1 La route était meurtrière, à peine plus large qu’un ruisseau, et aussi sinueuse qu’un cobra entre des buissons croulant sous d’étranges fleurs évoquant des gouttes de sang. Elle dut se rappeler que l’idée de ce voyage venait d’elle – ah ! l’amour, un autre meurtrier –, mais comment aurait-elle pu deviner que parcourir l’ouest de l’Irlande signifiait mettre sa vie en péril à chaque virage ? « L’Irlande rurale », songea-t-elle en retenant son souffle tandis qu’ils abordaient un nouveau tournant du Voyage de la Mort. Un paysage parsemé de villes minuscules où les vaches étaient sûrement plus nombreuses que les habitants. Et les moutons plus nombreux que les vaches. « Pourquoi personne ne semble-t-il s’en soucier ? » s’interrogea-t-elle. Ne se demandait-on pas ce qui arriverait si des armées d’animaux s’unissaient pour se révolter ? Quand la Route Assassine s’échappa enfin des fourrés écarlates, le monde s’ouvrit sur un horizon de prés et de collines d’un vert lumineux sur un fond de ciel encombré de nuages qui semblaient hésiter entre la pluie et l’immobilisme. Et partout, des vaches, des moutons. Sans doute en train d’échafauder une stratégie guerrière. Elle en avait vu autour de toutes ces ruines étranges – et, oui, d’accord, plutôt impressionnantes. Des tonnes de pierres qui avaient dû être des châteaux ou des forts. Le lieu idéal pour les armées d’animaux de ferme complotant une rébellion. Certes, c’était beau, concéda-t-elle, mais ce n’était pas naturel. Ou plutôt, ça l’était trop. Oui, c’était ça problème : trop de nature, trop d’espace. Elle avait même vu des vêtements accrochés à des cordes à linge comme des prisonniers exécutés. Pour l’amour du ciel ! On était en 2060 ! À l’ère des cabines de séchage ! Et justement – oui, justement –, où était passée la circulation aérienne ? Elle n’avait aperçu qu’une poignée d’aérotrams et pas un seul dirigeable publicitaire ! Pas de métro, pas de glissa-gril, pas de touristes poursuivis par des détrousseurs, pas de maxibus, pas de chauffeurs jurant au volant de leur Rapid Taxi. New York lui manquait terriblement. Le comble, c’était qu’ici, pour des raisons aussi cruelles qu’inexplicables, on s’obstinait à rouler du mauvais côté de la chaussée. Pourquoi ? Elle était flic, elle avait juré de protéger et de servir, elle pouvait difficilement conduire sur ces routes dangereuses où elle risquait de renverser des civils innocents. Sans compter quelques animaux de ferme. Atteindraient-ils leur destination et, si oui, y arriveraient-ils en un seul morceau ? Elle ferait peut-être mieux de lancer un calcul de probabilités. La route se rétrécit de nouveau et le lieutenant Eve Dallas, vétéran de la Criminelle, chasseuse de psychopathes et de serial killers, ravala un cri tandis que son côté du véhicule frôlait les feuillages. Son mari depuis deux ans (c’était à l’occasion de cet anniversaire qu’elle avait suggéré cette étape de leur voyage) lui tapota la cuisse. — Du calme, lieutenant. — Regarde devant toi ! Concentre-toi sur la route. Sauf que ce n’est pas une route, c’est un sentier. Qu’est-ce que c’est que ces buissons et que font-ils là ? — Ce sont des fuchsias. Superbes, non ? Ils lui faisaient penser à des éclaboussures de sang, résultat d’un massacre commis par un bataillon… d’animaux de ferme. — On devrait les éloigner de la route. — Je suppose qu’ils étaient là avant. La voix de Connors était teintée d’un accent irlandais nettement plus séduisant que le paysage. Elle l’observa à la dérobée. Il semblait heureux. Détendu, joyeux, parfaitement à l’aise en blouson de cuir léger et tee-shirt, ses cheveux noirs dégageant son visage (magnifique) et ses yeux d’un bleu à vous faire battre le cœur. Elle se rappela qu’ils avaient failli mourir ensemble quelques semaines auparavant et qu’il avait été grièvement blessé. L’espace d’un instant, elle avait cru… Jamais elle n’oublierait ce moment tragique où elle avait cru l’avoir perdu pour toujours. Mais il était là, vivant, entier. Aussi lui pardonnerait-elle de s’amuser à ses dépens. Peut-être. D’ailleurs, tout était sa faute. C’était elle qui avait proposé de passer une partie de leurs vacances ici afin qu’il puisse rendre visite à la famille qu’il avait retrouvée depuis peu. Après tout, elle était déjà venue. En jet-copter. Comme il ralentissait aux abords de ce que l’on pouvait sans doute appeler une ville, elle retrouva une respiration à peu près normale. — Nous y sommes presque, annonça son mari. Voici Tulla. La ferme de Sinead n’est plus qu’à quelques kilomètres. Ouf ! Elle s’obligea à se calmer et passa la main dans ses cheveux châtain clair. — Regarde ! Le soleil apparaît ! Elle examina le piètre rayon qui s’immisçait péniblement entre les nuages. — Incroyable ! s’écria-t-elle. La lumière m’aveugle ! Connors éclata de rire et lissa les cheveux qu’elle venait d’ébouriffer. — Nous sommes dépaysés, lieutenant. Cela nous fait du bien d’échapper à la norme de temps en temps. Elle connaissait sa norme. La mort, les enquêtes, la folie d’une métropole qui préférait courir plutôt que marcher, les odeurs du commissariat, le stress et le poids des responsabilités. Certains de ces aspects étaient devenus la norme de Connors ces deux dernières années. Il jonglait entre eux et ses propres activités consistant à acheter, à vendre, à posséder et à créer pratiquement toutes les entreprises de l’univers. Comme elle, il avait démarré tout en bas de l’échelle. Rat des rues de Dublin, pickpocket, arnaqueur, il avait survécu aux violences d’un père brutal et meurtrier. Sa mère, qu’il n’avait jamais connue, n’avait pas eu cette chance. Parti de rien, il avait bâti un empire – sans forcément respecter la loi. Flic jusqu’au bout des ongles, Eve était tombée amoureuse de lui malgré ces zones d’ombre – ou peut-être à cause d’elles. Mais ni l’un ni l’autre n’avait soupçonné l’existence de cette autre famille, celle qui vivait dans une ferme à la lisière de Tulla. — On aurait pu venir en hélicoptère depuis l’hôtel, marmonna-t-elle. — J’aime conduire. — Justement, c’est ce qui m’inquiète. — Nous prendrons la navette pour Florence. — J’accepte sans discuter. — Et nous dînerons aux chandelles dans notre suite, promit-il en la gratifiant d’un sourire désinvolte. La meilleure pizza de la ville. — Enfin une bonne nouvelle ! — C’était important à leurs yeux que nous venions ensemble passer ces quelques jours parmi eux. — Je les aime bien, répondit-elle. Sinead et les autres. Les vacances, c’est merveilleux. Il faut simplement que j’oublie le boulot. Que font les gens, ici ? — Ils exploitent leurs terres, tiennent des commerces, s’occupent de leur maison et de leurs proches, fréquentent le pub et s’investissent dans la vie de leur village. Simplicité ne rime pas nécessairement avec frustration. Elle ricana. — Tu deviendrais fou dans ce pays. — Au bout d’une semaine, oui. Nous sommes des créatures urbaines, toi et moi, mais je sais aussi apprécier ceux qui vivent ainsi, qui valorisent et soutiennent leur communauté. Comhar, dit-on dans ma langue. C’est une attitude particulière aux comtés de l’ouest. À présent, ils apercevaient des bois au-delà des champs divisés par de petits murets de pierres. Elle reconnut la maison dès que Connors bifurqua. À la fois négligée et coquette avec son jardin empli de fleurs. Si les bâtiments avaient une aura, celui-ci évoquerait la quiétude. La mère de Connors avait grandi ici avant de s’enfuir pour Dublin. Là-bas, jeune, naïve et confiante, elle s’était éprise de Patrick Connors et lui avait donné un fils. Elle était morte en essayant de le sauver. Aujourd’hui, sa sœur jumelle entretenait la propriété familiale avec l’homme qu’elle avait épousé, leurs enfants, leurs frères et sœurs et leurs parents. Le clan tout entier semblait avoir pris racine dans la verdure. Sinead apparut sur le seuil en expliquant qu’elle avait guetté leur arrivée. Ses cheveux roux encadraient un joli visage au regard vert chaleureux. Ce regard affectueux, ces bras tendus n’étaient pas le fait des liens du sang, mais d’un sens inné de la famille. Eve avait appris à ses dépens que les liens du sang n’engendraient pas systématiquement affection et chaleur. Sinead étreignit Connors avec force en lui murmurant des mots en gaélique qu’Eve ne comprit pas. Mais son émotion était palpable. Eve eut droit à une embrassade si fougueuse qu’elle faillit perdre l’équilibre. — Failte abhaile. Bienvenue chez vous. — Merci. Euh… — Entrez ! Entrez ! Nous sommes tous dans la cuisine ou dehors, à l’arrière. Nous avons de quoi nourrir une armée et nous avons pensé que nous pourrions faire un pique-nique puisque vous nous avez apporté le beau temps. Eve jeta un coup d’œil au ciel et songea que, décidément, la notion de beau temps variait en fonction de l’endroit où l’on se trouvait sur la planète. — Je vais demander à l’un des garçons de monter vos bagages dans votre chambre. Comme je suis heureuse de vous voir ! Nous voici enfin tous rassemblés. Ils furent nourris et dorlotés, entourés et questionnés. Eve parvint à mettre des noms sur les visages en les imaginant tous comme des suspects sur un tableau de meurtre – y compris ceux qui se déplaçaient à quatre pattes. Surtout celui qui n’avait de cesse de revenir vers elle et d’essayer de grimper sur ses genoux. — Notre petit Devin est un homme à femmes ! s’exclama sa mère – Maggie – en le soulevant et en le calant sur sa hanche. Il paraît que vous partez ensuite pour l’Italie ? Conrad et moi avons cassé notre tirelire pour aller à Venise en voyage de noces. C’était extraordinaire. Le gosse dans ses bras se mit à babiller tout en gigotant. — D’accord, mon fils, puisque nous sommes en vacances. Je m’apprêtais à lui donner un autre biscuit. En voulez-vous un ? — Non, merci. Un instant plus tard, Eve sentit une démangeaison entre les omoplates. Se retournant, elle découvrit un jeune garçon qui la contemplait. Elle le reconnut tout de suite – les yeux verts des Brody, les taches de rousseur –, car il était venu avec sa famille à New York pour Thanksgiving. — Quoi ? fit-elle. — Tu as apporté ton pistolet paralysant ? Elle n’avait pas mis son harnais, juste fixé son arme à la cheville. Certaines habitudes étaient ancrées à jamais. Elle se dit que ni Sinead ni les autres femmes présentes n’apprécieraient qu’elle la montre à un môme en plein pique-nique familial. — Pourquoi ? Tu veux descendre quelqu’un ? Il sourit. — Ma sœur, si ça ne t’ennuie pas. — Quel délit a-t-elle commis ? — Elle est débile. Ça devrait suffire. — Pas à New York, camarade. La ville regorge de débiles. — Je crois que je vais devenir flic pour pouvoir abattre les méchants. Tu en as buté combien ? « Assoiffé de sang, ce gamin », pensa Eve. Elle l’aimait bien. — Pas plus qu’un autre. Les mettre en cage me satisfait davantage que de les tuer. — Pourquoi ? — Ça dure plus longtemps. Il réfléchit. — Eh ben… je les tuerai d’abord, puis je les mettrai en cage. Comme elle s’esclaffait, il lui sourit de nouveau. — On n’a pas de méchants par ici et c’est dommage. Peut-être que je devrais revenir à New York pour que tu me montres les tiens. — Peut-être. — Génial ! Il tourna les talons et disparut. L’instant d’après, quelqu’un s’assit à côté d’elle et lui tendit une pinte de bière fraîche. Elle parvint à l’identifier : Seamus, le fils aîné de Sinead. Elle en était presque sûre. — Alors ? Comment trouvez-vous l’Irlande ? s’enquit-il. — À l’est de New York. Vert, ajouta-t-elle tandis qu’il lui donnait un petit coup de coude dans les côtes. Des moutons partout. Et de la bonne bière. — Tout berger mérite son bock. Ma mère est très heureuse que vous ayez pris le temps de venir, de passer un peu de temps parmi nous. Elle considère Connors comme son fils et le fait d’être ici, chez sa tante… Ce que vous faites pour elle, pour lui, ça compte. — Rester assise et savourer une bonne bière ne requiert pas beaucoup d’efforts. Il lui tapota la cuisse. — C’est un long voyage pour une pinte. Qui plus est, grâce à vous, mon fils est aux anges. — Pardon ? — Sean, celui avec qui vous discutiez à l’instant. — Ah ! J’ai encore du mal à distinguer qui appartient à qui. — C’est bien lui. Depuis que nous vous avons rendu visite l’an dernier, il a abandonné son rêve de devenir pirate de l’espace. Il préfère être flic et gagner sa vie en exterminant les méchants. — Il m’en a touché deux mots, en effet. — La vérité, c’est qu’il espère qu’un meurtre aura lieu pendant votre séjour. Une affaire sordide et mystérieuse. — Il y en a souvent par ici ? Seamus se cala dans son siège, but une gorgée de bière d’un air songeur. — La dernière dont je me souvienne, c’est lorsque la vieille Mme O’Reilly a éclaté le crâne de son mari avec une poêle parce qu’il était rentré soûl une fois de plus et empestant le parfum d’une autre femme. Sordide, mais pas franchement mystérieux. C’était il y a une douzaine d’années. — Pas grand-chose à faire dans la région pour un spécialiste en homicides. — Malheureusement pour Sean, non. Il aime suivre vos enquêtes, se documenter sur l’ordinateur. L’histoire des meurtres par jeux virtuels l’a passionné. — Ah ! Elle aperçut Connors, que Sinead tenait par la taille. Et pensa à la lame qui s’était enfoncée dans son flanc. — Nous avons un système de contrôle parental, précisa Seamus. Il ne peut pas accéder aux détails croustillants. — Tant mieux. — Mon cousin a-t-il été gravement atteint ? Les médias n’en ont rien dit – mais je suppose que Connors y a veillé. — Assez gravement, oui. Seamus opina, lèvres pincées, en observant Connors. — Il n’est donc pas tout à fait le fils de son père… — Pas là où ça compte. Les pique-niques irlandais, découvrit Eve, duraient des heures, comme les journées estivales. Musique, danse et conversations s’éternisèrent bien après l’apparition des étoiles. — Nous vous avons obligés à veiller tard, fit Sinead en les escortant jusqu’à leur chambre, cette fois en tenant Eve par la taille. Elle ne savait jamais trop comment réagir quand on la serrait ainsi – à moins que ce ne soit dans le cadre d’un combat. Ou Connors. — Et après ce long voyage, en plus ! continua Sinead. Nous vous avons à peine laissé le temps de défaire vos valises. — La fête était très réussie, déclara Eve. — Et maintenant, Seamus a convaincu Connors de l’accompagner dans les champs demain matin. Sinead effleura le bras d’Eve. À ce signal, cette dernière tourna la tête vers Connors. — Sérieusement. Dans les champs ? — Ce sera amusant. Je n’ai jamais conduit de tracteur. — Nous verrons si tu seras encore de cet avis quand nous t’arracherons à ton lit à 6 h 30. — Il dort très peu, commenta Eve. Il est comme les androïdes. Sinead s’esclaffa et ouvrit la porte de leur chambre. — J’espère que vous vous sentirez bien ici le temps de votre séjour. Eve parcourut du regard la pièce mansardée sobrement meublée, aux couleurs douces et aux fenêtres voilées de rideaux de dentelle. Des fleurs, un splendide arrangement, trônaient dans un vase sur la commode. — Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis au bout du couloir, les informa Sinead. — Ne t’inquiète pas pour nous, la rassura Connors en l’embrassant sur la joue. — À demain au petit-déjeuner. Dormez bien. Elle referma doucement la porte derrière elle. — Pourquoi cette soudaine envie de conduire un tracteur ? s’enquit Eve. — Aucune idée, mais il m’a semblé que c’était poli d’accepter. Si tu ne souhaites pas rester ici toute seule, dis-le-moi, j’annulerai. — Pas de problème. J’ai l’intention de cuver mon tonneau de bière. Connors s’approcha d’elle en souriant, lui caressa les cheveux. — Ça fait beaucoup de monde d’un seul coup, convint-il. — Ils sont gentils. Du moins une fois qu’on a compris ce qu’ils racontent. Ils parlent surtout de toi. — Je suis le nouvel élément. Il déposa un baiser sur son front. — Nous sommes le nouvel élément, rectifia-t-il. Car mon flic les fascine. Il l’enlaça et ils demeurèrent blottis l’un contre l’autre au milieu de cette jolie chambre, la brise tiède de la nuit dispersant les parfums du bouquet. — C’est une tout autre vie, ici, murmura Connors. Un monde à part. — Le dernier meurtre a eu lieu il y a environ douze ans. Il s’écarta, secoua la tête, rit tout bas. — Parole de flic. — Ce n’est pas moi qui ai abordé le sujet, précisa-t-elle. Tu entends ça ? — Quoi ? — Rien, justement. Tout est silencieux, l’obscurité règne. On pourrait imaginer que les crimes soient plus nombreux. — Tu cherches de quoi occuper tes vacances ? — Non. Ce calme me convient. Plus ou moins. Elle laissa glisser la main sur le flanc de Connors, l’immobilisa au niveau de sa plaie. — Ça va ? — Oui… D’ailleurs… Il se pencha, réclama ses lèvres, explora à son tour ses courbes. — Arrête, souffla-t-elle. C’est bizarre. — Au contraire, cela me semble tout ce qu’il y a de plus naturel. — Ta tante est au bout du couloir. Tu sais pertinemment que les cloisons ne sont pas insonorisées. — Tu n’auras qu’à te taire. Il lui chatouilla délibérément les côtes et elle sursauta en poussant un petit cri. — Ou pas, conclut-il. — Je ne t’ai pas déjà fait l’amour deux fois ce matin ? — Mon Eve chérie, tu es d’un romantisme pathétique. Il la poussa contre le lit, dont elle avait déjà constaté qu’il était deux fois plus petit que le leur à la maison. — Branche au moins l’écran vidéo, suggéra-t-elle. Histoire de couvrir le bruit. Il lui effleura la joue de ses lèvres, lui palpa les fesses. — Il n’y a pas d’écran vidéo ici. — Pas d’écran vidéo ? Elle s’écarta, scruta les murs. — Où sommes-nous ? — Dans un lieu où les gens se servent de leur chambre pour faire l’amour et dormir, ce qui est précisément mon intention. Pour le lui prouver, il la fit basculer en arrière. Le lit grinça. — Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria-t-elle. Tu as entendu ? Il y a un mouton dans le placard ? — Je suis presque sûr qu’ils sont tous dehors. Non, c’est le lit. Il lui ôta son chemisier en le faisant passer par-dessus sa tête. Eve s’arqua, se laissa retomber. — Pour l’amour du ciel ! Nous ne pouvons pas faire ça sur un lit parlant ! Tout le monde va savoir ce qui se passe dans cette pièce. Amusé, Connors lui mordilla le lobe de l’oreille. — Ils doivent se douter que nous avons des relations sexuelles. — Oui mais de là à coucher dans un lit qui hurle « Youpi ! »… Décidément, elle était adorable. — Nous ferons l’amour de façon tranquille et digne. — Le sexe digne manque de piquant. — En effet, murmura-t-il en lui caressant les seins. Regarde-toi… Toute à moi pour deux merveilleuses semaines. — Tu essaies de m’amadouer. Radoucie, elle enfouit les doigts dans ses cheveux. « Et toi, tu es tout à moi », songea-t-elle. — Je suis heureuse d’être ici, chuchota-t-elle en soulevant la chemise de Connors pour poser la main sur sa blessure en voie de guérison. Oublions le trajet. Ici, nous sommes bien. — Ç’a été un voyage intéressant. — Pour rien au monde je n’en aurais manqué un kilomètre… même les plus sinueux. Leurs bouches se rencontrèrent tandis qu’il s’allongeait sur elle. Laissant échapper un soupir de bonheur, paupières closes, Eve savoura la fermeté des muscles de son dos sous ses paumes, respira son parfum avec délices. Offerte à lui, toujours prête. Ils s’abandonnèrent à leur étreinte. Le lit grinça et Eve eut un petit rire. — On serait mieux par terre. — La prochaine fois, promit-il. Elle poussa encore un soupir. Offerte, toujours prête. Et lorsqu’ils se pelotonnèrent l’un contre l’autre, rassasiés, épuisés, elle conclut : — Youpi ! Elle se réveilla dans la pénombre, se redressa brusquement. — Qu’est-ce que c’est ? Tu as entendu ? Nue, elle bondit du lit en attrapant au passage son pistolet qu’elle avait déposé sur la table de chevet. — Qu’est-ce que c’est ? répéta-t-elle. Quelle langue ? Connors changea de position. — Je crois que l’on appelle ça un coq. Son arme à la main, elle le fixa, bouche bée. — Tu te fiches de moi ? — Pas du tout. C’est le matin – enfin, plus ou moins – et le coq annonce l’aube. — Un coq ? — À mon avis. Sinead et son homme n’approuveraient guère que tu abattes leur coq, mais j’avoue que le tableau est séduisant, lieutenant. Elle expira bruyamment, reposa son arme. — Seigneur Dieu, on serait sur une autre planète que je n’en serais pas étonnée, marmonna-t-elle en se glissant sous les couvertures. — Je crains que ce ne soit le signal pour moi de me lever. Je préférerais chevaucher ma femme plutôt qu’un tracteur, mais ils m’attendent. — Amuse-toi bien ! Eve roula sur le côté et plaqua son oreiller sur sa tête. Un coq hurlant, pensa-t-elle en fermant les yeux. Et… doux Jésus ! Était-ce une vache qui meuglait ? À quelle distance de la maison se trouvait-elle ? Elle souleva son oreiller, s’assura que son arme était à portée de main. Comment pouvait-on dormir au milieu de cette cacophonie ? Un vacarme à vous flanquer la chair de poule ! Que se racontaient-ils, tous ? Et pourquoi ? La fenêtre n’était-elle pas ouverte ? Elle ferait mieux d’aller la… Lorsqu’elle se réveilla, le soleil inondait la chambre. Elle avait dormi malgré tout et fait un rêve bizarre dans lequel tous les animaux de la ferme étaient affublés de tenues militaires. Vite ! Un café ! Elle se rappela soudain où elle était et ravala un juron. Ici, on buvait du thé. Comment allait-elle affronter la journée sans sa dose de caféine ? Elle s’assit, regarda autour d’elle, repéra le peignoir au pied du lit et le bloc-notes électronique posé dessus. Elle s’en empara et l’alluma. Bonjour, lieutenant. Au cas où tu ne serais pas parfaitement réveillée, la douche est au bout du couloir à gauche. Sinead t’attend pour le petit-déjeuner quand tu voudras. Apparemment, je te reverrai aux alentours de midi. Sinead t’emmènera sur notre lieu de rendez-vous. Fais attention à toi, mon flic chéri. — Il n’y a pas de méchants ici, gros bêta ! Elle enfila le peignoir et, après un instant de réflexion, fourra son arme dans sa poche. Mieux valait prendre ses précautions. Ayant fait son deuil d’un café, elle fonça prendre une douche. 2 Lorsqu’elle regagna la chambre, le lit était fait et ses affaires rangées. Possédaient-ils des droïdes ? se demanda-t-elle. S’ils avaient des robots domestiques, pourquoi pas un autochef dans la chambre – avec du café au menu ? Ou un écran vidéo afin qu’elle puisse regarder les informations internationales et se tenir au courant de ce qui se passait à New York ? « Adapte-toi », s’ordonna-t-elle en s’habillant tandis qu’une espèce mystérieuse d’oiseau criait « coucou ! » à sa fenêtre. Ici, ce n’était pas New York, loin de là. Quant à elle, elle collectionnait allègrement les bons points d’épouse modèle. Elle se servit de ses doigts pour démêler ses cheveux humides (pas de cabine de séchage) et décida qu’elle ne pourrait guère faire mieux. À mi-chemin de l’escalier, une jolie voix féminine lui parvint, qui chantait une chanson d’amour. Et lorsqu’elle vira en direction de la cuisine, elle crut sentir une délicieuse odeur de café. — Dieu soit loué ! Elle se rendit compte qu’elle s’était exprimée tout haut quand Sinead se détourna de ses fourneaux et lui adressa un sourire. — Bonjour ! J’espère que vous avez bien dormi. — Merveilleusement, merci. C’est du vrai café ? — Absolument. Envoyé par Connors, celui que vous préférez. Je me suis rappelé que vous aviez un faible pour cette marque. — Il s’agit plutôt d’un besoin désespéré. — En ce qui me concerne, je ne retrouve figure humaine le matin qu’après une tasse de thé bien fort. Sinead portait un pantalon beige et un chemisier bleu vif aux manches retroussées jusqu’aux coudes. Une drôle de barrette retenait ses cheveux en une sorte de chignon. — Asseyez-vous, je vous en prie, offrit-elle. Les hommes sont en train d’inspecter les machines, vous allez pouvoir déjeuner tranquillement. Connors m’a assuré que vous adoreriez un « Irlandais complet ». — Euh… — Une portion civilisée, s’empressa de préciser Sinead en riant. Pas ces montagnes de nourriture que les hommes réussissent à engloutir. — Un café suffira. Inutile de vous déranger. — Ça me fait plaisir. Les viandes sont déjà prêtes, elles sont au chaud. Pour le reste, j’en ai pour deux minutes. C’est agréable d’avoir de la compagnie, ajouta-t-elle en s’affairant devant ses casseroles. « Bizarre, de regarder quelqu’un cuisiner », songea Eve. Summerset, le majordome de Connors, devait le faire souvent pour remplir les autochefs. Mais traîner dans la cuisine, surtout avec Summerset, figurait sur la liste de ses dix principaux cauchemars. — Il paraît que le coq vous a réveillée. — C’est vrai. Il fait ça tous les matins ? — Quel que soit le temps. Mais j’y suis tellement habituée que, le plus souvent, je ne l’entends pas. Sinead cassa deux œufs dans une poêle. — De même, je suppose, que vous ne prêtez plus attention aux bruits de la circulation. Cela fait partie du monde dans lequel vous vivez. Elle jeta un coup d’œil à Eve. — Je suis si contente que vous restiez une nuit de plus. D’autant que la journée promet d’être magnifique. Le soleil va briller sur le cadeau que vous avez fait à Connors. J’ai pensé vous y emmener un peu plus tôt afin que vous puissiez l’inspecter avant son arrivée. — Les photos que vous m’avez envoyées donnent une bonne idée de l’ensemble, mais je serai ravie de le voir de mes propres yeux. Merci pour tout, Sinead. — Vous n’imaginez pas ce que cela signifie pour nous. C’est plus qu’un cadeau d’anniversaire, Eve. Beaucoup, beaucoup plus. Elle sortit une assiette du four, y disposa les œufs frits, une part de pommes de terre sautées et une demi-tomate. — Et voici du pain complet frais de ce matin ! annonça-t-elle en plaçant le tout devant Eve. — Ça sent divinement bon. Avec un sourire, Sinead remplit la tasse d’Eve, puis alla chercher son thé. Elle s’assit et attendit qu’Eve ait goûté. — Excellent ! s’exclama cette dernière. Pourtant, en matière de petit-déjeuner, je suis pourrie gâtée. — Tant mieux. J’aime m’occuper des gens, les nourrir. Je pense avoir un don pour cela. — En effet. — Nous devrions tous avoir la chance de faire ce que nous aimons, ce pour quoi nous avons du talent. Votre métier vous épanouit. — Oui. — Je ne me vois pas à votre place, pas plus que vous à la mienne, sans doute. Pourtant, nous voici toutes deux autour de cette table. Le destin est étrange, et s’est montré généreux pour nous. Je tiens à vous remercier d’avoir pris sur vos précieux jours de vacances pour passer un peu de temps avec nous. — Je me régale et ce café est délicieux. Je n’ai pas l’impression de me sacrifier, assura Eve. Sinead se pencha vers elle et lui effleura la main. — Vous avez le pouvoir sur un homme puissant. L’amour qu’il éprouve pour vous vous donne ce pouvoir, bien que je vous soupçonne parfois de vous disputer comme chien et chat. — Plus que parfois. — Il est ici avec nous, probablement occupé à conduire un tracteur plutôt que de boire du champagne en lézardant sur une terrasse dans une île exotique. Grâce à vous. Parce que vous avez compris combien cette relation lui était indispensable et à quel point il souhaitait la partager avec vous. — Vous lui avez offert quelque chose dont il ignorait qu’il en avait besoin ou le désir. Si tel n’était pas le cas, nous ne serions pas ensemble ce matin. — Il ne se passe pas une journée sans que je pense à ma sœur. Sinead détourna brièvement la tête. — Jumelles, reprit-elle. C’est un lien particulier, d’une intimité inexplicable. Désormais, par le biais de Connors, je retrouve une part d’elle qu’il ne m’était jamais venu à l’esprit de réclamer, et je représente sa mère désormais. Mon cœur est à lui, comme le vôtre. Je veux que nous soyons amies vous et moi. Je veux espérer que vous nous rendrez de nouveau visite ou que nous irons vous voir. Que cette amitié grandira et se renforcera – et pas uniquement à cause de l’homme que nous aimons toutes les deux. Eve demeura silencieuse, s’efforçant de remettre de l’ordre dans ses pensées. — D’autres lui en auraient voulu, murmura-t-elle. — Il était si jeune. Eve secoua la tête. — Dans mon univers, les gens insultent, blessent, mutilent, tuent pour toutes sortes de raisons illogiques. Son père a assassiné votre sœur. Patrick Connors s’est servi d’elle, il a abusé d’elle, il l’a trahie, et pour finir, il l’a supprimée – il vous l’a arrachée. Certaines personnes considéreraient Connors comme la seule chose qui reste de cette perte douloureuse, voire sa cause. Quand il a découvert la vérité, il s’est aussitôt mis à votre recherche. Vous ne l’avez pas rejeté, vous ne l’avez ni sermonné ni sanctionné. Vous l’avez accueilli à bras ouverts et vous l’avez réconforté… Je ne me lie pas facilement d’amitié. Je suis trop maladroite. Mais rien que pour cela, je vous apprécie. J’en déduis donc qu’à nous deux, nous avons de quoi bâtir une belle complicité. — Il a de la chance de vous avoir. — Absolument ! décréta Eve avant de dévorer ses pommes sautées. Sinead se mit à rire. — Elle vous aurait adorée. Siobhan. Ma sœur. — Vraiment ? — Oh, oui ! Elle avait un faible pour les gens brillants et audacieux. Sinead changea de position, puis enchaîna un ton plus bas : — Et maintenant que nous sommes entre nous, racontez-moi tous les détails sordides de votre dernière affaire. Les éléments que les médias n’évoquent jamais. Peu avant midi, Eve se tenait au milieu du petit parc, les mains sur les hanches, et examinait l’équipement. Elle n’y connaissait rien en matière de jardins d’enfants, mais celui-ci lui paraissait réussi. Autour des jeux à grimper, des balançoires et autres tunnels, s’étendaient des plates-bandes fleuries et des bosquets d’arbrisseaux au feuillage vert tendre. Un cerisier – une version plus jeune de celui que Sinead avait planté sur sa ferme en mémoire de sa sœur – se dressait près d’un petit pavillon. Des bancs étaient disposés çà et là pour accueillir les parents pendant que leur progéniture se défoulait. Une jolie fontaine gargouillait près d’une maison miniature dont la terrasse couverte abritait de véritables meubles de jardin à échelle réduite. Un peu plus loin se trouvait un terrain de football avec des gradins, une sorte de hutte pour servir des boissons et un bâtiment plus vaste où les joueurs pourraient s’habiller. Des allées cheminaient ici ou là, même si quelques-unes ne menaient nulle part pour le moment. Les travaux n’étaient pas encore tout à fait terminés, mais Sinead avait déjà accompli des miracles. — C’est superbe ! déclara Eve. Sinead poussa un profond soupir. — J’avais tellement peur que cela ne corresponde pas à vos attentes. — Je n’aurais pas fait mieux. Eve s’approcha des balançoires et s’immobilisa : elle avait la sensation de marcher sur une éponge. — C’est un tapis de sécurité, expliqua Sinead. Pour protéger les enfants des chutes. — Épatant ! Ce parc est… ludique. Il est joli et parfaitement conçu, mais surtout, il est ludique. — Nous y avons amené les plus jeunes pour tester les jeux et je peux vous assurer qu’ils se sont amusés comme des fous. Sinead effectua un lent tour sur elle-même. — Au village, on ne parle que de ça. C’est merveilleux. — S’il n’est pas content, je lui botterai les fesses. — Je vous aiderai. Ah ! Les voilà ! annonça Sinead en apercevant la camionnette. Je vais m’éloigner avec les miens pour que vous puissiez offrir votre cadeau à Connors dans l’intimité. — Merci. Eve n’était jamais à l’aise lorsqu’il s’agissait d’offrir ou de recevoir un cadeau. Cette fois, elle craignait en plus d’avoir commis une erreur monumentale. Sur le moment (au mois de novembre, pendant la visite de Sinead à New York), l’idée lui avait paru lumineuse, mais au fil du temps les complications s’étaient multipliées et, aujourd’hui, elle s’interrogeait sur le bien-fondé de son initiative. Les cadeaux, les anniversaires, la famille… elle manquait d’expérience en ces domaines. Elle regarda Connors se diriger vers elle, grand et élancé en jean et bottes, les manches de sa chemise roulées au-dessus des coudes, les cheveux attachés en mode « travail ». Deux ans déjà qu’ils étaient mariés. Pourtant, dès qu’elle le voyait, son cœur se mettait à chanter. — Alors ? lança-t-elle. Tu abandonnes tout pour devenir agriculteur ? — Non, bien que cela m’ait distrait pendant quelques heures. Ils ont des chevaux, figure-toi. Connors s’arrêta devant elle et l’embrassa. — Tu pourrais monter, suggéra-t-il en effleurant son menton d’une caresse. Cela te plairait sans doute davantage que ta dernière équipée en pleine holobataille. Eve se rappela la rapidité et la puissance du cheval virtuel. Connors n’avait peut-être pas tort. Mais pour l’heure, elle avait d’autres projets. — Ils sont plus gros que les vaches, mais ils ont l’air moins bizarres, observa-t-elle. — Mouais… Il scruta les alentours et les nerfs d’Eve se hérissèrent. — Encore un pique-nique ? L’endroit est idéal. — Il te plaît ? — C’est charmant… Tu veux que je te pousse sur la balançoire ? — Peut-être. — Nous n’en avons guère profité dans notre enfance, n’est-ce pas ? murmura-t-il en lui prenant la main. J’ignorais l’existence de ce parc. Un endroit agréable, à la fois près du village et suffisamment éloigné pour donner l’impression de partir à l’aventure. Les arbres sont jeunes et les travaux encore en cours, ajouta-t-il en remarquant la pelleteuse sous une bâche. — En effet. Elle le guida aussi subtilement que possible jusqu’à la fontaine. — Vu le temps, je suis étonné que ce ne soit pas plein d’enfants. — Il n’est pas encore officiellement ouvert. — Nous avons tout l’espace pour nous ? Sean aimera sans doute venir y jouer. — Possible… Elle avait pensé qu’il s’attarderait devant la fontaine. Elle aurait dû deviner qu’il s’intéresserait davantage au matériel et spéculerait sur ce qui restait à faire. — Alors voilà, commença-t-elle, il y a quelque chose que… — Mmm ? — Seigneur ! Frustrée, elle le poussa vers la plaque sur la fontaine. À la mémoire de Siobhan Brody. Offerte par son fils. Comme il ne disait rien, elle fourra les mains dans ses poches. — Eh bien, euh… bon anniversaire avec quelques jours d’avance. Il la dévisagea longuement de son regard si bleu. — Eve… — L’idée m’est venue quand les Irlandais nous ont envahis, à l’automne dernier, et je l’ai soumise à Sinead. Elle s’est occupée de tout. Mon rôle a essentiellement consisté à envoyer de l’argent. Ton argent, en fait, puisque c’est celui que tu as transféré sur mon compte lorsque nous nous sommes mariés. Aussi… — Eve, répéta-t-il avant de l’attirer dans ses bras, le visage pressé contre ses cheveux. Elle l’entendit inspirer profondément, puis expirer tandis qu’il resserrait son étreinte. — Ça te plaît ? Pendant quelques instants, il demeura silencieux, se contentant de lui caresser le dos. — Tu es une femme extraordinaire, murmura-t-il d’une voix rauque d’émotion. Que tu aies imaginé ce projet, que tu l’aies mené à bien… — Sinead et les autres ont fait tout le boulot. Je n’ai… Il secoua la tête, l’embrassa. Longuement, langoureusement. — Je ne sais comment te remercier. Tu n’imagines pas ce que cela signifie pour moi, ni même pour toi. Je suis à court de mots. A ghra. Tu me sidères, acheva-t-il en portant les mains d’Eve à ses lèvres. — Ça te plaît ? répéta-t-elle. Il prit son visage entre ses paumes, déposa un baiser sur son front. Puis il la regarda droit dans les yeux et s’exprima dans sa langue maternelle. — Pardon ? fit-elle. Il lui sourit. — J’ai dit : « Tu es le battement de mon cœur, le souffle de mon corps, la lumière de mon âme. » Profondément touchée, elle lui saisit les poignets. — Même quand je t’énerve ? — Surtout quand tu m’énerves. Il pivota légèrement pour examiner la plaque. — C’est magnifique. Simple et magnifique. — Tu es un garçon simple. Comme elle l’avait espéré, il se mit à rire. — Grâce à la famille, je découvre ma mère. Elle aurait apprécié ce parc. Un endroit sécurisé où les enfants peuvent jouer. Où les familles peuvent se réunir. Où les adolescents peuvent s’asseoir sur la pelouse pour étudier leurs leçons ou écouter de la musique. Et ce terrain de foot… — Forcément, vu qu’ici ils ne connaissent rien au base-ball. Dommage pour eux. — Si nous appelions les autres ? — Volontiers. Dès qu’il eut le feu vert, Sean se rua vers le terrain de jeux et entreprit immédiatement de gravir les échelles, et de se suspendre aux barres tel un singe couvert de taches de rousseur. Eve en conclut qu’il approuvait. Peu après, Sinead et d’autres membres du clan vinrent s’installer autour des tables de pique-nique après en avoir chassé les chiens. Quand Sinead alla s’asseoir sur le rebord de la fontaine, Connors la rejoignit. Elle lui prit la main et ils restèrent un moment silencieux. — Je suis heureuse de savoir que mes petits-enfants et tous ceux qui suivront pourront venir ici. Je trouve rassurant que quelque chose de durable et de généreux puisse émerger du malheur. Ta femme connaît ton cœur et cela fait de toi un homme riche. — C’est vrai. Tu as consacré beaucoup de temps à ce projet. — J’en avais devant moi, et c’était un cadeau pour moi aussi. Pour mes frères, pour nous tous. Notre mère a pleuré quand je lui ai soumis l’idée d’Eve. Des larmes de bonheur. Nous avons tous tant souffert pour Siobhan. Ton épouse a surmonté la mort et la douleur. Ces tragédies sont en elle et l’ont rendue sensible. Elle a un don, une vision qui ne vient pas du regard mais du cœur. — Elle dirait que c’est l’instinct, l’entraînement, l’intuition de flic. — Au fond, peu importe… Ah ! s’exclama-t-elle tout à coup en se levant. Voilà un copain venu jouer avec toi ! Perplexe, Connors regarda autour de lui. Puis sourit. — Brian ! Venu exprès de Dublin ! — J’ai pensé que tu serais heureux d’avoir un ami d’enfance auprès de toi en cette journée très particulière. Allez ! Dépêche-toi avant qu’il ne t’enlève ta femme ! Le visage fendu d’un large sourire, Brian Kelly étreignit Eve avec enthousiasme. — Ah, lieutenant ! s’écria-t-il en l’embrassant sur la bouche. Quand vous en aurez assez de Connors, je serai là. — C’est toujours agréable de se sentir soutenu, railla ce dernier en s’approchant. Brian ricana et posa le bras sur les épaules d’Eve. — Je n’hésiterais pas à me battre contre toi pour l’avoir, assura-t-il. — Qui pourrait t’en vouloir ? Brian libéra Eve pour gratifier Connors du même traitement : une étreinte fougueuse et un baiser sur la bouche. — Content de te voir, Brian. — Ta tante a eu la gentillesse de m’inviter. Ma foi, ce parc est une réussite ! Eve baissa la tête tandis que Sean la tirait par la manche. — Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. — Les chiens sont partis dans les bois, par là. — D’accord. — Ils ne reviennent pas quand je les appelle. Et ils aboient. — Et alors ? Le gosse leva les yeux au ciel. — Tu es inspecteur de police, non ? Je n’ai pas le droit de m’éloigner tout seul. Il faut que tu viennes avec moi. — Vraiment ? — Mais oui ! Ils ont peut-être trouvé quelque chose. Un trésor ou… — Ou un écureuil. Il la fixa d’un air sombre. — On ne le saura pas si on n’y va pas. Brian intervint : — Je me dégourdirais volontiers les jambes après la route. Et découvrir un trésor ne me déplairait pas. Sean lui adressa un sourire enchanté. — Oui, mais il faut qu’elle vienne aussi. Elle sera le chef puisqu’elle est lieutenant. — Entendu. Connors ? Tu nous accompagnes ? — Je vous montre le chemin ! cria l’enfant en piquant un sprint. — Viens, lieutenant, fit Connors en prenant la main de sa femme. Tu es le chef. Comment vont les affaires au pub, Brian ? — Du pareil au même. Je sers à boire, j’écoute les ragots et les doléances des clients. Désormais, je mène une vie tranquille et respectable. — Comment dit-on « tu parles ! » en irlandais ? s’enquit Eve. — Voyons, lieutenant, je me suis amendé depuis que ce gars-là m’a sauvé du caniveau dans ma jeunesse, se défendit Brian. Rendez-vous à Dublin, vous le constaterez par vous-même. Vous pourrez boire à volonté. Sean faisait des allées et venues en les suppliant de se dépêcher. À présent, Eve entendait les chiens aboyer avec insistance. — Qu’est-ce que c’est que cette manie de s’échapper pour renifler des trucs, pisser dessus ou les pourchasser ? grommela-t-elle. — Un rien les distrait, commenta Brian. Lorsqu’ils atteignirent la lisière du bois, Eve dut se résoudre à s’y frayer un chemin – un supplice, selon elle. Les branches tordues prenaient des formes étranges. — Attention aux fées ! prévint Brian en riant. Mon Dieu, ça fait des siècles que je n’ai pas mis les pieds dans une forêt. Connors, tu te rappelles le jour où nous avons détroussé ces Allemands dans un hôtel ? On a dû se cacher pendant deux jours au fin fond du bois de Wexford en attendant que le calme revienne. — Hé ! Je suis là ! lui rappela Eve. Moi, le flic. — Tu te souviens de cette fille ? enchaîna Brian, imperturbable. Ah ! Quelle beauté ! J’ai eu beau tenter de la charmer, elle n’avait d’yeux que pour toi. — Je répète, je suis là. Mariée avec Connors. — C’était il y a bien longtemps, très loin d’ici. — Tu as perdu la moitié de ta part aux dés avant qu’on s’en sorte, rétorqua Connors. — En effet, mais qu’est-ce que je me suis amusé. Eve s’immobilisa. — Où est le gosse ? — Devant, la rassura Connors. Il vit son aventure. Ils l’entendirent crier au loin : — Vous voilà enfin, bande d’idiots ! — Il a repéré les chiens. — Tant mieux, il n’a qu’à les ramener, grogna Eve en scrutant les alentours. Cet endroit est sinistre ou c’est mon imagination ? — C’est ton imagination, ma chérie, assura Connors. Tiens, voilà Sean qui revient, ajouta-t-il en percevant un bruit de pas précipités. L’enfant surgit, ses taches de rousseur contrastant violemment avec la pâleur de son visage, les yeux écarquillés. — Venez ! — L’un des chiens est blessé ? s’enquit Connors. Sean secoua la tête et agrippa le bras d’Eve. — Vite ! Il faut que tu voies ça. — Quoi ? — Elle. Les chiens l’ont trouvée… S’il te plaît ! Elle est atrocement morte. Eve s’apprêtait à riposter vertement, mais une lueur dans le regard de Sean l’en empêcha. Son instinct lui soufflait qu’il ne faisait pas semblant. — Montre-moi. — C’est sûrement un animal, dit Brian. Mais Eve suivit Sean le long du sentier, à travers les buissons et par-dessus des rochers couverts de mousse jusqu’à l’endroit où les chiens étaient à présent assis, tremblant de tous leurs membres. — Là. Sean pointa le doigt, mais Eve avait déjà vu. Le corps gisait à plat ventre, un escarpin à talon posé de travers sur le pied droit. Le visage, meurtri, était tourné vers elle. Les yeux vitreux qui fixaient le vide étaient d’un vert aussi pâle que la lumière. Sean avait raison. Elle était atrocement morte. — Non ! lâcha-t-elle en le retenant fermement tandis qu’il faisait mine de s’avancer. Tu es assez près comme ça. Éloigne les chiens. Ils ont déjà souillé la scène. Machinalement, elle voulut brancher le micro qu’elle n’avait pas accroché au revers de sa veste. Du coup, elle s’efforça de mémoriser les moindres détails. — J’ignore qui prévenir, marmotta-t-elle. — Je m’en charge, répondit Connors, qui les avaient rejoints, en sortant son communicateur de sa poche. Brian, tu veux bien ramener Sean et les chiens au parc ? — Non, je reste, décréta Sean, les poings crispés. C’est moi qui l’ai trouvée, je dois rester près d’elle. Quelqu’un l’a tuée et l’a abandonnée toute seule. Je l’ai trouvée, c’est à moi de m’occuper d’elle maintenant. Avant que Connors puisse objecter, Eve pivota vers l’enfant. Elle aurait dû l’expédier auprès des autres, mais son expression lui fit changer d’avis. — Si tu restes, il faudra m’obéir au doigt et à l’œil. — C’est toi le chef. — Exact. Du moins jusqu’à l’arrivée des autorités locales. — Tu l’as touchée ? Ne mens pas, c’est important. — Non. Je te le jure. J’ai vu les chiens et j’ai couru. Puis je l’ai vue et j’ai essayé de crier, mais… Il s’empourpra. — … aucun son n’est sorti de ma bouche. J’ai ordonné aux chiens de s’écarter et de rester assis. — Tu as bien fait. Tu la connais ? Il secoua la tête et demanda : — Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? — Tu as déjà sécurisé la scène. On la surveille en attendant la police. — C’est toi, la police. — Je ne suis pas autorisée à exercer mon métier ici. — Pourquoi ? — Parce que ce n’est pas New York. À quelle distance sommes-nous de la route ? — Elle est un peu plus loin par-là, expliqua-t-il en tendant le bras. Elle passe juste devant mon école. On a déjà pris ce raccourci, avec mes cousins plus âgés, quand ils installaient le terrain de jeux. — Qui d’autre passe par ici ? — Je n’en sais rien. Tous ceux qui en ont envie. — C’est bon, j’ai prévenu, annonça Connors. — Sean, rends-moi un service, fit Eve. Tu vas te rendre avec Connors jusqu’à cette fameuse route. Je reste auprès d’elle, précisa-t-elle avant qu’il ait le temps de protester. Je veux savoir combien de temps il faut pour l’atteindre. — C’est un indice ? — Possible. Dès qu’ils eurent disparu, elle grommela : — Merde. — Elle est jeune, fit remarquer Brian. — Une vingtaine d’années. Environ un mètre soixante-sept, cinquante-cinq kilos. Sexe féminin, métissée, blonde à mèches rouges et bleues, yeux marron, tatouages sur l’intérieur de la cheville gauche – un oisillon – et à l’arrière de l’épaule droite – un soleil. Piercings aux sourcils et au nez, multiples piercings aux oreilles. C’est une citadine. Elle porte encore des anneaux et des bagues sur trois doigts. — Ma foi, je n’avais pas remarqué tout ça, mais maintenant… Comment est-elle morte ? — Probablement étranglée après avoir été tabassée. Elle est habillée mais il se pourrait qu’elle ait subi une agression sexuelle. — Pauvre gosse. Quelle fin tragique après une si courte vie. Eve ne dit rien, mais songea qu’un meurtre était toujours tragique, quel que soit l’âge de la victime. Elle se retourna en entendant Connors et Sean revenir. — On n’est qu’à deux minutes de la route et le chemin est bien dégagé, annonça Connors. Les lampadaires doivent s’allumer à la tombée de la nuit et nous sommes tout près de l’école. Il marqua une pause, puis : — Si tu le souhaites, je peux t’improviser un kit de terrain. L’envie la démangeait. — Ce n’est pas mon secteur, ce n’est pas mon affaire. — On l’a trouvée, argua Sean. — Ce qui fait de nous des témoins. Elle perçut un bruissement, et un flic en uniforme apparut. Jeune, constata-t-elle en retenant un soupir. Aussi jeune que la morte, et les joues roses d’un innocent. — Je suis l’officier Leary, se présenta-t-il. Vous avez signalé un problème ? Qu’est-ce que… Il se tut en découvrant le cadavre. Eve le saisit par le bras et le poussa de côté. — Du cran, Leary ! Vous avez un macchabée. Ce n’est pas le moment de maculer la scène du crime. — Pardon ? — Si vous gerbez sur la victime, vous polluerez la scène. Où est votre supérieur ? — Je… euh… le sergent Duffy est en vacances avec sa famille à Ballybunion. Ils sont partis pas plus tard que ce matin. Qui êtes-vous ? Le flic yankee de la police de New York ? Le flic de Connors ? — Je suis le lieutenant Dallas du département de police de New York. Mettez en marche votre putain de magnéto, Leary. — Oui. Pardon. Je n’ai jamais… Nous ne… Je ne sais plus très bien où j’en suis. — Vous vous apprêtez à prendre les dépositions de plusieurs témoins et à sécuriser cette scène. Ensuite, vous appellerez la personne du coin qui enquête sur les homicides. — Il n’y en a pas – enfin, pas par ici. Je vais devoir contacter le sergent. Ce genre de crime ne se produit jamais chez nous… Pouvez-vous m’aider ? ajouta-t-il en la dévisageant d’un air suppliant. Je ne voudrais pas commettre d’erreurs. — Les noms. Vous avez le mien. Lui, c’est Connors. Lui, c’est Brian Kelly, un ami de Dublin. Et lui, c’est Sean Lannigan. — Oui, je connais Sean. Alors ? Que s’est-il passé ? — Je l’ai trouvée, déclara Sean. — Tu tiens le coup, fiston ? — Sean, explique à l’officier ce que tu sais, ce que tu as fait, intervint Eve. — Eh ben, on était tous là-bas dans le parc et les chiens se sont échappés. Ils ne voulaient pas revenir et ils aboyaient comme des malades. Alors j’ai demandé à ma cousine lieutenant de venir avec moi les chercher. On est entrés dans le bois et j’ai couru devant. Et là, je l’ai vue, la morte, et je suis reparti prévenir notre flic. — Excellent, fiston. Leary sollicita Eve du regard. — Nous n’avons pas bougé d’ici depuis, dit-elle. Connors et Sean ont effectué l’aller-retour jusqu’à la route. Comme vous pouvez le constater d’après les empreintes, les chiens ont piétiné le terrain. Vous remarquerez aussi des empreintes de chaussures qui pourraient appartenir au salaud qui l’a déposée là puisque aucun d’entre nous ne s’est approché. — Des empreintes de chaussures. Oui. Je vois. Très bien. J’avoue ne pas la reconnaître. — Elle n’est pas d’ici, décréta Eve en s’efforçant de masquer son impatience. C’est une citadine. Tatouages, piercings, vernis à ongles de couleur vive sur les mains et les pieds. Quant à l’escarpin… elle n’est pas arrivée ici à pied. Il s’agit d’un lieu de dépôt. — Vous voulez dire qu’elle n’a pas été tuée ici. — Aucun signe de lutte. Pas d’hématomes sur les poignets ni sur les chevilles, elle n’a donc pas été ligotée. En général, quand on se fait cribler de coups de poing et étrangler, on se débat. Vous devez faire votre rapport, prévenir votre médecin légiste et la police scientifique. Vous devez l’identifier et déterminer l’heure du décès. Les animaux ne l’ont pas encore attaquée, elle n’est pas là depuis très longtemps. L’agent opina de nouveau, puis extirpa une tablette électronique d’identification de sa poche. — J’ai cet appareil, mais je ne m’en suis encore jamais servi. Eve lui expliqua la marche à suivre. — Elle s’appelle Holly Curlow. Elle habite – habitait – à Limerick. Eve se pencha pour lire les données. Vingt-deux ans, célibataire, serveuse dans un bar, quelques arrestations pour possession de substances illicites. Parents proches, une mère domiciliée à Newmarket-on-Fergus. D’où sortaient-ils des noms pareils ? — Je… euh… il faut que j’aille chercher le reste du matériel et… je vais tâcher de joindre le sergent. Ça ne vous ennuie pas de rester ici ? Pour veiller sur la scène. C’est une sale affaire et je veux lui rendre justice. — Je ne bougerai pas. Vous vous en sortez bien. — Merci. Je reviens dès que possible. Eve pivota vers Sean. — Tout va bien maintenant. Elle n’est plus seule. Je veux que tu retournes au parc avec Brian. Prenez les chiens. — Elle a un prénom. Holly. Je ne l’oublierai pas. — Tu as pris sa défense. C’est la règle numéro un pour un bon flic. Il esquissa un sourire. — Allez, les chiens ! — Je veille sur lui, promit Brian. Il posa la main sur l’épaule de l’enfant et ils s’éloignèrent. — Il y a des méchants partout, marmonna Eve. — Dure leçon pour un gamin de cet âge. — C’est dur quel que soit l’âge. Comme tant de fois auparavant, elle s’empara de la main de Connors et contempla la morte. 3 Un cadavre, un flic débutant et aucune autorité légitime, Eve était au comble de la frustration. Leary faisait de son mieux, elle en avait conscience, mais il se débattait en terrain inconnu. Lorsqu’il confia à Dallas qu’il n’avait jamais vu un mort hormis sa grand-mère lors de la veillée funéraire, elle se demanda si elle devait le gratifier d’une tape sur la tête ou d’un coup de pied dans le derrière. — Ils envoient une équipe de Limerick, annonça-t-il en se balançant d’un pied sur l’autre tandis que le généraliste qui servait de médecin légiste examinait le corps. Mon sergent reviendra s’il le faut, mais pour l’heure, c’est à moi de… continuer. — Entendu. — Vous pourriez peut-être me donner un coup de main ? risqua-t-il. Eve n’avait pas besoin du médecin légiste pour connaître la cause du décès : la disposition des hématomes autour de la gorge suffisait. Strangulation manuelle. Son instinct penchait pour une dispute violente, un crime impulsif, un maquillage désespéré. Mais il était trop tôt pour conclure quoi que ce soit ; elle manquait de données. — Demandez au médecin légiste son avis. Heure et cause du décès. Ce dernier, doté d’une crinière d’un blanc de neige et d’un regard que l’on aurait pu qualifier de pétillant en d’autres circonstances, releva la tête. — Elle a été salement tabassée. Frappée au visage d’abord, puis étranglée. Elle a des résidus de peau et de sang sous les ongles, j’en déduis donc qu’elle a tenté de se débattre. Elle est morte juste après 2 heures ce matin, paix à son âme. Pas ici, ajouta-t-il. Je vais l’emmener, bien sûr, quand vous serez prêts, pour procéder à une autopsie. — Demandez-lui s’il penche pour la thèse de l’homicide, fit Eve. — Sans aucun doute. Quelqu’un l’a amenée et abandonnée ici après avoir commis le crime, mademoiselle. — Lieutenant, répliqua machinalement Eve. — Euh… si elle l’a griffé, ça doit se voir, non ? bredouilla Leary. Elle a dû viser le visage ou les mains, vous ne croyez pas ? Il en porte donc les marques. « Ça y est, il embarque, nota Eve. Il essaie d’imaginer le scénario. » — Et le fait qu’il l’ait transportée jusqu’ici sans même essayer de l’enterrer, continua-t-il, n’est-ce pas la preuve d’une certaine panique ? — Je ne suis pas policier, Jimmy, mais cela me paraît assez logique. Qu’en pensez-vous, lieutenant ? s’enquit le médecin. — Même une tombe peu profonde lui aurait permis de gagner du temps, d’autant que la terre est molle. D’après les données, elle est domiciliée à Limerick, mais c’est à des kilomètres d’ici. La panique et la stupidité ont certainement joué un rôle dans cette affaire, mais de là à affirmer que le tueur a accompli un tel trajet avec une morte… Leary fronça les sourcils. — Donc… ils étaient près d’ici quand il l’a tuée. — Selon moi, il y a de fortes chances pour que ce soit le cas. Je vous conseille de lancer un calcul de probabilités. Elle est vêtue pour une soirée chic. Il vous faut essayer de découvrir où elle s’est rendue et avec qui. Montrez sa photo aux uns et aux autres, au cas où quelqu’un la connaîtrait ou l’aurait remarquée. Une fois que vous aurez prévenu la famille, renseignez-vous sur ses petits amis. — Prévenir la famille… Leary blêmit. — C’est à moi de le faire ? Je dois annoncer cette nouvelle à sa mère ? — Pour l’instant, vous êtes l’officiel chargé de l’enquête. Le labo va analyser la peau et le sang sous ses ongles. En fonction des résultats, vous obtiendrez peut-être une identité grâce à la banque d’ADN. Elle hésita, puis haussa les épaules avant d’ajouter : — Écoutez, celui qui a fait ça n’est pas une lumière, et vu le travail bâclé, c’était probablement son premier meurtre. Votre légiste va vérifier si elle a été ou non abusée sexuellement, mais elle est habillée, ses sous-vêtements sont en place. Je ne pense donc pas qu’il l’ait violée. Vous avez tous les éléments : ses coordonnées au travail, à la maison, où elle suivait ses études. Recoupez les informations. Soit elle, soit le tueur avait un lien quelconque avec cet endroit. — Tulla ? — Tulla ou ses environs, une ville vraisemblablement à une heure de route d’ici. Établissez les probabilités, reliez les données, exploitez-les à fond. Les résidus sous ses ongles désigneront peut-être votre coupable, mais tant que vous ne l’aurez pas identifié, tant que vous n’aurez pas un suspect à interroger, vous devrez vous creuser les méninges. — Sa mère habite à Newmarket-on-Fergus, autrement dit tout près d’ici. — Commencez par-là, suggéra Eve. — Aller chez sa mère et lui dire… Leary jeta un coup d’œil au corps. — Vous avez l’habitude. — Oui. — Comment dois-je m’y prendre ? Quel est le meilleur moyen ? — Ne tournez pas autour du pot. Faites-vous accompagner par un psychologue ou peut-être un prêtre, conseilla-t-elle, se rappelant où elle était. Vous arrivez, vous dites ce que vous avez à dire, histoire d’en finir au plus vite parce que de toute façon, en voyant débarquer un flic et un prêtre, elle redoutera le pire. Vous vous présentez – votre nom, votre grade, votre division. Vous êtes désolé de devoir l’informer que sa fille, Holly Curlow, a été assassinée. Leary hocha la tête. — Comme ça ? — Il n’existe pas de solution miracle. Faites-la parler le plus possible, mais de votre côté, arrangez-vous pour en dire le moins possible. Quand a-t-elle vu Holly pour la dernière fois ? Quand lui a-t-elle parlé ? Avait-elle un petit ami ? Qui fréquentait-elle ? Que faisait-elle ? Faites preuve de discrétion et de sensibilité. — Que Dieu me vienne en aide ! murmura-t-il. — Appuyez-vous sur le prêtre ou le psychologue, proposez-lui de contacter un proche susceptible de venir la soutenir. Elle voudra certainement savoir comment sa fille est morte. Vous lui répondrez que l’équipe chargée de l’enquête fera de son mieux pour démasquer le coupable. C’est le seul réconfort que vous puissiez lui offrir. Votre boulot, c’est d’obtenir des informations. — Je me demande si vous ne pourriez pas… — Non, je ne peux pas vous accompagner, coupa-t-elle. On ne pourra pas me reprocher ce que je fais en ce moment même parce que je suis un témoin mais aussi un flic. Officieusement, cela fait peut-être de moi un expert consultant. Mais il m’est impossible de lancer l’enquête, de prévenir ou d’interroger les proches. Ce serait un manquement à la déontologie. Elle fourra les mains dans ses poches. — Si vous le souhaitez, vous pourrez me consulter lorsque vous aurez avancé. Je pourrai peut-être vous proposer des angles à envisager. Mais rien de plus. — Vous en avez déjà fait beaucoup pour moi. — Vous avez mes coordonnées. Je pars pour l’Italie demain. — Ah ! Il parut accablé. — Si les résidus sous les ongles parlent, Leary, vous aurez un suspect avant la tombée de la nuit. Quant à moi, il faut que j’y aille… Vous saurez lui rendre justice, conclut-elle en jetant un ultime regard à la victime. — Je l’espère. Merci. Eve regagna le parc, vaguement apeurée à l’idée de traverser le bois. Ce n’étaient pas les assassins ou les maniaques qu’elle craignait, mais les bestioles et ces fées à la noix auxquelles elle ne croyait même pas. Elle sortit son communicateur pour appeler Connors, qu’elle avait renvoyé un peu plus tôt rejoindre les autres. — Te voilà ! s’exclama-t-il dès que son visage apparut à l’écran. — J’arrive. Je n’ai plus rien à faire ici. — Difficile ? — À plus d’un égard. Le flic est OK. Il manque de confiance en lui mais il est loin d’être bête. Elle a des résidus de sang et de peau sous les ongles. Si le coupable est dans la banque de données, ils l’identifieront rapidement. Leary doit prévenir la mère. Avec un peu de chance, elle lui fournira un ou deux noms. D’après moi, ça sent l’improvisation à plein nez – un acte impulsif, commis par un individu stupide qui a ensuite cédé à la panique. Il cherchera peut-être à s’enfuir, mais on le rattrapera vite. C’est un bleu, comme Leary. Tout en marchant, elle scrutait les alentours, au cas où un quadrupède à fourrure surgirait. — Une équipe de la ville où elle était domiciliée devrait arriver, poursuivit-elle. Je suppose qu’ils vont commencer par frapper aux portes, histoire de la cerner. — Quelles sont tes impressions ? — Jeune, peut-être un peu fofolle. Le médecin légiste a découvert d’autres tatouages au cours de son examen. D’autres piercings. Le slip était sexy mais il était en place, je réfute donc la thèse du viol. Toutefois, je suis prête à parier que c’est l’origine du crime. Elle a quitté la soirée avec un malade, ou bien elle a flirté avec quelqu’un et son copain n’a pas apprécié. Dispute, gifle, égratignures, coups de poing, passion et furie, il l’étrangle dans un élan de colère ou tout simplement pour la faire taire – et il la tue avant de se ressaisir. Panique. Il n’en croit pas ses yeux. Réflexe de défense. Il doit se débarrasser du corps, s’enfuir. Rentrer à la maison et se cacher. — Tu as lancé un calcul de probabilités ? — Possible, murmura-t-elle en ébauchant un sourire. Pour passer le temps. Cette affaire a gâché la journée. — Pour Holly Curlow en tout cas. — Tu as raison. Si tu viens me chercher, on pourra faire ce que l’on est censés faire pendant le temps qu’il nous reste. — Volontiers. Elle émergea du bois quelques secondes plus tard et l’aperçut, non sans soulagement, assis sur le rebord de la fontaine. — Tu as fait vite, ricana-t-elle dans son communicateur. — Je n’avais aucune raison de lambiner. — Qu’est-ce que lambiner, exactement ? Plus qu’une pause ? Moins que la procrastination ? Il sourit. — Un juste milieu. Elle rangea son appareil dans sa poche. — Les gens devraient pouvoir lambiner lorsqu’ils sont en vacances, déclara-t-elle. — Je suis d’accord. Il lui prit la main et la tira vers lui. — Ce lieu est idéal pour lambiner, observa-t-il. — Cette affaire n’a pas tout gâché ? — Non. Il la fit asseoir à côté de lui, drapa un bras sur ses épaules et l’embrassa sur la tempe. — Qui sait mieux que nous que la mort survient même dans les lieux les plus agréables ? Tu regrettes de ne pas pouvoir l’aider. — Impossible. C’est la victime de Leary. D’un point de vue technique, ajouta-t-elle tandis qu’il l’embrassait de nouveau. — Sache qu’elle a eu de la chance que tu sois là. Et si cela ne suffit pas à te consoler, nous pouvons toujours prolonger notre séjour. Une partie d’elle-même avait envie d’accepter. Mais la sagesse l’emporta. — Non. Ce n’est pas mon enquête, mais ce sont nos vacances. On rentre à la ferme ? Je boirais bien une bonne bière. Leary contacta Eve à trois reprises, avec des informations et pour solliciter ses conseils. Elle s’efforça de rester discrète, s’éclipsant de la pièce pour prendre les communications. Et elle garda pour elle les mises à jour, ignorant les regards interrogateurs des membres de la famille (dont Sean qui avait négocié le droit de se coucher plus tard) chaque fois qu’elle revenait. Quand la lune se leva, Leary se présenta sur le seuil. — Bonsoir, madame Lannigan. Je suis désolé de vous déranger, mais j’aimerais avoir une petite conversation avec le lieutenant. — Bonsoir, Jimmy. Comment se porte votre mère ? — Très bien, merci. — Voulez-vous une tasse de thé ? — Avec plaisir. — Venez à la cuisine. Sans tourner la tête, elle pointa le doigt sur Sean qui venait de se lever d’un bond. — Assis, fiston ! — Mais Grand-mère, je… — Et pas un mot ! Eve, si vous veniez avec nous ? Jimmy et vous pourrez bavarder tranquillement. Jimmy ôta sa casquette, et suivit Sinead dans la cuisine. Celle-ci prépara du thé, y ajouta une assiette de biscuits, puis tapota l’épaule de Leary d’un geste maternel. — Prenez votre temps. Je vais m’arranger pour que personne ne vous dérange. Leary mit du sucre et du lait dans son thé, le remua, puis en but une longue gorgée. — Je n’ai pas eu le temps de dîner, expliqua-t-il en s’emparant d’un gâteau. Ses traits étaient tirés, il paraissait plus âgé tout à coup. — En général, le meurtre l’emporte sur la nourriture, commenta Eve. — Je l’ai découvert à mes dépens. Nous l’avons, lâcha-t-il avec une sorte de soupir, presque un rire surpris. Nous avons arrêté le meurtrier de Holly Curlow. Je tenais à vous l’annoncer personnellement. — Un petit ami ? Il acquiesça. — Du moins celui qui était persuadé d’être son prince charmant et qu’elle avait décidé de larguer. Ils assistaient à une fête à Ennis, hier soir. Ils se sont chamaillés. Il s’agissait, si j’ai bien compris, d’une sorte de réunion organisée pour elle par des camarades de la région. Ils se fréquentaient – le type s’appelle Kevin Donahue – depuis quelques mois. Lui prenait cette relation beaucoup plus au sérieux qu’elle. Je me suis rendu à Limerick dès que nous avons obtenu les résultats de l’analyse d’ADN. Ils l’avaient déjà serré. Elle lui avait griffé les joues… À partir de là, tout s’est enclenché. On m’a invité à assister à l’interrogatoire, mais ça n’a pas été long. Au bout de trois minutes, il pleurait comme un bébé et crachait le morceau. Il poussa un soupir. Eve ne dit rien, ne posa aucune question. — Ils se sont disputés de nouveau dans la voiture, reprit Leary. Elle lui a dit qu’elle en avait assez de lui et qu’il pouvait la ramener chez sa mère ou la laisser descendre là où ils se trouvaient. Ils avaient bu tous les deux, ce qui n’a sans doute rien arrangé. Apparemment, il s’est garé et la querelle a dégénéré. C’est devenu physique. Il l’a giflée, elle l’a griffé, et soudain, il a craqué. Il lui a flanqué des coups de poing, elle s’est mise à hurler. Il prétend ne pas se souvenir d’avoir mis les mains autour de sa gorge, et c’est peut-être vrai. Mais lorsqu’il s’est ressaisi, elle était morte. Leary secoua la tête, l’air profondément triste. — Il a expliqué qu’il avait tenté de la ranimer, puis qu’il avait roulé sans but en priant pour que tout ça ne soit qu’un cauchemar. Finalement, il s’est arrêté à la lisière du bois et l’a transportée jusqu’à l’endroit où elle a été découverte – on a retrouvé l’autre escarpin dans son véhicule. Il a prononcé une prière et il est parti. Il regrette son acte, ajouta Leary avec une pointe d’amertume, signe selon Eve qu’il avait mûri brutalement. Plus d’une fois, il a demandé pardon comme si cela allait tout arranger. Il est désolé d’avoir étranglé cette fille parce qu’elle ne voulait pas de lui. Putain de foutaises ! Il rougit. — Excusez-moi. — Vous avez raison. Bravo, beau boulot. — Si j’ai réussi, c’est grâce à vous, admit-il en la dévisageant. Le plus dur, c’était d’annoncer la nouvelle à la mère. La voir s’effondrer… savoir que je n’y étais pour rien mais que c’était moi qui lui infligeais cette douleur insoutenable… — Vous lui avez rendu justice ainsi qu’à sa fille. Vous avez fait votre métier. — Oui. Je pourrais vivre sans jamais plus avoir à briser le cœur d’une mère. Mais pour le reste… — Vous avez éprouvé un sentiment de satisfaction. — Oui. Est-ce votre cas aussi ? — Si ça ne l’était pas, je ne serais plus capable de frapper à la porte d’une mère. Il demeura silencieux un instant. — Merci pour votre aide, conclut-il en se levant et en tendant la main à Eve. — De rien, murmura-t-elle en la serrant. — Si ça ne vous ennuie pas, je vais sortir par-derrière afin de ne pas déranger la famille. Vous les saluerez pour moi ? — Bien sûr. — Ç’a été un plaisir de vous connaître, lieutenant, en dépit des circonstances. Il disparut et Eve repoussa la tasse de thé à laquelle elle n’avait pas touché. Elle demeura un moment immobile, plongée dans ses pensées. Puis elle alla rejoindre les autres. La musique s’arrêta. Elle s’approcha de Sean, attendit qu’il se lève. — Il s’appelle Kevin Donahue. Ils étaient venus à une fête dans la région et ils se sont disputés. Dans la voiture, la querelle a dégénéré et il l’a tuée dans ce qu’il prétend avoir été, et a sans doute été, un moment de rage. — Juste… juste parce qu’il était fâché contre elle ? — Plus ou moins, oui. Ensuite il a pris peur et il l’a regretté, mais il était trop tard. Trop tard pour dire « je ne voulais pas » ou « je n’aurais pas dû ». C’est un garçon faible, stupide et égoïste, alors il l’a abandonnée dans le bois avant de prendre ses jambes à son cou. Tu l’as retrouvée moins de douze heures après. Grâce à toi, la police a pu le démasquer et l’arrêter. Il sera puni pour son crime. — Ils vont le mettre en cage. — Il y est déjà. — Pour combien de temps ? Seigneur ! Les enfants étaient sans pitié ! — Aucune idée. Parfois cela ne semble pas assez long, mais il faut s’en contenter. — J’espère qu’ils l’ont assommé d’abord. Eve eut du mal à retenir un sourire. — Mon cher, si tu veux devenir flic, il va falloir apprendre à tenir ta langue. Le méchant est en prison. L’affaire est close. Mange un bout de gâteau. — Excellent conseil, approuva Sinead. Aide-moi à couper ce qui ssssssssqssssreste, fiston. Eemon, remets-toi au violon ! Notre Yankee va penser que nous sommes incapables de faire une veillée digne de ce nom. Eve voulut s’asseoir, mais Brian se rua sur elle. — Accordez-moi cette danse, lieutenant. — Je ne danse jamais. — Ce soir, vous ferez exception à la règle. Apparemment, elle y parvint. De même que tous les autres, jusqu’au milieu de la nuit, quand ses jambes se dérobèrent sous elle de fatigue. Le coq la réveilla à l’aube. Ils se dirent au revoir après le petit-déjeuner. Ces au revoir consistaient en une multitude d’accolades et d’embrassades. Quant à Brian, il la souleva de terre. — Dès que vous en aurez fini avec celui-là, je vous ferai la cour, prévint-il. « Au diable, l’avarice ! » songea-t-elle en lui rendant son baiser. — D’accord, mais il n’a pas encore suffisamment d’heures de vol. Brian s’esclaffa et se tourna vers Connors. — Sacré veinard ! Prends soin de toi. Et d’elle. — Je ferai de mon mieux. — Je vous accompagne jusqu’à la voiture, annonça Sinead en glissant son bras sous celui de Connors. Vous allez nous manquer, tous les deux. — Venez passer les fêtes de Thanksgiving avec nous, proposa Connors. — Oh… — Nous serions enchantés de vous recevoir comme l’année dernière. Je peux m’en occuper. — Je sais, et ce serait avec plaisir, avoua-t-elle. Elle s’écarta et l’embrassa d’abord sur une joue. — De la part de ta maman. Puis sur l’autre. — De ma part. Et de notre part à tous, conclut-elle en lui effleurant les lèvres. Elle répéta cette bénédiction avec Eve, le regard embué. — Profitez bien de vos vacances. Et soyez prudents. Elle saisit la main de Connors, prononça quelques mots en irlandais, puis recula en agitant la main. — Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? voulut savoir Eve lorsqu’ils furent dans la voiture. — Voici de l’amour à conserver jusqu’à notre prochaine rencontre où je t’en offrirai encore. Il regarda sa tante dans le rétroviseur jusqu’à ce qu’ils prennent le virage. — Au fond, c’est vrai que tu es un sacré veinard, murmura Eve en allongeant les jambes. Connors sourit, lui adressa un bref regard impudent. — J’en conviens. — Concentre-toi sur la route, Sacré Veinard. Elle s’efforça de ne pas retenir son souffle jusqu’à l’aéroport. 4 C’était bon de se retrouver chez soi, songea Eve tandis qu’elle gagnait le Central en se faufilant dans les embouteillages. Les concerts d’avertisseurs, les slogans des dirigeables publicitaires et les toussotements des maxibus la mettaient d’humeur joyeuse. Les vacances, c’était bien mais rien ne valait New York. La température était aussi harassante qu’une inspection de la répression des fraudes, les vagues de chaleur ondoyant sur le béton et le métal, mais pour rien au monde elle n’échangerait sa ville contre une autre, sur ou hors planète. Elle était reposée, revigorée, prête à travailler. Elle prit l’ascenseur au niveau du garage, reculant au fond de la cabine à mesure que les flics l’envahissaient. Quand elle sentit que le stock d’oxygène commençait à s’épuiser, elle se fraya un chemin vers la sortie pour emprunter les tapis roulants. Ici, elle était dans son élément. Ça sentait le flic, le criminel, l’énervé, le malheureux, le résigné. Les effluves de sueur et de mauvais café se mêlaient pour créer un arôme unique. Elle écouta les jérémiades d’un grand escogriffe menotté que deux uniformes poussaient devant eux. — Putains de flics, putains de flics, putains de flics. Une véritable symphonie aux oreilles d’Eve. Les quittant pour se diriger vers la Criminelle, elle aperçut Jenkinson, l’un de ses hommes, qui examinait les distributeurs d’un air désespéré. — Inspecteur. Il s’illumina littéralement. — Lieutenant ! Content de vous voir. Il semblait avoir dormi tout habillé depuis deux jours. — Vous avez enchaîné les heures sup ? — On a eu un incident en pleine nuit. Reineke et moi. Il arrêta son choix sur ce qui ressemblait à un croissant au fromage à condition d’être malvoyant. — On est en train de clôturer le dossier. La victime est dans un bar de strip-tease, avenue A, en train de reluquer une danseuse. Un connard déclenche la bagarre. La minette est son ex. Il la gifle. Le client s’en mêle. Les vigiles évacuent le connard. Il rentre chez lui, récupère sa batte de base-ball souvenir des Yankees et revient faire le guet. La victime sort, le connard lui saute dessus. Il la tabasse à mort et laisse sa cervelle éparpillée sur le trottoir. — C’est cher payé pour un strip-tease. — Comme vous dites. Le connard est stupide mais visqueux. Jenkinson arracha l’emballage de son croissant minable et mordit dedans avec une expression résignée. — Il laisse la batte sur place et prend ses jambes à son cou. Les témoins se précipitent, on a ses empreintes, son nom, son adresse. Fastoche. Au lieu de nous faciliter la vie et d’aller se réfugier chez lui, il se rend chez l’ex deux heures plus tard. Il lui apporte un putain de bouquet de fleurs arrachées dans une jardinière publique. Les racines sont pleines de terre. — Quelle classe ! murmura Eve. — Oh que oui ! Jenkinson engloutit le reste de son croissant. — Elle refuse de le laisser entrer – elle est plus maligne que lui – et appelle les secours pendant qu’il pleurniche dans le couloir et cogne à sa porte en répandant de la terre partout. On fonce le chercher et qu’est-ce qu’il fait ? Il saute par la putain de fenêtre au bout du corridor. Du quatrième étage. Sans lâcher son fichu bouquet. Il changea de position pour commander un café avec deux faux sucres. — Les dieux doivent veiller sur lui parce qu’il atterrit sur deux drogués en pleine transaction. Le premier est mort, le deuxième en piteux état. Mais ils ont amorti sa chute. Eve secoua la tête, enchantée. — Ça ne s’invente pas. — Ce n’est pas tout, reprit Jenkinson. Il faut le poursuivre. Je descends par l’escalier de secours – et je peux vous assurer que deux drogués écrabouillés, ce n’est pas beau à voir –, Reineke sort par-devant. Il le repère. Le connard traverse les cuisines d’un restaurant asiatique ouvert toute la nuit. Ça crie, ça tombe comme des mouches. Ce salopard jette sur nous tout ce qu’il peut attraper, casseroles, nourriture et Dieu sait quoi d’autre. Reineke glisse sur un truc gluant et s’écroule. Non, franchement, ça ne s’invente pas, lieutenant. Il sourit, but une gorgée de café. — Il file en direction d’un autre bar, mais en voyant débouler ce dingue couvert de sang, le videur lui barre l’entrée. Il est bâti comme un tank – le videur –, le connard rebondit sur lui comme un ballon de basket sur le bord du panier, fait un vol plané et arrive sur moi. Seigneur ! Me voilà couvert de sang et de cervelle de drogués, Reineke me rejoint, et lui est couvert d’un truc gluant. Et le connard se met à crier à la brutalité policière. On a dû se retenir pour ne pas lui en coller une. Bref, souffla Jenkinson en guise de conclusion, on clôture le dossier. Comment s’étonner qu’elle adore New York ? — Bon boulot. Vous voulez que je vous signe un congé ? — Non. On va se prendre deux heures, le temps de faire une petite sieste dès qu’on aura bouclé l’inculpation. Tout ça, pour une paire de nichons ! — L’amour rend fou. — Ah ça oui ! Eve pénétra dans la salle commune, hocha la tête aux « salut ! » des flics qui terminaient leur service de nuit. Elle entra dans son bureau et laissa la porte ouverte. Comme elle s’y attendait, le sergent inspecteur Moynahan avait gardé les lieux immaculés. Tout était exactement comme elle l’avait laissé en partant trois semaines plus tôt, en plus propre – même sa minuscule fenêtre étincelait –, et l’air sentait vaguement le bois qu’elle avait traversé en Irlande. Moins le cadavre. Elle se précipita vers l’autochef pour se commander un café puis, laissant échapper un soupir de satisfaction, s’installa pour lire les rapports arrivés pendant son absence. Le taux de criminalité n’avait pas baissé mais, dans l’ensemble, son département avait bien fonctionné. Elle se plongea dans la paperasse, dossiers ouverts et fermés, requêtes de congés, heures supplémentaires, remboursements. Un bruit étouffé annonça l’arrivée de Peabody en aérobaskets. Eve leva les yeux. — Bienvenue à la maison ! lança sa partenaire. Alors ? Comment c’était ? Génial ? — Très bien. Le visage carré de Peabody était bronzé, et Eve se rappela qu’elle avait pris une semaine de repos avec son petit ami McNab, le génie de la Division de détection électronique. Elle avait attaché ses cheveux en une courte queue-de-cheval et portait une veste chamois sur un pantalon cargo plus foncé. Son débardeur rouge cerise était assorti à ses chaussures. — On dirait que le sergent détective Moynahan a su maintenir le fort, commenta Eve. — Oui. Il est pointilleux, mais travailler avec lui est un plaisir. Il est solide et sait ce qu’il fait. Il évite le travail sur le terrain, mais montre un certain talent à mener la barque. Vous avez eu quoi ? — Une pile de rapports. — Mais non, pour votre anniversaire ! Je suis sûre que Connors vous a gâtée. Allez ! insista-t-elle comme Eve se taisait. Je suis venue plus tôt exprès pour ça. Il nous reste cinq minutes avant d’entamer officiellement notre service. C’était vrai, et le regard de Peabody était si suppliant qu’Eve décida de lui montrer son cadeau. — Ah ! La réaction était parfaite : ahurissement, déception, lutte héroïque pour masquer les deux. — Euh… jolie montre. — Pratique, renchérit Eve en tournant le poignet pour admirer le bracelet sobre, la face argentée. — Je n’en doute pas. — Elle possède quelques fonctions intéressantes, ajouta Eve. — Très jolie, répéta Peabody en sortant le communicateur qui bipait dans sa poche. Accordez-moi une seconde, je… Hé, mais c’est vous ! Bouche bée, Peabody leva vivement la tête. — Elle est munie d’un microcommunicateur, c’est ça ? ajouta-t-elle. Incroyable ! D’habitude, les transmissions sont mauvaises, mais là, c’est impeccable. — C’est un nanocommunicateur. Vous vous rappelez le véhicule que Connors m’a offert, d’apparence si banale ? — Voire moche, s’autorisa Peabody. Mais personne ne le remarque et personne n’imagine à quel point il est sophistiqué… C’est du pareil au même, là ? Dans un machin aussi petit ? — Tous dispositifs de communication, GPS, banques de données… il l’a programmée spécialement pour moi. Je peux même accéder à mes dossiers. Imperméable, incassable, commandes vocales. Elle me donne aussi la température ambiante et, cerise sur le gâteau, l’heure. Eve se garda d’évoquer la deuxième montre, équipée des mêmes particularités technologiques – mais incrustée de diamants. À porter lors des grandes occasions. — C’est vraiment ingénieux ! Comment est-ce que… Eve écarta vivement le bras. — Interdiction de faire joujou. Je ne maîtrise pas moi-même toutes ses fonctions. — Elle est parfaite pour vous. Décidément, Connors est doué. Et en plus, vous êtes allée en Irlande, en Italie, et sur son île personnelle. Que de l’amour et de la détente ! — À peu près. Sauf pour la fille assassinée. — Oui, McNab et moi avons passé un bon mo… Quoi ? Quelle fille assassinée ? — Si je pouvais avoir un autre café, je serais peut-être tentée de vous relater cet événement. Peabody se rua sur l’autochef. Quelques minutes plus tard, elle vidait sa propre tasse en secouant la tête. — Même en vacances, vous avez enquêté sur un homicide. — Non, c’est le flic irlandais qui s’en est chargé. Je n’étais que consultante – rien d’officiel. À présent, ma montre si jolie et si pratique me dit que nous sommes en service. Dégagez ! — Je vais dégager, mais je voulais vous raconter comment McNab et moi avons pris des cours de plongée et… — En quel honneur ? — Je ne sais pas, mais ça m’a beaucoup plu. Et j’ai répondu à des interviews au sujet du livre de Nadine – qui est toujours numéro un au cas où vous ne seriez pas au courant. Si aucune affaire importante ne se présente d’ici là, on pourrait peut-être manger ensemble ? Je vous invite. — Peut-être. J’ai du retard à rattraper. Restée seule, Eve réfléchit. Au fond, déjeuner avec Peabody n’était pas une mauvaise idée. Ce serait une façon de faire le pont entre les vacances et le boulot, le farniente et la routine. Elle n’avait aucun rendez-vous de prévu, aucune enquête en cours. Elle devrait discuter avec ses équipes des affaires courantes et contacter Moynahan, surtout pour le remercier. Hormis cela… Elle parcourut le rapport suivant tout en décrochant son visiophone. — Lieutenant Dallas, Homicide. — Dispatching à Dallas, lieutenant Eve. Tant pis pour le pont. Jamal Houston était mort, coiffé de sa casquette de chauffeur, à bord d’une limousine dorée aussi longue et fine qu’un serpent. Le véhicule était garé sur l’aire de stationnement « courte durée » de l’aéroport de LaGuardia. La flèche de l’arbalète qui transperçait le cou de Jamal étant fichée dans le tableau de commandes du volant, Eve en déduisit que c’était Jamal qui avait garé le véhicule. Ayant enduit ses bottes et ses mains de Seal-It, elle examina la plaie d’entrée du projectile. — Quand bien même on s’en voudrait d’avoir raté son vol, c’est un peu exagéré. — Une arbalète ? s’enquit Peabody en étudiant le corps depuis l’autre côté de la voiture. Vous en êtes sûre ? — Connors en a quelques-unes dans sa collection d’armes. L’une d’entre elles propulse des flèches comme celle-ci. La question est : pourquoi un individu armé d’une arbalète est-il monté à bord de cette limousine ? Elle réfléchit aux données dont elles disposaient déjà. Houston, Jamal, sexe masculin, race noire, quarante-trois ans, copropriétaire de la société de services transports Gold Star. Marié, deux enfants. Casier judiciaire adulte vierge. Un dossier juvénile scellé. Un mètre quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-cinq kilos. Élégant costume noir, chemise blanche, cravate rouge. Chaussures cirées, brillantes comme des miroirs. — D’après l’angle, il semblerait qu’on lui ait tiré dessus depuis le côté droit de la banquette arrière. — L’espace passager est nickel, observa Peabody. Pas le moindre détritus, pas de bagages, pas de gobelets, de verres ou de bouteilles. Tous les alvéoles sont remplis, le tueur et/ou client n’a donc rien emporté. Tout est étincelant, et ces roses blanches dans les petits vases entre les vitres sont véritables. Une sélection de DVD et de CD classés par ordre alphabétique et par genre dans un compartiment, que personne ne semble avoir touchée. Trois carafes contenant des alcools variés, un réfrigérateur plein de boissons fraîches, un autochef compact. D’après le registre, il a été rempli aux alentours de 16 heures et n’a pas été utilisé depuis. — Le passager ne devait pas avoir soif. Il n’avait pas davantage envie de manger, d’écouter de la musique, de lire ou de visionner un film. Nous demanderons aux techniciens de passer l’ensemble au peigne fin. Eve fit le tour du véhicule, se glissa près du corps. — Une alliance, une montre de luxe, une broche en forme d’étoile sertie d’un diamant, un piercing en or à l’oreille. Elle inséra la main sous le cadavre, extirpa un portefeuille. — Des cartes de crédit, cent cinquante dollars en espèces, petites coupures. Le mobile n’est pas le vol. Elle tenta d’accéder à l’ordinateur de bord. — Il faut un mot de passe. Elle eut plus de chance avec le visiophone sur lequel elle put écouter la toute dernière transmission de la victime informant son standardiste qu’il était bien arrivé à LaGuardia avec son client pour la collecte et que ledit standardiste pouvait rentrer chez lui. — Il venait chercher un deuxième passager, marmonna Eve. Il était passé prendre le premier, il attendait le second, dont l’avion était à l’heure d’après cette communication. Il se gare, mais avant de pouvoir descendre pour ouvrir la portière du passager numéro un, il prend une flèche dans le cou. La fin de la conversation et l’heure du décès ne sont séparées que de quelques minutes. — Pourquoi avoir engagé un chauffeur, puis l’avoir descendu une fois arrivé à l’aéroport ? — Ce ne devrait pas être trop compliqué de découvrir qui a commandé la course et quel était le point de ramassage. Un seul projectile, poursuivit Eve. Sans foin mais avec beaucoup de tintouin. Ajoutez à cela une arme que l’on pourrait qualifier d’exotique. De la poche de la victime, elle sortit son communicateur, une tablette électronique, un paquet de bonbons à la menthe, un mouchoir. — Je lis ici qu’il devait se rendre devant l’immeuble Chrysler à 22 h 20. AS à LTC. Que des initiales. Pas de nom complet, pas de commentaire. Ce n’est qu’un pense-bête. Voyons si nous pouvons dénicher un témoin – ce dont je doute fort –, et appelons les scientifiques. Nous allons commencer par nous renseigner auprès du siège de la société. Gold Star était basée à Astoria. Sur le trajet, Peabody résuma l’essentiel de son histoire à Dallas. Houston et son associé, Michael Chin, avaient démarré l’affaire quatorze ans plus tôt avec une seule limousine d’occasion. Le bureau était installé chez Houston, son épouse servant à la fois de standardiste, de secrétaire et de comptable. En moins de quinze ans, ils avaient acquis une flotte de douze véhicules – que des limousines dorées, luxueuses, d’un confort irréprochable. Leurs efforts leur avaient valu une note de cinq diamants depuis près d’une décennie. Ils employaient huit chauffeurs et une équipe de six employés administratifs. Mamie Houston continuait à s’occuper de la comptabilité, la femme de Chin (ils s’étaient mariés cinq ans auparavant) était chef mécanicien. Le fils et la fille de Houston travaillaient à temps partiel dans la société. Lorsque Eve ralentit devant l’immeuble moderne et son gigantesque garage, un homme d’une quarantaine d’années en costume arrosait un long bac de fleurs devant la vitrine. Il s’interrompit et se tourna vers les deux femmes avec un sourire affable. — Bonjour. — Nous cherchons Michael Chin. — Vous l’avez trouvé. Entrez, je vous en prie. Il fait si chaud dehors ! À peine 9 heures du matin, et déjà, on étouffe. Une bouffée d’air frais et un parfum fleuri les accueillirent. Un ordinateur ultrasophistiqué et un bouquet trônaient sur un comptoir. Des brochures étaient disposées en éventail sur une table basse. Deux chaises godet l’entouraient tandis qu’un canapé doré et deux autres fauteuils plus classiques formaient un coin conférence. — Puis-je vous offrir une boisson fraîche ? — Non, merci. Monsieur Chin, je suis le lieutenant Dallas et voici l’inspecteur Peabody. Nous appartenons au département de police de New York. — Ah ! Son sourire demeura aimable, mais il paraissait perplexe. — Quel est le problème ? — J’ai le regret de vous informer que votre associé, Jamal Houston, a été retrouvé mort ce matin. Son regard devint vide, comme si on avait appuyé sur un interrupteur. — Je vous demande pardon ? — On l’a découvert dans l’un des véhicules de votre société. — Un accident, marmonna-t-il en reculant contre l’un des sièges. Un accident ? Jamal a eu un accident ? — Non, monsieur Chin. Nous pensons que M. Houston a été assassiné aux alentours de 22 h 25 hier soir. — Mais non, non. Ah ! Je vois ! Je vois, c’est une erreur. J’ai parlé avec Jamal peu avant. Quelques minutes avant. Il était à l’aéroport de LaGuardia avec un client. Ils passaient prendre l’épouse de ce dernier. — Il n’y a pas d’erreur. Nous avons identifié M. Houston. Il était dans la limousine garée sur un parking de LaGuardia, tôt ce matin. — Attendez ! Chin vacilla, dut s’agripper au dossier. — Vous dites que Jamal est mort ? Assassiné ? Mais comment ? Comment ? Pourquoi ? — Monsieur Chin, vous devriez vous asseoir, conseilla Peabody en s’approchant pour l’aider. Voulez-vous un verre d’eau ? Il secoua la tête vigoureusement tandis que ses yeux, d’un vert éclatant sous une frange de cils noirs, s’emplissaient de larmes. — Quelqu’un a tué Jamal. Mon Dieu ! Mon Dieu ! On a voulu lui voler la voiture ? C’est cela ? En cas de car jacking, la règle est de coopérer. C’est la politique de l’entreprise. Aucun véhicule ne vaut une vie. Jamal… — Je sais que c’est un choc, commença Eve, et que c’est difficile pour vous, mais nous avons des questions à vous poser. — Nous devions dîner ensemble aujourd’hui. Tous ensemble. Un barbecue. — Vous étiez ici hier soir. C’est vous qui teniez le standard ? — Oui. Non. Mon Dieu ! Il pressa les paumes sur ses paupières. — J’étais chez moi. Je tenais le standard depuis la maison. Il avait cette course tardive, vous comprenez ? Il l’a acceptée parce que Kimmy avait dû travailler deux nuits de suite et que West avait un engagement aux aurores ce matin. Quant à Peter, c’était l’anniversaire de son fils et… Enfin, peu importe. Nous avons joué à pile ou face, le gagnant choisissait entre le standard et la course. Jamal a opté pour la course. — Quand a-t-elle été commandée ? — Dans l’après-midi. — Qui était le client ? — Je… je vais me renseigner. Je ne m’en souviens pas. Je suis incapable de réfléchir. Il baissa la tête, la releva brusquement. — Mamie, les enfants. Seigneur ! Il faut que j’y aille. Il faut que je passe prendre ma femme, que nous allions voir Mamie. — Bientôt. Pour l’heure, le mieux que vous puissiez faire pour aider Jamal, c’est de nous fournir des informations. Nous pensons que son passager l’a tué ou qu’au moins il connaissait celui qui l’a fait. Qui était dans la limousine, monsieur Chin ? — Une seconde. Il se leva et se dirigea vers le comptoir. — Ça n’a aucun sens. C’était un nouveau client. Il voulait faire une surprise à sa femme en l’accueillant avec panache à l’aéroport avant de l’emmener souper. Je me rappelle au moins cela. Tenez, voici… Augustus Sweet. Le rendez-vous de départ était devant l’immeuble Chrysler. Il devait travailler tard et voulait partir directement de son bureau. J’ai ses coordonnées bancaires. Nous les prenons toujours à l’avance. Tout est là. — Pouvez-vous m’en faire une copie ? — Oui, oui. Mais il allait chercher sa femme à l’aéroport. Certes, il a requis notre meilleur chauffeur, mais il ne connaissait même pas Jamal. Je ne comprends pas. Ç’aurait pu être moi, au volant. Ç’aurait pu être n’importe lequel d’entre nous… « Pile ou face », songea Eve. Il s’effondra quand Eve l’autorisa à prévenir son épouse. Il sanglota dans ses bras. Elle le dominait d’une dizaine de centimètres, elle avait les cheveux roux et était enceinte jusqu’aux yeux. Eve vit les larmes rouler sur ses joues, mais elle tint le coup. — Nous allons vous accompagner, décréta-t-elle. Mamie ne doit pas apprendre cette tragique nouvelle de la bouche d’une étrangère. Je regrette, mais c’est ce que vous êtes. Elle a besoin d’être entourée de sa famille. Nous sommes sa famille. — Entendu, acquiesça Eve. Pouvez-vous nous préciser quand vous avez vu M. Houston ou parlé avec lui pour la dernière fois ? — Hier vers 17 heures, il me semble. J’étais allée chez Mamie récupérer Tige, notre fils. Sa baby-sitter avait demandé une journée de congé. Jamal est arrivé alors que nous repartions. Il avait cette course dans la soirée, mais en attendant, il voulait se reposer chez lui. Et avant que vous me posiez la question, Michael est rentré aux alentours de 18 h 30 et nous avons dîné avec notre fils. Michael l’a baigné et couché juste avant 20 heures, car j’étais fatiguée. Il a tenu le standard depuis la maison. Il est venu se coucher vers 23 heures. Je le sais parce que je ne dormais pas. J’étais épuisée, mais pas le bébé, expliqua-t-elle en se frottant le ventre. Je ne me rappelle pas l’heure exacte. Eve leur posa encore quelques questions de routine, mais les contours d’une image commençaient à se dessiner dans son esprit. Les Houston possédaient une vaste et belle demeure dans les faubourgs avec de grandes fenêtres, une pelouse parfaitement entretenue et un jardin qui rappelait à Eve ceux qu’elle avait pu admirer en Irlande. Coiffée d’un chapeau à large bord, Mamie Houston était occupée à cueillir des fleurs à longues tiges qu’elle déposait dans un panier à fond plat. Elle pivota, esquissa un sourire, agita la main. Puis son sourire se figea et sa main retomba le long de son corps. « Elle pressent le drame, devina Eve. Elle se demande pourquoi ses amis, ses associés, déboulent ici avec deux inconnues ». Elle lâcha son panier. Les fleurs se répandirent dans l’herbe tandis qu’elle se mettait à courir. — Que se passe-t-il ? — Mamie, articula Michael d’une voix brisée. C’est Jamal. — Il a eu un accident ? Qui êtes-vous ? lança-t-elle à Eve. Que s’est-il passé ? — Madame Houston, je suis le lieutenant Dallas, de la police de New York. Kimmy Chin s’avança vers Mamie et lui entoura les épaules du bras. — J’ai le regret de vous informer que votre mari a été tué hier soir. — C’est impossible. Il est allé courir ou s’entraîner à la salle de gym. Je… Elle tapota les poches de son pantalon. — Je n’ai pas mon communicateur sur moi. Je l’oublie toujours quand je sors jardiner. Michael, utilise le tien, veux-tu ? Il fait son footing. — Il est revenu à la maison ? fit ce dernier. — Évidemment, rétorqua-t-elle avant de se mordre la lèvre. Je… — Madame Houston, si nous entrions ? suggéra Eve. Mamie s’énerva. — Je ne veux pas entrer. Je veux joindre mon mari. — Quand lui avez-vous parlé pour la dernière fois ? — Je… Hier soir avant qu’il parte travailler, mais… — Vous ne vous êtes pas inquiétée en ne le voyant pas rentrer ? — Il est forcément rentré. Il m’avait prévenue qu’il rentrerait tard, que ce n’était pas la peine de l’attendre. Je me suis couchée. Et lui s’est levé tôt, voilà tout. Pour courir ou se rendre à la salle de gym. Nous en avons une ici, mais il préfère voir du monde. Kimmy, tu sais comme il est. — Je sais, ma chérie, je sais. Allez, viens. Une fois à l’intérieur, Kimmy s’installa près d’elle dans le séjour inondé de soleil. Mamie fixa Eve, le regard vitreux. — Je ne comprends pas. — Nous faisons de notre mieux pour découvrir la vérité. Vous pouvez nous aider. Savez-vous si quelqu’un voulait du mal à votre mari ? — Non. C’est un homme bon. Dis-le-lui, Kimmy. — Très bon, murmura cette dernière. — Pas de soucis avec ses employés ? — Non. Nous avons tenu à conserver une petite structure. Élitiste. Ce… c’était tout l’intérêt de l’entreprise. — Avait-il des problèmes ? — Non. Aucun. — Des difficultés financières ? — Non. Nous menons une existence agréable grâce à notre société. Nous aimons nos métiers – c’est pourquoi il continue à conduire, et moi, à tenir les comptes. Il a toujours rêvé d’être son propre patron et notre projet est une réussite. Il est fier de ce que nous avons construit. Nos deux enfants suivent des études universitaires mais nous avions prévu cette dépense et… Les enfants ! Que vais-je leur dire ? — Où sont-ils, madame Houston ? — Benji suit des cours d’été. Il veut devenir avocat. Il nous représentera. Léa passe quelques jours au bord de la mer avec des amis. Que vais-je leur dire ? Mon Dieu, comment leur annoncer une pareille nouvelle ? fit-elle d’une voix brisée avant de se détourner pour pleurer sur l’épaule de Kimmy. Eve insista encore un peu, mais pour l’heure Mamie était toute à sa douleur. Ressortir dans la chaleur suffocante fut un soulagement. — Nous allons vérifier les comptes de la compagnie, et nous renseigner sur l’associé, son épouse et le reste des employés. Il faudra aussi faire un saut à la salle de gym, histoire de confirmer les habitudes matinales de la victime. — J’ai déjà commencé mes recherches, annonça Peabody. Je n’ai pas l’impression qu’ils soient impliqués. Ils semblent former une vraie famille. — Nous avons récemment résolu une affaire dans laquelle tout le monde était ami et associé de la victime. — Oui, soupira Peabody. De quoi devenir cynique. — Vous avez quelque chose sur cet Augustus Sweet ? — Oui. Vice-président senior, sécurité interne des produits pharmaceutiques Dudley & Fils. Siège situé dans l’immeuble Chrysler. — Allons lui rendre une petite visite. 5 Dudley & Fils se déployait sur cinq des étages les plus convoités du prestigieux édifice, et ses salons d’attente étaient décorés dans un style qu’Eve aurait volontiers qualifié de « classieux urbain extrême ». Les six réceptionnistes derrière les comptoirs en métal et verre devaient penser à serrer les genoux du matin au soir tandis que le mur chromé derrière elles scintillait de reflets et ondoyait sous l’effet de la lumière en provenance d’une multitude de fenêtres. D’étranges sculptures en verre pendaient du plafond au-dessus d’un sol noir. Les visiteurs pouvaient patienter sur de longs bancs recouverts de coussins ergonomiques noirs en regardant les écrans vanter les innovations autoproclamées et l’histoire de la société. Eve choisit une hôtesse qui avait l’air de s’ennuyer ferme et posa son insigne sur le comptoir en verre. — Augustus Sweet. — Votre nom, je vous prie ? Eve posa l’index sur l’insigne. — Un instant. Elle tapota sur un écran dissimulé. — M. Sweet est en réunion jusqu’à 14 heures. Si vous voulez prendre rendez-vous, je… Eve tapota de nouveau son insigne. — Le voilà, mon rendez-vous. Il va falloir interrompre M. Sweet et lui annoncer que les flics ont débarqué. Ah ! Une petite précision ! Si vous m’envoyez une assistante ou un autre sous-fifre me demander l’objet de ma visite, je le prendrai mal et vous en subirez les conséquences. — Inutile de vous énerver. Eve la gratifia d’un sourire. — Vous ne m’avez pas encore vue énervée. Prévenez Sweet et nous pourrons toutes deux nous concentrer sur notre boulot. L’hôtesse prévint Sweet. Il lui fallut presque dix minutes, mais il finit par franchir une paire de portes en verre. Il portait un costume sombre, une cravate foncée et une expression tout sauf marrante. Il avait un visage carré et dur, et des cheveux gris étain. Son regard d’un bleu vif soutint celui d’Eve tandis qu’il se dirigeait vers elle. — J’espère que c’est important. — Je le crois, mais il est vrai que le meurtre figure en haut de ma liste. Elle en avait dit juste assez pour capter son attention. Sweet serra les mâchoires, l’invita à le suivre d’un geste brusque, et repartit en sens inverse. Eve et Peabody lui emboîtèrent le pas le long d’un large couloir qui s’ouvrait sur un salon d’accueil secondaire. Il passa devant des bureaux au pas de charge, jusqu’à une pièce d’angle meublé d’un imposant bureau qui faisait face à la ville. Il ferma la porte et croisa les bras. — Pièces d’identité. Eve et Peabody sortirent leur insigne. Il effectua une vérification à l’aide d’un scanner de poche. — Lieutenant Dallas. Je connais votre réputation. — Tant mieux pour vous. — Qui a été assassiné ? — Jamal Houston. — Ce nom ne me dit rien. Cette fois, il sortit un communicateur. — Mitchell, cherchez-moi toutes informations concernant un certain Houston, Jamal. Il ne travaille pas dans mon service, ajouta Sweet à l’intention d’Eve. Je connais les noms de tous mes employés. — En effet. Il est le copropriétaire d’une entreprise de transport en limousine, à laquelle vous vous êtes adressé hier pour un trajet jusqu’à l’aéroport. — Je n’ai réservé aucune voiture hier. J’ai utilisé un véhicule de fonction. — Pour quoi faire ? — Pour m’emmener à un dîner d’affaires et me ramener ensuite. L’Intermezzo, 20 heures, une table pour six. Je suis parti d’ici à 19 h 30 et arrivé au restaurant à 19 h 53. J’ai quitté l’établissement à 22 h 46 et j’ai atteint mon domicile à 23 heures. Je n’ai pas mis les pieds à LaGuardia hier soir. — Vous ne deviez pas passer y chercher votre épouse ? Il eut un sourire amer. — Mon épouse et moi sommes séparés depuis quatre mois. Pour rien au monde je ne serais allé l’accueillir à l’aéroport. Du reste, je crois savoir qu’elle est en vacances dans le Maine. Vous vous trompez d’individu. — Possible. Votre nom, vos coordonnées et votre carte bancaire ont servi pour la réservation. Le client avait donné rendez-vous au chauffeur devant cet immeuble. Pour le faire réagir, elle brandit le disque que lui avait confié Chin. Il écarquilla les yeux et reprit son communicateur. — Mitchell, annulez toutes mes cartes de crédit, lancez une recherche sur mes comptes et prévoyez des remplacements provisoires sécurisés. Vite ! gronda-t-il. Je veux que Gorem examine tous mes appareils électroniques et que Lyle exécute une analyse à tous les niveaux. Sur-le-champ ! — Qui peut accéder à vos données ? s’enquit Eve dès qu’il eut raccroché. — J’œuvre dans le domaine de la sécurité. Personne n’aurait dû pouvoir les obtenir. C’est une carte de la société. Par quel moyen a-t-on fait la réservation ? — Visiophone. — Je vais demander que l’on inspecte tous ceux de ce service. — La Division de détection électronique effectuera un contrôle de son côté, y compris de vos appareils personnels. Au grand étonnement d’Eve, il réussit à serrer davantage les mâchoires. — Il vous faut un mandat. — Aucun problème. — De quoi s’agit-il ? Je dois prendre des mesures immédiatement. — Il s’agit d’un meurtre, monsieur Sweet, qui pourrait avoir un lien avec votre souci de sécurité, mais prend le pas sur le reste. Le corps du chauffeur a été retrouvé tôt ce matin dans sa voiture, à LaGuardia. — Il a été tué par quelqu’un qui a utilisé mon nom, mes coordonnées. — Selon toute apparence, oui. — Je vais vous fournir le nom de toutes les personnes présentes à notre réunion d’hier soir. Chacune d’entre elles pourra vous confirmer ma présence à ce repas. Je n’utilise les véhicules et les chauffeurs de fonction que par précaution. Je ne connais pas ce Jamal Houston et n’apprécie guère que l’on profite de moi de cette manière. Pas plus que de laisser la police renifler autour de mes appareils électroniques personnels. — À mon avis, Jamal est encore plus contrarié. — Je ne le connais pas. — Votre secrétaire, quelques membres de votre personnel doivent disposer de certains renseignements et du code d’accès au compte correspondant à cette carte. — Ils sont une poignée, oui, mais ils ont les autorisations nécessaires. — Je veux leurs noms. Eve divisa les interrogatoires entre Peabody et elle, et commença par Mitchell Sykes, l’assistant de M. Sweet. Il avait trente-quatre ans, une allure lisse et efficace, et un costume style FBI. — J’organise l’emploi du temps de M. Sweet. Il avait un accent prétentieux du genre « je suis compétent et cultivé » et gardait les mains croisées sur son genou gauche. — J’ai confirmé la réservation du restaurant et prévu le transport de M. Sweet pour l’aller et le retour. — Quand ? — Il y a deux jours, et j’ai assuré le suivi hier après-midi. M. Sweet a quitté son bureau à 19 h 30. Moi, à 19 h 38. C’est enregistré. — Je n’en doute pas. Vous vous servez parfois de la carte bancaire de M. Sweet ? — Bien entendu. — En quelles occasions ? — Pour toutes les dépenses relatives à la société, et sur ordre de M. Sweet. Toutes les transactions sont répertoriées et scannées. Si je m’en sers personnellement, la dépense doit être justifiée par un bon de commande ou une requête signée signalant mon code. — A-t-elle été utilisée hier soir ? — J’ai vérifié comme me l’a demandé M. Sweet. Je n’ai rien relevé d’anormal. En cas de retrait, celui-ci serait apparu automatiquement, mais dans la mesure où ce n’était qu’une réservation, il n’y a rien. Le code de sécurité du compte est modifié tous les trois jours, là encore, automatiquement. Sans le bon code, même une réservation serait rejetée. — Donc, quelqu’un a le code. Vous, par exemple ? — Oui. En tant que secrétaire personnel de M. Sweet, j’ai une autorisation de niveau 8. C’est le maximum à moins d’être directeur. — Où étiez-vous hier entre 21 et minuit ? Il fit la moue. — Comme je vous l’ai dit, je suis parti d’ici à 19 h 38 – vous pouvez vérifier. Je suis rentré chez moi à pied. J’habite à un bloc vers le nord et deux blocs trois quarts vers l’est. Je suis arrivé aux environs de 19 h 50. Ma compagne est en voyage d’affaires. Nous nous sommes parlé par visiophone entre 20 h 05 et 20 h 17. J’ai dîné et passé le reste de la soirée dans mon appartement. — Seul. — Oui. Je n’imaginais pas que la police viendrait m’interroger ce matin, je n’avais donc aucune raison d’élaborer un alibi qui tienne la route. Vous allez devoir vous contenter de ma parole, ajouta-t-il en la toisant. Eve ébaucha un sourire. — Ah oui ? Depuis combien de temps travaillez-vous ici ? — Je suis employé chez Dudley & Fils depuis huit ans. Cela fait trois ans que je suis l’assistant de M. Sweet. — Vous n’avez jamais utilisé les services de Gold Star ? — Jamais. Je ne connais pas davantage ce malheureux M. Houston. Ce qui me tracasse, c’est l’utilisation frauduleuse des coordonnées de M. Sweet. Ce service fournit à la société ce qu’il existe de mieux en matière de sécurité d’entreprise. — Vous croyez ? N’est-ce pas curieux, dans ce cas, qu’un incident mineur tel qu’une – supposée – usurpation d’identité ait pu se produire ? C’était mesquin de sa part, mais elle éprouva une certaine satisfaction à le voir s’empourprer. Une fois ses entretiens achevés, elle appela Peabody et toutes deux redescendirent au rez-de-chaussée. — Les deux que j’ai interrogés, le chef de la sécurité et le comptable de Sweet, ont coopéré, expliqua sa partenaire une fois dans la voiture. L’alibi du comptable – la fête d’anniversaire de sa mère, douze convives, à son domicile avec son épouse entre 20 heures et 23 heures – tient debout. L’autre est plus douteux. Il est marié, mais sa femme est sortie avec des amis alors que lui est resté regarder un match de base-ball à la télévision. Elle n’est revenue qu’aux alentours de minuit. Il possède un dispositif qui consigne les entrées et les sorties, mais vu qu’il est du métier, il a très bien pu le trafiquer. Seulement voilà, c’est un ex-militaire, décoré, irréprochable, marié depuis quatorze ans, un enfant actuellement en colonie de vacances. Il travaille pour Dudley & Fils depuis une douzaine d’années. Il me paraît droit dans ses bottes. — Son cursus militaire ? — Armée de terre, communications et sécurité. Eve déboîta. — L’assistant n’a pas d’alibi, et c’est un snobinard. Il louchait à force de me regarder de haut. Crime d’arrogance, si vous voulez mon avis. Ce type est un crétin méprisant. Sweet aussi. — L’un des deux a-t-il pu être assez bête pour se servir du nom et des données de Sweet ? — À moins qu’ils ne soient assez intelligents pour le faire justement parce que ça paraît stupide ? suggéra Eve. Cela demande réflexion. Allons voir Jamal. Elle ne s’attendait pas à des surprises à la morgue, mais c’était un détour obligé. Du reste, les séances avec Morris, le médecin légiste en chef, servaient souvent à confirmer ses théories de base ou à lui en suggérer de nouvelles. Il était en plein travail, une cape de protection sur son costume. La couleur de ce dernier – bleu nuit plutôt que noir – était la preuve qu’il entrait dans une nouvelle phase de deuil après l’assassinat de sa compagne. Pour la première fois depuis le printemps, il y avait ajouté une touche de couleur sous forme d’une cravate rouge vif. Ses cheveux étaient tressés avec un cordon du même rouge, dégageant son superbe visage. Il écoutait de la musique, nota-t-elle. Encore un bon signe. Une voix féminine, grave et envoûtante, s’élevait dans l’air frais et stérile, telle une brise douce et parfumée. Les yeux noirs de Morris rencontrèrent ceux d’Eve. — Alors, ces vacances ? — Plutôt bonnes. J’ai trouvé un cadavre. — Ils sont partout. Quelqu’un qu’on connaît ? — Non. Une sordide histoire de petit ami largué. Les locaux se sont chargés de l’enquête. — Et vous avez dû vous remettre au boulot à peine rentrée. Peabody, comment allez-vous ? — En pleine forme. J’ai lézardé sur la plage. Pas un macchabée à l’horizon. — Ce sera pour une prochaine fois. Morris reporta son attention sur la table d’autopsie. — Et voici Jamal Houston, un homme qui entretenait sa forme et son apparence. Ses mains sont magnifiques. Ses radios montrent plusieurs blessures anciennes. Des fractures. Morris les afficha sur l’écran mural. — L’avant-bras droit, l’épaule… juste là… ce qui semble correspondre à des foulures. Deux côtes cassées. Le poignet gauche aussi. Tous ces incidents ont pu se produire durant l’enfance et l’adolescence alors que ses os étaient encore en formation. — Il a été battu. — Je ne peux que spéculer, mais j’opterais volontiers pour cette hypothèse. Un accident n’aurait pas provoqué une telle lésion à l’épaule. — On saisit le bras, on le tord, on tire, conclut Eve. — Oui. Violemment. Vu son état aujourd’hui, je doute qu’elle ait été soignée correctement. Il devait en souffrir de temps en temps, surtout par temps humide. Bien entendu, rien de tout cela n’a le moindre rapport avec la cause du décès. Mais je suppose que la flèche dans le cou vous avait mise sur la piste. — En effet. — Sinon, il était en pleine forme. La jeune quarantaine, aucune trace de drogue ni d’alcool dans le sang. D’après le contenu de l’estomac, il a dîné hier soir aux alentours de 19 heures. Pâtes de blé complet aux légumes, une sauce blanche légère, de l’eau et un substitut de café. Il a aussi ingéré des bonbons à la menthe. Hormis la plaie fatale, le corps est indemne. — Il ingurgite un repas sain, avale du faux café parce que la nuit va être longue. Il prend une douche, revêt un costume propre, met sa casquette de chauffeur. Il prend son communicateur, sa tablette électronique – d’après l’épouse, il y stocke des bouquins pour pouvoir lire en attendant ses clients. Il gobe ses bonbons à la menthe, embrasse sa femme. Environ quatre-vingt-dix minutes plus tard, il est mort. — L’haleine fraîche, signala Morris. La pointe de la flèche est entrée par ici. Il retourna doucement le corps pour révéler l’impact. — Légèrement à droite du centre, dirigée vers la gauche et le bas lorsqu’elle a transpercé la chair. — Le tueur est assis à l’arrière du côté droit, il tire sous cet angle. La flèche a traversé le cou et s’est fichée dans le panneau de contrôle du volant. — Il fallait le bon angle pour éviter l’appuie-tête, fit remarquer Peabody. — Un seul coup, et parfaitement réussi s’il a touché ce qu’il visait. Eve se remémora le véhicule, le long espace confortable réservé aux passagers, la vitre teintée ouverte sur l’habitacle du chauffeur. — Il faisait sombre, murmura-t-elle. La lumière était allumée mais diffuse. Précaution indispensable sans quoi quelqu’un aurait pu remarquer – malgré les vitres teintées – le type affaissé sur son siège avec une flèche dans le cou. Peut-être disposait-il d’un viseur ou d’une balise de ciblage. On place le petit point rouge là où on le désire, et pan ! Dans le mille ! Elle poussa un soupir. — Bien. C’est tout ce qu’il a à me dire, j’imagine. Sa veuve souhaite le voir, ses enfants aussi, sans doute. — Je m’en occupe dès que je l’aurai recousu. Les rêves de Peabody d’un déjeuner assis s’étant envolés, Eve s’arrêta devant un glissa-gril pour leur acheter des hot dogs au soja et des frites, puis elle mit la voiture en mode automatique de façon à pouvoir manger pendant le trajet jusqu’au laboratoire. — Rares sont les personnes qui possèdent une arbalète, encore plus celles qui savent s’en servir correctement, supputa-t-elle. Il faut un permis de collectionneur pour avoir le droit de détenir une arme comme celle-là, peut-être une autorisation à des fins de tir d’agrément – à condition de l’avoir acquise légalement. Je vois mal quelqu’un s’en procurer une sur le marché noir pour cet usage particulier. Il existe d’autres méthodes nettement plus simples pour tuer. Là, j’ai l’intuition d’un acte de frimeur ou, du moins, d’un prétentieux. — Houston n’était pas forcément la cible, ajouta Peabody. Le meurtrier ne pouvait pas savoir qui serait au volant. S’il avait tenu à ce que ce soit Houston, il l’aurait exigé. Facile de jeter de la poudre aux yeux : « Il paraît que c’est un excellent chauffeur, et blablabla… » — La cible pourrait être l’entreprise. Pourtant, je ne pense pas que ce soit l’œuvre d’un individu dans la place. Au contraire, je pense à un meurtre au hasard, en tout cas à ce stade. D’un autre côté, le lien avec Sweet n’a rien d’aléatoire. — Imaginons que quelqu’un ait décidé de descendre Houston, ou quiconque aurait effectué cette course, dans le seul but de mettre la pression sur Sweet. Le grand manitou de la sécurité d’une société réputée impliqué dans une enquête pour homicide. Il doit expliquer comment on a pu accéder à ses données. Ça la fiche mal, même quand on est innocent, et ça pourrait avoir des conséquences sur sa carrière. — Oui, certaines personnes sont assez tordues ou ambitieuses pour tenter un plan aussi alambiqué. Il faudra vérifier qui pourrait lorgner son poste s’il était viré. Ou qui il a viré ces derniers mois. L’assistant ne me plaît pas du tout. Je doute qu’il ait le cran d’éliminer un être humain, mais il m’est antipathique. Lui aussi, il faudra l’avoir à l’œil. Une visite au laboratoire signifiait une discussion avec Dick Berenski. Il avait beau briller dans son domaine, Eve le trouvait détestable. Il considérait comme un dû une récompense pour toute intervention urgente sur une enquête importante, traitait les femmes qui acceptaient de sortir avec lui (d’après Eve, il devait payer la plupart d’entre elles) comme des quilles de bowling et organisait souvent des orgies dans son bureau en dehors des heures ouvrables. Elle se dirigea vers le long comptoir blanc devant lequel il se déplaçait d’ordinateur à microscope, courbé comme un insecte sur son tabouret à roulettes, sa drôle de tête ressemblant à un œuf luisant recouvert de cheveux noirs épars. Il leva les yeux, lui adressa un sourire qui la fit accélérer. Pour une fois, il avait l’air presque humain. — Yo, Dallas ! Vous m’avez l’air en pleine forme ! Peabody, quoi de neuf ? Son sourire demeura en place et Eve sentit les poils de sa nuque se hérisser. — Le jour même de votre retour, vous avez un cadavre sur les bras. Et pas banal ! On ne voit pas beaucoup d’arbalètes, ici. — D’accord. Parlez-moi de la flèche. — Un modèle haut de gamme. Du carbone avec un cœur et des barbelures en titane. Les deux tiers à l’avant sont plombés pour une meilleure pénétration, le dernier tiers est plus léger. Le tout est recouvert d’un revêtement spécial qui permet d’arracher cette saloperie à ce qu’on a abattu. Cinquante centimètres de long. C’est une « Fire strike », manufacturée par le fabricant d’armes Stelle. Pour s’en procurer, il faut un permis de port d’arbalète et une autorisation d’acquisition – les documents sont systématiquement vérifiés. Prix d’achat, cent dollars par les voies légales. Eve demeura un instant sans voix. Elle était sous le choc. Elle ne l’avait ni menacé, ni injurié, ni soudoyé ; elle n’avait même pas grogné et, d’emblée, il lui avait donné plus d’informations qu’elle n’en obtenait en général au bout d’une heure de réunion. — D’accord… C’est bon à savoir. — Pas d’empreintes, aucune trace sauf celles de la victime. Mais j’ai le numéro de série. Le fabricant les immatricule en cas de malfaçon. Elle a été produite en avril de l’année dernière et importée à New York depuis l’Allemagne. Il n’existe que deux boutiques dans la ville. J’ai les coordonnées. Tout est là-dedans, conclut-il en lui tendant un disque. — Vous avez reçu un coup sur la tête récemment ? — Pardon ? — Laissez tomber. Et le véhicule ? Il a parlé ? — On a les transcriptions des communications et l’enregistrement des courses. On travaille sur le reste. Sacrée bête. L’examen préliminaire n’a révélé aucune empreinte, aucune trace, pas le moindre cheveu en dehors de ceux du chauffeur. C’est la limousine la plus propre que j’aie jamais vue si l’on oublie le sang à l’avant. — D’accord, répondit-elle pour la troisième fois, complètement désemparée. Bon boulot. — C’est notre devise ! lança-t-il avec une allégresse telle qu’elle en eut l’estomac noué. À vous d’arrêter le méchant. — C’est ça. Tandis qu’elles rebroussaient chemin, Eve jeta un coup d’œil à Peabody. — Quelle mouche l’a piqué ? murmura-t-elle. On se serait cru dans Alien ! — Ah, oui, un film terrifiant ! C’est plus ou moins le cas. Il est amoureux. — De quoi ? — De qui, rectifia Peabody en riant. Apparemment, il a rencontré quelqu’un il y a quelques semaines et il est amoureux. Il est heureux. — Il me fiche la chair de poule, oui. Je crois bien que je le préfère quand il est désagréable. Il n’a pas cessé de sourire. — Quand on est heureux, on sourit. — Ce n’est pas naturel. Quoi qu’il en soit, elle disposait désormais d’éléments concrets à partir desquels travailler. De retour au Central, elle s’enferma dans son bureau pour installer son tableau de meurtre et rédiger son rapport préliminaire pendant que Peabody contactait les deux boutiques dans l’espoir de remonter à la source de la flèche. Eve contacta Cher Reo, la substitut du procureur. — Avez-vous passé de bonnes vacances ? s’enquit celle-ci. Eve se résigna : elle devrait répondre à cette question toute la journée. — Excellentes. Dites-moi, je suis sur une affaire. — Déjà ? — Le crime ne s’arrête jamais. La victime a un dossier scellé de délinquance juvénile. J’ai besoin de le desceller. Reo se cala dans son fauteuil, passa la main dans sa chevelure blonde. — Vous croyez que ses erreurs de jeunesse ont un rapport ? — Je l’ignore, c’est pourquoi il faut que je puisse l’étudier. Le type en question est copropriétaire d’une entreprise florissante, mari et père, belle maison dans les faubourgs. Rien à signaler, apparemment, du moins jusqu’ici. Les radios révèlent des blessures anciennes, surtout des fractures. Conséquences de maltraitances ou de bagarres. Le passé revient parfois vous hanter, n’est-ce pas ? — Il paraît, acquiesça Reo. Je lance la requête. — Merci. — Comment est-il mort ? — Arbalète. Reo arrondit ses yeux d’un bleu étincelant. — On ne s’ennuie jamais avec vous. Je vous tiens au courant. Eve commanda un café à l’autochef puis, les pieds sur son bureau, étudia son tableau de meurtre. Quelques instants plus tard, Peabody frappait un coup bref à la porte et entrait. — J’ai une liste d’acheteurs de cette marque particulière de flèches. Deux douzaines dans le monde dont une poignée hors planète. Un seul d’entre eux est domicilié à New York. Une femme. Renseignements pris, elle est clean, mais il faut l’être pour pouvoir obtenir l’autorisation d’achat. — Nous nous pencherons sur son cas. Pourquoi Gold Star ? Une petite société élitiste, une flotte réduite, un personnel limité et, si l’on en croit leur message publicitaire, un service personnalisé de première classe. Haut de gamme, murmura-t-elle. Comme l’arme. Onéreux. On relie ces éléments à Sweet, cadre dirigeant d’une entreprise réputée. S’il n’existe aucune connexion entre Houston ou sa société et Sweet et la sienne, il ne reste qu’un dénominateur commun : tous deux ont réussi et tous deux sont des spécialistes dans leur domaine. — C’est peut-être un hasard. — Si oui, Houston peut être ou ne pas être la première victime, mais il ne sera pas la dernière. Écoutez ses transmissions. Elle donna l’ordre à son ordinateur de les diffuser. — Salut, Michael ! J’arrive sur le lieu du rendez-vous. La circulation n’est pas trop mauvaise, tout compte fait. Je te rappellerai quand le client sera à bord. — Je serai là. — Comment va Kimmy ? — Elle est éreintée. Elle est montée se coucher. J’emporterai le communicateur avec moi quand j’irai jeter un coup d’œil sur elle et le fiston. — D’ici deux semaines, tu seras de nouveau papa. Repose-toi. Je crois que j’aperçois le client. À plus tard ! — Temps écoulé entre cette conversation et la suivante, annonça Eve, trois minutes dix secondes. — C à B, déclarait Jamal d’une voix plus basse, plus brusque. En route pour LaGuardia, zone lignes commerciales pour ramassage, Supreme Air, vol six-deux-quatre en provenance d’Atlanta. Heure estimée d’atterrissage, 22 h 20. — Reçu cinq sur cinq. — Va te coucher, Michael, chuchotait Jamal. Si tu y tiens, garde ton communicateur avec toi. Je te rappellerai si besoin. La course est longue, inutile qu’on soit deux à manquer de sommeil. J’ai un bouquin. Je saurai me distraire pendant que les clients dînent. — Préviens-moi quand tu seras à l’aéroport, j’irai me coucher après. — Entendu. Le client est très excité à l’idée de faire une surprise à sa femme. Il est assis tout au fond avec un grand sourire. Ma main à couper qu’il voudra fermer la vitre intermédiaire avant la fin de la soirée. — Le client est roi, ricanait Michael. — Et pour finir, la dernière communication, intervint Eve. Jamal disait à Michael qu’il était bien arrivé et lui souhaitait une bonne nuit. — Cinq minutes plus tard, il est mort. Sa voix ne trahit aucune inquiétude, aucune tension. Au contraire. Il ne se sent pas menacé par son passager, il est parfaitement détendu. L’assassin n’est pas nerveux, du moins pas si Houston l’a bien cerné, et vu son métier, il a l’habitude des contacts avec les inconnus. Son passager est excité, heureux – il anticipe le meurtre. — Vous avez dit « il » – ce qui exclut Iris Quill, l’acheteuse de flèches. — Elle a pu lui fournir l’arme, jouer le rôle de « l’épouse ». Nous creuserons de ce côté. De toute évidence, Houston n’a pas reconnu le client. Il s’était peut-être déguisé. Ou ce pourrait être quelqu’un qu’il n’a pas vu depuis très longtemps. Mais si c’est un inconnu, ça signifie tout autre chose. — Le hasard, une fois de plus. — Même le hasard a une configuration. À nous de la déchiffrer. Cherchez l’adresse de cette Mme Quill. Je vais lui rendre visite avant de rentrer à la maison. Je travaillerai de chez moi. Lancez une analyse secondaire sur tous ceux qui se sont procuré cette marque de flèches ainsi que sur les propriétaires et employés des deux boutiques. — Seigneur ! — Envoyez-moi la liste, j’en traiterai la moitié. — Youpi ! — Effectuez une recherche standard sur les états bancaires de Mitchell et expédiez-m’en une copie. Tant que vous y êtes, ajoutez ceux de Sweet. Nous verrons si l’argent nous mène quelque part. Iris Quill habitait une maison de ville robuste située dans le quartier de Tribeca. L’extérieur était d’une sobriété exemplaire. Elle n’avait pas pris la peine de décorer la façade de pots de fleurs et de plantes vertes dans un secteur qui en regorgeait. En revanche, elle n’avait pas lésiné sur la sécurité et Eve dut se soumettre aux exigences du détecteur de paume, du scanner, puis à l’ordinateur qui lui réclama son nom, son insigne et l’objet de sa visite. La femme qui lui ouvrit mesurait environ un mètre soixante et pesait aux alentours de quarante-cinq kilos ; elle était coiffée d’un casque de cheveux argent et avait les yeux bleus. Elle portait un short marron qui mettait en valeur des jambes courtes mais musclées, et un débardeur révélant des bras d’une tonicité admirable. Eve jugea qu’elle devait avoir à peu près soixante-quinze ans. — Madame Quill ? — En effet. Que puis-je pour vous, Dallas, lieutenant Eve ? La dernière fois que j’ai tué un ours noir, c’était dans le Grand Nord canadien. — Vous êtes-vous servie d’une arbalète ? — Une Trident 450 à canon long. Elle inclina la tête, et ajouta : — Pourquoi une arbalète ? — Puis-je entrer ? — Certainement. J’ai reconnu votre nom grâce au scan de votre insigne. Je me tiens au courant de la criminalité dans cette ville, notamment grâce à l’émission de Nadine Furst. Dans l’entrée, sobrement meublée de quelques antiquités de qualité, Iris indiqua une salle de séjour de petite taille impeccablement rangée. — Asseyez-vous, proposa-t-elle. — J’enquête sur un homicide. L’arme du crime est une arbalète. — C’est affreux. — En possédez-vous une, madame Quill ? — J’en ai deux. J’ai les permis et les enregistrements requis, ajouta-t-elle, sachant pertinemment (à en juger par la lueur dans ses prunelles) qu’Eve détenait déjà cette information. Je suis passionnée par la chasse. Je voyage et je m’adonne à mon hobby. J’aime me mesurer à mes proies avec toute une palette d’armes. L’arbalète requiert de l’habileté et des mains qui ne tremblent pas. — D’après les archives, vous avez acheté six flèches Firestrike en mai dernier. — C’est probable. Selon moi, c’est ce qu’il y a de mieux. Pénétration optimale. Je ne veux pas que mes proies souffrent, c’est donc un facteur important dans le choix d’une flèche. Par ailleurs, celles-ci sont conçues pour une extraction facilitée. J’évite de gaspiller mes munitions. Bien entendu, il faut remplacer les barbelures, mais les gaines sont solides. — Avez-vous vendu, donné ou prêté vos flèches à quelqu’un ? — Quelle idée ! Primo, vous savez aussi bien que moi que c’est interdit, à moins que ce ne soit un cadeau ou un prêt consigné à un individu détenteur d’un permis. Deuxio, je ne fais confiance à personne. Enfin, ces machins valent quatre-vingt-seize dollars cinquante pièce ! — Je croyais qu’elles étaient à cent dollars. Quill haussa un sourcil et sourit. — J’en voulais une demi-douzaine plus une douzaine de barbelures, je sais négocier. — Pouvez-vous me dire où vous étiez hier soir entre 21 heures et minuit ? — Bien sûr. J’étais ici. Je suis rentrée avant-hier d’un safari de deux semaines au Kenya. Je souffre encore un peu du décalage horaire. Je suis restée à la maison, j’ai écrit – je rédige un ouvrage sur mes expériences – et j’étais au lit à 23 heures. Je fais partie de vos suspects, devina-t-elle, l’œil pétillant. Comme c’est intéressant ! Qui me soupçonnez-vous d’avoir tué ? Les médias ne tarderaient pas à divulguer l’info. Eve décida donc de lui donner l’essentiel. — Jamal Houston. Quarante-trois ans. Marié, deux enfants. Quill opina tandis que son sourire s’estompait. — C’est abominable. Je n’ai jamais été mariée, je n’ai pas d’enfants, mais j’ai aimé un homme autrefois. Il est mort pendant les Guerres Urbaines. Je suis navrée pour sa famille. — Utilisez-vous un service de transport en limousine ? — Évidemment ! Streamline. C’est la société de votre mari et la meilleure en ville. Quand je paie, je veux en avoir pour mon argent. J’ai la facture de toutes les munitions que j’ai achetées. Je tiens par ailleurs un inventaire de tout ce que j’ai utilisé. En voulez-vous une copie ? Eve songea que c’était inutile, mais on n’était jamais trop prudent. — S’il vous plaît. — Je me sers de ce type de flèches depuis deux ans seulement – quand ils ont commencé à les fabriquer. Je vous fournirai donc une liste à partir de cette date. Sinon, vous risquez de vous y perdre. Je chasse depuis soixante-six ans. C’est ma mère qui m’a initiée. — Connaissez-vous d’autres personnes fidèles à cette marque ? Quelqu’un avec qui vous avez chassé ou discuté arbalètes ? — Certainement. Je peux probablement vous donner leurs noms. Cela vous servirait ? — Pourquoi pas ? Permettez-moi de vous poser encore une question – simple curiosité personnelle : après avoir tué une proie, qu’en faites-vous ? — Les trophées ne m’intéressant pas, je les donne à l’association Chasseurs contre la faim. Tout ce qui peut l’être est traité et redistribué à des gens dans le besoin. La CCF est une organisation globale remarquable. — Je n’en doute pas. 6 Comme un peu plus tôt en arrivant au Central, Eve éprouva un vrai bonheur en franchissant les grilles de leur propriété. La pelouse vert émeraude se déployait tout autour d’elle tel un tapis moelleux, semée d’arbres, de somptueux parterres multicolores et de buissons fleuris. Certes, la maison était vaste – si vaste qu’Eve n’était pas certaine d’en avoir visité toutes les pièces. Mais elle n’en demeurait pas moins digne et élégante avec ses tourelles, ses hautes fenêtres et ses terrasses généreuses. Cette bâtisse que Connors avait construite à force d’astuce, d’ambition et de volonté était à la fois chaleureuse et accueillante, ce dont tous deux avaient été privés pendant la plus grande partie de leur existence. Elle pourrait contenir dix fois la ferme des Brody, mais au fond, elles étaient dotées des mêmes vertus. La chaleur, la stabilité, la continuité. Eve se gara, rassembla ce dont elle aurait besoin pour travailler et gagna le perron. Elle avait à peine pénétré dans le hall que Summerset se matérialisa, tel le brouillard sur une tombe. Squelettique, vêtu de noir, le gros chat à ses pieds, il gratifia Eve d’un regard de fouine. — C’est votre premier jour de travail et vous avez réussi à rentrer sans répandre de sang sur le sol, commenta-t-il. Dois-je servir du champagne pour fêter l’événement ? — Laissez tomber parce que je songe sérieusement à répandre du sang sur le sol. Le vôtre. « Échange d’insultes accompli », songea-t-elle en gravissant l’escalier, Galahad le chat sur ses talons. Elle se rendit dans la chambre afin de se débarrasser de sa veste et de troquer ses boots contre des baskets. Galahad circulait en « huit » autour de ses mollets. — Il me semble que tu as pris du poids, constata-t-elle en s’asseyant par terre et en le déposant sur ses genoux. Tu devrais avoir honte. Tu es énorme. Elle le caressa tandis qu’il la contemplait de ses yeux bicolores. — Pas la peine de me regarder comme ça, camarade. Je te déclare officiellement au régime. On devrait peut-être t’acheter un de ces appareils de gym pour animaux domestiques. — Il s’endormirait dessus, commenta Connors en pénétrant dans la pièce. — On pourrait accrocher de la nourriture au bout du tapis, programmer le dispositif pour qu’il ne puisse manger qu’après un temps d’exercice prédéfini. — Il a toujours été… fort, répliqua Connors avec un sourire. — Il est plus gras qu’avant notre départ, insista Eve en enfonçant l’index dans son ventre pour illustrer son propos. Summerset l’a gâté. — Vraisemblablement. Toujours en costume, Connors la rejoignit sur le sol. Galahad changea aussitôt de partenaire. — Cela dit, nous aussi, ajouta-t-il. — Il s’acoquine avec toi parce que je lui ai parlé de régime et de gym et qu’il ne veut rien entendre. Le chat ronronnant comme une locomotive, Connors se pencha pour embrasser sa femme. — Tu m’as manqué. J’avais pris l’habitude de t’avoir entièrement pour moi. — C’est le sexe qui t’a manqué. — Absolument. Mais ton visage aussi. Comment s’est déroulée ta journée ? — Un chauffeur de limousine rencontre une arbalète. La flèche gagne. — Moi qui croyais avoir vécu une journée intéressante ! — Quelle planète as-tu achetée ? — Laquelle te ferait plaisir ? — Saturne, décida-t-elle. Pour son énergie. — Je vais voir ce que je peux faire. Elle tira sur sa cravate. — Je croyais que tu allais renoncer à mettre autant de vêtements. — Les réunions d’affaires globales l’exigent. — Ridicule, assena-t-elle en commençant à dénouer sa cravate. Tu serais beaucoup mieux tout nu. — C’est curieux, je pensais la même chose à ton sujet. Il tendit la main pour détacher son harnais. Furieux d’être délaissé, Galahad protesta en le gratifiant d’un coup de tête. — Tout à l’heure, promit Connors en riant avant de le pousser de côté. Eve prit la place du chat, enroula les jambes autour de la taille de Connors, et les bras autour de son cou. — Peut-être bien que ton visage m’a manqué, murmura-t-elle. — Peut-être bien que c’est le sexe qui t’a manqué. — Ce pourrait être les deux, suggéra-t-elle avant de réclamer ses lèvres. Oui… sans aucun doute. Tandis que Galahad s’éloignait d’un air dégoûté, elle libéra Connors de sa veste. Lui n’eut qu’à faire passer son débardeur par-dessus sa tête. — Je suis tellement plus facile à déshabiller, pas vrai ? Toi, tu as tous ces boutons, poursuivit-elle en s’y attaquant. Il aimait la sentir, souple et élancée, sous ses paumes. Elle avait un corps de guerrier, agile et musclé, et elle le lui offrait sans réserve. De ses doigts impatients, elle écarta les pans de sa chemise. Leurs regards se rencontrèrent et il referma les mains sur ses seins, en frotta les pointes avec les pouces jusqu’a ce qu’une lueur de désir vacille dans ses yeux couleur d’ambre. Lorsqu’il l’embrassa de nouveau, elle se pressa contre lui. Le battement de son pouls s’accéléra furieusement, galvanisant son besoin de la posséder. Mais à l’instant où il s’apprêtait à la pousser sur le dos, elle se déplaça et le fit basculer en arrière. Son souffle, déjà saccadé, frémit au-dessus de son visage tandis qu’elle chuchotait : — Parfois, il faut savoir supporter d’être le dominé. Elle lui mordilla la lèvre inférieure. Puis le cou et l’épaule, tout en glissant la main entre eux pour ouvrir sa braguette. Elle sentit ses muscles se contracter et se détendre tour à tour. Toute cette puissance sous elle ! Il était à elle. Cette pensée la stimula alors qu’elle faisait monter en lui une excitation presque insoutenable. Son sexe était dur et lisse. Elle le taquina, le tourmenta avec les mains, avec la bouche, jusqu’à ce que sa propre soif l’engloutisse. Il roula sur elle, la plaqua au sol, les yeux d’un bleu éclatant. — À ton tour, à présent, annonça-t-il avant de lui ôter son pantalon. Elle poussa un cri lorsque ses mains commencèrent à s’affairer sur elle, impitoyablement. Il l’inonda, la satura de sensations qui lui coupèrent le souffle, déferlèrent par vagues à travers tout son être. Quand elle se mit à trembler, il l’empoigna par les hanches et plongea en elle. En feu, capturés l’un par l’autre, brûlants d’amour, ils se laissèrent emporter. Une fois de plus, leurs regards se verrouillèrent, et Connors se noya dans les profondeurs ambrées de celui d’Eve. En se rhabillant, Eve décida qu’elle ne connaissait pas de meilleure façon de fêter leur retour. Elle jeta un coup d’œil à Connors. — J’ai du boulot. — Chauffeur de limousine, arbalète. Je m’en doutais. C’est le chauffeur de la société Gold Star, je suppose ? Elle fronça les sourcils, sachant qu’il consultait souvent les rapports criminels. — De quels éléments disposent les médias ? s’enquit-elle. Je n’ai pas eu le temps de m’en occuper. — C’est à peu près tout. Tu es plutôt radine en matière de détails. — Ils en savent probablement davantage maintenant. Chauffeur et copropriétaire de l’entreprise, marié, deux enfants. Pas de quoi passionner les journalistes. Jusqu’à ce qu’ils tombent sur l’arbalète. Là, ça risque de changer. — En effet. Connors nota qu’elle ne remettait ni son harnais ni sa veste. En revanche, elle enfila des baskets. Sa tenue confortable de travail. Cet homicide ne susciterait peut-être pas l’intérêt des médias, mais il savait qu’Eve s’y consacrerait néanmoins totalement. — Si nous mangions ici ? suggéra-t-il. Tu en profiterais pour me mettre au courant. — Bonne idée. Je n’ai pas très faim. J’ai eu pitié de Peabody et nous avons mangé des hot dogs au soja et des frites dans l’après-midi. — Une salade de pâtes ? — À condition qu’elle ne soit pas arrosée d’une sauce blanche légère. Le dernier repas de la victime. — Je te propose un vin blanc léger à la place. Ils dînèrent dans le coin salon de la chambre et Eve lui résuma la situation. — Tu es convaincue que le tueur ignorait l’identité du type au volant ? — Ça colle. On va tout de même se pencher sur la victime, la société et les employés, mais j’ai le sentiment que l’associé et l’épouse disent la vérité. Houston a joué la course à pile ou face. Quand on écoute les transmissions effectuées pendant le trajet, il semble détendu. À ce stade, je ne le considère pas comme une cible spécifique. La compagnie, peut-être, mais pas lui. — Sans oublier l’expert en sécurité. Intéressant, commenta Connors en rompant un morceau de pain aux olives et en lui en offrant la moitié. Dudley & Fils est un établissement ancien, à large portée et aux poches très profondes. Avant d’obtenir ce poste, Sweet a dû être soigneusement contrôlé. — Il était en colère. Il semblait sincère. Mais bon… Elle piqua sa fourchette dans une pâte en forme de tire-bouchon, et ajouta : — S’il a planifié son acte, il s’est préparé à la suite. — La question est : pourquoi ? — Pourquoi Houston, pourquoi Sweet, pourquoi cette entreprise, pourquoi cette méthode ? L’assistant de Sweet m’a déplu. Je sens quelque chose de louche chez lui. Je vais me renseigner à son sujet. Il est très imbu de sa personne. Le meurtrier est un prétentieux. La méthode, la mise en scène élaborée ont leur importance. Si on ne connaît pas celui que l’on va descendre, c’est que c’est le meurtre qui compte, pas la victime. Quand on se donne tant de peine, le « comment » l’emporte sur le « qui ». — Sais-tu qui a acheté cette marque de flèches ? — Oui. Sur le chemin du retour, j’ai interrogé une certaine Iris Quill. — J’ai entendu parler d’elle, fit Connors en buvant une gorgée de vin. Elle a une sacrée réputation. C’est une chasseuse invétérée, cofondatrice de l’association Chasseurs contre la faim. — Elle m’a paru cohérente. Elle m’a donné une copie de tous ses documents concernant cette arme, elle m’a même autorisée à compter ses flèches restantes. Tout correspond. D’autre part, elle m’a procuré une liste des gens qu’elle connaît comme adeptes de ces produits. Tu ne chasses pas. — Non. Ça ne m’attire pas. — J’ai du mal à comprendre quel plaisir on peut trouver à parcourir la jungle ou la forêt ou je ne sais quel autre enchevêtrement végétal inventé dans le seul but d’abattre un pauvre animal qui se contente de se balader autour de son terrier. Pour manger de la viande, il suffit d’acheter un chien dans la rue. — Ce n’est pas de la viande. — Pas d’un point de vue technique, concéda Eve. — D’aucun point de vue raisonnable. Je suppose que la chasse provoque une certaine jubilation, le fait de se mesurer à un enchevêtrement végétal, etc. — Oui, mais en étant celui qui tient l’arme. Elle plissa le front. — C’est peut-être du même ressort, enchaîna-t-elle. Houston – ou quiconque aurait pris ce volant – était dans son habitat naturel, si l’on peut dire. Le type est assis dans son espace, c’est peut-être l’arrière d’une limousine luxueuse, mais il est le chasseur. Une sorte de jubilation primitive, pourquoi pas ? — Sauf pour l’aspect sportif, fit remarquer Connors. Il a tiré dans le dos d’un homme non armé. La plupart des animaux ont ce que l’on pourrait appeler une arme. Des crocs, des griffes, et l’avantage, dans une certaine mesure, de l’instinct et de la rapidité. — Je ne pense pas que le fair-play soit à l’ordre du jour. Ce pourrait être un chasseur qui en a assez de s’en prendre aux mammifères à quatre pattes. En quête d’un nouveau défi ? Je vais y réfléchir. C’est ce qu’elle fit tout en installant un deuxième tableau de meurtre dans son bureau. Elle se programma un café, jeta un coup d’œil à la porte reliant son antre à celui de Connors. Il avait du travail à rattraper de son côté. Le fait de le savoir à proximité la réconforta. Elle lança plusieurs recherches sur son ordinateur et, pendant que ce dernier s’activait, entreprit de compléter ses notes. — Chasseur. Nouveau défi. Jubilation. Originalité de l’arme, mise en scène élaborée = attention. Attention = trophée ? Qui chasse et a accès aux données de Sweet ? Mobile impliquant Sweet ? Elle fit une pause pour prendre une transmission. Reo avait fait vite, constata-t-elle en affichant le dossier descellé sur son écran. — Vandalisme, vol à l’étalage, possession de substances illégales, escroquerie, lut-elle. Deux séjours en maison de redressement avec, entre les deux, une autre arrestation pour usage de drogue et dégradations dans une propriété privée. Thérapie imposée, le tout avant que Houston ait atteint ses seize ans. S’adossant à son fauteuil, elle parcourut les rapports des assistantes sociales, des psys, des juges. D’une façon générale, tous l’avaient étiqueté enfant ingérable, semeur de troubles et délinquant chronique avec un faible pour les stupéfiants. Jusqu’à ce que quelqu’un prenne la peine de creuser un peu, d’examiner avec soin ses dossiers médicaux. Fractures, cocards, reins contusionnés – systématiquement attribués à des accidents ou à des bagarres. Puis, juste avant son dix-septième anniversaire, il avait assommé son père et pris la fuite. Les souvenirs refirent surface et Eve éprouva un frémissement de compassion à son égard. Elle savait ce que c’était que d’être battu et brisé, ce que c’était que d’avoir enfin le courage de répondre aux coups. « Ils t’ont pourchassé, n’est-ce pas ? songea-t-elle. Oui, ils t’ont traqué, jeté en cage quelque temps. Mais quelqu’un a finalement eu l’idée de se pencher sur ton cas. » Elle lut la déclaration de la mère, y décela la peur et la honte mais n’éprouva aucune sympathie pour elle. Une mère se devait de protéger son enfant, non ? Coûte que coûte. Celle-ci avait dissimulé ces blessures et ces hématomes par peur et par honte jusqu’à ce que le bon flic intervienne au bon moment, et lui fasse cracher la vérité. Centre de réadaptation, nouvelle thérapie… Ces initiatives avaient permis à l’adolescent de se ressaisir et de devenir un homme. Or, la veille, on lui avait arraché cette victoire. — Son dossier de délinquant juvénile, devina Connors depuis le seuil. — Oui. — Le système a fonctionné, sans doute avec un peu de retard, mais il a fonctionné pour lui. Connors s’approcha d’Eve, déposa un baiser sur son crâne. — Et toi, tu sauras lui rendre justice. En quoi puis-je me rendre utile ? — Tu m’as dit que tu avais du boulot. — J’ai bien avancé et j’ai quelques analyses en cours qui peuvent tourner sans moi pour l’instant. Elle sut qu’il pensait à elle en découvrant les documents. À lui aussi – aux coups que lui avait infligés son propre père. Cela le liait – elle en était consciente – à un homme qu’il n’avait jamais rencontré. — J’arrive à la partie fastidieuse, expliqua-t-elle. J’effectue des recherches sur certains des employés de Dudley & Fils et sur tous ceux de la compagnie de transport. Je croiserai les infos avec tout membre d’un club de chasse, détenteur d’un permis de port d’arbalète. Et je veux explorer les états bancaires de ce petit con de secrétaire de Sweet, juste parce que je le trouve douteux. — Si je m’en chargeais ? suggéra Connors. J’irais plus vite que toi. — Frimeur. — Mais je le fais si bien, se défendit-il. Ferme ce dossier, ajouta-t-il. Il te rappelle le passé, ce qui te bouleverse et te déconcentre. Elle secoua la tête. — Pas avant de m’être renseignée sur le père. Peut-être cherche-t-il à se venger après toutes ces années. Peut-être a-t-il assez d’argent pour se payer un tueur à gages ou… Il faut que je vérifie. — Bien. Je consulte les comptes du petit con. Elle s’esclaffa. — Merci. Elle compulsa les résultats de ses recherches, tria les données, calcula des probabilités jusqu’à ce qu’un début de migraine lui taraude les tempes. — Je n’arrive pas à repérer le moindre chasseur dans ce fatras, lâcha-t-elle quand Connors vint la retrouver. Pas de permis, pas d’autorisations, pas d’achats de cette nature. J’ai tenté un recoupement avec le sport – les gens pratiquent des activités insensées, et il existe même des compétitions de tir à l’arc et autres conneries de ce genre. Légales. Là non plus, rien. — J’ai eu plus de chance. — J’en étais sûre ! s’exclama Eve en abattant le poing sur son bureau. Je savais que ce petit con était louche. Qu’as-tu trouvé ? — Un compte dissimulé sous plusieurs couches. De façon plutôt astucieuse, et qui aurait pu rester caché si personne n’avait eu de raison de farfouiller. Tu constateras comme moi qu’il a pris grand soin de conserver une apparence irréprochable. Il n’a pas de dettes, il paie ses factures en temps et en heure, ses impôts aussi. J’ai transféré les données sur ta machine. Ordinateur, commanda-t-il, afficher le fichier Mitchell Sykes, écran numéro deux. — Requête entendue… Eve s’empara de sa tasse de café et plissa les yeux. — Impressionnant, commenta-t-elle. Il possédera bientôt un demi-million de dollars. Elle fronça les sourcils. — Est-ce que je lis bien ? Dépôts en augmentation depuis… combien ? Deux ans. — Presque trois, pour être précis. — Malheureusement, ça ne sent pas le paiement pour un meurtre. Le dernier virement date de plus d’une semaine pour un montant de vingt-trois mille dollars et cinquante-trois cents. Bizarre. — Aucune des sommes n’est arrondie et toutes s’élèvent à moins de vingt-cinq mille dollars, précisa Connors. — Un chantage ? Les chiffres n’étant pas ronds pour éviter de se faire repérer. — Possible. — À moins qu’il ne soit rémunéré pour faire de l’espionnage industriel, vendre les données de Dudley à la concurrence. Il est le secrétaire personnel de l’un des principaux dirigeants du service sécurité, il peut donc y accéder. — Là encore, c’est possible. — Les dépôts sont assez réguliers, observa Eve. Toutes les quatre ou six semaines, un petit pécule supplémentaire. Les retraits sont rares, espacés, et minimes. Il vit selon ses moyens, un petit extra ici ou là, mais pas de quoi éveiller les soupçons. Tout de même, ces… Attends une seconde ! Il a une compagne. Si l’on double les montants, ça devient plus logique. Tu m’as devancé ? voulut-elle savoir en lançant un regard à Connors. — En effet. Ordinateur, afficher le deuxième fichier, écran partagé. — Karolea Prinz… les montants et les dates sont à peu près les mêmes. Enfin on avance ! Elle travaille pour Dudley, murmura Eve. Je me suis renseignée sur elle. Visiteuse médicale… Je vais donc te raconter ce que tu as déjà compris. Ils piquent des produits pharmaceutiques auxquels elle a accès et les vendent dans la rue ou à un fournisseur. Environ une fois par mois. — C’est mon avis. — Aucun rapport avec Houston. Au contraire, ça les élimine pratiquement de ma liste, à moins que Houston ou quelqu’un de son entourage ne soit le client. Toutefois, se servir des données de son patron ne servirait qu’à attirer l’attention sur lui. Pourquoi prendre ce risque quand on jouit déjà d’une bonne rente ? Quel intérêt aurait-il eu à ce que les projecteurs se braquent sur lui ? — Je suis d’accord. Attirer les flics jusqu’à eux aurait été d’une stupidité monumentale. — Dommage, soupira Eve. Mais ce sera amusant de le voir transpirer. Au souvenir de sa moue méprisante et de son regard dédaigneux, elle ressentit un frisson de plaisir. — Entre ça et l’utilisation des données de Sweet, cette branche de l’entreprise Dudley & Fils me paraît bien vulnérable, enchaîna-t-elle. Intéressant. Là où il y a un trou, il y en a probablement d’autres. L’assassin de Houston se trouve dans l’un d’entre eux. — Tu n’as rien sur les proches de la famille de la victime ? — Le père est mort. Il a battu un gosse du voisinage et gagné un séjour en prison. Là, il s’en est pris à un codétenu et a fini avec un couteau dans le ventre. La mère est retournée dans le Tennessee d’où elle est originaire. Sur elle, RAS. Eve soupira et enchaîna : — J’ai examiné les fichiers de l’associé, de son épouse, de la femme de la victime et même de ses enfants, de long en large, de haut en bas. Rien, rien, rien. La femme hérite des parts de Houston dans l’affaire, mais elle les avait déjà quasiment. Ce meurtre ne concernait pas Houston. Pas plus que la société, du moins pour l’instant. S’il existe un lien, Dudley & Fils est la source la plus probable. Encore que… Elle secoua la tête. — Encore que ? — Plus j’y songe, plus je penche pour la théorie de la jubilation. La poussée d’adrénaline. Et si c’est le cas, notre meurtrier est déjà à la recherche de sa prochaine émotion. Le hurlement jaillit des ombres, perçant, sauvage. Suivi aussitôt après par le gargouillis d’un rire maniaque. L’espace d’un instant, Ava Crampton aperçut son reflet dans la glace teintée, juste avant que le vampire se propulse à travers le faux miroir, ses griffes dégoulinant de sang. Son cri fut bref et spontané, mais le pivotement vers son partenaire et la pression de son corps contre le sien étaient calculés. Elle connaissait son métier. À trente-trois ans, elle comptait déjà plus de douze années d’expérience en qualité de compagne licenciée et avait gravi les échelons jusqu’au sommet. Elle prenait grand soin de sa personne, n’hésitant pas à recourir à la chirurgie esthétique, à peaufiner son éducation, sa culture, son style. Elle parlait trois langues couramment et travaillait avec zèle sur une quatrième. Elle entretenait son corps et pratiquait entre autres le yogini avancé, activité qui l’aidait à rester concentrée d’une part, et à préserver sa souplesse d’autre part. Elle considérait son métissage comme un don du ciel. Elle lui devait son teint mat, ses pommettes saillantes, sa bouche pulpeuse et ses yeux d’un bleu cristallin. Ses longs cheveux bouclés, couleur caramel, mettaient en valeur son regard, le satiné de sa peau. Elle ne regrettait pas ses investissements. L’une des compagnes licenciées les plus cotées de la côte Est, elle exigeait sans ciller dix mille dollars pour la soirée, le double pour la nuit. Elle s’était formée et avait obtenu les permis l’autorisant à proposer tout un menu d’extras et de spécialités pour satisfaire aux caprices de ses clients. Son partenaire de ce soir était un nouveau, mais il avait passé haut la main les tests de sélection. Il était riche, en bonne santé, son casier judiciaire était vierge. Il avait été marié pendant douze ans, il était divorcé depuis huit mois. Sa fille était élève dans une école privée d’excellente réputation. Il possédait une maison en ville et une résidence secondaire à Aruba. Physiquement, il était très banal. Il s’était laissé pousser les cheveux et une barbichette depuis sa dernière photo d’identité. Il avait aussi pris quelques kilos, mais il n’en demeurait pas moins en forme. Comme beaucoup d’hommes divorcés depuis peu, il se cherchait un nouveau look. Elle le sentait nerveux. Il lui avait avoué – de façon charmante, avait-elle trouvé – qu’il n’était encore jamais sorti avec une professionnelle. À sa requête, elle l’avait retrouvé à Coney Island. Il avait envoyé une limousine la chercher. Comme il l’avait guidée presque immédiatement vers la Maison des Horreurs, elle en avait déduit qu’il avait envie d’émotions fortes et d’une femme qui s’accrochait à lui. Aussi s’efforça-t-elle de crier, de se blottir contre lui et même de trembler quand il eut enfin le courage de l’embrasser. — Tout paraît si réel ! — C’est mon attraction préférée, lui chuchota-t-il à l’oreille. Un braillement s’éleva dans l’obscurité, suivi d’un bruit de chaînes qui s’entrechoquaient. — Il arrive ! — Par ici. Le client lui prit la main tandis qu’au-dessus de leurs têtes une chauve-souris battait des ailes. L’image virtuelle d’un monstre brandissant une hache ensanglantée bondit vers eux. Son partenaire la tira brutalement à sa suite, ils franchirent un seuil et la porte claqua derrière eux. Avec un petit cri de surprise et de dégoût, Ava repoussa des toiles d’araignée. Piégée, elle se retourna pour essayer de leur échapper et se retrouva nez à nez avec une tête empalée sur une pique. Cette fois, son hurlement fut sincère. Elle recula, parvint à émettre un petit rire. — Doux Jésus ! Qui imagine ces trucs ? Elle songea furtivement à son dernier rendez-vous qui avait consisté en une partie de jambes en l’air dans des draps de satin, suivie d’une autre dans le bain à remous. Mais elle savait mieux que quiconque qu’il fallait de tout pour faire un monde. Celui-ci prenait son pied dans la chambre de torture d’un parc d’attractions. Dans la lumière vacillante créée par une dizaine de bougies, un homme torse nu, coiffé d’une capuche, chauffait une pointe en fer dans un feu rougeoyant. Les concepteurs avaient un peu forcé la dose, songea-t-elle. L’air empestait la sueur, la pisse et ce qu’elle pensa être du sang. Les clameurs et les prières des torturés et des damnés résonnaient dans la pièce aux murs suintant d’humidité et les yeux des rats luisaient dans les coins. Le corps écartelé sur une grille, une femme suppliait qu’on ait pitié d’elle. Un homme rugissait sous les coups d’un fouet barbelé. Et son compagnon pour la soirée la fixait d’un regard avide. D’accord, elle avait compris. — Vous voulez me faire mal ? Il vint vers elle, un sourire timide aux lèvres, mais le rythme de sa respiration s’était accéléré. — Ne vous débattez pas. — Vous êtes plus fort que moi. Je ne pourrais jamais gagner. Jouant le jeu, elle se laissa pousser dans l’ombre derrière une créature qui geignait en tournant sur une broche. — Je ferai tout ce que vous voudrez, promit-elle, injectant une nuance de frayeur dans sa voix. N’importe quoi. Je suis votre prisonnière. — Je vous ai payée. — Et votre esclave. Une lueur de plaisir dansa dans les prunelles du client. — Que voulez-vous que je fasse ? articula-t-elle sourdement. Qu’allez-vous me faire ? — Ce pour quoi je vous ai amenée ici. Ne bougez pas. Il se pressa contre elle tout en plongeant la main dans sa poche, dans l’étui collé contre sa cuisse. Il l’embrassa une fois, appuya de sa main libre sur son sein pour sentir les battements de son cœur. Elle entendit comme un chuchotis, puis un cliquetis. — Qu’est-ce que c’est ? — La mort. Reculant d’un pas, il lui enfonça la lame dans le cœur. 7 L’esprit encombré de données et d’hypothèses, Eve gagna son lit. Son horloge interne réclamait d’être ralentie, arrêtée puis relancée après un solide temps de repos. Quand Connors l’entoura du bras, elle se blottit contre lui et se détendit. Elle ferma les yeux. Son communicateur bipa. — Merde. Lumières, dix pour cent. Bloquer la vidéo. Elle se redressa. — Dallas ! — Dispatching à Dallas, lieutenant Eve. Voir l’officier, Coney Island, Maison des Horreurs, entrée principale. Homicide possible. — Bien reçu. Contacter Peabody, inspecteur Delia. Lien éventuel avec l’enquête Houston ? — Non confirmé, mais éventuel. — J’arrive. Merde, répéta-t-elle après avoir coupé la communication. — Je te conduis, annonça Connors en se levant. Comme elle fronçait les sourcils, il ajouta : — Comme tu le sais, j’ai des parts dans ce parc d’attractions. On va me contacter… maintenant, apparemment, acheva-t-il alors que son propre communicateur bipait à son tour. Elle ne discuta pas. Il pourrait lui être utile. Elle s’habilla, programma deux cafés à emporter. Elle ne protesta pas quand Connors choisit l’un de ses joujoux décapotables pour les transporter dans la nuit tiède. Le vent et la caféine lui éclairciraient les idées, et redémarreraient son horloge interne avec quelques heures d’avance. — Quel est le dispositif de sécurité sur place ? s’enquit-elle. — Minimum. C’est un lieu de distraction. Scanners standards aux entrées, réseau de caméras de surveillance et d’alarmes. Une équipe chargée de rondes régulières. — Vu le temps, l’endroit doit être bondé. — Si on se place d’un point de vue professionnel, on l’espère. Nous n’avons eu que très peu de problèmes depuis l’ouverture, et c’étaient des troubles mineurs. Il lui glissa un regard oblique. — Je ne me réjouis pas plus que toi d’y découvrir un cadavre. — Lui encore moins que nous. — Aucun doute. Cette affaire contrariait Connors non seulement parce qu’il était le principal actionnaire du lieu, mais aussi parce que c’était un espace destiné à amuser et émerveiller familles et enfants. On était censé y être en sécurité, même s’il savait qu’on ne l’était jamais totalement dans aucun endroit. — La sécurité effectue une copie des disques, reprit-il. Tu auras les originaux et ils conserveront les sauvegardes. L’éclairage étant volontairement réduit, ils vont les éclaircir, mais dans certains secteurs, il y aura du brouillard ou d’autres effets spéciaux. Nous utilisons des droïdes, et des personnages holographiques, ajouta-t-il avant qu’elle lui pose la question. Pas d’intervenants humains. — Le circuit fonctionne sur minuteur ? — Non. Il s’active selon les mouvements du client. Quant au timing, un mécanisme permet de canaliser les visiteurs dans leur groupe ou individuellement s’ils sont venus seuls, dans les divers espaces afin de rehausser et de personnaliser l’expérience. — Donc la victime et l’assassin, s’ils sont venus ensemble, pouvaient et devaient être entre eux – du moins pour une partie de la balade, ou quel que soit le nom qu’on lui donne. — Une expérience sensorielle, précisa Connors. Certaines zones sont inaccessibles aux mineurs de moins de quinze ans, conformément aux codes. — Tu le connais par cœur. — J’y suis allé à plusieurs reprises durant les étapes de la conception et de la construction. L’attraction porte bien son nom. — Je n’aurai pas peur. Le macabre et le terrifiant m’accueille chaque jour à la porte. Eve esquissa un sourire, et regretta que Summerset ne soit pas dans les parages pour entendre cette pique-là. Les lumières scintillaient dans la nuit et la musique rivalisait avec les cris des passagers dans les loopings des montagnes russes. Eve ne voyait pas l’intérêt de payer pour hurler. Les gens n’hésitaient pas non plus à dépenser des fortunes pour gagner d’énormes peluches ou des poupées aux yeux de biche qu’elle jugeait encore moins attrayantes que les manèges qui vous arrachaient des hurlements. Ils tiraient, lançaient, martelaient avec enthousiasme ou se promenaient avec leurs hot dogs au soja, cornets de glace ou de frites et boissons sucrées. L’air empestait la sueur et la barbe à papa. La Maison des Horreurs était une énorme et lugubre bâtisse aux fenêtres de laquelle surgissaient ici ou là un vampire, un fantôme, un tueur à la hache. Un uniforme costaud et un civil fluet en barraient l’entrée. — Officier. — Lieutenant. Nous avons sécurisé le périmètre. Un collègue et un vigile du parc sont à l’intérieur avec la victime. On a un garde posté à chacune des issues. On a procédé à un e-scan. Il ne reste plus aucun civil dans les murs. — Pourquoi l’attraction continue-t-elle à tourner ? s’enquit-elle en examinant la porte munie d’un heurtoir en forme de chauve-souris aux ailes battantes et aux yeux rougeoyants. — Je n’ai pas voulu prendre la décision de l’arrêter, pensant que vous souhaiteriez suivre le chemin de la victime. L’explication était raisonnable. — Nous effectuerons une reconstitution le moment venu. Pour l’heure, arrêtez tout. — Je m’en charge, fit le civil dont le regard passa d’Eve à Connors. Monsieur, le salua-t-il. Je ne comprends pas comment cela a pu arriver. — C’est ce que nous allons découvrir. Arrêtez tout, répéta Eve. — Pour cela, je dois accéder à la régie. — Montrez-moi. Elle fit signe à l’uniforme, qui déverrouilla l’entrée. La porta s’ouvrit dans un grincement sinistre. Des toiles d’araignée drapaient le couloir tels des châles. L’éclairage provenait des flammes vacillantes de candélabres et d’un chandelier sur lequel était perché un rat terriblement réaliste. Sentant un souffle sur sa gauche, Eve faillit s’emparer de son arme. Les ombres semblaient jaillir et plonger du plafond. En haut d’un long escalier, une porte gémit, puis claqua. L’employé se dirigea vers un panneau de contrôle, le visa avec une télécommande. La trappe s’ouvrit pour révéler un clavier. Il pianota un code. Tout s’éclaira tandis que les mouvements et les sons mouraient. Scrutant les alentours, Eve songea que l’endroit était encore plus effrayant ainsi. Des robots étaient figés sur le sol, dans les airs, sur les marches. Dans un miroir apparaissait un visage effaré sous une main coupée brandissant une hache à double tranchant. — Où est le corps ? demanda-t-elle. — Sous-section B. Chambre des tortures, répondit le civil. — Qui êtes-vous ? — Je m’appelle Gumm. Responsable de l’électronique et des effets spéciaux. — Parfait. Conduisez-moi. — Vous préférez emprunter le chemin des clients ou celui des employés ? — Le plus direct. — Par ici. Il s’approcha d’une bibliothèque – pourquoi était-ce toujours une bibliothèque ? –, activa encore un mécanisme dissimulé. — Nous avons toute une série de passages reliés et de stations de monitoring à travers l’attraction. Ils franchirent une galerie brillamment éclairée, aux murs blancs couverts d’écrans et de panneaux de contrôle. — Tout est automatisé ? — Oui. Le nec plus ultra. Nous pouvons orienter nos visiteurs dans diverses directions afin d’éviter les embouteillages. C’est plus personnel. S’ils le souhaitent, ils peuvent interagir avec les effets spéciaux. Leur parler, leur poser des questions, les pourchasser ou tenter de s’évader. Il n’y a bien sûr aucun danger, mais il arrive que certains tombent dans les pommes. Une perte de connaissance déclenche systématiquement une alarme au centre médical. — Et la mort ? — Eh bien… Il pivota, marqua une pause. — En principe, l’arrêt des battements du cœur aurait dû déclencher l’alarme. Il y a eu un problème, un pépin à 23 h 52. Nous travaillons dessus, monsieur, précisa-t-il à l’intention de Connors. Ils pénétrèrent dans la chambre des tortures. L’atmosphère était légèrement fétide, comme si l’on avait négligé de nettoyer quelque chose à fond. Mais ce qui prévalait, c’était l’odeur de la mort. L’officier qui surveillait la scène du crime se mit au garde-à-vous. Eve le salua d’un signe de tête. Le corps était affalé contre le mur en similiroche, jambes écartées, menton sur la poitrine. Comme si la jeune femme s’était endormie. La masse de cheveux d’un châtain chaud dissimulait l’essentiel de son visage, mais un grand œil bleu les fixait entre les mèches, presque avec coquetterie. Des strass chatoyaient à sa gorge, à ses poignets et à ses doigts. Elle portait une robe blanche en tissu léger, au décolleté profond. Un filet de sang la maculait là où la lame lui avait transpercé le cœur. Eve ouvrit son kit de terrain et s’enduisit les mains et les chaussures de Seal-It avant de tendre la bombe à Connors. Elle avait déjà mis en route son magnétophone. — La victime est de race métissée, sexe féminin. La petite trentaine, cheveux châtains, yeux bleus. Une sacoche parsemée de fausses pierres est accrochée à la ceinture autour de la taille, nombreux bijoux. Une seule plaie par arme blanche, continua Eve en s’accroupissant devant la victime. Un coup en plein cœur ; le couteau est encore en place. La lame est équipée d’un mécanisme, une sorte de douille au bout du manche. — C’est une baïonnette, déclara Connors derrière elle. On peut soit la fixer à un fusil, soit s’en servir séparément comme arme de poing, ce qui semble être le cas ici. — Une baïonnette, répéta-t-elle, pensive. Encore un instrument qu’on ne rencontre pas tous les jours. Elle inspecta le contenu de la sacoche. — Environ deux cent cinquante dollars en espèces, un produit pour rafraîchir l’haleine, un rouge à lèvres, une carte bancaire et une pièce d’identité, toutes deux au nom d’Ava Crampton, domiciliée dans l’Upper East Side. Répertoriée comme compagne licenciée de luxe. Eve vérifia les empreintes pour confirmation. — Qui l’a trouvée ? — Euh… moi, bredouilla Gumm, l’air penaud. On est remonté jusqu’à la source du pépin dans ce secteur et je suis venu procéder à un contrôle sur site. Elle était… là. — Vous l’avez touchée ? — Non. J’ai tout de suite vu qu’elle était… C’était évident. Il ravala sa salive. — J’ai appelé la Sécurité qui a alerté la police. Nous avons évacué l’attraction. Je crains que plusieurs personnes ne soient passées par ici entre le pépin et la… euh… découverte. Eve le dévisagea fixement. — Des clients ont foulé la scène du crime ? — Nous… ils… personne ne se doutait qu’il y avait eu un crime. Les gens ont dû penser qu’elle faisait partie de l’attraction. Les personnages sont très réalistes. — Foutaises ! Il me faut les disques. — Nous vous les préparons. Seulement, il y a eu un hic. Eve sortit sa jauge de sa mallette. Pépin, hic… quel charmant euphémisme allait-il encore inventer ? — Votre définition de « hic » ? — Eh bien, certains segments provenant de divers secteurs semblent manquer. — Semblent manquer. — On est en train de les analyser. Ma première pensée a été que quelqu’un était entré et avait fait le tour de l’attraction muni d’un brouilleur laser ultrasophistiqué enchaîna-t-il à l’adresse de Connors. Un appareil microscopique, mais d’une puissance considérable, permettant de contourner les barrières de sécurité, seulement pour quelques instants chaque fois. Selon moi, l’utilisateur devait savoir où étaient placées les caméras et les alarmes. Il connaissait forcément le système. D’après ce que nous avons déduit jusqu’à présent, il est venu ici, puis est ressorti par le Secteur D, l’issue la plus proche. Je crains fort que celui qui a fait ça n’ait réussi à neutraliser périodiquement notre dispositif afin de passer inaperçu. — Vous l’avez tuée, Gumm ? Il redressa vivement la tête et regarda Eve, bouche bée. — Non ! Bien sûr que non. Je ne sais même pas qui elle est. Je ne l’ai jamais… — Elle vous pousse dans vos retranchements, Gumm, intervint Connors calmement, mais Eve décela une nuance de colère dans sa voix. Terminez les analyses et faites parvenir les disques au lieutenant, conclut-il tandis que des bruits de pas retentissaient dans la galerie. Peabody apparut deux secondes avant l’amour de sa vie, McNab, as de la DDE. — Cet endroit est génial même à l’arrêt, déclara-t-elle. McNab et moi y sommes venus il y a deux semaines. Terrible ! — Contente que vous vous amusiez. Enduisez-vous de Seal-It, ordonna Eve. Pas vous, ajouta-t-elle en pointant l’index sur McNab. Voici Gumm. Allez avec lui faire joujou avec l’informatique. — Volontiers ! À votre service ! Menu, la carrure étroite, McNab semblait presque robuste comparé à Gumm. Il lui offrit un sourire aussi ensoleillé que ses cheveux qu’il avait rassemblés en queue-de-cheval. Parce qu’il était aimable et le meilleur des meilleurs, Eve passa outre à son maxipantalon cargo rouge à poches multiples et sa veste jaune sans manches sur un débardeur qu’il avait dû tremper dans un arc-en-ciel. — Au boulot. Heure du décès, 23 h 52, annonça-t-elle avant de regarder Connors. Le cœur de la victime a cessé de battre, mais le tueur avait trafiqué le système pour qu’il détecte un « pépin » sans déclencher l’alarme. Il était préparé. L’arme, le brouilleur, et, à en croire Gumm, il connaissait le chemin et le système. — Je le crois. Il est capable et fiable. — Je veux la liste de tous ceux qui connaissent le système, de quiconque a été viré ou sanctionné. — Tu l’auras. — Peabody, contactez les services habituels pour examen de la scène du crime. Spookville est fermée pour un délai indéterminé. — Qu’est-ce que c’est que ce truc ? s’enquit Peabody en sortant son communicateur. — Une baïonnette. La victime est une prostituée de luxe. À première vue, d’après l’état de ses vêtements et du corps, cela ne ressemble pas à une agression sexuelle – du reste, quel intérêt ? Elle a encore ses bijoux, son argent et sa carte bancaire sur elle, ce qui élimine la thèse du vol. Là encore, pourquoi la traîner jusqu’ici en emportant un brouilleur et une putain de baïonnette si on est en quête de sexe et de paillettes ? Chauffeur de limousine, arbalète, parking d’un aéroport. Prostituée de luxe, baïonnette, parc d’attractions. Objets de luxe, armes originales, lieux semi-publics. Il a une méthode et pour l’heure, il l’emporte à deux contre deux. Eve se redressa. — Officier ? — Milway, lieutenant. — Milway, tachez de savoir comment elle est arrivée ici. Transport perso, privé ou public. Inspectez la sécurité à l’entrée. Voyez s’il a brouillé le système là aussi. Interrogez les employés, quelqu’un l’a peut-être remarquée. Elle est belle. S’ils l’ont repérée, ils ont peut-être vu qui l’accompagnait. Elle attendit que l’uniforme eût disparu. — Comment a-t-il réussi à passer cette baïonnette en douce ? — Il devait l’avoir sur lui, dans un étui recouvert d’une fibre magnétique qui le rend indétectable. Eve opina. — Une fille de ce statut doit avoir une solide expérience, de l’habileté et de l’intuition. Ses cheveux sont parfaitement coiffés. Sa robe, hormis le sang, est impeccable. Pas de bleus, aucune trace montrant qu’elle a essayé de s’enfuir ou de se débattre. Elle n’a rien vu venir. Elle avait mal cerné ce type. — Comme Houston, commenta Connors. En tant que chauffeur, il devait être habile à cerner ses clients. — Exact. Elle est donc entrée ici avec l’assassin. Les pépins et les hic de Glumm nous permettront de retracer leur parcours. Quand l’attraction tourne, ce doit être horrible. — C’est le but. — Les gens sont vraiment cinglés, grommela-t-elle. Tu peux leur demander de mettre en marche ce secteur ? Uniquement celui-ci. Je veux voir ce que ça donne. — Une minute. Connors s’empara de son communicateur et s’écarta. — J’ai prévenu la police scientifique et la morgue, annonça Peabody. Eve approuva d’un signe de tête. — Elle n’a pas d’agenda sur elle, mais je vous parie qu’elle tenait soigneusement ses archives. Elle a sûrement consigné cet individu quelque part. Mais il se sera méfié. — Si c’est le même meurtrier, vous pensez qu’il a encore falsifié ses papiers d’identité ? — Je pense qu’il s’est couvert, qu’il a suivi le même schéma. Auquel cas, cela signifie qu’elle ne le connaissait pas. Un nouveau client. Elle a dû se renseigner sur lui, non ? S’assurer qu’elle ne sortait pas avec un psychopathe – encore que cela ne lui a pas servi à grand-chose. Mais tout de même… J’en discuterai avec Charles, acheva Eve, faisant allusion à leur ami mutuel, un compagnon licencié à la retraite. — Charles la connaissait peut-être, suggéra Peabody. Ils évoluaient dans les mêmes cercles. Un hurlement effroyable retentit, et elle bondit comme si ses chaussures étaient montées sur ressorts. — Des nerfs d’acier, marmotta Eve tandis que gémissements, puanteurs et lueurs étranges envahissaient la pièce. Elle vit un robot brûler le visage d’un autre avec un fer chauffé à blanc. — D’un point de vue historique, les méthodes de torture mises en scène sont exactes, observa Connors. Les instruments sont des répliques méticuleuses de ceux que l’on utilisait autrefois. — Complètement dingue. Il y a une autre entrée ? — Pour le public, non. — D’accord. Eve s’y dirigea, ignorant les toiles d’araignée et les rats qui se dispersaient. — Les odeurs sont authentiques, elles aussi ? — Autant que possible. — Quand je pense qu’il y a des gens qui paient pour ça, fit-elle en secouant la tête. Ils arrivent ici, continua-t-elle. Ces cris, ces odeurs de sang et de pisse, ce réalisme, ça l’excite ? Je parie que oui. Il n’a pas décidé sur un coup de tête de la tuer dans ce lieu, il l’avait planifié. Ici, dans cette réplique de la misère, de la cruauté, de la terreur et du désespoir. Elle joue peut-être le jeu, elle frissonne, elle grimace, elle s’agrippe à lui. Ou alors, elle opte pour le contraire, elle feint d’être excitée – en fonction de ce qu’elle devine du désir de son client… Ils se sont déplacés, enchaîna-t-elle en se mettant à marcher. Il fallait atteindre la zone du crime. Il y fait plus sombre. Ou il l’entraîne de force jusque-là, ou elle y va de son plein gré et se laisse manipuler. Elle pense qu’il veut un échantillon de ce qui va suivre. Il la plaque contre le mur pour s’assurer qu’elle ne tombera pas, qu’elle ne renversera rien. Il a brouillé les caméras et les détecteurs, mais si elle chute, si elle heurte quelque chose, ça risque d’être enregistré. Il veut avoir le temps de s’enfuir. Il déguerpit, le système se remet en marche normalement. Mais elle est par terre, dans la pénombre, et le spectacle continue. Eve s’approcha de l’entrée d’une grotte. — Par là… Où cela mène-t-il ? — Tiens, répondit Connors en lui tendant son Palm. Voici un plan. Le programme peut t’envoyer dans l’un de ces trois secteurs, tout dépend du trajet et du timing de celui qui te précède. Pour ceux qui veulent mettre un terme à la visite, il y a des panneaux ici, ici et ici. D’après Gumm, c’est cette sortie qu’il a empruntée. — Allons jeter un coup d’œil. Peabody, restez près du corps pour attendre l’équipe de techniciens. — Euh… est-ce qu’on pourrait arrêter les effets spéciaux ? — Trouillarde. Mais Connors lui adressa un clin d’œil et ordonna l’arrêt de l’animation. Les lampes de secours éclairaient un étroit corridor flanqué de torches. À la fourche, ils prirent celui de gauche qui menait à une vaste caverne et à ce qui ressemblait à un bassin. Au beau milieu, sur une barque, des personnages déguisés en pirates étaient figés en plein duel à l’épée. Deux cadavres en décomposition gisaient sous les rochers. Celui du dessus avait un corbeau sur le ventre, le bec enfoui dans sa chair déchiquetée. — Sympa. — On en a pour son argent. Quand l’animation tourne, on a droit à une décapitation, une éviscération, un zeste de « supplice de la grande cale » et aux spectres des damnés. C’est assez saisissant. — Certainement. Eve s’immobilisa devant un panneau accroché à une porte. Si du pirate tu crains l’épée, Saisis ta chance de t’échapper. Elle la poussa. Elle s’ouvrait sur le parc. — Il ne lui a pas fallu plus de deux minutes pour détaler. Il ne devait pas être éclaboussé de sang puisqu’il a planté le couteau droit dans le cœur. Ou sinon, il n’a aucun mal à s’en débarrasser. Il sort comme si de rien n’était. Je parie qu’il s’offre même un hot dog au soja pour fêter l’événement. Ce doit être un type d’apparence banale, qu’on oublie facilement. Mais pas elle, justement. Elle est de ces femmes sur qui tout le monde se retourne. Avec un peu de chance, quelqu’un aura vu avec qui elle était. Elle referma la porte. — Je refais un tour. Tu pourrais peut-être donner un coup de main à Gumm et à McNab. Je veux tout ce qu’ils ont, et nous verrons ce que la DDE pourra en extraire. Et, oui, je te prends comme expert consultant civil si tu le souhaites. Je sais que nous sommes ici chez toi et que tu enrages. — Je ne suis pas l’unique propriétaire mais, en effet, j’enrage. La sécurité est d’un bon niveau, mais nous avons sans doute manqué de vigilance. — On n’est pas au siège de l’ONU, observa-t-elle. De surcroît, il savait ce qu’il faisait, et comment s’y prendre. Elle fronça les sourcils. — Je veux une liste des autres investisseurs, associés ou je ne sais quoi, des banquiers au courant des sommes injectées. Il a du fric ou il en veut. Pour s’offrir des limousines et des prostituées de luxe. Un instant après, elle émergeait de la bâtisse. Elle la contourna. Cette fois, elle voulait retracer précisément le parcours de l’assassin. Elle contacta McNab. — Guidez-moi à travers ce labyrinthe en fonction des irrégularités du système de sécurité. — Entendu. Elle suivit ses instructions, franchissant le repaire du vampire, un cimetière peuplé de zombies qui jaillissaient de la terre. Elle n’avait aucun mal à imaginer les sons et les effets spéciaux. Et si le programme les avait entraînés ailleurs ? Le meurtrier avait sans doute prévu des solutions alternatives. D’autres zones de crime d’où il pouvait s’enfuir aisément. Quant à la victime, elle avait joué le jeu, faisant ce pour quoi elle était payée. Eve s’immobilisa, étrécit les yeux. Payée. Une compagne licenciée de son niveau devait exiger une avance coquette. Elle devait à tout prix rencontrer Charles. Il lui expliquerait les us et coutumes de la profession. Lorsqu’elle rejoignit Peabody, elle avait mémorisé le trajet. — Il a dû arriver ici avec elle en moins de vingt minutes. Selon toute probabilité, ç’a été son premier arrêt à lui, et le dernier de cette pauvre fille. — J’ai effectué une recherche sur elle. Douze ans de métier, pas un seul avertissement. Bilans de santé réguliers et positifs. Elle payait ses droits en temps et en heure, a gravi les échelons. Elle avait atteint le niveau « diamant », et si je ne m’abuse, Charles m’a dit que cela correspondait à un tarif d’environ dix mille dollars le rendez-vous de quatre heures. Elle a toutes les autorisations : mâle, femelle, groupes, échanges, soumise ou dominante. Il n’existe qu’une demi-douzaine de CL de ce rang en ville. Et seulement une autre femme. — Il veut ou a besoin d’exclusivité. L’officier Milway revint et Eve se tourna vers lui. — Lieutenant. Elle n’a pas emprunté les transports publics, mais j’ai vérifié dans le secteur privé. Une voiture était réservée pour cette adresse, à son nom, à 22 h 30. Élégance Transports. Le chauffeur, Wanda Fickle, l’a déposée devant l’entrée principale à 23 h 10. Le véhicule avait été commandé et payé par un certain Foster M. Urich. Il a une adresse dans le Village. — Bon boulot. — Merci, lieutenant. Nous frappons aux portes. Nous avons trouvé deux personnes qui croient l’avoir aperçue. En compagnie d’un homme, mais sur ce dernier, leurs déclarations sont floues et contradictoires. Nous poursuivons nos efforts. — Au moindre résultat, prévenez-moi immédiatement. — Oui, lieutenant. Elle s’empara de son communicateur. — Il faut que j’aille au Village. — Prends la voiture, lui suggéra Connors. McNab et moi allons emporter les disques au Central. Lui conseiller de rentrer à la maison pour dormir un peu n’aurait servi à rien, aussi s’épargna-t-elle cette peine. — Je te verrai là-bas, se contenta-t-elle de répondre. — L’équipe de la morgue est arrivée, annonça Peabody en rangeant son communicateur. Les techniciens ne vont pas tarder. — Parfait. Finissons-en ici, ensuite, nous irons rendre visite à Foster M. Urich. J’ai besoin de sa biographie. — Je suis déjà dessus. Quarante-trois ans, sexe masculin, type caucasien, récemment divorcé, une fille de huit ans. Président-directeur général d’Intelicore. Arrêté pour possession de Zoner à l’âge de vingt ans. Sinon RAS. — Intelicore ? — Une société de services qui se charge de récolter et de stocker des données. Un acteur important globalement et hors planète. Depuis trois générations. — Intéressant, murmura Eve. Là encore, on est à deux contre deux. 8 À l’instant où elle vit la voiture, Peabody se mit à agiter les bras et remuer du popotin. — Nom d’une bobinette ! s’exclama-t-elle. — Arrêtez ça tout de suite. — Elle est tellement belle, soupira Peabody, qui se résigna à ne bouger que les épaules. Tellement sexy. Tellement top. Tellement Connors. — Continuez ainsi et c’est en transport public que vous irez au Village. — Je serai sage, je serai sage. Surtout si on peut la décapoter. On peut ? Oh, s’il vous plaît ! — Vous vous ridiculisez, marmonna Eve en déverrouillant les portières. — Pas du tout ! Elle est si rutilante, ronronna Peabody en caressant le capot du bout des doigts. — Ce sont vos fesses qui seront rutilantes quand je les aurai bottées. Je décapote. Un grognement et un index pointé sur elle coupèrent court au cri de joie de Peabody, qui se réduisit à une sorte de miaulement. — Parce qu’il fait chaud et qu’avec un peu de chance, le vent balaiera votre idiotie, précisa Eve. Eve démarra. — Oooooh ! On dirait un lion que l’on vient de nourrir. — Comment savez-vous quel son produit un lion lorsqu’il vient d’être nourri ? — Je regarde de temps en temps les documentaires pour parfaire ma culture. — On ne sait jamais, des fois qu’on aurait à pourchasser un lion en plein centre-ville, ricana Eve. Elle commanda l’ouverture du toit et Peabody se tortilla sur son siège. — Si vous en avez terminé avec vos orgasmes véhiculaires, vous pourriez peut-être vérifier s’il existe un rapport entre Dudley et Intelicore. Eve activa le GPS de sa montre, y intégra l’adresse d’Urich. — Qu’est-ce qu’on est équipées ! — J’essaie juste de vérifier que ça marche. Elle déboîta brusquement. — Youpi ! s’écria Peabody. — Il n’y a pas assez de vent. — Vous aussi, vous dites « youpi ». Intérieurement. « Possible », concéda Eve. — Si l’assassin n’est pas Urich – ce serait trop simple –, il lui ressemble ou il s’est arrangé pour lui ressembler afin de duper la victime. Il peut changer de coiffure, prendre ou perdre quelques kilos, s’offrir un zeste de chirurgie esthétique du visage, mais au départ, il faut un minimum de traits communs. Le tueur est sans doute de type caucasien ou en a l’air. Comme Urich, il doit mesurer près d’un mètre quatre-vingts, et peser quatre-vingts kilos. À moins qu’il ne sélectionne ses identités au hasard pour commettre ses crimes, il existe forcément un lien entre Sweet et Urich. — Il choisit les meilleurs dans leur domaine, fit remarquer Peabody. Sweet et Urich sont tous deux cadres supérieurs dans de grosses sociétés. — C’est plus que cela, argua Eve. Quand vous pensez aux entreprises les plus pointues, les plus prospères, les plus importantes, quel est le nom qui vous vient à l’esprit en premier ? — Connors. — Exact. Sauf que ce type en a éliminé deux autres sans croiser les affaires de Connors. — Le parc d’attractions. — En effet, Connors y a des parts. Mais Connors est partout. Non, il doit y avoir un lien entre ces hommes et/ou leurs entreprises. Le hasard n’y est pour rien. Ni l’un ni l’autre n’a été tué. Ces crimes ne sont pas personnels, mais ils sont spécifiques. Si quelque chose relie Houston et Crampton, ce sera les hommes, les entreprises, pas les victimes. — À première vue, ça ne donne rien. Pas de filiales en commun ni en concurrence directe. Elles ont parfois leurs bureaux dans les mêmes villes, mais ce serait tiré par les cheveux. Les deux entreprises sont à la tête d’associations caritatives mais, là encore, dans des secteurs et avec des moyens très différents. — La clé est quelque part là-dedans, déclara Eve. Peabody renversa la tête et ferma les yeux. — Ce pourrait être des employés qui sont passés de l’une à l’autre, ou des mariages, des relations interentreprises. Du coup, l’assassin aurait au moins un minimum de données sur les deux. — Possible. — Ou quelqu’un qui connaît Sweet et Urich et qui a une dent contre eux ? — C’est beaucoup de boulot et carrément excessif pour un simple coup de poing, fit remarquer Eve. Nous devrons toutefois rechercher des liens entre Sweet et Urich. Les modes opératoires ne sont pas non plus le fruit du hasard. Ils sont planifiés, donc délibérés. Une quête d’attention. Il frime. Contactez le bureau de Mira, ajouta-t-elle, allusion à la psychiatre profileuse du département. Je veux une consultation dès demain. Transmettez-lui les dossiers pour qu’elle puisse les étudier. Lorsqu’elle se gara devant la vieille demeure de grès brun, elle baissa les yeux sur sa montre et sourit. — Ce gadget fonctionne à merveille. Elle descendit du véhicule, scruta la façade, les alentours. — Bel endroit. Tranquille, friqué mais pas clinquant. Urich a été marié pendant douze ans. Il travaille pour la même entreprise depuis presque vingt. C’est un fidèle. Mignon, le jardin, parfaitement entretenu. Tout chez lui respire la stabilité. Elle franchit le portail en fer forgé et remonta l’allée jusqu’à l’escalier. — Il s’enferme à double tour la nuit, constata-t-elle en indiquant la lumière rouge du panneau de sécurité avant d’appuyer sur la sonnette. — Cette résidence est protégée par Sécurité Plus, annonça l’ordinateur. L’occupant refuse toute sollicitation publicitaire. Veuillez citer votre nom et l’objet de votre visite. — Lieutenant Dallas et inspecteur Peabody, répondit Eve en présentant son insigne devant l’objectif. Police de New York. Nous souhaitons parler à Foster Urich. — Vos identités sont en cours de vérification. Veuillez patienter. Le système était d’excellente qualité, mais simple et direct. Après quelques minutes, le rouge passa au vert et la porte s’ouvrit. Urich était pieds nus, en pantalon large et tee-shirt. Ses cheveux en bataille encadraient un visage aux traits bien dessinés. Son regard exsudait la peur. — Il est arrivé quelque chose à Marilee ? Ma fille. C’est ma fille qui… — Nous ne sommes pas ici à son sujet, monsieur Urich. — Elle va bien ? Sa mère… — Nous ne sommes pas là pour votre famille. Il ferma brièvement les yeux et, lorsqu’il les rouvrit, toute trace de peur s’était dissipée. — Ma fille est en colonie de vacances. C’est sa première fois, soupira-t-il. De quoi s’agit-il ? Seigneur, il est plus de 3 heures du matin ! — Nous sommes désolées de vous déranger, mais nous avons des questions à vous poser. Pouvons-nous entrer ? — Nous sommes au beau milieu de la nuit. Si je vous laisse entrer, j’aimerais au moins savoir de quoi il s’agit. — Nous enquêtons sur un homicide. Votre nom a attiré notre attention. — Mon… Un meurtre ? Qui est mort ? — Ava Crampton. Il afficha une expression perplexe. — Je ne connais pas cette personne. Bon, entrez. Éclaircissons cette histoire. Le long vestibule s’ouvrait d’un côté sur une salle de séjour aux couleurs profondes et aux fauteuils démesurés. Un écran gigantesque occupait l’un des murs. Sur la table basse devant le canapé traînaient deux verres et une bouteille de vin rouge. Une paire de sandales gisait en dessous. — Qui est Ava Crampton et comment êtes-vous tombées sur mon nom ? — Êtes-vous seul, monsieur Urich ? — Je ne vois pas en quoi cela vous regarde. — Si vous avez reçu quelqu’un ce soir, cela éliminerait d’emblée un certain nombre d’interrogations. Eve nota qu’il avait rougi. — Je suis avec une amie. Je n’apprécie guère que l’on me questionne sur ma vie privée. — Je ne vous le reproche pas. Toutefois, Ava Crampton, elle, a perdu sa vie privée. — J’en suis navré, mais je n’y suis pour rien. Et je suis vraiment curieux de savoir pourquoi vous êtes convaincue du contraire. — La société Élégance Transports a conduit Mlle Crampton à Coney Island ce soir. Il parut à la fois sidéré et agacé. — Lieutenant Dallas, si vous interrogez tous ceux qui font régulièrement appel à Élégance Transports, vous en avez pour des heures. — La limousine était réservée à votre nom et sous vos coordonnées bancaires. — C’est ridicule. Pourquoi voulez-vous que j’envoie une limousine chercher une femme dont je n’ai jamais entendu parler ? — C’est précisément ce qui me tracasse. L’exaspération l’emporta sur la stupéfaction. — Quand ? s’enquit-il d’un ton sec. Avec quelle carte bancaire ? Quand Eve le lui dit, il marqua une pause avant de répondre. — C’est ma carte d’entreprise. Je m’adresse souvent à cette société de transports pour mes déplacements professionnels et personnels, mais ni moi ni mon assistante n’avons retenu de véhicule pour ce soir. — Allons droit au but. Où étiez-vous entre 22 heures et minuit ? — Foster ? La jolie femme était affublée d’un peignoir d’homme beaucoup trop grand pour elle. Ses cheveux couleur châtain clair étaient coupés en un carré court. Comme Urich, elle n’avait pas pris la peine de les coiffer. — Excuse-moi, reprit-elle. Je m’inquiétais. — Ce n’est rien, Julia. Un simple malentendu. Julia et moi avons passé la soirée ensemble, expliqua-t-il en s’empourprant de nouveau. Je… euh… je suis allé la chercher aux alentours de 19 h 45. Nous avions une table réservée pour 20 heures chez Paulo. Ensuite, euh… nous sommes revenus ici. Je ne me rappelle pas à quelle heure. — Peu après 22 heures, intervint Julia. Nous n’avons pas bougé depuis. Que s’est-il passé ? Il se dirigea vers elle, lui effleura le bras. — Il y a eu un meurtre. — Oh, non ! Qui ? — Je ne la connais pas, mais apparemment, on s’est servi de ma carte d’entreprise. Il faut que je règle ce problème. Je suis incapable de réfléchir. Je vais préparer du café. — Je m’en charge. Si, si, Foster. Assieds-toi. Voulez-vous du café ? proposa-t-elle à Eve et à Peabody. — Avec plaisir, répliqua Eve. — Foster, assieds-toi, insista Julia. Je reviens tout de suite. — Désolé, marmonna-t-il alors qu’elle s’éclipsait. Asseyez-vous. Je suis désemparé. Je ne vois pas comment on a pu se servir de mon compte d’entreprise. Nous changeons le code toutes les deux semaines. Eve sortit une photo d’identité. — La reconnaissez-vous ? Il examina attentivement le cliché, fourragea dans ses cheveux, se regarda de nouveau, puis secoua la tête. — Non. Et c’est un visage que je n’aurais pas oublié. Elle est ravissante. Vous avez dit Coney Island, fit-il en rendant la photo à Eve. — Oui. Vous y êtes déjà allé ? Il sourit. — J’y ai emmené ma fille à plusieurs reprises depuis que le parc a rouvert. Elle va sur ses neuf ans. Je suis divorcé. Sa mère et moi sommes séparés depuis quelques mois. — Compris. Connaissez-vous un certain Augustus Sweet ? — Je crains que non. Ce nom ne me dit rien. Mais je rencontre beaucoup de monde, officier… — Lieutenant. — Pardon, lieutenant Dallas. Dans mon travail… Vous êtes déjà au courant de mes activités. Vous vous êtes renseignée. — Exact. Qui a accès à vos coordonnées bancaires ? — Ma secrétaire. Delia McLaughlin. Elle est à mon service depuis plus de quinze ans. En aucun cas elle ne peut être impliquée dans cette histoire. Son assistant, Christian Gavin, dispose aussi de ces informations, mais j’ai toute confiance en lui. Il est avec nous depuis huit ans… Comme Julia revenait avec un plateau, il se leva pour la décharger, et la remercia. — Je t’en prie, fit-elle. Veux-tu que je vous laisse ? — Non, s’il te plaît. Lieutenant, il faut que je bloque ce compte immédiatement et que je lance une recherche pour usage frauduleux. Je serai peut-être alors en mesure de vous mettre sur une piste. — Allez-y. Il s’empara d’une tasse, arrosa son café de crème. — Je n’en ai que pour quelques minutes. Julia prit place sur le canapé, tira sur sa robe de chambre. — Tout ceci est si… étrange. — Puis-je vous demander depuis combien de temps vous fréquentez M. Urich ? — Depuis combien de temps je le fréquente ? Environ un mois, mais nous nous sommes rencontrés il y a trois ans. Quand nos filles sont devenues amies. Elles sont parties ensemble en colonie de vacances. Le père de Kelsey et moi-même sommes divorcés depuis plusieurs années. Depuis que Foster et Gemma se sont séparés, Foster et moi… Eh bien, nous avons commencé à organiser des activités avec nos filles, des goûters, des promenades au parc, ce genre de choses. Nous discutions énormément. Il avait besoin de se confier et j’étais là pour l’écouter. Et puis… les choses ont évolué. À vrai dire, c’est la première fois que nous… enfin, peu importe, je doute que ces détails intéressent votre enquête. « Vous seriez étonnée », songea Eve. — La séparation a été douloureuse pour M. Urich ? s’enquit Peabody. — C’est toujours douloureux et difficile. Mais ils ont trouvé un terrain d’entente. Ils aiment leur fille. Gemma avait envie d’autre chose, voilà tout. J’ai l’impression que c’est ce que Foster a eu le plus de mal à comprendre. Elle n’avait rien contre lui en particulier. Leur existence ne lui convenait plus, point. — A-t-elle un ami ? — Je ne le pense pas. Justement. Elle ne souhaitait plus être en couple. Du moins pour le moment. Elle ne l’a pas plaqué pour un autre homme, si c’est ce que vous voulez savoir. Gemma est quelqu’un de bien. Urich revint, se planta de l’autre côté de la table basse. — C’est mon code. Celui ou celle qui a réservé cette limousine s’est servi de mon code et de mon mot de passe. Comment est-ce possible ? J’ai demandé une fouille pour confirmer que nous avons été piratés. Je ne vois pas d’autre explication. — Connaissez-vous un individu qui pourrait souhaiter vous causer des ennuis ? Vouloir que les flics frappent à votre porte à 3 heures du matin ? Il fronça les sourcils, le regard dans le vague. — Quand on a un poste comme le mien dans une société de l’envergure d’Intelicore, il arrive que l’on suscite le ressentiment, la colère, la rancune. Les employés peuvent être renvoyés, mutés ou sanctionnés. J’imagine que certains d’entre eux se réjouiraient de me voir dans le pétrin, d’apprendre que j’ai été interrogé par la police. Mais là, c’est beaucoup plus grave. Il s’agit d’usurpation de mon nom en relation avec un meurtre. Non, je ne vois pas du tout qui pourrait pousser le vice jusque-là. — Je vais envoyer des experts en informatique ici et à votre bureau pour qu’ils inspectent vos appareils, l’avertit Eve. Vous n’y voyez pas d’objection ? — Non. Je veux des réponses et vite. Je vais devoir en parler avec le Troisième. — Le Troisième ? — Excusez-moi. Le directeur de l’entreprise. Je vais être obligé de le prévenir qu’il y a eu une faille dans le système et qu’une enquête criminelle est en cours. Il se passa la main dans les cheveux. — Il ne peut rien te reprocher, murmura Julia. — C’est mon compte. Tôt ou tard, une tête tombera. Aussi croyez-moi, lieutenant, quand je vous affirme vouloir des réponses. Je ne tiens pas à ce que ladite tête soit la mienne. — Merci de votre coopération, répondit Eve en se levant. S’il est le directeur de l’entreprise, pourquoi l’appelez-vous le Troisième ? — Sylvester B. Moriarity le Troisième. C’est son grand-père qui a fondé la compagnie. Elle le savait déjà, mais décida d’insister. — Il joue un rôle actif dans la société. — Certainement, répondit-il. Je vous raccompagne. — Ils sont mignons, commenta Peabody en s’installant côté passager. C’est vrai, insista-t-elle comme Eve restait silencieuse. Lui, tout rouge et gêné d’avoir une femme chez lui, elle qui lui emprunte son peignoir et prépare du café. — L’essentiel, c’est qu’il a un alibi en béton. On s’intéresse à la secrétaire et à son assistant. Recoupez les infos les concernant ainsi que leurs proches et leurs amis avec celles de Dudley. Il faut faire analyser l’arme. Qui achète une putain de baïonnette ? Le même genre de dingo qui s’offre une arbalète. Une personne qui sait où se procurer un brouilleur à la pointe de la technologie et comment le rendre indétectable. Il faut des capacités ou de l’argent, voire les deux. — Il faut surtout être complètement siphonné. Tuer deux êtres humains apparemment choisis au hasard – si vous avez raison et que les victimes comptent moins que la méthode et l’acte. — Ce type a engagé les services de la prostituée de luxe la mieux payée de la ville et n’a même pas pris le temps d’en profiter. Elle exige d’être payée d’avance, c’est donc un individu qui se fiche de jeter plusieurs milliers de dollars par la fenêtre. — D’autant que ce n’est pas le sien puisqu’il l’a soutiré des coffres d’Intelicore. Eve rumina jusqu’à leur arrivée au Central. — Deux meurtres dos à dos, marmonna-t-elle en traversant le parking souterrain jusqu’à l’ascenseur. Tous deux prémédités, mis en scène, commis par un usurpateur d’identité. Tous deux coûteux pour ceux à qui il pique l’argent. Les grosses entreprises sont sans doute assurées contre ce genre de fraude. — Je l’ignore. Peut-être. — Je parie que si. Sweet et Urich subiront les foudres de leurs supérieurs, mais s’il est prouvé qu’ils n’ont pas autorisé les paiements, ils devraient s’en sortir – ainsi que leurs entreprises. La compagnie d’assurance casquera. Voyons un peu qui assure ces gens. Elles quittèrent l’ascenseur pour emprunter un tapis roulant. — Démarrez les recherches, ordonna Eve. Je monte à la DDE au cas où ils auraient du nouveau. Pour une fois, la DDE était presque calme. À cette heure, seule une poignée d’hommes occupaient les box et les bureaux. Ils arpentaient, caracolaient, mâchaient du chewing-gum et claquaient des doigts, mais ils n’étaient pas nombreux. Constatant que McNab n’était pas à son poste de travail, Eve fonça au laboratoire. Elle le vit derrière la vitre, arpentant et caracolant en aspirant une boisson géante à la paille – un soda sans doute tellement sucré qu’il provoquait des maux de dents. Connors était assis devant un clavier et un écran, les cheveux attachés, un café à portée de main. À sa grande surprise, elle aperçut Feeney, le capitaine de la DDE qui était aussi son ex-partenaire. Ses cheveux, une explosion de roux et d’argent, étaient hirsutes. Son visage était plus affaissé que de coutume, probablement parce qu’il avait dû se lever en pleine nuit. Il portait une chemise blanche encore plus froissée que son pantalon marron. Eve entra. — Rapport des geeks. Feeney lui jeta un coup d’œil. — Arbalètes et baïonnettes ? Tu n’aurais pas pu tomber sur un cas normal ? — Ça m’évite de m’ennuyer. — Les riches s’ennuient. Les gars qui bossent sur les cadavres n’en ont pas le temps. Il prit le gobelet des mains de McNab, en but une longue gorgée. — Les disques de sécurité ont été panés et frits. Un système sacrément solide pour une attraction, seulement voilà, il a été saboté. Nous récupérerons ce que nous pourrons. — Ce ne sera pas grand-chose. Nom de Dieu ! s’exclama Connors en reculant sur son fauteuil. Il ne s’est pas contenté de le brouiller – avec une précision diabolique, qui plus est –, il y a inoculé un putain de virus. Pour y parvenir, il avait besoin d’un instrument hautement sophistiqué, peut-être d’origine militaire. — Donc, on est dans une impasse ? lâcha Eve. Vous ne pouvez plus rien faire ? Comme elle s’y attendait, Connors étrécit les yeux. — Nous n’en sommes qu’au début, lieutenant. — Et la sécurité du parc en général ? Est-ce qu’elle apparaît quelque part sur les enregistrements ? — Je suis dessus, intervint McNab qui se laissa tomber sur son siège et pivota vers son écran. On voit la victime arriver. La limousine s’arrête ici, vous voyez ? Le chauffeur descend. — On a son nom. On l’interrogera. — La fille apparaît – jolies jambes ! Elle se dirige immédiatement vers l’entrée. — Elle le cherche, enchaîna Eve. Elle attend, scrute les alentours. Ah ! Elle l’a repéré. Elle affiche un sourire de circonstance, rejette ses cheveux en arrière, s’avance vers lui. — Oui, et c’est là qu’on se casse le nez. Quelques secondes à peine. Pffuit ! J’ai tenté de prendre l’image de la victime comme point focal et je suis tombé sur de nouvelles séquences effacées. En les recoupant avec le plan d’ensemble, on réussit à les suivre jusqu’à la Maison des Horreurs. — Il n’a pas perdu de temps. — Et il connaissait les lieux, ajouta Connors. Le parc, la sécurité. — Mais il a loupé une nanoseconde, reprit McNab. L’instant où ils pénètrent dans l’attraction. Il brouille les caméras à l’extérieur, puis à l’intérieur. On a un fragment de sa silhouette. Eve découvrit un profil partiel, l’épaule, le flanc du tueur tandis qu’il entrait, une main au creux des reins de Crampton, l’autre dans la poche. — Agrandissez le visage. McNab donna l’ordre à l’ordinateur. — On distingue le côté d’une barbe, commenta-t-elle. Cheveux longs. Il paraît plus corpulent qu’Urich. Quelques kilos. Ce n’est pas lui, mais la ressemblance avec la photo d’identité est suffisante pour que la fille se soit laissé duper. Elle a rendez-vous avec ce type, il a dû lui décrire sa tenue, voire lui raconter qu’il s’est fait pousser la barbe et les cheveux, qu’il a pris un peu de poids. Elle était préparée. Que peut-on extraire de plus de cette séquence ? — J’essaie d’élaborer un portrait-robot. J’ai la forme du visage, un bout d’œil, la ligne de base de la mâchoire. — La barbe est sûrement fausse. Il doit la convaincre qu’il est bel et bien Urich, il a donc dû masquer certains traits. Soumettez-moi un portrait-robot avec barbe et un autre sans. — Tout de suite. — Une erreur infime. Il est excité, il dérape un poil. Sa taille doit correspondre à peu près à celle d’Urich. Il pourrait avoir eu recours à des accessoires pour paraître plus gros, mais je n’y crois guère. Selon moi, il a préféré prendre quelques kilos. Donnez-moi une pointure de chaussure. McNab cligna des yeux, haussa les épaules. — D’accord. — Zoomez. Eve se concentra sur l’image. — Ce sont des… – comment appelle-t-on ça, déjà ? – … des mocassins. Marron foncé, belle qualité. Trouvez-moi la marque. — Je lui ai tout appris, confia Feeney à Connors. Je suis fier d’elle. — Il a un faible pour les belles chaussures et il a les moyens de se les offrir, continua Eve. Pourquoi porter des pompes de luxe pour aller commettre un meurtre dans un parc d’attractions ? — Contrairement à toi, certains n’ont pas que du dédain pour les belles chaussures, ma chérie, observa Connors. Eve lui adressa un regard noir. — Pas de « chérie » ici. Les baskets, c’est plus commode, surtout si l’on doit courir. On est à Coney Island, bordel ! Dans un parc d’attractions. Mais lui est en mocassins. Il est vaniteux, il aime l’apparat, l’exclusif. À moins qu’il n’y soit tout simplement habitué. Il s’apprête à la tuer, mais il veut lui montrer qu’il a bon goût et des moyens substantiels. Poursuivez sur cette voie, dit-elle à McNab. Toi, je veux te voir un instant, ajouta-t-elle en recourbant l’index. Connors s’en empara tandis qu’ils sortaient. — Essaie de te rappeler que je suis ton mari, pas un subordonné. — Mince ! Désolée. Si je t’avais considéré comme un subordonné, je t’aurais sans doute envoyé paître. Plus ou moins aimablement. — C’est probable. Il n’empêche, insista-t-il en lui serrant brièvement le doigt. Faisons quelques pas. J’ai faim. — Je ne… — Si je dois me contenter du choix pitoyable offert par vos distributeurs, tu peux bien marcher et parler. — D’accord, d’accord, d’accord. Elle fourra les mains dans ses poches tandis qu’il se dirigeait vers le choix pitoyable offert par les distributeurs. — Pendant que nous y sommes, reprit-elle, je te signale que tu t’es embarqué de ton plein gré. — J’en suis parfaitement conscient. Il se planta devant l’une des machines et grommela : — Je suppose que les chips sont ce qu’il y a de moins dangereux. — Utilise mon code. C’est le… — Je le connais, coupa-t-il. Il commanda cinq sachets. — Ma foi, tu es carrément affamé ! — Tu vas en prendre un pour toi et un pour Peabody. Les autres sont pour mes camarades au labo. Pendant que l’appareil, qui se montrait beaucoup plus récalcitrant avec elle, crachait ses données sur les chips au soja, Connors la dévisagea. — De quoi as-tu besoin ? — J’ai juste deux questions. Ton empire est-il assuré contre le piratage et la fraude ? — Évidemment. — Donc, si Sweet ou Urich étaient tes employés, tu serais couvert. — Une enquête serait diligentée, ce qui mettrait du temps et engendrerait peut-être quelques querelles juridiques, mais la réponse est oui. C’est bon, ajouta-t-il en ramassant les cinq sachets. Tu as un train d’avance sur moi. — D’où ta situation de subordonné. Il la pinça. — D’où mon intérêt pour les arbres – les données et les images – plutôt que la forêt. Pour une grosse entreprise, cela représente un inconvénient mineur. La publicité qui risque d’en découler pourrait provoquer davantage de dégâts, mais il suffit de mettre son équipe de relations publiques au boulot. Coopérer avec les autorités, exiger une enquête interne complète. Et faire tomber une tête ou deux. — C’est l’avis d’Urich. En tant qu’empereur, connais-tu ou as-tu accès aux codes et mots de passe de tes employés ? — Si tu entends par là en ma qualité de directeur des Industries Connors, la réponse est oui. — Parce que tu es capable de pirater les pirates ou grâce à ta position ? — Les deux. Intéressant, non ? — Peut-être. Que sais-tu sur Winston Cunningham Dudley le Quatrième ? — Ses amis l’appellent Winnie. — Vraiment ? Et toi ? — Non, mais je ne le connais pas vraiment. Nous nous sommes croisés à des soirées caritatives, mais nous n’avons rien en commun. — Vous êtes tous les deux pleins aux as. — Il y a une différence entre une fortune transmise de génération en génération et une fortune acquise personnellement et récemment. — Donc, c’est un connard de snob ? Connors s’esclaffa. — Tu as une façon de résumer les choses ! Je l’ignore. Ce que je sais, en revanche, et ce n’est pas qu’une impression et un commentaire en passant, c’est qu’il semble jouir de ses privilèges et fréquente les gens de son espèce. Dudley & Fils est une société solide et bien gérée. Si tu supputes qu’il est à l’origine de ce déchaînement meurtrier, force m’est de te demander pourquoi. — Je tâte le terrain, voilà tout. Et l’autre entreprise ? Intelicore. Sylvester Bennington Moriarity le Troisième. D’où sortent-ils ces noms à coucher dehors ? — Le Troisième, le Quatrième parlent d’eux-mêmes. Vu notre passé et nos origines, le jour où nous aurons des enfants, nous devrons faire preuve d’imagination. Bartholomew Ezekiel, par exemple. — Si j’ai un gosse, j’espère l’aimer suffisamment pour lui épargner une pareille humiliation. — Ce facteur entre en ligne de compte, en effet. Connors se retourna vers le distributeur pour commander une boisson énergétique aux agrumes. — Tu as du café, lui rappela Eve. — Lequel, suite à cette conversation, est désormais froid. J’ai besoin de quelque chose pour faire passer ces chips. Je ne connais pas plus Moriarity que l’autre – je crois savoir que ses amis l’ont surnommé Sly tellement il est rusé. Si je ne m’abuse, tous deux sont quadragénaires et ont un style de vie qui va avec leurs moyens. J’imagine qu’ils jouent au polo, au squash ou au golf. — Tu ne les apprécies pas. — Je ne les connais pas, répéta-t-il. Mais non, a priori, je ne les apprécie pas, et le sentiment est mutuel. Ces hommes-là ont une méfiance et un dédain innés pour les types comme moi. L’argent chasse le rat des rues, ma chérie, mais ne les extermine pas. — Dans ce cas, moi non plus, je ne les aime pas. Comme il haussait les sourcils, elle lui enfonça l’index dans le ventre. — Il me paraît clair que l’un ou les deux se sont payé la tête de mon homme. C’est mon boulot. — Tiens-moi ça, rétorqua-t-il en lui tendant sa boisson. De sa main libre, il réitéra le geste d’Eve. — Je te remercie, fit-il. Mais quand bien même ce seraient des connards de snobs, de là à commettre un meurtre… Elle lui rendit son soda et lui prit deux sachets de chips des mains. — Tu peux aller vaquer à tes occupations, je vais en faire autant de mon côté. Merci pour la collation, lança-t-elle avant de s’éloigner. — C’est toi qui as payé. — Exact. Elle pivota, marcha en arrière un instant. — De rien, conclut-elle. 9 Eve pénétra dans la salle commune pratiquement vide, jeta l’un des sachets de chips en direction de Peabody. — Hé ! Merci ! s’écria celle-ci. — Vous le méritez ? — J’ai toute une série d’analyses et de recherches en cours. Jusqu’ici, je n’ai trouvé aucun lien entre Sweet et Urich. Tous deux sont abonnés à un club de gym, mais pas le même. Sweet possède un chalet au nord de l’État. Urich a une résidence secondaire dans les Hamptons, mais sa femme l’a récupérée après leur divorce. Ils ne sont jamais allés à l’école ensemble. Ils consultent des médecins différents dans des quartiers différents. Ils ne fréquentent pas les mêmes centres commerciaux. — Renseignez-vous sur les ex. Tant qu’à faire, soyons minutieuses. — J’ai déjà commencé. Là non plus, rien. J’ai aussi effectué une étude complémentaire sur le chauffeur de cette nuit. RAS. Elle travaille dans cette entreprise depuis sept ans, casier vierge, aucun lien avec Sweet. Elle a transporté Urich à plusieurs reprises, mais ça n’a rien d’étonnant. Je me penche maintenant sur la secrétaire d’Urich et son assistante. — McNab va nous envoyer des données sur une paire de chaussures. Je veux la liste des boutiques où l’on peut se les procurer. — Des chaussures ? — La vidéo de sécurité du parc nous a fourni une image partielle. Ce n’est pas grand-chose, mais on voit bien la chaussure. Je vais fouiller le domicile de la victime, saisir son agenda. Peabody ouvrit le sachet de chips, renifla profondément. — Vous ne voulez pas que je vous accompagne ? — Il faut en finir avec ces tâches fastidieuses. Quand vous en verrez le bout, prenez une heure – deux si besoin – ici. Eve se ravitailla en café, puis sortit. Elle s’apprêtait à relever la capote, par principe, mais changea d’avis. Qui la verrait à 4 heures du matin ? Cerise sur le gâteau, lorsqu’elle se gara devant l’élégant immeuble de Park Avenue, le droïde à l’entrée ne ricana pas. Au contraire, il se précipita pour lui ouvrir sa portière, tous ses circuits en mode « respect ». — Bonjour, mademoiselle. En quoi puis-je vous aider ? — En ne m’appelant pas mademoiselle, riposta-t-elle, enchantée, avant de sortir son insigne. C’est lieutenant. Je laisse ma caisse ici. Personne n’y touche. J’ai besoin d’accéder à la suite d’Ava Crampton. — Mademoiselle… lieutenant, Mlle Crampton n’est pas rentrée chez elle de la nuit. — Elle ne rentrera plus jamais vu qu’elle est morte. Il afficha ce regard vide du robot qui tente désespérément de digérer une information inattendue. — Je suis désolé de l’apprendre. Mlle Crampton était une locataire appréciée. — C’est ça. Faites-moi entrer. — Je crains de devoir vérifier votre identité avant de vous laisser passer. De nouveau, elle lui présenta son insigne, le temps que ses yeux le scannent, l’assimilent. — Quelqu’un a-t-il tenté de pénétrer chez elle au cours de la soirée ? — Non. Mlle Crampton occupait le triplex à l’angle ouest, et personne n’est entré ni sorti de cet appartement depuis qu’elle est partie à… 22 h 02. Heure à laquelle elle est montée dans une limousine avec chauffeur pour une destination que je ne connais pas. Souhaitez-vous des détails sur la société de transport et/ou le chauffeur ? — Non, j’ai tout ce qu’il me faut. — Je vous autorise à monter chez Mlle Crampton. Ma présence est-elle nécessaire ? — Tout ce que je vous demande, c’est de vous assurer que ma bagnole reste où elle est, intacte. — Absolument. Crampton avait mené grand train, songea Eve en s’engouffrant dans l’ascenseur privé pour le soixantième étage. Triplex d’angle avec terrasse sur le toit dans un quartier huppé. « Il n’y avait pas que le sexe », devina-t-elle. Pour vivre dans une telle opulence, il fallait davantage que des acrobaties et un joli corps. Le triplex s’ouvrait sur un grand vestibule éclairé par un lustre somptueux. Les parquets de bois sombre étaient jonchés de tapis aux couleurs audacieuses et aux motifs alambiqués. Les œuvres d’art y faisaient écho, toiles criardes et formes étranges sur fond de murs blanc cassé. Les meubles, constata-t-elle en déambulant à travers les pièces, parvenaient à allier ce style complexe à un confort exquis. Fauteuils profonds et nombreux, luminaires scintillants, tables miroir, multitude de coussins. Sur la table de salle à manger argent trônait un énorme bouquet arrangé – récemment – par un artiste en la matière. Au-dessus de la cheminée était suspendu un portrait spectaculaire de l’ex-occupante, allongée nue sur un lit recouvert d’un drap rouge. Conclusion : elle n’était pas du genre timide et modeste. Eve explora la cuisine, les cabinets de toilette, la salle de séjour, admira la vue plus par curiosité que par nécessité. Cela l’aidait à « sentir » cette femme. « Elle a bien vécu, pensa-t-elle. Elle a pleinement profité des fruits de son labeur. » Pour gagner l’étage supérieur, Eve préféra emprunter l’escalier en colimaçon plutôt que l’ascenseur. La chambre principale était gigantesque, et devait l’être pour pouvoir y contenir ne serait-ce que le lit. Eve jugea qu’on pouvait y dormir à six, et se demanda vaguement si c’était déjà arrivé. Ici, la propriétaire avait opté pour des tons or, une ambiance plus chaleureuse. Elle avait recouvert le lit de kilomètres de soie dorée. Divans accueillants, coussins (encore !), tables sculptées, lampes dégoulinantes de perles et un autre bouquet foisonnant prolongeaient l’impression d’abondance et de luxe. Dans les nombreux tiroirs des tables de chevet, Eve découvrit une collection impeccablement organisée de sex toys et d’accessoires coquins. Le dressing devait faire la taille de sa salle commune au Central. Comme partout ailleurs, tout y était rigoureusement agencé. « Étoffes de qualité, nota-t-elle, vêtements de marque, et de quoi chausser la population d’un petit pays. » Un meuble haut et étroit, aux tiroirs fermés à clé, était boulonné au sol. « Les bijoux », devina Eve. Elle verrait cela plus tard. Une brève inspection de la salle de bains lui apprit que Crampton pourrait bien surpasser Connors à certains égards. Elle poursuivit sa visite. Deux suites réservées aux invités, généreuses et bien équipées, une autre salle de séjour munie d’une kitchenette… et une salle SM abondamment pourvue. Cuir noir, cordes de velours, sélection de fouets et de cravaches, menottes. Encore un lit, drapé de satin noir celui-ci, un coffret incrusté de pierres précieuses contenant de petits couteaux à manches ornementés. Eve se rendit au troisième niveau. Le centre d’affaires, visiblement. Un bureau de P-DG, certes luxueux, mais conçu pour y conduire un business sérieux. Mur d’écrans, disques classés, ordinateur musclé. Une cuisine minuscule avec autochef, réfrigérateur, un bar contenant plusieurs bouteilles de bon vin, liqueurs et autres alcools forts. Elle s’attendait que l’ordinateur soit sécurisé et ne fut pas déçue. Elle se contenta donc de farfouiller dans les tiroirs en quête d’un agenda. Les entrées y étaient à la fois sommaires et discrètes. Le jour de sa mort, Ava Crampton avait passé l’après-midi à son salon de beauté. À 17 heures, elle avait un rendez-vous de deux heures avec une certaine Catrina Bigelo au Palace. L’hôtel de Connors. Pourquoi se priver du meilleur ? Foster Urich était bel et bien inscrit. 22 h 30, Élégance Transports, Coney Island. Durée prévue : quatre heures, avec une option pour la nuit. « Onéreux », songea Eve. Ava avait ajouté une annotation après le nom : nouveau client, contrôlé et approuvé. Eve sortit son communicateur pour demander qu’une équipe de la DDE vienne récupérer le matériel électronique, mais elle n’avait plus grand-chose à faire ici. Les réponses ne se trouvaient pas dans l’espace de la victime. Néanmoins, il leur faudrait approfondir les recherches sur ledit espace, sur la jeune femme et tous ses secrets. Elle pressa les doigts sur ses yeux, se frotta les paupières dans l’espoir de relancer la machine. Risquant un regard du côté de l’autochef, elle se dit que la victime devait avoir du vrai café. Mais s’en offrir une tasse serait un manque de respect. Eve s’obligea à bouger. Elle devrait se contenter de ce qu’elle pourrait acheter dans la rue, se satisfaire du coup de fouet sinon de la saveur. Lorsqu’elle émergea de l’immeuble, New York était en pleine mutation. Ceux qui s’amusaient ou travaillaient la nuit rentraient chez eux. Ceux qui vivaient le jour allumaient les lampes dans leurs appartements, hâtaient le pas pour attraper un train ou un tram. Les camions de la voirie parcouraient les rues pour ramasser les ordures. Mais en même temps que les odeurs de détritus, Eve huma les effluves de viennoiseries qui s’échappaient des systèmes de ventilation. Elle se rappela le sachet de chips qu’elle avait jeté sur le siège passager de la voiture. Il lui tiendrait lieu de petit-déjeuner tandis qu’elle se rendait à la morgue. Parvenue à destination, elle opta pour un tube de caféine froid, bien meilleur que ce que les distributeurs faisaient passer pour du café. L’autopsie de Crampton n’avait sans doute pas commencé, mais Eve voulait revoir la victime avant de regagner le Central. Elle pénétra dans le repaire de Morris et le découvrit en train de revêtir sa tenue de protection. Le corps était déjà prêt sur la table. — Vous étiez de service de nuit ? s’enquit Eve, puis elle les discerna, la tristesse et les signes d’insomnie. Il était de nouveau tout en noir. — Non, répondit-il. Mais je vois que vous l’étiez. Il s’enduisit les mains de Seal-It tout en étudiant le corps. — Elle était particulièrement belle. — Oui. Le nec plus ultra des call-girls. — J’ai vu ça dans votre rapport. Je n’ai rien pour vous : je n’ai pas encore commencé. — J’étais sur le terrain et je souhaitais la revoir avant de rentrer. Elle hésita, mais le chagrin qu’elle lisait sur le visage du légiste la bouleversait. — Sale nuit ? souffla-t-elle. Il releva la tête, croisa son regard. — Oui. Ce fut à son tour à lui d’hésiter tandis qu’elle cherchait quoi répondre, si tant est qu’il fallait dire quelque chose. — Par moments, elle me manque tellement que c’en est insupportable. Je vais mieux. Je sais que je vais mieux parce que ce n’est plus du matin au soir, ni même chaque jour ou chaque soir. Mais il y a des instants ou je prends conscience tout à coup qu’Amaryllis Coltraine n’est plus de ce monde, plus dans ma vie, et j’en suffoque presque de chagrin. Eve ne réfléchit plus à ce qu’elle ne pouvait ou ne devait pas dire, elle s’exprima avec son cœur. — J’ignore si l’on s’en remet, Morris, ou combien de temps il faut. Je ne sais pas comment les gens font pour surmonter cela. — Minute par minute, puis heure par heure, jour par jour. Le travail est un refuge, les amis sont un réconfort. La vie est pour les vivants. Vous et moi le savons, même si nous sommes constamment en présence des morts – peut-être justement à cause de cela. Chale m’a été d’un précieux secours. — Tant mieux, murmura-t-elle en pensant au prêtre qu’elle lui avait recommandé. Vous pouvez… vous savez… n’importe quand. — Oui. Il esquissa un sourire. — Vous êtes le travail et une amie, vous êtes donc à la fois le refuge et le réconfort. Il poussa un profond soupir et se concentra de nouveau sur le corps. — Bien. — Je vous laisse travailler. — Parlez-moi de la victime, fit-il avant qu’elle se détourne. De ce que vous n’avez pas signalé dans votre rapport. — Elle menait grand train. Elle prenait soin de sa personne, de son business. Selon moi, c’était une fille intelligente. J’ai l’impression qu’elle exerçait son métier avec fierté et y prenait plaisir. Je ne pense pas que l’on puisse exceller dans une activité, du moins à long terme, sans y prendre plaisir. Elle devait aimer le contact avec ses clients, leur faire sentir qu’ils étaient importants et désirables. Il ne s’agissait pas uniquement de sexe. Elle était originaire de New York, issue d’une famille de la classe ouvrière. Ses parents se sont séparés quand elle était enfant. Elle a obtenu sa licence de premier niveau à l’âge de dix-neuf ans. Elle a suivi les formations et passé les tests pour gravir les échelons. D’après moi, elle vivait exactement comme elle en avait envie. — N’est-ce pas ce à quoi nous aspirons tous ? observa Morris. — Sans doute. Il faut que j’y aille, à présent. Eve se dirigea vers la porte, s’arrêta et se retourna. — Vous pourriez peut-être venir dîner à la maison ou un truc du genre. Comme il se contentait de sourire, elle haussa les épaules. — Ce serait l’occasion pour Connors de faire joujou avec ce barbecue qu’il s’est offert l’an dernier. On pourrait inviter quelques amis, déguster des grillades. — Avec plaisir. — Je m’en occupe et je vous tiens au courant. Alors qu’elle franchissait le seuil, elle l’entendit commencer l’enregistrement de ses commentaires. — La victime est de sexe féminin, race mixte. Eve sortit son communicateur et se prépara à laisser un message sur la boîte vocale. Mais Charles Monroe décrocha. — Bonjour, lieutenant. — Qu’est-ce qui se passe ? Vous vous êtes tous levés à l’aube ? — En effet. Louise était de service de nuit à la clinique et vient de rentrer. Je m’apprête à préparer le petit-déjeuner. Une omelette, ça vous dit ? — J’allais vous laisser un message pour vous demander de m’accorder quelques minutes dans la journée. — Pour vous, je… Excusez-moi, s’interrompit-il en redevenant sérieux. Je n’ai pas réfléchi. Pour que vous m’appeliez à une heure pareille, c’est que quelqu’un est mort. Quelqu’un que je connais ? — Je n’en suis pas certaine. Ava Crampton. — Ava ? Il se ratissa les cheveux. — Oui, je la connais. Que s’est-il passé ? Vous pouvez me le dire ? — Je préfère de vive voix. Je suis sur le terrain, pas très loin de chez vous. Je pourrais… — Venez. — J’arrive. Le jardin que Louise avait planté avant son mariage avec Charles était splendide. Plus charmant qu’élégant, pas trop léché, il ajoutait une touche supplémentaire de personnalité à la maison qu’ils partageaient. Louise accueillit Eve à la porte, ses boucles blondes encore humides après la douche. Elle lui prit la main et l’attira à elle pour l’embrasser sur la joue. — Je regrette que quelqu’un ait dû mourir pour que vous nous rendiez visite. — Vous paraissez en pleine forme. Encore bronzée au retour de leur lune de miel, elle irradiait de bonheur. — Désolée de vous déranger, ajouta Eve. — Nous prenons notre petit-déjeuner. Charles est aux fourneaux – pour de vrai. Ses omelettes sont exquises. Vous allez manger avec nous tout en discutant avec lui. Tout en parlant, Louise l’entraîna à la cuisine. Charles remuait une poêle sur la plaque. — Vous arrivez à point, déclara-t-il. Asseyez-vous. — Votre autochef est en panne ? — J’aime cuisiner quand j’en ai le temps et une bonne raison de le faire. — En tout cas, ça sent bon. Oh ! Un authentique café ! s’exclama Eve tandis que Louise lui fourrait une tasse entre les mains. Rien que pour cela, je veux bien croire en Dieu. — Attendez d’avoir goûté mon omelette. Vous m’en direz des nouvelles. Parlez-moi d’Ava. — Je suis désolée pour votre amie. — Nous entretenions des relations amicales, mais nous n’étions pas proches. Difficile de ne pas l’apprécier. Elle était charmante, vive, intéressante. Je ne peux pas croire que ce soit un client. Elle était si prudente. — À vrai dire, c’en était un sans l’être. Il l’a piégée en se servant d’une fausse identité. Apparemment, il a pris toutes les précautions pour se couvrir. Elle l’a rencontré au parc d’attractions de Coney Island. Un lieu public. Elle l’avait contrôlé et approuvé. Je ne vois pas pourquoi elle se serait méfiée. — Vous êtes en train de me dire qu’elle ne le connaissait pas ? — Il semblerait. Je vous le répète, elle l’avait contrôlé et approuvé – du moins à en juger par les annotations dans son agenda. Comment s’y serait-elle prise ? Avec une habileté déconcertante, Charles glissa une omelette mousseuse dans une assiette, puis remit des œufs battus dans la poêle. — Mangez pendant que c’est chaud, dit-il. Elle aura procédé à une enquête de routine semblable à celles que mènent les policiers ou les détectives privés. Elle aura accédé à son casier judiciaire s’il en possédait un, vérifié son parcours professionnel, son statut marital. — Des données de base ? — Oui. Ensuite, elle aura recherché des articles sur lui ou signés de sa main, des brèves dans les médias. Enfin, je suppose qu’elle aura lancé un programme qui extrapole à partir de ces informations pour lui proposer une évaluation d’ensemble du personnage. Ainsi, le jour où elle le rencontrera, elle connaîtra sa personnalité, ses habitudes, son style de vie. C’est une façon de se protéger, mais aussi une méthode qui permet d’avoir une idée de ce que pourrait rechercher le client. — Donc, elle aura fait preuve de circonspection, mais en même temps, elle prenait volontiers des risques. Je suis tombé sur une salle SM chez elle. — J’ai travaillé avec elle une ou deux fois, déclara Charles en terminant une autre omelette. Mais pas dans ce domaine. Eve but son café en se demandant comment Louise pouvait rester là à manger tranquillement pendant que son mari évoquait ses expériences sexuelles en groupe. Charles acheva une troisième omelette et les rejoignit à table. — Excellent, le félicita Louise en allant chercher le pot de café sur le comptoir pour lui remplir sa tasse. Dallas, vous ne nous avez pas expliqué comment elle était morte. — Poignardée. — Et son meurtrier se faisait passer pour un autre, celui qu’elle avait contrôlé et approuvé ? — C’est ça. — Il devait lui ressembler suffisamment pour la tromper. — En effet, nous travaillons sur la question. Aurait-elle maintenu le rendez-vous si elle avait su que cet homme n’était pas celui qui l’avait pris ? — Non, assura Charles. Elle aurait mis sa licence en péril, et pour rien au monde Ava n’aurait pris un tel risque. D’autre part, rencontrer quelqu’un que l’on n’a pas contrôlé est trop dangereux. Elle avait un certain goût pour l’aventure, mais pas au point de se mettre dans une telle situation. Elle aimait la diversité, mais elle suivait les règles. Quand un client engage une fille comme Ava, il ou elle – ou eux – n’achètent pas uniquement du sexe. Ils se paient une expérience que peu de gens ont les moyens de s’offrir. Elle la leur procurerait, mais dans les limites de la loi et en ayant pris les mesures nécessaires pour se protéger. « Possible », songea Eve. Malheureusement, cela n’avait pas suffi. Lorsque Eve rentra au Central, Peabody n’était pas à son bureau mais la plupart de ses hommes y étaient. Baxter, aussi élégant qu’un mannequin, leva les yeux de son écran. — Elle pique un roupillon, annonça-t-il. Depuis environ un quart d’heure. — Parfait. — Mira est dans votre bureau. — Ah ! — Mon protégé et moi sommes sur le point de sortir. On a un noyé dans l’étang de Central Park. Retrouvé par deux mômes. — Sympa pour démarrer la journée. — On s’amuse comme on peut ! Mira avait pris place dans l’horrible fauteuil réservé aux visiteurs. Elle avait assorti son joli tailleur rose pâle d’une paire d’escarpins plus foncés et d’un collier multigaines orné de perles minuscules et de pierres colorées. Sa chevelure sombre encadrait de manière flatteuse son joli visage. Son calme regard bleu quitta l’écran de son Palm pour rencontrer celui d’Eve. — J’étais en train de relire vos données, expliqua-t-elle. J’avais un peu de temps devant moi, aussi ai-je pensé que c’était aussi bien de vous attendre ici. — Merci d’être venue si vite. Eve était vaguement décontenancée. Les consultations se déroulaient en général dans le bureau de Mira, et incluaient une tasse de thé qu’Eve feignait de boire. Ce qui lui rappela ses bonnes manières. — Vous voulez un thé ? — En fait, je boirais volontiers un peu de votre café. Dennis et moi étions invités chez des amis hier soir et nous nous sommes couchés tard. Un petit remontant ne me ferait pas de mal. — Entendu. — Avez-vous dormi ? — Pas encore. Je m’offrirai une sieste quand je pourrai. Entre sa visite de l’appartement de la victime et son retour au Central, elle avait retrouvé son énergie. L’omelette, peut-être. — Il a frappé vite, attaqua Eve en sortant les tasses fumantes de l’autochef. Avec succès. Deux crimes risqués, organisés, prémédités. — Oui. Il est organisé, suffisamment maître de lui pour passer du temps et interagir avec ses victimes tout en maintenant son personnage. Dans les deux cas, il s’est présenté comme client. Eve pivota. — Il achète ses proies. La figure de Mira s’illumina d’un sourire. — Vous auriez pu être psy, vous aussi. — Non merci. Il faut être gentil avec les fous. Il achète ses proies, répéta-t-elle. Voilà un angle intéressant. Se figure-t-il que, sous prétexte de les avoir payées, elles sont entièrement à lui ? Comme un chasseur. Mais on ne chasse pas avec une baïonnette, l’hypothèse du chasseur me paraît donc mince. — Je n’en suis pas sûre. Dans notre esprit, la baïonnette est une arme de guerre – quand l’homme chasse l’homme. Le tueur a choisi le terrain, établi les règles – les siennes – et sélectionné l’arme. Le tout à l’avance. — Dans l’affaire Houston, il ne pouvait être certain de l’identité de sa victime. Non, ce n’est pas cela, rectifia Eve. On ne sait jamais sur quel animal à fourrure on va tirer en pleine forêt. C’est l’espèce qui compte. Il poursuit une espèce. Ça l’excite. — Dans les deux cas, la mise à mort s’est effectuée de près, dans un lieu où le risque d’être surpris en flagrant délit était un facteur – et sans doute une stimulation – supplémentaire. Il est mûr et la nature ésotérique de l’arme me fait penser qu’il s’intéresse à ce qui est unique – il veut montrer ses connaissances et son habileté. — C’est un frimeur, si vous voulez mon avis. — Oui. Dieu que c’est bon ! murmura Mira par-dessus sa tasse. Il est riche ou a accès à de l’argent. Il est remarquablement doué pour l’informatique ou, là encore, il y a accès. Le choix des hommes dont il usurpe l’identité me suggère deux possibilités : soit il éprouve du ressentiment envers ceux qui détiennent l’autorité, notamment dans le monde des affaires ; soit il les considère comme des subordonnés, ceux que l’on peut exploiter. Mira inclina la tête. — Pourquoi cela vous fait-il sourire ? — Ça colle parfaitement avec la théorie que j’envisageais, mais qui me paraissait tirée par les cheveux. Vous venez de la résumer. Nous avons soupçonné des gens qui travaillent sous les ordres de Sweet et d’Urich, surtout parmi le personnel proche, ceux qui connaissaient les codes et les mots de passe ou avaient les moyens de les obtenir. Il se trouve que je vais convoquer aujourd’hui un connard pour une autre affaire juste parce que ça colle. Du coup, j’ai pensé qu’il fallait peut-être chercher vers le haut plutôt que vers le bas. Intriguée, Mira opina. — Vers le haut de l’échelle dans l’entreprise ? — Autant commencer par le sommet. Voyons un peu, reprit Eve en se perchant sur le bord du bureau, face à Mira. Il achète ses proies – décidément, celle-là me plaît beaucoup ! –, il estime y avoir droit. Elles sont coûteuses, sélectes. Ce sont des caprices que seuls les gens aisés peuvent se permettre, aussi se les offrir lui donne l’impression d’être important. Maintenant, il veut en tirer le maximum de profit. Et il veut exhiber ses talents, sa… créativité. Il ne les massacre pas : pas de coups, pas de mutilations, pas d’agression sexuelle. — Le temps est un élément à prendre en compte, souligna Mira. — Oui, mais si on est capable de tout prévoir de manière aussi méticuleuse, on peut s’accorder un peu plus de temps si l’on veut mutiler, violer ou humilier. D’après ce que j’ai vu, il ne s’encombre pas de souvenirs. Crampton était couverte de bijoux. Il ne faut pas plus d’une seconde pour arracher un collier ou une bague. — Je suis d’accord. Il se fiche de ce qui leur appartient. — Ce n’est pas personnel, ce n’est pas passionné, ce n’est même pas légèrement énervé. C’est « je planifie, j’exécute, je m’en vais ». Mais il laisse l’arme pour que nous sachions à quel point il est ingénieux. — Vous pensez à des crimes de plaisir. Le mobile est le meurtre en soi. — Nous n’avons relevé aucun lien entre les victimes. Rien. Nous continuerons de chercher, et quand il tuera la prochaine, nous fouillerons encore. Mais nous ne trouverons rien. Elles font partie du lot, point à la ligne. — Comme je l’ai dit tout à l’heure, c’est un homme mûr. Éduqué, s’exprimant bien, capable d’assumer des rôles et de s’adapter aux situations. Il devait convaincre ses deux victimes qu’il était celui qu’il prétendait être. Un homme aisé qui veut faire une surprise à son épouse. Un homme, là encore aisé, en quête de sexe et de compagnie après l’échec de son mariage. Les genres, les dynamiques diffèrent. Il a dû jouer ces personnages assez longtemps pour placer ses proies dans la zone de meurtre. Mira but une gorgée de café et changea de position. Son joli collier accrocha un rayon de lumière qui filtrait à travers l’étroite fenêtre. — Il a très certainement déjà esquissé et recherché son prochain type de victime, le lieu, la méthode, reprit-elle. L’heure et la chronologie. Il vit probablement seul, ou avec quelqu’un qu’il domine. Les deux crimes ont eu lieu tard dans la soirée et il a fallu du temps pour les préparer. Difficile quand on est marié ou qu’on cohabite, à moins que l’autre ne pose jamais de questions, ou d’inventer des prétextes pour s’absenter. Il n’a pas tenté de maquiller son acte en tentative de vol. J’en déduis qu’il a confiance en lui et qu’il est arrogant. Mira consulta sa montre. — Il faut que j’y aille. Elle se leva, tendit sa tasse vide à Eve, puis sourit et lui tapota la joue. — Tachez de dormir un peu, Eve. — Oui, je vais me débrouiller. Toutefois, dès que Mira fut partie, elle se remit au travail. Et ébaucha un sourire sinistre en parcourant la mise à jour de Peabody. McNab et elle avaient identifié la chaussure. — Emilio Stefani, mocassin en cuir ultrabrillant, boucle en argent. Vendu… non mais je rêve ! Trois mille dollars pour une paire de pompes ? Elle était outrée. Elle continua pourtant. — Toutes ces boutiques proposent cette saloperie ? Les gens sont malades ! Enfin, c’est une piste. Elle poursuivit sa lecture, hocha la tête. McNab s’habillait comme un clown psychotique, mais il avait un cerveau de flic. Il était parvenu à estimer la pointure : entre quarante-trois et quarante-trois et demie, mais il penchait pour le quarante-trois. Décidément, c’était une sacrée bonne piste. Eve lança des recherches sur Dudley et Moriarity, et ordonna à sa machine d’analyser les marchands de chaussures et de lui sortir les trois les plus sélects. Puis elle demanda à deux uniformes de lui amener Mitchell Sykes et sa compagne pour interrogatoire. Un bip lui signala l’arrivée du rapport préliminaire de Morris. Aucune surprise. Elle envisagea de harceler le labo pour d’autres infos sur la baïonnette, mais y renonça ; elle ne se sentait pas le courage d’affronter le « nouveau » Berenski. Apparemment, le bénéfice du regain d’énergie (ou de l’omelette) s’était estompé. Elle décida donc de s’accorder trente minutes de repos, ferma sa porte à clé et s’allongea par terre. — Ordinateur, me réveiller dans trente minutes. — Requête entendue. Ce fut la dernière chose qu’elle entendit. Quelques minutes plus tard, Connors déverrouilla sa porte et entra. Eve était étalée sur le sol, face contre terre, comme les morts qu’elle défendait jour après jour. Il songea qu’il devait exister un endroit plus confortable pour faire la sieste. Il réenclencha le verrou et s’allongea près d’elle. Un instant plus tard, il s’endormait à son tour. — Dallas, période de trente minutes terminée. — Merde ! C’est bon ! Elle souleva une paupière, sursauta. — Seigneur, Connors ! — Tu as droit à un bureau plus vaste, tu sais. Une pièce suffisamment grande pour accueillir un divan. Et j’ai nettement préféré ce que nous avons fait par terre hier. Elle se frotta les yeux. — Je n’avais pas fermé à clé ? Il lui sourit. — Je dois rejoindre mon propre bureau pour quelques heures. Je voulais juste embrasser mon épouse. Pourquoi n’es-tu pas montée en salle de repos ? — Je déteste ça. On ne sait jamais qui va débouler, qui vient de sortir ni ce qu’il ou elle faisait avec celui ou celle qui se trouvait là. — Tu n’as pas tort, marmonna-t-il en s’asseyant face à elle. Mais je ne suis pas sûr que cette solution-ci soit meilleure. Comme Mira un peu plus tôt, il lui tapota la joue. — Tu as besoin de dormir, ajouta-t-il. — Poêle, casserole. — Pardon ? — Tu sais, la poêle dit que la casserole c’est du pareil au même. Il réfléchit un instant. — Je crois que tu veux parler de la poêle qui se fout du chaudron. — Peu importe, les ustensiles de cuisine ne parlent pas. McNab et Peabody ont identifié la chaussure. — Je sais. — Trois mille dollars un machin qu’on porte pour éviter que le pied ne touche le sol ! Connors décida de lui taire le prix qu’il avait payé pour les boots qu’elle portait. — Tu devrais être contente. Elles seront plus faciles à retrouver qu’une paire de baskets de chez Discount Chaussures. — C’est vrai. Il faut que je cuisine ce petit con – le vendeur de drogue. Ensuite, j’irai bavarder avec le Troisième et le Quatrième. — Amuse-toi ! À tout à l’heure à la maison. Il se pencha pour l’embrasser, puis se leva, la hissa sur ses pieds et l’attira contre lui. — On se rattrapera pendant le dîner. — Oui, je… Elle se cambra, rencontra son regard, l’œil pétillant. — C’est ça. — Vraiment ? murmura-t-il en posant ses lèvres sur les siennes. — Pas ce ça-là, précisa-t-elle. Je suis passée chez Charles pour discuter avec lui de la seconde victime. Il était en train de préparer le petit-déjeuner pour Louise qui rentrait de son service de nuit à la clinique. Il cuisinait vraiment, il a versé des œufs battus dans une poêle. Et on était là à déguster nos omelettes… — Tu as eu une omelette, et moi, j’ai dû me contenter d’un sachet de chips. — C’est arrivé comme ça. Il me parlait du métier de compagnon licencié ; il a travaillé une ou deux fois avec ma victime. Et tout à coup, je me suis dit que ce devait être bizarre pour Louise de nous entendre parler de sexe, de SM et de clients. Mais en fait, non. C’est ainsi qu’ils fonctionnent, voilà tout. Un peu comme nous, quand on discute meurtres à table. Ça fait partie du lot. — Notre lot me satisfait pleinement. Essaie de ménager mon flic. — Il va recommencer à tuer, dit-elle tandis que Connors se dirigeait vers la porte. Et bientôt. Il a déjà pris le rendez-vous ou, du moins, il l’a prévu dans son emploi du temps. Et ce n’est pas la personne qui compte, mais ce qu’elle représente. Il va prendre son pied, et ça, ça me met dans une rage noire. — Alors pense à la sienne quand tu l’arrêteras. — J’y compte bien. À plus ! 10 Eve rassembla ce dont elle avait besoin avant de gagner la salle commune. — Peabody, avec moi ! lança-t-elle sans s’arrêter. Celle-ci se précipita à sa suite. — On a identifié la chaussure ! — Bon boulot. Le vendeur le plus sélect est une boutique de couturier sur Madison Avenue. Il nous faut la liste de toutes les personnes qui en ont acheté une paire des pointures correspondantes. — Du shopping ! Youpi ! Remarquez, je ne pourrais sans doute pas m’offrir la moitié d’une mule dans un endroit comme celui-là. — Du travail de terrain, rectifia Eve. Mais pour commencer, nous allons gâcher la journée de Mitchell Sykes. Il est en salle d’interrogatoire A et il est à moi. Vous vous occuperez de sa compagne en salle B. — Je la cuisine en solo ! s’exclama Peabody en se frottant les mains. — Je veux que vous entriez comme si l’affaire était dans le sac. Nous disposons de tous les éléments pour la coincer, mais le procureur veut épargner l’argent des contribuables en lui proposant un marché. Le premier à cracher le morceau pourra plaider le détournement d’ordonnances médicales et s’en tirer avec une sentence allégée. — Parce que nous voulons qu’elle dénonce Sykes. — Exactement. — Et moi, je joue celle qui est dégoûtée par l’attitude politico-politicienne du procureur et blablabla. « Alors voilà ma proposition, ma fille, et vous avez intérêt à sauter dessus avant votre copain. » Eve tira sur le lobe de son oreille. — Voyez où ça vous mène. Si vous avez le sentiment qu’elle est aussi minable que lui, changez de tactique. On les cassera tous les deux. Mais je veux régler ce problème au plus vite. Nous avons d’autres chats à flageller. — À fouetter. D’autres chats à fouetter. — Oui, bon, bref… Eve fonça jusqu’à la salle d’interrogatoire A. — Dallas, lieutenant Eve, audition de Sykes, Mitchell. Salut, Mitchell, comment va ? — Je n’ai pas de temps à perdre. — Qui en a ? — Écoutez, je vous ai déjà dit tout ce que je savais. Rien ne m’oblige à répondre à votre convocation, mais M. Sweet tient à ce que nous coopérions avec la police. — Épatant. Vous a-t-on cité vos droits ? — Non. Pourquoi devrait-on… — C’est la routine, Mitch, tout le monde le sait. Elle psalmodia le code Miranda révisé. — Vous comprenez vos droits et obligations ? Il poussa un profond soupir. — Bien entendu. — Excellent. Bien, puisque nous sommes tous deux débordés, allons droit au but. Votre compagne et vous êtes dans un sacré pétrin. Ma coéquipière est avec elle au bout du couloir. À cet instant précis, elle est en train de lui proposer un marché. Je n’en ferai pas autant avec vous parce que je ne vous apprécie pas. Dès qu’Eve avait évoqué sa compagne, il avait tressailli. — Je ne sais pas de quoi vous parlez, mais je ne suis pas forcé de vous écouter. — Si, parce que vous êtes en état d’arrestation. Votre amie et vous vous êtes procuré des drogues chez Dudley & Fils pour les revendre au marché noir. Je suis au courant, j’ai des preuves irréfutables. Votre compte bancaire secret ne l’est plus. — Vous… Tout cela est pure invention ! — Vous êtes cuit, Mitch. Karolea Prinz et vous avez volé votre propre société, puis profité des faiblesses, besoins et maladies d’autres personnes en distribuant les produits dérobés. Elle se pencha sur la table, se rapprochant de son visage ruisselant de sueur. — Vous avez divisé les bénéfices et ouvert deux comptes offshore au nom de Sykpri Développement. Elle le regarda pâlir. — Les gars de la répression des fraudes vont s’en donner à cœur joie plus tard mais, pour l’heure, vous êtes tout à moi. Prinz est en train de confirmer les détails à ma coéquipière dans une autre salle d’interrogatoire. — Je… je n’ai rien à dire. Je veux voir Karolea. — Je ne peux pas vous forcer à me parler, mais vous ne parlerez pas non plus à Karolea. Elle est trop occupée à sauver sa peau. En revanche, nous pouvons faire avancer les choses, car il me semble qu’un individu capable de voler et de revendre des drogues, et d’ouvrir un compte sans être repéré, ne devrait avoir aucun mal à profiter de l’identité et de la carte bancaire de son patron afin de couvrir ses arrières après avoir commis un homicide. — Je ne suis pas un meurtrier ! s’écria-t-il d’une voix stridente qui réjouit Eve. Seigneur ! Je n’ai jamais tué personne. — Voyons voir. Vous êtes un voleur, un menteur, un dealer en plus d’être un véritable connard. Elle marqua une pause comme pour mesurer ses paroles. — Vous avez très bien pu sauter le pas. Imaginons : vous vous servez de la société et des services de Jamal pour atteindre une clientèle plus aisée, il exige une part plus élevée. Ou il change son fusil d’épaule. Ce n’est pas supportable, vous n’avez donc qu’une solution, l’éliminer. Et pourquoi ne pas faire chanter votre propre patron – d’une pierre, deux coups. Une belle promotion, par exemple. Ensuite… — Non ! Il bondit de sa chaise et y retomba aussitôt comme si ses jambes ne le soutenaient plus. — Je ne connais même pas ce Jamal. Je ne suis pas un meurtrier ! — Juste un voleur, un menteur et un véritable connard ? Elle haussa les épaules. — Essayez de me convaincre, parce que j’ai du pain sur la planche, Mitch, et que ce dossier me paraît emballé et prêt à expédier. — Vous êtes cinglée ! glapit-il, les yeux exorbités. C’est complètement fou. — Ce n’est pas très convaincant. Il tira sur le nœud de sa cravate, s’humecta les lèvres. — Bon, d’accord. Nous avons chapardé quelques produits. — Produits rimant avec drogues. En tant que représentante chez Dudley, Karolea y avait accès. — Oui. Oui. Il suffisait d’altérer les registres, de fausser les factures. Rien de dramatique. L’entreprise inclut ce genre de perte dans le budget. Nous ne voulions que l’argent. Vu le nombre d’heures que je lui consacre, je mérite quelques avantages. Savez-vous combien m’ont coûté mes études ? Et je passe mon temps à faire le coursier pour Sweet ! Nous n’avons fait de mal à personne. Nous… nous fournissons un service. Nous vendons à prix discount. — Vous volez des médicaments à Dudley & Fils. — Karolea acquiert la marchandise, s’empressa-t-il de préciser. C’est son domaine. Moi, je me charge de la vente. — Je vois. Donc, elle se procure les drogues et vous les revendez. — Oui. Nous avons des clients réguliers. Nous ne bradons pas du Zeus aux gamins dans la rue. Il s’agit de médicaments strictement contrôlés. Nous aidons les gens. — Comme le type accro aux antidouleur qui s’adresse à vous plutôt qu’à un médecin pour obtenir de l’aide ou une cure de désintoxication. Ou celui qui meurt d’une overdose de tranquillisants, ceux qui mélangent les molécules pour se shooter. Ou encore, espèce d’abruti, ceux qui les revendent aux gamins dans la rue. — Nous ne sommes pas responsables de… — Épargnez-moi vos conneries. Vos aveux sont enregistrés. Je n’ai que faire de vos sanglots et de vos justifications. — Vous ne croyez pas sérieusement que j’aie pu tuer ce chauffeur. — Oh que non ! J’ai dit ça pour que vous me confessiez le reste. Bon boulot, déclara-t-elle avant de vérifier l’heure. Nous pouvons tous deux nous en aller d’ici. Moi, à mon boulot, et vous, en cellule. — Mais… Je veux un avocat. — Pas de problème. Ils vous laisseront l’appeler à l’accueil. Merci de votre coopération. Fin de l’audition. Elle se leva, ouvrit la porte, héla l’un des uniformes dans le couloir. — Emmenez-le au dépôt. Il peut contacter son avocat. Elle pénétra en salle d’observation pour suivre la fin de l’interrogatoire de Karolea Prinz. — Elle a beaucoup pleuré, avoua Peabody tandis que toutes deux rejoignaient le parking. Elle prétend, ou croit être amoureuse du connard. Elle ne voulait pas le dénoncer, mais… — Dans l’impasse, l’amour trépasse. — Sans doute, sauf si c’est vraiment de l’amour. Et maintenant ? On va voir des chaussures ? — Non. La chaussure, on l’a déjà. J’aimerais perdre le moins de temps possible. — Mais c’est tellement amusant ! protesta Peabody. Après toutes ces larmes, un petit à-côté sympathique serait le bienvenu. La combinaison me plaît : mettre un terme à une arnaque modeste mais profitable, réduire à néant un suspect important, puis admirer avec envie des chaussures que je ne pourrai jamais m’offrir tout en imaginant le contraire. — Vous savez ce qui arrive aux personnes qui imaginent s’acheter des objets trop chers pour elles ? — De jolis rêves ? — Une vie vouée au crime. Tout en conduisant, Eve songea que cette possibilité pouvait s’appliquer à leur affaire. — Peut-être ce type admire-t-il avec envie les limousines et les call-girls de luxe et que ça l’agace de ne pas pouvoir se les commander comme une vulgaire pizza. Il se défoule en les tuant. Une hypothèse qui pourrait tenir s’il n’y avait les chaussures. Quand on peut se permettre de dépenser trois mille dollars pour une paire de mocassins de marque, on est plutôt friqué. — Et s’il les avait volées ? suggéra Peabody. Ou reçues en cadeau ? S’il avait sacrifié une partie de son épargne pour se les offrir ? — Éventualités à ne pas négliger. Cependant, il devait aussi avoir de quoi acquérir une arbalète et des flèches – les plus chères sur le marché – et une baïonnette ancienne. À moins qu’il n’ait usurpé l’identité de quelqu’un d’autre pour les obtenir. Quoi qu’il en soit, il doit avoir un lien quelque part avec les deux entreprises. Sinon, pourquoi avoir franchi toutes les barrières de sécurité ? Elle en revenait toujours au même point. — Si c’est un simple hacker assassin, il aurait pu usurper n’importe quelle identité et utiliser n’importe quelle carte de crédit – et il pouvait se payer ces limousines et ces call-girls de luxe de toute façon, donc ça ne tient pas debout. L’ordinateur de bord émit un bip annonçant un nouveau message. — C’est le labo, fit Peabody. Un rapport sur l’arme. Une antiquité. Milieu du XXème siècle. Ils ont la marque, le fabricant et même un numéro de série. Pas mal. — Lancez une recherche. Dénichez-nous le propriétaire. Eve profita des quelques minutes de silence qui suivirent pour réfléchir. Qui était la prochaine victime sur sa liste ? À quelle espèce appartenait-elle ? Technicienne de beauté dans un salon haut de gamme ? Pilote d’une navette privée ? Styliste en vogue ? Elle pensa à Leonardo, le mari de Mavis, sa meilleure amie. Et – l’estomac noué – à Mavis elle-même, célèbre star de la chanson. Elle se promit de les mettre en garde. Interdiction d’accepter le moindre contrat privé tant que l’affaire ne serait pas résolue. — Elle n’est pas enregistrée, annonça Peabody tandis qu’Eve guettait une place de stationnement. Elle n’a pas été vendue officiellement depuis vingt ans. Elle a peut-être été achetée avant que la loi n’oblige à consigner ce genre d’objet. Elle a aussi pu être transmise par héritage. Elle est d’origine militaire, et il n’existe aucun moyen de remonter jusqu’à son propriétaire d’origine sur cent ans. Il n’y a pas de registre de ce genre. — D’accord. Peabody laissa échapper un petit cri comme Eve mettait le véhicule en mode vertical pour se garer sur un emplacement minuscule au niveau deux. — Donc, il la possédait déjà, enchaîna Eve, et n’a pas daigné l’enregistrer – comme des milliers d’autres. À moins qu’il ne l’ait acquise au marché noir. Comme des milliers d’autres. Elles gagnèrent la rue et parcoururent la cinquantaine de mètres qui les séparait de la boutique. En passant devant la vitrine, Peabody ne put s’empêcher de manifester son approbation. — Mmm ! — Ne faites pas ça. Pour l’amour du ciel, vous êtes un flic en train d’enquêter sur un meurtre, pas une touriste qui fait du lèche-vitrines ! — Mais regardez celles-là, les bleues à talons argent avec les petits papillons ! Eve les examina, les yeux étrécis. — Dix minutes aux pieds, deux heures en traction, lâcha-t-elle. Elle poussa la porte. L’air sentait ces sortes de fleurs dont les papillons sur les escarpins devaient raffoler. Tels des œuvres d’art ou des joyaux, les chaussures et les sacs à main étaient exposés sous des projecteurs individuels. Sofas chocolat et fauteuils beiges étaient disposés çà et là. Clients et curieux déambulaient alors que d’autres étaient assis, certains entourés de rivières multicolores de chaussures. Quelques-uns affichaient une expression qui rappela à Eve celle d’un toxico en plein trip. Une femme trottinait de miroir en miroir, perchée sur des talons vertigineux couleur d’œufs iridescents. Les vendeurs se distinguaient par leur maigreur et leur tenue noire. En entendant Peabody déglutir, Eve poussa un grognement. — Désolée ! s’excusa Peabody. Pur réflexe. — Mesdames… L’homme qui s’approchait d’elle arborait un sourire aveuglant et une veste dont les manches se terminaient par deux pointes effilées. — Que puis-je faire pour vous enchanter votre journée ? Eve sortit son insigne. — C’est drôle que vous me posiez la question. Vous pouvez me donner la liste de vos clients ayant acheté ce modèle en pointure quarante-trois ou quarante-trois et demi. Elle lui montra la photo. — Vraiment ? Une pièce à conviction ! Comme c’est excitant ! s’exclama-t-il. — Oui, nous sommes au septième ciel. Je veux savoir qui a acheté ce modèle dans ces deux pointures. — Pas de problème. Jusqu’à quelle date voulez-vous que je remonte ? — Depuis quand les vendez-vous ? — Début mars. — Parfait. Remontez jusqu’à début mars. — Uniquement dans cette boutique ou dans toute la ville ? Eve l’observa d’un air méfiant. — Quel esprit de coopération ! — Vous plaisantez ? C’est la tâche la plus amusante de la journée. — Commencez par la ville. — À vos ordres ! Accordez-moi quelques minutes. Asseyez-vous. Voulez-vous de l’eau pétillante ? — Non, merci. Il s’éloigna et Peabody hocha la tête. — Voilà pourquoi ceux qui peuvent s’offrir ces magnifiques chaussures font leurs courses dans ce genre de boutique quitte à les payer plus cher. Vous vous faites offrir de l’eau pétillante par des types qui ressemblent à des stars de cinéma. — Et qui s’ennuient tellement qu’ils sautent de joie quand vous leur demandez d’effectuer une recherche de clientèle. — Tant mieux pour nous. Peabody croisa les mains, et enchaîna : — S’il vous plaît… Vous n’avez pas besoin de moi tant qu’il ne sera pas revenu. Cinq minutes, c’est tout ce que je vous demande pour pouvoir me prosterner devant l’autel de l’escarpin. — Ne bavez pas dessus. Eve lui tourna le dos et, juste pour le plaisir, tenta de joindre la DDE par le biais de sa montre. — Du nouveau ? demanda-t-elle à Feeney. — Nous allons pouvoir te soumettre une projection du reste du visage du tueur. Mais à ce stade, nous n’avons rien relevé sur les autres disques. Tu as un nouveau communicateur ? ajouta-t-il avec une petite moue. — Si on veut. — La transmission est cristalline. — C’est ma montre. — Tu parles ! Le son est nul sur ces gadgets. — Modèle dernier cri. — Connors ne m’en a pas parlé. Je veux y jeter un coup d’œil quand tu passeras. — Peut-être. Elle vit le vendeur réapparaître, la démarche légère. — Je te laisse. — Et voilà ! chantonna-t-il en lui tendant un disque. Nous en avons vendu une paire de cette couleur, pointure quarante-trois, en mars, et une autre, pointure quarante-trois et demi pas plus tard que le mois dernier. À Raven, nous avons… — Raven ne m’intéresse pas. Vous en avez vendu deux paires en quatre mois ? — Dans cette boutique, de cette couleur et de cette pointure. Nous sommes aussi implantés dans plusieurs grands magasins et boutiques en ville. — Celles qui ont été achetées ici l’ont-elles été par des clients fidèles ? — En fait, oui, répondit le vendeur en opinant avec vigueur. Par conséquent, je crains que ce ne soient pas ceux que vous cherchiez. Sampson Anthony – réalisateur –, le mois dernier, et Winston Dudley, le roi de la pharmacopée, en mars. — Histoire de rigoler un peu puisque ma coéquipière salive sur vos chaussures, qui a vendu ces deux paires ? — Patrick est inscrit pour celle de M. Anthony. Quant à M. Dudley, il ne traite qu’avec Chica. Eve jeta ostensiblement un coup d’œil en direction de Peabody. — Je peux traîner encore quelques minutes. Tant qu’à être là, j’aimerais bavarder avec Chica. Cela me permettra de compléter mon rapport et de m’occuper le temps qu’elle s’amuse. — Pas de problème. Chica est là-bas, en train de terminer avec une cliente. Cheveux aubergine. « Aubergine, songea Eve. Violet foncé, oui. » — Merci. Elle alla s’asseoir, fit signe à Chica. — Que puis-je vous proposer aujourd’hui ? — Je vais me contenter de ce que j’ai aux pieds. Eve montra son insigne. — D’accord. Ce sont de bonnes bottines pour un flic. Bon investissement, style classique. — Si vous le dites. Que pouvez-vous me raconter au sujet de Winston Dudley ? — Winnie ? Pointure quarante-trois, largeur M. La cambrure légèrement trop prononcée, mais facile à chausser. Il a un faible pour tout ce qui vient de sortir. Une préférence pour le classique, bien que, de temps en temps, il opte pour la fantaisie. — Il vient souvent ? — Tout dépend de son emploi du temps. Parfois, je lui apporte une sélection de modèles. — Vous vous rendez chez les clients avec des chaussures ? — Des chaussures, des ceintures, des sacs et autres accessoires. C’est un service que nous réservons à notre clientèle d’élite. — Vous avez rendez-vous avec lui bientôt ? — Non. En fait, il est passé il y a quelques jours seulement. Il est reparti avec six paires. De toute façon, je ne le reverrai pas avant le mois prochain, et encore, s’il est en ville. Eve sortit une carte de visite de sa poche. — Rendez-nous un service à toutes les deux. S’il vous contacte pour une séance à domicile, appelez-moi immédiatement. Pour la première fois, Chica parut inquiète. — Pourquoi ? — Parce que je suis un flic bien chaussé. Chica rit mais retourna la carte dans ses mains. — M. Dudley est un très bon client. Je touche une commission et un pourboire généreux pour ces déplacements. Je ne voudrais pas en être privée. — Vous n’en serez pas privée. Eve se leva. — Peabody, séchez vos larmes d’adoration. Nous avons terminé. — Mon Dieu ! s’exclama Peabody en montant dans la voiture. Quel moment merveilleux ! Avez-vous vu ces… — Je vous interdis de me décrire une paire d’escarpins bizarroïdes au prix exorbitant. — Mais ils étaient… — Dans une seconde, vous allez verser des larmes de douleur. Dudley a acheté ce modèle dans cette boutique au mois de mars. Pointure quarante-trois. — Sans blague ! — Sans blague. Nous vérifierons les antécédents de l’autre acquéreur – il n’y en a qu’un – et nous effectuerons une recherche globale sur les autres boutiques de la ville par précaution, mais c’est trop beau. Allons lui gâcher sa journée. Tâchez de savoir où il se trouve. Cette fois, lorsqu’elles arrivèrent chez Dudley & Fils, elles furent accueillies dans le hall par une femme en tailleur à fines rayures dévoilant des jambes interminables et moulant une superbe poitrine. Elle portait ses cheveux attachés en une longue queue-de-cheval ondulée. Elle avait un petit nez pointu et impertinent, des lèvres charnues et d’immenses yeux bleus. — Lieutenant, inspecteur, commença-t-elle en leur tendant la main. Je suis Marissa Cline, l’assistante personnelle de M. Dudley. Je vous accompagne directement à son bureau. — J’apprécie le service, dit Eve. Marissa leur fit signe de la suivre et s’éloigna d’un pas vif sur ses talons rouge. Eve se demanda si elle les considérait comme un bon investissement. — M. Dudley est très ennuyé par la situation et l’implication indirecte de la société dans un crime. Elle apposa la main sur un écran de contrôle, glissa une carte dans une fente, puis les invita d’un geste à monter dans l’ascenseur. — Marissa, avec deux visiteurs, soixantième étage. — Vérifié, répondit l’ordinateur. En cours. — M. Dudley dirige donc activement l’entreprise ? s’enquit Eve. — Oh, oui, bien sûr ! Quand son père est parti en préretraite, il y a trois ans, M. Dudley a repris les rênes, essentiellement depuis ce bureau-ci. — Et avant ? Marissa sourit sans comprendre. — Avant ? — Avant de reprendre les rênes ? — Ah ! Euh… M. Dudley allait d’un bureau à l’autre dans les différentes filiales afin d’acquérir une expérience à tous les niveaux de la société. — Je comprends. Eve se demanda si c’était le jargon d’entreprise pour expliquer que Dudley avait été ballotté à droite et à gauche, voyageant et faisant la fête aux frais de papa. Elles émergèrent de l’ascenseur dans un vaste espace d’accueil joliment décoré de chaises longues équipées de mini-écrans. Parmi les fleurs, le bar et les coins salon, trois ravissantes jeunes femmes s’affairaient devant leur ordinateur. Marissa frappa brièvement – tout, chez elle, était brusque – avant de pousser les deux battants de la porte. Le bureau de Winston Dudley évoquait davantage la suite d’un hôtel chic – luxueux, confortable, vue imprenable sur New York, lustres étincelants. Les meubles étaient nombreux et savamment disposés. Il se leva derrière son bureau dont le plateau était de verre noir. Il était plus attrayant en chair et en os qu’en photo. Eve mit cela sur le compte de ce que l’on appelle le charisme – sa manière de vous sourire en vous regardant droit dans les yeux, de se déplacer avec la souplesse d’un danseur. Un zeste de séduction dans ces mouvements, ce sourire, ce regard qui semblait dire : « Vous êtes une femme désirable et j’aime les femmes désirables. » Un regard avide. Avait-il récemment goûté l’un de ses propres produits ? Ses cheveux, si blonds qu’ils en étaient presque blancs, étaient coiffés en arrière, dégageant son visage à l’ossature délicate. Presque féminine. Ses traits n’étaient pas tout à fait aussi sculptés que ceux d’Urich, mais quasiment. Son costume couleur indigo lui seyait à merveille. Il portait des boutons de manchette de style ancien. D’après son fichier et ce que voyait Eve, il mesurait un mètre quatre-vingts et pesait quatre-vingt-trois kilos. Là encore, à peu près comme Urich. Ses chaussures, aussi noires et rutilantes que son bureau, étaient dénuées d’ornement argent. Sa poignée de main était ferme, bien qu’un peu longue. — Lieutenant Dallas. J’aurais préféré vous rencontrer dans d’autres circonstances. J’espère que Connors va bien. — Il va bien, oui. — Inspecteur Peabody, c’est un plaisir, assura-t-il en serrant la main de cette dernière. Je viens de terminer le livre de Nadine Furst. J’ai l’impression de vous connaître toutes les deux. Asseyez-vous, je vous en prie. Un café noir, un allongé, ordonna-t-il à Marissa tandis qu’elle soulevait un plateau. Ces détails glanés dans l’ouvrage me sont restés. Merci, Marissa. Nous vous préviendrons si nous avons besoin de quoi que ce soit d’autre. Il prit place dans un fauteuil. — Je sais que vous êtes ici à propos du meurtre de ce chauffeur et de notre Augustus Sweet. Quelle tragédie ! En quoi puis-je vous aider ? — Vous pouvez commencer par me dire où vous étiez la nuit en question, répliqua Eve. Il écarquilla les yeux, puis une lueur pétilla dans ses prunelles. — Vraiment ? Je fais partie des suspects ? — La routine, monsieur Dudley… — Winnie, je vous en prie. — La routine. Histoire d’éliminer les noms sur notre liste. — Bien sûr. Je dînais avec des amis à Greenwich – dans le Connecticut, je précise. Il me semble que j’y suis arrivé avec ma cavalière juste avant 20 heures. Nous sommes repartis aux alentours de minuit. Marissa vous fournira les noms et les coordonnées. Cela ira ? — Parfait. Comment vous y êtes-vous rendus ? — Mon chauffeur nous y a emmenés. J’ai une voiture et un chauffeur. Je vous communiquerai toutes les informations pertinentes. — Entendu. Elle lui posa les questions d’usage : connaissait-il la victime ? Avait-il utilisé les services de la société de transports ? Elle y ajouta quelques questions sur Sweet. — Je dois vous avertir que nous venons d’arrêter et d’inculper deux de vos employés. — Seigneur ! Pour le meurtre ? Qui… — Non, pour une tout autre affaire. Mitchell Sykes et Karolea Prinz. Ils vous volaient des produits et les revendaient en douce. Dudley se cala dans son siège, afficha une expression grave. — J’aimerais en savoir davantage. Je suis consterné. Cela n’aurait pas dû être possible. De toute évidence, je dois organiser une réunion avec mes directeurs, le service sécurité et le service inventaire. Je vous suis redevable. — Nous n’avons fait que notre métier. Autre chose. Connaissez-vous un certain Sylvester Moriarity ? — Sly ? Oui. C’est un bon ami. Pourquoi ? — Je me renseigne, c’est tout. Était-il à ce dîner ? — Non. Il n’apprécie guère mes hôtes, et nous étions en petit comité. — Très bien. Merci pour le café. Eve se leva, sourit comme il l’imitait. — Ah ! Juste pour finir. Et hier soir ? Pouvez-vous me dire où vous étiez ? — Oui. J’ai pris un verre avec un copain vers 17 heures, puis je suis rentré à la maison. J’avais besoin de tranquillité, et je voulais terminer le livre. Sur l’affaire Icove. Fascinant. — Personne ne vous a rendu visite ? — Non. — Avez-vous parlé à quelqu’un ? — Au contraire. Je voulais être seul. Mais vous éveillez ma curiosité. En quoi cela vous intéresse-t-il ? — Je suis une fouineuse. C’est le métier qui veut ça. Merci encore. — Je vous en prie. Permettez-moi de vous raccompagner. J’en profiterai pour demander à Marissa de vous procurer les informations dont vous avez besoin. J’espère que nous nous reverrons dans un autre contexte. Marissa avait quasiment tout sous la main – un peu comme si elle avait été prévenue. Dans l’ascenseur, Eve secoua la tête avant que Peabody prenne la parole, puis déclara : — Le café était excellent. — Euh… oui, répondit sa partenaire. — Quel gain de temps quand les gens coopèrent ainsi, commenta Eve en s’adossant négligemment à la paroi. Je veux que vous vérifiiez les antécédents du chauffeur et que vous obteniez une confirmation concernant ce dîner. Nous devons tout consigner, même s’il est évident qu’il n’a ni réservé cette limousine ni tué Houston. Alors… que faites-vous ce soir avec McNab ? Peabody la fixa, bouche bée. — Eh bien… on envisageait d’aller au cinéma. À moins que vous ne nous infligiez une astreinte ? — Non, non. Je crois que nous finirons à l’heure. Eve traversa le hall, sortit. Elle ne dit pas un mot avant d’être assise derrière le volant. — Ce salopard est habile. — Oui, j’allais justement vous dire… — Et si cet ascenseur n’est pas surveillé – micro et caméra – je couche avec Summerset. — Vous pl… Ah ! Bien sûr qu’il l’est. — Le hall d’accueil aussi, sans doute. — Vous n’aviez pas vraiment envie de savoir ce que McNab et moi avions prévu pour ce soir ? — Je m’en fiche éperdument. Oui, il est habile, répéta Eve. — Certes, mais il n’a pas tué Houston. Et il n’avait pas d’alibi pour la Nuit de la Chaussure. Eve ricana. — Jolie trouvaille ! Vous avez raison. D’autre part, il mesure aussi un mètre quatre-vingts, et est un peu plus lourd qu’Urich. Qu’avons-nous glané d’autre ? — Le lien que vous cherchiez entre les deux entreprises. Winnie et Sly. Ils sont bons copains. C’est le premier lien réel. — Exact. Et de tout premier ordre. Ensuite ? — Ensuite, quoi ? — Qui n’assistait pas au dîner il y a deux jours alors que Jamal Houston se prenait une flèche d’arbalète dans la nuque ? — Sylvester Moriarity ? Vous pensez que… Comme dans cette affaire, il y a quelque temps. Ces deux femmes qui, chacune de leur côté, assassinaient le mari de l’autre ? Chacun en aurait tué un ? Mais pourquoi ? — Aucune idée. Mais l’angle est intéressant. Dénichez-moi ce Sly, et allons voir s’il est aussi habile que Winnie. 11 Si chez Dudley & Fils on avait opté pour le moderne et l’angulaire, chez Intelicore on semblait avoir une prédilection pour le lourd et l’alambiqué. « Beaucoup de courbes et d’enjolivures, nota Eve, urnes prétentieuses et dorures à gogo. » En chemin, elles avaient pris contact avec la société, ce qui leur avait permis d’accéder directement au saint des saints : les bureaux de Sylvester – le Troisième. Comme son homologue chez Dudley, il régnait sur le dernier étage, ou plutôt les derniers étages, puisqu’un escalier de marbre reliait l’espace de travail à ce que l’assistante de Moriarity leur décrivit comme ses quartiers privés. On leur servit du café dans un pot en argent en les priant de patienter le temps que le Troisième sorte de réunion. Restée seule avec Peabody, Eve parcourut les lieux du regard. Goûts de luxe, prédilection pour l’excès – mais elle aurait pu en dire autant de Connors. Sauf que ce dernier s’y laissait davantage aller à la maison qu’au boulot. Sur l’imposant bureau sculpté devant une triple fenêtre (dotée de stores) étaient posés un ordinateur, ainsi que quelques souvenirs – une pendule ancienne, une boîte peinte. D’épais tapis aux teintes délavées par l’âge recouvraient le sol et des lampes à abat-jour en verre coloré ornaient des guéridons aux pieds arrondis. Des œuvres d’art, qui devaient valoir une petite fortune, étaient suspendues aux murs. Moriarity pénétra dans la pièce, le prototype de l’homme d’affaires débordé – mouvements brusques, costume impeccable. Son visage anguleux aux lèvres minces était hâlé et, avec ses cheveux blonds un peu en désordre et ses yeux d’un vert éclatant, il avait tout de l’homme d’action, de l’athlète. Il offrit à Eve une poignée de main ferme, pour la forme, puis adressa un signe de tête à Peabody. — Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre. L’incident d’hier soir exigeait une assemblée d’urgence. J’espère que vous avez du nouveau. — L’homicide Crampton est une enquête en cours, répondit Eve. Selon les éléments dont nous disposons, il semblerait que la personne responsable de la mort d’Ava Crampton ait usurpé l’identité de Foster Urich et utilisé son compte bancaire. — Il ne figure donc pas parmi vos suspects. — À ce stade, nous pensons que M. Urich était chez lui, en compagnie d’une amie, au moment où Crampton a été tuée. Moriarity opina. — Si Foster affirme qu’il était chez lui, il l’était. Je peux me porter garant de son honnêteté sans la moindre hésitation. C’est un élément apprécié de cette entreprise. — Simple question de routine, monsieur Moriarity : où étiez-vous hier soir entre 21 heures et 1 heure du matin ? Il serra les mâchoires et fronça les sourcils. — Je ne vois pas en quoi cela peut vous intéresser. — Nous rassemblons un maximum d’informations. On s’est servi de l’identification de votre employé, on a utilisé la compagnie de transports de votre société, on a détourné de l’argent du compte de votre entreprise, le tout en relation avec un meurtre. Vous êtes bien le directeur, n’est-ce pas, monsieur Moriarity ? — Ma position n’a aucun… Il se tut, leva la main. — Aucune importance, reprit-il. J’avais invité quelques amis dans ma loge à l’opéra. Nous avons commencé par boire des cocktails dans un salon privé du Shizar, puis nous avons parcouru à pied les deux blocs qui nous séparaient du Met pour le spectacle. Ensuite, nous avons soupé au Carmella. Ceci, entre 18 h 30 et 1 heure du matin approximativement. — Cela nous aiderait si vous pouviez nous fournir le nom de vos invités, dit Eve. Il plongea son regard dans le sien. — C’est déjà assez difficile comme cela d’être lié à un tel crime. À présent, vous voulez contacter mes amis pour vérifier mes déclarations ? C’est insultant. — Le meurtre est une affaire désagréable pour tout le monde. Un muscle tressauta sur sa joue tandis qu’il fourrait la main dans sa poche et en extirpait son agenda. — Votre attitude me déplaît, lieutenant. — On me la reproche souvent. — Je n’en doute pas. Il cita une série de noms et de coordonnées. Peabody s’empressa de les noter. — Merci, fit Eve. Avez-vous une idée de la manière dont on a pu compromettre l’identification d’Urich ? — Je viens de tenir une réunion à ce sujet au cours de laquelle j’ai ordonné un contrôle approfondi de tout le personnel et une enquête interne. — Vous pensez que c’est quelqu’un de l’intérieur ? Il inspira brièvement. — Sinon, cela signifie que notre système de sécurité comporte des failles, or la sécurité est le cœur même de cette entreprise. Si oui, cela signifie que notre méthode de contrôle de nos employés est déficiente, or c’est notre métier. Dans un cas comme dans l’autre, nous devons mener notre propre enquête. — Je compte sur vous pour nous tenir au courant de vos découvertes. — Croyez-moi, lieutenant, dès que nous saurons qui a fait cela et comment, nous vous avertirons. Je tiens à sauvegarder la réputation d’Intelicore. Et maintenant, j’ai une autre réunion avec notre service de relations publiques. Les médias nous harcèlent. Aussi, si vous n’avez rien d’autre à me demander… — Merci de nous avoir reçues. Sans vouloir abuser de votre temps, si vous pouviez nous préciser où vous vous trouviez avant-hier soir entre 19 heures et minuit, cela nous serait d’une aide précieuse. Il s’empourpra. — Vous vous moquez de moi ! — Pas du tout, monsieur Moriarity. Nous sommes sur une piste, et il nous serait utile autant qu’à vous de consigner cette information dans notre rapport officiel. — Si vous voulez tout savoir, j’étais chez moi. J’avais la migraine. J’ai pris des cachets et je me suis couché tôt. Allez-vous m’arrêter ? Eve répliqua du tac au tac : — Pas pour le moment. Excusez-moi de vous avoir dérangé, mais nous avons le corps d’une jeune femme à la morgue qui a un lien avec votre entreprise. Nous lui devons d’être méticuleuses. Encore merci de nous avoir reçues. Peabody, avec moi. Dans l’ascenseur, Peabody se racla la gorge. — Je comprends qu’il se soit énervé, mais on ne faisait que notre boulot. Eve haussa les épaules. — Ce connard peut se comporter comme il le souhaite tant qu’il nous fournit les infos. Vérifiez son alibi, qu’on puisse l’éliminer de la liste. — Oui, lieutenant. Alors… que faites-vous ce soir, Connors et vous ? Amusée, Eve haussa un sourcil. — Nous n’avons rien prévu de spécial. De toute manière, je vais sans doute travailler tard. J’ai l’intention de pousser la DDE à bout. Nous avons un pirate informatique dans la nature qui prend plaisir à tuer des gens. Il faut absolument remonter à la source. Un instant plus tard, Peabody se glissait sur le siège passager. — S’il nous écoutait, il n’appréciera pas d’avoir été traité de connard. — Il nous écoutait, et il s’attendait à être traité de connard ou d’un terme similaire. C’est exactement ce qu’il voulait. Dudley est habile, lui est malin. — Vous pensez qu’il jouait la comédie ? — En partie, répondit Eve, qui se mit à pianoter sur son volant tout en conduisant. S’ils sont impliqués et s’ils sont complices, où veulent-ils en venir ? Quel est leur objectif ? Si vous voulez mon avis, ils sont trop intelligents pour leur propre bien. Chacun avait un alibi béton pour une soirée et a passé l’autre chez lui, seul. Échange standard. Mais pourquoi ? Quelle est la racine ? — Et si tout avait été planifié pour que Houston conduise la limousine ce soir-là ? On a l’impression que c’est un hasard, mais imaginons que l’assassin savait ou avait misé sur le fait que ce serait Houston ? — Cela me paraît peu probable, mais bon. « Pile ou face », songea Eve. D’un autre côté, une probabilité à cinquante-cinquante, ce n’était pas si mal. — Continuez, dit-elle. — L’un de ces types a un lien avec Houston. Ça date peut-être du temps où la victime était mêlée à des bagarres. Ou peut-être est-ce récent. Houston voit quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir, entend quelque chose qu’il n’aurait pas dû entendre. Il est chauffeur, il a surpris une conversation, un échange d’argent contre des produits illicites. Peu importe. Pour la call-girl, ce pourrait être un problème de jalousie, de passion inassouvie. — Ni l’un ni l’autre n’apparaît dans son répertoire. — Nous savons – en admettant qu’ils soient de mèche – qu’ils sont capables de falsifier des identités. L’un ou les deux a pu utiliser ses services avec une fausse carte. D’accord, c’est tiré par les cheveux, admit Peabody, mais comment expliquer que des garçons richissimes, sans passé judiciaire, s’acoquinent pour éliminer deux inconnus ? « Excellente question », se dit Eve. — Pour tromper l’ennui. — Seigneur, Dallas ! Eve glissa un regard de biais à sa partenaire, et constata que le désarroi qu’exprimait sa voix se reflétait sur son visage. — Vous êtes flic depuis un certain temps et vous appartenez à la Criminelle depuis deux ans. Vous n’avez pas encore compris que certaines personnes sont tout simplement cinglées ? — L’ennui comme mobile, c’est plus grave que d’être cinglé. Je veux bien que la montée d’adrénaline joue un rôle mais il me semble qu’il doit y avoir autre chose. La jalousie, la vengeance, le profit. — Dans ce cas, creusez. Sérieusement, ajouta Eve comme Peabody la regardait en plissant le front. Il se peut que vous ayez raison, qu’un mobile concret existe bel et bien, un lien entre le ou les meurtriers et les victimes que nous ignorons encore. Découvrez-le. Si vous le trouvez, cela nous ouvrira de nouveaux horizons. Sinon, cela réduira le champ. D’une manière ou d’une autre, cela nous permettra d’avancer. — Vous me laissez suivre mon propre chemin ? — Travaillez dessus au Central ou emportez de quoi cogiter à la maison. Mais accordez-vous un peu de repos avant que votre cervelle se transforme en compote. — C’est ce que vous allez faire ? — Je vais d’abord essayer de coincer Mira pour lui soumettre quelques hypothèses. Ensuite, je dois faire mon rapport à Whitney. Après cela, oui, je pense que je rentrerai chez moi. Elles se séparèrent au Central. Eve se dirigea vers le bureau de Mira tout en contactant son commandant pour solliciter un rendez-vous. Se préparant à affronter l’assistante férocement protectrice de la psychiatre, elle découvrit, surprise, une jeune femme guillerette à la place du dragon. — Qui êtes-vous ? — Je m’appelle Macy. L’assistante du Dr Mira est absente aujourd’hui. Que puis-je faire pour vous ? — Vous pouvez me donner cinq minutes avec le Dr Mira. — Je vais voir cela. Qui dois-je annoncer ? — Dallas, lieutenant Eve. — Oh ! Elle sursauta et frappa dans ses mains comme si elle venait de gagner un prix à la tombola. — Je sais qui vous êtes ! J’ai lu le livre de Nadine Furst. Captivant ! Eve faillit l’envoyer promener, se ravisa. — Merci. Mes consultations avec Mira m’ont énormément aidée dans l’affaire Icove. En ce moment, je suis sur une enquête difficile. Ces cinq minutes me seraient précieuses. — Tout de suite ! fit Macy en se tournant vers l’interphone. Docteur Mira, le lieutenant Dallas souhaite vous voir quelques instants si vous êtes disponible. Oui, bien sûr, madame. Vous pouvez entrer, annonça-t-elle à Eve avec un sourire radieux. — Merci. Combien de temps resterez-vous à ce poste ? — Deux jours seulement. Dommage, parce que je m’amuse beaucoup ! Mira fit mine de se lever lorsque Eve pénétra dans la pièce. — Non, non, ne bougez pas, l’arrêta celle-ci. Cinq minutes maximum. Pourraient-ils être deux ? — Pardon ? — Excusez-moi, je mets la charrue avant les bœufs. Deux meurtres, deux assassins. Mes affaires. Mira fronça les sourcils. — Vu le mode opératoire et la répétition de certains éléments, je suis obligée de conclure que ces crimes sont reliés. — Reliés, oui, mais deux meurtriers qui travaillent en tandem ? — Intéressant. Encore une fois, les éléments, les exécutions sont très comparables. Et même la tonalité. — Oui, et ce pourrait être délibéré. J’implique le numéro un par le biais d’un employé, mais j’ai un alibi parce que c’est le numéro deux qui est sur ce coup-là. Le lendemain, même topo en échangeant les places. — Un partenariat. — Peut-être même une association professionnelle. Je ne sais pas, pas encore, mais Dudley comme Moriarity me turlupinent. Ils sont différents. Eve se mit à arpenter le bureau de long en large. — C’est du moins l’impression qu’ils nous ont donnée quand nous les avons interrogés. Mais au fond, ils ne sont pas si dissemblables. Riches, privilégiés, ils ont hérité de leur fortune et de leur poste à la tête d’entreprises solides. De surcroît, ils sont amis. — Vraiment ? — Oui. Dudley l’a confirmé. Amis, mais ni l’un ni l’autre n’a mentionné avoir discuté avec l’autre de la situation étonnamment similaire dans laquelle ils se retrouvent. C’est bidon. Tous deux ont un alibi pour la nuit du meurtre lié à leur société et ont passé l’autre seuls chez eux. Mira eut une petite moue. — Des miroirs qui se reflètent de trop près, ce qui a éveillé votre suspicion. — Même les alibis sont semblables. Une sortie avec des amis qui a duré toute la soirée. L’un d’entre eux aurait pu inviter une femme chez lui ou se rendre à une réunion d’affaires, bref, diversifier. Mais non, ils s’en tiennent au même schéma d’un bout à l’autre. Et ils sont suffisants. Je déteste ça. Bref, conclut Eve en haussant les épaules. Je m’apprête à faire mon rapport à Whitney. Je voulais juste avoir votre avis avant d’y aller. — Votre hypothèse est plausible. Si vous avez raison, j’en déduis que les deux hommes ont une profonde confiance l’un en l’autre ou un besoin mutuel. Si l’un des deux avait échoué, changé d’avis ou affecté leur partenariat d’une manière quelconque, l’autre en subirait aussi les conséquences. — Je vais réfléchir à ça. Merci. — Eve, si vous êtes sur la bonne voie, ils ont peut-être fini. Chacun a joué son rôle. — Non, murmura Dallas en pensant à la lueur pétillante dans les prunelles de Dudley, et à celle, arrogante, dans le regard de Moriarity. Non, ils n’ont pas fini. Ils pensent avoir trop bien joué leur rôle pour s’arrêter là. Tout en rejoignant le bureau du commandant Whitney, Eve s’efforça d’organiser ses pensées. La fatigue commençait à l’emporter sur les effets de la caféine, et elle sentait la pulsation sourde d’une migraine naissante. Peabody n’était pas la seule à avoir besoin de repos. Quittant un tapis roulant pour en emprunter un autre, elle fit à peine attention aux sanglots derrière elle. Pleurs, cris, gémissements étaient monnaie courante au Central. Elle vit cependant l’homme devant elle sortir la main de sa poche. Vit ses yeux brillants, son expression rageuse. Elle se déplaça pour lui barrer le chemin. La lame jaillit avant qu’elle ait le temps de dégaine son arme. Elle sentit la pointe sur son avant-bras. Les sanglots se transformèrent en hurlements terrifiés. — Bordel de merde ! s’exclama Eve en gratifiant son agresseur d’un coup de genou dans les parties. Espèce de salopard ! Vu qu’il était à terre, recroquevillé sur lui-même et secoué de spasmes, il ne réagit pas. — Lieutenant ! Seigneur ! Lieutenant, il vous a blessée. — Je le sais. C’est moi qui saigne. Pourquoi est-ce qu’elle crie, celle-là ? aboya Eve en immobilisant l’individu pour le menotter. Je répète : c’est moi qui saigne. — Il allait se jeter sur elle quand vous vous êtes interposée, d’après moi. Inspecteur Manson, se présenta l’officier. Brigade Victimes spéciales. L’ordure au sol est son ex. Il lui a rendu visite hier soir, il l’a battue, violée, l’a menacée de lui arracher le cœur si elle avait le culot de le quitter. Il est sorti boire une bière, et elle s’est tirée. Il a dû la pister jusqu’ici. Nous ne tarderons pas à le savoir. — Bordel, comment a-t-il pu entrer avec un couteau ? grommela Eve tandis que Manson ramassait l’arme à l’aide d’une pince. — Non mais regardez-moi ça, c’est un de ces trucs en plastique de la cantine. Il l’a aiguisé. À mon avis, il la guettait pour lui sauter dessus. Au beau milieu du Central. Ce type est dingue. — Mettez-le en cage. N’oubliez pas de l’inculper pour agression armée sur un officier de police. Elle s’accroupit. — Tu risques la prison à vie pour ça, connard. Si on y ajoute les autres charges, tu es foutu. Tu viens de me coûter une très jolie veste. — Vous devriez passer à l’infirmerie, lieutenant. Eve contempla sa manche déchirée, le filet de sang. — Merde. Elle fonça dans les toilettes où elle se confectionna un pansement de fortune. Puis, à regret, car c’était vraiment une veste bien pratique, elle fourra ce qu’il en restait dans la benne de recyclage. Les pulsations douloureuses de son bras s’ajoutèrent à celles de son crâne. Dès qu’elle aurait vu Whitney, elle rentrerait chez elle, prendrait une bonne douche et s’allongerait. Deux heures de sommeil suffiraient à la revigorer. Assis derrière son bureau, Whitney lui intima le silence d’un geste de la main tandis qu’il parcourait son rapport. Eve s’immobilisa et attendit. Lorsqu’il eut terminé, Whitney posa son regard sombre sur elle. — Comment vous êtes-vous blessée ? — Ce n’est qu’une égratignure. — Je vous ai demandé « comment ». — Un abruti au dixième étage, côté est, attendait son ex qui s’était présentée à la brigade Victimes spéciales après qu’il l’eut battue et violée. Il s’était procuré un couteau en plastique qu’il avait aiguisé. Je me suis trouvée sur son chemin. Un certain inspecteur Manson l’a mis en garde à vue. — Ce pansement ne suffit pas. — Je me soignerai tout à l’heure. J’étais en route pour vous faire mon ra… De nouveau, il leva la main, puis se tourna vers son interphone pour appeler son assistante. — Envoyez-moi un secouriste pour le lieutenant. Lésion à l’avant-bras gauche. Coup de couteau. — Commandant, je n’ai vraiment pas besoin… — Rapport. — Bien, commandant. « Merde ! » Elle lui résuma les faits, les initiatives prises, les différentes voies en cours d’exploration. — Vous n’avez toujours pas découvert de lien entre les victimes ? — Non, commandant, pour l’heure rien ne les relie hormis le tueur. — Et vous pensez que les deux victimes ont été tuées par le même individu. — L’inspecteur Peabody et moi venons d’interroger Winston Dudley et Sylvester Moriarity. Selon moi, ces entretiens nous ont ouvert de nouveaux horizons. J’ai consulté le Dr Mira au sujet de… On frappa. — Entrez, fit Whitney. Eve observa le secouriste d’un œil méfiant. — Commandant, si je pouvais conclure avant de… — Asseyez-vous. Vous poursuivrez pendant qu’il vous examine. — Carver, commandant, se présenta le nouveau venu d’un ton enjoué. Voyons voir… Le nom[1] fit frémir Eve, mais elle s’assit néanmoins. — Bravo pour le bandage improvisé, approuva-t-il après avoir ôté ce dernier. Vilaine coupure. Nous allons arranger ça. Plusieurs remarques sarcastiques lui traversèrent l’esprit, mais elle les ravala tandis que Carver entreprenait de nettoyer la plaie qu’elle avait déjà bien décrassée aux toilettes. — Il existe un lien entre Dudley et Moriarity, commença-t-elle. Ils sont amis, issus du même milieu, et tous deux dirigent une grosse entreprise dont ils sont héritiers par le sang. Chacun a… Merde ! Elle sursauta, fusilla Carver du regard comme il rangeait la seringue dans sa mallette. — Ça pique toujours un peu, mais cela vaut mieux qu’une infection. — Chacun, reprit-elle, les dents serrées, a un alibi béton pour la nuit au cours de laquelle l’identité de son employé a été usurpée pour leurrer la victime. Aucun n’a d’alibi pour l’autre soirée. — Vous croyez qu’ils œuvrent ensemble ? Pour quelle raison ? — Le mobile apparaîtra peut-être à force d’examiner divers angles. Nous nous pencherons aussi sur les victimes, les sociétés et leur directeur, à la fois sur le plan professionnel et sur le plan personnel. À moins qu’il ne s’agisse tout simplement de ce que cela semble être à première vue : des meurtres commis pour le plaisir. Elle fit de son mieux pour ignorer le bourdonnement de l’appareil de suture, et la sensation vague et inconfortable de sa peau qui se ressoudait. — Le schéma est là, enchaîna-t-elle. Les victimes représentent la fortune, le statut, le luxe ; les armes sont inhabituelles et prétentieuses, les crimes ont été perpétrés dans des lieux publics et donc risqués. Dans les deux cas, on constate l’usage de fausses identités et de comptes bancaires appartenant à l’une des entreprises dirigées par ces hommes. Bien entendu, un piratage externe demeure possible, mais je pressens une manipulation de l’intérieur. — Qu’en est-il du profil de Mira ? — Les deux collent. Quant aux entretiens, commandant, j’ai eu l’impression d’être au théâtre. Les discours semblaient répétés, chacun endossant un rôle spécifique. Ils sont arrogants et suffisants, ils savourent la situation. Nous disposons d’un élément supplémentaire, à savoir une image partielle que la DDE a réussi à extraire des bandes de sécurité de Coney Island. À partir de ce cliché, nous pouvons estimer la taille et le poids du tueur. Nous avons aussi réussi à identifier le fabricant de ses chaussures, de même que leur taille approximative. Il s’agit d’un modèle Emilio Stefani… Carver émit un sifflement. — Ça coûte bonbon ! — Je confirme : elles sont vendues trois mille dollars. Au mois de mars, Dudley en a acheté une paire de la couleur et de la taille qui nous intéresse. Une seule autre paire identique a été achetée dans la ville par un individu actuellement en Nouvelle-Zélande pour le tournage d’un film. Reste Dudley. — C’est bien, mais cela ne vous permettra pas d’obtenir un mandat d’arrêt, encore moins une inculpation. Si vous persévérez dans cette voie, il va falloir trouver davantage. — C’est mon intention, commandant. — Et voilà, conclut Carver en se levant. Vous voulez un antidouleur ? — Pas question. — À votre guise, mais ça risque d’être douloureux un moment. Si vous le souhaitez, je peux y jeter un coup d’œil demain, vous changer le pansement. — Ce ne sera pas la peine, merci. Soulagée d’en avoir terminé, Eve se leva. — Merci, Carver, dit Whitney. Le secouriste le salua et sortit. — Si la baïonnette est d’origine militaire et que vous en connaissez la date de fabrication, tâchez de voir si l’un de vos suspects a un ancêtre ayant été dans l’armée. Insistez sur l’arbalète. L’un ou les deux pourrait être certifié. — Si Moriarity s’est servi de l’arbalète, comme je le pense, il s’est entraîné. Même à cette distance, il devait avoir confiance en lui pour réussir du premier coup. Le second homicide est du même ordre. En plein dans le cœur, ce qui limite le saignement à quelques éclaboussures. Ils ont pris le temps de parfaire leur art, à moins qu’ils ne soient déjà experts. — Trouvez davantage, répéta Whitney. Et prenez soin de votre bras. — Oui, commandant. Merci, commandant. Tout en regagnant son bureau, Eve lança une recherche sur son Palm, en quête d’un lien avec les militaires. Elle était consciente d’avoir négligé cet aspect et s’en voulait. Peut-être était-ce dû au fait qu’elle était debout depuis bientôt quarante heures, mais raisons ne rimait pas avec excuses. Alors qu’elle traversait la salle commune, elle aperçut Baxter qui s’apprêtait à quitter son poste. — Vous étiez ici à l’aube, vous êtes encore là, lança-t-elle. Qu’avez-vous fait de Trueheart ? — Ha ! Ha ! Très drôle. Je viens tout juste de clôturer l’affaire de ce matin. Le procureur a réduit la peine. Je vous ai transmis mon rapport. — Bien. — J’ai renvoyé mon protégé chez lui. Il sort encore avec la jolie documentaliste des Archives. Mais si vous avez besoin de nous, nous sommes à votre disposition. — Je vous tiendrai au courant. — Il paraît que vous avez pris un coup de couteau, fit-il avec un signe de tête en direction de son bras. — Les nouvelles vont vite. — Au fait, je vous ai expédié mon évaluation mensuelle sur Trueheart. Il fera un bon inspecteur. Il a encore besoin d’un peu de temps, mais si vous me donnez le feu vert, je l’encouragerai à se mettre au boulot pour l’examen. — Ce n’est pas un peu précipité ? — Il est vif – sauf avec les femmes, rectifia Baxter avec un sourire. Il a un bon instinct, il est minutieux. Qui plus est, avec moi comme tuteur, comment pourrait-il échouer ? — Je vais lire votre évaluation, et y réfléchir. — Il est fait pour la Criminelle. Eve, qui commençait à se détourner, s’immobilisa. — Parce que ? — Quand il regarde un cadavre, il voit une personne. On peut l’oublier, ne voir que l’affaire. Vous savez ce que c’est. Mais pas lui, et pas uniquement parce qu’il débute. Il est ainsi fait. Ce que je veux dire, c’est que sa place est parmi nous, même si vous pensez qu’il lui faut encore un peu de temps en uniforme. — Je vais y réfléchir, répéta-t-elle. Elle alla récupérer ce dont elle avait besoin dans son bureau et se joignit à l’exode de ceux qui partaient. Une fois en voiture, elle enclencha le mode automatique et s’abandonna à ses réflexions. Baxter et Trueheart. Certains auraient trouvé curieuse cette association entre l’inspecteur expérimenté, souvent fanfaron, et le bleu timide, d’un naturel plutôt doux. Pas Eve, et c’est pourquoi elle avait affecté Trueheart au service de Baxter. À ses yeux, ils se complétaient, et elle comptait sur le style de Baxter pour mûrir et endurcir le bleu. Elle ne s’était pas trompée, mais ce partenariat semblait aussi avoir… adouci n’était pas le terme… « ouvert » correspondait mieux. Oui, Baxter s’était ouvert. Il avait toujours été un flic solide – intelligent, grande gueule, doté d’un esprit de compétition. Et, selon elle, en quête de réussite. Grâce à Trueheart, ils étaient désormais davantage coéquipiers que formateur et apprenti. Ils se comprenaient, savaient communiquer avec et sans mots. Ils se faisaient mutuellement confiance. Un flic ne pouvait franchir la porte avec son partenaire sans cette confiance absolue. Un homme ne commettait pas un meurtre avec un acolyte sans cette confiance absolue. Loyauté, compréhension et un but commun. Quel était le but commun ? Comment avaient-ils développé cette confiance et cette compréhension ? Quand et comment avaient-ils décidé de tuer ? Les amitiés prenaient toutes sortes de formes et naissaient pour toutes sortes de raisons. Mais ne duraient-elles pas grâce à une affection sincère, un besoin profond ou sur la base solide d’un terrain commun ? Elle décida de contacter Mavis Freestone. — Dallas ! s’écria celle-ci. Bella et moi parlions justement de toi ! Bella n’ayant pas un an, Eve supposa que la conversation avait été des plus brèves. — Ah, oui ? Écoute, je… — J’étais en train de lui expliquer tout ce qu’elle pourrait devenir quand elle sera grande. Présidente ou déesse, star comme maman ou styliste comme papa. Ou encore bâtisseur d’empire comme Connors ou super-flic comme toi. — Pourquoi pas ? Jetais en train de… C’est une couronne que tu as sur la tête ? Mavis porta la main à la tiare étincelante perchée sur une montagne de cheveux – aujourd’hui vert pelouse. — On jouait à se déguiser. — Mavis, tu es toujours déguisée. Son amie laissa échapper un gloussement joyeux. — C’est tellement bien d’être une fille. Oh ! Oh ! Il faut absolument que tu voies ça ! Eve cligna des yeux tandis que Mavis faisait pivoter la caméra de son communicateur. L’espace d’une ou deux secondes, le monde se transforma en un brouillard de formes et de couleurs. Puis, au beau milieu, un bébé potelé, blond comme les blés, fonça à quatre pattes en direction d’une sorte d’animal rouge. Un ours, un chien ? Quoi qu’il en soit, Bella se rua dessus, s’en empara, puis s’assit sur les fesses en le mâchouillant avec enthousiasme. — N’est-ce pas merveilleux ? s’extasia Mavis. Notre Bellamia grandit si vite ! — Seigneur, Mavis ! Tu ne vas pas te mettre à pleurer ? — Ça m’arrache des larmes. Elle crapahute déjà, et tu vois comme elle sait exactement ce qu’elle veut et se jette dessus ? Ce matin, elle a rampé jusqu’au dressing et a choisi sa paire de sandales roses avec les étoiles. Toute seule ! — Incroyable. Peut-être l’était-ce, songea Eve. Comment le saurait-elle ? Ce qu’elle savait, en revanche, c’était que les goûts communs n’étaient pas le fondement de son amitié avec Mavis. L’arnaqueuse et le flic n’avaient rien eu en commun, pas même en surface. C’est plutôt une espèce de reconnaissance de l’autre qui les avait rapprochées. — Où est Leonardo ? — Il avait un essayage. Et il doit passer chez le traiteur en rentrant. — Avec une cliente habituelle ? — Euh… oui, répondit Mavis en se penchant pour ramasser Bella et la bête rouge. Carrie Grace, l’actrice. Tu as besoin de lui ? — Non. Mais je suis sur une enquête et… — Saperlipopette ! N’est-ce pas, Bellissima ? Bella gloussa comme sa mère et secoua son jouet en le tenant par une oreille mouillée de bave. — Un individu s’amuse à tuer des gens qui procurent ce que j’appellerais des services de luxe ou sélects, reprit Eve. Des services onéreux, offerts par des experts dans leur domaine. — Je ne… Ah ! Comme mon nounours chéri ? — Oui, comme ton nounours chéri, et comme toi, Mavis. Rends-moi un service, refuse tout rendez-vous en solo jusqu’à ce que j’aie clôturé ce dossier. Idem pour Leonardo. Pas de nouveaux clients. — Noté et imprimé. Notre Bellarina a besoin de son papa et de sa maman. J’ai un concert à Londres à la fin de la semaine prochaine. Nous envisagions de nous accorder une pause fiesta. — Une pause fiesta ? — Oui, histoire de s’amuser un peu. Des vacances, quoi. — Excellente idée ! Profitez de l’occasion. Mais quoi que vous décidiez, tenez-moi au courant. — Mince ! Mes valises sont déjà prêtes. Tu crois vraiment que quelqu’un pourrait nous vouloir du mal ? — Probablement pas. Mais avec vous, je ne prends pas de risques. — Moi aussi, je t’aime. — Pourquoi ? Pourquoi nous aimons-nous ? — Parce que nous sommes ce que nous sommes, et que nous nous en accommodons. « Voilà une bonne explication », pensa Eve en franchissant les grilles de la propriété. Lorsqu’elle ouvrit la portière, la chaleur la fit chanceler. Et lorsqu’elle dut s’agripper à la poignée parce qu’elle avait le tournis, elle fut contrainte d’admettre que dormir devait passer en priorité. Elle reprit son équilibre et pénétra dans le hall divinement frais. — Vous vous êtes encore bagarrée ? s’enquit Summerset. Ou est-ce la nouvelle mode ? Elle se rappela le bandage sur son bras et la veste dont elle avait dû se débarrasser. — Ni l’un ni l’autre. J’ai perdu un pari et j’ai été obligée de me faire tatouer votre nom sur le bras. Alors je l’ai gravé au couteau. « Lamentable », reconnut-elle en gravissant l’escalier. Mais elle avait la cervelle en bouillie. Deux heures. Elle s’accorderait deux heures pour recharger ses batteries, puis elle se remettrait au travail. Dans la chambre, elle ne prit pas la peine d’ôter son harnais. Elle se laissa tomber à plat ventre sur le lit et sentit à peine le chat quand il atterrit sur ses fesses. Quarante minutes plus tard, Connors arrivait à son tour. — Le lieutenant a un pansement autour de l’avant-bras gauche, l’informa Summerset. Ça n’a pas l’air trop grave. — Tant mieux. — Vous avez besoin de repos. — En effet. Bloquez toutes les communications pendant les deux heures à venir, d’accord ? Sauf si c’est une urgence pour Dallas. — Je m’en suis déjà chargé. Connors grimpa à l’étage, découvrit sa femme en travers du lit, à plat ventre, une position signalant l’épuisement total. De son perchoir sur l’arrière-train d’Eve, Galahad cligna des yeux. — Je vais prendre le relais, murmura Connors. Tu as sûrement autre chose à faire. Il enleva la veste de son costume, sa cravate, ses chaussures. Lorsqu’il retira les boots d’Eve, elle ne bougea pas d’un pouce. Comme ce matin-là dans son bureau, il s’allongea près d’elle, ferma les yeux, et s’endormit. 12 Elle chassait. Une baïonnette à la hanche, une arbalète entre les mains, elle poursuivait sa proie à travers une série de pièces luxueuses aux éclairages brillants, aux ombres veloutées. L’atmosphère était imprégnée d’un intense parfum floral. Sur le bureau richement sculpté qu’elle avait vu chez Moriarity, deux hommes – torses nus mais cagoulés – faisaient tourner une femme hurlante accrochée à une crémaillère. — Je ne peux rien pour vous, dit Eve. De toute façon, vous n’êtes pas réelle. La femme ravala un cri et afficha un sourire las. — Qui l’est ? Qu’est-ce qui l’est ? — Je n’ai pas le temps de philosopher. Ils ont déjà sélectionné la prochaine. — La prochaine quoi ? La prochaine qui ? La prochaine quoi ? — Ça vous ennuierait de vous taire ? grogna l’un des deux hommes. Vous interrompez le programme. — Je vous en prie, continuez. Elle passait dans la pièce suivante en balayant l’espace avec son arme de droite à gauche. Dans le film en noir et blanc, sur une mare de sang écarlate flottait une casquette de chauffeur. « Ils laissent des traces, songeait-elle. Ils aiment répandre des indices. Ils se croient trop intelligents, trop protégés, trop riches pour se faire prendre. » Parvenue au milieu de la pièce, elle s’immobilisait, étudiait les alentours. Que manquait-il ? Quel détail avait-elle négligé ? Elle franchissait le seuil de son propre bureau au Central, dominé par le tableau de meurtre. Était-ce là, quelque part ? Chauffeur, arbalète, limousine. Call-girl, baïonnette, parc d’attractions. Qui, quoi, où. Mais pourquoi ? Elle ressortait, pivotait vers la salle commune. Mais au lieu de flics à leur poste de travail et de l’odeur de mauvais café, elle découvrait une sorte de club haut de gamme. Gros fauteuils en cuir, un feu de cheminée malgré la chaleur étouffante, couleurs profondes, murs ornés de tableaux représentant des scènes de chasse à courre. Chiens et chevaux. Les deux hommes étaient assis, et faisaient tourner un liquide ambré dans des verres ballon. Sur la table basse entre eux, un plateau en argent où fumaient de longs cigares fins. Ils se tournaient vers elle en ricanant. — Je regrette, vous n’êtes pas membre. Vous allez devoir vous en aller ou faire face aux conséquences. Il faut plus que de l’argent pour appartenir à notre groupe. — Je sais ce que vous avez fait et je crois savoir comment. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi. — Nous ne répondons pas aux questions de gens comme vous. C’est alors que Dudley soulevait un revolver énorme en argent massif. Un déclic retentit tandis qu’il l’enclenchait. Eve sursauta, ouvrit brusquement les yeux. Elle aurait juré qu’elle avait entendu – et même senti – la déflagration. — Chut. À ses côtés, Connors l’attira contre lui. — Ce n’était qu’un cauchemar. — Que signifie-t-il ? marmonna Eve. Comme elle tentait de changer de position, Galahad lui enfonça ses griffes dans les fesses. — Aïe ! Nom de nom ! s’exclama-t-elle en repoussant vivement le chat. Elle se retrouva face à Connors. — Salut, murmura-t-elle. Il laissa courir ses doigts sur son bras blessé. — Comment ? — Un imbécile avec un couteau en plastique aiguisé, en plein Central. Le pire, c’est que Whitney m’a obligée à me faire soigner pendant que je lui faisais mon rapport. — Quel salaud ! — J’avais improvisé un pansement, se défendit-elle. La veste est fichue. Il se pelotonna contre elle dans le vague espoir qu’ils allaient se rendormir. — Tu en as d’autres ? — Je n’aime ni Dudley ni Moriarity, lâcha-t-elle. — Quelle coïncidence ! Moi non plus. — Dudley joue le type chic et charmant, avec son regard « j’adore les femmes ». L’autre, c’est plutôt : « Je suis un homme important et occupé, vous me faites perdre mon temps, espèce de moins-que-rien. Et peut-être sont-ils en effet au-dessus du lot. Peut-être. Mais derrière leurs grands airs, ils ricanaient. Connors la dévisagea attentivement. — Je connais cette expression. Tu penses qu’ils sont complices. — C’est une théorie, répliqua-t-elle en se renfrognant. La bonne. Pas uniquement parce qu’ils me déplaisent. Je n’ai pas du tout apprécié ce minable de Sykes, pourtant je ne l’ai jamais soupçonné de meurtre. — Bien. Donc, tu connais les coupables. Comment en es-tu arrivée à cette conclusion ? Elle lui récapitula tous les éléments dont elle disposait, les alibis solides et bidons, l’amitié. — Ce n’est pas grand-chose, mais j’ai eu le sentiment qu’ils attendaient de jouer ces scènes. Et… je sais ce que j’ai raté ! La famille. Les deux sociétés sont familiales, n’est-ce pas ? Comme elle s’asseyait, Connors la rattrapa par la taille. — Reste allongée. Je t’écoute. — Pourquoi n’ai-je rien vu concernant leur famille dans leurs bureaux ? Ils règnent dans des espaces gigantesques, au décor fastueux. Mais pas une photo en vue. Rien du genre : « Ça, c’est le maillet de cricket de mon… » — La batte. On dit une batte de cricket. — Ça ne ressemble pas à une batte. Pas plus qu’à un maillet, d’ailleurs, mais peu importe. « Voici le machin de cricket que mon cher papa m’a offert pour mon dixième anniversaire », ou « Oui, c’est la montre de gousset de mon arrière-grand-père ». Voilà deux entreprises qui se transmettent de génération en génération et dont les locaux sont totalement dénués de souvenirs de famille. Rien. — Je vais me faire l’avocat du diable. Et si c’était délibéré, histoire de montrer leur indépendance ? — Justement, c’est en partie là où je veux en venir. Chez ce genre d’hommes, l’héritage compte beaucoup, ne serait-ce que pour la frime. Et le clan pèse son poids. La famille de Mira est partout dans son bureau. Idem chez Whitney et Feeney, et bien que ce soit peut-être des choses différentes, chez Dudley et Moriarity, il devrait y en avoir un minimum. Je trouve louche qu’ils n’exhibent rien, l’un comme l’autre, qui les relie à leur famille sinon l’entreprise elle-même. — Tu crois qu’ils en veulent à ceux qui les ont placés là ? — Possible. Je n’en sais rien. Ou alors ils s’imaginent que c’est leur dû, et au diable ce cher paternel ou je ne sais qui. Il se peut que je m’excite pour rien. Simplement, cela me paraît bizarre qu’il en soit de même chez tous les deux. Un point commun. Je pense que c’est ainsi que tout a commencé. Ils partagent de nombreux points communs. — Entre des origines similaires et un partenariat criminel, le fossé est grand. — Il ne s’agit pas seulement de leurs origines. — Le sexe ? Elle réfléchit. — Pourquoi pas ? En tout cas, cela renforcerait le lien et la confiance. Ce pourrait être le sexe, voire l’amour. Ou tout bêtement une union entre des esprits semblables, des intérêts communs. Les gens se trouvent. — Comme nous. — Comme c’est mignon, minauda-t-elle en lui souriant. Elle lui accorda un baiser, puis le repoussa. — Il faut que je mette mon tableau de meurtre à jour et que je lance des recherches. Je dois continuer à explorer les liens éventuels entre les victimes, et entre les victimes et les entreprises, bien qu’à mon avis il n’y en ait aucun. Il faut aussi que je me renseigne sur des ancêtres militaires qui auraient pu posséder une baïonnette. — De la viande rouge. — Hein ? — On va manger un steak. Nous avons tous deux besoin d’un remontant. — Tu n’es plus fatigué. Je te regarde dans les yeux et si tu l’étais, je le verrais. Ça m’agace. — Cela ne m’empêche pas d’avoir envie d’un steak. — Et moi de même. Mais avant cela, je veux prendre une douche… Comment se fait-il que tu sentes si bon ? ajouta-t-elle en le reniflant. — Ce pourrait être un don du ciel, à moins que ce ne soit la douche que j’ai prise au bureau. File ! ordonna-t-il en la gratifiant d’une tape affectueuse sur les fesses. Je m’occupe du repas. Après s’être douchée, changée et avoir ingurgité une autre dose de caféine, elle se sentit mieux. En pénétrant dans son antre et en humant les effluves de viande grillée, elle se sentit encore mieux. Elle se rappela sa conversation avec Morris dans la matinée. — Euh… j’ai plus ou moins promis à Morris d’organiser un truc, tu sais, avec ton super-gril et des gens. Connors s’empara de la bouteille de vin qu’il venait d’ouvrir. — Tu veux que je grille des gens ? — Seulement certains. Mais en privé. Un demi-verre pour moi, s’il te plaît. Il la servit. — Tu as envie qu’on planifie un barbecue. — Pas tant que ça, mais j’ai vu Morris ce matin et il avait l’air tellement triste. J’ai évoqué cette éventualité sans réfléchir, puis j’ai oublié jusqu’à ce que je sente ce steak. Connors s’approcha d’elle pour lui tendre son verre, lui saisit le menton et l’embrassa. — Tu es une bonne amie. — Je ne sais absolument pas comment c’est arrivé. — Samedi soir ? — Pourquoi pas ? À moins que… — Il y a toujours un « à moins que », mais dans la mesure où nous ne recevrons que des flics et associés, la règle vaudra pour tous. — Ça ne t’ennuie pas ? — Eve, je sais que cela ne cesse de te sidérer, mais il se trouve que j’aime recevoir. — J’en suis consciente. C’est ton unique défaut. Elle le laissa s’esclaffer et alla soulever la cloche sur son assiette. — Mmm ! Ça sent sacrément bon. Je me sens revigorée avant même d’y avoir goûté. — Qu’est-ce que ce sera quand tu auras tout mangé. Comment va ta blessure ? s’enquit-il tandis qu’ils s’installaient à la table près de la fenêtre. Elle délia l’épaule, fléchit le bras. — Bien. Je ne sens presque rien. — Je te propose un concours. Voyons si tu peux rester disons, deux semaines, sans accident du travail. — Je changeais de tapis roulant, expliqua-t-elle en attaquant son steak. Je me mêlais de mes affaires. Il faut être vraiment idiot pour s’imaginer qu’on va pouvoir s’en tirer à bon compte après avoir poignardé son ex en plein Central ! — Sans doute a-t-il pensé à la satisfaction que lui apporterait cet acte et non aux conséquences. — Il était probablement shooté, marmonna-t-elle. Mais pas suffisamment pour rester impassible quand je lui ai donné un coup de pied dans les couilles jusqu’à ce qu’elles lui chatouillent la langue. Connors ébaucha un sourire. — C’est ce que tu as fait ? — C’était la réponse la plus rapide et la plus satisfaisante. — Je te reconnais bien là, fit-il en levant son verre comme pour lui porter un toast. — Qu’est-ce que tu aurais fait à ma place ? Un connard armé d’un couteau en plastique au beau milieu du Central. C’est comme… Il connaissait bien cette expression et se garda d’interrompre le fil de ses pensées. — Ça pourrait être ça ? reprit-elle. Est-ce que c’est à ce point ignoble ? — Je l’ignore, murmura-t-il en buvant une gorgée de vin. À toi de me le dire. — C’est le major Ketchup, dans la salle de bains, avec le scalpel laser. — Mmm… De toute évidence, nous sommes faits l’un pour l’autre, car si je comprends bien, tu penses au colonel Moutarde, dans la véranda, avec le chandelier. — Peu importe. C’est un jeu, je ne sais plus si c’est McNab ou Peabody qui l’a mentionné il y a quelque temps. — Cluedo. — Tu es toujours au courant de tout. Mais oui, c’est ça, et ça m’a paru intéressant alors j’ai essayé d’y jouer sur mon ordinateur. Ridicule. — Que tu joues sur ton ordinateur est une nouveauté, mais à mon avis, ton raisonnement va plus loin. Tu es en train de supputer que Dudley et Moriarity, s’ils sont bel et bien partenaires dans le crime, s’adonnent en fait à un jeu. — Tous les éléments sont étranges – les méthodes. L’arme, la victime, le lieu du crime. On a l’impression d’assassinats commis au hasard, reliés par le type de chacun des éléments, ce qui me paraît tout aussi aléatoire. Donc, quelle importance s’ils sont commis au hasard puisqu’ils font partie d’un concours, d’un jeu, d’une compétition ? À moins qu’il ne s’agisse d’une sorte d’accord mutuel entre psychopathes ? — Si c’est le cas, la question est : pourquoi ? — Pourquoi participe-t-on à un jeu, à un concours, à une compétition ? Pour gagner. — Ma chérie, bien que ce point de vue explique que tu ne sois pas une grande joueuse, sache que nombre de personnes le font simplement pour le plaisir ou l’expérience. Elle engloutit une bouchée de viande. — Perdre, c’est nul. — J’aurais tendance à être d’accord, mais, bon. Je résume : deux hommes d’affaires puissants et respectés, apparemment non violents, au casier judiciaire vierge, s’associent et commettent des meurtres pour… le sport ? — Le sport ! s’exclama-t-elle en pointant l’index sur Connors. Exactement. Penchons-nous sur les victimes. Jamal Houston. Ni l’un ni l’autre de ces hommes, pas plus que leurs entreprises, n’utilisaient cette société de transports. Jusqu’ici, nous n’avons repéré aucun lien entre lui et eux. Peabody vérifie l’hypothèse que l’un d’eux aurait pu fait appel à lui en douce – ce qui est improbable et illogique –, qu’il ait vu ou entendu quelque chose, et que l’un ou les deux ait décidé de l’éliminer. Trop compliqué. Primo, l’un ou les deux aurait été obligé de solliciter les services d’une compagnie qu’ils n’utilisent pas d’habitude, ce qui aurait limité leur sécurité. Ensuite, cela implique que l’un ou les deux aurait fait ou dit quelque chose de compromettant, d’illégal ou d’immoral en présence d’un chauffeur qu’ils ne connaissaient pas. Eve prit un morceau de la pomme de terre au four qu’elle avait déjà noyée de beurre, la goûta, puis l’ensevelit sous une montagne de sel avant de poursuivre : — Après quoi, l’un ou les deux aurait dû décider de le supprimer et choisir une méthode qui met en valeur le crime alors qu’ils avaient de quoi s’offrir un tueur à gages. — Pourquoi ne te contentes-tu pas de saler ton beurre et de le déguster à la petite cuillère ? — Hein ? — Laisse tomber. D’accord, ce scénario ne rime à rien. Il est trop complexe et aberrant. — Et encore, c’est sans compter Crampton. Ni l’un ni l’autre ne figure dans son agenda. Il est possible que l’un ou l’autre l’ait sollicitée sous une autre identité, mais j’ai du mal à croire qu’elle ne les aurait pas démasqués au cours de sa procédure de contrôle. En outre, s’ils utilisaient une fausse identité en toute impunité, à quoi bon la descendre ? Rien ne me permet d’envisager la théorie du chantage du style « elle a découvert le pot aux roses et essayé de déstabiliser le client ». Ç’aurait été stupide et elle aurait risqué de perdre sa licence alors qu’elle avait toujours été irréprochable jusque-là. Ajoute à cela la méthode et le lieu, c’est trop clinquant. — Je ne te contredirai pas. Mange tes légumes. Elle leva les yeux au ciel mais goûta une asperge. — Et voilà. En conclusion, pour simplifier, il faut s’en tenir aux éléments. — Ce qui te ramène à ta partie de Cltiedo. — Ou à leur version personnalisée de ce genre de jeu. Par exemple, une chasse urbaine aux très grosses proies. — Ce qui nous ramène au « pourquoi ». Nous parlons d’homicides, Eve, et si tes suppositions sont justes, de meurtres d’innocents qui sont aussi des inconnus. — Les victimes sont des perles dans leur métier. Leurs clients sont au top sur l’échelle sociale et financière. Je pense que c’est un élément à prendre en considération. Peut-être fait-il partie du « pourquoi », je l’ignore encore. — Parce que se contenter de moins serait indigne. Eve marqua une pause, le temps de piquer sa fourchette dans sa pomme de terre. — Indigne ? — Je m’efforce de suivre la voie que tu es en train d’ouvrir. Tu me les as décrits comme des types arrogants, suffisants, riches et privilégiés. D’après le peu que je sais d’eux, je ne peux qu’en convenir. Avec tout ce sel, elle allait mourir de soif. Il remplit son verre d’eau fraîche. — Ils vivent dans l’opulence depuis toujours, enchaîna Connors. Ils n’ont connu que le meilleur, ont pu choisir le meilleur dans tous les domaines. Ça peut se révéler grisant quand on vient de nulle part. À l’inverse, il peut s’agir de considérer qu’on ne mérite que ce qu’il y a de mieux, que le moins est intolérable… Pourquoi assassiner un somnambule, par exemple ? Où est l’exploit, où est le prestige ? D’autant qu’on ne fréquente pas ces gens-là, qui sont tellement en dessous de soi. — En revanche, un chauffeur de limousine ou la call-girl la plus réputée de la ville, bien qu’inférieurs, pourraient faire l’affaire. — Logique. — En effet, approuva-t-elle. Une arme originale ou unique ajoute au côté ostentatoire. — De même peut-être que le défi. — Et que le lieu. — Si c’est cela, ils ont chacun accompli leur round, risqua Connors. Ou empoché leur trophée. Peut-être est-ce la fin du cauchemar. — Non. C’est un match nul. Or un match nul, dans une compétition sportive, ça n’a aucun sens. Il faut un gagnant. Ils vont entamer le deuxième round. Connors réfléchit quelques instants. — Ils savent que tu les soupçonnes, que tu vérifies leurs alibis, leurs antécédents. Cela ne peut que renforcer le plaisir, s’il s’agit bien de cela. — Ils étaient prêts, ils m’attendaient, marmonna Eve en hochant la tête. C’est ce qui m’a frappée après les avoir interrogés. Ils avaient tout prévu, leur numéro, leur texte. Un peu comme un autre round, non ? Niveau A. Très bien, on s’est qualifiés tous les deux, jouons à « Tromper le flic » pour gagner des points de bonus. Ils ont dû prévoir ça quand ils ont utilisé les identités de leurs employés. — Le bonus était d’autant plus conséquent que c’était toi, avec ta réputation. — Ajoute mon lien avec toi. Un zeste de… panache en plus. — Tant qu’à me convaincre, repense au timing. Nous venons de rentrer de vacances. Facile de s’assurer que nous avons tous deux repris le boulot. S’ils ont effectué des recherches, ils pouvaient parier sans trop se tromper que tu serais affectée à un nouvel homicide dès ton retour. Selon moi, ils souhaitaient, ils espéraient et ont tout fait pour que ce soit toi. La meilleure. — Dudley a évoqué le livre de Nadine sur l’affaire Icove. On en parle énormément en ce moment. Merde ! Il va falloir que je dise à Nadine de surveiller ses arrières. Elle a un best-seller entre les mains. Et ce salopard a pris soin de le mentionner. — Je la vois mal comme cible, mais tu te sentiras mieux si tu la mets en garde. — Pourquoi ne serait-elle pas une cible ? — Les deux victimes fournissaient des services. Certains les considéreraient comme des sortes de domestiques. — Mouais, peut-être. N’empêche que je vais lui dire de se méfier. Mais je te parie qu’elle va me tarabuster pour que je lui accorde une interview exclusive, et tenter de m’arracher des tuyaux sur l’enquête. — L’amitié, c’est complexe et subtil. — C’est pénible. Eve quitta toutefois la table et rejoignit son bureau pour appeler son amie. Elle avait rechargé ses batteries, songea Connors. Ce n’était pas que la sieste et le repas. C’était la mission. Peut-être était-ce ce que Sinead avait voulu dire en évoquant le don d’Eve. Elle voyait, sentait à la fois ses victimes et leurs meurtriers. Il se leva à son tour et alla se planter devant le tableau de meurtre. Il entendit Eve s’emporter contre Nadine qui, apparemment, insistait pour la recevoir dans son émission ou l’interviewer en direct, mais ne prêta guère attention à la discussion. Entre elles aussi, c’était une sorte de jeu. Chacune tenait son rôle et poursuivait ses objectifs tout en respectant le talent de l’autre. Une prouesse entre deux femmes obstinées et volontaires qui croyaient profondément en leurs devoirs envers leur profession. Eve raccrocha en grommelant. — Du café ! fit Connors. J’en prendrai aussi. Elle lui en apporta une tasse. — À leurs yeux, on est transparents. — Pardon ? — Les gens – certains – à ce niveau de privilège social et financier. Ceux qui obtiennent toujours tout ce qu’ils veulent quand ils le veulent et ont choisi de ne pas se soucier des autres ou les méprisent tout simplement. Ils ne voient pas ceux qui suent sang et eau pour payer leur loyer, ceux qui mendient dans la rue parce qu’ils ont le ventre vide. Ils ne voient pas ceux qui leur fournissent des services car ils les considèrent ni plus ni moins comme des robots. Je parie qu’ils ignorent le nom et encore plus la situation de leurs employés hormis leurs assistants particuliers. — Je sais ce que c’est que d’avoir été transparent. C’est une des choses que j’étais décidé coûte que coûte à changer. Et j’ai tué. J’en porte le poids comme la plupart de ceux qui en sont arrivés là. Je crois comprendre comment ils parviennent à commettre des meurtres sans supporter cette charge. — Ils ne considèrent pas leurs victimes comme des êtres humains, mais comme une chaise ou une paire de chaussures, un objet à acheter. J’en reviens toujours là : ils paient pour tuer. Ils les ont achetées, elles leur appartiennent. — Et les assassiner leur procure un plaisir inédit. Maintenant qu’elle avait ouvert la voie, il les imaginait parfaitement, discutant de ce qu’ils avaient éprouvé autour d’un cognac. — C’est nouveau, fascinant, enchaîna Connors. Quand on a absolument tout ce que l’on désire, plus grand-chose ne peut vous surprendre et vous captiver. — Tu as l’impression de t’ennuyer, parfois ? — Pas du tout, rétorqua-t-il avec un petit sourire. Mais dans mon domaine, c’est le travail en lui-même, les angles d’approche, les stratégies, qui apportent de l’inédit et me fascinent. Et je t’ai, toi. Qui ont-ils ? Comme tu l’as remarqué, ils n’exposent rien qui les relie à une famille, à un proche. — Je vais creuser cette question. Les ex, les parents, les amis. Que font-ils de leur temps libre ? — Ils ne jouent ni au polo ni au squash, mais comme je l’avais deviné, ils aiment le golf. Tu as titillé ma curiosité, expliqua-t-il comme elle fronçait les sourcils. J’ai fouillé un peu. Tous deux appartiennent au Yacht Club Océanique, un club huppé comme de bien entendu. Ils ont sponsorisé et participé à une quantité d’événements et de régates. Tous deux ont une prédilection pour le baccarat et n’hésitent pas à miser gros. Tous deux possèdent des parts de chevaux de course qui concourent régulièrement. — Encore la compétition. — Quand ils ne sont pas à New York en train de diriger leur entreprise – ou, selon moi, siéger dans un fauteuil symbolique – ils ont tendance à suivre les saisons et les modes. Voile, ski, casinos, réceptions et premières. — Ensemble ? — Souvent, mais pas systématiquement. Ils ont aussi des centres d’intérêts personnels. Dudley adore le tennis, il y joue et assiste aux matchs importants. Moriarity préfère les échecs. — Des sports individuels. — Il semblerait, oui. — Ils sont en compétition dans certains domaines. Cela fait partie de leur dynamique. Sinon, ils optent pour des activités où l’on se bat seul plutôt qu’en équipe. Intéressant, murmura Eve. Il m’en faut davantage. Tu veux me donner un coup de main ? — J’ai un peu de temps à t’accorder, concéda-t-il en caressant la fossette sur son menton. Mais il y a un prix à payer. — Rien n’est jamais gratuit. — C’est ma devise. Comment puis-je t’aider, lieutenant ? — Tu pourrais remonter plus loin, voir si, à un moment ou à un autre, ils ont fréquenté le même établissement scolaire ou s’ils ont une parenté commune. J’aimerais savoir comment ils se sont rencontrés, ce genre de choses. — Facile. — Interdiction de tricher. — Tu me gâches mon plaisir. Cela pourrait te coûter le double. Tu peux commencer par débarrasser la table, déclara-t-il avant de s’éloigner. Elle grogna, mais n’osa pas s’insurger dans la mesure où c’était lui qui avait préparé le repas. — Je parie que ces types ne demandent jamais à leurs partenaires de lit de remplir le lave-vaisselle ! lança-t-elle. — Ma chérie, tu es tellement plus pour moi qu’une simple partenaire de lit. — C’est ça, c’est ça, marmotta-t-elle. Mais elle ramassa les assiettes et remplit le lave-vaisselle. Après quoi, elle rentra toutes les informations que Connors lui avait fournies, et y ajouta divers éléments de son cru. — Ordinateur, calcul de probabilités sur Dudley et Moriarity, assassins des deux victimes œuvrant en tant que compétiteurs et/ou partenaires, et considérant ces actes comme partie d’un jeu ou d’un sport. — Requête entendue. Recherche en cours… — Bonne idée. Prends ton temps. Ressasse… Tâche simultanée : recherche d’antécédents des ex-épouses et compagnes de Dudley et de Moriarity. Et de toute annonce officielle de fiançailles pour chacun d’eux avec biographie. — Requête entendue. Recherche simultanée en cours… — Ordinateur, transmettre les données sur l’analyse ! précédente concernant services militaires effectués par les ancêtres des deux sujets. Les afficher, écran 1. — Requête entendue. Affichage, écran un. Elle se cala dans son siège et commença à parcourir le fichier – et remercia le ciel d’avoir limité sa demande aux années 1945 et 1965, car des dizaines de noms apparaissaient pour chaque famille. Elle lut en buvant son café, découvrit un autre schéma. — Ordinateur, séparer officiers, majors et supérieurs, de la liste. Affichage, écran deux. — Requête entendue. Recherche en cours… Tâche primaire accomplie. Calcul de probabilités sur Dudley et Moriarity, assassins des deux victimes œuvrant en tant que compétiteurs et/ou partenaires, et considérant ces actes comme partie d’un jeu ou d’un sport : résultat 52,4 %. — Pas mal, mais pas de quoi sauter de joie. Elle examina les noms qui restaient sur l’écran deux. — Plus que cinq. Parfait. Ordinateur, extraire les biographies des individus écran un en mettant l’accent sur les services militaires. Pendant que la machine travaillait, elle se leva pour mettre à jour son tableau de meurtre, tourner autour, cogiter. — Recherche secondaire accomplie. Elle étudia les portraits-robots que Feeney lui avait préparés à partir de l’image partielle sur les bandes de vidéosurveillance du parc d’attractions. Ça pouvait être Dudley, affublé d’une fausse barbichette et d’une perruque. Ça pouvait être aussi Urich. Ou une armée d’autres hommes. Ce que la défense ne manquerait pas de souligner. Eve misait plutôt sur le mocassin. Mais les portraits-robots lui serviraient à faire pencher la balance en cas de nécessité, et lorsqu’elle se sentirait prête. Elle commanda la sauvegarde de deux des noms affichés sur l’écran deux et leur remplacement par les nouvelles données. Une ex-épouse chacun, constata-t-elle. Toutes deux issues de familles fortunées et prestigieuses. Là encore, ils avaient évolué dans le même cercle. Le mariage de Dudley avait duré à peine deux ans, celui de Moriarity, presque trois. Un peu plus de vingt-quatre mois avant de convoler en justes noces avec une certaine Annaleigh Babbington, Dudley s’était fiancé avec une dénommée Felicity VanWitt. Sept mois plus tard, les journaux annonçaient leur rupture. — Je croyais que c’était mon boulot. — Quoi ? Elle jeta un coup d’œil à Connors. — Les relations amoureuses. — Je suis sur autre chose. Qu’est-ce qu’il y a ? — Écoute ça. Felicity VanWitt, fiancée de Dudley pendant sept mois, est la cousine de Patricia Delaughter. — Merde ! Delaughter a épousé Moriarity juste après que Dudley et la cousine ont rompu. Moriarity devait avoir vingt-six ans, Dudley vingt-cinq. Ils se sont rencontrés par le biais de ces femmes. Je veux leur parler. Une seconde ! aboya-t-elle comme l’ordinateur lui annonçait une tâche accomplie. Elle inspira à fond, puis : — Affichage. Arpentant la pièce, elle lut les nouvelles données. — Tu vois celui-là ? Joseph Dudley, ce bon vieux Joe. Grand-oncle de notre Dudley actuel. Joe se fait virer de Harvard, interrompt ses études à Princeton, se fait arrêter à deux ou trois reprises pour ivresse et voie de fait. Puis il rejoint l’armée comme fantassin. C’est le seul militaire du clan, et le parent le plus proche. Pas un cousin au sixième degré, mais le frère de l’arrière-grand-père. — Il a servi durant la guerre de Corée, ajouta Connors. On lui a attribué la Purple Heart[2]. — Je parie qu’il avait une baïonnette. Je parie mon cul qu’il en avait une. — J’ai déjà ton cul, du moins en ai-je l’intention. — Très drôle. Je vais plus loin en affirmant que Joe a rapporté la baïonnette chez lui comme souvenir, et qu’elle a fini par atterrir entre les mains de Winnie. — Difficile à prouver. — Nous verrons, mais quand bien même je n’en aurais pas les moyens, la probabilité est grande. Une de plus. On croule sous les probabilités. — À propos, ils n’ont pas fréquenté les mêmes établissements. En revanche, la fiancée et l’ex-épouse – les cousines – ont toutes deux suivi leurs études supérieures à Smith. De même qu’une cousine de Dudley, à la même époque. — Donc, ils se connaissent depuis des lustres, ils évoluaient dans les mêmes cercles, du moins à vingt ans. Et ils continuent d’évoluer dans les mêmes cercles. Mariage raté pour les deux. Pas d’enfants et, à ce jour, ils sont toujours célibataires. Beaucoup de points communs en plus de leur esprit de compétition. Elle expira lentement. — Et un goût malsain pour le meurtre, mais c’est une autre histoire. La fiancée… mariée depuis onze ans, deux gosses. Elle habite à Greenwich, ce qui me facilite le boulot. Elle a travaillé comme psychologue jusqu’à la naissance du premier. Mère professionnelle jusqu’à l’an dernier. — Le plus jeune doit aller à l’école. — C’est à elle que je parlerai en premier. Dès demain, ils ne vont pas attendre très longtemps avant le prochain round. Elle se rassit et se remit au travail. 13 Eve se réveilla. Le silence était tel qu’elle crut, l’espace d’un instant, être en plein rêve. Mais elle connaissait ces bras autour d’elle, ces jambes mêlées aux siennes. Elle connaissait l’odeur de Connors et s’en imprégna tandis que son esprit se remettait en marche dans un demi-sommeil. Elle se rappelait à peine s’être couchée. Connors l’avait portée jusqu’au lit, comme souvent lorsqu’elle s’endormait sur son travail. « Des tonnes de données, songea-t-elle, et rien de suffisamment solide pour dépasser le stade des hypothèses. » Elle avait tout lu, relu, analysé sous différents angles. Les liens reliés entre eux avaient toujours une signification, il faudrait donc procéder à de nouveaux interrogatoires. À force de persévérer, elle finirait par tomber sur du solide. — Tu réfléchis trop fort. Elle ouvrit les yeux, regarda Connors. Il était rare qu’ils se réveillent ensemble car, en règle générale, lui se levait bien avant elle. Elle avait souvent l’impression qu’il traitait beaucoup plus d’affaires à l’aube que pendant le reste de la journée. Vivaient-ils leur métier ou était-ce leur métier qui les faisait vivre ? Aïe ! À cette heure-ci, son cerveau n’était pas du tout prêt à aborder ce genre de question. Aucune importance. Que ce soit l’un, l’autre ou les deux, Connors et elles s’en satisfaisaient. En temps normal, quand elle émergeait, il était déjà en train de vérifier ses actions et autres rapports financiers en buvant un café, vêtu d’un de ses six millions de costumes taillés à la perfection. Pourquoi les hommes portaient-ils des costumes ? se demanda-t-elle. Comment et pourquoi en était-on arrivé à ce que les hommes s’habillent en veste et pantalon, et les femmes en robe, à l’exception des travestis ? Qui décidait ces choses ? Et en quel honneur tout le monde se prêtait-il au jeu, les garçons disant : « D’accord, je porterai des costumes et nouerai un ruban de couleur autour du cou », les filles disant : « Pas de problème, je vais m’affubler de ce bout de tissu qui révèle mes jambes et me percher sur ces échasses » ? Cela donnait à réfléchir. Mais ce serait pour une autre fois, car à cet instant précis elle préférait savourer le bonheur de se réveiller corps nu et chaud contre corps nu et chaud, comme pendant les vacances. — Toujours trop fort, marmonna-t-il. Baisse le son de ta cervelle. Elle sourit, émue par cette voix pâteuse, cette irritabilité d’avant-café. Elle tenta de deviner l’heure d’après la lumière qui filtrait par le dôme de verre, s’efforça de calculer combien de temps ils avaient réussi à dormir. Il ouvrit les yeux. Comme un éclair bleu dans la douceur grise, pensa-t-elle. — Si je comprends bien, tu ne vas pas te taire ? Au diable l’heure ! Si Connors était encore au lit, il était très tôt. — Je pourrais sans doute penser à autre chose, murmura-t-elle en lui caressant le flanc. Elle fixa son regard tandis qu’elle insinuait la main entre leurs cuisses entrelacées. — Vu que, de toute façon, tu es déjà levé. Curieux, non, comme la queue d’un mec s’anime avant lui. Je me demande pourquoi. — Pour ne pas rater une occasion. Comme maintenant, ajouta-t-il alors qu’elle le guidait en elle. — Mmm, délicieux, soupira-t-elle en se mettant à bouger lentement, langoureusement. Lenteur, langueur… cette facette de son flic, de sa guerrière, l’émerveillait chaque fois. Son esprit et son corps s’éveillèrent, la rejoignirent tranquillement tandis que le jour pointait dans le ciel au-dessus d’eux. Ses yeux ambre brillaient, mais il était surtout bouleversé d’y déceler la lueur dont il avait rêvé toute sa vie. Eve était son aurore, son lever de soleil après l’obscurité d’une longue nuit. Il changea de position afin qu’elle se retrouve sous lui et pressa les lèvres sur l’arc souple de son cou. Se délectant du goût de sa peau, il brisa le jeûne. Elle soupira de nouveau, longuement, profondément, tous ses pores saturés de plaisir. Son esprit se vida et elle succomba au bourdonnement exquis des sensations. À cette palpitation harmonieuse du cœur, du sang et du souffle. Oubliés les questions, l’enquête, les chagrins et les regrets. Elle lâcha complètement prise. Quand sa respiration s’accéléra, quand tout fusionna en elle, la propulsant vers cette étroite frontière entre le désir et l’assouvissement, elle encadra le visage de Connors de ses mains. Elle voulait le regarder dans les yeux lorsque cette frontière disparaîtrait. Durant un instant magique, le monde autour d’eux s’éloigna, la matinée s’épanouit, douce et ensoleillée. Vu la manière dont elle avait démarré sa journée, elle s’attarda devant son petit-déjeuner de fruits rouges accompagné d’un bagel sans éprouver la moindre culpabilité. Pendant que les reportages défilaient sur l’écran, elle s’offrit une deuxième tasse de café. — Trente-cinq degrés, observa-t-elle en désignant la carte météo d’un signe de tête. Et tu as vu ce taux d’humidité ? — Un véritable bain de vapeur. — J’aime la vapeur. Elle mordit dans son bagel sous le regard empli à la fois d’espoir et de ressentiment de Galahad. — De toute façon, nous serons en dehors de la ville une partie de la journée. Le Connecticut, lui rappela-t-elle. J’ai passé un temps fou à me renseigner sur l’ex-fiancée de Dudley, son ex-épouse et celle de Moriarity. Personne ne vous connaît mieux qu’un ex, et en général, personne n’est plus heureux d’énumérer vos défauts. — Dans ce cas, je ferais mieux de te garder. — Tu serais idiot de me larguer. Ni Dudley ni Moriarity n’ont été capables, ou n’ont eu la volonté, de maintenir une relation sérieuse sur le long terme. Sauf, apparemment, entre eux. Elle sélectionna une framboise dodue et la goba. — Ça en dit long. Je me suis brûlé les yeux à force de lire articles et ragots. Autre détail intéressant, ils sont souvent sortis avec les mêmes femmes. Une autre forme de compétition, peut-être. D’autre part, il semblerait qu’ils aient assisté ensemble, ici à une corrida en Espagne, là à une première à Hollywood, ou qu’ils aient fait du ski dans la même station. Toujours là où il faut être vu par les membres de ce milieu social. En ferions-nous autant si je ne rouspétais pas chaque fois ? — Absolument. Passe-moi le pot de café, rouspéteuse. Elle ricana. — N’oublie pas, camarade, que je connais tes défauts par cœur. Bref, ce qui m’a frappée, c’est qu’aucune des ex ne se trouvait en ces lieux en même temps qu’eux. Ce n’est mentionné nulle part. Elles évoluent pourtant dans les mêmes sphères, notamment les ex-épouses. Partant de là, j’ai gratté un peu. L’ex de Moriarity a un deuxième ex, et eux n’hésitent pas à les côtoyer. Je veux qu’elle m’explique pourquoi. Elle marqua une pause. — Tu savais qu’il existait toutes sortes de papiers sur nous, nos vacances ? Connors pointa le doigt sur Galahad, qui avait entrepris une approche subtile du plat de fruits rouges. Le chat tourna la tête vers l’écran mural comme s’il était soudain captivé par les nouvelles financières. — Je n’en suis pas étonné. — Ça ne te dérange pas ? — Non. C’est ainsi, c’est tout. Il la regarda boire le jus d’orange auquel il avait ajouté un supplément de vitamines. — Aucun des auteurs de ces papiers ne se doute que je partage en ce moment mon petit-déjeuner avec ma rouspéteuse de femme après une très agréable partie de jambes en l’air. — Le chat est au courant. — S’il tient à sa peau, il fermera sa gueule. Nous avons notre chez-nous, ajouta-t-il en lui caressant brièvement la main. En dehors, l’intimité est moins importante, moins possible. — Je comprends. Plus ou moins. Mais certains, dont ces deux-là, cherchent à attirer sur eux ce genre d’attention. Que l’on décrive la tenue qu’ils portaient alors qu’ils mangeaient une pizza dans une trattoria à Florence les aurait réjouis. Apparemment, elle-même portait un pantalon céladon et une tunique blanche. Elle s’empressa de l’oublier. — Ils apprécient que l’on braque les projecteurs sur eux, continua-t-elle. Je pense que cela explique en partie pourquoi ils ont opté pour ce genre de jeu meurtrier. Le buzz médiatique leur plaît. — Raison de plus pour commettre les crimes à ton retour de vacances, dans l’espoir que tu serais chargée de l’enquête. — Possible. Elle vida son verre sans se douter combien elle lui faisait plaisir. — Il faut que j’y aille, reprit-elle. Je vais passer chercher Peabody chez elle, histoire de gagner du temps. — Tu lances les invitations pour samedi ou veux-tu que je m’en charge ? — Samedi ? — Ta soirée barbecue. Elle le dévisagea un instant sans comprendre, puis : — Ah ! Oui, c’est vrai. Je m’en occupe. — N’oublie pas, prévint-il en déposant un baiser sur ses lèvres. Et tâche de rentrer indemne. Elle laissa courir le doigt sur son flanc, là où lui-même avait une entaille. — Idem pour toi. Elle profita des embouteillages pour envoyer ses invitations par mail – une bonne chose de faite –, puis passa à autre chose. « L’attention. Les meurtriers aiment attirer l’attention sur eux », songea-t-elle. Considéraient-ils cela comme un dû ? Peut-être. Mais rien à voir avec le tueur qui cherche l’attention parce que, au fond de lui, il veut être pris, arrêté, voire châtié. S’il s’agissait, comme elle le supputait, d’une sorte de concours ou de compétition, l’éventualité d’une arrestation n’était pas un problème. L’essentiel était de gagner – ou sinon, de participer. Cependant, toute compétition comportait des règles, exigeait une espèce de structure. Et pour que l’un gagne, l’autre devait perdre. Combien de rounds en perspective ? Avaient-ils prévu une finale ? Ces questions en tête, elle s’arrêta au feu rouge et regarda distraitement les piétons qui traversaient. Des gens ordinaires, commençant une journée ordinaire. Réunions autour d’un petit-déjeuner, commerces à ouvrir, projets de marketing à développer, travaux à mettre en œuvre. Des gens avec un objectif à tenir, des corvées à accomplir, la tête pleine de listes de choses à faire. La plupart d’entre eux se pliaient à des horaires. Bureau, école, famille, rendez-vous, emplois du temps. À quoi ses deux suspects se pliaient-ils ? Ce n’étaient pas des gens ordinaires, mais des privilégiés. Des individus qui pouvaient faire ce qu’ils voulaient quand ils le voulaient, servis par des sous-fifres qui répondaient à leurs moindres requêtes, respectaient leurs horaires, cédaient à leurs caprices. Pouvoir et privilège. Connors possédait les deux et, oui, s’il était ce qu’il était aujourd’hui, sans doute était-ce en partie parce qu’il avait grandi à la dure, la faim au ventre. Mais ce n’était pas tout. Elle pensa à lui et à Brian Kelly, à la force de leur lien, leur affection et leur confiance mutuelles. Brian était propriétaire d’un pub réputé à Dublin, et Connors, de la moitié de cette putain de planète. Pourtant, lorsqu’ils se retrouvaient, comme ils l’avaient fait dans le parc, sur une scène de crime ou dans la ferme familiale, ils étaient simplement amis. Égaux. Cela allait au-delà de ce que l’on possédait, et plus encore de la façon dont on l’avait obtenu. Ce qui comptait, c’était ce que l’on en faisait, ce que l’on faisait de soi. Pouvoir et privilège. Un prétexte de plus pour se comporter comme un salaud. À deux blocs de chez Peabody, Eve la contacta. — Cinq minutes. Bougez-vous les fesses. Elle coupa la communication sans attendre de réponse. Lorsqu’elle se gara en double file, sous un concert d’avertisseurs, elle balaya du regard l’immeuble dans lequel elle avait vécu autrefois. Un édifice banal, une tour trapue comme tant d’autres dans une ville encombrée d’habitants qui avaient besoin d’espace pour manger, dormir, vivre. Une ruche alvéolée dont les habitants étaient condamnés à loger les uns au-dessus des autres. Aujourd’hui, elle vivait dans une maison exceptionnelle, celle que Connors avait bâtie grâce à son ambition, son désir, sa personnalité, sa fortune – et dont l’ampleur et le faste la mettaient encore un peu mal à l’aise. Peut-être n’était-elle plus exactement celle qu’elle avait été du temps où elle logeait dans la ruche. Mais le noyau était toujours là, non ? Au fond, peut-être restait-on toujours ce que l’on était. Certes, on changeait, on évoluait au fil du temps et des événements. Mais le noyau demeurait. Elle regarda Peabody sortir de la bâtisse, ses cheveux attachés en queue-de-cheval, sa veste ample dansant autour des hanches, ses pieds chaussés de bottines roses. Rien à voir avec le casque au carré et l’uniforme impeccable qu’elle portait lorsque Eve l’avait prise comme assistante. Eve avouait volontiers ne pas être à l’aise avec le changement. Mais, chaussures roses ou pas, Peabody était flic jusqu’au bout des ongles. — L’argent ne fait pas de vous qu’un simple connard, décréta Eve alors que sa coéquipière ouvrait la portière. Il fait de vous un connard friqué. — D’accord. — Quant à ceux qui tuent pour le frisson, ils ont toujours eu cette soif, cette prédilection en eux. Mais pas forcément le cran. Peabody se carra dans son siège. — Vous pensez que l’ex-fiancée de Dudley va nous le confirmer ? devina-t-elle. « Flic jusqu’au bout des ongles », songea de nouveau Eve. — Le contraire me surprendrait. — D’après ce que j’ai lu, elle est du genre solide. Conseillère bénévole au centre de jeunesse local ; son mari entraîne l’équipe de base-ball. Ils appartiennent au Country Club, et elle préside quelques comités ici et là. Rien de détonnant vu leur statut social et leur train de vie. Des gens ordinaires, mais aisés. — Elle se situerait beaucoup plus haut sur l’échelle si elle avait épousé Dudley, fit remarquer Peabody avant de hausser les épaules. Remarquez, elle n’est pas non plus tout en bas. Bref, d’après ce que vous avez découvert hier soir, elle aurait un lien avec Dudley et Moriarity via la cousine et les copines de fac. De quoi se demander, si vous ne vous trompez pas au sujet de ces types, depuis combien de temps ils baignent dans le crime. — Ce genre de partenariat requiert une confiance absolue – à moins d’être stupide, observa Eve. Or je ne crois pas qu’ils soient stupides – en tout cas, pas totalement. Et une telle confiance se construit au fil du temps. Parce que si l’un des deux craque, tout s’écroule ; si l’un des deux parle, les deux tombent. Et pourtant… — Et pourtant ? — S’il s’agit d’une compétition, l’un des deux doit perdre. À savoir, rater sa cible, se faire pincer ou commettre une erreur fatale. Forcément. — Peut-être sont-ils tous deux convaincus de ne pas pouvoir perdre. — Tôt ou tard, cela devra arriver, contra Eve. — Oui, mais, par exemple, quand McNab et moi jouons, je m’énerve si je perds. Je m’élance avec la conviction que je vais gagner. Chaque fois. Pareil pour lui. D’après moi, c’est parce que nous sommes de force égale. Et que, séparément, nous détruisons notre adversaire quel qu’il soit. — Réflexion intéressante, marmonna Eve. Très intéressante. Ce sont des salopards arrogants. Peut-être ignorent-ils le concept d’échec… Les meurtres sont prémédités. Ils sont orchestrés et, pour autant que nous sachions, deux d’entre eux ont été organisés l’un par rapport à l’autre. Rien d’impulsif là-dedans. Celui qui complote, planifie et chorégraphie un assassinat est mû par l’envie de tuer. Il peut dissimuler cette envie sous des couches de vernis, mais de temps en temps il se trahira. Peabody opina. — Surtout en présence d’un proche. On pourrait donc dire qu’ils se sont reconnus. Se reconnaître. N’était-ce pas le terme qu’elle avait employé en songeant à sa longue amitié avec Mavis ? — Oui. La reconnaissance est un facteur. Il ne nous reste plus qu’à rechercher d’autres personnes qui les ont reconnus. Nous allons nous baser là-dessus jusqu’à ce que nous ayons de quoi les convoquer et les cuisiner. Ou obtenir un mandat de perquisition. Parce que, après le crime, ils doivent se contacter. Je doute qu’ils attendent l’intervention des médias pour confirmer le round. — De mon côté, je n’ai trouvé aucun rapport entre les victimes, entre les victimes et Sweet ou Forster, entre les victimes et Moriarity ou Dudley, ou toute autre combinaison à partir de ces données, hormis les liens déjà connus avec les entreprises. — Il doit être là, quelque part, murmura Eve. Bien caché. Le Connecticut était très différent de New York. Ici, les habitants avaient de la place. Les pelouses se succédaient, les arbres poussaient en abondance, les jardins étaient manucurés. Dans les allées étaient garés des véhicules rutilants, et à mesure que les propriétés privées gagnaient en taille, on apercevait courts de tennis, piscines, pistes d’atterrissage d’hélicoptères. — Que font les gens ici ? — Ce qui leur chante, suggéra Peabody. — On ne peut se rendre nulle part à pied. Je n’ai pas vu une épicerie au coin de la rue, pas un glissa-gril, pas un mouvement. Que des villas. — Je suppose que c’est la raison pour laquelle ils viennent s’installer ici. Pour la tranquillité. Ils veulent la paix, et l’espace. Se servant du GPS de sa montre, Eve bifurqua dans une allée qui sinuait jusqu’à une demeure perchée sur une petite colline. VanWitt avait craqué pour un bâtiment en U dont la partie centrale à un étage en pierre, bois et verre reliait les deux ailes de plain-pied. Il y avait des massifs de fleurs et de grands arbres touffus. Elle se gara sur le parking, à côté d’une superbe décapotable rouge vif. — C’est joli, commenta Peabody tandis qu’elles se dirigeaient vers l’entrée. Ce doit être agréable d’élever ses enfants ici. Le quartier est sûr, les écoles de qualité. — Vous envisagez de déménager ? — Non. Moi aussi, j’aime que ça bouge. Mais je conçois que l’on aspire à vivre dans des lieux comme celui-ci. Une femme en pantalon corsaire et chemisier blanc leur ouvrit. — Que puis-je pour vous ? — Lieutenant Dallas et inspecteur Peabody de la police de New York, annonça Eve en lui montrant son insigne. Nous souhaitons parler à Felicity VanWitt. — Les enfants ! s’exclama la femme en plaquant la main sur son cœur. — Aucun rapport avec eux. — Ils sont en excursion à New York avec le club des jeunes. J’ai cru que… Désolée. Le Dr VanWitt est en consultation. Pouvez-vous me dire de quoi il s’agit ? — Qui êtes-vous ? — Anna Munson. La gouvernante. — Nous avons besoin de nous adresser directement au Dr VanWitt. — Elle devrait avoir terminé d’ici une dizaine de minutes. Pardonnez-moi. Je ne voulais pas être grossière, mais nous ne sommes pas habitués à avoir des policiers à notre porte. — Ne vous inquiétez pas, la rassura Eve. Nous espérons que Mme VanWitt pourra nous fournir quelques renseignements concernant une enquête en cours. — Je vois. De toute évidence, elle ne voyait rien du tout, mais elle s’effaça. — Si cela ne vous ennuie pas de patienter. Je préviendrai le docteur dès qu’elle aura terminé. La maison était aussi jolie et spacieuse à l’intérieur qu’à l’extérieur. Elle était superbement entretenue, sans doute par Anna. Les fleurs, qui semblaient avoir été cueillies le matin même, étaient arrangées en bouquets tout simples. Anna les conduisit dans un salon avec vue sur les jardins et une petite maison érigée au bord d’une piscine étincelante. — Puis-je vous apporter une boisson fraîche ? Je m’apprêtais à préparer du café glacé. Eve ne comprenait pas qu’on puisse gâcher un bon café en y jetant des glaçons. — Non, merci. — Volontiers, si vous ne le faites pas spécialement pour moi, répondit Peabody. Anna lui adressa un sourire. — Cela me donnera une excuse pour en boire. Je vous en prie, installez-vous. Je n’en ai que pour… Lieutenant Dallas, avez-vous dit ? Eve Dallas ? — Exact. — Celle du livre ? L’affaire Icove ? Je l’ai lu la semaine dernière. Palpitant – et abominable, ajouta-t-elle en hâte. J’ai eu du mal à poser le livre. Dallas et Peabody. Incroyable ! Le Dr VanWitt est en train de le lire. Elle va être ravie de vous rencontrer. — Épatant. Eve en resta là. Elle attendit qu’Anna fût sortie pour manifester son désarroi. — Vous pensez que ça va durer encore longtemps ? Oooh ! J’ai a-do-ré le bouquin sur l’affaire Icove. N’importe quoi. — Aucune idée, mais personnellement, je trouve cela plutôt sympathique. Et vous devez reconnaître que les gens se comportent différemment avec nous. Elle était courtoise mais méfiante. Maintenant, elle se réjouit de notre présence. — Mouais, concéda Eve en déambulant à travers la pièce. Arrangements floraux, photos de famille, jolis tableaux, meubles confortables, couleurs douces. Vu la taille et l’agencement de la maison, Eve devina que ce salon était réservé aux visiteurs. Anna reparut rapidement avec un plateau chargé de deux verres de café glacé et d’une tasse fumante. — J’ai lu que vous aviez un faible pour le café noir, lieutenant, je me suis donc permis de vous en faire un, au cas où. Le docteur ne va pas tarder. Le deuxième verre est pour elle. Avez-vous besoin d’autre chose ? — Non. Tout va bien. Merci pour le café. — Je vous en prie. Je vais juste… Les mots moururent sur ses lèvres tandis que Felicity entrait, un autre verre à la main. — Anna, vous avez laissé le vôtre à la cuisine. Elle tendit le verre à la gouvernante, puis se dirigea vers Eve. — C’est un plaisir de vous rencontrer. Toutes les deux. Je suis littéralement fascinée par l’affaire Icove et j’espère que vous êtes là pour me consulter au sujet d’un meurtre tout aussi captivant. Elle laissa échapper un rire perlé. De toute évidence, elle plaisantait. Ses cheveux étaient courts, d’un roux vif, et son regard, d’un vert profond, était chaleureux et détendu. — En fait, docteur VanWitt, nous sommes ici pour vous poser quelques questions sur Winston Dudley, répondit Eve. L’expression de Felicity se durcit. — Winnie ? Je n’ai pas grand-chose à en dire. Je ne l’ai pas revu depuis des années. — Vous avez été fiancés à une époque. — En effet, confirma-t-elle, mais son sourire s’était figé. Dans une autre vie. — Pouvez-vous nous parler de cette autre vie ? Eve s’empara de son café et s’assit. — Je serai dans la cuisine, intervint Anna. — Non, Anna, restez, s’il vous plaît. Anna fait partie de la famille. J’aimerais qu’elle reste. — Entendu. Comment avez-vous connu Dudley ? — Nous nous sommes rencontrés à une réception chez ma cousine – Patricia Delaughter. Elle le connaissait un peu. Elle fréquentait Sylvester Moriarity, ils se sont d’ailleurs fiancés peu de temps après cette soirée. Winnie et moi avons commencé à sortir ensemble et avons été fiancés un court moment. — Pourquoi court ? — En quoi cela peut-il vous intéresser ? C’était il y a près de quinze ans. — Pourquoi est-ce si difficile pour vous d’en parler quinze ans après ? Felicity s’assit à son tour et but une longue gorgée de café glacé tout en étudiant Eve. — Qu’a-t-il fait ? — Qu’est-ce qui vous pousse à croire qu’il a fait quelque chose ? — Je suis psychologue, riposta-t-elle d’un ton sec. Nous pouvons jouer aux devinettes toute la journée si cela vous amuse. — Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il est lié à une enquête en cours. Ma coéquipière et moi procédons à des vérifications sur son passé. Votre nom est apparu. — Je vous le répète, je ne l’ai pas vu depuis très longtemps. — La rupture a été douloureuse ? — Pas particulièrement, admit-elle en détournant les yeux. Nous n’étions pas faits l’un pour l’autre, voilà tout. — Pourquoi avez-vous peur de lui ? — Je n’ai pas peur de lui. — Aujourd’hui, d’accord, mais autrefois ? Elle changea de position. Elle voulait gagner du temps, cherchait ses mots, la meilleure attitude à adopter. — Je n’avais pas de raison de le craindre à l’époque. Vous n’êtes pas ici simplement pour vérifier certains points de son passé parce qu’il est lié à une enquête en cours. Vous enquêtez sur lui. Il me semble raisonnable de vous demander pourquoi avant de vous révéler quoi que ce soit. — Deux personnes sont mortes. Cela vous suffit-il ? Felicity ferma les yeux, leva la main. Sans mot dire, Anna vint s’asseoir près d’elle et lui prit la main. — Oui, murmura Felicity. Elle rouvrit les yeux, dévisagea Eve. — Ai-je des raisons de le craindre à présent ? De craindre pour ma famille ? — Je ne le crois pas, mais je ne peux rien vous affirmer dans la mesure où je ne sais rien de votre histoire avec Dudley. Il a assisté à un dîner à Greenwich il y a quelques jours. À quelques kilomètres d’ici. Il ne vous a pas contactée ? — Non. Pourquoi l’aurait-il fait ? Je ne tiens pas à renouer avec lui. — Dans ce cas, aidez-nous, docteur VanWitt, intervint Peabody d’une voix douce et rassurante. Et nous ferons tout notre possible pour qu’il ne vous approche pas. — J’étais terriblement jeune. Il était beau, charmant. J’étais littéralement subjuguée. Le coup de foudre, tant pis pour le cliché. Il m’a poursuivie, courtisée. Bouquets de fleurs, cadeaux, poèmes, attentions. Je me suis rendu compte par la suite que je n’étais pas vraiment amoureuse. J’étais… assujettie. C’était l’homme dont toute jeune fille rêve. Elle marqua une pause. Non pour gagner du temps, mais pour raviver ses souvenirs. — Lui ne m’aimait pas. Je m’en suis aperçue avant de prendre conscience de mes propres sentiments, mais je voulais qu’il m’aime. Désespérément. J’ai donc essayé, comme souvent les jeunes femmes, de devenir ce qu’il voulait. Lui et moi, Patricia et Sly allions partout ensemble. C’était excitant, et tellement amusant ! Week-ends à Newport ou sur la Côte d’Azur, escapade impromptue pour dîner à Paris. N’importe quoi, tout. Elle prit une profonde inspiration. — Il a été mon premier amant. J’étais naïve, nerveuse, et il a fait preuve d’une grande délicatesse à mon égard. La première fois. Il aurait voulu que je me lâche davantage, mais cela me mettait mal à l’aise. Il ne m’a pas forcée, du moins pas ouvertement. Toutefois, plus le temps passait, plus j’avais l’impression que quelque chose clochait… C’était un peu comme si j’apercevais une ombre ou un mouvement du coin de l’œil, mais dès que je me tournais, il n’y avait plus rien. Je n’étais pas dupe, pourtant. Elle but, s’éclaircit la voix. — Il avait un faible pour les stupéfiants. Comme beaucoup, et c’était pour se détendre. En tout cas en apparence. Cela dit, on passait notre temps à nous détendre, il y avait donc toujours un petit remontant à portée de main. Et il me poussait à en utiliser, histoire de m’amuser, de sortir de ma coquille. Lorsque Sly et lui étaient ensemble, l’ambiance était toujours un peu folle. Au début, c’était attrayant, excitant. Puis j’ai commencé à trouver que c’était trop. Trop vite, trop fort, trop fou… Je souffrais parce que je n’étais pas celle que j’essayais d’être. Elle se tut, soupira. Anna était toujours juchée sur l’accoudoir. Un mur de soutien silencieux. — Il s’est mis à me maltraiter. Juste un peu, des petits accidents… qui laissaient des traces. Et j’ai réalisé qu’il aimait me voir effrayée. Il me consolait toujours après, mais je voyais à son expression qu’il avait pris plaisir à me terrifier – en m’enfermant accidentellement dans une pièce sombre, en conduisant trop vite, en me maintenant un instant de trop sous l’eau lorsque nous étions sur la plage. Quant au sexe, il se montrait de plus en plus brutal. Méchant. Elle contempla son verre un long moment, perdue dans ses souvenirs. Mais sa main ne tremblait pas. — Il était si séduisant, si habile. Pendant un temps, j’ai cru que c’était ma faute, que j’étais trop réservée, pas assez aventureuse. Mais… — Vous n’étiez pas sur la même longueur d’onde, l’encouragea Eve. Vous ne vouliez pas vous soumettre. — En effet. Ce n’était pas moi. J’ai compris et accepté que je feignais d’être quelqu’un que je n’étais pas dans le seul but de lui plaire. Je ne pouvais pas continuer ainsi. Je n’en avais pas envie, rectifia-t-elle. Un jour, je l’ai entendu en discuter avec Sly ; ils se moquaient de moi. Je savais que je devais rompre, mais comment ? Ma famille l’adorait. Il était si avenant, si gentil, si parfait. Sauf pour ces mouvements que je décelais du coin de l’œil, sauf pour ces accidents. Je me suis arrangée pour me disputer avec lui, en public parce que je le craignais. Je l’ai manipulé pour qu’il prenne l’initiative de la rupture. Il était furieux, il m’a traitée de tous les noms, mais j’en étais soulagée parce que c’était la preuve qu’il ne voulait pas de moi. Il s’en irait de son côté et moi du mien. Je serais libre… Il ne m’a plus jamais adressé la parole. Elle secoua la tête, émit un petit rire surpris. — Plus un mot. Comme si tous ces mois n’avaient jamais existé. Nous avons tous deux assisté au mariage de ma cousine avec Sylvester. Il ne m’a pas saluée, pas regardée. J’aurais pu être transparente. Pour lui, je n’existais pas, je n’étais personne. Vous n’imaginez pas combien cela m’a rassurée. Eve se remémora sa conversation avec Connors. Elle comprenait parfaitement ce que voulait dire Felicity. — Est-ce cela que vous vouliez savoir ? s’enquit celle-ci. — Oui. Vous avez une maison ravissante, docteur VanWitt. Je parie que vous avez de beaux enfants, un bon mari, que vous aimez votre métier et l’exercez consciencieusement, que vous avez des amis fidèles. — En effet, oui. Eve se leva. — Peut-être étiez-vous jeune, naïve, subjuguée. Peut-être avez-vous cru au coup de foudre. Mais vous n’étiez pas stupide. — Cet homme est dangereux. Ils le sont tous les deux. J’en suis persuadée. — Moi aussi. Il ne vous ennuiera pas, promit Eve. Vous n’êtes pas de son monde, il n’a aucune raison de vous vouloir du mal. Je vais avoir une conversation avec votre cousine. — Cela vous aiderait-il que je la prévienne ? — Possible. — Dans ce cas, vous pouvez compter sur moi. Felicity se leva à son tour, la main tendue. — J’espère vous avoir aidée, mais je dois vous dire que tout cela est nettement plus palpitant, et beaucoup moins éprouvant sur le plan émotionnel, dans un livre que dans la vie réelle. — Je suis d’accord avec vous. 14 Peabody se contenta de regarder défiler le paysage sans mot dire pendant un bon moment. — Vous pensez vraiment qu’il n’y a aucun risque que Dudley s’en prenne à elle ou à ses proches ? finit-elle par demander. — Pas pour l’instant, pas tant que la compétition durera. S’il avait voulu se venger de l’avoir plaqué, ou de s’être débrouillée pour que ce soit lui qui la plaque, ce serait déjà fait. Elle avait très envie d’en discuter avec Mira, mais… — Elle n’était pas digne de lui, reprit-elle. Il s’est servi d’elle comme d’un jouet et il s’en est fatigué. C’est ainsi qu’il fonctionne. Du coup, comme elle nous l’a expliqué, elle a tout simplement cessé d’exister pour lui. Elle n’est rien. S’ils persistent, s’ils continuent à accumuler les points, l’un ou l’autre pourrait rendre l’affaire personnelle. Mais pas tout de suite. — Si c’est une compétition, comment l’idée leur est-elle venue ? L’un d’eux a-t-il dit : « Tiens, si on organisait un tournoi de meurtres » ? J’imagine la scène, ajouta Peabody. Ils traînent ensemble, ils ont trop bu, pris des substances illicites. Sous influence, on dit ou fait des choses qui, sur l’instant, paraissent brillantes, hilarantes ou profondes, mais ça s’arrête là une fois dégrisé. Pas avec eux. Et si c’est un concours, ils ont établi des règles, une structure. Elle changea de position, fronça les sourcils. — Ce n’est peut-être qu’un jeu, mais ils le prennent très au sérieux. Pas seulement les crimes, ce qui est déjà énorme, mais les choix : les victimes, les armes, le timing, le lieu, la couverture. On ne se lance pas là-dedans sans préparation. Quand on décide de participer à une compétition majeure, sportive, artistique, peu importe, on ne s’y jette pas la tête la première, pas si l’on veut gagner. Il ne viendrait à l’idée de personne d’enfourcher un cheval pour remporter une course sans avoir appris à monter, non ? Parce que non seulement on a toutes les chances de perdre, mais d’endurer en plus une sacrée humiliation. Ces individus ne prendraient pas le risque d’être humiliés. — Exact, approuva Eve. — Croyez-vous qu’ils ont déjà tué auparavant ? — Je parierais sur votre cul que oui. Peabody étrécit les yeux. — Pourquoi mon cul ? Parce qu’il est plus gros ? Parce qu’il est plus matelassé ? C’est un coup bas, là. — Je parierais sur le mien aussi, si cela peut vous consoler. — Parions sur celui de Connors, parce que, entre nous, le sien est le plus beau des trois. — Entendu. Parions sur les trois. Ils ont déjà tué. Ensemble, vraisemblablement, un geste impulsif, un accident, un acte délibéré… pour l’heure, je l’ignore. Mais je parie sur le cul de psy de Mira que c’est ça qui leur a ouvert de nouveaux horizons. Ça et le fait de s’en être tirés. — Mira a un très joli cul. — Je suis sûre qu’elle sera enchantée de connaître votre avis sur la question. — Seigneur ! Vous n’allez pas lui dire que j’ai… Je suivais simplement le thème. — Suivez donc celui-ci, suggéra Eve. La probabilité est élevée, si l’hypothèse dominante est correcte, que Dudley et/ou Moriarity ont tué, accidentellement ou volontairement, au cours de l’année écoulée. J’ai obtenu un résultat de quatre-vingt-dix-huit pour cent quand j’ai lancé ce calcul hier soir. En poussant le raisonnement, et en supposant que c’est le cas, il est fort plausible que cela se soit passé alors qu’ils se trouvaient ensemble, et qu’ils aient conspiré pour maquiller le crime. Fiers de leur succès, ils ont alors décidé de créer une compétition afin de revivre le frisson de cette expérience. — Ça paraît dément, mais plus logique que « Tiens, si on allait tuer des gens ». — Ils étaient peut-être en voyage d’affaires ou en vacances. Les deux passent plus de temps à se balader qu’à faire semblant de travailler à New York. Il va falloir retracer toutes leurs escapades depuis un an, puis rechercher les personnes disparues ou les meurtres non élucidés, les morts suspectes ou survenues sans témoins dans ces endroits et selon ce calendrier. — Ils ont pu éliminer quelqu’un dont personne ne se serait inquiété. — Commençons par ce que nous pouvons faire. Selon moi, il y en aura deux. Peabody hocha lentement la tête. — Un pour chacun. Ils auront voulu démarrer à égalité. Seigneur ! C’est de plus en plus répugnant. — Et le prochain round ne va pas tarder. Connors n’aimait pas particulièrement le golf. Il y jouait rarement, et seulement en ouverture ou pour conclure une affaire. S’il appréciait les mathématiques et la science du jeu, il préférait les sports plus physiques et plus risqués. Cela demeurait toutefois un moyen simple et satisfaisant de distraire un associé en affaires, d’autant qu’il s’était arrangé pour que leur arrivée coïncide avec celle de Dudley et de Moriarity. Dans l’un des vestiaires privés, il troqua son costume contre un pantalon kaki et un polo blanc. Puis il alla attendre son invité dans le salon-bar, où il regarda des extraits de tournois de golf à l’écran pour passer le temps. Apercevant Dudley qui émergeait des vestiaires, il se leva et se dirigea tranquillement vers le bar en se débrouillant pour que leurs chemins se croisent. Il s’immobilisa, le salua d’un signe de tête nonchalant. — Dudley. L’autre haussa les sourcils. — Connors. J’ignorais que vous étiez membre de ce club. — Je ne viens pas souvent. Le golf n’est pas ma tasse de thé, avoua-t-il avec un haussement d’épaules. Mais je reçois un associé qui raffole de ce sport. Vous jouez beaucoup ? — Deux fois par semaine minimum. S’entraîner régulièrement est indispensable. — Sans doute, et vu mon manque d’assiduité, je crains de ne pas être à la hauteur de Su. — Quel est votre handicap ? — Douze. Dudley ne chercha pas à dissimuler son expression moqueuse. — Voilà pourquoi s’entraîner régulièrement est indispensable. — Je suppose, en effet, admit Connors. Et vous ? — Huit. — Il me semble que c’est celui de Su. Je devrais l’envoyer jouer avec vous. Il s’amuserait davantage. Dudley eut un rire bref, puis fit un signe de la main. Connors pivota, et salua d’un hochement de tête Moriarity qui approchait. — Je ne savais pas que vous jouiez ici, fit ce dernier. — Rarement. — Connors offre une partie à son associé bien que le golf ne soit pas son truc. — C’est un moyen idéal de combiner affaires et plaisir, commenta Moriarity. Quand on est habile. — Que seraient les affaires sans le plaisir ? répliqua Connors. David… Il invita un homme élancé aux cheveux sombres striés de fils d’argent à se joindre à eux. — David Su. Winston Dudley et Sylvester Moriarity. David et moi avons des intérêts communs dans le complexe Olympus, entre autres. — Enchanté, fit David en leur serrant la main. Winston Dudley le Troisième serait-il votre père ? — En effet. — Nous nous connaissons. Transmettez-lui mes amitiés. — Avec plaisir. Comment vous êtes-vous connus ? enchaîna Dudley en se tournant à demi, dédaignant subtilement Connors. — D’autres intérêts communs et une passion partagée pour le golf. C’est un concurrent féroce. — Vous avez joué contre lui ? — À de nombreuses reprises. La dernière fois, je l’ai battu d’un coup seulement. Nous prévoyons de nous retrouver pour une revanche. — Je pourrais peut-être le remplacer. Qu’en dis-tu, Sly ? On joue à quatre ? — Pourquoi pas ? À moins que Connors n’y voie une objection. — Pas la moindre, assura celui-ci. Son plan avait marché à merveille. Peu après, ils se rassemblaient au départ du premier trou. Dudley lissa sa casquette. — J’ai rencontré votre femme, dit-il à Connors. — Vraiment ? — Vous avez dû entendre parler du meurtre. Le chauffeur d’une limousine réservée par un individu qui, apparemment, a réussi à pirater les comptes d’un de nos employés à la sécurité. Un drame abominable. — J’ai vu un reportage à ce sujet, en effet. J’espère que cela ne vous cause pas trop de soucis. — Un clapotis, éluda Dudley en sortant son driver de son chariot. Le lieutenant m’a rendu service en démasquant une arnaque montée par deux de mes employés. — Ah, bon ? Pas de rapport avec le meurtre ? — Apparemment, non. Elle est tombée dessus en examinant le compte piraté. Je devrais lui envoyer un bouquet de fleurs. — Elle vous répondrait qu’elle a fait son boulot, rien de plus. Dudley exécuta quelques swings d’échauffement. — Après avoir lu le livre de Nadine Furst, j’avais cru comprendre que vous vous impliquiez davantage dans son travail. Connors eut un sourire. — Dans un bouquin, ça passe bien, n’est-ce pas ? Cela dit, l’affaire Icove avait suscité énormément d’intérêt. Un chauffeur de limousine assassiné, malgré ce vague lien avec vous, c’est moins… sensationnel. — Les médias semblent y trouver leur compte. Tournant le dos à Connors, il posa sa balle sur le tee. Il était agacé, devina Connors, qui ne fut pas étonné que les deux hommes se conduisent comme s’il n’était pas là. Su les intéressait davantage, car son sang était plus bleu et plus authentique que celui d’un parvenu issu des ruelles de Dublin. Ils ne lui auraient jamais adressé plus de deux mots, encore moins accepté de jouer au golf avec lui, s’ils n’avaient été convaincus que Connors était au courant de l’enquête de Dallas. Maintenant qu’il avait déclaré que ce n’était pas le cas, il ne les intéressait plus. Connors en profita pour les observer. Ils trichaient, nota-t-il, et dès le cinquième trou il avait décrypté leurs codes et signaux. Inventifs, discrets, parfaitement au point. Un véritable pas de deux. À mi-parcours, Connors et Su décidèrent d’envoyer leur voiturette devant et de se rendre à pied jusqu’au trou suivant. La température n’avait pas encore atteint son pic, et sur les greens bordés d’arbres où une brise occasionnelle agitait les feuillages, la chaleur était supportable. Personnellement, Connors trouvait que se promener était plus amusant que de taper dans une petite balle blanche avec un club. — Ils vous manquent de respect avec courtoisie, murmura Su. — Cela ne me dérange pas. Su secoua la tête. — Ils portent leur grossièreté avec autant d’aisance que leurs chaussures de golf. — Je pense qu’ils mettent plus de soin à choisir leurs chaussures, rétorqua Connors. Leur grossièreté est naturelle. — De toute évidence, acquiesça Su, avant d’observer Connors à la dérobée, intrigué. Depuis toutes ces années que nous travaillons ensemble, vous m’avez invité de temps en temps à jouer au golf, un sport que vous n’appréciez guère, mais jamais vous n’avez organisé une partie à quatre de cette façon. Vous avez manipulé Dudley pour qu’il nous la propose. — C’est une des raisons pour lesquelles j’aime traiter avec vous, David. Vous savez lire entre les lignes. — Une qualité que nous partageons. J’en déduis donc que vous avez un objectif non déclaré. — Exact. C’était l’occasion de vous demander votre avis puisque vous connaissez le père de Dudley. Que pensez-vous du fils ? — En règle générale, j’évite de jouer avec des types comme lui et son ami. — Parce qu’ils trichent. Su s’arrêta net, et plissa les yeux. — C’est le cas ? Je me suis posé la question. Mais pourquoi risquer d’être banni du club pour une partie sans enjeu ? Nous n’avons rien parié. — Pour certaines personnes, la victoire est plus importante que le jeu. — Vous avez l’intention de les dénoncer ? — Non. Ce n’est pas mon problème. Qu’ils remportent cette partie, ils ne vont pas tarder à en perdre une autre, nettement plus sérieuse. Cet intermède était une façon pour moi de les étudier, de renforcer leur sentiment d’avoir tous les droits, leur suffisance. Dois-je vous présenter mes excuses pour vous avoir entraîné là-dedans ? — Pas si vous acceptez de me fournir des détails. — Je n’y manquerai pas dès que j’aurai le feu vert. Vous connaissez bien le père de Dudley ? — Suffisamment pour vous dire qu’il est déçu par son fils. À présent, je comprends mieux pourquoi, soupira Su. Dommage que vous ne vous entraîniez pas plus souvent au golf. Vous avez la forme physique, et des dispositions naturelles alors même que cela ne vous intéresse pas. Dans le cas contraire, je suis d’avis que nous pourrions les battre en dépit de leurs tricheries. Après tout, songea Connors, il était là pour divertir un associé. — Je peux leur rendre la tâche plus difficile. — Vraiment ? — Oui. Connors glissa la main dans sa poche, pianota sur son Palm qui était équipé de nombreuses applications inexistantes sur le marché. — En fait, ce pourrait être tout l’intérêt de l’exercice. Le jeu reposera essentiellement sur vous, David, mais je vais m’efforcer de m’y… intéresser à partir de maintenant. Le visage de Su se fendit d’un sourire féroce. — On va massacrer ces salopards. Eve atteignit la salle commune de la Criminelle alors que Baxter et Trueheart en sortaient. — Une certaine Patricia Delaughter est à votre recherche, décréta Baxter. Nous l’avons installée dans le salon. — Les nouvelles vont vite. — En effet. À propos, nous attendons samedi avec impatience. — Merci pour l’invitation, lieutenant, ajouta Trueheart. — Oui, c’est ça. Tant mieux. Peabody… — Écoutez, Trueheart est trop timide pour vous le demander, interrompit Baxter, mais pas moi. Mon protégé peut-il amener une amie ? — Je m’en fiche, répliqua Eve tandis que Trueheart, écarlate, se recroquevillait sur lui-même. J’imagine que vous voulez en amener une, vous aussi ? — En fait, non, répondit Baxter avec un sourire. Venir accompagné m’obligerait à m’occuper de ma compagne ; je préfère penser à moi, boire de la bonne bière et manger de la bonne viande. Nous sommes attendus au tribunal. Baxter la salua en portant un doigt à sa tempe et fonça vers le tapis roulant. — Merci, lieutenant. Casey sera enchantée, assura Trueheart. Euh… Voulez-vous que nous apportions quelque chose ? — Par exemple ? — Un plat ? — On a des plats. On a des tonnes de plats. — Il veut dire un mets, intervint Peabody. Ne vous inquiétez pas, Trueheart. Ça aussi, ils en ont des tonnes. — Pourquoi apporter de la nourriture alors qu’on est invité à manger ? s’étonna Eve tandis que Trueheart s’élançait derrière Baxter. — C’est une convenance sociale. — Il y en a trop, et qui les a inventées ? C’est comme les costumes et les robes. — Pardon ? — Laissez tomber. Je m’occupe de Delaughter. Rédigez le rapport de notre entretien avec VanWitt, et penchez-vous sur les voyages. — Tout de suite. Eve se rendit dans le « salon » avec ses tables simples et solides, ses distributeurs, ses odeurs de mauvais café et de substituts de viande. Une poignée de flics y faisaient une courte pause ou y conduisaient des interrogatoires informels. Impossible de confondre la jeune femme dans le coin avec un flic. Une masse de cheveux roux rehaussés de mèches dorées ondulaient sur ses épaules. Ils encadraient un visage au teint de porcelaine où brillaient des yeux d’un vert aussi profond que ceux de sa cousine. La ressemblance s’arrêtait là. Elle portait un débardeur moulant dont le décolleté profond dévoilait une paire de seins voluptueux, et une jupe courte révélant des jambes interminables. Une multitude de chaînes de longueurs variées étincelait autour de son cou et de sa taille de guêpe. Elle paraissait… indolente, comme si elle avait tout son temps et s’amusait d’être là – une flamme éclatante dans une pièce sans âme. — Madame Delaughter ? — En effet. Patricia se leva et se rassit aussitôt, lui tendit la main. — Et vous êtes le lieutenant Dallas, je présume ? — Désolée de vous avoir fait attendre. J’avais prévu de me rendre chez vous à un moment ou à un autre. — Felicity m’a contactée. J’étais en ville, j’ai donc décidé de faire un saut ici. Quel endroit fascinant. Votre veste est superbe. Leonardo ? Eve jeta un coup d’œil sur la veste qu’elle avait enfilée pour dissimuler son arme. — Possible. — Coupe sobre, bleu hortensia, gravure celtique sur les boutons en accord avec celle de votre bague. Très raffiné. Et elle vous sied à merveille. Eve l’examina de nouveau. Dans son esprit, c’était une veste bleue, point à la ligne. — C’est à cause de Leonardo que je suis de passage, enchaîna Patricia Delaughter. Il est en train de me créer une robe. — Ah. Vous voulez boire quelque chose ? Patricia eut un sourire à couper le souffle. — Qu’est-ce qui présente le moins de risque ? — L’eau. — De l’eau, alors ! répondit-elle en riant. Eve parcourut les quelques pas qui la séparaient des distributeurs et grogna en se promettant mentalement de ne pas s’attaquer à la machine. Elle tapa son code, commanda deux bouteilles d’eau minérale. À sa grande surprise, l’appareil les lui cracha sans broncher. Lorsqu’elle revint, Patricia leva la main. — Avant de commencer, sachez que j’étais au courant d’une partie de ce que vous a raconté Felicity aujourd’hui, mais pas tout. Nous sommes amies, nous nous apprécions beaucoup, mais nous avons tendance à vivre chacune notre vie. Je regrette de ne pas avoir pris soin d’elle à l’époque de sa relation avec Winnie. Nous étions jeunes, mais elle a toujours été plus fragile que moi. Plus douce, plus vulnérable. Si je suis ici maintenant, c’est parce que je me sens un peu responsable de ce qui lui est arrivé. De la manière dont il l’a traitée. — Elle s’en est sortie. Patricia sourit de nouveau. — Plus douce, plus vulnérable, mais à certains égards, plus forte. La femme qu’il a fini par épouser n’était ni douce ni vulnérable, et elle s’en est tirée avec un joli pactole. — Vous connaissez Annaleigh Babbington ? — Oui, bien que nous ne soyons pas proches. J’ai fréquenté son deuxième mari pendant un temps… Nous sommes des poissons colorés et folâtres dans un petit étang incestueux. D’après ce que m’a dit Felicity, j’imagine que vous allez l’interroger, elle aussi. Ce ne sera pas pour tout de suite, car elle est sur Olympus pour les deux semaines à venir. Quoi qu’il en soit, je peux vous dire, et ce n’est un secret pour personne dans notre petit étang incestueux, que Leigh et Winnie ne s’aiment plus. — Et Sylvester Moriarity et vous ? — Idem. — Si vous me parliez de votre mariage ? De lui. — Sly, soupira-t-elle avant de boire une gorgée d’eau. Aucune femme n’oublie son premier mari. Vous en êtes toujours au premier. — Je compte le rester. — Comme nous toutes. J’étais folle de lui. Peut-être un peu folle tout court, mais j’étais jeune et riche, je me croyais invincible. Il était excitant, odieusement distant et un peu dangereux derrière sa façade policée. Disons que j’ai été attirée par les sous-couches. — Dangereux en quel sens ? — Tout devait être immédiat, toujours plus dur, plus rapide, plus haut, plus bas que les autres. Nous devions à tout prix nous démarquer. Nous buvions trop, nous nous shootions aux stupéfiants en vogue, nous faisions l’amour partout, et n’importe où. Elle inclina la tête. — Votre mère ne vous a jamais posé la question : « Si tes copines sautaient d’une falaise, les imiterais-tu ? » Une image du visage de sa mère vint brièvement à l’esprit d’Eve, le regard irradiant de haine envers l’enfant qu’elle avait portée. — Non. — C’est un vieil adage. Nous devions être les premiers à sauter de la falaise. À nous de lancer les modes. À nous de semer la zizanie. Dieu sait combien d’argent nos parents ont puisé dans leurs coffres pour nous éviter la prison. — Aucune arrestation ne figure sur votre fichier. — Pattes graissées, rétorqua Patricia. Nous étions égoïstes et téméraires. C’est alors que j’ai commis l’acte le plus intrépide qui soit. Je suis tombée amoureuse. Je pense qu’il éprouvait des sentiments pour moi, que j’ai pris pour de l’amour – et peut-être m’a-t-il aimée un temps, à sa façon. Puis il a rencontré Winnie. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite, mais Sly l’aimait plus que moi. Rien de romantique ni de sexuel, précisa-t-elle. Sly aime les femmes. Toutefois, ce dont j’ai pris conscience après notre mariage, après avoir constaté que celui-ci ne pouvait pas durer, c’est que Winnie et lui n’étaient pas comme les deux faces d’une médaille. Ils étaient la même face. Ils ne voulaient personne sur l’autre. — Vous a-t-il maltraitée, physiquement ? — Jamais. Il y a d’autres femmes à qui il a peut-être fait du mal mais pas moi. J’étais son épouse et, curieusement, du moins au début, il en ressentait une certaine fierté. Cependant, environ un an après que Winnie et Felicity eurent rompu, et alors que Winnie multipliait les conquêtes féminines, Sly m’a proposé une partie à trois. Elle fit une pause, but un peu d’eau en dévisageant Eve. — Felicity m’a assuré que vous vous absteniez de tout jugement. — Je n’ai aucun motif de vous juger, madame Delaughter. — Soyez gentille, vu le sujet de notre conversation. Appelez-moi Pat. Elle posa sa bouteille et demeura silencieuse quelques instants tandis qu’autour d’elles, des conversations se poursuivaient à voix basse, qu’on entrait et sortait. — Cela me ramène loin en arrière. Seigneur ! J’étais vraiment folle de Sly. J’étais persuadée qu’il était tout ce dont j’avais toujours rêvé. Aventureux, séduisant, audacieux. À cette époque, j’étais ouverte à toutes les expériences. Sauf qu’au début, j’ai cru qu’il voulait prendre Winnie comme troisième partenaire, et ça, je ne voulais pas en entendre parler. — Pourquoi ? Elle se pencha en avant. — J’avais fini par comprendre que Sly n’était pas celui que j’avais cru et qu’il y avait en lui quelque chose qui me conduirait à sa perte. Mais Winnie ? Après sa rupture avec Felicity, il est devenu brutal, sous ses dehors policés. Son regard, sa voix, son langage corporel me mettaient mal à l’aise. J’ai du mal à l’expliquer, mais j’avais beau être jeune et audacieuse, je n’étais pas prête à partager mon lit avec lui. Sur ce point, je me suis montrée très claire, très ferme. — Comment Sly l’a-t-il pris ? — Il m’a à peine adressé la parole pendant deux semaines. Il est même parti sans moi pour… Je ne m’en souviens plus. Aucune importance. À son retour, nous nous sommes réconciliés et il m’a déclaré qu’il m’en avait voulu de mon attitude parce que j’avais insulté son meilleur ami et imposé des limites à notre propre relation. Elle esquissa un sourire. — Je n’ai pas changé d’avis concernant lesdites restrictions, mais j’ai été soulagée quand il m’a annoncé que ce n’était pas non plus ce qu’il souhaitait. Ce n’était pas d’un autre homme, pas même son meilleur ami, qu’il voulait dans notre lit mais d’une autre femme. Je me suis dit qu’après tout, ce pourrait être rigolo. Pourquoi pas ? Il a proposé d’engager une pro pour éviter tout risque de dérapage. Pas d’implication sentimentale. L’idée me plaisait, je l’avoue. Au début, c’était très sexy, très excitant, étrangement intime. Elle était habile, franchement belle et séduisante. Elle a fait preuve d’une grande patience à mon égard car c’était ma première fois avec une femme ou avec plus d’un amant. Eve tilta. — Vous vous rappelez son nom ? — Je regrette, non. Je ne suis pas certaine de l’avoir su, ni même qu’elle l’ait utilisé. Est-ce important ? — Peut-être. Pouvez-vous me la décrire ? — Oh, oui, elle est restée gravée dans ma mémoire, assura Patricia, l’air grave, en se tapotant le front. Sly a pris plaisir à nous observer un moment, à nous avoir avec lui, autour de lui. Mais ensuite il est devenu brutal avec elle. Je ne lui connaissais pas cette aptitude à la violence et je ne m’y attendais pas du tout. Cela me déplaisait, mais elle ne semblait pas s’en offusquer. En fait, elle m’a rassurée. Je me rappelle avoir bu des seaux de champagne, fumé du Zoner et pris ce que je croyais être de l’Exotica. Puis tout a dégénéré. L’ambiance a tourné à la cruauté. Je n’avais plus aucun contrôle, plus aucune limite. Je me souviens à peine de ce qui s’est passé le reste de la nuit et le lendemain. — Il vous a fait avaler un produit en douce. — Oui. Mon mari. Elle pinça les lèvres, agrippa les chaînes autour de son cou comme s’il s’agissait d’une ancre. — J’aime le sexe. Mais là, ce n’était pas volontaire. Vous comprenez ? — Oui. — En reprenant conscience, je me suis dit que j’avais abusé de l’alcool et des drogues. J’avais mal partout, j’ai été malade et dans les vapes plusieurs jours, au point que Sly a ordonné à notre droïde domestique de m’apporter des potages et du thé au lit jusqu’à ce que je me sente mieux. Pire, pendant des mois, j’ai souffert de flashs dans lesquels j’étais persuadée de voir le visage de Winnie sur le mien, d’entendre sa voix, de sentir son corps. Sly ne m’a jamais demandé de répéter l’expérience. Il a prétendu que je me laissais emporter par mon imagination, je n’ai donc pas insisté. Mais tout au fond de moi, et vu la manière dont Winnie me regardait, je savais que je n’avais pas tout imaginé. Patricia se réfugia dans le silence. Eve se pencha vers elle. — Vous avez besoin de faire une pause ? — Non, non. Finissons-en. Un jour, j’attendais une amie chez Chi-Chi. Nous avions prévu de déjeuner ensemble, puis de faire du shopping. Tout à coup, la pro a surgi et pris place en face de moi. J’étais surprise, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle a déclaré qu’il y avait des limites, que mon mari les avait franchies, mais qu’elle nierait me l’avoir révélé si je lui en parlais. Elle m’a appris qu’il m’avait droguée et avait autorisé son ami à me prendre. Sa voix se brisa mais elle but longuement, se ressaisit. — Peut-être que je m’en fichais, c’était mon problème. Elle, en revanche, risquait de perdre sa licence s’il était avéré qu’elle avait travaillé pour un client qui employait des substances illicites. En cas de plainte, là encore elle nierait. Mais j’étais en droit de savoir qu’il avait abusé de moi. Elle a précisé qu’ils avaient filmé la scène. Qu’elle n’avait pas protesté parce qu’elle avait peur d’eux, parce qu’elle était nouvelle et parce que mon mari était son client. Elle est repartie avant que je puisse prononcer un mot. Je savais qu’elle disait la vérité. — Voulez-vous une autre bouteille d’eau ? s’enquit Eve. — Non, merci, ça va. C’était il y a longtemps. Je m’en suis remise. Mais elle inspira profondément. — J’ai attendu. Il m’a fallu des semaines. Je devais fouiller la maison lorsqu’il s’absentait, quand j’étais sûre d’avoir assez de temps devant moi. J’ai fini par retrouver le disque. J’en ai fait une copie, que je possède toujours. Il le sait. Je l’ai mis devant le fait accompli. D’un point de vue technique, on pourrait me reprocher de l’avoir fait chanter. J’ai demandé le divorce, et obtenu une rente conséquente. Elle inspira de nouveau à fond, se cala dans son siège. — Vous devez me trouver froide et calculatrice. — Personnellement, j’estime que vous vous êtes montrée sacrément intelligente. Le sourire rayonnant reparut. — Merci. Je n’en ai jamais parlé à personne, pas même à mon mari actuel – le troisième – que j’aime profondément. Je me suis mariée une deuxième fois avant de m’être remise de cette affaire et ç’a été une erreur. Quentin et moi formons un couple solide, nous menons une vie agréable et je préférerais le maintenir dans l’ignorance. Mais Felicity semblait penser qu’il était important, voire vital, que vous compreniez qui sont ces deux hommes. — Elle a raison. Excusez-moi une minute. Eve se leva et s’éloigna pour contacter Peabody. — Ma coéquipière va vous apporter des photos. Vous êtes d’accord ? — Oui. Elle tripota ses chaînes, les tortilla dans un sens, puis dans l’autre. — Dois-je envisager de quitter la ville ? — Je ne pense pas que vous soyez en danger, mais il me semble que vous évoluez dans les mêmes cercles – mêmes lieux, moments différents. À votre place, j’éviterais de les croiser. — Facile. — Sont-ils ensemble, en général – dans ces mêmes lieux ? — Souvent, d’après ce que je lis et ce que j’entends. Ils aiment le jeu, la compétition et se pomponner. Nous frimons tous plus ou moins, c’est ainsi. Je les aperçois parfois ici ou là et je mets un point d’honneur à échanger quelques mots avec Sly – question d’orgueil. Mais c’est pour la galerie. Nous ne nous fréquentons pas, nous n’avons que des relations en commun, pas des amis. Je pense que vous me comprenez. — Oui. — Curieusement, je ne les ai jamais craints jusqu’à maintenant. J’étais convaincue d’avoir le dessus et cela remontait à si loin. C’en est presque irréel. Quand Felicity m’a appelée aujourd’hui, tout a resurgi, et à présent, j’ai peur. — Voulez-vous que l’on vous protège, Pat ? — Merci. Je vais engager des gardes du corps. Croyez-vous vraiment qu’ils ont assassiné ces deux personnes ? Eve la regarda droit dans les yeux. — À ce stade, mon enquête me pousse à m’intéresser à Dudley et à Moriarity. Mais je n’ai aucune charge contre eux pour l’instant. Elle marqua un temps. — Vous me comprenez ? — Parfaitement. Peabody entra et Eve l’invita d’un geste à se rapprocher. — Voici l’inspecteur Peabody. Patricia Delaughter. — Merci d’être venue, madame Delaughter. — Sacrée expérience, commenta celle-ci, mais son sourire avait perdu de son éclat. — J’aimerais que vous examiniez ces photos, reprit Eve en ouvrant le dossier. Dites-moi si vous reconnaissez quelqu’un. À peine Eve eut-elle étalé les clichés, que Patricia posa le doigt sur celui d’Ava Crampton. — C’est elle. C’est la professionnelle que Sly avait engagée. Elle est plus âgée, bien sûr, mais c’est bien elle. — C’est la compagne licenciée que Sylvester Moriarity avait engagée quand vous étiez mariés et qui vous a parlé par la suite ? — Oui. Aucun doute. Elle est superbe, non ? Difficile d’oublier ce visage. Je me souviens d’elle. — Bien. Merci. — Attendez ! s’exclama Patricia en agrippant le poignet d’Eve. Felicity a évoqué deux meurtres. C’est l’une des victimes ? — Oui. Voici ce que vous allez faire. Évitez-le le plus possible. Il n’a aucune raison de penser à vous et nous allons nous débrouiller pour que cela continue. J’aurai peut-être besoin de vous un peu plus tard, mais je m’efforcerai de ne pas divulguer les informations que vous m’avez communiquées. — Il l’a tuée. — Je peux juste vous dire qu’elle est morte. Patricia ferma les yeux. — Je vais demander à mon mari de venir à New York. Je vais tout lui raconter. Si ce que je vous ai dévoilé peut vous être utile, n’hésitez pas. Cette femme m’a aidée alors que rien ne l’y obligeait. S’il est responsable de ce crime, cela doit avoir un rapport avec cette fameuse nuit, non ? — Vraisemblablement. Où est votre mari ? — En ce moment, il est à Londres pour affaires. — Laissez-moi vos coordonnées et rejoignez-le là-bas. Vous vous y sentirez plus en sécurité. Je peux vous attribuer deux officiers pour vous escorter où vous voulez et rester avec vous jusqu’à votre départ. — J’ai l’air à ce point ébranlé ? — Vous avez fait ce que vous deviez faire. Pourquoi auriez-vous l’air ébranlé ? — Je vous donne ma carte de visite. J’accepte vos officiers et je vais suivre votre conseil. Et je vais suggérer à Felicity de venir à Londres avec sa famille. — Excellente idée, fit Eve. Peabody. — Je m’occupe de tout. Vous pouvez patienter ici, madame Delaughter. — Je me suis toujours considérée comme une femme intrépide, murmura Patricia. Mais je vous en prie, pourriez-vous rester près de moi le temps que tout soit organisé ? — Pas de problème. Savez-vous si Moriarity ou Dudley possède une arbalète ? — Non, désolée. Je sais que tous deux se passionnent pour les armes et la guerre. Nous avons des relations communes avec qui ils sont allés à la chasse ou ont assisté à des safaris. Quentin et moi ne sommes pas attirés par ce genre d’activité, mais je peux me renseigner. Eve réfléchit. — Quand vous serez à Londres, essayez de prendre contact avec quelqu’un qui les a accompagnés dans ces expéditions. Sans les mentionner. — Simple curiosité, dit Patricia en opinant. Quentin et moi envisageons d’effectuer un safari. Comment cela se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’on y fait ? Ragots ? Anecdotes ? Oui, je peux tenter le coup. Elle se pencha, plongea son regard dans celui d’Eve. — Je pense que vous connaissez la réponse à cette question, et j’ai besoin de la connaître. Pourquoi elle et pas moi ? Pourquoi la tuer elle, une prostituée professionnelle, après tout ce temps ? — Elle était la meilleure. Vous n’étiez que son épouse, puis vous l’avez quitté. Mais elle avait acquis une réputation dans son domaine, et le lien avec le passé rendait ce projet… irrésistible. — Que son épouse, répéta Patricia avec un faible rire. Dieu merci, je ne comptais pas. — Vous compterez. Quand tout sera terminé, vous compterez. Et selon moi, ce genre de revanche ne s’achète pas. Eve se leva comme Peabody revenait avec deux officiers. 15 Les liens, songea Eve en regardant Patricia s’éloigner, flanquée de deux uniformes costauds. — Vous avez choisi de vrais mâles pour qu’elle se sente davantage en sécurité. — J’ai pensé que c’était mieux, avoua Peabody. Elle a reconnu Crampton. Plus de douze ans après l’avoir vue. — Certains visages restent gravés dans la mémoire, murmura Eve. Celui de son père, par exemple, au-dessus du sien alors qu’il s’enfonçait en elle. Certains visages, certains instants, certains cauchemars ne s’effaçaient jamais complètement, elle ne le savait que trop. — Crampton n’était donc pas une cible au hasard. Eve secoua la tête, puis lui fit signe de la suivre dans son bureau. — Le sort était contre elle, dit-elle. Et vous aviez raison d’insister sur les liens. — Youpi pour moi. Même si je n’ai pas découvert ce que j’espérais trouver. — Ils comptaient sur le fait que cela ne se verrait pas. Ils n’ont pas dû imaginer une seconde que nous irions interroger leurs ex. Ou alors, ils se sont dit qu’elles refuseraient de parler, de revivre ces humiliations. — Nous avons eu de la chance. — Non, corrigea Eve. Nous avons travaillé et la chance nous a souri. Ava Crampton n’est pas seulement un lien, mais sans doute un point sensible chez Moriarity. Et cela a ajouté un peu de piquant au concours. Le hasard n’en est pas complètement un. C’est là que je faisais fausse route, contrairement à vous. — Encore une fois, youpi pour moi. Chouette ! Pardon, j’avais besoin de me défouler. — La récréation est finie. — D’accord. Donc, la structure de la compétition exige des liens entre le meurtrier et leurs victimes. Il est possible que dans les deux cas, il faille remonter loin dans le passé, ce qui explique que les victimes n’aient pas reconnu leur assassin. — Dudley a tué Crampton, fit remarquer Eve. Et s’il a probablement couché avec elle cette nuit-là, le lien était avec Moriarity. Celui-ci l’avait engagée. Sa femme était présente. La scène se déroulait chez lui. — Une autre sorte d’échange, hasarda Peabody. — Ou une marque supplémentaire d’amitié. « Laisse-moi faire ça pour toi, mon vieux. » — Ce n’est pas de l’amitié, c’est… Mira aurait un terme pour cela. Un terme savant. — Quel qu’il soit, il doit exister un lien entre Dudley et Houston, déclara Eve en bifurquant pour pénétrer dans la salle commune de la Criminelle. Datant de deux décennies, peut-être. Je mise sur l’hypothèse que vous aviez émise, l’époque où Houston a commis des frasques. La drogue. Dudley et Moriarity étaient consommateurs de stupéfiants, et je parie que Dudley l’est encore. Il fallait bien qu’ils se procurent la marchandise quelque part. Houston dealait, et ils sont de la même génération. Ils ont pu traiter avec lui avant qu’il ne revienne dans le droit chemin. Elle continua de réfléchir à voix haute : — Selon Patricia, leurs familles ont dépensé beaucoup d’argent pour graisser des pattes, leur épargner la prison et les tenir à l’écart du système judiciaire. Imaginons que Houston ait été arrêté alors qu’il vendait des produits illicites à Dudley. Le père de Dudley avait les moyens de protéger son fils, mais il devait être furieux et l’aura puni d’une façon ou d’une autre. — Intéressant. Le facteur revanche revient au galop. Les deux victimes leur ont rendu un service, proposa Peabody en suivant Eve dans son antre. Puis elles ont connu le succès, elles se sont recyclées, mais toujours en offrant leurs services. — Ce pourrait être suffisant. Les deux victimes correspondaient à ce que Delaughter a appelé leur sous-couche… Eve se planta devant le tableau de meurtre. Sans un mot, Peabody se dirigea vers l’autochef et programma deux cafés. — Qui ils sont quand on gratte le vernis, ce qu’ils peuvent s’offrir et ce qu’ils commandent. Ils les ont achetées autrefois, ils les achètent aujourd’hui. Eve accepta sa tasse, posa une fesse sur son bureau, l’œil rivé sur son tableau. — Qui va établir un lien entre eux et une compagne licenciée qu’ils ont engagée quand ils avaient vingt ans ? Voilà ce qu’ils pensent. Ils ne figurent pas dans son agenda. Et qui va établir un lien entre eux et un chauffeur de limousine qui dealait de la drogue quand ils sortaient à peine de l’adolescence ? — Même ces liens ne suffisent pas à les coincer, observa Peabody. — Non, mais cela ne saurait tarder. Encore une erreur due à l’arrogance – une petite blague entre initiés. — Surtout si, comme vous l’avez suggéré, ils consomment toujours. — J’en ai la certitude. Dudley possède le magasin de jouets tout entier, il ne résisterait pas à la tentation de chaparder quelques échantillons. Et vu leur relation tordue, Moriarity empoche sa part. — Pour en revenir au sexe. Ils n’étaient pas répertoriés dans le carnet de la victime, mais ils pourraient l’être dans celui d’une autre call-girl. — Ils ont trop d’ego pour payer une pute au risque que cela se sache, décréta Eve. Ils sont au-dessus de ça, trop haut placés dans la chaîne alimentaire. Les femmes sont supposées ramper à leurs pieds. Du reste, ce n’est pas une histoire de sexe. Ça ne l’a jamais été. C’est une affaire de pouvoir, de domination, de violence et de privilège. De frissons ruineux. Un homme drogue sa femme pour pouvoir regarder son meilleur ami la violer ? Il ne s’agit pas de sexe, mais d’amusement mutuel. Tout repose sur ce qui les rattache l’un à l’autre. Elle n’était qu’un nœud dans la corde qui les lie. Ce sont des putains d’âmes sœurs. — S’ils ont drogué Delaughter pour pouvoir se la partager, argua Peabody, ils ont pu recommencer. — Certes, mais ils auront pris davantage de précautions dans la mesure où elle les a démasqués. Qu’avez-vous trouvé sur leurs voyages ? — Je peux d’ores et déjà affirmer qu’ils se promènent dans le monde entier. Ils sont peut-être domiciliés à New York, mais, ils n’y sont pas la moitié du temps. Voire plus. Je suis en train de disséquer leurs escapades communes et celles où ils se sont retrouvés au même endroit mais en s’y rendant séparément. C’est compliqué, car tous deux disposent de multiples moyens de transport privés. Ils ont en outre des demeures, villas ou pied-à-terre, appelez-les comme vous voudrez, un peu partout. Nous allons avoir des tonnes de données à éplucher. — Envoyez-m’en une partie. Je vais commencer à m’attaquer aux personnes disparues et aux meurtres non élucidés. Eve s’assit dans son fauteuil, réfléchit. Puis elle contacta Charles Monroe. — Je viens de vous expédier un mail, lui annonça-t-il. Nous sommes impatients de revoir tout le monde samedi. — Samedi… c’est ça – quelle mouche l’avait piquée de suggérer un truc pareil ? Épatant. — Vous ne m’appelez pas pour me demander d’apporter une salade de pommes de terre ? — Non. Il s’agit d’Ava Crampton. A-t-elle évoqué un incident qui se serait produit à ses débuts ? Engagée pour une partie à trois, le mari et la femme. Jeunes, riches. Durant la séance, le mari drogue sa femme et invite un ami à se joindre à eux. Le mari et l’ami sautent la femme tour à tour. — Non, répondit Charles, et elle se serait gardée de m’en parler. Elle aurait pu perdre sa licence, ou être suspendue pour ne pas avoir dénoncé l’usage de produits illicites, surtout si la femme n’était pas au courant ou si elle n’y avait pas consenti au préalable. Ce serait devenu un viol, et Ava aurait risqué une inculpation. Rideau sur sa carrière. Elle aurait pu se couvrir en rapportant l’épisode après coup ; pour sa défense, elle aurait expliqué avoir participé sous la menace ou par peur, mais ça n’aurait pas été consigné dans son dossier. — Je m’en doutais. — Si c’est vraiment arrivé, comment l’avez-vous appris ? — Elle l’a avoué à la femme. À l’écran, Charles sourit. — Je la reconnais bien là. Directe, clean. — Quelles pourraient être les motivations du mari selon vous ? D’une manière générale. — L’utilisation d’une drogue du viol indique un besoin ou un désir de contrôler et de rabaisser. En incluant un autre homme sans le consentement ou l’autorisation de la femme, il accroît ce contrôle, amplifie l’humiliation tout en démontrant à l’autre mâle que la femelle lui appartient. Il peut faire ce qu’il veut d’elle et avec elle. En somme, il dit : « Profites-en, elle est là pour ça. » En la partageant, ils font d’elle une sorte de commodité, un plat de viande qu’ils pourraient déguster ensemble. Ce pourrait être aussi une façon d’exprimer une homosexualité latente. — En l’utilisant en tandem, ils se font l’amour entre eux. — On pourrait le dire ainsi. — Intéressant. Merci. — À votre disposition. Eve prit quelques minutes pour digérer ces informations. Après avoir mis ses notes à jour, elle les inséra dans son rapport en y ajoutant les comptes rendus d’interrogatoire, ses impressions, l’avis d’un sexologue, et les voies qu’elle avait l’intention d’explorer. Elle en transféra des copies à Whitney et à Mira. Elle compléta son tableau de meurtre, se réinstalla dans son fauteuil, les pieds sur le bureau, un deuxième café entre les mains, et rumina. Ce soir, songea-t-elle, ou demain. Il ne restait plus beaucoup de temps avant le prochain round. Si le schéma qu’elle devinait en était bien un, ce serait au tour de Moriarity de jouer, ce qui signifiait que la victime aurait plutôt un lien avec le passé de Dudley. Le piège serait tendu par l’intermédiaire de Dudley & Fils. — Ce pourrait être n’importe qui, marmonna-t-elle. Faux. Cette personne serait forcément à New York puisque Dudley et Moriarity s’y trouvaient. Par conséquent, la cible vivait en ville, y travaillait ou y était de passage. La cible était experte en son domaine – probablement un ou une prestataire de services. Débuts modestes ? Les deux victimes avaient ce point en commun : elles avaient démarré en bas de l’échelle et atteint le sommet. Fallait-il prendre en compte ce détail ? La proie était encore en activité. Quelqu’un que l’on pouvait engager, convoquer, consulter, réserver. Merde. Un être humain allait mourir parce que deux salopards arrogants et complètement cinglés voulaient s’unir dans le sang, et elle était incapable de le prouver. « Inutile de s’attarder sur ce qui n’est pas encore arrivé », se rappela-t-elle. Mieux valait fouiller parmi les éléments dont elle disposait. Ouvrant le dossier que Peabody lui avait transmis, elle s’attaqua à une recherche lente et systématique de la mort. Plusieurs tableaux étaient affichés sur son écran lorsque Peabody reparut. — Dallas ? Eve tourna la tête juste à temps pour attraper la barre énergétique que sa coéquipière lui lançait. — Ces trucs sont immangeables, maugréa-t-elle. — Mais non ! Ils sont dé-li-cieux. Dixit le distributeur. Et si vous avez passé en revue autant de personnes disparues et de meurtres non résolus que moi, vous avez besoin d’un remontant. — Mouais, grommela Eve en déchirant l’emballage sans enthousiasme. Elle était si concentrée qu’elle avait ignoré les prémices de la migraine qui maintenant lui taraudait les tempes. Elle mordit dans sa friandise, grimaça. — Seigneur ! Qu’est-ce qu’ils mettent dans ces horreurs ? — Mieux vaut ne pas le savoir. Si nous n’avons plus besoin d’aller sur le terrain, je vais emporter mes documents et travailler dessus chez moi. — Pourquoi rentrer chez vous ? — Parce qu’il est tard, que j’ai envie de voir mon homme, et de manger de la vraie nourriture. Eve consulta sa montre et grogna. — Bordel ! — Je peux rester si vous voulez. — Non, non, allez-y. Je n’ai pas vu passer le temps. Transférez tout ce que vous avez sur mon ordinateur à la maison et je… Les mots moururent sur ses lèvres, car Peabody ne l’écoutait plus. Elle s’était détournée et se recoiffait machinalement avec un sourire niais. — Que fait Connors ici ? aboya Eve en percevant sa voix. — Bonjour, Peabody. Très jolie coiffure. À la fois moderne, pratique et féminine. — Oh ! minauda-t-elle. Merci. — Le lieutenant vous retient pour la soirée ? — Elle s’apprêtait à partir, intervint Eve. Fichez le camp ! — Bonne soirée ! lança Connors. À samedi. — Nous y serons. Peabody s’éclipsa et Eve se tourna vers Connors. — Tu es obligé de faire ça ? — Quoi ? — La rendre toute sentimentale et stupide. — Apparemment, j’ai ce pouvoir, encore qu’elle ne m’a paru ni l’un ni l’autre. Il s’approcha, se percha sur le bureau. — Toi, en revanche, tu as l’air fatigué et irritable. Ceci explique sans doute cela, ajouta-t-il en ramassant la barre énergétique. — Pourquoi es-tu ici et non à la maison ? — J’ai pris un risque calculé et pensé que mon épouse était encore au travail. À présent, elle peut me ramener chez nous après un arrêt pour manger. — Il faut absolument que je… — Que tu bosses, je sais. On peut se contenter d’une pizza. — Ça, c’est un coup en traître. — Se battre à la loyale est une perte de temps. Il jeta la barre énergétique dans la benne de recyclage. — Rassemble tout ce dont tu as besoin. Pendant le dîner, je te raconterai ma partie de golf. — Tu détestes le golf. — Plus que jamais, tu m’es donc redevable. Tu paieras la pizza. — En quel honneur te suis-je redevable ? — J’ai fait dix-huit trous en compagnie de tes suspects. Elle se figea. — Tu as fait quoi ? — Je me suis débrouillé pour emmener un associé passionné de ce sport au club de Dudley et de Moriarity. Nous avons joué à quatre. Une colère sourde monta en elle. — Merde, Connors, pourquoi as-tu… Il lui coupa la parole en lui enfonçant le doigt dans l’estomac. — Je te déconseille de t’énerver contre moi alors que j’ai passé ma matinée à taper dans une petite balle blanche. Certes, je l’aurais fait de toute manière, vu que David adore ce fichu jeu. Mais j’en ai profité pour joindre l’utile à l’agréable. Après tout, je croise tes suspects de temps en temps. — Oui, mais… Elle réfléchit, se calma. — D’accord, concéda-t-elle. Qu’as-tu… ? — On discutera en marchant, l’interrompit-il de nouveau. Pour l’heure, je meurs d’envie d’une pizza. — C’est bon, c’est bon. Elle éteignit son ordinateur, rassembla ses dossiers. — Tu n’avais jamais joué au golf avec eux auparavant ? — Non, et je ne recommencerai plus jamais, promit-il tandis qu’ils se dirigeaient vers la sortie. Nous avons fini par les battre de trois points, ce qui les a mis de fort mauvaise humeur. Ils ont réussi à masquer leur colère, ajouta-t-il. Ils se faufilèrent dans l’ascenseur bondé. — Ils détestent perdre, commenta-t-elle. — Selon moi, gagner est pour eux une sorte de religion. Ils trichent. — Sérieusement ? Elle plissa les yeux, puis : — Au fond, ce n’est pas surprenant. Mais tu veux dire qu’ils sont complices ? Qu’ils trichent en équipe ? — Exactement. J’ignore comment ils se comportent lorsqu’ils jouent l’un contre l’autre, mais avec d’autres, ils ont mis un système au point. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Deux officiers se frayèrent un chemin vers l’escalier, trois jouèrent des coudes pour monter. L’atmosphère empestait la sueur. — Comment peut-on tricher au golf ? s’étonna Eve. Un de leurs voisins, apparemment expert en la matière, ricana. — Pas compliqué, camarade. Elle lui adressa un regard noir. — Lieutenant, camarade. — Lieutenant. — Ils utilisent des signaux, des mots codés, expliqua Connors. Il eut droit à un hochement de tête de l’uniforme. — Il suffit de soudoyer un caddy pour qu’il améliore votre score d’un ou deux points, dit ce dernier. J’ai joué avec un type qui avait des balles plein les poches. Il les glissait dans la jambe de son pantalon. Le salaud. — Les miens étaient plus « high-tech », fit Connors en se tournant vers le flic. Ils utilisaient des balles trafiquées dans lesquelles ils insèrent un dispositif directionnel. — Les ordures. Un homme qui triche au golf n’hésitera pas à arnaquer sa propre mère pour payer son loyer. — Au minimum, convint Connors, suffisamment amusé pour supporter le reste de la descente jusqu’au parking. Ils connaissent le parcours, poursuivit-il tandis que Eve et lui rejoignaient la voiture. De toute évidence, ils ont répertorié chaque trou, programmé diverses possibilités. Ils échangent des signes lorsqu’ils prennent leur position. L’un d’eux joue ; l’autre enclenche le dispositif en fonction de la trajectoire souhaitée. Ni vu ni connu. Tu as mal à la tête, je vais conduire. — Je n’ai pas mal à la tête. Pas vraiment. Il haussa un sourcil et elle monta du côté passager. — J’ai une douleur aux yeux. C’est différent. Connors se glissa derrière le volant. — Ils veillent à ne pas jouer trop bien afin de ne pas attirer l’attention sur eux, continua-t-il. Des joueurs solides, voilà l’impression qu’ils donnent. Aujourd’hui, ils étaient au mieux de leur forme, grignotant même quelques coups sur leur handicap. Jusqu’au dixième trou. — J’ignore ce que cela signifie et je n’ai pas envie de le savoir. — Moi de même. — Les hommes d’affaires qui réussissent sont supposés aimer le golf. C’est une sorte de règle. — Si l’on s’en tient à cette règle, je suis un échec ambulant, commenta-t-il d’un ton enjoué où perçait la fierté. Quoi qu’il en soit, nous avons commencé à réduire l’écart à partir du dixième trou. — Comment les avez-vous battus ? — David est un excellent joueur, et disons que j’ai décidé de m’impliquer davantage dans la partie. — Ils trichaient, lui rappela Eve. S’impliquer ne suffit pas. — Ils ne sont pas les seuls à savoir manipuler une partie. J’ai saboté leurs engins avec l’un des miens. Chaque fois qu’ils sortaient une nouvelle balle, elle partait en « slice » ou en « hook ». — En quoi ? — En fait, j’expédiais leur balle loin vers la droite ou la gauche, dans la nature, ce qui ajoutait des points à leur score. Je précise qu’au golf, le but est d’en comptabiliser le moins possible. — Je sais au moins ça. — Au treizième trou, pas de chance pour eux, nous étions à égalité, et ils ne pouvaient plus prendre le risque d’employer leurs engins. Nous avons donc continué en respectant les règles. — Pas possible ? Connors tourna la tête pour la gratifier d’un sourire. — J’aurais volontiers continué à gâcher leur plaisir, histoire de les enfoncer un peu plus, mais j’avais invité David afin de le divertir, et les vaincre à la loyale l’amusait davantage. Et en toute franchise, moi aussi. — Comment ont-ils réagi après avoir perdu ? — Oh, ils étaient fous de rage, mais ils ont dissimulé leur colère sous des rires tonitruants et des félicitations affables ! Ils ont même payé une tournée au dix-neuvième trou. Les mains de Dudley tremblaient de fureur et il a dû les fourrer dans ses poches le temps de se ressaisir. D’après moi, il s’est ressaisi grâce à ce qu’il a sniffé ou ingurgité en allant aux toilettes. — Oui, je suis sûre qu’il sniffe, ingurgite ou fume beaucoup. Mais c’est leur réaction vis-à-vis de toi qui m’intéresse. Décidément, rien n’échappait à son flic. — Leur dédain s’est transformé en haine, ce qui me satisfait tout autant. Si j’étais du genre sensible, j’aurais gratté cette haine à la spatule, car elle était épaisse et visqueuse, mais à dire vrai, j’ai savouré ce moment. — Parce que, en buvant à leurs frais et en riant avec eux, tu leur faisais un doigt d’honneur. — Avec un petit sourire contrit. Désolé ! La chance du débutant ! — Tu baignais dans le bonheur, conclut Eve. — Dommage que tu n’aies pas été là. Il paraît que Dudley a piqué une crise dans les vestiaires et a ordonné la destruction de ses clubs. — Comment le sais-tu ? — J’ai soudoyé le maître d’hôtel, naturellement. — Naturellement et, naturellement, dans ton univers, il y a des maîtres d’hôtel dans les vestiaires. — Il a aussi écrabouillé son transmetteur. J’en ai retrouvé des morceaux par terre. — Colérique. Voilà qui pourra me servir. — C’est ce que j’ai pensé. Il a parlé de toi. Il a pris soin de me raconter qu’il t’avait rencontrée et a essayé de savoir dans quelle mesure je m’impliquais dans ton enquête. J’ai fait comme si c’était une affaire banale qui ne méritait pas que je m’en mêle, et à laquelle selon moi tu n’attachais pas plus d’importance que cela. Ça ne lui a pas plu. Eve ne dit rien tandis qu’il manœuvrait entre les véhicules, puis : — Bien joué. Il va vouloir accentuer le côté spectaculaire. Il ne peut pas se contenter de l’ordinaire, tout l’enjeu est là. Si tu as raison, s’ils voulaient que je sois chargée de l’enquête – et que tu m’aides –, ils doivent être vexés que ce dossier te laisse indifférent et ne représente qu’un boulot comme un autre pour moi. — L’affaire Icove était un gros morceau, tant sur le plan de l’enquête qu’aux yeux des médias et du public. Tu dis qu’il l’a mentionnée lorsque tu l’as interrogé. Il m’en a parlé aussi. — Merde. Elle se frotta la figure. — Ils pourraient s’en être inspirés. — Ils en seraient venus là tôt ou tard, assura Connors. Ce que je pense, c’est que, depuis l’affaire, le livre, le film en préparation, ils aspirent eux aussi à devenir un livre ou un film. À générer cet intérêt, cette notoriété propre aux grandes affaires criminelles. — Un frisson qui durerait longtemps. Ils pourraient la jouer ainsi. Pourraient, répéta-t-elle. Connors s’engouffra dans un parking souterrain privé, de ceux qu’elle dédaignait par principe parce qu’elle refusait d’en payer le prix. — Tu aurais pu trouver un emplacement dans la rue. — Détends-toi, ma chérie. Je connais un restaurant à deux pas d’ici. Marcher un peu nous fera du bien par cette belle soirée et je te garantis que leurs pizzas sont remarquables. Il lui prit la main tandis qu’ils se dirigeaient vers la sortie. — Tu en es le propriétaire. — Ma femme ayant tendance à vivre de pizzas la moitié du temps, il m’a paru logique d’acquérir un lieu proche de la maison, spécialiste en la matière. — Que répondre à cela ? Des hordes de touristes se promenaient, les bras chargés de paquets, regardant bouche bée les immeubles et la circulation aérienne. Ils encombraient les trottoirs, obligeant ceux qui avaient un but précis à se faufiler, esquiver, jouer des coudes pour pouvoir avancer. Un étrange et chaotique ballet, ponctué par les hurlements des avertisseurs, les jacasseries des marchands ambulants, les bips et les sonneries des portables et des casques. Deux adolescents surfaient sur un aéroskate en poussant des cris d’hyène. Au carrefour, le gérant d’un glissa-gril se mit à chanter à tue-tête. — Au fond, tu as eu une bonne idée, décida Eve. — Cela va te faire passer ton mal de tête – pardon, ta douleur aux yeux. Il s’arrêta soudain, choisit un bouquet de fleurs rouges et bleues dans un étalage sur le trottoir, le paya et le tendit à Eve tandis que le gérant du glissa-gril entonnait un air italien. « C’est un sacré bon moment, se dit Eve. Un sacré bon moment new-yorkais. » — On peut dire que c’est un rendez-vous galant, observa-t-elle. Connors s’esclaffa, la saisit par la taille et l’embrassa sous le regard attendri du fleuriste, qui applaudit. — Maintenant, c’en est un, déclara-t-il. Quelques dizaines de mètres plus loin, il la mena à une table en terrasse. Elle tapota le petit carton marqué « Réservé ». — Tu avais tout prévu. — Il vaut toujours mieux être préparé. J’ai aussi passé commande. Maintenant que je t’ai raconté ma journée, tu vas pouvoir me parler de la tienne. — Elle a été plutôt rude. — Je ne vois pas d’hématomes. — Pas physiquement. Elle commença par l’interrogatoire à Greenwich. Avant qu’elle arrive au bout, un serveur leur avait apporté une bouteille de vin, une autre d’eau pétillante et un joli plateau à l’antipasti. — Elle a pris une sage décision, et a eu de la chance de s’en sortir, commenta Connors. — Elle avait une petite poche de peur enfouie quelque part, suffisamment profondément pour oublier cet épisode pendant de longues périodes. Puis quelque chose lui a rappelé ce souvenir, ou alors, elle n’était pas au mieux de sa forme et c’est remonté à la surface. Mais il y avait quelque chose chez lui – je crois qu’elle évolue dans les milieux psy – qui générait cette peur. — Ce type est un monstre, non ? — Pourquoi dis-tu cela ? — Ton assassin qui enlevait les femmes et les torturait à mort était un monstre. Les Icove, avec leurs ego tordus et leur science, l’étaient aussi. Il est issu du même moule. Il utilise sa position, qu’il n’a jamais méritée, pour intimider, humilier ou terroriser les autres parce que cela lui confère de l’importance. À présent, il va plus loin en tuant pour le sport, pour le plaisir. Sa situation et sa fortune lui sont tombées du ciel, et au lieu d’en faire quelque chose, ou d’en profiter tout simplement, il les utilise comme une arme. À ses yeux, cette arme est un dû et tuer est un droit. — Je ne te contredirai pas. Elle contempla la pizza que le serveur déposait entre eux. — Elle m’a l’air fameuse, déclara-t-elle. Le deuxième interrogatoire a été plus pénible que le premier. Tu es certain de vouloir l’entendre en mangeant ? — C’est notre mode de fonctionnement, non ? Mais ça peut attendre si tu préfères, ajouta-t-il en la dévisageant. — Non, non, marmonna-t-elle. Elle lui raconta donc la trahison, la cruauté, le viol. Mieux valait se décharger de ce poids dans une atmosphère vibrante d’activité, autour d’un bon repas, la main de Connors sur la sienne. — Tu te sens proche d’elles, surtout de Patricia Delaughter. — Peut-être un peu trop. — Non, protesta-t-il en lui caressant la main. Jamais trop. — Elles n’étaient pas obligées de se confier à moi. Elles ont choisi de le faire. Comme Ava avait choisi de révéler à Patricia ce qui s’était passé alors qu’elle aurait pu enterrer cette histoire. Elles ont bien fait et il leur a fallu du courage. — Pour les deux qui sont vivantes, en bonne santé et entourées de leurs proches, ce sera sans doute plus facile désormais. Quand tu auras arrêté les coupables, je pense que ces poches de peur que tu évoquais se videront complètement. Eve but une gorgée de vin, et songea : « Non, les poches de peur ne se vident jamais complètement. » Mais elle ne le dit pas. — Ces types sont des monstres, fit-elle. Les assassins ne le sont pas systématiquement. Certains tuent sous des prétextes abominables et égoïstes, mais ce ne sont pas des monstres. Cet imbécile en Irlande était stupide et égocentrique ; il a mis un terme à la vie de Holly Curlow, pourquoi ? Parce qu’elle l’avait blessé ? Parce qu’il était soûl et furieux ? Mais il ne s’en remettra jamais totalement. La scène le hantera jusqu’à la fin de ses jours parce que ce n’est pas un monstre. « Et toi, pensa Connors, tu te rappelleras le nom, le visage de Holly. » — Certains tuent parce qu’ils s’égarent en chemin, parce qu’ils sont cinglés, terrifiés ou avides, poursuivit Eve. Dudley et Moriarity tuent parce que, d’une certaine façon, ils s’en sentent le droit. Pire, sous le vernis se cache le monstre, mais sous le monstre, un sale gosse gâté et capricieux. — Tu les connais mieux à présent. — Oui, convint-elle. J’ai décelé certaines de leurs faiblesses, de leurs failles. La prochaine cible – il y aura forcément un lien quelque part, à un moment ou à un autre –, Peabody avait vu juste et nous le trouverons. J’ignore si cela nous permettra de les arrêter, mais cela m’aidera à verrouiller la cage quand nous y parviendrons enfin. — Dès que nous serons à la maison, je te donnerai un coup de main. Nous allons diviser les fichiers entre nous et voir ce qu’on peut en tirer. Il versa encore un peu de vin dans son verre. — Je crois que tu as raison, enchaîna-t-il. Ils se sont entraînés. — Je ne peux rien par rapport aux crimes déjà commis sinon les utiliser pour les empêcher de continuer. Malheureusement, je n’ai pas de quoi les coincer avant leur prochain coup. Je sens dans mes tripes qu’il est déjà trop tard. Quelqu’un est en train de vivre ses derniers instants. Elle balaya la foule du regard, les touristes, les autres dîneurs assis en terrasse. — Peut-être que cette personne est en train de manger, de boire un bon vin. Peut-être travaille-t-elle encore ou se prépare-t-elle à sortir. Elle ne sait pas que son temps est compté. Elle ne sait pas que des monstres sont à sa porte et que j’arriverai trop tard. — C’est possible, et si c’est le cas, je sais que tu en souffriras. Mais Eve, les monstres ne se doutent pas que tu les as dans ta ligne de mire. Ils ne se doutent pas que leur temps est compté aussi. Ne l’oublie pas. Il souleva la main de sa femme, y déposa un baiser. — Rentrons, proposa-t-il. Avec un peu de chance, nous réussirons peut-être à les devancer. 16 À 20 heures pile, Luc Delamare se présenta à l’entrée de l’élégante demeure dans l’Upper East Side. Il fut accueilli par un droïde solennel qui les escorta, le chauffeur chargé de victuailles soigneusement emballées et lui, jusqu’à la vaste cuisine donnant sur le patio, la mare aux poissons koï et les jardins. Delamare portait ses propres instruments. Cinquante-deux ans plus tôt, il était né Marvin Clink à Topeka. Grâce à son talent, à son travail, à sa persévérance et à son incroyable ambition, le jeune Marvin s’était métamorphosé en Delamare de Paris, maître cuisinier. Il avait régalé rois et présidents, impressionné émirs et sultans. Il avait couché avec des duchesses comme avec des bonnes. On racontait – il était au courant puisqu’il l’affirmait lui-même – que son pâté de canard en croûte était digne des dieux. — Vous pouvez disposer, dit-il au chauffeur, le congédiant d’un geste. Vous, enchaîna-t-il à l’adresse du robot. Montrez-moi les casseroles maintenant. Le droïde ouvrit plusieurs grands tiroirs contenant une collection de cocottes, marmites et autres poêles. — Je raccompagne votre chauffeur, et je reviens vous aider, dit-il. — Je ne veux pas de votre aide. Restez hors de ma cuisine. Ouste ! Une fois seul, Delamare ouvrit sa mallette contenant couteaux, cuillères et outils divers. Il en sortit un tire-bouchon et ouvrit les bouteilles qu’il avait sélectionnées personnellement. Puis il fouilla dans les placards en quête d’un verre à pied digne de ce nom. Il goûta le vin tout en parcourant du regard son royaume provisoire, et l’estima convenable. Pour le client qui l’avait généreusement rémunéré afin qu’il vienne à New York lui concocter un souper romantique pour deux, il créerait un assortiment d’amuse-bouche autour du caviar choisi par ses soins et servi sur un lit de glace pilée. Leur appétit aiguisé, les heureux convives se délecteraient d’une mousse de saumon agrémentée d’un carpaccio d’avocat. Il garnirait son plat principal, un poulet Delamare, de petits légumes glacés et l’assaisonnerait de branches de romarin cueillies dans son propre potager. Suivraient une salade composée de jeunes pousses récoltées une heure à peine avant d’embarquer à bord de sa navette privée, puis un plateau de fromages. En guise de dessert, il avait prévu son célèbre soufflé au chocolat. Satisfait, il mit sa musique – des ballades romantiques, en français, bien sûr. Puis il enfila son tablier et s’attela à sa tâche. Comme il le faisait parfois, il endossa lui-même le rôle de commis, et se mit à émincer, trancher, décortiquer. Les formes, les textures, les senteurs le réjouissaient. Pour Delamare, éplucher une pomme de terre était un plaisir aussi sensuel et satisfaisant que d’effeuiller une maîtresse. C’était un homme de petite taille, mais bien bâti. Sa crinière châtaine encadrait un visage dominé par des yeux noisette aux paupières lourdes qui lui faisaient un regard rêveur, ce qui ne manquait pas de séduire les femmes. Il adorait les femmes, les traitait comme des reines, et aimait avoir plusieurs maîtresses en même temps. Il profitait pleinement de la vie, s’en délectait. Le poulet au four, la mousse au réfrigérateur, il se versa un deuxième verre de vin. Il testa un champignon farci, approuva. Il nettoya le comptoir, lava les herbes aromatiques et la salade. Au dernier moment, alors que les convives achèveraient le plat principal, il y verserait sa fameuse vinaigrette à l’estragon. Humant avec délices les effluves s’échappant du four, il arrosa le poulet de sauce – une recette aussi férocement protégée que les joyaux de la couronne –, puis y ajouta les légumes. Alors seulement, il s’aventura dans le patio où, selon les désirs de son client, se déroulerait le repas. Une fois de plus, il approuva. Rosiers en fleurs, hortensias, lis s’épanouissaient autour de la cour pavée et entre les arbres. La soirée était claire et tiède, et il veillerait à ce que des dizaines de bougies ajoutent une touche de romantisme. Il vérifia l’heure. Les serveurs n’allaient pas tarder. En attendant, il allait appeler le droïde, lui donner l’ordre de dresser le couvert, de lui montrer le linge de table et la vaisselle. Il s’offrit une cigarette en réfléchissant à la mise en scène. La table, juste là, ornée de lumignons transparents. Des boutons de roses dans une coupe. Des chandelles tout autour de la cour – blanches. Il enverrait l’un des serveurs en racheter s’il n’en avait pas suffisamment sous la main. Ah ! Là ! Des nasturtiums ! Il en disposerait quelques pétales sur la salade pour la couleur et l’originalité. Verres en cristal. Les bruits de la ville franchissaient le mur, mais la musique les estomperait. Il pivota sur ses talons, et s’immobilisa tandis qu’un homme émergeait de la cuisine. — Ah ! Vous êtes là, fit-il. Il y a beaucoup de travail à… Il se tut, arqua les sourcils en reconnaissant le nouveau venu. — Monsieur, je ne vous attendais pas. — Bonsoir, Delamare. Désolé pour le subterfuge. Je ne tenais pas à ce que l’on sache que j’étais votre client de ce soir. — Vous voulez rester incognito, c’est cela ? Avec un sourire entendu, Delamare ajouta : — Vous voulez que votre rendez-vous avec une dame demeure… secret. Vous pouvez me faire confiance. Je suis très discret. Mais nous n’avons pas terminé. Vous devez m’accorder encore un peu de temps pour créer l’ambiance en plus du dîner. — Je suis certain que le dîner sera exceptionnel. Je sens déjà des parfums alléchants. Delamare s’inclina légèrement en remerciement. — Vous êtes venu seul ? Pas d’assistants ? — J’ai tout préparé moi-même, comme cela m’avait été demandé, répondit Delamare. — Parfait. Ça ne vous ennuie pas de vous déplacer un peu vers la droite ? Je veux vérifier quelque chose. Avec un haussement d’épaules peaufiné au fil des ans, Delamare s’exécuta. — Impeccable. Un instant. Il réintégra la cuisine à reculons, s’empara de l’arme qu’il avait appuyée contre le mur. — Cela sent divinement bon ! s’exclama-t-il en ressortant. Quel dommage. — Qu’est-ce que c’est que ça ? s’enquit Delamare, le front plissé. — C’est mon tour. Et il tira. La flèche transperça le cœur du cuisinier et ressortit de l’autre côté pour se ficher dans le tronc d’un cerisier ornemental. Moriarity contempla le chef épinglé, bras et jambes secoués de spasmes tandis que son corps et son cerveau mouraient. Puis il s’approcha pour filmer la scène. Avec l’aisance d’un homme qui connaissait parfaitement les lieux, il retourna à l’intérieur, rangea l’arme dans son étui. Il ouvrit le four, huma profondément, puis le referma et l’éteignit. — C’est vraiment dommage. Afin de ne pas tout gaspiller, il remballa le vin, trouva la bouteille de champagne que Delamare avait mise au frais. Il jeta un dernier coup d’œil autour de lui pour s’assurer que tout était en place. Satisfait, il se dirigea vers la sortie. Le droïde qu’il avait programmé pour la circonstance l’attendait dans une berline noire. Il consulta sa montre, sourit. À peine vingt minutes. Il n’adressa pas la parole au robot : celui-ci avait déjà reçu toutes les instructions nécessaires. Comme prévu, il gara le véhicule dans le garage de Dudley. — Mettez cela dans les quartiers privés de M. Dudley, ordonna Moriarity. Ensuite, vous remonterez dans la voiture, vous regagnerez votre base et vous couperez vos circuits pour la nuit. Dans le garage, Moriarity récupéra le verre de Martini qu’il avait abandonné sur un banc moins d’une demi-heure auparavant et se glissa par la porte latérale. Il se dirigea tranquillement vers la maison, la contourna, et se joignit à la fête en cours. Il choisit une femme au hasard, lui entoura la taille du bras. — Kiki ! s’écria-t-il. Je disais justement à Zoe combien tu es ravissante ce soir. J’ai dû te chercher partout pour te le dire moi-même. — Tu es un amour ! — Dis-moi, est-ce vrai, ce que j’ai entendu à l’intérieur il y a quelques minutes ? Au sujet de Larson et de Kit ? — Qu’as-tu entendu ? demanda-t-elle. Si les ragots ne me parviennent pas, c’est que je ne me mêle pas assez aux autres. — Allons remplir nos verres, je vais tout te raconter. Tandis qu’ils gagnaient le bar, Moriarity accrocha le regard de Dudley dans la marée humaine. Il hocha subrepticement la tête et tous deux sourirent. Eve se massa la nuque dans l’espoir d’atténuer la douleur. — Les gens disparaissent ou meurent. C’est pour ça qu’on a des flics, mais… — Tu as quelque chose ? Connors travaillait sur le deuxième ordinateur dans le bureau d’Eve plutôt que sur le sien afin qu’ils puissent échanger plus facilement leurs impressions. — Il y a neuf mois environ, les deux sont allés en Afrique dans un club de chasse privé. Ça coûte la peau des fesses, et on n’a le droit de tuer qu’une seule bête figurant sur une liste approuvée. On est assisté par des guides, une cuisinière, divers serviteurs ; les modes de transport sont variés, hélico compris. On dort sur des matelas confortables dans de vastes tentes climatisées que les porteurs traînent partout, on mange dans des assiettes en porcelaine, on boit des vins fins, etc. J’ai ici une brochure qui qualifie l’expérience d’« aventure élégante ». On peut s’offrir un petit-déjeuner gastronomique avant d’aller abattre un éléphant ou je ne sais quoi. — Quel intérêt ? s’étonna Connors. — En effet. Mais il se trouve que certaines personnes aiment tirer sur des trucs, surtout quand les trucs ne peuvent pas riposter. Melly Bristow, étudiante à Sidney, travaillant sur son master – photo, flore et faune sauvages –, se fait embaucher comme cuisinière. Par un beau matin ensoleillé, elle n’est pas là pour préparer ledit petit-déjeuner gastronomique. On pense d’abord qu’elle est allée immortaliser la nature, ce qui lui est déjà arrivé d’après les déclarations que j’ai sous les yeux. Son matériel a disparu, son sac à dos aussi. Pourtant, elle ne décroche pas le communicateur que chacun doit avoir sur soi en permanence. On s’impatiente parce qu’elle retarde le départ. Eve fit pivoter son fauteuil. — Quelqu’un prend le relais pour le petit-déjeuner. Comme elle n’est toujours pas de retour, on essaie de la localiser par triangulation, et l’un des guides part la chercher. Il ne trouve que son communicateur. Inquiet, il contacte le camp et une équipe se forme. On découvre son matériel, du moins une bonne partie, et des traces de sang. Finalement, ils traquent une troupe de lions ; la femelle et les petits sont en train de manger ses restes. — Seigneur, quelle fin atroce ! Même si elle est morte avant. — Je pense qu’on lui a épargné le supplice d’être dévorée vivante. Ce n’en était pas moins atroce, songea Eve. — Tu crois que Dudley et Moriarity l’ont éliminée, puis ont piégé les lions ? — La méthode est originale, murmura Eve. Seulement, il y a un hic. Quand ils l’ont récupérée, elle portait encore, plus ou moins, sa ceinture. Et le pistolet paralysant que tout le monde doit avoir sur soi était dans son étui. C’était sa troisième prestation avec cette société, elle connaissait les règles, d’autant qu’en principe, une formation est obligatoire avant d’accompagner un groupe. Elle a le temps de sortir son communicateur et de le laisser tomber, mais elle ne s’empare pas de son pistolet paralysant ? Bizarre. D’autre part, elle n’avait pris aucune photo. Ça ne collait pas. Pas du tout. — Elle parcourt près de deux kilomètres sans prendre une seule photo ? poursuivit-elle. Ça ne tient pas debout. Ils ont découvert ce qu’ils ont prétendu être le lieu du massacre – broussailles piétinées, sang, trace d’un corps traîné sur le sol, etc. À plus de deux kilomètres du camp, et ils ont constaté sa disparition juste après l’aube. Elle serait donc sortie dans le noir – sa torche était dans son sac à dos – alors que, d’après ce que je lis ici, c’est l’heure où la plupart des animaux à très grandes dents vont chasser. — Quelle est la conclusion des locaux ? — Décès accidentel. Fracture du cou. Il semble que les lions visent la gorge, la déchiquettent et/ou brisent la nuque de leur proie. Les lionnes la traînent ensuite jusqu’à leur tanière ou leur repaire, bref, à la maison, pour que les lionceaux puissent se nourrir. — Deux kilomètres, c’est énorme, même si, dans la panique, elle a couru dans la direction opposée à celle du camp. — Et dans une course à pied, je mise sur le lion. Peut-être était-elle stupide, mais ce n’est pas l’impression que j’ai en étudiant ses antécédents. Elle a passé du temps dans le bush australien, dans une réserve en Alaska, elle a visité l’Inde. Elle avait de l’expérience. Regarde ! Eve commanda l’affichage de sa photo d’identité sur l’écran mural. — Ravissante, constata Connors. — L’un d’entre eux estimait peut-être être en droit de l’avoir pour lui. Soit elle n’était pas d’accord, soit elle a accepté et la situation a dérapé. Le voilà avec un cadavre sur les bras, que fait-il ? Il appelle son meilleur copain et, ensemble, ils cherchent une solution. — Ils fonctionnent bien à deux, commenta Connors en repensant à la partie de golf. — Même facette de la même médaille. Voilà comment l’ex de Moriarity les a décrits. Ils se soutiennent l’un l’autre. Ils la rhabillent, rassemblent ses affaires. Ils connaissaient le territoire des lions parce qu’ils ont aperçu la troupe la veille et que le guide leur a fait un laïus à ce sujet. Traîner un corps mort sur plus de deux kilomètres, ce n’est pas simple, mais à deux, c’est faisable. Ils déposent le corps, ils l’entaillent peut-être ici ou là dans l’espoir que le lion flairera l’odeur du sang et viendra se régaler. Ils jettent l’appareil photo, le communicateur, regagnent le camp. Au cas où le félin refuserait de coopérer, chacun sera l’alibi de l’autre. Selon toute apparence, elle s’est éloignée seule et a été attaquée. Mais par deux animaux à deux pattes. Eve ramassa sa tasse, grogna en s’apercevant qu’elle était déjà vide. — Ce pourrait être le début, fit-elle. Tout y est. Du moins est-ce mon impression. Un meurtre – impulsif ou accidentel –, le maquillage de la scène, le travail d’équipe. L’excitation, puis la suite. Les recherches. Ils sont les seuls à connaître la vérité – source de nouveaux frissons. Et, ô miracle, tout a marché comme sur des roulettes ! Ils sont intouchables. Et qu’est-ce qu’ils se sont amusés ! — Depuis combien de temps étaient-ils en expédition ? — Trois jours. Ça s’est passé le quatrième. — Avaient-ils chassé ? — Euh… non, répondit Eve après avoir consulté ses données. — Alors ça pourrait être encore plus tordu. Ils avaient payé pour tuer et ils n’avaient rien tué. Elle demeura silencieuse, puis demanda : — Quelle heure est-il en Afrique ? — Tout dépend où. Le continent est vaste. — Au Zimbabwe. Connors consulta sa montre. — Environ 5 heures du matin. — Comment le sais-tu ? — Simple calcul, ma chérie. Et avant que tu harcèles les dirigeants du club de chasse, j’en ai peut-être une autre pour toi. — Où ? — Naples, ou au large de l’Italie. Ils participaient à une course à la voile. Ils ont circulé dans la région pendant deux semaines. Durant cette période, Sofia Ricci, vingt-trois ans, a été portée disparue. Elle est allée boire un verre dans un bar. Elle est partie après s’être disputée avec son copain. — Seule ? — Seule, confirma Connors. Poursuivie par un torrent d’injures, selon les témoins. Elle a été vue pour la dernière fois aux alentours de minuit et demi. Elle n’est pas rentrée chez elle, mais sa colocataire ne s’est pas inquiétée – elle la croyait chez son petit ami. Elle ne travaillait pas le lendemain, du coup, là non plus, on ne s’est pas affolé. Jusqu’au dimanche, quand le copain est passé à son appartement pour lui présenter ses excuses. Il a déclaré aux policiers, qui l’ont longuement cuisiné, qu’il avait regagné son domicile une trentaine de minutes après le départ de Sofia et qu’il avait essayé de la joindre à deux reprises sur son communicateur le lendemain. Comme elle ne décrochait pas, il en a déduit qu’elle boudait. On ne l’a jamais retrouvée. C’était il y a sept mois. — L’océan est grand, fit remarquer Eve. — En effet. Tes suspects logeaient soit à bord du yacht de Dudley, soit dans la villa de Moriarity. Tous deux, ainsi que plusieurs membres du club de voile, ont participé aux recherches initiales. — Toujours le frisson. Encore une femme. Jeune. Peut-être se sont-ils dit qu’elles faisaient des proies plus faciles – deux hommes, une femme. La plupart d’entre nous seraient condamnées d’avance. — Les flics ont blanchi le copain, mais ils ne se sont concentrés que sur lui pendant les premières soixante-douze heures. Ils pensaient à un enlèvement. Elle avait des amis, une famille, elle menait une existence stable, pas de problèmes majeurs, un bon boulot et tutti quanti. — Deux mois se sont écoulés entre ces deux affaires. Peabody a suggéré qu’ils s’étaient entraînés sur un individu dont la disparition passerait inaperçue, mais je ne suis pas d’accord. L’inquiétude, les recherches, les reportages contribuent au plaisir. Ricci pourrait être leur deuxième victime. Deux mois, le temps de se féliciter de leur exploit, de s’en repaître. Jusqu’au jour où l’excitation retombe. Ils décident de recommencer. — Le temps de planifier, renchérit Connors. Travailler en équipe implique de décider qui s’occupe de quoi, de coordonner les calendriers. — Le temps d’en discuter, d’élaborer, de peaufiner. Loin de leur base. Soit ils se disent qu’ils ne veulent plus s’encombrer d’un cadavre, soit ils optent pour une autre méthode qui leur permet d’abandonner le corps là où l’on a peu de chances de le retrouver, du moins tant qu’ils sont dans les parages. Ils sont peut-être allés à la pêche et ont ramassé une jeune femme très énervée et légèrement imbibée. — Une très jolie jeune femme, souligna Connors en affichant sa photo sur l’écran mural. — Oui, et au début, il est possible que ç’ait été un critère de choix. Ils se servent d’elles, ils se la partagent, ils l’éliminent. Mais ce n’était pas une affaire de sexe. Ce qui les a fait bander, c’est le meurtre. D’où un besoin de retenter le coup, de complexifier le système, juste pour voir. — Était-ce déjà un jeu, selon toi ? Une compétition entre eux ? — D’après moi, il s’agit davantage d’intimité. C’est… c’est ce que nous faisons ici même, en ce moment, en recherchant les disparus et les morts. C’est ta tante et toi qui échangent quelques mots – des mots qui comptent – en gaélique. C’est Charles qui prépare une omelette pour Louise quand elle a travaillé toute la nuit. Elle s’interrompit, hésita. — Mon raisonnement paraît boiteux, soupira-t-elle. Je ne sais pas comment… — Non, c’est parfaitement clair, assura Connors. C’est plus qu’un travail d’équipe, que des intérêts communs, qu’un partenariat. Tu vois cela comme une forme d’amour effroyable. — Je suppose que oui. Pour parler comme Mira, je dirais qu’ils se sont trouvés, reconnus. Si ça n’avait pas été le cas, peut-être que… Elle haussa les épaules. — Mais ça l’a été. Et à leur façon terrible, ils se complètent. — Je comprends. Il y en a peut-être d’autres avant, Eve. Avant l’Afrique. D’autres dont, comme l’a suggéré Peabody, on n’a jamais signalé la disparition. L’estomac d’Eve se noua. — Ils auraient pris le temps de perfectionner ce travail d’équipe avant de s’attaquer à quelqu’un de connu, à quelqu’un ayant un lien avec eux, supposa-t-elle. Elle se passa la main dans les cheveux. — Partons de ce principe, en nous en tenant aux victimes connues. Commençons par six à huit disparitions en Italie. Avec ce genre de meurtriers, l’escalade a tendance à être la règle. Ils ont besoin de leur dose. Elle demanda à l’ordinateur de prendre en compte les lieux où se trouvaient ses suspects dans cette période et affina la recherche. — Nom d’un chien ! J’en étais sûre ! Affichage ! Les ordures ! Regarde ça, Connors ! Sept semaines presque jour pour jour après cette femme en Italie. Une escapade à Vegas. Plus près de chez eux. Ils ne s’y rendent pas ensemble, mais s’y donnent rendez-vous. Dudley arrive un jour avant Moriarity. Un grand tournoi de baccarat – un jeu stupide. — En fait, c’est… — Ne m’interromps pas. — Oui, lieutenant. — Insolent, grommela-t-elle. Une femme de vingt-neuf ans découverte morte dans sa voiture au bord d’une route en plein désert, au nord de Vegas. Des marques de pistolet laser sur la poitrine. Battue à mort avec un démonte-pneu abandonné sur les lieux. Aucun signe de lutte, pas d’agression sexuelle. Ils l’ont d’abord neutralisée, puis ils l’ont tuée. Pas de sac, pas de bijoux. Ils ont maquillé la scène pour faire croire à un vol. Ils ont défoncé sa bagnole, en plus. Un flic qui voit ça pense aussitôt stupéfiants. Des toxicos, des voyous… Ils la forcent à se garer, la neutralisent, etc. Mais ce n’est pas tout. Notre victime, Linette Jones, était barmaid au casino où se déroulait le tournoi. Elle avait deux jours de congé devant elle, sa paie, une poche remplie de pourboires, et elle était en route pour Tahoe où elle devait rejoindre son petit ami. Tous ceux qui avaient pu l’entendre étaient au courant parce qu’ils devaient fêter un anniversaire quelconque. Elle allait lui offrir une bague – volatilisée, elle aussi. Elle allait le demander en mariage. — Ils ont tous deux signé une déposition, observa Connors en lisant le document. — Bordel de merde ! Je parie qu’ils en tremblaient d’impatience. Ils ont dû se frotter les mains en voyant les flics se tromper de direction. C’est là qu’ils ont commencé à se croire intouchables. Je vais les coincer, les ligoter et les étouffer. — Je n’en doute pas, mais il s’agit là de ce que vous autres appelez dans votre jargon des « présomptions ». — Foutaises, comme on dit dans le tien ! Connors laissa échapper un rire, ce qui lui valut un grognement féroce. — C’est curieux, chaque fois que tu prononces ce mot que j’utilisais dans ma jeunesse, je suis à la fois ému et excité. — Bref… Je peux rassembler les pièces du puzzle, établir un schéma. Il ne me reste plus qu’à le rendre suffisamment lumineux pour convaincre un juge de m’accorder un mandat de perquisition. Il me faut le crime suivant. Trois ou quatre mois plus tard. Elle le repéra rapidement, trois mois et demi plus tard. Un homme, cette fois, plus âgé que les victimes précédentes. — Un architecte, lut Eve, considéré comme l’un des meilleurs dans son domaine, assassiné pendant ses vacances dans sa résidence secondaire sur la Côte d’Azur. Sa femme l’a découvert un matin flottant dans la piscine. Neutralisé, puis étranglé – l’arme était sur le corps – avant de tomber ou d’être jeté dans le bassin. — Et l’épouse ? — Elle n’a rien entendu. Leur gosse de six ans était agité, fiévreux – le dossier médical le confirme –, elle avait donc décidé de dormir dans sa chambre. Elle n’avait aucun mobile. Le couple était solide, pas d’histoires d’adultère de la part de l’un ou de l’autre. Elle est riche. Elle a pleinement coopéré et fourni ses relevés bancaires sans sourciller. Elle n’aurait jamais eu la force de l’étrangler avec ce fil de fer, même neutralisé. Rien ne laisse supposer qu’elle ait fait appel à un tueur à gages. — C’est la première victime de sexe masculin, fit remarquer Connors. Un bon père de famille, un mari fidèle. — Je la connais – la femme. Eve étrécit les yeux, fouillant dans sa mémoire. — Où l’ai-je croisée ? Carmandy Dewar. Ce nom me dit quelque chose. Ordinateur, rechercher Carmandy Dewar en rapport avec Dudley/Moriarity. — Requête entendue. Recherche en cours… — Dudley et Moriarity étaient dans la région à l’époque ? — Oui. Remontés à bloc. Complémentaires. — Ils traînaient avec un groupe qui fraie dans ces milieux. J’ai des articles de presse, des ragots… C’est bon ! s’exclama-t-elle en même temps que la machine réagissait. — Tâche accomplie. Carmandy Dewar est citée dans plusieurs papiers aux côtés de Dudley et de Moriarity. Surtout Moriarity, qui l’a escortée à de nombreuses reprises à… — C’est bon ! répéta Eve. Il est sorti avec elle, ajouta-t-elle à l’intention de Connors. Avant qu’elle se marie avec l’architecte, ils ont eu une liaison. Elle est issue d’une famille fortunée, évolue dans les mêmes sphères. En tout cas, jusqu’à la naissance du gamin. Ma main à couper qu’ils se sont précipités chez elle pour lui présenter leurs condoléances et qu’ils ont assisté aux funérailles en affichant un air choqué et attristé. Salopards imbus d’eux-mêmes. — Voici une autre affaire qui devrait éveiller ta curiosité, bien qu’elle brise le schéma. Une autre femme. Larinda Villi, la plus grande mezzo-soprano de sa génération, et des suivantes du reste. Une sommité et, à soixante-dix-huit ans, l’une des mécènes les plus respectées et influentes des arts à travers le monde. Elle gisait devant l’entrée de l’opéra de Londres, un poignard dans le cœur. Moriarity était en ville, soi-disant pour affaires, et Dudley devait assister à la première d’un film dans lequel il avait investi une somme coquette. Toutefois, ni l’un ni l’autre n’avaient de lien avec Villi. — Ça ne change rien à la structure, répliqua Eve. Ça la renforce. Et c’est précisément ce que je cherche. En creusant, on trouvera. L’un de leurs grands-pères l’aura connue intimement ou leurs mères les auront obligés à aller l’écouter chanter alors qu’ils auraient préféré rester à la maison se branler. Il existe forcément un lien. Elle effectua quelques allées et venues, se rappela qu’elle était en manque de café. — J’ai besoin d’un remontant. — Moi aussi. Je m’en occupe. — Quelle heure est-il en Afrique ? — Une heure de plus que tout à l’heure, lança-t-il. — Je pourrais les contacter maintenant, suggéra-t-elle. Non. Il vaut mieux mettre tout ça noir sur blanc, affiner, identifier les étapes, cerner les modes opératoires. Mettre à jour son tableau de meurtre. Y insérer les autres victimes, leurs données. Ensuite, elle se concentrerait sur l’Afrique, élargirait le tableau, et remonterait jusqu’au présent. — Merci, murmura-t-elle en acceptant la tasse que lui tendait Connors. Je vais les serrer. Ce sera fastidieux, je vais devoir épurer, mais il faut foncer. Tu m’as fait gagner un temps précieux ce soir. Il lui caressa la joue. Elle était pâle de fatigue. — Et pour me remercier, tu vas t’acharner encore plusieurs heures. — Il faut que je mette tout à plat, que je parvienne à un raisonnement cohérent afin de convaincre Reo de convaincre un juge de m’accorder des mandats de perquisition à l’encontre de deux individus richissimes, de bonne famille, dotés d’alibis en alternance. Je dois la persuader, ainsi que Whitney, que tout ça peut coller. Si ça ne colle pas, je devrai patienter encore un peu. Mais… — Les jours d’un innocent sont comptés, devina Connors. Il se pencha pour lui effleurer les lèvres d’un baiser. — Je sais, enchaîna-t-il. Si tu le souhaites, je peux ajouter ces nouvelles victimes à ton tableau de meurtre. Ne prends pas cet air sidéré. Je sais comment fonctionne ton cerveau. — Tu pourrais les ajouter, oui, acquiesça-t-elle. Cependant… c’est à moi de m’en charger. — Serais-tu superstitieuse, par hasard ? — Non. Peut-être. Probablement. Bref, c’est à moi de le faire. Ça m’aidera à y voir plus clair. Parce que désormais, ces victimes étaient les siennes, songea-t-il. L’intimité, toujours. — Je vais travailler de mon côté. — J’en ai pour au moins deux heures, le prévint-elle. Tu devrais aller te coucher dès que tu… — J’aime me coucher avec ma femme quand cela est possible. J’ai de quoi m’occuper pendant deux heures. Lorsqu’elle contacta le club de chasse, elle ignorait quelle heure il était en Afrique. En revanche, elle savait pertinemment qu’à New York, il était 2 heures du matin. Elle envisagea de mentir, puis se ravisa. Si l’un des guides, ou des propriétaires, ou n’importe qui d’autre décidait d’avertir Dudley ou Moriarity qu’elle s’intéressait à eux, tant mieux. Elle était prête à leur donner de quoi s’inquiéter. Quand elle eut terminé, elle examina ses notes. Le guide s’était montré d’abord prudent, puis de plus en plus ouvert. De toute évidence, il avait eu un faible pour Bristow. Il n’avait jamais compris comment ni pourquoi elle s’était éloignée du campement. Il n’avait jamais compris comment ni pourquoi elle s’était aventurée sur le territoire de chasse connu d’une lionne. Il n’avait jamais compris comment elle avait pu faire preuve d’une telle négligence ni pourquoi elle était sortie avant le lever du jour. Dudley ? Un vantard, désagréable avec le personnel. Exigeant, impatient. Le guide le soupçonnait d’avoir apporté des substances illicites. Moriarity ? Froid, réservé. Adressait rarement la parole aux employés sinon pour donner un ordre ou râler. Après cette conversation, elle avait tenté sa chance auprès des enquêteurs locaux et réussi à donner un peu plus d’épaisseur à ce qu’elle avait déjà extirpé des reportages médiatiques. Elle avait suivi la chronologie, passant de Naples à Las Vegas, à la France et à Londres, collectionnant bribes et miettes, les assemblant pour former un tout. Au dos de son tableau de meurtre, elle avait dessiné un graphique auquel elle avait ajouté dates, lieux et photos des victimes, reliant l’ensemble par d’autres annotations. Des faits, des suppositions. « Sept morts », songea-t-elle en reculant. Ces deux paires de mains étaient maculées du sang de sept innocents. Voire plus. Elle contemplait encore ces visages quand Connors se glissa derrière elle, posa les mains sur ses épaules, et les lui massa. — Toutes ces vies brutalement interrompues, murmura-t-elle. Une femme intrépide, une fille avec un petit ami qui voulait se réconcilier, un mari et père de famille, une femme sur le point de commencer une nouvelle existence, une vieille dame qui avait répandu beauté et culture à travers le monde. Un autre mari et père de famille parti de rien, une femme qui a aidé autrefois une autre femme à échapper à un monstre. Tout ça pour le plaisir. Une nouvelle forme de divertissement. Comme d’allumer son téléviseur ou d’aller au cinéma. — Non, contra Connors. C’est comme une nouvelle drogue, plus puissante. Épuisée, écœurée, Eve se frotta les yeux. — Tu as raison. Et c’est précisément ce qui va m’aider à les arrêter. Ce besoin, cette dépendance, ils vont y céder. — Viens te coucher, à présent. Tu as besoin de dormir. Il la fit pivoter, glissa le bras autour de sa taille. Il était plus de 3 heures du matin et elle n’avait reçu aucun appel du Dispatching. Avec un peu de chance, elle les coincerait avant qu’il soit trop tard. Avec un peu de chance, elle n’aurait pas à ajouter un visage à son tableau de meurtre. 17 Elle crut d’abord avoir été réveillée par le lion qui lui grignotait le mollet – ce qui, en soi, était pénible. Mais lorsqu’elle émergea de son rêve, le bip de son communicateur retentit, strident, insistant. — Merde, grommela-t-elle. Connors lui caressa le bras pour la réconforter tandis qu’elle se redressait. Il commanda la lumière à dix pour cent. — Bloquer la vidéo, ordonna Eve en s’emparant de l’appareil. Dallas ! — Dispatching à Dallas, lieutenant Eve. Pendant que la voix désincarnée lui enjoignait de se rendre dans l’Upper East Side et lui transmettait les informations de base, elle s’assit au bord du matelas et se cacha le visage dans les mains. — Bien reçu. — Avant de te flageller, dis-moi ce que tu aurais pu faire pour empêcher cela, fit Connors. — Aucune idée. C’est ça le problème. Si je l’avais su, j’aurais agi. Je ne serais pas obligée d’aller examiner un cadavre de plus. Elle se frotta les tempes avant de lever la tête. — Et je suppose que je l’avais pressenti. — Tu es épuisée, tu es énervée. Nous n’avons pas eu une nuit complète depuis notre retour de vacances, grommela-t-il en s’asseyant à son tour. J’ai rêvé qu’un salaud de lion rôdait autour de la maison en quête d’un en-cas. Eve tourna la tête. — Il l’a trouvé. Moi, j’ai rêvé que ce salopard me dévorait la jambe. La solidarité de leurs inconscients remonta le moral d’Eve. — Je prends une douche rapide. Putains de lions. — Moi aussi, j’en ai bien besoin. D’une douche, pas d’un lion. Elle lui coula un regard de biais. — Je t’en prie, continua-t-il. Je vais t’accompagner. Ta scène de crime n’est pas très loin. — Nous avons dormi à peine trois heures, lui rappela-t-elle. Rendors-toi. Tu n’es pas… Mais déjà il posait le pied par terre. — Je serai ton Peabody jusqu’à ce que l’originale arrive, plaida-t-il. Elle a un trajet nettement plus long que nous à parcourir. Eve se passa la main dans les cheveux, considéra sa proposition, puis : — Cela me rendrait service. Ainsi qu’un café. — Dépêchons-nous. Lorsqu’ils descendirent, un quart d’heure plus tard, Summerset les accueillit, vêtu comme à son habitude de son impeccable costume noir. Eve se demanda s’il se couchait avec, tel un vampire dans un cercueil, mais se retint de tout commentaire, car il tenait un plateau chargé de deux tasses de café à emporter et d’un sachet de bagels à la cannelle. — Peut-être un jour vous déciderez-vous à vivre ici, tous les deux, observa-t-il. — Dans ce bouge ? rétorqua Eve en s’emparant d’une tasse. Connors se servit à son tour et saisit le sac de viennoiseries. — Merci. Si vous pouviez contacter Caro. Qu’elle s’occupe de la réunion holographique de 8 heures. Je l’appellerai si je dois modifier mon emploi du temps. — Entendu, répondit Summerset. Peut-être devrais-je lui suggérer d’ajouter la mention « assistant de la police » à votre biographie officielle ? — Vous êtes méchant. Affichant un grand sourire, Eve franchit le seuil de la maison, puis jeta un coup d’œil à Summerset et au chat à ses pieds. — Merci, lança-t-elle. Sans surprise, son véhicule l’attendait au bas du perron. Comment faisait-il ? s’interrogea-t-elle. — Au fond, c’est peut-être d’un Summerset que j’ai besoin. Mon Dieu, ai-je vraiment dit ça ? — J’hésite à te signaler que tu as déjà un Summerset, fit remarquer Connors. Il vient de nous fournir du café et des bagels. — Je préfère ne pas y penser. Je prends le volant. Toi, tu vas endosser ton costume de Peabody et te renseigner sur les propriétaires de la demeure où nous nous rendons et le lien avec Dudley. Cette fois, c’est lui que cela devrait concerner. Elle mordit dans un bagel tout en conduisant, but une gorgée de café, et reprit : — Un lieu qui n’est pas public. C’est une première. Un angle nouveau. Peut-être d’autres personnes se trouvaient-elles là au moment du… — Garrett Frost et Meryle Simpson. Simpson est directrice du marketing chez Dudley. — Apparemment, ils n’ont pas modifié les règles du jeu. La victime est de sexe masculin, ce n’est donc pas elle. Son conjoint ? — Son mari, corrigea Connors. Ils sont mariés depuis neuf ans. — Ce n’est sans doute pas lui non plus à moins qu’ils n’aient opté pour une certaine diversification. Que fait-il ? — Avocat d’affaires. Un cabinet solide au sein duquel il travaille depuis douze ans. Associé, mais rien de spécial n’apparaît si l’on s’en tient aux règles de la compétition. — J’en déduis qu’ils respirent toujours et n’ont aucun rapport avec la victime. Je parie que Dudley a été souvent reçu chez eux. Il doit connaître par cœur la topographie des lieux. — Mais tu penses que Moriarity a commis le meurtre. — C’était à son tour de frapper. Elle doubla un maxibus qui roulait tranquillement vers l’est avec son chargement de passagers ensommeillés. — Ce qui signifie, reprit-elle, que Dudley a dû lui communiquer les plans. L’acte compte autant que la victoire – davantage, corrigea-t-elle. Ils s’arrangent donc pour que le terrain de jeu demeure égal. Franchement tordu, mais logique. Tandis qu’Eve fonçait à travers la ville, Connors continua de jouer les Peabody. — Frost et Simpson possèdent cette maison et y vivent depuis six ans. Ils ont aussi une résidence secondaire sur l’île Jekyll, au large de l’État de Géorgie. Et deux enfants, un garçon et une fille, six et trois ans. Simpson est vaguement apparentée à Dudley du côté maternel. Le second mari d’une nièce de sa mère. — Intéressant. Un lien de plus. Et la preuve qu’il connaît bien les lieux. — Encore plus intéressant, c’est que Frost et Simpson ont racheté la propriété à Moriarity. Eve lui jeta un coup d’œil tandis qu’elle grillait un feu orange. — Tu plaisantes ? — Non. Il en a été le propriétaire précédent, pendant cinq ans. Il n’avait donc pas besoin de plan pour s’y retrouver. — Conclusion : ils se fichent éperdument qu’on puisse les rattacher aux meurtres. Au contraire, ils le souhaitent. — Ce qui ajoute à la compétition, commenta Connors. Et en rend la structure plus complexe. — Le plaisir s’accroît d’autant. Ça fait partie des règles. Ils doivent sélectionner une cible avec qui il existe un lien, et faciliter l’acte en se servant d’un autre lien. Histoire d’augmenter les enjeux. Quels sont les enjeux ? Que remporte le gagnant ? Elle bifurqua vers un portail, examina la bâtisse qui s’élevait derrière tout en présentant son insigne à l’uniforme de garde. Un vrai palais. Moins imposant que celui de Connors, certes. Normal. Trois étages, tout de même, un petit mur d’enceinte. Le flic l’autorisa à avancer et elle alla se garer derrière deux véhicules de patrouille. — Système de sécurité haut de gamme, déclara-t-elle en notant les caméras et les détecteurs. S’ils ont conservé celui de Moriarity, il n’a eu qu’à trafiquer les codes. — Le corps est derrière, lieutenant, annonça un autre uniforme. Dans le patio. C’est le jardinier qui l’a découvert, précisa-t-il en désignant une camionnette. Il a expliqué qu’il était passé pour l’entretien, vu que les propriétaires sont en vacances en Géorgie depuis une semaine. La porte était fermée à clé, ajouta-t-il en les accompagnant jusqu’au site. Aucun signe d’effraction ni de lutte. Pourtant, les objets de valeur sont bien visibles. On n’a pas l’impression d’un cambriolage. — Vous avez inspecté toutes les pièces ? — Oui, lieutenant. Tout paraît en ordre. Sauf dans la cuisine. Quelqu’un y préparait un repas. Il y a un poulet dans le four, de la nourriture et des ustensiles sur les comptoirs. — Le four était-il allumé ou éteint à votre arrivée ? — Éteint, lieutenant. Mais il y avait de la lumière, de la musique, comme maintenant. La victime porte un tablier et, je dois l’avouer, le spectacle est inattendu. — Où est le jardinier ? — Là-bas, répondit-il avec un geste. Les quartiers de la bonne ou de la belle-mère, je suppose. Il est avec son gosse – il a mal choisi son jour pour l’amener. — Commencez le porte-à-porte. Quadrillez le quartier. Si quelqu’un a vu ou entendu quoi que ce soit, je veux le savoir. Gardez les témoins sous surveillance jusqu’à ce que je puisse les interroger. — À vos ordres. Elle gagna le patio. En effet, le spectacle était inattendu. Elle s’enduisit les mains et les chaussures de Seal-It, jeta la bombe à Connors, mais resta un moment immobile. Le temps d’embrasser la scène. — Un jardin, commenta-t-elle. Entouré de murs, bien sûr, mais un espace à l’air libre. De l’autre côté, on a des passants et des voitures. Des bâtiments, aussi. Peut-être des gens qui regardaient par leur fenêtre. Le lieu correspond aux règles. Elle concentra son attention sur la victime. — Je suppose que c’est un cuisinier ? Connu ? — Un grand chef. Si je ne m’abuse, c’est Delamare de Paris. Et oui, confirma Connors, il est connu. C’est l’un des meilleurs du monde. Il possède un restaurant à son nom à Paris et y cuisine parfois. Pour l’essentiel, il sert une clientèle privée. Notamment des hommes politiques. — Ça colle. Donc, Moriarity le convoque ici, probablement en usurpant l’identité de Frost ou de Simpson. Il faudra vérifier comment il est venu et… — Il voyage à bord de sa navette personnelle, l’interrompit Connors. Ce sera facile de le confirmer. Eve opina. — Moriarity le convoque, reprit-elle. Il réussit même à le mettre aux fourneaux. Il l’attire ou le pousse dehors, puis… Le chef dans le jardin avec… qu’est-ce que c’est que ce machin qui épingle le pauvre bougre à cet arbre ? — Une sorte de lance ? Elle fronça les sourcils. — Quelle sorte de lance ? C’est toi l’expert en armes. — Pour l’amour du ciel, l’engin qui l’a propulsée n’est plus là ! Cependant, Connors s’approcha pour examiner ladite lance de plus près. — Pour transpercer ainsi le corps et se ficher suffisamment profond dans l’arbre pour en soutenir le poids, ce doit être un dispositif doté d’une certaine vélocité. Manuellement, cela me paraît impossible. L’objet est en métal, pas en bois, et laqué. Fin, lisse et… je crois qu’il s’agit d’un harpon. — Comme pour tuer les baleines ? — Celui-ci me semble conçu pour la pêche sportive. On ne le lance pas, on le propulse à l’aide d’une sorte de fusil. — Le chef cuisinier, dans le jardin, avec le harpon. Elle avança, rouvrit son kit de terrain. — Mets-toi dans la peau de Peabody. — Elle n’aurait pas su identifier l’arme, observa-t-il. Il n’avait pas tort, mais elle se contenta de lui montrer sa mallette. — Heure du décès et identification. Il avait souvent assisté au processus et c’était lui qui avait proposé de remplacer Peabody. Il s’attela donc à sa tâche pendant qu’Eve examinait le corps. — Pas d’autres lésions visibles. Aucune trace de lutte. Elle baissa le nez, ramassa un mégot de cigarette pour les techniciens. — Sûrement la cigarette de la victime, devina-t-elle. Même Moriarity n’est pas arrogant au point de me procurer son ADN sur un mégot. Combien mesure-t-il ? Un mètre soixante-treize, environ ? La lance lui traverse la poitrine. En plein cœur. Pour que ça compte, il ne faut pas blesser la proie. Oui, c’est ça, environ un mètre soixante-treize, et dans le mille, comme s’il avait une cible accrochée autour du cou. — C’est bien Delamare, annonça Connors. Luc, cinquante-deux ans, double nationalité française et américaine, résidence principale à Paris. Célibataire pour le moment, père de trois enfants issus de diverses relations. — Je n’ai pas besoin de tous ces détails pour l’instant. — Je me substitue à Peabody, et c’est une méticuleuse. J’estime l’heure du décès à 22 heures grosso modo. Eve lui jeta un coup d’œil sévère et il s’insurgea : — Vu que je débute, j’apprécierais un minimum d’indulgence, lieutenant. Elle éluda cette protestation d’un geste, rentra dans la cuisine, ressortit, étudia sur le corps. Récapitula. — Quelqu’un lui a ouvert ou lui a fourni les codes pour qu’il puisse entrer. Quelle sorte de client dévoile les codes d’accès à sa demeure ? Il semble plus plausible qu’on l’ait accueilli. Quant à toutes ces victuailles, soit la victime les a apportées, soit le tueur les avait achetées. — Je crois savoir que Delamare insistait toujours pour fournir ses propres produits. — Parfait, on a donc peu de chances de remonter jusqu’à Moriarity par le biais d’achats d’ingrédients exotiques. Si Moriarity l’attendait, la victime le connaissait-elle ? N’aurait-elle pas contrôlé le client, comme n’importe quel prestataire de services à domicile ? Il a bien fallu qu’elle pénètre dans les lieux, conclusion, quelqu’un lui a ouvert. Si c’est Moriarity, pourquoi avoir attendu avant de commettre le crime ? Combien de temps faut-il pour cuire un poulet ? Connors la fixa, ahuri. — Comment diable veux-tu que je le sache ? Elle afficha un mince sourire. — Je parie que Peabody aurait la réponse. — Enfer et damnation ! Attends. Quel poids ? — Je l’ignore. Il est gros comme… ça, enchaîna-t-elle en écartant les mains. — Hmm, marmonna-t-il en pianotant sur son Palm. D’après ce que je lis ici, deux heures. — Tu fais un bon Peabody. Je suppose que l’assassin a éteint le four avant de partir. Pour éviter que les alarmes de fumée ne se déclenchent et n’alertent les pompiers. Il m’a l’air cuit, mais j’imagine qu’il a continué à rôtir une fois le feu coupé. Il a fallu le préparer. On peut supposer que la victime a passé au moins deux heures sur place, à couper, taillader et hacher. Le plan de travail est couvert de couteaux, de couperets et de lames ultra-aiguisées. Et il y a une mallette somptueuse où les ranger. — Celle de Delamare, certainement. — Moriarity n’aurait pas laissé ce type traîner pendant deux heures avant d’intervenir. Une perte de temps, et trop risqué. Elle fit le tour du patio en réfléchissant à voix haute. — Il l’accueille, il le laisse travailler et revient plus tard ? Il faudra vérifier les vidéos de sécurité, mais on ne verra rien. Il faisait encore jour à l’arrivée de la victime. Elle regagna la cuisine, ressortit. Elle voyait la scène, Connors le savait. Elle allait inventer plusieurs scénarios jusqu’à ce que l’un d’entre eux lui convienne. — Un souper, décida-t-elle. Forcément. Il n’y a pas assez de nourriture pour une réception. On dirait plutôt un souper aux chandelles pour deux. Une bouteille de vin ouverte, un verre. Celui de la victime. Où est le vin pour le repas ? Où est le champagne ? Je n’en ai pas vu dans le réfrigérateur. Les propriétaires possèdent sûrement une cave ou un bar. Mais… — Delamare a dû sélectionner et apporter des vins qui s’accordent avec ses mets, acheva Connors à sa place. Elle acquiesça. — Il a bu en cuisinant. J’ai aperçu un truc qui sent le poisson dans le réfrigérateur, recouvert de cellophane. Je doute que les propriétaires soient partis en vacances en laissant un truc qui sent le poisson. Même moi, je ne commettrais pas cette erreur. Il prépare une partie de son menu, met le poulet au four. La salade est dans une sorte d’essoreuse. Il s’accorde une petite pause, vient ici prendre l’air, en griller une… Une seconde ! Où est le personnel ? Les grands chefs ne s’entourent-ils pas d’esclaves chargés des corvées ? Épluchage, mixage et tout le reste ? Connors pivota vers l’infortuné Delamare. — Il est un peu tard pour lui poser la question. — À vérifier. Donc, il est ici en train de fumer sa cigarette. Soit Moriarity est avec lui, soit il apparaît d’un seul coup. Il a dissimulé son arme quelque part… Non, il est apparu d’un seul coup parce qu’il avait l’arme avec lui. S’il l’avait cachée, quelqu’un, le jardinier, par exemple, aurait pu arriver un jour plus tôt que prévu et tomber dessus. Il s’arrange pour que la victime se place devant cet arbre. « Recule, camarade », ou « déplace-toi d’un pas ». Il a été rapide, car Delamare n’a pas tenté de s’enfuir. Impossible de réussir un coup pareil si la cible prend ses jambes à son cou. Eve se positionna à l’extérieur de la porte de la cuisine et leva les bras comme si elle tenait une arme. Elle bougea de quelques centimètres, hocha la tête. La simulation informatique placerait sans doute l’assassin à l’endroit où elle se tenait. — Puis il vérifie, s’assure qu’il a remporté son round, reprit-elle. Est-ce qu’il contacte Dudley pour le prévenir ? Il prend une photo, une petite vidéo, histoire d’apporter une preuve à son copain. Partager un bon moment. Il réintègre la cuisine, éteint le four, décide d’emporter les bouteilles non débouchées et s’en va. — Il a franchi le portail en entrant et en repartant, souligna Connors. Quelqu’un aurait pu le voir. — Au parc d’attractions, Dudley était déguisé. Moriarity a dû en faire autant. À moins d’être stupide, il n’a pas garé sa voiture dans les parages ni pris un taxi jusqu’ici. Il a accompli une partie du trajet à pied. Il avait sa catapulte – l’engin pour le harpon – avec lui. Il portait un sac pour l’arme, un autre pour le vin. Détails à ne pas négliger. C’était une piste. Un piéton portant deux gros sacs. Oui, c’était peut-être une piste. — Il devait avoir l’air d’un type qui revient du supermarché, mais ça peut nous servir. Il aurait dû laisser le vin. Salopard prétentieux et avide. — Il a pu passer par le portail du jardin, indiqua Connors. C’était plus malin. — Exact. Bien vu. — Désolée d’avoir mis si longtemps, s’excusa Peabody, un peu essoufflée, en se dépêchant de les rejoindre. Le métro était… Ah ! Salut, Connors ! — Tant qu’à reprendre mon rôle habituel, je propose d’examiner le système de sécurité, suggéra ce dernier. — Bonne idée. La victime est Delamare, Luc, enchaîna Eve à l’adresse de Peabody. Chef cuisinier, la crème des crèmes. — Même topo, observa sa coéquipière. Qu’est-ce que c’est que ça ? — Nous pensons que c’est un harpon. — Comme pour les baleines ? Eve ne put résister : — Il vous paraît assez gros pour embêter une baleine ? — Mais pour tuer les baleines, on utilise un harpon, non ? Comme dans ce livre avec ce cinglé et le navire et la baleine. Et l’autre, Isaac ou Istak ou… une seconde. Peabody ferma les yeux, les rouvrit. — Ismaël ! Appelez-moi Ismaël. — Tout individu qui monte à bord d’un bateau avec une lance pour tuer une baleine est cinglé. Et je vais continuer à vous appeler Peabody. Ce truc provient sans doute d’un fusil spécial qui le propulse. On s’en sert pour attraper des poissons et éliminer les grands cuisiniers français. Peabody étudia Delamare, les lèvres pincées. — Efficace. — Heure du décès, reprit Eve, qui lui résuma les faits. — Effroyable, commenta Peabody. Faire venir la victime de Paris, l’obliger à passer tout ce temps devant les fourneaux, puis l’empaler avant même que le poulet soit rôti à point. — À mon avis, le poulet est le cadet des soucis de notre victime. Delamare a dû apporter ses provisions avec lui ; il les a probablement achetées à Paris parce qu’il y a ses fournisseurs. Lancez une recherche. Je veux identifier les vins. Il n’y avait pas que la bouteille ouverte. Profitez-en pour retracer son voyage. Est-il venu seul ? Quel moyen de transport a-t-il utilisé entre l’aéroport et ici ? Je veux les horaires. La DDE analysera la vidéo de sécurité. Avertissez la police scientifique et le médecin légiste. Il faut aussi aviser les propriétaires. Nous allons… Elle se tut alors que Connors reparaissait. — Lieutenant ? J’aimerais que tu viennes jeter un coup d’œil. — Il est sur la vidéo ? — Non. Mais il y a autre chose. Elle le suivit jusqu’a une petite pièce parfaitement équipée. — On ne décèle aucune activité jusque-là, dit-il en enfonçant une touche. Il est alors 17 h 30. Eve vit une voiture se garer devant le portail. — Berline de modèle récent, plaques d’immatriculation new-yorkaises. Peabody, renseignez-vous. Le portail s’ouvrit lentement. — Il avait le code ou la clé, il n’a eu aucun mal à entrer. Parvenu devant la bâtisse, le conducteur descendit du véhicule, s’avança jusqu’à la porte et tapa un code. — Ce n’est ni Dudley ni Moriarity. Retour arrière et zoom. Je veux voir… Merde ! Un putain de droïde. D’accord, c’est malin. Ils sont loin d’être idiots. Ils utilisent un robot, y programment les codes d’accès. Il entre, attend la victime, lui ouvre. Il fait sans doute office de domestique. — À 20 heures pile, voici Delamare, conduit par un chauffeur, annonça Connors. Il est effectivement accueilli par le droïde. Un quart d’heure plus tard, le système de sécurité est débranché. Caméras, alarmes, verrous. Si la compagnie avait été informée de l’absence des propriétaires, elle s’en serait inquiétée. Partant du principe qu’ils avaient pris la précaution de la prévenir de leur départ, j’en déduis que nos suspects avaient besoin d’un passe-partout, d’un clone qui puisse déclencher un dispositif secondaire afin de masquer l’interruption. — Intelicore est dans le business, commenta Peabody. Moriarity a pu mettre la main sur un clone. — Une fois la sécurité neutralisée, Moriarity peut s’approcher sans risquer d’être repéré, enchaîna Eve. Il n’a même pas besoin du code puisque toutes les issues sont déverrouillées. Elle se mit à arpenter l’espace. — Du coup, il a dû repartir à bord de la voiture et non à pied. Pourquoi marcher quand on peut se glisser sur une banquette confortable et se faire conduire où l’on veut ? Nous vérifierons, mais voilà une piste qui me paraît mener à une impasse. — L’automobile appartient à une certaine Willow Gentry, annonça Peabody. Je lance une recherche. — Vous allez voir qu’elle a été volée, grommela Eve. Ils en avaient besoin pour quelques heures seulement. Il leur a suffi de donner l’ordre au droïde d’en piquer une. Ils n’ont même pas pris la peine d’emporter l’enregistrement ou de saboter le disque dur. Ils se fichaient que l’on parvienne à identifier la voiture ou le droïde. La première est retournée à sa place initiale ou a été abandonnée quelque part, le deuxième a été démonté et recyclé. — Je peux effectuer un diagnostic du système ici, essayer de déceler la dérivation. Eve se tourna vers Connors et secoua la tête. — La DDE s’en chargera. — Dans ce cas, je m’en vais. Lieutenant, un mot, fit-il avant d’ajouter : Bonne chance, Peabody. — À demain. — Quel jour serons-nous demain ? s’enquit Eve tandis que Connors l’attirait à l’écart. — Samedi. — Déjà ? Comment est-ce possible ? — C’est la faute de vendredi. Il posa les mains sur ses épaules, les massa jusqu’à ce qu’elle croise son regard. — Tu n’aurais pas pu le sauver, Eve. — Mon cerveau en est conscient. C’est le reste qui a du mal. — Encore un petit effort, souffla-t-il avant de l’embrasser. Il savait ce qu’elle ressentait, ce qui la tracassait. Et cela réconforta Eve, qui déposa à son tour un baiser sur ses lèvres. — Merci pour ton aide. Elle pivota sur ses talons et rejoignit Peabody dans la cuisine. Celle-ci était en train d’examiner le poulet dans le four. — Très appétissant, déclara-t-elle. Donc, Willow Gentry, soixante-trois ans, nourrice agréée. Mariée depuis trente-huit ans. Casier vierge. J’ai contacté l’organisme pour lequel elle travaille. Son époux et elle sont partis chez leur fille qui attend bébé numéro deux d’une minute à l’autre. Ils ont conduit eux-mêmes la berline jusqu’à l’aéroport. — Elle a été dérobée sur le parking longue durée. Ils l’ont probablement garée dans une rue quelconque une fois leur mission accomplie. Demandez à la sécurité de l’aéroport d’essayer de la localiser. Si elle n’est pas là, on diffuse un avis de recherche. Avec un peu de chance, on réussira à la leur récupérer. — Les pauvres, débarquer de la navette et se retrouver sans voiture. Ça craint. — Il y a pire, observa Eve, mais autant leur éviter ce désagrément. Allons interroger le jardinier et son gamin. — Son gamin ? répéta Peabody, en plein désarroi. Un gamin a vu ça ? — Oui. Je ne vous l’avais pas précisé ? Soulagée que sa coéquipière soit là pour s’occuper du môme, Eve poussa la porte et pénétra dans ce qui devait être l’appartement d’une gouvernante à demeure ou d’un majordome. La salle de séjour était spacieuse, chaleureuse, joliment décorée. Installé dans l’un des confortables fauteuils, un uniforme discutait base-ball avec le gamin. Eve lui fut reconnaissante de son initiative, et fut rassurée en constatant que ledit « gamin » avait environ seize ans. Mince et musclé, l’adolescent au teint café au lait était très beau. Elle songea que le cœur des jeunes filles devait palpiter lorsqu’il posait ces yeux sombres sur elles. Le père, mince et musclé lui aussi, tournait nerveusement sa casquette entre ses doigts. Moins séduisant que son fils, il avait un visage tanné aux traits sculptés et des cheveux noirs, bouclés. Il leva la tête à l’entrée d’Eve, et lui adressa un regard à la fois chagrin et empli d’espoir. — Officier, si vous voulez nous laisser, fit-elle. — Oui, lieutenant. Un fan des Mets, bougonna-t-il en feignant l’indignation. Décidément, il en faut pour tous les goûts. — Oh, allez ! s’esclaffa l’ado, tout en se rapprochant subrepticement de son père. — Je suis le lieutenant Dallas, se présenta Eve en leur faisant signe de rester assis. Voici l’inspecteur Peabody. — Je suis James Manuel. Mon fils, Chaz. — Dure journée, commenta Eve en prenant la place que venait de libérer l’uniforme. Vous travaillez pour M. Frost et Mme Simpson. — Oui. Je suis responsable de la maintenance du jardin et du bassin. J’ai plusieurs clients dans ce quartier. Ils sont absents. Ils n’étaient pas là quand… quand c’est arrivé. — C’est ce que j’ai cru comprendre. Pourquoi êtes-vous venu avec votre fils ce matin ? — Nous devions remplir le distributeur de nourriture des poissons koï – il leur en faut davantage quand il fait chaud. Nous devions aussi renouveler le paillage, éliminer les boutons desséchés des plantes et des buissons, remettre de l’engrais. Mon fils était avec moi pour me donner un coup de main. Nous avons – avions – un chantier pas loin d’ici. Des plantations et une petite construction. Comme les propriétaires étaient en vacances, nous pouvions venir tôt sans les déranger. L’aube se levait à peine. La dame m’avait donné le code du portail. J’en dispose depuis cinq ans, depuis qu’elle m’a engagé. Il nous permet aussi de franchir celui du jardin. Mais pas la maison. Nous ne sommes pas entrés, ajouta-t-il précipitamment. — Bien. Donc, vous avez garé votre camionnette, puis vous êtes passé par-derrière avec votre fils. — Oui. Il aspira une grande bouffée d’air. — Oui, madame, répéta-t-il. Exactement. — On riait, intervint le garçon. Je lui avais raconté une blague et on rigolait. J’étais devant lui. Au début, on n’a rien remarqué. Papa s’est retourné pour verrouiller le portail et là, je l’ai vu. J’ai vu l’homme, le mort. — Tu as dû avoir peur, fit Peabody. L’air de rien, elle s’était approchée du canapé et se jucha sur l’un des accoudoirs. — J’ai hurlé, avoua Chaz en baissant le nez. Comme une fille. Puis je me suis remis à rire parce que je n’y croyais pas. — Et ensuite ? demanda Eve. — J’ai lâché mes outils, raconta James en frissonnant. J’ai eu l’impression que ma tête explosait. J’ai couru jusqu’à l’homme. Je crois bien que j’ai hurlé, moi aussi. Puis Chaz m’a agrippé et écarté. — C’étaient les outils. Le bruit quand ils sont tombés, reprit Chaz. Comme une claque. Il allait essayer d’arracher l’homme de l’arbre. Seigneur ! Il plaqua la main sur son estomac. — Tu veux faire une pause ? lui proposa Peabody en posant une main rassurante sur son épaule. Un verre d’eau ? — Non, merci. Je sais qu’on ne doit toucher à rien. Ils le disent toujours, dans les séries policières. J’en regarde beaucoup. Je ne sais pas comment je m’en suis souvenu. Je n’y ai peut-être même pas pensé. Mais je ne voulais pas que mon père… C’était… horrible. — Nous sommes repartis. Enfin, nous ne sommes pas restés dans le jardin. Je craignais que quelqu’un soit encore là, et mon fils… — Vous avez eu raison. Vous n’avez rien à vous reprocher, murmura Eve. — On a ramassé les outils. Je ne sais pas pourquoi sauf que je ramasse toujours mes outils. On a couru jusqu’à la camionnette. On a appelé la police et on s’est enfermés à clé jusqu’à leur arrivée. — Aviez-vous déjà vu cet homme ? — Non, madame, il ne me semble pas, répondit James. Mme Simpson et M. Frost sont des gens bien. Ils ont des enfants. Ce n’est pas eux. Ils n’ont pas pu faire ça. Ils ne sont même pas là. — Je sais. Ne vous inquiétez pas. Où sont les domestiques ? Où est la personne qui loge ici ? — Elle s’appelle Hanna, Mme Wender. Elle les a accompagnés en Géorgie. Avec Lilian, qui s’occupe des enfants. Ils y vont chaque été pendant un mois, dans leur résidence secondaire. — Ils possèdent un droïde ? — Non, je ne crois pas. En tout cas, je n’en ai jamais vu. Ils ont Hanna et Lilian, et des gens de ménage qui viennent deux fois par semaine. Et moi. — D’autres que vous connaissent-ils les codes d’accès ? — Je l’ignore. Hanna, certainement, et Lilian. Lilian emmène les enfants au parc, il faut qu’ils puissent entrer et sortir. Hanna fait les courses. Mais elles ne sont pas ici. C’est quelqu’un d’autre. Je ne sais pas pourquoi cet homme était ici, comment il est entré. Pourquoi l’avoir tué ici ? C’est une bonne maison. — Mon intention est de le découvrir. Vous n’avez commis aucune erreur, ni l’un ni l’autre. Je prends le relais. — On peut s’en aller ? — Oui. L’officier a-t-il pris vos coordonnées, au cas où nous souhaiterions vous revoir ? — Oui. Il a tout. Dois-je prévenir M. Frost ? Mme Simpson ? — Nous nous en chargerons. Ils se levèrent en même temps qu’Eve et Peabody. Le garçon s’immobilisa devant Eve, plongea son regard dans le sien. — Ce n’est pas comme dans les films. Pas du tout. Elle pensa à Sean devant le cadavre de la jeune fille dans la forêt. — Les gens me le disent toujours. Ils ont raison. 18 Eve explora la maison pour s’imprégner de l’atmosphère, tenter de cerner les gens qui y vivaient. Et pour s’assurer qu’aucun droïde n’y demeurait. Elle trouva la cave à vin, bien dotée et sécurisée. Elle demanderait à la DDE d’analyser les enregistrements, de déterminer à quelle date une bouteille en avait été sortie pour la dernière fois, mais elle était presque sûre que la victime avait apporté ses provisions et que l’assassin avait emporté le reste du vin. Elle retourna dans la cuisine. Elle n’y connaissait strictement rien, mais elle était capable de jauger le concept général. Elle se revit dans la cuisine de la ferme en Irlande, en train de regarder Sinead préparer le petit-déjeuner. Ces choses-là s’effectuaient selon un certain ordre, songea-t-elle. — Par quoi a-t-il commencé ? À sa place, j’aurais d’abord sorti mes victuailles et mes outils. Il a dû ranger une partie des aliments dans le réfrigérateur. Puis il aura mis sa musique, peut-être bu un verre de vin… Tout organiser. A-t-il déjà eu l’occasion de travailler ici ? À vérifier. S’il connaissait déjà l’agencement des lieux, il n’a pas dû mettre longtemps à s’installer. Elle ouvrit le four, contempla le poulet. — Connors prétend qu’il faut compter deux heures de cuisson. Ce doit être la tâche la plus longue, il aura débuté par ça. — Connors sait rôtir un poulet ? s’étonna Peabody. — Non. Il s’est informé sur le sujet. Peabody vint de nouveau jeter un coup d’œil dans le four et opina. — Une bonne heure et demie, en tout cas, moins pour les légumes. Il les a ajoutés plus tard. Figurez-vous que je sais rôtir un poulet, mais ma recette est plus simple. Celui-ci est arrosé d’une sauce, et vous voyez comme il est ligoté ? — Très joli. Combien de temps avant de le mettre au four ? — Hmm… C’est un pro, il est sûrement plus rapide que la moyenne. Ou peut-être plus lent parce que sa cuisine est plus compliquée. Disons une trentaine de minutes. Une fois la volaille au chaud, il a dû éplucher et couper les légumes. Eve ouvrit le réfrigérateur. — Il avait mis un truc au poisson au frais. Peabody s’approcha, renifla. — On dirait une mousse. Ça réclame un peu de temps. Tiens, ses asperges ! Elles devaient attendre d’être accommodées. Et du caviar – méga-luxe ! Et ces pousses de salades, dans l’essoreuse, dommage qu’elles soient fanées. — En somme, il a dû s’activer pendant deux bonnes heures. À en juger par le niveau de la bouteille, il a bu deux verres de vin. Le légiste nous le confirmera. — Vous savez ce qui m’épate ? fit Peabody en balayant la pièce du regard. Tout est impeccable. Pas de désordre, pas de salissures. Quand ma grand-mère s’y met, on a l’impression qu’un ouragan a traversé la maison. Conclusion : lui ou le meurtrier a nettoyé. — Je pense que nous pouvons éliminer l’assassin. À quoi bon ? Du reste, Moriarity ne daignerait pas essuyer un comptoir ou ranger une assiette dans le lave-vaisselle. Toutefois, l’observation de Peabody lui permit d’y voir plus clair. — Les pros aiment un espace propre, dit-elle. Donc, soit il s’en est chargé, soit il a confié cette corvée au droïde. À partir de tous ces éléments, l’ordinateur pourra nous fournir une chronologie plus précise. Moriarity a dû calculer son coup. Puis, la sécurité étant débranchée, il ne lui restait qu’à ordonner au droïde de le conduire là où il voulait… Il n’est pas venu en voiture. Il n’allait pas s’encombrer de deux véhicules. Le droïde, là encore ? Sans quoi il aurait fallu qu’il parcoure plusieurs centaines de mètres à pied au minimum. Qu’il se déguise. Qu’il transporte son harpon dans un étui ou un sac. Si c’est le cas, le droïde lui ouvre et Moriarity l’expédie dans la voiture. Eve fourra les mains dans ses poches. — Non. Trop compliqué. Pourquoi marcher quand on a à sa disposition un robot, une caisse volée et un alibi. Il n’avait pas de temps à perdre. — Le véhicule lui permet de circuler incognito, lui évite le déguisement, renchérit Peabody. — Et il a un endroit où se réfugier, à cinq-six minutes d’ici en voiture. — Le domicile de Dudley. — Précisément. Le droïde passe l’y chercher, le dépose ici. Moriarity pense que la victime s’affaire dans la cuisine ou s’offre une pause dans le jardin. Si la victime est dans la cuisine, il n’a qu’à la persuader de sortir. Si elle est déjà dehors, et c’était le cas, il n’a qu’à la rejoindre, l’inciter à se placer à l’endroit désiré et la harponner. Il range l’arme dans son étui, met les bouteilles dans un sac, remonte dans la voiture et le droïde démarre. Entre l’instant où il franchit le portail et celui où il repart, il s’est écoulé entre cinq et dix minutes. Eve effectua un dernier tour de la pièce. — Je veux que l’on affine le timing. Je veux aussi savoir où Moriarity se trouvait la nuit dernière, s’ils ont le culot de commencer à se protéger l’un l’autre. Allons voir Dudley. — Il a un lien avec les propriétaires, fit remarquer Peabody. S’il s’en tient au schéma, il aura un alibi. — Oui. Mais lequel ? Avant cela, j’aimerais contacter les propriétaires. Nous devons être sûres qu’ils n’avaient pas engagé la victime. Delamare a certainement un secrétariat, un assistant. Joignez-les, demandez-leur tous les détails concernant le contrat. Par quel biais l’a-t-on embauché ? Comment s’était-il organisé ? Quels moyens de transport a-t-il utilisé ? N’oubliez pas les provisions. Les a-t-il apportées avec lui et, si oui, où se les était-il procurées ? N’oubliez pas non plus le vin. C’est la clé. — Ensuite ? — Ensuite, on rassemble le tout, on analyse chaque étape, chaque couche, chaque angle, déclara Eve, sa colère avivant sa détermination. Nous allons mettre en scène un putain de spectacle, Peabody, parce que nous devons convaincre Whitney, la substitut du procureur et tous les autres sceptiques de nous accorder des mandats de perquisition. J’ai l’intention de mettre en pièces les domiciles, bureaux, cours de récréation, clubs et pied-à-terre de ces salopards. Détail sans doute insignifiant, Eve éprouva un étrange sentiment de satisfaction en constatant que la maison de Connors aurait pu engloutir celle de Dudley tout entière et la recracher aussitôt. Elle n’avait pourtant rien de modeste. À en juger par sa façade, elle avait dû abriter autrefois un petit hôtel pré-Guerres Urbaines. Un visionnaire l’avait transformée en un minipalais trop lisse et trop moderne à son goût. Ou plutôt, au goût qu’elle avait développé ces dernières années. Les vitres, enduites d’une patine argentée pour plus d’intimité, renvoyaient des reflets de la ville que Dudley pouvait contempler en ricanant de l’intérieur. Il avait opté pour des sculptures en pierre ou en métal plutôt que des plantations devant l’édifice. Certains devaient les considérer comme des œuvres d’art inestimables. Pas Eve. Elle dut se plier aux exigences de la sécurité avant qu’une jeune femme aux courbes harmonieuses moulées dans un uniforme rouge lui ouvre. — Lieutenant Dallas, inspecteur Peabody. M. Dudley arrive tout de suite. Il vous prie de l’excuser pour cette attente. Il a reçu hier soir, relativement tard. D’un geste, elle les invita à pénétrer dans un grand vestibule rouge et argent avec des touches de noir, puis dans un vaste séjour aux murs alternativement laqués de blanc et de noir, et dont le sol formait une espèce d’échiquier reprenant les mêmes couleurs. Les meubles, trop nombreux, étincelaient, et Eve décida qu’elles n’en supporteraient pas la vue plus de vingt minutes. — Si vous voulez vous installer ici. J’ai déjà commandé du café. M. Dudley sera là dès que possible. — Vous dites qu’il a reçu hier soir ? — Oui, répondit la jeune femme avec un sourire plus blanc que blanc. Une garden-party. Le temps s’y prêtait à merveille. Le dernier invité est parti à 4 heures du matin. — Il y en a toujours un pour s’incruster. Le rire d’Uniforme Rouge était aussi éclatant que son sourire. — Je comprends ce que vous voulez dire, mais je suis sûre que M. Dudley ne lui en a pas voulu. M. Moriarity est un ami très proche. — Je n’en doute pas. — Je vais chercher votre café. Eve secoua la tête avant que Peabody puisse dire un mot. — J’ai moi-même dormi à peine deux heures cette nuit. Elle déambula jusqu’aux fenêtres en bâillant ostensiblement. — Ce jardinier aurait pu se mettre au boulot à une heure décente. Le chef français ne risquait pas de se volatiliser. — À propos, je n’ai pas eu le temps de vous raconter le problème du métro ce matin, dit Peabody. J’ai été obligée de descendre une station plus tôt et de parcourir le reste du chemin à pied. — Les journées merdiques démarrent toujours aux aurores. Les médias vont se ruer sur ce dernier meurtre et le commandant va insister pour qu’on leur donne un os à ronger. — Heureusement qu’ils n’ont pas fait le rapprochement entre les deux premiers. Prions pour qu’ils continuent. — On a eu de la chance. Ça ne va pas durer. Une autre femme en uniforme rouge apparut, jeune et tout en courbes, elle aussi. Elle poussait une table roulante sur laquelle étaient disposés un service à café et un panier de muffins. — Servez-vous, je vous en prie. Avez-vous besoin d’autre chose ? — Non, merci. Tout va bien. — Surtout, goûtez aux muffins. Celia les a confectionnés ce matin. Elle s’éclipsa et Eve lorgna le panier. — Je suppose que Celia n’a pas assisté à la fête. — Je peux me permettre de manger un muffin, décida Peabody. J’ai fait de la marche ce matin. Comme elle se servait, Dudley apparut. Eve lui trouva l’œil brillant. Un peu trop, peut-être, le genre d’éclat provoqué par un petit remontant chimique. Il avait troqué son costume pour une tenue décontractée d’homme riche. Et cette ordure avait chaussé les mocassins qu’il portait le jour où il avait tué Ava Crampton. — Voilà une visite inattendue, fit-il. J’espère que vous êtes là pour m’annoncer que vous avez arrêté celui qui a tué ce chauffeur l’autre nuit. — Malheureusement, non. — Ah. Dommage. Mais je suppose que ces choses-là prennent du temps. Il se versa du café, y ajouta trois sucres bruns, puis se cala dans un fauteuil de la couleur d’un saphir nucléaire. — Que puis-je pour vous, mesdames ? — Je suis désolée de vous déranger si tôt, commença Eve. D’autant que nous venons d’apprendre que vous vous êtes couché très tard. — Une réception merveilleuse. Pour être franc, je me sens en pleine forme. Les soirées comme celles-là me stimulent. — Personnellement, elles m’épuisent, mais il faut de tout pour faire un monde. — N’est-ce pas ? — Je crains d’avoir une nouvelle troublante à vous apprendre. Vous n’avez pas d’objection à ce que j’enregistre notre conversation ? Je vais devoir vous citer vos droits. C’est officiel, une formalité de routine. — Allez-y. — Merci. Eve mit l’appareil en marche et nota que la brillance du regard de Dudley s’amplifiait. — Dallas, lieutenant Eve, et Peabody, inspecteur Delia, entretien avec Dudley, Winston le Quatrième, à son domicile. Elle poursuivit avec le code Miranda révisé. — Monsieur Dudley, vous employez une dénommée Meryle Simpson, si je ne m’abuse ? — En effet. Elle dirige notre service marketing. Nous avons aussi un lien familial… très vague. Ne me dites pas qu’il lui est arrivé malheur. Je croyais qu’elle et sa famille étaient en vacances. — Ils le sont. En revanche, son identité, le code de sa carte bancaire professionnelle et sa maison ont été utilisés pour un meurtre. — Ce n’est pas possible ! s’écria-t-il. Il se prit la tête entre les mains et ferma les yeux. — Pas encore. — Je crains que si. Il se peut que ses données aient été piratées avant votre enquête de sécurité. Sinon, cela signifie que votre problème n’est pas résolu. — C’est un cauchemar, souffla-t-il en se ratissant les cheveux. Meryle ne peut en aucun cas être impliquée dans cette affaire. C’est non seulement un membre apprécié de l’équipe, mais elle fait aussi partie de ma famille. — Nous n’avons aucune raison de la soupçonner de quoi que ce soit. Je lui ai parlé ainsi qu’à son mari, et je les ai informés de ce qui s’était passé. En outre, je leur ai dit que rien ne justifiait un retour précipité à New York. Mais M. Frost veut s’assurer que tout est en ordre chez eux. — Oui, il est du genre responsable. Quelle abomination ! enchaîna Dudley en affichant une expression accablée. Le crime a été commis à leur domicile ? — Exact. On a usurpé l’identité et le numéro de carte bancaire de Mme Simpson pour louer les services d’un grand chef cuisinier. Un certain Luc Delamare, de Paris. — Delamare ! Dudley plaqua la main contre son cœur. Eve se demanda s’il s’était exercé devant un miroir. — Non ! Mon Dieu ! C’est lui la victime ? Il est mort ? — Vous le connaissiez ? — Oui, bien sûr. C’est un artiste, un génie. Nous – moi-même, des amis, des proches – l’avons engagé à maintes reprises pour de grandes occasions. J’ai du reste dîné dans son restaurant la dernière fois que je suis allé à Paris. Comment est-ce arrivé ? — Je ne suis pas en mesure de vous communiquer les détails pour l’instant. En tant qu’employeur et parent de Mme Simpson, et puisque vous connaissiez la victime, je suis obligée de vous demander où vous vous trouviez hier soir entre 21 heures et minuit ? De toute évidence, vous receviez des invités, poursuivit Eve. Si je pouvais avoir une liste de ceux-ci, même partielle, cela me permettrait de me débarrasser rapidement de cette procédure de contrôle afin de me concentrer sur des pistes viables. — Bien sûr ! Bien sûr ! Quel choc ! Je vais contacter notre division sécurité, exiger que l’on reprenne l’enquête. — Ce serait plus sage, en effet. Une fois encore, pardon de vous avoir importuné. Merci de nous avoir accordé un peu de votre temps. — Je suis plus que disposé à vous l’accorder en des circonstances aussi tragiques. Quelle histoire épouvantable ! Cette fois, il arborait un masque morose et Eve se dit qu’il sélectionnait ses réactions faciales comme un homme choisirait une cravate pour aller avec sa tenue. — Je vais joindre Meryle, lui offrir mon soutien et ma sympathie. Ça ne pose pas de problème, sur le plan officiel ? — Pas du tout. Nous ne vous retiendrons pas davantage. Si vous avez la liste d’invités, ne serait-ce qu’une poignée de noms, nous allons vous laisser. — Je vais demander à Mizzy de vous en préparer une copie. Il se leva, se dirigea vers l’interphone. — Jolies chaussures, le complimenta Eve avec un sourire. La boucle en argent est originale, mais elles paraissent confortables. — Merci, elles le sont. Stefani a le don de marier confort et élégance. Mizzy, pouvez-vous m’apporter une copie de la liste des invités d’hier soir pour le lieutenant Dallas ? Oui, ma chère. Merci. Il revint sur ses pas, récupéra sa tasse de café. — Ce ne sera pas long. Avez-vous déjà mangé chez Delamare ? — Je ne saurais le dire. — Si c’était le cas, vous le sauriez et vous voudriez le dire, répliqua-t-il, oubliant momentanément son désarroi. Je suis surpris que Connors ne vous y ait jamais emmenée. — C’est d’autant plus dommage que nous ne pourrons jamais y aller. Remarquez, j’ai un faible pour la cuisine italienne, ajouta-t-elle en repensant à la pizza qu’elle avait mangée la veille avec Connors. Mizzy – encore un uniforme rouge – pénétra dans la pièce d’une démarche vive malgré ses talons cure-dents. — Voilà pour vous, lieutenant. Les noms et les coordonnées. Avez-vous besoin d’autre chose ? — Cela devrait suffire, merci. Eve se leva, tendit la main à Dudley. — Mince ! Excusez-moi, j’avais perdu le fil. Entretien terminé. — Mizzy va vous raccompagner. Je vous en prie, tenez-moi au courant de l’évolution de la situation. — Vous serez le premier prévenu, assura Eve. Une fois dans la voiture, elle se mit à ricaner. — Vous avez eu les mocassins ? s’enquit-elle. — Oh, oui ! C’est enregistré, avec ses pieds assassins dedans. — Ses pieds assassins ? — Eh bien, ce type est un meurtrier et les pieds lui appartiennent. L’alibi tient la route, ajouta Peabody. Et la première bombe sexuelle en rouge a déclaré que Moriarity était à la soirée, j’en déduis qu’il en aura un, lui aussi. — Facile de se rendre d’ici chez les Simpson. J’ai chronométré le trajet : six minutes. Vu l’heure, il a pu mettre moins longtemps, mais je vais en compter douze pour l’aller-retour, dix pour le crime, plus deux tout au plus pour jubiler et empaqueter le vin. Eve jeta un ultime regard sur la demeure de Dudley dans le rétroviseur et démarra. — Une garden-party, l’alcool coule à flots, les gens déambulent à l’extérieur et à l’intérieur de la maison. Qui va remarquer que l’un d’entre eux s’est éclipsé pendant une demi-heure ? — C’est court. Mais ils sont tous fortunés et les riches ont tendance à se serrer les coudes. Je parie que plus de la moitié d’entre eux jureront que Moriarity était là. — À nous de prouver qu’il ne l’était pas, du moins pendant le délai nécessaire pour trucider Delamare. Il existe forcément un lien entre la victime et Dudley. Nous allons le trouver. La victime a une dizaine d’années de plus que lui, ils n’ont donc pas pu aller à l’école ensemble. Commençons par scruter les tabloïds. Ensuite, nous approfondirons notre recherche sur la victime afin de mettre le doigt sur ce qu’il a en commun avec Dudley. Lieux, intérêts partagés. Eve utilisa l’ordinateur de son tableau de bord pour joindre Feeney. — Yo ! fit celui-ci. — J’ai une photo de Dudley dans les chaussures qu’il portait à Coney Island. Peux-tu la comparer avec les autres ? — Apporte-la-moi. Nos images ne sont pas nickel, mais on devrait pouvoir te sortir une probabilité fiable. — J’arrive. Je vais avoir besoin de toi et des résultats plus tard dans la journée. Il me faut des munitions, beaucoup de munitions, pour obtenir des mandats de perquisition. — Nous choisirons le meilleur cliché. Plus tard à quelle heure ? — Je te préviens dès que possible. Elle coupa la communication. — Peabody, réservez-nous une salle de conférences. — Pour quand ? — À partir de maintenant et pour une durée indéterminée. Je manque de place. Pendant que vous y êtes, prévoyez un tableau de meurtre plus grand et un deuxième ordinateur. Et rameutez Baxter et Trueheart. — Je mérite un million de dollars et un plus petit cul. J’avais anticipé votre requête. Peabody éluda le grognement d’Eve d’un haussement d’épaules et s’attela à sa tâche. À un bloc du Central, le communicateur d’Eve bipa. Elle utilisa sa montre pour répondre. — Dispatching à Dallas, lieutenant Eve. — Bordel de merde ! — Les obscénités proférées au cours d’une transmission officielle sont passibles de sanction. Rendez-vous à Central Park, piste de jogging de Great Hill. Voyez les inspecteurs Reineke et Jenkinson. — À quel sujet ? aboya Eve. — Homicide possible, lien éventuel avec votre enquête en cours. Requête urgente de la part de vos inspecteurs. — Bien reçu. Nom de Dieu ! ajouta-t-elle dès que la communication fut coupée. Contactez l’un des deux immédiatement. Eve bifurqua vers l’ouest en marmonnant un torrent de jurons. — Reineke, annonça Peabody. Ordinateur de bord. — J’espère pour vous que c’est important, l’avertit Eve. — Nous pensons qu’il s’agit d’un des vôtres, lieutenant, fit Reineke. On a d’abord cru à un suicide, mais en arrivant et en examinant la scène, on s’est dit que ça puait le meurtre. La victime est une certaine Adrianne Jonas. Elle était ce qu’on appelle une « intermédiaire » pour les riches. Elle se charge de faciliter toutes leurs démarches, d’organiser leurs réceptions, de répondre à leurs moindres caprices. Elle est la meilleure dans son domaine. Vous saisissez ? Oh, oui ! songea-t-elle, l’estomac noué. Elle saisissait parfaitement. — Continuez. — Elle est pendue à une branche, légèrement à l’écart de la piste, par un putain de fouet – un fouet à lanières tressées pour être précis. On n’en voit pas tous les jours, encore moins autour du cou d’une femme en robe du soir. Nous avons pensé que cela correspondait au profil de vos victimes. Lieu public, cible appartenant à la crème de la crème, arme originale. — Sécurisez la scène ! ordonna Eve. Elle braqua à droite en ignorant les hurlements indignés des avertisseurs. — Transmettez l’enregistrement à Feeney, démarrez les procédures. Commencez tout ce que vous pouvez. Peabody, attaquez-vous à la liste. Je prends le relais sur la scène de crime. — Dallas, comment diable a-t-il pu faire ça ? Comment a-t-il… — Au boulot. Descendez. Descendez tout de suite. À peine Peabody avait-elle claqué la portière qu’Eve redémarrait en trombe, toutes sirènes hurlantes. Adrianne Jonas avait dû être belle. Malheureusement, les pendus ne le restent jamais longtemps. Le fouet lui avait ensanglanté la gorge et elle avait eu le temps de s’agripper à la lanière de cuir avant d’être arrachée du sol. Elle avait perdu ses escarpins, probablement à cause des spasmes du corps, des battements de jambes. Ils gisaient dans l’herbe. — Un couple de coureurs matinaux l’ont aperçue et ont prévenu les secours, expliqua Reineke en indiquant les deux jeunes femmes serrées l’une contre l’autre qui répondaient aux questions de Jenkinson. Elles étaient hystériques. On le serait à moins. Les uniformes sont arrivés, ils ont averti la Criminelle. Après avoir identifié la victime, nous avons examiné de près le fouet, et tout de suite pensé que c’était pour vous. — Vous avez eu raison, acquiesça Eve. Je situerais l’heure du décès aux petites heures du matin. Pas la nuit dernière. Hier soir, c’était au tour de Moriarity. Dudley a pris son round avec un peu d’avance. — Dans le mille. Environ 3 heures. Nous avons pris l’initiative d’établir l’heure du décès. Vous voulez interroger les témoins ? Nous leur avons déjà parlé. Elles courent ici trois fois par semaine, toujours ensemble par précaution. Elles sont clean. Elles habitent le même immeuble, 105e Rue. — Si vous avez recueilli toutes les informations utiles, libérez-les. Accordez-moi cinq minutes, inspecteur. — Entendu, lieutenant. Elle pressa les doigts sur ses paupières, s’efforça de chasser toute pensée invasive. « Il l’a attirée ici, devina-t-elle. Il l’avait engagée sous une fausse identité pour être sûr de ne pas figurer dans son répertoire. Intermédiaire. Elle doit être habituée à se rendre dans des endroits bizarres à des horaires saugrenus. Elle comble les désirs des riches et des excentriques. Il devait être déjà là, à la guetter. Elle le connaissait probablement. Oui, il avait dû faire appel à ses services. C’est bien son genre. Je suppose qu’elle a été étonnée de le reconnaître. Mais elle ne s’est pas inquiétée pour autant. » Eve s’approcha du corps. Ses vêtements étaient intacts. Un coup unique avait suffi pour enrouler le fouet autour de son cou. Ce salaud s’était entraîné. Elle avait souffert, elle s’était débattue avant de mourir. Sourcils froncés, Eve s’accroupit, scruta le sol. Elle était tombée… à quatre pattes. Eve repéra ce qui ressemblait à des taches d’herbe sur les paumes de la victime et sur ses genoux, juste en dessous de l’ourlet de sa robe. — Il a fallu qu’il enroule le fouet autour de la branche, observat-elle à voix haute. Elle n’est pas très haute. Pas la peine de se fatiguer pour rien. Combien mesure cette fille, un mètre soixante pieds nus ? — Un mètre cinquante-neuf d’après sa fiche d’identité. Désolé, lieutenant, dit Jenkinson tandis qu’elle se tournait vers lui, le front plissé. J’ai cru que vous vous adressiez à moi. — Je réfléchissais tout haut. Il a dû la hisser là-haut. Il est en bonne forme physique et suffisamment grand pour y parvenir. Mais un tel effort exige une musculature en béton. Ou un petit coup de pouce chimique. Le Zeus transformait les hommes en dieux – ou du moins, provoquait chez eux une montée d’adrénaline qui les incitait à le croire. — Il consomme, continua-t-elle. Une dose pour se requinquer. Peut-être s’était-il muni d’un escabeau pliable. Je ne serais pas surprise qu’il lui ait demandé de l’apporter. Il monte le corps pendant qu’elle s’étouffe, qu’elle lutte. Il fixe l’extrémité du fouet, patiente jusqu’à ce qu’elle cesse de remuer. Puis il rentre annoncer à son copain qu’ils sont à égalité. — Il paraît qu’il y a eu un autre meurtre hier soir. — Oui, ils sont remontés à bloc. — Reineke et moi, on voudrait participer à l’enquête, lieutenant. La place de ces ordures est au fond d’un cachot. — J’accepte. Confiez la victime à Morris. Faites inspecter les lieux comme si le sol était parsemé de diamants. Donnez-moi ses coordonnées. Où est son sac ? — Il n’y en avait pas. Un connard l’a peut-être ramassé en passant. Les gens sont capables de tout. — En laissant ces escarpins ? Je parie qu’ils seraient faciles à revendre pour une jolie somme. Non, c’est le meurtrier qui a emporté le sac. Elle en avait forcément un. Pour sa trousse de maquillage, son portefeuille, son communicateur, ce genre de choses. Il a pris le sac, comme son camarade avait pris le vin. Ils deviennent de plus en plus négligents, ces salopards présomptueux. — Elle est domiciliée sur Central Park Ouest. Ce n’est pas loin d’ici. Voulez-vous que l’un de nous vous accompagne ? — Non. Finissez-en ici, et rédigez votre rapport. Faites équipe avec Peabody. Il existe certainement un lien entre cette femme et Sylvester Moriarity. Trouvez-le. Peabody vous mettra au courant. Si vous avez d’autres affaires en cours, refilez-les à un collègue. Celle-ci est désormais votre priorité. — Pas de problème. Eve resta un moment à regarder Adrianne Jonas, puis tourna les talons. Traversant le parc, elle s’empara de son communicateur. Elle ne lui parlerait qu’une petite minute, se promit-elle. Trente secondes. Elle avait besoin de l’entendre, de voir son visage. — Bonjour, lieutenant, la salua Caro avec un grand sourire. Ne quittez pas. — Il est occupé, devina Eve, sans quoi il aurait décroché lui-même. Rien de grave. Je le rappellerai plus tard. — J’ai reçu l’ordre de vous le passer. Je… Vous allez bien ? Seigneur ! Cela se voyait-il à ce point ? — Oui, oui. — Ne quittez pas, répéta Caro. « Idiote ! » se réprimanda Eve. Elle n’aurait pas dû l’interrompre. C’était stupide. Elle ferait mieux de se concentrer sur son travail. Mais si elle coupait la transmission, il la rappellerait aussitôt. Et elle se sentirait encore plus stupide. — Eve ? Que se passe-t-il ? — Je n’aurais pas dû… Tant pis, c’est trop tard. On a une nouvelle victime. — Aujourd’hui ? — 3 heures ce matin, Central Park. Je viens de… Mon Dieu ! Il l’a pendue à un arbre. Avec un fouet. Je… — Où es-tu ? — Je quitte le parc pour me rendre chez la victime. Je veux savoir qui a loué ses services et par quel biais. — Donne-moi l’adresse. Je t’y rejoins. Sa gorge la piquait et elle se rendit compte que l’émotion menaçait de l’emporter sur sa détermination et sa colère. — Ce n’est pas la raison pour laquelle je t’ai arraché à une réunion. Pardonne-moi. — Si tu ne me dictes pas l’adresse, je l’obtiendrai par d’autres moyens, ce qui ne manquera pas de t’agacer. Évitons de nous bagarrer pour des peccadilles alors que nous sommes tous deux fatigués et frustrés. — Écoute, j’ai mon boulot, tu as le tien. Je suis navrée, je… — C’est ta dernière chance d’échapper à une dispute. Tu es encore plus épuisée que moi, tu perdras la partie. Elle grommela un juron mais s’exécuta. — Je préviens le vigile à l’entrée, promit-elle. — Tu m’insultes ! À tout de suite. Une fois de plus, il allait endosser le rôle de Peabody, songea-t-elle en montant dans sa voiture. Après tout, pourquoi pas ? Toutes les paires d’yeux, d’oreilles, de mains, tous les cerveaux étaient les bienvenus. 19 Le portier jeta un coup d’œil au véhicule d’Eve, grimaça, et se dirigea vers elle à grands pas. — Puis-je vous aider, madame ? Elle descendit de la voiture en brandissant sa plaque. — Deux ou trois trucs. Primo, veillez à ce que ma bagnole ne bouge pas d’ici. Deuxio, laissez-moi monter chez Adrianne Jonas. Tertio… — Je vais devoir prévenir Mlle Jonas auparavant. Euh… lieutenant. — Bonne chance ! Elle est en route pour la morgue. — Non ! s’exclama-t-il. Son désarroi était si sincère qu’elle s’en voulut d’avoir manqué de tact. — Mlle Jonas est morte ? Que s’est-il passé ? — Vous la connaissiez bien ? — Une femme charmante. Toujours un mot aimable, toujours le sourire. Elle a eu un accident ? — Non. Quelqu’un l’a tuée. — Vous plaisantez ? Qui pourrait vouloir du mal à une personne aussi gentille ? — J’aimerais bien le savoir. Vous devez absolument me laisser entrer… Louis, ajouta-t-elle après avoir lu son prénom sur son insigne. J’attends un consultant. Vous le ferez monter directement. — Excusez-moi, je suis bouleversé. Il ôta sa casquette bordée d’un galon argent, baissa la tête et ferma les yeux. La simplicité de son geste décontenança Eve, qui fourra les mains dans ses poches, et lui accorda sa minute de silence. Il expira lentement, recoiffa sa casquette, redressa les épaules. — Je suis obligé de vous enregistrer, murmura-t-il en la précédant dans un hall spacieux. Il me faudra aussi le nom de votre consultant. Eve lui tendit son insigne. — Connors. — Ah ! Je n’avais pas réalisé… Pardon de vous avoir retenue, lieutenant Dallas. — Aucun problème. Ainsi, Connors était le propriétaire de l’immeuble. Quelle surprise. — Prenez l’ascenseur numéro deux jusqu’au cinquante et unième étage, puis… Seigneur ! Je perds la tête. Mlle Wallace est déjà là-haut. Elle est arrivée il y a environ trente minutes. — Mlle Wallace ? — L’assistante de Mlle Jonas, et Maribelle – la gouvernante – est sortie un peu avant pour faire quelques courses. Dois-je avertir Mlle Wallace ? — Non. Qui d’autre travaille pour Mlle Jonas ou vit dans l’appartement ? — Katie. Une sorte de, comment dire, de coursière. Mais elle n’est pas là aujourd’hui. Maribelle habite l’appartement voisin de celui de Mlle Jonas. — Parfait. Merci. — Appartement 5100, lieutenant, précisa-t-il alors qu’Eve fonçait vers les ascenseurs. Sans vouloir vous offenser, si vous pouviez lui annoncer cela avec précaution ? La nouvelle va la terrasser. Eve opina, s’engouffra dans la cabine. Le meurtre vous terrassait toujours. Elle nota les noms que lui avait cités le concierge en montant. En appuyant sur la sonnette de la double porte du 5100, Eve se demanda ce que signifiait « avec précaution ». La femme qui lui ouvrit arborait une masse de boucles noires autour d’un visage café au lait. Son regard, d’un vert aussi tendre qu’une feuille de printemps, soutint celui d’Eve un moment. Suffisamment longtemps pour qu’Eve comprenne qu’elle n’aurait pas besoin de prendre des gants. — Je sais qui vous êtes, fit la femme d’une voix rauque. Il est arrivé quelque chose à Adrianne. Ses lèvres tremblaient, elle s’agrippa au chambranle. — S’il vous plaît, soyez brève. — Je dois vous informer du décès d’Adrianne Jonas. Je vous présente toutes mes condoléances. Elle chancela, mais alors qu’Eve se préparait à la rattraper, elle se ressaisit. Ses yeux étaient humides de larmes qui refusaient de couler. — Quelqu’un a tué Adrianne. — Oui. — Quelqu’un a tué Adrianne, répéta-t-elle. Elle n’était pas là ce matin. Elle ne décrochait pas son communicateur, ce n’est pas dans ses habitudes. Quelqu’un a tué Adrianne. Elle n’allait pas s’évanouir ni éclater en sanglots, mais elle était visiblement en état de choc. — J’aimerais entrer, fit Eve. Si nous allions nous asseoir ? — Oui, ce serait mieux. Venez. Le vestibule menait à une autre double porte, qui donnait sur un vaste séjour haut de plafond et ceint de portes vitrées et de fenêtres. Les sièges étaient habilement encastrés sous ces dernières. La femme prit place dans un fauteuil de style. — Quand ? souffla-t-elle. — Tôt ce matin. On l’a retrouvée à Central Park, près de la piste de jogging de Great Hill. Savez-vous pourquoi elle s’y était rendue ? — Elle avait un rendez-vous. À 3 heures du matin. — Avec qui ? — Darrin… Sa voix se brisa, elle secoua la tête, se racla la gorge. — Darrin Wasinski. Un client. Il voulait organiser le mariage de sa fille à cet endroit, à cette heure-là. Le couple s’était fiancé là, à cette même heure. Elle posa les doigts sur ses paupières, inspira, expira. — Pardon. J’ai du mal à réfléchir. — Prenez votre temps. Voulez-vous un verre d’eau ? — Non. Il voulait qu’elle vienne sur place afin de repérer les lieux, de s’imprégner de l’atmosphère. Sa fille rêvait d’une cérémonie à la fois romantique et unique. Il souhaitait qu’Adrianne se charge de l’organisation. Seigneur ! Darrin a-t-il été assassiné, lui aussi ? — Non. C’est un nouveau client ? — Non. Il a déjà fait appel à nous, pour des événements personnels et professionnels. Il est directeur financier chez Intelicore, New York. « Tiens donc ! » pensa Eve. — J’aurais dû y aller avec elle. Adrianne est tellement indépendante, et Dieu sait qu’elle sait se débrouiller seule. Mais j’aurais dû y aller avec elle. Nous assistions à une réception et elle devait s’y rendre directement. — Où se tenait cette soirée ? — Chez Winston Dudley. La fête battait encore son plein quand je suis partie à 1 h 30. J’ignore jusqu’à quelle heure elle y est restée. Darrin l’a-t-il retrouvée comme prévu ? Savez-vous si… — A-t-il pris ce rendez-vous lui-même ? l’interrompit Eve. — Oui. Par mail, hier après-midi. Lieutenant, Darrin n’aurait jamais fait de mal à Adrianne. Je peux vous le jurer. C’est un homme charmant, entièrement dévoué à sa famille – ce qui explique qu’il s’échine à réaliser le rêve de sa fille. — Pas de coup de fil ? — Non, juste un mail. Un rendez-vous de dernière minute que nous aurions refusé si Darrin n’était pas un client fidèle. — Il m’en faudrait une copie. Mlle Jonas a-t-elle déjà travaillé pour M. Moriarity ou M. Dudley ? — Oui. Ce sont de bons clients. Elle a été agressée par un voyou ? — Non. — Je ne comprends pas. Elle pratique l’autodéfense, elle est ceinture noire dans plusieurs disciplines d’arts martiaux, elle ne se déplace jamais sans sa bombe de spray au poivre et son dispositif d’appel au secours. — Dans son sac ? — Le spray, oui. Pour les urgences, elle se sert d’une montre, semblable à celle-ci, expliqua Wallace en tapotant la sienne. Adrianne en a équipé toutes ses employées. Nous sommes souvent convoquées dans des endroits inhabituels, à des horaires insolites. Nous suivons toutes des cours de self-défense. Une larme roula sur sa joue. — Pouvez-vous me dire ce qui s’est passé ? Elle l’apprendrait tôt ou tard. — Mlle Jonas a été pendue. — Mon Dieu ! Mon Dieu ! Quel cauchemar ! Elle blêmit, serra les mains sur ses genoux. — Je sais que c’est dur pour vous, mais il me faut cette copie du mail. Le mieux serait que je puisse inspecter l’appartement. Y avait-elle un bureau ? — Oui. La plupart du temps, nous travaillons dans l’appartement voisin, mais on déborde souvent jusqu’ici. — Vous, Mlle Jonas et Katie ? — Mon Dieu ! Katie ! Je dois la prévenir. Elle ne vient pas avant midi aujourd’hui. Je ferais mieux de la joindre. Ainsi que Bill et Julie. — Bill et Julie ? — Ses parents. Ils habitent à Tulsa. Elle est originaire de Tulsa. — Nous avertirons ses parents. Peut-être pourriez-vous les appeler plus tard dans la journée, quand je leur aurai parlé. — Oui. D’accord. Je me suis vaguement inquiétée en constatant qu’elle n’était pas là ce matin. Je me suis dit qu’elle avait dû retourner à la fête après son rendez-vous et peut-être en repartir avec quelqu’un. Ce n’est pas dans ses habitudes, mais Bradford Zander – l’un des invités – et elle se voyaient à l’occasion. Toutefois, elle ne décrochait pas son communicateur alors qu’elle répond systématiquement, ou du moins accuse réception. J’ai décidé de patienter un peu, elle pouvait être sous la douche ou… Et puis vous avez sonné à la porte et j’ai su. Nous avons tout un dossier sur vous. — Pardon ? — Excusez-moi, je m’exprime mal, marmonna-t-elle en se frottant les joues. Adrianne est une championne de l’organisation. Connors et vous pourriez faire appel à nos services un jour. À cette fin, nous préparons des dossiers comportant des articles de presse, des données de base. Elle vous admirait beaucoup. Les femmes de votre trempe l’impressionnaient. Dès que je vous ai vue, j’ai compris. Adrianne est ma meilleure amie. Wallace essuya une larme, cligna des yeux. — Vous allez retrouver celui qui l’a tuée. C’est ce qu’elle aurait attendu de vous. Venez, je vous conduis dans les bureaux. Comme elles se levaient, le carillon retentit. — Voulez-vous m’excuser un instant ? Tandis que Wallace allait ouvrir, Eve se positionna de manière à garder un œil sur elle. Connors entra, prit les mains de Wallace entre les siennes, la réconforta à voix basse. Lorsqu’elle pivota vers elle, Eve nota que les larmes avaient pris le dessus. — Suivez-moi. Je vais vous imprimer les mails qui vous intéressent. — Pourriez-vous me procurer la liste de toutes les personnes au courant de ce rendez-vous au parc ? demanda Eve. — Bien sûr. Ils passèrent dans l’appartement voisin. Ici aussi, le séjour était conçu pour recevoir les clients confortablement. — Savez-vous si Mlle Jonas avait des soucis ces temps-ci ? Un client déçu ou insatisfait ? Des problèmes d’ordre intime ? — Elle n’a jamais déçu un client. Elle trouvait toujours une solution, et même si ce n’était pas exactement ce qu’ils voulaient, elle avait le don de les convaincre du contraire. En ce qui concerne ses relations sentimentales, elle était plutôt décontractée. Elle ne se sentait pas prête à s’engager. Franchement, je ne vois pas qui a pu lui faire ça. Tout le monde l’aimait. D’où son succès. Wallace leur fit traverser un salon plus petit, puis bifurqua dans un bureau qui rappela à Eve celui de Mira. Le décor était différent, mais l’atmosphère respirait à la fois la féminité, le bon goût et l’efficacité. L’assistante s’installa devant l’ordinateur. Un instant plus tard, elle tendait à Eve une feuille de papier ainsi qu’un disque dans son boîtier. — J’aimerais scanner quelques échanges de correspondance, certains fichiers supplémentaires, fit celle-ci. — Je dois vous signaler que notre affaire est basée sur la confidentialité et la discrétion. Toutefois, je ne suis pas d’humeur à respecter les règles. Je sais combien Adrianne serait furieuse d’apprendre ce qui s’est passé – je dis des bêtises. — Pas du tout. Wallace eut un pauvre petit rire. — Elle insisterait pour que nous vous remettions tout ce dont vous avez besoin pour accomplir votre mission. Dites-moi juste si vous faites des copies ou si vous transférez des fichiers. — Entendu. — Si vous n’avez plus besoin de moi pour l’instant, j’aimerais m’éclipser quelques minutes. — Allez-y. Mademoiselle Wallace ? ajouta Eve comme cette dernière sortait. J’ai le sentiment que Mlle Jonas savait choisir ses amis. — C’est gentil de le lui avoir dit, murmura Connors après que l’assistante eut disparu. — Pourtant, je ne me sens pas du tout gentille. Je t’avais dit que je pouvais me débrouiller sans toi. — Dois-je en déduire que tu es fâchée contre moi ? — Pas spécialement, soupira Eve. Un peu mais pas trop, parce que tu es là et que je pourrai me défouler sur toi si j’en éprouve le besoin. — Si je n’étais pas venu, tu ne serais pas en colère contre moi, mais du coup, tu ne pourrais pas te défouler sur moi. — Je ne suis pas en état de suivre ta logique. Ils se sont offert une soirée exceptionnelle, une réception extravagante, et chacun son divertissement perso en douce. Ils se sont servis de la fête, et de l’un et de l’autre, pour élaborer leurs alibis – avec, en prime, un leurre pour Jonas. Le premier file à l’anglaise, embroche le chef puis, plus tard, le deuxième s’esquive et pend l’intermédiaire. Et ils se couvrent l’un l’autre… Tu ne m’avais pas dit que tu étais le propriétaire de l’immeuble. — J’en suis l’actionnaire principal, mais je n’avais pas cela en tête quand tu m’as donné l’adresse. Je la connaissais un peu. Adrianne. — Tu étais un de ses clients ? — Non. Il glissa les mains dans ses poches et déambula à travers la pièce. — Je me débrouille tout seul. Si je suis pressé ou si je n’ai pas envie d’y consacrer le temps nécessaire, je m’adresse à Caro ou à Summerset. Adrianne jouissait d’une réputation sans tache. Il effleura le cadre d’une photo représentant Adrianne et Wallace, bras dessus, bras dessous, souriantes. — Une femme adorable, beaucoup de style et de charme, reprit-il. Intelligente. Je connais plusieurs personnes ayant fait appel à ses services ou travaillé pour elle ou avec Bonita – Wallace, précisa-t-il devant l’air ahuri d’Eve. Comment ont-ils réussi à l’attirer dans le parc ? Elle lui récapitula les faits tout en scannant les mails. — Ce type, Wasinski, ne sera au courant de rien. Je vais me renseigner sur lui, mais il est comme les autres : la dupe – à la différence près qu’il connaissait la victime. — Ce qui ajoute un lien supplémentaire, observa Connors. — Oui. Désormais, ils augmentent la mise à chaque round. Tiens, regarde ! Dans ce mail, il lui demande de ne pas lui téléphoner parce qu’il enchaîne les réunions tout l’après-midi. De ne pas laisser de message sur la boîte vocale au cas où son épouse écouterait ses messages, car il veut que ce soit une surprise. Il la prie d’utiliser cette adresse électronique, qu’il a créée pour l’occasion. — Elle ne s’en est pas étonnée. — Elle le connaît. Il cite le nom de sa fille, celui de sa femme, insère juste ce qu’il faut de détails personnels. Il précise même qu’il sait qu’elle est invitée à la soirée de Dudley. Pourquoi s’interrogerait-elle ? Elle est habituée aux requêtes fantaisistes. Eve entreprit de parcourir sa correspondance la plus récente. — Puisque tu es là et que je ne me défoule pas sur toi, tu pourrais peut-être vérifier son poste fixe, hasarda-t-elle. — À une condition. Tu cesses de te flageller. Immédiatement. — Je ne me flagelle pas. Pas exactement. Elle contempla la photo, songea qu’elle ne s’était pas trompée : de son vivant, Adrianne Jonas avait été une très jolie femme. — J’ai l’impression d’être à la traîne dans cette compétition, reprit-elle, et à cause de cela, deux innocents sont morts. Je suis bien consciente que le concours est truqué. Il est conçu de manière que je ne puisse pas deviner qui sera la prochaine cible, ce qui m’oblige à consacrer un temps précieux à passer au crible leurs dupes et leurs alibis. — À quoi bon puisque tu sais que ce sont des dupes et que les alibis sont bidon ? — Parce que je ne peux pas jouer selon leurs règles. Je dois prouver à un juge, et éventuellement à un juge et à un jury, que j’ai enquêté, analysé, éliminé, compilé les indices. Imaginons que ce Darrin Wasinski soit un dévergondé, qu’il ait eu une liaison ou espéré en avoir une avec la victime. Supposons qu’il ait tenté une imitation et l’ait tuée parce qu’elle refusait de s’enfuir avec lui au Mozambique, ou parce qu’elle menaçait de raconter à sa femme qu’ils avaient couché ensemble au Mozambique alors qu’il était soi-disant à Albuquerque pour affaires. — Tu n’y crois pas un seul instant. — Non, mais il faut creuser, vérifier, éliminer. Quand je retire la dupe du tableau, j’en reviens toujours à la même chose, à savoir qu’il me faut établir suffisamment de causes probables et de présomptions pour requérir un mandat de perquisition si je veux les mettre en cage. Dieu savait qu’elle rêvait de les y enfermer ! — Ces salauds se croient tellement malins, tellement ingénieux – ils se croient à l’abri sous prétexte qu’ils sont riches et importants, et que moi, je suis obligée de suivre les règles. Mais ce sont elles qui finiront par les étouffer… Ordinateur, tenter de répondre à l’adresse mail affichée, sans message. — Un instant, je vous prie… Le compte semble avoir été fermé. Souhaitez-vous en utiliser un autre ? — Non. Annulation de la requête. Première étape : l’adresse créée pour ce leurre a été effacée, à tous les coups à distance. C’est un point de départ. — En effet. Très bien. N’importe qui à la DDE peut te localiser l’ordinateur d’où le compte a été créé, puis fermé. Et nos suspects le savent sûrement. — Donc, ils se sont servis de l’ordinateur d’une autre dupe ou d’un appareil public avec une fausse identité. Mais ils ont forcément laissé une trace. Pour l’heure, ils ont de l’avance, mais ils commencent à laisser un sacré paquet de miettes de cookies dans leur sillage. Connors esquissa un sourire en lui caressant les cheveux. — De miettes de pain, rectifia-t-il. — Je préfère les cookies. Si je ramasse assez de miettes, je finirai par former un putain de cookie. Mais tu as raison au sujet de la DDE. Je les mets sur le coup. — Je pourrais effectuer tes localisations avant que tu aies le temps de les prévenir. Elle hésita. — Nous avons la permission. Au travail ! Je vais tout de même convoquer la DDE. Ils feront leur boulot. Pendant ce temps, je retourne au Central via un détour par la morgue. On y organise des soldes « deux pour le prix d’un ». — Ce que tu peux être cynique, commenta-t-il. — Certes, mais cela m’aide à ne pas vomir. Si tu parviens à tes fins – et je t’interdis de passer par les voies détournées – je vais demander l’autorisation de fouiller les autres espaces des victimes. On ne sait jamais. Dans les quartiers privés d’Adrianne, elle ne trouva rien de significatif sinon, après inspection de ses fichiers, que Dudley et Moriarity avaient utilisé ses services à maintes reprises par le passé. Avec l’accord de Wallace, elle décrocha le poste fixe de la victime pour prévenir les proches. Lorsqu’elle eut terminé, Connors se pencha pour déposer un baiser sur son crâne. — Atroce pour eux. Pénible pour toi. — Je préfère ne pas y penser maintenant. Ainsi, d’après toi, il a utilisé une télécommande, sans doute un communicateur jetable, les deux fois. Pour créer l’adresse et l’éliminer. — C’est ça, confirma Connors. Nous avons plusieurs localisations. Je t’ai préparé une liste. — Il faut que je finisse de rassembler les pièces dont je dispose. Tu m’as fait gagner du temps, je ne me défoulerai donc pas sur toi. — J’en suis à la fois soulagé et étrangement déçu. — J’ignore à quelle heure je rentrerai à la maison. — Moi aussi, car après m’être occupé de mes affaires, j’ai l’intention de me rendre au Central proposer un coup de main à Feeney. — Je te rétorquerais volontiers que Feeney est un grand garçon, mais vu que nous en sommes à neuf victimes, ta participation sera la bienvenue. Je suppose qu’il est inutile de te déconseiller d’acheter une tonne de nourriture pour une bande de flics ? Il la gratifia d’un sourire éclatant. — En effet, d’autant que j’ai faim. Lorsqu’ils furent dans la rue, il prit le visage d’Eve entre ses mains. — Je suppose qu’il est inutile que je te conseille de t’accorder une heure de sommeil, ne serait-ce que par terre dans ton bureau ? — Pas aujourd’hui. Le communicateur d’Eve bipa. — Excuse-moi. Dallas ! — Dites-moi que vous m’aimez. — Impossible. Mon mari est à mes côtés. Il pourrait avoir des soupçons. — Il comprendra, assura Peabody, quand vous aurez entendu ce que je viens de découvrir. Devinez qui a eu une liaison brûlante avec le chef cuisinier, il y a vingt-cinq ans ? — La mère de Dudley ? — Bingo ! À l’époque, le scandale a fait le tour de l’Europe. Elle a quitté son mari pour se mettre en ménage avec Delamare. Ça n’a pas duré plus de six mois, mais le mariage était fichu et, à en croire les ragots, la famille Dudley sacrément humiliée. — Cette nouvelle vaut un « j’ai de l’affection pour vous ». — Ooooh ! J’aurais préféré de l’amour ! — Dénichez-moi un lien entre Adrianne Jonas et Moriarity et je vous parlerai d’amour. Où en êtes-vous avec le mocassin ? — Je croule sous les aventures clandestines, la mode, les couples en péril et les frasques des célébrités. Je me renseigne. — Je passe à la morgue, et j’arrive. Polissez-moi tout ça, Peabody. — Ça commence à briller. J’en ai la conviction. Eve coupa la communication. — Il faut que j’y aille. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire de mocassin ? s’enquit Connors tandis qu’elle montait dans sa voiture. — Lors de l’entretien de ce matin, ce salopard portait les mêmes chaussures que celles repérées sur les enregistrements à Coney Island. Les miettes de cookies… Il la suivit du regard tandis qu’elle s’éloignait, puis décida d’aller acheter quelques douzaines de cookies avant de la retrouver au Central. Peabody la contacta alors qu’elle empruntait l’interminable couloir blanc de la morgue. — Je m’en tiens à mon « j’ai de l’affection pour vous », décréta Eve. — Vous n’allez peut-être pas tarder à y ajouter un « ma chérie ». Entre nous, McNab prétend que si ce n’est pas la même putain de chaussure, il la mangera arrosée de sauce barbecue. — McNab mangerait n’importe quoi arrosé de sauce barbecue. Il me faut de l’officiel. — Feeney vient de confirmer, officiellement, que la taille, la couleur et le modèle correspondent. — Pas mal, mais pas suffisant. — Il ne peut pas claironner sans équivoque qu’il s’agit de la même chaussure. Le calcul de probabilité donne un résultat de quatre-vingt-huit virgule sept pour cent. — Je veux un quatre-vingt-dix pour cent. Voyez s’il peut agrandir davantage les images. Quatre-vingt-dix, c’est mieux que quatre-vingt-huit. — Je transmets. Eve rempocha son appareil et poussa la porte de la salle d’autopsie. Morris leva la tête. — Ma foi, Dallas, quel été infernal ! — Ces deux ordures iront en enfer avant la fin de la saison. — Avant de passer aux choses sérieuses, j’aimerais vous remercier d’avoir organisé la soirée de demain. — Ah ! Je crains que… — Je m’aperçois que je m’isole trop. Il m’est plus facile de rester seul. J’ai besoin qu’on me pousse hors de mon cocon de temps à autre. Son plan pourtant rationnel et raisonnable de reporter le barbecue s’évapora. — Eh bien… soupira-t-elle. — Puis-je vous demander une faveur ? J’aimerais amener quelqu’un. Elle arrondit les yeux. — Euh… bien sûr ! Je ne savais pas que vous… — Non, non, pas une compagne. Chale – le père Lopez. Nous sommes bons amis maintenant, et je sais combien vous l’estimez. Il vous aime beaucoup. Décidément, tout le monde s’aimait bien en ce moment. Un prêtre à une fête entre flics – enfin, pour la plupart. Après tout, pourquoi pas ? — Pas de problème. Je serai ravie de le revoir. — Merci. À présent, venons-en à votre double meurtre. Notre Français est en fait originaire de Topeka. Né Marvin Clink. — Sans blague ? — Peabody m’a transmis un dossier dans lequel figuraient toutes ses données, y compris son changement légal de nom. En tout cas, votre hypothèse était la bonne. Il a été tué d’un coup de harpon. Le labo a identifié le fusil. — Vous avez contacté Berenski ? Ce n’est pas dans vos habitudes. — Nous multiplions tous nos efforts. Et puis, j’étais curieux. Il est amoureux, vous savez. — Il paraît, oui. — C’est un peu déstabilisant. — Oh que oui ! s’exclama-t-elle. Dieu soit loué, je ne suis pas la seule à réagir ainsi. Sérieux, il me fiche la trouille. Une lueur amusée dansa dans le regard de Morris et Eve se sentit mieux pour la première fois de la journée. — Ce n’est pas gentil, mais j’avoue que moi aussi. Bref, il vous a transmis les informations sur votre ordinateur. Une fois de plus, il s’agit d’un coup en plein cœur. Pour simplifier, la pointe a transpercé la poitrine et perforé le cœur avant de ressortir par le dos. Comme vous pouvez le constater, j’ai enlevé le harpon et je l’ai expédié au labo. Je n’ai relevé aucune autre blessure. Il avait consommé un peu moins de trente centilitres de vin blanc. J’ai demandé une analyse. — J’ai la bouteille. — Nous confirmerons. Il avait dîné légèrement quelques heures avant de mourir. Salade, crevettes grillées, asperges et une petite portion de crème brûlée à la vanille. Son estomac contenait en outre diverses substances, sans doute des échantillons de ce qu’il était en train de cuisiner, de même qu’un bout de fromage et deux ou trois biscottes. Son organisme ne révèle aucune trace de drogue. C’était un fumeur. — Tout colle. — Il a subi des interventions de chirurgie esthétique – visage et corps, poursuivit Morris. Le minimum. Il entretenait sa forme, ses muscles sont toniques. — Et elle ? demanda Eve en se tournant vers le corps d’Adrianne. — Elle n’est pas morte sur le coup. Elle avait ingurgité environs deux coupes de champagne et en avait neutralisé les effets avec du Sober-Up. Nous vous communiquerons le timing. Elle avait grignoté sur une période de deux à quatre heures avant son décès : caviar, pain grillé, baies rouges, quelques légumes crus, etc. Aucun signe d’activité sexuelle, forcée ou consentie. Il lui souleva la main. — Des hématomes sur les paumes et les genoux, probablement dus à une chute, et ces égratignures au-dessus du décolleté – on retrouve son sang et sa chair sous les ongles. En essayant de desserrer la lanière, elle s’en est cassé quatre. Le fouet s’est enroulé trois fois autour de son cou, avec violence. Déchirant la peau ici, étranglant le conduit d’air, contusionnant le larynx. — Elle ne pouvait pas crier ? — Non. Et si vous regardez de près… Vous voulez des micro-lunettes ? — Non, ça ira, marmonna-t-elle en se penchant. Il l’a traînée, peut-être soulevée de terre. Puis il a tiré de nouveau, mais vers le haut – pour la hisser sur la branche. La nuque n’est pas brisée. Elle demanda confirmation à Morris du regard, et il secoua la tête. — Ç’a dû être douloureux, terrifiant et interminable, reprit-elle. Une minute, voire deux, mais interminables. — Je le crains, oui. — Ses parents vont vous contacter. — Je leur dirai que ç’a été rapide, qu’elle n’a pas souffert. Ils me croiront parce qu’ils le voudront, ajouta-t-il en effleurant brièvement le bras d’Eve. Tandis qu’elle réempruntait le tunnel blanc dans l’autre sens, Eve regretta de ne pas pouvoir le croire. 20 Eve pénétra dans la salle commune de la Criminelle au pas de charge. — Trueheart ! Il sursauta, renversa une petite pile de disques tandis qu’il bondissait de son siège, au garde-à-vous. — Lieutenant ! — Quoi que vous soyez en train de faire, laissez tomber. Je vous envoie une liste d’armes – images, marques, modèles, numéros de série le cas échéant. Je veux la liste complète des revendeurs, boutiques, collectionneurs et détenteurs d’une licence. Croisez les infos avec celles dont nous disposons sur Dudley et Moriarity – pro et perso –, Dudley & Fils et Intelicore, respectivement, toutes armes, tous lieux, de même que les membres de leurs familles, vivants et morts. Incluez les ex-épouses et les membres de leurs familles à elles, vivants et morts. Des questions ? Les yeux écarquillés, Trueheart secoua la tête. — Non, lieutenant. — Tant mieux. Baxter. Celui-ci resta assis et ébaucha un sourire. — Yo ! — Même liste d’armes. Je veux les noms et coordonnées des clubs de chasse, expéditions de chasse et/ou de pêche qui autorisent l’utilisation d’arbalètes et/ou de fusils à harpon. Tenez-vous-en aux voyages de luxe, d’archi-luxe. Sur et hors planète. Il se redressa. — Une recherche universelle ? — Quand vous les aurez, procurez-moi un relevé des membres ou des clients. Repérez Dudley et/ou Moriarity. Ils se sont entraînés. De surcroît, ce sont des vantards. Ils ont employé ces armes quelque part, à un moment ou à un autre… Reineke, Jenkinson, je veux votre rapport concernant l’homicide Jonas sur mon bureau au plus vite. Je veux que vous traitiez cette affaire comme si Adrianne Jonas était votre mère bien-aimée. Si Berenski n’a pas encore identifié le fouet, harcelez-le. Dès qu’il aura une réponse, transmettez-la à Trueheart et à Baxter. En attendant, dénichez-moi des experts en fouets de type bullwhip – à lanières tressées. — Des experts ? répéta Jenkison. — Si je vous confie un putain de bullwhip, saurez-vous l’enrouler autour du cou d’une jeune femme ? Suffisamment serré pour pouvoir la pendre avec par la suite ? Quelqu’un lui a enseigné l’art de manipuler cet instrument. Cherchez les experts, les manifestations, les formateurs. Contactez-les, cuisinez-les jusqu’à ce que l’un d’eux se souvienne de Dudley ou de Moriarity. Ou des deux. Creusez profond. Compris ? — Compris, répliquèrent Jenkinson et Reineke en chœur. — Carmichael ! Deux voix répondirent tandis que Eve pivotait. — Inspecteur Carmichael, précisa-t-elle, et l’uniforme Carmichael ne put masquer sa déception. Je vais vous transmettre la liste des invités à la réception alibi de Dudley d’hier soir. — Lieutenant, je ne suis pas au courant de tous les détails et spécificités relatifs à cette enquête. — Peabody, mettez-la au parfum, ordonna Eve. Quand vous le serez, enchaîna-t-elle, vous joindrez toutes ces personnes. Les deux suspects se sont éclipsés tour à tour ; Moriarity a dû disparaître aux alentours de 22 heures et reparaître avant 23 heures ; Dudley, entre 2 heures et 2 h 30, retour vers 3 heures. Dudley était peut-être en compagnie de la dernière victime. Trouvez-moi quelqu’un qui les a aperçus, qui s’est étonné de leur absence. Une fois cette tâche accomplie, vous vous concentrerez sur le personnel, permanent et engagé spécialement pour la circonstance. — Le nouveau ! Eve pointa le doigt sur le jeune homme à large carrure arrivé dans le service quelques jours avant qu’elle parte en vacances. — Inspecteur Santiago, lieutenant. — D’accord. Vous ferez équipe avec Carmichael. Elle s’efforça de réfléchir à ce que Connors faisait lorsqu’il organisait une grande fête. — Dudley a dû embaucher des voituriers. Certains des invités ont dû faire appel à des sociétés de transport privées. Je suppose qu’il avait recruté un service de traiteur, des serveurs, des gens qui n’ont aucune raison de se montrer loyaux envers lui. Pour ces ordures, les prestataires de services sont transparents. C’est là leur point faible, car ils ne considèrent pas ces gens comme suffisamment futés pour remarquer quoi que ce soit ni assez courageux pour oser parler. Amenez-moi quelqu’un avec de la repartie et des couilles. D’un regard, elle cibla les uniformes. — Newkirk, Ping, l’autre Carmichael, vous restez à l’entière disposition des inspecteurs. Au moindre frémissement, vous m’avertissez. Débriefing complet dans deux heures. Salle de conférences… Peabody ? — C. — Salle de conférences C. Transpirez ! aboya-t-elle. Ces salopards tuent des êtres humains comme un gosse piétine des fourmis. Pour le plaisir de les écrabouiller. Qui plus est, ils nous croient stupides, trop stupides pour les épingler. Nous allons leur prouver le contraire. Peabody, avec moi ! Eve fonça dans son bureau, et se rua sur l’autochef. — Café ? — Ce ne serait pas raisonnable, répondit Peabody avec une pointe de regret. Je m’étiolais, alors j’ai pris un remontant. À présent, j’ai l’impression que mes paupières sont agrafées en mode ouverture permanente et j’ai les nerfs qui tressautent. Je n’ai pas trouvé le lien entre la dernière victime et Moriarity. — Passez le relais à Carmichael. L’uniforme. Pourquoi portent-ils le même nom, ces deux-là ? L’un d’entre eux va devoir en changer. Bref, il est d’une méticulosité redoutable. Oui, vous auriez fini par trouver, poursuivit Eve avant que Peabody puisse protester. Mais il envisagera la question avec un œil neuf et sans tressautements nerveux. En outre, j’ai besoin de vous pour autre chose. Une seconde. Elle s’assit, copia des fichiers qu’elle transféra aux flics adéquats. — Le vin et les provisions du Français, lâcha-t-elle. — Achetés à Paris. La tête farcie de détails, Peabody dut consulter son carnet pour ne pas s’y perdre. — La réservation a été faite il y a cinq semaines. — Cinq semaines, répéta Eve. Cela confirme une planification à long terme. Dudley devait savoir que Simpson et sa famille seraient dans leur résidence secondaire. Elle est sans doute obligée de poser ses vacances à l’avance, et ils y vont tous les étés. Dudley et Moriarity se seront assurés de la disponibilité de Delamare. Ils devaient aussi élaborer et préparer l’alibi, le timing. Dans ce domaine aussi, ils sont entraînés. — La réservation a été effectuée par mail, bien que ce que j’ai vu ne soit qu’un bon de commande. La secrétaire de la victime a noté qu’il s’agissait d’une surprise pour le mari, Frost. Un souper romantique pour deux, alfresco. — Le patio. Delamare devait les servir dans le patio, murmura Eve. — Les frais de déplacement de Delamare – il est venu à bord de sa navette personnelle – ont été réglés cette semaine, par le biais du compte de Simpson. Delamare a acheté les victuailles et le vin le jour de son départ. Il possède des parts dans un vignoble. Il avait sélectionné trois bouteilles de pouilly-fuissé, une de sauternes et trois de champagne. Toutes arborant l’étiquette château Delamare. J’ai les millésimes, car la victime tenait une sorte de tableau pour chacun de ses engagements. Peabody marqua une pause, visiblement enchantée. — La cerise sur le gâteau, Dallas, c’est que, comme le client avait insisté sur l’importance de l’événement en lui donnant carte blanche, le champagne provient d’une production limitée. Les bouteilles sont numérotées ! Delamare a choisi la quarante-huit, la quarante-neuf et la cinquante dans sa réserve privée destinée aux clients fidèles. Le sourire d’Eve s’élargit. — Au fond, je vous aime. — Oh ! — Il nous suffit de retrouver l’une de ces bouteilles pour les coincer. Peaufinez ce rapport. Vous le présenterez à la substitut du procureur et au commandant dans deux heures. — Waouh ! — Joignez Feeney, dites-lui où et quand. Qu’il prépare un rapport de son côté. Je veux que tout le monde soit à l’heure. Pas d’excuses. Je ferai en sorte que Whitney et Reo arrivent dix minutes plus tard. Briefez Carmichael – les deux. Je vous expédie mon rapport sur Jonas dès que je l’aurai mis en ordre. À présent, fichez le camp. Fermez la porte. Déjà Eve contactait le bureau du commandant. Elle appela ensuite Reo, puis Mira. Elle faillit applaudir en voyant apparaître la remplaçante sur son écran. — Bonjour, lieutenant. Mince ! Le Dr Mira est en consultation. — Dans l’heure qui suit, je vais lui envoyer plusieurs dossiers. J’ai besoin qu’elle les étudie immédiatement et me rejoigne avec ses conclusions en salle de conférences C, à la Criminelle, à 14 h 15. — Ah ! Euh… je crois qu’elle a un rendez-vous à… — C’est une priorité. Le commandant Whitney et la substitut du procureur assisteront à la réunion. La présence du Dr Mira est indispensable. — Oh ! Je vais annuler son… — Parfait. Si elle a des questions, qu’elle me contacte. Eve coupa la communication et expédia à Mira le dossier de Peabody sur Delamare et ceux que ses hommes avaient rédigés sur Jonas. Elle y ajouta les comptes rendus du médecin légiste, des labos, les observations préliminaires des techniciens. Puis elle s’attaqua à la rédaction de ses propres rapports. À deux reprises, elle se leva pour se resservir du café, vérifier ses chronologies, consulter son ordinateur sur le temps requis pour parcourir les trajets entre le domicile de Dudley et les scènes de crime – à pied, en voiture. Elle étudia les chemins les plus directs, en demanda confirmation à sa machine. Avec presque une heure d’avance, elle rassembla ses affaires pour les transporter dans la salle de conférences. Elle émergea de son bureau à l’instant où Jenkinson l’atteignait. — Si vous avez du nouveau, on peut en discuter en marchant. — Laissez-moi vous donner un coup de main, proposa-t-il. — C’est bon. J’ai équilibré les poids. — D’accord, fit-il en lui emboîtant le pas. Renseignements pris auprès de la société de transport habituelle de la victime – Jonas. Le chauffeur l’a déposée chez Dudley, et elle lui a dit qu’elle le préviendrait lorsqu’elle souhaiterait repartir. Sa réservation comprenait le retour chez elle, puis l’aller-retour jusqu’au parc ou, en fonction du temps dont elle disposait, un aller direct jusqu’au parc. — Elle avait pris ses précautions au cas où elle s’ennuierait à la soirée. — Seulement voilà, elle a annulé le retour vers 2 heures. Eve se retint de sourire. — Parce qu’elle a opté pour une autre solution. — Nous avons épluché toutes les compagnies de taxis de Manhattan. Personne n’a effectué la moindre course dans ces parages entre 2 et 3 heures. Personne n’a déposé des passagers entre 2 et 3 heures devant l’entrée la plus logique pour atteindre Great Hill. On ne peut qu’en déduire… — … que quelqu’un lui a proposé de l’emmener, acheva Eve. Dudley. — C’est notre avis. Jenkinson lui tint la porte, puis entra à sa suite dans la salle de conférences. — Carmichael et le nouveau n’ont rien pour l’instant, mais ils essaient de savoir si Dudley et elle auraient été aperçus ensemble entre 2 heures et 2 h 30. — Bien. Eve déposa ses affaires sur la table. — Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’a pas pu y aller à pied chaussée d’escarpins à talons aiguilles. Elle n’avait aucune raison d’annuler sa réservation à moins d’avoir un autre moyen de transport et nous savons qu’elle n’a pas commandé de taxi. La liste des invités était longue. Elle aurait pu repartir avec n’importe qui. C’est l’argument qu’on lui opposerait, mais elle le balaierait sans peine. — Nous allons demander un mandat pour perquisitionner tous les véhicules de Dudley en quête de l’ADN de Jonas. Plus nous aurons d’empreintes et de cheveux, plus la balance penchera en notre faveur. — Je crois que l’autre Carmichael est sur une piste parce qu’il a commencé à émettre de drôles de bruits de gorge, comme souvent lorsqu’il est satisfait. — Oui, les grognements. Bien. — Reineke a mis la pression sur Berenski et il a un scoop : le fouet est fabriqué en Australie – en peau de kangourou ! Il mesure deux mètres quinze, trois avec le manche qui est en acier lesté. D’après Berenski il est enduit d’une sorte de crème nourrissante pour le cuir – il s’efforce d’identifier la marque. Il n’a pas encore déterminé la date de fabrication, mais affirme que c’est un modèle récent. Fait main. Du coup, Trueheart se concentre sur les artisans australiens qui fabriquent des fouets. Les infos supplémentaires que nous fournira Berenski nous permettront de réduire le champ. Au fait, vous saviez que ce connard était amoureux ? — Oui, oui. — Ça fout les jetons. — C’est ce qu’on dit tous. Remettez-vous au boulot, Jenkinson. Restée seule, elle commença par le tableau de meurtre. Elle en était à la moitié de la chronologie quand l’autre Carmichael entra en grognant. — Lieutenant, j’ai quelque chose. — J’écoute, fit Eve en continuant sa tâche. — Jonas a travaillé autrefois comme concierge à l’hôtel Kennedy sur Park Avenue. Elle a commencé comme stagiaire juste après l’université. Le grand-père de Moriarity en était le propriétaire avec deux associés. Ils organisaient de nombreuses manifestations professionnelles et privées. Eve leva brièvement les yeux pour l’encourager à poursuivre. — Quand il a cassé sa pipe, Moriarity – le petit-fils – a hérité de ses parts. Il les a revendues il y a une dizaine d’années. La victime était toujours employée à l’hôtel. Elle ne s’est mise à son compte qu’un an environ après la vente. Elle a eu droit à un article dans le New Yorker juste avant de partir, l’histoire de la jeune fille du Middle West qui devient l’une des meilleures concierges de New York. — Elle a utilisé ce capital pour démarrer sa propre entreprise. Malin. Bon travail, Carmichael. Rédigez votre rapport, joignez-y tout extrait de presse pertinent. Miette par miette, le cookie se formait. Une fois ses tableaux de meurtres complétés, Eve s’installa devant l’ordinateur pour sélectionner les images et les données qu’elle afficherait sur l’écran mural. — Lieutenant ? Pardon de vous déranger. — Si vous avez du nouveau, Trueheart, vous ne me dérangez pas. Sinon, allez-vous-en. — C’est à propos du fusil à harpon. — Crachez tout. — Ils ont effectué des tests au labo. Sur le mécanisme et le harpon, en se basant sur la réglementation. Il se trouve que le projectile… — Au fait. — Hum… Le harpon et le fusil dépassent la limite imposée par les fédérations de pêche sportive ici aux États-Unis, en Europe ainsi que dans plusieurs autres pays. Les recherches de Baxter vont dans le même sens en ce qui concerne les expéditions, clubs et organisations. M. Berenski… — Seigneur ! s’exclama-t-elle en le dévisageant d’un air ahuri. Vous lui donnez du « monsieur » ? Trueheart s’empourpra. — Pas toujours. Selon lui, l’arme, d’origine américaine, a été fabriquée avant l’instauration de la réglementation en vigueur aujourd’hui. Ou alors elle a été fabriquée en violation de cette réglementation, hypothèse qu’il privilégie, car il estime qu’elle a entre cinq et dix ans. Certaines parties internes sont estampillées de la marque d’un fabricant qui, selon mes recherches, se trouve en Floride. Il s’agit d’une des filiales de Moriarity, l’une de ses sociétés de la branche SporTec. Eve étendit les jambes et sourit, le regard froid. — Pas possible ! — J’ai les données, lieutenant, si vous voulez vérifier. — C’était un « pas possible ! » purement rhétorique. Continuez de creuser. Je veux mettre cette arme entre les mains de Moriarity. Comme Baxter entrait, elle fronça les sourcils. — Je n’ai pas encore terminé avec votre protégé. — J’ai de quoi consolider ce qu’il vient de vous apprendre. Les deux suspects appartenaient à la fois à un club de pêche sportive et à un autre de plongée sous-marine, bien qu’ils n’aient pas renouvelé leur abonnement. Toutefois, à deux reprises – il y a cinq ans et pas plus tard que l’hiver dernier –, ils ont organisé une escapade privée dans une île pour une cinquantaine de leurs plus proches amis. Ils proposaient, entre autres activités, plongée sous-marine, pêche sportive à bord d’un yacht de votre choix et pêche au harpon. Plusieurs célébrités y ont participé, pour la plus grande joie des médias. — Bordel de merde ! — Je dirai même plus, bordel de merde. J’ai des pistes concernant les experts en matière de fouets bullwhip et les instructeurs. Ils sont plus nombreux qu’on ne l’imagine. — Filez en Australie. — Merci. J’en ai toujours rêvé. — C’est un ordre. Le fouet est en peau de putain de kangourou. Dudley a peut-être pris des cours avec celui qui l’a fabriqué. À la main, s’il vous plaît. — Je lance une recherche tout de suite, mais ça risque d’être juste, Dallas, si vous tenez à ce que j’assiste à la réunion. — Mettez-la en route, et soyez là. Préparez un résumé complet mais succinct de vos démarches. Nous avons une hypothèse à vendre. Dès qu’ils furent sortis, elle se leva pour aller commander un café à l’autochef, puis se rappela qu’elle avait oublié d’y programmer la mouture à laquelle elle avait pris goût. — Merde. Elle opta pour un grand noir. Quand les premiers effluves lui chatouillèrent les narines, elle sourit. Quelqu’un avait pensé à la mouture. — Peabody, je vous aime ! Elle avala une gorgée de café, ignora les protestations de son estomac irrité par un trop-plein de caféine pour saluer Feeney qui entrait. — J’ai tes quatre-vingt-dix pour cent, annonça-t-il. On dirait que tu n’as pas dormi depuis une semaine. — Quatre morts, Feeney, en moins de huit jours. Et ceux-là ? grommela-t-elle en désignant le tableau qu’elle avait consacré aux autres victimes. Ceux-là aussi, avant. Des séances d’entraînement. Il pourrait y avoir un cadavre de plus ce soir ou demain. Mais moi, je rame. Elle pressa les doigts sur ses paupières. — J’ai l’impression de tisser des toiles d’araignée. Ce dont je dispose tend à indiquer mobiles, méthodes et opportunités, mais ça demeure trop flou. Or je dois convaincre le procureur et le commandant du contraire. — Tu crois pouvoir y parvenir ? Comme elle hésitait, il lui donna un petit coup dans l’épaule. — Tu as intérêt à y croire si tu veux qu’ils y croient. Inutile de nous faire perdre notre temps, à moi et aux autres. — Je sais. Je suis fatiguée. Mi-optimiste, mi-nerveuse. — Je te conseillerais volontiers de prendre un remontant, mais tu as sans doute déjà ingurgité des litres de café. Il l’étudia un long moment, impitoyablement. — Va… te ravaler la façade. — Quoi ? — Te rafraîchir, te remaquiller, je ne sais pas. Si tu veux décrocher ton mandat de perquisition, tu peux avoir l’air surmené, mais pas éreinté. — Tu crois que parce que j’ai un vagin, je me balade avec une trousse remplie de pinceaux et de couleurs ? — Pour l’amour du ciel, Dallas, modère ton langage. Empruntes-en une. Tu ne veux pas qu’ils se disent : « La pauvre aurait bien besoin de dormir » ? Tu veux qu’ils soient concentrés sur ta démonstration ? — D’accord. D’accord. Merde. Elle s’empara de son communicateur. — Peabody, mode privé. — Quoi ? Vous avez du nouveau ? — On est en mode privé ? — Oui, mais qu’est-ce… — Vous avez de quoi vous grimer le visage ? — Euh… oui, bien sûr. J’ai une trousse de secours dans le tiroir de mon bureau au cas où… Qu’est-ce qu’il a, mon visage ? — C’est pour moi. Et si vous en soufflez un mot, si vous expirez une syllabe, je vous arrache la langue à mains nues et je la donne à manger au premier chien enragé venu. Rendez-vous aux toilettes avec vos produits. Elle raccrocha. — Satisfait ? lança-t-elle à Feeney avant de sortir au pas de charge. La séance ne dura que cinq minutes, et encore, en comptant les interventions de Peabody. Pour commencer, Eve mit sa tête dans le lavabo, serra les dents et tourna le robinet d’eau froide à plein. Elle atténua les cernes sous ses yeux et appliqua un peu de fard sur ses joues qui, en effet, étaient très pâles. — Et voilà ! — J’ai de jolis rouges à lèvres et un eyeliner méga top et… — Ça suffit, décréta Eve en recoiffant ses cheveux mouillés avec les doigts. Elle regagna la salle de conférences. En son absence, quelqu’un avait apporté une autre table et y avait empilé pizzas, paninis et autres sandwichs. Connors se saisit d’un panini et le lui tendit. — Mange. Tu auras les idées plus claires. Tout à l’heure, tu auras droit à un cookie. Elle obéit sans protester. Ferma les yeux. — Mmm. Exquis. Tu as acheté des cookies ? — Cela me semblait aller de soi. À présent, tu vas avaler ce cachet. Tu ne peux pas attaquer cette réunion avec une migraine. Il plaça la pilule sur sa langue et lui présenta une bouteille d’eau minérale. — Pour l’hydratation. — Seigneur ! Fiche-moi la paix. C’est moi le chef, ici. Il tira sur une mèche humide. — Ce rôle te sied à merveille. Tes hommes bossent comme des malades. — J’ai besoin de cinq minutes avant de… — De la bouffe ! McNab, qui avait dû sentir les odeurs de pizza depuis la DDE, menait la charge. — Prends tes cinq minutes, dit Connors à Eve, qui opina. Elle se réfugia du côté des fenêtres, s’isolant mentalement du chaos provoqué par un troupeau de flics se ruant sur un buffet gratuit. En entendant la voix du commandant, elle se retourna. Mira apparut, se dirigea vers elle. — Je n’ai pas pu m’échapper plus tôt. — Avez-vous pu parcourir les documents que je vous ai envoyés ? — Du début à la fin. Vous soulignez de nombreux points intéressants. Si nous pouvions disposer d’une petite heure, nous pourrions en affiner quelques-uns. — Nous sommes vendredi midi, en plein mois de juillet, quand la moitié des habitants de cette ville partent en week-end. Je dois absolument convaincre Reo de m’accorder ces mandats de perquisition. Je veux les avoir avant la fin de la journée. Elle ne va pas tarder, elle… Ah ! La voilà. On peut commencer. Elle gagna le centre de la salle. — Officiers, inspecteurs, asseyez-vous, je vous prie. Si vous avez l’intention de continuer à vous gaver, faites-le en silence. Commandant, merci de nous accorder un peu de temps. Il hocha la tête, s’assit. Il tenait une assiette avec deux parts de pizza et affichait un air… coupable. Eve en fut décontenancée. — Sa femme déteste qu’il grignote entre les repas, lui confia Feeney dans un murmure. — Il me semblait bien que j’avais loupé le déjeuner, commenta Reo en goûtant un panini. Eve laissa se prolonger les murmures, les déplacements, les rires. Elle jeta un coup d’œil à Connors. Resté debout, il était adossé contre un mur. Elle alla fermer la porte, revint au centre. — J’aimerais attirer votre attention sur ce tableau de meurtre, attaqua-t-elle en se servant d’un pointeur laser pour désigner les photos. Bristow, Melly, Zimbabwe, Afrique… Elle les nomma les uns après les autres. — Toutes ces personnes ont été assassinées par Winston Dudley et Sylvester Moriarity. J’en ai la certitude. De même, j’ai la certitude qu’ils vont tuer de nouveau si nous ne les arrêtons pas très vite. Elle fit une pause afin qu’ils digèrent cette information. — L’inspecteur Peabody et moi avons bâti un dossier qui me paraît suffisamment consistant pour requérir des mandats afin de perquisitionner les domiciles, sociétés et véhicules des deux suspects. Depuis le meurtre d’Adrianne Jonas, les inspecteurs Reineke et Jenkinson ont rejoint l’équipe. Tout à l’heure, j’ai confié à chacun des tâches précises relatives à cette enquête. Ensemble, nous avons consolidé les bases, corrélées par la DDE, le Dr Mira et l’expert consultant civil. Revenons à Bristow, Melly. Affichage écran mural. Ce fut long, mais elle n’avait pas le choix. Son exposé passa en revue chaque victime, chaque lien, chaque chevauchement. Elle demanda ensuite à chacun de ses hommes de présenter son récapitulatif, puis les relia entre eux. — Les mocassins, dit Reo. Combien de paires de ce modèle et de cette taille vendues ? — Peabody ? — Trois par des commerçants new-yorkais. L’un des acheteurs était en Nouvelle-Zélande au moment du meurtre. L’autre, qui vit en Pennsylvanie, a quatre-vingt-trois ans. Si je ne peux pas confirmer exactement où il se trouvait à la date qui nous intéresse, je peux vous assurer que ni sa taille ni sa corpulence ne correspondent aux images du parc d’attractions extraites par la DDE. Il mesure à peine un mètre soixante-douze et pèse facilement dix kilos de moins. — Bien. Cependant, la défense ferait remarquer que d’autres paires de ces chaussures ont pu être vendues ailleurs dans le monde. — À l’heure du crime, on en comptabilisait moins de soixante-quinze, intervint Eve. Peabody en a déjà éliminé quarante-trois. — Quarante-six, lieutenant. — Les alibis, insista Reo. Tandis qu’elle en débattait avec Eve, le communicateur de Baxter bipa. Il jeta un coup d’œil sur l’écran digital, fit un petit signe à Eve et quitta la pièce. — Certains des invités jurent qu’ils étaient là du début à la fin, continua Eve. D’autres déclarent ne pas avoir vu l’un ou les deux pendant de longues périodes. D’autres encore n’ont aucun souvenir. Si vous ne pouvez pas percer un alibi aussi mince, vous ne faites pas votre boulot. — Ce n’est pas à vous de me l’apprendre, riposta Reo. Je fais mon boulot en m’arrêtant sur chaque détail. Si vous vous amusez à pourchasser ces deux suspects avant qu’on ait toutes les preuves, ils pourraient passer entre les mailles du filet. Mon patron n’acceptera pas qu’on les arrête s’il n’est pas certain de pouvoir les inculper. Ces hommes sont riches, ils peuvent se payer une armée d’avocats. — Je me fiche qu’ils… — Lieutenant, coupa Baxter en revenant. Pardon de vous interrompre. Si vous pouviez m’accorder une minute… Elle le rejoignit, l’écouta un instant, hocha la tête. — Dites-le aux autres. — Je viens d’avoir une conversation avec l’un des fabricants de fouets les plus renommés et les plus respectés. Il certifie en avoir fabriqué un pour Leona Bloom – qui voulait l’offrir à un ami. Elle lui a acheté le fouet en question et une série de leçons. Ce type s’enorgueillit de la qualité de son travail et consigne méticuleusement ses ventes. Il a donné des cours à Winston Dudley le Quatrième il y a six ans, à Sydney. — Excellent, approuva Reo. — Il se rappelle parfaitement Dudley. Celui-ci prenait son apprentissage très au sérieux. À tel point qu’il a repris une série de leçons. À en croire notre expert, à la fin, Dudley maniait sacrément bien le fouet. — Encore mieux, concéda Reo. — Dans le mille, renchérit Eve. Que voulez-vous de plus ? Assister à leur prochain crime ? Nous pouvons relier les armes aux hommes, les victimes aux hommes. Moriarity aura conservé l’arbalète et le fusil harpon. Dudley possède toujours l’étui de la baïonnette. Croyez-moi. Il détient une mallette pour le fouet. Ils veulent garder une partie de l’arme en guise de souvenir. Nous n’avons aucun moyen de deviner qui sera la prochaine victime, mais elle est déjà désignée. Eve enfonça le clou. — Ils ne s’arrêteront pas, ils ne peuvent pas. Ils sont pris dans la spirale infernale de l’addiction et, pour l’heure, ils sont à égalité. Ils ne s’arrêteront pas à moins que l’un d’entre eux ne rate son coup, et encore… Après une vie entière passée à jouer au travail, jouer au sport, jouer tout court, ils ont enfin trouvé une activité dans laquelle ils brillent et qu’ils peuvent partager avec l’intimité de deux amants. Leurs cibles ne sont importantes que parce qu’elles ont réussi dans leur domaine – mais il manque à chacune d’entre elles un pedigree, le privilège de naître important. Ces types sont des toxicos du crime, insista-t-elle. Ils ne renonceront pas à leur drogue. Et ce sont des âmes sœurs, ils ne mettront pas un terme à cette union. Quand ils seront lassés de New York, ils iront ailleurs – en Europe, en Amérique du Sud, en Asie. — Selon moi, ils vont rester jusqu’à ce qu’ils aient achevé cette compétition en particulier, intervint Mira d’un ton calme. Je suis d’accord avec l’analyse du lieutenant. Ces hommes éprouvent le besoin de nourrir leurs désirs, leurs caprices, leur intimité réciproque. Ils aiment se faire plaisir, et ceci est leur compétition, leur partenariat suprême. Ils ont beau être concurrents, ils travaillent ensemble. Tuer deux personnes coup sur coup, en utilisant un alibi commun, n’a pu que leur procurer un autre genre de frisson, celui de la codépendance. Soit ils continueront selon ce schéma, soit ce sera l’escalade. Ils commettront un nouveau meurtre ensemble. Je pense que c’est avec vous, Eve, qu’ils ont l’intention de se faire plaisir. 21 Connors s’était demandé si elle avait poussé le raisonnement jusque-là, et découvrit qu’elle n’y avait pas songé. Son ego n’était pas en cause ; elle ne s’était simplement pas rendu compte à quel point elle correspondait au profil de leurs victimes. Elle était la meilleure dans son domaine, renommée, surtout depuis le succès du livre de Nadine. Elle s’était construite elle-même. Elle n’était pas prestataire de services au sens propre du terme, mais elle servait et protégeait ses concitoyens. Quant au lien, c’était lui, évidemment ! À présent, elle en avait pris conscience et, bon sang, réfléchissait à la manière dont elle pourrait s’en servir, s’utiliser elle-même ! — D’après vous, je suis une cible potentielle, dit-elle à Mira. — Non seulement vous entrez parfaitement dans le cadre, mais vous seriez la proie suprême. Ils ont commis le premier meurtre en misant – à raison – sur le fait que l’on vous confierait l’affaire, lui rappela Mira. Dans le cas contraire, vous auriez sûrement été impliquée d’une façon ou d’une autre lors du deuxième crime, connecté à Connors par le biais du lieu. Vous remplissez les conditions requises. Vous êtes connue comme étant l’une des meilleures dans votre métier, un métier de service. Vous avez acquis votre notoriété par le travail et la volonté. — Je n’ai rien qui me relie à eux dans le passé, argua Eve, tout en observant Connors à la dérobée. — Bien sûr que si, rétorqua-t-il d’un ton aimable. À travers moi. Nos chemins se sont croisés autrefois, professionnellement parlant. S’ils prennent ces choses-là à cœur, ils ont amplement de quoi m’en vouloir concernant certaines transactions. Elle crocheta les pouces dans ses poches. — Pourquoi ne pas s’attaquer à toi ? Il sourit. — Ce serait divertissant, n’est-ce pas ? Mais je ne rentre pas dans le moule. Je ne fournis aucun service, je ne suis pas à vendre. Si tu te mettais dans leur peau ne serait-ce qu’un instant plutôt que de te demander comment leur tendre un piège dont tu serais l’appât, tu te verrais aussi comme un luxe. Le mien. De leur point de vue, je t’ai achetée. Attention à ne pas postillonner. Toujours adossé au mur, il la contempla, sentit la bouffée de rage qui montait en elle. Elle se ressaisit – il ne pouvait qu’admirer son sang-froid – et opina. — J’aimerais y réfléchir, en discuter, mais pour l’heure, il me paraît plus urgent de poursuivre mon exposé afin d’obtenir mes mandats. Reo, avez-vous de quoi décider votre patron ? — Je vais lui exposer les faits, le pousser dans ses retranchements, promit celle-ci en étudiant tableaux et écrans. Vous avez une montagne de présomptions fondées qui méritent toute son attention. Vous êtes à deux doigts de l’arrestation et vous le savez, ajouta-t-elle. Vous m’avez convaincue et je me débrouillerai pour convaincre le procureur. Quant à persuader un juge de vous accorder des mandats pour perquisitionner les domiciles de deux hommes sans casier judiciaire, dotés d’un tel pedigree, de relations et d’influence, ce sera plus délicat et plus long. Elle se leva. — Je n’ai pas une minute à perdre. Félicitations à tous pour votre travail. Je vous tiens au courant. — Rehaussons la montagne, décréta Eve tandis que Reo s’éclipsait. Creusez, insistez, cajolez, peaufinez. Nous allons collectionner les preuves et nous allons les serrer. Au boulot ! Docteur Mira, poursuivit-elle alors que ses flics se levaient comme un seul homme, si vous pouviez me consacrer quelques minutes. Commandant, je vous tiendrai informé heure par heure. — Je crois que je vais rester, déclara ce dernier. — Bien, commandant. Peabody, coordonnez les… — Si ma coéquipière envisage d’endosser le rôle d’appât, je veux participer à la mise en place de la stratégie. — Un appât a besoin d’une équipe informatique, décréta Feeney avant de croquer dans un cornichon. — À ce stade, je ne projette pas une telle opération, riposta Eve, prise entre deux feux. Ce serait une solution de recours si Reo ne décrochait pas les mandats. Je pense qu’elle parviendra à ses fins, je vous conseille donc de vous mettre au travail. Toutes mes excuses, commandant. — C’est inutile. — Docteur Mira, si je suis une cible, je suppose qu’ils ont déjà choisi le lieu et l’arme, sinon le moment. — Oui. Je pense qu’ils vous ont sélectionnée pour signer la fin de la partie, du moins à New York et pour cette phase de la compétition. Tout indique qu’ils prennent plaisir à se mesurer l’un à l’autre et à remporter des manches, il me paraît donc peu probable que vous soyez l’objet du prochain round. Toutefois… — Si et quand nous aurons les mandats, cela changera la donne, l’interrompit Eve. Ils seront furieux et relèveront le défi en tentant de m’éliminer plus vite. — En effet. Ils ont laissé des parties d’eux-mêmes sur les scènes – les armes. Ils se sont reliés aux meurtres, indirectement, pour s’assurer que vous alliez entrer en contact avec eux. Tout en concourant l’un contre l’autre, ils concourent en équipe contre vous. — Et ils trichent, intervint Connors en s’approchant de la table pour y prendre une bouteille d’eau. Eve haussa les épaules. — Quand ils ont essayé avec toi, tu as déjoué leurs ruses. Au golf. Il me semble que tu serais une cible plus excitante. Certes, tu n’es pas prestataire de services, mais tu emploies des armées de gens qui le sont. Tu es déjà un concurrent et ils te détestent parce que tu as eu le culot de bâtir ton empire plutôt que d’en hériter. Et il y a fort à parier que tu es sorti avec plusieurs de leurs conquêtes. Connors but une longue gorgée d’eau, puis : — Je dirai juste que mes goûts se sont améliorés. Tu devrais savoir que le meilleur moyen de me frapper serait d’assassiner mon épouse. — Celle que tu as achetée ? Tiens ! Tiens ! Il l’avait vexée. Curieusement, la réaction d’Eve raviva sa propre colère. — Dans leur esprit, oui. Ils ne te comprennent pas, pas plus que moi d’ailleurs. Ils comprennent encore moins l’amour. Qu’en dites-vous, docteur Mira ? — Je suis d’accord. De surcroît, ils préfèrent tuer les femmes. Il suffit de jauger le ratio, expliqua-t-elle en désignant les tableaux. Ils ont un faible pour les proies féminines car ils les considèrent comme des objets à utiliser, à disposition. — Surtout Dudley, renchérit Eve. Il est entouré d’un véritable harem. Bien. Nous devons échafauder un plan. Les mandats de perquisition suffiront peut-être, mais nous pouvons imaginer un stratagème pour précipiter les événements. — Mais si nous attendons que Reo nous fournisse les documents, protesta Peabody, nous aurons plus de temps pour définir une stratégie, prévoir des solutions de secours. Feeney secoua la tête. — Si elle devance la partie, ils vont réagir. Ils seront sur la défensive. Ils devront accélérer le mouvement et ils seront énervés. C’est elle qui les manipule et non le contraire. On va t’équiper d’yeux et d’oreilles. — J’ai ceci. Eve montra son poignet à Feeney, qui étrécit les yeux. — Enlève-moi cette montre. Ne t’inquiète pas, je ne vais pas te la faucher. Elle s’exécuta et il alla s’asseoir pour l’examiner. — Je les confronte. Je suis exaspérée, murmura Eve. Tous ces cadavres qui s’empilent, dont deux en une seule journée. Je sais qu’ils sont impliqués, enchaîna-t-elle en arpentant la pièce. Toutes les flèches pointent dans leur direction, mais ils accumulent les points pendant que moi, je rame. Je passe pour une incompétente. Ça pourrait marcher, songea-t-elle. Oui. — Mon commandant me harcèle, mon mari me reproche de ne plus être disponible. J’ai l’air d’une idiote et cela me déplaît. Je vais allumer quelques incendies. — Que leur révélerez-vous ? s’enquit Whitney. — Ce qu’ils m’ont donné. Les liens apparents, mais il faut que j’insiste sur l’aspect personnel. Eux, moi. Le budget est serré. Oui, voilà. Je ne peux pas accéder aux informations par l’intermédiaire du département, mais je peux utiliser mes propres ressources. Vous ne savez donc pas qui je suis ? Vous ne savez pas que j’ai plus d’argent que vous deux réunis ? Cela devrait leur parler, non ? demanda-t-elle à Mira. Connors m’a achetée, mais tant que je continuerai à coucher avec lui, je serai milliardaire. — Aux idiots l’argent file entre les doigts, commenta Connors, amusé malgré lui. Mira poussa un petit soupir. — C’est probablement ainsi qu’ils voient votre relation, admit-elle. — Et moi, je dis que cela ne sonne plus comme une solution de secours, observa Connors. — Feeney a raison, je dois les devancer. Je peux calculer mon coup. Frapper quand j’aurai, ou quand je serai quasiment sûre d’obtenir les mandats, mais avant de les mettre en œuvre. En somme, je les incite simplement à hâter leur calendrier. Si la ruse fonctionne, persista-t-elle, et Connors comprit qu’elle cherchait à l’attirer dans son camp, ils s’en prennent à moi, ils s’attaquent à un flic, et ils sont foutus. Leurs avocats émérites, leurs fortunes familiales, leurs pedigrees ne les protégeront pas. Ils finiront leurs jours en cage. — C’est cela qui t’inquiète ? fit Connors. Que malgré l’épaisseur du dossier, les preuves que tu espères rassembler grâce aux mandats de perquisition, ils passent au travers du système ? — Ce sont ces types qui m’inquiètent, gronda Eve en montrant les photos des victimes. C’est d’avoir à ajouter un cadavre à tous ceux-là qui m’inquiète. Elle s’aperçut tout à coup qu’elle laissait ses émotions prendre le dessus, qu’elle se dévoilait devant son commandant. Sous l’œil attentif de Connors, elle les maîtrisa. — Ils veulent me voir sur ce tableau, conclut-elle d’une voix monocorde. Nous allons faire en sorte qu’ils en aient envie plus vite que prévu. — Vous savez qu’à mes heures perdues je travaille sur une montre de ce genre, fit remarquer Feeney d’un ton décontracté, histoire d’alléger l’atmosphère. Celle-ci est jolie et compacte, mais elle comporte plus d’alarmes et de sifflets que la mienne. Il leva la tête, porta le regard de Connors à Eve. — L’idéal serait que vous les rencontriez – tous les deux – par hasard dans un lieu public. Un restaurant, un bar. C’est justement ce qui te met dans tous tes états, vois-tu : tu cherches à te détendre, et les voilà qui apparaissent. Tu es peut-être déjà énervée après t’être empointée avec Connors, et c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. De cette manière, ils auront l’impression d’une réaction impulsive. Un coup de sang. — Bravo ! le félicita Eve. — J’ai mes éclairs de génie, répondit Feeney en se levant pour lui rendre sa montre. Beau boulot, Connors. — Merci. — Peabody, tâchez de savoir où ils ont l’intention de se rendre ce soir, lança Eve. Au moins l’un d’entre eux. Nous sommes vendredi, ils ne vont pas rester chez eux à jouer au mah-jong. — Ce sera plus facile et plus rapide si je m’en occupe, intervint Connors. Il sortit son communicateur et s’éloigna. — Je tiens tout de même à t’équiper, décréta Feeney. — Comme tu veux. Elle fourra les mains dans ses poches et se dirigea vers la porte pour rejoindre Connors dans le couloir. — Tu garderas cet équipement à moins que tu ne sois enfermée à double tour dans ta forteresse à brasser tes milliards. — Qu’est-ce que… ? Seigneur, Feeney ! — C’est toi qui as commencé. Je me charge du dispositif. — J’exige que vous soyez accompagnée par deux officiers de jour comme de nuit. À compter de maintenant, assena Whitney. — McNab et moi assurerons ce soir, proposa Peabody. — Ils vous ont déjà vue, lui rappela Eve. — Ils ne me reconnaîtront pas. Mira sortit discrètement, attendit que Connors range son communicateur. — Je vous dois des excuses, commença-t-elle. Je ne pouvais pas, en toute conscience, garder mon opinion pour moi, même en sachant comment elle réagirait. Je suis désolée. — Je suis obligé d’accepter ce qu’elle fait. Ce qu’elle est, répondit Connors qui se rappela qu’Eve en faisait autant avec lui. Sans s’en rendre compte, il glissa la main dans sa poche, y chercha le bouton dont il ne se séparait jamais. Une minuscule partie d’Eve. — Cette obligation a débuté quand je suis tombé amoureux d’elle et a été scellée quand je l’ai épousée. Avant votre intervention, j’étais moi-même en proie à un dilemme : lui dire ou pas. — Je vois. Il soutint son regard un long moment. — J’ignore quel choix j’aurais fait. — Vous auriez dit ce que vous aviez à dire, puis vous vous seriez disputés en privé. — Vous avez sans doute raison. — Qu’est-ce qui vous perturbe le plus ? Ce qu’elle compte faire ou qu’elle soit en position de le faire à cause de son lien avec vous ? — Question à pile ou face. Ces types me méprisent profondément et ne s’en cachent pas. Ils croient sans doute que je serais insulté ou blessé. — Comme vous l’avez fait remarquer tout à l’heure, ils ne vous comprennent pas. — S’ils me comprenaient, ils auraient déjà essayé de la tuer. Ils pensent qu’en l’éliminant, ils me mettront dans l’embarras, bouleverseront ma vie personnelle et professionnelle pendant un temps, provoqueront chez moi une certaine détresse. Il tripota le bouton entre ses doigts. — Ils s’en réjouiraient. S’ils savaient que la perdre me détruirait à tous les niveaux, ils la découperaient en morceaux et se baigneraient dans son sang. — Non, lâcha Eve depuis le seuil. Non, parce que je suis plus maligne qu’eux. Ils sont incapables de me battre, encore moins de nous battre. Docteur Mira, pouvez-vous nous laisser un instant ? — Bien sûr. Celle-ci effleura le bras de Connors avant de retourner dans la salle de conférences. — Tu crois vraiment que ces deux salopards pourraient me descendre ? « Oh oui ! » songea-t-il. L’ego d’Eve était plutôt solide, de même que son caractère. Mais les siens aussi. — Non, répondit-il. Mais je n’aurais pas non plus imaginé que ces deux salopards seraient capables de tuer neuf personnes ou plus pendant que la police de New York se mord la queue. — Quoi ? s’insurgea-t-elle. C’est ainsi que tu qualifies un dossier bétonné en moins d’une semaine ? La sueur et les nuits sans sommeil passées à chercher des liens pour les coincer ? Se mordre la queue ? — Un dossier tellement bétonné que tu t’apprêtes à te peindre une cible dans le dos au lieu de faire confiance au dossier lui-même. — Je suis flic, nom de Dieu. C’est le métier, et tu le sais. Tu l’as su dès le départ, et si tu es incapable de me soutenir quand… — Tais-toi ! coupa-t-il. Je n’ai jamais dit que je ne te soutiendrais pas. En revanche, je ne veux pas y être forcé. — Je n’ai pas le temps de tourner autour du pot. Je n’avais pas mis le doigt dessus avant que Mira l’évoque alors que ça aurait dû clignoter comme un néon dans mon cerveau. Si je suis leur prochaine victime, je le saurai. Cela m’épargnera le supplice de découvrir encore un mort que j’aurais pu sauver. — Je comprends parfaitement. Dieu qu’il était fatigué ! Lessivé. — Tu t’attends vraiment à ce que je n’aie aucune inquiétude, aucune pensée morbide ? Inversons la donne. Je suis le leurre. Comment réagis-tu ? — J’ai suffisamment confiance en toi pour savoir que tu t’en tireras et que tu utiliseras les ressources mises à ta disposition pour assurer ta sécurité. — Eve, je t’en prie, épargne-moi ces conneries. Elle expira lentement, mais il eut l’impression d’avoir touché un point sensible. — D’accord, je te ferais confiance, mais je serais rongée par l’inquiétude, les pensées morbides. Et tu m’en voudrais. — Entendu. Elle cilla. — Entendu ? répéta-t-elle. C’est tout ? — Je me suis déjà disputé avec toi, plus violemment, dans ma tête. Une altercation passionnée, féroce et très, très bruyante. — Qui a gagné ? Il ne put s’en empêcher : il effleura la fossette sur son menton du bout du doigt. — Nous n’en étions pas là, mais dans la mesure où nous en avons fini ici, j’aime à croire que nous étions à égalité. — J’étais sincère, tu sais, même si j’ai eu tort de le dire devant Whitney. Je ne supporterai pas de devoir épingler une photo de plus sur ces tableaux… Ceux qui y sont déjà, je ne pouvais rien pour les sauver. Mais s’il y en a un nouveau, ce sera par ma faute car j’ai les outils pour mettre un terme au massacre. Pour tenter de mon mieux de l’arrêter. — Les mandats de perquisition ne suffisent pas ? — Je devais y croire pour vendre ma cause. J’y crois toujours. Elle détourna le regard. — Cependant, il reste un risque qu’ils aient couvert leurs arrières et que nous ne trouvions pas de quoi les inculper. Ou que l’on réussisse à les inculper, mais que leurs hordes d’avocats haut de gamme dénichent assez de failles pour obtenir leur libération. Je me couvre et j’ai deux ou trois idées qui devraient m’aider. Tu pourrais me filer un coup de main ? — Je suppose que oui. — Sais-tu où ils seront ce soir ? — Ils assistent à un spectacle de ballet au Strathmore. — Tu peux nous réserver des billets ? — Nous avons une loge. Toutefois, ils ont rendez-vous avant cela pour boire un verre chez Lionel. — Encore mieux. Elle lui prit la main, entremêla ses doigts aux siens. — Je vais t’exposer mon plan. Force lui fut d’admettre qu’elle avait concocté un scénario intéressant et inventif en un temps record. Après l’avoir un peu affiné, il se sentit plus confiant. — Je laisse encore trente minutes à Reo, déclara Eve. Elle devrait avoir fini de discuter avec son patron à l’heure qu’il est. Je vais devoir briefer l’équipe. — Réunion à 19 heures. Tu as une heure pour faire la sieste. Non négociable, ajouta-t-il avant qu’elle puisse objecter. Et pas sur le sol. Il doit bien y avoir des lits de camp à l’infirmerie. — Je hais l’infirmerie. — Tant pis pour toi. — Mira a un grand canapé dans son bureau. Je vais lui demander de me le prêter. — De nous le prêter. Je me reposerais volontiers, moi aussi. Elle dormit comme la morte que deux ordures richissimes voulaient qu’elle soit, puis elle contacta Reo. Une fois de plus. — Dites-moi que vous avez mes mandats. — Je vous avais promis de vous joindre le cas échéant. Ne vous avais-je pas dit que mon patron pensait que le juge Dwier était le mieux à même de vous appuyer ? fit Reo avec une pointe d’irritation. Pas de liens connus avec les familles, une bonne réputation, un esprit ouvert, etc., et ne vous avais-je pas précisé que le juge Dwier était parti pêcher à la mouche dans le Montana ? — Quant à moi, ne vous ai-je pas encouragée à choisir quelqu’un d’autre ? — Ce n’est pas à vous de nous expliquer comment exercer notre métier. Le procureur est actuellement en conversation avec le juge. Selon moi, on touche au but. — Quand vous l’aurez marqué, joignez Baxter. Il prendra le relais. — Où serez-vous ? — Je vais rencontrer deux types dans un bar. Elle raccrocha alors que Feeney reparaissait. — Il est temps de t’équiper. — Je peux m’en charger, proposa Connors, qui entra à sa suite, un sac argenté à la main. De toute façon, elle doit se changer. — Pour mettre quoi ? glapit Eve. — Une tenue appropriée. Tu seras plus crédible si tu es habillée pour une soirée en ville. — Je testerai le dispositif dès que tu seras prête, ricana Feeney en rebroussant chemin. — Ôte-moi tout ça, lieutenant, ordonna Connors en allant fermer la porte à clé. — Il faut que je puisse porter mon arme. — J’ai parlé de tenue appropriée. Il ouvrit le sac. La robe était courte, sobre et noire. Elle était assortie d’une veste qui s’attachait sur le devant grâce à un système compliqué de boucles. — On pourrait m’abattre cinq fois avant que j’arrive à détacher tout ça pour dégainer. Connors tira sur les pans de la veste. — Les boucles ne sont là que pour la forme. — Pas mal, admit-elle. Pas mal du tout. Elle enleva ses vêtements et Connors fixa le magnétophone, le micro, l’oreillette. — D’où vient cette robe ? — Ton armoire. J’ai demandé à Summerset de l’apporter ainsi que les accessoires indispensables. Il brandit une paire de boucles d’oreilles en diamant. — Crois-moi, ils auront l’œil là-dessus et ne soupçonneront pas un seul instant que tu es câblée. Tu vas échanger ta montre contre le modèle plus élégant. Elle y jeta un coup d’œil dubitatif. — J’ai à peine fait joujou avec l’autre. — Le fonctionnement est identique. Tu pourras dissimuler un revolver de secours dans ton sac, mais pas grand-chose d’autre. Ah ! Les escarpins. Elle frémit en avisant les talons. — Comment veux-tu que je coure avec ces machins ? Il lui adressa un regard amusé. — Tu as l’intention de prendre la poudre d’escampette ? — On ne sait jamais. Elle s’habilla, se chaussa. — Alors ? — Parfaite, approuva-t-il en encadrant son visage entre ses mains. Tu es parfaite pour moi. — N’oublie pas qu’on vient de se disputer. Tu ferais mieux de te mettre dans la peau de ton personnage. — Feindre d’être en colère contre toi ne m’a jamais posé le moindre problème, assura-t-il avant d’effleurer ses lèvres d’un baiser. Comme on frappait à la porte, il appuya brièvement son front contre le sien puis alla ouvrir. — Peabody, vous êtes superbe. — Merci. Elle leva les mains, paumes vers Eve. — Votre avis ? Elle aussi était en noir, une robe jeune et funky surmontée d’un gilet à rayures multicolores destiné à dissimuler son arme. Ses cheveux étaient bouclés, ses yeux ourlés de fard vert émeraude et ses lèvres peintes d’un rouge identique à celui des chaussures d’Eve. — Vous avez raison. Ils ne vous reconnaîtront pas. — McNab et moi partons maintenant afin d’être sur place quand les sujets arriveront. L’inspecteur Carmichael et son partenaire iront au théâtre. Baxter attend le feu vert pour envoyer les équipes de fouille sur les sites. — Beau boulot, Peabody. — À plus tard, au bar. — Elle est remontée à bloc, commenta Eve. Tout à l’heure, elle avait pris un fortifiant mais là, c’est l’adrénaline. Parce qu’on approche de la fin, parce qu’on va bientôt les coincer. Les embarquer, les cuisiner, les casser. En finir une bonne fois pour toutes. — J’en connais une autre que l’adrénaline inonde. — Compte sur moi, camarade. Elle pivota sur elle-même puis s’accroupit pour tester la robe. — Est-ce qu’on voit que je suis armée ? — Moi oui. Eux ne remarqueront rien. Finalement, je commence à prendre mon pied, avoua-t-il. — Attends un peu que je dégaine. Tu vas littéralement bander. Ils pénétrèrent dans le bar élégant en discutant à voix basse comme s’ils se querellaient. Lorsque Connors lui prit le coude, Eve le repoussa délibérément et haussa le ton. — N’essaie pas de m’amadouer. — Cela ne me viendrait pas à l’esprit. Deux personnes, annonça-t-il à l’hôtesse qui conserva un masque impassible et courtois. Connors. — Oui, monsieur, bien sûr. Votre table est prête. Par ici, je vous prie. — Tu sais pertinemment que je suis sous pression, reprit Eve, les yeux rivés sur Connors. Le commandant ne me lâche pas d’une semelle. — J’apprécierais beaucoup que nous puissions enfin passer une soirée sans évoquer ton commandant, tes problèmes. Un whisky, commanda-t-il à l’hôtesse. Double. — Et pour vous, madame ? — Une vodka. Sans glace. Connors se pencha vers elle comme pour lui murmurer quelque chose, et elle eut un mouvement de recul. — Parce que j’en ai besoin, voilà pourquoi ! Écoute, je suis là, non ? Je ne pourrai pas en dire autant de toi demain puisque tu pars en voyage d’affaires. Une fois de plus. — J’ai du travail, des responsabilités. — Moi aussi. — Ce ne sont pas elles qui te mettent ces breloques aux oreilles. — Je les mérite grâce à mes autres qualités, et n’oublie pas que… Elle s’interrompit comme si elle venait juste d’apercevoir Dudley et Moriarity. — Et merde ! Il ne manquait plus que ça ! — Moins fort. — Ce n’est pas à toi de me dicter mon comportement. J’en ai par-dessus la tête de recevoir des ordres. Je suis le meilleur flic de cette putain de ville, le département me laisse complètement tomber sur cette affaire et toi encore plus. J’en ai marre. Je m’en vais. Elle se leva brusquement et Connors se jeta vers elle pour l’en empêcher avec les quelques secondes de retard voulues. Malgré elle, Eve éprouva un sentiment de puissance à franchir les quelques mètres qui la séparaient de la table voisine, juchée sur ses talons rouges. — Tu me prends pour une idiote ? — Lieutenant Dallas ! Tout miel, Dudley tendit la main vers elle. — Vous semblez bouleversée. — Touchez-moi et je vous embarque pour agression sur un officier de police ! aboya-t-elle. Elle plaqua les mains sur leur table, se pencha entre eux. — Je sais que vous avez tué Jonas et Delamare, probablement d’autres, mais ces deux-là, j’en ai la certitude. — Vous avez trop bu, murmura Moriarity. — Pas encore. Croyez-moi quand je vous assure que j’aurai votre peau. Peu importe le temps que cela prendra ou les méthodes que je devrai employer. Vous ne me battrez pas à mon propre jeu. Je fais mon métier. — Eve, fit Connors en lui prenant le bras. Ça suffit. Nous partons. — Votre femme paraît très en colère et un peu désaxée, observa Dudley avec un sourire. Vous n’avez pas l’air capable de la contrôler. — Personne ne me contrôle, connard ! Tu veux t’en aller ? enchaîna-t-elle en pivotant vers Connors. Parfait. Si tu prenais ta navette ce soir au lieu de demain, histoire de me lâcher les baskets ? — Excellente idée, rétorqua Connors. Messieurs, je vous présente mes excuses. Eve, tu peux rentrer par tes propres moyens. — Je rentrerai quand je l’aurai décidé. Tandis que Connors se dirigeait vers la sortie, elle se retourna vers Dudley et Moriarity. — Le département refuse de m’allouer le budget nécessaire pour vous pincer. Tant pis. Lui me donnera le fric, ajouta-t-elle en indiquant Connors du menton. Je sais comment obtenir ce que je veux. Le procureur n’a peut-être pas les couilles de m’accorder mes mandats, mais donnez-moi un peu de temps… Je clôture mes enquêtes. Je clôturerai celle-ci. Elle saisit l’un des verres sur la table, le vida d’un trait, le reposa brutalement. — Vous vous imaginiez que je ne verrais pas que vous utilisez vos propres employés comme dupes et que vous vous couvrez mutuellement pendant que l’autre commet le crime ? Vous connaissiez les deux dernières victimes, et je prouverai que vous connaissiez les deux premières. Je suis le souffle chaud dans votre nuque. — Vous vous ridiculisez, lâcha Moriarity, mais il porta le regard sur Dudley. — Comme Delamare a ridiculisé les Dudley lorsqu’il sautait la maman de Winnie ? Eh, oui, je suis au courant ! poursuivit-elle avec un sourire féroce. Je sais beaucoup de choses. J’atteins presque le but, les garçons. Vous allez bientôt devoir payer la note. — Madame, intervint l’hôtesse en adressant un regard d’excuses aux deux hommes, je regrette, mais je dois vous prier de partir. — Pas de problème. Je préfère boire ailleurs que dans un bouge qui sert des ordures comme ces deux-là. Profitez-en ! D’ici moins de quarante-huit heures, vous serez derrière les barreaux et les cocktails sophistiqués ne seront plus qu’un rêve. Parce que je vais vous mettre en cage. Croyez-moi. Eve regretta presque de ne pas porter de cape. Elle aurait tourné les talons dans un tourbillon d’étoffe. Elle marcha d’un bon pas vers le nord jusqu’au carrefour suivant, bifurqua, maintint son rythme sur une centaine de mètres. Feeney ouvrit la porte arrière du sous-marin. Elle y monta, se débarrassa de ses escarpins. — Alors ? Que dites-vous de ma performance ? — Si j’étais marié avec toi, je serais divorcé. Connors lui prit la main, l’embrassa. — Cette femme est une garce, mais c’est la mienne. Elle tapota le lobe de son oreille. — Peabody m’annonce qu’ils sont en pleine discussion. On dirait que Dudley essaie de convaincre Moriarity. — Je l’entends, répliqua Connors en montrant sa propre oreillette. Tu n’es pas la seule à être équipée. — Ah ! Géniale, ta trouvaille, faire comme si tu allais t’absenter dès ce soir. Ils vont bouger. Un bip signala un appel entrant. Elle tourna le poignet vers elle. — Feeney, vise un peu la machine, murmura-t-elle avant d’ajouter : Dallas ! — Reo a réussi, annonça Baxter. On a les mandats. — N’y allez pas tout de suite. Si mon stratagème a marché, l’un ou les deux va se précipiter chez lui ou à son bureau. Ils doivent récupérer l’arme. Laissez-les aller et venir. Pas plus de dix minutes à l’intérieur. Passé ce délai, foncez. Je ne veux pas qu’ils essaient de se débarrasser de preuves éventuelles, mais si on les arrête en possession d’une arme, on pourra ajouter aux charges une tentative d’agression sur un officier de police. La cerise sur le gâteau. — On patiente. — Ça m’ennuierait d’avoir fait ce numéro pour rien, confia-t-elle à Connors. Merde ! C’est Peabody. Ils commandent un autre verre. Ils ne vont peut-être pas mordre à l’appât. Ne les quittez pas des yeux, Peabody, fit-elle avant de répondre à un autre appel : quoi ? — Je détecte du mouvement chez Moriarity. C’est le droïde, Dallas, celui qui est entré chez Frost et Simpson. Elle secoua la tête, sidérée. — Quels crétins ! Ils n’ont pas détruit le robot et je parie que c’est lui qui va leur apporter l’arme. Je veux une équipe sur ce droïde. Je veux savoir où il va, ce qu’il fait. Quand il aura quitté la maison, procédez à la fouille. Sur tous les sites. Elle frotta son pied nu. — Ils ont mordu. — J’en ai l’impression, convint Connors. 22 Eve s’efforça d’ignorer le fait que Feeney et Connors discutaient en jargon informatique. Comme si cela ne suffisait pas, McNab et Peabody étaient pelotonnés l’un contre l’autre comme deux chiots fatigués, et à en juger par leurs murmures et leurs gloussements, ils parlaient sexe. Si elle ne sortait pas de là très vite, elle commettrait un véritable massacre. Elle se servirait du talon de son escarpin pour embrocher les cervelles des geeks et des deux chiots. « Une arme idéale », songea-t-elle. Peut-être était-ce une des raisons pour lesquelles les femmes s’escrimaient à les porter… Au moins, cela aurait du sens. Sauf que ce serait plus malin de les mettre aux mains afin que… Ses pensées s’éparpillèrent comme Carmichael lui annonçait dans l’oreillette : — Les sujets pénètrent dans le théâtre. — Bien reçu. Ne les quittez pas des yeux. — Ils sont en ligne de mire. Ils se dirigent droit vers le bar. Ils commandent une bouteille de champagne pour leur loge. Pas discrets, les lascars, ils rient trop fort, attirent l’attention sur eux. Ah ! Ils entrent dans la salle. Le personnel s’empresse de leur apporter la bouteille avant le lever du rideau. Ils préparaient leur alibi. — Prenez vos positions, ordonna Eve. Si l’un d’entre eux va pisser, suivez-le. — Je préfère confier cette tâche au nouveau. Terminé. — Ils ont tout calculé au plus près, déclara Eve. Ils arrivent cinq minutes avant le début du spectacle, commandent du champagne. Le barman se souviendra d’eux, de même que les serveurs et les spectateurs qui passaient par là. Crétins, mais pas complètement stupides. — Ils vont devoir attendre le début avant d’agir. Attendre que tout le monde regarde la scène, que les lumières soient éteintes. Mais ça ne va pas tarder. Peabody, ça suffit ! grogna-t-elle en la bousculant légèrement. Vous me filez la migraine. — On ne fait rien de mal. — Je sais reconnaître un gloussement sexuel quand j’en entends un. — Je ne gloussais pas. — Pas vous. Lui. McNab afficha un large sourire et rectifia : — C’étaient des ricanements virils. — Vous êtes flics. Conduisez-vous comme des flics. Elle changea de position, se renfrogna. — Qu’est-ce qui t’amuse ? lança-t-elle à Connors. — Viens t’asseoir ici, répondit-il en se tapotant les genoux, une étincelle dans les prunelles. Peut-être émettrai-je à mon tour quelques ricanements virils. — Tais-toi. Tu mets Feeney mal à l’aise. — Je suis au-dessus de cela, marmonna Feeney, tête baissée. Entouré par une bande de bêtas qui gloussent et ricanent en pleine opération. — Je viens de leur donner l’ordre de cesser, lui fit remarquer Eve. — Leur accorder la moindre attention ne sert qu’à les encourager, répliqua Feeney. Et maintenant, c’est moi qui vais avoir la migraine parce que tu as fissuré le mur. — Quel mur ? — Celui que j’ai bâti dans ma tête pour ne pas entendre les gloussements. À présent, je les entends, et je sens la migraine monter. — Donc, c’est ma faute ? Ton mur est trop mince, voilà tout, si je peux le fissurer rien qu’en mentionnant… Silence ! ordonna-t-elle comme son communicateur lui signalait un appel. Fermez-la, tous autant que vous êtes. Elle vérifia l’écran, sourit. — Que le spectacle commence ! Elle s’ébouriffa les cheveux, se tapota les joues pour leur redonner un peu de couleur, puis plaça l’appareil face à son visage. Face à celui de Dudley. — Qu’est-ce que vous me voulez, connard ? s’enquit-elle d’une voix pâteuse. — Lieutenant Dallas, Dieu soit loué ! Il faut absolument que vous m’écoutiez. Je n’ai que quelques instants. — Allez au diable. — Non, non, ne coupez pas. J’ai besoin de votre aide. C’est Sly. Je crois que… Doux Jésus, je crois qu’il perd la tête. — Parlez plus fort. Je suis dans un endroit bruyant, je vous entends mal. — Je ne peux pas, chuchota-t-il. Écoutez-moi, écoutez ! Je pense qu’il a tué Delamare et cette pauvre Adrianne. Ce qu’il m’a raconté après votre départ du bar… Je n’en reviens pas. Il était furieux, et terrifié, aussi. Il a dit… Je ne peux pas vous le répéter maintenant. Il boit trop. Je pense pouvoir m’éclipser rapidement. Je trouverai bien un prétexte pour m’échapper et vous retrouver quelque part. Il faut que je vous explique… S’il vous plaît, vous devez accepter de me rencontrer. — Où êtes-vous ? Je préviens les collègues, ils vont le menotter. — Non, non ! Et si je me trompais ? Sly est mon meilleur ami. Ayez pitié. Je sollicite votre aide. La vôtre, lieutenant, parce que vous saurez comment réagir. Si je m’affole pour rien, vous le saurez, et nous éviterons à Sly une humiliation inutile. Et si j’ai raison, vous résoudrez ces horribles meurtres dès ce soir, avant qu’il ne… Vous serez de nouveau une héroïne. On vous félicitera d’avoir mis un terme à cette folie. Vous seule. Je ne veux pas que l’on prononce mon nom. C’est… douloureux. Je vous en prie. Je suis au Strathmore. Je peux filer en douce, mais je ne dois pas m’éloigner trop car il faut que je sois de retour pour l’entracte au cas où… Notre-Dame des Ombres ! À un bloc d’ici. Intérieurement, Eve jubilait. Cependant, elle demeura impavide. — Une putain d’église ? — C’est tout près, et nous pourrons bavarder sans être dérangés. Je vous fais confiance. Je n’ai pas le choix. J’y serai dans vingt minutes et je vous révélerai tout ce que je sais. Vous êtes la seule à qui je peux en parler. — J’espère pour vous que c’est du sérieux, Dudley. J’ai eu une journée pourrie. Elle coupa la transmission. — Ils me prennent vraiment pour une conne. — Une conne à bout de nerfs, dit Connors. Ils vont t’attaquer en double. — Absolument. Feeney. — Je suis là. — McNab, prenez le volant pendant que je rameute les troupes. Garez-vous maximum à deux pâtés de maisons du site. — Compris. — Qu’est-ce que tu fabriques avec ce truc ? demanda Eve à Connors, concentré sur son mini-ordinateur. — Je cherche le plan de l’église. Histoire de te rafraîchir la mémoire. — Il réfléchit comme un flic, confia-t-elle à Feeney. Il déteste que je dise ça, mais que veux-tu ? Dudley a dit vingt minutes, il y sera donc dans un quart d’heure, voire moins. Je vais devoir me rendre sur les lieux à pied en venant de l’est au cas où l’un d’eux me guetterait. Dudley a consommé de la drogue, ajouta-t-elle. Il a les pupilles comme des assiettes. Moriarity a dû se shooter aussi. — Ils n’en sont pas moins dangereux, fit remarquer Connors. — En effet. Mais l’effet des stupéfiants les rend négligents, les pousse en avant – sans doute encore plus que notre petit numéro de tout à l’heure. Elle s’empara du mini-ordinateur de Connors, étudia le plan. — Bien. Comme convenu quand l’équipe de Baxter a signalé les mouvements du droïde, on dispose des hommes ici et là. Elle jeta un coup d’œil à Peabody, qui acquiesça. — La deuxième équipe se positionne dehors et couvre toutes les issues. Personne ne se montre jusqu’à ce qu’on soit sûrs que les deux sujets sont à l’intérieur. Vous attendez mon feu vert. C’est clair ? — Oui, lieutenant. Je vais à l’intérieur tout de suite. Je prends cette position. McNab… — Je prends l’autre. Peabody voulut protester, mais se ravisa devant le regard de Connors. — D’accord, approuva Eve. Vous prenez l’intérieur. Eve aurait volontiers proposé son revolver de secours à Connors, mais puisque c’était Summerset qui avait préparé le sac contenant sa tenue, il avait dû prévoir une arme pour Connors. Elle préférait ne pas savoir comment il avait réussi à esquiver la sécurité. — Je veux être à l’intérieur, Dallas. Elle regarda McNab, qui garait la camionnette au bord du trottoir. Elle le trouvait parfois exaspérant, mais elle avait une entière confiance en lui. — Prenez position avec Peabody. Interdiction de glousser. Elle tapota son oreille. — Bien reçu, fit-elle. Dudley est en route. Carmichael, restez où vous êtes jusqu’à ce que Moriarity bouge à son tour. Laissez-lui de l’espace. Équipe A, à l’église ! Connors se pencha vers elle et murmura : — Réfléchis à deux fois avant de les laisser ne serait-ce que t’effleurer si tu les veux en une pièce et conscients quand tu les arrêteras. Il pressa fermement ses lèvres sur les siennes. — Prends soin de mon flic, lança-t-il avant de sauter du véhicule derrière Peabody. Eve attrapa les escarpins, rencontra le regard de Feeney. — Quoi ? — Je n’ai rien dit. Nous avons des gilets pare-balles si tu en veux un. — Ça me grossit. Cette repartie le fit rire. — D’autant que s’ils visent ta tête, ça ne servira à rien, observat-il. Tiens. Il ouvrit un tiroir, en sortit une bouteille. — Seigneur, Feeney ! Je ne vais pas boire ça. Pas question de m’imbiber de whisky avant une opération. — Tu vas t’en gargariser et recracher, expliqua-t-il en lui tendant un verre. Tu veux qu’ils te croient assez soûle pour tomber dans leur piège minable ? Il faut que tu empestes l’alcool. — Futé. Elle en prit une goulée, se rinça la bouche, en mit une goutte dans le cou, ce qui le fit rire de nouveau. Puis elle cracha. Elle s’inclina vers lui et souffla. — Ça te convient ? — Impeccable. On aura droit à des burgers à la viande de bœuf, demain ? — Probablement. — J’en salive d’avance. Et de la tarte ? Il y aura de la tarte ? — Aucune idée. — Une tarte au citron meringuée. Le nec plus ultra pour un barbecue. Peut-être un fraisier ? — Je m’y attellerai – dès que j’aurai évité de me faire descendre. — Ma grand-mère était la championne des tartes au citron meringuées. Elle saupoudrait sa meringue de minuscules perles de sucre. Sacrée cuisinière, ma grand-mère. — Miam ! Dudley se dirige vers l’église. Elle se leva, s’exerça à ouvrir sa veste, à dégainer son arme. — Ça devrait aller, conclut-elle. À toutes les équipes : mettez-vous en position. Dallas au départ. — Tu devrais tituber, au cas où ils te surveilleraient. Elle descendit de la fourgonnette. — Avec ces chaussures, ce sera facile. — Bonne chasse ! Elle lui adressa un sourire avant de fermer la portière. Elle prit son temps, se prépara psychologiquement. Elle repéra ses hommes, mais elle savait où les chercher. Elle franchit le seuil de l’église en chancelant. Dudley avait allumé quelques faux cierges qui diffusaient une lumière vacillante. Eve s’avança jusqu’aux bancs du fond et s’immobilisa. — Dudley ! J’espère que vous ne me faites pas perdre mon temps. Sa voix résonnait sous la voûte. — Je suis là, répondit-il d’une voix faussement tremblante dans laquelle Eve décela une pointe de moquerie. Je… je voulais m’assurer que c’était bien vous. Qu’il ne m’avait pas suivi. — N’ayez crainte, je vous protégerai. Je suis payée pour protéger les salauds de cette ville. — Sûrement pas assez. Il émergea de l’ombre au bout de l’allée centrale. — Tu parles ! Ce n’est pas le salaire, c’est le pouvoir. Rien de tel que de regarder un suspect se pisser dessus quand je le cuisine. Je vous donne cinq minutes. Dans son oreillette, Carmichael lui annonça que Moriarity était en route. — Vous n’imaginez pas combien je vous suis reconnaissant d’être venue. Je sais que vous êtes sous pression. — C’est pour ça que je bois. Quant à la pression, rien à foutre. Quand j’aurai clôturé cette affaire, je serai sous les projecteurs pendant des semaines. Cette enquête fera peut-être même l’objet d’un nouveau livre. Deux types pleins aux as comme Moriarity et vous, les médias vont me baver dessus. — C’est Sly. Il fit quelques pas vers elle, s’arrêta. — Je l’ai couvert mais je n’étais pas au courant de ce qu’il avait fait. Sinon, je… j’ignorais tout jusqu’à ce soir. — Vous gaspillez vos cinq minutes, Dudley. Accouchez ou je vous embarque pour avoir irrité un officier de police. Croyez-moi, je ne suis pas d’humeur à vous traîner jusqu’au Central. — Moriarity est à la porte, entendit-elle dans son oreillette tandis que le communicateur de Dudley vibrait dans sa poche. Il y glissa la main. — Hé ! Les mains en l’air ! Elle fouilla maladroitement dans son sac. — Désolé, marmonna-t-il en obéissant. Je suis nerveux. Vous devez m’aider. Il lui saisit les poignets, simulant le désespoir. La porte s’ouvrit derrière elle. Elle dut réprimer son envie de se défendre, fit mine de trébucher. Puis elle sentit le pistolet paralysant sur son cou. — Ne bougez pas, ordonna Moriarity. — Pas encore, pas encore ! hurla Dudley. Bordel de merde, Sly ! On ne triche pas ! — C’était juste pour m’assurer d’avoir toute son attention. Il fit glisser le canon jusqu’à son épaule. L’arme la neutraliserait, mais ne la tuerait pas. — À quoi vous jouez, bon sang ? s’écria-t-elle. — Ce n’est pas un jeu, lieutenant, répondit Dudley. Les jeux, c’est pour les enfants. Ceci est une aventure. Une compétition. Lâchez ce très joli sac du soir sans quoi Sly va vous infliger une méchante secousse. Très méchante, insista-t-il comme elle hésitait. — Allons, calmons-nous, suggéra-t-elle en obtempérant. — Nous aurions aimé avoir davantage de temps avec vous, avoua Dudley, qui s’approcha d’un banc et s’accroupit. Et nous aurions préféré que cela se passe à Saint-Patrick. C’aurait été tellement plus glorieux, n’est-ce pas ? — Pour faire passer un message, intervint Sly en se déplaçant légèrement. Ici ? L’endroit n’a aucune signification. — Il en aura une désormais, observa Dudley en se redressant, une épée à la main. Grâce à nous. — Qu’est-ce que c’est que ça ? vociféra Eve. — Ça, riposta Dudley en prenant une pose d’escrimeur et en fendant l’air de sa lame, c’est un fleuret, espèce d’ignorante. Italien, très ancien et très précieux. La lame d’un aristocrate. — Vous ne vous en sortirez pas comme ça. Ma coéquipière sait où je suis, et avec qui. — Mentir ne servira à rien. Vous êtes tellement soûle que vous vous rappeliez à peine votre nom quand je vous ai appelée. Et vous avez suivi mes instructions à la lettre. — Vous les avez tués. Tous. Houston, Crampton, Delamare, Jonas. Tous les deux, vous travaillez ensemble, comme je le pensais. — Ce n’était pas du travail, rectifia Dudley. — C’était du plaisir, renchérit Moriarity. — Nous avions un autre round de prévu avant vous, mais… — J’en étais sûre ! brailla-t-elle, allant jusqu’au bout de son rôle. Vous avez conspiré pour éliminer quatre personnes. — À New York, confirma Dudley avec un grand sourire. Mais nous avions déjà marqué des points ailleurs. — Dans quel but ? Qui étaient ces gens pour vous ? — Nullités d’antan, luxes d’aujourd’hui, s’esclaffa Dudley. — Winnie, nous devons retourner au théâtre. — Tu as raison. Dommage qu’on ne puisse pas s’amuser encore un peu avec elle. N’oublie pas, pour rester à égalité, nous devons agir en même temps. Ta détente, ma lame. Disons à trois. Moriarity se pencha et murmura à l’oreille d’Eve : — Qui est la conne de l’histoire, maintenant ? — Vous. D’un coup de coude, elle le désarma tout en enfonçant le talon dans son pied. À l’instant où elle pivotait, Dudley chargea. Le fleuret frôla le biceps d’Eve, rebondit dessus alors qu’elle achevait son mouvement. Et transperça Moriarity. Les yeux écarquillés, ce dernier contempla la tache de sang qui maculait sa chemise d’un blanc éclatant. — Winnie, tu m’as tué. Comme il s’effondrait, Dudley poussa un hurlement de détresse mêlé de rage. Tandis que les flics envahissaient la nef, arme au poing, Eve s’accorda le luxe de lui assener un crochet du droit en pleine figure. Connors jeta à peine un coup d’œil à Dudley tandis qu’il l’enjambait. — C’est la deuxième veste déchirée en une semaine, commenta-t-il. — Je n’y suis pour rien. — La faute à qui, alors, j’aimerais le savoir ? Et regarde tes phalanges ? Toutes contusionnées. — Ne… Aïe ! Elle grimaça lorsqu’il déposa un baiser sur sa main. — Punition méritée. Tu savais pertinemment que je rêvais de l’assommer moi-même. — Le fourgon et l’ambulance arrivent, annonça Peabody. Félicitations, Dallas. Dommage pour la veste. — Le jeu en valait la chandelle, déclara Eve. Bon, il est temps de boucler cette affaire. Peabody, réservez une salle d’interrogatoire. Ah ! Et demandez aux secouristes de tenter de maintenir celui-là en vie. Ce serait plus poétique que son copain l’ait tué, mais la poésie, ce n’est pas mon truc. Je retourne au Central me changer et mettre le commandant au courant de la situation. — Pas avant que les secouristes n’aient soigné ta blessure, corrigea Connors. — Il m’a à peine égratignée – il n’y serait pas arrivé si je n’avais pas été affublée de ces escarpins ridicules. — Deux choix possibles. Le premier, tu t’assieds là et tu attends le médecin. Le deuxième, je t’embrasse devant tes hommes. Elle préféra s’asseoir. Dudley ayant exigé la présence d’un avocat à peine revenu à lui, Eve eut tout le temps de se doucher, de se changer, de présenter son rapport à Whitney, de débriefer et de remercier son équipe. Seule dans la salle de conférences, elle fit face aux visages des victimes affichés sur ses tableaux de meurtres. Elle pensa à la femme de Jamal Houston, à son associé et ami ; aux parents éplorés d’Adrianne Jonas, au désarroi de son assistante ; à tous les autres, anéantis par le chagrin. Elle leur annoncerait que ceux qui avaient pris ces vies avaient été arrêtés. Et qu’ils paieraient pour ce qu’ils avaient fait. Elle se devait d’espérer que cela aiderait les vivants et, pour des raisons qu’elle ne s’expliquait pas complètement, elle continuait à croire que cela permettait aux morts de reposer en paix. — Eve. — Docteur Mira, dit-elle en pivotant. Que faites-vous encore ici ? Mira rejoignit Eve, contempla à son tour les photos. — Que de tragédies, murmura-t-elle. Quel égoïsme. — Il y en aurait eu d’autres. Nous les avons arrêtés ce soir et nous allons sceller la porte de leur cage. C’est en grande partie grâce à vous. Si j’avais compris plus tôt que je pouvais être une cible, ils seraient peut-être moins nombreux sur ce tableau. — Vous savez que c’est faux. On pourrait tout aussi bien affirmer qu’il y en aurait eu davantage si vous n’aviez pas saisi intuitivement leur mode de fonctionnement. Je souhaiterais observer l’interrogatoire de Dudley. — Ce n’est pas pour tout de suite. Il confère avec sa horde d’avocats. — Je patienterai. Il paraît que vous êtes blessée. — Une simple écorchure. À cause des chaussures. J’ai perdu l’équilibre. Remarquez, c’était un fleuret italien très ancien. Original, non ? Peabody apparut. — Bonsoir, docteur Mira. Dallas, l’avocat principal de Dudley vous demande. — On va s’amuser. Je le retrouve devant la salle d’interrogatoire. Imposant, les tempes grisonnantes, Bentley Sorenson salua Eve d’un bref signe de tête. — Lieutenant, je vous informe de mon intention de me plaindre officiellement de la façon dont vous traitez mon client, recours abusif à la force, piégeage et harcèlement. De plus, j’ai déjà contacté le gouverneur qui s’entretiendra avec le procureur, coupable d’avoir falsifié des informations afin de perquisitionner sans raison valable le domicile, le bureau et les véhicules de mon client. J’exige qu’il soit relâché jusqu’à ce que ces problèmes soient résolus. — Vous pouvez formuler toutes les requêtes que vous voudrez. Vous pouvez contacter le gouverneur, votre sénateur, pourquoi pas le président, mais votre client ne sortira pas d’ici. Vous pouvez faire obstruction, monsieur Sorenson, ajouta-t-elle en haussant les épaules. Je rentrerai chez moi passer un week-end tranquille. Votre client passera le sien en taule. — M. Dudley est un homme d’affaires respecté et apprécié issu d’une grande famille. Son casier judiciaire est vierge et il a coopéré pleinement avec vous. De surcroît, il a sollicité votre aide, vous a proposé la sienne, et vous, vous l’avez trompé. — Vous êtes idiot ou vous contentez-vous de faire votre boulot ? J’hésite. Je pense que je vais vous accorder le bénéfice du doute et opter pour la seconde hypothèse. À vous de décider si vous voulez empêcher cet interrogatoire ce soir – ce qui signifie qu’il marinera derrière les barreaux jusqu’à lundi – ou si vous acceptez que l’on discute. — Je peux obtenir une audition avec un juge d’ici moins d’une heure. — Allez-y. Pendant ce temps, je vais faire une petite sieste. La semaine a été longue et éprouvante. — Franchement, êtes-vous prête à risquer votre carrière pour ceci ? — Serait-ce une menace ? — C’est une question, lieutenant. — Je vais vous dire quels risques je ne suis pas prête à courir. Je ne veux pas risquer que votre client quitte cette pièce, sinon pour aller en cellule, avant que je l’aie interrogé. Je ne veux pas risquer qu’il se volatilise sous prétexte qu’il en a les moyens. Vous savez pertinemment que je peux le retenir ici jusqu’à lundi. Cessons de perdre notre temps. Soit je le vois maintenant, soit je rentre chez moi. — À votre guise. Eve se servit de sa montre magique. — Inspecteur Peabody, je vous attends en salle d’interrogatoire. Cool, non ? ajouta-t-elle devant le regard fasciné de Sorenson. Elle entra dans la salle. Dudley avait la mâchoire bleue et enflée, les yeux rouges et gonflés à force de pleurer. Il avait eu le temps de redescendre sur terre, ce qui était sans doute une bonne chose. Il était flanqué de deux autres avocats. Jeunes, de sexe féminin, jolies. L’une d’elles lui tenait la main. — Enregistrement. Dallas, lieutenant Eve, interrogatoire de Dudley, Winston – le Quatrième. Elle posa un épais dossier sur la table. — Sont aussi présents l’avocat de M. Dudley, Sorenson, Bentley, et deux autres représentants de la loi. Veuillez-vous présenter, je vous prie. Elles s’exécutèrent, mais Eve décida d’appeler la première Blonde, et la deuxième, Rousse. — Peabody, inspecteur Delia, arrive à son tour. Toute la bande est réunie. Comment va le menton, Winnie ? — Vous m’avez frappé. Je vous ai sauvé la vie, et vous m’avez cogné, puis traîné ici comme un criminel. — Vous m’avez sauvé la vie ? Mince ! Ma mémoire et le matériel que j’avais sur moi – en toute légalité – sont d’un autre avis. De même que les enregistrements et déclarations des officiers présents à l’église Notre-Dame des Ombres. — Enregistrements et déclarations qui seront remis en cause, intervint Sorenson, car nous allons prouver votre vendetta contre mon client. — Essayez, vous verrez où cela vous mènera. Commençons par le commencement. Vous m’avez contactée à un peu plus de 20 heures. — Elle était soûle, expliqua Dudley à Sorenson. Mais j’étais désespéré. Elle s’exprimait d’une manière à peine cohérente, et à son arrivée, elle titubait tellement elle était ivre. Eve ouvrit le dossier, saisit un disque, le jeta devant elle. — Mes résultats d’analyses toxicologiques, effectuées toutes les heures entre 19 heures et 21 heures. Nickel. — Falsifiés comme tout le reste ! rétorqua Dudley. Vous étiez déjà éméchée quand vous nous avez accostés, Sly et moi, chez Lionel. Une dizaine de témoins peuvent le confirmer. Votre propre mari était écœuré. — À propos, Connors vous transmet ses amitiés. Vous ne l’avez peut-être pas aperçu dans l’église. Elle sourit en voyant Dudley s’empourprer de fureur. — Vous avez tendu une embuscade à mon client, commença Sorenson. — Conneries ! Votre client m’a contactée, c’est enregistré sur nos deux portables. Je suis allée le retrouver comme il me le demandait. Non seulement j’ai respecté la procédure, mais le département nous recommande de prendre toutes les précautions. Vous avez avoué, Winnie, pendant que votre camarade avait son pistolet paralysant braqué sur moi, que vous étiez tous deux engagés dans une compétition qui consiste à tuer des cibles sélectionnées. Elle sortit plusieurs photos de son dossier, les aligna devant lui. — Vous avez mal interprété mes paroles. Je faisais de mon mieux pour calmer Sly. Des larmes – sincères, selon Eve – lui montèrent aux yeux alors même qu’il mentait comme un arracheur de dents pour sauver ses fesses. — J’ai trahi et tué mon meilleur ami pour vous. Elle le gratifia d’un regard méprisant. — Vous vous retournez drôlement vite contre votre meilleur ami, railla-t-elle. — Je fais mon devoir. Dieu sait qu’il n’en souffrira pas. Il est mort. Je l’ai tué pour vous sauver. — Oh, ne vous inquiétez pas, vous ne l’avez pas tué ! Je dirai même qu’il se porte comme un charme. — Menteuse ! Je l’ai vu. — Vous n’avez pas vu grand-chose étant donné que vous étiez shooté au Hype coupé d’un zeste de Zeus. Voici les résultats d’analyses toxicologiques de votre client, maître. — J’avais peur. J’ai peut-être été lâche, mais j’avais peur, donc j’ai pris un remontant. Vous pouvez m’accuser de consommer de la drogue, mais… — Taisez-vous, Winnie, intervint Sorenson. — Je ne suis pas un assassin ! beugla-t-il à l’adresse de Sorenson. C’était Sly. Et Sly est mort ! — Pas encore, et j’aurai une petite conversation avec lui demain matin, déclara Eve. Je parie qu’il s’empressera de vous dénoncer à son tour. D’après l’officier chargé de le surveiller, il vous en veut de l’avoir transpercé. — Pour vous sauver. — Pourquoi avez-vous apporté un fleuret italien à l’église, Winnie ? — Ce n’est pas moi, c’est Sly. — La vérité, c’est que ce n’est pas lui, mais votre droïde. Le même droïde que vous avez utilisé chez Simpson le soir où Sly a assassiné – avec votre complicité – Luc Delamare. Nous avons récupéré le robot, Winnie, et nous examinons ses disques durs. Vous auriez dû le détruire. Elle adressa un signe de tête à Peabody, qui quitta la pièce. — Sortie de l’inspecteur Peabody, précisa-t-elle. Vous auriez eu tout intérêt à vous débarrasser d’une multitude d’objets. Oh ! Regardez ! Encore des photos. — J’ignore qui sont ces personnes. Mais les mains de Dudley tremblaient. — Pas du tout. Vous les avez tuées. — Lieutenant, si vous avez l’intention d’ajouter des charges à l’encontre de mon client, je… — C’est un schéma, et je peux relier chacun de ces individus à votre client. Tenez, par exemple, voici votre première victime. Vous êtes en Afrique, il fait chaud, vous êtes surexcité. Après tout, vous la payez, non ? Elle n’a qu’à vous obéir au doigt et à l’œil. Elle se leva, contourna la table. — Les femmes sont supposées se coucher quand vous leur dites de se coucher, d’écarter les cuisses quand vous leur dites de les écarter. Tout est arrivé par sa faute, mais Dieu soit loué, Sly était là pour vous donner un coup de main. Elle se pencha et extirpa la photo de Melly Bristow du lot. Blonde eut un haut-le-cœur. — Je sais, c’est sordide, mais, bon, elle était déjà morte. Ah ! Le frisson d’avoir échappé à une accusation de meurtre. D’autant que tous ces gens sont là pour vous servir – Sofia Ricci à Naples, ou encore Linette Jones à Las Vegas. Tandis qu’elle désignait chaque photo, Sorenson tenta de réfuter ses accusations. Dudley tressaillait de partout. — Mais n’est-il pas encore plus réjouissant d’éliminer des êtres humains ayant un certain cachet ? continua-t-elle. Pourquoi perdre votre temps avec des moins-que-rien ? Vous avez voulu épicer la compétition. Au fait, que devait remporter le gagnant ? — Ce ne sont que des inventions. — Une version haut de gamme du jeu de Cluedo ? ironisa-t-elle. Ah ! Attendez ! Elle enfonça une touche du magnétophone et la voix de Dudley résonna : — Les jeux, c’est pour les enfants. Ceci est une aventure. Une compétition. — Combien de points avez-vous récoltés pour la call-girl dans le parc d’attractions avec la baïonnette ? La baïonnette de votre grand-oncle. Ou pour l’intermédiaire, sur la piste de jogging, avec un fouet ? Le fouet fabriqué à la main pour vous en Australie. Retour de l’inspecteur Peabody dans la salle d’interrogatoire, ajouta-t-elle. Voyez-vous ça ! Elle apporte des petits cadeaux. — Je n’ai jamais mis le pied dans ces endroits, se défendit Dudley. Vous savez pertinemment que je recevais chez moi la nuit où Adrianne a été assassinée. — Nous avons interrogé vos invités. Mieux, nous avons interrogé les serveurs engagés pour votre fête. Les domestiques, Winnie ? Ils ont tendance à remarquer certaines choses parce que, pour les ordures de votre espèce, ils sont transparents. Elle sourit. — Deux de vos invités ont déclaré vous avoir cherché en vain pour vous saluer avant de partir. — J’ai une grande maison, un vaste jardin. — Oui, et vous aviez besoin de beaucoup d’extras, le genre d’individu qui n’a aucune raison de mentir pour vous ou à votre sujet. Plusieurs d’entre eux vous ont vu vous diriger vers le garage en compagnie d’Adrianne Jonas, d’autres vous ont vu revenir, peu après 3 heures. Seul. Le visage de Dudley luisait de transpiration. — Vous les avez soudoyés. Vous cherchez à vous venger. Vous êtes jalouse. — De quoi ? — Vous avez peut-être réussi à convaincre Connors de vous épouser, vous avez peut-être de l’argent, mais vous ne serez jamais rien. Ni l’un ni l’autre. Vous ne serez jamais ce que je suis. — J’en remercie le ciel. J’ai des dépositions, des enregistrements, des témoins, des armes. Et devinez quoi d’autre ? Ceci était enfermé à clé dans un tiroir de votre chambre. Le sac d’Adrianne Jonas. — Elle l’a oublié à la soirée. Je le lui gardais. — Allons, Winnie, vous êtes à court d’inspiration. D’après les témoins, elle l’avait avec elle lorsqu’elle est entrée avec vous dans le garage. — Elle l’a laissé tomber. — Curieusement, son communicateur n’était pas à l’intérieur alors qu’elle s’en était servie quelques minutes avant de vous suivre. Tout aussi curieusement, nous avons retrouvé ses empreintes et plusieurs de ses cheveux dans votre véhicule. Ah ! Et deux des voituriers que vous aviez recrutés pour la circonstance ont vu votre véhicule quitter la propriété un peu moins d’une heure avant celle estimée de son décès. — Elle a dû demander à l’un des serveurs de la conduire. Je ne peux pas être partout. — Ces mocassins vous appartiennent-ils ? Elle ouvrit la boîte et il haussa les épaules. — Nous les avons trouvés dans votre dressing, examinés et consignés. Vous portiez les mêmes le soir où vous avez assassiné Ava Crampton. On vous voit – certes déguisé – entrer dans la Maison des Horreurs, en sa compagnie, moins de trente minutes avant l’heure estimée de son décès. — C’est impossible. J’ai pris… je n’étais pas là. — Vous vous apprêtiez à m’expliquer que vous aviez pris vos précautions et bloqué le système de sécurité à l’aide de ceci, poursuivit-elle en lui présentant l’instrument. Vous vous êtes plutôt bien débrouillé, Winnie. Vous êtes habile. Mais vous n’avez pas neutralisé toutes les caméras. Avant d’arguer que des milliers de personnes possèdent des chaussures identiques, ajouta-t-elle à l’intention de Sorenson, sachez qu’il s’agit d’une édition limitée et que ce modèle, dans cette taille et de cette couleur, a été fort peu vendu. Nous avons rapidement éliminé les heureux acquéreurs de notre liste de suspects. Je crains que votre client ne soit pas tout à fait honnête avec vous. — J’aimerais parler avec mon client en privé. — Je vous en prie. Vu l’heure, je vais reporter la suite de cet interrogatoire à lundi matin. Je parie que vous êtes tendu, Winnie. Seigneur, vous transpirez à grosses gouttes ! Le manque, sans doute. Vous allez souffrir, tout seul en cage jusqu’à lundi. — Vous ne pouvez pas me retenir ici. — Oh que si ! riposta Eve. — Sorenson, espèce d’incapable, qu’attendez-vous pour réagir ? — Lieutenant, si je pouvais vous dire deux mots à l’extérieur. — Je ne bougerai pas d’ici. Elle se rassit et croisa les jambes. — Pourquoi ne pas coopérer avec moi, Winnie ? C’était votre plan. Mais Sly a tout gâché. C’est lui le perdant. Malheureusement, vous ne valez guère mieux. Vous êtes pitoyable. Je vous ai battus tous les deux en moins d’une semaine. Je devrais peut-être m’offrir un verre pour célébrer l’événement. Elle sortit une bouteille de champagne de la boîte. — Millésime spécial, français, numéroté, signé et enregistré dans les registres de Delamare pour le dîner chez Simpson. Elle était dans votre cave à vin. Ce Delamare n’aurait jamais dû se déshabiller devant votre mère. Connard de Français venu de nulle part. — Fermez-la ! — Ce n’est pas tout. J’ai d’autres lapins dans mon chapeau. J’en ai tellement que j’ai du mal à comprendre comment vous avez pu tenir neuf mois. Le juge ? enchaîna-t-elle en désignant Peabody. — Il leur donne huit et demi sur dix. Pour la créativité, précisa celle-ci. Pour l’exécution, ils n’obtiennent que quatre virgule six. — Cela me paraît juste. Mais vous avez pris votre pied, pas vrai, Winnie ? À tel point que vous continuiez par plaisir, pas pour augmenter votre score. Vous étiez devenu dépendant, comme vous l’êtes de la drogue. Qu’est-ce qu’une vie sans frissons ? — Lieutenant, ça suffit, intervint Sorenson en se levant. Arrêtons cet entretien. — Je refuse de retourner en cellule, s’écria Dudley. Espèce de minus prétentieux, faites ce pour quoi vous êtes payé ! Je veux rentrer chez moi. Je veux qu’on sanctionne cette salope. — Aïe ! On s’énerve ? Je comprends, vous êtes à bout. Vous n’avez pas eu votre dose. Remarquez, chez vous – où vous ne retournerez jamais – vous ne trouveriez plus rien. Nous avons confisqué toutes vos provisions. Il bondit sur ses pieds, repoussa Rousse lorsqu’elle voulut l’inciter à se rasseoir. — Vous n’avez pas le droit de toucher à mes affaires ! Je vous paie. Vous n’êtes qu’une minable fonctionnaire. Vous m’appartenez. — Vous avez acheté et rémunéré toutes ces personnes, déclara Eve en indiquant les photos éparpillées sur la table. Vous étiez en droit de les tuer pour le sport. — Exactement ! Elles n’étaient rien ! cracha-t-il en les balayant d’un geste du bras. À peine mieux que des droïdes. Qui pleure quand on détruit un droïde ? Quant à vous, vous n’êtes que la pute provisoire d’un nullard parvenu et ambitieux. Nous aurions dû commencer par vous. — J’imagine, oui. Vous avez raté le train. — Winston, je vous demande expressément de vous taire, intervint Sorenson. Vous m’entendez ? Plus un mot. — Vous allez écouter un vulgaire employé, Winnie ? ironisa Eve. — Personne ne me donne d’ordres. Je vais partir d’ici et je vais vous anéantir. Vous croyez que vous êtes en sécurité sous prétexte que vous êtes mariée à un type friqué ? J’ai un nom, j’ai de l’influence. Je peux vous écraser d’un mot. — Winston Dudley le Quatrième, en plus des charges déjà retenues contre vous, je vous écroue pour les meurtres et conspirations de meurtres suivants : Bristow, Melly, un être humain… Eve poursuivit sa litanie de noms. Peabody ouvrit la porte à deux uniformes. Parce qu’elle l’avait déjà cogné, Eve s’écarta quand Dudley se rua sur elle et laissa aux uniformes le soin de le maîtriser. — Lieutenant ! s’exclama Sorenson en lui courant après tandis qu’elle sortait. Il est évident que mon client est émotionnellement et psychiquement bouleversé. Et peut-être souffre-t-il d’un abus de substances illicites. Je… — Voyez ça avec le procureur. J’ai fait mon boulot, coupa-t-elle sans s’arrêter. Comme elle passait devant la salle d’observation, Connors en émergea et lui emboîta le pas. — Bravo, lieutenant. Bon travail pour une pute provisoire. — Voilà qui en dit long venant d’un nullard parvenu et ambitieux. — Nous nous complétons à merveille, murmura-t-il en lui prenant la main. Prête pour le week-end ? — Et pas qu’un peu ! À propos, il me faut une tarte au citron meringuée et un fraisier, prévint-elle en bifurquant vers la salle de conférences. — Grosse gourmande ! — Il faut bien s’offrir un petit plaisir de temps en temps ! Accorde-moi trente minutes pour finir la paperasse. J’aurai aussi besoin de deux heures demain pour cuisiner Moriarity. Connors opina et ils contemplèrent les tableaux de meurtres. — Plus de visages, souffla-t-il. Pas ce soir. — Non, pas ce soir. Il comprenait, songea-t-elle, qu’elle ait eu besoin de s’en assurer. Elle pivota vers lui, glissa les bras autour de sa taille, appuya la tête contre sa poitrine et soupira. Il avait raison. Ils se complétaient à merveille. 9853 Composition FACOMPO Achevé d’imprimer en Italie par Grafica Veneta le 7 février 2012 Dépôt légal : mars 2012. EAN9782290036372 ÉDITIONS J’AI LU 87, quai Panhard-et-Levassor, 75013 Paris Diffusion France et étranger : Flammarion * * * [1] Carver signifie « couteau à découper ». (N. d. T.) [2] Décoration attribuée aux blessés de guerre. (N. d. T’.)