Prologue Cher camarade, Nous sommes Cassandre. L'opération a commencé. Tout ce pour quoi nous avons travaillé, tout ce pour quoi nous avons été formés, au prix de tant de sacrifices, est désormais en place. L'aube après un si long crépuscule. Les objectifs fixés voici trente ans seront réalisés. Les promesses seront tenues. Et le sang du martyr enfin vengé. Nous savons que vous êtes soucieux. Nous savons que vous êtes prudent. C'est justement ce qui fait de vous un général avisé. Croyez bien que nous avons été attentifs à vos recommandations et à vos mises en garde. Dans cette juste et terrible guerre, il ne s'agit pas de briser la trêve par une bataille perdue d'avance. Nous sommes bien armés, nous avons les finances nécessaires à notre cause, et toutes les étapes à franchir ont été soigneusement considérées. Au moment où nous vous envoyons ce message, cher ami et camarade, nous nous préparons avec joie à poun suivre notre mission. Déjà le sang a coulé, ce dont nous nous réjouissons. Les circonstances ont mis sur notre route un adversaire valeureux, vous en jugerez. Nous joignons à cet envoi le dossier du lieutenant Eve Dallas, du prétendu département de la police et de la sécurité de New York. La défaite de cet ennemi rendra notre victoire plus douce encore. Elle est, après tout, le symbole du système corrompu et oppressif que nous détruirons. Vos sages conseils nous ont amenés ici. Nous avons vécu parmi les misérables pions d'une société vacillante, cachant notre mépris pour leur ville et leur décadence sous un masque souriant. Sous leur regard aveugle, nous nous sommes coulés dans leur moule. Nul ne nous a posé la moindre question, tandis que nous circulions dans ces rues où régnent l'amoralité et la crasse. Nous sommes invisibles, une ombre au milieu des ombres, des soldats vigilants, ainsi que vous et celui que nous aimons tous deux nous l'avez enseigné. Quand nous aurons anéanti, un par un, les symboles de cette société obscène, montrant ainsi notre puissance et ce que nous prévoyons pour le nouveau royaume, ils trembleront. Ils nous regarderont et se souviendront alors de lui. Le premier emblème de notre glorieuse victoire sera un monument en son honneur. A son image. Nous sommes fidèles, et notre mémoire est infinie. Demain, vous entendrez les premiers grondements du combat. Parlez de nous à tous les patriotes, à tous ceux dont la loyauté est restée inébranlable. Nous sommes Cassandre. 1 Cette nuit-là, sans que nul s'en aperçoive, un mendiant mourut sous un banc de Greenpeace Park. Un professeur fut égorgé, juste devant sa porte, pour les douze crédits qu'il avait en poche. Une femme poussa son dernier cri sous les coups de poing de son amant. La mort, qui n'avait pas encore fini de jubiler, pointa ensuite son doigt osseux vers le cœur d'un certain J. Clarence Branson, le coprésident quinquagénaire de Branson Tools and Toys. Le défunt était riche, célibataire, un joyeux luron qui avait toutes les raisons de l'être puisqu'il possédait pour moitié une très prospère société interplanétaire. Il était le deuxième fils de la troisième génération de Branson à approvisionner le monde et ses satellites en outils divers, gadgets et jouets. Il avait mené la grande vie. Et il mourut de la même manière, en quelque sorte. J. Clarence eut le cœur embroché par l'une de ses perceuses, que maniait sa maîtresse au regard flamboyant. Elle l'épingla au mur avec cet engin, alerta la police, puis sirota tranquillement du vin en attendant l'arrivée des représentants de l'ordre. Elle continua à boire, pelotonnée dans un fauteuil, devant une cheminée commandée électroniquement, tandis que le lieutenant Eve Dallas examinait le corps. — Il est bien mort, déclara-t-elle froidement à Eve. Elle s'appelait Lisbeth Cooke, directrice de la communication dans la société de son défunt amant. À quarante ans, elle était encore très séduisante. — La Branson 8000 est un excellent produit, conçu pour satisfaire à la fois les professionnels et les bricoleurs. C'est un outil très puissant. — Hum... marmonna Eve. La mort avait imprimé une expression de stupeur et de tristesse sur le visage soigné et assez beau de la victime. Le sang trempait le devant de son peignoir en velours bleu, formait une flaque luisante sur le sol. — Puissant et efficace, en effet. Peabody, lisez ses droits à Mlle Cooke. Pendant que son adjointe s'exécutait, Eve enregistra l'heure et la cause du décès pour le dossier. Même si la coupable avait fait des aveux de son plein gré, la procédure suivrait son cours. La perceuse serait classée comme pièce à conviction, le corps autopsié et la scène du crime passée au peigne fin. Eve fit signe aux techniciens de se mettre au travail et alla s'asseoir vis-à-vis de Lisbeth, devant le feu crépitant qui diffusait une lumière et une chaleur divinement agréables. Elle resta un moment silencieuse, attendant une réaction de l'élégante brune vêtue d'une combinaison en soie jaune à présent maculée de sang frais. Elle n'obtint qu'un regard poli, interrogateur. — Eh bien... pouvez-vous m'expliquer ce qui s'est passé ? — Il me trompait, répondit posément Lisbeth. Donc je l'ai tué. Eve scruta les yeux verts qui ne cillaient pas, y perçut de la colère, mais aucun remords, aucune émotion. —Vous vous êtes disputés ? — Un peu. Lisbeth but une gorgée de vin, du même rouge profond que ses lèvres. — J.C. était faible. Je l'acceptais, ajouta-t-elle, haussant les épaules dans un bruissement de soie. Ce défaut m'inspirait même de l'affection. Mais nous avions un accord. Je lui ai donné trois ans de ma vie. Elle se pencha en avant et, sous la glace de son regard, une flamme se ralluma. — Trois ans pendant lesquels j'aurais pu avoir d'autres relations. Seulement, moi, j'étais fidèle. Pas lui. Elle prit une inspiration, se radossa à son fauteuil, esquissa presque un sourire. — Et, maintenant, il est mort. — Oui, ça, c'est sûr. Eve réprima une grimace en entendant l'horrible raclement de la longue mèche de la perceuse que les techniciens retiraient du corps de la victime. — Mademoiselle Cooke, est-ce vous qui avez apporté cet outil ici, avec l'intention de vous en servir comme d'une arme ? — Non, cette perceuse appartient à J.C. Il lui arrive de bricoler. Et il devait être en train de bricoler, dit-elle en jetant négligemment un coup d'œil au cadavre qui, manipulé par les techniciens, ressemblait désormais à un macabre pantin. Je l'ai vue là, sur la table, et j'ai pensé : voilà exactement ce qu'il me faut. Je l'ai prise, je l'ai mise en marche. « Tout ça est un peu trop simple », songea Eve qui se leva. — On va vous conduire au Central. J'aurai d'autres questions à vous poser. — Je mets mon manteau. Lisbeth revêtit un long vison noir sur sa combinaison ensanglantée et sortit entre deux agents, avec tout le panache d'une femme qui se rend à une réception mondaine. Peabody secoua la tête. — C'est fou. Elle tue un type avec une perceuse, et elle se livre à la police. Eve enfila sa veste en cuir, saisit son kit de terrain. Pensivement, elle nettoya le sang et le Seal-It sur ses mains avec du solvant. — On ne réussira jamais à lui coller un meurtre sur le dos. Il s'agit pourtant bien de ça, mais je parie que, d'ici quarante-huit heures, ça deviendra un homicide involontaire. — Un homicide involontaire ? s'exclama Peabody, choquée. C'est impossible. —Je vous explique, rétorqua Eve en entrant dans l'ascenseur aux parois tapissées de faïence. Elle étudia le visage bien structuré de son adjointe, ses cheveux courts, coupés au carré et coiffés du couvre-chef réglementaire, ses yeux noirs qui reflétaient une profonde honnêteté, une foi dans le système qu'Eve avait scrupule à entamer. — S'il est avéré que la perceuse appartient bien à la victime, Lisbeth Cooke est donc arrivée les mains vides. Par conséquent, il n'y a pas préméditation. Pour l'instant, elle carbure à l'orgueil, avec une bonne dose de folie mais, après quelques heures en cellule, l'instinct de survie reprendra le dessus. Elle fera appel à un avocat. Comme elle est intelligente, sa stratégie de défense le sera aussi. — Oui, mais il y a intention de tuer. Elle l'a déclaré elle-même, c'est sur l'enregistrement. Malheureusement, Eve savait que la logique n'était parfois pas suffisante. — Elle n'aura même pas à revenir sur ses aveux, elle se contentera de les enjoliver. Ils se sont querellés. Elle était bouleversée, effondrée. Peut-être l'a-t-il menacée. Dans un moment d'égarement, de passion - voire de terreur -, elle a saisi cette fichue perceuse. L'ascenseur avait atteint le rez-de-chaussée. Elles sortirent de la cabine, traversèrent l'immense hall aux colonnes de marbre rose. —Autrement dit, elle n'était momentanément plus en possession de ses facultés mentales, enchaîna Eve. Les avocats pourraient aussi, éventuellement, plaider la légitime défense. Branson faisait environ un mètre quatre-vingt-sept, il dépassait le quintal, elle mesure un mètre soixante-cinq pour cinquante kilos. Ce n'est pas vraiment convaincant, mais pourquoi pas ? Là- dessus, atterrée, elle prévient la police. Elle ne tente pas de s'enfuir ou de nier. Elle assume son acte, ce qui jouera en sa faveur au cas où elle devrait affronter un jury. Le procureur, qui le sait pertinemment, s'arrangera pour éviter ça. — C'est écœurant. — Elle paiera, dans une certaine mesure. Elle perdra son boulot, son avocat lui piquera un gros paquet de fric. Il faut se satisfaire de ce qu'on peut obtenir. Peabody tourna les yeux vers le fourgon de la morgue qui s'apprêtait à emmener le défunt. — Pourtant, une affaire comme celle-là devrait être simple. — J'ai remarqué que plus une affaire est « simple », plus on risque de tomber sur un os, rétorqua Eve en ouvrant la portière de son véhicule. Ne faites pas cette tête, Peabody. On va boucler le dossier, et voilà. N'en demandons pas davantage. — Mais elle ne l'aimait même pas. Comme Eve dardait sur elle un regard inquisiteur, Peabody haussa les épaules. — Ça se voit, dit-elle. Elle était juste vexée parce qu'il s'envoyait en l'air avec une autre. — Du coup, elle l'a envoyé à la morgue. Que ça vous serve de leçon : il vaut mieux être fidèle, ironisa Eve. Elle démarrait quand son communicateur bourdonna. — Dallas. — Salut, Dallas, salut. C'est moi, Ratso. Eve considéra sur l'écran la figure de fouine, les yeux bleus en boutons de guêtre. — Ah bon? Je n'aurais pas deviné. Il émit une sorte de sifflement asthmatique - sa façon de rire. — Ouais, bon, ouais. Écoutez, Dallas, j'ai quelque chose pour vous. Si on se rencontrait pour en causer? D'accord ? Qu'est-ce que vous en pensez, hein ? — Là, je rentre au Central. J'ai du travail et je termine mon service dans dix minutes, alors... —J'ai un tuyau pour vous. Ça vaut le coup. — Tu me dis toujours ça. Ne me fais pas perdre mon temps, Ratso. —Je vous jure que c'est pas bidon. Les yeux bleus luisaient comme de minuscules billes d'agate dans le visage émacié. — Je peux être à La Brasserie dans dix minutes, ajouta-t-il. —Je t'en accorde cinq. Et sois cohérent, Ratso, exerce-toi en m'attendant. Elle interrompit la communication, accéléra et prit la direction du centre. — Celui-là, je l'ai vu dans vos fichiers, commenta Peabody. Il fait partie de vos indics. — Ratso adore se vanter. C'est une baudruche mais, à l'occasion, il lui arrive de me donner un renseignement utile. On va passer à La Brasserie, ce n'est pas loin, et Lisbeth Cooke peut attendre un moment. Vous vous occuperez de l'arme du crime. Vérifiez le numéro de série, il faut avoir la certitude qu'elle appartenait bien à la victime. Ensuite, vous chercherez les coordonnées des plus proches parents. Je les préviendrai dès que Lisbeth Cooke sera en garde à vue. La nuit était claire, un vent glacé balayait les canyons urbains et poussait devant lui les piétons pressés de se mettre à l'abri. Les vendeurs ambulants frissonnaient dans la vapeur grasse et malodorante des hot-dogs au soja, priant que quelques âmes affamées trouvent le courage d'affronter la froidure de février. Cet hiver 2059 était particulièrement rigoureux, et les affaires s'en ressentaient. Eve quitta les quartiers chics de l'Upper East Side, avec ses trottoirs propres et lisses, ses portiers en uniforme devant les immeubles, pour se diriger vers la partie sud de la ville. Là, les rues étaient étroites et bruyantes, les passants marchaient vite, les yeux baissés, les mains crispées sur leur portefeuille. Les restes de la dernière neige, d'un gris sale, s'amoncelaient de chaque côté de la chaussée que de méchantes plaques de verglas rendaient glissante. Un panneau publicitaire voguait dans le ciel - une mer turquoise frangée d'une plage pareille à du sucre en poudre. Dans les vagues folâtrait une blonde à l'opulente poitrine qui invitait les New-Yorkais à venir prendre du bon temps dans les îles. Quelques jours dans l'île privée de Connors... Du soleil et de l'amour, songea Eve. Un programme qui enchanterait son mari. Non, décida-t-elle, pas tout de suite. Dans une ou deux semaines, peut-être. Quand elle aurait bouclé tous ses dossiers en souffrance. Et quand, s'avoua-t-elle, le fait de s'éloigner du bureau l'angoisserait moins. Elle avait récemment dû rendre son badge, elle avait failli tout perdre, et la blessure était encore trop fraîche. Maintenant qu'elle avait retrouvé son travail, il n'était pas question de négliger ses obligations pour un peu de plaisir. Lorsqu'elle se gara près de La Brasserie, Peabody avait déjà fini ses recherches. — D'après le numéro de série, l'arme du crime appartient bien à la victime. —Alors, c'est parti pour l'homicide sans préméditation. Le procureur ne se fatiguera pas à prouver le contraire. — Pourtant, vous pensez qu'elle est allée chez lui pour le tuer. — Oui, j'en suis même convaincue, marmonna Eve en entraînant son adjointe vers l'enseigne pâlichonne de La Brasserie - une chope de bière dégoulinante de mousse d'un blanc terne. L'établissement servait en effet de la bière éventée à ses habitués, des trafiquants à la petite semaine, de modestes employés, des compagnons licenciés de bas étage qui venaient là chasser le client, et de soi-disant brasseurs d'affaires qui ne brassaient rien dû tout. L'atmosphère était surchauffée, viciée, la lumière glauque. Quand Eve franchit le seuil, les regards se tournèrent vers elle pour se dérober aussitôt. Même sans Peabody en uniforme, à son côté, les gens qui se trouvaient dans la salle auraient reconnu Eve pour ce qu'elle était : un flic. Il suffisait d'observer son maintien, sa silhouette longiligne, nerveuse, ses yeux d'ambre qui enregistraient les moindres détails. Le vulgum pecus n'aurait vu qu'une femme ravissante, aux courtes boucles brunes coupées à la diable, au visage anguleux, au menton creusé d'une fossette. Mais ceux qui fréquentaient La Brasserie possédaient un sixième sens, ils flairaient un flic à des kilomètres. Eve repéra Ratso qui, la tête en arrière, vidait goulûment sa chope. Tout en se dirigeant vers lui, elle entendit des pieds de chaise racler le sol. À son passage, les épaules se voûtaient. Ils ont tous quelque chose à se reprocher, pensat-elle. Elle se campa devant Ratso, lui adressa un sourire carnassier. — Ce bouge ne change pas, Ratso, et toi non plus. Il ricana mais, du coin de l'œil, il guettait Peabody. —Je croyais qu'on était copains, Dallas, se plaignit-il. — Mes copains se lavent régulièrement. Eve fit signe à Peabody de s'asseoir et s'installa face à son indic. —Elle est avec moi, déclara-t-elle d'un ton rude. — Ouais, j'ai entendu dire que vous formiez une petite jeune. Il s'arracha un sourire, montrant ainsi son mépris de l'hygiène dentaire. Peabody le fixa d'un air impassible. — Ben, puisqu'elle est avec vous, ça va. Moi aussi, je suis avec vous. Pas vrai, Dallas ? —J'en ai, de la chance. Comme la serveuse approchait, Eve lui intima d'un geste de débarrasser le plancher, —Alors, qu'est-ce que tu as pour moi? — Du bon matériel, et je peux en avoir davantage. Enfin, je pourrais si j'avais un peu Ae fr-ic pour- bosser. — Dans la mesure où je risque de ne pas revoir ta sale tronche pendant six mois, je ne paie pas d'acompte. Il émit un nouveau sifflement asthmatique, écar-quilla ses yeux larmoyants. — C'est un deal honnête, Dallas. —Accouche, tu veux ? — Bon, d'accord, d'accord. Il se pencha en avant, son petit corps frêle couvrant sa chope. Le dessus de son crâne était chauve, aussi lisse qu'un derrière de bébé. C'était presque attendrissant et, en tout cas, beaucoup plus ragoûtant que les cheveux filasse et gras plantés autour de sa tonsure. —Vous connaissez le Bidouilleur, hein? —- Évidemment. Eve s'adossa à son siège, pour être plus confortablement assise et surtout pour échapper à l'haleine écœurante de son indic. —Il est toujours de ce monde ? Bonté divine, il doit avoir cent cinquante ans ! —Non, il était pas si vieux. Peut-être quatre-vingt-dix et des poussières. Et il était en pleine forme. Ça oui. Ratso hocha vigoureusement la tête, ce qui fit voleter les maigres vestiges de sa chevelure. — Il prenait soin de lui. Il bouffait sainement, il se payait régulièrement une fille sur l'Avenue B. Il disait que le sexe, c'est bon pour le corps et le cerveau. —Absolument, commenta Peabody à mi-voix, ce qui lui valut un regard d'Eve, gentiment réprobateur, — Je constate que tu parles au passé. Ratso battit des paupières. — Hein? — Il est arrivé quelque chose au Bidouilleur ? — Ouais, mais attendez, je commence par le commencement. Il plongea ses doigts osseux dans le bol où traînaient quelques cacahuètes à la triste mine. Il les enfourna dans sa bouche, les mastiqua et, les yeux rivés au plafond, entreprit de rassembler ses pensées qui avaient une fâcheuse tendance à se disperser. — Il y a un mois environ, je me suis trouvé un... un ensemble vidéo qui avait besoin de quelques réparations. Eve haussa les sourcils. — Tu l'avais volé où ? Il ricana, saisit sa chope et avala bruyamment son reste de bière. — C'était comme qui dirait tombé d'un camion, voyez, alors je l'ai récupéré et je l'ai apporté au Bidouilleur pour qu'il me l'arrange. Ce type est un génie. Vous lui donnez n'importe quoi et, quand il vous le rend, ça a l'air flambant neuf. —Et pour effacer un numéro de série, il n'a pas son pareil. — Ben ouais, rétorqua Ratso avec un sourire fondant. Enfin bref, on discute. Le Bidouilleur, il sait que je cherche toujours un peu de boulot. Il me dit qu'il est sur un coup. Un gros coup. Vraiment rentable. On lui avait commandé des minuteurs, des déclencheurs à distance, tout un tas de bidules. — Il t'a dit qu'il fabriquait des explosifs ? — Ben, on était plutôt copains, alors ouais, il me l'a dit. Ces gens, ils avaient appris que, quand il était à l'armée, il fabriquait ce genre de truc. Et ils payaient sacrément bien. — Qui payait ? —J'en sais rien. Lui non plus, je crois. Il m'a dit que deux types étaient venus chez lui, avec leur commande et des crédits. Il a fabriqué son machin. Et puis il a appelé au numéro qu'on lui avait donné, il a laissé un message. Pour prévenir que c'était prêt, sans doute, et que les mecs pouvaient passer prendre le matériel et lui filer le reste du pognon. — D'après lui, pourquoi voulaient-ils ce «matériel » ? Ratso haussa les épaules, considéra tristement sa chope vide. Eve, qui connaissait par cœur le rituel, fit signe à la serveuse d'apporter une autre bière. La figure de Ratso s'illumina. — Merci, Dallas, merci. J'ai le gosier sec. Causer, ça me dessèche le gosier. — Tant que tu as encore un peu de salive, explique ce qui est arrivé au Bidouilleur. — D'accord, d'accord. Alors il me dit que ces types, ils veulent peut-être faire sauter une banque ou une bijouterie. Et que peut-être ils auront besoin d'un gars comme moi qui connaisse les souterrains. Et qu'il leur parlera de moi. — Sinon, à quoi serviraient les amis ? — Ben ouais. Là-dessus, deux semaines après, il m'appelle. Il me dit que cette affaire, c'est pas du tout ce qu'il croyait, que ça craint vraiment. Moi, je comprends pas. Le vieux Bidouilleur, il était dans tous ses états. Il avait la trouille. Il a dit qu'il avait peur d'un autre Arlington, quelque chose comme ça, et qu'il voulait se planquer pendant un certain temps. Il m'a demandé s'il pouvait venir chez moi, histoire de réfléchir. Moi, je lui ai dit, ben ouais, évidemment, amène-toi. Seulement je l'ai jamais vu. — Il est peut-être allé ailleurs ? — Ouais... On l'a repêché dans le fleuve il y a quelques jours. Côté Jersey. —Je suis navrée. — Ouais, soupira Ratso, lugubre, le nez dans sa bière. Il était réglo, vous savez ? Il paraît qu'on lui a coupé la langue. Il dévisagea Eve. —Vous vous rendez compte ? Qui peut faire un truc pareil ? — Il s'occupait d'affaires pourries, Ratso. Avec des gens pourris. En ce qui me concerne, je peux éventuellement jeter un coup d'œil au dossier, mais c'est à peu près tout. — Ils l'ont dégommé parce qu'il avait pigé ce qu'ils allaient faire, hein ? — Ça se tient. —Alors il faut que vous aussi, vous pigiez ce qu'ils vont faire, hein ? Vous cherchez, Dallas, et puis vous les arrêtez. Vous êtes un flic de la criminelle, et ils ont assassiné le Bidouilleur. — Ce n'est pas si simple, je ne suis pas chargée du dossier. Si on l'a repêché dans le New Jersey, ce n'est même pas ma juridiction. Les enquêteurs n'apprécieront pas que je piétine leurs plates-bandes. — Parce que vous croyez que des flics se décarcasseront pour le Bidouilleur ? Eve le fusilla des yeux. — Oui, la plupart de mes collègues se décarcasseraient, comme tu dis. — Moins que vous, rétorqua-t-il avec une sorte de foi enfantine qui, malgré elle, toucha Eve. Et moi, je vous trouverai des tuyaux. Peut-être que le Bidouilleur a parlé de cette histoire à quelqu'un d'autre. Il s'affolait pas facilement, vous savez. Il avait survécu à la Guerre urbaine. Mais je vous assure que, quand il m'a appelé ce soir-là, il avait la trouille. On l'a pas tué comme ça, juste parce que ces types comptaient dévaliser une banque. — C'est possible, admit Eve. Certains n'hésitaient cependant pas, songea-t-elle, à égorger des touristes pour une montre ou une paire de bottes à semelles aérodynamiques. —Je consulterai le dossier, voilà tout ce que je peux te promettre. Si tu as d'autres renseignements, contacte-moi. — Ouais, d'accord. Il lui sourit. — Vous les pincerez, ces assassins. Vos collègues, ils savent pas que le Bidouilleur, il avait eu cette commande, hein ? Je vous ai filé un sacré bon tuyau. — Pas mauvais, Ratso. Eve se leva, fouilla dans sa poche, et posa une poignée de crédits sur la table. — Vous voulez que je me procure le dossier de notre baigneur? demanda Peabody, tandis qu'elles sortaient de la salle. — Demain, ce sera bien assez tôt. Renseignez-vous aussi sur Arlington. Voyez quels rues, bâtiments, sociétés, etc., portent ce nom. On pourra toujours transmettre ces informations à l'inspecteur chargé de l'enquête. — Ce Bidouilleur, c'était un indic ? — Non, répondit Eve en se glissant derrière le volant. Il détestait les flics. Elle s'interrompit, les sourcils froncés. — Ratso n'a qu'un germe de soja dans le crâne, mais il a raison. Le Bidouilleur n'était pas peureux, et il était âpre au gain. Il travaillait sept jours sur sept dans son espèce de boutique, tout seul pour ne pas être obligé de partager les bénéfices. On raconte que, sous son comptoir, il avait son attirail de l'armée, des explosifs et un couteau de chasse. Il se vantait de pouvoir désosser un bonhomme en cinq minutes. — Un joyeux drille, en résumé. — Il était coriace, il avait un caractère de cochon, et il aurait préféré se crever les yeux plutôt que de regarder un flic. S'il voulait se retirer de cette affaire, ça devait dépasser les bornes. Pour que le vieux s'affole, il fallait vraiment que ce soit énorme. — Mais qu'est-ce que j'entends ? ironisa Peabody, la main en cornet sur son oreille. Oh, les rouages de votre cerveau qui se mettent en marche... Cette histoire vous intéresse. — Bouclez-la, Peabody Elle avait manqué le dîner, ce qui n'était pas si grave. En revanche, le dénouement de l'affaire Lisbeth Cooke et le marché conclu par le procureur la faisaient bouillir. Cette andouille aurait quand même pu s'en tenir à l'accusation de meurtre, ne serait-ce que deux ou trois jours. A présent, quelques heures à peine après son arrestation et la mort atroce de J. Clarence Branson, Lisbeth était en liberté sous caution. Eve l'imaginait dans son appartement, blottie dans un fauteuil confortable, un verre de vin à la main et le sourire aux lèvres. Summerset, le majordome de Connors, apparut dans le hall, sans le moindre bruit comme à l'accoutumée. Il la toisa, la mine sinistre, émit un reniflement méprisant. — Une fois de plus, vous êtes très en retard. —Ah bon? riposta-t-elle en jetant sa veste sur la rampe de l'escalier. Et vous, une fois de plus, vous êtes très laid. La différence entre nous, c'est que demain, si je veux, je peux être ponctuelle. Il nota qu'elle n'avait pas les traits tirés et n'était pas trop pâle - signes avant-coureurs de surmenage. Il aurait enduré les supplices des damnés plutôt que de l'admettre - et de se l'avouer -, mais la voir ainsi lui faisait plaisir. — Connors est dans la salle vidéo, déclara-t-il d'un ton glacial, tandis qu'elle montait l'escalier. Premier étage, quatrième porte à droite, précisa-t-il. —Je sais où c'est, grommela-t-elle. Ce n'était pas tout à fait vrai. Mais elle aurait bien fini par retrouver son mari, même si la demeure était immense, un dédale de pièces, de trésors et de surprises. Connors ne se refusait rien. Pourquoi se priverait-il ? Enfant, il avait été privé de tout et il avait gagné, à la force du poignet, le luxe dont il disposait désormais. Au bout d'un an, elle n'était pas encore habituée à cette maison, cet imposant édifice de pierre, avec ses corniches, ses tours et son magnifique parc. Elle n était et ne serait sans doute jamais habituée à la richesse et tout ce qu'elle pouvait offrir : des kilomètres de bois ciré, de verre étincelant, des œuvres d'art de tous les pays, de toutes les époques. En réalité, elle avait épousé Connors malgré sa fortune, et la manière dont il l'avait amassée. Elle l'avait aimé aussi pour ses zones d'ombre. Elle entra dans la pièce, meublée de longs et somptueux divans. De gigantesques écrans tapissaient les murs, commandés par une console ultra-sophisti-quée. Un bar délicieusement suranné en merisier, de hauts tabourets en laiton aux sièges de cuir occupaient un angle. Dans un meuble marqueté, à la porte incurvée, était rangée la collection de disques et de vieux films dont Connors raffolait. Le parquet était jonché de tapis moelleux. Un feu -véritable celui-là, Connors n'aimait que l'authentique - crépitait dans la cheminée de marbre noir et faisait ronronner d'aise le gros chat lové dans un fauteuil. L'odeur du bois se mêlait à la suave fragrance des fleurs disposées dans une urne de cuivre, presque aussi grande qu'Eve, et au parfum miellé des bougies qui diffusaient alentour une lumière dorée. Sur les écrans, en noir et blanc, se déroulait une réception mondaine, très chic. Eve n'y jeta qu'un coup d'œil distrait. C'était l'homme étendu sur les coussins du sofa qui retenait toute son attention. Si romantiques, sensuels et mystérieux que fussent ces films anciens que Connors adorait, Eve considérait qu'il possédait toutes ces qualités au centuple. Et il était là, devant elle, en chair et en os. Lui aussi était en noir et blanc. Le col ouvert de sa chemise de soie blanche découvrait en partie son torse. Un pantalon noir moulait ses longues jambes. Il avait les pieds nus. Pourquoi trouvait-elle ça tellement sexy ? Elle n'aurait su le dire. Mais c'était son visage qui la fascinait, ce magnifique visage d'ange déchu, ces yeux d'un bleu vif où brûlait la flamme du péché, cette bouche où jouait l'ombre d'un sourire. Les cheveux noirs et lisses qui frôlaient presque les épaules, une irrésistible tentation pour les doigts d'une femme. En fait, elle s'était éprise de lui à l'instant même où elle avait vu son visage. Sur l'écran de son ordinateur, dans son bureau, alors qu'elle enquêtait sur un meurtre et qu'il figurait sur la liste de suspects. Il y avait un an de cela. Une année seulement depuis que leurs chemins s'étaient croisés et que leurs vies respectives avaient irrémédiablement changé. À pas de loup, elle s'avança. Il tourna la tête, lui sourit. Aussitôt elle sentit son cœur s'emballer, ce qui ne cessait de la surprendre, de l'embarrasser même. — Bonsoir, lieutenant, dit-il en lui tendant la main. Elle s'approcha, entrelaça ses doigts aux siens. — Salut. Qu'est-ce que tu regardes? — Victoire sur la nuit. Bette Davis. À la fin, elle devient aveugle et elle meurt. — C'est gai. — Mais elle le fait avec beaucoup de courage, rétor-qua-t-il en l'attirant sur le sofa. Elle s'allongea contre lui, sans résister. Il réprima un sourire. Il avait fallu du temps et beaucoup de patience pour l'amener à baisser les armes. À l'accepter, lui et tout ce qu'il avait à donner. Mon flic adoré, pensa-t-il en caressant ses cheveux, avec ses failles et son courage terrifiant. Ma femme. Elle nicha la tête au creux de son épaule. Puis elle retira ses bottes et trempa les lèvres dans le verre de vin de Connors. — Pourquoi tu regardes ce film si tu connais déjà la fin? — C'est la façon dont on arrive au dénouement qui compte. Tu as dîné ? — Non... Je mangerai un morceau tout à l'heure. J'ai été retardée par une affaire qui m'est tombée dessus juste avant que je quitte le bureau. Un type qui s'est fait littéralement clouer au mur par sa maîtresse, avec une perceuse. Une Branson 8000. — Aïe... — Comme tu dis. — Comment sais-tu que la maîtresse est coupable ? — Quand elle a eu terminé son petit bricolage, elle a appelé la police et elle nous a tranquillement attendus. Son amant la trompait, paraît-il. Alors elle lui a enfoncé soixante centimètres de mèche en acier dans sa poitrine d'infidèle. — Ça lui apprendra, ironisa Connors, et sa voix se teinta de cet accent irlandais qui enchantait Eve. — Elle a visé le cœur. Moi, je serais descendue beaucoup plus bas. Je me serais attaquée au nœud du problème. — Eve chérie, tu es toujours tellement directe. Il lui effleura les lèvres d'un baiser. Il n'en fallut pas davantage pour qu'elle s'empare de sa bouche, plonge les doigts dans ses cheveux. D'un seul élan, elle se coucha sur lui. Le verre de vin tomba sur le sol. — Tu sais déjà comment ça va se finir, n'est-ce pas ? murmura-t-il. — Hum... répondit-elle en lui mordillant les lèvres. Voyons comment, ce soir, nous arriverons au dénouement... 2 Eve interrompit sa communication avec le procureur et poussa un soupir. On ne retiendrait contre Lisbeth Cooke que l'accusation d'homicide. Écœurant... Un simple homicide pour une femme qui avait tué de sang-froid, d'une manière atroce, son amant incapable de contrôler ses désirs. Elle passerait au maximum un an dans un établissement où les détenus avaient la bride sur le cou, où elle pourrait à loisir se vernir les ongles, jouer au tennis et perfectionner son service. Selon toute probabilité, on lui proposerait de lui signer un contrat pour une vidéo racontant son histoire, elle empocherait une somme rondelette, ensuite elle s'installerait en Martinique pour y couler des jours heureux. Même si Eve avait dit à Peabody qu'il fallait se contenter de ce qu'on pouvait obtenir, elle enrageait. Elle laisserait le procureur - et elle l'avait déclaré sans ambages à ce crétin, cette chiffe molle - expliquer à la famille de la victime pourquoi la justice était trop débordée pour traiter correctement cette affaire, et pourquoi on était tellement pressé de négocier avec les avocats qu'on n'avait même pas attendu les conclusions d'Eve. Elle assena un coup de poing à son ordinateur pour le dissuader de faire ses habituels caprices, et afficha sur l'écran le rapport d'autopsie. À cinquante et un ans, Branson était en pleine forme, sans le moindre petit problème médical. Son corps ne présentait aucune marque ou blessure récente, hormis l'horrible trou foré dans sa poitrine par la mèche de la perceuse. Pas de trace de drogue ou d'alcool dans le sang, nota-t-elle. Pas de relations sexuelles dans les heures précédant la mort. D'après l'analyse du bol alimentaire, il avait pris un repas frugal : petits pois et pâtes à la carotte agrémentés d'une sauce à la crème légère, pain de maïs et infusion. Des aliments bien sages, voire déprimants, pour un don Juan. Mais comment savait-on que c'était un homme à femmes ? On se fondait uniquement, pour l'affirmer, sur les déclarations de celle qui l'avait assassiné. Le procureur, dans sa précipitation, n'avait même pas accordé à Eve le temps de vérifier. Quand les médias auraient vent de cette affaire, ce qui ne tarderait pas, une foule de maîtresses bafouées iraient fouiller dans leur boîte à outils. Il vous trompe ? Faites-lui tâter de la Bronson 8000 -l'outil des professionnels et des bricoleurs avisés. Lisbeth Cooke pourrait lancer une campagne publicitaire percutante. Les ventes grimperaient en flèche. Les relations amoureuses étaient la chose la plus déconcertante qui soit. Une arène où se déchaînait la violence. Pourtant les âmes solitaires s'obstinaient à en rêver, à s'y cramponner, à se désespérer lorsque tout était fini. Elle baissa machinalement les yeux sur l'alliance qui brillait à son doigt. Non, non... c'était différent. Elle n'avait rien cherché, ça lui était tombé dessus comme la foudre. Et si Connors décidait un jour qu'il ne voulait plus d'elle, elle ne le tuerait pas. Elle se bornerait à lui briser les os un à un. Complètement dégoûtée, elle s'attela à la rédaction de son rapport, dont le procureur se souciait manifestement comme d'une guigne. Soudain, elle entendit un bruit sur le seuil du bureau. Levant les yeux, elle découvrit McNab de la DDE dans l'encadrement de la porte. Ses longs cheveux dorés étaient tressés et une boucle irisée ornait son lobe d'oreille. Aujourd'hui, il avait manifestement opté pour une tenue sobre - du moins selon ses critères : gros sweater vert et bleu couvrant les hanches d'un pantalon cigarette noir, bottes d'un bleu électrique. — Salut, Dallas, lança-t-il avec un sourire qui fit pétiller ses yeux verts à l'expression malicieuse et insolente. J'ai fini de vérifier les communications et l'agenda personnel de votre victime. Les fichiers de son bureau viennent juste de me parvenir. Je vous apporte ce que j'ai. — Pourquoi vous ne me l'avez pas transmis par mail ? —J'ai préféré me déplacer, c'est plus courtois, rétor-qua-t-il en posant une disquette devant Eve, avant de se jucher sur le bord de la table. — Peabody est en train de faire des recherches pour moi. —Ah... Alors elle est dans son box? —Vous ne l'intéressez pas, mon vieux. Fourrez-vous ça dans le crâne. — Qui a dit qu'elle m'intéressait? Elle fréquente toujours ce Monroe ? — Ce n'est pas un sujet dont nous discutons ensemble. Ils se regardèrent un instant. Tous deux, même s'ils ne l'exprimaient pas, désapprouvaient la relation que Peabody entretenait avec le dénommé Monroe, un compagnon licencié de luxe, très séduisant, certes, mais... —Je vous demandais ça par simple curiosité. —Eh bien, vous n'avez qu'à lui poser la question directement. Et ensuite, vous me tenez au courant, ajouta Eve in petto. — Je vais le faire de ce pas. Ça lui donnera l'occasion d'aboyer et de montrer les dents. Elle a de très jolies dents. Il descendit de son perchoir, se mit à tourniquer dans le cagibi encombré d'Eve qui l'observait distraitement. Ils en auraient été surpris, mais leurs pensées suivaient deux voies parallèles. La veille, il avait passé avec une somptueuse consultante interplanétaire une soirée qui promettait d'être torride. Malheureusement, il s'était ennuyé à mourir, ce qui l'avait sidéré, vu la poitrine de rêve qu'exhibait sa partenaire. Il avait totalement manqué d'enthousiasme, car il ne cessait de penser à un certain flic, un vrai petit hérisson. Que portait-elle sous son uniforme toujours impeccablement repassé ? Telle était l'interrogation qui l'avait obsédé toute la soirée. Résultat, sa consultante interplanétaire, vexée, l'avait planté là. Il n'aurait probablement plus jamais de ses nouvelles. Condamné aux nuits solitaires, devant l'écran vidéo... — Au fait, dit-il, hier j'ai vu la vidéo de Mavis. Génial. — Oui, c'est vraiment bien. L'amie d'Eve faisait actuellement sa première tournée de promotion pour son disque, que la firme de Connors avait produit. Elle chantait à Atlanta. Mavis Freestone, songea Eve avec affection, avait parcouru un sacré bout de chemin depuis l'époque où elle s'égosillait pour des camés dans des bouges comme le Blue Squirrel. — Le disque démarre bien. Connors dit que, la semaine prochaine, il sera dans les vingt meilleures ventes. Je crois qu'il compte organiser une fête ou je ne sais quoi de ce genre pour le retour de Mavis. — Ah oui ? Super. À cet instant, ils perçurent le bruit caractéristique des chaussures réglementaires fournies aux policiers. Quand Peabody entra, McNab fourra les mains dans ses poches et prit un air de profonde indifférence. —J'ai le... Peabody s'interrompit, fronça les sourcils. — Qu'est-ce que vous voulez, McNab ? — Des orgasmes à répétition, mais vous êtes en train de me stopper dans mon élan. Peabody faillit pouffer de rire. — Le lieutenant n'apprécie pas vos plaisanteries vaseuses. — Le lieutenant a bien apprécié celle-là, rectifia Eve, ce qui lui valut un regard noir de son assistante. Fichez le camp, McNab, la récréation est terminée. —A propos, rétorqua-t-il, j'étais venu vous dire qu'en épluchant les communications et l'agenda du défunt, je n'ai trouvé aucun appel, passé ou reçu par lui, impliquant une autre femme que sa meurtrière. Aucune trace de rendez-vous galant, de liaison, articula-t-il avec un coup d'œil narquois en direction de Peabody. Il n'y avait apparemment que Lisbeth Cooke - Lissy chérie, pour lui. — Pas d'autre femme, marmonna Eve. Des hommes ? —Non, rien. Il n'était pas bisexuel, apparemment. — Intéressant. Fouinez dans ses fichiers professionnels, McNab. Je me demande si Lissy chérie ne nous a pas fourni un mobile bidon et, dans ce cas, pourquoi l'a-t-elle assassiné ? — Je m'en occupe. Il se dirigea vers la porte. Avant de sortir, il envoya un baiser à Peabody. — Quel abruti! persifla celle-ci. — Peut-être qu'il vous agace, Peabody... —Vous pouvez supprimer le « peut-être ». — Mais il a été assez intelligent pour voir que le résultat de ses recherches apporte un éclairage nouveau sur cette affaire. L'idée de McNab empiétant sur son travail hérissa Peabody. — Le dossier Cooke est clos. La coupable a avoué, elle a été arrêtée et mise en détention. — Elle n'a à répondre que d'un simple homicide. Si on arrive à prouver qu'il ne s'agissait pas d'un crime passionnel, on obtiendra peut-être davantage. Il n'est donc pas inutile de voir si Branson courait vraiment le guilledou ou si elle a inventé cette histoire pour dissimuler son véritable mobile. Tout à l'heure, on fera un saut au bureau de la victime pour interroger ses collaborateurs. En attendant... Eve désigna la disquette que Peabody tenait à la main. Celle-ci la lui tendit. — C'est l'inspecteur Sally qui mène l'enquête. Il s'est montré coopératif, ça ne le dérange pas, vu qu'il n'a rien. Le corps, quand on l'a découvert, était dans le fleuve depuis trente-six heures au moins. Aucun témoin. Le noyé n'avait pas d'argent sur lui, par contre il avait ses papiers d'identité et des cartes de crédit. Il portait une montre - une fausse Cartier, très bien imitée. Eve glissa la disquette dans le lecteur de son ordinateur. — D'après les conclusions du légiste, enchaîna Peabody, la langue a été sectionnée avec un couteau à scie. La victime était encore vivante au moment où on lui a fait subir cette petite opération chirurgicale. Cependant, il y a des hématomes à l'arrière du crâne, et on ne relève pas de traces indiquant si ce pauvre bougre s'est débattu, d'où on conclut qu'on l'a assommé avant de le charcuter et de le pousser à l'eau. Il avait les mains et les pieds ligotés. C'est la noyade qui a causé la mort. — Ce rapport mérite que je le lise? demanda Eve, tambourinant sur sa table. Peabody esquissa un sourire. —Je ne pense pas que l'inspecteur Sally vous mettrait des bâtons dans les roues si vous vouliez reprendre l'affaire. Il m'a dit que, dans la mesure où la victime habitait New York, il aurait aussi bien pu être assassiné de ce côté-ci du fleuve. —Je ne reprends pas l'affaire, j'y jette simplement un œil. Vous avez fait des recherches sur Arlington? — Tout ce que j'ai trouvé est sur la disquette. —Bien. Je survole tout ça, ensuite on va au bureau de Branson. À cet instant, un homme dégingandé, en jean usé et vieille parka, apparut sur le seuil. Il avait une vingtaine d'années et une telle expression de candeur éclairait son regard d'un gris de brume qu'Eve entendait déjà les voleurs et les détrousseurs de tout poil accourir pour lui nettoyer les poches. Il avait aussi ce visage mince et osseux qu'elle associait toujours aux martyrs ou aux érudits, et des cheveux châtains décolorés par le soleil, retenus sur la nuque par un élastique. Un sourire timide étirait ses lèvres. —Vous cherchez quelqu'un? lui demanda Eve. Peabody, surprise, pivota et lâcha un véritable glapissement. — Salut, Dee. La voix du jeune homme s'érailla, comme s'il n'était pas accoutumé à faire fonctionner ses cordes vocales. — Zeke! Oh, Zeke! D'un bond, Peabody se jeta dans les bras que lui ouvrait le dénommé Zeke. Eve haussa les sourcils, sidérée par le spectacle qui s'offrait à elle : Peabody dans son uniforme impeccable, ses chaussures réglementaires dansant la gigue à vingt centimètres du sol, qui gloussait et couvrait de baisers sonores les joues émaciées de Zeke. — Mais qu'est-ce que tu fais ici ? Tu es arrivé quand ? Oh, que je suis contente de te voir ! Tu restes combien de temps ? — Dee... se borna-t-il à dire en l'étreignant. Eve se leva pour intervenir; elle savait combien, au Central, les mauvaises langues étaient promptes à répandre les rumeurs. — Officier Peabody, je vous suggère de poursuivre cet entretien en privé. — Oh, excusez-moi... bafouilla la jeune femme. Repose-moi, Zeke. Lieutenant, je vous présente Zeke. —Je crois que j'avais compris son nom. — C'est mon frère. — Vraiment ? Eve les observa tour à tour. Ils ne se ressemblaient pas du tout. — Enchantée de vous connaître. — Je ne voulais pas déranger, dit-il en lui tendant une main puissante, aussi dure que du granit et pourtant douce comme de la soie. Dee nous parle beaucoup de vous, lieutenant. — En mal, j'espère. Alors comme ça, vous êtes le frère? — Zeke est notre bébé, rétorqua Peabody avec une adoration qui amusa Eve. — Un bébé monté en graine, si je puis me permettre. Vous faites bien un mètre quatre-vingt-treize, non ? — Presque quatre-vingt-quatorze, répondit-il en rosissant. — Il tient de notre père. Ils sont tous les deux grands et minces. Peabody le serra farouchement contre elle. — Zeke est un artiste, un ébéniste. Il fabrique des meubles magnifiques. —Arrête, Dee, protesta-t-il, cramoisi à présent. Je ne suis qu'un simple menuisier. Avec des outils, je me débrouille bien, voilà tout. — Pourquoi tu ne m'as pas prévenue que tu venais à New York ? —J'avais envie de te faire la surprise. De toute façon, ça s'est décidé il y a deux jours. De sa grosse main, il caressa les cheveux de sa sœur. Ah, les rapports humains ! songea de nouveau Eve. Certains n'étaient fondés que sur le sexe, le pouvoir ou la domination. D'autres sur l'amour et la tendresse. — J'ai une commande pour des meubles sur mesure, ajouta-t-il. Des gens qui ont vu mon travail en Arizona. — Super ! Tu resteras combien de temps ? —Je le saurai quand j'aurai fini le travail. — Bon, tu dormiras chez moi. Je te donne la clé de l'appartement et je t'explique comment y aller. Tu prendras le métro. Peabody se mordilla la lèvre. —Attention, Zeke, ne te balade pas n'importe où. Ici, ce n'est pas comme chez nous. Si tu as de l'argent et des papiers dans tes poches, tu... — Peabody, l'interrompit Eve, mettez-vous en congé pour aujourd'hui, il vaut mieux que vous accompagniez votre frère. —Je ne veux pas vous déranger, répéta-t-il, gêné. — Vous me dérangerez davantage si elle passe la journée à se ronger les sangs à l'idée que vous allez être dévalisé et étripé avant d'arriver chez elle. Eve lui sourit, pour atténuer quelque peu la brusquerie de ses propos. Elle n'exagérait pourtant pas - ce garçon, lui semblait-il, avait le mot « pigeon » inscrit en lettres de feu sur la figure. — De toute manière, on n'est pas débordées. — Et l'affaire Cooke ? — Je crois pouvoir gérer ça toute seule, répliqua gentiment Eve. S'il y a quoi que ce soit de spécial, je vous préviens. Allez montrer à Zeke les merveilles de New York. — Merci, Dallas. Peabody prit son frère par la main, se jurant de faire en sorte qu'il ne perçoive pas les vilains dessous des « merveilles » new-yorkaises. — Enchanté d'avoir fait votre connaissance, lieutenant. — C'est réciproque. Le frère et la sœur sortirent, Zeke légèrement penché vers Peabody qui le couvait d'un regard rayonnant d'affection. Pour Eve, la famille était un concept qui la dérouterait décidément toujours. Malgré tout, c'était agréable de voir que certaines étaient unies. — Tout le monde aimait J.C., déclara Chris Tipple, l'assistant de Branson. gé d'une trentaine d'années, il avait des cheveux presque aussi rouges que ses paupières bouffies. Les larmes coulaient sans retenue sur son visage joufflu, à l'expression amène. — Tout le monde, répéta-t-il. C'était peut-être justement le problème, pensa Eve, attendant que Chris se tamponne une fois de plus les yeux avec un mouchoir fripé et trempé. —Je suis navrée. —Je n'arrive pas à croire qu'il ne franchira plus la porte de ce bureau, balbutia-t-il. Plus jamais. On est tous en état de choc. Quand B.D. nous a annoncé la nouvelle ce matin... B. Donald Branson, le frère et l'associé de la victime. — Vous voulez un peu d'eau ? Il secoua la tête, pressant son mouchoir sur sa bouche comme pour étouffer un gémissement. — Un calmant ? —J'en ai pris un. Ça ne me fait aucun effet. Nous étions très proches, vous comprenez. — Vraiment ? — Oui... Je travaille avec J.C. depuis près de huit ans. Il était pour moi bien plus qu'un employeur. Il était... comme un père... Il s'interrompit, étranglé par les sanglots. — Excusez-moi. J.C. ne voudrait pas que je craque. Ça ne change rien. Mais je ne peux pas accepter que... personne ici ne peut l'accepter, Nous fermons la société pour une semaine. Les bureaux, les usines, tout. Les obsèques... Il prit une inspiration, déglutit. — Les obsèques auront lieu demain. — C'est rapide. — Pourquoi a-t-elle fait ça? rétorqua-t-il, fixant sur Eve un regard perdu. Pourquoi, lieutenant? Il l'adorait. —Vous connaissez Lisbeth Cooke? — Naturellement. Il se leva, se mit à arpenter la pièce de long en large, ce dont Eve lui fut reconnaissante. Il n'était pas si facile de contempler un homme adulte qui pleurait à chaudes larmes, assis dans un fauteuil en forme d'éléphant rose. Pour sa part, elle était installée dans un kangourou violet. À l'évidence, et le décor du bureau en témoignait, le défunt J. Clarence Branson raffolait des jouets qu'il commercialisait. Il en avait, alignés sur les étagères qui dissimulaient le mur du fond, toute une collection - de la station spatiale télécommandée à une armée de minidroïdes. Eve évitait soigneusement de regarder ces petits corps et ces yeux morts. Elle préférait ne pas imaginer ces créatures s'animant soudain pour faire... Dieu savait quoi. — Parlez-moi d'elle, Chris. — Lisbeth... Il poussa un gros soupir, modifia machinalement la teinte de l'écran pare-soleil qui protégeait la large baie vitrée, derrière la table. — Elle est belle, comme vous avez pu le voir. Intelligente, compétente, ambitieuse. Exigeante, mais ça convenait à J.C. Il m'a dit un jour que, sans une compagne exigeante, il passerait son temps à bricoler et à s'amuser, — Ils étaient souvent ensemble? — Deux soirs par semaine, quelquefois trois. Le mercredi et le samedi - dîner, puis théâtre ou concert. Elle l'accompagnait dans les réceptions mondaines et, le lundi, ils se retrouvaient pour déjeuner, de midi et demi à quatorze heures. En août, ils prenaient trois semaines de vacances, Lisbeth choisissait leur destination. En principe, ils s'offraient cinq week-ends dans l'année. — Quelle organisation ! — Lisbeth tenait à ce que tout soit planifié et que les obligations de chacun soient clairement définis. A mon avis, elle savait que J.C. était enclin à laisser son esprit vagabonder, et elle voulait qu'il lui accorde toute son attention quand ils étaient ensemble. — Cette tendance à vagabonder se manifestait dans d'autres domaines ? — Pardon ? — J.C. avait-il d'autres relations ? — Des relations... sentimentales ? Absolument pas. — Des relations strictement sexuelles, peut-être ? Le visage rond de Chris se figea. — Si vous insinuez que J. Clarence Branson était infidèle à Lisbeth, vous vous fourvoyez totalement. — Vous en êtes certain ? — C'est moi qui prenais ses rendez-vous, professionnels et personnels. — Il n'aurait pas pu en prendre quelques-uns sans vous en informer ? —Je trouve ça insultant, riposta-t-il, haussant la voix. Il est mort, et vous l'accusez d'être un menteur. —Je ne l'accuse de rien, rétorqua-t-elle posément. Je pose des questions. C'est mon devoir, Chris. Je cherche à ce que justice soit faite. —Il n'empêche que je n'apprécie pas vos procédés, marmonna-t-il en se détournant. J.C. était un homme bon, honnête. Je connaissais ses habitudes, son caractère. Il ne se serait pas engagé dans une liaison, et sûrement pas sans me le dire. — D'accord, revenons à Lisbeth Cooke. Qu'avait-elle à gagner en l'assassinant ? —Je l'ignore. Il la traitait comme une princesse, il lui donnait tout ce qu'elle souhaitait. Elle a tué la poule aux œufs d'or. — La quoi ? — La poule du conte, expliqua-t-il. Celle qui pond des œufs d'or. Il la comblait de cadeaux. Maintenant, il est mort. Les œufs d'or, terminé. À moins qu'elle n'ait voulu les œufs et la poule, songea Eve en quittant la pièce. Elle avait déjà consulté, dans le hall, le plan animé des locaux et savait que le bureau de B. Donald Bran-son était situé à l'autre extrémité de l'étage. Elle s'y rendit directement, avec l'espoir de l'y trouver. Les couloirs étaient déserts, les portes vitrées fermées. Tout le bâtiment semblait en deuil. Régulièrement, des écrans holographiques montraient les nouveaux produits de la société Branson Tools and Toys. Eve s'arrêta devant l'un d'eux, observant, mi-amusée, mi-déconcertée, un droïde policier qui ramenait à une mère éperdue de gratitude son enfant égaré. Le droïde se retournait vers le spectateur, dans son uniforme aussi impeccable que celui de Peabody ; la figure grave et respirant l'honnêteté, il déclarait: — Nous avons pour mission de servir et de protéger. L'image tournoyait lentement, tandis qu'une voix électronique décrivait les caractéristiques du produit et énumérait le prix des accessoires. Puis on proposait, comme droïde de compagnie, un voleur chaussé de patins à air. Secouant la tête, Eve poursuivit son chemin. Elle se demandait si la société offrait également à ses clients des droïdes prostitués, des dealers de substances illicites et autres personnages du même tonneau. Peut-être quelques psychopathes pour pimenter le jeu ? Dans ce cas, on avait dû prévoir des droïdes victimes... Seigneur Dieu ! Un panneau vitré coulissa à son approche. Installée à une console en U, des écouteurs sur les oreilles, une femme pâle aux yeux battus prenait les communications. — Merci infiniment. Je transmettrai vos condoléances à la famille. Les obsèques de M. Branson auront lieu demain à quatorze heures au Passage, Central Park South. Oui, c'est tragique. Merci d'avoir appelé. Elle écarta le micro de sa bouche pour adresser un sourire poli à Eve. —Je suis désolée, M. Branson n'est pas disponible. Les bureaux seront fermés jusqu'à mardi prochain. —Je suis chargée de l'enquête, rétorqua Eve en exhibant son insigne. — Oh, excusez-moi, lieutenant... Un instant, je vous prie. Les lèvres tremblantes, la secrétaire se leva d'un mouvement gracieux, se hâta d'aller frapper à une haute porte blanche et disparut. Elle revint presque aussitôt. — Entrez, lieutenant. M. Branson va vous recevoir. Puis-je vous offrir un rafraîchissement? — Non, je vous remercie. Eve pénétra dans la pièce. Les deux frères, en matière de décoration, avaient à l'évidence des goûts diamétralement opposés. Ici régnait le raffinement: couleurs douces - gris et bleus -, lignes pures. Pas de fauteuils en forme d'animaux, de poupées réjouies ni de gadgets. B. Donald Branson se tenait debout derrière son bureau. S'il n'avait pas la carrure de son frère, il était cependant grand et mince, vêtu d'un costume élégant. Ses cheveux blonds, coiffés en arrière, découvraient un front intelligent. Sous les sourcils épais et broussailleux, ses yeux vert clair étaient creusés de cernes. — Lieutenant Dallas, je vous suis reconnaissant de votre visite, dit-il d'une voix posée. Je voulais vous appeler pour vous remercier de la gentillesse que vous m'avez manifestée hier soir, quand vous m'avez appris la mort de mon frère. — Je suis navrée de vous déranger dans un moment pareil, monsieur Branson. — Vous faites votre travail et, encore une fois, je vous en remercie. Nous essayons tous de faire face. Asseyez-vous, je vous en prie. — Il semble que votre frère était très apprécié. — Aimé, rectifia-t-il. C'était impossible de ne pas aimer J.C. Voilà pourquoi nous avons tellement de peine à admettre qu'il nous a quittés, et surtout de cette manière. Lisbeth faisait quasiment partie de la famille. Mon Dieu... Il détourna brièvement le regard, luttant pour contenir son émotion. — Excusez-moi... murmura-t-il. En quoi puis-je vous être utile, lieutenant ? — Je vais aller droit au but, monsieur Branson. Mlle Cooke affirme avoir découvert que votre frère la trompait. — Quoi? Mais c'est absurde. J.C. adorait Lisbeth. Il n'a jamais regardé une autre femme. — Dans ce cas, pourquoi l'aurait-elle tué ? Leur arrivait-il de se quereller, violemment ? — J.C. était incapable de supporter une dispute plus de cinq minutes, rétorqua Branson d'un ton las. Ce n'était pas un violent, bien au contraire, et sûrement pas un coureur de jupons. — Vous ne croyez donc pas qu'il aurait pu s'intéresser à quelqu'un d'autre. — Même si on retenait cette hypothèse - qui me paraît inconcevable -, il aurait été franc avec Lisbeth. Il aurait rompu avant de s'engager dans une nouvelle liaison. J.C. était d'une honnêteté scrupuleuse. — Si vous avez raison, alors il me faut chercher ailleurs le mobile du meurtre. Votre frère et vous étiez coprésidents. Qui hérite de ses parts ? Il joignit les mains sur la table. — Moi. Notre grand-père a fondé cette société. J.C. et moi la dirigions depuis plus de trente ans. Nous avions signé un accord stipulant que, si l'un de nous deux décédait, ses parts reviendraient au survivant ou à ses héritiers. — Serait-il possible qu'il ait légué une partie de son capital à Lisbeth Cooke ? — Pas en ce qui concerne la société. Notre contrat nous l'interdisait. — Et ses biens personnels ? — Il était libre de disposer de son patrimoine comme il l'entendait. — Ce patrimoine est... conséquent? — Oui, on peut dire qu'il l'est. Il secoua la tête d'un air incrédule. —Vous pensez qu'elle l'a tué pour ça? Ça me paraît inimaginable. Il était toujours tellement généreux avec elle, et Lisbeth est - était - très bien payée. Elle n'avait pas de problèmes d'argent. —J'examine toutes les pistes, rétorqua Eve. Je voudrais contacter le notaire de votre frère, et si vous pouviez faire en sorte qu'il me communique le testament... — Naturellement. Du bout de l'index, il tapa sur le bureau, et le tiroir du milieu s'ouvrit. Il y prit un bristol qu'il tendit à Eve. — Les coordonnées de Suzanna. Je vais la prévenir immédiatement. Elle vous donnera toutes les informations dont vous avez besoin. — Je vous remercie d'être aussi coopératif. En sortant de l'immeuble, Eve consulta sa montre. Elle verrait le notaire dans l'après-midi. En attendant, pourquoi ne pas faire un saut à la boutique du Bidouilleur? 3 Peabody, les bras chargés de provisions, se tortilla pour pêcher sa clé dans sa poche et ouvrir la porte. Elle s'était arrêtée en chemin pour acheter des fruits et des légumes frais, du soja, du tofu, des haricots secs, et cet horrible riz brun qu'elle détestait cordialement depuis l'enfance. Zeke se débarrassa du petit sac de voyage qu'il avait pris pour son séjour à New York et des paquets contenant les autres emplettes de sa sœur. —Tu n'aurais pas dû acheter tout ça, Dee. —Je n'ai pas oublié tes habitudes alimentaires. Elle lui sourit, préférant ne pas préciser que la nourriture qu'elle consommait aurait horrifié un adepte du Free-Age : plats préparés saturés de graisses et de substances chimiques, substituts de viande rouge, alcool... — Les New-Yorkais sont des voleurs. Demander ce prix-là pour des fruits frais, ou prétendument frais... Entre nous, ça m'étonnerait fort que ces pommes aient été cueillies il y a dix jours. En réalité, il doutait même qu'elles aient poussé sur un arbre. — Tu sais, à Manhattan, les vergers ne courent pas les rues. — En tout cas, tu aurais dû me laisser payer. — Tu es chez moi, dans ma ville, et tu es le premier de la famille à me rendre visite. Tu es mon invité. Elle poussa la porte, se retourna pour prendre les paquets. —Vous devez quand même avoir des coopératives Free-Age, non ? demanda-t-il, suivant son idée. Ce serait moins cher. — Je n'ai pas vraiment le temps de fréquenter les coopératives ni de faire du troc. De toute façon, je touche un bon salaire. Ne t'inquiète pas, Zeke. Entre. Ce n'est pas un palais, mais maintenant c'est mon chez-moi. Il lui emboîta le pas, embrassant du regard le salon avec son divan avachi, ses tables encombrées, ses posters aux couleurs éclatantes. Sa sœur se hâta de relever le store qui masquait la fenêtre. Elle ne jouissait pas d'un panorama extraordinaire, cependant elle aimait le spectacle de la rue animée et bruyante, en contrebas. Malheureusement, la lumière du dehors mettait en relief le désordre qui régnait dans la pièce. A ce propos, se rappela-t-elle soudain, elle avait laissé dans le lecteur de son ordinateur un texte sur la psychologie du tueur en série. Il fallait absolument qu'elle cache ça dans un coin où Zeke ne risquait pas de le trouver. — Si tu m'avais prévenue que tu venais, j'aurais fait un peu de rangement. — Pourquoi ? A la maison, tu ne rangeais jamais ta chambre, répliqua-t-il avec un sourire malicieux. Il se dirigea vers la minuscule cuisine où il se délesta de ses paquets. À la vérité, il était soulagé et rassuré de constater que le salon de sa sœur lui ressemblait. Simple, sans prétention. Son robinet fuyait, il le lui réparerait. Avant, elle l'aurait fait elle-même. — Je m'occupe des victuailles, lui dit-elle. Installe-toi dans la chambre. Je prendrai le canapé. — Certainement pas. Il ouvrait déjà les placards. La quantité de sachets rouge et jaune de pommes chips qui s'y entassaient le choqua, néanmoins il s'abstint de tout commentaire. — C'est un convertible très confortable, insistat-elle, en se demandant si elle avait des draps propres. —Je peux dormir n'importe où. —Je sais, je me rappelle quand nous faisions du camping. Un rocher, une couverture, et Zeke ronfle comme un bienheureux. Éclatant de rire, elle l'entoura de ses bras, lui planta un baiser sur la joue. — Mon Dieu, ce que tu m'as manqué ! —Nous espérions - maman, papa et nous tous -que tu viendrais pour Noël. —Je n'ai pas pu. Il y a eu des problèmes. Elle ne lui en dirait pas davantage, ne lui raconterait pas ce qui s'était passé, les horreurs dont elle avait été témoin. — Mais je viendrai bientôt, parole d'honneur. —Tu as changé, Dee, rétorqua-t-il en lui effleurant le menton de sa grosse main d'artisan. Tu as l'air sûre de toi, satisfaite. —Je le suis. J'adore mon métier. Tu as sans doute du mal à comprendre et je ne sais pas comment te l'expliquer. —Tu n'as pas besoin de me l'expliquer, je le vois de mes yeux. D'ailleurs, comprendre n'était pas toujours nécessaire. Il ne l'ignorait pas. — Ça m'embête de t'avoir empêchée de travailler aujourd'hui. —Je n'avais pas pris un jour de congé depuis... des lustres. Et Dallas ne m'aurait pas donné le feu vert si on avait été surchargées de boulot. — Elle m'a plu. Malgré sa force, elle a des zones d'ombre, des fêlures. Mais elle n'est pas dure. —Tu as raison. Dis donc, maman ne t'avait pas défendu d'étudier l'aura des gens sans leur consentement ? ajouta-t-elle d'un ton narquois. —Ton lieutenant est responsable de toi, se justifiat-il en rougissant. Je ne me suis pas attardé sur son aura, je voulais juste savoir quel genre d'individu veille sur ma grande sœur, — Qui est assez grande, justement, pour se débrouiller seule. Si tu déballais tes affaires ? — Je n'en ai que pour deux minutes. — Et moi, il ne m'en faudra qu'une pour te faire faire le tour de mon domaine. Glissant son bras sous celui de Zeke, elle l'entraîna vers la chambre. — Et voilà ! Une fenêtre, un lit, sur la table de chevet un livre posé à côté de la lampe. Un thriller, en l'occurrence, de quoi donner des cauchemars. Zeke s'en saisit, le feuilleta. — Encore un roman d'épouvante. Tu as toujours aimé ça. L'éternel combat du bien contre le mal, n'est-ce pas, Dee ? Et à la fin, le bien triomphe. — C'est ainsi que je vois les choses. — Oui, mais pourquoi le mal existe-t-il? — Personne n'a de réponse à cette question, mais il existe et on doit l'affronter. Je suis payée pour ça, Zeke. Il opina, scrutant son visage. Il savait que son travail n'était plus du tout celui qu'elle accomplissait quand elle était arrivée à New York et avait revêtu l'uniforme de la police. A l'époque, elle s'occupait de régler la circulation, d'embarquer des ivrognes au poste et d'exécuter des tâches administratives. A présent, elle faisait partie de la criminelle. Elle avait quotidiennement affaire à la mort et côtoyait des meurtriers. Oui, elle avait changé. Tout ce qu'elle avait vu, fait et ressenti se lisait dans ses yeux noirs, au regard ferme et grave. — Tu es un bon policier? — Plutôt bon, répondit-elle en retrouvant son sourire. Et je m'améliorerai. — Grâce à Dallas. Elle s'assit sur le bord du lit, levant le nez vers son frère. — Oui. Avant qu'elle me prenne comme assistante, je l'ai beaucoup observée. J'ai lu ses rapports, ses dossiers, je me suis imprégnée de ses méthodes. Jamais je n'aurais espéré travailler avec elle. La chance, ou peut-être le destin. Nos parents nous ont appris à croire au destin. — C'est vrai, dit-il en s'asseyant près d'elle. — Dallas me donne la possibilité de découvrir ce dont je suis capable, ce que je peux devenir. Zeke, on nous a enseigné à choisir notre propre chemin, à le suivre et à faire de notre mieux. Je mets en application les principes qu'on nous a inculqués. — Tu penses que je n'approuve pas tes activités, que je ne les comprends pas ? D'un geste machinal, elle toucha l'arme paralysante fixée à sa ceinture. — Ton opinion compte beaucoup pour moi. — Tu ne devrais pas t'en soucier. Même si je ne comprends pas tout, je sais que tu as trouvé ta voie. — Tu as toujours été le plus tolérant d'entre nous, Zeke. — Mais non, répliqua-t-il en lui tapotant le genou. Simplement, quand on est le benjamin, on voit les erreurs de ses aînés. Ça ne t'ennuie pas si je prends une douche ? — Bien sûr que non. Je te préviens, il faut patienter un moment avant que l'eau soit chaude. —J'ai tout mon temps. Quand il eut disparu dans la salle de bains, avec son sac, elle se précipita dans la cuisine pour appeler Charles Monroe et annuler leur rendez-vous. Malgré sa sagesse, sa largesse d'esprit et son apparente maturité, son petit frère ne verrait sans doute pas d'un bon œil la relation qu'elle entretenait avec un prostitué. Son petit frère se serait pourtant bien gardé de la juger. Immobile sous la douche qui détendait ses muscles noués par le voyage, il songeait à une relation qui n'était pas, ne pouvait pas être une relation. Il pensait à une femme à laquelle il n'avait pas le droit de penser. Une femme mariée, dont il serait bientôt l'employé. Il devait s'en tenir là, dompter cette émotion, cette sensation de brûlure qui couvait dans son ventre à la simple idée de la revoir. Mais son beau visage le hantait. Son regard mélancolique, sa voix si douce, la dignité qui émanait d'elle. Il essayait de se convaincre que ce n'était qu'une tocade puérile, stupide, terriblement malencontreuse. Cependant il était forcé de reconnaître, dans le secret de son cœur, qu'il avait accepté cette commande et ce séjour à New York pour elle. Il voulait la voir, même si ce désir fou l'emplissait de honte. Il n'était pourtant plus, depuis longtemps, un gamin persuadé de pouvoir obtenir tout ce qu'il souhaitait. Ça lui ferait du bien de la retrouver ici, se disait-il, dans son foyer, avec son mari. Les circonstances de leur rencontre étaient responsables de ses sentiments, il n'en démordait pas. Elle était seule à ce moment-là, elle avait l'air tellement délicate et fragile, une fleur dans la touffeur du désert. Ici, ce serait différent parce qu'elle serait différente. Et lui aussi. Il exécuterait le travail qu'elle lui avait commandé, point à la ligne. Il passerait du temps avec sa sœur qui lui manquait infiniment. Il aurait enfin la possibilité de découvrir la métropole qui l'avait éloignée de sa famille. Une métropole qui, déjà, le fascinait. Saisissant une serviette pour se sécher, il s'approcha de la minuscule fenêtre embuée pour regarder la rue, et sentit le sang circuler plus vite dans ses veines. Il y avait tant de choses à observer, à explorer. En Arizona, où la famille s était installée depuis quelques années, il n'avait pour horizon que la montagne et l'immensité du désert. Il avait envie d'en profiter au maximum. Tout en enfilant un jean et une chemise propres, il se mit à échafauder des projets, des plans. Quand il retourna au salon, il avait hâte de partir à la découverte. Sa sœur s'affairait à ranger. Elle avait caché tous les dossiers qu'elle avait pu dénicher dans son fouillis. Elle pivota, écarquilla les yeux. Wouah ! pensa-t-elle. La joie de le retrouver l'avait aveuglée, elle n'avait même pas remarqué que son petit frère était devenu un homme magnifique. — Tu es beau comme un dieu. — Tu exagères, j'ai seulement changé de chemise. — Hum... Tu veux du jus de fruits, du thé? — Euh... j'aimerais plutôt me balader. J'ai acheté un guide, je l'ai lu pendant le voyage. Tu sais combien il y a de musées dans Manhattan ? — Non, mais je sens que je le saurai bientôt. Les orteils de Peabody se recroquevillèrent dans ses chaussures réglementaires. Ses pauvres pieds risquaient d'être mis à dure épreuve. —Je m'habille plus confortablement et on y va. Une heure après, elle remerciait le ciel pour ses semelles aérodynamiques, son pantalon en épais lainage et la chaude doublure de son manteau, car Zeke ne s'intéressait pas seulement aux musées. Il était insatiable. Il filmait tout avec la caméra miniature qu'il avait payée une fortune. On la lui aurait dérobée des dizaines de fois, si Peabody n'avait pas veillé au grain. Elle avait beau lui seriner de faire attention, de se méfier des voleurs qui rôdaient autour de lui comme des mouches autour d'un pot de confiture, il sê contentait d'opiner en souriant. Us montèrent en haut de l'Empire State Building, restèrent là un long moment, fouettés par le vent d'hiver, jusqu'à en avoir les oreilles gelées. Zeke s'extasiait, ses yeux gris pareils à ceux d'un enfant émerveillé. Us visitèrent le Met, firent du lèche-vitrines sur la 5e Avenue, observèrent les dirigeables bourrés de touristes qui glissaient dans le ciel, grignotèrent des bretzels au goût de moisi, que Zeke voulut absolument acheter à un vendeur ambulant. Il fallait que Peabody l'aime de manière inconditionnelle pour accepter de patiner sur la glace du Rockefeller Center alors que ses jambes et ses chevilles demandaient grâce. Cependant, à travers le regard de Zeke, elle redécouvrait la magie de New York. Et quand elle devait fourrer son insigne sous le nez d'un individu mal intentionné, ça ne gâchait même pas son plaisir. Elle eut toutes les peines du monde à persuader Zeke de s'arrêter pour se restaurer et se réchauffer Elle devait impérativement lui donner certaines recommandations et bien lui mettre les points sur les i. Lorsqu'il ne travaillerait pas, il serait souvent livré à lui-même. Or, malgré ses vingt-trois ans, il avait en son prochain la confiance naïve - et dangereuse - d'un bambin de cinq ans. — Zeke... Elle pressait ses doigts gourds sur son bol de soupe aux lentilles, en essayant de ne pas penser au hamburger de soja qu'elle avait repéré sur le menu. —Il faut parler de ce que tu feras quand je ne serai pas avec toi. —Je fabriquerai des meubles. — Oui, mais j'ai des horaires... plutôt biscornus. Tu passeras beaucoup de temps seul et... —Ne t'inquiète pas pour moi, coupa-t-il avec un sourire espiègle. Je suis déjà sorti de ma campagne, figure-toi. —Tu n'es jamais venu à New York. Il reposa sa cuillère, s'adossa à son siège et fixa sur elle le regard que les garçons réservent à une sœur aînée trop protectrice. — Je ne mets pas mon argent dans ma poche revolver. Je n'adresse pas la parole aux gens dans la rue qui veulent me vendre des montres et des portables, et je refuse de participer à ces parties de cartes, comme celle qu'on a vue sur la 5e Avenue, qui paraissent pourtant très amusantes. — Des parties de bonneteau, une escroquerie. Tu ne peux pas gagner. —N'empêche que ça a l'air amusant. Peabody soupira, un pli d'anxiété creusé entre ses sourcils. — Dans le métro, je ne discute pas avec le premier venu, enchaîna-t-il. — Surtout pas avec un camé qui cherche la bagarre. Zeke, ce type avait littéralement l'écume aux lèvres. Enfin, bref... Je ne te demande pas de t'enfermer dans l'appartement pendant tes heures de loisir, je veux simplement que tu sois prudent. New York est une ville extraordinaire, mais elle dévore chaque jour sa part de chair fraîche. —Je serai prudent, promis. — Tu resteras dans les principaux secteurs touristiques, tu auras ton communicateur sur toi ? — Oui, maman, plaisanta-t-il. Il avait l'air si jeune, avec ce sourire malicieux, que Peabody en eut la gorge nouée. — Bon, tu es prête pour la visite aérienne de Manhattan ? —Absolument, répondit-elle d'un ton qui manquait singulièrement d'enthousiasme. Je termine ma soupe. Et ton boulot, tu le commences quand ? — Demain. Tout a été organisé avant mon départ. Ils ont accepté les plans, le devis. Ils me remboursent le voyage et les frais. — Alors comme ça, ils étaient en vacances en Arizona et ils ont vu ton travail ? — C'est elle qui l'a vu, répliqua-t-il, et il sentit les battements de son cœur s'accélérer. Elle a acheté une sculpture que j'avais réalisée pour la Coopérative artisanale. Ce jour-là, Sylvie - je crois que tu ne connais pas Sylvie, elle est peintre sur verre - s'occupait du magasin. Elle a expliqué à la... cliente que je fabriquais aussi des meubles. Mme Branson a dit que son mari et elle cherchaient un menuisier et... Peabody sursauta. — Quoi? — Ils cherchaient un menuisier et... — Non, comment s'appelle cette femme ? interrogeat-elle en lui agrippant la main. Branson ? — Oui. M. et Mme B. Donald Branson. Le patron de Branson Tools and Toys. Ils vendent des outils de très bonne qualité. — Oh, merde... marmonna Peabody. Merde, Zeke! La boutique du Bidouilleur, à deux pas de la 9e et de l'entrée du tunnel, était tellement sinistre qu'elle faisait tache dans ce quartier où l'on n'avait pourtant pas peur de la saleté. La vitrine qui semblait barbouillée de suie était protégée par des barreaux d'acier, la porte blindée équipée d'une série de serrures sophistiquées au point que les scellés de la police en paraissaient ridicules. Eve se servit de son passe pour les débloquer, poussa la porte, et eut un mouvement de recul, écœurée par l'odeur de sueur, de graillon et de mauvais café qui imprégnait l'atmosphère. — Lumière, commanda-t-elle. L'intérieur n'était pas plus riant que l'extérieur. Pas une seule chaise où un éventuel visiteur aurait pu s'asseoir et se reposer. Le revêtement de sol, d'un vert déprimant, était usé jusqu'à la trame. À en juger par les bruits de succion que produisaient les bottes d'Eve, le défunt n'était pas un obsédé du ménage. Des étagères métalliques tapissaient un mur entier, croulant sous un amas d'appareils en tout genre -mini- écrans, caméras de sécurité, portables, ordinateurs. D'autres ordinateurs, ceux-là visiblement réparés, s'entassaient contre le mur d'en face, sous un panonceau annonçant que le client devait s'acquitter du prix de la réparation dans un délai de trente jours, faute de quoi la marchandise devenait la propriété du réparateur. Dans une pièce de quinze mètres carrés à peine, Eve compta cinq affichettes sur lesquelles le Bidouilleur avait inscrit à la main : La maison ne fait pas crédit. Comme pour mieux souligner que ce n'étaient pas des paroles en l'air, un crâne humain se balançait au-dessus du comptoir. Sur le front était collée une étiquette portant la mention : Voleur. —Ah, ah, quel humour! marmonna Eve. Franchement, cet endroit lui donnait la chair de poule. L'unique fenêtre, derrière elle, était munie de barreaux, la deuxième porte truffée de serrures verrouillées. Elle leva les yeux vers les écrans de surveillance, l'un permettant de voir la rue et l'autre l'intérieur de la boutique. Personne ne pouvait entrer à l'insu du Bidouilleur. Elle prit mentalement note de demander à Sally, de la police du New Jersey, les copies des vidéos de surveillance. Elle s'avança vers le comptoir où trônait un ordinateur, un affreux hybride d'éléments disparates et qui, selon toute vraisemblance, fonctionnait infiniment mieux que celui dont disposait Eve au Central. Elle le mit en marche, l'écran s'éclaira, tremblota. Attention : le disque dur est sécurisée Pour y accéder, taper le mot de passe ou enregistrer l'empreinte vocale dans les trente secondes suivant ce message. Elle éteignit l'appareil. Feeney, de la Division de Détection électronique, s'il en avait le temps et l'envie, ferait peut-être cracher à cette machine ce qu'elle avait dans le ventre. Il n'y avait plus rien d'intéressant sur le comptoir, hormis quelques empreintes digitales sous la pellicule de poudre laissée par les techniciens du labo. Elle décoda, avec difficulté, la porte menant à l'arrière-boutique et pénétra dans l'atelier du Bidouilleur, un incroyable fouillis de circuits électroniques et d'outils - minilasers, pinces minuscules, tournevis à la tige aussi fine qu'un cheveu. Comment savoir s'il a été attaqué ici ? pensa-t-elle, poussant du bout de sa botte la coque creuse d'un ordinateur. Elle n'y croyait pas, cependant. Elle n'avait pas souvent eu affaire au Bidouilleur, et ne l'avait pas revu depuis deux ou trois ans mais elle se rappelait que ce lieu était déjà dans un désordre indescriptible. — Et ses agresseurs n'auraient pas mis un orteil dans sa forteresse sans se faire remarquer, murmura-t-elle. Le bonhomme était carrément paranoïaque. Son atelier aussi était équipé d'écrans de surveillance. Chaque centimètre carré de son territoire ainsi qu'une large portion de la rue étaient sous contrôle. Non, ça ne s'était pas passé ici. S'il avait peur, comme Ratso l'affirmait, il s'était montré encore plus prudent qu'à l'ordinaire. Néanmoins, il ne s'était pas senti suffisamment en sûreté chez lui pour s'y barricader. Il avait appelé un copain. Elle se dirigea vers la pièce communiquant avec l'atelier, le logement du Bidouilleur. Un lit étroit aux draps douteux, un communicateur bricolé sur une table, une pile de vêtements sales, et un cabinet de toilette exigu avec juste assez de place pour une douche, un lavabo et des W-C. Dans la kitchenette, un autochef et un réfrigérateur bourrés de provisions. Des conserves et des aliments lyophilisés remplissaient un placard. — Il avait de quoi attendre que les extraterrestres débarquent. Pourquoi aller se planquer ailleurs ? Secouant la tête, elle pivota sur ses talons. Pas de fenêtres, pas de portes donnant sur l'extérieur. Il habitait un véritable bunker. Sur l'écran de surveillance en face du lit, on voyait la 9e. En réalité, tous ces écrans étaient, pour le Bidouilleur, ses fenêtres sur le monde. Elle ferma les yeux et essaya de l'imaginer dans ce décor, en rassemblant les souvenirs qu'elle avait de lui. Maigre, vieux, ronchon, mauvais comme la gale. « Il a peur, donc il se dépêche. Il ne prend que ce dont il a besoin. C'est un ancien militaire. Il a l'habitude de lever le camp rapidement. Quelques vêtements, de l'argent. » Toutefois, pour un homme qui s'apprêtait à disparaître de la circulation, on n'avait pas retrouvé assez d'argent sur lui. L'avarice... Une autre caractéristique, et non la moindre, du personnage. Il était avare et cupide, il estampait ses clients qui acceptaient ses prix prohibitifs parce qu'il avait des mains de magicien. Il aurait pris du liquide, des crédits, des titres bancaires, etc. Et où était son sac de voyage? Il aurait évidemment fourré ses affaires dans un sac. Peut-être celui-ci était-il encore au fond de l'eau. A moins que l'assassin ne l'ait récupéré. Possible. — Mais il aurait eu de l'argent sur lui, marmonnat-elle, réfléchissant à voix haute. Comme il n'en dépensait pas pour son hygiène ni pour la décoration de son intérieur, il n'en manquait pas. Elle vérifierait sa situation financière. «Bon, il fait son sac. Qu'est-ce qu'il y met? » Il aurait emporté un communicateur de poche, un ordinateur portable. Il aurait voulu pouvoir consulter ses fichiers, ses messages. Et il aurait pris des armes. Elle retourna dans la boutique, jeta un coup d'œil sous le comptoir. Elle avisa un bipied qui - lui semblat-il, car elle n'en avait jamais vu - aurait pu servir de support à un fusil-mitrailleur datant sans doute de la Guerre urbaine. Elle hésita une seconde, puis le glissa dans une grande poche transparente réservée aux pièces à conviction. Elle savait où trouver une arme de ce type. 4 Eve, qui voulait parler à Feeney en tête à tête, retourna dare-dare au Central. Elle emprunta l'escalier roulant menant à l'étage de la DDE, s'en écarta d'un bond pour prendre une barre chocolatée à un distributeur. La Division de Détection électronique était une véritable ruche. Des policiers désossaient des ordinateurs pour les remonter ensuite. D'autres, dans des box, épluchaient et copiaient les disquettes de communicateurs et des fichiers confisqués. Un sifflement aigu, continuel, vrillait les oreilles et le cerveau, si bien qu'Eve se demandait toujours comment les employés du service réussissaient à penser de façon cohérente. Malgré le bruit, la porte du capitaine Ryan Feeney était grande ouverte. Il était assis à son bureau, les manches de sa chemise retroussées jusqu'aux coudes, ses cheveux roux et raides hérissés d'épis indomptables, ses yeux aux paupières tombantes ronds comme des billes derrière des lunettes à verres grossissants. Eve, immobile sur le seuil, le regarda extirper une minuscule écaille transparente des entrailles d'un ordinateur éventré sur la table. — Je t'ai eu, petit salopard, jubila-t-il et, avec la délicatesse d'un chirurgien, il glissa l'écaillé dans un sachet. — Qu'est-ce que c'est ? — Hein? fit-il en sursautant. Oh, salut, Dallas. Tu veux savoir ce qu'est cette petite merveille ? En gros un guichet bancaire. Une employée douée pour l'électronique a installé ce système sur son ordinateur, à la banque. Chaque fois qu'un client effectuait un dépôt d'argent, une infime partie de la somme était transférée sur le compte que la demoiselle s'était ouvert à Stockholm. Très futé. — Mais pas aussi futé que toi. —Je ne te le fais pas dire. Que me vaut l'honneur de ta visite ? Tu viens voir comment travaillent de vrais flics? — Ton joli minois me manquait, rétorqua-t-elle en se juchant sur le bord du bureau. Et je me demandais si tu n'aurais pas un peu de temps libre. —Pour faire quoi ? — Tu te souviens du Bidouilleur ? —Absolument. Une moralité discutable et des doigts de fée. Il est capable de démantibuler une machine comme celle-ci et, avec ses éléments, de fabriquer six autres ordinateurs, tout ça en cinq minutes. Il est sacrement bon. — Maintenant, il est sacrément mort. — Le Bidouilleur ? dit-il d'un ton de regret. Que lui est-il arrivé ? — On lui a fait prendre son dernier bain. Elle lui exposa brièvement les événements, depuis son entretien avec Ratso jusqu'à son inspection sommaire de la boutique. — Ce devait être une grosse affaire pour effrayer un vieux dur à cuire comme le Bidouilleur, déclara Fee-ney, songeur. D'après toi, ils ne l'ont pas attaqué dans sa tanière ? — Ça me paraît impossible. Il avait un système de sécurité à toute épreuve, des caméras de surveillance qui couvraient tout le périmètre, à l'intérieur et à l'extérieur. En outre, il avait assez de victuailles et d'eau minérale pour rester enfermé un mois. — De quoi soutenir un siège, autrement dit. — Oui. D'où ma question: pour quelle raison a-t-il voulu fuir? — Je n'ai pas de réponse. Le collègue chargé de l'enquête t'a laissé consulter le dossier ? — Il n'a rien, et je n'en ai pas davantage. Mon indic a tendance à faire une montagne d'une taupinière, mais le Bidouilleur était sur un coup et on l'a zigouillé. Ses assassins ne sont pas entrés chez lui, par conséquent ils n'ont pas touché à son ordinateur. J'ai pensé que tu pourrais chatouiller un peu cet engin et le persuader de collaborer. Se grattant l'oreille, Feeney pécha des amandes grillées - sa friandise favorite - dans le bol posé devant lui. — Ouais, je pourrais. S'il voulait se planquer quelque part, à mon avis, il a emporté ses fichiers. Mais il était malin. Il a peut-être laissé une copie. Je regarderai ça. — Merci, rétorqua-t-elle en sautant sur ses pieds. Pour l'instant, je m'intéresse à cette affaire à titre privé. Je n'en ai pas parlé au commandant. — On verra si je trouve quelque chose. Dans ce cas, on l'informera. — Parfait. Elle prit quelques amandes et se dirigea vers la porte. —Au fait, elle s'est mis combien d'argent dans la poche, l'employée de banque ? — Trois millions et des poussières. Des poussières qui lui coûtent cher. Si elle s'était contentée de ses trois millions, elle serait passée entre les mailles du filet. — Ils n'en ont jamais assez. Mastiquant ses amandes, Eve regagna son bureau. L'étage retentissait de voix, de jurons, du bourdonnement incessant des communicateurs. Les suspects qu'on interrogeait protestaient, les victimes faisaient leur déposition. Deux femmes se crêpaient le chignon en vociférant, à cause d'un homme mort. Eve trouva l'atmosphère étrangement apaisante, comparée à celle de la DDE. Par politesse, elle s'interposa entre les deux femmes qui se battaient comme des chiffonnières, en agrippa une par le cou, tandis que le policier s'échinait à maîtriser l'autre. — Merci, Dallas, lui dit Baxter avec un grand sourire. Elle émit un reniflement de mépris. —Vous vous êtes assez amusé. — Si vous aviez attendu une petite minute, elles se seraient peut-être déchiré leurs vêtements, ces tigresses. — Espèce d'obsédé. Vous l'entendez? murmurat-elle à l'oreille de la femme qui continuait à gigoter. Si vous ne vous tenez pas tranquilles, tous les gars du service vont débarquer. C'est ce que vous voulez ? — Non, je veux qu'on me rende mon Barry! sanglota la femme. Du coup, l'autre fondit aussi en larmes. Le visage de Baxter se crispa. —A vous de jouer, mon vieux, lui dit Eve, perfide. — Merci infiniment, Dallas. Satisfaite de son intervention, Eve entra dans son bureau et referma la porte. Savourant le silence relatif qui régnait dans la pièce, elle s'assit à sa table pour appeler Suzanna Day, le notaire du défunt J. Clarence Branson. Elle eut d'abord une standardiste, puis la secrétaire, enfin Suzanna apparut sur l'écran. gée d'une quarantaine d'années, elle avait un visage séduisant encadré de cheveux noirs, courts et lisses. Sa peau était d'un noir d'ébène, ses yeux avaient l'éclat du jais. Sa bouche, d'un rouge profond assorti à la petite perle qui ornait la pointe de son sourcil gauche, ne souriait pas. — Bonjour, lieutenant Dallas. B.D. m'a prévenue que vous me contacteriez. — Merci de me consacrer un peu de votre temps, madame Day. Vous n'ignorez pas, je suppose, que je suis chargée de l'enquête sur la mort de J. Clarence Branson. — En effet, rétorqua son interlocutrice, pinçant les lèvres. Je sais aussi que Lisbeth Cooke est mise en examen pour homicide. — Cela ne semble pas vous satisfaire. — J.C. était un ami. Celle qui l'a tué ne fera qu'un bref séjour dans une prison dorée. Je ne suis effectivement pas satisfaite. « Les procureurs négocient avec les défenseurs, se dit amèrement Eve, et c'est sur les flics qu'on tombe à bras raccourcis. » —Je ne suis pas payée pour établir les chefs d'accusation, mais pour rassembler le maximum de preuves. Or le testament de M. Branson apporte peut-être un autre éclairage sur cette malheureuse affaire. —Je procéderai à la lecture du testament ce soir, au domicile de B. Donald Branson. —Vous savez déjà qui sont les légataires ? — Oui. Suzanna hésita un instant. — Mais il m'est impossible de révéler les clauses de ce document avant la lecture officielle, selon la volonté de mon client. J'ai les mains liées, lieutenant. —Votre client n'imaginait pas être assassiné. — Peu importe. Croyez-moi, lieutenant, j'ai déjà outrepassé mes attributions en insistant pour que la lecture ait lieu dès aujourd'hui. —A quelle heure? — Dix-neuf heures. —Voyez-vous un inconvénient à ce que je sois là? — Si M. et Mme Branson l'autorisent, non. Je vais leur soumettre votre demande et je vous rappellerai. — Parfait. Je ne serai pas au bureau, mais on me transmettra votre message. Encore une chose, vous connaissiez Lisbeth Cooke ? — Très bien. Je sortais souvent avec J.C. et elle. —Votre opinion sur elle? —Ambitieuse, déterminée et possessive. Un tempérament volcanique. Eve hocha la tête. — Vous ne l'aimiez pas. — Détrompez-vous, je l'appréciais beaucoup. J'admire les femmes qui savent ce qu'elles veulent et qui l'obtiennent. Elle le rendait heureux, ajouta Suzanna, les yeux soudain embués. Je vous rappellerai, conclut-elle d'un ton brusque. — Tout le monde l'aimait, ce J.C., marmonna Eve. Elle se leva, empoigna son sac. Elle était sur le seuil, quand son communicateur bourdonna. — Dallas. — Lieutenant ? — Tiens, notre Peabody. Je croyais que vous faisiez visiter la ville à votre frère. — C'est plutôt le contraire, gémit Peabody, la mine défaite. Je suis montée en haut de l'Empire State Building, j'ai regardé les patineurs au Rockefeller Center - même sous la torture, elle n'avouerait jamais qu'elle était allée jusqu'à chausser les patins -, j'ai visité deux musées, de fond en comble. Maintenant, il tient absolument à survoler Manhattan en dirigeable. On décolle dans quinze minutes. — Je vous souhaite bien du plaisir, rétorqua Eve en se dirigeant vers l'ascenseur qui descendait au parking. — Zeke n'était encore jamais venu à New York. Si je ne mettais pas le holà, il papoterait avec tous les mendiants qu'il croise dans la rue. Il voulait même jouer au bonneteau. — Heureusement que sa sœur est flic, gloussa Eve. — Oui, heureusement. Peabody soupira. — Écoutez, ça n'a probablement pas d'importance, mais ça me paraît bizarre... j'ai jugé préférable de vous avertir. Eve émergea de l'ascenseur et s'avança dans le garage. — Zeke est ici parce qu'il a une commande pour des meubles sur mesure, poursuivit Peabody. Eh bien, figurez-vous que son client n'est autre que B. Donald Branson. — Branson ? répéta Eve qui s'arrêta net. Il a engagé votre frère ? — Oui, répondit Peabody d'un air ennuyé. Qu'est-ce que vous en pensez ? — Pas grand-chose. Comment Branson a-t-il connu Zeke? — En fait, c'est Mme Branson qui l'a rencontré. Elle faisait une cure thermale en Arizona, elle se baladait et elle a vu son travail dans une coopérative artisanale. Zeke a beaucoup de talent, vous savez. On les a mis en contact et, de fil en aiguille... il a débarqué à New York. — Tout ça semble logique, normal, répliqua Eve en s'engouffrant dans sa voiture. Il leur a parlé, depuis son arrivée ? —Justement, il est en train de les appeler. Leur nom est venu par hasard dans la conversation, je lui ai expliqué la situation. Il veut présenter ses condoléances à Mme Branson et lui proposer de retarder les travaux, éventuellement. — D'accord. Ne vous inquiétez pas, Peabody. Vous me direz comment ils réagissent. Et s'il n'a pas déjà compris que, quand on a une sœur flic, on la boucle, recommandez-lui de garder tout ça pour lui. — Oui, mais a priori les Branson ne sont pas des suspects. On a pincé la meurtrière. — Ce qui ne nous empêche pas d'être prudentes. Retournez donc jouer les guides touristiques. À demain. Quelle coïncidence ! songea Eve en quittant le parking. Elle avait une sainte horreur des coïncidences. Néanmoins, elle avait beau se creuser les méninges, elle ne voyait pas ce qu'il pouvait y avoir de louche dans le fait que la famille de la victime ait engagé le frère de Peabody pour fabriquer des meubles. Au moment où Zeke avait eu cette commande, J. Cla-rence était bien vivant. Aucun des Branson n'était impliqué dans le crime. Non, décidément, elle ne trouvait rien qui clochait. Parfois une coïncidence était simplement le fait du hasard. Cependant elle enregistra ces informations dans un coin de son esprit. Peut-être en sortirait-il quelque chose. En pénétrant dans le hall, Eve entendit l'écho feutré d'une chanson. Summerset vaquait à ses occupations en musique. Elle jeta sa veste sur la rampe de l'escalier et monta les marches. Le majordome savait déjà qu'elle était rentrée, elle l'aurait parié. Rien n'échappait à ce sinistre personnage. Mais il détestait qu'on perturbe sa routine, par conséquent il ne la dérangerait probablement pas. Parvenue sur le palier, elle longea le couloir jusqu'à l'imposante porte à deux battants ouvrant sur la salle d'armes. Mal à l'aise, elle tripota la bandoulière de son sac. Seuls Connors, Summerset et elle-même avaient accès à cette pièce. La collection de son mari était légale - du moins, maintenant, elle l'était. Cependant Eve ignorait s'il se l'était procurée par des moyens légaux. Sincèrement, elle en doutait. Elle pressa la paume de sa main sur la plaque d'identification, attendit que le voyant vert clignote. Une fois son empreinte analysée, elle dit son nom à voix haute avant de taper le code. Les serrures se déverrouillèrent, l'un des battants pivota. Eve s'avança, referma la porte. Dans la vaste salle étaient exposées toutes sortes d'armes des siècles passés. Certaines étaient disposées dans de magnifiques vitrines, d'autres, luisant d'un éclat redoutable, ornaient les murs - fusils, poignards, lasers, épées, piques, massues. Autant de preuves que l'homme avait toujours cherché à anéantir son prochain. Elle se remémora la première fois que Connors lui avait montré cette pièce. À l'époque, son instinct et sa raison se livraient bataille, l'un lui disant qu'il ne pouvait pas être l'assassin qu'elle recherchait, l'autre lui répétant que c'était possible. C'était ici même qu'il l'avait embrassée pour la première fois, dans son musée de la guerre. Et c'était ici qu'elle avait capitulé. Son regard s'attarda sur une vitrine renfermant des pistolets, tous interdits par la loi depuis des décennies et devenus des objets de collection. Cette mesure avait certainement sauvé bien des vies. Mais, ainsi que Lisbeth Cooke l'avait démontré, les êtres humains n'étaient jamais à court d'idées quand il s'agissait de tuer. Elle extirpa de son sac le bipied trouvé chez le Bidouilleur et entreprit de voir à quel type d'arme il correspondait. Elle hésitait entre trois possibilités, lorsqu'elle entendit la porte s'ouvrir. Elle se retourna, prête à incendier Summerset. — Je ne savais pas que tu étais là, dit-elle. —Aujourd'hui, je travaille à la maison. Elle paraissait fatiguée, distraite. Et toujours aussi belle. —Toi aussi? ajouta-t-il. — Mmm... Tiens, regarde ça. Pour ces trucs-là, tu es plus doué que moi. Je cherche une arme militaire, datant de la Guerre urbaine, qui correspondrait à ce machin. — De l'armée américaine? — Oui. — Les européennes sont légèrement différentes, expliqua-t-il en se dirigeant vers une vitrine. L'armée américaine disposait à l'époque de deux fusils-mitrailleurs. Le second - apparu vers la fin de la guerre - était plus léger, plus précis. Il prit une arme pourvue dé deux longs canons superposés et d'une crosse moulée. —Viseur infrarouge, guidage thermique. Avec ça, on peut atteindre une cible de la taille d'une tête d'épingle, ou balayer un large périmètre. Il lui tendit le fusil qu'elle soupesa. — Ça ne fait pas plus de deux kilos. On le charge comment ? —Avec une boîte-chargeur. Elle vérifia si l'arme correspondait au bipied. Oui, c'était bien ça. — Bingo ! Il existe beaucoup d'armes de ce genre ? —Tout dépend. Si tu préfères croire le gouvernement, quand il affirme que la plupart de ces fusils-mitrailleurs ont été confisqués aux soldats et détruits, il n'y en a quasiment plus. Mais si tu croyais ça, tu ne serais pas la femme ravissante et cynique que j'adore. — Je veux l'essayer. Tu as une boîte-chargeur, je suppose ? —Naturellement. Il saisit le fusil et son support, s'approcha du mur dont un pan coulissa, révélant une cabine d'ascenseur. Eve, les sourcils froncés, le suivit. —Tu ne m'as pas dit que tu travaillais? — Quand on est le patron, on n'a pas d'obligations, c'est ça qui est formidable. Pourquoi cette arme t'intéresse-t-elle ? —Je ne sais pas trop. Je perds sans doute mon temps. — Dans la mesure où nous sommes ensemble, nous ne perdrons jamais assez de temps. L'ascenseur s'arrêta au sous-sol, où se trouvait la salle de tir. Ici, Connors ne s'était pas laissé aller à son goût pour le confort et le luxe. Le lieu était Spartiate, avec ses murs nus, couleur sable. Il installa le fusil sur un long comptoir noir, le chargea. —Voilà, à toi de jouer. Une légère pression du pouce sur le côté. — C'est maniable, commenta-t-elle d'un ton appréciateur. Si on a de bons réflexes, on peut viser et tirer en quelques secondes. Il lui tendit des protège-tympans et des lunettes de protection. — Hologramme ou cible fixe ? — Hologramme. Envoie-moi deux types, la nuit. Complaisamment, il programma la scène et recula d'un pas pour admirer le spectacle. Il lui avait réservé deux colosses qui se mouvaient pourtant avec une vélocité féline. Ils fonçaient droit vers Eve, sur sa gauche et sa droite. Elle les dégomma l'un et l'autre. —Trop facile, se plaignit-elle. Il faudrait être manchot et borgne pour les manquer avec une arme pareille. — Eh bien, essayons autre chose ! Tandis qu'il lui concoctait un nouveau programme, elle se balança sur ses talons, s'efforçant de s'imaginer dans la peau d'un vieillard qui se préparait à prendre la fuite. Soudain, elle distingua un homme qui surgissait de l'ombre, à toute vitesse. Elle fléchit les genoux, tira puis pivota vivement. Cette fois, le deuxième agresseur était tout près. Il brandissait une barre de fer. Elle visa la figure qui éclata comme une pastèque. —J'adore te regarder travailler, murmura Connors. — Il n'était peut-être plus aussi rapide qu'avant, mar-monna-t-elle, plongée dans ses réflexions. Ou alors, les autres savaient qu'il avait un fusil-mitrailleur. Mais quand même... il pouvait faire exploser la moitié du quartier. Comme ça... Tenant la crosse à deux mains, elle balaya le décor holographique. Le véhicule garé le long du trottoir d'en face explosa, les vitres volèrent en éclats, l'alarme mugit. —Tu vois? — Oui, décidément, j'adore te regarder travailler. Il s'approcha, lui effleura les cheveux. Elle était tout ébouriffée, ses yeux mordorés brillaient. — Il avait de quoi se défendre, donc ils ne se sont pas contentés de se pointer et de le refroidir. Ils ont dû opérer une diversion, lui tendre un piège ou lui envoyer quelqu'un en qui il avait confiance. Il leur fallait suffisamment de temps pour le berner et ne pas être réduits en bouillie. Il n'avait pas de voiture, et il n'a pas réservé de taxi. J'ai vérifié. Il était armé, coriace. Pourtant on l'a embarqué aussi vite et facilement qu'on plume un touriste du Nebraska dans Times Square. — Tu es sûre que ça s'est passé aussi simplement ? — Il avait un hématome à la tête, mais pas de blessures indiquant qu'il s'est débattu. S'il avait utilisé cet engin et loupé sa cible, on aurait trouvé des impacts. C'est vraiment pas clair. Elle haussa les épaules, souffla pour rejeter en arrière la mèche qui lui tombait sur le front. — Quand on a peur, on perd parfois sa lucidité, lieutenant. — Pas lui, je parierais tout ce que tu veux là-dessus. Je crois qu'on a attiré son attention... Elle s'interrompit, entreprit de programmer une nouvelle agression. Pour se mettre complètement en situation, elle retira son gilet pare-balles. — Dès qu'il a été concentré sur sa cible... Elle reprit le fusil, s'avança à l'instant où l'action débutait. « Un homme surgit de l'obscurité. Je pivote, je tire. » Elle sentit un léger choc à la hauteur de la clavicule. Effectivement, elle avait été touchée, songea-t-elle en se massant distraitement l'épaule. Cependant elle était jeune, en bonne forme physique, et elle avait la tête froide. — Il était vieux, il avait peur, mais il se croyait invincible, bien trop malin pour eux. Ils lui sont tombés dessus, quelque part entre sa boutique et la station de métro. Il en vise un, et l'autre lui balance une décharge paralysante. Ça ne se repère pas à l'autopsie, sauf si la dose est suffisamment massive pour endommager le système nerveux. Ils n'avaient pas besoin de ça. Ils voulaient juste lui flanquer une bonne secousse pour pouvoir ensuite l'estourbir et le jeter à l'eau. Elle reposa le fusil sur la console. — OK, je comprends à peu près comment ils ont procédé. Il ne me reste plus qu'à trouver le pourquoi du comment. —J'en déduis que cette petite démonstration est terminée. — Oui, je vais... eh! protesta-t-elle, comme il l'attirait contre lui. —Je me souviens de la première fois avec toi. Il resserra son étreinte, certain qu'elle résisterait, pour la forme. Sa capitulation n'en serait que plus délectable. — C'est ici que tout a commencé, murmura-t-il en lui mordillant l'oreille. Il y a presque un an. A l'époque déjà, tu étais tout ce dont j'avais toujours rêvé. — Tu voulais surtout du sexe. Elle se débattait dans ses bras, en ayant soin toutefois d'incliner la tête pour que la bouche experte de son mari glisse le long de son cou. Des frissons délicieux couraient sur sa peau. — C'est vrai, admit-il en riant. Ça n'a pas changé. Tu me rends fou de désir, lieutenant. — Ne compte pas me séduire au beau milieu d'une journée de travail. Mais il la poussait doucement vers l'ascenseur, et elle ne lui opposait pas une grande résistance. — Tu as déjeuné ? demanda-t-il. — Non. — Moi non plus, dit-il. Il l'embrassa avidement, lui coupant le souffle. — Non, attends, bredouilla-t-elle, médusée comme toujours par l'effet dévastateur que les baisers de cet homme avaient sur elle. Oh, et puis flûte... D'une main, elle se cramponnait à son épaule, de l'autre, elle extirpait son communicateur et coupait la fonction vidéo. — Dispatching, ici le lieutenant Dallas. Il la fit entrer dans la cabine, la plaqua contre la paroi, glissa une main brûlante entre ses jambes et la caressa fiévreusement. — Dispatching à l'écoute. Elle réprima un gémissement. —Je prends une heure de repos, annonça-t-elle d'une voix qui chevrotait. Elle interrompit la communication à la seconde où un orgasme d'une violence inouïe la secouait tout entière. Elle agrippa Connors par les cheveux. — C'est complètement dingue... balbutia-t-elle. Pourquoi est-ce qu'on a toujours envie de faire l'amour? —Je ne sais pas. Il la souleva dans ses bras, sortit de l'ascenseur et se dirigea vers la chambre. — Mais j'en remercie le ciel... — Touche-moi, je veux sentir tes mains sur moi. Ils tombèrent ensemble sur le lit. — Il y a un an, je ne connaissais pas ton corps, Eve. Maintenant je le connais par cœur, et chaque jour je le désire davantage. C'était insensé, songea-t-elle, égarée, abandonnée, submergée par cette sensation de faim dévorante, si familière, qui naissait au creux de son ventre quand Connors posait les doigts sur elle, qui lui faisait presque mal. Qu'ils s'aiment sauvagement, comme à présent, ou avec une tendresse déchirante, ils n'étaient jamais rassasiés l'un de l'autre. Il avait raison. Il connaissait son corps, et elle connaissait le sien. Elle savait comment le caresser pour le faire trembler. Et ce savoir était magique. Elle cambra les reins, offrant sa gorge où brillait un diamant pareil à une larme - preuve qu'elle avait appris à accepter ce qu'il avait besoin de lui donner. Ils roulèrent sur le lit, haletant, se débarrassant de leurs vêtements pour être peau contre peau. Eve gémissait. Il eut l'impression que son sang s'embrasait. Il avait le pouvoir de lui faire perdre la tête, elle si forte et si volontaire. Il la sentait se tendre à l'approche de la jouissance, il voyait sur son visage cette expression, étonnée et émerveillée, qui le bouleversait tant. Elle murmura son nom, accéléra le mouvement de ses hanches, nouant étroitement les jambes autour de lui. Elle contemplait ses yeux si bleus. « Toi, il n'y a que toi. » Il lui disait ça en silence, et elle répétait les mêmes mots. Le plaisir les emporta, leur arracha un cri étranglé. Pantelant, Connors posa la tête sur les seins de sa femme. Elle était alanguie, exténuée. Bientôt, pourtant, elle bondirait sur ses pieds, se rhabillerait, et irait retrouver son travail, ce métier qui la consumait. Mais pour l'instant, pour un moment encore, elle se reposait dans ses bras. —Tu devrais rentrer déjeuner à la maison plus souvent, murmura-t-il. Elle pouffa de rire. —Bon, la récréation est finie. Il faut que j'y aille. — Mmm... Ils n'ébauchèrent pas un mouvement. — Ce soir, nous dînons à vingt heures au Palace avec les cadres supérieurs - et leurs épouses - de mes entreprises de transport. —J'étais au courant? rétorqua-t-elle, fronçant les sourcils. —Absolument. — Zut, j'ai un rendez-vous à dix-neuf heures. — Quel rendez-vous ? — Chez B.D. Branson, pour la lecture du testament de son frère. — Très bien, je retarderai le dîner d'une demi-heure et nous passerons d'abord chez B.D. — Comment ça, nous ? —Nous, nous deux... susurra-t-il. — Il s'agit d'une affaire criminelle, figure-toi, pas d'amour. — Bon, je ne te ferai pas l'amour chez Branson, quoique je le regrette. — Écoute, Connors... — Ma proposition est simplement pratique, lieutenant. — Tu ne peux pas m'accompagner, ce n'est pas une réception mondaine. — Je suis sûr que B.D. me trouvera un fauteuil confortable pour attendre ma femme. Si ma mémoire ne me trompe pas, il habite une grande maison. — Tu le connais, évidemment. — Évidemment. Nous sommes concurrents, mais pas ennemis. — Eh bien... d'accord, à condition que le notaire n'y voie pas d'inconvénient. Tu me diras ce que tu penses des frères Branson. — Je suis toujours ravi de t'aider, ma chérie. — Ouais... C'est bien ce qui m'inquiète. 5 Sur la banquette arrière de la limousine, Eve se trémoussait nerveusement. Ce n'était vraiment pas le moyen de locomotion qu'elle préférait, surtout quand elle était de service. Se pavaner dans un véhicule long d'un kilomètre lui paraissait, en toutes circonstances, complètement décadent, mais, en pleine enquête, c'était... gênant. Bien sûr, pour rien au monde elle ne s'en plaindrait à Connors. La plonger dans l'embarras le ravissait. Heureusement, la robe noire qu'elle portait pouvait convenir à la fois pour une lecture du testament et un dîner d'affaires. Droite, toute simple, elle la couvrait du cou aux chevilles. Malgré son prix exorbitant, Eve la trouvait pratique. Mais les robes n'étaient pas faites pour les flics obligés d'avoir leur arme sur eux ; résultat, elle avait dû fourrer la sienne dans cette ridicule pochette noire en satin qui parachevait sa toilette de femme du monde. Comme elle s'agitait de nouveau, Connors étendit négligemment son bras sur le dossier de la banquette. — Un problème ? demanda-t-il en souriant. — Les flics ne portent pas de la laine vierge et ne se trimballent pas en limousine, grommela-t-elle. — Les flics que j'épouse le font, ma chérie. Il glissa un doigt sous la manche du manteau d'Eve, tâtant l'étoffe souple et douce. Il aimait la voir dans cette tenue, sobre et élégante, qui mettait admirablement en valeur son corps élancé. — À ton avis, comment peut-on savoir que les moutons sont vraiment vierges ? —Ah, ah, très drôle! On aurait dû prendre ma voiture. —Je reconnais que ta voiture actuelle représente un progrès considérable par rapport à la précédente, néanmoins elle n'est pas aussi confortable que celle-ci, très loin de là. Tu aurais conduit, nous n'aurions pas pu savourer les vins qu'on nous servira au dîner. Et surtout, ajouta-t-il en lui baisant le bout des doigts, tu m'aurais interdit de te toucher pendant le trajet. — Je te signale que je suis de service. — Non, plus depuis une heure. Il se rapprocha, posa la main sur sa cuisse. — Bas les pattes, ou je te fais arrêter pour agression sexuelle. — Quand nous serons à la maison, tu me liras mes droits et tu me soumettras à un interrogatoire serré ? — Espèce de pervers, pouffa-t-elle. Ils étaient parvenus à destination. La limousine se gara, Eve et Connors descendirent et se dirigèrent vers l'imposant perron de la demeure des Branson. — Pour un flic, tu embaumes, déclara Connors en se penchant vers Eve. — C'est toi qui m'as aspergée de ce machin. Arrête... protesta-t-elle, comme il lui chatouillait le cou. Ce que tu es dissipé, ce soir. — Mon déjeuner m'a comblé. Ça m'a rendu guilleret. Elle réprima un sourire, s'éclaircit la gorge. — Sois un peu sérieux, s'il te plaît. Nous ne sommes pas ici pour nous amuser. — Non, effectivement, rétorqua-t-il en appuyant sur la sonnette. La mort de J.C. m'attriste. — Alors tu le connaissais aussi. —Assez pour avoir beaucoup de sympathie à son égard. C'était un homme extrêmement affable. — Tout le monde dit ça. Était-il suffisamment « affable » pour tromper sa maîtresse ? — Je l'ignore. Le sexe pousse les meilleurs d'entre nous à commettre des erreurs. —Ah oui? lança-t-elle, les sourcils en accent circonflexe. Eh bien, si jamais tu avais l'envie de commettre une erreur dans ce domaine, souviens-toi de ce qu'une femme en colère peut faire avec une perceuse Branson. — Eve chérie... Se sentir aimé à ce point, c'est merveilleux. Une gouvernante au regard grave ouvrit la porte, vêtue d'un tailleur noir. — Bonsoir, dit-elle d'une voix douce, teintée d'un léger accent britannique. Je suis navrée, mais les Branson ne reçoivent personne. Il y a eu un décès dans la famille. — Lieutenant Dallas, rétorqua Eve en extirpant son insigne de sa pochette. Nous sommes attendus. La gouvernante examina soigneusement l'insigne puis hocha la tête. — En effet, lieutenant. Entrez, je vous prie. Puis-je prendre vos manteaux ? — Merci. — Si vous voulez bien me suivre... La famille est dans le grand salon. Eve balaya des yeux le hall aux murs gris perle, ornés de fusains et de dessins à la plume représentant des paysages urbains. Les dalles du sol étaient du même gris légèrement nacré, si bien que la lumière feutrée tombant du plafond en dôme évoquait celle de la lune filtrant à travers la brume. L'escalier, d'un blanc pur, semblait flotter dans ce brouillard impalpable. À leur approche, une haute porte coulissa et se logea dans le mur. La gouvernante s'immobilisa respectueusement sur le seuil. — Lieutenant Dallas et Connors, annonça-t-elle, avant de s'effacer pour les laisser entrer. — Il nous faudrait quelqu'un comme elle à la place de Summerset, murmura Eve. Pour toute réponse, Connors lui donna une pichenette au creux des reins, et tous deux s'avancèrent. Le salon était spacieux, très aéré. Ici aussi, la lumière était feutrée, le décor monochrome - un camaïeu de bleu, du pastel des alcôves en forme d'éventail à l'indigo de la cheminée où un feu crépitait. Sur le manteau en petits carreaux de faïence, s'alignaient des vases en cristal de diverses tailles où étaient disposés des lys blancs. Une femme se leva. Sa peau était aussi blanche que les lys, ses cheveux blonds comme les blés sévèrement tirés en arrière et roulés en chignon sur la nuque. Son visage était d'une beauté saisissante, parfaite, avec ses pommettes bien modelées, son nez droit et fin, ses sourcils admirablement dessinés, ses lèvres dénuées de fard et ses yeux violets, frangés de longs cils. Des yeux qui reflétaient un profond chagrin. — Lieutenant Dallas, dit-elle en tendant la main. Sa voix allait bien avec son visage - délicate, lisse, sans défaut. — Merci d'être venue. Je suis Clarissa Branson. Connors... D'un geste à la fois chaleureux et timide, elle tendit son autre main à Connors qui la pressa doucement. — Je suis navré, Clarissa. — Nous sommes effondrés. Dimanche dernier, J.C. était encore là. Nous avons déjeuné tous ensemble. Je ne... je n'arrive pas à... Voyant qu'elle allait fondre en larmes, B.D. Branson s'approcha et la prit par la taille. Eve remarqua qu'elle se crispait imperceptiblement et baissait les yeux. — Chérie, si tu offrais un verre à nos invités ? — Oh oui, bien sûr! Voulez-vous du vin? — Plutôt du café, si c'est possible, répondit Eve. —Je m'en occupe. Excusez-moi... Branson suivit du regard son épouse qui s'éclipsait. — C'est très dur pour Clarissa. — Elle était très proche de votre frère ? s'enquit Eve. — Oui. Elle n'a pas de famille, et elle considérait J.C. comme son propre frère. Maintenant nous sommes seuls au monde, elle et moi. Il s'interrompit, comme pour se ressaisir. — Lieutenant, j'avoue que je n'avais pas fait le rapprochement entre vous et Connors. — Cela vous pose un problème ? — Pas du tout. Il dévisagea Connors, esquissa un petit sourire. — Nous sommes concurrents, mais il ne me semble pas que nous soyons ennemis. — J'appréciais beaucoup J.C., déclara simplement Connors. Nous le regretterons tous. — Oui... Finissons-en avec les présentations, voulez-vous ? Lieutenant, je crois que vous connaissez déjà Suzanna Day. Celle-ci se leva et vint leur serrer la main, avant de se camper au côté de Branson. La dernière personne présente dans la pièce se redressa à son tour, Lucas Mantz, l'un des avocats les plus en vue de New York. Mince, plutôt séduisant avec ses cheveux bouclés, poivre et sel. Un sourire froid étirait ses lèvres. — Lieutenant... Connors, dit-il. Il porta à sa bouche le verre en cristal qu'il tenait entre ses doigts, but une gorgée de vin blanc. — Je représente Mlle Cooke, ajouta-t-il. — Elle n'a pas regardé à la dépense, ironisa Eve. Votre cliente espère renflouer ses finances, Mantz ? Une lueur narquoise s'alluma dans les yeux gris au regard acéré de l'avocat. — Si les finances de ma cliente vous intéressent, lieutenant, nous nous ferons un plaisir de vous fournir tous les documents nécessaires. Dès que vous aurez un mandat en bonne et due forme. Mais les charges retenues contre Mlle Cooke ne me semblent pas justifier une telle démarche. — Pour l'instant, rétorqua Eve. — Si nous commencions ? intervint Branson, comme sa femme revenait avec la gouvernante chargée d'un plateau. Tandis qu'on servait le café, Clarissa s'assit près de son mari qui lui prit la main. Lucas Mantz s'installa dans un fauteuil à l'écart, Suzanna face aux Branson. — Le défunt a laissé des disquettes où il s'adresse personnellement à chacun de ses proches, son frère, sa belle-sœur, Mlle Lisbeth Cooke et son assistant Chris Tipple. Ces disquettes vous seront remises dans les vingt-quatre heures suivant l'ouverture de ce testament. M. Tipple n'a pu être parmi nous ce soir. Il est... il est souffrant. Le notaire sortit un document de son attaché-case. Le préambule était technique, dans ce langage alambiqué qui, pensa Eve, n'avait pas dû changer depuis deux siècles. Les êtres humains avaient toujours eu tendance à prévoir leur mort longtemps à l'avance. A tout planifier, opter pour l'incinération ou l'enterrement, s'offrir une concession dans un coin ensoleillé du cimetière. Ce qui ne les empêchait pas de se croire éternels. Bien sûr, ils rédigeaient leur testament, ultime manifestation de leur volonté, de leur pouvoir sur ceux qui avaient le mauvais goût de ne pas les suivre dans la tombe. Puis la vie continuait. Le notaire énuméra les legs mineurs, ce qui permit à Eve de se faire une idée un peu plus précise de l'homme qui aimait les fauteuils en forme d'éléphant et les pâtes à la carotte. Il n'avait pas oublié les gens qui peuplaient son quotidien, depuis son concierge jusqu'à sa standardiste. Il laissait aussi à Suzanna Day une sculpture qu'elle admirait. En lisant cette clause, la voix de Suzanna s erailla. Elle toussota, poursuivit : —À mon assistant, Chris Tipple, qui a été mon bras droit et souvent mon cerveau, je laisse ma montre en or ainsi qu'un million de dollars. Je sais qu'il en fera bon usage. À ma bien-aimée belle-sœur, Clarissa Stanley Branson, je lègue le collier de perles fines de ma mère, la broche en diamants de ma grand-mère et mon indéfectible affection. Clarissa se mit à pleurer sans bruit, les épaules secouées de tremblements. Son mari l'étreignit, et Eve l'entendit murmurer à son épouse : —Allons, contrôle-toi. —Excusez-moi, balbutia Clarissa, tête basse. Je suis désolée. —B.D., voulez-vous que nous nous interrompions un moment ? suggéra Suzanna, tournant un regard empreint de sollicitude vers Clarissa. — Non, finissons-en, répondit-il d'un ton brusque. —Très bien. En ce qui concerne mon frère et associé B. Donald Branson... Suzanna prit une inspiration. — Les dispositions afférentes à ma part du capital de la société que nous dirigeons ont été précédemment établies. S'il me survivait, cette part lui reviendrait et, s'il mourait avant moi, elle irait à son épouse ou aux enfants nés de leur union. En outre, je lègue à mon frère la chevalière à chaton d'emeraude et les boutons de manchettes en diamants qui appartenaient à notre père, ma bibliothèque, mon bateau le T and T, et mon aérocyclomoteur, dans l'espoir qu'il se résoudra à l'essayer. À moins, bien sûr, qu'il n'ait vu juste et que cet engin n'ait causé ma mort. Branson eut un petit rire sans joie. —Je lègue tous mes autres biens personnels à Lisbeth Cooke... enchaîna Suzanna d'une voix soudain glaciale, avec un coup d'œil méprisant en direction de Mantz. Cela comprend l'argent liquide que je garde chez moi, les sommes déposées'sur mes comptes bancaires, mes propriétés immobilières, mes actions, mes meubles et mes objets d'art. Lissy chérie, articula le notaire comme si ces mots lui écorchaient la bouche, je te demande de ne pas t'abîmer dans le chagrin et de profiter de la vie. Branson se redressa lentement, blême. Ses yeux jetaient des éclairs. — Des millions... Elle le tue et elle se retrouve à la tête d'une fortune. Il serra les poings, dévisagea Mantz. —Je ferai révoquer ce testament, je me battrai jusqu'au bout. —Je comprends votre désarroi, déclara Mantz en se levant également. Toutefois les volontés de votre frère sont parfaitement claires. Mlle Cooke n'est pas accusée d'assassinat avec préméditation mais d'homicide. La jurisprudence protège son héritage. Branson empoigna Mantz. Avant qu'Eve ait pu s'interposer, Connors le tira en arrière. —B.D., dit-il posément, en le tenant cependant d'une main ferme, c'est inutile, laissez vos avocats gérer cette affaire. Votre femme est bouleversée, ajouta-t-il, montrant du menton Clarissa qui sanglotait, recroquevillée sur le divan. Elle a besoin de repos. Vous devriez la conduire dans sa chambre et lui donner un calmant. Branson était dans une telle rage que les os de son visage saillaient et semblaient sur le point de transpercer sa chair. — Sortez d'ici ! ordonna-t-il à Mantz. Foutez le camp ! —Il s'en va, dit Connors. Occupez-vous de votre épouse. Branson demeura figé un long moment, puis opina et tourna les talons. Il souleva Clarissa dans ses bras, telle une enfant, et quitta le salon. Eve se planta face à Mantz. —À votre place, je ne m'attarderais pas. — Chacun fait son métier, lieutenant, rétorqua-t-il en saisissant son attaché-case. —Alors faites le vôtre, courez annoncer à votre cliente qu'elle est riche. Il ne se troubla pas. — Dans la vie, il n'y a pas que le bien et le mal, le noir et le blanc. Bonsoir, lieutenant, maître... Quand il eut disparu, Suzanna se rassit et soupira. — Il n'a pas tort. Après tout, il se borne à exécuter sa tâche d'avocat. — Est-ce qu'elle héritera vraiment ? Suzanna se pinça la base du nez entre le pouce et l'index. — Oui, selon toute vraisemblance. Vu le chef d'accusation retenu contre elle, .homicide, on peut plaider la folie passagère, le crime passionnel commis dans un moment d'égarement. Le testament de J.C. était scellé. Comment prouver qu'elle en connaissait les clauses et que ce n'est pas étranger à son geste ? La loi la protège, effectivement. — Et si elle était accusée de crime avec préméditation? Suzanna dévisagea attentivement Eve. — Ça changerait tout. Est-ce possible ? J'avais l'impression que le dossier était clos. — Pour moi, un dossier ne l'est jamais. —J'espère que vous me tiendrez au courant. — Si j'ai du nouveau, comptez sur moi. Tous trois rejoignirent le hall où la gouvernante leur tendit leur manteau. Ils descendirent les marches du perron, Eve réprima une grimace en voyant la limousine qui les attendait. — Pouvons-nous vous déposer, maître? proposa Connors. — Non, merci, marcher me fera du bien. Suzanna soupira, un nuage de buée s'échappa de ses lèvres. — En tant que notaire, je suis pourtant accoutumée à ce genre de situation. La douleur, l'appât du gain. Mais là, cela m'affecte profondément. J'aimais beaucoup J.C. Il était de ces hommes dont on pense qu'ils ne mourront jamais. Eve et Connors la regardèrent s'éloigner, puis ils entrèrent dans la voiture. — C'était bizarre, dit Eve, pensive. Je me demande si Lissy chérie pleurera autant que la belle-sœur du défunt. Tu connais bien Clarissa ? — Non, je ne l'ai rencontrée que dans des réceptions auxquelles assistaient les frères Branson. En principe, Clarissa et Lisbeth étaient avec leurs compagnons respectifs. — Elles auraient peut-être dû se les échanger. — Pourquoi ? s'étonna Connors en allumant une cigarette. — Moi, j'aurais marié Clarissa avec J.C. D'après ce que j'ai appris de lui, il était moins inhibé, plus léger, plus sensible que son frère. Clarissa a l'air fragile, tendre, elle me paraît un peu... craintive, intimidée par Branson. Elle ne ressemble pas à l'épouse type du patron d'une grande compagnie internationale. Pourquoi n'a-t-il pas choisi une femme plus sophistiquée, plus fine mouche ? Remarquant le sourire narquois de Connors, elle le fusilla des yeux. — C'est quoi, ce sourire idiot ? — J'allais simplement dire qu'il était peut-être tombé amoureux d'un autre « type » de femme. Cela arrive, même aux patrons de grandes compagnies internationales. — Tu insinues que je n'ai pas le profil qui convient ? Il tira voluptueusement sur sa cigarette. — Si je te répondais que tu as le bon profil, tu me sauterais à la gorge et nous nous bagarrerions sur cette banquette. Une chose en entraînant une autre, nous serions très en retard au dîner, — Ce qui m'embêterait énormément, marmonna Eve. Toi non plus, mon vieux, tu n'es pas un mari de flic typique. — Si tu m'affirmais le contraire, je te sauterais à la gorge, et ainsi de suite... Il écrasa sa cigarette dans le cendrier, caressa le cou d'Eve. — Ça te tente? murmura-t-il. — Je ne me suis pas pomponnée pour que tu laisses tes empreintes partout. Souriant, il referma les doigts sur le sein de la jeune femme. — Eve chérie, tu sais bien que je ne laisse jamais d'empreintes. Pendant que les convives banquetaient et bavardaient, Eve réussit à s'éclipser pour réclamer un mandat l'autorisant à étudier de près la situation financière de Lisbeth Cooke. Elle prit comme prétexte le legs considérable dont la meurtrière était bénéficiaire, et eut la chance de tomber sur un juge qui partageait son point de vue ou était peut-être trop fatigué pour discuter. Résultat, quand Connors et elle rentrèrent à la maison, elle était pleine d'énergie. — J'ai des trucs à vérifier, annonça-t-elle en franchissant le seuil de leur chambre. Je me change et je vais bosser dans mon bureau. —Tu travailles sur quoi ? —J'ai obtenu un mandat pour éplucher les finances de Lisbeth Cooke. Elle gigotait pour se débarrasser de sa robe moulante qu'elle envoya valser sur le sol et, pour le plus grand plaisir de son mari, se retrouva vêtue en tout et pour tout de ses minuscules sous-vêtements de soie noire et de ses bottes à hauts talons. — Il me semble que j'ai un fouet quelque part, murmura-t-il. — Pardon ? Il s'avança vers elle, sourit quand elle plissa les paupières d'un air menaçant. — Ne t'approche pas, je te dis que j'ai du travail. — Je peux te procurer ces informations sans difficulté, ça me prendra deux fois moins de temps qu'à toi. Je vais t'aider, — Je ne t'ai rien demandé. — Non, mais je répète que je peux accéder à ces données et les interpréter plus vite que toi et sans m'user les nerfs. D'ailleurs, tu le sais pertinemment. En échange, je n'exige qu'une petite chose. — Laquelle ? — Garde ce... cet attirail que je trouve très intéressant. — Quel attirail ? Elle tourna la tête vers le miroir, écarquilla les yeux. — Seigneur, j'ai l'air d'une... — Oui, acquiesça Connors, la mine gourmande. Tu en as tout à fait l'air, lieutenant. — Les hommes sont vraiment bizarres, grommelat-elle. — Il faut avoir pitié de nous. — Pas question de me balader en sous-vêtements, histoire d'alimenter tes fantasmes sordides. — Rassure-toi, tu n'as pas besoin de les alimenter davantage. Allons dans mon bureau, ce sera plus rapide. Elle enfila un peignoir, noua vigoureusement la ceinture. — Tu es si pressé? rétorqua-t-elle, suspicieuse. —Pressé de découvrir ces informations passionnantes, lieutenant. Qu'y a-t-il de plus important ? — Il s'agit d'une recherche officielle, ça doit passer par mon ordinateur. — C'est toi le chef, dit-il en la prenant par la main pour l'entraîner hors de la chambre. — Justement, je te conseille de ne pas l'oublier, — Chérie, avec ce que tu portes sous ce peignoir, et qui restera à jamais gravé dans mon esprit, comment oublierais-je que tu es le maître et moi l'esclave ? — Tu n'es qu'un obsédé. Il lui donna une petite claque sur les fesses. —Je le reconnais volontiers. Dans le studio d'Eve, Galahad dormait sur le divan. Le chat leva la tête, manifestement irrité qu'on le dérange. Constatant que personne ne se dirigeait vers la kitchenette, il referma les yeux d'un air suprêmement dédaigneux. Eve glissa le mandat dans le lecteur de son ordinateur. —Je sais comment faire, déclara-t-elle. Tu n'es là que pour me dire si, à ton avis, il y a des loups cachés dans les placards. —Je suis là pour te servir. —Arrête, tu veux? Elle se carra dans son fauteuil, afficha le dossier de Lisbeth Cooke. — Ordinateur, recherche toutes les données concernant la situation financière du sujet. Comptes bancaires, crédit et débit. Sur les douze derniers mois. Recherche en cours... —Et les biens personnels? suggéra Connors. —Après. Le fric d'abord. Recherche terminée. Cooke, Lisbeth est titulaire de quatre comptes. —Affiche les données. Eve se pencha vers l'écran, siffla doucement. — Plus de deux millions à la New York Security, un million et demi à la New York Bank, un autre million - quasiment - à l'Américain Trust, et un quart de million au Crédit Managers. — Elle devait puiser dans ce compte-là pour ses dépenses quotidiennes, commenta Connors. Les trois autres sont des comptes bloqués. Des investissements à long terme. Très bien ficelés. Elle combinait prise de risque, gros bénéfices et revenus stables grâce aux intérêts. — Comment peux-tu décréter ça uniquement avec le nom de ces banques ? — Connaître la spécialité de ces établissements, c'est mon boulot. Si on détaille, tu verras qu'elle détient un portefeuille très bien équilibré, et une réserve suffisante pour naviguer en fonction des fluctuations du marché. Il commanda lui-même à l'ordinateur d'approfondir la recherche, tapota l'écran du bout de l'index. —Voilà... Visiblement, elle a confiance dans la compagnie qui l'emploie. Elle possède un bon paquet d'actions de Branson T and T. Elle a aussi des parts dans d'autres sociétés, y compris plusieurs des miennes. Dont trois, notamment, qui sont les concurrentes de Branson. Quand il s'agit d'investir son argent, elle n'est pas sentimentale. — Elle est calculatrice. — Intelligente et réaliste. — Et elle a plus de quatre millions pour faire joujou. Ça me paraît beaucoup pour un cadre supérieur. Ordinateur, affiche les dépôts et les virements sur les douze derniers mois. Quand les informations apparurent sur l'écran, Eve siffla de nouveau. — Regarde-moi ça. Des virements de J. Clarence Branson sur son compte courant. Un quart de million tous les trimestres. Total, un million par an. Ordinateur, affiche tous les virements du compte de Branson sur celui de Lisbeth Cooke. Recherche en cours... Premier virement le 2 juillet 2055, cent cinquante mille dollars. Virements trimestriels du même montant pendant un an. Du 2 juillet 2056 au 2 juillet 2057, virements trimestriels de deux cent mille dollars, puis de deux cent cinquante mille dollars. — Il lui assurait un revenu stable et très confortable, dit Connors en massant les épaules d'Eve. Pourquoi l'a-t-elle tué ? — Un million par an, pour toi, c'est une paille. — Chérie, c'est toujours bon à prendre. — Tu claques sans doute cette somme rien qu'en chaussures. Il lui ébouriffa les cheveux en riant. — Quand on n'a pas les pieds à l'aise, on est très malheureux. — Hmm... marmonna-t-elle, tambourinant sur le bureau. Elle trouvait peut-être que ça ne suffisait pas, alors elle l'a vissé au mur pour avoir tout le magot. — Elle a pris un risque énorme. Si les choses avaient mal tourné, elle aurait été inculpée de crime avec préméditation et n'aurait récolté que des ennuis. — Elle est calculatrice, répéta Eve. Elle a pesé le pour et le contre. Ordinateur, à combien est estimé le patrimoine de Branson, en excluant sa part du capital de la compagnie Branson Toys and Tools ? Recherche en cours... Connors en profita pour se servir un cognac. Il savait qu'Eve ne buvait jamais d'alcool quand elle travaillait. Elle s'imbibait de café et, comme il voulait qu'elle puisse se reposer, il déconnecta l'autochef. Elle s'était levée et faisait les cent pas. La ceinture de son peignoir était à moitié dénouée, ce qui rappela à Connors qu'il avait des projets avant de la laisser dormir, Des projets dont il se réjouissait à l'avance. Recherche terminée. Valeur du patrimoine, comprenant les propriétés immobilières, les véhicules, les bijoux et les objets d'art: deux cent soixante-huit millions de dollars. — Une sacrée augmentation de salaire, bougonna Eve. Tu déduis les legs mineurs, les taxes - il avait dû se débrouiller pour truander le fisc -, et elle empoche environ deux cents millions. — Mantz te rétorquerait qu'elle ignorait les clauses du testament. — Elle savait. Ils étaient ensemble depuis trois ans. Elle était au courant, sûr et certain ! — À combien estimes-tu ma fortune, Eve, et qui seront mes légataires ? Elle lui lança un regard agacé. — Comment le saurais-je ? Comme il lui souriait, elle grinça des dents. — Ça n'a rien à voir. Entre nous, il n'est pas question d'argent. — En effet. Mais Mantz t'opposerait cet argument. —Il peut argumenter jusqu'à ce que sa langue se décroche. Elle savait. Demain, je vais lui secouer les puces. Cette histoire de rivale et de jalousie ne tient pas debout. Elle se rassit au bureau, ordonna à l'ordinateur d'afficher les dépenses de Lisbeth Cooke, qu'elle étudia soigneusement. — Des goûts de luxe, mais rien qui dépasse ses moyens. Elle achetait beaucoup de bijoux pour hommes, des vêtements. Peut-être qu'elle avait un autre amant. Ça vaut le coup de creuser de ce côté-là. — Ça peut sans doute attendre demain ? La ceinture d'Eve ne retenait plus du tout le peignoir, à présent, offrant à Connors le spectacle délicieux d'une peau satinée, de quelques bouts de soie noire, de cuir gainant les jambes fuselées. — De toute façon, ce soir, je ne peux plus faire grand-chose. — Détrompe-toi, murmura-t-il. Il écarta les pans du peignoir, laissa ses mains courir sur le corps souple de sa femme. Elle ferma les yeux. Il avait des mains de magicien. — J'ai une occupation à te proposer, ajouta-t-il en la poussant contre le mur. — Je sens que ça va me plaire. Je me demande juste si c'est physiquement possible. — Essayons toujours, on verra bien... 6 Peabody était déjà là, quand Eve arriva au bureau le lendemain matin. — Merci de m'avoir accordé une journée de congé, Dallas. Eve hocha la tête, le regard rivé sur les roses rouges disposées dans un vase, sur sa table. — Vous m'avez acheté des fleurs ? — Non, c'est Zeke, répondit Peabody avec un sourire à la fois attendri et narquois. Il fait sans arrêt des trucs comme ça. Il a voulu vous remercier pour hier. Je lui ai dit que vous n'étiez pas du genre à qui on offre des bouquets, mais il pense que tout le monde aime les fleurs. — Moi la première, rétorqua Eve, un peu vexée par l'opinion que son assistante avait d'elle. Elle se pencha et huma le parfum des roses. Longuement, ostensiblement. — Alors, qu'est-ce que votre petit frère a prévu pour aujourd'hui ? — Il a toute une liste de musées et de galeries à visiter. Ensuite, comme il a décidé que nous irions au théâtre ce soir, il fera la queue pour avoir des billets à tarif réduit. Le spectacle lui est indifférent, du moment que c'est à Broadway. Eve scruta le visage de Peabody, ses yeux à l'expression soucieuse, les dents que McNab admirait tant et qui mordillaient sa lèvre inférieure. — Peabody, il y a chaque jour à New York une foule de gens qui réussissent à survivre. — Oui, je sais. Et je lui ai bien recommandé d'être prudent. Je lui ai même carrément cassé les pieds, ajouta-t-elle avec humour. Mais Zeke est tellement... c'est Zeke. Enfin bref, avant de s'atteler à son programme, il va contacter les Branson pour voir ce qu'ils attendent de lui. Hier, il n'a pas pu les avoir. — Justement, hier soir, Connors et moi étions chez eux pour la lecture du testament, rétorqua Eve tout en compulsant le courrier que Peabody avait déposé sur le bureau. Lisbeth Cooke zigouille son amant et hérite d'une fortune. Nous irons chez elle ce matin pour en discuter, C'est qui, Cassandre ? — Qui? — C'est la question que je vous pose. Les sourcils froncés, Eve tâta l'enveloppe renforcée qui contenait manifestement une disquette. — L'adresse de l'expéditeur est dans le Lower East Side. Je n'aime pas que des inconnus m'envoient des paquets. — Tous ceux qui arrivent par la poste sont scannés. En principe, il ne doit y avoir ni explosifs ni poison ou autre substance dangereuse. — Ouais... D'instinct, Eve chercha dans un tiroir du Seal-It pour s'en enduire les doigts avant de décacheter l'enveloppe et d'en extirper la disquette. — Vous croyez que l'antivirus fonctionne ? Peabody considéra tristement l'ordinateur d'Eve. — J'ai quelques doutes sur ce point. — Satané tas de ferraille, bougonna Eve en insérant la disquette dans le lecteur. Elles entendirent un vrombissement sourd, évoquant celui d'un essaim d'insectes furieux dans le lointain. L'écran clignota, s'obscurcit, puis avec un gémissement pitoyable s'éclaircit de nouveau. — Et on voudrait me faire croire que c'est du matériel informatique... Je vais en toucher deux mots aux clowns de la maintenance. Un seul fichier de texte sur la disquette. Lecture... Lieutenant Eve Dallas, département de la police de New York, brigade criminelle. Nous sommes Cassandre. Les dieux justiciers. Nous sommes fidèles. Le gouvernement actuel et ses leaders corrompus qui ne servent que leur intérêt doivent et seront détruits. Nous l'anéantirons car il devient nécessaire de tracer le chemin pour la République. Les masses ne toléreront pas plus longtemps les abus, les atteintes à la liberté de pensée et d'expression, l'indifférence des misérables créatures qui se cramponnent au pouvoir Sous notre autorité, tous seront libres. Nous admirons votre compétence. Nous admirons votre conscience professionnelle dans l'affaire de Howard Bassi, surnommé le Bidouilleur. Il nous a été utile et a été liquidé uniquement parce qu'il s'est avéré défaillant. D'un geste brusque, Eve inséra une disquette dans un autre lecteur. — Copie du texte, commanda-t-elle. Nous sommes Cassandre. Notre mémoire est infinie. Nous sommes prêts. Nous ferons connaître nos exigences en temps voulu. Ce matin à neuf heures quinze, nous nous livrerons à une petite démonstration de nos capacités. Alors vous serez convaincue. Vous nous prêterez attention. — Une petite démonstration, murmura Eve en jetant un coup d'oeil à sa montre. On a moins de dix minutes. — Mais qu'est-ce qu'on fait ? Eve enfila sa veste, désigna l'enveloppe. — On a une adresse. On va voir ce qui se passe là-bas. — Si ce sont les gens qui ont noyé le Bidouilleur, rétorqua Peabody tout en trottant vers l'ascenseur, ils savent déjà que vous avez fourré votre nez dans l'affaire. — Ce n'était pas difficile à savoir. J'ai pris contact avec la police du New Jersey, et hier j'ai fouillé la boutique. Trouvez à quoi correspond cette adresse, Peabody. Appartement, maison, bureaux... —Bien, lieutenant. Elles s'engouffrèrent dans la voiture, Eve démarra en trombe et sortit du parking à toute allure. — Plan du Lower East Side, secteur 6, ordonnat-elle. Sitôt que le plan s'afficha sur l'écran de bord, elle hocha la tête. — C'est bien ce que je pensais. Une zone d'entrepôts. — Le bâtiment qui nous intéresse est une ancienne fabrique de verre qu'on doit réhabiliter. D'après les registres, il est inoccupé. — Peut-être que cette adresse est un attrape-nigaud, mais ils veulent qu'on se rende sur place. Ce serait bête de les décevoir. Il nous reste combien de temps ? — Six minutes. — OK, on fonce. Eve enclencha la sirène, actionna la commande de décollage vertical, et le véhicule fila comme une flèche, en direction de l'est, au-dessus d'un quartier branché peuplé de jeunes cadres dynamiques qui habitaient des lofts restaurés et dînaient dans des bistrots où l'on servait du bon vin à des prix scandaleux. Quelques centaines de mètres plus loin, le décor changeait radicalement. Ici la misère déambulait dans la rue, arborant la défroque des chômeurs, des mal nourris, des ratés et des désespérés. Plus au sud encore, se dressaient des entrepôts et d'anciennes usines, presque tous abandonnés. Le temps, les intempéries et la suie avaient noirci les murs de brique. Les vitres étaient brisées, leurs éclats brillaient sur le sol jonché de détritus et envahi par les mauvaises herbes qui, coriaces, avaient réussi à fendre le bitume. Eve fit atterrir sa voiture, étudia d'un coup d'œil le bâtiment carré de six étages, entouré d'une clôture. Les grilles, pourtant équipées d'une serrure électronique, étaient grandes ouvertes. —J'ai l'impression que nous sommes attendues. Elle coupa le moteur, sortit. — Quelle heure est-il ? — Neuf heures quatorze, répondit Peabody. On entre ? — Pas encore, dit Eve qui pensait au Bidouilleur et à son infecte boutique. Prévenez le dispatching, demandez des renforts. Cet endroit ne me plaît pas du tout. Elle avança d'un pas... et n'alla pas plus loin. Un grondement retentit, la terre trembla sous ses pieds. Des éclairs aveuglants fulgurèrent dans l'encadrement des fenêtres aux vitres brisées, qui la firent sursauter et jurer. — Mettez-vous à l'abri ! cria-t-elle à Peabody. Elle plongeait derrière la voiture, quand l'air parut exploser. La violence de la secousse la fit tomber à genoux. Un instant, elle crut que ses tympans étaient crevés - un sifflement suraigu, insupportable, résonnait dans son crâne. Les briques pleuvaient de toutes parts. Un pan de mur s'écrasa à quelques centimètres du visage d'Eve, alors qu'elle roulait sous la voiture et percutait rudement Peabody. —Vous êtes blessée ? lui demanda-t-elle. —Non. Dallas, c'est dingue. Une vague de chaleur intense déferla sur elles. Le bruit était assourdissant. Les débris du bâtiment volaient en tous sens, martelaient le véhicule comme autant de poings furibonds, brûlants. La fin du monde ressemblerait sans doute à ça, se dit Eve, luttant pour reprendre son souffle. La fournaise, le chaos. Elle n'entendait plus à présent que la respiration laborieuse de Peabody et les battements désordonnés de son propre cœur. Elle resta un moment à plat ventre sur le sol, pour se persuader qu'elle était toujours vivante et indemne. Elle s'était fait mal en tombant. Elle tâta ses genoux, sentit un liquide poisseux sous ses doigts. Écœurée, elle roula sur le côté, se redressa. — Bon Dieu de bon Dieu! pesta-t-elle. Regardez un peu ma bagnole ! Celle-ci était toute bosselée, dans le toit béait un trou de la taille d'une assiette, et le pare-brise ressemblait à de la dentelle. Peabody se remit debout, toussa, suffoquée par la fumée qui s'élevait des décombres. — Vous-même, lieutenant, vous n'êtes pas en très bon état. — Ce n'est qu'une égratignure, marmonna Eve en essuyant ses doigts sur son pantalon déchiré. — Je parlais de l'ensemble de votre personne. Grinçant des dents, Eve se tourna vers son assistante et tressaillit. Dans la figure toute noire de Peabody, le blanc de ses yeux brillait comme deux lunes. Elle avait perdu son couvre-chef, elle était hirsute. Machinalement, Eve se passa la main sur le visage, examina ses doigts. Elle aussi devait avoir l'air d'un ramoneur. — Merde, alors ! Donnez l'alarme, qu'on nous envoie des agents pour contenir les badauds. Dès qu'ils auront fini de trembler sous leur lit, les curieux vont accourir. Et demandez... Elle s'interrompit, entendant une voiture approcher à vive allure. Elle pivota d'un bond, la main sur la crosse de son arme. Quand elle reconnut le véhicule qui se garait derrière le sien, elle poussa un soupir d'irritation et de soulagement. — Qu'est-ce que tu fabriques ici ? lança-t-elle à Connors. — Je pourrais te poser la même question. Tes jambes saignent, lieutenant. — Une simple écorchure, bougonna-t-elle. Connors, tu es sur une scène de crime, et de surcroît un périmètre dangereux. Fiche le camp d'ici. Il sortit un mouchoir de sa poche, s'accroupit pour examiner la blessure de sa femme, et lui noua le carré de tissu immaculé autour du genou. — Il faudra désinfecter ça. Se redressant, il ébouriffa tendrement les cheveux d'Eve. —Tu es mignonne, toute barbouillée de noir. Elle surprit le petit sourire de Peabody. —Je n'ai pas le temps de m'amuser, Connors. Je travaille. — Oui, je vois. Mais je suis sûr que tu vas trouver un peu de temps à me consacrer. Il balaya d'un regard froid les décombres fumants. — Figure-toi que ce bâtiment m'appartient. — Oh, non... Enfonçant les poings dans ses poches, Eve se mit à tourniquer comme un fauve. — Non, non... —Je savais que tu serais ravie, dit-il en lui tendant une enveloppe renforcée. Ce matin, j'ai reçu cette disquette. Un texte d'un groupe qui s'est baptisé Cassandre. Je te résume la teneur du message. On me traite de capitaliste et d'opportuniste - ce qui est effectivement la stricte vérité -, et on m'informe que j'ai été choisi comme cible de leur première démonstration. Le tout dans un jargon politique indigeste : redistribution des richesses, exploitation de l'homme par l'homme, etc. Rien de très original. La voix de Connors était posée, beaucoup trop calme. Eve le connaissait. Derrière ces yeux si bleus, glacés, la rage bouillait. Elle réagit de la seule manière possible pour elle : en flic. —Je te demanderai de faire une déposition détaillée. Je prends cette disquette, c'est une pièce à conviction. Elle se détourna, pour ne plus voir le regard de Connors. Quand il était en proie à une colère froide, nul n'avait l'air aussi redoutable que lui. À grands pas, il se dirigea vers ce qui restait du bâtiment. — Flûte ! marmonna Eve en jetant un coup d'œil à Peabody. — Les renforts arrivent, lieutenant. — Postez-vous devant les grilles. Au besoin, bouclez-les. — Bien, lieutenant. Peabody regarda avec sollicitude Eve s'éloigner pour rejoindre son mari et tenter de le calmer. —Écoute, Connors, je me doute que tu es à cran, je ne te le reproche pas. On a fait exploser une de tes propriétés, tu es en droit de ne pas apprécier. — En effet, je n'apprécie pas. Une telle violence flambait à présent dans les yeux de Connors qu'elle recula d'un pas, ce qui la mortifia. Furieuse à son tour, elle se campa devant lui. — Je te répète que c'est une scène de crime, et je n'ai pas le temps ni l'envie de te consoler parce qu'un de tes fichus immeubles est parti en fumée. J'en suis désolée, je comprends que ça te reste en travers du gosier, mais ne passe pas tes nerfs sur moi. Il l'agrippa par les bras. — Tu crois que c'est le problème ? Tu crois que le problème, c'est ce foutu entrepôt ? — Oui, répondit-elle, se trémoussant pour l'obliger à desserrer son étreinte. — Tu es idiote. — Moi, je suis idiote ? De nous deux, c'est toi le crétin. Si tu penses que je vais rester à me rouler les pouces et à bichonner ton ego meurtri, alors que j'ai un amateur de bombes à épingler... Lâche-moi avant que je t'assomme. — Tu allais entrer là-dedans, n'est-ce pas ? — Je ne... Elle se tut, ébranlée. Ce n'était pas la perte de son immeuble qui mettait Connors dans un tel état... c'était elle. — Non, pas vraiment, murmura-t-elle. Je me méfiais. Je venais juste d'ordonner à Peabody de demander des renforts. Je sais gérer ce genre de situation. — Tu parles... La tenant encore d'une main, il effleura sa joue maculée. Puis il la lâcha et recula. — Fais-toi soigner cette jambe. Rendez-vous à ton bureau. Il se retourna. Eve hésita, soupira. — Connors... Il s'immobilisa, la regarda par-dessus son épaule et faillit sourire en voyant son expression. S'assurant que Peabody, toujours discrète, ne les observait pas, elle s'approcha de lui. — Excuse-moi... Moi aussi, j'étais un peu énervée. Quand on fait exploser un bâtiment juste sous mon nez, ça m'agace. À cet instant, des sirènes retentirent, tout près. —Ah, voilà les copains ! Je ne t'embrasse pas, ce ne serait pas convenable. — Chérie, dit-il, cette fois avec un vrai sourire, pardonne-moi, mais je ne t'embrasserai que quand tu te seras lavé la figure. Rendez-vous à ton bureau, répétat-il. —Dans une ou deux heures. — Parfait. Il s'arrêta près de la voiture d'Eve. — Elle est bien amochée, elle t'ira beaucoup mieux. — Fiche le camp ! rétorqua-t-elle en riant. De retour au Central, elle se précipita dans le vestiaire. L'eau chaude de la douche, quand elle coula sur son genou blessé, la fit sursauter. Serrant les dents, elle nettoya la plaie et la badigeonna de désinfectant. Elle avait vu suffisamment de médecins exécuter sur elle leur sale besogne qu'elle s'estimait capable de soigner une entaille de rien du tout. Satisfaite, elle ouvrit le placard qui lui était réservé, où elle rangeait des vêtements de rechange, et prit mentalement note d'apporter un autre pantalon. Le sien était bon pour la poubelle. Connors l'attendait dans son bureau, il devisait aimablement avec Nadine Furst de Channel 75. — Nadine, vous avez trente secondes pour débarrasser le plancher. —Voyons, Dallas... Un flic qui manque être tué dans l'explosion d'un immeuble appartenant à son mari, au cours d'un attentat perpétré par un ou plusieurs inconnus, avoue que c'est un scoop. La journaliste adressa à Eve son joli sourire de chatte trop curieuse, cependant l'inquiétude se lisait dans ses yeux. —Vous allez bien? —Je suis en pleine forme, et ma vie n'était pas en danger. J'étais à des kilomètres de ce bâtiment au moment de l'explosion. Et, dans l'immédiat, je n'ai pas de déclaration officielle à vous faire. Nadine croisa tranquillement les jambes. — Qu'est-ce que vous fabriquiez dans ce secteur ? — Je surveillais probablement la propriété de mon époux. Nadine émit un grognement qu'elle réussit à transformer en soupir, plus approprié à une dame raffinée. — Oui, et vous avez probablement décidé de prendre votre retraite pour élever des chiots. Donnez-moi une petite information, Dallas. — Le bâtiment était à l'abandon. J'appartiens à la brigade des homicides. Il n'y a pas eu d'homicide. Je vous suggère d'aller interroger les policiers qui s'occupent de cette affaire. — Ce n'est pas vous qui menez l'enquête ? s'étonna Nadine. — Pourquoi le ferais-je ? Personne n'est mort. Mais, si vous ne dégagez pas en vitesse, il y aura bientôt un cadavre dans ce bureau. — Bon, bon... La journaliste se leva, haussa les épaules. — Je m'en vais de ce pas faire du charme à vos collègues. A propos, hier j'ai visionné la vidéo de Mavis. Elle était fabuleuse. Quand revient-elle ? — La semaine prochaine. — Nous donnerons une fête pour son retour, dit Connors. Je vous tiendrai au courant. — Merci, vous êtes infiniment plus agréable que Dallas, conclut Nadine avec un sourire moqueur. — La prochaine fois qu'elle me demandera une interview, je lui ferai payer ce commentaire, ronchonna Eve en refermant la porte. — Pourquoi ne lui as-tu rien dit ? Eve se laissa tomber dans son fauteuil. — Les gars qui sont là-bas ont besoin de temps pour passer le site au peigne fin. Pour l'instant, ils pensent qu'il y avait au moins six engins explosifs, sans doute à retardement. Je n'aurai pas leur rapport complet avant deux ou trois jours. — Mais c'est toi qui es chargée de l'affaire. — Il semblerait que ce soit lié à un homicide sur lequel j'enquête. Elle avait fait en sorte qu'on lui confie le dossier «Bidouilleur». — Donc oui, je m'en occupe, à moins que Whitney - que je verrai tout à l'heure - refuse. As-tu déjà rencontré un individu surnommé le Bidouilleur ? Connors étendit ses longues jambes. — L'interrogatoire officiel a commencé ? — Merde! jura-t-elle. Ça signifie donc que tu le connaissais. — Il était formidablement doué de ses mains, rétorqua-t-il en examinant les siennes. — Je suis vraiment fatiguée d'entendre ce compliment dans la bouche de gens qui devraient avoir un peu plus de jugeote. Crache le morceau, je t'écoute. — Ça remonte à cinq, peut-être six ans. Je lui avais commandé une petite bricole. Une espèce de rossignol électronique, un passe très astucieux. — Que tu avais conçu, je présume. — En majeure partie, néanmoins le Bidouilleur y avait apporté quelques retouches de son cru. Il avait du génie, mais il n'était pas totalement fiable, déclara Connors en époussetant d'une chiquenaude désinvolte un grain de poussière sur son pantalon gris. J'ai jugé préférable de ne plus recourir à ses services. — Et depuis, rien ? — Non, rien. Nous nous sommes séparés dans les meilleurs termes. Eve, je n'avais avec lui aucune relation susceptible de t'embarrasser ou de compliquer ton enquête. — Et cet entrepôt ? Il y a longtemps que tu en es propriétaire ? — Environ trois mois. Je te donnerai la date exacte et les détails de l'acte de vente. J'avais l'intention de le restaurer. Je venais d'obtenir les permis, les travaux devaient débuter la semaine prochaine. — Qu'est-ce que tu voulais en faire ? — Des appartements. Je possède aussi les deux immeubles voisins et j'ai des vues sur un troisième, dans le même secteur. Une fois réhabilités, ils abriteront des boutiques, des cafés, quelques bureaux. — Donc, le bâtiment était assuré. — Oui, pour une somme légèrement supérieure à ce que j'ai payé pour l'acheter. Mais le projet que j'ai en tête compte infiniment plus pour moi. Redonner de la valeur à des vestiges du passé abandonnés, méprisés, lui tenait effectivement à cœur. — Ce bâtiment était sain, malgré son âge. De nos jours, on détruit ce que d'autres ont construit avant nous, et on appelle ça le progrès. Elle savait combien il était attaché aux choses anciennes, toutefois elle se demandait si cet entrepôt méritait tant d'attention. Pour sa part, elle n'y avait vu qu'un empilement de briques. Évidemment, Connors faisait ce qu'il voulait de son argent. — Ce nom de Cassandre t'évoque quelque chose ? Cette question parut l'amuser. — Oui, la Grèce. — Le quartier grec n'est pas dans ce coin-là. Il la dévisagea, éclata de rire. — La Grèce antique, lieutenant, la mythologie. Cassandre avait le don de prophétie, mais personne ne la croyait. Elle parlait de mort, d'anéantissement, et on se moquait d'elle. Pourtant ses prédictions se réalisaient toujours. — Comment connais-tu tous ces trucs-là ? Elle agita la main, lui coupant la parole avant qu'il ait pu répondre. — Alors, qu'est-ce qu'elle nous prédit, cette Cassandre ? — D'après la disquette que j'ai reçue, le soulèvement des masses, le renversement des gouvernements corrompus - ce que je considère comme un pléonasme - et la liquidation des infâmes capitalistes qui amassent des tas d'or. Capitalistes dont j'ai l'honneur de faire partie. — Une révolution? Tuer un vieux bonhomme et s'en prendre à un entrepôt vide... tu parles de révolutionnaires. Elle ne pouvait cependant pas rejeter l'hypothèse d'un groupe politique résolu à mettre en œuvre des méthodes terroristes. — Feeney travaille sur l'ordinateur du Bidouilleur. Il arrivera à désactiver le système de sécurité, je ne m'inquiète pas. — Pourquoi ses assassins ne l'ont-ils pas fait ? — S'ils avaient eu quelqu'un d'aussi bon que le Bidouilleur, ils n'auraient pas eu besoin de lui. Connors opina. — Oui, c'est logique. Puis-je t'être d'une quelconque utilité, lieutenant ? — Pas dans l'immédiat. Je te tiendrai informé des progrès de l'enquête. Si tu t'adresses aux médias, sois concis. — D'accord. On t'a soigné ton genou ? — Je m'en suis occupée. — Laisse-moi voir ça. Par réflexe, elle cacha ses jambes sous le bureau. — Non. Tranquillement, il s'approcha, se pencha et remonta le pantalon de sa femme sur sa jambe blessée. Elle en postillonna d'indignation. — Ça va pas, non ? Quelqu'un pourrait entrer ! — Eh bien, arrête de gigoter, ça ira plus vite. Il ôta le pansement, examina la plaie. — Tu l'as bien désinfectée, bravo. Comme elle grinçait des dents d'un air mauvais, il baisa délicatement la blessure. — Voilà, c'est guéri, sourit-il. Soudain, la porte s'ouvrit. Peabody se figea, cramoisie. — Je... excusez-moi, bafouilla-t-elle. — Je m'en allais, déclara Connors en remettant le bandage en place, sous le regard furibond d'Eve. Vous êtes remise des émotions de la matinée, Peabody ? — Euh... oui. Je n'ai qu'une petite écorchure, là, répondit-elle, montrant sa mâchoire. Il s'avança vers elle, posa sur l'égratignure un baiser plus léger qu'une plume. Elle crut défaillir. — Oh là là... soupira-t-elle quand il eut disparu. Quelle bouche il a... A votre place, je l'embrasserais à longueur de journée. — Essuyez-vous, vous avez de la bave sur le menton. Et asseyez-vous. On a un rapport à rédiger pour le commandant. — En quelques heures, j'ai failli mourir dans une explosion et Connors m'a donné un baiser. Je le noterai dans mon journal. — Asseyez-vous, nom d'une pipe. — Oui, lieutenant. Peabody s'attela au travail, mais un sourire rêveur errait sur son visage. Le commandant Whitney était un homme impressionnant avec sa large figure et sa carrure de boxeur. Des rides profondes creusaient son front - son épouse lui demandait sans cesse de consulter un chirurgien esthétique, mais il savait que son front raviné était pour ses subalternes le signe de son autorité. Or il avait toujours fait passer l'efficacité avant la coquetterie. Il avait convoqué dans son bureau les responsables concernés par le dossier du jour. Le lieutenant Anne Malloy de la brigade des explosifs, Feeney de la DDE, et Eve. Il les écouta exposer et décortiquer les faits. — Même avec trois unités, déclara Anne, il faudra au moins trente-six heures avant d'avoir terminé l'exploration du site. Les fragments que nous avons retrouvés indiquent qu'il y avait plusieurs bombes, équipées de dispositifs à retardement sophistiqués. Tout cela a coûté beaucoup d'argent. Nous n'avons pas affaire à des vandales ou à des amateurs. Il s'agit d'une opération bien organisée, dont les auteurs disposent de moyens financiers importants. —Vous pensez réussir à déterminer la provenance des fragments que vous avez ? Anne Malloy hésita. Petite et jolie, le visage couleur de caramel éclairé par des yeux verts, elle coiffait ses cheveux blonds en une queue-de-cheval qui dansait à chacun de ses pas. Elle avait la réputation d'être intrépide et toujours de bonne humeur. —Je préfère ne pas m'avancer, commandant. Nous ferons le maximum. — Et vous, capitaine? dit Whitney, tournant son regard vers Feeney. —Je suis sur l'ordinateur du Bidouilleur, ça devrait être réglé à la fin de la journée. On aura accès aux données. Quelques-uns de mes meilleurs éléments sont en ce moment même dans sa boutique, ils examinent son équipement. Si, comme nous le pensons, il avait un lien avec l'attentat, on découvrira ce lien. — Lieutenant Dallas, d'après votre rapport, le sujet n'avait jamais eu de rapports avec un groupe politique. — Non, commandant, c'était un solitaire. Pour l'essentiel, il exerçait ses activités criminelles dans un domaine plus traditionnel, il était en cheville avec des braqueurs en tout genre. Il avait quitté l'armée après la Guerre urbaine. On disait qu'il avait été déçu par les militaires. D'une manière générale, c'était un misanthrope. Il se targuait d'être un artiste de l'électronique, un réparateur indépendant. Sa boutique lui servait de paravent. À mon avis, quand il a compris qu'on ne l'avait pas engagé pour dévaliser une banque mais pour une opération à plus grande échelle, il a paniqué. Il a voulu aller se planquer dans les souterrains, et il a été tué. — Nous avons donc un génie de l'électronique qui n'a peut-être laissé aucune donnée concernant ses activités, un groupe inconnu jusqu'ici dont nous ne connaissons pas les objectifs, et un immeuble privé détruit par une charge d'explosifs suffisante pour éparpiller des débris sur plusieurs centaines de mètres carrés. Le commandant s'adossa à son fauteuil, joignit les mains. —J'attends de vous que vous coordonniez vos efforts. Transmettez-vous toutes les informations que vous récolterez. On nous a prévenus que, ce matin, il s'agissait d'une démonstration. La prochaine fois, ils ne choisiront peut-être pas un bâtiment inoccupé dans un secteur à faible densité de population. Je veux que cette affaire soit bouclée avant que nous ayons des morceaux de chair humaine à récupérer dans les décombres. Je veux qu'avant ce soir, vous ayez progressé. — Commandant, intervint Eve, j'aimerais faire des copies des disquettes et de nos rapports pour les soumettre au Dr Mira. Un profil plus précis de ces individus nous aiderait. — Entendu. Vous vous bornerez à déclarer aux médias que l'explosion n'était pas accidentelle et qu'une enquête est en cours. Pas un mot des disquettes ni du lien éventuel avec un homicide. Et maintenant, au travail, conclut-il. Tous trois sortirent du bureau. — Dallas, plaisanta Anne, je vous propose une partie de bras de fer pour savoir qui sera responsable de l'enquête. Eve la toisa. —Je vous réduirais en miettes, Anne. — Dites donc, je suis petite mais costaude. Mais je n'insisterai pas. La balle est tombée d'abord dans votre camp, ces malades vous ont contactée personnellement. Je vous cède la priorité, ajouta-t-elle en s'effa- çant pour laisser Eve s'avancer sur le tapis roulant. Elle lui emboîta le pas, passant devant Feeney à qui elle adressa un clin d'œil. — J'ai jonglé avec le budget pour encourager mes artificiers qui sont sur le site à faire des heures supplémentaires, poursuivit-elle. Mais ce n'est pas facile de reconstituer des explosifs aussi puissants. Il faut du temps, de la main-d'œuvre et beaucoup de chance. —Avec votre équipe et la mienne, on devrait réussir à l'avoir, la chance, rétorqua Feeney. Qui sait, le disque dur du Bidouilleur nous livrera peut-être des noms, des dates et des adresses. —Je ne miserais pas là-dessus, dit Eve, enfonçant ses poings dans ses poches. Le groupe a manifestement une organisation en béton et de gros moyens. Le Bidouilleur n'en serait jamais devenu un militant mais, du moment qu'on le payait, il ne crachait pas sur cet argent. Il a pris la fuite parce qu'il avait peur. Je vais de nouveau sonder Ratso, au cas où il aurait oublié certains détails. Feeney... le nom d'Arlington te dit quelque chose ? Il haussa les épaules, mais Anne agrippa la manche d'Eve. —Arlington? Qu'est-ce que ça vient faire là-dedans? — Le Bidouilleur a dit à mon indic qu'il redoutait un autre Arlington. Elle scruta le visage d'Anne, surprise par le trouble qu'elle lisait dans ses yeux. — Ça vous évoque quelque chose ? — Oh oui ! Le 25 septembre 2023. La Guerre urbaine était pratiquement terminée. Il y avait un groupe radical, des terroristes - assassinats, sabotages, attentats. Des actes révolutionnaires, selon eux. Ils s'étaient baptisés Apollon. —Bonté divine ! marmonna Feeney en se frappant le front, comme si la mémoire lui revenait brusquement. — Quoi? grommela Eve, frustrée. L'histoire n'est pas mon fort. Expliquez-moi. — Ce sont eux qui ont fait sauter le Pentagone. Arlington, Virginie. Ils ont utilisé un nouveau matériau, le plaston. Dans des quantités telles que les bâtiments ont été littéralement pulvérisés. — Il y avait huit mille personnes, des militaires et des civils, y compris des enfants à la crèche. Aucun survivant. 7 Dans l'appartement de Peabody, tout en nettoyant et en réparant le recycleur de la cuisine, Zeke se repassait l'entretien qu'il avait eu avec Clarissa Branson. La première fois, il l'avait revisionné pour bien mémoriser l'adresse et l'heure à laquelle il devrait se présenter pour commencer son travail. La deuxième, il s'était dit qu'il n'avait pas parfaitement saisi ses instructions. La troisième, alors que le recycleur gisait en pièces détachées sur le comptoir, il s'était contenté de contempler fixement l'écran. Je présume que vous avez tous les outils nécessaires. Une ombre de sourire jouait sur lèvres de Mme Branson. Mais si vous voulez quoi que ce soit, vous n'aurez qu a demander. C'était elle qu'il voulait. Il coupa le communicateur, le visage en feu. Quelle folie, quelle honte de convoiter ainsi la femme d'un autre ! Elle l'avait engagé pour accomplir un travail. Entre eux, il n'y avait pas autre chose. Il n'y aurait jamais autre chose. Elle était mariée, donc aussi inaccessible que la lune. En outre, elle n'avait pas eu un geste, une parole laissant entendre qu'il ne lui était pas indifférent. Ce qui ne l'empêcha pas de continuer à penser à elle, tout en remontant le recycleur avec des gestes brusques. — Qu'est-ce que vous pouvez me dire exactement ? demanda Eve. Son bureau étant trop exigu, elle avait entraîné Fee-ney et Malloy dans une salle de réunion. Peabody avait déjà affiché les photos de l'explosion du matin sur l'écran mural. — Quiconque désire entrer dans la brigade des explosifs planche sur Arlington, déclara Anne qui sirotait le café au goût de métal que proposait l'auto-chef. Le groupe avait forcément des complices dans la place, des civils et des militaires. On n'infiltre pas facilement le Pentagone et, à l'époque, la sécurité paraissait à toute épreuve. L'opération était remarquablement organisée. Les investigations ont permis de retrouver trois engins au plaston dans les sous-sols. Elle se mit à marcher nerveusement de long en large. — Un des terroristes au moins occupait au sein du Pentagone un poste suffisamment élevé pour avoir accès aux sous-sols et y placer les bombes. Il n'y a pas eu d'ultimatum, aucun message réclamant ceci ou cela. Tout a sauté à onze heures tapantes. Des milliers de victimes, dont beaucoup qu'on n'a jamais pu identifier parce que les corps étaient trop déchiquetés. — Qu'est-ce qu'on sait des membres d'Apollon ? lui demanda Eve. — Ils ont revendiqué l'attentat. En se vantant d'être en mesure de recommencer, n'importe où, n'importe quand. Ce qu'ils feraient sans hésiter si le Président ne démissionnait pas pour céder le pouvoir à leur représentant - le chef de ce qu'ils appelaient le nouvel ordre. — James Rowan, intervint Feeney. On a un dossier sur lui, succinct malheureusement. Un paramilitaire, n'est-ce pas, Malloy ? Un ancien de la CIA, bourré de fric et qui avait des ambitions politiques. On a pensé que c'était lui, le fameux chef, et sans doute la taupe infiltrée au Pentagone. Mais il a été descendu avant qu'on en ait la certitude. — Oui... On suppose effectivement qu'il était le leader du groupe Apollon. Après Arlington, il s'est adressé au public par le truchement de transmissions vidéo. Il avait du charisme, comme en ont beaucoup de fanatiques. C'était la panique, le gouvernement subissait une terrible pression, on l'exhortait à céder pour qu'un nouveau massacre ne se produise pas. Au lieu de ça, la tête de Rowan a été mise à prix. Cinq millions, mort ou vif. — Qui l'a exécuté ? Anne dévisagea Eve. — Ces informations sont classées top secret. Ça faisait partie du marché. Son quartier général - une maison dans la banlieue de Boston - a sauté, et il était dedans. On a identifié son corps, le groupe Apollon s'est disloqué, quelques groupuscules se sont reformés et ont réussi à faire quelques dégâts par-ci par-là. Mais la Guerre urbaine prenait une autre tournure -en tout cas aux États-Unis. À la fin des années 1920, ceux qui constituaient le noyau d'Apollon étaient morts ou en prison. Pendant la décennie suivante, d'autres ont été arrêtés et on a négocié avec eux. — Combien sont passés entre les mailles du filet ? — On n'a jamais retrouvé le bras droit de Rowan. Un dénommé William Henson, qui était son directeur de campagne quand il s'essayait à la politique. Anne reposa son café et se massa distraitement l'estomac. — On n'a jamais prouvé qu'il était très haut placé dans le groupe Apollon. Il a disparu le jour où Rowan a été tué dans l'explosion. Certains pensent qu'il était aussi dans la maison, mais ça se discute. — Et leurs planques, leur arsenal ? — On estime que tout a été récupéré. Si vous voulez mon opinion, c'est une hypothèse très optimiste. Comme je vous l'ai dit, la plupart des informations sont classées top secret. D'après la rumeur, beaucoup de ceux qu'on a arrêtés n'auraient pas eu de procès, ils auraient été torturés et exécutés. Leurs proches auraient été emprisonnés illégalement ou exécutés eux aussi. C'est peut-être vrai. Je serais surprise qu'on ait respecté la loi à la lettre. — A votre avis, notre affaire a-t-elle un lien avec ce qui s'est passé à Arlington ? — Il faut que j'étudie ça de plus près, que je me plonge dans la documentation disponible sur Arlington, mais... oui, ça se tient. Anne poussa un soupir — Les noms - inspirés de la mythologie -, le discours politique à la noix, la matière utilisée pour les explosifs. Il y a quand même quelques variantes. La cible n'était pas militaire, ils vous ont prévenue de ce qui allait arriver, et il n'y a pas de victimes. — Pas encore, murmura Eve. Transmettez-moi tous les renseignements que vous aurez, d'accord ? Peabody, le Bidouilleur était dans l'armée à l'époque de la Guerre urbaine, on va examiner en détail son dossier et ses états de service. Feeney, il nous faut tout ce qu'il avait dans son ordinateur — Je m'en occupe, rétorqua-t-il en se levant. Je suggère de mettre McNab sur le dossier militaire. S'il y a des obstacles, il les franchira plus rapidement. Peabody ouvrit la bouche pour protester, capta le regard d'Eve et se tut, les lèvres pincées. — Dis-lui de m'envoyer les infos dès qu'il en a. Peabody, on y va. Je veux voir Ratso. — Je suis capable d'accéder à un dossier militaire, se plaignit Peabody, tandis qu'elles descendaient au parking. Il suffit de savoir naviguer. — McNab navigue plus vite. — C'est un frimeur, marmonna Peabody. — Du moment qu'il fait son boulot, ça ne me dérange pas. Vous n'êtes pas obligée d'aimer tous ceux avec qui vous travaillez. —Heureusement ! Soudain, Eve s'arrêta net. — Merde, regardez ça ! Elle montrait sa voiture toute cabossée. Un plaisantin avait posé sur la vitre arrière brisée un écriteau sur lequel on lisait: « Pitié, achevez-moi. » —Je reconnais bien là l'humour subtil de Baxter, grommela Eve, lançant le panonceau sur le sol. Si j'amène cette ruine aux types de la maintenance, ils finiront de la bousiller. Et ça leur prendra un mois entier. Eve s'assit au volant, Peabody s'installa à son côté. — Il faudra que vous fassiez changer au moins les vitres. — Ouais... Eve démarra, grimaça quand la carrosserie se mit à trembler. Elle voyait le ciel par le trou du toit. — Espérons qu'il ne pleuvra pas. —Je peux demander qu'on vous la remplace. — On m'a donné celle-là pour remplacer la précédente, rappelez-vous. Maugréant entre ses dents, Eve prit la direction du sud. —Alors, je n'ai qu'à demander à Zeke d'y jeter un œil. —Je croyais qu'il était ébéniste. — Il sait tout faire. Il vous retapera la mécanique, ensuite il n'y aura qu'à changer les vitres et à réparer le toit. Le résultat ne sera peut-être pas magnifique, mais ça vous évitera de traiter avec la maintenance. À cet instant, le moteur émit un bruit sinistre. — Quand votre frère pourrait-il s'en occuper ? — Quand vous voulez, répondit Peabody. Il serait ravi de visiter votre résidence. Je lui ai parlé de vos meubles anciens. Eve, gênée, changea de position sur son siège. — Vous ne deviez pas aller au théâtre, ce soir? —Je lui dirai de ne pas acheter les billets. —Je ne sais pas si Connors n'a pas d'autres projets. — Je vérifierai avec Summerset. — Et merde! lâcha Eve. Bon, d'accord. — C'est si gentil de votre part, lieutenant. Ravie, Peabody brancha son communicateur pour prévenir son frère. Elles trouvèrent Ratso à La Brasserie, plongé dans la contemplation de son assiette, sur laquelle se répandait ce qui ressemblait à des cervelles mal cuites. Il battit des paupières lorsque Eve s'assit dans le box, en face de lui. — J'ai commandé des œufs, dit-il. Comment ça se fait qu'ils n'aient pas de jaune ? — Parce qu'ils ont été pondus par des poules grises, sans doute. — Oh! Satisfait de cette explication, il s'attaqua à son plat. — Quoi de neuf, Dallas ? Vous avez pincé les types qui ont zigouillé le Bidouilleur ? —J'ai quelques pistes. Et toi, tu as quelque chose? — Personne a vu le Bidouilleur ce soir-là. Personne s'attendait à le voir, puisque d'habitude il ne sortait pas le soir. Mais Pokey, vous connaissez Pokey? Il deale un peu de Zoner quand il a du rab, et il bosse aussi sur le trottoir comme compagnon licencié. — Je ne crois pas avoir eu le plaisir de faire sa connaissance. — Il est réglo. Il s'occupe de ses oignons, et voilà. Il m'a dit que, ce soir-là, il était dehors. Les clients ne se bousculaient pas, il faisait un froid de canard. Mais bon, lui, il était sur le pont, et il a vu un van devant la boutique du Bidouilleur. Un super-engin tout neuf. Il y avait personne dedans. — De quelle marque, ce van ? Ratso planta sa fourchette dans les œufs et s'efforça de prendre un air malin. — Ben, j'ai dit à Pokey que ça vous intéresserait et que, si c'était un bon tuyau, vous allongeriez la monnaie. —Je ne paie que quand j'ai le tuyau. Tu le lui as précisé? — Ouais, il me semble, répondit Ratso avec un soupir à fendre l'âme. C'était un Airstream noir, avec un système de sécurité de premier ordre. Pokey est bien placé pour le savoir, il a essayé d'ouvrir la portière et il s'est pris un sacré coup de jus. Il était là, à se trémousser et à se tenir la main, quand il a entendu du barouf plus loin dans la rue. — C'est-à-dire ? — Peut-être des cris, et des gens qui s'amenaient. Il a couru se planquer, il a pensé que le propriétaire du van l'avait vu tripoter la portière. En fait, il y avait deux types. Un qui portait un gros sac sur l'épaule, et l'autre qui tenait un truc long. Un fusil, d'après Pokey. Il aime les films de guerre, vous comprenez, et d'après lui, dans les films de guerre, il y a ce genre d'arme. Bref, ils ont jeté à l'arrière le gros sac qui a fait un drôle de bruit. Et puis ils ont démarré. Il engloutit une bouchée, avala un peu de bière. —Justement je me préparais à vous prévenir, et voilà que vous débarquez, reprit-il avec un sourire idiot. Peut-être que le Bidouilleur était dans ce sac. Peut-être qu'ils l'ont fourré là-dedans, qu'ils l'ont assommé et qu'ils l'ont balancé. C'est possible, non ? — Pokey a relevé le numéro d'immatriculation ? — Ben, non. Pokey, vous savez, c'est pas un génie. Et puis, il avait mal à la main, il pensait qu'à ça. Jusqu'à ce que je lui parle du Bidouilleur. — Un van Airstream noir ? — Ouais, avec des portières sécurisées. Et tout un système d'alarme sur le tableau de bord. C'est d'ailleurs ça qui a intéressé Pokey. À l'occasion, il vend des appareils électroniques. — Un citoyen exemplaire, ce Pokey. — Ouais, il vote et tout ça. Alors, Dallas, c'est pas un bon tuyau ? Elle prit vingt dollars dans sa poche. — Si ça me mène quelque part, il y en aura vingt de plus. Maintenant, que sais-tu du passé du Bidouilleur? Les dollars disparurent dans l'une des poches du manteau crasseux de Ratso. — Son passé ? — Quand il était dans l'armée. Il t'en a parlé ? — Seulement deux ou trois fois, quand il avait trop picolé. Il disait que, pendant la Guerre urbaine, il avait descendu un paquet de cibles. Les militaires les appelaient des « cibles » parce qu'ils avaient pas le courage de dire que c'étaient des gens. Il avait vraiment une dent contre l'armée, le Bidouilleur. Il lui avait donné tout ce qu'il avait, et elle avait tout pris. Euh... ah, ouais, elle avait cru qu'il suffisait de lui filer du fric pour arranger les choses. Eh ben, il avait empoché le pognon, et il emmerdait les militaires à pied, à cheval et en voiture. Il emmerdait les flics, et la CIA et le président des États-Unis. Mais ça, c'était uniquement quand il avait un verre dans le nez. Sinon, il disait jamais rien. — Tu as entendu prononcer les noms d'Apollon ou de Cassandre ? Ratso se moucha sur le dos de sa main. — Il y a une danseuse, au Peek-A-Boo, qui s'appelle Cassandre. Elle a des seins comme des melons. — Non, il ne s'agit pas d'elle. Pose des questions autour de toi, Ratso, mais sois très prudent. Et si tu apprends quoi que ce soit, préviens-moi illico. — Ouais, d'accord, seulement ça me fait des frais, vous comprenez. Eve se leva, posa vingt dollars supplémentaires sur la table. — Ne gaspille pas mon argent, Ratso. On y va, Peabody — Je lance la recherche sur les vans Airstream, déclara celle-ci. Pour commencer, ceux qui sont enregistrés à New York et dans le New Jersey — Bon Dieu de bon Dieu ! s écria brusquement Eve en se précipitant vers son véhicule. Regardez-moi ça ! ajouta-t-elle, désignant d'un doigt vengeur la figure rouge et menaçante qu'un inconscient avait peinte sur le capot bosselé. « Aucun respect ! Plus personne ne respecte la propriété de la ville. Peabody toussa pour étouffer un éclat de rire, se composa avec difficulté une expression sévère. — Une honte, lieutenant. Une véritable honte. —Vous ironisez, Peabody? — Certainement pas, lieutenant. Je suis indignée, du fond du cœur. Dois-je quadriller le quartier pour trouver de quoi effacer cette monstruosité, lieutenant ? —Allez vous faire voir ! Eve s'engouffra dans la voiture dont elle claqua violemment la portière. Peabody en profita pour éclater de rire. Puis elle prit une grande inspiration et s'installa sur le siège du passager. — Nous finirons la journée chez moi, annonça Eve. Pas question que je gare cette chose dans le parking du Central pour que tout le monde rigole. — Ça me va tout à fait. Chez vous, on mange beaucoup mieux. Et McNab ne viendrait pas lui mettre les nerfs en pelote, pensa Peabody. —Vous avez l'adresse de Lisbeth Cooke? On pourrait s'arrêter chez elle avant d'aller à la maison. — Oui, lieutenant, je crois que c'est sur notre chemin. Peabody afficha l'adresse sur l'écran de bord. — Effectivement, elle habite à l'angle de Madison et de la 83e. Je la préviens de notre visite ? — Non, faisons-lui la surprise. Mais, à l'évidence, Lisbeth Cooke n'appréciait pas les surprises. — Je ne suis pas tenue de vous parler en l'absence de mon avocat, déclara-t-elle sur le pas de sa porte. —Appelez-le, si vous avez quelque chose à cacher. — Je n'ai rien à cacher. J'ai signé ma déposition, le procureur m'a interrogée et j'ai accepté le marché qu'il me proposait. — Puisque tout est net et clair, je ne vois pas pourquoi vous refuseriez de me parler. À moins que vous n'ayez fait des déclarations mensongères. Lisbeth pointa le menton, les yeux flamboyants. L'orgueil était bien son point faible, songea Eve avec satisfaction. Elle avait visé juste. — Je ne mens jamais. J'exige une totale honnêteté de ceux qui m'entourent et de moi-même. Honnêteté, loyauté et respect. — Sinon, vous les tuez. Lisbeth cilla, puis son regard se durcit de nouveau. — Que voulez-vous au juste ? — Simplement vous poser quelques questions pour combler les lacunes que comporte mon dossier. Eve inclina la tête, scrutant son interlocutrice. — La conscience professionnelle fait-elle partie des vertus que vous exigez d'autrui et de vous-même ? Lisbeth s'effaça pour les laisser entrer. — Je vous avertis, si vous dépassez les bornes, j'appellerai mon avocat. Je peux porter plainte contre vous pour harcèlement. — Notez bien ça, Peabody. On ne harcèle pas Mlle Cooke. — C'est noté, lieutenant. — Vous m'êtes très antipathique, lieutenant Dallas. — Ah, je sens que vous allez me vexer! Eve observa le salon, où régnait un ordre parfait. Tout y était d'un goût exquis. Elle devait admettre que cette femme avait de la classe. Le décor de cette pièce en témoignait - les sofas identiques d'un vert profond rayé de bleu, superbes et visiblement confortables, les tables au plateau de verre fumé, les marines aux vives couleurs accrochées aux murs. Des livres anciens reliés de cuir - qui plairaient sans doute à Connors - s'alignaient dans une bibliothèque, de lourdes tentures joliment drapées encadraient une vue panoramique sur la ville. — Vous habitez un appartement très agréable, dit Eve en se retournant pour faire face à Lisbeth, élégamment vêtue d'un pantalon et d'une tunique chamois. — J'imagine que vous n'êtes pas ici pour discuter de mes talents de décoratrice. — J. Clarence vous a aidée à choisir toutes ces babioles ? — Non, J.C. n'aimait que les gadgets, de préférence hideux. Sans attendre qu'on l'y invite, Eve s'assit sur un divan et étendit les jambes. — Apparemment, vous n'aviez pas beaucoup d'affinités. —Au contraire, nous en avions énormément. Et je le prenais pour un homme bon, généreux, honnête. J'avais tort. — Deux cents millions de dollars et des poussières, ça me semble sacrément généreux. Lisbeth sortit une bouteille d'eau d'un mini-réfrigérateur encastré dans le bas de la bibliothèque. — Je ne faisais pas allusion à l'argent, rétorquat-elle en versant l'eau dans un verre en cristal ciselé. Je parlais de l'âme. Mais, effectivement, J.C. n'était pas avare. — Il vous payait pour coucher avec lui. Lisbeth sursauta et reposa brutalement son verre. — Certainement pas ! Notre accord financier n'avait aucun rapport avec notre relation intime, nous l'avions élaboré ensemble et cela nous convenait à tous les deux. — Lisbeth, il vous versait un million par an en échange de vos faveurs. — Je ne monnayais pas mes faveurs. Je vous répète que nous avions un accord, comme il en existe souvent entre deux partenaires, quand l'un est beaucoup plus fortuné que l'autre. — Maintenant qu'il est mort, vous êtes aussi très riche. — Il paraît. Lisbeth saisit de nouveau son verre, but une gorgée, le regard fixé sur Eve. —Je ne connaissais pas les clauses de son testament. — C'est difficile à avaler. Pour reprendre votre expression, vous aviez depuis longtemps une relation intime, qui comportait un accord financier. Et vous n'auriez jamais évoqué ce qui se passerait s'il venait à décéder ? — Il était robuste, il avait une santé de fer. Pourquoi aurions-nous pensé à la mort ? Il m'a dit un jour que je n'aurais pas à m'inquiéter. Je l'ai cru. Lisbeth posa son verre, la passion flamba dans ses yeux. — Je le croyais. J'avais foi en lui. Et il m'a trahie d'une façon indigne, intolérable. S'il m'avait expliqué qu'il souhaitait rompre, j'en aurais souffert, je lui en aurais voulu, mais j'aurais accepté. Eve haussa les sourcils. —Vous auriez accepté? Plus de virements, plus de voyages lointains, de cadeaux somptueux, de... rapports privilégiés avec le patron ? — Comment osez-vous ? Comment osez-vous salir ce qu'il y avait entre nous ? Vous ne savez rien de nous ! Elle s'interrompit, la respiration sifflante. —Vous ne voyez que la surface des choses, vous ne pouvez pas comprendre. Et vous êtes mal placée pour me parler de cette manière. Vous avez réussi à vous faire épouser par Connors. Combien de voyages lointains et de somptueux cadeaux vous offre-t-il, lieutenant ? Combien de millions par an vous verse-t-il ? Eve grinça des dents, luttant pour se maîtriser. La fureur rougissait le visage de Lisbeth, embrasait ses yeux. Pour la première fois, elle paraissait tout à fait capable d'enfoncer la mèche d'une perceuse dans le cœur d'un homme. —Je ne l'ai pas tué, dit froidement Eve. Et puisque vous abordez ce sujet, Lisbeth, pourquoi J.C. ne vous a-t-il pas épousée ? —Je ne le voulais pas, articula-t-elle d'un ton mordant. Je ne crois pas au mariage. Sur ce point, nous n'avions pas la même opinion, mais il respectait ma position. Et vous aussi, j'exige que vous me respectiez! Elle s'avança vers Eve, menaçante, les poings serrés. Le mouvement de Peabody, qui allait s'interposer, l'arrêta. Elle se mit à trembler, les jointures de ses doigts blanchirent tant elle était crispée. Puis ses lèvres, retroussées en un vilain rictus, se détendirent, le sang qui empourprait ses joues reflua. — Vous explosez vite, Lisbeth, commenta doucement Eve. — Oui... Le procureur m'impose de suivre une thérapie pour contrôler ma violence. Je commence la semaine prochaine. — Mieux vaut tard que jamais. Vous prétendez avoir piqué une crise en apprenant que J.C. vous trompait. Pourtant, personne ne lui connaissait de liaison avec une autre femme. Son assistant jure que J.C. n'aimait que vous. — Il a tort ou bien il ment, ajouta Lisbeth en haussant les épaules. Chris se serait jeté au feu pour J.C., il n'aurait donc pas hésité à mentir pour lui. — Mais pourquoi J.C. vous aurait-il caché la vérité? Comme vous l'avez dit, il lui suffisait de s'expliquer et de rompre avec vous. —Je ne sais pas, répondit Lisbeth, passant une main nerveuse dans ses cheveux impeccablement coiffés. Je n'en sais rien, répéta-t-elle. Finalement, il était peut-être comme les autres hommes, tricher l'excitait. — Vous n'aimez pas beaucoup les hommes, n'est-ce pas? — D'une façon générale, non. — Comment avez-vous découvert l'existence de cette fameuse rivale ? Qui est-ce ? Où est-elle ? Comment se fait-il que personne ne soit au courant ? — Il y a quelqu'un qui est au courant, rétorqua posément Lisbeth. Ce quelqu'un m'a envoyé des photos d'eux, ensemble, des copies de communications. Ils parlaient de moi, ils riaient de moi. Seigneur, je pourrais le tuer de nouveau ! Se retournant brusquement, elle ouvrit le tiroir d'un secrétaire et en sortit une grande enveloppe. —Voilà. Ce sont des reproductions. Nous avons remis les originaux au procureur. Regardez comme il la tripote. Eve examina attentivement les documents. Les clichés étaient récents. L'homme qu'on y voyait était manifestement J. Clarence Branson. La première photo le montrait assis sur un banc, sans doute dans un parc, en compagnie d'une jeune blonde vêtue d'une minijupe. Il avait la main sur sa cuisse. Sur le deuxième cliché, ils s'embrassaient passionnément, et la main de Branson avait disparu sous la minijupe. Les autres clichés semblaient avoir été pris dans le salon privé d'un club. Ils étaient moins nets, comme s'il s'agissait de copies d'images d'une vidéo. Un club de rencontres, où on se permettait de filmer ce qui se passait dans les salons privés, risquait de perdre sa licence. En tout cas, on reconnaissait J.C. et la blonde en pleine action, dans diverses positions. — Quand avez-vous reçu ça ? — J'ai donné toutes les informations au procureur. — Eh bien, je vous les demande à mon tour, répliqua Eve d'un ton sec. Elle ne manquerait pas de demander également au procureur pourquoi il n'avait pas daigné transmettre ces éléments à la responsable de l'enquête. — J'ai trouvé l'enveloppe dans ma boîte en rentrant du bureau. Je l'ai décachetée, j'ai regardé les photos. Je suis allée directement chez J.C. Il a nié. Il était là devant moi, il niait. Il a dit qu'il ne savait pas de quoi je parlais. C'était lamentable, insultant. Je ne me suis plus contrôlée. J'étais ivre de rage. J'ai pris la perceuse et... Elle s'interrompit, se remémorant soudain les instructions de son avocat. — J'ai dû perdre la raison, je ne me rappelle pas ce que j'ai pensé, ce que j'ai fait. Ensuite j'ai averti la police. — Vous connaissez cette femme ? — Je ne l'avais jamais vue auparavant. Elle est jeune, n'est-ce pas ? lança Lisbeth d'une voix rauque. Très jeune et... très souple. Eve remit les clichés et les disquettes dans l'enveloppe. — Pourquoi gardez-vous ces documents ici ? — Pour me souvenir que tout ce que nous avons vécu ensemble n'était qu'un mensonge, rétorqua Lisbeth en rangeant l'enveloppe dans le secrétaire. Et pour ne pas oublier de jouir du moindre dollar qu'il m'a légué. Elle reprit son verre d'eau, le leva comme pour porter un toast. — Oui, du moindre dollar, répéta-t-elle. Eve claqua la portière de sa voiture, la mine sombre. — Ça s'est peut-être passé comme elle le dit. Flûte... Elle abattit son poing sur le volant. — Flûte de flûte ! — Il faudrait essayer d'identifier la blonde. — Oui, quand on aura le temps et qu'on aura ces foutus clichés. Il nous est impossible de prouver que Lisbeth Cooke connaissait le testament et qu'elle a tué pour ça. Et après l'avoir vue dans cet état, j'aurais tendance à croire sa version des faits. —J'ai eu peur qu'elle vous arrache les yeux. — Elle en avait une envie folle. Eve soupira. — Une thérapie pour contrôler sa violence, quelle ânerie ! 8 — Une défaillance du système informatique, bougonna Eve en s'écartant de l'ordinateur. Le procureur ne nous a pas transmis les photos et les disquettes concernant l'affaire Branson à cause d'une défaillance du système informatique. Mon œil ! Elle bondit comme un ressort et se mit à arpenter son bureau. — De la merde, oui ! Percevant un gloussement étouffé, elle se retourna pour foudroyer Peabody du regard. — Qu'est-ce qui vous amuse ? — La façon dont vous jonglez avec les mots, lieutenant. Ça m'emplit d'admiration. Eve se laissa de nouveau tomber dans son fauteuil. — Peabody, nous travaillons ensemble depuis assez longtemps pour que je devine quand vous vous payez ma tête. — Oh... Cette longue collaboration vous permet-elle aussi d'apprécier la qualité de notre relation ? — Non. Eve se massa les tempes pour chasser provisoirement de son esprit l'affaire Branson. — Bon, revenons à nos moutons. Lancez une recherche sur les vans, pendant que je vois avec McNab ce qu'il a pu dénicher sur le passé militaire du Bidouilleur. Pourquoi je n'ai pas encore mon café ? — Je me posais justement la même question, rétorqua Peabody en se précipitant vers la kitchenette avant d'essuyer une nouvelle rebuffade. — McNab, aboya-t-elle dès qu'il apparut sur l'écran, vous avez quelque chose ? — Pour l'instant, je n'ai que des renseignements anodins, je n'ai pas gratté toute la couche de vernis. Je m'y emploie. Vous travaillez à la maison? demanda-t-il, reconnaissant le paysage, dans la fenêtre derrière Eve. Pourquoi je ne suis pas avec vous ? ajouta-t-il avec une moue d'enfant gâté. — Parce que, Dieu merci, vous ne vivez pas ici ! Dites-moi ce que vous avez trouvé. — Je vous basculerai tout ça sur votre ordinateur, mais je vous le résume à la louche. Howard Bassi, colonel retraité. Enrôlé en 1997, suit l'instruction réservée aux officiers. Excellents résultats. Devenu lieutenant, il entre dans les Forces spéciales. Une unité d'élite. Je suis en train de creuser ça, mais jusqu'ici je n'ai déterré que des citations et des éloges - il y en a des tonnes - sur sa maîtrise de l'électronique et des explosifs. Promu capitaine en 2006, il a ensuite continué son ascension et décroché le grade de colonel pendant la Guerre urbaine. — Où était-il basé ? À New York ? — Oui, puis il a été muté à Washington en... attendez, j'ai la date quelque part, 2021. Ç'a été compliqué, parce qu'il voulait emmener sa famille et que la plupart des militaires, à cette époque, n'étaient pas autorisés à le faire. — Il avait une famille ? interrogea Eve, stupéfaite. — Une femme, Nancy, et deux enfants - un garçon et une fille. Nancy était une civile qui jouait les intermédiaires entre l'armée et les médias - une espèce d'attachée de presse. C'est pour ça qu'elle a pu l'accompagner à Washington avec les gosses. — Nom d'une pipe ! marmonna Eve en se frottant les yeux. Faites-moi une recherche sur elle et les gamins, McNab. — C'est sur mon planning. — Non, tout de suite. Donnez-moi la date de leur mort. —Ils ne sont quand même pas si vieux, protesta McNab qui s'exécuta néanmoins. Merde... Dallas, ils sont tous décédés ! Le même jour, — Le 23 septembre 2023, comté d'Arlington, Virginie. — Exact... soupira McNab. Ils ont dû sauter avec le Pentagone. Les gosses n'avaient que six et huit ans. C'est dur. — Oui, surtout pour le Bidouilleur. Je comprends maintenant pourquoi il était devenu misanthrope. Elle comprenait aussi pourquoi il avait voulu fuir. Comment aurait-il pu espérer être en sûreté, même dans sa sordide petite forteresse, s'il se dressait contre des gens qui avaient réussi à détruire l'institution militaire la mieux protégée du pays ? — Continuez les recherches, ordonna-t-elle. Essayez de trouver un de ses collègues qui ait quitté l'armée. Quelqu'un qui aurait été muté avec lui, dans la même unité. S'il appartenait aux Forces spéciales, il a probablement eu affaire au groupe Apollon. —Je m'y colle. Salut, Peabody! lança-t-il, alors que celle-ci entrait dans son champ de vision. Glissant une main sous sa chemise rose, il agita les doigts pour créer l'impression d'un cœur battant la chamade. — Crétin, articula Peabody qui s'écarta vivement. Eve coupa la communication. — Connors pense qu'il a un faible pour vous. —Il a un faible pour les seins de femme, corrigea Peabody. Il se trouve que j'en ai deux. Je l'ai surpris en train de loucher sur ceux de Sheila, la fille des Archives, or les siens sont moins beaux que les miens. Songeuse, Eve baissa les yeux sur sa poitrine. — Il ne regarde pas les miens. — Si, mais discrètement, parce qu'il vous craint presque autant que Connors. — Presque autant, pas plus? ïe suis déçue. Bon... vous avez les infos sur les vans ? — Mais oui, répondit Peabody avec un sourire un brin suffisant, en glissant une disquette dans le lecteur. J'ai utilisé l'ordinateur de la kitchenette. Nous avons cinquante-huit véhicules équipés de systèmes de protection électronique par le fabricant. Si on prend en compte ceux qui sont bricolés par les particuliers, on triple ce chiffre. — On commence par ratisser large, vérifier si quelqu'un a déclaré le vol de son véhicule dans les quarante-huit heures précédant le meurtre. Si ça ne donne rien, on élimine les familles. Je n'imagine pas une mère emmenant ses mômes à l'entraînement de base-bail l'après-midi, et le père trimballant des cadavres le soir. Cherchez les vans qui appartiennent à des sociétés et à des hommes. On s'occupera des femmes après. Vous n'avez qu'à travailler ici, conclut-elle, je passe à côté. Dans la pièce voisine, elle appela le Dr Mira pour lui demander un rendez-vous le lendemain. La messagerie de Feeney annonçait qu'il n'était pas disponible et ne prenait que les communications urgentes. Préférant ne pas le déranger, elle contacta Anne Malloy qui était sur le site de l'explosion. — Salut, Dallas, votre mari vient juste de partir. Il est sexy en diable. —Ah oui ? bougonna Eve, observant sur son écran les équipes d'artificiers qui fouillaient les décombres. — Il voulait savoir ce que nous avions découvert ici, en l'occurrence pas grand-chose de nouveau par rapport à ce que vous savez déjà. Nous avons transporté les fragments au labo. Nous en trouvons encore. Votre homme en a examiné un. D'après lui, c'est un morceau de politex, on l'utilise dans la construction spatiale. Toujours d'après lui, ce serait un détonateur à distance. Il a peut-être raison. « Il a sans doute raison, rectifia Eve en silence. Il se trompe rarement. » — Qu'est-ce que vous en déduisez ? — Eh bien, primo, au moins un des engins est bricolé avec du matériel fabriqué pour l'espace. Et, deu-zio, votre mari a des yeux de lynx. — Hum... S'il a vu juste, vous pouvez trouver d'où provient ce matériel ? —En tout cas, ça nous donne une piste. Je vous tiens au courant. Tandis qu'Anne retournait à ses occupations, Eve, par pure curiosité, lança une recherche sur les fabricants de politex. Connors Industries était l'une des quatre compagnies interplanétaires qui commercialisaient ce produit. Elle n'en fut évidemment pas surprise et se contenta de pousser un soupir à fendre l'âme. Branson and Toys and Tools fabriquait également du politex. A petite échelle, nota-t-elle. Inutile de perdre du temps, décida-t-elle, elle questionnerait Connors. Elle s'apprêtait à aller persécuter Peabody quand son communicateur bourdonna. — Dallas, grogna-t-elle. — Coucou, Dallas ! s'exclama Mavis Freestone avec un sourire éblouissant. Regarde ça... À côté de la table, une colonne d'air vibra puis, soudain, l'image holographique de Mavis apparut. Chaussée d'escarpins aux fins talons rubis et dont le bout était fait de plumes rose vif qui lui chatouillaient les orteils, elle portait une courte robe constituée de vaporeuses spirales rubis et rose. Sur l'une de ses épaules nues, on voyait un ange tatoué, argenté, qui pinçait les cordes d'une harpe dorée. Les boucles de sa luxuriante chevelure, mêlées d'or et d'argent, tintinnabulaient à chacun de ses mouvements. Mavis éclata de rire, esquissa un pas de danse. — Superbe, non ? Comment tu me trouves ? — Colorée. Très joli, ce tatouage. —Attends, tu n'as pas tout vu. Mavis baissa la bretelle de sa robe, révélant un deuxième ange, celui-là pourvu d'une queue, qui brandissait une fourche et arborait un sourire pervers. — L'ange et le démon. Tu saisis l'allusion ? — Pas du tout, répondit Eve en riant. Comment se passe ta tournée ? — C'est génial, Dallas ! Partout où je chante, le public est en transe. Et Connors me traite comme une reine, tous les hôtels sont ultra. — Ultra? — Ultrachics. Aujourd'hui, je fais une apparition dans un complexe musical pour signer des autographes et donner quelques interviews aux médias, ensuite je monte sur scène au Dominant, ici à Houston. C'est déjà complet. Je n'ai même pas le temps de me coiffer. — Ta coiffure me paraît pourtant drôlement compliquée. —Je n'y serais jamais arrivée si Leonardo n'était pas avec moi. Eh, Leonardo, viens dire bonjour à Dallas. Mavis pouffa, sautilla. — Tant pis si tu es nu, elle s'en fiche. — Ah, pardon, je ne m'en fiche pas du tout ! Tu as l'air heureuse, Mavis. — Bien plus que ça. Je suis ivre de joie, de bonheur, j'exulte. C'est ce dont je rêvais depuis toujours. À mon retour, j'ai l'intention d'embrasser Connors partout, partout... — Il en sera ravi. — Je le ferai, gloussa Mavis. Leonardo dit qu'il n'est pas jaloux, d'ailleurs il l'embrassera aussi, pour le remercier. Et toi, comment ça va ? Avant qu'Eve ait pu répondre, son amie soupira. — Tu n'as pas pris rendez-vous avec Trina. Eve se trémoussa dans son fauteuil. — Dallas, tu avais promis de la faire venir pour t'ar-ranger les cheveux et la figure pendant mon absence. Tu n'as pas eu de soins esthétiques depuis des semaines. — J'ai dû oublier. — Tu as peut-être cru que je ne remarquerais rien ? Tu ne perds rien pour attendre. A mon retour, tu n'y couperas pas. — Pas de menaces, ma vieille. — Tu seras bien obligée de céder, rétorqua Mavis en entortillant l'une de ses mèches argentées autour de son doigt. Hello, Peabody ! — Bonjour, Mavis. Superbe, cet hologramme. — Connors a les joujoux les plus sophistiqués du monde. Ouh, il faut que j'y aille, c'est l'heure. Ciao ! Elle leur envoya des baisers, pirouetta et disparut. — Comment fait-elle pour marcher sur ces talons vertigineux ? s'étonna Peabody. — Mystère... Vous en êtes où, avec les vans? —Je suis à peu près sûre d'avoir repéré le bon. Airstream noir, modèle 2058. Elle tendit à Eve un document imprimé. — Véhicule enregistré au nom de Cassandre Unli-mited. — En plein dans le mille. — Non. L'adresse est erronée. — Qu'est-ce que vous avez sur cette société ? — Rien encore. Je voulais d'abord vous donner ça. — D'accord, voyons voir... Ordinateur, affiche toutes les données sur Cassandre Unlimited. Recherche en cours... Aucun résultat. — Évidemment, murmura Eve, ce serait trop facile. Elle s'adossa à son siège, ferma un instant les yeux. — D'accord, essayons autre chose. Liste les sociétés et les commerces qui ont le nom de Cassandre dans leur raison sociale. New York et New Jersey. Recherche... — Vous pensez qu'ils utiliseraient ce nom-là ? — Ils sont malins, mais arrogants. Il y a toujours un moyen d'atteindre sa cible. Recherche terminée. Établissements concernés... Salon de Beauté, Cassandre, Brooklynv New York. Chocolats Cassandre, Trenton, New Jersey. Electronique Cassandre, New York. — Stop. Affiche toutes les données sur cette société. Électronique Cassandre, 10092 Houston, fondée en 2049, pas d'informations sur le personnel et la situation financière. Filiale du groupe Olympe. Pas de données disponibles. Verrouillage codé illégal> sera automatiquement signalé au service de... — Oui, signale-le. Ce qu'on cherche est là, quelque part. Vérifie l'adresse. Vérification en cours... Adresse erronée. Eve se mit à arpenter la pièce. — Pourquoi avoir pris le risque de faire enregistrer la société, de subir un contrôle ? — Parce qu'ils sont arrogants ? suggéra Peabody, tout en commandant du café à l'autochef. —Absolument. Ils ignorent que le van a été repéré, mais ils savaient que je ferais des recherches sur ce nom, Cassandre. Elle saisit distraitement la tasse que son assistante lui tendait. — S'ils ont un verrouillage codé illégal, ils disposent d'un équipement de premier ordre. Donc ils ne craignent pas les contrôleurs de CompuGuard. — Tout le monde les craint, objecta Peabody d'un ton docte. Ils voient tout, on ne leur échappe pas. Eve songea à Connors, à son bureau secret, son matériel - parfaitement illégal lui aussi - et à son talent pour se dérober au regard de CompuGuard. — On va transmettre ça à la DDE. Pour suivre la procédure officielle, ajouta-t-elle in petto. De son côté, elle demanderait à son époux, si habile, de lui donner un petit coup de main. — Pour l'instant, on n'a plus qu'à patienter. Se rasseyant devant l'ordinateur, elle lui ordonna d'afficher les quatre entreprises qui fabriquaient du politex. Connors Industries, Branson Toys and Tools, Eurotell Corporation et la Manufacture Jason. — Peabody, y a-t-il un nom de dieu là-dedans ? — Pardon? Je... oui, je comprends, Jason. Mais je ne crois pas que ce soit un dieu. — Un Grec ? — Oui. — Voyons si ça correspond à notre schéma. Le résultat de la recherche s'inscrivit sur l'écran : la Manufacture Jason appartenait au groupe Olympe, l'adresse était erronée. — Bingo, dit Eve. Elle expédia Peabody dans le bureau, avec mission de transmettre tous ces éléments à la DDE et de commencer à rédiger un rapport détaillé. Puis, coiffant les écouteurs de son visiophone, elle appela Connors. — Il faut que je lui parle, déclara-t-elle à sa secrétaire, redoutablement efficace dans son rôle de rempart contre les importuns. S'il est disponible... — Un instant, lieutenant, je vous le passe. Sans bruit, Eve s'approcha de la porte. Peabody travaillait d'arrache-pied. Elle eut une bouffée de remords qu'elle s'empressa d'oublier. Elle ne trahissait pas son assistante, décréta-t-elle, elle lui évitait de s'aventurer dans les sables mouvants de l'illégalité. — Lieutenant... que puis-je pour toi ? Eve prit une inspiration et, sans plus hésiter, se jeta dans les sables mouvants. —J'ai besoin de tes services. Une ombre de sourire étira les lèvres de Connors. —Ah! — Quand tu dis « ah » de cette façon, je n'aime pas du tout. — Je sais. — Écoute, il m'est impossible de t'expliquer maintenant, mais si tu n'as rien de prévu pour ce soir... — Je te rappelle que tu as lancé une invitation. — Moi? fit-elle, médusée. Je n'invite jamais personne. C'est toi qui invites. — Pas cette fois. Peabody et son jeune frère, tu te souviens ? — Oh, zut... grommela Eve en fourrageant dans ses cheveux. Je ne peux pas annuler, lui dire la vérité et, si je lui sers un prétexte bidon, elle se vexera. Or je t'assure que travailler avec elle quand elle boude, c'est pas de la tarte. Elle saisit sa tasse de café, la vida rageusement. — On va devoir les nourrir et tout ça ? Il éclata de rire, le cœur gonflé d'amour. — Eve chérie, tu es une hôtesse accomplie. En ce qui me concerne, j'ai hâte de rencontrer le frère de notre Peabody. Les adeptes du Free-Age sont tellement apaisants. —Je n'ai pas très envie d'apaisement, rouspétat-elle. Bon, ajouta-t-elle en haussant les épaules, de toute façon il faudra bien leur proposer de venir à la maison un jour ou l'autre. — Effectivement. Je rentrerai dans deux heures environ. Ça te laissera le temps de m'exposer ton problème. — D'accord, ça marche. Tu connais la Manufacture Jason ? — Non. — Le groupe Olympe ? — Non plus. Mais je présume qu'ils ont un rapport avec Cassandre ? —J'en ai la très nette impression. A tout à l'heure. Elle interrompit la communication et, pour avoir le champ libre, envoya Peabody au Central remettre le rapport à Feeney et à McNab. Décidant qu'une petite prise de bec lui éclaircirait les idées avant de se remettre au travail, elle descendit au rez-de-chaussée. Summerset se tenait au pied de l'escalier. Il jaugea d'un œil dédaigneux le pantalon d'Eve, qui n'était plus de la première jeunesse, et son sweater informe. —J'imagine que vous comptez vous changer pour le dîner ? —J'imagine que vous comptez m'enquiquiner jusqu'à la fin des temps ? Il renifla puis, sachant qu'elle avait horreur de ça, la prit par le bras pour l'entraîner vers la porte. Elle le fusilla du regard, il se borna à sourire. —Il y a un coursier à la grille qui apporte un paquet pour vous. — Un coursier ? Dégageant son bras, par principe, elle s'empressa de s'interposer entre Summerset et la porte, la main sur la crosse de son arme. —Vous avez scanné le paquet? — Naturellement, répondit-il, surpris par sa réaction. Mais la société de livraison a pignon sur rue, elle... —Appelez-la, demandez confirmation, commanda Eve d'un ton sec. Vous avez vérifié que le paquet ne contient pas d'explosifs ? Il pâlit imperceptiblement, hocha la tête. — Naturellement, répéta-t-il. Le scanner de la grille est on ne peut plus fiable. Connors l'a conçu lui-même. — Contrôlez que cette société nous a bien envoyé quelqu'un. Ne restez pas dans le hall. La mine sombre, Summerset sortit son communi-cateur portable de sa poche, cependant il ne s'écarta que de quelques pas. Il préférait aller rôtir en enfer plutôt que de laisser Eve lui servir de bouclier, comme elle l'avait fait une fois. Elle observa le scooter qui approchait. Le logo de Zippy Service se lisait clairement sur le réservoir d'essence. La conductrice arborait l'uniforme rouge de la société, des lunettes de protection, un casque. Elle arrêta son scooter, retira casque et lunettes, rejeta la tête en arrière pour apercevoir le toit de la somptueuse demeure. Elle en était bouche bée. Dans son émotion, elle trébucha sur les marches du perron et, cramoisie, jeta un regard alentour pour s'assurer que personne ne la regardait. Dans une main, elle tenait une enveloppe renforcée. De l'autre, elle tira nerveusement sur sa veste avant de sonner. Elle était très jeune, elle avait encore des joues rondes de bébé. —J'ai la confirmation de la société de livraison. Eve sursauta ; Summerset était juste derrière elle. —Je vous avais dit de ne pas rester là. —Je ne reçois pas d'ordres de vous. Il tendit la main pour ouvrir la porte, poussa une exclamation outrée quand Eve l'écarta brutalement. — Reculez, espèce de vieil imbécile ! Elle ouvrit et, sans laisser le temps à la coursière d'articuler un mot, la tira à l'intérieur, lui bloqua les bras derrière le dos et la plaqua contre le mur. —Votre nom? —Je... Sherry Combs. Je m'appelle Sherry Combs, balbutia-t-elle en fermant les yeux. Je travaille pour Zippy Service, j'ai un paquet à... à livrer. Mais je n'ai pas d'argent, madame. — C'est bien le nom qu'on vous a indiqué, Summerset ? — Oui. Vous effrayez cette jeune fille, lieutenant. — Elle s'en remettra. Comment vous est parvenu ce paquet ? — Euh... euh... il est arrivé par la poste, je crois. J'en suis à peu près sûre. Oh... je ne sais plus. Mon superviseur m'a juste dit de l'apporter ici. C'est mon travail. — D'accord. Eve la lâcha, lui tapota l'épaule. —Nous sommes un peu trop sollicités, vous comprenez. Elle fourra un pourboire de cinquante crédits dans la main moite de la petite coursière. — Soyez prudente sur votre scooter. — Oui, merci, ô mon Dieu... gémit la jeune fille, au bord des larmes. Monsieur, madame... il faudrait que vous signiez le reçu, mais si ça vous embête... Eve montra Summerset du menton, et se dirigea vers l'escalier. Elle entendit le majordome chuchoter: —Je suis tout à fait désolé. Aujourd'hui, elle n'a pas pris son calmant. Eve réprima un sourire. Elle se hâta de regagner son bureau, s'enduisit les doigts de Seal-It avant de décacheter l'enveloppe et glissa la disquette dans le lecteur. Nous sommes Cassandre. Nous sommes les dieux justiciers. Nous sommes fidèles. Nous espérons, lieutenant Dallas, que notre démonstration de ce matin vous a convaincue de nos capacités et de notre sérieux. Nous sommes Cassandre et nous vous prédisons que vous nous témoignerez votre respect en faisant libérer les héros actuellement emprisonnés sans raison valable à New York, dans la prison Kent. Il s'agit de Cari Minnu, Milicent Jung, Peter Johnson, et Susan B. Stoops. Si ces patriotes ne sont pas relâchés demain à midi, nous serons contraints de sacrifier un site new-yorkais symbolique des excès et de la folie qui régnent dans ce monde, et où de simples mortels regardent de haut leurs semblables. Vous serez contactée à midi. Si nos exigences ne sont pas satisfaites, vous aurez le sang des victimes sur les mains. Nous sommes Cassandre. Susan B. Stoops. Susie B., infirmière, qui avait empoisonné quinze patients âgés dans la maison de repos où elle travaillait. Sous prétexte qu'ils étaient tous des criminels de guerre. Eve avait été chargée de l'enquête et savait que Susie B. purgeait effectivement sa peine à Kent, dans le quartier psychiatrique. Elle avait le pressentiment que les autres « héros » seraient du même acabit. Elle copia la disquette et appela Whitney. —Je ne peux pas faire grand-chose, en tout cas pour l'instant, dit Eve à Connors, tout en marchant de long en large dans le grand salon. J'attends les ordres, les consignes. Comme d'habitude, les politiques se tâtent, c'est la valse-hésitation. — Ils n'accepteront pas l'ultimatum. — Non. Les quatre patriotes en question totalisent une centaine de victimes. Jung a fait sauter une église, parce que la religion est d'après lui l'instrument du mal. Une chorale d'enfants était en train de répéter. Minnu a incendié un café à SoHo, il y avait cinquante personnes à l'intérieur. L'endroit était prétendument le repaire de la «gauche fasciste». Quant à Johnson, c'est un tueur à gages qui assassinait n'importe qui. Mais quel est le lien entre ces individus, nom d'un chien ? — Et s'il n'y en avait pas ? Ce n'est peut-être qu'un test. A ton avis, le gouverneur cédera-t-il ? — Non, et ils le savent. Ils ne nous laissent aucune possibilité de négocier. — Donc, tu n'as plus qu'à attendre. — Hum... Quel lieu à New York symbolise les excès et la folie ? — Quel lieu ne les symbolise pas ? — Tu n'as pas tort, marmonna-t-elle, les sourcils froncés. Je me suis documentée sur cette Cassandre - la Grecque. C'est d'Apollon qu'elle a reçu le don de prophétie. — Il semble que ce groupe a un goût marqué pour le symbolisme. Ah, j'entends des voix dans le hall ! Ce doit être Peabody. Essaie de profiter de la soirée, Eve, de te distraire. Ça t'aidera sans doute. Connors alla accueillir Peabody, lui déclara qu'elle était ravissante, et serra chaleureusement la main de Zeke. Eve fut une fois de plus émerveillée par l'aisance avec laquelle il passait, en une fraction de seconde, d'un registre à l'autre - de la gravité à la badinerie. Le contraste avec Zeke - gauche et qui déployait des efforts surhumains pour ne pas trop montrer qu'il était ébloui par le décor - était saisissant. — Donne au lieutenant ce que tu as apporté, Zeke, lui ordonna Peabody en lui enfonçant son coude dans les côtes. — Oh, oui... Ce n'est pas grand-chose, bredouillat-il timidement en extirpant une petite sculpture sur bois de sa poche. Il paraît que vous avez un chat. — C'est plutôt lui qui nous autorise à vivre ici, plaisanta Eve. Elle contempla en souriant l'œuvre de Zeke, un chat endormi de la taille d'un pouce. — Merci, c'est très joli. — Zeke est doué, n'est-ce pas ? — Je fais ça pour m'amuser, dit-il, gêné. J'ai vu votre voiture, dehors. Elle est un peu cabossée. —Je m'inquiète surtout pour le moteur. — Je pourrais peut-être voir s'il y a moyen de le réparer. — Je vous en serais reconnaissante. Elle ouvrait la bouche pour lui suggérer de s'y mettre sans plus tarder, quand elle capta le regard de Connors. — Mais euh... buvons d'abord un verre. « Les bonnes manières, maugréa-t-elle intérieurement, ce que c'est assommant... » — De l'eau pour moi, déclara Zeke, ou un jus de fruits. Vous avez de superbes meubles, ajouta-t-il en se tournant vers Connors. — Oui, nous vous les montrerons après le dîner. Ignorant la grimace d'Eve, il sourit au jeune ébéniste. — La plupart sont authentiques. J'apprécie les artisans dont les créations supportent le passage du temps. — Chez les Branson, aujourd'hui, j'ai été impressionné. Mais ici, j'avoue que je suis... — Vous êtes allé chez les Branson ? coupa Eve, qui se grattait la tête, perplexe, devant l'assortiment de jus de fruits préparé par Summerset. Elle versa un breuvage rose dans un verre qu'elle tendit à Zeke. —Merci... J'ai appelé ce matin pour présenter mes condoléances et voir s'ils ne souhaitaient pas retarder les travaux. Mais Mme Branson préfère que je vienne dans l'après-midi, après les obsèques. Elle a dit que ça lui changerait les idées. — Ils ont un véritable atelier au sous-sol, intervint Peabody. Apparemment, B. Donald aime le bricolage. — C'est de famille. —Je ne l'ai pas encore rencontré, poursuivit Zeke. Mme Branson m'a fait visiter leur demeure. Il avait passé un moment avec elle, un bref moment, et chaque instant était imprimé dans sa mémoire, dans toutes les fibres de son corps. —Je commencerai le travail demain. — Et tu te retrouveras en train de rafistoler tout ce qui cloche. — Ça ne me dérange pas. Bon, je vais jeter un coup d'œil à la voiture. Vous avez des outils? demanda-t-il à Connors. —Je crois avoir tout le nécessaire. Toutefois, je crains que mes outils ne soient pas de la marque Branson. Ce sont des Steelbend. — Les Branson sont bien, commenta Zeke. Les Steelbend sont mieux. Connors sourit à Eve et posa la main sur l'épaule de Zeke. — Suivez-moi. — Il est formidable, non ? murmura Peabody, couvant des yeux son jeune frère qui sortait du salon avec Connors. Vingt minutes chez les Branson, et il réparait un robinet qui fuyait. Il sait tout faire. — S'il peut m'éviter de confier la voiture aux andouilles de la maintenance, je lui baiserai les pieds. — Il y arrivera. Peabody avait un autre sujet d'inquiétude. Une lueur bizarre dans le regard de Zeke, quand il parlait de Clarissa Branson. Pour se rassurer, elle se disait que ce n était qu'un coup de cœur passager. Cette femme était mariée, bien plus âgée que lui. Un petit coup de cœur de rien du tout, se répéta-t-elle, et elle jugea plus sage de ne pas se confier au lieutenant. Ce genre de problème lui taperait sur les nerfs. Surtout au beau milieu d'une enquête épineuse. — Ce n'est pas le moment idéal pour dîner chez vous. Dès que Zeke aura fini, nous partirons. — Tout est prêt, rétorqua Eve, désignant d'un geste vague un plateau de canapés appétissants et qui composaient une magnifique mosaïque de couleurs. Autant manger. — Eh bien, si vous insistez... dit Peabody qui s'empressa de choisir un canapé qu'elle savoura avec délices. Pas de nouvelles du commandant Whitney ? interrogea-t-elle, la bouche pleine. — Pas encore. Je n'espère pas en avoir avant demain matin. À ce propos, il faudra que vous soyez au Central à... six heures. Peabody manqua s'étouffer, toussota. — Six heures, parfait. Elle prit un deuxième canapé. — J'ai l'impression que nous allons nous coucher tôt. 9 Cher camarade, Nous sommes Cassandre. Nous sommes fidèles. L'opération a commencé. Les étapes préliminaires de la révolution se sont déroulées exactement comme prévu. La destruction symbolique de la propriété du capitaliste Connors a été d'une simplicité pitoyable. Les policiers, ces individus à l'esprit si lent, enquêtent. Les premiers messages concernant notre mission ont été transmis. Ils ne comprendront pas. Ils ne mesureront pas l'ampleur de notre puissance et de nos plans. A présent, ils s'agitent comme des moineaux, à la recherche des miettes que nous leur avons laissées. L'adversaire que nous nous sommes choisi se concentre sur la mort de deux pions sans importance et ne voit rien d'autre. Aujourd'hui, à moins que nous ne nous soyons trompés à son sujet, elle ira où nous voulons la conduire. Et elle ne distinguera pas le bon chemin. Il serait fier de ce que nous accomplissons. Quand cette bataille sanglante sera gagnée, nous prendrons sa place. Ceux qui nous ont soutenus, qui l'ont soutenu, se joindront à nous. Camarade, nous attendons impatiemment le jour où nous hisserons notre drapeau sur la capitale du nouvel ordre. Le jour où tous les responsables de la mort du martyr mourv ront à leur tour, dans la souffrance et la terreur. Ils paieront, avec leur âme, leur sang, leur argent, tandis que nous, Cassandre, anéantirons ce qu'ils idolâtrent, ville après ville. Réunissez les fidèles, camarade. Soyez aujourd'hui devant votre écran, à l'écoute des nouvelles. J'entendrai vos cris de triomphe, malgré la distance qui nous sépare. Nous sommes Cassandre. Zeke Peabody était un homme consciencieux. Il faisait bien son travail, il y consacrait tout son temps, son attention, son talent. Son père lui avait enseigné la menuiserie, et tous deux avaient été heureux que l'élève dépasse le maître. Il avait été élevé dans la philosophie du Free-Age, qui lui allait comme un gant. Il était tolérant, tout simplement parce que l'espèce humaine était constituée d'individus différents qui avaient le droit de suivre leur propre chemin. Sa sœur avait suivi le sien en entrant dans la police. Aucun véritable adepte du Free-Age ne porterait une arme, et surtout ne s'en servirait contre un être vivant. Pourtant il était fier de sa sœur, à l'instar de toute la famille. Ils respectaient son choix, selon les préceptes de leur foi. Le travail qu'on lui avait confié lui donnait l'occasion d'être avec Dee, ce dont il se réjouissait. Il était ravi de la voir dans son environnement quotidien, d'explorer la ville où elle s'était enracinée. Et il savait qu'il l'amusait en la traînant dans tous les sites touristiques que son guide recommandait de visiter. Il était aussi content d'avoir rencontré le supérieur de Dee, qu'il appréciait. Dans ses lettres, sa sœur parlait tellement d'Eve Dallas qu'il imaginait une femme fascinante et très complexe. Elle était bien mieux que ça. Elle avait une aura remarquable. On y percevait des ondes de violence, sombres, mais le halo rayonnait de compassion et de loyauté. Il lui aurait volontiers conseillé d'essayer la méditation pour atténuer ces mauvaises ondes, mais il avait craint de l'offenser. Certaines personnes s'offusquaient. Et puis il avait pensé que cette part d'ombre était peut-être nécessaire dans le métier qu'elle exerçait. Il acceptait ces choses-là, même s'il ne les comprenait pas totalement. Comme on le lui avait indiqué, il se dirigea vers l'entrée de service des Branson. Il fut accueilli par un domestique, grand, aux yeux froids et à l'air guindé. Mme Branson - elle l'avait prié de l'appeler Clarissa - lui avait expliqué que tous les serviteurs de la maisonnée étaient des droïdes. Son mari les jugeait plus efficaces et moins indiscrets que leurs homologues humains. Le domestique le conduisit au sous-sol, demanda s'il n'avait besoin de rien, et le laissa seul. Alors il sourit de plaisir, tel un gamin. L'atelier était presque aussi bien organisé et équipé que le sien. Il comportait en outre un ordinateur, un visiophone, un écran mural, ainsi qu'un assistant droïde pour l'instant déconnecté. Zeke caressa le chêne avec lequel il allait fabriquer des meubles, puis déplia ses plans - sur papier, et non sur disquette. Il préférait dessiner à la main, comme le faisaient son père et son grand-père. C'était plus... sensuel, en quelque sorte. Il étala soigneusement les croquis sur l'établi, prit sa bouteille d'eau dans son sac à dos et but à petites gorgées, plongé dans ses pensées, visualisant le résultat, étape par étape. Il fit offrande de son travail à la puissance qui lui avait donné son savoir et son habileté manuelle, ensuite il s'attela à la tâche. Quand il entendit la voix de Clarissa, le crayon qu'il tenait entre ses doigts trembla. Rougissant déjà, il se retourna. Il ne vit personne et devint carrément écarlate. Il était vraiment obnubilé par elle, se reprochat-il. Il n'avait pourtant pas le droit de penser à la femme d'un autre. Même si elle était adorable, même s'il croyait lire un appel dans ses grands yeux mélancoliques. Il était si troublé qu'il mit un moment à réaliser que le murmure qu'il percevait lui parvenait par les vieux conduits d'aération, à présent inutiles. Il lui proposerait de les boucher, tant qu'il était là. Il ne distinguait pas ses paroles et s'obligeait à ne pas tendre l'oreille - loin de lui l'idée d'espionner. Pour rien au monde il ne s'immiscerait dans l'intimité d'autrui. Mais il reconnaissait ses intonations - si douces - et son sang battait plus vite dans ses veines. Il secoua la tête, se concentra à nouveau sur ses mesures. On ne pouvait quand même pas lui interdire d'admirer une femme belle et charmante. Soudain, il entendit une autre voix, masculine. Le mari. Car elle avait un mari, il n'était pas mauvais pour Zeke de s'en souvenir, et un style de vie très éloigné du sien. Il souleva une lourde planche - il avait une grande force physique, malgré son allure dégingandée. Il calait le bois dans l'étau quand la voix du mari enfla, vibrante de colère, si bien que Zeke capta quelques mots. — Écarte-toi, espèce d'idiote ! — B.D., s'il te plaît. Écoute-moi... — Écouter tes jérémiades ? Tu me rends malade. —Je veux seulement... Il y eut un bruit de coup, qui fit tressaillir Zeke, puis la voix de Clarissa, suppliante : —Non, non... —N'oublie pas qui commande, pauvre cruche. Une porte claqua, puis Zeke n'entendit plus que de pathétiques sanglots. Il n'avait pas le droit de courir la rejoindre pour la serrer dans ses bras, la consoler. Mais, Seigneur, comment cet homme pouvait-il traiter aussi cruellement, aussi ignominieusement sa compagne ? A sa place, il la chérirait. Se méprisant pour cette pensée, Zeke ajusta sur ses oreilles son casque de protection, par respect envers Clarissa. — Merci d'avoir modifié votre emploi du temps pour venir ici. Eve ôta sa veste qui traînait sur le fauteuil délabré et s'efforça de surmonter son embarras - son cagibi supportait mal la comparaison avec le spacieux et élégant bureau du Dr Mira. — Je sais que cette affaire est une course contre la montre. Mira jeta discrètement un regard circulaire. Bizarrement, elle n'avait jamais mis les pieds dans le bureau d'Eve. Celle-ci n'en était sans doute pas consciente, mais cette pièce exiguë lui correspondait à merveille -rien d'inutile, pas la moindre affectation et un confort Spartiate. Elle s'installa dans le fauteuil, croisa ses jambes joliment galbées et dévisagea Eve qui restait debout. — J'aurais dû venir chez vous. Je n'ai même pas de thé. — Je prendrai volontiers du café, la rassura gentiment Mira. — Ça, j'en ai. Eve se tourna vers l'autochef qui émit un crachotement. — Maudites restrictions budgétaires, marmonna Eve en lui assenant une claque. Un de ces jours, je vais balancer par la fenêtre tout ce qui ne marche pas dans ce bureau. Et j'espère que les bons à rien de la maintenance passeront sur le trottoir à ce moment-là. Mira jaugea en riant l'étroite fenêtre à la vitre crasseuse. —Vous auriez du mal à faire passer quoi que ce soit par là. — Oh, je me débrouillerai ! Un peu de patience, le café arrive, dit Eve, tandis que l'autochef se mettait à ronronner. Le reste de l'équipe travaille, chacun dans son domaine. Nous devons nous réunir dans une heure. J'aimerais avoir quelque chose à leur donner. — Et moi, j'aimerais en avoir plus à vous donner. Mira prit la tasse qu'Eve lui tendait, s'adossa à son siège. Il était à peine sept heures du matin, pourtant elle était aussi élégante et raffinée qu'à l'accoutumée. Ses cheveux blond cendré encadraient souplement son visage à l'expression sereine. Elle portait un tailleur -sa tenue favorite - vert tendre, et un collier de perles fines. Avec son jean usé, son sweater trop grand, ses yeux rougis par la fatigue, Eve se sentait débraillée, toute chiffonnée. Connors lui en avait fait la remarque - en choisissant ses mots, certes -, ce matin à l'aube. Il avait travaillé toute la nuit dans son bureau secret, mais il se heurtait à un équipement et des cerveaux aussi astucieux et complexes que les siens. Il faudrait des heures, avait-il dit, voire des jours avant qu'il ne réussisse à se frayer un chemin dans le système de sécurité labyrinthique de Cassandre. — Expliquez-moi ce que vous avez. Ce sera toujours ça. — Cette organisation, commença Mira, est... remarquablement organisée, si vous me permettez cette redondance. À mon avis, l'action qu'ils envisagent a été soigneusement planifiée. Ils voulaient votre attention, et ils l'ont. Ils voulaient l'attention des autorités de la ville, ils l'ont également. Leur doctrine, cependant, m'échappe. Les quatre personnes dont ils réclament la libération se situent aux quatre coins de l'échiquier politique. Par conséquent, il s'agit d'un test. Leurs exigences seront-elles satisfaites ? Selon moi, ils n'y croient pas. — Mais ils ne nous laissent aucune marge pour négocier. — La négociation n'est pas leur objectif. Ils attendent une capitulation. L'explosion d'hier n'était que du spectacle. Il n'y a pas eu de blessés, effectivement. Une manière de dire : saisissez la chance que nous vous offrons, et les choses n'iront pas plus loin. Puis ils demandent l'impossible. —Je ne parviens pas à établir un lien entre les quatre noms de leur liste. Ces individus n'ont aucun point commun. J'ai l'impression qu'ils les ont choisis au hasard. Ils se fichent complètement qu'on les libère. C'est un écran de fumée. —Je suis d'accord. Néanmoins, ne prenez pas leur ultimatum à la légère. Ce groupe se baptise Cassandre, se rattache à l'Olympe, le symbolisme est donc clair. La puissance et la prophétie, bien sûr, mais surtout la distance entre eux et les simples mortels. La croyance orgueilleuse qu'ils possèdent - eux ou leur chef - le savoir et la capacité de nous régenter. Peut-être même de nous aimer à la façon impitoyable et détachée des dieux. Us se serviront de nous, ainsi qu'ils l'ont fait avec Howard Bassi, dans la mesure où nous leur serons utiles. Ensuite, nous serons récompensés ou punis comme ils le décideront. — Et cette nouvelle république, ce nouvel ordre ? — Les leurs, évidemment, répondit Mira qui but une gorgée de café et fut soulagée de constater que c'était le merveilleux nectar de Connors. Fondés sur leur dogme, leurs lois, animés par leurs partisans. Plus que le contenu des messages, Eve, c'est le ton qui me préoccupe. Il y a une sorte de jubilation dans leur manière de dire : « Nous sommes Cassandre. » Est-ce le groupe qui s'exprime ou une seule personne qui parle d'elle au pluriel ? Si cette dernière hypothèse est exacte, fût-ce en partie, nous avons affaire à un esprit malade et doué d'une grande intelligence. « Nous sommes fidèles. » Fidèles à l'organisation, probablement, à la mission, et au groupe terroriste Apollon dont Cassandre a reçu son don de prophétie. — «Notre mémoire est infinie», murmura Eve. Effectivement. Apollon a été démantelé il y a plus de trente ans. —Vous noterez les courtes phrases affirmatives, que suivent du verbiage politique, de la propagande, des accusations. Rien d'original là-dedans. Du réchauffé, depuis des décennies. Mais cela ne signifie absolument pas qu'ils sont arriérés. Je crois au contraire que, sur un plan concret, ils se sont dotés de moyens à la pointe du progrès. Ils se sont adressés à vous, enchaîna Mira, parce qu'ils vous respectent. Il n'est pas impossible qu'ils vous admirent - comme on peut admirer un ennemi. Car, quand ils auront vaincu, ce dont ils ne doutent pas, leur victoire sera d'autant plus savoureuse qu'ils auront affronté un adversaire valeureux, digne d'eux. — Il faut que je découvre leur prochaine cible. — Oui, je sais. Mira ferma un instant les yeux. — Un symbole. Un lieu où régnent l'excès et la folie. Où de simples mortels regardent de haut leurs semblables. Un théâtre ? — Ou un club, un stade. Ça pourrait être n'importe quoi, de Madison Square à un sex-shop sur Avenue C. • — Plus vraisemblablement Madison Square, objecta Mira en reposant sa tasse. Un symbole, Eve, un point de repère, un phare dans la ville. Quelque chose qui aurait de l'impact. — Hier, ils s'en sont pris à un entrepôt vide. Vous parlez d'un phare ! — Le bâtiment appartient à Connors. Ça leur a permis d'attirer votre attention, de vous appâter. Eve se leva d'un bond. —Vous pensez qu'ils viseront une autre de ses propriétés? Eh bien, ça rétrécit notre champ de recherche. Il possède plus de la moitié de cette ville. — Cela vous ennuie ? Mira se mordit les lèvres, pouffa de rire. — Pardon, les psychiatres sont incorrigibles. Pour répondre à votre question, il est possible qu'ils se focalisent sur Connors. Je ne l'affirmerais pas, mais il ne faut négliger aucune piste. — Bon, je vais l'appeler. — Bornez-vous aux immeubles importants, qui sont chargés d'histoire. — D'accord, je m'y mets. — Je ne vous ai pas été d'un grand secours, dit Mira. — Vous n'aviez pas beaucoup d'éléments à analyser. Je ne suis pas vraiment dans mon domaine, ajouta Eve, fourrant nerveusement ses poings dans ses poches. Je m'occupe de meurtres, je n'ai pas l'habitude d'être confrontée à des menaces de destruction totale. — Est-ce si différent ? — Je ne sais pas, pour l'instant je tâtonne. Et pendant ce temps, quelqu'un s'apprête à appuyer sur le bouton. La chance lui sourit, Connors était encore à la maison, dans son bureau. — Rends-moi un service, lui déclara-t-elle d'un ton brusque. Aujourd'hui, tu restes là. — Pour quelle raison ? Parce que, songea-t-elle, l'immeuble du centre-ville qui abritait le siège social de sa compagnie - avec son hall somptueux, ses amphithéâtres et ses salons -risquait de sauter. Si elle le lui disait, il foncerait là-bas et passerait lui-même tout le building au scanner. Il n'en était pas question. — Eh bien, si tu pouvais continuer à creuser le... projet sur lequel on a travaillé cette nuit, ça m'aiderait. Il scruta longuement son visage. — Entendu, je vais revoir mon planning de la journée. De toute façon, j'ai lancé une recherche automatique. — Oui, mais les choses vont beaucoup plus vite quand tu t'en charges personnellement. Il haussa un sourcil narquois. — Il me semble que c'est presque un compliment. — Ne te rengorge pas, rétorqua-t-elle en s'efforçant de prendre un air désinvolte. Écoute, je suis assez pressée. Tu pourrais me transmettre certains renseignements au Central ? — Lesquels ? —Tes propriétés à New York? Il écarquilla les yeux. —Toutes? —Je te répète que je suis pressée, railla-t-elle. Je n'ai pas dix ans devant moi. Fais-moi la liste des plus chics. Les vieux immeubles chics. — Pourquoi ? Zut de flûte... — Je fais des recoupements. La routine. — Eve chérie. Il ne souriait pas et, inquiète, elle se mit à tambouriner sur la table. — Quoi? — Tu mens. — Pas du tout. Ça alors, je te demande des renseignements insignifiants, que n'importe quelle épouse est en droit de connaître, et je me fais traiter de menteuse ! — Maintenant je suis sûr que tu mens. Tu te moques éperdument de mon patrimoine immobilier et, quand je dis que tu es mon épouse, tu as horreur de ça. — Non, c'est le ton sur lequel tu le dis qui me hérisse. Enfin bref, peu importe. — Selon toi, lequel de mes immeubles est visé ? Elle poussa un soupir. — Si je le savais, tu imagines bien que je te préviendrais. Envoie-moi ces foutus renseignements, tu veux, et laisse-moi faire mon boulot. —Tu les auras dans un instant. Eve réprima un tressaillement; le regard de Connors, à présent, était glacial. — Et si tu trouves la cible, contacte-moi immédiatement au siège de la compagnie. — Connors, ne... — Fais ton boulot, lieutenant, je fais le mien. Il coupa la communication avant qu'elle ait pu ajouter un mot. Elle abattit son poing sur la table. — Quelle tête de mule ! Au mépris de la procédure, elle appela aussitôt Anne Malloy. — Il me faut une de vos équipes au centre-ville. Fouille complète des lieux. —Vous avez localisé la cible? — Non, répondit Eve, les dents serrées. C'est une faveur que je vous demande, Anne, j'en suis désolée. Mira pense qu'un des buildings de Connors pourrait bien être leur objectif d'aujourd'hui. Il part pour son bureau et... — Donnez-moi l'adresse, l'interrompit Anne, et ne vous inquiétez pas. Eve ravala un soupir de soulagement. — Merci, je vous revaudrai ça. — Inutile. J'ai aussi un mari, je réagirais comme vous. —Je vous le revaudrai quand même. Ah, j'ai des renseignements qui arrivent ! dit Eve, entendant le signal de l'ordinateur. Ce sera un point de départ. J'espère trouver quelque chose d'ici la réunion. — On croise les doigts, Dallas. Eve brancha son communicateur. — Peabody, ordonna-t-elle, dans mon bureau, au trot. Ordinateur, affiche les informations. — Lieutenant, fit Peabody en franchissant le seuil, j'ai les rapports sur les disquettes de Cassandre. Les analyses n'ont rien donné. Système informatique standard, aucune empreinte. Impossible de déterminer la provenance. —Asseyez-vous. J'ai là une liste de cibles possibles. On va essayer de la réduire, faire un calcul des probabilités. — Comment l'avez-vous eue ? — D'après Mira, ils viseront un club ou un théâtre. Je suis d'accord. Toujours d'après elle, il est probable qu'ils s'attaqueront de nouveau à une propriété de Connors. Peabody resta un instant silencieuse. — Ça se tient, murmura-t-elle en s'installant au côté d'Eve pour examiner la liste qui défilait sur l'écran. Seigneur. .. c'est à lui ? Tout ça lui appartient ? — Ne m'agacez pas, grommela Eve. Ordinateur, analyse les données, sélectionne les bâtiments importants ou symboliques de New York. Euh... liste aussi les buildings construits sur des sites historiques. Analyse en cours... — C'est une bonne idée, commenta Peabody. J'ai visité beaucoup de ces endroits avec Zeke. Si on avait su que vous en étiez la propriétaire, on aurait été encore plus impressionnés. — Connors en est propriétaire, pas moi. Analyse terminée, annonça l'ordinateur, montrant soudain une efficacité qui lui valut un coup d'œil suspicieux d'Eve. — Peabody, pourquoi est-ce que cette casserole marche si bien, aujourd'hui ? — A votre place, lieutenant, je toucherais du bois. Dire des choses pareilles, ça porte la poisse. Elle se pencha vers l'écran pour étudier la nouvelle liste. — Elle est aussi longue que la précédente. —Voilà le résultat, quand on est obsédé par les vieux machins. Bon... un club ou un théâtre. De simples mortels qui regardent de haut leurs semblables. Ordinateur, où y a-t-il une représentation en matinée ? Recherche... — Ils veulent qu'il y ait du monde, marmonna Eve, tandis que l'ordinateur hoquetait. Des victimes. Pas seulement quelques poignées de touristes ou des employés. Une vraie foule. — Si vous avez raison, on aura encore le temps d'empêcher ça. — À moins qu'on ne suive une mauvaise piste et qu'ils ne fassent exploser un bar quelconque dans le centre. Ah, approuva Eve lorsque de nouvelles données s'affichèrent sur l'écran, copie la liste, imprime-la. Elle consulta sa montre, bondit sur ses pieds. — On fonce à la réunion, dit-elle en saisissant le tirage. Mais qu'est-ce que c'est que ça ? — Du japonais, il me semble. Vous auriez dû toucher du bois. — Prenez la disquette. Si c'est du japonais, Feeney le fera traduire. Tu vas passer par la fenêtre, menaçat-elle, pointant un index vengeur vers l'ordinateur, Un de ces jours, tu passeras par la fenêtre. En réalité, c'était du chinois mandarin, cependant Feeney s'en arrangea et afficha les données sur l'écran mural de la salle de réunion. — Nous avons le profil qu'a ébauché Mira, expliqua Eve, et cette liste de cibles potentielles. Ce sont tous des lieux de spectacle, célèbres ou érigés sur d'anciens sites célèbres. Tous donneront une représentation cet après-midi. — Ça me paraît une piste valable, commenta Anne. J'y envoie des équipes. — Il vous faudra combien de temps ? — Un bon moment, répondit Anne en prenant son communicateur. — Pas d'uniformes et des voitures banalisées, lui recommanda Eve d'un ton bref. Ils surveillent sans doute les bâtiments. Il vaut mieux ne pas les alerter. Hochant la tête, Anne se mit à aboyer des ordres dans son communicateur. Feeney en profita pour exposer à Eve les résultats obtenus par la DDE. — On a réussi à déverrouiller le système informatique du Bidouilleur. Il a crypté ses données. Je ne suis pas encore au bout de mes peines. — Espérons que le jeu en vaudra la chandelle. — McNab a trouvé quelques noms dans les anciens fichiers du Bidouilleur. Ces types sont toujours à New York. Ils seront interrogés avant midi. — Parfait. — Les équipes se mettent en route, annonça Anne. Je serai sur le terrain. Je vous tiendrai informés au fur et à mesure. A propos, Dallas, ajouta-t-elle en se dirigeant vers la porte, pour le building dont on a parlé tout à l'heure, tout va bien. — Merci. Anne lui sourit d'un air malicieux. —A votre disposition. Feeney piocha dans son sachet d'amandes grillées. — S'il n'y a pas plus urgent, je retourne travailler sur ce fichu cryptage. Ça me tape sur les nerfs. — Tu vas y arriver, c'est toi le meilleur. Ce compliment lui rendit un peu de sa bonne humeur. — Je ne te le fais pas dire. Demeurée seule avec Peabody, Eve se frotta les yeux. La fatigue - elle ne s'était accordé que trois petites heures de sommeil - lui embrumait l'esprit. — Vous restez ici, Peabody. Revoyez la liste en fonction des informations que vous transmettront les collaborateurs de Malloy. Je préviens Whitney, et je les rejoins sur le terrain. Contactez-moi dès que vous avez quelque chose. —Vous pourriez avoir besoin de moi sur le terrain, Dallas. Eve, qui se souvenait du jour où son assistante avait failli être tuée, secoua la tête. —Vous me serez plus utile ici, dit-elle d'un ton sans réplique. Une heure plus tard, Peabody oscillait entre un ennui mortel et l'indignation. Quatre immeubles avaient été contrôlés, il y en avait encore une dizaine à fouiller et à scanner, et il ne restait que deux heures avant midi. Elle tournait en rond dans la salle, s'imbibait de café. Elle essayait de raisonner comme un terroriste. Eve en était capable. Le lieutenant pouvait s'insinuer dans l'esprit d'un criminel, l'explorer, voir les choses à travers les yeux d'un tueur. Peabody lui enviait cette faculté, même si elle pensait souvent que ce devait être terriblement dur à vivre. — Si j'étais un activiste, que je voulais frapper un grand coup, quel building new-yorkais je choisirais, bon sang de bonsoir ? Un piège à touristes. Le problème, c'est qu'elle avait toujours fui ce genre d'endroit comme la peste. Elle était venue à New York pour exercer son métier de policier et avait soigneusement évité de jouer les touristes - elle y avait mis son point d'honneur. Du coup, elle n'avait jamais mis les pieds à l'Empire State Building ou au Met avant que Zeke... Soudain, son regard s'éclaira. Mais oui, bien sûr, elle allait appeler Zeke ! Il avait littéralement appris par cœur son guide touristique. Lui qui débarquait tout droit de l'Arizona, où se précipiterait-il pour assister à un spectacle en matinée ? Elle se détourna pour prendre son communicateur, vit McNab qui entrait. — Salut, poupée ! On vous a mise au piquet, vous aussi ? —Je suis occupée, McNab. — Oui, je vois. Il s'approcha de l'autochef, fit la moue. —Vous n'avez plus de café? —Allez boire ailleurs. Je ne suis pas barmaid. Elle voulait qu'il débarrasse le plancher, par principe, et parce qu'elle ne tenait pas à ce qu'il épie sa conversation avec son petit frère. — Figurez-vous que je me sens bien dans cette salle. Pour l'agacer, et aussi par curiosité, il se pencha vers l'écran de l'ordinateur. —Vous avez éliminé combien de sites ? — Fichez le camp. Ici, c'est moi qui suis aux manettes. Je travaille, et vous me dérangez. — Mais vous êtes d'une humeur de dogue! Vous vous êtes disputée avec votre Charlie ? — Ma vie privée ne vous regarde pas. Elle essayait de rester digne, cependant il avait le don de la faire sortir de ses gonds. Elle l'écarta d'une bourrade. — Fichez le camp, répéta-t-elle. Retournez jouer dans la cour de la maternelle. —Il se trouve que je fais partie de cette équipe, rétorqua-t-il en s'asseyant sur le coin de la table. Et j'ai un rang supérieur au vôtre, mon chou. Elle lui enfonça rudement l'index dans la poitrine. —Retirez ce « mon chou ». Je m'appelle Peabody, et je ne tolère pas qu'un informaticien imbécile et maigrichon vienne m'importuner quand je suis de service. Il contempla le doigt qui lui meurtrissait les côtes. Lorsqu'il releva le nez, elle fut étonnée de voir un éclat redoutable dans ses yeux verts d'ordinaire pétillants de gaieté. —Je vous conseille d'être prudente. Le ton de sa voix, froid et menaçant, la surprit aussi, mais elle était allée trop loin pour reculer. —À quel propos? demanda-t-elle, lui martelant de nouveau la poitrine avec délectation. —Vous agressez physiquement un supérieur hiérarchique. Je ne le tolérerai pas non plus. — Moi, je vous agresse ? Dès que je fais un pas, vous venez m'embêter avec vos commentaires idiots et vos insinuations. Vous fourrez votre nez dans mes dossiers... — Vos dossiers ? Elle a la folie des grandeurs, maintenant ! — Les dossiers de Dallas sont aussi les miens. Et vous n'avez pas à vous en mêler. Allez faire le clown ailleurs, McNab, et je vous interdis de prononcer le nom de Charles, notre relation ne vous regarde pas ! — Vous savez ce qu'il vous faut, Peabody ? Comme elle avait élevé la voix, il criait aussi. Ils étaient face à face, leurs visages se touchaient presque. — Non, McNab, qu'est-ce qu'il me faut, d'après vous ? Je vous écoute ! Il n'avait pas voulu faire ça, ce n'était pas prémédité. Quoique... Bref, il le fit. Il l'agrippa par les bras, l'attira contre lui et s'empara avidement de sa bouche. Elle émit un drôle de bruit, une sorte de gargouillis. Malgré le brasier qui enflammait tout son corps, il pensa vaguement que, dès que le choc serait passé, elle ne manquerait pas de l'assommer. Tant pis... Il la bloqua contre la table et la dévora, autant qu'un homme pouvait dévorer une femme sans reprendre son souffle. Elle était paralysée... Il n'y avait pas d'autre explication rationnelle pour justifier qu'elle se laisse embrasser au lieu de l'étriper. Elle devait avoir eu une espèce d'attaque ou... Seigneur, qui aurait deviné que cet avorton était capable d'embrasser avec une telle passion ? Le sang martelait ses tempes. Finalement, elle n'était pas paralysée, puisque ses bras se nouaient autour de lui, que sa langue cherchait la sienne. Ils s'accrochaient l'un à l'autre, gémissaient. Puis, hors d'haleine, ils se regardèrent. — Que... qu'est-ce qui s'est passé? croassa-t-elle. —Je ne sais pas, répondit-il, pantelant. Si on recommençait ? Feeney se tenait sur le seuil. Ils s'écartèrent vivement l'un de l'autre, rouges comme des tomates. — Qu'est-ce que vous fabriquez ? tonna Feeney. — Rien, rien... McNab éternua, toussa, battit des paupières. — Rien du tout, capitaine, bredouilla-t-il, penaud. — Petit Jésus, grommela Feeney, secouant la tête. On va oublier ça, faire comme si je venais juste d'entrer. C'est bien compris, vous deux? — Oui, capitaine, déclara Peabody d'un ton sec. Elle se serait volontiers cachée dans un trou de souris pendant quelques années, le temps que le feu qui lui cuisait la figure daigne s'éteindre. — Oui, capitaine, renchérit McNab en s'écartant encore de Peabody. Feeney les jaugea d'un œil sévère, ravala un soupir. Il avait bouclé en cellule des individus qui avaient l'air infiniment moins coupables que ces deux-là. — La cible a été localisée, dit-il. Radio City. 10 Ils avaient le temps. Ils avaient encore le temps, se répétait Eve pour ne pas penser au pire. Elle portait la tenue que revêtaient les policiers en cas d'émeute : combinaison de protection, casque intégral, visière. Un attirail qui serait aussi inutile qu'une jolie peau fraîche et rose si le temps jouait contre eux. Mais il n'y avait pas d'autre solution pour elle, pour les membres de la brigade des explosifs, et les civils qui s'affairaient frénétiquement à évacuer les lieux. La grande salle de Radio City était comble : touristes, New-Yorkais, enfants accompagnés de leurs parents ou de leur baby-sitter, écoliers escortés de leurs professeurs. Tous s'agitaient et exprimaient bruyamment leur mécontentement. La directrice du théâtre, une blonde d'un mètre quatre-vingts, galopait au côté d'Eve telle une walky-rie affolée. — Vous vous rendez compte de ce que vous faites ? protesta-t-elle d'une voix où la détresse se mêlait à l'indignation. Nous allons devoir rembourser les spectateurs ou leur proposer une autre date. Or c'est complet pour toute la durée des représentations ! — Écoutez, si vous ne nous laissez pas travailler, vos représentations, vous pouvez leur dire adieu. Poussant la femme d'un coup de coude, elle brancha son communicateur. — Malloy ? On en est où ? — On a détecté plusieurs engins. Deux sont neutralisés. Le scanner indique qu'il y en a six autres. La scène a quatre ascenseurs qui descendent jusqu'à près de dix mètres, et on a repéré une source de chaleur dans les quatre. On fait aussi vite que possible. —Je m'en doute. Eve rangea son communicateur et se tourna vers la walkyrie. — Sortez d'ici. — Certainement pas. Je suis la directrice. —Vous vous prenez pour le capitaine d'un navire qui coule à pic ? La femme pesant bien vingt-cinq kilos de plus qu'elle et paraissant d'humeur à se bagarrer, Eve fut tentée d'entamer un petit match de boxe, histoire de se détendre. Dommage qu'elle n'en ait pas le loisir! Elle adressa un signe à deux agents en uniforme, des colosses, et leur montra la directrice. —Dégagez-moi ça, leur dit-elle, puis elle s'éloigna dans la foule tumultueuse. Elle observa la scène, immense. Une dizaine de flics, en tenue de combat, s'y étaient postés pour empêcher les spectateurs d'approcher. Le lourd rideau rouge était levé, les projecteurs allumés, cependant nul ne pouvait confondre les silhouettes casquées avec les célébris-simes Rockettes. Les jeunes enfants braillaient, les personnes âgées ronchonnaient, des écolières qui serraient contre leur cœur leur poupée Rockette pleuraient à chaudes larmes. On avait expliqué aux spectateurs que les canalisations d'eau avaient éclaté et que la salle ne tarderait pas à être inondée ; cela avait déclenché la panique, sans toutefois rendre les gens plus dociles. Les équipes d'évacuation progressaient, mais il n'était pas facile de convaincre des milliers de personnes qui avaient payé leur billét de quitter une salle bien chauffée pour se retrouver dans le froid. Dans le hall central, c'était la cohue. Et l'immeuble comptait d'innombrables salles, salons, couloirs. Outre les espaces accessibles au public, il y avait les loges, les bureaux. Tout devait être fouillé, vidé, sécurisé. Et, vu la bousculade, on allait se retrouver avec des centaines de blessés sur les bras. Sans plus hésiter, Eve se hissa sur une grande table Art déco, dominant les hordes qu'on poussait dans le hall grandiose, tout en chrome et verre ciselé. Elle brancha le micro de son casque. — Ici la police de New York, cria-t-elle pour couvrir le vacarme. Nous vous demandons de coopérer, de ne pas bloquer les issues et de sortir dans la rue. Ignorant les protestations et les questions qu'on lui lançait, elle répéta deux fois son annonce. Une femme lui saisit la cheville pour attirer son attention. —Je connais le maire. Je lui dirai ce que je pense de tout ça. — N'oubliez pas de lui transmettre mes amitiés, répliqua Eve avec un grand sourire. Ne vous bousculez pas, s'il vous plaît, poursuivit-elle dans le micro. Nous nous excusons pour cet incident. Le mot « incident » fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase et redoubla la colère de la foule que les policiers dirigeaient fermement vers les portes. Eve écartait le micro de sa bouche et prenait son communicateur pour appeler de nouveau Malloy, quand elle aperçut une silhouette familière qui entrait au lieu de sortir. Connors... De sa démarche féline, il s'approcha d'Eve qui le fusilla des yeux. — Qu'est-ce que tu fiches ici ? —Je viens m'assurer que mon immeuble et mon épouse, ajouta-t-il, pour l'irriter davantage, sont indemnes. Il sauta souplement sur la table. — Puis-je? dit-il en prenant le micro. — C'est la propriété de la police, mon vieux. — Donc un produit de qualité médiocre, mais ça devrait suffire. Puis, avec un calme olympien, il s'adressa à la foule : — Mesdames et messieurs, le personnel et les artistes de Radio City vous présentent leurs excuses. Tous les billets et les frais de transport seront intégralement remboursés. Une autre date sera proposée, en matinée, aux spectateurs qui le souhaiteront. Nous vous remercions de votre compréhension. Le niveau sonore ne baissa pas pour autant, mais l'indignation générale s'apaisa comme par enchantement. L'argent était toujours un argument massue, Connors était bien placé pour le savoir. — Quel manipulateur! grommela Eve en descendant de la table. — Il faut les faire sortir d'ici, rétorqua-t-il simplement. Où en êtes-vous ? Elle brancha son communicateur et appela Anne. — On a évacué à peu près la moitié des gens, lui déclara-t-elle. Ça avance, mais lentement. Et vous ? —Idem, la moitié. On a désamorcé une bombe dans la console de l'orgue. Maintenant, on travaille sur la fosse d'orchestre. C'est un vrai casse-tête. — Bon courage. Du coin de l'œil, Eve vit Connors manipuler un scanner qui tenait dans sa main. Une sensation de nausée lui tordit l'estomac. —Toi, tu t'en vas, lui ordonna-t-elle sèchement. —Non, répondit-il sans lever les yeux, tendant juste le bras pour l'empêcher de lui sauter à la gorge. Il y a une bombe là-haut, dans les cintres. Je m'en charge. — Tu ne te charges de rien du tout, tu te tires! vociféra-t-elle. — Eve, nous n'avons pas le temps de discuter. Si ces gens surveillent l'immeuble, ils savent que toute la police new-yorkaise est ici. Ils pourraient décider de déclencher i'explosion d'un instant à l'autre. —Voilà justement pourquoi on évacue les civils et... Il lui avait tourné le dos et se glissait déjà dans la foule. — Merde de merde ! pesta-t-elle en lui emboîtant le pas, repoussant sans ménagement ceux qui lui barraient le passage. Elle le rattrapa alors qu'il déverrouillait une porte latérale, et réussit à la franchir derrière lui. La porte claqua, de nouveau verrouillée. Tous deux se regardèrent en chiens de faïence. —Je n'ai pas besoin de toi ici, dirent-ils en chœur. Connors ravala un petit rire. — Bon, viens. Mais ne reste pas dans mes pattes. Il grimpa quatre à quatre un escalier métallique et s'engagea dans un véritable dédale de couloirs. Eve se taisait. Désormais, les mots étaient inutiles. Les voix qui lui parvenaient d'en bas n'étaient plus qu'un lointain écho. Cette partie du théâtre était purement fonctionnelle, tel un acteur débarrassé de son costume et de son maquillage. Connors emprunta un autre escalier, encore plus étroit que le précédent, et déboucha sur ce qui évoquait le pont d'un navire, surplombant les rangées de fauteuils et offrant une vue imprenable sur la scène. Eve, qui était sujette au vertige, se détourna pour examiner d'énormes consoles hypersophistiquées. Soudain, elle vit Connors s'avancer dans le vide. — Non, arrête, non! S' écria-t-elle. Elle se précipita, le cœur au bord des lèvres. Contrairement à ce qu'elle avait cru de l'endroit où elle était placée, il ne marchait pas dans le vide mais sur une sorte de plate-forme. Cette passerelle, qui ne faisait pas plus de soixante centimètres de largeur, enjambait les rampes de projecteurs, des poutres métalliques, une forêt de câbles, de poulies et de cordages. Retenant son souffle, elle le suivit. Un bourdonnement pénible résonnait à ses oreilles. Elle aurait juré que sa cervelle nageait dans son crâne. — Recule, Eve. Ne sois pas têtue. —Boucle-la, tu veux? Où est cette fichue bombe? — Ici. Pour leur salut à tous deux, il s'efforça de ne pas s'inquiéter pour Eve, de ne pas penser qu'elle avait le vertige. En espérant qu'elle n'y penserait pas non plus. Prompt et agile, il pivota, s'agenouilla, se pencha. Le cœur d'Eve manqua un battement. — Sous ce cintre, dit-il. Il actionna le scanner, tandis qu'Eve se mettait à quatre pattes sur la passerelle, les mâchoires crispées. « Ne regarde pas en bas, surtout pas. » Naturellement, elle regarda en bas. Il ne restait plus grand monde dans la salle, seulement quelques dizaines de traînards à qui les agents essayaient de faire presser le pas. Les trois hommes de la brigade des explosifs qui s'affairaient dans la fosse d'orchestre avaient l'air de jouets ; ils poussèrent soudain des cris triomphants, qu'Eve entendit nettement, malgré le sang qui lui martelait les tympans dans un mugissement assourdissant. — Ils en ont eu une autre, annonça-t-elle. — Hum, fit-il, pour tout commentaire. Un bip retentit. Les doigts tremblants, Eve brancha son communicateur. — On est presque au bout de nos peines, annonça Anne. J'envoie une équipe dans les cintres et une autre... — On s'occupe des cintres. — On? — Chargez-vous du reste. Eve aperçut Anne sur la scène, la tête rejetée en arrière. — On maîtrise la situation, ajouta-t-elle d'une voix qui chevrotait. — Je l'espère pour vous. À tout à l'heure. — Connors... On maîtrise la situation, hein? — Hum... Saleté d'engin, c'est diabolique. Tes terroristes ont de l'argent plein les poches. Feeney me serait bien utile, dit-il distraitement en lui tendant un miniprojecteur. Éclaire-moi. — Où? — Là... Il lui jeta un coup d'œil - elle était blême, une fine pellicule de sueur laquait son visage. — Mets-toi à plat ventre, chérie. Respire à fond. — Je sais ce que j'ai à faire, riposta-t-elle, cependant elle s'allongea. — Tant mieux... Il se mit lui aussi à plat ventre et s'attela à la tâche, maniant avec délicatesse un minuscule outil qui luisait d'un éclat argenté dans la lumière du projecteur. — C'est conçu pour qu'on cisaille ces fils, là, expliquat-il tranquillement, comme s'il donnait une conférence. Dans ce cas, nous serions réduits en une bouillie fort peu appétissante. Ces fils ne sont qu'un leurre, poursuivit-il en retirant précautionneusement le couvercle de l'engin, un piège pour nous amener à croire qu'il s'agit d'une bombe artisanale de piètre qualité, alors qu'en réalité... Ah, voilà la petite merveille ! En réalité, disais-je, c'est un engin à la pointe du progrès. — Fascinant, marmonna-t-elle. Bousille-moi ce machin. — En principe, j'admire tes méthodes expéditives, lieutenant. Mais si je les appliquais avec ce «machin», ce soir, toi et moi nous ferions l'amour au paradis. — Ni toi ni moi n'irions au paradis. Il lui sourit. — En enfer, alors. C'est cette lamelle que je dois enlever. Tourne légèrement le projecteur. Parfait... J'ai besoin de deux mains, donc il me faut une des tiennes. — Pour quoi faire ? — Attraper cette lamelle quand elle se débloquera. S'ils sont aussi astucieux que je l'imagine, elle est bourrée de plaston. Autrement dit, si cette petite chérie tombe et s'écrase en bas, elle creusera un très vilain cratère dans mon théâtre. Et l'effet de souffle pourrait bien nous faire dégringoler de notre perchoir. Prête ? —Absolument. Elle essuya sa main moite sur ses fesses, la lui tendit. —Tu es toujours convaincu qu'on serait capables de faire l'amour n'importe où ? plaisanta-t-elle crânement. — Oh oui, absolument! répondit-il avec un sourire enjôleur. Il lui prit la main, l'etreignit un bref instant. —Tu vas devoir te pencher un peu. Ne regarde que la lamelle. Elle prit une profonde inspiration, rampa jusqu'à avoir la tête et les épaules dans le vide. Elle contemplait fixement la petite boîte noire, les fils colorés, le cadran d'un vert mat. — Elle est là, dit Connors, désignant une lamelle grise pas plus grosse que la première phalange d'un auriculaire de nourrisson. — On y va. —Tiens-la délicatement. Je compte jusqu'à trois. Un, deux... Il glissa la fine pointe de son outil sous le bord de la lamelle, la souleva doucement. —... trois. Elle sauta avec un imperceptible déclic qui, pour Eve, fut aussi assourdissant qu'une déflagration. Elle atterrit dans sa main en coupe. —Je l'ai. — Ne bouge pas. —Je ne vais nulle part, rassure-toi. Connors se mit à genoux, extirpa un mouchoir de sa poche, prit la lamelle et la déposa dans le carré de soie qu'il replia soigneusement pour en faire une sorte de coussinet. — Pas terrible, comme protection, mais c'est mieux que rien, dit-il en glissant le tout dans sa poche revolver. Du moment que je ne m'assieds pas dessus... — Sois prudent, s'il te plaît. Ton postérieur me plaît beaucoup, je n'aimerais pas qu'il explose. Bon, et maintenant... comment on sort d'ici? — Nous pourrions simplement rebrousser chemin, répondit-il, les yeux pétillants. Ou alors... nous amuser un peu. —Je n'ai pas envie de m'amuser, grommela-t-elle, inquiète. — Moi, si. Il l'aida à se redresser, tendit le bras pour saisir une corde accrochée à une poulie. — Sais-tu quel était le spectacle programmé pour cette matinée ? — Non. — La reprise d'un grand succès d'autrefois: Peter Pan. Cramponne-toi, chérie. — Non! Mais il la serrait déjà contre lui et, par réflexe, elle noua étroitement les mains autour de son cou. — Je te tuerai pour ça, menaça-t-elle. — Les pirates, quand ils arrivent sur scène de cette manière, sont magnifiques. Respire, dit-il, puis, en riant, il se lança dans le vide. Elle sentit l'air lui cingler le visage. Devant ses yeux tourbillonnaient des couleurs et des formes. Ce fut uniquement l'orgueil qui l'empêcha de hurler de terreur. Alors le fou qu'elle avait épousé écrasa sa bouche tendre sur la sienne. Une petite boule brûlante de volupté vibra au tréfonds d'elle, ses jambes flageolèrent, si bien qu'elle manqua s'étaler quand ils retrouvèrent la terre ferme au bord de la fosse d'orchestre. — Considère que tu es mort, articula-t-elle. Il l'embrassa de nouveau. — Ça valait le coup. — Superbe entrée en scène, commenta Feeney. La figure chiffonnée, le regard las, il s'avança vers eux. — Si vous avez fini de jouer comme des gamins, on a encore deux de ces saloperies à désarmer, — Tous les civils sont sortis? interrogea Eve. — Oui, de ce côté-là, tout va bien. Seulement... Soudain, un grondement ébranla les sous-sols, la scène vibra sous leurs pieds, les projecteurs et les câbles se balancèrent en tous sens. — Oh, bon sang ! marmonna Eve en branchant son communicateur. Malloy, vous me recevez ? Le bourdonnement qui lui répondit l'affola tellement qu'elle agrippa l'épaule de Feeney. Puis un grésillement retentit sur la ligne. — Malloy... Pas de blessés. Le détonateur était sur le point de se déclencher, il a fallu qu'on le fasse exploser. Je répète: pas de blessés. Seulement des dégâts matériels. — Très bien. On en est où ? — C'est terminé, Dallas. Toutes les bombes sont désamorcées. — Quand vous aurez sécurisé les lieux, rendez-vous au Central. Bon boulot, bravo ! Eve fit signe à Feeney et à Connors de la suivre, et se dirigea vers la sortie. — Nous aurons besoin d'un topo complet sur le système de sécurité de l'immeuble, et la liste du personnel - techniciens, artistes, administratifs. Tout le monde. — Dès que j'ai eu connaissance de la cible, je t'ai transmis ces données sur ton ordinateur du Central, rétorqua Connors. — Parfait. Alors maintenant, tu peux me lâcher les baskets et retourner acheter la planète petit bout par petit bout. Donne-moi la lamelle. Il arqua les sourcils. — Quelle lamelle ? — Ne fais pas le malin. File-moi ce machin. — Oh, le machin... Avec une apparente docilité, il prit son mouchoir, le déplia... il n'y avait plus rien. —J'ai dû la perdre. — Menteur! Nom d'un chien, Connors, rends-la-moi ! C'est une pièce à conviction. Un sourire mielleux aux lèvres, il secoua le mouchoir, haussa les épaules. — Tu me la donnes, ordonna-t-elle d'une voix sifflante, ou tu es bon pour une fouille corporelle. — Sans mandat, tu n'es pas autorisée à m'imposer une fouille. À moins que tu ne veuilles t'en charger personnellement, auquel cas je serais ravi de renoncer à mes droits civiques. — C'est une enquête officielle ! — C'était mon immeuble, pour la deuxième fois. Ma femme était en danger, pour la deuxième fois. Le regard de Connors, à présent, était glacial. — Tu sais où me trouver si tu as besoin de moi, lieutenant. — « Ma femme », ça ne me plaît pas plus que « mon épouse», figure-toi. —Je m'en doutais un peu, dit-il en lui plantant un baiser sur le front. On se verra à la maison. Clarissa entra en coup de vent dans l'atelier où Zeke travaillait tranquillement sur un assemblage à rainure et languette. Il sursauta, surpris, remarqua aussitôt qu'elle avait le visage empourpré, les yeux écarquillés. —Vous avez appris la nouvelle? demanda-t-elle. On a voulu faire exploser Radio City. — Le théâtre ? répliqua-t-il en posant ses outils. Mais pourquoi ? —Je ne sais pas. Pour de l'argent, je présume. Elle passa sa main dans ses cheveux. — Oh, vous n'avez pas branché la vidéo... Je croyais que vous aviez entendu le bulletin d'informations. Ils n'ont pas donné beaucoup de détails, ils ont seulement mentionné Radio City et annoncé qu'il n'y avait plus de danger, que l'immeuble était sécurisé. Elle agita de nouveau les mains, comme si elle ne savait qu'en faire. —Je suis désolée de vous avoir dérangé. — Non, vous ne me dérangez pas. Ce théâtre est ancien et si beau. Pourquoi voudrait-on le détruire ? — Les êtres humains sont si cruels. Elle effleura les planches parfaitement poncées qu'il avait empilées sur un établi. — Parfois, ils agissent sans raison logique. Pour le plaisir de faire du mal. Quand j'étais enfant, mes parents m'emmenaient chaque année voir le spectacle de Noël. J'en ai des souvenirs éblouis, dit-elle avec un petit sourire mélancolique. C'est sans doute pour cela que j'ai été bouleversée en écoutant les informations. Bon... je vous laisse travailler. —J'allais m'accorder une pause. Elle se sentait terriblement seule, il en avait la certitude. Par respect, il s'interdisait de chercher plus loin, d'étudier son aura. Ce qu'il voyait sur son visage suffisait. Elle s'était fardée avec soin, sans parvenir à masquer totalement l'hématome sur sa joue, ses paupières rougies par les larmes. Il ouvrit le sac contenant son déjeuner, y prit une bouteille de jus de fruits. — Puis-je vous offrir un verre? — Non... si. Volontiers. Vous n'avez pas à apporter votre déjeuner, Zeke. L'autochef est bien garni. — En matière d'alimentation, j'ai mes habitudes. Il lui sourit. Elle avait besoin que quelqu'un lui sourie. —Vous avez des verres ? — Oh... bien sûr. Elle se dirigea vers une porte. Il essaya de ne pas la suivre des yeux. Il fît un réel effort. Mais c'était un tel bonheur de la regarder bouger, marcher. Il y avait tant d'énergie sous cette grâce infinie. Elle était si belle. Et si triste. Elle revint avec deux verres qu'elle posa sur l'établi, examina le meuble qui commençait à prendre tournure. —Vous avez déjà bien avancé. Je n'avais jamais eu l'occasion de regarder un artisan travailler. Je m'imaginais qu'il lui fallait beaucoup plus de temps pour fabriquer un meuble de ses mains. —Il suffit de s'y mettre. —Vous aimez beaucoup votre métier, n'est-ce pas? Elle le dévisagea. Son regard était un peu trop brillant. —Je suis tombée amoureuse de vos créations dès que je les ai vues. Elle s'interrompit, émit un petit rire confus. — Ce que je dis est ridicule. Je dis toujours des choses ridicules. — Non, pas du tout. Qu'on apprécie mon travail, c'est essentiel pour moi. Il remplit un verre qu'il lui tendit. Contrairement à ce qui lui arrivait d'ordinaire avec les femmes, il n'était pas abominablement intimidé, incapable d'articuler un mot. Elle avait besoin d'un ami, cela changeait tout. — Mon père m'a enseigné que, quand on se donne à son métier, il vous récompense au centuple. — Quelle jolie leçon ! répliqua-t-elle avec un sourire doux. Et quelle chance d'avoir une famille! Mes parents sont morts il y a une dizaine d'années, ils me manquent toujours. —Je suis navré... — Moi aussi. Elle but une gorgée, la savoura, en but une deuxième. — Délicieux... Qu'est-ce que c'est? — Une recette de ma mère. Un cocktail de fruits, à base de mangue. —Vous la féliciterez de ma part. Je bois beaucoup trop de café, ce cocktail serait bien meilleur pour ma santé. — Si vous voulez, je vous en apporterai. —Vous êtes gentil, Zeke. Vous êtes un homme plein de bonté, ajouta-t-elle en lui posant la main sur le bras. Ils se regardèrent, et il sentit son cœur s'emballer. Elle retira sa main, détourna les yeux. —Je... euh... j'adore cette odeur de bois. Lui, c'était son parfum - aussi suave et délicat que son teint de lys - qui le grisait. —Vous vous êtes blessée, madame Branson? — Pardon ? —Vous avez un bleu sur la joue. — Oh... murmura-t-elle d'une voix où vibrait une note de panique. Ce n'est rien, je... j'ai trébuché et je suis tombée. J'ai la mauvaise manie de marcher à toute vitesse sans regarder où je vais. Mais... vous deviez m'appeler Clarissa, il me semble. Mme Branson, c'est tellement protocolaire. —Je peux effacer ce bleu, Clarissa. — Ce n'est rien, répéta-t-elle, soudain au bord des larmes. Mais je vous remercie. Je vous laisse tranquille. S'il savait que je vous ai dérangé, B.D. serait furieux. Il s'avança d'un pas. Il s'imaginait la prenant dans ses bras, la berçant. Il n'irait pas plus loin, surtout pas. Pourtant, il le savait, il n'avait même pas le droit de la toucher. —Voulez-vous rester et me regarder travailler? Ça ne m'ennuie pas. —Je... Une larme déborda de ses paupières, roula sur sa joue, pareille à une perle. — Oh, excusez-moi ! balbutia-t-elle. Aujourd'hui, je ne contrôle plus mes nerfs. Mon beau-frère... c'est un tel choc, je ne parviens pas à... B.D. déteste que je me donne en spectacle. —Vous ne vous donnez pas en spectacle. Et il la prit dans ses bras, où elle se blottit comme si ce berceau avait été fait pour elle. Elle pleura sans bruit, le visage caché contre la poitrine de Zeke, les mains crispées sur son dos. Il était grand, fort, profondément doux et tendre. Elle poussa un petit soupir. —Vous êtes si gentil. Et patient... Je suis désolée, pleurer ainsi sur votre épaule, alors que vous me connaissez à peine... Je n'avais pas réalisé que j'avais toutes ces larmes en moi. Elle s'écarta, lui adressa un sourire tremblant. Puis, se hissant sur la pointe des pieds, elle lui effleura la joue de ses lèvres. — Merci. Elle l'embrassa de nouveau - un baiser plus léger qu'une plume - mais il vit ses yeux s'assombrir, sa bouche frémir. Alors, mû par un élan irrépressible, il resserra son étreinte, s'empara de cette bouche pareille à un bouton de rose, oubliant tout ce qui n'était pas elle, s'englou-tissant dans l'instant présent. Elle se pressait contre lui, leurs deux corps fusionnaient. Soudain, un violent tremblement la parcourut. Elle se dégagea brutalement, le visage cramoisi, le regard affolé. —Je... c'est ma faute... Pardonnez-moi. Je ne sais pas ce qui m'a... Pardonnez-moi. Il était aussi pâle qu'elle était écarlate, et tout aussi désemparé. — Non, c'est moi qui implore votre pardon. —Vous avez juste été... gentil. Elle crispait une main sur son cœur, comme si elle craignait qu'il n'entende ses battements désordonnés. — Je vous en prie, Zeke, oublions ça. Les yeux rivés aux siens, il acquiesça. — Si c'est ce que vous voulez. —Il le faut. Ce que je souhaite ne compte pas, je n'ai plus le choix depuis très longtemps. Je vous laisse. J'aimerais... Elle se mordit les lèvres, secoua farouchement la tête. — Je vous laisse. Quand elle eut disparu, Zeke se cramponna au rebord de l'établi. Seigneur, qu'avait-il fait? Il était fou amoureux d'une femme mariée. 11 — Lieutenant, annonça Peabody quand Eve entra dans la salle de réunion, vous avez reçu un autre message. — De Cassandre ? interrogea Eve en ôtant sa veste. — Je n'ai pas ouvert l'enveloppe, mais on l'a scan-née. Rien à signaler. Eve prit l'enveloppe, l'examina. Elle était identique à la précédente. — Le reste de l'équipe arrive, dit-elle. Où est McNab? — Comment je le saurais ? rétorqua Peabody d'une voix qui ressemblait fort à un coassement. Eve lança un coup d'œil surpris à son assistante, la vit fourrer les mains dans ses poches, les en sortir nerveusement, se croiser les bras. — Je ne le suis pas à la trace. Je me moque de savoir où il est. — Trouvez-le, Peabody, ordonna Eve avec une patience qu'elle jugea admirable. Faites-le venir ici. — Euh... c'est à son supérieur hiérarchique de lui demander ça. — Votre supérieur hiérarchique vous demande, à vous, de le faire rappliquer dare-dare. Agacée, Eve s'assit dans un fauteuil, décacheta l'enveloppe et glissa la disquette dans l'ordinateur. — Lecture, commanda-t-elle. Nous sommes Cassandre. Nous sommes les dieux justiciers. Nous sommes fidèles. Lieutenant Dallas, les événements d'aujourd'hui nous ont réjouis. Nous avons eu raison de vous choisir comme adversaire. Localiser la cible, telle que nous l'avions décrite, vous a pris moins de temps que nous ne l'avions prévu. Votre compétence nous satisfait pleinement. Peut-être croyez-vous avoir remporté cette bataille. Nous vous félicitons, cependant nous sommes au regret de vous informer que le travail que vous avez accompli était seulement un test. Un round d'observation. La première vague d'experts de la police a pénétré dans l'immeuble à onze heures seize minutes. L'évacuation du public a commencé huit minutes plus tard. Vous êtes arrivée sur les lieux cinq minutes après le début de l'évacuation. La cible aurait pu être détruite à tout instant. Nous avons préféré patienter. Nous avons apprécié que Connors s'implique personnellement dans l'opération. Son apparition a été pour nous un véritable bonus et nous a permis de vous regarder travailler ensemble. Le policier et le capitaliste. Excusez-nous d'avoir été amusés par votre peur du vide. Vous l'avez toutefois surmontée, ce qui nous a impressionnés, pour faire votre devoir d'instrument de l'État fasciste. Nous n'en attendions pas moins de vous. Pour ce qui concerne le dernier engin explosif que vous avez désamorcé, nous vous avons accordé le temps nécessaire. Le lieutenant Malloy vous confirmera que, sans ce délai supplémentaire, plusieurs vies et une grande partie du bâtiment auraient été perdues. Nous ne serons pas aussi accommodants pour la prochaine cible. Nos exigences doivent être satisfaites dans quarante-huit heures. Nous les avons revues, et à présent nous exigeons également soixante millions de dollars en bons au porteur,; chacun d'une valeur de cinquante mille dollars. Les grands capitalistes qui se remplissent les poches avec le labeur et le sang des masses devront se défaire des billets verts qu'ils vénèrent. Quand nous aurons confirmation de la libération de nos compatriotes, nous donnerons nos instructions quant au paiement de cette somme. Pour prouver notre fidélité à la cause, nous procéderons à une petite démonstration de notre puissance, à seize heures exactement. Nous sommes Cassandre. — Une démonstration ? marmonna Eve en consultant sa montre. Dans dix minutes. Elle brancha son communicateur. — Anne, vous êtes encore sur les lieux ? — On les sécurise. — Faites sortir tout le monde, restez dehors un quart d'heure. Scannez le bâtiment. — Mais il n'y a plus rien, Dallas. — Scannez quand même, à tout hasard. Au bout d'un quart d'heure, que Feeney mette ses hommes au boulot. L'immeuble est truffé de mouchards. Ils ne nous ont pas quittés des yeux, ils ont observé nos moindres gestes. Nous devons analyser ces mouchards, mais pour l'instant vous levez l'ancre et vous ne revenez pas là-dedans avant seize heures. Anne préféra ne pas poser de questions. — Entendu. — Vous pensez qu'une bombe aurait pu échapper au scanner ? s'inquiéta Peabody. — Non, mais il vaut mieux être prudents. Nous ne pouvons pas passer au peigne fin tous les bâtiments de cette ville. Ils veulent nous montrer à quel point ils sont méchants, donc ils vont remettre ça. Eve se redressa, la mine sombre, et se campa devant une fenêtre. —Je n'ai aucun moyen de les arrêter. Elle balaya des yeux le panorama sur New York qu'on avait depuis la salle de réunion, les vieux immeubles en brique, les autres en verre et en acier, les vagues humaines qui déferlaient sur les trottoirs, le flot ininterrompu, bruyant, de la circulation dans les rues et dans le ciel. Protéger la population, tel était son devoir, son métier. Le serment qu'elle avait fait en entrant dans la police. Et maintenant, elle était condamnée à attendre. McNab s'encadra sur le seuil. Il eut soin de ne pas poser les yeux sur Peabody, comme si elle n'était pas là. —Vous m'avez demandé, lieutenant? —Voyez si vous tirez quelque chose de cette disquette. J'en veux des copies, pour mes archives et pour le commandant. Où en est-on avec le matériel du Bidouilleur? McNab s'autorisa un petit sourire satisfait et un discret coup d'œil en direction de Peabody. — Ça y est, j'ai franchi le dernier barrage. Il réprima un mouvement d'irritation - Peabody s'était plongée dans la contemplation de ses ongles. — Pourquoi ne m'avez-vous pas prévenue ? aboya Eve en lui arrachant la disquette qu'il tenait entre ses doigts. — J'étais en train de finir les copies quand vous m'avez fait appeler, se défendit-il, outré. Je n'ai pas eu le temps d'éplucher vraiment les fichiers. Mais à première vue, on a la liste de tous les matériaux qu'il a utilisés, de tous les engins qu'il a fabriqués, or il y en a assez pour rayer de la carte un pays entier. Il s'interrompit, se déplaça car Peabody s'approchait de l'écran mural. — Ou une capitale, ajouta-t-il. — Dix livres de plaston, lut Eve. — Une once détruirait la moitié de l'étage où nous sommes. Comme Eve s'avançait à son tour vers l'écran, il s'écarta encore de Peabody, qui fit de même. — Détonateurs, dispositifs à retardement, percuteurs, murmura Eve, glacée. Il ne leur manque pas un gadget. Systèmes de sécurité, détecteurs d'ondes sonores et de sources de chaleur, robots de surveillance. Le Bidouilleur leur a bricolé toute une panoplie. — Ils l'ont grassement payé, commenta Peabody à mi-voix. Regardez ça, en face de chaque commande, il a méticuleusement noté le coût, les frais, et les bénéfices. — Un homme d'affaires du tonnerre. Et il leur a procuré des armes interdites. Celles-là datent de la Guerre urbaine. —Ah bon ? fit McNab, intéressé. Je ne savais pas du tout de quoi il s'agissait, et je n'ai pas eu le temps de me documenter. Cinquante ARK-95 ? — Des armes militaires, pour réprimer des émeutes. En deux coups de cuillère à pot, un soldat pouvait déquiller une centaine de pillards - paralysés ou liquidés. Connors en avait une dans sa collection. Elle l'avait essayée, et sa puissance l'avait stupéfaite. — Mais pourquoi auraient-ils besoin d'armes ? s'étonna Peabody. — Quand on se lance dans une guerre, on arme ses troupes. Ce n'est pas une quelconque histoire politique. Tout ça, c'est du baratin. Ils veulent cette ville, même si elle n'est plus qu'un champ de ruines. Mais pour en faire quoi, bon sang ? Elle revint vers l'ordinateur. Machinalement, Peabody et McNab l'imitèrent. Leurs épaules se heurtèrent, ils sursautèrent comme deux lapins effrayés. — Qu'est-ce que vous avez ? grommela Eve. —Rien, lieutenant, répondit Peabody, toute rouge et quasiment au garde-à-vous. — Eh bien, dans ce cas, cessez de vous agiter et contactez le commandant. Demandez-lui de nous rejoindre aussi vite que possible pour un point sur la situation. Informez-le du nouvel ultimatum. — Un nouvel ultimatum? répéta McNab. — On a encore reçu un message. Ils nous promettent une autre démonstration à seize heures. Dans moins de deux minutes, maintenant. Et il n'y avait rien à faire, songea-t-elle amèrement. — Nous savons ce que le Bidouilleur leur a fabriqué, et dans quelle quantité. En revanche, nous ignorons s'il était le seul à les approvisionner. D'après les données que nous avons, il a touché plus de deux millions en liquide, dans un laps de temps de trois mois. Je parierais qu'ils ont récupéré cet argent quand ils l'ont assassiné. — Il était sûr qu'ils voulaient le tuer, rétorqua McNab. Allez jusqu'à la page dix-sept. Il a ajouté à ses listes un genre de journal. Fourrant les mains dans ses poches, Eve fit défiler le document et lut le texte qui s'affichait sur l'écran. J'ai eu tort, c'est ma faute. Quand on ne regarde que l'argent, on devient aveugle. Ces salauds m'ont bien roulé dans la farine. Ils n'ont pas du tout l'intention de braquer une banque. Avec ce que je leur ai fourgué, ils pourraient prendre l'Hôtel de la Monnaie. Je ne sais pas ce qu'ils ont derrière la tête. Je m'en fous complètement. Je m'en foutais jusqu'à ce que je commence à réfléchir. À me souvenir. Il vaut mieux ne pas se souvenir, Une femme, deux gosses en petits morceaux. Ce n'est pas la peine d'y penser toute sa vie, ça ne sert à rien. Seulement, maintenant, j'y pense. Et je crois que ce qui se prépare, c'est un autre Arlington. Les deux types avec qui je traite se figurent que je suis un vieux rapiat imbécile. Ils sont à côté de la plaque. Il me reste assez de cellules grises pour savoir qu'ils ne sont pas les patrons. Ils ne sont que des rouages de la machine, des marionnettes. Quand je me suis mis à avoir des soupçons, j'ai ajouté un petit plus à l'un des transmetteurs. Ensuite, je n'ai eu qu'à m'asseoir tranquillement, à attendre et à écouter. Voilà comment je sais ce qu'ils veulent et ce qu'ils sont. Des ordures. Ils seront obligés de me liquider. Pour couvrir leurs arrières. Un de ces jours, ils me trancheront la gorge. Il faut que je me planque dans les souterrains. Dès qu'ils en auront terminé avec moi, ils me liquideront. Je dois emporter tout ce que je peux prendre et me tirer. Ils ne réussiront pas à entrer ici avant un moment, et ils ne sont pas assez malins pour accéder à mes fichiers. C'est ma sauvegarde. La preuve, l'argent, je les emporte. Bon Dieu, j'ai peur! Je leur ai fabriqué tout ce dont ils avaient besoin pour faire sauter cette ville. Et ils s'en serviront. Bientôt. Pour le fric. Le pouvoir. La vengeance. Et, que le Seigneur nous vienne en aide, pour le plaisir! C'est un jeu, voilà tout. Un jeu, au nom des morts. Je dois m'en aller, disparaître. Il faut que je réfléchisse. Je serai peut-être forcé de prévenir les flics. Ces salauds de flics. Bon Dieu ! Mais d'abord, je me tire. S'ils me poursuivent, j'emporterai ce que j'ai. Eve serra les poings. — Il avait les noms, tous les renseignements. Pourquoi cette vieille bourrique ne les a pas laissés sur son disque dur ? Elle se mit à faire les cent pas. — Non, il a tout pris, grommela-t-elle. Et quand ils l'ont éliminé, ils ont tout récupéré. Elle se campa de nouveau devant la fenêtre. La vue sur New York était toujours la même. — Peabody, lancez une recherche approfondie sur le groupe Apollon. Je veux une documentation complète sur les attentats qu'ils ont revendiqués. — Bien, lieutenant. — McNab... Elle s'interrompit. Feeney pénétrait dans la salle, l'air exténué, le regard assombri. — Oh, merde... Quelle était la cible? — Le salon de thé du Plaza. D'un pas lourd, il s'approcha de l'autochef, se servit du café. —Il n'en reste plus rien, la majeure partie du hall est détruite, ainsi que les boutiques. Malloy se rend sur les lieux. On n'a pas encore dénombré les victimes. Il avala son café comme on ingurgite un médicament. —Ils vont avoir besoin de nous. Elle n'avait jamais connu la guerre. Pas celle qui fauche les humains à l'aveuglette. Sa relation avec la mort avait toujours été plus personnelle. Intime, d'une certaine manière. Le cadavre, le sang, le mobile. Ce qu'elle voyait à présent était radicalement différent. Un anéantissement commandé à distance qui effaçait même le lien atroce entre le tueur et sa victime. C'était le chaos. Les hurlements des sirènes, les gémissements des blessés, les voix des badauds agglutinés de l'autre côté de la rue, épouvantés et fascinés à la fois. La fumée qui s'échappait en épais panaches noirs de l'entrée naguère élégante du vieux palace, sur la 5e Avenue, saturait l'atmosphère et piquait les yeux. Aux pans de murs écroulés, à la brique et au béton, aux boiseries, au marbre et à la pierre se mêlaient d'abominables morceaux de chair ensanglantée. Çà et là, on voyait des lambeaux de tissu coloré, des membres, des cendres. Une chaussure - noire avec une boucle argentée. Une chaussure d'enfant, pensa Eve qui, malgré elle, se pencha pour l'examiner. Un petit soulier verni de fillette qu'on avait mise sur son trente et un pour goûter au Plaza. Maintenant il était éclaboussé de sang. Elle se redressa, se raidit pour contrôler les battements de son cœur, rester lucide et rationnelle. Puis elle poursuivit son chemin à travers les décombres. — Dallas! Eve avisa Nadine qui la rejoignait, perchée sur des talons aiguilles. — Nadine, retournez derrière les barrières. — Il n'y a pas de barrières. Mon Dieu, Dallas... Je finissais de déjeuner au Waldorf quand c'est arrivé. — Une journée chargée, bougonna Eve. — Effectivement. Je ne me suis pas occupée de Radio City à cause de ce déjeuner, mais la chaîne m'a tenue informée. Qu'est-ce qui se passe, Dallas ? Il paraît qu'à Radio City, vous avez évacué la salle. Ce n'était pas un problème de canalisations d'eau, n'est-ce pas ? Et ici non plus. — Pour l'instant, je n'ai pas de temps à vous consacrer. Nadine la prit fermement par la manche. L'horreur se lisait dans ses yeux. — Les gens doivent savoir, dit-elle posément. Ils ont le droit de savoir, Eve se dégagea d'un geste brusque. Elle avait repéré la caméra derrière Nadine, le micro braqué vers elle. Chacun faisait son travail, bien sûr, elle le comprenait. — Regardez autour de vous, Nadine, je n'ai rien à ajouter. L'heure n'est pas aux déclarations. Elle contempla le petit soulier verni, la boucle argentée. — La parole est aux morts. Nadine fit signe à son cameraman de les laisser seules. Elle posa la main sur son micro et chuchota : — Vous avez raison, et moi aussi. Mais pour l'instant, ça n'a aucune importance. Si je peux vous aider, d'une façon ou d'une autre, prévenez-moi. Cette fois-ci, je ne demande rien en échange. Eve hocha la tête, se détourna. Les équipes de secours accouraient, des médecins et des infirmières s'affairaient sur une bouillie ensanglantée. Les restes d'un portier, sans doute. Il avait été littéralement pulvérisé, à cinq mètres de l'entrée. Elle se demanda si on retrouverait jamais ne fût-ce qu'une partie de bras. S'engouffrant dans le trou noirci et béant, où tournait quelques heures plus tôt une magnifique porte à tambour, elle pénétra dans le hall. Les pompiers étaient repartis, l'eau ruisselait encore des murs et formait des mares sur le sol. L'odeur était épouvantable. Eve se contraignit à ne pas imaginer sur quoi elle marchait, à ne pas prêter attention aux deux urgentistes qui pleuraient sans retenue. Elle se borna à chercher Anne. — Il nous faudra des équipes supplémentaires à la morgue et au labo pour identifier les victimes, dit-elle à Feeney d'une voix étranglée. Elle s'éclaircit la voix. — Tu vois ça avec le Central ? — Ouais... Bon Dieu, j'ai amené ma fille ici pour son seizième anniversaire ! Les salauds. Feeney brancha son communicateur comme s'il voulait le casser. Eve continua à avancer. Plus elle approchait du point où la bombe avait explosé, plus le spectacle était effarant. Elle était venue ici une fois, avec Connors. Elle se souvenait du luxe raffiné de ce lieu. Les couleurs douces, les clients élégants, les touristes émerveillés, un groupe de jeunes filles surexcitées, des amateurs de shopping qui avaient fait leurs emplettes dans les boutiques du hall et ne seraient pas repartis sans participer à la cérémonie rituelle du thé au Plaza. Ici, dans ce salon qui n'était plus qu'un immense cratère fumant. — Ils n'ont pas eu la moindre chance de s'en sortir, déclara Anne en se matérialisant soudain au côté d'Eve. Pas la moindre chance, Dallas. Les gens savouraient leur thé, leurs petits gâteaux, ils"écoutaient un violoniste... —Vous savez quel type de bombe ils ont utilisé ? — Il y avait des enfants, dit Anne, criant presque. Des bébés dans leur poussette. Mais ils s'en fichent éperdument. La vie humaine n'a aucune valeur pour eux. Ce n'était que trop évident. Eve savait déjà que cela hanterait ses rêves. Pourtant, elle se tourna vers Anne, planta ses yeux dans les siens. — On ne peut plus les sauver. On ne peut pas revenir en arrière et empêcher ce massacre. C'est fait. On peut seulement aller de l'avant et tenter d'éviter la prochaine tuerie. Votre rapport, Anne. Dans un élan qu'Eve n'essaya même pas de bloquer, Anne l'empoigna par le devant de sa chemise. — Boulot, boulot, comme d'habitude ? Vous êtes là, vous regardez ça, et vous voulez un rapport ? —Vous l'avez dit, pour eux la vie ne compte pas. Ils n'ont aucun sentiment. Pour les arrêter, nous devons réagir comme eux. — Allez vous faire voir ! Ce qu'il vous faut, c'est un droïde ! — Lieutenant Malloy, intervint Peabody en lui posant une main sur le bras. Eve avait oublié que son assistante l'accompagnait. Elle secoua la tête. — Ne vous mêlez pas de ça, officier Peabody. J'aurai recours à un droïde si vous n'êtes pas en mesure de me donner votre rapport, lieutenant Malloy. — Vous l'aurez quand j'aurai quelque chose à vous donner, riposta Anne. Pour l'instant, ne restez pas dans mes pattes, vous me gênez. Repoussant rudement Eve, elle s'éloigna à grands pas dans les décombres. — Elle n'est plus elle-même, Dallas, elle a disjoncté. — Ça n'a pas d'importance. Mais Eve mentait, en réalité elle se sentait profondément blessée. — Malloy se ressaisira. Je vous demande de ne pas enregistrer ça, c'est inutile. Bon... Vous avez les kits de terrain ? Il nous faut des masques et des lunettes de protection. Sinon, on n'arrivera pas à travailler. — Qu'est-ce qu'on va faire ? — La seule chose possible dans l'immédiat. Aider les urgentistes à sortir les morts de ces ruines. Une tâche atroce, insupportable, à moins d'étouffer en soi toute sensibilité. Ce n'étaient pas des êtres humains qu'elle manipulait, se disait Eve, mais des pièces à conviction, des preuves. Et sitôt que sa carapace se fissurait, que l'horreur menaçait de la submerger, elle la jugulait, se vidait l'esprit et se remettait au travail. Il faisait nuit lorsqu'elle quitta les lieux avec Peabody. — Ça va? lui demanda-t-elle. — Ça ira. Oh, Seigneur... — Rentrez chez vous, prenez un calmant, soûlez-vous, appelez Charles. N'importe quoi, mais effacez ça de votre tête. — Je m'offrirai peut-être les trois, répliqua Peabody avec un pauvre sourire. Calmant, cuite et sexe. Elle se figea soudain, raide comme un piquet. McNab approchait. — J'ai besoin d'un verre, annonça-t-il, fixant délibérément son regard sur Eve. D'une bouteille, plutôt. Vous voulez qu'on retourne au Central ? — Non, ça suffit pour aujourd'hui. Soyez là à huit heures demain matin. — D'accord. Puis, parce qu'il s'était chapitré à ce propos toute la journée, il se força à regarder Peabody. —Je vous raccompagne chez vous ? — Je... euh... bafouilla Peabody en se dandinant d'un pied sur l'autre. N... non. —Acceptez, lui dit Eve. Vous êtes dans un état lamentable, épargnez-vous les transports en commun, c'est l'heure de pointe. —Je ne veux pas... Elle rougit comme une écolière. Eve la considéra d'un air étonné. — Je pense qu'il vaut mieux... La jeune femme toussa, hoqueta. — Merci de me l'avoir proposé, McNab, mais ça va, je rentrerai par mes propres moyens. — Vous êtes épuisée, déclara l'inspecteur en rougissant lui aussi, ce qui stupéfia Eve. C'était dur, là- dedans. Peabody baissa le nez, contempla ses chaussures. — Je vais bien. Ça va. — Eh bien, dans ce cas... À demain, huit heures. Les mains dans les poches, les épaules voûtées, McNab s'éloigna. — Qu'est-ce qui se passe, Peabody ? Celle-ci releva brusquement la tête, suivit McNab des yeux - et se méprisa pour ça. — Rien. Rien du tout. Je... rien. « Arrête de bégayer comme une idiote », se tançat-elle. — Oh, regardez... dit-elle avec un indicible soulagement, montrant Connors qui descendait de sa limousine. Vous avez votre carrosse pour rentrer. Eve observa Connors qui s'avançait vers elles, dans les lueurs bleues et rouges des gyrophares des ambulances. — Vous n'avez qu'à prendre ma voiture. Demain, je me débrouillerai. — Bien, lieutenant. Je... merci, bredouilla Peabody. Mais Eve ne l'écoutait plus, elle traversait déjà la rue. — Tu as eu une journée éprouvante, lieutenant. Il ébaucha le geste de lui caresser la joue, elle recula d'un bond. — Non, ne me touche pas. Je suis toute sale. Elle ouvrit la portière. — Ne me touche pas. Pas encore. D'accord ? Elle s'assit sur la banquette, attendit que son mari s'installe à son côté, ordonna au chauffeur de les ramener chez eux, et releva le panneau qui séparait l'avant de l'arrière du véhicule. — Maintenant? murmura-t-il. Muette, elle se blottit contre lui et fondit en larmes. Pleurer dans les bras de l'homme qui la comprenait au point de ne pas prononcer un mot faisait du bien. Quand ils furent à la maison, elle prit une longue douche brûlante, but le vin que Connors lui avait servi. Il demeurait silencieux, et elle lui en était reconnaissante. Us dînèrent dans la chambre. Elle pensait ne rien pouvoir avaler, mais la première cuillerée de potage lui parut divine. Elle renversa la tête contre le dossier du sofa, soupira. — Merci de m'avoir accordé une heure de répit... J'en avais besoin. Connors observa le visage livide de sa femme, ses yeux battus. Il lui faudrait bien plus d'une heure. Mais une chose après l'autre. —J'étais là-bas depuis un bon moment, dit-il. J'aurais voulu t'aider, malheureusement les civils n'étaient pas autorisés à collaborer. — Effectivement. Il avait cependant vu le carnage... et Eve. Il l'avait vue travailler de ses mains qui ne tremblaient pas, le regard empli d'un désespoir et d'une compassion qu'elle croyait cacher à tous. — Je n'envie pas ton travail, lieutenant. Elle eut un imperceptible sourire. — Pourtant tu n'arrêtes pas d'y fourrer ton nez. Tu es propriétaire de l'hôtel, n'est-ce pas ? s'enquit-elle, les paupières closes. Je n'ai pas eu le temps de vérifier. — Oui, il était à moi. Comme les gens qui y sont morts. Elle rouvrit brusquement les yeux. — Ah non, sûrement pas ! — Ils ne sont qu'à toi, Eve? Les morts sont ta propriété exclusive ? Il se leva, nerveux, se servit un cognac dont il n'avait aucune envie. — Ils ne le sont pas, pas cette fois. Le concierge qui a perdu un bras et qui, en ce moment même, risque de succomber à ses blessures, est un ami. Je le connais depuis dix ans, je l'ai fait venir de Londres parce qu'il rêvait de vivre à New York. —Je suis navrée... — Les serveurs, les musiciens, les réceptionnistes, les grooms... Ils ont tous perdu la vie parce qu'ils étaient mes employés. Une rage terrible, glacée, vibrait dans sa voix. — Chaque client, chaque touriste qui prenait le thé, chaque victime était sous mon toit. Alors oui, ces morts sont les miens. — Tu ne peux pas en faire une affaire personnelle. Non, tu ne peux pas, répéta-t-elle, effarée par le regard de Connors. Elle l'agrippa par la manche, le secoua. — Ce n'est pas toi ou ce qui est à toi qu'ils visent. Leur objectif, c'est le pouvoir. — Quelle différence ? Il faut les trouver, voilà tout ce qui compte. — Ça, je m'en charge. Et je les trouverai. Il reposa son verre de cognac, prit rudement le menton d'Eve entre ses doigts. — Tu penses être en mesure de me tenir à l'écart ? Elle voulait se mettre en colère, une part d'elle bouillait de colère, notamment parce qu'il se comportait avec elle en propriétaire. Mais l'enjeu était trop important, il y avait trop à perdre. Et elle avait besoin de lui, des informations qu'il était capable de lui fournir. — Non. Il desserra les doigts. — On progresse, murmura-t-il. — Essayons de nous comprendre... — Mais certainement. — Mais certainement... ironisa-t-elle. A t'entendre, on croirait que tu es né avec du sang bleu dans les veines. Or nous savons tous les deux que tu as grandi dans les rues de Dublin. Il la dévisagea, sourit. — Tu vois, nous commençons déjà à nous comprendre. Ça ne t'ennuie pas que je m'installe confortablement pour écouter ton sermon ? Il se rassit, alluma une cigarette et reprit son cognac. —Tu cherches à m'énerver? grommela-t-elle. — Ce n'est pas très difficile. Il tira sur sa cigarette, souffla au nez d'Eve une bouffée de fumée odorante. — Le sermon n'est pas indispensable, tu sais. Je crois avoir mémorisé les grandes lignes. Par exemple... c'est ton boulot, je n'ai pas à intervenir. Je n'ai pas à explorer certaines pistes de mon propre chef, et cetera. — Et pourquoi le fais-tu quand même ? — Parce que je le veux et que, si je ne le faisais pas, tu n'aurais pas eu accès aux données du Bidouilleur, Comme elle écarquillait les yeux, il sourit de nouveau. —J'ai réussi à m'introduire dans son système en fin de matinée, et j'ai téléchargé le code sur l'ordinateur de McNab. Il était près du but, mais j'ai été plus rapide. Inutile de lui en parler, je regretterais de froisser son ego. —Tu considères sans doute que je devrais te remercier, rouspéta-t-elle. — Eh bien, je l'espérais. Il écrasa sa cigarette, esquissa le geste de prendre la main d'Eve. Elle croisa les bras. — Pas question, mon vieux. J'ai du boulot. — Et je vais t'aider, dit-il en l'attrapant par sa ceinture pour l'attirer contre lui. Mais d'abord... Il lui mordilla les lèvres. —Je te veux. Protester ne servait à rien. D'ailleurs, elle était à court de mots. — Je suppose que je peux m'accorder encore une ou deux minutes... — Tu es pressée, n'est-ce pas? murmura-t-il en la couchant sur les coussins du sofa. Parfait, ne perdons pas de temps. Il l'embrassa avec passion. Sa bouche était brûlante, avide, presque cruelle. Elle sentit aussitôt tout son corps s'embraser. Elle en fut sidérée, comme toujours. Ses réactions, dès qu'il la touchait, ne cessaient de la surprendre. L'horreur, la souffrance, le malheur dont elle avait été témoin durant cette journée maudite s'effacèrent de son esprit, chassés par le désir, l'élan impérieux qui la poussaient vers son compagnon. — Prends-moi, Connors. Viens en moi. Il lui arracha le pyjama qu'elle avait revêtu après la douche, glissa son bras sous les hanches de sa femme et la pénétra d'un coup de reins. Elle était prête à l'accueillir, chaude et moite. Elle ondulait sous lui, elle accélérait le tempo, elle jouissait déjà. Il faillit s'abandonner, serra les dents. Haletant, il releva la tête pour la regarder. Dieu, qu'il aimait contempler son visage quand elle se noyait dans le plaisir! Ses joues empourprées, ses yeux aveugles, ses lèvres entrouvertes, son long cou de cygne où battait follement une veine bleutée. Il baisa cette veine. Sa peau douce, le parfum de son savon. Eve. Elle se cambrait de nouveau, menant la danse, de plus en plus vite. Cette fois, lorsqu'elle cria, il se laissa emporter. Il s'écroula sur elle, pantelant. Ils restèrent ainsi un moment, reprenant leur souffle. Puis il lui planta un baiser sur le bout du nez. — Et maintenant, au travail. 12 — Que ce soit bien clair: on ne fait pas ça parce que je souhaite déjouer la surveillance de CompuGuard. Eve resta immobile au centre du bureau secret de Connors, tandis que celui-ci s'installait à la console commandant son matériel informatique hyperso-phistiqué et parfaitement illégal. — Mmm... marmonna-t-il. — Le problème n'est pas là, insista-t-elle. —Ne t'inquiète pas, je ne démentirai pas ton histoire. Elle lui adressa un sourire coupant comme une lame de rasoir. — Rengaine tes commentaires douteux. Je me résous à procéder de cette manière, car j'ai de bonnes raisons de penser que Cassandre possède autant de joujoux que toi, et que ces gens sont aussi peu soucieux que toi de respecter la vie privée d'autrui. Ils sont peut-être en mesure de piéger mon ordinateur, ici ou au Central. Je ne tiens pas à ce qu'ils aient des tuyaux sur l'enquête. Connors s'adossa à son fauteuil, hocha la tête. —Ton histoire est excellente, et tu la racontes à merveille. À présent, si tu as fini d'apaiser ton admirable conscience morale, tu pourrais nous servir un café. — Quand tu te fiches de moi, ça me déplaît à un point... — Même lorsque tu le mérites ? — Surtout dans ce cas-là, rétorqua-t-elle en se dirigeant vers l'autochef. J'ai affaire à un groupe qui n'a aucune conscience morale, justement, qui semble avoir en revanche d'énormes moyens financiers, des connaissances techniques et scientifiques remarquables, et un véritable don pour échapper aux systèmes de sécurité les mieux verrouillés. Elle posa deux mugs sur la console, sourit à Connors. — Ça me rappelle quelqu'un. —Vraiment? rétorqua-t-il d'un air angélique. — Tout cela pour dire que je suis résolue à utiliser tout ce que tu peux mettre à ma disposition. Ton argent, ton talent, et ta fabuleuse cervelle de hors-la-loi. — Chérie, ils sont et seront éternellement à ton service. Puisque les préambules sont terminés, j'ai avancé en ce qui concerne Olympe et ses filiales. — Tu as quelque chose? s'enquit-elle, le regard brillant. Pourquoi tu ne m'as pas prévenue tout de suite ? —Il y avait plus urgent. Tu avais besoin d'une pause. Et moi, j'avais besoin de toi. — Mais ça passe avant tout et... Elle s'interrompit, se mordit les lèvres. — Qu'est-ce que tu as déniché ? — Rien. —Tu viens de me dire que tu les avais trouvés. —J'ai dit que j'avais avancé, nuance. J'ai découvert qu'il n'y avait rien. Ils n'existent pas. — Bien sûr que si, bougonna-t-elle, frustrée. Ne joue pas sur les mots, je déteste ça. Ils apparaissent dans tous les secteurs - sociétés d'électronique, de stockage, complexes de bureaux, usines... — Ils existent uniquement sur des annuaires informatiques. Le groupe Olympe est en quelque sorte une compagnie virtuelle. En réalité, il n'y a rien. Pas de buildings, d'employés, de clients. C'est une façade, Eve. — Dans quel but ? Elle comprit soudain, débita un chapelet de jurons. — Un leurre pour me faire perdre du temps, me fatiguer, Ils savaient que j'entreprendrais des recherches sur Cassandre, que ça me conduirait à Olympe, et ensuite à d'autres fausses compagnies. —Tu n'as pas gaspillé beaucoup de temps, répliquat-il. Et celui ou ceux qui ont tendu le piège ignorent que tu as démêlé l'écheveau pourtant extrêmement complexe et bien conçu. — Ils pensent que je continue à chercher. Elle réfléchit, opina. — Donc je continue effectivement à chercher avec la DDE, et je dis à Feeney de ne pas se presser pour que Cassandre croie qu'on est dans une impasse. — Ils seront tranquilles, et toi tu te concentreras sur autre chose. Son mug de café à la main, elle se mit à arpenter le bureau. — D'accord. Maintenant, il me faut le maximum de renseignements sur le groupe Apollon. J'ai confié cette tâche à Peabody, mais elle sera obligée d'emprunter les voies officielles, elle ne récoltera pas assez d'infos, pas assez vite. Je ne veux pas simplement connaître leur programme politique. Je veux savoir ce qu'il y a dessous. En espérant que ça me donnera une prise sur Cassandre. — Alors on commence par ça ? — J'ai besoin de noms, Connors. Les membres du groupe, vivants ou morts. Trouve-moi où ils sont, ce qui leur est arrivé. Qui sont leurs proches, leurs amants, leurs conjoints, leurs frères, leurs sœurs, leurs enfants, leurs petits-enfants... Elle s'interrompit, les yeux brillant d'un sombre éclat. Elle avait son regard de flic, songea Connors. — Dans son espèce de journal, le Bidouilleur parlait de vengeance. Je veux les noms des survivants. Et ceux des membres de l'entourage de James Rowan. — Le FBI a forcément des dossiers, scellés, mais il les a. Comme Eve grimaçait, assaillie par les scrupules, il esquissa un sourire narquois. — Ça prendra un peu de temps. — C'est assez urgent, je te le rappelle. Tu peux transférer sur une des extensions ce que tu as sur le Pentagone? Je vais voir si je repère quelqu'un qui ait travaillé ou travaille encore dans les trois immeubles où ils ont posé des bombes. Il désigna un ordinateur sur la gauche de la console. — Installe-toi. Tu t'attaques à un gros morceau, les verrous sont probablement solides. Elle s'assit et, durant les vingt minutes qui suivirent, éplucha tout ce qu'elle parvint à glaner sur l'attentat du Pentagone. Connors, lui, s'affairait en silence à déjouer le système de sécurité du FBI et à fouiller dans les dossiers scellés. Il savait comment s'y prendre - il l'avait déjà fait -et naviguait d'un niveau à l'autre telle une ombre dans la nuit. Au passage, il s'amusa à vérifier ce que le Bureau avait dans son fichier intitulé « Connors ». Ce fichier était étonnamment mince, pour un homme au passé aussi chargé que le sien et qui avait accumulé une fortune comme la sienne. Mais évidemment, lors d'une précédente incursion dans les dossiers du FBI quand il était tout jeune, il avait détruit une grande partie des données. Le FBI, Interpol et Scotland Yard n'avaient plus rien à se mettre sous la dent, sinon des miettes insignifiantes. Et, depuis qu'il avait rencontré Eve, ces organismes n'avaient aucune raison de s'intéresser à ses activités. L'amour l'avait mis sur le droit chemin, dont il ne s'écartait qu'exceptionnellement. — Je l'ai, annonça-t-il. — Déjà? — Ce n'est que le FBI, ironisa-t-il. Il commanda l'affichage des informations sur l'écran mural. — James Thomas Rowan, né à Boston le 10 juin 1988. — Ils n'ont presque jamais l'air de ce qu'ils sont : des fous, murmura Eve en observant le portrait de Rowan. Le visage était séduisant, éclairé par des yeux bleus qui souriaient. Des fils d'argent striaient ses cheveux noirs et lui donnaient l'allure distinguée d'un cadre supérieur ayant le vent en poupe. — Ses amis l'appelaient Jamie, un Américain typique de la Nouvelle-Angleterre. Un Yankee pur jus, issu d'une famille riche. Harvard, diplômé de sciences politiques. On voulait donc, probablement, faire de lui un politicien. Service militaire dans les Forces spéciales. Il a travaillé pour la CIA. Ses parents sont décédés, il a une sœur. Julia Rowan Peterman. — Mère professionnelle, vit à Tampa, lut Eve. Elle se leva, pour se dégourdir les jambes et s'approcher de l'écran. — Il a épousé Monica Stone en 2015. Deux enfants: Charlotte, née le 14 septembre 2016, et James Junior, né le 8 février 2019. Où est cette Monica? — Affiche données sur Monica Stone Rowan, commanda Connors à l'ordinateur. Partage l'écran en deux colonnes. La photo était récente - donc le FBI tenait ses fichiers à jour. La dénommée Monica avait dû être séduisante dans sa jeunesse. Le visage était toujours ferme, cependant les rides profondes autour des yeux et de la bouche accentuaient l'expression d'amertume peinte sur ses traits. — Elle habite le Maine, dit Eve. Seule, sans profession. Elle touche une petite pension. Je parie qu'à cette époque de l'année, dans le Maine, il fait un froid de loup. — Il te faudra mettre tes caleçons longs, lieutenant. —Mouais... Ça vaut la peine de se geler un peu pour papoter avec Monica. Et les gosses, ils sont où ? Connors afficha les données. Eve tressaillit. — Présumés morts. Tous les deux ? A la même date ? Grouille, Connors. — Une seconde... voilà. Tu noteras que la date de la mort coïncide avec celle où James Rowan a été tué. — Le 8 février 2024. — La police fédérale a fait exploser la maison de Rowan, contrairement à ce que prétendait la rumeur -à savoir qu'il avait tout fait sauter lui-même. Connors scrutait l'écran d'un air perplexe. — Mais la confirmation est là - l'heure fixée pour l'explosion, l'unité chargée de la mission, les autorisations. Apparemment, il avait ses enfants avec lui. —Tu dis que le FBI a fait sauter sa maison pour le liquider et que, par la même occasion, les deux gamins y sont restés ? — Rowan, ses enfants, sa maîtresse, l'un de ses principaux lieutenants et trois membres d'Apollon. Connors se leva à son tour pour se resservir du café. —Tout est dans ce dossier, Eve, il suffit de lire. On l'avait localisé. On le pourchassait depuis que son groupe avait revendiqué l'attentat contre le Pentagone. Le gouvernement voulait qu'il paie. Il tendit à sa femme une tasse fumante. — Il avait pris la fuite, il allait de planque en planque. En changeant sans cesse d'identité, voire de visage quand c'était nécessaire. Il réussissait pourtant à tourner ses vidéos et à les faire diffuser. Pendant plusieurs mois, il a gardé une ou deux longueurs d'avance sur ses poursuivants. —Avec ses gosses, murmura-t-elle. — Ils étaient toujours près de lui. Ensuite, les types du FBI ont cerné sa maison, ils y sont entrés en force et ils ont tout nettoyé. Ils voulaient l'exécuter et briser l'épine dorsale du groupe. Ce qu'ils ont fait. — Ils auraient pu procéder d'une autre manière. — Oui... Il est rare que des belligérants, d'un côté comme de l'autre, prennent le sort des innocents en considération. Pourquoi ces gosses n' etaient-ils pas avec leur mère ? Ce fut la première pensée d'Eve, une sorte de réflexe. Mais que savait-elle des mères? La sienne l'avait abandonnée entre les mains de l'homme qui l'avait battue et violentée durant toute son enfance. Cette femme qui l'avait mise au monde avait-elle le regard désillusionné de Monica? Avait-elle cette bouche au pli amer? Quelle importance ? Pour chasser ces idées importunes, elle but un peu de café. Le précieux nectar de Connors lui parut moins divin et moins réconfortant qu'à l'ordinaire. — La vengeance, dit-elle. Si le Bidouilleur avait raison, ce pourrait bien être le cœur du problème, leur motivation profonde. « Nous sommes fidèles. » Cette phrase figure dans tous les messages qu'ils ont envoyés. Fidèles à Rowan ? A sa mémoire ? — Ce n'est pas incohérent. — Henson... Feeney m'a dit qu'un certain William Henson secondait Rowan. Est-ce qu'on a une liste des membres du groupe qui ont été exécutés ? Connors l'afficha sur l'écran. — Seigneur, il y en a des centaines ! commenta-t-il à mi-voix. — D'après ce que je sais, les autorités les ont traqués durant des années, rétorqua Eve en parcourant la liste d'un coup d'œil. Manifestement, on n'a pas fait de détail. Je ne vois pas le nom de Henson. — Il n'y est pas. Je vais lancer une recherche. — Merci. Transfère tout ça sur ma bécane, et continue à creuser. Comme elle se détournait, il la retint et lui caressa les cheveux. — Ça te fait mal. Les enfants... — Ça me rappelle plutôt ce qu'on éprouve quand on est impuissant, quand sa vie est entre les mains de quelqu'un qui vous considère comme un objet, une quantité négligeable. — Certains êtres humains sont capables d'aimer, Eve, de toutes leurs forces. D'autres ne le sont pas, ajouta-t-il en l'embrassant sur le front. — Hum... eh bien, voyons ce que Rowan et son groupe aimaient de toutes leurs forces. Elle se rassit devant son ordinateur. La réponse, pensait-elle, se trouvait dans les déclarations faites par Apollon durant ses trois années d'existence. Nous sommes les dieux de la guerre. Chaque communiqué commençait par cette affirmation. Arrogance, violence et pouvoir. Nous disons que le gouvernement est corrompu, un instrument de l'exploitation des masses, de la répression des idées. Le système est en état de décomposition et doit être anéanti. De ses cendres naîtra un nouveau régime. Marchez à nos côtés, vous tous qui croyez en la justice, l'honneur, l'avenir de nos enfants qui souffrent de la faim et du froid, parce que les valets de ce gouvernement de malheur détruisent nos villes. Nous, Apollon, retournerons contre eux leurs propres armes. Nous triompherons. Citoyens du monde, brisez vos chaînes. Nous vous promettons la liberté. Attaquer le système, pensa Eve, prétendre défendre la veuve et l'orphelin. Justifier le massacre des innocents par la promesse d'un avenir radieux. Nous sommes les dieux de la guerre. Aujourd'hui à midi, notre courroux a frappé le Pentagone. Ce symbole de l'illusoire puissance militaire du gouvernement a été détruit. Tous ceux qui s'y trouvaient étaient coupables. Tous sont morts. Une fois de plus, nous demandons la totale capitulation du gouvernement, nous exigeons que le soi-disant commandant en chef renonce au pouvoir. Nous exigeons que tous les membres de l'armée et de la police rendent les armes. Nous, Apollon, promettons la clémence à ceux qui s'exécuteront dans un délai de soixante-douze heures. Et nous promettons l'anéantissement à ceux qui continueront à nous combattre. C'était leur déclaration la plus radicale, nota Eve. Diffusée sur les ondes moins de six mois avant que la maison de Rowan, avec tous ses occupants, ne vole en éclats. Que voulait-il au juste, ce soi-disant dieu? Ce que veulent tous les dieux, sans doute. La vénération, la peur, le pouvoir absolu et la gloire. — Tu aurais envie, toi, de gouverner le monde? demanda-t-elle à Connors. Ou même simplement ce pays? — Surtout pas ! Trop de travail pour un salaire ridicule, et pas assez de temps libre pour jouir de son royaume. Je préfère nettement acheter l'univers, ou tout ce qu'il est humainement possible d'acheter. Gouverner le monde ? Non, non, merci bien. Elle secoua la tête en riant, s'accouda à la console. — Lui, pourtant, c'est ce qu'il cherchait. Si on lit entre les lignes, il voulait tout simplement être président, roi ou dictateur, ou je ne sais quoi du même tonneau. Il ne courait pas après l'argent. Je ne trouve pas la moindre demande de cette nature. Ça se résume à: capitulez, espèces de gros porcs fascistes. — Quand on est issu d'une famille fortunée, remarqua Connors d'un ton docte, on a tendance à ne pas apprécier les charmes de l'argent. — Mmm... marmonna-t-elle, revenant au dossier personnel de Rowan. Il a essayé de se faire élire maire de Boston à deux reprises. Chaque fois, il a été battu. Ensuite il s'est lancé dans la campagne électorale pour le poste de gouverneur, et là aussi il a pris une veste. À mon avis, il était vexé comme un pou. Vexé et complètement timbré. Une combinaison souvent fatale. —Tu crois qu'il est important pour nous, dans l'immédiat, de connaître ses motivations ? — Sans ça, il nous manque trop de pièces du puzzle. Celui - ou ceux - qui est aux commandes de Cassandre a un lien avec Rowan. Néanmoins, je ne pense pas qu'il soit «vexé». — Simplement cinglé, alors? — Non, ce n'est pas tout. Il y a autre chose, et je n'arrive pas à mettre le doigt dessus. Elle s'étira pour décontracter ses muscles engourdis par la fatigue, puis entreprit de chercher des points communs entre les individus figurant sur la liste que Connors avait transférée sur son ordinateur. Une tâche fastidieuse, interminable, dépendant plus de la machine que d'Eve. Tandis qu'elle lisait les noms, observait les visages qui défilaient sur l'écran, parcourait les données concernant chacun d'eux, son esprit se mit à battre la campagne. Elle ne se rendit pas compte qu'elle s'était endormie. Quand elle se retrouva pataugeant dans des mares de sang, elle ne comprit pas qu'elle rêvait. Des enfants sanglotaient. Des corps jonchaient le sol, et ceux qui avaient encore un visage imploraient de l'aide. La fumée lui piquait les yeux, la gorge, elle trébuchait sur les blessés. Ils étaient trop nombreux, se disait-elle, épouvantée. Il y en avait trop à sauver. Des doigts agrippaient ses chevilles, parfois des doigts qui n'avaient plus de chair. Ils la tiraient, la tiraient, et elle tombait, elle tombait dans un cratère noir, vertigineux, où s'entassaient d'autres corps. Déchiquetés, pareils à des poupées cassées. Quelque chose l'entraînait vers le fond, jusqu'à ce qu'elle s'engloutisse dans cet océan de mQrts. Gémissant, hoquetant, elle se débattait frénétiquement pour s'accrocher à la paroi glissante du gouffre. Voilà, elle était de nouveau dans la fumée, elle rampait, elle luttait pour reprendre son souffle, dominer sa panique et faire ce qu'elle devait faire. Quelqu'un pleurait doucement. Eve avançait dans un brouillard épais, puant. Elle apercevait l'enfant, la petite fille recroquevillée par terre, roulée en boule, qui s'entourait de ses bras pour se bercer. Elle s'agenouillait, serrait la fillette contre sa poitrine. — Ne pleure pas, on va sortir d'ici. — Il n'y a nulle part où aller, lui chuchotait l'enfant. — On sort d'ici. Eve n'avait que cette idée à l'esprit. La terreur lui hérissait la peau, un étau glacé lui comprimait le ventre. Elle souleva la petite fille et l'emporta. Leurs deux cœurs battaient à l'unisson quand, soudain, des voix s'élevèrent. — J'ai besoin d'un fix. Pourquoi y a plus de fric ? — Ferme-la. Eve se figea. Elle ne reconnaissait pas la voix de la femme, mais celle de l'homme, sèche et sifflante, qui avait répondu... c'était celle qui hantait ses nuits. La voix de son père. — Toi aussi, tu la fermes, fumier. Si tu m'avais pas mise en cloque, je serais pas coincée dans ce trou à rats avec toi et cette larve qui arrête pas de bramer. Le souffle court, serrant la petite qui était comme un caillou dans ses bras, Eve continuait à avancer. Elle entrevoyait des visages, pareils à des taches pâles dans la fumée. Mais lui, elle le reconnaissait. La carrure, la tête inclinée sur le côté. Je t'ai tué. Je t'ai tué, salaud. Pourquoi tu bouges encore ? — Ce sont des monstres, chuchota l'enfant. Les monstres ne meurent jamais. Mais si, se disait Eve. Si on résiste assez longtemps, ils meurent. — Tu aurais pu te débarrasser d'elle quand il était encore temps, rétorquait l'homme qui avait été le père d'Eve. Maintenant, ma vieille, c'est trop tard. — Ça oui, je regrette de pas l'avoir fait. Je voulais pas de cette gosse. Tu as une dette envers moi, Rick. File-moi le fric pour une dose, sinon... — T'avise pas de me menacer. — Je suis restée dans ce trou toute la journée avec ta môme. Tu me dois quelque chose. — Tu vas voir ce que je te dois. Le bruit mat d'un poing cognant des os. Un hurlement. Tétanisée, Eve l'écoutait battre la femme, la violer. Alors, elle comprit -,l'enfant qu'elle portait était l'enfant qu'elle avait été - et elle se mit à crier. — Eve... réveille-toi, Eve... Connors l'avait soulevée de son fauteuil, il la serrait dans ses bras. — C'est moi... balbutia-t-elle. Elle se démenait, le frappait, donnait des coups de pied. — C'est moi, et je ne peux pas sortir. — Si, tu peux. Tu es avec moi. Il appuya sur un bouton dans le mur, un lit se déplia. — Tu m'entends ? Tu es avec moi, répéta-t-il en la couchant. — Je... je t'entends. Lâche-moi. Ça va. Il s'assit au bord du lit, l'attira contre lui. Elle tremblait de tous ses membres. — Détends-toi. Accroche-toi à moi, et calme-toi. —Je me suis endormie, c'est tout. L'écartant doucement, il plongea son regard dans celui d'Eve. Il y avait tant de compréhension dans ses yeux bleus, si beaux, tant de patience et d'amour qu'elle s'abandonna. — Oh, Seigneur! gémit-elle en se blottissant dans ses bras. Seigneur... je crois que cette journée m'a... Tous ces gens, ou ce qu'il en restait. Il ne faut pas que je me laisse affecter à ce point ou je ne pourrai plus faire mon boulot. — Mais quand tu refoules tes émotions, elles te dévorent. — Peut-être. Quelquefois. — Eve chérie, murmura-t-il en lui effleurant tendrement la joue, tu souffres pour toutes les victimes du monde, tu as toujours souffert pour elles, et il n'y a pas moyen pour toi d'éviter ça. Mais ça m'inquiète. Jusqu'où pourras-tu le supporter ? —Il n'y avait pas que ça... bredouilla-t-elle. Elle inspira à fond. —Je ne sais pas si c'était un cauchemar ou un souvenir. .. —Raconte. Et elle raconta, parce que avec lui c'était possible. Elle évoqua la fillette, les silhouettes floues dans la fumée. Ce qu'elle avait entendu, vu. —Tu crois que c'était ta mère. —Je l'ignore. Attends... je suis toute ankylosée. Il la lâcha aussitôt. Elle se frictionna les bras. — C'était peut-être... Comment on dit? Une projection ou un transfert. Quelque chose dans ce goût-là. Je venais de penser à Monica Rowan, je me demandais quel genre de femme était capable de laisser ses gosses à un type comme James Rowan. — Nous ne savons pas ce qu'elle a fait exactement. — En tout cas, ils étaient avec lui, comme j'étais avec mon père. Je n'ai aucun souvenir d'elle. Je n'ai rien d'elle. — Tu as eu d'autres réminiscences, rétorqua-t-il en se levant pour lui masser le dos - elle était transie. Ce pourrait être un lambeau de ton passé qui resurgit. Eve, parles-en à Mira. Aussitôt, elle s'écarta. —Je ne suis pas prête. Quand je le serai, si ça se produit, je le sentirai. — Ça te ronge. Et la regarder souffrir ainsi le rongeait aussi. — Non, tu exagères, ça ne conditionne pas ma vie. Me souvenir d'elle, s'il y a quelque chose à se rappeler, ne m'apportera pas la paix. Pour moi, elle est morte, comme lui. Malheureusement, ce n'était pas suffisant, songea Connors, tandis qu'elle se détournait pour aller se rasseoir devant l'ordinateur. — Tu as besoin de te reposer. — Pas tout de suite. Je peux encore tenir une heure. — Parfait. Il s'approcha, la souleva de terre et la jeta sur son épaule. — Hé ! glapit-elle, indignée. — Une heure, ça devrait aller. Après le dîner, tu m'as bousculé. — Pas question de faire l'amour, mon vieux. — D'accord, je ferai l'amour. Tu n'as qu'à t'allonger, sourit-il en tombant sur le lit avec elle. La façon dont leurs deux corps s'épousaient était un véritable miracle. Mais, pour l'instant, elle refusait de s'en émerveiller. — Tu es sourd ? J'ai dit non. — Tu n'as pas dit non, rectifia-t-il en lui mordillant le cou. Tu as dit que tu ne faisais pas l'amour, pas question, ce qui est très différent. Si tu avais dit non... Il lui déboutonna la veste de son pyjama. —... naturellement, je m'inclinerais. —Alors ouvre bien tes oreilles... Elle n'acheva pas sa phrase, bâillonnée par la bouche de Connors, douce, sensuelle, et incroyablement habile. Ses mains couraient sur elle, la modelaient. Elle ravala un gémissement. — Tu n'es qu'un animal, soupira-t-elle, offrant sa gorge à ses lèvres brûlantes. — Merci, ma chérie. Il l'aima pendant une heure,"tandis que les ordinateurs ronronnaient. Il la combla, attendant qu'elle devienne toute molle dans ses bras, sachant qu'elle sombrerait ensuite dans le sommeil et que, pour une nuit du moins, elle n'aurait plus de cauchemars. Lorsqu'elle se réveilla, seuls les voyants de la console et la lueur des écrans trouaient la pénombre. Clignant des paupières, l'esprit embrumé, elle s'assit dans le lit et chercha Connors des yeux. Il était toujours au travail. Elle se leva, s'aperçut qu'elle était nue. Son pyjama avait disparu, remplacé par un peignoir soigneusement disposé sur un fauteuil. Connors pensait toujours à tout. — Quelle heure est-il? demanda-t-elle d'une voix pâteuse. — Six heures. Je t'ai trouvé quelques éléments intéressants, lieutenant. Tu les as dans ta machine et sur disquette. — Tu as dormi ? — Bien sûr... Je suppose que tu es pressée ? — Oui. On a un briefing à huit heures. — Le rapport sur Henson est imprimé. — Merci. — J'ai beaucoup de choses à régler aujourd'hui, mais tu peux me joindre à tout moment. Il se redressa. Dans cette semi-obscurité, avec son peignoir de satin noir qui bâillait sur sa poitrine, il avait l'air dangereux. Un pirate. — Deux ou trois noms de cette liste ne me sont pas inconnus, déclara-t-il en lui tendant la disquette. — J'aurais dû m'en douter, grommela-t-elle. — Paul Lamont, surtout. Son père s'est battu en France avant que la famille s'installe ici. Le père de Paul était extrêmement doué et a largement transmis son savoir à son fils. Paul appartient à l'équipe de sécurité d'une de mes entreprises, à New York, Auto-tron. Nous fabriquons des droïdes et divers petits appareils électroniques. —Vous êtes copains ? — Il travaille pour moi, et nous... nous avons monté un ou deux projets il y a plusieurs années de ça. — Le genre de projet dont un bon flic préfère ne pas avoir connaissance. — Exactement. Il est entré à Autotron depuis maintenant plus de six ans, laps de temps durant lequel nos rapports se sont limités à une relation normale entre un patron et son employé. — Mmm... Et quels sont ces talents que son cher père lui a légués ? — Le père de Paul était un saboteur. Un spécialiste des explosifs. 13 Peabody avait mal dormi. Elle se traînait, la tête lourde, comme si elle couvait la grippe. Elle n'avait rien pu avaler, mais ça, c'était normal - qui aurait réussi à manger, après des heures passées à tenter de reconstituer des corps ? Elle aurait pu s'en accommoder. C'était son métier et, depuis qu'elle l'exerçait sous les ordres d'Eve, elle avait appris à concentrer toutes ses pensées et son énergie sur son travail. En revanche, et cela lui mettait les nerfs à vif, elle ne s'accommodait pas du fait qu'une large part de ses pensées - la moins reluisante, hélas ! - et de son énergie s'était, durant cette nuit interminable, focalisée sur McNab. Elle n'avait pas trouvé le courage d'en parler à Zeke. Comment lui confier cette brusque et inexplicable attirance pour McNab ? Elle n'avait pas non plus souhaité lui raconter ce qu'elle avait vu au Plaza. D'ailleurs, elle s'en rendait compte à présent, Zeke semblait lui aussi distrait. Silencieux. Elle se rachèterait, se promit-elle. Ce soir, elle l'emmènerait dîner et écouter de la musique dans un club à la mode. Zeke adorait la musique. Ça leur ferait du bien à tous les deux. Étirant son cou pour détendre sa nuque et ses épaules, elle se dirigea vers la salle de réunion... et se cogna à McNab. Il recula comme si elle l'avait brûlé, percuta deux agents en uniforme qui manquèrent partir à la renverse. Confus, il leur bredouilla des excuses qu'ils acceptèrent de mauvaise grâce. Quand il se retourna vers Peabody, à contrecœur, il était rouge comme un coq et des gouttelettes de sueur perlaient sur sa lèvre supérieure. —Vous... euh... vous allez à la réunion? — Oui, répondit-elle en tirant sur sa veste, j'y vais. — Moi aussi. Ils se regardèrent, figés telles deux statues au milieu des gens qui circulaient dans le couloir. —Vous avez trouvé quelque chose sur Apollon? demanda-t-il. — Pas grand-chose. Elle s'éclaircit la voix, tira de nouveau sur sa veste, et réussit enfin à déclouer ses pieds du sol. — Le lieutenant doit nous attendre, ajouta-t-elle. Il lui emboîta le pas. —Vous avez pu dormir? Elle eut la vision fugitive de deux corps enlacés, battit des paupières. — Oui. — Moi aussi. Il inspira à fond, comme on le fait avant de sauter du grand plongeoir. — Écoutez, pour hier... — Oubliez ça, rétorqua-t-elle d'un ton sec. — C'est déjà oublié, mais si vous devez continuer à bouder... — Je bouderai si ça me chante, et ne vous avisez plus de me toucher ou je vous arrache les poumons pour en faire des cornemuses. —J'en ai autant à votre service, mon chou. Je préférerais embrasser un porc-épic. — Qui s'assemble se ressemble, persifla-t-elle. Pauvre crétin ! — Espèce de cruche ! D'un même élan, ils s'engouffrèrent dans un bureau vide, claquèrent la porte... et se sautèrent dessus. Elle lui mordit la bouche, il lui mordit la langue. Elle le plaqua contre le mur, il glissa les mains sous son épais manteau. Ils gémissaient comme si on les torturait. Puis ce fut elle qui se retrouva dos au mur, frissonnant sous les caresses de McNab. —Vous avez un corps de déesse, balbutiait-il. De déesse... Il l'embrassait comme si elle était l'essence même de la vie, comme s'il n'existait plus rien dans l'univers que le goût de ses lèvres. Elle fermait les yeux, en proie à un vertige inouï. Et, Dieu sait comment, les boutons luisants de son uniforme cédèrent sous les doigts de McNab... Qui aurait imaginé que cet homme avait des doigts aussi fabuleux ? — On ne peut pas faire ça, protesta-t-elle, la bouche pressée contre son cou. —Je sais, on va arrêter... encore une minute. Son odeur - fraîche, saine - le rendait fou. Il bataillait pour lui défaire son soutien-gorge, quand le communicateur de Peabody bourdonna. Haletants, débraillés, ils se dévisagèrent d'un air paniqué. — Bonté divine, bredouilla-t-il. — Écartez-vous, écartez-vous... Elle le repoussa avec rudesse, se reboutonna maladroitement. — C'est le stress, la pression, je ne sais quoi... parce que ça ne peut pas nous arriver, — Oui, absolument. Si je ne fais pas l'amour avec vous, je crois que je vais en crever. — Si vous mouriez, au moins, je n'aurais plus ce problème. Elle avait mal boutonné sa veste, jura, recommença. Il la contemplait fixement. — Faire l'amour ensemble serait la pire des erreurs, décréta-t-il. —Je suis d'accord. Elle leva le nez, le regarda droit dans les yeux. — Où? — Chez vous ? — Impossible, j'héberge mon frère. —Alors chez moi. Après le service. On fera l'amour, comme ça, on sera débarrassés, et tout redeviendra normal. — Marché conclu, rétorqua-t-elle en se baissant pour ramasser sa casquette. Rentrez votre chemise dans votre pantalon, McNab. — J'attends un petit instant, expliqua-t-il avec un sourire malicieux. Dallas risquerait de se demander pourquoi j'ai une érection monumentale. — Quel prétentieux ! — Nous verrons ce que vous en pensez après le service, mon chou. — Ne m'appelez pas mon chou, rouspéta-t-elle. Elle ouvrit la porte à la volée et, d'un pas de grenadier, la tête haute, rejoignit la salle de réunion. Elle eut une bouffée de remords en y découvrant Eve qui était déjà aux commandes de l'ordinateur. —Bravo pour votre ponctualité, déclara celle-ci, sans se retourner. —Je... j'ai été retardée par la circulation. Vous voulez que je vous relaie, lieutenant ? —J'ai fini. Donnez-moi du café et programmez l'écran pour la lecture des données. Elles sont sur disque dur, pas sur disquette. — Je m'en occupe, proposa McNab. Je boirais bien un café, moi aussi. Pas de disquettes, lieutenant? — Non. Je ferai le point quand toute l'équipe sera là. Ils se mirent au travail en silence. Ils étaient même tellement silencieux qu'Eve en eut la puce à l'oreille. Ces deux-là auraient dû se chamailler, songea-t-elle en jetant un regard dans leur direction. Peabody avait servi du café à McNab, ce qui était pour le moins étonnant. Et elfe lui souriait... enfin, pas tout à fait, mais presque. —Vous avez pris des pilules euphorisantes, ce matin? Quelle mouche vous pique, tous les deux? ajouta-telle, comme ils rougissaient. Elle s'interrompit. Anne Malloy et Feeney entraient dans la pièce. Anne s'immobilisa sur le seuil. — Dallas, je peux vous parler une minute ? En privé. — Bien sûr. — Dépêchez-vous, dit Feeney. Whitney et le chef arrivent. —Je serai brève. Eve la rejoignit dans le couloir, —Je tiens à m'excuser pour hier. Je m'en suis prise à vous, j'ai été injuste. — Le spectacle était dur à supporter. — Oui, mais j'en ai vu d'autres. J'ai mal réagi, poursuivit Anne en baissant la voix, ça ne se reproduira pas. —Ne vous fustigez pas, ce n'est pas grave. — Ça l'est. Vous dirigez les investigations et vous devez pouvoir compter sur nous tous. J'ai dérapé, hier, et je veux que vous sachiez pourquoi. Je suis de nouveau enceinte. —Ah... fit Eve avec embarras. Et c'est une bonne nouvelle ? — Pour moi, oui, répondit Anne, rieuse, en posant une main sur son ventre. J'en suis à mon quatrième mois, je l'annoncerai bientôt à mon supérieur. C'est ma troisième grossesse, et jamais ça n'a interféré avec mon travail. Jusqu'à hier. Ces enfants déchiquetés... ça m'a complètement chamboulée, Dallas. Mais j'ai surmonté le choc. — Tant mieux. Vous ne vous sentez pas... malade? — Non, je vais très bien. Je préfère simplement attendre quelques semaines pour le dire. Dès que les gens seront au courant, j'aurai droit aux plaisanteries habituelles. J'aimerais d'abord boucler cette affaire. On fait la paix ? — Évidemment. Attention, voilà les huiles qui arrivent, chuchota Eve. Donnez votre rapport à Peabody. Eve resta sur le pas de la porte, au garde-à-vous. — Commandant Whitney... Chef Tibble... — Bonjour, lieutenant. Tibble, un homme grand et massif au regard acéré, pénétra dans la pièce. Il jeta un coup d'œil aux écrans muraux puis, geste rituel chez lui, noua les mains derrière son dos. —Asseyez-vous, ordonna-t-il à tous. Commandant Whitney, voulez-vous fermer la porte? Tibble attendit. Il était patient, consciencieux, et avait l'esprit d'un fonctionnaire attaché aux tâches administratives. Il observa tour à tour les membres de l'équipe que Whitney avait constituée. Son visage ne refléta ni approbation ni désapprobation. —Avant que vous ne commenciez la lecture de vos rapports, je vous annonce que le maire et le gouverneur ont demandé qu'une brigade fédérale antiterroriste participe à vos investigations. Il vit un éclair fulgurer dans les yeux d'Eve et la félicita in petto pour sa maîtrise de soi. — Ce n'est pas une critique du travail que vous accomplissez, mais plutôt une évaluation de l'ampleur du problème. J'ai une réunion ce matin pour discuter des progrès de l'enquête et décider s'il faut effectivement faire appel à une brigade fédérale. — Dans ce cas, intervint Eve posément, les mains bien à plat sur ses genoux, quelle équipe dirigerait l'enquête ? — Les fédéraux. Vous les assisteriez. Je présume que cela ne vous convient guère, lieutenant, et qu'il en est de même pour vous tous ici. — En effet, chef. — Eh bien, dit-il en s'asseyant dans un fauteuil, persuadez-moi que vous devez continuer à tenir les rênes. Cette ville a subi trois explosions én deux jours. Où en êtes-vous ? Eve se leva, s'approcha du premier écran mural. — Au groupe Apollon. Point par point, elle exposa les informations qu'elle avait récoltées. — Henson, William Jenkins. Elle s'interrompit pour regarder le visage aux mâchoires carrées, aux yeux durs, qui s'affichait sur l'écran. — Il était le directeur de campagne de Rowan, et vraisemblablement beaucoup plus que ça. On pense qu'il était en réalité une sorte de général dans l'armée révolutionnaire de Rowan. Il le secondait et élaborait souvent sa stratégie militaire, choisissait les cibles, formait et entraînait les troupes. Comme Rowan, il avait un passé de militaire et d'agent secret. On a d'abord cru qu'il avait été tué dans l'explosion du quartier général de Rowan à Boston, mais il semblerait que ce soit faux. Il n'a jamais été localisé. — Selon vous, il fait partie du groupe Cassandre ? demanda Whitney. — Il y a des liens entre Apollon et Cassandre, et j'ai la conviction que Henson est un de ces liens. Le FBI n'a pas refermé son dossier. Elle enchaîna avec le réseau de sociétés virtuelles. — Apollon, Cassandre, Olympe, Arès, Aphrodite, etc. Tout se tient. Leur maîtrise de l'informatique, l'extraordinaire qualité des matériaux qu'ils utilisent pour leurs explosifs, le fait qu'ils aient engagé un ancien soldat pour fabriquer leurs bombes, le ton et le contenu de leurs messages... tout nous ramène au groupe originel. Comme la suite de ce qu'elle avait à dire lui paraissait vraiment folle, elle prit une inspiration avant de se lancer. — Dans la mythologie grecque, Apollon confère à Cassandre le don de prophétie. Là-dessus, ils se disputent et il décide que personne ne croira jamais aux prédictions de Cassandre. Il n'empêche qu'elle tient son pouvoir de lui. Notre Cassandre se moque qu'on la croie. Elle ne cherche pas à sauver, mais à détruire. —Votre théorie ne manque pas d'intérêt, lieutenant, commenta Tibble, les yeux rivés sur l'écran. Elle semble cohérente. Vous avez établi des liens et défini, en partie du moins, leurs motivations. Du bon travail. Il jeta un coup d'œil à Eve. — La brigade antiterroriste serait certainement curieuse de savoir comment vous avez obtenu la plupart de ces informations, lieutenant. Elle ne cilla même pas. —J'ai eu recours à toutes les sources dont je disposais, chef. —Je m'en doute. Vous avez fait du bon travail, je le répète. — Merci. Elle alla se camper devant le troisième écran. — Nous estimons donc qu'il y a un rapport entre l'ancien groupe Apollon et Cassandre, hypothèse que corroborent divers éléments de notre enquête. Le Bidouilleur était également de cet avis. Les preuves qu'il avait éventuellement réunies ont certes été détruites, cependant il n'en reste pas moins que les deux groupes ont les mêmes méthodes. Le Dr Mira considère que le credo politique de Cassandre est un remake de celui d'Apollon. Je crois par conséquent que les fondateurs de Cassandre ont autrefois appartenu à Apollon ou ont été liés à lui. Tibble l'interrompit d'un geste. —Est-il possible que ces gens aient étudié l'histoire d'Apollon - comme vous le faites - et décidé de se calquer sur ce groupe ? — Ce n'est pas impossible, bien sûr. — Cela compliquerait singulièrement votre enquête. —Je persiste à penser qu'il y a un lien très étroit. Apollon a été largement démantelé lorsque Rowan et certains de ses principaux collaborateurs ont été tués. Ça remonte à plus de trente ans, et le public n'a jamais eu connaissance des détails concernant Rowan et son organisation. Qui s'en soucie, aujourd'hui ? Rowan ne figure même pas dans les livres d'histoire, parce qu'on n'a jamais déclaré officiellement qu'il était le leader d'Apollon. Tous les dossiers sont scellés. Apollon a revendiqué plusieurs attentats, dont celui du Pentagone, après quoi il s'est évaporé dans la nature. Il y a forcément un lien, conclut-elle. Je ne crois pas que Cassandre soit simplement une... imitation. C'est une affaire personnelle, en quelque sorte. Hier, ceux qui sont à la tête de Cassandre ont tué des centaines de personnes. Ils l'ont fait pour prouver qu'ils en étaient capables. Radio City n'était qu'une plaisanterie, un leurre. Depuis le début, ils visaient le Plaza. Et là, nous avons la répétition exacte du schéma d'Apollon. Elle montra de nouveau l'écran. — Le premier bâtiment dont Apollon a revendiqué la destruction était un entrepôt vide, dans ce qui était à l'époque le district de Columbia. La police locale a été alertée avant, pas de blessés. Puis les policiers ont été prévenus que le Kennedy Center allait sauter. Les lieux ont été évacués, toutes les bombes sauf une désamorcées, et on n'a déploré que des dégâts matériels, mineurs de surcroît. Mais, dans la foulée, le hall du Mayflower Hôtel a explosé. Sans avertissement préalable. Il y a eu beaucoup de victimes. Apollon a revendiqué les trois attentats, toutefois les médias ont parlé uniquement du dernier. Whitney se pencha en avant, scrutant les données qui défilaient sur l'écran. — Et ensuite ? — Un stade qu'on venait de réaménager, pendant un match de basket. Quatorze mille personnes tuées ou blessées. Si Cassandre continue à se conformer au schéma, il faut peut-être regarder du côté de Madison Square ou du Dôme. Toutes les données que nous possédons ne sortiront pas de cette pièce, afin de rester inaccessibles. Nous devrions avoir une longueur d'avance sur eux. — Merci, lieutenant Dallas. Lieutenant Malloy, votre rapport sur les explosifs ? Anne se leva et s'approcha du deuxième écran. Les trente minutes qui suivirent furent consacrées à des questions d'ordre technique : détonateurs, dispositifs à retardement, à distance, matériaux. — Nous n'avons pas fini de rassembler et d'analyser les fragments des engins, conclut Anne. Dans l'immédiat, nous savons qu'il s'agit de bombes extrêmement complexes. Nous ne pouvons pas encore déterminer avec précision à quelle distance elles sont déclenchées, mais il semble que cette distance soit considérable. Ce ne sont pas des jouets, des bombinettes artisanales. Il s'agit d'explosifs très perfectionnés. Je partage l'opinion du lieutenant Dallas en ce qui concerne Radio City. Si ce groupe avait voulu faire sauter le bâtiment, il serait réduit en miettes. Elle se rassit, cédant la parole à Feeney. — Il s'agit d'une des caméras de surveillance que mon équipe a récupérée à Radio City, déclara-t-il, montrant un minuscule appareil de forme circulaire. Nous en avons trouvé vingt-cinq sur les lieux. Elles observaient chacun de nos gestes et auraient aussi pu nous expédier au cimetière en un clin d'œil. Il remit le mouchard dans sa pochette transparente. — La DDE collabore avec Malloy et son équipe pour mettre au point un scanner plus sensible, qui ait une portée plus longue. En attendant, je ne dirai évidemment pas que les fédéraux n'ont pas des gens compétents, mais nous en avons aussi. Et c'est notre ville. Enfin, c'est Dallas que le groupe a contactée. Si on la retire de l'affaire maintenant, et nous avec elle, on modifiera l'équilibre des forces. A partir de là, on pourrait tout perdre. — C'est noté, rétorqua Tibble. Dallas, vous avez une idée des raisons qui les ont incités à vous choisir comme interlocutrice ? — Je n'ai que des hypothèses, chef. Connors est propriétaire de tout ou partie des cibles visées jusqu'ici. Je suis mariée avec Connors. Ça les amuse. Le Bidouilleur a écrit que, pour eux, c'était un jeu. Il a aussi parlé de vengeance. Eve se leva de nouveau, afficha sur l'écran le portrait de Monica Rowan. — Cette femme est la personne qui aurait le plus de motifs de vouloir se venger. Étant la veuve de Rowan, elle connaît également, de l'intérieur, le groupe Apollon. —Vous êtes autorisée à vous rendre immédiatement dans le Maine avec votre assistante, décréta Tibble. Commandant, des commentaires ? — Cette équipe a réuni une masse impressionnante d'informations et de preuves en un temps record, répondit Whitney. J'ai le sentiment qu'une brigade fédérale serait superflue. —Je crois que vous m'avez tous donné suffisamment de cartouches pour tenir les politiciens en respect, dit Tibble. Dallas, vous gardez les rênes jusqu'à nouvel ordre. J'attends vos comptes rendus au fur et à mesure. Il s'agit effectivement de notre ville, capitaine Feeney. Veillons à ce qu'elle reste intacte. Sur ce, le chef et le commandant sortirent. — Eh bien, soupira McNab quand la porte se fut refermée, on l'a échappé belle. — Mais si on ne veut pas perdre cette affaire, on va devoir trimer comme des brutes, rétorqua Eve. Vous pouvez tirer un trait sur votre vie mondaine, mon grand. Il nous faut ce scanner. Et je veux qu'on passe au peigne fin tous les stades et les complexes sportifs. À New York et dans le New Jersey. —Dallas, avec notre équipement et les hommes dont nous disposons, ça prendra une semaine. —Vous avez une journée. Contactez Connors, ajoutat-elle, grattant le sol du bout de sa botte. Il a certains... joujoux qui devraient vous aider. McNab se frotta les mains, tout excité. —Vous allez voir ces merveilles, dit-il à Anne. — Feeney, il y a moyen de bloquer l'ordinateur de cette salle ? D'enrayer le système, peut-être ? Ou, mieux, d'en trouver un autre qui ne soit pas enregistré ? Un sourire réjoui éclaira la figure mélancolique de Feeney. — Oui, je pourrais bricoler quelque chose. Encore que, à la DDE, on n'ait pas l'habitude de tripoter ce genre de matériel. — Naturellement. Peabody, vous venez avec moi. —Vous rentrez quand? demanda McNab d'un ton inquiet. Eve le dévisagea. Peabody, elle, se serait volontiers cachée dans un trou de souris. — Quand nous aurons terminé, inspecteur. Je crois que vous avez de quoi vous occuper d'ici là. — Oh, je... bien sûr, je posais juste la question, bredouilla McNab. Faites bon voyage. —Nous n'allons pas à la pêche au homard, bougonna Eve, agacée. Elle sortit, Peabody sur ses talons, et se dirigea vers l'ascenseur tout en enfilant sa veste. —Nous serons de retour avant la fin de la journée, n'est-ce pas, lieutenant ? —Écoutez, si vous avez un rendez-vous galant, il faudra calmer un peu vos hormones. — Non, je ne... je veux seulement prévenir Zeke que je suis en déplacement. Peabody n'avait pas un instant pensé à son frère, ce qui lui fit honte. —Je répète: nous rentrerons quand nous aurons terminé. Nous avons une petite visite à faire avant de partir. —Je suppose qu'on ne voyagera pas dans l'un des avions privés de Connors ? Comme Eve lui lançait un regard assassin, Peabody soupira. — Non, bien sûr. Pourtant, c'est tellement plus rapide que les navettes publiques. — Et il n'y a que la vitesse qui vous séduise, pas vrai, Peabody? Eve pénétra dans l'ascenseur, appuya sur le bouton du parking. — Les fauteuils moelleux, les bons petits plats et les vidéos ne vous intéressent pas du tout. — Le confort aiguise l'esprit. — Lamentable ! En principe, quand vous essayez de m'emberlificoter, vous trouvez de meilleurs arguments. Vous n'êtes pas dans votre état normal, aujourd'hui. Peabody se remémora McNab, leur étreinte bestiale dans ce bureau vide. — Ça, c'est sûr... Zeke travaillait sans un instant de répit, avec des gestes fermes et précis, en s'efforçant de concentrer ses pensées sur le bois et le bonheur que cette noble matière lui procurait toujours. Il savait que sa sœur n'avait pas bien dormi cette nuit. Il l'avait entendue déambuler dans sa chambre, tandis que lui cherchait vainement le sommeil sur le convertible du salon. Il aurait voulu la réconforter, proposer de méditer avec elle, lui offrir un de ses calmants à base de plantes, mais il n'en avait pas eu la force. Le souvenir de Clarissa dans ses bras, de leur baiser ne le quittait pas. Il était bourrelé de remords. Pour lui, le mariage avait un caractère sacré, c'était justement pour cette raison qu'il n'avait jamais eu de relation amoureuse sérieuse. Il s'était promis que, s'il s'unissait un jour à une femme, ce serait pour la vie. Il n'avait rencontré personne qui lui inspire assez d'amour pour envisager le mariage. Jusqu'à présent. Or elle appartenait à un autre. Un homme qui ne l'aimait pas, qui la maltraitait, la rendait malheureuse. Comment aurait-il pu réconforter Dee, quand de pareilles idées lui trottaient dans la tête ? Il avait regardé les reportages sur l'explosion, hier soir. Il en avait été horrifié. Certes, il comprenait qu'on n'adhère pas au pacifisme qui fondait le dogme du Free-Age. D'ailleurs, même les fidèles - du moins certains d'entre eux - adaptaient les principes de leur religion à leur convenance. Il n'était pas si naïf, il savait que la cruauté existait, que chaque jour on tuait. Mais jamais il n'avait vu de ses yeux un tel mépris de la vie. Les auteurs d'un tel acte étaient inhumains. Quiconque possédait un cœur, une âme, ne pouvait pas détruire ainsi ses semblables. Il se cramponnait à la conviction, à l'espoir qu'il s'agissait là d'une aberration de la nature. On avait montré Eve au milieu de ce carnage, une image qui avait frappé Zeke. Ses vêtements étaient tout éclaboussés de sang, son visage impassible, malgré l'épuisement qu'on y lisait. Quel courage ! Zeke avait alors sursauté. Si elle était là, Dee y était probablement aussi, quelque part dans ce charnier. Eve avait dit quelques mots à une seule journaliste, une jolie femme aux traits aigus dont les yeux verts reflétaient la désolation. — L'heure n'est pas aux déclarations. La parole est aux morts... Aussi quand sa sœur était rentrée, exténuée et hagarde, il l'avait laissée tranquille. Egoïstement, sans doute. Il ne voulait pas parler de ce qu'elle avait vu, ni y penser. Il avait réussi à chasser de son esprit toutes ces images d'épouvante. En revanche, le souvenir de Clarissa... Heureusement, désormais ils se tiendraient à l'écart l'un de l'autre, cela valait mieux. Il terminerait son travail, et il retournerait en Arizona. Il méditerait pour se libérer d'elle. Peut-être passerait-il quelques jours dans le désert, jusqu'à ce que son cœur retrouve la paix. À cet instant, l'écho de voix cheminant par les conduits d'aération lui parvint de nouveau. Zeke se figea. —J'ai envie de sexe. De toute façon, tu n'es bonne qu'à ça. — S'il te plaît, B.D., protestait faiblement Clarissa, je ne me sens pas très bien. — Et alors ? Tu es là pour écarter les jambes quand je te le demande. Un bruit mat, un cri, du verre brisé. — À genoux. Agenouille-toi, sale garce. — Tu me fais mal. Je t'en prie... —Arrête de te plaindre, sers-toi un peu de ta bouche pour autre chose. Voilà... Mets-y plus de conviction, bon sang! Que je puisse bander avec toi, c'est un miracle. Suce-moi, espèce de traînée. Mieux que ça... Tu sais qui m'a sucé, hier soir? Ma nouvelle réceptionniste. Avec elle, au moins, je ne gaspille pas mon argent. Il haletait à présent, grognait comme un animal. Zeke ferma les yeux, priant pour que le silence revienne. Mais il ne revint pas. Maintenant, Clarissa suppliait, sanglotait. Son mari la violait. Sans comprendre comment il était arrivé là, Zeke se retrouva au pied de l'escalier, les doigts crispés sur le manche d'un marteau. Le sang cognant à ses oreilles l'assourdissait. Seigneur, mais que faisait-il ? Il reposait le marteau, lorsque les bruits infâmes se turent brusquement. Il monta lentement les marches. Il fallait bien que quelqu'un intervienne. Cependant il affronterait Branson sans arme, d'homme à homme. Il traversa la cuisine, où les deux droïdes domestiques ne lui prêtèrent pas attention, passa dans le hall et se dirigea vers le grand escalier blanc qui semblait flotter dans l'espace. Peut-être se mêlait-il de ce qui ne le regardait pas, mais nul n'avait le droit d'infliger à un être humain ce que Clarissa avait subi. Parvenu sur le palier, il longea le couloir de droite, essayant de repérer quelle pièce était située au-dessus de l'atelier. Il avisa une porte entrebâillée, entendit des sanglots étouffés. Il poussa le battant. Clarissa était recroquevillée sur le lit, des bleus apparaissaient déjà sur son corps nu. — Clarissa... Elle leva la tête, ses yeux s ecarquillèrent. — Oh, non... Non, je ne veux pas que vous me voyiez dans cet état. Allez-vous-en... — Où est-il? — Je ne sais pas. Il est parti. Oh, je vous en prie... gémit-elle, enfouissant son visage dans les draps froissés. — Mais... j'étais dans l'escalier du hall. — L'entrée de service. Il passe toujours par là. Dieu merci, il est parti ! S'il vous avait surpris... — Il faut que ça cesse, Clarissa. Il s'approcha, la couvrit précautionneusement avec le drap. —Vous ne pouvez pas le laisser vous brutaliser de cette manière. — Il n'est pas si... c'est mon mari, balbutia-t-elle d'une voix si pitoyable que Zeke en eut le cœur déchiré. Je n'ai nulle part où aller, personne vers qui me tourner. Si je n'étais pas aussi sotte et empotée, il se comporterait autrement. Si je faisais ce qu'il me demande, si je... — Taisez-vous, coupa-t-il d'un ton plus sec qu'il ne l'aurait voulu. Vous n'êtes pas fautive, c'est lui le coupable. Elle avait besoin de soutien, de soins, d'un refuge. Son corps et son âme étaient meurtris, elle n'avait plus aucune estime de soi. — Je veux vous aider. Je peux vous emmener loin d'ici. Vous n'aurez qu'à rester chez ma sœur, le temps de prendre une décision. Il y a des programmes, des spécialistes pour vous conseiller. Et la police... Vous devez porter plainte. — Non, pas la police! secria-t-elle, terrifiée. Il me tuerait. D'ailleurs, il connaît des gens dans la police. Très haut placés. Elle tremblait maintenant de tous ses membres. Il s'assit près d'elle pour la calmer. — Bon... pour l'instant, ce n'est pas le plus important. Je vais vous accompagner chez un guérisseur... chez un médecin, corrigea-t-il (il était à New York, pas en Arizona). Ensuite nous aviserons. — Zeke, murmura-t-elle, posant la tête sur son épaule. Il n'y a pas de solution. Jamais il ne me laissera partir. Il me l'a dit. II... il m'a dit ce qu'il me ferait si j'essayais de m'enfuir. Je ne suis pas assez forte pour lutter contre lui. Il l'entoura de son bras, la berça. — Moi, j'en ai la force. — Vous êtes si jeune. Je ne le suis plus. — Ce n'est pas vrai. Vous vous sentez impuissante parce que vous avez été trop longtemps seule. Maintenant vous ne l'êtes plus. Je vous aiderai. Ma famille vous aidera. Il caressa ses cheveux emmêlés, pareils à un nuage de soie sous ses doigts. —À la maison, chez moi, poursuivit-il d'une voix apaisante, vous trouverez le repos. Vous vous rappelez le désert ? Là-bas, vous guérirez. — J'ai presque été heureuse pendant ces quelques jours. Cet espace infini, les étoiles... et vous. Si je pouvais croire qu'il y a une chance de... — Donnez-moi cette chance. Je vous aime. Les larmes embuèrent les yeux violets de Clarissa. — Non, il ne faut pas. Vous ne savez pas ce que j'ai fait. — Ce qu'il a fait de vous ne compte pas. Mes sentiments non plus, nous ne devons penser qu'à vous. Vous ne pouvez pas rester avec lui. —Je n'ai pas le droit de vous entraîner dans ce désastre, Zeke. Ce n'est pas bien. —Je ne vous quitterai pas, dit-il en lui baisant le front. Quand vous serez en sûreté, si vous l'exigez, je m'en irai. — En sûreté... souffla-t-elle. J'ai cessé d'y croire depuis si longtemps. Peut-être que... Elle s'écarta, le dévisagea. —J'ai besoin de temps pour réfléchir. — Clarissa... — Comprenez-moi, je vous en prie. Il ne me fera pas plus de mal qu'il ne m'en a déjà fait. Accordez-moi cette journée pour réfléchir, voir si j'ai encore à offrir quelque chose qui vaille la peine. —Je ne demande rien. — Moi, si... rétorqua-t-elle avec un pauvre sourire. Vous voulez bien me donner un numéro où je puisse vous joindre ? Maintenant, j'aimerais que vous rentriez chez votre sœur. B.D. ne sera pas de retour avant demain après-midi. J'ai besoin de quelques heures de solitude, de réflexion. — D'accord, à une condition: promettez-moi que, quelle que soit votre décision, vous m'appellerez. —Je vous le promets. Elle prit un agenda électronique sur la table de chevet, le lui tendit. —Je vous appellerai ce soir, je vous le jure. Lorsqu'il eut inscrit le numéro, elle rangea l'agenda dans un tiroir. — Maintenant, s'il vous plaît, allez-vous-en. Il me semble que je suis... comme un puzzle dont on aurait dispersé les pièces et il faut que je sache s'il m'est possible de les rassembler. — N'oubliez pas que je suis to'ut près de vous. Elle attendit qu'il ait atteint la porte. — Zeke? Quand je vous ai rencontré en Arizona... quand je vous ai regardé, quelque chose en moi que je croyais mort s'est réveillé. J'ignore si c'est la capacité d'aimer, s'il y a encore de l'amour en moi. Mais s'il y en a, il est pour vous. — Je prendrai soin de vous, Clarissa. Il ne vous fera plus jamais de mal. 14 Eve considéra avec mépris son véhicule cabossé. Certes, elle n'était pas attachée aux apparences. Et depuis que Zeke et Connors s'en étaient occupés, cette ruine tournait de nouveau comme une horloge. Mais elle n'en avait pas moins l'air de ce qu'elle était : une ruine. — Qu'un lieutenant de la criminelle doive se trimballer dans une épave pareille pendant que ces imbéciles des stupéfiants se pavanent dans des bolides, c'est une honte, rouspéta-t-elle, jetant un regard meurtrier et avide vers les deux tout-terrain flambant neufs garés dans le parking. — Il faudrait juste un petit coup de peinture, un nouveau pare-brise, et ce serait beaucoup mieux, dit Peabody en ouvrant sa portière. — N'empêche que les flics des homicides ont toujours le rebut. Eve s'assit au volant, claqua sa portière qui se rouvrit aussitôt. — Génial... grommela-t-elle. Saleté de bagnole! — Ça m'est arrivé hier, quand vous me l'avez prêtée pour rentrer chez moi. Il faut juste soulever un peu la portière et la fermer tout doucement. Zeke vous arrangera ça dès qu'il pourra. J'ai oublié de lui en parler. Eve leva les mains, respira à fond. — D'accord, inutile de râler pour rien. — Pourtant vous râlez si bien, lieutenant. —Ah, voilà qui est mieux! approuva Eve. Vous commenciez à m'inquiéter. Depuis deux jours, je ne vous ai pas entendue proférer un seul commentaire perfide. — Je ne suis pas dans mon assiette, marmonna Peabody en pinçant les lèvres - elle y sentait encore le goût des baisers de McNab. — Des problèmes ? —Je... Elle aurait voulu se confier à quelqu'un, mais c'était vraiment trop humiliant. — Non, aucun. A qui rendons-nous visite ? Eve lui jeta un coup d'œil surpris. Quand on lui tendait la perche, il était rare que Peabody ne la saisisse pas. Elle n'insista pas. —Autotron. Trouvez-moi l'adresse. —Je la connais. Ce n'est pas loin de chez moi, à l'angle de la 9e et de la 12e. Et qui allons-nous voir? — Un type qui adore les bombes. Tout en roulant, Eve mit son assistante au courant. Quelques minutes plus tard, elle pénétrait dans le parking d'Autotron et stoppait devant le garde. Celui-ci, devant l'aspect de la voiture, haussa les sourcils. Puis, raide comme un piquet, il s'approcha pour examiner l'insigne qu'elle lui montrait. — Vous avez l'autorisation d'entrer, lieutenant. Votre place est réservée, numéro trente-six, niveau A. Juste à votre gauche. — Qui a donné cette autorisation ? rétorqua-t-elle en se demandant pourquoi elle se fatiguait à poser ce genre de question. — Connors. Montez au huitième étage, on vous y attend. Elle redémarra, pestant entre ses dents. — Il ne peut pas s'empêcher de fourrer son nez partout. — Il nous fait gagner du temps. Eve faillit répliquer qu'elle n'était pas à ce point pressée, mais c'était tellement ridicule qu'elle se tut... et fulmina de plus belle. — S'il a déjà interrogé Lamont, je lui coupe la langue. —Je pourrai assister au spectacle? Peabody soupira d'aise, tandis qu'Eve se garait dans un hurlement de freins. — Oh... je sens que je vais mieux. Eve sortit de la voiture, claqua machinalement la portière, laquelle se décrocha et rebondit sur le sol en ciment. — Saloperie ! Elle lui donna un coup de pied, avant de la soulever et de la remettre en place. — Surtout, ne dites rien, ordonna-t-elle à Peabody. Au pas de charge, elle rejoignit l'ascenseur. Peabody l'y suivit, joignit les mains et se plongea dans la contemplation des chiffres lumineux qui s'affichaient sur le panneau. Le huitième étage était un vaste espace de bureaux disposés autour de la réception, peuplé d'employés, de robots et de cadres élégamment vêtus. Dans ce décor tout en gris et bleu sombre, des fleurs fraîches s'épanouissaient en gerbes d'un rouge ardent sous les fenêtres et autour de la console centrale. Connors tenait à ce qu'il y ait des fleurs sur un lieu de travail - partout, en réalité. Son quartier général du centre-ville en regorgeait littéralement. Elle n'avait pas encore extirpé son insigne de sa poche qu'un homme grand, en costume noir, s'avança vers elle avec un sourire poli. — Lieutenant Dallas, Connors vous attend. Par ici, je vous prie... Elle eut envie de lui demander d'aller dire à son patron de se mêler de ses oignons" Elle voulait parler à Lamont et, si Connors avait décidé de se mettre au milieu, elle gaspillerait du temps et de l'énergie pour le contourner. Elle emboîta le pas à leur cicérone, passa devant des dizaines de bureaux - fleuris, bien sûr - pour franchir enfin la porte à deux battants d'une immense salle de réunion. Des sièges garnis de moelleux coussins bleus entouraient une table au plateau de marbre. À première vue, il y avait là tout le confort possible et les dernières trouvailles de la technologie, comme dans toutes les sociétés que dirigeait Connors. L'homme installé au bout de la table adressa un sourire éblouissant à sa femme. — Lieutenant, Peabody... Merci, Gates, vous pouvez vous retirer. Il attendit que la porte soit refermée. —Asseyez-vous. Désirez-vous une tasse de café? — Je n'ai pas le temps de me prélasser dans un fauteuil ni de siroter du café. — Moi, j'en prendrais bien un... — Bouclez-la, Peabody, commanda Eve, et asseyez-vous. — Oui, lieutenant. Elle s'assit, la boucla. Elle lança néanmoins à Connors un regard compatissant, puis s'efforça de devenir aveugle, sourde et invisible. — Je t'avais demandé une autorisation d'entrer dans cette boîte? attaqua Eve. Je t'avais demandé d'être là quand je viendrais interroger Lamont ? Je mène une enquête particulièrement sensible que les fédéraux voudraient bien récupérer. Je ne tiens pas à ce que ton nom apparaisse dans mes rapports plus souvent que nécessaire. Pigé? — J'adore que tu me grondes. Continue, je t'en prie. — Ce n'est pas une plaisanterie. Tu n'as pas des planètes à conquérir, de petites nations industrielles à acheter, des affaires qui réclament ton attention ? — Si, répondit-il, et, cette fois, il ne souriait plus. Celle-ci, justement. De même que l'hôtel, où des gens sont morts hier. Si l'un de mes employés est impliqué dans cette histoire, d'une manière ou d'une autre, ça me regarde autant que toi, lieutenant. Je pensais que c'était clair. — Tu n'es pas responsable de ce qui est arrivé au Plaza. — Si je te dis la même chose, tu en seras convaincue ? Elle le dévisagea longuement, agacée car elle comprenait son point de vue. — Tu as interrogé Lamont ? —Je ne suis pas fou. J'ai réorganisé ma matinée et fait en sorte que Lamont soit au labo. Je ne l'ai pas encore convoqué. J'étais sûr que tu souhaiterais me passer d'abord un bon savon. — Hum... Je prendrais bien un peu de café, finalement. Il se redressa, lui effleura les cheveux et se dirigea vers l'autochef d'une taille imposante. Eve se laissa tomber sur un siège et fusilla Peabody des yeux. — Qu'est-ce que vous lorgnez comme ça ? — Rien, lieutenant, rétorqua Peabody qui s'empressa de détourner le regard. Les voir ensemble la fascinait toujours. Ils étaient l'incarnation de l'amour, de la communion idéale qui pouvait exister entre deux êtres. Elle poussa un petit soupir. — Fatiguée ? lui demanda Connors en lui apportant son café. Comme il lui posait une main sur l'épaule, elle se sentit autorisée à rougir jusqu'aux oreilles. —Je n'ai pas très bien dormi. Il lui pressa doucement l'épaule, ce qui manqua la faire défaillir. Elle baissa vivement le nez sur sa tasse, pour dissimuler le trouble qui s'emparait d'elle chaque fois que cet homme extraordinaire la touchait - et qui déplaisait pour l'heure fortement au lieutenant. —J'aimerais assister à ton entretien avec Lamont, déclara-t-il à Eve. Avant que tu me dises que c'est impossible, enchaîna-t-il alors qu'elle ouvrait la bouche pour protester, je te rappelle que je ne suis pas simplement son employeur. Je le connais depuis des années. S'il ment, je le saurai. Eve tambourinait sur la table. Connors avait en cet instant ce regard qu'elle connaissait parfaitement -froid, indéchiffrable, digne d'un limier chevronné. — Contente-toi d'observer, acquiesça-t-elle. Ne pose pas de questions, à moins que je ne te fasse signe d'intervenir. — D'accord. Tu as l'autorisation d'aller dans le Maine ? — Dès que nous aurons terminé, nous sauterons dans une navette. — Un jet t'attend à l'aéroport. — On prendra la navette, s'obstina Eve, alors que Peabody relevait la tête avec la mine d'un chiot qui renifle une friandise. — Ne sois pas butée, rétorqua gentiment Connors. Mon avion t'emmènera là-bas beaucoup plus vite. Tu auras même le temps d'acheter quelques homards pour le dîner. Soudain, on frappa à la porte. — Le spectacle commence, murmura Connors en se rasseyant. Entrez ! — Lamont pénétra dans la salle. Des yeux bleus éclairaient son visage rond et lisse, orné au menton d'un tatouage représentant une flèche enflammée - une nouveauté qui ne figurait pas sur ses dernières photos d'identité. Il avait également laissé pousser ses cheveux, nota Eve, qui tombaient maintenant dans son cou en boucles souples, châtain foncé, et lui donnaient un air angélique. Il ne ressemblait plus au jeune cadre sévère qu'elle avait découvert la veille dans le bureau de Connors. Sur sa chemise blanche au col boutonné et son pantalon cigarette noir, il portait une blouse blanche. Eve jeta un coup d'œil à ses bottes, faites à la main et qui avaient dû lui coûter une petite fortune. Connors en avait des centaines de paires dans ses placards. Il salua Eve d'un hochement de tête poli, s'attarda un instant sur l'uniforme de Peabody, puis se tourna vers Connors. —Vous avez demandé à me voir? On percevait dans sa voix une pointe d'accent français, comme un léger parfum de thym. — Voici le lieutenant Dallas de la police new-yorkaise, déclara Connors sans l'inviter à prendre un siège - une manière de s'effacer derrière Eve. C'est elle qui souhaite vous voir. — Ah? fit-il avec un sourire perplexe. — Asseyez-vous, monsiéur Lamont. J'ai quelques questions à vous poser. Si vous le souhaitez, vous avez le droit d'être assisté par un avocat. Il cilla, deux fois. —J'ai besoin d'un avocat? —À vous de me le dire, monsieur Lamont. — De quoi s'agit-il? répliqua-t-il en s'asseyant. — De bombes. Eve lui adressa l'un de ces petits sourires féroces dont elle avait le secret. — Enregistrez, Peabody, ordonna-t-elle avant de lire ses droits à son interlocuteur. Bien... Que savez-vous de l'explosion qui a eu lieu au Plaza, hier ? — Ce qu'ont montré les chaînes de télé. Ce matin, on a annoncé que le nombre des victimes avait encore augmenté: plus de trois cents... — Avez-vous déjà manipulé du plaston, monsieur Lamont ? — Oui. —Vous n'ignorez donc pas ce que c'est. — Non, évidemment. Il s'agita sur son siège, comme pour trouver une position plus confortable. — C'est une substance légère, élastique, extrêmement instable, communément utilisée comme agent détonateur. Ses joues étaient moins roses, à présent, et ses yeux, qu'il gardait fixés sur Eve, moins perçants. — Les explosifs que nous fabriquons ici, à Auto-tron, pour des institutions gouvernementales ou des entrepreneurs privés, contiennent souvent une très faible quantité de plaston. —Vous êtes familiarisé avec la mythologie grecque? Il joignit ses doigts sur la table, les dénoua, les joignit de nouveau. — Pardon ? —Vous connaissez Cassandre? — Non, je ne crois pas. —Vous connaissez Howard Bassi, alias le Bidouilleur? — Non. — Comment occupez-vous votre temps libre, monsieur Lamont. — Mon... mon temps libre? Elle lui sourit de nouveau. Sauter du coq à l'âne l'avait désarçonné, comme elle s'y attendait. — Quels sont vos hobbys, vos distractions, les sports que vous pratiquez. Connors ne vous fait pas travailler sept jours par semaine, n'est-ce pas? — Je... non, bredouilla-t-il avec un coup d'œil en direction de son patron. Je joue un peu au handball. — En équipe ou en solo ? Il passa un doigt sur sa bouche. — Surtout en solo. —Votre père fabriquait des bombes pendant la guerre de France, enchaîna-t-elle. Il travaillait en équipe ou en solo ? — Je... Il travaillait pour l'ARS - l'Armée de la Réforme sociale. Je suppose que c'était une équipe. — J'avais cru comprendre qu'il était free-lance, en quelque sorte, qu'il vendait ses services au plus offrant. Il rougit violemment. — Mon père était un patriote. — Le sabotage pour une bonne cause. Les terroristes se qualifient souvent de patriotes. Elle parlait d'un ton aimable mais, pour la première fois, elle capta dans les yeux de Lamont une lueur de colère. — Pensez-vous que le sabotage se justifie, monsieur Lamont ? Le massacre et le sacrifice d'êtres innocents pour défendre une juste cause vous paraissent-ils acceptables ? — En temps de guerre, c'est différent. À l'époque de mon père, notre pays était aux mains des bureaucrates, des exploiteurs. La révolution était nécessaire pour rendre au peuple le pouvoir. —Je prends ça pour une réponse affirmative, dit Eve avec un nouveau sourire. — En ce qui me concerne, je ne défends aucune cause. Je fabrique des explosifs pour l'exploration des gisements métallifères, pour la démolition de vieux bâtiments, de bâtiments vides, pour des essais militaires. Ce sont des commandes. Autotron est une compagnie réputée. —Je n'en doute pas. Ça vous plaît, de fabriquer des bombes ? — Ici, nous ne produisons pas de bombes, corrigeat-il d'une voix plus acerbe où, curieusement, l'accent français était soudain plus perceptible. Nos produits sont hypersophistiqués, à la pointe du progrès. Nous sommes les meilleurs sur le marché. — Excusez-moi. Vous aimez fabriquer des engins sophistiqués, à la pointe du progrès ? — Oui, mon travail me satisfait. Il me permet de mettre mes compétences en pratique. Et le vôtre, il vous plaît ? Il devenait insolent. Intéressant, songea Eve. — Enormément, et pour les mêmes raisons. Merci, monsieur Lamont, ce sera tout, —Je peux m'en aller? demanda-t-il, décontenancé. — Oui, merci. Fin de l'enregistrement, Peabody. —Je crois que le lieutenant Dallas en a terminé avec vous, Lamont, intervint Connors. Vous pouvez retourner à votre laboratoire. — Oui, monsieur, Il se leva, très raide, et sortit de la salle. — Il mentait, décréta Eve dès que la porte se fut refermée. — Oh oui... murmura Connors. — Quand a-t-il menti ? s'étonna Peabody qui pinça aussitôt les lèvres - trop tard, la question avait fusé. — Le nom de Cassandre ne lui est pas étranger, et il connaissait le Bidouilleur. Eve se gratta pensivement le menton. —Au début, il était un peu ébranlé, mais ensuite il s'est ressaisi. Il n'aime pas les flics. — Un sentiment très répandu, commenta Connors. Toutefois les gens commettent fréquemment l'erreur de sous-estimer certains flics. Vers la fin, il était sûr de t'avoir bien roulée dans la farine. Avec un reniflement de mépris, elle se redressa. — Un amateur. Peabody, demandez une filature sur notre petit ami Lamont, qu'on ne le lâche pas d'une semelle. Connors, je voudrais... —... son dossier professionnel, la liste des équipements et des matériaux dont il dispose, et l'inventaire de ses demandes de fournitures. Considère que c'est ia.it, conclut-il en se levant à son ioui. — Quelle efficacité ! Il lui prit la main et, parce que la regarder travailler l'avait charmé, il lui mordilla les doigts. —Je le surveillerai, moi aussi. — À distance. Il doit être convaincu de s'être parfaitement tiré de cet interrogatoire. Peabody... Elle se retourna, vit que son assistante rêvassait. — Réveillez-vous, Peabody ! — Lieutenant ! La jeune femme bondit, faillit renverser son siège. Le geste tendre, subtilement érotique, de Connors lui avait donné des idées - une en particulier : que lui réservait McNab, ce soir ? — Revenez sur terre, d'accord? Je te tiens au courant, dit Eve à Connors. — Entendu. Il les escorta jusqu'à la porte. Avant qu'elle franchisse le seuil, il retint Peabody par le bras. — Il a de la chance, chuchota-t-il. — Que... qui? — Celui qui vous fait rêver. Elle lui sourit d'un air idiot. — Peabody! Soupirant, celle-ci se hâta de rejoindre son supérieur hiérarchique. — Tu prends le jet, lieutenant, lança Connors. Eve tourna la tête, le regarda - grand, superbe dans l'encadrement de la porte. Dommage qu'elle n'ait pas le temps de s'enfermer dans cette salle avec lui ! — Peut-être. Au bout du compte, elle se décida à voyager dans l'avion privé de son mari - pour empêcher Peabody de bouder et gagner de précieuses minutes. Elle ne le regretta pas. Il faisait effectivement un froid de loup dans le Maine. Et, bien sûr, elle avait oublié ses gants. Les poings serrés dans ses poches, frissonnante, elle descendit du jet. Un officiel de l'aéroport, en combinaison molletonnée, lui remit une clé électronique. — Qu'est-ce que c'est ? —Votre véhicule, lieutenant Dallas. Il vous attend au parking, niveau deux, emplacement numéro cinq. — Connors... grommela-t-elle, saisissant la clé de ses doigts gourds. —Je vous indique le chemin. — Ouais, faites donc. Ils traversèrent le tarmac pour rejoindre le terminal. Dans la zone réservée aux passagers d'avions privés régnait un silence d'église qui surprenait après le brouhaha des halls où se bousculait le commun des mortels. Ils prirent l'ascenseur jusqu'au garage où Eve découvrit une voiture capable de circuler à la fois sur terre et dans les airs. Par rapport à cette merveille, les tout-terrain des inspecteurs de la brigade des stupéfiants ressemblaient à des carrioles. — Si vous préférez une autre marque, un autre modèle, vous n'avez qu'à demander, lui dit-on. — Non, ça me va très bien. Merci. Dès que leur guide se fut éloigné, Eve lâcha un horrible juron. — Il va falloir que Connors arrête ce cirque ! — Pourquoi ? — Parce que! répondit Eve, catégorique. Elle déverrouilla la portière, s'assit au volant. — Affichez l'itinéraire jusqu'au domicile de Monica Rowan. Peabody se frotta les mains, étudiant le tableau de bord digne d'un vaisseau spatial. — On roule ou on vole ? — Quand vous aurez fini de jouer les écolières, affichez cet itinéraire, nom d'un chien ! — On reste enfant toute sa vie, rétorqua Peabody entre ses dents, tout en s'exécutant. Une carte détaillée s'inscrivit aussitôt sur l'écran. Souhaitez-vous un radioguidage ? s'enquit l'ordinateur d'une voix douce de baryton. — On devrait pouvoir se débrouiller sans ça, crétin, répondit Eve. Parfait, lieutenant Dallas. Le trajet est de cinq kilomètres. Pour le parcourir à cette heure de la journée, compte tenu des limitations de vitesse, il vous faudra douze minutes et huit secondes. — Oh, on peut faire mieux que ça ! susurra Peabody. Pas vrai, lieutenant ? — On n'est pas là pour battre des records. Eve sortit du parking, franchit les limites de l'aéroport, s'engagea sur une portion d'autoroute, large et bien dégagée. Elle était humaine, n'est-ce pas ? Elle appuya sur l'accélérateur. — Oh là là ! s'exclama Peabody, tandis que le paysage défilait à toute allure derrière les vitres. Je veux une voiture comme ça ! Combien peut coûter cette petite splendeur, d'après vous ? Ce modèle est vendu cent soixante-deux mille dollars hors taxes. — Zut... —Vous vous sentez toujours enfant, Peabody? ricana Eve. — Oui, et je veux une augmentation. Elles traversaient des banlieues, avec leurs habituels centres commerciaux, complexes hôteliers et immeubles de bureaux. La circulation était un peu plus dense, mais demeurait fluide. Cela donna aussitôt à Eve la nostalgie de New York, de ses rues miteuses, de ses vendeurs ambulants, de ses piétons agressifs. — Comment les gens peuvent-ils vivre dans des endroits pareils? Toutes les banlieues de ce pays se ressemblent. — Et les gens se ressemblent aussi. C'est rassurant. Quand j'étais gosse, on est venus dans le Maine. On a visité Mount Desert Island, le parc national. — Les parcs nationaux sont bourrés d'arbres, de randonneurs et de bestioles. —Alors qu'il n'y a pas de bestioles à New York. — Peut-être quelques cafards, mais je préfère. — Dans ce cas, je vous invite chez moi, vous serez servie. — Plaignez-vous à votre supérieur. — C'est ce que je fais. Eve bifurqua à droite, ralentit car la rue était plus étroite, bordée de vieilles demeures à un ou deux étages, qui semblaient se presser les unes contre les autres. Devant s'étendaient des pelouses pelées et jaunies par l'hiver, semées de plaques de neige. Elle se gara le long d'un trottoir fissuré et coupa le moteur. Vous avez parcouru le trajet en neuf minutes quarante-huit secondes. N'oubliez pas de verrouiller les portières. — On aurait gagné deux minutes de plus par les airs, commenta Peabody. —Arrêtez donc de jubiler et prenez votre mine de flic. Monica nous observe par la fenêtre. Eve monta l'allée qu'on n'avait pas déneigée, et frappa à la porte. Elles attendirent un long moment, bien qu'apparemment Monica n'eût que trois pas à faire pour aller de la fenêtre à la porte. Mais Eve n'espérait pas un accueil chaleureux. Elle ne fut pas déçue. La porte grinça, un œil gris apparut dans l'entrebâillement. — Qu'est-ce que vous voulez ? — Lieutenant Dallas, de la police new-yorkaise. Mon assistante et moi avons quelques questions à vous poser, madame Rowan. Pouvons-nous entrer? — On n'est pas à New York. Ici, vous n'avez aucune autorité. —Nous avons des questions à vous poser, répéta Eve. Et nous avons un mandat qui nous autorise à vous interroger. Il vaudrait mieux pour vous que cet entretien se déroule ici, faute de quoi vous serez emmenée à New York. —Je n'irai pas là-bas, vous ne m'y obligerez pas. —Nous en avons le pouvoir. Mais nous préférerions vous éviter ça. —Je n'aime pas avoir des policiers sous mon toit, dit Monica Rowan qui ouvrit cependant la porte. Ne vous avisez pas de toucher à quoi que ce soit. Eve s'avança dans ce qui devait passer pour un vestibule et n'était en réalité qu'un mètre carré de linoléum fané, usé jusqu'à la trame. — Essuyez-vous les pieds avant d'entrer chez moi. Docile, Eve recula pour essuyer la semelle de ses bottes sur le paillasson. Elle en profita pour observer Monica Rowan plus attentivement. Elle ressemblait à son portrait. La mine sévère, le regard dur. Ses yeux, son teint, ses cheveux étaient quasiment du même gris terne. Elle était emmitouflée dans des vêtements de flanelle, malgré le chauffage qui ronflait. Eve commençait déjà à transpirer sous sa veste. — Fermez la porte ! Vous savez combien ça coûte de chauffer cette baraque ? Il faut se ruiner pour ne pas crever de froid, tout ça à cause du gouvernement. Peabody referma la porte et se retrouva coincée tout contre Eve. Monica, les bras croisés sur la poitrine, les toisa. — Posez vos questions, et fichez le camp. Quelle hospitalité ! songea Eve. — Nous sommes un peu à l'étroit, madame Rowan. Nous pourrions peut-être nous asseoir au salon. —Vous avez intérêt à vous dépêcher, j'ai des choses à faire. Elle les précéda dans une minuscule pièce d'une propreté affligeante. Le sofa et l'unique fauteuil étaient recouverts d'une housse transparente, les abat-jour des deux lampes assorties étaient encore protégés par du plastique. Une dizaine de figurines à la figure réjouie étincelaient sur un guéridon. Un chat - un automate bon marché - se leva du tapis, émit un miaulement éraillé et se recoucha avec un grincement métallique. Les tentures tirées de la fenêtre ne laissaient filtrer qu'un maigre rai de lumière. — Dépêchez-vous, répéta Monica, j'ai mon ménage à terminer. Si un grain de poussière s'était aventuré dans ce lieu, pensa Eve, il se serait déjà enfui en hurlant d'horreur. — Peabody, enregistrez. Elle récita ses droits à Monica. —Avez-vous bien compris quels sont vos droits et vos obligations, madame Rowan ? —Je comprends que vous débarquez chez moi sans y avoir été invitées et que vous me dérangez. Je n'ai pas besoin d'un avocat. Tous des vampires, des marionnettes du gouvernement qui sucent le sang des honnêtes citoyens. Arrêtez de tourner autour du pot. —Vous avez été mariée à James Rowan. —Jusqu'à ce que le gouvernement les tue, lui et mes enfants. —A l'époque de sa mort, vous ne viviez pas avec lui. — J'étais quand même sa femme, non ? — En effet. Pouvez-vous m'expliquer pourquoi vous vous étiez séparée de lui et de vos enfants ? Monica se raidit. — Ça ne regarde que moi. James était un grand homme. Une épouse a le devoir de se soumettre à la volonté, aux désirs de son mari. — Et vos enfants? Vous teniez compte de leurs désirs ? — Il avait besoin d'eux à ses côtés. Jamie les adorait. —Vous les adoriez aussi, madame Rowan? Eve réprima un mouvement d'agacement; les mots avaient jailli de ses lèvres sans qu'elle puisse les retenir. —Je les ai mis au monde, n'est-ce pas ? Monica pointait le menton d'un air agressif. —Je les ai portés pendant neuf mois, j'ai accouché dans la souffrance. Je me suis occupée d'eux, je les ai lavés, nourris, et le gouvernement m'a payé trois sous pour mon travail. En ce temps-là, un flic touchait davantage qu'une mère professionnelle. À votre avis, qui se levait au milieu de la nuit quand ils pleuraient, qui nettoyait tout sur leur passage ? Il n'y a rien de plus sale que des gosses. Il faut se tuer à la tâche pour garder une maison propre, quand il y a des enfants. — Vous connaissiez les activités de votre mari, ses liens avec le groupe terroriste Apollon ? — De la propagande, des mensonges. Le gouvernement ment, cracha Monica. Jamie était un grand homme. Un héros. S'il avait été le Président, ce pays se porterait infiniment mieux. Il n'y aurait pas toutes ces traînées, ces paumés et ces déchets dans les rues. — Vous avez travaillé avec lui ? — Le rôle d'une femme est de s'occuper de son foyer, de préparer des repas convenables et d'élever les enfants. Vous deux, vous voulez peut-être être des hommes, mais moi, je savais pourquoi Dieu avait mis les femmes sur cette terre et quelle était leur place. — Il vous parlait de son travail ? — Non. — Avez-vous rencontré certains de ses associés ? — J'étais son épouse. Je veillais à ce que sa maison soit bien tenue, pour lui et les gens qui croyaient en lui. — William Henson croyait en lui. — William Henson était loyal et brillant. — Avez-vous une idée de l'endroit où je pourrais trouver cet individu loyal et brillant ? Un sourire mauvais étira les lèvres minces de Monica. — Les chiens de chasse du gouvernement l'ont tué, comme ils ont tué tous les autres. — Vraiment ? Je n'ai aucune preuve de sa mort. — C'est un complot. Une conspiration, riposta Monica avec un tel dédain qu'elle en postillonnait. Ils ont arraché les honnêtes citoyens à leur foyer, ils les ont enfermés dans des cages, affamés, torturés, et exécutés. — On vous a arrachée à votre foyer, madame Rowan ? Torturée ? Les prunelles de Monica s'étrécirent. — Pour eux, je n'étais rien. — Pouvez-vous me donner le nom de ceux qui croyaient en lui et qui sont encore vivants ? — Ça remonte à plus de trente ans. — Et leurs femmes ? Leurs enfants ? Vous avez dû connaître leur famille, les fréquenter. — J'avais une maison à tenir. Je n'avais pas le temps de fréquenter qui que ce soit. Eve jeta un coup d'œil circulaire ; il n'y avait pas de vidéo dans la pièce. —Vous vous intéressez à l'actualité, madame Rowan ? — Je m'occupe de mes oignons, ça me suffit. — Dans ce cas, vous ignorez peut-être qu'hier un groupe terroriste nommé Cassandre a fait exploser le Plaza à New York. Il y a des centaines de victimes, notamment des femmes et des enfants. Les yeux gris cillèrent, se plantèrent de nouveau dans ceux d'Eve. — Ces gens auraient dû rester chez eux. — Cela ne vous fait rien que des terroristes assassinent des innocents ? Que ce groupe semble lié à votre défunt mari ? — Personne n'est innocent. — Pas même vous, madame Rowan ? Avez-vous été contactée par un membre quelconque de Cassandre ? enchaîna Eve. — Je m'occupe de mes oignons, répéta Monica. Je n'étais pas au courant, pour cet hôtel. Mais, à mon avis, le pays se porterait beaucoup mieux si tout New York sautait. Bon, je vous ai accordé tout le temps nécessaire. Je veux que vous sortiez de chez moi, ou j'appelle mon avocat. Eve lança une dernière pique. — Votre mari et son groupe n'ont jamais exigé d'argent, madame Rowan. Ils agissaient par conviction. Cassandre, en revanche, a pris la ville en otage et réclame une énorme rançon. James Rowan aurait-il approuvé ? —Je ne sais rien de tout ça. Je vous demande de sortir. Eve extirpa une carte de sa poche, la posa sur le guéridon devant une figurine représentant une femme rieuse. — Si un souvenir vous revenait, je vous serais reconnaissante de me joindre. Merci de nous avoir reçues. Elles quittèrent la maison, Monica sur leurs talons. Dehors, Eve aspira une grande bouffée d'air. — Retournons vite dans les rues pleines de traînées et de déchets. Peabody frissonna ostensiblement. —Avec grand plaisir. J'aurais préféré grandir avec des loups enragés qu'avec une femme pareille. Eve regarda, par-dessus son épaule, la fenêtre derrière laquelle Monica les surveillait par l'entrebâillement des tentures. — Il n'y aurait eu aucune différence, marmonnat-elle. Monica Rowan attendit que la voiture ait démarré et disparu. D'un geste vif, elle saisit la carte d'Eve. Ce pouvait être un mouchard. Elle avait bien retenu les leçons de Jamie. Se précipitant dans la cuisine, elle jeta la carte dans le recycleur et mit l'appareil en marche. Satisfaite, elle s'approcha du communicateur mural. Elle était peut-être sur écoute. Tout était peut-être piégé. Sales flics ! Avec un rictus de dégoût, elle prit un minuscule brouilleur dans un tiroir, l'ajusta sur le communicateur. Elle avait fait son devoir, n'est-ce pas? Sans se plaindre. Il était grand temps qu'on la dédommage. Elle programma le numéro. — Je veux ma part, déclara-t-elle d'une voix sourde et sifflante, quand on lui répondit. La police vient de partir, on m'a interrogée. Je n'ai rien dit. Mais la prochaine fois, je pourrais parler. Je pourrais bien avoir certaines choses à dire au lieutenant Dallas qui l'intéresseraient beaucoup. Je veux ma part, Cassandre, répéta-t-elle, grattant machinalement avec un chiffon désinfectant une imperceptible tache sur le comptoir. Je l'ai largement gagnée. 15 Cher camarade, Nous sommes Cassandre. Nous sommes fidèles. Vous avez dû recevoir les derniers rapports qui vous ont été transmis, et nous ne doutons pas que vous en êtes satisfait. Les prochaines étapes de notre plan sont en cours. Telles les pièces d'échecs qui nous divertissaient pendant nos longues et paisibles soirées, les pions sont sacrifiés pour la reine. Dans l'immédiat, il y a un petit problème que je vous demanderai de régler pour nous, car notre temps est compté et nous avons à nous concentrer sur notre objectif. Durant les jours à venir, il est vital de respecter le timing prévu. Vous trouverez ci-joint les données nécessaires pour organiser une exécution depuis trop longtemps remise. Nous espérions nous en charger nous-mêmes à une date ultérieure, mais les circonstances exigent qu'elle ait lieu sur-le-champ. Il n'y a aucune raison de s'inquiéter. Nous sommes contraints d'être brefs. À l'assemblée de ce soir, dites notre nom. Nous sommes Cassandre. Zeke ne bougea pas de toute la journée, craignant que, s'il sortait pour s'acheter du tofu au coin de la rue, Clarissa ne l'appelle. Il avait oublié de lui donner le numéro de son communicateur de poche, et se serait giflé pour son étourderie. Il s'occupait. Les petits travaux à faire ne manquaient pas dans l'appartement de sa sœur. Il nettoya le siphon de l'évier de la cuisine, changea le joint des robinets, ponça le bas de la porte de la chambre et des fenêtres pour qu'elles soient plus faciles à fermer, répara l'interrupteur capricieux de la salle de bains. Il prit note de se procurer ce qu'il fallait pour bricoler l'installation électrique, avant de retourner en Arizona. S'il en avait le temps, si Clarissa et lui ne partaient pas dès ce soir. Est-ce qu'elle allait l'appeler ? Se surprenant à contempler fixement le communicateur, il revint dans la cuisine et focalisa son attention sur le recycleur, Il le démonta, le nettoya, le remonta. Puis il resta là, immobile, le regard vide. Il imaginait ce que ce serait de rentrer à la maison avec Clarissa. La famille l'accueillerait chaleureusement, sur ce point il n'avait aucune inquiétude. Pour les adeptes du Free-Age, l'hospitalité était sacrée. On offrait le gîte et le couvert à quiconque était dans le besoin, sans lui poser de questions. De toute manière, même s'ils n'avaient pas pratiqué cette religion, les parents de Zeke étaient foncièrement tolérants et généreux. Pourtant, il savait que sa mère était perspicace, qu'elle lirait en lui comme dans un livre ouvert. Et elle n'approuverait pas ses sentiments envers Clarissa. Il l'entendait, aussi clairement que si elle avait été à son côté : « Elle est meurtrie, Zeke. Elle a besoin de temps et d'espace pour découvrir ce qu'elle porte en elle-même. Nul ne peut connaître son cœur quand il est aussi grièvement blessé. Sois un ami pour elle. Tu n'as pas le droit d'en demander davantage, et elle non plus. » Sa mère aurait raison, bien sûr. Malheureusement, il aurait beau s'efforcer de suivre ses sages conseils, il était déjà trop amoureux et il était allé trop loin pour faire demi-tour. Cependant il ne bousculerait pas Clarissa, il serait gentil, attentionné, il la traiterait comme elle méritait de l'être. Il la persuaderait de suivre une thérapie afin de retrouver son estime de soi. Elle serait entourée, elle verrait ce que devait être une famille. Il serait patient. Et quand elle recouvrerait son équilibre, il ferait l'amour avec elle, doucement, tendrement, pour qu'elle comprenne combien l'union d'un homme et d'une femme pouvait être merveilleuse, pour qu'elle oublie la souffrance et la peur. Il y avait tant de peur en elle. Les meurtrissures de sa chair guériraient, mais les plaies de son cœur, de son âme, risquaient de s'envenimer, de la dévorer. Et Zeke voulait que Branson paie pour ça. Il était honteux d'avoir ainsi soif de vengeance, cela allait à l'en-contre de tout ce en quoi il croyait. Hélas, même s'il s'évertuait à ne penser qu'à Clarissa, à la façon dont elle s'épanouirait loin de la ville - comme une fleur du désert -, son sang bouillait et réclamait justice. Il voulait qu'on enferme Branson dans une cellule, qu'il soit seul, qu'il tremble, qu'il supplie, comme Clarissa l'avait supplié. Remâcher de pareilles idées ne servait à rien, le bonheur et la guérison de Clarissa, dès qu'elle serait loin de son mari, ne dépendraient plus de lui. Le Free-Age enseignait que chacun doit vivre sa propre destinée, que la manie des hommes de juger et de châtier leurs semblables ne fait qu'entraver leur âme dans son parcours vers le degré le plus élevé de son évolution. La foi de Zeke était durement mise à l'épreuve. Car il avait déjà jugé B. Donald Branson, et il voulait le voir durement puni. Une part de lui, dont Zeke n'avait jamais soupçonné l'existence, brûlait d'infliger ce châtiment de ses propres mains. Il luttait pour étouffer ce désir, l'enfouir, mais ses poings se crispaient malgré lui, tandis qu'il contemplait le communicateur. Quand celui-ci bourdonna, il sursauta violemment, se précipita. — Oui... — Zeke. Le visage de Clarissa emplissait l'écran, des larmes roulaient sur ses joues. —Venez, je vous en prie, dit-elle avec un sourire tremblant. Il eut la sensation que son cœur éclatait dans sa poitrine. —J'arrive. Peabody avait hâte que la dernière réunion d'équipe de la journée s'achève. Oui, elle avait hâte que ça se termine. Point à la ligne. McNab, assis en face d'elle, lui adressait de temps en temps un clin d'œil discret et lui faisait du pied sous la table, pour lui rappeler ce qui allait se passer s'ils réussissaient à quitter ce maudit Central. Comme si elle pouvait penser à autre chose... Elle se demandait si elle n'avait pas perdu la tête, si elle ne devrait pas annuler leur rendez-vous. Essayer de se concentrer sur le travail était un véritable calvaire. — Si on a un peu de chance, disait Eve en arpentant la salle, Lamont bougera ce soir même, il tentera de prendre contact. On a deux flics qui le filent. J'ai l'impression que Monica Rowan n'est que de la petite bière, touteioïî ^body a déposé une requête pour mettre ses communicateurs sur écoute. En principe, on nous le refuserait, mais le gouverneur est sur les dents, il forcera la main au juge. Eve s'interrompit. Mentionner Connors durant une enquête lui déplaisait toujours. — En outre, en ce qui concerne Autotron, je ne désespère pas que Connors réunisse quelques preuves, sans alerter Lamont. — S'il y en a, il les trouvera, déclara Feeney, catégorique. — Hum... Je verrai ça avec lui tout à l'heure. McNab? Celui-ci était justement en train de décocher une œillade à Peabody. — Hein? Oh, je... excusez-moi. Oui, lieutenant? — Vous avez un tic ou quoi ? — Un tic ? répéta-t-il en évitant de regarder Peabody qui rougissait, saisie par une terrible envie de rire. Non, lieutenant. — Alors vous êtes peut-être disposé à nous faire votre rapport. — Mon rapport ? Comment un homme pouvait-il se montrer cohérent quand tout son sang quittait son cerveau pour affluer vers des régions inférieures de son corps ? — Eh bien... ainsi que vous l'aviez suggéré, j'ai contacté Connors pour un scanner de plus grande portée. Ensuite j'ai emmené Driscol de la brigade des explosifs au laboratoire de Trojan Sécurité. Connors nous y attendait avec le responsable du labo. Ils ont un nouveau scanner actuellement à l'essai, ils nous ont fait une petite démonstration. Une pure merveille, lieutenant. S'échauffant à mesure qu'il parlait, McNab se pencha en avant. — Cet engin est capable de scanner à travers six pouces d'acier, à cinq cents mètre* ^C distance. Dris-COi en a quasiment fait pipi dans son pantalon. — Épargnez-nous les problèmes de vessie du dénommé Driscol, rétorqua sèchement Eve. Est-ce que cet équipement est au point, peut-on l'utiliser ? — Oui, même s'il faut quelques réglages supplémentaires. Il est plus sensible et plus puissant que tous les appareils dont nous disposons. Connors a accéléré la fabrication. Nous en aurons quatre, éventuellement cinq, dès demain. — Anne, ça suffira ? — Si le matériel est aussi perfectionné que Driscol me l'a dit, ça ira. J'ai des équipes qui scannent les stades et les complexes sportifs depuis ce matin. On n'a encore rien découvert, mais on va lentement. Je suis à court de main-d'œuvre, vu tous les hommes qui sont sur le site du Plaza. — Nous avons un problème majeur: le temps, déclara Eve. Si Cassandre suit le programme du groupe Apollon, nous avons deux ou trois jours. Néanmoins, ne comptons pas là-dessus. Pour l'instant, nous avons fait le maximum dans la limite de nos possibilités. Je suggère que chacun rentre chez soi et s'accorde une bonne nuit de repos pour être en pleine forme demain. Peabody et McNab bondirent sur leurs pieds. Eve darda sur eux un regard noir. —Vous aussi, vous avez des problèmes de vessie? — Je... il faut que j'appelle mon frère, bredouilla Peabody. — Moi aussi. Je veux dire... rectifia McNab avec un gloussement nerveux. J'ai quelqu'un à appeler. — C'est vous qu'on doit pouvoir joindre à tout moment, jusqu'à ce que cette affaire soit bouclée. Ne l'oubliez pas. Comme les jeunes gens se ruaient hors de la pièce, Eve secoua la tête. — Qu'est-ce qu'ils ont, ces deux-là, depuis quelque temps ? grommela-t-elle. — Je n'ai rien vu, je ne sais rien, décréta Feeney en se levant. Dès qu'on aura le mandat, je mettrai Monica Rowan sur écoute. — Feçy.cy, qu'est-ce que tu as vu? lui demandat-elle, mais il avait déjà franchi le seuil. Décidément... il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. — On est tous sur les nerfs, commenta Anne. Bon, je me dépêche. Ce soir, ô joie suprême, c'est à moi de préparer le dîner. A demain, Dallas. — D'accord. Eve saisit machinalement sa veste. Dès qu'elle fut seule, elle s'approcha des écrans muraux pour parcourir une dernière fois les informations qui y étaient inscrites. L'appartement de McNab était situé trois rues plus loin. Ils s'y rendirent au pas de course. Le vent leur fouettait le visage, des gouttes d'eau glacée leur piquaient la peau. — Mettons les choses au point, attaqua Peabody. Elle devait reprendre le contrôle de la situation, s'éviter un désastre. — On va chez vous, on... on fait ce qu'on a à faire, ensuite c'est fini. Voilà. Les choses redeviendront comme elles étaient. — Très bien. Dans l'immédiat, il aurait accepté de se balader tout nu ou de traverser Times Square en marchant sur les mains, juste pour la dépouiller de son uniforme. Elle extirpa son communicateur de sa poche. —J'appelle mon frère pour lui dire que j'aurai un peu de retard. —Dites-lui que vous aurez beaucoup de retard, lui murmura-t-il à l'oreille, tout en la poussant dans le hall de son immeuble. Une vague de chaleur la submergea, qui l'excita et l'ennuya à la fois. — Il n'est pas encore à la maison. Gardez vos distances, d'accord ? Je ne tiens pas à ce que mon frère sache que je vais m'envover en l'air avec un maigrichon de la DDE. McNab s'écarta, un sourire malicieux aux lèvres. —Vous êtes d'un romantisme, mon chou... -Taisez-vous. Zeke, enchaîna-t-elle, quand la boîte vocale de son appartement se .déclencha, j'ai un imprévu, je rentrerai dans... euh, une heure... Elle hésita. McNab, hilare, levait deux doigts. — Peut-être un peu plus tard. On ira dans ce club, si tu veux, je suis sûre que ça te plaira. Je te rappellerai en partant. Elle rempocha son communicateur et pénétra dans l'ascenseur. — Dépêchons-nous, McNab. Je ne tiens pas à ce qu'il s'inquiète. —Alors, commençons tout de suite... Il l'empoigna, la plaqua contre la paroi et s'empara de sa bouche. — Eh, une minute! protesta-t-elle. Il est sécurisé, cet ascenseur ? — Je suis à la DDE, répondit-il en lui déboutonnant son manteau. Vous croyez que j'habiterais un immeuble qui n'est pas sécurisé ? — Débranchez la caméra de surveillance. Non, attendez, c'est illégal. Il sentait le cœur de la jeune femme cogner sous sa main. Tâtonnant sur le panneau, il arrêta l'ascenseur entre deux étages. — On s'en fiche. — Qu'est-ce que vous faites ? — Le nécessaire pour vivre l'un de mes dix fantasmes favoris. Prenant une minitrousse à outils dans sa poche, il entreprit de bricoler le tableau de sécurité. — Là-dedans ? s'exclama Peabody. Dans l'ascenseur ? Cette seule idée lui donnait déjà le vertige. —Vous êtes conscient d'enfreindre une tripotée de lois et règlements municipaux ? — Nous nous arrêterons mutuellement après. Seigneur, il tremblait comme une feuille. Qui aurait imaginé ça ? Il parvint néanmoins à désactiver le système d'alarme et la caméra. Avec un grognement de satisfaction, il jeta ses outils dans un coin de la cabine et, les yeux brillants, se tourna vers sa compagne. — McNab, c'est complètement dingue. —Je sais, dit-il en se débarrassant de son manteau. — J'adore... Il l'attira contre lui. — Moi aussi... Lorsque Zeke émergea des embouteillages et arriva enfin devant l'hôtel particulier des Branson, une fine couche de glace recouvrait la chaussée et les trottoirs. La pluie tombait en fines aiguilles qui tourbillonnaient dans la lumière des réverbères. Il songea au soleil clair et chaud de l'Arizona, qui serait comme un baume pour Clarissa. Ce fut elle qui vint ouvrir. Elle était très pâle, les larmes avaient laissé des sillons sur son visage. Sa main eut un imperceptible tressaillement quand elle se blottit dans celle de Zeke. —Je commençais à croire que vous ne viendriez pas. —Je suis désolé. Elle avait lâché ses cheveux qui tombaient sur ses épaules comme des vagues soyeuses où il brûlait de s'engloutir. — On roule au pas à cause du mauvais temps. Je ne comprends pas qu'on puisse vivre ici. — Moi non plus, et je ne veux plus vivre ici... Elle referma la porte, s'adossa au battant. —J'ai peur, Zeke, souffla-t-elle. Je suis si lasse d'avoir toujours peur. —Vous n'avez plus rien à craindre. Doucement, le cœur débordant d'amour, il encadra son beau visage de ses mains. —Je veillerai sur vous. —Je sais, murmura-t-elle. J'ai senti que ma vie allait changer à l'instant où je vous ai rencontré. Mais vous avez froid... Venez vous réchauffer près du feu. — Clarissa, je veux vous emmener loin d'ici. — Oui, et je... je suis prête à m'en aller. Elle se dirigea cependant vers le salon, s'approcha de la cheminée, frissonna. — J'ai préparé mes affaires, elles sont en haut. Je ne me rappelle même pas ce que j'ai mis dans mon sac de voyage. Elle s'appuya contre lui. — J'ai laissé un mot à B.D. Quand il rentrera demain, qu'il le lira... j'ignore comment il réagira. Je ne sais pas ce qu'il est capable de faire, et moi je tremble en pensant à ce que j'ai fait : je vous ai mis entre nous. — Vous avez eu raison. Je veux vous aider. — Parce que vous avez pitié de moi, répliqua-t-elle tristement. — Parce que je vous aime. Les larmes brillaient de nouveau dans ses yeux, pareilles à de la rosée sur des pétales de violettes. — Je vous aime aussi, Zeke. Cela me paraît impossible, incroyable, d'éprouver ce sentiment. Pourtant je vous aime. C'est comme si je vous avais attendu depuis toujours. Elle glissa ses bras autour de la taille de Zeke, leva la tête vers lui. — Comme si j'avais supporté cet enfer, survécu à tout cela car je devais vous attendre. Il lui baisa les lèvres, et ce fut pour lui une promesse, un serment. —Je monte chercher votre sac, murmura-t-il. Ensuite nous partirons d'ici. — Oui, répliqua-t-elle en souriant. Oui, nous partirons. Dépêchez-vous, Zeke. — Prenez un manteau. Il fait froid. Il sortit du salon, grimpa les marches de l'escalier. Son cœur battait follement. Elle l'aimait, elle était prête à le suivre. C'était un miracle. Il trouva la valise sur le lit, vit sur l'oreiller le mot qu'elle laissait à son mari. Il lui avait fallu du courage pour écrire ce billet. Un jour, elle comprendrait combien son âme était belle. Il redescendait quand il l'entendit hurler. Dans un coin de l'ascenseur, à moitié nue, Peabody essayait de reprendre sa respiration. Celle de McNab évoquait le sifflement d'une bouilloire. Ils s'étaient dévêtus, embrassés, mordus, unis comme deux sauvages. «L'expérience la plus inouïe de ma vie», songea Peabody dont le cerveau recommençait péniblement à fonctionner, — Seigneur... bredouilla McNab, la bouche pressée contre la gorge de sa compagne. Seigneur... Il n'aurait pas pu bouger un muscle, même si elle lui avait collé une arme sur la tempe. Elle avait un corps... fabuleux: voluptueux, pareil à un fruit mûr. Un homme ne s'en rassasiait pas, il ne pouvait que s'y noyer. D'ailleurs, c'était bien ce qu'il rêvait de faire -se noyer, dès qu'il aurait recouvré un peu de vigueur. Elle le serrait dans ses bras. Elle ne se résignait pas à le lâcher. Elle ne savait même plus comment ils avaient réussi à faire l'amour dans cette cabine exiguë. Ces dix dernières minutes avaient été un tourbillon, un plongeon dans la folie. — Il faut qu'on sorte de là... soupira-t-elle. — Oui... Mais il continuait à lui mordiller le cou, une caresse qu'elle trouvait à la fois tendre et effrayante. Puis il s'écarta de quelques centimètres, la contempla. — Bon Dieu, tu es magnifique ! C'était ridicule, elle le savait bien. Son soutien-gorge pendait à son épaule par une bretelle, son pantalon était baissé jusqu'aux chevilles, elle avait encore ses chaussettes et ses chaussures réglementaires. Quant à sa culotte, elle était probablement en lambeaux. Et la série d'abdominaux qu'elle s'infligeait quotidiennement ne lui avait pas encore aplati le ventre. Malgré tout ça, l'admiration et le désir qu'elle lisait dans le regard de McNab la firent frissonner. — Tu n'es pas mal non plus, dit-elle avec une coquetterie bien féminine. Il était très mince, elle pouvait presque compter ses côtes, une vraie planche à pain. En principe, elle n'était pas attirée par ce genre d'homme. Mais lui, avec ses longs cheveux blonds emmêlés... Ils se sourirent. —Je ne suis pas vraiment repu, murmura-t-il. — Tant mieux, moi non plus. Zeke dévala quatre à quatre l'escalier, traînant la valise de Clarissa. Il se rua dans le salon. Elle était effondrée par terre, une main sur sa joue. Sur sa peau, entre ses doigts écartés, il distingua une vilaine marque rouge. B. Donald Branson se penchait vers elle, furibond, le poing levé. — Tu pensais aller où ? Il saisit le manteau gisant sur le sol, la fouetta avec la lourde étoffe. —Je ne t'avais pas autorisée à quitter la maison. Tu crois avoir le droit de sortir en mon absence, espèce de garce ? — Laissez-la tranquille, ordonna Zeke d'une voix calme, malgré la rage qui bouillait en lui. — Tiens, tiens... Branson se retourna, mal assuré sur ses jambes. Il empestait le whisky. — Mais voilà qui est charmant... La traînée et l'artisan. Il s'avança vers Zeke, lui planta un doigt dans la poitrine. — Foutez le camp. —J'en ai l'intention. Avec Clarissa. — Zeke, non... Ne l'écoute pas, B.D. Elle se mit à genoux, comme une femme en prière. —Je... je voulais juste faire une petite promenade. C'est tout. — Sale menteuse ! Vous comptiez me voler ce qui m'appartient? enchaîna-t-il, poussant de nouveau Zeke. Elle vous a dit combien d'autres types elle a eus ? — Ce n'est pas vrai, sanglota-t-elle. Je n'ai jamais... Comme Branson revenait vers elle, elle se recroquevilla. — Ferme-la! Ce n'est pas à toi que je parle. Vous avez eu envie de faire des heures supplémentaires ? cracha-t-il à la figure de Zeke. Dommage pour vous que j'aie annulé mon déplacement, mais peut-être que vous vous l'êtes déjà tapée ! Il ricana, bouscula Zeke qui recula d'un pas. — Non... Si c'était le cas, vous sauriez que, au lit, elle ne vaut rien. Belle et frigide. Mais elle est à moi. — Plus maintenant. — Zeke, non... je veux que vous partiez, balbutiat-elle, claquant des dents. Ça ira, partez. — Nous partirons ensemble, dit posément Zeke en ramassant son manteau. Il ne vit pas venir le coup. Il n'était pas habitué à la violence physique. Le poing de Branson percuta sa mâchoire, des éclairs fulgurèrent devant ses yeux. Sonné, il entendit Clarissa crier: — Ne lui fais pas de mal, B.D., je t'en prie. Je ne m'en irai pas. Je jure que... Elle hurla de nouveau, son mari l'avait empoignée par les cheveux. Alors tout se passa très vite, comme dans une sorte de brouillard rougeoyant. Zeke bondit, frappant d'une main, saisissant Clarissa de l'autre. Branson glissa sur le parquet ciré, tomba brutalement à la renverse. Son crâne heurta la cheminée de marbre avec un craquement sinistre. Effaré, Zeke se figea, soutenant Clarissa de son bras. Une mare de sang se formait déjà autour de la tête de Branson. — Mon Dieu! souffla-t-il. Il porta Clarissa jusqu'à un fauteuil où elle se pelotonna, puis se précipita vers Branson. De ses doigts tremblants, il lui tâta le cou. — Je ne sens plus le pouls. Déchirant la chemise de Branson, il entreprit de lui faire un massage cardiaque. —Appelez une ambulance ! Mais c'était trop tard, il le savait. Les yeux de Branson étaient vitreux, le sang ruisselait de la plaie. Zeke se força à scruter son aura; elle s'était effacée. — Il est mort, n'est-ce pas? Il est mort, gémit-elle. Qu'est-ce qu'on va faire ? Zeke se redressa, en proie à la nausée. Il avait tué un homme, au mépris de ses convictions les plus profondes. —Appeler une ambulance, répéta-t-il. La police. — La police... Non, non! s'écria-t-elle, livide. Ils m'enverront en prison, ils vont m'enfermer. — Clarissa... Il s'accroupit devant elle, lui étreignit les mains. Il avait l'impression que les siennes étaient souillées, infâmes. — Vous n'êtes pas responsable. C'est moi qui l'ai tué. — Vous ne... bredouilla-t-elle, éperdue. Oh... tout ça à cause de moi. — Non, à cause de lui. Maintenant, vous devez être forte. — Forte, oui... Je le serai, oui. Oh, je ne me sens pas bien. Je... vous pouvez m'apporter un peu d'eau ? — Il faut alerter la police. — Oui, oui, je vais le faire. On va le faire. Mais j'ai besoin d'un petit instant pour... s'il vous plaît. Vous voulez bien m'apporter de l'eau ? — D'accord, ne bougez pas. Chancelant, il s'éloigna. Il se sentait glacé jusqu'à la moelle des os. Il avait tué. Dans la cuisine, les deux domestiques ne lui prêtèrent pas attention. Il s'immobilisa, la main sur la porte, pour ne pas s'effondrer. Le souvenir du crâne de Branson heurtant la cheminée et ce craquement atroce le hantaient. — De l'eau, articula-t-il avec peine. Un fumet de rôti, de sauce qui mijotait, flottait dans la pièce. Zeke grimaça, le cœur au bord des lèvres. — Mme Branson demande de l'eau, ajouta-t-il. Sans un mot, l'une des droïdes en uniforme ouvrit le réfrigérateur. Hébété, Zeke la regarda verser de l'eau dans un verre, couper un citron. Il réussit tant bien que mal à saisir le verre qu'elle lui tendait, retourna au salon. À quatre pattes, Clarissa nettoyait frénétiquement le parquet. Le corps de son mari avait disparu. — Que... qu'est-ce que vous faites? Paniqué, il posa le verre et la rejoignit en deux enjambées. —Je suis forte, je fais ce qu'il faut. Laissez-moi terminer. Elle le repoussait, pleurait. L'odeur du sang était insoutenable. —Arrêtez, Clarissa. Où est-il? — Parti. Il est parti, et personne n'a à le savoir. — Mais de quoi parlez-vous ? Il lui arracha le chiffon ensanglanté, le lança dans les flammes. — Pour l'amour du ciel, Clarissa, qu'avez-vous fait ? — Le droïde l'a emporté, répondit-elle, fixant sur lui un regard halluciné. Il l'a mis dans la voiture, il le jettera dans le fleuve. On va laver tout ce sang. Et on s'enfuira. On s'en ira, on oubliera ce qui s'est passé. — Non, Clarissa. —Je ne leur permettrai pas de vous mettre en prison, dit-elle en l'agrippant par la chemise. Je ne le supporterais pas. Non... je n'y survivrais pas. — Nous devons affronter la situation. Sinon, je ne pourrais plus jamais me regarder dans une glace. Comme elle s'écroulait contre lui, il la souleva et l'assit dans le fauteuil. —Vous allez appeler la police? marmonna-t-elle avec désespoir. — Oui. Ils étaient enfin dans un lit. Peabody ne savait plus très bien comment ils avaient réussi à quitter l'ascenseur et à se retrouver dans la chambre de McNab sans se dévorer mutuellement, mais ils y étaient parvenus. McNab roula sur les draps froissés et brûlants. — Ça me reprend, murmura-t-il dans la pénombre, d'une voix rauque qui la fit frémir tout entière. Elle se mit à rire comme une folle. — Moi aussi. On est dingues ! — Encore deux ou trois fois, et ça nous passera, on sera guéris. — On sera morts, oui. Il lui caressait la poitrine. Il avait de longs doigts très fins, qu'elle commençait à adorer. —J'aime tes seins. — Merci... —J'ai envie de les manger, soupira-t-il, titillant ses mamelons du bout de la langue. —Ils sont à moi. Elle rougit en l'entendant rire. —Je veux dire... ils ne sont pas artificiels. —Je le sais, Dee. Crois-moi, les merveilles de dame Nature sont incomparables. Pourquoi l'appelait-il Dee ? Cela rendait les choses trop personnelles... intimes. Il ne fallait pas. Elle allait lui en faire la remarque, mais sa main glissait doucement, paresseusement, sur son ventre. — Bon Dieu, tu es tellement... féminine ! Il s'apprêtait à allumer la lumière, quand soudain un communicateur bourdonna. — Merde ! Lumière, commanda-t-il. C'est le tien ou le mien ? En une fraction de seconde, ils étaient redevenus des flics. Elle plongea vers son manteau. — Le mien, marmonna-t-elle en extirpant son appareil de la poche. Apparemment, ce n'est pas le dispatching. Blocage de la fonction vidéo, ordonna-t-elle. Ici Peabody. — Dee... En découvrant le visage de son frère sur l'écran, elle crut que son cœur cessait de battre. Cette expression-là, hagarde, perdue, elle ne l'avait que trop vue depuis qu'elle était dans la police. — Qu'y a-t-il ? Tu es blessé ? — Non... Dee, il faut que tu viennes. Préviens Dallas, demande-lui de te rejoindre au domicile de Clarissa Branson. J'ai tué son mari. Eve acheva de lire les documents que Connors lui avait remis et s'adossa au fauteuil de son bureau. —Alors comme ça, depuis six mois, Lamont a volé du matériel à Autotron. Par petites quantités. — Il a bien dissimulé ses agissements. Dire que, pendant ce temps, Connors avait grassement payé ce salaud. Il avait toutes les peines du monde à contenir sa fureur. — Il jouissait d'une certaine autonomie, ses demandes de fournitures n'étaient pas contrôlées. Il a gonflé ses commandes, et barboté la marchandise en rab. — Laquelle a été livrée au Bidouilleur, je suppose. En tout cas, on a de quoi l'epingler pour vol de matériaux dangereux. Et moi, ça me suffit pour le boucler dans une salle d'interrogatoire et le cuisiner. Connors contemplait sa cigarette. — Tu ne peux pas attendre que je le vire de mon entreprise, je présume. Après un bref entretien. —Je préfère le mettre à l'abri dans une cellule, et t'épargner une inculpation pour coups et blessures. Merci pour ton aide. — Pardon ? Oh... tu veux bien me répéter ça, que je l'enregistre ? —Ah, ah ! Que cela ne te monte pas à la tête. Distraitement, elle pressa les doigts sur ses tempes. Elle avait un début de migraine. — Il nous faut trouver la prochaine cible. Je ferai appréhender Lamont dans la soirée, mais je doute qu'il sache où et quand ils ont décidé de frapper. — Il doit malgré tout connaître quelques-uns de ces individus. Connors contourna le bureau, se campa derrière Eve et lui massa les épaules. — Essaie de ne plus y penser pour l'instant, lieutenant. Laisse ton cerveau se reposer un peu. — Oui... soupira-t-elle, s'abandonnant aux mains prodigieuses de son mari. Hum... ne t'arrête surtout pas. — Si nous étions nus, je serais beaucoup plus efficace. —Ah bon? Riant, elle déboutonna sa chemise... pour la reboutonner aussitôt en entendant la sonnerie de son communicateur. — Zut... Dallas! — Ô mon Dieu... Dallas... Eve se leva d'un bond. — Peabody ? — C'est mon frère. Zeke. II... Eve chercha la main de Connors, l'agrippa de toutes ses forces. — Parlez, Peabody. — Il dit qu'il a tué B. Donald Branson. Il est là-bas. Je suis en route. —Je vous y rejoins. Ne craquez pas, Peabody. Ne faites rien. Vous avez compris ? Ne faites rien avant mon arrivée. — Oui, lieutenant. Dallas... —Je serai là dans cinq minutes. Eve interrompit la communication, se rua vers la porte. —Je t'accompagne. Elle ouvrit la bouche pour refuser, se rememora 1'expression terrifiee de son assistante. — On prend une de tes voitures, decreta-t-elle, je serai la-bas plus vite. 16 Eve ne fut pas surprise d'arriver sur les lieux avant Peabody, elle s'en félicita. Car un seul coup d'œil au parquet taché de sang devant la cheminée, au bras protecteur de Zeke autour de Clarissa, lui donna des crampes d'estomac. Pauvre Peabody ! Quelle galère ! — Où est le corps ? —Je m'en suis débarrassée. Clarissa se redressa, vacillante. —Restez assise, Clarissa, lui dit doucement Zeke. Elle est en état de choc. Elle a besoin d'un médecin. Eve s'avança, s'efforçant d'étouffer en elle tout sentiment de compassion pour enregistrer simplement que Mme Branson avait des hématomes sur le visage. —Vous vous en êtes débarrassée? — Oui. Quand... après que... J'ai demandé à Zeke d'aller me chercher un verre d'eau pour le faire sortir du salon. Elle montra le verre posé sur une table marquetée. —Ensuite, un des droïdes a emporté mon mari. Je l'ai programmé pour qu'il jette le... le corps dans le fleuve. — Elle était en état de choc, répéta Zeke. Elle ne savait plus ce qu'elle faisait. Tout s'est passé si vite et... — Zeke, asseyez-vous là, coupa Eve en désignant le divan. — C'est moi le coupable. Je l'ai bousculé. Je ne voulais pas le... il la frappait. —Asseyez-vous, Zeke. Connors, emmène Mme Branson dans une autre pièce. Elle devrait s'allonger. — Venez, Clarissa. — Il n'y est pour rien, sanglota-t-elle. Je suis responsable. Il essayait seulement de m'aider. — Eve s'occupe de tout, murmura-t-il. Venez avec moi, murmura Connors en lançant à sa femme un regard appuyé. Dès qu'ils furent sortis, Eve se campa devant Zeke. — Il ne s'agit pas encore d'un interrogatoire officiel. Ne parlez pas, écoutez-moi d'abord. Je dois tout savoir, dans les moindres détails. Surtout n'en oubliez aucun. — Je l'ai tué, Dallas. — Fermez-la. Quand je vous aurai lu vos droits, vous parlerez. Je suis l'amie de votre sœur, alors ouvrez bien vos oreilles. Dès qu'on vous enregistrera, vous me regarderez droit dans les yeux. Compris ? Pas d'hésitation, de dérobade. A priori, c'est un cas de légitime défense ou un accident. Mais le fait que Clarissa se soit débarrassée du corps vous met tous les deux dans une situation délicate. — Elle ne... — Silence, nom d'une pipe! s'énerva-t-elle. Il y a moyen de vous tirer de ce bourbier. On vous trouvera un bon avocat. Je demanderai que vous subissiez des tests psychologiques. Mais là, on va enregistrer votre déposition, et vous allez tout me raconter. Ne vous imaginez pas qu'en omettant certains détails vous protégerez Clarissa. Vous ne ferez qu'aggraver les choses. — Je vous expliquerai tout ce qui s'est passé. Mais êtes-vous obligée de l'emmener? Elle a peur de la police. Elle est si fragile. Il la maltraitait. Si vous pouviez vous contenter de m'arrêter, moi... Eve s'assit sur le bord de la table basse, face à lui. Seigneur, il n'était encore qu'un gamin ! — Vous faites confiance à votre sœur, Zeke ? — Oui, naturellement. — Et elle a confiance en moi. Entendant du remue-ménage dans le hall, elle se redressa. — C'est sûrement elle qui arrive. Vous tiendrez le coup? Il hocha la tête, se leva à son tour. — Zeke ! s'écria Peabody en se précipitant vers lui pour le toucher, lui palper le visage, les épaules. Tu vas bien ? Tu n'es pas blessé ? —Non, Dee... murmura-t-il, appuyant son front contre celui de la jeune femme. Je suis navré, je suis tellement navré. — Ça ira, ne t'inquiète pas. Il nous faut un avocat et... — Non, pas tout de suite, coupa Eve. Peabody pivota sur ses talons, les yeux embués, emplis de terreur. — Il a besoin d'un défenseur. Dallas... on ne va pas le mettre en cellule, il ne... — Taisez-vous, Peabody, lança sèchement Eve. C'est un ordre. Son assistante pleurait maintenant à chaudes larmes, et Eve en éprouva une bouffée de panique. « Peabody, non, ne craquez pas. Ne me faites pas ça. » — C'est un ordre, répéta-t-elle. Asseyez-vous. Elle aperçut McNab du coin de l'œil, ne se demanda même pas ce qu'il fabriquait là. — McNab, vous enregistrerez la déposition. Vous remplacerez Peabody à titre provisoire. — Dallas... protesta celle-ci. —Vous ne pouvez pas travailler sur cette affaire, n'est-ce pas, McNab ? —Vous avez raison, lieutenant. Il s'approcha, se pencha vers Peabody. — Tenez bon, d'accord? Accrochez-vous, tout ira bien. Il prit l'appareil épinglé au col de la jeune femme, le fixa à sa chemise rose froissée. — Je suis prêt, lieutenant. — Enregistrement. Lieutenant Eve Dallas, domicile de B. Donald Branson, interrogatoire de Zeke Peabody concernant la mort suspecte de B. Donald Branson. Elle se rassit sur la table basse, planta son regard dans celui de Zeke et lui récita ses droits. Tous deux feignirent de ne pas entendre le gémissement étouffé de Peabody. — Dites-moi à présent ce qui s'est passé. — Il vaut mieux que je commence par le début. Je peux? — Oui. Ainsi qu'Eve le lui avait recommandé, il la fixait droit dans les yeux. Il relata sa première journée de travail dans cette demeure, ce qu'il avait entendu, puis sa conversation avec Clarissa. Sa voix s eraillait parfois, mais Eve se bornait à l'encourager d'un signe à poursuivre son récit. Elle voulait justement qu'on enregistre bien son émotion, sa détresse. — Quand je suis redescendu avec sa valise, elle a hurlé. Elle était au salon, par terre. Il l'insultait, il était ivre. Il l'avait frappée. Il fallait que j'intervienne. À tâtons, il chercha la main de sa sœur, s'y cramponna. —Je souhaitais simplement l'emmener loin d'ici, loin de lui... Non, ce n'est pas vrai. Il ferma un instant les paupières. Ne rien omettre, Eve avait insisté là-dessus. — Je voulais qu'il soit châtié. Je voulais qu'il paie, mais... je devais surtout la mettre à l'abri. Il l'a empoignée par les cheveux pour la relever. Pour lui faire mal, par plaisir. Je l'ai repoussé, bousculé. Et alors... il est tombé. —Vous vous êtes interposé, déclara Eve d'un ton neutre. Pour éviter qu'il ne frappe de nouveau Clarissa. Vous l'avez poussé et il est tombé. C'est bien ça? — Oui, il est tombé en arrière. J'étais pétrifié, je ne pouvais plus bouger, réfléchir. Il a glissé sur le parquet et... j'ai entendu son crâne heurter le marbre. Et... il s'est mis à saigner. Je lui ai pris le pouls, je n'ai rien senti. Il avait les yeux ouverts, le regard fixe. Son aura avait disparu. — Son... quoi? — Son aura. Sa force vitale. Je ne la voyais plus. — D'accord, rétorqua-t-elle - inutile de s'attarder sur ce point. Qu'avez-vous fait ensuite ? — J'ai dit à Clarissa qu'il fallait appeler une ambulance. Je savais que c'était trop tard, mais ça me semblait quand même nécessaire. Et il fallait aussi alerter la police. Elle tremblait de tous ses membres, elle avait si peur. Elle s'accusait d'être responsable de tout. Je lui ai dit qu'elle devait être courageuse, elle s'est un peu ressaisie. Elle m'a demandé d'aller lui chercher de l'eau, de lui accorder un petit instant. Si j'avais deviné ce qu'elle avait en tête... Il s'interrompit, pinça les lèvres. — Continuez, Zeke, jusqu'au bout. Votre silence n'aidera pas Clarissa. — Elle a fait ça pour moi. Elle avait peur pour moi. Elle était en état de choc, vous comprenez ? Les yeux gris et doux du jeune homme imploraient Eve. — Elle a paniqué, c'est tout. Elle a cru que, si le corps disparaissait, si elle nettoyait le sang, tout irait bien. Il la maltraitait, murmura-t-il, elle était terrorisée. — Expliquez ce qui s'est passé. Vous êtes allé lui chercher de l'eau. Il soupira, acquiesça et termina son récit. — Merci, déclara Eve après un moment de réflexion. On devra vous emmener au Central pour une déposition en bonne et due forme. — Oui... — McNab, prévenez le dispatching. Eve lança un coup d'œil à Peabody qui s était levée d'un bond. — Homicide, a priori un cas de légitime défense. Qu'on nous envoie une équipe ici, et une autre pour draguer le fleuve. Zeke, deux agents vous conduiront au Central. Vous n'êtes pas en état d'arrestation, mais vous serez placé en garde à vue jusqu'à ce que cette résidence soit sécurisée et que toutes les pièces à conviction soient réunies. —Je peux voir Clarissa avant de partir? — Non, ce n'est pas une bonne idée. McNab, vous restez là. Peabody, suivez-moi. Elle entraîna son assistante dans le hall. Connors sortait d'un petit salon. Il referma la porte, les rejoignit. — Elle dort. — Pas pour longtemps. Peabody, remettez-vous et écoutez-moi. Vous accompagnerez votre frère. Je donnerai l'ordre qu'on le mette dans une salle d'interrogatoire, pas en cellule. Vous lui expliquerez qu'il doit accepter de se soumettre au détecteur de mensonge, à un examen psychologique et à des tests de personnalité. Mira s'en chargera. On accélérera les choses en sorte que ce soit fait dès demain. On lui trouvera un avocat pour qu'il soit relâché cette nuit. Il sera peut-être obligé de porter un bracelet électronique en attendant les conclusions de Mira, mais on le tirera de là. — Ne me tenez pas à l'écart de... — N'en demandez pas trop, coupa Eve d'un ton abrupt. Je m'occupe de votre frère. Si je vous laisse vous en mêler, ça sera suspect. Que je m'attribue ce dossier est déjà largement discutable. Peabody s'évertuait à ravaler ses larmes, en vain. —Vous avez été tellement formidable avec lui. Vous avez eu raison de prendre sa déposition sans qu'il soit assisté d'un avocat. — Un aveugle verrait qu'il est incapable d'écraser une mouche. Personne ne mettra la légitime défense en question. À condition qu'on retrouve le corps, ajouta Eve in petto. — Il s'en tirera, bougonna-t-elle. — J'aurais dû veiller sur lui... Voilà que Peabody sanglotait à présent, hoquetait comme une enfant. Désemparée, Eve regarda Connors, écarta les mains. Aussitôt il prit Peabody dans ses bras, lui caressa les cheveux, la berça. Il observait Eve. Elle souffrait, et cela lui était intolérable. — Tout ira bien, murmura-t-il. Laissez Eve s'occuper de lui. Eve se détourna. Les sanglots de son assistante lui tordaient l'estomac. — Il faut que je parle à cette femme. McNab sécurisera le périmètre et attendra les autres. Tu peux... rester là ? Il opina et, tandis qu'Eve pénétrait dans la pièce où Clarissa dormait, continua à chuchoter des paroles de réconfort à Peabody. — Je suis désolée, bredouilla-t-elle. — Ne le soyez pas. Pleurez, ça vous fait du bien. Elle secoua la tête, s'écarta et s'essuya les joues. — Elle ne craquerait pas, elle. — Peabody, rétorqua-t-il avec un sourire affectueux, elle craque aussi. Eve fit des pieds et des mains, actionna tous les leviers possibles. Elle parlementa, argumenta, faillit recourir à la menace. Pour finir, elle fut chargée de l'enquête sur la mort de B. Donald Branson. Elle fit réserver deux salles d'interrogatoire, séparer Zeke et Clarissa, houspilla les techniciens du labo qui passaient la scène du crime au peigne fin, terrorisa l'équipe qui draguait déjà l'East River, ordonna à McNab de vérifier ce que le droïde des Branson avait dans le ventre, puis débarqua au Central avec une épouvantable migraine. Mais elle avait obtenu tout ce qu'elle voulait. Avant de prendre les dépositions, elle contacta Mira et s'arrangea pour que Zeke et Clarissa soient testés dès le lendemain. Elle décida d'interroger d'abord Clarissa. Celle-ci, une fois remise du choc, exigerait sans doute un avocat, lequel lui recommanderait de garder le silence. Zeke passerait après son propre intérêt, c'était humain. Quand Eve entra dans la salle, Clarissa était assise à la table, très pâle, les mains crispées sur un verre d'eau. Eve ordonna d'un geste à l'agent en uniforme, posté dans un coin, de sortir. —Est-ce que Zeke va bien? — Oui. Et vous, madame Branson, vous vous sentez un peu mieux ? — C'est comme un cauchemar. Complètement irréel. B.D. est mort, n'est-ce pas? Eve s'approcha de la table, tira une chaise. — Pour l'instant, nous n'avons aucune certitude. Le corps n'a pas été retrouvé. Clarissa frémit, ferma les yeux. — Je suis coupable. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Je n'étais plus lucide. — Maintenant, il faut l'être, rétorqua Eve d'un ton dénué de sollicitude - si elle manifestait de la compassion, Clarissa s'effondrerait de nouveau. Enregistrement. Les préambules de rigueur terminés, elle se pencha vers son interlocutrice. — Que s'est-il passé ce soir ? —J'ai appelé Zeke. Il est venu. Nous devions partir tous les deux. Loin. —Vous aviez une liaison ? — Non. Clarissa leva la tête, fixant sur Eve ses magnifiques yeux violets. —Non, nous n'avons jamais!.. Nous nous sommes embrassés une fois. Nous étions amoureux. Cela paraît ridicule, nous nous connaissons à peine. Mais... voilà. Il était si gentil avec moi, si doux. Je voulais me sentir en sécurité. C'est tout ce que je voulais. Je l'ai appelé, et il est venu. — Où comptiez-vous aller ? — En Arizona, je crois. Je ne sais pas. Clarissa porta la main à son front, l'effleura de ses doigts fuselés. —J'avais fait ma valise, Zeke est monté la chercher. J'ai pris un manteau. Alors B.D. est arrivé. Ce n'était pas prévu. Un violent tremblement secoua les épaules de Clarissa. — Il ne devait pas rentrer ce soir. Il avait bu, il a vu mon manteau. Il m'a frappée. Elle toucha l'hématome sur sa joue. — Zeke lui a dit de me lâcher. B.D. bousculait Zeke, il hurlait des obscénités. Il m'a agrippée par les cheveux. Il m'a remise debout. Il me semble que j'ai crié. Zeke l'a repoussé, parce qu'il me faisait mal. Et B.D. est tombé. Il y a eu un bruit atroce, et puis du sang. Du sang... bal-butia-t-elle. —Après que votre mari est tombé, qu'a fait Zeke? — II... je ne sais pas trop. — Réfléchissez. — II... Les larmes de Clarissa tombaient une à une sur la table. — Il m'a assise dans un fauteuil, il a tâté le pouls de B.D. Il m'a dit d'appeler une ambulance, de me dépêcher. Je ne pouvais pas bouger. J'étais paralysée. B.D. était mort. Zeke a dit qu'il fallait prévenir la police. J'avais tellement peur. Je lui ai répondu qu'il valait mieux nous enfuir. Il n'a pas voulu. Elle s'interrompit, dévisagea Eve. — B.D. connaît les gens de la police, souffla-t-elle. Il me répétait que, si je le dénonçais, si je disais qu'il me battait, on m'enfermerait en prison. On me mettrait dans une cellule et on me violerait. Il connaît les gens de la police. —Vous êtes dans les locaux de la police, rétorqua froidement Eve. Est-ce qu'on vous a enfermée dans une cellule, violée ? Clarissa tressaillit. —Non, mais... — Zeke vous a demandé de prévenir la police. Que s'est-il passé ensuite ? — Je l'ai envoyé chercher de l'eau dans la cuisine. Je pensais que si je pouvais... effacer tout ça... Il est sorti du salon, j'ai programmé le droïde pour que... qu'il emporte le corps, qu'il le jette dans le fleuve. Et puis j'ai essayé de nettoyer. Il y avait tellement de sang... —Vous avez réagi très vite. — Il le fallait. Zeke allait revenir, m'empêcher de... C'est d'ailleurs ce qu'il a fait, murmura-t-elle, baissant la tête. Et maintenant, on est ici. — Pourquoi êtes-vous ici ? — Il a appelé la police. Et on l'a mis en prison. Je suis coupable, et c'est lui qui ira en prison. «Non, songea Eve, il n'en est pas question. » — Depuis combien de temps êtes-vous mariée avec B. Donald Branson ? — Presque dix ans. — Et il vous a maltraitée pendant tout ce temps ? Eve n'avait pas oublié la lecture du testament, la façon dont Clarissa s'était raidie quand son mari lui avait entouré les épaules de son bras. — Non... Au début, ça allait. Mais je le décevais sans cesse. Je suis tellement stupide. Ça le mettait dans des colères terribles. Alors il me frappait - il disait qu'il me battait pour me rendre plus intelligente, pour me montrer qui commandait. « N'oublie pas qui commande ici, petite. Ne l'oublie pas. » Eve déglutit péniblement, ravalant le flot de bile qui lui brûlait la gorge au souvenir de ces mots, de cette voix qui avaient fait de son enfance un enfer, — Vous êtes adulte. Pourquoi ne l'avez-vous pas quitté ? — Pour aller où ? balbutia Clarissa avec désespoir. Il m'aurait retrouvée. —Vous auriez pu vous réfugier chez des amis, dans votre famille. Elle n'en avait sans doute pas. Elle n'avait personne. — Je n'ai pas d'amis et plus de famille. Les gens que je connais - ceux qu'il m'a autorisée à rencontrer -pensent que B.D. est un homme bien. Il me battait, me violait quand il en avait envie. Vous ne savez pas ce que c'est. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c'est de vivre dans ces conditions, en étant complètement impuissante, en se demandant sans arrêt dans quel état d'esprit il sera lorsqu'il rentrera à la maison. Eve se leva, s'approcha du miroir sans tain et considéra son reflet. Elle ne savait que trop ce que c'était. Et cela risquait d'entamer son objectivité. — Et maintenant qu'il ne rentrera plus jamais à la maison, que ressentez-vous ? — Il ne peut plus me faire de mal, répondit simplement Clarissa. Eve se retourna. — Maintenant je vais devoir vivre avec la pensée qu'à cause de moi, un homme plein de bonté est responsable de la mort de mon mari. Zeke et moi avions peut-être une chance d'être heureux ensemble, mais cet espoir est aussi mort ce soir. À bout de forces, elle laissa retomber sa tête et éclata en sanglots. Eve sortit de la salle et ordonna au policier en uniforme, immobile dans le couloir, d'emmener Clarissa à l'hôpital pour la nuit. Elle avisa McNab qui, perplexe, étudiait les friandises proposées par le distributeur. — Le droïde ? —Elle a fait du bon boulot, il a exécuté ses ordres impeccablement. J'ai épluché le programme dans tous les sens. Prendre le corps devant la cheminée, le porter dans la voiture, rouler jusqu'au fleuve et le jeter à l'eau. Je n'ai trouvé aucune autre donnée dans la mémoire. Elle a tout effacé. —Volontairement ? —Difficile à dire. Elle était affolée. Quand on est pressé, c'est facile d'effacer un programme en introduisant de nouveaux ordres. Ça arrive. — Combien de domestiques en tout dans la résidence ? McNab consulta ses notes. — Quatre. — Et personne n'a rien entendu, rien vu ? — Deux d'entre eux étaient dans la cuisine au moment du drame. La femme de chambre était à l'étage, et le jardinier dans sa remise. —Dans sa remise, avec ce froid? — Les Branson n'avaient que des droïdes à leur service. Le top de la technologie. — Hum... Eve frotta ses yeux rougis par la fatigue. Elle réfléchirait à tout cela plus tard. Dans l'immédiat, il s'agissait d'éviter que Zeke ne soit officiellement inculpé d'homicide. — Bon, je retourne voir Zeke. Peabody est avec lui ? — Oui, et l'avocat est là. Il n'y a pas moyen de le court-circuiter de nouveau ? — On va suivre le règlement à la lettre, rétorqua sévèrement Eve. Je dirai même qu'on va être plus royalistes que le roi. Dès demain matin, les médias auront vent de cette affaire. Le magnat de Branson T and T tué par l'amant de sa femme. Le suspect est le frère d'un officier de police de la criminelle. L'enquête piétine. Le corps a disparu. — D'accord, d'accord... J'imagine le tableau. — La seule manière d'empêcher ça, c'est de les prendre de vitesse, de prouver la légitime défense, le plus vite possible. Il faut impérativement retrouver le cadavre. Contactez les gars du labo et, s'ils n'ont pas encore fini, secouez-leur les puces. Eve se dirigea à grands pas vers la salle d'interrogatoire où on avait installé Zeke. Quand elle franchit le seuil, Peabody, qui tenait les mains de son frère dans les siennes, sursauta. En face de Zeke, Eve reconnut l'un des avocats de Connors. La femme en elle fut touchée, le flic furieux. Un accroc supplémentaire, pensa-t-elle. Du pain bénit pour les médias. Le mari du lieutenant responsable de l'enquête fait appel à son propre avocat. Génial. — Maître... — Lieutenant. Sans un regard à Peabody, Eve s'assit, et l'interrogatoire officiel commença. Elle ressortit trente minutes après, Peabody sur ses talons. — Dallas... lieutenant... — Je n'ai pas le temps de vous parler. Peabody accéléra l'allure, se campa devant elle pour l'obliger à s'arrêter. — Si, vous l'avez. — Bon. Prête à la bagarre, Eve s'engouffra dans les toilettes des femmes, s'approcha d'un lavabo et s'aspergea la figure d'eau froide. — Crachez ce que vous avez à dire, grommela-t-elle. — Merci. Désarçonnée, Eve dévisagea son assistante. — Merci de quoi ? — De vous occuper de Zeke. Eve ferma le robinet, sécha lentement ses mains. — C'est mon boulot, Peabody. Et si vous me remerciez pour l'avocat, vous êtes à côté dé la plaque. Adressez-vous à Connors, pour ma part je ne suis pas spécialement ravie. —Je vous remercie quand même. Ça alors... Eve s'attendait à des accusations, de la colère. Pourquoi le malmenez-vous de cette façon ? Pourquoi le poussez-vous à se contredire ? Comment pouvez-vous être aussi impitoyable ? Et voilà que Peabody lui exprimait sa gratitude d'une voix tremblante, pathétique. — Oh, bon sang... —Je sais pourquoi vous avez été dure avec lui pendant cet interrogatoire. Je sais que, grâce à ça, son histoire est beaucoup plus crédible. Je craignais que... Peabody s'interrompit, luttant pour se contrôler. — Quand j'ai repris mes esprits, j'ai craint que vous ne soyez trop gentille avec lui - comme je l'aurais été. Mais vous l'avez pilonné. Merci. — De rien. On le tirera de là. Accrochez-vous à cette idée. — C'est à vous que je m'accroche. — Ne faites pas ça, rétorqua Eve d'un ton coupant. Surtout pas. — Laissez-moi parler. Ma famille est tout pour moi. Nous sommes profondément unis, même si je vis loin d'eux. Après ma famille, il y a mon métier. Peabody renifla, s'essuya le nez d'une main impatiente. —Vous incarnez ce métier. — Certainement pas. — Si, Dallas. Vous représentez tout ce que ce métier a de noble. Et vous êtes ce qui m'est arrivé de mieux depuis que j'ai reçu mon insigne. Je m'accroche à vous parce que je sais que je le peux. Eve se détourna pour dissimuler son trouble ; ses yeux la piquaient. — Je n'ai pas le temps de patauger dans la sensiblerie, bougonna-t-elle. Peabody, votre uniforme est dans un état déplorable, ajouta-t-elle avant de sortir. Quand Eve eut claqué la porte, Peabody s'examina et constata que le troisième bouton de sa veste ne tenait plus que par un fil. McNab avait failli le lui arracher. — Merde ! Elle lâcha un autre juron, tira d'un coup sec sur le fil et fourra le bouton dans sa poche. Dans le couloir, Eve grimaça. Elle avait la sensation qu'une armée de démons dansait la sarabande dans son crâne. Elle pensa vaguement à avaler un antalgique, entra dans son bureau... et y découvrit Connors. Vêtu de son élégant costume, il était confortablement installé dans le fauteuil branlant de sa femme. Son luxueux pardessus pendait au portemanteau. Il avait étendu ses longues jambes sur la table. Par principe, mais sans grande conviction, elle poussa d'un coup de coude les chaussures italiennes en cuir souple de son mari. Il ne réagit pas. Son regard, auquel rien n'échappait jamais, avait déjà tout lu sur le visage d'Eve - la fatigue, la migraine, les émotions qui bouillonnaient malgré son acharnement à les juguler. Nonchalant, il reposa les pieds par terre. —Tu devrais t'asseoir, lieutenant. — Dans ce bureau, c'est moi qui donne des ordres. — Absolument. Il se leva, s'approcha de l'autochef et, sûr qu'elle allait ronchonner, programma du bouillon. — Ce n'est pas la peine que tu attendes ici. — Naturellement. — Tu ferais mieux de rentrer. Je ne sais pas à quelle heure j'aurai fini. Je dormirai ici. Sans répondre, il lui tendit un bol de bouillon. — Je veux du café. — Tu es une grande fille, à présent. Tu sais bien que tu ne peux pas avoir tout ce que tu veux. Il la contourna et alla fermer la porte. —Je te dispense de tes commentaires oiseux! — Et tu me dispenses des tiens ? J'en raffole, pourtant. — Je peux appeler deux gorilles en uniforme, je te garantis qu'ils seraient enchantés de te sortir d'ici par la peau de tes superbes fesses. Il se rassit, cette fois dans le fauteuil réservé aux visiteurs, la dévisagea. — Assieds-toi, Eve, et bois ton bouillon. Pour ne pas envoyer le bol valser à travers la pièce, elle obéit. —Je viens de tarabuster Zeke, marmonna-t-elle. Pendant trente interminables minutes, je lui en ai mis plein la tête. «Vous désiriez la femme d'un autre. Alors, parce que le mari vous gênait, vous l'avez tué. Il était riche. Maintenant, elle aussi est riche. Ça doit vous plaire, Zeke. Vous avez la femme, l'argent, et Branson aura un bel enterrement. » Et encore, ça, c'était avant que je devienne méchante. Connors se taisait. Eve saisit son bol. Elle avait la gorge nouée. — Quand j'ai terminé de le tarabuster, Peabody m'a suivie dans les toilettes et m'a remerciée. Un comble ! Comme elle appuyait sa tête sur ses mains, il se leva pour lui masser les épaules. Elle le repoussa. — Non... La sollicitude, la compréhension, j'en ai assez pour ce soir. — Dommage... murmura-t-il en lui baisant les cheveux. Il y a des mois que tu formes Peabody. Tu ne crois pas qu'elle sait comment tu fonctionnes ? — Pour le moment, je ne sais pas moi-même comment je fonctionne. Clarissa... elle dit qu'il la battait, la violait. Sans arrêt. Pendant des années. Malgré lui, Connors crispa les doigts sur les épaules d'Eve. —Je suis désolé... —J'ai déjà entendu ça. Des témoins, des suspects, des victimes m'ont déjà raconté ça. Je peux le gérer, j'y arrive. Mais chaque fois, c'est comme un coup de poing dans l'estomac. Là, sous le plexus. Un bref instant, elle se laissa aller contre lui. — Bon, soupira-t-elle, j'ai du travail. Elle s'écarta, se redressa. — Tu n'aurais pas dû faire venir ton avocat, Connors. Ça ne m'arrange pas. Cette affaire ne m'arrange pas du tout. — Notre Peabody, si vaillante, si solide, pleurait toutes les larmes de son corps. Tu voulais que je m'en lave les mains ? Eve secoua la tête, tressaillit. —Aïe... satanée migraine. Elle pressa les doigts sur ses paupières. — Maintenant, de toute façon, c'est fait. On se débrouillera. J'appelle Nadine. —A cette heure-ci ? Eve se retourna. Son regard était de nouveau clair, perçant. — Je vais lui proposer une interview exclusive, immédiatement. Elle sautera sur l'occasion. Elle tendit la main vers son communicateur. — Rentre à la maison, Connors. — Je rentrerai à la maison, bien sûr. Avec toi. 17 Il la força à rentrer à la maison, du moins lui laissat-elle croire qu'elle se pliait à sa volonté. Zeke avait été libéré et devait se présenter au bureau du Dr Mira le lendemain à neuf heures. Clarissa se trouvait dans une chambre privée de son ultrachic centre de santé, bourrée de sédatifs. Eve avait posté un garde devant sa porte. L'interview réalisée par Nadine fut diffusée à minuit. Il y était question d'un accident, certes tragique, mais somme toute banal, exactement comme l'avait voulu Eve. Les indices prélevés sur la scène de crime seraient analysés dans la matinée. Le corps était encore quelque part dans les profondeurs de l'East River. Il n'y avait tout simplement plus rien à faire pour l'instant. Aussi, à deux heures du matin, se déshabilla-t-elle avec l'intention de se mettre au lit. — Eve? Elle s'était débarrassée de son holster et de son arme. Quand elle tourna la tête vers lui, il lui prit doucement le menton et glissa un antalgique entre ses dents blanches. Pour l'empêcher de le recracher, il l'attira contre lui et l'embrassa à pleine bouche, caressant de ses mains expertes ses fesses dénudées. Elle manqua s'étrangler, déglutit malgré elle, déjà affolée par la langue de Connors qui s'enroulait à la sienne, pareille à une flamme légère. — Ça, c'est ce que j'appelle un coup bas, grognat-elle en s'écartant. Méprisable. — Mais ça a marché. Il lui planta un baiser sur la joue, la coucha tendrement dans le lit. — Tu verras que, demain, tu te sentiras mieux. — Et toi, tu verras que demain, dès que j'aurai bu mon café, je t'assommerai. — Hum, je vais adorer... Il s'allongea près d'elle, l'entoura de ses bras. — Et maintenant, dodo. Elle se blottit contre lui et sombra dans le sommeil. Elle se réveilla quatre heures plus tard, dans la même position. Elle avait dormi comme un loir. Se retournant à demi, elle vit que Connors la contemplait. — Quelle heure est-il ? demanda-t-elle d'une voix éraillée. — Six heures. Accorde-toi encore quelques minutes. — Non, je devrais pouvoir tenir debout. Joignant le geste à la parole, elle se leva et tituba jusqu'à la salle de bains. Dans la cabine de douche, elle se frotta les yeux et réalisa - avec une pointe d'agacement - que sa migraine s'était envolée. De l'eau brûlante jaillit d'une dizaine de jets, l'enveloppant d'un nuage de buée. Elle poussa un soupir de plaisir, sursauta quand Connors ouvrit la porte de la cabine. — Ne t'avise pas de baisser la température, sinon gare à toi, menaça-t-elle. — Ce matin, j'ai envie de jouer avec toi les homards au court-bouillon. Il lui tendit une tasse de café, heureux de constater que la douleur s'était effacée du visage de sa femme. — Aujourd'hui, je compte travailler quelques heures à la maison, ajouta-t-il en sirotant son café qu'il posa ensuite sur une petite étagère, au-dessus des jets fumants. J'aimerais que tu me tiennes informé des progrès de ton enquête. —Je te dirai ce que je peux te dire, quand je le pourrai. —Parfait. Il enduisit ses mains de savon et les promena sur les épaules d'Eve. Elle recula pour qu'il ne sente pas les frissons qui couraient déjà sur sa peau. — L'érotisme aquatique, ce sera pour une autre fois. Là, je n'ai pas le temps. Il continua, fit courir ses doigts d'artiste sur les seins d'Eve, son ventre. —Je te répète que... arrête. —J'adore quand tu es toute mouillée... Lui prenant la tasse, avant qu'elle ne la lâche, il la rangea près de la sienne. —... et que tu n'es pas consentante... Il la poussa contre la paroi ruisselante, caressa sa toison, pénétra sa chair si tendre, si délicate, qui le rendait fou. Elle renversa la tête en arrière, se tendit vers lui. Ils étaient pressés l'un contre l'autre, sous l'eau qui les fouettait comme une pluie brûlante. Eve n'était plus que plaisir, jouissance. Comme chaque fois. Inondée, émerveillée par ce bonheur inouï, vertigineux qu'il lui donnait. Elle s'accrochait à lui, à ses cheveux noirs et soyeux, à ses yeux si bleus, elle enfonçait ses ongles dans son dos puissant, mordait sa bouche. Et dans son cœur, dans sa gorge, il n'y avait, comme chaque fois, que ces mots: « Oui, oui... maintenant. » —Je te veux, murmura-t-il d'une voix rauque. Pour toujours. Tu es à moi... Elle ne voyait plus que son regard, ce ciel embrasé, rien d'autre. Il n'existait plus rien quand, dans un cri, elle l'accueillit au plus profond d'elle. Elle devait l'admettre : quatre heures d'un sommeil de plomb, plusieurs orgasmes sous la douche et un repas chaud, ça vous remettait une femme d'aplomb. À sept heures et quart, elle était' à son bureau, à la maison, débordante d'énergie, les idées claires. Le mariage avait décidément des avantages. — Tu as l'air... en forme, lieutenant. —J'ai intérêt. Je passe une demi-heure ici avant de partir. On a toujours Cassandre sur les bras, et il faut que j'oblige Peabody à se concentrer là-dessus. — Pendant que tu jongles et que tu t'occupes parallèlement de Zeke. — Les flics sont des jongleurs hors pair. Je vais mettre McNab sur l'affaire Branson, en partie, jusqu'à ce que ce soit réglé. Hier soir, il nous a été très utile. Elle s'interrompit, les sourcils froncés. —À ce propos, comment se fait-il qu'il soit apparu pile au bon moment ? Je n'ai même pas eu le temps de le lui demander. — Ça me paraît évident. Comme Eve fixait sur lui des yeux ronds, Connors éclata de rire. — Et tu te prétends inspecteur ? Il était avec Peabody, naturellement. — Avec elle ? Mais pourquoi ? Ils n'étaient plus de service. Il la dévisagea longuement, vit qu'elle ne comprenait toujours pas. En riant, il s'approcha, lui prit le menton et effleura sa fossette. — Ils étaient ensemble, Eve. Comme un homme et une femme peuvent être ensemble. Elle battit des paupières. — Tu penses qu'ils ont... Non, c'est ridicule. — Pourquoi donc ? — Parce que... parce que, voilà. Elle le trouve insupportable. Lui, il s'ingénie à l'énerver. Tu m'as déjà dit qu'il y avait quelque chose qui... qui germait entre eux, mais tu étais à côté de la plaque. Elle fricote avec Charles Monroe, et lui... Elle n'acheva pas sa phrase, se remémora soudain la bizarre attitude des deux jeunes gens, leurs silences. Autant de signaux de fumée. —Nom d'une pipe, ils couchent ensemble! Je n'avais vraiment pas besoin de ça. — En quoi cela pourrait-il te déranger ? — Parce que, répéta-t-elle. Ce sont des flics. Tous les deux, et elle, c'est mon assistante. Ce genre d'histoire, ça complique tout. Ils vont filer le parfait amour quelque temps, ensuite ça ne marchera plus, et ils se regarderont en chiens de faïence. — Pourquoi décrètes-tu que ça ne marchera pas ? — Parce que c'est impossible. Dans notre métier, il faut concentrer son énergie sur le boulot. Si tu commences à mélanger le sexe, la romance et Dieu sait quoi avec le travail, tout s'embrouille. Les flics ne sont pas censés avoir... — Une vie privée ? coupa-t-il d'un ton un peu froid. Des sentiments ? — Ce n'est pas ce que je voulais dire. Pas exactement. Mais il vaut mieux éviter, ajouta-t-elle entre ses dents. — Merci infiniment. —Il ne s'agit pas de nous. Je ne parle pas de nous. —Tu n'es pas un flic, nous n'avons pas mélangé le sexe, la romance et Dieu sait quoi ? Elle s'était aventurée sur un terrain glissant, et se serait volontiers giflée. —Je parle de deux flics de mon équipe qui sont actuellement sur deux enquêtes particulièrement épineuses. —Il y a une heure de ça, nous faisions l'amour, dit-il d'une voix qui était à présent glaciale, comme son regard. Nous étions ensemble, le plus intimement possible, pourtant les enquêtes étaient là, elles aussi, épineuses ou pas. Combien de temps encore continueras-tu à croire qu'il vaudrait mieux pour toi que tout cela n'existe pas ? — Ce n'est pas ce que je voulais dire. Elle se leva, surprise de se sentir ébranlée. —Vraiment? — Ne me prête pas des pensées que je n'ai pas. Et, dans l'immédiat, je suis trop débordée pour une dispute conjugale. — Très bien, je n'en ai pas envie non plus. Il se dirigea vers son bureau dont il claqua la porte. Eve crispa les poings. Malheureusement, la colère refusa de monter et de lui épargner les remords. Avec un soupir, elle s'avança à contrecœur vers la porte, l'ouvrit. Connors, installé à sa table, ne lui jeta qu'un bref coup d'œil. — Ce n'est pas ce que je voulais dire, répéta-t-elle. Mais je reconnais qu'il y a peut-être un peu de ça. Je sais que tu m'aimes, seulement... je ne comprends pas pourquoi. Je te regarde, et je n'arrive pas à comprendre pourquoi tu m'as choisie. Ça me déstabilise complètement. Parce que tu n'aurais pas dû me choisir, moi, et je crois que si un jour tu t'en rendais compte, ça me tuerait. Il ébaucha un mouvement pour se redresser, mais elle secoua la tête. — Non, je n'ai pas le temps. Je tenais juste à te dire ça. Peabody... elle a déjà souffert, elle s'était amourachée d'un flic - un autre flic, sur une autre affaire. Je ne tolérerai pas qu'elle repasse par là. Bon, j'y vais. Je t'appellerai si j'ai des informations à te communiquer. Elle sortit de la pièce très vite. Il aurait pu l'arrêter, mais il la laissa partir. Ils auraient une discussion plus tard. Une vraie discussion, et il ne lui permettrait pas de se dérober. Quand elle arriva au Central, Eve était d'une humeur de dogue. Tant mieux, elle était beaucoup plus efficace, affûtée, lorsqu'elle était de mauvais poil. Repérant Peabody, elle pointa le menton et, de l'index, montra son bureau. Le visage de son assistante indiquait qu'elle avait pleuré toute la nuit. Eve n'en fut pas surprise. Elle attendit que Peabody soit entrée et referma la porte. —Aujourd'hui, vous ne pensez plus à Zeke, déclarat-elle d'un ton autoritaire. On s'en occupe, et vous avez un travail à faire. — Oui, lieutenant. Mais... — Je n'ai pas terminé. Si vous ne pouvez pas me certifier que vous allez consacrer tous vos efforts et votre capacité de réflexion à l'affaire Cassandre, je vous retire de l'équipe et je vous mets en congé. Immédiatement. Peabody ouvrit la bouche, ravala précipitamment la riposte qui s'apprêtait à fuser. Il lui fallut cependant quelques secondes pour retrouver son sang-froid. — Comptez sur moi, lieutenant. — Bien. Prenez les dispositions nécessaires pour qu'on amène Lamont au Central afin de l'interroger, Quand les scanners nous seront livrés, prévenez-moi. Il fallait l'engloutir sous les tâches à accomplir. — Contactez Feeney, demandez-lui si on a l'autorisation de mettre Monica Rowan sur écoute. Vous avez couché avec McNab ? — Oui, lieutenant. Que... quoi? — Merde. Enfonçant les poings dans ses poches, Eve se mit à arpenter le bureau. Puis elle s'immobilisa, planta son regard dans celui de son assistante. —Vous avez perdu la boule, Peabody? — Une défaillance passagère. Ça ne se reproduira pas. Elle avait d'ailleurs la ferme intention de le dire à McNab, dès que l'occasion se présenterait. —Vous n'êtes pas... entichée de lui? — Ce n'était qu'une défaillance passagère, s'obstina Peabody, due à une sorte de... pulsion physique imprévisible. Je ne veux pas en parler, lieutenant. — Bon... Moi, je ne veux même pas y penser. Amenez-moi Lamont. — Tout de suite. Ravie de s'échapper, Peabody se rua hors du bureau. 286 Eve entreprit de consulter les messages qui lui étaient parvenus pendant la nuit. Lorsque le nom de Lamont apparut sur l'écran, elle lâcha un juron, assena une claque à l'ordinateur, — Pourquoi on ne m'a pas transmis cette info ? À cause d'une défaillance momentanée du système, les messages reçus entre vingt-trois heures et six heures quinze n'ont pu être transmis. — Une défaillance, bougonna-t-elle en boxant de nouveau la machine. Tout le monde défaille, ces jours-ci. Tirage du rapport complet sur Lamont. Travail en cours... Tandis que l'ordinateur toussait et hoquetait, Eve appela Peabody sur son communicateur. —Ne vous fatiguez pas à dénicher Lamont. Il est à la morgue. — Oui, je viens de l'apprendre. Nous avons reçu une nouvelle enveloppe. — Je vous rejoins dans la salle de réunion. Avertissez le reste de l'équipe. Fissa. L'enveloppe fut scannée, la disquette copiée et sécurisée, puis Eve la glissa dans le lecteur. — Lecture et impression, commanda-t-elle. Nous sommes Cassandre. Nous sommes fidèles. Nous sommes les dieux justiciers. Vous déployez beaucoup d'efforts, nous en sommes conscients. Ils nous amusent. Et comme nous sommes amusés, nous vous donnons un ultime avertissement. Nos compatriotes doivent être libérés. Tant que ces héros n'auront pas recouvré la liberté, la terreur régnera - pour le gouvernement corrompu, les marionnettes qui prétendent être des militaires, pour la police fasciste, et les innocents qu 'ils oppressent et condamnent. Nous exigeons un dédommagement pour le meurtre et l'emprisonnement des justes. Le montant s'élève maintenant à cent millions de dollars en bons au porteur. La confirmation que les prophètes politiques, détenus au mépris de toute justice, ont quitté leur prison devra intervenir aujourd'hui à seize heures. Chaque personne figurant sur la liste que nous vous avons fournie fera une déclaration publique, en direct, sur les chaînes nationales. Si l'une d'elles, une seule, n'était pas libérée, nous détruirions la prochaine cible. Nous sommes fidèles. Et notre mémoire est infinie. Le paiement sera effectué à dix-sept heures. Le lieutenant Dallas s'en chargera, seule. Les bons seront placés dans une valise noire. Le lieutenant Dallas se rendra à la gare centrale, voie 19, et attendra d'autres instructions. Si elle est escortée, suivie ou surveillée, si l'on tente de communiquer avec elle de quelque façon que ce soit, elle sera exécutée, et la prochaine cible détruite. Nous sommes Cassandre, les prophètes du nouveau royaume. — C'est l'argent qui les intéresse, murmura Eve. Le fric, pas les cinglés de la liste. Une déclaration publique sur les chaînes nationales. Un gamin de dix ans comprendrait qu'on peut la truquer, cette déclaration. Elle se leva, se mit à marcher de long en large, réfléchissant à voix haute. — Un écran de fumée. Ils veulent l'argent. Et qu'ils l'aient ou pas, il y aura un carnage. — On a donc une cible inconnue et toi dans la ligne de mire, dit Feeney. — Tu peux m'équiper d'un mouchard indétectable ? — J'ignore ce qu'ils sont capables ou incapables de repérer. — Fais pour le mieux, rétorqua Eve qui se tourna vers Anne. Vous avez constitué une équipe pour manipuler ces scanners à grande portée ? — L'un des petits génies de Connors doit nous brie-fer, dans vingt minutes. Ensuite on repartira sur le terrain. — Trouvez la cible. Je m'occuperai de la livraison. Feeney se redressa. — Pas question que tu ailles là-bas seule. Whitney ne l'autorisera pas. — Et je n'en ai aucune envie. Mais il faut nous débrouiller pour que j'aie l'air seule. Il nous faut aussi cent millions en faux bons au porteur. Elle esquissa un petit sourire, une grimace plutôt. — Je crois connaître quelqu'un en mesure de nous les fournir à temps. — Transmets mes amitiés à Connors, rétorqua Feeney, ironique. Elle lui décocha un regard noir. — Préviens Whitney et déniche-moi un mouchard. — On s'y met, McNab et moi. — J'ai besoin de McNab - pour un moment. Feeney la dévisagea, considéra son inspecteur, opina. — Je verrai ça avec un autre de mes gars, déclarat-il. Nous devrons tester l'appareil sur toi, et ça nous prendra une bonne heure. — Je me rendrai disponible. Peabody, retrouvez-moi au parking dans cinq minutes. McNab... D'un signe, elle lui intima de la suivre dans le couloir et se dirigea vers son bureau. — Je veux que vous vous mettiez en contact avec Mira pour savoir où en sont les tests de Zeke. Ensuite, vous bousculerez Dickhead au labo. Je le ferais bien moi-même, mais pour l'instant je préfère tenir Peabody à l'écart de tout ça. — Compris. — Menacez Dickhead et, si ça ne suffit pas, agitez-lui une carotte sous le nez. Des billets pour un grand match quelconque, ça devrait l'encourager. Je peux lui avoir une loge VIP au stade, le week-end prochain. — Ah bon? rétorqua-t-il, les yeux brillants. Pourquoi vous ne partagez jamais avec les copains, Dallas ? Le week-end prochain, les Huds rencontrent les Rockets. Si j'arrive à lui faire accélérer le train juste en le menaçant, j'aurai les places ? —Vous me demandez une faveur, inspecteur? Comme elle s'était arrêtée net, qu'elle avait les lèvres pincées, il déglutit. —J'ai l'impression que vous êtes furieuse contre moi. Pour quelle raison ? — Pourquoi avez-vous couché avec mon assistante au beau milieu d'une enquête délicate ? McNab ne répondit pas immédiatement. Son visage s'était figé, mais son regard étincelait. —Aurait-elle besoin de votre permission pour sortir avec quelqu'un, lieutenant ? —Vous ne vous êtes pas contentés d'aller au cinéma et de manger une pizza. Elle entra dans son bureau, saisit d'un geste brusque sa veste pendue à la patère. — C'est donc pour le choix de ses partenaires qu'elle doit avoir votre feu vert ? Eve se retourna, toutes griffes dehors. —Vous dépassez les bornes, inspecteur. —Vous aussi, lieutenant. Cette riposte la sidéra. McNab était campé devant elle, la mine farouche. Il ne semblait pas le moins du monde impressionné. Elle le considérait - quand il lui arrivait de penser à lui - comme un bon flic doté d'une intelligence aiguë et d'un véritable talent pour l'électronique. En tant qu'homme, elle le trouvait un peu fou-fou, excessivement coquet, plus bavard qu'une pie. Un garçon qui, hormis son travail, ne prenait rien au sérieux. —Je vous conseille de retirer vos paroles, dit-elle en enfilant lentement sa veste, pour se forcer à garder son calme. Peabody a déjà trinqué à cause d'un flic qui, lui aussi, avait une belle gueule. Je veillerai à ce que ça ne se reproduise pas. Je tiens à elle. — Moi aussi, figurez-vous. Il se mordit la langue, trop tard : les mots lui avaient échappé. — Notez qu'elle s'en fiche éperdument. Ce matin, elle m'a envoyé paître, alors vous n'avez pas à vous inquiéter. Et il flanqua un coup de pied au fauteuil d'Eve qui fit plusieurs tours sur lui-même. — Bon Dieu de bon Dieu ! — Oh non, McNab, soupira-t-elle, soudain vidée de sa colère. Mais qu'est-ce qui vous arrive ? Vous n'êtes pas en train de tomber amoureux, hein ? Pour seule réponse, il fixa sur elle un regard de chien battu. —Je le savais. J'en étais sûre. — Un simple coup de cœur, sans doute, murmurat-il. Je m'en remettrai. — Oui, voilà, remettez-vous. Ce n'est pas le moment - ça ne l'est jamais, mais là, ce n'est vraiment pas le moment. Alors, oubliez tout ça. D'accord ? Eve n'attendit pas qu'il réagisse - elle voulait simplement qu'il comprenne. — Son frère est sur la sellette, nous avons des bombes partout dans la ville. J'ai un cadavre à la morgue, et un autre au fond du fleuve. Je ne peux pas me permettre d'avoir en plus sur les bras deux membres de mon équipe avec un chagrin d'amour. Il se surprit à rire. —Vous, alors, vous ne prenez pas de gants. — Ouais, je sais, rétorqua-t-elle, se remémorant la manière dont Connors l'avait dévisagée, ce matin. Je garderai ça pour moi, McNab. Mais j'ai besoin de vous, et il faut que vous soyez en état de réfléchir. — Je le suis. —Arrangez-vous pour que ça continue, conclut-elle avant de sortir. Décrétant qu'elle avait d'ores et déjà, en quelques heures, offensé et blessé des êtres auxquels elle était 291 attachée - et qu'elle pouvait difficilement faire pire -, elle appela Connors tandis qu'elle gagnait le parking. Summerset lui répondit, ce qui lui permit de rouspéter au lieu d'éprouver de la culpabilité, ce dont elle fut soulagée. — Connors, articula-t-elle. — Il est en ligne. — Passez-le-moi, espèce de vieux hibou. Elle vit les narines du majordome frémir, et son moral remonta d'un cran. — Un instant, je vérifie s'il peut prendre votre appel. Il disparut de l'écran du communicateur. Il n'hésiterait pas à lui raccrocher au nez, cependant elle compta jusqu'à dix, puis jusqu'à vingt. Elle approchait des trente, quand la voix de Connors résonna. Son accent irlandais, si musical d'habitude, évoquait des glaçons s'entrechoquant dans un verre. — Lieutenant. — Le département a besoin de cent millions en faux bons au porteur - des faux qui aient l'air authentiques, mais qui ne puissent pas tromper une banque. Chacun d'une valeur de dix mille dollars. — Pour quelle heure ? — Seize heures. —Vous les aurez. Une pause. —Autre chose? « Oui, je suis désolée. Je suis stupide, je te demande pardon. Dis-moi ce que tu attends de moi. » — Non. Le département... —... appréciera, je sais. Je suis en conférence interplanétaire, par conséquent s'il n'y a rien d'autre... — Non, c'est tout. Préviens-moi quand ce sera prêt, je m'organiserai pour qu'on vienne les prendre... — Je te contacterai. Et il interrompit la communication. Elle ne put s'empêcher de grimacer. — OK, souffla-t-elle. Ça fait mal. Ça fait un mal de chien. Elle repensa au conseil qu'elle avait prodigué à McNab. Oubliez tout ça. Elle s'efforça de le mettre en pratique, mais l'expression de son visage devait la trahir, car Peabody resta silencieuse quand elle s'engouffra dans la voiture. Elles se rendirent à la morgue sans échanger un mot. La morgue était littéralement bondée. Les couloirs grouillaient de techniciens, de médecins légistes flanqués de leurs adjoints, d'équipes médicales réquisitionnées dans les hôpitaux de la ville pour faire face à la crise. La puanteur de la chair humaine, vivante et morte, saturait l'atmosphère. Eve réussit à dénicher dans cette foule un membre du personnel qu'elle connaissait. — Chambers, où est Morris ? s'enquit-elle, espérant avoir un bref entretien avec le légiste en chef. — Il est complètement débordé. L'explosion de l'hôtel nous a amené un paquet de clients. Beaucoup sont en petits morceaux. De vrais puzzles. — Il faut que je voie un de vos invités, qui est arrivé à l'aube. Lamont. Paul Lamont. — Dallas, on a des priorités. On a tous ces macchabées à identifier. — Il y a un rapport entre Lamont et vos clients. — Bon, d'accord... Visiblement agacé, Chambers se précipita sur un ordinateur, consulta ses listes. — Il est au frais, secteur D, tiroir 12. Pour le moment, on n'a pas le choix: on les stocke. — J'aimerais l'examiner, jeter un œil à ses effets personnels et au rapport établi quand on vous l'a amené. — Oui, mais dépêchez-vous. Les talons de ses chaussures claquant sur le sol, il les précéda jusqu'au secteur D, introduisit sa clé électronique dans la fente de la porte et entra. 293 —Tiroir 12, répéta-t-il à Eve. Utilisez votre passe, je vous récupère le reste. Eve désactiva le code. Un nuage de vapeur glaciale l'assaillit, tandis qu'elle observait Lamont étendu dans le tiroir, ou plutôt un corps mutilé, broyé. — On l'a sacrément arrangé, murmura-t-elle. — Comme vous dites. D'après le rapport, un van Airstream noir lui est passé dessus alors qu'il était sur un trottoir. On ne l'a pas encore autopsié, il ne fait pas partie des priorités. — Il peut attendre, répliqua Eve en repoussant le tiroir. Qu'est-ce qu'il avait sur lui ? — Une cinquantaine de crédits, une montre, des documents d'identité, des clés électroniques, des pastilles à la menthe pour rafraîchir l'haleine, un commu-nicateur de poche, un agenda. Oh... et un poignard, ajouta-t-il en examinant la longue et fine lame. Pas très légal, à mon avis. — Pas du tout, même. J'ai besoin du communica-teur et de l'agenda. —Je n'y vois pas d'inconvénient. Vous signez le reçu, et ils sont à vous. Bon, j'ai du boulot, moi. J'ai horreur de faire lanterner les clients. —A-t-on procédé au relevé d'empreintes sur ses effets personnels ? demanda Eve tout en signant le formulaire. —Je n'en sais fichtre rien. Amusez-vous bien, dit-il en sortant. Eve se tourna vers Peabody. — On s'y met. La jeune femme, manifestement mal à l'aise, tripota le kit de terrain qu'elle portait en bandoulière. — Ici ? Vous ne préférez pas qu'on fasse ça ailleurs ? — Pourquoi ? — C'est plein de... de cadavres. —Et vous voulez devenir inspecteur de la criminelle ? — Un mort à la fois, ça me convient mieux. Peabody s'attela cependant à la tâche. — Il y a des empreintes très nettes. — On s'en occupera quand on aura examiné le communicateur et l'agenda. Eve se saisit du communicateur, un appareil extrêmement sophistiqué, à la pointe du progrès. Elle se souvint des chaussures luxueuses de Lamont, lors de leur entretien. — Je me demande combien Connors paie ses employés, marmonna-t-elle. Elle brancha le communicateur, pour faire défiler tous les appels qu'il avait reçus ou passés durant les dernières vingt-quatre heures. — Notez les numéros. Il nous faudra les vérifier. Les numéros s'inscrivaient à toute vitesse en haut du petit écran. La fonction vidéo avait été bloquée, constata Eve avec dépit, en revanche les voix étaient claires et nettes. — Oui. — Ils me surveillent. Ça, c'était Lamont. Eve reconnaissait son léger accent français. — Les flics sont venus ici. Ils me surveillent. Ils savent quelque chose. — Calmez-vous. Vous ne risquez rien. Et ne discutons pas de cela par communicateur. Où êtes-vous ? —Je suis en sûreté. Dans un restaurant près du bureau. Ils m'ont convoqué, Connors était là aussi. — Que leur avez-vous dit ? — Rien. Ils n'ont rien obtenu de moi. Mais je vous préviens, je ne paierai pas les pots cassés. J'arrête. Je veux plus d'argent. — Votre père serait déçu. —Je ne suis pas mon père, et je sais quand il est temps de débrayer. Je vous ai procuré tout ce qu'il vous fallait. C'est terminé pour moi. Je veux ma part maintenant, ce soir, ensuite je disparais. J'ai respecté mon contrat. Vous n'avez plus besoin de moi. — Non, en effet. Il serait préférable que vous finissiez votre journée de travail comme à l'accoutumée. Nous vous contacterons plus tard pour vous indiquer où récupérer votre argent. Nous devons néanmoins être prudents. Si votre mission est accomplie, la nôtre ne l'est pas encore. — Donnez-moi simplement le lieu de rendez-vous, et demain matin je disparais. — Nous vous y aiderons. — Quel idiot ! soupira Eve. Il a signé son arrêt de mort. L'appât du gain, la bêtise... Lamont avait ensuite réservé un compartiment privé sur un appareil interplanétaire en partance pour Vegas II. Sous un faux nom. — Peabody, demandez qu'une unité se rende chez lui. Je parie que notre petit Lamont avait déjà bouclé ses valises. La communication suivante était brève. — Vingt-trois heures, à l'angle de la 6e et de la 43e, déclarait une voix enregistrée. Lamont avait passé deux autres appels, demeurés sans réponse. — Vérifiez les numéros, ordonna Eve en prenant l'agenda. — J'ai déjà vérifié le premier. Sécurisé, code privé. — Utilisez mon autorisation d'accès. Son interlocuteur n'a pas réalisé que Lamont se servait de son propre communicateur, sinon il ne l'aurait jamais laissé sur le cadavre. Quoiqu'il n'ait peut-être pas eu le choix. Les flics qui filaient Lamont étaient dans les parages. — Impossible d'avoir accès au numéro. On refuse de nous donner le code. — Je vous garantis qu'on va accepter, et tout de suite. Trente secondes après, Eve avait le chef Tibble en ligne et, en moins de deux minutes, l'autorisation du gouverneur. —Vous êtes vraiment incroyable, commenta Peabody, admirative. Parler sur ce ton au gouverneur... — Les politiciens... Il m'a servi le discours habituel sur le respect de la vie privée et... Eve s'interrompit, les yeux écarquillés. — Le salaud ! — Quoi? Qui est-ce? demanda Peabody en se démanchant le cou pour lire l'information inscrite sur l'écran d'Eve. — La ligne privée de B. Donald Branson. — Branson... balbutia Peabody soudain livide. Mais, Zeke... Hier soir... — Transmettez cette communication à Feeney, qu'il analyse la voix. Il nous faut impérativement savoir si c'est celle de Branson. Appelez l'agent posté devant la chambre de Clarissa Branson, enchaîna-t-elle, réfléchissant à toute allure. Dites-lui que personne ne doit entrer ou sortir de cette chambre avant notre arrivée. On y va. Au pas de charge, elles quittèrent la morgue. Eve extirpa son communicateur de sa poche. — McNab, foncez chez Mira. Trouvez Zeke, mettez-le au chaud jusqu'à nouvel ordre. — Dallas, Zeke ne... bafouilla Peabody, paniquée. Il n'est pas impliqué dans l'affaire Cassandre, il n'aurait jamais... Eve lui lança un bref regard. — Toys and Tools, Peabody. Des jouets et des outils. J'ai la nette impression que votre frère a été l'un et l'autre. 18 Clarissa s'était envolée. Il ne servait à rien de fustiger l'agent chargé de la surveiller, cependant Eve ne résista pas à la tentation. —Elle le contemple avec ses grands yeux de biche, elle lui sourit à travers ses larmes, et elle lui demande si elle ne pourrait pas aller prendre l'air dans le jardin ! Furibonde, elle brandit le billet que Clarissa avait laissé. — Une fois dehors, elle lui fait le même coup qu'à Zeke: «Pourrais-je, s'il vous plaît, avoir un verre d'eau?» Et notre chevalier au grand cœur et au cerveau gros comme un pois chiche se précipite. Elle arpentait la salle de réunion, attendant qu'on amène Zeke. — Là-dessus, notre chevalier revient et se dit : « Tiens, mais où est-elle allée ? » Et il patiente gentiment, une demi-heure. Parce que cette adorable et fragile créature est forcément dans les parages, n'est-ce pas? Est-ce qu'il a seulement l'idée de vérifier si elle est dans sa chambre ? Non ! Est-ce qu'il voit cet infect billet d'adieu ? Non plus ! Eve agita de nouveau le message sous le nez de Peabody qui, sagement, garda le silence. Je suis navrée, tellement navrée pour tout ce qui s'est passé. C'est ma faute. Pardonnez-moi, je vous en supplie. Je ne pense qu'à Zeke, à ce qui vaut mieux pour lui. Il n'est responsable de rien. Je n'ai pas la force de le regarder en face. — Et elle le laisse se dépatouiller. Ça, c'est de l'amour. Bon, reprenons depuis le début, dit-elle à Peabody qui se taisait toujours. Zeke est dans l'atelier, il les entend se bagarrer. On est chez Branson, lequel aime bricoler dans son atelier. Il sait que Zeke est en bas. D'après Clarissa, il tenait par-dessus tout à ce que personne ne se doute qu'il frappait sa femme. Alors, pourquoi il n'a pas supprimé ces foutus conduits d'aération qui permettent d'entendre ce qui se passe en haut? Le personnel est composé uniquement de droïdes, d'accord, donc il ne s'en soucie pas. Mais là, c'est un humain qui risque de l'espionner. — Il voulait que Zeke entende, selon vous ? — Suivez-moi bien, Peabody. J'ai reniflé ça hier soir. — Hier soir? répéta Peabody, interloquée. Mais dans votre rapport préliminaire... Elle s'interrompit, grimaça. —Auriez-vous lu mon rapport, officier Peabody? — Mettez-moi les fers aux pieds, flagellez-moi... C'est mon frère. —Je réserve la flagellation pour une date ultérieure. Mon rapport préliminaire était succinct, parce qu'il s'agissait d'abord de sortir Zeke de la panade. Mais toute cette histoire empestait le coup monté. Extraordinairement bien élaboré, très astucieux, et sans la moindre faille apparente. —Je ne saisis pas. — Parce que vous n'avez pas les idées claires. Je continue. Ils vont chercher Zeke au fin fond de l'Arizona. Je veux bien croire qu'il a un talent fou, mais ils auraient pu trouver quelqu'un ici pour exécuter ce travail. Ils le font venir à New York. C'est un célibataire, adepte du Free-Age. Branson bat sa femme comme plâtre, toutefois il lui permet d'introduire un jeune homme séduisant dans sa maison. Et, surtout, il pense à embellir sa cuisine alors que, vraisemblablement, il est en train d'echafauder la plus grande opération terroriste depuis la Guerre urbaine. — Ça n'a aucun sens. —Si l'on considère les choses séparément, non, mais quand on relie les divers points entre eux, si. Il avait besoin d'un bouc émissaire. — Mais enfin, Dallas... Zeke l'a tué. —Je ne le crois pas. Pourquoi n'a-t-on pas retrouvé le corps ? Comment cette femme terrifiée, maltraitée, a-telle réussi à s'en débarrasser en moins de cinq minutes ? — Mais... qui est mort? — Personne, à mon avis. Toys and Tools, Peabody. J'ai vu plusieurs prototypes de droïdes produits par l'entreprise de Connors. Vous les prendriez pour des humains, même en les examinant de près. Eve se retourna. La porte s'ouvrait, livrant passage à Zeke et au Dr Mira. —Vous êtes là, docteur? —Zeke est mon patient, et il subit une pression considérable. Avec douceur, Mira le guida jusqu'à un fauteuil et l'aida à s'asseoir, — Si vous jugez nécessaire de l'interroger, je veux assister à l'entretien. — Zeke, vous souhaitez que votre avocat soit présent? lui demanda Eve. Il se borna à secouer la tête. Il était si abattu qu'Eve eut pitié de lui. Elle savait, pour en avoir fait la cruelle expérience, combien l'épreuve des tests de personnalité était pénible. Quand tout fut prêt pour l'enregistrement, elle s'assit en face de lui. — Je n'ai que quelques questions à vous poser. Combien de fois avez-vous rencontré Branson ? —Je ne l'ai vu que deux fois. La première par com-municateur interposé et la seconde... hier, — Une seule fois, sur l'écran d'un communicateur ? Pourtant Branson avait immédiatement reconnu Zeke. Malgré son état d'ebriété. « La traînée et l'artisan», avait-il dit, selon Zeke. — C'est donc Clarissa qui a joué les intermédiaires entre vous. Vous avez passé beaucoup de temps avec elle? — Non, pas beaucoup. Quand elle était en Arizona, nous avons bavardé, déjeuné ensemble à plusieurs reprises. En tout bien tout honneur, se hâta-t-il de préciser. — De quoi discutiez-vous ? — De... de choses et d'autres. — Elle vous posait des questions personnelles ? — Oui, je crois. Elle était si détendue, heureuse. Différente de ce qu'elle est ici, à New York. Elle aimait que je lui parle de mon travail, elle s'intéressait au Free-Age. Elle disait que ma religion semblait fondée sur la bonté et la douceur. — Elle vous a fait des avances, Zeke ? — Non! protesta-t-il, et tout son corps se raidit. Ça n'avait rien à voir avec ça. Elle était mariée et si seule... Il y a eu un déclic entre nous, murmura-t-il avec une telle émotion qu'Eve en eut le cœur serré. Au premier regard. Nous l'avons senti tous les deux, mais jamais nous ne serions allés plus loin. J'ignorais qu'il la maltraitait. Je savais simplement qu'elle était malheureuse. — C'est hier soir que vous avez vu Branson pour la première fois. Il n'était jamais descendu à l'atelier? — Non. Eve s'adossa à son siège. En réalité, Zeke n'avait jamais rencontré B. Donald Branson en chair et en os, elle en aurait mis sa tête à couper. — Ça suffira pour l'instant, Zeke. Vous allez devoir rester au Central. — Dans une cellule ? — Non, mais nous vous gardons ici. —Je peux parler à Clarissa ? — Nous aviserons plus tard, rétorqua Eve en se levant. Un agent vous conduira dans la zone de repos, il y a un coin où vous pourrez dormir. Je vous conseille de prendre un tranquillisant. —Je n'en prends jamais. — Moi non plus, lui dit-elle d'un ton moins rude, en souriant. Essayez quand même de vous reposer. — Zeke... intervint Peabody. Elle aurait voulu 1 etreindre, l'embrasser, cependant elle se borna à le dévisager d'un air grave. — Tu peux faire confiance à Dallas. Mira tapota gentiment le bras du jeune homme. —Je vous rejoins dans un instant. Dès qu'il fut sorti, escorté par l'agent en uniforme, Mira déclara : — Les tests sont presque achevés, et je suis en mesure de vous donner une évaluation succincte. Il souffre terriblement. L'idée d'avoir tué, fût-ce accidentellement. .. — Ce n'était pas un accident, rectifia Eve. Il s'agit d'un traquenard. Je ne pense pas me tromper en affirmant que B. Donald Branson est vivant, et probablement avec son épouse. Je n'ai pas le temps d'entrer dans les détails, mais vous avez visionné la déposition de Clarissa. — Oui, un cas classique de maltraitance. Elle n'a plus aucune estime de soi. — Classique, en effet. On croirait lire un manuel de psychologie, chapitre « les femmes battues ». Tout y est. —Je ne vous suis pas... — Elle n'a pas d'amis, pas de famille. Une créature fragile, impuissante, dominée par un homme plus âgé, plus fort physiquement. Il la cogne, il la viole. Elle reste là. « Où est-ce que je pourrais aller ? Qu'est-ce que je pourrais faire ? » Mira joignit les mains, croisa ses jambes gainées de soie. —Je comprends que vous jugiez son incapacité à changer sa situation comme un signe de faiblesse, néanmoins ce n'est pas si surprenant. —Au contraire, c'est typique/Et justement, il fallait que ça le soit. Elle a joué la comédie à Zeke, à 302 moi, et elle l'aurait fait avec vous également. Mais vous l'auriez percée à jour, je présume qu'elle s'en est doutée. Elle a donc préféré prendre la poudre d'escampette. Et, quand on contrôlera les comptes bancaires de Branson, je vous garantis que l'argent se sera aussi évaporé. — Pour quelle raison Branson aurait-il simulé sa mort? — Pourquoi ont-ils manigancé l'assassinat de son frère? Pour la même raison. L'argent. Ils se sont arrangés pour que l'histoire de Zeke occupe une partie de l'équipe et l'éloigné du problème central. Pourquoi? Parce qu'ils veulent encore plus d'argent. La rançon. Mais on découvrira leur lien avec Apollon. Tôt ou tard. Prenez soin de Zeke. Si ma théorie est exacte, nous pourrons bientôt le rassurer et lui dire qu'il n'a tué personne. Et maintenant, Peabody, on y va. — Tout s'embrouille dans ma tête, murmura la jeune femme. Je n'y comprends plus rien. — Quand nous aurons tous les éléments, vous pigerez. Vérifiez les comptes. Peabody s'exécuta, tandis que toutes deux gagnaient le parking. — Ça alors! s'exclama-t-elle. Branson a transféré cinquante millions - la majeure partie du capital de sa société - sur un compte codé dans une banque interplanétaire. Il l'a fait hier soir, deux heures avant que Zeke... — Contrôlez ses comptes personnels. Manipulant son ordinateur portable d'une main, Peabody s'installa dans la voiture. — Six comptes, chacun crédité de vingt à quarante millions. Il les a vidés hier. — Un joli petit bas de laine pour Cassandre, murmura Eve qui saisit son communicateur pour appeler Feeney. — Les empreintes vocales correspondent, l'informa-t-il. Il va nous falloir arrêter un mort? — Je me charge de ça. Toi, j'aimerais que tu rendes visite à la société Branson T and T, et que tu jettes un œil à leurs prototypes de droïdes. Monica Rowan est sur écoute ? — Oui. Jusqu'ici, rien. — Préviens-moi s'il y a du nouveau. Peabody, enchaîna Eve, contactez la police du Maine, demandez-leur qu'une voiture pie patrouille dans le quartier de Rowan. Je veux qu'elle soit sur surveillance. Lisbeth ne fut pas enchantée de voir des flics sur le seuil de sa porte. Elle dévisagea Eve et ignora souverainement Peabody. — Je n'ai rien à vous dire. Mon avocat m'a conseillé de... —Économisez votre salive, coupa Eve en entrant dans le vestibule. — C'est du harcèlement. J'appelle mon avocat et je porte plainte contre vous. — Les Branson étaient très proches ? — Pardon ? — J.C. devait vous parler de son frère. Que pensaient-ils l'un de l'autre ? Lisbeth haussa les épaules. — Ils étaient frères et associés en affaires. Ils avaient des hauts et des bas. — Il leur arrivait de se quereller ? — J.C. ne se querellait avec personne. Une fugitive expression de chagrin ternit les yeux de Lisbeth. Elle détourna la tête. — Mais il leur arrivait parfois d'être en désaccord, ajouta-t-elle. — Qui avait le pouvoir ? — B.D., répliqua Lisbeth avec un geste vague de la main. J. Clarence était plus doué pour les relations humaines, et il adorait lancer de nouveaux projets. C'était un créatif. Que B.D. tienne les rênes ne le dérangeait pas. — Il s'entendait bien avec Clarissa ? — Il avait de l'affection pour elle, naturellement. C'est une femme pleine de charme. Néanmoins je crois que, d'une certaine manière, elle l'intimidait. Malgré sa fragilité, elle est très distante, très... formaliste. —Vraiment? Et toutes les deux, vous étiez amies? — Nous étions liées. Chacune de nous avait un Branson pour compagnon, alors nous nous fréquentions, avec ou sans eux. —Vous a-t-elle confié que B.D. la battait? Lisbeth émit un petit rire sec. — Lui, il la battait? Il l'adulait. Elle n'avait qu'à battre des cils, exprimer un désir, et il était à ses pieds. —Vous n'avez pas suivi les actualités? s'enquit Eve, montrant l'écran mural éteint. — Non... Lisbeth se détourna de nouveau. Elle paraissait lasse, à bout de nerfs. —Je règle certaines affaires personnelles avant d'entrer au centre de réhabilitation. —Vous ignorez donc que B. Donald Branson a été tué hier soir. — Quoi ? — Il a fait une chute mortelle alors qu'il était en train de frapper sa femme. — Mais c'est ridicule, complètement absurde. Il ne toucherait pas un cheveu de Clarissa. Il la vénère. — Elle affirme que, pendant des années, il lui a fait subir toutes les violences imaginables. — Elle ment ! Il la traitait comme une princesse. Si elle prétend le contraire, elle ment effrontément, elle... Lisbeth s'interrompit, très pâle soudain. — Vous n'avez pas trouvé les photographies dans votre boîte aux lettres, n'est-ce pas, Lisbeth ? Quelqu'un vous les a remises, quelqu'un en qui vous aviez confiance, qui semblait avoir de l'affection pour J.C. et vous. — Non, je... je les ai trouvées. — N'essayez pas de protéger les Branson, c'est inutile. Il est mort, elle a disparu. Qui vous a donné ces clichés, Lisbeth? Qui vous a dit que J.C. vous trompait? —Je les ai vues, ces photos, de mes yeux. Lui et cette blonde. — Qui vous les a données ? — Clarissa. Le visage de Lisbeth se crispa, une larme roula sur sa joue. — Elle me les a apportées, elle pleurait. Elle était tellement désolée pour moi. Elle m'a suppliée de ne révéler à personne qu'elle m'avait remis ces photos. — Comment étaient-elles en sa possession ? —Je ne le lui ai pas demandé. Je les ai regardées, et ça m'a rendue folle. Elle m'a dit que ça durait depuis des mois, qu'elle ne pouvait plus faire semblant de ne pas être au courant. Elle ne supportait plus que je sois bafouée de cette façon, ni que J.C. gâche sa vie à cause d'une fille pareille. Elle savait à quel point j'étais jalouse, elle le savait pertinemment. Quand je suis allée chez lui, il a tout nié. Il me répétait que je perdais la tête, qu'il n'avait pas de maîtresse. Mais moi, je l'avais vu sur les photos ! Et je... j'ai attrapé cette perceuse... Ô mon Dieu, mon Dieu... Mon pauvre J.C. ! Lisbeth s'effondra dans un fauteuil. — Peabody, donnez-lui un calmant, ordonna Eve d'un ton bref. Qu'on vienne la chercher et qu'on l'emmène au Central. Quand elle aura les idées claires, McNab n'aura qu'à prendre sa déposition. — Ce n'est pas le moment d'entrer dans les détails, d'accord, déclara Peabody en s'engouffrant de nouveau dans la voiture. Mais, franchement, j'ai l'impression d'avoir un train de retard. — Branson est lié à Cassandre. Clarissa est liée à Branson, et Zeke à Clarissa. Il semblerait que les deux frères Branson soient morts - de mort violente - à une semaine d'intervalle. Pendant ce temps, les comptes bancaires sont vidés. Zeke traverse le pays pour travailler dans la maison des Branson. En deux jours, il se bagarre avec B.D. à cause de Clarissa et le tue. Mais Clarissa, qui a tellement peur pour Zeke, égare le cadavre. C'est justement ça qui me chiffonne depuis le début. Seulement, quand un type vous affirme qu'il a tué quelqu'un, on a généralement tendance à le croire. Mais, je le répète, nous n'avons pas de cadavre. Le programme du droïde a été effacé, impossible donc de vérifier s'il avait bien reçu l'ordre d'évacuer le corps. Nous savons simplement que le mort a été balancé dans le fleuve, pourtant l'équipe de recherche ne le retrouve pas. — Les droïdes ne flottent pas, or les appareils de détection cherchent de la chair, du sang et des os humains. -—Voyez que vous commencez à comprendre. Maintenant, relions ces points entre eux. Zeke a tué un droïde. Lisbeth déclare que Clarissa n'a jamais été battue ni violée. Sinon, elle l'aurait probablement su, J.C. et elle s'en seraient rendu compte. Le «hasard» veut que Zeke se trouve au bon endroit, au bon moment, pour entendre Branson frapper sa femme. Clarissa se réfugie dans ses bras. Elle a déjà jugé sa personnalité, elle s'y prend subtilement pour ne pas l'effaroucher. — Il ne connaît rien aux femmes, murmura Peabody. Il est à peine sorti de l'enfance. — Il pourrait avoir cent ans, il n'arriverait pas à cerner celle-ci. Bref, elle l'éblouit, elle lui fait tourner la tête. Elle et Branson se débarrassent du frère, ce qui m'incite à penser que J.C. n'était pas impliqué dans Cassandre. Il les gênait. Je suis chargée de l'enquête, ils ne tiennent surtout pas à ce que je creuse trop profond, que je pose à Lisbeth des questions trop précises. D'où les explosions, pour détourner mon attention. Et en ça, ils ont parfaitement réussi. —Il se serait donc produit la même chose pour n'importe quel flic chargé d'enquêter sur le meurtre de J.C. Branson? Seulement, c'était vous... Peabody s'interrompit, songeuse. — Et là, ils ont commis une grossière erreur. —Excellente déduction, Peabody. Brillante, même. — Je suis à bonne école. — La politique n'est qu'un écran de fumée supplémentaire - pour nous distraire, nous faire perdre notre temps. Le fric, voilà tout ce qu'ils veulent. Et le plaisir sadique de détruire. — Mais ils en ont, de l'argent. — On n'en a jamais assez, surtout quand on a passé sa jeunesse à fuir, à se cacher, peut-être à tirer le diable par la queue. Combien vous pariez que Clarissa Branson a grandi dans le giron d'Apollon ? —Vous n'allez pas un peu vite, lieutenant? — « Nous sommes fidèles », dit Eve, accélérant pour franchir les grilles du parking souterrain de l'immeuble qui abritait les bureaux de Connors. Un instant après, elles étaient dans l'ascenseur privé. Les yeux de Peabody s'arrondirent mais, avant qu'elle ait pu émettre un commentaire, le communi-cateur d'Eve bourdonna. — Lieutenant Dallas? Capitaine Sully, police de Boston. On vient de me signaler que Monica Rowan a été victime d'une agression. Elle est décédée. —Nom d'une pipe... Il me faut un rapport complet, capitaine, de toute urgence. —Je vous le transmets aussi vite que possible. —Bon sang! marmonna Eve en interrompant la communication. J'aurais dû faire bâtir des remparts autour d'elle. — Comment auriez-vous pu prévoir ? —J'avais prévu, mais un peu trop tard. Elle émergea de l'ascenseur, passa sans s'arrêter devant l'assistante de Connors qui, avec son efficacité coutumière, s'empressa d'avertir son patron. Connors ouvrit la porte de son bureau à la seconde où Eve l'atteignait. — Lieutenant... je ne m'attendais pas que tu viennes en personne. —Je passe en vitesse. On tient le bon bout, et la pendule tourne. Elle le regarda droit dans les yeux, elle aurait voulu lui dire... tant de choses. — Tu viens donc chercher l'appât, quelques millions en bons au porteur. Et toi, je suppose que tu serviras d'hameçon. —Avec un peu de chance, ça devrait nous permettre de régler cette affaire. Je... Peabody, enchaînat-elle, allez donc faire un tour. — Pardon ? — Sortez. — Oui, lieutenant. — Écoute, Connors... Je suis désolée pour ce matin. — Moi, je suis en colère. — Eh bien, je suis désolée de t'avoir mis en colère. Mais j'ai un service à te demander, — Personnel ou professionnel ? Il était manifestement résolu à ne pas lui simplifier la tâche. Elle baissa le nez, serra les dents. — Les deux. J'ai besoin de tout ce que tu pourras déterrer sur Clarissa Branson - absolument tout. Et il me le faut très vite. Il m'est impossible de confier cette tâche à Feeney. De toute manière, tu seras beaucoup plus rapide que lui et tu ne laisseras pas de traces. — Où veux-tu que je te transmette ces renseignements ? — Fais-le de vive voix, sur mon communicateur personnel. Elle ne doit pas se douter que je la piste. — Parfait. Il saisit une valise métallique. — Tes bons au porteur, lieutenant. Elle esquissa un sourire. — Je ne te demanderai pas comment tu as réussi à nous procurer ça dans un délai aussi bref. — il ne vaut mieux pas, répondit-il sans lui rendre son sourire. Elle opina, prit la valise. Elle se sentait atrocement mal. Jamais encore il n'avait eu cette attitude. Dès qu'ils étaient ensemble, il s'arrangeait pour la toucher, l'effleurer, la caresser. Ces gestes de tendresse, de désir, lui étaient tellement indispensables, qu'en être brusquement privée la mettait à la torture. — Merci. Je... oh, et puis zut! Elle l'agrippa par les cheveux et, ravalant son orgueil, l'embrassa à pleine bouche. — À plus tard, chuchota-t-elle avant de se ruer hors de la pièce. Alors seulement, une ombre de sourire joua sur les lèvres de Connors qui se rassit à son bureau et lança sans plus tarder une recherche approfondie sur Clarissa Branson. — Ça va, Dallas ? — Ouais, je danse de joie. Elle était en jean et soutien-gorge, une situation des plus gênantes pour Feeney et elle. — Je peux appeler une femme pour... euh... finir. —Ah non, je n'ai pas envie qu'une nana de la DDE me tripote avec ses gros doigts ! Dépêche-toi. — Bon, d'accord... Il toussota, s'étira le cou comme s'il souffrait des cervicales. —Je t'explique. C'est un appareil sans fil, je te le pose sur le cœur. Ils te passeront vraisemblablement au scanner, mais on va camoufler le mouchard sous ce truc-là - on dirait de la peau. On l'utilise pour les droïdes. S'ils le repèrent, ils auront l'impression que tu as une marque de naissance. — Et ils croiront que j'ai unê tache sur le téton. Génial ! —Tu sais, Peabody pourrait faire ça à ma place. — Bon sang, Feeney... Grouille-toi. Les cinq minutes qui suivirent furent franchement pénibles. — Tu... euh... Reste comme ça un petit moment, le temps que ça sèche. — Hum. —Je pourrai suivre tes déplacements grâce aux battements de ton cœur On a aussi trafiqué cette montre... Soulagé que le plus difficile soit terminé, il prit la montre sur la table. — Elle est équipée d'un micro à basse fréquence, qui ne devrait donc pas être détectable, mais sa portée est ridicule. Il te faudra parler dedans pour qu'on t'entende. Ce n'est qu'un pis-aller. Eve la passa à son poignet. — Tu as d'autres précisions ? — On poste des hommes tout autour de la gare. Tu ne seras pas seule. Ils ne bougeront pas un cil avant que tu n'en donnes l'ordre, mais ils seront là. -— C'est réconfortant. — Dallas... un vêtement de protection empêcherait l'appareil de fonctionner. Elle le dévisagea fixement. — Pas de gilet pare-balles ? — Tu choisis. Le gilet ou le mouchard. — De toute façon, s'ils me tirent dessus, ils viseront la tête. — Bon Dieu ! — Je plaisante, rétorqua-t-elle d'un ton peu convaincant. Et en ce qui concerne la prochaine cible, on avance ? — Non, pas pour l'instant. — Tu as vu les droïdes de Branson T and T? — Oui, ils ont de nouveaux modèles. Recouverts d'une matière incroyable. On dirait vraiment de la peau. Mais ce sont des jouets. Je n'en ai pas déniché un qui ait la taille d'un homme. — Cela ne signifie pas qu'il n'y en a pas. Ces jouets que tu as vus seraient capables d'interpréter un numéro comme celui qui s'est déroulé chez les Branson ? — Si ces petits salopards mesuraient un mètre soixante-dix, oui. Un bourdonnement les interrompit. — Mon communicateur personnel. Je dois prendre l'appel, et c'est privé. —Je te laisse. Quand tu seras prête à y aller, tu nous siffles. Demeurée seule, Eve brancha son communicateur sur le mode confidentiel et mit les écouteurs. — J'ai tes renseignements, lieutenant. Les yeux de Connors s'étrécirent. — Où est ta chemise ? — Quelque part. Là, dit-elle en saisissant le vêtement. Qu'est-ce que tu as trouvé ? — Quand on reste à la surface, on suit facilement sa trace. Née au Kansas, âgée de trente-six ans, parents enseignants, la classe moyenne typique, une sœur mariée qui a un fils. Elle a fait ses études dans des établissements publics et travaillé quelque temps comme vendeuse. Après son mariage avec Branson, qui date d'une dizaine d'années, elle s'est installée à New York. Je présume que je ne t'apprends rien. —Je veux ce qu'il y a sous la surface. — Bien sûr. Ses soi-disant parents ont effectivement eu une fille née voici trente-six ans et nommée Clarissa. Mais elle est décédée à l'âge de huit ans. En fouillant davantage, on découvre que cette fillette morte est allée à l'école, a travaillé comme vendeuse et s'est mariée. — Comme c'est étrange ! — N'est-ce pas ? Un petit examen du dossier médical de Clarissa Stanley révèle qu'elle a fêté son trente-sixième anniversaire depuis belle lurette. En réalité, elle a quarante-six ans. Il semble que Clarissa soit ressusci-tée il y a une douzaine d'années. Toutes les informations sur la personne qu'elle était auparavant ont disparu. Je réussirai peut-être à en exhumer quelques-unes, mais il me faudra du temps. — Ça me suffit pour le moment. Elle ne cherchait pas à se rajeunir, elle avait surtout besoin d'une nouvelle identité. — Si tu te livres à un calcul élémentaire, tu constateras qu'elle a exactement l'âge qu'aurait Charlotte Rowan, morte dans l'explosion du quartier général d'Apollon. — Oui, j'avais déjà fait l'opération. — Puisque j'étais sur cette piste, j'ai poussé un peu plus loin. — C'est-à-dire ? — Certains ne sont peut-être pas de cet avis, rétor-qua-t-il en lui décochant un regard appuyé, mais les gens qui ont une relation intime ont généralement beaucoup de points communs. Ils connaissent leurs ambitions et leurs activités respectives. — Connors... marmonna-t-elle, de nouveau tenaillée par la culpabilité. — Boucle-la, Eve, coupa-t-il, et il le dit si gentiment qu'elle se tut. Comme Clarissa semble avoir des liens étroits avec Rowan et Apollon, j'ai fait quelques recherches sur B. Donald. Rien de spécial, hormis de nombreux dons importants, qu'il conviendrait éventuellement d'analyser, à la société Artémis. — Une autre déesse grecque ? — La sœur jumelle d'Apollon. Je doute que nous trouvions des informations dans les banques de données habituelles. Quoi qu'il en soit, en remontant une génération en arrière, j'ai découvert que E. Francis Branson, le père de B.D., apportait lui aussi une contribution financière importante à cette organisation. D'après les dossiers de la CIA, il a été un de leurs agents pendant une brève période. Non seulement il connaissait James Rowan, mais il a travaillé avec lui. 313 — Ce qui referme la boucle qui relie les Branson et les Rowan. Branson et Clarissa ont grandi avec Apollon et ils ont continué à suivre la même voie. « Nous sommes fidèles. » Elle hocha la tête. —Merci. — De rien. Eve, tu vas te mettre en danger ? — Je serai protégée. — Tu ne réponds pas à ma question. — Les risques sont calculés. Merci pour ton aide. — A ta disposition. Les mots bouillonnaient dans la gorge d'Eve, stu-pides pour la plupart. Elle les aurait peut-être prononcés, mais Feeney entrebâilla la porte. — Il faut y aller, Dallas. — Oui, j'arrive. C'est l'heure, dit-elle à Connors avec un petit sourire. A ce soir, — Prends soin de ce qui m'appartient, lieutenant. Le sourire d'Eve s'élargit, puis elle interrompit la communication. Elle savait bien que ce n'était pas à la valise bourrée de faux bons au porteur qu'il pensait. Être équipée d'un appareil de détection et d'une montre-micro ne l'empêcha pas de se sentir très seule et exposée quand elle se fraya un chemin dans la foule des passagers de la gare centrale. Elle repéra quelques visages familiers. Des flics. Ils eurent soin de ne pas échanger un regard. Les haut-parleurs annonçaient les arrivées et les départs. Devant les communicateurs publics s'agglutinaient des gens qui appelaient leur famille, leurs partenaires amoureux ou leurs bookmakers. Eve continua à marcher. Dans le fourgon de surveillance, deux cents mètres plus loin, Feeney nota avec satisfaction que son rythme cardiaque était régulier, paisible. Elle vit les mendiants qui s'étaient réfugiés là pour échapper au froid et qui ne tarderaient pas à être chassés par les agents de la sécurité. Des marchands vendaient des journaux, sur papier ou sur disquette, des souvenirs bon marché, des boissons chaudes, de la bière. Elle emprunta l'escalier plutôt que le tapis roulant pour rejoindre le point de rendez-vous au niveau inférieur. Elle leva la main, comme pour la passer dans ses cheveux. —Je descends, murmura-t-elle contre le cadran de sa montre. Aucun contact jusqu'ici. Elle sentit le sol vibrer, entendit le sifflement strident d'un train à grande vitesse qui quittait la gare. Elle s'immobilisa sur le quai, tenant fermement d'une main la valise métallique, son autre bras replié à hauteur de la taille. S'ils projetaient de s'emparer d'elle, ils le feraient ici, très vite, en profitant de la cohue. On l'emmènerait, un comparse lui arracherait la valise, et ils se fondraient dans cette foule. Elle, en tout cas, procéderait de cette façon. Du coin de l'œil, elle aperçut McNab - en manteau jaune vif, chaussures bleues et bonnet de ski - assis sur un banc, apparemment absorbé par un jeu vidéo. L'imagination d'Eve s'emballait. Ils la passeraient au scanner. Ils découvriraient qu'elle était armée, mais ils s'y attendaient. Si elle avait de la chance, si Feeney était aussi compétent qu'elle le pensait, ils ne trouveraient pas le mouchard. Le communicateur public, derrière elle, se mit à sonner avec insistance. Sans hésiter, elle pivota et répondit. — Dallas. — Montez dans le train pour le Queens, celui qui arrive. Prenez votre billet à bord. — Queens, répéta-t-elle, la bouche près de la montre. Son interlocuteur avait déjà raccroché. — Le prochain train, ajouta-t-elle. Elle se détourna et se dirigea vers la voie. McNab rempocha son jeu vidéo et lui emboîta le pas. Il était parfait. Personne ne le soupçonnerait d'être un flic. Il avait des écouteurs sur les oreilles, il se trémoussait en marchant, comme s'il écoutait une musique particulièrement entraînante. Et il suivait Eve telle une ombre. Un nuage d'air tourbillonnant les enveloppa. Les passagers descendaient, d'autres embarquaient. Eve ne se soucia pas de trouver une place assise. Elle s'agrippa à une poignée, pour ne pas perdre l'équilibre quand le train démarrerait. McNab, à un mètre d'elle, se mit à chantonner. Eve faillit sourire en reconnaissant une chanson de Mavis. Le trajet jusqu'à Queens fut inconfortable, mais heureusement court. Eve se félicita cependant de n'être pas une employée de bureau condamnée à prendre quotidiennement les transports publics. Elle se retrouva sur le quai. McNab passa près d'elle sans broncher et s'éloigna. On l'envoya ensuite dans le Bronx, puis à Brooklyn. Ensuite ce fut Long Island, et retour dans le Queens. Elle se sentait tellement fourbue qu'elle était sur le point de capituler et de supplier qu'on l'achève. Ce fut alors qu'elle les vit approcher. L'un à gauche, l'autre à droite. Elle se remémora la description du Bidouilleur : oui, c'étaient bien les deux individus à qui il avait eu affaire. Elle recula dans la foule des passagers à la mine lasse, nota que les deux compères s'écartaient pour la prendre en tenaille. Ils étaient prudents. L'un des deux avait ouvert son manteau pour exhiber une arme réservée en principe aux forces de police. Ils n'avaient donc pas l'intention de s'embarrasser d'une prisonnière. Elle recula encore, percuta délibérément un homme et feignit de s'accrocher à lui pour ne pas tomber. — Contact, annonça-t-elle, baissant la tête vers sa montre. Ils sont deux. Armés. L'un d'eux lui posa une main sur le bras. — Lieutenant, la valise. Il la repoussa, elle se laissa faire. Ce n'étaient pas des humains, réalisa-t-elle. Des droïdes, le Bidouilleur ne s'était pas trompé. Ils n'avaient pas d'odeur. —Vous aurez l'argent quand vous m'aurez dit quelle est la cible et qu'on me l'aura confirmé. Ce sont les clauses du marché. — Les clauses ont changé, rétorqua-t-il avec un sourire froid. Nous prenons l'argent, mon partenaire vous coupe en deux, ici même, et la cible sera détruite. Elle vit McNab sur le tapis roulant. Il leva le pouce, lui signalant ainsi que la cible avait été localisée. — Ce nouveau marché ne me plaît pas, déclarat-elle au droïde. Elle se jeta en arrière, balança violemment la valise dans les genoux du droïde qui était dans son dos. Dans le même élan, elle se baissa, pivota et le saisit aux chevilles tandis qu'il appuyait sur la détente de son arme. La balle fit un trou de la taille d'un poing dans la poitrine de son partenaire. Hurlant aux passagers de se mettre à l'abri, elle se redressa, referma les doigts sur la main qui tenait l'arme, la tordit brutalement. La deuxième balle la frôla pour aller se ficher dans le sol. Les gens affolés criaient, couraient en tous sens. De toutes ses forces, Eve tira le droïde en avant pour le faire tomber. Ils roulèrent par terre. Elle ne parvenait pas à extirper son arme de sa ceinture, et celle de son adversaire était hors de portée. Soudain, le droïde se releva. Une lame acérée brillait dans sa main. Pliant les jambes, Eve lui assena un coup de pied au pubis. Il ne s'effondra pas comme l'aurait fait un homme, mais il chancela, déséquilibré, battant l'air de ses bras. Elle se remit prestement debout, tenta de le retenir, en vain. Il bascula sur les rails, disparut sous le train qui redémarrait. Haletant, cramoisi, McNab la rejoignit. —Bon sang, avec tout ce monde, j'ai cru que je n'y arriverai pas ! Vous êtes blessée ? — Non. Merde, il m'en fallait un en état de marche. Maintenant on ne peut plus rien en tirer. Où est la cible ? — Madison Square. On est en train d'évacuer et de désamorcer les bombes. — On fiche le camp d'ici, en vitesse. 19 La première bombe explosa en haut des tribunes de la section B, à Madison Square, à vingt heures quarante-trois, durant la première mi-temps du match de hockey qui opposait les Rangers et les Penguins. Le score était encore nul, et on ne déplorait qu'un incident mineur provoqué par un attaquant des Penguins qui s'en était pris un peu trop rudement à son adversaire direct. Celui-ci, qui avait le nez et la bouche en sang, était déjà aux urgences lorsque la déflagration se produisit. Sitôt la cible repérée, la police était arrivée sur les lieux en un temps record. Le match fut arrêté, et on annonça que les spectateurs devaient quitter le stade sur-le-champ. Cette déclaration fut accueillie par des sifflets et des insultes. Les supporters des Rangers, massés d'un côté des tribunes, firent pleuvoir sur le terrain une averse de canettes de bière et de papier hygiénique recyclé. Les fans new-yorkais ne plaisantaient pas avec le hockey. Malgré tout, on réussit à évacuer environ vingt pour cent du public, sans trop de problèmes. Cinq policiers et douze civils furent légèrement blessés. On procéda à quatre arrestations pour agression physique ou verbale sur les représentants des forces de l'ordre. En dessous du stade, la gare Pennsylvania fut vidée le plus rapidement possible, les trains à l'arrivée ou au départ détournés. On n'espérait pas dénicher tous les mendiants et les sans-abri qui cherchaient un peu de chaleur dans la gare, néanmoins on contrôla les recoins où ils avaient l'habitude de dormir. Lorsque la bombe explosa, entre les sièges 528 et 530 des gradins, propulsant alentour de l'acier, du bois et des morceaux de chair humaine, les gens comprirent la gravité de la situation. Ils se ruèrent comme une lame de fond vers les sorties. Quand Eve arriva sur les lieux, on aurait cru que l'immense vieux bâtiment vomissait une marée humaine. — Occupez-vous de l'évacuation ! cria-t-elle à McNab. Il faut éviter le pire ! — Mais qu'est-ce que vous faites ? dit-il, vociférant pour couvrir les hurlements de la foule et le mugissement des sirènes. Il essaya de la retenir par le bras, elle se dégagea d'un geste brusque. — Bon Dieu, Dallas, vous n'allez pas entrer là-dedans ! Mais elle s'éloignait déjà, jouant des coudes pour avancer à contre-courant et atteindre les portes. Au passage, elle reçut quelques coups si brutaux qu'elle en vit trente-six chandelles. Elle grimpa l'escalier le plus proche à toute allure, enjamba les sièges. Au-dessus d'elle, une équipe de premier secours s'activait à éteindre les feux déclenchés par l'explosion. — Malloy ! brailla-t-elle dans son communicateur. Donnez-moi votre position ! Un grésillement lui répondit, entrecoupé de mots presque inaudibles. — Trois... désamorcées... scanner... dix... — Votre position ! — Les équipes se... —Anne, bon sang de bonsoir, dites-moi où vous êtes ! Elle était impuissante, les bras ballants, à regarder les spectateurs se piétiner. Elle vit un enfant jaillir de la cohue, s'élever dans les airs, la tête en bas, pour aller s'écraser sur la glace. Jurant comme un charretier, Eve sauta par-dessus la rambarde de la patinoire. Elle atterrit sur les genoux et les mains, glissa tel un palet de hockey jusqu'au garçonnet qu'elle empoigna par le col de sa chemise pour l'arracher à la foule. Soudain, la voix d'Anne lui parvint, plus claire à présent. — Et cinq de moins. Où en est l'évacuation? — Je n'en sais rien. Quel cirque ! Eve se passa une main sur la figure. Sa paume saignait. — Je n'ai aucun contact avec l'équipe de Pennsylva-nia. Où êtes-vous ? — Je me dirige vers le secteur 2. Dans Pennsylva-nia. Débrouillez-vous pour que les civils vident les lieux. — J'ai un gamin blessé, ici. Elle baissa les yeux sur le garçonnet. Il était blanc comme un linge, avec une énorme bosse sur le front, mais il respirait. —Je le mets à l'abri et je reviens. — Faites vite, on n'a pas beaucoup de temps. Eve réussit tant bien que mal à se redresser, dérapa, se cramponna à la rambarde. — Arrêtez tout, Malloy, et sortez. Vous et vos hommes. — On en a désamorcé six, il en reste quatre. On doit continuer. Eve chargea le petit garçon sur son épaule, avec l'intention de le confier à un pompier, et grimpa l'escalier. — Sortez, Anne! répéta-t-elle. Sauvez votre peau, nom d'une pipe ! Elle trébuchait sur les gradins, écartant à grands coups de pied les sacs, les manteaux, les sandwichs abandonnés par les spectateurs. — Ça y est, on en a sept, encore trois. On va y arriver. —Anne ! Magnez-vous le train, foutez le camp ! — Excellent conseil. Eve s'essuya les yeux, surprise par cette voix grave, aveuglée par la sueur qui ruisselait sur son visage. Et, brusquement, elle découvrit Connors devant elle. Il prit le garçonnet. —Tu t'en occupes, je vais chercher Malloy. — Certainement pas, tu... Il n'eut pas le temps d'en dire plus. Le sol se mit à trembler, une fissure s'ouvrit dans le mur derrière eux. Il agrippa Eve par la main, l'entraîna vers la porte où des policiers revêtus de combinaisons de protection canalisaient les spectateurs pour les aider à sortir. Eve sentit ses tympans se contracter une fraction de seconde avant l'explosion. Une vague brûlante les frappa dans le dos, les poussa vers la sortie. Il ne s'agissait plus désormais que de survivre, dans ce déluge de pierre, de métal et de verre. Eve buta contre quelque chose... un homme qu'un morceau de béton avait transpercé. Elle avait les poumons en feu, elle suffoquait. Autour d'elle, des centaines de visages paniqués, des décombres fumants, des montagnes de corps. Puis un vent glacial lui cingla la figure. Elle comprit alors qu'ils étaient vivants. — Tu es blessé ? cria-t-elle à Connors. Par miracle, il portait toujours le petit garçon sur son épaule. — Non. Et toi? —Je ne crois pas... non. Emmène-le à une ambulance. A bout de souffle, elle s'immobilisa. De l'extérieur, le bâtiment ne paraissait guère endommagé. De la fumée noire s'échappait à gros bouillons des portes pulvérisées par l'explosion, mais les murs étaient encore debout. — Il n'en restait que deux à désamorcer. Seulement deux. Elle pensa à la gare souterraine - aux trains, aux passagers, aux employés des galeries marchandes. — Il faut que j'y retourne, que je sache où on en est. Il la retint d'une main ferme. Tandis qu'ils s'enfuyaient, il avait jeté un regard en arrière. Et il avait vu. — Eve, tu ne peux plus rien faire. — Si ! s'exclama-t-elle en se dégageant. J'ai des collègues là-dedans, des coéquipiers. Emmène ce gosse, Connors. — Eve... Il lut dans les yeux de sa femme une détermination si farouche qu'il n'insista pas. —Je t'attends, murmura-t-il. Contournant les flammèches qui s'envolaient des pierres tombées sur la chaussée, elle rebroussa chemin. Les pillards et les vandales ne tarderaient pas à affluer. Ce serait le bouquet. Elle empoigna un agent et, comme il la repoussait et lui ordonnait de dégager, elle lui fourra son badge sous le nez. — Excusez-moi, lieutenant, bredouilla-t-il, blême et visiblement dépassé par les événements. Canaliser cette foule... ce n'est vraiment pas facile. — Réunissez deux unités pour empêcher les pillages. Élargissez le périmètre de sécurité. Vous ! lança-telle à un autre agent. Dites aux équipes médicales d'installer un hôpital de campagne et commencez à prendre le nom des blessés. Elle continuait à avancer, distribuant des ordres à la ronde. Quand elle fut à trois mètres du bâtiment, elle sut que Connors avait raison. Plus personne ne l'attendait à l'intérieur. Un homme était assis par terre, la figure dans ses mains. Il portait la veste rayée d'une bande jaune fluorescent des artificiers. — Où est votre lieutenant ? Il leva vers elle des yeux noyés de larmes. — Il y en avait trop, balbutia-t-il. Il y en avait trop... Le souffle d'Eve se bloqua dans sa gorge, son cœur cogna contre ses côtes. — Officier... articula-t-elle. Où est votre lieutenant ? — Elle nous a ordonné de sortir. Tous. Elle n'a gardé que deux copains avec elle. Il restait deux bombes. Ils en ont eu une. Mais la deuxième... la dernière... Il baissa la tête et éclata en sanglots. — Dallas ! s'écria Feeney qui accourait, hors d'haleine. J'étais à cent mètres d'ici, je n'ai pas pu m'approcher davantage. Et les communications ne passaient plus... Mais il avait entendu le rythme cardiaque d'Eve, ce qui lui avait permis de ne pas mourir de peur. Il la prit par les épaules. — Bon Dieu ! —Anne, murmura-t-elle. Anne était là-dedans. — Oh non ! gémit-il en la serrant contre lui. — Je lui avais dit de sortir. Je lui avais dit d'arrêter tout et de sortir. Elle ne m'a pas écoutée. — Elle avait un boulot à achever, — Il nous faut une équipe de recherche et de secours. Peut-être que... Cependant Eve ne se faisait pas d'illusions. Anne était vraisemblablement à proximité de la bombe au moment de l'explosion. — Il faut chercher. Être sûrs que... — Je m'en occupe. Tu devrais voir un médecin, Dallas. — Je n'ai rien. Je veux l'adresse d'Anne. — Quand on aura terminé ici, je t'accompagnerai. Elle se détourna, considéra les victimes atterrées, les voitures calcinées parce que garées trop près des bâtiments. Et sous la rue, songea-t-elle, dans la gare... l'enfer. L'horreur. Tout ça pour de l'argent. Une rage pareille à de la lave en fusion monta du tréfonds de son être. Pour de l'argent, elle en était absolument convaincue, et en souvenir de fanatiques qui défendaient une cause nébuleuse. Ils paieraient pour cette ignominie, elle s'en faisait le serment. Elle ne put rejoindre Connors qu'une heure plus tard. Les pans de son manteau claquant au vent, il aidait les brancardiers à charger les blessés dans les ambulances. — Comment va le gamin ? lui demanda-t-elle. — Il se remettra. On a retrouvé son père. Le malheureux était terrifié, ajouta Connors en lui essuyant doucement la joue, maculée de suie. La plupart des gens s'en sont tirés, Eve. On aurait pu avoir des milliers de morts, or, pour l'instant, on en dénombre moins de quatre cents. — Je ne peux pas compter de cette façon-là. — Parfois il faut s'en satisfaire. — J'ai perdu une amie, ce soir. — Je le sais, murmura-t-il en lui encadrant le visage de ses mains. J'en suis navré. — Elle avait un mari et deux enfants. Eve détourna les yeux. — Elle était enceinte, souffla-t-elle. — Seigneur ! Il ébauchait le geste de la serrer contre lui. Elle recula, secoua la tête. — Non. Je m'écroulerais, je ne peux pas. Je dois prévenir sa famille. — Je t'accompagne. — Non, c'est une affaire entre flics. J'irai avec Feeney, murmura-t-elle, fermant un bref instant les yeux. Je ne sais pas quand je rentrerai à la maison. — Moi, je vais rester ici encore un moment. Elle opina, se retourna. — Eve? — Oui... — Ne rentre pas trop tard. — D'accord. Et elle le quitta pour rejoindre Feeney et partir annoncer aux familles de leurs collègues une nouvelle qui briserait leur vie. Connors travailla deux heures de plus avec les blessés. Il leur fit apporter des hectolitres de café et de potage - l'un des réconforts que l'argent permettait d'offrir. Tandis qu'on emportait les corps vers la morgue déjà bondée, il songeait à Eve qui affrontait quotidiennement la mort. Le sang. La chair mutilée. Lui avait l'impression que leur puanteur collait à sa peau, l'imprégnait jusqu'à la moelle. Et elle vivait avec ça. Il observa le bâtiment, les plaies, les décombres. On le réparerait. Ce n'était que de la pierre, du verre et de l'acier, on pourrait reconstruire. Avec du temps, des dollars, de la sueur. Acheter des édifices comme celui-ci, des symboles, était chez lui une véritable passion. Pour le profit, assurément, pour faire fructifier sa fortune, et pour le plaisir. Inutile de consulter le Dr Mira pour comprendre pourquoi un homme qui avait passé son enfance dans des taudis sordides et exigus, aux toitures qui fuyaient et aux fenêtres cassées, avait un tel instinct de propriétaire. Le goût de bâtir, de préserver ce qui existait. 326 La faille que sa jeunesse avait laissée dans son âme était devenue l'essence de son pouvoir. Et il avait effectivement le pouvoir de faire en sorte que ces bâtiments soient restaurés, qu'ils retrouvent leur beauté. Il y consacrerait son argent, son énergie, ce serait sa manière de défendre la justice. Eve, elle, s'occuperait des morts, des victimes. Connors monta dans sa limousine et prit la direction de sa résidence pour y attendre son épouse. Elle rentra à la maison alors qu'une aube glaciale et humide commençait à grisailler le ciel. Les panneaux publicitaires éclaboussaient le centre-ville de leurs couleurs criardes. La folle sarabande de New York continuait. Des nuages de vapeur encapuchonnaient les grils des vendeurs ambulants, le maxibus qui s'arrêtait pour embarquer des grappes d'ouvriers qui avaient terminé leur travail au cimetière. Quelques prostitués des deux sexes, visiblement aux abois, se précipitaient pour tenter d'alpaguer un client. — Je te fais un tarif d'ami. Vingt dollars, en liquide ou en crédits, et je t'emmène au paradis. Les ouvriers se hissaient dans le bus, trop fourbus pour penser au sexe. Eve observa un ivrogne qui titubait sur le trottoir, brandissant sa bouteille de tord-boyaux comme un gourdin. Des adolescents qui comptaient leur monnaie pour se payer un hot-dog de soja qu'ils partageraient. Plus la température chutait, plus les prix grimpaient. La loi de la libre entreprise. Brusquement, sans même savoir ce qu'elle faisait, Eve se gara, appuya son front sur le volant. Elle était bien au-delà de l'épuisement, dans cet étrange état de tension extrême où l'adrénaline crépite dans les veines et où les pensées tourbillonnent dans la tête. Elle s était rendue dans une ravissante petite maison de Westchester et avait prononcé les mots terribles qui plongent une famille dans le malheur. Elle avait dit à un mari que sa femme était morte, écouté des enfants appeler en pleurant leur mère qui ne reviendrait jamais. Ensuite elle avait regagné son bureau, rédigé des rapports. Parce que ce devait être fait, elle avait personnellement vidé le vestiaire d'Anne dans la salle de repos. Et maintenant, elle pouvait circuler dans New York, regarder les lumières, les gens, et se sentir... vivante. Sa place était ici, dans cette ville, avec son éclat et sa misère. Ses habitants, pauvres et riches. Son cœur qui battait jour et nuit, qui faisait battre le sien. Cette ville lui appartenait. — Madame ! Un poing crasseux cognait à la vitre. — Eh, madame, vous voulez pas m'acheter une fleur? Elle considéra le visage de celui qui l'interpellait ainsi. Un vieux bonhomme au sourire benêt qui, à en juger par la crasse incrustée dans ses rides pareilles à des ravins, n'avait pas utilisé un savon depuis des lustres. — J'ai l'air de quelqu'un qui achète des fleurs ? rétorqua-t-elle en baissant sa vitre. — C'est la dernière, insista-t-il avec un sourire qui découvrait des gencives édentées, montrant ce qui avait dû jadis être une rose. Cinq dollars, ça vaut le coup. — Cinq dollars ? Atterris, mon vieux. Elle commença à remonter sa vitre, pour se débarrasser de lui, se retrouva en train de fouiller dans sa poche. — Je t'en donne quatre dollars, pas plus. — Bon, bon, ça me va. Il rafla l'argent, lui fourra la rose dans les mains et s'éloigna d'un pas vacillant. — Cours, mon vieux, précipite-toi dans le bar le plus proche. Eve redémarra, la fleur sur ses genoux, et rentra chez elle. Lorsqu'elle franchit les grilles du domaine, elle vit les fenêtres éclairées. Après tout ce qu'elle avait vu et fait depuis le matin, ces lumières que Connors avait laissées allumées pour l'accueillir lui mirent les larmes aux yeux. Elle pénétra sans bruit dans la demeure, retira sa veste et la jeta sur la rampe de l'escalier, grimpa les marches. L'atmosphère embaumait le bois ciré, les fleurs fraîches. Tout cela lui appartenait aussi, songea-t-elle. De même que Connors, qui l'attendait. En peignoir, il regardait le journal télévisé, le reportage de Nadine Furst sur les lieux de l'explosion. Il avait dû travailler, l'ordinateur de la chambre était branché. Elle dissimula la rose fanée derrière son dos. — Tu as dormi ? — Un peu. Il ne s'approcha pas d'elle. Elle paraissait si tendue qu'il craignait, s'il la touchait, qu'elle ne se brise. Une immense vulnérabilité se lisait dans son regard assombri. — Tu as besoin de te reposer, Eve. —Je ne peux pas. Elle s'arracha un pitoyable sourire. —Je suis à cran. Et je n'ai pas beaucoup de temps. Il s'avança, se gardant cependant de l'effleurer. — Tu vas te rendre malade. — Non, ça va, je t'assure. Ça m'a assommée un moment, mais c'est passé. Quand tout sera fini, je craquerai. Pour l'instant, ça va. Connors, il faut que je te parle. — D'accord. Elle le contourna, dissimulant toujours la rose, se campa devant la fenêtre et contempla le parc plongé dans l'obscurité. —Je ne sais pas trop par où commencer. Ces deux derniers jours ont été... pénibles. — Annoncer la nouvelle aux Malloy, ce n'était pas facile. — Quand ils nous voient débarquer, les parents de flics comprennent tout de suite. Ils vivent avec cette crainte à longueur de temps. Quand on sonne à leur porte, ils savent. Certains restent là, figés, d'autres vous coupent la parole. Comme si, en vous empêchant de parler, ça pouvait changer la réalité. — Mais vous le dites, et la réalité est là. Elle le dévisagea. — Tu vis avec ça. — Oui, répliqua-t-il en soutenant son regard. En effet. —Je suis... tellement désolée pour ce matin. Je... Cette fois, il s'approcha et lui frôla la joue. — Ça n'a pas d'importance. — Si, c'est très important. Laisse-moi aller jusqu'au bout, tu veux bien ? —- D'accord, répéta-t-il. Assieds-toi, Eve. —Je ne peux pas. Je t'assure. Il me semble que j'ai là-dedans une bête qui me ronge. — Alors libère-la. Mais... ajouta-t-il, lui prenant la main qui tenait la fleur. Qu'est-ce que c'est que ça ? — Une rose mutante, à mon avis, et pas très en forme. Je l'ai achetée pour toi. Connors, pris de court, médusé, était un spectacle si rare qu'elle faillit éclater de rire. Elle scruta son visage, crut - espéra - y voir du plaisir. — Tu m'offres une fleur, murmura-t-il. — C'est la tradition, non ? Querelle, fleurs, réconciliation. Il saisit la tige entre ses longs doigts de pianiste. Les pétales étaient recroquevillés, leur couleur hésitait entre le jaune et une vilaine teinte qui évoquait celle d'une bière de piètre qualité. — Eve chérie... tu me fascines. — Elle est moche, hein? — Non, elle est splendide. — Si elle a l'odeur du type qui me l'a vendue, on aurait intérêt à l'asperger de désinfectant. — Ne l'abîme pas, rétorqua-t-il en se penchant pour lui baiser tendrement les lèvres. Elle recula, pour ne pas se blottir dans ses bras. — C'est une manie chez moi... abîmer les choses. Je ne le fais pas exprès. Et je pensais ce que je t'ai dit ce matin, même si ça te blesse. Oui, je pense que la solitude, le célibat sont préférables pour les flics. Comme pour les prêtres, par exemple. Au moins, ils ne rapportent pas tout le malheur et les péchés du monde à la maison. —J'ai mes propres péchés, objecta-t-il. Ils ont parfois rejailli sur toi. —Tu vois, je savais que tu serais blessé. — Oui, je le suis. Et ça fait mal, Eve. — Je ne veux pas ça, balbutia-t-elle. En vérité, elle ignorait qu'elle avait le pouvoir de le faire souffrir. C'était justement une partie de son problème, réalisa-t-elle. — Je ne maîtrise pas les mots aussi bien que toi. Je n'ai pas les mots, Connors, ceux que tu me dis et même ceux que tu as dans la tête - et quand tu me les dis ou que je t'entends les penser... mon cœur s'arrête de battre. — Tu crois que t'aimer à la folie est facile pour moi ? — Non, je crois que c'est impossible. Ne te fâche pas, supplia-t-elle, captant la lueur redoutable qui s'allumait dans les yeux de Connors. Laisse-moi d'abord finir. —Alors sois convaincante, rétorqua-t-il en posant la rose sur un guéridon. Parce que j'en ai assez, je suis fatigué de devoir sans cesse justifier mes sentiments. —Je n'arrive pas à garder mon équilibre... Dieu que c'était dur d'avouer ça à l'homme qui la déstabilisait si souvent et si aisément. —A certains moments ça va, je m'y retrouve à peu près. Ce que je suis maintenant, nous deux. Et puis, quelquefois, je te regarde et... je bascule. Je ne peux plus respirer, tous ces sentiments m'étouffent. Je ne sais pas quoi en faire, comment les gérer. Je me dis : je suis mariée avec lui, depuis des mois, et quand je le vois entrer dans la chambre, j'ai le cœur qui s'arrête de battre. Elle poussa un soupir. —Tu es la meilleure chose qui me soit arrivée. Ce qui compte le plus dans ma vie. Je t'aime tellement que ça me terrorise. Pourtant, si j'avais le choix, je ne changerais rien. Voilà... maintenant, tu peux te mettre en colère. J'ai fini. —Je n'ai plus très envie de me mettre en colère. Il s'approcha, lui caressa le dos. — Moi non plus, Eve, je ne changerais rien. Je n'ai pas le choix, et c'est tant mieux. —Alors on ne va pas se bagarrer? — Non. Elle planta ses yeux dans les siens, dénoua la ceinture de son peignoir. — Et moi qui avais gardé de l'énergie pour une bonne bagarre. Il inclina la tête, lui mordilla les lèvres. — Ce serait dommage de ne pas en profiter, Elle le poussa vers le lit, pas à pas. — Je n'en ai pas l'intention. Je me sens trop vivante. Elle le fit tomber sur les draps, se coucha sur lui. Elle se remémora la première fois qu'ils s'étaient aimés, sur ce lit, quand elle avait oublié sa méfiance, ses doutes, pour se donner à lui. Maintenant c'était elle qui l'entraînait dans la danse effrénée de la passion, avec sa bouche brûlante, ses mains rudes. Elle prenait ce qu'elle voulait : Connors tout entier. Et lui la contemplait, dans la pâle lumière filtrant du dôme vitré au-dessus d'eux. Sa femme, souple comme une liane, sauvage comme une lionne. Ses yeux étincelants, sa peau satinée où il voyait les meurtrissures récoltées au cours de cette nuit atroce, pareilles aux médailles d'un guerrier, Quand il la sentit s'arc-bouter, trembler, il l'agrippa par les hanches et s'abandonna à son tour. Elle s'abattit sur lui, haletante, nicha sa tête au creux de son épaule. — Endors-toi, murmura-t-il. — Il faut que j'y aille. — Tu n'as pas dormi depuis vingt-quatre heures. — Je vais bien, dit-elle en s'asseyant. Mieux que bien. J'avais besoin de ça pour me requinquer - je te jure. Et si tu t'imagines que tu réussiras à me faire avaler un somnifère, tu te fourres le doigt dans l'œil. Elle bondit sur ses pieds, saisit le peignoir de Connors. — Éventuellement, je piquerai un petit roupillon au Central. J'ai encore un service à te demander. — Tu choisis le moment idéal, je suis dans les meilleures dispositions possibles. Elle le regarda, sourit. Il avait l'air d'un chat qui vient de croquer un canari, pour un peu on l'aurait entendu ronronner de plaisir. — Je ne veux pas garder Zeke au Central, mais je tiens à ce qu'il soit sous protection quelque temps encore. — Il n'a qu'à venir ici. — Hum... Si je t'empruntais une de tes voitures, je pourrais laisser la mienne ici. Il aurait de quoi bricoler, ça le distrairait. Il la considéra longuement. — Quel est ton programme pour la journée ? Une autre explosion, un autre désastre ? — On n'en sait rien. —Je te prête une voiture, lieutenant. N'importe laquelle, sauf la 3X-2000. Je ne l'ai conduite qu'une fois. Elle marmonna un commentaire désobligeant sur les hommes et leurs satanés joujoux, mais il ne s'en offensa pas. Il se sentait trop bien. 20 Cher camarade, Nous sommes Cassandre. Nous sommes fidèles. Vous avez certainement vu les journalistes, suppôts du libéralisme, rendre compte des événements survenus à New York. Leurs jérémiades sont écœurantes. Ils condamnent à grands cris la destruction des pathétiques symboles de leur ordre social qui écrase ce pays. Nous ne pouvons qu 'en rire, quoique leur étroitesse d'esprit, leur manque de clairvoyance, certes prévisibles, soient exaspérants. Où est donc leur foi ? Ils ne voient toujours pas, ne comprennent toujours pas qui nous sommes et ce que nous serons pour eux. Ce soir nous frapperons avec toute la fureur des dieux. Ce soir, nous regarderons les rats grouiller de toutes parts, dans leur fuite éperdue. Mais ce n'est rien, rien par rapport à ce qui viendra. La femme que le destin et les circonstances ont placée sur notre route, dans l'accomplissement de notre mission, s'avère un sérieux adversaire. Elle est compétente, solide, digne de nous. Il est vrai qu'à cause d'elle nous avons perdu une somme d'argent que vous souhaitiez mettre rapidement en sécurité. N'ayez aucune inquiétude. Nous avons les finances nécessaires pour achever de vider cette ville insouciante de son sang. Faites-nous confiance, nous terminerons ce qu 'il a commencé. Que votre foi et votre dévouement à la cause ne soient surtout pas ébranlés. Bientôt, très bientôt, les plus précieux symboles de leur nation corrompue tomberont. Lorsque tout sera accompli, ils paieront. Nous vous verrons, face à face, dans quarante-huit heures. La prochaine bataille, nous la livrerons personnellement et nous la remporterons. Il l'aurait voulu. Il l'aurait exigé. Préparez-vous pour l'étape qui suivra, camarade. Car nous serons bientôt près de vous pour lever nos verres en mémoire de celui qui nous a tracé le chemin. Pour célébrer notre victoire et jeter les fondations de notre nouvelle république. Nous sommes Cassandre. Tout en se dirigeant vers la salle de réunion, Peabody repensait à la conversation que Zeke et elle venaient d'avoir avec leurs parents. Son frère et elle leur avaient recommandé de ne pas venir, pour des raisons différentes cependant. Zeke ne supportait pas l'idée que leurs parents le voient dans cette situation. Pas vraiment derrière des barreaux, mais presque. Peabody était résolue à le laver de tout soupçon et à l'aider à reprendre le cours de sa vie. Mais leur mère était au bord des larmes, leur père complètement désemparé. Cette image hantait Peabody. S'engloutir dans le travail serait son meilleur remède. On allait retrouver Clarissa, cette ignoble garce, cette meurtrière. Elle entra en coup de vent dans la salle... et découvrit McNab. Flûte ! Telle fut sa première pensée, une sorte de réflexe. Elle marcha droit vers l'autochef pour se servir un café. — Tu es matinal. — J'ai supposé que tu le serais aussi. Il avait également réfléchi à ce qu'il ferait, et il s'empressa d'aller refermer la porte. — Tu ne m'expédieras pas aux oubliettes sans explication, déclara-t-il. — Je n'ai rien à expliquer. Nous voulions coucher ensemble. C'est fait, terminé. On a eu les rapports du labo? — Je ne suis pas d'accord, ce n'est pas terminé. Pourtant, ça devrait l'être, il l'admettait. Mais il avait pensé sans trêve à ce visage carré, si sérieux, à ce corps divinement voluptueux pendant des jours, des semaines, peut-être même des mois. Seigneur, c'était plus fort que lui ! — J'ai des préoccupations plus graves que ton ego, McNab, rétorqua-t-elle en plongeant le nez dans sa tasse de café. Mon rendez-vous semestriel chez le dentiste, par exemple. — Épargne-moi ce genre de remarque insultante. Ça ne prend pas. Je t'ai tenue dans mes bras. Oui, il l'avait étreinte, possédée de toutes les manières possibles. Avec une fougue, une ardeur incroyables. — Tu parles au passé et tu as raison. — Pourquoi ? — Parce que. Il s'approcha, lui prit sa tasse qu'il posa d'un geste brusque. — Pourquoi ? Elle sentit les battements de son cœur s'accélérer. Bon Dieu, elle n'était pas censée réagir, éprouver un quelconque trouble ! — Parce que je le veux. — Pourquoi ? — Si je n'avais pas batifolé avec toi, j'aurais été avec Zeke. Et je n'aurais pas été obligée d'annoncer à mes parents que mon supérieur hiérarchique se démène pour lever l'accusation de meurtre qui pèse sur mon frère. — Ce n'est pas ta faute ni la mienne. Il l'entendait respirer avec difficulté et avait affreusement peur qu'elle ne fonde en larmes. — Les Branson sont coupables. Dallas ne permettra pas que Zeke porte le chapeau. Ressaisis-toi, Dee. — J'aurais dû être avec lui ! Pas avec toi ! — Mais tu étais avec moi. Il l'agrippa par les bras, la secoua. — Tu ne peux pas changer ça. Et je veux que nous soyons encore ensemble. Pour moi, Dee, ce n'est pas terminé. Il l'embrassa, poussé par toute la rage impuissante, le désir et la confusion qui le submergeaient. Elle laissa échapper une faible plainte, qui tenait du désespoir et du soulagement. Et elle lui rendit son baiser, violemment, éperdument. Ce fut à cet instant qu'Eve entra. — Oh, bon sang ! Mais ils étaient trop occupés à s'entre-dévorer pour l'entendre. — Nom d'une pipe ! Elle ferma les yeux, espérant qu'ils auraient disparu quand elle les rouvrirait. Elle n'eut évidemment pas cette chance. —Arrêtez, immédiatement. Elle enfonça ses poings dans ses poches, s'efforçant de ne pas remarquer que McNab malaxait les fesses de son assistante - une réalité pourtant incontestable. —Arrêtez! aboya-t-elle. Sa voix leur parvint enfin. Ils s'écartèrent l'un de l'autre tels deux ressorts. McNab heurta une chaise qui se renversa, considéra Eve comme s'il ne l'avait jamais vue auparavant. — Euh... euh... bafouilla-t-il bêtement. — Bouclez-la. Pas un mot. On s'assied et on se tait. Peabody, où est mon café ? — Du café, bredouilla la jeune femme, le regard vitreux. Du café ? —Là, grogna Eve, désignant l'autochef. Elle consulta ostensiblement sa montre. —Vous venez de prendre votre service. Avant cet instant précis, vous étiez encore de repos et ce qui a pu se passer ici ne concerne pas le département de police. Suis-je assez claire ? — Euh... oui, oui. Écoutez, lieutenant... — La ferme, McNab. Je refuse de discuter des activités auxquelles vous vous livrez pendant vos moments de loisir. —Votre café, lieutenant, dit Peabody, décochant à McNab un regard noir. — Les rapports du labo ? —Je m'y mets tout de suite, répondit Peabody. Feeney pénétra dans la salle d'un pas traînant. Les poches qu'il avait sous les yeux menaçaient de frôler ses narines. Peabody s'empressa de lui servir du café. Il la remercia distraitement, prit un siège. —Les équipes de secours ont nettoyé le site de la dernière explosion, attaqua-t-il d'un ton morne. Celui où Malloy a trouvé la mort. Il s'éclaircit la gorge, but une gorgée. — Il semble que, si elle avait eu quelques secondes supplémentaires, elle aurait réussi. Tous observèrent un moment de silence, puis Eve se leva. — Le lieutenant Malloy était un bon flic. C'est le plus bel éloge qu'on puisse adresser à un collègue. Elle est morte en accomplissant sa mission et en tentant de donner à ses hommes le temps de se mettre à l'abri. Notre mission à nous consiste à retrouver les responsables de sa mort. Elle ouvrit le dossier qu'elle avait apporté, en sortit deux photos qu'elle fixa sur le tableau. — Clarissa Branson, alias Charlotte Rowan. B. Donald Branson. Rien ne nous arrêtera, dit-elle. Nous ne nous accorderons pas de répit avant que ces deux individus soient appréhendés, morts ou vifs. Les rapports du labo, Peabody. McNab, je veux le compte rendu des communications de Monica Rowan. Feeney, interroge Zeke encore une fois. Il se pourrait que tu notes un détail qui m'a échappé. Il a peut-être entendu quelque chose, vu quelque chose, qui nous mettra sur une autre piste. — D'accord, je m'en charge. — Et j'aimerais que tu aies aussi un entretien avec Lisbeth Cooke. Même topo. Si tu en as le temps, il vaudrait sans doute mieux que tu ailles chez elle et que tu joues le gros nounours compatissant. — C'est une pleurnicheuse ? — Ça se pourrait. — Je prendrai un stock de mouchoirs, soupira-t-il. — On trouvera, poursuivit-elle, scrutant tour à tour ses collaborateurs. Leur planque, leur prochaine destination et leur prochaine cible. Où et quand. Ils sauront que nous suivons la piste Apollon, et probablement que nous avons découvert - ou que nous découvrirons - la véritable identité de Clarissa. Elle retourna vers le tableau, y fixa un troisième cliché. — Cette femme était la mère de Charlotte Rowan. J'ai la conviction que sa fille a ordonné son exécution. Si je ne me trompe pas, nous avons affaire à un esprit froid, concentré sur son objectif. Une comédienne extrêmement douée qui ne répugne pas à avoir du sang sur les mains. Avec son mari, elle a organisé le meurtre de sa propre mère et de son beau-frère. Elle est responsable de la mort de centaines de personnes, par le biais d'actes terroristes qui ne sont qu'un chantage pour obtenir de l'argent. Elle n'hésitera pas à tuer de nouveau. Elle n'a aucun sens moral, et elle n'est fidèle qu'à elle-même ainsi qu'à un homme décédé depuis plus de trente ans, James Rowan. Ce n'est pas une impulsive, chez elle tout est soigneusement calculé. Elle a eu trente ans pour élaborer ses plans. Et, jusqu'ici, elle nous tient la dragée haute. —Vous avez supprimé deux de ses droïdes, objecta McNab. Elle n'a pas eu les bons au porteur. — C'est justement pour cette raison qu'elle va frapper encore, très fort. L'argent fait partie de ses motivations, mais ce n'est pas tout. L'analyse de Mira indique qu'elle a un ego surdimensionné, un orgueil démesuré. Elle est investie d'une mission. Elle est Cassandre, ajouta Eve, tapotant la photo. Pas simplement une femme, mais une entité. Or son ego et son orgueil en ont pris un coup hier - et elle n'a pas totalement accompli sa mission. Avec elle, on ne marchande pas, on ne discute pas, parce qu'elle ment comme elle respire et qu'elle adore jouer la déesse, grisée de pouvoir et de sang. Elle croit ce qu'elle dit, même quand elle ment. — On a toujours les scanners de Connors, intervint McNab. — Et on les utilisera. La brigade des explosifs est secouée, mais les hommes voudront venger Anne. Ils remueront ciel et terre pour localiser la prochaine cible. — J'ai le rapport du labo, lieutenant, dit Peabody. Le sang, les lambeaux de peau et les cheveux prélevés sur la cheminée correspondent à l'ADN de B. Donald Branson. Eve saisit le document, remarqua l'expression d'angoisse qui voilait le regard de son assistante. — Ils sont assez malins pour avoir pensé à ça. Ils devaient avoir du sang en réserve, et elle a eu largement le temps de mettre les autres indices sur la cheminée pendant qu'elle «nettoyait», soi-disant. — On n'a toujours pas récupéré le corps, déclara McNab à Peabody. Les plongeurs continuent les recherches. Je te... vous tiendrai au courant. Sentant que sa lèvre inférieure se mettait à trembler, Peabody y planta les dents. La douleur lui permit de se ressaisir. — Merci. — La police du Maine vient de me transmettre son rapport sur l'inspection du domicile de Monica Rowan. Ils ont trouvé un tas de codeurs dans la cuisine. Les données du communicateur sont verrouillées. Je vais débloquer tout ça. — D'accord, acquiesça Eve. Moi, je me charge de la résidence des Branson et des bureaux de l'entreprise. S'il y a du neuf, je veux un compte rendu illico. Le bourdonnement de son communicateur l'interrompit. — Dallas. — Sergent Howard, brigade fluviale. Mes plongeurs ont trouvé quelque chose. — Donnez-moi votre position, j'arrive. Elle jeta un coup d'œil à McNab. Comme il se levait, Peabody s'interposa. — Lieutenant, je sais que vous avez décidé de me tenir à l'écart de cette partie de l'enquête. J'estime que vos raisons ne sont désormais plus valables. Je suis votre assistante et je demande, avec tout le respect que je vous dois, l'autorisation de vous accompagner. Eve réfléchit, dodelinant de la tête. — Vous allez continuer à me parler sur ce ton solennel? À me servir ces phrases indigestes, longues comme le bras ? -—Si vous n'accédez pas à ma requête, oui, lieutenant. — C'est une menace devant laquelle je ne peux que m'incliner. En route, Peabody. Le vent sifflait tel un serpent furieux, faisant courir des vagues boueuses à la surface du fleuve. Immobile sur le ponton aux planches disjointes, frigorifiée, Eve regardait un membre de l'équipe manipuler le corps. — On ne serait pas tombés dessus avant des jours, si vous ne nous aviez pas dit de chercher un droïde. Et on a quand même eu de la chance. Vous n'imaginez pas ce que les gens balancent à la flotte. Elle s'accroupit près de lui. — Il a bien meilleure mine qu'un noyé, commentat-il. Un homme serait boursouflé, en état de décomposition avancée. Les poissons s'y sont attaqués, mais ça ne leur a pas plu. — Hum... Elle voyait effectivement de minuscules traces de dents. Un poisson s'était acharné sur l'œil gauche avant de renoncer à sa proie. Le plongeur avait raison: il avait meilleure allure qu'un noyé. En réalité, il avait l'allure de B. Donald Branson -séduisant, plutôt athlétique, quoique trempé et passablement amoché. Elle fit pivoter la tête, examina l'arrière du crâne fracassé. — Quand on l'a remonté, j'ai pensé que les détecteurs fonctionnaient mal. Je n'avais jamais vu un droïde aussi parfait. Je l'aurais pris pour un homme, mort depuis peu, s'il n'y avait pas cette main. Le poignet avait été endommagé, suffisamment pour déchirer l'enveloppe de peau artificielle et révéler la structure électronique. — Bien sûr, si on le regarde de près à la lumière du jour... — Oui, ce n'est pas tout à fait ça. Vous l'avez photographié ? — Et comment ! — On va juste prendre quelques clichés supplémentaires pour notre dossier. Ensuite, vous l'emballerez, vous scellerez la housse et vous l'enverrez au labo. Peabody, prenez-le sous tous les angles. Eve se redressa, s'écarta de quelques pas pour appeler Feeney. — Le droïde ne tardera pas à arriver au labo. Il me faut quelqu'un de la DDE pour travailler avec l'équipe de Dickhead. Je veux qu'on analyse le programme de cet engin. Avec notre système, on peut récupérer les données du soir où Zeke s'est fait piéger ? — Ce n'est pas impossible. Il est très abîmé? Elle regarda Peabody qui photographiait le crâne fracassé. — Oui. — On fera le maximum. Est-ce que ça met Zeke hors de cause ? — Supprimer un droïde n'est pas interdit par la loi. Au pis, on pourrait le condamner pour avoir détruit un bien qui ne lui appartenait pas, mais ça m'éton-nerait que les Branson portent plainte pour ça. — Super, rétorqua Feeney avec un sourire. Tu veux que je lui annonce la bonne nouvelle ? — Non, sa sœur le lui dira, c'est mieux. Elle coupa la communication, fit signe à Peabody. — On n'a plus besoin de nous ici. On y va. — Dallas... Peabody s'approcha, posa la main sur le bras d'Eve. — J'avais peur en venant ici. Peur que vous vous soyez trompée. Je savais intellectuellement que, même si c'était bien Branson, il s'agissait d'un homicide involontaire, parce que Zeke l'affirme. Il ne serait pas allé en prison, mais il aurait payé toute sa vie. — Maintenant, il ne vous reste plus qu'à le rassurer. — Non, il doit l'apprendre de votre bouche. Ça aura plus de poids. Les épaules voûtées, Zeke contemplait ses mains qui pendaient entre ses genoux, comme s'il ne les reconnaissait pas. — Je ne comprends pas, articula-t-il avec peine. Vous dites que c'était un droïde qui ressemblait à M. Branson. Eve se pencha vers lui. — Vous n'avez tué personne, Zeke. Vous devez vous en convaincre. — Mais il est tombé. Sa tête a heurté la cheminée. Il y avait du sang. — Il est tombé, parce qu'on l'avait programmé pour ça. Il y avait du sang parce qu'on en avait injecté sous sa peau artificielle. Le sang de Branson. Et on a fait tout ça pour vous persuader que vous l'aviez tué. — Pourquoi? Excusez-moi, Dallas, mais... c'est insensé. — Non, c'était une mise en scène. Il tombe raide mort, son corps est prestement évacué par son épouse, soi-disant terrifiée et maltraitée, qui est à présent en fuite. Ils peuvent prendre n'importe quelle identité, se planquer où ils veulent, grâce à la fortune qu'ils ont amassée. Et ils pensaient obtenir encore plus d'argent avant que nous ayons démêlé 1 echeveau. — Il la frappait. Je l'ai entendu... je l'ai vu. — Un numéro, du spectacle. Quelques bleus pour remporter le match, ce n'est pas un prix trop lourd à payer. Ils avaient déjà organisé la mort du frère de Branson pour rafler le capital de la compagnie. Une fois B.D. envolé - estampillé, espéraient-ils, comme un homme qui battait et violait sa femme -, ils n'avaient plus qu'à entamer leur nouvelle vie. Seulement, ils ont commis quelques erreurs. Comme il secouait la tête, incrédule, elle enchaîna très vite car elle commençait à s'impatienter : — Pourquoi un type pareil laisse son épouse partir faire une cure thermale dans l'Ouest, alors qu'il lui interdit de sortir seule de leur maison ? Elle l'a déclaré dans sa déposition. Pourtant elle vous introduit chez eux, et il ne s'y oppose pas. Il est effroyablement jaloux, mais qu'un beau jeune homme tienne compagnie à sa femme toute la journée ne le dérange pas. Quant à elle, elle est à peine capable de sortir de son lit le matin, tellement elle est anéantie par la violence de son mari, néanmoins elle trouve comme par enchantement la force de programmer un droïde pour qu'il emporte le mort. Et elle le fait en un clin d'œil, le temps que vous alliez lui chercher un verre d'eau. Or elle est prétendument en état de choc. — Elle ne peut pas avoir triché, murmura Zeke. — Elle vivait avec un homme qui, disait-elle, la battait depuis près de dix ans, cependant elle était prête à le quitter pour partir avec vous. Elle ne vous connaissait pas, elle vous avait simplement confié ses malheurs au cours de deux brèves conversations. — Nous nous aimions. — Elle n'aime personne. Elle s'est servie de vous. Je suis désolée, Zeke. — Vous ne savez pas, souffla-t-il d'un ton farouche. Vous ne pouvez pas comprendre ce que nous éprouvions l'un pour l'autre, ce qu'elle éprouvait pour moi. — Zeke... intervint Peabody. Eve l'interrompit d'un signe. — En effet, je ne comprends pas ce que vous ressentiez. Mais je sais que vous n'avez tué personne. Je sais que cette femme, qui disait vous aimer, a tout manigancé pour que vous soyez inculpé. Je sais que cette femme est responsable de la mort de plusieurs centaines de personnes. L'une d'elles était mon amie. Voilà ce que je sais. Eve se leva et s'apprêtait à quitter la pièce quand Mavis entra telle une tornade. — Salut, Dallas! Le visage fendu par un sourire éblouissant, auréolé d'un buisson de boucles violettes, les yeux d'une étrange teinte cuivrée, Mavis ouvrit les bras. —Je suis de retour! —Je croyais que tu rentrais la semaine prochaine, bredouilla Eve, éberluée. — Mais je t'ai dit ça la semaine dernière. Dallas, c'était fabuleux ! Salut, Peabody ! Le regard rieur de Mavis se posa sur Zeke, prostré. Elle avait beau danser sur un nuage, elle perçut aussitôt l'atroce souffrance du jeune homme. — Oh... je tombe mal ? — Non, viens... Eve laissa Peabody consoler son frère et poussa Mavis hors du bureau. — Je suis contente de te voir. Elle était sincère. Mavis, avec ses tenues absurdes, ses cheveux qui changeaient sans cesse de couleur, son allégresse, était un antidote idéal contre la douleur humaine. — Oui, je suis contente, dit-elle en l'étreignant de toutes ses forces. Pouffant de rire, Mavis lui planta des baisers sonores sur les joues. — Eh bien, on dirait que je t'ai manqué. — Beaucoup. Eve la lâcha et lui sourit. —Alors tu les as subjugués? Malgré l'étroitesse du couloir, Mavis exécuta une pirouette sur ses talons vertigineux. — C'était grandiose, phénoménal ! En sortant d'ici, je file voir Connors et je te préviens que je compte l'embrasser sur la bouche. — Sans la langue, sinon gare. — Quel gâchis ! Mavis pencha la tête de côté, ce qui fit ondoyer ses boucles. — Tu as l'air au bout du rouleau, absolument crevée. — Merci, tu me remontes le moral. —Je suis vaguement au courant des événements -je n'ai pas eu le temps de regarder la télé, mais les gens ne parlent que de ça. Ils disent que la Guerre urbaine recommence. Mais moi, je ne crois pas à ces sornettes. Alors, qu'est-ce qui se passe ? Eve sourit de nouveau, et ça lui fit un bien fou. — Oh, pas grand-chose. Juste un groupe terroriste qui pose des bombes un peu partout et exige de la ville une rançon de plusieurs millions de dollars. Ajoute à ça que des droïdes ont essayé de m'assassiner, Et le frère de Peabody, que tu viens de voir et qui débarque de l'Arizona, s'est retrouvé plongé dans ce pétrin parce qu'il est tombé amoureux d'une garce qui a organisé les attentats. Il était convaincu d'avoir tué le mari par accident. En réalité, c'était aussi un droïde. — Tout ça pendant mon absence? Je me doutais que tu étais un peu débordée. — En plus, Connors et moi, on s'est disputés. Mais la réconciliation... géniale. — Raconte, supplia Mavis d'un air gourmand. — Je n'ai pas le temps, j'ai la ville à sauver de la destruction. Tu pourrais me rendre un service ? — Si tu le demandes gentiment... De quoi s'agit-il ? — Zeke, le frère de Peabody. Je veux le garder sous surveillance. Pas de journalistes, aucun contact avec l'extérieur. Je vais le faire emmener chez moi, mais Connors est occupé, et je préfère ne pas mettre ce pauvre garçon entre les griffes de Summerset. Tu accepterais de l'accompagner et de rester avec lui ? — Bien sûr, Leonardo est en pleine création, il dessine de nouveaux modèles. Je suis disponible. Je le distrairai, ce petit. — Merci. Tu n'as qu'à appeler Summerset, il t'enverra une voiture. — Si je le prends par les sentiments, je parie qu'il m'enverra la limousine. Enchantée par cette perspective, Mavis fit une pirouette. — Présente-moi Zeke, qu'il fasse connaissance de la star avec qui il va bien s'amuser. — Peabody s'en chargera. Pour l'instant, il n'a pas envie de me voir. Il a besoin d'être en colère contre quelqu'un - moi, en l'occurrence. Dis à Peabody que je l'attends au parking. —Vous avez traversé des moments épouvantables, Zeke. Mavis lécha sur ses doigts quelques miettes roses, le regard rivé sur les ravissants petits gâteaux que Summerset leur avait servis. « Encore un ? Contrôle-toi. Oh, juste un. Maîtrise-toi, pense à ta ligne. Flûte, c'est trop bon ! » décréta-t-elle en saisissant un autre gâteau. —Je suis tellement inquiet pour Clarissa, murmurat-il. Il était effondré dans un fauteuil, immergé dans son chagrin. — Mmm... Il s'était d'abord montré si timide qu'elle avait dû lui arracher les mots. Aussi, pendant une heure, l'avait-elle littéralement étourdi de paroles, parlant de sa tournée, de Leonardo. Puis elle avait raconté des anecdotes sur Peabody qui avaient enfin percé le rempart derrière lequel il se claquemurait. Quand elle l'avait vu esquisser son premier sourire, elle avait intérieurement jubilé. Avec habileté, elle l'avait amené à évoquer son travail. Elle n'y comprenait rien, mais elle l'écoutait en émettant de petits bruits encourageants. Ils s'étaient installés dans le grand salon, devant le feu de bois que Summerset avait allumé avant leur arrivée. Et quand le majordome avait apporté le thé et les gâteaux, Zeke avait accepté une tasse, par politesse. Lorsque Mavis, à force de charme et de sollicitude, lui eut extirpé toute sa triste histoire, Zeke avait engouffré trois gâteaux et vidé la théière. Il se sentait mieux. Et il en eut aussitôt du remords. Au Central, il avait au moins eu l'impression de payer pour ses fautes, et pour n'avoir pas réussi à sauver Clarissa. Ici, dans cette splendide demeure, devant ce feu crépitant, il lui semblait qu'on le récompensait pour ses péchés. Mavis se lova plus confortablement sur le divan, les jambes repliées sous elle, et caressa le chat couché de tout son long sur le dossier. — Dallas m'a expliqué que vous aviez tué un droïde. Il tressaillit, reposa sa tasse. — Oui, mais... je ne vois pas comment c'est possible. — Que vous a dit Peabody ? — Qu'on avait retrouvé un... un droïde dans le fleuve, mais... — Elle vous a peut-être dit ça pour vous réconforter. Mavis le dévisagea, écarquillant des yeux innocents. — Ou alors, elle ment pour vous tirer d'affaire. Oh non, je sais ! s'exclama-t-elle. Elle fait chanter Dallas pour l'empêcher de vous mettre en prison. Cette idée était si absurde, si choquante qu'il en fut suffoqué. — Dee ne ferait jamais une chose pareille. Elle en est incapable. — Ah... marmonna Mavis, plissant les lèvres d'un air perplexe. Eh bien, dans ce cas, elle vous a sans doute dit la vérité. Vous avez estourbi un droïde qui ressemblait à Branson. Sinon, ça signifierait que Peabody ment et qu'elle enfreint la loi. Il n'avait pas encore raisonné de cette manière. Cependant, en écoutant Mavis... Il ne savait plus où il en était. — Mais si ce n'était pas Branson... Clarissa... Dallas prétend que Clarissa a tout manigancé. Elle se trompe, forcément. — C'est possible. Quoique, dans son domaine, elle ait rarement tort. Mavis s'étira langoureusement, sans cesser de scruter Zeke. La réalité commençait à s'insinuer en lui. Pauvre garçon. — Admettons que Clarissa ignorait que c'était un droïde. Elle pensait que vous aviez tué son mari alors... oh, non, ça ne tient pas, soupira-t-elle, fronçant ses sourcils admirablement dessinés. Je veux dire... pourquoi la police aurait-elle repêché un droïde dans le fleuve ? C'est Clarissa qui s'est débarrassée du corps, n'est-ce pas ? — Oui, balbutia-t-il d'un ton pitoyable. Elle avait... peur. — Oui, oui, je comprends ça, mais si elle n'avait pas fait disparaître le cadavre, le problème aurait été réglé en quelques heures. Personne n'aurait cru que Branson était mort. Les flics n'auraient pas perdu tout ce temps dont Branson a profité pour filer. Elle marqua une pause, pencha la tête de côté. —Tout le monde aurait pensé que les poissons avaient dévoré Branson et que, comme toute cette situation était vraiment trop pénible pour Clarissa, elle s'était enfuie. Elle tressaillit, feignant d'avoir une idée lumineuse. — Et si Dallas ne s'était pas acharnée pour prouver que c'était un coup monté, les Branson s'en seraient tirés. On vous considérerait toujours comme un meurtrier. — Oh, Seigneur! gémit-il. Voilà, il avait enfin saisi. Et il était déchiré, atterré. — Mais qu'est-ce que j'ai fait ? — Rien, mon chou, rétorqua-t-elle d'une voix apaisante en lui tapotant le bras. Ce sont d'horribles individus qui vous ont mené en bateau. Vous avez simplement été vous-même. Un gentil garçon qui ne voit pas le mal chez les autres. —J'ai besoin de réfléchir. Il se leva avec difficulté ; ses genoux flageolaient. — Bien sûr. Vous ne devriez pas plutôt vous allonger? Il y a des chambres fantastiques dans cette maison. — Non, je... j'ai promis de réparer la voiture de Dallas. Je réfléchis mieux quand j'ai les mains occupées. — D'accord. Elle l'aida à enfiler son manteau, lui boutonna son col et le gratifia d'un baiser maternel sur la joue. Puis elle referma la porte et poussa une exclamation en découvrant Connors dans l'escalier. —Vous êtes une merveilleuse amie, Mavis. — Connors ! s ecria-t-elle en se précipitant vers lui. J'ai quelque chose pour vous, avec l'autorisation de Dallas. Se jetant à son cou, elle lui donna un baiser sonore. — Merci, sourit-il. — Je voulais vous raconter toute la tournée en détail, mais Dallas m'a dit que vous étiez très occupé. — Hélas, oui! —Alors j'ai eu une idée: Leonardo et moi, nous vous invitons à dîner tous les deux. Peut-être la semaine prochaine ? Pour fêter ça et vous remercier, Connors. Vous m'avez offert la possibilité de réaliser mes rêves. — C'est vous qui avez fait tout le travail, pas moi. J'espérais emmener Eve à votre dernier show à Mem-phis, mais il y a eu des problèmes. — Je suis au courant. Elle a l'air crevée. Quand elle aura bouclé cette affaire, vous m'aiderez à la kidnapper. Trina nous la remettra d'aplomb. Relaxation et soins de beauté. — Comptez sur moi. — Vous aussi, vous me paraissez fatigué. Or elle ne se rappelait pas avoir jamais vu de la lassitude dans ses yeux. — La nuit a été épouvantable. — Passer entre les mains de Trina ne vous ferait peut-être pas de mal. — Hum... — Bon, je ne vous dérange pas plus longtemps, dit-elle avec un sourire radieux. J'ai envie de nager un peu, ça ne vous ennuie pas ? — Vous êtes chez vous, amusez-vous bien. — Je m'amuse toujours ! D'un pas guilleret, elle se dirigea vers l'ascenseur pour rejoindre la piscine. Elle allait fixer un rendez-vous pour ces deux-là avec Trina. Le grand jeu, y compris une petite thérapie érotique. Elle l'avait testée avec Leonardo, c'était prodigieux. 21 Eve éplucha tous les dossiers qu'elle trouva au siège de la compagnie Branson. Il avait effacé ses traces de manière remarquable. Elle enverrait ça, ainsi que le communicateur privé de B.D., à Feeney, cependant elle doutait qu'il réussisse à déterrer la moindre information intéressante. Elle interrogea la secrétaire, puis l'assistant de J.C., mais ils étaient dans un tel état de confusion qu'ils ne purent rien lui apprendre de nouveau. Il avait vraiment bien préparé son coup. Ensuite elle parcourut les laboratoires et examina les prototypes de droïdes. Une autre pièce du puzzle se mit en place, lorsque le responsable, résolu à collaborer avec la police, lui déclara qu'ils avaient réalisé deux droïdes particuliers - des répliques exactes des frères Branson. Une commande personnelle de Clarissa Branson qui ne devait pas figurer sur les registres. On avait livré ces droïdes au domicile des Branson, trois semaines auparavant. Quel sens du timing ! songea Eve en déambulant entre les rayonnages des ateliers, chargés de mini-droïdes, de stations spatiales en miniature. Elle prit une reproduction d'une arme paralysante de la police. — Ces trucs-là devraient être prohibés par la loi. Vous savez combien d'employés, dans les magasins de nuit, sont assommés avec ça ? —J'en avais un quand j'étais gosse, répliqua Peabody, souriant d'un air nostalgique. Je l'avais acheté en douce. Mes parents nous interdisaient d'avoir ce genre de jouet. — Pour une fois, je suis d'accord avec les partisans du Free-Age. Eve reposa le pistolet, continua à longer les étagères. Elle commençait à se sentir faible et avait l'impression de marcher dans du coton. — Regardez-moi ces horreurs. Ça se vend ? — Les touristes adorent. Zeke a déjà dévalisé les boutiques de souvenirs. L'attention d'Eve fut attirée par des globes de verre renfermant de minuscules monuments new-yorkais. L'Empire State Building, le Dôme, la Statue de la Liberté, Madison Square, le Plaza. Quand on renversait le globe, il s'emplissait de confettis, pareils à ceux qui inondaient les rues pour la Saint-Sylvestre. Marketing ou suprême ironie ? — Ça se vendra encore mieux maintenant, vu les événements, dit Peabody d'un ton sinistre. — Les gens sont malades, décréta Eve. Elle se frotta les yeux, il lui semblait avoir du sable sous les paupières. —Vous n'auriez pas un remontant dans votre sac? — Si. Vous en voulez vraiment un? —Je déteste ces machins, ça me met les nerfs en pelote. Mais je n'y vois plus clair. Elle goba la pilule que Peabody lui tendait, à contrecœur. —À quand remonte votre dernier somme ? —Je ne m'en souviens pas. Vous conduisez, ordonna Eve. Elle avait horreur de perdre le contrôle de son corps, toutefois, en voiture, le pilotage automatique la mettait trop mal à l'aise. —En attendant que cette saleté fasse effet, ajoutat-elle. Elles rejoignirent le véhicule prêté par Connors, Eve s'installa sur le siège du passager, renversa la tête en arrière, essaya de se détendre. Cinq minutes après, un flot d'adrénaline circulait dans ses veines. — Eh ben... ça y est, je suis en pleine forme. —Vous en avez pour quatre heures - peut-être six. Ensuite, si vous ne dormez pas, vous vous écroulerez comme une masse. — Si on n'a pas avancé d'ici là, je n'aurai plus qu'à m'écrouler, de toute façon. Revigorée, elle contacta McNab à la DDE. —Vous avez reçu le communicateur de Monica Rowan ? —Je travaille dessus. Elle avait un codeur de premier ordre, mais on aura sa peau. —Apportez tout ça chez moi. Dites de ma part à Feeney que je lui ai envoyé le communicateur privé de Branson, celui qu'il avait à son bureau. Il réussira peut-être à en extirper quelque chose, même si, apparemment, tout est effacé. — S'il y a quelque chose, on le trouvera. Elle appela ensuite Whitney. — Commandant, je quitte la compagnie Branson T and T et je suis en route pour le domicile des Branson. —Vous progressez? — Pour l'instant, je n'ai rien de concret. Je suggère cependant que l'immeuble des Nations unies soit scanné et sécurisé, enchaîna-t-elle, songeant aux globes de verre qu'elle avait vus dans les ateliers. Si on se réfère à Apollon et en admettant que Cassandre persiste à suivre le même schéma, ce serait logiquement la prochaine cible. Apollon avait laissé plusieurs semaines s'écouler entre les deux attentats, néanmoins j'estime qu'attendre serait trop risqué. —Je suis d'accord. Nous allons prendre les mesures nécessaires. — Bien, commandant. —Vous pensez qu'ils vous contacteront de nouveau ? demanda Peabody. —Je n'y compte pas. Eve appela Mira. — Une question, attaqua-t-elle dès que le visage de la psychiatre s'inscrivit sur l'écran. Vu le ton des revendications et le fait qu'elles n'ont pas été satisfaites. Vu également que les cibles n'ont pas été totalement détruites et qu'il y a eu le minimum de victimes, pensez-vous que Cassandre me contactera pour jouer encore aux devinettes en ce qui concerne la prochaine cible ? —J'en doute. Vous n'avez pas gagné ces batailles successives, mais vous ne les avez pas perdues. Ils n'ont pas atteint leur but, alors que, chaque fois, vous vous êtes rapprochée du vôtre. D'après votre rapport, que je viens de lire, ils n'ignorent plus désormais que vous êtes sur la bonne piste. Ils savent que vous connaissez leur identité et les grandes lignes de leur plan. — Et leur réponse à ça serait... ? — La fureur, la volonté de remporter une victoire absolue. Vous vaincre. Je crois qu'ils n'éprouveront plus le besoin de vous adresser un quelconque avertissement ou de se moquer de vous. Quand on est en guerre, Eve, il n'y a pas de règles. —Vous confirmez mon opinion. J'ai une faveur à vous demander. Mira s'efforça de dissimuler son étonnement. Eve n'avait pas l'habitude de demander quoi que ce soit. —Je vous écoute, répliqua-t-elle d'une voix douce. — J'ai tout expliqué à Zeke, notamment le rôle de Clarissa dans cette affaire. — Ce doit être difficile pour lui. — Oui, il le prend très mal. Pour l'instant, il est chez moi. Mavis lui tient compagnie, mais il me semble qu'un soutien psychologique ne serait pas du luxe. Si vous aviez un peu de temps pour une visite à domicile... —Je me rendrai disponible. — Merci. — Ne me remerciez pas, Eve. Satisfaite, celle-ci interrompit la communication et s'aperçut qu'elles étaient déjà garées devant la résidence des Branson. Peabody avait les mains crispées sur le volant, les yeux embués. —Ah non, ne pleurez pas ! la rabroua Eve. —Je ne sais pas comment vous témoigner ma gratitude. Vous pensez à lui. Malgré son comportement, tout ce qui s'est passé, vous pensez encore à lui. — Je ne pense qu'à moi, grommela Eve en ouvrant brutalement sa portière. Je ne peux pas me permettre d'avoir une assistante tourneboulée parce qu'elle se fait du souci pour son frangin. Peabody se hâta de ravaler ses larmes et sortit de la voiture. —Vous avez raison, lieutenant, dit-elle. — Évidemment. Avec son passe, Eve ôta les scellés posés sur la porte et pénétra dans le hall, une main sur la crosse de son arme. — Les droïdes ont été désactivés et emportés au labo, la maison devrait être vide, mais ces gens sont sacrement doués pour l'électronique. Ce ne sont pas des scellés qui les arrêteraient. Soyez vigilante, Peabody — Je le suis, lieutenant. — On commence par les bureaux. Celui de Branson était élégant, très masculin, avec ses murs bordeaux, ses boiseries, ses fauteuils de cuir. Eve s'immobilisa sur le seuil. — Non, non... C'est elle l'élément fort, qui mène la barque. Ne perdons pas de temps ici. Elle traversa le hall pour gagner le bureau de Clarissa. Un boudoir plutôt, tout en rose et ivoire. Des tapis pastel, des lampes sur de fragiles guéridons, des rideaux en dentelle, et un divan aux coussins ornés d'un cygne blanc. De petits vases en cristal et 357 en porcelaine s'alignaient sur le manteau de la cheminée. Les fleurs délicates qu'on y avait disposées étaient fanées et un faible relent de pourriture se mêlait au parfum suave qui flottait dans la pièce. Eve s'approcha d'une table aux pieds gracieusement incurvés, alluma l'appareil, de taille réduite, qui servait à la fois d'ordinateur et de communicateur. La collection de disquettes était composée pour l'essentiel de romans sentimentaux, de sujets sur la mode, et d'une sorte de journal de bord répertoriant des journées de shopping, des déjeuners en ville, des réceptions. — Il doit y avoir autre chose, dit Eve. Remontez-vous les manches, Peabody. On met cette bonbonnière sens dessus dessous. Cette pièce me donne la nausée. — Moi, je la trouve assez jolie. — Il faut être malade pour vivre dans tout ce rose. Elles fouillèrent les tiroirs, un petit placard où étaient rangés des fournitures de bureau et un déshabillé transparent. Rose, naturellement. Elles retournèrent même les aquarelles accrochées aux murs. En vain. Et soudain, Peabody trouva. — Une disquette ! s'exclama-t-elle, triomphante. Dans un coussin du divan. Eve s'en empara et la glissa dans l'ordinateur. — On a de la chance. Elle l'a bien cachée, mais on dirait qu'elle a oublié de la crypter. Il s'agissait d'un journal intime, qui relatait les coups, les viols, les tortures. « Je l'ai entendu rentrer. Je me suis dit: il croira que je dors, qu'il me laissera tranquille. Aujourd'hui j'ai fait attention à ne pas commettre de bêtises pour qu'il ne se mette pas en colère. Mais il a monté l'escalier; et j'ai su qu'il était ivre. Il s'est approché du lit, j'ai senti son haleine. C'est pire quand il a bu. J'ai gardé les yeux ferr més, j'ai retenu ma respiration. J'ai prié, demandé qu'il soit trop ivre pour me frapper. Mais prier est inutile. » 358 « Tu fais la morte, petite ? » Les mots, la voix traversent l'esprit d'Eve. L'odeur sucrée de l'alcool, les mains brutales. « Je l'ai supplié d'arrêter, mais c'était trop tard. Il m'étranglait pour que je ne crie pas, il me pénétrait, me déchirait, me soufflait son haleine au visage. » « Non, s'il te plaît, non. » Eve aussi avait supplié. Les mains sur sa gorge qui serraient de plus en plus fort, jusqu'à ce que des cercles rouges dansent devant ses yeux. Le pieu de chair brûlante qui la lacérait. Le souffle sur son visage. — Lieutenant. Dallas... Peabody lui avait pris le bras, la secouait. — Vous vous sentez mal? Vous êtes livide. — Non, je... ça va. Elle avait besoin d'air. — C'est un leurre, bredouilla-t-elle. Elle avait prévu qu'on fouillerait partout et qu'on trouverait son journal. Continuez à lire. Elle alla ouvrir la fenêtre, se pencha et inspira à fond. Le vent glacial lui cingla la figure. « Reste dans le présent, se tança-t-elle. Contrôle-toi. » — Elle parle de Zeke, dit Peabody. Leur rencontre, le cœur qui bat la chamade. Un ramassis de clichés d'un romantisme échevelé. Peabody jeta un regard en direction d'Eve, constata avec soulagement qu'elle était moins pâle. — Elle raconte qu'elle est descendue à l'atelier, qu'elle s'est confiée à Zeke - ça coïncide avec leurs déclarations respectives. Blablabla... Il lui a donné la force de quitter son mari. Elle fait sa valise, elle va appeler Zeke et entamer une nouvelle vie... Fin du journal. Ça ne nous aide pas beaucoup. Tout ce qu'on a là correspond à l'histoire qu'elle nous a servie. — Et qui est fausse, donc il y a autre chose. Eve referma la fenêtre, se mit à arpenter la pièce. — C'est une façade, une vitrine. Sous le masque, nous avons une femme implacable, sanguinaire, qui veut être traitée comme une déesse. Idolâtrée et redoutée. Elle saisit un coussin, le jeta sur le sol. — Ce rose ne colle pas avec sa véritable personnalité. Ce qui lui convient, c'est le rouge. La couleur du feu et du sang. Elle n'est pas une fleur fragile, mais un poison - exotique, sensuel, et mortel. Elle ne passait pas son temps dans ce boudoir ridicule. Elle s'est simplement bornée à créer ce décor. Eve s'interrompit et ferma les yeux, attendant que son esprit surchauffé se calme un peu. Maudites pilules ! — Tous ces bibelots devaient lui flanquer la nausée. Une vitrine, répéta-t-elle. Un attrape-nigaud, une mise en scène. Elle joue la comédie depuis des années. Cet endroit n'est qu'un décor de théâtre, pour bien montrer aux gens à quel point elle est douce et féminine. Mais ce n'est pas ici qu'elle travaille. — Le reste de la maison comprend les chambres d'amis, les salles de bains le salon et la cuisine. Peabody s'assit pour observer Eve, regarder tourner les rouages de son cerveau. — Où travaillait-elle, d'après vous? questionnat-elle. — Pas loin. Eve rouvrit les yeux, s'approcha du petit placard. — La chambre principale est de l'autre côté de ce mur, n'est-ce pas ? — Oui, avec les deux dressings. — Tous les placards sont grands, sauf celui-ci. Pourquoi? Eve se glissa tant bien que mal à l'intérieur, tâta la cloison. — Allez de l'autre côté, dans la penderie. Cognez au mur, trois fois, et revenez. Tandis que Peabody s'exécutait, elle ajusta ses miniloupes sur son nez. — Alors? fit Peabody en la rejoignant. —Vous avez tapé? — Ça oui, comme une brute. — Je n'ai rien entendu. Il y a un bouton quelque part, un mécanisme quelconque. — Une pièce secrète ? C'est d'un chic ! — Je vois une imperceptible fissure, là. Donnez-moi quelque chose pour la sonder, vite. Peabody prit son couteau suisse dans son sac, le déplia. —Vous avez été scout? —Absolument, lieutenant. Avec un grognement mi-surpris, mi-dédaigneux, Eve glissa une lame dans la fissure et, appuyant dessus comme sur un levier, s'escrima avec force jurons. Enfin, une petite porte pivota pour révéler un tableau de contrôle. — Nous y voilà. Maintenant, il faut désactiver cette saleté. Elle y travailla pendant plus de cinq minutes, dans une position extrêmement inconfortable, accroupie, le visage en sueur, — Pourquoi vous ne me laissez pas essayer, Dallas ? — En électronique, vous n'êtes pas plus fortiche que moi. Et puis zut, j'en ai marre. Reculez. Elle se redressa, son épaule percuta le nez de Peabody qui glapit, se palpa pour vérifier que rien n'était cassé, tandis qu'Eve dégainait son arme. — Lieutenant, vous n'allez pas... Eve tira sur le tableau. Les circuits grésillèrent, volèrent en éclats, et un pan de la cloison ivoire coulissa doucement. — Comment dit-on, dans le conte? fit Eve, satisfaite. Sésame, ouvre-toi. Elle pénétra dans une pièce pas plus grande qu'un mouchoir de poche, équipée d'une console et de machines qui lui rappelèrent celles que Connors gardait à l'abri des regards, derrière la porte de son bureau privé. — Le repaire de Cassandre... Elle s'approcha de la console, tenta de mettre les ordinateurs en marche, manuellement puis par le biais des commandes verbales. — Ces appareils ne sont pas légalement enregistrés, évidemment, marmonna-t-elle, et je parierais qu'ils sont truffés de pièges. —Vous voulez que je demande au capitaine Feeney de venir ? — Non... répondit Eve après une hésitation. J'ai un autre expert qui, en plus, est tout près d'ici. Elle prit son communicateur et appela Connors. — Tu n'avais qu'à m'appeler, dit-il, considérant le tableau de contrôle éventré. — J'ai réussi à entrer, non? se défendit-elle. — Certes, lieutenant, mais tes méthodes manquent de finesse. — En tout cas, elles sont expéditives. Je ne voudrais pas te bousculer... — Alors ne le fais pas. Il s'introduisit dans la pièce, plissa les paupières pour s'accommoder à la pénombre. — Éclaire-moi, le temps que tout ça fonctionne. Extirpant une minuscule lampe-stylo de sa poche, il la ficha entre ses dents et s'assit à la console. On aurait cru un cambrioleur. Eve lut de l'admiration et quelques points d'interrogation dans les yeux de Peabody. Elle se plaça entre son mari et la jeune femme. — Peabody, prenez la voiture et allez nous attendre dans mon bureau, à la maison. Nous vous transmettrons les données que nous trouverons ici. Dites au reste de l'équipe de se tenir prêt. — Oui, lieutenant. Mais Peabody se démanchait le cou pour voir pardessus l'épaule d'Eve. Connors avait ôté sa veste, remonté les manches de sa chemise en soie blanche. Il avait des bras magnifiques. —Vous ne préférez pas que je vous aide, vous en êtes sûre ? — Déguerpissez. Eve se pencha pour prendre une torche dans son kit de terrain. —Je vois encore vos chaussures, dit-elle d'un ton suave. D'où j'en conclus que votre petite personne n'a toujours pas suivi mes ordres et débarrassé le plancher. Peabody et ses chaussures, sagement, exécutèrent un demi-tour et s'en furent. — Tu es obligé d'avoir cette allure sexy ? grommela Eve. Tu distrais mon assistante. — Je suis sexy, c'est tout mon drame. Ah, je n'ai plus besoin de ta lampe ! Lumière, commanda-t-il, et la pièce s'illumina. — Bon. Ouvre-moi ce classeur, là. Je me servirais bien de mon arme, mais j'ai peur d'abîmer les documents. — Ne t'impatiente pas, j'arrive. En matière d'équipement, elle a bon goût. C'est moi qui fabrique ces petites merveilles. Ah, ça y est ! — C'était facile. — La suite ne le sera pas. Il faut que je me concentre, Eve. Hochant la tête, elle saisit un tiroir du classeur et l'emporta dans le boudoir. Elle entendait les bips et le bourdonnement des machines que Connors manipulait, parfois sa voix sèche, tendue, qui lançait un ordre. Pourquoi en était-elle rassérénée, elle n'aurait su l'expliquer, mais elle se sentait étrangement satisfaite de le sentir dans la pièce voisine, de se dire qu'ils travaillaient ensemble. Puis elle entreprit d'examiner les documents que contenait le tiroir, et oublia tout. Il y avait là les lettres que James Rowan, de sa large écriture penchée, avait adressées à sa fille. Sa fille qu'il n'appelait pas Charlotte, mais Cassandre. Cette correspondance entre un père et son enfant n'avait rien d'affectueux. Elle n'était qu'une succession de directives d'un général à son second. « Il faut mener cette guerre, anéantir le gouvernement. Pour la liberté, le salut des masses qui sont sous la botte de ceux qui se prétendent des leaders. Nous vaincrons. Et quand ma dernière heure sonnera, tu me succéderas. Toi, Cassandre, ma jeune déesse, tu seras mon prophète. Ton frère est trop faible pour assumer cette tâche. Il ressemble à sa mère. Toi, tues à mon image. N'oublie jamais que la victoire a un prix. Tu ne dois pas hésiter à le payer. Va de l'avant, telle une furie, telle une déesse. Prends ta place dans l'histoire. » Les lettres étaient nombreuses, toutes sur le même thème. Lui, le dieu, l'avait modelée, elle était son double et régnerait quand il aurait quitté ce monde. Dans un autre dossier, Eve trouva les actes de naissance de Clarissa et de son frère, les certificats de décès, des articles sur Apollon et sur James Rowan. Des photographies de lui : en public, arborant un sourire chaleureux de politicien ; en privé, revêtu d'un battle-dress, la figure barbouillée de noir, le regard froid. Des yeux de tueur. Il y avait aussi des photos de famille, où l'on voyait James Rowan et sa fille. Pareille à une poupée, celle-ci avait un ruban dans les cheveux et un fusil d'assaut entre les mains. Elle avait les yeux de son père. Un autre cliché montrait Clarissa des années après. En tenue militaire, elle était auprès d'un homme au visage dur, coiffé d'une casquette de capitaine dont la visière lui dissimulait le regard. Derrière eux, une grandiose chaîne montagneuse aux pics enneigés. — Henson... murmura-t-elle. Sur l'écran de son ordinateur de poche, pour se rafraîchir la mémoire, elle afficha les informations concernant cet individu. William Jenkins Henson, né le 12 août 1998 à Billings, Montana. Marié à Jessica Deals, une fille, Madia, née le 9 août 2018. Directeur, de campagne de James Rowan... — Stop, ordonna-t-elle en se redressant pour marcher dans le boudoir. Henson avait eu une fille de 1 âge de Clarissa, dont on avait perdu la trace depuis l'explosion de Boston. Dans les décombres de cette maison bostonnienne, on avait retrouvé le corps d'une fillette. La fille de Henson, décréta Eve, pas celle de Rowan. Et William Jenkins Henson s'était chargé de parfaire l'entraînement militaire de l'enfant. Elle se rassit pour continuer à explorer les archives personnelles de Clarissa. — Eve, j'y suis. Viens voir. — Il a commencé à la former quand elle n'était qu'une gosse, lui dit-elle, brandissant des lettres de Rowan. Il l'appelait Cassandre. Quand il est mort, Henson a pris le relais. J'ai une photo d'elle avec Henson, qui remonte à une bonne dizaine d'années après l'explosion de Boston. — Ils l'ont très bien éduquée... Il ne pouvait s'empêcher d'être impressionné par la complexité des obstacles, des cryptages et des pièges informatiques qu'elle avait semés sur leur chemin. — J'ai là des transmissions vers le Montana, ajoutat-il. Peut-être destinées à Henson. Aucun nom n'est cité, mais elle le tenait informé des progrès de l'opération. Eve baissa les yeux sur l'écran. — « Cher camarade...» Elle lut le premier message, secoua la tête. — Je ne comprends rien à la politique. Qu'est-ce qu'ils essaient de prouver? Et d'abord, ils défendent quoi? — Communisme, marxisme, socialisme, fascisme, énuméra Connors en haussant les épaules. Démocratie, monarchisme. Pour eux, c'est la même chose. Ils n'aspirent qu'au pouvoir, à la gloire. — Conquérir et gouverner ? — Regarde ça. Il afficha de nouvelles données sur l'écran. — Des plans, des codes. Les cibles d'Apollon, à commencer par le Kennedy Center. —Ils ont tout conservé, marmonna-t-elle. Les dégâts matériels, le nombre des victimes. Seigneur, ils ont même les noms de ces victimes ! — Des comptes rendus d'opérations militaires. Combien de morts pour eux, combien pour nous. Si elle n'est pas sanglante, la guerre perd de son charme. Et là... affichage des données annexes, partage de l'écran, commanda Connors. Voilà ce qui concerne Radio City. Tu noteras les points rouges qui indiquent l'emplacement des explosifs. — On marche toujours dans les pas de son papa. —J'ai le nom et la position des membres du groupe. — Transmets-les à Peabody sur mon ordinateur personnel, à la maison. Tu as la liste de toutes les cibles ? —J'en suis encore aux deux premières. J'ai pensé que tu voudrais d'abord voir ça. — Tu as eu raison. Tandis qu'il commençait à envoyer les données, elle parcourut la lettre de Rowan à sa fille, qu'elle tenait à la main. Elle se figea. — Bon Dieu, Apollon avait dû repousser l'attentat contre le Pentagone à cause de difficultés financières ! Écoute ça... «L'argent est un mal nécessaire. Veille à ce que tes coffres soient toujours bien remplis. » Ils s'en sont pris à une autre cible en attendant. Laquelle ? Connors fit défiler le dossier. Sur l'écran apparut une image. — Le Monument à Washington. Elle crispa les doigts sur son épaule. — Ils agiront ce soir, demain au plus tard. Ils ne nous préviendront pas, ce serait trop risqué. A quoi vont-ils s'attaquer ? Connors pianota sur le clavier. Trois images s'inscrivirent sur l'écran. — Choisis... Eve brancha son communicateur. — Peabody, envoyez une équipe de la brigade des explosifs à l'Empire State Building, une autre sur le site des Twin Towers, une troisième à la Statue de la Liberté. Vous couvrez l'Empire State avec McNab, Feeney se charge des Twin Towers. Faites en sorte qu'un scanner à longue portée soit à ma disposition. Il faut faire très vite. Que tout le monde soit armé, en tenue de protection ! On évacue les trois sites, on boucle les périmètres. Je ne veux aucun civil à moins de trois cents mètres. Elle interrompit la communication, se tourna vers Connors. — En combien de temps ton jetcoptère peut nous emmener à Liberty Island ? — Beaucoup plus rapidement que les moulinettes à légumes du département de police. — Alors, on fonce. Elle se rua hors de la pièce, dévala l'escalier. Connors la doubla dans le hall. Il était déjà au volant quand elle claqua la portière de la voiture. — Tu as choisi la Statue de la Liberté, dit-il. —J'ai la certitude que c'est leur cible. Le monument le plus symbolique que nous ayons. Il roulait à une telle vitesse, en direction de leur résidence, qu'elle se cramponna au bord de son siège. — Et je te garantis qu'ils ne le détruiront pas... bou-gonna-t-elle d'un ton farouche. — 22 — Dallas! Lieutenant! s'écria Peabody depuis le perron, tandis qu'Eve jaillissait de la voiture. —J'arrive, dit Eve à Connors, en saisissant le scanner que son assistante lui tendait. N'oubliez pas, Peabody. Tout le monde en tenue de protection, et vous scannez les lieux avant d'y pénétrer. Pas question de perdre un autre flic. —Bien, lieutenant. Le commandant veut connaître votre destination. Entendant le ronronnement du jetcoptère, Eve pivota pour regarder l'appareil sortir du hangar. — Dire que je vais monter là-dedans, grommelat-elle. Nous allons à Liberty Island. Serrant les dents, elle lança le scanner à Connors, grimpa à bord. —Je déteste ces engins, décréta-t-elle. — Boucle ta ceinture, lieutenant, rétorqua-t-il avec un sourire narquois. Ton calvaire sera bref. —Heureusement parce que, vraiment, je déteste ça. L'appareil exécuta un décollage vertical. Le cœur au bord des lèvres, Eve appela le commandant Whitney. —Je suis en route pour Liberty Island, commandant. Vous devriez recevoir de plus amples informations d'ici peu. —Elles sont en train de me parvenir. Des renforts de la brigade des explosifs se rendent sur les trois sites. Ils seront à Liberty Island dans douze minutes. Et vous ? — Combien de temps, Connors? Ils survolaient les arbres, les immeubles. Connors braqua vers sa femme un regard pétillant. — Trois minutes. — Mais... Elle se tut, paniquée. Le ronronnement s'était mué en rugissement, et le jetcoptère filait à présent dans le ciel comme un projectile. « Au secours ! » hurla en son for intérieur Eve. Ce fut cependant d'une voix relativement ferme qu'elle répondit à Whitney : — Nous y serons dans trois minutes, commandant. — J'attends votre rapport. Elle interrompit la communication, s'obligea à inspirer à fond. — J'aimerais arriver là-bas en un seul morceau, articula-t-elle. — Fais-moi confiance, ma chérie. L'engin décrivit un arc de cercle, piqua brutalement du nez. Eve eut l'impression que ses yeux s'enfonçaient dans leurs orbites. Pour maîtriser son malaise, elle prit le scanner qu'elle examina. — On s'en sert comment, de ce truc-là? Il tendit le bras, appuya sur un bouton à la base du scanner, — Tu es fou ou quoi! lui cria-t-elle. Garde les mains sur les commandes ! — Si un jour je veux obtenir quelque chose de toi, je te menacerai de parler à tes collègues de ta peur du vide et de la vitesse. — Rappelle-moi de t'assommer si jamais on s'en sort vivants, grogna-t-elle. Elle essuya ses paumes moites sur son pantalon, extirpa son arme glissée dans sa ceinture. — Tu auras besoin de ça pour... — J'ai tout le nécessaire, coupa-t-il avec un nouveau sourire. Plutôt que de perdre son temps à protester, elle afficha sur l'écran de l'ordinateur de bord les plans du monument. — Cinq niveaux, du socle à la couronne. S'ils les minent tous, il te faudra combien de temps pour désamorcer les bombes ? — Ça dépend. Je ne peux rien dire avant d'avoir vu les explosifs. — Les renforts seront sur place neuf minutes après nous. S'il s'agit bien de leur cible, tu devras effectuer l'essentiel de la besogne. —Active le détecteur à longue portée, affiche les données. Sur l'écran apparut une image qu'Eve ne sut analyser, composée de zones lumineuses, de taches sombres. — C'est bien la cible. Deux humains, deux droïdes, un véhicule. — Les bombes sont amorcées ? — Je ne peux pas repérer les explosifs avec cet équipement, rétorqua-t-il, prenant mentalement note de faire corriger cette faiblesse dans les meilleurs délais. Mais ils y sont, à coup sûr. — Ici et ici, ce sont les droïdes? demanda-t-elle, désignant deux taches noires. — Ils gardent le socle. Tu as déjà visité la statue? — Non. — Quelle honte ! persifla-t-il. Le bas est réservé aux musées. En additionnant la hauteur du socle et de la statue elle-même, ça équivaut à un édifice d'une vingtaine d'étages, au moins. Je ne te recommande pas les ascenseurs. Il y a un escalier métallique, étroit, qui mène jusqu'à la couronne et ensuite jusqu'à la torche. — Rassure-moi... elle ne t'appartient pas? — Elle n'appartient à personne. — Bon, tant mieux, dit-elle en débouclant sa ceinture de sécurité. Il faut que tu me rapproches de ces droïdes pour que je puisse nous en débarrasser. Il appuya sur un bouton sous le tableau de bord. Un compartiment s'ouvrit, il renfermait un fusil laser pourvu d'un système de visée nocturne. — Bon sang, mais c'est illégal! Tu pourrais écoper de cinq ans de prison à cause de ce... — Et toi, tu pourrais éliminer deux droïdes avant notre atterrissage. Je mise sur toi, lieutenant. — Ouais... débrouille-toi pour que ça ne tangue pas trop. Elle fit coulisser la portière, se mit à plat ventre sur le plancher, malgré le vent qui la cinglait. — On en a un à trois heures, l'autre à neuf heures, dit Connors. On s'occupe du premier, ensuite demi-tour. Tu auras intérêt à te cramponner. La Statue de la Liberté surgissait de la nuit, de la brume légère qui l'enveloppait. Sereine, brandissant sa torche, nimbée de lumière. Combien d'êtres en quête d'un nouveau monde, d'une vie meilleure, avaient traversé l'océan pour venir à sa rencontre ? Combien de fois Eve l'avait-elle vue sans lui prêter attention, sans s'étonner qu'elle fût là ? Car elle avait toujours été là. Et elle y resterait, Eve s'en faisait le serment. Elle repéra d'abord leur jetcoptère, dissimulé dans l'ombre de la statue. Sur l'écran du viseur, il formait une tache d'un rouge ardent sur fond vert. — Tu aperçois le droïde ? demanda Connors. — Non, pas... Ah si, je l'ai, ce salopard! Plus près, Connors, plus près, marmonna-t-elle, le doigt sur la détente. Elle tira, il implosa littéralement. — Et d'un... — Ils nous ont repérés. L'autre se déplace, il sera bientôt à six heures. Un des deux humains, à l'intérieur, descend l'escalier à toute allure. — On sera plus rapides. —Attention, le deuxième droïde a une arme à longue portée, déclara Connors, tandis qu'une sorte d'éclair passait à quelques centimètres du cockpit. Dégomme-le, Eve. Elle tira, manqua son coup. — Merde, raté! Mais je vais l'avoir... Indifférente aux traînées lumineuses qui zébraient le ciel, elle appuya de nouveau sur la détente. Le droïde s'écroula, coupé en deux. — Pose cet engin sur le sol ! aboya-t-elle, rampant pour agripper le montant de la portière. Si tu peux, détruis leur jetcoptère. Ils hésiteront à tout faire exploser s'ils n'ont plus de moyen de transport. Moi, je les retiendrai le plus longtemps possible. Les yeux rivés sur la terre ferme, elle bloqua sa respiration. — Attends que j'atterrisse, protesta Connors, affolé. Bon Dieu, Eve, attends ! — On n'a pas le temps ! Et elle sauta. Une douleur atroce lui cisailla les jambes, elle roula sur elle-même, se redressa d'un bond et courut en zigzag vers l'entrée du monument. Une vague brûlante la frôla. Elle tomba, fit un roulé-boulé, tira. En se redressant, elle extirpa son pistolet du lacet qui lui entourait la cheville. Faisant feu de ses deux armes, elle se rua en avant. Elle aperçut Clarissa dans l'escalier, en tenue de combat, un fusil d'assaut au laser dans les mains, deux grenades accrochées à son ceinturon. — C'est terminé, Clarissa! Nous avons découvert votre bureau secret, votre banque de données. Vos transmissions nous mèneront tout droit à Henson, dans le Montana. Une centaine de flics sont déjà en route pour l'arrêter. Une détonation assourdissante ébranla le sol. — Votre jetcoptère est parti en fumée. Vous êtes coincée, vous n'avez plus qu'à capituler. — Tout sautera, tout. Il ne restera que des cendres ! Comme mon père le voulait. — Mais vous ne serez plus là pour prendre sa place... Eve se plaqua contre le mur. Elle distinguait, de l'autre côté de la salle, la première bombe dans un petit boîtier sur lequel clignotaient des voyants rouges. Combien de temps ? —... et ce qu'il avait prévu, organisé, ne rimera plus à rien. — Je prendrai sa place. Nous sommes Cassandre! Sans cesser de tirer, Clarissa montait l'escalier. Eve s'élança. Ses poumons étaient en feu, ses yeux larmoyaient. Elle entendit Clarissa appeler son mari. L'antique escalier en colimaçon s'élevait à l'intérieur du corps de la statue. Eve aperçut la deuxième bombe, hésita une fraction de seconde, pensa à la désactiver elle-même. Cette hésitation lui permit d'esquiver un tir qui l'aurait atteinte au visage. Trois marches furent pulvérisées. — Mon père était un grand homme ! glapissait Clarissa. Un dieu. Et il a été assassiné par les forces fascistes d'un gouvernement corrompu. Il se battait pour le salut des masses ! — Il tuait les gens! Des enfants, des bébés, des vieillards. — Sacrifiés pour une juste cause ! Eve tira en direction de cette voix démente. Elle entendit un rugissement de rage... ou de douleur. Les deux, espéra-t-elle. Elles continuaient à monter. La troisième bombe... Connors avait dû désactiver la première, se dit-elle. Il le fallait. Elle jeta un coup d'œil à sa montre. Encore six minutes avant l'arrivée des renforts. Elle s'essoufflait, il lui semblait que des flammes lui rongeaient les chevilles et les mollets. Ses armes étaient soudain terriblement lourdes dans ses mains. Elle allait s'écrouler. Elle s'appuya au mur pour reprendre des forces. Non, pas maintenant ! Enfin, elle perçut un bruit, plus bas. — Connors ? —J'ai eu la première, répondit-il. Elles sont programmées pour exploser à dix-huit heures. — D'accord... Elle se mordit les lèvres. Il était dix-sept heures cinquante. Au prix d'un effort surhumain, elle se décolla du mur et poursuivit son ascension. Elle ne lança même pas un regard à la cinquième bombe. Elle se concentrait sur les Branson. Quand elle parvint au sommet du monument, elle avait les jambes en coton. La dernière bombe était placée au centre de la couronne. — Clarissa ! — Cassandre. — Cassandre, répéta Eve.. Si vous mourez ici, vous n'achèverez pas l'œuvre de votre père. — Ce sera un moment historique. La destruction du symbole le plus respecté, le plus aimé de cette ville. Il s'effondrera en mémoire de mon père, et le monde saura. — Comment saura-t-il ? Si vous êtes ensevelie sous des tonnes de d'acier, comment saura-t-on ? — Nous ne sommes pas seuls. — En cet instant même, la police passe les menottes aux autres membres de votre groupe. Eve regarda de nouveau sa montre, sentit un filet de sueur couler le long de sa colonne vertébrale. — Henson, lança-t-elle, dans l'espoir d'ébranler son adversaire, nous savons où il est. Furibonde, Clarissa tira à l'aveuglette. —Vous ne l'aurez jamais ! Il était le meilleur ami de mon père, le plus digne de confiance. Il m'a élevée, il a parachevé ma formation. —Après que votre père a été tué. Votre père et votre frère. Il n'était pas dans cette maison de Boston. Connors était en train de monter, se dit Eve. Ils désamorceraient la dernière bombe ensemble. Ils en auraient le temps. — Henson était avec moi. Sa fille Madia est morte pour moi. C'était juste. Nous n'étions pas loin, nous avons entendu l'explosion. J'ai vu ce que ces porcs ont fait. — Henson vous a emmenée avec lui, vous vous êtes cachés. Et votre mère ? — Cette garce, je regrette de ne pas l'avoir assassinée moi-même. J'aurais adoré la regarder mourir, en lui rappelant toutes les fois où elle m'a giflée et punie. Pour mon père, elle n'était qu'une matrice, rien de plus. — Et quand elle ne lui a plus été utile, il l'a quittée et vous a gardés près de lui, votre frère et vous. — Pour nous éduquer, nous entraîner. Mais moi, j'étais la lumière de sa vie. Les autres me considéraient comme une jolie petite fille à la voix douce. Lui, il savait que j'étais une combattante, sa déesse de la guerre. Il le savait, comme Henson. Et l'homme que j'ai choisi d'épouser le savait aussi. Branson. Eve secoua la tête. Seigneur, elle avait failli l'oublier, celui-là ! — Il est avec vous depuis le début ? — Bien sûr. Je ne me serais jamais donnée à un homme qui ne le méritait pas. J'ai convaincu certaines personnes du contraire - Zeke, notamment. Quel garçon crédule, pathétique ! C'est grâce à lui que nous avons pu accomplir les dernières étapes de notre plan. La mort des frères Branson, la majeure partie de l'argent sur des comptes numérotés, et moi prenant la fuite, terrorisée et bourrelée de remords. B.D. et moi poursuivrons notre mission ailleurs, sous une nouvelle identité. Et toute la richesse de cette société corrompue reviendra à notre cause. — C'est fini à présent. Eve percevait un bruit de pas sur les marches, derrière elle. Le moment était venu d'agir. — Je n'ai pas peur de mourir ici. — Tant mieux pour vous. Eve plongea, imprima au canon de son arme un mouvement de droite à gauche. Clarissa tomba à genoux, touchée à la cuisse. Aussitôt, Eve assena un coup sur sa main tremblante pour lui faire lâcher son fusil. — Pour ma part, je préférerais qu'on vous enferme dans une cellule. — Vous aussi, vous allez mourir ici, dit Clarissa d'une voix hachée. — Certainement pas, j'ai un atout dans ma manche. A cette seconde, Connors apparut. Eve esquissait un sourire féroce quand, soudain, elle distingua une ombre. — Derrière toi ! cria-t-elle. Il se retourna, fit un bond de côté. Le laser de Branson lui brûla la manche. Eve vit du sang mouiller le tissu. Les deux hommes s'étaient déjà empoignés, elle ne pouvait pas tirer sans risquer de blesser Connors. Clarissa en profita pour détendre ses jambes comme un ressort et la frapper brutalement aux genoux. Eve s'étala de tout son long. Une détonation pulvérisa les fenêtres qui permettaient aux visiteurs d'admirer le panorama, une rafale de vent s'engouffra à l'intérieur. Dans le ciel vrombissaient des hélicoptères, des sirènes hurlaient. — C'est trop tard ! vociféra Clarissa, ses beaux yeux violets écarquillés dans une expression sauvage, hallucinée. Tue-le, B.D. Tue-le pour moi, devant elle ! À tâtons, Connors dégaina son arme. La douleur irradiait dans tout son bras, l'odeur de son propre sang l'étourdissait. Il entendit Eve se précipiter, mais il était hypnotisé par la lueur meurtrière qui flambait dans le regard de Branson. Les morceaux du plafond de la salle, qui tombaient sous l'impact des détonations dans des tourbillons de poussière, l'aveuglaient. Une main se crispa comme une serre autour de son cou, des étoiles rougeoyantes s'allumèrent sous ses paupières. Jl se jeta contre Branson, avec tant de force que tous deux percutèrent les vitres brisées, basculèrent par-dessus la rambarde. Eve n'était qu'à quelques mètres quand elle vit Connors tomber. Elle crut que son cœur cessait de battre, que son cerveau se figeait. Les projecteurs des hélicoptères l'éblouissaient. Connors ! Il lui sembla avoir hurlé son nom, mais ce ne fut qu'un sanglot étranglé qui franchit ses lèvres. Le vertige s'emparait d'elle, brouillait sa vision. Pourtant elle distingua en bas un corps disloqué qui paraissait tout petit. Elle se rua vers les vitres, par réflexe, lorsqu'elle le découvrit, vivant, cramponné à une saillie de bronze. —Accroche-toi, surtout accroche-toi ! Elle s'apprêtait à enjamber la rambarde, lorsque Clarissa se rua sur elle. Déséquilibrée un instant, elle banda ses muscles. Le talon de sa botte toucha son ennemie à la poitrine, puis au visage. — Écarte-toi, sale garce! aboya-t-elle. Clarissa se mit à gémir. Eve se pencha, s'arc-bouta, et tendit une main à Connors. —Attrape ma main ! Il glissait, il allait lâcher prise. Le sang coulait entre ses doigts, le long de son bras. Il avait déjà affronté la mort, il connaissait cette sensation : se dire que cet instant, ce bref instant était peut-être l'ultime seconde de son existence. Non, pas question ! Il n'abdiquerait pas alors que sa femme fixait sur lui un regard terrifié, qu'elle répétait son nom, risquait sa vie pour le sauver. Il lâcha la saillie d'une main, une atroce douleur transperça son bras blessé qui supportait maintenant tout le poids de son corps. En proie à une violente nausée, il tendit son bras valide. Et la main d'Eve, ferme et forte, l'agrippa. — Donne-moi ton autre main, lâche le rebord. Je vais te hisser. Les doigts d'Eve glissèrent sur les siens, poissés de sang, se refermèrent sur son poignet. Elle le tirait, de toutes ses forces. Trois centimètres, dix... Il voyait la sueur ruisseler sur son visage, il se concentra sur ses yeux. Puis il sentit le rebord de la rambarde sous sa poitrine. Ahanant, il donna un dernier coup de reins, tomba sur Eve. — Connors... Oh, Seigneur... — La bombe ! Il se libéra, s'élança, lut le chiffre inscrit sur le cadran. Quarante-cinq secondes. — Sors d'ici, Eve, ordonna-t-il d'une voix coupante, tout en s'attelant à la tâche. — Descendons, rétorqua-t-elle, à bout de souffle. Viens, on descend. Clarissa, ensanglantée, meurtrie, se releva péniblement. — Il ne reste plus assez de temps. Nous allons tous mourir. Les deux hommes que j'ai aimés seront morts en martyrs pour la cause. — On s'en fiche, de votre cause ! s'écria Eve en branchant son communicateur. Dégagez le secteur ! Il y en a encore une. On s'en occupe. Choisissez, enchaînat-elle, dardant son regard sur Clarissa. Vivre ou mourir. De toute façon, vous êtes vaincue. —Je meurs. A ma manière. Hurlant le nom de son père, Clarissa se jeta dans le vide. — Bonté divine... marmonna Eve, exténuée à tel point qu'elle ne tenait plus sur ses jambes. Désamorce-la, Connors. —J'y travaille. Mais il avait perdu tellement de sang qu'il se sentait faiblir, ses doigts étaient malhabiles. Vingt-six secondes, vingt-cinq, vingt-quatre... — Ce sera juste. Il se raidissait pour surmonter la douleur, comme il l'avait appris quand il était enfant. Serrer les dents, continuer, Survivre. — Commence à descendre, je te suis. — Ne gaspille pas ta salive. Elle se campa à son côté. Dix-sept, seize, quinze... Elle posa une main sur son épaule. Ils étaient unis, soudés. Les projecteurs d'un hélicoptère qui tournait autour du monument éclairèrent le visage de Connors. Celui d'un ange déchu, qui avait une bouche de poète, les yeux d'un guerrier. Elle avait vécu un an près de lui, et pour elle tout avait changé. — Je t'aime, Connors. Il répondit par un grommellement qui arracha un sourire à Eve. Neuf, huit, sept... Elle retint sa respiration, sa main se fit plus lourde sur l'épaule de son mari. — Ça ne t'ennuierait pas de répéter ce que tu viens de dire, lieutenant ? Elle lâcha son souffle, regarda le minuteur de la bombe. — Tu l'as désamorcée. — Il restait quatre secondes. Je ne suis pas mécontent de moi. L'entourant de son bras valide, il l'attira contre lui. — Embrasse-moi, Eve. Indifférente au bourdonnement insistant de son communicateur, elle lui donna un baiser fougueux. — On est vivants ! s'exclama-t-elle en riant. — Pour longtemps encore. À ce propos, merci de m'avoir servi d'ascenseur. — À ta disposition. Folle de joie, elle 1 etreignit, s'écarta d'un bond quand il poussa un gémissement. — Ô mon Dieu, ton bras ! Ça a l'air sérieux. — Assez, mais je m'en remettrai. — Hum... Elle déchira sa manche, examina la blessure et s'empressa de lui faire un bandage de fortune. — Ce coup-ci, mon vieux, c'est moi qui vais te traîner à l'hôpital. Brusquement, elle vacilla, secoua la tête avec une expression hébétée. —Tu es blessée? s'inquiéta-t-il. —Non... bredouilla-t-elle, pouffant de rire. J'ai ingurgité un remontant qui devait me redonner du tonus pour quelques heures. J'ai l'impression que cette cochonnerie ne fait plus effet. Il va falloir que je me couche sans tarder, sinon... Elle prit néanmoins le temps, blottie contre Connors, d'admirer la vue, les lumières de la ville qui piquetaient la nuit comme autant d'étoiles. — Un sacré panorama, hein ? — Oui, fantastique. Rentrons chez nous, Eve. — D'accord. Alors qu'ils quittaient la salle, elle brancha son communicateur. — Lieutenant Eve Dallas. Opération terminée. — Lieutenant, répondit le commandant Whitney. Votre rapport ? —Euh... bafouilla-t-elle, de plus en plus hagarde. Les bombes sont désactivées, les Branson sont morts. Ils se sont écrabouillés sur le sol, il faudra récupérer les morceaux. Commandant... Connors est blessé, je l'emmène à l'hôpital. — Dans quel état est-il ? Titubants, ils descendaient l'escalier. Eve ravala un gloussement. — Oh, tous les deux, on est dans un état assez lamentable, commandant, mais on tiendra le coup! Vous pourriez me rendre un service ? Sur son mini-écran, elle vit les sourcils de Whitney se plisser en accordéon, tant il était surpris. — Oui? —Vous voudriez bien contacter Peabody, McNab et Feeney ? Dites-leur qu'on va bien. Enfin, on ne va pas si mal... Ils doivent s'inquiéter, et je me sens un peu trop flapie pour leur expliquer tout en détail. Ah oui... dites aussi à Peabody d'aller retrouver Zeke et de le soûler. Ça lui fera du bien, à ce garçon. — Pardon ? Ils avaient atteint l'entrée du monument. Eve regarda Connors qui était littéralement plié de rire. — Excusez-moi, commandant, il y a de la friture sur la ligne, je vous entends mal... Connors lui prit le communicateur, l' éteignit. — Je t'interromps avant que tu proposes à ton supérieur hiérarchique de se joindre à la beuverie. — Seigneur, mais qu'est-ce que je lui ai raconté ? Je n'en reviens pas... Les renforts jaillissaient des hélicoptères, des véhicules, et se précipitaient vers eux. Eve se passa une main sur la figure. — Fichons le camp d'ici, sinon je risque de me mettre à débiter des insanités. Lorsque, cahin-caha, ils furent montés à bord du jetcoptère de Connors, Eve n'eut plus qu'une envie : se rouler en boule dans un coin, n'importe où, et dormir une semaine entière. Bâillant à s'en décrocher la mâchoire, elle tourna la tête vers son mari, aux commandes de l'appareil. Il était en loques, couvert de sang, et absolument magnifique. Elle lui sourit. — Connors? C'est bien de travailler avec toi. Il lui rendit son sourire, et son regard avait le bleu d'un ciel d'été. — Tout le plaisir est pour moi, mon lieutenant adoré. Comme toujours. Table des matières Prologue