1 Comment en était-elle arrivée là ? Elle était flic, bon Dieu ! Et, depuis dix ans qu’elle était flic, Eve avait toujours été convaincue que les flics devaient rester célibataires, sans attaches et voués uniquement à leur travail. C’était une folie de croire qu’on pouvait partager son temps, son énergie et ses émotions entre sa profession et une famille. Même maintenant, en 2058, glorieuse époque de réussite technologique, le mariage restait le mariage. Pour Eve, ce mot était synonyme de terreur. Et voilà que par une belle journée d’été – l’une de ses trop rares journées de congé – elle partait acheter une robe de mariée ! Elle ne put retenir un frisson. A l’évidence, elle avait perdu la tête. A cause de Connors, bien sûr. Il avait profité d’un moment de faiblesse. Un moment où ils étaient tous deux blessés, bouleversés et simplement heureux d’être encore vivants. Quand un homme est assez malin pour faire sa demande en mariage dans un moment pareil, c’est très mauvais pour une femme. Surtout pour une femme comme Eve Dallas. — On dirait que tu te prépares à affronter un gang de kémikos à mains nues. Elle se débattit avec sa chaussure avant de le détailler des pieds à la tête. Il était beaucoup trop séduisant. C’en était un crime. Les traits forts, une bouche de poète, des yeux bleus de tueur. Une crinière de cheveux noirs. Et le corps n’avait rien à envier au visage. Si vous ajoutiez à tout cela cet imperceptible brin d’Irlande dans la voix, vous aviez un sacré paquet-cadeau. — Je préférerais ça... Sentant le ton plaintif de sa propre voix, Eve fronça les sourcils. Elle ne se plaignait jamais. Mais, en vérité, elle aurait vraiment préféré se battre avec un junkie en plein délire plutôt que discuter tissu et ourlets. Des ourlets ! Elle ravala un juron en le surveillant tandis qu’il traversait la pièce. Il avait le don de la rendre idiote. Comme maintenant, alors qu’il s’asseyait sur le bord du lit. Il lui saisit le menton. — Je suis fou amoureux de toi. Et voilà ! Cet homme aux yeux bleus comme le péché, ce mâle splendide, beau comme un ange déchu, l’aimait. — Connors... J’ai dit que je le ferais, donc je vais le faire. Il haussa un sourcil ironique. Elle était magnifique et elle ne s’en rendait pas compte : ses cheveux courts et mal coupés se dressaient en touffes et en épis que ses mains brutalisaient sans cesse ; de fines rides de doute irradiaient de ses yeux d’ambre. — Eve, ma chérie. (Il embrassa légèrement ses lèvres pincées, puis la douce fossette de son menton.) Je n’en ai jamais douté. Il se leva pour choisir une veste dans sa penderie. — Alors, quel est ton programme du jour ? Un rapport à terminer, une enquête quelconque ? — Je suis en congé aujourd’hui. — Oh ? (Distrait, il se retourna, une veste de soie anthracite à la main.) Je peux réorganiser mon après-midi, si tu veux. Comme si un général pouvait réorganiser ses batailles, songea Eve. Dans le monde de Connors, les affaires étaient une guerre complexe et profitable. — Je suis prise, marmonna-t-elle, morose. Je vais faire des courses. Une robe de mariée, acheva-t-elle d’une voix à peine audible. Il sourit. Venant d’elle, de tels plans équivalaient à une déclaration d’amour. — Ah, je comprends maintenant pourquoi tu es aussi nerveuse. Je t’avais dit que je m’occuperais de tout. — C’est moi qui choisirai ma robe. Et je la paierai de mes deniers. Je ne t’épouse pas pour ta fortune. Souple et élégant comme la veste qu’il enfilait, il continuait de sourire. — Et pourquoi m’épousez-vous, lieutenant ? (Il la vit se renfrogner. Qu’importe ! Il avait de la patience à revendre.) Tu as droit à plusieurs réponses. — Parce que tu ne supportes pas qu’on te dise non. — Pour celle-là, tu n’auras qu’un demi-point. Ensuite ? — Parce que j’ai perdu la tête. — Avec ça, tu ne gagneras pas le voyage pour deux à Tropique sur Star 50. Elle sourit malgré elle. — Peut-être parce que je t’aime. — Peut-être. (Satisfait, il la rejoignit et posa les mains sur ses épaules solides.) Ça ne va pas être si terrible... Tu n’as qu’à appeler quelques programmes d’achat, regarder une centaine de modèles et commander celui qui te plaît. — C’était mon idée. (Elle roula les yeux.) Mavis m’a fait changer d’avis. — Mavis ? (Il pâlit.) Eve, ne me dis pas que tu vas faire tes courses avec Mavis ! Sa réaction la dérida un peu. — Elle a un ami styliste. — Doux Jésus ! — Elle dit qu’il est génial. Que d’ici peu, il sera au sommet. Il a un petit atelier dans Soho. — N’y va pas, de grâce ! Tu es très bien comme ça. Ce fut au tour d’Eve de sourire. — Tu as peur ? — Je suis terrifié. — Comme ça, on est à égalité. (Ravie, elle l’embrassa.) Faut que j’y aille. Je dois la retrouver dans vingt minutes. — Eve. (Connors essayait de la retenir.) Tu ne vas pas faire une folie ? Elle se libéra avec insouciance. — Je vais me marier. Ce n’est pas suffisant, comme folie ? Qu’il rumine ça toute la journée. L’idée du mariage était déjà assez intimidante, mais la cérémonie... la robe, les fleurs, la musique, les gens... C’était horrifiant ! Elle dévala Lex à toute allure, écrasant le frein pour ne pas aplatir un vendeur ambulant qui empiétait sur la chaussée avec son chariot fumant. La violation flagrante du code de la route n’était rien en comparaison de l’odeur de soja cramé et de moutarde rance qui lui révulsa l’estomac. Un taxi Express enfreignit le code de pollution sonore en lançant un coup de klaxon intempestif et en hurlant des injures dans son haut-parleur extérieur. Un groupe de touristes surchargés de mini-Cams, d’holoplans et de binoks contemplaient l’incident avec des yeux ronds et stupides. Eve secoua la tête tandis qu’un pickpocket slalomait entre eux. En rentrant à leur hôtel, ils se découvriraient plus pauvres de quelques dollars. Si elle avait eu le temps – et si elle avait déniché une place où se garer –, elle aurait poursuivi le voleur. Mais il était déjà loin, se perdant dans la foule sur ses patins à air. New York et son charme pervers... Elle en aimait la foule, le bruit, la frénésie permanente. Jamais seul, on y était souvent solitaire. C’était pour cette raison qu’elle avait choisi de s’y installer des années auparavant. La campagne la rendait nerveuse. Elle était venue pour être flic, parce qu’elle croyait à l’ordre, parce qu’elle en avait besoin pour survivre. Son enfance misérable, avec ses horreurs et ses zones d’ombre, ne pouvait être changée. Alors, c’était elle qui avait changé. Elle avait pris sa vie en main. Elle était devenue cette personne qu’un travailleur social anonyme avait baptisée Eve Dallas. A présent, elle changeait encore. Dans quelques semaines, elle ne serait plus simplement Eve Dallas, lieutenant au bureau des homicides. Elle serait la femme de Connors. Ni l’un ni l’autre n’avaient connu la vie de famille. Ils avaient tous deux été en butte à la cruauté, aux mauvais traitements, à l’abandon. Ils savaient ce que c’était que de ne rien avoir, de n’être rien, de vivre avec la peur et la faim au ventre... et tous deux avaient su se reconstruire. A trois blocs de Greene Street, elle saisit sa chance et se glissa dans une place de stationnement. Elle finit par trouver au fond de la poche de son jean les quelques crédits qu’un parcmètre d’un autre âge exigeait d’une voix débile. Elle en mit pour deuxheures. Si ça durait plus que cela, elle serait bonne pour la tranq-chambre et une contravention serait le dernier de ses soucis. Respirant un bon coup, elle détailla les environs. Elle ne venait pas souvent dans ce quartier. Les meurtres arrivaient partout mais, à Soho, les jeunes et les artistes réglaient en général leurs différends autour d’un verre de mauvais vin ou d’une tasse de café. Elle dut se délester de quelques pièces supplémentaires au bénéfice d’un membre de la Secte Pure qui la contemplait avec une adoration consternante tout en agitant sa tête rasée et sa robe d’un blanc malheureusement souillé par la crasse de la rue. — Pur amour, chanta-t-il. Pure joie. — C’est ça, murmura Eve en s’esquivant. L’atelier de Leonardo, le futur créateur à la mode, se trouvait au troisième étage, mais la vitrine qui exposait ses œuvres à la vue des passants la fi déglutir nerveusement. Elle n’avait jamais vu autant de couleurs et de formes différentes réunies dans un si petit espace. Eve aimait les vêtements simples ternes, disait Mavis. Du coin de l’œil, elle aperçut une combinaison en latex, plumes et perles qu’elle n’osa pas regarder franchement. Même si Connors, en la voyant là-dedans, risquait fort d’avoir une attaque, elle refusait de se marier dans du latex phosphorescent. Et ce n’était pas le pire, loin de là ! Leonardo, visiblement, n’était pas un adepte de la discrétion. Au centre de la vitrine, un mannequin sans visage et plus pâle qu’un linceul était drapé dans une multitude d’écharpes transparentes qui frissonnaient de telle façon que le tissu semblait vivant. Fascinée, Eve eut l’impression de le sentir onduler sur sa peau. Oh ! Oh ! Pas question. Ni maintenant ni jamais. Elle tourna les talons, prête à fuir, et se cogna à Mavis. — Il est démoniaque. Mavis glissa un bras amical et implacable autour de la taille d’Eve tout en s’extasiant devant les modèles. — Écoute, Mavis... — Il est incroyablement créatif. Je l’ai vu trouver des trucs sur son écran. C’est fou. — Oui, fou, c’est le mot. Justement, je... — Il comprend véritablement les gens de l’intérieur, poursuivit Mavis qui connaissait bien son amie. Elle savait qu’Eve était prête à détaler à toutes jambes. Mavis Freestone, mince comme un trait de lumière dans sa combinaison blanc et or et ses plates-formes à air de douze centimètres, rejeta en arrière quelques mèches blanches et noires de sa chevelure bouclée et jaugea son amie. Elle gloussa. — Il va faire de toi la mariée la plus branchée de New York. Eve plissa les paupières. — Mavis, je veux simplement un truc dans lequel je n’aie pas l’air d’une gourde. Mavis rayonnait. Le tout nouveau cœur ailé tatoué sur son bras nu frémit quand elle porta la main à son sein gauche. — Dallas, fais-moi confiance. — Non. Je vais commander sur mon ordinateur. — Faudra me tuer d’abord, marmonna Mavis en la traînant vers la porte de l’immeuble. Tu peux au moins jeter un coup d’œil, lui parler. Lui donner une chance. (Elle avança la lèvre inférieure, une arme formidable quand elle était peinte en magenta.) Ne sois pas aussi coincée, Dallas. — Ben, maintenant que je suis là... — Grisée par sa victoire, Mavis bondit jusqu’à l’antique caméra de sécurité. — Mavis Freestone et Eve Dallas, pour Leonardo. La porte extérieure s’ouvrit dans un grincement de château hanté. Mavis se dirigea vers l’ascenseur, un engin antédiluvien qui fonctionnait encore avec un câble. — C’est vraiment rétro ! s’émerveilla-t-elle. Leonardo voudra certainement rester ici une fois célèbre. Tu comprends, c’est un artiste, il est un peu excentrique. — Mmouais, marmonna Eve en fermant les yeux pour réciter ses prières tandis que l’ascenseur s’ébranlait péniblement. Elle se jura de prendre l’escalier pour redescendre. — Garde l’esprit ouvert, ordonna Mavis, et laisse Leonardo s’occuper de toi. Chéri ! Elle se coula d’un mouvement fluide hors de la cabine exiguë forçant l’admiration d’Eve. — Mavis, ma colombe ! La stupeur cloua Eve sur place. L’artiste mesurait près de deux mètres et était bâti comme un maxibus. D’énormes biceps ondoyants émergeaient d’une robe sans manches dont le coloris aveuglait aussi sûrement qu’un coucher de soleil martien. Il avait une face de lune. Sa peau cuivrée, sur ses pommettes anguleuses, était aussi tendue que celle d’un tambour. Une petite pierre étincelait au coin de ses lèvres souriantes et ses yeux brillaient comme des pièces d’or. Soulevant Mavis de terre, il lui fit décrire un tour complet dans les airs d’un mouvement étonnamment gracieux. Puis il lui donna un long baiser fougueux qui fit comprendre à Eve que ces deux-là ne partageaient pas seulement un même intérêt pour les arts et la mode. — Leonardo... Avec un air complètement idiot, Mavis enfonça ses ongles dorés dans les longues boucles de son amant. — Ma poupée d’amour. Eve leva les yeux au ciel. C’était reparti, et pour de bon : Mavis était de nouveau amoureuse. — Cette coiffure, quelle merveille ! Les doigts de Leonardo, chacun de la taille d’une saucisse, couraient amoureusement dans la tignasse bicolore de Mavis. — J’espérais que tu aimerais. Voici... (Elle marqua une pause théâtrale, comme si elle allait présenter la lauréate des oscars)... Dallas. — Ah oui, la mariée ! Ravi de vous rencontrer, lieutenant Dallas. (Il lui tendit la main.) Mavis m’a beaucoup parlé de vous. Eve fusilla son amie du regard. — Ah oui ? Elle s’est en revanche montrée très discrète à votre sujet. Il éclata d’un rire tonitruant, auquel elle répondit par un sourire crispé. — Ma colombe d’amour sait parfois tenir sa langue. Des rafraîchissements ? demanda-t-il avant de pivoter dans un nuage de couleurs avec une légèreté inattendue. — Il est sensationnel, n’est-ce pas ? Chuchota Mavis en battant des paupières. — Tu couches avec lui. — Tu n’as pas idée à quel point il est... créatif. A quel point il... (Mavis poussa un profond soupir, se tapota la poitrine.) Au lit, ce type est un artiste. — Stop ! Plus un mot. Je ne veux rien savoir. Sourcils froncés, Eve examina la pièce. Une débauche d’étoffes : des arcs-en-ciel fuchsia, des cascades ébène, des lacs de moire jaune-vert coulaient du plafond, sur les murs, les tables, les accoudoirs des fauteuils. — Doux Jésus ! fut son premier commentaire. Des boîtes de rubans et de ganses, de boutons s’empilaient dans tous les coins. Des larges ceintures à nœuds, des chapeaux et des voilettes voisinaient avec des tenues en tissu chatoyant et des corselets piqués de clous décoratifs. Quant à l’odeur, elle évoquait à la fois une serre de fleurs exotiques et une manufacture d’encens. Eve se retourna, la mine défaite. — Mavis, je t’aime. Je ne te l’ai peut-être jamais dit, mais c’est vrai. Au revoir. Mavis la saisit par le bras. Pour une femme aussi petite, elle avait une force surprenante. — Détends-toi, Dallas. Respire. Je te garantis que Leonardo va s’occuper de toi. — C’est bien ce qui me fait peur. — Thé au citron glacé, annonça Leonardo en franchissant un rideau de rayonne avec un plateau et des verres. Je vous en prie, asseyez-vous. D’abord, nous allons nous détendre, apprendre à mieux nous connaître. Les yeux sur la porte, Eve posa un quart de fesse sur une chaise. — Écoutez, Leonardo, Mavis ne vous a peut-être pas clairement expliqué... — Vous êtes détective au bureau des homicides. J’ai lu beaucoup de choses à votre sujet. (Il se pelotonna au creux d’un canapé, Mavis quasiment sur ses genoux.) Votre dernière affaire a fait beaucoup de bruit dans les médias. Je dois avouer que j’étais fasciné. Vous résolvez des énigmes, lieutenant, comme moi. Eve prit une gorgée de thé. Le breuvage avait une saveur exquise. — Vous résolvez des énigmes ? — Bien sûr. Je vois une femme, j’imagine comment j’aimerais la voir habillée. Ensuite, j’enquête. Qui est-elle ? Comment vit-elle ? Quels sont ses espoirs, ses fantasmes, sa vision d’elle-même ? Après, je dois prendre tout cela, assembler tous ces petits bouts d’elle pour créer l’image. Son image. Au début, elle est un mystère que je dois résoudre. Oubliant toute pudeur, Mavis poussa un soupir plein de lascivité. — Je t’avais dit qu’il était génial ! Leonardo rit doucement dans l’oreille de Mavis. — Ton amie est inquiète, mon lapin. Elle croit que je vais l’enrober de rose électrique et de paillettes. — Ce serait super. — Sur toi, oui. (Il adressa un sourire radieux à Eve.) Ainsi, vous allez épouser le mystérieux et puissant Connors. — On dirait, maugréa Eve. — Vous l’avez rencontré sur une affaire. L’affaire DeBlass, n’est-ce pas ? Et vous l’avez intrigué avec vos yeux d’ambre et votre sourire grave. — Je ne dirais pas... — Non, vous ne le diriez pas, reprit Leonardo, car vous ne vous voyez pas comme il vous voit. Ou comme je vous vois. Forte, courageuse, responsable, digne de confiance. — Vous êtes couturier ou analyste ? — On ne peut pas être l’un sans l’autre. Dites-moi, lieutenant, comment Connors a-t-il raflé la mise ? — Je ne suis pas une mise, rétorqua-t-elle d’un ton sec en reposant son verre. Leonardo applaudit des deux mains et parut sur le point de pleurer. — Merveilleux ! De l’indépendance, de la passion et un zeste de peur. Vous ferez une mariée magnifique. Maintenant, au travail. (Il se leva.) Suivez- moi. Eve se mit debout. — Écoutez, je ne vois pas l’utilité de perdre votre temps ou le mien. Il vaut mieux que je... — Venez avec moi, répéta-t-il en la prenant par la main. — Laisse-lui une chance, Eve. Pour Mavis, elle permit à Leonardo de la guider à travers les chutes de tissus jusqu’à un atelier à l’autre bout du loft. L’ordinateur la rassura. Les ordinateurs, elle comprenait. Mais les dessins qui en étaient sortis et qui étaient étalés, épinglés dans le moindre centimètre d’espace libre, lui donnèrent le tournis. Le fuchsia et les paillettes n’étaient rien à côté. Avec leurs corps démesurément longs, les mannequins ressemblaient à des mutants. Certains étaient vêtus de plumes, d’autres de pierres. Cols pointus, jupes de la taille d’un gant de toilette, combinaisons plus moulantes que la peau... Une vraie parade de Halloween ! — Des études pour mon premier défilé. La haute couture est une distorsion de la réalité. L’audacieux, l’unique, l’impossible... — Je les adore. Eve retroussa les lèvres à l’intention de Mavis et croisa les bras. — Ce sera une cérémonie toute simple, à la maison... — Hum... (Leonardo était déjà à son ordinateur, l’utilisant avec une dextérité impressionnante.) Ceci... Il fit apparaître une image qui glaça le sang d’Eve. La robe était couleur d’urine fraîche, cerclée de volants marron boueux avec un décolleté étiré vers le bas par des pierres de la taille d’un poing d’enfant. Les manches étaient si serrées que la malheureuse qui la porterait perdrait toute sensibilité dans les doigts. Comme l’image tournait, Eve eut une vue du décolleté dans le dos qui plongeait bien au- delà de la taille et était garni de plumes. — ... ne vous conviendrait pas du tout, conclut Leonardo en éclatant de rire devant la pâleur soudaine d’Eve. Pardonnez-moi. Je n’ai pas pu résister. Pour vous... il faut juste une ligne, vous comprenez. Mince, longue, simple. Une colonne. Pas trop délicate. Il continuait de parler tout en travaillant. Sur l’écran, des lignes et des formes s’esquissèrent. Les mains dans les poches, Eve fixa l’écran. Cela semblait si facile. Des lignes longues, les plus subtils accents sur le corsage, des manches qui enflaient doucement jusqu’aux poignets où elles venaient mourir. Encore mal à l’aise, elle attendit qu’il commence à ajouter les ornements. — Pour le moment, on va faire avec ça, dit-il, pensif. L’image tournoya de nouveau : le dos avait la même sobriété élégante, simplement tendu aux genoux. — Pas de traîne. — Une traîne ? — Non. (Il eut un petit sourire en lui jetant un rapide coup d’œil.) Pas vous. Une tiare. Vos cheveux... Habituée aux commentaires désobligeants sur sa coiffure, Eve y passa les doigts. — Je peux les dissimuler. — Pas question. Ils vous vont parfaitement. — Vraiment ? fit-elle, interloquée. — Vraiment. Il faudra les mettre un peu en forme. Je connais quelqu’un... (Il balaya cet aspect du problème.) Mais la couleur, toutes ces nuances d’or et de brun, et cette coupe courte de sauvageonne vous conviennent à merveille. Non, pas de tiare, pas de voilette. Votre visage suffit. Bon, maintenant le tissu et la teinte. Il faudra de la soie. Lourde. (Il fit la grimace.) Mavis m’a dit que Connors ne paierait pas. Eve se redressa. — C’est ma robe. — Elle est cinglée, commenta Mavis. Comme s’il était à dix mille dollars près. — Là n’est pas la question... — Non, effectivement. (Leonardo sourit.) Eh bien, nous nous débrouillerons. La couleur ? Pas de blanc... trop austère pour votre teint. Les lèvres pincées, il fit défiler toute une gamme de coloris sur le modèle. Fascinée malgré elle, Eve vit le croquis passer du blanc neige au crème puis au bleu pâle, au vert émeraude et à toutes les teintes intermédiaires. Il opta pour du bronze. — Voilà. Oui, oh oui ! Votre peau, vos yeux, vos cheveux. Vous serez radieuse, majestueuse. Une déesse. Il vous faudra un collier, d’au moins un mètre. Non, deux : l’un d’un mètre et l’autre de soixante centimètres. Du cuivre... avec des pierres – rubis, citrines, onyx. Et peut-être quelques tourmalines. Je parlerai à Connors pour les accessoires. Les vêtements n’avaient jamais eu aucun attrait pour Eve mais, maintenant, elle mourait d’envie d’essayer cette robe. — C’est beau, dit-elle prudemment en calculant mentalement sa situation bancaire. Je ne suis pas très sûre... pour la soie... Ce n’est pas tout à fait dans mes moyens. — Je vous facturerai la robe à prix coûtant contre la promesse de me laisser faire la robe de Mavis et d’utiliser mes modèles pour votre trousseau. — Je n’ai pas besoin d’un trousseau. J’ai déjà les vêtements. — Le lieutenant Dallas a des vêtements, corrigea-t-il. L’épouse de Connors aura besoin d’un trousseau. — Peut-être. Elle voulait cette satanée robe, comprit-elle. Elle la sentait déjà sur elle. — Déshabillez-vous. Elle sursauta. — Eh là, mon mignon... — Pour prendre vos mesures, dit vivement Leonardo. L’expression d’Eve lui avait fait esquisser un geste de recul. C’était un homme qui adorait les femmes et comprenait leurs colères. Autrement dit, il les craignait. — Je suis un peu comme votre medic. Je ne peux pas dessiner correctement cette robe sans connaître votre corps. Je suis un artiste et un gentleman, dit- il avec dignité. Mais Mavis peut rester si vous vous sentez mal à l’aise. Eve pencha la tête. — Je peux m’occuper de vous, mon gars. Si vous vous permettez le moindre écart ou même si l’idée vous traverse la tête, je vous règle votre compte. — J’en suis certain. (Prudemment, il prit un appareil.) Mon scanner, expliqua-t-il. Il vous mesurera très précisément. Mais vous devez être nue pour que les chiffres soient exacts. — Arrête de ricaner, Mavis. Apporte-nous du thé. — Pas de problème. D’ailleurs, je t’ai déjà vue nue. Elle disparut non sans avoir soufflé quelques baisers en direction de Leonardo. — J’ai d’autres idées... pour les vêtements. Robes d’après-midi, de soirée... Où passerez-vous votre lune de miel ? — Je ne sais pas. Nous n’y avons pas encore réfléchi. Résignée, Eve enleva ses chaussures, déboutonna son jean. — Hum, Connors a dû déjà y penser. Mac, ouverture de fichier, Dallas, premiers éléments, mensurations, teint, taille et poids. (Après qu’elle eut enlevé sa chemise, il s’approcha avec son scanner.) Pieds joints, s’il vous plaît. Taille : un mètre soixante- quinze ; poids : cinquante-quatre kilos. — Depuis quand couchez-vous avec Mavis ? Il enregistra d’autres données. — A peu près deux semaines. Elle compte beaucoup pour moi. Taille : soixante-six centimètres. — Avez-vous commencé à coucher avec elle avant qu’elle vous ait annoncé que sa meilleure amie allait épouser Connors ou après ? Il se figea, les yeux brillants de colère. — Je n’utilise pas Mavis pour décrocher une commande et vous l’insultez en le pensant. — Simple vérification. Elle compte beaucoup pour moi, également. Si nous devons faire affaire, je veux être bien sûre qu’on ne se cache rien, c’est tout. Alors... Soudain, une furie sanglée dans une combinaison noire moulante se rua vers eux, ses lèvres retroussées sur des dents parfaites et ses ongles carmin recourbés en griffes meurtrières. — Espèce de larve menteuse ! Fils de pute ! Elle bondit. Avec une vitesse et une grâce décuplées par la terreur, Leonardo l’évita. — Pandora, je peux t’expliquer. — Explique ça ! Elle se jeta sur Eve, manquant de peu lui arracher un œil. Il n’y avait qu’une chose à faire. Eve l’étendit pour le compte. — Bonté divine ! Leonardo voûta ses épaules de catcheur et tendit les battoirs qui lui tenaient lieu de mains. 2 — Fallait-il que vous la frappiez ? Eve regarda la femme aux yeux révulsés. — Ouais. Leonardo reposa son scanner en soupirant. — Elle va m’empoisonner l’existence. — Mon visage ! Mon visage ! (Reprenant conscience, Pandora se redressait en titubant tout en se tâtant la mâchoire.) Il est marqué ? Ça se voit ? J’ai une séance dans une heure. Eve haussa les épaules. — C’est pas de chance. — Je vais briser ta carrière, salope ! Siffla Pandora. Tu peux dire adieu à l’écran, aux disques et faire une croix sur les défilés de mode. Tu sais qui je suis ? Sa nudité n’améliorait en rien l’humeur d’Eve. — La dame pipi ? — Que se passe-t-il ? Bon sang, Dallas, il essaie simplement de prendre tes... Oh ! (Les verres à la main, Mavis se pétrifia.) Pandora... — Toi ! Visiblement, Pandora avait encore du punch en réserve. Elle bondit sur Mavis, envoyant les verres s’écraser au sol. L’instant d’après, les deux femmes roulaient à terre, s’empoignant aux cheveux. — Oh, pour l’amour du ciel ! (Eve regrettait d’être sortie sans son paralyseur.) Arrêtez ! Bon sang, Leonardo, aidez-moi avant qu’elles ne s’étripent ! (Elle se jeta dans la mêlée, tirant bras et jambes, gratifiant au passage Pandora d’un coup de coude dans les côtes pour le plaisir.) Je vais vous enfermer dans une cage, je vous le promets ! En désespoir de cause, elle finit par s’asseoir sur Pandora, tout en attrapant son jean pour y prendre son insigne. — Regardez bien ça, triple idiote. Je suis flic. Pour le moment, vous avez deux agressions à votre actif. Vous voulez un troisième chef d’inculpation ? — Ôtez vos fesses pointues de là ! Ce ne fut pas l’ordre mais le calme relatif avec lequel il avait été donné qui décida Eve à bouger. Pandora se leva, s’essuya méticuleusement les mains sur sa combinaison noire, puis elle rejeta sa luxuriante crinière rousse en arrière. Reniflant d’un air méprisant, elle toisa l’assistance avec des yeux d’émeraude glacée. — Une à la fois ne te suffit donc plus, Leonardo ? Salaud ! (Un nouveau regard méprisant vers Eve et Mavis.) Ton appétit augmente, mon cher, mais pas ton goût. Secoué, redoutant encore une attaque, Leonardo s’humecta les lèvres. — Pandora, je t’ai dit que je pouvais t’expliquer. Le lieutenant Dallas est une cliente. — C’est comme ça que tu les appelles, maintenant ? Cracha-t-elle. Tu crois que tu peux me jeter comme une vieille chaussette, Leonardo ? C’est moi qui décide quand c’est fini. Boitant légèrement, Mavis rejoignit Leonardo et glissa un bras autour de sa taille. — Il n’a ni besoin ni envie de vous. —Je me fiche pas mal de ce dont il a envie ! En revanche, je peux t’assurer, ma petite, qu’il a besoin de moi. Demande-lui. Sans moi, pas de défilé le mois prochain. Et sans défilé, pas de ventes et, sans ventes, il ne pourra pas payer toutes ces étoffes, tous ces accessoires, encore moins rembourser ses dettes. Elle s’interrompit un instant pour examiner ses ongles cassés. La fureur lui allait aussi bien que sa combinaison. — Ça va te coûter cher, Leonardo. J’ai un emploi du temps chargé ces deux prochains jours mais je trouverai un moment pour avoir une petite conversation avec tes sponsors. Que vont-ils dire quand je leur apprendrai que je refuse de me discréditer en présentant une collection aussi minable ? — Tu ne peux pas faire ça, Pandora, s’écria-t-il, pris de panique. Ce serait ma ruine. J’ai trop investi dans ce défilé... Travail, argent... — Quel dommage que tu n’y aies pas pensé avant de ramasser cette traînée. Je pense pouvoir déjeuner avec eux d’ici à la fin de la semaine. Tu as quelques jours, chéri, pour prendre ta décision. Débarrasse-toi de ton nouveau jouet ou prépare-toi à affronter les conséquences. Tu sais où me joindre. Elle sortit avec la démarche exagérément déhanchée d’un top model et claqua la porte pour parachever son effet. Leonardo se laissa tomber sur une chaise, le visage enfoui dans ses mains. — Arrête. Ne lui cède pas. (Au bord des larmes, Mavis s’agenouilla devant lui.) Tu ne peux pas la laisser continuer à disposer de ta vie ou à te faire chanter... (Sous le coup d’une inspiration, Mavis se releva d’un bond.) Car c’est du chantage, hein, Dallas ? Arrête-la. Eve boutonnait sa chemise. — Je ne peux pas la mettre au trou sous prétexte de porter les modèles de Leonardo. Je peux l’appréhender pour agression mais elle sera sortie avant même que j’aie refermé la porte sur elle. — Mais c’est du chantage ! Leonardo a tout misé sur ce défilé. Il va se retrouver sur la paille. — Je suis désolée. Vraiment. Mais ça ne concerne pas la police. (Elle se passa la main dans les cheveux.) Écoute, elle a fait une crise de nerfs. Et, à voir ses pupilles, elle avait probablement pris quelque drogue. Elle va sûrement se calmer. — Non, fit Leonardo en se redressant. Elle voudra me faire payer. Vous avez dû comprendre que nous étions amants. Notre passion tiédissait. Elle a quitté la planète pendant quelques semaines et j’ai considéré que notre relation était terminée. Puis j’ai rencontré Mavis. (Il chercha sa main, l’étreignit.) Et j’ai compris que notre liaison était bel et bien finie. Je l’ai dit à Pandora. Enfin, j’ai essayé. — Puisque Dallas ne peut pas nous aider, il n’y a plus qu’une chose à faire. (Le menton de Mavis tremblait.) Tu dois retourner avec elle. C’est le seul moyen. (Elle ne laissa pas Leonardo l’interrompre.) Nous ne nous verrons plus, en tout cas, pas jusqu’au défilé. Après, peut-être, nous pourrons recoller les morceaux. Tu ne peux pas laisser faire ça. — Parce que tu crois que je pourrais être avec elle ? La toucher après ça ? Après toi. (Il se leva.) Mavis, je t’aime. Elle était en larmes. — Oh, Leonardo, pas maintenant ! Je t’aime trop pour la laisser gâcher ta vie. Je m’en vais. Pour te sauver. Elle s’enfuit. Leonardo fixa la porte. — Je suis fait comme un rat. La garce ! Elle peut tout me prendre. La femme que j’aime, mon travail, tout... Je devrais la tuer pour ce qu’elle fait à Mavis. (Il contempla ses mains en soupirant.) J’ai été assez stupide pour me laisser prendre au piège de sa beauté. — A-t-elle autant d’influence que cela ? Si ces gens vous ont prêté de l’argent, c’est qu’ils croyaient en vous, non ? — Pandora est l’un des plus célèbres top models de la planète. Elle a le pouvoir, le prestige et les relations. Un mot d’elle, et ce peut être pour moi la consécration ou la fin de ma carrière. Si elle clame que ma collection ne vaut rien, nous ferons un bide. J’ai travaillé toute ma vie pour ce défilé. Elle le sait, et elle sait comment me démolir. Et ça ne s’arrêtera pas là. Mavis ne l’a pas encore compris. Pandora peut tenir ce laser sur ma nuque pendant le reste de ma vie professionnelle... ou de la sienne. Je ne serai jamais libre vis-à-vis d’elle, lieutenant, tant qu’elle n’aura pas décidé qu’elle en a fini avec moi. Eve rentra chez elle, épuisée. Une nouvelle séance de larmes et de récriminations avec Mavis l’avait vidée de son énergie. Pour l’instant, Mavis se remontait le moral avec un demi-litre de crème glacée et une pile de vidéos dans l’ancien appartement d’Eve. La jeune femme se rendit directement dans sa chambre et se laissa tomber à plat ventre sur le lit. Galahad bondit auprès d’elle, ronronnant comme un moteur de bombardier, et la bourra de coups de tête. N’obtenant aucune réaction, il se lova en boule et s’endormit. Ce fut ainsi que Connors les trouva une heure plus tard. — La journée a été bonne ? demanda-t-il. — Détestable. Mais j’ai une robe. Elle avait fait vite, se dit-il, inquiet. — Tu sais, Eve, il n’y a pas urgence. Tu pourrais peut-être voir autre chose. — En fait, Leonardo et moi avons conclu un deal. Levant les yeux vers la fenêtre, elle contempla avec morosité le ciel qui avait une teinte d’eau de lessive. — Mavis est amoureuse de lui. — Ah ouais, dit Connors, attendant la suite. — Et que compte faire notre héros ? Drôle de héros, marmonna Eve. Bon sang, je l’aime bien, même si c’est une mauviette ! Il brûle d’envie de défoncer le crâne de Pandora, mais il va sans doute se dégonfler. C’est pour ça que je me disais qu’on pourrait prendre Mavis ici quelques jours. — Bien sûr. — Vraiment ? — Comme tu le fais souvent remarquer, c’est une grande maison. Et j’adore Mavis. — Je sais. (Elle lui adressa un de ces brefs sourires si rares chez elle.) Merci. Et toi ? Tu as passé une bonne journée ? — J’ai acheté une petite planète... Je plaisante, ajouta-t-il devant sa mine effarée. J’ai toutefois mené à bien des négociations avec une communauté agricole sur Taurus 5. — Une communauté agricole ? — Il faut bien que les gens mangent, non ? Après quelques restructurations, cette communauté devrait pouvoir approvisionner les colonies de Mars où je possède des investissements appréciables. Ce qu’une main donne, l’autre le reprend. — Je vois. Et maintenant, revenons à Pandora... Il roula sur elle, lui ôtant sa chemise qu’il avait déjà déboutonnée. — Pas de diversion, dit-elle. Ça n’a pas duré, selon toi. Ce qui veut dire ? Il esquissa un haussement d’épaules avant de lui butiner la gorge. — Réponds ! Une nuit ? Une semaine... (Elle tressaillit violemment en sentant sa bouche se refermer sur son sein.) Un mois... Bon, d’accord, la diversion est réussie. — Je peux faire mieux, promit-il. Et il tint promesse. Commencer la journée par une visite à la morgue n’avait rien de folichon. Il était six heures du matin et Eve marchait dans les couloirs blancs et silencieux. Elle s’arrêta devant une porte, levant son insigne à l’intention d’une caméra de sécurité. Son numéro d’identification fut approuvé. A l’intérieur, un technicien solitaire attendait devant une paroi de grands tiroirs réfrigérés. La plupart devaient être occupés, se dit-elle. On meurt beaucoup en été. — Lieutenant Dallas ? — Exact. Vous en avez un pour moi. — Il vient d’arriver. (Avec l’ironie froide des gens de sa profession, il tapa un code sur l’un des tiroirs qui s’ouvrit avec un chuintement et un petit nuage de buée glacée.) L’agent sur place a cru reconnaître un de vos indics. Sur la défensive, Eve retint son souffle. La mort, la mort violente, n’avait rien de nouveau pour elle. Mais, ici, à la morgue, dans ce cadre immaculé, la vision des cadavres avait toujours quelque chose d’obscène. — Johannsen, Carter. Alias Boomer. Dernière adresse connue, un hôtel minable sur Beacon. Petit voleur, indic professionnel et à l’occasion fourgueur de substances illégales. (Elle soupira en examinant ses restes.) Bon sang, Boomer, qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? — Un instrument contondant, répondit le tech, prenant sa question au sérieux. Un tuyau ou une petite batte. Les analyses nous le diront. Celui qui a cogné en avait dans les manches. Le corps n’a passé que deux heures au plus dans la flotte. Les contusions et les lacérations sont évidentes. Elle coupa le son et laissa le gars pontifier. Elle avait des yeux pour voir. Boomer n’avait jamais été un prix de beauté, mais il ne restait plus grand-chose de sa tronche. On l’avait salement amoché : nez broyé, lèvres éclatées, pommettes et front défoncés. Son cou portait des marques de strangulation. Son torse avait viré au pourpre et, à l’angle qu’il faisait, elle devina que son bras avait été brisé. Ce pauvre Boomer s’était fait avoir par un gars très costaud, très méchant et très déterminé. — L’agent a pris ce qui restait de ses empreintes. A vous de confirmer en visuel. — Ouais. Envoyez-moi une copie de votre rapport. (Elle se dirigea vers la porte.) Qui est l’agent qui a fait le lien avec moi ? — Peabody, Délia, répondit le tech en consultant ces notes. Pour la première fois, Eve esquissa un petit sourire. — Si quelqu’un s’intéresse à notre ami, je veux le savoir. En route pour le Central, elle contacta Peabody. Le visage calme et sérieux de l’agent flotta sur l’écran. — Dallas. — Oui, lieutenant. — Vous avez tiré Johannsen de la flotte. — Je suis en train de terminer mon rapport. Je peux vous en envoyer une copie. — Merci. Comment l’avez-vous reconnu ? — J’avais mon porta-ident, chef. J’ai fait passer ses empreintes. Les doigts étaient dans un sale état, mais le peu qui restait a suffi. Je savais qu’il avait été un de vos informateurs. — Exact. Bon travail, Peabody. — Merci, chef. — Peabody, ça vous intéresserait de m’assister dans cette enquête ? Pendant une fraction de seconde, une lueur d’intérêt brilla dans les yeux de Peabody. — Oui, chef. Vous avez l’enquête ? — C’était un gars à moi, dit simplement Eve. Je me ferai donner le feu vert. Rendez-vous à mon bureau dans une heure, Peabody. — Oui, chef. Merci, chef. — Dallas, grommela Eve. Appelez-moi Dallas, Peabody. Mais Peabody avait déjà coupé la transmission. Eve fronça les sourcils en regardant sa montre, pesta contre la circulation et fit un petit détour jusqu’à une baraque à café. Le café y était un peu moins dégoûtant qu’au Central. Après avoir avalé sa mixture et ce qui aurait dû être un beignet, elle se prépara à affronter son supérieur. Nerveuse, elle emprunta l’ascenseur asthmatique. Se dire que ce n’était pas si grave, que cela aurait dû être terminé n’y changeait rien. Le ressentiment et la peine qu’elle éprouvait depuis cette affaire ne disparaissaient pas complètement. Elle s’engagea dans le hall de l’administration avec ses consoles en activité, ses murs sombres et sa moquette élimée. Elle annonça sa visite au commander Whitney et un androïde à la voix chargée d’ennui lui répondit d’attendre. Dédaignant les vieux magazines sur disquettes et l’écran de la station d’informations permanentes, elle se tourna vers la fenêtre. Quelques semaines plus tôt, elle avait eu sa dose de publicité. Au moins, se dit-elle, la mort d’un type aussi insignifiant que Boomer ne susciterait guère l’intérêt des médias. La disparition d’un indic ne faisait pas monter l’audience. — Le commander Whitney vous attend, Dallas, lieutenant Eve. Une porte de sécurité glissa et Eve tourna à gauche vers le bureau de Whitney. — Lieutenant. — Commander. Merci de me recevoir. — Asseyez-vous. —Non, merci. Je ne vous retiendrai pas longtemps. Je viens d’identifier un cadavre à la morgue. Carter Johannsen. Un de mes indics. Whitney, un homme imposant aux traits durs et aux yeux fatigués, s’adossa à son fauteuil. — Boomer ? Les mains croisées sur son bureau, il étudiait Eve. Il avait fait une erreur avec elle, une erreur au cours d’une affaire qui le concernait personnellement. Il comprenait que tout n’était pas encore réglé entre eux. Il avait son obéissance et son respect mais la nébuleuse amitié qui aurait pu les lier avait disparu. — Un homicide ? — Je n’ai pas encore reçu le rapport du labo mais, à première vue, la victime a été tabassée et étranglée avant d’être jetée à l’eau. J’aimerais être chargée de l’enquête. — Travaillait-il pour vous sur une de vos enquêtes en cours ? — Non. Il donnait parfois des tuyaux aux Substances Illégales. J’ai besoin de connaître son contact chez eux. Whitney hocha la tête. — Vous avez déjà plusieurs enquêtes sur les bras. Dallas, les gens comme Johannsen flirtent avec le danger et finissent en général par se brûler les ailes. Je ne peux pas gâcher un de mes meilleurs enquêteurs là-dessus. Eve serra les dents. — C’était un de mes gars. Quoi qu’il ait pu être d’autre. La loyauté, pensa Whitney, voilà ce qui faisait de Dallas un de ses meilleurs éléments. —Je vous accorde trois jours. Après cela, je devrai transmettre l’affaire à un enquêteur moins chevronné. Elle n’en attendait pas davantage. — J’aimerais avoir l’officier Peabody avec moi. Il lui lança un regard torve. — Vous voulez que je vous octroie quelqu’un dans une affaire de ce genre ? — Je veux Peabody, répliqua Eve sans fléchir. Elle a fait ses preuves sur le terrain. Elle pourrait devenir un excellent détective. — Prenez-la trois jours. Si quelque chose de plus important survient, vous êtes toutes les deux déchargées de l’enquête. — Oui, chef. — Dallas, commença-t-il tandis qu’elle s’apprêtait à partir. Eve, reprit-il en ravalant sa fierté, je n’ai pas eu l’occasion de vous féliciter pour votre prochain mariage. Eve ne dissimula pas tout à fait sa surprise. — Merci. — J’espère que vous serez heureuse. — Moi aussi. Légèrement troublée, elle gagna son bureau. Elle avait encore une faveur à demander. Pour plus de discrétion, elle ferma sa porte avant de brancher son com. — Feeney, capitaine Ryan. Brigade électronique. Elle fut soulagée de voir sa tignasse ébouriffée remplir l’écran. — Tu bosses de bonne heure, Feeney. — Pas eu l’temps d’prendre mon p’tit dej, expliqua-t-il, la bouche pleine. Un des terminaux disjoncte et il n’y a que moi qui puisse le réparer. — Dur métier que d’être indispensable. Tu peux lancer une recherche pour moi... non officielle ? — C’que j’préfère. J’t’écoute. — Quelqu’un a raccourci Boomer. —Navré de l’apprendre. (Il avala une nouvelle bouchée de sandwich.) C’était une crapule mais il avait de bons côtés. Quand ? — On la repêché dans l’East River tôt ce matin. Je sais qu’il rancardait parfois un gars des Illégales. Tu peux découvrir qui ? — Relier un indic à son flic, c’est vachement risqué, Dallas. — Oui ou non, Feeney ? — D’accord, d’accord ! Bougonna-t-il. Mais ne me fais pas porter le chapeau. Les flics n’aiment pas qu’on fouine dans leurs dossiers. — A qui le dis-tu ! Merci, Feeney. Celui qui a refroidi Boomer n’y est pas allé de main morte. Ce ne sont sûrement pas les renseignements qu’il me refilait qui lui ont valu un baston pareil. — Mais peut-être ceux qu’il donnait à quelqu’un d’autre. O.K. Ça marche ! L’écran s’éteignit. Eve se renfonça dans son siège. Le visage tuméfié de Boomer flottait devant ses yeux. Une batte ou un tuyau. Mais des poings également. Eve savait ce que des phalanges nues et dures pouvaient faire à un visage. Son père avait de grosses mains. C’était un détail qu’elle feignait d’avoir oublié. Sauf qu’elle ressentait encore la douleur que ces mains lui infligeaient. Qu’est-ce qui était pire ? Les raclées ou les viols ? Dans son esprit, les deux étaient liés à jamais. Le coup à la porte la fit sursauter. A travers la vitre, elle aperçut Peabody, vêtue d’un uniforme impeccablement repassé, les épaules droites. Il était temps de se mettre au travail. 3 Le bouge où créchait Boomer en valait largement d’autres. C’était un ancien motel où les filles louaient des chambres à l’heure avant que la prostitution ne soit réglementée et légalisée. On n’avait pas jugé bon d’y faire installer un ascenseur – il n’avait que trois étages –, mais il y avait un hall miteux et un androide femelle à l’air maussade assurait une sécurité douteuse. D’après l’odeur, le département de la Santé avait dû faire récemment procéder à la dératisation des lieux. L’androide avait un tic à l’œil droit, signe d’une puce défectueuse. Il fixa le gauche sur l’insigne d’Eve. — Nous sommes en règle, clama-t-il derrière sa vitre blindée. Nous n’avons pas de problème ici. — Johannsen, annonça Eve. Il a reçu des visites dernièrement ? L’œil fou de l’androide roula à toute allure. — Je ne suis pas programmé pour enregistrer les visites mais pour percevoir les loyers et maintenir l’ordre. — Et moi, je peux confisquer vos mémoires et les lire toute seule chez moi. L’androide ne dit rien, mais un léger bourdonnement annonça qu’il fouillait dans son disque dur. — Johannsen, chambre 3C. N’est pas rentré depuis huit heures et vingt-huit minutes. Parti seul. Pas de visiteurs au cours des quinze jours écoulés. —Des coms ? — Il n’utilise pas notre système de communication. Il a le sien. — Nous allons jeter un coup d’œil à sa chambre. — Troisième étage, deuxième porte à gauche. N’inquiétez pas les autres locataires. Nous n’avons pas de problème ici. — Ouais, c’est un vrai paradis, dit Eve en s’engageant dans l’escalier au bois bouffé par les rats. Enregistrement, Peabody. — Oui, chef. Peabody accrocha son enregistreur à sa chemise. Eve examina les murs. Ils étaient couverts d’inscriptions obscènes. — Délicieux endroit, pas vrai ? — J’ai l’impression d’être chez ma grand-mère. Devant la porte 3C, Eve se retourna. — Eh bien, Peabody, on fait de l’humour ? Eve gloussa et sortit son décodeur. Peabody piqua un fard. — Il était prudent, notre Boomer, hein ? marmonna Eve quand la troisième KléKomb 500 céda enfin. Et il ne choisissait pas de la gnognote. Ces bidules coûtent chacun un quart de mon salaire. Pour ce que ça lui a servi. (Elle soupira.) Dallas, Lieutenant Eve, pénétrant dans le domicile de la victime. (Elle poussa la porte.) Bon sang, Boomer, t’étais un vrai porc ! La chaleur était infernale. La régulation thermique était des plus primitives : on ouvrait ou on fermait la fenêtre. Boomer avait opté pour la fermeture. La pièce empestait la nourriture rance, les vêtements sales et le whisky. Laissant Peabody effectuer le premier scanner, Eve se planta au centre de la chambre minuscule. Les draps, sur le lit étroit, étaient souillés de substances qu’elle n’avait aucune envie d’analyser. A côté, des boîtes de plats à emporter étaient empilées par terre. Des tas de linge sale qui traînaient ici et là, on pouvait déduire que Boomer n’était pas un obsessionnel de la lessive. Les semelles d’Eve collèrent au sol, produisant des bruits de succion, quand elle alla ouvrir la fenêtre. Elle l’ouvrit. Le vacarme de la circulation envahit la pièce. — Seigneur, quel endroit ! Il gagnait correctement sa vie comme indic. Il n’était pas forcé de vivre dans cette cage. — Ça devait lui plaire. — Mmouais... La salle de bains ne valait pas mieux. Des toilettes et un lavabo en inox, une douche conçue pour des nabots... Il s’en dégageait une puanteur effroyable. Eve fit demi-tour et se dirigea vers un comptoir massif qui supportait un ordinateur et une unité de coms de luxe. Un écran recouvrait le mur et une étagère débordait de vidéodisques. Eve en choisit un au hasard. — Boomer donnait dans la culture. Dans l’enfer moite des lolos de Lola. — Le film a remporté un oscar, l’an dernier. Eve eut un rire étranglé. — Bravo, Peabody ! Gardez votre sens de l’humour parce qu’il va falloir qu’on se farcisse toutes ces cochonneries. Emballez les vidéodisques, enregistrez les numéros et les titres. Nous les vérifierons au Central. Eve brancha le com et chercha les appels que Boomer avait sauvegardés. Elle fit défiler des commandes de nourriture, une séance avec une vidéo-pute qui lui avait coûté cinq mille dollars. Il y avait deux autres appels d’un fourgueur qu’elle connaissait, mais les deux hommes n’avaient quasiment parlé que de base-ball. Avec curiosité, elle nota qu’il avait tenté de la joindre à son bureau à deux reprises. —Il essayait de me contacter, murmura-t-elle. Mais il n’a pas laissé de message. Ça ne lui ressemble pas. Elle éjecta le disque pour que Peabody le range avec les autres. — Rien n’indique qu’il était inquiet ou effrayé, lieutenant. —Non, c’était un vrai indic. S’il avait cru que quelqu’un en avait après lui, il aurait campé devant ma porte. Bon, Peabody, j’espère que vos vaccins sont à jour. Il va falloir fouiller tout ça. Une petite heure plus tard, elles étaient en nage, crasseuses et écœurées. Eve avait dû ordonner à Peabody de dénouer sa cravate et de remonter ses manches. — Et moi qui prenais mes frères pour des cochons. — Vous en avez combien ? S’enquit Eve. — Deux. Et une sœur. — Quatre enfants ? — Mes parents sont des adeptes de l’Age-Libre, chef, expliqua Peabody, un peu gênée. Ils sont pour le retour à la terre et à la propagation. — Vous ne cessez de me surprendre, Peabody. Une citadine endurcie comme vous qui vient d’une communauté Age-Libre... Bon, et maintenant... le matelas. Peabody déglutit péniblement. Elles avaient gardé le meilleur – ou le pire – pour la fin. —Je ne sais pas pour vous, Peabody, mais je me rue dans une chambre de décontamination dès qu’on sort d’ici. — Je serai sur vos talons, lieutenant. — Finissons-en. D’abord, les draps. Ils n’avaient rien de particulier, hormis l’odeur et les taches. Les gars du labo les analyseraient. Puis les deux femmes soulevèrent le matelas, aussi lourd qu’une dalle de béton. — Il y a peut-être un dieu pour les flics, murmura Eve. Deux petits paquets étaient fixés dessous. L’un contenait une poudre bleu pâle, l’autre, un vidéodisque scellé. Eve s’en empara. Résistant à l’envie de renifler la poudre, elle étudia le disque. Il n’était pas étiqueté mais, à la différence des autres, on l’avait soigneusement rangé dans un étui pour le préserver de la poussière. — Fichons le camp d’ici. Elle attendit que Peabody soit sortie avec la boîte de pièces à conviction. Après un dernier regard pour l’antre de son indic, Eve ferma la porte, apposa les scellés et laissa le petit flash rouge de sécurité de la police clignoter. — Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Eve, sourcils froncés, contemplait son moniteur. A peine sorties de la chambre de décontamination, elles étaient montées dans son bureau pour examiner le disque de Boomer. — Une formule ? — Ça, je l’avais deviné, Peabody. Vexée, celle-ci s’écarta légèrement. — Je hais la science, marmonna Eve avant de se retourner avec espoir. Vous vous y connaissez ? — Pas du tout, chef. Eve loucha vers le mélange de chiffres, de schémas et de symboles qui la défiait sur l’écran. — Mon unité n’est pas programmée pour ce genre de salade. Il va falloir donner ça au labo. Mon petit doigt me dit que c’est la formule de la poudre que nous avons trouvée. Mais comment diable un paumé comme Boomer a-t-il pu mettre la main là-dessus ? Et qui était son autre contact chez nous ? Vous saviez qu’il me renseignait, Peabody. Comment ? Dissimulant à grand-peine son embarras, Peabody fixait l’écran. — Vous l’avez cité sur plusieurs rapports internes concernant certaines affaires, lieutenant. — Vous lisez les rapports internes, officier ? — Les vôtres, chef. — Pourquoi ? — Parce que vous êtes la meilleure, chef. — Vous fayotez, Peabody, ou vous convoitez ma place ? — Elle sera libre quand vous serez promue capitaine. — Qu’est-ce qui vous fait croire que je veux être capitaine ? — Vous seriez stupide si vous ne le vouliez pas. Et vous n’êtes pas stupide, chef. — Bon, laissons cela pour l’instant. Vous étudiez d’autres rapports ? — Ça m’arrive. — Vous n’auriez pas une idée de l’identité du contact de Boomer aux Illégales ? — Non, chef. Je n’ai jamais vu son nom lié à un autre flic. La plupart des indics n’ont qu’un patron. — Boomer aimait se diversifier. En route ! Allons visiter ses points de chute habituels et voir si on trouve quelque chose. Nous n’avons pas l’éternité devant nous, Peabody. Si vous avez quelqu’un à la maison qui tient vos petits plats au chaud, il vaudrait mieux lui dire que vous allez être occupée. — Je n’ai pas d’attache, chef. Les heures sup ne me dérangent pas. — Parfait. (Eve se leva.) Alors, en piste. Et... Peabody, on a traîné dans cette crasse, on a été nues ensemble dans cette chambre de décontamination. Alors, laissez tomber les « chefs », voulez-vous ? Appelez-moi Dallas. — Oui, chef... lieutenant. Il était plus de trois heures du matin quand elle franchit la porte d’entrée et trébucha sur Galahad qui avait visiblement décidé de monter la garde. Jurant, elle trouva en aveugle l’escalier. Elle venait de passer des heures et des heures dans des ruelles enfumées, des bars glauques, des boîtes de sexe, virtuel ou pas. Toutes ces images se mêlaient pour former un kaléidoscope déprimant de ce qu’avait été la vie de Boomer. Personne ne savait rien, bien sûr. Personne n’avait rien vu. Tout ce qu’elle avait glané de sa virée dans les bas-fonds de la ville, c’est que personne n’avait vu Boomer depuis une semaine, peut- être plus. Mais quelqu’un l’avait vu la veille et le temps lui était compté désormais pour trouver ce quelqu’un. Les lumières de la chambre étaient tamisées. Elle avait déjà enlevé sa chemise quand elle remarqua que le lit était vide. Il est parti, songea-t-elle. Il doit être en train de foncer quelque part dans l’espace. Il ne sera peut-être pas de retour avant des jours. Misérable, elle fixa le lit en ôtant ses chaussures, puis son pantalon. Elle prit un T-shirt en coton dans un tiroir et l’enfila. Dieu qu’elle était ridicule de se lamenter parce que Connors n’était pas là pour qu’elle puisse se blottir dans ses bras ! Pour qu’il chasse les cauchemars qui l’assaillaient plus fréquemment maintenant que les souvenirs de son enfance remontaient à la surface. Soudain, la porte de la chambre glissa. Le soulagement déferla en elle comme une vague de honte. — J’ai cru que tu étais parti. — Je travaillais. Il la rejoignit. Dans la pénombre, sa chemise noire faisait un contraste saisissant avec son T-shirt blanc. Il lui souleva le menton et la regarda dans les yeux. — Lieutenant, pourquoi faut-il que vous travailliez toujours jusqu’à la limite de vos forces ? — Je n’ai pas le choix sur cette affaire. Je suis hyper contente que tu sois là. Par fatigue ou alors parce qu’elle commençait à s’habituer à l’amour, elle prit le visage de Connors entre ses mains. Il l’emporta vers le lit. Elle sourit. — Ce n’est pas ce que je voulais dire. — Je te borde et tu dors. Difficile de protester quand ses yeux se fermaient déjà. — Tu as eu mon message ? — Le truc élaboré qui disait : « Je rentrerai tard » ? Oui. (Il l’embrassa sur le front.) Au dodo. — Attends. (Elle luttait contre le sommeil.) J’ai à peine eu le temps de parler à Mavis. Elle veut rester chez moi encore quelques jours. Et elle ne veut pas retourner au club. Elle a appelé là-bas. On lui a dit que Leonardo était passé une demi-douzaine de fois. — Amour, quand tu nous tiens... — Mmm. Il faudra que j’essaie de prendre une heure demain pour passer la voir. Mais d’abord, il faut que je trouve ce que fricotait Boomer. Un type comme lui ne pouvait pas lire ce disque. — Bien sûr que non, dit Connors, espérant l’inciter à dormir. —D’accord, il s’y connaissait en chiffres. Mais uniquement ceux qui se trouvent sur un billet de banque. Pas dans une formule scienti... (Elle tressaillit et se redressa d’un bond. Le nez de Connors encaissa le choc.) Ta machine peut le faire. — Vraiment ? Elle quittait déjà le lit. — Elle est équipée de programmes scientifiques, non ? — Bien sûr. (Il soupira et se leva à son tour.) Ça ne peut pas attendre, j’imagine ? — On peut avoir accès à la formule par le coin de mon bureau. (Elle le poussa vers le panneau qui cachait l’ascenseur.) Ça ne prendra pas longtemps. Elle lui expliqua rapidement de quoi il retournait tandis qu’ils gagnaient le bureau de Connors. Son équipement était complexe, non déclaré et, bien sûr, en grande partie illégal. Comme lui, Eve posa sa paume sur le plateau pour identification avant de passer derrière l’énorme console en forme de U. — Tu te débrouilleras plus vite que moi, dit-elle. La formule est sous Code 2, Jaune, Johannsen. Mon code d’accès est le... — Je t’en prie. Il voulait bien jouer les flics à trois heures du matin, mais il refusait de se laisser insulter. Assis aux commandes, Connors effectua quelques opérations et sourit avant d’annoncer à une Eve déconfite : — Fichier Police Central, ouvert. — Ça, c’est de la sécurité, grommela-t-elle. — Tu désires quelques informations avant que je joigne ton poste ? — Non, fit-elle fermement. Connors lui saisit la main pour embrasser ses phalanges. — Frimeur. — Ce serait beaucoup moins drôle si tu me branchais directement. Allons-y. Fichier Code 2, Jaune, Johannsen. A l’autre bout de la pièce, un des écrans muraux frémit. Recherche. — Pièce 34-J demanda Eve, envoi et copie. Quand la formule apparut, elle secoua la tête. — Tu vois ça ? On dirait des hiéroglyphes. — C’est une formule chimique, déclara Connors d’un ton pensif. — Comment le sais-tu ? — Je possède quelques labos de produits chimiques... légaux. Ceci est une sorte d’analgésique, mais pas que ça. Des propriétés hallucinogènes... (Il claqua la langue.) Je n’ai jamais rien vu de semblable. C’est anormal. Mac, analyse et identification. —A ton avis, ce serait une drogue ? demanda Eve tandis que l’ordinateur se mettait au travail. — Très certainement. —Ça cadre avec ma théorie. Mais que faisait Boomer avec la formule et pourquoi aurait-on voulu le tuer pour l’avoir ? — Tout dépend de la formule et des profits qu’on peut en tirer. (Connors fronça les sourcils à mesure que l’analyse se déroulait sur l’écran. Les reproductions de molécules s’étiraient en spirales colorées.) Bon, il y a un stimulant organique, un hallucinogène chimique assez banal, tous deux à un taux assez bas et presque légal. Ah, il y a aussi du THR-50. — Autrement dit, du Zeus. Sale truc. — Humm. Pourtant, c’est encore à un taux assez faible. Mais le mélange est intéressant. Il y a de la menthe pour que ce soit plus agréable au goût. Je dirai qu’avec quelques modifications on pourrait aussi le fabriquer sous forme liquide. Mélangé avec du Brinock, c’est un stimulant sexuel. A dosage correct, on peut même l’utiliser pour soigner l’impuissance. — Je connais. On a eu un type qui a fait une surdose. Il s’est suicidé après avoir fait un marathon-record de masturbation. Ça l’a rendu tellement dingue de frustration qu’il a sauté par la fenêtre. Même mort, il tenait encore une tringle d’enfer. — Merci du renseignement. Qu’est-ce que c’est que ça ? Intrigué, Connors revint à l’ordinateur. Un message s’affichait à l’écran. Substance inconnue. Probablement régénérateur cellulaire. Identification impossible. — Comment ça ? marmonna Connors. Ce programme se remet à jour automatiquement. Il n’y a rien qu’il ne puisse identifier. — Une substance inconnue. Tiens, tiens, voilà qui vaut peut-être la peine qu’on commette un meurtre. On peut pas en savoir plus ? — Comparer avec substances connues, ordonna Connors. Il s’agit de la formule d’un stimulant aux propriétés hallucinogènes. Base organique. Pénétration rapide dans le système circulatoire pour affecter le système nerveux. — Résultats ? Données incomplètes. — Résultats probables avec les données connues. Provoquera sensations d’euphorie, paranoïa, appétit sexuel, illusion de puissance physique et mentale. Un dosage de 55 mg pour un être humain de 65 kilos provoquera des effets pendant quatre à six heures. Un dosage supérieur à 100 mg provoquera la mort de 87,3 pour cent des utilisateurs. Substance similaire au THR-50, également connu sous le nom de Zeus, avec apport d’un stimulant des capacités sexuelles et de la régénération cellulaire. — Ce n’est pas si différent, murmura Eve. On a déjà plein de kémikos qui se bourrent de Zeus coupé avec de l’Erotika. C’est un sale mélange qui est responsable de la plupart des viols dans cette ville. Mais ça n’a rien de secret, ni de très profitable. Pas quand n’importe quel junkie peut se le fabriquer dans son labo portable. — Tu oublies la substance inconnue. Régénération cellulaire, fit Connors en haussant un sourcil. La fameuse fontaine de jouvence. — Tous ceux qui en ont les moyens peuvent se payer des cures de rajeunissement. — Mais leurs effets sont temporaires. Il faut les recommencer à intervalles réguliers. Les biopelages et les injections antivieillissement sont très onéreux, chronophages et souvent pénibles. De plus, les traitements classiques n’ont pas les avantages supplémentaires de cette poudre. — Quelle que soit cette substance inconnue, elle donne une tout autre dimension à l’affaire. — Tu as la poudre. — Ouais, et elle devrait obliger les gars du labo à se remuer les fesses. Mais les analyses exigeront plus de temps que je n’en ai. — Tu peux m’en avoir un échantillon ? (Il lui sourit.) Je ne voudrais pas critiquer les labos de la police, lieutenant, mais les miens sont un peu plus sophistiqués. — C’est une pièce à conviction. Il haussa un sourcil. — Connors, tu sais combien de lois j’ai déjà enfreintes en te laissant faire cette petite fouille dans nos fichiers ? (Le visage de Boomer s’imposa à elle.) Bon sang, je vais essayer ! — Bien. Fin de connexion. (L’ordinateur s’éteignit en silence.) Tu vas aller dormir, à présent ? — Une ou deux heures. Tu vas encore me border ? demanda-t-elle en nouant les bras autour de son cou. — D’accord. Mais, cette fois, tu restes dans les draps. — Tu sais, Connors, mon cœur palpite quand tu te montres autoritaire. — Attends d’être au lit. Tu vas voir comme il va palpiter. Elle éclata de rire et nicha son visage au creux de son épaule. Elle dormait déjà quand il la déposa sur le lit. 4 Il faisait nuit noire quand le bip du com retentit près de la tête d’Eve. Le flic en elle émergea aussitôt et brancha l’appareil. — Dallas. — Dallas ! O mon Dieu... Dallas ! J’ai besoin de toi. Le flic céda la place à la femme quand elle aperçut le visage de Mavis sur l’écran : pâle, un hématome sous un œil, des griffures sur la joue, les cheveux en bataille. — Lumière ! Ordonna-t-elle, et la chambre s’éclaira. Mavis, qu’y a-t-il ? Où es-tu ? — Il faut que tu viennes. (Elle haletait. Ses yeux étaient hallucinés.) Dépêche-toi, je t’en prie ! Je crois qu’elle est morte et je ne sais pas quoi faire. Eve ne lui redemanda pas où elle se trouvait ; elle lança le programme de reconnaissance d’appel. Quand elle lut l’adresse de Leonardo, elle se força à garder une voix calme et ferme. — Reste où tu es. Ne touche à rien. Tu m’as comprise ? Ne touche à rien. Et ne laisse entrer personne à part moi. Mavis ? — Oui, oui. Viens vite ! C’est affreux ! Quand elle se retourna, Connors enfilait son pantalon. — Je t’accompagne. Elle ne discuta pas. Cinq minutes plus tard, ils étaient en route, fonçant à travers la nuit. Hormis pour savoir où ils se rendaient, Connors ne posa aucune question et Eve lui en fut reconnaissante. Le visage terrifié de Mavis dansait devant ses yeux. Pis encore, elle voyait la main tremblante de son amie. Et la tache, dessus, était du sang. Une bourrasque la gifla quand elle bondit de la voiture de Connors. Elle franchit comme une flèche les trente mètres qui la séparaient de l’entrée de l’immeuble. Elle donna un coup sur la caméra de sécurité. — Mavis, c’est Dallas. Mavis, ouvre, bon sang ! Elle était dans un tel état qu’il lui fallut dix bonnes secondes avant de se rendre compte que l’unité de surveillance avait été détruite. Connors poussa la porte qui n’était plus verrouillée et ils se dirigèrent vers l’ascenseur. En arrivant sur le palier, Eve comprit que ses pires craintes étaient justifiées. Le désordre accueillant et coloré du loft avait cédé la place au chaos : tissus déchirés, arrachés, tables renversées, objets brisés. Murs et étoffes étaient éclaboussés de sang. — Ne touche à rien ! ordonna-t-elle à Connors par réflexe. Mavis ? Elle s’immobilisa quand un rideau moiré frémit. Mavis apparut, chancelante. — Dallas... Dallas... Dieu merci ! — Tout va bien, dit Eve, soulagée de constater que le sang qui souillait son amie n’était pas le sien. Tu es blessée ? — J’ai des vertiges... envie de vomir. Ma tête. — Laisse-la s’asseoir, Eve. (Connors la conduisit jusqu’à une chaise.) Viens, ma chérie, assieds-toi. C’est ça. Elle est en état de choc, Eve. Trouve-lui une couverture. Renverse la tête en arrière, Mavis. C’est bien, ma fille. Ferme les yeux et respire. — Il fait froid. —Je sais. (Il ramassa un morceau de satin par terre pour la recouvrir.) Respire à fond, Mavis. Lentement et profondément. (Un coup d’œil vers Eve.) Il faut s’occuper d’elle. — Je ne peux pas appeler les medics tant que je ne sais pas ce qui s’est passé. Fais au mieux. Redoutant ce qu’elle allait découvrir, Eve franchit le rideau. Elle avait eu une mort atroce. Eve la reconnut à sa chevelure de flammes. Le visage, autrefois si beau, si parfait, n’était plus qu’une bouillie d’os et de chair. L’arme était toujours là, négligemment abandonnée. On aurait dit un accessoire de mode, une sorte de canne de marche. Sous le sang et le reste, on distinguait une poignée en argent massif représentant un loup grimaçant. Eve l’avait vue l’avant-veille, rangée dans un coin de l’atelier de Leonardo. Par acquit de conscience, elle prit le pouls de Pandora. — Seigneur ! murmura Connors derrière elle avant de poser les mains sur les épaules de la jeune femme. Que vas-tu faire ? — Mon devoir. Mavis n’aurait jamais fait une chose pareille. Il l’obligea à lui faire face. — Cela, je le sais. Elle va avoir besoin de toi, Eve. Elle va avoir besoin d’une amie et d’un bon flic. — Je sais. — Ça ne va pas être facile pour toi d’assumer les deux rôles. — Je ferais mieux de m’y mettre tout de suite. Elle retourna auprès de Mavis, s’agenouilla devant elle et prit ses mains glacées dans les siennes. — Il faut que tu me racontes tout. Prends ton temps, mais dis-moi tout. — Elle ne bougeait pas. Il y avait tout ce sang et... son visage... Elle... elle ne bougeait pas. Eve pressa ses doigts. — Mavis, regarde-moi. Dis-moi exactement ce qui s’est passé quand tu es arrivée ici. — Je suis venue... Je... je voulais parler à Leonardo. (Elle frissonna, serra le tissu sur elle de ses mains maculées de sang.) Il était dans tous ses états la dernière fois qu’il est passé au club. Il a même menacé le videur et ça ne lui ressemble pas. Je ne voulais pas qu’il bousille sa carrière, alors je me suis dit que je devais lui parler. Je suis venue et quelqu’un avait détruit le système de sécurité. La porte n’était pas verrouillée. Parfois, il oublie. Sa voix s’éteignit. — Mavis, Leonardo était-il ici ? — Leonardo ? (Ses yeux hébétés fouillèrent la pièce.) Non, je ne crois pas. J’ai appelé parce qu’il y avait un tel désordre. Personne n’a répondu. Et tout ce sang... J’avais peur, Dallas, peur qu’il ne se soit tué ou qu’il n’ait commis une folie... alors, je suis allée derrière. Je l’ai vue. Je crois que... je suis tombée... parce que j’étais à genoux devant elle et j’essayais de hurler. Je ne pouvais pas hurler. C’était dans ma tête. Je hurlais dans ma tête et je ne pouvais plus m’arrêter. Et puis, je crois que quelque chose m’a frappée. Je crois... (Elle porta la main à sa nuque.) J’ai mal. Mais rien n’avait changé quand je me suis réveillée. Elle était toujours là, et le sang aussi. Alors, je t’ai appelée. — O.K. L’as-tu touchée, Mavis ? As-tu touché à quoi que ce soit ? — Je ne sais pas. Je ne crois pas. — Qui t’a fait ces marques sur le visage ? — Pandora. La peur, soudain. — Chérie, tu viens de me dire qu’elle était morte quand tu es arrivée. — C’était avant. Plus tôt dans la soirée. J’étais allée chez elle. Eve, l’estomac noué, respira avec lenteur. — Tu as été chez elle cette nuit. Quand ? —Je ne sais pas exactement. Vers onze heures, peut être. Je voulais lui dire que je me tiendrais à distance de Leonardo, lui faire promettre qu’elle ne s’en prendrait pas à lui. — Tu t’es battue avec elle ? — Elle était défoncée. Il y avait des gens chez elle, une petite soirée. Elle a été méchante, elle a dit des choses... Je lui ai répondu. On s’est disputées. Elle m’a frappée, griffée. (Mavis releva sa chevelure, pour montrer d’autres blessures sur son cou.) Les gens qui étaient là nous ont séparées et je suis partie.— Où es-tu allée ? — Dans un bar. (Elle eut un pauvre sourire.) Plusieurs, je pense. Où je me suis apitoyée sur mon sort. Puis j’ai eu l’idée de venir parler à Leonardo. — A quelle heure es-tu arrivée ici ? — Trois, quatre heures du matin. — Sais-tu où est Leonardo ? — Non. Il n’était pas là. Et elle... Que va-t-il arriver ? — Je m’en occupe. Je dois signaler le meurtre, Mavis. Si je ne le fais pas très vite, ça va paraître bizarre. Il va falloir que j’enregistre tout ça et que je te soumette à un interrogatoire. — Tu ne crois pas que j’ai... — Bien sûr que non. (Il était important de garder une voix ferme pour dissimuler ses propres peurs.) Mais nous allons éclaircir tout ça aussi vite que possible. Ne t’inquiète pas, d’accord ? — J’ai l’impression de ne plus rien sentir. — Reste assise là pendant que je mets la machine en route. Essaie de te souvenir des détails. A qui tu as parlé ce soir, où tu as été, ce que tu as vu. Tout ce que tu peux te rappeler. Nous allons devoir recommencer ceci dans un petit moment. — Dallas... (Mavis se redressa en frissonnant.) Leonardo ne ferait jamais une chose pareille. — Ne t’inquiète pas, répéta Eve. Elle lança un coup d’œil à Connors qui comprit le signal et vint auprès de Mavis. Eve sortit son com et s’éloigna. — Dallas. J’ai un meurtre. La vie d’Eve n’avait jamais été facile. Dans sa carrière de flic, elle avait vu trop d’atrocités pour en tenir le compte. Mais elle n’avait jamais rien fait d’aussi difficile que de procéder à l’interrogatoire de Mavis. — Tu te sens bien ? demanda-t-elle quand elles furent installées dans la pièce. On peut remettre ça à plus tard. — Non, les medics m’ont fait une injection pour engourdir la douleur. (Mavis toucha la bosse sur son crâne.) Ils m’ont aussi donné un truc pour m’éclaircir les idées. Eve étudia longuement les pupilles de Mavis. Tout semblait normal, mais cela n’apaisa pas ses craintes. — Écoute, on pourrait t’hospitaliser un jour ou deux... — Je préfère qu’on en finisse tout de suite. Leonardo... (Mavis déglutit.) On a retrouvé Leonardo ? — Pas encore. Mavis, tu as droit à un avocat. — Je n’ai rien à cacher. Je ne l’ai pas tuée, Dallas. Eve lança un coup d’œil vers l’enregistreur. Non, pas tout de suite. — Mavis, il va falloir que je procède selon les règles. On risque de m’enlever l’affaire, sinon. Et, dans ce cas, je ne pourrai plus t’aider. Mavis passa la langue sur ses lèvres. — Ça va être dur. — Ca peut l’être. Il va falloir que tu tiennes le coup. Mavis esquissa un pâle sourire. — Bah ! Rien ne peut être plus dur que d’arriver là-bas et de trouver Pandora. Tu te trompes, pensa Eve, mais elle hocha la tête. Elle brancha l’enregistreur, déclina son nom et son identification, et lut ses droits à Mavis. Puis elle commença l’interrogatoire. — Quand tu t’es rendue au domicile de la victime pour lui parler, d’autres personnes étaient-elles présentes ? — Oui. Il y avait Justin Young. Tu sais, l’acteur. Et Jerry Fitzgerald, le top model. Et un autre type que je n’ai pas reconnu. — La victime t’a attaquée ? — Elle m’en a balancé un, fit Mavis en touchant sa joue tuméfiée. Tu parles d’un comité d’accueil ! Elle avait les yeux qui dansaient la samba, j’ai pensé qu’elle était camée. — D’après toi, elle usait de substances illégales ? — Et pas qu’un peu ! Ses yeux étaient brillants comme des cristaux. Et ce coup qu’elle m’a donné ! Je m’étais déjà accrochée avec elle, tu étais là, poursuivit Mavis tandis qu’Eve grimaçait. Mais elle n’avait pas une force pareille à ce moment-là. — Tu l’as frappée, toi aussi ? — Je crois que je l’ai touchée au moins une fois. Elle m’a griffée... Elle avait de ces ongles ! Je lui ai tiré les cheveux. Je crois que c’est Justin Young et l’autre type qui nous ont séparées. — Et ensuite ? — On a dû se cracher au visage un petit moment et je suis partie. Écumer les bars. — Où es-tu allée ? Combien de temps y es-tu restée ? —J’ai dû en faire plusieurs. Je crois que j’ai commencé par le ZigZag, à l’angle de la 65e Rue et de Lex. — Tu as parlé à quelqu’un ? — Je n’étais pas d’humeur à engager la conversation. J’avais mal au visage et je ne me sentais pas dans mon assiette. J’ai commandé un Triple Zombie et je suis restée à bouder dans mon coin. — Comment as-tu payé ? — Euh... avec ma carte de crédit, je pense. Bien, il y aurait une trace. — De là, où es-tu allée ? — J’ai traîné. J’ai dû entrer ailleurs, j’étais à la masse. — Tu as continué de boire ? — Sûrement. J’étais complètement pétée quand j’ai décidé d’aller chez Leonardo. — Comment y es-tu allée ? — A pied. J’avais besoin de me dégriser un peu. — En quittant le ZigZag, tu as pris quelle direction ? — Dieu seul le sait ! Je venais d’avaler deux Triple Zombies. Dallas, je ne sais plus dans quels bars j’ai traîné, quelles mixtures j’ai avalées... De la musique, des gens qui rient... un danseur. — Un danseur ? — Un strip-teaser. Avec un engin formidable et un tatouage. Un serpent, ou un lézard... — A quoi il ressemblait, ce danseur ? — Bon sang, Dallas, je ne l’ai pas regardé une seule fois au-dessus de la ceinture. — Tu lui as parlé ? Mavis se prit la tête entre les mains, essayant de faire le tri dans ses souvenirs. — Je ne sais pas. J’étais dans un sale état. Je me souviens d’avoir marché et marché pour aller chez Leonardo en me disant que c’était peut-être la dernière fois que je le verrais. Je ne voulais pas être soûle en arrivant chez lui, alors j’ai pris un ou deux cachets pour me remettre d’aplomb. Et puis je l’ai trouvée, et c’était bien pire qu’une gueule de bois. — Qu’as-tu vu en entrant ? — Du sang. Des flots de sang. Des objets renversés, cassés, et encore du sang. J’ai eu peur que Leonardo ne se soit fait du mal. J’ai foncé vers son atelier et je l’ai vue. Je l’ai reconnue tout de suite à sa chevelure et à ses vêtements. Mais son visage... Je n’arrivais pas à hurler. Je me suis agenouillée à ses côtés, me disant qu’il fallait que je fasse quelque chose. Puis j’ai reçu un coup. Quand j’ai repris conscience, je t’ai appelée. — As-tu vu quelqu’un dans la rue avant d’entrer ? — Non. Il était tard. — Parle-moi de la caméra de surveillance. — Elle était cassée. Parfois, ça amuse les voyous de les bousiller. Je n’en ai pas tiré de conclusions. — Comment es-tu entrée dans l’appartement ? — La porte n’était pas fermée. — Et Pandora était morte ? Tu ne lui as pas parlé ? Vous ne vous êtes pas disputées ? — Non, je te l’ai dit. Elle gisait là, sans vie. — Tu t’étais déjà battue avec elle à deux reprises. T’es-tu encore battue avec elle chez Leonardo ? — Non. Elle était morte. — Pourquoi t’étais-tu battue avec elle avant ? — Elle avait menacé de briser la carrière de Leonardo. Elle ne voulait pas le laisser tranquille. Nous nous aimions, mais elle ne voulait pas lâcher prise. Tu as vu comment elle était, Dallas. — Leonardo et sa carrière comptent beaucoup pour toi ? — Je l’aime, dit calmement Mavis. — Tu ferais n’importe quoi pour le protéger, pour qu’on ne lui fasse pas de mal ? — J’avais décidé de sortir de sa vie, déclara Mavis avec dignité. Sinon, elle lui aurait fait du mal et je n’aurais pas pu le supporter. — Elle n’aurait pas pu lui faire du mal si elle était morte. — Je ne l’ai pas tuée. — Tu es allée chez elle, vous vous êtes disputées, elle t’a frappée et tu as riposté. Tu es partie, tu t’es soûlée. Tu es allée chez Leonardo, et elle était là-bas. Peut-être que vous vous êtes disputées encore, peut-être qu’elle t’a de nouveau attaquée. Tu t’es défendue et les choses ont mal tourné. Mavis écarquilla les yeux, d’abord étonnée, puis blessée. — Pourquoi dis-tu ça ? Tu sais que ce n’est pas vrai. Le visage impassible, Eve se pencha. — Elle gâchait ta vie, elle menaçait l’homme que tu aimais. Elle t’a frappée. Elle était plus forte que toi. Quand elle t’a vue arriver chez Leonardo, elle t’a de nouveau attaquée. Elle t’a jetée au sol, tu t’es cogné la tête. Alors, tu as eu peur, tu as attrapé la première chose qui t’est tombée sous la main. Pour te protéger. Tu l’as frappée avec, pour te protéger. Peut-être que ça n’a pas suffi, qu’elle a continué à t’attaquer, alors tu l’as encore frappée. Toujours pour te protéger. Et puis, tu as perdu la tête et tu as continué de frapper, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle ne bouge plus. Mavis étouffa un sanglot et se mit à trembler violemment. — Non... Ce n’est pas vrai ! Je ne l’ai pas tuée ! Elle était déjà morte. Au nom du ciel, Dallas, comment peux-tu me croire capable d’assassiner qui que ce soit ? Ne craque pas, s’ordonna Eve, pousse-la. Pousse-la encore. — Peut-être que tu ne l’as pas fait. Peut-être que c’est Leonardo, et que tu le protèges. Tu l’as vu perdre le contrôle de ses nerfs, Mavis ? C’est lui qui a pris cette canne pour la frapper ? — Non, non, non ! — Ou bien es-tu arrivée après, alors qu’il était penché sur le cadavre, saisi de panique ? Tu as voulu l’aider, tu l’as fait partir. Et toi, tu es restée pour m’appeler.— C’est faux ! (Mavis bondit, les joues blêmes, les yeux fous.) Il n’était même pas là. Je n’ai vu personne. Leonardo ne ferait jamais une chose pareille. Pourquoi ne m’écoutes-tu pas ? — Je t’écoute, Mavis. Assieds-toi. Assieds-toi, répéta-t-elle avec plus de douceur. Nous en avons presque terminé. Désires-tu ajouter quelque chose ou changer quoi que ce soit à ta déclaration ? — Non, murmura Mavis en fixant d’un œil vide un point au-dessus de l’épaule d’Eve. — Voilà qui conclut Interrogatoire Un, Mavis Freestone, Fichier Homicide, Pandora. Dallas, Lieutenant Eve. (Elle nota la date et l’heure et éjecta le disque.) Je suis désolée, Mavis. Vraiment désolée. — Comment as-tu osé me faire ça ? Comment as- tu pu me dire des horreurs pareilles ? — Il le fallait. Il fallait que je te pose ces questions et que tu y répondes. (Elle posa une main ferme sur celle de son amie.) Il faudra peut-être que je te les repose et il faudra que tu y répondes de nouveau. Regarde-moi, Mavis. (Elle attendit que Mavis lève les yeux.) J’ignore ce que le labo trouvera. Mais, à moins que nous n’ayons beaucoup de chance, il va te falloir un avocat. Toute couleur déserta le visage de Mavis. — Tu vas m’arrêter ? — On n’en est pas encore là, mais je veux que tu sois préparée. A présent, tu vas rentrer avec Connors et dormir un peu. Je veux que tu essaies vraiment de te souvenir des endroits, des heures et des gens. Si tu te rappelles quoi que ce soit, enregistre-le pour moi. — Que vas-tu faire ? — Mon boulot. Et je suis une sacrée pro, Mavis. Ne l’oublie pas. Et fais-moi confiance pour tirer les choses au clair. — M’innocenter, tu veux dire, répliqua Mavis avec un brin d’amertume. Je croyais qu’on était «innocent jusqu’à preuve du contraire ». — C’est un des plus grands mensonges de notre société. Je ferai de mon mieux pour boucler l’affaire au plus vite. C’est tout ce que je peux te dire. — Tu pourrais dire que tu me crois. — Ça aussi, je peux te le dire. Mais ce qu’elle croyait n’avait pas sa place dans l’enquête. Il y avait toujours de la paperasserie. Il fallut encore une heure avant que Mavis ne quitte le poste et ne soit assignée à résidence sous la responsabilité de Connors. Officiellement, elle était enregistrée comme témoin. Officieusement, elle était la principale suspecte. Bien décidée à changer cet état de fait sur-le-champ, Eve retourna à son bureau. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Mavis a démoli un mannequin ? — Feeney ! Eve faillit lui sauter au cou. Il était assis dans son fauteuil, son sempiternel paquet de cacahuètes sucrées sur le ventre. — Les rumeurs vont vite, ajouta-t-elle. — C’est la première chose dont on m’a parlé ce matin. Quand la copine d’un de nos meilleurs flics se fait agrafer pour le meurtre du plus célèbre top model de la planète, ça fait du bruit. — Elle est témoin, c’est tout. — Les médias sont déjà sur les dents. Ils n’ont pas encore le nom de Mavis mais ils ont déjà étalé le visage de la victime sur tous les écrans. Ma femme m’a trainé hors de la douche pour que je voie ça. Cette Pandora, c’était un sacré morceau. — Tu veux un résumé de la déposition de Mavis ? demanda Eve en perchant une fesse sur le bureau. — Tu crois que je suis ici pour l’ambiance ? Elle lui fit un bref compte rendu qui le fit grimacer. — Bon sang, Dallas, ça n’a pas l’air très bon pour elle. Toi-même, tu les as vues se battre. — Ça oui. Qu’est-ce qui lui a pris d’aller revoir Pandora ? (Elle s’était mise à arpenter la pièce.) Cela aggrave son cas. J’espère que le labo va nous trouver quelque chose mais je ne peux pas compter là-dessus. Tu es occupé, aujourd’hui, Feeney ? — Mauvaise question. De quoi as-tu besoin ? — Une liste des débits de sa carte de crédit. Elle a commencé par le ZigZag. Si nous arrivons à la localiser dans un bar au moment de la mort, elle est tranquille. — Je peux m’en occuper mais... quelqu’un traînait sur les lieux du crime et a assommé Mavis. Elle a dû arriver sur place très, très peu de temps après le meurtre. — Je sais. Mais je ne dois rien laisser au hasard. Je vais essayer de retrouver les gens qu’elle a rencontrés chez Pandora, ainsi qu’un strip-teaser avec un sexe énorme et un tatouage. — C’est fou ce qu’on s’amuse dans ce métier. Elle faillit sourire. — Et puis, il faut que je mette la main sur l’insaisissable Leonardo. Où était-il, bon Dieu ? Et où est-il, maintenant ? 5 Leonardo était affalé au milieu du salon de Mavis où il s’était effondré quelques heures plus tôt, terrassé par une bouteille de whisky synthétique et une bonne dose d’apitoiement sur lui-même. Il émergeait péniblement de sa stupeur, se tâtant le visage comme s’il doutait de le trouver encore là. Il ne se souvenait pas de grand-chose. C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il ne buvait que très rarement. L’alcool provoquait chez lui des pertes de mémoire. Il croyait vaguement se rappeler s’être introduit dans l’immeuble de Mavis grâce au code qu’elle lui avait donné. Mais elle n’était pas là. De ça, il était quasiment certain. Il se revoyait déambulant dans les rues, buvant au goulot de la bouteille qu’il avait achetée – volée ? — quelque part. Bon Dieu ! Épuisé, il tenta de s’asseoir et d’ouvrir ses yeux injectés de sang. Tout ce qu’il savait avec certitude, c’est qu’il avait ingurgité ce maudit whisky. Il avait dû s’évanouir. Ce qui le dégoûtait. Comment pouvait-il espérer faire entendre raison à Mavis s’il entrait chez elle en titubant comme un ivrogne ? Et maintenant, bien sûr, il avait une formidable gueule de bois. Il n’avait qu’une envie, se rouler en boule et demander grâce. Mais Mavis risquait de revenir et il ne voulait pas qu’elle le voie dans cet état. Il se força à se lever, partit en quête d’analgésiques puis il programma l’AutoChef pour un litre de café fort et noir. C’est alors qu’il vit le sang. Il avait laissé des traînées sur son bras et sa main en était couverte. Il découvrit une entaille sur son avant-bras, longue et assez profonde. Du sang, se dit-il, au bord de la nausée. Sa chemise et son pantalon en étaient maculés. Respirant à petits coups saccadés, il recula, les yeux rivés sur ses vêtements. S’était-il battu ? Avait- il blessé quelqu’un ? Rien, dans sa mémoire brouillée, ne lui permettait de répondre. Bonté divine, avait-il tué quelqu’un ? Morose, Eve parcourait le rapport préliminaire du médecin légiste quand on frappa à son bureau. Elle n’eut pas le temps de répondre. La porte s’ouvrit. Lieutenant Dallas ? L’homme avait tout d’un cow-boy de western, depuis son sourire aveuglant jusqu’à ses bottes éculées. — Bon sang, reprit-il, ça fait plaisir de voir la légende en chair et en os ! J’ai vu votre photo, mais vous êtes sacrément plus belle en vrai. — Vous allez me faire rougir ! Les yeux plissés, elle s’adossa à son siège. Il n’était pas mal du tout, lui non plus, avec ses cheveux blonds comme les blés dont les boucles encadraient un visage bronzé où brillaient deux yeux vert foncé. Un nez long et droit, une fossette qui se creusait au coin de sa bouche quand il souriait. Et un corps qu’on imaginait très bien sur un cheval. — A qui ai-je l’honneur ? — Casto, Jake T. (Il sortit un insigne de la poche de son Levi’s.) Des Illégales. Paraît que vous me cherchez. Eve étudia l’insigne. — Vraiment ? Et sauriez-vous pourquoi je vous cherche, lieutenant Casto, Jake T. ? — Nous avions un indic commun. (Il traversa la pièce et planta sans autre façon une fesse sur son bureau. Du coup, elle sentit son odeur : savon et cuir.) Pauvre Boomer ! Une petite crapule inoffensive. — Si vous saviez que Boomer travaillait pour moi, pourquoi avez-vous mis si longtemps à me contacter ? — J’étais pris par une autre affaire. Et, pour vous dire la vérité, je ne pensais pas qu’on avait grand-chose à se dire. Et puis, j’ai appris que Feeney fouinait un peu partout. (Il sourit de nouveau, avec une pointe de sarcasme.) Feeney est à vous, lui aussi, pas vrai ? — Feeney n’est à personne. Sur quoi travailliez-vous avec Boomer ? — Rien de spécial. Des tuyaux sur des substances illégales. Des petits trafics. Boomer aimait se croire plus gros qu’il ne l’était, mais c’étaient toujours des broutilles. — Les petits ruisseaux font les grandes rivières. — C’est pour cela que je l’utilisais, mon chou. On pouvait se fier à lui pour un coup de filet. Une ou deux fois, il m’a permis de coincer un dealer de moyenne pointure. (Il sourit encore.) Faut bien que quelqu’un fasse le petit boulot. — Ouais... Alors, qui a bien pu le réduire en bouillie ? Casto secoua la tête, tout sourire envolé. — Je n’en ai pas la moindre idée. Boomer n’était pas le compagnon idéal, mais je connais personne qui le détestait assez pour lui régler son compte comme ça. L’homme semblait solide et il parlait de Boomer avec la même affection méfiante qu’elle. Mais Eve n’était pas du genre à dévoiler son jeu au premier venu. — Travaillait-il sur quelque chose de particulier ? De différent ? De plus important ? Casto haussa un sourcil blond pâle. — Comme quoi ? — C’est la question que je vous pose. Les Illégales, c’est votre rayon. — Rien dont je sois au courant. La dernière fois que je l’ai rencontré, peut-être deux semaines avant son bain forcé, il parlait d’une histoire incroyable. Vous savez combien il était prolixe, Eve. — Ouais. (Il était temps d’abattre une de ses cartes.) Je sais aussi que je suis tombée sur une substance inconnue dans son appartement. Les gars du labo sont en train de l’analyser. Pour l’instant, tout ce qu’ils peuvent me dire, c’est que c’est un nouveau mélange, bien plus puissant que tout ce qu’on trouve à l’heure actuelle. — Un nouveau mélange. (Casto fronça les sourcils.) Pourquoi ne m’a-t-il rien dit, bon Dieu ? S’il a essayé de jouer sur les deux tableaux... Vous croyez qu’on l’a refroidi à cause de ça ? — Je ne vois pas autre chose. — Ouais. Il a dû vouloir faire pression sur le fabricant ou le distributeur. Écoutez, je vais parler au labo et vérifier s’il y a des rumeurs concernant un nouveau produit. — J’apprécie votre aide. — Ce sera un plaisir de travailler avec vous. Son regard s’attarda sur la bouche d’Eve. Chez tout autre, cela aurait pu paraître déplacé ou insultant ; chez lui, c’était simplement flatteur. — Ça vous dirait de manger un morceau avec moi, pour parler stratégie et enquête, ou autre... — Non, merci. — C’est non parce que vous n’avez pas faim ou parce que vous allez bientôt vous marier ? — Les deux. — Dans ce cas... Il se leva et, malgré elle, Eve aima la façon dont son jean moulait ses longues cuisses. — Si vous changez d’avis, vous savez où me joindre. Je vous contacterai. (Il gagna la porte et se retourna.) Vous savez, Eve, vous avez des yeux de la couleur d’un whisky de première qualité. Un homme a drôlement soif quand il voit des yeux pareils. Elle fronça les sourcils tandis que la porte se refermait, agacée de sentir son pouls battre un peu trop vite. Se secouant, elle se replongea dans son rapport. Selon le légiste, et c’était un détail intéressant, les trois premiers coups sur le crâne de Pandora avaient été fatals. Après, le tueur s’était simplement acharné. Elle s’était débattue, nota Eve. Des lacérations et des ecchymoses sur le corps indiquaient qu’il y avait eu lutte. La mort avait dû se produire aux alentours de deux heures cinquante. La victime avait dîné vers vingt et une heures de homard, de crème bavaroise et de Champagne millésimé. Il y avait aussi des traces de substances chimiques dans son sang, substances qui n’avaient pas encore été analysées. Ainsi, Mavis avait probablement raison. Pandora était sous l’emprise d’une drogue, sans doute illégale. Mais les bouts de peau retrouvés sous ses ongles ne laisseraient aucun doute : Eve était certaine qu’après analyse le labo conclurait qu’ils appartenaient à Mavis. Idem pour les cheveux trouvés près du cadavre. Mais le pire, elle en avait peur, serait qu’on allait découvrir les empreintes de Mavis sur l’arme du crime. Si l’on avait voulu lui tendre un traquenard, se dit-elle, les yeux fermés, on n’aurait pas pu trouver mieux. Mavis débarque au mauvais moment, au mauvais endroit et le meurtrier, ou la meurtrière, trouve un bouc émissaire sur mesure. Il, ou elle, assomme Mavis, la griffe avec les ongles de Pandora, presse ses doigts sur l’arme du crime et le tour est joué. Pas besoin d’être un génie pour ça, mais cela exigeait tout de même un esprit froid et calculateur. Ce qui ne collait pas tout à fait avec la rage déployée pour le meurtre. Eh bien, il fallait que ça colle, se dit Eve. Il fallait qu’elle trouve un moyen d’innocenter Mavis. Soudain, la porte s’ouvrit violemment. Les yeux fous, Leonardo se rua dans la pièce. — Je l’ai tuée ! J’ai tué Pandora ! Là-dessus, ses yeux roulèrent dans leurs orbites et ses cent vingt kilos s’effondrèrent sur le sol. — Bon Dieu ! s’exclama Eve. Elle bondit, non pour le retenir, mais pour se placer hors de sa trajectoire. Il s’affala, les pieds en travers du seuil, la tête quasiment à hauteur de son bureau. S’accroupissant, elle parvint à le faire rouler sur lui-même. Elle le gifla à deux reprises, attendit. Maugréant, elle se mit à le gifler de toutes ses forces. Il gémit et ouvrit ses yeux injectés. — Que... Où... — La ferme, Leonardo ! Eve se leva, repoussa ses jambes du pied et referma la porte. — Je vais vous lire vos droits. — Mes droits ? Il semblait complètement abruti, mais il réussit à s’asseoir. — Écoutez-moi. (Elle lui récita son couplet.) Vous comprenez ? — Ouais. (Il se massa le visage.) Je sais ce qui se passe. — Vous voulez faire une déposition ? — Je viens de vous dire... Elle leva la main. — Vous ne devez répondre que par oui ou par non. — Oui, oui. Je veux faire une déposition. — Levez-vous. Je vais enregistrer notre conversation. (Elle retourna à son bureau.) Vous comprenez que tout ce que vous allez dire désormais va être officiellement enregistré ? — Oui. (Il se dressa de toute sa hauteur avant de se laisser tomber sur une chaise qui gémit sous son poids.) Dallas... Elle secoua la tête pour le faire taire. Après avoir branché son enregistreur, elle dicta les renseignements nécessaires, lui lut de nouveau ses droits. — Leonardo, vous comprenez vos droits et options et, pour le moment, vous renoncez à vous faire assister par un conseil ou un avocat ? — Je veux juste qu’on en finisse. — Oui ou non ? — Oui, bon Dieu ! Oui. — Vous connaissiez Pandora ? — Bien sûr que je la connaissais. — Vous avez eu des relations avec elle ? — Oui. (Il se couvrit les yeux.) Je n’arrive pas à croire qu’une chose pareille soit arrivée. — Quelle était la nature de vos relations avec la victime ? Il ôta la main pour la dévisager. — Vous savez que nous étions amants. Vous savez que j’essayais de rompre parce que... — Vous n’étiez plus intimes, le coupa Eve, à l’époque de sa mort ? — Non, on ne s’était pas vus depuis des semaines. — Elle avait quitté la planète. Notre liaison s’était déjà émoussée avant son départ. Et puis, j’ai rencontré Mavis et tout à changé pour moi. Dallas, où est Mavis ? Où est-elle ? — Je ne suis pas habilitée à vous donner des renseignements sur Mlle Freestone pour le moment. — Mais dites-moi au moins qu’elle va bien. (Ses yeux s’emplirent de larmes.) Dites-moi juste qu’elle va bien. — Elle est entre de bonnes mains. Leonardo, est-il vrai que Pandora menaçait de vous ruiner professionnellement ? Qu’elle vous a posé un ultimatum – si vous la quittiez, elle saborderait votre défilé ? Un défilé dans lequel vous aviez beaucoup investi, en temps et en argent. — Vous étiez là, vous l’avez entendue. Elle se foutait complètement de moi, mais elle ne tolérait pas que ce soit moi qui mette un terme à notre liaison. Si je ne cassais pas avec Mavis, si je ne redevenais pas son petit toutou, elle aurait veillé à faire un bide de mon défilé. — Vous ne vouliez pas cesser de voir Mlle Freestone. — J’aime Mavis, déclara-t-il avec beaucoup de dignité. Elle est ce qui compte le plus dans ma vie. — Et pourtant, si vous n’accédiez pas aux exigences de Pandora, vous vous seriez sans doute retrouvé dans une situation catastrophique : des dettes énormes, une tache sur votre réputation. N’est-ce pas ? — Oui. J’ai mis tout ce que j’avais dans ce défilé. J’ai emprunté beaucoup d’argent. Mais surtout, j’y ai mis mon cœur. Mon âme. — Elle aurait pu balayer tout ça. — Oh oui ! Et elle y aurait pris du plaisir. — Lui avez-vous demandé de venir chez vous hier soir ? — Non. Je ne voulais plus jamais la revoir. — A quelle heure est-elle arrivée à votre appartement ? — Je ne sais pas. — Comment est-elle entrée ? L’avez-vous fait entrer ? — Je ne pense pas. Je ne sais pas. Elle devait avoir mon code. Je n’ai jamais pensé à le changer. — Vous vous êtes disputés. Les yeux de Leonardo devinrent vitreux. — Je ne sais pas. Je ne m’en souviens pas. Mais c’est ce qui a dû se passer. Sûrement. — Récemment, Pandora est venue chez vous sans y être invitée, vous a menacé et a agressé physiquement votre compagne. — Oui, oui, c’est exact. Il s’en souvenait. C’était un soulagement pour lui de retrouver un souvenir tangible. — Dans quel état d’esprit se trouvait Pandora quand elle est venue chez vous, hier soir ? — Elle devait être furieuse. J’ai dû lui dire que je ne renoncerais pas à Mavis. Ça a dû la mettre en rage. Dallas... (Il plissait les yeux. Son front se creusait sous l’effort de concentration.) Inutile, je ne me souviens de rien. Quand je me suis réveillé ce matin, j’étais dans l’appartement de Mavis. Je crois avoir utilisé le code qu’elle m’a donné pour entrer. J’avais bu. J’avais marché et bu. Je bois rarement car j’ai tendance à perdre la mémoire. J’ai des trous noirs. En me réveillant, j’ai vu le sang. Il tendit le bras. La blessure était couverte d’un bandage de fortune. — J’avais du sang sur les mains, sur mes vêtements. Du sang séché. J’ai dû me battre avec elle. J’ai dû la tuer. — Où sont les vêtements que vous portiez hier soir ? —Je les ai laissés chez Mavis. Je me suis douché et changé. Je ne voulais pas qu’elle me trouve dans cet état-là en revenant. Je l’attendais. Je ne savais pas quoi faire, alors j’ai branché les nouvelles. Et j’ai... vu... — Vous dites ne pas vous souvenir d’avoir vu Pandora hier soir ? Vous ne vous souvenez pas d’avoir eu une altercation avec elle ? Vous ne vous souvenez pas de l’avoir tuée ? — Mais j’ai dû le faire, insista-t-il. Elle est morte chez moi. — A quelle heure avez-vous quitté votre appartement hier soir ? — Je ne sais pas. J’avais bu avant. Beaucoup. J’étais bouleversé... et en colère. — Avez-vous vu quelqu’un ? Parlé à quelqu’un, n’importe qui ? — J’ai acheté une autre bouteille. A un vendeur à la sauvette, je crois. — Avez-vous vu Mlle Freestone hier soir ? — Non. J’en suis sûr. Si je l’avais vue, je lui aurais parlé et rien ne serait arrivé. — Et si je vous disais que Mavis était chez vous hier soir ? —Mavis est venue me voir. (Son visage s’illumina.) Elle m’est revenue ? Mais c’est impossible. Je ne l’aurais pas oublié. — Mavis était-elle là quand vous vous êtes battu avec Pandora ? Quand vous avez tué Pandora ? — Non. Non. — Est-elle arrivée après la mort de Pandora, après que vous l’avez tuée ? Vous étiez saisi de panique, n’est-ce pas ? Terrifié. — Mavis ne peut, pas avoir été là ! S’exclama-t-il, une lueur de peur dans ses yeux. — Mais elle l’était. Elle m’a appelée de chez vous, après avoir trouvé le corps. — Mavis a vu ? (Sous le teint cuivré, sa peau prit une nuance terreuse.) Mon Dieu, non ! — Quelqu’un a frappé Mavis, l’a assommée. Etait-ce vous, Leonardo ? — Quelqu’un l’a frappée ? Elle est blessée ? (Il se redressa, se passant la main dans les cheveux.) Où est-elle ? — Était-ce vous ? Il tendit les bras devant lui. — Je me couperais les mains plutôt que de faire du mal à Mavis. Au nom du ciel, Dallas, dites-moi où elle est ! Laissez-moi voir si elle va bien ! — Comment avez-vous tué Pandora ? — Je... le reporter a dit que je l’avais battue à mort. Il frémit. — Qu’avez-vous utilisé pour la battre ? — Je... Mes mains ? De nouveau, il les tendit. Eve remarqua qu’elles ne portaient aucune contusion, aucune écorchure, aucun signe d’éraflure aux jointures. Elles étaient parfaites, comme si on les avait taillées dans un bois riche et brillant. — C’était une femme forte. Elle a dû se débattre. — L’entaille sur mon bras... — J’aimerais faire examiner cette blessure, ainsi que les vêtements que vous avez laissés chez Mavis. — Vous allez m’arrêter maintenant ? — Vous n’êtes encore accusé de rien. Toutefois, vous resterez en détention jusqu’à ce que les examens soient terminés. Puis elle lui fit répéter sa déposition, le harcelant sur les lieux, les heures, ses faits et gestes. Elle ne cessait de se heurter au mur qui occultait ses souvenirs. Loin d’être satisfaite, elle conclut l’interrogatoire, mit Leonardo en détention et prit les dispositions nécessaires pour que les examens soient effectués. A présent, elle devait aller voir Whitney. Ignorant son offre de s’asseoir, elle resta debout face à lui, assis derrière son bureau. Brièvement, elle lui fit part des résultats de ses premiers interrogatoires. Le commander, bras croisés, l’observait. Il avait de bons yeux, des yeux de flic. — Vous avez un homme qui a avoué le meurtre. Un homme qui avait un mobile et l’occasion. — Un homme qui ne se souvient pas d’avoir vu la victime au cours de la nuit en question et encore moins de l’avoir tabassée à mort. — Ce ne serait pas la première fois qu’un criminel mettrait ses aveux en scène pour avoir l’air innocent. — Certes. Mais je ne crois pas qu’il soit notre homme. Les examens diront si j’ai tort, cependant sa personnalité ne correspond pas au crime. J’ai été témoin d’une autre altercation au cours de laquelle la victime a agressé Mavis. Plutôt que d’essayer de les séparer ou de montrer le moindre signe de violence, il s’est tenu à l’écart en se tordant les mains. — Selon ses propres aveux, il était sous l’influence de l’alcool. Cela a pu affecter sa personnalité. — Oui, chef. (C’était raisonnable, en effet. Et elle aurait bien aimé être de son avis : Mavis serait malheureuse, mais lavée de tout soupçon.) Ce n’est pas lui, reprit-elle d’une voix catégorique. Je recommande qu’on le retienne aussi longtemps que possible et qu’on le réinterroge pour tenter de débloquer sa mémoire. Mais nous ne pouvons l’accuser de meurtre sous prétexte qu’il pense en avoir commis un. — Je soutiendrai votre recommandation, Dallas. Les autres rapports du labo ne devraient pas tarder. Espérons qu’ils éclairciront la situation. Vous comprenez qu’ils risquent d’incriminer plus gravement Mavis Freestone. — Oui, chef, je le comprends. — Votre amitié ne date pas d’hier. Vous pourriez demander à être relevée de cette affaire. En fait, cela vaudrait mieux. — Non, chef, je ne désire pas être relevée. Si vous insistez, je me mettrai en congé pour poursuivre l’enquête. Si nécessaire, je démissionnerai. Whitney se passa la main sur le front. — Votre démission ne serait pas acceptée. Asseyez-vous, lieutenant. Bon sang, Dallas, explosa-t-il tandis qu’elle restait debout, asseyez-vous ! C’est un ordre ! — Oui, commander. Il soupira, recouvrant son sang-froid. — Je vous ai blessée récemment en vous lançant une attaque personnelle qui n’était ni judicieuse ni méritée. A cause de cela, j’ai gâché nos rapports. Je comprends que vous ne soyez plus à l’aise sous mon commandement. — Vous êtes le meilleur commander sous les ordres de qui j’aie servi. Je n’ai aucun problème avec vous en tant que supérieur. — Mais vous ne me considérez plus comme votre ami... même éloigné. (Il opina, acceptant son silence.) Quoi qu’il en soit, à cause de ma conduite durant cette affaire qui me touchait de près, je suis particulièrement bien placé pour comprendre ce qui vous arrive en ce moment. Je sais ce que c’est que d’être partagé entre plusieurs loyautés, Dallas. Même si vous êtes incapable de vous ouvrir à moi de vos sentiments concernant cette enquête, je vous suggère fortement de le faire avec quelqu’un en qui vous avez confiance. Mon erreur a été de ne pas partager mon fardeau. Ne la répétez pas. — Mavis n’a tué personne. Aucune preuve ne pourra me convaincre du contraire. Je ferai mon boulot, commander. Et, en le faisant, je trouverai le véritable meurtrier. —Je ne doute pas que vous ferez votre boulot, lieutenant, ni que cela vous fera souffrir. Je vous offre mon soutien. A vous de décider si vous le voulez ou non. — Merci, chef. J’ai une requête à propos d’une autre affaire. — Laquelle ? — Le meurtre Johannsen. Cette fois, il soupira longuement. — Vous êtes pire qu’un bull-terrier, Dallas. Vous n’abandonnez jamais. — Vous avez mon rapport sur ce qu’on a trouvé chez lui. La substance illégale n’a pas encore été identifiée. J’ai fait quelques recherches de mon côté sur cette formule. (Elle sortit un disque de son sac.) C’est un nouveau mélange, très puissant. Ses effets sont bien plus durables que ceux des produits qu’on trouve actuellement. Quatre à six heures pour une faible dose. Si on en prend un peu trop en une seule fois, le mélange est fatal dans quatre-vingt-huit pour cent des cas. Les lèvres pincées, Whitney tournait et retournait le disque. — De votre côté, hein ? — J’ai eu une occasion, je l’ai utilisée. Le labo travaille encore dessus. A mon avis, cette substance peut être une source de profits fabuleux. Elle agit en très petite quantité et procure une dépendance immédiate. Elle donne un sentiment de force, de puissance, une espèce d’euphorie... l’impression de dominer les autres et soi-même. Elle contient aussi une sorte de régénérateur cellulaire. J’ai calculé les résultats d’une prise à long terme. Une utilisation quotidienne pendant cinq ans provoquerait, dans 96,8 % des cas, un arrêt brutal et complet du système nerveux. Et la mort. — Bon Dieu ! C’est un poison ? — Au bout du compte, oui. Les fabricants le savent certainement, ce qui les rend coupables non seulement de trafic de substances illégales mais aussi d’homicide avec préméditation. Elle le laissa ruminer ça un moment. Il allait attraper une fameuse migraine si les médias apprenaient cette histoire. — Boomer était peut-être ou peut-être pas au courant, mais il en savait assez pour qu’on le tue. Je veux poursuivre cette affaire et comme, j’en suis consciente, je risque d’être distraite par d’autres problèmes, je requiers l’assistance de l’officier Peabody. — Peabody n’a pas une grande expérience dans le domaine de la drogue ni dans celui des homicides, lieutenant. — Mais elle a de la cervelle et de la sueur à revendre. J’aimerais qu’elle m’assiste et effectue la coordination avec le lieutenant Casto des Illégales qui utilisait, lui aussi, Boomer comme indic. — J’y veillerai. Pour l’affaire Pandora, je vous accorde Feeney. (Il haussa un sourcil.) Oh, je vois, il travaille déjà pour vous. Eh bien, disons que je viens de vous en donner l’autorisation officielle. Vous aurez les médias sur le dos. — Je commence à y être habituée. Nadine Furst et Channel 75 me doivent quelques services. (Elle se leva.) Je dois aller bavarder avec deux ou trois personnes. Je vais emmener Feeney. — Tâchons de faire en sorte que toute cette affaire soit terminée avant votre lune de miel. Le visage d’Eve montra une telle palette de sentiments contradictoires – embarras, plaisir, peur – que Whitney se mit à rire à pleine gorge. — Vous y survivrez, Dallas. Je vous le garantis. — Alors que le type qui dessine ma robe de mariée est derrière les barreaux ? grommela-t-elle. Merci, commander. Il la suivit des yeux. Même si elle n’en était pas consciente, elle avait abattu la barrière qui se dressait entre eux. Ma femme va adorer, gloussa Feeney en se laissant voluptueusement aller dans le siège passager. — Bon sang, ils avaient dit qu’ils allaient la réparer. Quels salopards ! Tu entends ça, Feeney ? Tu entends ce fichu bourdonnement ? Obligeamment, il écouta le tohu-bohu qui montait du tableau de bord. — On dirait un essaim de frelons. —Trois jours, fulmina-t-elle. Trois jours en réparation et écoute-moi ça ! C’est encore pire qu’avant. — Dallas, fit-il, grave. C’est une grande décision, je sais, mais tu dois la prendre. Accepte le fait que ta voiture est un tas de boue. Réquisitionnes-en une neuve. — Je ne veux pas d’une voiture neuve. (Elle flanqua un coup de poing sur le tableau de bord.) Je veux celle-là, sans les effets sonores. Nom de Dieu, où c’est, le 582 Central Park South ? Fichue machine, t’entends pas quand on te cause ? — Demande poliment, suggéra Feeney. Mac, s’il te plaît, carte et localisation du 582 Central Park South. Aussitôt, le plateau holographique s’anima, indiquant l’itinéraire à suivre. Eve montra les dents. — Je ne vais pas cajoler une bagnole et un ordinateur ! — C’est peut-être pour ça qu’ils sont toujours en panne. Comme je te disais, reprit-il avant qu’Eve ne retourne sa hargne contre lui, ma femme va adorer Justin Young. Il jouait le beau gosse dans Nuit d’été. — Ne me dis pas que tu regardais ce feuilleton débile ? —Hé, tout le monde a besoin de se détendre de temps en temps. Et puis ma femme en raffole. Maintenant, il fait du cinéma. Il ne passe pas une semaine sans qu’elle loue un de ses trucs pour qu’on le regarde à la maison. Comme qui dirait, il fait partie des meubles. Il est pas mauvais. Et puis, il y a Jerry Fitzgerald, acheva-t-il d’un ton rêveur. — T’emballe pas. — Quel châssis ! C’est pas un de ces modèles planche à pain. Ouah ! Tu sais ce que j’apprécie le plus en travaillant avec toi, ces derniers temps, Dallas ? — Mon charme et mon esprit aiguisé ? Il roula les yeux au ciel. — Non, c’est de rentrer chez moi et d’annoncer à ma femme qui j’ai interrogé dans la journée. Un milliardaire, un sénateur, des aristocrates italiens, des stars de cinéma. Crois-moi, mon prestige en sort accru. — Ravie de pouvoir t’aider. (Elle gara son épave entre une mini-Rolls et une Mercedes de collection.) Tâche de ne pas trop baver d’admiration pendant qu’on passera l’acteur à tabac. — Je suis un professionnel, assura-t-il avec un sourire béat. Non mais, regarde-moi ce bâtiment ! Tu n’aimerais pas vivre dans un truc pareil ? (Puis il gloussa en contemplant la façade en faux marbre de l’immeuble.) Oh, j’oubliais ! Pour toi, c’est un bidonville, ce truc. — Va te faire voir, Feeney. — Allez, ma vieille, détends-toi. (Il la prit par les épaules et ils se dirigèrent vers l’entrée.) Il n’y a pas de honte à être amoureuse de l’homme le plus riche de l’univers. — Je n’ai pas honte. Je n’ai pas envie qu’on s’y appesantisse, c’est tout. Le bâtiment était assez luxueux pour bénéficier des services d’un portier humain en plus des habituels services électroniques. Eve et Feeney montrèrent leurs insignes et furent admis dans un hall en vrai marbre, agrémenté de fleurs exotiques et d’arbres en pots. — Snob, jugea Eve. — Tu vois comme tu deviens difficile. (Feeney s’approcha de l’écran de surveillance.) Lieutenant Dallas et capitaine Feeney pour Justin Young. — Un instant, je vous prie. (La voix onctueuse de l’ordinateur s’interrompit pendant qu’il vérifiait le rendez-vous.) Merci de votre patience. M. Young vous attend. Utilisez, je vous prie, l’ascenseur numéro trois. Bonne journée. 6 — Alors, on la joue comment ? demanda Feeney dans l’ascenseur. Classique ? Le bon et le méchant flic ? — C’est drôle que ça marche toujours. — Les civils sont une proie facile. — On commence par le blabla habituel : « Désolés de vous déranger, nous apprécions votre coopération », etc. Si on sent qu’il se fiche de nous, on pourra toujours changer de batterie. — Alors, je veux être le mauvais flic. — Tu es nul en mauvais flic, Feeney. Vois les choses en face. Il lui adressa un regard lugubre. — Je suis plus gradé que toi, Dallas. — C’est mon affaire, et je suis plus douée en méchant flic. Accepte la vérité. Ils sortirent de la cabine et débouchèrent dans un couloir surchargé de marbre et de dorures. Justin Young ouvrit la porte avec un chronométrage impeccable. Et, nota Eve, il avait endossé le costume du témoin plein aux as, mais coopératif : pantalon en lin et chemise de soie ton sur ton. Le tout très décontracté et très cher. — Lieutenant Dallas... Capitaine Feeney... Son visage parfaitement modelé affichait une gravité de circonstance, ainsi que ses yeux noirs, qui formaient un contraste saisissant avec ses cheveux ondulés du même doré que les poignées de porte. Il tendit une main ornée d’une chevalière surmontée d’un onyx. — Entrez, je vous prie. — Merci d’avoir accepté de nous recevoir si vite, monsieur Young. Elle devenait peut-être difficile, se dit Eve, mais elle ne put s’empêcher de faire un commentaire silencieux : Trop snob, trop cher, trop voyant. — Quelle horreur, quelle tragédie ! (Young leur fit signe de prendre place sur un immense sofa en forme de L, recouvert d’une multitude de coussins aux couleurs vives.) Je n’arrive pas à croire qu’elle soit morte, et encore moins de cette façon monstrueuse. De l’autre côté de la pièce, un écran de méditation était programmé sur une plage tropicale au coucher du soleil. — Nous sommes désolés de vous déranger, commença Feeney, déjà dans son rôle. C’est un moment très pénible pour vous. — Oh oui ! Pandora et moi étions amis. Puis-je vous offrir quelque chose ? — Non, merci, répondit Eve, tentant de s’extirper de l’avalanche de coussins. — Si vous permettez... Je suis sur les nerfs depuis que j’ai appris la nouvelle. (Il pressa un bouton sur une petite table.) Café, s’il vous plaît. Une tasse. (Il se renfonça dans son fauteuil.) Vous voulez sans doute savoir où j’étais quand elle est morte. J’ai souvent joué dans des films policiers, vous savez. J’ai tenu des rôles de flic, de suspect. Mais, avec mon physique, j’ai toujours été innocent. Un androïde femelle apparut, vêtu, nota Eve avec stupeur, d’un uniforme de soubrette française. Il portait un plateau de verre, sur lequel reposait une tasse. Justin s’en saisit à deux mains pour la porter à ses lèvres. — Les médias n’ont pas précisé l’heure exacte de sa mort, mais je crois pouvoir justifier de mon emploi du temps pendant toute la soirée. J’étais chez elle jusque vers minuit. Elle donnait une petite soirée. Jerry et moi — Jerry Fitzgerald – sommes partis ensemble et nous sommes allés boire un verre dans un club tout proche. L’Ennui. Vous connaissez ? Il est très à la mode ces temps-ci. Je pense que nous en sommes repartis vers une heure. Nous n’avions plus guère envie de boire, nous sommes donc rentrés ici. Nous sommes restés ensemble jusqu’aux alentours de dix heures ce matin. Jerry avait un rendez-vous. Ce n’est qu’après son départ et après avoir bu ma première tasse de café que j’ai appris la nouvelle. Eve eut l’impression qu’il récitait un rôle. — Voilà qui couvre certainement toute la nuit, dit-elle. Nous devons parler avec Mlle Fitzgerald pour confirmation. — Certainement. Voulez-vous maintenant ? Elle est dans la pièce de relaxation. La mort de Pandora l’a beaucoup affectée. — Laissons-la se détendre encore un peu, suggéra Eve. Vous disiez que Pandora et vous étiez amis. Avez-vous été amants ? — Cela nous est arrivé parfois, rien de sérieux. Comment dire ? Nous fréquentions les mêmes cercles. Et, pour dire les choses brutalement, Pandora préférait les hommes qui se laissent dominer, intimider. (Il sourit pour montrer que ce n’était pas son cas.) Elle aimait mieux avoir affaire à des débutants qu’à des stars confirmées. Elle détestait partager la vedette. Feeney plaça sa question. — Entretenait-elle une relation... sentimentale, ces derniers temps ? — Plus d’une, je pense. Je crois qu’il y avait quelqu’un sur Starlight Station. Un entrepreneur, disait-elle avec une pointe d’ironie. Il y avait aussi ce styliste dont Jerry me vante le talent. Michelangelo, Puccini, Leonardo... Quelque chose dans ce genre. Et Paul Redford, le producteur qui était avec nous à cette soirée. Une gorgée de café plus tard, il cligna des paupières. — Leonardo, oui, c’est bien Leonardo. Mais il y a eu une prise de bec au cours de la soirée. Une femme est arrivée et s’est battue avec Pandora à cause de lui. Cela aurait pu être amusant si cela n’avait pas été aussi gênant pour tout le monde. Paul et moi avons dû les séparer. — Cette femme est venue chez Pandora et l’a agressée ? S’enquit Eve d’un ton neutre. — Oh non, pas du tout. Cette malheureuse était accablée, suppliante. Pandora l’a traitée de tous les noms, puis elle l’a frappée. (Justin montra comment en balançant son poing bagué.) Un coup impressionnant qui l’a envoyée au tapis. Cette femme était petite mais vaillante. Elle s’est relevée tout de suite pour aller au combat. Après ça, elles se sont tiré les cheveux, griffées... vous voyez la scène. La femme saignait quelque peu. Pandora avait des ongles terribles. — Pandora l’a griffée au visage ? — Non. Au cou. Quatre longues estafilades. Mais elle a dû lui laisser un bel hématome sous l’œil. J’ignore qui est cette femme, j’en ai peur. Pandora n’a fait que l’insulter sans jamais l’appeler par son nom. La femme essayait de ne pas pleurer en partant et, sur un ton très théâtral, elle a dit à Pandora qu’elle allait le regretter. Ensuite, elle a un peu gâché sa sortie en clamant que l’amour est plus fort que tout. Oui, pensa Eve, ça ressemble bien à Mavis. — Après son départ, comment était Pandora ? — Furieuse, surexcitée. C’est pour cela que Jerry et moi sommes partis tôt. — Et Paul Redford ? — Il est resté. (Justin soupira.) Ce n’est pas très sympa de critiquer Pandora alors qu’elle n’est plus là pour se défendre, mais elle était dure, souvent impitoyable. Gare à celui qui la contrariait ! — Ne l’avez-vous jamais contrariée, monsieur Young ? — J’ai toujours été prudent, répondit-il avec un sourire charmeur. J’apprécie ma carrière et mon visage, lieutenant. Pandora ne pouvait menacer la première, mais je l’ai vue endommager quelques visages. Croyez-moi, ses ongles n’étaient pas seulement décoratifs. — Elle avait des ennemis ? — Des tas. Qu’elle terrifiait. Mais je ne vois pas lequel d’entre eux aurait finalement pu se décider à faire une chose pareille. Même Pandora ne méritait pas de mourir si brutalement. — Nous apprécions votre franchise, monsieur Young. A présent, nous aimerions parler à Mlle Fitzgerald. Seule. Il leva un sourcil élégant. — Oui, bien sûr. Vous devez vérifier que nos histoires concordent. Eve se contenta de sourire. — Vous avez eu amplement le temps de les faire concorder. Mais nous aimerions néanmoins lui parler sans témoins. Elle eut le plaisir de voir son impeccable façade se lézarder tandis qu’il sortait de la pièce. — Tu en penses quoi ? marmonna Feeney. — Il nous a joué une très jolie scène. — D’accord avec toi. Cela dit, si Fitzgerald et lui ont passé la nuit ensemble au pieu, il n’a pas de bile à se faire. — Ni elle, je n’aime pas les alibis trop parfaits. Il faudra récupérer les bandes de surveillance de l’immeuble pour vérifier à quelle heure ils sont rentrés et s’ils ne sont pas ressortis. — Je ne... Elle leva les yeux en entendant Feeney haleter. Il semblait en transe. Se retournant pour contempler l’entrée de Jerry Fitzgerald, elle s’étonna de ne pas le voir la langue pendante. Jerry était canon, c’était indéniable. Ses seins opulents étaient à peine recouverts par la soie ivoire. Le décolleté plongeait vertigineusement jusqu’au nombril. Une longue jambe fuselée s’ornait sur la face interne du genou d’une rose épanouie. Et puis, il y avait le visage, doux et apaisé, comme si elle venait de faire l’amour avec Apollon. Une chevelure d’ébène coupée au carré, une bouche rouge, pleine et humide, un menton rond, des yeux d’un bleu éblouissant et des cils interminables aux pointes dorées... Elle s’avança vers un siège d’une démarche glissante, telle une déesse païenne. Eve tapota le genou de Feeney pour le réconforter... et contenir ses ardeurs. — Mademoiselle Fitzgerald... commença Eve. — Oui, fit-elle d’une voix aux accents mélodiquement rocailleux. Ses yeux effleurèrent à peine Eve avant de se river à ceux du malheureux Feeney. — Capitaine, c’est affreux ! J’ai essayé le caisson d’isolation, le régénérateur d’humeur, j’ai même programmé les hologrammes pour des marches dans la prairie qui ont toujours un effet bénéfique sur moi. Mais rien ne peut me sortir cette tragédie de l’esprit. (Elle frémit, leva les mains vers son visage d’idole et conclut :) Je dois avoir l’air d’un épouvantail. — Vous êtes superbe, bafouilla Feeney. Divine. Vous êtes... — On se calme, murmura Eve en lui flanquant un coup de coude. Mademoiselle Fitzgerald, nous comprenons à quel point vous êtes bouleversée. Pandora était votre amie. Jerry lui adressa un sourire espiègle. — Ce n’est pas tout à fait exact, et vous ne tarderiez pas à le découvrir. Évoluant dans le même milieu, nous nous tolérions. Mais, pour être franche, nous ne pouvions pas nous sentir. — Elle vous a invitée chez elle. — Parce qu’elle voulait voir Justin. Cela étant, nous nous fréquentions. Il nous est même arrivé de travailler ensemble. Elle se leva, soit pour montrer son corps, soit parce qu’elle tenait à se servir elle-même. S’emparant d’une carafe en forme de cygne, elle se versa un verre d’un breuvage couleur saphir. — Permettez-moi d’abord de dire à quel point je suis sincèrement bouleversée par la façon dont elle est morte. C’est terrible de penser que quelqu’un puisse avoir tant de haine. J’exerce le même métier. Je suis dans l’œil du public. Une sorte d’image, comme l’était Pandora. Si cela lui est arrivé... (Elle s’interrompit pour boire une longue gorgée)... cela pourrait m’arriver à moi aussi. — Voudriez-vous me donner votre emploi du temps la nuit de sa mort ? Jerry écarquilla les yeux. — Suis-je soupçonnée ? C’est presque flatteur. (Elle retourna s’asseoir, son verre à la main, et croisa les jambes ; Feeney se tétanisa.) Je n’ai jamais eu guère plus de cran que de lui lancer quelques piques verbales. La plupart du temps, elle ne s’en rendait même pas compte. Pandora n’était pas un cerveau. La subtilité n’était pas son fort. Bon, voyons... Elle ferma les yeux, se renversa en arrière et leur raconta sensiblement la même histoire que Justin, mettant davantage l’accent sur l’altercation entre Pandora et Mavis. — Je dois admettre que je la soutenais. La femme, pas Pandora. Elle avait un certain style... bizarre, décalé. Quelque chose entre la gamine abandonnée et l’amazone. Elle essayait de tenir bon, mais Pandora l’aurait transformée en serpillière si Jerry et Paul ne l’avaient pas retenue. Pandora était vraiment costaud. Elle passait son temps à se muscler dans des clubs de gym. Je l’ai vue une fois jeter un pauvre garçon à travers la pièce parce qu’il s’était trompé en étiquetant ses accessoires avant un défilé. Bref. Cette femme arrive et tente de faire entendre raison à Pandora. Elle voulait passer un accord avec elle à propos de Leonardo. C’est un styliste. A mon avis, Leonardo et la gamine étaient cinglés l’un de l’autre, mais Pandora n’était pas prête à le laisser partir. Il a un défilé bientôt. (Elle eut un sourire de chatte.) Maintenant que Pandora a disparu, il va falloir que je l’aide, ce pauvre garçon. — Vous deviez prendre part à ce défilé ? — Pandora était la tête d’affiche. Je vous l’ai dit, Pandora et moi avons parfois travaillé ensemble. Quelques vidéos. Le hic, avec elle, c’est qu’elle avait de l’allure et même de la présence mais, dès qu’elle ouvrait la bouche, c’était un bout de bois. Horrible. Moi, je suis plutôt douée... (Elle s’arrêta pour allumer une cigarette rouge qu’elle prit dans une boîte en émail.) Vraiment douée, et je me concentre sur mon travail d’actrice. Mais... prendre part à ce défilé, avec ce styliste, me fera une bonne publicité dans les médias. Désolée si ça vous semble cynique. C’est la vie. — Sa mort survient à un moment opportun pour vous. — Quand je vois une opportunité, je la saisis. Je ne tue pas pour la provoquer. (Elle haussa les épaules.) C’était plutôt le style de Pandora. (Elle se pencha en avant, insoucieuse de son décolleté.) Écoutez, inutile de tourner autour du pot. J’ai la conscience tranquille. J’étais avec Justin toute la nuit, je ne l’ai pas revue après minuit. Je peux me permettre d’être honnête et vous dire que je ne pouvais pas la blairer. C’était sans doute une rivale, professionnelle et sentimentale, je l’admets. Elle aurait pu essayer de me prendre Justin rien que pour m’embêter. Mais je ne tue pas à cause des hommes. (Un regard chaleureux vers Feeney.) Ce ne sont pas les hommes charmants qui manquent. Et, en vérité, cet appartement n’est pas assez grand pour contenir tous ceux qui la détestaient. Je ne suis qu’une parmi des centaines. — Comment était-elle hier soir ? Jerry renversa soudain la tête en arrière et éclata de rire. — Je ne sais pas ce qu’elle avait pris, mais ça lui donnait une drôle d’énergie. Elle fonctionnait en accéléré. — Mademoiselle Fitzgerald, dit Feeney sur un ton d’excuse, vous pensez que Pandora avait absorbé une substance illégale ? Elle hésita un instant, puis haussa ses épaules d’albâtre. — Il n’y a pas de truc légal qui vous mette cette lueur dans les yeux, mon chou. Et elle se sentait plus que bien. C’est-à-dire qu’elle était prête à tout écraser sur son passage. Et elle avalait des litres de Champagne. — Vous a-t-on proposé, à vous ou aux autres invités, une substance illégale ? demanda Eve. — Elle ne m’a pas invitée à y goûter. Cela dit, elle savait que je n’utilise pas ces trucs-là. Mon corps est un temple. (Elle sourit à Eve qui fixait son verre.) Boisson aux protéines, lieutenant, rien que des protéines. Et ça ? (Elle agita sa cigarette.) Ce n’est pas du tabac, mais une herbe inoffensive et parfaitement légale qui me calme les nerfs. J’en ai trop vu qui montaient tout en haut très vite et se cassaient la figure à peine arrivés. Je suis pour la durée. Je me permets trois cigarettes par jour et un verre de vin à l’occasion. Pas de stimulants, pas de pilules euphorisantes. Pandora, elle, était une consommatrice de première. Elle avalait n’importe quoi. — Vous connaissez le nom de son fournisseur ? — Je ne lui ai jamais demandé. Ça ne m’intéressait pas. Mais, en y réfléchissant, elle avait dû trouver un truc nouveau. Je ne l’avais jamais vue aussi en forme et, même si ça me chagrine de le dire, elle semblait rajeunie. Teint éclatant, peau lisse. Elle rayonnait. Et je sais qu’elle n’était pas au Paradise, le salon de beauté, ce jour-là – nous fréquentions le même. Je lui ai posé la question. Elle a souri et m’a seulement répondu qu’elle avait découvert un nouveau secret de beauté qui allait lui faire gagner une fortune. — Intéressant, commenta Feeney une fois dans la voiture. Nous avons parlé à deux des trois personnes qui ont vu la victime pour la dernière fois et aucune ne pouvait la supporter. — Ils ont pu agir ensemble, fit Eve. Fitzgerald connaissait Leonardo et voulait travailler avec lui. Il leur était très facile de se servir d’alibi l’un à l’autre. Feeney tapota sa poche où il avait rangé les bandes de surveillance de l’immeuble. —On va regarder ça, voir ce qu’elles nous apprennent. Mais on n’a pas vraiment de mobile. Celui qui a fait ça ne voulait pas simplement la tuer, il voulait l’effacer, la détruire. Il faut une sacrée dose de rage. Ces deux-là m’ont l’air assez avares de leur sueur. — Tout le monde est capable de dépenser un peu de sueur. Il suffit d’une bonne raison. Je veux passer au ZigZag. Et il faut contacter le producteur. Tu peux mettre tes androides sur les compagnies de taxis ? Je vois mal notre héroïne prendre le métro ou le bus jusque chez Leonardo. — Bien sûr. (Il sortit son com.) Si elle a pris un taxi ou un service de transport privé, on devrait le savoir d’ici à deux heures. Le ZigZag n’était guère animé pendant la journée. L’endroit ne vivait que la nuit. Il y avait là quelques touristes égarés, qui se fichaient du décor miteux et de la mauvaise qualité du service. Un filet de musique craquait en fond sonore. Ce soir, elle déchirerait les tympans. La structure à deux étages était dominée par cinq bars et deux parquets de danse tournants qui commenceraient leur manège à vingt et une heures. La carte proposait des sandwiches et des salades, portant tous le nom de rockers morts. Le plat du jour, beurre de cacahuètes, banane sur crème fraîche, avec oignons et jalapenos, s’appelait l’Elvis et Joplin. Eve s’installa avec Feeney au premier comptoir et commanda du café. La serveuse était humaine et non androïde, contrairement à l’usage dans ce genre d’endroit. — Vous faites le service de nuit ? S’enquit-elle. — Non. Je travaille le jour. Elle leur servit leur café. — Qui travaille ici la nuit et surveille les gens ? — Ici, personne ne surveille personne. Eve sortit son insigne. — Cela vous aidera peut-être à retrouver la mémoire ? Nullement émue, la fille haussa les épaules. — Écoutez, c’est une boîte propre. J’ai un gosse, c’est pour ça que je travaille la journée et que je fais attention aux endroits où je bosse. J’ai fait ma petite enquête avant d’accepter le boulot. Dennis dirige un club sympa. C’est pour ça qu’il engage des serveurs humains et non des androïdes. Parfois, y a des débordements, mais il se débrouille pour que ça dure pas. — Qui est Dennis et où puis-je le trouver ? — C’est le patron. Son bureau est en haut de cet escalier. — Hé, Dallas ! On pourrait en profiter pour manger un morceau, se plaignit Feeney en lui emboîtant le pas. Le Mick Jagger n’a pas l’air mal. Dennis avait été averti. Dès qu’ils mirent le pied sur le palier, un panneau glissa, livrant passage à un homme mince au visage émacié. Il avait une barbe rousse taillée en pointe et une couronne de cheveux aile de corbeau nimbait son crâne comme une tonsure. — Officiers, bienvenue au ZigZag, dit-il d’une voix douce. Il y a un problème ? — Nous aimerions vous demander votre aide et votre coopération, monsieur... ? — Dennis. J’aime bien les noms simples. Il les fit entrer dans son bureau. L’atmosphère de carnaval prenait fin sur le seuil. La pièce était Spartiate, aussi paisible qu’une chapelle. — Mon sanctuaire, annonça-t-il, conscient du contraste. Seule la tranquillité permet d’apprécier les plaisirs du bruit et de l’humanité faisant la fête. Je vous en prie, asseyez-vous. Les chaises n’avaient rien de confortable. — Nous tentons de vérifier les faits et gestes d’une de vos clientes la nuit dernière. — Pourquoi ? — Raisons officielles. — Je vois. (Dennis prit place derrière son bureau.) Vers quelle heure ? — Après onze heures et avant une heure du matin. — Écran allumé. (Une section du mur glissa pour révéler un écran.) Surveillance 5, commencer à vingt-trois heures. L’écran, et la pièce, explosèrent de bruits, de couleurs et de mouvements. Pendant un instant, ce fut abrutissant. Eve reconnut une vue plongeante du club en pleine activité. Dennis était vraiment le seigneur des lieux : il pouvait surveiller tout son petit monde du haut de son donjon. Il sourit, devinant sa réaction. — Couper audio. Tout à coup, le silence se fit. A présent, toute cette agitation semblait irréelle. Des danseurs tournoyaient sur les pistes, des lumières cascadaient, giclaient d’un peu partout, surprenant des expressions joyeuses, intenses, animales. Un couple à une table se disputait visiblement. Un autre était au bord de l’attentat à la pudeur. Soudain Eve repéra Mavis. Seule. — Vous pouvez agrandir ? demanda-t-elle en se levant pour montrer le coin de l’écran qui l’intéressait. — Bien sûr. Mavis grandit d’une façon démesurée, jusqu’à emplir tout le mur. L’horloge indiquait vingt-trois heures quarante-cinq. Elle avait une ecchymose sous l’œil. Quand elle se retourna, Eve aperçut des égratignures sur son cou. Mais aucune sur son visage, nota-t-elle, accablée. Et sa robe était intacte. Mavis repoussa les avances de deux hommes, puis d’une femme. Elle reposa son verre vide sur la table qui rejoignit deux autres tout aussi vides, puis se leva et, avec la dignité exagérée de ceux qui ont trop bu, gagna la sortie. Il était minuit dix-huit. — Est-ce ce que vous cherchiez ? — Plus ou moins. — Arrêt vidéo. (Dennis sourit.) Cette dame vient au club de temps à autre. Elle est généralement plus affable. Elle adore danser. Il lui arrive même de chanter. Je lui trouve un réel talent et, en tout cas, elle plaît beaucoup. Vous voulez son nom ? — Je sais qui elle est. — Dans ce cas... (Il se leva.) J’espère que Mavis Freestone n’a pas d’ennuis. Elle avait l’air malheureux. — Je peux demander un mandat pour une copie de ce disque, ou vous pouvez m’en donner une ? Dennis haussa un sourcil rouge. — Je serai heureux de vous en donner une. Mac, copier disque et étiqueter. Y a-t-il autre chose que je puisse faire ? — Non. Pas pour le moment, dit Eve en prenant le disque. Merci de votre coopération. — La coopération est la colle de la vie, répondit Dennis tandis que le panneau se refermait entre eux. — Un type bizarre, commenta Feeney. — Mais efficace. Tu sais, Mavis a peut-être été prise dans une sale histoire dans un bar. Elle s’est peut-être fait griffer le visage et déchirer sa robe. — Mmouais. (Feeney s’arrêta pour commander un Mick Jagger.) Dallas, tu devrais mettre autre chose dans ton corps que du boulot et des heures sup. (Il mordit dans le sandwich.) Vachement bon ! J’ai toujours été un fan de Jagger. — Drôle de façon de passer à la postérité. Quelques minutes plus tard, ils regagnaient la voiture. Le bip résonnait, indiquant une transmission. — Le rapport du labo, murmura Eve en contemplant l’écran. Oh, non... Feeney, l’appétit coupé, fourra le sandwich dans sa poche. — Dallas, c’est moche. Le silence s’abattit dans la voiture. Le rapport était très clair. C’était la peau de Mavis, et seulement la sienne, qu’on avait retrouvée sous les ongles de la victime. C’étaient les empreintes de Mavis, et uniquement les siennes, qu’on avait relevées sur l’arme du crime. Et c’était son sang, uniquement le sien, qui était mêlé à celui de la victime sur les lieux du crime. Le bip résonna de nouveau. Un visage apparut sur l’écran. — Procureur Jonathan Heartly, Lieutenant Dallas. — Je vous écoute. — Nous lançons un mandat d’arrêt contre Mavis Freestone sous l’inculpation de meurtre. — Ils ne perdent pas de temps, grommela Feeney. 7 Connors comprit dès qu’il la vit. — Je suis désolé, fit-il en lui prenant le visage entre ses mains. — J’ai un mandat. Il faut que je l’emmène. Je n’ai pas le choix. — Je sais. Viens. (Il l’enlaça.) Nous trouverons un moyen de la sortir de là, Eve. — Chou blanc sur toute la ligne, Connors. Tout ce que je découvre ne fait qu’empirer les choses. Il y a les preuves, le mobile, l’occasion. (Elle s’écarta.) Si je ne la connaissais pas, je n’aurais aucun doute. — Mais tu la connais. — Elle va être terrifiée. (Pas rassurée elle non plus, Eve leva les yeux vers le premier étage où se trouvait Mavis.) Le bureau du procureur m’a dit qu’ils ne refuseraient pas une caution, mais elle va aussi avoir besoin... Connors, j’ai honte de te le demander... — Tu n’as pas à le faire. J’ai déjà pris contact avec les meilleurs avocats. — Je ne pourrai pas te rembourser. — Eve... — Je ne parle pas de l’argent. (Elle lui saisit les mains.) Tu ne la connais pas vraiment, mais tu crois en elle uniquement à cause de moi. Voilà ce que je ne peux te rembourser. Il faut que j’y aille. — Tu veux y aller seule. (Il avait compris cela aussi et ne cherchait même pas à discuter.) Je vais prévenir les avocats. Quelles sont les charges ? — Meurtre au deuxième degré. — Eve, murmura-t-il, elle croit en toi, elle aussi. Et elle a de bonnes raisons. — Je l’espère. Serrant les dents, elle grimpa les marches pour aller frapper à la porte de Mavis. — Entrez, Summerset. Je vous ai dit que je descendrais pour le gâteau. Oh... Surprise, Mavis s’écarta de l’ordinateur sur lequel elle essayait de composer une chanson. Pour se remonter le moral, elle avait revêtu une combinaison moulante améthyste et s’était teint les cheveux dans la même couleur. — Je pensais que c’était Summerset. — Et un gâteau. — Ouais, il m’a appelé pour me dire que le cuisinier avait fait un gâteau au chocolat amer. Summerset connaît mes faiblesses. Je sais que toi et lui, vous ne vous entendez pas bien, mais il est vraiment adorable avec moi. — C’est parce qu’il ne cesse de t’imaginer nue. — Si ça peut lui faire plaisir. (Elle se mit à tapoter nerveusement sur sa console avec ses ongles multicolores.) En tout cas, il est génial. J’imagine que ce serait différent si je m’intéressais à Connors. Il lui est totalement dévoué. On dirait pas que c’est son patron mais plutôt son fils unique. C’est pour ça qu’il t’en veut... Et puis t’es flic. Ça n’aide pas beaucoup. Je crois que Summerset a quelque chose contre les flics. Elle s’interrompit, tremblante. —Je suis désolée, Dallas, je parle trop. J’ai une trouille bleue. Tu voulais me dire quelque chose, n’est-ce pas ? Au fait, tu ne sais pas où est Leonardo ? Il faut qu’on se voie. Maintenant, plus rien ne nous sépare. Eve s’obligea à fixer Mavis droit dans les yeux. — Cela risque de ne pas être pour tout de suite. Mavis, j’ai une faveur à te demander. La plus grande que je t’aie jamais demandée. — Ça va être dur ? — Oui. Je dois te demander de me faire confiance. De croire que je fais tellement bien mon boulot que je n’oublierai rien, que je ne manquerai pas un seul détail, si infime soit-il. Je dois te demander de ne pas oublier que tu es ma meilleure amie et que je t’aime. Mavis se mit à suffoquer. Ses yeux restaient secs, secs et brûlants. — Tu es venue m’arrêter. — Le rapport du labo est arrivé. (Elle lui saisit les mains.) Ça n’a pas été une surprise, j’étais certaine que quelqu’un avait monté un traquenard. Je m’y attendais, Mavis. J’espérais trouver quelque chose – n’importe quoi – avant, mais je n’en ai pas été capable. Feeney y travaille, lui aussi. C’est le meilleur, Mavis, crois-moi. Et Connors a déjà engagé le top des avocats. C’est la procédure, c’est tout. — Tu dois m’arrêter pour meurtre. — Homicide involontaire. C’est moins grave. Le bureau du procureur est prêt à accepter une caution. Tu reviendras manger ton gâteau dans quelques heures. — Tu vas me mettre en prison. Eve avait l’impression d’être broyée dans un étau. — Pas pour longtemps. Je te le jure. Feeney est déjà en train de régler la paperasserie. Dès qu’on aura fini les préliminaires, tu passeras en audition, le juge fixera la caution et tu reviendras ici. Avec un bracelet-émetteur pour suivre ses moindres déplacements. Enfermée dans cette maison pour éviter la curée des médias. Une cage dorée, mais une cage quand même. — A t’entendre, ça a l’air facile. — Ce ne sera pas facile mais ce sera plus facile si tu n’oublies pas que tu as deux des meilleurs flics de ton côté. Et ne renonce à aucun de tes droits, d’accord ? Aucun. Attends tes avocats. Ne me dis rien que tu ne sois pas obligée de me dire. Ne dis rien à personne. Compris ? Mavis se leva. — Oui. Finissons-en. Bien des heures plus tard, quand ce fut terminé, Eve rentra à la maison. Les lumières étaient tamisées. Elle espérait que Mavis avait pris les tranqs qu’elle lui avait donnés. La conférence de presse avait été particulièrement horrible. Comme prévu, on ne s’était pas privé de la questionner sur son amitié avec Mavis, de mettre en doute sa probité dans cette affaire. Elle devait une fière chandelle à Whitney qui était intervenu avec fermeté pour déclarer qu’il avait une confiance absolue dans son enquêtrice. Cela s’était mieux passé en tête à tête avec Nadine Furst. Nadine et sa chaîne avaient une dette envers elle. Mavis serait bien traitée sur Channel 75. Ensuite, Eve avait fait quelque chose dont elle ne se serait jamais crue capable : elle avait pris rendez-vous avec la psy de la police, le Dr Mira. Je peux toujours annuler, se dit-elle en se frottant les yeux. Je vais annuler. — Vous rentrez bien tard, lieutenant, après une journée fertile en événements. Summerset était, comme à son habitude, tout habillé de noir et son visage était plus sévère que jamais. Il la haïssait avec la même efficacité tranquille dont il usait pour tenir la maison. —Ne me cassez pas les pieds, Summerset. Il lui barra la route. — J’avais cru que, malgré vos innombrables défauts, vous étiez au moins une détective compétente. Je vois à présent que ce n’est pas le cas. Même vos amis ne peuvent compter sur vous. — Vous pensez vraiment qu’après tout ce que j’ai subi ce soir vous allez encore pouvoir m’atteindre ? — A mon avis, rien ne vous atteint, lieutenant. Vous n’avez aucune loyauté et cela fait de vous une moins que rien. — Vous avez peut-être une suggestion à me faire ? J’aurais peut-être dû demander à Connors d’utiliser un de ses JetStars pour expédier Mavis à l’autre bout de l’univers. Pour qu’elle soit une fugitive pour le restant de ses jours. — Au moins, elle ne serait pas là-haut à pleurer toutes les larmes de son corps. Le coup l’atteignit en plein cœur. — Salaud ! Foutez le camp et évitez de croiser mon chemin à l’avenir. Elle le bouscula, mais se retint de courir. Elle marcha jusqu’à leur chambre où Connors provisionnait sa conférence de presse. — Tu t’es bien débrouillée, fit-il en se levant. La pression était terrible. — Ouais, une vraie pro. Elle passa dans la salle de bains et se planta devant le miroir. Une femme pâle, les yeux cernés, la bouche tordue. Et, derrière tout cela, l’impuissance. — Tu fais tout ton possible, dit calmement Connors derrière elle. —Tu lui as trouvé d’excellents avocats. (Elle s’aspergea le visage d’eau froide.) Ils ont jonglé avec moi pendant l’interrogatoire. J’étais dure. Je devais l’être. Mais ils étaient coriaces, eux aussi. La prochaine fois que je passerai un ami sur le gril, sûr je les engagerai. Elle s’enfouit le visage dans une serviette. — Quand as-tu mangé pour la dernière fois ? Elle secoua la tête. La question était sans intérêt. — Les journalistes voulaient du sang. Quelqu’un comme moi, quelle aubaine ! J’ai eu deux ou trois affaires retentissantes, je suis gradée. Si je me fais démolir, ça fera monter l’audience. — Mavis ne t’en veut pas, Eve. — Moi, je m’en veux ! Explosa-t-elle. Je m’en veux, bon sang ! Je lui ai dit de me faire confiance. Je lui ai dit que je m’occuperais de tout. Et qu’est-ce que j’ai fait, Connors ? Je l’ai arrêtée, emprisonnée. Ses empreintes, son visage, sa voix... tout ça est dans son casier à présent. Je l’ai cuisinée à fond pendant deux longues heures. Je l’ai mise dans une cellule jusqu’à ce que tes avocats viennent avec la caution que tu as payée. Je me hais. Le visage dans les mains, elle éclata en sanglots. — Il était temps que tu lâches un peu la vapeur. (Il la prit dans ses bras pour la porter jusqu’au lit.) Ça va te faire du bien. Il la garda serrée contre lui, lui caressant les cheveux. Chaque fois qu’elle pleurait, c’était la tempête, le tumulte. Eve avait rarement les larmes paisibles. Il était rare que quoi que ce soit fût paisible pour elle. — Ça ne me fait pas du bien, marmonna-t-elle. — Si, crois-moi. Tu vas te purger de certains remords mal placés. Tu as droit à cette peine. Demain, tu auras l’esprit plus clair. Elle hoquetait et une migraine atroce lui ravageait la cervelle. — Il faut que je travaille cette nuit. Je dois passer des noms dans l’ordinateur. Non, pensa-t-il avec calme. Elle ne fera rien ce soir. — Souffle un peu. Mange quelque chose. (Avant qu’elle ne puisse protester, il programma l’AutoChef.) Même ton organisme admirable a besoin d’énergie. Et puis il y a une histoire que je veux te raconter. — Je n’ai pas de temps à perdre. — Ce ne sera pas du temps perdu. — Bon, alors un repas rapide et une histoire courte, d’accord ? (Elle se frotta les yeux.) Navrée de t’avoir chialé dessus. — J’adore ça. (Il revint avec une omelette et une tasse, s’assit au bord du lit et fixa ses yeux gonflés.) Je t’adore, toi aussi. Elle rougit. Il n’y avait que Connors qui parvînt à la faire rougir. — Tu essaies de me distraire. (Elle accepta l’assiette et la fourchette.) Ce genre de trucs marche toujours, je ne sais jamais quoi répondre. (Elle goûta ses œufs.) Peut-être quelque chose dans le style : tu es ce qui m’est arrivé de mieux. — Pas mal, pour un début. Elle leva la tasse, but une gorgée avant de grimacer. — C’est pas du café. — Du thé. Ça te changera de la caféine. Parce qu’elle n’avait pas l’énergie de discuter, elle but. — C’est pas trop mauvais. Vas-y. J’écoute ton histoire. — Tu te demandes pourquoi je garde Summerset alors qu’il est... rien moins qu’aimable avec toi. Elle gloussa. — Tu veux dire qu’il ne peut pas me voir en peinture. Ce sont tes affaires. — Nos affaires. — Quoi qu’il en soit, je n’ai pas envie de parler de lui maintenant. — D’abord, ce n’est pas toi qui vas parler, et ensuite, il s’agit d’un incident qui offre beaucoup de similitudes avec ce que tu vis en ce moment. (Il l’observa boire et calcula qu’il avait juste le temps de raconter son histoire.) J’étais très jeune et je traînais dans les rues de Dublin. Je me suis, disons, associé, avec un homme et sa fille. La petite fille était, oui, un ange doré et rose... elle avait le plus doux sourire du monde. Ils pratiquaient l’arnaque, superbement. De petites escroqueries, des filouteries. Ils se contentaient de gains raisonnables. A l’époque, j’en faisais autant mais j’aimais la variété : je soulageais aussi quelques poches et j’organisais des jeux pas trop légaux. Mon père était toujours vivant quand j’ai rencontré Summerset – il ne portait pas ce nom-là – et sa fille, Marlena. — Bon, c’était un escroc, dit-elle entre deux bouchées. Je savais qu’il n’était pas net. — Il était extrêmement intelligent. J’ai beaucoup appris avec lui et j’aime penser qu’il a aussi appris de moi. Quoi qu’il en soit, après que j’eus reçu une raclée particulièrement enthousiaste de mon cher vieux papa, il m’a retrouvé inconscient dans une ruelle. Il m’a récupéré. Il a pris soin de moi. Il n’avait pas d’argent pour un docteur et je n’avais pas de carte médicale. Par contre, j’avais quelques côtes cassées, une épaule fracturée et une commotion cérébrale. Ce récit réveilla des souvenirs pénibles chez Eve. — La vie est moche. — Parfois. Summerset possédait de nombreux talents. Il avait de solides notions de médecine. Pour ses arnaques, il utilisait volontiers une couverture de medie. Je ne dirais pas qu’il m’a sauvé la vie. J’étais jeune et fort, mais il m’a certainement évité des souffrances inutiles. — Tu as une dette envers lui. (Son assiette était vide à présent.) Je comprends. Pas de problème. — Non, ce n’est pas ça. Cette dette, je l’ai payée. Après la mort nullement regrettée de mon père, nous sommes devenus associés. Encore une fois, je ne dirai pas qu’il m’a élevé. Je sais me débrouiller seul, mais il m’a donné ce qu’on pourrait appeler une famille. J’aimais Marlena. — La fille. (Eve secoua la tête pour s’éclaircir les idées.) J’avais oublié. Où est-elle ? — Elle est morte. Elle avait quatorze ans et moi seize. Nous étions ensemble, plus ou moins, depuis six ans. Une de mes affaires de jeu rapportait des profits non négligeables. Ce qui a attiré sur moi l’attention d’un gang plutôt violent. Selon eux, j’empiétais sur leur territoire. J’étais d’un avis différent. Ils m’ont menacé. J’étais assez arrogant pour les ignorer. Une ou deux fois, ils ont essayé de me coincer, pour m’apprendre le respect, j’imagine. Mais j’étais difficile à attraper. Je commençais à prendre de l’importance. J’avais même du prestige. Et je gagnais déjà pas mal d’argent. Assez, en tout cas, pour qu’on puisse s’acheter une maison décente. Et, quelque part en cours de route, Marlena est tombée amoureuse de moi. Il s’interrompit, contemplant ses mains, se souvenant, regrettant. — J’avais énormément d’affection pour elle, mais je n’étais pas amoureux. Elle était belle, incroyablement innocente, malgré la vie que nous menions. Elle était comme ma petite sœur. Une nuit, elle est venue dans ma chambre s’offrir à moi. J’étais atterré, furieux et terrorisé. Parce que j’étais un homme et, donc, tenté. »J’ai été cruel avec elle, Eve, et je l’ai renvoyée. C’était une enfant et je l’ai brisée. Je n’oublierai jamais son expression. Elle avait confiance en moi, elle croyait en moi, et moi, en faisant ce que je croyais être juste, je l’avais trahie. — Comme moi j’ai trahi Mavis. —Comme tu crois l’avoir trahie. Mais ce n’est pas fini. Elle a quitté la maison cette nuit-là. Summerset et moi ne nous en sommes rendu compte que le lendemain matin quand les hommes qui étaient après moi nous ont fait savoir qu’ils l’avaient. Ils nous ont renvoyé ses vêtements couverts de sang. Pour la première fois de ma vie, et la dernière, j’ai vu Summerset incapable de bouger. Je leur aurais donné tout ce qu’ils auraient exigé de moi, n’importe quoi. Sans la moindre hésitation, je me serais proposé pour qu’ils me prennent, moi, plutôt qu’elle. Comme toi, tu serais prête à prendre la place de Mavis. — Oui, fit Eve en fixant sa tasse sans la voir, je ferais n’importe quoi. — Parfois, tout vient trop tard. Je les ai contactés, je leur ai dit que j’étais prêt à négocier, je les ai suppliés de ne pas la toucher. Mais le mal était fait. Ils l’avaient violée et torturée, cette enfant de quatorze ans pleine de joie de vivre qui commençait à peine à découvrir sa féminité. Quelques heures après, ils ont jeté son cadavre sur le pas de notre porte. Ils l’avaient utilisée comme un moyen de parvenir à leurs fins. Pour impressionner un concurrent. Pour eux, elle n’était même pas un être humain. Et il n’y avait rien que je pusse faire pour revenir en arrière et récrire l’histoire. — Ce n’était pas ta faute. (Elle lui prit les mains.) Je suis désolée, vraiment désolée. Mais ce n’était pas ta faute. — Non, en effet. Il m’a fallu des années pour le croire, le comprendre et l’accepter. Summerset ne m’a jamais rien reproché, Eve. Il aurait pu. Elle était toute sa vie, et elle avait souffert et était morte à cause de moi. Mais pas une seule fois il ne m’a fait le moindre reproche. Elle soupira, ferma les yeux. Elle voyait ce qu’il cherchait à lui dire en lui racontant une histoire dont la seule évocation devait le mettre à la torture. Elle non plus n’avait rien à se reprocher. Comment aurait-elle pu empêcher le meurtre de Pandora ? Mais, maintenant, elle pouvait agir, trouver les réponses. — Que s’est-il passé ensuite ? — J’ai traqué les hommes qui lui avaient fait ça et je les ai tués... à petit feu. (Il sourit.) A chacun ses moyens de rendre la justice, Eve. — La vengeance n’est pas la justice. — Pour toi, non. Mais tu trouveras la solution et la justice pour Mavis. Personne n’en doute. — Elle ne doit pas aller jusqu’au procès. (Sa tête roula. Elle se redressa d’un coup.) Je dois trouver... il faut que je... (Elle n’arrivait même pas à soulever sa main.) Bon sang, Connors ! C’était un tranq ! — Dors, murmura-t-il gentiment en débouclant son holster. Allonge-toi. — Faire ingérer une substance chimique à quelqu’un à son insu est une violation des... Elle se rendit à peine compte qu’il lui déboutonnait sa chemise. — Tu m’arrêteras demain matin, suggéra-t-il. (Il se glissa à ses côtés dans les draps.) Dors, maintenant. Elle dormit, mais les rêves vinrent la hanter. 8 Un circuit bousillé au croisement de la 9e et de la 56e semait la panique dans la circulation. Piétons et chauffeurs, bafouant le code de pollution sonore, klaxonnaient et hurlaient leur dépit. Eve aurait bien relevé ses vitres pour ne plus les entendre, mais la climatisation de la voiture faisait un de ses caprices habituels : il y avait du givre sur les aérateurs. Pour couronner le tout, mère Nature avait décidé de gratifier New York d’une petite canicule : il faisait plus trente-sept degrés. Histoire de passer le temps, Eve observait les vagues de chaleur qui ondulaient au-dessus du béton. Elle envisagea de prendre la voie des airs, mais son ordinateur de bord n’était pas du même avis et, de toute manière, d’autres avaient eu la même idée. L’embouteillage, dans le ciel, était gratiné. Deux flics de la circulation dans leur monocopter tentaient de mettre un peu d’ordre et ne faisaient qu’ajouter à la pagaille. Mieux valait commencer à travailler depuis la voiture. — Peabody, dit-elle dans son com qui, après une bonne minute de friture, se décida à fonctionner. — Peabody. Bureau des homicides. — Dallas. Je vous prends devant le Central dans un quart d’heure. — Oui, chef. — Apportez tous les dossiers relatifs aux affaires Pandora et Johannsen et soyez... (Elle s’interrompit et plissa les yeux vers l’écran.) C’est bien calme, au bureau, Peabody. Qu’est-ce qui se passe ? — Les autres ne sont pas encore arrivés. Il y a un gros problème de circulation sur la 9e. Eve contempla la mer de voitures qui l’entourait. — Sans blague ? — Ça paie d’écouter les infos-trafic le matin. J’ai pris une autre route. — Vous m’énervez, Peabody, maugréa Eve en coupant la transmission. Elle consulta ensuite les communications reçues à son bureau et demanda un rendez-vous à Paul Redford pour ce matin même. Elle appela le labo pour les secouer un peu : ils n’avaient toujours pas pondu de rapport de toxicologie pour Pandora. Soudain, elle aperçut une brèche dans le mur de voitures et s’y engouffra, dédaignant les coups d’avertisseurs furieux et les gestes obscènes. Priant pour que sa bagnole se montre coopérative, elle appuya sur le contact de décollage. Au lieu de bondir, la voiture roula et tangua, mais s’éleva néanmoins de trois mètres. C’était suffisant. Elle vira vers la 7e tandis que son tableau de bord annonçait qu’ils étaient en surcharge. Cinq rues plus loin, la voiture hoquetait de partout, mais elle avait passé le pire de l’embouteillage. Elle réussit à se poser, aussi gracieusement qu’une pierre, devant l’entrée du Central. Peabody, fidèle au poste, l’attendait, calme et impeccable dans son uniforme bien repassé. Comment faisait-elle ? — Votre véhicule a l’air de souffrir, lieutenant, commenta-t-elle en grimpant à bord. — Ah oui ? J’avais pas remarqué. — Et vous aussi, chef. Tandis qu’Eve se contentait de lui montrer les dents, Peabody fouilla dans son kit et en sortit un petit ventilateur portable qu’elle brancha sur le tableau de bord. Eve en gémit d’aise. — Merci. — La climatisation, sur ces modèles, laisse à désirer. Mais vous ne l’aviez probablement pas remarqué. — Vous êtes pleine d’humour, ce matin, Peabody. Tant mieux. Parlez-moi de Johannsen. — Le labo a encore des problèmes avec la poudre. Ils butent sur quelque chose. Ou alors, ils ne veulent rien me dire. Un de mes contacts m’a appris que les Illégales ont demandé la priorité sur cette histoire. On n’a trouvé aucune trace de drogue, légale ou non, dans le corps de la victime. — Donc, il n’en prenait pas, dit Eve, pensive. Qu’est-ce que ça vous inspire, Peabody ? — Qu’il se doutait que cette substance n’avait pas que des effets bénéfiques. — Exactement. Où en êtes-vous avec Casto ? — Il prétend être dans le brouillard. Il se montre coopératif, mais il n’apporte pas grand-chose. Quelque chose dans sa voix intrigua Eve. — Il vous fait des avances, Peabody ? Peabody garda les yeux fixés sur la route droit devant elle. — Il n’a pas fait montre d’un comportement déplacé. — Pas de salades. Ce n’est pas ce que je vous ai demandé. Une rougeur apparut au-dessus du col bleu réglementaire de sa chemise. — Il m’a marqué un certain intérêt personnel. — Seigneur, vous parlez comme un flic ! Ce « certain intérêt personnel » est-il réciproque ? — Il le serait si je n’avais pas l’impression que le sujet éprouve un intérêt personnel encore plus grand envers ma supérieure immédiate. (Le regard de Peabody glissa vers Eve.) Il en pince pour vous. — Grand bien lui fasse ! répliqua-t-elle, un peu émoustillée quand même. Mon certain intérêt personnel concerne quelqu’un d’autre. Il est vraiment pas mal, hein ? — Je salive dès que je le vois. — Alors, foncez ! — Je ne suis pas encore prête à m’investir dans une relation amoureuse. — Bon sang, qui parle d’amour ? Couchez avec lui deux ou trois fois. — Je préfère une liaison stable à une aventure purement sexuelle, fit Peabody avec raideur. Chef. — Ouais, soupira Eve, c’est pas la même chose. Excusez-moi, Peabody, je vous taquinais. Je suis navrée de savoir que ça vous gêne de travailler avec lui, mais j’ai besoin de vous. — Ça ne me gêne pas, dit Peabody. (Elle se détendit et sourit.) Et le voir n’a rien d’un supplice. (Elle regarda autour d’elle tandis qu’Eve se garait devant une longue tour élancée.) N’est-ce pas un des gratte-ciel de Connors ? — Oui. La moitié de Manhattan lui appartient. C’est son bureau principal. C’est aussi le siège new-yorkais de Redford Production. Je veux interroger Redford. Officiellement, vous n’êtes pas sur cette affaire. Mais Feeney est plongé jusqu’au cou dans ses ordinateurs et je veux que quelqu’un d’autre assiste à l’entretien. Des objections ? — Aucune, lieutenant. — Dallas, lui rappela Eve. Elle se dirigea vers l’ascenseur réservé aux cadres supérieurs, entra son code en essayant de ne pas avoir l’air trop gênée. — Ça nous fait gagner du temps, marmonna-t-elle. Peabody écarquilla les yeux quand elles pénétrèrent dans une cabine immense recouverte d’une moquette à peine moins épaisse qu’un matelas et embaumée par des hibiscus en pots. — J’adore gagner du temps. — Trente-quatrième étage, demanda Eve. Redford Production. Puis elle relata brièvement l’ultime soirée de Pandora, expliquant que Redford était peut-être la dernière personne à l’avoir vue en vie. — Voyons ce qu’on peut tirer du bonhomme, conclut-elle. L’ascenseur s’immobilisa dans un chuintement feutré et les portes s’ouvrirent. A l’évidence, les employés de Redford aimaient travailler en musique. Elle jaillissait de haut-parleurs invisibles avec une énergie communicative. Deux hommes et une femme s’activaient autour d’une immense console circulaire, conversant gaiement dans des micros, adressant des sourires radieux aux écrans. La matinée était à peine entamée, mais une petite réception avait lieu dans une pièce aux murs de verre. Des gens trinquaient et grignotaient des canapés, ponctuant la musique de leurs rires et de leurs bavardages. — On dirait une scène d’un de ses films, dit Peabody. — Vive Hollywood ! s’exclama Eve en se dirigeant vers la console. Lieutenant Dallas. J’ai rendez-vous avec M. Redford. — Oui, lieutenant, répondit l’un des réceptionnistes, beau comme un dieu. Je vais vous annoncer. Désirez-vous prendre quelque chose ? — Peabody ? — Ces gâteaux sont appétissants, ma foi. On pourrait y goûter en partant. — Nous sommes du même avis. —M. Redford sera heureux de vous voir maintenant, lieutenant, annonça l’apollon. Permettez-moi de vous conduire. Il les mena jusqu’à une porte à double battant qui semblait taillée dans de l’argent massif et l’ouvrit d’un geste théâtral. — Vos invitées, monsieur Redford. — Merci, César. — César ! marmonna Eve. Je ne suis pas tombée loin. — Lieutenant Dallas. Paul Redford se leva. Son bureau était fait du même matériau argenté que les portes. Le sol était aussi lisse que du verre et décoré d’arabesques colorées. En arrière-plan, la ville s’étalait, spectaculaire. Redford serra la main d’Eve avec chaleur. — Merci d’avoir accepté de venir. Je jongle avec les réunions et c’est bien plus pratique pour moi de vous recevoir ici. — Aucun problème. Ma partenaire, l’officier Peabody. Son sourire, aussi rodé que sa poignée de main, les engloba toutes les deux. — Je vous en prie, asseyez-vous. Que puis-je vous offrir ? — Simplement quelques renseignements. Eve cligna des yeux en découvrant les sièges : chaises, tabourets, divans, tous étaient sculptés en forme d’animaux. — Ma première femme était décoratrice, expliqua-t-il. Après notre divorce, j’ai décidé de les garder. Ils sont ce qui me reste de meilleur de cette période de ma vie. (Il se choisit un basset et allongea ses pieds sur un coussin-chat.) Vous voulez parler de Pandora. S’il avait été son amant, il avait vite surmonté sa douleur. Et un interrogatoire de police ne le troublait guère. Il était tout à fait à l’aise dans son costume de lin de cinq mille dollars et ses mocassins italiens fabriqués main. Il était aussi photogénique que ses acteurs. Visage anguleux, délicatement hâlé, que rehaussait une impeccable moustache cirée ; cheveux noirs tirés en arrière et coiffés en une natte compliquée qui dansait entre ses omoplates... il avait l’air de ce qu’il était : un producteur à succès qui savait jouir de son pouvoir et de sa fortune. — J’aimerais enregistrer cette conversation, monsieur Redford. — J’allais vous le demander, lieutenant. J’ai appris que vous aviez procédé à une arrestation dans cette affaire. — C’est exact. Mais l’enquête n’est pas close. Vous connaissiez la victime, Pandora ? — Très bien. J’envisageais de monter un projet avec elle. Nous fréquentions les mêmes milieux depuis des années et, parfois, quand cela nous arrangeait, nous couchions ensemble. — Etiez-vous son amant, ces derniers temps ? — Nous n’avons jamais été amants, lieutenant. Nous couchions ensemble – nous n’avons jamais fait l’amour. En fait, je doute qu’il existe un homme sur cette terre qui lui ait jamais fait l’amour ou qui ait même essayé. — Vous ne l’aimiez pas ? — L’aimer ? (Redford éclata de rire.) Dieu, non ! Elle était la personne la moins aimable que j’aie jamais connue. Mais elle avait du talent. Pas autant qu’elle le croyait et pas dans tous les domaines, mais elle en avait... Il leva les mains : élégantes, manucurées, baguées. — La beauté est une chose simple, lieutenant. Certains sont nés avec, d’autres l’achètent. Une enveloppe physique attirante est relativement facile à obtenir de nos jours. Tout le monde désire être beau. Un physique agréable ne se démode jamais. Quant à pouvoir vivre de son apparence, il faut un certain talent. — Et quel était celui de Pandora ? — Elle avait une aura, un pouvoir, une capacité quasiment animale d’exsuder la sexualité. Le sexe a toujours été très vendeur. Eve inclina la tête. — De nos jours, la vente est contrôlée. Redford parut amusé. — Le gouvernement a besoin d’argent. Mais je ne faisais pas référence au sexe comme denrée, mais au pouvoir qu’il a de faire vendre. N’importe quoi ! Des boissons sucrées aux ustensiles de cuisine. Sans parler de la mode. — Qui était le domaine particulier de Pandora. — On pouvait l’habiller d’un rideau de cuisine, et des gens intelligents étaient prêts à vider leur compte crédit pour lui ressembler. C’était une vendeuse. Une formidable vendeuse. Malheureusement, elle a eu la lubie de devenir une actrice. Pandora ne savait jouer qu’un seul personnage : le sien. — Mais cela ne vous empêchait pas d’avoir un projet avec elle ? — Oui. Parce qu’elle y aurait joué son propre rôle. Rien de plus, rien de moins. Cela aurait pu marcher. En fait, c’est avec la vente des produits dérivés que nous aurions réalisé nos profits. Nous n’en étions encore qu’au stade du projet. — Vous étiez chez elle la nuit où elle est morte. — Oui, elle voulait de la compagnie. Et, je le crains, contrarier Jerry en lui annonçant qu’elle allait être la vedette d’un de mes films. — Comment a réagi Mlle Fitzgerald ? —Elle a été surprise, irritée, j’imagine. J’étais moi-même agacé car nous étions encore loin de rendre ce projet public. Cela aurait pu provoquer une scène intéressante, mais nous avons été interrompus. Une jeune femme, une fascinante jeune femme, a sonné à la porte. Celle que vous avez arrêtée. Les médias prétendent que c’est une de vos meilleures amies. — Si vous vous contentiez de me dire ce qui s’est passé à l’arrivée de Mlle Freestone ? — Du mélodrame, de l’action, de la violence. Imaginez... (Il rapprocha ses mains comme pour en faire un écran du siècle passé.) La belle et vaillante jeune fille vient plaider sa cause. Elle a pleuré, le visage est pâle, les yeux désespérés. Elle va disparaître, renoncer à l’homme qu’elles veulent toutes les deux, pour le protéger, pour sauver sa carrière. »Gros plan sur le visage de Pandora. Rage, dédain, énergie malsaine. Beauté. Une beauté quasi démoniaque. Le sacrifice ne lui suffit pas. Elle veut faire souffrir sa rivale. Elle commence par la blesser émotionnellement en la couvrant des épithètes les plus cruelles, puis physiquement – elle donne le premier coup de poing. Ensuite, une scène des plus classiques : deux femmes qui s’empoignent à cause d’un homme. La jeune fille a l’amour pour allié, mais cela ne suffit pas pour affronter victorieusement la vengeance de Pandora ni ses ongles aiguisés. Les plumes volent, jusqu’à ce que deux mâles présents interviennent. L’un d’entre eux se fait même mordre. (Redford grimaça et se massa l’épaule droite.) Pandora a planté ses crocs dans ma chair pendant que je la retenais. Votre amie est partie non sans lancer le cliché : Pandora le regrettera, etc. Mais la pauvre fille semblait plus malheureuse que vindicative. — Et Pandora ? — Une boule d’énergie pure. Elle avait été d’humeur exécrable toute la soirée. Jerry et Justin se sont excusés avec plus de propos que de grâce et je suis resté là, à essayer de la calmer. — Vous avez réussi ? — Pas le moins du monde. Elle était folle furieuse. Elle a proféré toutes sortes de menaces absurdes : elle allait arracher la tête de cette petite garce, castrer Leonardo. Quand elle en aurait fini avec lui, il ne pourrait même pas vendre un bouton à un mendiant. Après vingt minutes, j’en ai eu assez. Je suis parti. — Donc, aux alentours de minuit et demi. — A peu près. — Et elle était seule ? — Elle ne voulait pas de domestique humain. Elle n’avait que des androides. Il n’y avait personne d’autre dans la maison, à ma connaissance. — Où êtes-vous allé ensuite ? — Je suis venu ici... soigner mon épaule. C’était une vilaine morsure. J’ai un peu travaillé, passé quelques appels sur la côte Ouest. Puis je suis allé à mon club. J’ai un passe pour toute heure. Je me suis offert la piscine et le sauna. — A quelle heure êtes-vous arrivé à votre club ? — Je dirai vers deux heures. Il était quatre heures bien sonnées quand je suis rentré chez moi. — Avez-vous rencontré quelqu’un entre deux heures et cinq heures du matin ? — Non. J’utilise le club à ces heures parce que je peux y être tranquille. — Le nom de ce club ? — L’Olympus, sur Madison. (Il haussa un sourcil.) Je constate que mon alibi n’est pas très solide. Cela dit, mon entrée et ma sortie doivent être enregistrées quelque part. — J’en suis certaine. (Et elle ne manquerait pas de vérifier.) Voyez-vous quelqu’un qui aurait pu souhaiter du mal à Pandora ? — A peu près tous ceux qui l’ont approchée, lieutenant. (Il sourit, montrant des dents parfaites, des dents de prédateur.) Je ne me compte pas parmi eux. Simplement parce que, pour moi, elle ne signifiait pas grand-chose. — Partagiez-vous les derniers goûts de Pandora en matière de drogue ? Il se raidit, hésita, puis se détendit de nouveau. — Bien joué, lieutenant. Vous avez l’art de prendre les gens par surprise. Je dirai, pour l’enregistrement, que je ne touche jamais aux drogues illégales. (Mais son large sourire annonçait sans autre manière qu’il mentait.) Je savais que Pandora se chargeait de temps à autre. Cela ne me regardait pas. Je dois cependant avouer qu’elle avait dû trouver quelque chose de nouveau, quelque chose dont elle semblait abuser. En fait, un peu plus tôt dans sa chambre ce soir-là... (il fit une pause comme pour mieux se souvenir de la scène)... elle avait sorti une pilule d’une très jolie petite boîte en bois. Chinoise, je crois. La boîte. Elle était surprise parce que j’étais en avance et elle a rangé la boîte dans un tiroir de sa coiffeuse qu’elle a vite fermé à clé. Je lui ai demandé ce qu’elle protégeait ainsi et elle a répondu... (Une nouvelle pause, sourcils froncés.) Qu’a-t-elle dit exactement ? Son trésor, sa fortune... Non, non, plutôt quelque chose comme : sa récompense. Oui, je suis sûr que c’est ce qu’elle a dit. Puis elle a avalé la pilule avec deux grandes coupes de Champagne. Et nous avons couché ensemble. Au début, elle m’a paru distraite, puis, soudain, elle est devenue sauvage, insatiable. Je ne crois pas que nos rapports aient jamais été aussi... intenses. Nous nous sommes rhabillés et nous sommes descendus. Jerry et Justin venaient d’arriver. Je ne lui en ai plus reparlé. Je n’y pensais plus. — Vos impressions, Peabody ? — Il est malin. — Et pourri. Il la méprisait, mais il couchait avec elle et était prêt à l’utiliser. Il devait la trouver dangereuse, pathétique, mais aussi à même de lui faire gagner beaucoup d’argent. — La question est : aurait-il pu la tuer ? — Sans la moindre hésitation, déclara Peabody en s’engageant dans le garage. Ce type n’a aucune conscience. Si jamais elle l’avait gêné d’une manière ou d’une autre, il l’aurait fait disparaître. Les gens aussi maîtres d’eux-mêmes sont généralement capables d’une extrême violence. Et son alibi ne tient pas. — Ouais, on va s’en occuper. Mais d’abord, on passe chez Pandora, chercher cette fameuse boîte. La boîte avait disparu. Cette disparition laissa Eve si perplexe qu’elle contempla le tiroir ouvert pendant dix bonnes secondes. — C’est bien une coiffeuse ? — Je crois bien. Regardez tous ces tubes et tous ces flacons. (Incapable de se retenir, Peabody prit un pot de la taille d’un dé à coudre.) «Jeunesse éternelle. » Vous savez combien coûte cette crème, Dallas ? Cinq cents dollars. Il y en a peut-être pour quinze mille dollars là-dessus. — Ressaisissez-vous, Peabody. — Oui, chef. Désolée. — Nous cherchons une boîte. Les gars du labo ont déjà fait la fouille réglementaire ici, ils ont pris les disques de ses coms. Nous savons qu’elle n’a passé, ni reçu aucun appel ce soir-là. En tout cas, pas ici. Elle est furax. En rogne. Que fait-elle ? (Tout en parlant, Eve continuait à explorer les tiroirs.) Elle boit encore, sans doute, elle arpente la maison en pensant aux choses qu’elle aimerait faire à tous ces gens qui lui cassent les pieds. Ces salauds, ces garces. Pour qui se prennent-ils, nom de Dieu ? Elle peut avoir qui et tout ce qu’elle veut. Peut-être qu’elle revient ici et reprend une pilule, histoire de garder la pêche. »Bon, elle prend une pilule. Avale un peu de Champagne. Quelqu’un doit payer pour sa soirée gâchée. Ce fumier de Leonardo va ramper à ses pieds, il va la supplier. Elle va lui faire regretter d’avoir couché avec une misérable traînée derrière son dos. Cette chienne a même osé venir la déranger chez elle... dans sa propre maison, bon Dieu... elle aurait dû la massacrer ! »D’après la sécurité, elle est partie juste après deux heures. Elle n’appelle pas de voiture. Le loft de Leonardo est à l’autre bout de la ville. Elle porte des talons aiguilles, mais elle ne prend pas de taxi. Aucune compagnie n’a signalé qu’une de ses voilures l’avait prise en maraude. On sait qu’elle possédait un bracelet-com, mais on ne l’a pas retrouvé. Quelqu’un a dû le lui prendre. — Si elle a appelé son meurtrier, il ou elle a été assez malin pour le récupérer. Même camée à mort, elle n’aurait jamais traversé la ville à pied, dit Peabody en examinant des paires de chaussures impeccables. Ce n’était pas une marcheuse. — Oui, elle est camée, et il n’est pas question qu’elle prenne un de ces taxis puants. Elle n’a qu’à claquer des doigts pour qu’une douzaine d’esclaves se battent pour l’amener là où elle le désire. Donc, elle claque des doigts. Quelqu’un vient la chercher. Ils vont chez Leonardo. Pourquoi ? Fascinée par la façon dont Eve se glissait dans la peau de Pandora, Peabody cessa ses recherches et l’observa. — Elle insiste. Elle exige. Elle menace... — Peut-être est-ce Leonardo qu’elle appelle. Ou peut-être quelqu’un d’autre. Ils arrivent là-bas, la caméra de surveillance est bousillée. Ou elle la bousille. — Ou le tueur la bousille. Parce qu’il sait déjà ce qu’il va faire. — Mais pourquoi l’emmener chez Leonardo s’il sait déjà ? S’interrogea Eve. Ou si c’était Leonardo, pourquoi salir son propre nid ? Ils arrivent là-bas, et ! Si Leonardo a dit la vérité, l’endroit est vide. Leonardo est en train de s’abrutir d’alcool en cherchant Mavis qui s’abrutit d’alcool, elle aussi. Pandora voulait voir Leonardo, elle voulait le punir. Elle se met à démolir l’atelier, peut-être que dans sa rage elle s’en prend à son compagnon. Ils se battent. Ils perdent tout contrôle. Il prend la canne, peut-être pour se défendre, peut-être pour attaquer. Puis il ne peut plus s’arrêter, ou ne veut plus s’arrêter. Elle est là, par terre, et il y a du sang partout. Peabody ne dit rien. Elle avait vu des photos de la scène. Cela avait dû se passer exactement comme ; Eve venait de le décrire. — Il est là, à bout de souffle, continua Eve, les yeux mi-clos. Il est couvert de sang. Et il y a cette odeur douceâtre, partout. Mais il ne panique pas, il ne peut pas se le permettre. Qu’est-ce qui la lie à lui ? Le bracelet-com. Il le prend. S’il est intelligent, et il doit l’être maintenant, il la fouille pour s’assurer que rien de ce qu’elle porte ne peut mener à lui. Il nettoie la canne, tout ce qu’il a touché. »Il faut faire vite. Quelqu’un peut revenir. Mais il faut tout passer en revue. Il est presque tiré d’affaire, à présent. Et soudain, quelqu’un. Mavis. Elle appelle Leonardo, se rue dans l’atelier, voit le corps, s’agenouille auprès de lui. Maintenant, c’est parfait. Il l’assomme, presse ses doigts sur la canne, flanque peut-être quelques coups supplémentaires à Pandora. Il saisit sa main privée de vie et en griffe le visage de Mavis, s’en sert pour déchirer ses vêtements. Et il enfile une des tuniques de Leonardo pour dissimuler ses propres habits maculés. Elle se redressa et se secoua. Soudain, elle eut conscience du regard de Peabody fixé sur elle. — C’est comme si vous y étiez, murmura celle-ci. J‘aimerais bien être capable de faire ça. — Travaillez encore sur quelques meurtres et vous en serez capable. Mais tout ça ne résout pas le problème. Où est cette fichue boîte ? — Elle a pu l’emporter. — Je ne crois pas. Où est la clé, Peabody ? Elle a fermé ce tiroir. Où est la clé ? Peabody sortit son calepin électronique, passa en revue la liste des objets trouvés sur la victime ou dans son sac. — On n’a pas trouvé de clé sur elle. — Donc, c’est lui qui l’a, non ? Alors, il revient ici, prend la boîte et tout ce dont il a besoin. Vérifions les enregistrements de surveillance. — Le labo ne l’a pas fait ? — Pourquoi ? Elle n’a pas été tuée ici. Tout ce qu’ils devaient vérifier, c’était l’heure de son départ. Eve se rendit au moniteur de surveillance, demanda l’enregistrement en question. Elle vit Pandora se ruer hors de la maison, sortir du champ. — Deux heures huit. D’accord. Voyons plus loin. Avancer à trois heures, à vitesse triple. (Elle se concentra sur l’horloge.) Arrêt image. Le salaud ! Regardez ça, Peabody. — Je vois. Il manque de trois heures cinquante-six à quatre heures trente-cinq. Quelqu’un a débranché la caméra. Il lui fallait un contrôle à distance. Il savait ce qu’il faisait. — Quelqu’un était prêt à prendre le risque de revenir ici. Pour une boîte de pilules. (Eve eut un sourire lugubre.) J’ai un drôle de pressentiment, Peabody. Venez, c’est le moment d’aller secouer les gars du labo. 9 — Tu veux me faire pleurer, Dallas ? Engoncé dans sa blouse, le chef du labo, Dickie Berenski — Tête-de-nœud pour ses collègues –, examinait un fragment de poil pubien. C’était un homme méticuleux au point d’en être monstrueusement énervant. Il était d’une lenteur notoire, mais d’une telle efficacité quand il présentait ses résultats devant une cour qu’il était, et de loin, considéré comme le meilleur technicien en criminologie. — Tu vois pas que je suis occupé ? Seigneur ! (Ses petits doigts s’agitèrent comme des pattes d’araignée pour ajuster ses micro-binocles.) J’ai dix meurtres, six viols et une douzaine de morts suspectes sur les bras, sans parler d’un tas de bizarreries à examiner. Je ne suis pas un robot. — On dirait, pourtant, marmonna Eve. Elle n’aimait pas venir au labo. Ça puait la propreté, l’antiseptique et la mort. — Écoute, Dickie, tu as largement eu le temps d’analyser la substance. — Largement ! (Derrière ses lunettes d’examen, ses yeux ressemblaient à ceux d’une chouette.) Toi et tous les flics de cette ville vous vous imaginez que vous devez passer en priorité. Mais tu sais comment ça fonctionne ? Vous trouvez un cadavre ou une autre saloperie. Tout ce que vous avez à faire, c’est l’amener ici. Mais mon équipe et moi, il faut qu’on examine chaque fibre, chaque poil. Ça prend du temps. Le bureau des homicides me harcèle, les Illégales me harcèlent. Tout ça, pour un peu de poudre ! Je t’ai déjà donné le rapport préliminaire. — J’ai besoin du finale. — Eh ben, j’l’ai pas. (Il se pencha sur son poil.) Faut que je finisse le test ADN sur ce truc. Eve savait comment le prendre. Elle n’aimait pas ça, mais lui laissait-il le choix ? — J’ai une loge pour le match des Yankees contre les Red Sox demain. Ses doigts se figèrent. — Une loge ? — Devant la troisième base. Dickie baissa ses binocles pour scruter la pièce autour de lui. Les autres techs étaient tous penchés sur leur travail. — J’peux peut-être faire quelque chose. D’un coup de pied, il fit rouler sa chaise jusqu’à un écran. Prudemment, il brancha le clavier et fit défiler le fichier manuellement. Il avançait lentement, fixant l’écran. — Voilà le problème, tu vois ? Cet élément, là. — Pour Eve, ce n’étaient que chiffres et symboles incompréhensibles. — Ce truc rouge ? — Non, non. Ça, c’est une amphétamine tout ce qu’il y a de plus ringard. On trouve ça dans n’importe quel drugstore. Non, ça. — Il tapota l’écran du doigt sur un machin vert tout entortillé. — O.K. Et c’est quoi ? — Bonne question. Dallas. J’ai jamais vu ça. Même la machine n’arrive pas à l’identifier. A mon avis, ça vient pas de la planète. — Voilà qui fait monter les enchères. Rapporter une substance inconnue sur Terre, ça peut valoir vingt ans de prison. Peux-tu me dire ce que ça fait ? — J’y travaille. Ça semble avoir les mêmes propriétés que certaines drogues anti-vieillissement et certains stimulants. Mais c’est sacrément plus costaud. Bon, il y a des effets secondaires, disons, gênants dans ce mélange. C’était déjà noté dans le rapport que tu as eu. La libido est accrue, ce qui n’est pas si moche, mais cela s’accompagne de violentes sautes d’humeur. La force physique est décuplée, mais échappe à tout contrôle. Cette saloperie te bousille vraiment le système nerveux. Au début, tu te sens dans une forme du tonnerre, quasiment invulnérable. T’as envie de baiser comme un lapin, mais tu te fiches comme de l’an quarante de savoir si ton partenaire est intéressé ou pas. Puis c’est la descente. En piqué. Et le seul moyen de planer peinard, c’est d’en reprendre. T’arrêtes pas d’avaler tes doses, t’arrêtes pas de décoller et de redescendre, et ton système nerveux devient barge. A la fin, tu meurs. — Tout ça, tu me l’avais déjà dit. — Parce que je suis coincé par l’élément X. C’est végétal, ça je peux te le dire. Ça ressemble à la valériane qu’on trouve dans le Sud-Ouest. Les Indiens utilisaient ses feuilles pour se soigner. Mais la valériane n’est pas toxique, ce truc-là, si. — C’est un poison ? — Pris seul et à certaines doses, ouais. Ce doit être un hybride cultivé quelque part, mais pas sur la planète. Je peux pas faire mieux pour l’instant. Et ce n’est pas en me harcelant, les Illégales et toi, que vous me ferez trouver la réponse plus vite. — C’est mon affaire, pas celle des Illégales. — Va le leur dire. — Je vais le leur dire. Bon, Dickie, il me faut la toxico sur Pandora. — J’la connais pas, celle-là. C’est Suzie-Q qui s’en occupe et c’est sa journée de congé aujourd’hui. — Tu es le patron du labo, et j’ai besoin de ce rapport. (Elle marqua une légère pause.) Ce sont des loges de luxe avec service, restauration et tout et tout. — Ouais. O.K., faut bien contrôler le travail de son personnel de temps en temps. (Il envoya son code, demanda le fichier.) Elle l’a verrouillé. Bonne fille. Chef Berenski, supprimer sécurité sur dossier Pandora. — ID 563292-H. Empreinte vocale vérifiée. — Envoyez toxicologie. Examens toxicologiques encore en cours. Résultats préliminaires affichés. — Elle avait beaucoup bu, murmura Dickie. Les meilleures bulles françaises. Elle a dû mourir joyeuse. On dirait du dom-Pérignon, cuvée 1955. Beau travail, Suzie-Q. Et un petit peu de poudre du bonheur par-dessus. Notre chère disparue aimait s’envoyer en l’air. On dirait du Zeus... Non. (Ses épaules se voûtèrent.) Qu’est-ce que c’est que ça ? Il arrêta le flot de données qui défilaient et reprit son examen en manuel, lentement, méticuleusement. — Il y a autre chose, marmonna-t-il. Une autre saloperie. Il tapait sur les touches en virtuose, comme un pianiste à son premier récital. Soudain, Dallas vit le symbole à son tour. — C’est la même. (Un coup d’œil vers Peabody.) La même substance. — Je n’ai pas dit ça, la coupa Dickie. Boucle-la et laisse-moi terminer. — C’est la même, répéta Eve. Voilà le tortillon vert. L’élément X. Question, Peabody : Qu’est-ce que le top model et le mouchard de seconde zone ont en commun ? — Ils sont morts tous les deux. — Bonne réponse, mais incomplète. Quitte ou double ? Comment sont-ils morts, tous les deux ? — Ils ont été battus à mort. — Et maintenant, le gros lot. Qu’est-ce qui relie ces deux meurtres apparemment sans rapport ? — L’élément X. — Nous avons le vent en poupe, Peabody. Transmets ce rapport à mon bureau, Dickie. Le mien, précisa-t-elle quand il leva les yeux vers elle. Si les Illégales appellent, tu n’en sais pas plus qu’avant. — Hé, je peux pas cacher des informations. — C’est ça. (Elle tourna les talons.) Tu auras tes billets vers cinq heures. Une demi-heure plus tard, Eve était convoquée au bureau du chef de la police. Eve aimait bien le chef Tibble. C’était un grand type costaud et audacieux qui avait encore un cœur de flic et non de politicien. Elle comprit la raison de cette convocation en pénétrant dans son bureau : Casto et son capitaine étaient là. — Lieutenant, officier. (Tibble, d’un geste, les invita à s’asseoir. Eve choisit une chaise auprès du commander Whitney.) Nous avons un petit malentendu à régler. Alors, réglons-le, vite et bien. Lieutenant Dallas, vous êtes prioritaire sur les enquêtes Johannsen et Pandora. — Oui, monsieur. — L’officier Peabody vous seconde. — J’ai requis son aide auprès du commander qui me l’a accordée. — Très bien. Lieutenant Casto, Johannsen était aussi un de vos informateurs. — C’est exact. Je travaillais sur une autre affaire quand son corps a été retrouvé. Je n’en ai été informé que plus tard. — A ce moment-là, les Illégales et le bureau des homicides ont décidé de collaborer et de coordonner leur enquêtes. — Oui, monsieur. Cependant, de récentes informations me sont parvenues, qui placent ces deux affaires sous la responsabilité des Illégales. — Ce sont deux meurtres, intervint Eve. — Qui ont en commun la même substance illégale. (Casto sourit triomphalement.) Le plus récent rapport du labo montre que la substance découverte chez Johannsen est la même que celle trouvée dans le corps de Pandora. Cette substance contient un élément inconnu. Ce qui, selon l’article six, section neuf, code B, place toutes les affaires en rapport sous la juridiction des Illégales. — Sauf si ces affaires sont déjà traitées par un autre département, dit Eve. J’aurai terminé mon rapport sur cet aspect dans l’heure. — De telles exceptions ne sont pas automatiques, lieutenant, intervint le capitaine des Illégales avec un agacement visible. En fait, le bureau des homicides n’a pas les hommes, l’expérience ni les moyens d’enquêter sur une substance inconnue. A la différence des Illégales. De plus, l’esprit de coopération n’a pas été respecté. Certaines informations ne nous ont pas été communiquées. — Votre département et le lieutenant Casto recevront copie de mon rapport. Ce sont mes enquêtes... Whitney leva la main avant qu’elle ne lui rive son clou. — Le lieutenant Dallas est officiellement chargée de ces deux enquêtes. Il s’agit, d’abord et avant tout, de meurtres. —Avec tout mon respect, commander, intervint Casto, tout le monde sait, au Central, que vous favorisez le lieutenant, et à juste titre, étant donné ses états de service. Nous avons demandé cet entretien avec le chef Tibble pour obtenir un jugement équitable sur cette question de priorité entre les services. J’ai davantage de contacts dans la rue, je connais des revendeurs et des distributeurs. En travaillant infiltré, j’ai pu m’introduire dans des fabriques, des laboratoires, des unités de recherche. Le lieutenant ne possède pas ces facilités. Sans compter qu’il y a déjà un suspect arrêté dans l’affaire Pandora. — Un suspect qui n’a absolument aucun lien avec Johannsen, intervint Eve. Ils ont tous les deux été tués par la même personne, chef Tibble. Il resta de marbre. — C’est votre opinion, lieutenant ? — C’est mon avis professionnel, monsieur, que j’étaierai dans mon rapport. — Chef, ce n’est un secret pour personne que le lieutenant Dallas entretient des liens personnels avec le suspect, dit sèchement le capitaine. Quoi de plus naturel, pour elle, que de jeter un voile sur cette affaire ? Comment espérer que son avis professionnel reste impartial alors que sa meilleure amie est accusée de meurtre ? Tibble leva l’index pour désamorcer l’explosion d’Eve. — Commander Whitney, votre opinion ? — J’ai une absolue confiance dans les capacités professionnelles du lieutenant Dallas. Elle fera son travail. — Je suis d’accord. Capitaine, je n’apprécie guère la déloyauté dans mes services. (Sans la douceur du ton, la réprimande était implacable.) Bon, les deux services ont des arguments légitimes. Les exceptions ne sont pas automatiques et il s’agit d’une substance inconnue. Le lieutenant Dallas et le lieutenant Casto ont des états de service exemplaires et chacun est, je crois, plus que compétent pour enquêter sur ces affaires. Etes-vous d’accord, commander ? — Oui, monsieur, ce sont deux excellents flics. — Dans ce cas, je suggère qu’ils coopèrent au lieu de jouer au plus malin. Le lieutenant Dallas restera chargée de l’enquête, mais tiendra le lieutenant Casto et son service informés de ses moindres progrès. Voilà qui règle tout, n’est-ce pas ? A moins que vous ne préfériez que je coupe l’enfant en deux, comme Salomon ? — Terminez ce rapport, Dallas, maugréa Whitney une fois dehors. Et la prochaine fois que vous graisserez la patte à Tête-de-nœud, montrez-vous un peu plus discrète. — Oui, chef. Eve baissa les yeux vers la main posée sur son bras avant de dévisager Casto. — Je ne pouvais pas faire autrement. Le capitaine préfère cogner dans la balle plutôt que la recevoir. Elle ne rata pas l’allusion – pas très subtile – au base-ball. — Aucune importance, car, pour le moment, c’est moi qui garde la balle. Vous aurez mon rapport, Casto. — Merci. Je vais continuer à fouiner dans la rue. Pour l’instant, personne n’a entendu parler d’un nouveau produit. Mais si ce truc ne vient pas de la planète, ça ouvre de nouvelles possibilités. Je connais des gens aux Douanes. Eve hésita puis décida qu’il était temps de prendre cette histoire de coopération au sérieux. — Essayez Stellar 5 pour commencer. Pandora était là-bas deux jours à peine avant de se faire tuer. Il sourit, et sa main, toujours posée sur le bras d’Eve, glissa jusqu’à son poignet. — Maintenant qu’on a réglé ce petit différend, j’ai l’impression qu’on va faire une sacrée équipe. Résoudre cette affaire va drôlement étoffer nos états de service. — Je cherche à arrêter un meurtrier, pas à améliorer mes chances de promotion. — Hé, moi aussi. (Sa fossette se creusa.) Mais je ne vais pas pleurer si, en me battant pour la justice, je me rapproche d’un salaire de capitaine. Pas de rancœur ? — Non. J’en aurais fait autant. — Alors, tout va bien. A un de ces jours. Désormais, on risque de se revoir souvent. (Il lui serra le poignet.) Et, Eve, j’espère que votre amie s’en sortira. Je suis sincère. — Elle s’en sortira. (Elle ne put résister à la tentation quand il s’éloigna.) Casto ? Il s’immobilisa. — Oui, mon chou ? — Qu’est-ce que vous lui avez donné ? — A Tête-de-nœud ? (Il fit un sourire jusqu’aux oreilles.) Une caisse de whisky pur malt. (Il lui lança un clin d’œil.) Personne ne sait mieux graisser la patte qu’un Illégal. — Je m’en souviendrai, dit Eve qui ne put retenir un sourire. Allez, Peabody ! Nous avons gagné une bataille. Essayons de gagner la guerre. Quand elle mit la touche finale à son rapport, Eve eut l’impression que ses yeux jouaient au billard. Après en avoir adressé des copies à tous les intéressés, elle libéra Peabody. Elle envisagea d’annuler sa séance avec la psy, pensant à toutes les bonnes raisons qu’elle avait de ne pas y aller. Mais elle se retrouva dans le bureau du Dr Mira à l’heure dite. La pièce sentait la tisane et un parfum subtil. — Ravie de vous voir. Mira croisa ses jambes gainées de soie. Elle avait changé de coiffure, nota Eve. Elle s’était fait couper les cheveux. Mais ses yeux étaient les mêmes : bleus, calmes et compréhensifs. — Vous avez l’air en forme, reprit Mira. — Je suis en forme. — Ce qui est étonnant, si on songe à tout ce qui vous arrive. Ce doit être terriblement difficile de voir son amie inculpée dans une affaire dont vous avez la charge. Comment ça se passe ? — Je fais mon boulot. Et, en faisant mon boulot, j’innocenterai Mavis et je trouverai celui qui l’a piégée. — Vous n’êtes pas partagée entre deux désirs contradictoires ? — Non, plus maintenant. (Eve se frotta les paumes sur son pantalon. Elle avait toujours les mains moites face à Mira.) Je n’ai aucun doute quant à l’innocence de Mavis. Donc, tout va bien. — Voilà qui doit vous réconforter. — Ouais, on peut le dire. Mais je me sentirai nettement plus réconfortée quand j’aurai résolu cette affaire. Je crois que j’ai pris rendez-vous parce que ça me tracassait. Mais je contrôle mieux la situation, à présent. — C’est important, pour vous, de contrôler la situation. — Je ne peux pas faire mon travail sans avoir le volant bien en main. — Et dans votre vie personnelle ? — Pff... personne n’enlève le volant à Connors. — Alors, c’est lui qui contrôle tout ? — Si je le laissais faire, oui. (Elle eut un petit rire.) Il en dirait probablement autant sur moi. En fait, on n’arrête pas de jongler avec ce volant, mais finalement on roule toujours dans la même direction. Il m’aime. — Ça a l’air de vous surprendre. — Personne ne m’a jamais aimée. Pas comme ça. Pour certaines personnes, c’est facile à dire. Mais avec Connors, ce ne sont pas que des mots. Il voit en moi, et ça ne change rien. — Ça devrait ? — Je ne sais pas. Je n’aime pas toujours ce que je vois en moi mais lui, si. Ou, du moins, il le comprend. (Le regard d’Eve se fit lointain.) C’est peut-être parce qu’on a eu un mauvais départ, tous les deux. On a su beaucoup trop tôt à quel point les gens peuvent être cruels. Il... Je n’avais jamais fait l’amour avant lui. J’avais couché avec des types, mais je n’avais jamais rien éprouvé sinon un banal soulagement. Je n’étais pas... intime, décida-t-elle. C’est le mot juste ? — Oui, je crois que c’est exactement le mot. Pourquoi croyez-vous que ce soit arrivé avec lui ? — Parce qu’il est... (Ses yeux commençaient à lui piquer ; elle cligna des paupières.) Parce qu’il a ouvert en moi quelque chose que j’avais fermé. Verrouillé à triple tour. J’ignore comment... mais il a pris le contrôle, ou alors je lui ai laissé prendre le contrôle, de cette partie de moi-même qui était morte. Qui avait été tuée alors que je n’étais qu’une gosse qui... — Vous vous sentirez mieux si vous le dites, Eve. — Qui se faisait violer par son père. (Elle frissonna. Pleurer n’avait plus aucune importance à présent.) Il me violait, il me frappait, il me faisait mal. Il m’utilisait comme une putain alors que j’étais trop petite et trop faible pour l’en empêcher. Il me tenait ou alors il m’attachait. Il me battait jusqu’à ce que je sois complètement abrutie. Il me bâillonnait pour m’empêcher de hurler. Et il me pénétrait et il allait et venait en moi jusqu’à ce que la douleur devienne aussi obscène que l’acte qu’il commettait. Il n’y avait personne pour m’aider... et rien à faire que d’attendre la fois suivante. — Comprenez-vous que vous n’étiez absolument pas coupable ? Ni alors, ni maintenant, ni jamais ? Eve s’essuya les joues d’un revers de main. — Je voulais être flic. Parce que les flics contrôlent. Parce que les flics arrêtent les méchants. Ça semblait simple. Au bout d’un moment, je me suis aperçue qu’il y a toujours des gens qui s’en prennent aux faibles et aux innocents. (Elle respira profondément.) Non, ce n’était pas ma faute. C’était la sienne et aussi celle de ceux qui faisaient semblant de ne pas voir, de ne pas entendre. Mais il faut que je vive avec. Et c’était plus facile avec quand je ne m’en souvenais pas. — Mais cela fait longtemps que vous vous en souvenez ? — J’avais des fragments, des petits bouts sur ce qui avait été ma vie avant qu’on me trouve dans une ruelle à l’âge de huit ans. — Et maintenant ? — Les bouts sont beaucoup plus gros. Et c’est plus net, plus proche. (Une pause.) Je vois son visage. Avant, j’en étais incapable. Pendant l’affaire DeBlass, l’hiver, dernier... il a dû y avoir des ressemblances qui ont provoqué le déclic. Et puis il y a eu Connors et tout a commencé à revenir plus vite, plus clairement. Je ne peux pas l’empêcher. — C’est ce que vous voudriez ? — Je balaierais ces huit années hors de ma tête si je le pouvais. Elles n’ont rien à voir avec le présent. Je ne veux pas qu’elles aient quoi que ce soit à y voir. — Eve, si horribles qu’aient pu être ces huit années, elles vous ont formée. Elles vous ont permis de construire votre force, votre compassion pour les innocents, votre complexité, votre intelligence. Ces souvenirs ne changeront pas ce que vous êtes. Je crois que votre subconscient les laisse revenir à la surface parce que vous êtes désormais capable d’y faire face. — Il y a peut-être des choses que je ne suis pas encore prête à affronter. Ces derniers temps, je fais toujours le même rêve. Une chambre, une chambre miteuse avec une lumière rouge qui clignote dehors. Il y a un lit. Vide mais taché. Je sais que c’est du sang. Beaucoup de sang. Je me vois blottie dans un coin, par terre. Il y a encore plus de sang. J’en suis couverte. Je n’arrive pas à voir mon visage, il est tourné vers le mur. En fait, je ne vois pas bien, mais c’est sûrement moi. — Vous êtes seule ? — Je crois. Je ne sais pas. Je ne vois que le lit, le coin et la lumière qui s’allume et qui s’éteint. Il y a un couteau sur le sol à côté de moi. — Vous n’aviez aucune blessure faite par un couteau quand on vous a retrouvée. Les yeux hantés d’Eve croisèrent ceux de Mira. — Je sais. 10 Eve fut déçue de ne pas être accueillie par Summerset et ses rebuffades habituelles. Inouï ! Voilà qu’elle développait des tendances perverses, à présent ! Elle se dirigea vers le senseur mural. — Où est Connors ? Connors est au gymnase, lieutenant. Désirez-vous que je vous mette en communication ? — Non. Terminé. Elle irait le voir elle-même. De l’exercice et une bonne suée, voilà ce qu’il lui fallait pour s’éclaircir les idées. Elle descendit au sous-sol, traversa la piscine en forme de lagon et la petite jungle tropicale qui l’entourait. On pouvait contrôler l’éclairage, obtenir un ciel étoilé, un coucher de soleil ou bien un clair de lune. Il y avait aussi une holochambre qui vous proposait des dizaines et des dizaines de jeux, un bain turc, un caisson d’isolation, un petit théâtre et une salle de méditation. Pour Connors, ce n’étaient pas des jouets, mais des outils. Il avait toujours su trouver un équilibre entre le travail et la relaxation. C’était l’une des choses qu’elle avait apprises à son contact et elle devait convenir que, dans ce domaine, elle avait encore beaucoup de progrès à faire pour lui ressembler. Elle pénétra dans le gymnase. Il n’était pas homme à lésiner sur le matériel. Et il n’était pas non plus chiche de sa peine. Il ne donnait pas dans la facilité ; il croyait aux vertus de la sueur et de l’effort. C’est pourquoi il ne se contentait pas des gadgets modernes – banc de gravité ou stimulateurs –, mais possédait tout un assortiment d’appareils de musculation démodés : poids, haltères, vélos... ainsi qu’un système de réalité virtuelle. Pour l’instant, il était en train de travailler ses abdominaux – flexion, extension – tout en parlant dans un com. — La sécurité est la première des priorités, Teasdale. S’il y a un vice de conception, trouvez-le. Et remédiez-y. (Il fronça les sourcils devant l’écran.) Ça ne suffit pas. Faites mieux. Si vous dépassez le budget prévu, vous devrez le justifier. Non, je n’ai pas dit excuser, Teasdale. Justifier. Je veux un rapport sur mon bureau à neuf heures, heure de la planète. Terminé. — Tu es dur, Connors. Il lui sourit. — Les affaires, c’est la guerre, lieutenant. — Tu es un vrai tueur. A la place de Teasdale, je serais en train de trembler dans mes bottes de gravité. — C’était l’idée. Tout en l’observant, elle ramassa un haltère et commença à travailler ses triceps. Son bandeau noir sur le front lui donnait l’air d’un guerrier, pensa-t-elle. Et son débardeur et son short noirs révélaient des muscles séduisants et une peau brillant d’une honnête sueur. Soudain, elle eut très envie de lui. — Vous semblez très satisfaite de vous-même, lieutenant. — En fait, c’est ce que je vois qui me satisfait, répliqua-t-elle en le détaillant lentement de la tête aux pieds. Beau corps, Connors. Il haussa les sourcils tandis qu’elle le rejoignait pour tâter ses biceps. — Et costaud, avec ça. Il sourit. — Tu as envie de voir à quel point ? — Tu crois que j’ai peur de toi ? (Les yeux toujours fixés sur lui, elle se débarrassa de son holster.) Viens. (Elle se dirigea vers le tapis.) Voyons si tu arrives à me mettre par terre. Il l’étudia. Il n’y avait pas de défi dans ses yeux. S’il ne se trompait pas, ça ressemblait bien à du désir. — Eve, je suis en nage. Elle ricana. — Trouillard. Il grimaça. — Laisse-moi prendre une douche et... — Poule mouillée. Tu sais, certains hommes refusent encore d’accepter qu’une femme puisse rivaliser avec eux physiquement. Puisque je sais que tu es au-dessus de ça, il n’y a qu’une explication : tu as peur que je te batte à plate couture. II n’en fallut pas davantage. Il s’assit lentement et s’épongea le visage avec une serviette. — Tu veux te battre ? D’accord, je te laisse le temps de t’échauffer. — Je suis assez chaude comme ça. Face à face, à mains nues. — Pas de coups, dit-il en montant sur le tapis à son tour. Comme elle ricanait de nouveau, il plissa les yeux : — Je ne veux pas te frapper. — O.K. Comme si tu pouvais enfoncer mes dé... Vif comme l’éclair, il la déséquilibra et la fit passer par-dessus sa hanche. Elle atterrit sur ses fesses. — C’est de la triche, grogna-t-elle en bondissant aussitôt sur ses pieds. — Oh, maintenant, tu veux des règles. Un vrai flic ! Ils se toisaient, tournant l’un autour de l’autre. Il feinta, elle réagit. Pendant dix secondes intéressantes, ils luttèrent au corps à corps, les mains d’Eve glissant sur son corps en sueur. Son balayage aurait pu marcher si elle n’avait anticipé. Profitant du levier, elle se baissa et le projeta. — Maintenant, on est à égalité. Il se releva en souplesse. — D’accord, lieutenant, je ne me retiens plus. — Tu te retenais ? Première nouvelle... Il faillit de nouveau la surprendre, mais elle avait compris qu’il tentait de la distraire par ses provocations. Elle se fondit dans son mouvement et utilisa son arme secrète. Glissant une main entre ses jambes, elle referma délicatement les doigts sur ses parties intimes. Il frémit de surprise, de délices. — Si c’est comme ça, murmura-t-il en baissant les lèvres vers les siennes. Il n’eut même pas le temps de pousser un juron quand elle changea sa prise et l’expédia au tapis. Il chuta lourdement et elle fut sur lui, un genou entre les cuisses, lui clouant les épaules au sol avec ses mains. — Tu es bon pour le compte, mon gars. — Qui triche ? — Ne sois pas mauvais perdant. — Difficile de contredire une femme qui a le genou sur mon orgueil. — Bien. Maintenant, voyons ce que je vais faire de toi. — Faire de moi ? — Bon sang, oui ! J’ai gagné. (Elle lui arracha son débardeur.) Coopère et je ne te ferai aucun mal. (Quand il voulut la saisir, elle lui prit les poignets et les repoussa sur le tapis.) C’est moi qui commande. Ne m’oblige pas à aller chercher les menottes. — Hum. Intéressante menace. Pourquoi ne pas... Il n’en dit pas plus car la bouche d’Eve était déjà sur la sienne, brûlante, exigeante. Instinctivement, il fléchit les doigts, voulant saisir, toucher. Mais il comprit qu’elle cherchait autre chose. Il la laissa chercher. — Je vais te prendre. (Elle lui mordit la lèvre.) Je vais faire de toi tout ce dont j’ai envie. Il frémissait déjà de désir. Il haletait. — Sois gentille avec moi, parvint-il à dire. Un frisson brûlant le parcourut quand elle éclata de rire. — Tu peux toujours rêver. Elle fut brutale, les mains rapides, impatientes, les lèvres nerveuses. Elle vibrait d’une énergie sauvage, animale, communicative. Puisqu’elle voulait commander, il la laisserait faire, se dit Connors. Du moins le croyait-il. Mais, soudain, il n’eut plus le choix. Elle utilisa ses dents sur tout son corps, jusqu’à ce que ses muscles qu’il avait soigneusement entraînés se mettent à trembler. Il n’y voyait déjà plus très clair quand elle le prit dans sa bouche et se mit à le besogner vite et fort. Il dut faire appel à ses dernières forces pour ne pas exploser. — Je t’interdis de te retenir. (Elle mordilla sa cuisse, glissa le long de son torse tandis que sa main remplaçait ses lèvres.) Je veux te faire jouir. (Elle captura la langue de Connors dans sa bouche.) Maintenant. Elle vit ses yeux devenir opaques quelques secondes avant que l’orgasme ne le foudroie. Elle rit, ivre de toute-puissance. — J’ai encore gagné, murmura-t-elle avant de lui lécher l’oreille. — Doux Jésus ! A grand-peine, il réussit à l’enlacer. Il était aussi faible qu’un nouveau-né, à la fois gêné et délicieusement ravi d’avoir perdu sa maîtrise. — Je ne sais pas si je dois m’excuser ou te remercier. — Ne te presse pas. Je n’en ai pas encore fini avec toi. Il faillit s’étrangler mais elle butinait déjà sa mâchoire, envoyant de nouveaux signaux à son corps défait. — Chérie, accorde-moi un répit. — Rien du tout. (Elle était grisée de plaisir, électrisée par son pouvoir.) Tu es là pour me servir. Le chevauchant, elle ôta sa chemise. Les yeux plongés dans les siens, elle commença à se caresser les seins et le ventre, en un lent mouvement de va-et-vient. Connors saliva. Souriante, elle lui prit les mains et les posa sur elle. Elle ferma les yeux avec un soupir. Ses mains, désormais, lui étaient familières, mais leur contact était toujours neuf. Toujours excitant. Ses doigts jouaient avec elle, agaçant ses mamelons jusqu’à les rendre douloureux, jusqu’à réveiller dans son ventre un spasme de désir. Elle se cambra en arrière tandis qu’il se dressait pour baiser sa bouche. Elle lui saisit la tête, se laissant submerger par les sensations : la dureté de ses dents sur sa chair, le massage de ses doigts sur ses hanches, le glissement de leur peau humide, l’odeur d’amour. De nouveau, elle dévora sa bouche. Il poussa un cri – mi-juron, mi-gémissement – quand elle s’écarta. Elle se leva d’un bond, ravie de sentir ses jambes la soutenir à peine, son corps gronder de désir. Elle se tenait au-dessus de lui, n’essayant plus de maîtriser son souffle ni les frissons qui la secouaient. Ses chaussures s’envolèrent, elle déboutonna son pantalon, l’envoya au loin. Une onde de chaleur la parcourut tandis que Connors la balayait du regard. Elle n’avait jamais accordé une grande importance à son corps. C’était un corps de flic, fort, souple et résistant. Avec Connors, elle découvrait à quel point ces caractéristiques étaient merveilleuses pour une femme. Elle planta un genou de part et d’autre de lui, puis se pencha pour capturer de nouveau sa bouche. — C’est toujours moi qui commande, murmura-t-elle en se redressant. Les yeux rivés aux siens, il sourit. — Commande, alors. Elle se laissa descendre, le prenant en elle avec une lenteur torturante. Et quand il fut tout au fond, quand son corps se raidit, s’arqua, elle laissa échapper un sanglot tremblant tandis qu’elle s’abandonnait à la première déferlante. Vorace, elle plongea de nouveau en avant, noua les doigts de Connors aux siens et entama sa chevauchée. Sa tête, son sang explosèrent. Derrière ses paupières closes, mille et une couleurs se mirent à tourbillonner et il n’y eut plus rien en elle que Connors et le besoin désespéré qu’il soit là... encore plus... toujours plus. Les vagues de plaisir se succédaient, la ballottant comme un fétu. Enfin, comblée, rassasiée, elle s’effondra sur lui, le corps flasque, et nicha le visage au creux de son cou. — Eve ? — Hon ? — A mon tour. Elle cligna vaguement des paupières tandis qu’il la faisait rouler sur le dos. Il lui fallut une seconde avant de sentir qu’il était toujours dur en elle. — Je croyais que tu... que nous... — Tu as eu ce que tu voulais, murmura-t-il en guettant le plaisir qui se rallumait dans le regard d’Eve. Maintenant, c’est à toi de me servir. Son rire se transforma en gémissement. — On va se tuer si on continue comme ça. — J’en prends le risque. Non, ne ferme pas les yeux. Regarde-moi. A mesure qu’il accélérait l’allure, il vit ses yeux étinceler. Puis elle poussa un petit cri étranglé. Alors, ils furent ensemble à fouiller, à chercher, insatiables. Le regard d’Eve devint vitreux. Il avala son cri. Une heure plus tard, douchés, assouvis, habillés, ils attaquaient chacun un filet de cinq centimètres d’épaisseur. — Tu sais, dit Eve, je ne t’épouse que pour le sexe et la nourriture. Il but une gorgée de vin rouge tout en la regardant manger d’un bel appétit. — Bien sûr. Elle mâchonna une frite. — Et parce que tu es joli garçon. — C’est ce qu’elles disent toutes. Elle sourit. — Comment va Mavis ? Il attendait cette question depuis longtemps. — Elle va bien. Leonardo et elle tiennent une sorte de conciliabule ce soir. Tu pourras leur parler demain matin. Eve baissa les yeux vers son assiette. — Quel effet te fait-il ? — Je crois qu’il est follement, pathétiquement amoureux de notre Mavis. Dans la mesure où c’est une émotion que je commence à bien connaître, j’ai une certaine sympathie pour lui. — On ne peut vérifier ses faits et gestes la nuit du meurtre. Il avait le mobile, il a eu les moyens et probablement l’occasion. Le crime a eu lieu chez lui et l’arme lui appartenait. — Donc, tu le vois tuer Pandora puis monter cette mise en scène pour faire accuser Mavis ? — Non. J’aimerais bien, mais je n’y crois pas. (Eve leva son verre de vin.) Tu connais Jerry Fitzgerald ? — Oui. Assez bien. (Une pause.) Non, je n’ai pas couché avec elle. — Je ne t’ai rien demandé. — Comme ça, ça t’évite d’avoir à le faire. Elle haussa les épaules et but une autre gorgée. — Je la trouve ambitieuse, intelligente et coriace. — Généralement, tu sais juger les gens. Je ne te contredirai pas. — Je ne connais pas grand-chose sur ce milieu de la mode, mais j’ai fait quelques recherches. Fitzgerald n’est pas une gagne-petit. Argent, prestige, médias. Etre le mannequin-vedette d’un défilé aussi attendu que celui de Leonardo peut lui rapporter un sacré coup de pub. Elle va prendre la place de Pandora. — Si le défilé a du succès, ce sera considérable pour elle, acquiesça Connors. Mais ça n’est pas certain. — Elle sort avec Justin Young et elle a admis que Pandora essayait de le lui piquer. Connors réfléchit un instant. — Difficile d’imaginer Jerry Fitzgerald ayant une crise de rage meurtrière à cause d’un homme. — Peut-être, convint Eve, mais il y a autre chose. Brièvement, elle lui expliqua le lien entre les morts de Boomer et de Pandora. — Nous n’avons pas trouvé la boîte. Quelqu’un d’autre était passé avant nous, et il savait où chercher. — Jerry mène une campagne très médiatisée contre les Illégales. Bien sûr, ce n’est peut-être qu’un coup de pub, ajouta-t-il. Et il s’agit de sommes énormes. — C’est ma théorie. Un nouveau mélange comme celui-ci, auquel on s’accroche très vite, qui a un effet aussi puissant rapporterait un joli paquet. Les gens qui vendent ce genre de choses se moquent de savoir si c’est mortel ou pas. Elle repoussa son steak à moitié terminé. Connors grimaça. Si elle ne mangeait pas, c’est qu’elle était inquiète. — Au moins, tu as une piste maintenant, Eve. Une piste qui n’a rien à voir avec Mavis. — Ouais. (Elle se leva, impatiente.) Une piste qui ne me mène nulle part. Fitzgerald et Young se couvrent mutuellement. Les disques de surveillance confirment leur histoire. Bien sûr, ils auraient pu les trafiquer. Redford n’a pas d’alibi, mais je n’ai rien contre lui. Pour le moment. — Qu’est-ce que tu penses de lui ? — Dur, sans pitié, égocentrique. — Il ne t’a pas plu. — Pas du tout. Il s’est montré rusé, suffisant. C’était pas un petit flic de New York qui allait l’impressionner. Et il était prêt à me fournir des renseignements, exactement comme Young et Fitzgerald. Je me méfie des gens d’aussi bonne volonté. La façon dont fonctionnait l’esprit d’un flic était une source de perpétuel étonnement pour Connors. — Tu lui aurais fait davantage confiance si tu avais dû lui arracher les vers du nez ? — Bien sûr. (Pour elle, c’était une règle de base.) Il brûlait de me révéler que Pandora se droguait. Fitzgerald aussi. Et tous les trois étaient très contents de me dire qu’ils ne l’aimaient pas. — Je suppose que tu n’imagines pas une seule seconde qu’ils te disaient simplement la vérité. — Quand les gens manifestent pareille franchise, particulièrement avec un flic, c’est que la vérité a plusieurs niveaux. Je vais un peu creuser dans leur vie. (Elle revint s’asseoir.) Et puis, il y a ce flic des Illégales qui ne me lâche pas. — Casto. — Il a essayé de me confisquer l’enquête. Mais ça n’a pas marché et il l’a assez bien pris. Pour lui, un seul objectif : devenir capitaine. — Et pas pour toi ? Elle le dévisagea froidement. — Ça viendra quand je l’aurai mérité. — Et, bien sûr, d’ici là, tu es prête à travailler main dans la main avec Casto ? Elle eut un sourire de loup. — Ne me cherche pas, Connors. Le problème est qu’il faut que je trouve un lien solide entre la mort de Boomer et celle de Pandora. Trouver une ou des personnes qui les connaissaient tous les deux. D’ici là, Mavis risque de passer en procès pour meurtre. — Tu as donc deux routes à explorer. — Qui sont ? — La route étoilée de la haute couture et la route crasseuse qui mène aux bas-fonds. (Il alluma une cigarette.) Où disais-tu que Pandora était quelques jours avant sa mort ? — Sur Starlight Station. — J’ai quelques intérêts là-bas. — Quelle surprise ! — Je vais poser quelques questions. Les gens que fréquentait Pandora ne réagissent pas formidablement bien à la vue d’un insigne. — Si je ne trouve rien ici, il faudra peut-être que j’aille là-bas moi-même. Quelque chose dans sa voix alerta Connors. — Un problème ? — Non. Aucun. — Eve. Elle se leva de nouveau. — Je n’ai jamais quitté la Terre. Il la fixa, interloqué. — Jamais ? Tu veux dire jamais ? — C’est pas tout le monde qui se met en orbite comme on prend le métro. On est des tas à avoir assez à faire ici-bas pour ne pas aller batifoler dans l’espace. — Tu n’as pas à avoir peur, dit-il, comprenant ce qu’elle ne disait pas. Les voyages spatiaux sont plus sûrs que les rues de cette ville. — Pff, maugréa-t-elle. Je n’ai pas dit que j’avais peur. Si je dois y aller, j’irai. J’aimerais mieux pas, c’est tout. — Hum... (Ainsi, son vaillant lieutenant avait une phobie.) Et si j’allais voir là-bas ce que je peux trouver pour toi ? — Tu es un civil. — Officieusement, bien sûr. Elle le dévisagea, vit son air amusé et compréhensif et soupira. — Si tu veux. Tu n’emploierais pas, par hasard, un expert en végétation extraterrestre que tu pourrais me prêter pendant ce temps-là ? Connors, enjoué, leva son verre. — Eh bien, si tu me le demandes gentiment... 11 Comme disait Connors, il y avait deux routes à suivre. Eve prit celle qu’elle connaissait le mieux : celle qui menait à la crasse des bas-fonds. Et elle la prit seule. Elle laissa Peabody avec une pile de données à vérifier, demanda un compte rendu à Feeney mais partit en solo. Elle avait passé une très mauvaise nuit, et ça se voyait. Le cauchemar n’avait jamais été aussi atroce. Son seul soulagement, c’est qu’elle l’ait eu à l’aube, alors que Connors était déjà levé. Il ne l’avait pas vue gémir et se réveiller en nage. Elle était partie en l’évitant, ainsi que Leonardo et Mavis, bien décidée à utiliser le seul remède qu’elle connaissait : le travail. Elle s’arrêta devant le Down & Dirty Club dans l’East End. — Salut, blanchette. — Ça va, Crack ? — Y a pas à s’plaindre. Le géant noir au visage couvert de tatouages lui sourit. Son torse, énorme, était en partie recouvert par un gilet à plumes qui lui tombait au-dessous du genou et mettait en valeur, s’il en était besoin, son énorme cache-sexe rose néon. — Va faire chaud, aujourd’hui. — Tu as l’temps de m’inviter à me rafraîchir à l’intérieur ? — Pour toi, toujours, jolies fesses. En prime, t’as le droit au conseil de Crack : lâche ton insigne et viens montrer tes talents au Down & Dirty. C’est dommage de les laisser frire sur le siège de cette bagnole pourrie. — Dans une autre vie. Il rugit de rire en se frottant la panse. — J’sais pas pourquoi tu m’plais autant. Viens, entre et raconte à tonton Crack ce qui t’chagrine. Elle avait connu de pires clubs et, Dieu merci, de meilleurs. Ça sentait l’encens, le parfum bon marché, l’alcool, la fumée froide d’herbes de mauvaise qualité, les corps mal lavés et le sexe. Il était encore trop tôt, même pour les fêtards les plus acharnés, et les chaises étaient retournées sur les tables. Seules les bouteilles brillaient au-dessus du bar. Une danseuse répétait son numéro sur la scène. D’un signe, Crack la fit disparaître ainsi qu’une serveuse androïde. — Qu’est-ce qui te ferait plaisir, blanchette ? — Du café. Noir. — Ça te dirait que je le relève un peu avec ma cuvée spéciale ? Eve haussa un sourcil. A Rome, fais comme les Romains. — Va pour la cuvée. Il programma le café, puis décoda un petit placard dont il sortit une bouteille bizarroïde. — Alors, qu’est-ce que tu viens faire dans ce lieu de débauche, ma belle ? Tu joues au flic ? — J’en ai bien peur. (Elle goûta le café, retint son souffle.) Seigneur, ça, c’est de la cuvée spéciale ! — Je la garde pour mes vrais amis. Elle est juste en dessous de la limite légale. (Un clin d’œil.) Tout juste. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? — Tu connaissais Boomer ? Un petit joueur. — J’connais Boomer. Il est froid maintenant. — Exact. On l’a dessoudé. T’as jamais été en affaires avec lui, Crack ? — Il v’nait de temps en temps. (Crack préférait sa cuvée pure. Il claqua de la langue de plaisir.) Ça lui arrivait d’être plein aux as, mais c’était rare. Il aimait r’garder le spectacle et causer. Il était pas bien méchant, le vieux Boomer. Paraît qu’on lui a réduit la tête en bouillie. — Encore exact. Qui aurait pu faire ça ? — Quelqu’un à qui il avait sérieusement cassé les pieds. Boomer, il avait de grandes oreilles. Et une grande gueule. — Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ? — Difficile à dire. Une ou deux semaines, peut-être. J’crois bien qu’il a débarqué un soir avec les poches pleines de fric. S’est offert une bouteille, quelques doses et un salon privé. Avec Lucille. Non, attends, pas Lucille... Hetta. Vous, les Blanches, vous vous ressemblez toutes ! ajouta-t-il avec un clin d’œil. — Il a dit à quelqu’un pourquoi il était plein d’oseille ? — Peut-être à Hetta. Il était assez camé pour ça. J’crois bien qu’elle a acheté d’autres doses pour lui. Il voulait rester heureux. Elle a dit un truc comme quoi le vieux Boomer allait devenir un entrepreneur, une connerie dans ce genre. On s’est mis à rigoler. Quand il est monté sur scène, nu comme un ver, on était pliés en deux. On n’avait jamais vu un engin aussi pitoyable. — Donc, il avait conclu une affaire. — On dirait bien. On était occupés. J’faisais l’ménage. Y avait des gars pas très propres dans la salle. J’les ai s’coués un peu avant d’les jeter. J’me souviens, j’étais dehors quand il est sorti. J’l’ai attrapé, juste pour me marrer. Il n’avait plus l’air heureux. Il semblait mort de trouille. — Il a dit quelque chose ? — Non, il a détalé à toute allure. C’est la dernière fois que je l’ai vu. — Qui lui a fait peur ? A qui a-t-il parlé ? — J’en sais rien, ma jolie. — As-tu vu une de ces personnes cette nuit-là ? Eve étala sur le comptoir des photos de Pandora, de Jerry, de Justin, de Redford et, parce qu’elle le devait, de Leonardo et de Mavis. — Hé, j’connais ces deux-là. Des top models. (Il en bavait presque.) La rouquine, ça lui arrivait de venir ici. Elle cherchait des partenaires. Beaucoup de partenaires. Peux pas dire si elle était là, ce soir-là. Les autres font pas partie de la liste de nos invités. — Tu as jamais vu la rousse avec Boomer ? — C’était pas son genre. Elle les aimait costauds, stupides et jeunes. Boomer n’était que stupide. — Tu as entendu parler d’un nouveau mélange, Crack ? Son visage se ferma. — Non. Eve posa quelques billets sur le bar. — Et comme ça ? — Y a des rumeurs. Une nouvelle merde, du super, qui coûte cher. Immortalité, ça s’appelle. On n’en a pas vu ici, pas encore. Les gens du coin peuvent pas s’offrir du sur-mesure. Il faut attendre le prêt-à-porter, et ça va prendre quelques mois. — Boomer en parlait ? — C’était ça, son truc ? s’enquit Crack, pensif. Il m’en a jamais causé. Comme je t’ai dit, c’est des rumeurs. Paraît que c’est de la came extra, tous les kémikos délirent dessus, mais personne y a encore goûté. C’est ça, le sens des affaires, dit-il en souriant. T’as un produit nouveau, tu fais tout un baratin pour accrocher le client, puis tu le laisses sur sa faim. Après, le gars est prêt à raquer un max. — Ouais, le sens des affaires. (Elle se pencha vers lui.) N’y goûte pas, Crack. C’est fatal. Il balaya l’objection. Elle posa la main sur son bras massif. — Je suis sérieuse. C’est un poison, un poison lent. Si tu en prends régulièrement, tu clamses en cinq ans. Si tu tiens à tes amis, préviens-les. Il l’étudia. — C’est pas des salades, hein ? Tu joues pas la flic ? — Non. C’est du raide, Crack, et ceux qui le fabriquent le savent. — Drôle de façon de faire son beurre ! — Tu l’as dit. Bon, où puis-je trouver Hetta ? — Y m’croiront pas si je leur raconte ça. Y m’croiront pas. (Il secoua la tête avant de regarder Eve.) Hetta ? J’en sais rien. J’I’ai pas vue depuis des semaines. — Son nom de famille ? — Moppett. Hetta Moppett. Elle louait une chambre sur la 9e, y a quelque temps. Si un jour t’as envie de prendre sa place, te gêne pas pour me le dire, mon sucre blanc. Hetta Moppett n’avait pas payé son loyer depuis trois semaines. Elle ne s’était pas montrée non plus, geignit le concierge de l’immeuble. Mlle Moppett avait quarante-huit heures pour régulariser sa situation avant de se faire expulser. Eve écouta ses jérémiades tout en grimpant les deux étages de l’immeuble miteux. Le bonhomme déverrouilla la porte de Hetta. C’était un minuscule studio qu’on avait misérablement tenté de rendre plus douillet : un rideau rose à franges devant la fenêtre, des coussins de la même couleur sur le lit étroit. Eve fit une fouille rapide, trouva un répertoire d’adresses, un compte d’épargne avec plus de trois mille dollars dessus, quelques photos encadrés et un permis de conduire périmé sur lequel Hetta était domiciliée à Jersey. La penderie était à demi vide. Eve vit une valise fatiguée sur l’étagère du haut. Visiblement, Hetta ne possédait pas grand-chose de plus. Eve brancha le com et fit une copie des appels enregistrés. Si Hetta était partie en voyage, elle n’avait pris que les vêtements qu’elle avait sur le dos et l’argent qu’elle avait en poche. Eve n’y croyait pas trop. Elle appela la morgue de sa voiture. — Vérification cadavres inconnus, demanda-t-elle. Une femme, blanche, vingt-huit ans, blonde, à peu près cinquante-cinq kilos, un mètre soixante-deux. Je transmets copie du permis de conduire. Elle avait à peine roulé cinq minutes que la réponse lui parvenait. — Lieutenant, on a une concordance possible. Il nous faut une identification dentaire ou ADN ou alors ses empreintes. Impossible de l’identifier par hologramme. — Pourquoi ? demanda Eve qui connaissait déjà la réponse. —Elle est complètement défigurée. Les empreintes correspondaient. Eve récapitula la situation devant Peabody. — Hetta Moppett, danseuse, a été battue à mort le 28 mai vers deux heures du matin. A ce moment-là, Mavis Freestone chantait sur la scène du Blue Squirrel devant cent cinquante témoins. Après, ça a été le tour de Boomer, puis de Pandora. On a donc trois meurtres qui semblent être l’œuvre du même tueur. Vous avez le calcul de probabilités ? Peabody avait déjà chargé les données dans l’ordinateur. — Quatre-vingt-seize point un. — O.K., fit Eve. J’apporte tout ça chez le procureur. Je vais lui faire mon numéro. Avec un peu de chance, j’arriverai à lui faire abandonner les charges contre Mavis. Au moins jusqu’à ce qu’on ait rassemblé d’autres preuves. S’il n’est pas d’accord... (elle fixa Peabody droit dans les yeux)... je vais trouver Nadine Furst et je lui lâche l’information. C’est une violation du code. Je vous le dis pour que vous vous couvriez. Vous risquez une réprimande. Je peux changer votre affectation avant de lancer tout ça. — Je considérerais cela comme une réprimande, lieutenant. Non méritée. Eve ne dit rien pendant un instant. — Merci, Peabody. (Une pause.) Bon, portez tout ça à Feeney et remettez-le-lui en main propre. Rien ne doit passer par les coms. En tout cas, pas tout de suite. L’étincelle, dans le regard de Peabody, la fit sourire. Oui, se rappela-t-elle, ça faisait ça d’être nouvelle et de se lancer sur sa première affaire. — Allez au Down & Dirty Club. Hetta travaillait là-bas. Demandez Crack, vous le manquerez pas : c’est le gros. Dites-lui que vous venez de ma part et racontez-lui ce qui est arrivé à Hetta. Voyez ce que vous pouvez tirer de lui ou de n’importe qui d’autre. Avec qui elle traînait, ce qu’elle disait sur Boomer cette dernière nuit. Vous voyez le topo. — Oui, chef. — Oh, et, Peabody, dit Eve en se levant, n’y allez pas en uniforme, les indigènes risqueraient d’être terrorisés. En dix minutes, le procureur fit voler les espoirs d’Eve en éclats. Elle continua à plaider sa cause un bon quart d’heure de plus, en pure perte. En l’absence de tout autre suspect, Jonathan Heartly n’était pas prêt à laisser tomber les charges contre Mavis Freestone. Les preuves étaient trop solides et Eve n’apportait rien de tangible. Une demi-heure plus tard, elle rencontrait Nadine Furst dans un bar discret. Eve revint au Central. Elle avait la pénible obligation de prévenir le frère de Hetta, son unique parent vivant. Après cet intermède lugubre, elle passa de nouveau en revue tous les éléments recueillis sur le lieu du meurtre de Hetta Moppett. Nul doute qu’elle avait été tuée là où on avait découvert son corps. L’assassin avait dû travailler vite, et proprement. Seul un coude fracturé témoignait que la victime avait tenté de se défendre. On n’avait pas retrouvé l’arme du crime. Pas plus que pour Boomer, se dit-elle. Lui avait eu quelques doigts broyés, le bras et les rotules brisés... tout cela avant sa mort. Une séance de torture. Boomer avait la formule et la poudre que désirait le tueur. Mais il n’avait pas craché le morceau. Le meurtrier, pour une raison quelconque, n’avait pas eu le temps, ni l’envie, de prendre le risque d’aller fouiller l’appartement de Boomer. Pourquoi l’avoir jeté dans l’East River ? Pour gagner du temps, bien sûr. Mais ça n’avait pas marché : le corps avait été rapidement retrouvé et identifié. Peabody et elle avaient passé sa chambre au peigne fin quelques heures à peine après sa mort. Pandora, à présent. Elle en savait trop, en voulait trop. Ce ne devait pas être une associée très fiable. Son meurtre avait été encore plus brutal que celui des deux autres. On aurait dit un combat. Mais aussi Pandora était gavée d’Immortalité. Ce n’était pas une petite danseuse de club surprise dans une ruelle ou un minable indic qui en savait trop. Pandora était une femme puissante, dotée d’un esprit aigu et d’une ambition démesurée. Et aussi, se souvint Eve, de biceps très développés. Trois cadavres, un assassin. Le lien : l’argent. Elle fit défiler tous les suspects dans son ordinateur pour vérifier leurs transactions financières. Un seul était au bord de la catastrophe : Leonardo. Il était endetté jusqu’aux yeux, et pis encore. Mais cela non plus ne signifiait rien : riches ou pauvres, les gens en veulent toujours plus. Elle remarqua que Redford jonglait avec ses fonds. Retraits, dépôts, d’autres retraits. Il faisait passer ces sommes d’un pays à l’autre et même jusqu’aux satellites voisins. Intéressant, pensa-t-elle, et plus encore quand elle découvrit un virement sur le compte de Jerry Fitzgerald pour un montant de cent vingt-cinq mille dollars. — Il y a trois mois, murmura-t-elle. C’est beaucoup d’argent entre deux amis. Mac, vérifier tous les transferts de fonds sur tous les comptes de Jerry Fitzgerald et de Justin Young pendant les douze derniers mois. Recherche. Aucun transfert enregistré. — Rechercher tout transfert de tous les comptes de Redford sur les comptes précédents. Recherche. Aucun transfert enregistré. — D’accord, d’accord, alors essaie ça. Rechercher tout transfert de tous les comptes de Redford sur tous les comptes de Pandora. Recherche. Transferts suivants : Dix mille depuis New York Central Bank à New York Central Bank, Pandora, 6/2/58. Six mille de New Los Angeles Bank à New Los Angeles Security, Pandora, 19/3/58. Dix mille de New York Central Bank à New Los Angeles Security, Pandora, 4/5/58. Douze mille de Station Starlight Comp. à Station Starlight Comp. Pandora, 12/6/58. Pas d’autres transferts enregistrés. — Bien, bien, voilà qui est mieux. Elle te saignait, mon gars, ou bien était-elle en affaires avec toi ? Mac, année précédente, même recherche. Tandis que l’ordinateur travaillait, elle programma du café et envisagea les scénarios possibles. Deux heures plus tard, les yeux rouges, la nuque douloureuse, elle grimpait dans sa voiture. Elle en avait largement assez pour avoir une nouvelle entrevue avec Redford. Il était absent, mais elle eut le plaisir de le convoquer au Central le lendemain matin. Un mémo de Connors l’attendait sur son com. « Impossible de vous contacter aujourd’hui, lieutenant. J’ai dû partir à Chicago. Je risque d’y passer la nuit. Tu peux me joindre au River Palace. Sinon, à demain matin. Ne travaille pas la moitié de la nuit. Je le saurai. » Agacée, elle débrancha l’appareil. — Et qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Je n’arrive pas à dormir sans toi. En voyant la maison illuminée, elle éprouva une bouffée d’espoir. Connors avait peut-être réglé ses affaires et était rentré plus tôt que prévu. Elle franchit la porte, le sourire aux lèvres, et entendit le rire de Mavis. Dans le salon, quatre personnes buvaient un verre et grignotaient des canapés, mais aucune d’entre elles n’était Connors. Excellent sens de l’observation, lieutenant, songea Eve, morose, en regardant le groupe. Mavis riait toujours. Elle portait ce qu’elle seule pouvait appeler une tenue d’intérieur : une ample tunique émeraude sur une combinaison moulante rouge cloutée d’étoiles argentées. L’autre femme engloutissait les canapés avec une vitesse et une précision à rendre jaloux un ouvrier androïde à la chaîne. Ses cheveux étaient coiffés en boucles courtes, chacune d’une couleur de pierre précieuse différente. Son oreille gauche était enchâssée dans une conque d’argent qui dévidait une chaîne passant sous le menton et fixée à l’autre oreille par un gros clou. Un bouton de rose était tatoué sur l’aile de son nez pointu. Au-dessus de ses yeux bleu électrique, ses sourcils s’arquaient en un V pourpre. Et le tout, nota Eve avec amusement, était assorti d’une tenue de gymnastique qui s’arrêtait au ras des fesses et dont les bretelles, stratégiquement placées, dissimulaient les mamelons de ses seins nus – des seins qui avaient la taille de pastèques. A ses côtés, un homme dont le crâne chauve était tatoué d’une carte géographique contemplait la scène à travers des lunettes à verres roses. Il était vêtu d’un short informe qui pendouillait autour de ses genoux osseux et d’une cuirasse aux couleurs patriotiques rouge-blanc-bleu. Eve envisagea sérieusement de s’esquiver sans se faire remarquer. — Vos invités vous attendent, annonça froidement Summerset dans son dos. — Écoutez, mon vieux, ce ne sont pas... — Dallas ! couina Mavis en s’élançant périlleusement à travers la pièce sur des talons vertigineux. (Elle serra Eve en une étreinte d’ivrogne qui faillit les envoyer toutes les deux par terre.) Tu rentres tard. Connors a dû s’absenter mais il a dit que Biff et Trina pouvaient rester. Ils sont impatients de te connaître. Leonardo va te préparer un verre. Oh, Summerset, les canapés sont géniaux ! Vous êtes un chou ! — Je suis ravi qu’ils vous plaisent. Il lui adressa un sourire radieux avant de disparaître. — Viens, Dallas, joins-toi à la fête. — Mavis, j’ai vraiment beaucoup de travail... Mais Mavis la traînait déjà vers ses amis. — Je vous sers quelque chose, Dallas ? demanda Leonardo avec un sourire de chien battu qui fit fondre la jeune femme. — Euh... oui. Un verre de vin. — Le vin est génial ! Je suis Biff, dit l’homme avec une carte sur le crâne. C’est un honneur de rencontrer le sauveur de Mavis, lieutenant Dallas. Tu as absolument raison, Leonardo. La soie bronze lui ira à la perfection. — Biff est un expert en tissus, expliqua Mavis. Il travaille avec Leonardo depuis toujours. Ils conspirent sur ton trousseau. — Mon... — Et voici Trina. Elle va s’occuper de tes cheveux. — Ah ? (Eve blêmit.) A vrai dire, je ne suis... (Même une femme aussi peu coquette qu’elle pouvait paniquer à la vue d’une coiffeuse à la chevelure arc-en-ciel.) Je ne suis pas vraiment sûre... — Ce sera gratuit, annonça Trina d’une voix qui était l’équivalent sonore du fer rouillé. Si vous innocentez Mavis, je vous promets des soins gratuits de coiffure et de maquillage pour le restant de vos jours. (Elle attrapa une poignée de cheveux d’Eve et les tordit.) Bonne texture. Bon poids. Mauvaise coupe. — Votre vin. Dallas. Elle en avait besoin. — Merci. Écoutez, je suis ravie de vous avoir rencontrés, mais j’ai du travail à terminer. — Oh, mais tu ne vas pas partir, gémit Mavis en se pendant à son bras. Tout le monde est ici pour s’occuper de toi. Eve se sentit prise de faiblesse. — S’occuper de moi ? — On a tout installé là-haut. L’atelier de Leonardo, de Trina et de Biff. Toutes les autres abeilles viendront s’activer à la ruche demain matin. — Les abeilles ? — Pour le défilé, expliqua Leonardo, un peu plus sobre que Mavis dont il tapota le bras. Ma colombe, Dallas n’a peut-être pas envie de voir sa maison envahie. Je veux dire... avec son mariage si proche. Il avait pris soin de ne pas mentionner l’enquête. — Mais on ne pourra pas organiser le défilé sans ça. (Mavis se tourna vers Eve avec un air suppliant.) Ça ne te dérange pas, n’est-ce pas ? Nous ne vous gênerons pas. Leonardo a tellement à faire. Il faut retailler tous les plus beaux modèles pour Jerry Fitzgerald. Et puis, Connors a dit qu’il était d’accord. Eve ferma les yeux. — Si Connors est d’accord... — Je te l’avais bien dit ! s’exclama Mavis en plantant un baiser sur la joue de Leonardo. Et j’ai promis à Connors que je ne te laisserais pas te tuer au travail ce soir, Dallas. Tu vas t’asseoir. On va te bichonner. Et on va tous manger des pizzas. — Oh, bon sang, Mavis... — Tout est réglé, poursuivit celle-ci, déchaînée. Sur Channel 75, ils ont parlé de ces autres meurtres et de cette drogue. Je ne savais même pas qu’il y avait eu d’autres victimes. Je ne les connaissais même pas, Dallas. C’est donc forcément quelqu’un d’autre. Tout va s’arranger. — Ça va prendre encore un peu de temps, Mavis. (Eve s’interrompit en voyant la lueur de panique dans les yeux de son amie.) Mais oui, tout va finir par s’arranger. Des pizzas, hein ? J’ai rien contre. — Génial. Super. Je vais dire à Summerset qu’on est prêts. Emmenez Dallas là-haut, d’accord ? Elle se rua dans le couloir. — Ça l’a vraiment soulagée, dit calmement Leonardo. Ce reportage. Elle en avait besoin. Le Blue Squirrel l’a virée. — Virée ? — Les salopards, marmonna Trina, la bouche pleine. — La direction a décidé qu’une femme accusée de meurtre était une mauvaise publicité pour leur boîte. Ça l’a drôlement secouée. Je me suis dit que ça lui ferait du bien si on passait la soirée à s’occuper de vous. Je suis navré, j’aurais mieux fait de vous en parler d’abord. — Non, c’est parfait, fit Eve en avalant son verre de vin pour se donner du courage. Bon, allons nous occuper de moi. 12 Allons, ce n’était pas si dramatique ! s’admonesta Eve. Pas si on comparait ça aux chambres de torture de l’Inquisition ou à un vol d’essai dans le XR- 85, le jet lunaire. Et elle était flic, depuis dix ans, bon sang ! Le danger, elle connaissait. Mais ses yeux roulèrent comme ceux d’une jument terrorisée quand Trina essaya ses ciseaux à ultrasons. — Hé, on pourrait peut-être... — Laissez faire les experts, dit Trina en reposant ses engins au grand soulagement d’Eve. Voyons ça. Bien qu’elle fût désarmée, Eve la regarda s’approcher avec suspicion. — J’ai un programme de morphing, annonça Leonardo. — J’ai pas besoin d’un fichu programme. Pour le prouver, Trina saisit fermement le visage d’Eve et se mit à l’examiner à la loupe. — Bonne structure osseuse, approuva-t-elle. Qui c’est qui s’en occupe ? — De quoi ? — De votre sculpture faciale. — Dieu. Trina s’arrêta, gloussa avant d’éclater de rire. — J’aime bien ton flic, Mavis, dit-elle d’une voix éraillée. — C’est la meilleure, répondit Mavis, perchée sur un tabouret et s’étudiant dans un triple miroir. Tu pourrais peut-être m’arranger un peu, Trina. Mes avocats pensent que je devrais adopter un look plus rangé. Tu vois le genre, brune, quelque chose comme ça. Trina, d’un coup de pouce, leva le menton d’Eve. — Ils n’y connaissent rien. J’ai un truc génial pour toi. Rose boxon avec des pointes argentées. C’est tout nouveau. — Tu crois ? rétorqua Mavis, songeuse. — A nous ! fit Trina avec autorité. Le sang d’Eve se glaça dans ses veines. — Rien qu’une coupe, hein ? On est bien d’accord ? — Ouais, ouais. (Trina attira le visage d’Eve contre sa poitrine.) Cette couleur est aussi un don de Dieu ? (Elle gloussa et empoigna la chevelure, qu’elle tira en arrière.) Les yeux sont bien. On pourrait retoucher un peu les sourcils. — Redonne-moi du vin, Mavis. Eve ferma ces yeux qui étaient bien en se disant que, quoi qu’il arrive, ça repousserait. — Au shampooing, maintenant. (Trina fit pivoter le fauteuil et son occupante réticente jusqu’à un bac.) Détendez-vous et appréciez. Je fais les meilleurs shampooings et les meilleurs massages de la profession. Sur ce point, elle n’avait peut-être pas tort. Le vin et les doigts habiles de Trina la firent sombrer dans une douce torpeur. Vaguement, elle entendit Leonardo et Biff se disputer à propos de ses pyjamas : l’un penchait pour du satin écarlate, l’autre pour de la soie cramoisie. Pourquoi Paul Redford lui avait-il parlé de cette boîte chinoise ? S’il était retourné la prendre et l’avait en sa possession, pourquoi en révéler l’existence ?... Soudain, on lui appliqua un truc froid et collant sur le visage. Elle poussa un glapissement. — Qu’est-ce... — Un masque facial. (Trina l’enduisit d’une autre couche brunâtre.) Ça va vous nettoyer les pores comme un aspirateur. C’est un crime de négliger votre peau. Mavis, va me chercher le Brilla, tu veux ? — C’est quoi, le Brilla... peu importe. (Avec un dernier frisson, Eve referma les yeux et se rendit sans condition.) Je ne veux pas le savoir. — Autant vous faire le traitement complet. (Trina ajouta prestement de la boue sur son cou.) Vous êtes tendue, mon chou. Elle ouvrit le peignoir qu’elle avait obligé Eve à porter et lui massa les seins. Eve battit des paupières. Trina gloussa. — Ne vous inquiétez pas. Les femmes ne m’intéressent pas. Votre petit ami va adorer vos seins après ça. — Ils lui plaisent comme ils sont. — Peut-être. Mais on n’a jamais rien trouvé de mieux comme adoucissant que la boue de Saturne. Ils seront comme des pétales de rose. Croyez-moi sur parole. Est-ce qu’il préfère mordiller ou lécher ? Eve referma les yeux. — Je ne suis plus là. — Passons aux choses sérieuses. De l’eau coula. Trina se mit à lui frotter les cheveux avec un produit qui avait une délicieuse odeur de vanille. Des gens payaient pour ce genre de choses, se dit Eve. Ils étaient même prêts à dépenser des fortunes. Les gens étaient fous. Têtue, elle garda les yeux fermés tandis qu’une substance chaude et humide coulait sur son visage et sur ses seins. Elle gémit quand on lui massa les pieds. Ils étaient plongés dans un liquide brûlant et étrangement agréable. Puis ce fut au tour de ses mains. Eve toléra même le bourdonnement bizarre qui frôla ses sourcils. Elle se sentait héroïque. Ce fut ensuite le tour des ciseaux à ultrasons. Elle grimaça et serra les paupières de toutes ses forces. Ce n’étaient que des cheveux, après tout. L’apparence ne compte pas. Mon Dieu, faites qu’elle ne me scalpe pas ! Elle se força à penser aux questions qu’elle allait poser à Redford le lendemain matin. Elle acceptait tout ça pour remonter le moral à Mavis, se rappela-t-elle. Elle sursauta quand Trina redressa brusquement le fauteuil et entreprit d’ôter la boue. — Elle est à vous dans cinq minutes, dit Trina à un Leonardo qui piaffait d’impatience. Je suis une artiste. Je n’aime pas qu’on me bouscule. (Elle sourit à Eve.) A présent, votre peau est convenable. Je vais vous laisser des échantillons. Utilisez-les, elle le restera. Mavis la contemplait et Eve eut l’impression d’être un papillon épinglé dans une collection. — Tu as fait un travail magnifique avec les sourcils, Trina. Ils ont l’air si naturels ! Elle pourrait se teindre les cils, non ? — Mavis, fit Eve avec lassitude, ne m’oblige pas à te taper dessus. Mavis se contenta de sourire. — Les pizzas sont là. (Elle lui en enfourna un morceau dans la bouche.) Attends de voir ta peau, Dallas. Elle est superbe. Suffoquant à moitié, Eve grogna. Le fromage lui brûlait le palais, mais du jus lui coulait sur le menton. Au risque de s’étouffer, elle avala la part d’un coup tandis que Trina lui enveloppait la tête dans un turban argenté. — C’est thermique, expliqua-t-elle en redressant le fauteuil. Il y a un truc pour les racines dedans. Eve se regarda enfin. Bon, sa peau était satinée, mais elle ne voyait pas une seule mèche de cheveux. — J’en ai encore un peu, là-dessous ? Des cheveux ? — Bien sûr. Vas-y, Leonardo, elle est à toi pour vingt minutes. Il s’illumina. — Enfin ! Enlevez votre peignoir. — Bon, écoutez... — Dallas, nous sommes des professionnels. Vous devez essayer le fond de robe. Il y aura certainement des retouches. Quoi de plus naturel que de se retrouver nue dans une pièce remplie d’étrangers ? Eve, d’un mouvement d’épaules, fit glisser le vêtement. Leonardo lui tomba dessus avec un machin blanc et brillant. Avant qu’elle n’ait le temps de dire ouf, il lui en avait drapé le buste et l’agrafait dans le dos. Ses grandes mains fouillèrent sous le tissu, lui ajustant méticuleusement les seins. Puis il se pencha, tira un bout d’étoffe entre ses jambes avant de se redresser pour contempler son œuvre. — Ah. — Bon sang, Dallas ! Connors va en rester comme deux ronds de flan ! — Qu’est-ce que c’est que ce truc ? — Une variation sur la «Veuve joyeuse ». (A petits gestes précis, Leonardo mettait la dernière touche à son chef-d’œuvre.) Je l’appelle la «Voluptueuse ». Pour vous, j’ai fait remonter un peu les seins. Votre poitrine est très jolie, mais cela lui donnera davantage de relief. Juste un soupçon de dentelle et quelques perles. Rien de surchargé. Il la tourna face au miroir. Elle semblait tout en courbes. Sexy. Épanouie, se dit Eve avec stupéfaction. L’étoffe luisait légèrement, comme si elle était mouillée. Elle enserrait sa taille, moulait ses hanches et, elle devait l’admettre, rehaussait son buste à de nouvelles hauteurs fascinantes. — Euh... ben... je suppose que, pour la nuit de noces... — Pour toutes les nuits, la coupa Mavis, rêveuse. Oh, Leonardo, tu m’en feras une ? — Je l’ai déjà faite. En satin rouge canaille. Bon, Dallas, est-ce que ça vous gêne quelque part ? Elle n’en revenait pas. Ce machin aurait dû être une vraie torture, mais il était aussi confortable qu’un maillot de sport. Elle se pencha, se contorsionna pour l’éprouver. — Non. C’est comme une seconde peau. — Excellent. Biff a trouvé ce tissu chez un artisan dans un trou perdu en France. Et maintenant, la robe. Elle n’est que bâtie, allons-y doucement. Levez les bras. Il la lui glissa par-dessus la tête. Le tissu était époustouflant. Et la ligne élancée et simple lui parut parfaite. Mais des rides creusèrent le front de Leonardo et il se mit à pincer ici, à replier là, à retrousser ailleurs. — Le décolleté tombe bien. Où est le collier ? — Hein ? — Le collier de cuivre et de pierres. Vous ne l’avez pas commandé ? — Je ne peux quand même pas dire à Connors qu’il me faut un collier ! Leonardo soupira. Il la fit tourner sur place, inspecta la ligne des hanches. — Vous avez perdu du poids, l’accusa-t-il. — Mais non. — Mais si. Au moins un kilo. (Il fit claquer sa langue.) Je n’en tiendrai pas compte. Veillez à le reprendre. Biff vint la rejoindre, leva un bout de tissu près de son visage. Avec un hochement de tête approbateur, il repartit, marmonnant quelque chose dans son carnet de notes. — Biff, tu veux bien lui montrer les autres modèles pendant que j’enregistre les retouches à faire sur la robe ? Dans un geste théâtral, Biff brancha le moniteur mural. — Comme vous le voyez, dit-il à Eve, Leonardo a pris en compte votre silhouette et votre style de vie pour créer ces toilettes. Cet ensemble simple est parfait pour un déjeuner d’affaires, une conférence de presse. Rien de voyant mais très, très chic. Le tissu est un mélange à base de lin avec un soupçon de soie. La teinte est citrine avec une touche de grenat. — Hon-hon. (Aux yeux d’Eve, cela avait tout d’un tailleur sobre et bien coupé, mais elle eut un choc en voyant l’image d’elle-même générée par l’ordinateur.) Biff ? — Oui, lieutenant ? — Pourquoi avez-vous une carte tatouée sur le crâne ? — Je n’ai aucun sens de l’orientation. Bien, cet autre modèle décline le thème... Elle en vit des douzaines. Tant et si bien qu’ils finirent par tous se mélanger dans sa tête. Chaque fois que Mavis s’extasiait, elle passait commande avec une belle insouciance. Elle allait s’endetter pour le restant de ses jours. Qu’importe ! La sérénité de Mavis n’avait pas de prix. A peine Leonardo lui eut-il enlevé la robe, Trina l’enveloppa de nouveau du peignoir. — Voyons un peu mon plus grand triomphe ! Lui ôtant son turban, elle prit un large peigne en forme de fourche et se mit à détendre une mèche, à en ébouriffer une autre. — Qui vous coiffe, Trina ? — Moi. (Elle fit un clin d’œil à Eve.) Et Dieu. Regardez-vous. Prête au pire, Eve se retourna vers le miroir. D’abord, elle crut à une vaste plaisanterie. La femme qu’elle voyait était bien Eve Dallas et ne semblait en rien différente. Puis elle regarda mieux. Touffes et épis rebelles avaient disparu. Elle n’avait pas l’air coiffée, mais sa chevelure avait une forme. Et ses cheveux ne possédaient sûrement pas cet éclat avant. Ils dessinaient joliment les contours de son visage, soulignaient les pommettes, le menton. Et quand elle secoua la tête, les mèches retombèrent toutes à leur place. Les yeux plissés, elle passa ses doigts dedans. — Vous avez mis du blond ? — Non. Ces reflets blonds sont naturels, mais le Brilla les a relevés. Vous avez des cheveux de daim. — Pardon ? — Vous n’avez jamais vu la robe d’un daim ? Toutes ces nuances de roux, de fauve, d’or et même des pointes de noir. Dieu a été bon avec vous. A l’avenir, évitez de vous couper les cheveux avec un sécateur. — C’est joli. — Et comment ! Je suis un génie. — Tu es belle. (Soudain, Mavis éclata en sanglots.) Tu vas te marier. — De grâce, Mavis, ne pleure pas ! s’écria Eve, désemparée, en lui tapotant le dos. — Je suis si soûle et si heureuse. Et j’ai tellement peur. Dallas, j’ai perdu mon boulot. — Je sais, ma chérie, je suis désolée. Tu vas en trouver un autre. Et bien mieux. — Je m’en fiche. Je m’en fiche. Je ne vais pas me tracasser pour ça. On va se payer un mariage du feu de Dieu, pas vrai, Dallas ? — Tout juste. — Leonardo est en train de me faire une robe démente. Montrons-lui, Leonardo. — Demain. (Il vint la prendre dans ses bras.) Dallas est fatiguée, mon chou. — Oui, oui. Elle a besoin de se reposer. Elle travaille trop dur, fit Mavis en se laissant aller contre lui. Elle s’inquiète pour moi. Je ne veux pas qu’elle s’inquiète, Leonardo. Tout va s’arranger, n’est-ce pas ? — Sûr. Leonardo lança un regard embarrassé à Eve avant de sortir avec Mavis. Eve les suivit des yeux avant de soupirer : — Merde. La lumière rouge clignotait encore et encore de l’autre côté de la fenêtre, sexe ! sexe ! sexe ! Elle n’avait que huit ans, mais elle savait déjà. Allongée sur le lit, elle regardait la lumière. Elle savait ce qu’était le sexe. C’était hideux. C’était douloureux. C’était terrifiant. Et on ne pouvait pas y échapper. Peut-être qu’il ne rentrerait pas ce soir. Non, il rentrait toujours. Mais, parfois, elle avait beaucoup, beaucoup de chance – il était trop soûl, trop abruti pour faire plus que tituber jusqu’au lit et ronfler. Ces nuits-là, elle frémissait de soulagement et se blottissait dans son coin pour dormir. Elle songeait encore à s’enfuir. Trouver un moyen de franchir la porte verrouillée de l’extérieur, de descendre les cinq étages. Souvent, elle avait envie de sauter par la fenêtre. La chute ne durerait pas bien longtemps, et après, tout serait terminé. Il ne pourrait plus lui faire mal. Mais elle était trop peureuse pour sauter. Elle n’était qu’une enfant, après tout, et ce soir elle avait faim. Elle avait froid aussi parce qu’il avait cassé le climatiseur dans un de ses accès de colère. Sur la pointe des pieds, elle gagna le misérable coin-cuisine. Habituée, elle tapa sur le tiroir avant de l’ouvrir pour chasser les cafards. Elle trouva un biscuit au chocolat. Le dernier. Il allait sûrement la frapper si elle mangeait le dernier. Mais il la frapperait de toute manière, alors autant en profiter. Elle l’engloutit comme un animal, s’essuya la bouche d’un revers de main. La faim était toujours là. Elle trouva un bout de fromage rance. Elle aimait mieux ne pas se demander quelle vermine l’avait grignoté. Elle prit un couteau et commença à en rogner les parties moisies. Puis elle entendit la porte. Paniquée, elle lâcha le couteau qui rebondit sur le sol avec un bruit qui lui parut assourdissant. — Qu’est-ce que tu fais, petite ? — Rien. Je me suis réveillée. Je voulais boire un peu d’eau. Il avait les yeux vitreux, mais pas assez vitreux, remarqua-t-elle, au désespoir. — Réveillée ? Ton papa t’manquait. Viens faire un bisou à ton papa. Elle ne respirait plus. Et déjà, elle sentait une douleur sourde entre ses jambes. — J’ai mal au ventre. — Oh ? J’vais lui faire un petit bisou et ça ira mieux. (Il s’approchait. Soudain, son rictus changea.) Tu mangeais sans permission ? Encore ! — Non, je... Sa lèvre éclata sous la gifle. Les larmes lui montèrent aux yeux, mais elle ne gémit pas. — Je voulais te préparer un morceau de fromage. Pour quand tu... Il la frappa encore, assez fort pour que des étoiles explosent dans sa tête. La douleur, aveuglante, n’était rien comparée à la peur. La peur de ce qu’il allait encore lui faire. — Papa, non ! Papa, s’il te plaît ! — ... Vais t’punir. T’écoutes jamais. Jamais, bon Dieu ! Et après, t’auras droit à ta gâterie. Une grosse gâterie et tu seras une bonne fille. Son haleine était brûlante sur son visage, ses mains lui arrachèrent ses loques, fouillant, pressant, envahissant. Son souffle se fit saccadé. Elle connaissait cela trop bien. — Non, non, ça fait mal, ça fait mal ! Sa pauvre chair résista. Elle se débattit, cria. Il lui tordit le bras derrière le dos. Elle entendit le craquement sec de l’os qui se brisait. — Lieutenant, lieutenant Dallas. Le hurlement lui déchira la gorge et elle ouvrit des yeux aveugles. Paniquée, elle bondit, les genoux tremblants, et s’effondra sur le sol. — Lieutenant. Elle se cabra pour se libérer de la main qui lui touchait l’épaule et se recroquevilla, tandis qu’une boule de sanglots et de cris lui nouait la gorge. — C’était un rêve, dit Summerset avec prudence, le visage impassible. Ce n’était qu’un rêve. Un cauchemar. — Ne vous approchez pas ! Allez-vous-en ! Ne vous approchez pas ! — Lieutenant, savez-vous où vous êtes ? — Oui, je sais. (Elle avait froid, chaud. Elle ne parvenait pas à arrêter les frissons.) Allez-vous-en ! Fichez le camp ! — Laissez-moi vous aider à vous asseoir. Ses mains étaient douces mais assez fermes pour la retenir quand elle essaya de lui échapper. — Je n’ai pas besoin d’aide. — Je vais vous aider à vous asseoir. Il ouvrit un placard, en sortit une couverture. Eve claquait des dents et ses yeux roulaient dans leurs orbites, égarés. — Restez tranquille, lui ordonna-t-il quand elle chercha à se relever. Ne bougez pas et calmez-vous. Summerset se dirigea vers l’alcôve et programma l’AutoChef. Il commanda un calmant tout en s’épongeant le front. Sa main tremblait, ce qui ne le surprit pas. Les hurlements qu’elle avait poussés l’avaient glacé jusqu’à la moelle et lui en avaient rappelé d’autres. C’étaient des hurlements de petite fille. Il lui apporta le verre. — Buvez. — Je ne veux pas... — Buvez ou je vous y oblige, avec plaisir. Elle se ramassa en boule et se mit à gémir. Aussi gêné qu’elle par cette réaction, Summerset reposa le verre, resserra la couverture autour d’elle et sortit dans l’intention d’appeler le médecin personnel de Connors. Mais ce fut Connors lui-même qu’il rencontra dans le couloir. — Summerset, vous ne dormez donc jamais ? — C’est le lieutenant Dallas. Elle... Connors lâcha sa mallette, le saisit par les revers. — Elle est blessée ? Où est-elle ? — Un cauchemar. Elle hurlait. (Dans un geste d’angoisse qui lui était peu familier, Summerset se passa la main dans les cheveux.) Elle ne réagit pas très bien. J’allais appeler le médecin. Je l’ai laissée dans son bureau. Connors l’écarta. Summerset l’attrapa par le bras. — Connors, vous auriez dû me dire ce qu’elle a subi. Connors se contenta de secouer la tête. — Je vais m’occuper d’elle. Il la trouva courbée, tremblante sur sa chaise. Il la souleva gentiment. — Tout va bien maintenant, Eve. — Connors... (Elle frémit convulsivement.) Les rêves... — Je sais. (Il déposa un baiser sur sa tempe mouillée.) Je suis désolé. — Ils reviennent tout le temps, maintenant. Sans arrêt. Je ne peux pas les en empêcher. — Eve, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? (Doucement, il fit basculer sa tête en arrière pour scruter son visage.) Tu n’es plus seule, désormais. — Avant, je ne me souvenais pas, fit-elle comme si elle ne l’avait pas entendu. A présent, je me souviens de tout... Je l’ai tué, Connors. J’ai tué mon père. 13 Il plongea son regard dans le sien, perçut les frissons qui la secouaient encore. — Chérie, tu as eu un cauchemar. — Non, c’était un souvenir. Elle devait se calmer, il le fallait pour pouvoir en parler. Être calme et rationnelle. Elle devait penser comme un flic, pas comme une femme. Pas comme une enfant terrorisée. — C’était si clair, Connors, que j’ai l’impression d’y être encore, que je le sens, lui, sur moi. La pièce à Dallas où il m’enfermait. Il m’enfermait toujours, où qu’on aille. Une fois, j’ai essayé de m’enfuir, et il m’a rattrapée. Après ça, il a toujours choisi des chambres en étages dont il verrouillait la porte. Je n’en sortais jamais. Je crois que personne ne se doutait même de ma présence. (Elle tenta d’éclaircir sa gorge irritée.) Je voudrais un peu d’eau. Il lui tendit le verre que Summerset avait laissé près du fauteuil. — Non, c’est un tranq. Je ne veux pas d’un tranq. Je n’en ai pas besoin. — D’accord. Je vais te chercher de l’eau. (Il perçut le doute dans ses yeux.) De l’eau, rien d’autre, Eve. Je te le promets. Lui faisant confiance, elle accepta le verre qu’il lui tendit peu après et but avec reconnaissance. — Je me souviens de la chambre. Cela fait quelques semaines que ce rêve revient par bribes. Les détails commençaient à s’assembler. Je suis même allée voir le Dr Mira. (Elle leva les yeux.) Non, je ne t’ai rien dit. Je ne pouvais pas. Il accusa le coup. — D’accord. Mais, maintenant, tu vas me le dire. — Je le dois... (Elle inspira à fond.) J’étais réveillée dans la chambre, espérant qu’à son retour il serait trop ivre pour me toucher. Il était tard. Elle n’avait pas besoin de fermer les yeux pour tout revoir : la chambre minable, la lumière rouge à travers les vitres sales. — Il faisait froid, murmura-t-elle. Il avait cassé la clim et il faisait froid. Il y avait de la buée qui sortait de ma bouche. Mais j’avais faim, aussi. Il fallait que je mange. Il n’y avait jamais grand-chose, j’avais tout le temps faim. J’enlevais le moisi d’un morceau de fromage quand il est rentré. La porte qui s’ouvrait, la peur, le couteau qui tombait. — J’ai tout de suite vu qu’il n’était pas assez soûl. Maintenant, je me souviens de son visage. Il avait des cheveux noirs et un visage que la boisson avait avachi. Peut-être avait-il été beau autrefois... mais il n’en restait rien. La peau couperosée, les yeux injectés... Et il avait des mains énormes. Elles me semblaient gigantesques... Peut-être parce que j’étais petite. Connors lui massa doucement les épaules. — Elles ne peuvent plus te faire de mal maintenant. Elles ne peuvent plus te toucher. Sauf dans les rêves. Les rêves sont souffrance. — Il est devenu furieux parce que je mangeais. Je n’étais pas censée manger quoi que ce soit sans demander la permission. — Seigneur ! Il resserra la couverture autour d’elle, souhaitant lui donner quelque chose qui apaisât à jamais sa faim. — Il s’est mis à me frapper. (Sentant sa voix monter dans les aigus, Eve s’efforça de retrouver un ton normal.) Il m’a envoyée par terre et il a continué à cogner. Le visage, le corps... Je pleurais, je hurlais, je le suppliais d’arrêter. Il a déchiré mes vêtements et il a mis ses doigts en moi. Ça faisait mal, horriblement mal, parce qu’il m’avait violée la veille et que j’avais encore mal. Puis il m’a violée de nouveau. Il me soufflait au visage, me disant d’être une bonne fille, et il me violait... J’avais l’impression que tout en moi se déchirait. La douleur était insupportable. Je n’en pouvais plus. Je l’ai griffé. Jusqu’au sang, je crois. Alors, il m’a cassé le bras. Connors se leva brusquement et alla ouvrir les fenêtres. Soudain, il avait besoin d’air. — Je ne sais pas... peut-être me suis-je évanouie. Mais je ne pouvais pas surmonter la douleur. Parfois, on peut. — Oui, dit-il avec lassitude. Je sais. — Mais c’était si énorme. La douleur... en vagues noires, visqueuses. Et il ne s’arrêtait pas. Et le couteau était là, dans ma main. Il était juste là, dans ma main. Je l’ai frappé avec. (Elle expira violemment.) Je l’ai poignardé, encore et encore. Il y avait du sang partout. Une odeur âcre, écœurante. J’ai rampé pour me dégager de lui. Il était peut-être déjà mort, mais je continuais à le poignarder. Connors, je me vois, à genoux, le couteau à la main, éclaboussée de sang. Et la rage, la souffrance qui battaient en moi comme un pouls. Rien n’aurait pu m’arrêter. »Je me suis réfugiée dans un coin de la pièce pour m’éloigner de lui parce que, quand il se lèverait, il allait me tuer. Je me suis évanouie, peut-être, parce que je ne me souviens plus de rien jusqu’à l’aube. Et j’avais mal... si mal partout. J’ai vomi. Et après, je l’ai vu. Je l’ai vu. Connors lui prit la main, et elle était comme de la glace, mince et cassante. — Ça suffit, Eve. — Non, laisse-moi terminer. Il faut que je termine. J’ai vu. J’ai compris que je l’avais tué et qu’on allait venir me prendre et m’enfermer dans une cage. Une cage noire. C’est ce qu’il me disait toujours : si je n’étais pas sage, on viendrait me mettre dans une cage. Je suis allée dans la salle de bains et je me suis lavée de tout ce sang. Mon bras... il me faisait un mal de chien, mais je ne voulais pas aller dans une cage. Je me suis changée et j’ai mis tout ce qui m’appartenait dans un sac. Je ne cessais de me dire qu’il allait se relever et venir me punir, mais il restait mort. Je l’ai laissé là. Et j’ai marché. Il était très tôt. Il n’y avait presque personne dans les rues. J’ai jeté le sac ou je l’ai perdu. Je ne me le rappelle plus. J’ai marché longtemps, puis je suis entrée dans une ruelle et j’y suis demeurée jusqu’à la nuit. Elle se passa la main sur la bouche. Elle se souvenait de ça aussi : la ruelle sombre, la puanteur, la peur qui dominait la douleur. —Le lendemain, j’ai marché encore, jusqu’à l’épuisement de mes forces. J’ai trouvé une autre ruelle. J’ignore combien de temps j’y suis restée, mais c’est là qu’on m’a trouvée. A ce moment-là, je ne me souvenais plus de rien... ce qui était arrivé, qui j’étais. Je ne me souviens toujours pas de mon nom. Il ne m’appelait jamais par mon nom. — Tu t’appelles Eve Dallas. (Il lui prit le visage entre les mains.) Et cette partie de ta vie est terminée. Tu as survécu, tu l’as surmontée. Maintenant, tu t’en souviens, et c’est terminé. Le dévisageant, elle se dit que jamais elle n’avait aimé quiconque à ce point. — Non, Connors, ce n’est pas fini. Je dois faire face à ce que j’ai fait. En accepter la réalité et les conséquences. Je ne peux plus t’épouser. Demain, je rendrai mon insigne. — Quoi ? — J’ai tué mon père, tu comprends ? Il faut qu’il y ait une enquête. Même si je suis innocentée, cela n’efface pas le fait que mon inscription à l’académie, mon dossier étaient frauduleux. Tant que l’enquête sera en cours, je ne pourrai pas faire mon métier de flic. Et je ne peux pas t’épouser. (Plus calme, elle se leva.) Je dois faire mes valises. — Essaie ! Sa voix était sourde, dangereuse et cela l’arrêta. — Connors, je dois me conformer aux règles. — Non, tu dois être humaine. (Il se leva et ferma la porte d’un coup sec.) Tu crois que tu vas m’abandonner, abandonner ta vie parce que tu t’es défendue contre un monstre ? — J’ai tué mon père. — Tu as tué un monstre, un salaud. Tu étais une enfant. Tu vas oser me regarder droit dans les yeux et prétendre que cette enfant était coupable ? Elle ouvrit la bouche, la referma. — Ce que je crois ne compte pas, Connors. La loi... — La loi aurait dû te protéger ! Au diable la loi ! A quoi nous a-t-elle servi à tous les deux quand on en avait besoin ? Tu veux rendre ton insigne parce que cette foutue loi est trop faible pour protéger les innocents, les enfants, vas-y, rends-le. Je m’en moque. Fous ta carrière en l’air. Mais tu ne te débarrasseras pas de moi. Il voulut la saisir par les épaules, suspendit son geste. — Je ne peux pas te toucher. (Bouleversé par la violence qui bouillonnait en lui, il recula.) J’ai peur de poser les mains sur toi ; je ne pourrais pas supporter que ça te rappelle ce qu’il t’a fait. — Non. (Stupéfaite, ce fut elle qui alla vers lui.) Non. Cela n’arrivera jamais. Il n’y a que toi et moi quand tu me touches. Mais je dois faire face à ça. — Seule ? (C’était, il s’en rendait compte, le plus amer des mots.) Comme tu as subi seule tes cauchemars ? Je ne peux pas remonter le temps et le tuer pour toi, Eve. Je donnerais tout ce que j’ai et plus encore pour pouvoir le faire. Mais c’est imposible. Je ne te laisserai pas affronter ça sans moi. On n’a pas le choix, ni toi, ni moi. Assieds-toi. — Connors... — S’il te plaît, assieds-toi. (Il se forçait à respirer profondément. Elle ne l’écouterait pas. Pas maintenant.) As-tu confiance dans le Dr Mira ? — Oui, enfin... — Autant que tu peux faire confiance à quelqu’un, acheva-t-il. Ça me suffit. Il gagna le bureau. — Qu’est-ce que tu fais ? — Je l’appelle. — Au milieu de la nuit ? — Je sais l’heure qu’il est. Je suis prêt à accepter son avis. Je te demande de faire pareil. Elle voulut discuter, mais ne trouva pas d’argument à lui opposer. Elle céda avec lassitude. — D’accord. Quand il revint vers elle quelques instants plus tard, elle fixa la main qu’il lui tendait. — Elle arrive. Tu veux bien descendre ? — Je ne fais pas ça pour te faire du mal ou te mettre en colère. — J’ai mal et je suis en colère, mais ça n’a aucune importance. (Il l’aida à se lever.) Je ne te laisserai pas partir, Eve. Si tu ne m’aimais pas, si tu ne me désirais pas, si tu n’avais pas besoin de moi, je l’accepterais. Mais tu m’aimes et tu me désires. Et même si tu as du mal à t’y faire, tu as besoin de moi. Je ne veux pas l’utiliser, pensa-t-elle. Mira ne tarda pas. Comme à son habitude, elle apparut avec une allure impeccable. Elle salua Connors sereinement, puis regarda Eve et s’assit. — J’aimerais bien un cognac, si ça ne vous dérange pas. Je crois que le lieutenant devrait m’accompagner. (Comme Connors servait les boissons, elle détailla la pièce.) Quelle jolie maison ! Elle donne une impression de bonheur. (Elle sourit, inclina la tête.) Eve, vous avez changé de coiffure ? Cela vous va à ravir. Interloqué, Connors se figea, la dévisagea. — C’est vrai. Qu’est-ce que tu as fait ? — Rien, vraiment, juste... — Ah, les hommes ! (Mira prit son cognac et trinqua à la cantonade.) Pourquoi nous donnons-nous tant de mal ? Quand mon mari oublie de remarquer un changement, il dit toujours que c’est parce qu’il m’aime pour ce que je suis et non pour mon apparence. En général, je lui accorde le bénéfice du doute. Bon. Vous voulez bien me parler ? — Oui. Eve répéta tout ce qu’elle avait déjà dit à Connors. Mais, cette fois, elle avait sa voix de flic : froide, détachée, précise. — Ça a été une nuit pénible pour vous. (Mira lança un regard à Connors par-dessus son verre.) Pour vous deux. Il vous sera peut-être difficile de croire que les choses vont aller mieux. Comprenez-vous que votre esprit était prêt à accepter ces événements ? — Je le suppose. Les souvenirs ont commencé à revenir de plus en plus clairement, de plus en plus souvent après que je... (Elle ferma les yeux.) Il y a quelques mois, j’ai répondu à un appel d’urgence. Je suis arrivée trop tard. Le père était chargé au Zeus. Il avait frappé la petite fille à mort avant que je ne parvienne à entrer. Je l’ai... éliminé. — Oui, je m’en souviens. Cette enfant, ç’aurait pu être vous. Mais vous avez survécu. — Pas mon père. — Et qu’éprouvez-vous ? — De la joie. Et du malaise de savoir que j’ai autant de haine en moi. — Il vous frappait. Il vous violait. C’était votre père et vous auriez dû être en sécurité avec lui. Ce n’était pas le cas. Que croyez-vous que vous devriez éprouver ? — C’était il y a des années. — C’était hier, corrigea Mira. C’était il y a une heure. — Oui. Eve baissa les yeux vers son cognac et refoula ses larmes. — Avez-vous eu tort de vous défendre ? — Non. Pas de me défendre. Mais je l’ai tué. Même après qu’il était mort, j’ai continué à le tuer. Cette... haine aveugle, cette rage incontrôlable, j’étais comme un animal. — Il vous traitait comme un animal. Il avait fait de vous un animal. Oui, dit-elle tandis qu’Eve frissonnait. Plus que voler votre enfance, votre innocence, il vous avait arraché votre humanité. Dans notre jargon, nous avons des termes pour désigner un homme capable de telles choses. Mais dans le langage courant, ajouta-t-elle plus froidement, c’était un monstre. Le regard d’Eve se posa un instant sur Connors. — Il vous a pris votre liberté, poursuivit Mira. Il vous a marquée comme on marque une bête avec un fer rouge. Vous n’étiez pas humaine pour lui. Et si la situation n’avait pas changé, vous auriez pu ne jamais redevenir humaine. Pourtant, après votre fuite, vous vous êtes reconstruite. Qu’est-ce que vous êtes, aujourd’hui, Eve ? — Un flic. Mira sourit. Elle s’attendait à cette réponse. — Et quoi d’autre ? — Une personne. — Responsable ? — Ouais. — Capable d’amitié, de loyauté, de compassion, d’humour. D’amour ? Eve regarda Connors. — Oui, mais... — L’enfant était-elle capable de ça ? — Non, elle... J’avais trop peur. Bon, d’accord, j’ai changé. (Eve pressa ses tempes, surprise et soulagée de sentir que sa migraine diminuait.) Je suis devenue quelqu’un d’assez normal, mais cela n’enlève rien au fait que j’ai tué. Il doit y avoir une enquête. Mira haussa un sourcil. — Naturellement, vous pouvez en faire une s’il est important pour vous de connaître l’identité de votre père. Est-ce le cas ? — Non, je me fiche bien de ça. C’est la procédure... — Excusez-moi, la coupa Mira. Vous voulez qu’il y ait une enquête sur un homme tué par vous quand vous aviez huit ans ? — C’est la procédure, répéta obstinément Eve. Et elle exige ma suspension automatique jusqu’au terme de l’enquête. Il vaut mieux aussi mettre en suspens tous mes projets personnels jusqu’à ce que cette affaire soit réglée. Sentant la fureur de Connors, Mira lui lança un regard d’avertissement. — Réglée de quelle manière ? S’enquit-elle. Je ne voudrais pas avoir l’air de vous apprendre votre travail, lieutenant, mais nous parlons d’une affaire qui s’est déroulée il y a vingt-deux ans. — C’était hier. (Eve éprouva un plaisir pervers à lui renvoyer ses propres paroles.) C’était il y a une heure. — Émotionnellement, oui, répliqua Mira, sans se laisser déconcerter. Mais en termes pratiques, juridiques, cela s’est passé il y a deux décennies. Il n’y a plus de corps, plus de preuves matérielles à examiner. On a, évidemment, les rapports vous concernant quand on vous a retrouvée : les sévices, la malnutrition, la négligence, le traumatisme. Et puis, maintenant, il y a vos souvenirs. Votre histoire changera-t-elle durant un interrogatoire ? — Non, bien sûr que non, mais... c’est la procédure. — Vous êtes un très bon policier, Eve, dit Mira avec gentillesse. Si cette affaire atterrissait sur votre bureau, quelle serait, d’une façon objective et professionnelle, votre décision ? Pesez bien votre réponse et soyez honnête. Cela ne servirait à rien de vous punir ou bien de punir cette pauvre enfant. Que feriez-vous ? — Je... (Vaincue, elle baissa la tête.) Je classerais l’affaire. — Alors, classez-la. — Ce n’est pas à moi de décider. — Je serais ravie de m’occuper de cet aspect de la question avec votre commander, en privé. Je lui rapporterai les faits ainsi que mes recommandations. Vous savez déjà quelle sera sa décision, je crois. Nous avons besoin de gens comme vous pour faire respecter l’ordre, Eve. Et il y a un homme ici qui a besoin de votre confiance. — J’ai confiance en lui. (Elle se força à regarder Connors.) Je ne veux pas l’utiliser. Peu importe ce que pensent les autres à propos de l’argent et du pouvoir. Mais je ne voudrais jamais lui donner une raison de penser que je l’utilise d’une manière ou d’une autre. — Le pense-t-il ? Eve referma la paume sur le diamant qui reposait sur sa gorge. — Il est beaucoup trop amoureux de moi pour penser ça maintenant. — Eh bien, voilà qui me semble heureux. Et avant longtemps, vous ferez la différence entre aimer, donner sa confiance et exploiter la force de l’autre. Bien. (Mira se leva.) Je vous dirais bien de prendre un sédatif et une journée de congé mais vous ne ferez ni l’un ni l’autre. — Non. Je suis navrée de vous avoir obligée à venir ici au beau milieu de la nuit. — Les flics et les toubibs. On en a l’habitude, pas vrai ? Vous reviendrez me parler ? — Oui, répondit Eve, se surprenant elle-même. Cédant à une impulsion, Mira l’embrassa sur la joue. — Ça va aller, maintenant, Eve. (Elle se tourna vers Connors et lui tendit la main.) Je suis heureuse que vous m’ayez appelée. Le lieutenant me tient personnellement à cœur. — A moi aussi. Merci. — Ne me raccompagnez pas, je connais le chemin. Connors rejoignit Eve, s’assit à ses côtés. — Préférerais-tu que je donne mon argent, mes biens, mes sociétés et que je recommence de zéro ? Elle s’attendait à tout sauf à ça. Elle ouvrit des yeux ronds. — Tu le ferais ? Il se pencha, l’effleura du bout des lèvres. — Non. Elle éclata de rire, et en fut la première étonnée. — Je me sens idiote. — Il y a de quoi. (Il noua ses doigts aux siens.) Laisse-moi t’aider à effacer ta douleur. —C’est ce que tu fais depuis que tu es arrivé ce soir. (Avec un soupir, elle posa le front contre le sien.) Tolère-moi, Connors. Je suis un bon flic. Je sais ce que je fais quand je porte mon insigne. C’est quand je l’enlève que je ne suis plus trop sûre de moi. — Je suis un homme tolérant. Je peux accepter les zones d’ombre, Eve. Comme tu acceptes les miennes. Viens, allons nous coucher. Tu vas dormir. (Il la souleva.) Et si tu fais des cauchemars, plus question de me les cacher. — Non, plus maintenant. Qu’est-ce qu’il y a ? Les yeux plissés, il lui passa les doigts dans ses cheveux. — Tu as changé quelque chose. C’est subtil mais charmant. Et il y a autre chose... Eve fit bouger ses sourcils, espérant qu’il remarquerait leur nouvelle forme, mais il se contenta de continuer à la fixer. — Quoi ? — Tu es belle. Vraiment très belle. — Tu es fatigué. — Non. (Il l’attira dans ses bras pour l’embrasser longuement.) Pas du tout. Depuis son arrivée, Peabody ouvrait des yeux ronds. Eve l’avait convoquée chez elle – ainsi que Feeney – pour éviter la foule et les indiscrétions du Central. Et Peabody n’en revenait pas. D’abord, elle s’était extasiée sur la maison, puis elle avait remarqué sa nouvelle coiffure, sa peau translucide et ses sourcils redessinés. Eve avait dû la rappeler à l’ordre. — Peabody, nous avons trois meurtres sur les bras. — Euh... oui, chef. Mais je croyais que nous bavardions pour tuer le temps en attendant le capitaine Feeney. — Je dois interroger Redford à dix heures. Je n’ai pas de temps à perdre. Dites-moi ce que vous avez trouvé au club. Peabody sortit ses notes. — Arrivée à dix-sept heures trente-cinq, lut-elle, approche du sujet nommé Crack. Je me suis identifiée comme votre assistante. — Qu’avez-vous pensé de lui ? — Un sacré personnage. Selon lui, je devrais faire danseuse de comptoir. Il trouve que j’ai de bonnes jambes. Je lui ai répondu que je ne songeais pas à une reconversion pour l’instant. — Bien dit. — Il s’est montré coopératif. Il m’a paru très en colère à cause de la mort de Hetta et des circonstances de cette mort. Elle ne travaillait pas là-bas depuis très longtemps, mais il la trouvait enjouée, efficace et prometteuse. — Ce sont ses termes ? — Non, Dallas. Son argot est noté dans mon rapport. Il n’a pas vu si elle avait parlé avec quelqu’un après le départ de Boomer, ce dernier soir. Il était occupé. — A faire le ménage. — Exactement. Il m’a néanmoins indiqué quelques employés et clients qui auraient pu la voir avec quelqu’un. J’ai leurs noms et leurs dépositions. Personne n’a rien remarqué d’anormal. »Elle est partie à deux heures et quart, soit une heure plus tôt qu’à son habitude. Elle a dit à une des autres filles qu’elle avait fait son quota et qu’elle avait envie de rentrer se reposer. Elle avait une grosse somme sur elle. Elle s’est vantée d’avoir eu un client qui savait apprécier la qualité. C’est la dernière fois qu’on l’a aperçue au club. — Et on a retrouvé son corps trois jours plus tard, marmonna Eve. — Tout le monde semblait bien l’aimer. — Elle avait un petit ami ? — Rien de sérieux, à ce qu’il semble. — Elle se camait ? — A l’occasion. Là aussi, ça n’avait pas l’air trop sérieux, selon les gens à qui j’ai parlé. J’ai vérifié son casier. En dehors de deux anciennes interpellations pour usage, elle était claire. — Ça remonte à quand ? — Cinq ans. — Bon, continuez. Hetta est à vous. (Elle leva un œil vers Feeney qui s’avançait vers elles.) Ravie de voir que tu as pu te joindre à nous. — Hé, la circulation est impossible, là-dehors. Des muffins ! Ça va, Peabody ? — Bonjour, capitaine. — Pas mal, la baraque, hein ? T’as mis une chemise propre, Dallas ? — Non. — T’as pas l’air comme d’habitude. (Il se servit du café tandis qu’elle levait les yeux au ciel.) J’ai trouvé notre serpent tatoué. Mavis a fait un tour au Niveau Zéro vers deux heures du matin, elle s’est payé un Hurleur et un danseur. J’ai parlé au type moi même hier soir. Il se souvient d’elle. D’après lui, elle était en orbite. Il lui a proposé une liste de ses services enregistrés, mais elle a décliné la proposition et est ressortie en titubant. (Il soupira, s’assit.) Si elle a été dans d’autres clubs, elle n’a pas utilisé sa carte de crédit. Je n’ai rien sur elle après trois heures moins le quart, quand elle a quitté le Niveau Zéro. — Où est-ce ? — A six blocs de chez Leonardo. Elle a toujours marché dans la même direction depuis le ZigZag. Elle s’est arrêtée dans cinq autres bars entre-temps. A boire des Hurleurs, des triples. Je me demande comment elle faisait pour tenir encore debout. — Six blocs, murmura Dallas. Une demi-heure avant le meurtre. — Désolée, petite. Ça ne s’arrange pas pour elle. Bon, passons aux bandes de surveillance. L’appareil chez Leonardo a été bousillé à vingt-deux heures cette nuit-là. Il y a pas mal de plaintes dans ce quartier à propos d’une bande de gosses qui cassent les caméras. C’est sans doute ce qui s’est passé. Celle de Pandora a été débranchée avec un code. Pas de trafic, pas de sabotage. Celui qui a fait ça était un familier. — Il la connaissait, connaissait les lieux. — Sûrement, approuva Feeney. J’ai rien trouvé sur les bandes du beau Justin. Ils sont rentrés à une heure et demie et elle est ressortie vers dix heures le lendemain matin. Rien entre-temps. Mais... (il fil une pause pour ménager son effet)... il y a une porte de service. — Quoi ? — Une porte de service qui mène à un monte-charge. De là, on peut descendre au rez-de-chaussée et passer par l’entrée des livreurs. La surveillance est pas terrible, là-bas. — Ils auraient pu sortir sans qu’on s’en aperçoive ? — Possible. (Feeney but une gorgée de café à grand bruit.) S’ils connaissent l’immeuble, le système de sécurité et s’ils ont fait gaffe à éviter l’équipe de maintenance. — Ah, voilà qui démolit un peu leur bel alibi. Dieu te bénisse, Feeney. — Ouais. Je préférerais qu’il m’envoie des sous. Ou, mieux encore, donne-moi ces muffins. — Ils sont à toi. Nous allons devoir reparler à nos beaux tourtereaux. C’est une équipe intéressante que nous avons là. Justin couchait avec Pandora et sort à présent avec Jerry, sa plus grande rivale dans le rôle de reine des podiums. Jerry et Pandora désirent toutes les deux devenir aussi des reines de l’écran. Arrive Redford, le producteur. Il veut bien travailler avec Jerry, il a travaillé avec Justin et il couche avec Pandora. Ces quatre-là font la fête chez Pandora la nuit où elle est tuée. Pourquoi a-t-elle invité sa rivale, son ancien amant et le producteur ? — Pour pimenter sa soirée, répondit Peabody. — Possible. Et aussi pour leur faire passer un mauvais quart d’heure. Je me demande si elle n’avait pas quelque chose contre eux. Ils étaient tous très calmes quand on les a interrogés. Très sûrs d’eux, très faciles. On va essayer de les secouer un peu. Le panneau séparant son bureau de celui de Connors s’ouvrit. — Je dérange ? — On était en train de terminer. — Hé, Connors. (Feeney le salua avec son troisième muffin.) Prêt à vous faire passer la corde au cou ? C’est une blague, marmonna-t-il quand Eve lui lança un regard noir. — La corde me plaît beaucoup. Il haussa un sourcil en direction de Peabody. — Désolée, dit Eve. Officier Peabody, Connors. Il traversa la pièce en souriant. — L’efficace officier Peabody. C’est un plaisir. Essayant de garder ses yeux dans ses orbites, elle serra la main qu’il lui tendait. — Ravie de vous rencontrer, monsieur. — Si je peux vous enlever le lieutenant juste un instant... La main posée sur l’épaule d’Eve, il l’invita à s’éloigner avec lui. — Peabody, remettez votre langue dans votre bouche, dit Feeney. Bon sang, pourquoi les femmes se pâment-elles devant un type qui a le visage du diable et le corps d’un dieu ? — C’est hormonal, maugréa Peabody tout en continuant à observer Eve et Connors. — Ça va ? demandait celui-ci. — Ça va. Il lui souleva le menton du pouce. — Oui, je vois ça. J’ai des rendez-vous ce matin mais j’ai pensé que cela t’intéresserait. (Il lui tendit une carte portant un nom et une adresse.) C’est l’expert que tu m’avais demandé. Elle te recevra sans problème. Elle a déjà l’échantillon que tu m’avais donné. Elle en voudrait un autre pour une contre-expertise. — Merci. Vraiment. — Quant à Starlight Station... — Starlight Station ? (Il lui fallut un moment.) Seigneur, j’avais oublié ! J’ai plus ma tête à moi. — Ta tête a beaucoup à faire ces temps-ci. Quoi qu’il en soit, mes sources m’ont dit que Pandora avait noué beaucoup de contacts au cours de son dernier voyage... comme à son habitude. Elle a rencontré des tas de gens, mais jamais pour plus d’une nuit. — Quoi, encore le sexe ? — Avec elle, c’était une priorité. (Il sourit devant, le regard spéculateur d’Eve.) Et, comme je l’ai déjà dit, notre brève liaison remonte à très longtemps. ! Elle a passé beaucoup d’appels. Toujours de son bracelet-com. Elle n’a jamais utilisé le circuit local. — Donc, pas d’enregistrement, grommela Eve. — Elle était là-bas pour une séance de pose qu’elle a faite avec son efficacité légendaire. Il paraît qu’elle se vantait à propos d’un nouveau produit qu’elle allait commercialiser et d’une vidéo dont elle serait la vedette. Eve grogna et prit bonne note. — J’apprécie que tu aies pris le temps. — Toujours ravi d’aider notre police bien-aimée. Nous avons rendez-vous chez le fleuriste à quinze heures. Tu pourras y être ? — Si toi, tu peux, je devrais pouvoir. Nullement prêt à courir le risque, il s’empara de l’agenda qui dépassait de la poche de la chemise d’Eve et programma le rendez-vous lui-même. — A tout à l’heure. Il se pencha vers elle, la vit lancer un regard vers la table à l’autre bout de la pièce. — Ce n’est pas ça qui va remettre en cause ton autorité, murmura-t-il en l’embrassant tendrement sur les lèvres. Je t’aime. — Ouais, bon. D’accord. — Poète. (Amusé, il lui ébouriffa les cheveux et l’embrassa de nouveau pour le simple plaisir de l’embarrasser.) Officier Peabody, Feeney. Avec un hochement de tête, il repassa dans son bureau. Le panneau glissa derrière lui. — Arrête de ricaner comme ça, Feeney, tu as l’air idiot. J’ai un boulot pour toi. (Elle lui tendit la carte.) Apporte un échantillon de la poudre trouvée dans l’appartement de Boomer chez cet expert. C’est Connors qui nous l’a trouvée. Elle n’est pas accréditée auprès de la police, alors sois discret. — Aussi discret qu’une goutte d’eau dans la mer. — J’irai la voir plus tard. Peabody, vous m’accompagnez. — Oui, chef. Peabody attendit d’être dans la voiture pour reprendre la parole. — Ce ne doit pas être facile pour un flic de mener de front sa carrière et sa vie personnelle. — Ne m’en parlez pas. — Mais ça doit être possible, non ? Si on fait attention, si on ne se marche pas trop sur les pieds. — Si vous voulez mon avis, les flics et le mariage, ça va pas ensemble. Mais qu’est-ce que j’en sais, en fait ? (Elle tapotait le volant.) Feeney est marié depuis l’aube des temps. Le commander est très heureux en ménage. Les autres y arrivent, J’y travaille. Vous avez quelque chose en vue, Peabody ? — Peut-être. J’y songe. — Quelqu’un que je connais ? Peabody s’agita, mal à l’aise. — Euh... c’est Casto. — Casto ? Sans blague. Quand est-ce arrivé ? — Eh bien, je suis tombée sur lui, hier soir. C’est-à-dire que je l’ai surpris en train de me filer, alors... — Vous filer ? De quoi diable parlez-vous ? — Il a du flair. Il a senti qu’on suivait une piste. J’étais assez furax quand je me suis aperçue qu’il me filait... mais j’ai dû admettre que j’en aurais fait autant. Eve y réfléchit un instant. — Ouais, moi aussi. Il a essayé de vous tirer les vers du nez ? Peabody s’empourpra, bafouilla. — Il a effectivement tenté de me soutirer quelques renseignements mais quand il a compris que ça ne marcherait pas, il l’a assez bien pris. Il connaît la musique. Les chefs parlent de coopération entre les services, et nous, on fait cavalier seul. — Vous croyez qu’il avait quelque chose de son côté ? — Possible. Il fouinait autour du club, lui aussi. C’est comme ça que je l’ai repéré. Quand je suis partie, il m’a suivie. Je l’ai baladé un peu, juste pour voir. (Elle sourit.) Puis je l’ai surpris. Vous auriez dû voir sa tête quand j’ai surgi derrière lui ! — Bien joué. — On s’est un peu frictionnés. Sur les chasses gardées et ainsi de suite. Et puis, on a décidé d’aller boire un verre. On s’est mis d’accord pour ne plus parler boutique. Nous avons beaucoup de points communs en dehors du travail. La musique, les films, ce genre de trucs... Et puis, heu... j’ai couché avec lui. — Oh. — Je sais que c’était idiot. Mais, bon, je l’ai fait. Eve attendit un moment. — Alors, comment c’était ? — Fantastique ! Ce matin, il a dit qu’on pourrait peut-être dîner ensemble ce soir. — Jusque-là, rien d’anormal. Peabody secoua la tête. — Les types comme lui ne sont pas attirés par moi, en général. Je sais qu’il a le béguin pour vous... Eve leva la main. — Stop ! — Allons, Dallas, vous le savez très bien. Il est attiré par vous. Il admire votre compétence, votre intelligence. Vos jambes. — Vous avez parlé de mes jambes avec Casto ! — Seulement de votre intelligence. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas sûre d’avoir envie d’insister avec lui. Je dois me concentrer sur ma carrière et il est à fond dans la sienne. Cette affaire terminée, nous ne nous reverrons plus. Eve n’avait-elle pas pensé exactement la même chose quand Connors lui avait tapé dans l’œil ? — Vous êtes attirée par lui, il vous plaît, vous le trouvez intéressant. — Oui. — Et la nuit était bonne. — Incroyable. — Alors, en tant que votre supérieure hiérarchique, Peabody, je vous donne un conseil : foncez. Peabody sourit à peine et se tourna vers la vitre. — Je vais peut-être y réfléchir. 14 Eve était contente de son timing. Elle entra au Central à dix heures moins cinq pour se rendre directement en salle d’interrogatoire, évitant ainsi son bureau et tout message de Whitney requérant éventuellement sa présence. Redford était ponctuel, elle devait le lui accorder. Et il semblait aussi lisse et à l’aise que lors de leur première rencontre. — Lieutenant, j’espère que cet entretien ne prendra pas très longtemps. Le moment est très mal choisi. — Dans ce cas, commençons tout de suite. Asseyez-vous. La pièce n’était pas plaisante, n’était pas prévue pour l’être. La table était étroite, les chaises dures et les murs nus. Le miroir était à l’évidence une glace sans tain et intimidait toujours. Elle brancha son enregistreur et récita les données nécessaires. — Monsieur Redford, vous avez droit à la présence d’un conseil ou d’un avocat. — Me lisez-vous mes droits, lieutenant ? — Si vous le demandez, je le ferai. Vous n’êtes pas accusé, mais la présence d’un conseil pendant un interrogatoire formel vous est permise. Souhaitez-vous faire appel à quelqu’un ? — Pas pour le moment. (Il chassa une poussière invisible de sa manche. De l’or brilla à son poignet.) Je suis plus que disposé à collaborer, comme je le prouve en venant ici de mon plein gré. —J’aimerais vous faire entendre vos premières déclarations lors de notre entrevue précédente de façon que vous puissiez ajouter, enlever ou changer tout ce que vous jugerez nécessaire. Elle glissa le disque dans la fente. Redford écouta avec une légère impatience. — Souhaitez-vous maintenir cette déposition ? — Oui, elle me paraît tout à fait exacte. — Très bien. (Eve changea les disques et croisa les bras.) La victime et vous étiez partenaires sexuels. — C’est exact. — Ce n’était pas un arrangement exclusif. — Pas du tout. Ni l’un ni l’autre ne le souhaitions. — La nuit du meurtre, avez-vous, avec la victime, consommé une Illégale quelconque ? — Non. — Avez-vous consommé des Illégales avec la victime à toute autre période ? Il sourit. Quand il inclina la tête, elle aperçut d’autres reflets d’or entremêlés à sa queue-de-cheval. — Non. Je ne partageais pas l’attrait de Pandora pour ces substances. — Possédiez-vous le code de sécurité de l’appartement de la victime à New York ? — Son code. (Il fronça les sourcils.) C’est possible. Peut-être. (Pour la première fois, il ne semblait plus aussi sûr de lui. Il pesait lourdement le pour et le contre.) J’imagine qu’elle a dû me le donner à un moment ou à un autre pour faciliter nos rencontres. (Il avait retrouvé ses moyens et sortit son agenda.) Oui, je l’ai ici. — Avez-vous utilisé ce code pour pénétrer chez elle la nuit du meurtre ? — Un domestique m’a fait entrer. Ce n’était pas nécessaire. — Non, ça ne l’était pas. Pas avant son meurtre Savez-vous que ce code peut débrancher le système de surveillance vidéo ? — Je ne suis pas certain de vous suivre. — Ce code, que vous reconnaissez avoir en votre possession, peut désactiver la caméra de surveillance extérieure. Cette caméra a été débranchée après le meurtre pendant environ une heure. Durant cette période, monsieur Redford, vous avez déclaré être à votre club. Seul. Durant cette période, quelqu’un qui connaissait la victime, qui était en possession de son code, pour qui la maison et son système de sécurité n’avaient aucun secret a désactivé le système, a pénétré dans la maison et, à ce qu’il semble, y a dérobé quelque chose. — Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ? Je n’avais aucune raison. J’étais à mon club. Mon entrée et ma sortie ont été enregistrées. — Un membre peut faire enregistrer ses entrées et sorties sans même s’y rendre. (Elle vit ses traits se durcir.) Vous avez vu une belle boîte chinoise, dans laquelle, selon vos propos, la victime a pris une substance qu’elle a ingérée. Vous avez aussi déclaré qu’elle avait enfermé cette boîte dans sa coiffeuse. Nous n’avons pas trouvé cette boîte. Êtes-vous sûr qu’elle existait ? Il était glacial, à présent, mais la glace était grignotée par quelque chose d’autre. Pas de la panique, pas encore. Mais de la crainte et de l’inquiétude. — Êtes-vous certain que la boîte que vous avez décrite existait vraiment, monsieur Redford ? Insista-t-elle. — Je l’ai vue. — Et la clé ? — La clé ? (Il se servit un verre d’eau. Sa main ne tremblait pas, nota Eve, mais sa cervelle fonctionnait à plein régime.) Elle la portait sur une chaîne, une chaîne en or, autour du cou. — Nous n’avons retrouvé ni chaîne ni clé sur le cadavre ou à proximité. — Ce qui laisse à penser que le meurtrier s’en est emparé, n’est-ce pas, lieutenant ? — Portait-elle cette clé ouvertement ? — Non, elle... (Il s’interrompit, les mâchoires serrées.) Très bien joué, lieutenant. Pour ce que j’en sais, elle la portait sous ses vêtements. Mais, comme je l’ai déjà dit, j’étais loin d’être le seul à avoir vu Pandora nue. — Pourquoi la payiez-vous ? — Je vous demande pardon ? — Au cours des dix-huit derniers mois, vous avez transféré trois cent mille dollars sur différents comptes appartenant à la victime. Pourquoi ? — Ses yeux se vidèrent de toute expression mais, pour la première fois, Eve eut le temps d’y voir de la peur. — Ce que je fais de mon argent me regarde. — Pas quand il s’agit d’un meurtre. Vous faisait-elle chanter ? — C’est absurde. — Pas tant que cela. Supposons qu’elle a quelque chose sur vous, quelque chose de dangereux, d’embarrassant. Elle vous tient et ça lui plaît. Elle vous taquine un peu, exige de petits paiements ici et là et d’autres pas si petits. J’imagine que ce genre de jeu devait follement l’amuser. Vous étiez en son pouvoir. C’est une situation dont on peut se lasser très rapidement et se dire qu’il n’y a qu’un moyen d’en sortir. Ce n’était pas pour l’argent, pas vraiment. N’est-ce pas, monsieur Redford ? C’était à cause du pouvoir, du contrôle qu’elle exerçait sur vous et du plaisir qu’elle devait prendre à vous faire mijoter dans votre jus. Qu’en dites-vous ? Son souffle s’était accéléré, mais son visage restait impassible. — Je dirai que Pandora n’aurait eu aucun scrupule à pratiquer le chantage, lieutenant. Mais elle n’avait rien sur moi et je n’aurais pas toléré une menace. — Qu’auriez-vous fait ? — Un homme dans ma position peut se permettre d’ignorer pas mal de choses. Dans mon milieu, le succès est plus important que les scandales. — Alors, pourquoi la payiez-vous ? Pour le sexe ? — C’est insultant. — Non, je suppose qu’un homme dans votre position n’a pas besoin de payer pour cela. Cela dit, cela pourrait ajouter un peu de piquant. Vous fréquentez le Down & Dirty Club dans l’East End ? — Je ne fréquente pas l’East End et encore moins un club de sexe minable. — Mais vous le connaissez. Y êtes-vous jamais allé avec Pandora ? — Non. — Seul ? — Je vous ai dit que je n’y suis jamais allé. — Où étiez-vous le 10 juin aux alentours de deux heures du matin ? — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? — Pouvez-vous justifier de votre emploi du temps à ce moment-là ? — Je n’en sais rien. Je ne suis pas obligé de répondre à ça. — Vos paiements à Pandora étaient-ils des paiements d’affaires, des cadeaux ? — Oui, non. (Il serra les poings.) Je crois que j’aimerais être assisté d’un avocat désormais. — Bien sûr, si vous le souhaitez. Nous allons conclure cet interrogatoire pour permettre au sujet d’exercer ses droits à un conseil. Fin. (Elle sourit.) Vous ferez mieux de tout raconter à vos avocats. De tout dire à quelqu’un. Et si vous n’êtes pas tout seul dans cette histoire, je vous conseille d’envisager sérieusement de ne pas être le seul à payer les pots cassés. (Elle se leva.) Il y a un com public dans le couloir. — J’ai le mien, dit-il avec raideur. Si vous pouviez me laisser seul ? — Sans problème. Eve alla chercher Peabody dans la pièce voisine et l’embarqua vers la sortie à toute vitesse. Elle tenait à éviter Whitney. — Vous l’avez secoué. Et drôlement. — C’était l’idée. — C’était cette manière que vous aviez de l’attaquer toujours sous un angle différent. D’abord, vous commencez normalement, et puis, soudain, bing ! Vous l’avez fait trébucher avec le club. —Il va retrouver l’équilibre. J’ai encore un atout dans ma manche : le versement qu’il a fait à Fitzgerald mais, la prochaine fois, il sera mieux préparé. Et il aura ses avocats. — Et il ne vous sous-estimera plus. Vous pensez que c’est lui ? — Il aurait pu. Il la haïssait. Si nous pouvons le lier à la drogue... on verra. Je veux qu’on identifie cette fameuse substance. Je veux savoir d’où elle vient. Quand on connaîtra la source, on n’aura plus qu’à suivre la piste. — Vous allez faire appel à Casto pour ça ? C’est plutôt son domaine. — Pas tout de suite. D’abord, je veux savoir d’où vient ce produit. Son com bipa. Elle grimaça. — Merde, merde et merde, c’est Whitney. Je le sens. (Le visage neutre, elle décrocha.) Dallas. — Qu’est-ce que vous fabriquez, bon Dieu ? — Mon enquête, monsieur. Je vais au labo. — J’ai laissé des ordres pour que vous veniez dans mon bureau à neuf heures. — Je suis navrée, commander. Je n’ai pas reçu cette transmission. Je ne suis pas passée à mon bureau. Si vous avez reçu mon rapport, vous verrez que j’étais en interrogatoire ce matin. Le sujet est actuellement en train de consulter ses conseils, je pense qu... — Arrêtez cette comédie, lieutenant. J’ai parlé au Dr Mira il y a quelques minutes. Eve se sentit glacée. — Chef. — Vous me décevez, lieutenant, (il parlait lentement, les yeux vissés aux siens.) Comment avez-vous pu envisager de gâcher le temps et les efforts de notre service pour une affaire pareille ? Nous n’avons ni l’intention ni le désir d’ouvrir une enquête, pas plus que de révéler quoi que ce soit sur cet incident. L’affaire est classée, et elle le restera. Est-ce bien compris, lieutenant ? Les émotions affluèrent. — Monsieur, je... Oui. C’est compris. — Bien. Autre chose. Ce reportage sur Channel 75 hier a provoqué des remous ici. — Oui, chef. (Reprends-toi ! s’ordonna-t-elle. Pense à Mavis.) J’en suis certaine. — Vous connaissez notre politique vis-à-vis de toute fuite non autorisée à l’intention des médias ? — Parfaitement. — Comment va Mlle Furst ? — Je l’ai trouvée en forme à l’écran, commander. Il fronça les sourcils, mais ses yeux pétillaient. — Évitez les faux pas, Dallas. Et soyez à mon bureau à dix-huit heures pétantes. On nous a collé une conférence de presse sur le dos. — Bien joué, la félicita Peabody. Sauf que vous lui avez dit qu’on allait au labo. — Je n’ai pas dit lequel. — Quelle était cette autre affaire ? Il avait l’air très remonté là-dessus. Vous avez une autre casserole sur le feu ? Un rapport avec ce qui nous occupe ? — Non, c’est une vieille affaire. Très vieille. Oubliée. Quelques minutes plus tard, elles arrivaient à Future Laboratories & Research, une filiale de Connors Industries. — Lieutenant Dallas, police de New York. — Bienvenue, lieutenant. Garez-vous au parking Bleu, s’il vous plaît. Laissez votre véhicule et prenez la navette C jusqu’au complexe est, secteur six, premier niveau. Vous serez attendues. Elles étaient attendues par un androïde femelle, une superbe brune avec une peau laiteuse, des yeux bleu clair et un badge qui l’annonçait comme Anna-6. Elle avait une voix aussi mélodieuse qu’un carillon. — Bon après-midi, lieutenant. J’espère que vous n’avez eu aucun mal à nous trouver. — Aucun. — Parfait. Le Dr Engrave va vous recevoir au solarium. C’est un endroit très plaisant. Si vous voulez bien me suivre. — Canon, l’androïde ! murmura Peabody à Eve. Anna-6 se retourna avec un sourire éblouissant. — Je suis un nouveau modèle expérimental. Nous ne sommes que dix à ce stade de développement, tous employés dans ce complexe. Nous espérons être sur le marché d’ici à six mois. La recherche nous concernant a été très onéreuse et, malheureusement, notre coût reste prohibitif pour le grand public. Nous espérons que certains grands de l’industrie nous trouveront suffisamment intéressants pour investir. Ainsi, nous pourrons être produits en masse à un prix concurrentiel. Eve inclina la tête. — Connors vous a vue ? — Bien sûr. Connors donne son aval à tous les nouveaux projets. Il s’est beaucoup impliqué dans la conception. — Je l’aurais parié. — Par ici, s’il vous plaît. (Anna-6 s’engagea dans un long corridor blanc qui ressemblait à un couloir d’hôpital.) Anna-6, annonça-t-elle à un mini-écran mural, en compagnie du lieutenant Dallas et de son assistante. La paroi s’ouvrit sur une grande serre emplie de fleurs et baignée d’une douce lumière artificielle. De l’eau clapotait dans un murmure cristallin et des abeilles bourdonnaient en sourdine. — Je vais vous laisser, mais je reviendrai vous chercher. S’il vous plaît, réclamez des rafraîchissements si vous le désirez. Le Dr Engrave oublie souvent... — Va sourire ailleurs, Anna, dit une voix grincheuse provenant d’une touffe de fougères. Anna-6 se contenta de sourire de plus belle. Le panneau se referma sur elle. — Je sais que les androïdes ont leur place mais, bon Dieu, ce qu’ils m’agacent ! Surtout celle-là. Par ici. Prudente, Eve s’engagea parmi les fougères. La femme était agenouillée dans une terre riche et noire. Ses cheveux gris étaient ramenés en un chignon fait à la diable, ses mains étaient rougies et sales. Sa salopette blanche était maculée de taches. Elle leva la tête, révélant un visage étroit et dénué de charme, aussi boueux que ses vêtements. — Je surveille mes vers. J’essaie une nouvelle souche. Entre le pouce et l’index, elle souleva un bout de terre qui se tortillait. — Très joli, déclara Eve, soulagée quand le Dr Engrave enfouit de nouveau son spécimen. — Alors, c’est vous, la flic de Connors. J’ai toujours cru qu’il finirait par choisir un de ces pur-sang au cou gracile et aux gros seins. (Elle pinça les lèvres en examinant Eve.) Il a eu raison de ne pas le faire. Le problème, avec les pur-sang, c’est qu’il faut sans cesse les dorloter. Un bon hybride, y a que ça de vrai. C’est du solide. Elle essuya ses mains sales sur sa salopette sale et se redressa. Elle mesurait un mètre cinquante. — Fréquenter les vers de terre est une bonne thérapie. Les gens devraient essayer. Ils n’auraient plus besoin de drogue pour affronter la vie. — A propos de drogue... — Oui, oui, par ici. (Elle s’éloigna au pas de course, puis ralentit l’allure, allant d’une plante à l’autre.) Ah, il faut élaguer ici. Un peu d’azote là ne ferait pas de mal. Manque d’eau. Racines emmêlées. (Elle haussa les épaules.) C’en est arrivé au point qu’ils me paient pour tenir un jardin. Un bon boulot si vous arrivez à l’avoir. Vous savez ce que c’est ? Eve contempla une fleur pourpre en forme de trompette. Méfiante, elle eut peur d’un piège. — Une fleur. — Un pétunia. Ah ! les gens ont oublié le charme des traditions. (Elle s’arrêta devant un évier, enleva un peu de terre sur ses mains, en laissa plus encore sous ses ongles courts.) Tout le monde veut des trucs exotiques. Faut que ce soit mieux, plus grand, différent. Un parterre de pétunias, quoi de plus gratifiant ? C’est joli, pas prétentieux et ça ne vous fait pas la gueule pour un oui ou pour un non. Elle s’assit à un établi qui croulait sous des outils de jardinage, des pots, des feuilles de papier, un AutoChef qui clignotait désespérément pour annoncer qu’il était vide et une unité d’ordinateurs haut de gamme. — C’était une belle petite énigme que vous avez envoyée avec cet Irlandais. Qui connaissait ces pétunias, lui. — Feeney possède de nombreux talents cachés. — J’lui ai donné un joli petit bouquet de pensées pour sa femme. (Engrave mit l’ordinateur en marche.) J’avais déjà analysé l’échantillon de Connors. Encore un Irlandais. — Alors, vous avez les résultats... — Ne me pressez pas, ma p’tite. Y a que les Irlandais mignons qui arrivent à m’presser. Et j’aime pas travailler pour les flics. (Elle eut un large sourire.) Ils n’apprécient pas l’art de la science. Je parie que vous ne connaissez même pas le tableau périodique des éléments, pas vrai ? — Écoutez, docteur... (Au grand soulagement d’Eve, la formule apparut sur l’écran.) Cette unité est protégée ? — Elle est codée, ne vous inquiétez pas. Connors a dit que c’était top secret. (Elle tendit un doigt vers l’écran.) Bon, on va pas perdre notre temps avec les éléments de base. Un enfant de cinq ans les reconnaîtrait. J’imagine que vous les avez identifiés. — Il s’agit de cette inconnue... — Je connais la musique, lieutenant. Voilà votre petit problème. (Elle souligna une série de facteurs.) Vous n’avez rien trouvé à partir de cette formule parce qu’ils l’ont codée. Ce que vous avez là est un tissu d’insanités. C’est ça qui compte. (Elle prit une lamelle parsemée de poudre.) Même vos meilleurs labos auraient du mal à analyser ça. Ça ressemble à une chose et ça sent autre chose. Et quand c’est mélangé sous cette forme, la réaction change tout. Vous vous y connaissez en chimie ? — Dois-je m’y connaître ? — Si les gens s’y con... — Docteur Engrave, ce sont les meurtres que je dois comprendre. Dites-moi de quoi il s’agit, je me débrouillerai avec ça. — L’impatience est un autre problème de notre époque. (Engrave, l’air froissé, s’empara d’un tube à essai rempli de quelques gouttes de liquide laiteux.) Puisque vous vous en moquez comme de votre première couche-culotte, je ne vous raconterai pas ce que j’ai fait. Disons que j’ai pratiqué certains examens, fait un peu de chimie et décomposé votre inconnue. — C’est cela ? — Sous sa forme liquide, oui. Je parie que vos gars du labo vous ont dit que ça ressemblait à de la valériane. Une plante du sud-ouest des États-Unis. — Et ? — Ils se sont mis le doigt dans l’œil. C’est bien une plante et la valériane a bien été utilisée pour greffer le spécimen. Ceci est le nectar, le jus qui séduit les oiseaux et les abeilles et fait tourner le monde. Ce nectar ne vient d’aucune espèce indigène. — Aucune espèce des États-Unis ? — Aucune espèce d’où que ce soit, point. (Elle se pencha de nouveau, prit une plante en pot qu’elle posa bruyamment sur l’établi.) Voilà votre bébé. — C’est joli, fit Peabody en se penchant sur des corolles dont les nuances allaient du crème au pourpre. Elle huma, ferma les yeux, huma encore. — Seigneur, c’est merveilleux ! On dirait du... (Sa tête oscilla.) C’est fort. — Ça, vous pouvez le dire. Ça suffit comme ça ou vous allez être dans les vapes jusqu’à la semaine prochaine. Engrave enleva la plante. —Peabody ? (Eve la secoua.) Réveillez-vous. — C’est comme boire un verre de Champagne d’un trait. (Elle se pressa les tempes.) Une pure merveille. — C’est un croisement, un hybride expérimental, expliqua Engrave. Nom de code : la Grande Immortelle. Celle que vous voyez là a quatorze mois et n’a jamais cessé de fleurir. Elles ont été créées sur la Colonie Eden. — Asseyez-vous, Peabody. C’est donc le nectar de cette plante que nous recherchons ? — Par lui-même, le nectar est puissant et provoque chez les abeilles une réaction semblable à l’ivresse. Elles développent ce genre de réaction avec des fruits trop mûrs, comme des pêches d’automne, quand le jus est très concentré. On a découvert que les abeilles pouvaient faire des surdoses de nectar. Elles n’en ont jamais assez. — Des abeilles accros ? — Oui, on peut dire ça comme ça. Elles ne vont pas butiner les autres fleurs parce que celle-ci les séduit trop. Votre labo n’a rien trouvé car cet hybride figure sur la liste des plantes d’accès réglementé et est placé sous le contrôle des Douanes Galactiques. La Colonie essaie de résoudre ce problème avec le nectar, d’en atténuer les effets. Dans l’état actuel, il est impossible de l’exporter. — Donc la Grande Immortelle est un spécimen contrôlé. — Pour le moment. Elle a des utilisations médicales et surtout cosmétiques. L’ingestion du nectar peut provoquer une luminescence de la peau, une amélioration de l’élasticité des tissus et une apparence de jeunesse. — Mais c’est un poison. L’utilisation à long terme bousille le système nerveux. Notre labo nous l’a confirmé. — Autrefois certaines dames n’hésitaient pas à prendre de l’arsenic à petites doses pour s’éclaircir le teint. Il y a des gens qui feraient n’importe quoi pour conserver leur beauté et leur jeunesse. (Engrave secoua ses maigres épaules.) Combiné avec les autres éléments de cette formule, ce nectar est un activateur. Le résultat donne une substance chimique qui induit une forte accoutumance et accroît de façon spectaculaire l’énergie, la vigueur, la libido et l’impression de jeunesse retrouvée. Et si on les bride pas, ces hybrides se propagent comme des lapins. Il sera possible de produire la drogue à moindres frais et en énorme quantité. — Ces hybrides peuvent se propager sur Terre ? — Tout à fait. La Colonie Eden crée des végétaux qui doivent pouvoir s’acclimater aux conditions terrestres. — Donc, il suffit d’une ou deux plantes, déduisit Eve, d’un labo et de quelques produits chimiques. — Et vous vous fabriquez une Illégale irrésistible, conclut Engrave avec un sourire aigre. Payez et vous serez fort, beau, jeune et sexy. Celui qui a inventé cette formule connaissait la chimie, la nature humaine et la loi du profit. — Et il se moquait de la vie. — Oh oui. Le système nerveux ne pourra pas tenir plus de quatre à six ans avec une délicieuse petite chose comme ça. Mais, pendant ces quatre à six ans, vous passerez un sacré moment et quelqu’un se sera grassement enrichi. — Comment se fait-il que vous en sachiez autant sur le sujet si cette Grande Immortelle ne peut être cultivée que sur la Colonie Eden ? — Parce que je suis la meilleure dans mon domaine. Je me tiens au courant et il se trouve que ma fille est apicultrice en chef sur Eden. Cela dit, un labo habilité ou un horticulteur licencié peut, dans certaines limites, importer un spécimen. — Vous voulez dire qu’il y a déjà de ces machins ici, sur Terre ? — Pour la plupart, il s’agit de répliques, de copies inoffensives mais, oui, on trouve certaines vraies fleurs. Avec les restrictions nécessaires... pour usage interne et contrôlé uniquement. Bon, j’ai des roses à greffer. Portez le rapport et les deux échantillons à vos petits génies de la police. S’ils n’arrivent pas à quelque chose avec ça, il faudra les pendre par les... pieds. — Ça va, Peabody ? Prudente, Eve la soutenait tout en ouvrant la portière de sa voiture. — Oui, je me sens parfaitement détendue. — Trop détendue pour conduire et me déposer chez le fleuriste. Plan B : on va s’arrêter pour vous faire manger quelque chose. Ça devrait vous remettre d’aplomb. Ensuite, vous irez porter tout ça au labo. — Dallas. (Peabody laissa sa tête reposer sur le dossier du siège.) Je me sens merveilleusement bien. Eve la scruta avec inquiétude. — Vous n’allez pas essayer de m’embrasser, hein ? Peabody lui glissa un regard en coin. — Vous n’êtes pas mon genre. De toute manière, je ne me sens pas particulièrement excitée. Je suis bien, c’est tout. Si prendre ce truc ressemble à ce qu’on éprouve quand on respire cette fleur, les gens vont devenir dingues. —Ouais. Il y a déjà un mec qui a suffisamment disjoncté pour tuer trois femmes. Eve repéra Connors près d’un massif d’arbustes fleuris. — Notre consultant floral nous attend. — Désolée. — Le Dr Engrave t’a été utile ? — Plus que ça. Quel personnage ! (Elle le suivit sous une treille de plantes grimpantes très odoriférantes.) J’ai aussi rencontré cette chère Anna-6. — Ah, les Anna ! Je crois qu’elles vont avoir du succès. — Surtout auprès des adolescents. Connors rit et la poussa devant lui. — Mark, voici ma fiancée, Eve Dallas. L’homme tendit la main d’un air bon enfant. Il avait la poigne d’un lutteur de foire. — Voyons ce que je peux faire pour vous. Un mariage est une affaire délicate et vous ne m’avez guère laissé de temps. — Lui non plus ne m’en a guère laissé, déclara Eve. Mark éclata de rire, lissa sa chevelure grise. — Asseyez-vous, détendez-vous, prenez un peu de thé. J’ai beaucoup de choses à vous montrer. Eve n’avait rien contre. Elle aimait les fleurs. Mais elle ignorait qu’il en existait autant. Au bout de cinq minutes, la tête lui tournait. — Quelque chose de simple, décida Connors. De traditionnel. Pas de simulation. — Bien sûr. J’ai quelques hologrammes qui pourraient vous donner des idées. La cérémonie se déroulera à l’extérieur, je suggère donc des arbustes, des glycines. C’est très traditionnel et leur parfum est délicieux. Eve étudia les hologrammes, essaya de s’imaginer sous une tonnelle dans les bras de Connors, échangeant leurs vœux. Elle eut un pincement à l’estomac. — Et des pétunias ? Mark cligna des paupières. — Des pétunias ? — J’aime bien les pétunias. Ils sont simples, pas prétentieux. — Oui, certainement. Tout à fait charmants. Peut-être rehaussés avec un parterre de lis. Quant aux couleurs... — Vous avez des immortelles ? demanda-t-elle soudain. — Des immortelles. (Une lueur gourmande passa dans le regard de Mark.) C’est un spécimen rare. Difficile à importer, bien sûr, mais du plus bel effet en corbeilles. J’ai quelques simulations. — Nous ne voulons pas de simulations, lui rappela Eve. — J’ai bien peur que leur exportation ne soit sévèrement réglementée. Elles sont réservées aux seuls fleuristes et horticulteurs licenciés. Et uniquement pour l’intérieur. Votre cérémonie se déroulant en plein air... — Vous en vendez beaucoup ? — Très rarement et seulement à d’autres experts. J’ai bien quelque chose qui ressemble... — Vous avez des enregistrements de ces ventes ? Vous pouvez me donner une liste de noms ? Vous livrez dans le monde entier, n’est-ce pas ? — Naturellement, mais... — J’ai besoin de connaître tous ceux qui ont commandé des immortelles au cours des deux dernières années. Quand Mark lui adressa un regard désemparé, Connors se contenta de sourire. — Ma fiancée est une mordue d’horticulture. — Oui. Je vois. Cela risque de me prendre un moment. Vous voulez tout le monde ? — Tous ceux qui ont fait une commande d’immortelles à la Colonie Eden depuis deux ans. — Si vous voulez bien attendre, je vais voir ce que je peux faire. — J’aime bien l’idée des arbustes, annonça Eve en se tournant vers Connors. Pas toi ? Il se leva, la prit par les épaules. — Et si tu me laissais m’occuper des fleurs ? Ce sera une surprise. — J’aurai une dette envers toi. — Assurément. Tu pourras me la rembourser en te souvenant que nous assistons au défilé de Leonardo vendredi. — Je n’avais pas oublié. — Et en demandant ton congé de trois semaines pour notre lune de miel. — Je croyais qu’on avait dit deux. — Exact. Mais tu as une dette envers moi. Tu veux me dire quand a commencé cette soudaine fascination pour les fleurs de la Colonie Eden ? Ou dois-je simplement supposer que tu as enfin trouvé ton inconnue ? — C’est le nectar. Je crois... — J’espère que cela vous suffira, annonça Mark qui revenait avec une feuille de papier. Ce n’était pas aussi difficile que je le craignais. Les commandes d’immortelles sont rares. La plupart des importateurs se contentent de simulations. Il y a quelques problèmes avec le spécimen original. — Merci. (Eve s’empara de la page et la consulta.) Gagné ! murmura-t-elle avant de virevolter vers Connors. Faut que j’y aille. Achète des tas de fleurs, des monceaux de fleurs. N’oublie pas les pétunias. (Elle se rua dehors, branchant son com.) Peabody. — Mais... mais le bouquet ? Le bouquet de la mariée, bredouilla Mark, désemparé, en se tournant vers Connors. Elle n’a pas choisi son bouquet. Connors la suivait des yeux. — Je sais ce qu’elle aime, dit-il. Souvent mieux qu’elle. 15 — Ravie de vous revoir, monsieur Redford. — Cela devient une fâcheuse habitude, lieutenant. (Il prit place à la table.) Je suis attendu à New Los Angeles dans quelques heures. J’ose espérer que vous ne me retiendrez pas longtemps. — Il est important de ne rien laisser au hasard. Vous comprendrez qu’il nous faut vérifier le moindre détail. Elle jeta un coup d’œil vers le coin où se tenait Peabody dans son uniforme toujours aussi impeccable. De l’autre côté de la glace sans tain, elle le savait, Whitney et le procureur n’en perdaient pas une miette. Si elle n’arrivait pas à un résultat au cours de cet interrogatoire, elle se ferait lyncher. Elle s’assit à son tour, hocha la tête vers l’hologramme de l’avocat de Redford. Visiblement, ni Redford ni son conseil ne jugeaient la situation assez critique pour justifier sa présence en chair et en os. — Maître, vous avez la transcription des dépositions de votre client ? — Effectivement. (Il avait un regard perçant et des mains manucurées.) Mon client a pleinement coopéré avec vos services, lieutenant. Nous avons accepté cet interrogatoire uniquement pour mettre un terme à ces tracasseries. Vous avez accepté parce que vous n’aviez pas le choix. — Votre coopération est notée, monsieur Redford. Vous avez déclaré avoir eu une relation occasionnelle et intime avec Pandora. — C’est exact. — Étiez-vous aussi en affaires avec elle ? — J’ai produit deux vidéos dans lesquelles Pandora tenait un rôle. Une autre était en projet. — Ces projets ont-ils été des succès ? — Des succès modérés. — En dehors de ces projets, aviez-vous d’autres relations d’affaires avec la victime ? — Aucune. (Il esquissa un sourire.) En dehors d’un petit investissement à but spéculatif. — Un petit investissement à but spéculatif ? — Elle prétendait vouloir lancer sa propre ligne de beauté et de mode. Bien sûr, elle avait besoin de supports financiers et j’étais assez intrigué pour investir. — Vous lui avez donné de l’argent ? — Oui, au cours des dix-huit derniers mois, j’ai investi environ trois cent mille dollars. Bien répété, pensa Eve. — Quelles étaient les caractéristiques de cette ligne de beauté que, selon vous, la victime envisageait de commercialiser ? — Je n’en sais rien, lieutenant. (Il ouvrit les paumes vers le ciel.) J’ai été dupé. C’est seulement après sa mort que j’ai découvert qu’il n’y avait aucun projet, pas d’autres investisseurs, aucun produit. — Je vois. Vous avez parfaitement réussi, vous êtes un producteur célèbre. Un homme d’argent. Vous lui avez sûrement demandé des éléments, des budgets prévisionnels, des prospectus, des projections. Peut-être même un échantillon de ses produits. — Non. (Il serra les mâchoires.) Je ne l’ai pas fait. — Vous voulez me faire croire que vous lui avez donné de l’argent pour un projet dont vous ignoriez tout ? — C’est embarrassant. J’ai une réputation dans mon milieu. Si cette information venait à être connue, ma réputation en souffrirait énormément. — Lieutenant, intervint l’avocat, la réputation de mon client est un atout considérable. Elle fait en quelque sorte partie du capital de son entreprise. Ce capital serait sérieusement entamé si cette information venait à être divulguée hors du cadre de cette enquête. Je demanderai, et j’obtiendrai, une contrainte pour protéger les intérêts de mon client. — Ne vous gênez pas. Quelle histoire, monsieur Redford ! Voudriez-vous m’expliquer comment un homme aussi réputé, aussi riche que vous serait prêt à engager trois cent mille dollars sur un projet qui n’existe pas ? — Pandora était une femme belle et persuasive. Elle était aussi intelligente. Elle a toujours su esquiver mes questions. J’ai continué à la payer car c’était une experte dans son domaine. — Et vous ne vous êtes rendu compte de sa duplicité qu’après sa mort. — J’ai fait mon enquête, pris contact avec ses agents d’affaires, ses avocats. (Il tira sur ses manches et réussit presque à prendre l’air penaud.) Aucun d’entre eux ne savait rien de ce projet. — Quand avez-vous fait cette enquête ? Il hésita une fraction de seconde. — Cet après-midi. — Après notre interrogatoire ? Après que je vous ai questionné sur ces paiements ? — C’est exact. Je devrais vous remercier, vous m’avez ouvert les yeux. Sur le conseil de mon avocat, j’ai appelé les chargés d’affaires de Pandora et j’ai découvert que j’avais été trompé. Bien joué, mais profites-en, ça ne va pas durer. — Avez-vous un passe-temps, monsieur Redford ? — Un passe-temps ? — Un homme dans votre position doit subir une énorme pression. Vous avez sûrement un moyen de vous détendre ? Je ne sais pas, moi : une collection de timbres, les jeux virtuels, le jardinage. — Lieutenant, fit l’avocat avec lassitude. La pertinence de cette question ? — Je m’intéresse aux loisirs de votre client, maître. Nous avons établi comment il passe son temps de travail, il se divertit peut-être à coups de spéculations plus ou moins hasardeuses ? — Non, Pandora a été ma première erreur. Ce sera la dernière. Je n’ai pas de passe-temps car je n’ai pas de temps à perdre, ni aucun goût pour cela. — Je comprends ce que vous voulez dire. Quelqu’un m’a dit aujourd’hui que les gens devraient piauler des pétunias. Je ne me vois pas les mains dans la terre en train de planter des fleurs. Pourtant, je les aime bien. Vous aimez les fleurs, monsieur Redford ? — Il en faut pour la décoration de nos bureaux. J’ai une équipe qui s’en occupe. — Mais vous êtes un horticulteur enregistré. — Je... — Vous avez demandé et obtenu votre immatriculation il y a trois mois. A peu près à la même époque, vous effectuiez un versement à Jerry Fitzgerald de cent vingt-cinq mille dollars. Deux jours auparavant vous aviez commandé une Grande Immortelle à la Colonie Eden. — L’intérêt de mon client pour la flore n’a aucun rapport avec cette enquête. — Il en a beaucoup, au contraire, contra Eve. Et il agit d’un interrogatoire, pas d’un procès. Je n’ai pas besoin d’établir le rapport. Pourquoi désiriez-vous une immortelle ? — Je... C’était un cadeau. Pour Pandora. — Vous avez consacré tout ce temps, tous ces efforts et tout cet argent pour obtenir votre immatriculation, puis vous avez acheté un spécimen soumis à un féroce contrôle douanier, un spécimen qui coûte une fortune, et tout cela dans le seul but de faire un cadeau à une femme avec qui vous couchiez de temps en temps ? Une femme qui, depuis dix-huit mois, vous saignait et vous avait soutiré plus de trois cent mille dollars ? — C’était un investissement. C’était un cadeau. — C’est des conneries. Epargnez-moi vos objections, maître, elles sont déjà notées. Où est la fleur, à présent ? — A New L.A. — Officier Peabody, demandez la confiscation. — Eh là, une minute ! (La chaise de Redford racla le plancher.) Cette fleur m’appartient. Je l’ai payée. — Vous avez falsifié votre dossier pour obtenir votre immatriculation. Vous vous êtes illégalement procuré une espèce réglementée. Elle sera confisquée et vous répondrez des charges qui pèsent contre vous. Peabody ? — A vos ordres, chef. Dissimulant mal un sourire satisfait, celle-ci sortit son com et donna les ordres nécessaires. — Il s’agit à l’évidence de harcèlement, gronda l’avocat. Et ces accusations mineures sont ridicules. — Oh, je commence à peine. Vous étiez au courant pour l’immortelle, vous saviez qu’elle est nécessaire pour fabriquer la drogue. Pandora allait gagner une fortune avec cette drogue. Essayait-elle de vous tenir à l’écart ? — J’ignore de quoi vous parlez. — Vous y a-t-elle fait goûter ? Ça vous a peut-être un peu trop plu ? Vous ne pouviez plus vous en passer ? Alors, Pandora a peut-être arrêté de vous en donner, pour vous obliger à la supplier. Jusqu’à ce que vous vouliez la tuer. — Je n’y ai jamais touché, explosa Redford. — Donc, vous saviez. Vous saviez qu’elle en avait. Et qu’il existait un moyen d’en avoir davantage. Peut-être est-ce vous qui avez décidé de couper son approvisionnement ? De mettre Jerry dans le coup ? Vous avez acheté la plante. Nous découvrirons si vous l’avez fait analyser. Avec la plante, vous pouviez fabriquer la drogue vous-même. Vous n’aviez plus besoin d’elle. Pandora était insatiable, incontrôlable, n’est-ce pas ? Elle voulait toujours plus – plus d’argent, plus de drogue. Vous saviez que la drogue était fatale, mais pourquoi attendre cinq ans ? Une fois débarrassé d’elle, vous aviez le champ libre. — Je ne l’ai pas tuée. J’en avais fini avec elle, je n’avais aucune raison de la tuer. — Vous êtes allé chez elle, cette nuit-là. Vous avez couché avec elle. Elle avait la drogue. Vous a-t-elle nargué ? Vous aviez déjà tué deux fois pour vous protéger, vous et vos investissements, mais Pandora vous gênait encore et toujours. — Je n’ai tué personne. Elle le laissa crier, laissa l’avocat s’époumoner à hurler ses objections et ses menaces. — L’avez-vous suivie chez Leonardo ou l’y avez-vous emmenée ? — Je ne suis jamais allé là-bas. Je ne l’ai jamais touchée. Si j’avais voulu la tuer, je l’aurais fait chez elle quand elle me menaçait. — Paul... — Fermez-la, bon Dieu, fermez-la ! Cracha-t-il à son avocat. Elle essaie de me coller un meurtre sur le dos. Oui, je me suis disputé avec elle. Elle voulait plus d’argent, beaucoup plus d’argent. Elle m’a fait voir qu’elle avait la drogue, qu’elle en avait une belle réserve personnelle. Ça valait une vraie fortune. Mais je l’avais déjà fait analyser. Je n’avais plus besoin d’elle et je le lui ai dit. J’avais Jerry pour prendre sa place quand le produit serait prêt. Elle était furieuse, elle a menacé de me ruiner, de me tuer. J’ai pris un grand plaisir à la planter là. — Vous envisagiez de produire et de distribuer l’Illégale vous-même ? — En tant que traitement. (Il s’essuya les lèvres avec le revers de la main.) Quand il aurait été prêt. Personne n’y aurait résisté. Les profits auraient été inimaginables. Ses menaces ne signifiaient rien, vous comprenez ? Elle ne pouvait me ruiner sans se ruiner elle-même. Et c’est une chose qu’elle n’aurait jamais faite. J’en avais fini avec elle. Et quand j’ai appris qu’elle était morte, j’ai levé mon verre de Champagne à la santé de son assassin. — Bien. Et maintenant, reprenons. Après avoir inculpé Redford, Eve se rendit dans le bureau du commander. — Excellent travail, lieutenant. — Merci, monsieur. Je préférerais l’inculper de meurtre plutôt que de possession de drogue. — Cela viendra peut-être. — J’y compte. Monsieur le procureur. — Lieutenant. Il s’était levé à son entrée. L’homme était connu pour ses manières courtoises dans et hors du tribunal. Même quand il demandait la mort, il le faisait avec panache. — J’admire votre technique d’interrogatoire. J’aimerais vous avoir à la barre des témoins dans cette affaire, mais je ne pense pas que nous irons jusqu’au procès. L’avocat de M. Redford a déjà pris contact avec mon bureau. Nous allons négocier. — Et pour le meurtre ? — Nous n’avons pas grand-chose contre lui. Aucune preuve matérielle, ajouta-t-il avant qu’elle ne proteste. Quant au mobile... vous avez prouvé qu’il en avait un avant la mort de Pandora. Sa culpabilité est plus que probable. Mais nous aurons beaucoup de mal à étayer l’accusation. — Vous l’avez bien fait contre Mavis Freestone. — En raison de preuves accablantes, lui rappela-t-il. — Vous savez que ce n’est pas elle, procureur. Vous savez qu’il s’agit du même meurtrier pour les trois victimes. (Elle lança un regard vers Casto affalé dans une chaise.) Les Illégales le savent. — Je partage l’avis du lieutenant là-dessus, intervint-il Nous avons enquêté sur Freestone et nous n’avons rien trouvé qui la relie à l’Immortalité ou aux autres victimes. Elle a quelques peccadilles sur son casier, mais elles remontent à loin et sont vraiment, si mineures. Si vous voulez mon avis, la dame s’est trouvée au mauvais endroit, au mauvais moment. (Un sourire pour Eve.) J’appuie Dallas et je recommande que les charges retenues contre Mavis Freestone soient mises en suspens dans l’attente d’une enquête plus approfondie. — Je note votre recommandation, lieutenant, dit le procureur. Elle sera prise en considération. Pour moment, nous n’avons rien qui établisse de façon irréfutable le lien entre ces trois meurtres. Cependant, notre bureau est prêt à accepter la requête récente des représentants de Mlle Freestone qui demandent des examens complémentaires, un passage au détecteur de mensonge, l’autohypnose et une simulation en réalité virtuelle. Les résultats seront décisifs quant à notre décision. Eve laissa échapper un long soupir. C’était une concession, et de taille. — Merci. — Nous jouons dans la même équipe, lieutenant. Et maintenant, il vaudrait mieux accorder nos violons avant cette satanée conférence de presse. Peu après, Eve rejoignit Casto. — J’apprécie ce que vous avez fait. II haussa les épaules. — C’était mon opinion de flic. J’espère que ça aidera votre amie. Si vous me le demandez, Redford est coupable comme le péché. Soit il l’a refroidie lui-même, soit il a payé quelqu’un pour le faire. Elle avait, elle aussi, envie de le croire, mais elle secoua la tête. — Un contrat. Je n’y crois pas. Le boulot a été trop bâclé, trop plein de hargne, pour que ce soit l’œuvre d’un pro. Mais merci encore d’avoir fait pencher la balance. — Considérez que je vous rembourse une dette pour m’avoir mis sur une des plus grosses affaires d’Illégales de ces dernières années. Quand on l’aura résolue et qu’on révélera cette histoire au public, je serai tout près de mes galons de capitaine. — Alors, félicitations d’avance. — Autant pour vous. Vous allez résoudre ces meurtres, Eve, et vous aurez vos galons aussi. — Je résoudrai ces meurtres, ça, c’est sûr. Elle haussa un sourcil tandis qu’il lui passait la main sur les cheveux. — Ils me plaisent, comme ça. (Avec un rapide sourire, il remit ses mains dans ses poches.) Vous êtes vraiment sûre de vouloir vous marier ? Elle lui rendit son sourire. — J’ai entendu dire que vous dîniez avec Peabody. — C’est une perle, c’est sûr. J’ai un faible pour les femmes fortes, Eve, et vous devrez me pardonner si… Il ne termina pas sa phrase, Whitney leur faisait signe. — Les hyènes sont là, gémit Eve. — Quel effet ça fait d’être un gros bout de viande bien juteux ? demanda Casto tandis que les portes s’ouvraient sur la horde de journalistes. Ils en sortirent vivants et entiers. Et Eve aurait été presque heureuse de sa prestation si Nadine ne l’avait pas coincée dans le parking souterrain. — Cette zone est interdite au personnel non autorisé. — Oh, lâche-moi un peu, Dallas. (Perchée sur le capot de la voiture d’Eve, Nadine souriait.) Tu me déposes ? — Je ne passe pas par Channel 75. (Le sourire de Nadine s’élargit. Eve poussa un juron.) Monte. — C’est réussi, fit Nadine sur le ton de la conversation. Tu as changé de coiffeur ? — J’ai pas envie de parler de ma coiffure, Nadine. — Alors parlons meurtres, drogue et argent. — Je viens de passer quarante-cinq minutes à parler de ça. (Eve montra son insigne à la caméra de surveillance et se glissa dans le flot de la circulation.) Je crois bien t’avoir vue là-haut. — Moi, ce que j’ai vu, c’est un joli numéro de cirque. Un tour de passe-passe. C’est quoi, ce couinement ? — Ma voiture. — Tu es encore victime des restrictions budgétaires, hein ? Quelle honte ! Bon, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? L’enquête prend une nouvelle direction ? — Je ne suis pas autorisée à discuter de l’enquête en cours. — Hon-hon. Pourquoi ce remue-ménage autour «le Paul Redford ? — Redford a été, comme cela a été dit lors de la conférence de presse, accusé d’être frauduleusement entré en possession d’un spécimen contrôlé dans le but de produire et de distribuer une Illégale. — Quel est le lien avec le meurtre de Pandora ? — Je ne suis pas autorisée à... — Ça va, ça va ! (Nadine se renfonça dans son siège et fixa d’un air renfrogné les embouteillages.) Ça te dirait, un échange ? — Peut-être. Toi d’abord. — Je veux une interview exclusive de Mavis Freestone. Eve ne prit même pas la peine de répondre. Elle ricana. — Allez, Dallas, laisse-la raconter sa version de l’histoire au public. — Qu’il aille se faire voir, le public. — Je peux te citer ? Connors et toi l’avez planquée chez vous comme dans un abri antiatomique. Personne ne peut l’approcher. Tu sais que je serai réglo. — Oui, on l’a planquée. Non, personne ne peut et ne viendra l’approcher. Et même si tu es réglo, elle ne parlera pas aux médias. — C’est ta décision ou la sienne ? — Ça suffit, Nadine, à moins que tu n’aies envie de goûter aux joies du métro. — Fais-lui part de ma proposition, c’est tout ce que je demande, Dallas. Dis-lui juste que je voudrais qu’elle raconte son histoire sur les ondes. — Bon, maintenant change de chaîne. — D’accord. J’ai eu un tuyau intéressant par notre chroniqueur des scandales, aujourd’hui. — Et tu sais comme les détails sordides de la vie des personnes riches et célèbres me fascinent. — Dallas, faudra t’y faire, tu seras bientôt l’une d’entre elles. (La grimace de son amie la fit rire.) Seigneur, comme j’aime t’asticoter ! Ça marche à tous les coups. Bon, toujours est-il que le couple du siècle de ces dernières semaines ne roucoule plus. Plus du tout. — J’en suis baba. — Tu le seras peut-être quand je t’aurai dit qui est le couple en question : Jerry Fitzgerald et Justin Young. L’intérêt d’Eve s’accrut considérablement. — Je t’écoute. — Il y a eu une petite scène très publique pendant les répétitions du défilé de Leonardo. Apparemment, nos tourtereaux ont eu une méchante prise de bec. Ils se sont même volé dans les plumes. — Ils se sont frappés ? — Et c’étaient pas des petites tapes amoureuses, selon ma source. Jerry s’est retirée dans sa loge avec une joue enflée – au fait, elle a hérité de la meilleure loge – et Justin est parti en fulminant avec un œil au beurre noir. Quelques heures plus tard, il batifolait à Maui avec une blonde. Un top model, elle aussi, mais beaucoup plus jeune. — Pourquoi se disputaient-ils ? — Personne ne le sait exactement. Elle l’a accusé de la tromper. Il lui a retourné la balle ! Elle ne le supporterait pas, a-t-elle dit. Lui non plus. Elle n’avait plus besoin de lui, ni lui d’elle. — C’est intéressant, Nadine, mais ça ne veut peut-être pas dire grand-chose. Mais pourquoi justement maintenant ? — Peut-être que oui, peut-être que non. Mais c’est drôle, des gens aussi médiatisés qu’eux, constamment sous les projecteurs et voilà qu’ils perdent leur sang-froid en public. Ils devaient être furieusement remontés l’un contre l’autre ou alors ils ont joué une sacrée comédie. — Intéressant, répéta Eve en s’arrêtant devant le portail de Channel 75. C’est là que tu descends. — Tu pourrais m’amener jusqu’à la porte du studio. — Prends la navette, Nadine. — Ecoute, tu sais aussi bien que moi que tu vas fouiner à propos de ce que je viens de te dire. Alors, file-moi un tuyau. Dallas, toi et moi, on fait comme qui dirait équipe. C’était assez vrai. — Nadine, je suis sur la corde raide en ce moment. Je ne peux pas me permettre le moindre faux pas. — Je ne révélerai rien tant que tu ne me donneras pas le feu vert. — Eve hésita, puis secoua la tête. — Je ne peux pas. Mavis compte trop pour moi. Tant qu’elle ne sera pas définitivement tirée d’affaire, je ne prendrai aucun risque. — Est-ce que sa situation s’améliore, au moins ? Allez, Dallas. — Je ne t’ai rien dit, mais le procureur reconsidère les charges contre elle. Mais il ne les abandonne pas, pas encore. — Tu as un autre suspect ? Redford ? C’est lui ? — N’insiste pas, Nadine. — Tu es dure. Bon, alors, on fait ça. Si ce que je viens de te dire te sert à quelque chose, tu me fais une fleur. — Je te dirai tout ce que tu voudras, Nadine, dès que l’affaire sera résolue. — Je veux une rencontre en tête à tête, dix minutes avant que l’info ne soit communiquée aux autres médias. — Eve se pencha pour ouvrir la portière côté passager. — Salut, Nadine. — Cinq minutes. Bon sang, Dallas. Cinq malheureuses minutes. Ce qui signifiait, Eve le savait, des centaines de points d’audience et des milliers de dollars. — Cinq minutes. Je ne peux pas te promettre plus. Si c’est possible. — Ça le sera. Eve s’étira puis se redressa pour contempler Connors allongé dans le lit à ses côtés. Elle avait les joues encore rouges, les yeux sombres. — Je ne sais pas quoi te dire. Du bout du doigt, il effleura son menton. — A quel propos ? — Je ne suis pas fragile, Connors. Tu n’as aucune raison de me traiter comme si j’étais blessée. Il fronça les sourcils. Ainsi, il avait été aussi transparent et ça ne lui plaisait pas. — Je ne vois pas de quoi tu parles. Il se leva avec l’idée de se servir un verre dont il ne voulait pas, mais elle le retint par le bras. — L’esquive n’est pas ton genre, Connors, dit- elle, troublée. Si tes sentiments ont changé à cause de ce que j’ai fait, à cause de mes souvenirs... — Ne sois pas insultante ! répliqua-t-il brusquement. La colère qu’elle vit dans ses yeux la soulagea. — Que dois-je penser ? C’est la première fois que tu me touches depuis l’autre nuit. C’était très doux, très tendre, mais... — Tu as quelque chose contre la tendresse ? Il était intelligent, se dit-elle. Calme ou énervé, il savait tourner les choses à son avantage. Elle garda la main sur son bras, les yeux rivés aux siens. — Tu crois que je ne sais pas me rendre compte si tu te retiens ? Je ne veux pas que tu te retiennes. Je vais bien. — Pas moi. (Il libéra son bras d’une secousse.) Je ne vais pas bien. Certains ont besoin d’un peu plus de temps. Laisse-moi tranquille avec ça. Elle eut l’impression de recevoir une gifle. Hochant lentement la tête, elle se recoucha en lui tournant le dos. — Bien. Mais ce qui m’est arrivé quand j’étais enfant n’avait rien à voir avec l’amour. C’était une obscénité. Elle ferma les yeux et s’efforça de trouver le sommeil. 16 Le com sonna avant l’aube. Eve décrocha, les yeux encore fermés. — Dallas. — Lieutenant, ici Central. Homicide probable, victime de sexe masculin, au 19100 8e Rue. On vous demande sur place immédiatement. L’estomac d’Eve se noua. Elle n’était pas de garde, on n’aurait pas dû l’appeler. — Cause de la mort ? — Coups et blessures. La victime n’a pas encore été identifiée en raison de l’état du visage. — Bien reçu. (Elle se leva d’un bond pour découvrir Connors qui était déjà habillé.) Qu’est-ce que tu fais ? — Je t’emmène. — Les civils ne sont pas admis sur le lieu d’un crime. Il secoua la tête tandis qu’elle enfilait son jean. — Votre véhicule est en réparation, lieutenant. Elle poussa quelques jurons bien sentis : elle avait oublié ce petit détail. — Je te dépose, reprit-il. Sur le chemin du bureau. — Comme tu veux. C’était un quartier misérable. Certains bâtiments s’ornaient de graffiti haineux, de verre brisé et de pancartes branlantes que les services de la mairie utilisaient pour les condamner. Des gens continuaient à y vivre, entassés dans des pièces insalubres, évitant les patrouilles et ingurgitant tout ce qui pouvait procurer un peu d’oubli. Des quartiers comme celui-ci, il y en avait partout dans le monde, pensait Connors. Il avait grandi dans un faubourg identique, de l’autre côté de l’Atlantique. Il comprenait la vie qu’on y menait, le désespoir, les combines sordides, tout comme il comprenait la violence qui y avait conduit Eve. Il l’observa tandis que, les gestes précis, le visage impassible, elle se penchait sur ce qui avait été un homme. C’était une femme forte, compétente, pleine de ressources, pensa-t-il. Quelles que soient les blessures qu’elle avait reçues, elle vivrait avec. Elle n’avait pas besoin de lui pour guérir, mais pour accepter. — C’est pas votre milieu habituel, Connors. Celui-ci baissa les yeux vers Feeney. — J’ai connu pire. — Comme nous tous, soupira Feeney en sortant un beignet de sa poche. Ça vous tente ? — Non, merci. Mais ne vous gênez pas. Feeney engloutit la pâtisserie en trois bouchées. — Allons voir ce que la petite nous a trouvé, cette fois-ci. Il montra son insigne à l’agent en faction et se dirigea vers le corps. — Heureusement que les médias ne sont pas encore arrivés, commenta-t-il. Eve lui lança un regard. — Un meurtre par ici, ça ne les intéresse pas... pas encore. (Les gants qu’elle portait étaient déjà maculés de sang.) Vous avez pris les photos ? demanda-t-elle au tech qui opina. Aide-moi à le retourner, Feeney. Il était tombé face contre terre et beaucoup de sang et de matière cérébrale avaient coulé d’un trou de la taille d’un poing à la nuque. Le recto n’était pas plus joli. — Pas encore identifié, annonça Eve. Peabody fait du porte-à-porte dans l’immeuble. Feeney contempla l’édifice miteux et l’impasse jonchée d’ordures et de débris dans laquelle ils se trouvaient. — Chouette panorama. — J’ai pris ses empreintes, poursuivit Eve. Un des agents est en train de les faire vérifier. L’arme a déjà été récupérée. Un tuyau de fer. (Les yeux plissés, elle examinait le corps.) Il n’a pas laissé l’arme avec Hetta et Boomer. On sait pourquoi il l’a laissée chez Leonardo. Maintenant, il joue avec nous, Feeney. Il t’inspire quoi, notre macchabée ? demanda-t-elle en passant l’index sous de larges bretelles rose fluo. Feeney grogna. Le gars était sapé dernier cri : un bermuda arc-en-ciel, un T-shirt rayon de lune, des sandales de luxe brodées de perles. — Qu’il avait du fric et un goût déplorable. (Feeney étudia de nouveau le bâtiment.) S’il vivait là, il n’était pas du genre à investir dans l’immobilier. — Un dealer, décida Eve. Pas trop minable, mais pas très important non plus. Il vivait ici parce que ses affaires étaient ici. Elle se leva en prenant appui sur ses cuisses, tachant son jean de sang. Un agent approchait. — On a quelque chose, lieutenant. La victime s’appelait Lamon Ro, alias Cafard. Un sacré casier. Essentiellement aux Illégales. Détention et fabrication avec délit d’intention, deux ou trois agressions. — Il faisait l’indic pour quelqu’un ? — Le dossier ne le dit pas. Elle lança un regard vers Feeney qui acquiesça avec un grognement. Il allait creuser la question. — O.K., on l’emballe et on l’emporte. Je veux un rapport de toxico. Laissons les gars du labo se débrouiller. Du regard, elle parcourut de nouveau les alentours et aperçut Connors. — Tu me ramènes, Feeney ? — Pas de problème. — Attends-moi une minute. (Elle gagna le périmètre.) Je croyais que tu allais au bureau. — J’y vais. Tu as fini ici ? — Encore quelques détails à voir. Je rentre avec Feeney. — C’est le même meurtrier. Elle allait lui dire que cette histoire ne concernait que la police, mais haussa les épaules. D’ici à une heure, les médias sonneraient la charge. Soudain, il lui prit le visage entre les mains et écrasa violemment sa bouche sur la sienne. — Je ne me retiens plus, dit-il en se redressant avec un clin d’œil. Quelques heures plus tard, Eve fut convoquée dans le bureau de Whitney. Sur le trajet, elle en profita pour faire un dernier point avec Peabody. — Casto n’a pas donné signe de vie ? — Il est encore sur le terrain. — Il vous renseigne sur ses déplacements, maintenant ? Peabody fit la moue. — Nous étions ensemble hier soir. On ne devait que dîner, mais une chose en entraînant une autre... Je vous le jure, je n’avais pas dormi comme ça depuis l’enfance. L’amour est le meilleur des somnifères. — J’aurais pu vous le dire. — Bon, il a reçu un appel juste après le mien. Je pense qu’il connaissait la victime. Il pourra peut-être nous aider. Eve se contenta de grogner. Whitney les reçut immédiatement. Il haussa les sourcils. Eve portait toujours son jean et sa chemise tachés de sang. — Lieutenant, je sais que votre rapport est en route, mais je voudrais un compte rendu verbal sur ce dernier homicide. — Oui, monsieur. Elle lui donna le nom et l’adresse de la victime, la localisation du crime, des détails sur l’arme, les blessures et l’heure probable de la mort. — L’agent Peabody a pu retrouver sa compagne qui nous a fourni quelques éléments supplémentaires. — Je vous écoute. — Cette femme possédait autrefois une licence de prostituée. Elle n’a pas eu les moyens de la faire renouveler. C’est aussi une consommatrice d’Illégales. En la bousculant un peu, nous avons pu l’amener à nous parler des faits et gestes de la victime hier soir. Selon elle, ils sont restés ensemble dans leur appartement jusqu’à une heure. Ils ont bu du vin et avalé un peu d’Exotica. Puis, il a dit qu’il devait partir, qu’il avait un deal à conclure. Elle s’est expédiée au pays des songes avec une double dose de Telex. Le légiste situant la mort vers deux heures, cela semble confirmer son histoire. »La victime a sûrement été tuée là où nous l’avons trouvée. Il est plus que probable que son meurtrier est le même que pour Moppett, Boomer et Pandora. (Elle se força à continuer à parler d’une voix neutre.) Mavis Freestone ne se trouvait en aucune façon à proximité du lieu du crime à l’heure où celui-ci a été commis. Whitney ne dit rien pendant un moment, se contentant de fixer Eve. — Personne ici ne croit que Mavis Freestone est mêlée à ce meurtre. Et la remarque vaut aussi pour le bureau du procureur. J’ai demandé au Dr Mira une première analyse des examens de Mlle Freestone. — Ses examens ? (Oubliant le protocole, Eve bondit.) Que voulez-vous dire ? Ils étaient prévus pour lundi. — Ils ont été avancés, dit calmement Whitney. Et se sont terminés aujourd’hui à treize heures. — Pourquoi n’ai-je pas été informée ? (Sa propre expérience d’examens similaires lui laissait d’amers souvenirs.) J’aurais dû être là. — Il valait mieux pour tout le monde que non. (Il leva la main.) Avant de perdre votre sang-froid et de risquer l’insubordination, laissez-moi vous dire que le Dr Mira a clairement affirmé dans son rapport que Mavis Freestone a réussi à tous les tests. Le détecteur de mensonges indique qu’elle a toujours dit la vérité. Quant aux autres éléments, le Dr Mira en déduit qu’il est hautement improbable que le sujet soit capable de faire preuve de l’extrême violence avec laquelle on a tué Pandora. En résumé, le Dr Mira recommande l’abandon des accusations contre Mlle Freestone. — L’abandon ? (Eve se rassit ; les yeux la piquaient.) Quand ? — Le bureau du procureur étudie avec soin le rapport du Dr Mira. Officieusement, je puis vous dire que, à condition qu’aucun élément nouveau n’intervienne, les accusations seront abandonnées dès lundi. — Merci, souffla Eve. — Je ne l’ai pas innocentée, Dallas, et vous non plus. Trouvez ce salopard, et vite. — J’en ai bien l’intention. (Son com bipa. Elle attendit l’assentiment de Whitney pour décrocher.) Dallas. — J’ai reçu votre injonction de faire vite. (Dickie la toisait d’un air sombre.) Comme si je n’avais que ça à faire. — Vous vous plaindrez plus tard. Alors ? — Votre dernier cadavre a reçu une jolie dose d’Immortalité juste avant de s’embarquer pour la vie éternelle. Il n’a pas dû avoir le temps d’en profiter des masses. — Transmettez le rapport à mon bureau. (Elle coupa avant d’entendre les jérémiades et se leva, souriante.) Je dois assister à ce truc, ce soir, mais je crois que ça promet d’être plus intéressant que je ne l’espérais. Pour réussir un défilé de mode, il fallait, semblait-il, des femmes fines comme des aiguilles, des tissus chatoyants, mais aussi du chaos, de la panique et des cris. C’était à la fois déroutant et amusant de voir chacun jouer son rôle avec autant de sérieux. Le mannequin boudeur qui critiquait le moindre accessoire. L’habilleuse qui s’affairait comme un lutin avec ses épingles étincelantes, la coiffeuse qui courait, ses ustensiles à la main, comme un soldat au cœur de la bataille et le créateur de ce capharnaum qui restait planté là en plein milieu de la tempête, à tordre ses énormes mains. — On prend du retard. On prend du retard. Je veux que Lissa sorte dans deux minutes avec l’étole de coton. On prend du retard sur la musique. — Elle y sera. Bon sang, Leonardo, ne t’affole pas ! Eve mit un moment avant de reconnaître la coiffeuse. Les cheveux de Trina étaient des pointes d’ébène qui pouvaient crever un œil à trois pas de distance. —Mais qu’est-ce que tu fais là ? (Un homme avec un regard de chouette et une longue cape fonça sur Eve comme un roquet hargneux.) Enlève ces frusques, au nom du ciel ! Tu ne sais pas que Hugo est là ? — Qui est Hugo ? L’homme émit un son qui ressemblait à un pet, puis fit mine d’arracher sa chemise à Eve. — Hé, mon gars, tu tiens à tes doigts ? Elle balaya sa main d’un revers du poignet et le fusilla du regard. — Déshabille-toi ! Déshabille-toi ! Nous prenons du retard. La menace ne paraissant pas l’effrayer, il se mit à tirer frénétiquement sur la ceinture de son jean. Elle envisagea de l’assommer, mais jugea plus adéquat de sortir son insigne. — Ecartez-vous ou je vous arrête pour agression envers un officier de police. — Mais que faites-vous ici ? Nous avons notre patente. Nous payons nos impôts. Leonardo, il y a un flic ici. On ne peut décemment pas me demander, en plus, de traiter avec la police. Mavis se précipita, un tissu bigarré sur le bras. — Dallas. Tu gênes vraiment ici. Pourquoi n’es-tu pas dans la salle ? Seigneur, pourquoi es-tu encore habillée ainsi ? — Je n’ai pas eu le temps de rentrer me changer. (D’un air absent, Eve tripota sa chemise maculée de sang.) Comment vas-tu ? Je ne savais pas qu’on avait avancé tes examens, sinon j’aurais été là. — Je m’en suis sortie. Le Dr Mira a été géniale, mais disons simplement que je suis contente que ce soit terminé. Je ne veux pas en parler. (Elle eut un rapide coup d’œil sur la foule autour d’elles.) En tout cas, pas maintenant. — D’accord. Je veux voir Jerry Fitzgerald. —Tout de suite ? Le défilé a déjà commencé. Il est minuté à la microseconde. (Avec l’habileté d’un matador, Mavis céda le passage à deux mannequins aux jambes interminables.) Elle doit se concentrer, Dallas. Le tempo est meurtrier. (Elle écouta la musique.) Son prochain passage est dans moins de quatre minutes. — Alors je ne la retiendrai pas longtemps. Où est-elle ? — Dallas, Leonardo va... — Où, Mavis ? — Là-bas. Dans la loge principale. A grand renfort d’esquives, de pivots et de coups de coude, Eve se fraya un chemin à travers la foule jusqu’à une porte qui portait le nom de Jerry en lettres de feu. Elle ne prit pas la peine de frapper et entra pour découvrir la femme en question qui se faisait enfermer dans un fourreau en lamé or. — Je ne vais pas pouvoir respirer là-dedans. — Tu n’aurais pas dû manger ce pâté, ma chérie, fit l’habilleuse, implacable. Tiens le coup. — Pas mal, dit Eve depuis la porte. Vous ressemblez à une baguette magique. — C’est un de ses trucs rétro. La mode du début du XXe siècle. Je n’arrive pas à bouger. Eve s’approcha, scrutant attentivement le visage de Jerry. — La maquilleuse a fait du bon boulot. On ne voit plus aucune marque. (Elle vérifierait avec Trina s’il y avait eu des marques à dissimuler.) J’ai entendu dire que Justin Young et vous avez échangé plus que des mots. — Le salaud ! Me frapper au visage juste avant un défilé. — Il n’a pas dû frapper très fort. Pourquoi vous êtes-vous battus, Jerry ? — Il s’imaginait pouvoir s’amuser avec une petite traînée. Il se trompait. — Le moment était bien choisi, non ? Quand a-t-il commencé à... s’amuser ? — Ecoutez, lieutenant, je suis un peu pressée. Et si je me présente sur le podium avec ma tête des mauvais jours, croyez-moi, le défilé sera raté. Disons simplement que Justin, c’est du passé. Malgré ses affirmations, Jerry gagna la porte avec une vélocité déconcertante. Eve écouta les acclamations quand elle fit son apparition sur le podium. Six minutes plus tard, elle était de retour et enlevait déjà son carcan. — Comment avez-vous découvert sa liaison ? — Trina, mes cheveux ! Bon sang, vous êtes collante. Quelqu’un me l’a dit, c’est tout. Il a tout nié, bien sûr, mais j’ai vu qu’il mentait. Trina transformait son casque d’ébène en une folie de boucles. Une soie blanche léchée par un arc-en-ciel glissa sur son corps. — Il n’est pas resté très longtemps à Maui. — Je me fous de ce qu’il peut faire. — Il est revenu à New York la nuit dernière. J’ai vérifié. Vous savez, Jerry, c’est bizarre. C’est le moment choisi qui me fait tout drôle. La dernière fois que je vous ai vus, vous étiez dans le même pyjama, pour ainsi dire. Vous l’avez accompagné chez Pandora, puis vous êtes allée chez lui. Vous y étiez encore le lendemain matin. A ce qu’on m’a dit, il vous a accompagnée à vos essayages, aux répétitions. Ça ne lui laissait pas beaucoup de temps pour s’amuser, comme vous dites. — Certains hommes sont plus rapides que d’autres. — Une dispute publique, des douzaines de témoins et même un écho dans les médias. Vous savez, si on s’en tient à la surface des choses, ça rend votre alibi à tous les deux encore plus solide. Mais j’aime bien regarder sous la surface. Jerry se tourna face au miroir pour vérifier son costume. — Que voulez-vous, Dallas ? Je suis en train de travailler. — Moi aussi. Laissez-moi vous dire ce que je crois, Jerry. Votre petit ami et vous, vous aviez une petite affaire avec Pandora. Mais elle était trop gourmande. Elle allait vous doubler, votre partenaire et vous. C’est alors que vous assistez à une scène intéressante : l’intervention de Mavis. Elles se battent. Voilà qui pourrait donner une idée à une femme aussi intelligente que vous. Jerry s’empara d’un verre et avala son contenu d’un bleu saphir. — Vous avez déjà deux suspects, Dallas. Qui est gourmande, maintenant ? — Vous en avez parlé tous les trois, Redford, Justin et vous ? Justin et vous, vous avez pris soin de vous procurer un alibi. Pas Redford. Il n’est peut-être pas si futé. Peut-être que vous étiez censés le couvrir lui aussi, mais vous ne l’avez pas fait. Il l’emmène chez Leonardo. Vous êtes déjà là-bas à attendre. La situation vous a-t-elle échappé ? Lequel d’entre vous a pris la canne ? — C’est grotesque. Justin et moi étions ensemble chez lui. La sécurité peut en témoigner. Si vous voulez m’accuser de quelque chose, apportez un mandat. D’ici là, bas les pattes. — Justin et vous avez-vous été assez malins pour ne pas vous contacter depuis votre dispute ? Je ne pense pas qu’il possède votre sang-froid, Jerry. En fait, j’y compte bien. Nous vérifierons vos coms demain matin. — Et alors ? Qu’est-ce que ça prouve s’il m’a appelée ? (Jerry gagna la porte.) Vous n’avez rien, Dallas. — J’ai un nouveau cadavre. (Elle observa une pause.) J’imagine que, pour la nuit dernière, Justin ne peut pas vous servir d’alibi ? —Salope. (Jerry jeta son verre vide qui heurta une malheureuse habilleuse à l’épaule.) C’est du baratin. Vous n’avez absolument rien contre moi. La confusion, dans les coulisses, monta encore d’un cran. Mavis se précipita. — Oh, Dallas, comment peux-tu ? Leonardo a encore besoin d’elle pour dix passages. — Elle fera son travail. Elle aime trop la gloire pour ne pas le faire. Je vais voir Connors. — Il est dans la salle, fit Mavis avec lassitude tandis que Leonardo accourait auprès de sa star pour l’apaiser. Ne va pas là-bas dans cette tenue. Mets ce modèle. Il est déjà passé. Sans la veste et les écharpes, personne ne le reconnaîtra. — Je vais juste... — S’il te plaît. Tu ne peux pas aller dans la salle avec un jean et une chemise couverts de sang. C’est une chose toute simple. Dallas. Je vais te trouver des chaussures qui vont avec. Un quart d’heure plus tard, ses propres vêtements dans un sac, Eve rejoignait Connors au premier rang. Il applaudissait poliment tandis qu’un trio de mannequins à gros seins s’agitait frénétiquement dans des barboteuses transparentes. — Génial. Toutes les femmes vont avoir envie de porter ça dans la rue. Connors haussa une épaule. — Ses modèles sont, en général, très réussis. Et je n’aurai aucun regret à te voir dans ce truc, là sur la droite. — Rêve toujours. (Elle croisa les jambes et le flot de satin noir murmura.) Combien de temps devons-nous rester ? — Jusqu’à la fin. Quand as-tu acheté ça ? — Je ne l’ai pas acheté. Mavis m’a obligée à le mettre. C’est un des modèles présentés sans les franfreluches. — Garde-le. Il te va bien. Elle grogna. Son jean déchiré lui allait beaucoup mieux, à son avis. — Ah, voilà la diva. Jerry s’avança et, à chaque pas de ses chaussures de verre, le podium explosait de couleurs. Eve n’accorda guère d’attention à la robe-ballon et au boléro ajusté qui provoquèrent un tonnerre d’applaudissements. Elle observait le visage de Jerry tandis que les critiques de mode murmuraient furieusement dans leurs enregistreurs et que les dizaines d’acheteurs donnaient des ordres frénétiques dans leurs porta-coms. Jerry fendit sereinement la foule de jeunes gens musclés qui se prosternait à ses pieds. Finalement, grâce à une chorégraphie subtile, elle se retrouva au sommet d’une pyramide de corps masculins. La foule trépignait. Jerry prit la pause et lança un regard d’un bleu glacial à Eve. — Ouille, murmura Connors. Ça ressemblait bien à un direct au menton. Il y a quelque chose que je devrais savoir ? — Elle aimerait m’arracher la tête, dit suavement Eve. Ma mission a été un succès. Satisfaite, elle se renfonça dans son siège, enfin prête à profiter du spectacle. — Tu as vu ? Dallas, tu as vu ? (Après une rapide pirouette, Mavis jeta ses bras autour du cou d’Eve.) Ils se sont levés pour l’ovationner. Même Hugo. — Mais qui est Hugo ? — C’est simplement le nom le plus important dans le domaine de la mode. Il a cosponsorisé le défilé, mais uniquement à cause de Pandora. S’il s’était retiré... Dieu merci, il ne l’a pas fait, grâce à l’intervention de Jerry. Toutes les portes vont s’ouvrir pour Leonardo. Il va pouvoir rembourser ses dettes. Les commandes affluent déjà. Il aura son propre salon. Et, dans quelques mois, tout le monde portera du Leonardo. — Alors, tout va bien. — C’est génial. Tout s’arrange. Je vais me trouver un autre contrat et je porterai exclusivement du Leonardo. La vie va redevenir normale. N’est-ce pas, Dallas, n’est-ce pas ? — J’en ai bien l’impression. Mavis, Leonardo a-t-il été chercher Jerry ou bien est-ce le contraire ? — Pour le défilé ? A l’origine, c’est lui. En fait, c’est Pandora qui l’avait suggéré. Attends, j’ai dû manquer quelque chose. — Pandora lui a demandé de prendre Jerry dans son défilé ? — C’était bien d’elle. Elle savait que Jerry n’accepterait pas de jouer les seconds rôles, même en cas de succès. En lui faisant cette proposition, elle lui jouait un sale tour, tu comprends. Elle pouvait accepter et rester sur le siège arrière ou bien refuser et rater l’un des plus grands événements de la saison. — Et elle a refusé. — Elle a dit qu’elle avait déjà des engagements. Pour sauver la face. Mais dès que Pandora n’a plus fait partie du décor, elle a appelé Leonardo et lui a proposé sa participation. — Elle va gagner beaucoup ? — Pour le défilé ? A peu près un million, mais ce n’est rien. Il va y avoir les photos, les vidéos, le pourcentage sur les ventes des modèles qu’elle a choisi de porter en tant que mannequin-vedette. Et puis, il y a la clause médias. — C’est-à-dire ? — Eh bien, les top models passent sur les chaînes de mode, ils défilent, donnent des interviews et sont payés pour leurs apparitions. C’est là que l’argent tombe pendant six mois, éventuellement renouvelables. Cet unique passage devrait lui rapporter dans les cinq ou six millions. — Un bon petit boulot. La mort de Pandora lui rapporte donc six millions de dollars. — Si tu veux. Mais elle n’est pas à ça près. Dallas. — Peut-être, mais elle est encore moins à ça près maintenant. Elle assistera à la petite fête ? — Bien sûr. Elle est la star avec Leonardo. On ferait mieux d’y aller, d’ailleurs, si on veut trouver encore un petit-four. Ces critiques de mode sont de vrais charognards : ils ne laissent même pas les os. — Tu fréquentes Jerry et les autres depuis un moment, commença Eve tandis qu’elles se dirigeaient vers les salons de réception. Tu en connais qui se droguent ? — Seigneur, Dallas ! s’écria Mavis, mal à l’aise. Je ne suis pas une donneuse. Eve la coinça dans une alcôve. — Mavis. Pas de ça avec moi. Ils se cament, oui ou non ? — Oh, bien sûr qu’il y a des produits qui circulent. Des Poppers et de l’Appétit Zéro. C’est un métier dur et beaucoup de mannequins qui ne sont pas au top n’ont pas les moyens de s’offrir la sculpture corporelle. Il y a quelques Illégales qui traînent aussi, mais ça se fait assez ouvertement. — Et Jerry ? — Elle est dans un trip santé. Cette boisson qu’elle ingurgite. Elle fume peu... un mélange spécial pour lui calmer les nerfs. Je ne l’ai jamais vue prendre un truc bizarre. Mais... — Mais ? — Eh bien, elle est très possessive à propos de son machin bleu. Il y a deux jours, une des autres filles ne se sentait pas bien. Elle avait eu une mauvaise nuit. Elle a commencé à boire une gorgée de son jus bleu et Jerry a pété les plombs. Elle voulait qu’on la renvoie. — Intéressant. Je me demande ce qu’il y a dedans. — C’est un extrait végétal. Elle prétend qu’il est calculé pour son métabolisme. Elle envisage plus ou moins de le distribuer sur le marché. — Il me faut un échantillon. Mais je n’ai rien contre elle qui justifie un mandat. (Eve s’interrompit, réfléchit, puis sourit.) Mais je crois que je sais comment arranger ça. Allons faire la fête. Mavis s’inquiéta aussitôt. — Oh, j’aime pas te voir comme ça. Tu ne vas pas faire un scandale. Je t’en prie. C’est un grand soir pour Leonardo. — Un peu plus d’effervescence dans les médias, ça fera monter les ventes. Elle pénétra dans la salle où certains se contorsionnaient sur la piste de danse. Les buffets étaient pris d’assaut. Repérant Jerry, Eve plongea dans la cohue. Connors surprit son regard et la rejoignit. — Tout à coup, tu as l’air d’un flic. — Merci. — Je ne suis pas certain que ce soit un compliment. Tu vas provoquer une scène ? — En tout cas, je vais faire de mon mieux. Tu préfères voir ça de loin ? — Jamais de la vie. Intrigué, il prit son bras. — Félicitations, lança Eve à Jerry après avoir, sans trop de façons, écarté un critique extatique. — Merci. (Jerry leva sa flûte de Champagne.) Mais, d’après ce que j’ai vu, vous n’êtes pas à proprement parler une experte de la mode. (Elle considéra Connors avec un regard torride.) Cela dit, vous avez un goût excellent en matière d’hommes. — Meilleur que le vôtre. Savez-vous qu’on a vu Justin Young au Privacy ce soir avec une jolie rousse ? Le portrait craché de Pandora. — Petite menteuse. Il ne ferait... (Jerry se reprit.) Je vous l’ai déjà dit, je me moque de lui et de ses fréquentations. — A ce qu’on dit, après un certain nombre de séances, la sculpture corporelle ne parvient plus à combattre la réalité. J’imagine que Justin avait des envies de jeunesse. Les hommes sont des cochons. (Eve accepta un verre de Champagne d’un serveur qui ouvrait des yeux ronds.) Oh, vous avez une mine superbe. Pour votre âge. Ces projecteurs puissants sont vraiment cruels. Ils font paraître les femmes tellement plus... mûres. — Allez-vous faire voir. Jerry lui jeta le contenu de sa flûte au visage. — Voilà qui devrait suffire, murmura Eve en clignant des yeux. Agression envers un agent de la force publique. Vous êtes en état d’arrestation. — Ne me touchez pas. Enragée, Jerry la repoussa violemment. — Et refus d’obtempérer ! J’ai de la chance, ce soir. (En deux gestes rapides, Eve tordit le bras de Jerry derrière son dos.) Un agent va vous conduire au Central. Vous ne devriez pas en avoir pour longtemps à obtenir votre caution. Maintenant, tenez- vous tranquille pour que je puisse vous lire vos droits. (Elle lança un sourire radieux à Connors.) Je n’en ai pas pour longtemps. — Prenez votre temps, lieutenant. Cinq minutes plus tard, il la retrouva devant l’entrée de l’hôtel de luxe. Des agents faisaient monter Jerry dans un panier à salade. — Tu m’expliques ? — La suspecte a montré des tendances violentes et une réelle nervosité, indiquant l’usage possible de stupéfiants. — Tu l’as provoquée, Eve. — Exact. Et elle ne va pas tarder à revenir. Il faut que je fasse vite. — Quoi donc ? demanda-t-il tandis qu’ils couraient vers les coulisses du podium. — Il me faut un échantillon de sa potion magique. L’agression me donne le droit – enfin, presque – de fouiller ses affaires. Je veux le faire analyser. — Tu penses sincèrement qu’elle est capable de faire usage d’Illégales aussi ouvertement ? — Les gens comme elle, comme Pandora, Young ou Redford, sont incroyablement arrogants. Ils ont l’argent, l’allure, un certain pouvoir et le prestige. Ils ont tendance à se croire au-dessus des lois. (Elle lui jeta un regard en coin tandis qu’ils se glissaient dans la loge de Jerry.) Tu es un peu pareil. — Merci du compliment. — Heureusement pour toi, je suis arrivée pour te garder dans le droit chemin. Surveille la porte, tu veux ? Si elle a un bon avocat, je ne vais pas avoir le temps. — Le droit chemin, hein ? commenta Connors tandis qu’elle commençait sa fouille. — Seigneur, elle dépense une fortune en cosmétiques. — C’est son travail, lieutenant. — Je me demande combien de millions de dollars elle consacre chaque année à la fabrication de sa jolie silhouette. Si seulement j’arrivais à trouver un peu de cette poudre. — Tu cherches de l’Immortalité ? (Il éclata de rire.) Elle est peut-être arrogante, mais pas stupide. — Peut-être. (Elle ouvrit la porte d’un petit réfrigérateur et eut un sourire de loup.) Mais elle a un flacon de cette boisson là-dedans. Un flacon verrouillé. (Elle considéra Connors.) Tu ne pourrais pas... — Et voilà comment on quitte le droit chemin. (Soupirant, il la rejoignit et étudia la petite bouteille.) Très sophistiqué. Elle ne prend aucun risque. La bouteille est incassable. (Ses doigts jouèrent avec le mécanisme de fermeture.) Trouve-moi une épingle, une boucle d’oreille, quelque chose comme ça... Eve fouilla dans les tiroirs. — Ça ira ? Il fronça les sourcils en examinant les minuscules ciseaux de manucure. — Je pense. (Il s’affaira quelques secondes.) Et voilà ! — Tu es vraiment doué. — C’est un de mes petits talents cachés, lieutenant. — Mmouais. (Elle prit dans son sac un tube à essai qui servait à recueillir des preuves et y versa quelques centilitres.) Voilà qui devrait suffire. — Tu veux que je referme ? Je n’en aurai que pour quelques secondes. — Pas la peine. On va s’arrêter au labo sur la route. — La route de quoi ? — De la planque de Peabody. Je l’ai postée devant la porte de service de Justin Young. (Elle se redressa avec un large sourire.) Tu sais, Connors, Jerry ne se trompait pas sur un point. J’ai un sacré bon goût en matière d’hommes. — Chérie, tu as un goût indiscutable. 17 La fréquentation d’un milliardaire présentait, aux yeux d’Eve, de nombreux inconvénients mais un avantage indéniable : la nourriture. Tandis qu’ils roulaient, elle put se régaler d’un poulet à la Kiev fourni par l’AutoChef copieusement garni de sa voiture. — Personne n’a du poulet à la Kiev dans sa voiture, dit-elle, la bouche pleine. — Quand on te connaît, c’est nécessaire. Sinon, tu vivrais de burgers au soja et de poudre d’œufs irradiés. — Je déteste la poudre d’œufs irradiés. — Exactement. (Il était content de l’entendre glousser.) Vous êtes de drôlement bonne humeur, lieutenant. — Ça commence à s’éclaircir, Connors. Lundi, ils abandonneront les accusations contre Mavis et, d’ici là, j’aurai attrapé ce salaud. Tout ça, c’était pour l’argent, dit-elle en attrapant quelques grains de riz avec ses doigts. Pour le fric. Pandora a réussi à mettre la main sur l’Immortalité et ces trois parvenus voulaient leur part. — Alors, ils l’ont attirée chez Leonardo pour la tuer. — C’est probablement elle qui voulait aller chez Leonardo. Elle ne voulait pas le lâcher et elle était prête à se battre pour ça. Ça leur a donné l’occasion rêvée. En plus, Mavis a débarqué. Sans elle, ils auraient laissé Leonardo porter le chapeau. — Je ne veux pas avoir l’air de douter de ton esprit fertile et soupçonneux, mais pourquoi ne pas l’avoir tuée dans une ruelle quelconque ? Si tu as raison, ils auraient sans doute agi avant. — Parce que, cette fois, ils voulaient une petite mise en scène. Hetta Moppett représentait un danger potentiel. L’un d’entre eux a été la trouver, a dû l’interroger avant de lui régler son compte. Il y avait de fortes chances que Boomer lui ait fait des confidences sur l’oreiller. — Puis ça a été au tour de Boomer. — Il en savait trop, en avait trop. Il ne devait pas les connaître tous les trois. Mais il en avait coincé au moins un, et c’est pour cela qu’il a essayé de disparaître. Mais ils l’ont retrouvé, torturé, puis tué. Malheureusement pour eux, ils n’ont pas eu le temps d’aller récupérer leur échantillon. — Tout ça pour l’argent ? — Pour l’argent et, si les analyses révèlent ce que je crois, pour l’Immortalité. Pandora en prenait, il n’y a aucun doute là-dessus. A mon avis, tout ce que Pandora avait ou voulait, Jerry Fitzgerald en voulait deux fois plus. Voilà une drogue qui te rend plus jeune, plus beau, plus sexy. Professionnellement, ça représente une fortune pour elle. Sans parler de son ego. — Mais c’est une drogue mortelle. — C’est ce qu’on dit à propos du tabac et je t’ai déjà vu fumer. L’amour sans préservatif était mortel à la fin du siècle dernier, ça n’empêchait pas les gens de coucher avec des étrangers. Les armes sont mortelles et il nous a fallu des décennies pour les interdire. Et après... — Ça va, ça va, j’ai saisi. Vous avez pratiqué des examens sur Redford ? — Oui. Pas de trace de drogue. Il est propre. Ce qui ne signifie pas qu’il n’a pas de sang sur les mains. Ces trois-là, je vais les enfermer pour les cinquante prochaines années. Connors arrêta la voiture à un feu rouge pour se tourner vers elle. — Eve, es-tu après eux pour ces meurtres ou bien parce qu’ils ont fait du tort à ton amie ? — Le résultat est le même. — Mais pas tes sentiments. — Ils lui ont fait du mal, dit-elle, les mâchoires serrées. Ils lui ont fait vivre l’enfer. Ils m’ont forcée à l’arrêter. Elle a perdu son travail, sa confiance en elle. Ils doivent payer. — Je n’ai qu’une chose à te dire. — Ce n’est pas un type qui crochète les serrures qui va critiquer ma façon de faire. Il sortit un mouchoir pour lui essuyer le menton. — La prochaine fois que tu diras que tu n’as pas de famille, dit-il paisiblement, réfléchis à deux fois. Mavis fait partie de ta famille. Elle voulut répliquer, se ravisa, puis déclara : — Je fais mon travail. Si j’en tire un plaisir personnel, il n’y a rien de mal à ça, non ? — Rien du tout. Il l’embrassa légèrement, puis tourna à gauche. — C’est cet immeuble là-bas. Je veux qu’on arrive par-derrière, tourne à droite et... — Je sais comment accéder à l’arrière de ce bâtiment. — Ne me dis pas que tu possèdes aussi celui-là. — D’accord, je ne te le dirai pas. Mais je tire un plaisir personnel à posséder de grands morceaux de Manhattan, qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? Elle se tourna vers la portière pour qu’il ne la voie pas sourire. Pour Connors, il y avait, semblait-il, toujours la meilleure table de libre dans les meilleurs restaurants. El une place où se garer, même dans les rues les plus passantes. Il se glissa entre deux voitures de luxe. — Tu n’espères pas que je vais rester là à t’attendre. — Ce que j’espère ne te fait en général ni chaud ni froid. Viens, mais essaie de ne pas oublier que tu n’es pas un flic. Moi si. — C’est quelque chose que je n’oublie jamais. (Il s’extirpa de la voiture en même temps qu’elle.) Chérie, avant qu’on ne parte en mission officielle, que portes-tu sous cette robe ? — Un truc censé affoler les hommes. — Ça marche. Je crois que je n’ai jamais vu tes fesses bouger comme ça. — Ce sont des fesses de flic, mon gars, alors attention. — Mais j’y fais attention. (Il sourit et donna une bonne tape sur les dîtes fesses.) Crois-moi. Bonsoir, Peabody. — Connors. (Le visage neutre, comme si elle n’avait rien entendu, elle surgit de derrière un arbuste.) Dallas. — Aucun signe de... Eve prit une posture de défense quand l’arbuste bougea encore, puis jura bruyamment quand Casto apparut, hilare. — Bon sang, Peabody ! — Ne reprochez rien à DeeDee. J’étais avec elle quand elle a reçu votre appel. Elle n’aurait pas pu m’empêcher de venir. La coopération entre les services, vous vous rappelez, Eve ? (Toujours souriant, il tendit la main.) Connors, ravi de vous rencontrer. Jake Casto, des Illégales. — C’est ce que j’avais cru comprendre. Connors haussa un sourcil en notant le regard de Casto qui glissait sur le satin bleu-noir qui moulait le corps d’Eve. Puis il montra les dents. — Jolie robe, Eve, reprit Casto. Vous avez aussi mentionné un échantillon à porter au labo. — Vous écoutez toujours les transmissions des autres flics ? Il se massa le menton. — Eh bien... Votre appel est arrivé à un moment bien particulier, vous comprenez. Il aurait fallu être sourd pour ne rien entendre. (Il retrouva son sérieux.) Vous avez coincé Jerry Fitzgerald avec une dose d’Immortalité ? — Attendons le résultat des analyses. (Elle se tourna vers Peabody.) Young est là ? — Oui. — Bien, alors attendons. Casto, rendez-vous utile et allez surveiller l’entrée principale. Il gloussa. — Vous essayez de vous débarrasser de moi ? Elle lui rendit son sourire. — Oui. Si vous le désirez, je peux me montrer plus formelle. En tant que responsable de l’enquête sur les meurtres de Moppett, Johannsen, Pandora et Ro, j’ai pleine autorité pour coordonner nos actions. Il s’ensuit... — Vous êtes une femme dure, Eve. (Il soupira, haussa les épaules et lança un clin d’œil à Peabody.) Garde un peu de chaleur pour moi, DeeDee. Il s’éloigna. — DeeDee ? grogna Eve. Vous acceptez qu’on vous appelle comme ça ? — Je suis navrée, lieutenant. Il a surpris l’appel. Comme je n’avais aucun moyen de l’empêcher de venir, je me suis dit qu’il valait mieux qu’il m’accompagne. Ainsi, je pouvais le tenir à l’œil. — Vous avez eu raison, Dee... Son com bipa, elle décrocha. — Dallas. (Elle écouta un instant.) Merci. Jerry a payé sa caution. Elle est libre. (Elle se tourna vers Connors.) La nuit risque d’être longue. Tu n’es pas forcé de rester. Peabody et Casto pourront me déposer après. — J’aime les longues nuits. Si vous pouvez m’accorder un moment, lieutenant. (D’une main ferme, il l’emmena à l’écart.) Tu as oublié de me dire que tu as un admirateur aux Illégales. — J’ai oublié ? — Le genre d’admirateur qui te caresse les extrémités du regard. — Voilà qui est joliment dit. Écoute, Peabody et lui sont ensemble en ce moment. — Ça ne l’empêche pas de se lécher les babines en te voyant. Elle éclata d’un petit rire méprisant, mais la mine de Connors lui fit très vite retrouver son sérieux. Elle s’éclaircit la gorge. — Il est inoffensif. — Ce n’est pas l’impression qu’il me fait. — Allons, Connors, tu ne vas pas jouer au mâle blessé avec moi. (Ses yeux brillaient toujours et le ventre d’Eve se noua d’une façon qui n’était pas que déplaisante.) Tu ne serais pas... jaloux ? — Si, justement. — Vraiment ? (Le nœud céda la place à une délicieuse vague de chaleur.) Eh bien, merci. — Il n’y a pas de quoi, Eve. Nous allons nous marier dans quelques jours. De nouveau, le nœud. Un gros nœud. — Ouais. — S’il continue à te regarder comme ça, je vais devoir m’occuper de lui. Elle sourit, lui flatta la joue. — Couché, bon chien. Avant qu’elle n’ait le temps de glousser, il lui saisit le poignet, l’attira contre lui. — Tu m’appartiens. (Elle montra les dents, ses yeux s’enflammèrent. Cette colère soudaine le calma sur-le-champ.) Ça vaut pour nous deux, chérie, mais au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, il me semblait bon de te le rappeler. Je suis très jaloux de ce qui m’appartient. (Il l’embrassa avec passion.) Je t’aime, Eve. Ridiculement. Elle respira longuement, profondément : elle avait besoin de se calmer, elle aussi. — Écoute, même si je pense que je n’ai pas d’explication à te donner, Casto ne m’intéresse pas. Ni lui, ni un autre, d’ailleurs. Peabody sort avec lui. Alors, coupe tes réacteurs. — C’est fait. Bon, tu veux que j’aille vous chercher du café à la voiture ? Elle inclina la tête. — Un petit pot-de-vin pour m’acheter à bon marché ? — Je te rappellerai que mon mélange de café n’est pas bon marché. — Peabody aime le sien léger... Pas un geste ! Elle lui saisit le bras et le poussa vers les buissons. — Une voiture venait d’apparaître dans la rue. Les pneus hurlèrent quand elle freina puis le véhicule s’éleva brutalement à la verticale pour rejoindre un parking au premier étage. Une femme en robe argentée ne tarda pas à dévaler la rampe jusqu’à la rue. — La voilà, fit Eve. Elle n’a pas perdu une minute. — Comme vous dites, lieutenant, commenta Peabody. — Pourquoi une femme qui vient de vivre un événement déplaisant et embarrassant court-elle chez un homme avec qui elle vient de rompre, qu’elle accuse de tromperie et qui l’a frappée ? Le tout en public. — Des tendances sadomasochistes ? suggéra Connors. — J’en doute, dit Eve. SD, d’accord, mais c’est S pour sexe et M pour monnaie. Et regardez-moi ça, Peabody, notre héroïne connaît l’entrée cachée. Après un rapide regard par-dessus son épaule, Jerry se dirigea tout droit vers la porte de service, tapa un code et entra dans l’immeuble. — Je dirais que ce n’est pas la première fois qu’elle vient ici, dit Connors. Est-ce assez pour démolir leur alibi ? — En tout cas, ça l’ébranlé sérieusement. (Fouillant dans son sac, Eve sortit une paire de lunettes de surveillance, les fixa sur son nez et les régla sur les fenêtres de Justin Young.) Je ne le vois pas, murmura-t-elle. Personne dans le salon. (Elle bougea.) La chambre est vide, mais il y a un sac de voyage ouvert sur le lit. Pas moyen de voir la cuisine et l’entrée de service d’ici, bon sang ! (Les mains sur les hanches, le petit appareil sur le nez, elle continua son examen.) Il y a un verre près du lit et... Ah ! La voilà ! Les lèvres d’Eve se retroussèrent tandis qu’elle observait Jerry se ruer dans la chambre. Les lunettes étaient assez puissantes pour lui donner un impeccable gros plan. Jerry était enragée. Sa bouche remuait. Elle se baissa, délaça ses chaussures, les envoya valser à travers la pièce. — Ah, quel mauvais caractère ! murmura Eve. Elle l’appelle, elle balance des trucs à droite à gauche. Entrée du jeune héros, côté cour. Whaaa, il est bien bâti, le bougre ! Peabody, ayant chaussé ses lunettes, laissa échapper un « hum » approbateur. Justin était nu comme un ver, le corps couvert de gouttelettes, les cheveux mouillés. Apparemment, Jerry n’était guère impressionnée. Elle le vitupérait, le secouait tandis qu’il levait des mains impuissantes et faisait non de la tête. La dispute devenait tragique, se dit Eve en les voyant sur le lit. — Ah, n’est-ce pas merveilleux, Peabody ? Ils se réconcilient. Connors tapota l’épaule d’Eve. — J’imagine que tu n’as pas une paire de rechange. — Pervers. (Mais pour ne pas se montrer trop injuste avec lui, elle enleva ses lunettes et les lui tendit.) Tu pourrais être appelé à témoigner. — Comment ? Je ne suis même pas là. (Il glissa les lunettes sur son nez, observa puis, au bout d’un moment, secoua la tête.) Ils manquent d’imagination. Dites-moi, lieutenant, vous contemplez beaucoup d’accouplements pendant vos surveillances ? — J’ai contemplé à peu près tout ce qu’un être humain peut faire à un autre être humain. Il lui rendit les lunettes. — C’est un sale boulot. Je reconnais cependant que des suspects de meurtre n’ont pas autant droit que les autres à une vie privée. Elle haussa une épaule en refaisant le point. Il était impératif de retrouver un peu d’humour. Elle savait que certains flics abusaient des lunettes et passaient leur temps à espionner les chambres à coucher. Pour elle, il ne s’agissait que d’un instrument, très précieux au demeurant, même si leur usage était souvent critiqué devant les tribunaux. — Ils arrivent au final, annonça-t-elle froidement. Je dois reconnaître qu’ils savent faire vite. Justin, dressé sur ses coudes, plongea en elle. Les pieds solidement plantés sur le matelas, Jerry s’arcbouta à sa rencontre. Leurs visages luisaient de sueur et leurs yeux clos ajoutaient à leur expression de souffrance et de plaisir. Il s’effondra sur elle. Puis ils se tinrent enlacés, se caressant, joue contre joue. — Bon sang ! marmonna Eve. Ce n’est pas que pour le sexe. Ils s’aiment. Soudain, Jerry baissa la tête et se mit à pleurer. Justin lui embrassa le front, les sourcils, puis se leva et traversa la pièce. D’un minifrigo, il sortit une petite bouteille remplie d’un liquide bleu dont il servit un verre. Le visage sombre, il le tendit à Jerry qui le lui arracha des mains et l’avala d’un trait. — Du jus de légume, mon œil. Elle est accro. — Elle seulement, remarqua Peabody. Il n’en prend pas. Un bras autour de sa taille, Justin souleva Jerry et l’emmena hors de la chambre, hors de vue. — Continuez à surveiller, Peabody, ordonna Eve en laissant les lunettes pendre sur son cou. Elle est sur les nerfs. Et je ne crois pas que ce soit à cause de notre petite algarade. Elle est sous pression. Certaines personnes ne sont pas des tueurs-nés. — S’ils essayaient de s’éloigner l’un de l’autre, pour donner plus de poids à leur alibi, c’était risqué pour elle de venir ici ce soir. Eve hocha la tête en regardant Connors. — Elle a besoin de lui. La dépendance ne concerne pas que les drogues. Elle reçut un appel et brancha son com. — Dallas. — Vite, vite, vite. — Dickie, donne-moi la bonne nouvelle. — C’est un mélange intéressant, lieutenant. En dehors de quelques additifs pour lui donner une forme liquide, une jolie couleur et un goût légèrement fruité, tu as ce que tu cherchais. Tous les éléments de la poudre précédemment analysée sont là, y compris le nectar d’Immortelle. Ils sont cependant plus faiblement dosés et quand ils sont ingérés par voie orale... — Ça me suffit. Transmets le rapport complet à mon bureau avec une copie pour Whitney, Casto et le procureur. — Tu veux que j’ajoute un ruban rose autour ? —Ne me casse pas les pieds, Dickie. Tu auras ta loge au premier rang pour le match de ce soir. (Elle coupa la transmission avec un sourire.) Demandez un mandat, Peabody, et allons cueillir nos deux tourtereaux. — Oui, chef. Euh... et Casto ? —Dites-lui de nous accompagner. On met les Illégales dans le coup désormais. Il était cinq heures du matin quand ils finirent la paperasserie et la première série d’interrogatoires. Les avocats de Fitzgerald avaient demandé et obtenu une pause de six heures minimum. N’ayant pas le choix, Eve envoya Peabody se reposer et retourna dans son bureau. — Je ne t’avais pas dit d’aller te coucher ? demanda-t-elle en trouvant Connors assis dans son fauteuil. — J’avais du travail. Fronçant les sourcils, elle contempla son ordinateur branché, l’écran illuminé. — C’est une machine officielle. Utiliser des machines officielles peut te valoir jusqu’à dix-huit mois d’incarcération. — Tu veux bien remettre mon arrestation à plus tard ? J’ai presque fini. Vue aile est. Tous les niveaux. — Je ne plaisante pas, Connors. Tu ne peux pas utiliser mon unité personnelle pour tes affaires. — Hum... Noter : réajuster le centre récréationnel C. Surface au sol insuffisante. Transmettre tous les mémos et dimensions modifiées à CFD Dessin et Architecture, bureau de Freestar One. Sauvegarde et éjection. (Il cueillit le disque dans la fente et l’empocha.) Tu disais ? — Cette machine est programmée sur mon empreinte vocale. Comment as-tu... ? Il l’interrompit avec un sourire. — Vraiment, Eve ! — D’accord, ne me dis rien. D’ailleurs, je ne veux pas savoir. Tu n’aurais pas pu faire ça à la maison ? — Bien sûr. Mais alors, je n’aurais pas eu le plaisir de te ramener chez nous pour que tu dormes quelques heures. (Il se leva.) Ce que je vais faire sur-le-champ. — J’avais prévu de dormir sur place. — Non, tu avais l’intention de relire tes dossiers, de faire des évaluations de probabilités et ainsi de suite jusqu’à ce que les yeux te tombent des orbites. Il était inutile de nier. — Il y a juste deux ou trois choses que je voudrais revoir. — Où est Peabody ? — Je l’ai renvoyée chez elle. — Et l’inestimable Casto ? Elle vit le piège, mais pas le moyen d’en sortir. — Je pense qu’il est avec elle. — Tes suspects ? — Ils ont droit à la pause minimum. — Donc, fit-il en lui prenant le bras, toi aussi. Elle essaya de se libérer, mais il la poussa dans le couloir. — Je suis certain que tout le monde apprécie ta nouvelle tenue d’interrogatoire, mais tu seras beaucoup plus à l’aise après avoir fait un somme, pris une douche et changé de vêtements. Elle baissa les yeux sur la robe de satin. Elle l’avait complètement oubliée. — Je dois avoir un jean de rechange dans mon casier. Quand il la fit entrer sans difficulté dans l’ascenseur, elle comprit qu’elle était effectivement un peu fatiguée. — D’accord, d’accord, je rentre, je prends une douche et un petit déjeuner. Et avant, tu dormiras au moins cinq heures, se dit Connors. — Comment ça s’est passé ? — Hein ? (Elle se secoua.) Pas terrible. Mais c’est normal pour les interrogatoires préliminaires. Ils s’en tiennent à leur première version, prétendant que la drogue a été mise là à leur insu. Nous en avons assez pour faire passer des examens à Fitzgerald. Ses avocats vont nous faire tout un cirque, mais on obtiendra l’examen. Elle bâilla à s’en décrocher la mâchoire. — On va les cuisiner. Connors la conduisit jusqu’au parking des visiteurs où il avait laissé sa voiture. — Ils n’ont pas une chance contre vous, dit-il, Connors, déverrouillage des serrures. Il ouvrit la porte et la déposa littéralement dans le siège du passager. — On va s’échanger les rôles. Casto sait interroger. Je dois lui reconnaître au moins ça. Peabody a des possibilités. Elle est tenace. On va les garder dans trois pièces séparées et les prendre chacun à tour de rôle. Je parie que c’est Young qui craquera le premier. Connors démarra. — Pourquoi ? — Il l’aime. L’amour, ça fiche tout en l’air. Tu fais des erreurs parce que tu t’inquiètes, parce que tu veux protéger. Parce que tu es stupide. Il sourit, écarta doucement une mèche de son visage tandis qu’elle sombrait dans le sommeil. — Ne m’en parlez pas, lieutenant ! 19 — Comment ça, vous ne l’inculpez pas ? (Casto était choqué et furieux.) Vous avez ses putains d’aveux ! — Ce n’étaient pas des aveux, corrigea Eve. Elle aurait dit n’importe quoi. Elle était fatiguée, épuisée et elle se dégoûtait. — Bon Dieu, Eve ! Bon Dieu ! (Dans l’espoir de se calmer, il arpentait le couloir aseptisé du centre de désintoxication.) Vous l’avez coincée. — Ça, oui. (Lasse, elle se massa les tempes : elle avait la migraine.) Ecoutez-moi, Casto ! Dans l’état où elle se trouvait, elle m’aurait avoué avoir crucifié le Christ si je lui avais promis sa dose. Si je l’inculpe avec ça, ses avocats me mettront en pièces à l’audience. — Ne vous occupez pas de l’audience. C’est le boulot du procureur. Vous êtes un flic. Votre boulot, c’est de prendre les suspects à la gorge. Et c’est ce que vous avez fait. Et maintenant, vous larmoyez sur son compte. — Ne me dites pas ce que j’ai à faire ou à ne pas faire, répliqua Eve, le ton neutre. Et ne me dites pas comment mener mon enquête. Car c’est mon enquête, Casto, que ça vous plaise ou non. Il la mesura du regard. — Je pourrais emprunter la voie hiérarchique pour vous en faire dessaisir. — Des menaces ? (Machinalement, elle se mit en garde.) Empruntez ce que vous voudrez. Je maintiens ma recommandation. Elle aura un traitement, même si Dieu seul sait si ça peut vraiment lui faire du bien. Après seulement, on la réinterrogera. Quand je la jugerai cohérente et apte à répondre. Il faisait un effort visible pour se contenir. Et ça lui coûtait, mais Eve s’en moquait éperdument. — Eve, vous avez le mobile, l’occasion, les tests de personnalité qui indiquent clairement qu’elle est capable des crimes en question. Elle a admis, elle-même, qu’elle était sous l’influence de la drogue et qu’elle haïssait Pandora comme c’est pas permis. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus, bon Dieu ? — Je veux qu’elle me regarde dans les yeux, droit dans les yeux, et qu’elle me dise qu’elle les a tués. Je veux qu’elle me dise comment elle s’y est prise. Jusque-là, nous attendons. Parce que je vais vous dire une bonne chose, le dur à cuire : on ne me fera pas croire qu’elle a agi seule. Elle n’a pas tué ces quatre-là avec ses jolies mains. — Pourquoi ? Parce que c’est une femme ? — Non, mais parce que l’argent n’est pas son truc. Son truc, c’est la passion, l’amour, l’envie, même. Alors, elle a peut-être assassiné Pandora dans un accès de jalousie, mais je ne marche pas pour les autres. Pas sans aide. Pas sans y être poussée. Donc, on attend, on la réinterroge et elle nous donne Redford et/ou Young. Là, ce sera réglé. — Je pense que vous vous trompez. — Votre désaccord est noté, fit-elle sèchement. Maintenant, allez remplir votre formulaire de dessaisissement, mettez-vous-le où je pense et lâchez-moi. Ses yeux étincelèrent, chargés de colère. Mais il recula. — Je vais me calmer. Il s’éloigna comme une tornade, accordant à peine un regard à une Peabody muette. — Votre copain risque de manquer de charme ce soir, commenta Eve. Peabody aurait pu en dire autant de sa supérieure immédiate, mais elle tint sa langue. — Nous sommes tous sous pression, Dallas. Cette affaire signifie beaucoup pour lui. — Vous savez quoi, Peabody ? La justice signifie un peu plus pour moi qu’une étoile dorée dans mon dossier ou des galons de capitaine. Et si vous voulez courir après votre joli cœur pour caresser son ego, personne ne vous en empêche. La mâchoire de Peabody tressauta, mais elle garda une voix calme. — Je ne vais nulle part, lieutenant. — Parfait, alors restez plantée là avec votre air de martyre et... (Eve s’interrompit brutalement.) Je suis désolée. Vous êtes un bouc émissaire trop commode. — Cela fait-il partie de mes attributions ? — Vous avez toujours la bonne repartie. Je pourrais vous haïr pour ça. (Plus calme, Eve posa la main sur l’épaule de son adjointe.) Je suis désolée et je suis désolée de vous en faire voir de toutes les couleurs. Le travail et les émotions personnelles ne font jamais bon ménage. — Pour moi, il n’y a aucun problème. Il avait tort de s’en prendre à vous comme ça, Dallas. Je peux comprendre ce qu’il ressent, mais ça ne signifie pas qu’il a raison. Eve s’adossa au mur et ferma les yeux. — Il avait raison sur un point, et ça me perturbe. Je n’aimais pas ce que je faisais à Jerry pendant l’interrogatoire. Je n’aimais pas m’acharner sur elle, alors qu’elle souffrait. Mais je l’ai fait, parce que c’est mon boulot et que je suis payée pour sauter à la gorge de mes victimes. Eve rouvrit les yeux et les posa sur la porte derrière laquelle Jerry Fitzgerald dormait sous l’effet d’un sédatif. — Parfois, Peabody, c’est un sale boulot. — Oui, chef. (Pour la première fois, Peabody saisit le bras d’Eve.) C’est pour ça que vous le faites si bien. Eve en resta bouche bée, puis un petit rire lui échappa. — Bon sang, Peabody, vous me plaisez vraiment ! — Et vous me plaisez aussi. (Une pause infime.) C’est grave ? Eve la prit par l’épaule. — Allons manger quelque chose. Fitzgerald n’ira nulle part ce soir. Sur ce point, Eve se trompait. L’appel la tira d’un sommeil sans rêves un peu avant quatre heures du matin. — Dallas. Bon Dieu, on ne dort jamais dans cette ville ? — Je me pose souvent la même question. Le visage et la voix étaient vaguement familiers. Eve fouilla péniblement sa mémoire. — Euh... Docteur Ambrose ? (Ça lui revenait. Ambrose, une femme maigre, métisse, directrice du département de désintoxication du Midtown Rehabilitation Center.) Vous êtes encore là-bas ? Fitzgerald est revenue à elle ? — Pas exactement. Lieutenant, nous avons un problème. Fitzgerald est morte. — Morte ? Comment ça, morte ? — Décédée, trépassée, paix à son âme... Vous êtes lieutenant au bureau des homicides, c’est un mot qui doit appartenir à votre vocabulaire. — Comment, bon sang ? Son système nerveux a craqué ? Elle a sauté par la fenêtre ? — Pour autant que nous puissions le déterminer, elle s’est fait une surdose. Elle a réussi à mettre la main sur l’échantillon d’Immortalité que nous utilisions pour lui trouver un traitement. Elle a tout pris, plus quelques autres douceurs que nous avions en stock. Je suis navrée, lieutenant, elle est partie. Nous ne pouvons pas la faire revenir. Je vous donnerai les détails dès que vous arriverez avec votre équipe. — Il y a intérêt, aboya Eve en coupant la com. D’abord, elle alla voir le corps comme pour s’assurer que c’était bien vrai. Jerry avait été allongée sur le lit, sa chemise d’hôpital relevée à mi-cuisses. La couleur bleu nuit du vêtement indiquait qu’elle était là pour une cure de désintoxication, première étape. Elle ne parviendrait jamais à la deuxième. Sa beauté était revenue, étrangement mystérieuse. Les ombres avaient disparu sous les yeux ainsi que les infimes rides autour de sa bouche. La mort était l’ultime calmant, après tout. Sous le regard du docteur, Eve examina soigneusement le corps, mais ne trouva aucun signe de violence. Elle était morte, se dit Eve, aussi heureuse qu’elle aurait jamais pu l’être. — Comment ? — Un mélange d’Immortalité et, d’après ce qui nous manque, de morphine et de Zeus. L’autopsie le confirmera. — Vous avez du Zeus ici ? — Les sujets sous dépendance ont besoin d’une période de lente désaccoutumance. Sous notre supervision. — Et où était votre supervision, ce soir, Doc ? —Mlle Fitzgerald était sous sédatif. Nous ne nous attendions pas qu’elle reprenne conscience avant huit heures du matin. Mon hypothèse est que nous ne comprenons pas encore vraiment les effets de l’Immortalité. Ce qui restait dans son corps a pu contrecarrer le sédatif. — Donc, elle s’est levée, a traversé l’hôpital jusqu’à votre réserve de médicaments et s’est servie. — Quelque chose comme ça. Eve entendait grincer les dents d’Ambrose. — Et la sécurité ? Et les infirmières ? Elle s’est rendue invisible ou quoi ? — Vous pourrez demander ça à l’agent que vous avez vous-même posté ici, lieutenant Dallas. — Soyez certaine que je vais le faire, docteur Ambrose. Celle-ci se mâchonna les lèvres avant de soupirer. — Écoutez, je ne veux pas avoir l’air de blâmer votre agent. Nous avons connu un petit problème, il y a quelques heures. Un de nos patients à tendances violentes est parvenu à se libérer de ses liens. Si votre agent n’était pas intervenu, l’infirmière de garde se trouverait sûrement aux côtés de Mlle Fitzgerald en ce moment plutôt que de se faire soigner un tibia cassé et quelques côtes fracturées. — Vous avez eu une nuit agitée, docteur. — Et je n’ai pas envie d’en revivre une comme ça avant deux ou trois générations. Écoutez, lieutenant, ce centre a une excellente réputation. Nous aidons les gens. Perdre une patiente de cette façon me met dans le même état que vous. Elle aurait dû dormir, bon sang ! Et cet agent n’a pas quitté son poste plus de quinze minutes. — Encore une fois, le bon moment. (Eve contempla Jerry en essayant de repousser le remords qui suintait en elle.) Et vos caméras de surveillance ? — Il n’y en a pas. Lieutenant, imaginez une de ces images parvenant aux médias. Nous avons ici toutes sortes de patients, dont d’éminents citoyens. Nous sommes sous le coup des lois sur la vie privée. — Génial, pas de disques de surveillance. Personne ne la voit partir pour sa dernière balade. Où se trouvait la drogue ? — Dans cette aile, à l’étage inférieur. — Comment diable pouvait-elle le savoir ? — Ça, je ne peux pas vous le dire. Pas plus que je ne puis expliquer comment elle a déverrouillé la porte, puis les serrures de l’armoire de sécurité. Mais elle l’a fait. Le gardien de nuit l’a trouvée pendant sa ronde. La porte était ouverte. — Déverrouillée ou ouverte ? — Ouverte, confirma Ambrose. Comme les deux cadenas de l’armoire. Elle était à terre, morte. Nous avons essayé toutes les techniques de réanimation, bien sûr... par routine. — Je vais devoir parler à tous les occupants de ce bâtiment, le personnel comme les patients. — Lieutenant... — J’emmerde les lois sur la vie privée. Je suis prioritaire. Je veux aussi voir votre gardien de nuit. Quelqu’un a-t-il essayé de la voir ? Ou appelé pour connaître son état ? — L’infirmière de garde devrait avoir cette information. — Alors, commençons par l’infirmière de garde. Réunissez les autres. Y a-t-il une pièce que je... ? — Utilisez mon bureau. (Ambrose contempla une nouvelle fois le corps.) Belle femme. Jeune et célèbre. Les drogues font du bien, lieutenant. Elles accroissent la vie et sa qualité. Elles enlèvent la douleur, calment les esprits troublés. Je m’efforce de m’en souvenir quand je vois ce qu’elles font par ailleurs. Cette femme devait finir ici dès le jour où elle a trempé ses lèvres dans ce liquide bleu. — Ouais, mais elle y est arrivée un peu trop vite, à mon goût. Eve quitta la pièce, repéra Peabody dans le couloir. — Casto ? — Je l’ai prévenu. Il arrive. — C’est un sacré gâchis, Peabody. Voyons si nous pouvons en tirer quelque chose... Elle commença par l’agent qu’elle avait laissée de garde. La pauvre fille ne savait plus où se mettre et Eve ne lui facilita nullement la tâche. Peabody regarda la fille sortir du bureau. — Si, un jour, vous êtes à ce point en colère contre moi, fit-elle, je préférerais recevoir votre poing dans la figure plutôt que vos engueulades. — C’est noté. Casto, ravie de voir que vous avez décidé de vous joindre à nous. Sa chemise était chiffonnée comme s’il avait enfilé la première chose qu’il avait eue sous la main. Eve connaissait ça. Son propre T-shirt donnait l’impression d’avoir passé une semaine dans une poche. — Qu’est-ce qui s’est passé ici ? — C’est ce que nous essayons de découvrir. On enregistre tout, Peabody. Maintenant. En silence, Peabody sortit son enregistreur et le mit en marche. — Prêt, chef. — Dallas, Lieutenant Eve. Interrogatoire des témoins éventuels à propos de la mort de Fitzgerald, Jerry. (Elle vérifia l’heure et la date et les enregistra.) Sont aussi présents : Casto, Lieutenant Jake T., service des Substances Illégales et Peabody, Agent Délia, temporairement attachée à Dallas. Elle continua ainsi quelques secondes jusqu’à ce que Casto s’exclame : — Mais comment est-elle morte ? Son système nerveux a déclaré forfait ou quoi ? — D’une certaine manière. On va vous expliquer au fur et à mesure. Il commença à protester, se reprit. — On peut avoir du café, Eve ? Je n’ai pas eu ma dose. — Essayez ça. Du pouce, elle indiqua un AutoChef dans un état pathétique avant de prendre place derrière le bureau. Ils n’apprirent pas grand-chose. A midi, Eve avait elle-même interrogé tout le personnel en poste pendant le service de nuit pour un résultat quasiment nul. Le patient de la chambre 6027 s’était détaché, avait attaqué l’infirmière de garde et déclenché une belle panique. Apparemment, des tas de gens s’étaient rués dans le couloir et la chambre de Jerry n’avait plus été gardée pendant douze à dix-huit minutes. Ce qui suffisait largement, supposait Eve, pour lui permettre de fuir. —Mais comment avait-elle su où trouver la drogue et comment y avait-elle eu accès ? — Peut-être que des infirmières en ont parlé devant elle dans sa chambre. (Casto triturait sans enthousiasme un plat de pâtes végétales pendant leur pause déjeuner à la cantine du centre.) Un nouveau mélange provoque toujours des rumeurs. Il est probable que les infirmières ou les aides-soignantes en ont parlé. A l’évidence, les sédatifs n’ont pas eu sur Fitzgerald l’effet escompté. Elle les a entendues et quand elle a vu la chance lui sourire – pour ainsi dire –, elle l’a saisie. Eve mâchait des beignets de poulet. Elle mâcha aussi cette théorie. — Je veux bien. Il a bien fallu qu’elle en entende parler. Et elle était désespérée et intelligente. Je veux bien qu’elle ait trouvé le moyen d’aller jusqu’à la réserve sans être remarquée. Mais comment a-t-elle ouvert la porte ? Où a-t-elle eu les codes ? Il réfléchit à cela en lorgnant son repas d’un œil morose. —Elle a peut-être trouvé un décodeur quelque part ? intervint Peabody, relativement satisfaite de sa salade verte. — Alors, où est-il ? répliqua Eve. Elle était morte quand on l’a retrouvée. Et il n’y avait pas de décodeur dans la pièce. — Peut-être que la porte était ouverte et l’armoire aussi, fit Casto, dégoûté, en repoussant son assiette. Avec la chance qu’on a sur cette affaire, ça ne m’étonnerait pas. — Je ne crois pas aux coïncidences. D’accord, elle entend parler de l’Immortalité, elle apprend même où en trouver. Malgré tout ce qu’on lui a donné, elle a encore l’esprit clair. Elle a besoin de sa dose. Alors, comme par miracle, une bagarre éclate au bout du couloir. Je n’aime pas les miracles, maugréa Eve. Mais on va s’en contenter pour l’instant. Elle se lève, l’agent est parti et elle sort. Elle descend à la réserve où se trouve la drogue, même si je vois mal des infirmières expérimentées bavarder de ça devant des malades. Bon, elle y arrive. Ce fait est établi. Mais de là à entrer... — Que pensez-vous, Eve ? Elle leva les yeux vers Casto. — Qu’elle a été aidée. Que quelqu’un voulait qu’elle y arrive. — Vous croyez qu’un des membres de l’équipe l’a aidée à se procurer la drogue ? — C’est une possibilité. (D’un revers de main, elle repoussa l’objection de Casto.) Un pot-de-vin, une promesse, un fan. Il faudra vérifier les dossiers de tous ces gens, nous trouverons peut-être un lien quelconque. D’ici là... (Elle s’interrompit pour brancher son com qui sonnait.) Dallas. — Agent Lobar. Nous avons trouvé quelque chose d’intéressant dans le vide-ordures, lieutenant. Il s’agit d’un décodeur et il y a les empreintes de Fitzgerald dessus. — Emballez-le, Lobar. Je descends bientôt. — Voilà qui explique beaucoup de choses, commença Casto qui avait soudain retrouvé l’appétit. Quelqu’un l’a aidée, comme vous l’avez dit, ou alors, elle l’a dérobé à un des postes d’infirmières pendant la confusion. — Elle était drôlement intelligente, murmura Eve, sacrément intelligente. Elle a tout minuté à la perfection. Elle descend, se sert et prend même le temps de se débarrasser du décodeur. On peut dire qu’elle avait les idées claires... Peabody pianotait sur la table. — Si elle a commencé par prendre l’Immortalité, ce qui est probable, ça lui a peut-être redonné tous ses moyens. Elle s’est sûrement dit qu’elle risquait d’être surprise là avec le décodeur. Si elle s’en débarrassait, elle pouvait toujours prétendre qu’elle s’était perdue, qu’elle ne savait pas trop où elle était. — Ouais. (Casto sourit largement). Ça me va. — Alors, pourquoi rester là-bas ? s’enquit Eve. Elle avait eu sa dose. Pourquoi ne s’est-elle pas enfuie ? — Eve, intervint Casto d’une voix sobre et calme, il existe une possibilité que nous n’avons pas encore abordée. Peut-être voulait-elle mourir. — Une surdose volontaire ? (Elle y avait déjà pensé, mais n’avait pas voulu s’y attarder. Le remords lui glaça le ventre.) Pourquoi ? Comprenant sa réaction, il lui effleura brièvement le bras. — Elle était coincée. Vous l’aviez coincée. Elle devait savoir qu’elle passerait le restant de sa vie dans une cage... Dans une cage où elle n’aurait pas sa drogue. Elle allait vieillir, perdre son allure, perdre tout ce qui comptait pour elle. C’était une façon de s’en sortir, de mourir jeune et belle. — Un suicide, fit Peabody. Le mélange qu’elle a ingurgité était mortel. Si elle avait les idées assez claires pour pénétrer dans la réserve, elle devait aussi savoir ce qu’elle faisait. Pourquoi supporter le scandale, le procès, l’emprisonnement alors qu’elle avait un moyen à portée de main pour les éviter ? — J’ai déjà vu ça, ajouta Casto. Chez les drogués, ce n’est pas rare. Ils ne peuvent pas vivre avec la drogue et ils ne peuvent pas vivre sans. Alors, ils se mettent en l’air avec. — Pas de note, fit Eve, têtue. Pas de message. — Elle était déprimée, Eve. Et comme vous l’avez dit, désespérée. (Casto jouait avec son café.) Si elle a agi sous le coup d’une impulsion, elle n’a pas dû avoir envie de laisser un message. Eve, personne ne l’a forcée. Il n’y a aucun signe de violence ou de lutte. Elle a fait ça toute seule. C’était peut-être un accident, peut-être n’était-ce pas délibéré. C’est impossible à déterminer. — Cela ne résout pas les homicides. Elle n’a pas pu agir seule. Casto échangea un regard avec Peabody. — Peut-être pas. Mais, étant sous l’influence de la drogue, il est fort possible qu’elle ait vraiment agi toute seule. Vous pouvez continuer à taper sur Redford et Young un moment. Dieu sait que ces deux-là ne méritent pas de s’en sortir blancs comme neige. Mais vous devrez clore l’affaire, tôt ou tard. C’est fini. — On ne se laisse pas abattre ? Justin Young se tenait devant eux, les yeux rougis et creusés fixés sur Eve. — Rien ne vous fait perdre l’appétit, hein, salope ? D’un geste, Eve ordonna à Casto de rester assis. — Vos avocats ont réussi à vous faire sortir, Justin ? — Oui, ils ont réussi. Il fallait juste que Jerry crève. Mon avocate m’a dit qu’après les derniers développements – c’est comme ça qu’elle a dit – donc, après les derniers développements, l’affaire va être close. Jerry est plusieurs fois meurtrière, c’est une droguée, un cadavre et je suis blanchi. C’est pratique, hein ? — Ça l’est ? demanda Eve, neutre. — Vous l’avez tuée. (Il se pencha vers elle, les deux mains sur la table.) Vous auriez aussi bien pu lui trancher la gorge. Elle avait besoin d’aide, de compréhension, d’un peu de compassion. Mais vous l’avez taillée en pièces. Maintenant, elle est morte. Vous comprenez ça ? (Les larmes lui brouillaient les yeux.) Elle est morte et vous allez avoir votre foutue promotion. On va vous féliciter pour avoir arrêté une meurtrière. Mais vous vous êtes trompée, lieutenant. Contrairement à vous, Jerry n’a jamais tué personne. Cette histoire n’est pas terminée. (D’un revers de bras, il expédia plats et assiettes à terre.) Pas terminée du tout. Elle expira longuement tandis qu’il s’éloignait. — Non, j’imagine que non. 20 Jamais une semaine n’avait passé aussi vite. Et elle se sentait brutalement seule. Tout le monde considérait que l’affaire était terminée, y compris le procureur et son propre commander. Le corps de Jerry Fitzgerald était réduit en cendres, son dernier interrogatoire classé aux archives. Les médias étaient en transe. La vie secrète du top model. La meurtrière au visage parfait. La quête de l’immortalité est jonchée de cadavres. Eve avait d’autres enquêtes et certainement d’autres obligations, mais elle passait chaque minute de son temps libre à revoir les enregistrements de l’affaire, cherchant encore et toujours de nouvelles preuves, de nouvelles pistes jusqu’à ce que même Peabody lui dise de laisser tomber. Elle essaya de régler les quelques détails du mariage dont Connors lui avait parlé. Mais que diable connaissait-elle aux traiteurs, aux vins et à la composition d’une table ? Finalement, elle ravala sa fierté et donna toutes ces salades à un Summerset ricanant. Sur un ton didactique, elle s’entendit répondre que l’épouse d’un homme tel que Connors se devrait d’apprendre les rudiments de la vie mondaine. Elle lui rétorqua d’aller se faire voir et ils repartirent chacun de leur côté. Mais, sous les apparences, Eve redoutait qu’ils ne commencent à bien s’aimer, elle et lui. Connors passa de son bureau à celui d’Eve. Et secoua la tête. Ils allaient se marier le lendemain. Dans moins de vingt-quatre heures. La future mariée était-elle en train d’essayer sa robe, de se prélasser dans un bain aux essences parfumées, était-elle en train de rêvasser à sa vie future ? Non, elle était courbée sur son ordinateur, marmonnant, les cheveux en bataille à force de les triturer. Une tache de café ornait sa chemise. Une assiette supportant ce qui avait dû être un sandwich était posée à terre près du fauteuil. Même Galahad l’évitait. Il vint derrière elle et ne fut pas surpris de voir défiler sur l’écran l’affaire Fitzgerald. Sa ténacité le fascinait, et l’excitait. Elle n’avait laissé personne voir à quel point la mort de Fitzgerald l’avait bouleversée. Il savait que la culpabilité était là, mêlée à la pitié. Et à son sens du devoir. Tout cela la poussait, l’enchaînait à cette affaire. C’était une des raisons pour lesquelles il l’aimait : cette énorme capacité aux émotions enfermée dans un esprit logique et jamais en repos. Il se pencha pour l’embrasser au moment où elle se redressait brusquement. Ils jurèrent tous les deux quand ils se cognèrent. — Seigneur ! fit Connors, amusé, en cueillant de la langue une goutte de sang qui perlait de sa lèvre ouverte. C’est dangereux de flirter avec toi. — Ça t’apprendra à te glisser derrière moi en tapinois. Je croyais que tu étais parti avec Feeney et quelques-uns de vos amis hédonistes pour violer et piller. — J’enterre ma vie de célibataire. Ça n’a rien d’une invasion viking. La barbarie commencera demain soir. (Il s’assit sur le coin du bureau et l’étudia.) Eve, il faut que tu arrêtes ça. — Je vais arrêter trois semaines, non ? (Patient, il se contenta de hausser les sourcils.) Désolée, je ne suis pas sympa. Je n’arrive pas à arrêter, Connors. J’ai bien essayé une douzaine de fois cette semaine, mais ça ne cesse de me hanter. — Parle. Parfois, ça aide. — D’accord. (Elle repoussa violemment la chaise du bureau et faillit écraser Galahad.) Elle a pu aller au club. Les gens comme eux aiment bien traîner dans les bars louches. — Pandora y allait. — Exactement. Et elles avaient plus ou moins les mêmes fréquentations. Donc, oui, elle a pu aller au club et y rencontrer Boomer. On lui a peut-être dit ce qu’il fricotait. Tout cela n’est que supposition. Rien n’a été formellement établi. Donc, elle le rencontre et elle l’utilise. Puis, elle s’aperçoit qu’il parle trop. Il risque de tout gâcher. Il ne lui est plus utile désormais et il se révèle même dangereux. — Pour le moment, c’est logique. Elle opina avant de poursuivre. — D’accord. Il la repère alors qu’il sort du salon privé avec Hetta Moppett. Jerry doit maintenant se demander ce qu’il a bien pu raconter. Il a pu se vanter, pour impressionner Hetta, en lui disant qu’il connaissait une des plus belles femmes de la planète. Boomer est assez malin pour se rendre compte qu’il a un problème. Il part et se planque. Hetta est la première victime. Elle se fait tuer parce qu’elle sait peut-être quelque chose. »Boomer a un échantillon, il a la formule. Il a la main leste quand il le veut et il aime bien jouer au pickpocket. La cervelle n’était pas son point fort. Peut-être qu’il exige plus d’argent, une plus grosse part du gâteau. Mais il connaissait son boulot. Personne ne savait qu’il servait d’indic, hormis quelques flics du département. — Et ceux qui le savaient ignoraient à quel point tes indics te tiennent à cœur. Son meurtre aurait dû passer pour un sordide règlement de comptes entre trafiquants minables. — C’est juste. Mais Jerry n’a pas été assez rapide. Nous avons trouvé ce truc chez lui et nous avons commencé à explorer cette piste. En même temps, j’ai droit à une représentation privée des talents de Pandora. Tu connais tout ça. Mavis était le bouc émissaire idéal. — Pas si idéal que ça : elle était l’amie très chère du lieutenant chargé de l’enquête. — Oui, pour eux, c’était un manque de chance. J’étais certaine que Mavis n’avait pas commis ce meurtre. J’ai donc envisagé toute l’histoire sous un autre angle. J’avais trois suspects potentiels qui tous, comme on s’en est aperçu par la suite, avaient le mobile, l’occasion et les moyens. Je commence à comprendre qu’un de ces suspects est accro à la drogue qui est la cause de tout ce gâchis. Et, juste au moment où on commence à croire que les choses sont assez claires, un dealer de l’East End se fait tuer. Même modus operandi. Pourquoi ? Voilà le hic, Connors. Voilà ce que je ne peux expliquer. Ils n’avaient pas besoin de Cafard. Il n’y a aucune chance pour que Boomer lui ait révélé quoi que ce soit. Mais il est tué et on trouve de la drogue dans son sang. — Un stratagème, fit Connors en allumant une cigarette. Une diversion. Pour la première fois depuis des heures, elle sourit. — C’est ce que j’aime en toi. Ton esprit criminel. Oui, comme ça, on ajoute à la confusion. Laissons les flics s’échiner à trouver un lien logique avec Cafard. Pendant ce temps-là, Redford fabrique sa propre version de l’Immortalité. Il en donne à Jerry. Avec une belle somme. Qu’il sait remboursée à chaque dose qu’il lui vend. Un homme d’affaires avisé, ce Redford. Il était prêt à prendre des risques et même à se procurer un spécimen sur la Colonie Eden. — Deux, dit Connors, ravi de son effet de surprise. — Quoi, deux ? — Il a commandé deux spécimens. Je suis passé par Eden en revenant sur Terre et j’ai eu une petite discussion avec la fille d’Engrave. Je lui ai demandé de faire quelques recherches. Redford a commandé son premier spécimen il y a neuf mois, utilisant un autre nom et une fausse licence. Mais les numéros d’identification sont les mêmes. Il l’a fait envoyer à un fleuriste sur Vega II, un bonhomme qui a une réputation douteuse. On le soupçonne de contrebande. De là, je dirais qu’ils l’ont envoyé à un labo pour distiller le nectar. — Pourquoi ne m’as-tu rien dit plus tôt, bon sang ? — Je te le dis maintenant. Je viens juste d’en recevoir la confirmation. Tu dois pouvoir contacter la sécurité sur Vega et faire interroger le fleuriste. Elle jura tout en martelant son clavier et en donnant des ordres. — Même s’ils le coincent, ça va prendre des semaines avant qu’on me le ramène ici. (Mais elle se frottait déjà les mains.) Tu aurais pu me dire que tu t’étais lancé dans cette histoire. — Si ça n’avait débouché sur rien, tu aurais été déçue. Au lieu de cela, maintenant, tu m’es reconnaissante. (Il retrouva son sérieux.) Eve, ça ne change pas grand-chose. — Cela signifie que Redford trafiquait là-dedans depuis bien plus longtemps qu’il nous l’avait dit. Cela signifie... (Elle s’interrompit.) Je sais qu’elle aurait pu le faire. Toute seule. Elle aurait pu quitter l’appartement de Young sans se faire remarquer. Elle l’aurait laissé endormi et serait revenue, après s’être lavée. Ou bien, il savait. Il était prêt à tout pour elle et c’est un acteur. Il aurait jeté Redford aux loups, mais pas si cela avait impliqué Jerry. »Je sais qu’elle aurait pu le faire. Qu’elle aurait pu saisir sa chance à l’hôpital. Elle avait le sang-froid nécessaire. Mais ça ne colle pas. — Tu ne peux pas te reprocher sa mort, dit calmement Connors. D’abord, parce que tu n’as rien à te reprocher et ensuite – et ça tu devrais mieux l’accepter – le remords ne fait pas bon ménage avec la logique. — Oui, je sais. (Elle se leva de nouveau, impatiente.) Cette affaire m’a trop bouleversée. Il y a eu Mavis, les souvenirs avec mon père. J’ai raté des détails, j’ai foncé au mauvais moment. Toutes ces distractions. — Dont le mariage ? suggéra-t-il. Elle sourit faiblement. — J’ai essayé de ne pas trop y penser. — Considère ça comme une formalité. Un contrat, si tu préfères, avec un peu de mise en scène. — Tu te rends compte qu’il y a un an à peine nous ne nous connaissions pas ? Que nous vivons dans la même maison, mais que nous évoluons dans deux mondes différents ? Que tous ces... trucs que nous éprouvons l’un pour l’autre ne suffisent peut-être pas à nous unir pour un bon bout de temps ? Il la toisa paisiblement. — Tu vas me casser les pieds la veille de notre mariage ? — Je n’essaie pas de te casser les pieds, Connors. C’est toi qui as mis ça sur le tapis. Il y a des questions raisonnables qui méritent des réponses raisonnables. Les yeux de Connors s’assombrirent. Elle se prépara à affronter la tempête. Au lieu de cela, il prit la parole d’une voix glaciale. — Vous voulez faire marche arrière, lieutenant ? — Non. Je n’ai pas dit que je le ferais. Je crois simplement que nous devrions... réfléchir, conclut-elle misérablement en se détestant. — Eh bien, réfléchis et trouve tes réponses raisonnables. J’ai les miennes. (Il jeta un coup d’œil à sa montre.) Et je suis en retard. Mavis t’attend en bas. — Pour quoi faire ? — Demande-lui, rétorqua-t-il sèchement en quittant la pièce. — Bon sang ! Elle flanqua un bon coup de pied au bureau sous le regard goguenard de Galahad. Elle cogna encore parce que, parfois, la douleur avait du bon avant d’aller retrouver Mavis en boitant. Une heure plus tard, elle se faisait traîner de force au Down & Dirty Club. Mavis lui avait ordonné de se changer, de se coiffer, de se maquiller. Et comme les ordres n’avaient pas suffi, elle l’avait habillée, coiffée et maquillée elle-même. Le bruit et la musique lui sautèrent au visage. Elle se cabra. — Seigneur, Mavis, pourquoi ici ? — Parce que c’est un lieu de débauche, voilà pourquoi. Quand on enterre sa vie de célibataire, on est censé faire plein de trucs vilains. Dieu du ciel, regarde le type sur la scène. Il a un sexe comme un javelot. Heureusement que j’ai demandé à Crack de nous réserver une table au premier rang. On est déjà entassés comme des sardines et il est à peine minuit. — Je dois me marier demain, commença Eve. Pour la première fois, elle trouvait que c’était une bonne excuse. — Justement. Allez, Dallas, détends-toi. Ah, voilà les autres. Eve avait l’habitude des chocs. Mais là, c’était génial. A la table placée juste en dessous du danseur nu se trouvaient Nadine Furst, Peabody, une femme qu’elle crut être Trina et... mon Dieu ! le Dr Mira. Elle n’avait pas encore réussi à refermer la bouche que Crack la souleva de terre. — Salut, blanchette. Toujours aussi maigre. La maison t’offre le Champagne. — S’il y a du Champagne dans cette boîte, je veux bien bouffer le bouchon. — Hé, ça pétille. Qu’est-ce que tu veux de plus ? (Il la fit tournoyer dans les airs, sous les acclamations enthousiastes de la foule, puis la posa sans trop de ménagements sur une chaise à la table.) Mesdames, amusez-vous bien ou, alors, gare à moi. — Tu as des amis passionnants, Dallas. (Nadine tirait sur sa cigarette comme s’il s’agissait de la dernière réserve d’oxygène disponible sur cette terre.) Bois un coup. (Elle leva une bouteille remplie d’une substance douteuse, en versa un peu dans un verre quasiment propre.) On a pris un peu d’avance. — J’ai dû la changer. (Mavis posa une fesse sur un siège.) Elle n’a pas arrêté de faire la tête. (Une larme vint lui chatouiller les cils.) Elle n’est venue que pour me faire plaisir. (Elle avala d’un trait le verre d’Eve.) On voulait te faire la surprise. — C’est réussi. Docteur Mira... Vous êtes bien le Dr Mira, hein ? Mira souriait béatement. — Je devais l’être en entrant ici. Mais ce genre de détails m’échappent un peu maintenant. — Je propose un toast. (Mal à l’aise sur ses hauts talons, Peabody se retint à la table. Elle réussit à ne renverser que la moitié de son verre sur la tête d’Eve en le levant.) Au meilleur putain de flic de cette putain de ville, qui va épouser le plus beau mec qu’il m’ait jamais été donné d’apercevoir en chair, en os ou en vidéo et qui, parce que c’est une sacrée maligne, s’est débrouillée pour que je sois affectée aux homicides. Bordel, c’est génial. A elle ! Elle avala le reste de son verre, s’effondra sur sa chaise et afficha le même sourire benoît que Mira. — Peabody, fit Eve en glissant un doigt sous ses yeux, je suis touchée. Vraiment. — Dallas, je suis complètement bourrée. — Oui, j’ai cru deviner. On peut manger quelque chose ici ? Je crève de faim. — La mariée veut manger. (Encore sobre, Mavis bondit.) Je m’en occupe. Ne bouge pas. — Oh, et, Mavis... (Eve la récupéra par le poignet.) Trouve-moi un truc à boire qui ne soit pas mortel. — Dallas, on fait la fête. — Et je compte bien en profiter. Vraiment. Mais je veux avoir les idées claires demain. C’est important pour moi. — Oh, comme c’est mignon ! De nouveau en larmes, Mavis enfouit son visage dans le cou d’Eve. — Ouais, j’suis mignonne comme un cœur. (Soudain, elle saisit le visage de Mavis à deux mains et l’embrassa à pleine bouche.) Merci. Personne n’aurait pensé à ça. — Personne à part Connors. (Mavis s’essuya les yeux avec une des franges étincelantes qui ruisselaient de sa manche.) On a préparé ça ensemble. — Ensemble, hein ? (Un léger sourire aux lèvres, Eve se tourna vers les corps qui tournoyaient au-dessus d’elles.) Hé, Nadine. Le type avec la queue en plumes rouges te fait de l’œil. — Ah ouais ? Nadine leva un regard égaré. — T’oseras pas. — Oser quoi ? Monter là-haut ? Tu plaisantes, c’est de la rigolade ! — Alors, vas-y. (Eve se pencha vers elle, hilare.) Ça manque d’action ici, tu trouves pas ? — Tu veux de l’action ? (Au prix d’un effort digne d’éloges, Nadine se dressa.) Hé, beau gars, lança-t-elle au plus proche danseur. Aide-moi un peu, tu veux ? Elle eut du succès. Surtout quand, saisie par l’ambiance, elle décida de montrer ses dessous pourpres. Eve soupira sur son eau minérale. C’étaient de sacrées amies qu’elle avait là. — Et Trina ? Ça va ? — Je suis en train de vivre une expérience extracorporelle. Je dois être au Tibet. — Hon-hon. Eve lança un regard au Dr Mira. A la façon dont le bon docteur s’époumonait, elle craignit de la voir sauter sur scène rejoindre Nadine et les danseurs. — Peabody. (Elle dut planter les doigts dans le bras de Peabody pour obtenir une infime réaction.) Allons chercher à manger. Il faut les dessoûler un peu. Peabody grogna. — Je pourrais faire ça. Suivant son regard, Eve aperçut Nadine, les cuisses nouées autour d’un type de deux mètres au corps peint. — Sûrement. Mais, à vous deux, le bar risquerait de s’écrouler. — J’ai juste ce petit ventre rond. (Elle oscilla.) Jake l’appelle mon petit ventre d’amour. Je vais me le faire enlever. — Faites un peu plus d’abdos. La liposuccion, c’est écœurant. — C’est héditaire. — Héréditaire. — C’est c’que j’disais. (Elle trébuchait tandis qu’Eve essayait de la traîner à travers la foule.) On l’a tous dans la famille. Jake, il les préfère maigres. Comme vous. — Envoyez-le se faire voir ailleurs, alors. — C’est c’que j’ai fait. (Peabody s’effondra sur un comptoir.) Vous savez, Evie, le sexe, ça suffit pas. Eve soupira. — Peabody, j’ai pas envie de cogner sur une collègue quand elle est bourrée. Alors ne m’appelez pas Evie. — Vous savez c’qu’y faut ? — A manger. (Elle passa commande à un serveur androïde.) N’importe quoi et beaucoup. Table trois. Que faut-il, Peabody ? — Y faut c’que vous avez, Connors et vous. Des liens. Des liens à l’intérieur. Le sexe, c’est en plus. — Bien sûr. Ça va pas bien entre Casto et vous ? — Non. On n’a plus assez de liens maintenant que l’affaire est terminée. (Peabody secoua la tête et grimaça.) Seigneur, je vais exploser. J’dois aller au p’tit coin. — Je vous accompagne. — Je peux me débrouiller seule. (Peabody se redressa avec dignité.) Je n’ai pas envie de vomir devant ma supérieure si ça ne vous fait rien. — Comme vous voulez. Mais Eve ne la quitta pas des yeux tandis qu’elle se frayait péniblement un chemin à travers la salle. Elles étaient là depuis près de trois heures, estima-t-elle. Même à un litre l’heure, ça faisait une sacrée consommation. Souriant, elle se retourna vers le bar. Nadine, toujours en sous-vêtements, était plongée dans une discussion intense avec le Dr Mira. Trina, la tête sur la table, devait être en communication mentale avec le dalaï-lama. Mavis, les yeux brillants, improvisait sur scène un numéro qui déclenchait l’hystérie dans la salle. Bon sang, se dit Eve, la gorge brûlante, elle aimait ces filles. Y compris Peabody. Elle se décida à aller jeter un œil aux toilettes pour s’assurer qu’elle ne s’était pas noyée. Elle était au milieu de la salle quand on l’agrippa. Rien de plus naturel dans cette ambiance délirante. Machinalement, elle se libéra avec bonne humeur. — Mauvais choix, mon gars. Je ne suis pas intéressée. Hé ! La petite piqûre sur son bras l’agaça plus qu’elle ne lui fit mal. Mais, très vite, sa vision se troubla. On la poussa à travers les danseurs jusqu’à un salon privé. La porte se referma. — Hé, j’ai dit que ça m’intéressait pas. Elle voulut sortir son insigne mais rata sa poche. On la poussa gentiment vers le lit. — Reposez-vous, Eve. Nous avons à parler. Casto s’accroupit à ses côtés, les chevilles croisées. Connors n’était pas de bonne humeur. Mais Feeney s’était donné tant de mal pour créer une atmosphère de débauche qu’il tenait son rôle. Tous les hommes réunis là avaient été quelque peu surpris d’être invités à ce rituel païen. Feeney, profitant de ses talents en informatique, avait déniché la plupart des plus proches associés de Connors. Personne n’avait osé prendre le risque de refuser une invitation du grand homme. Ils étaient donc là, les riches, les célèbres et les autres, entassés dans une pièce mal éclairée où des écrans géants montraient des corps nus emmêlés dans toutes les positions érotiques imaginables. Et il y avait assez de bière et de whisky pour submerger la Septième Flotte et tous ses canots de sauvetage. Connors devait admettre que c’était un beau geste et il faisait de son mieux pour faire plaisir à Feeney et enterrer sa vie de célibataire avec le faste attendu. — Hé, Connors, un autre whisky pour vous ! s’exclama Feeney en le rejoignant, trois verres à la main. Et, n’oubliez pas, les dames qui sont là ce soir sont simplement à regarder. Pour vous, pas touche. — Ça va être dur de se retenir. Feeney sourit et lui fila une bonne claque dans le dos. — C’est un sacré numéro, hein, notre Dallas ? — Oui, un sacré numéro. — Elle va vous donner du fil à retordre. Elle leur donne à tous du fil à retordre. Elle a une cervelle comme une mâchoire de requin. Vous voyez, braquée sur un truc jusqu’à ce que ce truc soit mâché et digéré. Je vous le dis, cette dernière affaire l’a empoisonnée. — Elle n’a pas encore laissé tomber, murmura Connors tout en souriant froidement à une blonde nue qui lui caressait la poitrine. Vous aurez plus de chance avec lui, dit-il en lui montrant un homme au regard hébété. Il possède Stoner Dynamics. Comme elle ne semblait pas comprendre, Connors dénoua gentiment ses bras et la poussa vers l’autre. — Il est plein aux as. Elle s’éloigna sous le regard envieux de Feeney. — Je suis heureux en ménage, Connors. — C’est ce qu’on m’a dit. — Mais je dois admettre que je suis plus qu’un peu tenté d’attirer un joli lot comme elle dans un coin sombre. — Vous n’êtes pas assez idiot pour ça, Feeney. — C’est vrai, soupira-t-il. Dallas va partir quelques semaines. A son retour, elle aura oublié. — Elle n’aime pas perdre et elle pense avoir perdu. Connors jura. Il n’avait pas envie de penser à ça la veille de son mariage mais il n’en attira pas moins Feeney à l’écart. — Que savez-vous à propos de ce dealer retrouvé dans l’East End ? — Cafard ? Pas grand-chose. Un dealer, assez malin, assez stupide. C’est incroyable, ils sont presque tous comme ça. Il se contentait de son petit boulot. — C’était un indic, lui aussi ? Comme Boomer ? — Avant, oui. Son flic a pris sa retraite l’an dernier. — Que se passe-t-il quand un flic se retire ? Personne ne reprend ses indics ? — Parfois si, parfois non. Pour notre Cafard, je n’ai trouvé personne. Connors avait envie de laisser tomber, mais c’était plus fort que lui. — Le flic qui a pris sa retraite ? Il travaillait avec quelqu’un ? — Qu’est-ce que vous croyez ? Que j’ai un ordinateur dans la tête ? — Oui. Flatté, Feeney se rengorgea. — Pour tout dire, je crois me rappeler qu’il a fait équipe avec un vieux copain à moi, Danny Riley. Ce devait être en... quarante et un. Puis il s’est retrouvé avec Mari Dirscolli jusqu’en quarante-huit. Peut- être quarante-neuf. — Peu importe, marmonna Connors. — Puis, il a été avec Casto pendant un ou deux ans. Connors sursauta. — Casto ? Etait-il avec Casto quand Cafard travaillait pour lui ? — Bien sûr. Mais chaque membre de l’équipe a ses propres indics. (Les sourcils broussailleux se rejoignirent.) Évidemment, en général, la procédure veut que votre partenaire reprenne vos indics. Mais, d’après les dossiers, Casto ne l’a pas fait. Il avait les siens. Connors se disait que c’étaient ses préjugés, sa jalousie ridicule. Il s’en moquait. — Tout n’est pas inscrit dans les dossiers. Vous ne trouvez pas bizarre que deux indics proches de Casto aient été tués ? Et que tous les deux avaient un lien avec l’Immortalité ? — Je n’ai pas dit que Casto avait Cafard. Et ce n’est pas bizarre. Casto bosse aux Illégales. — Quel autre lien avez-vous trouvé entre le meurtre de Cafard et les autres, en dehors de Casto ? — Bon Dieu, Connors ! Vous êtes pire que Dallas. Écoutez, des tas de flics des Illégales finissent avec un problème de drogue. Casto est propre comme un bébé. On n’a jamais rien retrouvé dans ses examens. C’est un bon flic, il veut être capitaine et ce n’est un secret pour personne. Il ne va pas faire le con maintenant avec une pourriture pareille. — Parfois, un homme ne résiste pas à la tentation, Feeney. N’allez pas me dire que ce serait la première fois qu’un flic des Illégales se ferait un peu d’argent de poche ? Feeney soupira de nouveau. Cette discussion le dessoûlait et il n’aimait pas ça. — Non, on n’a rien contre lui, Connors. Dallas a travaillé avec lui. Si c’était un flic pourri, elle l’aurait senti. Elle est comme ça. — Elle était un peu déboussolée, murmura Connors, se rappelant les propres paroles d’Eve. Réfléchissez, Feeney. Aussi vite qu’elle agissait, elle était toujours en retard. Comme si quelqu’un avait deviné, connu ou anticipé chacun de ses gestes. Ce quelqu’un ne pouvait être qu’un flic. — Vous ne l’aimez pas parce qu’il est presque aussi mignon que vous. Connors ne releva pas. — On peut fouiller sur lui ce soir ? — Ce soir ? Seigneur, vous voulez que je remue la boue sur un autre flic, que je fouine dans ses dossiers personnels simplement parce que deux indics se sont fait buter ? Et vous voulez que je le fasse ce soir ? Connors le prit par l’épaule. — On peut utiliser mon terminal. — Vous faites la paire, maugréa Feeney. Un vrai couple de requins. La vision d’Eve se troubla comme si elle venait de plonger la tête dans l’eau. A travers les remous, elle vit Casto. Qu’est-ce qu’il fichait là ? — Que se passe-t-il, Casto ? On a reçu un appel ? (Elle chercha Peabody, ne vit que des tentures rouges qui étaient censées donner à la pièce miteuse une atmosphère de sensualité.) Attendez une minute. — Détendez-vous. (Il ne voulait pas lui injecter une autre dose, pas après ce qu’elle avait dû boire tout au long de la soirée.) La porte est verrouillée, Eve. Je vous ai shootée juste ce qu’il fallait pour que ça se passe à merveille. (Il s’assit plus confortablement.) Ah, pourquoi a-t-il fallu que vous insistiez ? Vous ne pouviez pas laisser tomber ? Seigneur, je n’arrive pas à croire que vous ayez déniché Lilligas. — Lilli... Quoi ? — Le fleuriste sur Vega II. Là, vous êtes vraiment trop près. C’est moi qui utilisais cette crapule. Un goût de bile envahit soudain la gorge d’Eve. Elle se pencha en avant, se forçant à respirer profondément, calmement. — Le Décharge provoque souvent des nausées. La prochaine fois, j’utiliserai autre chose. — Vous m’avez eue. (Elle luttait de toutes ses forces pour ne pas vomir.) Vous m’avez eue. — C’était facile. Vous ne cherchiez pas un autre flic. Pourquoi l’auriez-vous fait ? Et puis, vous aviez vos propres problèmes, Eve. Vous savez qu’un flic ne doit jamais s’investir émotionnellement dans ses enquêtes. Mais vous étiez trop inquiète pour votre amie. J’admire ça, vraiment, même si c’était stupide. Il la saisit par les cheveux, lui tira la tête en arrière. Il vérifia rapidement ses pupilles. La dose initiale semblait suffire pour l’instant. Il ne voulait pas courir le risque d’une surdose. Pas avant d’en avoir terminé. — Et je vous admire, Eve. — Fils de pute, fit-elle d’une voix épaisse. Vous les avez tués. — Jusqu’au dernier. Ça a été dur de ne rien dire pendant tout ce temps-là, je dois l’admettre. J’avais tellement envie de montrer à une femme comme vous ce qu’un homme intelligent peut accomplir. Vous savez, Eve, je me suis un peu inquiété quand j’ai appris qu’on vous chargeait de Boomer. (Il posa le bout de l’index sur son menton avant de le faire descendre entre ses seins.) Je pensais pouvoir vous charmer. Admettez que vous étiez tentée. — Enlevez vos pattes de là. Elle voulut balayer sa main, qu’elle rata d’un bon mètre. — Vous n’avez plus la perception des distances. (Il gloussa.) Les drogues, ça vous bousille, Eve. Croyez-moi. Je vois ça tous les jours. Et ça me rend malade. Comme ça me rend malade de voir tous ces types à la coule qui se remplissent les poches sans jamais se salir les mains. — Alors, c’était pour l’argent. — Pour quoi d’autre ? Je suis tombé sur l’Immortalité il y a deux ans. Un vrai bonheur. C’était le début. J’ai pris mon temps. J’ai bien préparé le terrain, étudié la chose. Un contact sur Eden m’a procuré un échantillon. C’est ce pauvre vieux Boomer qui l’avait trouvé... mon contact sur Eden. — Boomer est venu vous en parler. — Bien sûr. Dès qu’il avait un tuyau sur une nouvelle Illégale, il venait me le dire. Il ne savait pas que j’étais déjà dans l’affaire. Pas encore. Je faisais ça discrètement. J’ignorais que Boomer avait une copie de cette foutue formule. Je ne savais pas qu’il la gardait dans l’espoir d’en tirer un bon prix. — Vous l’avez tué. Vous l’avez mis en bouillie. — Pas avant que ce soit nécessaire. Je ne fais jamais rien à moins que ce ne soit nécessaire. C’était Pandora, vous comprenez, cette belle salope. Et il continua son histoire de sexe, de pouvoir et d’argent tandis qu’Eve luttait pour retrouver le contrôle de ses muscles, de sa cervelle. Pandora l’avait appelé au club. Ou ils s’étaient repérés. L’idée qu’il était flic lui plaisait. Il devait pouvoir mettre les mains sur un tas de bonnes choses, pas vrai ? Et pour elle, il avait été heureux de le faire. Il était envoûté par elle, obsédé, accroché comme à une drogue. Il pouvait l’admettre à présent. Son erreur avait été de partager ce qu’il savait sur l’Immortalité avec elle, de l’écouter donner ses idées sur la façon d’en tirer profit. Une fortune incroyable, avait-elle prédit. Tellement d’argent qu’il leur faudrait trois vies pour le dépenser. Et la jeunesse, la beauté, le sexe. Elle avait vite été dépendante de la drogue. Elle en voulait toujours plus et elle l’avait utilisé pour en obtenir. Mais elle aussi lui avait été utile. Sa carrière, sa gloire lui permettaient de voyager facilement, de transporter davantage de drogue qui était produite dans un unique laboratoire sur Starlight Station. Puis il avait découvert qu’elle avais mis Paul Redford dans le coup. Il avait été furieux, mais elle était parvenue à le calmer avec des promesses et du sexe. Et de l’argent, aussi, bien sûr. Les choses avaient commencé à prendre une mauvaise tournure. Boomer voulait plus d’argent. Il détenait un bon petit paquet de drogue. — J’aurais dû m’occuper de lui. Cette petite verrue. Je l’ai filé ici. Il se pavanait, parlait trop, claquait l’argent que je lui avais donné à tort et à travers. Je ne pouvais pas savoir ce qu’il avait raconté à cette petite pute. (Casto haussa les épaules.) Vous aviez déjà deviné ça. Bon scénario, Eve, mauvaise personne. Je devais la supprimer. J’étais allé trop loin. Ce n’était qu’une pute. Eve posa la tête contre le mur. Elle n’avait quasiment plus le vertige à présent. Elle remercia Dieu : il lui avait donné une dose légère. Casto était lancé. Si elle continuait à le faire parler, elle pourrait s’en sortir toute seule, et puis quelqu’un finirait bien par venir la chercher tôt ou tard. — Ensuite, vous vous êtes occupé de Boomer. — Je ne pouvais pas aller chez lui. Mon visage est trop connu par là-bas. Je lui ai laissé un peu de temps, puis je l’ai contacté. Je lui ai dit qu’on pourrait passer un marché. Qu’on avait besoin de lui. Il a été assez stupide pour me croire. Et je lui ai réglé son compte. — Vous vous êtes un peu amusé avec lui d’abord. — Il fallait que je sache ce qu’il avait raconté, et à qui. Il n’aimait pas la douleur, notre petit Boomer. Il a tout craché. J’ai appris, pour la formule. Ça m’a vraiment énervé. Je ne voulais pas lui mettre le visage en bouillie comme avec la pute, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. C’est aussi simple que ça. Disons que je m’investissais émotionnellement, moi aussi. — Vous êtes un salaud, froid et sans pitié, marmonna Eve d’une voix volontairement faible. — Ça, ce n’est pas vrai, Eve. Demandez à Peabody. (Il ricana, lui pinça le sein.) Je me suis rabattu sur DeeDee quand j’ai compris que vous ne craqueriez pas. Vous étiez trop folle de votre riche Irlandais pour regarder un homme, un vrai. Et DeeDee, bénie soit-elle, était mûre à souhait. Mais j’ai jamais réussi à lui tirer grand-chose sur votre enquête. DeeDee est un vrai bon flic. Alors, j’ai mis quelque chose dans son vin pour la rendre plus coopérative. — Vous avez drogué Peabody ? — De temps en temps, pour lui soutirer quelques détails que vous auriez oubliés dans votre rapport officiel. Et pour la faire dormir les nuits où j’avais besoin de sortir. C’était l’alibi parfait. Bon, vous savez déjà pour Pandora. Je l’ai ramassée à l’instant où elle sortait de chez elle. Elle tenait à aller chez ce styliste. Notre relation était devenue strictement professionnelle à cette époque. Je me suis dit : pourquoi ne pas l’emmener ? Je savais qu’elle essayait de me mettre à l’écart. Elle voulait tout pour elle. Elle estimait ne plus avoir besoin d’un petit flic, même si c’était lui qui l’avait mise dans la combine pour commencer. Et elle savait, pour Boomer. Mais elle s’en fichait. Elle n’a jamais cru, ni même imaginé que je pourrais lui faire du mal. — Mais vous l’avez fait. — Je l’ai emmenée là-bas. Sans trop savoir pourquoi, mais quand j’ai vu les caméras brisées, ça a été comme un signe. La place était vide. C’était juste elle et moi. C’est le couturier qui allait écoper, pas vrai ? Ou alors sa petite copine avec qui elle s’était disputée. Le premier coup l’a mise par terre, mais elle s’est relevée. Cette saloperie la rendait forte et vicieuse. J’ai dû continuer à la frapper. Y avait du sang partout. Enfin, elle est restée tranquille et votre amie est arrivée. Vous connaissez la suite. — Oui, je connais la suite. Vous êtes retourné chez elle pour rafler la boîte avec les pilules. Pourquoi avez-vous pris son bracelet-com ? — Elle s’en servait toujours pour m’appeler. Mon numéro était peut-être enregistré. — Et Cafard ? — Oh, c’était rien qu’un petit extra pour semer la confusion. Cafard était toujours prêt à goûter un nouveau produit. Vous commenciez à me serrer de trop près. Je voulais un meurtre pour lequel j’aurais un alibi en béton. J’avais DeeDee. — Et vous avez aussi tué Jerry, n’est-ce pas ? — C’était aussi facile qu’une promenade sur la plage. J’ai fait une petite piqûre à un des malades et j’ai attendu la panique. J’avais un réanimant pour Jerry. Je l’ai réveillée et fait sortir avant même qu’elle se rende compte de ce qui lui arrivait. Je lui ai promis une dose et elle s’est mise à pleurer comme un bébé. D’abord, la morphine, pour qu’elle coopère. Puis l’Immortalité, et enfin une goutte de Zeus. Elle est morte heureuse, Eve. Grâce à moi. — Vous avez un grand cœur, Casto. — Non, Eve, je suis un homme égoïste qui veut être le numéro un. Et je n’en ai pas honte. J’ai passé douze ans dans les rues à patauger dans le sang, le vomi et le sperme. J’ai droit à ma part. Cette drogue va me donner tout ce dont j’ai jamais rêvé. Je vais devenir capitaine et, grâce à mes relations, je vais écouler mon produit miracle pendant quatre ou cinq ans. Ça va me faire un joli paquet de fric. Après, j’achète une île tropicale et je me paie tout ce que je veux. Il commençait à en avoir assez. Elle s’en rendait compte au ton de sa voix. L’exaltation, l’arrogance avaient laissé la place au sens pratique. — Il faudra me tuer d’abord. — Je le sais, Eve. Et c’est bien dommage. Je vous ai offert Fitzgerald, mais ça ne vous a pas suffi. (D’un geste presque affectueux, il lui effleura les cheveux.) Pour vous, ce sera facile. J’ai un truc là qui va vous emmener en douceur. Vous ne sentirez rien. — C’est vraiment très gentil de votre part, Casto. — Je vous dois bien ça, mon chou. De flic à flic. J’aurais aimé que ça se passe autrement, Eve. J’éprouvais vraiment quelque chose pour vous. Il s’approcha, si près qu’elle sentit son souffle sur ses lèvres. Lentement, elle leva les cils, le contemplant droit dans les yeux. — Casto, dit-elle doucement. — Oui. Calmez-vous maintenant. Ça ne prendra pas longtemps. Il mit la main dans sa poche. — Je vous emmerde. Elle cogna avec le genou. Son sens des distances était encore défaillant. Au lieu de l’atteindre à l’entrejambe, elle heurta violemment son menton. Il bascula en arrière et son injecteur à pression roula à terre. Ils plongèrent en même temps. — Où est-elle, bon sang ? Elle n’est quand même pas partie. (Mavis tapa du talon impatiemment tout en fouillant le club du regard.) Et c’est la seule d’entre nous qui est encore sobre. — Aux toilettes ? suggéra Nadine en reboutonnant sans enthousiasme son corsage sur son soutien-gorge en dentelle. — Peabody a déjà vérifié deux fois. Docteur Mira, elle ne s’est pas enfuie, n’est-ce pas ? Je sais qu’elle est nerveuse, mais... — Elle n’est pas du genre à s’enfuir. Cherchons encore. Elle doit être ici quelque part. Il y a tellement de monde. — Vous cherchez encore la mariée ? intervint Crack, un large sourire aux lèvres. On dirait bien qu’elle avait envie d’une dernière friandise. Le type là-bas l’a vue entrer dans un salon avec un cow-boy. — Dallas ? (Mavis renifla d’un air méprisant.) Sûrement pas. Crack haussa les épaules. — Et alors ? Elle fait la fête. — Dans quel salon ? demanda Peabody qui se sentait mieux maintenant qu’elle avait vomi tout ce qui lui encombrait l’estomac. — Le numéro cinq. Hé, vous voulez que je vous envoie quelques jolis garçons ? Faites votre choix, il y a toutes les tailles, toutes les formes, toutes les couleurs. Il secoua la tête tandis qu’elles se levaient comme une seule femme et décida de les accompagner pour préserver la paix dans son établissement. Les doigts d’Eve glissèrent sur l’injecteur. Un coude lui heurta douloureusement la pommette. Mais c’était elle qui avait frappé la première et Casto était encore sous le choc de constater qu’elle était en état de se battre. — Vous auriez dû me donner une dose plus forte. (Elle appuya la remarque d’un coup à la pomme d’Adam.) Je n’ai pas bu ce soir, connard. (Elle parvint à rouler sur lui.) Je me marie demain. (Elle lui éclata le nez.) Voilà pour Peabody. Il la cogna sous les côtes, lui coupant le souffle. A son tour, il la fit basculer. Elle sentit l’injecteur passer sur son bras. Dans un geste désespéré, elle projeta ses pieds en avant. La chance lui sourit : elle avait visé sa poitrine, mais il voulut esquiver et elle le toucha en plein visage. Les yeux de Casto roulèrent dans leurs orbites. Sa tête heurta le sol avec un choc sourd et plaisant. Mais il était parvenu à lui injecter encore un peu plus de drogue. Elle rampa avec la sensation de nager dans un sirop épais et doré. Elle réussit à atteindre la porte ; la poignée et le code se trouvaient à trois ou quatre mètre au-dessus d’elle. Puis la porte s’ouvrit brutalement, et ce fut la panique. Elle se sentit soulevée, caressée. Quelqu’un ordonnait d’une voix débile qu’on la laisse respirer. Elle gloussa car elle était désormais persuadée qu’elle était en train de voler. — Ce salaud les a tués, répétait-elle. Ce salaud les a tous tués. Il m’a eue. Où est Connors ? On lui souleva les paupières et elle aurait juré que ses yeux l’abandonnaient pour s’envoler, eux aussi. Elle entendit le mot «hôpital » et commença à se débattre comme une tigresse. Connors descendit l’escalier, un sourire lugubre aux lèvres. Feeney était toujours là-haut, soufflant et fumant, mais il était convaincu. Un trafic aussi gigantesque que celui de l’Immortalité nécessitait un expert et des relations. Casto était l’homme idéal. Il descendit encore deux marches et aperçut soudain la bande de filles affolées. — Que lui est-il arrivé, bon Dieu ? Elle saigne. Ses yeux s’injectèrent de sang quand il arracha une Eve molle aux bras d’un énorme Noir en cache-sexe argenté. Comme tout le monde se mettait à parler en même temps, Mira réclama le silence comme une maîtresse d’école à des enfants turbulents. — Elle a besoin d’une chambre tranquille. Le medic la déjà traitée pour la drogue, mais elle va subir quelques effets résiduels. Les contusions ne sont pas graves. Le visage de Connors devint de pierre. — Quelle drogue ? (Il se tourna vers Mavis.) Que lui avez-vous fait ? Que s’est-il passé ? — Pas sa faute. (Le regard encore vitreux, Eve l’enlaça.) Casto. C’était Casto, Connors. Tu te rends compte ? — Eh bien, en fait... — Idiote... j’ai été idiote. Imbécile. Je peux aller au lit maintenant ? — Emmenez-la se coucher, Connors, fit Mira avec calme. Je vais la soigner. Croyez-moi, il n’y a rien de grave. — Rien de grave, approuva Eve tandis qu’elle flottait dans l’escalier. Je vais tout te dire. Je peux toujours tout te dire, hein ? Parce que tu m’aimes, idiot. Quelques minutes plus tard, il la déposait dans leur lit. Contemplant sa lèvre écorchée et sa joue enflée, Connors voulut un dernier renseignement. — Il est mort ? — Non. Je l’ai juste assommé. (Elle sourit, surprit l’expression dans son regard et secoua lentement la tête.) Non, non, pas question. N’y pense même pas. On se marie dans quelques heures. Il lui caressa les cheveux. — Vraiment ? — J’ai réfléchi. C’était difficile de se concentrer, mais ce qu’elle avait à dire était important. Elle leva les mains pour lui encadrer le visage et essaya de le dévisager. — Ce n’est pas une formalité, dit-elle, ni un contrat. — Qu’est-ce que c’est ? — Une promesse. Ce n’est pas si dur de promettre de faire quelque chose qu’on a vraiment envie de faire. Et j’ai drôlement envie de devenir ta femme. Il faudra que tu t’y fasses. En général, je tiens mes promesses. Et puis, il y a encore une chose. Il la sentait partir doucement. — Quelle chose, Eve ? — Je t’aime. Parfois, ça me tord le ventre, mais je crois que j’aime ça. Fatiguée, viens au lit... t’aime. Il se tourna vers Mira. — Elle peut dormir ? — C’est ce qu’elle a de mieux à faire. Elle se sentira bien à son réveil. Elle aura peut-être une petite gueule de bois, ce qui n’est pas juste. C’est la seule qui n’a pas bu. Elle disait qu’elle voulait avoir l’esprit clair demain. — Elle a dit ça ? (Elle ne semblait pas très calme dans son sommeil. Comme d’habitude.) Elle va se souvenir de tout ça ? De ce qu’elle m’a dit ? — Peut-être pas, dit Mira, enjouée. Mais vous si et ça devrait suffire. Il hocha la tête. Elle était vivante. Une fois de plus, elle s’en était sortie. Il se tourna vers Peabody. — Je peux compter sur vous pour me donner les détails ? Eve eut bien la gueule de bois, et cela ne lui fit pas plaisir. Son estomac se révoltait et sa mâchoire lui faisait mal. Grâce à l’habileté de Mira et de Trina, son visage maquillé semblait aussi lisse qu’une peau de bébé. Pour une mariée, jugea-t-elle en s’examinant, elle était passable. — Tu es extra, Dallas, soupira Mavis en la tournant lentement autour d’elle. La robe de Leonardo était une merveille. Elle coulait sur elle comme une rivière de bronze qui soulignait son teint, sa longue et mince silhouette. Sa simplicité affirmait que c’était la femme à l’intérieur qui comptait. — Il y a une foule incroyable dans le jardin, enchaîna Mavis tandis que l’estomac d’Eve vibrait comme un moteur sur le point d’exploser. Tu as regardé par la fenêtre ? — J’aime pas la foule. — Il y avait des journalistes partout, tout à l’heure. Je ne sais pas comment il a fait, mais Connors s’est débrouillé pour qu’ils s’en aillent. — Tant mieux. — Tu vas bien, n’est-ce pas ? Le Dr Mira a dit qu’il ne devrait pas y avoir d’effets secondaires, mais... — Je vais bien. (Ce qui n’était pas tout à fait vrai.) Maintenant que tout est clair, que l’affaire est close, ça va mieux. (Elle pensa à Jerry et éprouva de la douleur. Puis elle contempla Mavis, son visage rayonnant, ses cheveux aux pointes argentées.) Leonardo et toi, vous comptez toujours vous installer ensemble ? — Pour le moment, on va vivre chez moi. On cherche un truc plus grand où il aura la place de travailler. Et je vais reprendre mes spectacles dans les clubs. (Elle prit une boîte.) Connors a envoyé ça pour toi. — Ouais ? En l’ouvrant, Eve éprouva un délicieux plaisir mâtiné de trouble. Le collier était parfait, bien sûr. Deux torsades de cuivre enchâssées de pierres de couleur. — Euh... j’ai dû y faire allusion un jour. — Je n’en doute pas. Avec un soupir, Eve le mit ainsi que les boucles d’oreilles assorties. Puis elle se regarda. Elle se reconnut à peine : une étrangère, pensa-t-elle, une guerrière barbare. — Il y a encore autre chose. — Oh, Mavis, je ne crois pas que je pourrai supporter... Il doit comprendre que... Elle s’interrompit quand Mavis lui présenta une longue boîte blanche et en sortit un bouquet de fleurs blanches... des pétunias sans prétention. — Il sait toujours, murmura-t-elle. Le nœud dans son ventre disparut, son appréhension s’envola. — Il sait, répéta-t-elle. — Quand quelqu’un vous comprend aussi bien, de façon aussi intime, je crois qu’on a vraiment de la chance. — Oui. Eve prit les fleurs, les serra contre elle. Le reflet dans le miroir ne lui montrait plus une étrangère. C’était bien Eve Dallas le jour de son mariage. — Connors va en avaler sa langue quand il va me voir comme ça. Elle éclata de rire, attrapa Mavis par le bras et se rua dehors pour prononcer ses vœux. Fin