle ne savait pas d'où ils sortaient. Reva paraissait calme, bien qu'un peu pâle. Connors avait dû se tromper en s'imaginant que Tokimoto était amoureux d'elle, car il ne daigna même pas lui accorder un regard, tandis qu'ils prenaient place. — Le capitaine Feeney vous aura briefés sur le plan de l'électronique, attaqua-t-elle. Je ne m'attarderai donc pas sur ce point, sinon pour vous dire que j'ai besoin de données, n'importe lesquelles, et rapidement. Leur récupération est une priorité. Le code rouge passe au second plan. — Lieutenant, intervint Tokimoto d'une voix modulée, l'air impassible, puis-je me permettre de vous signaler que, par sa nature même, un code rouge n'est jamais secondaire. Afin de récupérer les données, nous devons savoir comment elles ont été corrompues. C'est en le découvrant que nous pourrons prévenir de futures infections. C'est un tout, voyez-vous. — Non, je ne vois pas, et c'est pourquoi je ne travaille pas à la DDE. Vous êtes ici pour nous aider dans une enquête pour homicide. Si ces ordinateurs ont été grillés, c'est parce qu'ils contenaient des renseignements sur un ou plusieurs individus qui ont déjà tué au moins trois personnes. Quand j'aurai les données en main, je saurai pourquoi il était nécessaire de les effacer, c'est donc ma priorité. Est-ce clair ? — Oui. Bien sûr. — Bien. Les unités rapportées de Jamaïque par les inspecteurs McNab et Peabody sont arrivées. Carter Bissel s'est volatilisé. Nous devons supposer qu'il était ou est encore impliqué dans cette affaire. Reste à déterminer dans quelle mesure. — Julian évoquait rarement son frère, mais quand il le faisait, il en parlait comme d'un raté. Je ne sais pas si cela peut vous être utile, dit Reva. — Quand ont-ils communiqué pour la dernière fois, selon vous ? — Il y a un an, environ, Carter a dû contacter Julian pour lui demander de l'argent. Je suis entrée dans la pièce alors que Julian effectuait un virement par Internet, et il a râlé en disant qu'il en avait par-dessus la tête de son boulet de frère. Il était exaspéré, mais n'avait pas envie d'en discuter Je n'ai pas insisté. Avec le recul, je me rends compte que j'ai laissé passer beaucoup de choses. — C'est le terme qu'il a employé ? Un boulet ? — Oui. Il était dans tous ses états. Je me rappelle avoir été surprise qu'il lui ait prêté de l'argent, et le lui avoir dit. Il a éteint son ordinateur en hurlant que c'était son fric, son problème, et il est parti en claquant la porte. Cela ne me concernait en rien, en effet, et je ne voyais pas l'intérêt de me disputer avec Julian au sujet d'un homme que je n'avais jamais rencontré. — Intéressant. Connors, trouve un moment pour lancer une recherche sur les comptes privés ou secrets de Julian Bissel. Je serais curieuse de savoir à quelle fréquence il dépannait le boulet. Elle marqua une pause, scruta la pièce. — Je tiens à préciser aux civils ici présents que toute information échangée au cours de cette enquête est strictement confidentielle. Vous ne devez en parler à personne, amis, voisins, amants, médias, pas même à vos animaux domestiques. Tout manquement à cette règle sera considéré comme une obstruction à la justice. S'il y a la moindre fuite, le coupable sera poursuivi et expédié en prison. Je n'ai pas de temps à perdre en salamalecs, précisa-t-elle, ayant deviné les pensées de Connors. Tu connais ces personnes. Pas moi. — Je pense que c'est clair pour tout le monde, ripostat-il. Lieutenant. — Si cela vous met mal à l'aise, tant pis. Je ne pense pas que Chloé McCoy soit sensible à vos états d'âme. Par ailleurs, Bissel, indépendamment ou en accord avec la HSO, avait inséré des mouchards dans ses œuvres d'art. Nous savons que ces dispositifs étaient placés en divers endroits du domicile qu'il partageait avec Reva Ewing, et devons en conclure que le but était de collecter des infos sur les projets qu'elle dirigeait pour le compte de Securecomp. Tout en parlant, elle observa Reva, dont le menton tremblait imperceptiblement. — Nous aurons besoin des factures de toutes les sculptures vendues, afin de les localiser. Il faudra les passer au scanner. Bien évidemment, la publicité qui en découlera risque de vous éclabousser, Reva. Tenez-vous prête. — Je le suis. — On ne va tout de même pas s'en prendre à Ewing alors qu'elle est une victime ! protesta Tokimoto. Reva le gratifia d'un faible sourire. — Malheureusement, le monde est ainsi fait, mur-mura-t-elle. — Le retour de manivelle aura peut-être lieu plus tôt que prévu, enchaîna Eve. Le cadavre de Bissel s'est volatilisé. Elle dévisagea attentivement Reva. Celle-ci affichait un visage sans expression, comme si Eve s'était exprimée en une langue qu'elle ne connaissait pas. À ses côtés, Tokimoto tressaillit puis, sans se tourner vers elle, posa sa main sur celle de Reva. Eve revint sur sa première conclusion : Connors avait raison. — Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, risqua Reva. — J'ai eu une discussion avec le médecin légiste. Il m'a informé que le corps de Bissel n'était plus à la morgue. Nous supposons qu'il a été enlevé. — Mais... pourquoi... c'est insensé... Reva se frotta la gorge, comme si ces paroles l'étranglaient. — C'est incompréhensible. — C'est mon boulot de comprendre. Pourriez-vous me dire où vous étiez, hier soir? — Vous êtes cruelle, murmura Tokimoto. — Je suis scrupuleuse. Reva? — Oui. Oui. Euh... je... Nous avons dîné à la maison, ma mère et moi. Nous avons regardé des films, sur sa proposition. Que des comédies. Nous avons mangé du pop-corn et bu du vin. Je me suis enivrée, ajouta-t-elle avec un soupir. Nous avons veillé jusqu'à 1 heure environ. Je me suis endormie sur le canapé. Elle m'a mis une couverture. Je n'ai pas bougé. Je n'avais pas passé une aussi bonne nuit depuis des lustres. — Très bien. Je veux que les civils regagnent le labo, décréta Eve en regardant Connors droit dans les yeux. Et un rapport complet à 14 heures. — Certainement. Il s'approcha de Reva, lui tendit la main pour l'aider à se lever. — Voulez-vous prendre l'air? Ou rester un moment seule ? — Non, non, je vais bien. Mettons-nous au travail. Eve attendit que Connors eût fermé la porte, après lui avoir lancé un ultime regard glacial. — Ouf! s'exclama McNab en faisant mine de frissonner. Sacrée ambiance ! — Boucle-la, imbécile, grommela Peabody. Désolée, lieutenant, ses cinq cents tresses entravent la circulation sanguine dans son cerveau. — Non, mais ! — Enchaînons, coupa Eve. J'ai effectué de nombreux calculs de probabilités, dont aucun ne s'est révélé satisfaisant. Tout dépend de la manière dont on entre les données. En résumé, nous ne connaissons toujours pas la nature exacte de notre adversaire. Une organisation secrète, un agent pourri, un règlement de comptes familial ? Ce que nous savons, en revanche, c'est que nous avons trois meurtres, un cadavre disparu, et un lien avec la Jamaïque. « Chloé McCoy a été tuée pour ce qu'elle savait ou avait en sa possession. L'autopsie a confirmé qu'elle avait pris ses précautions : elle attendait un amant. Le seul qui nous vienne à l'esprit est Julian Bissel. — Qui est mort, et envolé, intervint Feeney. — Il semble évident qu'elle croyait attendre Julian Bissel. C'était une jeune femme naïve et crédule, avec un net penchant pour le mélodrame. Il suffisait d'être un peu habile pour qu'elle tombe dans le piège et qu'elle soit convaincue que son amant était ressuscité et venait lui rendre visite - pour tout lui expliquer, solliciter son aide et s'enfuir avec elle vers le soleil couchant. L'assassin n'avait plus qu'à accéder à son appartement, l' amadouer, lui faire boire du vin empoisonné. Je suis l'ami de Julian, son associé, son frère. Il m'a demandé de tout vous raconter. Il sera là dès que possible. — Elle l'aurait laissé entrer, acquiesça Peabody. Elle n'aurait pas résisté au côté excitant de l'histoire. — Elle n'aurait sûrement pas hésité si c'était Julian Bissel. McNab ricana. — Ressuscité d'entre les morts. — Pas forcément, s'il avait mis en scène toute l'affaire. — Le corps a été identifié, Dallas, lui rappela Peabody. Empreintes, ADN, tout le bataclan. — Il appartenait à la HSO, on peut donc supposer qu'il avait falsifié son identité. C'est McCoy qui me chiffonne. Si elle savait quelque chose, pourquoi ne pas l'éliminer d'abord, avant de jouer l'acte principal ? Ensuite, il y a le mobile. Pourquoi mourir en emmenant sa maîtresse avec soi, et en montant une machination contre son épouse ? Rien dans son dossier ne laisse supposer qu'il avait des soucis avec la HSO. Selon toute apparence, il maîtrisait parfaitement son existence. Un job secret, une femme aimante qui lui révélait des infos à son insu, quelques maîtresses pour agrémenter le tout, une carrière impressionnante, la sécurité financière. La vie lui souriait. Pourquoi mourir ? Elle se percha sur le bord de son bureau. — Passons au frère. La jalousie, le ressentiment. Nous savons que Kade lui a rendu visite à la Jamaïque et avons des raisons de penser qu'ils étaient amants. La HSO était-elle au courant? Ou Kade œuvrait-elle en parallèle, seule ou avec la complicité de Julian Bissel ? Si oui, pourquoi ? Peut-être est-ce le complot qui a mal tourné. On peut aussi imaginer un scénario du style Caïn et Abel : Carter fait monter les enchères, descend son frère - tant pis pour Kade -, et piège Reva. L'héritage est conséquent. Si Reva est accusée de meurtre, elle ne touchera pas un sou. Tout lui revient. — Et s'il faisait chanter Julian ? suggéra Peabody. Le boulet. — C'est ce que Connors devrait nous aider à découvrir. Carter sait quelque chose sur Julian - ses liens avec la HSO, ses frasques extraconjugales ou autres - et en profite pour lui soutirer régulièrement de l'argent. Julian en a par-dessus la tête et décide de se débarrasser du boulet. De là à tuer trois personnes, cela me semble beaucoup. Pourquoi ne pas se contenter de le refroidir, et reprendre le cours de sa vie comme si de rien n'était ? Je suis sûre que certains de ces ordinateurs contiennent des réponses à nos questions. Feeney, j'ai besoin de réponses. — J'en ai déjà une. Un chirurgien esthétique suédois réputé a été tué au cours d'un soi-disant cambriolage raté à son cabinet. Il y a deux semaines. Impossible de récupérer les dossiers de ses patients : son matériel informatique a été endommagé. — Endommagé ? — D'après le rapport. Jorgannsen, c'était son nom, a eu la gorge tranchée. On lui a piqué toutes ses réserves de médicaments, et on a cassé son ordinateur. Selon moi, il a été infecté, mais je ne peux pas en être sûr sans l'avoir examiné. — Tâchez de convaincre vos collègues suédois de nous l'expédier. — Je vais tenter le coup. — Faites vite ! insista-t-elle en se levant. Je suis attendue à la Tour par un crétin de la HSO. Je prends toutes les précautions possibles pour nous couvrir, Quand tout ça va éclater, si tout se passe comme je l'espère, les barbouzes seront dans la merde jusqu'au cou. Mais il y aura forcément des conséquences. Pour toute la durée de cette enquête, on se terre ici. — Aïe! fit McNab avec un sourire béat. Comment allons-nous le supporter ? — Et on bosse vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, précisa Eve. On se relaie. Peabody, au boulot. — Oui, lieutenant. Je suis là. — Les communications sont limitées aux lignes sécurisées ! lança Eve en se dirigeant vers la porte. Elle faillit percuter Connors. — Lieutenant, puis-je avoir un instant ? — Suis-moi. Je n'ai pas le temps. — Je vais juste, euh... balbutia Peabody en s'éclipsant discrètement. — Si c'est pour me reprocher la façon dont je traite tes employés, laisse tomber, reprit Eve. Je suis pressée. — Il faudrait plus de quelques minutes pour épiloguer sur ton sens des relations humaines. Je suis conscient que tu ne soupçonnes en rien Reva, et que tu cherchais seulement à établir son alibi. — Et alors ? — Je refuse de travailler dans l'obscurité, Eve. Si tu veux mon aide, tu ne peux pas me demander d'accomplir une tâche, puis m'exclure aussitôt. — Tu sais ce que tu as besoin de savoir. Je te tiendrai au courant le moment venu. Il la saisit par le bras, la fit pivoter vers lui. — C'est ta manière de me gifler parce que je réfute tes principes moraux ? — Mon vieux, si je te giflais, crois-moi, tu le sentirais. Ça n'a aucun rapport. — Tu parles ! — Va au diable ! Elle s'arracha à son étreinte, et le repoussa. Un éclair de colère traversa ses prunelles, mais il ne réagit pas, ne la toucha pas. Elle lui en voulut de réussir à se maîtriser alors qu'elle-même en était incapable. Et se détesta de réagir ainsi. — Je fais mon métier, figure-toi, et je n'ai ni le temps ni le loisir de penser à autre chose pour le moment. Si mes méthodes te déplaisent, tu n'as qu'à dégager. Tu ne sais pas contre quoi je me bats. — Précisément. Je m'inquiète de voir ma femme partir en guerre contre la HSO. Ce n'est pas un simple meurtrier, ni même un groupe de terroristes fanatiques. La HSO est l'une des organisations les plus puissantes du monde. Si elle est impliquée, et il semble que ce soit le cas, ses membres n'auront aucune pitié pour un flic de New York qui tente de leur mettre des bâtons dans les rouqs. Us s'attaqueront à elle sur le plan professionnel ou personnel. À mon flic. — Assume. Ça fait partie du lot. Si tu veux m'être utile, trouve-moi les infos qui m'intéressent. C'est tout ce que je te demande. — En effet, ça fait partie du lot, acquiesça-t-il d'une voix dangereusement calme. De ton côté, tu ferais bien de te rappeler que tu m'as accepté tel que je suis, Eve. Tu dois vivre avec, ou sans. Sur ces mots, il tourna les talons. Eve resta clouée sur place, en état de choc. Saisie de sueurs froides, l'estomac noué, elle dévala les marches et jaillit dehors. Son désarroi devait se lire sur son visage, car Peabody se tourna vers elle lorsqu'elle grimpa dans la voiture, et lui demanda : — Dallas ? Tout va bien ? Eve hocha la tête, la gorge brûlante. Appuyant sur l'accélérateur, elle fila le long de l'allée flanquée d'arbres et de buissons arborant les premières couleurs de l'automne. — Les hommes sont compliqués, philosopha Peabody. Plus je les fréquente, plus je m'en rends compte. Il me semble que Connors doit être encore plus compliqué que les autres. — Il est furieux, c'est tout. Fou de rage, marmonna Eve en pressant la main sur son estomac. Et moi aussi, nom de nom! Moi aussi. Ce salaud sait exactement comment faire mal. — Plus quelqu'un vous aime, plus il vise juste. — Seigneur ! Il doit m'aimer vraiment très fort. Il sait pourtant bien que ce n'est pas le moment de me titiller. — Les disputes conjugales ne sont jamais les bienvenues. — Vous êtes de son côté, ou du mien ? — Eh bien, vu que je suis assise à côté de vous, et que vous frappez plutôt fort, je préfère rester du vôtre. — Il faut absolument que je me concentre. Elle brancha son communicateur. — Nadine Furst. — Je ne peux pas déjeuner avec vous. Nous devons reporter notre rendez-vous. Le plus tôt possible. — Très bien, répondit la journaliste sans ciller. Je vous contacte dès que j'ai une ouverture. — Merci. Eve raccrocha. — Vous pouvez m'expliquer ? risqua Peabody. — Les barbouzes ne sont pas les seuls à savoir œuvrer dans l'ombre. Je viens de donner, sous forme de message codé, le feu vert à Nadine pour diffuser son reportage sur Julian Bissel et la HSO. On verra bien ce qui se passera. — Connors ne sera pas le seul à être fou de rage. —- Merci, répliqua Eve avec un petit sourire. Je me sens déjà nettement mieux. Morris avait suivi les instructions à la lettre. Comme il leur fallut plus de dix minutes pour franchir toutes les barrières de sécurité, Eve décida qu'il était plus qu'ennuyé. Il les accueillit personnellement, puis les conduisit dans les salles d'autopsie, au bout d'un long couloir glacial. — A quelle heure êtes-vous arrivé ce matin ? s'enquit Eve. Il lui tournait le dos. — Aux alentours de 7 heures. Tôt, parce que je rendais service à un flic, ou du moins j'en avais l'intention. Je m'apprêtais à effectuer des analyses sur Bissel afin de déterminer s'il avait subi des interventions esthétiques récentes. J'ai bu un pafé en relisant mes notes, puis je suis descendu ici vers 7h 15. Il se servit de son passe, puis d'une commande vocale, pour ouvrir les portes blindées. — Ce passage était-il verrouillé ? — Oui. — Je vais demander à la police criminelle de vérifier si on n'a pas forcé la serrure, intervint Peabody. — Le tiroir de Bissel était vide, poursuivit Morris qui se dirigea vers un mur de casiers en acier inoxydable et en ouvrit un. Sur le moment, cela m'a agacé : j'ai pensé qu'on l'avait déplacé. J'ai donc procédé aux vérifications d'usage, puis appelé Marlie Drew, qui était de service de nuit. Elle était encore là puisqu'elle ne terminait son service qu'à 8 heures. Selon elle, personne n'était entré. — Il faudra que je lui parle. — Elle vous attend dans son bureau. Nous avons cherché partout. Le dossier est là, pas le corps. — Combien de corps sont entreposés ici à l'heure actuelle ? — Vingt-sept. Quatre sont arrivés hier soir. Il y a eu un accident de la route à 2 h 20. — Vous avez fouillé toutes les aires de stockage ? Morris s'empourpra, offusqué. — Dallas, je ne suis pas un débutant. Quand je vous dis qu'un corps a disparu, c'est qu'il a disparu. — D'accord. Donc, dans la soirée, il n'y en avait que vingt-trois. — Non, vingt et un. Deux étaient destinés à l'incinération - aux frais de la ville. Deux SDF non réclamés. Ne faites pas cette tête, Dallas. Vous connaissez le règlement comme moi. Si personne n'est venu réclamer les corps au bout de vingt-quatre heures, on les envoie au crématorium. — Qui les accompagne ? — Le chauffeur et un aide infirmier. Je vois où vous voulez en venir. Non, ils n'ont pas pu emmener Bissel par erreur. Ce n'est pas un cirque, ici. Nous respectons les morts. — J'en suis parfaitement consciente, Morris. Mais Bissel n'est pas là, aussi procédons par étapes. Je ne pense pas que quelqu'un ait commis une faute. J'aimerais que vous contactiez le crématorium et que vous leur demandiez combien de corps ils ont incinérés sur vos ordres cette nuit. Et je veux les noms de ceux qui ont procédé au transport. Ils sont toujours sur le site ? — Non. Ils sont partis à 6 heures, répondit Morris, plus inquiet que furieux, à présent. Il se précipita dans son bureau et afficha les emplois du temps du personnel, tout en branchant son commu-nicateur. — Powell et Sibresky. Je les connais tous les deux. Ils adorent les blagues douteuses, mais ils sont efficaces. Et prudents. Oui, bonjour, ici, Morris. J'aimerais vérifier une livraison pour incinération, contrat de la ville, datant de cette nuit. — Un instant, je vous prie, docteur. Je vous connecte à la réception. — La réception, railla Peabody. C'est glauque. — Taisez-vous, Peabody. Lancez une recherche sur Powell et Sibresky, sortez-moi leur photo. — Je vous les ai données, intervint Morris. Vous ne vous imaginez tout de même pas que... Oui, ici Morris... Nous avons livré un Jean et une Jeanne Dupont aux petites heures du matin pour incinération. Références NYC-JD500251 et 252. Pouvez-vous confirmer? — Bien sûr, docteur. Ne quittez pas... Oui, c'est bien cela. Ils ont été livrés et incinérés. Vous voulez les numéros de contrôle ? — Non, merci. — Voulez-vous que je vérifie la troisième livraison ? Eve vit Morris pâlir visiblement. Il s'assit très lentement. — Une troisième livraison ? — NYC-JD500253. Tous trois ont été réceptionnés par le chef de service, Clemment, à 1 h 06. — Vous avez procédé à l'incinération ? — Oh, oui, docteur. Tout a été terminé à... 3h38. — Merci. Il coupa la communication. — Je ne comprends pas comment cela a pu arriver. C'est grotesque. L'ordre est là, sous mon nez... Pour deux corps, pas trois. — Il faut absolument que je voie Powell et Sibresky. — Je vous accompagne. J'ai besoin de savoir, Dallas. Ceci est ma maison. Mes hôtes sont des morts, mais ils n'en sont pas moins chez moi. — Parfait. Peabody, convoquez une équipe de la police scientifique. On va demander à Feeney de mettre un expert de la DDE sur l'ordinateur de Morris. Je veux savoir s'il y a eu la moindre modification de données au cours des dernières vingt-quatre heures. Ils arrachèrent Sibresky à son lit. Sa colère s'atténua lorsqu'il découvrit Morris sur le seuil, mais il se gratta les fesses et marmonna un juron. — Vous vous fichez de moi ? Ma femme et moi, on travaille de nuit. On a besoin de dormir. — Je suis vraiment désolée de vous déranger, Sibresky, dit Eve, mais il se trouve que je mène une enquête. Vous avez effectué une livraison au crématorium cette nuit. — Oui, et alors ? C'est mon putain de boulot. Morris, qu'est-ce que... — Sib, c'est important. Avez-vous... — Morris, l'interrompit Eve doucement. Combien de corps avez-vous transportés ? — On n'a fait qu'un aller. On fonctionne par groupes de moins de cinq. Quand il y en a plus de cinq, il faut deux convois. C'est souvent le cas, en hiver, quand les SDF meurent de froid. Vu le temps en ce moment, on en a moins. — Combien de corps avez-vous transportés ? répéta Eve. — Merde, grommela-t-il avec une petite moue. Trois. Ouais, c'est ça, trois. Deux Jean, une Jeanne. Enfin quoi, on a suivi la procédure, les vérifications, la paperasse, les signatures. C'est pas ma faute si quelqu'un a décidé d'en réclamer un, passé le délai de quarante-huit heures. — Qui vous a donné l'ordre de départ, à vous et à Powell ? — Sally, je suppose. Vous savez bien, Morris. Sally Riser. Tout était prêt quand j'ai pris mon service. Mais c'était pas Powell. — Comment ça, ce n'était pas Powell ? — Il a prévenu qu'il était malade. C'était un nouveau. Sacrément rapide, ajouta Sibresky avec une grimace. Il avait déjà tout fait quand j'ai débarqué. Moi, ça m'est égal : je conduis, point barre. — Comment s'appelle-t-il ? — Merde, vous me demandez de m'en souvenir à 10 heures du matin? Angelo, je crois. Je m'en fous, il était juste là pour remplacer Powell. Il voulait à tout prix s'occuper de la paperasse, j'y ai pas vu d'inconvénient. — Peabody. Peabody sortit les photos de Julian et de Carter Bissel de son sac. — Monsieur Sibresky, l'un de ces hommes est-il Angelo ? — Non. Ce type avait une moustache ridicule, des sourcils épais, des cheveux jusqu'au bas des fesses. Une cicatrice sur la figure, aussi, ajouta-t-il en se tapotant la joue gauche. Une sale balafre, qui allait du coin de l'œil jusqu'à la bouche. Et des dents de lapin. Il était franchement moche. — Sibresky, je suis navrée, mais je vais gâcher votre journée, lui annonça Eve. Vous allez devoir vous habiller et venir avec nous au Central. — Oh non ! Vous êtes pas sérieuse ? — Si. Allez enfiler un pantalon. 16 Elle ne fut pas surprise, mais furieuse de se retrouver devant le corps de Joseph Powell. Elle devait absolument maîtriser sa colère si elle voulait conserver toute sa lucidité. Il vivait seul, ce qui avait facilité la tâche de son assassin. Maigre comme un clou, il avait les cheveux bien dégagés derrière les oreilles, avec une touffe de dix centimètres sur le crâne, teinte en bleu électrique. Au premier coup d'œil, il était passionné de musique et avait un faible pour les chips de soja aromatisées au fromage. Il avait encore son casque sur la tête, et un sachet de chips ouvert à côté de lui, sur le lit. L'unique fenêtre était pourvue d'un store de la même couleur que ses cheveux. Il empêchait le soleil de pénétrer dans la pièce, mais n'étouffait en rien le bruit de la circulation - aérienne et terrienne - qui faisait trembler la vitre. Il avait fumé un peu de Zoner, constata-t-elle, à en juger par les restes de papier et de cendres dans une coupelle en forme de femme nue sur la table de chevet. Un atout de plus pour le meurtrier. Abruti par la drogue, noyé dans la musique qui lui fracassait le cerveau, il n'avait sans doute même pas senti l'impact du pistolet laser sur sa carotide. Au moins, il n'avait pas souffert. En face du lit, il avait accroché une immense affiche de Mavis Freestone, grandeur nature, en train de sauter dans les airs, les bras écartés, le sourire aux lèvres. Elle ne portait guère plus que son sourire et quelques paillettes aux endroits stratégiques. Cette vision rendit Eve malade de tristesse. Morris étant présent, elle lui laissa l'initiative de l'examen préliminaire. — Un seul impact, déclara-t-il. Les marques de brûlure sont très nettes. Pas d'autre traces visibles de traumatisme. Aucun signe de lutte. Son système neurologique a été immédiatement neutralisé. La mort a été instantanée. — J'ai besoin d'une identification, Morris. Si vous voulez, je peux... — Je connais la routine ! s'emporta-t-il en pivotant vers elle. Je sais ce que j'ai à faire, je n'ai pas besoin de... Il s'interrompit, leva les mains, poussa un profond soupir. — Je vous prie de m'excuser, Dallas. — Ce n'est pas grave. Je sais combien c'est pénible pour vous. — En effet. Quelqu'un s'est glissé dans cette pièce et a tué ce... garçon comme on écrase une mouche. Il a fait cela sans le connaître, sans rien éprouver pour lui. Uniquement afin de pénétrer chez moi ensuite. Il a agi sans le moindre scrupule. La victime est bien Powell, Joseph. Dallas, je vais m'accorder un instant pour me ressaisir. Elle attendit qu'il eût quitté la chambre. — Peabody, j'ai besoin de vous. Occupez-vous des démarches, appe\e7. poiice scientifique, commencez à quadriller le voisinage. Je dois aller à la Tour. — Je souhaite assister à la réunion. — C'est moi qu'ils ont convoquée, pas vous. Peabody serra les mâchoires. — Je suis votre partenaire. Si vous devez subir les foudres de la direction, je tiens à assumer ma part de responsabilité. — J'apprécie votre loyauté, mais vous serez plus utile ici. Il a besoin de vous, murmura-t-elle en contemplant Powell. Vous donnerez un coup de main à Morris. S'ils veulent ma peau, Peabody, je compte sur vous pour poursuivre l'enquête et veiller à ce que l'équipe reste soudée. Je ne cherche pas à vous protéger. Je m'appuie sur vous. — D'accord. — Avez-vous une idée de ce qui s'est produit? Racontez-moi. — Il est passé par la porte. Il a su franchir la sécurité, qui est restreinte. Pas de caméras, pas de concierge. Il a choisi Powell plutôt que Sibresky, parce que Powell vivait seul et qu'en tant qu'aide infirmier, c'est probablement lui qui se chargeait des formalités administratives. Il avait une mission à accomplir, il n'a pas tourné autour du pot. Powell était sur son lit, drogué ou endormi, peut-être les deux. Il n'a eu qu'à se pencher, presser l'arme contre sa gorge et le zapper. Euh... Elle scruta rapidement les alentours. — Je ne vois aucune pièce d'identité, aucun insigne. Il a dû l'emporter, le modifier. On vérifiera. Ensuite, il est reparti. L'heure précise du décès n'est pas encore déterminée, mais, selon moi, cela a eu lieu hier, en milieu de journée. — Commencez par là. Je rentre dès que possible. Morris voudra sans doute avertir la famille lui-même. Sinon... — Je m'en charge. Ne vous inquiétez pas, Dallas. — Entendu. Elle se dirigea vers la sortie, marqua une pause devant Y affiche de Mavis. — Surtout ne lui dites rien. Au labo, Reva travaillait aux côtés de Tokimoto. Ils s'adressaient à peine la parole, et lorsqu'ils échangeaient quelques mots, c'était dans un jargon informatique incompréhensible pour le commun des mortels. Mais la plupart du temps, ils œuvraient en silence. L'un réfléchissait, l'autre anticipait. Reva ne pouvait imaginer combien il avait du mal à se concentrer, combien il avait envie d'entamer la conversation. Elle croulait sous les soucis, se rappela-t-il. Elle venait de perdre son mari, un homme qui s'était servi d'elle. Elle était vulnérable, psychologiquement fragile. C'eût été malvenu de sa part de tenter de lui confier ses sentiments en un moment pareil. Mais lorsqu'elle s'adossa à son siège avec un léger soupir, les mots lui vinrent spontanément : — Vous êtes fatiguée. Vous devriez prendre une pause. Vingt minutes. Un petit tour dehors, histoire de respirer de l'air frais. — On y est presque. Je le sais. — Dans ce cas, vingt minutes ne changeront pas grand-chose. Vos yeux sont rouges. Elle ébaucha un sourire. — Merci de me le faire remarquer. — Vous avez de beaux yeux. Vous les abîmez. — Mais oui, mais oui, soupira-t-elle en fermant les paupières. Vous ne savez même pas de quelle couleur ils sont. — Gris. Comme la fumée. Ou le brouillard par une nuit sans lune. Elle ouvrit un œil et le dévisagea, interloquée. — Mon cerveau doit être aussi épuisé que vos yeux, bredouilla-t-il. On devrait aller se promener. Elle se leva. — Après tout, pourquoi pas ? De l'autre côté de la pièce, Connors les regarda sortir. — Il était temps, marmonna-t-il. — Vous avez quelque chose ? s'écria Feeney en lui sautant quasiment dessus. — Non, désolé. Je pensais à autre chose. — Vous êtes un peu à côté de la plaque, aujourd'hui, pas vrai ? — Pas du tout. Il s'empara de sa tasse de café, découvrit qu'elle était vide, faillit la balancer contre le mur. — Attendez, je vais vous la remplir, proposa Feeney en la lui arrachant des mains. J'étais sur le point de me servir. — Merci. Une fois de retour, Feeney fit pivoter son fauteuil vers Connors. — Elle est solide. Vous le savez. — Je lui ai fait passer un sale quart d'heure avant qu'elle parte. Elle le méritait. Mais j'avais très mal choisi le moment. — Loin de moi l'idée de m'interposer entre un homme et sa femme. Cela étant, quand la mienne est d'humeur à me frire le cerveau pour son petit déjeuner, je sauve souvent la mise avec des fleurs. Je m'arrête chez un marchand dans la rue, après quoi je lui tends mon bouquet avec un grand sourire niais. Il but une gorgée de café. — Avec Dallas, ça ne marcherait pas. — Jamais, confirma Connors. Un sac rempli de diamants des Mines bleues de Taurus la laisserait de glace. Dieu, qu'elle est contrariante ! Feeney laissa passer au moins cinq secondes. — Vous auriez voulu que j'acquiesce. Que je renchérisse : « Oui, c'est vrai, Dallas est une vraie tête de mule. » Si j'avais osé, vous m'auriez envoyé paître. Je vais donc me contenter de savourer mon café. — Voilà qui me sera d'une aide précieuse. — Vous êtes un garçon intelligent. Vous savez ce que vous avez à faire. — Par exemple ? Feeney le gratifia d'une tape amicale sur l'épaule. — Bosser, rétorqua-t-il en se mettant hors de portée de main. Ce n'était pas terminé. Non, c'était loin d'être fini, et désormais, c'était lui qui pilotait l'avion. Il allait et venait à travers les pièces - des pièces dont il était fier, qu'il s'était félicité d'avoir pour lui seul. Personne n'était au courant. Du moins, personne de vivant. Le lieu était idéal pour peaufiner sa stratégie. Et pour fêter une mission, une de plus, parfaitement accomplie. Le zombie aux cheveux bleu électrique ? Un jeu d'enfant. Il s'offrit une mini-dose de Zeus, histoire de conserver toute son énergie, de garder l'esprit alerte pour la suite. Il se protégeait, étape par étape. C'était cela, cette auto-préservation, qui l'excitait le plus. Le plaisir de tuer, de duper ceux qui l'auraient éliminé venait en prime, mais ce n'était pas là l'essentiel. L'essentiel était de se couvrir, ce qu'il avait fait -magnifiquement. Les flics étaient dans l'impasse. Le corps avait disparu. Restait à récupérer le fric. Or, pour l'heure, il ne savait pas comment il allait mettre la main sur l'argent qui lui était dû. Il s'immobilisa un instant pour examiner son reflet dans la glace. Il allait devoir changer de physionomie, et cela l'ennuyait. Il aimait bien ce visage. Mais il fallait bien faire quelques sacrifices. Une fois son travail achevé, les derniers détails réglés, il trouverait un chirurgien discret. Il avait largement de quoi le payer. Ensuite, quand il aurait l'esprit un peu plus tranquille, il se débrouillerait pour récupérer les fonds manquants. Voilà pour les phases un et deux. La troisième, ce serait la revanche, et il savait précisément comment il s'y prendrait. Il ne se laisserait ni avoir ni trahir, encore moins ridiculiser. Eve se concentra sur le moment présent. D'une démarche décidée, elle fonça en direction de la salle d'attente du bureau du chef Tibble. Et dut ralentir quand Don Webster lui coupa la route. — Dégage ! J'ai rendez-vous. — Moi aussi. Même lieu, même affaire. Le cœur d'Eve se serra. Webster était affecté aux Affaires internes. — Je ne savais pas que le BAI était impliqué. C'est une violation grave du règlement, Webster. Je suis en droit d'exiger la présence d'un avocat. — Tu n'en as pas besoin. — Ne me dis pas ce dont j'ai ou non besoin, sifflât-elle. Quand quelqu'un lance l'escouade des rats à mes trousses, j'appelle un avocat. — L'escouade des rats est de ton côté. Il lui prit le bras, le relâcha aussitôt quand elle le fusilla du regard. — Pour l'amour du ciel, Dallas, je n'ai rien contre toi. Accorde-moi une minute. Une petite minute, ajouta-t-il en l'invitant à le suivre au détour du couloir. — Sois bref. — D'abord, sache que cela n'a rien de personnel. Ou disons, d'intime. Je ne tiens pas du tout à ce que Connors essaie de nouveau de me hacher le cerveau. — Je n'ai pas besoin de lui pour cela. — C'est noté. Je suis ici pour t'aider. — M'aider à quoi ? — À botter les fesses d'un type de la HSO. Eve le dévisagea. Ils avaient eu une aventure, autrefois, une nuit unique entre les draps, des années auparavant. Pour des raisons qu'elle ne s'expliquait pas, Webster ne s'en était jamais remis. Connors s'était tout de suite douté qu'il était encore entiché d'elle. D'une certaine façon, ils étaient amis. Webster était un bon flic. Selon Eve, il perdait son temps au BAI, mais il n'en était pas moins un fonctionnaire efficace. Et honnête. — Pourquoi ? — Parce que, lieutenant, le BAI n'apprécie guère que des organisations externes fourrent leur nez dans nos affaires. — Non, vous préférez fourrer le vôtre dans votre propre camp. — Calme-toi, veux-tu ? Nous apprenons que la HSO s'intéresse à un de nos flics. Nous sommes bien obligés de mener notre enquête sur ledit flic. Si le flic en question est irréprochable - ce qui est ton cas -, ça nous énerve d'avoir perdu notre temps. Si quelqu'un de l'extérieur cible un de nos hommes, le BAI s'efforce de le protéger. Considère-moi comme ton chevalier en armure. — N'importe quoi. Elle tourna les talons. — Ne refuse pas ce bouclier, Dallas. La présence du BAI est incontournable. Je veux simplement que tu saches ce qu'il en est. — D'accord, d'accord. Ce n'était pas facile, mais elle ravala sa colère et son ressentiment. Elle serait sans doute soulagée de l'avoir à ses côtés. — Merci. La tête haute, elle gagna le bureau de Tibble. — Dallas, lieutenant Eve, annonça-t-elle à l'uniforme posté à l'entrée. — Lieutenant Webster, BAL — Un instant, je vous prie. Ce ne fut pas long. Eve précéda Webster de deux pas. Tibble était à la fenêtre, les mains croisées dans le dos, l'œil rivé sur la circulation. Eve le respectait. Il était intelligent, solide et stable. Ces qualités lui avaient valu d'être muté à la Tour, mais c'était surtout grâce à son habileté politique qu'il y demeurait. — Vous êtes en retard, lieutenant Dallas, lâcha-t-il sans se retourner, d'une voix empreinte d'autorité. — Oui, monsieur. Je suis désolée. C'était inévitable. — Vous connaissez l'agent Sparrow. Elle lança un coup d'œil à ce dernier, qui était déjà assis. — Nous nous sommes rencontrés, en effet. — Prenez place. Vous aussi, lieutenant Webster Webster est ici en tant que représentant du Bureau des Affaires internes. Lé commandant Whitney est venu à ma demande. Il pivota vers eux, balaya la pièce du regard, puis alla se poster derrière son bureau. — Lieutenant Dallas, la HSO me fait part de ses inquiétudes à propos de votre enquête en cours et de vos méthodes. Elle requiert l'arrêt immédiat de la procédure. Vous devrez remettre toutes vos notes, données et pièces à conviction à l'agent Sparrow. — Je suis dans l'impossibilité de me plier à cette requête, monsieur. — Il s'agit d'une affaire de sécurité globale, intervint Sparrow. — Il s'agit d'une affaire de meurtre, rétorqua Eve. Quatre civils ont été tués, dans la ville de New York. — Quatre ? s'enquit Tibble. — Oui, monsieur, C'est justement la découverte de cette quatrième victime qui m'a retardée. Joseph Powell, un employé de la ville chargé du transport à la morgue. Ma partenaire et le médecin légiste Morris sont sur la scène du crime. — Quel est le lien avec les homicides dont nous parlons? — Le Dr Morris m'a contactée ce matin pour m'annoncer que le corps de Julian Bissel avait été enlevé de son tiroir. Sparrow bondit de son siège. — Vous avez perdu le corps ? Vous avez perdu un élément clé de cette enquête, et vous refusez de nous laisser reprendre les rênes ? — Le corps n'a pas été perdu, répliqua Eve d'un ton posé. Il a été enlevé. Secrètement. Le secret, c'est votre domaine, n'est-ce pas, monsieur le directeur adjoint ? — Si vous accusez la HSO d'avoir volé un... — Je n'ai rien dit de la sorte, je me contente de faire un commentaire sur la nature de votre travail. Elle plongea la main dans sa poche, en sortit un micro-espion. — C'est avec ce genre de gadget que vous jouez, non ? C'est bizarre. Je l'ai trouvé sur ma voiture - mon véhicule officiel - qui était garée devant la morgue. La sécurité globale justifie-telle que la HSO espionne un officier du département de police de New York pendant son service ? — C'est une affaire sensible, qui va bien au-delà de vos... — La surveillance électronique d'un officier de police qui n'est ni accusé ni suspecté d'un crime est une infraction, s'interposa Webster. C'est une violation des codes fédéraux et d'État. Si le lieutenant Dallas est soupçonné par la HSO de malversations qui méritent une filature, le Bureau des Affaires internes souhaite voir tous les documents qui ont conduit à un tel soupçon. — Je ne suis pas au courant d'une quelconque surveillance mise en œuvre par mon agence. — Est-ce ce que vous appelez un déni plausible, agent Sparrow? s'enquit Eve. Ou un gros mensonge? — Lieutenant ! intervint Tibble d'un ton sec. — Excusez-moi, monsieur. — Messieurs, madame, commença Sparrow en parcourant du regard les visages qui l'entouraient, la HSO souhaite coopérer avec les autorités locales quand cela est possible, mais les problèmes d'ordre global passent en priorité. Nous voulons que le lieutenant Dallas soit retiré de l'enquête, et que tous les documents concernant celle-ci me soient remis. — Il m'est impossible de me plier à cette requête, répéta Eve. — Chef Tibble, enchaîna Sparrow, je vous ai remis la requête et l'autorisation du directeur. — Oui, je les ai lus. Comme j'ai lu les rapports et les dossiers que m'a soumis le lieutenant Dallas. Je trouve les siens nettement plus passionnants. — Si vous refusez, je peux obtenir un mandat fédéral. — Cessons de tourner autour du pot, agent Sparrow, rétorqua Tibble en croisant les mains et en se penchant en avant. Si vous le pouviez, vous l'auriez fait, plutôt que de perdre tout ce temps. Votre agence est dans la boue jusqu'aux amygdales. Deux des vôtres sont morts, et nous savons qu'ils exploitaient une civile dans le but de lui soutirer, à son insu, des informations d'ordre privé. — La société Securecomp est dans le collimateur de notre organisation, chef Tibble. — Je ne peux qu'imaginer qui vous avez dans le collimateur. Quoi qu'il en soit, et quand bien même vous auriez des raisons légitimes d'agir ainsi, Reva Ewing a été utilisée. Sa réputation a été salie, sa vie, bouleversée. Elle n'est pas des vôtres. Chloé McCoy est morte. Elle n'est pas des vôtres. Joseph Powell est mort. Il n'est pas des vôtres. — Monsieur... Tibble leva la main pour l'interrompre. — Je compte donc trois victimes contre deux. Je n'obligerai pas mon lieutenant à se retirer de l'enquête en cours. — Votre lieutenant a accédé de façon illégale à des données de la HSO. Nous pouvons la poursuivre pour cela. — Libre à vous. Vous serez probablement forcés de poursuivre aussi le commandant Whitney et moi-même, dans la mesure où nous avons tous deux eu connaissance des documents en question. Sparrow resta assis, mais Eve vit qu'il serrait les poings. — Nous voulons sa source. — Je ne suis pas tenue de la divulguer, riposta-t-elle. — Vous n'y êtes pas tenue, riposta Sparrow, mais vous pouvez être mise en examen et inculpée, et perdre votre insigne. Plus il s'énervait, plus sa propre colère s'évaporait. — Je ne pense pas que vous irez jusque-là, au risque de ternir l'image de votre équipe. Imaginez que les médias aient vent des sales petits jeux que Bissel a joués, avec la bénédiction de la HSO, et qu'ils se mettent à spéculer. .. Votre organisation a supprimé Bissel, ainsi que sa partenaire, puis a monté une machination contre la femme de Bissel... Ils vous dévoreront tout cru. — Bissel et Kade n'ont pas été éliminés sur ordre de la HSO. — Dans ce cas, vous devriez prier pour que je trouve les réponses démontrant que vous n'êtes en rien responsable. — Vous avez piraté des données gouvernementales ! — Prouvez-le ! Il s'apprêtait à répliquer, quand son communicateur bipa. — Je vous prie de m'excuser: c'est un appel urgent. Je suis obligé de le prendre. En privé. — Par là, fit Tibble en lui indiquant une porte. Il y a un petit bureau, derrière. Comme Sparrow disparaissait, Tibble pianota sur le bord de son bureau. — Ils vont peut-être vous poursuivre, Dallas. — C'est possible. Mais je ne le crois pas. Il opina, parut s'égarer dans ses pensées. — Je n'aime pas du tout la façon dont ils se sont servis de citoyens innocents dans cette affaire. Je n'accepte pas qu'ils espionnent mes officiers, au mépris de toutes les lois sur la vie privée. Ces agences ont leur raison d'être, mais il y a des limites. Ils les ont outrepassées avec Reva Ewing. Elle mérite tous les efforts de nos forces de police. Je vous soutiens, mais je vous préviens : bouclez ce dossier au plus vite. Ils n'hésiteront pas à envoyer un émissaire plus important que Sparrow pour vous mettre des bâtons dans les roues. — Compris. Merci de votre soutien, monsieur. Sparrow revint au pas de charge, le visage écarlate. — Vous avez parlé aux médias, siffla-t-il. «Nadine n'avait pas perdu une minute», songea Eve, impassible. — Je ne sais pas de quoi vous parlez. — Vous avez laissé entendre à la presse que Bissel était un de nos hommes. Vous avez impliqué la HSO dans un véritable cirque médiatique pour vous couvrir. Lentement, très lentement, Eve se leva. — Je n'ai rien dévoilé aux journalistes pour me protéger. Je sais me défendre toute seule. J'espère pour vous que vous avez de quoi étayer vos accusations, Sparrow. — L'info ne leur est pas tombée du ciel. Il pivota vers Tibble. — Plus que jamais, il est vital que le lieutenant Dallas soit retiré de l'enquête et nous remette ses dossiers. — Le fait que les médias s'intéressent à la HSO ne change en rien la position de mon lieutenant. — Le lieutenant Dallas en veut personnellement à la HSO et se sert de cette affaire pour se venger de ce qui s'est passé il y a plus de vingt ans à... — Une seconde ! coupa-t-elle en se levant, l'estomac noué. Une seconde. Monsieur, ajouta-telle à l'adresse de Tibble, l'agent Sparrow s'apprête à évoquer une question d'ordre privé. Une question sans aucun rapport avec mon enquête ou ma conduite en tant qu'officier de police. J'aimerais en discuter avec lui. Je vous demande, respectueusement, monsieur, de m'en accorder le droit. Seule à seul. Le commandant... Surtout, ne pas perdre son calme. Surtout, ne pas craquer. — ... le commandant Whitney est au courant. Je ne vois aucun inconvénient à ce qu'il assiste à cet entretien. Tibble demeura silencieux un moment, puis se leva. — Lieutenant Webster, laissons-les. — Merci, monsieur. Le temps qu'ils quittent la pièce, Eve se ressaisit. Malheureusement, elle n'y parvint pas complètement. — Espèce de salaud, articula-t-elle. Vous servir de ce qui m'est arrivé - par la faute de votre précieuse agence - pour obtenir satisfaction est immonde. Il semblait presque aussi ébranlé qu'elle. — Je vous demande pardon. Je suis sincèrement désolé, lieutenant, de m'être laissé emporter. L'incident en question n'a aucun rapport avec l'affaire qui nous intéresse. — Oh que si ! Vous avez lu le dossier ? — Je l'ai lu. — Et digéré. — Non, lieutenant Dallas. Je crois en notre mission; je sais qu'il faut parfois faire des sacrifices, des choix qui peuvent paraître cruels. Et qui le sont. Cependant, je ne trouve aucune explication logique, aucun objectif, aucune excuse pour justifier la non-intervention de nos hommes dans votre cas. Abandonner une mineure dans cette situation, en toute connaissance de cause, était... inhumain. On aurait dû vous sortir de là. — La HSO savait que vous étiez à Dallas ? s'enquit Whitney. — Ils filaient mon père, à cause de ses liens avec Max Ricker. Ils savaient ce qu'il me faisait subir. Ils ont tout écouté. Ils l'ont entendu me violer, ils m'ont entendue implorer sa pitié. — Asseyez-vous, Dallas. Elle secoua la tête. — Je ne peux pas, commandant. — Savez-vous ce que je vais faire de cette révélation, agent Sparrow ? — Commandant, commença Eve. — Taisez-vous, lieutenant. Whitney se leva, toisa Sparrow. — Comprenez-vous, vous ou vos supérieurs, comment j'exploiterai cette information si vous continuez de harceler mon officier, ou tentez, de quelque manière que ce soit, d'empiéter sur son terrain ou de salir sa réputation ? La nouvelle inondera littéralement les médias. Cela suscitera un tollé parmi les citoyens de ce pays. Votre organisation mettra des générations à s'en remettre. Dites-le bien à celui qui vous tient en laisse, et arrangez-vous pour qu'il sache qui lui adresse le message. Ensuite, si vous voulez m'attaquer, allez-y. — Commandant Whitney... — Le mieux serait que vous partiez, Sparrow. Disparaissez avant de subir le contrecoup d'un événement qui a eu lieu alors que vous étiez encore en culottes courtes. Sparrow se leva, sa mallette à la main. — Je transmettrai, dit-il simplement avant de sortir. — Dallas, vous devez vous ressaisir, fit Whitney dès que la porte se fut refermée. — Oui, commandant. Mais la pression sur sa poitrine était telle qu'elle avait du mal à respirer. Elle se laissa tomber sur sa chaise, la tête entre les genoux. — Excusez-moi... J'étouffe. Elle attendit que la crise s'estompe. — Reprenez-vous, lieutenant, sans quoi j'appelle un médecin. Elle se redressa aussitôt. — Je me doutais bien que ça marcherait, lâcha-t-il. Vous voulez un verre d'eau ? Elle aurait volontiers avalé un océan entier. — Non, commandant. Je vous remercie. Il serait peut-être judicieux d'informer le chef Tibble de... — S'il se révèle nécessaire de l'informer de faits qui datent de plus de vingt ans, je m'en chargerai. Mais il s'agit selon moi d'une affaire d'ordre personnel. Vous pouvez compter sur ma discrétion. Vous avez déclaré les hostilités avec cette première fuite aux médias. Ils vont se focaliser là-dessus. Us ne prendront pas le risque de déclencher une nouvelle tempête. Vous l'aviez prévu, j'imagine. — Oui, commandant. — Alors, je vous conseille de vous remettre au travail et de clôturer cette enquête. Si vous devez griller quelques barbouzes en cours de route, tant mieux. Il sourit de toutes ses dents. — Oui, tant mieux. 17 Comme elle pénétrait dans le parking souterrain du Central, Eve plaqua la main sur son arme tandis que Quinn Sparrow surgissait de derrière un pilier. — Vous prenez des risques, Sparrow. — Vous n'imaginez pas à quel point. Je ne devrais pas vous adresser la parole en dehors des limites autorisées, lieutenant. Mais, entre nous, nous sommes dans un sacré pétrin. Dans la mesure où vous refusez de vous soumettre à notre requête, nous allons devoir trouver un compromis. — J'ai quatre corps sur les bras. Enfin, j'en avais quatre, rectifia-t-elle en se dirigeant vers son véhicule. Il n'est pas question de traiter à l'amiable. — Deux de ces corps sont des nôtres. Vous nous méprisez peut-être, moi, mes supérieurs, mon organisation en général, mais la perte d'un de nos membres nous touche. — Mettons les choses au point. Ce que je pense ou non de votre agence n'a aucune importance. Je ne suis pas naïve, je sais qu'elle a sa raison d'être. Les opérations d'infiltration ont servi à mettre un terme aux Guerres urbaines et empêché d'innombrables attaques terroristes sur le sol américain et dans le monde. Je ne peux pas dire que j'approuve vos méthodes, mais le problème n'est pas là. — Où est-il, alors ? — Vous êtes équipé d'un micro, Sparrow ? — Vous êtes parano, Dallas ? — Oh oui ! — Je n'ai pas de micro, aboya-t-il. Je ne devrais même pas être en train de vous parler. — C'est votre choix. Le problème, le voici : quatre personnes sont mortes, et votre organisation est impliquée. — La HSO n'assassine pas ses propres agents, pas plus qu'elle ne tend de pièges aux civils. — Ah non ? Haussant les sourcils, elle sortit un scanner de sa poche. — Elle se contente de patienter pendant qu'on brutalise, viole et torture une enfant, puis elle fait le ménage quand ladite enfant tue un homme pour sauver sa propre vie. Quand elle est traumatisée, brisée. Et ils l'abandonnent, seule et perdue, au beau milieu de la rue. — Je ne sais pas ce qui s'est passé, marmonna-t-il en détournant le regard. Je ne sais pas pourquoi. Vous avez lu le dossier, vous savez donc que certaines données ont été effacées. Floutées. Je ne le nie pas, pas plus que l'erreur de jugement de... — L'erreur de jugement ? — Je ne peux pas vous présenter des excuses, je ne le ferai donc pas. Mais je vous répondrai, comme vous à l'instant, que le problème n'est pas là. — Un point pour vous. Elle s'écarta pour effectuer un balayage de sa voiture avec le scanner. — Je suis de mauvais poil, Sparrow, je suis fatiguée, et j'ai un mal fou à accepter que des étrangers soient au courant de mes affaires personnelles. Je n'ai donc aucune raison de vous faire confiance, à vous et à ceux pour qui vous travaillez. — J'aimerais essayer de vous en donner une, et trouver un compromis qui nous convienne à tous les deux. Mais permettez-moi de vous poser une question: où diable avez-vous dégoté cet appareil ? Malgré elle, elle sourit, amusée par son air à la fois fasciné et envieux. — J'ai des relations. — Je n'ai jamais rien vu de tel. Aussi compact. Il est multitâche ? Désolé, ajouta-t-il avec un petit gloussement. J'adore les gadgets. Écoutez, si vous le souhaitez, on pourrait faire un tour. Je vous confierai des informations qui vous convaincront peut-être de changer d'avis. — Ouvrez votre mallette. — Volontiers. Il la posa sur le coffre de la voiture, entra le code du cadenas. Quand il l'ouvrit, Eve cligna des yeux. — Seigneur, Sparrow ! Qu'est-ce que c'est que toute cette quincaillerie ? Un pistolet paralysant, un revolver, un vidéocom de poche hautement sophistiqué, un chargeur et l'ordinateur le plus minuscule qu'elle eût jamais vu. Ainsi que plusieurs dispositifs électroniques semblables à celui qu'elle avait retiré de son véhicule un peu plus tôt dans la journée. Elle en saisit un, l'agita, regarda Sparrow droit dans les yeux. Il la gratifia d'un sourire charmeur. — Je n'ai pas dit que la puce que vous aviez découverte n'avait pas été posée par la HSO. J'ai simplement précisé que je n'étais pas au courant. — Vous avez réponse à tout. Elle jeta l'engin dans la mallette. Sparrow le replaça méticuleusement dans son encoche. Eve ne put s'empêcher de penser qu'en d'autres circonstances, Connors et lui se seraient entendus comme larrons en foire — J'adore les gadgets, répéta-t-il. Ce n'est pas moi qui ai fixé le mouchard sur votre voiture. Cela ne signifie pas pour autant que je ne le ferais pas si j'en recevais l'ordre. Mais pas aujourd'hui. Rien là-dedans n'est activé. Votre scanner le confirmera. Une fois rassurée, elle l'examina de haut en bas. — Et vous ? Il écarta les bras. — J'en ai plein sur moi, tous désactivés. Cette conversation n'aura eu lieu que si nous parvenons à un accord. Sinon, nous en resterons à ce qui a été dit dans le bureau de Tibble. Eve hocha la tête. — Montez. Je vais dans le nord de la ville. Si vos déclarations me déplaisent, je vous déposerai à l'endroit le moins pratique que je connaisse. Et croyez-moi, j'en connais. Il s'installa sur le siège passager, — Vous avez vraiment semé la pagaille, avec cette fuite aux médias. Elle lui adressa sa version personnelle d'un sourire charmeur. — Il ne me semble pas avoir confirmé que j'avais joué un rôle là-dedans. Elle posa le scanner à côté d'elle, en marche. — Au cas où vous auriez l'idée saugrenue de brancher une de vos machines infernales, expliqua-t-elle quand Sparrow fronça les sourcils. — Cynique et paranoïaque comme vous êtes, vous devriez nous rejoindre. — J'y songerai. Allez-y, je suis tout ouïe. — Bissel et Kade n'ont pas été éliminés par notre agence. Nous pensons, sans en avoir la preuve, que c'est l'œuvre du groupe Doomsday. — Pourquoi ? s'enquit-elle en manœuvrant. S'ils étaient au courant des activités de Bissel et de sa relation avec Ewing, ils avaient davantage intérêt à le surveiller, ou à l'enlever pour lui soutirer des renseignements. — Il travaillait comme agent double. Il nous a fallu un an pour le mettre en contact avec un opérateur du groupe Doomsday. Regardez son profil : c'est un opportuniste, un homme qui trompe sa femme - et sa maîtresse, qui aime mener grand train, qui flambe. C'est l'impression que nous voulions qu'il donne, et ce ne fut pas difficile. C'est pourquoi nous nous sommes servis de lui pour transmettre des données soigneusement altérées à Doomsday. Il a pris leur argent. Pas question qu'ils croient qu'il partageait leurs idées. — Vous l'avez rapproché d'Ewing pour espionner la Securecomp, et du groupe Doomsday pour les doubler. Vous ne manquez pas de culot. — Ça marchait. Le virus qu'ils développent - qu'ils ont développé - pourrait miner des gouvernements, ouvrir en grand la porte aux terroristes. Si nos banques de données et notre appareil de surveillance sont sévèrement compromis, il nous sera impossible de les pister, de prévoir où et quand ils vont frapper. Nous devions à tout prix les ralentir. — Vous en avez profité pour leur piquer leur technologie afin de créer votre propre version du virus. — C'est une hypothèse que je ne peux pas confirmer. — C'est inutile. Quel est le rôle de Carter Bissel dans tout cela ? — Un électron libre. Il est terriblement jaloux de son frère. Il lui a fallu beaucoup de temps et d'efforts pour démasquer ses frasques extraconjugales. Il l'a fait chanter. Pour nous, c'était une aubaine. Cela ne faisait que renforcer la couverture de Bissel et lui donner une raison supplémentaire de vouloir gagner très vite de l'argent. Nous ne savons pas où il est, s'il est mort ou vivant. Peut-être qu'ils l'ont refroidi, peut-être l'ont-ils simplement enlevé. Peut-être qu'il a pris ses jambes à son cou... Mais nous le retrouverons. — Il y a un truc qui me chiffonne, Sparrow. Le groupe Doomsday n'a pas revendiqué l'élimination de Bissel et de Kade. Or, ces gens-là aiment la publicité. — Certes, mais ils ont horreur d'être manipulés. Il les a menés en bateau pendant des mois. Grâce à Bissel, nous avons récolté des informations significatives concernant le virus. De quoi développer un bouclier avant... — Avant la société Securecomp ? Non, mais vous êtes incroyables ! Il changea de position. — Écoutez, personnellement, je me fiche éperdument d'où proviendra ce maudit programme de protection, du moment qu'on en a un. Mais d'aucuns n'apprécient guère que Connors, avec ses relations parfois douteuses, fourre son nez là-dedans. — Donc, vous minez la Securecomp et attaquez vos recherches bille en tête dans le but de damer le pion à Connors et d'arrondir votre budget. — Dallas, ne me dites pas que tout sent la rose au département de police de New York? Votre système n'est pas irréprochable. — Non, en effet, mais je ne manigance pas dans le dessein d'obtenir une médaille. J'ai bien envie de vous lâcher devant un petit café sympathique fréquenté par les accros au Zeus. — Allez, Dallas, un peu d'indulgence. Nous avons besoin d'analyser les ordinateurs que vous avez mis sous scellés. Ceux que vous avez ramassés sur les différentes scènes de crime. Ou du moins les rapports d'examen. Le groupe Doomsday a le virus. Même Connors est dans l'incapacité de réunir les cerveaux nécessaires pour mettre au point le bouclier au plus vite. Sans lui, nous risquons un véritable cataclysme. À ces mots, la colère de Dieu la foudroya. Un souffle brûlant la frappa de plein fouet, des éclairs l'aveuglèrent. Le pare-brise implosa, et la poussière de verre l'atteignit au visage. Instinctivement, elle braqua, enfonça le frein, mais ses pneus n'étaient plus en contact avec la chaussée. Elle se rendit compte vaguement qu'ils avaient décollé. Elle voulut prévenir Sparrow de s'accrocher, A travers un nuage de fumée, elle vit l'univers tournoyer. Sous l'impact, la ceinture de sécurité la plaqua contre son siège. Les oreilles bourdonnantes, elle retomba sur les airbags qui s'étaient déployés dans un bruit d'explosion. Son dernier souvenir fut le goût du sang dans sa bouche. Elle ne resta pas évanouie longtemps. L'odeur de la fumée, les cris stridents lui firent comprendre qu'elle n'avait perdu connaissance qu'une minute ou deux. Quant à la douleur, elle ne la sentait pas encore. Son véhicule - ce qu'il en restait - gisait sur le toit, comme une tortue sur sa carapace. Elle cracha du sang et réussit à tendre la main vers Sparrow pour vérifier son pouls. Il était faible, et du sang'dégoulinait de son visage. Les hurlements des sirènes lui parvinrent, suivis de pas précipités et d'ordres aboyés. Les flics étaient là. « Quitte à prendre son envol quand on roule en mode terrien, songea-t-elle, autant que ce soit à quelques centaines de mètres à peine du Central. » — Je suis en service ! lança-t-elle en essayant de se faufiler par la fenêtre brisée de son côté. Dallas, lieutenant. Mon passager, un civil, est coincé, et saigne beaucoup. — Doucement, lieutenant. Les secours arrivent. Vous ne devriez pas bouger avant... — Dégagez-moi de là ! Elle réussit à ramper sur cinq centimètres avant que plusieurs paires de mains l'agrippent et la sortent de l'amas de ferraille. — Vous souffrez beaucoup ? Elle s'efforça de concentrer son attention sur le visage de l'homme qui s'était adressé à elle, reconnut l'inspecteur Baxter. — Je vous vois, donc je souffre, répliqua-t-elle. Mais je pense que je suis simplement contusionnée. Mon voisin est dans un sale état, en revanche. — On s'occupe de lui. Elle grimaça, tandis que Baxter la palpait, en quête de fractures. — Ne profitez pas de la situation, Baxter. — Quelques lacérations, conclut-il. Votre corps de déesse sera sans doute couvert d'hématomes. — Mon épaule me brûle. — Vous allez m'assommer si j'y jette un coup d'œil ? — Pas cette fois. Elle inclina la tête en arrière et ferma les yeux tandis qu'il déboutonnait son chemisier. — C'est la ceinture de sécurité qui vous a irritée. — J'aimerais me mettre debout. — Patientez jusqu'à ce que le médecin vous ait examinée. — Aidez-moi, Baxter. Je veux constater les dégâts. Il s'exécuta, et comme sa vision ne se brouillait pas, elle en conclut qu'elle avait une chance inouïe. On ne pouvait pas en dire autant de Sparrow. Le côté passager avait subi l'essentiel du choc en heurtant un maxibus. Trueheart ainsi qu'un autre uniforme s'efforçaient d'arracher la tôle défoncée. — Il est bloqué entre la portière et le tableau de bord, annonça Trueheart. Apparemment, il a la jambe cassée, peut-être le bras, aussi. Mais il respire. Eve s'écarta, tandis que les secouristes se ruaient vers eux. L'un d'entre eux se glissa dans l'ouverture par laquelle elle venait de sortir. Les commentaires fusaient, jargon médical incompréhensible. Elle entendit cependant les mots « blessures à la colonne vertébrale » et laissa échapper un juron. Puis elle examina la voiture. — Seigneur Dieu ! Lavant était quasiment désintégré. Le métal avait noirci, fondu, le pare-brise était en miettes, et un nuage de fumée s'élevait du moteur. — On dirait... — Que vous avez été touchée par un missile de courte portée, acheva Baxter. S'il vous avait atteint de biais, au lieu de raser l'avant, vous ne seriez plus qu'un tas de tôle noircie. Je me dirigeais vers le Central quand j'ai vu une sorte d'éclair. Ensuite, il y a eu un bruit sourd, et une voiture - la vôtre - a volé par-dessus la mienne. Elle s'est soulevée, elle est retombée, a roulé trois fois sur elle-même, puis terminé sa course en tourbillonnant comme une toupie. Sur son parcours, elle a percuté deux véhicules civils, fracassé un glissa-gril, rebondi sur un trottoir avant de se ruer comme une torpille sur un maxibus. — Des blessés parmi les civils ? — Aucune idée. Elle en aperçut quelques-uns, entendit des sanglots, des cris. Hot-dogs au soja, tubes de soda et barres de chocolat jonchaient la rue. D'un geste machinal, elle essuya un filet de sang sur son front. — Si le toit n'avait pas été renforcé, on aurait été écrasés comme deux cartons de lait recyclés. Dommages importants du côté passager. C'est lui qui a tout pris. Baxter regarda les secouristes placer la victime inconsciente sur une civière. — C'est un ami à vous ? — Non. — Est-ce vous ou lui qui a poussé quelqu'un suffisamment à bout pour qu'on vous attaque au missile ? — Bonne question. — Il faut vous laisser examiner par un médecin. — Sans doute, concéda-t-elle. Je déteste ça. Franchement. Et vous savez quoi ? Les gars de la maintenance vont sauter au plafond. Ils vont piquer une crise et me refiler une bagnole de merde pour me punir. Elle s'assit au beau milieu du trottoir et montra les dents quand le médecin s'approcha avec sa sacoche. — Si vous sortez une seringue, je vous descends. — Si vous avez envie de souffrir, libre à vous, répliquat-il avec un haussement d'épaules. Mais je vais tout de même vous ausculter. Elle dut patienter deux heures avant d'être autorisée à rentrer chez elle et accepter de monter avec Baxter, car on lui avait interdit de conduire. Comme elle n'avait plus de véhicule, elle n'eut aucune difficulté à obéir aux ordres. — Je suppose que je suis obligée de vous inviter à boire un verre. — Ce serait gentil, mais je suis obligé de refuser. J'ai un rendez-vous, et je suis en retard. — Merci de m'avoir ramenée. — Vous êtes en piteux état. Prenez un cachet, Dallas, lui conseilla-t-il tandis qu'elle descendait péniblement. Reposez-vous un moment. — Je vais bien. Allez sauter votre bimbo de la semaine. — Ah ! Je vous retrouve enfin ! s'esclaffa-t-il avant de démarrer. Elle entra en boitant dans la maison. À sa grande contrariété, elle ne put éviter Summerset. Il la toisa, fronça le nez. — Je vois que vous avez réussi à abîmer quelques vêtements de plus. — Oui, j'ai voulu les déchirer et les brûler pour m'amuser. — J'imagine que votre véhicule a souffert tout autant, vu son absence. — C'est une épave. Remarquez, ça l'a toujours été. Elle voulut poursuivre jusqu'à l'escalier, mais il lui barra le chemin, puis ramassa le chat qui tentait de grimper le long de ses jambes. — Pour l'amour du ciel, lieutenant, prenez l'ascenseur ! Et je vous conseille vivement d'avaler un analgésique avant qu'on vous le fasse ingurgiter de force. — Fichez-moi la paix. Elle savait qu'elle s'entêtait inutilement et que c'était stupide, pourtant, elle emprunta l'escalier. Le pire, c'est que s'il n'avait pas été là à rôder, elle aurait pris l'ascenseur en arrivant. Elle atteignit enfin sa chambre, ruisselante de transpiration. Elle se déshabilla, jeta son arme et son com-municateur sur le lit, se rendit dans la salle de bains. — Jets puissance moyenne, commanda-t-elle. Eau à trente-neuf degrés. Les mains plaquées contre le carrelage, tête baissée, elle s'abandonna aux bienfaits de la douche. Qui avaient-ils visé ? Elle ou Sparrow ? Elle, probablement. Sparrow et les civils dans la ligne de tir n'étaient que des «dommages collatéraux». S'ils voulaient se débarrasser d'elle, pourquoi s'y étaient-ils pris de façon aussi maladroite ? C'était du travail bâclé. Tout était bâclé. Elle émergea de la douche, et son cœur eut un sursaut quand elle aperçut Connors. Summerset - ce délateur-avait dû le prévenir. — Le médecin m'a laissée partir, expliqua-t-elle en hâte. Je.n'ai que des contusions. — Visiblement. Évite la cabine de séchage. L'air chaud n'arrangera rien. Tiens, ajouta-t-il en s'emparant d'une serviette-éponge et en l'en enveloppant avec douceur. Dois-je te faire avaler un sédatif de force ? — Non. — C'est déjà ça, murmura-t-il en effleurant les écor-chures sur son visage. Nous sommes peut-être fâchés, Eve, mais tu aurais dû m'avertir. Je n'aurais pas dû apprendre par les médias que tu avais été victime d'un accident. — Ils n'ont pas révélé les identités... Les mots moururent sur ses lèvres. — Ce n'était pas nécessaire. — Je n'ai pas réfléchi. Je suis navrée, je n'y ai vraiment pas pensé. Ce n'est pas parce que je suis... en froid avec toi. Je n'ai pas imaginé que tu serais au courant avant que je rentre et te l'annonce moi-même. — Très bien. Il faut que tu t'allonges, à présent. — Je prendrai le tranquillisant, mais je ne veux pas me coucher. L'agent Sparrow est gravement blessé. Il était avec moi. Il souffre d'un traumatisme crânien et a été touché à la colonne vertébrale. La voiture, côté passager, était... merde. Merde ! Je ne sais pas comment il a survécu. C'était un missile de courte portée. Elle lissa ses cheveux en arrière et alla s'asseoir dans la chambre. — Un missile. — Oui. Sans doute un de ces chouettes engins manuels. Le type a dû tirer depuis l'un des toits en face du Central. Il me surveillait. À moins que ce ne soit Sparrow qui était visé, mais je pense que c'était plutôt moi. Pour bousiller mon enquête ? Pour t'atteindre, toi ? Nous deux ? Pour mettre la HSO sur la sellette ? Attirer les soupçons sur les terroristes ? Connors lui tendit un verre d'eau et une pilule bleue. — Promets-moi d'avaler, sinon je vérifierai sous ta langue. — Je ne suis pas d'humeur à des petits jeux sexuels. Laisse ma langue tranquille. Un regain de chaleur dans le regard, il s'assit près d'elle. — Pourquoi n'est-ce ni la HSO ni le Doomsday, d'après toi ? — Lancer un missile sur une voiture de flic à New York en plein jour, ce n'est pas très discret. S'ils voulaient me supprimer, ils agiraient de manière plus subtile, sans risquer de perdre un de leurs agents dans la foulée. — Certes... Le médecin t'a peut-être laissée partir, mais tu es dans un sale état. J'aimerais m'assurer que tu as au moins conservé toute ta lucidité. Pourquoi pas le groupe Doomsday, alors? La subtilité n'est pas leur point fort. — Primo, les technos n'emploient pas de missiles. C'est pourquoi ce sont des technos. Et s'ils avaient décidé d'opter pour cette méthode, ils ne m'auraient pas ratée. De plus, ils auraient, à mon avis, frappé beaucoup plus fort. Quitte à envoyer quelqu'un descendre un flic et/ou un agent, pourquoi ne pas en profiter pour détruire une partie du Central ? Les médias en auraient fait leurs choux gras, ce dont ils raffolent. Non, cette affaire respire le désespoir ou la colère. Ce n'est pas l'œuvre d'une organisation. Je suis toujours cohérente ? — Ton cerveau ne semble pas avoir été touché. Il se leva, alla se planter devant la fenêtre. — Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu étais convoquée à la Tour ? Eve mit quelques secondes avant de répondre : — Je n'aime pas sentir... une distance entre nous. Pourtant, c'est le cas. — Apparemment. — Quelqu'un a tenté de me tuer aujourd'hui. Est-ce que tu vas te lancer à sa poursuite ? Il ne se retourna pas. — C'est différent, Eve. Il a fallu que je... m'adapte en ce qui concerne ton métier, ce que tu fais, ce qu'on peut te faire. Je t'aime, et parce que je t'aime, je dois t'accepter telle que tu es. Cela me coûte. Cette fois, il pivota pour lui faire face, la contempla. — Énormément. — C'est ton choix. — Comme si j'en avais eu un quand je t'ai vue la première fois. Ce que tu vis en ce moment, je peux l'accepter, et admirer la façon dont tu l'affrontes. Én revanche, je ne supporte pas ce que l'on t'a infligé quand tu étais dans l'impossibilité de te défendre. — Cela ne changera rien. — Question de point de vue. Est-ce que cela change quoi que ce soit de mettre un assassin en prison une fois sa victime enterrée ? Tu penses que oui. Moi aussi. Poursuivre ce débat ne servira qu'à nous éloigner encore un peu plus l'un de l'autre. Nous avons tous deux du travail. — Oui, tu as raison. Elle se leva. Elle tiendrait le coup. Elle n'avait pas le choix. Même sans lui. — Avant que notre conversation ne soit si brutalement interrompue, Sparrow venait de m'apprendre que Bissel était un agent double. La HSO l'employait pour récupérer des infos auprès du groupe Doomsday. C'était un stratagème préparé de longue date. Ils y ont mêlé Ewing à cause de sa situation chez Securecomp. Ils voulaient avoir tes projets à l'œil, et plus particulièrement, ces derniers mois obtenir tout ce qu'ils pouvaient sur le code rouge. De toute évidence, ils sont fermement décidés à vous battre au poteau avec leur propre programme de protection. — Je suppose que l'idée que le secteur privé puisse maîtriser ce type de technologie les irrite. Utiliser Bissel, c'était malin. — Son frère le faisait chanter. Il avait découvert ses frasques extraconjugales. Mais c'était tout bénéfice pour la HSO. Sparrow prétend qu'ils ne savent pas où est passé Carter Bissel. Il dit peut-être la vérité, mais selon moi, le cadet n'a rien du maître chanteur traditionnel. Il n'avait aucune raison de griller ses propres appareils, aucune raison de se volatiliser. Ça ne colle pas. — Et s'il avait retourné sa veste ? Elle sourit. — Tu as tout compris. Elle avait honte de l'admettre, mais elle ne regrettait pas d'avoir pris un cachet. Elle supportait à peine ses vêtements de coton léger tant son corps était meurtri. Quand Peabody grimaça en la voyant, elle devina qu'elle devait faire pitié. — Vous ne me semblez pas en état de me frapper, c'est pourquoi je me permets de vous poser la question : ne seriez-vous pas mieux à l'hôpital ? — Les apparences sont parfois trompeuses. Non, je ne serais pas mieux à l'hôpital, et oui, j'ai encore la force de vous frapper. Briefez-moi sur Powell. — Comme nous l'avons constaté lors de l'examen préliminaire, il a succombé à un unique tir au laser, à bout portant. Heure du décès, 10hl5 hier matin. Aucune marque d'effraction. L'assassin est probablement entré à l'aide d'un passe-partout. Les papiers d'identité de Powell, son code véhicule et son passe d'employé avaient disparu. Un seul appel relevé sur son communicateur, l'après-midi précédent, quand il a commandé une pizza chez un traiteur local. En revanche, il a reçu un appel juste après 8 heures, le matin de sa mort. L'interlocuteur a coupé la transmission à l'instant où Powell a répondu d'une voix pâteuse. L'appel provenait d'une cabine téléphonique dans une station de métro, à cinquante mètres de son domicile. Conclusion : le meurtrier a vérifié que Powell était bien chez lui, et dans son lit. Il lui a laissé le temps de se rendormir, puis il est entré et l'a tué. — Et les techniciens ? Où en sont-ils ? — Aux rapports préliminaires. Ils n'ont pas relevé d'autres empreintes que celles de la victime. Aucune trace d'ADN. Cependant, j'ai une voisine, une certaine Mme Lance, qui rentrait chez elle. Elle a vu un homme sortir de l'immeuble aux alentours de 10 h 30. Sa description correspond à celle que Sibresky nous a donnée d'Angelo. — Et le portrait-robot ? On a du nouveau ? — C'est en cours. On m'a prévenue que Sibresky était plutôt obtus. J'ai promis à l'artiste l'accès aux coulisses du prochain concert de Mavis Freestone s'il parvenait à nous fournir quelque chose dès cet après-midi. — Excellent. Je suis fière de vous. — J'ai été bien formée. — Vous me lécherez les bottes plus tard. Avez-vous vu McNab? — Je suis passée rapidement au labo pour leur demander où ils en étaient. — Et vous en avez profité pour le peloter. — Malheureusement, il était occupé, je n'ai donc pas pu accomplir cette partie de ma mission. — Alors ? Où en sont-ils ? Peabody faillit lui répliquer qu'elle aurait pu se renseigner elle-même, mais vu la tension entre Connors et elle, elle se retint. — Us s'expriment dans un jargon incompréhensible et passent leur temps à jurer. J'adore la façon dont Connors dit « merde ». Tokimoto reste de marbre et Reva se comporte comme si elle était entrée dans les ordres. McNab est au septième ciel. Mais ce qui m'a surtout frappée, c'est le regard de Feeney. Cette lueur, dans ses yeux. A mon avis, ils sont près du but. — Pendant qu'ils sauvent le monde, essayons de résoudre quelques meurtres. — Excusez-moi, lieutenant, fit Peabody comme son communicateur bipait. Inspecteur Peabody. Ah, Lamar! Vous avez quelque chose pour nous ? — Vous avez mon billet pour le concert ? — Ma parole est d'or. — J'ai votre portrait. Comment dois-je vous le transmettre ? — Par fax laser, ordonna Eve. Et par Internet, sur mon ordinateur, ici. Peabody transmit l'information, puis s'approcha de la machine pour récupérer le fax. — Lamar est doué. Il gagnerait mieux sa vie à peindre des portraits. Bof... celui-là n'est pas très séduisant, commenta-t-elle avant de tendre la feuille à Eve. Mais il est moins moche que ne l'affirmait Sibresky. C'est cette balafre qui le défigure. — Et qui retient l'attention à l'exclusion du reste. Une méchante cicatrice, dont on détourne vite les yeux pour ne pas paraître mal élevé. — Sibresky ne semble pas avoir eu ces scrupules. — J'ai l'impression que Sibresky manque de sensibilité. Peabody, je vous propose un petit jeu. — Avec plaisir. — Vous allez commencer par vous rendre à la cuisine, commander un pot de café et... de quoi manger. — Vous avez faim ? — Non, mon estomac est encore sens dessus dessous. C'est pour vous. — Il me plaît bien, votre petit jeu. — Ne revenez pas avant que je vous en donne l'ordre. — Entendu. Eve se tourna vers son ordinateur, se frotta les mains. — Bon ! Au boulot. Elle ne mit pas longtemps, car la procédure lui trottait dans la tête depuis un bon moment. Elle lança son logiciel de visuels, projetant des images sur les écrans muraux. — Peabody! Vous pouvez m'apporter mon café. — Je vous conseille le crumble aux pommes et aux baies rouges. Il est exquis ! — Que voyez-vous ? Peabody se percha sur le bord du bureau, enfourna une cuillerée de crumble. — C'est le portrait d'Angelo dessiné par l'artiste. Parfait. Ordinateur, partager l'écran et afficher le fichier CB/1. En cours... — Et maintenant, que voyez-vous ? — Carter Bissel et Angelo. Peabody fronça les sourcils et secoua la tête. — Angelo est quelqu'un qui s'est déguisé. Je ne reconnais pas Carter Bissel là-dedans. Certes, il a pu mettre une perruque, s'affubler d'une moustache, voire se dessiner la balafre. Mais la ligne du menton n'est pas bonne - un implant pour les dents de lapin transformerait sa bouche, pas son menton. Elle continua de manger, tout en comparant les deux images. — Les oreilles de Carter Bissel sont plus grandes. C'est la clé, les oreilles. Il aurait pu les agrandir pour ressembler à Angelo, mais pas les réduire. — Vous êtes perspicace, Peabody. Mais regardez bien. 18 Peabody continua à savourer son crumble tandis qu'Eve ajoutait la chevelure de la première image sur le crâne de la seconde. — Vous savez, vous pouvez utiliser un raccourci si vous voul... — Je sais, trancha Eve, agacée. Mais c'est moins net. Du reste, qui mène le jeu ? — C'est parce qu'on vous a tiré dessus avec un missile que vous êtes aussi nerveuse ? — Continuez comme ça, et le prochain sera pour vous. — Dallas, je vous adore. Changeant de position, Peabody suça sa cuiller et l'agita devant l'écran. — Bon, alors, vous modifiez la coiffure, mais ça ne transforme ni la structure du menton ni la taille et la forme des oreilles. Qui plus est, Angelo est beaucoup plus mince que Bissel. Il pèse facilement dix kilos de moins. À en croire son dossier, Bissel avait de l'embonpoint. Le témoin a décrit Angelo comme un homme mince, en bonne forme physique. Là encore, on peut se grossir, mais fondre de dix kilos du jour au lendemain... Si c'était possible, je le saurais. — Si vous n'avez pas envie de jouer, fichez le camp d'ici avec votre crumble. Ordinateur, reproduire la balafre de l'image une sur l'image deux. — L'assassin a pénétré sans le moindre problème chez Powell - comme c'était le cas chez Bissel. Peabody racla le fond de son bol pendant que l'ordinateur exécutait les ordres. — C'est forcément quelqu'un qui a de l'expérience ou de l'entraînement. Et tous ces meurtres ont été commis de sang-froid, même les premiers, qui étaient maquillés pour faire croire à des crimes passionnels. C'est la mise en scène qui me donne des frissons. — Personne ne dit le contraire, riposta Eve. Mais trouvez-moi un mobile. Ordinateur, calculer et reproduire l'implant dentaire de l'image un sur l'image deux. — C'est l'œuvre foirée de l'une ou l'autre organisation secrète. Ou encore, j'ai réfléchi et pensé à une sorte de guerre des gangs. Le virus est au point, donc les technoterroristes du groupe Doomsday sont pressés de s'en servir. Ils savent qu'on est en train de créer un programme de protection. La HSO et ses associés sèment le chaos pour ralentir les technos ou endormir, voire détruire le virus. Le groupe Doomsday flanque la pagaille pour disperser les ressources, faire parler de lui - l'objectif principal de tout terroriste digne de ce nom -, faire échouer la fabrication du bouclier, histoire de gagner du temps et de rentabiliser leurs efforts. Une faction élimine deux agents, l'autre supprime un éventuel électron libre -McCoy. Une faction enlève le frère de l'agent abattu. L'autre vole le corps de l'agent et lance l'assaut sur la personne chargée de l'enquête. L'escalade, quoi, conclut Peabody en haussant les épaules. Moins drôle que James Bond, mais sacrément alambiqué. J'ai l'impression que les espions aiment tout compliquer. — Regardez ces images, Peabody. Cette dernière fixa l'écran en tapotant le dos de sa cuiller contre ses dents. — Je vois une ressemblance, très superficielle, entre les deux. Dallas, vojus pourriez tout autant afficher ma photo et me métamorphoser en Angelo. Mais je préfère que vous vous en absteniez : je viens de manger, — Que pensez-vous des oreilles, du menton ? — Vous savez, si vous présentez ça au tribunal, on va vous envoyer promener, — Vous avez sans doute raison. Ordinateur, enlever l'image deux, la remplacer par l'image trois. En découvrant deux portraits d'Angelo, Peabody fronça les sourcils. — Je ne comprends pas. — Qu'est-ce que vous ne comprenez pas ? — Pourquoi projetez-vous deux images du même type? — Ah bon ? Vous croyez ? Vous êtes sûre que c'est le même ? Ma mésaventure de tout à l'heure a peut-être affecté ma vision. — Vous avez affiché deux Angelo côte à côte, marmonna Peabody, soudain inquiète, en se penchant pour scruter Eve. Écoutez, si vous ne voulez pas aller à l'hôpital, vous devriez au moins appeler Louise. Elle viendrait vous ausculter ici. — Je ne veux pas déranger le Dr Dimatto, qui est très occupé. Voyons un peu ce que je... Ah oui, c'est ça... Voici ce que je voulais faire. Ordinateur, effacer toutes les modifications, image trois, et afficher l'original. Eve se cala dans son fauteuil avec un sourire satisfait, tandis que Peabody lâchait sa cuiller, — C'est Bissel ! C'est Julian Bissel ! — Exactement. Voyez-vous, à mon humble avis, la nouvelle de son décès a été largement exagérée. — Je sais que vous aviez émis cette hypothèse, mais je ne me doutais pas que vous étiez sérieuse. L'ADN, les empreintes appartenaient à Julian Bissel. Sa propre épouse l'a identifié. — Une formation au sein de la HSO, plusieurs années d'expérience sur le terrain, même au plus bas niveau, ont dû lui suffire pour apprendre à trafiquer des fichiers, intervertir le sien avec celui de son frère, en l'occurrence. Ajoutez à cela l'horreur, le sang, le fait qu'Ewing était en état de choc, et que Carter Bissel avait vraisemblablement subi une intervention esthétique récente pour ressembler davantage à son aîné. Le poids, c'est un détail : la plupart des gens mentent quand ils remplissent des documents officiels. Personne ne prête attention à cinq ou dix kilos de plus ou de moins. — Moi, j'en enlève dix. Je ne sais pas pourquoi. C'est plus fort que moi. — Nous nous attendions à voir Julian Bissel, c'est donc lui que nous avons vu. Pourquoi aurions-nous remis en cause l'identité de la victime ? — Mais pourquoi ? Comment persuade-t-on quelqu'un de subir une opération chirurgicale, de changer d'apparence ? — Pour l'argent peut-être, ou le sexe. Probablement les deux. — Enfin, de là à assassiner son frère et sa maîtresse. Si Kade donnait un coup de main pour piéger Carter... — Cela signifie que Julian avait prévu depuis le début de se débarrasser d'elle. Oui, c'est cela. Quitte à feindre sa propre mort, autant faire cela bien. On vous traitera de menteur, de salaud. Quelle importance, puisque vous êtes mort ? Peabody sauta à terre et se mit à arpenter la pièce. — Si l'on en croit votre scénario, Julian et Kade ont doublé Carter sans l'accord de la HSO. — Je crois qu'en effet, à un moment ou à un autre, ils se sont mis à colorier en dehors des lignes. — Pour mettre fin au chantage. — En partie. Il y a l'argent, l'aventure, le risque. Mais ils avaient d'autres objectifs. Poursuivez votre raisonnement. — Julian était un agent double. Il travaillait pour le compte de la HSO et du groupe Doomsday. Il s'était marié avec Ewing, sur ordre de la HSO. — On a d'un côté l'espionnage industriel - un jeu lucratif, mais la multiplication des organisations privées depuis vingt ans oblige la HSO à concurrencer les sociétés civiles pour boucler son budget. — R & D/Securecomp, par exemple. — Par exemple, ainsi que les dizaines d'autres, sur et hors planète où ils ont envoyé Julian planter ses mouchards. Mais poussons un peu le bouchon, Peabody. Il faut toujours prévoir un plan B. Quelle solution de repli vaient-ils concoctée, au cas où l'une des sculptures de Julian aurait été détectée ? Peabbdy s'immobilisa devant les écrans, étudia les portraits. — Julian Bissel, bouc émissaire. — Et, par association, Reva tombait avec lui, la Securecomp était compromise. On aurait dit qu'ils travaillaient ensemble. Après tout, ils étaient mari et femme. — Donc, ils avaient bel et bien monté un complot. — Julian appartenait à l'agence depuis assez longtemps pour que cela lui vienne à l'esprit. Sinon, c'est Kade qui s'est méfiée. — Donc, il a pris des mesures pour se protéger, murmura Peabody. Il n'a pas lésiné sur les moyens. — Pas uniquement pour se protéger. N'oubliez pas que c'était aussi pour lui l'occasion idéale de se venger de son frère, de la HSO, des gens du gouvernement qui n'hésiteraient pas à l'éliminer si les choses tournaient mal. Et de se faire un beau paquet de fric. — De la part des techno-terroristes ? Il a traité avec eux. Des renseignements hautement confidentiels. Un scoop. — Il est le pont entre les points A et B, et, du coup, il en sait davantage sur l'un et l'autre qu'eux-mêmes. Parce que c'est lui qui transmet les informations. C'est lui le maître. De quoi avoir la grosse tête, surtout pour un type comme lui. Pourquoi s'arrêter là? Pourquoi ne pas prendre davantage de contrôle, de pouvoir, d'argent, puis filer en douce ? Et il n'y a qu'une façon de disparaître. S'il avait pris la fuite, ils l'auraient pourchassé. — Mais quand on vous croit mort, on ne vous recherche pas, murmura Peabody. — Et voilà ! D'autant que la HSO s'efforce de faire le ménage derrière vous, que les flics détiennent un suspect qu'on leur a offert sur un plateau, et que la seule personne au courant de vos projets est morte. — Qu'est-ce qui a foiré ? Pourquoi n'est-il pas en train de compter ses billets sur une plage en sirotant un cocktail? — Peut-être que le paiement n'a pas été effectué, suggéra Eve. On ne met pas tous ses œufs dans le panier des terroristes. Non, il avait dû assurer ses arrières. Il avait donné quelque chose à McCoy. Il a dû retourner chez elle et la tuer pour le récupérer. — Pendant ce temps, l'officier chargé de l'enquête innocente le suspect. Les flics fouillent un peu, les autres en font autant. — Oui, la situation a dérapé pratiquement dès le début. — Dès l'instant où vous êtes apparue sur la scène du premier crime. — Il est désemparé, excédé, il en fait trop, continua Eve. Il est tellement obnubilé par l'idée de se couvrir, qu'il s'expose. Il faut qu'il reste mort, tout en récupérant son fric. C'est compliqué. Tuer Powell et détruire le corps censé être le sien était stupide. Il est le seul à vouloir que ces traces soient effacées. — Donc, il s'attaque directement à vous. — Il est affolé, fou de rage. Et vous savez ce qu'il est, derrière sa façade d'artiste et d'espion tombeur de ces dames, Peabody? Un imbécile. Du genre qui commet des erreurs de plus en plus grossières pour dissimuler la précédente. Il se prend pour un tueur, mais, au fond, ce n'est qu'un gamin égoïste et gâté qui joue à James Bond, puis pique sa crise quand ça ne se passe pas comme prévu. — Il a tout de même assassiné quatre personnes, remarqua Peabody. Il vous a attaquée au missile et a envoyé un agent de la HSO à l'hôpital. — Je n'ai pas dit qu'il n'était pas dangereux. Les mômes qui font des caprices sont une menace. Us me fichent la trouille. — Donc, d'après vous, notre meurtrier est un individu coléreux et immature. — Oui. Peabody poussa un soupir, son souffle soulevant sa frange impeccable. — C'est terrifiant. Comment va-t-on le coincer ? — J'y travaille. Eve voulut poser les pieds sur le bureau, mais une douleur fulgurante lui traversa tout le corps. — Merde. — Vous feriez mieux de vous soigner. — Mon cerveau est indemne. Je suis encore capable de réfléchir. Rassemblez toute l'équipe, y compris les civils. — Ewing aussi ? — Elle a été sa femme pendant deux ans. Elle a dû apprendre à le connaître. Ses habitudes, ses fantasmes, ses lieux de prédilection. Si Sparrow survit, s'il reprend conscience et décide de partager ses informations sur Bissel, cela nous aidera. Mais pour l'heure, Reva Ewing est notre meilleure source. — Vous allez lui annoncer que le mari, qu'on la soupçonnait d'avoir tué, est bien vivant et que c'est lui qui l'a piégée ? — Si elle craque, elle ne nous sera d'aucune utilité, et les choses ne seront pas pires. Voyons si elle a hérité du cran de sa mère. Feeney déboula en marmonnant une série de chiffres et de codes dans le micro de son mini-ordinateur. Il n'était pas rasé et il avait des poches sous les yeux, mais une lueur d'excitation brillait dans ses prunelles. — Tu choisis mal ton moment, camarade. On est sur le point de trouver la solution. — Il y a du nouveau, et c'est important. Où sont les autres ? — Connors et Tokimoto achèvent une série de tests. Nous avons réussi à nettoyer l'un des ordinateurs de Kade. McNab et Ewing ont presque fini de réinstaller... Il s'immobilisa brusquement, leva enfin la tête. — On m'avait dit que tu avais eu un accident. C'est impressionnant. Tu devrais mettre de la glace sur ton œil. — Il noircit ? Merde, grommela-t-elle en effleurant sa pommette du bout des doigts. J'ai pris un analgésique. Ce n'est pas suffisant ? Peabody émergea de la cuisine avec une poche de glace. — Vous aurez l'air bête, et ça risque de piquer, mais c'est très efficace pour réduire le gonflement. Eve serra les dents, pendant que Peabody s'évertuait à la lui appliquer. La sensation de brûlure noya la douleur, ce qui n'arrangeait pas grand-chose. — Aïe! s'exclama McNab en entrant. Il paraît que votre véhicule est une épave. — Ce n'est pas une grande perte. Où est Ewing? — Elle arrive. Est-ce que je peux manger un petit quelque chose ? Je suis vidé. — Il y a du crumble ! lança Peabody, alors qu'il fonçait déjà en direction de la cuisine. Pommes et baies rouges. — Du crumble ? répéta Feeney. — Seigneur ! souffla Eve en levant les bras dans un geste de désespoir. Allez-y, mangez, buvez, faites la fête. — Je vais vous chercher une boisson fraîche, décréta Peabody. Vous devez vous hydrater. Eve se retrouva donc seule dans son bureau, à se demander comment elle s'était débrouillée pour les chasser aussi vite. Les désaccords conjugaux, décida-t-elle, provoquaient des élans fiévreux qui vous empêchaient de fonctionner normalement. Elle n'était pas au mieux de sa forme, c'était évident, et n'avait pas la moindre idée de la façon dont elle allait récupérer. Reva apparut sur le seuil. — Si vous avez faim ou soif, n'hésitez pas. Mais faites vite. Reva inclina la tête. — Je n'ai besoin de rien, merci. Vous semblez harassée. Connors et Tokimoto seront là dans quelques instants. — Le temps presse. On ne les attendra pas... Les autres non plus ! hurla-t-elle à l'intention de ses équi-piers. Reva, je vous conseille de vous asseoir. — Parce que vous avez préparé un discours interminable, ou parce que vous vous apprêtez à m'assommer. — J'espère que vous êtes de taille à encaisser un nouveau coup. Reva opina et prit place sur le siège le plus proche. — Inutile de tourner autour du pot. Je préfère un K.-O. à une série de droites. Je suis fatiguée. Plus le temps passe et plus je m'en veux de ne pas avoir vu ce qui se tramait sous mon nez, jour après jour, pendant plus de deux ans. — Vous aviez sous le nez un homme qui se comportait comme s'il vous aimait, et qui vous a été présenté par une amie en qui vous aviez confiance. — Ce qui prouve ma capacité à juger les gens. — Tous deux étaient des professionnels aguerris. Ils ont travaillé dur pour vous mener en bateau. Comment auriez-vous pu imaginer que Julian était un agent secret? — J'aurais au moins pu déceler ses mensonges. — Ils vous avaient choisie, surveillée de près. Ils savaient tout de vous avant même que vous ne les rencontriez. Ils connaissaient votre vie comme leur poche. Vous avez passé des mois couchée pour avoir protégé la présidente, accompli votre devoir. Ils espéraient peut-être que vous en éprouveriez du ressentiment, ou que le fait d'avoir travaillé pour le gouvernement vous rendrait sensible à leurs propositions. — Jamais ! — Quand ils l'ont compris, ils se sont penchés sur l'aspect personnel. Julian connaissait vos goûts, ce que vous aimiez manger, vos fleurs préférées, vos hobbies, l'état de vos finances, avec qui vous couchiez. Vous n'étiez qu'un instrument entre leurs mains, et ils savaient exactement comment se servir de vous. — Le premier soir, au vernissage, il m'a invitée à boire un verre. Il était beau, charmant, amusant, attentionné, je me suis dit : « Pourquoi pas ? » Nous avons discuté pendant des heures. J'avais l'impression de l'avoir toujours connu. Elle contempla ses mains. — J'avais déjà eu une relation assez sérieuse, avant d'être blessée, mais nous avons rompu. Je n'avais jamais éprouvé ce que j'ai éprouvé pour Julian. Certes, tout n'était pas parfait. Il boudait souvent, s'énervait dès que j'osais le critiquer. Mais cela fait partie du lot, non ? Le mariage est une succession de compromis ; on essaie de se comprendre, de se rendre heureux mutuellement. Je voulais son bonheur. — Rien n'est jamais parfait, murmura Eve. — Bref, j'en ai assez. Assez de me reprocher ma stupidité et de me morfondre sur mon sort. Alors dites-moi pourquoi je suis assise. — Très bien. Je pense que Julian Bissel a orchestré et commis les homicides perpétrés dans l'appartement de Kade. Je pense qu'il a tué Felicity et son frère, dans le but de feindre sa propre mort et de vous impliquer. — C'est absurde ! Il est mort. Julian est mort ! Je l'ai vu! — Vous avez vu ce que vous deviez voir, de même que le jour où il vous a abordée, il y a deux ans. Cette fois, cependant, vous étiez en état de choc, et on vous a neutralisée presque aussitôt. — Mais... son identité a été confirmée. — Je pense qu'il a interverti son dossier avec celui de son frère. Il a élaboré toute une mise en scène pour que vous, la police et les organisations clandestines pour lesquelles il travaillait le croient mort. Personne ne recherche un mort, Reva. — C'est insensé ! Ce n'est pas possible, Dallas, c'est grotesque ! Reva se leva alors que les autres revenaient de la cuisine. — Julian était un menteur et un salaud. Il m'a exploitée. Je m'efforce d© l'accepter. Je m'en remettrai. Mais ce n'était pas un assassin, quelqu'un capable de déchiqueter deux personnes à coups de couteau. — Qui aurait pu bénéficier de sa disparition ? — Vous voulez dire, sur le plan financier? — Sur n'importe quel plan. — Moi, je suppose. Il avait de l'argent, vous le savez bien. — Vous en avez aussi. Il avait sûrement des comptes cachés. Une fois que nous les aurons retrouvés... — Ils sont localisés, listés et transférés sur ton ordinateur, lieutenant, coupa Connors en franchissant le seuil. — Combien avait-il ? — Plus de quatre millions de dollars, répartis sur cinq comptes. — Ce n'est pas suffisant. — Possible, mais c'est tout ce qu'il y a. Il n'était pas particulièrement économe, et peu doué en matière d'investissements. Il a effectué des retraits réguliers depuis six ans. Il dépense, il spécule, et, en général, il perd son capital. — Je comprends mieux... Oui, d'accord. Il flambe, donc il a besoin d'encore plus d'argent. — Ce qui l'incite à tuer Felicity, son frère et à me piéger? s'exclama Reva. Vous me décrivez un monstre, Dallas. Je n'étais pas mariée avec un monstre. — Vous étiez mariée avec une illusion. Reva eut un haut-le-corps, comme si elle venait de recevoir une gifle. — Vous émettez des hypothèses, faute de preuves concrètes. Illusion ou non, je l' aimais. Comprenez-vous ce concept ? — Il ne m'est pas inconnu. — Vous essayez de me faire croire que j'ai aimé un meurtrier. Au prix d'un effort surhumain, Eve se retint de jeter un coup d'œil vers Connors. Et de se poser la même question. — Ce que vous croyez vous regarde. La façon dont vous surmonterez cette épreuve dépend de vous. Si la tournure que prend cette enquête vous déplaît, vous ne m'êtes d'aucune utilité. — Vous n'avez pas de cœur, cracha Reva. Et j'en ai par-dessus la tête d'être utilisée. Comme elle sortait au pas de charge, Tokimoto lui emboîta discrètement le pas. — Elle l'a drôlement bien pris, commenta Eve en parcourant du regard les visages qui l'entouraient. L'un d'entre vous souhaite-t-il apporter sa contribution à cette réunion, ou préférez-vous que l'on épilogue sur mon manque de sensibilité ? — C'est un sacré choc pour elle, Dallas, répliqua Feeney. Je ne vois pas comment tu aurais pu arrondir les angles. Elle reviendra quand elle se sera ressaisie. — Nous continuons donc sans elle pour l'instant. Bissel avait plusieurs comptes, en divers endroits. Il doit avoir prévu des planques, dont une ici même, à New York. Nous devons la trouver. — Il a deux propriétés, annonça Connors. Une dans les îles Canaries, l'autre à Singapour. Je n'ai eu aucune difficulté à les trouver. — Ce sont donc probablement des adresses postales. Il n'est pas complètement idiot. Concentrons-nous sur son frère, ou Kade, voire Ewing. Il s'est peut-être servi de leur nom pour... Non, non! Merde! McCoy. Chloé McCoy. Elle était certainement plus qu'une maîtresse occasionnelle. Vérifiez s'il n'a pas dissimulé des fonds et/ou un domicile sous son identité. Il l'a supprimée pour une raison précise. Selon moi, ce type tue pour l'argent et pour se protéger. — Je suis d'accord, décréta McNab. — Mettez-vous au boulot. Je vais prendre des nouvelles de Sparrow. S'il est conscient, je pourrai peut-être l'interroger. Feeney, je te laisse avec Connors sur les machines. Si Reva s'est retirée et que Tokimoto est occupé à la consoler, vous allez manquer de personnel. — Une citerne de café devrait nous tenir en éveil. — Avant que tu ne t'en ailles, lieutenant, intervint Connors. Nous avoris récupéré les données de l'ordinateur de Kade. Elles sont cryptées, mais nous saurons les décoder. — Excellent. Tenez-moi au courant... — Je n'ai pas fini. Les unités de Kade ont bien été grillées, mais pas par le biais d'un virus en réseau. Elles ont été corrompues individuellement. — Et alors ? C'est l'affaire de la DDE. Ce qui m'intéresse, ce sont les informations. — Tu n'as aucun respect pour l'électronique, commenta Feeney. — Pas plus que Bissel, à mon avis. Eve n'ayant pas touché au jus de fruits frais que lui avait apporté Peabody, Connors s'en empara. — L'avantage du virus, c'est qu'en théorie il est capable de corrompre un réseau tout entier, petit ou grand, simple ou complexe, d'un seul coup et de façon irrévocable. Ce n'est pas le cas ici. Il s'agit peut-être d'une version préliminaire, mais elle est nettement moins puissante que nous ne le pensions. Il nous sera relativement facile de nettoyer et de récupérer les données des unités que nous avons sous la main. — Relativement ! répéta Feeney en levant les yeux au ciel. C'est une sale affaire, mais sans aucun rapport avec la sécurité globale. C'est un écran de fumée. — Ce qui signifie qu'il n'a pas ce qu'il croyait avoir -et qui devait lui valoir une retraite confortable. Mais peut-être que quelqu'un d'autre... ou... Nom de nom! Ce n'est pas moi qu'il visait... Sa cible, il l'a touchée... — Sparrow ? s'enquit Connors. — C'est pratique, d'avoir un complice à l'intérieur, capable d'adapter ou de créer des renseignements en interne. Et de fournir une protection. Sparrow. C'est lui, le cerveau. Le planificateur. Bissel n'est pas courageux, il n'est pas très intelligent, il n'a pas réussi à gravir les échelons de la hiérarchie au sein de l'organisation. Il n'est qu'un messager. Et voilà qu'une des huiles lui propose un marché. L'espionnage industriel. Peut-être avaient-ils conclu un partenariat en dehors de la HSO. Mais Bissel ne sait pas capitaliser. Je parie que son associé a nettement mieux réussi. — Pourquoi ne pas tuer Bissel, tout simplement ? suggéra Peabody. — Parce qu'il faut un bouc émissaire. Bissel livre le virus à l'acheteur, mais l'affaire échoue. Il en subit les conséquences. Aujourd'hui, c'est un homme mort, désespéré. Il court, il se cache, et il doit à tout prix rester mort. Notre ami de la HSO le veut tout autant, et il a préparé son discours sur la sécurité globale quand l'enquête prend un tour qu'il n'avait pas anticipé. — Je suppose qu'il comptait éliminer Bissel un jour ou l'autre, dit Connors. En toute discrétion. — S'il s'y était pris plus tôt, il ne serait pas à l'hôpital. Il me semble qu'il a négligé un facteur essentiel de l'équation : quand un type comme Bissel se met à tuer, c'est la spirale infernale. Elle sortit son communicateur. — Je veux qu'on isole Sparrow. Personne, pas même les médecins, ne doit lui parler avant moi. Feeney quitta la pièce. — Lieutenant, j'aimerais te voir une minute, commença Connors. En privé, ajouta-t-il en jetant un coup d'oeil à Peabody. — Je vous attends dehors, murmura celle-ci. — Je n'ai pas le temps de discuter de nos problèmes personnels, attaqua Eve. — Sparrow sait ce qui s'est passé à Dallas. Il pourrait l'utiliser contre toi. Diffuser la nouvelle en la modifiant pour altérer la vérité. — Ce n'est pas ma préoccupation du moment. — Je peux effacer ce dossier. Si tu le veux, je peux tout enlever. Tu as le droit de te préserver, Eve. Personne ne pourra te le reprocher. — Tu veux que je t'autorise à saboter des fichiers du gouvernement ? — Non. Je veux que tu me dises si tu préfères qu'ils n'existent pas. Théoriquement. — Ouf! souffla-t-elle. Quelle journée ! La gorge nouée par l'émotion, elle se détourna. — Nous n'avons jamais été aussi éloignés l'un de l'autre, murmura-t-elle. Je ne peux t'atteindre, et je ne peux te laisser m'atteindre. — Tu ne me vois pas, Eve. Quand tu me regardes tu ne me vois pas entièrement. Et peut-être que je préfère cela. Elle pensa à Reva, aux illusions, à son mariage mascarade. Leur situation n'était pas du tout la même. Connors ne lui avait jamais menti, il n'avait jamais feint d'être quelqu'un d'autre. Et elle l'avait vu tel qu'il était dès le début. — Tu te trompes, et tu es stupide, répliqua-t-elle d'une voix lasse. Nous tournons en rond. Elle lui fit face et reprit : — Je te regarde, Connors, et je te vois. Je sais que tu es capable de commettre un meurtre, et de justifier ton action. Je le sais, et pourtant, je suis toujours là. — Si je n'en étais pas capable, je ne serais pas qui je suis, ce que je suis, où je suis. Nous ne serions là ni l'un ni l'autre, à nous battre avec ceci. — C'est possible, mais je suis trop fatiguée pour me battre. Il faut que j'y aille. Elle se dirigea vers la porte, l'ouvrit, ferma les yeux. — Fais disparaître le dossier. Au diable les théories. J'assume la responsabilité de ce que je dis et de ce que je fais. Efface tout. — Tu peux compter sur moi. Lorsqu'elle fut partie, il s'assit derrière son bureau et pria de toutes ses forces pour que tout s'apaise entre eux. Reva lui barra le chemin dans le couloir. — Je n'ai pas le temps, fit Eve sèchement en continuant d'avancer. — Je n'en ai que pour une minute. Je tiens à vous présenter mes excuses. Je vous ai demandé d'être franche, et quand vous l'avez été, j'ai craqué. Je suis désolée. Je m'en veux terriblement. — Oubliez cela. Vous vous sentez d'attaque, à présent ? — Oui. De quoi avez-vous besoin ? — Je veux que vous réfléchissiez. Où pourrait-il se rendre, comment réagirait-il en cas de crise. Que fait-il en ce moment, hormis chercher une échappatoire? Nous nous verrons à mon retour. — Entendu. Je pense qu'il travaille ! lança-t-elle derrière Eve. Son art n'était pas qu'une couverture. C'est sa passion, son ego. Il doit avoir un atelier quelque part. — Parfait. Je reviens bientôt. — Bien joué ! dit Tokimoto en émergeant du salon. — Je l'espère. Je ne suis pas très fière de moi. — Il vous faut du temps pour faire votre deuil, laisser libre cours à votre colère. J'espère que vous viendrez me trouver quand vous aurez envie de parler. Elle poussa un soupir. — Tokimoto, puis-je vous poser une question ? — Bien sûr. — Vous me draguez ? Il se raidit. — Ce serait malvenu, vu les circonstances. — Parce que je suis peut-être encore mariée, ou parce que je ne vous intéresse pas ? — Votre mariage n'est qu'une duperie. Mais vous n'êtes pas en état de... Ce serait inacceptable de ma part, tant que vous n'êtes pas complètement remise de cette épreuve. Elle se surprit à sourire. — Vous ne m'avez pas dit que je ne vous intéressais pas, aussi je vais vous répondre que je ne crois pas que cela m'ennuierait. Que vous me fassiez des avances. Pour le tester, elle se hissa sur la pointe des pieds et effleura ses lèvres d'un baiser. — Non, vraiment, cela ne m'ennuierait pas. Elle souriait toujours quand elle remonta l'escalier. 19 Quinn Sparrow survivrait. Avec un peu de chance et plusieurs mois de rééducation intense, il retrouverait peut-être sa motricité - à condition de faire preuve d'autant de courage et de volonté que Reva lorsqu'elle avait dû se battre pour réapprendre à marcher. Dans l'esprit d'Eve, c'était une forme de justice. Il avait des os brisés, la colonne vertébrale fracturée, un traumatisme crânien. Il serait obligé de passer par la chirurgie réparatrice pour retrouver son visage. Mais il vivrait. Eve fut heureuse de l'apprendre. Il resterait en réanimation pendant encore quarante-huit heures au moins. On lui avait injecté un sédatif, mais son insigne et un solide baratin lui permirent de franchir les barrages. Elle laissa Peabody devant la porte. Quand elle entra, il était assoupi, assommé par les calmants. Sans l'ombre d'un remords, Eve bloqua l'intraveineuse. Il refit surface au bout de quelques minutes, en gémissant. Il était en piteux état, couvert d'hématomes et de pansements, le bras droit dans le plâtre, une attelle à la jambe droite. Une minerve l'empêchait de bouger la tête. — Vous êtes là, Sparrow ? — Dallas. Les lèvres blêmes, il s'efforça de concentrer son attention sur elle. — Qu'est-ce que... ? Elle se rapprocha pour se placer dans sa ligne de vision et posa la main sur son épaule. — Vous êtes à l'hôpital. — Je ne me souviens de rien. Je... c'est grave ? Eve détourna brièvement la tête, feignant de chercher ses mots. — C'est... c'est assez grave. Il a frappé fort. C'est vous qui avez presque tout pris. La voiture a décollé comme une fusée, elle est retombée et a heurté un maxibus, de votre côté. Vous êtes très amoché, Sparrow. Elle le sentit trembler tandis qu'il essayait de bouger. — Seigneur ! Seigneur, la douleur... — Je sais. Ce doit être abominable. Mais on l'a, ajouta-t-elle en lui serrant la main. On a rattrapé ce salaud. — Quoi ? Qui ? — Bissel est derrière les barreaux. Il avait encore l'arme dont il s'est servi contre nous. Julian Bissel, Sparrow, en chair et en os. — C'est fou... Aïe! geignit-il. J'ai besoin d'un médecin. Je souffre trop. — Je veux que vous m'écoutiez attentivement. Je ne sais pas combien de temps il vous reste. — Combien de temps ? — Je vous offre une chance d'apaiser votre conscience, Sparrow. De vous défendre. Vous le méritez bien. Il vous accuse de tout. Écoutez-moi. Écoutez ! répéta-t-elle. Je me dois d'être franche avec vous, et vous devez vous préparer au pire. Vous n'allez pas vous en sortir. Son teint devint grisâtre. — Qu'est-ce que vous racontez ? Elle se pencha sur lui. — Ils ont fait tout ce qu'ils pouvaient. L'opération a duré des heures. Les dommages sont trop importants. — Je suis en train de mourir ? Non, non ! Appelez un médecin. — Il sera là dans un instant. Vous verrez, tout ira bien. Vous partirez en douceur. — Je ne vais pas mourir ! murmura-t-il, les larmes ruisselant sur ses joues. Je ne veux pas mourir. Elle pinça les lèvres, comme si elle était bouleversée. — Je pensais que vous préféreriez l'apprendre d'une... d'une collègue. S'il avait mieux visé, nous serions tous deux sur le chemin de la mort. Mais il a raté son tir. Ils ont sauvé votre jambe droite, poursuivit-elle après s'être éclairci la gorge. Ils espéraient que... Mon Dieu! L'impact vous a broyé les entrailles. Ce salopard vous a tué, Sparrow, et il a tenté de m'éliminer aussi. — Je ne vois rien. Je suis paralysé. — Vous devez rester tranquille. Gagner du temps. Vous étiez dans le coma, Sparrow, et il en a profité. Il a cherché à nous supprimer tous les deux, et à cause de cela, je veux vous aider à partir dignement. Je vais vous citer vos droits. Elle marqua une pause, secoua la tête. Il frémit tandis qu'elle commençait à lui énoncer le code Miranda révisé. — Vous connaissez vos droits et obligations, agent Sparrow ? — Je n'y comprends plus rien. — Il s'agit de rétablir la vérité, afin que vous ne soyez pas complètement perdant dans cette affaire. Un bon avocat pourra faire libérer Bissel sans difficulté si vous ne me dites pas tout. Il compte sur le fait que vous allez mourir. Mourir et écoper. Il prétend que vous avez assassiné Carter Bissel et Felicity Kade. — C'est grotesque. — Je sais, mais il réussira peut-être à en convaincre le procureur. Sparrow, vous êtes à l'agonie ! Dites-moi la vérité, qu'on puisse clore cette enquête et l'enfermer à jamais. Il vous a tué, ajouta-t-elle en baissant la voix. Prenez votre revanche. — Quel salaud ! Comment en sommes-nous arrivés là? — Racontez-moi tout, et je me débrouillerai pour qu'il paie. Vous avez ma parole. — Il a tué Carter Bissel et Felicity Kade. — Qui? — Julian ! Julian Bissel a tué Carter Bissel et Felicity Kade. Il a sniffé un peu de Zeus pour se donner du courage, et il les a poignardés. — Pourquoi ? — Il avait l'intention de disparaître avec une jolie somme. Il avait monté cette machination contre sa femme, pour que les flics l'accusent du crime. Tout était prévu, c'était simple comme bonjour. — C'est vous qui avez adressé les photos de Julian et de Kade à Reva ? — Oui. Je les ai déposées chez elle quand tout a été prêt. Je ne sens plus mes jambes. Je ne sens plus mes jambes. — Tenez bon. Ne lâchez pas. J'enregistre cette conversation, Sparrow. C'est un interrogatoire officiel. Grâce à vous, il va finir en prison. Pourquoi a-t-il éliminé Kade ? — Il avait besoin d'elle pour nouer le ruban sur le paquet. Mais elle en savait trop sur nous deux. Il ne pouvait pas prendre ce risque. — C'était vous, le cerveau. Ne me dites pas que cet imbécile avait tout concocté tout seul. — J'avais tout planifié. Encore deux semaines, et j'aurais pu m'allonger sur une plage à siroter des cocktails. Mais il a accumulé les bêtises. — Kade était dans le coup ? C'est elle qui a impliqué le frère. — Vous en savez beaucoup, n'est-ce pas ? Il fixa Eve d'un regard vitreux. — Je rassemble les pièces du puzzle. Je vais être franche avec vous. Vous le méritez. Une confession sur votre lit de mort... Elle le vit se décomposer. — Vous savez ce que cela représente. C'est vous qui l'aurez mis en cage. Je tiens à ce que vous soyez la vedette du dernier acte. Par courtoisie professionnelle. Felicity Kade a attiré Carter Bissel dans cette histoire. Sparrow respirait avec peine, et Eve se demanda tout à coup s'il n'allait pas rendre l'âme pour de bon. — Elle a réussi à le convaincre qu'il travaillait pour la HSO. Qu'il allait reprendre le poste de son frère. Il a mordû à l'appât. Il a accepté de changer de visage, d'effectuer quelques missions. En prime, il avait le droit de coucher avec sa formatrice. C'était un imbécile. — Qui a descendu le chirurgien esthétique ? Kade ? — Non, non. Elle refusait de se salir les mains. Elle s'est débrouillée pour que Bissel - Carter Bissel - s'en charge. Elle était douée pour mener les hommes par le bout du nez. — Mais c'était vous le chef d'orchestre, n'est-ce pas ? Pas Kade, encore moins Julian Bissel. Vous n'êtes pas assez bête pour commettre des meurtres tout azimuts, mais vous savez tirer les ficelles. Il était convaincu qu'il avait le virus. Il pensait pouvoir le vendre, et vivre de ses gains jusqu'à la fin de ses jours. Mais il ne l'a jamais eu. — On ne peut pas avoir ce qui n'existe pas. J'ai tout manigancé. Son sourire se transforma en grimace. — La douleur est insupportable, Dallas. Ses jérémiades l'exaspéraient, mais elle se garda de le lui laisser voir. — Ce ne sera plus très long. Donc, il n'y a pas de virus? — Si, mais pas celui qu'on imagine. Je l'ai inventé, j'ai monté un gros coup de pub autour de cette découverte, documenté les données faussées. Le groupe Doomsday essaie d'en créer un depuis dix ans. En théorie, il marche, mais en pratique il s'auto-cannibalise, ou mute dès qu'il se heurte aux boucliers. Si on l'insère dans un ordinateur, il grille le disque dur, mais il ne se propage pas à travers un réseau et ne peut être manipulé à distance. Si c'était le cas, murmura-t-il, son regard s'illuminant, il vaudrait des milliards de dollars. — Donc, ce n'était qu'une vaste arnaque. Contre la HSO et les agences globales, contre le groupe Doomsday. Vous fabriquez de toutes pièces les renseignements pour entretenir le mythe, faire croire que ce virus est une menace redoutable. Puis vous arrangez la rencontre entre votre homme et la chef de projet de la société qui a décroché le contrat code rouge. Vous transmettez les infos à la HSO, revendez les mêmes aux autres parties intéressées. Vous vous remplissez les poches grâce à un produit qui n'existe pas, qui n'existera peut-être jamais. Sauf que la Securecomp se penche dessus, et qu'elle pourrait bien finir par concevoir votre fameux virus. Oui, vous êtes vraiment malin. — Ils étaient sur le point de réussir. Connors a réuni des têtes, dans son labo. En rassemblant leurs données avec les miennes et celles de Doomsday, j'aurais pu le mettre au point moi-même et dégager un joli bénéfice. Savez-vous ce que gagne un agent de la HSO ? Des clo-pinettes. Comme les flics. — Et comme nous sommes sous-payés, vous n'avez pas pensé que les flics creuseraient la question des meurtres Bissel/Kade. — Les choses ne se sont pas passées comme elles auraient dû. — Vous pouviez freiner le processus, insister pour que les autorités locales vous confient l'enquête. Et vous aviez votre pigeon : Bissel. Il essaie de vendre le logiciel, mais celui-ci ne vaut rien. — Je me suis dit que l'acquéreur l'exécuterait et dissimulerait le corps en s'apercevant qu'il avait été dupé. Cela aurait permis de gagner du temps, de mettre de la distance entre lui et moi. Mais il est parvenu à se tirer de ce mauvais pas. C'est un beau parleur. — Seulement voilà : il ne pouvait pas récupérer son fric sans agiter un drapeau sous votre nez. Sur quoi, nous découvrons ses comptes à l'étranger, et nous les gelons. Résultat, il met en scène le suicide de McCoy. Que lui voulait-il ? — Je n'en sais rien. Je ne sais pas quel rôle elle a joué dans cette histoire. Il aurait dû s'éclipser, se résigner, mais ce connard panique, la tue, tue un aide infirmier et vole le corps. Comment s'imagine-t-il que les flics vont réagir? Autant mettre une putain d'annonce sur un dirigeable. — Depuis combien de temps êtes-vous complices ? — Quelle importance ? Il eut une petite moue. Il boudait, parce que ses grands projets lui avaient explosé à la figure. — Plus vous me donnerez de détails, plus je pourrai l'enterrer profondément. — Six, sept ans. J'ai économisé de quoi m'offrir une retraite confortable ; j'ai acheté une propriété à Maui, et j'en lorgnais une autre, en Toscane. J'aurais vécu à l'aise, en m'arrêtant de travailler à quarante ans. Il fallait que je songe à me couvrir. — En supprimant vos partenaires, acquiesça Eve. Mieux, en vous débrouillant pour qu'ils s'éliminent mutuellement. Et poursuivre en solo. C'est nettement plus profitable. Tous ces mouchards cachés dans les sculptures de Bissel à travers le monde, sur et hors planète, vous appartiennent, désormais. Vous pouvez cueillir vos infos, investir, anticiper. Mouais... Vous auriez bronzé en sirotant des cocktails, mais vous auriez continué à ratisser. Vous êtes brillant, Sparrow, je dois l'avouer. Une lueur dansa dans son regard vitreux. — C'est mon métier. Traiter des données, imaginer des scénarios, élaborer des stratagèmes pour compromettre ou évincer les cibles. Il faut savoir comment et quand se servir des gens. — Et vous avez su exploiter les Bissel. Tous les deux. Ainsi que Kade. Et Ewing. — Ce ne devait pas être aussi compliqué. Bissel devait refroidir Kade, disparaître quelques semaines, puis procéder à la vente. Mais il n'a pas voulu patienter. Il n'a pas attendu que la poussière retombe, que je sois assuré que tout avait marché comme prévu. — Et que vous n'aviez donc plus besoin de lui, que vous pouviez l'éliminer. — On ne jette pas ses outils tant qu'ils sont en bon état. La mort, dans ce milieu, est un mal nécessaire. Je n'ai jamais tué personne. Il suffit de diffuser une rumeur, de pointer le doigt dans la bonne direction. Il serait tombé. Je ne suis pas un assassin, Dallas. J'ai simplement engagé un pion. C'est Julian Bissel qui a commis les meurtres. Chacun d'entre eux. J'étais au Flatiron, en train de griller ses ordinateurs, le soir où il a descendu son frère et Kade. -— Pourquoi vous être rendu là-bas ? — Je devais télécharger les documents qu'il y avait peut-être stockés, et rendre ses disques durs inutilisables. Je me protégeais, c'est tout. J'étais loin de chez Kade, et j'ai des alibis pour les exécutions de McCoy et de Powell. C'est Julian Bissel, le coupable. Je vais mourir, mais je refuse d'endosser la responsabilité de ces crimes. — Selon moi, on peut opter pour conspiration et complicité de meurtre. Multiples. À quoi on peut ajouter un zeste d'obstruction à la justice, de sabotage de documents gouvernementaux, d'espionnage et, surtout, de trahison. Vous pouvez dire adieu à Maui, Sparrow, et aux collines verdoyantes de Toscane. — Je suis en train de mourir. Foutez-moi la paix ! — Très bien. Elle s'écarta et sourit. — J'ai une bonne nouvelle et une mauvaise. La bonne nouvelle, de votre point de vue, c'est que vous n'êtes pas mourant. J'ai légèrement exagéré votre état de santé. — Quoi? Il voulut se redresser et blêmit sous l'effet de la douleur. — Je vais m'en sortir? — Vous survivrez. Vous ne marcherez peut-être plus jamais, et vous allez devoir subir une rééducation pénible pendant plusieurs mois. Mais vous vivrez. La mauvaise nouvelle ? Les médecins affirment que vous êtes d'une constitution solide : vous devriez donc passer plusieurs décennies en cellule. — Vous m'avez dit que je... — Oui, coupa-t-elle. Les flics sont des menteurs. — Garce ! Putain de garce ! Je veux un avocat ! Je veux un médecin. — Vous aurez les deux. Excusez-moi, Sparrow, mais je dois vous quitter pour organiser une réunion entre vos supérieurs et les miens. J'ai l'impression qu'ils vont passer un bon moment à écouter cet enregistrement. — Si vous sortez de cette chambre avec ce... Il aspira une bouffée d'air, terrassé par la souffrance et la peur. — Si vous sortez de cette chambre avec cet enregistrement, je ferai en sorte que les médias divulguent tout votre passé en l'espace d'une heure. L'épisode de Dallas, tout, y compris les spéculations selon lesquelles vous auriez commis un parricide. Votre carrière de flic sera ruinée. Eve inclina la tête, esquissa un sourire. — À quels documents faites-vous allusion ? Son sourire s'élargit tandis qu'elle poussait la porte pour sortir. — Cloué au mur, annonça-t-elle à Peabody. Les appels de Sparrow résonnaient derrière elles. — Je vous confie l'enregistrement. Vous allez le copier et rédiger le rapport. Je veux qu'il soit inculpé au plus vite. Passez par Whitney, appuyez sur tous les boutons. — Quels sont les chefs d'inculpation ? — Tout est là-dessus. Il n'ira pas loin, précisa Eve alors qu'elles pénétraient dans l'ascenseur bondé. Je ne pense pas que Bissel tente de l'approcher, mais, par précaution, je veux un uniforme devant sa porte. — Entendu. Vous allez quelque part ? — J'ai besoin de discuter de tout cela avec Mira. Elle pourra peut-être me donner une idée de la manière dont Bissel va réagir. Il est dans un sale pétrin, ce qui risque de le rendre encore plus dangereux. Il ne lui reste plus personne à descendre. — Sauf vous. — Oui. Ce serait un joli bonus. — Vous avez un sens de l'humour complètement tordu. — Ben, oui ! Prenez la voiture. Je vais emprunter les transports publics. — Le superbe véhicule civil ? Encore ? Décidément, j'adore être inspecteur ! — Occupez-vous de la sécurité de Sparrow, rédigez le rapport et demandez à Whitney d'accélérer les démarches pour le mandat. Après quoi, c'est à vous que reviendra l'honneur de procéder à son arrestation officielle. Vous me direz alors si vous adorez être inspecteur, Elle sortit son communicateur. — Ah! Et réquisitionnez une voiture officielle. — Vous êtes ma supérieure, lui rappela Peabody. C'est à vous de présenter la requête. — Si je m'en mêle, ils vont me filer une caisse minable. Ils me les réservent. — Au fond, on pourrait laisser tomber et continuer à utiliser un des véhicules de Connors. Ce n'est pas ce qui lui manque. — On est flics. On circule en bagnole de flic. — Vous me gâchez tout mon plaisir, grommela Peabody, tandis qu'Eve s'éloignait à grands pas. Elle prit un taxi parce qu'elle avait mal partout et que la perspective de s'engouffrer dans le métro, avec la foule et les mauvaises odeurs, lui était insupportable. Mira lui ouvrit elle-même. Elle avait troqué son tailleur impeccable pour un pantalon rouille et un chemisier blanc. — Merci de me recevoir. .— Ce n'est pas un problème. Mon Dieu, vous êtes en piteux état ! s'exclama-t-elle. La nouvelle est à la une de tous les flashs d'information. Ils prétendent qu'il s'agit d'une attaque terroriste bâclée visant le Central. — C'est Bissel, et c'est beaucoup plus personnel, mais je vais tout vous expliquer. — Vous devriez vous asseoir, nous allons... Elle se retourna, adressa un spurire radieux à son mari qui avait surgi avec un plateau. — Dennis ! Comme c'est gentil. — Eve aime le café, dit-il en gratifiant cette dernière d'un clin d'œil. Il portait un cardigan informe avec un trou à la manche, et un jean en velours côtelé usé. Il sentait bon la cerise. Son expression s'assombrit, tandis qu'il examinait ses bleus. — Vous avez eu un accident ? — Pas vraiment. C'est un plaisir de vous voir, monsieur Mira. — Charlie, lança-t-il à sa femme, tu devrais soigner cette jolie dame. — C'est mon intention. Si nous montions, afin que je vous ausculte ? — Merci, mais je n'ai pas le temps... Dennis se dirigeait déjà vers l'escalier avec son plateau. — Nous discuterons pendant que je vous examine, décréta Mira en prenant fermement Eve par le bras. Sinon, je n'arriverai pas à me concentrer. — C'est moins grave que ça en a l'air. — On dit toujours cela. Comme chaque fois, Eve fut frappée par ce que le décor avait de joyeux: tissus chamarrés, bibelots, fleurs, photos de famille... Mira l'entraîna dans un salon à l'atmosphère feutrée. Sur le manteau de la cheminée trônait un tableau des Mira avec leurs enfants et petits-enfants. La pose était naturelle et respirait la bonne humeur. — Très joli, commenta Eve. — N'est-ce pas ? Ma fille l'a fait réaliser d'après photo et me l'a offert l'an dernier, pour Noël. Les petits ont bien grandi, depuis. Bien... je vais chercher mes affaires. Dennis, veux-tu tenir compagnie à Eve pendant ce temps ? — Hmm ? murmura-t-il en jetant un coup d'œil distrait autour de lui avant de poser le plateau. — Tiens compagnie à Eve. — Votre mari ne vient pas ? s'enquit-il en versant le café. C'est un garçon sympathique. — Non, il... en fait, je suis ici pour des raisons professionnelles. Je suis désolée d'interrompre votre soirée. — Pas du tout, pas du tout. Il tapota ses poches, scruta les alentours d'un air perplexe. — J'ai dû égarer le sucre. Ses cheveux hirsutes, son chandail trop grand, son désarroi étaient si émouvants qu'elle éprouva une bouffée d'affection pour lui. — Je n'en prends pas, merci. — Tant mieux. Je ne sais plus où je l'ai posé. Mais je n'ai pas oublié les gâteaux... Tenez, vous semblez avoir besoin de reprendre des forces. — Merci, chuchota-t-elle, les yeux brillants, soudain submergée par une émotion inexplicable. — La situation n'est jamais aussi dramatique qu'on l'imagine, assura-t-il en lui tapotant l'épaule. Charlie va vous soulager. Quant à moi, je vais boire mon café sur la terrasse, ajouta-t-il tandis que sa femme revenait. Je vous laisse entre filles. Eve croqua son biscuit, eut du mal à avaler. — J'ai un faible pour lui, avoua-t-elle à Mira dès qu'elles furent seules. — Moi aussi. Il va falloir vous déshabiller. — Pourquoi ? — Je vois, à votre façon de bouger, que vous souffrez. — Je ne veux pas... — Pendant que je m'occupe de vous, parlez-moi de Bissel. Résignée, Eve s'exécuta. La grimace de sympathie de Mira la mit sur la défensive. — Ce n'est rien. Des hématomes provoqués par la ceinture de sécurité, et l'airbag. Mira ouvrit sa mallette. — Vous savez, les secouristes m'ont déjà auscultée. Et j'ai pris un analgésique, alors... — Quand ? — Quand quoi ? — Quand avez-vous pris un cachet contre la douleur? — Avant... euh... il y a un moment. Quelques heures, concéda-t-elle, penaude. J'ai horreur des médicaments. — Nous verrons si vous pouvez vous en passer. En attendant, allongez-vous. Décontractez-vous. Fermez les yeux. Faites-moi confiance. — C'est ce qu'ils disent tous. — Qu'avez-vous appris au sujet de Bissel ? Au fond, ce n'était pas trop désagréable, songea-t-elle. Mira était douce et efficace. Elle lui résuma l'enquête, et ne s'interrompit pas quand Mira s'occupa de son visage. — Donc, il est seul, dit Mira. Furieux, désorienté, et probablement en train de ruminer sur son triste sort. Un état dangereux pour ce genre d'homme. Son ego en a pris un coup. Au lieu de fêter son succès, comme il l'espérait, il constate que tout va de travers - par la faute des autres. Son estime de soi est inébranlable, donc il blâme les autres. Il a sacrifié sa femme, son frère et ses deux maîtresses sans le moindre scrupule. Il n'éprouve ni émotions réelles ni attachements sincères. — C'est un psychopathe ? — En un sens, oui. Mais il n'est pas simplement dépourvu de conscience. Il se considère aussi comme un être supérieur. Au-dessus des comportements, besoins et règles de la société. Artiste d'un côté, espion de l'autre. Il est convaincu d'avoir tous les talents. Il est gâté, il veut davantage. Plus d'argent, plus de femmes, plus d'adulation. Il a dû éprouver du plaisir à tuer, à cause du risque que cela représentait. Les phases de planification, l'idée de faire marcher les deux parties à des fins personnelles. — C'est Sparrow qui planifiait tout. — Oui, il était le cerveau. Mais Bissel ne voyait pas les choses sous cet angle. Il était sur le terrain, il agissait, accomplissait les missions. En y ajoutant ses petites touches individuelles. Pour la HSO, il n'était en réalité qu'un coursier. Cette affaire lui donnait l'opportunité de leur montrer, de prouver à tout le monde qu'il valait mieux que cela. — Mais s'il avait atteint son but, nul n'aurait été au courant. — Sauf lui. Tôt ou tard, il aurait ressenti le besoin de partager sa satisfaction avec quelqu'un, de se vanter. Il avait tué Kade, ses associés de la HSO, Sparrow. À ces gens-là, il pouvait montrer son vrai visage. Ils ne sont plus là, il devra donc chercher d'autres solutions. L'autosatisfaction ne lui suffira pas longtemps. D'un geste délicat, elle repoussa les cheveux d'Eve pour soigner une coupure sur sa tempe. — L'erreur de Sparrow a été de ne pas prendre en compte la prétention de Bissel. — Et maintenant que tout part à vau-l'eau ? — Bissel a encore plus à prouver. Il doit se terrer quelque part en ce moment, mais ça ne durera pas. Par le passé, son art lui a permis de savourer le succès, l'admiration du public. Il n'est plus sous les projecteurs. Or ça lui est indispensable. — Si j'annonce aux médias qu'il est encore vivant, il redeviendra... une star. Il ne résistera pas à la tentation de venir saluer son public... — C'est possible. Cependant, sa violence innée, la spirale infernale dans laquelle il s'est laissé entraîné le rendent dangereux. Son mode d'action a évolué. Le premier homicide, le plus brutal, a été commis dans un but spécifique, sur commande. Dans le cas de McCoy, il a agi seul, de sang-froid. Avec Powell, il est allé encore plus loin. Cet homme lui était inconnu. Enfin, en s'at-taquant à Sparrow, il n'a pas hésité à mettre en péril la vie d'un grand nombre de passants. Personne ne compte, hormis lui. Elle referma sa mallette. — Vous pouvez vous rhabiller. Eve ouvrit les yeux, s'examina. Ses blessures étaient couvertes d'un produit jaune d'or, ce qui, à son avis, ne changeait pas grand-chose. En,revanche, la douleur s'était largement atténuée. — Je me sens déjà mieux. — Je n'en doute pas. J'ai utilisé des onguents issus de plantes tropicales. Un analgésique vous ferait du bien, mais je n'insisterai pas. — Merci. Eve se leva. — Mes techniciens travaillent dur, et je peux continuer à bloquer ses comptes, histoire de lui compliquer l'existence. Les seules personnes à qui il pourrait s'en prendre, par dépit, sont sa femme et sa belle-mère, qui sont toutes deux à l'abri. Je vais autoriser les médias à le nommer comme suspect et révéler juste assez de détails pour lui faire peur. — Il commencera par paniquer, mais ensuite il cherchera un moyen de vous punir d'avoir bouleversé ses projets. — Il est stupide, décréta Eve en reboutonnant son chemisier. S'il a tenu jusqu'ici, c'est parce qu'il a eu de la chance. Cela ne durera pas. Je dois vous laisser. Je vais de ce pas prévenir les médias. — Vous ne voulez pas vous rasseoir un moment ? Pour l'y encourager, Mira s'assit elle-même. — Qu'est-ce qui vous tracasse, Eve ? Je vous connais bien. Je sais quand vous êtes surmenée, et quand vous êtes tracassée par autre chose que le boulot. Vous êtes à bout. Vous souffrez, et vous êtes malheureuse. — Je ne peux pas en parler. C'est impossible. Oui, il y a un problème, ce serait idiot de ma part de le nier. Je ne sais pas si je pourrai le résoudre. — On trouve toujours une solution, d'une manière ou d'une autre. Eve, ce que vous direz ici restera entre nous. Si je peux vous aider... — Non, trancha-t-elle, submergée par un flot de désespoir. Vous ne pouvez rien pour moi, et je ne vois aucun intérêt à vous entendre dire des choses que vous croyez que je veux entendre. Comme Eve se relevait, Mira l'imita. — Attendez ! Que voulez-vous dire ? — Rien, marmonna Eve en fourrageant dans ses cheveux. Rien. Je suis de méchante humeur, c'est tout. — Je ne pense pas que ce soit tout. Nous avons toujours entretenu des relations amicales, en toute confiance. Si quelque chose interfère avec celles-ci, j'aimerais le savoir. — Écoutez, docteur Mira, votre rôle est de creuser, avec tous les instruments à votre disposition. J'apprécie énormément l'aide que vous m'avez apportée, sur les plans personnel et professionnel. Restons-en là, s'il vous plaît. — Certainement pas. Me soupçonnez-vous d'avoir été malhonnête envers vous ? Elle était pressée, elle n'avait aucune envie de se répandre. Pourtant, devant l'expression de Mira, elle se ravisa : autant s'expliquer et en finir au plus vite. — Je pense que vous... En tant que thérapeute, vous vous efforcez de créer des liens avec vos patients, n'est-ce pas ? — Parfois, mais... — Vous m'avez dit, il y a très longtemps, que vous aviez été violée par votre beau-père. — En effet. Je vous ai révélé ce secret parce que vous refusiez de croire que je pouvais comprendre ce que vous aviez enduré dans votre enfance. — Vous m'avez encouragée à m'exprimer sur ce sujet. C'était votre métier. Mission accomplie. Visiblement interloquée, Mira agita les bras. — Eve? — Cet été, vous étiez sur notre terrasse, en train de boire un verre de vin, de vous détendre. Je venais de vous annoncer la grossesse de Mavis. Vous m'avez parlé de vos parents. Votre mère, votre père, leur mariage heureux, tous les bons souvenirs que vous en gardiez. — Ah ! souffla Mira avec un petit rire, en se rasseyant. Et depuis, cela vous tracasse ? Vous ne m'en avez jamais rien dit. — Je ne savais pas comment vous traiter de menteuse... Du reste, à quoi bon? Vous n'aviez fait qu'exercer votre métier. — Non, je n'ai pas menti. Ni la première fois ni la seconde. J'aimerais que vous m'écoutiez. Je vous en prie. Eve résista à la tentation de consulter sa montre. — Très bien. — Quand j'étais enfant, mes parents ont connu une crise. Je ne sais pas ce qui l'avait provoquée, sinon qu'ils avaient un problème fondamental et qu'ils étaient dans l'incapacité de le surmonter. Ils se sont éloignés l'un de l'autre. Et ont fini par divorcer. — Vous m'avez dit... — Je sais. Ce fut une époque très difficile pour moi. J'étais en colère, blessée, perdue. Et, comme la plupart des enfants, centrée sur moi-même. Bien entendu, j'étais convaincue que tout était ma faute. Du coup, je n'en étais que plus furieuse contre mes deux parents. Ma mère était, est encore, une femme séduisante. Elle avait de l'argent, elle s'épanouissait dans sa carrière. Et elle était affreusement malheureuse. Sa manière à elle de survivre, c'était de s'entourer d'amis, d'être sans cesse débordée. Les mères et les filles adoptent parfois un comportement agressif. Surtout lorsqu'elles se ressemblent. Ce fut notre cas. « Durant cette période, elle a rencontré un homme, enchaîna Mira, sa voix changeant subtilement de registre. Charmant, attentionné, aimable, beau. Il l'a littéralement éblouie, couverte de fleurs et de cadeaux. Moins de quatre mois après son divorce, elle l'a épousé sur un coup de tête. Mira se leva, remplit sa tasse de café. — Je ne devrais pas en reprendre. Je ne vais pas fermer l'œil de la nuit, mais... — Vous n'êtes pas obligée de continuer. J'ai compris. Je suis désolée. — Non, j'irai jusqu'au bout, en résumant. Elle posa le pot à café, laissa courir l'index sur les pensées mauves qui l'ornaient. — La première fois qu'il m'a touchée, j'ai été choquée. Outrée. Il m'a averti qu'elle ne me croirait jamais, qu'elle m'enverrait en pension. J'avais fait quelques bêtises, j'étais plutôt rebelle... Bref, ma mère et moi étions en froid. J'ai eu peur. J'étais jeune et sans défense. Vous savez ce que c'est. — Oui. — Elle voyageait beaucoup. Je pense - enfin, je m'en suis rendu compte plus tard - qu'elle était consciente d'avoir commis une erreur en se remariant. Mais elle comptait déjà un divorce à son actif, elle n'allait pas jeter le gant sans se battre. Elle s'est focalisée sur son travail, et il en a profité pour me molester. Il me droguait pour que je me tienne... tranquille. Je n'en ai parlé à personne. Dans mon esprit, mon père m'avait abandonnée, ma mère aimait cet homme plus que moi. L'un comme l'autre se fichaient de savoir si j'étais morte ou vivante. J'ai fait une tentative de suicide. — C'est abominable de se sentir seule au monde, souffla Eve. — Oui. Dieu merci, j'ai raté mon coup. Mes parents sont venus me voir à l'hôpital. Ils étaient dans tous leurs états. J'ai craqué, j'ai tout craché : ma terreur, ma haine, ma fureur. — Comment ont-ils réagi ? — D'une façon totalement inattendue. Ils m'ont crue. Il a été arrêté. Imaginez ma surprise en découvrant que le seul fait de parler avait permis de mettre fin à mon calvaire. — C'est pour cela que vous êtes devenue psy. Pour aider les autres. — Oui. J'ai suivi des thérapies - individuelle, en groupe, en famille. Au cours de cette étrange période, mes parents se sont retrouvés. Réconciliés. Nous évoquons rarement ce temps-là. Je n'y pense pas souvent. — Vous leur avez pardonné. — Oui, ainsi qu'a moi-même. Et inversement. Je pense que ce qui m'a attirée chez Dennis, c'est son immense bonté, et son intégrité. J'avais pris conscience de la valeur de ces qualités parce que j'avais vu tout l'opposé. — Comment trouve-t-on le, chemin, quand tout s'écroule, quand la situation est si grave qu'on ne peut pas en parler, pas même y songer ? Mira posa les mains sur celles d'Eve. — Vous ne pouvez vraiment pas me dire ce qui se passe entre Connors et vous ? — Non. — Alors, je vous dirai que la réponse la plus simple et la plus complexe est l'amour. C'est par là que l'on commence et par là, à force d'efforts et de volonté, que l'on finit. 20 Elle n'avait pas envie de rentrer chez elle. C'était lâche de sa part, et elle en était parfaitement consciente, mais la perspective d'affronter tout ce monde... d'affronter Connors, l'effrayait. Elle ne voyait pas comment la réponse pouvait se résumer en un seul mot, l'amour, qu'il soit simple ou complexe. Elle ne savait pas comment résoudre ce problème qui mettait à mal son couple. Pourtant, elle aimait Connors plus que tout. La fuite n'était pas une solution, juste un répit. Marcher par une soirée tiède à travers les rues, fouler ces trottoirs qu'elle connaissait par cœur, se laisser bercer par les bruits de la circulation, humer les odeurs de hot-dog au soja trop cuit... Les passants s'affairaient sans lui prêter attention, absorbés par leurs propres préoccupations. Eve poursuivit sa balade, songeant qu'elle ne se promenait plus jamais ainsi, sans but particulier, sans destination précise. Elle n'avait jamais été du genre à flâner. Encore moins à s'arrêter devant les vitrines. Elle aurait pu se défouler sur une bande d'escrocs qui vendaient des mini-ordinateurs, des communicateurs volés et des sacs en fausse peau de python - la grande mode, cette saison -, mais le cœur n'y était pas. Elle regarda deux femmes payer soixante-dix dollars chacune pour un sac en python dont les crochets faisaient office d'attaches. Décidément, les gens étaient cinglés. Parce qu'il était là, plus que parce qu'elle avait faim, elle déposa quelques crédits sur le comptoir d'un glissagrill et commanda un hot-dog au soja. L'odeur de la fumée la suivit, et, dès la première bouchée, elle grimaça de dégoût. Un droïde coursier fila à vive allure, se glissa entre deux Rapid Taxis, au risque d'ecrabouiller ses circuits, frôla le pare-chocs du premier. Le chauffeur appuya de toutes ses forces sur son avertisseur, ce qui déclencha un concert de hurlements. — Je conduis, connard ! Mais la casquette et les bottes du droïde n'étaient plus qu'un éclair flou tandis qu'il fonçait, brûlant le feu orange. Au fil de sa promenade, Eve grappillait des bribes de conversations à propos d'escapades sexuelles, d'affaires ou de shopping. Assis sur une couverture en loques, un mendiant licencié jouait un air triste sur sa flûte rouillée. Une femme arborant sac et bottes en python sortit d'une boutique, suivie d'un droïde croulant sous les paquets. Elle s'engouffra dans une somptueuse limousine noire. Elle n'avait pas dû entendre le flûtiste. Les mendiants n'étaient pas de son monde. Les gens ne faisaient pas attention les uns aux autres, pensa Eve en jetant quelques crédits dans sa boîte. La ville était un joyeux mélange de couleurs, de sons, d'énergie, de cruauté et d'indifférence. Eve l'aimait, mais elle se reprocha de ne pas lui accorder plus souvent son attention. Rapportant soudain ce constat à son mariage, elle se dit qu'il était temps de jeter son hot-dog et d'aller se remettre au travail. L'incident se déroula sous ses yeux. L'homme en costume, une mallette à la main, s'était approché du bord du trottoir pour héler un taxi. Un garçon d'une douzaine d'années le bouscula. — Attention ! — Désolé, monsieur. Puis une main agile se glissa dans une poche, en sortit un portefeuille. Eve arriva à leur hauteur à l'instant où l'enfant se détournait pour se fondre dans la foule. Elle le saisit par le col. — Une minute ! lança-t-elle à l'homme. Il lui coula un regard noir, tandis que le môme se débattait. — Je suis pressé. — Vous allez avoir du mal à payer le taxi sans argent, rétorqua Eve. Instinctivement, il tapota ses poches, pivota sur lui-même. — Qu'est-ce que...? Rends-moi mon portefeuille, espèce de voyou. J'appelle les flics. — Je suis flic, alors du calme. Bas les pattes ! ajoutat-elle, comme il tentait d'agripper le voleur. Donne-moi ça, camarade. — J'sais pas de quoi vous parlez. Lâchez-moi. Ma mère m'attend. — Donne-moi le portefeuille. Tu es doué, murmurat-elle en étudiant le visage d'ange criblé de taches de rousseur. Non seulement tu parais inoffensif, mais en plus tu es habile. Si je n'avais pas été là, tu te serais échappé sans problème. — Je veux que vous arrêtiez ce délinquant. — Laissez tomber, répliqua Eve. Elle plongea la main dans la pochette que l'adolescent dissimulait à l'intérieur de son blouson, en extirpa un portefeuille, l'ouvrit. — Marcus, lut-elle. Tenez ! Vous avez récupéré votre bien. N'en parlons plus. — Sa place est en prison. Elle retenait toujours le garçon et le sentit trembler. Elle songea à Connors, dans les rues de Dublin, faisant les poches des passants pour le compte de son père, qui le battrait quelle que soit la somme rapportée. — Parfait. Nous irons donc tous les trois au poste passer deux heures à remplir les formulaires. — Je n'ai pas le temps. — Alors, je vous conseille de prendre ce taxi. — Rien d'étonnant que cette ville soit pourrie, quand la police traite les citoyens honnêtes avec un tel dédain. — Oui, c'est sûrement la raison, riposta-t-elle comme il grimpait dans une voiture et claquait la portière. Et merci encore ! railla-t-elle. Elle fit pivoter le gamin vers elle et le dévisagea. — Ton prénom. N'essaie pas de mentir. — Billy. Elle vit qu'il mentait, mais elle n'insista pas. — Très bien, Billy. Je te le répète, tu es doué. Mais pas tant que ça. La prochaine fois, tu te feras pincer par quelqu'un qui se montrera nettement moins indulgent et sympathique. — Merde, marmonna-t-il en ébauchant un sourire. — Tu es déjà allé en maison de redressement ? — Possible. — Si oui, tu sais que c'est nul. La nourriture est ignoble, on vous sermonne à longueur de temps. Si tu as un problème à la maison, ou si tu as besoin d'aide, appelle ce numéro. Elle lui présenta une carte. — Dufus ? C'est quoi ? — Duchas. C'est un foyer Tu diras que c'est Dallas qui t'envoie. — Ouais, bien sûr. — Mets-la dans ta poche. Attends au moins d'avoir disparu de ma vue pour la jeter. Ce n'est pas le moment de m'insulter alors que je viens de t'éviter un séjour en cellule. — Si vous ne m'aviez pas pris, j'aurais le portefeuille. Effronté, en plus ! Elle avait un faible pour les effrontés. — Sur ce point, tu as raison. Allez, sauve-toi ! Il s'éloigna, marqua une pause, se tourna vers elle en souriant. — Vous savez, vous êtes pas mal pour un flic. Cette déclaration la consola. À son tour, elle héla un taxi. — Vous voulez que je vous conduise dans le putain de Queens ? — Oui. Je veux que vous me conduisiez dans le putain de Queens. — Faut que je gagne ma vie, moi ! Pourquoi vous ne prenez pas le bus ou le métro ? — Parce que je préfère prendre un taxi. Elle plaqua son insigne contre la vitre de protection. — Et moi aussi, il faut que je gagne ma vie. — Ah non, maintenant vous allez me demander une réduction! Vous savez combien de temps ça va me prendre d'aller là-bas ? — Je vous paierai le tarif normal, mais appuyez sur le champignon. Elle acheva de lui gâcher sa soirée lorsqu'elle lui demanda de patienter, puis enregistra son nom et son numéro de permis pour s'assurer qu'il ne bougerait pas. Il s'effondra sur son volant tandis qu'elle descendait du véhicule. — Je vais devoir attendre longtemps ? — Voyons. Oh oui ! Jusqu'à mon retour. Elle tapa le code permettant l'ouverture du portail. La DDE avait enlevé toutes les sculptures, ce qui n'était pas plus mal. Quoi qu'il en soit, Reva déciderait probablement de vendre la propriété. Elle franchit la barrière de sécurité de la porte d'entrée et pénétra dans la maison. Il y régnait une impression de vide, d'abandon. Eve ne savait pas au juste ce qu'elle cherchait. Elle erra à travers les pièces, un peu comme elle venait d'errer dans les rues. En quête d'une brusque inspiration. Les techniciens de la brigade criminelle et de la DDE avaient passé la demeure au peigne fin. L'odeur un peu métallique des produits chimiques flottait encore dans l'air. Elle fouilla l'armoire de Bissel. Un dressing, rempli de vêtements de marque. A vivre avec Connors, elle avait appris à reconnaître la qualité des tissus et des coupes. Il s'était offert un espace à deux niveaux, équipé de présentoirs pivotants, de tiroirs automatiques et d'un programme informatique permettant d'inventorier leur contenu et leur emplacement. Seigneur ! Il n'était jamais venu à l'esprit de Connors d'informatiser sa garde-robe. Bien sûr, il avait un ordinateur à la place du cerveau, il devait donc savoir où se trouvait telle ou telle chemise noire, quand il l'avait portée la dernière fois, à quelle occasion, et avec quel pantalon. Quelles chaussures. Quels sous-vêtements. Elle soupira et adressa un grognement à l'écran mural. Bissel n'avait pas grillé cette unité. Parce qu'elle ne contenait rien d'intéressant, ou parce qu'il avait quelque chose à y récupérer ? Intriguée, elle fit une tentative : — Formuler dernière sélection, la date. En cours... Dernière sélection effectuée le 16 septembre, à 21 h 16, par Bissel, Julian. Liste... Elle l'écouta attentivement, la comparant mentalement avec ce que l'on avait trouvé dans les sacs de Bissel et l'armoire de Kade après les meurtres. Tout semblait correspondre. — Parfait, on va essayer autre chose. Date de la dernière utilisation par Bissel, Julian. Dernière utilisation, 23 septembre, 6 heures. — Ce matin ? Ce salaud est passé ici ce matin ? Objet de l'utilisation ? Objet bloqué. Sécurité engagée. — Tu parles ! Elle entra son code de police, son numéro d'insigne, et passa plusieurs minutes exaspérantes à tenter de circonvenir le système. Quand, pour la quatrième fois de suite, l'ordinateur lui cracha : Sécurité engagée, elle flanqua un magistral coup de pied dans le mur. Le bruit sonna creux dans le vaste espace. — Tiens, tiens ! s'exclama-t-elle en s'accroupissant pour tâter la cloison. L'espace d'un instant, elle envisagea d'aller chercher un gros couteau pour la détruire. Mais la lucidité l'emporta sur l'impulsion. Elle sortit son communicateur et contacta Feeney. — Je suis dans le Queens, dans le dressing de Bissel. — Qu'est-ce que tu fiches dans un dressing dans le Queens ? — Écoute, il est venu ici. Ce matin. Il a un ordinateur où est compilé le contenu de l'armoire. Il s'en est servi ce matin, mais ce salaud refuse de me dire pourquoi. Sécurité engagée. Et j'ai découvert quelque chose derrière le mur, une cachette. Comment faire pour que cette fichue machine m'obéisse. — Tu l'as déjà cognée ? Un flot d'espoir l'envahit. — Non. Je peux ? — Ce serait inutile. Tu peux la démonter? — Je n'ai pas d'outils. — Essaie de me la montrer à l'image, afin que je te donne des instructions. A moins que l'un d'entre nous ne se rende sur place tout de suite ? Ce serait sans doute plus rapide et plus efficace. — Tu m'insultes, Feeney. Ce n'est qu'un vulgaire menu de dressing. Il émit quelques grognements tandis qu'elle orientait son communicateur de façon qu'il voie l'appareil sur son écran. — Très bien. Essaie ce code. Il lui débita une série de chiffres. — C'est quoi ? Un passe-partout ? — Continue. Claque des doigts et dis : « Sésame, ouvre-toi. » Elle s'apprêtait à obéir, puis serra les dents. — Feeney. -— D'accord, c'était pour rire. Ce code figure dans les données que nous venons de récupérer ici. Voyons si ça marche. — Ordinateur, énoncer ce que Bissel, Julian a retiré lors de sa dernière utilisation. En cours... L'objet emporté est répertorié sous la rubrique colis d'urgence. — Colis d'urgence. Qu'est-ce que c'est ? L'information n'est pas disponible. — Ordinateur, ouvrir le compartiment d'où a été enlevé ledit colis d'urgence. En cours... Le panneau s'ouvrit, révélant un petit coffre-fort. — Bingo ! Ordinateur, j'ai dit : ouvrir le compartiment. Bien reçu. Le compartiment est ouvert. — Il faut être plus précise, Dallas, lui expliqua Feeney. Dis-lui que tu veux qu'il ouvre le coffre-fort. Il ne sait pas lire dans tes pensées. — Ordinateur, ouvrir ce bon sang de coffre-fort. En cours... Il y eut une sorte de ronronnement, et des petites lumières rouges se mirent à clignoter. Quand ce fut fini, Eve tira sur la porte. — Vide, annonça-t-elle. Il a tout pris. Elle se demanda ce que Julian Bissel avait pu dissimuler en cas d'urgence. De l'argent, des faux papiers d'identité, des codes et des passe-partout ? Mais alors, il les aurait enlevés avant de tuer K^ide et son frère... Quoi d'autre? s'interrogea-t-elle. Des armes ? C'eût été stupide de les y laisser jusque-là, songeat-elle tandis que le taxi franchissait le portail de sa maison.* Tôt ou tard, on aurait trouvé le coffre-fort et ce qu'il renfermait. D'un autre côté, cela n'aurait fait qu'ajouter au mystère. Son corps était incinéré, il était donc mort pour de bon. Mais on se poserait des questions sur le coffre-fort et son contenu. — Vous voulez que je patiente ? Encore ? Eve revint sur terre, fixa l'immense demeure aux fenêtres éclairées. — Non. Terminus. Vous êtes libre. Elle passa sa carte de crédit sur le scanner. — Vous habitez là ? Elle vérifia le total et décida de le récompenser en lui offrant un joli pourboire. — Et alors ? — Et alors, vous n'êtes pas flic. — Moi aussi, ça m'étonne tous les jours. Elle fonça dans la maison, monta en vitesse dans son bureau. Elle avait très envie de se jeter dans son lit. Par précaution, elle évita de passer par le labo. Elle découvrit que son équipe avait bien avancé pendant son absence. Le rapport complet sur Quinn Sparrow était archivé et copié. Il était inculpé. D'après le mémo joint par Peabody, la HSO et le département de police de New York se disputaient déjà le coupable. Qui gagnerait la bataille ? Peu lui importait. Sparrow était fini, point à la ligne. Reva lui avait laissé la liste des habitudes, routines, lieux de prédilection ou d'escapade de Bissel. De toute évidence, il avait un faible pour l'exotisme. Dès le lendemain matin, elle prendrait contact avec les autorités de toutes les localités citées et leur demanderait leur collaboration. Mais il n'avait pas quitté la ville, il n'était pas à l'étranger. Pour l'heure, il se trouvait encore à New York. Peut-être pas pour longtemps, mais il était là. Elle lut le rapport de McNab. Ses recherches sur Chloé McCoy n'avaient rien donné ; il les poursuivait en utilisant divers codes et variables basés sur son nom. Pourquoi était-elle morte ? À quoi avait-elle servi ? Un médaillon, une sculpture, un ordinateur grillé. Elle décida qu'elle demanderait à Feeney de concentrer toute son attention sur l'ordinateur de McCoy. Elle travailla tard, dans la solitude, jusqu'à l'épuisement. Lorsqu'elle s'arrêta enfin, elle s'offrit le luxe de prendre l'ascenseur. La chambre était déserte. Apparemment, Connors l'évitait, lui aussi. Pendant qu'elle se déshabillait, le chat entra. Ravië d'avoir de la compagnie, elle le prit dans ses bras, le câlina, et le déposa sur le lit. Peu après, il se pelotonnait contre elle dans l'obscurité en ronronnant comme une locomotive. Elle se prépara à une nuit sans sommeil. Et sombra en quelques secondes. Il avait su à quel moment exact elle avait franchi le portail. Il savait aussi qu'elle avait travaillé tard. Il était triste qu'elle ne soit pas venue le trouver. À présent, il la contemplait, endormie, à plat ventre, à bout de forces. Elle ne se réveilla pas. Galahad daigna ouvrir les yeux. Connors n'aurait pu dire pourquoi, mais il lui semblait que son regard était accusateur. — Tu pourrais prendre ma défense, marmonna-t-il. Mais Galahad demeura imperturbable, et Connors se détourna en jurant tout bas. Il était trop agité pour dormir, trop désemparé pour s'allonger à ses côtés. Ce constat, à la fois enrageant et terrifiant, l'incita à quitter la pièce pour se rendre dans son antre secret. Il avait consacré tout son temps à Eve et à Reva. Son travail en pâtissait, mais il était bien décidé à y remédier dès le lendemain. En attendant, il allait s'atteler à ce qui lui tenait le plus à cœur. Rassembler des données sur tous les protagonistes de l'épisode de Dallas. — Cohnors, articula-t-il d'un ton glacial. Lancer le programme. Juste avant l'aube, un gémissement lui échappa tandis qu'elle s'efforçait d'émerger de son cauchemar. La pièce, toujours la même. Froide, sale, illuminée par les néons rouges du sex-club de l'autre côté de la rue. Elle était petite, maigrichonne. Elle avait faim. Assez faim pour s'offrir un bout de fromage, au risque d'être punie. Une petite souris qui s'aventurait vers le piège, pendant que le chat errait ailleurs. Son estomac se noua, de peur, d'excitation, tandis qu'elle ôtait les moisissures avec le couteau. Peut-être que, cette fois-ci, il ne remarquerait rien. Peut-être. Elle était transie. Et affamée. Peut- être qu'il ne verrait rien. Elle s'accrocha à cet espoir alors même qu'il surgissait. Richard Troy. Quelque part dans son inconscient, son nom résonnait. Elle le connaissait, désormais, elle savait comment il s'appelait. Avec un peu de chance, il serait tellement ivre qu'il la laisserait tranquille. Mais il vint vers elle, et dans son regard elle vit tout de suite qu'il n'avait pas suffisamment bu. — Qu'est-ce que tu fais, fillette? Sa voix lui noua les tripes. Le premier coup l'étourdit. Elle tomba mollement, tel un chien si habitué à être frappé qu'il se couchait machinalement. Mais il voulait la punir. Lui donner une leçon. Malgré sa frayeur, elle ne pouvait s'empêcher de supplier. — S'il te plaît, non ! S'il te plaît, non ! Il ignorait ses implorations. Il la frappait, encore et encore. Son bras se brisait en un craquement aussi faible que son cri d'effroi. Le couteau qu'elle avait laissé tomber était de nouveau dans sa main. Elle devait l'arrêter. La douleur... Abominable... À son bras, entre ses jambes. Il fallait qu'il arrête. Une gerbe de sang jaillit sur sa main. Chaud, visqueux. Comme il s'effondrait sur elle, elle plongea la lame dans ses entrailles. Comme il cherchait à s'enfuir en rampant, elle le poignarda de nouveau. Encore, encore et encore. Lorsqu'elle s'écarta, tremblante, le souffle court, pour se recroqueviller dans un coin de la chambre, il gisait sur le sol, baignant dans son sang. Comme chaque fois. Mais, exceptionnellement, elle n'était pas seule avec l'homme qu'elle venait de tuer. Il y avait d'autres personnes, des femmes et des hommes en costume sombre, assis les uns derrière les autres dans des rangées et des rangées de sièges. Comme dans un théâtre. Des observateurs sans visage. Ils la regardaient sangloter. Ils la regardaient saigner et contempler son bras fracturé. Ils étaient là, et ils ne disaient rien. Us n'intervenaient pas. Même quand Richard Troy se redressait, ce qu'il faisait de temps en temps. Quand il se redressait, toutes les blessures qu'elle lui avait infligées dégoulinaient de sang ; quand il s'approchait d'elle, ils ne bougeaient pas. Elle se réveilla, trempée de sueur, en poussant un hurlement. Instinctivement, elle roula sur le côté et chercha Connors. Mais il n'était pas là. Il n'était pas là pour la serrer contre lui et la rassurer. Elle se mit en boule, ravalant ses larmes. Le chat vint se blottir contre elle. — Ça va aller, ça va aller, ça va aller, répéta-t-elle en boucle, son front humide pressé contre Galahad. Mon Dieu. Ô mon Dieu ^Lumière à vingt-cinq pour cent. L'éclairage diffus l'aida à retrouver son calme. Secouée de frissons, elle se leva pour aller prendre une douche chaude. Pour affronter la journée. 21 Il était trop tôt pour que ses équipiers soient levés, et elle en éprouva un sentiment de soulagement. Elle n'était pas vraiment d'humeur à travailler en groupe. Elle allait s'enfermer dans son bureau et revoir l'affaire en détail. Elle résista à la tentation d'interroger l'ordinateur domestique pour savoir où se trouvait Connors. L'important, c'était qu'il n'était pas venu la rejoindre dans leur lit. S'il avait dormi, il l'avait fait ailleurs. Elle n'en parlerait pas, elle ne lui accorderait pas cette satisfaction. Une fois l'enquête terminée, le dossier classé et Bissel derrière les barreaux, ils... Elle ne savait fichtrement pas ce qu'ils feraient. Elle commanda un café à l'Auto-Chef de la cuisine attenante à son bureau. L'idée de manger lui soulevait l'estomac. Cependant, elle eut pitié du chat dont les miaulements pathétiques l'exaspéraient et lui donna une double portion de croquettes. Lorsqu'elle pivota sur elle-même, il était là, appuyé au chambranle, le regard rivé sur elle. Son beau visage n'était - exceptionnellement - pas rasé, et aussi fermé et inexpressif que ceux de son cauchemar. — Tu es fatiguée, constata-t-il. Tu aurais dû dormir davantage. — Pas le temps. — Tu as travaillé tard, et personne ne sera debout avant au moins une heure. Prends un calmant, pour l'amour du ciel, Eve, et allonge-toi. — Pourquoi ne pas suivre tes propres conseils ? Tu ne sembles pas particulièrement en forme. Il ouvrit la bouche, se ravisa. Un point pour lui, son-gea-t-elle, sans oser imaginer à quel commentaire acerbe elle venait d'échapper. — Nous avons progressé, annonça-t-il. Je suppose que tu vas vouloir briefer l'équipe. Il pénétra dans la pièce et alla se programmer un café. — Oui. — Tes hématomes se sont estompés, du moins sur le visage. Et le reste ? — Je me sens mieux. — Tu es blanche comme un linge. Assieds-toi et mange quelque chose. — Je n'ai pas faim, répliqua-t-elle. Aussitôt, elle se reprocha son ton sec. — C'est vrai, enchaîna-t-elle d'une voix plus douce. Un café me suffit. Elle serra sa tasse entre ses mains pour les empêcher de trembler, Connors vint vers elle, lui souleva le menton. — Tu as fait un cauchemar. Elle eut un mouvement de recul, mais il la retint. — Je suis réveillée, maintenant, marmonna-t-elle lui prenant le poignet pour le repousser. Il ne dit mot, tandis qu'elle regagnait son bureau. Il resta cloué sur place, l'œil fixé sur son café. Le geste d'Eve lui déchirait le cœur. Il l'avait vue épuisée et blessée, il savait combien cela la rendait vulnérable aux cauchemars. Pourtant, il l'avait laissée seule. Cela aussi lui déchirait le cœur. Il n'avait pas pensé à elle. Il n'avait pas réfléchi, et elle s'était réveillée seule, dans la nuit. Il alla se planter devant l'évier, vida son café, posa délicatement la tasse. Quand il entra, elle était déjà au travail. — J'ai besoin de revoir tous les éléments, de jouer un peu avec. C'est plus facile quand tout est tranquille. J'ai pris un cachet hier, et j'ai autorisé Mira à me soigner quand je suis passée la voir. Je ne me néglige pas. Mais j'ai du boulot. Il faut que j'aille jusqu'au bout. — Oui, bien sûr. J'ai moi-même beaucoup à faire. Elle jeta un coup d'œil dans sa direction tandis qu'il s'éloignait. Ainsi, elle n'allait pas lui demander où il avait dormi. Elle ne lui avouerait pas combien elle souffrait. A cause de lui. — Tu as consacré énormément de ton temps à cette affaire. Je sais que Caro et Reva t'en sont reconnaissantes. Moi aussi. — Je tiens à elles. Et à toi aussi, répondit-il, tout en pensant: «Dans ce cas, pourquoi ces salamalecs, pourquoi nous comportons-nous comme des diplomates ? Nous sommes tous deux débordés, j'aimerais cependant que tu viennes à côté un instant. » — Si cela pouvait attendre que... — Je pense que non. S'il te plaît. Elle se leva, abandonnant sa tasse de café. Signe de son agitation, constata Connors. Il la précéda dans la pièce voisine, ferma la porte, commanda le verrouillage. — De quoi s'agit-il ? — Vu les circonstances, je préfère prendre toutes les précautions. Je suis venu dans la chambre, cette nuit. Aux alentours de 2 heures. Ton chevalier félin veillait sur toi. — Tu ne t'es pas couché. — Non. Je ne... j'étais énervé et en colère. Nous le sommes tous les deux, ajouta-t-il en la scrutant, n'est-ce pas, Eve ? — Je suppose que oui. Le terme lui paraissait inapproprié, et il le savait aussi bien qu'elle. — Je ne sais pas comment y remédier, avoua-t-elle. — Tu ne m'as pas prévenu que tu étais rentrée à la maison. — Je n'avais pas envie de te parler. Il aspira une bouffée d'air, comme s'il avait reçu une gifle. — Eh bien... Eh bien, figure-toi que c'était réciproque. Donc, quand j'ai constaté que tu dormais, je me suis enfermé dans mon terrier pour procéder à un certain nombre de démarches indispensables. Eve se figea. — Je vois. Il la regarda droit dans les yeux. — Ah ! Tu vois. Tu préférerais peut-être que ce ne soit pas le cas, mais c'est ainsi D'un compartiment sécurisé, il extirpa un disque. — J'ai ici les noms, les coordonnées, les dossiers financiers et médicaux, les évaluations professionnelles et toutes sortes d'autres documents sur l'agent, son supérieur, le directeur de la HSO et tous ceux qui avaient un lien quelconque avec la mission impliquant Richard Troy à Dallas. Tout est là. Un étau se resserra autour de la poitrine d'Eve, ses oreilles se mirent à bourdonner. — Cela ne changera rien au passé. — Bien sûr que non, murmura-t-il en retournant le disque entre ses doigts. Ils ont tous mené des carrières exemplaires. Ils sont encore en service, ou sont devenus consultants ; ils jouent au golf, mangent et dorment. Certains trompent leur épouse, d'autres vont à l'église tous les dimanches. Crois-tu qu'ils pensent un seul instant à l'enfant qu'ils ont sacrifiée, autrefois ? Crois-tu qu'ils se demandent si elle souffre ? Si elle se réveille la nuit en hurlant ? Eve avait le tournis, ses jambes se dérobaient sous elle. — Qu'est-ce que cela changerait? insista-t-elle. — Je pourrais leur raviver la mémoire, suggéra-t-il d'un ton neutre, plus effrayant que le sifflement d'un serpent. Je pourrais leur rappeler, personnellement, comment ils sont restés sans bouger et ont laissé une fillette sans défense se battre contre un monstre. Je pourrais leur rappeler qu'ils ont écouté et enregistré la scène, assis sur leurs culs de fonctionnaires, pendant qu'il la battait et la violait. Ils méritent d'e.tre punis, et tu le sais. — Oui, ils le méritent ! explosa-t-elle. C'est ce que tu veux entendre? Ils devraient brûler en enfer pour ce qu'ils ont fait. Mais ce n'est ni à toi ni à moi de les y expédier. Si tu mets ton projet à exécution, Connors, tu commettras un meurtre. Le sang que tu auras sur les mains n'effacera en rien ce qui m'est arrivé. Il demeura silencieux. Un long moment. — Je le supporterai. Il vit ses pupilles se dilater, et continua : — Mais pas toi. Donc... Il cassa le disque en deux et fourra les morceaux dans la fente de recyclage. Eve se contenta de le fixer sans bouger, le souffle court. — Tu... tu laisses tomber. Il regarda la fente où le disque avait disparu, conscient qu'il ne viendrait pas aussi aisément à bout de sa propre fureur. — Si j'agissais, ce serait pour moi, pas pour toi. Je n'en vois pas l'intérêt. Alors, oui, je laisse tomber. Elle vacilla, hocha la tête. — Bien. C'est bien. C'est pour le mieux. — Il semble que oui. Déverrouillage ! lança-t-il, déclenchant la remontée des stores. Je te consacrerai du temps un peu plus tard dans la matinée, mais pour l'instant, j'ai des problèmes à régler. Si tu veux bien fermer la porte en sortant. — Oui. Bien sûr... Elle posa la main sur la poignée, inspira à fond. — Tu crois que je ne sais pas combien il t'en coûte de prendre cette décision. Tu te trompes... Tu te trompes, Connors, répéta-t-elle d'une voix brisée. Je le sais. Je ne connais personne d'autre au monde qui soit prêt à tuer pour moi. Personne d'autre au monde qui y renoncerait, simplement parce que je le lui demande. Personne... sauf toi, conclut-elle. La première larme roula sur sa joue. — Ne pleure pas, je t'en prie. — Je n'avais jamais imaginé qu'on puisse un jour m'aimer telle que je suis. Comment l'aurais-je mérité? Pourtant, tu es là. Tu ne peux pas savoir quel cadeau tu viens de me faire. — Tu me surprendras toujours, Eve. Tu es la seule capable de me donner l'impression d'être un héros alors que je n'ai rien fait. — Au contraire. Tu as tout fait. Tout. Une fois de plus, Mira avait raison: l'amour, cette entité étrange et terrifiante, était bel et bien la réponse. — Quel que soit mon passé, quelle que soit la façon dont il me hante, sache que tu m'as aidée à trouver le chemin de la sérénité. Avec toi à mes côtés, je peux tout surmonter, Il s'approcha d'elle. — Eve... Si tu savais comme je t'aime ! Sa vision se brouilla, et elle se blottit dans ses bras. — Tu m'as manqué, souffla-t-elle. Tu m'as tellement manqué. Il pressa le front contre son épaule, huma son parfum, sentit la terre redevenir ferme sous ses pieds. — Je te demande pardon. — Non, non, non... protesta-t-elle en s'écartant pour prendre son visage entre ses mains. Je te vois. Je te connais. Je t'aime. Elle lut une émotion intense dans son regard, et posa les lèvres sur les siennes. — J'avais l'impression de vivre en décalage, avoua-t-il tout bas. Je ne pouvais pas te toucher. — Touche-moi maintenant. Il sourit, lui caressa les cheveux. — Ce n'est pas ce que je voulais dire. — Je sais, mais touche-moi. J'ai besoin de me sentir de nouveau proche de toi. J'ai envie de toi. — Au lit, alors, décida-t-il en la poussant vers l'ascenseur. Dans notre lit. Dans la cabine, elle se plaqua contre lui. — Tout doux, chuchota-t-il en laissant courir les mains sur ses hanches. Tu as des bleus partout. — Je ne les sens plus. — Tout de même. Tu as l'air si fragile. Comme elle fronçait les sourcils, il s'esclaffa. — Ce n'était pas une insulte. — Pour cette fois, je laisse passer. — Tu es si pâle, reprit-il tandis qu'ils pénétraient dans leur chambre. Tes cils sont encore perlés de larmes, et tu as les yeux cernés. Sais-tu combien je les aime, tes yeux dorés, mon Eve chérie ? — Ils sont bruns. — J'aime la façon dont ils m'observent. Il l'allongea sur le lit, lui embrassa les paupières. — Je ne supporte pas de te voir triste. Avec ses mots et ses mains, il l'amadouait, la séduisait. Comment un homme aussi énergique pouvait-il se montrer si patient ? Violent et froid, tendre et chaleureux. Il n'était que contradictions. — Connors... Elle s'arqua vers lui, se cramponna à son cou. — Quoi ? — Mon Connors... Elle aussi pouvait amadouer et séduire. Elle allait lui prouver que, quoi qu'il se soit passé, quoi que leur réserve l'avenir, ils étaient ensemble. Elle déboutonna sa chemise, effleura son épaule d'un baiser, — Tu es l'amour de ma vie. — Je souffre de te voir ainsi meurtrie, murmura-t-il en écartant les pans de son chemisier pour frôler des doigts ses hématomes. Et en même temps, je suis fier... J'ai épousé une guerrière. — Et moi, un guerrier. Ils s'enlacèrent dans la douceur matinale. Elle se pelotonna contre lui, consciente de l'importance de ce moment d'intimité. Son univers avait basculé. À présent qu'elle avait retrouvé sa stabilité, elle s'apercevait à quel point le tremblement de terre avait été violent. Ils étaient enfin réconciliés. Parce que Connors avait su lui donner ce dont elle avait besoin. Il avait dominé ou renié son ego pour elle. Cela avait exigé un effort de sa part. Son ego était... sain, décida-t-elle, tant elle lui était reconnaissante. Il avait renoncé, ravalé son désir de vengeance, parce qu'il tenait à elle et à leur couple davantage qu'à son ego. — Tu aurais pu me mentir. — Non, répliqua-t-il en contemplant le ciel qui s eclaircissait. Je serais incapable de te mentir. Elle se tourna face à lui, repoussa les cheveux de son visage, caressa sa joue râpeuse. — Si tu avais été lâche, tu m'aurais menti, tu serais allé au bout de tes intentions, tu aurais satisfait ton amour-propre et repris ton existence comme si de rien n'était. — Ce n'est pas une question d'amour-propre... — Laisse-moi terminer; ce que j'ai à dire comporte pas mal de commentaires élogieux à ton sujet. — Dans ce cas... Elle s'assit. — Je t'aime. — Je sais, murmura-t-il en esquissant un sourire. — Mais là n'est pas le propos, ajouta-t-elle en s'empa-rant de son chemisier. Ce que je voulais te dire, c'est que tu es un homme important, qui réussit. Parfois, tu t'en vantes, parfois non. Tout dépend de ton dessein. — Et alors ? — Et alors, on en revient à l'amour-propre. Je pense que les hommes et les femmes fonctionnent différemment. Mavis prétend que c'est une affaire de pénis. Elle est experte en la matière. — Je ne sais pas si cela me plaît de savoir que tu parles de mon pénis avec Mavis. — Je lui dis toujours que tu es monté comme un étalon. — Ah, bon ! Alors, ça me va. Il attrapa son pantalon. —- Ce que j'essaie de t'expliquer, c'est que tu es doté d'un ego puissant. Tu en avais besoin pour arriver où tu es. Tu as de l'assurance, tu crois assez en toi pour abandonner une bataille parce que c'est important pour moi. Tu ne partages pas mon point de vue. Tu m'as dit que tu accepterais les conséquences de tes actes. Je n'en doute pas. Tu aurais eu l'impression de faire justice. — Ils étaient tous complices. Ils sont coupables de t'avoir ignorée. D'autant plus, qu'ils étaient en position d'autorité. — Je ne discute pas cela. Tu t'es rendu compte que tu risquais de me détruire, de nous détruire, en intervenant. Tu as dominé ton ego pour moi. « Tu es suffisamment fort pour faire quelque chose qu'au fond de toi tu considères comme une lâcheté. Je te connais. Je sais combien tu étais tiraillé, combien il t'en a coûté de céder. C'est très courageux de ta part. — Je ne vois rien de courageux à te faire du mal. Et je te faisais du mal. — Tu as pensé à moi d'abord. C'est une preuve de courage et de force. Tu n'as pas contourné le problème en agissant dans mon dos. Tu ne voulais pas de mensonge entre nous. Tu sais prendre soin de ceux que tu aimes, et même de ceux que tu n'aimes pas. Tu es intelligent, capable autant de bonté que de dureté. Tu vois le tableau dans son ensemble, mais tu n'omets jamais les détails. Tu as du pouvoir, pourtant, tu ne cherches jamais à écraser les autres. Sais-tu ce que cela signifie ? — Aucune idée. — Que tu es l'exact opposé de Julian Bissel. — Ah ! Cette préface était donc un moyen d'en revenir à ton enquête. Voilà qui met en miettes mon amour-propre. — Un rouleau compresseur ne viendrait pas à bout de ton ego, riposta-t-elle. Justement, Bissel est fragile parce que, chez lui, tout n'est que du vent. Il n'est pas particulièrement malin, il n'a pas de talent. Ses œuvres d'art sont laides. Ses relations amoureuses ne durent pas : il se contente de conquêtes. C'est comme cela qu'il s'est laissé entraîner dans cette spirale. Au départ, il est tombé sur une femme qui a su mettre les griffes sur son sexe, donc son ego. — Donc ? — Donc, il n'aurait jamais dû être recruté. Son profil décrit un homme instable, immature, casse-cou. C'est pour ces raisons que Kade et Sparrow se sont intéressés à lui. Il n'a pas de liens. Il est séduisant, il a du charme, des relations dans le milieu de l'art... — Il n'a aucune conscience, ce qui me semble un atout dans le domaine des renseignements. — Oui, tant qu'ils parvenaient à le maîtriser. Mais Sparrow a eu les yeux plus gros que le ventre, et en a trop demandé à Bissel. Il s'est servi de lui pour abattre ses cibles, croyant qu'il détalerait ensuite, la queue entre les jambes, en s'apercevant qu'il avait été manipulé, comme Reva. S'il leur causait des soucis, il leur suffisait de le descendre, ou de filer des tuyaux au groupe Doomsday ou à d'autres afin qu'ils s'en chargent à leur place. — Tu as probablement raison, mais, selon moi, ni l'un ni l'autre n'avait compté avec toi. Sparrow aurait pu le prévoir : s'attaquer à Reva signifiait s'attaquer à moi, donc à toi. Apparemment, ils n'ont pas compris que tu irais jusqu'au bout, pour Reva, pour moi, et pour l'emblème tatoué sur ton cœur. — La situation dérape. Sparrow réagit de manière prévisible. Il profite de sa position au sein de l'organisation, joue du muscle, puis de la raison, enfin de la coopération, mais toujours avec la protection de la HSO. — Si Bissel ne l'avait pas envoyé à l'hôpital, il aurait tenté de te tuer. — Je pense que cela faisait effectivement partie de ses projets. Mais en dernier ressort. Il aurait dû réfléchir à la façon dont Bissel réagirait, une fois les mains dans le sang. Il n'était plus un vulgaire agent niveau deux. Il avait commis des meurtres et, crois-moi, il avait pris son pied. — Mais la sensation ne dure pas. — Non. Elle avisa, non sans surprise, les assiettes que Connors venait de poser sur la table du coin-salon. — On mange ? — Oui. Songeuse, elle plaqua la main sur son estomac. — C'est vrai que j'ai faim, concéda-t-elle en s'installant pour dévorer des œufs au bacon. Bref, une fois l'excitation retombée, Bissel se retrouve dehors, dans le froid. Ses supérieurs directs sont morts, ou à ses trousses. D a été trahi, exploité, dupé. Les flics mènent leur enquête de leur côté et, tôt ou tard, finiront par le coincer. Plus personne n'est là pour lui donner des instructions. Il tue encore deux fois, pour se protéger. Ces crimes sont inutiles, d'autant qu'ils permettent à la police d'en déduire qu'il est encore vivant. Qu'aurais-tu fait à sa place ? — À sa place ? Tout en réfléchissant, Connors étala une dose généreuse de confiture sur sa tartine. — Je me serais caché. J'aurais récupéré des fonds que j'avais soigneusement dissimulés auparavant, et je serais resté terré jusqu'à ce que je trouve le moyen, soit d'éliminer Sparrow, soit de le faire accuser de traîtrise. J'aurais patienté un an, deux, peut-être plus, puis je me serais débarrassé de lui, d'une manière ou d'une autre. — Mais il n'en fera rien. Il en est incapable. Son ego l'en empêche. Il éprouve le besoin de se venger. En même temps, il est paniqué, comme un petit garçon que papa et maman ont laissé seul à la maison. Il est à New York, parce qu'il s'y croit en sécurité. Et il prépare un nouveau coup. Elle le voyait presque. — Il va frapper encore plus fort. C'est l'escalade, la spirale infernale. Désormais, il se fiche de savoir qui va tomber, tout ce qui l'intéresse, c'est de prouver son invincibilité. — Tu penses qu'il va s'attaquer à Reva. — C'est vraisemblable. Elle n'a pas coopéré. Elle n'est pas recroquevillée dans une cellule, en train de pleurer son mari défunt et de clamer son innocence. Mais nous ne le laisserons pas faire. Elle prit la tartine que lui tendait Connors, mordit dedans. — Nous allons l'enfermer avant qu'il ne reprenne contact avec ses cibles. Il va tenter d'approcher Sparrow. La perspective de l'utiliser comme appât n'est pas pour me déplaire, mais on ne peut pas coincer Bissel à l'hôpital, au risque d'impliquer des civils. Nous devons le débusquer dans son antre. Où te réfugierais-tu ? À New York ? Connors était rassuré d'être là, avec elle, à partager un repas et à discuter de son enquête en toute quiétude. Il lui sourit, et elle lui rendit son sourire. — Tu veux que je raisonne selon ma personnalité, ou celle de Bissel ? — La tienne. — Un petit appartement dans un quartier sans histoire, où personne ne prête attention aux voisins. Mieux encore, un logement à la périphérie de la ville, facilement accessible par les transports en commun, afin de pouvoir aller et venir sans souci. — Pourquoi pas une maison ? — Trop de tracas, trop de paperasses. Outre le fait de gaspiller mon capital, cela m'obligerait à passer par des avocats. Non, je prendrais un contrat de location à court terme, un deux-pièces tout simple où je serais invisible. — Ce serait une preuve d'intelligence et de patience. — Donc, selon toi, il est au cœur de la ville, dans un lieu davantage adapté à ses goûts. — Exactement. Un espace suffisamment vaste pour pouvoir y travailler. Un endroit sécurisé, où il peut s'enfermer pour ruminer, planifier. — Je suppose qu'il est inutile de te rappeler qu'il existe d'innombrables endroits de ce genre à New York. — Tu dois le savoir, tu les possèdes pratiquement tous. Et je... Les mots moururent sur ses lèvres, et elle resta figée, la fourchette en l'air. — Seigneur ! Est-il à ce point stupide ? Ou rusé ? Elle avala le reste de ses œufs, vida sa tasse de café et se leva. — Rassemblons l'équipe. Je veux vérifier quelque chose. — Tu devrais mettre des chaussures, lui conseilla Connors. Tu me parais assez en forme pour botter des fesses, et ce serait vraiment dommage d'abîmer ce joli vernis rose. Elle baissa les yeux et grimaça. Elle avait complètement oublié ce stupide vernis. Ouvrant un tiroir, elle en sortit une paire de chaussettes qu'elle s'empressa d'enfiler. — Lieutenant ? Elle grogna en enfilant ses chaussures. — Je suis heureux que nous soyons de nouveau partenaires. Elle lui prit la main. — Viens ! On va botter des fesses ensemble. 22 Les techniciens étant plus nombreux que les civils, Eve décida de tenir la réunion dans le laboratoire. Elle ne comprenait rien à la nature de leur travail, ni à l'utilisation des outils méticuleusement rangés sur les comptoirs et autour des postes de travail. Elle était incapable de déchiffrer les tableaux multicolores, le jargon qui défilait sur les divers écrans, le bourdonnement incessant et les claquements de ce réseau de machines qui communiquaient toutes entre elles. En revanche, elle savait qu'elle avait devant elle le résultat d'interminables heures de travail et d'une dose impressionnante d'intelligence. — Vous allez tuer le virus. — Oui, confirma Connors. Il faiblit déjà, ajouta-t-il en jetant un coup d'œil sur l'un des écrans. C'est un bug très malin, qui réussit à paraître plus dangereux qu'il ne l'est en réalité. — Il présente néanmoins une menace. — Absolument. Malgré ses limitations, il pourrait détruire d'autres ordinateurs personnels. Nous sommes en train de remonter jusqu'à Sparrow et à son origine. — Tokimoto en est largement responsable, intervint Reva. — Je ne travaille pas seul, protesta Tokimoto. D'autre part, je n'en serais pas arrivé là sans les données qui m'ont été fournies. — C'est précisément là-dessus que Sparrow comptait. Il crée le virus, désigne Bissel comme agent double. Notre camp est convaincu que le programme est entre les mains du groupe Doomsday, ceux-ci pensent que c'est nous qui le possédons. Les deux parties, manipulées par Sparrow, craignent des conséquences dramatiques et paient des sommes considérables pour résoudre le problème. Bissel remet l'argent, ou du moins l'essentiel, à Sparrow, via Kade. — Un excellent stratagème, commenta Connors. Et qui aurait pu être efficace à court terme. Mais il aurait été plus sage d'inciter des entreprises de petite envergure à se disputer l'affaire plutôt que d'impliquer la HSO et ses semblables. — Le type est ambitieux, observa Eve. Et avide. — Mais étroit d'esprit, renchérit Connors, le regard rivé sur les codes qui défilaient. Il croyait pouvoir tout contrôler sans se mouiller, tout en tenant Bissel en laisse jusqu'à ce qu'il ne lui soit plus d'aucune utilité. — C'est un lâche, marmonna Eve en se rappelant comment il avait pleurniché sur son lit d'hôpital. Bissel subit un chantage et veut davantage. Kade aussi. Par ailleurs, la Securecomp est sur le point de mettre un terme à une entreprise profitable. — Il confie à Bissel une nouvelle mission censée arranger tout, dit Peabody en secouant la tête. C'est complexe, et Bissel n'est pas suffisamment intelligent pour se rendre compte qu'on lui tend un piège. Désolée, murmura-t-elle à l'adresse de Reva. — Ce n'est pas grave. — Non seulement il n'est paj» intelligent, mais, en plus, il est égocentrique, poursuivit Eve. Il vit son fantasme. Il a son permis de tuer. — Lieutenant ! s'exclama Peabody, le visage illuminé d'un sourire radieux. Vous vous êtes documentée sur James Bond. — Je suis scrupuleuse. Aujourd'hui, il est dans un sale pétrin. Il ne peut pas s'adresser à la HSO. Il ne peut pas changer de camp. Il a attendu trop longtemps pour s'enfuir. Ses comptes sont bloqués. Il a tué pour rester mort, mais il a été découvert. Il a essayé d'éliminer Sparrow, mais il l'a raté. Sparrow est mis en examen, et il ne reculera devant rien pour s'en sortir. Bissel a tout perdu, y compris la gloire qu'il récoltait grâce à son art. — Si on peut appeler ces horreurs des œuvres d'art, s'interposa Reva. Quoi ? ajouta-t-elle avec un sourire. Julian n'est pas le seul à savoir jouer la comédie. Je n'ai jamais aimé son travail... C'est un soulagement de pouvoir l'avouer. Je me sens de mieux en mieux. — Ne vous réjouissez pas trop vite, lui conseilla Eve. Il n'a pas dit son dernier mot, mais avant cela, il doit panser ses plaies, retrouver son assurance. Reva, vous avez déclaré que la sculpture était une authentique passion. — Oui. Je persiste et signe. Il a étudié pendant de longues années, il a persévéré. Il n'hésitait pas à suer sang et eau pendant des jours pour achever une pièce. Il ne dormait plus, ne mangeait plus. Ses œuvres ne me plaisaient pas, mais il y mettait tout son cœur, toute son âme. Son cœur et son âme pourris... Excusez-moi, je suis un peu amère... — C'est sain, affirma Tokimoto. Et humain. — Donc, son art compte plus que tout. En tant qu'agent, il est condamné, mais il n'en demeure pas moins un sculpteur. Il peut encore créer. C'est un besoin, chez lui. McNab, lancez une recherche sur les locataires du Flatiron. — Bien sûr ! murmura Connors en fixant Eve. Ian, je peux vous aider. C'est évident : il se sera installé le plus près possible de son atelier, un lieu où il a toujours régné en maître. S'il avait un autre appartement dans l'immeuble, il est possible que Chloé McCoy l'ait su. — Il a dû l'y emmener pour la sauter, et pour lui prouver son importance. Tu vois, j'ai une cachette. Personne n'est au courant, sauf toi. — Jusqu'au jour où la situation a dérapé, et où il a eu besoin de ladite cachette, acheva Peabody. Elle devait mourir, simplement parce qu'elle savait où il se terrait. — Lieutenant ! On a une touche, lança Connors en tapotant l'écran. LeBiss Consultants. LeBiss est l'anagramme de Bissel. Eve se pencha par-dessus son épaule. — Où est-ce ? Il enfonça une touche, et une image en 3D du Flatiron apparut. Elle pivota lentement, puis effectua un zoom sur un secteur. — Un étage en dessous de la galerie. De là, il doit pouvoir accéder à son atelier sans être vu. — J'imagine qu'il travaille la nuit, quand les bureaux sont fermés. Les flics sont passés par là, mais n'ont rien relevé qui se rapporte à l'enquête. Il est à jour de ses loyers. Il peut donc y rester sans trop de risque jusqu'à ce que la succession soit réglée. Reva les rejoignit devant la console. — Il adorait cet atelier. Je lui avais à plusieurs reprises proposé d'en construire un à la maison, mais il a toujours refusé. Peut-être parce qu'il voulait conserver une certaine liberté, mais surtout parce qu'il s'y sentait bien. Zut ! Je dois perdre la tête. Je n'ai pas pensé à vous le signaler dans ma liste de ses habitudes et lieux de prédilection. — Pourquoi l'auriez-vous fait? Je l'avais déjà noté. — Oui, mais c'était son nid, j'aurais dû y songer II prétendait avoir besoin de l'énergie de la ville, en même temps que de la sérénité et du calme de notre domicile. Chez nous, il rechargeait ses batteries, chez lui, il s'exprimait. — Nous devons y aller, annonça Eve. — Dallas, enchaîna Reva, s'il est sur une œuvre, il ne se contentera pas d'y consacrer ses nuits. Le facteur risque ne lui viendra même pas à l'esprit. Au contraire, ce pourrait être un stimulant. — Parfait. Excellent. Nous devons donc supposer qu'il y est, qu'il est arme et dangereux. Le bâtiment est rempli de civils. Il faut les évacuer. Feeney, qui avait continué de travailler sur l'ordinateur de McCoy pendant la réunion, leva enfin la tête. — Vous voulez vider une tour.de vingt-deux étages ? — Oui. Sans que Bissel le sache. Ce qui signifie que nous devons d'abord vérifier s'il s'y trouve. On ne va pas lancer une opération d'une telle envergure s'il est allé s'acheter un sandwich au coin de la rue. Nous devons donc commencer par nous assurer qu'il est bien dans les lieux. Feeney laissa échapper un sifflement. — Je viens de tomber sur une espèce de journal intime. Ses jeux sexuels avec un certain JB feraient rougir une compagne licenciée... Navré, grommela-t-il à l'intention de Reva. — Je m'en moque, répliqua-t-elle. Il m'a menti, trompée, dupée. Pourquoi le fait qu'il ait couché avec une pauvre sotte... Elle s'interrompit, prit une profonde inspiration. — Bon, d'accord, je me calme. Elle s'adressa à Tokimoto : — Permettez-moi de formuler ma pensée autrement. L'amour peut mourir. Le mien est mort et enterré. Je ne rêve que d'une chose : lui dire en face qu'il ne m'est plus rien. Que je le méprise. — Je m'arrangerai pour vous en donner l'occasion, promit Eve. Et maintenant, comment allons-nous le coincer ? — On pourrait recourir à l'alerte à la bombe, proposa Peabody. Mais c'est périlleux. Les gens paniquent, surtout quand on leur demande de rester calmes. Et même si son appartement est totalement insonorisé, il l'apprendrait. — Pas si l'on déclenche une évacuation étage par étage, rétorqua Eve en arpentant la pièce. L'alerte à la bombe, non. Un court-circuit ? Un incident qui irrite, sans effrayer. — Une possibilité de fuite... un produit chimique. Il faut rester vague, suggéra Connors. Le processus sera long, et la tour sera infestée de flics. — Je veux que l'on agisse le plus discrètement possible. Une petite équipe de la Brigade d'intervention spéciale en renfort. On fait sortir tout le monde en douceur, en moins d'une heure. Ensuite, on le cerne. Eve s'immobilisa soudain devant l'écran. — L'atelier comprend bien trois issues ? — Oui. Le couloir principal, l'ascenseur jusqu'au hall d'entrée et le monte-charge qui va jusqu'au toit. — Le Flatiron n'est pas équipé de rampes électriques, c'est un plus. — Et c'est nettement plus esthétique, constata Connors. — On bloque les ascenseurs. On déploie l'unité spéciale sur le toit. On déboule du corridor. Si on réussit à le pousser dans ses retranchements, il sera pris au piège. Il faut prévoir plusieurs tactiques, autour de l'atelier et de l'appartement. Au cas où il y serait. Reste à savoir comment le repérer sans qu'il nous repère. — Si tu te concentrais sur la stratégie avec tes équi-piers, pendant que je résous ces petits détails ? risqua Connors. Reva, combien de temps vous faut-il pour bloquer la sécurité et les moniteurs dans cette partie du bâtiment ? Sourcils froncés, Reva serra les poings sur ses hanches. — Je le saurai après avoir examiné les plans. — Vous les aurez dans un instant. J'aurai besoin de quelques données de la Securecomp. Tokimoto, ça vous ennuie de vous en charger ? — Pas du tout. Je crois deviner ce que vous avez en tête. — Parfait ! Laissons travailler les allumés de l'électronique, déclara Eve en se dirigeant vers la sortie. Les allumés civils, précisa-t-elle, comme McNab et Feeney ne bougeaient pas. Il lui fallut une heure pour échafauder un plan qui réduisait le plus possible les risques pour les civils et son équipe, et un peu plus pour lancer les démarches administratives et obtenir les mandats nécessaires à l'évacuation d'un immeuble entier. — Nous savons qu'il a un lance-missiles de courte portée. Nous ne savons pas quels autres joujoux il cache chez lui. Bombes, armes chimiques, grenades. Il n'hésitera pas à s'en servir pour se protéger ou hâter sa fuite. Ce type est d'autant plus dangereux qu'il ne sait plus ce qu'il fait. — Une fois la tour vidée, on pourrait envoyer du gaz dans les conduits d'aération pour l'endormir, suggéra McNab. — Il a peut-être un masque, des filtres. N'oubliez pas qu'il adore les gadgets d'agent secret. Une fois assurés de l'endroit où il se trouve, on cerne le secteur. On bloque toutes les issues, on défonce sa porte. On agit vite, on le maîtrise. — Il va paniquer, fit remarquer Feeney. Ses premières victimes étaient déjà neutralisées quand il les a tuées. Il a drogué McCoy, il a profité du fait que Powell était sous Zoner, Quand il a attaqué Sparrow, il a opéré à distance. Ici, il sera face à nous. Si on ne l'immobilise pas rapidement, il sera d'autant plus dangereux qu'il va avoir peur. — Très juste. C'est un amateur qui se prend pour un pro. Sa vie est fichue. Il est furieux, terrifié, il n'a nulle part où aller et plus rien à perdre. Les civils sont notre priorité parce qu'il n'aura aucun scrupule à les abattre, et qu'il est peut-être lourdement armé. D'autre part, je le veux vivant. C'est lui la clé dans l'affaire Sparrow. J'ai besoin de lui. — Les autres vont s'en mêler, prédit McNab. Eux aussi veulent sa peau. — Exactement. J'ai besoin de Bissel pour pouvoir coffrer Sparrow, coupable de conspiration d'homicide. Je veux gagner cette partie. Feeney, tu vas travailler avec les allumés - avec Ewing et Tokimoto, rectifia-t-elle. Connors a beau leur faire confiance, je tiens à ce que tu tiennes les rênes. Ewing est solide, elle fait face, mais il se pourrait qu'elle craque en cours de route. — Elle a tenu jusqu'ici, mais tu as raison, il vaut mieux prendre toutes les précautions, acquiesça Feeney en sortant son sachet d'amandes de sa poche. — La Brigade d'intervention spéciale vient en renfort, et uniquement en renfort. Il n'est pas question qu'ils jouent les cow-boys. Nous serons quatre à entrer, en deux équipes de deux. McNab et Peabody, n'oubliez pas que vous êtes flics avant tout. Mettez de côté vos sentiments personnels. Si vous craignez de flancher, dites-le-moi tout de suite. Peabody haussa un sourcil. — Il faut dire qu'avec cette chemise kaki, McNab a l'air de tout sauf d'un flic. À part ça, pas de problème. — Vous pouvez compter sur nous, renchérit McNab. Et cette chemise est assortie à mon caleçon. — Un détail que nous rêvions tous de connaître, railla Eve. A présent, si vous êtes d'accord pour penser à autre chose qu'aux sous-vêtements de McNab, allons-y ! — Vous avez dit qu'on serait quatre, lui rappela Peabody. — Connors sera des nôtres. McNab s'y connaît en électronique, mais pas en armement. Connors a de l'expérience. Et il sait forcer une porte. Pas d'objections ? — Aucune, fit McNab. J'ai vu sa collection d'armes, elle est impressionnante. — Parfait. Feeney, un instant, s'il te plaît. Quand ils furent seuls, il lui offrit des amandes. Elle refusa d'un signe de tête. — Les... documents dont nous avons parlé, les dossiers personnels que j'ai eus entre les mains. Je voulais que tu saches que le problème est résolu : aucune action ne sera entreprise. — Très bien. — Je t'ai mis dans une position délicate en te parlant de ces documents et en te confiant mes inquiétudes. Je n'aurais pas dû. Il referma le sachet, le fourra dans sa poche. — Nous sommes amis, Eve. — Merci. Cette histoire me perturbait beaucoup. — Tout va bien, maintenant ? — Oui. — Alors, on fonce ! — J'ai une dernière chose à faire, et j'arrive. Dès qu'il fut sorti, elle se dirigea vers son bureau et brancha son communicateur. — Nadine Furst. — Dallas. Je vais pouvoir me libérer quelques heures. Au moins trois. Comme nous n'avons pas pu déjeuner ensemble, on pourrait se rencontrer aujourd'hui. Juste vous et moi. — Avec plaisir ! Où et à quelle heure ? — Disons... Cinquième Avenue, entre la 22e et la 23e Rue, vers quatorze heures ? C'est moi qui régale. — Formidable ! J'ai hâte de vous voir. Eve raccrocha, sachant que Nadine avait compris le message. Elle allait lui accorder un entretien exclusif. Le scoop allait provoquer un raz-de-marée au sein de la HSO. Elle retrouva les autres dans le labo, où Connors faisait une démonstration pour Feeney. Elle fronça les sourcils devant les couleurs qui se déplaçaient sur l'écran. — Ce n'est pas un nouveau jeu vidéo, je suppose. — C'est un détecteur configuré pour réagir à la chaleur corporelle. Ce que tu vois là, c'est Summerset qui s'affaire dans la cuisine, au rez-de-chaussée. Il suffit d'intégrer les données du lieu que l'on veut balayer et la nature de l'objet à suivre. Les rayons ont la capacité de traverser les murs, les portes, le verre, et même le métal. La charpente du Flatiron est en acier. Bien sûr, il peut y avoir des interférences, surtout à distance. Mais une fois que la cible est repérée, le tour est joué. — Qu'est-ce que c'est ? s'enquit-elle en pointant le doigt sur une tache rouge orangé. C'est... — Le chat, répondit Connors avec un sourire. À mon avis, il espère une friandise. Tokimoto, vous avez du son? — Presque. — En créant une interface avec le détecteur audio et en combinant certains filtres, expliqua Connors, on devrait pouvoir entendre tout ce qui se passe. — Deux étages plus bas ? Sans utiliser un satellite ? — On en utilise un. Avec le matériel que j'ai ici, on devrait être capable de compter les poils de moustache de Galahad. Mais avec ce communicateur portable, il faudra se contenter d'une image dégagée par la chaleur corporelle. Ce devrait être suffisant. — Ça ira, oui. Elle eut une petite moue tandis que les haut-parleurs émettaient un sifflement, puis le miaulement persuasif de Galahad. — C'est génial, soupira McNab. — Et les systèmes de sécurité ? s'enquit Eve. — Je les neutraliserai à distance. En moins d'une demi-heure, on devrait pouvoir le repérer et le cerner. — On l'enferme d'abord, on évacue ensuite. Faites dégager un espace à l'étage en dessous pour le Q.G. Soyez rapides et discrets. Feeney ? — Compris. — Peabody, distribuez les gilets pare-balles. Connors, suis-moi. — Avec plaisir. Elle attendit d'être dans son bureau pour lui adresser la parole. Elle vérifia son arme, puis ouvrit un tiroir et en sortit un pistolet paralysant. — Tu vas en avoir besoin. Je veux que tu m'accompagnes. Il réprima un sourire. Il possédait des outils nettement plus puissants, mais c'était la pensée qui comptait. — Tu n'attends pas que je te propose mes services ? — Non. Tu as mérité de participer à l'opération. Tu franchiras le seuil de l'appartement avec moi. Une fois à l'intérieur, je veux que tu concentres toute ton attention sur son armement. Lui, tu me le laisses. — Bien reçu, lieutenant. — Autre chose. J'ai donné le feu vert à Nadine. Quand tout ceci sera terminé, si tu veux raconter aux médias que Bissel et Sparrow ont exploité une de tes employées dans le but de voler des données à la Securecomp et de saboter un code rouge, je ne m'en offusquerai pas. — Tu les lâches aux chiens, murmura-t-il en lui effleurant le ipienton d'une caresse. Mmm... lieutenant, tu m'excites. — À mon avis, ils auront de quoi se régaler pour un bon moment. Il glissa le pistolet dans sa poche, encadra le visage d'Eve des deux mains et déposa un baiser sur son front. — Au boulot ! L'opération était d'autant plus délicate que le commandant Whitney et le chef Tibble tenaient à y assister en tant qu'observateurs. Eve fit de son mieux pour les ignorer. — Le protocole et la courtoisie exigent que la HSO soit informée de notre intention de localiser Julian Bissel, fit remarquer Tibble. — Le protocole et la courtoisie ne sont pas ma principale préoccupation, monsieur, répliqua Eve. Ce qui m'importe, c'est d'arrêter un individu soupçonné d'avoir commis plusieurs meurtres. Il est possible que d'autres membres de la HSO aient été impliqués ou soient au courant de ces homicides. Prévenir l'organisation maintenant pourrait compromettre nos plans si Bissel a encore des contacts avec eux. — Vous ne le croyez pas un seul instant, mais le raisonnement tient la route, répliqua Tibble. C'est logique, et vous pouvez être assurée que je soutiendrai cette hypothèse le cas échéant. Si vous ratez votre coup, vous risquez d'en subir les conséquences. — Nous allons le coincer. Elle pivota vers les moniteurs. Ils étaient dans une suite de bureaux à l'étage en dessous du cabinet LeBiss Consultants. Les occupants avaient tous été évacués, et elle n'attendait plus qu'une confirmation de la part de Connors pour passer à l'étape suivante. — Us voudront le récupérer, lieutenant. Remettre Bissel et Sparrow entre les mains des fédéraux. — Cela ne me gêne pas, du moment qu'ils sont inculpés. — Ils voudront éviter la publicité. — Vous m'ordonnez de passer l'affaire sous silence ? — Certainement pas, lieutenant. Mais je me permets de vous signaler que des déclarations publiques concernant certains aspects de ce dossier seraient peu sages, politiquement parlant. — Je m'en souviendrai. Elle se tourna vers Connors, qui venait de surgir. — Mission accomplie, annonça-t-il. Ton homme est isolé. L'ascenseur de l'atelier est immobilisé. — Parfait. Elle s'empara de son communicateur. — Ici, Dallas. Bloquez l'escalier, prenez vos postes. Commencez l'évacuation. Elle désigna l'écran. — Trouve-le. — Je souhaite me charger de la localisation, intervint Reva. — C'est le rôle de Feeney. Feeney gratifia Reva d'une tape amicale sur l'épaule et résista à son envie de lancer le programme lui-même. — A vous de jouer. Elle entra les données du cabinet LeBiss, configura le scanner, entreprit un premier balayage. — Rien, murmura-t-elle. Elle modifia les informations pour explorer l'atelier. Quand la tache rouge orangé apparut, elle se figea. — Cible détectée. Il est seul. — Que représente ceci ? demanda Eve en indiquant une ligne bleue. — C'est une flamme. Une source de chaleur intense. Il travaille. — Il est armé, intervint Connors. Regardez, là, cet espace... l'angle, la position du corps. — O.K. Prépare-toi, ordonna Eve en s'emparant de son gilet pare-balles. — Je monte le son. Il écoute du. rock, constata Reva. Il est excité. Il y a du métal partout : les outils, les œuvres en cours. Je vais avoir du mal à trouver les armes. — On part du principe qu'il en a. Surveillez-le, décréta Eve en fixant son casque. Je veux savoir où il est et ce qu'il fait, à tout moment. Prévenez-moi dès que l'immeuble sera vide. Prenons nos positions. — Unité six, ici, la base, dit Feeney dans son commu-nicateur. Les gentils approchent de votre secteur. Je répète : les gentils approchent. — Ils vont nous guider, fit Eve tandis qu'ils se dirigeaient vers l'escalier. Armes en mode paralysant. Dallas à la porte, prévint-elle dans son micro. Deux hommes de la Brigade spéciale d'intervention étaient postés juste derrière. — Tout est calme. — On le neutralise. Je ne veux pas de blessés. McNab et Peabody, à l'entrée de la galerie. Connors vous ouvrira de l'intérieur par télécommande, sur mon ordre. Nous entrons par l'atelier. A mon signal. Elle émergea dans le couloir, signala à McNab et à Peabody de se placer à l'autre extrémité. — Seigneur, je déteste ces gilets ! Je me sens complètement engoncée. — A une autre époque, lieutenant, tu aurais été mon chevalier en armure. Et crois-moi, tu aurais souffert encore plus. — On aurait probablement pu l'attraper sans évacuer l'immeuble. Il aurait suffi de le filer, de patienter. Il faut bien qu'il dorme de temps en temps. Mais... — Ton instinct te dictait de protéger les civils, et d'agir sans attendre. Elle ôta son casque, invita Connors à en faire autant. — Si tu veux, il est à toi. Je reste en arrière. Il lui caressa brièvement la joue. — Tu as le béguin pour moi, pas vrai ? — Je l'avoue. — C'est réciproque. Non, ne reste pas en arrière. Elle remit son casque. Enfin, on lui confirma l'évacuation totale du bâtiment. — Peabody, la porte. Connors, ouvre-leur la galerie. Il appuya sur une touche de sa télécommande. — C'est fait. — Entrez. Tenez-vous prêts. Elle prit position près de la porte de l'atelier, fit signe à Connors. — Go! Ils firent irruption dans la pièce. Un instant plus tard, Peabody et McNab déboulèrent de la galerie. Bissel se tenait devant une de ses sculptures. Il portait un casque, des lunettes et une combinaison de protection. Il était armé de deux revolvers dans leurs étuis, et tenait un chalumeau à la main. — Police ! Les mains en l'air ! — Ça ne changera rien. Rien du tout. Il agita la flamme en direction de Peabody et de McNab, eut un mouvement de recul sous l'impact du pistolet paralysant. — J'ai piégé les lieux ! hurla-t-il. Vous m'entendez ? J'ai une bombe. Si vous vous approchez de moi, je la déclenche ! Je ferai sauter la moitié de cet immeuble, et tous les gens qui s'y trouvent. Posez vos armes et écoutez-moi. — Je suis tout ouïe, Julian. Où est la bombe? — Posez vos armes. — Non, Julian. Du coin de l'œil, elle vit Connors changer de position, puis s'accroupir pour récupérer le chalumeau et l'éteindre. — Vous voulez que je vous écoute, je vous écoute. Où est la bombe ? Peut-être que c'est du bluff. Si vous voulez que je vous écoute, vous devez me dire où elle est. — Là. Il plaqua la main sur la colonne de métaux enchevêtrés. Son visage ruisselait de sueur. Le travail, songea Eve. L'excitation. Et la peur. — Dans cette œuvre, il y a de quoi faire exploser cet immeuble et des centaines de personnes. — Vous sauteriez avec elles. — Écoutez-moi ! gronda-t-il. Il repoussa son casque, et elle put enfin voir ses yeux. Il flottait sur un nuage de Zeus. Entre cela et la combinaison de protection, il faudrait tirer à plusieurs reprises avant de le neutraliser. — Je vous ai dit que je vous écoutais. Qu'avez-vous à dire? — Je n'irai pas en prison. Je ne me laisserai pas enfermer dans une cage. C'est Quinn Sparrow qui a tout manigancé, qui m'a tendu un piège. Je n'irai pas en prison. Je suis un agent de la HSO en mission. Je n'ai pas à répondre à la police de New York. — Nous pouvons en discuter, fit Eve d'un ton neutre, l'air intéressé. Parlez-moi de votre mission. — Pas question de discuter. Vous allez m'écouter. Je veux un hélico et un pilote. Sur le toit. Et dix millions de dollars en petites coupures. Une fois en sécurité, je vous enverrai le code de désactivation. Sinon... Il agita la main gauche, lui montra le dispositif de lancement attaché à sa paume. — J'appuie sur le bouton. Je suis un agent de la HSO ! hurla-t-il. Vous croyez que je me déroberai ? — Je suis certaine que non, agent Bissel. Mais je suis obligée de vérifier que l'explosif existe bel et bien. Si je ne peux pas confirmer la menace, mes supérieurs refuseront d'accéder à votre requête. Je dois pouvoir m'en assurer afin que vous gardiez le contrôle. — Tout est là. J'enfonce une seule touche, et... — Vous connaissez les procédures et le protocole. Nous sommes des professionnels. Je dois répondre à mes supérieurs. Commençons par confirmer. Ensuite, nous pourrons négocier. — La bombe est à l'intérieur, espèce d'idiote. Je l'ai dissimulée dans le cœur. Si vous ne vous étiez pas mêlée de cette affaire, je l'aurais balancée au siège de la HSO, qui m'a exploité. — Nous allons passer votre sculpture au scanner. Évitons les risques inutiles. Sparrow est sous les verrous. Il me suffit. C'est lui qui vous a mis dans ce pétrin. — Allez-y ! Effectuez votre balayage. Vous verrez. Je veux un hélicoptère. Je veux que vous vous retiriez. Je veux que l'on me transporte dans le lieu de mon choix. Connors leva les mains. — Je vais configurer mon appareil, annonça-t-il. Je possède une partie de ce bâtiment, je ne tiens pas à ce qu'il soit endommagé. Bissel porta son regard d'Eve à Connors. Il s'humecta les lèvres. — Au moindre geste déplacé, je fais tout sauter. Connors brandit le scanner. — Agent Bissel, vous avez pris du Zeus, enchaîna Eve pour attirer de nouveau son attention sur elle. C'est mauvais pour vous. Cela peut vous empêcher de réfléchir en toute lucidité. — Vous croyez que je ne sais pas ce que je fais ? glapit-il, la sueur dégoulinant sur son visage. Vous croyez que je n'aurai pas le cran ? — Non. Vous ne seriez pas qui vous êtes si vous manquiez de cran. Si Sparrow ne vous avait pas roulé, vous seriez en train de lézarder au soleil. — Le salopard. — Il vous prenait pour son chien, il pensait pouvoir vous tenir en laisse. Elle ne regarda pas Connors, mais sentit qu'il était à ses côtés. — Vous lui avez prouvé le contraire. Selon moi, tout ce que vous vouliez, c'était vous enfuir une fois votre mission accomplie. Empocher votre dû et partir. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. Je parie que Chloé McCoy vous aurait suivi. Vous n'étiez pas forcé de la tuer. — C'était une imbécile ! Un bon coup, mais exaspérante hors du lit. J'ai utilisé son ordinateur pour stocker des informations, formuler des plans. Et qu'est-ce que j'ai vu grâce au mouchard que j'avais caché dans sa chambre ? Elle essayait d'accéder à mes dossiers, de décoder mon mot de passe. Elle devait me soupçonner de la tromper. C'était une petite garce, stupide et jalouse. — Et le médaillon que vous lui avez offert ? Il parut interloqué, puis une lueur brilla dans ses yeux. — Un passe-partout, un repaire. Vous croyez que je ne sais pas me couvrir? Des cachettes, j'en avais partout, pour l'argent, les armes, tout ce dont je pouvais avoir besoin. Je ne pouvais pas mettre tous mes œufs dans le même panier. — McCoy connaissait cet endroit. Elle était au courant, elle savait que son ordinateur contenait des données hautement confidentielles, et elle avait un de vos passe-partout. J'avais tort : vous n'aviez d'autre solution que de l'éliminer. — Exactement. J'avais tout prévu. J'avais même réussi à lui faire rédiger un mot. Juste une ligne, mon bébé, pour dire ce que tu as ressenti en apprenant que j'étais mort. Elle a été assez bête pour l'écrire. — C'était un bon plan. Powell aussi. Vous avez joué de malchance. — Présence d'explosifs confirmée, déclara Connors d'une voix calme. Ma foi, Bissel, vous n'avez pas lésiné sur la puissance de l'engin. Si vous le déclenchez, vous réduirez le Flatiron en miettes. — Je vous l'avais dit, non? Faites venir l'hélico. Maintenant ! — Si vous le déclenchez, insista Connors. Mais vous ne le ferez pas, car je viens de neutraliser la minuterie. Lieutenant, la voie est libre. — Merci. Elle visa les jambes de Bissel. Il chancela, poussa un rugissement, serra le poing pour tenter d'activer la bombe. Elle lui tira dessus une seconde fois, alors qu'il dégainait ses pistolets. Tel un boulet de canon, Peabody se rua sur lui. Le choc fut tel qu'il en lâcha ses armes et s'effondra sur le sol. Il voulut se défendre, mais elle le maintint solidement. McNab bondit vers eux, plongea sur Bissel, lui immobilisa la tête d'une clé, et lui assena trois coups de poing en pleine figure. Le sang coulant à flots de son nez, Peabody s'empara de ses menottes. À eux deux, ils parvinrent à le maîtriser. — Les chevilles aussi, suggéra Eve en leur tendant sa propre paire de menottes. Il est complètement défoncé. Ici, Dallas, annonça-t-elle dans son micro. Le suspect est neutralisé. Envoyez-moi les démineurs. Quand Peabody, haletante, s'assit lourdement sur le dos de Bissel, qui continuait de se débattre, McNab lui offrit un mouchoir imprimé de pois. — Tiens, mon bébé. Tu saignes du nez. Euh, je veux dire, bébé inspecteur, rectifia-t-il en jetant un coup d'œil à Eve. — Ça va, Peabody ? — Oui, lieutenant. Rien de cassé. On l'a eu ! — Oui, on l'a eu. Organisez le transfert du prisonnier au Central. Bon travail, bébé inspecteur. Vous aussi, McNab. — Tu t'es retenue, dit Connors tandis qu'Eve s'écartait pour laisser la place à l'équipe de déminage. Afin que McNab se défoule sur Bissel pour Peabody. — Peabody s'en serait parfaitement tirée toute seule, mais il méritait de participer. Il a une sacrée droite, pour un type aussi mince. Elle consulta sa montre. Elle serait pile à l'heure à son rendez-vous avec Nadine. Au diable le politiquement sage. — J'ai du pain sur la planche, reprit-elle. Je vais devoir m'occuper de la paperasse, interroger Bissel. Cela risque de prendre du temps. Tu pourrais peut-être faire un compte rendu à Reva et à Tokimoto. Leur faire savoir que leur aide et leur coopération ont été très appréciées. Tu diras à Reva que je lui arrangerai un tête-à-tête de cinq minutes avec Bissel. Par ailleurs, tu pourras féliciter Caro pour la façon dont elle a élevé sa fille. — Tu pourrais le lui dire toi-même. — Oui, sans doute... En attendant, enchaîna-t-elle en l'invitant d'un geste à la suivre dans la galerie, tu as consacré beaucoup de temps et d'énergie à cette affaire. Merci. — De rien. — Je suppose que tu vas être assez débordé. — Pendant quelques jours, oui. D'ici une semaine, environ, tout devrait rentrer dans l'ordre. Je vais devoir m'absenter. — Je comprends. Donc, d'ici une semaine, tout devrait rentrer dans l'ordre, répéta-t-elle. — Plus ou moins, pourquoi ? — Parce que, dès que ce sera possible, j'ai l'intention de t'emmener passer un long week-end au soleil. Afin que tu te détendes un peu. Il haussa les sourcils. — Vraiment ? — Vraiment. Tu as besoin de repos. Disons... vendredi en huit? Où as-tu envie d'aller? — Où j'ai envie d'aller ? Et tu fais ça parce que j'ai besoin de repos ? Elle lança un coup d'œil en direction de l'atelier, histoire de s'assurer que personne ne leur prêtait attention. Puis elle prit son visage entre ses mains. — En effet. De mon côté, j'aimerais profiter quelques jours de mon esclave sexuel. Alors ? Destination ? — Notre île, suggéra-t-il avant de se pencher vers elle pour l'embrasser. Je m'en occupe. — Non, non, c'est moi. J'en suis capable ! insista-t-elle comme il tressaillait. Je t'assure. Franchement, si j'arrive à coordonner une opération de police d'envergure, je devrais savoir organiser un petit voyage de rien du tout. Fais-moi un peu confiance. — Quand il s'agit de toi, j'ai plus qu'un peu confiance. — À plus tard, alors ! Elle se dirigea vers la sortie, revint sur ses pas, le gratifia d'un baiser. — A plus tard, mon bébé civil. Elle l'entendit rire derrière elle tandis qu'elle gagnait l'ascenseur. Enfin seule, elle tapota du doigt - celui de son alliance - l'endroit où se trouvait le tatouage en forme d'insigne. Table des matières Prologue