1 Prologue Vallée de la Loire, novembre 1565 Chauncey était allongé sur les rives verdoyantes de la Loire en compagnie d'une paysanne lorsque l'orage éclata. Ayant laissé sa monture s'ébrouer dans la prairie, il devrait regagner le château à pied. Il arracha la boucle d'argent de l'un de ses souliers et la tendit à la jeune fille, avant de la regarder s'éloigner, le jupon maculé de boue. Il chaussa ses bottes et se mit en route. Les environs s'assombrirent brusquement et un rideau de pluie s'abattit sur la campagne. Une fois qu'il eut regagné le cimetière, Chauncey enjamba habilement les tombes envahies par les ronces et les lichens. De là, même dans le brouillard le plus épais, il aurait pu retrouver son chemin sans crainte de s'égarer. La brume ne s'était pas levée ce soir-là, mais la pénombre et le déluge étaient suffisamment trompeurs. Chauncey perçut un mouvement sur sa gauche et se retourna vivement. Une ombre, qu'il avait d'abord prise pour la statue d'un ange, se dressa de toute sa hauteur. Mais la silhouette, qui n'était faite ni de marbre ni de pierre, remuait bel et bien. Torse et pieds nus, le jeune homme était vêtu d'un pantalon grossier qui lui tombait sur les hanches. Il sauta au bas du mausolée. La pluie ruisselait sur ses cheveux noirs et sur son visage, sombre comme celui d'un Ibère. Chauncey porta lentement sa main à son fourreau. —Qui va là ? Un sourire se dessina sur les lèvres du garçon. 2 —On ne se joue pas impunément du duc de Langeais, l'avertit Chauncey. Je t'ai demandé ton nom. Réponds ! —Un duc? répéta l'inconnu en s'adossant au tronc noueux d'un saule. Ou un bâtard ? Chauncey dégaina son épée. —Retire immédiatement tes paroles. Mon père était le duc de Langeais. Et... je suis le duc, à présent, bafouillat-il, maudissant l'hésitation dans sa voix. —Ton père n'était pas le vieux duc, répliqua l'autre en secouant la tête. —Et peut-on savoir qui était ton père? rétorqua Chauncey, piqué au vif, l'arme au poing. Il n'avait pas encore mémorisé le nom de chacun de ses vassaux, mais il ne risquait pas d'oublier celui-ci. —Je te le demande une dernière fois, prévint-il d'une voix grave, essuyant d'un revers de la main la pluie sur son visage, qui es-tu ? Le jeune homme s'approcha et écarta la lame. Il parut soudain bien plus âgé que Chauncey ne l'aurait cru ; peutêtre même avait-il un an ou deux de plus que lui. —Un rejeton du Malin. L'angoisse saisit Chauncey au ventre et il siffla : —Tu n'es qu'un dément. Ote-toi de mon chemin. Le sol sembla alors se dérober sous ses pieds. Des étincelles d'or et de feu dansèrent devant ses yeux. Courbé en deux, les ongles enfoncés dans ses cuisses, il releva la tête vers l'inconnu, tremblant, le souffle court, essayant de 3 comprendre ce qui lui arrivait. Son esprit divaguait, comme s'il n'en était plus maître. Le garçon s'accroupit face à lui. —Ecoute-moi bien. J'ai besoin de toi. Et je ne partirais pas avant d'avoir obtenu ce que je veux. M'as-tu compris ? La mâchoire serrée, Chauncey secoua la tête pour signifier son incrédulité. Il tenta de lui cracher au visage, mais la salive coula sur son menton, car sa langue refusait de lui obéir. L'inconnu prit les mains du jeune duc dans les siennes : leur toucher ardent brûla Chauncey, qui laissa échapper un cri de douleur. —J'ai besoin de ton serment d'allégeance, poursuivit le garçon. Mets un genou à terre et jure. Chauncey essaya de forcer un ricanement méprisant, mais sa gorge se contracta et il suffoqua. Son genou droit fléchit, comme si un pied invisible l'avait frappé parderrière. Il glissa dans la boue, et, saisi de nausée, se pencha de côté. —Jure-le, répéta l'autre. Une sensation de chaleur montait dans la nuque de Chauncey. Rassemblant ses dernières forces, il serra les poings et rit de lui-même, de cette situation pathétique. Sans qu'il comprenne comment, ce garçon lui infligeait cet horrible écœurement, cette faiblesse, et prolongerait ses tourments jusqu'à lui arracher ce serment. Il dirait ce qu'il faudrait, mais en son for intérieur, il se promit de venger l'affront et de l'anéantir. 4 —Seigneur, je suis ton homme, cracha-t-il d'un ton haineux. L'inconnu remit Chauncey debout. —Retrouve-moi ici, au début du mois hébreu d'Heshvan. Entre la nouvelle et la pleine lune, j'aurai besoin de tes services. —Quinze... jours durant? répondait Chauncey qui tremblait de rage. Mais je suis le duc de Langeais ! —Tu es un Néphil, déclara le garçon, avec un semblant de sourire. Chauncey retint l'injure qu'il avait sur le bout de la langue. Desserrant la mâchoire, il lâcha d'un ton venimeux et glacial : —Qu'as-tu dit ? —Tu appartiens à la race biblique des Néphilim. Ton véritable père était un ange, chassé du Paradis. Tu es à demi mortel... Son regard sombre croisa celui de Chauncey. —... Et à demi ange déchu. Dans un recoin de son esprit, Chauncey perçut la voix de son précepteur, récitant des passages de la Bible. Il avait parlé d'un peuple perverti, né des anges bannis des cieux et des filles des hommes. Une race violente et puissante. Un frisson, qui n'exprimait pas seulement la révulsion, saisit Chauncey. —Qui es-tu ? 5 Le garçon tourna les talons et s'éloigna. Chauncey voulut le poursuivre, mais ses jambes demeuraient clouées sur place. A genoux dans la boue, aveuglé par la pluie, il crut apercevoir deux larges cicatrices qui parcouraient le dos de l'inconnu. Elles se rejoignaient pour former un « V » inversé. —Es-tu... un déchu ? lui lança Chauncey. On t'a arraché tes ailes, n'est-ce pas ? Le jeune homme, ou l'ange, quel qu'il fût, ne répondit pas. D'ailleurs, Chauncey n'avait pas besoin de confirmation. —Si je suis à ton service..., j'exige de savoir quelle sera ma tâche ! cria-t-il. Le rire grave du garçon résonna aux alentours. 1. 6 Coldwater, Maine, États-Unis De nos jours. En entrant en cours de biologie, je faillis tomber à la renverse. Bras dessus bras dessous, Barbie et Ken étaient suspendus au tableau noir. Les deux poupées étaient entièrement dénudées, à l'exception d'un feuillage en plastique, positionné aux endroits stratégiques. Au-dessus, une légende à la craie rose bien appuyée indiquait : LA REPRODUCTION HUMAINE (LE SEXE) —Et dire que les téléphones portables avec appareils photo sont interdits ! s'exclama ma voisine, Vee. Un cliché de ça sur le webzine du bahut, et adieu les cours de bio... Imagine : une heure de libre, à employer à quelque chose de bien plus productif... Des classes de soutien individuel avec ces types canons de première ou de terminale, par exemple. —Ça alors, Vee. Et moi qui pensais que ce sujet allait te passionner. —On ne m'apprendra rien que je ne sache déjà, répliqua Vee avec un sourire entendu. —Rappelle-moi : Vee, ça s'écrit avec un V... comme vierge ? —Hé, pas si fort ! Elle m'adressa un clin d'œil et la cloche retentit. Nous nous installâmes à notre table habituelle. Le Coach McConaughy saisit le sifflet toujours pendu à son cou et émit un son strident. 7 —Assis, les gars ! L'entraîneur de l'équipe de basket-ball du lycée assurait aussi les cours de biologie des secondes. Ça n'était un secret pour personne : il considérait l'enseignement comme une tâche annexe. —Certains d'entre vous l'ignorent peut-être encore, mais le sexe ne se résume pas à quinze minutes de galipettes sur la banquette arrière d'une voiture. C'est une science. Et la science, c'est quoi ? —Barbant, répondit une voix au fond de la salle. —La seule matière où j'ai pas la moyenne, brailla une autre. Le Coach passa en revue le premier rang et s'arrêta sur moi. —Nora ? —L'étude de quelque chose ? Il s'approcha et tapota mon bureau de son index. —Mais encore ? —Une connaissance acquise d'après l'expérimentation et l'observation. J'avais l'impression de réciter le manuel scolaire. —Dans tes propres termes ? Je me mordis les lèvres, cherchant une paraphrase. —C'est une enquête, tentai-je avec hésitation. 8 —La science est une enquête, répéta le Coach en se frottant les mains. La science exige que nous devenions des détectives. Dit comme ça, cela paraissait intrigant. Mais j'avais suffisamment fréquenté les cours du Coach pour ne pas trop y croire. —Et pour bien enquêter, il faut s'entraîner, poursuivit-il. —Comme pour le sexe, lança un nouvel amuseur du fond. La classe étouffa un rire tandis que le Coach se tournait vers l'agitateur. —Ça, ça ne fera pas partie de vos devoirs pour aujourd'hui. Puis, se tournant vers moi : —Nora, tu es assise à côté de Vee depuis le début de l'année. Je hochai la tête, mais ce genre de questions n'augurait rien de bon. —Et vous faites toutes les deux partie du comité de rédaction du webzine du lycée ? J'acquiesçai une nouvelle fois. —Vous devez certainement bien vous connaître. Sous la table, Vee me donna un coup de pied. Je savais à quoi elle pensait. Le pauvre Coach ignorait à quel point nous étions proches. Et je ne parle pas de petits secrets partagés çà et là. Vee est ma fausse jumelle. Avec ses yeux verts, ses cheveux châtain clair, elle est légèrement 9 plus ronde que pulpeuse. Je suis une brune aux yeux gris avec une tignasse bouclée à faire cauchemarder n'importe quel fer à lisser et je suis toute en jambes - un vrai tabouret de bar. Mais un fil invisible nous unit. On jure à qui veut l'entendre que ce lien devait exister bien avant notre naissance et qu'il ne sera jamais rompu. Le Coach embrassa la classe du regard. —D'ailleurs, je suis prêt à parier que chacun de vous connaît bien son voisin. Vous n'avez pas choisi votre place par hasard: habitude, affinités... Les meilleurs détectives fuient tout cela comme la peste. Trop de routine brouille l'instinct de recherche. Voilà pourquoi, à partir d'aujourd'hui, vous allez changer de binôme. J'ouvris la bouche pour protester, mais Vee fut plus rapide. —C'est du délire ! On est en avril. Autant dire la fin de l'année ! Vous ne pouvez pas nous sortir un plan pareil maintenant ! —Des plans pareils, je peux vous en sortir jusqu'au dernier jour de l'année, si ça me chante, répliqua le Coach avec un large sourire. Et si vous redoublez, je vous retrouverai ici l'an prochain, où vous continuerez à subir ces « plans ». Vee lui lança l'un de ces regards noirs dont elle a le secret. Quand elle vous jette ces yeux-là, on dirait qu'elle va se mettre à siffler comme un serpent. Imperturbable, le Coach porta son sifflet à ses lèvres et il ne nous resta qu'à nous exécuter. —Ceux qui sont assis à gauche de la table - votre gauche -, vous avancerez d'une rangée. Ceux assis au 10 premier rang - eh oui, ça vaut pour toi aussi, Vee - vous repassez au fond. Vee fourra son cahier dans son sac à dos et tira rageusement sur la fermeture Eclair. Les lèvres pincées, je lui adressai un petit signe d'adieu et me retournai pour observer la classe. Je connaissais le nom de chacun des élèves... sauf un. Le nouveau, arrivé d'un autre lycée. Le Coach ne lui prêtait jamais attention et il semblait s'en accommoder. Toujours avachi sur sa table, il gardait son regard sombre et froid fixé droit devant lui. Je n'imaginai pas un instant qu'il soit possible de rester ainsi, les yeux dans le vague, jour après jour, sans arrière-pensée. Il devait bien se passer quelque chose dans sa tête. Mais mon petit doigt me disait qu'il valait sans doute mieux ne pas le savoir. Il posa son livre de biologie à la place de Vee et s'installa sur sa chaise. —Je m'appelle Nora, entamai-je en souriant. Son regard noir me transperça et les coins de ses lèvres se relevèrent. L'espace d'une seconde, mon pouls s'emballa et, durant ce bref instant, une ombre sinistre parut planer sur moi. Elle s'évanouit aussitôt, mais je ne pus le quitter des yeux. Son sourire n'avait rien d'amical. Il n'augurait que des ennuis. Il les garantissait, même. Je fixai le tableau. Ken et Barbie m'observaient derrière leurs masques rayonnants. —Il faut aborder le sexe avec doigté, reprit le Coach. —Baaah ! crièrent quelques clowns. 11 —Vous devrez donc faire preuve de maturité. Et comme pour toutes les sciences, la meilleure approche est l'investigation. Durant le reste du cours, mettez cette technique en pratique en apprenant le plus de choses possible sur votre voisin de table. Demain, vous me rendrez vos observations par écrit et faites attention, je vérifierai chaque élément. Nous sommes en cours de biologie : je veux des faits, pas de la fiction. Je veux voir le produit d'une véritable interaction et d'un travail d'équipe. Le « ou sinon » était sous-entendu. Je ne bougeai pas. La balle était dans son camp : j'avais souri poliment, et ça ne m'avait menée nulle part. Je plissai le nez, cherchant à identifier son odeur. Ça n'était pas la cigarette, mais quelque chose de plus puissant, et de plus écœurant. Le cigare. Jetant un œil à la pendule, je tapotai mon crayon sur mon cahier, en rythme avec la trotteuse. Génial. A ce train-là, j'étais sûre de ramasser une mauvaise note. Malgré ma détermination à regarder droit devant, le grattement sur le papier à côté de moi m'intriguait. Que pouvait-il bien rédiger ? Il ne pensait tout de même pas que passer dix minutes assis à côté de moi suffisait à me connaître ? D'un bref coup d'œil, j'aperçus plusieurs lignes et son paragraphe croissait toujours. N'y tenant plus, je lui demandai : —Qu'est-ce que tu écris ? 12 —Et elle parle français, termina-t-il en rajoutant une dernière ligne de sa belle écriture fluide. Je m'approchai pour tenter de lire ce qu'il avait noté, mais il replia sa copie en deux, cachant le texte. —Dis-moi ce que tu as écrit, répétai-je. Il saisit ma feuille encore vierge et la froissa. Avant que j'aie pu protester, il l'avait lancée dans la corbeille près du bureau du Coach. Un beau trois-points. Partagée entre la colère et l'incrédulité, je fixai quelques instants la corbeille, hébétée. Puis j'arrachai une nouvelle feuille de mon bloc. —Quel est ton nom ? demandai-je, prête à écrire. En levant les yeux, j'essuyai un autre sourire sardonique. Celuilà semblait me défier de tirer quoi que ce soit de lui. —Ton nom, insistai-je, espérant que ma voix faiblissait seulement dans mon imagination. —Appelle-moi Patch. Et je suis sérieux : appelle-moi, ajouta-t-il avec un clin d'œil. Je commençais à me demander s'il se moquait de moi. —Qu'est-ce que tu fais de ton temps libre ? —Je n'ai pas de temps libre. —Je pense que ce travail sera noté, alors fais-moi plaisir. Il s'enfonça dans sa chaise et croisa ses mains derrière sa tête. 13 —Plaisir, tu dis ? Préférant ignorer l'allusion graveleuse, je cherchai un moyen de changer de sujet. —Mon temps libre ? reprit-il distraitement. Je prends des photos. J'inscrivis « photographie » sur ma feuille. —Attends, je n'ai pas fini. J'en ai toute une collection sur une certaine membre du comité de rédaction du webzine qui prône le « tout bio », s'adonne en secret à l'écriture poétique, et frémit à l'idée d'avoir à choisir entre Stanford, Yale et... quelle est cette université dont le nom commence par un H ? Je l'observai quelques instants, bouche bée. Il avait tapé dans le mille. Et je n'avais pas l'impression qu'il avait deviné tous ces détails, il savait. Et je voulais découvrir comment. Tout de suite. —Mais tu n'iras pas, de toute façon. —Ah non ? répondis-je sans même réfléchir. Il glissa ses doigts sous mon siège et, d'un coup sec, rapprocha ma chaise de la sienne. Je me demandais quoi faire : m'écarter et montrer mon angoisse ou demeurer immobile et feindre l'ennui. Je choisis la deuxième option. —Même si tu as les capacités pour y parvenir, tu méprises ces institutions que tu considères comme un stéréotype de la réussite. Ta propension au jugement est ta troisième plus grande faiblesse. —Et la deuxième ? poursuivis-je en serrant les dents. —D'où sortait ce type ? 14 —Tu ne sais pas faire confiance. Pardon, je reformule : tu fais confiance, mais toujours aux mauvaises personnes. —Et la première ? —Tu tiens ton existence en laisse. —Ce qui veut dire ? —Tu as une peur viscérale de ce que tu ne maîtrises pas. La température de la pièce sembla chuter. J'avais la chair de poule et un frisson me parcourut la nuque. En temps normal, j'aurais été voir le Coach pour exiger de changer de place, mais je refusais de me laisser intimider. Prise d'un besoin irrationnel de me défendre seule, je décidai de ne pas céder la première. — Tu dors nue ? me demanda-t-il. Je manquai d'ouvrir grand la bouche, mais je me retins. —Tu t'imagines que je vais te répondre ? —As-tu déjà consulté un psy ? —Non, mentis-je. A vrai dire, j'étais suivie par le psychologue du lycée, le Dr Hendrickson. Ça n'était pas par choix et je n'aimais pas vraiment en parler. —Déjà fait quelque chose d'illégal ? —Non. Mieux valait ne pas évoquer mes rares excès de vitesse... 15 —Pourquoi tu ne me poses pas des questions normales ? Comme... le genre de musique que j'écoute, par exemple. —Du baroque. Chez toi, tout tourne autour de l'ordre, du contrôle. Je parie que tu joues... du violoncelle ? Il fit mine d'avoir sorti ça au hasard. —Tout faux. Encore un mensonge, mais ses réponses me glaçaient. Qui était ce type, à la fin ? Et puisqu'il savait que je jouais du violoncelle, que pouvait-il bien savoir d'autre ? —C'est quoi, ça ? demanda-t-il en tapotant le creux de mon poignet du bout de son stylo. Je l'écartai automatiquement. —Une tache de naissance. —On dirait une cicatrice. Aurais-tu des tendances suicidaires, Nora? Il plongea ses yeux dans les miens et, intérieurement, je le sentis rire. —Tes parents sont mariés, divorcés ? —Je vis avec ma mère. —Et Papa, où est-il passé ? —Mon père est mort l'an dernier. —Qu'est-ce qui lui est arrivé ? Je grimaçai. 16 —On l'a... assassiné. Si ça ne t'ennuie pas, tout ça est assez personnel. Le silence retomba et le regard de Patch parut s'adoucir un peu. Ça doit être dur, remarqua-t-il, d'un ton sincère. La cloche retentit. Il se leva d'un bond et se dirigea vers la porte. —Hé, lui criai-je ! Il ne se retourna pas. —S'il te plaît ! Il passa la porte. —Patch ! Je n'ai rien noté sur toi ! Il fit demi-tour et s'approcha. Avant que j'aie pu réagir, il avait saisi ma main et inscrivit quelque chose sur ma paume. J'observai la suite de chiffres tracée à l'encre rouge sur ma peau, et serrai le poing. J'aurais voulu lui dire qu'il pouvait toujours se brosser, que je ne l'appellerais pas, qu'il avait accaparé le temps imparti. J'aurais voulu lui répondre tout un tas de choses, mais je restais là comme une idiote incapable d'ouvrir la bouche. —Je suis prise ce soir, finis-je par lâcher. —Moi aussi, répliqua-t-il avec un grand sourire avant de disparaître. Clouée sur place, j'essayais de comprendre ce qui venait de se produire. Avait-il fait exprès de me poser des questions jusqu'à la fin de l'heure ? Pour que je n'aie rien à rendre au Coach ? Pensait-il s'en sortir avec un sourire béat ? Oh oui, me dis-je. C'est bien ce qu'il croyait. 17 —Je ne t'appellerai pas, lui lançai-je, ni aujourd'hui, ni... jamais ! —Tu as fini ton article pour demain ? Vee me rejoignit en prenant des notes sur le carnet qu'elle trimballait partout avec elle. —J'ai l'intention d'en pondre un sur l'injustice des plans de classe imposés, reprit-elle. Je me suis retrouvée à côté d'une fille qui vient de terminer un traitement antipoux. —Mon nouveau voisin, indiquai-je en désignant le dos de Patch dans le couloir. Sa démarche était insupportablement décidée : de celle qu'on associe à un T-shirt délavé et un chapeau de cowboy. Le genre de garçon à ne porter que du noir : jean, polo et boots. —Le redoublant? Apparemment il n'a pas travaillé suffisamment la première fois. Elle me lança un regard entendu. —Jamais deux sans trois. —Il me fiche la frousse. Il savait quel genre de musique j'écoutais. Sans le moindre indice, il a dit «baroque», marmonnai-je en imitant mal sa voix grave. —Il aura deviné, non ? —Il n'y avait pas que cela. —Quoi d'autre ? Je soupirai, curieusement réfractaire à l'idée d'énumérer tout ce qu'il savait de moi. 18 —Comment me rendre dingue, répondis-je finalement. Je vais demander au Coach de nous remettre ensemble. Je t'en prie. J'aurais bien besoin d'un sujet pour mon prochain article du webzine. « Les secondes se rebellent ». Ou mieux encore : « Le plan de classe échoue ». Mmmh. Ça me plaît. A la fin de la journée, c'est moi qui avais échoué. Le Coach n'avait rien voulu savoir. Apparemment, je resterai assise à côté de Patch. Du moins pour l'instant. 19 2. Maman et moi habitons une vieille ferme du XVIIIe siècle pleine de courant d'air, dans les environs de Coldwater. C'est l'unique maison de Hawthorne Lane et les voisins les plus proches sont à plus d'un kilomètre. Celui qui l'a bâtie s'était-il rendu compte que, de toutes les parcelles de terrain, il avait choisi celle située au centre d'une aberration climatique, qui semble aspirer le brouillard de la côte Atlantique pour l'apporter au beau milieu de notre jardin ? A cet instant précis, la bâtisse était voilée par une brume spectrale. Je passai une partie de la soirée installée sur un tabouret, avec pour seule compagnie mes devoirs de maths et Dorothea, notre femme de ménage. Maman travaille pour une société qui s'occupe de vendre des propriétés et des antiquités aux enchères sur la côte est : la Hugo Renaldi Auction Company. Ces jours-ci, elle se trouve dans le nord de l'Etat de New York. Elle doit souvent se déplacer et paie Dorothea pour faire un peu de ménage et de cuisine. Mais je suis certaine que la petite annonce sous-entendait qu'il faudrait garder un œil sur moi. — Comment s'est passée ta journée? me demanda Dorothea avec son léger accent allemand. Voûtée au-dessus de l'évier, elle récurait un plat contenant des restes de lasagnes. —J'ai un nouveau binôme en cours de biologie. —C'est une bonne chose... ou pas ? —Avant j'étais avec Vee. 20 —Mmmh, marmonna-t-elle en raclant le plat de plus belle de son bras dodu. Pas une bonne chose, alors. J'acquiesçai d'un soupir. —Alors, cette nouvelle camarade. Elle est comment ? —Grand, ténébreux et énervant. Et désagréablement insondable. Les yeux de Patch étaient deux sphères opaques. Ils absorbaient tout, sans rien trahir. D'ailleurs, je ne voulais pas vraiment en savoir davantage sur son compte, ce que j'avais pu voir me suffisait largement. Ou plutôt... si. A vrai dire, ce que j'avais vu me plaisait beaucoup. Ses bras sveltes, longs et musclés, les épaules larges, mais décontractées, et ce sourire... amusé et enjôleur. J'essayais sans succès de me convaincre, d'ignorer ce qui devenait peu à peu irrésistible. A vingt et une heures, Dorothea avait terminé son travail et ferma la porte à clé derrière elle. Je fis clignoter les lumières du porche deux fois pour lui dire bonne nuit ; la lueur avait dû traverser la brume, car j'entendis son klaxon en guise de réponse. Ça y est, j'étais seule. Je passai en revue mon état d'esprit. Je n'avais pas faim. Je n'avais pas sommeil. Je ne me sentais même pas seule. Mais mon devoir de bio me tracassait. J'avais dit à Patch que je ne l'appellerais pas, et six heures plus tôt, j'étais sincère. À présent, l'idée de récolter un zéro m'obsédait. La biologie était mon point faible et il m'arrivait d'avoir moins de 16/20. Ce qui pouvait diminuer ma bourse universitaire de moitié. 21 Je traversai la cuisine et attrapai le téléphone. Je regardai les chiffres presque effacés sur ma paume. Secrètement, je priai pour que Patch ne réponde pas. S'il se montrait indisponible ou peu coopératif, j'aurais un argument valable pour persuader le Coach de me changer de place. Pleine d'espoir, je composai son numéro. Il décrocha à la troisième sonnerie. —Quoi de neuf? demanda-t-il. —Est-ce qu'on peut se voir ce soir ? attaquai-je sans préambule. Tu m'as dit que tu étais pris, mais.., —Nora. Il énonça mon nom comme la chute d'une blague. —Il me semblait que tu ne m'appellerais pas. Ni aujourd'hui, ni jamais. Revenir sur mes paroles me hérissait déjà, il fallait pourtant qu'il en remette une couche. Le Coach et ses devoirs idiots m'exaspéraient. J'ouvris la bouche, espérant qu'une réplique intelligente en sortirait. —Alors ? On peut se voir, ou pas ? —Malheureusement, non. —Tu ne peux pas, ou tu ne veux pas ? —Je suis en pleine partie de billard. A sa voix, je sentais qu'il souriait. —Une partie cruciale. 22 A en croire les bruits de fond, il ne mentait pas... sur le billard en tout cas. Qu'elle soit plus cruciale que ma note de biologie, ça restait à voir. —Où es-tu ? repris-je. —Chez Bo. Pas vraiment ton genre. —Alors, on peut faire ça par téléphone. J'ai ma liste de questions juste... Il raccrocha. Je fixai le combiné, soufflée, puis j'arrachai une feuille de mon carnet. Sur la première ligne je notai : crétin. Sur la suivante : fume le cigare. Mourra d'un cancer du pou- mon. Avec un peu de chance, d'ici peu. Corps d'athlète. Je rayai immédiatement la dernière ligne, jusqu'à la rendre illisible. L'horloge du micro-ondes indiquait 9:05. Il me restait deux options : inventer les réponses à mes questions ou aller jusque Chez Bo. La première était la plus tentante, mais le Coach avait clairement dit qu'il vérifierait chaque détail. Et je ne connaissais pas suffisamment Patch pour que mon bluff passe inaperçu. Quant à la deuxième ? Pas vraiment engageante. Je reportai ma décision le temps d'un coup de fil à ma mère. Nous avions un accord tacite. Afin qu'elle puisse travailler et se déplacer sans problème, il fallait que je me comporte de manière responsable et qu'elle n'ait pas besoin d'être toujours derrière moi. Je tenais à ma liberté et je ne voulais rien faire qui lui donne une raison de prendre un emploi en ville moins bien payé. Après la quatrième sonnerie, je tombai sur le répondeur. 23 —C'est moi. Je venais simplement aux nouvelles. J'ai un devoir de biologie à terminer et ensuite je vais me coucher. Tu peux m'appeler pendant la pause déjeuner demain, si tu veux. Bisous ! En raccrochant, je retrouvai une pièce de monnaie au fond d'un tiroir. Mieux valait laisser les décisions complexes au hasard. —Pile, j'y vais, expliquai-je au profil de George Washington, face, je reste. Je lançai la pièce et la bloquai sur le dos de ma main, avant de risquer un regard au résultat. Mon cœur fit un bond et, sur l'instant, je me demandai ce que ça signifiait. —Eh bien, le sort en est jeté. Résolue à me débarrasser de cette corvée le plus vite possible, je décrochai le plan de la ville du frigo, saisis mes clés au passage et démarrai ma Fiat Spider. Cette voiture avait dû avoir son succès en 1979, mais entre la couleur marron, les taches de rouille qui envahissaient la carrosserie et les sièges en cuir craquelé, elle avait pris un coup de vieux. « Chez Bo » était en réalité bien plus loin que je ne l'aurais souhaité, pratiquement sur la côte, à environ trente minutes en voiture. Le plan toujours étalé sur le volant, je garai ma Fiat sur un parking derrière une construction en parpaings où une enseigne de néon clignotait : CHEZ BO : jeux - paintball - billard. Des graffitis parcouraient les murs, des mégots de cigarettes jonchaient le sol... A n'en pas douter, ce trou regorgeait d'étudiants modèles et de citoyens scrupuleux. J'essayais de conse ver une attitude digne, détachée, mais un poids me plombait 24 l'estomac. Vérifiant que j'avais verrouillé chaque portière, je me dirigeai vers le bâtiment. Je fis la queue pour entrer et tandis que le groupe devant moi payait leurs tickets, je me faufilai derrière eux et m'élançai dans cette forêt de sirènes stridentes et de néon aveuglants. —Dis donc, tu penses faire un tour gratuit ? beugla une voix éraillée. Je fis volte-face et regardai, hébétée, le caissier tatoué. —Je ne suis pas venue pour jouer. Je cherche quelqu'un. —Tu veux passer, tu payes ton entrée, grogna-t-il. Il désigna une affichette en carton indiquant les tarifs scotchés au comptoir, montrant que je lui devais quinze dollars. Paiement en liquide seulement. Je n'en avais pas sur moi. Et même si j'en avais eu, je n'avais nullement l'intention de le gaspiller pour perdre un petit quart d'heure à questionner Patch sur sa vie privée. Brusquement, toute cette histoire de plan de classe et de questions à poser me plongea dans une colère noire. Il me suffisait de trouver Patch et nous pourrions discuter à l'extérieur. Je n'avais pas fait tout ce chemin pour rentrer bredouille. —Si je ne suis pas revenue dans deux minutes, je paierai les quinze dollars, lui lançai-je. Avant même d'avoir mûrement réfléchi ou d'avoir rassemblé ce qui me restait de patience, je fis quelque chose qui ne me ressemblait pas du tout : je me glissai sous la corde et, sans une hésitation, je traversai les allées de jeux vidéo à la recherche de Patch. Je me répétais que c'était 25 insensé, mais comme une boule de neige qui gagne en vitesse et en puissance, j'étais incapable de m'arrêter. Je ne voulais qu'une chose : le trouver et sortir de là. Le caissier se lança à ma poursuite. —Hé! Patch n'était pas au rez-de-chaussée. Je dévalai donc les escaliers en suivant la pancarte qui indiquait : Salle de billard d'Ozz. Au sous-sol, la lumière tamisée des spots éclairait des tables de pokers, toutes occupées. La fumée de cigare, aussi épaisse que le brouillard qui enveloppait ma maison, tournoyait au plafond bas. Quelques billards étaient alignés entre les tables de pokers et le bar. Penché sur la table la plus éloignée, Patch se préparait à un coup délicat. — Patch ! criai-je. Au moment où j'ouvrais la bouche, son coup ripa sur le tapis et il se retourna. Il me dévisagea, partagé entre la surprise et l'intérêt. Le caissier descendit lourdement les marches derrière moi et me saisit fermement par les épaules. —Dehors. Tout de suite. Les lèvres de Patch esquissèrent un autre semblant de sourire. Etait-il bienveillant ou moqueur ? — On est ensemble. Le caissier parut calmé et relâcha son étreinte. J'en profitai pour me dégager et zigzaguai entre les tables pour rejoindre Patch. Ma démarche, d'abord assurée, s'amollit à mesure que j'avançais. Je déglutis discrètement, 26 tâchant d'ignorer mon estomac qui exécutait un numéro de claquettes. J'étais incapable de mettre le doigt dessus, mais quelque chose chez Patch clochait. Il ne semblait pas normal. Et pas... sûr. —Désolé pour tout à l'heure, ça a coupé, expliqua-t-il en s'approchant. La réception n'est pas terrible, ici. —Ben voyons. D'un signe de la tête, il demanda aux autres de s'éclipser. Un silence gênant s'installa avant qu'ils ne se décident à bouger. Le premier me donna un grand coup d'épaule en passant. Je chancelai et fis un pas en arrière pour retrouver l'équilibre. En levant les yeux, je croisai le regard noir des deux autres joueurs qui quittaient la salle. Super. Ça n'était quand même pas ma faute si on m'avait imposé Patch comme binôme. —Alors, cette boule noire ? lançai-je. Je feignais d'être parfaitement à l'aise dans cette atmosphère, mais il avait peut-être raison : « Chez Bo » n'était pas vraiment mon genre d'endroit. Pas question pour autant de prendre mes jambes à mon cou. —Les paris se montent à combien ? Son sourire s'élargit et, cette fois, j'étais certaine qu'il se moquait de moi. —On ne joue pas d'argent. —Dommage, dis-je en posant mon sac sur le bord de la table. J'étais prête à parier tout ce que j'ai contre toi. Je brandis la feuille que j'avais commencé à remplir dans la cuisine et repris : 27 —Quelques petites questions et je m'en vais. « Crétin », lut Patch en s'appuyant sur sa queue de billard, «cancer du poumon», c'est prémonitoire, peut-être ? Je m'éventai avec ma feuille. —J'imagine que tu contribues à la puanteur ambiante ? Alors, combien de cigares ce soir ? Deux ? Trois ? —Je ne fume pas. Il avait l'air sincère, mais je n'y croyais pas. —Mmmh hmm, marmonnai-je en posant ma feuille sur le tapis, entre deux boules. Je cognai accidentellement l'une d'elles en écrivant « cigares confirmés » sur la troisième ligne. —Tu chamboules la partie, remarqua Patch sans cesser de sourire. Croisant son regard, je ne pus m'empêcher de l'imiter brièvement. —En ta défaveur, j'espère. Ton plus grand rêve ? J'étais particulièrement fière de cette question. Elle demandait réflexion, et le déstabiliserait. —T'embrasser. —Ça n'est pas drôle, répliquai-je en soutenant son regard, heureuse de ne pas bafouiller. —Non, mais ça t'a fait rougir. Je me hissai sur un recoin de la table et croisai les jambes, en m'appuyant sur mon genou pour écrire. —Tu as un job ? 28 —Je suis serveur au Borderline. Le meilleur mexicain de la ville. —Une religion ? Si la question ne parut pas le choquer, elle ne sembla pas le ravir non plus. —Tu avais dit quelques petites questions. C'est la quatrième. —Religion ? répétai-je, d'un ton un peu plus ferme. Pensif, il se caressa lentement le menton. —Je dirais un culte, plus qu'une religion. —Tu veux dire une secte? m'exclamai-je, réalisant trop tard que cela n'aurait pas dû me surprendre. —Puisqu'on en parle, j'aurais besoin d'une jeune femme en bonne santé pour un sacrifice humain. J'avais l'intention de gagner sa confiance d'abord, mais si tu es prête... Toute trace de sourire disparut de mon visage. —Tu ne m'impressionnes pas. —C'est parce que je n'ai pas encore essayé. Je descendis de la table et lui fis face. Il me dépassait d'une bonne tête. —Vee m'a dit que tu devrais être en terminale. Tu as redoublé combien de fois ? —Depuis quand Vee est mon porte-parole ? —Tu démens ? —Je n'étais pas au lycée l'an dernier. 29 Il me défiait du regard et je n'en fus que plus déterminée. —Tu as séché l'année entière ? Il posa la queue de billard sur le tapis, et me fit signe avec son doigt de m'approcher. Je ne bougeai pas. —Un secret, souffla-t-il d'un ton complice, je n'avais jamais été à l'école. Un autre secret? C'est moins ennuyeux que je ne l'aurais cru. Il mentait évidemment. Tout le monde va au lycée, c'est la loi. Tout ce qu'il voulait, c'était me pousser à bout. —Tu crois que je mens, dit-il, jovial. —Tu n'as jamais, de toute ta vie, été à l'école ? Si c'est vrai - et tu as vu juste, je n'y crois pas une seconde - qu'est-ce qui t'a décidé à commencer cette année ? —Toi. J'étais soudain prise d'une envie de paniquer, mais c'était certainement ce qu'il voulait. Sans céder d'un pouce, j'optai pour une attitude excédée. Il me fallut tout de même quelques instants pour retrouver ma voix. —Ça n'est pas une réponse valable. Il avait dû se rapprocher, car son corps n'était plus qu'à quelques centimètres du mien. —Tes yeux, Nora. Ce regard d'argent, glacé, est curieusement irrésistible. Il pencha la tête de côté, comme pour m'observer sous un nouvel angle. Sans parler de la courbe fatale de tes lèvres. 30 Plus que son commentaire, c'est ma réaction consentante qui me surprit et j'eus alors un mouvement de recul. —Ça suffit. J'en ai assez entendu. Mais alors que les mots sortaient de ma bouche, je savais que je mentais. J'éprouvais le besoin de dire autre chose. Examinant les pensées qui me traversaient l'esprit, j'essayais de comprendre ce que j'avais tant besoin d'exprimer. Pourquoi tournait-il tout en dérision et pourquoi faisait-il comme si je le méritais ? —Tu sembles en savoir long à mon sujet, remarquaije, formulant la litote de l'année, plus que tu ne le devrais, d'ailleurs. Et tu réussis toujours à me mettre mal à l'aise. —Tu me facilites la tâche. Une colère fulgurante s'empara de moi. —Tu admets donc le faire exprès ? —Quoi ? —Ça, me provoquer. —Redis «provoquer». Ça rend tes lèvres tellement... provocantes. —Ça suffit. Retourne à ta partie de billard. Je rattrapai la queue de bois sur la table et la lui tendis violemment. Il ne la reprit pas. —Je ne veux pas être assise à côté de toi. Je refuse de travailler en binôme avec toi. J'en ai plus qu'assez de ton petit sourire condescendant. 31 Je sentis ma mâchoire faiblir, chose qui arrivait fréquemment lorsque je mentais. Est-ce que je mentais ? Si c'était le cas, j'aurais mérité des claques. —Tu ne me plais pas du tout, lançai-je avec autant de conviction que possible, pressant la queue de billard contre son torse. —Je suis ravi que le Coach nous ait placés l'un à côté de l'autre, répondit-il. Je perçus l'ironie avec laquelle il accentua le mot «Coach», sans comprendre ce qu'il sous-entendait. Cette fois, il prit la queue de billard, —Je vais faire tout ce que je peux pour changer ça. Patch sembla trouver cela si drôle qu'il découvrit ses dents en souriant. Il tendit la main et avant que j'aie pu réagir, il saisit quelque chose dans mes cheveux. —Un morceau de papier, expliqua-t-il en le jetant par terre. Alors qu'il repliait le bras, je remarquai une marque sur son poignet. Je crus d'abord qu'il s'agissait d'un tatouage, mais à y regarder de plus près, c'était une tache de naissance d'un rose brunâtre légèrement bombée. Elle avait la forme d'une éclaboussure. Drôle d'endroit pour une tache de naissance, dis-je, brusquement consciente qu'elle était positionnée exactement comme la mienne. D'un geste évident, mais mesuré, il tira sa manche et recouvrit son poignet. —Tu la préférerais ailleurs ? Dans un endroit plus intime ? 32 —Je ne préférerais rien du tout, dis-je, peu convaincue par ma réplique, avant d'ajouter: Je me fiche de tes taches de naissance. Je me repris une troisième fois. —Je me fiche de toi. Point. —D'autres questions ? demanda-t-il. Ou commentaires ? —Non. —Alors, on se voit en cours de bio. J'aurais voulu lui dire qu'il n'était pas près de me revoir. Mais pas question de me dédire deux fois en une seule journée. Cette nuit-là, je fus réveillée par un craquement sourd. La tête contre l'oreiller, je me tins immobile, tous mes sens sur le qui-vive. Ma mère s'absentait au moins une fois par semaine et j'avais l'habitude de dormir seule. Depuis plusieurs mois déjà, j'avais cessé d'imaginer les bruits de pas qui parcouraient le couloir en direction de ma chambre. En fait, je ne me sentais jamais véritablement seule. Depuis l'assassinat de mon père, à Portland, alors qu'il achetait un cadeau d'anniversaire pour ma mère, une curieuse présence était apparue dans ma vie. Comme si quelqu'un s'était placé en orbite autour de mon existence, et me surveillait de loin. Cette présence fantomatique m'avait d'abord effrayée, meus rien de terrible ne se produisit, mon anxiété s'atténua. J'avais commencé à me demander s'il y avait une sorte de raison cosmique à tout cela. L'esprit de mon père était peut-être tout proche. 33 Généralement, je trouvais cette présence rassurante, mais ce soir, elle me glaçait le sang. En tournant la tête de quelques centimètres, j'aperçus une ombre qui s'étirait sur le parquet. Je fis volte-face et vis au travers de la fenêtre la lumière vaporeuse d'un rayon de lune - la seule capable de projeter quelque chose sur le plancher. Mais il n'y avait rien d'autre. Serrant plus fort mon oreiller, je me persuadais qu'il s'agissait d'un nuage. Ou peut-être d'un morceau de plastique emporté par le vent. Mais il fallut quelques minutes pour que mon pouls retrouve son rythme normal. Lorsque j'eus enfin le courage de me lever, j'observai le jardin calme et désert. Je ne percevais que le raclement des branches des arbres sur la façade de la maison et le cognement sourd de mon cœur dans ma poitrine. 34 3. Face au tableau, le Coach poursuivait son cours interminable, mais je n'entendais rien. Mon esprit était bien loin des complexités de la science. Au dos d'un vieux polycopié, j'énumérais les raisons qui me poussaient à vouloir changer de place. Dès la fin du cours, j'irais plaider ma cause auprès du Coach. Se montre peu coopératif, ajoutai-je. Fait preuve de peu d'intérêt pour le travail d'équipe. Mais ce qui me gênait le plus ne figurait pas sur cette liste. D'abord, il y avait cette tache de naissance, curieusement placée, et cette ombre, hier soir, chez moi. Je ne pouvais pas accuser Patch de m'espionner, mais la coïncidence était troublante : à peine quelques heures après l'avoir rencontré, j'étais presque certaine d'avoir vu quelqu'un derrière ma fenêtre. Tout en imaginant que Patch puisse me harceler, je tirai instinctivement mes comprimés de fer de la poche de mon sac à dos et en avalai deux d'un coup. Ils restèrent coincés un moment dans ma gorge avant de descendre. Du coin de l'œil, je surpris le regard inquisiteur de mon énigmatique voisin de table. Je songeai un instant à lui expliquer mon anémie, et les doses de fer que je devais absorber plusieurs fois par jour - particulièrement en période de stress - mais je me retins. Lorsqu'elle était traitée, l'anémie n'avait rien d'extrêmement grave. Je n'étais pas encore convaincue que Patch me veuille du mal, mais préférais ne pas exposer ma vulnérabilité. —Nora ? Debout devant moi, le Coach tendait le bras, attendant une réponse - de moi, apparemment. Je sentis mes joues rosir. —Pourriez-vous répéter, s'il vous plaît ? Le reste de la classe étouffa un rire. Un peu agacé, le Coach reprit : —Quelles sont les qualités susceptibles de t'attirer chez un compagnon potentiel ? —Un compagnon potentiel ? —Alors ? J'attends ! Derrière moi, j'entendis Vee pouffer, et sentis ma bouche s'assécher d'un seul coup. —Vous voulez que je fasse la liste des caractéristiques d'un... —Compagnon potentiel, oui, s'il te plaît. Involontairement, je jetai un regard à Patch. Enfoncé dans sa chaise, pas tout à fait avachi, il m'examinait avec intérêt. Un sourire furtif éclaira son visage et il me souffla: —On t'écoute. —Y a-t-il un quelconque rapport avec le cours ? intervint Vee. Parce que je ne vois ces « qualités » désirables chez un compagnon nulle part dans notre livre. Le Coach interrompit l'écriture de son paragraphe et regarda par-dessus son épaule. Chaque animal sur cette planète séduit ses partenaires dans l'intention de se reproduire. Les grenouilles gonflent leur corps. Les gorilles mâles frappent leur poitrine. Avez-vous déjà vu la langouste se dresser sur ses pattes et faire claquer ses pinces pour attirer l'attention des femelles ? L'attirance est la toute première étape de la reproduction animale et les hommes n'échappent pas à la règle. Pourquoi ne pas nous donner votre liste, mademoiselle Sky ? Vee compta sur ses doigts, repliant chaque phalange en énumérant les différents points. —Charmant, riche, indulgent, très protecteur, et un brin inquiétant. Patch étouffa un petit rire. —Le problème chez les humains, c'est de ne pas être certain que l'attirance sera réciproque. —Excellente remarque, approuva le Coach. —Les humains sont vulnérables, reprit Patch, car ils souffrent de blessures émotionnelles. —Là-dessus, son genou heurta le mien. Je repliai la jambe, n'osant pas imaginer ce que son geste sous-entendait. Le Coach hocha la tête. —La complexité de l'attirance - et de la reproduction - différencie les humains des autres espèces. Je crus entendre un commentaire de Patch, mais il fut si discret que je n'aurais pu en jurer. —Depuis la nuit des temps, continua notre professeur, les femmes sont attirées par les hommes présentant des aptitudes à la survie significatives, comme l'intelligence ou la force physique, car ils sont plus susceptibles de ramener à dîner à la maison. Levant les pouces, il reprit avec un sourire : —Et le dîner, c'est la survie, les gars. —Il ne fit rire personne. —De la même manière, les hommes seront attirés par la beauté, synonyme de jeunesse et de santé physique - à quoi bon choisir une femme souffreteuse qui ne pourra pas élever ses enfants ? Le Coach repoussa ses lunettes sur son nez et s'esclaffa. —C'est du sexisme pur et simple, protesta Vee. Ce genre de critère n'a plus aucun sens pour les femmes du XXIe siècle ! —Mademoiselle Sky, si l'on considère la reproduction avec un œil scientifique, vous verrez que la progéniture est la clé de la survie de l'espèce. Et plus on a d'enfants, plus on contribue à la diversité génétique. Vee leva si ostensiblement les yeux au ciel que je les entendis presque rouler dans leurs orbites. —Enfin ! Les rapports sexuels. —Pas tout à fait, répliqua le Coach en agitant l'index. Avant l'acte sexuel vient l'attirance, qui s'exprime par le langage du corps. Il faut faire comprendre que vous êtes intéressé, mais de manière détournée. Le Coach pointa mon voisin du doigt. —Alors, Patch. Admettons que tu te trouves à une soirée. La pièce est remplie de jeunes filles. Il y a des min-ces, des rondes, des grandes, des petites, des blondes, des brunes, des rousses. Certaines sont expansives, d'autres paraissent plus timides. Tu as repéré une fille : jolie, intelligente et vulnérable. Comment t'y prends-tu pour lui faire comprendre ton intérêt ? —Je la distingue. Je vais lui parler. —Bien. Et maintenant, la grande question : comment savoir si elle marche, ou si elle préfère que tu passes ton chemin ? —Je l'observe, répondit Patch. Je devine ses pensées et ses réactions. Comme elle ne me donnera pas de réponse directe, je dois être attentif. Positionne-t-elle son corps face au mien ? Soutient-elle mon regard avant de détourner les yeux ? Se mord-elle les lèvres, tripote-t-elle ses cheveux - comme Nora, par exemple ? Les rires résonnèrent dans la classe et je laissais retomber mes mains sur mes cuisses. —Elle marche, conclut Patch, en heurtant une nouvelle fois ma jambe. Evidemment, je me remis à rougir. —Excellent, excellent, s'exclama le Coach avec enthousiasme, ravi que ses élèves illustrent son cours en direct. —Les vaisseaux sanguins de son visage s'élargissent et sa peau se réchauffe, observa Patch. Nora sait qu'on la jauge. L'attention la flatte, mais elle ne sait pas vraiment comment réagir. —Je ne rougis pas. —Elle est nerveuse, poursuivit-il. Elle passe sa main sur son bras pour attirer le regard vers sa silhouette, ou peut-être sa peau. Deux points forts de son physique. Je manquai de m'étrangler. Il plaisante, me répétais-je. Non, il est dingue. Il fallait avouer que mon expérience en matière de cinglés était limitée. Dès que j'étais près de lui, j'avais l'impression de passer mon temps à le fixer, bouche bée. Je m'étais imaginé pouvoir le tenir à distance, mais la chose s'avérait moins aisée que je ne l'aurais cru. Posant mes paumes sur la table, je relevai le menton, rassemblant le peu de dignité qu'il me restait. —C'est grotesque. Avec une lenteur exagérée, il tendit le bras pour agripper le dossier de ma chaise. Je vis dans ce geste une étrange menace, dont je semblais seule consciente. Comme imperméable aux ricanements des autres, il soutint mon regard avec une telle intensité qu'il sembla créer une petite bulle, invisible et hermétique, où il nous enfermait tous les deux. —Vulnérable, souffla-t-il sans un son. J'enroulai mes mollets autour des barreaux de la chaise et avançai brusquement. Sa main retomba mollement dans le vide. Vulnérable ? C'est ce qu'on allait voir. —Et voilà ! conclut le Coach. La biologie en action ! —Est-ce qu'on pourrait parler de sexe, maintenant ? supplia Vee. —Demain. En attendant, lisez le chapitre 7 et préparezvous à un débat. La sonnerie retentit et Patch fit racler les pieds de sa chaise sur le sol. —C'était sympa. On remet ça un de ces quatre ? —Avant que j'aie pu réfléchir à une repartie intelligente, il avait filé. —Je propose une pétition pour faire virer le Coach, fulmina Vee en s'approchant. Quelqu'un peut m'expliquer l'utilité du cours d'aujourd'hui ? Ça virait au porno bas de gamme. J'ai bien cru qu'il allait vous demander à tous les deux de nous faire une démonstration sur l'estrade. Je lui jetai un regard menaçant. S'imaginait-elle vraiment que j'avais besoin d'un récapitulatif? Vee fit un pas en arrière. —Ouh là. —Je dois voir le Coach. On se retrouve devant ton casier d'ici dix minutes ? —Ça marche. J'approchai de son bureau, où il était assis, plongé dans un cahier de tactique de basket-ball, constellé de X et de O. On aurait dit un championnat de Morpion. —Nora, lança-t-il sans lever le nez. Que puis-je faire pour toi ? —C'est au sujet de ce nouveau plan de classe et de ces travaux en binôme. Ils me mettent mal à l'aise. Il se balança sur sa chaise et croisa les mains derrière la tête. —Dommage, ça me plaît beaucoup. Presque autant que les tactiques auxquelles je travaille pour le match de samedi soir. Je posais un extrait du règlement intérieur sur son carnet. —Selon la loi, aucun élève ne doit se sentir menacé dans l'enceinte du lycée. —Te sens-tu menacée ? —Mal à l'aise, en tout cas. Et je vous propose une solution... (Il ne m'interrompit pas et, plus confiante, je repris mon souffle.) Si vous acceptez que je reprenne ma place à côté de Vee, je donnerai des cours de soutien à n'importe lequel de vos élèves. —Patch aurait besoin de cours de soutien. —Le problème resterait le même, dis-je, luttant pour desserrer la mâchoire. —Mais enfin tu l'as bien vu, aujourd'hui. Il a participé activement au cours. Durant toute l'année, il n'a quasiment pas prononcé un mot et maintenant qu'il est à côté de toi, paf ! Crois-moi, ses notes vont grimper. —Et celles de Vee vont plonger. —Voilà ce qui arrive quand on ne peut plus loucher sur les bonnes réponses de sa voisine, répliqua-t-il sèchement. —Vee manque simplement de motivation. Je m'occuperai de la faire travailler. —Non, dit-il en regardant sa montre, je suis en retard pour une réunion. Autre chose ? J'eus beau me creuser la cervelle, j'étais à court d'idées. —Donnons encore quelques semaines à ce nouveau plan de classe. Oh, et j'étais sérieux concernant les cours de soutien pour Patch. Je compte sur toi. Il n'attendit pas ma réponse et quitta rapidement la salle en sifflotant. A dix-neuf heures, le ciel avait pris une couleur d'encre, et je refermais mon manteau pour me réchauffer. Vee et moi avions quitté le cinéma et nous dirigions vers le parking, en discutant du film : Le Sacrifice. Je m'occupais des critiques de cinéma pour le webzine et puisque j'avais déjà vu toutes les nouveautés du mois, il avait fallu nous résoudre à nous coltiner le dernier film d'horreur du moment. —Franchement, déclara Vee, c'est le film le plus flippant que j'aie jamais vu. A partir d'aujourd'hui, les films d'horreur seront bannis de nos colonnes. —Pas d'objection pour ma part. Outre la certitude qu'on m'avait épiée par la fenêtre la nuit précédente, ce scénario bien développé d'un dingue qui harcèle une fille avait tout pour me rendre sérieusement parano. —Tu imagines ? reprit Vee. Poursuivre bien tranquillement ta petite existence sans jamais savoir qu'on te maintient en vie pour un sacrifice humain ? Comme moi, elle frissonna. —Et c'était quoi cet autel ? poursuivit-elle, sans réaliser que j'aurais préféré disserter du mode de vie des huîtres plutôt que de parler de ce film. Pourquoi ce sale type s'est-il senti obligé de chauffer cette pierre avant d'attacher la fille? Rien que le bruit de la peau qui brûle, c'était... —Bon ! Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? l'interrompisje en me retenant de crier. —Et je jure que si un type s'avise de m'embrasser comme ça, je vomis direct ! Quelle bouche répugnante ! Et encore, c'est un euphémisme. Rassure-moi, c'était du maquillage? Une bouche pareille, ça n'existe quand même pas dans la réalité ? —Je dois avoir terminé ma critique avant minuit. —Ah oui. Alors, on file à la bibliothèque ? Elle déverrouilla les portes de sa vieille Dodge Neon mauve. —Nora, je te trouve un brin agressive. —C'est ce film..., répondis-je en me glissant sur le siège passager. —Ou plutôt, ce pervers à ma fenêtre, la veille. —Je ne parie pas uniquement de ce soir. J'ai remarqué, ajouta-t-elle avec un sourire en coin, que tu es de très mauvais poil après chaque cours de bio, depuis quelques jours. —La faute à Patch. Vee ajusta son rétroviseur et inspecta ses dents. Passant sa langue sur ses incisives, elle offrit au miroir son plus beau sourire. —J'avoue que son côté sombre ne me laisse pas insensible. J'aurais préféré être brûlée par le malade du film plutôt que de l'avouer, mais elle n'était pas la seule. Patch m'attirait comme jamais on ne m'avait attirée auparavant. Une sorte de magnétisme inquiétant semblait opérer entre nous. Sa présence m'évoquait un danger irrésistible, un abîme et je sentais qu'à tout moment il aurait pu m'y précipiter. —T'entendre dire ça, ça me rend vraiment... Je m'interrompis. Au fond, que signifiait cette attirance partagée ? —Dis-moi sincèrement que tu ne le trouves pas envoûtant, et je te jure que je ne mentionnerai jamais plus son nom, reprit Vee. Je mis l'autoradio en marche. N'importe quelle station aurait fait l'affaire, pour changer de sujet et tenir Patch à bonne distance. Me coltiner cinq heures de cours par semaine à côté de lui était une corvée suffisante, je n'allais pas en plus lui consacrer mes soirées. —Eh bien ? insista Vee. —Il pourrait l'être, mais je serais bien la dernière personne à le remarquer. Mon jugement est biaisé. —C'est-à-dire ? —Simplement que sa personnalité gâche tout. Toute la beauté du monde n'y changerait rien. —Ça n'est pas de la beauté. Il est... ténébreux. Sexy. Je levai les yeux au ciel. Une voiture nous coupa la route et Vee joua des freins et du klaxon. —Eh bien quoi ? Tu n'es pas d'accord ou c'est juste que le genre « bad-boy » n'est pas ton type. —Je n'ai pas de «type», répliquai-je, je ne suis pas si catégorique. —Ma chérie, je suis désolée de te le dire, mais tu es pire, dit-elle en éclatant de rire. Tu es bornée, restreinte. Ta perspective sur ce point est aussi large que les microorganismes du Coach. Peu de garçons, voire aucun, sont susceptibles de t'intéresser au Sycée. —C'est faux, répondis-je du tac au tac. Mais à bien y réfléchir, elle avait peut-être raison. Personne ne m'avait jamais plu. Etait-ce normal ? —Et puis ça n'est pas qu'une histoire de garçon... Il faut être amoureuse et ça ne m'est jamais arrivé. —Tout de suite les grands mots, répondit Vee. Et si tu t'amusais un peu ? Je levai un sourcil dubitatif. —Si je ne ressens rien, je ne vois pas ce qu'embrasser un inconnu aurait d'amusant. —Tu étais en cours de bio ce matin ? Il n'est pas seulement question d'embrasser... J'optai pour le ton académique. —Le patrimoine génétique de l'homme évoluera sans moi. —Tu sais qui serait sans doute un excellent candidat ? —Un excellent candidat ? —Oh, oui, excellent, répéta-t-elle avec un sourire entendu. —Je ne préfère pas. —Ton partenaire. — Evitons les termes connotés, tu veux ? Vee fit un créneau devant la bibliothèque et coupa le contact. —Allez, ne me dis pas que tu n'as jamais pensé à l'embrasser. Tu ne lui as jamais lancé un regard en coin en imaginant te jeter sur lui ? —Parce que toi... ? répliquai-je, faussement outrée. En guise de réponse, elle sourit malicieusement. Je tâchai d'imaginer la réaction de Patch s'il savait. J'avais beau ne pas le connaître, son aversion pour Vee me paraissait plus qu'évidente. —Il n'est pas assez bien pour toi. —Arrête, gémit-elle, tu vas m'encourager davantage. Dans la bibliothèque, je choisis une table au niveau principal, près de la section des romans. J'ouvris mon ordinateur portable et commençai ma critique : Le Sacrifice, 2,5/6. Le demi-point était sans doute mesquin, mais je n'étais pas d'humeur magnanime. Vee ouvrit un sachet de chips de pommes. —Tu en veux ? —Ça ira, merci. —Si tu ne les manges pas, je vais être obligée de le faire, dit-elle en regardant le paquet. Et je n'en ai vraiment pas envie. Vee suivait un régime de fruits par couleurs. Trois fruits rouges par jour, deux mauves et quelques verts... Elle sortit une chips et l'examina sous toutes les coutures. —Quelle couleur ? demandai-je. —Vert martien, je crois. C'est le moment que choisit Marcie Millar - l'unique seconde à intégrer l'équipe des pom-pom girls dans toute l'histoire du lycée de Coldwater - pour s'installer à notre table. Elle avait coiffé ses longs cheveux blonds en deux couettes et, comme toujours, s'était tartiné le visage avec un demi-flacon de fond de teint. Et je ne devais pas être loin du compte, car on ne voyait plus une seule de ses taches de rousseur. Personne ne les avait revues depuis la cinquième, à peu près à l'époque où Marcie avait découvert les joies du maquillage. Moins de deux centimètres séparaient l'ourlet de sa jupe de sa petite culotte... en admettant qu'elle en porte une. Marcie adressa un grand sourire à Vee. —Salut Bouboule. —Salut Plante verte. —Ma mère cherche des mannequins pour ce weekend. Elle paye neuf dollars de l'heure. J'ai pensé que ça t'intéresserait. Elle a un mal fou à trouver des modèles pour les grandes tailles. La mère de Marcie est la responsable d'un grand magasin au centre-ville. Le week-end, Marcie et ses copines pom-pom girls paradent pour elle en bikinis dans la vitrine qui donne sur la rue. —Tu as quelque chose coincé dans les dents. Juste entre les deux incisives. Des restes de ta salade hebdomadaire ? Passant sa langue sur ses dents, Marcie se leva. Alors qu'elle s'éloignait d'un pas léger, Vee fit mine de glisser deux doigts dans sa gorge, avec une affreuse grimace. —Elle a de la chance qu'on soit dans une bibliothèque et pas dans une allée déserte, remarqua Vee. Bon, tu es sûre de ne pas vouloir de chips ? —Ça ira. Vee s'éloigna pour jeter son paquet et revint avec un roman à l'eau de rose. S'installant à côté de moi, elle posa la couverture en évidence et déclara : —Un jour, ça sera nous. Deux cow-boys à demi dévêtus viendront nous enlever. Je me demande ce que des lèvres desséchées par le soleil et par la boue peuvent donner... —Un baiser sale ? murmurai-je, tout en pianotant sur mon clavier. —Puisqu'on en parle, voici notre homme, fit-elle d'une voix suraiguë. Les doigts figés sur le clavier, je risquai un coup d'œil au-dessus de l'écran. Mon cœur fit un bond. A l'autre bout de la pièce, près du guichet de prêt, j'aperçus Patch. Comme s'il l'avait senti, il se retourna. Nos regards se croisèrent pendant une seconde. Deux. Trois. Je baissai les yeux la première, mais pas avant d'avoir essuyé l'un de ses sourires en coin. Mon cœur s'emballa dans ma poitrine et je dus me ressaisir. Pas question de me laisser griser, surtout par Patch. Je n'étais pas folle. —Allons-nous-en, soufflai-je à Vee. Je refermai mon ordinateur et le rangeai dans sa housse. En rassemblant mes livres à la hâte, je réussis à en faire tomber quelques-uns par terre. —J'essaye de lire le titre du livre qu'il emprunte, dit Vee, attends... Le Harcèlement en dix leçons. —Tu te moques de moi ? —Je t'assure. C'est ça ou alors Comment hypnotiser les filles sans effort. —Chhhut ! —Du calme, il ne peut pas nous entendre. Il parle à la bibliothécaire... Il fait enregistrer son emprunt... Vérifiant les dires de Vee d'un coup d'œil, je réalisai qu'en partant tout de suite nous serions forcées de le croiser à la sortie. Il nous faudrait alors échanger quelques mots et je n'en avais aucune envie. Décidée à ne pas bouger de ma chaise, je me mis à fouiller mes poches à la recherche d'un objet inexistant, tandis qu'il tendait sa carte de bibliothèque. —Ça ne te paraît pas étrange qu'il se trouve ici en même temps que nous ? demanda Vee. —Et toi ? —J'ai l'impression qu'il te suit. —Et moi, je crois plutôt à une coïncidence. En fait, non. La bibliothèque municipale était bien le dernier endroit où j'aurais pensé trouver Patch en début de soirée. Ou à n'importe quel autre moment de la journée, d'ailleurs. La réflexion de Vee me perturbait, surtout après mon expérience de la nuit précédente. Je ne lui en avais pas parlé, car j'espérais que le souvenir de cette soirée s'estomperait et disparaîtrait entièrement comme si rien n'était arrivé. —Patch, souffla Vee dans un murmure exagéré. Estce que tu harcèles Nora ? Je plaquai ma main sur sa bouche. —Arrête, ça suffit, maintenant ! sifflai-je, agacée. —Je parie qu'il te suit, insista Vee en se dégageant. Et je suis sûre que ce n'est pas la première fois. Il a peut-être eu des ennuis avec ça. Il faudrait se glisser jusqu'au secrétariat du lycée. C'est certainement dans son dossier. —Il n'est pas question que j'entre en douce au secrétariat. —Et si je créais une diversion ? Je suis la reine de la diversion. Personne ne te verrait entrer. On jouerait les espionnes. —Mais nous n'en sommes pas. —Tu connais son nom de famille ? —Non. —Qu'est-ce que tu sais de lui ? —Rien ! Et je n'ai pas l'intention d'en apprendre davantage. —Oh, allez ! Tu es aussi excitée que moi par cette enquête, ne joue pas les saintes nitouches. —Les meilleures enquêtes incluent généralement un corps, or nous n'en avons pas. —Pas encore ! s'exclama Vee. Je pris deux comprimés de fer dans mon sac et les avalai tout rond. Il était un peu plus de vingt et une heures trente quand Vee fit cahoter sa Neon dans l'allée devant chez elle. Elle coupa le contact et agita les clés sous mon nez. —Tu ne me ramènes pas chez moi ? demandai-je. Je connaissais déjà la réponse. —Il y a du brouillard. —C'est Patch qui te met dans un état pareil ? —C'est toi qui en parles, répliqua-t-elle en riant. Eh, à croire que tu penses sans arrêt à lui ! Je te comprends, cela dit. J'avoue que je ne serais pas contre l'idée de rêver de lui, cette nuit. —Non merci. —C'est une vraie purée de pois, chez toi, poursuivitelle. La nuit, ça me fiche la frousse. —Merci, sympa, dis-je en saisissant les clés. —Hé ! Je n'y suis pour rien, moi. Demande à ta mère de se rapprocher de la civilisation. Tu sais, c'est un nouveau club qui vient d'ouvrir et il paraît qu'ils recrutent. —J'imagine qu'il faudra passer te chercher avant les cours, demain ? —Sept heures trente, ça serait parfait. Je t'offre le petit déjeuner. —Il a intérêt à être royal. —Sois gentille avec mon tas de ferraille, dit-elle en tapotant le tableau de bord. Mais pas trop non plus, il ne faudrait pas qu'elle prenne de mauvaises habitudes. Sur le trajet du retour, je m'autorisai une pensée pour Patch. Vee avait vu juste. Il dégageait un charme horriblement attirant. Mais aussi terrifiant. Plus j'y réfléchissais, plus j'étais persuadée qu'il cachait quelque chose de louche. Il faisait son possible pour me déstabiliser, je l'avais bien compris, mais entre m'embarrasser pendant les cours et monter une apparition bidon à la bibliothèque, il y avait un fossé. Même les plus farceurs n'iraient pas aussi loin... à moins d'avoir une très bonne raison. A mi-chemin, la pluie se mit à tomber dru et dispersa les nappes de brouillard. Gardant un œil sur la route, je cherchai à tâtons la commande des essuie-glaces. Lorsque la lumière des lampadaires faiblit, je crus que l'orage arrivait. Près de l'océan, la météo changeait rapidement, et la pluie pouvait vite se transformer en déluge. J'appuyai sur l'accélérateur. De nouveau, les lampadaires clignotèrent. Un frisson me parcourut la nuque et je sentis les poils se dresser sur mes bras. Mon sixième sens était en état d'alerte. Avaisje l'impression d'être suivie ? Pourtant, aucun phare n'était en vue dans le rétroviseur et il n'y avait pas de voi-ture devant moi. J'étais absolument seule sur la route, ce qui n'était guère rassurant. Je fis grimper le compteur jusqu'à soixante-dix. Je trouvai enfin les essuie-glaces, mais même à pleine puissance, la visibilité était réduite. Au carrefour, le feu passa au rouge. Je m'arrêtai, puis, après m'être assurée qu'aucune voiture n'approchait, je passai la première. Je ressentis l'impact avant même d'avoir aperçu la silhouette sombre qui glissa sur le capot de la voiture. Poussant un hurlement, j'écrasai la pédale de frein. L'ombre heurta le pare-brise avec un craquement sinistre. Par réflexe, je donnai un coup de volant. La Neon fit une embardée à droite et partit en tête-à-queue au milieu de l'intersection. La silhouette roula de côté et disparut du capot. Je n'osais plus respirer, serrant le volant entre mes poings crispés par l'angoisse. Je relâchai les pédales et après un soubresaut, le moteur cala. Accroupi par terre, à quelques mètres, il m'observait. Il ne semblait pas blessé. Entièrement vêtu de noir, il se fondait dans la nuit et je ne pus distinguer ses traits. Peu à peu, je compris qu'il portait des lunettes de ski. Il se remit debout et s'avança vers la voiture, plaquant les mains sur la vitre. Au travers des lunettes, son regard croisa le mien et je vis une lueur meurtrière briller dans ses yeux. Il frappa la vitre et le verre se mit à trembler. Terrifiée, je redémarrai la voiture et tentai de passer la première. Le moteur s'emballa, mais cala de nouveau. Aussitôt, je tournai la clé, bientôt distraite par un terrible grincement métallique. Saisie d'horreur, je vis la tôle de la portière se froisser. Il était en train de l'arracher ! Je passai d'un coup sec la première et mon pied glissa sur la pédale. Le moteur rugit et l'aiguille du compteur passa dans le rouge. Son poing brisa la vitre qui explosa en mille morceaux. Sa main parcourut mon épaule et agrippa mon bras. Poussant un cri désespéré, j'écrasai la pédale de l'accélérateur et relâchai l'embrayage. Les pneus de la Neon crissèrent et la voiture repartit. Il tint bon et serra mon bras, parcourant plusieurs mètres avant de finalement lâcher prise. Poussée par une soudaine montée d'adrénaline, je partis en trombe. Après m'être assurée qu'il ne m'avait pas prise en chasse, je tournai aussitôt le rétroviseur dans l'autre sens, me mordant les lèvres pour retenir mes sanglots. 4. Filant le long de la route, je dépassai la maison et la contournai pour rejoindre Beech Street, qui me mena tout droit au centre-ville de Coldwater. Saisissant d'une main mon portable, je pressai la touche de numérotation abrégée pour joindre Vee. —Il est arrivé quelque chose... Je... Il... C'est... de nulle part... La voiture... —Nora, la réception est affreuse. Je n'entends rien. Je m'essuyai le nez du revers de ma manche. Je tremblais de la tête aux pieds. —Il est sorti de nulle part. —Qui? —Il... Je tâchai de formuler concrètement mes pensées confuses. —Il s'est jeté sur la voiture. —Oh, bon sang. Bon sang-bon sang-bon sang. Tu as heurté un chevreuil, c'est ça ? Tu es blessée ? Et Bambi, il est mort ? Et ma voiture ? gémit-elle faiblement. J'ouvris la bouche, mais Vee me coupa la parole : —On s'en fiche, je suis assurée. Dis-moi simplement qu'il n'y a pas de restes de chevreuil partout sur la voiture... Oh, dis-moi qu'il n'y a pas de restes... La réponse que je m'apprêtais à donner m'échappa aussitôt. Mon esprit avait déjà deux longueurs d'avance. Un chevreuil... Après tout, c'est un bon prétexte. Bien sûr, j'avais l'intention de tout raconter à Vee, mais je ne voulais surtout pas passer pour une hystérique. Qui croirait qu'un type que je venais de renverser ait pu se remettre debout tout seul avant de tenter d'arracher la portière à mains nues ? Tirant sur mon T-shirt, je jetai un regard à mon bras : ni marque ni rougeur... Je sortis brusquement de ma torpeur. Etais-je en train de mettre en doute cette apparition ? Je l'avais pourtant bel et bien vue. Ça n'était pas mon imagination. —Bon Dieu, tu ne dis rien, reprit Vee, c'est mauvais signe. Le chevreuil est coincé dans les phares, c'est ça ? Tu conduis ma voiture avec un chevreuil en guise de parechocs ? —Je peux dormir chez toi ? Je voulais sortir de ces rues, de ce brouillard, de cette nuit sinistre. Mais je réalisai brusquement que, pour me rendre chez Vee, il me faudrait retraverser l'intersection où je l'avais heurté. —Je suis dans ma chambre, tu n'auras qu'à entrer directement. A tout de suite. Les mains fermement agrippées au volant, je fonçai sous la pluie battante, priant pour que le feu à l'autre bout de Hawthorne Lane soit vert. Il l'était et j'accélérai, traversant le carrefour à tombeaux ouverts, les yeux rivés sur la route devant moi, mais jetant de temps à autre un coup d'œil aux bas-côtés, plongés dans les ténèbres. Le type aux lunettes de ski avait disparu. Dix minutes plus tard, je garais la Neon devant chez Vee. La portière était en piteux état et je dus me dégager à coups de pied pour sortir. Au trot, je gagnai la porte d'entrée que je refermai immédiatement à double tour derrière moi. Assise en tailleur sur son lit, Vee avait un cahier ouvert sur les genoux et ses écouteurs enfoncés dans les oreilles, avec l'iPod à pleine puissance. —Est-ce qu'il vaut mieux voir tout de suite l'étendue des dégâts, ou attendre d'avoir dormi quelques heures pour accuser le coup ? cria-t-elle. —Je dirais la deuxième option. —Voyons ça tout de même... Elle referma son cahier, arracha ses écouteurs et se leva d'un bond. Une fois dehors, je scrutai la voiture pendant de longues secondes. Le frisson qui me parcourait tout le corps n'était pas dû à la fraîcheur du soir. Plus de vitre brisée. Plus de portière défoncée. —Il y a un truc qui cloche, annonçai-je, mais Vee ne m'écoutait pas. Elle inspectait le moindre centimètre carré de carrosserie. Je m'approchai et tapotai la vitre côté conducteur. Le verre était intact. Je fermai les yeux et les rouvris, mais la vitre était toujours entière. Je fis le tour de la voiture et, en revenant sur mes pas, j'aperçus quelque chose. Une légère fissure traversait le pare-brise. Vee l'avait remarquée en même temps que moi. —Tu es sûre que ce n'était pas un écureuil ? Je revis ce regard meurtrier derrière les lunettes de ski. Des yeux si noirs que je n'avais pu distinguer les iris des pupilles. Noirs comme... ceux de Patch. —Regarde ça, je pleure de vraies larmes de joie, s'exclama Vee en s'étalant de tout son long sur le capot qu'elle serra contre elle. Une toute petite fissure de rien du tout. Je souris, l'estomac noué. Cinq minutes plus tôt, j'avais vu cette vitre brisée et la portière enfoncée. A la voir maintenant, cela semblait impossible. Pire : cela semblait dingue. Je l'avais pourtant bien vu fracasser le verre avec son poing. J'avais senti ses ongles me griffer l'épaule ! Je ne l'avais quand même pas rêvé ! Plus j'essayais de me rappeler cet accident et moins j'y parvenais. Ma mémoire semblait irrégulière, en pointillés. Les détails devenaient flous. Était-il grand ? Petit ? Mince ? Costaud ? Avait-il dit quelque chose ? J'étais incapable de m'en souvenir et c'est ce qui m'effrayait le plus. Le lendemain matin, Vee démarra la voiture à sept heures quinze et se dirigea vers le Bistro d'Enzo pour prendre un petit déjeuner en route. Les mains crispées sur ma tasse, j'étais toujours parcourue de frissons qui ne m'avaient pas quittée depuis la veille. J'avais machinalement pris une douche, enfilé les vêtements prêtés par Vee et emprunté son maquillage, mais je n'avais aucun souvenir de ces simples activités. —Surtout ne te retourne pas, souffla Vee, mais Monsieur Pull Vert, derrière nous, me semble fasciné par la longueur de tes jambes. Oh, il vient de me faire signe. Et je ne blague pas : il vient de me faire un petit salut militaire. C'est trop chou. Je ne l'écoutais pas. J'avais passé la nuit à me repasser la scène de l'accident sans trouver le sommeil. J'avais l'esprit embrouillé, les yeux secs, les paupières lourdes et j'étais incapable de me concentrer. —M. Pull Vert a l'air normal, mais son copain a une tête de super caïd. Il transpire le « on-ne-me-la-fait-pas ». Dis-moi ce que tu en penses. Je me fais des idées ? Tu ne trouves pas qu'on dirait le fils de Dracula ? Je levai les yeux, et leur jetai un regard discret. Je détaillai ses traits fins et séduisants, ses cheveux blonds qui lui arrivaient aux épaules, ses yeux clairs et sa barbe naissante. Impeccablement habillé, il portait un blazer sur un pull vert et un jean foncé. —Tu te fais des idées, répondis-je. —Tu as vu ses orbites creuses ? Et ses cheveux ! Ils remontent vers le crâne, au milieu du front. Tu as vu cette allure immense et dégingandée ? Il serait presque assez grand pour moi. Vee dépassait largement le mètre soixante-quinze, ce qui ne l'empêchait pas d'adorer les talons. Très hauts de préférence. Et elle refusait de sortir avec des garçons plus petits qu'elle. —Bon, qu'est-ce qui ne va pas, Nora ? Tu ne dis plus rien. Ça n'est quand même pas cette histoire de fissure dans le pare-brise ? Tu as heurté une bestiole, la belle affaire ! Ça arrive à tout le monde ! C'est vrai, si ta mère voulait bien se rapprocher du monde des vivants, le risque serait moins grand. J'avais l'intention de tout dire à Vee. Sous peu. Il me fallait juste un peu de temps pour me remémorer les détails. Mais comment ? Certains éléments n'étaient, au mieux, que des flashs. J'avais l'impression qu'on avait gommé ma mémoire. Fouillant dans mes souvenirs, je revoyais une pluie diluvienne, qui s'abattait sur le parebrise. Au fond, avais-je vraiment heurté un chevreuil ? —Regarde-moi ça. Notre ami Pull Vert s'est levé. En voilà un qui fait du sport. Et c'est bien vers nous qu'il se dirige... Il n'en perd pas une miette. Enfin, de toi, bien sûr. Quelques instants plus tard, une voix grave et mélodieuse nous lança : —Salut! Vee et moi levâmes les yeux au même moment. Il se tenait devant notre table, les pouces coincés dans les poches de son jean, les yeux bleus et la mèche en bataille. —Salut à toi ! Je m'appelle Vee. Voici Nora Grey. Je regardai Vee en fronçant les sourcils. J'avais horreur qu'on apprenne mon nom de famille, surtout: par ma meilleure amie, à des types que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam. Je levai mollement la main en guise de salut et portai ma tasse à mes lèvres. Je réussis à me brûler la langue. Il tira une chaise de la table voisine et s'assit à califourchon, les bras posés sur le dossier. Il me tendit la main et dit : —Elliot Saunders. D'un air bien trop formel, je la serrai. —Et voici Jules, ajouta-t-il en désignant du menton son ami, que Vee avait défini comme « grand ». C'était un bel euphémisme. Il prit le siège à côté de Vee, et la chaise parut ridiculement petite. —Je crois que je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi grand, s'exclama Vee. Sérieusement, tu mesures combien ? —Deux mètres zéro huit, marmonna-t-il en s'enfonçant dans sa chaise et en croisant les bras. Elliot s'éclaircit la gorge. —Les filles, je peux vous offrir quelque chose à manger ? —Ça va, j'ai déjà commandé, dis-je en levant ma tasse. Vee me donna un coup de pied sous la table. —Elle prendra un donut vanille. Même chose pour moi. —Et le régime ? —T'occupe. La gousse de vanille est un fruit. Un fruit marron. —C'est un légumineux, répondis-je. —Tu en es sûre ? A vrai dire, je ne l'étais pas. Je suivis Elliot du regard tandis qu'il s'approchait du comptoir. Il était sûrement au lycée, mais je ne l'avais jamais vu à celui de Coldwater auparavant. Je l'aurais remarqué. Sa personnalité assurée et charmeuse ne passait pas inaperçue. Si j'avais été moins perturbée, j'aurais même pu lui témoigner de l'intérêt. Un intérêt amical, peut-être davantage. Vee se tourna vers Jules. —Tu habites dans le coin ? —Mhhh. —Quel lycée ? —Kinghom, répondit-il avec une pointe d'arrogance. —Jamais entendu parler. —C'est une école privée de Portland. Les cours commencent à neuf heures, là-bas. Il remonta sa manche et consulta sa montre. —Très chère, j'imagine? s'enquit Vee en trempant l'index dans la mousse de son lait. Pour la première fois, il la regarda bien en face, éberlué. Les extrémités de ses paupières découvraient le blanc de ses yeux. —Tu es riche, insista-t-elle. Ça ne m'étonnerait pas. Jules dévisagea Vee comme si elle venait d'écraser une mouche sur son front. Très discrètement, il recula sa chaise de quelques centimètres. Elliot revint avec une boîte en carton contenant six donuts. —Deux à la vanille pour ces dames, annonça-t-il en la poussant vers moi, et quatre glacés au sucre pour moi. Mieux vaut me remplir l'estomac maintenant. J'ignore encore comment est la cantine, à Coldwater. Vee faillit renverser sa tasse. —Tu vas au lycée de Coldwater ? —Je commence aujourd'hui. On m'a transféré de Kinghorn. —C'est notre école, s'exclama Vee. Si tu as la moindre question - comme de savoir qui tu dois inviter à la soirée de Printemps, par exemple -, n'hésite pas. Nora et moi n'avons pas encore de cavaliers. Je décidai qu'il était grand temps de nous séparer. Jules ne cachait ni son ennui, ni son agacement et son attitude n'arrangeait pas mon malaise. Je vérifiai ostensiblement l'heure sur mon portable et dis : —Vee, nous ferions mieux d'y aller. Nous avons un devoir de bio à réviser. Elliot, Jules, ravie de vous avoir rencontrés. —Le contrôle de bio n'est que pour vendredi ! intervint Vee. Je fulminai intérieurement, mais arborai un sourire poli. —Pardon, je voulais dire un devoir de littérature. Tu sais, la dissert sur l'œuvre de... Chaucer. Le mensonge ne trompait personne. J'étais un peu gênée de me montrer si brusque. D'autant que le pauvre Elliot n'avait rien fait pour le mériter, mais j'en avais assez de rester assise dans ce café. Je voulais me remettre en mouvement, tenir cette horrible nuit à distance. Cette amnésie soudaine n'était peut-être pas une si mauvaise chose, après tout. Plus vite j'oublierais cet incident, plus vite ma vie reprendrait son cours normal. Je me tournai vers Elliot. —J'espère que ta première journée se passera bien. Et nous nous croiserons peut-être à la cantine. Attrapant Vee par le coude, je la tirai vers la sortie. La journée de cours était pratiquement terminée, il ne restait que le cours de bio et, après avoir rapidement posé mes livres dans mon casier, je rejoignis le labo. Patch n'était pas encore là et Vee s'installa sur sa chaise, fouillant dans son sac à la recherche de ses bonbons à la cannelle. —Et un fruit rouge, un, lança-t-elle en me tendant le paquet. —Laisse-moi deviner... La cannelle est un fruit? répondis-je en le repoussant. —Tu n'as pourtant pas déjeuné à midi. —Je n'ai pas faim. —Menteuse. Tu as toujours faim. C'est Patch qui te met dans cet état ? Tu n'imagines quand même pas qu'il te poursuive ? Parce qu'hier soir, à la bibliothèque, je plaisantais. Je me massai les tempes. La douleur latente qui s'était installée s'enflamma au nom de Patch. —Patch est le cadet de mes soucis, répliquai-je, consciente que ce n'était pas tout à fait vrai. —Ça t'ennuierait de me rendre ma place ? Comme moi, Vee se redressa au son de la voix de Patch. Il semblait de bonne humeur, mais garda les yeux braqués sur Vee tandis qu'elle se levait et reprenait son sac. Apparemment, elle n'allait pas suffisamment vite à son goût. D'un geste, il l'invita à dégager le passage et s'installa à côté de moi. —Toujours aussi charmante, Nora, me dit-il. Il s'enfonça dans son siège en allongeant les jambes devant lui. Je savais qu'il était grand, mais je n'avais jamais réalisé à quel point. Il devait facilement atteindre le mètre quatre-vingts, peut-être même quatre-vingt-cinq. —Merci, répondis-je sans y penser. Aussitôt, je regrettai mes paroles. De toutes les choses que j'aurais pu répondre, « merci » était bien la pire. Je ne voulais surtout pas qu'il s'imagine que j'appréciais ses compliments, car ça n'était pas du tout le cas... Enfin, pas vraiment. Pas besoin d'être devin pour sentir que Patch était source d'ennuis, et ma vie était suffisamment compliquée comme ça. A force de l'ignorer, il finirait peut-être par abandonner. Et nous pourrions enfin passer nos cours de bio assis l'un à côté de l'autre, dans une ambiance studieuse et détachée, comme tous les autres élèves de la classe. —Et en plus, tu sens bon, reprit Patch. —Ça s'appelle « prendre une douche », répliquai-je sans tourner la tête. Comme il ne répondait pas, je lui jetai un regard en coin. —Tu sais : savon, shampooing, eau chaude. —Toute nue. Oui, je connais le principe. J'allais changer de sujet, mais la sonnerie m'interrompit. —Rangez vos manuels, annonça le Coach. Je vais vous donner un petit test d'entraînement pour vous préparer au devoir de vendredi. Il s'arrêta face à moi et humecta son index pour séparer les polycopiés. —Je ne veux rien entendre pendant quinze minutes. Ensuite, nous aborderons le chapitre 7. Absorbée par les questions, j'entrais dans un rythme de travail constant, régurgitant les informations mémorisées durant les différents cours. Ce test eut au moins le mérite de me distraire, de me faire oublier l'accident de la veille et cette petite voix qui semblait mettre en doute ma santé mentale. En m'interrompant pour détendre ma main, je sentis Patch se pencher vers moi. —Tu as l'air fatigué, souffla-t-il. La nuit a été longue ? —Je t'ai vu à la bibliothèque hier soir, dis-je, feignant de me concentrer sur l'interro. Le moment fort de ma soirée. —Tu me suivais ? Il pencha la tête de côté et étouffa un petit rire. Je tentai une autre approche. —Qu'est-ce que tu faisais là-bas ? —J'empruntais un livre. Je sentis le regard du Coach et retournai à ma copie. Quelques minutes plus tard, je volai un regard à mon voisin, qui, à ma grande surprise, me dévisageait déjà. Il me fit un large sourire. Surprise par son air enjôleur, mon cœur fit un bond, sans que je puisse me maîtriser. Troublée, je lâchai mon stylo et le regardai, horrifiée, rouler sur la table et tomber par terre. Patch se baissa pour le ramasser et me le tendit, au creux de sa paume. Je fis bien attention à ne pas toucher sa peau en le reprenant. —En sortant de la bibliothèque, murmurai-je, où es-tu allé? —Pourquoi ? —Tu m'as suivie ? —Je te sens un peu tendue, Nora. Que s'est-il passé ? Les sourcils froncés, il aurait pu sembler inquiet, mais l'étincelle de malice qui éclairait son regard le trahit. —Est-ce que tu me suis, oui ou non ? —Pourquoi je te suivrais ? —Réponds à la question. —Nora ! L'avertissement du Coach me ramena à l'interro, mais ma question restée en suspens me hantait. J'aurais voulu m'éloigner de lui. Me trouver à l'autre bout de cette classe. A l'autre bout de la terre. Le sifflet du Coach retentit. —C'est terminé ! Faites passer vos feuilles. Attendezvous à des questions similaires pour le contrôle de vendredi. Il se frotta les mains et le grattement sec de sa peau me fit frissonner. —Et maintenant : Mademoiselle Sky, voudrais-tu annoncer le sujet de notre cours ? —Le sexe ! s'exclama Vee. Aussitôt, je replongeai dans mes pensées. Est-ce que Patch me suivait ? Ces lunettes de ski avaient-elles dissimulé son visage, en admettant qu'il y ait eu un visage à dissimuler ? Brusquement gelée, je me frictionnai les bras. Je voulais retrouver une existence normale, celle que je menais avant que Patch n'entre dans ma vie. A la fin du cours, je le retins. —On peut parler ? Il était déjà debout et s'installa sur le rebord de la table. —Qu'est-ce qui se passe ? Je sais que ce nouveau plan de classe t'ennuie tout autant que moi. Je pense que le Coach accepterait de nous changer de place si tu essayais de lui parler. Si tu lui exposais le problème... —Le problème ? —Eh bien, que nous ne sommes pas vraiment compatibles. Il se caressa le menton, d'un geste qui en quelques jours à peine m'était devenu familier. —Ah non ? —Ça n'a rien d'un scoop. —Le Coach m'a demandé la liste de caractéristiques que je recherche chez une fille et je t'ai décrite, me semble-t-il. —Arrête. —Intelligente. Séduisante. Vulnérable. Ça ne te correspond pas ? Cette conversation avait uniquement pour but de me déstabiliser et je me sentais rougir. —Tu comptes demander au Coach de nous changer de place, oui ou non ? —Je ne pense pas. Je me suis habitué à toi. Qu'aurais-je pu répondre ? Il cherchait bien sûr à me faire réagir. Ça n'avait rien de difficile, car j'étais incapable de distinguer les moments où il plaisantait de ceux où il était sérieux. J'adoptai un ton plus mesuré : —Je pense que tu serais bien mieux avec quelqu'un d'autre. Et je pense que tu le sais aussi bien que moi. Mon sourire était tendu, mais poli. —Je pourrais bien me retrouver assis à côté de Vee, répondit-il d'un air aussi pincé que le mien, et je ne préfère pas courir le risque. Vee s'approcha alors de la table et nous observa avec attention. —J'interromps quelque chose ? —Non, répondis-je en refermant mon sac à dos. Nous parlions des devoirs pour ce soir. Je ne me rappelais plus les pages que le Coach a demandé d'étudier. —Il a tout inscrit au tableau, comme d'habitude, répliqua Vee. Tu l'as sans doute déjà lu quinze fois. Patch éclata de rire, comme s'il venait de réentendre une blague connue. Ça n'était pas la première fois que j'aurais voulu connaître ses pensées. J'avais parfois l'impression de passer pour le sujet du comique de répétition. —Autre chose, Nora ? —Non. On se voit demain. —J'ai hâte, répondit-il avec un clin d'œil. Un clin d'œil bien appuyé. Lorsqu'il se fut éloigné, Vee agrippa mon bras. —Bonne nouvelle : j'ai vu son nom. Cipriano. C'est ce qui est inscrit sur la liste du Coach. —Et c'est une bonne nouvelle ? Nous savons que tous les médicaments délivrés sur ordonnance doivent être enregistrés à l'infirmerie, déclara-t-elle en secouant la poche de mon sac, où je gardais mes comprimés de fer. Et nous savons également que l'infirmerie se trouve à proximité du secrétariat, où sont archivés les dossiers des élèves. Le regard pétillant, Vee me prit par le bras et m'attira vers la porte. —Il est temps de mener une véritable enquête. 5. —Je peux vous aider ? Derrière mon sourire le plus poli, je tentai de dissimuler mon air coupable. —Je suis un traitement quotidien, que je dois prendre au lycée, et mon amie... Le mot me vint difficilement. Notre amitié allait-elle survivre à cette journée ? —Mon amie m'a dit qu'il fallait impérativement le signaler. Savez-vous si c'est exact ? J'avais peine à croire que je m'apprêtais, avec calme et sang-froid, à commettre une effraction. En quelques jours à peine, j'étais devenue complètement imprévisible. D'abord, j'avais retrouvé Patch, en pleine nuit, dans une salle de jeux mal famée. Et voilà que j'étais sur le point d'éplucher son dossier scolaire. Je ne me reconnaissais plus. Ou plutôt, Patch me rendait méconnaissable : dès qu'il était concerné, mon comportement n'avait plus rien de rationnel. —C'est exact, répondit la secrétaire d'un ton formel. Tous les traitements de fond suivis par les élèves doivent être notifiés. L'infirmerie est au bout du couloir, troisième porte sur la gauche, face aux archives scolarité. Si l'infirmière n'est pas dans son bureau, vous pouvez vous installer en l'attendant. Elle ne tardera pas. Je lui servis un autre sourire forcé. Tout cela était beaucoup trop simple à mon goût. En traversant le couloir, je me retournai deux ou trois fois. Personne ne me suivait. Au secrétariat, le téléphone sonnait régulièrement, mais dans ce petit corridor mal éclairé, l'écho paraissait lointain. Face à la troisième porte sur la gauche, je retins mon souffle avant de frapper à la vitre. A l'évidence, la salle était déserte. Je poussai la porte, qui s'ouvrit avec un grincement sur un petit bureau au sol blanc et usé, plongé dans l'obscurité. Je demeurai quelques instants immobile. J'aurais presque souhaité voir apparaître l'infirmière, n'avoir d'autre choix que de signaler ma prescription de fer et filer. Jetant un bref regard derrière moi, j'aperçus une porte indiquant « Archives scolarité ». Elle était bien trop sombre. Une idée obsédante me revint alors à l'esprit. Patch avait prétendu ne pas avoir été scolarisé l'année précédente. J'étais persuadée qu'il mentait, mais dans le cas contraire, aurait-il seulement un dossier ? Il y aurait au moins une adresse, pensai-je. Un certificat de vaccination et les copies des premiers bulletins de notes de l'année. Au fond, un coup d'œil à ces broutilles valaitil la peine de risquer un renvoi ? Appuyée contre le chambranle de la porte, je consultai ma montre. Vee m'avait dit d'attendre son signal, précisant qu'il serait « évident ». Je n'étais guère rassurée. Le téléphone se remit à sonner et la secrétaire décrocha. Je me mordis les lèvres en observant l'entrée des archives. Elle serait très certainement fermée. Les dossiers des élèves étaient considérés comme confidentiels. Vee aurait beau faire diversion, sans clé, impossible de franchir une porte verrouillée. Je changeai mon sac d'épaule. Une nouvelle minute s'écoula. Je songeai à quitter la pièce. D'un autre côté, si Vee avait raison et que Patch me harcelait réellement ? Etant son binôme en cours de bio, un contact régulier avec lui pourrait présenter un risque. J'étais en droit de me protéger, non ? En admettant que la porte ne soit pas verrouillée et que les fichiers soient classés par ordre alphabétique, son dossier serait facile à trouver. Quelques secondes supplémentaires suffiraient à repérer les éventuels avertissements et mises en garde. Je serais ressortie en moins d'une minute, l'air de rien. Le secrétariat sembla soudain curieusement calme. J'aperçus Vee au fond du couloir. Elle se glissa le long du mur, les mains contre la cloison, jetant des regards furtifs aux alentours, comme l'héroïne d'un vieux film d'espionnage. —Je contrôle la situation, souffla-t-elle. —Qu'est-ce qui est arrivé à la secrétaire ? —Elle a dû s'absenter. —Comment ça, « elle a dû » ? Tu ne l'as quand même pas estropiée ? —Pas encore. —Rassurant. —Disons qu'ils ont reçu une alerte à la bombe. Je leur ai passé un coup de fil anonyme depuis la cabine téléphonique, à l'extérieur du lycée. La secrétaire a prévenu la police, puis a couru avertir le principal. —Vee! —L'heure tourne ! répliqua-t-elle en tapotant son poignet. Mieux vaut filer avant l'arrivée de la police. —Sans blague ? Vee sur les talons, je m'approchai de la salle des archives. —Pousse-toi, lança-t-elle en m'écartant d'un coup de hanche. Vee recouvrit sa main avec sa manche et envoya le poing dans la vitre de la porte. Elle ne bougea pas. —Juste pour m'entraîner, expliqua-t-elle. Elle se recula, prête à défoncer la vitre, mais je la retins. —Elle n'est peut-être pas fermée. Je tournai la poignée et la porte s'ouvrit. —Même pas drôle, grommela Vee. —Question de point de vue. —Vas-y, dit-elle. Moi, je fais le guet. Si tout se déroule comme prévu, rendez-vous dans une heure au resto mexicain à l'angle de la rue Drake. Elle reprit sa posture d'agent secret et disparut en rasant le mur. Debout, figée sur le seuil de cette pièce bourrée d'armoires à dossiers, j'hésitai. Avant que ma conscience ait pu m'en dissuader, j'entrai et fermai vivement la porte derrière moi. J'inspirai profondément, lâchai mon sac et examinai les tiroirs, passant en revue les vignettes. J'ouvris celui indiquant « CAR-CUV » d'un coup sec. Il grinça. Les dossiers avaient été étiquetés à la main. Le lycée de Coldwater était-il le dernier établissement du pays à ne pas être informatisé ? Mon regard se posa sur le nom « Cipriano ». Je tirai le dossier de la pile serrée et le tins quelques instants, tâchant de me convaincre de l'innocence de ma démarche. Quand bien même il contiendrait quelques informations confidentielles, en tant que binôme de bio, j'avais le droit de savoir. Des bavardages me parvinrent du bout du couloir. J'ouvris précipitamment la chemise en carton et tressaillis. Ça n'avait aucun sens. Les voix se rapprochèrent. Je rangeai le fichier au hasard dans le tiroir avant de le refermer brusquement. Je tournai les talons et m'immobilisai aussitôt. De l'autre côté de la vitre, le principal s'était figé, le regard braqué sur moi. Il s'adressait à un petit groupe de personnes, probablement les gros bonnets du conseil d'administration, et s'interrompit. —Excusez-moi un instant, dit-il. Ses interlocuteurs poursuivirent leur chemin. Mais pas lui. —Cet endroit est interdit aux élèves, annonça-t-il. —Je suis vraiment désolée, répondis-je, l'air contrit. Je cherche l'infirmerie. La secrétaire m'a dit de prendre la première porte à droite, mais j'ai dû mal compter... Je levai les mains en signe de bonne foi. —Je suis perdue. Sans lui laisser le temps de répondre, je tirai sur la fermeture Eclair de mon sac. —Je dois signaler ma prescription de fer. Je fais de l'anémie. Il me dévisagea quelques instants. A son front plissé, je sentais qu'il hésitait. Fallait-il rester là pour s'occuper de moi, ou gérer son alerte à la bombe ? Il désigna la porte d'un mouvement du menton. —Quittez immédiatement le bâtiment. Il ouvrit la porte et je filai en baissant la tête pour passer sous son bras, le sourire en berne. Une heure plus tard, je me glissai sur la banquette de l'un des box du mexicain, à l'angle de la rue Drake. Un cactus en céramique et une tête de coyote empaillée décoraient le mur. Un jeune homme coiffé d'un énorme sombrero s'approcha d'un pas nonchalant et me joua une sérénade à la guitare tandis que le serveur me tendait le menu. En voyant l'en-tête, je fronçai les sourcils. Le Borderline. Je n'avais jamais mis les pieds dans ce restaurant et pourtant, ce nom me semblait vaguement familier. Vee arriva et s'installa face à moi. Le serveur reparut aussitôt. —Quatre chimichangas, avec beaucoup de crème, une portion de nachos et une portion de haricots rouges, annonça Vee sans même regarder la carte. —Un burrito piment, s'il vous plaît, lui dis-je. —Vous réglez séparément ? —Pas question de l'inviter, répondis-je en même temps que Vee. Lorsque le serveur se fut éloigné, je me penchai vers elle. —Quatre chimis... J'ai hâte d'entendre le lien avec les fruits. —Arrête s'il te plaît. Je meurs de faim ! Je n'ai rien avalé depuis le déjeuner. Puis elle ajouta : —Evidemment, je ne compte pas ces malheureux bonbons à la cannelle. Vee est une fille pulpeuse, aux cheveux d'un blond Scandinave et, à sa manière, elle est incroyablement sexy. Certains jours, seule notre amitié me retient d'être jalouse. En comparaison, les seules choses que j'ai pour moi sont mes jambes, et peut-être un métabolisme plus clément. Mais certainement pas mes cheveux. Il ferait mieux d'apporter ces chips fissa. Je vais finir par me désintégrer si je n'avale pas quelque chose de salé d'ici quarante-cinq secondes. Et puis trop de régimes, ça peut vite devenir nocif. —La sauce salsa contient des tomates, remarquai-je. C'est rouge. Et puis l'avocat est un fruit. Enfin, je crois. Le visage de Vee s'éclaira. —Alors, on prendra des daiquiris aux fraises sans alcool. Vee avait raison. Ce régime était facile. —Je reviens, dit-elle en se levant, c'est la mauvaise période du mois. Et après, je veux entendre tes scoops ! En l'attendant, j'observai le garçon qui débarrassait les box vides. Très concentré sur son travail, il nettoyait les tables d'un geste énergique. Quelque chose me parut familier dans sa manière de se mouvoir, dans la façon dont sa chemise épousait la courbe de son dos musclé. Comme s'il avait senti mon regard, il se redressa et fit volte-face. Ses yeux se posèrent sur les miens au moment même où je le reconnus. Patch. Quelle imbécile ! J'aurais voulu me donner des gifles. Je me rappelai - trop tard - qu'il m'avait dit travailler au Borderline. S'essuyant les mains sur son tablier, il s'approcha d'un air goguenard, jubilant de me voir en mauvaise posture. Je cherchai désespérément une échappatoire, mais je ne pus que m'enfoncer dans mon siège. —Alors, cinq jours par semaine ne te suffisent pas ? Il fallait aussi que tu me consacres tes soirées ? —Crois bien que je suis navrée de cette malheureuse coïncidence. Il s'installa sur le siège de Vee. Lorsqu'il posa les bras sur la table, je remarquai qu'ils occupaient la moitié de la surface. Il saisit mon verre et le remua. —Ces places sont prises, lui lançai-je. Il ne répondit pas. Je lui arrachai mon verre des mains et, en buvant une gorgée d'eau, j'avalai accidentellement un glaçon. Il me brûla la gorge. —Est-ce que tu ne ferais pas mieux de travailler au lieu de faire la conversation aux clients ? —Qu'est-ce que tu fais dimanche soir ? répliqua-t-il en souriant. Je manquai de m'étouffer. Encore par accident. —Tu ne me proposes quand même pas de sortir avec toi? —Tu prends de l'assurance, mon ange. Ça me plaît. —Je me fiche de ce qui te plaît ou non. Pas question de sortir avec toi. Pas comme ça. Pas seuls tous les deux. Malgré moi, j'imaginais avec un frisson de plaisir le déroulement d'une soirée seule avec Patch. Mais il n'était peut-être même pas sincère. D'ailleurs, il guettait ma réaction, même si j'ignorais pourquoi. —Attends un peu, tu m'as appelé « mon ange » ? —Et alors ? —Ça ne me plaît pas. —Tant pis, répliqua-t-il avec un large sourire. Ça sera mon ange. Il se pencha en avant et approcha la main de mon visage. Son pouce effleura le coin de mes lèvres. Je me détournai, trop tard. —Tu es plus jolie sans, déclara-t-il en essuyant le gloss sur le bout de son doigt. De quoi parlions-nous ? J'étais incapable de m'en souvenir. Je fournissais un effort surhumain pour paraître insensible à son geste. Rassemblant mes cheveux derrière mon épaule, je repris le fil de la conversation : —De toute façon, je ne peux pas sortir s'il y a cours le lendemain. —Dommage. Il y a une fête, sur la côte. Je pensais qu'on pourrait y aller. Sur l'instant, il avait pourtant l'air sincère. Je n'arrivais pas à cerner ce garçon. Le frisson d'anticipation que j'avais ressenti quelques secondes plus tôt persistait et je mordis le bout de ma paille, cherchant à me calmer avec une gorgée d'eau fraîche. Une soirée en compagnie de Patch serait sûrement fascinante, mais surtout dangereuse. J'ignorais d'où me venait cette certitude, mais je choisis d'écouter mon instinct. J'exagérai alors un bâillement. —Mouais, mais comme je te l'ai dit, il y a cours le lendemain... J'espérais davantage me convaincre que le repousser. —D'ailleurs, puisque cette fête t'intéresse, il y a de grandes chances pour que ce ne soit pas mon cas. Voilà, pensai-je. L'affaire est close. —Et puis au fond, pourquoi tu m'invites ? demandai-je brusquement. Jusqu'à cet instant, j'avais cru me moquer de son opinion. Je pris soudain conscience que je me mentais à moi-même. Ma curiosité finirait sûrement par me jouer des tours, mais Patch m'intriguait tant que je l'aurais suivi presque partout. —J'ai envie d'être seul avec toi. Ma méfiance revint au galop. —Ecoute, Patch, je ne voudrais pas me montrer grossière, mais... —Tu ne t'en prives pas. —C'est toi qui me cherches ! —Belle repartie, Nora. Très adulte. —Je ne peux pas aller à cette soirée, point final. —Parce que tu ne peux pas sortir ce soir-là, ou parce que tu as peur de te retrouver seule avec moi ? —Les deux. La réponse m'avait échappé. —Ce sont les garçons en général qui t'effraient, ou bien moi en particulier ? Face à cette question ridicule, je levai les yeux au ciel. —Je te mets mai à l'aise ? demanda-t-il, dissimulant un sourire amusé derrière une expression sérieuse. —Oui. A vrai dire, c'était exactement ça. Il avait aussi tendance à éclipser toute pensée logique. —Désolée, repris-je distraitement, de quoi on parlait ? —De toi. —De moi ? —De ta vie privée. J'éclatai de rire, ne sachant plus quoi répondre. —Si c'est encore pour me parler de ma relation au sexe opposé... Vee m'a déjà fait la leçon. Pas besoin de recommencer. —Et qu'en pensait notre spécialiste ? Réalisant que je tripotais mes doigts, je cachai mes mains sous la table. —Je ne vois pas en quoi ça peut t'intéresser. Il secoua légèrement la tête. —M'intéresser ? C'est de toi qu'il s'agit. Je suis fasciné. Il me regarda, un incroyable sourire aux lèvres. Mon cœur s'emballa aussitôt. Au quart de tour. —Tu devrais retourner travailler, lui soufflai-je. —C'est peut-être idiot, mais l'idée qu'aucun type du lycée ne soit à la hauteur de tes exigences me plaît. —J'oubliais : tu es l'expert en matière de mes exigences... Sous l'intensité de son regard, je me sentais nue. —Nora, tu n'es ni méfiante, ni timide. Il te faut juste une excellente raison pour t'intéresser à quelqu'un et le montrer. —J'en ai assez de parler de moi. —Tu t'imagines connaître les gens. —C'est faux, répliquai-je. Par exemple, eh bien, je ne sais presque rien de.., toi. —Tu n'es pas prête à me connaître. La déclaration n'avait rien d'enjoué. D'ailleurs, le ton était tranchant. —J'ai ouvert ton dossier, au lycée. Les mots restèrent en suspens quelques instants, nos regards se croisèrent. —Il me semble bien que c'est illégal, répondit-il calmement. —Il était vide. Rien. Pas même un certificat de vaccination. Sans feindre la surprise, il s'enfonça dans son siège. Ses yeux d'obsidienne ne trahissaient rien. —Et tu me racontes tout ça parce que... tu crains une épidémie ? La rougeole, ou les oreillons, peut-être ? —Je te raconte tout ça pour t'avertir : je sais que tu caches quelque chose de louche. Tu peux tenter de tromper ton monde, mais je ne suis pas dupe. Je te percerai à jour. —J'attends ça avec impatience. Je rougis, saisissant un peu trop tard le sous-entendu. Derrière lui, j'aperçus Vee qui zigzaguait entre les tables. —Vee arrive. Tu ferais mieux de partir. Il ne bougea pas, semblant peser le pour et le contre. —Qu'est-ce que tu regardes comme ça ? lui lançai-je rageusement. Il se pencha en avant, prêt à se lever. —Tu n'es pas du tout comme je l'imaginais. —Je te retourne le compliment, répliquai-je. Tu es pire. 6. Le lendemain matin, je fus surprise de voir arriver Elliot en cours de sport, au moment même où la sonnerie retentissait. Il portait un short de basket et une veste à capuche blanche de marque. Ses baskets neuves devaient valoir une fortune. Après avoir tendu un papier à Miss Sully, il chercha mon regard. M'adressant un signe timide de la main, il me rejoignit dans les gradins. Je me demandais quand je te reverrais, me dit-il. Au secrétariat, ils viennent de s'apercevoir que je n'ai pas fait d'EPS depuis deux ans - ça n'est pas obligatoire dans les écoles privées. Ils vont essayer de caser quatre années de sport dans les deux qu'il me reste à passer au lycée. Alors, me voilà. J'ai un autre cours de 10 à 11 h. —Tu ne m'as pas dit pourquoi tu avais changé d'établissement. —J'ai perdu ma bourse et mes parents n'avaient pas les moyens de payer les frais de scolarité. Miss Sully donna un coup de sifflet. —J'imagine que le sifflet a une signification..., remarqua Elliot. —Dix tours du gymnase en courant et mieux vaut ne pas arrondir les angles. Es-tu un athlète ? Elliot se leva d'un bond et, sautillant sur la pointe des pieds, mima l'attitude d'un boxeur en plein combat. Il feignit de m'envoyer une droite dans le menton et reprit avec un grand sourire : —Un athlète ? Dans l'âme ! —Alors, tu vas adorer les cours de Miss Sully. Elliot trottina à mes côtés pendant les dix tours réglementaires, puis nous sortîmes du gymnase. Dehors, un brouillard fantomatique voilait l'atmosphère. J'avais la sensation qu'il s'infiltrait jusque dans mes poumons. Une légère bruine s'échappait des nuages menaçants qui surplombaient Coldwater. Je rêvais quelques instants de m'éclipser par la porte arrière du bâtiment, mais je savais que je n'en ferais rien : Miss Sully n'était pas du genre à plaisanter. —Il me faut deux capitaines pour les équipes de baseball, aboya-t-elle. Allez, on se réveille. Je veux voir des mains en l'air. Si je n'ai pas de volontaires, je ferai moimême les équipes et je ne suis pas toujours fair-play ! Elliot leva la main. —Très bien, lui lança Miss Sully. Par ici, sur le marbre. Et pour l'équipe rouge... Marcie Millar ? Le regard de Marcie croisa celui d'Elliot. —On va voir ce que tu as dans le ventre, siffla-t-elle. —Elliot, tu choisis le premier, reprit Miss Sully. Se tapotant le menton d'un air songeur, Elliot embrassa la classe du regard, comme pour mieux évaluer nos points forts et nos faiblesses. —Nora. Marcie éclata de rire. —Merci ! lança-t-elle en lui adressant son sourire de vipère qui, pour des raisons incompréhensibles, semblait fasciner la gent masculine. —De quoi ? De nous assurer la victoire, répondit Marcie en pointant son doigt vers moi. Il y a tout un tas de raisons qui expliquent que Nora ne fasse pas partie de notre équipe de pom-pom girls. Au hasard : la coordination. Jetant un regard mauvais à Marcie, je rejoignis Elliot sur le marbre et retirai mon sweat-shirt bleu. —Nora est mon amie, répliqua Elliot, impassible, presque dédaigneux. « Amie » me semblait un bien grand mot, mais je n'allais pas le contredire. On aurait dit que Marcie venait de recevoir un seau d'eau froide sur la tête. Je jubilais. —C'est parce que tu n'as pas encore eu l'occasion de rencontrer des gens plus intéressants. Comme moi, par exemple, ajouta-t-elle en entortillant une mèche blonde autour de son doigt. Marcie Millar. Tu ne devrais pas tarder à entendre parler de moi. Etait-ce un tic de la paupière, ou bien lui faisait-elle de l'œil ? Elliot ne daigna pas répondre. Mon estime pour ce garçon s'accroissait de seconde en seconde. Un type plus superficiel se serait aussitôt jeté aux pieds de Marcie pour quémander le peu d'attention qu'elle voudrait bien lui accorder. —Dites donc, intervint Miss Sully, vous comptez attendre que l'orage éclate pour vous mettre en mouvement ? Après avoir déterminé les équipes, Elliot mena la sienne dans l'abri et décida de l'ordre de frappe. Me tendant une batte, il m'enfonça un casque sur la tête. —A toi de jouer, Grey. On doit toucher une base, c'est tout. Je m'exerçai et, manquant de l'atteindre, je gémis : —J'étais pourtant d'humeur à faire le tour du circuit. —On y viendra, répondit-il en me poussant vers le marbre. Concentre-toi sur le lancer et frappe de toutes tes forces. Positionnant la batte par-dessus mon épaule, je songeai alors que j'aurais dû suivre avec plus d'attention le championnat de base-ball. Oui, l'année prochaine, il faudrait définitivement penser à regarder les matchs. Je redressai maladroitement le casque trop grand, embrassant du regard le terrain masqué par des nappes de brouillard. Marcie Millar prit place sur le monticule. Elle tenait la balle à bout de bras et je remarquai son majeur levé. Avec un nouveau sourire grinçant, elle lança la balle. Je la touchai, mais elle partit en chandelle et atterrit dans la boue du mauvais côté de la ligne. —Prise une ! décréta Miss Sully, postée entre la première et la deuxième base. Elliot se mit à crier depuis l'abri : —C'était une balle à effet, envoie-lui une balle régulière ! Il me fallut quelques secondes pour comprendre qu'il ne s'adressait pas à moi, mais à Marcie. De nouveau, la balle courbe s'envola dans les airs et se perdit dans l'atmosphère embrumée. Je frappai à l'aveuglette, mais ne touchai rien. —Deuxième prise, annonça Anthony Amowitz derrière son masque de receveur. Je lui lançai un regard furibond. M'éloignant du marbre, je m'entraînai à taper. Je ne remarquai pas Elliot qui s'approchait. Passant ses bras autour de ma taille, il positionna ses mains sur la batte, contre les miennes. —Je vais te montrer, souffla-t-il à mon oreille. Comme ça. Tu vois ? Détends-toi. Maintenant, fais basculer tes hanches. Tout est dans les hanches. Je sentais mes joues s'empourprer : toute la classe avait les yeux rivés sur nous. —Je crois que j'ai compris, merci. —C'est fini les cochonneries ? brailla Marcie. Les autres ricanèrent. —Si tu lui envoyais des balles correctes, elle les toucherait, rétorqua Elliot. —Eh bien, je suis prête à lancer ! —Et elle est prête à taper. Elliot baissa la voix et me souffla : —Ne te focalise plus sur son lancer dès qu'elle aura lâché la balle. Elle ne joue pas réglo, il va donc falloir te concentrer pour l'atteindre. —On perd du temps, les enfants, grommela Miss Sully. Mais à cet instant, quelque chose dans le parking, derrière l'abri, attira mon attention. Je crus qu'on avait crié mon nom. Je me retournai, et sus alors qu'on n'avait pas parlé à voix haute. On avait imprimé une pensée dans mon esprit. —Nora. Coiffé d'une casquette d'un bleu délavé, Patch se tenait contre la clôture, les mains sur le grillage. Malgré la météo maussade, il ne portait pas de veste, mais était entièrement vêtu de noir. Son regard opaque, insondable, se braquait sur moi avec une intensité éloquente. Une kyrielle de mots se forma dans ma tête. —Alors, le base-ball demande de... l'entraînement? Je me ressaisis, persuadée que j'avais imaginé cette voix. Croire le contraire reviendrait à admettre que Patch pouvait me transmettre des pensées. Et c'était impossible. Impensable. A moins d'être marteau. Cette possibilité m'effrayait bien davantage que la télépathie. —Grey ! Concentre-toi sur le jeu ! Je clignai des yeux, juste à temps pour voir la balle arriver sur moi. Je m'apprêtais à frapper, mais d'autres mots interrompirent mon mouvement. —Pas... encore. Je me retins, attendant que la balle se rapproche. Alors qu'elle retombait, je fis un pas en avant et tapai de toutes mes forces. Un craquement sourd résonna et la batte vibra entre mes mains. La balle repartit droit sur Marcie, qui l'évita de justesse en se jetant sur le sol. Filant entre l'arrêt court et la deuxième base, la balle rebondit dans l'herbe. —Cours ! se mirent à hurler les membres de mon équipe. Cours, Nora ! Je détalai. —Lâche la batte ! —Je la lâchai. —Reste sur la première base ! Mais je ne m'arrêtai pas. Passant sur le coin de la première base, je pris la tangente et fonçai vers la deuxième plaque. Le champ gauche était maintenant en possession de la balle, prêt à m'éliminer. Je baissai la tête, piquant un sprint final et tâchai de me rappeler comment les pros plongeaient, sur ESPN. La tête la première ? Les pieds d'abord ? On se jette dessus et on voit ce qui touche ? La balle glissa vers le gardien de la deuxième base, comète blanche dans mon champ de vision. Une litanie entêtante montait de l'abri : —Plonge ! Plonge ! Plonge ! Mais je n'eus pas le temps de décider ce qui de mes pieds ou de mes mains toucherait le sable en premier. Le gardien de base s'apprêtait à saisir la balle au vol. Je plongeai en avant, bras tendus, mais le gant, sorti de nulle part, heurta de plein fouet mon visage. Je sentis l'odeur puissante du cuir. Je m'écroulai comme une masse sur le sol humide, du sable plein la bouche qui semblait fondre sous ma langue. —Éliminée ! cria Miss Sully. Je roulai sur le côté, redoutant la blessure. Une étrange sensation, brûlante et glacée à la fois, parcourait mes cuisses. En relevant mon jogging, on aurait pu croire que deux chats en furie s'étaient déchaînés sur ma peau. Je regagnai l'abri en boitant et m'effondrai sur le banc. —C'était mignon, remarqua Elliot. —Quoi ? Mes acrobaties ou mes jambes déchiquetées ? Remontant mes genoux vers ma poitrine, je tentai d'enlever le sable de mes égratignures. Elliot se pencha et souffla sur mes genoux. Quelques grains retombèrent sur le sol. Un silence embarrassant s'installa. —Tu peux marcher ? s'enquit Elliot. Je me mis debout pour lui prouver que j'avais encore l'usage de mes jambes. —Je peux t'accompagner jusqu'à l'infirmerie, si tu veux. On te mettra quelques pansements. —Ça va, je t'assure, répondis-je en jetant un regard à la clôture, où Patch se tenait encore quelques instants plus tôt. Il avait disparu. —C'était ton copain, là-bas, derrière le grillage ? J'étais surprise qu'Elliot ait remarqué sa présence. Il lui avait pourtant tourné le dos. —Non, juste un ami. En fait, ça n'est même pas un ami, c'est simplement mon binôme de biologie. —Tu rougis. —Réaction au froid. Dans ma tête, la voix de Patch résonnait encore. Mon cœur se mit à battre plus fort, mais curieusement, cette sensation me glaçait le sang. M'avait-il réellement transmis des pensées ? Existait-il un lien mystérieux entre nous qui permettait cette communication ? Ou est-ce que je perdais complètement la boule ? Elliot ne parut pas convaincu. —Il n'y a vraiment rien entre vous ? Je n'ai pas l'intention de courir après une fille déjà prise. —Rien, je t'assure. —Rien que je ne puisse empêcher, en tout cas. Mais... que venait-il de dire ? —Pardon ? Il sourit. —Le parc du port de Delphic doit rouvrir samedi soir et nous pensions y faire un tour avec Jules. Normalement, il ne devrait pas pleuvoir. Ça te dirait de venir, avec Vee ? Je pris le temps de réfléchir à sa proposition. Si je refusais, Vee serait certaine de me tomber dessus. Et puis, une sortie en compagnie d'Elliot semblait une bonne alternative à mon attirance malsaine pour Patch. —Ça marche, répondis-je. 7. Samedi soir, je me trouvai dans la cuisine en compagnie de Dorothea. Elle venait d'enfourner son gratin et consultait la liste des tâches ménagères accrochées sur le frigo. —Ta mère a appelé. Elle ne rentrera pas avant dimanche, tard dans la soirée, m'informa-t-elle, tout en récurant l'évier avec une telle vigueur qu'elle me donnait mal au bras. Elle a laissé un message et demande à ce que tu la rappelles. Tu l'as bien appelée chaque soir avant de te coucher ? Perchée sur mon tabouret, je venais de mordre dans mon bagel beurré. Difficile de formuler une réponse la bouche pleine, mais Dorothea me regardait avec insistance. —Mmmh, marmonnai-je en hochant la tête. —Une lettre du lycée est arrivée aujourd'hui, repritelle en désignant la pile de courrier sur le comptoir. Tu as une idée de son contenu ? Arborant mon air le plus innocent, je haussai les épaules. —Aucune. Mais j'en imaginais volontiers la teneur. Douze mois plus tôt, la police avait sonné chez moi. Nous avons une mauvaise nouvelle, avaient-ils annoncé. Une semaine plus tard, on enterrait mon père. Depuis, chaque lundi aprèsmidi, je devais me présenter chez le Dr Hendrickson, le psychologue du lycée. J'avais manqué les deux derniers rendez-vous et si je ne corrigeais pas le tir rapidement, j'aurais des ennuis. Cette lettre était sans doute un avertissement. —Tu as quelque chose de prévu ce soir ? Une virée avec Vee ? Ou une soirée DVD à la maison ? —Peut-être... Do, laisse ça, je nettoierai l'évier plus tard. Viens t'asseoir... prends l'autre moitié de mon bagel. Alors qu'elle frottait de plus belle, son chignon grisonnant se dénoua. —J'assiste à une conférence demain. Le Dr Melissa Sanchez doit intervenir. Selon elle, il faut se « penser » plus sexy. Les hormones sont comme des drogues très puissantes. À moins de leur faire savoir ce qu'on veut, elles peuvent se retourner contre nous. Dorothea se tourna vers moi et pointa du doigt le flacon d'Ajax pour davantage d'effet. —Maintenant, devant le miroir, je prends mon rouge à lèvres pour y écrire « Je suis sexy » ; « Les hommes me désirent » ; « La soixantaine, c'est la nouvelle vingtaine ». —Et tu obtiens des résultats ? demandai-je en réprimant un sourire. —Ça va marcher, assura-t-elle. Je suçai le bout de mon doigt, à court de réponses convaincantes. —Alors, ce week-end, tu vas travailler ton sexappeal ? —Toutes les femmes doivent cultiver leur sex-appeal - ça me plaît. Ma fille s'est fait poser des implants. Elle soutient qu'elle l'a fait pour elle-même, mais quelle femme se fait refaire les seins pour le plaisir ? C'est un fardeau, rien d'autre. Tout ça, c'est pour un homme. —J'espère qu'aucun garçon ne te poussera à faire des choses aussi stupides, grommela-t-elle en agitant l'index. —Crois-moi, Do, il n'y a personne dans ma vie. Certes, deux d'entre eux me tournaient autour, de loin. L'un me terrifiait et je ne savais rien de l'autre, aussi je trouvais plus pratique de fermer les yeux et prétendre qu'ils n'existaient pas. —Ça ne veut rien dire, conclut Dorothea. Avec le mauvais garçon, tu n'auras que des ennuis. Mais avec le bon, c'est l'amour garanti. Attendrie par le souvenir, elle se radoucit. —Quand j'étais une petite fille, en Allemagne, j'ai dû choisir entre deux garçons. L'un était un garnement. L'autre, c'était mon Henry. Et nous sommes mariés depuis bientôt quarante et un ans. Il était grand temps de changer de sujet. —Et heu... comment va ton filleul... Lionel ? —Il te plaît, le petit Lionel ? demanda-t-elle, les yeux pleins d'espoir. —Nooon ! —Je peux arranger quelque chose... —Non, vraiment, Do. C'est gentil, mais... je suis très prise par les cours, en ce moment. Si je veux intégrer une bonne université... —Mais si, à l'avenir... —Je te le ferai savoir. Je terminai mon bagel au son du bavardage incessant de Dorothea, plaçant quelques « ah oui » ou hochements de tête lorsqu'elle attendait une réponse. J'étais préoccupée, hésitant toujours à retrouver Elliot ce soir. Au début, cette sortie m'avait semblé être une bonne idée. Mais en y repensant, je n'en étais plus si sûre. D'abord, je connaissais à peine Elliot. Ensuite, je me demandais ce qu'en dirait ma mère. Il se faisait tard et le parc de Delphic était à plus d'une demi-heure de route. De plus, le week-end, Delphic avait la réputation de devenir un endroit chaud. Le téléphone se mit à sonner, affichant le numéro de Vee. —On fait quelque chose ce soir ? J'ouvris la bouche, pesant le pour et le contre. Si je lui parlais de la proposition d'Elliot, je ne pourrais plus y couper. Elle poussa un cri. —Mince ! Mince mince mince. Je viens de renverser mon vernis à ongles sur le canapé. Attends, j'attrape de l'essuie-tout. Ça part avec de l'eau, le vernis ? Quelques secondes plus tard, elle reprit le combiné. —Bon, je crois que le canapé est fichu. Il faut qu'on sorte ce soir. Je préfère ne pas être là quand l'unité parentale découvrira ma dernière œuvre d'art spontanée. Dorothea s'attaquait à la salle de bains. A la perspective d'une soirée à l'entendre déplorer l'état de l'installation sanitaire, je pris ma décision. —Au parc de Delphic. Près du port. Elliot et Jules m'ont proposé de les accompagner. —Nora, tu m'aurais fait des cachotteries ? C'est vital, comme info, ça ! Je passe te prendre dans un quart d'heure. Elle raccrocha aussitôt. Je montai dans ma chambre et passai un pull en cachemire, un jean foncé et une paire de ballerines bleues. Je rassemblai mes boucles autour de mon visage, en les lissant avec mes doigts. Et voilà, j'étais prête. Les boucles étaient à peu près maîtrisées. Je reculai et jetai un regard au miroir, décidant que j'étais à mi-chemin en «désinvolte » et « presque-sexy ». Quinze minutes plus tard, à la seconde près, Vee klaxonna devant chez moi. Le trajet prenait une bonne dizaine de minutes, mais si Vee comprenait le sens de « vitesse », elle semblait avoir banni le mot « limite » de son vocabulaire. —Nous allons jusqu'au port de Delphic, lançai-je à Dorothea. Si Maman appelle, tu pourras lui faire passer le message ? Dorothea sortit de la salle de bains en se dandinant. —Delphic ? A cette heure-ci ? —Amuse-toi bien à ta conférence ! Je filai avant qu'elle ait pu répondre ou prévenir ma mère. Les cheveux ramenés en queue de cheval haute, des créoles dorées aux oreilles, les lèvres carmin et les yeux charbonneux, Vee avait visiblement eu le temps de se préparer. —Mais comment tu fais ? m'exclamai-je. Tu as eu cinq minutes ! —Toujours prête, répliqua-t-elle avec un large sourire. Je suis le fantasme du scout. Elle me détailla de la tête aux pieds. —Quoi? —On a rendez-vous avec deux garçons, ce soir. —Je suis au courant. —Ils préfèrent les filles qui s'habillent en fille. —Et on peut savoir à quoi je ressemble ? —À quelqu'un qui a pris une douche et décidé que c'était un effort suffisant. Bon, ne le prends pas mal. Les vêtements, ça va. La coiffure, aussi. Mais pour le reste... Tiens. Elle fouilla dans son sac à main. —Comme je suis la meilleure copine du monde, je te prête mon rouge à lèvres. Et mon mascara, mais seulement si tu me jures que tu n'as aucune infection oculaire contagieuse connue. —Je n'ai pas d'infection ! protestai-je. —Simple précaution. —Ça ira, merci. —Quoi ? Mais on est comme nue, sans maquillage ! répliqua Vee, outrée. —Et ça devrait te plaire, non ? En vérité, j'hésitais à sortir sans maquillage. Vee avait raison, je me sentais un peu « nue ». Mais Patch avait laissé entendre que j'étais plus jolie au naturel... Je chassai cette pensée troublante en m'assurant que ni ma dignité, ni ma fierté n'étaient en jeu. On m'avait fait une suggestion, et j'étais suffisamment large d'esprit pour la prendre en considération. Le fait que je la mette en pratique un soir où j'étais certaine de ne pas le croiser n'avait rien à voir avec lui. Une demi-heure plus tard, Vee franchit les portes du port de Delphic. Ce premier week-end de réouverture avait attiré du monde et les places de parking étaient rares. Niché sur la côte, Delphic n'est pas réputé pour la douceur de son climat. En remontant vers le guichet il nous fallut éviter les cartons de pop-corn et autres emballages que le vent traînait. Les arbres avaient depuis longtemps perdu leurs feuilles, et leurs branches semblaient pendre sur nous comme des mains décharnées. Durant l'été, le parc de Delphic battait son plein avec ses manèges, ses parades, ses diseurs de bonne aventure, ses spectacles de plein air et l'exhibition de monstres. Je m'étais toujours demandé si les difformités des personnages étaient réelles ou factices. —Une entrée adulte, s'il vous plaît. La caissière prit mon billet et glissa un bracelet en plastique dans la fente sous la vitre. Puis elle me sourit, révélant de fausses dents de vampire, tachées de rouge à lèvres. —Amusez-vous bien, souffla-t-elle d'une voix sinistre. —Et n'oubliez pas notre attraction entièrement rénovée. Elle tapota sur la vitre pour désigner une pile de plans et de prospectus. J'attrapai un de chaque en passant le tourniquet. Le dépliant indiquait : DÉCOUVREZ LA NOUVELLE ATTRACTION DU PARC DE DELPHIC « L'ARCHANGE » ENTIÈREMENT REPENSÉE ET RÉNOVÉE UNE CHUTE VERTIGINEUSE DE PLUS DE TRENTE MÈTRES DEPUIS LES CIEUX Vee le lut par-dessus mon épaule. Elle pressa mon bras. —Il faut absolument qu'on le fasse, s'écria-t-elle. —On le fera en dernier, lui promis-je, espérant qu'elle l'aurait oublié d'ici là. Je n'avais plus eu le vertige depuis des années, sans doute parce que j'avais sagement évité les lieux situés en hauteur. Je n'étais pas certaine de vouloir me mettre à l'épreuve. Après avoir tenté la grande roue, les auto-tamponneuses, le manège du tapis volant et les tentes des saltimbanques, Vee décida qu'il était temps de rejoindre Elliot et Jules. —Voyons voir, murmura-t-elle en observant le chemin qui faisait le tour du parc. Nous réfléchîmes en silence. —La salle d'arcades ? proposai-je. —Bonne idée. Nous avions à peine franchi les portes de la salle de jeux que je l'aperçus. Pas Elliot. Ni Jules. Patch. Il leva les yeux de son jeu vidéo, le visage dissimulé sous cette même casquette qu'au cours de gym. Mais son demi-sourire ne m'échappa pas. Il aurait pu paraître ami-cal, mais après sa démonstration de télépathie, il me glaçait le sang. Pourvu que Vee ne l'ait pas remarqué... Elle aurait été capable d'insister pour aller lui dire bonjour. Je l'entraînai à l'écart, au milieu de la masse de joueurs. — Ils sont là ! s'exclama-t-elle en agitant le bras. Jules ! Elliot ! Par ici ! —Bonsoir mesdames, nous lança Elliot en fendant la cohue. Derrière lui, Jules ne respirait pas vraiment la joie de vivre. —Je peux vous offrir un Coca ? s'enquit Elliot. —Merci, répondit Vee, sans quitter Jules du regard. Light pour moi. Jules marmonna quelque chose à propos des toilettes et disparut dans la foule. Cinq minutes plus tard, Elliot réapparut avec les boissons. Il nous les tendit et se frotta les mains, les yeux rivés au sol. —Par quoi on commence ? —Et Jules ? demanda Vee. —Il nous retrouvera. —Le Air hockey, proposai-je aussitôt. Cette attraction se trouvait à l'autre bout du parc. Mieux valait s'éloigner le plus possible de Patch. Sa présence était sans doute une coïncidence, mais mon instinct ne voyait pas les choses ainsi. —Oooh, s'exclama Vee en zigzaguant entre les tables. Du baby-foot ! Jules et moi contre vous deux. Les perdants offrent la pizza. —Bonne idée, dit Elliot. Les tables étaient un peu trop proches des jeux vidéo. Je décidai d'ignorer Patch. Il suffirait de lui tourner le dos. Avec un peu de chance, Vee ne le remarquerait pas. —Hé, Nora ! Ça ne serait pas Patch, là-bas ? —Quoi ? demandai-je, feignant la surprise. —Là-bas. C'est lui, non ? —Je ne pense pas. Alors, Elliot, nous prenons l'équipe blanche ? Patch et Nora sont assis côte à côte, en cours de bio, claironna Vee en m'adressant un clin d'ceil. D'un geste imperceptible, mais ferme, je lui fis signe de se taire. —Il se retourne sans arrêt, me souffla-t-eile par-dessus la table de jeu. Elle avait beau essayer d'être discrète, Elliot n'en perdait pas une miette. —Il doit se demander ce que tu fais ici, ajouta-t-elle, avec... Elle hocha la tête en direction d'Elliot. Je fermai les yeux et imaginai me frapper la tête contre un mur. —Patch ne cache pas son intérêt pour Nora, poursuivitelle. En même temps, on le comprend. —Oh, vraiment? répondit Elliot en me lançant un regard entendu. Il ne semblait pas surpris. Sûrement s'en doutait-il depuis le cours de gym. Lorsqu'il fit un pas en avant, Vee m'adressa un sourire triomphant qui signifiait : « Tu me remercieras plus tard. » —Non, je t'assure, c'est..., intervins-je. —Beaucoup plus compliqué que ça, coupa Vee. Nora a l'impression qu'il la suit. Nous sommes à deux doigts de prévenir la police. —Bon, et si on commençait la partie ? m'étranglai-je. Je lâchai la balle au-dessus de la table de baby-foot, mais personne n'y prêta attention. —Veux-tu que j'aille lui parler ? proposa Elliot. Je vais lui dire qu'on ne cherche pas d'ennuis, mais que tu es ici avec moi et si ça lui pose problème, on peut en discuter tous les deux. La situation prenait une tournure incontrôlable. —Mais où est Jules ? demandai-je. Il a disparu depuis un moment ! —Il est peut-être tombé dans les toilettes, remarqua Vee. —Je vais m'expliquer avec ce Patch, résolut Elliot. Si l'intention avait quelque chose de touchant, je n'aimais pas du tout l'idée de les voir en découdre. Patch était une équation aux multiples inconnues : insaisissable, inquiétant, mystérieux. Dieu seul savait de quoi il était capable. Elliot ne méritait pas qu'on le précipite entre ses griffes. —Il ne me fait pas peur, affirma-t-il, comme s'il avait compris mes craintes. Visiblement, Elliot et moi avions des vues différentes sur le sujet. —C'est une mauvaise idée... —Bien au contraire, intervint Vee. On ne sait jamais... Patch pourrait devenir violent. Tu te rappelles la dernière fois ? —Quelle dernière fois ? J'ignorais pourquoi Vee s'ingéniait à monter cette histoire en épingle, même si je connaissais son penchant pour la dramatisation. Moi, je n'y voyais qu'une humiliation morbide. —Désolé, Nora, mais ce type a vraiment l'air dingue. Laisse-moi lui parler deux minutes, dit-il en se dirigeant vers Patch. —Non, criai-je en le retenant par la manche. Il... heu... pourrait encore se montrer agressif. Laisse-moi régler ça. Je jetai un regard menaçant à Vee. —Tu es sûre ? Parce que je serais ravi de m'en charger. —Ça passera mieux venant de moi. Je frottai mes paumes moites sur mon jean et après une profonde inspiration, je me rapprochai de lui. Quelques consoles de jeu nous séparaient. J'ignorais encore ce que j'allais lui dire... Un simple «bonjour» suffirait avant de retrouver Vee et Elliot et de prétendre que tout était rentré dans l'ordre. Patch portait son uniforme habituel : chemise et jean noirs, et une fine chaîne en argent qui détonnait sur sa peau mate. Il avait remonté ses manches jusqu'aux coudes et j'observais le jeu de ses muscles tandis qu'il pressait les boutons du jeu. Grand, mince, massif... Je n'aurais pas été surprise que ses vêtements dissimulent plusieurs cicatrices, vestiges de rixes urbaines ou autres aventures hasardeuses. Mais de toute façon, je n'avais aucune envie de regarder sous ses vêtements. Arrivée à sa hauteur, je tapotai l'écran de son jeu pour attirer son attention. De ma voix la plus calme, je lançai : —Pacman ? Ou bien Donkey Kong ? —Base-ball, répondit-il, le ton plein de sous-entendus. Tu veux te mettre derrière moi pour me donner quelques conseils ? Sur l'écran, des grenades explosaient et les corps des blessés volaient dans le décor. Base-bail, tu parles ! —C'est qui, lui ? demanda Patch avec un signe de tête presque imperceptible du côté du baby-foot. —Elliot. Écoute, je ne peux pas rester, on m'attend. —Je ne crois pas l'avoir déjà vu. —Il est nouveau, il vient d'arriver au lycée. —Première semaine de cours et il s'est déjà fait des copines. Il en a de la chance. Mais il pourrait aussi bien avoir un côté sombre et dangereux dont nous ignorons tout, ajouta-t-il avec un regard en coin. —Faut croire que je les attire. J'attendais qu'il relève l'allusion, mais il se contenta de répondre : —Une petite partie ? Il désigna du menton le fond de la salle, où je distinguai des tables de billard. —Nora ! me cria Vee. Au secours ! Elliot est en train de me laminer ! —Je ne peux pas, soufflai-je à Patch. —Si je gagne, poursuivit-il, ignorant mon refus, tu diras à Elliot que tu as changé d'avis. Que tu n'es plus libre ce soir. Son arrogance eut raison de moi. —Et si c'est moi qui gagne ? —Je ne m'en fais pas trop, répondit-il avec un regard condescendant. Incapable de m'en empêcher, je lui donnai une tape sur le bras. —Attention, me souffla-t-il, ils vont penser qu'on flirte. Mais c'était exactement ce que nous faisions. Je méritais des claques. Mais ça n'était pas ma faute. Une fois encore, il était responsable. Au moindre contact avec lui, des désirs contradictoires semaient la panique dans mon esprit. Une partie de moi voulait prendre mes jambes à mon cou. L'autre, plus imprudente, cherchait à savoir jusqu'où je pouvais aller sans... me brûler les ailes. —Rien qu'une partie de billard, reprit-il. —Je suis avec mes amis. —Dirige-toi vers les tables de billard, je m'occupe du reste. Je croisai les bras, adoptant une posture déterminée et un air exaspéré. Mais je dus aussi me mordre les lèvres pour cacher mon envie de lui céder. —Qu'est-ce que tu comptes faire ? Te battre avec Elliot? —S'il faut en arriver là, oui. J'étais presque certaine qu'il plaisantait. Presque. —Un billard vient de se libérer. Va le prendre. —Cap' ? Je me raidis. —Comment tu as fait ça ? Ma question ne parut pas le surprendre. Alors, c'était bien réel, pensai-je, paniquée. Il était parfaitement conscient de ce qu'il faisait. La moiteur de mes paumes devint insupportable. —Comment tu as fait ça ? répétai-je. —Quoi ? demanda-t-il avec un sourire entendu. —Arrête. Ne fais pas semblant de ne pas comprendre. —Mais explique-moi ce que je suis censé faire, répondit-il avec son air le plus innocent. —Mes... pensées. —Eh bien ? —Arrête, Patch. Il jeta un regard insistant autour de lui. —Tu n'insinues quand même pas que je te parle par la pensée ? Tu te rends bien compte que c'est absurde ! Je déglutis péniblement et repris d'une voix aussi calme que possible. —Tu me fais peur. Et je ne crois pas que tu sois bon pour moi. —Je pourrais te faire changer d'avis. —Nooora ! La voix de Vee s'éleva au-dessus du chahut et des sons stridents des jeux vidéo. —Retrouve-moi sous l'Archange. Je reculai d'un pas. —Non. Patch se glissa derrière moi et un frisson me parcourut, —Je t'attendrai, murmura-t-il à mon oreille. Puis il disparut. 8. Je regagnai la table de baby-foot abasourdie et gelée. Elliot était pris par le jeu. Vee poussait des cris et riait. Jules n'était toujours pas revenu. —Eh bien ? Que s'est-il passé ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ? demanda mon amie en m'apercevant. —Rien. Je lui ai demandé de nous laisser tranquilles et il est parti, répondis-je d'une voix monocorde. —Il ne semblait pas furieux, remarqua Elliot. Apparemment, tu t'es montrée persuasive. —Dommage, soupira Vee, j'espérais un peu d'animation. —Alors, on la fait cette partie ? proposa Elliot, J'ai une soudaine envie de pizza. —Si Jules se décide à revenir un jour ! Il passe son temps à disparaître dans la nature, je finis par me demander s'il nous apprécie. —Tu plaisantes, il vous adore ! s'exclama Elliot avec un brin trop d'enthousiasme. Il est juste très timide avec les personnes qu'il connaît peu. Je vais le chercher, ne bougez pas. —Dès qu'il fut parti, je me tournai vers Vee. —Toi, je vais te tuer. —Hé, je voulais simplement te donner un coup de pouce, répliqua-t-elle en faisant un pas en arrière. Elliot est dingue de toi. Quand tu t'es éloignée, je lui ai raconté qu'une dizaine de types t'appelaient tous les soirs chez toi, tu aurais dû voir sa tête ! Jaloux comme un tigre. Je fulminai. —C'est la loi de l'offre et de la demande, déclarat-elle. Qui aurait pensé que les cours d'économie serviraient enfin à quelque chose ? Je jetai un regard à l'entrée de la salle d'arcades. —J'ai besoin de quelque chose. —D'Elliot, par exemple ? —Non, il me faut du sucre. Beaucoup de sucre. De la barbe à papa. Ce dont j'avais vraiment besoin, c'était d'une gomme. Assez grosse pour effacer toute trace de Patch de mon existence. Et en particulier, cette histoire de télépathie. Je frissonnai. Comment pouvait-il faire cela ? Et pourquoi avec moi? A moins que... je ne l'aie imaginé. Tout comme j'avais imaginé cet accident de voiture. —Je t'avoue que je ne dirais pas non à une petite douceur. Il y a un stand près de l'entrée, tu peux aller chercher des barbes à papa pendant que j'attends les garçons. Je parcourus le chemin en sens inverse, mais alors que j'apercevais enfin le marchand, quelque chose d'autre attira mon regard. Au-delà de la cime des arbres s'élevait la plus haute attraction de tout le parc : l'Archange. Plusieurs voiturettes cheminaient le long des rails illuminés et, une fois au sommet, disparaissaient de l'autre côté de la pente. Pourquoi Patch voulait-il me retrouver là-bas ? La soudaine crampe qui s'empara de mon estomac aurait dû me dissuader, mais en dépit de mes bonnes résolutions, je me dirigeai malgré moi vers l'Archange. Avançant au gré des mouvements de foule, je gardais les yeux rivés sur les rails du manège qui serpentaient vers le ciel. Le vent froid était devenu cinglant, mais ça n'était pas la raison de mon malaise croissant. Une fois encore, j'éprouvais cette sensation viscérale, paralysante : quelqu'un m'observait. Pourtant, rien d'anormal dans mon champ de vision. Je me retournai et aperçus, un peu en retrait, au milieu d'un bosquet, une silhouette dissimulée sous une capuche, qui fit demi-tour et disparut dans l'obscurité. Le cœur battant, je dépassai un groupe de badauds et m'éloignai autant que possible du bosquet. Quelques mètres plus loin, je tentai un nouveau coup d'œil. Personne ne semblait me suivre. Je heurtai alors quelqu'un. —Désolée, balbutiai-je, tâchant de retrouver l'équilibre. Patch baissa la tête, jovial. —Difficile de me résister. Je clignai des yeux. —Fiche-moi la paix, lançai-je en le contournant. —Que se passe-t-il ? Tu m'as l'air nauséeuse, fit-il en me rattrapant par le bras. —C'est tout l'effet que tu me fais. Il éclata de rire et j'eus soudain une furieuse envie de lui flanquer un coup de pied dans le tibia. —Tu ferais mieux de boire quelque chose. Il m'entraînait à présent vers le chariot d'un vendeur ambulant. —Tu veux me rendre service ? Laisse-moi tranquille une bonne fois pour toutes, m'exclamai-je en tentant de me débattre. Il écarta une de mes mèches. —Tes cheveux... je préfère quand tu les lâches, quand ils sont plus fous. C'est un côté de ta personnalité que tu devrais montrer plus souvent. D'un geste rageur, je lissai ma tignasse en bataille. Mais craignant qu'il interprète ma réaction, je grinçai : —Je dois y aller, Vee m'attend... A lundi, ajoutai-je après un silence agacé. —Viens faire un tour sur l'Archange avec moi. Je levai la tête et observai le manège. Dans le fracas des wagons sur les rails, je percevais les cris épouvantés des passagers. —On est deux par voiture. L'amusement dans son sourire se changea en défi. —Pas question. —Si tu persistes à me fuir, tu ne sauras jamais ce qu'il se passe réellement. Avec un commentaire pareil, j'aurais dû détaler sur-lechamp. Mais quelque chose me retenait. Il semblait toujours savoir comment piquer ma curiosité. Il trouvait les bons mots, au bon moment. —Et que se passe-t-il, exactement ? —Il n'y a qu'un moyen de l'apprendre. —Je ne peux pas. J'ai le vertige. Et puis, Vee m'attend. Mais brusquement, l'idée de grimper aussi haut dans les airs ne m'effrayait plus. C'était absurde, mais la présence de Patch me rassurait. —Si tu parviens à faire un tour sur l'Archange sans pousser le moindre cri, j'irai parler au Coach pour qu'il nous change de place. —J'ai déjà essayé. Il ne veut rien savoir. Je pourrais me montrer plus persuasif. Cherchait-il à m'insulter ? —Je ne donne pas dans l'hystérie. Et certainement pas dans les manèges. Je ne te ferai pas ce plaisir, pensai-je. Je lui emboîtai le pas et nous rejoignîmes l'extrémité de la file, au pied de l'attraction. Des cris perçants résonnèrent dans les airs avant de s'atténuer dans le lointain. —Je ne t'avais jamais vue ici. —Pourquoi, tu viens souvent ? demandai-je. Note pour plus tard : ne jamais refaire de virées à Delphic le week-end. —Cet endroit a une signification un peu particulière pour moi. Nous avancions pas à pas vers le train qui se vidait de ses passagers ivres de sensations fortes et se remplissait aussitôt. —Laisse-moi deviner : l'an dernier, tu as passé ton temps dans les manèges plutôt qu'en cours ? Je plaisantais à moitié, mais Patch répondit sérieusement : —Si je te le disais, ça reviendrait à te révéler mon passé, je préfère lui garder une part de mystère. —Pourquoi ? Que t'est-il arrivé ? —Le moment est mal choisi pour en parler, Nora. Je ne voudrais pas t'effrayer. —Trop tard. Il se rapprocha et son bras toucha le mien - un bref effleurement qui me donna la chair de poule. Il me faudrait t'avouer des choses qu'on ne divulgue pas à sa voisine de cours, surtout lorsqu'elle est aussi craintive. Le vent lacérait mon visage. Chaque respiration me brûlait la gorge. Mais plus que tout, ses paroles me faisaient frémir. —On dirait que c'est à nous, déclara-t-il en désignant la plate-forme. Je franchis le tourniquet. Deux wagonnets seulement restaient libres : le tout premier et le tout dernier. Sans hésiter, Patch se dirigea vers l'avant du train. Rénové ou non, le cheminement des rails ne m'inspirait guère confiance. Il n'était plus de la première jeunesse et le bois des traverses portait clairement les stigmates du climat extrême du Maine. Les décorations sur les côtés n'arrangeaient rien. Le wagon choisi par Patch arborait quatre visuels. Le premier représentait une horde de démons cornus arrachant les ailes d'un ange au supplice. La suivante montrait l'ange sans ses ailes, debout sur une pierre tombale, surveillant un groupe d'enfants. Sur le troisième panneau, l'ange s'était rapproché des bambins et pointait du doigt une petite fille aux yeux verts. Dans le quatrième et dernier décor, le spectre de l'ange s'imprimait sur celui de la petite fille. Ses yeux n'étaient plus verts, mais noirs, son sourire avait disparu et deux cornes lui avaient poussé, comme pour les démons de la première illustration. Un croissant de lune argenté surmontait les visuels. Les jambes flageolantes, je détournai le regard. Je mis mon trouble sur le compte de la température glaciale. Je me glissai dans le wagon, à côté de Patch. —Je ne vois pas pourquoi ton passé devrait m'effrayer, repris-je en bouclant ma ceinture. Je serais sans doute plus consternée qu'autre chose... —Consternée..., répéta-t-il. Il essuya le camouflet sans rechigner. Étrange, pour quelqu'un qui ne se dévalorisait jamais. Une secousse me projeta en arrière, puis le train s'ébranla et quitta la plate-forme, gravissant la pente sans à-coup. Une odeur de sueur, de rouille et d'embruns, que le vent rabattait depuis la mer, emplit l'atmosphère. Patch était suffisamment proche pour que je perçoive aussi son parfum. Je crus déceler une légère note de menthe. —Tu es pâle, murmura-t-il en se penchant pour que je l'entende par-dessus le fracas infernal du mécanisme. Je me sentais livide, mais ne répondis pas. Au sommet de l'attraction, le convoi ralentit. J'admirai la vue à couper le souffle. Au loin les champs baignant dans l'obscurité rejoignaient les banlieues scintillantes, qui venaient peu à peu grossir les lumières de Portland. Le vent parut retenir son souffle et l'humidité imprégna ma peau. Involontairement, je jetai un regard à Patch. L'avoir à mes côtés me consolait quelque peu. Il me sourit. —Tu as peur, mon ange ? J'agrippai la barre d'appui du wagon tandis qu'il plongeait en avant. Un rire nerveux m'échappa. Le train dévala la pente à une vitesse infernale. Mes cheveux volaient au vent, presque dressés sur ma tête. Virant brutalement sur la gauche, puis sur la droite, le fracas métallique du wagon résonna sur les rails. J'avais l'impression de sentir mon cœur se soulever et retomber au gré des cascades. Je baissai les yeux, cherchant à poser le regard sur quelque chose de stable. C'est là que je m'aperçus que ma ceinture s'était détachée. Je voulus avertir Patch, mais mon cri se perdit dans le souffle assourdissant du manège. L'estomac noué, je lâchai la barre d'une main et tentai de boucler ma ceinture de l'autre. Le wagon partit sur la gauche. Mon épaule cogna celle de Patch. J'étais comprimée contre lui, le bras écrasé par la pression. Le train repartit à la verticale et je sentis les roulettes décoller, comme si elles n'étaient plus fixées aux rails. Nous plongions de nouveau et, aveuglée par les néons, j'étais incapable de discerner le prochain virage. C'était trop tard. Le wagon se déporta sur la droite. Je fus saisie d'une poussée d'adrénaline, puis tout se déroula très vite. Mon coude heurta la porte du compartiment qui s'ouvrit et je fus projetée hors du train, qui poursuivit sa course sans moi. Dégringolant le long du circuit, je cherchai désespérément à agripper quelque chose. Mais rien. La violence de ma chute m'entraîna vers le rebord du manège. Précipitée dans l'obscurité béante, je vis le sol se rapprocher à une vitesse vertigineuse. J'ouvris la bouche, prête à hurler. Puis, sans que je comprenne comment, je me retrouvai à bord du train qui s'immobilisa brusquement sur la plateforme. Patch me serrait si fort que j'en avais mal au bras. —Eh bien, ça c'est ce que j'appelle un cri ! s'exclamat-il, hilare. Abasourdie, je le regardai se boucher les oreilles, comme si l'écho y résonnait encore. Sans parvenir à m'expliquer ce qu'il venait de se produire, je fixai la peau de son bras, où j'avais laissé les empreintes de mes ongles. Puis je baissai les yeux. Ma ceinture me maintenait toujours en place. —Ma ceinture, balbutiai-je, j'ai cru que... —Cru que quoi ? s'étonna Patch. —J'ai cru que j'avais été projetée hors du wagon. J'ai vraiment cru que... que j'allais mourir. —C'est le but de ce genre d'attraction, déclara-t-il. Tremblante, je sentis mes genoux se dérober sous moi. —On dirait bien que nous allons rester voisins de table. Je décelai une pointe de triomphe dans l'intonation, mais j'étais trop pétrifiée pour répliquer. —L'Archange, murmurai-je en jetant un regard en arrière tandis que le train reprenait son ascension. —Cela vient du grec et signifie « les anges plus puissants ». Sa voix trahissait une certaine suffisance. —Plus ils sont hauts, plus dure est la chute. J'ouvris la bouche, prête à lui expliquer que j'étais persuadée d'avoir glissé hors de ce wagon, avant de me retrouver harnachée sur mon siège, comme mue par une force occulte. Mais je répondis simplement : —Je crois que je préfère les anges gardiens. Patch ricana. Me guidant vers l'allée principale, il me souffla : —Je te ramène à la salle d'arcades. 9. Une fois à l'intérieur, je fendis l'attroupement massé devant la boutique de souvenirs et les toilettes. J'aperçus les tables de baby-foot, mais pas de trace de Vee. Pas plus que d'Elliot ou Jules. —On dirait bien qu'ils sont partis, remarqua Patch. Son regard brillant de malice exprimait l'amusement. Ou bien était-ce autre chose ? Avec lui, comment savoir ? —Et on dirait bien que je vais devoir te raccompagner. Vee ne me laisserait pas en plan sans prévenir, répliquai-je, scrutant la foule sur la pointe des pieds. Ils font sans doute une partie de ping-pong. Je contournai les badauds, Patch sur les talons. Il tenait une canette de soda qu'il avait achetée en chemin. Il m'en avait proposé une, mais j'étais encore trop secouée pour avaler quoi que ce soit. —Personne près des tables de ping-pong. —On essaye du côté des flippers ? suggéra Patch, d'un ton clairement moqueur. Le visage cramoisi, je fulminai. Où était passée Vee ? —Tu es certaine de ne pas en vouloir ? demanda Patch en levant sa canette. Si l'idée de poser mes lèvres sur l'empreinte des siennes me tentait, je n'en fis rien voir. J'ouvris mon sac et attrapai mon portable. L'écran désespérément noir refusait de s'allumer. Comment la batterie pouvait-elle être à plat, alors que je l'avais rechargé juste avant de partir ? J'avais beau presser le bouton, rien ne répondait. —Ma proposition tient toujours, intervint Patch. Faire du stop m'aurait semblé plus raisonnable que d'accepter son offre. L'incident survenu à bord de l'Archange m'avait ébranlée. Plus j'essayais de l'oublier, plus les images floues se succédaient dans ma tête. Un instant, je tombais du haut du manège, et le suivant, nous étions à l'arrêt. Le tout en moins d'une seconde. Jamais je n'avais eu aussi peur de ma vie. Et ce qui me terrifiait le plus, c'est que personne n'avait rien remarqué. Pas même Patch, qui se tenait pourtant juste à côté de moi. Soudain, je me frappai le front. —A la voiture ! Elle m'attend probablement dans sa voiture. Trente minutes plus tard, j'avais fait trois fois le tour du parking. La Neon avait disparu. Je n'arrivais pas à croire que Vee soit partie sans moi, quelque chose clochait. Et avec mon portable à plat, je n'avais aucun moyen de le savoir. Je tentai de me dominer, en vain. Si Vee m'avait bel et bien abandonnée à Delphic, la colère qui montait en moi exploserait sans laisser de survivants. —Alors, tu comptes faire quoi, maintenant ? Je me mordis les lèvres, passant en revue mes alternatives. Il semblait que je n'en aie plus d'autres que d'accepter, mais j'hésitais encore. Pour moi, Patch irradiait un danger permanent. Ce soir-là, je sentais non seulement le danger, mais une aura de mystère se mêlait aussi au parfum de l'angoisse. Je poussai un soupir, espérant ne pas regretter ma décision. —Tu me ramènes directement chez moi. Cela sonnait davantage comme une question. —Si c'est ce que tu veux. Je m'apprêtais à lui demander s'il n'avait rien remarqué de bizarre durant notre tour sur l'Archange, mais je retins mes paroles. Et si je n'étais pas tombée ? Et si j'avais entièrement imaginé cet incident ? Et si je me mettais à voir des choses qui n'existaient pas ? Il y avait d'abord eu ce type, derrière ses lunettes de ski. Et ça continuait. J'étais fermement convaincue que Patch était télépathe, mais pour le reste... J'étais moins sûre. Patch parcourut quelques mètres et s'arrêta devant une énorme moto noire et rutilante, appuyée sur sa béquille. —Allez, monte, dit-il en l'enfourchant. —Wouah, jolie moto ! À vrai dire, j'avais horreur des motos. Pour moi, c'était un cercueil chromé. Jamais je n'étais montée sur un engin de ce genre et je n'avais aucune envie de commencer maintenant. —J'adore sentir le vent... sur mon visage, balbutiai-je. Le commentaire était ridicule, mais j'essayais tant bien que mal de dissimuler mon angoisse de la vitesse sur un engin qui n'offrait aucune protection en cas de chute. Il me tendit son seul casque, noir à visière fumée. Mal à l'aise, je l'enfilai et le sanglai sous mon menton. —C'est difficile à conduire ? La vraie question était : est-ce que c'est dangereux ? —Non, répliqua Patch, comme s'il répondait à mes deux interrogations. Tu es nerveuse, ajouta-t-il en riant. Détends-toi. Il démarra et la brusque accélération me surprit. Je me tenais à un morceau de sa chemise, tâchant d'éviter tout contact, mais aussitôt, je passai mes bras autour de sa taille. Sur l'autoroute, il prit de la vitesse et, les jambes crispées contre la selle, j'effleurai ses hanches. Je priai pour qu'il ne l'ait pas remarqué. En arrivant chez moi, Patch immobilisa la moto dans l'allée, baignant dans le brouillard, et descendit. J'ôtai le casque, le déposai sur la selle devant moi et ouvris la bouche, prête à lui servir la formule d'usage : « Merci/A lundi. » Malheureusement, il ne m'en laissa pas le temps. Bouche bée, je le regardai s'avancer dans la brume et rejoindre le perron. Je ne parvenais pas à comprendre son intention. Tenaitil à me raccompagner jusqu'à la porte? Plutôt improbable... Mais alors ? Je gravis les marches et le rattrapai devant la porte d'entrée où, avec un curieux mélange de surprise et d'angoisse, je le vis sortir mon trousseau de clés de sa poche. J'ouvris mon sac et retournai la pochette où j'avais l'habitude de les ranger. Elles n'y étaient pas, —Rends-moi mes clés. Comment avaient-elles pu arriver en sa possession ? —Tu les as fait tomber, dans la salle d'arcades, quand tu cherchais ton portable, expliqua-t-il. —Je me fiche de savoir où je les ai perdues. Donne-lesmoi. Patch leva les mains d'un air innocent et s'écarta, appuyant une épaule sur le mur de brique tandis que je m'approchai de la porte. Je voulus tourner la clé, mais elle ne bougea pas. —Tu l'as faussée, m'exclamai-je en actionnant la poignée. Vas-y, essaye. C'est coincé. D'un geste sec et précis, il déverrouilla la porte. La main sur la poignée, il me regarda, les sourcils froncés, comme s'il attendait ma permission pour l'ouvrir. Je l'observai avec un mélange d'angoisse et de fascination. —Vas-y. Tu ne dérangeras personne, je suis toute seule. —Toute la nuit ? Aussitôt, je compris que j'aurais mieux fait de me taire. —Dorothea ne va pas tarder à arriver. Mais il était près de minuit et Dorothea était partie depuis longtemps. —Dorothea ? —C'est notre femme de ménage. Elle est âgée, mais costaud ! Mieux vaut ne pas s'y frotter. Je voulus entrer, mais il me barra la route. —Je suis terrifié, répondit-il en retirant la clé de la serrure, avant de me la tendre. —Tu devrais. Et encore, tu ne l'as pas vue nettoyer les W. C. Je pris la clé et passai devant lui avec la ferme intention de refermer la porte aussitôt après lui avoir dit bonsoir, mais le temps de me retourner, il avait déjà un pied sur le seuil et une main contre le mur. —Tu ne me proposes pas d'entrer ? J'ouvris des yeux tout ronds. Le faire entrer? Chez moi ? Sans personne d'autre ? —Il est tard, dit-il en plongeant son regard malicieux dans le mien. Tu dois avoir faim. —Non. Oui. Enfin, oui, mais... Et brusquement, il était à l'intérieur. Je fis trois pas en arrière, tandis qu'il repoussait la porte avec son pied. —Mexicain, ça te tente ? —Je... J'aurais surtout voulu savoir où il comptait aller, comme ça. —Tacos ? —Tacos, répétai-je ? —Tomates, salade, fromage, poursuivit-il, amusé. —Je sais ce que c'est, merci. Avant que j'aie pu l'en empêcher, il traversa la pièce et prit à gauche au fond du couloir, directement vers la cuisine. Il s'avança vers l'évier et se savonna soigneusement les mains. Apparemment, il avait déjà trouvé ses marques. Virevoltant entre le cellier et les clayettes du frigo, il déposa ses ingrédients sur la table avant de prendre un couteau dans un tiroir. La vision de Patch brandissant une arme blanche s'insinuait sournoisement dans mon esprit, lorsque quelque chose attira mon regard. M'approchant de la batterie de casseroles, je perçus mon reflet sur une poêle. Mes cheveux ! On aurait dit qu'un oiseau avait choisi le sommet de mon crâne pour construire son nid. Je plaquai ma main sur la bouche. —Ce roux, c'est ta couleur naturelle ? demanda Patch avec un sourire. —Je ne suis pas rousse, répliquai-je en fronçant les sourcils. —Désolé de te contredire, mais c'est roux. Je pourrais y mettre le feu, il ne serait pas plus ardent. —Je suis brune, insistai-je. Bon, peut-être avais-je quelques malheureux reflets auburn. Mais j'étais quand même brune. —C'est l'éclairage. —Sans doute, l'ampoule, oui, concéda-t-il, le visage fendu jusqu'aux oreilles. Je remarquai une fossette que je ne lui connaissais pas. —Je reviens tout de suite, repris-je en m'éclipsant. Je grimpai jusqu'à ma chambre et ramenai mes cheveux en queue de cheval. Ce détail réglé, je tâchai de rassembler mes esprits. L'idée que Patch se promène chez moi armé d'un couteau ne me rassurait guère. Sans parler de ce que dirait ma mère si elle apprenait que je l'avais laissé entrer en l'absence de Dorothea. —Tu crois qu'on peut faire ça une autre fois ? lui lançaije en regagnant la cuisine, où il besognait toujours. Je ne me sens pas très bien. J'ai l'impression que le trajet à moto ne m'a pas arrangée, expliquai-je en me passant la main sur l'estomac. Oubliant la tomate qu'il éminçait, il se redressa. —J'ai presque terminé. Il avait troqué le premier couteau pour une lame plus imposante et surtout, plus tranchante. Comme s'il avait perçu mes pensées, Patch leva le couteau pour examiner le fil de la lame à la lumière crue du plafonnier. Je me sentis pâlir. —Pose ce couteau, lui dis-je d'une voix calme. Patch le regarda puis m'observa. Après quelques secondes d'hésitation, il le déposa sur le plan de travail. —Je ne te veux aucun mal, Nora. —Tant... mieux, articulai-je, la gorge sèche. Il fit pivoter le hachoir et plaça le manche face à moi. —Viens, je vais t'apprendre à préparer les tacos. Je ne bougeai pas. Quelque chose dans l'intensité de son expression me disait que j'aurais dû avoir peur. Et c'était le cas. Mais cette peur se muait peu à peu en attirance. Sa proximité avait quelque chose d'extrêmement grisant. Lorsqu'il était là, je ne jurais plus de rien. —Et si on faisait un marché ? Son visage incliné était dans l'ombre. Il leva les yeux et entre ses longs cils, je surpris son regard, empreint de sincérité. —Si tu m'aides, je répondrai à quelques-unes de tes questions. —Mes questions ? —Je crois que tu sais de quoi je parle. J'avais bien compris. Il m'offrait un aperçu de sa réalité, celle où il était capable de communiquer par la pensée, par exemple. Une fois encore, il avait su exactement quoi dire, au bon moment. Sans un mot, je m'approchai de lui. Il poussa la planche à découper face à moi. —D'abord, indiqua-t-il en se glissant derrière moi et en plaçant ses mains sur le plan de travail, juste à côté des miennes, choisis une tomate. Il pencha légèrement la tête jusqu'à ce que ses lèvres effleurent mon oreille. Je sentis ma peau frémir sous son souffle tiède. —Bien. Maintenant, prends le couteau. —Est-ce que le chef se tient toujours aussi près de son commis ? demandai-je, ne sachant plus si je devais craindre ou apprécier les palpitations dans mon ventre. —Seulement lorsqu'il révèle ses secrets de cuisine. Tiens plus fermement ton couteau. —Je le tiens. —Bien. Il se recula et me détailla des pieds à la tête, à l'affût de la moindre imperfection. Son regard se promenait partout. L'espace d'une seconde désagréable, je crus reconnaître un petit rictus approbateur. —La cuisine ne s'apprend pas. C'est inné. Soit on a le truc, soit on ne l'a pas. C'est une alchimie. Tu penses être prête pour l'alchimie, Nora ? J'enfonçai la lame du couteau dans la chair de la tomate. Elle se scinda en deux moitiés parfaitement égales qui roulèrent sur la planche à découper. —A toi de me le dire : suis-je prête pour l'alchimie ? Patch émit un son caverneux dont je ne pus comprendre la signification, et son visage s'éclaira. Une fois le dîner terminé, il débarrassa les assiettes. —Je lave, tu essuies. Ouvrant plusieurs tiroirs près de l'évier, il finit par dénicher un torchon propre et me le lança en riant. —Je suis prête à te poser ces questions. Commençons par l'autre soir, à la bibliothèque. Est-ce que tu m'avais suivie... Ma phrase resta en suspens. Nonchalamment appuyé sur le comptoir, Patch sourit, quelques mèches brunes dépassant de sa casquette. Une nouvelle pensée chassa les autres de mon esprit. —Je voulais l'embrasser. Tout de suite. Il fronça les sourcils. —Quoi ? —Heu, rien. Rien du tout... Tu laves, j'essuie. Quelques minutes suffirent à tout ranger. Tandis que je me dégageai du recoin près de l'évier, Patch se retourna pour me prendre le torchon des mains et son corps effleura le mien. Aucun de nous ne bougea, comme si nous cherchions à préserver ce lien ténu. Je reculai la première. —Tu as peur ? souffla-t-il. —Non. —Menteuse. Mon pouls s'accéléra. —Tu ne me fais pas peur, Patch. —Ah non ? —J'ai peut-être simplement peur de... J'avais parlé sans réfléchir et je m'en voulus aussitôt d'avoir prononcé ces mots. Qu'aurais-je bien pu dire pour me rattraper ? Je refusais de lui avouer que tout, absolument tout, chez lui me terrifiait. Il serait trop content de pouvoir continuer à me provoquer. —J'ai peut-être simplement peur de... de... —De ton attirance pour moi ? Le soulagement de ne pas avoir à achever ma phrase me prit au dépourvu. —Oui. Enfin, non, me repris-je, réalisant trop tard la portée de mon aveu. Non, en aucun cas ! Ça n'est pas du tout ce que je voulais dire. Il éclata de rire. —A vrai dire, je ne me sens pas vraiment à l'aise avec toi. —Mais ? Je m'agrippai au rebord du plan de travail. —Mais, en même temps, j'éprouve une attirance pour toi qui m'effraie. En voyant sa mine réjouie, je le repoussai. —Tu es bien trop sûr de toi. Il saisit ma main et tira sur ma manche, recouvrant complètement mon poing. D'un geste tout aussi furtif, il fit de même avec l'autre manche. Maintenue par l'extrémité de mon pull, j'étais incapable de me libérer. J'ouvris la bouche pour protester, mais il m'attira à lui. Soudain, il me hissa sur le plan de travail. Nos deux visages étaient maintenant à la même hauteur. Il me fixait, sous la visière de sa casquette, mais je n'apercevais que ce sourire mystérieux, envoûtant. C'est là que je compris : depuis plusieurs jours déjà, ce fantasme s'était invité dans mon esprit. —Laisse-moi voir tes yeux. Les mots m'échappaient sans que je puisse les retenir. Il fit pivoter sa casquette de côté. Je me glissai sur le rebord du plan de travail. Mes jambes pendaient contre les siennes. Une petite voix cherchait à m'arrêter, mais je la renvoyai aussitôt dans un recoin de ma tête. Il posa les mains sur le comptoir, presque contre mes cuisses. La tête penchée de côté, il s'approcha. Il exhalait une odeur boisée, un parfum d'herbe après la pluie, qui m'entêtait. Je pris deux inspirations erratiques. Non. Quelque chose n'allait pas. Je ne voulais pas ça. Pas avec Patch. Il me terrifiait. Cette angoisse avait bien sûr quelque chose de délicieux, mais aussi d'effroyable. D'inexplicable. —Tu ferais mieux d'y aller, soufflai-je. Oui, il faut vraiment que tu y ailles. —Aller où? murmura-t-il contre mon épaule. Plutôt par ici ? Ou par là ? Il promena ses lèvres à la naissance de mon cou. Mon cerveau ne semblait plus en état de former des pensées cohérentes. Patch avait franchi la ligne de ma mâchoire et remontait lentement sur ma peau... —Je ne sens plus mes jambes, dis-je soudain. Ça n'était pas vraiment un mensonge. Des fourmillements me parcouraient entièrement le corps, y compris les jambes. —Je pourrais remédier à cela. Ses mains glissèrent sur mes hanches. La sonnerie de mon portable me fit bondir. Je le sortis de ma poche. —Bonsoir, ma puce ! s'exclama ma mère à l'autre bout du fil. —Je peux te rappeler ? —Bien sûr ! Quelque chose ne va pas ? Je raccrochai. —Tu dois t'en aller. Tout de suite. Il avait remis sa casquette. Je ne voyais plus que le bas de son visage et son sourire espiègle. —Tu ne t'étais pas maquillée, remarqua-t-il. —J'ai dû oublier. —Fais de beaux rêves. —C'est ça. Pas de problème. Qu'avait-il dit ? —Et au sujet de cette fête, demain soir... —Je vais y réfléchir, articulai-je. Patch glissa un morceau de papier dans la poche de mon jean. Sa main sembla me brûler la jambe. —Voilà l'adresse. Je t'attendrai. Et viens seule. Quelques instants plus tard, j'entendis la porte d'entrée se refermer. Le rouge me monta aux joues. Je venais de jouer avec le feu. Qu'y avait-il de ma! à cela ? Rien que la possibilité d'être dévorée par les flammes. Adossée à la porte du placard, je repris mon souffle. 10. La sonnerie du téléphone me réveilla brutalement. Dans un demi-sommeil, je mis la tête sous l'oreiller, pour mieux fuir ce bruit strident. Mais il ne cessa pas. Je crus qu'il ne s'arrêterait jamais. Enfin, la messagerie prit le relais. Cinq secondes plus tard, la sonnerie retentit de nouveau. Je glissai le bras le long du matelas et cherchai à tâtons mon jean, abandonné en boule au pied du lit. —Oui ? bâillai-je, sans ouvrir les paupières. Un souffle agacé résonna dans le téléphone. —Mais où étais-tu passée ? Tu devais revenir avec de la barbe à papa. Et d'ailleurs, dis-moi où tu te trouves que je vienne t'étrangler de mes propres mains ? Je me frappai le front de l'intérieur du poing. —J'ai cru qu'on t'avait kidnappée, poursuivit Vee. J'ai pensé à un accident, un enlèvement, un meurtre ! Cherchant mon réveil d'une main, je heurtai l'un des cadres photo posés sur ma table de nuit. Tous les autres s'écroulèrent comme des dominos. —J'ai été heu... retenue. Quand je suis retournée à la salle d'arcades, vous n'étiez plus là. —Retenue? Tu avais un rendez-vous important au beau milieu d'un parc d'attractions, peut-être ? La lueur floue des chiffres rouges devint peu à peu lisible. Il était un peu plus de deux heures du matin. —J'ai passé plus d'une heure à sillonner le parking. Elliot a ratissé le parc en montrant aux gens la seule photo que j'avais de toi sur mon portable. J'ai essayé de te joindre environ trois millions de fois. Attends un peu, tu es chez toi, là ? Comment es-tu rentrée ? Je me frottai les yeux. — Patch. —Patch le harceleur ? —Eh bien, je n'ai pas vraiment eu le choix, tu sais, répliquai-je sèchement. Tu es partie sans moi. —Tu sembles tendue. Vraiment tendue. Non, pas tendue... Agitée, plutôt... Troublée... fiévreuse. A l'autre bout de la ligne, je l'imaginai ouvrir de grands yeux. —Il t'a embrassée ! Pas de réponse. —Mais oui ! J'en étais sûre ! Rien qu'à sa façon de te regarder... je le sentais venir gros comme une maison ! Je n'avais pas vraiment envie d'y repenser. —Alors ? Ça donnait quoi ? —Hein ? —Un baiser volé ? Un baiser plus long ? Langue, pas langue ? Oh puis non, pas besoin de préciser, Patch n'est pas du genre à s'embarrasser de formalités. La langue était au menu. J'avais beau être seule dans la pièce, je cachai mon visage derrière mes mains. Patch s'imaginait sûrement que je n'avais aucun sang-froid. Dans ses bras, j'avais perdu tous mes moyens, j'avais fondu comme une motte de beurre. Avant que le coup de fil de ma mère ne nous interrompe, il me semblait avoir poussé un soupir, mélange de contentement et de jouissance impudique. Voilà qui expliquait son petit air satisfait. —Est-ce qu'on peut en reparler plus tard ? demandaije en me massant l'arête du nez. —Et puis quoi, encore ? —Je suis épuisée, gémis-je. —Comment oses-tu maintenir un suspense aussi inhumain ? —Tu ne peux pas oublier tout ça ? —Tu plaisantes ! J'essayais d'ignorer la raideur de ma nuque, qui annonçait une violente migraine. —On va toujours faire du shopping, demain ? —Je passe te prendre à seize heures. —On avait pas dit dix-sept ? C'était avant que Patch ne te... retienne, comme tu dis ! Je viendrais plus tôt encore si je pouvais échapper à l'après-midi dominical en famille. Ma mère pique une crise. Elle s'imagine que mes notes catastrophiques sont dues à son incompétence maternelle. Il paraît que passer du temps tous ensemble serait la solution. Souhaite-moi bonne chance. Je fermai le clapet du téléphone et m'enfonçai sous ma couette. Les paupières closes, je revis le visage de Patch. Son sourire espiègle, ses yeux noirs et luisants. Après m'être tournée et retournée un moment, j'abandonnai l'idée de me détendre. Lorsque j'étais enfant, Lionel, le filleul de Dorothea, avait cassé l'une des vitres de la cuisine. Il avait ensuite ramassé tous les débris de verre à l'exception d'un seul morceau, qu'il m'avait défié de lécher. Tomber amoureuse de Patch me faisait le même effet. Je savais que c'était idiot. Je savais que j'allais me faire mal. Après toutes ces années, je n'avais pas changé : le danger m'électrisait toujours autant. Brusquement, je me redressai dans mon lit et saisis mon portable. J'allumai la lampe de chevet. L'indicateur de charge était au maximum. Un frisson me parcourut. La batterie était censée être à plat. Comment Vee et ma mère avaient-elles pu me joindre? La pluie tambourinait sur les auvents colorés des boutiques, le long de la promenade, et gouttait dans le caniveau. De chaque côté de la voie, les vieux lampadaires s'illuminèrent. Entrechoquant nos parapluies, Vee et moi arpentions le trottoir. Nous nous étions arrêtées devant la vitrine de Victoria's Secret, secouant comme un seul homme nos parapluies avant de les laisser dans un panier métallique à l'entrée. Un coup de tonnerre retentit alors que nous passions la porte. Frigorifiée, je tapai des pieds pour égoutter mes chaussures. Plusieurs diffuseurs d'huiles essentielles étaient positionnés au centre du magasin et libéraient une fragrance exotique et suave. Une vendeuse, vêtue d'un pantalon noir et d'un T-shirt moulant assorti, s'avança vers nous. Elle saisit le mètre de couturière pendu à son cou. —Est-ce que vous souhaitez qu'on prenne vos mensurations... —Rengainez votre mètre, aboya Vee. Je connais déjà ma taille, je n'ai pas besoin d'aide-mémoire. Je souris à la vendeuse et suivis Vee, qui se dirigeait vers les bacs de promotions, au fond de la boutique. —Rien de honteux aux bonnets D, lui dis-je, tout en cherchant l'étiquette d'un soutien-gorge en satin que je venais de repérer. —Pourquoi honteux ? répliqua Vee. Je n'ai pas honte. Pourquoi devrais-je avoir honte ? La plupart des filles de mon âge avec une poitrine comme la mienne sont fourrées au silicone, tout le monde le sait. Honte de quoi, je te le demande ? Elle fouilla dans la pile de sous-vêtements. —Tu penses qu'ils ont quelque chose que je pourrais mettre sans mourir comprimée ? —Eh bien, essaye toujours les brassières de sport. Par contre, ça n'est pas très esthétique. On appelle ça l'effet mono-sein, remarquai-je tout en examinant un soutiengorge en dentelle noire. La lingerie affriolante n'était pas vraiment indiquée dans mon état. Trop suggestive. Je songeais aux baisers. A celui de Patch. Je fermai les yeux et me rejouai encore et encore cette soirée passée ensemble. Sa main sur ma jambe. Ses lèvres sur mon cou. Vee me tira de ma rêverie en me jetant un string turquoise avec imprimé léopard. —Ça t'irait comme un gant. Evidemment, il faudrait que tu aies des fesses comme les miennes pour le remplir. Quelle mouche m'avait piquée ? J'avais été à deux doigts de l'embrasser. D'embrasser ce type qui s'insinuait à loisir dans mes pensées. Qui m'avait sauvée d'une chute mortelle du haut de l'Archange - de cela, j'en étais certaine, même si je n'avais aucune explication cohérente. Avait-il suspendu le cours du temps ? M'avait-il rattrapée au vol ? Car s'il pouvait communiquer par la pensée, peutêtre... oui, peut-être était-il capable de choses plus incroyables encore. Ou alors, je commençais à perdre l'esprit. Cette idée me glaça le sang. Le morceau de papier qu'il m'avait glissé n'avait pas quitté ma poche, mais il était hors de question que je me rende à cette fête. Cette attirance avait beau me plaire secrètement, le sentiment de mystère et de malaise qui l'enveloppait devenait insupportable. Je résolus de me débarrasser de cette obsession pour Patch. Une sorte de régime purgatoire. Le problème, c'est que le seul régime que j'aie jamais tenté s'était très mal terminé. J'avais essayé de tenir un mois entier seins chocolat. J'avais fini par craquer au bout de deux semaines et engloutir plus de tablettes que je n'en aurais consommé en trois mois. J'espérais que mon régime anti-Patch ne se solderait pas par le même échec. —Qu'est-ce que tu fabriques ? demandai-je à Vee, soudain attirée par son geste répétitif. —A ton avis ? Je décolle les étiquettes « -50 % » et je vais les recoller sur les autres. À moi la nouvelle collection à prix cassés. —Tu ne peux pas faire ça ! De toute façon, quand tu passes en caisse, ils scannent les code-barres, les réductions apparaissent automatiquement. —Les code-barres ? Ils ne scannent pas les codebarres, ici, balbutia-t-elle, hésitante. —Si, je t'assure. Mieux valait mentir que risquer des ennuis pour tentative de fraude... —Tiens, regarde ça, lui dis-je en lui lançant un morceau de satin. Elle s'en saisit et le déplia. C'était une petite culotte brodée de crabes minuscules. On aurait dit des morpions. —C'est officiellement le truc le plus répugnant que j'aie jamais vu. Par contre, j'aime bien ce soutien-gorge noir que tu tiens. Tu devrais le prendre. Va payer, je fouille encore un peu. Après avoir réglé mon achat, je songeai que des articles plus anodins m'aideraient à me changer les idées. Je me dirigeai du côté des crèmes pour le corps. Tout en humant le parfum d'une lotion appelée « Rêve angélique », je perçus la sensation d'une présence familière. J'avais l'impression qu'on m'avait renversé de la glace dans le dos. La même impression électrique et glaciale que m'évoquait la présence de Patch. Vee et moi étions les deux seules clientes dans le magasin, mais au travers de la vitrine j'aperçus une silhouette encapuchonnée qui se glissait dans l'ombre d'un auvent, de l'autre côté de la rue. De nouveau troublée, je demeurai quelques instants figée. Rassemblant mes esprits, je partis chercher Vee. —Filons d'ici. Elle retournait le contenu d'un bac de nuisettes. —Oh, regarde ça. Des pyjamas en flanelle, à moitié prix ! J'ai besoin d'un pyjama en flanelle. —Je crois que je suis suivie, annonçai-je en surveillant la vitrine du coin de l'œil. —Patch ? demanda-t-elle en levant la tête. —Non. Regarde, de l'autre côté de la rue. —Je ne vois personne, marmonna-t-elle en fronçant les sourcils. Une voiture était passée, bloquant mon champ de vision durant une fraction de seconde. —Il ou elle a dû entrer dans la boutique d'en face. —Qu'est-ce qui te fait dire qu'il ou elle te suivait ? —Un pressentiment. —Ça ressemblait à quelqu'un qu'on connaît? Parce que si ton suspect est un croisement entre Fifi Brindacier et la Méchante Sorcière de l'Ouest, c'est le signalement de Marcie Millar. —Non, ça n'était pas Marcie, répondis-je, les yeux toujours rivés sur le trottoir opposé. Samedi soir, en allant chercher cette barbe à papa, j'ai remarqué quelqu'un, qui m'observait. C'est la même personne. —Tu plaisantes ? Et pourquoi ne m'as-tu rien dit plus tôt ? Qui est-ce, alors ? Le plus angoissant, c'était que je n'en avais pas la moindre idée. J'élevai la voix pour interpeller la vendeuse. —Y a-t-il une autre sortie ? —Seulement pour les employés, dit-elle en levant le nez de son tiroir. —C'est une fille ou un garçon ? reprit Vee. —Je ne pourrais pas te le dire. —Et à ton avis, pourquoi cette personne te suit? Qu'est-ce qu'elle veut ? —Me faire peur. C'était la seule explication plausible. —Mais pourquoi ? —Encore une fois, je n'en sais rien. Il faudrait créer une diversion, lui dis-je. —Mmmh, ma spécialité... Donne-moi ta veste en jean. —Pas question, répliquai-je furieusement. On ignore de qui il s'agit. Je ne te laisse pas sortir dans la rue avec ma veste. Et si cette personne était armée ? —Parfois, Nora, ton imagination me terrifie. Certes, j'allais un peu loin en admettant qu'un assassin fut à mes trousses. Mais les événements bizarres de ces derniers jours me faisaient craindre le pire. —Je sors la première, proposa Vee. Si la personne me suit, tu la prends en chasse. Je me dirige en haut de la butte, vers le cimetière. On finira par la coincer et lui demander des explications. Quelques instants plus tard, Vee quitta la boutique, engoncée dans ma veste en jean. Elle avait attrapé au passage mon parapluie rouge et le tenait serré contre elle, afin de dissimuler sa chevelure. Bien qu'elle fût plus grande et plus ronde que moi, notre suspect mordit à l'hameçon. Tapie derrière le portant de pyjamas, je le vis aussitôt lui emboîter le pas. Malgré l'allure androgyne qu'induisaient son pull trop large et son jean, la démarche était bel et bien féminine. J'en étais certaine. Lorsque Vee et sa poursuivante disparurent au coin de la rue, je sortis. Dehors, le crachin s'était changé en averse. Année du second parapluie, je m'élançai sur le trottoir d'un pas pressé, évitant les trombes d'eau à l'abri des auvents. Je sentais le revers de mon jean se détremper. J'aurais dû penser à mettre des bottes. Derrière moi, au-delà du quai, l'océan prenait des teintes argentées. Je longeai les boutiques qui se succédaient jusqu'au pied d'une butte verdoyante. En haut de la pente, je distinguai le portail en fer noir du cimetière municipal. J'ouvris la portière de la Neon, enclenchai le dégivrage et mis les essuie-glaces en route. Quittant le parking, je bifurquai à gauche et accélérai dans la montée sinueuse. Les arbres du cimetière surgirent alors, avec leurs branches menaçantes qui paraissaient s'animer derrière le ballet incessant des essuie-glaces. Dans la brume, le marbre blanc des monuments tranchait sur le gris des tombes, qui se fondait dans l'atmosphère lugubre. Sorti de nulle part, un objet rouge heurta le pare-brise, juste à la hauteur de mes yeux, puis rebondit par-dessus le toit de la voiture. J'écrasai la pédale de frein et la Neon dérapa avant de s'arrêter sur le bas-côté. Je sortis du véhicule et en fis le tour, cherchant ce qui m'avait percutée. Je ne compris pas immédiatement ce que je venais d'apercevoir. Mon parapluie rouge avait atterri dans un buisson. Il était tordu, comme vrillé sous la violence du choc. Au travers du crépitement de la pluie, je perçus un sanglot étouffé. — Vee? Je me retournai, protégeant mes yeux du rideau de pluie tandis que j'examinais les alentours. En voyant une silhouette qui gisait à terre, je me mis à courir. —Vee ! m'écriai-je en me laissant tomber près d'elle. Recroquevillée sur le côté, les genoux ramenés contre sa poitrine, elle gémit. —Que s'est-il passé ? Est-ce que ça va ? Tu peux bouger? Je relevai la tête et clignai des yeux, aveuglée par les gouttes. Réfléchis, Nora, réfléchis ! Mon téléphone ! Il était resté dans la voiture. Je devais appeler les secours. —Je vais chercher de l'aide, lui soufflai-je. Agrippant ma main, elle marmonna quelque chose. Je me penchai sur elle, ravalant mes larmes. —Que s'est-il passé ? C'était la personne qui te suivait ? C'est elle qui t'a fait ça ? Que t'a-t-elle fait ? Vee murmura quelque chose d'inintelligible, que j'interprétai comme « sac ». En effet, son sac à main avait disparu. —Tout ira bien, lui dis-je, luttant pour garder mon calme. Un mauvais pressentiment venait de m'assaillir et je tâchai de l'ignorer. J'étais certaine que l'agresseur de Vee et l'inconnu du parc de Delphic n'étaient qu'une seule et même personne. Néanmoins, je me sentais affreusement coupable. J'avais mis Vee en danger. Me ruant vers la voiture, je saisis mon portable et composai le numéro des secours. D'une voix proche de l'hystérie, je criai : —Il nous faut une ambulance. Mon amie a été agressée ! 11. Le lundi s'écoula dans une atmosphère irréelle. Je passai d'un cours à un autre, attendant la fin de la journée. En début de matinée, j'avais appelé l'hôpital. Vee devait entrer en salle d'opération car sa fracture du bras nécessitait une intervention chirurgicale. Je ne pouvais donc pas la voir avant la fin de l'après-midi, après son réveil et son transfert dans une chambre individuelle. Je voulais entendre sa version des faits le plus vite possible, avant qu'elle ait eu le temps de les oublier ou les enjoliver. Le moindre détail me permettrait peut-être d'assembler les pièces du puzzle et de découvrir l'identité de l'agresseur. Au fil des heures, mes pensées me menèrent de Vee à cette fille, en face de Victoria's Secret. Qui pouvait-elle être ? Et que voulait-elle ? Cette attaque n'était-elle qu'une étrange coïncidence ? J'avais pourtant bel et bien vu cette inconnue la prendre en chasse, et mon instinct me trompait rarement. Si seulement j'avais pu apercevoir son visage... Une veste à capuche et un jean, sous une lumière grisâtre et derrière un rideau de pluie... impossible de la reconnaître. Au fond, il aurait aussi bien pu s'agir de Marcie Millar. Mais quelque chose me disait que je ne tenais pas la bonne personne. Je récupérai mon livre de biologie dans mon casier et rejoignis le labo. Patch n'était pas encore là. Il avait pour habitude d'arriver à la dernière minute, mais ce jour-là, la sonnerie retentit et le cours commença sans qu'il eût pointé le bout de son nez. J'observai le siège vacant à côté du mien, tandis qu'une petite voix me soufflait que son absence pouvait être liée à l'agression de Vee. Quelle coïncidence, il manquait les cours le lendemain même de l'incident? Impossible d'ignorer ce frisson d'angoisse ressenti juste avant d'apercevoir cette mystérieuse silhouette de l'autre côté de la rue. Il annonçait généralement la présence de Patch. J'essayai de me raisonner. Il y avait mille explications plausibles. Un rhume. Une panne sur la route. Voire une partie de billard trop lucrative, Chez Bo, pour lui préférer un cours sur la complexité du corps humain. —Un instant, Nora, s'il te plaît, me dit le Coach, m'interpellant à la sortie du cours. Je me tournai, remontant impatiemment la bretelle de mon sac sur mon épaule. —Oui? —Mlle Greene est passée avant le cours et m'a demandé de te remettre ceci, dit-il en me tendant une feuille pliée en quatre. —Mlle Greene ? répétai-je en prenant la missive. Aucun de mes profs ne portait ce nom-là. —C'est la nouvelle psychologue de l'établissement. Elle remplace le Dr Hendrickson. Je jetai un regard à la lettre. Chère Nora, Suite au départ du Dr Hendrickson, tu continueras tes séances avec moi. J'ai noté que tu avais manqué les deux dernières avec le Dr H. Je souhaiterais que tu viennes me voir après les cours, afin que nous puissions faire connaissance. J'ai informé ta mère par courrier de ce changement. Bien à toi, Mlle Greene —Merci, dis-je au Coach, tout en repliant la lettre en huit pour la glisser dans ma poche. Dans le couloir, je me mêlai à la foule des élèves quittant le lycée. Mais plus moyen d'y couper : je devais aller la voir. Je zigzaguai entre les corridors menant au bureau du Dr Hendrickson. Déjà, une nouvelle plaque de cuivre remplaçait l'ancienne sur la porte de bois sombre. Mlle P. Greene, Psychologue Je frappai et quelques instants plus tard, la porte s'ouvrit sur Mlle Greene. Sa peau était lisse et laiteuse, ses yeux, d'un bleu ultramarin. Elle avait des lèvres pulpeuses et de fins cheveux blonds qui lui arrivaient à la taille. Une raie stricte tirée exactement au milieu de son crâne surmontait l'ovale parfait de son visage. Elle portait des lunettes papillons turquoise sur le bout du nez, une jupe crayon à chevrons gris et un chemisier en soie rose. Sa silhouette gracile n'en était pas moins féminine. Je ne lui donnais pas six ans de plus que moi. —Tu dois être Nora Grey, la photo de ton dossier est très ressemblante, s'exclama-t-elle en me serrant vigoureusement la main. Sans être impoli, le ton était brusque. Professionnel. Elle s'écarta et me fit signe d'entrer. —Je peux t'offrir quelque chose à boire ? De l'eau, un jus de fruit ? —Qu'est-il arrivé au Dr Hendrickson ? —Il a pris une retraite anticipée. J'avais depuis longtemps l'œil sur ce poste, j'ai donc sauté sur l'occasion. Jusque-là, j'étais en Floride, mais je suis originaire de Portland et ma famille y habite encore. Je suis contente d'avoir pu me rapprocher d'eux. Je jetai un regard au bureau exigu. Il avait radicalement changé depuis mon dernier rendez-vous, quelques semaines auparavant. Les grandes bibliothèques étaient maintenant chargées de volumes d'aspect académique, mais classique, avec des tranches de couleurs neutres et des caractères dorés. Du temps du Dr Hendrickson, les rayonnages étaient décorés de cadres photo, mais aucun cliché ne témoignait de la vie privée de Mlle Greene. Sur la fenêtre, la plante verte du précédent occupant avait repris de la vigueur. Quelques jours avec Mlle Greene avaient suffi à lui rendre son énergie. Face au bureau se trouvait un fauteuil recouvert de tissu rose à motif cachemire et quelques cartons de déménagement traînaient encore dans un recoin. —J'ai commencé vendredi, expliqua-t-elle en suivant mon regard. Tout est sens dessus dessous. Assieds-toi. Je m'installai dans le fauteuil rose et posai mon sac à mes pieds. Rien dans cette pièce ne trahissait sa personnalité. Plusieurs dossiers s'empilaient sur sa table de travail - ni rangée, ni vraiment désorganisée -, près d'une tasse contenant un reste de thé. Pas le moindre parfum, ni désodorisant ne flottait dans l'air. L'écran de son ordinateur était éteint. Se penchant sur un meuble de rangement, elle tira un dossier vierge en carton et y inscrivit mon nom en majuscules au marqueur noir. Elle le plaça près de celui rédigé par Dr Hendrickson, une chemise en carton tachée de café. —J'ai passé le week-end à me familiariser avec les cas de mon prédécesseur. Entre nous, son écriture me donne la migraine, j'aime autant recopier ses notes puisqu'il n'a rien informatisé. Qui fait encore du travail manuscrit, de nos jours ? Elle s'installa dans son fauteuil pivotant, croisa les jambes et m'adressa un sourire aimable. —Eh bien, pourquoi ne pas me faire l'historique de tes sessions avec le Dr Hendrickson ? J'ai eu du mal à déchiffrer ses commentaires. Je crois que vous parliez de tes impressions concernant le nouvel emploi de ta maman. —Il n'est pas vraiment nouveau. Elle est en poste depuis un an. —Avant, elle était femme au foyer, c'est bien ça ? Et après le décès de ton père, elle a pris un emploi à plein temps, dit-elle en examinant sa feuille. Elle travaille pour une société de vente de biens, il me semble ? Apparemment, elle coordonne toutes les ventes du secteur littoral. J'imagine qu'elle est souvent en déplacement ? —Nous désirions garder notre maison - c'est une ancienne ferme, dis-je, sur la défensive. Si elle avait accepté un travail plus proche, nous n'aurions pas pu rembourser l'emprunt. Les sessions avec le Dr Hendrickson ne m'avaient jamais particulièrement emballée. Mais je me surpris à lui en vouloir de m'avoir abandonnée aux mains de Mlle Greene. Me forgeant peu à peu une opinion, je remarquai qu'elle prêtait une attention spécifique aux détails. Elle semblait déterminée à remuer ma vie de fond en comble. —Mais tu dois te sentir seule, dans cette grande maison. —Notre femme de ménage vient tous les après-midi et elle reste avec moi jusqu'à neuf ou dix heures du soir. —Mais une femme de ménage ne remplace pas une mère. Je jetai un regard envieux à la porte que je ne pris même pas la peine de le dissimuler. —Tu as une amie proche ? Un copain ? Quelqu'un à qui parler lorsque la femme de ménage ne... suffit plus ? Elle plongea un sachet de thé dans sa tasse et la porta à ses lèvres. —J'ai une excellente amie, répondis-je, aussi évasive que possible. Moins j'en dirais, plus vite je sortirais d'ici et plus vite je pourrais rejoindre Vee. —Un copain ? insista-t-elle, les sourcils levés. —Non. —Tu es une jolie fille. J'imagine que tu dois susciter l'intérêt des garçons. —Ecoutez, repris-je en tâchant de rester calme. Le Dr Hendrickson et moi avons déjà eu ce genre de conversations l'an dernier. Remettre le couvert avec vous ne me fait aucun bien. J'ai l'impression de replonger dans le passé et de revivre ces moments pénibles. Oui, c'était tragique ; oui, c'était affreux et je lutte chaque jour pour l'accepter. Mais ce dont j'ai vraiment besoin, c'est de passer à autre chose. En haut du mur, le tic-tac de la pendule résonnait dans le silence. —Eh bien, poursuivit-elle enfin avec un sourire forcé, il est intéressant d'avoir ton point de vue, Nora. Pour moi, c'est le plus important. J'en prendrai note dans ton dossier. Souhaites-tu qu'on aborde un autre sujet ? —Ça ira, merci, dis-je d'un air enjoué, pour mieux lui prouver que tout allait bien. Elle parcourut le reste des feuillets. Je n'avais aucune idée de ce que le Dr Hendrickson avait pu y consigner et, à vrai dire, je n'avais pas l'intention de m'attarder pour le savoir. —Je ne voudrais pas me montrer impolie, repris-je en attrapant mon sac à dos, mais je dois partir à seize heures. —Ah? Pas question de mentionner l'agression de Vee. —J'ai une recherche à faire, à la bibliothèque, mentis-je. —Pour quelle matière ? —La biologie, répondis-je, saisissant la première chose qui me vint à l'esprit. —Puisqu'on parle des cours, tout se passe bien, de ce côté-là ? —Parfaitement. —Tes notes sont excellentes. Il est inscrit là que tu donnes des cours de soutien à ton binôme de biologie, Patch Cipriano, précisa-t-elle, attendant ma confirmation. Pourquoi cette information se trouvait-elle dans le dossier du psychologue ? —Nous n'avons pas encore pu nous voir... Problèmes d'emploi du temps, ajoutai-je avec un geste vague. Elle rassembla les feuilles en une pile ordonnée et les replaça dans sa nouvelle pochette. —Je préfère t'avertir : je vais discuter avec M. McConaughy des paramètres d'applications pour ces « cours de soutien ». Je souhaiterais qu'ils aient lieu ici, dans l'enceinte de l'établissement, sous la surveillance directe d'un professeur ou d'un membre du personnel éducatif. Je ne veux pas que tu rencontres Patch à l'extérieur du lycée et surtout pas seule. Je sentis la chair de poule gagner mon bras. —Pourquoi ? Que se passe-t-il ? —Je ne peux pas aborder le sujet. Seule la certitude de me mettre en danger pouvait motiver une telle interdiction. «Je ne veux pas t'effrayer», m'avait dit Patch en parlant de son passé, sur la plateforme de l'Archange. Mlle Greene se leva pour ouvrir la porte et la bloqua avec sa hanche menue. —Merci d'être venue me voir. Je ne voudrais pas te retenir, conclut-elle avec un sourire forcé. En sortant de son bureau, j'appelai aussitôt l'hôpital. L'intervention était terminée, mais Vee se trouvait toujours en salle de réveil et ne pourrait pas recevoir de visite avant dix-neuf heures. Mon portable indiquait seize heures. Je rejoignis le parking et grimpai dans ma Fiat, espérant tuer le temps en travaillant à la bibliothèque. Penchée sur mes livres, je ne vis pas les heures passer. Lorsque mon ventre se mit à gargouiller, je songeai au distributeur automatique situé à l'entrée du bâtiment. Le reste des devoirs attendrait, mais je devais encore rédiger un article pour le webzine, une critique de la représentation d'Othello. A la maison, il fallait des heures à mon antique IBM connecté en bas débit pour charger les pages, je préférais m'épargner une crise en utilisant l'ordinateur de la bibliothèque. Une fois mon article bouclé, je me mettrais en quête de nourriture. Je rassemblai mes affaires et me dirigeai vers l'ascenseur. Bloquant les portes, je sortis mon portable et composai le numéro de l'hôpital. —Bonjour, dis-je à la réceptionniste. Mon amie est en salle de réveil. On m'avait dit que je pourrais la voir, ce soir. Son nom est Vee Sky. Je l'entendis tapoter sur son clavier. —Il semblerait qu'on la transfère dans sa chambre d'ici une heure. —A quelle heure se terminent les visites ? —Vingt heures. —Merci. Je raccrochai et pressai le bouton du troisième, l'ascenseur se mit en marche. Je me dirigeai vers les archives, espérant que d'autres critiques de théâtre m'inspireraient. —Excusez-moi, demandai-je à la bibliothécaire. Je cherche d'anciens numéros du Portland Press. Plus précisément la rubrique culturelle. —Nous ne conservons pas d'archives de ce journal, répondit-elle. Mais je crois qu'on peut les consulter sur leur site Internet. Le labo multimédia se situe au fond du couloir à gauche, derrière vous. Je m'installai derrière l'un des postes du labo, prête à me lancer dans ma critique, lorsque j'eus une idée. Comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ? Jetant un bref regard par-dessus mon épaule, je tapai les mots « Patch Cipriano » sur la barre de Google. Ça semblait tiré par les cheveux, mais après tout, je trouverais peut-être un article mentionnant son nom, qui m'éclairerait quant à son mystérieux passé. Un blog, qui sait ? Je fronçai les sourcils. Aucun résultat. Pas de blog. Pas même une page sur Facebook ou MySpace. On aurait pu croire qu'il n'existait pas. —Qu'est-ce que tu caches, Patch ? murmurai-je. Qui es-tu réellement ? Une demi-heure plus tard, les yeux fatigués, j'étendis ma recherche de critiques à tous les périodiques du Maine. Un lien vers le journal du lycée privé de Kinghorn apparut. Il me fallut quelques secondes pour faire le rapprochement : c'était l'ancien lycée d'Elliot. Sur un coup de tête, je décidai d'y jeter un œil. Si cette école était aussi prestigieuse que le prétendait Elliot, leur journal serait sans doute de bonne facture. Passant en revue leurs archives, je cliquai au hasard sur l'édition du 21 mars de cette année. Presque immédiatement, l'un des titres attira mon attention : UN ÉLÈVE ENTENDU DANS L'AFFAIRE DU MEURTRE DE KINGHORN Oubliant les critiques de théâtre, j'approchai ma chaise, ma curiosité piquée au vif. Un élève de seconde du lycée de Kinghorn a été entendu, dans le cadre de l'affaire renommée «La pendue de Kinghorn », puis relâché. Le corps de Kjirsten Halverson, âgée de dix-huit ans, avait été retrouvé dimanche matin pendu à un arbre dans le sous-bois du campus de Kinghorn. La police avait aussitôt interpellé Elliot Saunders, seize ans, dernière personne à avoir vu la victime le soir de sa mort. J'eus du mal à digérer l'information. Elliot ? Interrogé dans une affaire de meurtre ? Halverson travaillait comme serveuse au restaurant le Blind Joe. Selon les enquêteurs, Saunders aurait été aperçu en compagnie de la jeune femme sur le campus, tard dans la soirée de samedi. Saunders a été relaxé lundi, après la découverte d'une lettre de suicide dans l'appartement d'Halverson. — Tu trouves des choses intéressantes ? Je sursautai. En me retournant, j'aperçus Elliot appuyé contre la porte du labo. Les yeux légèrement plissés, les lèvres à peine pincées. Je me sentis blêmir. Je déplaçai discrètement ma chaise pour dissimuler l'écran. —Je... Je terminai simplement mes devoirs. Et toi? Qu'est-ce que tu fais là ? Tu es là depuis longtemps ? Je ne t'ai pas entendu. Impossible de contrôler ma voix. Elliot s'écarta du chambranle et entra dans le labo. Sans le quitter des yeux, je cherchai à tâtons le bouton de l'écran. —J'essayais de terminer la critique d'une pièce que je dois rendre au rédac' chef avant ce soir. Je parlais beaucoup trop vite. Où était ce fichu bouton? Elliot jeta un regard autour de moi. —C'est ça que tu cherches, alors ? Des critiques de théâtre ? J'effleurai un interrupteur et j'entendis le moniteur s'éteindre. —Et toi, tu as besoin d'une info ? demandai-je en désignant l'ordinateur éteint. —Je passais dans le couloir et je t'ai aperçue. Quelque chose te tracasse ? Tu sembles nerveuse. —Euh... sans doute un peu d'hypoglycémie, balbutiaije en fourrant mes affaires dans mon sac. Je n'ai rien avalé depuis le déjeuner. Elliot attrapa la chaise du poste voisin et l'approcha de mon bureau. S'asseyant face au dossier, il se pencha vers moi. Trop près. Bien trop près. —Je peux peut-être te donner un coup de main ? Je m'écartai. —Oh, c'est vraiment gentil, mais je crois que je vais laisser tomber pour l'instant. Il faut que je mange quelque chose. C'est l'heure de faire une pause. —Laisse-moi t'inviter à dîner. Il y a un petit resto au coin de la rue. —Merci, mais ma mère m'attend. Elle était en déplacement cette semaine et rentre ce soir. Je me levai, cherchant à m'éloigner, mais il tira son portable de sa poche et tendit le bras, me rattrapant pair la taille. —Appelle-la. Baissant les yeux vers le téléphone, je cherchai un prétexte. —Je n'ai pas le droit de sortir la veille des cours. —On appelle ça mentir, Nora. Dis-lui que tu as un exposé à terminer et que tu dois rester une heure de plus à la bibliothèque. Ça ne changera pas grand-chose. Dans sa voix perçait une agressivité que je ne lui connaissais pas. Il me dévisageait, le regard froid, la mâchoire serrée. —Ma mère n'aime pas que je sorte sans prévenir avec quelqu'un qu'elle ne connaît pas. Son sourire était figé. —Je pensais pourtant que tu n'étais pas du genre à obéir aux règles. Samedi soir, tu étais à Delphic avec moi. Mon sac sur l'épaule, j'agrippai nerveusement la bretelle, sans répondre. Je le frôlai avant de quitter la pièce d'un pas pressé, sachant pertinemment que s'il rallumait l'écran de l'ordinateur, il verrait la page que je consultais. Mais je ne pouvais plus l'en empêcher. En me rapprochant du bureau des archives, je risquai un coup d'œil derrière moi. Au travers des cloisons vitrées, je vis que le labo multimédia était vide. Je revins sur mes pas, tout en m'assurant qu'il ne réapparaissait pas au bout du couloir, et pressai le bouton de l'écran. La page de l'article concernant le meurtre était toujours affichée. Après l'avoir imprimée, je le rangeai dans ma chemise en carton et me dirigeai aussitôt vers la sortie. 12. Mon portable se mit à vibrer dans ma poche et, vérifiant qu'aucune bibliothécaire ne me regardait, je décrochai. —Maman ? —Bonne nouvelle ! s'exclama-t-elle. Les enchères se sont terminées plus tôt que prévu. Je suis partie avec une heure d'avance et je ne devrais plus tarder. Où es-tu ? —Je ne t'attendais pas si tôt ! Je quitte seulement la bibliothèque. Alors, New York ? —C'était... long, dit-elle en riant, mais elle semblait fatiguée. J'ai hâte de te retrouver. Je cherchai des yeux une horloge. Je voulais encore faire un crochet par l'hôpital avant de rentrer. —Ecoute, repris-je. Je dois passer voir Vee. J'aurais peut-être quelques minutes de retard. Mais promis, je me dépêche. —Bien sûr, répondit-elle, cachant mal sa déception. J'ai eu ton message ce matin, concernant son opération. Tu as des nouvelles ? —L'intervention est terminée. Ils vont la transférer dans une chambre individuelle. —Nora, souffla-t-elle, submergée par l'émotion. Je suis tellement soulagée que tu n'aies rien. Je n'aurais pas supporté qu'il t'arrive quelque chose. Surtout depuis que ton père... Je suis contente que tout aille bien pour nous deux, reprit-elle après un silence. Embrasse Vee pour moi. Et à tout à l'heure ! —A ce soir, Maman. Je longeai le préau du centre hospitalier de Coldwater, une bâtisse en brique sur trois niveaux. Franchissant les portes battantes, je m'arrêtai à l'accueil pour obtenir des nouvelles de Vee. On m'informa qu'on l'avait montée dans sa chambre une demi-heure auparavant. Plus que quinze minutes avant la fin des visites. Au premier étage, je poussai la porte de la chambre 107. —Vee ? soufflai-je d'une voix étranglée. Je l'aperçus, allongée sur le lit, son bras dans le plâtre posé sur sa poitrine. —Hé ! repris-je en remarquant qu'elle était réveillée. —J'adore les anesthésiants, soupira-t-elle d'un air béat. Vraiment. C'est dingue. C'est encore mieux que le cappuccino d'Enzo. Hé, ça rime. Le cappuccino d'Enzo. C'est un signe. J'ai toujours su que je serai poète. Je te compose un autre poème ? Je suis la reine de l'improvisation. —Euh... Une infirmière entra et s'affaira autour de Vee et de sa perfusion, —Est-ce que tout va bien ? lui demanda-t-elle. —Oublions la poésie. Je suis plutôt du genre comique. Une petite blague ? —Hein ? dis-je en la regardant, interloquée. L'infirmière leva les yeux au ciel. —Ça recommence. —Vous voulez entendre une blague vaseuse ? répéta Vee. —Dis toujours. —Mettez vos bottes et c'est parti ! —On va peut-être y aller doucement sur les antalgiques, proposai-je à l'infirmière. —Trop tard. Je viens de lui en administrer une nouvelle dose. Vous verrez, d'ici dix minutes, ça vaudra le détour, ajouta-t-elle avant de quitter la pièce. —Alors ? demandai-je à Vee. Le verdict ? —Verdict ? Mon médecin est un gros mou. Un Oompa Loompa. Et ne me regarde pas comme ça. Pour sa dernière visite, il s'est mis à faire la danse des canards. Et il s'empiffre de chocolat. Il semble montrer une préférence pour les animaux. Tu sais, ces lapins tout en chocolat qu'ils vendent dans les magasins, pour Pâques ! Voilà ce que le Oompa Loompa a englouti pour son dîner, avec quelques Smarties pour faire passer le tout. —Par verdict, je voulais dire..., rectifiai-je avec un signe à l'équipement médical autour d'elle. —Ah. Eh bien, un bras en miettes, un traumatisme crânien, accompagnés d'un assortiment de plaies, égratignures et ecchymoses. Heureusement pour moi, j'ai des réflexes. J'ai pu esquiver et éviter le pire. Je suis un vrai chat. Catwoman. Invulnérable. D'ailleurs, s'il a pu m'amocher un peu, c'est uniquement à cause de la pluie. Tu sais que les chats ont horreur de l'eau. Ça nous déstabilise. C'est notre Kryptonite. —Je suis tellement désolée. C'est moi qui devrais être sur ce lit d'hôpital, pas toi. —Et me priver de mes drogues ? Ttt ttt. Pas moyen. —La police a une piste ? —Rien. Nada. Zilch. —Aucun témoin ? —Dans un cimetière au milieu d'une averse ? remarqua Vee. Les gens normaux étaient chez eux. Elle avait raison. Les gens normaux restaient chez eux. Mais Vee et moi étions dehors, ainsi que cette mystérieuse inconnue qui l'avait suivie dans la rue. —Que s'est-il produit, exactement ? —Je m'approchais du cimetière, comme convenu, quand soudain j'ai entendu des bruits de pas qui me rattrapaient. Je me suis retournée, puis tout s'est passé très vite. Je l'ai vu sortir un revolver et se jeter sur moi. Comme je l'ai expliqué à la police, dans ces moments, ça n'est pas le pragmatisme qui règne. On ne se dit pas : « Regarde bien son visage », mais plutôt : « Bon Dieu de bon Dieu, ce barjo va me descendre ! » Le type a poussé un grognement et m'a frappée trois ou quatre fois avec la crosse, avant de filer avec mon sac. —Attends un peu, intervins-je, perplexe. C'était un homme ? Tu as aperçu son visage ? —Evidemment que c'était un homme. Il portait des lunettes de ski, mais il m'a semblé apercevoir ses yeux. Gris foncé. Je crus que mon cœur avait cessé de battre. Le même individu... Celui qui s'était jeté sur le capot de la Neon. Maintenant, j'en étais certaine. Je ne l'avais pas rêvé : Vee venait de me le prouver. Et toutes les traces de l'accident, qui avaient semblé se volatiliser... cela non plus, je ne l'avais peut-être pas inventé. Non seulement ce type était bien réel, mais il se promenait toujours dans la nature. Si les dégâts de la Neon n'avaient pas été le fruit de mon imagination, que s'était-il passé ce soir-là ? Ma vision, ou mes souvenirs avaient-ils été... altérés ? En quelques secondes, une myriade de questions se bousculèrent dans ma tête. Que cherchait-il ? Avait-il un rapport avec cette fille, aperçue à travers la vitrine? M'attendait-il, cet après-midi-là? Puisqu'il portait unmasque, son geste était donc prémédité. Il savait où me trouver, et il ne voulait pas être reconnu. —A qui avais-tu dit que nous irions faire des courses ? lui demandai-je brusquement. —À ma mère, soupira-t-elle en réajustant un oreiller derrière sa nuque pour se redresser. —Et c'est tout ? Personne d'autre ? —Il se peut que j'ai mentionné ça en présence d'Elliot. Mon sang se glaça. —Tu en as parlé à Elliot ? —Et alors ? —Il faut que je t'avoue quelque chose, expliquai-je d'une voix calme. Tu te souviens de l'autre soir, quand tu m'as prêté ta voiture pour rentrer chez moi et que j'ai percuté un chevreuil ? —Oui ? répondit-elle en fronçant les sourcils. —Ça n'était pas un chevreuil. C'était un homme. Avec des lunettes de ski. —C'est du délire, souffla-t-elle. Tu es en train de me dire que cette agression n'était pas un hasard ? Que ce type m'en voulait ? Non, attends. C'est à toi qu'il en voulait. Je portais ta veste. Il m'a prise pour toi ! Je restai figée, comme si tout mon sang s'était refroidi d'un coup. —Tu es certaine de n'avoir rien dit à Patch? demanda-t-elle après un silence. Parce qu'en y réfléchissant bien, il me semble que ce type avait sa stature. Grand, mince, baraqué, et un peu sexy, si on oublie qu'il cherchait à me tuer. —Patch a les yeux noirs, pas gris, remarquai-je, parfaitement consciente d'avoir confié nos projets à Patch. —Au fond, il avait peut-être les yeux noirs, impossible de m'en rappeler, poursuivit-elle en haussant les épaules, l'air peu convaincu. Tout s'est passé si vite. Mais je suis formelle en ce qui concerne le revolver. Il était braqué sur moi. Je remuai les pièces du puzzle. En admettant qu'il ait attaqué Vee, il l'aurait donc vue sortir de la boutique portant ma veste et prise pour moi. S'apercevant qu'il suivait la mauvaise personne, dans un geste de colère, il s'était jeté sur elle avant de disparaître. Mais j'imaginai mal Patch frapper Vee. Ça ne collait pas. Et puis d'ailleurs, n'était-il pas censé se trouver à une fête, quelque part sur la côte, ce soir-là ? —Ton agresseur aurait-il pu ressembler à Elliot ? Visiblement engourdie par les anesthésiants, elle mit un temps à digérer la question. J'entendais presque ses neurones travailler. Je dirais dix kilos de moins et cinq centimètres de plus qu'Elliot. C'est entièrement de ma faute. Je n'aurais jamais dû te laisser sortir du magasin avec ma veste sur le dos. —Arrête tes bêtises, répliqua-t-elle, en étouffant un bâillement. Mais plus j'y pense, plus je vois des similitudes entre Patch et l'agresseur. Exactement la même carrure. Même démarche déterminée. Quel dommage que son dossier scolaire soit vide ! Il nous faut une adresse. Quadriller son quartier. Trouver une gentille mamie dans son voisinage et la persuader de pointer une webcam depuis sa fenêtre sur la maison de Patch. Parce que quelque chose ne tourne pas rond. —Et tu crois réellement que Patch aurait pu faire une chose pareille ? demandai-je, toujours dubitative. —Je suis convaincue qu'il cache quelque chose, dit-elle en se mordant la lèvre. Quelque chose de grave. Ça, je ne pouvais le nier. —Mmh, j'ai des fourmillements dans tout le corps. C'est agréable, souffla-t-elle en se glissant dans son lit. —Nous n'avons pas son adresse, repris-je, mais nous savons où il travaille. —Tu penses à la même chose que moi ? En dépit de son état apathique, son regard s'illumina un bref instant. —Vu notre dernière bonne idée, j'espère que non. A vrai dire, nous devons perfectionner notre technique d'enquête. Si on ne s'en sert pas correctement, autant ne pas s'en servir, c'est ce que disait le Coach. Il faut découvrir le passé de ce garçon. Peut-être que si on en fait un exposé, le Coach nous donnera quelques points de bonus. J'en doutais beaucoup, d'autant qu'avec Vee, notre « enquête » avait toutes les chances de prendre une tournure illégale. Sans parler du fait que tout cela n'avait aucun rapport avec la biologie. Le sourire que Vee m'avait arraché disparut aussitôt. J'avais beau tourner cette affaire en dérision, la peur ne se dissipait pas pour autant. Le type aux lunettes de ski rôdait toujours, prêt à frapper de nouveau. Et après tout, Patch aurait fort bien pu jouer un rôle dans toute cette histoire. L'inconnu masqué avait fait son apparition le lendemain de notre rencontre. Ça n'était peut-être pas une coïncidence. L'infirmière passa la tête dans l'embrasure de la porte. —Il est vingt heures, les visites sont terminées, me ditelle en tapotant sa montre. —Je m'en vais, répondis-je. Avant de partir, je voulais mettre Vee au courant du meurtre de Kinghorn, auquel Elliot était peut-être mêlé. M'assurant que l'infirmière avait disparu au fond du couloir, je fermai la porte derrière elle pour ne pas être interrompue. Mais en m'approchant du lit de Vee, je m'aperçus que les médicaments avaient déjà fait effet. —Ah, marmonna-t-elle avec un soupir d'aise. Les médicaments agissent... Attention, c'est parti... Cette sensation de chaleur... Au revoir, la douleur. —Vee... —Une petite blague ? —Ecoute, c'est très important... C'est au sujet d'Elliot. —Tu veux entendre une blague mouillée ? —Hein ? —Enfile un maillot et on y va ! s'exclama-t-elle en éclatant d'un rire hystérique. Inutile d'insister. —Appelle-moi demain, quand tu sortiras de l'hôpital. Oh, et avant que j'oublie, dis-je en ouvrant mon sac à dos, je t'ai apporté les cours. Où veux-tu que je les pose ? —Là-bas, répondit-elle en désignant la poubelle. Ça ira très bien. Sur le chemin du retour, un ciel sans étoiles annonçait la pluie. Sans surprise, la bruine se mit à tomber tandis que je garais ma Fiat. Je fis basculer la porte du garage et la refermai à clé. En entrant dans la cuisine, j'aperçus une lumière à l'étage. Quelques instants plus tard, ma mère dévala l'escalier et me serra dans ses bras. Avec ses cheveux bruns ondulés et ses yeux verts, elle est à peine plus petite que moi, mais nous avons à peu près la même silhouette. Son odeur, c'est le parfum qu'elle porte depuis des années. —Je suis si contente que tu sois indemne, me soufflat-elle. Indemne... pour l'instant, pensai-je. 13. Le lendemain soir, vers sept heures, j'entrais dans le parking bondé du Borderline. Après plus d'une heure de supplications, les parents de Vee avaient finalement accepté de nous laisser fêter sa sortie de l'hôpital, autour de quelques fajitas et daiquiris sans alcool. C'était du moins la version officielle. Officieusement, nous étions en mission. Une fois la Neon garée sur le dernier emplacement libre du parking, je coupai le contact. —Franchement, Nora..., me dit-elle avec une moue dégoûtée en saisissant les clés que je lui tendais. Tu as de ces auréoles sous les bras. —C'est l'angoisse, répliquai-je. —Sans blague ? Oh, je sais à quoi tu penses, poursuivitelle, les lèvres pincées en me voyant jeter un œil à la portière. Et la réponse est non. Un non ferme et catégorique. —Tu ne sais rien du tout. —Ben tiens ! —Je t'assure, je n'avais pas l'intention de filer. Pas la moindre. —Menteuse ! Patch étant de repos le mardi, Vee m'avait persuadée d'en profiter pour interroger ses collègues. Le plan était simple : m'approcher du bar comme une fleur, faire de l'œil (façon Marcie Millar) au serveur, puis glisser subtilement le nom de Patch. Il me fallait une adresse. Des infos concernant d'éventuelles arrestations. Découvrir s'il pouvait avoir un lien, même ténu, avec notre agresseur. Et surtout savoir ce que cet inconnu masqué et cette mystérieuse fille me voulaient. J'ouvris mon sac à main, vérifiant qu'il contenait toujours ma liste. D'un côté, les détails à demander concernant Patch. De l'autre, des répliques pour charmer le barman. En cas de besoin. —Hein ? Quoi ? s'exclama Vee, Qu'est-ce que c'est que ça ? —Rien, rétorquai-je en repliant le papier. Elle tenta de me l'arracher, mais je l'enfouis aussitôt au fond de mon sac. —Règle numéro un : pour flirter, on ne prend pas d'antisèches ! —Eh bien, disons que c'est l'exception qui confirme la règle. —Ça ne confirme rien du tout. Elle attrapa deux sacs du supermarché à l'arrière de la voiture et se servit de son bras valide pour me les lancer, alors que je refermais la portière. —Qu'est-ce que c'est ? demandai-je. Ils étaient noués, mais même sans en voir le contenu, je distinguai la forme caractéristique d'un talon aiguille qui menaçait de transpercer le plastique. —Une paire de stilettos, en 39. Ce sont les accessoires qui font le personnage. —Je ne sais pas marcher avec des talons hauts. —Ce ne sont pas des talons hauts. —Et tu appelles ça comment ? —Des douze centimètres. Les talons hauts s'arrêtent à dix. —Formidable. En admettant que j'échappe à une entorse, il me faudrait parader avec une démarche aussi chaloupée que bancale pour charmer les collègues de Patch. —Ah, j'allais oublier, reprit Vee devant l'entrée du restaurant, j'ai invité une ou deux personnes à se joindre à nous. Tu sais, plus on est de fous... —Qui ? demandai-je, devinant déjà la réponse avec un malaise certain. —Jules et Elliot. Avant même que j'aie pu lui dire tout le bien que je pensais de son idée, elle poursuivit : —Bas les masques : j'ai comme qui dirait... commencé à sortir avec Jules. Enfin, juste comme ça. —Quoi ? —Tu verrais sa maison... Bruce Wayne peut aller se rhabiller. Soit ses parents dirigent un cartel de la drogue en Colombie, soit ils sont naturellement blindés. Je ne les ai pas encore rencontrés. Soufflée, j'ouvris la bouche et la refermai, incapable de prononcer un mot. —Depuis quand ? balbutiai-je enfin. —Juste après ce petit déjeuner fatidique, au Bistro d'Enzo. —Fatidique ? Plus que tu ne l'imagines... J'espère qu'ils sont arrivés les premiers et ont réservé une table, remarqua Vee en jetant un œil à la file d'attente qui se formait dans le vestibule. Je n'ai aucune envie de poireauter. Je suis à deux doigts de l'inanition. J'attrapai Vee par le coude intact et la pris à part. —Ecoute, il faut que je te dise quelque chose. —Je sais, je sais. Tu penses qu'il y a une infime possibilité pour qu'Elliot soit mon agresseur. Eh bien, selon moi, tu te trompes de cible. Et après ce soir, je suis certaine que ta petite enquête me donnera raison. Je t'assure, Nora, je cherche tout autant que toi à découvrir l'identité de ce type. Peut-être même davantage. J'en fais une affaire personnelle. Et puisqu'on en est aux confidences, voici la mienne : garde tes distances avec Patch. Juste au cas où. —Si tu sais ce que tu fais..., répliquai-je sèchement. Mais il y a autre chose. Je suis tombée sur un article... Les portes du Borderline s'ouvrirent. Un souffle chaud, aux parfums d'agrumes et de coriandre, nous parvint, accompagné du chant de Mariachis qui s'échappait des haut-parleurs de la salle. —Bienvenue au Borderline, nous lança la réceptionniste. Désirez-vous une table pour deux ? Dans l'entrée, relativement sombre, Elliot se tenait debout derrière elle. Nos regards se croisèrent. Son sourire et ses yeux détonnaient. Ils me donnaient la chair de poule. —Mesdemoiselles, dit-il en se frottant les mains. Vous êtes resplendissantes, comme toujours. —Où est ton complice ? Vee jeta un regard inquisiteur au restaurant, où des lanternes en papier ornaient le plafond. Une représentation naïve d'un petit village mexicain s'étalait sur deux murs et les banquettes mises à la disposition des clients en attente d'une table étaient prises d'assaut. Je ne vis Jules nulle part. —Mauvaise nouvelle, expliqua Elliot. Mon acolyte est malade, vous devrez vous contenter de ma présence. —Malade ? Malade comment ? C'est un peu facile ça, « malade », ronchonna Vee. —Malade, du genre ça sort par tous les trous. —Épargne-nous les détails, répliqua-t-elle avec une moue répugnée. Jules et Vee ensemble ? Je n'arrivais toujours pas à y croire. Ce garçon renfermé, boudeur, ne lui avait pas témoigné le moindre intérêt. Et l'idée qu'ils passent du temps seuls tous les deux me dérangeait fortement. De lui, je ne connaissais qu'une attitude hautaine et désagréable. Mais j'étais certaine d'une chose : il fréquentait assidûment Elliot. La serveuse attrapa trois cartes sous son pupitre et nous mena à une table si proche des cuisines que la chaleur des fours irradiait au travers de la cloison. A notre gauche se trouvait un chariot chargé des différents types de sauce. A notre droite, une baie vitrée couverte de buée donnait sur le patio. Ma blouse collait déjà à ma peau humide, mais mon abondante transpiration était davantage liée à la nouvelle concernant Jules et Vee qu'à la chaleur ambiante. —Ça vous convient? demanda la serveuse en désignant le box. —Parfait, répondit Elliot en se débarrassant de son blouson en cuir. J'adore cet endroit, ajouta-t-il. J'ignore ce qui est le plus torride : la température de la pièce, ou la cuisine. —Vous êtes des habitués! s'exclama-t-elle. Puis-je vous proposer des nachos, avec notre nouvelle sauce au piment Jalapeno ? —Pimentons un peu les choses, dit Elliot avec un sourire entendu. Comment avais-je pu le croire au-dessus de Marcie Millar? Comment avais-je pu lui témoigner la moindre sympathie ? Maintenant que je le savais mêlé à cette histoire de meurtre, je n'osais imaginer combien de cadavres il cachait encore dans son placard. La serveuse lui jeta un regard intéressé. Je reviens tout de suite avec les nachos. Ma collègue viendra prendre votre commande dans quelques instants. Vee se glissa la première sur la banquette. Je m'installai à côté d'elle et Elliot s'assit face à moi. Il ne me quittait pas des yeux, une lueur sinistre brillant dans les siens. De la rancœur, peut-être. Avait-il vu l'article que je consultais à la bibliothèque ? —Le violet te va vraiment bien, remarqua-t-il avec un signe de tête en direction du foulard que je venais d'ôter. Ça fait ressortir tes yeux. Pensant qu'il s'agissait d'un compliment, Vee me fit du pied sous la table. —Alors, repris-je avec une amabilité forcée. Pourquoi ne nous parles-tu pas de ton ancien lycée ? —Oh oui, renchérit Vee. Y a-t-il des clubs ? Des sociétés secrètes ? Comme dans les séries télés ? —Pas grand-chose à raconter. C'était juste une bonne école, rien d'extraordinaire, dit-il en se plongeant dans la lecture du menu. —Une entrée, ça vous tente ? Je vous l'offre. —Si c'est un si bon lycée, pourquoi avoir changé? insistai-je en le regardant fixement. Une fraction de seconde, je crus voir sa mâchoire se contracter. —Pour les filles. Je me suis laissé dire qu'elles étaient beaucoup plus jolies, dans le coin. Et la rumeur est confirmée, ajouta-t-il avec un clin d'œil qui me glaça le sang. —Dommage que Jules ne t'ait pas suivi. Nous aurions pu être les Quatre Fantastiques de Coldwater. En mieux. Les Quatre Fabuleux. —Les parents de Jules sont obsédés par la scolarité de leur fils. Et encore, c'est un euphémisme. Je vous jure, ce type est un cerveau. Personne ne lui arrive à la cheville. —J'avoue, je ne suis pas le dernier des idiots. Je m'en sors plutôt bien en cours. Mais Jules sera toujours premier en tout. C'est un dieu des études. —Je n'ai jamais vu ses parents, murmura Vee d'un air rêveur. Quand je vais chez lui, ils sont soit au bureau, soit en déplacement. —Ils travaillent beaucoup, acquiesça-t-il en se concentrant sur la carte. Impossible pour moi de lire son regard. —Qu'est-ce qu'ils font ? Elliot porta son verre d'eau à ses lèvres et but lentement. J'eus l'impression qu'il gagnait du temps, cherchant une réponse crédible. —Commerce de diamants. Ils sont souvent en Afrique et en Australie. —J'ignorais que l'Australie était un pays producteur, remarquai-je. —Idem, ajouta Vee. D'ailleurs, j'étais presque certaine qu'on ne trouvait pas de diamant en Australie. —Dans ce cas, pourquoi habiter le Maine ? Pourquoi ne pas s'établir directement en Afrique ? —Alors, qu'est-ce que vous prenez ? poursuivit-il, fasciné par la carte. Je crois que les fajitas de bœuf valent le détour. —S'ils sont dans les diamants, ils doivent s'y connaître en bagues de fiançailles. J'ai toujours rêvé d'un gros solitaire, soupira Vee. Je lui donnai un coup de pied et elle répondit par un coup de fourchette. —Aïe, m'écriai-je. Notre serveuse s'arrêta devant notre table pour nous proposer quelque chose à boire. Elliot nous jeta un regard interrogateur. —Coca light pour moi, dit Vee. Je demandai un verre d'eau avec une rondelle de citron. La serveuse revint et Vee en profita pour me rappeler d'un second coup de fourchette qu'il était temps de mettre la première phase de notre plan à exécution. —Vee, dis-je entre mes dents, ça t'ennuierait de m'accompagner aux toilettes ? Car soudain, toute cette machination ne me plaisait plus du tout. Je ne voulais pas l'abandonner aux mains d'Elliot. Il fallait que je l'avertisse du meurtre de Kjirsten Halverson, et trouver un moyen d'échapper pour toujours à ces deux garçons. —Et si tu y allais toute seule ? C'est un bien meilleur plan, ajouta-t-elle en insistant sur le dernier mot, avec un signe de tête vers le bar. —J'en avais l'intention, mais je crois finalement qu'il vaudrait mieux que tu viennes avec moi. —Ah les filles..., commenta Elliot avec un grand sourire. Qu'est-ce qui se passe dans ces toilettes pour que vous soyez génétiquement incapables d'y aller seules ? Allez, soufïla-t-il en se penchant vers nous, il doit y avoir une raison secrète. Je vous donne cinq dollars à chacune si vous me le révélez. Dix si vous me laissez vous accompagner pour me montrer exactement de quoi il retourne. —Espèce de pervers ! Et toi, n'oublie pas ça, ajouta Vee en me tendant les sacs contenant mon costume. Elliot fronça les sourcils. —Poubelles, expliqua Vee. Le container était plein à la maison et ma mère m'a demandé de les jeter. Il parut sceptique, mais Vee ne sembla pas s'en soucier. Je me levai, mes sacs à la main, ravalant ma frustration. En nage, je slalomai entre les tables et me dirigeai vers les toilettes. Entre les murs ocre à la décoration un peu chargée, la chaleur devenait insupportable. Puisque je ne pouvais échapper au plan, mieux valait m'en débarrasser le plus vite possible. En regagnant la table, je prétexterai une urgence pour filer. Et d'accord ou non, Vee me suivrait. Après m'être assurée que les toilettes étaient bien désertes, je fermai la porte derrière moi et passai en revue le contenu des sacs : Une perruque blonde platine, un push-up violet, un bustier noir, une minijupe à sequins, des bas résilles rose fuchsia et les stilettos. Je remballai aussitôt le bustier, le push-up et les bas résilles et troquai mon jean pour la minijupe. Par-dessus mon rouge à lèvres, j'appliquai une généreuse couche de gloss. —Tu peux le faire, affirmai-je à mon reflet, en rebouchant le tube de gloss et en pinçant les lèvres. Comme Marcie Millar : embobiner les hommes et les faire parler. Si elle y parvient avec son QI de poisson rouge, ça ne peut pas être si compliqué. Je retirai mes ballerines et les rangeai dans l'un des sacs, que je dissimulai sous les lavabos. —D'ailleurs, poursuivisse à voix haute, il n'y a rien de répréhensible à mettre sa fierté de côté lorsque c'est nécessaire. Et puis, si on y réfléchit, obtenir des réponses pourrait devenir une question de vie ou de mort. Car Nora, quelqu'un te veut du mal. Je scrutai les escarpins. En fin de compte, ils n'étaient pas si laids. A vrai dire, je les trouvais même plutôt sexy. Voilà de quoi relever le coefficient de séduction à Coldwater, pensai-je en les enfilant, avant de m'entraîner à marcher le long des toilettes. Quelques minutes plus tard, je m'effondrai sur un tabouret devant le bar. Le serveur me jeta un regard dubitatif. —Seize ans ? demanda-t-il. Dix-sept ? Lui en avait bien dix de plus. Les cheveux bruns, coupés très court, il portait un anneau à l'oreille droite, un T-shirt blanc et un Levi's. Il n'était pas mal... sans être extraordinaire. —Je ne veux pas d'alcool, lui criai-je pour couvrir la musique et le brouhaha ambiants. J'attends simplement quelqu'un et d'ici, on aperçoit mieux l'entrée du restaurant. J'ouvris mon sac et sortis ma liste de questions, que je posai sur le bar, sous une salière. —Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il avec un signe de tête, tout en s'essuyant les mains sur un torchon. —Oh rien, répondis-je innocemment en déplaçant la salière au milieu de la feuille. C'est une... liste de courses, ajoutai-je en voyant son air sceptique. Ma mère m'a chargée de lui ramener certaines choses en rentrant. J'étais supposée le séduire. Devenir Marcie Millar. Il me dévisageait, mais son regard n'était pas dédaigneux. —Après cinq ans derrière un comptoir, dit-il, on apprend à repérer les menteurs. —Je ne suis pas une menteuse. Bon, il m'arrive de déguiser la vérité, mais ça ne fait pas de moi une menteuse. —On dirait plutôt une journaliste. —J'écris pour le webzine du lycée, expliquai-je, avant de me mordre la langue, songeant que les reporters inspiraient rarement la confiance. —Mais je ne travaille pas ce soir, repris-je pour rectifier le tir. Je suis là pour m'amuser, pas pour trouver un sujet. Je ne cherche pas d'information. Rien de tout ça. Après un silence gênant, je décidai de me jeter à l'eau. Je m'éclaircis la gorge : —Vous employez beaucoup de lycéens, pour des petits boulots ? —Quelques-uns, oui. Des serveuses, des plongeurs... Ce genre de jobs. —Vraiment? m'exclamai-je. Qui, par exemple? J'en connais peut-être certains. Il observa le plafond d'un air absent en se grattant le menton. A ce train-là, je n'apprendrais pas grand-chose. Et il me restait peu de temps. Elliot aurait déjà pu empoisonner le Coca light de Vee. —Patch Cipriano ? risquai-je. Il travaille ici ? —Patch ? Exact. Deux soirs par semaine, plus les week-ends. —Il était là, dimanche soir ? insistai-je, tâchant de dissimuler mon empressement. Patch m'avait parlé d'une fête, sur la plage, mais aurait pu changer ses plans. Si quelqu'un confirmait sa présence au restaurant, je pourrais l'innocenter avec certitude. —Dimanche ? répéta-t-il en se grattant de plus belle. Hmm, je finis par confondre. Demande plutôt aux serveuses, elles sont bien placées pour s'en souvenir, vu qu'elles passent leur temps à le reluquer. Il me sourit, pensant peut-être que j'allais compatir. —Vous n'auriez pas accès à son contrat, par hasard ? —Un contrat qui stipulerait son adresse. —Je ne crois pas, non. —Simple curiosité : savez-vous s'il est possible d'être engagé ici quand on a un casier judiciaire ? —Un casier? s'exclama-t-il en éclatant de rire. Tu plaisantes ? —Enfin, même un petit quelque chose comme une interpellation, ou un délit quelconque ? Il posa les mains à plat sur le bar et se pencha en avant, l'air sévère. Je sentis que la plaisanterie avait assez duré. —Non. —Bien. C'est... heu... rassurant. Je me redressai sur le tabouret et sentis mes cuisses coller au vinyle. Si la règle numéro un de la séduction était « pas de liste », la règle numéro deux aurait dû être : « pas de transpiration ». —Sauriez-vous si Patch a déjà reçu une interdiction d'approcher quelqu'un ? poursuivis-je, après un coup d'œil à mon pense-bête. S'il a été condamné pour harcèlement ? Je sentais le barman s'agacer et j'étais déterminée à envoyer toutes mes questions avant qu'il ne me fasse déguerpir - ou pire, qu'il me mette dehors pour comportement suspicieux. —A-t-il une copine ? lâchai-je finalement. —Demande-le-lui toi-même, répondit le barman. En voyant sa mine réjouie, je paniquai. —Il... n'est pas censé travailler aujourd'hui... n'est-ce pas ? Le jeudi est son jour de congé ! Ma voix semblait avoir gagné une octave. —Normalement oui, mais ce soir il remplace Benji, qui a une péritonite. —Vous voulez dire qu'il est ici ? En ce moment même ? Je jetai un regard à la salle, plaquant les mèches de ma perruque sur mes tempes. —Il est reparti en cuisine il y a quelques minutes. Je dégringolai aussitôt du tabouret. —Euh, je crois que j'ai laissé le moteur de la voiture tourner. Mais j'ai été ravie de vous rencontrer, lui lançaije en me précipitant vers le couloir. Enfermée dans les toilettes, appuyée contre la porte, je tentai de reprendre mon souffle. Puis je m'approchai d'un lavabo et m'aspergeai le visage d'eau fraîche. Avec un pareil numéro d'actrice, il semblait évident que mon interrogatoire lui reviendrait aux oreilles. C'était une catastrophe. J'en serais non seulement mortifiée, mais pire encore : un garçon aussi mystérieux que lui n'apprécierait guère que l'on fourre son nez dans ses affaires. Comment réagirait-il en l'apprenant ? Et finalement, je me demandais bien ce que j'étais venue faire au Borderline. Car j'étais profondément convaincue que Patch n'était pas l'inconnu aux lunettes de ski. S'il n'était pas impossible que ses secrets soient dangereux ou malsains, les agressions masquées n'étaient pas son genre. Je fermai le robinet et relevai la tête. Le visage de Patch m'apparut sur le reflet du miroir. Je poussai un cri et me retournai. Son sourire habituel avait disparu et il n'avait visiblement plus envie de rire. —Qu'est-ce que tu fais ici ? m'exclamai-je. —Je travaille. —Je veux dire dans les toilettes. Tu ne sais pas lire ? Le signe sur la porte... —Je commence à avoir l'impression que tu me suis. Où que je sois, je te trouve derrière moi. —Vee et moi voulions sortir, expliquai-je. Elle était à l'hôpital. Mon agressivité rendait ma culpabilité encore plus évidente. —Je ne pensais pas tomber sur toi, poursuivis-je. Je croyais que c'était ton jour de congé. Et qu'est-ce que tu sous-entends par « je te trouve derrière moi ? ». Son regard dur, inquisiteur, n'en perdait pas une miette et guettait mes moindres réactions. — I l y a une raison à cette perruque ridicule ? Je l'ôtai aussitôt et la jetai près du lavabo. —Il y a une raison à ton absence ? Tu as manqué deux jours de cours. J'aurais juré qu'il éluderait, mais Patch répondit : —Tournoi de paintball. Qu'est-ce que tu fabriquais au bar? —Je discutais avec le barman. C'est interdit ? M'appuyant d'une main sur la vasque, je levai un pied pour retirer un escarpin. Je me baissai légèrement et la liste de questions s'échappa de mon décolleté. Je me mis à genoux pour la ramasser, mais il fut plus rapide. J'eus beau essayer de la lui arracher, il la tenait trop haut. —Rends-moi ça. —Patch a-t-il un casier? lut-il. Patch a-t-il été condamné pour harcèlement ? Lorsqu'il éclata de rire, je sus qu'il avait vu la ligne suivante. —Patch a-t-il une petite amie ? lut-il à voix haute avant de ranger la liste dans la poche de son jean. J'étais tentée d'aller la repêcher, même à cet endroit-là. S'adossant aux lavabos, il plongea ses yeux dans les miens. —Si c'est des informations que tu veux, pourquoi ne pas t'adresser à moi directement ? —Ça, dis-je avec un geste en direction de sa poche, c'était une blague. C'est Vee qui a inventé tout ça. C'est entièrement sa faute, ajoutai-je soudain inspirée. —Nora, je reconnais ton écriture. —Bon, ça va, capitulai-je, cherchant en vain une explication valable. —Je n'ai pas de casier et je ne suis pas connu des services de police. —Une copine ? pressai-je, la tête haute, me persuadant que la réponse - quelle qu'elle fut - m'indifférait. —Ça ne te regarde pas. —Depuis que tu as cherché à m'embrasser, lui rappelaije, ça me regarde. Un sourire espiègle se dessina au coin de ses lèvres. J'avais l'impression qu'il se remémorait ce baiser avorté dans les moindres détails. Y compris mon soupir, aussi sonore qu'embarrassant. —Une ex, reprit-il après un silence. Mon cœur fit un bond : pouvait-il s'agir de cette fille, aperçue à Delphic ? Elle aurait pu me surprendre en compagnie de Patch et en conclure qu'il y avait quelque chose entre nous ? Si elle avait encore des sentiments pour lui, il semblait logique que sa jalousie la pousse à me suivre. Certaines pièces du puzzle se mettaient soudain en place. Jusqu'à ce que Patch ajoute : —Mais elle n'est plus là. —Comment ça, elle n'est plus là ? —Elle a disparu. —Tu veux dire... qu'elle est morte ? Il ne répondit pas et mon malaise ne fit que s'amplifier. Je n'aurais jamais songé à cela. Patch avait eu quelqu'un dans sa vie... et l'avait perdue. La poignée de la porte des toilettes s'agita, me rappelant que je l'avais fermée à clé. Mais alors... Comment Patch était-il entré ? Avait-il un passe ? Ou s'était-il glissé sous la porte, comme un nuage de fumée ? Quelle que soit l'explication, je n'avais aucune envie de l'entendre. —Je dois retourner travailler, dit-il en me détaillant des pieds à la tête, s'attardant plus longuement sur mes hanches. Jolie jupe. Jambes... mortelles. Avant que j'aie pu répliquer, il avait franchi la porte, sous l'œil espiègle d'une vieille dame qui patientait dans le couloir. —Chérie, me lança-t-elle, ce garçon m'a l'air aussi insaisissable qu'une anguille. —C'est exactement ça, marmonnai-je. Elle passa sa main dans sa chevelure grisonnante et permanentée avant d'ajouter : —Une anguille comme ça, je n'aurais rien contre, cela dit. Après m'être changée, je regagnai le box et me glissai à côté de Vee. Elliot consulta sa montre et me regarda, ahuri. —Désolée d'avoir été si longue. Qu'est-ce que j'ai raté ? —Oh rien, assura Vee. On a papoté. Attendant le verdict, elle me donna un coup de genou. —Tu as manqué le serveur, répondit Elliot. Je t'ai commandé un steak saignant. Un sourire effrayant se dessina au coin de ses lèvres. Je saisis l'occasion : —A vrai dire, je crois que j'ai perdu l'appétit, grimaçaije d'un air écœuré que je n'eus même pas à feindre. J'ai dû attraper la même chose que Jules. —Oh mince ! s'exclama Vee. Ça va aller ? Je secouai la tête. —Je vais demander qu'on nous emballe nos plats, suggéra-t-elle en cherchant ses clés dans son sac. —Et moi alors ? protesta Elliot, qui cachait mal sa déception. —On remet ça ? proposa Vee. —Bien joué, Vee, pensai-je. 14. Je rentrai chez moi peu avant vingt heures. Submergée de dossiers, ma mère ne devait pas revenir avant plusieurs heures. Je m'attendais donc à trouver la maison déserte et plongée dans l'obscurité. Tournant la clé dans la serrure, je saisis la poignée à deux mains et entrepris de débloquer la porte d'un coup de hanche. Après trois tentatives, la porte céda. J'envoyai mon sac à l'aveuglette et m'escrimai pour récupérer la clé qui restait invariablement coincée depuis la visite de Patch. Dorothea l'avait-elle remarqué ? —Rends-moi ma clé, m'énervai-je avant de finalement la dégripper. Dans l'entrée, l'horloge résonna dans le silence. Je pénétrai dans le salon, avec l'intention d'allumer le poêle lorsqu'un grincement sinistre à l'autre bout de la pièce me fit sursauter. Je poussai un cri. —Nora ! s'exclama ma mère en s'asseyant sur le sofa. Mais enfin qu'est-ce qui t'arrive ? Une main sur la poitrine et l'autre appuyée contre le mur, je poussai un soupir. —Tu m'as fait une peur bleue ! —Je m'étais endormie. Si je t'avais entendue rentrer, je t'aurais prévenue. —Quelle heure est-il ? demanda-t-elle, désorientée, en passant la main dans ses cheveux. Reprenant mon souffle, je m'effondrai sur le fauteuil le plus proche. J'avais cru apercevoir la silhouette aux lunettes de ski. Maintenant que j'étais certaine de son existence, j'éprouvais le besoin de tout raconter à ma mère, depuis l'accident de la Neon jusqu'à l'agression de Vee. Un dangereux individu me harcelait. Il faudrait d'abord changer les serrures, avertir la police... La présence d'un agent au coin de la rue me tranquilliserait grandement. —Ecoute, ma chérie, dit brusquement ma mère, j'attendais le moment idéal pour t'en parler, mais je pense qu'il ne se présentera jamais. —Que se passe-t-il ? demandai-je en fronçant les sourcils. —J'ai l'intention de vendre la maison. —Hein ? Pourquoi ? — Nora, voilà plus d'un an qu'on se bat pour joindre les deux bouts et je gagne moins que je ne l'espérais. J'ai envisagé de cumuler deux emplois, mais des journées de vingt-quatre heures n'y suffiront pas. Elle rit, mais le cœur n'y était pas. —Le salaire de Dorothea n'est pas énorme, mais c'est un trou dans notre budget. Vu la situation, il paraît logique d'opter pour quelque chose de plus petit. Ou un appartement. —Mais c'est chez nous, ici ! J'y avais tous mes souvenirs. Tous ceux de mon père. Comment pouvait-elle l'ignorer ? J'aurais fait l'impossible pour rester. —Je vais nous donner encore trois mois, mais ne te fais pas trop d'illusions... Je ne pouvais plus rien lui dire. Bientôt, elle démissionnerait, accepterait le premier emploi qui se présenterait en ville et la maison serait vendue. —Parlons d'autre chose, reprit-elle avec un enthousiasme forcé. Comment s'est passée ta soirée ? —Très bien, répondis-je d'un air morose. —Et Vee ? Est-ce qu'elle se remet ? —Elle retourne demain au lycée. Maman eut un sourire amusé. —Je n'imagine pas son désarroi si elle s'était cassé le bras droit. Elle qui adore les cours, ça lui aurait brisé le cœur... —Ha ha. Je vais me préparer un chocolat chaud. Tu en veux ? —Avec plaisir. A la cuisine, j'attrapai les tasses, le chocolat en poudre et le sucre, avant de repasser au salon. M'installant sur le rebord du canapé, je lui tendis une tasse. —Comment t'es-tu rendu compte que tu étais amoureuse de Papa? demandai-je, aussi naturellement que possible. Aborder le sujet de mon père était susceptible de déclencher un torrent de larmes que je voulais à tout prix éviter. Elle s'assit près de moi et croisa les jambes sur la table basse. —Eh bien, je n'en étais pas sûre. Jusqu'à la fin de notre première année de mariage. —Ça n'était pas vraiment la réponse que j'attendais. —Mais alors... Pourquoi t'es-tu mariée ? —Parce que je croyais être amoureuse. Et quand ça t'arrive, tu fais tout pour que ça marche, que ça devienne réalité. —Tu as eu peur ? —De l'épouser? demanda-t-elle en éclatant de rire. Oh non, c'était le plus grisant. Essayer des robes, dénicher un endroit romantique, montrer mon solitaire à tout le monde... —Est-ce que tu as déjà eu peur de lui ? poursuivis-je, songeant au sourire espiègle de Patch. —Seulement après la défaite des Patriots. Quand son équipe favorite perdait, Papa fonçait au garage et sortait sa tronçonneuse. Un automne, deux ans plus tôt, il s'était défoulé dans le bois, derrière la maison, en abattant une dizaine d'arbres, avant de les débiter. Nous n'en avions pas encore brûlé la moitié. Ma mère me fit signe de m'approcher et je me roulais en boule contre elle, posant la tête sur son épaule. —Il me manque, murmurai-je. —A moi aussi. —J'ai peur de l'oublier... Enfin, j'aimerais retrouver les souvenirs du quotidien, pas comme sur les photos, mais comme lorsqu'il préparait le petit déjeuner, en jogging, le dimanche matin. Maman glissa ses doigts entre les miens. —Tu lui ressembles tellement. Depuis toujours. —Vraiment ? dis-je en me redressant. En quoi ? —C'était un excellent élève, très doué. Il n'était ni exubérant, ni gouailleur, mais tout le monde le respectait. —Est-ce qu'il était parfois... mystérieux ? Elle parut réfléchir. —Les gens mystérieux ont souvent des choses à cacher. Ton père était très franc. —Et rebelle ? —Tu le vois comme ça ? s'exclama-t-elle, un petit rire dubitatif. Harrison Grey, le comptable le plus scrupuleux du monde... Un rebelle? JA-MAIS. Bien qu'il ait eu les cheveux longs, pendant quelque temps. Ils étaient blonds et bouclés... Ça lui donnait un look de surfeur. Evidemment, avec ses lunettes à monture d'écaillé, ça brisait le mythe. Bon, et maintenant, peut-on savoir la raison de cette conversation ? Comment expliquer à ma mère les sentiments contradictoires que j'éprouvais pour Patch ? D'ailleurs, je voyais mal comment aborder le sujet. Elle poserait les questions habituelles... A-t-il de bons résultats? Que font ses parents ? A-t-il une activité en dehors des cours ? A-t-il envie d'aller à l'université ? Ecoute Maman, je le soupçonne d'avoir un casier. Mieux valait éviter de la faire bondir. —Eh bien, il y a... ce garçon, commençai-je, incapable de réprimer un sourire en songeant à lui. Je l'ai vu assez souvent ces derniers temps, surtout en cours. —Ahh, un garçon ! s'exclama-t-elle d'un air entendu. Alors ? C'est quoi son truc ? Les échecs ? Le bureau des étudiants ? Le tennis ? —Eh bien, heu, c'est un plongeur..., proposai-je d'un ton optimiste. —Un nageur ! Il est plutôt du genre Michael Phelps ? Evidemment, question physique, j'ai toujours eu un faible pour Ryan Lochte. J'hésitai à rectifier. En y réfléchissant bien, il me semblait plus sage de ne rien dire. Patch faisait la plonge au Borderline, mais avait une carrure d'athlète. Après tout, ça aurait pu coller. Le téléphone sonna et ma mère se pencha par-dessus le canapé pour attraper le combiné. Dix secondes plus tard, elle se laissa tomber contre le dossier et se frappa le front. —Non, bien sûr, c'est sans problème. Je cours le chercher, et vous l'apporte demain matin à la première heure. —C'était Hugo ? dis-je lorsqu'elle eut raccroché. Hugo, son patron, ne l'appelait pas souvent. Il l'appelait constamment. Un jour, il l'avait même fait venir un dimanche parce qu'il était incapable de faire fonctionner la photocopieuse. —Il a oublié des papiers à remplir au bureau et voudrait que je passe les prendre. J'ai des photocopies à faire, mais je devrais être de retour dans une heure. Tu as terminé tes devoirs ? —Pas tout à fait. —Parfait, comme ça je pourrais me persuader que ce n'est pas du temps perdu, soupira-t-elle en se levant. A tout à l'heure. —Dis à Hugo qu'il te doit une augmentation. —Une grosse, renchérit-elle en riant. Une fois seule, je débarrassai la table de la cuisine et y étalai mes livres. Anglais, Histoire et Maths. Armée d'un crayon HB flambant neuf, j'ouvris le premier manuel. Quinze minutes plus tard, mon esprit se mit en grève, refusant d'ingurgiter un autre paragraphe sur les systèmes féodaux de l'Europe médiévale. Que pouvait bien faire Patch en sortant du boulot ? Ses devoirs ? J'en doutais fortement. Une pizza devant un match de base-ball ? Plausible, mais ça ne lui correspondait pas. Parier sur des parties de billard Chez Bo ? Nettement plus probable. J'étais soudain prise d'une furieuse envie de me rendre là-bas et de me justifier. Une envie aussitôt balayée par un simple détail technique : je n'en avais pas le temps. Ma mère serait rentrée avant que j'arrive sur place. D'autre part, Patch n'était pas le genre de personnes qu'on localisait facilement. Nos rencontres avaient toujours eu lieu selon ses desiderata. Pas les miens. Je grimpai à l'étage, décidée à enfiler un pyjama. J'ouvris la porte de ma chambre et m'arrêtai net. Les tiroirs de ma commode étaient grands ouverts, leur contenu éparpillé par terre. Mon lit était défait, le matelas à moitié renversé. Les portes du placard étaient dégondées. Mes livres et cadres photo jonchaient le sol. Dans le reflet de la fenêtre, je perçus un bref mouvement et fis volte-face. Entièrement vêtu de noir, il se tenait contre le mur derrière moi, le visage masqué par des lunettes de ski. Soudain incapable de réfléchir, mon cerveau ne me transmit qu'un mot : COURS ! Mais avant que j'aie pu faire un pas, il se précipita vers la fenêtre, l'ouvrit brutalement et se glissa au-dehors avec l'agilité d'un chat. Je dévalai les escaliers, m'accrochant à la rampe pour prendre la tangente vers la cuisine où je me jetai sur le téléphone. Un quart d'heure plus tard, une voiture de police s'avança dans l'allée. Encore tremblante, je repoussai les verrous de la porte et ouvris aux deux agents. L'un était trapu et grisonnant, l'autre, grand et mince, avait les cheveux presque aussi sombres que ceux de Patch, mais plus courts sur les tempes. Curieusement, il lui ressemblait un peu. Même type méditerranéen, même visage symétrique, mêmes yeux aux aguets. Ils se présentèrent. Le brun était l'inspecteur Basso, l'autre s'appelait Holstijic. —Etes-vous Nora Grey ? demanda ce dernier. Je hochai la tête. —Vos parents sont là ? —Ma mère est partie quelques minutes avant que je ne prévienne les secours. —Vous êtes seule ? J'acquiesçai. —Racontez-nous ce qui s'est passé, dit-il en croisant les bras, les jambes écartées, tandis que l'inspecteur Basso examinait le salon. —Je suis rentrée chez moi vers vingt heures et j'ai travaillé dans la cuisine. C'est en montant dans ma chambre que je l'ai vu. Tout était sens dessus dessous, il l'avait fouillée de fond en comble. —L'avez-vous reconnu ? —Il portait des lunettes de ski. Et la lumière était éteinte. —Des marques distinctives ? Tatouages ? —Non. —Taille ? Gabarit ? Bien que réticente à revivre ces secondes terrifiantes, je sollicitai ma mémoire. Le moindre détail pourrait s'avérer crucial. —Poids moyen, mais plutôt grand. Environ la même taille que l'inspecteur Basso. —A-t-il dit quelque chose ? Je secouai la tête. —Rien d'anormal, déclara Basso en revenant vers nous. Grimpant au premier, il parcourut le couloir, faisant grincer le parquet. Je l'entendis inspecter chaque pièce. —Est-ce que la porte était ouverte ou fracturée lorsque vous êtes rentrée ? demanda Holstijic en examinant les verrous de la porte d'entrée. —Non, j'ai ouvert avec ma clé. Ma mère était endormie sur le canapé. —Pourriez-vous nous montrer les dégâts ? lança Basso en se penchant dans la cage d'escalier. Suivie par l'inspecteur Holstijic, je gravis les marches et rejoignis Basso sur le seuil de ma chambre. Les poings sur les hanches, il observait la pièce. Je me tins parfaitement immobile, soudain parcourue de frissons. Mon lit était fait. Mon pyjama était roulé en boule sur mon oreiller, exactement là où je l'avais laissé le matin. Les tiroirs de la commode étaient à leur place et les cadres photo étaient disposés sur le meuble. Le coffre au pied de mon lit était fermé. Il n'y avait plus rien sur le sol. Les rideaux étaient tirés de chaque côté de la fenêtre fermée. —Vous avez vu l'intrus, c'est bien cela ? reprit l'inspecteur Basso, me dévisageant de son regard dur et perçant, habitué à déceler les mensonges. J'entrai dans ma chambre, où je ne me sentais désormais plus en sécurité. Une impression de danger, d'intimité violée régnait maintenant dans la pièce. D'une main tremblante, je désignai la fenêtre. —Quand je suis entrée, il s'est enfui par là. —Plutôt risqué comme sortie, déclara Basso en jetant un œil à l'extérieur. Il fit mine d'ouvrir la fenêtre. —Vous l'avez refermée derrière lui ? —Non. Je me suis précipitée dans la cuisine et j'ai appelé la police. —Quelqu'un l'a pourtant fermée, remarqua-t-il, les lèvres pincées, avec un regard dubitatif. —Difficile de prendre la fuite après un saut pareil, ajouta Holstijic en s'approchant. Il aurait de la chance de s'en tirer avec une jambe cassée. —Il n'a peut-être pas sauté, dis-je. Il aurait pu redescendre en s'agrippant à l'arbre. —Bon alors ? s'emporta Basso. Décidez-vous ! Il a sauté oui ou non ? Il aurait aussi bien pu vous pousser et repasser par la porte d'entrée. C'est beaucoup plus logique. C'est ce que j'aurais fait, en tout cas. Je vais vous reposer la question. Réfléchissez bien. Etes-vous certaine d'avoir vu quelqu'un dans votre chambre ? Basso ne me croyait plus. L'espace d'un instant, je fus tentée de faire de même. Que m'arrivait-il ? Ma réalité paraissait altérée. Rien de ce qui se produisait autour de moi n'était vraisemblable. Pour ne pas devenir folle, je me dis que c'était lui. L'inconnu aux lunettes de ski. Il avait tout orchestré. J'ignorais comment, mais il était responsable de tout. —Quand vos parents doivent-ils rentrer? demanda Holstijic, brisant le silence tendu. —J'habite seule avec ma mère. Elle a dû repasser au bureau. —A son retour, nous devrons vous poser des questions à toutes les deux, poursuivit-il. Il me fit signe de m'asseoir sur mon lit, mais je secouai la tête, abasourdie. —Vous avez rompu avec quelqu'un ? —Non. —Problème de drogues ? Récents ou plus anciens ? —Non. —Et votre père ? Où est-il ? —J'ai commis une erreur, je n'aurais pas dû vous appeler. Je suis désolée. Les deux policiers échangèrent un regard entendu. Holstijic se frotta les yeux, d'un air exténué. Convaincu d'avoir perdu son temps, Basso était déjà prêt à lever le camp. —On est débordés, reprit-il. Vous vous sentez de rester seule ici en attendant votre mère ? Je l'entendis à peine, incapable de quitter cette fenêtre des yeux. Comment avait-il fait ? Quinze minutes. Il n'avait pas eu davantage pour s'introduire à nouveau chez moi et tout remettre en place avant que la police n'arrive. Et je n'avais pas quitté le rez-de-chaussée. Songeant que nous nous étions trouvés seuls dans la maison, je frémis. —Vous pourrez demander à votre mère de nous appeler quand elle rentrera ? acheva Holstijic en me tendant sa carte. —Pas besoin de nous raccompagner, dit Basso, qui disparaissait déjà au bout du couloir. 15. —Tu penses qu'Elliot est l'assassin ? —Chhhut ! sifflai-je, jetant un regard au reste de la classe, m'assurant que personne ne nous avait entendues. —Excuse-moi ma belle, reprit Vee, mais ça commence à devenir grotesque. D'abord, tu te persuades qu'il m'a agressée. Maintenant, il aurait commis un meurtre. Elliot. Vraiment? Un tueur? Ce garçon est une crème. Rappelle-moi la dernière fois qu'il a oublié de te tenir la porte ? Ah oui, c'est vrai... jamais ! Allongée sur la table du labo, Vee était censée rester immobile durant cinq minutes pour notre TP de biologie. Le Coach nous avait exceptionnellement autorisés à choisir notre binôme. Vee et moi étions au fond de la salle, tandis que Patch travaillait avec un sportif du nom de Thomas Rookery, au premier rang. —Il a été entendu comme suspect, soufflai-je. Sentant sur nous le regard du Coach, je pris quelques notes sur mon polycopié. Sujet : calme ; détendu ; trois minutes trente de silence. —La police avait des raisons de penser qu'il avait un mobile et pas d'alibi. —Tu es sûre qu'il s'agit du même Elliot ? —A ton avis, combien d'Elliot Saunders étaient inscrits à Kinghorn, en février dernier ? Vee tapota son estomac du bout des doigts. —Ça me semble vraiment, vraiment difficile à croire. Et puis, quand bien même on l'aurait interrogé, ça ne fait pas de lui un coupable. Ils n'ont rien retenu contre lui. —Parce que la police a découvert une lettre de suicide rédigée par Halverson. —Qui est Halverson, déjà ? —Kjirsten Halverson, répétai-je, agacée. Cette fille qui s'est soi-disant pendue. —C'est peut-être ce qui s'est passé. Qui sait : elle en aura eu marre de la vie et décidé d'en finir en se balançant au bout d'une corde. Ça s'est vu. —Tu ne trouves pas curieux que son appartement ait présenté des traces d'effraction lorsqu'on a retrouvé cette fameuse lettre ? —A Portland, les cambriolages sont fréquents. —Je pense que quelqu'un a placé cette lettre chez elle, dans le but d'innocenter Elliot. —Qui voudrait innocenter Elliot ? Je lui servis mon regard le plus éloquent. —Alors selon toi, reprit-elle en se redressant sur son coude valide, Elliot a traîné cette fille jusqu'à un arbre, lui a passé une corde autour du cou, l'a poussée du haut d'une branche avant de s'introduire par effraction chez elle pour y déposer une fausse lettre, afin de faire croire à un suicide ? —Pourquoi pas ? Vee me rendit mon regard entendu. —La police a sûrement envisagé toutes les hypothèses. Et s'ils décident que c'est un suicide, ça me va. —Tu oublies autre chose : quelques semaines après avoir été relâché, il change de lycée. Pourquoi quitter Kinghorn pour le lycée de Coldwater ? — Ça, effectivement, c'est curieux. —Je pense qu'il tente d'échapper à son passé. En restant sur place, la culpabilité devenait insupportable. Le meurtre de Kjirsten le hantait, poursuivis-je en appuyant mon crayon sur mon menton. Je songe à faire un tour du côté de Kinghorn pour poser quelques questions. L'affaire ne remonte qu'à deux mois, elle sera encore dans tous les esprits. —Je ne sais pas, Nora... Monter un coup pareil à Kinghorn ne m'emballe pas vraiment. Elliot ne serait sans doute pas ravi de l'apprendre. —Pourquoi, s'il n'a rien à se reprocher ? répliquai-je en la regardant dans les yeux. —Et s'il ne l'est pas, il te tuera pour t'empêcher de parler. Vee arborait un sourire diabolique, mais je n'avais plus envie de rire. —Moi aussi je veux savoir qui m'a agressée, reprit-elle avec davantage de sérieux. Mais je peux te jurer que ça n'était pas Elliot. Je me suis repassé cette scène des centaines de fois. Ça ne colle pas. Pas du tout. Crois-moi. —Bon, admettons qu'Elliot ne t'ait pas attaquée, concédai-je sans pour autant l'innocenter, son comportement n'en reste pas moins suspect. D'abord, il est mêlé à une histoire de meurtre. Ensuite, il paraît bien trop gentil pour être honnête. C'est louche. Et n'oublions pas que c'est un ami de Jules. —Jules? dit Vee en fronçant tes sourcils. Qu'est-ce qu'il a à voir là-dedans ? —Tu ne trouves pas bizarre qu'à la moindre sortie de groupe, il se défile ? —Où veux-tu en venir ? —Samedi, au parc de Delphic, Jules a filé presque immédiatement aux toilettes. Tu l'as vu revenir ? Quand e suis partie, est-ce qu'Elliot l'a retrouvé ? —Non, mais j'ai mis ça sur le compte d'un problème de tuyauterie... —Hier soir, comme par hasard, il était malade, remarquai-je en passant distraitement ma gomme le long de mon nez. —Et moi je crois que tu coupes les cheveux en quatre. Il souffre peut-être d'une colopathie spasmodique. —Une colopathie spasmodique ? —Des intestins fragiles, si tu préfères. Ignorant la théorie de Vee, j'en envisageai une autre, plus complexe. Le lycée de Kinghorn se situait à plus d'une heure de route de Coldwater. Si le niveau de cette école était aussi élevé qu'Elliot le prétendait, où Jules trouvait-il le temps de faire ces allées et venues ? Je l'apercevais chaque matin sur le chemin du lycée, au Bistro d'Enzo, en compagnie d'Elliot. Sans parler du détour qu'il faisait chaque soir pour venir le chercher. Un vrai petit soldat. Mais ça n'était pas tout. D'un geste inconscient, je me mis à frotter la gomme contre mon nez. Quelque chose m'échappait, mais quoi ? —Pourquoi Elliot aurait-il tué Kjirsten ? me demandaije à voix haute. Avait-elle surpris quelque chose qu'elle n'aurait pas dû voir ? A-t-il voulu l'empêcher de parler ? —Nora, je commence à pencher pour une autre solution : t'es barge. —Il y a forcément autre chose. Un détail, que nous aurions omis. Vee me regarda comme si mes neurones partaient en fumée. —Moi, je crois que tu vois des choses qui n'existent pas. Tout ça sent la chasse aux sorcières. Et soudain, je sus ce qui m'échappait. La réponse m'avait trotté dans la tête toute la journée mais j'étais trop préoccupée pour la remarquer. L'inspecteur Basso m'avait soufflé la réponse : manquait-il quelque chose dans la pièce ? Oui : l'article mentionnant Elliot, que j'avais posé la veille sur ma commode. Or ce matin, il avait disparu. J'en étais absolument certaine. —Oh mon Dieu, murmurai-je. Elliot s'est introduit chez moi, hier soir. C'était lui ! Il a volé cet article. Il avait retourné ma chambre, où la feuille de papier était pourtant bien en vue. Sans doute pour me faire peur, peut-être même pour se venger. —Hein ? s'exclama Vee. Quoi ? —Que se passe-t-il ? interrompit le Coach en s'arrêtant devant moi. —Oui, Nora, que se passe-t-il ? renchérit-elle en faisant la grimace derrière le dos du prof. —Le sujet semble ne plus avoir de pouls, répondis-je en la pinçant. Le Coach saisit le poignet de Vee, qui posa le dos de sa main sur son front d'un air tragique et s'éventa. —Là, Nora, reprit-il. Il bat assez fort. Es-tu certaine que le sujet s'est abstenu de toute activité, y compris de parler, durant cinq minutes ? Son pouls est plus rapide que je ne l'aurais souhaité. —Le sujet peine à mettre le silence en application, intervint Vee. Et le sujet a du mal à se détendre sur une table aussi dure. Le sujet propose d'échanger les rôles, et que Nora s'y colle, ajouta-t-elle en s'appuyant sur moi pour se redresser. —Ne me faites pas regretter de vous avoir laissées ensemble, menaça-t-il. —Ne me faites pas regretter d'avoir repris l'école aujourd'hui, répondit-elle d'un ton mielleux. Le Coach lui jeta un regard mauvais avant de saisir mon polycopié presque vierge. —Le sujet assimile les TP de biologie à une overdose de sédatifs, conclut-elle. Le prof émit un sifflement strident et toute la classe se retourna vers nous. —Patch ? lança-t-il. Ça t'ennuierait de changer de place ? Il semblerait qu'un certain binôme ne fonctionne pas comme prévu. —Je... je plaisantais, balbutia Vee. Je me concentre sur le TP. —Il fallait y penser plus tôt, coupa le Coach. —Pitié, soyez magnanime, susurra-t-elle en battant des cils. —Non, répondit-il fermement en lui glissant son cahier sous le bras valide. —Désolée, me souffla-t-elle en se dirigeant vers le premier rang. Patch s'installa près de moi. Il joignit les mains sur ses genoux et me regarda avec insistance. —Quoi ? grinçai-je, agacée par son attitude. —Je repensais à tes chaussures, hier soir, murmura-t-il avec un sourire. J'éprouvais une sensation de flottement, qui semblait m'envahir dès que Patch m'approchait. Etait-elle positive ou négative ? J'étais incapable de le dire. —Comment s'est passée ta soirée ? demandai-je, d'un ton aussi neutre que possible, pour briser la glace. Il n'aurait sûrement pas oublié mon incartade de la veille. —Intéressante. Et toi ? —Pas tellement. —La séance de devoirs s'est avérée trop violente ? Il se moquait de moi. —Tu t'imagines que j'ai passé la nuit sur mes cahiers ? —Sur qui as-tu passé la nuit ? J'étais sidérée. Ébahie, je le regardai sans pouvoir répondre. —Où veux-tu en venir avec tes sous-entendus ? —Je cherche juste à connaître mes rivaux. —Grandis un peu. —Lâche-toi un peu. —Ecoute, le Coach m'a déjà dans le collimateur, alors fais-moi plaisir et concentrons-nous sur le TP. Je n'ai aucune envie de jouer les cobayes, donc, si ça ne t'ennuie pas..., dis-je en désignant la table. —Je ne peux pas, répondit-il, je n'ai pas de cœur. Préférant ignorer son mauvais esprit, je m'allongeai à contrecœur sur la table, fermant les yeux et posant mes mains sur mon estomac. —Réveille-moi dans cinq minutes. —Quelques minutes plus tard, j'entrouvris une paupière. —C'est bon, souffla-t-il. Je lui tendis mon poignet. Lorsqu'il le saisit, une vague de chaleur envahit mon bras, s'emparant de mon ventre. —Le pouls du sujet s'accélère au toucher, remarqua-t-il. —N'écris pas cela! dis-je d'un air qui se voulait indigné, mais qui semblait plutôt amusé. —Le Coach veut de la précision. —Et toi, qu'est-ce que tu veux ? Il me jeta un regard éloquent et je le sentis sourire. Je levai les yeux au ciel. Après les cours, je me rendis au bureau de Mlle Greene pour notre séance hebdomadaire. Le Dr Hendrickson avait pour habitude de laisser sa porte ouverte, invitant les élèves à entrer. Ces dernières semaines, la porte de Mlle Greene demeurait résolument close, signifiant qu'elle ne souhaitait pas être dérangée. —Nora, dit-elle en m'ouvrant la porte. Je t'en prie, assieds-toi. La pièce était enfin entièrement rangée et décorée. Elle avait installé plusieurs plantes vertes, et des reproductions de planches de botanique ornaient les murs. —J'ai beaucoup réfléchi à ce que tu m'as dit la semaine précédente, déclara-t-elle. J'en conclus que notre relation doit se baser sur une confiance et un respect mutuels. Nous n'aborderons plus le sujet de ton papa, à moins que tu n'en fasses expressément la demande. —Très bien, répondis-je d'une voix lasse. —De quoi allions-nous parler ? —Mais je dois t'avouer que je suis très déçue de ce que j'apprends... Son sourire avait disparu. Posant les coudes sur son bureau, elle se pencha vers moi en tripotant son stylo. —Je ne veux pas me mêler de tes affaires, Nora, mais je croyais pourtant avoir été claire au sujet de Patch. —Je ne lui ai pas donné de cours de soutien, répondisje, ne voyant pas bien où elle voulait en venir. D'ailleurs, je ne voyais pas non plus en quoi cela la regardait. —Samedi soir, à Delphic, Patch t'a raccompagnée chez toi et tu l'as invité à entrer, n'est-ce pas ? —Comment savez-vous tout cela ? m'exclamai-je, dissimulant mal mon indignation. —En tant que psychologue, je me dois de te conseiller, poursuivit-elle. Promets-moi d'être extrêmement prudente en présence de ce garçon. Elle me dévisagea, comme si elle attendait de ma part un serment solennel. —C'est plus compliqué que ça, répliquai-je. La personne qui devait me ramener est partie sans moi et je me suis retrouvée bloquée là-bas. Je n'avais pas le choix. Je ne cherche pas à provoquer les contacts. Je me gardai bien de lui parler de notre rencontre de la veille, même si, à ma décharge, j'avais été certaine de ne pas le croiser au Borderline ce soir-là. —Je suis ravie de l'apprendre, conclut-elle d'un air peu convaincu. Maintenant que nous avons clarifié la situation, y at-il autre chose dont tu voudrais discuter ? Un point qui te préoccupe ? Pas question d'aborder Elliot et sa probable intrusion de la veille. Cette Mlle Greene ne m'inspirait aucune confiance. Quelque chose d'indéfinissable me dérangeait chez elle. Et ses sous-entendus gratuits au sujet de Patch finissaient par m'agacer. On aurait pu croire qu'elle avait une idée derrière la tête. —Non. Je ramassai mon sac et me levai. 16. Appuyée contre mon casier, Vee gribouillait son plâtre au feutre violet. —Où étais-tu passée ? me lança-t-elle. J'ai fait le pied de grue au webzine et au CDI. —J'avais rendez-vous avec Mlle Greene, la nouvelle psy. Je faisais mon possible pour dissimuler mon angoisse, mais la vision d'Elliot s'introduisant chez moi me hantait toujours. Rien ne l'empêchait de récidiver, et d'aller plus loin cette fois-ci. —Alors? —Combien ça peut coûter un système d'alarme ? demandai-je en ouvrant mon casier. —Ne te vexe pas, mais personne ne voudrait de ta voiture, vraiment... —Pour la maison, repris-je en lui faisant les gros yeux. Je veux m'assurer qu'Elliot ne recommence pas. Elle détourna le regard et s'éclaircit la gorge. —Quoi ? m'écriai~je. —Rien, rien, répondit-elle en levant les bras. Si tu as décidé d'accuser Elliot... après tout, c'est ton droit. Ça n'en reste pas moins dingue, mais on est dans un pays libre, hein ? Je fis claquer la porte du casier et le fracas métallique résonna dans le couloir. S'il y avait bien une personne qui aurait dû me croire, c'était elle, mais je me retins de répliquer. —Je dois faire un tour à la bibliothèque et je suis assez pressée, repris-je. Sur le parking, je cherchai ma Fiat des yeux avant de soudain réaliser : ce matin-là, ma mère m'avait déposée sur le chemin du bureau. Avec son bras dans le plâtre, Vee était incapable de conduire. —Mince, s'exclama-t-elle en devinant mes pensées. On est à pied. —On va devoir marcher, répondis-je avec un regard à la route, abritant mes yeux du soleil. —Surtout, ne te gêne pas pour moi. Je t'aurais volontiers accompagnée, mais j'essaye vraiment de limiter mes visites à la bibliothèque. —Tu n'y es pas encore allée cette semaine, remarquai-je. —Non, mais la semaine n'est pas terminée, j'irai peutêtre demain. —Un jeudi ? Tu ne travailles jamais le jeudi. —Et tu m'as déjà vue bosser un mercredi ? —Pas que je me souvienne. —Eh bien voilà. Impossible d'y aller. Les traditions, ça se respecte ! Trente minutes plus tard, je gravissais les marches de la bibliothèque et filai immédiatement au labo multimédia, où j'entendais bien en apprendre davantage sur le meurtre de Kinghorn. Mais je ne trouvai rien de plus. Au début, l'affaire avait fait couler beaucoup d'encre, mais après la découverte de la lettre de suicide et la libération d'Elliot, les choses s'étaient tassées. Il était grand temps d'aller faire un tour à Portland. Fouiller les archives des journaux ne suffisait plus : une enquête sur place s'imposait. J'éteignis l'écran et appelai ma mère. —Est-ce que je dois être rentrée pour neuf heures, ce soir ? —Je préférerais, pourquoi ? —Je comptais prendre le bus pour Portland. Elle éclata de rire, comme pour souligner l'absurdité de mon idée. —Il faudrait que j'interviewe des élèves du lycée de Kinghorn, poursuivis-je. C'est pour un projet d'article. Ça n'était qu'un petit mensonge. Evidemment, j'aurais menti plus facilement si l'effraction de la veille et la visite de la police ne pesaient pas déjà sur ma conscience. En dépit de plusieurs tentatives, j'avais été incapable d'expliquer la situation. Le quotidien était suffisamment difficile à assumer... Nous avions besoin de son salaire. Un mot au sujet d'Elliot et elle aurait aussitôt démissionné. —Ecoute, il est un peu tard pour descendre en ville. Je te rappelle que tu as cours demain et il fera bientôt nuit. D'ailleurs, le temps que tu arrives, les élèves auront quitté le lycée. —Très bien, répondis-je en soupirant. En l'entendant remuer de la paperasse, je l'imaginai empêtrée dans le fil du téléphone, le combiné coincé sous le menton. —J'avais promis de venir te chercher, mais je suis encore débordée. Ça t'ennuie de rentrer à pied ? Sur le parvis de la bibliothèque, l'air était glacial, mais je me ressaisis aussitôt : j'avais une veste et deux jambes. J'étais parfaitement capable de marcher. Du moins, j'essayais de m'en persuader. L'idée de faire ce trajet seule sur la route me terrifiait, mais je n'avais pas l'intention de dormir à la bibliothèque. J'avais presque franchi les portes du bâtiment lorsque j'entendis quelqu'un m'appeler. En me retournant, je vis Marcie Millar s'approcher. —J'ai appris, pour Vee, me dit-elle sans préambule. C'est affreux, qui pourrait bien lui en vouloir ? A moins bien sûr qu'il n'ait pu faire autrement, genre légitime défense, tu vois ? Il faisait sombre, il pleuvait à verse... dans ces conditions, il serait facile de prendre Vee pour un élan... Ou même un ours, ou un sanglier. N'importe quel gros animal, d'ailleurs. —Vraiment, Marcie, j'ai été ravie de faire un brin de causette, mais il se trouve que j'ai mieux à faire, répliquaije en m'éloignant. —J'espère qu'elle n'a pas touché à ces plateaux-repas à l'hôpital, la nourriture est très grasse là-bas, à ce qu'il paraît. Et la pauvre ne peut pas se permettre de prendre du poids. —OK, lui dis-je en me retournant. Arrête ça tout de suite, ou bien je... Ma menace sonnait creux et elle le savait. —Sinon quoi ? ricana-t-elle. —Greluche ! —Dingue ! —Grue ! —Barge ! —Espèce de dinde anorexique. —Han ! s'écria-t-elle, une main sur le coeur, feignant de tituber. Vraiment, c'est censé me vexer ? Ben ça alors ! T'as rien trouvé de mieux ? Moi au moins je sais me restreindre. —Bon, ça suffit, vous deux, nous lança le vigile posté à l'entrée. Allez vous crêper le chignon ailleurs, ou je vous coince ici et j'appelle les parents. —Arrangez-vous avec elle, répliqua Marcie en me pointant du doigt. J'essayais juste d'être aimable et bam, elle m'agresse ! Je lui présentais simplement mes condoléances pour son amie. —J'ai dit « dehors ». —L'uniforme vous va comme un gant, minauda-t-elle en lui offrant son sourire le plus mielleux. —Allez, ouste, maugréa-t-il avec un signe de la tête déjà moins rude. Elle s'approcha de la sortie d'un pas léger. —Pourriez-vous m'ouvrir la porte ? Je suis un peu chargée, dit-elle en lui montrant le mince livre de poche qu'elle tenait à la main. Le vigile pressa le bouton réservé aux handicapés et les portes s'ouvrirent automatiquement. —Merci, vous êtes adorable, souffla-t-elle en lui envoyant un baiser. Je préférais ne pas la suivre. J'étais suffisamment remontée pour faire quelque chose que je pourrais regretter. Habituellement, j'évitais les insultes et les bagarres, mais pour Marcie Millar, j'aurais pu faire une exception. Tournant les talons, je me dirigeai vers l'ascenseur pour passer par le sous-sol. J'aurais aussi bien pu attendre quelques minutes que Marcie s'éloigne, mais je connaissais une autre sortie. Cinq ans plus tôt, la municipalité avait accepté qu'un bâtiment historique au cœur du centre-ville accueille la bibliothèque. Datant du XiXe siècle, cet édifice de briques ocre était doté d'une magnifique coupole et d'une terrasse, qui servait autrefois à surveiller l'arrivée de navires. Malheureusement, il lui manquait un parking. Il avait donc fallu creuser un tunnel, afin de relier la bibliothèque au parking du tribunal, de l'autre côté de la rue. Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent sur le tunnel, illuminé par des néons clignotants. Durant quelques secondes, mes jambes refusèrent d'avancer. Je venais d'avoir une vision de mon père, le soir du meurtre. S'était-il trouvé dans une rue aussi sombre et déserte que ce tunnel ? —Remets-toi, me dis-je. C'était un acte de violence isolé. Ça fait un an que tu paniques devant la moindre ruelle sombre, la moindre pièce mal éclairée, le moindre placard obscur. Tu ne peux vivre dans la crainte permanente qu'on te braque un revolver sur la tempe ! Bien décidée à lutter contre ma propre paranoïa, je m'engouffrai dans le tunnel, où l'écho de mes pas résonna sur le bitume. Changeant mon sac d'épaule, j'évaluai la durée du trajet. Etait-il vraiment judicieux de couper par la voie ferrée à la tombée de la nuit ? En songeant à des choses plus gaies, j'atténuerais peut-être mon angoisse. Au bout du tunnel, j'aperçus alors une silhouette se dessiner dans l'ombre. Le cœur battant, je me figeai. Patch me faisait face, vêtu d'un T-shirt noir, d'un jean large et de bottes à bout métallique. Avec son air roublard et son sourire trop enjôleur pour être honnête, il me donnait la chair de poule. — Qu'est-ce que tu fais là? demandai-je, repoussant une mèche de cheveux pour mieux distinguer la rampe de sortie. J'évaluai à peu près la distance qu'il me restait à parcourir, mais certains néons en panne réduisaient la visibilité. Si c'était un viol, un meurtre ou autre méfait sordide qu'il avait en tête, il avait choisi l'endroit idéal. Il s'avança vers moi et je reculai. Devant un véhicule, je saisis ma chance et me positionnai de l'autre côté de la voiture, plaçant un obstacle entre nous deux. Par-dessus le toit, Patch me jeta un regard surpris. —J'ai des questions, annonçai-je, et elles sont nombreuses. —C'est à quel sujet ? —Tous. Sa lèvre frémit et je devinai qu'il riait sous cape. —Et si mes réponses ne te conviennent pas, tu comptes détaler par là ? demanda-t-il avec un signe de tête vers la rampe de sortie. C'était plus ou moins l'idée. A un détail près : il était beaucoup plus rapide que moi. —Alors, ces questions ? —Comment savais-tu que je serais à la bibliothèque ce soir ? —Ça semblait logique. Mais sa présence ici ne pouvait être due à une simple intuition. Parfois, Patch se comportait exactement comme un prédateur. Avec ce genre d'aptitudes, il aurait fait le bonheur de l'armée ! Brusquement, il fit un mouvement sur la gauche. Je partis en sens inverse, me réfugiant derrière la voiture. Quand il s'immobilisa, je l'imitai. Nous étions face à face, lui appuyé contre le capot et moi contre le coffre. —Où étais-tu dimanche après-midi ? poursuivis-je. Est-ce que tu m'as suivie, quand je faisais des courses avec Vee ? Patch n'était peut-être pas l'inconnu masqué, mais cela ne l'innocentait pas pour autant. Il ne m'avait pas tout dit. Dès notre première rencontre, il avait caché son jeu. Depuis ce jour, plus rien n'était normal. Ça ne pouvait pas être une coïncidence. —Non. Au fait, ça s'est bien passé ? Tu as fait des achats ? —Peut-être, répondis-je, déstabilisée par sa réponse. —Quoi, par exemple ? Je réfléchis à notre après-midi. La virée shopping avait tourné court après le magasin de lingerie. J'avais dépensé trente dollars pour un soutien-gorge en dentelle noire, mais je n'avais pas l'intention de m'étendre sur le sujet. Je lui racontai mon impression d'avoir été suivie, notre plan pour découvrir le harceleur et sa terrible issue, lorsque j'avais retrouvé Vee, blessée sur le bord de la route. —Alors ? demandai-je en achevant mon récit. Quelque chose à dire là-dessus ? —Non. —Tu n'as aucune idée de ce qui a pu arriver à Vee ? —Au risque de me répéter : non. —Je ne te crois pas. —C'est parce que tu ne sais pas faire confiance aux gens, répliqua-t-il en s'appuyant à deux mains sur le capot de la voiture. On a déjà parlé de tout ça. La colère montait peu à peu. Une fois de plus, il tournait la situation à son avantage. Au lieu de me concentrer sur lui et son comportement, je devenais le sujet de la conversation. Il me rappelait que ma vie n'avait pas de secret pour lui. Il savait tout dans les moindres détails. Comme mon incapacité à me fier aux autres. Patch se précipita sur la droite. Je réglai mes mouvements sur les siens. De nouveau immobile, il fixa son regard sur moi, comme s'il cherchait à deviner mes intentions. —Que s'est-il passé dans l'Archange ? Est-ce que tu m'as sauvée ? —Si je t'avais sauvée, nous ne serions pas ici pour en parler. —Non, si tu ne m'avais pas sauvée... je serais morte. —Ça n'est pas ce que j'ai dit. —Qu'est-ce qu'il sous-entendait ? —Pourquoi ne serions-nous pas là pour en parler ? —Toi, tu serais là. Moi pas. Avant que j'aie pu saisir le sens de sa phrase, il avait plongé sur le côté. Surprise, je réagis trop tard et le laissai gagner du terrain. Plutôt que de s'immobiliser, il contourna la voiture. Je pris mes jambes à mon cou et me précipitai vers la rampe de sortie. Quelques mètres plus loin, il m'attrapa par le bras et me retourna d'un mouvement sec, me plaquant contre un poteau en béton. —Mauvais plan, souffla-t-il. Je lui jetai un regard meurtrier, sans doute atténué par ma panique grandissante. Quelque chose de sinistre transparaissait dans son sourire, qui me donna la chair de poule. —Qu'est-ce que tout ça veut dire ? grinçai-je, luttant pour paraître agressive. Pourquoi est-ce que je suis sûre d'avoir entendu ta voix dans ma tête ? Et pourquoi prétendre t'être inscrit au lycée pour moi ? —Pour admirer tes jambes d'un peu plus près. —Dis-moi la vérité. J'ai le droit de tout savoir. —Tout savoir, répéta-t-il d'un air amusé. Ça aurait un rapport avec cette menace de me « percer à jour » ? De quoi est-ce qu'on parle, là ? J'étais incapable de me le rappeler. La seule chose dont j'étais consciente, c'était de son regard de braise braqué sur moi. Cherchant à l'éviter, je me concentrai sur mes mains horriblement moites. Je les cachai aussitôt derrière mon dos. —Je dois partir. J'ai du travail. —Que s'est-il passé là-bas ? demanda-t-il en désignant du menton les ascenseurs. —Rien. Avant que j'aie pu l'en empêcher, il avait pressé sa paume contre ma main et glissé ses doigts entre les miens. —Ton poing est tout blanc, souffla-t-il en l'effleurant du bout des lèvres. Et tu avais l'air vraiment contrarié. —Laisse-moi. Je ne suis pas contrariée. Enfin, pas vraiment. Maintenant, si tu veux bien m'excuser, j'ai des devoirs à finir et... —Nora, dit-il d'un ton caressant, mais ferme, bien décidé à obtenir une réponse. —Une altercation avec Marcie Millar. L'aveu m'échappa sans que je comprenne comment. Je n'avais aucune envie de me révéler davantage. —Voilà, ajoutai-je, exaspérée. Tu es content ? Tu peux me lâcher, s'il te plaît ? —Marcie Millar ? Je tentai de récupérer ma main, mais Patch ne semblait pas de cet avis. —Tu ne connais pas Marcie ? îançai-je, ironique. Difficile à croire. Tu es sûr qu'on va au même lycée ? Tu es sûr d'avoir un chromosome Y ? —Et si tu me racontais ? —Elle a traité Vee de grosse. —Et? —Je l'ai traitée de dinde anorexique. —C'est tout ? s'exclama-t-il, s'efforçant de réprimer un éclat de rire. Pas de coups ? Pas de morsures ? De griffures ? De cheveux arrachés par poignées ? Je lui jetai un regard médusé. —Va-t-il falloir que je t'apprenne à te battre, mon ange ? —Je sais me battre, répliquai-je, la tête haute. Cette fois, il s'esclaffa franchement. —D'ailleurs, j'ai déjà pris des cours de boxe. Enfin, de kickboxing... En cours de sport... Une fois. —Allez, fais-moi voir, dit-il en me présentant sa paume ouverte. Tape aussi fort que tu peux. —La violence gratuite, ça n'est pas mon truc. —Le coin est désert, répondit-il, la pointe de ses bottes soudain collée à mes chaussures. Un type comme moi pourrait tenter d'abuser d'une jeune fille dans ton genre. Autant me montrer de quoi tu es capable. En reculant d'un pas, j'aperçus alors sa moto, un peu plus loin. — Laisse-moi te raccompagner. Je préfère marcher. —Il se fait tard et la nuit est tombée. Même si ça ne me plaisait guère, il n'avait pas tort. Mais intérieurement, j'hésitais à céder. Rentrer à pied était une idée stupide, et à présent, je me trouvais face à deux alternatives aussi peu judicieuses : accepter sa proposition, ou prendre le risque d'une rencontre plus fâcheuse encore. —Je commence à croire que tu le fais exprès. Tu sais à quel point cet engin me met mal à l'aise, soupirai-je avant d'enfiler le casque et d'enfourcher la selle. J'étais serrée contre lui, mais ça n'était pas entièrement de ma faute : la moto n'était pas vraiment spacieuse. —Il y a d'autres explications, répliqua-t-il avec un rire plus grave. Il fonça le long de la rampe de sortie. En apercevant le péage automatique du parking, qui commandait l'ouverture de barrière, je me demandai s'il allait ralentir à temps. Lorsqu'il freina brutalement, je fus projetée contre lui. Il glissa un ticket dans la fente, puis accéléra pour regagner la rue. Quelques minutes plus tard, lorsqu'il s'arrêta devant chez moi, la secousse manqua de me déséquilibrer et je me retins à lui. —Merci pour la balade, dis-je en lui tendant son casque. —Qu'est-ce que tu fais samedi ? —Mon rendez-vous habituel, répondis-je après un silence. —Habituel ? reprit-il, visiblement intéressé. —Avec les bouquins. —Annule. J'étais soudain bien plus détendue. Il émanait de lui un sentiment de chaleur, de force et surtout un parfum envoûtant, une odeur d'herbe foulée, de menthe. Le trajet à moto s'était effectué sans incident, sans angoisse et à présent, chez moi, toutes les lumières du rez-de-chaussée brillaient d'une lueur rassurante. Pour la première fois depuis le début de la journée, je me sentais en sécurité. Mais je n'oubliais pas non plus que Patch m'avait coincée à l'intérieur d'un tunnel mal éclairé et qu'il semblait me suivre partout. Nettement moins rassurant. —Je ne sors pas avec des inconnus, répondis-je. —Heureusement, moi si. Je passe te prendre à dixsept heures. 17. Une pluie glaciale avait persisté toute la journée du samedi. Assise près de la fenêtre, je la regardais grossir les flaques au milieu du jardin. Mon exemplaire corné d 'Hamlet entre les mains, le stylo derrière l'oreille et une tasse de chocolat refroidi à mes pieds, j'avais laissé le polycopié de Mme Lemon aussi blanc que lorsqu'elle nous l'avait distribué. C'était généralement mauvais signe. Ma mère était partie à son cours de yoga une demiheure plus tôt. J'avais envisagé plusieurs façons de lui annoncer mon rendez-vous avec Patch, mais je l'avais finalement laissée franchir la porte sans dire un mot. J'avais beau me répéter que je ne faisais rien de mal et qu'à seize ans il était bien naturel que je sorte, je n'aimais pas faire de cachotteries. J'allais probablement traîner ce sentiment de culpabilité toute la soirée... Génial. Lorsque la pendule sonna seize heures trente, j'abandonnai joyeusement mon livre et grimpai quatre à quatre les marches de l'escalier. J'avais occupé ma journée entre les devoirs et les tâches ménagères pour éviter de penser à ce tête-à-tête. Mais à mesure que les minutes s'écoulaient, l'appréhension gagnait du terrain. J'essayais de l'ignorer, mais le non-dit entre Patch et moi devenait insupportable. Ce baiser avorté me hantait, et tôt ou tard il faudrait y remédier. J'avais la ferme intention de m'y employer, dès ce soir. Pour tout arranger, la mise en garde de Vee résonnait dans ma mémoire comme une alarme stridente. « Tiens-toi loin de Patch. » Devant le miroir de ma coiffeuse, je procédai à un rapide état des lieux : un maquillage minimal, limité à une simple couche de mascara. Une masse de cheveux épouvantablement bouclés, mais ça n'était pas nouveau. Mes lèvres auraient eu besoin d'une petite touche de gloss, mais je me contentai de les humidifier. Une fois encore, mon esprit revint à Patch et une vague de chaleur m'envahit. Si un baiser inachevé me mettait dans un tel état, que se passerait-il après l'avoir véritablement embrassé ? Je me surpris à sourire. —Pas de quoi s'affoler, me dis-je tout haut en essayant une paire de boucles d'oreilles. De gros anneaux turquoise... bien trop voyants. Je retentai l'expérience avec des dormeuses en topaze. C'était beaucoup mieux. Je me demandais ce que Patch avait prévu. Un dîner au restaurant ? Un ciné ? —Au fond, repris-je en m'observant d'un regard nonchalant, c'est un peu comme si on révisait la biologie ensemble. Sans livre de bio et sans travailler. J'enfilai un jean slim, des ballerines assorties et improvisai un dos-nu en nouant un foulard de soie azurée autour de ma taille et derrière ma nuque. Je passai la main dans mes cheveux. Au même instant, on frappa à la porte. —J'arrive, criai-je en dévalant les escaliers. Après un dernier coup d'oeil à la glace de l'entrée, j'ouvris la porte. Deux hommes en imperméables noirs se tenaient sur le perron. —Nora Grey, dit l'inspecteur Basso. Comme on se retrouve. —Que faites-vous là? demandai-je après un silence stupéfait. —Tu connais mon collègue, l'inspecteur Holstijic. Nous souhaiterions te poser quelques questions. Il n'avait pas l'air d'attendre de réponse. D'ailleurs, le ton paraissait presque menaçant. —Que se passe-t-il ? répliquai-je, en les regardant l'un après l'autre. —Ta mère est là ? reprit Basso. —Elle est à son cours de yoga. Pourquoi ? Quelque chose ne va pas ? Ils s'essuyèrent les pieds sur le paillasson et entrèrent. —Peux-tu nous expliquer ce qui s'est passé entre Marcie Millar et toi, à la bibliothèque, mercredi soir ? me lança Holstijic en se laissant tomber sur le canapé. Basso demeurait debout, examinant les photos de famille sur le rebord de la cheminée. Ses mots me perturbèrent. Bibliothèque. Mercredi soir. Marcie Millar... —Est-ce que Marcie va bien ? Ça n'était un secret pour personne, je ne portais pas cette fille dans mon cœur. Néanmoins, je ne lui aurais jamais voulu de mal. Et encore moins si on pouvait me suspecter de lui causer des ennuis. —Qu'est-ce qui te fait croire qu'elle ne va pas bien ? demanda Basso en me dévisageant, les poings sur les hanches. —Je ne lui ai rien fait de mal. —A quel sujet vous êtes-vous disputées ? poursuivit Holstijic. L'agent de sécurité de la bibliothèque nous a dit que le ton était monté. —Rien de grave. —Alors? — Nous avons échangé quelques insultes, répondis-je, espérant en rester là. —Du genre ? —Des choses stupides. —Il va falloir être plus précise, Nora. —Je l'ai traitée de dinde anorexique, avouai-je, cramoisie et humiliée. Si la situation avait été moins sérieuse, j'aurais presque souhaité lui avoir lancé quelque chose de plus cruel et de plus dégradant. Et surtout, de moins banal. Les inspecteurs échangèrent un regard entendu, —Est-ce que tu l'as menacée ? —Non. —Où es-tu allée en quittant la bibliothèque ? —Chez moi. —As-tu suivi Marcie ? —Non, comme je vous l'ai dit, je suis rentrée chez moi. Vous comptez m'expliquer ce qui lui est arrivé ? —Quelqu'un peut confirmer ? demanda Basso. —Mon binôme de biologie. Je l'ai croisé à la bibliothèque et il m'a proposé de me raccompagner. J'étais appuyée sur l'une des portes-fenêtres ouvrant sur le salon et Basso vint se poster près de la porte opposée, juste en face de moi. —Parle-nous un peu de ce « binôme ». —Où est le rapport avec Marcie ? —C'est une question fort simple, répliqua-t-il, mais on peut aussi te faire un dessin. Quand j'étais au lycée, je raccompagnais uniquement les filles qui m'intéressaient. Alors, creusons un peu. Quelles sont vos relations... en dehors des salles de cours ? —Vous plaisantez, j'espère ? —C'est bien ce que je pensais, ajouta-t-il avec un sourire en coin. Tu as poussé ton copain à tabasser Marcie Millar ? —Quelqu'un a agressé Marcie ? Il se redressa et se pencha vers moi, son regard scrutant le mien. —Tu voulais lui donner une leçon, hein ? Lui montrer ce qui arrive quand des filles comme elles ne tiennent pas leur langue ? J'ai connu ce genre de filles, moi aussi, à l'école. Elles le cherchent, pas vrai ? Est-ce que Marcie t'a trop cherchée, Nora ? Quelqu'un l'a salement amochée, mercredi soir, et je crois que tu en sais plus long que tu n'en dis. Je fis de mon mieux pour ne pas réfléchir, craignant que mon expression ne trahisse mes pensées. Je m'étais plainte de Marcie auprès de Patch et quelques heures plus tard, on l'avait rouée de coups. Coïncidence... ou pas ? —Il va falloir qu'on parle à ton petit copain, reprit Holstijic. —Ça n'est pas mon copain. Nous allons simplement en cours ensemble. —Est-ce qu'il est en chemin ? Je savais que j'aurais dû être franche. Mais à bien y réfléchir, je refusais de croire que Patch aurait pu faire une chose pareille. Après tout, cette peste s'était attiré pas mal d'ennemis. Certains auraient pu en venir aux mains, mais je voyais mal Patch le faire. La violence gratuite n'était pas son genre. —Non. —Alors, on s'est fait belle pour la soirée ? ironisa Basso avec un sourire peu aimable. — Exactement, répondis-je aussi sèchement que je le pus. —Nous aurions besoin de son nom et de son numéro, reprit Holstijic en sortant un carnet et un stylo. Dix minutes après le départ des deux policiers, un gros 4 x 4 noir s'arrêta à l'angle de la maison. Vêtu d'un jean noir et d'un T-shirt à manches longues, Patch rejoignit le perron, se faufilant entre les gouttes. —Nouvelle voiture ? demandai-je d'un air amusé, en ouvrant la porte. —Je l'ai gagnée, il y a deux jours, au billard, dit-il avec un sourire énigmatique. —Quelqu'un a parié sa voiture ? —Ah ça, il n'était pas vraiment content de la perdre. Je vais tâcher d'éviter les ruelles trop sombres, pendant un petit moment. —Tu as entendu ce qui est arrivé à Marcie Millar ? lançai-je, espérant le prendre par surprise. —Non, quoi ? Sa réponse parut assez naturelle pour me persuader de sa bonne foi. D'un autre côté, question mensonges... Patch ne m'avait pas l'air d'un amateur. —Quelqu'un l'a agressée. —Pas de bol. —Une idée de qui aurait pu faire ça ? S'il avait senti l'inquiétude dans ma voix, il ne le montra pas. Appuyé sur la rambarde du porche, il passa sa main sur sa mâchoire. —Aucune. Cachait-il quelque chose? Démasquer les menteurs n'était pas mon fort et j'avais peu d'expérience en la matière. Il faut dire que, généralement, je préférais fréquenter les gens en qui j'avais confiance. Généralement. Patch gara le 4 x 4 sur le parking, derrière Chez Bo. À notre arrivée au guichet, le caissier nous dévisagea l'un après l'autre, comme s'il cherchait à nous remettre. —Quoi de neuf? lui dit Patch en posant trois billets sur le comptoir. Le caissier se tourna vers moi, sentant mon regard curieux sur ses tatouages couleur vert bouteille, qui recouvraient le moindre centimètre carré de ses avantbras. Il mâchonnait un chewing-gum, du tabac peut-être, et s'interrompit en me lançant : —Qu'est-ce que tu r'gardes ? —Jolis tatou... Mais aussitôt, il découvrit des canines horriblement pointues. —Je crois qu'il ne m'aime pas beaucoup, soufflai-je à Patch après m'être suffisamment éloignée. —Bo n'aime personne. —C'est le Bo de « Chez Bo » ? —C'est Bo Junior. Bo Senior nous a quittés il y a quelques années. —Que lui est-il arrivé ? —Une rixe de bar. Au sous-sol. —Ça craint ici ? demandai-je, avec une furieuse envie de retourner jusqu'à la voiture et de filer. —Mon ange..., soupira Patch avec un regard en coin. —Je posais juste la question. Au sous-sol, le coin dédié au billard n'avait pas changé depuis ma première visite. Entre les murs en parpaings peints en noir, les tables de jeu étaient recouvertes de feutre rouge et placées au centre de la pièce. A l'écart se trouvaient les tables de poker. Un éclairage bas illuminait le plafond. L'atmosphère confinée et enfumée empestait le cigare. Patch s'avança vers la table la plus éloignée des escaliers. Il partit chercher deux Seven Up au bar et décapsula les bouteilles sur le rebord du comptoir. —Je ne sais pas jouer au billard, avouai-je. Choisis ton arme, dit-il en désignant le rack accroché au mur. Je m'exécutai et m'approchai de la table. Patch dissimula un sourire derrière sa main. —Quoi ? demandai-je. —On n'envoie pas de balles courbes, au billard. —Pas de balles courbes. Compris, répondis-je en hochant la tête. —Nora, reprit-il d'un air goguenard, tu tiens ça comme une batte de base-ball. Je regardai le morceau de bois entre mes poings serrés. Il n'avait pas tort. —Ça me paraît plus naturel. Se glissant derrière moi, il posa les mains sur mes hanches et me guida jusqu'à la table. Il passa ensuite ses bras autour de moi et prit la queue de billard. —Comme ça, expliqua-t-il en repositionnant plus haut ma main droite. Et là... Saisissant ma main gauche, il pressa mon pouce contre mon index et me fit appuyer les autres doigts sur le tapis, comme un trépied. Il passa l'extrémité de la queue de billard entre mes deux doigts recourbés et par-dessus la jointure de mon majeur. —Penche-toi au-dessus de la table. Je m'exécutai, sentant son souffle tiède sur ma nuque. —Quelle boule veux-tu toucher? demanda-t-il en désignant le triangle multicolore. La jaune me paraît un bon choix. — Le rouge est ma couleur préférée, répondis-je. —Va pour la rouge. Il fit glisser le manche plusieurs fois entre mes doigts, visant la bille du joueur, prêt à jouer son coup. J'observai la boule blanche, puis le triangle de billes colorées un peu plus loin. —Je crois que tu es légèrement désaxé, remarquai-je. Je le sentis sourire. —Tu veux parier ? —Cinq dollars. —Ta veste, répliqua-t-il en secouant la tête. —Tu veux ma veste ? —Je voudrais que tu l'enlèves. Sous l'impulsion de son mouvement, mon bras partit en avant et la queue de billard percuta la blanche, qui à son tour heurta la rouge, et fit voler en éclat le triangle, dont les autres boules s'éparpillèrent sur le tapis. —D'accord, lançai-je en ôtant ma veste. Je suis presque impressionnée. Patch jeta un coup d'œil à mon haut improvisé. Derrière son expression songeuse, son regard était aussi impénétrable que l'océan. —Joli, dit-il, avant de faire le tour de la table pour observer le jeu. —Cinq dollars que tu ne touches pas la rayée bleue. Je ne l'avais pas choisie au hasard. Une quantitéd'autres boules la séparaient de la blanche. —Je ne veux pas de ton argent. Nos regards se croisèrent et je remarquai à nouveau les fossettes de ses joues. J'avais la sensation de bouillonner intérieurement. Patch se pencha sur le tapis, visa une seule fois puis, d'un mouvement précis, percuta la blanche. Elle heurta la verte, qui ricocha contre la huit, qui envoya la bleue dans le trou. Un rire nerveux m'échappa et je tentai de retrouver une contenance en faisant craquer mes doigts. Une sale habitude que j'arrivais en général à maîtriser. —D'accord, peut-être que je suis plus qu'impressionnée. Toujours penché sur la table, il leva brusquement les yeux vers moi. Son regard me brûlait. —Nous n'avions rien parié, répliquai-je, ne sachant plus comment me tenir. La queue de billard commençait à glisser entre mes paumes moites et je m'essuyai discrètement la main sur mon jean. Comme pour empirer les choses, Patch ajouta : —N'empêche, tu m'en dois une. Et un de ces jours, je réclamerai mon dû. —Compte là-dessus ! répondis-je en éclatant d'un rire légèrement éraillé. Des bruits de pas résonnèrent dans l'escalier au fond de la salle. Un grand type malingre, le nez aquilin, les cheveux d'un noir bleuté en bataille, apparut au bas des marches. Il jeta d'abord un regard à Patch, puis se tourna vers moi. Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres tandis qu'il s'avançait. Il prit la bouteille de Seven Up que j'avais abandonnée sur le rebord de la table de billard. —Pardon, mais je crois que c'est la m... —Tu ne m'avais pas dit qu'elle était à croquer, lançat-il à Patch en s'essuyant la bouche du revers de la main. Il avait un fort accent irlandais. —Je ne lui avais pas dit que tu étais à faire peur, rétorqua Patch, dissimulant à peine un air hilare. Le type fit un pas en arrière et me tendit la main. —On m'appelle Rixon, ma jolie. —Nora, marmonnai-je, tendant la mienne à contrecœur. —Dites, les jeunes, j'interromps quelque chose? demanda-t-il en nous observant, les sourcils levés. Je répondis non en même temps que Patch répondait oui. Brusquement, Rixon fit mine de se jeter sur Patch, et ils se laissèrent tous deux tomber sur le sol. Au milieu des rires rauques et des coups retenus, je perçus le craquement du tissu. Le T-shirt déchiré de Patch révéla son dos, où j'aperçus deux énormes balafres qui parcouraient sa peau, de ses reins jusqu'à ses omoplates, comme un V inversé. Les cicatrices étaient si monstrueuses que je faillis pousser un cri. —Ça va, lâche-moi, gamin, brailla Rixon. Patch roula sur le côté et se mit debout, avant de retirer son Tshirt en lambeaux et de l'envoyer dans la poubelle au coin de la pièce. —Passe-moi ton pull, lança-t-il à Rixon. —Qu'est-ce que t'en dis, Nora? demanda l'Irlandais avec un clin d'œil complice. On lui donne un pull ? Patch s'avança d'un air faussement menaçant et, aussitôt, Rixon leva les mains. —Du calme, dit-il, battant en retraite et ôtant le sweat-shirt qu'il portait sur un débardeur blanc. Il le tendit à Patch qui l'enfila, révélant au passage une musculature qui ne me laissait pas insensible. Rixon se tourna alors vers moi. —Il t'a raconté d'où il tenait son surnom ? —Pardon ? —Avant de devenir un mordu de billard, ce gamin s'adonnait à la boxe irlandaise à main nue. Il n'était pas très doué, ajouta Rixon en secouant la tête. À vrai dire, il était carrément nul. J'ai passé un bon nombre de nuits à le rafistoler. Mais il fallait le voir, couvert de bleus - et d'ecchymoses de toutes les couleurs, d'ailleurs. Un vrai patchwork. C'est là que tout le monde a commencé à l'appeler Patch. Je lui avais bien dit de laisser tomber la boxe, mais il ne voulait rien savoir. Patch chercha mon regard et me servit un sourire de voyou. Quelque part, sa grimace me terrifiait, mais elle éveillait aussi une note de désir. Plus qu'une note, à vrai dire. C'était toute une symphonie. Avec un signe de tête en direction des escaliers, il me tendit la main. —Filons d'ici, souffla-t-il. —Où allons-nous ? demandai-je, une nuée de papillons dans le ventre. —Tu verras. Alors que nous grimpions les marches quatre à quatre, Rixon me lança : —Bon courage avec ce lascar, ma jolie. 18. Sur le chemin du retour, Patch prit la sortie de Topsham et gara le 4 x 4 sur le parking de l'ancien moulin à papier de la ville, situé sur les bords de la rivière Androscoggin. Si, autrefois, ce site historique avait servi à transformer le bois en pâte à papier, une immense pancarte accrochée au mur de l'édifice indiquait aujourd'hui : Brasserie du vieux loup de mer&Co. Tumultueuse, la rivière était bordée d'arbres gigantesques. Dehors, il pleuvait toujours des cordes et la nuit était tombée. Il fallait absolument que je rentre avant le retour de ma mère. Je ne l'avais pas prévenue que je sortais, car... eh bien, pour être tout à fait honnête, Patch n'était pas le genre de garçons qui rassurent les mères. Plutôt le genre qui les pousse à faire changer les serrures. —Est-ce qu'on peut prendre quelque chose à emporter ? proposai-je. —Une envie particulière ? demanda-t-il en ouvrant la portière. —Un sandwich au poulet. Sans cornichons. Ah, et sans mayonnaise. —Visiblement, j'avais encore dit quelque chose d'hilarant. Cela arrivait souvent. Cette fois, je ne voyais pas ce qu'il y avait de drôle. — Je vais voir ce que je peux faire, dit-il en s'extirpant du véhicule. Il laissa les clés sur le contact et le chauffage allumé. Durant une ou deux minutes, je passai en revue le déroulement de la soirée. Et soudain, je réalisai que je me trouvais seule dans sa voiture. Une forme d'espace privé. A sa place, si j'avais voulu dissimuler quelque chose d'extrêmement compromettant, je n'aurais pas choisi ma chambre, ni mon casier au lycée, ni même mon sac à dos, qui auraient pu être fouillés ou confisqué sans avertissement. Je l'aurais caché dans mon nouveau 4 x 4 flambant neuf, équipé d'un système d'alarme dernier cri. Je détachai ma ceinture et me penchai en avant pour jeter un œil à la pile de manuels scolaires à mes pieds. Songeant que je m'apprêtais à percer l'un des secrets de Patch, j'esquissai un sourire narquois. Je ne m'attendais à rien de particulier. Dénicher le code de son casier, ou son numéro de portable m'aurait suffi. Remuant un amas de polycopiés qui jonchaient le sol, je découvris un désodorisant, le CD de Highway To Hell d'AC/DC, des crayons à papier de tailles diverses et un ticket de caisse provenant d'une supérette, daté du mercredi précédent à 22 h 18. Rien de très surprenant ou révélateur. J'ouvris la boîte à gants et examinai le contenu. Derrière les manuels d'utilisation et autres documents concernant le véhicule, un reflet chromé attira mon attention. Mes doigts effleurèrent une lampe électrique. Je tentai de l'allumer, mais rien ne se produisit. Dévissant la partie inférieure du manche, qui me paraissait bien léger, je jetai un œil à l'intérieur. Effectivement, il n'y avait pas de pile. Je trouvai curieux que Patch conserve une lampe hors d'usage dans sa voiture. Ce fut ma dernière pensée cohérente, avant que mes yeux ne se posent sur les traces couleur rouille au bas du manche. Du sang. Avec beaucoup de précautions, je replaçai la lampe de poche dans la boîte à gants et la refermai. Une multitude de choses auraient pu expliquer ces taches. Comme de la tenir avec une main entaillée, s'en servir pour repousser le cadavre d'un animal sur le bas-côté de la route... ou l'utiliser comme arme pour frapper quelqu'un jusqu'au sang. Le cœur battant, j'en tirai la conclusion qui s'imposait alors à moi. Patch m'avait menti. Il avait agressé Marcie. Mercredi soir, il m'avait raccompagnée chez moi, puis avait changé de véhicule, troquant sa moto pour son 4 x 4 avant de se lancer à sa poursuite. Peut-être avait-il croisé son chemin par hasard, et agi sans préméditation. Quel que fût le scénario, le résultat était simple : Marcie était blessée, la police était au courant et Patch était coupable. Au fond, j'étais consciente d'aller un peu vite en besogne, mais me laissai submerger par mes émotions. Les coïncidences me paraissaient trop évidentes pour y réfléchir à deux fois. Patch avait un passé trouble et de nombreux, de bien trop nombreux secrets. Et si la violence aveugle était l'un d'eux, il me fallait sortir de cette voiture au plus vite. Au loin, un éclair déchira l'horizon. Patch quitta le restaurant en courant, un sac en papier dans une main et deux sodas dans l'autre. Il contourna la voiture et ouvrit la portière côté conducteur. Retirant sa casquette, il ébouriffa ses cheveux que l'humidité ondulait légèrement et me tendit un sac de papier brun. —Un sandwich au poulet. Sans cornichon ni mayo. Et quelque chose pour faire descendre le tout. —As-tu frappé Marcie Millar ? demandai-je d'une voix calme. Je veux la vérité. Tout de suite. Il s'apprêtait à prendre une gorgée de soda mais interrompit son mouvement, les yeux rivés sur moi. —Pardon ? —La lampe dans la boîte à gants. Explique-toi. —Tu as fouillé la boîte à gants ? Il ne paraissait ni vraiment furieux, ni vraiment ravi. —La lampe est couverte de traces de sang. La police est venue chez moi, en fin d'après-midi. Ils pensent que je suis mêlée à ça. Marcie a été agressée mercredi soir, juste après notre rencontre. Partch se mit à rire. Jaune. —Et tu t'imagines que j'ai frappé Marcie à coups de lampe de poche ? Il se pencha vers la banquette arrière et saisit un énorme fusil. Je poussai un cri. —C'est un fusil de paintball, souffla-t-il en plaquant une main sur ma bouche. Le ton était devenu glacial. Je jetai des regards affolés sans doute trop - à Patch et au fusil. —J'ai fait plusieurs parties de paintball en début de semaine. Je croyais pourtant te l'avoir déjà dit. —Ça n'explique pas le sang sur la lampe. —Ça n'est pas du sang, c'est de la peinture. C'était la capture du drapeau. Je fixai la boîte à gants. Evidemment..., la lampe avait fait office de drapeau. Le soulagement, la culpabilité, mais surtout la stupidité de mon accusation me revinrent alors en pleine figure. —Oh, murmurai-je, honteuse. Je... je suis désolée. Mais les excuses arrivaient un peu trop tard. Patch regardait droit devant lui, respirant profondément. Se murait-il dans un silence pour ne pas laisser éclater sa colère ? Légitime puisque, après tout, je l'avais pris pour un agresseur. Je m'en voulais terriblement, mais j'étais trop troublée pour formuler des excuses convaincantes. —À t'entendre, Marcie pourrait avoir quelques ennemis, soufflat-il. —Vee et moi sommes probablement en haut de la liste, répondis-je, tâchant de détendre l'atmosphère. Mais je ne plaisantais pas vraiment. Patch s'arrêta devant la maison et coupa le contact. Sa casquette enfoncée sur sa tête cachait ses yeux, mais la courbe de ses lèvres, douces et lisses, trahissait un sourire. J'avais du mal à détourner le regard. J'étais avant tout rassurée qu'il ne paraisse pas m'en garder rancune. —Il va falloir qu'on améliore ta technique au billard, mon ange. —Puisqu'on en parle, dis-je en m'éclaircissant la gorge, je voudrais savoir quand tu comptes... réclamer ce « gage », que je te dois. —Pas ce soir, répondit-il en m'observant avec attention, jaugeant ma réaction. Il dut percevoir un mélange de soulagement et de déception. Mais surtout de déception. —J'ai quelque chose pour toi. Il glissa une main sous son siège et saisit un sac en papier blanc avec un logo de poivrons rouges. Un sachet du Borderline. Il le posa entre nous deux. —Une raison particulière ? demandai-je en jetant un œil à l'intérieur du sac, n'ayant aucune idée de son contenu. —Ouvre-le. J'en sortis une boîte en carton et soulevai le couvercle. Je découvris une boule à neige renfermant une version miniaturisée du parc de Delphic. Des fils métalliques entortillés figuraient la grande roue et le looping. De petites plaquettes de métal désargenté représentaient le Tapis volant. —C'est magnifique, murmurai-je, un peu surprise qu'il ait pensé à moi et, surtout, qu'il ait pris le temps de me choisir un cadeau. —Merci, ajoutai-je. Vraiment. Je l'adore. —Ça, c'est l'Archange, expliqua-t-il en effleurant la sphère de verre. Avant sa rénovation. Derrière la grande roue, un mince fil de fer serpentait pour symboliser les montées et les descentes du manège. Un ange surplombait l'attraction, contemplant le sol de son regard vide. —Que s'est-il réellement passé ce soir-là ? —Mieux vaut ne pas le savoir. —Pourquoi ? Si tu me le dis, tu devras ensuite me réduire au silence ? repris-je, plaisantant à moitié. —Nous ne sommes pas seuls, répondit Patch, les yeux rivés sur le pare-brise. Je levai la tête et aperçus ma mère, debout, devant la porte d'entrée. Horrifiée, je la vis s'avancer en direction du 4 x 4. —Laisse-moi parler, soufflai-je en rangeant le globe dans sa boîte. Surtout, ne dis rien - pas un mot ! Patch descendit de la voiture et fit le tour pour m'ouvrir. Ma mère nous attendait au milieu de l'allée. —J'ignorais que tu avais prévu de sortir, me dit-elle avec un sourire tendu, qui signifiait « tu ne perds rien pour attendre ». —Ça s'est décidé à la dernière minute, répondis-je. —Je suis rentrée juste après le yoga, expliqua-t-elle. « Malheureusement pour toi », sous-entendait-elle. J'avais espéré qu'elle irait prendre un verre avec ses copines après le cours. C'était pourtant ce qu'elle faisait, neuf fois sur dix. Elle se tourna alors vers Patch. —Je suis ravie de vous rencontrer. Apparemment, Nora vous apprécie beaucoup. J'ouvris la bouche pour faire des présentations aussi brèves que possible, afin que Patch puisse remonter dans sa voiture et filer, mais ma mère n'en avait pas terminé. —Je suis sa mère. Blythe Grey. —Voici Patch, dis-je, cherchant un moyen de couper court à ces mondanités. Mais à part crier « Au feu ! » ou feindre une attaque, je ne voyais rien de plausible. Je me demandai si ces alternatives seraient plus humiliantes que d'endurer un échange de civilités entre ma mère et Patch. —Vous êtes nageur, à ce que m'a dit Nora. Je sentis Patch réprimer un fou rire. —Un nageur ? —Vous faites ça en amateur, ou bien en compétition ? —Plutôt en amateur, répondit Patch en me jetant un regard incertain. —C'est très bien aussi. Où vous entraînez-vous ? A la piscine municipale ? —Je préfère le plein air. Plutôt dans les lacs et les rivières. —Ça n'est pas un peu froid ? rétorqua ma mère. Il parut se raidir. Où voulait-il en venir ? Rien dans cette discussion ne paraissait particulièrement anormal et j'avoue que ma mère n'avait pas tort. Le climat du Maine était assez rude. Même en été, la température des lacs et des rivières de la région demeurait très basse. Pour nager en plein air, il aurait fallu être fou ou avoir un seuil de tolérance à la douleur très élevé. —Bon, eh bien, il se fait tard, m'exclamai-je, profitant d'un blanc dans la conversation. —Va-t'en, articulai-je en direction de Patch. —Ça, c'est une belle voiture, reprit ma mère. Un cadeau de vos parents ? —A vrai dire, je l'ai payée seul. —Vous devez avoir un sacré boulot. —Je travaille au Borderline. Patch en disait le moins possible, conservant comme toujours sa part d'ombre. A quoi pouvait bien ressembler sa vie lorsque nous n'étions pas ensemble ? Quelque part, au fond de ma tête, la question de son passé mystérieux me hantait encore. Jusque-là, j'avais rêvé de le découvrir pour mieux lui prouver que j'en étais capable. Mais à présent, c'était uniquement pour le connaître que je voulais percer ses secrets. Et malgré toutes mes tentatives, je ne pouvais plus nier que j'éprouvais des sentiments pour lui. Plus je passais de temps en sa compagnie, plus ils se confirmaient. Ma mère fronça les sourcils. —J'espère que le fait de travailler ne vous empêche pas d'étudier. Pour être franche, je ne crois pas qu'il soit bon pour les lycéens d'avoir un emploi durant l'année scolaire. Vous avez suffisamment à faire. —Pour l'instant, tout va bien, dit Patch avec un sourire. —Je peux vous demander votre moyenne ? Si ça n'est pas trop indiscret. —Il serait vraiment temps de..., repris-je en regardant mon poignet, avant de constater que je ne portais pas de montre. Comment ma mère pouvait-elle se montrer aussi hostile ? C'était mauvais signe. Sa première impression de Patch était donc encore pire que je ne l'avais craint. Ça n'était pas une présentation, c'était un entretien d'embauche. —Je me maintiens à la moyenne, déclara Patch. Ma mère le dévisagea d'un air outré. —Il plaisante, intervins-je. Je m'appuyai contre Patch pour lui signifier de s'éclipser. —Patch a des choses à faire. On l'attend pour une partie de billard. Je me mordis les lèvres, trop tard. —Billard ? répéta ma mère, incrédule. —Nora veut parler d'une salle d'arcades, Chez Bo, expliqua Patch. Mais ça n'est pas là, qu'on m'attend. J'ai une ou deux choses à faire avant de rentrer... —Je n'en ai jamais entendu parler..., dit ma mère. —Rien de très extraordinaire, l'assurai-je. Tu ne rates rien. —Attendez, reprit-elle, comme si un signal lumineux venait de s'allumer dans sa tête. Ça ne serait pas cet endroit mal famé, sur la côte ? Près du port de Delphic ? N'y avaitil pas eu une fusillade, là-bas, il y a quelques années ? —C'est bien plus calme que ça ne l'était, répondit Patch, alors que je m'apprêtais à tout nier en bloc. —Ça vous dirait de prendre une glace avec nous ? proposa ma mère d'un ton indécis, partagée entre la bienséance et l'envie de me barricader derrière la porte. —Nous n'avons que de la vanille, et plus très fraîche, mais... —Merci, mais je ferais mieux d'y aller, une prochaine fois peut-être. J'ai été ravi de vous rencontrer, madame. Aussitôt, j'attrapai ma mère par la manche et la tirai vers la maison, soulagée que cette conversation n'ait pas été un fiasco total. Mais brusquement, elle se retourna. —Qu'avez-vous fait, tous les deux, ce soir ? lui demanda-t-elle. Patch me regarda, les sourcils imperceptiblement levés. —On a mangé un morceau à Topsham, répondis-je du tac au tac. Un sandwich avec un soda. Une soirée des plus innocentes. Le problème, c'était que mes sentiments pour Patch, eux, ne l'étaient plus. 19. Je laissai la boule à neige dans sa boîte, que j'enfouis au fond de mon placard, derrière une pile de vieux pulls volés à mon père. Lorsque je l'avais ouverte, en présence de Patch, une lumière irisée dansait sur les fils métalliques des rails, donnant au parc de Delphic un air enchanteur et plaisant. Seule dans ma chambre, je lui trouvais des allures fantomatiques. L'endroit rêvé pour les esprits errants. Et puis, je n'étais pas tout à fait certaine que ce globe ne cache pas une micro-caméra. Après avoir enfilé un T-shirt trop large et mon pantalon de pyjama à fleurs, je passai un coup de fil à Vee. —Alors? demanda-t-elle. Ça s'est passé comment? Tu es vivante, c'est déjà ça. —Nous avons joué au billard, —Tu détestes le billard. —Il m'a donné quelques conseils. Maintenant que je sais me débrouiller, ça me plaît davantage. —J'imagine volontiers les conseils qu'il pourrait te donner dans d'autres domaines. —Mouais. Habituellement, ce genre de commentaire m'aurait fait rougir, mais ce soir-là, j'étais bien trop préoccupée. —Au risque de me répéter, Patch ne m'inspire vraiment aucune confiance. Je cauchemarde toujours à propos de ce type, avec ses lunettes de ski. Dans un rêve, il enlevait même son masque, et devine qui se trouvait derrière ? Patch. Si tu veux mon avis, tu devrais le considérer comme un fusil chargé. Quelque chose chez lui n'est pas normal. C'était exactement là où je voulais en venir. —A ton avis, qu'est-ce qui pourrait causer une cicatrice en forme de V dans le dos ? Un silence s'installa. —Monstrueux ! commenta-t-elle enfin. Attends, tu l'as vu sans ses vêtements ? Le lieu du crime ? Son 4 x 4 ? Chez lui ? Ta chambre ? —Pas sans ses vêtements. C'était plus ou moins accidentel. —C'est ça, on ne me la fait pas à moi. —Il a une énorme cicatrice en forme de V inversé sur le dos. Tu ne trouves pas ça un peu bizarre ? —Évidemment que c'est bizarre. Mais qu'est-ce qui ne l'est pas chez lui ? Ce type a une case en moins. Tout à fait au hasard, je dirais... règlement de comptes entre bandes ? Scarification en prison ? Blessure après une tentative d'évasion ? Si une partie de mon cerveau suivait la conversation, l'autre, moins consciente, dérivait. Ma mémoire me ramena à ia soirée à Delphic, lorsque nous étions montés à bord de l'Archange. Je revis ces curieux panneaux peints sur les wagons. Les démons à cornes arrachant les ailes de l'ange... Puis ces marques noires sur le dos de la créature céleste, en forme de V inversé. Je faillis lâcher le téléphone. —Pardon ? Quoi ? demandai-je, lorsque je m'aperçus qu'elle attendait une réponse. —Que-s'est-il-passé-ensuite ? répéta-t-elle en articulant chaque mot. Allô Nora, ici la terre. J'exige des détails. Je meurs d'impatience, là. —Il a chahuté avec quelqu'un et son T-shirt s'est déchiré. Rien d'autre à signaler. Il ne s'est rien passé de plus. Vee poussa un soupir excédé. —C'est exactement ce que je veux dire : vous sortez tous les deux et... il se met à chahuter ? Ça ne tourne pas rond dans sa tête, ou quoi ? On dirait qu'il est plus animal qu'humain. Mon esprit revenait sans cesse aux cicatrices de l'ange sur le décor du manège et à celles de Patch. Comme sur le dessin, celles de Patch étaient d'un noir luisant, situées entre les reins et les omoplates et légèrement incurvées suivant la cambrure du dos. Il aurait pu s'agir d'une sinistre coïncidence... Mais les illustrations du wagon de l'Archange et les balafres de son dos étaient identiques. Au fond, Vee avait peut-être raison. Il aurait pu y avoir de nombreuses explications à ces curieuses marques : les bagarres de rue, la prison, un dérapage incontrôlé... Autant d'hypothèses qui me paraissaient finalement absurdes. Si l'évidence se trouvait juste sous mon nez, je n'étais sans doute pas suffisamment courageuse pour la regarder en face. —Alors, c'est un ange ? demanda Vee. Je revins brusquement à moi. —Comment ? —Plutôt sage comme un ange, ou fidèle à son image de mauvais garçon ? Parce que tu ne me feras pas gober qu'il n'a rien tenté de la soirée. —Vee ? Il faut que je te laisse, dis-je d'une voix blanche. —Je vois, tu ne comptes pas lâcher le moindre détail croustillant. —Il ne s'est rien passé de la soirée. Ni après, d'ailleurs. Ma mère nous attendait sur le pas de la porte. —Non, tu rigoles ? —Je crois qu'elle n'aime pas vraiment Patch. —Ça alors, en voilà une surprise ! —Je t'appelle demain, d'accord ? —Fais de beaux rêves. —C'est mal parti, pensai-je. Je raccrochai et me dirigeai vers la pièce minuscule, aménagée sous les combles, qui tenait lieu de bureau à ma mère. Une vitre poussiéreuse, garnie d'un rideau orange rescapé des années 1970, donnait sur l'arrière-cour. On pouvait se tenir debout sur environ un tiers de la surface du bureau. Pour le reste, il fallait faire attention à ne pas heurter les poutres apparentes. Je démarrai notre antique IBM et, dix minutes plus tard, le vieux modem se connecta enfin à Internet. Je tapais les mots « ange ailes cicatrices » dans la barre de Google. Le doigt posé sur la touche Entrée, j'hésitai, redoutant que mes découvertes ne confirment mes craintes - que Patch ne soit pas... humain. Avant d'avoir pu changer d'avis, je pressai la touche et cliquai sur le premier lien de la page de résultats. LES ANGES DÉCHUS : L'EFFROYABLE VÉRITÉ Lors de la création du Jardin d’Éden, des anges célestes furent envoyés sur terre afin de veiller sur Adam et Eve. Mais très vite, les anges voulurent découvrir le monde qui se trouvait derrière les murs du Paradis. Ils s'imaginèrent dès lors comme les futurs souverains de la Terre, convoitant le pouvoir, les richesses et même les filles des hommes. Ensemble, ils persuadèrent Eve de goûter au fruit défendu, en lui ouvrant les portes qui gardaient l'Éden. En punition, Dieu arracha leurs ailes et les bannit pour toujours du Paradis. Je sautai quelques paragraphes et poursuivis ma lecture, tandis que mon cœur tambourinait dans ma poitrine. La Bible décrit les anges déchus comme des esprits démoniaques (ou démons) prenant possession du corps des humains. Les anges déchus arpentent la Terre, dans le but de tourmenter leur proie, avant d'habiter leur corps. Ils incitent les hommes au péché, en leur communiquant des pensées et des visions impures. Lorsqu'un ange déchu parvient à convaincre sa victime d'engendrer le mal, il peut ainsi prendre possession de son corps et gouverner son esprit et ses actes. Cependant, la possession du corps d'un humain par un ange déchu ne peut avoir lieu que durant le mois hébreu d'Heshvan. Heshvan, ou « le mois amer », est le seul à ne compter aucune fête ni célébration juive, ce qui en fait une période impie. Entre la nouvelle et la pleine lune du mois d'Heshvan, les anges déchus convergent en nombre pour prendre possession du corps des hommes. J'avais terminé ma lecture depuis quelques minutes, mais mes yeux demeuraient rivés sur l'écran. J'étais incapable de penser, de réfléchir. Une multitude d'émotions s'emparaient de mon esprit. Et parmi elles, un sentiment glaçant de prémonition et d'angoisse. Un frisson me parcourut tandis que je me remémorai la voix de Patch que j'avais entendue dans ma tête, exactement comme le décrivait cet article. Si l'on ajoutait à cela ses singulières cicatrices, était-il possible... Patch pouvait il être un ange déchu ? Cherchait-il à prendre possession de mon corps ? Je passai rapidement en revue le reste de la page, m'arrêtant sur les passages les plus intéressants. Les anges déchus ayant des relations sexuelles avec des humaines peuvent engendrer des créatures surhumaines, appelées les Néphilims. Les Néphilims sont des êtres dénaturés et maléfiques, qui n'étaient pas destinés à exister sur Terre. Certains ont interprété le Déluge, au temps de Noé, comme un moyen de débarrasser la terre des Néphilims, mais d'autres restent convaincus de la pérennité de la race, et que les anges déchus ont continué à procréer avec des femmes humaines. En suivant ce raisonnement, les Néphilims existeraient encore aujourd'hui. Je m'éloignai de l'écran, rassemblant toutes ces informations dans un coin de ma tête pour les y enfermer à double tour avant d'en jeter la clé. Je refusais de penser à tout cela sur l'instant. Plus tard. Peut-être. Mon portable vibra dans ma poche et me fit bondir. —Qu'est-ce qu'on avait dit : est-ce que les avocats sont verts ou bien jaunes ? demanda Vee. J'ai consommé tous mes fruits verts de la journée, mais si les avocats sont jaunes, je remets le couvert. —Est-ce que tu crois aux êtres surnaturels ? —Après avoir vu Tobey Maguire dans Spiderman, absolument ! Et n'oublions pas Christian Baie. Un peu plus vieux, mais quel canon ! Il peut me sauver des griffes de ninjas vicieux quand il veut. —Vee, je suis sérieuse. —Oh, mais moi aussi... —Quand es-tu allée à l'église pour la dernière fois ? —Dimanche dernier, répondit-elle en faisant éclater la bulle de son chewing-gum. —Est-ce que tu crois à ce que raconte la Bible ? Tu penses que les histoires sont vraies ? —Je crois que le pasteur Calvin est plutôt pas mal. Dans le genre quadra. Disons que mes convictions religieuses s'arrêtent là. Après avoir raccroché, je retournai dans ma chambre et me glissai sous la couette, non sans avoir rajouté une couverture. La température de la pièce avait-elle brusquement chuté ou bien était-ce ce sentiment d'angoisse ? Je n'aurais pu le dire. Les mots « ange déchu », « possession du corps des humains » ou « Néphilims » me hantèrent jusqu'à ce que je trouve enfin le sommeil. 20. Je passai la nuit à tourner dans mon lit. Le vent qui s'engouffrait dans les champs alentour précipitait tout ce qu'il ramassait contre les fenêtres de la maison. Je fus plusieurs fois réveillée par le bruit des bardeaux dégringolant du toit. Le moindre son - de la vibration des vitres jusqu'au craquement des montants du lit - me faisait sursauter. Vers six heures, j'abandonnai l'idée de retrouver le sommeil et me traînai jusqu'à la salle de bains où je pris une douche bien chaude. Je rangeai ensuite ma chambre. Ma penderie avait triste mine et, en rassemblant mes affaires éparpillées, je remplis trois panières à linge. Je descendais une première brassée à la buanderie lorsque la sonnette retentit. En ouvrant, je trouvai Elliot sur le perron. Avec son jean, sa chemise à carreaux vintage remontée jusqu'aux coudes, ses lunettes de soleil et sa casquette des Red Sox, il arborait un air sympathique, mais je n'étais pas dupe. Une soudaine montée d'adrénaline m'envahit, justifiant mon angoisse. —Nora Grey, souffla-t-il d'un ton de reproche. Il s'appuya sur le chambranle de la porte et se pencha vers moi. Son haleine empestait l'alcool. —On peut dire que tu me donnes du souci. —Qu'est-ce que tu fais ici ? demandai-je. —À ton avis ? répliqua-t-il en jetant un œil à l'intérieur de la maison. Je voulais te parler. Tu ne me fais pas entrer ? —Ma mère dort toujours. Je ne veux pas la réveiller. —Ah, mais c'est vrai, susurra-t-il d'une voix qui me fit frémir. Je n'ai pas encore rencontré ta maman. —Pardon, mais tu avais besoin de quelque chose ? —Tu ne m'aimes pas beaucoup, hein, Nora Grey ? lâcha-t-il avec un sourire idiot et un peu méprisant. Pour toute réponse, je croisai les bras. Il chancela, une main sur le cœur. —Voyons, Nora, je viens vers toi, tentant un effort désespéré pour te convaincre que je ne suis qu'un type ordinaire, à qui tu peux faire confiance. Ne me laisse pas tomber. —Ecoute, Elliot, j'ai des choses à faire, et... Il envoya violemment le poing sur la façade. Le bois vibra et la peinture écaillée s'effrita légèrement. —Je n'ai pas terminé, brailla-t-il d'une voix pâteuse. Puis il rejeta la tête en arrière et émit un petit rire. Il se pencha et appuya sa main égratignée entre ses genoux. —Dix dollars que je vais regretter ça, gémit-il. Sa présence me donnait la chair de poule. Dire que quelques jours plus tôt, je l'avais trouvé séduisant, chaleureux. Comment avais-je pu être aussi bête ? Je songeai à lui claquer la porte au nez, lorsqu'il retira ses lunettes, révélant deux yeux injectés de sang. Il s'éclaircit la gorge, usant d'un ton soudain plus assuré : —Je suis venu te parler de Jules. A Kinghorn, la pression est constante. Entre les examens blancs, le conseil des élèves, les pré-dossiers à monter, et tout le tremblement, il n'est plus vraiment lui-même. Il aurait besoin de quelques jours pour décompresser, pendant les vacances. Nous allons partir camper, tous les quatre : Jules, Vee, toi et moi. On part demain à Powder Horn et on revient jeudi dans l'après-midi. Ça permettra à Jules de souffler un peu. Chaque mot paraissait curieusement choisi et réfléchi. Son petit discours sonnait faux. —Navrée, j'ai autre chose de prévu. —Laisse-moi te faire changer d'avis. Je m'occupe de tout : les tentes, la nourriture. Je te prouverai que je suis un type bien. Tu passeras un bon moment. —Je crois que tu ferais mieux de t'en aller. —Mauvaise réponse, murmura-t-il, appuyé sur le chambranle, approchant son visage du mien. Durant un bref instant, son regard vitreux sembla laisser place à quelque chose de malsain, de sinistre. Malgré moi, je fis un pas en arrière. J'étais presque certaine qu'Elliot était capable du pire. Et presque certaine qu'il avait le sang de Kjirsten sur les mains. —Je t'appelle un taxi, repris-je, agacée. Avec un brusque mouvement vers moi, Elliot saisit un pan de mon peignoir et m'attira violemment à l'extérieur. Puis me plaqua contre la façade de la maison, pesant sur moi de tout son poids. —Tu iras camper, que ça te plaise ou non. —Lâche-moi ! hurlai-je, tentant vainement de me libérer. —Ou bien quoi ? Qu'est-ce que tu comptes faire ? Il m'agrippa par les épaules et me repoussa contre la cloison. Mes dents claquèrent. —J'appelle la police, dis-je d'un ton si calme que je me surpris moi-même, malgré ma respiration haletante et mes mains moites. —Comment? En criant peut-être? Ils ne t'entendront pas. Et je ne te lâcherai pas avant que tu m'aies juré de venir. —Nora ? Au son de la voix de ma mère, Elliot tourna comme moi la tête vers la porte d'entrée. Me maintenant encore quelques secondes, il me relâcha avec une exclamation de dégoût. En descendant les marches du perron, il cracha rageusement : —On n'en a pas fini, tous Ses deux. Je rentrai précipitamment et tirai le verrou derrière moi. Les yeux humides, je me laissai glisser le long de la porte et m'assis par terre, sur le tapis, luttant pour ne pas éclater en sanglots. Ma mère apparut au bas de l'escalier en nouant sa robe de chambre. —Nora ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Qui était-ce ? —Un type du lycée, dis-je en ravalant mes larmes, sans pouvoir empêcher ma voix de trembler. Il... Il... Mais je n'allai pas plus loin. La soirée avec Patch m'avait déjà valu suffisamment d'ennuis. Ce soir-là, ma mère devait assister à un mariage - la fille de l'une de ses amies. Si je lui racontais la façon dont Elliot m'avait malmenée, elle refuserait sûrement de me laisser seule. Or, je comptais sur son absence pour me rendre à Portland et mener ma petite enquête au sujet d'Elliot. La moindre preuve me permettrait de l'incriminer. Jusqu'à ce qu'il se retrouve derrière des barreaux, je ne me sentirais pas en sécurité. J'avais bien remarqué une montée graduelle de la violence dans son comportement et je n'avais aucune envie de savoir jusqu'où il pourrait aller. —Il voulait mes notes sur Hamlet, répondis-je d'une voix monocorde. La semaine dernière, il a copié mon devoir et visiblement, il prend de mauvaises habitudes. —Oh, chérie..., souffla-t-elle en se penchant vers moi et caressant mes cheveux humides et glacés. Je comprends parfaitement que tu sois perturbée. Je peux passer un coup de fil à ses parents, si tu veux. Je secouai la tête. —Bon, alors je vais préparer le petit déjeuner pendant que tu finis de t'habiller. Alors que j'examinais le contenu de mon armoire, le téléphone sonna. —Alors? T'es au courant? Nous allons CAM-PER, tous les quatre, pour les vacances ! gloussa Vee avec un enthousiasme hystérique. —Vee, dis-je d'une voix tremblante, Elliot mijote quelque chose. Quelque chose de vraiment touche. Cette soudaine envie de camper n'est qu'un prétexte pour se retrouver seul avec nous. Pas question d'y aller. —Comment ça, pas question d'y aller ? Tu plaisantes, j'espère ? Pour une fois qu'on a un projet un peu excitant, tu fais la difficile ? Tu sais que ma mère ne me laissera jamais partir toute seule. Allez, je ferai tout ce que tu veux. Sérieusement. Je ferai tous tes devoirs pendant une semaine entière. S'il te plaît, Nora. Donne-moi un petit mot en trois lettres. Je t'aide, ça commence par un O ! Je tremblais tellement qu'il me fallut maintenir le téléphone à deux mains. —Elliot est venu chez moi, il y a environ un quart d'heure. Il était saoul. Et il m'a menacée, physiquement. Elle demeura quelques instants interdite. —Qu'est-ce que tu entends par : « menacée physiquement » ? —Il m'a entraînée à l'extérieur et m'a plaquée contre le mur de la maison. —Mais il était saoul ? —Ça change quelque chose ? répliquai-je. —Eh bien, il a des circonstances atténuantes. C'est vrai : on l'a accusé à tort de la mort d'une fille qui s'était en fait suicidée, et il a dû quitter son lycée. S'il t'a agressée - et je n'excuse en aucun cas ce qu'il t'a fait - il a peut-être seulement besoin d'être suivi... Tu ne penses pas ? —Comment ça, « s'il m'a agressée » ? —Il était bourré, il n'a pas réalisé ce qu'il faisait. Tu vas voir, demain, il s'en voudra. J'ouvris la bouche, mais la refermai aussitôt. Je n'arrivais pas à le croire : Vee prenait la défense d'Elliot. —Je dois te laisser. On se rappelle plus tard. —Ecoute, je vais être honnête avec toi, ma belle : d'accord, ce type aux lunettes de ski te terrorise. Ne te fâche pas, mais on dirait que tu tiens absolument à tout mettre sur le dos d'Elliot parce que tu refuses d'incriminer Patch. Tu veux trouver une explication à tout et ça commence à me rendre dingue. J'étais sans voix. —Trouver une explication à tout? Patch ne m'a pas écrasée contre un mur en proférant des menaces, que je sache. —Bon, je n'ai rien dit. Oublions tout ça, OK ? —Parfait, rétorquai-je sèchement. —Alors... qu'est-ce que tu comptais faire aujourd'hui ? Je m'approchai de la porte et tendis l'oreille. Un bruit de couvert raclant un bol me parvint depuis la cuisine. Si j'avais perdu toute envie de me confier à Vee, je n'avais pas non plus l'intention de me démonter. Puisqu'elle voulait connaître mes plans, je n'avais aucune objection à les lui révéler, quoi qu'elle en pensât. —Ma mère doit assister à un mariage, à Old Orchard Beach. Dès qu'elle sera partie, je file à Portland. La cérémonie devait débuter à seize heures, et même en admettant qu'elle rentre tôt, elle ne devrait pas être de retour avant vingt et une heures. Ce oui me laissait suffisamment de temps pour passer la fin de l'après-midi à Portland et revenir. —D'ailleurs, j'aimerais que tu me prêtes la Neon. J'ai peur que ma mère ne voie le nombre de kilomètres parcourus sur le compteur. —Oh bon sang, tu as l'intention d'aller fouiner dans le passé d'Elliot, c'est ça ? A Kinghorn ? —Je vais faire un peu de shopping et je dînerai sur place, dis-je, passant en revue le contenu de ma penderie. Je tirai un T-shirt à manches longues, un jean et un bonnet rayé bleu et rose que je réservais pour les jours où mes cheveux étaient indomptables et les week-ends. —Et naturellement, tu comptes t'arrêter dans un certain restaurant proche de Kinghorn. Celui où Kjirsten Machin-Chose travaillait avant sa mort ? —Hé, tu sais que c'est une bonne idée ? Je vais sans doute suivre ton conseil. —Seulement pour manger ou aussi pour interroger les serveurs ? —Il se peut que je me montre curieuse. Tu me prêtes ta voiture, oui ou non ? —Evidemment, les amis sont faits pour ça. Je suis même prête à t'accompagner dans ta petite mission suicide. À une condition : promets-moi que nous irons faire du camping. —Laisse tomber, je prendrai le bus. —Non, écoute, on parlera du camping plus tard... Avant qu'elle ait terminé sa phrase, j'avais raccroché. Ça n'était pas ma première visite à Portland, mais je connaissais mal la ville. Je descendis du bus, armée d'un plan, de mon portable et de mon sens inné de l'orientation. Les grands immeubles de briques rouges cachaient le soleil couchant, flamboyant sous une masse de nuages menaçants, et plongeaient les rues dans le crépuscule. Toutes les boutiques étaient dotées de vérandas, et de curieuses enseignes empiétaient sur les vitrines. D'anciens lampadaires noirs éclairaient les rues. Après quelques pâtés de maisons, les artères fourmillantes de la ville laissèrent place à un espace vert et je remarquai un panneau indiquant la direction du lycée de Kinghorn. Au-delà des cimes, la façade austère d'une cathédrale et d'un campanile dominait le panorama. A l'angle de la 32e Rue, j'aperçus le port et, au-delà des boutiques, la silhouette des bateaux qui s'apprêtaient à accoster. Un peu plus bas dans la rue, je reconnus l'enseigne du Blind Joe. Sortant ma liste de questions, je les relus une dernière fois. L'idée était de rester discrète. Aborder nonchalamment le sujet de Kjirsten avec les employés, et mettre le doigt sur ce qui aurait échappé aux autres journalistes. Espérant ne rien oublier, je jetai mon aide-mémoire dans la poubelle la plus proche. Je poussai la porte et une cloche tinta. Le restaurant n'avait aucun signe particulier : lino jaune et bleu, banquettes en skaï bleu marine, et photos du port accrochées au mur. Je me glissai dans un box près de la porte et enlevai mon manteau. Une serveuse apparut alors, portant un tablier taché et affichant un air agacé. —Bienvenue chez Blind Joe. Je m'appelle Whitney. En plats du jour, nous avons le hamburger de thon et la soupe de palourdes et langouste. —Blind Joe ? répétai-je. C'est curieux, ce nom me dit quelque chose. —Vous ne lisez pas les journaux ? On n'a pas quitté la une pendant une semaine entière, le mois dernier. C'était notre heure de gloire. —Oh ! m'exclamai-je en feignant la surprise. Je me souviens. Une histoire de meurtre, c'est bien ça ? La victime travaillait ici. —Kjirsten Halverson. Elle fit cliqueter son stylo d'un geste impatient. —Un bol de soupe, pour commencer ? Je n'avais pas du tout envie de soupe. D'ailleurs, j'avais complètement perdu l'appétit. —Ça a dû être une épreuve... Vous étiez proches ? —Absolument pas. Vous comptez commander, ou bien ? Je vais vous en apprendre une bien bonne : si je ne travaille pas, je ne gagne rien. Si je ne gagne rien, je n'ai pas de quoi payer le loyer. J'aurais préféré que le serveur à l'autre bout de la pièce s'occupe de moi. Petit, la calvitie naissante, il était aussi fluet que les cure-dents sur la table et regardait perpétuellement ses pieds. Même si la manœuvre n'avait rien de glorieux, un simple sourire aurait suffi à le faire parler. —Désolée. Mais ce meurtre me chamboule. Evidemment, pour vous, ça n'est pas nouveau. Vous avez dû voir défiler les médias... —Je vous laisse encore quelques minutes pour jeter un œil au menu, me lança-t-elle d'un air entendu. —Bien honnêtement, je trouve tous ces journalistes agaçants. —Et moi, dit-elle en posant une main sur la table, c'est les clients indécis qui ont le don de m'agacer. —Vous me conseillez quoi ? demandai-je en réprimant un soupir. —Tout est bon. Demandez à mon copain, ajouta-t-elle avec un sourire crispé, c'est lui le cuistot. —En parlant de copain... est-ce que Kjirsten en avait un ? —Bel enchaînement, Nora ! —Bon, crachez le morceau, s'emporta Whitney. Vous êtes quoi ? Flic ? Avocate ? Journaliste ? —Une simple citoyenne attentive ? suggérai-je d'un ton incertain. —C'est ça. Voilà ce que je vous propose : vous prenez un milkshake, le Angus Burger, des frites, une soupe, ajoutez un pourboire généreux et je vous dirai ce que j'ai dit aux autres. Pesant le pour et le contre, j'hésitai entre mon argent de poche et des réponses nécessaires. —Marché conclu. —Kjirsten s'est dégoté ce type, Elliot Saunders. Celui dont on a parlé dans les journaux. Il était là tout le temps. Il la raccompagnait tous les soirs chez elle après son service. —Vous le fréquentiez ? —Jamais de la vie. —Vous pensez que Kjirsten s'est suicidée ? —Qu'est-ce que j'en sais, moi ? —J'ai lu dans la presse qu'on avait retrouvé une lettre où elle expliquait son geste, mais que son appartement portait des traces d'effraction. —Et? —Ça ne vous paraît pas un peu... bizarre ? —Vous voulez dire qu'Elliot aurait pu mettre cette fausse lettre dans son appart ? C'est possible. Un gosse de riche dans son genre pourrait faire n'importe quoi sans jamais être inquiété. D'ailleurs, il a probablement engagé quelqu'un pour la placer, cette lettre. C'est comme ça que ça marche, quand on est plein de fric. —Je ne crois pas qu'Elliot soit riche. Il m'avait toujours semblé que Jules était le plus privilégié. Vee m'avait rebattu les oreilles avec son immense maison. —Je me suis laissé dire qu'il était boursier à Kinghorn. —Boursier? s'étrangla Whitney. Y avait quoi dans votre verre d'eau ? Si Elliot n'était pas plein aux as, où aurait-il trouvé l'argent pour lui acheter un appartement ? —Il lui avait payé un appartement? m'exclamai-je, cachant mal ma stupéfaction. —Kjirsten ne parlait que de ça, du matin au soir. Je n'en pouvais plus. —Pourquoi aurait-il fait ça ? —Mais vous êtes débile, ou quoi ? s'agaça Whitney en me dévisageant, les poings sur les hanches. —Oui, évidemment. Intimité. Tranquillité. Bien sûr. —Savez-vous pourquoi Elliot a quitté Kinghorn ? —Je n'étais pas au courant. Je jonglais entre ses réponses et ma liste de questions, essayant d'en retenir un maximum. —Est-ce qu'il retrouvait des gens ici, à part Kjirsten ? —Comment je pourrais le savoir ? protesta-t-elle en levant les yeux au ciel. J'ai l'air d'avoir une mémoire photographique ? —Un grand type, vraiment immense. Blond, les cheveux longs, plutôt beau garçon. Bien habillé. Elle rongea l'ongle de son index déjà très court, puis cacha sa main dans son tablier. —Oui, je me souviens de ce type. Difficile de faire autrement. Muet, renfermé. Il a dû venir une ou deux fois. Il n'y a pas si longtemps. Peut-être au moment de la mort de Kjirsten. Je m'en rappelle, parce qu'on servait des sandwichs au corned-beef pour la Saint-Patrick et je n'ai pas réussi à lui en fourguer un seul. Il m'a jeté un regard mauvais, comme s'il allait bondir et me trancher la gorge si je continuais à lui énumérer les plats du jour. Mais je crois me rappeler autre chose. Pas que je sois curieuse, mais j'ai l'ouïe fine. Souvent, j'entends des choses malgré moi. La dernière fois que le grand mince et Elliot sont venus, ils parlaient à voix basse d'un test. —Un test ? Comme un contrôle ? —J'en sais rien, moi. A ce que j'ai compris, le grand avait raté un test et Elliot avait l'air furieux. Il s'est levé d'un bond et a quitté la salle en claquant la porte. Il n'a même pas fini son sandwich. —Ils ont mentionné Kjirsten ? —Le grand est entré le premier, en demandant si elle était là. Je lui ai répondu non et il a passé un coup de fil sur son portable. Dix minutes plus tard, Elliot est arrivé. C'est toujours Kjirsten qui s'occupait de lui, mais comme je vous l'ai dit, elle ne travaillait pas ce jour-là, donc je les ai servis. S'ils ont parlé de Kjirsten, je n'ai rien entendu. Mais le grand type n'avait pas l'air d'apprécier sa compagnie. —Autre chose ? —Ça dépend. Vous prenez un dessert ? —Eh bien, je crois que je vais prendre une part de tarte. —Une tarte? Je vous offre cinq minutes de mon temps précieux et vous me commandez une tarte ? Vous vous imaginez que je n'ai rien de mieux à faire que de papoter ? Je jetai un œil à la salle. Mis à part un homme penché sur son journal au comptoir, elle était déserte. —Bon... —Vous allez prendre une limonade framboise pour faire descendre la tarte. Et un café pour terminer. Le tout avec un petit pourboire en plus, ajouta-t-elle en griffonnant furieusement sur son carnet. Avec un sourire satisfait, elle rangea son stylo et se dirigea d'un pas léger vers la cuisine. 21. Dehors, le temps avait viré au froid et à la pluie. La sinistre lueur blafarde des lampadaires se heurtait à l'épais brouillard qui tombait dans les rues. Je sortis rapidement du Blind Joe, ravie d'avoir pensé à prendre mon parapluie. Longeant les devantures éclairées, je vis les bars se remplir peu à peu. J'étais à quelques mètres de l'arrêt de bus lorsque ce frisson glacial devenu bien trop familier me parcourut la nuque. Je l'avais ressenti le soir où j'avais aperçu quelqu'un à ma fenêtre, puis à Delphic et juste devant Victoria's Secret avant que Vee ne soit agressée. Je mis un genou à terre, feignant de nouer mon lacet, et observai les alentours. Des deux côtés de la rue, les trottoirs étaient déserts. Le feu piéton passa au vert et je traversai le carrefour, pressant le pas et serrant mon sac à main sous mon bras. Priant pour que le bus soit à l'heure, je coupai par une ruelle derrière un bar, dépassant un groupe de fumeurs transis, et débouchai sur la rue adjacente. A l'intersection suivante, j'empruntai une autre venelle et gagnai ainsi deux rues. De temps à autre, je jetai un regard par-dessus mon épaule. Le ronronnement lointain d'un bus me parvint et quelques secondes plus tard, il sortit du brouillard. Il s'arrêta devant moi et je grimpai, bien décidée à rentrer chez moi. J'étais l'unique passagère. Installée quelques rangées derrière le conducteur, je m'enfonçai discrètement dans mon siège. Le chauffeur referma les portes du véhicule et le bus s'engagea dans la rue. J'allais pousser un soupir de soulagement lorsque je reçus un message de Vee. T O Ù ? À PORTLAND, pianotai-je. ET TOI ? PAREIL. SUIS À UNE FÊTE AVEC JULES & ELLIOT. REJOINSNOUS. QU'EST-CE QUE TU FAIS À PORTLAND ? Je n'attendis pas sa réponse et l'appelai directement. C'était plus simple. Et surtout plus urgent. —Alors ? Qu'en dis-tu ? D'humeur à faire la fête ? —Ta mère est au courant que tu fais la fête à Portland avec deux types que tu connais à peine ? —Tu commences à virer neurasthénique, ma belle. —Je n'arrive pas à croire que tu aies accompagné Elliot à Portland. Est-ce qu'il sait qu'on est au téléphone ? ajoutai-je, soudain prise de panique. —Non, Nora. Elliot ne viendra pas te régler ton compte. Jules et lui sont partis chercher quelque chose à Kinghorn et je me gèle ici toute seule. J'aurais besoin d'une partenaire. Hé ! cria-t-elle dans le lointain. Lâchemoi OK ? Fiche le camp ! Nora ? Écoute, le quartier n'est pas génial. Il faudra se presser. —Où es-tu ? —Attends voir... L'immeuble d'en face c'est le numéro 1727. La rue Highsmith, j'en suis sûre. —Je fais aussi vite que possible. Mais je ne reste pas et tu rentres directement avec moi. Arrêtez-moi s'il vous plaît, lançai-je au chauffeur. Il freina soudainement et je me cognai contre le siège devant moi. —Pourriez-vous m'indiquer où se trouve Highsmith ? demandai-je en m'approchant de la porte. —Un peu à l'ouest, répondit-il avec un signe en direction du plan. Vous comptez y aller à pied ? ajouta-t-il en me regardant de haut en bas. Parce qu'autant vous prévenir, c'est un quartier chaud. —Génial. Quelques rues plus loin, je compris que le conducteur avait bien fait de m'avertir. Le changement de décor était radical. Les devantures avenantes avaient cédé la place au béton, tagué aux couleurs des gangs de la ville. Toutes les fenêtres obscurcies étaient munies de barreaux. Défoncés par endroits, les trottoirs disparaissaient derrière des nappes de brouillard. Un couinement régulier s'échappa dans la brume. Sortie de nulle part, une femme apparut, poussant un chariot chargé de sacs plastiques noirs. Scrutant les alentours de ses petits yeux sombres et perçants, elle me toisa soudain comme un prédateur qui observe sa proie. —Qu'est-ce qu'on a là ? grinça-t-elle derrière un sourire édenté. Discrètement, je fis un pas en arrière et serrai mon sac contre moi. —Un manteau, des gants et un joli bonnet b'en chaud. Je dus faire un effort pour comprendre sa prononciation laborieuse. —Euh... bonsoir, dis-je en tâchant de paraître sympathique. Je cherche la rue Highsmith... Elle ricana d'une voix rauque. —Le conducteur du bus m'a indiqué cette direction, poursuivis-je, déjà moins assurée. —Il t'a dit qu' c'était dans l'coin ? répondit-elle, l'air agacé. J'connais Highsmith et c'est pas par là. —Pourriez-vous me montrer le chemin? repris-je, quand la suite ne vint pas. —J'connais le ch'min, répéta-t-elle en tapotant sa tempe avec son index, pareil à une brindille sèche et noueuse. J'garde tout là-dedans. —Et pour rejoindre Highsmith ? —Mais j'donne rien gratis, grommela-t-elle. Va falloir payer. Faut b'en gagner sa vie, hein? T'as déjà vu que'que chose de gratuit, dans la vie ? —Je n'ai plus d'argent. Du moins, plus beaucoup. Il me restait juste de quoi prendre le bus pour rentrer. —Mais t'as un joli manteau bien chaud. Je jetai un regard à ma veste matelassée. Lorsqu'une bourrasque glacée m'ébouriffa les cheveux, l'idée de l'enlever me donna la chair de poule. —Je... je l'ai eue à Noël. —Et moi je me les gèle depuis Noël, répliqua-t-elle méchamment. Tu veux ton chemin, oui ou non ? La situation tournait à l'absurde. J'étais perdue dans un quartier mal famé, en pleine nuit, et négociais à présent mes vêtements avec une clocharde. Vee allait passer le reste de sa vie à me payer ça. J'ôtai mon manteau, puis la regardai l'enfiler. Une buée épaisse comme la fumée d'une locomotive s'échappait de mes lèvres. Serrant mes bras contre ma poitrine, je sautillai sur place pour me tenir chaud. —Vous m'indiquez la direction, maintenant ? —Court ou long ? —C... court, grelottai-je des dents. —C'est plus cher. Plus court, ça d'mande un supplément. Comme je l'disais, j'dirais pas non à un joli bonnet. —Je lui tendis mon bonnet. —Highsmith ? demandai-je, luttant pour ne pas me montrer agressive. —Tu vois la ruelle, là-bas ? Tu la prends et de l'autre côté, tu tombes sur Highsmith. Je me retournai. La ruelle se trouvait à une dizaine de mètres derrière moi. —Quoi ? m'étranglai-je. C'était à un pâté de maisons ? —La bonne nouvelle, c'est qu't'as pas loin à aller. La mauvaise, c'est qu'avec ce froid, ça va t'paraître bien long. Moi par contre, j'suis bien au chaud, maintenant. Si tu m'donnes tes gants, je t'accompagne. —Ça ira, dis-je avec un regard farouche à mes gants. Au moins, mes mains seraient protégées. Elle haussa les épaules et poursuivit son chemin avec son chariot jusqu'au coin de la rue, où elle s'adossa à un mur de brique. La ruelle sombre était encombrée de poubelles en fer, de cartons détrempés et d'un objet à la forme curieuse, qui aurait pu être un chauffe-eau défoncé. À mi-chemin, un grillage barrait la route. Dans mes bons jours, je peinais déjà à escalader un muret, alors une grille de trois mètres... Il n'y avait aucune autre issue entre les façades de brique, dont les fenêtres sales étaient condamnées. Enjambant les emballages et les sacs plastiques, je sentis craquer sous mes semelles les débris de verre qui jonchaient le bitume. Un éclair blanc se faufila entre mes pieds. Pétrifiée, le souffle court, je l'aperçus. Un chat. Rien qu'un chat, qui disparut dans les ténèbres du brouillard. Glissant une main dans ma poche, je voulus envoyer un sms à Vee, pour la prévenir de mon arrivée et lui demander de me guetter. Mon portable ! Je l'avais laissé dans mon manteau. —Bravo, Nora, pensai-je. A ton avis, quelles sont les chances que la clocharde te le rende ? Réponse : Aucune. Je décidai tout de même de tenter le coup et fis demitour lorsqu'une grosse cylindrée noire fila à l'autre bout de la ruelle. Elle freina subitement et le halo rouge des feux arrière creva la brume. Sans raison apparente, mon intuition me poussa à me tenir dans l'ombre. Une portière s'ouvrit et le crépitement des balles déchira le silence. J'entendis un claquement sec et la voiture démarra en trombe. Le cognement sourd de mon cœur dans ma poitrine se mêlait aux bruits de pas qui résonnaient à mes oreilles. Il me fallut quelques instants pour comprendre que je m'étais mise à courir vers la rue d'où j'étais venue. Je m'arrêtai net. Le corps de la clocharde gisait sur le trottoir. Je me précipitai et m'agenouillai près d'elle. — Est-ce que ça va ? criai-je en la retournant sur le côté. Elle avait la bouche ouverte, les yeux révulsés. Un filet de liquide sombre s'échappait de ses lèvres, tachant le manteau que je portais encore quelques minutes plus tôt. Malgré un mouvement d'horreur, je m'obligeai à fouiller ses poches, il me fallait prévenir les secours. Mon portable ne s'y trouvait plus. A l'angle opposé, j'aperçus une cabine téléphonique. Je courus et composai le 9Il. En attendant qu'un opérateur décroche, je me retournai et sentis mon sang se glacer. Le corps avait disparu. D'une main tremblante, je raccrochai le combiné. L'écho d'un bruit de pas sur la chaussée me parvint alors, mais je fus incapable de les localiser. Clac ! Clac ! Clac ! —C'est lui, pensai-je. C'est le type aux lunettes de ski. D'un geste désespéré, je glissai quelques pièces dans la fente et agrippai le téléphone à deux mains. D'une manière ou d'une autre, il fallait que je retrouve le numéro de Patch. Je fermai les yeux et tâchai de visualiser la suite de chiffres tracée à l'encre rouge sur ma paume, lors de notre première rencontre. Avant d'avoir pu mettre ma mémoire en doute, je composai le numéro. —Quoi d'neuf? Au son de sa voix, je faillis fondre en larmes. Dans le lointain, j'entendais le claquement étouffé des boules qui cognaient contre le bois des tables de billard. Je sus alors qu'il était Chez Bo. Il pourrait être là d'ici quinze à vingt minutes. —C'est moi, soufflai-je d'une voix blanche. —Nora ? —Je suis... à Portland. A l'angle des rues de Hempshire et Nantucket. Est-ce que tu peux venir me chercher ? C'est assez urgent. Recroquevillée dans un coin de la cabine, je tentai vainement de me dominer en comptant jusqu'à cent, lorsqu'un énorme 4 x 4 noir apparut au bout de la rue. Patch ouvrit la porte de la cabine, s'accroupit face à moi et ôta son T-shirt noir. Il passa l'encolure au-dessus ma tête, attrapant mes bras pour les faire glisser dans les manches. Le T-shirt était bien trop grand pour moi, et les manches dépassaient largement le bout de mes doigts. L'odeur de tabac, d'embruns et de savon mentholé qui imprégnait le tissu parut aussitôt me calmer. —Allez, monte dans la voiture, murmura-t-il en me remettant debout. Je m'agrippai à son cou et cachai mon visage au creux de son épaule. Tout tournait autour de moi, y compris Patch. —J'ai mal au cœur, gémis-je. Il me faut mes comprimés. —Chhhut, souffla-t-il en me serrant contre lui. Ça va aller» je suis là. Je réussis à hocher la tête. —Allons-nous-en d'ici. Autre hochement de tête. —Je dois retrouver Vee , chuchotai-je. Elle est à une soirée, de l'autre côté de la rue. Patch démarra la voiture et j'écoutai distraitement mes dents s'entrechoquer. Jamais de ma vie je n'avais eu aussi peur. L'image du corps sans vie de cette femme m'avait rappelé la mort de mon père. Ma vision semblait teintée de rouge. Le souvenir du sang était omniprésent. —J'ai interrompu ta partie de billard, murmurai-je en me remémorant les bruits de fond que j'avais entendus. —J'allais gagner un loft. —Un loft? —Dans l'une de ces copropriétés pompeuses, au bord du lac. J'aurais détesté. On arrive sur Highsmith. Tu as l'adresse ? Je ne m'en souviens plus, répondis-je en me redressant pour observer les immeubles. Ils avaient tous l'air abandonnés. Je ne voyais pas la moindre trace de fête. Ni de vie, d'ailleurs. —Tu as ton portable ? demandai-je à Patch. Il sortit un BlackBerry de sa poche. —Il n'y a plus beaucoup de batterie. Je ne sais pas si ça tiendra pour un appel. Je tapai un SMS. OÙ ES-TU ?! CHANGEMT DE PROG. J &-E N'ONT PAS TROUVÉ CE QU'ILS CHERCHAIENT. ON RENTRE. L'écran devint noir. —Il s'est éteint, dis-je à Patch. Tu as le chargeur ? —Pas sur moi. —Vee rentre à Coldwater. Tu crois que tu pourrais me déposer chez elle ? Quelques minutes plus tard, nous roulions sur l'autoroute du littoral, qui longeait le rocher surplombant l'océan. Je connaissais cet endroit. De jour, la mer prenait des teintes d'ardoise mouchetée d'émeraude lorsque les conifères au bord de l'eau s'y reflétaient. De nuit, c'était un abîme lisse et noir aux allures venimeuses. —Tu ne veux pas me raconter ce qui s'est passé ? demanda Patch. J'hésitais encore à lui faire entièrement confiance. Certes, j'aurais pu lui dire qu'après m'avoir délestée de mon manteau, la clocharde avait été abattue. Que la balle qui l'avait tuée m'était sans doute destinée. J'aurais aussi pu tenter de lui expliquer par quel prodige son corps s'était ensuite volatilisé. Mais le souvenir de l'inspecteur Basso m'en empêchait. Je revis son regard sceptique, lorsque je lui avais affirmé qu'on s'était introduit dans ma chambre. Je n'avais aucune envie d'être à nouveau prise pour une folle. Pas avec Patch et certainement pas maintenant. —Je me suis perdue et une clocharde m'a accostée. Elle m'a obligée à lui donner mon manteau, répondis-je en m'essuyant le nez du revers de ma manche. Et elle m'a pris mon bonnet. —Qu'est-ce que tu fichais là-bas ? —Je devais retrouver Vee à une soirée. Quelque part à mi-chemin entre Portland et Coldwater, sur une portion d'autoroute déserte entourée de végétation, le 4 x 4 se mit à cracher de la fumée. Patch freina et se rangea sur le bas-côté. —Une minute, me dit-il en sortant de la voiture. Il ouvrit le capot et se pencha sur la mécanique. Quelques instants plus tard, il le referma et s'approcha de ma fenêtre, me faisant signe de l'abaisser. —Mauvaise nouvelle. C'est le moteur. Paix à son âme, ajouta-t-il, voyant bien que, malgré mes efforts, je n'y entendais rien. —Ça signifie qu'on est coincés ici ? —A moins qu'on la pousse. Je comprenais soudain mieux pourquoi son ancien propriétaire l'avait mise en jeu. —Tu as ton portable ? —Je l'ai perdu. —Laisse-moi deviner, dit-il avec un grand sourire. Tu l'avais oublié dans la poche du manteau ? La clocharde a vraiment touché le gros lot, on dirait. Bon, deux possibilités, reprit-il en jetant un regard aux alentours, soit on fait du stop, soit on marche jusqu'à la prochaine sortie pour tâcher de trouver un téléphone. Je descendis en claquant violemment la portière, donnant au passage un coup de pied au pneu. Je me défoulais pour évacuer la peur accumulée durant la journée, car je savais qu'une fois seule, j'éclaterais en sanglots. —Il doit y avoir un motel à la prochaine s...sortie, disje en grelottant. Je vais app-appeler un taxi. T-tu m'attends ici. Il me sourit, mais n'avait pas l'air de plaisanter. —Je ne te lâche plus d'une semelle, mon ange. Tu n'es pas en état de te débrouiller seule. On y va ensemble. Les bras fermement croisés sur la poitrine, je lui jetai un regard de défi. Mais à plat dans mes converses, je lui arrivais à peine à l'épaule. —Pas question d'entrer dans un motel avec toi. Mieux valait paraître déterminée. Il n'aurait pas fallu grandchose pour me convaincre. —Toi, plus moi, plus un motel miteux, ça te semble une équation dangereuse ? —Exactement. —On peut rester ici à en discuter, dit Patch en s'adossant au 4 x 4 , avant de lever les yeux vers le ciel. Mais l'orage s'apprête à remettre ça. Bien décidée à trancher, mère Nature s'en mêla. Un déluge de pluie verglaçante s'abattit alors sur nous. Lançant un regard mauvais à Patch, je poussai un soupir agacé. Comme d'habitude, il avait raison. 22. Vingt minutes plus tard, trempés jusqu'aux os, Patch et moi arrivions en vue d'un motel moins deux étoiles. J'étais restée muette durant notre course effrénée et à présent, j'étais non seulement frigorifiée, mais aussi passablement énervée. L'averse redoubla d'intensité. Hors de question de refaire le trajet inverse à moins que la pluie ne se calme. L'équation dangereuse semblait prolongée jusqu'à nouvel ordre. Patch poussa la porte et une sonnette tinta. Un employé se dressa aussitôt, brossant son pantalon constellé de miettes de chips et suçant ses doigts gras. —Bonsoir. Une chambre pour deux ? —N-nous voudrions utiliser v-votre t-téléphone, grelottai-je, espérant qu'il me comprenne. —Impossible. Les lignes sont coupées. L'orage, probablement. —C-comment ça les lignes sont c-coupées ? Vous avez un p-portable ? Médusé, il se tourna vers Patch. —Elle préférerait une chambre non-fumeur, intervint celui-ci. — T'es malade ? soufflai-je en faisant volte-face. —Malheureusement, je crois que..., répondit le réceptionniste en pianotant sur son clavier. Non, attendez... j'ai une chambre double non-fumeur. —On la prend, dit Patch avec un regard en coin, esquissant un sourire moqueur. Les lumières du plafond s'éteignirent, plongeant le hall dans le noir. Immobiles et silencieux, nous regardions le réceptionniste farfouiller sous son bureau. Enfin, il mit la main sur une grande lampe torche. —J'étais scout, dans ma jeunesse. Toujours prêt ! —Alors v-vous avez sans doute un p-portable... —J'en avais un. Jusqu'à ce que je ne puisse plus payer les factures, ajouta-t-il en haussant les épaules. Que voulez-vous ? Ma mère est radine. Sa mère ? Il avait au moins la quarantaine. Après tout, ça n'était pas mes affaires. C'était ma propre mère qui m'inquiétait. Comment allait-elle réagir en revenant du mariage, lorsqu'elle s'apercevrait de mon absence ? —Comment comptez-vous régler ? —Liquide, répondit Patch. —Oui, s'esclaffa-t-il, c'est assez répandu comme mode de paiement. Il se pencha vers nous en baissant la voix : —Certains clients préfèrent que leurs activités, disons «hors programme», n'apparaissent pas sur les relevés bancaires. Un hémisphère de mon cerveau m'avertit que tout ceci était une très très mauvaise idée. —C'est complètement dingue, chuchotai-je à Patch. —Mais je suis dingue, répondit-il, sur le point d'éclater de rire. De toi, évidemment. Combien pour la lampe torche ? demanda-t-il au réceptionniste. —J'ai mieux, s'exclama celui-ci en farfouillant sous son bureau et en posant deux bougies sur le comptoir, avant d'en allumer une. Des bougies longue durée. Cadeau de la maison. Une dans la chambre et une dans la salle de bains et vous ne verrez pas la différence. Je vous laisse même les allumettes. Ça vous fera un souvenir. —Merci, dit Patch en m'attirant par le coude vers le couloir. Dans la chambre 106, Patch ferma la porte au verrou et posa une bougie sur la table de chevet, alluma la seconde et ôta sa casquette, secouant ses cheveux trempés comme un chien fou. —Il te faut une douche bien chaude, déclara-t-il. Il fit quelques pas en arrière et passa la tête dans la salle de bains. —J'aperçois du savon et deux serviettes. —T-tu ne peux p-pas m'obliger à rester i-ici, répliquaije, soudain consciente que l'idée de départ était de trouver un téléphone. Ça ressemble davantage à une question qu'à une affirmation. —Alors, réponds-moi ! —Difficile de se concentrer en te voyant comme ça, dit-il avec un sourire en coin. Je baissai les yeux. Son T-shirt noir, détrempé, me collait à la peau. Je le bousculai et rejoignis la salle de bains, verrouillant la porte derrière moi. Ouvrant à fond le robinet d'eau chaude, je me déshabillai. La propreté laissait à désirer. Je repérai un long cheveu brun sur la paroi de la douche et le capturai à l'aide d'un morceau de papier toilette avant de le jeter dans la cuvette. J'entrai dans la douche et l'eau bouillante fit instantanément rougir ma peau. Passant le savon le long de mon cou et de mes épaules, j'essayais de me persuader qu'en dépit de cette situation absurde, voire incongrue, je parviendrais à me dominer. J'étais parfaitement capable de partager une chambre avec Patch. D'ailleurs, je n'avais pas le choix. Dans ma tête, une petite voix éclata de rire. Et non sans raison. Au début, une force mystérieuse semblait nous rapprocher. Aujourd'hui, c'était quelque chose de radicalement différent qui m'attirait vers lui, et éveillait en moi de curieuses sensations de chaleur. Il se passerait quelque chose, cette nuit, c'était inévitable. Sur une échelle de un à dix, ma peur atteignait huit. Mon envie, un bon neuf. Je fermai le robinet, sortis de la douche et m'enveloppai dans une serviette. Un regard à mes vêtements mouillés me dissuada de les remettre. Le motel disposait peut-être d'un séchoir en libre-service... et qui fonctionnerait sans électricité ? Poussant un soupir résigné j'enfilai ma culotte et ma blouse, relativement épargnées. —Patch ? chuchotai-je à travers la porte. Eteins la bougie. —C'est fait ! murmura-t-il avec petit rire étouffé. Je soufflai sur la bougie de la salle de bains et repassai dans la chambre, plongée dans l'obscurité. Face à moi, j'entendais sa respiration. Je secouai la tête, préférant ne pas songer à ce qu'il portait - ou ne portait pas. —Mes vêtements sont trempés, je n'ai plus rien à me mettre. Je reconnus le froissement du tissu mouillé glissant sur sa peau. —Tant mieux pour moi, répondit-il en laissant tomber son T-shirt à nos pieds. —C'est embarrassant, remarquai-je. Même dans le noir, son sourire était perceptible. Il se tenait près, bien trop près de moi. —Tu devrais prendre une douche, lui conseillai-je. Tout de suite. — Je sens si mauvais ? A vrai dire, il sentait horriblement bon. L'odeur de tabac avait disparu, celle de la menthe s'était accentuée. Patch s'engouffra dans la salle de bains et ralluma la bougie, laissant la porte entrouverte. Un halo de lumière dansa sur le mur opposé. Je m'assis par terre, appuyant ma tête contre la cloison. Evidemment, il fallait que je sorte de cette chambre. Je devais rentrer. Malgré mon vœu de prudence, passer la nuit ici était une folie. Je devais avertir la police, au sujet de la clocharde. Mais qu'aurais-je bien pu leur dire ? Que j'avais découvert un cadavre inexistant ? Toute cette histoire était dingue et je commençais à me demander si je ne le devenais pas vraiment. Plutôt que d'envisager un internement, je revins à mon problème initial. Impossible de rester à me tourner les pouces tranquillement alors que Vee était sans doute en danger. Mais étais-je moi-même indemne ? Pas si sûr. Patch me protégerait du pire, mais je doutais qu'il se conduise en véritable ange gardien. Je regrettai aussitôt ma comparaison. Je m'interdis toute pensée concernant les anges, qu'ils soient gardiens, déchus, ou de toute autre sorte. En fin de compte, je perdais peut-être vraiment la raison. Et si j'avais imaginé cette clocharde, et les cicatrices de Patch ? L'eau s'arrêta de couler dans la salle de bains et quelques instants plus tard, Patch en sortit, son jean encore trempé tombant sur ses hanches. Il laissa la porte de la salle de bains ouverte et la bougie allumée. Une douce lueur illumina la pièce. Un regard avait suffi à me convaincre que ce garçon n'était pas étranger aux salles de sport. Une musculature aussi développée n'arrivait pas par hasard. Je me sentais soudain très gauche. Et un peu... molle. —Tu as un côté préféré ? demanda-t-il en désignant le lit. —Euh... —Intimidée ? insista-t-il avec un sourire de loup. —Non, répondis-je, feignant un aplomb virtuellement inexistant. —Tu es la pire des menteuses. Les poings sur les hanches, je lui lançai un regard furieux. —Viens là, dit-il en me remettant debout. Ma volonté fondit comme neige au soleil. Encore quelques secondes de proximité aussi intense et toutes mes résolutions partiraient en fumée. Dans le reflet du miroir, j'aperçus la cicatrice noire en V inversé sur son dos. La vision me crispa. J'eus beau cligner des yeux, l'image demeurait bien réelle. Sans réfléchir, je posai les mains sur sa poitrine et les glissai sur son dos. Du bout du doigt j'effleurai l'une des marques sinistres. Sous mon geste, il se raidit. Lorsque mon doigt se mit à trembler, je me figeai. Il me fallut quelques secondes pour réaliser que ça n'était pas ma main, mais tout mon corps qui vibrait. Une obscurité béante sembla me happer, lentement, puis tout devint noir. 23. Je me retrouvai Chez Bo, adossée au mur du sous-sol. Devant moi, plusieurs parties de billard étaient en cours. Les fenêtres étant condamnées, je ne pouvais dire s'il faisait jour ou bien nuit. La radio diffusait un vieux tube de Stevie Nicks. Personne ne parut s'étonner de ma présence soudaine. Non que je sois particulièrement vaniteuse, mais j'avais du mal à croire que mon apparition, en blouse légère et petite culotte, ne provoque pas davantage d'émoi, surtout dans une pièce presque entièrement composée de personnes de sexe opposé... Cela semblait pour le moins... inédit. Me pinçant très fort, je constatai que j'étais éveillée, ou du moins en avais-je l'air. Eventant d'une main l'épaisse fumée de cigare, j'aperçus Patch à l'autre bout de la salle. Enfoncé dans sa chaise à l'une des tables de poker, il cachait son jeu. Je traversai la pièce pieds nus, les bras serrés sur ma poitrine, tâchant de ne pas en dévoiler davantage. — On peut parler ? lui soufflai-je à l'oreille. Ma voix tremblait et ça n'avait rien d'étonnant. Je n'arrivais pas à comprendre comment j'avais pu me retrouver de la chambre d'un motel minable au sous-sol de la salle de jeux. Patch poussa une pile de jetons au centre de la table. —Tout de suite, si ça ne t'ennuie pas? C'est assez urgent... Remarquant un calendrier accroché au mur, je m'interrompis. Il avait huit mois de retard, indiquant un jour d'août de l'année précédente. A cette époque, je n'étais pas encore entrée au lycée et nous ne nous connaissions pas. Je pensais qu'il s'agissait d'une erreur, qu'on avait oublié d'arracher les pages, mais peu à peu, le doute s'installa. Etait-il possible que le calendrier, comme le reste de cette pièce, soit à sa place et que je sois l'intruse ? —Il a le cinq de pique, le neuf de pique, l'as de coeur..., annonçai-je aux autres joueurs en tirant une chaise. Mais personne ne m'écoutait. D'ailleurs, personne ne semblait me voir. Des pas lourds résonnèrent dans l'escalier et le caissier irascible qui avait failli me jeter dehors lors de ma première visite fit son apparition. —Il y a quelqu'un en haut qui veut te voir, dit-il à Patch. Haussant les sourcils, celui-ci lui lança un regard interrogateur. —Elle a refusé de me donner son nom, répondit l'autre d'un air navré. Je le lui ai pourtant demandé plusieurs fois. Je lui ai bien dit que tu étais occupé, mais elle ne veut rien savoir. Tu préfères que je la mette à la porte ? —Non. Fais-la descendre. Abattant ses cartes, il rassembla ses jetons et se leva. —Je me couche. Il s'avança vers l'escalier et s'appuya sur la table de billard la plus proche, enfonçant ses mains dans ses poches. Je le suivis et fis claquer mes doigts juste sous son nez. Rien. Je donnai un coup de pied dans ses bottes et le frappai à l'estomac. Aucune réaction. Les marches craquèrent imperceptiblement, et lorsque Mlle Greene apparut, je crus d'abord qu'il s'agissait d'un rêve absurde. Ses longs cheveux blonds et raides lui arrivaient à la taille. Pieds nus, elle portait un jean délavé et un pull rose sans manches. Ainsi vêtue, elle semblait encore plus jeune. Elle avait une sucette à la bouche. Le visage de Patch est un masque impassible et la plupart du temps, je suis incapable de déchiffrer ses pensées. Mais lorsqu'il posa les yeux sur Mlle Greene, sa surprise me parut évidente. D'emblée, il se reprit et arbora une expression neutre, tandis que son regard se faisait plus prudent, presque las. —Dabria ? Mon cceur se mit à battre plus vite tout en essayant de comprendre. Si cette scène s'était réellement déroulée huit mois plus tôt, comment pouvaient-ils se connaître ? Mlle Greene n'avait pas encore été mutée à Coldwater. Et surtout, pourquoi Patch l'appelait-il par son prénom ? —Comment vas-tu ? s'enquit Mlle Greene - ou plutôt, Dabria - avec un sourire ingénu, en jetant sa sucette dans une poubelle. —Qu'est-ce que tu fais ici ? demanda Patch, la dévisageant avec des yeux de plus en plus méfiants, comme s'il ne se laissait pas abuser par son apparence. —J'ai filé en douce, dit-elle d'un air mutin. Il fallait que je te revoie. J'ai souvent essayé, mais la sécurité... tu sais ce que c'est. C'est loin d'être un jeu d'enfant. Nos deux espèces ne sont pas censées se fréquenter. Mais je ne t'apprends rien. —Tu n'aurais pas dû venir. —Je sais que ça fait longtemps, mais j'espérais quand même un peu plus d'enthousiasme, répliqua-t-elle en faisant la moue. Il ne répondit pas. —Je n'ai pas cessé de penser à toi, poursuivit-elle en baissant la voix, d'un ton aguicheur avant de s'approcher plus près. Descendre jusqu'ici n'a pas été simple, Lucianna a dû me couvrir. Je mets son avenir en danger, autant que le mien. Tu ne veux même pas entendre ce que j'ai à dire ? —Parle, dit Patch, qui gardait sa réserve. —Je ne t'ai pas oublié. Tout ce temps passé... Elle s'interrompit, ravalant quelques larmes, avant de continuer, d'une voix presque brisée : —Je connais un moyen de te rendre tes ailes, soufflat-elle avec un sourire qu'il ne lui rendit pas. Dès que tu les auras récupérées, tu pourrais rentrer, poursuivit-elle avec davantage d'assurance. Tout serait comme avant. Rien n'a vraiment changé, tu sais. —Qu'est-ce que ça cache ? —Mais rien ! Tu dois simplement sauver une vie humaine. Cela me paraît opportun. —A quel chœur serais-je restauré ? Dabria sembla soudain déroutée, comme si Patch avait posé la question qu'elle redoutait. —Je viens t'offrir la possibilité de retrouver tes ailes, répliqua-t-elle, un rien condescendante, tu pourrais au moins me remercier... —Réponds à ma question. À son sourire pincé, je compris que Patch connaissait déjà la réponse. Ou du moins, qu'il en avait une vague idée. Et que la proposition de Dabria ne lui plairait certainement pas. —D'accord : un gardien. Ça te va ? Rejetant la tête en arrière, il éclata de rire. —Qu'est-ce que ça peut faire ? s'emporta-t-elle. Estce que ça ne te suffit pas ? —J'ai mieux. —Écoute-moi bien, Patch : tu n'obtiendras rien de mieux, ne te voile pas la face. Un ange déchu donnerait n'importe quoi pour une telle opportunité, tu ne comprends pas ? Sa voix exprimait l'incrédulité, la colère et la frustration. —Ça m'a fait plaisir de te revoir, Dabria. Rentre bien, répliqua Patch en se redressant de toute sa hauteur. Brusquement, elle agrippa sa chemise et, l'attirant à elle, plaqua ses lèvres sur les siennes. Très lentement, Patch se tourna vers elle et sa posture perdit peu à peu de sa raideur. Il releva doucement la main et caressa son bras. J'essayais vainement de réprimer le sentiment de jalousie et de confusion qui m'assaillait. D'un côté, j'aurais voulu m'enfuir en pleurant, de l'autre, les interrompre et me mettre à hurler. Ce qui n'aurait d'ailleurs servi à rien : j'étais invisible. II était évident que Patch et cette Dabria, ou Mlle Greene, quel que fût son nom, avaient eu une liaison. Qu'en était-il dans le présent ? Ou plutôt, dans l'avenir. Avait-elle accepté ce poste à Coldwater pour se rapprocher de Patch ? Etait-ce pour cette raison qu'elle avait cherché à m'éloigner de lui ? —Je ferais mieux d'y aller, dit Dabria en s'écartant. J'ai déjà trop tardé. J'ai promis à Lucianna de me dépêcher. Tu me manques, murmura-t-elle en posant la tête contre sa poitrine. Sauve un humain et tu pourras reprendre tes ailes. Reviens-moi, supplia-t-elle. Reviens chez nous. Elle se dégagea subitement. —Je dois partir. Les autres ne doivent pas apprendre que je suis descendue. Je t'aime. Lorsqu'elle se détourna, l'inquiétude disparut de son visage, laissant place à une expression sournoise. L'expression de quelqu'un qui vient de bluffer au poker. —Maintenant, dis-moi ce que tu fais vraiment ici, demanda Patch en la retenant brusquement par le poignet. Le ton me fit frémir. On aurait pu le croire d'un calme absolu, mais il suffisait de le connaître un peu pour sentir la menace dans sa voix. Elle avait franchi une limite, et il lui signifiait qu'il était temps de rectifier le tir. L'entraînant vers le bar, il la fit asseoir sur un tabouret avant de s'installer à côté d'elle. Je les imitai en me postant près de lui et me penchai pour mieux entendre. —Comment ça, « ce que je fais ici » ? balbutia-t-elle. Je te l'ai dit.., —Tu mens. —Je n'arrive pas à croire que... tu puisses penser, répondit-elle, stupéfaite. —Dis-moi la vérité. Tout de suite. Elle parut hésiter. Avec un regard mauvais, elle reprit la parole : —Parfait. Je connais tes intentions. Patch éclata de rire. Il lui signifiait que ses intentions étaient multiples et qu'elle allait devoir préciser. —Je sais que des rumeurs te sont parvenues, au sujet du Livre d'Hénoch. Tu t'imagines pouvoir faire la même chose, mais tu as tort. —Ils t'ont envoyée ici pour me persuader de choisir un autre chemin, c'est bien ça ? demanda-t-il d'un air amusé, en posant les coudes sur le comptoir. Si je représente une menace, c'est donc que les rumeurs sont confirmées. —Non. Ce ne sont que des légendes. —Si c'est arrivé une fois, cela pourrait se reproduire. —Ça n'est jamais arrivé. Avais-tu seulement lu le Livre d'Hénoch, avant que tu ne sois déchu ? s'emporta-t-elle. Sais-tu seulement ce que dit la parole sacrée ? —Tu pourrais peut-être me prêter ton exemplaire. —Blasphème ! rugit-elle. Tu sais très bien qu'il t'est défendu de le lire. En te rebellant, tu as trahi tous les anges du paradis. —Combien sont-ils à connaître mes intentions ? Suis-je réellement une menace pour eux ? —Je ne peux pas te le révéler, répondit-elle en secouant sa chevelure blonde. Je t'en ai déjà trop dit. —Comptent-ils m'arrêter ? —Les anges exterminateurs le feront, en tout cas. —Sauf s'ils pensent que tu m'as convaincu, répliquat-il d'un air entendu. —Ne me regarde pas comme ça, dit-elle, rassemblant toute sa volonté pour paraître inflexible. Je ne mentirai pas pour te protéger. Ce que tu essayes de faire est mal, c'est même monstrueux. —Dabria, souffla Patch. —Le ton semblait caressant, mais la menace était évidente. Il aurait aussi bien pu lui tordre le bras. —Je ne peux pas t'aider, répondit-elle sans hausser la voix. Pas comme ça. Renonce à tout ça, deviens un ange gardien. Concentre-toi là-dessus et oublie le Livre d'Hénoch. Les coudes fermement plantés sur le bar, il réfléchit quelques instants, puis reprit : —Dis-leur que nous avons discuté, et que ta proposition m'a paru intéressante. —Intéressante ? répéta-t-elle, un peu incrédule. —Intéressante. Dis-leur que j'ai demandé un nom. Si je dois sauver une vie, je veux savoir qui est en tête de vos listes. Les anges de la mort gardent jalousement leurs secrets, mais tu feras peut-être une exception... —Ce sont des données sacrées, inviolables et imprévisibles ! Dans ce monde, les événements sont susceptibles d'être modifiés d'un instant à l'autre, en fonction des choix des humains... —Un nom, Dabria. —Promets-moi d'abord de renoncer au Livre d'Hénoch. Donne-moi ta parole. — Ma parole vaudrait quelque chose pour toi ? —Non, absolument pas. Patch émit un petit rire, saisit un cure-dents sur le comptoir puis se dirigea vers les escaliers. —Attends, Patch, lança-t-elle en sautant du tabouret. S'il te plaît, attends. Il jeta un regard par-dessus son épaule. —Nora Grey, souffla-t-elle, comme si un secret lui échappait malgré elle. Quelque chose sembla perturber son expression de marbre. Il fronça les sourcils, partagé entre l'incrédulité et l'agacement. Ce qui n'avait aucun sens, car, si la date sur le calendrier était la bonne, nos chemins ne s'étaient pas encore croisés. Mon nom n'aurait pas dû l'interpeller. —Comment va-t-elle mourir ? demanda-t-il. —Quelqu'un veut la voir disparaître. —Qui? —Je l'ignore, murmura-t-elle en plaquant ses mains sur ses oreilles. Il règne un tel bruit, un tel tapage, ici. Les visions s'embrouillent et deviennent floues. Elles me viennent trop vite. Je ne distingue rien de clair. Je dois rentrer. J'ai besoin de paix, de calme... Passant son doigt dans l'une des mèches blondes de Dabria, Patch lui offrit son regard le plus persuasif. Au contact de sa peau, elle frémit, puis hocha la tête avant de fermer les yeux. —Je ne vois rien... Rien n'apparaît... Ça ne marche pas... —Qui veut tuer Nora Grey ? insista-t-il. —Attends, je la vois, s'exclama Dabria soudain angoissée. J'aperçois une ombre derrière elle. C'est lui. Il la suit. Elle ne le remarque pas... mais il est tout près. Pourquoi ne le voit-elle pas ? Pourquoi n'essaye-t-elle pas de fuir ? Je ne distingue pas son visage, il est plongé dans l'obscurité... Elle rouvrit brusquement les paupières, poussant un cri étouffé. —Qui ? demanda Patch. Dabria cacha le bas de son visage derrière ses mains. Tremblante, elle leva les yeux vers lui. —Toi, souffla-t-elle. Mon doigt glissa sur son dos et le lien fut brisé. Il me fallut quelques instants pour retrouver mes esprits, et je ne pus éviter Patch, qui me projeta sur le lit. Ramenant mes bras au-dessus de ma tête, il maintint fermement mes poignets. —Tu n'étais pas censée faire ça, dit-il. Ses traits exprimaient une colère qu'il avait du mal à contenir. —Qu'est-ce que tu as vu ? —Lâche-moi ! répondis-je en relevant un genou que j'envoyai dans ses côtes. Il glissa sur mes hanches, bloquant complètement mes jambes. Les bras toujours paralysés au-dessus de ma tête, je ne pus que me tortiller sous son poids. —Lâche-moi ou bien je hurle. —Tu hurles déjà. Et les hurlements n'alerteront personne dans un endroit pareil. C'est plus une maison close qu'un hôtel, répliqua-t-il avec un rictus assassin. C'est ta dernière chance, Nora. Qu'est-ce que tu as vu ? Je luttai pour contenir mes larmes, secouée par une émotion que je n'avais encore jamais ressentie. —Tu me dégoûtes, lui crachai-je au visage. Qui es-tu ? Qui es-tu vraiment ? —Ah, on y arrive..., grinça-t-il sans cesser de sourire. —Tu cherches à me tuer ! Son expression ne trahit rien, mais son regard se durcit. —Ton coup de la panne, ce soir, c'était prémédité? poursuivis-je. Tu as menti. Tu m'as amenée ici pour me tuer. C'est ce qu'avait dit Dabria. Eh bien ? Qu'est-ce que tu attends ? Je ne savais plus moi-même où je voulais en venir, mais plus rien n'avait d'importance. Je mitraillais les mots pour tenir ma terreur à distance. —Tu essaies de te débarrasser de moi depuis le début. Depuis le premier jour. Et tu comptes en finir maintenant, hein ? Me remémorant ce jour maudit, je lui jetai un regard plein de fureur, pour mieux masquer mes sanglots. —C'est tentant. Je me débattis de plus belle avant d'abandonner, comprenant que je gaspillais mon énergie. Les yeux de Patch ne me quittaient plus. Ils ne m'avaient jamais paru aussi noirs. —Je parie que ça te plaît, hein ? —Un pari avisé. Les battements sourds de mon cœur résonnaient jusque dans mes jambes. —Eh bien, fais-le, lui lançai-je d'un air de défi. —Tu veux dire, te tuer ? —Mais avant, j'exige de savoir pourquoi. Nous sommes des milliards sur Terre. Pourquoi moi ? —De mauvais gènes. —C'est tout ? Je dois me satisfaire de cette réponse ? —Pour l'instant. —Comment ça pour l'instant? La suite au prochain numéro ? Quand tu craqueras finalement et que tu décideras d'en finir pour de bon ? —Les nerfs n'ont rien à voir là-dedans. Si j'avais voulu me débarrasser de toi il y a cinq minutes, tu serais déjà morte. Il passa son doigt sur ma tache de naissance. La douceur de son geste le rendait d'autant plus pénible. —Et Dabria ? repris-je, le souffle court. Elle est comme toi, n'est-ce pas ? Vous êtes... des anges. Ma voix sembla se briser sur ce dernier mot. Patch relâcha quelque peu la pression sur mes hanches, mais tenait fermement mes poignets. —Si je te lâche, tu vas m'écouter ? S'il me lâchait, j'avais l'intention de foncer vers la porte. —Ça changerait quoi si je filais ? Tu me rattraperais et me ramènerais ici. —Je préférerais éviter un esclandre. —Toi et Dabria, vous êtes ensemble ? Ma respiration se faisait de plus en plus erratique. Je n'étais pas sûre de vouloir connaître la réponse. Même si au fond, ça n'avait plus d'importance. Maintenant que j'étais certaine de ses motivations, il me semblait ridicule de me soucier des sentiments de mon assassin. —Nous étions ensemble. Il y a très longtemps. Avant que je ne passe au côté obscur, dit-il d'un air amusé, comme s'il tentait un trait d'humour. Ça aussi, c'était une erreur. Il bascula sur ses talons, et me relâcha lentement, attendant de voir si j'allais me débattre. Allongée sur le matelas, haletante, je m'appuyai sur mes coudes pour me redresser. Le temps de compter jusqu'à trois et usant de mes dernières forces, je lui sautai à la gorge. Je le repoussai brutalement, mais outre un léger mouvement de recul, il ne parut pas ébranlé. Je me remis à genoux et jouai des poings contre sa poitrine, jusqu'à ce que mes mains me brûlent. —Tu as fini ? demanda-t-il. —Non, m'écriai-je en enfonçant mon coude dans sa jambe. Qu'est-ce qui ne va pas chez toi, tu ne sens donc rien ? Me dressant de toute ma hauteur sur le lit, je lui décochai un coup de pied aussi violent que possible dans le ventre. —Je te laisse une minute pour te défouler. Après, c'est mon tour. J'ignorais ce qu'il sous-entendait par là, et je n'avais aucune envie de le savoir. Je bondis hors du lit, les yeux rivés sur la porte. Patch me rattrapa au vol et me plaqua contre le mur, pressant ses cuisses contre les miennes. —Je veux la vérité, lui dis-je en retenant mes larmes. Es-tu venu au lycée pour me tuer ? C'était ton but, depuis le début ? Sa mâchoire tressaillit. —Oui. —Et là, tu fais durer le plaisir, c'est ça ? dis-je en me frottant les yeux. C'était un jeu, pour toi ? Réussir à me duper pour mieux m'humilier ? Certes, mon courroux était irrationnel. C'est l'angoisse, l'horreur qui auraient dû m'accaparer tout entière. L'obsession de la fuite. Et le plus absurde était que je le croyais toujours incapable de me tuer. Devant l'évidence, ce reste de confiance insensé refusait de céder. —Je comprends que tu m'en veuilles..., reprit-il. —Je te hais, hurlai-je. Il fit glisser ses mains brûlantes sur mon cou. Avec une légère pression sur ma gorge, il me força à lever la tête. Je sentis ses lèvres écraser les miennes avec une telle force que je ravalai aussitôt l'insulte que j'avais sur le bout de la langue. Ses mains retombèrent sur mes épaules et effleurèrent mes bras, avant de se poser au bas de mon dos. Des frissons d'angoisse, mais aussi de plaisir me parcouraient. Lorsqu'il voulut me serrer contre lui, je le mordis. —Je rêve ou tu m'as mordu ? s'exclama-t-il en passant sa langue sur sa lèvre. —Est-ce qu'il t'arrive de prendre quelque chose au sérieux ? —Certaines choses, dit-il en tapotant sa lèvre. —Quoi, par exemple ? —Toi. Toute cette nuit était absurde. Comment contrer quelqu'un qui faisait preuve d'autant d'indifférence ? Pas de l'indifférence, d'ailleurs. Plutôt une maîtrise de soi absolue. Jusque dans le moindre atome de son être. Une voix s'insinua dans ma tête. Du calme. Fais-moi confiance. —Oh mon Dieu, m'exclamai-je, réalisant soudain. Tu recommences ! Tu t'introduis dans mon esprit. Je me remémorai brusquement l'article trouvé sur Google au sujet des anges déchus. —Et tu ne te contentes pas d'implanter des mots, n'est-ce pas ? Tu peux me communiquer des images, des visions très réelles. Il ne nia pas et alors, je compris : —L'Archange. Tu as tenté de me tuer ce soir-là. Mais quelque chose t'en a empêché. Ensuite tu m'as fait croire que mon portable était déchargé, pour que je ne puisse pas joindre Vee. Tu avais prévu de me liquider sur le trajet du retour ? Comment peux-tu me faire voir ce que tu veux ? Son regard prudent était dénué d'émotion. —J'implante les images et les mots, mais il t'appartient d'y croire ou non. C'est comme une énigme. Les visions chevauchent la réalité et tu dois décider de ce qui est vrai ou non. —C'est une particularité propre aux anges ? —Aux anges déchus, répondit-il en secouant la tête. Tous les autres ne feraient jamais des choses pareilles, bien qu'ils en aient le pouvoir. A la différence de Patch, les anges étaient des créatures bienfaisantes. Il posa ses mains contre le mur, de chaque côté de mon visage. —Par la pensée, j'ai persuadé le Coach de changer le plan de classe, afin de pouvoir t'approcher. Je t'ai fait croire que tu étais tombée de l'Archange, parce que je voulais te tuer, mais je n'ai pas pu aller jusqu'au bout. J'étais à deux doigts de le faire, mais je n'ai pas réussi. J'ai donc dû me contenter de t'effrayer. Puis j'ai imprimé l'image du portable déchargé dans ton esprit, pour pouvoir te raccompagner chez toi. En entrant dans la maison, j'ai cherché un couteau. J'avais l'intention de t'éliminer, dit-il d'une voix plus douce. Tu m'as fait changer d'avis. Je pris une brève inspiration. —Je ne te comprends pas. Quand je t'ai parlé de l'assassinat de mon père, tu semblais vraiment navré. En rencontrant ma mère, tu t'es montré gentil. —Gentil, répéta-t-il. Gardons ça pour nous, si tu veux bien. Ma tête s'était mise à tourner, de plus en plus vite, et un afflux de sang martelait mes tempes. Cette panique paralysante ne m'était pas étrangère. J'avais besoin de mes cachets. Songeant qu'il s'agissait peut-être d'une nouvelle manœuvre de Patch, je relevai la tête et plissai les yeux. —Sors de mon esprit. Tout de suite. —Je ne suis pas dans ta tête, Nora. —Si, insistai-je, en me penchant en avant, les mains sur les genoux, le souffle court. Je sens ta présence. —Alors, c'est comme ça que tu vas t'y prendre ? Tu comptes m'étouffer ? De petits claquements résonnaient à mes oreilles, et ma vision se troublait, mouchetée de noir. Je tentai d'emplir mes poumons, mais l'air semblait raréfié. Le monde se mit à basculer et Patch sortit de mon champ de vision. Je dus m'agripper au mur pour me maintenir debout. Plus j'essayais d'inspirer, plus ma gorge paraissait se resserrer. —Laisse-moi, criai-je en le repoussant d'un geste, lorsqu'il tenta de s'approcher. Une épaule contre le mur, il me fît face, inquiet. —Va-t'en, suffoquai-je. Il ne bougea pas. —Je... ne... peux plus... respirer, haletai-je, mes ongles raclant désespérément le mur, une main sur mon cou. Soudain, Patch me prit dans ses bras et me porta jusqu'à la chaise, à l'autre bout de la pièce. —Mets ta tête entre tes genoux, murmura-t-il. Les yeux rivés au sol, je forçai l'air à pénétrer mes poumons. Très lentement, l'oxygène revint peu à peu dans mon organisme. —Ça va mieux ? demanda-t-il après une minute. Je hochai brièvement la tête. —Tu as tes comprimés de fer ? Je lui fis signe que non. —Garde la tête baissée et respire profondément. Je suivis son conseil, sentant ma poitrine se dégager. —Merci, soufflai-je. —Toujours pas confiance en moi ? —Si tu veux que je te fasse confiance, laisse-moi encore toucher ta cicatrice. Patch me dévisagea un moment en silence. —Ça n'est pas une bonne idée. —Pourquoi ça ? —Je ne contrôle pas ce que tu vois. — C'est tout l'intérêt. —Tu sais que je cache certaines choses, dit-il d'une voix grave, dénuée d'émotion, comme s'il me posait une question. Patch vivait derrière une série de portes closes, renfermant de lourds secrets. Je n'étais pas présomptueuse au point de croire que tous me concernaient. La vie qu'il menait lorsque nous étions ensemble n'était qu'une facette de sa véritable existence. Plus d'une fois, je m'étais interrogée à ce sujet. Et j'avais toujours pensé que moins j'en saurais, mieux je me porterais. —Donne-moi une raison de te faire confiance, murmurai-je, les lèvres tremblantes. S'asseyant sur un coin du matelas, il se pencha en avant, les coudes posés sur ses genoux. Ses cicatrices apparurent clairement, sous la lueur sinistre de la bougie, qui faisait danser des ombres sur la surface de sa peau. Les muscles de son dos se contractèrent, puis se relâchèrent. —Vas-y, dit-il calmement. Mais rappelle-toi : les gens changent, pas le passé. Tout à coup, je n'étais plus si sûre de moi. Patch me terrifiait, mais je restais persuadée qu'il ne me ferait aucun mal. S'il le voulait vraiment, il m'aurait déjà anéantie. Je jetai un œil aux effroyables cicatrices. Il me semblait soudain plus facile de lui accorder ma confiance que de m'immiscer à nouveau dans son passé, sans savoir ce que j'y découvrirais. Trop tard pour reculer : Patch se rendrait compte qu'il me faisait peur. A ma demande, il avait accepté d'ouvrir une des nombreuses portes qui peuplaient sa vie. Se soustraire maintenant était impossible. —Je... ne resterais pas coincée là-bas pour toujours, hein ? Patch se mit à rire. —Non. Rassemblant tout mon courage, je m'assis près de lui sur le lit. Pour la deuxième fois de la soirée, mon doigt effleura la crête râpeuse de sa cicatrice. Une brume grisâtre envahit mon champ de vision et brouilla ma vue. Les lumières disparurent. 24. Allongée sur le dos, je sentis l'humidité imprégner ma blouse et l'herbe chatouiller mes bras nus. Au-dessus de moi, le rictus en coin de la lune semblait me narguer. En dépit du lointain grondement du tonnerre, tout était calme. Je clignai des yeux, pour mieux m'habituer à l'obscurité, et tournai la tête, distinguant soudain plus nettement un assemblage symétrique de brindilles, sur le sol. Je ne pus détacher mon regard des deux sphères noires qui surmontaient les branches incurvées. La vision paraissait familière. Et avec un brusque sursaut de terreur, je me rendis compte que j'étais étendue près d'un squelette. Horrifiée, je reculai et me heurtai à une grille de fer. Je tentai de reprendre mes esprits et la mémoire me revint alors. Je venais de toucher la cicatrice de Patch et compris que j'étais quelque part, dans un recoin de son passé. Une voix masculine, qui ne m'était pas inconnue, fredonnait dans la nuit. Cherchant l'origine du bruit, je découvris en me retournant un dédale de stèles, qui se dressaient comme une suite de dominos dans la brume. Patch se tenait accroupi sur l'une d'elles, vêtu d'un simple jean et T-shirt bleu marine. Pourtant, la soirée semblait plutôt fraîche. —Un tête-à-tête avec les morts ? La voix était chaude, rauque, avec un fort accent irlandais. Rixon. Il s'appuya sur une tombe, face à Patch et le dévisagea, posant un doigt sur ses lèvres. —Laisse-moi deviner, tu t'es mis dans la tête de posséder le corps des morts... Franchement, je ne suis pas convaincu, poursuivit-il en secouant la tête, des vers et autres petites bêtes dans tous les coins, ça serait pousser le vice un peu loin. —C'est pour ça que je te garde sous la main, Rixon : tu vois toujours les choses du bon côté. —Heshvan débute ce soir, reprit Rixon. On peut savoir ce que tu fabriques dans un cimetière à gober des mouches ? —Je réfléchis. —Tu réfléchis ? —Un procédé grâce auquel mon cerveau me permet de prendre une décision rationnelle. —Tu commences à m'inquiéter, dit Rixon en cessant de sourire. Allez, c'est l'heure. Chauncey et Barnabas nous attendent. La lune décline à minuit. Et j'ai une dame à voir en ville, ronronna-t-il. Je sais, toi tu préfères les rousses, mais j'ai repéré une jolie blonde qui me faisait de l'œil. Dès que j'aurai mis la main sur un corps, j'ai bien l'intention d'en faire mon affaire. Voyant Patch demeurer immobile, Rixon insista : —Tu es sourd, ou quoi ? Il faut y aller ! Aurais-tu oublié que tu es un déchu ? Que sans le corps de Chauncey, tu es incapable de sensations physiques ? Je doute que lui trépigne d'impatience, mais il serait impoli de le faire attendre, conclut-il avec un sourire complice. —Que sais-tu du Livre d'Hénoch ? lui demanda Patch avec un regard oblique. —Comme tout ange déchu : pas grand-chose. —Je me suis laissé dire qu'il contenait un récit. Celui d'un déchu qui devient humain. Rixon éclata de rire. —T'as perdu la boule, mon pote ? Le Livre d'Hénoch, déclama-t-il en regardant ses mains, est un conte de fées. Et efficace, à voir ton air rêveur. —Je veux un corps d'humain. —Eh bien, tu as celui d'un Néphil. Il faudra t'en contenter. A moitié humain, c'est mieux que rien, non ? Chauncey ne peut mettre un terme à ce qui a été scellé. Il doit respecter son serment. Cette année, comme celle d'avant et toutes celles qui l'ont précédée... —Deux semaines ne me suffisent plus. Je veux le devenir pour de bon. Pour toujours, répliqua Patch en dévisageant Rixon, le défiant de rire à nouveau. —Le Livre d'Hénoch est une histoire à dormir debout, répondit Rixon en passant la main dans ses cheveux. Nous sommes des anges déchus. Pas des humains. Nous ne l'avons jamais été et nous ne le serons jamais. Point final. Bon, maintenant remue-toi les fesses et aide-moi à retrouver la direction de Portland, ajouta-t-il en regardant autour de lui. —Je vais devenir humain, répéta Patch en sautant au bas de la tombe. —Change de disque, mon pote. —Selon le Livre d'Hénoch, je dois supprimer mon vassal Néphil. Je dois me débarrasser de Chauncey. —Arrête tes bêtises, tu veux ? coupa Rixon d'un ton agacé. Tout ce que tu as à faire, c'est de le posséder. Un processus grâce auquel tu peux utiliser ton corps comme s'il s'agissait du tien. Désolé de te l'apprendre, mais tu ne peux pas le tuer. Les Néphil sont immortels. Et autre chose : même si tu y parvenais, tu ne pourrais plus le posséder. —Si je parvenais à l'anéantir, mon problème serait réglé. Je n'aurais plus besoin de son corps. Rixon se massa les tempes. Ce dialogue de sourds lui donnait visiblement la migraine. —Si on pouvait se débarrasser des Néphils, on en aurait déjà trouvé le moyen. Navré d'insister, gamin, mais si je ne rejoins pas ma blonde très rapidement, mon cerveau risque d'imploser, et peut-être pas que mon cerveau, d'ailleurs... —Deux solutions, reprit Patch. —Hein? —Sauver une vie humaine et devenir un gardien, ou tuer mon vassal et devenir un humain. Qu'est-ce que tu choisirais ? —Encore une fable de ton Livre d'Hénoch ? —Dabria m'a rendu une petite visite. —Ton ex neurasthénique ? demanda Rixon en riant, les yeux ronds. Qu'est-ce qu'elle est venue faire ici-bas ? On l'a bannie ? On lui a taillé les ailes en pointes ? —Me prévenir que je pourrais récupérer mes ailes si je sauvais une vie. —Si tu lui fais confiance, rétorqua Rixon, de plus en plus stupéfait, vas-y, n'hésite pas. Il n'y a rien de mal à être un ange gardien. Passer son temps à protéger un humain du danger... Ça dépend sur qui tu tombes, mais ça peut être amusant. —Mais si on te laissait le choix ? —Il faudrait d'abord savoir une chose fondamentale : suis-je complètement saoul... ou bien ai-je carrément perdu la boule ? Patch ne rit pas, aussi Rixon reprit, un ton plus grave : —Il n'y a pas de choix, et je vais te dire pourquoi : je ne crois pas au Livre d'Hénoch. Et si j'étais toi, j'envisagerais sérieusement une carrière d'ange gardien. D'ailleurs, j'y songerais presque moi-même. Dommage, je ne connais aucun humain sur le point d'y passer. —Combien peut-on gagner d'ici minuit? demanda Patch après un long silence, paraissant sortir de sa torpeur. —Aux cartes ou à la boxe ? —Aux cartes. —Hein ? Voyez-vous ça, mon p'tit gars ne veut pas se salir les mains ? siffla Rixon, le regard pétillant. Viens là que je t'arrange un peu. Se jetant sur Patch, il passa son bras autour de son cou et serra. Patch le saisit à la taille et le fit basculer sur l'herbe, où les coups plurent. —Ça va, je me rends, hurla Rixon en levant les bras. Je suis peut-être insensible à la douleur, mais je n'ai aucune envie de me promener avec une lèvre enflée toute la soirée. Il faut rester présentable pour ces dames, ajouta-t-il avec un clin d'ceil. —Avec un coquart, ça n'est pas gagné. —Tu n'as pas fait ça? s'exclama Rixon, portant sa main à son œil, avant de jouer de nouveau des poings. Mon doigt glissa sur son dos. Tremblante, le cœur palpitant, je vis Patch m'observer d'un œil inquiet. La logique ne m'était plus d'aucun secours. Il fallait me rendre à l'évidence, sortir des sentiers battus, oublier les règles et accepter l'impossible. —Alors..., c'est bien vrai. Tu n'es pas humain. Tu es vraiment un ange déchu. Un démon ? Cela le fit sourire. —Tu me prends pour le méchant de service ? —Tu habites les... corps des autres. Il confirma d'un signe de tête. —Tu cherches à posséder mon corps ? —Je désire ton corps de bien des façons, Nora, mais pas dans ce but. —Mais tu as pourtant un corps... —Mon corps ressemble à du verre. Il est réel, mais seulement en apparence, il réfléchit le monde qui m'entoure. Tu me vois, tu m'entends et inversement. Lorsque tu me touches, tu peux me sentir. Pour moi, les choses sont différentes, comme si je ressentais tout au travers d'une vitre. L'unique manière pour moi de supprimer cet obstacle est d'habiter le corps d'un humain. —Ou en partie humain, précisai-je. —Lorsque tu as touché ma cicatrice, devina-t-il, les lèvres pincées, tu as vu Chauncey, n'est-ce pas ? —J'ai surpris une discussion entre toi et Rixon. Il disait que tu habitais le corps de ce Chauncey durant deux semaines du mois d'Heshvan, chaque année. Il expliquait que Chauncey n'était pas non plus humain. C'est un Néphilim. Le mot m'échappa comme un murmure. —Chauncey est né d'un ange déchu et d'une humaine. Il a hérité de l'immortalité des anges, mais éprouve toutes les sensations d'un mortel. Si un déchu veut éprouver des sensations physiques, il peut le faire grâce au corps d'un Néphil. —Si tu n'éprouves aucune sensation, pourquoi m'avoir embrassée ? Patch fit glisser son doigt le long de ma clavicule, jusqu'à mon cœur, qui se mit à tambouriner dans ma poitrine. —Mais j'éprouve des sentiments, souffla-t-il, je ne suis pas dépourvu d'émotions. Et, pour simplifier les choses, disons qu'entre nous, ça n'est pas l'émotion qui manque, ajouta-t-il en me dévisageant. Ne panique pas, me dis-je. Ma respiration se faisait plus haletante, moins régulière. —Tu veux dire que tu peux ressentir la joie, la peine, ou... —Le désir, acheva-t-il avec un sourire imperceptible. Ne te laisse pas dépasser, Nora. Ne te laisse pas rattraper par tes émotions. Occupe-toi d'abord d'obtenir des réponses. —Pourquoi t'a-t-on banni ? Il soutint quelques instants mon regard. —La convoitise. —Tu veux dire... la cupidité ? proposai-je, en déglutissant péniblement. Patch passa sa main sur sa mâchoire. Chez lui, ce geste signifiait une hésitation, une dérobade. Il cachait ses lèvres, qui seules trahissaient ses pensées. Je le sentis réprimer un sourire. —Entre autres. J'imaginais qu'en étant banni, je prendrais une apparence humaine. Pour avoir tenté Eve, les anges rebelles furent chassés de l'Eden et selon certaines rumeurs, une fois leurs ailes perdues, ils étaient devenus semblables aux hommes. Et cela me paraissait logique. Un ange n'est jamais banni en grande pompe devant ses pairs. La chose est discrète. J'ignorais qu'on nous arrachait les ailes, qu'on nous condamnait à arpenter la terre, avec l'obssession d'habiter le corps des humains. A cette époque, j'étais follement amoureux d'une mortelle et j'aurais fait n'importe quoi pour la rejoindre. —Dabria t'a proposé de reprendre tes ailes en sauvant une vie. Elle disait que tu pourrais être un ange gardien. Ça n'est pas ce que tu souhaites ? Je ne comprenais pas ce qui le rebutait. —Non. Ce que je veux, c'est une existence humaine. Jamais je n'ai autant désiré quelque chose. —Et Dabria ? Si vous n'êtes plus ensemble, que faitelle encore ici ? Elle aussi est un ange, non ? Chercheraitelle à devenir humaine ? Patch se figea, et les muscles de son bras se raidirent. —Pourquoi dis-tu que Dabria est toujours sur Terre ? Elle a visiblement trouvé un moyen de s'introduire au lycée. Elle remplace l'ancien psychologue et se fait appeler Mlle Greene. Je l'ai rencontrée deux fois, expliquai-je, soudain inquiète. Après avoir vu ton souvenir, je pensais qu'elle s'était inventé une situation pour se rapprocher de toi. —Que t'a-t-elle dit, exactement, lorsque tu l'as vue ? —De garder mes distances avec toi. Elle a fait allusion à un passé sombre et dangereux. Quelque chose cloche dans tout ça, remarquai-je après un lourd silence. —D'abord, je te ramène chez toi. Ensuite, je file au lycée pour fouiller son bureau et voir si je trouve quelque chose. Je me sentirais rassuré quand j'aurais découvert ce qu'elle mijote. D'un coup sec, Patch tira les draps du lit. —Enveloppe-toi là-dedans, me dit-il en me les tendant. Je réfléchis, tâchant de retrouver mes repères. Mais soudain, une idée me traversa l'esprit. —Si elle éprouve encore des sentiments pour toi, articulai-je, la bouche soudain très sèche, elle veut peutêtre m'éliminer... Nos regards se croisèrent. —J'y ai pensé. Quelque chose trottait dans ma tête depuis un moment... Ma conscience cherchait à m'avertir et tout à coup, une image évidente se forma dans mon esprit. Dabria serait-elle l'inconnu aux lunettes de ski ? Depuis le début, j'avais imaginé que seul un homme serait capable de se jeter sur le capot de la Neon. Vee aussi avait cm être attaquée par un homme. Mais Dabria aurait facilement pu nous tromper. Patch repassa par la salle de bains pour enfiler son T-shirt détrempé. — Je vais chercher la voiture, dit-il. Je t'attendrai derrière le motel d'ici une vingtaine de minutes. En attendant, tu ne bouges pas d'ici. 25. Après son départ, je me barricadai dans la chambre et bloquai la porte à l'aide d'une chaise. Je vérifiai que les fenêtres étaient verrouillées de l'intérieur. J'ignorais si de simples loquets suffiraient à empêcher Dabria d'entrer d'ailleurs, je n'étais même pas certaine qu'elle cherche à me nuire - mais mieux valait se montrer prudent. Après avoir fait les cent pas, je décrochai le téléphone sur la table de nuit. Toujours pas de tonalité. Ma mère allait me tuer. J'avais filé en douce à Portland. Comment allais-je lui expliquer mon petit détour par la case « motel » avec Patch ? Je pourrais m'estimer heureuse si elle se contentait de me priver de sortie jusqu'à la fin de l'année. J'aurais même de la chance qu'elle me laisse retourner au lycée avant d'avoir trouvé un travail plus proche. La maison serait vendue d'ici la fin du mois et l'unique lien que je conservais avec mon père serait à jamais perdu. Une quinzaine de minutes plus tard, je risquai un coup d'oeil par le judas. Le couloir était désert. Je repoussai le verrou de la porte et alors que je m'apprêtais à l'ouvrir, les lumières se rallumèrent. Je fis volte-face, m'attendant à trouver Dabria derrière moi, mais la pièce était vide. Je tournai la poignée grinçante et fis un pas dans le couloir. La moquette rouge sang, usée jusqu'à la corde en son milieu, était constellée de taches sombres d'origine inconnue. Sur les murs, de couleurs neutres, la peinture commençait à s'écailler. Au-dessus de moi, un néon verdâtre indiquait la sortie. Je le suivis jusqu'à l'entrée que je contournai. Le 4 x 4 s'arrêta face à la porte de derrière et je me précipitai vers le véhicule, grimpant côté passager. Lorsque Patch me déposa devant chez moi, toutes les lumières étaient éteintes. Un sentiment coupable me retourna le ventre, tandis que je me demandais si ma mère s'était lancée à ma recherche. La pluie avait cessé. La brume envahissait les débords du toit et les branches des arbres comme des guirlandes de Noël. Les bosquets tortueux, le long de l'allée, étaient déformés par le vent du nord qui soufflait constamment. L'obscurité sied rarement aux vieilles maisons, mais la mienne, avec ses minces ouvertures, son toit incurvé, son porche croulant et ses buissons de ronces, semblait presque hantée. —Je vais faire un tour à l'intérieur, dit Patch en descendant de la voiture. —Tu penses que Dabria est déjà là ? —Non, répondit-il en secouant la tête, mais ça ne coûte rien de vérifier. Il ressortit quelques minutes plus tard. —La voie est libre. Je file au lycée et je reviens dès que j'aurais fouillé son bureau. Peut-être y a-t-elle laissé un indice, ajouta-t-il sans avoir l'air d'y croire. Je détachai ma ceinture et persuadai mes jambes de me porter jusqu'à la maison. En tournant la poignée, j'entendis le 4 x 4 faire marche arrière dans l'allée. Les planches du perron se mirent à grincer sous mes pieds et soudain, je me sentis bien seule. Sans allumer, je parcourus prudemment chaque pièce du rez-de-chaussée, avant de monter à l'étage. Patch avait déjà fouillé la maison, mais deux paires d'yeux valaient mieux qu'une. Après m'être assurée que personne ne se cachait sous les meubles, dans la douche, ou dans les placards, j'enfilai un jean et un pull noir. Dans l'armoire à pharmacie, je dénichai un vieux portable et composai le numéro de ma mère. Elle décrocha immédiatement. —Nora ? C'est toi ? Où es-tu ? Je me suis fait un sang d'encre ! Je pris une profonde inspiration, tâchant de trouver les mots justes pour me tirer de ce mauvais pas. —Ecoute, Maman..., repris-je de ma voix la plus navrée et la plus innocente. —Quand j'ai voulu rentrer, coupa ma mère, Cascade Road était inondée et ils ont barré la route. J'ai dû faire demi-tour et prendre une chambre à Milliken Mills - c'est là où je me trouve. J'ai essayé de te joindre à la maison, mais les lignes sont coupées. J'ai appelé ton portable, tu n'as pas répondu... —Attends ! Tu es coincée à Milliken Mills depuis tout à l'heure ? —Tu me croyais où ? Poussant un soupir de soulagement, je me laissai tomber sur le rebord de la baignoire. —Je ne sais pas. Je n'ai pas pu te joindre non plus. —D'où tu m'appelles ? Je n'ai pas reconnu le numéro. —Avec le portable d'urgence. —Qu'est-ce que tu as fait de ton téléphone ? —Je l'ai perdu. —Quoi ? Où ça ? Je conclus qu'un petit mensonge valait mieux qu'une grosse crise d'angoisse. Je ne voulais surtout pas l'effrayer et aussi éviter d'être privée de sortie jusqu'à la fin des temps. —Impossible de remettre la main dessus. Il est quelque part dans la maison.,. Je finirai bien par le retrouver. Dans la poche d'une clocharde abattue... —Je te préviens dès que les routes seront praticables. Aussitôt après avoir raccroché, j'essayai de joindre Vee. Cinq sonneries retentirent, puis je basculai sur la messagerie. —Où es-tu ? lui dis-je. Rappelle-moi au numéro qui s'affiche dès que tu auras ce message. Je refermai le clapet du téléphone et le glissai dans ma poche, tout en me persuadant que Vee était indemne. Mais je ne me faisais guère d'illusion. Ce lien invisible qui nous unissait depuis toujours me hurlait qu'elle était en danger. Ce sentiment semblait s'accentuer de minute en minute. Dans la cuisine, je retrouvai mes comprimés de fer. J'en avalai deux avec un verre de chocolat froid. Je demeurai quelques instants immobile, le temps qu'ils fassent effet et que ma respiration se régule. J'allais remettre le lait dans le frigo lorsque je l'aperçus, debout dans l'encadrement de la porte qui séparait la cuisine de la buanderie. Un liquide froid se répandit à mes pieds. Je venais de lâcher la brique de lait. —Dabria ? Elle pencha la tête de côté, l'air un peu surpris. —Tu connais mon nom ? Ah, reprit-elle après un silence. Patch, évidemment. Je reculais jusqu'à l'évier, maintenant un maximum de distance entre nous. Dabria ne ressemblait en rien à la Mlle Greene du lycée. Ce soir, ses cheveux habituellement lisses étaient emmêlés, ses lèvres étaient plus rouges, trahissant une certaine avidité. Son regard, ombré de noir, était plus perçant. —Qu'est-ce que tu veux ? demandai-je. Elle éclata d'un rire qui me rappelait le tintement des glaçons au fond d'un verre. —Je veux Patch. —Il n'est pas là. —Je sais, coupa-t-elle en hochant la tête. J'ai attendu au coin de la rue qu'il reparte avant d'entrer. Mais ça n'est pas ce que je voulais dire. Mon sang sembla affluer d'un coup dans ma poitrine, me coupant les jambes. Soudain prise de vertige, je me rattrapai au plan de travail. —Tu t'es servie de moi durant nos sessions, au lycée. —C'est tout ce que tu as appris sur moi ? répliquat-elle en cherchant mon regard. Je me souvins de cette toute première nuit, où j'étais certaine qu'on m'avait observée par la fenêtre. —Tu es venue ici pour m'espionner. —Non, c'est la première fois que je viens dans cette maison, dit-elle en faisant courir un doigt sur la table, avant de s'installer sur un tabouret. C'est charmant. —Laisse-moi te rafraîchir la mémoire, sifflai-je, espérant paraître déterminée. Tu étais postée à la fenêtre de ma chambre, pendant que je dormais. —Non, reprit-elle d'un air radieux. Par contre, je t'ai suivie quand tu faisais du shopping. Et j'ai attaqué ton amie, implantant dans son esprit quelques détails incriminant Patch. Ça n'a pas été bien difficile, car il n'est pas aussi inoffensif qu'il voudrait le faire croire. Et il était dans mon intérêt qu'il t'effraie autant que possible. —Pour que je me tienne à l'écart. —Malheureusement, tu n'as pas écouté mes conseils. Une fois encore, tu te dressais entre nous. —Entre vous ? —Voyons, Nora, si tu sais qui je suis, alors rien ne t'échappe. Je veux qu'il récupère ses ailes. Sa place n'est pas sur Terre, mais auprès de moi. Il a commis une erreur que j'entends bien rectifier, ait-elle d'un ton résolu. Elle se leva et se dirigea vers moi, en contournant la table. Je reculai, le long du plan de travail, cherchant à gagner du temps et de la distance. Je me creusai les méninges pour créer une diversion, trouver un moyen de filer. J'avais passé toute ma vie dans cette maison. Je connaissais la disposition des pièces, le moindre trou dans le plancher, toutes les cachettes possibles. Il me fallait un plan, simple et inspiré. Mon dos heurta le mur. —Tant que tu seras là, Patch ne me reviendra pas. —Je crois que tu surestimes ses sentiments pour moi, répliquai-je, songeant à minimiser l'importance de notre relation. Une jalousie possessive semblait animer Dabria. Elle m'adressa soudain un petit sourire incrédule. —Parce que tu t'imagines qu'il éprouve quelque chose pour toi ? Tu as cru que..., s'interrompit-elle en éclatant de rire. S'il te tourne autour, ça n'est pas par attirance. Il veut te tuer, voilà tout. —Patch ne me fera jamais aucun mal, répondis-je en secouant la tête. —Tu n'es qu'une petite sotte qu'il a séduite pour son propre intérêt, reprit-elle avec un rictus méprisant. Il est très doué pour cela... Une simple caresse. Il ne lui en a pas fallu davantage pour me persuader de lui révéler ton nom et ta fin prochaine. Je savais exactement à quoi elle faisait référence. J'avais vu, revecu ce moment dans la mémoire de Patch. —Et maintenant, il recommence avec toi, ajouta-t-elle. N'est-ce pas affreux de se sentir trahie à ce point ? —Non..., balbutiai-je en secouant la tête. —Un sacrifice, voilà ce qu'il a en tête ! Tu vois cette marque ? dit-elle en désignant ma tache de naissance. Elle signifie que tu es une descendante d'un Néphil, et pas des moindres : le duc de Langeais. L'espace d'un terrible instant, je jetai un regard à la marque sur mon poignet, et fus tentée de la croire. Mais je savais que je ne devais pas lui faire confiance. Selon l'un des textes sacrés, Le Livre d'Hénoch, un ange déchu peut anéantir son vassal en sacrifiant l'une des descendantes femelles du Néphil. Tu penses toujours que Patch ne te veut pas de mal ? Qu'est-ce qu'il désire, plus que tout ? En te supprimant, il deviendrait humain, réalisant son vœu le plus cher. Et je le perdrais à jamais, conclut-elle en s'emparant d'un grand couteau de cuisine, sur le plein de travail. Voilà pourquoi je dois me débarrasser de toi. Il semble que, d'une manière ou d'une autre, mes prédictions se sont révélées exactes : c'est la mort qui t'attend. —Patch sera là d'un moment à l'autre, soufflai-je. Tu devrais essayer de lui parler. —Je ferai vite, poursuivit-elle. Je suis un ange de la mort. J'emporte les âmes vers l'au-delà. Dès que j'en aurai fini avec toi, je ferai passer ton âme au travers du voile. Tu n'as rien à craindre. Je voulus crier, mais ma voix se perdit au fond de ma gorge. Je reculai et me réfugiai derrière la table. —Si tu es vraiment un ange, où sont tes ailes ? —Assez de questions, coupa-t-elle, semblant soudain s'impatienter. —Depuis combien de temps as-tu quitté les cieux ? demandai-je, tâchant de la distraire. Tu es là depuis plusieurs mois, n'est-ce pas ? Tu ne crois pas que les autres anges vont s'apercevoir de ton absence ? —Ne bouge plus, répliqua-t-elle en levant le couteau qui refléta la lumière du plafonnier. —Tu te donnes beaucoup de mal pour récupérer Patch, repris-je, d'une voix qui trahissait mon angoisse. C'est curieux : il se sert de toi et tu ne lui en veux pas. Après ce qu'il t'a fait, j'aurais pensé que sa chute serait un soulagement pour toi. —Il m'a abandonnée pour une imbécile de mortelle, cracha-t-elle, les yeux lançant des étincelles bleutées. —Il ne t'a pas vraiment abandonnée. Il a été banni... —On l'a banni parce qu'il voulait devenir un humain, comme elle. Alors qu'il m'avait, moi ! ricana-t-elle, d'un ton plein de colère et d'amertume. Au début, j'étais furieuse et humiliée et j'ai tout fait pour l'oublier. Puis, quand les archanges se sont aperçus qu'il irait jusqu'au bout, ils m'ont envoyée pour le convaincre de renoncer. J'ai voulu me persuader qu'il m'était indifférent, en vain, semble-t-il. —Dabria..., soufflai-je. Il désirait cette fille, cette créature de poussière. Vous - vous tous - êtes des êtres inférieurs, égoïstes. Vos corps ne sont que des objets sans maintien, sans discipline. D'une seconde à l'autre, vous oscillez entre une joie hystérique et un désespoir morbide. Vous êtes méprisables. Aucun ange n'aspirerait à une telle condition. D'un geste frénétique, elle essuya ses larmes d'un revers de sa manche. —Regarde-moi, je ne suis même plus capable de me contenir. J'ai passé trop de temps ici, je suis contaminée par cette lie humaine. Je fis volte-face et me mis à courir, renversant au passage une chaise pour mieux lui barrer la route. Je dévalai le couloir, sachant parfaitement que j'étais prise au piège. La maison n'avait que deux issues : la porte d'entrée qu'elle atteindrait avant moi en passant par le salon et la porte de la salle à manger, qu'elle bloquait. Brusquement, je me sentis propulsée en avant et je plongeai sur le sol, terminant ma course sur le ventre. En me redressant, j'aperçus Dabria au-dessus de moi - dans les airs. Sa peau et sa chevelure irradiaient une blancheur aveuglante et elle brandissait le couteau. Sans réfléchir, j'arquai le dos, prenant appui sur une jambe, et décochai un violent coup de pied en direction de son avant-bras. Le couteau vola. J'essayai de me relever, mais elle pointa un doigt vers une lampe posée sur une table dans l'entrée, l'envoyant droit sur moi. La lampe se fracassa sur le sol et j'esquivai une pluie de débris de verre en me roulant sur le côté. —Bouge ! ordonna-t-elle au banc, à l'autre bout du couloir, qui glissa devant la porte pour en bloquer l'accès. Me remettant sur mes jambes, je grimpai les marches quatre à quatre, en me servant de la rampe pour me hisser jusqu'à l'étage. J'entendis Dabria éclater de rire et au même instant, la rampe se désolidarisa de l'escalier avant de s'écraser sur le plancher. Je fis un écart pour ne pas tomber, usant de tout mon poids pour me maintenir sur les marches. Je me précipitai ensuite dans la chambre de ma mère et tirai le verrou. La fenêtre qui jouxtait la cheminée était bien trop haute à mon goût. Je doutais que les quelques buissons dégarnis qui se trouvaient en contrebas, dans leur lit de pierres, amortissent ma chute. —Ouvre-toi, cria Dabria de l'autre côté de la porte, qui se fendit par le milieu. J'étais perdue. Je me ruai vers la cheminée et me glissai dans le foyer. Prenant appui sur la trappe je me hissai à l'intérieur du conduit lorsque les portes cédèrent brutalement en claquant contre les murs. J'entendis Dabria s'approcher de la fenêtre. — Nora, appela-t-elle d'une voix doucereuse qui me glaça le sang. Je sais que tu es là. Je sens ta présence. Tu ne pourras pas m'échapper : je brûlerai cette maison, pièce par pièce. Je brûlerai tous les champs aux alentours, s'il le faut. Tu ne t'en tireras pas vivante. Une lumière orangée illumina la pièce, suivie du souffle d'une flamme se propageant sur le plancher. Je vis l'ombre rougeoyante danser sous mes pieds. Des craquements sourds résonnèrent autour de moi, indiquant que les meubles, le parquet et les rideaux s'enflammaient. Je me cramponnai de plus belle au conduit, le cœur battant, ruisselant de sueur. J'inspirai profondément, luttant pour contenir les crampes qui paralysaient mes jambes contractées. Patch devait rejoindre le lycée. Combien de temps s'écoulerait encore avant son retour ? J'ignorais si Dabria était toujours là, mais il me fallait descendre du conduit, avant que le brasier ne me prenne au piège dans la chambre. Passant une jambe après l'autre, je me glissai sur le foyer. Dabria avait disparu, mais les flammes et la fumée avaient envahi la pièce, où l'atmosphère devenait irrespirable. Je gagnai le couloir et tentai une échappée par ma chambre, songeant que Dabria devait m'attendre au pied de l'escalier pour me barrer la route. Ma fenêtre donnait sur un arbre assez large pour m'y agripper. En me faufilant à travers le brouillard, derrière la maison, je réussirais peut-être à la semer. Les voisins les plus proches étaient à moins de mille cinq cents mètres et en courant suffisamment vite, j'y serais en sept minutes. Je m'apprêtais à enjamber la fenêtre lorsqu'un craquement résonna au bas des marches. Sans un bruit, je me cachai dans mon placard et sortis mon portable pour appeler les secours. —Il y a quelqu'un chez moi qui essaie de me tuer, chuchotai-je dans le téléphone. Je venais de donner mon adresse lorsque la porte de ma chambre s'ouvrit. Je n'osai plus respirer. Au travers des persiennes du placard, je vis une ombre se glisser dans la pièce. Dans l'obscurité et mal positionnée, j'étais incapable de distinguer clairement son visage. J'entendis les volets de la fenêtre grincer, puis une main remua le contenu d'un tiroir avant d'examiner un peigne en métal sur ma coiffeuse. La silhouette se tourna vers le placard et je sus que c'en était fait. Je cherchai à tâtons quelque chose pour me défendre. Mon coude heurta une pile de boîtes à chaussures qui s'effondra sur le sol. Je réprimai un juron. Derrière la porte, les pas se rapprochèrent. Lorsque le placard s'ouvrit, je jetai une chaussure. J'en attrapai une autre et recommençai. Patch étouffa un grognement, m'arracha une troisième chaussure des mains et l'envoya par-dessus son épaule. Il me souleva pour me sortir du placard et me remit sur mes pieds. Avant que j'aie pu pousser un soupir de soulagement en le voyant, il m'avait attirée à lui en m'enveloppant de ses bras. —Est-ce que ça va ? me souffla-t-il à l'oreille. —Dabria est ici, murmurai-je, sentant les larmes monter. Mes genoux se dérobèrent sous moi et seule l'étreinte de Patch me maintenait encore sur mes jambes. —Elle a mis le feu à la maison. Il referma mes doigts sur un trousseau de clés. —Le 4 x 4 est dehors, dans la rue. Prends-le, verrouille les portières et file jusqu'à Delphic. Attends-moi là-bas. Il releva mon visage et ses lèvres effleurèrent les miennes, déclenchant une sensation fiévreuse qui me parcourut le corps. —Qu'est-ce que tu vas faire ? demandai-je. —M'occuper de Dabria. —Comment ? A son regard significatif, je compris qu'il valait mieux m'épargner les détails. Au loin, une sirène retentit. —Tu as prévenu la police ? dit-il en s'approchant de la fenêtre. —Je t'ai pris pour Dabria. —Je me lance à sa poursuite, reprit-il en s'éloignant. Toi tu grimpes dans la voiture et tu m'attends à Delphic. —Et l'incendie ? La police s'en chargera. Je serrai les clés dans ma main, ne sachant plus quoi faire. Il me fallait prendre une décision et si l'idée de fuir la maison et Dabria pour retrouver Patch plus tard paraissait raisonnable, mon instinct ne semblait pas d'accord. Je n'oubliais pas le sacrifice évoqué par Dabria - Se mien nécessaire à Patch. Et curieusement, elle m'avait paru sincère. Elle n'avait pas dit cela pour m'effrayer ou pour m'éloigner de lui. Ses mots étaient froids, factuels. Elle avait tenté de m'éliminer pour empêcher Patch d'exécuter son plan. Le 4 x 4 était bien garé dans la rue. Je démarrai le moteur et descendis Hawthome Lane à tombeaux ouverts. Il était inutile de rappeler Vee sur son portable, aussi j'essayai sa ligne fixe. —Bonsoir madame Sky, dis-je de ma voix la plus détachée. Vee est là ? —Bonsoir Nora ! Vee est partie il y a quelques heures. Une fete à Portland, je crois. Je pensais que vous étiez ensemble. —Eh bien heu... nous avons été séparées. Est-ce qu'elle avait autre chose de prévu ? —Elle voulait aller au cinéma. Son portable ne répond pas : elle l'a sans doute éteint pour la séance. Est-ce que tout va bien ? J'aurais voulu éviter de l'effrayer, mais non, tout n'allait pas bien. Plus rien n'allait. La dernière fois que j'avais reçu des nouvelles de Vee, elle se trouvait en compagnie d'Elliot. Et maintenant, elle était injoignable. —Je crains que non. Je vais faire un tour en ville et jeter un œil au cinéma. Est-ce que vous pouvez vous charger du bord de mer ? 26. Pour ce premier week-end de vacances, comme de coutume, le cinéma était bondé. Ne pouvant éviter la file d'attente, je me retournais continuellement pour vérifier que je n'étais pas suivie. Jusque-là, rien ne paraissait suspect, et perdue au milieu d'une foule dense, j'étais difficilement repérable. Même si j'étais persuadée que Patch s'occuperait de neutraliser Dabria, je préférais ne pas prendre de risque. Mais cette furie n'était plus mon principal souci. Tôt ou tard, Patch s'apercevrait que je n'étais pas à Delphic et, à en croire mon expérience, il ne lui faudrait pas longtemps pour me retrouver. Je ne pourrais pas me cacher éternellement et je devrais ensuite le confronter, afin d'obtenir la réponse que je redoutais. Dabria avait semé le doute dans mon esprit et Patch m'avait lui-même affirmé qu'il souhaitait devenir humain, par-dessus tout. J'arrivai face au guichet au moment où les séances de vingt et une heures trente débutaient. — Une place pour Le Sacrifice, s'il vous plaît, demandaije sans même réfléchir, avant de percevoir toute l'ironie sinistre que ce choix reflétait. Décidant de ne plus y penser, je fouillai mes poches et en ressortis des poignées de petite monnaie que je passai sous la fente. —Super ! s'exclama la caissière. Je la reconnus du lycée. Une terminale, prénommée Kaylie ou Kylie. —Merci, vraiment, reprit-elle. Comme si je n'avais que ça à faire... Derrière moi, les grognements d'impatience commençaient à fuser. —J'ai cassé ma tirelire, expliquai-je, feignant un trait d'humour. —Sans blague ? Y a le compte ? soupira-t-elle en rassemblant des piles de dix, vingt et cinquante centimes. —Evidemment. —Si tu le dis, répliqua-t-elle en les faisant glisser d'un geste dans le tiroir-caisse. Je ne suis pas assez bien payée pour m'amuser à ça. Mais tu sais, ajouta-t-elle en me passant ma place, il existe ces trucs en plastique, qui s'appellent les cartes de crédit... —Est-ce que tu aurais aperçu Vee Sky, ce soir ? —Bee qui ? —Vee Sky. C'est une élève de seconde. Elle était avec Elliot Saunders. Kaylie (ou Kylie) me regarda avec des yeux ronds. —Tu trouves qu'il n'y a pas suffisamment de monde ? Tu t'imagines que j'ai le temps d'observer les personnes qui défilent devant moi ? —Ça ne fait rien, répliquai-je en entrant dans le hall. Le cinéma de Coldwater dispose de deux salles, accessibles chacune par des portes battantes situées de part et d'autre d'un comptoir où l'on vend boissons et pop-corn. L'ouvreur déchira mon ticket et je m'engouffrai dans la salle numéro 2, déjà plongée dans l'obscurité. Le film venait de commencer. La salle était bondée, à l'exception de quelques sièges isolés. Je descendis le long du mur, cherchant Vee du regard dans les rangées. Au bas de la salle, je longeai l'écran pour tenter de distinguer les visages dans l'ombre. Vee ne semblait pas s'y trouver. Je sortis dans le hall et pénétrai dans la seconde salle, bien moins pleine. Une fois encore, je fis le tour, mais n'aperçus pas Vee. Repérant un siège près de la sortie, je m'assis pour réfléchir. J'avais l'impression d'avoir passé ma soirée plongée au beau milieu d'un conte sordide, où se mêlaient anges déchus, créatures à demi humaines et victimes de sacrifices. J'effleurai ma tache de naissance, songeant à cet ancêtre Néphilim que je n'avais aucune envie de connaître. Mon portable n'indiquait aucun nouvel appel en absence... Je m'apprêtai à le ranger dans ma poche lorsqu'un carton de pop-corn apparut à côté de moi. —Un petit creux ? souffla une voix juste derrière mon épaule. Le ton était calme, mais pas spécialement joyeux. J'essayai de ne pas paniquer. —Lève-toi et sors de cette salle, murmura Patch, je suis derrière toi. Je ne bougeai pas. —Sors de là, répéta-t-il. Il faut qu'on discute. Du sacrifice dont tu as besoin pour prendre une apparence humaine, peut-être ? ironisai-je, malgré la sensation de peur qui me plombait l'estomac. —Ça serait mignon si tu pensais que c'était vrai. —Oh, mais j'en suis persuadée. Enfin plus ou moins. Un contre-argument s'imposait de lui-même : si Patch avait réellement voulu me tuer, pourquoi ne l'avait-il pas déjà fait ? —Chuuut ! s'agaça un type assis à côté de moi. —Nora, sors de cette salle ou je te porte, grinça Patch. —Je te demande pardon ? dis-je en me retournant. —Chuuut ! s'énerva le type d'à côté. —Adressez-vous à lui, répondis-je en pointant Patch du doigt. Le garçon jeta un œil par-dessus son épaule puis se tourna vers moi. —Ecoute, si tu ne te tais pas, je vais chercher quelqu'un. —Ne vous gênez pas. Allez chercher quelqu'un et dites-lui de l'embarquer, repris-je avec un geste en direction de Patch. Dites-lui qu'il cherche à me tuer. —C'est moi qui vais te tuer si tu ne la boucles pas, intervint la copine de mon voisin, en se penchant. —Mais qui cherche à te tuer? insista le copain, en regardant de nouveau derrière nous, l'air ahuri. —Il n'y a personne, siffla la jeune femme. —Tu leur fais croire qu'ils ne peuvent pas te voir, soufflai-je à Patch, impressionnée par son pouvoir, même si je méprisais ses manigances. Patch sourit, mais son sourire demeurait figé. —Bon sang, s'énerva la fille en faisant les gros yeux à son copain. Mais fais quelque chose ! —Sois gentille et arrête de parler, grinça mon voisin. Regarde le film. Tiens, prends mon soda. Je me levai et remontai le couloir, Patch sur les talons. Il était si proche qu'il m'effleura presque et me suivit jusqu'au hall du cinéma. Une fois les portes de la salle franchies, il m'attrapa par le coude et m'attira vers les toilettes. —C'est une obsession, chez toi, les toilettes des filles ? lui lançai-je. Il me fit entrer, referma la porte à clé et s'y appuya en me dévisageant d'un air sévère, qui semblait trahir une furieuse envie de m'étrangler. Adossée aux lavabos, j'agrippai le rebord de la tablette. —Je sais. Tu voulais que j'aille à Delphic, repris-je, tremblante. Pourquoi Delphic, Patch ? Nous sommes dimanche soir, et le parc ne va pas tarder à fermer ses portes. Explique-moi donc ce que tu comptais faire, seul avec moi, dans un endroit sombre et désert ? Il s'approcha si près qu'enfin je vis ses yeux noirs sous la visière de sa casquette. —Dabria m'a dit que tu avais besoin de me sacrifier pour devenir humain, ajoutai-je. —Et tu penses que j'en serais capable? répondit-il après une hésitation. —Alors, c'est vrai ? demandai-je. —Le sacrifice doit être volontaire, expliqua-t-il en cherchant mon regard. Le simple fait de te tuer ne servirait à rien. —Et tu es la seule personne susceptible de le faire ? —Non. Mais je suis probablement le seul à en connaître l'issue. Ou en tout cas la seule personne à vouloir le tenter. C'est pour cela que je suis venu au lycée. Il fallait que je t'approche de près. J'avais besoin de toi. C'est pour cette raison que je suis entré dans ta vie. —Dabria m'a parlé d'une fille..., balbutiai-je, maudissant le sentiment de jalousie qui s'emparait de moi. Si je voulais lui soutirer des réponses, ça n'était pas le moment de faiblir. —Que s'est-il passé ? poursuivis-je. J'aurais donné n'importe quoi pour que Patch trahisse une émotion, mais ses yeux demeuraient insondables. —Elle a vieilli et elle est morte. —Ça n'a pas dû être facile, répliquai-je. Il ne répondit pas tout de suite. —Tu veux la vérité ? Parfait, souffla-t-il d'une voix si grave qu'elle me donna la chair de poule. Je vais tout te dire. Qui je suis et ce que j'ai fait. Dans les moindres détails. Je n'oublierai rien, mais tu dois me poser les questions. Tu dois vouloir entendre les réponses, Nora. —Tu peux choisir de découvrir ce que j'étais, ou ce que je suis devenu. Je ne suis pas quelqu'un de bien, mais j'étais pire. Ses yeux semblaient tout absorber sans jamais rien rendre. Je sentis mon estomac se nouer. —Alors, raconte-moi. —La première fois que je l'ai vue, j'étais encore un ange. Immédiatement, j'ai ressenti un désir irrésistible. Ça me rendait fou. Je ne savais rien d'elle, mais j'aurais fait n'importe quoi pour l'approcher. Au début, je me suis contenté de l'observer de loin, puis j'ai fini par me persuader qu'en descendant sur Terre et en investissant le corps d'un humain, je serais banni du Paradis et je deviendrais son semblable. Mais j'ignorais tout d'Heshvan. Je suis descendu un soir du mois d'août, et j'ai bien sûr été incapable d'habiter le corps d'un humain. Mais avant d'avoir pu regagner les cieux, un groupe d'anges exterminateurs m'avaient rattrapé et m'ont arraché mes ailes. Ils m'ont banni du ciel et aussitôt j'ai compris : lorsque je regardais les humains, j'étais animé d'un désir irrépressible de posséder leur corps. Privé de tous mes pouvoirs, j'étais faible, pitoyable. Je n'étais plus tout à fait un ange et je n'étais pas humain. J'étais un déchu. J'ai alors réalisé que j'avais tout perdu. Et durant tout ce temps, je m'en suis voulu. Je pensais avoir tout gâché en vain..., poursuivit-il en me jetant un regard si intense que je me sentis nue. Mais si on ne m'avait pas banni, je ne t'aurais jamais connue. Les sentiments conflictuels que je ressentais pesaient si lourd sur ma poitrine que je crus étouffer. Ravalant mes larmes, je continuai mon interrogatoire : —Selon Dabria, la marque de mon poignet indique que je suis liée à Chauncey. Est-ce que c'est vrai ? —Tu veux vraiment le savoir ? Je ne savais plus ce que je voulais. J'avais l'impression d'être la dernière à me rendre compte que ma vie entière était une farce. Je n'étais plus Nora Grey, une fille ordinaire. J'étais la descendante d'un être qui n'était même pas humain. Et mon cœur se brisait pour une autre créature qui n'avait rien d'humain. Un ange noir. —Quel côté de ma famille ? demandai-je enfin. —Celui de ton père. —Et où se trouve Chauncey à présent ? Nous étions peut-être liés, mais je n'avais aucune envie de le savoir dans les parages. Je voulais le savoir loin. Très loin. Ou suffisamment pour que le lien qui nous unissait paraisse moins réel. Patch était maintenant si près que le bout de ses bottes touchait mes baskets. —Je n'ai pas l'intention de te tuer, Nora. Je ne fais aucun mal aux gens qui ont de l'importance pour moi. Or personne n'en a plus que toi. Mon cœur bondit dans ma poitrine et je tentai de le repousser. Je pressai mes mains contre son torse, mais même sa peau était si ferme qu'elle ne bougea pas. Tout ça ne servait plus à rien. A présent, une forteresse n'aurait pu le tenir à distance. —Tu empiètes sur mon espace vital, dis-je en me reculant. —Voyez-vous ça ? railla-t-il avec un sourire moqueur. Je passai mes cheveux derrière mon oreille et fis un grand pas de côté, me glissant contre les lavabos. —Tu m'étouffes, j'ai... j'ai besoin d'air. Ce dont j'avais surtout besoin c'était d'une limite. J'avais besoin de volonté, et surtout d'être enfermée, puisqu'une fois de plus, je démontrais que j'étais incapable de me maîtriser en sa présence. J'aurais dû me précipiter vers la porte et pourtant, je demeurais clouée sur place. J'essayais de me persuader que je restais là uniquement pour obtenir des réponses, mais c'était faux. Je restais pour une autre raison, que je refusais d'accepter. Mes sentiments. Qu'il devenait inutile de combattre. — Qu'est-ce que tu me caches d'autre ? demandai-je. —Je te cache beaucoup de choses. —Comme quoi, par exemple ? rétorquai-je, soudain désemparée. —Comme ce que je peux ressentir en ce moment, en étant enfermé ici avec toi. Il posa une main contre le miroir derrière moi et je sentis son poids contre moi. — Tu n'as pas idée de ce que tu me fais, Nora. —Non, soufflai-je en secouant la tête. Ça n'est pas une bonne idée. Ça n'est pas... bien, balbutiai-je. —Il y a toutes sortes de « biens », chuchota-t-il. Disons que sur le spectre des biens, on est encore dans la zone verte. Mon instinct de survie me hurlait certainement de fuir, mais le bourdonnement qui résonnait à mes oreilles me rendait sourde à tout le reste. Et si mon audition était altérée, ma raison l'était tout autant. —Il y a le très bien, le moins bien, poursuivit Patch. Le plutôt bien, le peut-être bien. Peut-être bien que non, répondis-je, en reprenant mon souffle. Du coin de l'œil, je venais d'apercevoir une alarme incendie fixée au mur, à trois ou quatre mètres de moi. Si j'étais rapide, j'arriverais à l'atteindre et à la déclencher avant que Patch ait pu m'en empêcher. Les vigiles accourraient aussitôt et je serais sauvée. C'était ce que je voulais... non ? —C'est une mauvaise idée, dit Patch en secouant doucement la tête. Mais je me précipitai tout de même sur l'interrupteur. J'agrippai la manette, mais elle refusa de bouger. J'eus beau tirer sur le levier de toutes mes forces, il restait coincé. Et soudain, je reconnus cette sensation familière : la présence de Patch dans mon esprit. Je sus alors qu'il s'agissait d'une parade. —Sors de ma tête, rugis-je en me retournant. Je me jetai sur lui et le poussai violemment. Il fit un pas en arrière. —C'était pour quoi, ça ? demanda-t-il. —Pour toute cette soirée. —Pour m'avoir rendue folle alors que je savais pertinemment que ça n'avait aucun sens. Cette histoire était tellement insensée qu'elle en devenait logique et cette perspective me déstabilisait complètement. J'aurais été tentée de le frapper au visage s'il ne m'avait pas prise par les épaules et plaquée contre le mur. Plus rien hormis un mince espace ne nous séparait. Un obstacle que Patch franchit aussitôt. —Arrêtons de jouer, Nora. Tu m'as dans la peau, ditil avec un regard subitement profond. Et je t'ai dans la peau. Il se pencha vers moi et posa ses lèvres sur les miennes. Il pesait de tout son poids contre moi et sentant nos deux corps, soudain pressés l'un contre l'autre à divers endroits stratégiques, il me fallut déployer des trésors de volonté pour me reculer. —Je n'ai pas fini. Qu'est-il arrivé à Dabria ? —C'est réglé. —Ce qui veut dire ? —Après avoir essayé de t'assassiner, elle n'aurait pas pu conserver ses ailes. À la première tentative pour regagner le Paradis, les anges exterminateurs les lui auraient reprises. Ça se serait produit tôt ou tard. Je n'ai fait qu'accélérer le processus. —Alors, tu les lui as... arrachées ? —Elles commençaient à s'abîmer. Ses plumes s'étaient déjà dégradées, raréfiées. Des signes qui ne trompent pas et que les autres déchus auraient reconnus immédiatement. Si je ne l'avais pas fait, ils s'en seraient chargés. J'esquivai une nouvelle avance. —Y a-t-il un risque pour qu'elle réapparaisse dans ma vie ? —Difficile à dire. Rapide comme l'éclair, il saisit le bas de mon pull et m'attira contre lui. La jointure de ses doigts effleura mon ventre. Le feu et la glace parcoururent ma peau. —Je parierai sur toi, mon ange. Je vous ai vues toutes les deux en action et tu la bats à plate couture. Tu n'as pas besoin de moi pour ça. —Et pour quoi j'aurais besoin de toi ? Il se mit à rire. Pas brutalement, mais comme mû par un désir sous-jacent. Son regard, dénué de toute sévérité, était braqué sur moi. Son sourire de loup s'était adouci. Une volée de papillons sembla s'agiter dans mon ventre puis se lover plus bas. —La porte est fermée à clé, dit Patch. Et nous avons une affaire à régler. Mon corps avait bâillonné ma raison. Remontant mes mains le long de son torse, je les croisai derrière son cou. Agrippant mes hanches, il me souleva et je passai mes jambes autour de sa taille. Mon cœur battait à tout rompre, mais je ne m'en préoccupais plus. Je me jetai sur lui, laissant mon corps s'imprégner du sentiment d'extase que provoquait le contact de ses lèvres, de ses mains et cette impression que j'allais éclater... Dans ma poche, le téléphone se mit à sonner. Je m'arrachai à l'étreinte de Patch, le souffle court. La sonnerie retentit une seconde fois. —Répondeur, souffla-t-il. Quelque part, dans un recoin de mon esprit, j'avais conscience que répondre à cet appel pourrait être important. Mais je dus lutter pour me souvenir pourquoi. Notre baiser avait relégué tous mes soucis aux oubliettes. Lâchant Patch, je tirai le portable de ma poche et tournai la tête. Pas question de lui montrer à quel point cette courte étreinte m'avait troublée. Intérieurement, je hurlais de joie. —Allô ? balbutiai-je, réprimant un geste pour essuyer le gloss autour de ma bouche. —Salut ma belle ! lança Vee. Où es-tu ? La réception était très mauvaise, et ses phrases étaient hachées. —Et toi ? Où es-tu ? Tu es toujours avec Elliot et Jules ? criai-je, plaquant l'autre main sur mon oreille pour mieux l'entendre. —Je suis au lycée. On est entrés en douce, dit-elle d'un ton grivois. On voudrait faire une partie de cachecache, mais il nous manque un quatrième joueur pour faire deux équipes. Alors... tu connais quelqu'un qui serait partant ? Quelqu'un parlait derrière elle. —Elliot me dit de te dire que si tu ne viens pas jouer avec lui, il... hein, quoi ? Soudain, la voix d'Elliot résonna à l'autre bout du fil. —Nora ? Viens jouer avec nous. Autrement, il y a un arbre dans la cour qui n'attend plus que Vee. Je me liquéfiai. —Allô ? repris-je d'une voix brisée. Elliot ? Vee ? Mais on avait raccroché. 27. —Que se passe-t-il ? demanda Patch. Mon corps tout entier était secoué de frissons. Il me fallut quelques instants avant de répondre : —Vee s'est introduit dans le lycée avec Elliot et Jules et ils ordonnent que je les rejoigne. J'ai peur qu'Elliot ne fasse du mal à Vee si je ne fais pas ce qu'il dit. Mais j'ignore ce qui arrivera si j'y vais, ajoutai-je en levant les yeux vers lui. —Elliot ? s'étonna-t-il, en croisant les bras. —La semaine dernière, à la bibliothèque, j'ai découvert un article de presse relatant un meurtre dans son ancien lycée, Kinghorn. Il avait été soupçonné. Il m'a surpris au moment où je le lisais. Depuis ce jour-là, il est bizarre. Il me fiche carrément la frousse. Je suis même persuadée qu'il s'est introduit chez moi pour me reprendre cet article. — Autre chose que je devrais savoir ? —La victime était sa petite amie. On l'a retrouvée pendue. Or il vient de me menacer, en parlant d'arbre dans la cour qui n'attendrait plus que Vee. —J'ai vu ce type. Il est agressif et un peu trop sûr de lui, mais je ne pense pas que ce soit un assassin. Glissant sa main dans la poche de mon jean, il en tira les clés du 4 x 4. —Je vais pousser jusqu'au lycée et voir ce qui se trame. Je ne serai pas long. —Je crois qu'on ferait mieux d'appeler la police. —Tu cherches vraiment à envoyer ta copine en prison pour effraction et destruction de matériel ? Autre chose : ce Jules, qui est-ce ? —Un ami d'Elliot. Il était avec nous, l'autre soir, à Delphic. —Je l'aurais remarqué, répondit-il en fronçant les sourcils. Il ouvrit la porte et je le suivis. Au fond du hall, un employé en pantalon noir et chemise d'uniforme beige balayait des restes de pop-corn. Il regarda Patch sortir des toilettes des filles avec des yeux ronds. Je le reconnus. Il s'appelait Brandt Christensen. Un type du lycée avec qui j'avais eu des cours communs au début de l'année et que j'avais aidé à rédiger une dissertation. —C'est moi qu'Elliot attend, pas toi, dis-je à Patch. Et si je n'y vais pas, Dieu sait ce qui pourrait arriver à Vee. C'est un risque que je refuse de prendre. —Si je te laisse venir avec moi, est-ce que tu suivras mes instructions à la lettre ? —Oui. —Si je te dis de sauter ? —Je sauterai. —Si je te dis de m'attendre dans la voiture ? —J'attendrai dans la voiture, affirmai-je, songeant qu'un petit mensonge n'engageait à rien. Dans le parking devant le cinéma, Patch pointa la clé vers le 4 x 4 pour déverrouiller les portes et les phares clignotèrent. Soudain, il se figea et jura dans sa barbe. —Quoi encore ? —Les pneus. En baissant les yeux, je vis que les pneus avant étaient à plat. —Ça n'est pas possible ! m'exclamai-je. Je n'ai quand même pas pu rouler sur deux clous en même temps. Patch s'accroupit face à la roue et passa sa main sur le caoutchouc. —Tournevis, annonça-t-il. On les a crevés. Je crus d'abord qu'il s'était insinué une fois de plus dans ma tête pour m'empêcher de rejoindre le lycée. Je savais qu'il n'appréciait pas particulièrement Vee, mais ça ne collait pas. Je ne sentais pas sa présence dans mon esprit. S'il altérait mes pensées, il employait sûrement une nouvelle technique, car tout ce qui m'entourait me semblait parfaitement réel. —Qui ferait une chose pareille ? —La liste est longue, répondit-il en se redressant. —Ça signifie que tu collectionnes les ennemis. —Disons que plusieurs personnes m'en veulent. Beaucoup de gens tiennent des paris qu'ils ne peuvent pas gagner. Et sont furieux de me voir repartir avec leur voiture, entre autres. Se tournant vers le véhicule le plus proche, il ouvrit la portière côté conducteur et prit place à bord du coupé. Glissant les bras sous le volant, je le vis chercher quelque chose à tâtons. —On peut savoir ce que tu fabriques ? demandai-je en me plantant devant lui, parfaitement consciente de ce qu'il essayait de faire. —Je cherche le double des clés, répondit-il. Il tira deux fils bleus et, d'une main experte, les dénuda avant de les joindre. Le moteur rugit et Patch leva les yeux vers moi. —Ceinture. —Pas question de voler une voiture. —Nous en avons besoin tout de suite, répliqua-t-il en haussant les épaules. On la ramènera. —C'est du vol. C'est illégal. Mais Patch ne semblait pas le moins du monde perturbé. D'ailleurs, je le trouvai un peu trop détendu, derrière son volant. Il n'en était pas à son premier coup d'essai. —Vol de voiture, règle n° 1 : on s'attarde le moins possible sur la scène du crime. —Attends-moi une minute, lui dis-je en levant un doigt. Je repartis en courant vers le cinéma. En franchissant les portes, j'aperçus le parking dans le reflet des vitres et vis Patch descendre du coupé. —Salut Brandt, lançai-je au garçon toujours occupé à ramasser le pop-corn. Il se redressa, mais je le vis aussitôt jeter un regard pardessus mon épaule. J'entendis les portes s'ouvrir et sentis la présence de Patch, comme un nuage qui éclipsait le soleil, obscurcissant imperceptiblement le paysage. Son approche rappelait celle de l'orage. —Salut, ça va ? dit Brandt d'un ton hésitant. —J'ai un petit problème de voiture, répondis-je en me mordant les lèvres, cherchant à gagner sa sympathie. Je suis désolée de te mettre à contribution, mais comme je t'ai rendu service avec cette dissertation... —Tu voudrais que je te prête la mienne. —Eh bien... oui. —C'est une épave. Rien à voir avec un 4 x 4, reprit-il en s'adressant à Patch comme pour s'excuser. —Mais elle marche ? —Si par « marcher » tu veux dire rouler, oui, elle roule. Mais je ne la prête pas. Patch sortit son porte-monnaie et prit trois billets neufs de cent dollars. Etouffant une exclamation de surprise, je décidai de jouer le jeu. —Tout bien réfléchi, j'accepte, dit Brandt en empochant l'argent, les yeux ronds. Il tira les clés de sa poche et les tendit discrètement à Patch. —Quelle marque ? Quelle couleur ? —Difficile à dire. Un croisement entre une Volkswagen et une Chevrolet. Elle était bleue, mais avec la rouille, elle a viré à l'orange. Vous me ferez un plein ? insista Brandt d'un air optimiste, se demandant jusqu'où il pourrait aller. —Au cas où on oublierait, répondit Patch en fourrant un autre billet de vingt dollars dans sa poche de chemise. —Il aurait pu nous la prêter gratuitement, pestai-je une fois dehors. Encore deux minutes et je l'aurais persuadé. Et puisqu'on en parle, pourquoi tu fais la plonge au Borderline si tu es plein aux as ? —Je ne le suis pas. C'est de l'argent gagné au billard il y a quelques jours. Il m'ouvrit la porte du tacot de Brandt. —Mais là, la banque vient de baisser le rideau. Patch traversa les rues désertes. Il nous fallut à peine quelques minutes pour rejoindre l'école. Garant la voiture du côté est du bâtiment, il coupa le contact. Derrière des arbres aux branches noueuses et dénudées qui semblaient accrocher le brouillard, se cachait le lycée de Coldwater. Le bâtiment principal datait de la fin du xixe siècle. Dans la nuit, il prenait des allures de cathédrale, sombre et austère. L'endroit avait quelque chose de sinistre, comme s'il était abandonné. —J'ai un très mauvais pressentiment, murmurai-je en observant les fenêtres obscures de la façade. — Tu restes dans la voiture et tu fais en sorte de ne pas être vue, dit Patch en me tendant les clés. Si tu vois quelqu'un sortir, tu files. Il ouvrit la portière. Avec ses vêtements sombres, sa peau mate et ses cheveux bruns, il se fondait dans le noir. Il traversa la rue et, quelques secondes plus tard, disparut dans les ténèbres. 28. Cinq minutes s'écoulèrent. Dix passèrent, puis vingt. Luttant pour ignorer cette sensation glaçante d'être observée, je scrutai les alentours de l'école. Pourquoi ne revenait-il pas ? J'échafaudai quelques hypothèses, toutes plus terrifiantes les unes que les autres. Et s'il n'avait pas retrouvé Vee ? Et si Elliot l'avait vu ? Je l'imaginais mal venir à bout de Patch, mais il existait toujours un risque, surtout si Elliot le prenait par surprise. Lorsque la sonnerie stridente du téléphone retentit dans ma poche, je bondis. —Je te vois, Nora, siffla Elliot. Assise dans la voiture. —Où es-tu ? —Je te regarde, depuis une fenêtre du deuxième étage. On joue à l'intérieur. —Je n'ai pas envie de jouer, répliquai-je. Il raccrocha sans répondre. Le cœur au bord des lèvres, je sortis de la voiture. Jetant un œil à la façade obscure noire, je conclus qu'Elliot n'avait pas dû croiser Patch. Il m'avait paru plus impatient que furieux. Il ne me restait plus qu'à prier pour que Patch ait trouvé un moyen de nous protéger, Vee et moi. Sous la lune voilée, je m'approchai de l'entrée est du bâtiment, plongée dans l'angoisse. Tandis que mes yeux s'habituaient à la pénombre, que seule la clarté d'un lampadaire filtrant par la lucarne venait tempérer, je remarquai une lueur blanchâtre reflétée par les dalles. Les casiers des élèves longeaient le cou-loir, comme des robots endormis. Loin d'inspirer le calme, les couloirs irradiaient le danger. La lumière de l'extérieur me permit de me repérer sur quelques mètres, mais à mesure que je m'enfonçai dans le hall, le noir se fit total. Je savais que plusieurs interrupteurs se trouvaient derrière la porte toute proche et je pressai un bouton. Mais rien ne se produisit. Puisque les éclairages extérieurs fonctionnaient, il fallait donc qu'on ait coupé manuellement le courant à l'intérieur du bâtiment. Était-ce encore un tour d'Elliot ? Mais ni lui, ni Vee n'étaient en vue. Pas plus que Patch, d'ailleurs. J'allais devoir explorer à tâtons toutes les salles du lycée, jusqu'à ce que je le retrouve. Ensemble, nous chercherions plus facilement Vee. Prenant appui sur le mur, je poursuivis mon chemin. J'avais beau connaître ce lieu par cœur, puisque je l'arpentais plusieurs fois par jour, j'étais incapable de me repérer en aveugle. Tout me semblait étrange et surtout très long à parcourir. Au premier carrefour, je tentai de mémoire de visualiser l'endroit. Prendre à gauche me mènerait aux salles de musique, puis à la cantine. A droite, je déboucherais sur les bureaux de la scolarité et sur le grand escalier. Je continuai donc tout droit, m'enfonçant au cœur du bâtiment endormi. Je butai alors sur quelque chose et m'étalai de tout mon long sur le sol. Une lumière grisâtre filtrait par la lucarne, tandis que la lune réapparaissait entre deux nuages et éclaira l'obstacle sur lequel j'avais trébuché. Allongé sur le dos, Jules fixait le plafond, la bouche ouverte, le regard éteint. Ses longs cheveux blonds s'emmêlaient et cachaient en partie son visage. Ses mains inertes reposaient le long de son corps. Me redressant, je réprimai un hurlement, incapable d'émettre un son. Une brusque montée d'adrénaline secoua mes jambes. Avec beaucoup de précautions, j'appuyai mes doigts contre son cou. Il ne respirait plus. Saisie d'horreur, je me relevai d'un bond. Je voulus appeler Patch, mais me retins, de peur d'attirer l'attention d'Elliot - qui m'avait peut-être déjà repérée. Je frémis, songeant alors qu'il pouvait se tenir tapi quelque part aux alentours, à me regarder paniquer, savourant son jeu pervers. La lune disparut de nouveau et je me retournai dans tous les sens, pour tenter de retrouver mon chemin. Devant moi, le couloir s'étendait toujours à perte de vue. A ma gauche, une volée d'escaliers conduisait au CDI. Les premières salles de cours se trouvaient sur la droite. Sur un coup de tête, je décidai de jeter un œil à la bibliothèque, et d'échapper à ce couloir morbide. Je sentis mon nez couler et je compris que je sanglotais en silence. Qu'était-il arrivé à Jules ? Qui l'avait tué ? Et puisque Jules était mort, pouvais-je craindre le pire concernant Vee ? Les portes du CDI étaient ouvertes et je zigzaguai entre les rayonnages, jusqu'aux trois salles d'étude situées au fond de la pièce. Bénéficiant d'une isolation phonique, elles semblaient l'endroit idéal pour y enfermer quelqu'un. J'allais examiner la première lorsqu'un gémissement émis par une voix grave me parvint. Je m'arrêtai net. Les lumières revinrent soudainement et illuminèrent la pièce. Effondré sur le sol, Elliot était livide, les lèvres entrouvertes. Ses yeux révulses parurent se braquer sur moi et il tendit la main. Poussant un hurlement, je fis demi-tour, me précipitant vers les portes. Je ne pensais plus qu'à fuir, trouver une sortie. Alors que je pénétrais dans le couloir, les lumières s'éteignirent une nouvelle fois, plongeant le bâtiment dans le noir. Patch, voulus-je crier, mais la panique étouffa mon cri. Jules était mort, Elliot était mourant. Qui avait pu les attaquer ? Qui restait-il ? J'essayais de réfléchir, mais ma raison semblait m'abandonner. Quelque chose me percuta et je vacillai. On me poussa de nouveau et je fus projetée sur le côté. Ma tête heurta un casier. Sonnée, je vis un rayon de lumière passer dans mon champ de vision et soudain, je distinguai un regard noir derrière des lunettes de ski. L'inconnu avait sanglé une lampe de mineur sur son crâne. Je me redressai pour m'enfuir, mais il tendit le bras et me barra la route. Me plaquant contre le casier, il m'emprisonna de son autre bras. —Tu m'as cru mort, pas vrai ? souffla la voix glacée d'un air triomphant. Je n'ai pas pu résister à un dernier petit jeu avec toi. Allez, fais-moi rire. Qui soupçonnaistu ? Elliot ? Ou l'idée que ta meilleure amie ait pu faire le coup t'a-t-elle traversé l'esprit ? Je brûle, pas vrai ? C'est ça le pire, avec la peur. Ça réveille en nous ce qu'il y a de plus laid. —C'était toi, dis-je d'une voix tremblante. —En chair et en os, grinça Jules en arrachant la lampe frontale et les lunettes de ski. —Comment tu as fait ? Je t'ai vu mort. Tu ne respirais plus. Je ne sentais pas ton pouls. —Tu me surestimes, Nora. Tout venait de toi. Sans cette incroyable faiblesse de ta part, rien de tout cela n'aurait été possible. Oh, je te fais de la peine, peut-être ? Ça te vexe de savoir que de tous les esprits que j'ai pu pénétrer, le tien était de loin le plus malléable ? Et aussi le plus amusant à manipuler. Je passai ma langue sur ma lèvre. Dans ma bouche régnait un infâme goût de sang. Mon haleine exhalait la peur qui me prenait aux tripes. —Où est Vee ? —Ne change pas de sujet, rugit-il en me giflant. Tu ferais mieux d'apprendre à contrôler ta peur. La peur sape toute logique. Elle fait le régal des gens comme moi. Ce personnage, sous les traits de Jules, m'était totalement inconnu. Toujours silencieux, toujours boudeur, il semblait rarement se soucier de ceux qui l'entouraient. Demeurant dans l'ombre, il ne faisait rien pour attirer l'attention. C'était très malin de sa part. Jamais je ne l'aurais soupçonné. Il m'attrapa par le bras pour m'entraîner. Je me ruai vers lui et le griffai, tentant de me dégager. Un violent coup de poing à l'estomac me coupa la respiration. Mon épaule heurta le casier et je m'effondrai sur le sol, cherchant à reprendre mon souffle. Jules passa son doigt sur les égratignures de son avantbras. —Tu vas me le payer. —Pourquoi m'as-tu fait venir ici ? Qu'est-ce que tu veux ? dis-je, incapable de dissimuler la frénésie dans ma voix. Il me traîna par le bras vers le fond du couloir, ouvrit une porte d'un coup de pied et me jeta à terre. J'amortis ma chute avec mes mains tandis que la porte claquait derrière moi. L'unique source de lumière provenait de la lampe frontale, que Jules tenait toujours. Dans l'air flottait une odeur familière, mélange de craie, et de résidus chimiques. Des affiches représentant le corps humain et des coupes de cellules décoraient les murs. Une grande paillasse noire, pourvue d'un évier, se trouvait à l'avant de la pièce, face à des tables similaires plus petites. Nous étions dans la salle de biologie du Coach McConaughy. Le reflet du métal attira mon regard. En partie coincé sous la corbeille à papier, j'aperçus un scalpel. Il avait dû échapper à l'attention du Coach et de la femme de ménage. Je m'en saisis et le glissai sous la ceinture de mon jean, juste au moment où Jules me remettait debout. —J'ai dû couper l'électricité, expliqua-t-il en posant sa lampe sur une table. Une partie de cache-cache dans le noir, c'est tellement plus amusant. Assieds-toi, ordonnat-il en tirant deux chaises qu'il positionna face à face. Mon regard se promena sur la rangée de fenêtres coulissantes de l'autre côté du mur. Je me demandai si j'arriverais à les ouvrir et à sauter avant qu'il n'ait pu m'en empêcher. Mille pensées m'assaillirent et parmi elles, celle de cacher ma peur. Curieusement, je songeai alors aux cours d'autodéfense que j'avais suivis avec ma mère, peu après la mort de mon père. Chercher le regard de l'agresseur... faire preuve d'assurance... me servir de ma logique... Tout cela était évidemment plus facile à dire qu'à faire. Jules me força à m'asseoir. Même à travers mon jean, le métal froid me fit frissonner. —Ton téléphone, exigea-t-il, la main tendue. —Je l'ai laissé dans la voiture. —Tu penses vraiment que c'est le moment de jouer à ce petit jeu avec moi ? coupa-t-il avec un petit rire. Je tiens ta meilleure amie cachée quelque part dans le bâtiment. Si on s'amuse trop longtemps tous les deux, elle va se sentir seule. Il faudra que je trouve un moyen de me rattraper, avec elle. —Je sortis mon portable et le lui tendis. Avec une force surhumaine, il le tordit en deux. —Eh bien, nous voilà en tête à tête. Papotons un peu, Nora, me dit-il en s'installant face à moi et en étirant ses longues jambes sur le côté, un bras ballant derrière le dossier. Je bondis vers la fenêtre. Avant que j'aie pu faire un mètre, Jules me rattrapa aussitôt par la taille et me fît asseoir de nouveau. —J'avais des chevaux, tu sais, me dit-il. Il y a longtemps, en France, je possédais une écurie et de magnifiques chevaux. Mes favoris étaient les andalous. On les capturait à l'état sauvage et on me les amenait directe-ment. Il me fallait à peine quelques semaines pour les dompter. Mais il y en avait toujours un qui refusait de se laisser dresser. Sais-tu quel sort je lui réservais ? Pour toute réponse, je frémis. —Si tu fais ce que je te dis, tu n'as rien à craindre. Quelque chose dans ses yeux le trahissait, je ne le crus pas un instant sincère. —J'ai trouvé Elliot, par terre, dans le CDI, dis-je d'une voix chevrotante. Que lui as-tu fait ? Je n'éprouvais plus la moindre sympathie pour ce garçon, mais il ne méritait pas d'endurer cette lente et douloureuse agonie. —Lorsqu'on s'apprête à commettre un crime, me souffla-il en s'approchant, comme pour partager un secret, il ne faut jamais laisser de témoin. Elliot a pris part à absolument tout. Il en savait trop. —Et c'est pour ça que tu m'as attirée dans ce piège ? A cause de cet article sur Kjirsten Halverson ? Elliot avait omis de me faire part de tes découvertes, répondit-il avec un sourire. —Qui l'a tuée ? Elliot ? Ou bien toi ? —Je devais mettre sa loyauté à l'épreuve. Je lui ai enlevé ce qu'il avait de plus cher. Elliot était entré à Kinghorn grâce à une bourse et ses petits camarades s'employaient à le lui rappeler chaque jour. Jusqu'à ce que j'entre dans sa vie. J'étais son mécène, si tu préfères. Au final, il lui a fallu choisir entre moi et Kjirsten. Plus précisément, entre l'argent et l'amour. L'argent ne fait pas le bonheur, dit-on, mais Elliot semblait incapable de s'en passer. Je l'ai acheté et j'ai alors su que je pourrais compter sur lui pour mon petit projet te concernant. —Pourquoi moi ? —Tu n'as toujours pas compris ? La lumière blanche de la lampe accentuait la cruauté de son expression et ses yeux avaient maintenant la couleur voilée de l'argent. —Depuis le début, tu es mon pantin. Je te tiens par un fil. J'ai dû t'utiliser, afin d'atteindre par procuration celui qui est intouchable. Tu vois de qui je veux parler ? L'angoisse au ventre, je dus détourner le regard. Le visage trop proche de Jules ressemblait à une toile impressionniste : des touches floues, qui n'avaient plus aucun sens. Me sentant partir, je glissai sur ma chaise. Les symptômes ne trompaient pas. Il me fallait du fer. Et vite. —On se concentre, Nora, cracha Jules en me giflant de nouveau. De qui est-ce que je parle, à ton avis ? —Je ne sais pas, murmurai-je. —Sais-tu pourquoi je ne peux pas l'atteindre ? Parce que son corps est inhumain. Il ne peut percevoir la moindre sensation physique. Je pourrais l'enfermer, le torturer à loisir, ça ne servirait à rien. Il n'éprouverait aucune douleur. Allez, tu as sûrement compris, à présent. Tu as passé tant de temps en sa compagnie. Pourquoi ce silence, Nora ? Tu ne devines donc pas ? J'étais parcourue de sueurs froides. —Chaque année, au début du mois hébreu d'Heshvan, il prend possession de mon corps. Deux semaines entières, durant lesquelles je ne suis plus maître de rien. Privé de liberté, de choix. Et je n'ai même pas la possibilité de m'échapper, de lui prêter mon corps et de le reprendre plus tard. Au moins, je pourrais m'imaginer que tout cela n'est qu'une illusion. Oh non. Je reste en place, prisonnier de cette enveloppe corporelle dont il dispose, à chaque instant, souffla-t-il d'un air menaçant. As-tu la moindre idée de ce que c'est, Nora ? Hein ? Je me tus, consciente que la moindre parole pourrait le rendre fou. Un rire rauque, comme un souffle, lui échappa. Je n'avais jamais rien entendu d'aussi sinistre. —S'il en a eu la possibilité, c'est parce que je lui ai juré allégeance. Je n'avais que seize ans, poursuivit-il en haussant les épaules d'un mouvement rigide. Il m'a torturé et m'a extorqué ce serment. Ensuite, il m'a appris que je n'étais pas humain. Que j'étais le fruit de l'union d'une mortelle et d'un ange déchu. Son rictus était démoniaque et la sueur perlait sur son front. —T'ai-je dit que j'avais hérité de certains dons de mon père ? Comme lui, je suis un manipulateur. Je peux te faire voir des choses qui n'existent pas. Je peux te faire entendre des voix. —Comme ça, Nora. Tu m'entends ? Est-ce que tu as vraiment peur, à présent ? —Eh bien, Nora, que se passe-t-il, là-dedans ? dit-il en tapotant mon front. Tu es bien silencieuse. Jules était donc Chauncey. C'était un Néphilim. Je me rappelai alors la marque sur mon poignet et les paroles de Dabria. Jules et moi partagions le même sang. Et ce sang qui coulait dans mes veines était celui d'un monstre. Je fermai les yeux et une larme roula sur ma joue. —Te souviens-tu de notre première rencontre? J'ai bondi sur ta voiture. Il faisait nuit, le brouillard était dense. Déjà, l'atmosphère t'angoissait, ce qui me simplifiait grandement la tâche. Si tu savais comme je me suis amusé à te faire peur, à te tromper. A partir de cette nuitlà, j'y ai pris goût. —Je m'en serais rendu compte. Peu de gens sont aussi grands que toi. —Tu ne m'écoutes pas, Nora. Je peux te faire voir ce que je veux. Tu penses vraiment que j'aurais négligé un détail aussi incriminant que ma taille ? Tu as vu ce que je voulais que tu voies. Une silhouette quelconque derrière des lunettes de ski. En l'écoutant et malgré ma terreur, je ressentis un bref soulagement. Je n'étais donc pas folle. Jules était derrière tout cela. C'était lui qui avait perdu l'esprit. Il pouvait se livrer à ces manœuvres psychologiques, car ce pouvoir lui venait de son père, un ange déchu. —Tu n'as pas dévasté ma chambre, tu m'as simplement fait croire qu'elle était sens dessus dessous. Voilà pourquoi elle était en ordre quand la police est arrivée. Il m'applaudit d'un air moqueur. —Et tu veux savoir la meilleure ? Tu aurais pu m'en empêcher. Si tu ne m'en avais pas laissé la possibilité, jamais je n'aurais pu m'introduire dans ton esprit. Il m'a suffi d'essayer : tu n'as fait preuve d'aucune résistance. Tu étais si faible, si malléable. Tout devenait brusquement évident. Mais loin de me soulager, ces révélations m'angoissèrent. J'étais un livre ouvert. Rien n'empêcherait Jules de poursuivre son petit jeu malsain si je ne trouvais pas le moyen de lui fermer mon esprit. —Mets-toi à ma place, reprit-il. Ton corps, abusé année après année. Imagine une haine si implacable que seule la revanche pourrait l'apaiser. Imagine dépenser tes ressources et ton énergie à observer les moindres faits et gestes de ton ennemi, à attendre patiemment le moment opportun, où le destin te permettrait non seulement de te venger, mais en plus d'en tirer un bénéfice. Tu es ma chance, Nora, dit-il en plongeant ses yeux dans les miens. A travers toi, je peux enfin atteindre Patch. —Tu surestimes l'importance que j'ai pour lui, répliquaije, sentant la sueur couler le long de ma nuque. —Voilà des siècles que je le surveille. L'été dernier, il s'est rendu pour la première fois chez toi, mais tu n'as rien remarqué. Il t'a suivie en ville, quelques fois. De temps à autre, il faisait de grands détours pour croiser ton chemin. Puis il s'est inscrit dans ton lycée. Et je m'interrogeais : qu'avais-tu de si extraordinaire ? J'ai fait un effort pour le découvrir. Voilà un certain temps que je t'observe. Soudain épouvantée, je compris enfin d'où venait cette présence que j'avais sentie. Je l'avais d'abord prise pour celle de mon père, qui me suivait comme un esprit bienveillant. Mais c'était Jules. Cette affreuse impression glaciale, inhumaine, s'amplifiait maintenant à l'infini. —Pour ne pas attirer l'attention de Patch, j'ai pris mes distances, poursuivit-il. Et c'est là qu'Elliot est entré en scène. Il ne lui a pas fallu longtemps pour confirmer mes soupçons. Patch est amoureux de toi. Tout devint évident. Jules n'était pas malade à Delphic. Ni le soir où nous avions dîné au Borderline. Depuis le début, Jules s'était arrangé pour demeurer invisible aux yeux de Patch. S'il était venu à le reconnaître, il aurait compris que Jules - ou plutôt Chauncey - mijotait que que chose. Devenu ses yeux et ses oreilles, Elliot lui transmettait toutes les informations dont il avait besoin. —J'avais prévu de te tuer durant un week-end de camping, mais Elliot n'a pas réussi à te convaincre d'accepter. Cet après-midi, je t'ai suivie dans les rues de Portland et croyais t'avoir descendue. Imagine ma surprise en découvrant qu'une clocharde portait ton manteau. Mais tout s'est arrangé, ajouta-t-il d'un ton réjoui. Et nous y voilà. Je remuai sur ma chaise et sentis le scalpel s'enfoncer dans mon jean. Si je ne faisais pas attention, il finirait par glisser sans que je puisse le rattraper. Si Jules m'obligeait à me lever, il tomberait par terre et je n'aurais plus aucune chance. —Laisse-moi deviner tes pensées, dit-il en se levant et en s'approchant d'un pas joyeux de l'extrémité de la salle. Tu commences à regretter d'avoir rencontré Patch. Qu'il soit tombé amoureux de toi. Vas-y, maudis-le de t'avoir mise dans cette situation. Maudis tes propres choix. Entendre Jules faire allusion aux sentiments de Patch me remplit d'un espoir irrationnel. Je saisis le scalpel dans mon jean et bondis en le menaçant : —Ne t'approche pas. Je te jure que je n'hésiterai pas. Avec un grognement de fureur, Jules renversa d'un geste tout ce qui se trouvait sur la paillasse. Les éprouvettes se brisèrent contre le tableau et les papiers volèrent dans la pièce. Il avança sur moi et, dans un mouvement de panique, je le frappai de toutes mes forces. Le scalpel entailla la paume de sa main. Poussant un gémissement, il recula. Sans attendre, je lui portai un nouveau coup à la cuisse. Il regarda avec surprise le morceau de métal enfoncé dans sa chair. Tirant à deux mains sur le scalpel, il parvint à l'extraire de sa jambe, le visage déformé par la douleur. Il le lâcha et l'objet tomba à terre avec un tintement sinistre. D'un pas hésitant, il s'approcha de moi. Je hurlai et l'évitai, mais ma hanche heurta le coin d'une table. Je perdis l'équilibre et basculai en avant. Le scalpel était à moins d'un mètre de moi. Jules me retourna sur le ventre et m'immobilisa en s'appuyant sur moi de tout son poids. Ecrasant mon visage sur le sol, il étouffa mes cris. —Courageux, mais inutile, grommela-t-il. Tu ne parviendras pas à me tuer. Je suis un Néphilim. Un immortel. Tendant la main, je poussai de toutes mes forces sur mes jambes pour atteindre le scalpel. Mes doigts effleurèrent le manche. Je le tenais presque, lorsque Jules me tira en arrière. J'envoyai un violent coup de talon dans son entrejambe et il roula de côté en poussant un grognement sourd. Je me remis debout, mais il se glissa devant la porte pour tenter de me barrer la route, les cheveux devant les yeux, le visage en sueur. Sa bouche, contorsionnée par les spasmes, semblait tordue. Le moindre de mes muscles était contracté et j'étais prête à bondir. —Tu ne parviendras pas à t’échapper, dit-il avec un sourire ironique qu'il eut du mal à esquisser. Tu vas vite comprendre. Puis il s'écroula. 29. N'ayant pas la moindre piste pour retrouver Vee, je tentai de penser comme Jules : à sa place, où l'aurais-je enfermée ? Il aurait sans doute choisi un endroit difficile d'accès et d'où il serait impossible de s'échapper. Me représentant mentalement le plan du bâtiment, je me concentrais sur les étages. Il semblait logique qu'il l'ait séquestrée au deuxième. Toutefois il restait les combles où, au sommet d'un petit escalier, on avait aménagé une classe d'espagnol et le local du webzine. Dans un éclair de lucidité, je compris. Le webzine. Me déplaçant aussi vite que possible dans le noir le plus complet, je retrouvai le chemin des escaliers et, après être revenue plusieurs fois sur mes pas, je repérai enfin les marches étroites qui menaient au local. Arrivée en haut, j'ouvris la porte et soufflai : —Vee? Elle poussa un faible gémissement. —C'est moi, repris-je en me faufilant lentement entre les bureaux, redoutant le moindre bruit. Tu es blessée ? Il faut filer d'ici. Je la trouvai recroquevillée au fond de la salle, les genoux ramenés contre sa poitrine. —Jules m'a frappée à la tête, dit-elle en élevant un peu la voix. Je crois que je me suis évanouie. Et maintenant je n'y vois plus rien. Plus rien du tout ! —Ecoute-moi, Vee. Jules a coupé le courant et les stores sont baissés. Nous sommes plongées dans le noir. Donne-moi ta main. Il faut redescendre tout de suite. —Il a dû toucher quelque chose. Ma tête me fait atrocement mal. J'ai vraiment l'impression d'être aveugle. —Tu n'es pas aveugle, murmurai-je, en la secouant légèrement. Je n'y vois rien non plus. Nous allons devoir sortir d'ici à tâtons et quitter le bâtiment en passant par le bureau des sports. —Il a cadenassé toutes les portes. Un silence s'installa entre nous. Jules m'avait avertie que je ne parviendrais pas à m'échapper et je comprenais à présent pourquoi. Saisie de frissons, je repris : —Celle par laquelle je suis entrée est restée ouverte. —Ça doit être la seule. J'étais avec lui quand il a tout fermé, en prétextant qu'on ne serait pas tentés de se cacher dehors. —Si c'est la seule issue, il va tenter de la bloquer. Et il nous attendra là-bas. Mais on ne tombera pas dans son piège, dis-je en échafaudant un plan à la hâte. Nous allons passer par une fenêtre, de l'autre côté. Par là. Tu as ton téléphone ? —Jules me l'a pris. —Une fois dehors, nous devrons nous séparer. Il devra prendre l'une de nous en chasse. Pendant ce temps-là, l'autre ira chercher du secours. Je savais déjà qui Jules choisirait. Vee ne l'intéressait pas. Elle n'était qu'un pion, qui avait servi à m'attirer dans ses griffes. —Tu vas courir aussi vite que possible et appeler la police. Tu leur expliqueras qu'Elliot se trouve dans le CDI. —Il est vivant ? demanda-t-elle d'une voix tremblante. —Je ne sais pas. Blottie contre elle, je sentis qu'elle tirait sur son pull pour éponger ses larmes. —Tout ça, c'est ma faute ! —C'est Jules le responsable. —J'ai peur, gémit-elle. Tout ira bien, lui dis-je en essayant de paraître confiante. Je lui ai planté un scalpel dans la cuisse. Il perd beaucoup de sang. Ça devrait l'occuper un moment et peut-être nous oubliera-t-il si ça tourne mal pour lui. Elle se mit à sangloter, sachant pertinemment que je mentais. Son désir de vengeance le préoccupait bien davantage que sa blessure. Et de toute façon, rien ne pouvait l'anéantir. Prenant Vee par la main, je la guidai le long du petit escalier jusqu'au deuxième étage. —Par ici, chuchotai-je en l'attirant vers le côté ouest du bâtiment. A peine quelques mètres plus loin, un rire affreusement guttural, qui n'avait plus rien d'humain, résonna au bout du couloir. —Eh bien, qu'avons-nous là ? lança Jules dans le noir. —Cours, soufflai-je à Vee en pressant sa main. C'est moi qu'il veut. Cours et appelle la police. Vee me lâcha et s'enfuit. Le bruit de ses pas disparut bien trop rapidement. L'espace de quelques instants, je me demandai si Patch se trouvait encore dans le lycée avant de me concentrer pour dominer ma peur. Une fois de plus, Jules et moi étions seuls. —La police mettra une bonne vingtaine de minutes pour arriver jusqu'ici, dit Jules, tandis que le claquement de ses semelles semblait de plus en plus proche. Il ne m'en faudra pas tant. Je fis volte-face et repartis en courant. Il se lança à ma poursuite. Touchant le mur pour me repérer, je me précipitai sur la droite au fond du couloir. J'en étais réduite à me fier aux cloisons, aux angles aigus des casiers, des cadres de portes, qui m'entaillaient la peau. Prenant de nouveau à droite, je reconnus le gymnase et me ruai vers les portes. Je ne pensais qu'à une chose : si je parvenais à atteindre mon casier de gym, je pourrais m'y cacher. Le vestiaire était rempli de placards immenses, que Jules mettrait du temps à fouiller. Avec un peu de chance, la police arriverait avant qu'il ne me trouve. Je traversai la salle en trombe et rejoignis le vestiaire des filles. Horrifiée, je tournai la poignée sans pouvoir l'ouvrir. Elle était fermée à clé. J'eus beau la secouer dans tous les sens, la porte refusa de céder. Je me retournai, jetant des regards affolés autour de moi, cherchant désespérément une issue, mais je devais me rendre à l'évidence : j'étais prise au piège. Me laissant tomber contre la porte, je fermai les yeux, le souffle court, peu à peu gagnée par la nausée. En rouvrant les paupières, j'aperçus Jules à l'autre bout du gymnase sous un rayon de lune qui filtrait par les verrières. Il avait noué sa chemise autour de sa cuisse et le sang imprégnait le tissu. Il ne portait plus qu'un T-shirt blanc et un pantalon de coton léger, un revolver glissé dans sa ceinture. —Laisse-moi partir, soufflai-je. —Vee m'a raconté quelque chose d'intéressant à ton sujet. Il paraît que tu as le vertige. Il leva les yeux vers les poutres du gymnase et un sourire se dessina sur son visage. L'atmosphère confinée de la salle exhalait une odeur de renfermé, mélange de sueurs et de vernis. On avait éteint le chauffage pour les vacances. Un froid glacial paralysait la pièce. Jouant avec les nuages, la lune projetait des ombres sur le parquet luisant. Dos aux gradins, Jules me regardait. Et brusquement, j'aperçus Patch derrière lui. —C'est toi qui as agressé Marcie Millar ? demandai-je, m'obligeant à rester impassible pour ne pas trahir la présence de Patch. —Selon Elliot, vous ne vous supportiez pas. Je ne voulais pas laisser à une autre le plaisir de tourmenter ma précieuse Nora. —C'était aussi toi, à la fenêtre de ma chambre ? Tu m'observais pendant que je dormais ? —En tout bien tout honneur, je t'assure. Tout à coup, il se raidit. Faisant un pas en avant, il me saisit par le poignet et me plaqua contre lui avant de faire volte-face. Terrifiée, je sentis contre mon cou quelque chose qui ressemblait au canon d'un revolver. —Fais-moi voir tes yeux, lança Jules. Je veux te voir souffrir quand je presserai la détente. Tu es incapable de la sauver, tout comme j'étais incapable de résister lorsque tu m'as obligé à te jurer allégeance. Patch avança d'un mètre. Il semblait déterminé, mais la raideur de ses mouvements ne trompait pas. Le métal s'enfonça contre ma peau et je grimaçai. —Encore un pas et c'en est fini. Patch évalua la distance qui nous séparait, calculant le temps qu'il mettrait à m'atteindre. Jules le vit aussi. —Ne le tente pas, lui dit-il. —Tu ne la tueras pas, Chauncey. —Ah non ? siffla Jules en pressant la détente. En percevant le cliquetis de la gâchette, j'ouvris la bouche pour hurler, mais seul un sanglot étouffé m'échappa. —C'est un revolver, expliqua Jules. Les cinq autres chambres sont chargées. —C'est le moment de montrer cette droite dont tu m'as souvent parlé, souffla Patch dans mon esprit. Le cœur battant, les jambes flageolantes, j'étais incapable de réfléchir. — Hein... Quoi ? Soudain, une violente bouffée d'énergie infiltra mon corps. Cette puissance étrangère s'étira jusqu'à m'emplir tout entière. Complètement vulnérable à la volonté de Patch, je sentis ma force, ma liberté s'évanouir tandis qu'il prenait possession de mon corps. Avant que j'aie pu réaliser à quel point cette perte de contrôle me terrifiait, une douleur insupportable explosa dans ma main droite et je compris que Patch se servait de mon poing pour frapper Jules. Le revolver vola de côté et glissa le long du parquet, hors d'atteinte. S'emparant de mes mains, Patch repoussa violemment Jules en direction des gradins. Celui-ci buta sur les bancs et perdit l'équilibre. Sans savoir comment, je l'avais saisi à la gorge, et lui fracassai la tête contre les barres métalliques. Un craquement sinistre se fit entendre et je le maintins figé, pressant mes doigts sur son cou. Les yeux exorbités, il paraissait sur le point de dire quelque chose, mais son murmure demeura incohérent. Et Patch ne le lâchait pas. —Je ne vais pas pouvoir tenir très longtemps, dit la voix de Patch qui résonna dans ma tête. Ce n'est pas Heshvan, et je n'en ai pas le droit. Lorsque je quitterai ton corps, cours. Tu m'as bien compris ? Cours aussi vite que tu le peux. Chauncey sera trop faible et trop ébranlé pour se glisser dans ton esprit. Cours sans t'arrêter. Un bourdonnement sourd vibra dans mes oreilles et je sentis mon corps se séparer peu à peu de celui de Patch. La tête de Jules roula de côté et la veine de son cou saillait dangereusement. —Allez, entendis-je Patch murmurer. Évanouis-toi... allez... Mais il était trop tard. La présence de Patch disparut et soudainement j'en fus étourdie. Je récupérai le contrôle de mes mains et lâchai aussitôt le cou de Jules. Cherchant à reprendre du souffle, il m'observa en clignant des yeux. Patch gisait à terre, à quelques mètres de moi, et ne bougeait plus. Me souvenant de ses paroles, je filai à travers le gymnase. Je me jetai contre les portes, prête à débouler sur le couloir, mais me heurtai à un mur. J'appuyai comme une damnée sur la barre d'ouverture, sachant pertinemment que cette issue n'était pas verrouillée. J'étais entrée par là quelques minutes plus tôt. Je reculai et percutai la porte d'un coup d'épaule, en vain. Je me retournai, terrifiée, sentant une fois de plus mes genoux se dérober. —Sors de mon esprit ! criai-je à Jules qui se hissa jusqu'au premier rang des gradins et parvint à se redresser légèrement. —Non ! lança-t-il, une main sur la gorge. Je tentai une dernière fois d'ouvrir la porte, d'un coup de pied dans la barre, sans succès. Je plaquai mes paumes contre la petite vitre. —Au secours! Est-ce que quelqu'un m'entend? À l'aide ! Jetant un regard par-dessus mon épaule, je vis Jules se rapprocher en boitant, luttant pour s'appuyer sur sa jambe blessée. Je fermai les yeux, pour mieux me concentrer. Je pourrais sortir dès que j'aurais remarqué sa présence dans mon esprit et l'en aurais chassé. Mais malgré toutes mes tentatives, je fus incapable de ie repérer. Il semblait se tapir dans un recoin de ma tête et y demeurer caché. J'ouvris les yeux. Il n'était plus qu'à quelques mètres. J'allais devoir imaginer un autre moyen de m'enfuir. De l'autre côté, sur le mur derrière les gradins, j'aperçus alors une échelle en métal fixée au mur, qui montait jusqu'aux poutres de la charpente. A l'autre bout du gymnase, juste au-dessus de moi, se trouvait un conduit d'aération assez large pour que je puisse m'y glisser. Si je parvenais à l'atteindre, je pourrais redescendre par l'extérieur. Contournant mon agresseur, je courus vers les gradins et les grimpai aussi vite que je le pus. Sur le bois, l'écho assourdissant de mes pas m'empêchait de déterminer si Jules m'avait suivie. Je m'agrippai au barreau et commençai mon ascension. Lorsque quelques instants plus tard, je remarquai du coin de l'œil la fontaine d'eau potable, elle me parut ridiculement petite. J'étais donc très haut. Trop haut. Ne regarde pas en bas, me répétai-je. Concentre-toi sur le sommet de l'échelle. Je mis le pied sur le barreau suivant, branlant et mal fixé. Le rire hideux de Jules me parvint d'en bas et je fus aussitôt déconcentrée. Des images de chutes se succédèrent dans mon esprit et je sus aussitôt que Jules me les communiquait. Soudain désorientée, incapable de repérer le sol du plafond, je ne pouvais distinguer mes propres pensées de celles que Jules implantait dans ma tête. Paralysée par la peur, ma vision se troubla. Je ne comprenais plus à quel niveau de l'échelle je me tenais. Où se trouvaient mes pieds ? Au milieu du barreau ? Etais-je sur le point de tomber? M'agrippant fermement à l'échelon, j'appuyai ma tête sur le dos de mes mains. Respire, me dis-je, respire, Nora. Et brusquement, je l'entendis. Le couinement rauque, plaintif du métal qui ployait. Je fermai les yeux pour ne pas m'évanouir. Les fixations qui maintenaient l'extrémité de l'échelle sautèrent et le couinement s'amplifia. Un grincement strident retentit, tandis qu'une deuxième rangée de fixations se détachait. Avec un hurlement étouffé, je vis la partie supérieure de l'échelle vaciller. Je me cramponnai aux barreaux, redoutant le moment où j'allais partir à la renverse. Très lentement, la gravité eut raison des montants métalliques. Tout se précipita. Les lucarnes et les poutres disparurent dans un flou entêtant et je me sentis happée par le vide jusqu'à ce que la chute de l'échelle s'interrompe brutalement. Elle sembla rebondir mollement, pliée à 90° à une dizaine de mètres du sol. Le choc m'avait en partie fait lâcher prise et je me retrouvai les jambes dans le vide, me retenant seulement par les mains. —Au secours ! hurlai-je en pédalant dans le vide. L'échelle s'enfonça encore, se rapprochant davantage du sol. Une de mes chaussures glissa jusqu'à mes orteils avant de tomber. Je l'entendis heurter le parquet de longues secondes plus tard. La douleur qui se propageait dans mes bras était si insupportable que je me mordis les lèvres pour ne pas crier. Je crus que mes épaules allaient lâcher. C'est alors qu'au travers de cette panique insurmontable, je perçus la voix de Patch. —Bloque-le. Continue de grimper. L'échelle est encore en place. —Je ne peux pas, gémis-je dans un sanglot. Je vais tomber. —Bloque-le. Ferme les yeux. Suis ma voix. Je déglutis et fermai les paupières. Me raccrochant mentalement à la voix de Patch, je sentis soudain quelque chose de solide prendre forme sous mes pieds, qui ne pendaient plus dans le vide. Et quelques instants plus tard, je reconnus la sensation du barreau. Sans cesser de songer à sa voix, j'attendis que mon environnement se matérialise à nouveau. Patch avait raison. J'étais toujours perchée sur l'échelle, solidement accrochée au mur. Retrouvant peu à peu ma détermination, je repris mon ascension. Une fois au sommet, je me glissai lentement sur la poutre la plus proche. Je l'agrippai et l'enjambai, réalisant que j'étais dans le mauvais sens, face au mur et dos au conduit d'aération que j'essayai d'atteindre. Il m'était désormais impossible de me retourner. Avec une infinie précaution, je me mis à genoux sur la poutre et, centimètre par centimètre, je reculai. Trop tard. Jules s'était lancé à ma poursuite le long de l'échelle et se trouvait maintenant à moins de cinq mètres. Grimpant à son tour sur la poutre, il se hissa jusqu'à moi. Une marque sombre à l'intérieur de son poignet attira mon attention. Perpendiculaire à sa veine, la tache semblait presque noire. Quelqu'un d'autre y aurait vu une simple cicatrice. Mais pour moi, sa signification était tout autre. C'était la preuve de notre lien de parenté. Nous partagions le même sang et aussi cette marque si singulière. Nous étions à présent face à face, à cheval sur la poutre. Trois mètres au plus nous séparaient. — Une dernière parole ? siffla Jules. Malgré mon vertige, je regardai en bas. Etendu sur sol, Patch ne bougeait plus. A cet instant, j'aurais souhaité pouvoir revivre chaque seconde de nos moments passés ensemble ; j'aurais donné n'importe quoi pour un dernier secret partagé, un dernier baiser. En croisant son chemin, j'avais trouvé quelqu'un sans savoir que je le cherchais. Il était entré trop tard dans ma vie, que je m'apprêtais à quitter trop tôt. Il m'avait dit qu'il aurait tout abandonné pour moi. Et il l'avait déjà fait. Il avait renoncé à son apparence humaine pour me laisser la vie sauve. Sans le vouloir, je frémis et repris de justesse l'équilibre. Le rire de Jules résonna, aussi insidieux qu'un murmure glacé. —A toi de décider : une chute mortelle ou une balle de revolver, ça m'est égal. —Il y a pourtant une différence, répondis-je en levant lentement mon poignet pour lui montrer ma marque. Je suis ta descendante. Si je me sacrifie, Patch deviendra humain et tu disparaîtras. C'est écrit dans le Livre d'Hénoch. Le regard de Jules parut s'éteindre. Il me dévisageait, pétrifié, suspendu à mes lèvres. A son expression, je vis qu'il hésitait. Lorsque son visage s'empourpra, je compris qu'il avait choisi de me croire. —Espèce de..., cracha-t-il. Il se glissa vers moi à une vitesse vertigineuse, cherchant à tâtons le revolver coincé à sa ceinture. Je sentis les larmes monter. Avant d'avoir pu hésiter, je plongeai dans le vide. 30. Une porte s'ouvrit puis se referma. J'attendais des bruits de pas qui ne vinrent pas. Seul le tic-tac régulier d'une horloge résonnait dans le silence. Le bruit s'atténua, jusqu'à devenir un simple murmure. Allait-il s'arrêter complètement? Je redoutai ce moment, ne sachant ce qui se produirait ensuite. Un autre son, plus présent, éclipsa celui de l'horloge. Une rumeur éthérée, apaisante, un bruissement mélodieux. Des ailes. Des ailes venues me chercher. J'attendis, encore et encore, sans oser respirer. Puis le mouvement de l'horloge s'inversa. Plutôt que de ralentir, le battement se fit plus assuré. Un tourbillon liquide semblait s'insinuer de plus en plus profondément en moi. Happée par le courant, je me laissai glisser dans ce néant doux et sombre. En ouvrant les yeux, j'aperçus le rampant habillé de bois que je connaissais si bien. En reconnaissant ma chambre, un sentiment de réconfort me submergea. Le reste me revint alors, une sensation de panique : Jules. Le gymnase. — Patch ? appelai-je d'une voix rauque. Je tentai de me redresser et étouffai un gémissement. Quelque chose n'allait pas. Comme si chaque muscle, chaque os, chaque cellule même étaient en miettes. J'avais l'impression d'être une ecchymose ambulante. Je sentis un mouvement dans la pièce. Patch s'appuyait contre la porte entrouverte. Sa mâchoire était tendue, son sourire caractéristique avait disparu. Jamais son regard ne m'avait paru aussi profond. Il brillait d'un nouvel éclat protecteur. —Jolie démonstration, dans le gymnase, dit-il, mais il faudra qu'on reprenne ces cours de boxe. —Que s'est-il passé? chuchotai-je lorsque tout me revint d'un seul coup. Où est Jules ? Comment suis-je arrivée ici ? demandai-je d'une voix brisée par l'angoisse. Je me suis jetée du haut de cette poutre... —Tu as fait preuve de beaucoup de courage, souffla Patch, soudain ému. Il entra dans la chambre et referma la porte derrière lui. Je devinais qu'il cherchait à chasser l'horreur de la soirée, à placer un mur entre moi et cette suite d'événements perturbants. —De quoi d'autre te souviens-tu ? murmura-t-il en s'asseyant sur le rebord du lit. J'essayai de rassembler mes souvenirs, de les remettre dans l'ordre. Je me rappelai soudain ce bruit d'ailes, que j'avais entendu peu après avoir sauté. J'étais morte, cela ne faisait aucun doute. Un ange de la mort n'allait pas tarder à venir emporter mon âme. —Je suis morte, n'est-ce pas ? repris-je d'une voix calme, pour masquer ma peur. Je suis un fantôme ? —Quand tu as sauté, ton sacrifice a anéanti Jules. Techniquement, lorsque tu es revenue, il aurait dû ressusciter lui aussi, mais il ne possédait pas d'âme. Rien ne permettait de ramener son corps à la vie. —Comment ça « revenue » ? répondis-je, sans trop oser y croire. —J'ai refusé ton sacrifice. Une exclamation presque inaudible m'échappa : —Tu veux dire que tu as renoncé à devenir humain pour moi ? Il souleva ma main bandée. Sous plusieurs épaisseurs de gaze, le poing qui avait frappé Jules me faisait affreusement mal. Il effleura chacun de mes doigts du bout des lèvres, sans me quitter des yeux. —A quoi me servirait d'être humain, sans toi ? Les larmes roulèrent sur mes joues et il m'attira à lui, reposant ma tête contre sa poitrine. Petit à petit, le sentiment de panique s'évanouit et je sus que tout était fini. Désormais, tout irait bien. Soudain, je me reculai. Si Patch avait refusé mon sacrifice... alors... —Tu m'as sauvé la vie... Tourne-toi, lui dis-je d'un ton solennel. Avec un sourire amusé, Patch s'exécuta et je relevai son T-shirt jusqu'aux épaules. Sur son dos, fin et musclé, les cicatrices avaient disparu. —Tu ne peux pas voir mes ailes, expliqua-t-il. Elles sont immatérielles. —Tu es un ange gardien à présent... Encore trop impressionnée pour tout comprendre, je me sentais néanmoins ébahie, intriguée... et incroyablement heureuse. —Je suis ton ange gardien. —Mon ange gardien ? Et en quoi consiste ton rôle exactement ? —Eh bien, je suis un genre de garde du corps, ajouta-t-il avec un large sourire. Et comme je prends mon travail très au sérieux, je vais devoir étudier mon sujet de très près. —Est-ce que ça signifie que tu peux sentir les choses, à présent ? demandai-je, soudain troublée. Patch m'observa sans répondre pendant quelques instants. —Non, mais je ne suis plus mis à l'index. Dehors, j'entendis le bruit de la porte du garage qui se refermait. —C'est ma mère, m'exclamai-je en attrapant mon réveil sur la table de nuit, qui indiquait un peu plus de deux heures du matin. Ils ont dû rouvrir la route. Bon alors, comment ça fonctionne, cette histoire d'ange gardien ? Est-ce que je suis la seule à pouvoir te voir ? Je veux dire, tu es invisible pour tous les autres ? Patch me regarda d'un air ahuri, espérant visiblement que je plaisantais. —Tu n'es pas invisible, m'écriai-je. Mais il faut que tu sortes d'ici ! Je tentai un mouvement pour le pousser du lit, mais une douleur fulgurante dans mes côtes m'empêcha de remuer. —Si elle te trouve ici, elle va me tuer. Est-ce que tu peux filer par la fenêtre ? Dis-moi que tu sais grimper aux arbres ! —Ou alors, je peux voler, proposa Patch avec un sourire moqueur. —Ah. Oui. Bon, très bien. La police et les pompiers sont venus tout à l'heure, expliqua Patch, La chambre principale est fichue, mais ils ont empêché l'incendie de se propager. La police doit revenir pour te poser quelques questions. Je te parie qu'ils ont déjà essayé de te joindre sur le portable avec lequel tu les as appelés. —Jules me l'a pris. —Je m'en doutais, répondit-il en hochant la tête. Ecoute, je me fiche de ce que tu raconteras à la police, mais j'aimerais autant que tu me laisses en dehors de tout ça. Une dernière chose, dit-il en ouvrant la fenêtre de ma chambre, Vee a alerté les secours à temps. Elliot est hors de danger. Il est à l'hôpital. Dans l'entrée, au bas des escaliers, j'entendis la porte se refermer. Ma mère était dans la maison. —Nora ? appela-t-elle en posant son sac et ses clés sur la table. Ses talons claquèrent sur le parquet, et je compris qu'elle s'était mise à courir. —Nora ? C'est quoi ces cordons de police, près de la porte ? Que s'est-il passé ? Je jetai un regard à la fenêtre. Patch avait disparu, mais une plume noire était restée collée à la vitre trempée par la pluie de la nuit dernière. Ou bien était-ce une magie angélique ? A travers une mince fente du plancher, devant ma porte, je vis que ma mère venait d'allumer la lumière. Retenant mon souffle, je comptais les secondes avant le cri qui allait suivre... —Nora ! hurla-t-elle. Qu'est-ce qui est arrivé à la rampe ? Heureusement, elle n'avait pas encore vu sa chambre. Dehors, dans le ciel d'un bleu délavé, le soleil commençait à poindre à l'horizon. Nous étions lundi, un jour nouveau qui enterrait pour de bon les atrocités des vingtquatre heures précédentes. Après cinq heures de sommeil, même si mon corps accusait le coup après une mort violente et une improbable résurrection, j'étais curieusement en forme. Je refusais de gâcher ce moment et de penser que d'une minute à l'autre, la police serait là pour m'interroger. Je n'étais pas encore certaine de ce que j'allais leur raconter. Je me traînai jusqu'à la salle de bains en chemise de nuit, préférant oublier que j'étais encore habillée lorsque Patch m'avait ramenée chez moi. Puis je me concentrai sur mes activités du matin : passer de l'eau sur mon visage, me brosser les dents, et dompter ma tignasse avant de l'attacher. Repassant dans ma chambre, j'enfilai une chemise propre et un jean. Puis j'appelai Vee. —Ça va ? demandai-je. —Bien et toi ? —Très bien. Après un silence, Vee reprit : —Bon, je suis encore complètement flippée. Et toi ? —Pareil. —Patch m'a prévenue au milieu de la nuit. Il a dit que Jules t'avait amochée, mais que tu allais t'en sortir. —Vraiment ? Patch t'a appelée ? —Depuis le 4 x 4 . Il m'a dit que tu dormais sur le siège arrière et qu'il te ramenait chez toi. Il a aussi expliqué qu'il passait par là quand il a entendu un cri. Après être entré, il t'a retrouvée inconsciente dans le gymnase. En levant les yeux, il a vu Jules sauter du haut de la charpente. Selon lui, Jules n'a pas supporté la culpabilité et a craqué. En expirant bruyamment, je compris que j'avais jusque-là retenu mon souffle. Patch avait simplifié à l'extrême. —Tu te rends bien compte que je n'en crois pas un mot, poursuivit-elle. Je suis persuadée que Patch a tué Jules... À sa place, j'aurais probablement tiré la même conclusion. —Qu'en dit la police ? demandai-je. Allume ta télé. Ils en parlent en ce moment même, sur la 5. Ils pensent que Jules s'est introduit dans le lycée et s'est jeté du haut de la poutre. Ils penchent en faveur d'un suicide et ont lancé un appel à témoin avec un numéro à appeler. —Qu'est-ce que tu leur as dit hier soir ? —J'étais terrorisée. Je craignais d'avoir des ennuis pour être entrée en pleine nuit dans l'école. Alors, j'ai passé un appel anonyme depuis une cabine. —Eh bien, repris-je, puisqu'ils décrètent que c'est un suicide, je crois qu'on s'en tiendra à cette version. Après tout, au XXIe siècle, le médico-légal a toujours raison. —Tu me caches quelque chose, marmonna Vee. Que s'est-il vraiment passé quand je suis partie ? J'étais coincée. Vee était ma meilleure amie, et nous n'avions jamais eu de secret l'une pour l'autre. Mais certaines choses sont tout simplement impossibles à expliquer. A commencer par Patch, et son statut d'ex-déchu devenu ange gardien. Le fait d'avoir sauté du haut d'une poutre, avant de revenir d'entre les morts, en était une autre. —Je me rappelle que Jules m'a prise au piège dans le gymnase. Il est devenu menaçant, puis violent. Après ça, c'est le flou complet. —Est-ce qu'il est trop tard pour te présenter mes excuses ? demanda-t-elle d'un ton sérieux, que je ne lui connaissais pas. Tu avais raison au sujet d'Elliot et Jules. —Tu es pardonnée. —Nous devrions faire un tour au centre commercial. J'ai un énorme besoin d'acheter des chaussures. Plein de chaussures. Rien de tel que le shopping pour se remettre. La sonnette retentit et je jetai un œil à la pendule. —Je dois faire ma déposition, pour hier soir, je te rappelle. —Hier soir ? s'exclama-t-elle sur un ton de panique. Ils savent que tu étais à l'école ? Tu ne leur as rien dit pour moi, pas vrai ? —A vrai dire, il s'est produit un petit incident, un peu plus tôt dans la soirée. Un petit incident nommé Dabria. —Je te rappelle, répétai-je en raccrochant avant de devoir inventer un nouveau mensonge. Je m'approchai de l'escalier en boitant et m'arrêtai en haut des marches. Ma mère venait de faire entrer deux policiers. Les inspecteurs Basso et Holstijic. Elle les conduisit au salon. Holstijic se laissa tomber sur le canapé, mais Basso resta debout. Il me tourna le dos, mais le craquement d'une marche trahit ma présence. —Nora Grey, dit-il en usant de sa voix rogue de policier. Comme on se retrouve. —Vous vous connaissez ? s'étonna ma mère, les yeux ronds. —Votre fille mène une vie pleine de rebondissements. On a pris un abonnement. Ma mère me lança un regard interrogateur, mais je haussai les épaules, d'un air surpris, comme si je pensais qu'il cherchait à faire de l'humour. —Assieds-toi, Nora, me dit Holstijic, et raconte-nous ce qui s'est produit hier soir. Je m'installai sur l'un des fauteuils face au canapé. —Eh bien, il était un peu moins de vingt et une heures. Je me préparais un chocolat dans la cuisine lorsque j'ai aperçu Mlle Greene, la psychologue du lycée, dans la maison. lle s'est introduite chez toi ? s'étonna Basso. elon elle, j'avais quelque chose qu'elle voulait me reprendre. Je me suis précipitée à l'étage pour m'enfermer dans la chambre de ma mère. ttends un peu, m'interrompit Basso, c'était quoi cette chose qu'elle cherchait à récupérer ? —Elle ne me l'a pas dit. Mais elle a laissé entendre qu'elle n'était pas vraiment psychologue et qu'elle se servait de ce poste pour harceler les élèves. Elle est dingue, n'est-ce pas ? demandai-je en les regardant l'un après l'autre. Les détectives échangèrent un hochement de tête. —Je vais faire quelques recherches et voir ce que je peux découvrir, conclut Holstijic en se relevant. —Si j'ai bien compris, insista Basso, elle t'accusait d'avoir volé quelque chose qui lui appartenait, sans jamais préciser quoi ? Encore une question piège. —Elle est devenue hystérique et ses propos n'étaient pas toujours cohérents. J'ai couru me réfugier dans la chambre, mais elle a défoncé la porte. Je me suis cachée dans la cheminée. Elle hurlait qu'elle brûlerait la maison, pièce par pièce, pour me retrouver. Elle a ensuite mis le feu au milieu de la pièce. —Mais comment a-t-elle fait ? s'exclama ma mère. —Je n'ai pas vu, j'étais dans la cheminée. —C'est absurde, répliqua Basso en secouant la tête. Je n'ai jamais rien entendu de pareil. —Est-ce qu'elle risque de revenir ? demanda ma mère aux détectives en posant les mains sur mes épaules d'un air protecteur. Pensez-vous que Nora soit en sécurité ? —Vous devriez envisager de faire installer un système d'alarme, répondit Basso en ouvrant son portefeuille avant de tendre une carte à ma mère. Je me porte garant de ces gars-là. Dites-leur que vous les appelez de ma part, ils vous feront un prix. Quelques heures après le départ des inspecteurs, la sonnette retentit à nouveau. —Ça doit être l'entreprise de sécurité, dit ma mère en me rejoignant dans l'entrée. Ils ont promis d'envoyer quelqu'un dans la journée. Je ne supporte pas l'idée de dormir ici sans protection jusqu'à ce qu'ils aient mis la main sur cette Mlle Greene. Incroyable que le lycée n'ait même pas pensé à vérifier son CV ! Elle ouvrit la porte. Patch se tenait sur le perron, vêtu d'un jean délavé, d'un T-shirt blanc, une caisse à outils à la main. —Madame Grey, dit-il. —Patch. Difficile de définir le ton de ma mère. Un mélange de surprise et de déconvenue. —Vous êtes venu voir Nora ? —Je suis venu faire le tour de la maison pour la pose d'un système d'alarme, répondit-il avec un sourire. —Je croyais que vous travailliez au Borderline, s'étonna ma mère. Vous ne faisiez pas la plonge, là-bas ? —Nouveau travail, expliqua Patch sans me quitter des yeux. Son regard déclenchait en moi une curieuse vague de chaleur. J'en devenais presque fébrile. —Dehors ? me souffla Patch. Je le suivis jusqu'à sa moto. —Tu me dois encore une explication, lui dis-je. —Une explication ? Il secoua la tête et murmura dans mes pensées : un bai- ser... Ça n'était pas une question, mais un avertissement. Je ne protestai pas et, avec un sourire espiègle, il se pencha vers moi. Au début, un effleurement, rien de plus. D'une douceur troublante et envoûtante. Je me mordis les lèvres et son sourire s'élargit. —Un autre ? Je passai mes mains dans ses cheveux et l'attirai à moi. —Un autre. A suivre...