1 La mort n’avait pas encore terni la beauté de la victime. Ses cheveux blonds comme les blés s’étalaient sur le trottoir crasseux tels des rayons de soleil. Écarquillés et figés dans une expression de détresse, ses yeux d’un pourpre profond rehaussaient la pâleur de ses joues trempées par la pluie. Ils semblaient faire écho à la couleur raffinée de son tailleur élégant. Boutonnée avec soin, la veste contrastait avec la jupe remontée en plis disgracieux qui révélaient des cuisses fines et joliment galbées. Des bagues en or et des brillants scintillaient à ses doigts. Une broche délicate ornait le revers de sa veste. Un sac en cuir à fermoir en or se trouvait à portée de sa main ouverte. Sa gorge était horriblement tranchée en part. Le lieutenant Eve Dallas s’agenouilla auprès de la femme et l’examina avec attention. Endurcie par dix années au sein de la police new-yorkaise, elle portait sur ce genre de spectacle macabre un regard froid et clinique. Elle avait l’habitude de ces scènes nocturnes, sous la pluie, dans des ruelles jonchées d’ordures... Pourtant, la mort venait souvent hanter ses rêves et, dans un recoin secret de son cœur, Eve ne pouvait s’empêcher de pleurer tout ce sang versé. Les enquêteurs avaient déjà procédé aux relevés d’usage. Des écrans jaunes et noirs interdisaient l’accès aux curieux. Bien que peu fréquentée, la rue avait été bloquée et la circulation aérienne, très réduite à cette heure de la nuit, n’était pas gênante. Le martèlement incessant de basses assourdies s’échappant de la boîte de strip-tease située de l’autre côté de la rue résonnait dans la nuit, ponctué des cris et des chants enfiévrés des clients. A travers les écrans de protection, les néons multicolores de l’enseigne rotative jetaient des reflets criards sur le corps de la victime. Eve aurait pu ordonner la fermeture de l’établissement pour le restant de la nuit, mais cela lui parut une tracasserie inutile. En 2058, malgré la prohibition des armes et les traitements génétiques antiviolence, le meurtre demeurait une réalité banale qui, pour les clients d’en face, ne justifierait sûrement pas que l’on gâche leur soirée. Deux médecins légistes attendaient à quelques pas du corps, discutant avec animation des derniers résultats de base-ball. Pas même un regard pour la victime, songea Eve, tandis que la pluie battante lavait le sang qui maculait le trottoir. Mais pouvait-elle leur reprocher leur indifférence ? A leurs yeux, cette femme n’était après tout qu’une inconnue. Certes, Eve n’entretenait qu’une relation professionnelle avec le procureur Cicely Towers, mais elle l’avait suffisamment côtoyée pour s’être forgé une solide opinion sur ce magistrat de choc. Une battante qui défendait la justice avec dévouement et acharnement. Était-ce cette inlassable quête qui l’avait conduite dans ce quartier misérable et sordide ? S’arrachant à ses pensées moroses, Eve ouvrit le sac à main et en sortit un élégant portefeuille. « Cicely Towers, murmura-t-elle dans son enregistreur. Quarante-cinq ans. Sexe féminin. Divorcée. Domicile : 2132 Quatre-vingt-troisième Rue Est, appartement 61 B. Pas de vol apparent, la victime porte toujours ses bijoux. Son porte-feuille contient environ? vingt dollars en billets, quelques pièces de monnaie et six cartes bancaires. Aucun signe apparent de lutte ou d’agression sexuelle. » Son regard glissa à nouveau vers la femme étendue sur le trottoir. Pourquoi diable était-elle venue jusqu’ici ? Si loin de la City et du quartier chic où elle vivait. Eve se releva et, d’un air absent, essuya les genoux trempés de son jean. — Homicide, annonça-t-elle laconiquement. Vous pouvez l’emmener. Les médias n’avaient pas tardé à renifler l’odeur du sang et Eve ne fut guère surprise qu’à trois heures du matin une meute de journalises se massât déjà au pied du luxueux gratte-ciel où habitait Cecily Towers. La pluie battante ne les avait pas découragés. Dès qu’elle descendit de voiture, les caméras se braquèrent sur elle et les questions fusèrent de tous côtés. Eve parvint à les ignorer. Son succès dans une délicate enquête quelques mois plus tôt l’avait catapultée sur le devant de la scène. Une sulfureuse affaire de meurtre entachée de scandale politique… Mais c’était surtout à sa relation avec Connors qu’elle devait sa soudaine célébrité. La mort violente perdait vite son intérêt auprès de l’opinion publique. Connors, non. — Lieutenant, avez-vous un suspect ? Quel est le mobile ? Confirmez-vous que le procureur Towers a été décapitée ? Eve ralentit son pas et balaya d’un regard glacial la cohorte de journalistes à l’affût. — Une enquête a été ouverte sur le décès du procureur Towers. Aucune déclaration pour l’instant. — Êtes-vous chargée de l’affaire ? — C’est exact, confirma-t-elle en entrant à grandes enjambées dans l’immeuble gardé par deux policiers en uniforme. Le hall évoquait une vaste serre : de grands massifs grimpants retombaient en cascades, répandant les effluves odoriférants de leurs fleurs multicolores. Cette luxuriance rappela à Eve les trois jours paradisiaques passés sur une petite île des Antilles avec Connors après l’épuisante affaire DeBlass. Elle se dirigea vers la rangée d’ascenseurs. — L’appartement du procureur est-il placé sous haute surveillance ? demanda-t-elle à l’un des policiers en faction. — Oui, lieutenant. Personne n’est entré ou sorti depuis votre appel à deux heures dix. — Il me faut les disquettes du système de surveillance. Dernières vingt-quatre heures pour commencer. Et chargez six hommes des interrogatoires du voisinage dès sept heures demain matin, sergent Biggs, ordonna-t-elle après un bref coup d’œil au badge épinglé sur son uniforme. Elle s’engouffra dans l’ascenseur. — Soixante et unième étage. Les portes transparentes se refermèrent en silence. Eve sortit dans un couloir étroit aux murs d’un blanc cassé décorés à intervalles réguliers de grands miroirs qui créaient une illusion d’espace. Pourtant, l’espace ne manquait pas dans ces immeubles de standing : l’étage ne comptait que trois appartements. Elle poussa son passe électronique dans la serrure codée du numéro 61B. La porte s’ouvrit sur un vestibule silencieux. Cicely Towers appréciait le luxe, nota Eve en foulant l’épaisse moquette jusqu’au seuil d’un salon spacieux. De sa mallette, elle sortit une mini caméra vidéo qu’elle fixa sur sa veste en cuir. Aux murs rose saumon, elle reconnut deux toiles d’un peintre du début du XXIe siècle dominant un immense canapé d’angle couleur vert d’eau. La pièce respirait à la fois la simplicité et le raffinement. Combien peut gagner un procureur par an ? se demanda-t-elle, admirant les magnifiques tapis qui recouvraient un parquet de chêne cérusé rutilant. Tout était rangé avec méticulosité. Une constante chez le procureur Towers, se rappela Eve. Méticuleuse dans son travail, dans ses tenues vestimentaires? et apparemment jusque dans son souci de préserver sa vie privée. Sur une table basse trônaient plusieurs hologrammes encadrés : des portraits à différents âges d’un garçon et d’une fille, beaux et souriants. C’est drôle, se dit Eve. Au fil des années, elle avait collaboré avec Cicely Towers sur de nombreuses affaires et pourtant elle ignorait qu’elle avait des enfants. Elle s’approcha d’un petit ordinateur posé sur un élégant bureau dans un coin retiré de la pièce. A nouveau, elle utilisa son passe électronique et aussitôt l’écran s’alluma. — Liste des rendez-vous de Cicely Towers en date du 2 mai. Les données s’affichèrent sous ses yeux : une heure de sport dans un club de santé privé suivi d’une journée de travail au tribunal. Rendez-vous à dix-huit heures avec un célèbre avocat de la défense. Puis dîner en ville. Eve leva un sourcil étonné. Avec George Hammett. Connors avait déjà traité avec Hammett. Elle- même l’avait rencontré à deux reprises. C’était un homme d’affaires avisé qui avait réussi dans les transports. Ainsi il était le dernier rendez- vous de Cicely Towers… — Copie, commanda-t-elle à l’ordinateur. Après avoir rangé la disquette dans son sac, elle alluma le vidéocom et demanda la liste de tous les appels des dernières quarante-huit heures. Puis elle entama une fouille minutieuse de l’appartement. A cinq heures, ses yeux tenaient à peine ouverts et une migraine lancinante commençait à lui tarauder les tempes. «Selon les informations connues, prononça-t-elle d’une voix morne dans son enregistreur, la victime vivait seule. Rien ne permet d’affirmer qu’elle ait quitté son domicile autrement que de son plein gré et aucune communication sur le vidéeocom n’explique pourquoi la victime s’est rendue sur le lieu du meurtre. Je quitte le domicile de la victime pour me rendre à ses bureaux. Lieutenant Dallas, Eve. Cinq heures huit. » Il était dix heures passées quand Eve arriva au Central. Par égard pour son estomac vide davantage que par appétit, elle fit un détour par la cantine et acheta une brioche au soja accompagnée d’un café insipide. A sa grande surprise, elle avait tout englouti avant même d’arriver à son bureau. A peine était-elle assise qui son vidéocom bourdonna. Elle poussa un soupir agacé. — Lieutenant Dallas ? Le visage de son supérieur apparut à l’écran. Le commandant Whitney paraissait sombre et préoccupé. — Oui, commandant ? — Je vous attends dans mon bureau. Avant qu’elle ait eu le temps de répondre, la communication était déjà coupée. Et zut ! Avec lassitude, Eve se frotta le visage à deux mains et passa ses doigts dans ses mèches courtes ébouriffées. Elle ne pourrait même pas écouter ses messages ou prévenir Connors. Et adieu la petite minute de dix minutes qu’elle rêvait de s’octroyer... Elle prit le temps d’ôter sa veste et de masser ses épaules endolories, avant de rassembler les maigres informations qu’elle avait recueillies et de se rendre au bureau du commandant. Avec de la chance, elle pouvait espérer se faire offrir une deuxième tasse de café. Eve comprit très vite que cet espoir était vain. Le commandant Whitney n’était pas assis derrière son bureau comme à son habitude. Immobile devant l’unique baie vitrée de la pièce, il paraissait contempler l’impressionnant panorama de New York, cette ville où il traquait le crime depuis plus de trente ans. Il avait les mains jointes derrière le dos, mais la blancheur de ses articulations trahissait une tension nerveuse inhabituelle chez lui. Sans un mot, Eve examina un instant la large carrure et les cheveux crépus et grisonnant de cet homme qui, quelques mois plutôt, avait refusé le poste suprême de chef de la police et le la sécurité pour continuer d’assumer ses fonctions au Central. — Commandant ? — En principe, c’était au tour de Deblinsky, commença-t-il sans se retourner. Mais j’ai préféré vous charger de cette enquête. — Merci de votre confiance, commandant, répondit Eve, intriguée. — Vous la méritez. J’ai bousculé la procédure pour des raisons personnelles. Il me fallait le meilleur élément du Central, quelqu’un qui soit prêt à donner tout ce qu’il a et même plus. — La plupart d’entre nous connaissaient le procureur Towers, commandant. Aucun flic de New York n’hésiterait à se donner à fond pour démasquer son assassin. Le commandant Whitney se retourna avec un profond soupir. Il resta un moment silencieux, se contentant d’observer Eve. — Cicely Towers était une amie. Un amie proche. — Je suis vraiment navrée, répondit Eve, ne sachant trop que dire. — Je la connaissais depuis des années. Nous avions débuté ensemble. Ma femme et moi sommes les parrains de son fils, expliqua-t-il, la gorge serrée par l’émotion. J’ai prévenu ses enfants. Les pauvres sont bouleversés. Ils resteront chez nous jusqu’aux obsèques. (Avec lassitude, il s’assit à son bureau.) Si je vous raconte tout ça, c’est pour que vous sachiez d’emblée que je ne peux être objectif dans cette affaire. Je suis obligé de me reposer sur vous. — Je saurai me montrer à la hauteur, commandant. Comme vous êtes un ami de la victime, reprit-elle après une hésitation, je vais devoir vous interroger dès que possible, ainsi que votre épouse. Le regard de Whitney s’assombrit. — J’apprécie votre efficacité, Dallas, mais je préférerais que vous attendiez un jour ou deux avant d’interroger ma femme. Peut-être pourriez- vous passer la voir à la maison. Je lui parlerai. — Bien, commandant. — Où en êtes-vous dans vos recherches ? — J’ai procédé à une fouille au domicile de la victime et à son bureau. Tous ses dossiers en cours et ceux des cinq dernières années ont été réquisitionnés. Je dois encore vérifier les libérations récentes de criminels qu’elle a fait incarcérer. Son taux de condamnation était très élevé. — En salle d’audience, Cicely était une tigresse. Aucun détail ne lui échappait jamais. Jusqu’à aujourd’hui... — Commandant, que faisait-elle là-bas au beau milieu de la nuit ? L’autopsie préliminaire situe le décès à une heure quinze. C’est un quartier sensible : racket, agressions, prostitution. Et un repaire notoire de trafiquants de drogue. — Je l’ignore. Cicely était une femme prudente, mais aussi... arrogante. Dans un sens tout à fait admirable, ajouta-t-il avec une esquisse de sourire. Elle n’hésitait pas à affronter n’importe qui. Mais se mettre délibérément en danger... cela m’étonne. Elle travaillait sur l’affaire Fluentes, accusé du meurtre de sa concubine par strangulation, expliqua Eve. Son avocat défend la thèse du crime passionnel. Mais le bruit court qu’elle allait obtenir le bannissement à la colonie pénitentiaire Oméga III. — Est-il en liberté provisoire ? — Oui, assigné à résidence. Pour cette première agression, la caution était très basse. Mais comme il s’agit d’un meurtre, il est contraint de porter un bracelet de surveillance, autant dire qu’il est libre comme l’air s’il s’y connaît un peu en électronique. Croyez-vous qu’elle aurait pu le rencontrer ? — Hors de question, affirma Whitney en secouant la tête. Mais Fluentes aurait pu user d’un subterfuge pour l’attirer là-bas. — Hier soir, elle a dîné avec George Hammett. Le connaissez-vous ? — Il m’arrive de le rencontrer lors de réceptions. Ils se fréquentaient mais, selon ma femme, rien de sérieux. Elle essayait toujours de trouver le mari idéal pour Cicely. Le commandant Whitney passa ses mains sur son visage couleur chocolat, puis les laissa retomber. — Vous n’avez jamais perdu de proche, n’est- ce pas ? — Non. — C’est une épreuve terrible, murmura-t-il, es yeux baissés. En dix ans de service, Eve l’avait vu furieux, impatient et même d’une froideur cruelle, mais jamais aussi effondré. Pour sa part, elle n’avait pas de famille, seulement de vagues réminiscences atroces de son enfance. Sa vie avait commencé à huit ans lorsqu’on l’avait découverte, battue et abandonnée, dans une ruelle de Dallas. Ce qui était arrivé avant n’avait aucune importance. C’était tout au moins ce dont elle essayait constamment de se persuader. De retour à son bureau, Eve se plongea dans le rapport d’autopsie. Avec le travail qui l’attendait, inutile de songer à déjeuner. Elle se contenta d’un reste de barre au chocolat de synthèse exhumé d’un tiroir et arrosé de nombreuses tasses de café. Cicely Towers était morte depuis à peine dix minutes quand un chauffeur de taxi, assez courageux ou désespéré pour s’aventurer dans le quartier, avait prévenu la police. La première patrouille était arrivée sur les lieux trois minutes plus tard. L’assassin avait agi très vite. Pourtant, malgré la pluie, il n’avait pas dû passer inaperçu : une blessure à la jugulaire giclait toujours très abondamment. Elle allait devoir ratisser le quartier, poser toujours les mêmes questions qui resteraient sans doute sans réponse. Eve étudiait les photos de l’autopsie quand son vidéocom retentit. — Lieutenant Dallas. Un homme au visage rond et juvénile apparut à l’écran. — Alors, lieutenant, quoi de neuf ? lui lança-t-il avec un sourire éblouissant qui dissimulait mal une curiosité malsaine. Eve réprima un juron en reconnaissant cet odieux fouineur de C. J. Morse. De manière générale, elle ne portait pas les journalistes dans son cœur, mais celui-ci elle le détestait. — Pour vous, rien. Le sourire hypocrite du journaliste s’élargit encore. — Voyons, Dallas, le droit du public à l’information. Avez-vous oublié ? demanda-t-il d’un ton doucereux. — Je n’ai rien à vous dire. — Vraiment ? Souhaitez-vous que j’annonce à l’antenne que le lieutenant Eve Dallas, fleuron de la police new-yorkaise, patauge dans l’enquête sur le meurtre d’une des figures les plus respectées et les plus en vue de notre belle mégalopole ? J’en serais fort capable, ajouta-t-il avec un claquement de langue présomptueux, mais voilà qui nuirait sûrement à votre excellente réputation. — Si vous vous imaginez que ça m’importe, vous vous trompez lourdement, rétorqua Eve doigt sur la touche fin. — Alors pensez au moins à celle de votre irréprochable commandant Whitney qui s’est démené comme un beau diable afin que vous soyez chargée de l’enquête. Et aux retombées sur Connors. — L’homicide de Cicely Towers est la préoccupation prioritaire du commandant Whitney et de moi-même. — Enfin une information ! Je me permettrai de vous citer, lieutenant Dallas. Sale petite ordure ! songea Eve, les mâchoires serrées. — Quant à Connors, mes enquêtes ne le concernent en rien. — Bien au contraire, lieutenant, comme le prouvent ses relations avec la victime. De simples relations d’affaires, je vous rassure tout de suite. Eve serra les poings de frustration. D’où sortait-il ces inepties ? — J’ignorais que vous étiez retourné aux potins mondains, Morse, rétorqua-t-elle du tac au tac. Le sourire narquois du journaliste s’évanouit. C. J. Morse détestait qu’on lui rappelle ses débuts à Channel 75. — J’ai mes sources, lieutenant Dallas. — Oui et aussi un bouton d’acné au milieu du front. À votre place, je le soignerais. Ça fait désordre ! Eve coupa rageusement la communication. Les mains dans les poches, elle arpenta son bureau avec nervosité. De quelles affaires Morse voulait-il donc parler ? Et pourquoi diable fallait-il que le nom de Connors soit lié à cette nouvelle enquête ? Mais cette fois au moins, Connors avait un alibi en béton : à l’heure du meurtre de Cicely Towers, il faisait l’amour avec passion à l’officier chargé de l’enquête. 2. Eve faillit rentrer chez elle ce soir-là. Une soirée en solitaire lui aurait laissé tout le loisir d’étudier en détail la dernière journée de Cicely Towers. Et puis, elle avait besoin de repos. Malgré tout, la tentation de passer la nuit avec Connors fut trop forte et elle prit la direction de Central Park Ouest où se trouvait sa magnifique demeure. Épuisée, elle brancha le pilotage automatique et se laissa guider dans la circulation, dense à cette heure du soir, même si elle se raréfia à mesure qu’Eve s’éloignait du centre vers les quartiers résidentiels huppés. Quand elle parvint devant les grilles de la propriété, le système de surveillance déclencha l’ouverture et la voiture remonta l’allée sinueuse qui traversait un immense parc. Le printemps y donnait sa pleine mesure : au milieu d’une pelouse méticuleusement entretenue, les cerisiers étaient en pleine floraison et les boutons des rosiers commençaient de s’épanouir. Les tons changeants du couchant se reflétaient dans les baies vitrées de l’imposante bâtisse en pierre de taille qui se dressait au milieu du parc déjà baigné dans le clair-obscur du crépuscule. Depuis les quelques mois qu’elle connaissait Connors, Eve n’avait toujours pas réussi à s’habituer à cette grandeur et à cette somptuosité. Elle gara la voiture devant le perron de granit et gravit les marches d’un pas allègre. Par défi, elle ne frappait jamais à seule fin d’agacer le majordome qui ne cachait pas son dédain à son égard. Comme toujours, Summerset apparut dans le vestibule tel un mauvais génie. Malgré son air impassible, une lueur de désapprobation passa dans son regard lorsqu’il contempla les vêtements d’Eve, les mêmes que la veille et passablement chiffonnés. — Comme nous ignorions l’heure de votre retour, nous ne vous attendions pas, lieutenant , commença-t-il avec son léger accent britannique. En guise de réponse, Eve haussa les épaules et ôta sa veste de cuir usé qu’elle lui tendit à bout de bras, provocante. — Connors est-il ici ? — Il est en communication interspatiale. — L’Olympe ? Summerset pinça des lèvres outrées. — Je ne me permettrais pas d’interroger Monsieur sur ses affaires. C’est ça, fais l’innocent, songea Eve, n’ignorant pas que le majordome était au courant de tout ce qui concernait Connors. Sans prendre la peine de relever, elle se dirigea vers le majestueux escalier au fond du vestibule. — Je monte, dit-elle avec un bref regard en arrière. Quand Connors aura terminé, ayez l’obligeance de lui dire que je suis dans la salle de bains. A l’instant où elle referma derrière elle la porte ouvragée de l’immense suite du maître de maison, elle commença à se dévêtir en se dirigeant vers la salle de bains. — Quarante degrés, ordonna-t-elle en descendant dans l’imposante baignoire de marbre. Après réflexion, elle y versa une bonne dose de sels de bain que Connors lui avait rapportés de Silas III. Elle se glissa avec délices dans la mousse émeraude comme la mer des Caraïbes. Avec un profond soupir, elle ferma les yeux et s’abandonna à la chaleur bienfaisante qui enveloppait son corps endolori. C’est ainsi que Connors la trouva, plongée jusqu’au cou dans l’eau moussante, le visage rosi par l’eau chaude du bain. Malgré ses yeux fermés et sa pose alanguie, il devina sa tension nerveuse à son poing serré sur le large rebord de la baignoire et au pli soucieux entre ses yeux. Il s’avança à pas de loup et s’assit sans un bruit sur le rebord. A son insu, il la contempla pendant de longues minutes. Soudain, Eve ouvrit les yeux, d’un brun doré comme le miel, et aussitôt un large sourire illumina son visage. Comme toujours, la seule vue de Connors faisait bondir son cœur. Il était si séduisant... Sous son abondante chevelure noire, la beauté de ses traits volontaires évoquait dans l’esprit d’Eve le visage d’un ange déchu. — Quel pervers tu es ! lui lança-t-elle, un sourcil levé devant son regard d’un bleu profond comme l’océan où se lisait un indéniable amusement. Connors plongea une main fine et élégante dans la mousse. Sans quitter Eve des yeux, il effleura la courbe de ses seins. — Tu vas t’ébouillanter, murmura-t-il. — J’avais besoin d’un bon bain chaud. — Il est vrai que tu as une rude journée derrière toi. Il sait déjà, songea Eve, réprimant une pointe de contrariété. Connors savait toujours tout. Elle se contenta de hausser les épaules tandis qu’il se dirigeait vers le bar automatisé encastré dans le carrelage. Après un bref bourdonnement, l’appareil servit du champagne dans deux flûtes en cristal. Connors vint se rasseoir sur le bord de baignoire et tendit un verre à Eve. — Pas dormi, rien mangé. Vous m’inquiétez lieutenant Dallas. — Tu t’inquiètes trop facilement, répondit-elle après avoir siroté une gorgée de champagne. — Je t’aime, voilà tout. Eve fut troublée de l’entendre prononcer ces mots avec cette voix envoûtante au léger accent qui évoquait les brumes magiques de l’Irlande. Ne sachant que répondre, elle contempla le fond de son verre. Irrité par son silence, Connors préféra changer de sujet et demanda : — Qu’est-il arrivé à Cicely Towers ? — Tu la connaissais, n’est-ce pas ? questionna Eve à brûle-pourpoint. — Très peu. Surtout par son ex-mari. Il marqua une pause songeuse. — Je la trouvais admirable, intelligente et... dangereuse. Eve se redressa dans la baignoire, inconsciente du fait que la mousse dissimulait à peine ses seins. — Dangereuse ? Pour toi ? — Pas directement, répondit-il avec un léger sourire. Plutôt pour les malfrats en tous genres. A cet égard, elle te ressemblait beaucoup. J’ai bien fait de m’amender. Eve n’était pas vraiment persuadée qu’il avait renoncé à toutes ses activités illicites, mais se garda de relever. — Aurais-tu idée de qui pouvait vouloir sa mort ? — Est-ce un interrogatoire, lieutenant ? s’enquit-il avec un sourire narquois qui irrita Eve. — Ça se peut, répliqua-t-elle d’un ton sec. — Comme tu voudras. Il se leva, posa son verre et entreprit de déboutonner sa chemise. — Qu’est-ce qui te prend ? — Je me jette à l’eau, répondit-il en débouclant son ceinturon. Si je dois être interrogé par une femme flic nue dans ma propre baignoire, le moins que je puisse faire est de la rejoindre. — Voyons, Connors, c’est sérieux. Il s’agit d’un meurtre ! Il tressaillit en se glissant dans la baignoire. — A qui le dis-tu ? J’ai bien failli m’ébouillanter. Il s’allongea en face d’elle. — Sais-tu que tu m’attires irrésistiblement, même avec cet insigne invisible sur ta superbe poitrine ? D’une main, il effleura sa cheville, puis la courbe de son mollet et remonta jusqu’à l’arrière de son genou qu’il savait très sensible. — J’ai envie de toi, murmura-t-il d’une voix rauque. Tout de suite. Sous la douceur de ses caresses, Eve manqua lâcher son verre, mais elle se ressaisit et replia ses longues jambes sculpturales en tailleur. — Parle-moi plutôt de Cicely Towers. Résigné, Connors retira sa main. Il saurait se montrer patient. — Avec son ex-mari et George Hammett, Cicely siégeait au conseil d’administration d’une de mes sociétés appelée Mercure, tu sais, le dieu de la vitesse. Transports et livraisons rapides en tous genres. Enfin tu vois. — Je connais Mercure, répondit-elle un peu sèchement, agacée d’ignorer qu’il s’agissait d’une de ses nombreuses sociétés. — Avant que je l’acquière il y a une dizaine d’années, l’entreprise était au bord de la faillite. Marco Angelini et Cicely ont pris le risque d’y investir. A l’époque, ils étaient encore mariés, ou bien juste divorcés. Hammett a lui aussi acheté un nombre important d’actions. Mais il me semble que sa liaison avec Cicely remonte à quelques années plus tard. — Et comment étaient les relations entre les deux hommes ? — Apparemment amicales répondit Connors en pressant nonchalamment un carreau qui révéla une chaîne hi-fi miniature. Il programma une musique langoureuse. — Si tu te préoccupes du résultat de mon investissement, je peux t’assurer que c’est une bonne affaire. La contrebande est-elle aussi une spécialité de Mercure ? rétorqua Eve du tac au tac Sur le visage de Connors apparut de nouveau ce sourire narquois qui l’horripilait au plus haut point. — Vous êtes bien curieuse, lieutenant. Dans un remous, Eve se pencha brusquement vers lui. — Pas de petits jeux avec moi, Connors ! — C’est pourtant mon souhait le plus cher. Eve grinça des dents et repoussa d’une chiquenaude la main qui remontait le long de sa cuisse. — Cicely Towers avait la réputation d’être un procureur intègre et dévoué. Si elle avait découvert la moindre irrégularité dans les activités de Mercure, elle n’aurait pas hésité une seule seconde à te poursuivre. — Selon toi, elle m’aurait démasqué et j’aurais chargé un tueur à gages de l’éliminer dans un coin sombre ? demanda-t-il en la fixant droit dans les yeux d’un air moqueur. Est-ce vraiment ce que tu penses ? — Non, et tu le sais très bien. Mais... — D’autres le pourraient, termina-t-il à sa place. Et cela te mettrait dans une position délicate. — Tu n’y es pas du tout, répondit-elle, sincère. Connors je dois savoir. Dis-moi si tu es de près ou de loin mêlé à cette affaire. — Et si oui ? Eve sentit son sang se glacer. — Alors je devrai renoncer à l’enquête. La mine indéchiffrable, Connors la dévisagea un instant. — As-tu confiance en moi Eve ? demanda-t-il après un silence songeur. — Il ne s’agit pas de confiance. Aussitôt, le visage de Connors se ferma. Eve soupira intérieurement. Pourquoi tout était-il toujours si compliqué avec lui ? — Je ne t’accuse de rien, tenta-t-elle d’expliquer. Mais un enquêteur qui ne te connaîtrait pas t’inscrirait d’office sur la liste des suspects. Avec moi, c’est différent : je te connais et... Eve ferma les yeux et passa ses mains mouillées sur son visage. Elle détestait devoir dévoiler ses sentiments.— Je m’efforce de trouver des réponses qui te laisseront en dehors de cette affaire parce tu... comptes pour moi. — Ce n’était pourtant pas difficile à dire, mur- mura-t-il en secouant la tête. Écoute. Mercure est une entreprise parfaitement honnête. L’affaire tourne bien et rapporte un bénéfice acceptable. Tu me crois peut-être assez arrogant pour m’impliquer dans des activités illicites avec un procureur dans mon conseil d’administration, mais tu devrais quand même savoir que je ne suis pas aussi stupide. Persuadée de la sincérité de Connors, Eve se sentit soudain libérée de l’oppression qui pesait sur sa poitrine depuis des heures. — D’accord. Mais les interrogatoires ne vont pas manquer. Les journalistes ont déjà fait le rapprochement entre Cicely Towers et toi. — Je sais. Mais qu’y puis-je ? Ils ne te harcèlent pas trop ? — Ce n’est que le début. Dans une de ses rares démonstrations d’affection, Eve lui prit la main et la serra avec tendresse. — Moi aussi, je suis désolée, Connors. J’ai l’impression que nous voilà à nouveau embarqués dans une drôle d’affaire. Il se glissa vers elle et porta ses doigts à ses lèvres. — Tu sais, il est inutile de vouloir m’épargner des tracasseries. Je suis capable de m’en occuper moi-même. Et si je peux t’aider dans ton enquête, tu n’as pas à te sentir coupable ou mal à l’aise. Cette fois, Eve se contenta de hausser les sourcils quand elle sentit la main libre de Connors effleurer sa cuisse. — Si tu imagines faire des galipettes ici, il va nous falloir un équipement de plongée. Il se redressa et la recouvrit de son corps puissant. L’eau clapota dangereusement jusqu’au bord de la baignoire. — Je pense que nous nous en sortirons très bien sans. Et pour le prouver, il pressa ses lèvres avec passion contre les siennes. Le lendemain matin, Eve fut réveillée par les délicieux effluves du café véritable provenant des plantations de Connors en Amérique du Sud. Un nectar divin comparé au concentré de synthèse qui l’avait remplacé depuis plusieurs décennies. Avant même qu’elle ouvrît les yeux, un sourire béat se dessina sur ses lèvres. — Hum, j’ai l’impression d’être au paradis, dit-elle en s’étirant. — Ravi de l’entendre, répondit Connors. Les yeux encore dans le vague, Eve remarqua qu’il était déjà habillé. Il portait un de ses élégants costumes sombres qui renforçait son allure d’homme d’affaires à la fois compétent mais aussi un peu dangereux. Assis dans le salon aménagé près de l’imposante estrade où trônait un superbe lit à baldaquin, il savourait son petit déjeuner tout en jetant un rapide coup d’œil aux nouvelles défilant sur l’écran de son ordinateur. Allongé sur l’accoudoir du fauteuil, Galahad, le chat gris qu’Eve avait recueilli quelques mois plus tôt à l’issue de l’affaire DeBlass, observait Connors de ses yeux gloutons. — Quelle est-il ? demanda Eve, réprimant un bâillement. — Six heures du matin, lui indiqua la voix électronique du réveil posé sur la table de nuit. — Mon Dieu, Connors, depuis quand es-tu donc levé ? — Depuis un moment. J’ignorais l’heure à laquelle tu dois prendre ton service. Eve frotta son visage entre ses mains et passa ses doigts dans ses cheveux courts ébouriffés. — J’ai encore deux heures devant moi. Nue et encore à moitié endormie, elle s’assit lentement au bord du lit et chercha des yeux son peignoir en soie. Le droïde l’avait ramassé et suspendu délicatement sur la boiserie du pied de lit. Elle l’enfila d’un geste mal assuré. Connors lui servit une tasse de café et la regarda s’installer à table en face de lui. Aussitôt le chat sauta lourdement sur les genoux d’Eve. Quand, en guise d’accueil, il se pelotonna contre elle et entreprit de lui pétrir les jambes avec ses griffes acérée. Elle laissa échapper un petit grognement de douleur. — Tu as dormi comme un loir, fit remarquer Connors, tandis qu’elle avalait d’un trait le café fumant. — Oui, j’en avais bien besoin. — Tu as faim ? Connaissant les talents du cuisinier de la maison, Eve hocha la tête avec vigueur. Elle prit une pâtisserie en forme de cygne parmi le choix proposé sur un plateau en argent et l’avala en trois bouchées. Enfin bien réveillée, elle se servit elle- même une deuxième tasse de café. D’humeur généreuse, elle détacha la tête d’un cygne en pâte à choux et la donna Galahad. — C’est toujours un plaisir de te regarder te réveiller, commenta Connors avec un sourire amusé. Mais j’ai parfois l’impression que tu m’aimes uniquement pour mon café. — Peut-être... répondit-elle avec un petit sourire malicieux en portant la tasse à ses lèvres. — Je dois me rendre en Australie aujourd’hui, reprit Connors après un silence. Tu es la bienvenue ici en mon absence. — Nous en avons déjà parlé. Je ne me sens pas à l’aise quand tu n’es pas là. — Peut-être le serais-tu si tu considérais enfin cette maison comme la tienne. Eve, poursuivit-il en lui prenant la main, quand te décideras-tu enfin à accepter les sentiments que je te porte ? — Écoute, je me sens mieux chez moi, c’est tout. En plus, j’ai beaucoup de travail en ce moment. — Tu n’as pas répondu à ma question. N’en parlons plus. Je t’appellerai dès mon retour, dit-il d’une voix qui se voulait indifférente. A propos de travail, tu serais peut-être intéressée d’apprendre ce que les médias racontent sur l’affaire Towers. Ouverture de l’écran, ordonna-t-il. Channel 75. Sur le mur du fond, un grand panneau lambrissé coulissa dans un bourdonnement, révélant un écran de télévision géant. — Oh non, pas cette sale petite fouine de Morse ! s’exclama Eve en découvrant le présentateur du journal de six heures. — Chut écoute plutôt, lui dit Connors qui, se on fauteuil. « ...retrouvée égorgée dans une ruelle du West End. Ce meurtre met violemment fin à la carrière d’une femme admirable, dévouée et intègre. Le combat pour la justice que menait le procureur Towers depuis des années restera dans toutes les mémoires. Mais son ignoble assassin sera-t-il démasqué ? Rien n’est moins sûr. Jusqu’à présent, le lieutenant Eve Dallas, chargée de l’enquête, s’est montrée incapable d’apporter le moindre élément de réponse. » Excédée par la mauvaise foi du journaliste, Eve serra les poings de rage. Et pour couronner le tout, son portrait s’étala en gros plan à l’écran. Si elle s’était trouvée devant cet abruti de Morse, elle l’aurait étranglé ! « Jointe par vidéocom, le Lieutenant Dallas s’est abstenue de tout commentaire sur le meurtre. Concernant les rumeurs insistantes selon lesquelles la police chercherait à étouffer l’affaire, le lieutenant ne nous a fourni aucun démenti... » — Quelle infâme petite ordure ! Il ne m’a jamais rien demandé de tel ! De toute façon, c’est ridicule ! Je suis chargée de l’enquête depuis à peine trente heures ! explosa-t-elle en frappant du poing l’accoudoir, ce qui fit fuir Galahad. — Chut, murmura Connors dans une vaine tentative pour la calmer, tandis qu’elle bondissait de son fauteuil et arpentait la pièce d’un pas rageur. « ... longue liste de noms connus liés au procureur Towers, parmi eux celui du commandant Whitney, le supérieur du lieutenant Dallas. Le commandant a récemment refusé le poste de chef de la police et de la sécurité. C’est un ami de longue date de la victime... » — Et voilà ! s’exclama Eve en éteignant l’écran d’un claquement de mains furieux. Je vais en faire de la bouillie. Où Nadine Furst est-elle donc passée ? Si nous devons avoir un journaliste sur le dos, au moins qu’il ait autre chose qu’un pois chiche à la place du cerveau ! — Je crois qu’en ce moment elle se trouve sur Oméga III. Un reportage sur la réforme pénitentiaire. Tu devrais organiser une conférence de presse, Eve. La méthode la plus simple et la plus efficace pour mettre fin à ce genre de polémique consiste à jeter une bûche bien choisie dans le feu. — Ce sale type m’exaspère ! Il ne va pas s’en sortir aussi facilement avec ses insinuations, crois-moi. Whitney est irréprochable, répondit Eve qui ferma les yeux dans un profond soupir. Très vite, cependant, un petit sourire triomphant éclaira son visage. — Je crois avoir trouvé la riposte idéale annonça-t-elle en ouvrant les yeux avec fébrilité Crois-tu que cette ordure apprécierait la plaisanterie si je contactais Nadine Furst pour lui offrir l’exclusivité de l’affaire ? Connors posa sa tasse. — Viens par ici. — Pourquoi ? S’avançant jusqu’à elle, il lui prit la tête entre ses mains et caressa du pouce l’adorable fossette de son menton. — Je suis fou de toi, dit-il avant de lui plaquer un baiser sonore sur la bouche. Tu disais que tu avais deux heures devant toi ? — Plus maintenant. — C’est bien ce que je craignais. Dommage... Tiens, dit-il en sortant une disquette de sa poche, il se peut que cela te soit utile. — Qu’est-ce que c’est ? — Quelques données que j’ai rassemblées ce matin sur l’ex-mari de Cicely, sur Hammett. Ainsi que des fichiers sur Mercure. Les doigts d’Eve se refermèrent sur la disquette. — Je ne te l’avais pas demandé. — Je sais. Tu aurais pu y avoir accès toi- même, mais en beaucoup plus de temps. Si tu désires utiliser mon équipement, tu sais qu’il est à ta disposition. Eve comprit qu’il faisan allusion à l’installation informatique ultra-sophistiquée capable d’échapper aux détecteurs réputés infaillibles de l’Ordigard. — Merci, mais pour le moment je préfère me cantonner aux canaux légaux. — Comme tu veux... Si tu changes d’avis en mon absence, j’ai donné des instructions à Summerset. — Summerset préférerait que j’aille au diable, marmonna-t-elle entre ses dents. — Pardon ? — Rien, rien... Je vais finir par être en retard. Bon voyage en Australie. Elle ouvrit la porte de la chambre et se tourna sur le seuil. — Tu sais, je fais des efforts. — Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Connors avec un haussement de sourcils étonné. — A propos des sentiments que tu éprouves pour moi. Décontenancé par cet aveu inattendu, il la dévisagea un instant en silence. — C’est méritoire, mais je te conseille de persévérer, lui lança-t-il avec un clin d’œil complice. 3. Dès son arrivée à son bureau, Eve contacta Nadine Frost, la présentatrice vedette de Channel 75. Le vidéocom grésilla pendant plusieurs minutes avant que la communication galactique puisse être établie. Puis une image brouillée envahit l’écran et la journaliste apparut enfin. Eve réprima un petit rire amusé en découvrant son visage ensommeillé : elle avait complètement oublié le décalage horaire. — Lieutenant Dallas ? Qu’est-ce qui vous prend de m’appeler au beau milieu de la nuit ? demanda Nadine d’une voix pâteuse et irritée. — Désolée de vous tirer du lit. Êtes-vous au courant des dernières nouvelles ? — Ces jours-ci, j’ai été plutôt occupée, répondit la journaliste qui repoussa arrière ses mèches ébouriffées avant d’allumer cigarette. — Tiens, vous fumez maintenant ? Je sais bien que le tabac est prohibé sur terre, répondit-elle en tirant la première bouffée, mais si vous veniez faire un tour ici, vous vous jetteriez sans hésiter sur le foin infâme qu’on vous vend pour du tabac dans ce trou à rats. Ainsi d’ailleurs que sur tout ce qui vous tomberait sous la main. Quel endroit sordide... Trois prisonniers par cage, la plupart abrutis par des drogues de contrebande. L’équipement médical doit dater du XXe siècle. Figurez-vous qu’ils recousent encore avec du fil ! Quant à la nourriture, je ne vous en parle même pas. — Sans compter l’accès limité à la vidéo. Traiter des meurtriers sanguinaires comme de vulgaires criminels, quelle horreur ! ajouta Eve avec ironie. Plus sérieusement, quand comptez- vous rentrer sur Terre ? La curiosité naturelle de Nadine Furst fut aussitôt attisée. — Ça dépend. Vous avez quelque chose pour moi ? — Le procureur Towers a été assassinée. Elle a été retrouvée égorgée dans une ruelle entre la 9e et la 10e Rue, ajouta-t-elle, ignorant le petit cri de surprise de la journaliste. — Cicely Towers ? Elle m’avait accordé une interview il y a deux mois, après l’affaire DeBlass. S’agit-il d’un crime crapuleux ? — Non, elle avait encore ses bijoux et son argent sur elle. Dans ce quartier, si elle s’était fait agresser, on lui aurait volé jusqu’à ses chaussures. Nadine ferma les yeux. — Quel malheur... Cicely Towers était femme remarquable. Vous a-t-on chargée de l’enquête ? — On ne peut rien vous cacher. — Et qu’attendez-vous de moi exactement ? — J’ai un léger problème que vous pouvez m’aider à résoudre : votre illustre collègue Morse radote sur mon compte. — Je comprends maintenant pourquoi je ne suis pas au courant, bougonna Nadine en écrasant son mégot à petits coups rageurs. Ce sale arriviste m’a sûrement court-circuitée. — Si vous jouez franc jeu avec moi, je suis prête à vous rendre la pareille, reprit Eve. Les yeux de la journaliste se mirent à pétiller. — Une exclusivité ? — Nous discuterons des conditions à votre retour. Faites vite. — C’est comme si j’étais là. L’écran éteignit et Eve esquissa un sourire satisfait. Prends ça dans les dents, Morse le fouineur, se dit-elle avec entrain. Elle quitta son bureau en chantonnant. Quelques visites s’imposaient. A neuf heures, Eve patientait dans l’appartement de George Hammett au cœur du quartier résidentiel qui bordait Central Park au nord de Manhattan. Quelle atmosphère théâtrale ! songea-t-elle en parcourant des yeux le somptueux salon dallé d’immenses carreaux pourpres et blancs. Le doux clapotis d’une cascade sur des rochers s’échappait des haut-parleurs d’un hologramme couvrant tout un mur et représentant un paysage exotique. Les coussins argentés du long canapé d’angle scintillaient de mille feux. Eve décida de rester debout et entreprit d’examiner les nombreuses œuvres d’art disposées dans la pièce. Elle contemplait d’un œil sceptique un masque de femme incruste dans un verre translucide rose pâle quand George Hammett fit son apparition. Avec son teint livide, ses joues creuses et ses yeux mélancoliques, il ne déparait pas dans ce décor de tragédie songea- t-elle, tandis que l’homme élance et élégant venait à sa rencontre. Contrairement à nombre de ses contemporains  – il devait avoir la soixantaine  –, George Hammett avait choisi de ne pas teindre ses cheveux gris. Dans ses yeux elle lut un profond chagrin mêlé de lassitude.— Eve, fit-il, prenant sa main entre les siennes. Quand il l’embrassa sur la joue elle ne put s’empêcher de tressaillir, agacée qu’il établisse d’emblée un lien aussi personnel entre eux. — Merci de m’accorder un peu de votre temps, George, répondit-elle en prenant discrètement ses distances. — Oh, c’est tout naturel ! Désolé de vous avoir fait attendre. J’étais en communication, expliqua-t-il en désignant le canapé d’un geste ample. Eve dut se résigner à s’y asseoir. — Que puis-je vous offrir ? — Rien, merci. — Vraiment ? Pas même un café ? insista-t-il avec un léger sourire. Que diriez-vous d’une tasse du délicieux arabica de Connors ? Il appuya sur un bouton dissimulé dans l’accoudoir du canapé. — Deux tasses d’Or d’Argentine, ordonna-t-il quand un écran miniature apparut. (Puis, George Hammett se tourna vers Eve.) Je ne suis pas surpris de votre visite, Eve. Ou devrais-je plutôt vous appeler lieutenant Dallas étant donné les circonstances qui vous amènent, corrigea-t-il d’une voix légèrement tremblante. Je n’ai cessé d’écouter les nouvelles, j’ai parlé avec ses enfants et Marco, et pourtant je n’arrive pas à réaliser que Cicely est morte. — Vous l’avez vue hier soir, n’est-ce pas ? La légère crispation de ses mâchoires n’échappa pas à Eve. — C’est exact, nous avons dîné ensemble. Comme souvent. En général, au moins une fois par semaine, davantage si nos emplois du temps le permettaient. Nous étions très proches vous savez. Au même instant, un domestique droïde entra dans la pièce avec un plateau d’argent et glissa jusqu’à eux. George Hammett servit lui-même le café, puis en tendit une tasse à Eve d’une main tremblante qui trahissait son émotion. — En fait, nous étions amants depuis plusieurs années. — Vous aviez gardé des domiciles séparés ? — Oui, elle... nous préférions cette solution. Nos goûts esthétiques étaient très différents et, à vrai dire, nous tenions chacun à notre indépendance et à notre espace intime. Notre relation n’avait rien d’un secret, tout au moins pas pour nos proches. Mais nous évitions de l’étaler en public. J’imagine que maintenant les médias vont tout révéler. — C’est probable. Il secoua la tête. — Après tout, c’est sans importance. L’essentiel est de, démasquer son assassin. Cicely était la femme la plus admirable que j’aie jamais connue, dit-il d’une voix éteinte qui trahissait un immense chagrin. — Malheureusement, je dois vous poser quelques questions, George, expliqua Eve avec douceur. — Je comprends. Elle brancha son enregistreur miniature. — A quelle heure avez-vous quitté Cicely hier soir ? — Vers vingt-deux heures. Nous avons dîné au Fin Gourmet, ce restaurant français dans la 12e Rue. Puis nous sommes rentrés en taxi. Il l’a d’abord déposée chez elle. Je suis arrivé à mon appartement un quart d’heure plus tard. — Était-ce votre habitude ? — Pardon ? demanda George Hammett, perdu dans ses pensées. Oh, nous n’avions pas vraiment d’habitudes ! Souvent, nous rentrions ici ou à son appartement. Parfois, quand nous avions 1’âme aventureuse, nous prenions une suite au Palace pour la nuit. Mon Dieu, c’est terrible... murmura-t-il, bouleversé, en se prenant la tête dans les mains. Je commence seulement à réaliser. Quand elle est descendue du taxi, elle m’a envoyé un baiser en souriant... Et quelques heures plus tard, elle se faisait assassiner pendant que je dormais tranquillement. C’est affreux ! (La mine défaite il se tourna vers Eve.) Ne pourrions-nous pas remettre cet entretien à plus tard ? — J’aurais aimé pouvoir vous laisser un peu de temps, George. Malheureusement, c’est impossible. Pour autant que nous le sachions, vous êtes la dernière personne à avoir vu Cicely Towers vivante. — A part son assassin, corrigea-t-il avec amertume, — Quelle compagnie de taxis avez-vous prise ? poursuivit Eve qui malgré la détresse de George restait concentrée sur son interrogatoire. — C’est le restaurant qui nous l’a appelé. Il me semble qu’il s’agissait d’un Rapid. — Avez-vous vu quelqu’un ou parlé avec quelqu’un entre minuit et deux heures du matin ? — Non. En rentrant, j’ai écouté les messages sur mon répondeur avant de prendre un somnifère. A minuit, j’étais couché. Seul. — Avez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel dans son attitude ? — Non, rien de spécial. Elle avait un peu l’esprit ailleurs. Sans doute à cause de l’affaire dont elle s’occupait. Mais optimiste quant à son issue. En fait, nous avons surtout parlé de sa fille Mirina qui va se marier en grande pompe avec un styliste à l’automne prochain. Cicely était très excitée à cette idée. — Pas d’allusion à quelqu’un ou à quelque chose qui la préoccupait ? — Non, répondit-il d’une voix lasse. Vous imaginez bien que sinon je vous en aurais déjà parlé. — Pourquoi est-elle allée dans l’Upper West Side au beau milieu de la nuit ? — Je n’en ai pas la moindre idée. — Peut-être voulait-elle y rencontrer un informateur ? Comme frappé par cette idée, George Hammett ouvrit la bouche, mais la referma sans un mot. — Je n’y avais pas pensé, finit-il par reconnaître, mais elle était si entêtée si sûre d’elle- même. — Et comment décririez-vous sa relation avec son ex-mari ? — Amicale, quoiqu’un peu réservée. Tous deux étaient très attachés à leurs enfants et c’était ce qui les unissait. Marco n’a guère apprécié quand Cicely et moi sommes devenus intimes, mais... Laissant sa phrase en suspens. George Hammett fixa Eve d’un air incrédule. — Vous n’allez quand même pas imaginer... ? Marco Angelini tapi avec un couteau dans une ruelle sordide, décidé à assassiner son ex-femme ? Non, c’est impossible, lieutenant. Marco a ses défauts, mais jamais il n’aurait fait de mal à Cicely. Et puis il n’avait aucun mobile pour l’éliminer. Quand elle se retrouva dans les rues malfamées du West End après avoir quitté George Hammett, Eve eut l’impression de débarquer sur une autre planète. Partout, ce n’étaient qu’immondices et désolation. Elle n’aurait même pas été surprise d’apercevoir quelques rongeurs oubliés par les chats droïdes qui écumaient les ruelles salles. Devant la boîte de strip-tease intégral à l’enseigne tapageuse, un groupe d’hommes aux mines peu engageantes discutaient avec animation. Quand elle passa à leur hauteur, les conversations s’interrompirent. Un prostitué adossé contre un mur couvert de graffiti obscènes baissa le nez et se hâta de disparaître vers des horizons plus sûrs. Eve contempla un moment le lieu où Cicely Towers était morte. La pluie avait lavé presque tout le sang du trottoir. Puis elle parcourut la ruelle des yeux, ignorant les regards rivés sur elle. Cicely n’était pas venue en taxi : Eve s’en était assurée auprès des compagnies officielles et jamais le procureur n’aurait commis l’imprudence d’emprunter un taxi clandestin. Elle était donc venue en métro, déduisit-elle, repérant une station cinquante mètres plus loin. Avec les caméras et les policiers droïdes omniprésents dans les couloirs et les rames, la sécurité y était maximale. Mais une fois remonté à la surface, c’était une autre histoire.... Elle imagina Cicely Towers émergeant de l’escalier dans son tailleur et ses escarpins élégants. Soudain, elle fronça les sourcils. Pas de parapluie alors qu’il tombait des cordes ? — Eh, la Blanche ! fit une voix de basse derrière elle. Agacée, Eve se retourna et se retrouva nez à nez avec un grand Noir aux traits ingrats et à la carrure de lutteur qui arborait sur la joue un tatouage vert fluo représentant une tête de mort grimaçante. Il était vêtu d’une veste rouge vif ouverte sur son torse velu et un pantalon assorti très moulant qui soulignait d’une manière obscène ses formes viriles. L’homme lui sourit de toutes ses dents. — Alors, ma belle, on cherche un job ? Trop maigrichonne à mon goût, mais il y a de l’embauche, dit-il avec un signe de tête vers le club de l’autre côté de la rue. Il lui souleva le menton avec des doigts épais comme des saucisses au soja. — Je suis le videur de cette taule. Je pourrais glisser un mot en ta faveur, chérie. Eve dégagea son menton d’un geste brusque. — Merci pour la proposition, mais j’ai déjà un boulot, répondit-elle en brandissant son insigne. Le Noir siffla entre ses dents. — Tu m’as eu, la Blanche. D’habitude, j’ai le flair, mais toi tu sens pas le flic. — Sûrement à cause de mon nouveau savon. Votre nom ? ? Un sourire carnassier se dessina sur les lèvres du Noir. — Mes potes m’appellent Crack. C’est le bruit que fait un crâne quand je l’écrase, expliqua-t-il en pressant ses mains énormes l’une contre l’autre. — Vous étiez à votre poste avant-hier soir, Crack ? — Non, c’était mon soir de congé et j’ai emmené ma petite caille au festival du film d’horreur à Grammercy. Mais j’ai entendu qu’ici aussi avait eu pas mal d’action. Une femme procureur, c’est ça ? — C’est ça. Et qu’avez-vous entendu d’autre ? — Moi ? s’exclama-t-il, pointant sur son torse un ongle taillé en une pointe acérée et laqué de noir. J’suis pas du genre à écouter les ragots de trottoir. J’ai ma dignité. — Je n’en doute pas, répondit Eve qui sortit de sa poche un billet. Mais j’imagine qu’elle a un prix, non ? — Ça me paraît honnête, répondit Crack qui referma les doigts sur le billet et se hâta de l’empocher. A ce qu’il paraît, la femme était au Five Moons vers minuit. Le mec qu’elle attendait lui a posé un lapin et elle a fini par laisser tomber. Elle est pas allée bien loin. — Quelqu’un l’a-t-il vue se faire aborder ? — Avec le temps pourri qu’il faisait, y avait pas foule dehors. — Connaissez-vous quelqu’un qui aime jouer avec un couteau dans le quartier ? Crack roula des yeux amusés. — C’est pas ça qui manque. Eve n’insista pas. — Et des prisonniers libérés récemment ? Il éclata d’un rire sonore. — Demande-moi plutôt ceux qui n’ont jamais mis les pieds en taule. De toute façon, j’en ai assez dit pour ton fric. — Très bien, répondit Eve en glissant la main dans sa poche. A la déception de Crack, elle sortit une carte de visite qu’elle lui tendit. — Au cas où vous entendriez un renseignement intéressant. Contre une petite récompense, bien sûr. Puis elle tourna les talons et alla tenter sa chance au Five Moons, à une vingtaine de mètres plus loin. Une forte odeur de tord-boyaux assaillit Eve à l’entrée. Déjà bondé à cette heure de la matinée, le boui-boui exigu et sombre avait peut- être connu des heures plus glorieuses, mais elle en doutait. Comme elle se frayait un passage jusqu’au comptoir, Eve attira quelques regards glauques, mais les clients se replongèrent très vite dans leurs verres. Comme dans la plupart des bars, le barman était un droïde, mais visiblement l’amabilité n’avait pas été prévue dans le programme de celui-ci. Plutôt le genre grosse brute, songea-t-elle en jaugeant son gabarit de lutteur. Les droïdes sont incorruptibles, se dit-elle ensuite avec regret. Elle allait devoir jouer serré. — Que voulez-vous boire ? lui lança-t-il avec dans la voix un léger écho métallique qui trahissait un manque flagrant d’entretien. — Rien, merci, répondit Eve qui tenait à sa santé. Quand elle exhiba son insigne, plusieurs clients se réfugièrent prudemment aux extrémités du comptoir. — Il y a eu un meurtre dans la nuit d’avant- hier. — Pas dans cet établissement. — Non, mais la victime est venue ici. — A ce moment-là, elle était encore vivante. Le droïde prit le verre sale d’un client affalé près d’elle, y versa un liquide infâme et fit glisser le verre sur le comptoir. — Vous étiez de service ? — Je suis de service vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. — Aviez-vous déjà vu la victime dans le quartier ? — Non.— Qui a-t-elle rencontré ? — Je ne suis pas chargé de surveiller la clientèle. D’un geste lent, Eve passa l’index sur le comptoir et pinça les lèvres en une moue dégoutée devant la crasse collante qui maculait son doigt. — Si je demandais au service d’hygiène de contrôler votre établissement, vous pourriez faire une croix sur votre licence. Le droïde bourdonna un instant, effectuant sans doute un savant calcul de probabilité. — La femme est arrivée à minuit seize. Elle n’a rien bu. Elle est partie à une heure douze. Seule. — A-t-elle parlé à quelqu’un ? — Non. — Attendait-elle quelqu’un ? — Je ne le lui ai pas demandé. Eve commençait à bouillir intérieurement. — Vous l’avez observée. Donnait-elle l’impression d’attendre quelqu’un ? — Oui, mais personne n’est venu. Elle s’est levée plusieurs fois, a souvent consulté sa montre, puis elle est partie. — A-t-elle été suivie ? — Non. D’un air absent, Eve essuya son doigt sale son jean. — Avait-elle un parapluie ? — Oui, répondit le droïde, aussi surpris par la question qu’un droïde peut l’être. Pourpre comme son tailleur. — Et est-elle partie avec ? — Évidemment, il tombait des cordes. Après une heure passée au Five Moons, tout ce qu’Eve désirait en rentrant au Central était une bonne douche. Mais son rapport ne pouvait attendre. Elle ouvrit la porte de son bureau à la volée et s’immobilisa sur le seuil en apercevant assis à sa place, les pieds négligemment croisés sur son bureau. — Content de te voir, Dallas, dit le capitaine Ryan Feeney. Tu es une femme très occupée. — Et oui, certains flics travaillent. D’autres se contentent de s’amuser à l’ordinateur toute la journée, rétorqua-t-elle à son vieil ami. — Tu aurais dû suivre mon conseil et améliorer tes maigres compétences en informatique. Eve poussa les pieds de l’intrus et s’assit sur le coin du bureau. — Que me vaut l’honneur de ta visite ? — Je suis venu t’offrir mes services, répondit-il en lui tendant son sempiternel sachet de noix de cajou. Eve se servit et observa Feeney d’un air interrogateur. — Pourquoi donc ? — J’ai trois raisons. Un, le commandant me l’a demandé à titre officieux. Il pense qu’un expert de la division de détection électronique pourra t’être utile dans ton enquête. Deux, j’estimais le procureur Towers. — Whitney a eu une excellente idée, dit Eve qui admirait les talents de Feeney en informatique. En priorité, j’aurais besoin d’une analyse de toutes ses communications. Aucune trace d’un rendez-vous dans son agenda, rien non plus sur les vidéos du système de surveillance de l’immeuble. Quelqu’un l’a sûrement contactée pour arranger une rencontre. — C’est comme si c’était fait. — Il me faudrait aussi le fichier de tous les criminels qu’elle a fait condamner. — Tous ? s’exclama-t-il, légèrement affolé par l’ampleur de la tâche. — Tous, confirma Eve avec un grand sourire. Ainsi que sa famille, ses associés, ses amis. Sans oublier ses affaires en cours. Je suis sûre qu’il te faudra deux fois moins de temps qu’à moi. — J’ai l’impression que ma femme ne va pas beaucoup me voir, soupira-t-il en faisant craquer les articulations de ses doigts. — Eh oui, ce n’est pas marrant tous les jours d’être mariée à un flic, répliqua-t-elle en le gratifiant d’une tape compatissante sur l’épaule.— Est-ce aussi l’avis de Connors ? la taquina-t-il. Eve fourra ses mains dans ses poches, les sourcils froncés. — D’abord, nous ne sommes pas mariés. Feeney ne put réprimer un sourire amusé. — Au fait, comment va-t-il ? — Très bien. Il est en Australie. — Il y a quelques semaines, je vous ai vus à la télé. A une réception au Palace, je crois. Tu étais drôlement chic avec ta robe longue, Dallas. Très mal à l’aise, Eve haussa les épaules. — J’ignorais que tu t’intéressais aux potins mondains. — Je les adore, rétorqua Feeney en ouvrant la porte du bureau. — Feeney ? Il se retourna sur le seuil. — Tu n’avais pas trois raisons de participer à l’enquête ? Tu ne m’en as cité que deux. — La troisième, c’est que tu m’as manqué Dallas, répondit-il avec un large sourire. Quand il referma la porte derrière lui, Eve se mit à son travail en souriant. Feeney aussi lui avait beaucoup manqué. 4. Quand Eve poussa la porte du Blue Squirrel où son amie Mavis Freestone chantait tous les soirs, ses tympans furent agressés par un tintamarre assourdissant de cuivres. Se frayant un passage dans la foule bigarrée des habitués, elle parvint à dénicher une table libre à proximité de la scène et fit signe à la chanteuse qui tentait de couvrir de sa voix perçante les élans stridents des trois trompettistes derrière elle. Ce soir, Mavis avait teint sa longue chevelure en vert émeraude et s’était drapée dans une grande pièce d’étoffe d’un bleu saphir étincelant qui dissimulait un de ses seins généreux et son bas-ventre. L’autre sein était décoré de pierres aux mille reflets et une étoile d’argent en recouvrait stratégiquement la pointe. Lorsque Mavis virevolta, Eve remarquait que ses fesses arboraient une décoration similaire. Juste dans les limites de la loi, songea-t-elle en commandant un verre de Chardonnay sur la carte électronique. Le public adorait la chanteuse. Quand elle descendit de la scène après sa chanson, elle fut accueillie par un tonnerre d’applaudissements et d’acclamations. — Comment t’y prends-tu pour t’asseoir avec cet attirail ? lui demanda Eve quand Mavis parvint à sa table. Avec prudence et beaucoup d’inconfort, répondit la jeune femme, joignant le geste à la parole avec une grimace. Que penses-tu de la dernière chanson ? — Elle a fait un tabac. — C’est moi qui l’ai écrite. — Vraiment ? C’est formidable, je suis très impressionnée, la félicita Eve avec une joie sincère. — Ça marche pour moi en ce moment, lui apprit fièrement Mavis. Je viens d’être augmentée et maintenant j’espère décrocher un contrat avec une maison de disques. — Alors il faut fêter ça, répondit Eve en levant son verre. — J’ignorais que tu viendrais ce soir, dit Mavis en composant sa commande sur la carte. — J’ai un rendez-vous. — Avec Connors ? — Non, il est en Australie. Avec Nadine Furst. — Tu rencontres une journaliste ? De ton plein gré ? — J’ignore pourquoi, mais elle m’inspire confiance, répondit Eve en haussant les épaules Et puis elle peut m’être utile. — Puisque tu le dis... Au fait, demain c’est mon jour de congé. Tu veux qu’on aille dîner quelque part ? — Si je peux me libérer, pourquoi pas ? Mais je croyais que tu sortais avec cet artiste, tu sais, celui avec le chimpanzé apprivoisé ? — Je l’ai plaqué, annonça Mavis avec une chiquenaude éloquente sur son épaule. Pas assez dynamique à mon goût. Bon, tu m’excuses une minute, le devoir m’appelle... Eve préférait ne pas savoir ce que signifiait «pas assez dynamique » pour son amie. A l’instant où la chanteuse remontait sur la scène, le portable d’Eve bourdonna. Elle le sortit de sa poche et composa son code d’identité. Quand le visage souriant de Connors apparut sur l’écran miniature, le cœur d’Eve bondit dans sa poitrine. — Bonjour lieutenant. J’ai dû te traquer. — C’est une ligne officielle, Connors. — Vraiment ? feignit-il de s’étonner. Le décor l’est déjà beaucoup moins. Le Blue Squirrel, je me trompe ? — On ne peut rien te cacher. J’ai rendez-vous avec Nadine Furst. Alors comment c’est en Australie ? — Surpeuplé. Avec un peu de chance, je serai rentré d’ici trente-six heures. A bientôt. Soudain, Eve devina une présence insistante juste derrière son dos. — Euh... hum. D’accord, je te verrai à ton retour. Bon voyage, répondit-elle, décidée à interrompre au plus vite la communication. — Je t’aime, ma chérie. Eve s’empressa de couper. — Comme c’est émouvant, ironisa Nadine Furst qui se glissa sur la banquette face à Eve. Celle-ci rempocha rageusement son portable. — Vous espionnez les conversations privées ? Je croyais que vous aviez plus de classe. — Les journalistes ont toujours une oreille qui traîne. Déformation professionnelle, lieutenant. Comme tout bon policier, j’imagine répliqua-t-elle en s’adossant à la banquette. Avec un soupir, la journaliste jeta regard à la ronde. — Je n’arrive pas à croire que vous m’ayez à nouveau donné rendez-vous ici Cet endroit est horrible. Que buvez-vous ? — N° 54. D’après la carte du Chardonnay Le genre pisse d’âne, en trois fois mieux. Je vous le recommande. — Puisque vous le dites... Résignée, Nadine Furst programma commande. — Pendant le voyage, j’ai consulté toutes les informations diffusées jusqu’à présent sur l’homicide Towers. — Morse est-il au courant de votre retour ? Un sourire féroce se dessina sur les lèvres minces de la journaliste. — Bien sûr. Dans les affaires criminelles, c’est moi qui ai la priorité. J’entre, il sort. Ce cher C. J. est fou de rage ! — Alors, j’ai atteint mon but. — Mais n’oubliez pas la contrepartie. Vous m’aviez promis l’exclusivité. — Je tiendrai parole. A condition que vous attendiez mon feu vert pour divulguer les informations que je vous livrerai. Bien entendu, je veillerai à ce que vous soyez la première informée. — Plus un entretien en tête à tête avec le futur inculpé et un autre avec vous, s’enhardit Nadine. — Pour l’inculpé, je ne peux rien vous garantir, vous le savez très bien. Il peut parfaitement refuser toute interview ou choisir un de vos collègues. — Soit, mais je tiens à filmer l’arrestation. Ne me dites pas que vous ne pouvez pas me garantir ça. — J’aviserai le moment venu. En échange, vous vous engagez à me transmettre tous les renseignements que vous apprendrez. Et surtout pas de révélations impromptues, compris ? — Je ne peux rien vous garantir, lieutenant, répliqua Nadine Furst d’une voix innocente. Je ne suis pas responsable de mes collègues. Eve haussa un sourcil amusé. — Je sais bien que vous autres journalistes désirez plus que tout des scoops, mais vous appartenez au dessus du panier, mademoiselle Furst. Ne me décevez pas. — Je vous retourne le compliment, lieutenant, répondit celle-ci, flattée. J’ai confiance en vous, même si vous n’avez aucun goût pour le vin. Comparer cette infâme piquette à de la pisse d’âne est encore trop flatteur. Eve éclata de rire et, quand Nadine Furst sourit à son tour, elles surent que le pacte était scellé. — Vous d’abord, dit la journaliste avec curiosité. Eve croisa les bras sur la table et réfléchit un instant. — Eh bien, disons que jusqu’ici mon seul indice concret est un parapluie mystérieusement disparu. Le lendemain matin, à dix heures, Eve retrouva Feeney devant l’appartement de Cicely Towers. A la mine de chien battu qu’arborait son collègue, elle comprit que les nouvelles n’étaient pas bonnes. — Elle a reçu de nombreux appels. Son vidéocom était sur répondeur automatique, lui apprit-il tandis qu’elle déconnectait le scellé électronique de la police. Le dernier message remonte à vingt-trois heures trente. Fin de communication à vingt-trois heures quarante-trois. Ils pénétrèrent dans l’appartement. — Et alors ? demanda Eve pleine d’espoir. — Et alors, c’est tout. Elle a effacé l’enregistrement d’ici même. J’ai pu établir les horaires, c’est tout. — Pourquoi aurait-elle agi ainsi ? Ce ne serait pas une erreur de manipulation ? Feeney prit une mine outrée. — Dallas, pour qui me prends-tu ? — En tout cas, s’il s’agissait d’un de ses dossiers en cours, elle aurait forcément conservé l’appel. Ou bien verrouillé son écoute. — C’est aussi mon avis. — Nous allons quand même vérifier tous ces dossiers, poursuivit-elle. Voyons, voyons, murmura-t-elle, plongée dans ses réflexions. Selon son agenda électronique, Cicely Towers a quitté le tribunal à dix-neuf heures trente-six. Plusieurs témoins l’ont vue. Avant de sortir, elle est passée se rafraîchir aux toilettes et a discuté avec une collègue. D’après celle-ci, elle était d’excellente humeur. Ensuite, elle s’est rendue directement au restaurant où l’attendait déjà Hammett. Je suis passée là-bas. Les déclarations du personnel concordent avec les siennes. Après le dîner, le maître d’hôtel leur a appelé un taxi, un Rapid, qui est passé les prendre à vingt et une heures quarante-huit. — Selon ton rapport, ils étaient intimes. — Ils étaient amants, confirma Eve en piochant dans le sachet de noix de cajou que lui tendait Feeney. Cela ne l’innocente pas, mais il l’aimait. Selon lui, tous deux étaient satisfaits de leurs vies séparées, mais les apparences sont parfois trompeuses. Il a peut-être arrangé cette soirée romantique pour se créer un alibi, même si cette hypothèse me paraît peu probable. Eve pénétra dans une chambre spacieuse aux teintes pastel où trônait un élégant lit ancien. — Donc, Cicely Towers monte dans son appartement. Elle se change et passe un peignoir, enchaîna-t-elle en désignant le peignoir de soie ivoire négligemment jeté sur le lit. Suivie de Feeney, elle retourna dans le salon. Une mallette fermée était posée sur la table basse à côté d’un verre vide. — Elle se détend sur le canapé, réfléchit à ses dossiers ou au mariage de sa fille. Soudain, le vidéocom retentit. Après sa discussion avec ce mystérieux interlocuteur, elle rhabille à la hâte. Bien qu’elle se rende dans le West End, elle opte pour un de ses tailleurs chics. Au lieu d’un taxi, elle prend le métro. Eve alla ouvrir la penderie encastrée dans le mur près de la porte d’entrée. A l’intérieur, elle découvrit plusieurs vestes de femme, un pardessus d’homme appartenant sans doute à Hammett, une collection d’écharpes et de parapluies de coloris divers. — Comme il pleut, elle emporte le parapluie assorti à son tailleur et sort sans prévenir personne. Mais quand elle arrive au Five Moons, son rendez-vous n’est pas là. Elle attend presque une heure, puis, à bout de patience, ressort sous la pluie en direction du métro. J’imagine qu’elle devait fulminer. — Elle était folle de rage, tu veux dire. Une femme de sa classe à qui on pose un lapin dans un bouge au milieu de la nuit. — Oui, sauf qu’il ne lui avait pas posé un lapin. — Il l’attendait simplement dehors. Et une dizaine de minutes plus tard, on la retrouvait égorgée sur le trottoir sans la moindre trace de lutte. Apparemment, elle n’a pas eu le temps de se sentir menacée. Quant à l’assassin, il a disparu avec le parapluie. — Étrange, non ? — Fétichisme ou coup de tête, comment savoir ? Peut-être tout simplement à cause de la pluie. En tout cas, c’est l’unique erreur qu’il ait commise jusqu’à présent. J’ai chargé une équipe de quadriller le quartier. Possible qu’il l’ait abandonné dans un coin. Un détail me tracasse, Feeney : comment savait-il avec certitude qu’elle effacerait le message ? — Il se peut qu’il l’ait menacée. — Un procureur a l’habitude des menaces, Une forte personnalité comme Cicely Towers les ignorait sûrement. — Si elles étaient dirigées contre elle-même, mais Cicely avait des enfants. Les sourcils froncés, Eve prit des hologrammes encadrés et observa les deux adolescents qui souriaient à l’objectif. D’un doigt derrière le cadre, elle déclencha la bande audio. « Bonne fête des mères, la crack. Ce cadeau durera plus longtemps que des fleurs. On t’aime, maman. » En proie à un malaise diffus, Eve reposa l’hologramme. — Aujourd’hui, ce sont des adultes, Feeney. — Quand tu as des enfants, c’est pour la vie. Le métier de parent n’est jamais terminé. Pour Cicely Towers, si, songea Eve avec tristesse. Marco Angelini avait ses bureaux dans le gratte-ciel que possédait Connors sur la 5e Avenue. Eve entra dans le gigantesque hall désormais familier avec son dallage de marbre blanc et ses boutiques de luxe. Elle consulta une carte mobile et se dirigea vers la rangée d’ascenseurs. Un tube de verre et d’acier l’amena au dix-huitième étage et s’ouvrit sur un couloir aux murs d’un blanc étincelant qui conduisait aux bureaux d’Angelini Export. Lorsqu’elle présenta son insigne à l’hôtesse d’accueil, celle-ci se montra si nerveuse qu’Eve se demanda en riant intérieurement si elle ne cachait pas de la drogue dans un de ses tiroirs. La jeune femme bredouilla quelques mots dans l’interphone et, moins d’une minute plus tard, Eve fut invitée à entrer dans la suite directoriale. Un homme trapu aux cheveux noirs comme le jais et lissés en arrière l’accueillit derrière son bureau. Il n’avait pas l’élégance de George Hammett, mais il émanait de sa personne une autorité naturelle qui en imposait. Invitant Eve à prendre place dans un fauteuil en cuir fauve, il croisa les mains sur son bureau impeccablement rangé. — Vous êtes venue à cause de Cicely, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec un léger accent italien. — Oui, sans abuser de votre temps, je souhaiterais vous poser quelques questions. — Je puis vous assurer de mon entière coopération, lieutenant. Cicely et moi étions divorcés, mais toujours bons amis. Je l’admirais et la respectais beaucoup. — Monsieur Angelini, quand avez-vous vu votre ex-épouse pour la dernière fois ? — Le 18 mars dans ma propriété de Long Island pour le vingt-cinquième anniversaire de notre fils. Nous y avions organisé une fête. David réside souvent là-bas quand il vient sur la côte Est. — Et vous ne l’aviez pas revue depuis cette date ? — Non, nous étions tous deux très occupés. J’étais en Europe pendant presque tout le mois d’avril. — Mais vous avez appelé Mme Towers le soir de sa mort, n’est-ce pas ? C’est exact. J’ai laissé un message sur son répondeur. Je souhaitais la rencontrer la semaine suivante pour discuter des préparatifs du mariage de Mirina, notre fille. Mais nous nous étions parlé plusieurs fois depuis l’anniversaire de David, ajouta-t-il en croisant les doigts sur ses genoux. Comme je vous l’ai dit, nous étions associés en affaires. — En particulier, dans la société Mercure. — Oui. Vous êtes une... amie de Connors, je crois, dit-il avec un léger sourire. — Eve répondit d’un hochement de tête. — Existait-il des désaccords entre votre ex-épouse et vous, personnels ou professionnels ? — Bien entendu, mais contrairement à la période de notre mariage nous avions fini par acquérir le sens du compromis. — Monsieur Angelini, qui doit hériter des intérêts de Mme Towers dans la société Mercure ? — Moi-même, lieutenant, conformément aux conditions d’un contrat signé lors de notre divorce, répondit-il en levant les sourcils. Les revenus de quelques placements immobiliers doivent aussi me revenir. Au décès de l’un de nous deux, il était convenu que les profits ou les pertes devaient revenir au survivant. Nous pensions aux enfants, vous comprenez ? — Et le reste de ses biens ? Son appartement, ses bijoux et tout ce qui n’entrait pas dans votre accord ? — Ce sont sans doute les enfants qui en hériteront. Excepté, j’imagine quelques legs à des amis ou à des associations. A combien pouvait se monter la valeur des biens personnels de Cicely Towers ? Eve se promit d’en savoir plus très rapidement. — Monsieur Angelini, saviez-vous que votre ex-épouse entretenait une relation suivie avec George Hammett ? — Bien sûr. — Et cela ne vous posait aucun... problème ? — Que voulez-vous insinuer, lieutenant ? s’emporta-t-il, visiblement outré. Que douze ans après notre divorce j’aurais éprouvé une jalousie meurtrière envers Cicely ? Me croyez-vous capable d’égorger la mère de mes enfants ? C’est complètement ridicule ! — Où vous trouviez-vous le soir de sa mort ? insista-t-elle avec un calme imperturbable. Eve vit les mâchoires de l’homme d’affaires se crisper. Il s’efforça de retrouver son sang-froid, mais ses yeux lançaient des éclairs. — J’étais à mon domicile de Manhattan à partir de vingt heures. — Seul ? — Oui. — Quelqu’un pourrait-il le confirmer ? — Non. J’ai deux domestiques, mais c’était leur soir de sortie. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’étais à la maison. J’avais envie de passer une soirée tranquille. — Aucune communication ? — Le seul appel que j’aie reçu était celui du commandant Whitney qui m’a informé du décès de ma femme vers trois heures du matin. — Monsieur Angelini, comment expliquez-vous que votre ex-femme se soit rendue dans un bar louche du West End à une heure du matin ? — Je n’en ai pas la moindre idée, lieutenant. Dans l’ascenseur de verre qui la ramenait au rez-de-chaussée, Eve contacta Feeney. — Je voudrais savoir si Marco Angelini avait des ennuis financiers et si la mort subite de son ex-femme aurait pu contribuer à les résoudre ? — Tu es sur une piste, Dallas ? — Peut-être, répondit-elle, les sourcils froncés, mais j’ignore encore laquelle. 5. Exténuée, Eve rentra vers une heure du matin à son appartement. Mavis avait réussi à l’entraîner à l’Armageddon, une boite branchée qui venait d’ouvrir sur les docks, et le réveil promettait d’être difficile... Mais au moins cette soirée lui avait-elle permis d’oublier un moment l’afaire Towers. Comme dans un brouillard, elle se déshabilla, puis se laissa tomber à plat ventre sur son lit en soupirant et sombra aussitôt dans un sommeil de plomb. Elle se réveilla en sursaut dans l’obscurité, parcourue de la tête aux pieds de frissons d’excitation. Que m’arrive-t-il donc ? se demanda-t-elle, baignant encore dans une douce torpeur. Soudain, elle sentit des mains qui s’activaient avec fièvre sur son corps alangui. Celles de Connors. Elle reconnut leur toucher, leur rythme. Un gémissement de plaisir s’échappa de ses lèvres entrouvertes, tandis que les caresses se faisaient plus hardies, plus subtiles. Puis Connors captura sa bouche en un baiser avide et sauvage qui acheva de faire chavirer ses sens et il la recouvrit de son corps palpitant de désir. Enroulant ses longues jambes musclées autour de ses hanches, Eve se cambra avec fougue contre son ventre brûlant et, lorsqu’il pénétra dans sa douce chaleur, elle crut mourir de plaisir. Sous le choc de ses étreintes de plus en plus saccadées, elle l’enlaça par les épaules, enfonçant ses ongles dans la peau de son dos. Dans un râle, il s’enfonça au plus profond d’elle une dernière fois. Ivre de volupté, Eve se raidit entre ses bras et s’abandonna tout entière à cet ultime assaut, le corps frémissant du plaisir qu’il venait de lui donner. Quand elle vint se lover contre lui, heureuse et comblée sur le lit ravagé, Connors laissa échapper un long soupir satisfait et la serra dans ses bras avec douceur. — Désolé de t’avoir réveillée, ma chérie. — Connors, c’était toi ? le taquina-t-elle. Pour se venger, il lui mordilla l’oreille. Eve sourit dans l’obscurité. Quel tempérament jaloux ! — Je croyais que tu rentrais seulement demain ? — J’ai réussi à m’arranger. Je suis venu directement ici. Grâce aux vêtements éparpillés dans le couloir, j’ai suivi ta trace jusqu’au lit. Qu’as-tu donc fait hier soir pour être aussi épuisée en rentrant ? — J’ai passé la soirée avec Mavis dans une boîte très bruyante. Je suis encore à moitié sourde. Ce n’est pas déjà le matin, j’espère ? s’enquit-elle, réprimant un bâillement. Connors l’enserra dans le cercle puissant de bras et déposa un baiser tendre sur sa tempe moi ! — Non, ma chérie. Rendors-toi. Eve ne se fit pas prier. Connors se réveilla aux premières lueurs de l’aube et laissa Eve pelotonnée au milieu du lit. Dans la cuisine, il programma le café et les brioches sur l’AutoChef. Comme il s’y attendait, celles-ci étaient rassies. Il s’installa devant l’écran de l’ordinateur et tenta de se plonger dans le Financial Times. Incapable de se concentrer, il repoussa l’écran et alla jusqu’à la fenêtre. Comme à chacune de ses absences, une peur diffuse l’avait tenaillé pendant tout son séjour en Australie, une peur qu’il avait du mal à admettre : celle qu’à son retour Eve ne le quitte. Pourquoi refusait-elle obstinément de s’engager ? Elle l’aimait, pourtant. Et lui aussi, passionnément. Mélancolique, Connors se détourna de la fenêtre et se força à lire les nouvelles boursières. — Bonjour ! claironna Eve sur le seuil, souriante et en pleine forme. Mordant dans une brioche, elle ne put retenir une grimace et se rabattit sur le café. — Alors quoi de neuf ce matin ? — Le rachat d’ArborAid coté au second marché. Une entreprise de reboisement, d’où son nom, ajouta-t-il devant sa mine perplexe. Et le preneur c’est moi. — Toujours dans tes chiffres, soupira Eve avec bonne humeur. Je pensais davantage à l’affaire Towers. — Les obsèques auront lieu demain à la cathédrale Saint-Patrick. — Tu y assisteras ? — Si j’arrive à déplacer quelques rendez-vous. Et toi ? — Bien sûr. L’assassin y sera peut-être. Eve contempla Connors d’un air songeur, tandis qu’il étudiait les listes de chiffres défilant à l’écran. Avec son élégante chemise sur mesure et ses traits aristocratiques mis en valeur par son abondante chevelure mi-longue rejetée en arrière, il ne semblait pas à sa place dans sa cuisine. Comment un homme tel que lui peut-il s’intéresser à moi ? se demandait-elle souvent. — Un problème ? murmura-t-il, conscient de son regard rivé sur lui. — Non. non... Je réfléchis. Cet Angelini tu le connais bien ? — Marco ? demanda-t-il sans lever le nez de ses cotes boursières. Nos chemins se sont souvent croisés. Un homme d’affaires prudent et un père attentionné. Il préfère vivre en Italie, mais son siège social se trouve ici à New York. — Il va hériter de son ex-femme. J’ignore encore de combien, mais Feeney vérifie. — Tu aurais pu m’en parler, dit Connors. Je t’aurais appris que Marco a des difficultés financières. Rien de désespéré, ajouta-t-il devant le regard pénétrant d’Eve. L’année dernière, il s’est lancé dans plusieurs placements inconsidérés. — Tu disais qu’il était prudent. — En général, oui. Mais il semblerait que sa ferveur religieuse ait émoussé son sens des affaires. C’est un catholique pratiquant. Marco a acheté plusieurs objets d’art sacré sans les avoir fait sérieusement authentifier. Il s’agissait de faux et il a perdu beaucoup d’argent. — Qu’entends-tu par beaucoup d’argent ? — Un peu plus de trois millions. Si tu le désires, je peux te fournir les chiffres exacts. Il s’en remettra, ajouta-t-il avec un haussement d’épaules. En fait, c’est davantage sa fierté qui a été atteinte que son portefeuille. — A combien se monte la part de Cicely Towers dans Mercure ? Connors sortit son ordinateur de poche et tapota quelques touches. — Au cours du jour, entre cinq et sept. — Millions ? — Bien sûr, répondit-il avec un sourire narquois. — Son train de vie ne m’étonne plus, fit remarquer Eve, très impressionnée. — Marco gérait l’argent de Cicely et elle n’a jamais eu à s’en plaindre. Il tenait à ce que la mère de ses enfants vive confortablement. Il rempocha son ordinateur, resservit du café et tendit une tasse à Eve. — Selon toi, il aurait assassiné sa femme pour combler ses pertes ? — On tue souvent pour de l’argent. Je l’ai interrogé hier et il ne m’a pas semblé très à l’aise. Maintenant, je comprends. Et puis il y a ce divorce à l’amiable. J’aimerais bien savoir lequel des deux l’a demandé ? Chez les catholique un divorce n’est pas une mince affaire, surtout lorsqu’il y a des enfants. Ne faut-il pas une sorte d’autorisation ? — Une dispense, corrigea Connors. La procédure est en effet complexe, mais Cicely et Marco avaient des relations au sein de la hiérarchie épiscopale. — Lui ne s’est pas remarié, poursuivit Eve en posant sa tasse de café dans l’évier. Pas la moindre trace de liaison sérieuse. Cicely par contre avait une relation suivie avec Hammett. Que pouvait ressentir Angelini de savoir la mère de ses enfants dans les bras d’un associé ? — A sa place, j’aurais tué l’associé. — Ça ne m’étonne pas. Je crois même que tu les aurais tués tous les deux. Connors l’attira entre ses bras. — Tu me connais si bien... Je plains le pauvre Marco. Je me souviens de ce que c’est que d’être la cible de cette volonté farouche qui brille fond de tes jolis yeux. — Tu n’avais tué personne, lui rappela-t-elle. — A l’époque, tu me soupçonnais, et pourtant cela ne t’a pas empêchée de succomber à mon irrésistible charme, plaisanta-t-il avec ce sourire langoureux qu’elle adorait. Maintenant, nous... A cet instant, la sonnerie de sa montre retentit. Il lui plaqua un baiser rapide sur le front et enfila sa veste. — Nous évoquerons nos souvenirs plus tard. J’ai un rendez-vous. Ah, j’allais oublier, ajouta-t-il, quand ses doigts rencontrent un petit paquet dans sa poche. Tiens, C’est pour toi. Un cadeau d’Australie. Embarrassée, Eve prit l’écrin doré qu’il lui tendait et l’ouvrit presque à contrecœur. En découvrant son contenu, elle écarquilla les yeux de stupéfaction. — Connors, tu es tombé sur la tête ! C’était un diamant. Au bout d’une chaîne en or torsadée, la pierre scintillait de mille feux. Avec une infinie douceur, il lui passa le bijou autour du cou. — Ce solitaire s’appelle la Larme du Géant. Il a environ cent cinquante ans. J’ai assisté à la vente lors de mon passage à Sydney et je n’ai pas ou résister. Reculant d’un pas, il admira d’un air satisfait le bijou qui miroitait sur le bleu discret de son peignoir. — Je savais qu’il t’irait à merveille. Telle que je te connais, tu aurais sans doute préféré des kiwis frais, plaisanta-t-il avec entrain. Mais ce sera pour une prochaine promis. Il s’avança pour l’embrasser, mais Eve le repoussa du plat de la main avec une fermeté qui le prit au dépourvu. — Quelque chose ne va pas ? — C’est de la folie, Connors ! Je ne peux pas accepter ! Elle voulut ôter la chaîne, mais Connors lui agrippa le poignet. — C’est un cadeau, Eve. Inutile de prendre cette mine catastrophée. Devant son mutisme obstiné, il la prit sans ménagement par les épaules. — Dès que j’ai vu cette pierre, j’ai pensé à toi. De toute façon, je pense tout le temps à toi ! Je l’ai achetée parce que je t’aime. Quand te décideras-tu enfin à comprendre ? — Tu n’as pas le droit, répondit-elle avec une froide assurance. — Le droit de quoi, enfin ? D’un brusque coup d’épaule, elle se dégagea de son emprise. — De me forcer à accepter ce que je refuse. Crois-tu que je n’ai pas remarqué ton petit manège ces derniers mois ? Me crois-tu stupide à ce point ? Le regard de Connors se durcit. — Il ne s’agit pas de stupidité, Eve. Simplement de lâcheté ! Eve serra les poings d’indignation. — Si tu t’imagines qu’en me berçant de mots doux et de cadeaux je finirai par accepter de vivre dans ta luxueuse forteresse, tu te trompes du tout au tout ! Jamais tu ne feras de moi un animal apprivoisé ! — Un animal apprivoisé ! répéta-t-il, suffoqué. Je me trompais, Eve : tu es stupide. J’en ai par dessus la tête que tu piétines les sentiments que j’ai pour toi. J’ai eu tort de te laisser fixer les règles du jeu, mais j’ai compris la leçon ! Désormais entre nous ce sera tout ou rien ! — Je n’ai pas l’habitude de céder aux ultimatums ! Connors ouvrit la porte et se retourna sur le seuil. Au fond de ses yeux étincelants de colère, Eve discerna une profonde tristesse qui la mit au supplice. — Si tu changes d’avis préviens-moi. La balle est dans ton camp. La porte se referma. Pendant un moment, Eve resta comme pétrifiée, puis elle se mit à trembler comme une feuille. De colère bien sûr, chercha-t-elle à se convaincre. Elle arracha rageusement le précieux diamant de son cou et le jeta sur la table. S’il s’imagine que je vais lui courir après et le supplier à genoux de rester, il peut espérer jusqu’au prochain millénaire ! se jura-t-elle, au bord des larmes. Eve s’efforça de cacher derrière sa carapace de policier endurci la détresse qu’elle se refusait à admettre. Quel autre choix avait-elle ? Son métier passait avant tout. Sans son insigne, elle n’était rien. Juste une petite fille brisée et traumatisée, abandonnée sur le trottoir d’une ruelle sombre de Dallas. — J’apprécie que vous ayez nommé Feeney pour me seconder, commandant. Il a établi la liste de toutes les condamnations obtenues par Cicely Towers, même si je doute que ce soit le procureur qu’on cherchait à atteindre. D’ailleurs, jusqu’à présent, les recherches en ce sens n’ont rien donné. Le commandant Whitney se cala dans son fauteuil et pencha la tête, attendant la suite. — A mon avis, il doit s’agir d’un règlement de comptes personnel, poursuivit Eve. Le fait qu’elle ait effacé le mystérieux appel sur son vidéocom laisse à penser qu’elle cherchait à protéger quelqu’un. — J’ai lu votre rapport, lieutenant, répondit Whitney qui, en dépit de son chagrin, avait retrouvé son attitude sévère et imperturbable. Donc, selon vous, le procureur Cicely Towers était impliquée dans une quelconque activité illégale ? — Je l’ignore encore mais j’ai la conviction que cette communication est la clé de l’affaire. Pourquoi sinon aurait-elle pris la peine de se rhabiller et de se rendre en pleine nuit à l’autre bout de la ville ? Commandant, je dois interroger sa famille et ses amis proches. J’aimerais commencer par votre femme. Le commandant Whitney soupira. Depuis le début de sa carrière, il s’était efforcé de ne pas mêler sa famille à son métier. Cette fois, il n’avait pas le choix. — Vous connaissez mon adresse, lieutenant. Je vais prévenir ma femme de votre arrivée. — Merci, commandant. Les Whitnev habitaient une élégante maison de deux étages dans une rue tranquille des faubourgs de White Plains. Lorsque Eve sonna à l’intercom la maîtresse de maison vint lui ouvrir en personne. D’une élégance discrète et simple dans son ensemble beige en cotonnade, elle portait un maquillage léger et irréprochable et ses cheveux d’un blond très clair tirés en arrière en un chignon serré rehaussaient encore la finesse de ses traits. Elle tendit à Eve une main ornée de sa seule alliance. — Lieutenant Dallas, mon mari m’a prévenue de votre visite. — Navrée de vous déranger, madame Whitney. — Ne vous excusez pas. Je suis une femme de policier, je comprends. Entrez, je vous prie. Elle fit entrer Eve dans le luxueux salon au décor classique et un peu austère où elle donnait de nombreuses réceptions et l’invita à s’asseoir. — Vous savez sans doute que les obsèques auront lieu demain à dix heures. — Oui. J’y serai. Le procureur Towers était une amie proche, n’est-ce pas ? — Elle nous était très chère a mon mari et à moi. — Et vous accueillez ses enfants ? — Oui, en ce moment ils... ils sont allés avec Marco régler les derniers préparatifs de la messe avec l’archevêque. — S’entendent-ils bien avec leur père ? — Bien sûr, pourquoi ? — Je m’étonne simplement qu’ils ne restent pas chez lui. — Nous avons tous jugé que c’était préférable ainsi. La maison de Marco leur rappelle trop de souvenirs. Ils y ont vécu enfants avec leur mère. Et puis nous voulions les protéger des journalistes. Ils assiègent déjà Marco. Par bonheur notre adresse n’a pas encore filtré. (D’un geste nerveux, elle tira sur le bas de sa jupe.) Ils sont en état de choc, vous savez. Même Randall. Randall Slade, le fiancé de Mirina. Cicely et lui s’appréciaient beaucoup. — Est-il ici, lui aussi ? — Pour rien au monde il ne quitterait Mirina dans un moment aussi tragique. C’est une jeune femme forte, lieutenant, mais les femmes de caractère ont elles aussi parfois besoin d’une épaule réconfortante. Soudain mal à l’aise, Eve s’empressa de chasser l’image de Connors qui venait de s’insinuer traîtreusement dans son esprit. — Voyez-vous, lieutenant, poursuivit Anna, je n’arrive pas à comprendre ce qui a pu la conduire dans ce quartier sordide du West End. Cicely savait se montrer tenace, parfois même jusqu’à l’entêtement, mais elle était rarement impulsive et en tout cas jamais imprudente. — Se confiait-elle à vous ? — Nous étions comme deux sœurs. — Vous en aurait-elle parlé si elle ou l’un de ses proches avaient eu des ennuis ? — C’est ce que je pensais. Au début, elle aurait préféré agir seule, expliqua Anna, les larmes aux yeux, mais tôt ou tard elle se serait épanchée auprès de moi. A condition d’en avoir le temps, songea Eve. — La trouviez-vous préoccupée ces derniers temps ? — Tout le monde a ses petits soucis, vous savez. Elle se réjouissait beaucoup du mariage de sa fille, mais s’inquiétait sans doute un peu pour son fils David. Elle aurait souhaité le voir se ranger. Le regard d’Anna Whitney s’assombrit, Elle baissa la tête. — David ressemble beaucoup à son père. Il passe son temps à voyager et a toujours la tête pleine de nouveaux projets commerciaux. Elle eut une hésitation, comme si elle voulait ajouter quelque chose, puis changea de sujet. — Mirina par contre mène une vie beaucoup plus stable. Elle dirige une boutique de mode Rome. C’est là qu’elle a rencontré Randall. Il est styliste de mode. Mirina commercialise ses gammes de vêtements en exclusivité. Ce jeune homme a du talent, vous savez. Voici un de ses derniers modèles, ajouta-t-elle, montrant l’ensemble qu’elle portait. — Très joli, la complimenta Eve. Madame Whitney, reprit-elle après un silence, pourriez vous me parler des relations du Towers avec George Hammett ? Le visage d’Anna se ferma. — C’étaient d’excellents amis. — Selon monsieur Hammett, ils étaient même amants. Songeant à cette liaison qui heurtait son conformisme Anna laissa échapper un soupir agacé. — Et bien oui, c’est vrai. Mais ce n’était pas un homme pour elle. — Pourquoi ? — Une femme qui rentre presque tous les soirs appartement vide ne peut être vraiment heureuse. Il lui aurait fallu un vrai compagnon à ses côtés. Voyez-vous, j’apprécie beaucoup George. Il faisait un excellent cavalier pour Cicely, mais c’est un vieux garçon figé dans ses habitudes. De son côté, Cicely semblait préférer son calme et son indépendance à la vie de couple. J’avais beau lui répéter que le travail n’est pas tout dans la vie, ne voulait pas en démordre. A mon avis, elle ne prenait pas cette liaison au sérieux. Sinon pourquoi refusait-elle ainsi de s’engager ? — Monsieur Hammett paraissait pourtant beaucoup l’aimer. Et il m’a donné l’impression de regretter cette situation. — Alors pourquoi n’a-t-il pas eu le courage de s’imposer ? demanda Anna, au bord des larmes. Pourquoi est-elle restée seule ? Si George avait été à ses côtés, elle serait peut-être encore en vie aujourd’hui. Peu après avoir quitté la rue tranquille des Whitney, Eve gara sa voiture sur le trottoir et se baissa aller contre l’appui-tête. Il lui fallait mettre un peu d’ordre dans ses idées. Surtout ne pense pas à Connors, s’ordonna-t-elle. A quoi bon remuer le couteau dans la plaie ? Leur amour appartenait déjà au passé. Refoulant son chagrin, elle se connecta sur son ordinateur dans son bureau et lança une recherche sur David Angelini. S’il ressemblait tant à son père, peut-être avait-il lui aussi quelques placements malheureux à déplorer... Tout en passant en revue les maigres éléments dont elle disposait, Eve observa le voisinage : une rue calme bordée de vieux arbres, de jolies maisons particulières... Sa vie aurait-elle été différente si elle avait été élevée dans un quartier coquet comme celui-ci, au lieu d’être sans cesse trimbalée de chambre miteuse en studio sordide ? Il lui paraissait difficile de croire qu’ici aussi il existait peut-être des pères exhalant l’alcool et la sueur qui se glissaient en cachette dans le lit de leurs petites filles. Submergée par une incommensurable détresse, Eve réprima un sanglot. Surtout ne pas se souvenir, oublier à jamais ce visage qui se penchait sur elle dans l’obscurité, la force de sa main épaisse pressant sa bouche pour étouffer ses cris, s’adjura-t-elle en se balançant d’avant en arrière sur son siège. D’ailleurs, ce n’était pas elle. Tout était arrivé à une petite fille dont elle ne se rappelait pas même le nom. Non, surtout ne pas tenter de se souvenir. 6. A neuf heures et demie, Eve rentra à la hâte se préparer pour les funérailles. Grâce à Feeney, l’enquête progressait à grand pas : en étudiant les relevés de compte de David Angelini, il venait de découvrir qu’au cours des six derniers mois celui-ci avait effectué trois retraits considérables. Au total, un million six cent trente-deux dollars américains, soit plus des trois quarts de ses économies personnelles. Quant à Randall Slade et Mirina, les recherches n’avaient pour l’instant rien donné. Juste un jeune couple heureux au seuil du mariage, songea Eve en extirpant son unique tailleur de la penderie. Elle constata avec agacement qu’il manquait un bouton, puis appela avec nostalgie qu’elle l’avait perdu de Connors lors de leur première rencontre  – encore à un enterrement ! — et qu’il avait toujours conservé religieusement, fois, il l’aura sûrement jeté, se dit-elle avec pincement au cœur. Après un coup d’œil dans le miroir, elle quitta l’appartement en coup de vent. A son arrivée, la cathédrale Saint-Patrick était comble. Un cordon de policiers en uniforme bloquait tout le parvis. Une sorte de garde d’honneur, songea Eve, pour un procureur que toute la profession respectait. La circulation terrestre et aérienne avait été déviée de l’avenue habituellement engorgée et les journalistes se massaient derrière des barrières sur toute la largeur de l’artère. Au troisième policier qui l’arrêta, Eve épingla son insigne sur sa veste et parvint enfin à entrer dans la cathédrale où résonnaient les accords lugubres de La Marche funèbre. Pour des raisons qu’elle ne prenait pas la peine de s’expliquer, n’aimait guère les églises avec leurs effluves d’encens et de cierge brûlé. Tandis que l’oraison de l’archevêque retentissait jusqu’aux imposantes voûtes de pierre, Eve remonta une travée latérale et s’assit au bout d’une rangée, le plus près possible de la famille. Comme elle parcourait du regard la foule recueillie des dignitaires et des hommes politiques, Feeney vint la rejoindre. — Voilà Angelini, lui murmura-t-elle, tête baissée. Et à côté de lui, sans doute, sa fille. — Flanquée du fiancé à sa droite. Eve observa un moment le jeune couple séduisant : blonde et svelte comme sa mère, Mirina était vêtue d’une robe noire d’une élégante sobriété qui couvrait ses poignets et sa gorge et tombait jusqu’à ses chevilles en un délicat plissé. Ni voile ni lunettes noires ne dissimulaient ses yeux rougis. Un chagrin simple et sincère semblait émaner de tout son être. A côté d’elle, Randall Slade la dominait de son imposante silhouette. Son visage d’une beauté très virile avait déjà frappé Eve sur la photo que lui avait fournie l’ordinateur : ses mâchoires puissantes, son nez grec et ses arcades proéminentes lui conféraient un charme inquiétant, tempéré cependant par la douceur avec laquelle il soutenait Mirina. A la gauche d’Angelini se tenait David, un peu à l’écart. Il regardait droit devant lui, le visage impassible. Légèrement plus petit que son père, était aussi brun que sa sœur était blonde. Et seul, nota Eve. George Hammett venait compléter le banc de la famille. Juste derrière se tenaient le commandant Whitney, sa femme et leurs enfants. Quant à Connors, Eve l’avait déjà repéré au bout d’une rangée à côté d’une blonde aux yeux larmoyants. Jetant un regard dans sa direction, elle le vit se pencher vers sa voisine et lui murmurer quelques mots à l’oreille. La femme lui répondit, blottissant sa tête contre son épaule. Furieuse du sursaut de jalousie qui l’étreignit, Eve reporta son attention sur la foule. Son regard croisa celui de C.J. Morse. — Comment ce sale petit fouineur a-t-il réussi à entrer ? siffla-t-elle entre ses dents. — Un peu de respect, Eve, tu es dans une église, lui murmura Feeney. — Regarde, c’est C. J. Morse, juste derrière l’autre côté la travée. Comment a-t-il fait passer le cordon de police ? II repéra à son tour le journaliste. Eve songea d’abord à le faire mettre dehors nanu militari, puis se ravisa : Morse serait bien trop heureux de la publicité que lui offrirait une altercation en pleine messe. Elle imaginait déjà le scandale ! La mine renfrognée, elle quitta la cathédrale sans un mot. Quand Feeney la rejoignit dehors, elle finissait de donner des instructions à l’un des policiers. — Qu’est-ce qui t’a pris ? — J’avais besoin d’air. Et puis je voulais prendre de l’avance sur notre ami Morse. J’ai donné l’ordre de confisquer tout son matériel. Violation de la législation sur la vie privée. Il va en être vert de rage. — Méfie-toi, Eve. Ce type est un teigneux. Si tu tiens à ta réputation, je ne te conseille pas de te le mettre à dos. — Tais-toi, tu me fais peur, ironisa-t-elle. Merci du conseil, mais à mon avis c’est déjà trop tard. Eve parcourut du regard la horde de journalistes sur l’avenue. — Dieu sait que les journalistes m’horripilent avec leur sacro-saint droit à l’information, mais au moins ceux-là savent respecter le deuil d’une famille. — Tu y retournes ? s’enquit Feeney, désignant du menton l’entrée de la cathédrale. Eve secoua la tête d’un air buté. — Je pensais te trouver avec Connors. — Laisse tomber, Fenney, répondit Eve qui s’éloigna d’un pas furibond, puis s’immobilisa se retourna vers lui : — A propos de Connors, qui est donc cette blonde avec qui il s’affiche ? — Aucune idée, mais c’est un beau brin de fille. Veux-tu que j’aille lui infliger une bonne correction de ta part ? — Laisse tomber, je t’ai dit, maugréa Eve en fourrant ses mains dans ses poches. Après l’enterrement, il y a une petite réunion privée au domicile des Whitney. Combien de temps crois-tu que cette cérémonie grandiose va encore durer ? — Une bonne heure, je dirai. — Je retourne au Central. On se retrouve chez commandant dans deux heures. — C’est toi le patron. En fait de petite réunion privée, c’était plus d’une centaine d’invités qui se massaient dans le salon des Whitney où un buffet avait été dressé. En parfaite maîtresse de maison, Anna Whitney vint au-devant d’Eve dès qu’elle l’aperçut. — Pensez-vous que ce soit vraiment le moment, lieutenant ? lui murmura-t-elle, un sourire affable plaqué sur ses lèvres. — Madame Whitney, je saurai me montrer discrète. Plus vite j’aurai terminé les interrogatoires, plus vite nous démasquerons l’assassin du procureur Towers. — La pauvre Mirina est bouleversée. Mieux irait sans doute... — Anna intervint le commandant Whitney, posant une main réconfortante sur l’épaule de sa femme, laisse le lieutenant Dallas travailler. Les lèvres pincées, Anna Whitney pivota sur ses talons et s’éloigna avec raideur. — Merci de votre compréhension, commandant Je vais m’efforcer d’être rapide. — Ménagez Mirina, Dallas. Elle est réellement très choquée. — Bien sûr. Peut-être pourrais-je la voir la première. — Je m’en occupe. Tandis qu’il se fondait dans la foule des invités, Eve retourna vers le vestibule et se retrouva nez à nez avec... Connors, un verre de vin à la main. — Lieutenant Dallas, quelle bonne surprise ! Excuse-moi, on m’attend. Eve suivit son regard et aperçut la blonde de l’église assise seule dans un coin. Son sang se figea dans ses veines. — J’ai compris, dit-elle d’un ton sec. On peut dire que tu ne perds pas de temps. Humiliée, elle tourna les talons. Il la rattrapa par le bras. — Pour ton information, sache que Suzanna est une amie commune de Cicely et moi. Elle est la veuve d’un policier tué en service. Cicely a fait condamner son meurtrier. — Suzanna Kimball, murmura Eve, honteuse de son accès de jalousie. Son mari était un policier hors pair. Reconnaissant son tailleur gris, Connors esquissa un sourire narquois. — J’espérais que tu avais brûlé cette... chose. Je te l’ai déjà dit, le gris n’est vraiment pas ta couleur. — Je ne suis pas à un défilé de mode, rétorqua-t-elle du tac au tac. Tu m’excuseras, mais j’ai à faire... Les doigts de Connors se resserrèrent sur son bras. — Si je peux te donner un conseil, tu devrais t’intéresser de plus près à Randall Slade. Il doit des sommes considérables à plusieurs personnes. Tout comme David Angelini d’ailleurs. — Comment le sais-tu ? — Je fais partie de ses créanciers. Le regard d’Eve lança des éclairs. — Et c’est seulement maintenant que tu me dis ça ? — Je défends mes propres intérêts, c’est tout. Slade a accumulé des dettes considérables dans un de mes casinos sur Vegas II. Et puis il y a plusieurs années, il a été mêlé à un scandale croustillant sur un obscur satellite du secteur 38 : une histoire de roulette et de rouquine qui s’est mal terminée. Ah, le vice du jeu... — Quel scandale ? — C ‘est toi le flic, répliqua-t-il avec un sourire énigmatique. A toi de trouver. Sur ces mots, il alla rejoindre la veuve du policier. — Mirina est dans mon bureau, murmura le commandant Whitney à l’oreille d’Eve. Je lui ai promis que vous ne la retiendriez pas longtemps. — Ne vous inquiétez pas. Refoulant à grand-peine son exaspération, elle emboîta le, pas à son supérieur qui la fit entrer dans son bureau, une pièce simple et sobre où visiblement les goûts luxueux de sa femme n’avait pas droit de cité. Frêle et pâle dans sa longue robe du même noir profond que ses yeux, Angelini était assise sur un canapé près de la fenêtre. Whitney s’avança jusqu’à elle et lui murmura quelques mots à l’oreille en serrant ses longues mains fines entre les siennes. Puis il laissa les deux femmes seules, non sans un regard de mise en garde à l’adresse d’Eve. — Mademoiselle Angelini, commença celle-ci, je travaillais avec votre mère et je l’admirais beaucoup. Je suis très peinée de sa disparition. — Comme tout le monde, répondit Mirina d’une voix éteinte. Sauf bien sûr son assassin. Excusez- moi par avance si je ne vous suis pas d’un grand secours, lieutenant Dallas. Mais cette journée a été très éprouvante et j’ai pris un sédatif. — Vous et votre mère étiez très proches, n’est-ce pas ? — Elle était la femme la plus merveilleuse que j’aie jamais connue. Pourquoi devrais-je un masque stoïque alors que j’ai perdu ma mère dans des circonstances aussi affreuses ? Eve s’approcha et s’assit dans un des fauteuils qui faisaient face au canapé. Mirina tourna la tête vers la fenêtre. — Mon père désire que nous nous montrions forts et je le déçois beaucoup. Les apparences comptent beaucoup pour lui. — Et votre mère ? Comptait-elle aussi pour lui ? — Oui, énormément, répondit-elle après une inspiration oppressée. Sa fierté l’empêche de le montrer, mais il souffre. — Mademoiselle Angelini, quand avez-vous parlé pour la dernière fois à votre mère ? Des larmes roulèrent sur les joues pâles de la jeune femme. — La veille de sa mort. Par vidéocom. Nous avons discuté des préparatifs du mariage. Je lui ai montré des modèles de robes de mariée et d’ensembles, tous créés par Randall. Comme tout cela me paraît dérisoire désormais... — Lors de cette conversation, a-t-elle évoqué un sujet qui la préoccupait ? — Si vous pensez à son travail, nous en parlions très peu. Le droit ne m’intéresse pas. Non, ce soir- là, elle paraissait heureuse et tout excitée à l’idée que je vienne lui rendre visite quelques jours. Nous avons beaucoup ri. Je sais qu’elle avait une image professionnelle un peu froide, mais avec nous elle était plus détendue. Je l’ai taquinée au sujet de George, disant que Randy pourrait lui créer une robe de mariée en même temps que la mienne. — Et quelle a été sa réaction ? — Ça l’a fait rire. Maman était d’une nature très gaie... expliqua-t-elle d’une voix rendue un peu pâteuse à cause du tranquillisant. Elle a répondu qu’elle s’amusait trop à être la mère de la mariée et que ce plaisir lui était amplement suffisant. Elle éprouvait une grande affection pour George, mais je ne pense pas qu’elle l’aimait. — Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Les yeux dans le vague, Mirina esquissa un faible sourire. — Lorsqu’on aime vraiment quelqu’un, on a envie de vivre à ses côtés, de ne former qu’un avec lui. — Était-ce que désirait M. Hammett ? — Je l’ignore. Il devait sûrement être heureux ainsi. Sinon, il n’aurait pas laissé leur relation partir à la dérive. Hum, moi aussi je dérive, murmura-t-elle en frottant ses paupières lourdes. J’ai l’impression que mon corps flotte. Pas si vite, songea Eve qui avait encore quelques questions à lui poser. Elle alla chercher un verre d’eau et le lui glissa entre les mains. — Cette relation était-elle source de friction entre vos parents ? Ou entre votre père et George Hammett ? — Je comprends que cette situation puisse vous paraître ambiguë, mais si vous connaissiez mon père, vous comprendriez. (Mirina regarda son verre avec étonnement comme si elle venait de réaliser qu’il était là et but une gorgée d’eau.) J’ignore comment il aurait réagi si George et maman s’étaient mariés, mais à quoi bon se poser cette question désormais ? — Quel est votre rôle dans le groupe de votre père mademoiselle Angelini ? — Je m’occupe uniquement... de la mode. C’est moi qui suis chargée des achats pour les boutiques de Rome et de Milan, ainsi que des exportations vers nos filiales de Paris... et New York. De temps à autre, je participe... à des salons, mais je n’aime guère voyager... surtout hors de la planète, vous ? — Je n’ai jamais quitté la Terre, répondit Eve réalisant que la jeune femme était sur le point s’endormir. — C’est... horrible. Mais Randy, lui, adore. A son goût, c’est l’aventure. (Elle passa une main dans ses beaux cheveux blonds et Eve sauva le verre avant qu’il ne tombe sur la moquette.) Qu’étais-je en train de dire ? Ah oui, les achats... J’adore acheter des vêtements. — Vos parents et M. Hammett sont actionnaires d’une société de transport du nom Mercure, n’est-ce pas ? — Oui. Mercure est notre transporteur exclusif expliqua Mirina qui avait bien du mal à garder les yeux ouverts. C’est rapide... et sûr. Vite, changement de tactique, songea Eve, voyant que la jeune femme menaçait de plus en de s’endormir. — Votre mère était-elle au courant des dettes de jeu de votre fiancé ? A cette question, Mirina se redressa d’un bond sur le canapé, visiblement outrée. — Les dettes de Randall ne regardent personne à part lui et moi. — Vous n’en aviez pas parlé à votre mère ? — A quoi bon l’inquiéter. D’ailleurs, il ne joue plus. — A combien se montent ses dettes ? — Nous avons pris toutes les dispositions leur remboursement, répondit Mirina évasivement. — Votre mère était une femme riche. Vous allez hériter d’une part importante de ses biens. Assommée par le sédatif ou le chagrin, Mirina ne sembla pas percevoir le sous-entendu. — Quelle importance ? Je n’ai plus ma mère, quand j’épouserai Randall, elle ne sera pas là. Elle ne sera pas là. Elle enfouit son visage entre ses mains et se mit à sangloter. David Angelini n’avait pas la fragilité de sa sœur. Quand il entra dans le bureau, un verre de vin à la main, il ne cacha pas son impatience où transparaissait une colère contenue, comme s’il se sentait insulté qu’un policier se permette de l’interroger. — A l’évidence, c’est un des psychopathes qu’elle poursuivait qui l’a assassinée, déclara-t-il d’un ton hautain. Son travail l’exposait beaucoup trop à la violence. Je ne comprendrai jamais pourquoi elle s’y investissait tant. (Il sirota une longue gorgée de vin.) Ce métier a fini par la tuer. — Quand avez-vous vu votre mère pour la dernière fois ? — Le 18 mars, le jour de mon anniversaire. — Avez-vous été en contact depuis ? — Je lui ai parlé environ une semaine avant sa mort ? Nous nous appelions régulièrement ? — Quelle était son humeur ? — Elle était obsédée par le mariage de Mirina. Elle espérait que ça me donnerait des idées. Sous sa carapace de procureur, ma mère était une incorrigible romantique. Elle espérait que je trouve enfin l’âme sœur et fonde une famille. Je lui ai répondu que pour le moment j’avais d’autres ambitions. — Et Angelini Export ? Puisque vous y travaillez, vous êtes sûrement au courant des difficultés financières que traverse la société ? Le visage de David Angelini se rembrunit. — Difficultés très passagères, lieutenant. L’entreprise est solide. Une petite restructuration alliée à une légère diversification suffira à assainir la situation, ce à quoi nous nous employons. De toute façon, tout cela n’a rien à voir avec le décès de ma mère. — C’est votre point de vue, monsieur Angelini. Votre mère jouissait d’une fortune substantielle. Elle laisse à votre père, ainsi qu’à vous d’ailleurs, un héritage non négligeable. Outré, David se leva d’un bond. — Vous oubliez à qui vous parlez ! Si vous suspectez l’un d’entre nous, vous vous trompez lourdement. Autant que le commandant Whitney lorsqu’il vous a chargée de l’enquête ! — Vous êtes libre de vos opinions, monsieur Angelini. Autre chose, aimez-vous les jeux de hasard ? — En quoi cela intéresse-t-il votre enquête ? protesta-t-il avec véhémence. Puisque, à l’évidence, il comptait rester debout, Eve se leva à son tour. — Simple question, répondit-elle, imperturbable. — Je joue à l’occasion, comme beaucoup de monde. Ce n’est pas un crime, que je sache ! — A combien se monte votre fortune ? demanda Eve du tac au tac. Les doigts élégants de David Angelini se crispèrent sur son verre. — Là, vous dépassez les bornes ! Je refuse de parler sans la présence de mon avocat ! — C’est votre droit le plus strict, monsieur Angelini, répondit Eve d’une voix posée. .De toute façon nous aurons facilement accès à cette information. Les mâchoires serrées, David Angelini observa un mutisme buté. — Huit cent mille, à quelques dollars près, lâcha-t-il, de mauvaise grâce. — Et vous êtes incapable d’honorer vos dettes. — Non seulement j’en suis capable, mais elles seront remboursées d’ici peu. — Votre mère était-elle au courant ? — Je ne suis plus un enfant qui court pleurer dans les jupes de sa mère dès qu’il s’écorche le genou. — Randall Slade joue-t-il lui aussi ? — Oui, mais comme ma sœur le désapprouvait, il a fini par y renoncer. — Après avoir comme vous accumulé les dettes, si je ne m’abuse. David Angelini la gratifia d’un regard charge d’animosité. — Désolé de décevoir votre curiosité, lieutenant, mais je l’ignore. Sans l’ombre d’un doute, il mentait. Eve choisit cependant de ne pas insister. — Êtes-vous au courant de cet... incident auquel aurait été mêlé Slade dans le secteur 38 voici quelques années ? — Le secteur 38 ? répéta-t-il avec un étonnement des plus convaincants. — Un satellite réservé aux casinos. — Je passe souvent mes week-ends sur Vegas II, mais je ne me souviens pas avoir fréquenté un casino dans ce secteur. — Jouez-vous à la roulette ? — Non, c’est un jeu d’idiots. Randy adore Moi, je préfère le black-jack. Randall Slade ne correspondait pas à l’image que se faisait Eve d’un styliste. Vêtu d’un costume noir d’une grande sobriété, sans toutes les fioritures à la mode, il donnait l’impression d’un homme capable d’abattre tous les obstacles sur son chemin sans dévier d’un pas. Quant à ses mains larges, elles ressemblaient davantage à elles d’un garçon boucher qu’à celles d’un courrier. — J’espère que vous serez brève, commença-t-il avec autorité, en homme habitué à donner des ordres. Mirina se repose à l’étage et je ne tiens pas à la laisser seule trop longtemps. Il s’assit sur le canapé et sortit d’un étui en or me cigarette noire très fine qu’il alluma avec ostentation. Eve fronça les sourcils devant cette violation flagrante de la législation anti-tabac, mais s’abstint de toute remarque. — Dans ce cas, entrons tout de suite dans le vif du sujet. Comment étaient vos relations avec le procureur Towers ? — Amicales. Elle allait bientôt devenir ma belle-mère. — Votre association avec Angelini Export a beaucoup favorisé votre carrière, n’est-ce pas ? poursuivit-elle sans transition. — C’est vrai, concéda Randall Slade en exhalant un filet de fumée aux effluves de citron. (Le front plissé, il détailla Eve de la tête aux pieds.) La coupe et La couleur de ce tailleur ne mettent pas du tout en valeur votre silhouette. Vous devriez passer jeter un coup d’œil à ma collection de prêt-à-porter dans ma boutique sur la Cinquième. — J’y penserai, merci, répondit-elle froidement. — Excusez-moi si je vous ai froissée, mais je suis toujours très choqué quand je vois une jolie femme dans des vêtements qui ne lui vont pas, ajouta-t-il avec un sourire charmeur. Avec une silhouette élancée comme la vôtre, vous devriez porter des modèles plus cintrés, des couleurs vives. — C’est ce qu’on m’a déjà dit, marmonna Eve, chassant l’image de Connors qui venait de s’insinuer dans son esprit. Venons-en au fait, s’il vous plaît. Vous vous apprêtez à épouser une femme fortunée, monsieur Slade. — Je m’apprête à épouser la femme que j’aime, corrigea-t-il d’une voix posée. — Et qui par une heureuse coïncidence est riche. Ce qui tombe à pic car vous êtes criblé de dettes. Randall Slade prit le temps de tirer une longue bouffée. — Exact, répondit-il sans prendre la mouche. Je souffre de ce qu’on appelle le vice du jeu, lieutenant. Mais grâce au soutien de Mirina, je suis en bonne voie de guérison. Je n’ai pas joué depuis deux mois et cinq jours. — Vous avez une prédilection pour la roulette, n’est-ce pas ? — On ne peut rien vous cacher. — Quel est le montant de vos dettes ? — Dans les cinq cent mille dollars. Mais qu’allez-vous donc imaginer, lieutenant ? Que j’ai assassiné ma future belle-mère parce que je visais l’héritage de sa fille ? C’est complètement ridicule ! — Pour en revenir à votre passion du jeu, vous croyez-vous guéri ? — Pour moi, le jeu était comme une femme désirable, excitante, capricieuse. Mirina m’a laissé le choix. Je n’ai pas hésité une seconde. J’étais prêt à tout pour garder celle que j’aime. — A tout ? releva Eve avec un air de défi. Votre fiancée est-elle au courant de vos petits ennuis dans le secteur 38 ? L’expression amusée et légèrement suffisante de Randall Slade s’évanouit comme par enchantement. La piste suggérée par Connors semblait prometteuse. — C’était il y a presque dix ans, se défendit-il, le visage livide. Cette histoire n’a rien à voir avec Mirina. A l’époque, je ne la connaissais même pas. J’étais jeune et idiot. J’ai payé cher mon erreur. — Et quelle était cette erreur, monsieur Slade ? — Puisque je vous dis que... — Vous n’êtes tenu à aucune déclaration mais si vous refusez de parler maintenant, je me verrai contrainte de poursuivre cet interrogatoire au Central. — Bon Dieu, c’était une nuit de ma vie. Une seule petite nuit. J’étais complètement défoncé. Trop d’alcool et de drogue... La femme est morte d’overdose, mais l’enquête a prouvé qu’elle s’était suicidée. Je n’y étais pour rien. — Pourtant vous étiez avec elle, hasarda Eve, rien décidée à le pousser dans ses retranchements. — Je m’étais endetté à mort à la roulette et nous nous sommes disputés en public. Je lui ai reproché ma malchance. Elle m’a frappé et riposté. Je n’en suis pas fier. Ensuite, je ne me souviens de rien. — En êtes-vous sûr, monsieur Slade ? — Comme je l’ai déclaré à l’époque, je me suis réveillé dans une petite chambre sordide. Nous étions au lit, nus. Et elle était morte. Je ne comprenais rien à ce qui m’arrivait. Soudain, des policiers ont fait irruption dans la chambre. Ils ont pris des photos. Je ne connaissais pas cette femme, répéta-t-il avec véhémence. Je l’avais rencontrée au bar. C’était une prostituée non déclarée qui travaillait pour le casino. (Accablé, Randall Slade ferma les yeux.) J’ai été acquitté au procès, mais pouvais-je avouer ce scandale à Mirina ? Jamais elle n’aurait accepté de vivre aux côtés d’un homme accusé de meurtre. Même s’il était innocent. En sortant du bureau, Eve se mit en quête de Feeney qu’elle repéra près du buffet. Elle lui fit signe de la rejoindre. — J’aimerais que tu approfondisses tes recherches sur Randall Slade, lui dit-elle, tandis qu’ils traversaient le vestibule. Une affaire vieille de dix ans sur l’un de ces enfers du jeu dans le secteur 38. Je t’expliquerai en route. Feeney poussa un soupir déçu. — Et moi qui espérais voir les Yankees à la télé ce soir. — Console-toi, Feeney. Ce que j’ai à te proposer sera beaucoup plus passionnant qu’un match de base-ball. 7. Voilà qui ne va pas du tout plaire à Eve, songea Feeney à la lecture du rapport que la police du secteur 38 venait de lui communiquer. Anticipant sa réaction, il jugea préférable de lui faire parvenir les informations par vidéocom interposé. — J’ai obtenu les détails sur le scandale Slade, annonça-t-il. Je te les transmets. Je... euh... je vais être occupé ici un moment. Je n’ai traité que vingt pour cent de la liste des condamnations de Towers. Un vrai travail de forçat. — Essaie d’accélérer, Feeney. Nous devons à tout prix resserrer le champ d’investigation. — J’essaie, Eve, j’essaie. Prêt pour la transmission. Le rapport de police du secteur 38 apparut sur l’écran d’Eve. Les sourcils froncés, elle fit défiler les données. «Mort suspecte par overdose, nom de la victime : Carolle Lee, 24 ans, née à New Chicago Colony, sans emploi. » Eve continua de parcourir le dossier à la recherche d’un détail que Slade aurait omis. Si le meurtre avait été abandonné dans les charges retenues contre lui, les chefs d’inculpation ne ‘manquaient cependant pas : relations avec une prostituée sans licence, détention et consommation de stupéfiants, non-assistance à. personne en danger... Randall Slade pouvait s’estimer heureux que ce drame se soit produit sur un obscur satellite quasiment inconnu songea Eve. Il s’en était tiré à bon compte mais son passé l’avait peut-être rattrapé : quelqu’un l’avait-il menacé de tout révéler à la future Mme Slade ? Cicely Towers était-elle au courant ? Eve se replongea dans sa lecture. Soudain, elle se pétrifia. — Quel salaud ! siffla-t-elle entre ses dents, frappant du poing sur son bureau. Moins d’un quart d’heure plus tard, Eve déboulait au siège social de Connors au cœur de Manhattan. Folle de rage, elle traversa le hall et composa le code d’accès à l’ascenseur privé qui menait au dernier étage. Au cent cinquantième, elle se précipita comme une furie vers l’hôtesse d’accueil dont le sourire chaleureux se figea. — Dites à votre patron que je veux le voir immédiatement. Ou bien au Central, au choix. — Il... il est en réunion, lieutenant Dallas. — Immédiatement ! — Je vais le prévenir, bafouilla l’hôtesse qui pivota sur son siège et murmura le message à l’interphone pendant qu’Eve fulminait devant le bureau. La jeune femme se leva. — Si vous voulez bien patienter un instant dans son bureau... — Je connais le chemin ! l’interrompit Eve qui passa la double porte sculptée ouvrant sur la suite directoriale de Connors. Au lieu de se servir un café comme elle en avait l’habitude et d’admirer l’impressionnant panorama qu’offraient les immenses baies vitrées, Eve resta plantée au milieu de la pièce, frémissante de co1ère. Au fond du bureau, une cloison lambrissée coulissa sans bruit et Connors entra, toujours vêtu du costume noir qu’il portait aux obsèques. Au fond de sa poche, ses doigts se refermèrent sur le bouton gris. — Je ne t’attendais pas si tôt, dit-il d’une voix calme. Je pensais avoir au moins le temps de terminer ma réunion. — Tu te croyais sans doute très malin en me lançant sur cette piste ! rétorqua Eve en le foudroyant du regard. Bon sang, Connors, tu es mouillé jusqu’au cou dans l’affaire Slade ! Avec décontraction, il s’assit dans son fauteuil et étira ses jambes. — Ah bon ? Comment ça ? — Ne joue pas au plus fin avec moi ! Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu étais propriétaire du casino et de l’hôtel de passe où cette prostituée a été retrouvée morte ? Je te préviens, toutes tes déclarations sont enregistrées. Tu es en mauvaise posture, Connors. — J’en tremble, lieutenant. — Tu connaissais Slade, n’est-ce pas ? demanda Eve, refusant de se laisser troubler par son insupportable arrogance. — Non. Du moins pas personnellement. En réalité, j’avais complètement oublié cette histoire jusqu’à ce que je fasse quelques recherches de mon côté. Désires-tu une tasse de café ? — Comment as-tu pu oublier ton implication dans une enquête criminelle ? s’exclama Eve incrédule. Tu étais là ! Tu as jeté Slade à la porte de ton casino ! — D’abord, c’est le gérant qui s’en est chargé. Et puis il n’est pas rare que des clients malchanceux deviennent agressifs. A l’époque, cette affaire ne m’a guère ému. Ce n’était pas là première fois que j’avais des ennuis avec la police... et apparemment pas la dernière. Eve prit une profonde inspiration et passa à l’offensive. — Alors explique-moi pourquoi tu as vendu le casino, l’hôtel et tous les biens que tu possédais dans le secteur 38 à peine quarante-huit heures après la mort de Cicely Towers ! — Pour des raisons personnelles, répondit-il. les yeux rivés aux siens. — Je suis prête à croire que cette vente n’a aucun lien avec le meurtre du procureur Towers mais dans un rapport de police, tu conviendras que l’explication est un peu légère. Bon sang, Connors, pourquoi joues-tu ainsi avec le feu ? — Je sais ce que je fais, répondit-il laconiquement en se calant dans son fauteuil. De frustration, elle frappa des deux mains sur son bureau. — Pourquoi me mets-tu dans cette position ? Il ne me suffit pas de croire à ton innocence. Connors. Encore faudra-t-il que je la prouve ! L’inquiétude qu’il lisait dans ses grands yeux dorés était si émouvante qu’il mourait d’envie de prendra Eve dans ses bras, de la serrer contre lui. Comment osait-elle lui inspirer un désir aussi ardent ? En cet instant, il lui en aurait presque voulu. — Crois-tu vraiment en mon innocence ? demanda-t-il, une lueur de défi dans le regard. L’indécence de la question la cloua sur place. Elle faillit répliquer, puis se ravisa. — Ça n’a aucune espèce d’importance, murmura-t-elle. Bouleversée, elle pivota sur ses talons et quitta a pièce sans un mot. De méchante humeur, Eve laissa tomber sur une banquette dans le petit café branché où Nadine Furst lui avait donné rendez-vous près de Channel 75. Elle grimaça en découvrant les tarifs sur le menu et opta pour un Pepsi Classic. Une assiette à la main, la journaliste s’assit en face d’elle. — Vous devriez goûter les muffins. C’est la spécialité de la maison. A cinq dollars la myrtille réhydratée, non merci, songea Eve qui mourait de faim. — Je n’ai pas beaucoup de temps, commença-elle sèchement. — Ça tombe bien, moi non plus, répondit la journaliste, déjà maquillée pour le journal du soir. — Je vous écoute. Nadine brisa délicatement son muffin en deux une et délicieuse odeur vint chatouiller les narines d’Eve. — En marge des obsèques du procureur Towers, qui sont bien sûr l’événement du jour, l’intérêt semble se focaliser sur la fille éplorée et son fiancé. Selon les rumeurs, le mariage en grande pompe serait reporté au printemps prochain. La journaliste mordit avec appétit dans sa pâtisserie. — Les ragots ne m’intéressent pas, répondit Eve qui s’efforça d’ignorer les gargouillements de son estomac. — C’est loin d’être une simple rumeur. Un correspondant anonyme a prévenu les rédactions. Apparemment, le torchon brûle. Pourquoi Mirina se détournerait-elle de Slade à un moment où elle a besoin de réconfort ? Ils pourraient très bien se contenter d’une gentille petite cérémonie dans l’intimité, à la date initialement prévue. — C’est peut-être tout bonnement leur intention. — L’avenir le dira. A part ça, les relations d’Angelini avec Hammett ne semblent pas au beau fixe. Durant les funérailles, ils ne se sont pas adressé la parole une seule fois, ni avant ni après d’ailleurs. — Comment le savez-vous ? — J’ai mes sources répondit la journaliste avec un sourire satisfait. Quoi encore ? Ah oui, vous êtes sûrement au courant des difficultés financières d’Angelini. Et bien, Connors vient de lui proposer de racheter sa part dans Mercure. — Vraiment ? — Vous n’étiez pas au courant ? Intéressant, commenta Nadine en picorant les dernières miettes. A propos, j’ai cru remarquer que vous étiez pas avec Connors à la cathédrale... ajouta-t-elle avec une onctuosité toute féline. — J’étais en service, répondit Eve d’un ton sec. Restons-en au fait, voulez-vous. — Il y a aussi l’affaire Fluentes... — Oubliez Fluentes. Avec ou sans le procureur Towers, il va plonger. Lui comme son avocat ne se font aucune illusion. Sa culpabilité est formellement établie. — Vous semblez écarter l’hypothèse d’une vengeance. — A mon avis, c’est plutôt du côté de la famille qu’il faut chercher. — Des soupçons ? demanda la journaliste curiosité. Eve secoua la tête. — Non, rien de solide pour l’instant. Elle se pencha vers la journaliste et lui apprit les grandes lignes du scandale Slade. — Bon sang, quel scoop ! s’exclama Nadine avec un pétillement gourmand dans le regard. — N’oubliez pas notre accord. Contentez-vous de fureter à droite et à gauche et surtout pas un mot à l’antenne. Si cette histoire à un lien avec le meurtre, je vous donnerai mon feu vert. Dans le cas contraire, libre à vous de ruiner la réputation d’un homme. — Laissez les coups bas à Morse, répondit la journaliste, plongée dans ses réflexions. La nuit du meurtre, Slade était à San Franscisco, n’est-ce pas ? — C’est ce qu’il a déclaré. — En moins d’une heure il pouvait donc être sur la côte Est… Eve se leva. — C’est une piste. Restez en contact, Nadine. Eve se coucha tôt. Quand son vidéocom sonna à une heure du matin, elle se réveilla en sursaut, en proie à un atroce cauchemar. Son hurlement déchirant semblait encore résonner en écho dans la chambre. Tremblant de tout son corps baigné de sueur, elle repoussa les couvertures et se redressa dans son lit. Après avoir bloqué la transmission visuelle, elle connecta le vidéocom posé sur la table de nuit. — Dallas, j’écoute. — Empreinte vocale vérifiée, lieutenant Dallas. Intervention 532 Central Park Sud, arrière du bâtiment. Homicide présumé. Vingt minutes plus tard, Eve était sur les lieux. Un quartier aisé et tranquille malgré le passage régulier des taxis, se dit Eve en parcourant du regard les rues où s’alignaient boutiques branchées et clubs privés. Elle contourna le gratte-ciel de verre et d’acier et se retrouva dans un espace vert bien entretenu, clos par une enceinte de sécurité. La victime gisait sur le ventre dans un étroit passage pavé bordé de massifs de pétunias. Une femme, songea Eve, tendant son insigne aux policiers en uniforme qui l’attendaient. Cheveux noirs, peau sombre, bien habillée... Son regard fut accroché par un talon cassé à rayures rouges et blanches assorties à son élégant tailleur. Fait étrange, la jeune femme n’avait plus qu’une chaussure. — Avez-vous procédé aux relevés d’usage ? demanda-t-elle au policier qui montait la garde près du corps. — Oui, lieutenant. Les légistes sont en route. — Qui vous a prévenu ? — Un voisin. Il était descendu promener son chien. Il attend à l’intérieur. — Quelle est l’identité de la victime ? — Son nom est Yvonne Metcalf. Elle habitait l’appartement 126. — L’actrice ? — C’est ça. Elle avait gagné une récompense l’année dernière pour «A l’écoute », le talk-show qu’elle anime. Elle est plutôt célèbre. — Continuez de filmer pendant que je retourne le corps, ordonna Eve qui se vaporisa les mains de son spray protecteur. Avant même de s’agenouiller, elle savait à quoi s’attendre. La victime baignait dans une mare de sang. Le policier ne put réprimer un haut-le-cœur quand le corps roula sur le dos. Endurcie par dix années de service, Eve ne broncha pas. La gorge était ouverte de part en part. Les yeux verts d’Yvonne Metcalf fixaient Eve avec un profond étonnement. Elle souleva une main inerte et l’examina avec attention : vernis rouge et blanc impeccable, aucune trace de sang ou de lambeau de peau sous les ongles. Gorge tranchée net, aucun signe d’agression sexuelle ou de lutte, conclut Eve, les sourcils froncés. Ce meurtre rappelait étrangement celui de Cicely Towers... Interrompue dans ses réflexions par des bruits de pas dans l’allée, Eve tourna la tête, pensant qu’il s’agissait du médecin légiste et de son équipe. A son grand dégoût, elle vit s’avancer C. J. Morse, flanqué d’un cameraman et d’un preneur de son. Vibrant de colère, elle se redressa d’un bond, protégeant instinctivement le corps. — Veuillez sortir cette caméra d’ici ! Vous ne respectez donc rien ! — Tant que la police n’a pas interdit la zone, l’accès est libre, répliqua Morse avec un sourire doucereux. Sherry, fais-moi un gros plan de cette chaussure. Et filme aussi le doux visage du lieutenant. — Bouclez le périmètre ! ordonna-t-elle à un policier. Et confisquez leur matériel ! Je meurs d’envie de vous démolir le portrait, Morse, siffla Eve entre ses dents. — Surtout ne vous gênez pas, rétorqua le journaliste, une lueur de ressentiment dans le regard. Je me ferai un plaisir de porter plainte et de vous humilier à l’antenne. Nous avons quelques comptes à régler après votre sale petit coup monté à la cathédrale. — C’est vous qui allez vous retrouver au tribunal si vous ne déguerpissez pas immédiatement ! Morse se contenta d’arborer un sourire mauvais. Calculant qu’il lui restait une quinzaine de secondes avant que les policiers aient fini d’installer les écrans de protection, il contourna Eve et lança une dernière offensive. — Continue, Sherry. Et maintenant un plan général. Parfait. Vous savez, lieutenant, Channel 75 dispose d’une excellente équipe d’avocats. — Débarrassez-moi de ce petit monde jusqu’à ce que j’aie fini ! ordonna Eve avec hargne aux policiers. — Vous bafouez le droit à l’information ! s’indigna Morse, tandis qu’on l’escortait sans ménagement vers la rue. Lorsque Eve ressortit une dizaine de minutes plus tard, le journaliste enregistrait un reportage juste devant l’entrée de l’immeuble. Sans une hésitation, il se dirigea vers elle et lui tendit le micro sous le nez. — Lieutenant Dallas, confirmez-vous qu’Yvonne Metcalf, la star de «A l’écoute », a été égorgée ? — Je ne ferai aucune déclaration. — Deux femmes célèbres assassinées à une semaine d’intervalle et vous n’avez aucun commentaire ? insista Morse. Devant son mutisme, le journaliste se retourna vers la caméra. — « Un deuxième meurtre vient de se produire a moins de cent mètres de l’endroit où je me tiens. Une jeune actrice talentueuse, Yvonne Metcalf, a eu la gorge atrocement tranchée, tout comme la très respectée Cicely Towers il y a juste une semaine. A l’heure où je vous parle, l’enquête dirigée par le lieutenant Dallas semble dans l’impasse. C’était C.J. Morse pour Channel 75, en direct de Central Park Sud. » Il fit signe au cameraman de couper et se tourna vers Eve, arborant un sourire triomphant qui la fit sortir de ses gonds. Elle l’agrippa par le col de sa chemise. — Pas touche, lieutenant, dit-il sans se départir de son odieux sourire. Elle l’attira à lui d’un air menaçant et le fixa droit dans les yeux. — Expliquez-moi plutôt comment un petit journaliste minable comme vous a réussi l’exploit d’être sur le lieu du crime avec son équipe dix minutes à peine après l’officier chargé de l’enquête. Elle le relâcha brusquement. Le sourire de Morse se mua en rictus méprisant. — J’ai mes sources, lieutenant, répondit-il en lissant le plastron de sa chemise. De toute évidence, le minable n’est pas celui que vous croyez. C’est avec moi que vous auriez dû vous allier au lieu d’aider Nadine Furst à me couper l’herbe sous le pied. — A quelle heure avez-vous eu l’information ? insista Eve d’un ton sec. — J’ai reçu l’appel sur ma ligne privée à minuit trente, répondit le journaliste après une hésitation. — De qui ? — Je protège mes sources, lieutenant. J’ai aussitôt appelé la chaîne et une équipe m’a rejoint ici. — Morse, croyez-moi, je vais mettre tout en œuvre pour obtenir la confiscation de vos fichiers, plus une convocation au Central pour interrogatoire. En d’autres termes, je vais vous pourrir la vie. — Avec plaisir, lieutenant, rétorqua le journaliste. Ma cote de popularité va crever le plafond. Et devinez un peu ce qui sera le plus amusant... ajouta-t-il d’une voix mielleuse qui horripila Eve. Le petit reportage que je vais concocter sur la tendre relation entre Yvonne Metcalf et votre ami Connors. Eve sentit un frisson glacial remonter le long de sa colonne vertébrale, mais elle parvint à garder une voix égale. — Méfiez-vous, Morse, vous risquez de déchanter. Connors a les moyens de se défendre. A ces mots, elle lui tourna le dos et le planta sur le trottoir. Quand elle fut hors de vue, elle sortit son vidéocom portable. Ce qu’elle s’apprêtait à faire était interdit par la procédure et pouvait même lui valoir un blâme. Mais elle s’en moquait éperdument. Connors n’était pas encore couché. — Lieutenant, quelle surprise ! — Je n’ai qu’une minute. Tu connais Yvonne Metcalf, n’est-ce pas ? Il leva un sourcil étonné.— Oui, je te l’avais dit. Nous étions amis. D’avantage même à une époque. Pourquoi ? — Parce qu’elle est morte. — Mon Dieu ! Que s’est-il passé ? — Elle a été égorgée. Je suis obligée de te demander de rester à la disposition de la justice. Les traits de Connors se durcirent. — Je suis désolée, murmura Eve, au supplice. — Et moi donc, répliqua-t-il d’un ton glacial. L’écran s’éteignit. 8. Quatre jours après le meurtre d’Yvonne Metcalf, Eve ne tenait encore aucune piste sérieuse. Pas de mobile, pas de suspect. Apparemment, tout le monde adorait l’actrice. Aucune trace pourtant d’un quelconque admirateur obsédé. La jeune femme recevait une montagne de courrier que Feeney était encore occupé à analyser mais, pour l’instant, il n’y avait découvert aucune menace, aucune proposition louche ou équivoque. Par contre, il y avait une quantité impressionnante de demandes en mariage qu’Eve avait vite écartées devant le peu d’espoir que ces pistes offraient. Le seul point commun qu’elle trouva à la fois dans le répertoire électronique méticuleusement tenu de Cicély Towers et celui, désordonné, d’Yvone Metcalf était Connors. Pour la troisième fois en une heure, Eve fit analyser les listes par son ordinateur, espérant découvrir un nom, une adresse permettant d’établir un quelconque lien entre les deux femmes. Mais le résultat fut décevant. Tandis que l’ordinateur ronronnait, elle se replongea avec obstination dans l’agenda électronique de l’actrice. — Pourquoi diable n’indique-t-elle aucun nom ? marmonna-t-elle avec agacement. 13 heures : déjeuner au Crown Room avec B. C. Hourra ! Ne sois pas en retard, Yvonne, et porte ton ensemble vert, celui avec la minijupe. Il aime les femmes ponctuelles et les belles jambes. Rendez-vous beauté au Paradis, 10 heures. Si possible séance d’entraînement à 8 heures au Fitness Palace. Restaurants chics, salon de beauté et club de gym les plus réputés de la ville, pas mal la vie d’actrice, songea Eve en passant au jour du meurtre. 8 heures : petit déjeuner d’enfer. Tailleur bleu avec escarpins coordonnés. PAR PITIE YVONNE, SOIS PRO ! 11 heures : rendez-vous avec P. P. dans son bureau pour négociations contrat. Si possible quelques courses avant. SOLDES DE CHAUSSURES A SAKS. Déjeuner (sauter le dessert peut-être). Complimenter Mignon pour son spectacle. Coûte rien de casser de la pommade à un collègue. Seigneur, il était nul ! Appeler à la maison. Saks si pas possible avant. Vers 17 heures : cocktails. Reste à l’eau gazeuse, chérie. L’alcool te délie trop la langue. Montre-toi spirituelle et brillante. Faire pub pour « A l’écoute » Retour à l’appart. Petite sieste. R. V. minuit : peut-être gros coup. Porter tailleur rouge et blanc rayé et sourire, sourire, sourire. Le passé est le passé, mais ne jamais fermer une porte, le monde est petit, etc. Ce pauvre nigaud, toujours le même ! Yvonne Metcalf ne citait ni nom ni lieu, mais en tout cas elle tenait à être sur son trente et un. Eve commençait à cerner l’actrice : une femme pleine d’allant et d’humour, toujours prête à s’amuser, à croquer sa vie de star à pleines dents. Et pardessus tout, très ambitieuse… S’agissait-il d’un ancien amant ? Ou plus probablement d’une belle opportunité de carrière ? Une pièce, un article élogieux, un nouveau scénario... ? Qu’aurait-elle inscrit s’il s’agissait de Connors ? se demanda Eve. Sans doute un C capital avec des petits cœurs autour de la date ou des signes dollar. Comme dix-huit mois avant sa mort… sans même consulter les précédents agendas de l’actrice, Eve se souvenait mot pour mot de la dernière entrée concernant Connors : 20 heures 30 : dîner avec C. MIAM, MIAM. Robe de satin blanc (avec body en dentelle assorti). Assure, la chance sera peut-être au rendez-vous. Ce homme a un corps superbe, j’aimerais bien lire dans ses pensées... Oh et puis flûte ! Sois sexy, tu verras bien ! Apparemment, ce soir-là, la chance avait été au rendez-vous. Alors pourquoi n’avait-elle plus rien noté sur Connors après la soirée satin blanc ? C’est ce qu’il lui faudrait sans doute découvrir. Pour les besoins de l’enquête, bien sûr. Comme dans tous les cas d’homicides multiples non résolus, Eve se conforma à la procédure prévue à ce stade de l’enquête : elle prit rendez-vous avec la psychanalyste du Central. Tandis qu’elle attendait, elle s’efforça de refouler ses sentiments partagés pour le Dr Mira, une femme brillante, d’une efficacité discrète et capable de compassion. C’était justement pour ces raisons précises qu’Eve appréhendait de la revoir et elle dut se convaincre que, cette fois, ce n’était pas elle qui allait être sur la sellette. Toutes deux allaient disséquer l’esprit d’un tueur. Pourtant il lui fallut toute sa volonté pour empêcher son cœur de s’emballer. Et quand le Dr Mira lui fit signe d’entrer dans son bureau, Eve se dit que si ses jambes tremblaient, c’était à cause de la fatigue, rien de plus. — Désolée de vous avoir fait attendre lieutenant Dallas, commença 1a psychanalyste, remarquant ses traits tirés. — Ce n’est pas grave, dit Eve qui prit place dans le profond fauteuil bleu clair près de celui du médecin. J’apprécie que vous vous soyez occupée de l’affaire avec autant de célérité. — Nous faisons tous le maximum, répondit le Dr Mira de sa voix apaisante. De plus, j’éprouvais beaucoup de respect et d’affection pour Cicely Towers. Avec sa douceur et sa grâce coutumières, la psychanalyste programma deux tasses de thé sur l’AutoChef. — Vous êtes sans doute pressée par le temps, mais je travaille mieux avec un petit stimulant. D’ailleurs, vous me donnez l’impression d’en avoir besoin vous aussi. — Je vais bien, merci, répondit Eve avec dans La voix une nuance d’hostilité refoulée qui alerta la psychanalyste. — Surmenée, comme d’habitude. C’est le lot de tous ceux qui excellent dans leur métier, commenta-t-elle en lui tendant une délicate tasse de thé en porcelaine. Elle tapota une disquette sous scellé posée sur la table basse qui les séparait. — Voici le profil psychologique que vous m’aviez demandé, lieutenant. — Vous l’avez déjà terminé ? s’étonna Eve sans prendre la peine de dissimuler son agacement. Vous auriez pu utiliser le canal informatique et m’épargner cette visite. — Je sais, mais je préfère en discuter en tête a tête. Eve, le meurtrier est très dangereux, répondit le Dr Mira, le regard grave. — Vous m’excuserez, docteur, mais je l’avais deviné. Deux femmes ont été égorgées. — Pour l’instant, répondit la psychanalyste d’une voix posée. Elle se cala tranquillement dans son fauteuil et sirota son thé. — Quelle est votre théorie, Eve ? — J’en ai plusieurs. — Mais vous ne croyez qu’en une seule, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle avec ce sourire de connivence qui, elle le savait, hérissait Eve. Qu’avaient ces deux femmes en commun sinon leur célébrité ? Elles n’appartenaient pas au même milieu social ou professionnel, avaient très peu de connaissances communes, ne fréquentaient pas les mêmes boutiques ou clubs de gym. Mais toutes deux étaient connues et admirées du public, ce qui leur conférait une sorte de pouvoir. — Que jalousait l’assassin. — Exactement. En les tuant, il recherchait sans doute la publicité. Les meurtres en eux-mêmes sont à la fois pervers et inhabituellement propres. Un unique coup de couteau à la gorge, face à face. Une lame est une arme personne, en quelque sorte le prolongement du bras. Rien à voir avec un laser ou du poison par exemple. L’assassin voulait ressentir son geste, se délecter de la vue et de l’odeur du sang. — Vous écartez l’hypothèse d’un tueur à gages ? demanda Eve avec intérêt. — Cette hypothèse ne peut être exclue, mais je pencherais plutôt pour une participation active du coupable. Et puis il y a ce qu’on pourrait appeler les trophées. — Le parapluie de Towers ! — Et la chaussure droite de Metcalf dont vous avez réussi à dissimuler la disparition aux médias. — In extremis, répondit Eve, songeant avec exaspération à l’intrusion de Morse et son équipé. Un professionnel ne se serait pas embarrassé d’objets inutiles et il ne peut s’agir d’une banale agression. Les deux meurtres ont été minutieusement préparés. — Notre assassin possède un esprit organisé et ambitieux, approuva le Dr Mira. Homme ou femme. — Qu’avez-vous à me proposer pour éviter un prochain crime ? Mettre sous surveillance électronique toutes les femmes qui mènent une brillante carrière dans cette ville, vous y compris ? — C’est drôle, je pensais davantage à vous. — Moi ? s’exclama Eve, qui reposa dans un tintement de porcelaine la tasse à laquelle elle n’avait pas touché. C’est ridicule ! — A mon avis, non. Vous êtes devenue un personnage public, surtout depuis l’affaire DeBlass l’hiver dernier. Et puis vous avez un autre lien capital avec les deux victimes, ajouta le Dr Mira avant qu’Eve ne puisse l’interrompre. Votre relation avec Connors. Eve blêmit, mais parvint à empêcher sa voix de trembler. — Connors était en affaires avec Cicely Towers, et encore, indirectement, objecta-t-elle d’un ton catégorique ? Quant à sa liaison avec Yvonne Metcalf, elle est terminée depuis un moment. — Et pourtant vous ressentez le besoin de le défendre. — Je ne le défends pas, protesta sèchement Eve. Je me contente de citer les faits. Connors sait se défendre tout seul. — Je n’en doute pas. Pourtant, vous ne pouvez vous empêcher de vous inquiéter pour lui. — Selon vous, Connors serait l’assassin ? — Je n’ai rien dit de tel. Détendez-vous, Eve, vous n’êtes pas amoureuse d’un meurtrier. — Je ne suis amoureuse de personne, protesta Eve, sur la défensive. Et mes sentiments n’ont rien à voir avec l’affaire qui nous concerne. — Au contraire, l’état d’esprit de l’enquêteur est capital. Et si on me demandait mon avis sur le vôtre, je dirais que vous êtes profondément préoccupée et au bord de l’épuisement, physique et émotionnel. Eve prit la disquette et se leva. — Merci, mais je me sens tout à fait capable d’accomplir mon travail. — Certes. Mais à quel prix ? — J’ai deux meurtres à résoudre, docteur Mira. Si vous avez l’intention d’informer le commandant que vous me considérez comme inapte au service, ne vous gênez pas. — Quand vous déciderez-vous à me faire confiance ? Vous est-il si inconcevable que je puisse me soucier de vous ? C’est pourtant la vérité, dit la psychanalyste avec dans la voix un soupçon d’impatience qui prit Eve au dépourvu. Et je sais ce que vous ressentez beaucoup mieux que vous ne l’imaginez. Croyez-vous être la seule à avoir vécu l’indicible dans votre enfance ? La seule à vous être battue pour surmonter ce traumatisme ? — Je n’ai aucun traumatisme à surmonter. Je ne me souviens de rien... — Entre douze et quinze ans, j’ai été régulièrement violée par mon beau-père, expliqua le Dr Mira d’une voix calme. Durant ces trois années d’angoisse et d’humiliation, personne ne m’a jamais écoutée. — Votre passé ne me regarde pas. Pourquoi me racontez-vous ça ? demanda Eve, les lèvres sèches, au bord de la nausée. — Parce que quand je regarde dans vos yeux j’ai l’impression de m’y voir comme dans un miroir. Ayez confiance en moi, Eve. Épanchez-vous, je peux vous aider. — Je ne vois aucune utilité à exhumer un passé définitivement oublié. — Alors pourquoi souffrez-vous d’insomnie ? — L’enquête... — Eve, je vous en prie, pas avec moi, protesta la psychanalyste avec tant de compassion qu’Eve ferma les yeux. — A cause des cauchemars, des flash-back. avoua-t-elle, vaincue. Le Dr Mira se leva. — Vous êtes loin d’être guérie. Et vous ne serez jamais heureuse si vous ne parvenez pas à vous convaincre que vous avez le droit de l’être. Il faudra bien qu’un jour ou l’autre vous creviez l’abcès, Eve. C’est la seule solution. — Ce n’était pas ma faute... bredouilla Eve, refoulant les larmes qui lui montaient aux yeux. Je ne peux pas en parler. — Vous avez déjà commencé, ma chère, répondit la thérapeute en souriant. Je serai là quand vous vous jugerez prête. Mais pour l’instant, vous avez besoin de repos, ajouta-t-elle en la raccompagnant jusqu’à la porte. Je sais que vous êtes contre les somnifères, mais essayez au moins la relaxation. Eve ouvrit la porte et sortit sans se retourner. — J’y songerai. Merci. L’appartement était trop calme, trop vide. Eve regrettait d’avoir laissé Galahad chez Connors Au moins le chat lui aurais tenu compagnie. Les yeux brûlants d’avoir lu et relu les rapports d’autopsie, elle se leva de son bureau. Elle failli appeler Mavis, puis renonça : ce soir, elle n’avait vraiment pas de courage. Les programmes vidéo de la soirée paraissaient ennuyeux à mourir. Elle programma de la musique sur sa chaîne, mais éteignit au bout de trente secondes. En désespoir de cause, elle alla à la cuisine. D’ordinaire, la nourriture avait sur elle un effet apaisant. Dommage qu’elle n’ait pas réapprovisionné son Auto-Chef depuis des semaines ! En désespoir de cause, Eve se rabattit sur les lunettes de réalité virtuelle que lui avait offertes Mavis pour Noël. Elle sélectionna le programme «Plage tropicale » et s’installa confortablement sur le canapé. Aussitôt, elle sentit la chaleur du sable fin sous ses pieds nus, les rayons du soleil sur sa peau hâlée, la brise légère qui soufflait de l’océan. Debout au bord de l’eau, elle savourait la tiédeur des vagues qui venaient paresseusement mourir à ses pieds et sirotait avec délices un cocktail glacé au rhum et aux fruits exotiques. Des mains effleurèrent ses épaules et entreprirent de lui masser la nuque. Avec un soupir de bonheur, elle se laissa aller contre le corps musclé et viril de l’homme qui se tenait derrière elle. Au large, sur l’océan d’un bleu azur, un magnifique que voilier blanc voguait vers l’horizon. Elle se retourna et s’abandonna dans les bras qui se tendaient vers elle. Eve ferma les yeux avec ravissement quand l’homme captura ses lèvres avec fougue et l’entraîna sur le sable doré à l’ombre des cocotiers. Leurs deux corps tendrement enlacés ne tardèrent pas à se mouvoir au rythme sensuel que leur suggérait le roulement régulier des vagues. Éperdue de plaisir, Eve murmura le nom de l’homme de sa vie : Connors... Furieuse de sa faiblesse, elle arracha les lunettes et les jeta sur le canapé. De quel droit se permettait-il cette intrusion jusque dans son esprit ? Elle se leva d’un bond. Ah, il savait ce qu’il faisait ! Eh bien, ils allaient régler ça une fois pour toutes Et tout de suite ! 9. Eve quitta l’appartement en claquant la porte. En se garant devant le perron, l’idée la traversa que Connors se trouvait peut-être en galante compagnie. Elle en fut à la fois si exaspérée et si bouleversée qu’elle gravit les marches quatre à quatre et martela la porte d’entrée à coups de poing. Summerset vint lui ouvrir. — Lieutenant, puis-je vous faire remarquer il est une heure vingt du matin, dit-il d’un air réprobateur. Eve fit irruption dans le vestibule. — Je sais l’heure qu’il est, merci ! Le majordome voulut lui interdire l’accès à escalier. Elle s’avança vers lui avec une détermination menaçante. — Vous me méprisez, mais sachez que c’est réciproque ! Si vous ne voulez pas que je vous embarque pour obstruction, dégagez de là et en vitesse ! — Dois-je en conclure que vous êtes ici en mission officielle, lieutenant ? répondit Summerset d’un air hautain, drapé dans sa dignité. — Concluez-en ce que bon vous semble ! Où est-il ? A bout de patience devant son silence guindé, Eve lui flanqua son coude dans les côtes et bondit dans l’escalier. — Très bien, je le trouverai moi-même ! Elle ouvrit la porte de la chambre à la volée. Personne. Le majordome sur ses talons, elle se précipita d’un pas résolu vers le bureau. — Vous n’avez pas le droit de faire irruption dans une propriété privée au milieu de la nuit, lieutenant ! protesta Summerset, le souffle court et le visage congestionné. Mais avant qu’il ait pu l’en empêcher, Eve ouvrit la porte et s’engouffra dans la pièce. Il l’agrippa par sa veste de cuir. Sous les yeux médusés de Connors, Eve fit une brusque volte-face et le repoussa violemment. — Bas les pattes ou je vous arrange le portrait, espèce de pingouin mal embouché ! le menaça-t-elle, le poing brandi. — Summerset, je crois qu’elle est sérieuse, intervint Connors d’une voix posée. Laissez-nous seuls, je vous prie. — Comme il vous plaira, monsieur, fit-il, tout essoufflé. Le majordome rajusta sa jaquette amidonnée et sortit avec toue la dignité qu’il put rassembler. — Si tu veux me jeter dehors, tu vas devoir t’y prendre un peu mieux que ton chien de garde ! lâcha rageusement Eve en se dirigeant d’un pas décidé vers le bureau. Connors se cala dans son fauteuil et croisa les doigts avec décontraction. — Si j’avais voulu t’empêcher d’entrer, tu n’aurais pas franchi la grille de sécurité. (Il jeta un regard appuyé à sa montre.) Un peu tard pour un interrogatoire officiel, non ? — Cesse tes simagrées, Connors ! Je n’ai pas le cœur à plaisanter. Parle-moi plutôt de ta liaison avec Yvonne Metcalf ! Imperturbable, Connors ouvrit un coffret ancien en argent sur son bureau et en sortit une cigarette. — Que veux-tu que je te dise ? — Lequel de vous deux y a mis fin et quand ? Exhalant un nuage de fumée bleutée, Connors réfléchit un instant. — En fait, ni l’un ni l’autre. Cela s’est fait tout seul. Sa carrière lui réclamait de plus en plus de temps et d’énergie. Nous avons fini par nous éloigner l’un de l’autre. — Vous êtes-vous disputés ? — Non, d’ailleurs ce n’était pas son genre. Elle trouvait la vie trop… amusante. — La dernière fois que tu apparais dans son agenda remonte à un an et demi. — Le temps passe si vite ! Pauvre Yvonne, quelle fin tragique ! murmura Connors avec une mélancolie qui mit Eve au supplice. — Était-ce votre dernière rencontre ? Il laissa échapper un soupir agacé. — Non, nous nous sommes revus par hasard à une réception au Jour de l’An et nous sommes rentrés ensemble chez moi. Mais, si tu tiens à le savoir, nous n’avons pas renoué, précisa-t-il, feignant de savourer sa cigarette, les jambes croisées avec une apparente nonchalance. Après cette nuit-là, je n’ai plus eu de nouvelles pendant au moins un mois et demi. — Et ensuite ? s’enquit Eve, furieuse du nœud involontaire qui lui serrait l’estomac. Connors contempla un moment l’extrémité rougeoyante de sa cigarette. — Et ensuite rien. Je lui ai dit qu’il y avait... une autre femme. A l’époque, j’étais en train de tomber amoureux.S’efforçant de refouler son émotion, Eve fourra ses mains dans les poches de son jean regard froid. — Connors, jusqu’à présent tu es le seul qui connaissait les deux victimes ! — Ne me dis pas que tu me suspectes ? Explique-moi donc quel serait mon mobile ? rétorqua-t-il avec une arrogance glaciale qui eut le don d’horripiler Eve. Elle se mit à arpenter la pièce de long en large. — Arrête de prendre ce ton supérieur avec moi ! Je sais bien que tu es innocent, mais le lien n’en est pas moins flagrant ! — Désolé de te mettre dans l’embarras par que ton nom est lié au mien. Ou plutôt l’était. — C’est le moindre de mes soucis, Connors.— Alors pourquoi maigris-tu ? Pourquoi cernes sous tes yeux ? Malheureuse ? D’un coup sec, Eve sortit son enregistreur son sac et le posa violemment sur le bureau. — J’ai besoin que tu me dises tout ce que sais sur ces deux femmes. Jusqu’au détail le plus insignifiant ! D’un geste mesuré, il écrasa son mégot dans le cendrier et se leva. — Je crois que tu surestimes mes capacités. — Tu sais lire dans l’esprit des gens, Connors. Rien ni personne ne te surprend jamais. — Si, murmura-t-il. Toi. Sans cesse. Eve leva les yeux au ciel. — Dis-moi pourquoi diable Yvonne Metcalf est sortie rencontrer quelqu’un à minuit dans le jardin de son immeuble ? Connors haussa les épaules. — Qu’est-ce que j’en sais ? Un contrat prometteur, un amant romantique, ou bien tout simplement par jeu. Elle était d’une extraordinaire spontanéité. — Y avait-il d’autres hommes dans sa vie ? — C’était une femme superbe, spirituelle et intelligente. J’imagine qu’elle avait de nombreuses aventures, répondit-il, pris au dépourvu par un subit accès de nostalgie. — Des hommes jaloux, violents ? — Connors leva les sourcils avec étonnement. — Un amant frustré ? C’est une idée. Par dépit, un homme peut être capable du pire envers la femme qu’il aime. Mais il y a des exceptions. Moi, je ne t’ai pas tuée. (Il plongea son regard ténébreux droit dans celui d’Eve.) Du moins pas encore. — Il s’agit d’une enquête criminelle, Connors. Tu commences vraiment à m’agacer ! Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Incapable de contenir plus longtemps son exaspération, Connors fondit sur elle et la secoua sans ménagement. — Tu te permets de faire irruption chez moi comme une furie à une heure du matin ! Tu m’agresses avec tes questions sur Yvonne, une femme qui a compté dans ma vie, et c’est moi qui t’agace ! — Tout ce que je veux, c’est te disculper, se justifia Eve, ébranlée par la vigueur de sa réaction. Mais cela ne calma pas Connors pour autant. D’un geste rageur, il s’empara de l’enregistreur et le lui fourra entre les mains. — Sors d’ici, Eve ! Et la prochaine fois, apporte un mandat ! Il retourna à son bureau et se rassit dans son fauteuil avec lassitude. Effondrée, Eve se demanda comment elle parvint à trouver la force de marcher, tant ses jambes tremblaient. Son cœur cognait à tout rompre dans sa poitrine. Tandis qu’elle posait la main sur la poignée de la porte, Connors s’appuya sur le bouton qui bloquait la serrure, se maudissant intérieurement de sa faiblesse. Mais à l’instant précis où il allait la rappeler, Eve se retourna, les yeux étincelants de colère. — Très bien, tu as gagné ! Je suis malheureuse, c’est ce que tu voulais, non ? Je n’arrive plus à dormir, je n’ai plus d’appétit. Quelque chose s’est brisé en moi. C’est juste si j’arrive encore à réfléchir à mon enquête. Tu es content ? Une vague de soulagement intense envahit Connors, desserrant l’étau qui depuis des jours oppressait son cœur. Ému par cet aveu pathétique qu’il n’espérait plus, il fut incapable de prononcer un mot. — Je suis ici, c’est que tu désirais, non ? insista-t-elle, inquiète de son silence. Tirant la chaine dissimulée sous sa chemise, elle s’avança vers lui. — Regarde ! Je porte même ton maudit bijou ! Connors examina le diamant aux mille facettes étincelantes qu’elle lui tendait sous le nez. — J’avais raison, il te va à merveille, constata-t-il, cachant son émotion derrière son flegme coutumier. — Écoute, Connors, je suis à bout. Tu as gagné : j’accepte de venir vivre ici, de supporter cette momie arrogante qui se prend pour un majordome, de me couvrir de diamant si ça te fait plaisir. Mais je t’en supplie, cessons ce jeu ridicule... Elle se prit le visage entre les mains et éclata en sanglots. — Par pitié, Eve, ne pleure pas, l’implora Connors qui s’avança vers elle, bouleversé par ses armes. Traite-moi de tous les noms, frappe-moi si tu veux, mais je t’en prie, ne pleure pas. A deux reprises, elle tenta de se soustraire à son étreinte. Ignorant sa résistance, Connors attira contre lui et la serra dans le cercle rassurant de ses bras. Soudain, dans un élan désespéré, Eve l’enlaça par le cou et nicha son visage baigné de larmes contre son épaule. — Ne m’abandonne pas, Connors. J’ai besoin de toi. Quoi de plus terrifiant que les larmes de la femme que l’on aime, songea Connors. — Je ne peux pas vivre sans toi, murmura-t-il, couvrant de baisers son visage ravagé par les pleurs. — Pourtant tu étais en train de me chasser. — J’avais bloqué la serrure. (Avec une esquisse de sourire, il abaissa ses lèvres jusqu’aux siennes.) J’avais décidé de venir te demander pardon demain matin. Quand tu as fait irruption dans mon bureau, j’essayais de m’en dissuader, mais en vain. Eve leva vers lui ses yeux de miel inondés larmes. — Tu pourrais avoir toutes les femmes que désires, Connors. Pourquoi moi ? — Pourquoi ? répéta-t-il en penchant la tête une lueur malicieuse au fond des yeux. Question difficile. Sans doute à cause de ton inébranlable sérénité, de ta douceur si typiquement féminine sans oublier ton goût infaillible en matière de mode. Malgré son désarroi, Eve ne put réprimer un sourire qui réchauffa le cœur de Connors. — Plus sérieusement, poursuivit-il, tu as conquis mon âme d’abord par ta beauté sans artifice, ce petit côté diablotin qui te va si bien. Et puis il y a aussi ton courage, ton esprit toujours en ébullition, ton sens aigu de la justice... — N’en jette plus. Tu fais erreur sur la sonne. — Je suis la sincérité murmura-t-il, essuyant du pouce les dernières larmes qui séchaient sur ses joues. S’armant de courage, Eve prit une profonde inspiration. — Je t’aime, Connors, murmura-t-elle un souffle, presque effarée d’entendre ces mots franchir ses lèvres. La vague d’émotion qui submergea Connors à cet instant fut à l’image d’un orage d’été : violente, rapide et bienfaisante. Avec douceur, pressa son front contre le sien. — Tu vois, ce n’était pas difficile. — C’est vrai. Il se pourrait même que j’en prenne l’habitude. Éperdue de bonheur, Eve ferma les yeux et lui offrit ses lèvres. La bouche de Connors se joignit à la sienne en un baiser enflammé, presque sauvage. Très vite, un désir impérieux, trop longtemps refoulé, s’empara de leurs deux êtres. S’abandonnant à cette sensualité incandescente qui l’embrasait, Eve se pressa contre le corps puissant de Connors. — Fais-moi l’amour, le supplia-t-elle, le souffle court. Il ne se fit pas prier. Fou de passion, il l’entraîna sur la moquette sans cesser ses baisers avides et la dévêtit avec fébrilité. L’attente atteignait la limite du supportable. Tandis qu’il lui arrachait son jean, les doigts d’Eve s’activaient sur les boutons de sa chemise, la boucle de son ceinturon, cherchant avec une impatience débridée le contact de sa peau nue. Les mains plaquées sur ses fesses, Connors l’attira contre son corps palpitant et pénétra au plus profond d’elle sans perdre de temps en préliminaires. En proie à une fièvre érotique qu’elle n’avait jamais connue, elle se cambra contre lui davantage encore, accueillant ses furieux avec de longs gémissements de plaisir. Et très vite le monde bascula dans un tourbillon d’extase. Eve se réveilla dans le lit à baldaquin. Les rayons de soleil filtrant à travers les stores l’avaient tirée de son sommeil de plomb. — Comment suis-je arrivée là ? s’étonna-t-elle en ouvrant brusquement les yeux. — Je t’ai portée, répondit Connors qui la contemplait, assis nu auprès d’elle. Tu t’étais endormie sur la moquette. (Il se pencha vers elle et lui caressa la joue.) Tu m’inquiètes, tu travailles trop. Soudain, le regard d’Eve tomba sur le réveil. — Déjà dix heures ! Elle chercha à s’extraire tant bien que mal du lit, mais Connors la repoussa d’une main ferme sur les oreillers. — C’est dimanche, ma chérie. — Dimanche ? répéta-t-elle, complètement désorientée. Connors prit un verre posé sur la table de nuit et le lui tendit. — Tu avais besoin de sommeil. Tiens, bois. Cela te fera plus de bien que toute la caféine que tu engloutis à longueur de journée. Eve examina le liquide rose pâle avec méfiance. — N’aie pas peur. C’est juste un petit cocktail de vitamines expérimental mis au point dans un de mes laboratoires. Il devrait être commercialisé d’ici six mois. Eve manqua s’étrangler. — Expérimental ? — Pas de panique. Presque tous les cobayes humains ont survécu aux tests, plaisanta-t-il en reposant le verre vide. — Très drôle. Elle se cala contre les oreillers. Après cette grasse matinée, elle se sentait particulièrement d’attaque. — Je dois aller au Central. — Tu as besoin de repos, objecta Connors en posant l’index sur sa bouche afin qu’elle ne puisse contester. Accorde-moi l’après-midi. — Deux heures, pas davantage, négocia-t-elle en l’enlaçant par le cou. Qu’est-ce que tu proposes ? Avec un sourire triomphant, il la renversa sur le lit. Cette fois, leurs étreintes passionnées furent placées sous le signe de la tendresse. A son retour au Central, un message de Mirina Angelini attendait Eve sur son répondeur. Assise sur un coin de son bureau, elle fit rapidement le tri des autres appels et au passage en effaça un de l’horripilant C. J. Morse. — Celui-là, je ne suis pas près de le rappeler, dit-elle d’un air pincé à Connors qui l’avait accompagnée. Dans un éclat de rire, il la souleva du bureau et la fit tournoyer dans ses bras. — J’adore ton style, ma chérie. — Laisse-moi respirer deux minutes, le temps que je rappelle Mirina Angelini, dit-elle en se libérant de son étreinte. Elle composa le numéro de la jeune femme. Celle-ci répondit en personne, les traits tendus. — Que puis-je pour vous, mademoiselle Angelini ? — Je dois vous parler de toute urgence. — Est-ce lié à l’enquête ? — Oui, tout au moins je le suppose. Eve fit signe à Connors de quitter son bureau. En guise de réponse, il s’adossa au mur. Elle le foudroya du regard et se retourna vers l’écran. — Je serais heureuse de vous rencontrer à votre convenance, mademoiselle Angelini. — Je crains que ce ne soit en effet à ma convenance, lieutenant. Mes médecins m’interdisent tout voyage pour le moment. Il va falloir que vous veniez chez moi. — A Rome ? s’exclama Eve, interloquée. Comment vais-je justifier ce voyage auprès du Central ? — Je t’y emmène, lui souffla Connors. — Qui est avec vous, lieutenant ? s’inquiéta Mirina d’une voix tremblante. — Connors, répondit Eve, embarrassée. Écoutez, mademoiselle Angelini... — Ce n’est pas grave. J’essayais justement de le joindre. Pourriez-vous venir ensemble ? Désolée d’abuser ainsi de votre temps, lieutenant. Je répugne à user de mon influence, mais je vais en parler au commandant. Il vous accordera l’autorisation. — Je n’en doute pas, pensa Eve avec agacement. — Je pars dès que j’ai son feu vert. Je vous rappelle. Elle raccrocha. — Ces riches qui s’imaginent que tout leur est dû me sortent par les yeux. — L’argent n’immunise pas contre la peine et les soucis, fit remarquer Connors. — C’est ça, défends-les ! — Cesse de faire ta mauvaise tête, ma chérie Crois-moi, tu vas adorer Rome. Connors ne se trompait pas. Jamais il n’aurait imaginé qu’Eve fut capable d’étonnement et d’émerveillement. Il était enchanté que le tour- billon de monuments grandioses qui défilaient sous leurs yeux puisse lui faire oublier un moment sa mission. Mais, à son grand regret, ils ne tardèrent pas à atteindre leur destination. Avec un à-coup, la limousine freina devant l’immeuble où résidait Mirina Angelini, ramenant Eve à la réalité. Sans attendre le chauffeur, elle sortit de la voiture en claquant la portière. — Elle a intérêt à avoir une bonne raison, bougonna-t-elle, la mine renfrognée. Ça ne t’agace pas d’être convoqué de l’autre côté de l’océan pour un simple entretien ? demanda-t-elle à Connors qui l’entraînait par le bras vers l’entrée de l’immeuble. — Chérie, je me déplace souvent beaucoup plus loin pour moins que ça. — Eve Dallas et Connors pour Mirina Angelini, annonça-t-elle au droïde à l’entrée de l’immeuble, se retenant à temps de brandir son insigne. — Vous êtes attendus, Eve Dallas et Connors répondit le droïde de sa voix métallique. Il glissa jusqu’à un ascenseur aux grilles dorées et composa un code. — Tu devrais t’en acheter un et virer Summerset, murmura Eve désignant le droïde du menton avant que la porte ne se referme. — Summerset a son charme, tu sais. — Eve laissa échapper un ricanement narquois. — Tu parles ! — La grille s’ouvrit sur un vestibule blanc ivoire au milieu duquel trônait une petite fontaine en forme de sirène. — Seigneur ! murmura Eve devant les dorures baroques et les toiles de maîtres italiens. Je croyais qu’il n’y avait que toi pour vivre dans un tel luxe. Randall Slade vint à leur rencontre. — Bienvenue à Rome et merci de vous être déplacés, Mirina est au salon. Par ici, je vous prie. — J’ignorais que vous seriez là, monsieur Slade. — Nous avons pris ensemble la décision de vous appeler. Veuillez entrer, lieutenant. Contenant sa curiosité, Eve passa devant lui. Assise avec grâce dans une bergère ancienne, Mirina sirotait une tasse de thé. La main qui tenait la soucoupe était affectée d’un léger tremblement. Dans sa robe bleu pâle, elle paraissait encore plus frêle qu’à leur dernière rencontre. Avec sa longue chevelure ramassée en un chignon sévère retenu par un peigne orné de saphirs, elle évoquait à Eve une de ces déesses de la Rome antique. Sans se lever, la jeune femme posa sa soucoupe et servit deux autres tasses posées près d’une fine théière d’argent sur la table basse. — J’espère que vous aimez le thé, dit-elle sans un sourire. — Nous ne sommes pas venus pour une visite de courtoisie, mademoiselle Angelini, ne put s’empêcher de faire remarquer Eve. — Non, mais vous êtes venus, et je vous en suis très reconnaissante. Avec empressement, Randall Slade lui prit les tasses qui tintaient entre ses doigts tremblants et les leur tendit. — Asseyez-vous, je vous en prie. Nous ne vous retiendrons pas plus longtemps que nécessaire, nais autant vous mettre à l’aise. Eve prit place dans un confortable fauteuil à dossier bas. — Avec votre permission, j’aimerais enregistrer cette conversation. — Bien sûr, lieutenant, répondit Mirina après un regard hésitant vers Randall. Elle s’éclaircit la gorge tandis qu’Eve posait son enregistreur miniature sur la table basse. — Vous êtes au courant des... problèmes de Randy il y a plusieurs années dans le secteur 38. — Oui. — Randy m’a tout raconté hier, poursuivit- elle, levant une main vers son fiancé qui se tenait debout derrière la bergère. Il m’avait caché la vérité de crainte que mes nerfs ne supportent pas le choc. Autant je me montre solide en affaires, autant les soucis personnels m’anéantissent. — Tu es simplement fragile, ma chérie, intervint Randall Slade. Il n’y a aucune honte à cela. — En tout cas, aujourd’hui, il me faut affronter la réalité en face. Vous savez, dit-elle en se tournant vers Connors, Randy aurait pu essayer d’acheter le silence de vos gardes privés. Il a eu l’honnêteté de s’en abstenir. — Mirina, intervint celui-ci, serrant avec douceur la main de sa fiancée, j’avais l’esprit beaucoup trop embrumé pour songer une seconde à les corrompre. Bien m’en aurait pris pourtant : j’aurais évité une inculpation et jamais plus je n’aurais entendu parler de cette histoire. — Les charges les plus graves ont été abandonnées, lui fit remarquer Eve. Pour les autres vous avez écopé de la peine minimale. Vous vous en êtes plutôt bien tiré, monsieur Slade. — Peut-être. N’empêche que cette affaire me pourrit la vie aujourd’hui encore. Et dire qu’on m’avait assuré que je n’en entendrais jamais plus parler. Quel naïf j’étais... Il me faut une boisson plus forte qu’un thé. Un whisky, Connors ? — Avec plaisir, deux doigts. — Dis-leur, Randy, l’implora Mirina en se tordant nerveusement les mains, tandis qu’il programmait les boissons au bar miniature dissimule dans un renfoncement. Avec un hochement de tête, il tendit un verre à Connors et vida le sien d’un trait. — La nuit de sa mort, Cicely m’a appelé. Un silence brutal s’abattit sur la pièce. Eve leva vers lui un regard étonné teinté de suspicion. — Nous n’avons retrouvé aucune trace de cet appel sur son vidéocom. — Elle a téléphoné d’une cabine publique. Il était minuit passé à New York. Elle était furieuse. — Monsieur Slade, dans votre déposition officielle, vous avez affirmé n’avoir eu aucun contact avec le procureur Towers cette nuit-là. — J’ai menti. J’avais peur. — Et maintenant, vous vous rétractez ? Connaissez-vous la peine encourue pour fausse déclaration dans une enquête de police ? — Oui, lieutenant, j’ai eu tort, mais j’avais mes raisons. Je vous jure qu’elle m’a contacté peu avant de mourir. Vous pouvez vérifier mes relevés de communications. — Je n’y manquerai pas, monsieur Slade. Pourquoi vous a-t-elle appelé ? — A brûle-pourpoint, elle m’a demandé si c’était la vérité. J’étais plongé dans mon travail et j’ai mis un moment à réaliser qu’elle était dans une colère noire. Puis j’ai compris qu’elle faisait référence au secteur 38. Pris de panique, j’ai d’abord cherché à m’en sortir par des faux- fuyants, mais je n’ai pas pu lui mentir très longtemps. Elle m’a accablé de reproches. Le ton est monté et nous nous sommes disputés. Il s’interrompit et lança à Mirina un regard inquiet comme s’il redoutait qu’elle ne se brise comme du verre. — Vous vous êtes disputés... ? insista Eve. — Oui, assez violemment. Quand je lui ai demandé comment elle avait su, elle m’a répondu qu’elle ne voulait plus entendre parler de moi et qu’elle allait régler cette affaire pour le bien de sa fille. Puis elle m’a raccroché au nez. Il revint vers Mirina et posa une main sur son épaule. — J’ai appris sa mort au journal du matin. — Elle ne vous en avait jamais parlé avant ? — Non, nous entretenions d’excellentes relations. Elle savait que je jouais et me désapprouvait, mais avec une relative bonhomie. Elle avait l’habitude avec David. Je crois qu’elle ignorait à quel point nous étions accros. — Elle n’était pas si naïve, intervint Connors. Sinon elle ne m’aurait pas demandé de vous interdire de jeu tous les deux dans mes établissements. — Je comprends maintenant pourquoi je n’ai jamais pu mettre les pieds dans votre casino sur Vegas II, répondit Randall Slade avec un sourire sans joie. — Pourquoi avoir attendu jusqu’à aujourd’hui pour vous rétracter, monsieur Slade ? demanda Eve. — Je sentais le piège se refermer sur moi. Mirina aurait été effondrée de l’apprendre par un tiers. J’ai préféré lui avouer la vérité. C’est elle qui a pris la décision de vous contacter. — D’un commun accord, rectifia la jeune femme en tendant de nouveau la main à son fiancé. Cela ne fera pas revenir ma mère et je sais que mon père sera bouleversé d’apprendre que l’assassin s’est servi de Randy. Mais je suis prête à tout tenter pour que le coupable ait le châtiment qu’il mérite. Seul ce réconfort peut me permettre de surmonter la terrible certitude que ma mère est morte pour moi. Pour me protéger. Durant le vol de retour, Eve arpenta la luxueuse cabine, les pouces enfoncés dans les poches arrière de son jean. — Famille... soupira Eve. T’arrive-t-il de penser au sens de ce mot, Connors ? — Parfois.La voyant décidée à parler, il éteignit l’ordinateur portable sur lequel il consultait les nouvelles économiques. — Ce serait donc pour sa fille que Cicely Towers est sortie sous la pluie la nuit du crime... Plongée dans ses réflexions, elle s’assit sur ‘accoudoir de son fauteuil. — Si l’on juge normal qu’une mère intervienne pour protéger son enfant, Cicely Towers a donc agi exactement comme l’attendait le meurtrier. Il avait bien cerné son caractère. D’un autre côté, elle était magistrat. Son devoir ou même son flair professionnel aurait du lui dicter de prévenir les autorités de toute menace ou tentative de chantage. — L’amour d’une mère est plus fort que tout. — Apparemment, c’était le cas de Cicely Towers, et son assassin le savait. Il devait bien la connaître. On en revient à sa famille, son amant, Slade... — Pas si vite, Eve. Elle était une ardente militante des droits de la famille et de l’enfant et n’hésitait jamais à le faire savoir. Des dizaines de reportages ont été tournés sur son engagement public, ainsi que sur son dévouement envers sa propre famille. — Quoi qu’il en soit, son meurtrier savait exactement comment elle réagirait, ce qui suppose un contact personnel, soit des recherches poussées. — Cela ne réduit pas vraiment le champ d’investigations. Eve balaya sa phrase d’un revers de main. — Même raisonnement pour Yvonne Metcalf. L’assassin lui fixe un rendez-vous, mais elle ne note pas le nom dans son agenda. Comment pouvait-il le savoir ? En connaissant ses habitudes. A moi maintenant de découvrir les siennes, et vite, car à coup sûr il va récidiver. — Comment peux-tu en être aussi sûre ? — Je le sais, c’est tout, et Mira l’a confirmé. — Tu es allée lui parler ? Avec une agitation fébrile, Eve se leva à nouveau. — Il  – disons « il » par souci de simplification  – est fasciné par les femmes qui grâce à leur réussite professionnelle sont de véritables personnages publics. Il jalouse leur pouvoir. Selon Mira, il tuerait pour mettre en valeur un ego marqué par un profond sentiment d’infériorité, mais peut-être est-ce seulement par goût des sensations fortes. Comment savoir qui sera sa prochaine cible ? — As-tu regardé dans le miroir ? — Pardon ? Refoulant une peur sourde qui le taraudait, Connors prit Eve par les épaules et la fixa d’un regard inquiet. — Te rends-tu compte du nombre de fois où ton visage apparaît à l’écran ou dans les journaux ? Cette idée t’a-t-elle seulement effleurée ? — Non, mais j’aurais du y penser, répondit- elle sans se démonter. Parce que ainsi je serais prête à l’affrontement. — Tu me terrifies, parvint-il seulement à répondre, affolé par son aplomb. — D’après toi, je suis la meilleure, non ? répliqua-t-elle en lui tapotant la joue avec un sourire de défi. Détends-toi, Connors, je ne suis pas du genre à commettre des actes stupides. — Si tu le dis, me voilà pleinement rassuré, ironisa-t-il, loin d’être convaincu. 10 — Ce n’est pas le grand luxe, fit remarquer Nadine Furst après un regard circulaire dans le bureau. — Pardon ? Avec désinvolture, elle rectifia l’angle de l’écran de l’ordinateur. — Je pensais qu’après l’affaire DeBlass, vous auriez eu droit à un bureau un peu plus... reluisant. Avec au moins une vraie fenêtre et peut- être même de la moquette. Et regardez-moi cet ordinateur... A Channel 75, des reliques telles que celles-ci seraient mises au rebut, insista la jeune femme qui manifestement s’amusait beaucoup. Eve lui décocha un regard excédé. — Dites-moi, vous êtes journaliste ou décoratrice d’intérieur ? Vous commencez à m’agacer. — J’essaie juste de vous donner du punch pour l’interview. Vous savez quoi, Dallas ? Puisque vous êtes d’humeur à vous livrer, j’aimerais aussi évoquer la femme qui se cache derrière l’insigne du policier. La vie et les amours du lieutenant Eve Dallas de la police de New York. Elle leva les yeux au ciel. — Ne poussez pas le bouchon trop loin. — Qui ne tente rien n’a rien, rétorqua la journaliste en se laissant tomber dans un fauteuil. Comment est l’angle, Pete ? — O.K., marmonna le cameraman après vérification. — Pete est un homme laconique, commenta Nadine. Exactement comme je les aime. Souhaitez-vous vous recoiffer ? Par réflexe, Eve faillit se passer la main dans les cheveux, mais retint son geste à temps. La perspective de cette interview la mettait très mal à l’aise. Elle détestait les caméras. — Non. — Comme vous voulez. La journaliste sortit un petit poudrier de son sac à main, se repoudra le nez et vérifia son maquillage. Après un dernier raccord de rouge à lèvres, elle croisa ses jambes avec élégance et se tourna vers la caméra. — Prête. — Ça tourne, annonça Pete. — Ici Nadine Furst, en direct du bureau du lieutenant Eve Dallas au Central de la police de New York. Lieutenant Dallas, merci tout d’abord de m’avoir accordé cette interview exclusive sur les homicides du procureur Cicely Towers et de la célèbre actrice Yvonne Metcalf. Selon vous, ces meurtres sont-ils liés ? — Aucun doute n’est permis. Le rapport du médecin légiste a confirmé que les deux victimes avaient été tuées par la même arme. Eve prit le coupe-papier sur son bureau. D’un geste brusque, elle fit mine de lui taillader la gorge. — Comme ceci. Prise au dépourvu, la journaliste sursauta dans son fauteuil. — Les victimes n’ont pas eu le temps d’appeler à l’aide. La mort a été quasiment instantanée, expliqua Eve qui jubilait en son for intérieur. — En d’autres termes, l’assassin a agi très vite, enchaîna Nadine, retrouvant aussitôt son aplomb. Lieutenant, une attaque frontale n’implique-t-elle pas que les victimes connaissaient leur meurtrier ? — Pas forcément. Néanmoins, l’absence blessures dues à des gestes d’autodéfense semble mener à cette conclusion. Eve brandit à nouveau son coupe-papier direction de Nadine qui, par réflexe, porta main à sa gorge. — Vous voyez ? Simple réflexe. — Intéressant, commenta la journaliste eut du mal à réprimer un froncement de sourcils agacé. Lieutenant, le décès du procureur Towers remonte maintenant à trois semaines, et toujours aucune arrestation. L’opinion publique s’inquiète. A votre avis, quel peut être le mobile d’actes aussi barbares ? L’amour, la haine, la cupidité, la jalousie ? Vous avez sûrement établi un profil psychologique ? — Bien entendu. Celui-ci est d’ailleurs très instructif et, avec les autres éléments dont je dispose, je puis vous assurer que je ne tarderais pas à démasquer le meurtrier, répondit Eve avec un regard appuyé en direction de la caméra. Et croyez-moi, la justice de ce pays saura lui infliger le châtiment qu’il mérite. — Les habitants de New York comptent sur vous. C’était Nadine Furst, de Channel 75. Elle marqua une pause, puis hocha la tête avec satisfaction. — Pas mal, Dallas. Pas mal du tout. L’interview passera au journal de vingt heures, puis au flash de minuit. — Parfait. Pourrais-je vous parler une minute en privé ? s’enquit Eve. — Tu peux prendre une pause, Pete. Avec un haussement d’épaules, le cameraman quitta le bureau. — Une question entre nous, commença Eve. Combien de temps d’antenne pouvez-vous m’accorder ? — Pour ? — Pour me montrer. Le plus possible. — Je me disais bien que ce petit cadeau : cachait un piège, soupira Nadine. Je dois avouer que vous me décevez, Dallas. — Cet après-midi, je suis appelée à témoigner au procès Mondell. Pouvez-vous y envoyer une caméra ? — D’accord. Ce n’est pas l’événement du jour, mais on peut en passer quelques images, répondit Nadine Furst en sortant son agenda. — Et puis il y a cette réception au New Astoria ce soir. — L’actualité mondaine n’est pas de mon ressort, dit la journaliste avec un sourire railleur, mais je vais voir ce que je peux faire. — Durant les deux prochains jours, je vous informerai au fur et à mesure de mes apparitions publiques, enchaîna Eve, ignorant son sarcasme. — Quelle frénésie, lieutenant ! A ce rythme, bientôt la gloire et la fortune. J’espère que cela vous laissera le temps de démasquer votre meurtrier. Si vous voulez, je peux vous trouver un imprésario. Tapotant des doigts sur son bureau, Eve lui lança un regard de défi. — Je savais que vous étiez journaliste, mais je découvre que vous êtes aussi spirituelle, lui lança-t-elle d’un ton cinglant. — Et moi je croyais que votre boulot consistait à protéger les citoyens, pas à vous faire mousser, rétorqua-t-elle d’un ton sec. A bientôt à l’écran, lieutenant. La journaliste se leva d’un bond et attrapa rageusement son sac par la bandoulière. Amusée, Eve se cala dans son fauteuil. — Mademoiselle Furst, tout à l’heure dans l’interview, vous avez oublié un mobile élémentaire chez les meurtriers : la soif du sensationnel. — Merci du renseignement ! répliqua Nadine en ouvrant brutalement la tête. Soudain, sa main se pétrifia sur la poignée. Quand la jeune femme se retourna, son visage était blanc comme la craie. — Avez-vous perdu l’esprit ? Ne me dites pas que vous voulez servir d’appât ! — Je vous ai choquée tout à l’heure, n’est-ce pas ? demanda Eve qui étendit les jambes sur son bureau avec un sourire satisfait. Eh bien il y a fort a parier que cet étalage médiatique excède aussi le meurtrier. Sale petit flic minable qui tire toute la couverture à elle ! Voilà ce qu’il va penser. Nadine Furst vint se rasseoir. — Ce n’est pas à moi de vous apprendre votre métier, mais... — Ce n’est qu’une intuition, l’interrompit Eve, l’air songeur. Avec ces reportages incessants, je risque peut-être seulement de me couvrir de ridicule. — Ou de vous prendre un couteau dans la gorge. Je crois que vous regardez regardé trop de vieux films, lieutenant. Enfin, après tout, pourquoi pas ? J’accepte de vous fournir la couverture médiatique que vous demandez, mais j’espère que vous savez ce que vous faites. — Merci de votre aide. Oh, encore un détail, ajouta-t-elle, tandis que Nadine Furst se levait. Si j’ai vu juste, l’assassin vise essentiellement les femmes très médiatisées. Prenez garde à vous, mademoiselle Furst. Avec un frisson, la journaliste porta une main à sa gorge. — Merci du conseil. Eve dormait d’un sommeil profond et rêve quand elle fut réveillée en sursaut. Tous sens en alerte, elle ouvrit les yeux dans l’obscurité et voulut dégainer son laser. — Désolé de te réveiller, dit Connors qui se retenait de rire. — Si j’avais été armée, tu rirais moins, crois- moi, maugréa-t-elle, vexée. Éclairage tamisé. Aussitôt, la chambre fut baignée dans une lumière douce qui la fit cependant cligner des yeux. — On m’attend sur FreeStar I, expliqua Connors qui se pencha pour l’embrasser. — Un problème avec le chantier de l’Olympe ? — Rien de grave, mais je dois m’en occuper personnellement. Je serai parti deux ou trois jours. Je vais te manquer ? Il lui caressa la joue et, du bout de l’index, effleura la fossette sur son menton. — Peut-être un peu, mentit-elle avec un sourire malicieux, mais elle ne put résister à son air faussement malheureux. Tu vas me manquer beaucoup. — Je préfère ça. Tiens, enfile ton peignoir. Avant de partir, je veux te montrer quelque chose. — Tu pars maintenant ? — Le vaisseau est prêt au décollage, mais il attendra. Il la prit par la main et l’entraîna vers l’ascenseur. — Tu n’as plus aucune raison de te sentir mal à l’aise ici en mon absence. Eve, c’est aussi ta maison désormais, lui murmura-t-il, tandis qu’ils descendaient. — De toute façon, je vais être très occupée. L’ascenseur passa en mode horizontal. — Nous n’allons pas au rez-de-chaussée ? Je m’imaginais que tu voulais un au revoir romantique sur le perron. Quel labyrinthe ! songea-t-elle à l’instant où la porte coulissante s’ouvrit sur une pièce qu’elle ne connaissait pas encore. Un peu inquiet, Connors glissa un bras autour de ses épaules. Eve découvrit un studio spacieux, aménagé avec goût en espace de travail à la fois fonctionnel et esthétique. Comme à son habitude, Connors n’avait pas lésiné sur les moyens : une console laquée de noir permettait de joindre par interphone-vidéo chaque pièce de la maison et près d’un confortable canapé rouge carmin se trouvait une installation multimédia aussi élégante que sophistiquée, offrant musique et vidéo ainsi qu’un immense écran-hologramme doté de dizaines d’options de visualisation. Une paroi de verre dépoli le séparait d’une petite cuisine équipée qui s’ouvrait sur une terrasse. Mais quelle ne fut pas sa stupéfaction de reconnaître parmi le mobilier luxueux les quelques affaires de son appartement auxquelles elle tenait le plus ! A pas lents, Eve foula le magnifique parquet de chêne ciré. Même son vieux bureau tout abîmé trônait sur un splendide tapis aux tons verts et bleus provenant sans doute des usines de Connors en Orient. Eve n’en croyait pas ses yeux. Personne ne lui avait jamais offert de cadeau aussi somptueux. Se méprenant sur son silence, Connors fourra ses mains dans ses poches avec nervosité. — Tout as été programmé pour obéir à ta voix et à tes empreintes digitales, expliqua-t-il Tu peux changer ce qui ne te plaît pas. Elle caressa le dossier d’une superbe méridienne coordonnée au canapé, incapable du moindre mot tant son émotion était grande. — Si tu ne te sens pas à l’aise en mon absence, tu peux toujours te barricader dans cet appartement. Même si je suis là, d’ailleurs, ajouta-t-il, à la fois inquiet et agacé par son mutisme prolongé. Maintenant, je dois partir, Eve. Elle se tourna vers lui comme dans un brouillard. — Tu as fait tout ça pour moi... — Tu ne sembles pas comprendre que je suis prêt à tout pour toi, Eve, répondit-il en se dirigeant vers l’ascenseur. Consciente qu’elle l’avait blessé, elle le rejoignit devant la porte. — Attends, je ne t’ai même pas dit au revoir, murmura-t-elle avant de l’embrasser avec une ferveur qui le fit fondre. Merci, Connors. Eve pressa à nouveau ses lèvres sur les siennes. — A bientôt, Eve, dit Connors en lui ébouriffant ses mèches d’un geste possessif. Tu n’en fais qu’à ta tête, je le sais bien, mais ne prends pas de risques inutiles. Il monta dans l’ascenseur. — Je t’aime, murmura-t-elle au moment où la porte se refermait. La dernière chose qu’elle aperçut de Connors fut son sourire rayonnant. — Tu as trouvé quelque chose, Feeney ? — Peut-être... ‘ Malgré l’heure matinale, il avait déjà l’air harassé. Eve programma deux cafés très serrés sur son AutoChef. — Tu débarques dans mon bureau à huit heures du matin avec des valises sous les yeux comme si tu n’avais pas fermé l’œil de la nuit et tout ce que tu trouves à dire, c’est « peut-être » ? — J’ai cuisiné l’ordinateur. Cherchant à gagner du temps, Feeney sirota son café, croqua une ou deux noix de cajou, se gratta l’oreille avec indécision. — Je t’ai vue à la télé hier soir. Enfin, ma femme. Selon elle, tu étais resplendissante. — Viens-en droit au but, Feeney. — La femme du commandant semble impliquée dans notre affaire. — Quoi ? Feeney bondit de son fauteuil et arpenta la pièce de long en large. — David Angelini a effectué plusieurs dépôts importants sur son compte personnel : deux cent mille dollars en quatre versements ces quatre derniers mois. Le dernier a été enregistré deux semaines avant le meurtre de sa mère. — Et ce serait la femme du commandant qui... — En plein dans le mille. En contrôlant les transactions, je suis remonté jusqu’à elle. L’argent transitait par la New York Bank d’où Angelini le faisait virer sur son compte personnel. Ensuite, il le retirait en grosses coupures à un distributeur automatique sur Vegas II. — Bon sang, pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ? murmura Eve, les poings pressés sur ses tempes. — Ces transactions n’avaient rien de clandestin, s’empressa d’ajouter Feeney. Elles apparaissent sur les relevés du compte personnel de Mme Whitney. Il s’éclaircit la gorge. — Écoute, Dallas. Il fallait que je vérifie. Ses avoirs personnels ont fondu de moitié. Angelini la saignait à blanc ! — Un chantage ? s’interrogea Eve qui se forçait à garder la tête froide. Peut-être avaient-ils une liaison et Angelini menaçait de tout révéler. Leurs regards se croisèrent. — Nous sommes obligés d’en parler au commandant, dit Eve avec gravité. — Je savais que tu dirais ça. Elle se leva. — Allons-y tout de suite. — La mine lugubre, Feeney sortit une disquette de sa poche et la lui tendit. — A la réserve, ils gardent encore que vieux modèles de gilets pare-balles, suggéra-t-il avec un humour grinçant. Avec la salve qui nous attend... 11 Anna Whitney vint leur ouvrir en personne. Son regard affolé couru de Feeney à Eve, puis s’arrêta sur son mari. — Jack, que se passe-t-il ? Linda est là. Elle m’a dit que tu l’avais appelée... Que j’avais besoin d’un avocat. — Ça va aller, Anna, répondit le commandant Whitney, posant une main crispée mais protectrice sur l’épaule de sa femme. Rentrons. — Je n’ai rien fait de mal... — Viens t’asseoir, ma chérie. Merci d’être venue si vite, Linda. Eve mit un moment à se rappeler que la jeune avocate des Whitney était aussi leur fille. Avec son teint caramel et son regard impassible, elle tenait beaucoup de son père. A la fois fascinée et terrorisée à l’idée de ressembler à son propre père, Eve s’efforça de chasser cette pensée de son esprit. — Lieutenant Dallas, n’est-ce pas ? dit Linda, la main tendue. Je vous reconnais. Asseyez-vous, je vous en prie. — Merci. Voici le capitaine Feeney, de la division de détection électronique. — Enchantée, capitaine Feeney. Mon père m’a souvent parlé de vous. Linda posa une main rassurante sur celles de sa mère. — Quelle est la raison de votre visite, lieutenant ? — Nous avons besoin d’éclaircissements au sujet d’une information nouvelle dans l’affaire Towers, expliqua Eve qui sortit son enregistreur et le tendit à l’avocate afin qu’elle le vérifie. — J’en déduis qu’il s’agit d’un interrogatoire officiel, répondit Linda avec calme en posant l’appareil sur la table avant de prendre 1e sien. Nous vous écoutons, lieutenant. — Madame Whitney, commença Eve, consciente du regard de son supérieur rivé sur elle, vous connaissiez Cicely Towers, récemment décédée. — Plus que cela, lieutenant, nous étions très liées. Ses enfants font partie de la famille D’ailleurs, ma fille Linda est même sortie... — Maman, l’interrompit Linda sans abandonner son assurance toute professionnelle. Contente- toi de répondre à la question. — Enfin, c’est ridicule ! Le lieutenant Dallas sait déjà tout cela ! — Je suis navrée, madame Whitney, mais c’est la procédure. J’aimerais en savoir davantage sur vos relations avec David Angelini, reprit Eve.— David ? Je suis sa marraine. Je l’ai vu grandir. — Êtes-vous au courant des difficultés financières auxquelles il était confronté avant le décès de sa mère ? — Oui, répondit Anna Whitney d’un ton hésitant. Il avait... (Soudain, ses yeux s’écarquillèrent d’horreur.) Vous ne croyez pas sérieusement que... C’est abominable ! Je refuse de répondre à cette question odieuse ! protesta-t-elle, outrée. — Je comprends que vous cherchiez à protéger votre filleul, même au prix d’importants sacrifices financiers. Le visage d’Anna blêmit sous son maquillage soigné. — J’ignore de quoi vous parlez. — Madame Whitney, niez-vous avoir payé à David Angelini la somme de deux cents mille dollars en quatre versements de février à fin mai de cette année ? — Je... (Elle jeta un regard implorant à sa fille.) Dois-je répondre à cette question, Linda ? — Un moment s’il vous plaît. Je dois parler avec ma cliente, dit l’avocate en entraînant sa mère dans la pièce voisine. — Bravo, Dallas, dit le commandant d’un ton réprobateur. Toujours aussi percutante. — Jack, soupira Feeney, très mal à l’aise, elle ne fait que son travail. A cet instant, Anna revint dans le salon, pâle et frissonnante. Le commandant serra les mâchoires. — Ma cliente souhaite faire une déclaration annonça Linda avec un regard de défi en direction d’Eve. Ne crains rien maman, c’est la meilleure solution. — Pardonne-moi, Jack commença celle-ci, les larmes aux yeux. Il avait des ennuis. Je n’ai pas pu m’en empêcher. — Ce n’est rien, Anna, dit-il en lui prenant la main, résigné. L’important est que tu dises toute la vérité. — Je lui ai effectivement donné cette somme. — Vous avait-il menacée, madame Whitney ? — Mon Dieu, bien sûr que non ! Il devait beaucoup d’argent à des individus peu recommandables. Ses affaires, enfin le secteur dont il s’occupait dans la société de son père, ne marchaient pas très bien. Et il y avait ce nouveau projet... Il m’a expliqué, ajouta-t-elle avec un geste vague de la main, mais je n’ai aucune mémoire pour tout ce qui touche aux affaires. — Madame Whitney, vous n’aviez pas mentionné ces quatre versements dans votre déclaration. — En quoi cela concernait-il la police ? s’indigna-t-elle, raide comme une statue. Je suis libre de prêter de l’argent à mon filleul, il me semble. — Certes, mais votre filleul est considéré comme suspect dans une affaire de meurtre, répliqua Eve qui commençait à perdre patience. — Ces insinuations sont ridicules, lieutenant Dallas ! protesta la femme du commandant, la voix blanche de colère. Aussi ridicules que si vous m’accusiez d’avoir tué Cicely ! David adorait sa mère. Sa mort l’a bouleversé. — Je suis prête à vous croire, madame Whitney, mais revenons plutôt à ces deux cent mille dollars. La femme du commandant serra son mouchoir humide entre ses mains tremblantes. — Personne ne voulait l’aider. Ses parents s’étaient mis d’accord pour lui refuser tout argent. Cicely m’en avait d’ailleurs parlé. C’était une mère formidable, vous savez. Elle adorait ses enfants, mais cette fois elle était résolue à laisser David se débrouiller seul. Il était grand temps, disait-elle, qu’il commence enfin à prendre ses responsabilités. Quand il est venu me voir, désespéré, qu’aurais-je pu faire d’autre ? (Elle tourna un regard implorant vers son mari.) Jack, je sais que tu m’avais déconseillé de m’en mêler, mais le pauvre garçon était terrifié. Ces gens étaient plus que menaçants, au point qu’il craignait pour sa vie. Qu’aurais-tu fait s’il s’était agi de Steven ou de Linda ? — Anna, tu as toujours été trop naïve. Tu connais David... C’est un cercle vicieux. — Il va me rembourser, insista Anna. Il m’a promis de ne pas dépenser cet argent au jeu. Il devait à tout prix calmer l’impatience de ses créanciers. Je n’ai pas pu dire non. — Lieutenant Dallas, intervint Linda, ma cliente a accordé un prêt à un proche sur ses fonds personnels. Il n’y a aucun crime à cela. — Il n’est nullement question d’une inculpation, maître Whitney. — Lors du précédent interrogatoire, ma cliente à jugé inutile de vous révéler cette information d’ordre personnel et sans lien apparent avec l’enquête. Elle l’a fait en toute bonne foi. — Elle est la femme d’un policier, répondit Eve avec lassitude. Elle aurait dû faire preuve de plus de discernement. Madame Whitney, reprit Eve, Cicely Towers se disputait-elle avec son fils au sujet de ses dettes de jeu ? — Bien sûr, elle était excédée. Dans les meilleures familles, il arrive que parents et enfants se disputent, lieutenant, mais ils ne s’entre-tuent pas pour autant. Le commandant avait raison, quelle naïveté ! songea Eve avec un soupçon d’agacement. — Une dernière question, madame Whitney. Que savez-vous de sa relation avec Yvonne Metcalf ? Anna la regarda avec stupeur. — L’actrice ? J’ignorais qu’il la connaissait. Eve avait posé la question à tout hasard, mais le piège n’avait pas fonctionné. Elle rangea son enregistreur. — Merci, madame Whitney, nous allons en rester là. Dans l’intérêt de votre cliente, ajouta-t-elle à l’intention de Linda, vous devriez lui conseiller de ne mentionner cet entretien à qui que ce soit en dehors de cette pièce. — Je suis l’épouse d’un policier, lieutenant Dallas, rétorqua l’intéressée avec un regard de défi. Et à ce titre, j’ai davantage de discernement que vous ne semblez le penser. — Arrêt sur image, ordonna Nadine Furst à sa collaboratrice assise à ses côtés dans la salle de montage n°1. Sortie du tribunal, voilà... Cadre sur Dallas et moi. Parfait. La journaliste étudia avec attention le plan qui s’étalait sur les cinq écrans de contrôle. Derrière le lieutenant et elle-même, l’imposant gratte-ciel abritant le tribunal dressait ses cent vingt étages de verre et d’acier vers un ciel d’azur. Symbole de la justice, songea-t-elle. Et puis le plan donnait l’impression d’un duo de choc. La journaliste et le policier unies contre le crime... Ça plairait aux téléspectateurs. — Excellent ! s’exclama la journaliste, ravie. Tu coupes ici et je le passe à l’antenne au journal le minuit. Durée ? — Trois minutes quarante-cinq. — Génial, Louise. Il ne reste plus que le tirage. — Tirage terminé. Pivotant sur son fauteuil Louise se détourna de la table de mixage et s’étira de tout son long. Cette jolie jeune femme aux traits doux et aux yeux pétillants avait été engagée à Channel 75 dès sa sortie de l’université trois ans plus tôt. Elle avait très vite fait ses preuves, si bien qu’en moins d’un mois Nadine l’avait prise comme collaboratrice. Les deux femmes s’étaient vite liées d’amitié. — Beau boulot, c’est vrai, approuva Louise en ébouriffant ses épaisses boucles brunes. Le problème, c’est que nous allons bientôt avoir épuisé le sujet. Depuis deux jours, l’affaire est au point mort. — Les autres aussi sont en panne sèche, Louise. Mais moi, j’ai un joker de poids. — Une carte maîtresse dans le jeu, je te l’accorde. Dallas est très télégénique. Beaucoup de présence et d’aplomb à l’écran. Quant à Connors, il ajoute un petit côté romantique et mondain que nos téléspectateurs adorent. Mais on n’a rien de nouveau sur l’enquête... — Que proposes-tu ? — Tu pourrais exhumer quelques extraits de l’affaire DeBlass, histoire de rappeler les brillants états de service de Dallas, de renforcer la confiance du public. — A mon avis, ça risquerait de détourner l’attention de l’opinion de l’affaire en cours. — Ce serait mieux que rien en attendant une nouvelle piste. Ou une nouvelle victime. — Quel cynisme, Louise ! Enfin, tu as malheureusement raison : un peu de sang frais relancerait la machine, approuva Nadine. Louise tapota les poches de son gilet et fit la grimace. — Mince plus de clopes. — Tu devrais arrêter. Tu sais que le boss déteste que le personnel prenne des risques avec sa santé. — Je ne fume que de l’herbe. — C’est vrai. Tiens, tant que tu y es, prends-en-moi une ou deux, demanda Nadine avec un regard penaud. Et surtout, motus. C’est avec les présentateurs que le boss est le plus strict. — Tu as encore du temps avant le journal de minuit, tu ne fais pas une pause ? — Non, j’ai quelques appels à passer. De toute façon, il tombe des cordes, répondit Nadine en montrant sa coiffure impayable. Tu y vas et c’est moi qui paie, d’accord ? Nadine fouilla dans son sac à la recherche de son porte-monnaie. — Génial, dit Louise, surtout que je vais devoir cavaler jusqu’à la 2e Avenue. (Elle se leva avec un soupir résigné.) Bon, j’y vais, mais je t’emprunte ton imperméable. — Marché conclu, répondit Nadine qui lui tendit de la monnaie. Tu les mets dans ma poche, O.K. ? Je serai en salle de rédaction. — Dis donc, tu ne te refuses rien, fit remarquer Louise en enfilant l’élégant imperméable bleu marine de la journaliste. — Avec ce manteau, même s’il pleut à verse, tu ne risques rien. Elles quittèrent la régie et montèrent dans un ascenseur bondé. — Toi et Bongo songez toujours à vous marier ? demanda Nadine en haussant la voix. — Nous cherchons même un appartement. Nous nous sommes donné un an à l’essai. Si ça marche, nous légaliserons. Le parcours classique, quoi ! — Je préfère être à ma place qu’à la tienne, répondit Nadine avec compassion. Je ne comprends vraiment pas ce qui pousse deux êtres rationnels à s’enchaîner l’un à l’autre. — L’amour, répondit Louise, portant une main à son cœur en un geste théâtral. — Tu es jeune et libre, Louise. — Oui, et avec de la chance, un jour, je serai vieille et toujours enchaînée à Bongo. — Comment peut-on rêver d’être enchaînée à un type qui en plus s’appelle Bongo ? répliqua Nadine qui ne plaisantait qu’à moitié. A plus tard. Elle sortit de l’ascenseur. Nadine peut bien penser ce qu’elle veut, se dit Louise, songeant avec impatience à la nuit câline qui l’attendait dans les bras de Bongo. Pourvu qu’elle puisse rentrer avant une heure du matin. Cette nuit, c’était lui qui venait. Ces aller et retour incessants entre leurs deux studios commençaient à lui peser. Vivement que nous ayons notre appartement à nous, soupira-t-elle. Louise pénétra dans l’immense hall de Channel 75 et traversa l’agréable espace d’accueil décoré d’hologrammes des plus grandes stars de la maison. Elle salua le gardien de l’entrée principale et se dirigea vers la porte est. A la sortie réservée au personnel, elle désactiva la serrure à reconnaissance digitale et fit la grimace : il pleuvait à verse. Les trombes d’eau qui martelaient le trottoir faillirent la faire renoncer. Un joint en douce vaut-il un sprint de trois cents mètres sous une pluie battante ? Et comment ! se dit-elle en rabattant la capuche sur sa tête. L’imperméable de Nadine la protégerait, et puis, après plus d’une heure dans la minuscule salle de montage, un bon bol d’air frais lui ferait le plus grand bien. Rentrant la tête dans les épaules, elle s’élança sur les marches. Avant qu’elle n’atteigne le trottoir, ses chaussures étaient déjà trempées. — Et merde ! jura-t-elle entre ses dents. Ce furent ses dernières paroles. Juste à côté d’elle, un mouvement furtif capta son attention. Elle releva brusquement la tête. Trop tard ! Avant même qu’elle ait pu apercevoir son agresseur, la longue lame étincelante s’abattit sur elle dans un sifflement sinistre et lui trancha la gorge de part en part. Un flot de sang jaillit de la plaie béante et la jeune femme s’effondra sur le trottoir tel un pantin désarticulé. Aussitôt, la silhouette fantomatique dissimula son arme dans une des profondes poches de son manteau sombre et disparut en courant dans l’obscurité. 12 La nouvelle avait surpris Eve au beau milieu d’un repas raffiné et bien arrosé en tête à tête avec son amie Mavis. Quand Summerset, plus lugubre que jamais, lui avait tendu le vidéophone portable, un mauvais pressentiment l’avait assaillie. Le droïde de garde au standard du Central avait confirmé ses craintes. Mon Dieu, avait-elle songé, le cerveau embrumé par l’alcool et la culpabilité, l’assassin s’est trompé de cible ! C’était moi qui devais servir d’appât. Par bonheur, l’antidote miracle de Mavis avait eu l’effet dégrisant qu’elle lui avait promis. Quand Eve arriva sur Broadcast Avenue, le quartier des chaînes de télévisions, elle avait au moins l’esprit clair. S’arrêtant devant l’élégant gratte-ciel de Channel 75, porte est, elle constata avec soulagement que les policiers avaient déjà bouclé le secteur. La nouvelle du drame s’était répandue comme une traînée de poudre dans les rédactions des nombreuses chaînes voisines et les journalistes se pressaient déjà autour du périmètre évacué. Elle épingla son insigne sur sa veste de cuir et hâta vers la bâche en plastique qui recouvrait le corps. Ignorant le sang qui formait une mare poisseuse à ses pieds, Eve s’accroupit près de la victime et souleva doucement la bâche. Un frisson glacé la parcourut de la tête aux pieds : l’imperméable bleu de Nadine... Il lui fallut tout son sang-froid pour dégager la capuche qui dissimulait le visage de la journaliste. Elle faillit laisser échapper un cri de surprise en découvrant une inconnue. — Qui est-ce ? demanda-t-elle, abasourdie, au policier qui montait la garde près du cadavre. — Louise Kirski, monteuse Channel 75, lui apprit la jeune femme en uniforme, sortant un carnet de la poche de son imperméable noir. Son corps a été découvert à environ vingt-trois heures quinze par C. J. Morse. C’est là qu’il a vomi, poursuivit-elle avec une moue dédaigneuse, désignant le caniveau. Il s’est précipité en hurlant comme un fou par cette porte et a alerté les agents de sécurité de l’aile est. Appel reçu dans mon véhicule à vingt-trois heures vingt-deux. Arrivée sur les lieux à vingt-trois heures vingt-sept. — Vous avez fait vite, agent... ? — Peabody, lieutenant. J’étais en patrouille sur la Première Avenue. J’ai constaté l’homicide, condamné la porte est et appelé des renforts. Eve approuva d’un hochement de tête et leva les yeux vers le gratte-ciel de Channel 75. — Vous avez vu des caméras ? — A mon arrivée, j’ai dû faire évacuer plusieurs journalistes, répondit l’officier de police, les lèvres pincées. Selon moi, ils ne se sont pas gênés. Les mains protégées par du silicone en spray, Eve procéda à la fouille du corps. Un peu de monnaie, un portable coûteux fixé à la ceinture. Aucune blessure d’autodéfense, aucune trace d’agression ou de lutte, enregistra-t-elle consciencieusement, le cerveau en ébullition. — J’attends le capitaine Feeney. Quand il arrivera, dites-lui de me rejoindre à l’intérieur. Et prévenez le légiste qu’il peut y aller. — A vos ordres, lieutenant. — Quant à vous, agent Peabody, je compte sur vous pour tenir ces journalistes à distance, ajouta Eve, ignorant les questions qui fusaient et les crépitements des flashes par-dessus les écrans de protection jaunes et noirs. Évacué par la police, le hall était presque désert. — C. J. Morse ? demanda Eve au gardien derrière l’élégant comptoir d’accueil. — Niveau six, section huit. Il est monté il y a quelques minutes. Quand l’ascenseur s’ouvrit au niveau six, Eve fut assaillie par le brouhaha frénétique de la salle de rédaction en pleine effervescence. Aussitôt, son regard fut attiré par écrans géants occupant tout un mur de la pièce immense : devant le panorama de Manhattan trois dimensions, Nadine Furst intervenait en direct, élégante et professionnelle jusqu’au bout des ongles. Son regard dirigé droit sur l’objectif semblait capter celui d’Eve. — « A nouveau cette nuit un meurtre incompréhensible Louise Kirski, une technicienne de notre chaîne, vient d’être assassinée à quelques pas de nos studios. » Nadine ajouta quelques détails, puis la caméra cadra C. J. Morse. Eve pesta intérieurement : elle s’attendait à un coup de ce genre. — « Une nuit comme tant d’autres à Manhattan, commença le journaliste avec une gravité de circonstance. Et pourtant, malgré les efforts de nos forces de police, la mort a encore frappé. Le destin a voulu que je découvre ce drame atroce peu avant votre journal de la nuit. (Il marqua une pause stratégique et le cadre de la caméra se resserra sur son visage.) J’ai trouvé le corps de Louise Kirski au bas des marches de Channel 75. Elle avait la gorge tranchée et se vidait de son sang sur le trottoir battu par la pluie. C’est sans honte que j’avoue mon horreur et ma révolte devant cette macabre découverte. Pétrifié, je ne pouvais détacher mon regard de la malheureuse, incapable de croire à la mort de cette femme que je connaissais et avec laquelle j’avais eu plusieurs fois le privilège de travailler. » Son visage grave et pâle céda la place à un gros plan du cadavre. Ils n’ont pas perdu de temps, songea Eve, écœurée. — Où est le studio ? demanda-t-elle au journaliste le plus proche, concentré sur son ordinateur. — Pardon ? fit celui-ci en levant le nez. — Où est ce maudit studio ? répéta-t-elle, furieuse, avec un geste du menton en direction des écrans. — Euh... niveau douze studio A. Elle fonça vers l’ascenseur à la seconde où Feeney en émergeait. — Il t’en a fallu un temps, fit-elle remarquer d’un ton acerbe sans même s’arrêter. — J’étais en famille dans le New Jersey. J’ai dû revenir en catastrophe, se justifia le capitaine en lui emboîtant le pas. — Je veux que ce maudit reportage soit censuré. Feeney se gratta la tête avec scepticisme. — On pourrait au mieux essayer de faire confisquer les images tournées sur le lieu du crime. De toute façon, ils les récupéreront au bout de quelques heures, poursuivit-il avec un haussé d’épaules devant le regard noir de sa collègue. — Je compte sur toi. Il me faut aussi toutes les données disponibles sur la victime. Transmets-les directement à mon bureau. — Pas de problème. Autre chose ? Ils sortirent de l’ascenseur et Eve fronça les sourcils devant la porte blindée du studio A. — Accompagne-moi là-dedans. Il se peut que j’aie besoin de renfort. La porte était fermée et le signal d’antenne au rouge. Réprimant l’envie de faire sauter la serrure d’une décharge de laser bien ajustée, Eve enfonça le bouton d’urgence et attendit. — Tournage en cours, répondit une voix électronique sirupeuse censée être apaisante. Puis-je vous renseigner ? — Police ! répondit Eve, brandissant son insigne devant le minuscule écran du scanner. — Un moment, lieutenant Dallas. Nous traitons votre demande. — Ouvrez cette maudite porte ou je me verrai dans l’obligation de la défoncer conformément à l’article 83B, alinéa J du code d’intervention d’urgence ! L’ordinateur émit un léger bourdonnement. — Ouverture de la porte. Veuillez rester silencieux et ne pas franchir la ligne blanche. Merci. Suivie de Feeney, Eve s’engouffra à l’intérieur du studio climatisé et frappa bruyamment sur la vitre qui donnait sur le plateau. A l’intérieur de la régie, le directeur d’antenne blêmit et porta ‘index à sa bouche. Eve brandit à nouveau son insigne. De mauvaise grâce, il leur ouvrit la porte et leur fit signe d’entrer. — Nous sommes en direct, leur souffla-t-il d’un ton réprobateur. — Passez les pubs, lui ordonna Eve. — Il n’y a pas de bande publicitaire prévue dans cette émission. — Passez les pubs, bon sang ! Ou je vous fais interdire d’antenne ! — Écoutez, lieutenant... — C’est vous qui allez m’écouter ! l’interrompit-elle, excédée. Je dois interroger le témoin d’un crime. Alors faites-le sortir du studio, et plus vite que ça ! Sinon je révèle à vos concurrents que Channel 75 fait obstruction dans l’enquête sur l’homicide d’un de ses propres salariés ! Imaginez un peu les records d’audience ! Avec un long soupir, le directeur d’antenne se pencha sur son micro. — Conclus, C.J. Lancement générique et bande publicitaire, ajouta-t-il à l’adresse des techniciens. L’œil mauvais, il se retourna vers Eve. — Vous aurez affaire aux avocats de la chaîne, lieutenant Dallas. Ignorant sa menace, Eve fit irruption sur le plateau et fondit droit sur Morse. — C’est une violation flagrante de notre droit à l’... — Pour l’instant, votre seul droit est de prévenir votre avocat et de lui donner rendez-vous au Central ! l’interrompit Eve. Le journaliste devint pâle comme un linge. — Vous m’arrêtez, lieutenant ? De quel droit ? Vous commettez une terrible erreur judiciaire ! — Cessez de vous exciter, Morse ! Pour l’instant, je vous emmène comme témoin. Elle foudroya Nadine du regard. — Quant à vous, je crains que vous ne deviez continuer seule. — Je vous accompagne, décida la journaliste qui ôta son oreillette pour ne pas entendre les cris de protestation en régie. Je suis sans doute la dernière personne à lui avoir parlé. — Eh bien, Morse, je vous tiens enfin, commença Eve avec une satisfaction non dissimulée. Confortablement installé ? Malgré son teint légèrement verdâtre, il gratifia Eve d’un sourire narquois. — Vous auriez besoin d’un décorateur. Cette salle d’interrogatoire est sinistre. — Nous y penserons dans le prochain budget. Le journaliste prit le verre d’eau posé sur la table qui les séparait et but une gorgée. — Suis-je sous le coup d’une quelconque inculpation, lieutenant ? — Pas pour l’instant, dit-elle en se calant dans son fauteuil. Racontez-moi dans les détails ce qui s’est passé. Morse but à nouveau comme s’il avait la gorge sèche. — Je présentais le journal de minuit avec ma collègue. A mon arrivée à la chaîne... — A quelle heure ? — Vers vingt-trois heure quinze. Je suis passé par la porte est. C’est le chemin le plus direct jusqu’à la salle de rédaction. Comme il pleuvait à verse, je suis sorti en courant de ma voiture. A cet instant, j’ai distingué une forme étendue au bas des marches. (Il se prit la tête entre les mains et se massa les tempes avec lassitude.) J’ai d’abord pensé à un ivrogne qui aurait fait une chute. — Vous n’avez pas reconnu la victime ? — Il y avait cette grande capuche qui recourait son visage. J’ai commencé à la soulever et c’est là que j’ai vu sa gorge, expliqua-t-il avec un violent frisson. Tout ce sang... — Avez-vous bougé le corps ? Non. Elle était allongée là, les yeux exorbités. Seigneur, c’était atroce... (Il ferma les yeux, prenant visiblement sur lui pour retrouver son sang-froid.) J’en ai eu la nausée. Vous devez me trouver faible, lieutenant, mais certaines personnes sont plus sensibles que d’autres. C’est une réaction somme toute humaine. Tout ce sang... et ce regard... mon Dieu ! Je me suis précipité à l’intérieur et j’ai prévenu le gardien. — Connaissiez-vous la victime ? — Bien sûr. Elle était la collaboratrice attitrée de Nadine, mais il lui arrivait de travailler pour moi et d’autres. Dans l’équipe de montage, c’était une des meilleures. (Il prit la carafe sur la table et se resservit un verre d’eau.) Quel drame... Il n’avait aucune raison de la tuer. Aucune. — Avait-elle l’habitude d’emprunter la porte est à cette heure ? — Je l’ignore. A mon avis, non. Elle aurait du se trouver en salle de montage, répondit-il d’un ton réprobateur. — Étiez-vous intime avec la victime ? C. J. Morse plissa le front. — Ça vous plairait de me coller ce meurtre sur le dos, je me trompe ? — Contentez-vous de répondre aux questions. — Je vous l’ai dit, c’était une excellente collaboratrice, point final. Elle avait un ami, un certain Bongo dont elle parlait souvent. — Quel a été votre emploi du temps avant vingt-trois heures quinze, heure de votre arrivée à Channel 75 ? — Après un repas avec des amis, je suis rentré chez moi vers vingt heures. Quand j’assure le journal de minuit, je dors toujours une heure ou deux avant. J’ai quitté mon appartement à vingt- trois heures. Je suis arrivé un peu plus tard que d’habitude à cause du mauvais temps. Effondré, le journaliste posa les coudes sur la table et se prit la tête entre les mains. — Avez-vous aperçu quelqu’un près du corps ? poursuivit peu convaincue par les accès larmoyants du journaliste. — Non, je ne crois pas. Je n’ai vu que Louise. — Merci. Nous allons en rester là, monsieur Morse. Le journaliste avala d’un trait un dernier verre d’eau. — Vous pouvez partir, continua Eve, mais gardez à l’esprit que vous êtes le témoin numéro un. Si vous m’avez caché quoi que ce soit concernant cette enquête, je vous fais inculper pour dissimulation de preuve. Oh, j’allais oublier, ajouta-t-elle avec un sourire narquois, donnez-moi donc les noms de vos amis. Je n’imaginais pas que vous en aviez. Le regard glacial, Eve fit entrer Nadine Furst dans la salle d’interrogatoire. Sans un mot, elle lui désigna le fauteuil et lui versa de l’eau dans un verre propre. — Vous n’avez pas perdu de temps. Les mains crispées sur ses genoux, Nadine ignora le verre d’eau. — C’est mon travail. Vous faites le vôtre et moi le mien. — Informer nos concitoyens à n’importe quel prix, c’est ça ? — Je me moque de votre opinion à mon sujet. — Tant mieux parce que, en ce moment, elle n’est pas brillante, rétorqua celle-ci. Pour la deuxième fois, elle déclencha l’enregistrement et procéda aux déclarations d’usage. — Quand avez-vous vu Louise Kirski pour la dernière fois vivante ? Visiblement ébranlée, Nadine Furst prit une longue inspiration et fixa un point dans le vague, au-dessus de l’épaule d’Eve. — Nous venions de terminer un reportage en salle de montage pour le journal du soir. Comme nous étions en avance, nous avons discuté quelques minutes. Louise était une femme heureuse. Elle s’apprêtait à emménager avec son petit ami qu’elle adorait. Elle marqua une pause, la gorge serrée par l’émotion. — Louise n’avait plus de cigarettes. Elle aimait bien fumer pendant les pauses, même si c’est interdit. Tout le monde fermait les yeux. Elle est descendue en acheter. Je devais téléphoner, sinon, je l’aurais accompagnée. Elle ne serait pas sortie seule. — Aviez-vous l’habitude de quitter l’immeuble ensemble avant vos émissions ? — Non. En général, je sors boire un café dans un bar tranquille sur la Troisième. J’aime bien décompresser un peu, surtout avant le journal de minuit. — Est-ce une habitude régulière ? — Oui, répondit la journaliste en baissant la tête. Mais ce soir, j’avais quelques communications à passer et il pleuvait des cordes. (Elle leva vers Eve un regard bouleversé.) Je lui ai prêté mon imperméable. Elle est morte à ma place. Vous le savez aussi bien que moi. — En voyant votre manteau, j’ai moi aussi cru que c’était vous. — C’est terrible. Le meurtrier l’a prise pour moi. — C’est sans doute ce qui s’est produit, en effet, approuva Eve, le regard sombre. Avec la pluie et la capuche, il vous aura confondues. En tout cas, il a agi avec beaucoup d’audace. Il s’est écoulé à peine dix minutes entre le moment où Louise a salué le gardien et celui où Morse a découvert le corps. Je serais prête à parier qu’il voulait que son crime passe au dernier journal. — Et sans le savoir, je serais rentrée dans son jeu, c’est ça ? s’exclama Nadine, choquée. — Oui, vous et Morse, approuva Eve avec un hochement de tête. — Qu’imaginez-vous donc Dallas ? Que j’ai agi de gaieté de cœur ? s’emporta la journaliste d’une voix rauque. Croyez-vous qu’il m’était facile d’annoncer sa mort en direct alors qu’elle gisait encore sur le trottoir ? Nadine ne put contenir sa peine plus longtemps. Des larmes coulèrent le long de ses joues, laissant de fins sillons sur son maquillage. — Je ne suis pas une journaliste sans cœur, articula-t-elle entre deux sanglots. Louise était mon amie. Dissimulant son émotion derrière un masque imperturbable, Eve poussa le verre d’eau vers, la journaliste. — Buvez, ça vous fera du bien. Nadine prit le verre à deux mains et avala une longue gorgée. Eve revint à la charge d’un ton accusateur. — Vous avez vu le corps. Vous vous êtes précipitée sur le trottoir. — Il fallait que je la voie répondit la journaliste, les yeux embués de larmes. C’était personnel, Dallas. A l’annonce de sa mort, je n’ai pas voulu y croire. — Comment avez-vous appris le drame ? — Un collègue a entendu Morse hurler au gardien que quelqu’un venait d’être assassiné devant l’immeuble. La nouvelle a vite fait le tour J’ai interrompu ma communication et je suis descendue. Je suis arrivée avant les caméras... et la police, dit-elle avec un sourire éteint. — Au risque de détruire des indices sur place fit remarquer Eve sur un ton de reproche. Enfin le mal est fait... Quelqu’un a-t-il touché le corps ? — Non, personne n’a été aussi stupide. De toute façon, la mort était évidente. Nous avons quand même prévenu une ambulance. La première patrouille de police est arrivée au bout de quelques minutes. Nous avons dû évacuer les lieux. J’ai dit à une femme policier qu’il s’agissait de Louise, puis, comme dans un brouillard, je suis montée préparer mon reportage. Et pendant tout ce temps, je pensais : la victime devait être moi C’est nous qui l’avons tuée, Dallas. Vous et moi. — J’imagine qu’il va nous falloir vivre avec, répondit Eve, refoulant à grand-peine un oppressant sentiment de culpabilité. 13 C’est par simple acquit de conscience qu’Eve prit le temps d’étudier la disquette de vidéo-surveillance de la voie d’accès au parking de Channel 75, entrée est. Et aussi, s’avouait-elle intérieurement, parce qu’elle espérait trouver une faille dans l’histoire de C. J. Morse. Au fond d’elle-même, rien n’aurait pu la réjouir davantage que de voir plonger l’insupportable journaliste. Celui- ci aurait dû reconnaître l’imperméable de Nadine. Tout comme il aurait dû savoir qu’elle avait l’habitude de sortir pendant sa pause avant le dernier journal. Mais la routine a parfois du bon... A exactement vingt-trois heures deux et cinq secondes à la pendule digitale en incrustation au bas de l’écran, une voiture italienne aux lignes épurées s’avança en direction du parking. Comme mue par un ressort, Eve se redressa dans son fauteuil. Elle avait déjà vu un modèle identique récemment. Soudain, un déclic se produisit dans son esprit : après les obsèques de Cicely Towers, la voiture de sport rouge garée devant la maison du commandant Whitney ! — Arrêt sur image, ordonna-t-elle avec fébrilité. Agrandissement secteur 23, plein écran. L’ordinateur se mit à bourdonner, puis émit un cliquetis métallique et l’image se brouilla. Maudites coupes budgétaires, maugréa Eve. Elle assena une tape énergique du plat de la main sur l’écran qui redevint net. Un sourire triomphant illumina son visage. — Tiens, tiens, monsieur Angelini, que faites- vous donc là ? murmura-t-elle en agrandissant le visage du fils de Cicely Towers. Le jeune italien paraissait distrait et nerveux. Eve se cala dans son fauteuil et, sans quitter l’écran des yeux, fouilla dans un tiroir à la recherche d’une barre chocolatée qui ferait office de petit déjeuner. La voiture de sport démarra en trombe et sortit du champ de la caméra. Onze minutes plus tard au compteur, la voiture de C. J. Morse s’approcha à son tour. — Très intéressant, murmura Eve qui se détourna de l’écran et connecta son vidéocom. — Feeney ? — Bon sang. Dallas, il est à peine sept heures, bougonna-t-il en fourrant dans sa bouche le reste de son muffin. Tu vas les avoir, tes résultats, ne sois donc pas si pressée ! — Je sais l’heure qu’il est, Feeney, mais je viens de faire une trouvaille délicate. Le front déjà ridé du capitaine se plissa davantage. — Aïe, je n’aime pas quand tu dis ça. La vidéo-surveillance de Channel 75 a filmé David Angelini arrivant à l’entrée est environ dix minutes avant la découverte du corps de Louise Kirski. — Merde, merde, merde ! Qui va apprendre la nouvelle au commandant ? — Moi. Mais après avoir parlé avec Angelini. J’ai besoin que tu me couvres, Feeney. Tu veux bien transmettre mon rapport au commandant ? Bien sûr, motus sur ce dernier rebondissement. Dis-lui que j’ai pris deux heures de congé. — Et tu crois qu’il va avaler ça ? — Invente n’importe quoi, Feeney. Je ne sais pas, moi... Que tu m’as trouvé une petite mine et que tu m’as conseillé de rentrer dormir une heure ou deux. Le capitaine Feeney laissa échapper un long soupir. — Quelle petite mine ce matin, Dallas ! récita-t-il sans aucune conviction. Tu devrais rentrer chez toi dormir une heure ou deux. — Tu vois, quand tu veux, le taquina-t-elle avant de couper la communication. Mue par son intuition, Eve se rendit droit au pied-à-terre new-yorkais de Marco Angelini dans un quartier cossu du East Side. Il était plus que probable que David ait cherché refuge chez son père. Au bout de vingt minutes de recherches exaspérantes elle finit par trouver à se garer entre une Rolls-Royce rutilante et une limousine dernier modèle. Cela ne l’empêcha pas de verrouiller les portes de sa vieille voiture de fonction cabossée. New York restera toujours New York, songea-t-elle en montant sur le trottoir. Au même instant, un adolescent la dépassa à toute vitesse sur un skate aérien. Il profita de l’occasion pour l’impressionner avec une série de manœuvres compliquées qui se termina par un looping serré. — Pas mal, le complimenta Eve avec un rire appréciateur. — Je me débrouille, répondit l’adolescent d’une voix éraillée. Vous vous y connaissez en skate ? — Non, trop risqué pour moi. Tandis qu’elle poursuivait son chemin, il la contourna, pivotant sur son skate avec adresse. — Si vous voulez, j’peux vous apprendre les bases en cinq minutes. — Une autre fois peut-être. Sais-tu qui habite là-bas au 21 ? — Bien sûr, Mr Angelini. Vous n’êtes pas du tout son genre. Eve s’arrêta sur le trottoir. — Pardon ? Le gamin la dévisagea avec un sourire en coin. — Ben oui. Il préfère le genre tailleur et talon hauts. Et beaucoup plus vieille que vous. — Il en voit beaucoup ? — J’en ai vu défiler quelques-unes. Parfois elles restent jusqu’au matin, mais en général non. — Et comment sais-tu tout ça ? Il lui sourit de toutes ses dents. — Facile, répondit-il sans se démonter, j’habite dans la maison juste en face. — Dis-moi, tu n’aurais vu personne trainer par ici la nuit dernière ? — Pourquoi toutes ces questions ? s’enquit-il en effectuant une vrille. — Parce que je suis flic. Eve lui tendit son insigne qu’il examina avec de grands yeux. — Cool, j’aurais jamais deviné. Vous croyez qu’il a buté sa vieille ? Je devrais me tenir au courant au lieu de moisir à l’école. — Ça n’a rien d’un jeu. Alors tu as vu quelque chose ? Au fait comment t’appelles-tu ? — Barry. Hier soir, j’étais censé réviser ma compo d’informatique, mais j’ai surtout trainé en écoutant de la musique. Vers vingt-deux heures, j’ai vu Mr Angelini sortir. Et plus tard, vers minuit, je dirai, il est revenu et s’est garé. Il est resté longtemps au volant, comme s’il n’arrivait pas à se décider à rentrer. Il a fini par décoincer. Il marchait pas très droit. Je me suis dit qu’il en avait quelques-uns dans le nez. — Et ce matin, tu as vu quelqu’un ? — Non, mais la bagnole rouge est encore là. — Je vois. Merci Barry, dit-elle en gravissant le perron du n°21. Le gamin fit une dernière pirouette et disparut au coin de la rue. Eve s’annonça à la porte d’entrée. — Désolée, répondit l’ordinateur de sa voix froide et métallique, mais il n’y a personne pour l’instant. Si vous désirez laisser un message, veuillez… — Voici mon message, répondit Eve, les yeux rivés sur l’écran miniature de l’intercom. Puisqu’il n’y a personne, je vais retourner à ma voiture demander un mandat perquisition. Ça devrait prendre environ dix minutes. La porte s’ouvrit avant qu’elle n’ait eu le temps de compter jusqu’à deux. — Entrez, bafouilla David Angelini en s’effaçant pour la laisser passer. Je suis arrivé hier soir et je n’ai pas encore récupéré, à cause du décalage horaire. Il la fit entrer dans un salon d’un rouge audacieux mis en valeur par d’élégantes moulures de stuc. Il l’invita à s’asseoir sur un luxueux sofa florentin et prit place en face d’elle. Ses doigts qui tapotaient fébrilement les accoudoirs du fauteuil trahissaient sa nervosité. — Avez-vous du nouveau à propos de ma mère ? — Vous savez parfaitement pourquoi je suis ici. Soudain très mal à l’aise, il passa sa langue sur ses lèvres sèches et la regarda avec anxiété. Je comprends pourquoi il a si peu de chance au jeu, songea Eve. — Pardon ? Eve posa l’enregistreur bien en évidence sur la table. — David Angelini, tout ce que vous déclarerez pourra être retenu contre vous. Vous êtes autorisé à vous faire assister d’un avocat... Tandis qu’elle poursuivait la liste de ses droits, la respiration d’Angelini se fit plus oppressée. — Quelles sont les charges qui pèsent contre moi ? — Pour l’instant, aucune. — Voudriez-vous enfin m’expliquer les raisons de cet interrogatoire, lieutenant ? — Elles sont limpides, monsieur Angelini. Où vous trouviez-vous entre le 31 mai, vingt-trois heures et le 1er juin, midi ? — Je vous l’ai déjà dit. Je suis arrivé hier soir. De l’aéroport, je suis venu directement ici. J’avais un rendez-vous assez tard, mais je... je l’ai annulé. (Comme s’il manquait d’air, il porta la main au col de sa chemise en soie naturelle et lâcha le premier bouton.) En fait, je l’ai reporté. — A quelle heure avez-vous atterri ? — Vers vingt et une heures trente. — Et vous êtes venu directement ici ? — Je vous l’ai déjà dit. Eve pencha la tête sur le côté. — Certes, monsieur Angelini, mais vous êtes un menteur. Un mauvais menteur, d’ailleurs. Quand vous bluffez, vous transpirez. David Angelini se leva d’un bond, feignant d’être scandalisé. Mais au fond de lui, une peur panique le tenaillait. — En fait, je crois que je vais appeler mon avocat, lieutenant. Ainsi que votre supérieur. Je doute que la procédure vous autorise à venir harceler un innocent à son propre domicile ! pro-testa-t-il avec véhémence, tandis qu’un mince filet de sueur coulait le long de son dos. — Je vous en prie, appelez donc votre avocat et nous nous rendrons ensemble au Central. Il n’esquissa pas un geste en direction de son vidéocom. — Je n’ai rien fait. — Pour commencer, vous avez menti à un officier chargé d’une enquête criminelle. Allez-y, appelez votre avocat, répliqua Eve, une lueur de défi dans le regard. Avec nervosité, Angelini se mit à marcher de long en large. — Ce ne sera pas nécessaire, lieutenant. — Comme vous voulez. Désirez-vous revenir sur votre déclaration ? — C’est-à-dire... Il s’agit d’une affaire délicate. — Bizarre, j’ai toujours pensé qu’un meurtre n’avait rien de délicat. Les mains crispées derrière le dos, il continua d’arpenter la pièce comme un lion en cage. — Vous devez comprendre qu’en ce moment, mes affaires sont sur la corde raide. Une mauvaise publicité serait catastrophique pour certaines transactions en cours. Dans une semaine deux au plus, tout sera réglé. — Et vous vous imaginez que je vais attendre jusqu’à ce que vous ayez mis de l’ordre dans vos affaires ? — Je suis prêt à vous dédommager pour votre discrétion. Eve écarquilla les yeux avec intérêt. — Quelle sorte de dédommagement, monsieur Angelini ? Il esquissa un pâle sourire. — Dix mille dollars. Le double si vous enterrez l’affaire. — Très intéressant, commenta Eve en croisant les bras. Il sera noté dans mon rapport que David Angelini a offert un pot-de-vin à l’officier enquêteur Dallas et que celle-ci l’a refusé. — Petite garce, siffla-t-il entre ses dents. — N’aggravez pas votre cas avec injure à un officier de la force publique, monsieur Angelini. Reprenons plutôt notre passionnante conversation. Pourquoi vous trouviez-vous à Channel 75 la nuit dernière ? — J’ai dit ça ? Eve sortit une disquette de son sac et la lança sur la table. — Cessez de jouer au plus fin avec moi. La caméra de sécurité vous a filmé à votre arrivée devant l’immeuble. — Le système de vidéo-surveillance... (Ses jambes semblèrent se dérober sous lui. Il se laissa tomber dans un fauteuil.) Je n’y avais pas pensé... J’ai pris peur. — Égorger quelqu’un peut provoquer ce genre de réaction. Une lueur d’ahurissement mêlé de panique passa dans le regard de l’Italien. — Je ne l’ai pas touchée. Je ne me suis même pas approché. Bon Dieu, est-ce que j’ai l’air d’un assassin ? — Vous étiez là. J’ai des preuves. Les mains en l’air ! s’exclama-t-elle soudain, prête à dégainer, alors qu’il venait de glisser une main dans sa poche. — Nom de Dieu, qu’est-ce que vous croyez ? Que je cache un couteau ? C’est ridicule, lieutenant ! Lentement, il sortit un mouchoir et s’essuya le front. — Je vois jure que je ne connaissais pas cette Louise Kirski. — Vous connaissez déjà son nom. — Je l’ai entendu aux informations ! A bout de nerfs, Angelini ferma les yeux. — Ce n’est pas moi, je vous le jure. D’ailleurs, j’ai vu son meurtrier. Sous le choc de cette révélation, Eve parvint néanmoins à garder un visage imperturbable. — Tiens, tiens... Et si vous me racontiez tout ça ? suggéra-t-elle d’une voix neutre. — Si vous me promettez de garder mon nom en dehors de cette affaire, tenta de négocier Angelini en se tordant les mains. — N’aggravez pas votre cas, monsieur Angelini, refusa Eve d’un ton sans concession. Vous avez déjà menti dans votre déposition. Je vous donne une chance de vous rattraper. Alors si vous voulez parler, faites-le maintenant. Sinon, nous nous retrouverons au Central avec votre avocat. — Hier soir, j’avais un rendez-vous que j’ai dû annuler. C’est l’entière vérité. Le groupe Angelini possède quelques intérêts dans l’audiovisuel. Nous... enfin je travaille sur certains projets de programmes et de films vidéo. Carlson Young, le directeur de la division divertissement de la chaîne, a beaucoup contribué à la concrétisation de ces projets. Je devais le rencontrer hier soir à son bureau, vers vingt-trois heures. — Un peu tard pour un rendez-vous d’affaires, non ? — Nous avions des emplois du temps très serrés. Cet horaire nous convenait à tous les deux. — Pourquoi n’avez-vous pas traité par vidéocom ? Une grande partie du travail a été réglée ainsi, mais il nous semblait qu’une rencontre était opportune. Nous espérions, enfin... espérons encore, diffuser le premier projet à l’automne. L’équipe de production est déjà en place et le gros de la distribution est engagé. — Bref, vous aviez rendez-vous avec Carlson Young ? — Oui. Le mauvais temps m’a légèrement retardé. Je l’ai appelé de ma voiture. Il devait être peu avant vingt-trois heures. Vous pouvez vérifier. — N’ayez crainte, monsieur Angelini, nous vérifierons tout. — En arrivant à l’entrée principale, j’étais préoccupé par... un problème de casting et j’ai tourné par distraction dans la 3e Avenue. Je m’apprêtais à faire demi-tour quand j’ai vu... (Il s’essuya à nouveau le front avec son mouchoir.) J’ai vu une femme descendre les marches en courant. Puis quelqu’un a surgi tout près d’elle. Il devait la guetter dans l’obscurité. Tout est allé si vite... La femme s’est retournée et, l’espace d’une seconde, j’ai vu son visage dans la lumière. Il a levé le bras et... mon Dieu, c’était atroce... le sang s’est mis à gicler comme une fontaine. Je n’arrivais pas à en croire mes yeux... Puis la femme s’est effondrée et son assassin a pris la fuite en courant. — Et qu’avez-vous fait ? — J’ai démarré en trombe et j’ai roulé, roulé J’ignore pendant combien de temps. C’était comme un cauchemar. Je ne me souviens de rien sauf de la pluie qui battait contre mon pare-brise et des phares éblouissants des autres voitures. Sans savoir comment, je me suis retrouvé devant la maison. Je suis resté un moment dans la voiture. J’ai appelé Young pour reporter le rendez-vous. Puis je suis rentré. Il n’y avait personne. J’ai pris un sédatif et je suis allé me coucher. Un silence pesant s’instaura dans la pièce. — Permettez-moi de récapituler, monsieur Angelini, et corrigez-moi si je me trompe, reprit Eve, interloquée par tant d’irresponsabilité. Alors que vous allez à un rendez-vous, une femme se fait brutalement assassiner sous vos yeux. Et vous, vous annulez votre rendez-vous et rentrez tranquillement vous coucher ! C’est bien ça ? — J’étais bouleversé. Je ne savais plus ce que je faisais... — Un somnifère et, hop, au lit ! Votre histoire ne tient pas debout ! — C’est pourtant la vérité ! protesta-t-il en se prenant la tête entre les mains. Ô Seigneur, j’ai besoin d’un verre ! D’une main fébrile, il saisit la télécommande du droïde près du fauteuil. — Vodka, ordonna-t-il. La bouteille. Elle n’ouvrit pas la bouche jusqu’à l’arrivée du domestique électronique avec une bouteille de Stoli et un verre sur un plateau. David Angelini se servit et vida son verre d’un trait. — Que vouliez-vous que je fasse ? finit-il par dire d’une voix larmoyante, comme le silence se prolongeait. Ça ne me concernait pas. — Votre mère a été assassinée de la même façon il y a quelques semaines et ça ne vous concernait pas ? s’exclama Eve, au comble de l’exaspération. Secoué de frissons, David Angelini remplit à nouveau son verre et en but une longue gorgée. J’étais sous le choc et... et mort de peur. Je n’ai pas l’habitude de la violence, lieutenant. Ma mère, elle, la côtoyait tous les jours. C’est un côté de sa vie que je n’ai jamais compris... J’adorais ma mère, reprit-il, le souffle court. Quand j’ai vu cette autre femme elle aussi égorgée, je n’ai plus eu qu’une seule idée en tête : prendre la fuite. Il finit son verre et fixa Eve d’un regard mauvais. — Je sais très bien que vous m’avez déjà dans le collimateur. Alors imaginez un peu si on m’avait retrouvé sur le lieu d’un nouveau meurtre. Ça aurait été bien pire, non ? Le visage dur, Eve rangea son enregistreur et se leva. — Vous n’allez pas tarder à le découvrir. 14 La discussion se poursuivit au Central dans le cadre bien moins rassurant de la salle d’interrogatoire C. Cette fois, David Angelini avait plus prudent de faire appel à son avocat, une jeune femme aux allures de veuve noire dans son tailleur sombre à fines rayures blanches. Avec une lenteur calculée, elle posa les mains sur la table et croisa ses longs doigts blancs arborant d’impressionnants ongles écarlates. — Lieutenant Dallas, mon client est prêt à coopérer, commença Me Wilson de sa voix rauque, plongeant son regard sévère dans celui d’Eve. — Jusqu’à présent, il ne l’était guère, fit remarquer Eve. Après être revenu sur ses premières déclarations, votre client a reconnu avoir fui le lieu du crime sans même prévenir les autorités compétentes. L’avocate soupira. — Libre à vous bien sûr d’inculper M. Angelini pour ces défaillances. J’invoquerai à mon tour le choc subi par mon client et le traumatisme émotionnel causé par le meurtre récent de sa mère. Cela ne fera qu’engorger davantage la machine judiciaire et gaspiller l’argent des contribuables. — Ces... défaillances, comme vous dites, ne sont pour l’instant pas à l’ordre du jour. Il s’agit de bien pire, maître Wilson. Avant que Me Wilson n’ait le temps d’ouvrir la Douche, Eve fixa David Angelini d’un œil noir. — Connaissez-vous Nadine Furst ? — Par la télévision, comme tout le monde... Je l’ai aussi rencontrée à deux ou trois réceptions et lui ai accordé une courte interview après la mort de ma mère, ajouta-t-il après un bref conciliabule avec l’avocate. — Vous avez certainement vu ses reportages ces deux dernières semaines, n’est-ce pas ? — Bien sûr, je suis intéressé au premier chef. On n’y voyait que vous, lieutenant, ironisa-t-il, retrouvant quelque peu sa contenance. Je trouve révoltant qu’un fonctionnaire de police profite de cette tragédie pour se mettre ainsi en avant. — Ces reportages vous sont restés en travers de la gorge, on dirait ? fit remarquer Eve d’un ton faussement conciliant. Et Mlle Furst ? Elle aussi a retiré beaucoup de publicité de ce drame. — Si nous revenions à l’affaire qui nous intéresse, lieutenant Dallas ? intervint Me Wilson, commençait à perdre patience. Nous sommes au cœur du sujet, maître Wilson. Quand Louise Kirski a été tuée, elle partait l’imperméable de Nadine Furst. Selon moi, le meurtrier s’est trompé de cible. Louise a choisi le mauvais moment pour aller acheter des cigarettes. — Je n’ai rien à voir dans tout ça, se défendit Angelini avec un regard inquiet en direction de son avocate. J’ai eu le malheur d’assister au crime, c’est tout. — Vous avez dit qu’il s’agissait d’un homme. A quoi ressemblait-il ? — Je l’ignore. Il me tournait le dos et puis tout s’est passé très vite. — Était-il grand ou petit ? Vieux ou jeune ? David Angelini commençait à perdre son sang-froid. — Je n’en sais rien. Il faisait nuit. — Vous avez parlé d’un réverbère. — Oui, mais il éclairait juste le visage de la fille. L’agresseur se trouvait dans l’obscurité il était vêtu de noir, ajouta-t-il, pris d’une inspiration subite. Il portait un long manteau sombre. Et aussi un grand chapeau qui lui tombait sur les yeux. — Bien entendu, ironisa Eve. Une ombre en noir, très original. — Lieutenant, intervint l’avocate, outrée, veuillez cesser vos sarcasmes ou je mets fin à l’interrogatoire ! Vous n’avez pas le moindre début de preuve d’une quelconque implication de mon client dans les deux autres meurtres. Je comprends qu’avec un psychopathe en liberté vous cherchiez à tout prix à apaiser vos supérieurs et l’opinion par une arrestation. Mais je ne vous laisserai pas inculper mon client. — Nous n’en sommes pas encore là, maître Wilson. Maintenant... A cet instant, son beeper sonna deux fois, le signal de Feeney. — Excusez-moi deux minutes. Feeney 1’attendait dans le couloir. — J’ai du nouveau qui a des chances de te plaire, lui annonça-t-il à mi-voix. Yvonne Metcalf était en négociations secrètes avec notre homme. — A quel sujet ? — Le rôle principal dans un film. La plus grande discrétion était de mise car son contrat pour «A l’écoute » arrivait à expiration. D’après son agent que j’ai fini par coincer, si elle décrochait le rôle, elle était prête à renoncer à l’émission. Mais la demoiselle exigeait le grand jeu : contrat garanti pour trois films avec intéressement aux recettes, promo non stop dans tous les médias, distribution internationale... Bref, Angelini allait devoir casquer. — Ainsi il connaissait Yvonne Metcalf, murmura Eve, songeuse. Et c’est elle qui menait le jeu... — Selon l’agent, il aurait rencontré l’actrice plusieurs fois, dont deux en tête à tête dans son appartement. Il s’est permis quelques familiarités, mais Yvonne Metcalf s’est moquée de lui, persuadée que de toute façon il finirait par céder pour le contrat. Une lueur de victoire pétilla dans les yeux d’Eve. — J’adore cet instant magique où les mettent en place, pas toi ? Nous tenons enfin celle qui nous manquait. D’un pas allègre, elle rentra dans la salle d’interrogatoire et se rassit dans son fauteuil. Croisant les bras sur la table, elle défia David Angelini du regard. — Alors comme ça vous connaissiez Yvonne Metcalf ? Désarçonné, il tirailla d’une main le col de chemise. — Je... Comme tout le monde... Elle était célèbre. — Vous étiez en affaires avec elle, monsieur Angelini. Elle vous a même reçu dans son appartement. Comme mue par un ressort, l’avocate bondit de son fauteuil, les mâchoires crispées. A l’évidence, elle découvrait l’information. — Un moment, lieutenant. Je désirerais m’entretenir en privé avec mon client. Eve sortit dans le couloir et assista avec amusement à la discussion houleuse qui se déroulait derrière la vitre blindée. Au bout de quelques minutes, l’avocate lui fit signe de revenir. — Yvonne Metcalf vous donnait quelques soucis, n’est-ce pas, monsieur Angelini ? demanda Eve en s’asseyant sur un coin de la table. Avez- vous eu des mots ? L’Italien se tordait les mains avec nervosité. — Nous étions en négociations. Il est classique pour une vedette de demander la lune mais... un accord était en vue. — Où vous trouviez-vous entre dix-neuf heures et minuit, le soir de sa mort ? — Euh... je vais devoir vérifier dans mon agenda mais il me semble que j’étais à New Los Angeles. Probablement dans ma chambre à l’hôtel Planet Hollywood. J’avais beaucoup de travail. Des corrections à apporter au scénario. — Et vous travailliez seul ? — Oui, je préfère la solitude quand j’écris. Voyez-vous, j’en suis l’auteur, expliqua-t-il en s’empourprant légèrement. J’ai investi beaucoup de temps et d’efforts dans ce film. — Votre jet privé vous attendait-il à l’aéroport de New Los Angeles ce soir-là ? — Oui, bien sûr, je voyage toujours... Comprenant soudain l’implication, il écarquilla les yeux d’horreur et se leva d’un bond. — Vous ne croyez quand même pas sérieusement que... ! — David, asseyez-vous ! lui intima l’avocate. — Cette femme m’accuse d’avoir tué ma propre mère, vous rendez-vous compte ? Pour quelle raison ? C’est ignoble ! — David Angelini, vous êtes en état d’arrestation. Je vous inculpe pour non-assistance à personne en danger, obstruction à la justice et tentative de corruption sur la personne d’un officier de police. En attendant mieux... Fou de rage, David Angelini se précipita sur Eve. A l’instant où ses mains se refermèrent sur le cou de la jeune femme, elle l’étendit par terre l’une prise bien calculée. Ignorant les protestations de l’avocate, Eve se pencha sur lui et agrippa par le col. Inutile, je crois, de vous inculper en plus, de voies de fait sur un officier de la force publique. La liste des charges retenues contre vous est déjà assez longue. Emmenez-le, ordonna-t-elle aux agents en faction qui s’étaient rués dans la salle. — Beau travail, Dallas, la félicita Feeney. Espérons que le bureau du procureur sera du même avis et refusera une libération sous caution. Je veux coincer ce type pour triple meurtre, Feeney. — Tu es près du but, fillette. — Il nous manque encore les preuves matérielles : l’arme, les petits souvenirs, des taches de sang... (Elle consulta sa montre avec impatience.) L’obtention du mandat de perquisition ne devrait pas prendre trop longtemps. Et si je t’offrais un petit remontant pour patienter ? Feeney posa une main paternelle sur son épaule. — Je crois qu’on va en avoir besoin tous les deux. Le commandant nous attend dans son bureau. Immédiatement. Le commandant Whitney accueillit Eve et Feeney avec un regard sombre qui ne présageait rien de bon. — Vous avez fait subir un interrogatoire à David, commença-t-il sans même les inviter à s’asseoir, et maintenant, j’apprends qu’il est mis en examen pour non-assistance à personne en danger et tentative de corruption. — C’est exact, commandant, et j’en prends l’entière responsabilité, répondit Eve qui s’avança d’un pas. Une vidéo le montre à l’entrée est de Channel 75 à l’heure du meurtre de Louise Kirski. Il a pris la fuite sans prévenir personne. — Ce n’est pas une réaction atypique de la part d’un témoin à un crime violent, objecta Whitney, dissimulant sa tension derrière son regard froid et dur. — Il a nié être présent sur les lieux, puis a tenté de me corrompre, répondit Eve avec calme. Il avait l’occasion, commandant. Et il est lié aux trois victimes. Il connaissait Yvonne Metcalf avec qui il travaillait sur un projet de film et avait même été dans son appartement. Whitney demeura impassible. — Et le mobile, lieutenant ? — D’abord l’argent. Ses ennuis financiers prendront fin dès l’homologation du testament de sa mère. Les victimes  – dans le dernier cas la victime projetée  – étaient toutes trois des fortes personnalités, des femmes publiques qui chacune à sa façon le faisaient souffrir. Les tests psychologiques détermineront le taux de probabilité de son aptitude à la violence. Et cette aptitude risque d’être élevée, conclut-elle intérieurement, songeant à la rage qui brillait dans les yeux du prévenu au moment où il avait serré les doigts sur sa gorge. — Sans preuves matérielles, votre dossier ne tient pas. — C’est pour cela que je demande un mandat de perquisition. Dès que nous mettrons la main sur la moindre preuve... — Encore faut-il que vous trouviez, lieutenant. Ce qui est loin d’être évident, objecta Whitney qui se leva de son fauteuil, les mains appuyées sur son bureau. Écoutez Dallas, je connais David Angelini comme un de mes propres enfants. C’est peut-être un imbécile et un faible, mais sûrement pas un assassin. — Les imbéciles et les faibles réservent par- lois des surprises. Je suis navrée, commandant, niais il est hors de question que je le libère. — Je concède que David a commis des erreurs mais jamais vous ne me convaincrez qu’il ait pu égorger sa mère de sang-froid, insista Whitney sans pouvoir étouffer l’émotion qui vibrait au fond de sa gorge. Réfléchissez, lieutenant Dallas. Tout ce que je vous demande, c’est de recommander au procureur sa mise en liberté sous caution personnelle. Feeney ouvrit la bouche, mais Eve secoua la tête avec énergie. Après tout, elle était en charge de cette enquête. — Trois femmes sont mortes, répondit-elle avec fermeté. Il m’est impossible d’accepter. D’ailleur, si vous m’avez chargée de l’enquête, c’est justement parce que vous saviez que je ne céderais pas. Le commandant se tourna vers la fenêtre, les mains crispées dans le dos. — Les sentiments ne sont pas votre fort, n’est-ce pas, lieutenant Dallas ? lui lança-t-il avec dédain. Piquée au vif, Eve pinça les lèvres, mais ne releva pas. Brusquement, il pivota vers elle, le regard hostile. Vous allez le détruire. Mais ce n’est pas votre préoccupation, n’est-ce pas ? Vous aurez votre mandat de perquisition, mais en tant que votre supérieur hiérarchique, je vous ordonne de laisser le dossier ouvert. Continuez à chercher. Je veux votre rapport sur mon bureau pour quatorze heures. Sortez. Sous le regard vide de Marco Angelini, les enquêteurs investirent les trois étages de sa maison new-yorkaise. Eve tint à superviser en personne la perquisition. Occultant de son esprit l’entretien houleux qu’elle venait d’avoir avec son chef, elle monta au deuxième dans la chambre du suspect. Pendant qu’un des policiers armé d’un détecteur portable passait le dressing au peigne fin à la recherche de traces de sang, elle procéda à une fouille méticuleuse de la chambre. — Et s’il avait jeté l’arme ? suggéra l’homme : un certain âge à qui ses dents proéminentes valaient le surnom de Castor. — D’après le labo, il a utilisé la même arme chaque fois. Pourquoi aurait-il attendu jusqu’à maintenant ? — La série est peut-être terminée. Trois, c’est un peu un chiffre magique. Il fixe son choix sur ces trois femmes qu’il voit toujours à la télé. Et après, il jette l’arme et les vêtements souillés de sang. Ni vu ni connu. De toute façon, cette garde-robe pourrait habiller au moins six personnes. Appuyée au chambranle de la porte, Eve parcourut du regard les multiples penderies et étagères automatisées. — Et il n’habite même pas ici, fit-elle remarquer, les sourcils froncés. — Ce type ne sait pas quoi faire de son argent, on dirait, reprit le policier. Il y a même plusieurs costumes qu’il n’a jamais portés. Des chaussures aussi. Regardez. — Trouvez-moi plutôt du sang, Castor. — J’y travaille. Mais il a sûrement jeté les vêtements. — Quel incorrigible optimiste vous êtes ! bougonna Eve qui, de dépit, entreprit de fouiller dans les tiroirs du magnifique bureau laqué qui trônait devant la fenêtre. Où avait-il caché ce maudit parapluie ? Et la chaussure ? Peut-être les équipes à New Los Angeles et en Europe avaient-elles eu davantage de chance ? Au même instant, elle trouva le couteau. Il lui avait suffi d’ouvrir le tiroir du milieu et il était là. Sa longue lame était effilée et tranchante comme le fil d’un rasoir. Sans doute une arme très ancienne, se dit Eve, examinant la poignée ciselée dans ce qui semblait de l’ivoire véritable. — Le trois n’était sans doute pas son chiffre magique après tout, annonça-t-elle au policier dans le dressing. — Il l’a gardée ? s’exclama celui-ci en s’approchant. Ce type est un idiot ! Eve lui tendit le couteau. — Passez-le au détecteur. Castor s’exécuta. Aussitôt, un bip retentit. — Il y a quelque chose, marmonna-t-il, jouant avec dextérité sur les touches numériques de l’appareil. Des fibres... peut-être du papier. Une sorte d’adhésif. Et il y a des empreintes sur la poignée. Il lui tendit l’impression papier émise par le détecteur et retourna la lame. — Bingo ! Voilà votre sang. (Le policier fronça les sourcils.) Hum, il n’y en a pas beaucoup. Si ça suffit pour l’établissement du génotype, vous aurez de la chance. Aucune particule de peau. Ça vous aurait facilité la tâche. — Ah, ce Castor, toujours aussi optimiste ! soupira Eve. Je me contenterai du sang. Tandis qu’elle glissait le couteau dans un sac hermétique, un mouvement attira son attention. Levant la tête, elle rencontra les yeux noirs et accusateurs de Marco Angelini. — Je souhaiterais vous parler un moment, lieutenant Dallas. (Son regard glissa vers Castor, puis vers le couteau.) En privé, s’il vous plaît. — Comme vous voulez. Demandez à un de nos collègues de monter finir la fouille ici, ordonna-t-elle à Castor avant de suivre le propriétaire des lieux sur le palier. Ils montèrent au troisième et Angelini l’invita a entrer dans son bureau baigné de soleil. Il pressa une touche sur une télécommande encastrée près de la porte et les fenêtre périrent une teinte délicatement ambrée. Puis il le dirigea droit vers le bar électronique et programma un Bourbon avec des glaçons. Avec un calme apparent, il dégusta une première gorgée avant de se tourner ers Eve. — Vous pensez que mon fils a assassiné sa mère et ces deux autres femmes, n’est-ce pas ? — Après interrogatoire, votre fils est considéré comme suspect. Si vous contestez la procédure, adressez-vous à son avocat. — Je lui ai parlé. Selon elle, David risque l’inculpation, mais ne sera pas condamné. — Aux jurés d’en décider, monsieur Angelini. — Mais vous, vous êtes persuadée de sa culpabilité ? Il baissa les yeux vers le sac où elle avait rangé le couteau. — Je me suis un peu intéressé à vous, lieutenant Dallas, reprit-il après un silence pesant. — Ah oui ? — J’aime savoir à qui j’ai affaire, expliqua-t-il avec un sourire fugace. Le commandant Whitney vous respecte et mon ex-épouse admirait votre ténacité et votre minutie. J’ai confiance en leur jugement. Mais il arrive parfois aux meilleurs de commettre des erreurs. Et dans votre profession, une erreur, si minime soit-elle, peut détruire la vie d’un innocent. Il gardait les yeux fixés sur elle avec une insistance déroutante. — Ce couteau que vous avez trouvé dans la chambre de mon fils... — Il m’est interdit d’en discuter avec vous. — Il vient rarement dans cette maison, poursuivit Angelini. Deux ou trois fois par an tout au plus. Il préfère ma propriété de Long Island. — Peut-être, monsieur Angelini, mais la nuit du meurtre de Louise Kirski, il était ici. L’homme d’affaires vida son verre d’un trait et le posa sur son bureau. — Vous vous trompez de coupable, lieutenant. — Monsieur Angelini, répondit Eve que l’impatience commençait à gagner, vous croyez à l’innocence de votre fils, c’est bien compréhensible, mais... Je n’y crois pas. Je sais que mon fils n’a pas tué ces femmes. (Il prit une profonde inspiration comme pour se jeter à l’eau). Le coupable, c’est moi. 15 Eve n’eut d’autre choix que de mettre Marco Angelini en état d’arrestation et de le faire transférer au Central. Au bout d’une heure d’interrogatoire, il n’avait pas cédé déclarations et une méchante migraine commençait à tarauder les tempes d’Eve. — C’est un tissu de mensonges ! s’exclama-t-elle, à bout de patience. Vous n’avez tué personne ! — Je vous dis la stricte vérité, s’entêta-t-il avec un calme exaspérant. Vous avez enregistré mes aveux complets. Eve frappa la table du plat de la main. — Alors on recommence depuis le début ! Pour quoi avez-vous tué votre femme ? — Je ne supportais plus sa liaison avec Hammett. J’avais compris qu’elle ne reviendrait jamais vers moi. — Pourquoi lui avez-vous donné rendez-vous au Five Moons ? — Je tenais à l’éloigner de chez nous. C’était plus sûr pour moi. Je lui ai dit que c’était à propos de Randy. Elle est venue aussitôt. — Et vous lui avez tranché la gorge. Angelini pâlit. — Oui. Ç’a été très rapide. — Et après ? — Je suis rentré chez moi. — Comment ? Clignant des yeux, il hésita quelques secondes. — En voiture. Je m’étais garé deux rues plus loin. — Et le sang ? demanda Eve, plongeant son regard pénétrant dans celui de l’homme d’affaires. Vous deviez en être couvert. Une blessure à la gorge ça gicle. Angelini déglutit avec difficulté. Quand il répondit, ses pupilles se dilatèrent, mais sa voix resta posée. — Je portais un grand ciré noir dont je me suis débarrassé en courant à ma voiture. J’imagine qu’un clochard se le sera approprié, ajouta- t-il avec un vague sourire. — Qu’avez-vous emporté d’autre ? — Le couteau, évidemment. — Aucun objet personnel ? insista Eve qui marqua une pause. Rien qui puisse laisser croire à un vol, une agression ? Nouvelle hésitation. Elle pouvait presque voir son esprit en ébullition derrière ses yeux. — J’avais prévu de prendre son sac, ses bijoux, mais sous le choc j’ai oublié et je me suis enfui en courant. — En ayant la présence d’esprit de vous débarrasser du ciré. Ignorant le regard incrédule d’Eve, il hocha lentement la tête. — Et Yvonne Metcalf ? — Après le premier crime, j’ai vite éprouvé une envie irrésistible de recommencer. Avec elle, ça a été facile. Elle était ambitieuse et plutôt naïve Je savais que David avait écrit un scénario et pensait à elle pour le rôle principal. Quel projet insensé ! Il mettait en péril les finances du groupe déjà bien malmenées. Nous nous étions plusieurs fois disputés mais je n’avais pas réussi à convaincre mon fils de renoncer. C’est alors que l’idée m’est venue d’éliminer l’actrice. Elle a accepté sans difficulté de me rencontrer. — Comment était-elle habillée ce soir là ? — Habillée ? répéta Manco Angelini, déconcerté. Euh... à vrai dire je n’y ai pas prêté attention, répondit-il après quelques secondes de flottement. J’avais d’autres idées en tête. — Pourquoi vous dénoncez-vous maintenant ? — J’avais pris toutes les précautions, expliqua-t-il, esquivant son regard. Jamais je n’aurais imaginé que mon fils serait arrêté à ma place. — Si vous teniez tant à le protéger, drôle d’idée d’aller cacher l’arme du crime dans son tiroir, ironisa Eve. — Il ne vient que très rarement dans cette maison. Je croyais le couteau en sécurité. Quand vous avez fait irruption chez moi pour la perquisition, je n’ai pas eu le temps de l’enlever. — Et vous espérez que je vais avaler ça ? s’emporta Eve, excédée. Votre histoire ne tient pas debout ! Écoutez-moi bien, continua-t-elle d’une voix rauque de colère, détachant chaque syllabe. Vous savez pertinemment que le coupable est votre fils et vous êtes terrorisé à l’idée qu’il doive assumer la responsabilité de ses actes. A tel point que vous êtes prêt à vous sacrifier pour lui. Qu’attendez-vous pour voir la réalité en face. Angelini ? Que d’autres femmes meurent par sa faute ? Eve pivota sur ses talons et quitta la pièce en fulminant. Tandis qu’elle s’efforçait de se calmer, des pas résonnèrent dans le couloir. Elle se raidit en voyant approcher le commandant Whitney. — Du nouveau, lieutenant Dallas ? — Il s’obstine dans ses incohérences, commandant. Je lui ai tendu quelques pièges tombé dedans à pieds joints. — Je vais lui parler, lieutenant. En privé. Je sais que ce n’est pas la procédure, dit Whitney qui d’un geste de la main coupa court à ses objections. Mais je vous le demande comme une faveur. — Bien, commandant. Eve ouvrit la porte à l’aide de son passe. Après une hésitation, elle assombrit la vitre blindée et déconnecta le système audio. Je serai dans mon bureau. Plongée dans la lecture des données qui défilaient à l’écran de son ordinateur, Eve n’entendit pas le commandant Whitney pousser la porte. Pour la première fois depuis des jours, celui-ci remarqua la fatigue qui minait les traits de sa subordonnée. Avec lassitude, elle se passa les doigts dans les cheveux et frotta longuement ses yeux cernés. Leur entretien dans son propre bureau, le lendemain de la mort de Cicely, lui revint en mémoire. Tout comme la lourde responsabilité qu’il lui avait imposée. — Dallas... Eve redressa les épaules et se leva avec une raideur toute militaire. Comme un soldat au garde-à-vous, pensa Whitney, agacé par le côté formel et contraint de cette réaction. — Marco maintient sa version des faits et il refuse toujours un avocat, lui apprit-il. A mon avis, le mieux serait de prolonger la garde à vue jusqu’au terme légal de quarante-huit heures. Ça lui donnera le temps de réfléchir. Sans y avoir été invité, Whitney entra dans le bureau et parcourut la pièce du regard. Il descendait rarement à cet étage du Central. — Heureusement que vous n’êtes pas claustrophobe, fit-il remarquer. Eve ne daigna pas répondre. — Ecoutez, Dallas... — Commandant, se mit-elle à débiter d’une voix monocorde et professionnelle, on vient de m’informer que les empreintes relevées sur la pièce à conviction sont celles de David Angelini. Quant au génotype, les résultats vont exiger plus de temps car les traces de sang prélevées sont infimes. Mon rapport... — Nous allons venir à votre rapport dans une minute, l’interrompit sèchement Whitney. Eve redressa le menton d’un coup sec. — Bien, commandant. — Bon Dieu, Dallas ! Arrêtez votre cinéma et asseyez-vous au lieu de rester planter là comme un piquet ! A cet instant, des talons hauts claquèrent sur le carrelage du couloir. Mirina fit irruption dans la pièce dans un frou-frou de soie. Repoussant avec vigueur la main de Randall Slade qui essayait de la retenir, elle fondit droit sur Eve. — Pourquoi vous acharnez-vous ainsi sur ma famille ? Est-ce que le meurtre de ma mère ne vous suffit pas ? Assassinée en pleine rue parce que la police américaine est plus occupée à remplir des rapports inutiles qu’à protéger les innocents ! — Mirina intervint Whitney, viens dans bureau. Nous allons en parler dans le calme. La jeune femme pivota vers lui avec la rapidité d’un félin prêt à bondir sur sa proie. — Comment pourrais-je encore t’adresser la parole après ce qui s’est passé ? J’avais confiance en toi et voilà que tu fais jeter mon frère en prison ! Et maintenant mon père ! — Mirina, Marco s’est livré de son plein gré. Viens, je vais tout t’expliquer. — Il n’y a rien à expliquer ! Elle fit volte-face vers Eve. Ses yeux noirs lançaient des éclairs. — Mon père voulait que reste à Rome, mais comment aurais-je pu avec tous ces reportages calomnieux sur David ? Quand je suis arrivée à la maison, un voisin s’est empressé de m’apprendre que la police avait aussi arrêté papa. Je veux les voir immédiatement ! Qu’avez-vous fait d’eux, espèce de garce ? Avant que Whitney et Slade n’aient pu la retenir, elle poussa violemment Eve des deux mains. Sous le coup de la rage, la petite fleur fragile s’était métamorphosée en tigresse. — Je vous interdis de me toucher, la mit en garde Eve d’une voix glaciale. Je commence à en avoir par-dessus la tête de la famille Angelini. Votre père se trouve dans nos locaux. Vous pouvez le voir immédiatement. Si vous désirez parler à votre frère, vous serez conduite au centre de détention Riker. Ou comme vous avez des appuis dans la maison, ajouta-t-elle d’un ton cassant avec un regard furtif vers son supérieur, on vous le ramènera probablement ici pour une heure. Rejetant sa longue chevelure blonde en arrière, la jeune femme revint à la charge, plus hostile que jamais. — Il vous fallait un bouc émissaire ! Une belle arrestation pour que vous puissiez fanfaronner devant les caméras et garder votre sale boulot ! — Mirina, ça suffit ! La voix grave du commandant Whitney avait claqué comme un fouet. — Randall, emmenez-la dans mon bureau. Je vous rejoins. — Viens, Mirina, il est inutile de te donner ainsi en spectacle, murmura celui-ci, glissant un bras sous le sien. Elle se dégagea brutalement. — Ne me touche pas ! Je pars ! Mais je vous promets que vous allez payer cher le malheur dans lequel vous avez plongé ma famille, lieutenant Dallas ! Sur ces mots, elle sortit comme une furie. Après avoir marmonné une vague excuse, son fiancé lui emboîta le pas. — Ça va ? demanda Whitney à Eve. — J’ai connu pire, répondit Eve qui haussa 1es épaules avec une indifférence feinte, tandis qu’au fond d’elle-même bouillonnait un profond sentiment de colère teinté de culpabilité. Il est normal qu’elle veuille se défouler sur moi. Après tout, je viens de faire emprisonner tout ce qui lui reste de famille. Il est vrai que les sentiments ne sont pas mon fort, ajouta-t-elle d’un ton cinglant. Whitney hocha lentement la tête. — Ça me pendait au nez... Écoutez, Dallas, si je vous ai confié cette enquête, c’est parce que vous êtes mon meilleur élément. Et je sais qu’en plus de l’intelligence et du courage, vous éprouvez une compassion sincère envers les victimes. Il laissa échapper un long soupir et passa une main dans ses cheveux crépus. — Dallas, reprit-il, ce matin dans mon bureau je ne pensais pas un traître mot de ce que je vous ai dit. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je fais preuve de mauvaise foi envers vous depuis le début de cette triste affaire. Je vous présente mes excuses. — C’est sans importance, répondit sèchement Eve, la mine renfrognée. Commandant, j’aimerais poursuivre l’interrogatoire de Marco Angelini. — Il sera assez tôt demain matin. Le commandant Whitney grinça des dents devant la pointe de dédain qu’Eve ne put s’empêcher d’afficher. — Vous êtes épuisée, lieutenant. Et les flics épuisés commettent des erreurs ou laissent échapper des détails parfois essentiels, se justifia-t-il d’un ton autoritaire en ouvrant la porte. Pas de discussion, vous reprendrez demain matin. Il s’immobilisa sur le seuil sans se retourner. — Ce soir, reposez-vous et, par pitié, soignez votre migraine. Vous avez une mine d’outre- tombe. Résistant à l’envie de claquer la porte derrière lui, Eve se rassit avec lassitude à son ordinateur et essaya d’oublier la douleur lancinante qui martelait ses tempes endolories au rythme de ses pulsations cardiaques. Quand quelques minutes plus tard une ombre pencha sur son bureau, elle redressa brusquement la tête, le regard hostile. — Quel accueil ! plaisanta Connors qui se pencha pour l’embrasser. Puis il s’assit sur un coin du bureau et jeta un coup d’œil aux données affichées à l’écran, y cherchant l’explication de la colère qui brillait au fond des yeux d’Eve. — Alors, lieutenant, comment a été ta journée ? — Tu tiens vraiment à le savoir ? Attends, laisse-moi réfléchir... J’ai mis le filleul de mon supérieur derrière les barreaux. J’ai été forcée d’écouter les aveux bancals du père qui s’accuse à sa place. Et pour finir, je me suis fait incendier par la sœur qui me considère comme une vulgaire opportuniste en mal de célébrité cathodique. A part ça, la journée a été plutôt calme, conclut-elle avec un pâle sourire. Et toi ? — La routine, répondit-il, préoccupé par les traits tirés d’Eve. Rien d’aussi passionnant que ton enquête trépidante. — Je n’étais pas sûre que tu rentrerais ce soir. — Moi non plus. Mais le chantier avance bien et, pour le moment, je pense pouvoir superviser les travaux d’ici. Eve s’efforça de refouler le soulagement qui l’avait envahie contre son gré, irritée de réaliser combien en quelques mois la présence de Connors lui était devenue familière. Indispensable, même. — Ce sera plus pratique pour toi. — Sans aucun doute, répondit Connors qui n’était pas dupe de son apparent détachement. Et cette enquête ? Qu’es-tu autorisée à me révéler ? — Toutes les chaînes ne parlent que de ça. Tu n’as que l’embarras du choix. — Je préfère l’entendre de ta bouche. Sans enthousiasme, Eve lui résuma les grandes lignes en termes clairs et concis, comme si elle présentait un rapport. — Ainsi tu crois à la culpabilité du jeune An- gelini. — Tout l’accuse. Il ne manque plus que l’arme du crime. Si le couteau correspond... J’attends les résultats du labo et aussi ceux des tests psychologiques. J’ai rendez-vous demain matin avec le docteur Mira. — Et Marco ? Que penses-tu de ses aveux ? Eve fronça les sourcils. — Une stratégie très commode pour brouiller les pistes et bloquer l’enquête. — Tu penses vraiment qu’il s’accuse pour cette raison ? — Bien sûr. Pourquoi ? Tu as une autre théorie ? — Devant son enfant qui se noie, le père se jette dans le torrent et meurt pour le sauver. Sa vie contre celle de son enfant. L’amour, Eve, murmura-t-il en lui prenant le menton, rien ne peut arrêter l’amour. Marco croit à la culpabilité de son fils et préfère se sacrifier plutôt que de le voir payer. — Voyons, Connors, un peu de réalisme. S’il sait, ou même seulement croit que David a tué ces femmes, il est insensé de sa part de vouloir le protéger. — L’amour, Eve, répéta-t-il avec insistance. Il n’existe sans doute pas d’amour plus fort que celui d’un parent pour son enfant. Même si toi et moi n’en avons aucune expérience... Penchant la tête avec scepticisme, Eve médita un moment ces paroles. — Quel que soit le mobile de Marco Angelini, reprit-elle, je finirai par faire éclater la vérité. — Je n’en doute pas. Quand ton service prend- il fin ? Elle jeta un coup d’œil à la pendule digitale au bas de son écran. — Il y a environ une heure. Connors se leva et la prit par la main. — Viens avec moi. — Mais j’ai encore du travail à... — Viens avec moi, je te dis, insista-t-il en la tirant de son fauteuil. Eve céda de mauvaise grâce. — Je vais devoir secouer les techniciens du labo. Ils prennent leur temps avec ce couteau, ronchonna-t-elle en déconnectant son ordinateur. Mais la main de Connors qui serrait la sienne eut tôt fait de chasser sa mauvaise humeur. Elle en oublia même son agacement coutumier à l’idée des sourires goguenards des collègues dans le couloir ou l’ascenseur. — Où allons-nous ? Avec un sourire énigmatique, il porta leurs mains jointes à ses lèvres. — Je ne sais pas encore. Ce sera une surprise. Connors choisit le Mexique. Le vol était rapide et la villa entièrement automatisée qu’il possédait sur la côte Ouest était toujours prête à l’accueillir. En général, il trouvait les ordinateurs les droïdes trop impersonnels, mais cette fois, il se réjouissait de se reposer sur leur efficacité discrète. Il voulait être seul avec Eve, la voir détendue et heureuse. Lovée contre son épaule, celle-ci dormit à poings fermés pendant tout le voyage. Quand elle ouvrit les yeux et regarda par le hublot, elle se crut arrivée sur une autre planète : l’océan à perte de vue et, dans le ciel, seuls quelques bancs de nuages moutonneux et des vols d’oiseaux marins... Aucune circulation aérienne ne venait troubler la douce quiétude du soir. L’avion était posé sur une piste privée au pied d’une falaise escarpée. Des marches creusées à même la roche menaient à une luxueuse villa nichée au sommet. — Mon Dieu, Connors, c’est magnifique ! Ou sommes-nous ? — Au Mexique. — Au Mexique ? s’exclama Eve qui frotta ses yeux encore ensommeillés comme pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas. Mais je n’ai pas le temps. Je dois... — Décidément, tu es incorrigible, la tança Connors qui la tira derrière lui tel un enfant récalcitrant. Que préfères-tu ? Grimper à pied ou la navette ? — Puisque je te dis que... — Bon, d’accord, la promenade sera pour plus tard. Tu es encore trop endormie. Il la fit monter dans une petite navette aérienne et s’installa aux commandes. L’appareil décolla à la verticale et s’éleva le long de la paroi à une vitesse vertigineuse. — Eh, pas si vite ! s’écria Eve qui ferma les yeux et s’agrippa de toutes ses forces aux accoudoirs. Hilare, Connors posa la navette devant un superbe patio. — Réveillée, ma chérie ? — Dès que j’ai repris mes esprits, je t’étrangle. Vas-tu enfin m’expliquer ce que nous faisons au Mexique ? — Une petite pause. J’en ai le plus grand besoin. Il descendit et s’approcha d’elle. — Et toi aussi. Comme elle ne se décidait pas à bouger, il la souleva dans tes bras puissants et la porta vers grille du patio. — Lâche-moi, je sais marcher, protesta-t-elle en se débattant. — Cesse donc de geindre. Resserrant son étreinte, il écrasa ses lèvres sur les siennes. Surprise par sa fougue, Eve cessa de le repousser et savoura la danse sensuelle que leurs langues avaient entamée. Interrompant leur baiser à contrecœur, Connors ordonna l’ouverture de la grille, puis de la porte de bois sculpté ornée de délicats vitraux. Portant toujours Eve dans ses bras, il traversa le salon et s’avança jusqu’aux immenses baies vitrées qui donnaient directement sur l’océan. C’était la première fois qu’Eve contemplait le Pacifique. Au pied de la falaise, des vagues furieuses venaient s’écraser sur les rochers dans un grondement de tonnerre. Dans le lointain, le soleil, telle une boule de feu rougeoyante, s’enfonçait lentement derrière la ligne d’horizon. Fascinée, Eve contempla sans un mot le spectacle grandiose qui s’offrait à sa vue. C’était comme si le ciel tout entier s’était embrasé dans le flamboiement du couchant. — Tu vas te plaire ici, lui murmura Connors. — Cet endroit est féerique, répondit-elle, émerveillée par la beauté du paysage. Mais je ne peux pas rester. — Quelques heures seulement. Jusqu’à demain matin. Quand nous aurons plus de temps, nous reviendrons plusieurs jours. Avec une infinie tendresse, il la déposa dans le long canapé qui faisait face à l’océan et s’assit auprès d’elle. — Je t’aime, Eve. Elle pressa sa joue contre la sienne et le serra entre ses bras. Tu m’as manqué, avoua-t-elle avec une facilité qui la déconcerta. A tel point que j’ai emprunté une de tes chemises. Elle ne put s’empêcher de rire. Maintenant que Connors était là, contre elle, son geste lui paraissait si puéril. — C’est vrai, j’ai volé une chemise dans ton dressing, le modèle en soie noire que tu as par dizaines. Je l’ai enfilée et j’ai quitté la maison en rasant les murs de peur que Summerset ne me surprenne. Ému, Connors effleura de ses lèvres la courbe veloutée de sa nuque. — Et moi, le soir, je me repasse tes transmissions rien que pour voir ton visage, entendre ta voix. — Vraiment ? s’étonna-t-elle avec un petit rire. Mon Dieu, Connors, c’est à croire que l’amour nous a rendus idiots. — Ce sera notre petit secret. — D’accord. Soudain, le regard d’Eve se voila. — Qu’est-ce que tu as, ma chérie ? s’inquiéta aussitôt Connors. — J’ai une question à te poser, commença-t-elle, gênée. C’est un peu bête, mais elle n’arrête pas de me trotter dans la tête. — Je t’écoute. — Est-ce qu’avant... avec une autre femme... ? bredouilla-t-elle, agacée de sa maladresse. Connors l’embrassa avec tendresse sur le front, caressant du pouce la fossette de son menton. — Non, jamais, Eve. Jamais je n’avais encore connu ce que nous vivons, répondit-il avec une gravité qui la bouleversa. — Moi non plus, lui avoua-t-elle dans un souffle. Embrasse-moi, Connors. J’ai envie de sentir la chaleur de tes mains sur mon corps. Éperdu d’amour, il la renversa sur les coussins mœlleux, tandis qu’à l’horizon s’éteignaient les dernières lueurs du couchant. 16 Un dîner au Champagne les attendait dans immense salle à manger donnant elle aussi sur la mer. Sur la nappe damassée, les flûtes en cristal et les couverts en argent d’un autre siècle scintillaient dans la lumière intime et chaleureuse du chandelier. Ils dégustèrent un succulent homard grillé nappé d’une sauce au beurre blanc et terminèrent par une symphonie de fruits frais exotiques dont Eve aurait été bien en peine de citer les noms. Longtemps avant de parvenir à s’avouer qu’elle aimait Connors, elle avait dû se résoudre à l’idée qu’elle ne pouvait se passer des mets raffinés dont il la comblait. Après le repas, il l’emmena se baigner dans un petit lagon sous les palmiers et le clair de lune. Allongée sur le dos dans l’eau tiède, Eve se laissa bercer par le chant des oiseaux de nuit et savoura des instants inoubliables, à des années-lumière du stress permanent que lui imposait son métier. Connors la contemplait en silence, tout à son bonheur. Il ne lui avait pas menti. C’était la première fois que l’amour le frappait ainsi en plein cœur. De toutes les femmes qu’il avait connues, Eve était la seule dont la présence, le contact lui étaient aussi indispensables que l’air qu’il respirait. Au-delà de leur enivrante entente physique, le désir profond et apparemment insatiable qu’elle lui inspirait était pour lui une véritable fascination. Tout chez elle l’émerveillait : son intelligence, son cœur, ses cicatrices secrètes... Et quelle ironie que la femme de ma vie soit dans la police ! songea-t-il, lui qui pendant une longue partie de sa vie s’était ingénié à fuir les représentants de l’ordre public. Amusé, il se déshabilla à son tour et se laissa glisser dans l’eau auprès d’elle. Eve trouva tout juste l’énergie d’entrouvrir les yeux. Il lui tendit une flûte de champagne et l’aida à refermer ses longs doigts fins autour du pied en cristal. D’un geste lent, elle porta le verre à sa bouche. — Quelle vie à part tu mènes ! murmura-t-elle, enroulant lascivement les jambes autour de ses cuisses. Tu as les moyens d’exaucer le moindre de tes désirs, de voyager où bon te semble. Envie d’une nuit romantique au Mexique ? Tu montes dans ton jet et le tour est joué, alors que la plupart des gens se contentent de la réalité virtuelle. — Je préfère l’authentique. — C’est cette excentricité qui me plaît en toi répondit Eve en se lovant contre lui. Avec ce regard conquérant qui la faisait fondre, Connors lui prit son verre des mains et le posa sur le bord. Il déposa une traînée de baisers humides le long de sa nuque frémissante, puis emprisonna ses seins ronds et fermes dans ses paumes et les pétrit doucement à un rythme langoureux. Le cœur d’Eve se mit à battre 1a chamade et sa respiration se fit haletante. — Laisse-toi aller, Eve, murmura-t-il d’une voix rauque. Puis il se pencha et embrassa ses seins l’un après l’autre, caressant de sa langue leurs pointes érigées. Lorsqu’elle sentit ses doigts s’aventurer entre ses cuisses, Eve crut défaillir de plaisir. Les caresses subtiles qu’il lui prodiguait éveillèrent au fond de son être une myriade de sensations délicieuses. Soudain, elle se raidit entre ses bras et laissa échapper un gémissement de volupté, les sens chavirés. Ce n’était que le prologue d’une longue nuit d’amour. A neuf heures précises, Eve poussa la porte de son bureau en chantonnant. — Ton entrain fait plaisir à voir, lui dit Feeney d’une voix morne, les pieds plantés sur le bureau. J’en déduis que Connors est de retour. — Une bonne nuit de sommeil et me revoilà en pleine forme, répondit-elle évasivement en lui poussant les jambes. — Eh bien, tant mieux, parce que la journée ne va pas être de tout repos. Le rapport du labo vient d’arriver. Le couteau ne correspond pas. La bonne humeur d’Eve s’évanouit comme par enchantement. — Comment ça ? — La lame est trop large d’un centimètre. — C’est peut-être l’angle des blessures ou la force du coup, suggéra-t-elle sans y croire elle- même. Et le sang ? — Le génotype correspond à celui de David Angelini mais, selon le labo, les traces ont au moins six mois. D’après les fibres, le couteau servait à ouvrir des paquets. Il a dû se couper avec. En tout cas, rien à voir avec l’arme du crime. Et sans preuve matérielle, c’est la libération assurée. — Les autres équipes auront peut-être eu plus de chance, dit Eve, refusant de céder au découragement. Frottant son visage dans ses mains, elle réfléchit un moment. — Nous partons du principe que Marco Angelini ment, d’accord ? Et s’il ment, c’est logiq ment pour protéger son fils. On peut donc en déduire que, s’il le croit coupable, c’est qu’il a une bonne raison. A nous de la trouver. J’ai rendez-vous dans deux heures avec le Dr Mira. En attendant, je vais retourner cuisiner Marco Angelini. Il finira bien par craquer. Malgré deux heures d’interrogatoire intensif Marco Angelini demeura inébranlable. En désespoir de cause, Eve dut s’en remettre à l’avis de 1a psychanalyste. — A votre avis, docteur Mira, David Angelini est-il capable d’avoir égorgé sa mère ? La psychanalyste se cala dans son fauteuil et croisa ses mains sur ses genoux avec sa serenité coutumière. — D’après les tests, je peux simplement vous dire qu’il s’agit d’un jeune homme perturbé, manifestant un égocentrisme et un sens de l’autoprotection exacerbés. Au risque de vous décevoir, il est à mon avis davantage susceptible de fuir tout conflit, si mineur soit-il, plutôt que de l’affronter. Votre homme est du genre à inventer des mensonges, et à y croire lui-même le premier, afin de préserver son amour-propre. Il recherche l’approbation et même les compliments dont il a d’ailleurs l’habitude. Il aime imposer sa volonté. — Et lorsqu’il connaît des revers ? — Ce jeune homme est si persuadé de sa valeur et de son talent qu’en cas d’échec il en rejette systématiquement la responsabilité sur autrui. Il joue parce qu’il a le goût du risque, mais surtout parce qu’il ne croit pas pouvoir perdre. Et il perd parce qu’il se considère au-dessus du jeu. — Comment réagirait-il selon vous si, à cause de ses dettes de jeu, il se savait menacé de représailles ? — Il adopterait la politique de l’autruche. Étant anormalement dépendant de ses parents, il attendrait d’eux qu’ils réparent les dégâts. — Et en cas de refus de leur part ? Mira resta un instant silencieuse. — Vous aimeriez que je vous dise qu’il réagirait par la violence, n’est-ce pas ? Une violence pouvant aller jusqu’au meurtre. Désolée de vous décevoir, mais les diverses évaluations excluent formellement cette hypothèse. — N’aurait-il pas pu simuler ? insista Eve qui refusait encore à lâcher prise. — Vu la constance des résultats, c’est très improbable. — Donc selon vous, le meurtrier court toujours, c’est ça ? — J’en ai peur. Découragée, Eve se laissa tomber dans un fauteuil. — Si je suis sur une fausse piste, où dois-je donc chercher ? se murmura-t-elle à elle-même. Et quelle sera la prochaine victime sur la liste ? — Malheureusement, ni la science ni la technologie ne sont capables de prévoir l’avenir, dit le Dr Mira. Avez-vous fait placer Nadine Furst sous protection ? Oui, mais elle ne se montre guère coopérative. La mort de sa collaboratrice l’a bouleversée. — Tout comme vous. Les mâchoires d’Eve se crispèrent et son regard se perdit un instant dans le vague. — Plus que vous ne pouvez l’imaginer. — Pourtant vous paraissez inhabituellement reposée ce matin. — Je me suis accordé une bonne nuit de sommeil, répondit Eve, embarrassée. Par bonheur, juste à cet instant, son vidéocom portable bourdonna. — Lieutenant Dallas, j’écoute ? C’était Feeney. — Je te conseille de jeter un coup d’œil au journal de midi sur Channel 75. Ensuite dépêche- toi de revenir ici. Le grand patron veut nous passer un savon. Quand Eve coupa la communication, la psychanalyste avait déjà allumé son écran. Le visage poupin de C. J. Morse apparut à l’image. «... bavures s’accumulent. Selon une source bien informée, David Angelini reste le principal -suspect des trois meurtres. Pourtant, Marco Angelini, P. — D.G. d’Angelini Export et ex-mari de a première victime, s’est rendu à la police hier. Malgré ses aveux complets, il n’a fait l’objet d’aucune inculpation et la police persiste à détenir son fils. » Marquant une pause stratégique, Morse se tourna vers une autre caméra, la mine grave. «Par ailleurs, les expertises ont formellement établi que le couteau retrouvé lors de la perquisition au domicile new-yorkais des Angelini n’est pas l’arme du crime. Mirina Angelini, la fille du procureur Towers, m’a accordé cette interview exclusive ce matin même. Le visage révolté de la jeune fille apparut en gros plan à l’écran. «Comme si le meurtre odieux de ma mère en pleine rue n’était déjà pas suffisamment traumatisant, mon frère et mon père viennent d’être arrêtés. La police s’acharne sur ma famille pour dissimuler sa propre incompétence à l’opinion. Je ne serais pas étonnée de me retrouver moi- même sous les verrous d’ici peu ! » Vint ensuite une série de questions tendancieuses du journaliste qui renforcèrent la jeune femme au bord des larmes dans ses accusations. « La famille Angelini serait-elle victime de harcèlement policier ? Tout le laisse à penser, reprit ensuite Morse. Selon des rumeurs de plus en plus insistantes, la police tenterait d’étouffer ces incompréhensibles flottements. Aucun commentaire de la part du lieutenant Eve Dallas qu’il nous a été impossible de joindre. » — Quel menteur ! explosa Eve. Il n’a même pas essayé ! Folle de rage, elle se leva d’un bond et prit son sac. — Vous devriez analyser ce type-là, lança-t-elle au Dr Mira avec un geste du menton en direction de l’écran. Vous diagnostiqueriez à coup sûr des tendances mégalomaniaques. 17 Depuis ses débuts comme agent de patrouille dans les quartiers chaud du West Side, trente-cinq ans auparavant, Harrison Tibble avait gravi un à un tous les échelons de la hiérarchie jusqu’à la fonction suprême de chef de la police. Contrairement à son prédécesseur, il jouissait d’une réputation d’intégrité irréprochable et Eve l’appréciait beaucoup, même s’il lui arrivait de reconnaître en privé qu’il l’intimidait. — Lieutenant, vous nous avez fourrés dans un sacré pétrin, commença-t-il de sa voix de stentor, du haut de ses deux mètres. Vous n’avez pas l’arme du crime, pas de sang. Pas la moindre petite preuve matérielle ! — Pas pour l’instant, chef Tibble. — Il se cala dans son fauteuil qui craqua sous ses cent trente kilos de muscles. — Par contre, vous avez des aveux mais pas ceux de l’accusé. Rien de plus qu’un écran de fumée, intervint Whitney. Un père qui cherche à protéger son fils. — Peut-être, mais ces aveux n’en sont pas moins enregistrés et, pour couronner le tout, voilà que les médias s’en mêlent. Sans oublier le profil psychologique qui ne correspond pas. (Levant une main large comme un battoir, il empêcha Eve de prendre la parole.) Trois crimes impunis et une famille en deuil harcelée par la police sans aucune preuve concrète, voilà tout ce que voit l’opinion dans cette affaire, lieutenant Dallas. — Depuis l’arrestation de David Angelini, il n’y a eu aucune nouvelle victime à déplorer et les charges retenues contre lui sont légitimes. — J’en suis persuadé, mais à votre avis, capitaine Feeney, vous qui êtes un spécialiste des chiffres, quelle serait la probabilité de condamnation si nous envoyions ce jeune homme dès demain devant les jurés ? — Je dirai cinquante-cinquante, au mieux, depuis les dernières révélations de C. J. Morse. — C’est insuffisant. Libérez-le. — Le libérer ? s’exclama Eve, mais chef Tibble... — Libérez-le, lieutenant Dallas, et reprenez votre enquête. Collez-lui quelqu’un sur le dos vingt-quatre heures sur vingt-quatre. A son père aussi. Je veux être tenu au courant de leurs moindres faits et gestes. Et trouvez-moi le nom du salopard qui a renseigné Morse. Je me fera un plaisir de lui dire ma façon de penser, ajouta-t-il avec un sourire carnassier. Quand à vous, Jack, prenez vos distances avec les Angelini. L’heure n’est pas aux manifestations d’amitié. — J’espérais parler à Mirina. Je pourrai peut-être la persuader de renoncer à accorder d’autres interviews. — C’est un peu tard, le mal est fait. Hors de question de donner raison à ceux qui nous accusent de vouloir étouffer l’affaire. Depuis mon entrée en fonction, cette triste habitude de mon prédécesseur est reléguée au placard. Ne ruinez pas mes efforts. Il souleva son imposante carcasse du fauteuil, signifiant ainsi que l’entretien était terminé. — Dallas, trouvez-moi l’arme, trouvez-moi le sang. Et avant que nous ayons une quatrième victime sur les bras, pour l’amour de Dieu ! Me voilà de retour à la case départ, songea Eve, contemplant avec découragement la façade décatie du Five Moons. Il ne lui restait aucune autre solution que de reprendre l’affaire là où elle avait commencé. Elle décida de pousser ses recherches sur deux blocs dans chaque direction. Mais les rares personnes qu’elle voulut interroger la gratifièrent de haussements d’épaules indifférents ou de regards mauvais. Quand elles ne prenaient pas carrément la fuite. — Vous êtes déjà venue dans le quartier, fit soudain une voix derrière elle. Eve se retourna et se retrouva nez à nez avec une femme si blême qu’elle en était presque transparente. Sa peau était blanche comme la craie jusqu’à la peau de son crâne que ses cheveux coupés à ras laissaient entrevoir. Ses yeux eux-mêmes étaient incolores, excepté ses pupilles qui se réduisaient à deux minuscules têtes d’épingle. Une camée albinos, se dit Eve. Une de ces toxicomanes qui se bourrent de ces nouveaux cachets blancs bon marché qui rongent l’esprit et provoquent une dépigmentation intégrale du corps. — Oui, je suis déjà venue, répondit-elle. — Vous êtes flic. La droguée s’avança vers elle avec dans les articulations une raideur caractéristique d’un état de manque. — Je vous ai vue parler à Crack y a déjà un moment. Sacré personnage, hein ? — Oui, sacré personnage. Étiez-vous dans le coin la nuit où cette femme s’est fait assassiner plus loin dans la rue ? — Le procureur Machin ? J’ai vu ça à la télé en désintox. — Si vous étiez en cure de désintoxication, comment m’avez-vous vue parler à Crack ? s’étonna Eve qui l’espace d’une seconde avait failli perdre espoir. — J’y suis rentrée ce jour-là. Peut-être le lendemain. Le temps est relatif... Eve leva les yeux vers l’immeuble derrière la toxicomane. — C’est là que vous vivez ? — Moi, vous savez, je vis ici et là. Pour l’instant, j’ai trouvé un coin là-haut, répondit la jeune femme, le corps secoué de soubresauts nerveux. — Vous étiez là la nuit du meurtre ? — Y a de fortes chances. Je suis un peu à sec en ce moment, expliqua-t-elle avec un petit sourire. C’est pas très drôle dans la rue quand on n’a pas une thune. — Cette nuit-là, il pleuvait, insista Eve. — Ah oui... J’adore la pluie. Je me suis mise la fenêtre pour la regarder tomber. — Avez-vous aperçu quelqu’un ? — Les gens vont, les gens viennent, répondit la droguée, les yeux rêveurs. Parfois, on entend la musique à l’autre bout de la rue, mais pas cette nuit-là. Il pleuvait trop fort. Y en avait qui couraient pour se mettre à l’abri, comme s’ils avaient peur de fondre ou j’sais pas. — Vous avez vu quelqu’un courir sous la pluie ? Le regard incolore de la jeune femme s’alluma. — Peut-être... Ça vaut combien ? Eve fouilla dans sa poche exhuma un peu de monnaie. D’un geste saccadé, la toxicomane tendit la main. — Alors, qu’avez-vous vu ? demanda Eve en refermant brusquement les doigts. — Un type qui pissait dans la ruelle de ce côté, répondit l’albinos avec un haussement d’épaules sans quitter des yeux la main d’Eve. Après, il est parti sous la pluie. Y avait aussi cet autre type dans une voiture. Il était garé là. (D’un geste vague, elle désigna un endroit de l’autre côté de la rue.) Il était pas du coin. Eve sentit son pouls s’accélérer. — Comment le savez-vous ? — Sa voiture, elle brillait. Dans le quartier personne n’a de voiture qui brille comme ça. Quand ils ont une. — Parlez-moi de cet homme. — Ben, il est monté dans sa bagnole et il est parti. — Quelle heure était-il ? — Eh, j’suis pas une pendule ! protesta la femme en ricanant. C’était nuit. Je préfère la nuit. Quand il fait jour, mes yeux me font mal. J’ai perdu mes lunettes de soleil. Eve sortit de sa poche des lunettes de protection et les tendit à l’albinos qui les posa aussitôt sur son nez. — Pas de bol, soupira celle-ci, de la camelote de chez les flics. Eve revint à la charge. — Comment était-il habillé, ce type qui est monté dans la voiture ? — J’en sais rien, moi. Peut-être qu’il avait un manteau. C’est ça, un long manteau sombre lui battait les jambes pendant qu’il fermait le parapluie. Eve ressentit comme une décharge au creux de son estomac. — Il avait un parapluie ? — Ben oui. Il pleuvait. Y a des gens qu’aiment pas se faire mouiller. — De quelle couleur était-il ? demanda Eve qui avait toutes les peines du monde à contenir sa surexcitation. — Vif, répondit l’albinos évasivement. Bon, vous me le donnez ce fric ? — Pas d’inquiétude, vous allez l’avoir. (Elle prit la jeune femme par le bras et la fit asseoir sur les marches fissurées l’immeuble.) Mais d’abord on va discuter encore un peu. Eve arpentait son bureau de long en large. — Elle était passée entre les mailles du filet, expliqua-t-elle à Feeney qui se prélassait dans son fauteuil. Le lendemain du premier meurtre, elle est entrée en cure de désintoxication. Elle en est ressortie la semaine dernière. Elle a vu le meurtrier, je te dis ! Elle l’a vu monter dans sa voiture. — Il faisait nuit, il tombait des cordes et ça se passait de l’autre côté de la rue. C’est une toxicomane, Dallas. Et albinos, de surcroît. — Elle m’a parlé du parapluie, bon sang ! Personne ne connaissait ce détail ! — Dont la couleur était, je cite, vive. Feeney leva les deux mains avant qu’Eve ne proteste. — J’essaie juste de t’épargner quelques ennuis. Si tu organises une séance identification avec cette fille-là, imagine le tollé chez les avocats des Angelini. — Je ne suis pas stupide, Feeney. Mais c’était un homme, elle en est certaine. Il est parti en voiture. Il avait le parapluie. Il portait un long manteau sombre. Ne me dis pas que c’est le hasard ! La voiture était neuve. Brillante, de couleur vive ! — Nous y revoilà ! ironisa Feeney. — Est-ce ma faute si les albinos ne distinguent pas bien les couleurs ? s’emporta-t-elle, à bout de patience. C’était un modèle sport deux portes. La portière du conducteur s’ouvrait par le haut et non par le côté. — Ça pourrait être une Rocket, une Midas ou peut-être une Spur... Je veux bien m’en occuper, Dallas, dit-il sans enthousiasme, mais as-tu idée du nombre de véhicules vendus depuis deux ans rien que dans Manhattan ? — Où qu’il vive, le meurtrier doit pouvoir entrer et sortir sans se faire remarquer. Peut-être laisse-t-il le manteau dans la voiture ou le monte-t-il dans un sac chez lui. Il doit y avoir du sang dans cette voiture, Feeney, et évidemment sur manteau malgré tous ses efforts pour le nettoyer dit Eve en consultant sa montre. Je dois passer Channel 75. — Tu es tombée sur la tête ? — Il faut que je parle à Nadine Fürst. Elle m’évite. — Autant dire que tu te jettes dans la gueule du loup. — Ça va aller, Feeney, le rassura-t-elle, amusée de sa sollicitude. J’emmène Connors avec moi. Sa seule présence les intimidera. — Je ne m’attendais pas à ce que tu me demandes de t’accompagner, dit Connors en garant son cabriolet dans le parking de Channel 75 réservé aux visiteurs. Je suis très touché, mais je me pose des questions. — Je t’en ai déjà parlé. Puisque tu tiens à aller à ce concert à l’Opéra, nous gagnerons du temps, répondit-elle, embarrassée. Le regard de Connors balaya lentement son jean poussiéreux et ses bottes de cuir usées. — Eve chérie, tu es toujours parfaite à mes yeux, mais ne me dis pas que tu comptes aller à l’Opéra dans cette tenue ? Nous allons être obligés de passer à la maison pour que tu te changes. — Et si je ne voulais pas y aller ? — Tu me l’as déjà dit. Plusieurs fois, même. .Mais tu m’avais promis, il me semble. Baissant les yeux avec innocence, elle se blottit contre le torse de Connors et joua avec un bouton de sa chemise. — Après tout, ce n’est que de la musique... — J’ai bien accepté d’assister à un concert entier au Blue Squirrel afin d’aider ton amie Mavis à décrocher un contrat. A chacun son tour de faire un effort. Eve laissa échapper un soupir résigné. Après tout, une promesse était une promesse. — Tu as gagné, Connors. — Bon, et maintenant, j’aimerais savoir ce que tu attends de moi. Elle leva vers lui un regard désemparé. Admettre qu’elle avait besoin d’aide lui paraissait toujours insupportable. — Feeney est plongé jusqu’au cou dans ses recherches. Je ne peux vraiment pas le déranger et j’ai besoin d’un autre regard, d’autres impressions. — Ainsi je ne suis que ton deuxième choix. Je suis flatté, répondit Connors, feignant de prendre la mouche. Tant que je suis là, je pourrai peut- être démolir le portrait de Morse à ta place. Eve éclata de rire. — Excellente idée, mais je préfère lui casser la figure moi-même. Au moment et à l’endroit opportuns. A l’entrée principale, Eve brandit son insigne sous le nez du gardien sans même s’arrêter et, comme celui-ci s’obstinait, elle l’envoya balader d’une réplique bien sentie. — J’adore te regarder travailler. Tu es si... énergique, lui souffla Connors à l’oreille, hilare, tandis qu’il glissait imperceptiblement une main sur sa chute de reins. — Arrête ! lui intima Eve qui lui décocha un violent coup de coude. — Ça confirme ce que je disais, dit-il en se frottant les côtes avec une grimace. A leur entrée dans la salle de rédaction bruyante et survoltée, bon nombre de conversations cessèrent. Puis, comme une horde de chiens de chasse, les journalistes se précipitèrent vers eux dans la bousculade. — Reculez ! ordonna Eve avec force. Je ne ferai aucune déclaration ! — Si j’achetais cette chaîne, lui confia Connors d’une voix suffisamment audible, je procéderais à des dégraissages de personnel. Les journalistes s’écartèrent. Eve se précipita sur le premier visage qu’elle reconnut. — Rigley, où est Nadine Furst ? — Eh ! lieutenant, vous m’accordez une interview ? — Nadine Furst ? répéta-t-elle d’un ton sec. — Désolé, je ne l’ai pas vue de toute la journée. A cet instant, C. J. Morse arriva à leur hauteur, l’air très affairé. — Elle a téléphoné pour prévenir de son absence, annonça-t-il, affichant aussitôt une mine grave. Vous savez, la mort de Louise l’a boulversée. Comme nous tous ici, d’ailleurs. — Se trouve-t-elle chez elle ? — La direction lui a accordé deux semaines de congé, voilà tout ce que je sais. C’est moi qui la remplace, s’empressa-t-il d’ajouter avec orgueil. S’il vous faut du temps d’antenne, lieutenant, je suis votre homme. — Avec vous, j’ai déjà eu ma dose, merci. — Dans ce cas... laissa-t-il tomber avec dédain avant de se tourner vers Connors, tout sourires. — Enchanté de vous rencontrer. Vous êtes un homme difficile à joindre, Connors. — Je n’accorde mon temps qu’aux personnes que je juge dignes d’intérêt, répliqua celui-ci, ignorant la main tendue. — Je suis persuadé que si vous m’accordiez quelques minutes, je trouverai sûrement quelques sujets dignes d’intérêt à vos yeux, rétorqua le journaliste d’un ton doucereux. Connors lui décocha un sourire assassin. — Vous êtes vraiment un imbécile. — Du calme, lui murmura Eve en lui tapotant le bras. Monsieur Morse, de qui tenez-vous vos informations confidentielles ? Piqué au vif par l’attitude cinglante de Connors, le journaliste parvint cependant à retrouver sa contenance. — Dans ce pays, les sources sont protégées, lieutenant. N’oublions pas la Constitution, répondit-il avec un rictus arrogant, une main sur le cœur. Maintenant, si vous souhaitez apporter des commentaires ou des contradictions, je veux écouterai avec grand plaisir. — Essayons une autre méthode, poursuivit Eve sans relever. Quand vous avez découvert le corps de Louise Kirski, vous étiez tout chaviré, n’est-ce pas ? Au point même d’en vomir votre dîner dans le caniveau. Vous allez mieux ? Les lèvres du journaliste se pincèrent en une ligne sévère. — Je n’oublierai jamais ce drame, mais oui, je me sens mieux, merci. Eve s’avança vers lui, pointant sur son torse un index accusateur qui le fit reculer d’un pas. — Malgré votre émotion, vous n’avez pas hésité à intervenir en direct quelques minutes plus tard avec un superbe gros plan de la victime encore tiède ! — La promptitude fait partie du métier, lieutenant. Le professionnalisme n’empêche pas le chagrin, répondit-il d’une voix où perçait une émotion contenue. Cela ne m’empêche pas voir son visage, ses yeux à chaque fois que j’essaie de m’endormir. Autour d’eux, les autres journalistes ne perdaient pas une miette de la conversation. Haussant la voix, Eve poursuivit son offensive. — Vous rendez-vous compte que vous jouez le jeu du meurtrier, qu’avec vos reportages incessants vous lui donnez exactement ce qu’il désire ? Il doit se délecter de toutes ces révélations, de toutes ces hypothèses sans fondement dont vous gavez l’opinion. Vous en avez fait la star du moment ! — C’est notre responsabilité d’informer... — Vous vous moquez pas mal de votre responsabilité ! Tout ce qui vous importe, c’est votre temps d’antenne et vos records d’audience ! Plus il y a de victimes, plus ils grimpent en flèche ! Pour une fois, je vous autorise à me citer, monsieur Morse ! lui lança Eve au visage avant de pivoter rageusement sur ses talons. — Tu te sens mieux ? lui demanda Connors quand ils furent dehors. — Pas vraiment. Alors, tes impressions ? — Ton petit discours en a gêné plus d’un, tu peux me croire. Mais le plus intéressant, c’est la mine ouvertement réjouie de certains quand tu t’en es pris à Morse. Il n’a pas l’air très apprécié par ses collègues. — Cela ne me surprend guère. — Ce type est plus doué que je ne le pensais, ajouta Connors d’un air songeur. Il sait jouer sur la corde sensible. Il affiche sans complexe des émotions qu’il est sans doute bien loin de ressentir. A mon avis, il a de l’avenir dans son métier. — Ne parle pas de malheur. — Eve s’appuya sur le capot du cabriolet. — Crois-tu qu’il en sache davantage qu’il ne le dit à l’antenne ? — Possible. En tout cas, il éprouve un malin plaisir à le laisser entendre. Et il te déteste de toute son âme. — Arrête, tu me fais peur, plaisanta Eve en montant dans la voiture. — S’il peut te détruire, il n’hésitera pas une seconde. — Tu exagères. Tout ce que je risque c’est qu’il me tourne en ridicule. Par contre, je m’inquiète pour Nadine Furst, poursuivit-elle, la mine soucieuse. Je comprends son chagrin, mais cela ne lui ressemble pas de disparaître sans prévenir et encore moins de laisser la vedette à Morse. Nous devons absolument la retrouver. — Passons chez elle, tu veux ? 18e rue, entre la 2e et la 3e Avenue. — Adieu l’opéra, plaisanta Connors. Mais n’espère pas trouver une excuse pour échapper à la réception demain soir. — Réception ? Quelle réception ? — Celle que j’organise à la maison en faveur de la Fondation des Arts sur la station Grimaldi. Tu m’avais promis de m’aider à accueillir les invités. Cet instant d’égarement lui revint en mémoire. Pour l’occasion, Connors avait même été jusqu’à lui acheter une robe du soir dont il voulait lui faire la surprise. — J’étais sûrement ivre, auquel cas ma messe n’a aucune valeur. Connors sortit en trombe du parking. — Non, non, tu étais nue, haletante... D’accord, j’y serai, l’interrompit Eve, inutile de me donner les détails. J’afficherai un sourire niais et je m’appliquerai de mon mieux à jouer la maîtresse de maison attentionnée. A moins d’un événement imprévu... ajouta-t-elle avec un clin d’œil taquin. 18 Ils eurent beau sonner chez Nadine, personne ne vint ouvrir. L’ordinateur les invita seulement à laisser un message. — Elle est peut-être là à broyer du noir, suggéra Eve en se balançant fébrilement sur ses talons. Ou bien elle a décidé de prendre des vacances au soleil. Elle a déjà faussé compagnie plusieurs fois à son garde du corps, tu sais. C’est une futée, notre Nadine. Les sourcils froncés, elle envisagea un instant de recourir à son passe d’urgence, mais ce serait outrepasser ses droits. De frustration, elle serra les poings dans ses poches. — Cruel dilemme, n’est-ce pas ? intervint Connors, amusé par ses scrupules. Laisse-moi faire, j’ai la Solution à ton problème d’éthique. Il sortit un canif de sa poche et ouvrit délicatement le scanner digital. — Connors, tu es fou ! Si tu es pris, c’est six mois de prison ferme ! Sans même daigner répondre, Connors étudia les circuits avec une minutie de connaisseur. — Je possède la société qui fabrique ce modèle. J’espère ne pas avoir trop perdu la main. — Referme ce truc immédiatement et ne... Au même instant, le voyant de la serrure passa du rouge au vert. — Perdu la main, mon œil, marmonna Eve. tandis qu’il poussait la porte et l’entraînait dans l’appartement. Effraction, intrusion dans une propriété privée, ton cas s’aggrave, mon cher Connors. — Pendant que je purgerai ma peine, tu m’attendras ? plaisanta-t-il en s’avançant dans le salon. La pièce était meublée avec un raffinement minimaliste mais visiblement coûteux. — Elle sait vivre, commenta-t-il, notant magnifique dallage de marbre et les quelques objets d’art disposés sur des socles de verre. Mais elle n’est pas souvent ici. Eve le précéda dans la cuisine attenante. — Elle n’a presque pas de provisions, annonça-t-elle en vérifiant le menu de l’AutoChef. Juste du fromage et des fruits. Dans la chambre spacieuse, les draps étaient froissés en boule sur le lit défait comme après une nuit blanche tourmentée. Jeté en désordre sous la coiffeuse, Eve reconnut le tailleur que portait Nadine la nuit du meurtre de Louise. Émue par ces signes de profond chagrin, elle traversa la pièce et ouvrit le dressing. — Seigneur ! s’exclama-t-elle devant l’impressionnante garde-robe. Comment savoir si elle a emporté des vêtements ? Il y en a tellement ! Pendant qu’elle les passait en revue par acquis de conscience, Connors connecta le vidéocom posé sur la table de nuit. Eve lui lança un regard réprobateur, mais se contenta de hausser les épaules. — Au point où nous en sommes... Ils écoutèrent les communications des derniers jours : un appel très personnel avec un certain Ralph qui fit sourire Eve, une commande au restaurant du coin, beaucoup de messages professionnels... Puis une conversation avec les parents de Louise Kirski le lendemain du meurtre, tous trois en pleurs. Après, plus rien. Eve se força à garder la tête froide. — Et l’appel à Channel 75 ? Morse a dit qu’elle avait téléphoné pour prévenir de son absence. — Elle a peut-être appelé.— Nous allons en avoir le cœur net. Elle contacta aussitôt Feeney. Au bout de quelques minutes, celui-ci lui apprit que la voiture avait quitté le garage la veille et qu’il était impossible de se connecter sur l’ordinateur de bord. — Je n’aime pas ça du tout, soupira Eve en remontant dans le cabriolet. Ce n’est pas normal. Elle m’aurait laissé un message. Il faut que j’appelle la direction de la chaîne. Mais avant, j’ai quelque chose à vérifier. Sur l’annuaire de son agenda électronique, elle rechercha les coordonnées de Deborah et James Kirski à Portland, Maine, puis composa le numéro sur son vidéocom portable. Une femme aux cheveux blancs et aux yeux rougis lui répondit. — Madame Kirski, ici le lieutenant Dallas, police de New York. — Bonjour, lieutenant, je me souviens de vous. Y a-t-il du nouveau ? — Pas pour l’instant, malheureusement. Mais nous sommes sur une nouvelle piste. Nous avons bon espoir, madame Kirski. — Louise a été inhumée ce matin. Ce fut très grand réconfort pour mon mari et moi voir combien elle était aimée. Toutes ces fleurs tous ces messages de sympathie... — Votre fille sera regrettée, madame Kirski répondit Eve, la gorge serrée. Pourriez-vous dire si Nadine Furst a assisté à la cérémonie ? — Elle nous avait dit qu’elle viendrait, elle a dû avoir un empêchement de dernière minute. Cela ne fit qu’aviver l’inquiétude d’Eve. — Vous n’avez pas de nouvelles ? — Pas depuis plusieurs jours. Mais je ne lui veux pas. C’est une femme très occupée, vous savez. Feeney se gratta le menton avec scepticisme.— A ton avis, il aurait enlevé Nadine Furst. Ce serait nouveau dans son scénario ? — Eh bien, il a changé de scénario. Ce n’est pas si improbable. Jusqu’ici, tout fonctionnait selon ses plans, et voilà qu’il se trompe de cible Cet échec l’a sûrement mis hors de lui. Eve s’assit sur un coin bureau. Trop énervée pour tenir une seconde en place, elle se releva aussitôt. — Selon Mira, notre homme aurait de graves problèmes avec les femmes. Il ne supporterait pas qu’elle mènent le jeu. Un complexe d’infériorité qui remonterait à sa relation avec sa mère ou tout autre personnage féminin dominant dans sa vie. Nous aurions affaire à un ambitieux pathologique qui éliminerait certaines femmes se trouvant en travers de sa route. Certaines femmes, mais lesquelles ? Là est toute la question, Feeney. — Eve ferma les yeux et se plongea dans une réflexion intense. Quel pouvait être le point commun entre Cicely Towers le procureur, Yvonne Metcalf l’actrice et Nadine Furst la journaliste ? La célébrité, une certaine aura médiatique, certes... Soudain, le déclic se fit dans son esprit. La solution paraissait si simple. — Le pouvoir de parole, murmura-t-elle, triomphante. — Elle se retourna vers Feeney. — Le meurtrier utilise un couteau. Pourquoi égorge-t-il ses victimes ? Il pourrait très bien leur planter la lame dans le cœur, les éventrer, les... — Inutile de nous faire un dessin, Dallas. — Mais non, il leur tranche la gorge, poursuivit-elle sans dévier de son raisonnement. Tu comprends, Feeney, c’est symbolique. Cicely Towers, la brillante oratrice. Yvonne Metcalf, l’actrice et ses répliques. Nadine Furst qui s’adresse aux téléspectateurs. En les égorgeant, il les prive de leur pouvoir de parole ! — Les suspects vont se bousculer au portillon, bougonna Feeney qui faisait nerveusement projeter le fauteuil. Pense aux milliers de frustrés dangereux qui se baladent dans New York. — Et Nadine Furst qui ne réapparaît toujours pas, soupira Eve. — Écoute, tu t’inquiètes peut-être trop vite. Pour l’instant, sa voiture n’a pas été retrouvée ! Elle n’est pas partie depuis si longtemps. — A-t-elle utilisé ses cartes de crédit dans les dernières vingt-quatre heures ? — Aucune trace, mais si elle a quitté la planète, les vérifications exigent plus de temps. — Elle est encore sur Terre, Feeney. Elle n’avait aucune envie de s’éloigner. Bon sang, j’aurais du savoir qu’elle commettrait une imprudence. Je voyais bien à quel point elle était effondrée. Sa détresse se lisait dans ses yeux. Frustrée, elle se passa les mains dans les cheveux. Soudain, ses doigts se raidirent. — Ô mon Dieu ! — Quoi, Eve ? Qu’est-ce qu’il y a ? — Les yeux ! Il a vu ses yeux ! Elle bondit sur son vidéocom. — Passez-moi Peabody, ordonna-t-elle. Agent de patrouille dans le secteur... mince, attendez..., le secteur 402. — Qu’est-ce que tu as trouvé, Dallas ? — Attends, répondit Eve, tapotant ses lèvres d’une main fébrile. On va bientôt le savoir. Le visage de Peabody apparut à l’écran. Derrière elle défilait une foule joyeuse et bruyante dans un concert assourdissant de flonflons. — Bon sang, Peabody, ou êtes-vous ? cria Eve. — Je suis de surveillance sur Lex Avenue. Une parade irlandaise, je crois, répondit la jeune femme sur le même ton. — Vous ne pourriez pas trouver un endroit plus calme ? — Je ne suis pas autorisée à quitter mon poste, lieutenant. — Bon, on va essayer de faire avec. Homicide Kirski, agent Peabody. Je vais vous transmettre une photo. Regardez-la bien. Elle ouvrit le fichier Kirski et sélectionna un cliché du corps étendu sous la pluie. — Est-ce ainsi que vous l’avez trouvée ? — Oui, lieutenant, exactement. Eve réduisit le cliché et le déplaça au bas de son écran. — Et la capuche ? Personne n’a touché à la capuche ? — Non, lieutenant. Son visage était couvert. A mon arrivée, la victime n’était pas encore identifiée officiellement. La déclaration du témoin qui a découvert le corps n’a pas été d’un grand secours. Il était carrément hystérique. — Merci, agent Peabody. Eve mit fin à la communication. — Alors ? s’enquit Feeney avec curiosité. — Ouvre le dossier de C. J. Morse, tu vas comprendre. Il tapota le clavier et l’image du journaliste s’afficha à l’écran. Lors de sa première déposition enregistrée juste après le crime, son visage mouillé par la pluie et la sueur était blanc comme un linceul. Ses yeux écarquillés trahissaient un pro fond affolement. «Puis j’ai vu que c’était un corps. Il y avait du sang partout. Et sa gorge... Mon Dieu, c’était atroce. Cette odeur... Je n’ai pas supporté. J’ai vomi et je me suis précipité à l’intérieur pour chercher de l’aide. » — On y arrive, dit Eve, penchée avec attention sur l’écran. Et maintenant, passe à mon interrogatoire. Là... stop. « Avez-vous bougé le corps ? — Non. Elle était allongée là, les yeux exorbités. Seigneur, c’était atroce. J’en ai eu la nausée. Vous devez me trouver faible, lieutenant, mais certaines personnes sont plus sensibles que d’autres. C’est une réaction somme toute humaine. Tout ce sang... et ce regard... mon Dieu ! Je me suis précipité à l’intérieur et j’ai prévenu le gardien. » — Il me l’a encore répété hier, murmura Eve. Qu’il n’oubliait jamais son visage. Ses yeux. — Ceux d’un ta mort donnent la chair de poule C’est le genre d’image qui marque. Eve lui lança un regard sombre. — J’en sais quelque chose. Mais personne n’a pu voir son visage avant moi. A mon arrivée, la capuche le recouvrait presque entièrement. Personne n’a vu ses yeux, Feeney. Sauf moi... et le meurtrier. — Voyons, Dallas, tu ne penses pas sérieusement que Morse s’amuse à égorger des femmes dans son temps libre ! Il en a sûrement rajoute pour se rendre plus intéressant. Eve esquissa un petit sourire triomphant. — C’est exactement ça, Feeney, se rendre intéressant. Il aime monopoliser l’attention. Imagine-toi en journaliste de second ordre ambitieux et sans scrupules. Que ferais-tu si tu ne parvenais pas à décrocher le scoop de ta carrière ? Feeney laissa échapper un sifflement admiratif. — J’en inventerais un. — Sors son dossier. Voyons un peu le passé de ce monsieur. Feeney ne mit pas longtemps à établir un curriculum vitae succinct. C. J. Morse était né à Stamford, Connecticut, trente-trois ans plus tôt. Une première surprise pour Eve qui lui donnait quelques années de moins. Sa mère, aujourd’hui décédée, avait dirigé le département des sciences informatiques à l’université Carnegie Melon. Lui- même était diplômé en sciences de l’audiovisuel et en informatique. Son parcours professionnel était plutôt cahoteux. Un an dans une petite chaîne privée près de sa ville natale. Six mois dans une chaîne-satellite en Pennsylvanie. Presque deux ans dans une des chaînes principales de New Los Angeles. Un détour par l’Arizona avant New York où il avait commencé à All News 60. Puis ç’avait été Channel 75 : d’abord l’actualité mondaine, et ensuite les informations générales. — Notre homme est un instable, fit remarquer Eve. Trois ans à Channel 75, c’est son record. Et aucune mention de son père. — Il n’avait que sa mère, confirma Feeney. Une mère qui avait réussi : brillante carrière, poste de premier plan à l’université. Et décédée, songea Eve. Il leur faudrait prendre le temps d’en vérifier la cause. — Jette un coup d’œil à son casier judiciaire. — Vierge, annonça Feeney, concentré sur l’écran. — Et en délinquance juvénile ? Tiens, tiens, murmura Eve devant les données qui s’affichèrent, dossier non accessible. Pas si irréprochable que ça, ce garçon. Qu’a-t-il pu commettre d’assez grave dans sa jeunesse qui justifierait tant d’efforts pour verrouiller son dossier ? — Nous allons vite l’apprendre, répondit Feeney, tout guilleret. Mais il me faut mon équipement et le feu vert de Whitney. — Parfait. Creuse aussi du côté de ses emplois précédents. Quant à moi, je passe faire un tour à Channel 75, histoire d’avoir une petite conversation avec notre ami. — Il va nous falloir davantage qu’une correspondance possible avec le profil psychologique. — Eh bien nous trouverons, répondit Eve avec détermination en glissant l’étui de son arme, sur son épaule. Si je n’avais pas été si aveuglée par mon mépris pour ce type, j’aurais compris plus vite. Comme par hasard, le premier meurtre a eu lieu quand Nadine était en mission loin de la Terre. Morse avait le champ libre. — Et celui d’Yvonne Metcalf ? — L’ordure était sur les lieux presque avant moi. J’étais folle de rage, mais ça ne m’a pas mis la puce à l’oreille. Il affichait une telle assurance. Et c’est lui qui a découvert Louise Kirski. Lui encore qui annonçait le drame à l’écran quelques minutes plus tard. — Ça n’en fait pas pour autant l’assassin. Le bureau du procureur va te réclamer des preuves, un lien entre ces trois meurtres. — Le lien ? Mais il est évitent ! s’exclama-t-elle en ouvrant la porte. Les taux d’audience, voilà ce maudit lien, Feeney ! 19 D’un pas pressé, Eve parcourut l’immense salle Je rédaction à la recherche de C. J. Morse. Il resta introuvable, mais cette absence ne l’inquiéta pas. La maison était grande et le journaliste n’avait aucune raison de se méfier. Le plan auquel elle avait réfléchi pendant le trajet était simple : elle lui demanderait des nouvelles de Nadine, s’inquiéterait de sa disparition. Peut-être même irait- elle jusqu’à lui proposer de diffuser un avis de recherche. Surtout ne pas se montrer subitement trop amicale : c’était à contrecœur qu’elle lui demandait son aide. Un cas d’urgence. Si elle l’avait bien cerné, il adorerait être sollicité par une femme qui jusqu’ici l’avait méprisé, surtout qu’il pouvait s’en glorifier à l’antenne. Mais si elle avait bien cerné, songea aussitôt Eve avec angoisse, alors Nadine Furst était déjà morte. Un frisson glacé remonta le long de sa colonne vertébrale et elle s’efforça de chasser cette pensée macabre. De toute façon, ses craintes ne changeraient rien à la situation. Et les remords seraient pour plus tard. — Vous cherchez quelqu’un ? Eve tourna la tête vers la voix chaude et sirupeuse qui venait de l’interpeller. La jeune femme qui lui souriait de son bureau était d’une beauté si parfaite qu’elle en paraissait irréelle. La finesse de ses traits et la blancheur de son teint, rehaussée par ses grands yeux émeraude et le rouge rubis de sa bouche finement dessinée, rappelaient l’élégance altière d’une statue grecque. Sa longue chevelure couleur bronze et dorée sur les pointes était remontée en un chignon d’une incroyable sophistication. — Vous travaillez sans doute aux potins mondains ? s’enquit Eve avec une pointe d’ironie. — Actualité mondaine, s’il vous plaît, corrigea la journaliste qui lui tendit une main fine arborant de longs ongles écarlates parfaitement manucurés. Larinda Mars. Et vous, vous êtes le lieutenant Dallas. — Mars... ce nom me dit quelque chose. — J’espère bien. Si Larinda Mars était froissée qu’Eve ne l’ait pas reconnue, son sourire éblouissant n’en laissa rien paraître. — Je tente de vous joindre depuis des semaines pour une interview, mais tous mes messages sont restés sans réponse. — J’ai la mauvaise habitude de penser que ma vie privée ne regarde personne. — Lorsqu’une femme partage le lit du célèbre Connors, sa vie privée tombe dans le domaine public. Au grand agacement d’Eve, le regard aguerri de la journaliste descendit le long de sa gorge et s’arrêta net entre ses seins. — Joli caillou ! Un cadeau de Connors ? Eve se maudit intérieurement et referma une main sur le diamant. Plongée dans ses réflexions, elle avait joué distraitement avec le bijou et oublié de le glisser à sa place sous sa chemise. — Je cherche Morse, dit-elle sèchement. — Je devrais pouvoir vous aider, répondit Larinda Mars qui, d’un coup d’œil connaisseur, avait évalué la valeur de la pierre. En échange d’un petit service... ajouta-t-elle avec un battement de cils. Il y a une réception ce soir chez Connors. Mon invitation a dit se perdre. — C’est Connors qui l’organise. Adressez-vous donc à lui. — Ainsi c’est lui qui tient les rênes dans votre couple, susurra la journaliste, habile manipulatrice. J’imagine qu’un décideur tel que Connors n’a pas l’habitude de demander son avis à sa petite femme. — Je ne suis la petite femme de personne ! protesta Eve avec fougue. Blessée dans son amour-propre, elle n’avait pas vu venir le piège. Un petit sourire vainqueur se dessina sur les lèvres de Larinda Mars. — Vous marquez un point, mademoiselle Mars. — N’est-ce pas ? Alors c’est d’accord pour l’invitation ? Je peux vous faire gagner beaucoup temps dans vos recherches, lieutenant. — Prouvez-le et j’aviserai. — Ce cher Morse est parti cinq minutes avant votre arrivée. Apparemment, il était très pressé : il a failli me renverser en s’engouffrant dans l’ascenseur. Le pauvre chou avait l’air tout retourné ironisa la journaliste d’un ton venimeux. — Vous ne le portez pas dans votre cœur, on dirait, fit remarquer Eve qui trouva aussitôt la journaliste plus sympathique. — C’est un arriviste de la pire espèce. Dans ce métier, la concurrence est forte, je le concède mais Morse est du genre à vous marcher dessus et à vous achever à coups de talon sans aucun état d’âme. Je parle d’expérience : il a essayé avec moi. — Et comment avez-vous réagi ? — La journaliste se rengorgea avec aplomb. — Des minus comme lui, je n’en fais qu’une bouchée. Quand nous faisions équipe, il n’était pourtant pas mal : un sens aigu de l’investigation, une bonne présence à l’antenne... Mais ce monsieur jugeait qu’un homme de sa valeur mérite mieux que les potins. — Actualité mondaine, corrigea Eve avec un sourire en coin. — Bref, je n’ai pas été fâchée quand il rejoint l’équipe rédactionnelle du journal. Il s’y est pas fait beaucoup d’amis non plus, vous me direz. Avec lui, Nadine a le couteau sous la gorge. — Eve sentit son cœur s’emballer dans sa poitrine. — Pardon ? — L’ambition de Morse, c’est la présentation du journal en solo. Tous les moyens sont bons. Très souvent, il joue de sales coups en douce Nadine : il lui coupe la parole, empiète sur son texte, ce genre de mesquineries. Une fois ou deux, le prompteur de Nadine est même tombé en panne. Comme par hasard. Rien n’a pu être prouvé, mais tout le monde sait que Morse est un petit génie de l’électronique. — Vraiment ? — Quel odieux personnage... Nous le détestons tous royalement. Sauf là-haut. La direction apprécie ses taux d’audience et son instinct de tueur. — Ils ne croient pas si bien dire, songea Eve avec ironie. — Où est-il parti ? — Nous n’avons pas pris le temps de bavarder mais, à la tête qu’il avait, je dirai qu’il est rentré se coucher. — Où est son bureau ? — Avec un soupir, Larinda brancha son vidéocom en mode répondeur et déploya sa silhouette sculpturale. Elle guida Eve entre les boxes et s’arrêta enfin devant un bureau. La console de l’ordinateur était placée de façon que son utilisateur soit assis face à l’entrée, le dos contre la cloison du fond. Signe évident de paranoïa, conclut Eve. — Voilà. Mais quoi que vous cherchiez, vous ne trouverez pas. — Pourquoi ? — Il ne laisse jamais rien traîner. Pas moindre mento, pas la plus petite note. Même quand il va aux toilettes, il verrouille son ordinateur. Et ses tiroirs sont toujours fermés à double tour. — Comment le savez-vous ? demanda Eve avec un regard narquois qui mit la journaliste mal à l’aise. — Nous voilà à égalité, lieutenant. Un point partout. — Le bureau était impeccablement rangé. Trop bien rangé pour un homme en plein travail qui part dans la précipitation. — Sauriez-vous par hasard s’il a une source au Central ? — Dans l’Évangile selon Morse, il en aurait aux quatre coins de l’univers. En tout cas, il n’a jamais devancé Nadine sur un scoop. Tout au moins jusqu’au meurtre du procureur Towers mais il n’a pas gardé longtemps l’avantage. Eve hocha pensivement la tête. Peu à peu, les pièces du puzzle commençaient à s’assembler. Sans crier gare, elle tourna les talons et se dirigea d’un pas résolu vers l’ascenseur. — Hé ! lieutenant, à charge de revanche ! — Pas de caméras ou vous resterez dehors ! lui lança Eve sans se retourner. — Le capitaine Feeney approfondit le dossier, expliqua Eve à l’agent Peabody qu’elle avait appelée en renfort. Je ne suis donc pas en position de force. En fait, il n’est pas impossible que je me trompe. — Vous êtes persuadée du contraire, n’est-ce pas ? — Oui, mais je l’étais aussi avec David Angelini D’une voix neutre très professionnelle, Eve s’annonça à l’intercom de la porte d’entrée. — Ambitionnez-vous de passer inspecteur, agent Peabody ? La jeune femme redressa fièrement les épaules. — Oui, lieutenant. En guise de réponse, Eve se contenta d’un hochement de tête. Elle s’annonça à nouveau et attendit. Personne. — Peabody, allez donc voir au bout du couloir si la sortie de secours est fermée. — Pardon, lieutenant ? — Allez au bout du couloir, répéta Eve, soutenant le regard perplexe de son équipière. C’est un ordre. Dès que Peabody eut le dos tourné, elle sortit son passe électronique de sa poche et déconnecta la serrure. Ni vu ni connu, elle entrouvrit la porte de quelques millimètres juste avant le retour de la jeune femme. — Elle est fermée, lieutenant. — Bien. Notre homme n’a pas l’air d’être chez lui. A moins que... regardez, Peabody, la porte n’est même pas fermée. Fronçant les sourcils, Peabody examina la porte, puis se tourna vers Eve, l’air faussement préoccupé. — A l’évidence, c’est anormal, lieutenant. Il pourrait s’agir d’une effraction. M. Morse a peut-être des ennuis. Eve la gratifia loin. — Entièrement d’accord avec vous, Peabody. Intervention officielle, branchez votre enregistreur. Eve dégaina son laser et poussa doucement la porte. — Monsieur Morse ? C’est le lieutenant Dallas, police de New York. Votre porte est ouverte. Nous suspectons une effraction et pénétrons dans l’appartement, annonça-t-elle, joignant le geste à la parole. Elle se glissa dans la chambre et inspecta les placards, remarquant au passage l’imposante console multimédia qui à elle seule occupait plus de place que le lit. — Aucun signe d’intrusion, annonça-t-elle à Peabody avant de s’éclipser dans la cuisine. Elle contacta Feeney. — As-tu du nouveau ? Je suis dans son appartement. Apparemment, l’oiseau s’est envolé. — Je n’en suis encore qu’à la moitié, mais écoute, ça va te plaire. D’abord le casier de jeune délinquant. Il était verrouillé à mort. Il m’a donné du fil à retordre, crois-moi. Figure-toi qu’à dix ans, notre petit C. J. a eu des ennuis avec son institutrice qui ne lui avait pas mis A en maths. — Quelle méchante ! — Apparemment, c’était aussi son avis. Pour se venger, il s’est introduit chez elle et a saccagé sa maison. Et il a tué son chien. — Quoi ? — Il lui a tranché la gorge, Dallas. D’une oreille à l’autre. Il a écopé d’une peine d’intérêt général avec mise à l’épreuve, plus thérapie obligatoire. Un frisson de victoire parcourut Eve. — Continue. — A vos ? ordres, chef. Notre ami conduit Rocket deux portes flamblant neuve. — Tu es génial, Feeney. — Attends, ce n’est pas tout. Dans son premier emploi près de sa ville natale, il travaillait au service des dépêches. Il a donné sa démission quand il s’est fait souffler un poste d’envoyé spécial. Par une femme. Mais j’ai réservé le meilleur pour la fin. Écoute ça, Dallas. En Californie, il ne s’en sortait pas mal et a fini par décrocher la présentation du journal de midi. En duo. — Avec une femme ? — Oui, mais là n’est pas je plus important. Laisse-moi te raconter. La jolie fille de la météo monopolisait tout le courrier des téléspectateurs. Et le patron l’appréciait tant qu’il l’a chargée de présenter certaines rubriques du journal. L’audience grimpait en flèche dès qu’elle apparaissait à l’écran. Morse a démissionné avec fracas, disant qu’il refusait de travailler avec un amateur. C’était juste avant la grande percée de la belle demoiselle. Devine un peu son nom. — Ne me dis pas que c’était Yvonne Metcalf ! — En plein dans le mille. Dans son agenda, Yvonne Metcalf avait noté un rendez-vous avec ce «pauvre nigaud, toujours le même ». Bizarre qu’il n’ait jamais évoqué leur vieille amitié dans ses reportages, non ? — Feeney, je t’adore ! Il me faudrait un mandat de perquisition et j’ai besoin de toi ici pour forcer son ordinateur. — J’ai déjà demandé le mandat. Je te rejoins dès qu’il arrive. Quand Feeney poussa la porte de l’appartement moins d’une demi-heure plus tard, Eve l’embrassa avec tant d’enthousiasme qu’il en rougit jusqu’aux oreilles. — Peabody, verrouillez la porte et fouillez le salon. Inutile de prendre des gants. Feeney, l’ordinateur est par ici. Se frottant déjà les mains, il la suivit dans la chambre. — Machine impressionnante, commenta-t-il en s’asseyant à la console. Ça va être un vrai plaisir de jouer avec. Tandis qu’il initialisait l’ordinateur, Eve fouilla dans les tiroirs. — Vetements à la dernière mode, mais rien de très onéreux. — A mon avis, il met tout son argent dans ses jouets, répondit Feeney, penché sur le clavier, les sourcils froncés. Il a beaucoup de respect pour son matériel et sa prudence frôle la paranoïa. Il y a des codes de blocage partout. Attends, je rêve, il a même intégré un système anti-intrusion digne de la C.I.A. ! — Quoi ? Sur un ordinateur personnel ? Feeney ôta délicatement les doigts du clavier. — Puisque je te le dis ! Si jamais j’entre un code erroné, hop, tout s’efface ! Il va me donner du fil à retordre, Dallas. J’ai besoin d’équipement. Et de temps. La nuit va être longue. — Il a pris ses précautions avant de disparaître. Mais comment a-t-il su que nous étions sur ses traces ? — Lieutenant ! intervint Peabody, le visage impassible mais les yeux brillants. Vous devriez ? venir voir. La jeune femme désigna le canapé rustique qui trônait au milieu du salon. — J’étais en train d’y jeter un coup d’œil et je n’aurais sans doute rien remarqué si ce bouton en bois sur le côté ne m’avait mis la puce à l’oreille. On croirait une simple décoration, mais regardez ! Elle contourna le canapé et tourna le bouton avec précaution. — Et voilà le trésor ! s’exclama-t-elle d’une voix triomphante. Sous les yeux ébahis d’Eve, le socle coulissa lentement vers l’avant. A l’intérieur se trouvaient un parapluie pourpre et un escarpin à rayures rouges et blanches. — Encore toi ? C’est du harcèlement, ma parole, bougonna Feeney à l’écran du vidéocom. Ça fait au moins dix fois que tu m’appelles. — Je me tiens au courant, c’est tout, répondit Eve, la mine renfrognée, tandis que les enquêteurs passaient l’appartement de C. J. Morse au peigne fin. — Je t’avais dit que ce serait un travail de longue haleine, Dallas. Morse est un expert. Il connaît toutes les ficelles. Alors lâche-moi un peu la bride. Dis donc, tu ne devais pas aller à une réception ce soir ? — Quoi ? Elle fit la grimace. Cette soirée lui était complètement sortie de la tête. — La barbe, c’est vrai. — Alors va enfiler ta robe du soir et laisse-moi travailler. — Je ne vais certainement pas me déguiser et siroter du Champagne alors qu’il... ! — Ecoute, Dallas, toute la police de la ville est à ses trousses. Son appartement et Channel 75 sont sous haute surveillance. Tu ne peux rien faire pour l’instant. — Si, je peux... — Ralentir mon travail en me tenant la jambe, la coupa-t-il d’un ton excédé. Va à ta réception Dallas. Dès que j’ai du nouveau, je t’appelle. Si Nadine Furt est encore vivante, chaque minute compte. — D’accord, j’y vais, mais... Eve réprima un juron. Il avait déjà raccroché. Eve entra dans la chambre en courant et trouva Connors en smoking, occupé à fixer d’élégants boutons en or à ses manchettes. — Je sais, je suis en retard, commença-t-elle choisissant l’offensive. Inutile de me le rappeler Summerset s’en est chargé. Elle ôta sa chemise en toute hâte, puis se laissa tomber dans un fauteuil et s’escrima sur ses bottes. — J’avais du travail. C’est déjà beau que je sois là, poursuivit-elle en déboutonnant son jean. Je sais que les invités arrivent dans dix minutes, mais ne t’inquiète pas, je serai prête. Elle abandonna son pantalon sur la moquette et disparut dans la salle de bains sous le regard appréciateur de Connors qui la suivit et s’appuya sur le chambranle de la porte. — Pas de panique, Eve, rien ne presse, répondit-il, amusé, tandis qu’elle montait dans la douche et programmait les jets d’eau croisés à pleine puissance. Personne ne va te reprocher de ne descendre que dans vingt minutes. Ou trente. Eve se lava à toute allure et ressortit de la douche en repoussant les mèches trempées qui lui tombaient dans les yeux. Connors lui ouvrit la porte de la cabine de séchage. En y entrant, elle lui prit le visage entre les mains et, avec un élan d’enthousiasme qui le sidéra, lui plaqua un baiser sonore sur la bouche. Quand elle émergea de la cabine, la peau fraîche et délicatement parfumée, Connors la saisit par la taille et caressa la courbe satinée de ses reins. — Dis-moi, tu me parais drôlement en forme ce soir, lui fit-il remarquer, desserrant à regret son étreinte. Eve enfila son peignoir. — Peut-être à l’idée de porter des talons hauts qui vont me casser les reins pendant des heures, répondit-elle avec un clin d’œil malicieux en ouvrant la trousse de maquillage qu’avait tenu à lui offrir Mavis. Elle fronça les sourcils devant les couleurs exubérantes et décida de se limiter à une légère touche de mascara et de rouge à lèvres. — Ou bien tout simplement parce que l’agent Peabody a découvert le trésor, continua-t-elle avec entrain. — Bravo à l’agent Peabody, répondit Connors, perplexe. Quel trésor ? — Un parapluie et un escarpin. — Tu l’as arrêté ? Félicitations ! la complimenta-t-il, déposant un baiser tendre sur la courbe de sa nuque. — Presque, corrigea Eve, très affairée devant le miroir. Le labo a analysé les empreintes sur les pièces à conviction. Elles correspondent. Sur la chaussure, il y en a d’autres, sans doute celles de la vendeuse et de clientes. Yvonne Metcalf venait de les acheter chez Saks. Elle retourna dans la chambre et, ôtant son peignoir, s’enduisit le corps du lait aux effluves délicats que Connors lui avait acheté à Paris chez un grand parfumeur. — Le problème est qu’il court toujours. J’ignore comment il a été prévenu, mais quand je suis arrivée chez lui, il avait filé. Pour l’instant, les recherches n’ont rien donné. Il se peut qu’il soit déjà loin. Dans le dressing, Eve ouvrit sa penderie et s’immobilisa, effarée. La surprise de Connors l’attendait sagement sur un cintre : une luxueuse robe du soir en lamé cuivre très, très courte ! Elle la tint devant elle et contempla son reflet dans le miroir en pied. Avec ses manches longues et moulantes, le bustier restait encore décent, même si le décolleté rond était un peu trop plongeant à son goût, mais le bas frôlait de tres près l’attentat à la pudeur ! — Suis-je censée porter quelque chose en dessous ? D’un tiroir, Connors sortit un ridicule petit triangle de tissu assorti qui aux yeux d’Eve ne méritait sûrement pas le nom de slip. Elle le prit dans sa main tendue et l’essaya sans conviction. — Celui-là ne risque pas de rétrécir au lavage. Ou alors il disparaît, ironisa-t-elle après un coup d’œil au miroir. Résignée, Eve enfila la robe scintillante en se contorsionnant. De toute façon, il était trop tard. Comme pour lui donner raison, l’interphone sonna et Summerset annonça l’arrivée des premiers invités. — Descends, je te rejoins, dit-elle à Connors en chaussant ses escarpins à la hâte. — Pas avant que tu m’aies révélé le nom du coupable. — Je ne te l’ai pas dit ? — Non, répondit Connors1 avec une patience méritoire. — C’est C. J. Morse. — Quoi ? — Descends, je te raconterai tout entre les petits fours, lui promit-elle, tentant de domestiquer ses mèches rebelles. Voilà ! Je t’avais bien dit que je serais prête ! Elle prit la main qu’il lui tendait et ils sortirent de la chambre. — Oh, j’allais oublier. Pourrais-tu accepter une invitée de dernière minute pour moi ? Larinda Mars de Channel 75. 20 Foulant le parquet de chêne rutilant de la salle d’apparat où réception battait son plein, Eve songea qu’il lui était déjà arrivé d’attendre le dénouement d’une enquête dans des conditions beaucoup moins agréables. Le décor était magnifique. Le plafond s’ouvrait sur un dôme de verre qui laissait apercevoir les étoiles. Un lustre monumental à pendeloques de cristal étincelait de mille feux. Le long des murs courbes décorés d’imposants miroirs, un buffet somptueux avait été dressé. De nombreux invités s’y pressaient, tandis que des extras en livrée se promenaient entre les petits groupes, proposant des coupes de champagne sur des plateaux d’argent. Par les portes-fenêtres résonnait la musique d’un orchestre qui jouait en sourdine sur la terrasse. — Je n’arrive pas à croire que Connors m’ait invitée, dit Mavis qui arborait pour l’occasion une robe courte et moulante d’un rouge vermillon assorti à ses cheveux, une tenue presque trop sage à son goût. — Pourquoi ? Tu es mon amie, répondit Eve avant de mordre dans un délicieux canapé aux crevettes roses du Japon. — Crois-tu que plus tard, quand tout le monde aura un peu bu, je pourrai demander à l’orchestre de m’accompagner dans un de mes morceaux ? murmura Mavis à son oreille. Eve parcourut du regard la foule digne des invités en smokings guindés ou luxueuses robes du soir. — Très bonne idée, approuva-t-elle avec une joie malicieuse. — Une idée excellente, tu veux dire ! Je vais de ce pas me présenter aux musiciens, histoire de tâter le terrain, lui glissa Mavis avec une œillade complice. — Bonsoir, lieutenant, fit une voix masculine derrière elle, tandis que la jeune femme se faufilait parmi les invités. Eve se retourna et se retrouva nez à nez avec le chef de la police. — Bonsoir, chef Tibble. — Vous êtes méconnaissable, lieutenant Dallas. Quelle élégance ! Devant son embarras, il éclata de rire. — Belle soirée, n’est-ce pas ? poursuivit-il, tirant sur le col empesé de sa chemise immaculée. Comme toujours, Connors sait recevoir. Il prit une coupe de Champagne et entraina Eve sur la tarasse. — Lieutenant Dallas, je tenais à vous féliciter pour votre excellent travail sur cette enquête. — Vous oubliez mon fiasco avec Angelini. — La piste paraissait logique. Mais vous avez su vous remettre en question. Grâce à votre ténacité et à votre perspicacité, vous brillamment réussi à démasquer le meurtrier. — Il est toujours en fuite, objecta-t-elle, mal à l’aise. — Plus pour longtemps. C’est un homme connu. Il ne pourra aller loin. Eve y comptait bien. — Chef Tibble, l’agent Peabody a accompli du beau travail. C’est une recrue de qualité avec un instinct très sûr. — C’est ce que j’ai lu dans votre rapport. Je saurai m’en souvenir. Il consulta sa montre avec fébrilité. — J’ai promis à Feeney une bouteille de whisky irlandais s’il venait à bout de ce maudit ordinateur d’ici à minuit. — Alors je ne doute pas qu’il va y parvenir, répondit Eve en riant. Soudain, elle aperçut Marco Angelini à l’entrée de la salle de réception. Malgré elle, tous ses muscles se contractèrent. — Excusez-moi, chef Tibble. Je viens de voir quelqu’un à qui je dois absolument parler. Remarquant à son tour l’homme d’affaires italien, le chef de la police posa une main sur le bras d’Eve. — Ce n’est pas nécessaire, Dallas. — Pour moi, si. Quand il la vit s’avancer Marco Angelini se pétrifia sur place. — Bonsoir, monsieur Angelini. En guise de réponse, il la foudroya du regard, les mâchoires crispées. — Je regrette l’embarras dans lequel je vous ai placés, vous et votre famille, au cours de enquête. — Embarras ? Le mot est faible, lieutenant ! De toute façon, je n’ai que faire de vos excuses et je doute même que vous en pensiez un traître mot ! lui lança-t-il d’une voix cinglante. (Il la toisa avec mépris.) Si vous n’aviez pas été si occupée à vous pavaner devant les caméras à la moindre occasion, vous auriez peut-être réussi à arrêter le vrai coupable. Une vulgaire opportuniste, voilà tout ce que vous êtes ! — Marco, intervint Connors, une main sur l’épaule d’Eve, je comprends votre amertume, mais je vous interdis d’insulter Eve dans sa propre maison. Il vaut mieux pour nous tous que je vous raccompagne, ajouta-t-il d’un ton glacial. — Inutile, je connais le chemin. J’entends mettre un terme le plus vite possible à notre association, Connors. Je n’ai plus aucune confiance dans votre jugement, rétorqua-t-il avec un regard assassin en direction d’Eve. Les poings serrés, elle le regarda s’éloigner. — Pourquoi es-tu intervenu ? demanda-t-elle à Connors, frémissante de colère. J’aurais su me défendre. — Je sais, répondit-il en lui soulevant le menton. Mais j’étais aussi concerné que toi. Jamais, je dis bien jamais, je ne laisserai quelqu’un te parler ainsi chez nous. — Sumnlerset ne se gêne pas, fit remarquer Eve avec un haussement d’épaules. Un léger sourire flotta sur les lèvres de Connors. Il lui caressa la joue et, de son pouce, titilla la fossette de son menton. — C’est l’exception, pour des raisons trop compliquées à expliquer. Intriguée, Eve fronça les sourcils, mais n’insista pas. — Cesse de penser à Angelini, lui dit-il devant sa mine tracassée. Viens donc boire une coupe de Champagne. — Dans une minute. Je vais d’abord me rafraîchir. Ah oui, j’allais oublier... Larinda Mars cache un enregistreur dans son sac. — Cachait, corrigea Connors en lui tapotant gaiement le bout du nez. Nous nous sommes un peu bousculés devant le buffet végétarien, et maintenant, il est à l’abri dans ma poche. — Quelle habileté ! Tu m’avais caché tes talents de pickpocket. Excuse-moi, je reviens. Désireuse de s’isoler quelques minutes, le temps de retrouver son calme et de contacter Feeney, elle s’apprêtait à entrer dans la bibliothèque quand Summerset sortit de l’ombre derrière elle. — Lieutenant, un appel pour vous. Personnel et urgent. — Feeney ? — Il n’a pas daigné me dire son nom. — Je le prends dans la bibliothèque, répondit Eve qui le planta sur le palier et lui claqua la porte au nez. Elle commanda l’éclairage et une lumière chaleureuse inonda les magnifiques reliures de cuir des ouvrages rares qui emplissaient les rayonnages de bois ciré. Eve se précipita vers le bureau et connecta le vidéocom. Devant le visage qui apparut à l’écran, elle se pétrifia. Surprise, dit C. J. Morse avec un large sourire. Vous ne vous attendiez pas à moi, je parie. Quelle tenue affriolante, lieutenant ! Je ne vous dérange pas pendant votre petite sauterie au moins ? — Justement je vous cherchais, répondit Eve, retrouvant aussitôt son sang-froid. — Oh oui, je m’en doute. Écoutez-moi bien, lieutenant. Que cette conversation reste entre nous ou je me ferai un plaisir de saigner votre amie à blanc. Il attira Nadine Furst vers lui et le visage terrifié de la journaliste apparut à l’écran. — Vous a-t-il fait du mal Nadine ? demanda Eve d’une voix qu’elle espérait neutre. Morse lui tira la tête en arrière par les cheveux et appliqua une longue lame effilée sur sa gorge. — Dis-lui que j’ai été très gentil avec toi. Pour l’instant. Allez, dis-lui. La journaliste ferma les yeux. Une larme roula le long de sa joue. — Je vais bien... Je... je suis désolée. Avec un sourire mauvais, Morse pressa sa joue contre la sienne. — La pauvre idiote s’est jetée la tête la première dans mes bras. C’est pour ça que tu es désolée, hein, Nadine ? Et maintenant tu vas mourir. Mais pas comme les autres. Je vais te tuer à petit feu dans d’atroces souffrances. A moins que notre amie ne m’obéisse au doigt et à l’œil, n’est-ce pas, Nadine ? — Il va me tuer, bredouilla la journaliste, les lèvres tremblantes. Il va me tuer, Dallas. — C’est déjà ta faute si Louise Kirski est morte. Et aussi celle de notre chère amie ici présente, siffla-t-il entre ses dents. Tu ne voudrais pas avoir une autre mort sur la conscience, hein, Dallas ? Il resserra son étreinte sur la jeune femme, mais la main qui tenait le couteau tremblait. — Je vous écoute, Morse, lui dit Eve, se rappelant le profil établi par le Dr Mira. C’est vous qui menez le jeu. Quelles sont vos conditions ? Le visage du journaliste s’éclaira d’un sourire arrogant. — Vous devez avoir localisé ma position maintenant. Comme vous le voyez, je me trouve dans un petit coin tranquille et charmant de Greenpeace Park où personne ne viendra nous déranger. Je vous donne exactement six minutes pour m’y rejoindre. — Six minutes ! Même à pleine vitesse, c’est presque impossible. Et si je tombe dans un embouteillage... — Débrouillez-vous ! Six minutes à compter de la fin de la transmission, pas une seconde de plus ! Et ne vous amusez pas à prévenir des renforts ou je la tue ! Tu veux qu’elle vienne seule n’est-ce pas, chère collègue ? Avec une cruauté sadique, il pointa la lame sur le côté de sa gorge et infligea à Nadine une légère entaille qui lui arracha un gémissement plaintif. Sous les yeux horrifiés d’Eve, le sang se mit à goutter sur son chemisier. — Arrêtez ou je refuse de négocier ! — Vous n’avez pas le choix, rétorqua-t-il avec un calme sinistre. Six minutes. A compter de maintenant. L’écran s’éteignit. Le doigt crispé sur la touche connexion, Eve faillit donner l’alerte. En quelques minutes, des dizaines de patrouilles auraient encerclé le parc. Puis elle revit le visage terrifié de Nadine et les gouttelettes de sang qui s’écoulaient de sa gorge. Elle se rua dans l’escalier et monta quatre à quatre les marches pour récupérer son arme. C. J. Morse vivait son heure de gloire. Il commençait à comprendre toute la jouissance que pouvait inspirer une mort lente. Il était mille fois plus excitant de distiller la peur, de la regarder grandir et prendre peu à petit possession de ses victimes. Comme Nadine en ce moment... Je la terrorise, se dit-il avec un enivrant sentiment de toute-puissance. Au fond de lui-même, il ne pouvait cependant s’empêcher d’éprouver une crainte diffuse. Dans quelques minutes, il se retrouverait enfin face à face avec Dallas. Cette garce allait enfin avoir le châtiment qu’elle méritait. La mort. Une mort lente, douloureuse... Depuis le début, elle n’avait cessé de le mépriser. Elle avait même essayé de lui tendre un piège ! C’était une insulte qu’il ne pouvait tolérer. Une de plus. Toute sa vie, les femmes s’étaient mises en travers de son chemin. A commencer par sa salope de mère. Il l’entendait encore : « Une fois de plus, tu n’as fait aucun effort. Utilise ta cervelle, pitié. Si tu comptes sur ton physique ou ton charme pour réussir dans la vie, tu pourras attendre longtemps. Tu n’en as pas ! J’espérais beaucoup plus de toi. Si tu ne peux pas être le meilleur, tu ne seras jamais qu’un bon à rien ! » Pourtant il avait fait des efforts. Avec un rictus de dément, il caressa les cheveux de Nadine qui tremblait de tous ses membres. Pendant des années, il s’était appliqué à lui jouer la comédie du fils gentil et attentionné, alors que toutes les nuits ses rêves étaient hantés par une seule obsession : la tuer. — Et un jour je suis passé à l’acte, dit-il à Nadine sur le ton d’une banale conversation, titillant sa gorge palpitante de la pointe de son couteau. Ce fut un jeu d’enfant. Elle était seule dans sa grande maison, plongée dans son travail si important. Je suis rentré dans son bureau. « C. J., m’a-t-elle dit, que viens-tu faire ici ? Ne me dis pas que tu as encore perdu ton emploi. Si tu ne parviens pas à donner un sens à ta vie, tu resteras toujours un bon à rien. » Je me suis contenté de sourire et de lui dire : «Tais-toi, maman. » Et je lui ai coupé le sifflet. Comme ça. Avec un rictus hideux, il promena le couteau sur la gorge de Nadine qui poussa un gémissement de douleur quand la pointe acérée de la lame lui égratigna la peau. — Tu aurais dû la voir, poursuivit-il avec un gloussement sadique. Son sang giclait à gros bouillons. Elle m’a regardé avec ses gros yeux exorbités sans pouvoir prononcer un seul mot. Enfin ! Mais tu sais, Nadine, j’ai quand même retenu sa leçon. Je me suis fixé un objectif dans la vie : débarrasser le monde de toutes ces pétasses arrogantes qui ne pensent qu’à se mettre avant. Comme Towers et Metcalf. Et comme toi, Nadine, ajouta-t-il en l’embrassant sèchement sur le front. Exactement comme toi. Tu voulais m’écarter du journal, hein ? Tu as même été te plaindre de moi à la direction. Petite garce ! siffla-t-il en lui plaquant la lame sous le menton. Et cette salope de Towers qui refusait de m’accorder une interview, qui m’ignorait avec mépris à chaque conférence de presse. Mais je lui ai réglé son compte. Un bon journaliste a du flair, n’est-ce pas, Nadine ? En creusant bien, j’ai fini par exhumer un scandale bien juteux sur l’amant de sa fille chérie. J’ai attendu que la mère attendrie s’amuse un peu avec les préparatifs du mariage. J’aurais pu la faire chanter, mais ce n’était pas le but du jeu, n’est-ce pas ? Quand je lui ai tout déballé à la figure cette nuit-là, elle était verte de rage. Elle a hurlé qu’elle allait ruiner ma réputation, m’écraser comme un vulgaire cafard. N’empêche qu’elle m’a obéi au doigt et à l’œil. Quand je me suis avancé vers elle dans cette ruelle crasseuse, cette salope m’a ricané au nez. «Vous êtes en retard, Morse, m’a-t-elle dit avec son habituelle arrogance. Et maintenant réglons nos comptes. » En fait de comptes, dit-il en s’esclaffant, c’est moi qui lui ai réglé le sien. Net et sans bavure, comme à ma chère vieille mère. Il donna une petite tape sur la tête de Nadine qui tressaillit de frayeur, puis s’avança devant la caméra. — Ici C.J Morse, annonça-t-il comme s’il passait à l’antenne. Au fur et à mesure que les secondes s’écoulent, il est à craindre que l’héroïque lieutenant Dallas n’arrive pas à temps pour sauver de l’exécution sa garce de complice. On a beau dire qu’il s’agit d’un cliché sexiste, cette expérience prouve s’il en était besoin que les femmes sont toujours en retard. Il fut secoué d’un rire hystérique qui glaça le sang de Nadine, pétrifiée sur le banc où il l’avait attachée. Puis après un dernier gloussement aigu, il se calma en une fraction de seconde et fixa à nouveau l’objectif de la caméra avec un sérieux tout professionnel. — La retransmission publique des exécutions a été interdite dans ce pays en 2012, quelques années avant que les cinq pétasses siégeant à la Cour suprême n’abolissent la peine capitale, décision que je considère bien entendu comme nulle et non avenue. Morse sortit une petite télécommande de poche de sa veste et se tourna vers Nadine. — Prépare-toi, chérie, direct dans vingt secondes. Il pencha la tête avec une moue critique. — Une légère retouche de maquillage n’aurait pas été superflue. Trop tard, dommage. Je suis sûr que tu aurais voulu paraître au mieux de ta forme pour ta dernière émission. Morse rejoignit Nadine et se plaça derrière elle face à la caméra, le couteau plaqué sur sa gorge. — Attention, le compte à rebours commence. Dix secondes, neuf, huit... Soudain, le bruit d’une course précipitée sur le gravier de l’allée lui fit lever la tête. — Tiens, tiens... La voilà enfin. Avec même quelques secondes d’avance. Devant la mise en scène macabre, Eve s’arrêta net. Elle n’en croyait pas ses yeux. Durant ses dix années de service, elle avait vu de tout, mais ça, jamais ! Le faisceau puissant d’un unique projecteur illuminait le banc sur lequel était prostrée Nadine, le chemisier taché de sang. Derrière elle, la menaçant avec un long couteau, se tenait C. J. Morse, tiré à quatre épingles dans un élégant costume bleu ciel. Perchée sur un trépied, une caméra filmait la scène, comme sur un plateau de télévision. Ce type était fou à lier ! — A quoi jouez-vous, Morse ? — On applaudit bien fort notre invitée, le lieutenant Eve Dallas ! s’exclama-t-il joyeusement. Venez donc nous rejoindre, lieutenant, afin que nos téléspectateurs aient le plaisir de vous voir. Sans le quitter des yeux, Eve s’avança dans le cercle de lumière. Mais où est-elle ? se demanda Connors qui prêtait une oreille de plus en plus distraite aux conversations de salon. Apparemment, l’incident avec Angelini l’avait plus affectée qu’il ne le pensait. Bien décidé à ne pas la laisser culpabiliser ou broyer du noir dans son coin, il s’éclipsa discrètement et monta à l’étage. — Avez-vous vu Eve ? s’enquit-il auprès de Summerset qui arrivait dans le couloir. — Elle est partie. — Comment ça, partie ? Où ? Le majordome haussa les épaules avec dédain. — Je l’ignore. Elle est sortie en courant et a sauté dans sa voiture. Elle n’a pas daigné m’informer de ses projets. Une boule d’angoisse serra l’estomac de Connors. — Pas de cinéma avec moi, Summerset ! Pourquoi est-elle partie ? Répondez ! — Peut-être à cause de l’appel qu’elle a reçu il y a quelques minutes. Elle l’a pris dans la bibliothèque. Pivotant sur ses talons, Connors se précipita à la bibliothèque et connecta le vidéocom. — Dernière communication ! La conversation qui se rejoua sous ses yeux effarés confirma ses pires craintes. — Prévenez le chef Tibble. Discrètement, ordonna-t-il à Summerset en dévalant les escaliers quatre à quatre. — Le temps qui nous est imparti est presque écoulé, mais je suis sûr que nos téléspectateurs se passionnent pour votre enquête, continua Morse, son sourire de star toujours plaqué sur ses lèvres. Pendant longtemps, vous vous êtes égarée sur une fausse piste et étiez même sur le point, je crois, d’inculper un innocent. — Vous ne sortirez pas de ce parc, Morse. — J’ai un plan, ne vous inquiétez pas pour moi. Et il ne nous reste plus que quelques minutes avant de terminer cette charmante conversation. Le public a le droit d’être informé. Nos téléspectateurs vont bientôt assister en direct à l’exécution. Eve glissa un regard vers Nadine. Aucune aide à attendre de ce côté. Les yeux hagards, la journaliste était visiblement en état de choc. — Si vous croyez que je vais me laisser faire, vous vous trompez. — Ça sera que plus amusant. Sans quitter des yeux les mains de Morse, Eve avança d’un pas. — Comment avez-vous enlevé Nadine ? demanda-t-elle, consciente qu’il lui fallait gagner du temps. Vous avez dû être malin. — Je suis très malin. Les gens, surtout les femmes, ont toujours tendance à me sous-estimer. Je lui ai fait avaler une histoire de témoin effrayé qui ne voulait parler qu’à elle. Vous la connaissez, notre chère Nadine, toujours à l’affût d’un scoop. Je savais qu’elle mordrait à l’hameçon. Ça n’a pas manqué. La suite a été un jeu d’enfant. Je l’ai guettée dans le parking de son immeuble. Une bonne dose de tranquillisant, et hop, dans le coffre de sa voiture. Ensuite, je suis allé la garer dans un garage privé que j’avais loué au centre. — Très futé... Eve risqua un autre pas, mais s’immobilisa en voyant Morse lever les sourcils et presser la lame plus fermement sur la gorge de la journaliste. Elle leva les mains. — Vraiment très futé. Comment avez-vous su que j’étais sur votre piste ? — Ce pauvre Feeney, vous le croyez calé en informatique, mais je le bats à plate couture. Il n’y a vu que du feu. Depuis des semaines, je me baladais dans vos fichiers. J’étais au courant de chaque transmission, de chaque décision. J’avais toujours une longueur d’avance sur vous, Dallas. — Avouez-moi la vérité, Morse. C’est après moi que vous en avez, n’est-ce pas ? Maintenant je suis là. Alors à quoi bon tuer Nadine ? Libérez-la. Un sourire sadique se dessina sur les lèvres du journaliste. — Et si je la tuais d’abord ? Après je pourrais m’occuper de vous en toute tranquillité. Eve haussa une épaule avec une indifférence feinte. — Je croyais que vous aimiez les défis. Apparemment, je me trompais. Avec Cicely Towers, je vous le concède, vous avez sûrement dû batailler ferme avant d’arriver à vos fins. Mais avec Yvonne Metcalf, vous n’avez guère eu de mérite. Une grimace hideuse déforma les traits de Morse. — Elle me prenait pour un minable, un moins que rien, siffla-t-il entre ses dents. Sans ses gros seins, elle moisirait encore à la météo. Quand je pense que j’ai dû partager mon temps d’antenne avec cette petite traînée ! Lorsque nous nous sommes revus, j’ai dû me forcer à l’admirer alors qu’elle me donnait envie de vomir. J’ai inventé une histoire de reportage que j’envisageais de lui consacrer pour le compte d’une chaîne-satellite internationale. Elle est tombée à pieds joints dans le panneau. — Et vous l’avez rencontrée cette nuit-là dans le patio ? — Ouais, cette garce s’était mise sur son trente et un. Elle était toute mielleuse, tout sourires. Elle était contente que j’aie enfin trouvé mon créneau. Mon créneau ! Je lui ai réglé son compte. — Vous avez été très futé avec elle aussi, Morse, reprit Eve en s’efforçant de suivre la logique démentielle du journaliste. Mais Nadine ne peut plus rien contre vous. Regardez-la, c’est une loque. Elle n’est même plus en état de penser. Si vous vous vengez maintenant sur elle, elle ne s’en rendra même pas compte. — Notre petite conversation est terminée, Dallas. Poussez-vous sur le côté si vous ne voulez pas que le sang gicle sur votre belle robe de soirée. Eve comprit qu’elle n’avait plus le choix. Feignant de s’exécuter, elle dégaina son laser, plaqué avec un adhésif sur sa robe dans le creux de ses reins, et le braqua sur lui. — Les mains en l’air ! Pas un geste, Morse, ou je vous refroidis ! — Si vous tirez, ma main va déraper. Nadine Furst sera morte avant moi. — C’est un risque à courir. répondit Eve d’une voix ferme. Mais vous, vous n’avez aucune chance. Lâchez ce couteau, Morse, et éloignez- vous d’elle. — Petite garce ! Tu t’imagines que tu peux m’avoir ! Il leva Nadine sans ménagement et s’en servit comme bouclier. Puis il la poussa violemment sur Eve et prit la fuite à toutes jambes vers les arbres juste derrière lui. Déséquilibrée, elle rattrapa la journaliste d’un bras et visa Morse. Trop tard ! Il était déjà à couvert. Elle secoua Nadine qui s’affaissa entre ses bras. En désespoir de cause, elle lui envoya une paire de claques magistrale qui lui fit quelque peu retrouver ses esprits. — Réveillez-vous, bon sang ! — Il va... me tuer... — Courez, vous m’entendez ! lui ordonna Eve. Courez prévenir la police ! Dans cette direction, vite ! Eve la poussa vers le sentier, espérant qu’elle tiendrait sur ses jambes, et se précipita dans l’autre direction à la poursuite de Morse. Même s’il réussissait à quitter le parc, il n’irait pas loin. Mais dans sa folie meurtrière, il risquait d’égorger la première personne qui aurait le malheur de croiser son chemin. Eve s’immobilisa et tendit l’oreille, contrôlant sa respiration. Elle ne perçut que le bruit assourdi de la circulation au loin. Soudain, un léger bruissement se fit entendre devant elle. L’arme au poing, elle s’engagea sur le sentier qui serpentait entre les arbres. Bientôt, elle déboucha dans un petit jardin. Plissant les yeux, elle distingua les formes indistinctes d’un toboggan et de balançoires. Une aire de jeux... Elle se maudit d’avoir oublié sa torche dans la voiture. Autour d’elle, l’obscurité se faisait de plus en plus oppressante. Un silence de mort l’enveloppait tel un linceul. Soudain, un hurlement déchira la nuit. Nadine ! Ce salaud avait fait demi-tour et l’avait rattrapée ! Dans une brusque volte-face, Eve voulut s’élancer dans la direction du cri. Elle ne vit pas le coup venir. Dans un sifflement sinistre, le couteau l’atteignit à la clavicule. Mue par un puissant réflexe d’autodéfense, elle envoya un violent coup de coude dans la mâchoire de son agres seur. Manquant de peu sa gorge, la lame effilée s’abattit sur son poignet. La main paralysée par une douleur fulgurante, elle lâcha son arme qui tomba à ses pieds. Le couteau sanglant pointé vers elle, Morse la contempla d’un air goguenard. Dans son regard de dément brillait une intense satisfaction. — Alors, lieutenant, on croyait que j’allais prendre mès jambes à mon cou... Grossière erreur. Comme je le disais, les femmes ont toujours tendance à me sous-estimer. Mais cette fois, c’est la fin, Dallas, fit-il en brandissant son couteau vers elle d’un geste brusque qui la fit reculer d’un pas. Tu vas enfin avoir le châtiment que tu mérites, petite garce. Maintenant c’est moi qui commande ! Au même instant, Eve lui décocha un magistral coup de pied à l’aine. Plié de douleur, il lâcha son arme. Aussitôt, elle s’abattit de tout son poids sur lui et ils roulèrent sur le gravier. Un corps à corps acharné s’engagea. Les traits convulsés par une hargne sanguinaire, Morse riposta à coup d’ongles et de dents comme une bête enragée. La folie semblait avoir décuplé ses forces. Dans un grognement furieux, il parvint à prendre le dessus. Plaquant Eve au sol, il tendit les doigts vers le couteau. Avec l’énergie du désespoir, elle se débattit de toutes ses forces, mais Morse lui assena un violent coup de poing en pleine figure et une nuée d’étoiles dansa devant ses yeux. A cet instant, Eve sut qu’il était trop tard. Le visage déformé, Morse pointait le couteau droit, sur sa gorge. C’est alors qu’un hurlement sauvage lui glaça le sang. Avant qu’elle ait pu comprendre ce qui arrivait, Morse roula sur le gravier. Affaiblie par la lutte et l’hémorragie, elle se mit péniblement à quatre pattes et récupéra son laser. Sur l’aire de jeux plongée dans la nuit, Morse se battait avec acharnement contre un mystérieux adversaire. Avec stupéfaction, Eve le reconnut à la faveur d’un rayon de lune : Connors ! Dans un sursaut de volonté, elle se releva. D’une main poissée de sang, elle brandit son arme vers les deux hommes. — Lâche-le, Connors ! Éloigne-toi ! Je le tiens en joue ! hurla-t-elle d’une voix suraiguë. Les deux hommes ne lui prêtèrent aucune attention. Son index se pétrifia sur la détente, tandis que le duel redoublait de violence. Sous ses yeux effarés, Morse prit le dessus et plaqua Connors au sol. Il allait lui plonger la lame dans le cœur ! Eve brandit à nouveau son laser mais n’osa tirer, paniquée à l’idée de se tromper de cible. A la seconde où Morse allait frapper, Connors lui agrippa le poignet. Dans un suprême effort de volonté, il retourna l’arme contre le psychopathe. Pendant quelques secondes d’intolérable angoisse, Eve vit la lame osciller entre les deux adversaires avec une terrible indécision. Puis tout se joua très vite. Mû par un formidable instinct de survie, Connors rassembla toutes ses forces et planta la lame droit dans la gorge de Morse qui s’affaissa sur lui dans un cri étranglé. Un silence de mort s’abattit sur le parc. Abaissant son arme, Eve regarda Connors se relever. Lorsqu’il s’avança vers elle, la rage de vaincre brûlait encore dans ses yeux. Les jambes tremblantes, elle fit un pas vers lui. — Oh, Connors, j’ai eu si peur ! J’ai bien cru qu’il allait te tuer avant que j’aie pu l’en empêcher ! Découvrant le sang qui poissait sa chemise et son smoking, elle s’arrêta net. — Mon Dieu, tu es blessé ! Avec un sanglot étranglé, elle se précipita vers lui. Connors la serra dans ses bras et lui souleva le menton. — Pas de panique, Eve, je n’ai rien. C’est son sang, pas le mien. Par contre, toi... — Une ou deux égratignures, rien de grave, tenta-t-elle de le rassurer. Mais déjà il avait sorti de sa poche un mouchoir de lin. Avec une infinie douceur, il épongea le sang qui s’écoulait de la plaie de son poignet et lui fit un pansement de fortune. Le front soucieux, il lui pencha la tête en arrière et examina ses autres blessures. La coupure à la clavicule était superficielle, mais sa paupière gauche tuméfiée enflait à vue d’œil. — Tu dois voir un médecin immédiatement. Au même instant, ils distinguèrent les faisceaux de plusieurs lampes-torches à travers le feuillage. — Il semble que Nadine ait réussi à prévenir la police, commenta Connors. A l’entrée du parc, je suis tombé nez à nez avec elle. En me voyant foncer vers elle, elle a poussé un de ces hurlements. La pauvre était en état de choc. — Je serais venue à bout de ce fou toute seule, mais tu t’en es très bien sorti, murmura Eve, saisie d’une angoisse rétrospective à la pensée des risques que Connors avait pris. Ils arrivèrent en vue de la caméra, toujours éclairée par le puissant projecteur. Flanqué dizaine de policiers, Feeney venait d’arriver. Quand il les aperçut, il fit signe à l’équipe médicale. Le teint blême et les yeux hagards, Nadine était étendue sur une civière. Elle leva une main tremblante vers Eve. — Merci, Dallas, murmura-t-elle, comme deux ambulanciers emportaient la civière. Je vous serai éternellement reconnaissante. Un infirmier fit asseoir Eve sur un banc. Les sourcils froncés, il entreprit de désinfecter et de panser ses plaies. — Pourriez-vous aussi regarder mon œil ? lui demanda-t-elle avec lassitude. J’ai de violents élancements et je peux à peine l’ouvrir. — Rien de grave, la rassura l’infirmier en lui appliquant un gel. Vous en serez quitte pour un énorme coquard. — Bonne nouvelle, j’échappe à l’hôpital, répondit-elle, soulagée. Elle sourit à Connors. — Désolée pour la robe, dit-elle en lui montrant la manche en lambeaux. Je vais devoir rentrer me changer avant d’aller faire mon rapport au Central. Elle le regarda droit dans les yeux. — Dommage que Morse soit tombé sur son couteau. Le procureur se serait fait une joie de le traîner devant le tribunal. Sans un mot, Connors enroula son bras autour de sa taille et l’entraîna à pas lents vers la sortie du parc. Eve nicha sa tête contre son épaule rassurante et ne put réprimer un petit rire. — Quelle soirée mouvementée ! Désolée d’avoir manqué ta réception. — Pas de regrets, il y en aura d’autres. Eve, j’ai une question à te poser. — Laquelle ? demanda-t-elle en examinant sa main, soulagée de constater qu’elle pouvait à nouveau plier les doigts. Cet infirmier connaît son travail. — Veux-tu m’épouser ? Estomaquée, Eve s’arrêta net et se tourna vers Connors. — Pardon ? — Eve, veux-tu m’épouser ? répéta-t-il avec un sérieux imperturbable. L’hématome qui lui déformait la mâchoire et ses vêtements tachés de sang lui donnaient un air inquiétant. Devant la lueur étrange qui brillait au fond de ses yeux, elle se demanda s’il n’avait pas soudain perdu l’esprit. — Nous sommes là, couverts de plaies et de bosses, dans ce parc où nous aurions pu laisser notre peau et tu me demandes ma main ? Crois- tu vraiment que ce soit le moment ? Il la gratifia de ce sourire langoureux qu’elle adorait et glissa à nouveau son bras autour de sa taille. — A mon avis, répondit-il gaiement, tandis qu’ils reprenaient leur marche, il ne pourrait être mieux choisi. 2