I "Dieu connaît l'avenir, Dieu façonne l'avenir, Dieu voit tout, Dieu nous guide." Cette citation du Credo réglait chaque instant de la vie d'un croyant. Dieu régnait en maître sur la galaxie et personne n'osait contester cette vérité. L'univers entier était Son domaine et ceux, qui ne L'adoraient pas encore, devaient être arrachés aux ténèbres afin d'être amenés sous Sa bienveillante lumière. Telle était la mission de l'Armée Sainte. Nayla Kaertan était pleinement consciente des lois de l’Imperium et les acceptait avec fatalité. Elle devait, comme tous les croyants, accomplir cinq années de conscription obligatoire. Après une année de formation, elle avait embarqué dans un vaisseau de transport qui avait connu des jours meilleurs. Le voyage se déroulait dans des conditions éprouvantes. Enfermés à vingt dans des dortoirs exigus, les jeunes soldats devaient faire preuve de patience et de stoïcisme durant ces longues heures d’inactivité forcée. Tous les jours, ils subissaient de longues séances de prières, animées par le confesseur du vaisseau et le reste du temps, ils conjecturaient sur leur prochaine affectation, lisaient des manuels d’instructions, ou jouaient aux caradas, ce jeu de dés très en vogue parmi les conscrits. Nayla trouvait cet enfermement et cette promiscuité insupportables. Assise en boule sur sa couchette, elle cessa d’écouter la conversation animée de ses camarades. Ce matin, après les dévotions habituelles, on leur avait annoncé leur débarquement imminent. Depuis, les jeunes gens, qui ignoraient tout de leur destination, échafaudaient toutes sortes de scénarios. Ils voulaient affronter les Hatamas ou traquer les hérétiques. La jeune femme chassa son appréhension, ferma les yeux et s’évada en pensée vers les paysages de sa planète d’origine. Elle aimait tant la quiétude d’Olima, ses plaines mauves qui ondulaient sous la brise légère, le lac bleu sombre qui étincelait tout près de son village, tel un joyau posé sur la gorge blanche d’une princesse. Encore quatre années dans l’armée de Dieu, songea-t-elle avec angoisse, quatre années à échapper aux interrogatoires des confesseurs et à côtoyer des dévots. Jamais, je ne tiendrais ! — Nayla ? Arrachée à sa rêverie, elle sursauta. Assise sur le bord de la couchette, Feljina Volinse lui décocha un grand sourire. — Ne reste pas dans ton coin. Viens avec nous. — Je suis bien ici, répliqua-t-elle un peu trop sèchement. — Si je ne te connaissais pas, je pourrais penser que tu as peur. — Ne dis pas n’importe quoi. Je trouve seulement idiot de débattre à l’infini sur ce qui doit arriver. Dieu a décidé pour nous et nous sommes envoyés là où Il a besoin de nous. — Qu’Il soit béni à jamais ! répondit Feljina avec dévotion. — Car Son regard bienveillant veille sur nous. Le visage de Feljina s’était illuminé à la mention de Dieu et Nayla avala discrètement la bile qui piquait le fond de sa gorge. Elle détestait citer le Credo. — Allez, viens ! Jholman a ouvert un paquet de vitohl confits. — Très bien, j’arrive ! Elle rejoignit les autres et accepta de bon cœur le fruit vert, luisant de sucre, qu’on lui présenta. Elle apprécia le goût doucereux et piquant. Elle allait remercier le jeune homme, lorsque le crachotement du système de communication les fit tous taire. L’ordre de rejoindre le pont d'envol leur fut donné. Installée sur le banc d’une navette à l’état de décrépitude inquiétant, Nayla tentait de dissimuler son anxiété sous une attitude faussement sereine. Dans un rugissement de moteur, l’engin décéléra. L’habitacle se mit à vibrer et craquer de toute part. Feljina lui lança un regard inquiet et Nayla esquissa un sourire forcé, destiné à rassurer son amie autant qu'elle-même. L'odeur de métal chaud, qui envahit la carlingue, ne contribua pas à calmer son appréhension. Prise de nausée, elle s'obligea à respirer par la bouche. Le goût huileux de l'air n'était pas plus agréable. À l'autre bout de l'habitacle, Jholman rendit son déjeuner, aussitôt imité par deux autres conscrits et les trois garçons furent immédiatement conspués. Les secousses désordonnées de l'appareil s'amplifièrent et Nayla s'agrippa aux poignées poisseuses du système de sécurité pour mieux y résister. Un novice se mit à marmonner des prières, tandis que la peur se lisait sur tous les visages. Avec un dernier soubresaut, accompagné d’un crissement strident, l’engin se posa sans encombre dans un jaillissement de poussière jaunâtre. Les vibrations cessèrent progressivement et les moteurs stoppèrent. Nayla relâcha lentement sa respiration. Elle aurait dû être soulagée, mais son angoisse ne la quittait pas. Son cœur tambourinait si fort dans sa poitrine, qu’elle aurait juré que tout le monde l’entendait. Un sifflement aigu annonça l’ouverture du sas et une bouffée de poussière âcre envahit la cabine. Immédiatement, un homme grimpa à bord en hurlant : — Tout le monde dehors ! Dans un fracas de bruit de bottes, de toux rauques et d’éternuements, les vingt passagers se précipitèrent à l’extérieur et se rassemblèrent devant la navette. Un vent sec soufflait en rafale, charriant cette même poussière jaune qui couvrit d'une couche crayeuse, le gris acier de leur bel uniforme de parade. Le ciel n’était pas visible dans cet environnement uniformément terne, saturé de grains de sable charriés par le vent. Trois bâtiments trapus, construits en métal gris, formaient un périmètre protecteur. — Votre paquetage a été débarqué, aboya le responsable de la piste. Attrapez-le et dépêchez-vous d’entrer ! Vite ! Vite ! Au pas de course, les novices saisirent leur sac et se précipitèrent à l'intérieur. Les murs en plaques de carhinium rivetées du hall d’entrée, le sol de métal strié et les lourdes portes en tiritium correspondaient aux standards esthétiques des bâtiments de l’Armée de la Foi. Quatre véhicules tout-terrain, cabossés et griffés de rayures en tout genre, étaient stationnés dans un coin. Deux tourelles lywar automatiques, suspendues au plafond, protégeaient l’accès. L’homme qui les avait accueillis vérifia que tout le monde était à l’intérieur, avant d’appuyer sur une commande. Après un sourd craquement et dans un concert de grincements, la lourde porte se ferma. Les jeunes conscrits se rassemblèrent sans tarder. Nayla, au premier rang, s’appliqua à afficher la fierté requise chez un soldat. Ils se figèrent tous au garde-à-vous quand le commandant, vêtu d’un uniforme de campagne défraîchi et froissé, entra dans le hall avec dans son sillage un moine-soldat, reconnaissable grâce au symbole de Dieu noir sur fond doré qui resplendissait sur sa poitrine. Le petit homme insignifiant posa sur eux un inquiétant regard de fouine. — Écoutez-moi bien les bleus ! grogna l’officier d’une voix rauque. Je suis le commandant Malk Thadees et je commande la base H515, située dans le trou du cul de la galaxie, la planète RgM 12. Vous êtes l’équipe montante, un groupe de novices à peine sortis du berceau et vous êtes ici pour un long, très long moment. Il redressa sa haute stature et les observa un instant. L’ennui de la tâche se lisait sans peine sur son visage carré et blafard, ainsi que dans ses yeux ourlés de profonds cernes jaunâtres. La barbe de trois jours qui ombrait ses joues, lui donnait une allure négligée. Pourtant, c'est avec fermeté qu'il entama la suite de son discours. — Notre mission est de défendre les ressources que recèle cet endroit charmant. La base est implantée à une centaine de mètres d'un complexe minier. Nos relations avec ceux qui y travaillent sont réduites au minimum. Nous ne sommes pas leurs geôliers. Je ne veux pas d'abus d'autorité ! Nous sommes là pour les protéger et pour répondre à leurs demandes de soutien. En ce qui vous concerne, soldats, vous devez seulement obéir aux ordres. Les détails de notre tâche ne vous regardent pas. L’aumônier va vous conduire dans vos quartiers, ajouta-t-il avec une expression de lassitude retrouvée. Après un moment de recueillement avec lui, vous prendrez connaissance de vos affectations. Que Dieu vous guide toujours ! En silence, les conscrits suivirent le moine-soldat le long d’un couloir sans fin, sombre et à l’éclairage tremblotant. Nayla essaya de ne pas remarquer les panneaux disjoints par endroits, ou les câbles qui pendaient hors de leur support. La salle de détente où ils s'arrêtèrent, n'avait pas meilleure allure. La jeune femme observa rapidement la grande pièce carrée, éclairée d'une lumière trop puissante qui mettait en évidence la vétusté des murs de carhinium. Elle repéra, ici et là, des traces de rouille, des rayures et des taches dont l’origine était indéfinissable. L’endroit était meublé de tables et de chaises métalliques, fournitures standards de l’armée. Dans un coin, quelques fauteuils avachis étaient la seule entorse à l’obligation de vertu spartiate qu’un soldat irréprochable était tenu de respecter. L’odeur rance d’êtres humains vivant en vase clos, dans une atmosphère générée par un système de climatisation certainement obsolète, était omniprésente. Elle retint un soupir de découragement, sachant déjà qu’il s’agissait de l’endroit où elle allait passer une partie de ses journées, durant les quatre longues années à venir. La douceur de vivre de sa planète lui manquait déjà, mais elle se força à oublier sa maison, son village et les si beaux paysages qu'elle aimait tant. Comme les autres conscrits, elle posa son sac à ses pieds et joignit les mains sur sa poitrine. Elle baissa la tête et ferma les paupières pour la prière obligatoire. Les yeux résolument clos, elle sentit le regard du moine glisser sur elle, ainsi que cette désagréable impression d'être disséquée par un insecte répugnant. — Dieu façonne l’avenir, Dieu connaît l’avenir, Dieu sait tout, Dieu voit tout, pria l’aumônier. La main de Dieu est partout. Servez-le de votre mieux. Vos ordres sont sur la table. Qu’Il vive à jamais ! — Qu’Il vive à jamais ! répondirent-ils en chœur. Sans oser parler, chacun chercha le petit ordinateur individuel et portatif qui lui était attribué. Nayla trouva rapidement son handtop et appuya sans attendre sur la touche de lecture. L’engin bipa et lista ses différentes qualifications. Il l'informa de son affectation à la section scientifique et de sa promotion au grade de caporal. Elle avait également des obligations de soldat et devait être à 16‑00, heure de l'Imperium, dans le hangar d’entraînement, afin de prendre ses ordres auprès la section 4 de sécurité. L’horloge murale indiquait 15‑35, elle allait devoir se hâter. Nayla attrapa son sac et entra dans l'aile attribuée aux femmes. Certes, le Clergé ne réprouvait pas les rapprochements sentimentaux ou charnels entre les soldats, mais elle n'avait pas envie de dormir trop près des garçons. Pendant leur formation, aucune distinction de sexe n'avait été appliquée. Ici, au moins, ils étaient séparés par la salle commune et elle n'aurait pas à supporter leurs regards insistants. Une plaquette à son nom était collée au-dessus de la troisième rangée, couchette du bas. Elle jeta son sac sur le matelas, tandis que Feljina s’installait presque en face d’elle. — Nous ne sommes pas sur le front Hatama, souffla la jeune femme sans réussir à dissimuler son dépit. — Non, Dieu en a décidé autrement. — Tu as raison, je ne devrais pas être déçue. J’admire ta foi, Nayla. Je demanderai à être punie pour mon arrogance. — Feljina, tu voulais seulement servir Dieu au mieux. Ne te… — Ne me défends pas. De telles pensées doivent être confessées. — Bien sûr. — Parlons d’autre chose. Quelle est ton affectation ? — Science et équipe 4 de sécurité et toi ? — Équipe 1 de sécurité, répondit fièrement Feljina. Son affectation n'avait rien d'étonnant au vu de ses résultats excellents dans toutes les matières "combat". Sa carrure musclée de sportive faisait d'elle un soldat né. Son désappointement de se retrouver ici, loin de la guerre, était compréhensible. — J’ai été nommée caporal, fanfaronna-t-elle. — Moi aussi, répliqua Nayla que la condescendance de sa camarade agaçait parfois. Feljina dissimula mal la déception de ne pas être la seule à avoir été promue. Nayla coupa court à la conversation, elle était déjà en retard. Elle consulta son handtop pour connaître l’emplacement du hangar d’entraînement, nota mentalement le chemin et glissa l’appareil dans sa poche. C’est en courant qu’elle rejoignit les lieux, elle ne voulait pas se faire remarquer dès le premier jour. L’endroit ressemblait au hall d’entrée, avec ses murs en carhinium et son décor impersonnel. Do Jholman se trouvait déjà là. Il l’interpella aussitôt, visiblement rassuré de la voir arriver. — Kaertan, tu fais partie de l’équipe 4 ? — Non, plaisanta-t-elle, mais je me suis dit que ce serait amusant de venir dire bonjour. — C’est malin, répondit-il avec une grimace, puis il ajouta, je suis affecté à l’équipe technique et toi ? — Je suis en science. Trois autres de leurs camarades les rejoignirent, mais ils n’eurent pas le temps d’échanger leurs emplois respectifs. Interrompus par l’entrée d’un officier, ils se figèrent au garde-à-vous. Il s’approcha d’eux en bombant le torse, fier de l’étoffe qui se tendait sur ses pectoraux impressionnants. Les mains sur les hanches, il observa chacun d’entre eux. Il eut une moue méprisante pour Jholman, un grand garçon malingre, et toisa les trois autres sans intérêt particulier, puis il dévisagea Nayla quelques secondes. De près, elle le trouva encore plus laid avec son nez tordu, son front bas et ses yeux rapprochés qui brillaient de méchanceté. — Présentez-vous ! beugla-t-il d’une voix tonitruante. — Caporal Kaertan, à vos ordres lieutenant ! — Kaertan. C’est vous qui gâchez vos talents de soldat en jouant les scientifiques ? — Lieutenant ? — Ne répondez pas ! Vous avez de hauts degrés dans les matières "combat" et au lieu de vous battre, vous allez vous planquer à la section scientifique ! Je me demande avec qui vous avez couché pour décrocher cette sinécure. Nayla fut sidérée par cette réflexion gratuite, qui la laissa muette et les dents serrées. Satisfait de lui, Mapal recula de trois pas tout en faisant jouer ses biceps saillants. Il scruta les cinq novices comme un négociant en bestiaux, face à un lot de tirochs estropiés, un jour de marché. — Je suis le sous-lieutenant Saulk Mapal, chef de la sécurité de cette base, dit-il enfin. Vous faites partie de l’équipe 4, des planqués qui pensent que leur affectation principale les dispense d’être des soldats, des vrais. Il ne faut pas y compter sous mon commandement ! Vous allez suivre un vrai entraînement au combat, deux fois par semaine, sous le regard de Dieu ! Vous découvrirez combien je déteste les planqués ! Est-ce clair ? — Oui lieutenant ! hurlèrent d’une même voix les cinq soldats. — Au sein de l'Imperium, les croyants sont tous des soldats au service de Dieu et Dieu sait tout ! Ne l’oubliez jamais ! Votre devoir est d’être opérationnel en toutes circonstances ! Votre vie est dans Sa main ! Vous devez être prêt à vous battre et mourir pour Lui à tout moment, alors ne croyez pas que vous allez vous pavaner toute la journée dans votre uniforme de parade. Ici, nous portons la tenue de campagne ! Vous allez donc ranger soigneusement votre bel uniforme immaculé… Il laissa la phrase en suspens quelques secondes, avant d'ajouter avec une jubilation évidente. Il faudra attendre que nous ayons fini, car je vais d'abord procéder à un petit contrôle de vos compétences. Les trois heures suivantes furent éprouvantes, surtout après le long voyage qu’ils avaient passé, quasi immobiles, dans leur étroite cabine. Le sous-lieutenant Mapal les testa dans le simulateur de combat armé, puis contrôla leur aptitude au combat à mains nues. Ensuite, il leur donna rendez-vous pour le lendemain à 16-00, pour une autre séance d'entraînement qui promettait d'être cauchemardesque. Enfin libérés, les cinq novices se précipitèrent hors de la pièce. Ils devaient rejoindre leurs affectations respectives. Nayla consulta son handtop qui lui indiqua comment rejoindre le laboratoire, qui se trouvait dans un autre bâtiment. Fébrilement, elle glissa l'appareil dans sa poche et fonça, au pas de course, dans les couloirs sombres où elle ne croisa que quelques soldats affairés. Moins de trois minutes plus tard, elle s’arrêta devant la porte du laboratoire. Elle hésita. Elle n'avait pas envisagé de se présenter ainsi, poisseuse de transpiration, dans un uniforme froissé et sale. Elle tira énergiquement sur les pans de sa veste avant de l'épousseter le mieux qu'elle put, puis se recoiffa d'un geste de la main. Ce n'était pas terrible, mais elle espérait que l'officier scientifique serait indulgent. Après une forte inspiration, afin de calmer son cœur battant, Nayla appuya sur la commande qui ouvrait la porte. Celle-ci glissa avec un sifflement doux. La pièce était propre et rangée, les consoles de travail étaient éteintes. — Il y a quelqu’un ? demanda-t-elle. Personne ne lui répondit, mais elle entra tout de même. La porte se referma avec le même chuintement. Elle eut une agréable surprise en découvrant le laboratoire. Il respirait la rigueur et l’entretien méticuleux des locaux, alors que toute la base lui avait semblé négligée et vétuste. L’éclat des murs, fraîchement enduits d’une peinture gris clair, renforçait l’impression de netteté tout comme le sol, tellement récuré qu’il paraissait neuf. Les tables, supportant les consoles de travail, étaient toutes impeccablement alignées et brillaient d’un reflet satiné que n’entachait aucune poussière. Au fond du laboratoire, une porte donnait sur un bureau, où se trouvait peut-être l’officier scientifique. Elle avança entre les tables le plus silencieusement possible, intimidée par cet endroit si parfait. La porte était restée ouverte et elle put jeter un coup d’œil à l’intérieur. La pièce, impeccablement propre et ordonnée, était meublée simplement. Le fauteuil était soigneusement rangé contre le bureau réglementaire, sur lequel était posée une console de travail. Deux chaises étaient disposées contre le mur vide de toute décoration. L’endroit était si impersonnel et froid qu’il aurait pu être inoccupé. Elle retint un soupir de découragement. L’officier scientifique, dont la personnalité promettait d’être plutôt rigide, n’était plus là. Résignée, elle fit demi-tour prête à quitter les lieux et sursauta violemment. Un homme se tenait dans la partie sombre du laboratoire, un léger sourire moqueur sur ses lèvres minces. Elle se figea au garde-à-vous en remarquant ses galons de lieutenant. — Repos soldat, repos, dit-il, amusé. — Caporal Kaertan, au rapport ! Lieutenant ! — Ah oui, vous êtes le novice qui m’a été affecté. Sa voix était grave, teintée d’une légère tonalité moqueuse. — Vous êtes en retard, caporal, dit-il en faisant un pas dans la lumière. Ses yeux étaient d’un bleu si glacial que Nayla en eut le souffle presque coupé. Malgré la lueur d’amusement qui y brillait, son regard avait quelque chose d’inquiétant et de presque insoutenable. — Vous n’êtes pas très présentable, caporal. Je tiens à ce que ceux qui servent sous mes ordres et particulièrement dans cette pièce, s’arrangent pour avoir un aspect… net. Suis-je clair ? — Oui lieutenant, mais… — Mais ? — J’ai subi l’entraîne… — Je me moque de vos excuses ! La voix était cassante, mais son regard garda une pointe de malice. Elle ne savait pas comment réagir, aussi utilisa-t-elle la méthode qu’on lui avait enseignée pendant une année entière. — À vos ordres, lieutenant ! cria-t-elle tout en pensant que cela ne le satisferait pas. Il fit deux pas vers elle avec cette grâce féline qui caractérise les hommes d'action. Son uniforme de campagne, soigné sans être empesé, tombait impeccablement sur sa mince silhouette athlétique. Il ne correspondait en rien à l'idée qu'elle se faisait d'un officier scientifique. Il la dévisagea comme si elle était un échantillon de laboratoire et un coin de sa bouche se releva en un sourire narquois. — Je constate que le lieutenant Mapal a fait preuve de son zèle habituel. Je n’ai pas besoin de vous ce soir. Soyez là demain à 07‑30. Sans attendre sa réponse, il regagna le fond du laboratoire où il alluma une console. Il semblait avoir déjà oublié sa présence. Furieuse et déçue, Nayla quitta la pièce et retourna, pensive, vers ses quartiers. Ces dernières semaines, l’idée d’être coincée pendant quatre ans dans un endroit inconnu l’avait angoissée. Elle avait cru pendant quelques minutes à l’illusoire sécurité promise par l’isolement de cet endroit. Quelle idiote ! se dit-elle en luttant contre le désespoir. La base était un endroit perdu et miteux, son supérieur un homme antipathique et le chef de la sécurité une brute. Son appréhension semblait malheureusement justifiée, les années à venir allaient être interminables. Elle soupira de soulagement en entrant dans ses quartiers ; ils étaient déserts. Depuis son incorporation, elle avait pris l’habitude de savourer les rares instants de solitude qu’elle arrivait à grappiller. Le confinement et la promiscuité lui étaient parfois insupportables. Elle s’observa rapidement dans le miroir accroché à l’entrée de son dortoir. Elle était vraiment dans un état lamentable. Son uniforme était repoussant de saleté, ses cheveux étaient en désordre, une tache de crasse maculait sa joue, sans parler de la marque violacée sur son cou, là où Mapal avait appuyé pendant l'exercice de combat à main nue. La réaction de l'officier scientifique était compréhensible, mais tout de même, il aurait pu se montrer tolérant. Elle rejoignit sa couchette et sortit des sous-vêtements propres de son sac. Une holophoto, qu’elle avait empaquetée dans ses chaussettes pour ne pas l’abîmer, tomba sur le matelas. Elle la ramassa et tenta de contrôler les larmes qui lui montèrent soudain aux yeux. Un homme aux cheveux noirs striés de gris la regardait avec tendresse. Cette photo avait été prise quelques mois avant son départ, pas très loin de la maison familiale. C'était une belle journée ensoleillée, juste avant le début de l'hiver. Elle avait réussi à convaincre son père de prendre un peu de repos et ils avaient été se promener autour du lac Tamyo. Olima lui manquait terriblement. Elle détestait cet uniforme et le principe même de la conscription. Nayla chassa ses pensées moroses et déposa avec soin la photo, dans une petite niche insérée dans la cloison juste au-dessus de sa couchette. Elle en profita pour ranger le reste de ses affaires dans les placards qui encadraient le lit. Déprimée, elle se rendit dans les douches. C'était l'une de ses choses soniques qu'elle avait découverte pendant sa formation. Cela permettait d'économiser l'eau sur les mondes qui en était dépourvue. Elle ôta donc son uniforme souillé et passa rapidement dans la vague d’ondes qui la débarrassa de toutes les impuretés. L’effet n’avait rien d’agréable, aussi ne s’attarda-t-elle pas. Une fois de retour dans le dortoir, elle enfila avec soulagement l’uniforme de campagne gris clair, coupé dans un tissu de virch’n, épais et confortable. Elle vérifia son allure dans le miroir et s’envoya un clin d’œil. Elle avait retrouvé figure humaine. Le pantalon droit mettait en valeur ses longues jambes fuselées. La veste, qui s’arrêtait au milieu des fesses, la faisait paraître plus grande et soulignait ses seins ronds et fermes. Des bottes gris sombre complétaient sa tenue. Elle reboutonna la poche située sur le côté droit de sa poitrine et briqua, avec sa manche, le symbole de Dieu incrusté au-dessus du cœur. Elle fixa un bref instant l’arbre stylisé de couleur noire sur un cartouche hexagonal gris. L’arbre symbolisait la puissance de Dieu, disait les prêtres. Les racines de l’arbre puisaient dans le terreau de la foi, la force de croître vers les cieux afin d’y lire la destinée des humains. La haine pour cette religion la submergea, tel un raz-de-marée d’émotions trop longtemps contenues. Un violent vent de rage et de colère balaya sa pondération soigneusement entretenue. Elle contrôlait chacune de ses pensées, à chaque seconde. Elle réfléchissait à chaque mot, avant de les prononcer. La plupart de ses camarades de promotion la prenaient pour une pimbêche. Elle n’avait d’ailleurs aucun ami parmi eux, excepté Feljina, mais la jeune femme franche, ouverte et à la bonne humeur communicative n’aurait sans doute pas hésité une seconde à la dénoncer, si elle avait su qui était réellement Nayla Kaertan. -*-*- Nayla venait d’une planète récemment conquise selon les standards en vigueur dans la galaxie. Olima avait rejoint l’Imperium depuis seulement quatre générations et conservait un esprit de révolte ardent. L'Imperium… C'est ainsi que l'on nommait cette partie de la voie lactée. 648 ans auparavant, Dieu était venu dans le monde des mortels pour y apporter la vérité. Il avait chassé les ténèbres et l'humanité s'était ralliée à Son armée afin de répandre cette lumière jusqu'aux confins de la galaxie et plus loin encore, si tel était le désir de Dieu. Enfin, c'est ce que le Credo de la religion enseignait. Elle doutait de l'exactitude de ces textes ampoulés. Le système liman abritait deux planètes habitables, Olima et Alima, des mondes jumeaux. La planète de Nayla était un monde tempéré, essentiellement agricole, où il faisait bon vivre. Le continent sud possédait d’immenses champs mauves de turu, de grandes herbes qui nourrissaient de vastes troupeaux de tiroch. Le lait et la viande de cet imposant animal, étaient l’une des principales ressources de la planète. Raen Kaertan, son père, possédait un troupeau de plus de deux mille têtes. Nayla aimait ces grosses bêtes poilues et hirsutes, qui venaient loger leur museau chaud dans ses mains et qui posaient sur elle le regard triste de leurs grands yeux bruns en amande. Sur ce continent, on cultivait également le maïs bleu, que les Olimans transformaient en un pain succulent à la mie légèrement bleutée et le gaa, de gros fruits poussant sur des arbres rabougris. La farine de gaa, un féculent nourrissant, était utilisée dans la plupart des distributeurs de nourriture de l’armée. Les immenses forêts du continent nord fournissaient à toute la galaxie le bois-métal. Le tronc des immenses arbres irox, ou arbres-acier, était si dense qu’il était impossible de les abattre par des moyens conventionnels. La résistance du bois-métal était telle qu’il pouvait remplacer n’importe quel acier. Les deux continents étaient séparés par un grand océan, qui donnait à la planète son système climatique si doux. Depuis des temps immémoriaux, un pont géant en bois-métal, enjambait l’océan au-dessus du détroit de Maart. À cet endroit, le nord et le sud n’étaient distants que de deux kilomètres. Alima, plus aride, était séparée en deux par le désert rocheux de la ceinture équatoriale. Le nord était un camaïeu de lacs et de steppes alors que dans le Sud, se mélangeaient des forêts éparses et des plaines jaunâtres. La plus grosse partie de la population était concentrée au sud, autour du grand lac blanc Isadora. Depuis que l’Armée de la Foi avait soumis le système, trois rébellions y avaient déjà été écrasées sans que cela n’entame la volonté de résistance inscrite dans l’âme des habitants de ces deux planètes. Il y a cinq ans, un événement terrible avait changé cela. Alima avait été entièrement dévastée par les Gardes de la Foi, la force la plus redoutable au service de Dieu. Nayla se souvenait très bien de cet événement. Elle fêtait son quinzième anniversaire sur le toit de leur maison, dans la douceur de la nuit tombante. Alima apparut dans le ciel, cercle jaune légèrement ombré de rose, fanal rassurant qui baignait la nuit d’Olima de sa douce lumière pastel. Cette apparition n’atténua pas l’inquiétude de son père. Il avait reçu plus tôt dans la journée, des nouvelles d’Alima où habitait son propre frère Vilnus, l’oncle de Nayla. Les Alimans, ne supportant plus les taxes qui les écrasaient et les rites religieux qui les asphyxiaient, s’étaient opposés aux prêtres quelques jours auparavant. Une compagnie de l’Armée de la Foi basée sur Alima avait été envoyée pour remettre de l’ordre, mais les habitants en colère les avaient écrasés. Raen trouvait ridicule de s’opposer aux soldats de Dieu à visage découvert et réprouvait l’idée même de rébellion. Il jugeait que toute résistance était vouée à l’échec et ne servait qu’à mettre sa famille en danger. Comme à chaque fois que la discussion s’orientait vers la politique, les deux frères s’étaient disputés et depuis, son père semblait absent. Alors que la nuit étendait son voile d'ombre sur le lac Tamyo, Raen et leurs amis, les Giltan, levèrent leur verre à la santé de l'adolescente. Les félicitations et bénédictions d’usages furent interrompues par un appel de Vilnus. En entendant la voix affolée de son oncle, Nayla comprit que la communication ne concernait pas son anniversaire. Tandis que Raen tentait de calmer son frère, elle leva les yeux vers le globe suspendu dans le ciel nocturne. Des éclairs éblouissants déchiraient la nuit et le sol d’Alima semblait brûler d’un feu blanc et jaune. Un sifflement aigu satura le communicateur de son père et elle crut entendre un horrible cri. Le silence qui s’abattit sur la maison était plus intense que celui qui régnait dans la crypte familiale. Nayla n’avait que peu de souvenirs des trois jours suivants. Elle s'était évanouie juste après l'horrible événement et avait passé les vingt-quatre premières heures en proie au délire. Son père n'avait pas quitté son chevet et aucun médecin n'avait été appelé. Les raisons d'une telle affliction étaient trop sulfureuses pour courir un tel risque. Raen n'avait rien voulu dire de plus. Des bribes d’informations sur les événements survenus sur Alima leur parvinrent quelques heures après son réveil. Les forces spéciales de l'Armée de Dieu, les Gardes de la Foi, avaient débarqué sur le sol de la planète. Comme à leur habitude, ils s'étaient montrés impitoyables. Ils avaient exécuté des centaines de personnes, à titre d’exemple, mais au lieu de capituler, les Alimans s’étaient défendus. Les Gardes Noirs avaient continué le massacre avant de subitement regagner leur vaisseau en orbite. Le vaisseau vengeur de la Phalange Écarlate avait bombardé la planète jusqu’à ce que toute vie soit éradiquée. Alima n’était plus qu’un globe calciné et mort. Ce jour-là, elle avait entendu les adultes prononcer le nom du responsable de ce génocide et jamais, elle ne l’avait oublié : le colonel Devor Milar. Quelques semaines plus tard, l’Inquisition avait débarqué en masse sur Olima et les purges avaient commencé. De nombreux Olimans avaient été arrêtés et exécutés. Leur ami, Gorg Giltan, avait fait partie de ces sacrifiés. Pendant presque une année, ils vécurent dans la peur la plus abjecte, évitant de sortir sauf pour se rendre aux prières obligatoires. Nayla détestait se rappeler ces moments qu’elle avait passés, cloîtrée chez elle. Son père l’obligeait à étudier dans son bureau et lui refusait même le droit de monter sur le toit. Il insistait pour que tous les soirs, elle boive un bol de tisane yfin. Il était effrayé par les cauchemars qui la perturbaient et cette boisson était réputée pour donner un excellent sommeil. Le système liman n’avait plus fait parler de lui. Les Olimans adoraient Dieu avec une dévotion fervente qui semblait sincère. Pourtant de nombreux croyants murmuraient discrètement contre l'Imperium, contre ce pouvoir tyrannique qui les asservissait. Le mécontentement vibrait toujours intensément dans l'âme des habitants de sa planète, mais ils n’envisageaient plus de rébellion. Le sort d’Alima et la présence continuelle de l’Inquisition calmaient les ardeurs des plus virulents. Cependant, ils espéraient qu’un jour ils seraient libérés. Malgré le danger, une poignée de jeunes gens et quelques vieux dissidents avaient monté une cellule de résistance. Comme tous les hérétiques, ils voulaient s'opposer au Clergé et à Dieu. Sans qu’elle puisse réellement l’expliquer, le massacre d’Alima rongeait Nayla, qui ne cessait de revoir la planète s’embraser dans le ciel nocturne. Elle se réveillait la nuit, persuadée d’avoir entendu son oncle hurler. Elle brûlait de se venger, même si elle ignorait comment accomplir un tel exploit. Jour après jour, s’installa dans son cœur une haine profonde pour l’homme responsable de ce massacre, pour ce Devor Milar qu’elle ne rencontrerait sans doute jamais. Elle aurait voulu avoir la force de ses héros d'enfance. Vilnus adorait lui raconter des histoires rocambolesques qui parlaient de personnes ordinaires affrontant un destin extraordinaire et elle rêvait de les imiter. Elle n'était plus une enfant et le jour de ses seize ans, elle prit une grave décision. Toute la journée, elle avait boudé dans sa chambre, ignorant les appels de son père. Comment aurait-elle pu fêter son anniversaire, alors que cette date resterait à tout jamais entachée par les millions de morts d'Alima. Puis, à l’heure où la planète morte aurait dû éclairer la nuit, Nayla se glissa discrètement hors de la maison. Raen aurait désapprouvé ce qu'elle s'apprêtait à faire. Elle emprunta un étroit sentier qui serpentait dans les champs de turu. Il conduisait à une masure, qui servait habituellement d’abri aux gardiens de troupeau. C’était le printemps et l’endroit était désert, Kanmen Giltan s’en était assuré. Quelques mois plus tôt, il était revenu sur Olima après avoir accompli son temps de conscription et avait rejoint la résistance. Il voulait venger la mort de son père. La plupart des participants partageaient le même genre d'histoire douloureuse, aussi personne ne s’indigna du jeune âge de Nayla. Le soir de son seizième anniversaire, elle devint une hérétique. Elle allait enfin pouvoir lutter efficacement contre l'Imperium et cela apaisa son âme. Ce soir-là, la tête pleine d’espoirs et de rêves fantaisistes, elle s’endormit d’un sommeil tranquille. Un an plus tard, Nayla avait déchanté. Être une résistante n’avait rien à voir avec le destin romanesque qu’elle avait imaginé. Le petit groupe auquel elle appartenait, se contentait de débattre pendant des heures, sans jamais oser affronter les soldats de l’Imperium. Ils n’étaient que des amateurs, sans grand danger pour le pouvoir, ce qui n’empêchait pas l’Inquisition de les rechercher assidûment. La jeune fille faisait partie de ceux qui militaient pour des actes concrets contre l’occupant, mais la majorité préférait repousser ces attaques, arguant qu’ils n’étaient pas prêts. Elle se lia d'amitié avec Varaen, un jeune homme passionné qui avait perdu ses parents lors de la destruction d'Alima. Il avait presque dix-huit ans et dans quelques semaines, il devrait accomplir son temps de conscription. Il organisa en secret l'attaque d'une patrouille de l'Armée de la Foi, sans se préoccuper des conséquences pour lui et les siens. Nayla et deux autres Olimans acceptèrent de l'accompagner. Ils tendirent leur embuscade loin de toute habitation, dans un champ de turu. Varaen affirmait que les hautes herbes leur permettraient une fuite facile. Armés de pistolets à projectiles vieux de plusieurs décennies, Varaen, Nayla, Ichila et Chakaen se postèrent le long du chemin. L'attente commença, interminable. Plus les heures passaient et plus l'angoisse s'installait. Vers trois heures du matin, l'arrivée de la patrouille tira Nayla de sa somnolence. Les jeunes insurgés vérifièrent le bon fonctionnement de leur arme. Tout près d'elle, Chakaen murmura une excuse presque inintelligible et s'enfuit. Sa petite amie, Ichila, le suivit sans un mot. Varaen rampa jusqu’à elle. Dans son regard, brûlait une haine qui faisait écho à ses propres sentiments. Il lui posa une question muette à laquelle elle répondit d’un signe de tête. Elle était prête à se battre et à mourir pour ses convictions. Harnachés dans leur armure de combat, les Soldats de la Foi se rapprochaient sans se douter du piège qui les attendait. Varaen pressa la détente de son arme et la balle frappa l’armure de l’homme de tête. La munition rebondit sur la carapace qu’il portait. Surpris, les deux jeunes gens eurent à peine le temps d’échanger un regard effrayé, les traits d’énergie tirés par les fusils lywar déchirèrent la nuit et fauchèrent le turu. Une odeur de d’herbe calcinée envahit ses narines. — Fuis ! murmura Varaen, avant de se redresser. Avec horreur, elle le vit charger l’ennemi avec une arme inutile. Il fut frappé de plusieurs projectiles lywar avant de s’effondrer, son corps réduit à un amas de chair carbonisée. Prise de panique, elle s’enfuit à travers la haute végétation. L’attaque de la patrouille fut attribuée à la folie d’un garçon qui voulait échapper aux cinq années de service obligatoire. L’insubordination de Varaen fut condamnée avec force par les chefs de la résistance. Par chance, ils ne découvrirent pas la participation des trois survivants. Nayla resta traumatisée par cette nuit-là. Elle comprenait enfin l’inanité de leur combat. L’Imperium était un monstre invincible. -*-*- Nayla chassa les réminiscences de son passé. Si elle voulait survivre, elle devait s’astreindre à maîtriser sa haine. Elle entra dans le mess et observa rapidement les lieux. Ils étaient semblables au reste de la base, un mélange de vétusté et de manque d’entretien. Dans la grande pièce aux murs gris tachés par endroits, une vingtaine de conscrits étaient attablés autour de longues tables métalliques. Sous les regards intéressés ou indifférents, elle prit son plateau du soir. Le distributeur lui délivra une bouillie tiède de gaa, accompagnée de dés de joja. C'est bien ma veine, songea-t-elle. Elle détestait cette protéine qui était censée avoir le goût de viande. Aucun de ses camarades n'était présent, alors elle s'installa en bout de table. Elle commença à enfourner son repas sans vraiment prêter attention à la saveur de ce qu'elle avalait. Elle n’avait qu’une envie : terminer de manger le plus vite possible. Elle faillit sursauter quand deux jeunes femmes s’assirent à sa table. La grande blonde, aux formes généreuses, la détailla avec attention. — Salut, dit-elle d'un air hautain. — Bonjour, répondit prudemment Nayla. Elle décida qu’elle n’aimait pas cette blonde, avec sa bouche pulpeuse trop rouge et ses yeux bleus lavasses. L’autre fille, une petite brune à la peau malsaine, se pencha vers elle en demandant : — Tu fais partie des nouveaux ? — Oui. Nayla Kaertan. — Kolin Jool, répondit la brune. — Hunis Baamolade, se présenta l’autre jeune femme. Tu es déjà libérée par ton service ? Tu es chanceuse, il est rare qu’on laisse les novices respirer le premier jour. Où es-tu affectée ? — À la section scientifique. Elles échangèrent un regard complice et la brune s'humecta les lèvres du bout de la langue. — Avec monsieur "regard bleu de glace" en personne ! dit Hunis avec intérêt. Veinarde ! Nayla tressaillit en entendant son supérieur direct être ainsi décrit, cela évoquait un souvenir enfoui. — Pourquoi ? — Pourquoi ? Tu plaisantes ? — Non, répondit Nayla avec prudence. — Ce type est juste le plus sexy de la base. Tu as une putain de chance de travailler avec lui. — Si tu arrives à conclure, susurra Kolin. — Il est tellement coincé, précisa Hunis, qu’aucune de nous n’a encore réussi à le mettre dans son lit. La cagnotte s’élève à 154 söls. — À chaque fois qu’une fille tente de le séduire, elle doit mettre deux söls dans une cagnotte, expliqua Kolin. Si tu couches avec lui, tu rafles la mise. Tu veux jouer ? Nayla n'était pas prude, mais un tel comportement la choquait. — Avec un gars aussi sexy, tu ne peux pas hésiter, insista Hunis. Allez, soit pas radine ! — Je ne le trouve pas… tenta de protester Nayla. — Quoi, t’aimes pas les mecs ? — Il m’a seulement semblé désagréable. — Le lieutenant Mardon est toujours comme ça, confia Hunis. La cagnotte ne serait pas si élevée, s’il était sympa. — Il n’empêche… soupira Kolin. Sympa ou pas sympa, j’adorerai m’envoyer en l’air avec Dane Mardon. — Tu m’étonnes, s’exclama Hunis. Tu as vu comment il est taillé… et ses yeux ! — Des yeux pareils, ça ne devrait pas exister et je donnerai n’importe quoi pour sentir ses lèvres sur les miennes. Et toi Nayla, que penses-tu de lui ? Nayla avait assisté à l’échange entre les deux filles avec stupeur. Comment pouvaient-elles être aussi impudiques ? Comme elle se taisait, Hunis insista : — Tu ne peux pas refuser de jouer. Tu as la chance de travailler avec lui tous les jours, tu vas sûrement y arriver. Tu dois miser ! L'entrée du lieutenant Mardon la dispensa de répondre. Il posa son plateau sur une table isolée et un sourire très fugitif glissa sur ses lèvres lorsqu’il la remarqua, puis il se plongea dans la lecture de son handtop. Les deux filles durent remarquer l’expression gênée de Nayla, car elles se retournèrent. Dès qu’elles aperçurent l’officier scientifique, elles se troublèrent et avec un bel ensemble, elles regagnèrent leur table en bafouillant une excuse. Nayla retint un juron ; elle détestait ce genre de fille. Elle finit rapidement son repas sans penser à ce qu’elle mangeait et en évitant de lever les yeux. Cependant, avant de quitter la pièce, elle ne put éviter de croiser le regard glacial de Dane Mardon. ** ** ** ** Ailleurs… Un homme, vêtu de la longue robe noire des prêtres, entra dans l’immense et monumentale salle du trône, située au cœur du temple de Dieu. Il avança d’un pas glissant, sur le sol de marbre noir. Les côtés de la pièce étaient flanqués de hautes colonnes noires et grises, qui se terminaient en plusieurs ramures représentant les branches d’un arbre. Derrière les colonnes, les murs de marbre gris veinés de noir, étaient habillés d’épaisses tentures de velours couleur nuit sur lesquelles de grands arbres stylisés étaient brodés en fils d’or. Au centre de la pièce, plongée dans la pénombre, se trouvait un siège imposant taillé dans un bloc massif de sölibyum, la matière la plus onéreuse de la galaxie. Alajaalam Jalara, le Grand-Prêtre, défenseur de la foi et chef du Clergé, s'inclina devant l'homme qui y était assis. Il garda les yeux baissés devant son Dieu, s'astreignant à ne pas regarder l’étrange brèche qui semblait suspendue dans les airs au-dessus du trône. La déchirure était tranchée dans la trame même de la réalité, elle ne reposait sur rien et n’ouvrait sur rien, seulement sur le néant. Le jour de sa nomination à cette fonction prestigieuse, Alajaalam Jalara avait été sommé de scruter ce passage. Il n’y avait vu qu’un vide infini, d’un noir si profond et si intense que la terreur s’était emparée de son âme. Le néant semblait être en mesure de dévorer les mortels trop téméraires. Le futur Grand-Prêtre était tombé à genoux, implorant le pardon de son Dieu. Jamais plus, il n’avait regardé cette déchirure, jamais plus, il n’avait mentionné son existence. Ce passage était tabou, destiné à Dieu seul, car il y puisait son pouvoir absolu. — Mon Seigneur ! dit Jalara d’une voix sourde et révérencieuse, le visage résolument tourné vers le sol. — L’avez-vous retrouvé ? demanda Dieu avec une étrange voix métallique. — Non, Mon Seigneur, pas encore. — Je t'en ai donné l'ordre, Jalara ; à toi, au Clergé et à l'Inquisition. J'en ai donné l'ordre et pourtant, il ne m'a pas été livré. Comment expliques-tu cela ? — Nous le cherchons partout, Mon Seigneur, mais… — Je ne veux pas de tes excuses, dit-il d'un ton acerbe. Le moment approche. Doutes-tu de mon pouvoir ? — Non, Mon Seigneur. Le Grand-Prêtre avait depuis longtemps renoncé à contredire son Dieu. Celui-ci connaissait l’avenir de l’humanité et le destin de chaque homme. — Il est impératif de le retrouver. — Oui, Mon Seigneur. — Cet homme précède le mal, s’agaça Dieu. Sa disparation annonce l’émergence d’un démon et dans le sillage de cet être, la galaxie va s’embraser. Je l’ai vu ! — Oui, Mon Seigneur. Tout est fait pour retrouver ce traître, je Vous l’assure. Dieu saisit son Grand-Prêtre à la gorge. Jalara ne fit rien pour s'arracher à cette emprise mortelle. — Alors, trouve-le ! Telle est ma volonté ! — Votre volonté sera faite, Mon Seigneur, répondit-il d’une voix rendue chevrotante par sa frayeur. — Je l’espère. Je veux qu’il me soit livré ! Ne tarde pas ou prépare-toi à affronter ma colère ! — Oui, Mon Seigneur. Le regard étrange de Dieu brillait d’une lueur dangereuse et Jalara pria pour que ses genoux ne le trahissent pas. Celui qu’il vénérait n’aimait pas la faiblesse. Enfin, Dieu le congédia d’un geste agacé et le Grand-Prêtre s’inclina avec déférence. Sans jamais quitter le trône des yeux, il recula lentement jusqu’à la porte. II Nayla se réveilla en sueur, le cœur battant à tout rompre, la nausée au bord des lèvres. Elle mit quelques minutes à émerger de son rêve. Dans la lumière blafarde de l’éclairage de secours, le dortoir ressemblait à un long tunnel menant vers les enfers. Elle frissonna. D’un geste mal assuré, elle repoussa une mèche de cheveux collée sur son front humide. Ce n’était pas n’importe quel cauchemar, mais un rêve qui revenait encore et encore la hanter, lui laissant comme toujours une impression de malaise et de peur. Ces réveils brutaux avaient commencé sur Olima, peu de temps après son quinzième anniversaire. Son père avait tout fait pour minimiser ce phénomène et lui avait fait jurer de n’en parler à personne. Elle se souvenait encore du goût âcre de la tisane yfin que son père la forçait à ingurgiter. Le remède de grand-mère avait fonctionné et les cauchemars s’étaient éloignés. Rassuré, Raen avait arrêté de lui servir ce breuvage, mais après quelques mois, le rêve était revenu aussi intense et avait continué à la persécuter plus ou moins fréquemment. Raen n'en avait jamais rien su. Elle vivait son calvaire avec courage, en tentant de se convaincre que ces mauvais rêves n’étaient que le résultat du stress généré par cette fameuse nuit. Le plus traumatisant, c'est qu'elle n'avait jamais réussi à se souvenir de ce dont elle rêvait, jamais elle n'avait pu se rappeler une seule image. Elle était certaine qu'il s'agissait toujours de la même vision, qu'elle était horrible et que c'était très important. Elle avait constaté que souvent après ce cauchemar, elle éprouvait des intuitions étranges et inexplicables. Comme cette fois, pendant sa formation, où l’idée de se rendre à la confession hebdomadaire l’avait tellement alarmée, qu’elle avait trouvé une excuse pour repousser cela au lendemain. En revenant de la corvée pour laquelle elle s’était portée volontaire, elle avait appris que la confession avait été menée par un inquisiteur de passage. Elle l’avait échappé belle, car il était impossible de mentir à ces hommes. Cette nuit, son cauchemar avait été plus intense qu’à l’accoutumée. Elle resta étendue sur le dos, les yeux au plafond, en se demandant quelle catastrophe il annonçait. Ses pensées se focalisèrent sur Dane Mardon. Elle se remémora son allure athlétique, sa haute taille et ses épaules larges. Elle revit son visage mince, sa peau légèrement hâlée, ses cheveux bruns presque noirs, coupés court. Même si elle n’avait pas voulu répondre positivement aux deux filles rencontrées au mess, elle devait bien avouer qu’il était bel homme. Elle repensa à son sourire moqueur, accompagné de ce regard si froid, et sans savoir pourquoi, elle sentit un frisson de peur descendre le long de son épine dorsale. Deux heures plus tard, la sonnerie du réveil tira tous les soldats du lit. Dans une cacophonie de toux et de discussions enflammées, ils se préparèrent pour une nouvelle journée au service de Dieu. Nayla passa rapidement sous la douche avant de s’habiller avec soin. Elle vérifia plusieurs fois sa tenue pour être certaine de ne pas s’attirer les reproches du lieutenant Mardon, jeta un dernier coup d’œil dans le miroir et lissa une mèche rebelle d’un doigt humidifié de salive. Avec une appréhension grandissante, elle entra dans le laboratoire, prête à se présenter le plus réglementairement possible. Elle arriva avec dix minutes d’avance, mais le lieu bruissait déjà d’activité. Un jeune homme maigre était penché sur une console, un autre, plus costaud, calibrait un appareil. Elle faillit se faire renverser par un troisième qui avançait tête baissée, les bras chargés de matériel. Elle s’écarta juste à temps, mais le garçon laissa échapper un outil. Elle le rattrapa au vol avant qu’il n’aille s’écraser sur le sol. — Merci, balbutia le conscrit. — De rien. Je suis le caporal Kaertan. Où est le lieutenant… — Là-bas… indiqua-t-il du menton. D’abord, elle ne vit rien et se demanda s'il se moquait d’elle, puis elle remarqua une paire de bottes qui dépassait d’un scanner d'ondes Verliz éventré. Le cocasse de la situation l'amusa. Après sa présentation catastrophique de la veille, elle avait espéré pouvoir se rattraper. Cela semblait compromis. Mobilisant son courage, elle se dirigea vers cette paire de bottes après avoir remercié le soldat. — Lieutenant ? commença-t-elle. Le propriétaire des bottes se glissa hors des organes éventrés de la machine en se cognant la tête au passage. Il poussa un grognement et jeta à la jeune femme un regard furieux. — Que voulez-vous ? — Je viens au rapport, lieutenant ! — Vous me semblez être un parfait petit soldat, caporal, dit-il avec un ricanement sarcastique. Très bien, trouvez-vous une chaise et attendez que j’aie un moment à vous accorder. Nayla trouva le ton de sa voix, glacial et irrité, tout à fait détestable. Avant qu’il ne replonge sous la machine, elle osa l’interrompre. — Lieutenant, je connais bien ce genre de machine. Peut-être pourrais-je vous aider, lieutenant ? Il la fixa avec l’intensité d’un oiseau de proie, lui donnant l'impression d’être un rongeur prêt à être dévoré. Un sourire malicieux étira un coin de sa bouche. — Très bien, venez donc vous coucher là-dessous avec moi. Il se coula souplement sous l’appareil permettant d'analyser et de décoder les ondes Verliz, la technologie qui autorisait la communication intersidérale. Nayla hésita une fraction de seconde. Elle n’avait pas aimé l’allusion qu’il avait glissée dans sa phrase, mais si elle se dérobait maintenant, jamais elle n’obtiendrait son estime. Elle rampa sous la machine. L’endroit était si exigu qu’elle dut se coller contre lui. Pendant toute sa reptation, il l’avait observée avec une expression indéchiffrable. — Je suis sûr que vos nouvelles amies adoreraient se trouver à votre place en ce moment, dit-il sur le ton de la conversation. Elle se sentit rougir et bégaya une réponse inintelligible. — À combien se monte la cagnotte, caporal ? Les joues cramoisies, Nayla ne sut que répondre. — Je sais parfaitement ce qui se dit sur mon compte, ici. Ces deux-là n’ont cessé de me draguer depuis qu’elles sont arrivées. Je vous conseille de ne pas suivre leur exemple et d’oublier votre mise. Toute la déception de ces dernières vingt-quatre heures se cristallisa en une réplique explosive. — Pour qui me prenez-vous ? — Je mettais juste les choses au point, caporal. C'est un conseil que je vous recommande de suivre. Bon, cette charmante bécane refuse de fonctionner. Vous voyez le différentiel… Dans un déluge de termes techniques, il lui décrivit ce qui ne fonctionnait pas. Elle le soupçonna d’avoir sciemment compliqué ses explications, sans doute dans le but de la tester. — Je comprends, lieutenant, assura-t-elle. — Tant mieux, caporal. Dans ce cas, réparez donc cette machine. Vous semblez si avide de démontrer vos compétences. Le ton était légèrement moqueur. Il était clair que si elle échouait, il ne lui pardonnerait pas son audace. Elle plongea sa main entre les fils et prit l’outil qu’il lui tendait. Elle repéra rapidement des composants détériorés. Pour atteindre l’endroit de la panne, elle dut s’appuyer contre Mardon. Elle sentit la chaleur de son corps. Son odeur masculine, un mélange de légère transpiration et de parfum poivré, la mettait très mal à l’aise. Elle aurait voulu qu’il la laisse travailler seule, mais il resta là. Elle sépara certains fils et ôta quelques éléments. Il l’informa qu’il n’existait pas de matériel de rechange. La panne se compliquait, elle allait devoir rafistoler les composants endommagés. Près d’elle, Mardon continuait à l’observer avec une attention soutenue. Elle devait impérativement faire abstraction de sa présence ou jamais elle ne mènerait à bien cette réparation. Elle invoqua le souvenir du lac Tamyo, dans la douceur d’une matinée brumeuse lorsque le blanc nacré du brouillard glissait sur la surface bleu sombre de l’eau. Cette évocation calma son malaise et lui permit presque d’oublier l’homme près d'elle. Ses gestes devinrent plus précis et plus rapides. Elle effectua plusieurs soudures, avant de remettre en place les composants. Elle eut l’intuition que cela ne suffirait pas et l’origine réelle de la panne lui apparut soudain tout à fait évidente. Deux connecteurs vétustes avaient fondu et c’est ce court-circuit qui avait endommagé les autres éléments. Nayla les débrancha et les rafistola le mieux qu’elle put. Après une dernière soudure, elle s’estima satisfaite. Elle regrettait seulement de ne pas avoir un testeur pour confirmer que la réparation était complète. Dane Mardon lui posa l’appareil souhaité dans la main. Elle sursauta et murmura un merci. Elle testa les soudures, tout semblait parfait. — Lieutenant, je crois que c’est réparé, lieutenant. — Caporal, un seul "lieutenant" par phrase est suffisant, vous ne croyez pas ? — À vos ordres, lieutenant, répondit-elle docilement. — Sortons de là. Il se glissa le premier hors du réduit et la regarda s’en extirper à son tour. Elle prit la main qu'il lui tendit, malgré l'expression amusée qui brillait dans son regard froid ; un mélange qu'elle trouvait perturbant. — Voyons si cet engin fonctionne, dit Mardon d’une voix égale. Il activa l’appareil et fit courir ses doigts sur le panneau de contrôle. Des symboles s'affichèrent sur l'écran et des courbes oscillèrent un instant avant de se stabiliser. — C’est parfait, dit-il. Il ne reste plus qu’à refermer. Nardo ! Le garçon aux taches de rousseur qui avait failli la télescoper arriva en courant. — Lieutenant ? — Remontez tout cela et surtout, ne touchez à rien d’autre. Il acquiesça et jeta un coup d’œil envieux à Nayla. Elle comprit que le jeune homme avait dû tenter la réparation sans succès. — Venez avec moi, lui dit Mardon. Le ton était sans appel et elle le suivit avec une anxiété renouvelée jusqu’à son bureau. La réparation avait accaparé son attention et elle avait oublié son angoisse du matin. Mardon s’assit sur un coin de la table avec une négligence étudiée. Elle croisa les bras derrière le dos, tentant de se convaincre que tout allait bien. — Caporal Nayla Kaertan, j’ai juste jeté un bref coup d’œil sur votre dossier. Vous semblez avoir quelques compétences intéressantes et je viens de constater qu’elles semblent justifiées, mais je suis un homme exigeant, vous le découvrirez vite. Avant de commencer, j’aimerais en savoir plus sur vous. D’où venez-vous ? — De la planète Olima, lieutenant. Un imperceptible trouble traversa son regard, si fugitif qu’elle pensa l’avoir rêvé et puis, elle l’oublia. — De la planète OkJ 03 ? — Oui, répondit-elle, étonnée qu’il connaisse le nom de code de son monde, puis elle se dit que c’était un moyen de lui signifier qu’elle aurait dû lui donner le nom officiel de sa planète. — Votre orientation vers les domaines scientifiques vous convient-elle ? — Oui, lieutenant. Elle n’avait pu empêcher une certaine désapprobation de filtrer dans le ton de sa voix. Elle se morigéna intérieurement. Elle ne devait pas se montrer critique, surtout face à un supérieur. — Juste oui ? demanda-t-il en la regardant avec attention. Vous semblez douée pourtant. Son regard limpide et pénétrant plongeait au fond de son âme et soudain, se rappelant son intuition de la nuit, elle baissa les yeux pour dissimuler sa peur. — J’aime les machines, lieutenant. Cette réponse était rigoureusement exacte. Les machines avaient la particularité de ne pas chercher à la piéger. Les machines ne massacraient personne de leur propre initiative. Les humains, en revanche, pouvaient être des monstres. — Fort bien, caporal. J’ai besoin d’un bon spécialiste ici. Si vous êtes ce spécialiste, nous nous entendrons bien. Venez. Je vais vous expliquer sur quoi nous travaillons. Pendant une demi-heure, il lui expliqua en termes rapides et succincts ce qu’il attendait d’elle dans le travail courant du laboratoire. La rigueur de ses exigences correspondait à l’idée qu’elle commençait à se faire de lui. Sans surprise, il comptait sur son respect le plus strict du règlement et des horaires. Il s’attendait à ce que sa tenue et son comportement soient toujours, et en tout point, impeccables. Elle devait apporter le plus grand soin à l’exactitude de son travail et s’appliquer à être la plus efficace possible. Elle s’étonna qu’il ne mentionne pas une seule fois la religion et ne termine pas son discours par une maxime du Credo. Sans pause, il lui énonça les données du problème sur lequel la section travaillait. Juste avant l'arrivée du vaisseau de transport, la base H515 avait reçu un message inintelligible. Il était si brouillé qu'il avait été impossible d'en déterminer l'origine et encore moins, d'en extraire le contenu. La seule indication qu'ils avaient, était le caractère d'urgence de cette communication. — La réparation de ce scanner va nous aider, mais elle ne va pas remédier à tous nos problèmes, expliqua-t-il. C'est en voulant booster la puissance de ce scanner, que les composants ont grillé. J'ai anticipé cet obstacle et j'ai commencé à écrire une modélisation. Elle permettra de filtrer le bruit spatial, d'amplifier le signal et d'extrapoler les données manquantes. Une fois ce programme écrit, nous devrions être capables de comprendre l'essentiel du message. J'ai déjà établi les grandes lignes de la modélisation. J'ai défini le cadre, mais je n'ai pas encore développé les sub-routines. Comme vous avez pu le constater, j’étais occupé ailleurs. De toute façon, l’écriture de ce genre de programme n’est pas tout à fait ma spécialité, mais si j’en crois votre dossier, cela serait dans vos cordes. Montrez-moi l'étendue de vos compétences, caporal. Une fois devant la console qu’il lui avait attribuée, Nayla se plongea aussitôt dans le défi qui lui était proposé. Elle admira tout de suite son supérieur. Ce qu’il avait déjà écrit était précis et la solution était déjà suggérée clairement. C’était parfait. Elle devait maintenant écrire les sub-routines. Elle commença en donnant les directives générales à l’ordinateur, mais le problème était si ardu qu’elle dut ouvrir le code du programme. Accaparée par cette tâche passionnante, elle ne vit pas le temps passer. ** ** ** ** Mardon observa son nouveau subordonné avec attention. Elle fixait intensément l’écran de l’ordinateur toute à la tâche complexe qu’il venait de lui confier. Aucun membre de son équipe n'était capable d'écrire ces sub-routines, mais elle semblait saisir de quoi il s’agissait. Ou bien, elle fait semblant, pensa-t-il avec amusement. Tout en réfléchissant, elle jouait avec une mèche de cheveux rebelle qui tombait sur son front, seule entorse à la coupe courte de ses cheveux châtain sombre, légèrement ondulés. Ses yeux bruns, pailletés de vert, focalisés sur l’écran brillaient de cette intelligence et de cette passion qu’il avait déjà remarquées. Il admit avoir été injuste avec elle, la veille, en lui reprochant la négligence de sa tenue. Il savait parfaitement qu’elle avait été soumise aux caprices du sous-lieutenant Mapal, qui aimait tourmenter les nouveaux venus. La contusion violacée sur le cou de la jeune femme en était la preuve évidente. Il ne savait que penser d’elle. Il avait remarqué sa discussion avec les deux nymphomanes de la base et naturellement, il avait pensé qu’elle serait du même acabit. Sa silhouette fine, mais féminine et son beau visage à l’ovale délicat désignait à ses yeux une séductrice. Lorsqu’elle avait proposé de réparer le scanner, il avait jugé que ce zèle hors de propos était une ruse pour tenter de le charmer. Dans l’Armée de la Foi, un tel empressement de la part d’un novice, confronté à un supérieur visiblement exigeant, tenait plus à du masochisme qu’à de l’enthousiasme. La gêne qu’elle avait éprouvée en se retrouvant contre lui et surtout sa réaction choquée lorsqu’il avait évoqué le sujet, l’avait amené à réviser son opinion. Il n’avait ressenti aucune volonté de séduction chez elle, seulement une anxiété dévorante. Il se savait intimidant, mais tout de même, une telle angoisse était déconcertante. Il était incapable de préciser ce qui le perturbait. Olima, s’avoua-t-il enfin, pourquoi faut-il qu’elle vienne de cette planète ? Il écarta avec énergie cette mélancolie hors de propos et se remit au travail. Mardon leva les yeux vers l’horloge, il était tard. Il remarqua que Kaertan était toujours là. Décidément, il avait affaire à quelqu’un cherchant à s’attirer ses bonnes grâces, ce qu’il détestait. Agacé, il la rejoignit et posa une main ferme sur son épaule. — Il est tard. La résolution du problème peut attendre demain. Elle parut surprise en remarquant que le laboratoire était vide. — Je veux juste intégrer ce module à la structure et… — Il est inutile de faire du zèle pour m’épater, caporal, persifla-t-il d’un ton sec. — Je ne fais pas de zèle. — En travaillant si tard ? J’ai des doutes. Il esquissa une grimace railleuse destinée à lui indiquer qu’il n’était pas dupe, mais étonnamment, elle se rebiffa : — Je n’ai pas vu le temps passer. — Vraiment ? — Vraiment ! Mais si vous ne me croyez pas… — N’oubliez pas à qui vous parlez ! Sa voix avait claqué comme un fouet. Il ne pouvait pas admettre qu’un subordonné lui manque de respect. Sa réaction eut l’effet escompté. Kaertan se leva d’un bond et se figea au garde-à-vous. — Oui, lieutenant ! ** ** ** ** Nayla se força à rester impassible, alors qu’un insupportable sourire éclairait le visage de son supérieur. Je hais cet homme ! pensa-t-elle dans la rage du moment avant de se fustiger elle-même. Qu’est-ce qui t’a pris de lui répondre comme ça ? As-tu perdu l’esprit ? — Que cela ne se reproduise plus, caporal. Vous ne voulez pas tester ma patience, j'en suis certain. — Non, lieutenant. — Vous pouvez disposer ! ajouta-t-il sèchement. Sans hésiter, elle le salua en portant vivement son poing droit à l’emplacement de son cœur, effectua un demi-tour parfait et quitta le laboratoire. Après quelques pas, elle ralentit et inspira plusieurs fois pour se calmer. Mardon était l’homme le plus exaspérant qu’elle n'avait jamais rencontré. Elle n’arrivait pas à savoir s’il était sérieux ou s’il se moquait d’elle. Elle chassa l’agaçant officier de ses pensées et entra dans le mess. Avec soulagement, elle repéra Feljina qui dînait seule et la rejoignit. — Salut Nayla. Tu vas bien ? dit-elle d'un ton joyeux. — Oui. En entendant sa réponse laconique, la jeune femme blonde reposa sa fourchette et prit un air faussement compatissant. — Ça n’a pas l’air. C’est ton chef ? Comment est-il ? — Comment veux-tu qu’il soit ? répliqua Nayla. — On m’a raconté de drôles de choses sur lui. Il paraît que c’est le type le plus antipathique de la base. — Ce n’est pas faux. — Ma pauvre… Nayla s'apprêtait à prononcer la bénédiction du repas, imposée par le Credo, quand deux mains se posèrent violemment sur la table faisant trembler les plateaux. Elle sursauta et leva les yeux. Le sous-lieutenant Mapal, chef de la sécurité, la toisait de toute sa hauteur, les poings sur la table. Elle se souvint alors, qu’elle avait ordre de se rendre à l’entraînement à 16‑00 et qu’elle avait complètement oublié. Elle bondit au garde-à-vous. — Kaertan ! Pour qui vous prenez-vous pour ne pas venir à l’entraînement ? hurla Mapal. — Lieutenant, je… — Silence ! Vous n'êtes pas digne de l'Armée de Dieu ! Votre dévotion à Dieu doit être totale, Kaertan ! Une sortie punitive en ma compagnie va vous clarifier les idées. Est-ce que c’est compris ? — Oui, lieutenant ! — Parfait, en ce cas… — Vous avez un problème, lieutenant ? dit une voix moqueuse qu’elle reconnut immédiatement. Mapal toisa l’officier scientifique. Il le dépassait d'une bonne tête, pourtant, c'est Mardon qui détenait l'autorité et cela ne venait pas de la barre supplémentaire sur ses galons. — Ce soldat s’est permis de ne pas venir à l’entraînement, lieutenant. Elle mérite une punition exemplaire. Un silence presque perceptible régnait dans le mess. Tous les regards étaient focalisés sur eux. Nayla, les jambes flageolantes, le visage écarlate, aurait voulu disparaître dans le sol. — En effet Mapal, dit sèchement Mardon. Le caporal Kaertan ne s’est pas rendu à l’entraînement et ce, sur mon ordre. Je vous rappelle qu’elle est sous mes ordres directs et que je ne lui permets d’aller s’amuser avec vous que lorsque je n’ai pas besoin de ses services. Ce n’était pas le cas aujourd’hui. Est-ce clair ? — Oui lieutenant, mais elle aurait dû rendre compte et… — C’est moi qui ai oublié de vous avertir, Mapal. J’espère que cela ne vous pose pas de problème ? La dureté tranchante de sa voix figea le chef de la sécurité dans un impeccable garde-à-vous. Le respect de la hiérarchie était l’un des fondements de l’Armée de la Foi. — Non, lieutenant ! — Laissez donc mon caporal en paix. Pour ce qui est de l’entraînement au combat, vous me donnerez votre calendrier et je verrai s’il me convient. — Oui, lieutenant. — Vous pouvez nous laisser. La brute claqua des talons et s’éloigna. Sa haine pour le mince officier, qu'il aurait pu briser d'une seule main, était palpable. Sans se préoccuper de Saulk Mapal, Mardon se tourna enfin vers Nayla. Toujours figée et le visage en feu, elle n’osait pas bouger. Il fit un pas vers elle et murmura pour son seul bénéfice : — Il semblerait que vous n’ayez, réellement, pas vu le temps passer. Sans un mot supplémentaire, il se dirigea vers les distributeurs comme si rien ne s’était produit. Nayla déglutit péniblement, la gorge nouée. Elle essaya d’ignorer les regards inquisiteurs qui la dévisageaient et s’assit lentement à sa place. Pour se donner une contenance, elle prit sa fourchette et commença à manger, se forçant à mâcher consciencieusement la nourriture insipide. Elle entendit à peine son amie murmurer avec admiration : — Nayla… C’est lui, Dem ? Toujours concentrée sur son plateau, Nayla ne répondit pas. Elle sentait encore la brûlure du regard des curieux sur sa nuque. — Nayla ? insista Feljina, avec une avidité presque malsaine brillant dans ses yeux. — Quoi ? fit-elle, agacée. — Est-ce que c’est lui, Dem ? — Dem ? — Dane Mardon, DM, Dem, il paraît que c’est son surnom. — DM ? Encore choquée, Nayla mit quelques secondes à comprendre ce que Feljina racontait. DM, Dem… Voilà bien un surnom stupide, pensa-t-elle. Pourtant ces deux lettres évoquaient un souvenir enfoui, un danger peut-être. — Alors ? s’obstina Feljina. — Oui, c’est le lieutenant Dane Mardon, l’officier scientifique. — Il est plutôt pas mal et en plus, il est venu à ton secours. — Oh ça va Feljina, ne commence pas ! s’exclama Nayla. Elle leva les yeux et croisa le regard amusé de son officier. Le feu aux joues, elle reporta son attention vers son plateau. Qu'est-ce qu'elles ont toutes avec Mardon ? songea-t-elle. Il n'est pas si beau après tout ! Elle trouvait que son attitude maussade, nuancée de cynisme, le rendait antipathique. C'était sans doute son inaccessibilité qui le rendait séduisant aux yeux des femmes. -*-*- Après le repas, elles se rendirent à l’infirmerie pour leur première visite médicale. En chemin, Feljina parla avec enthousiasme de son affectation. Elle semblait avoir oublié son envie d’être sur le front et affirmait qu’elles avaient de la chance d’avoir été affectées dans cette base. L’équipe 1 de sécurité était selon son jugement, redoutablement efficace et très bien entraînée par le sous-lieutenant Mapal. Elle en fit un portrait dithyrambique que Nayla écouta distraitement. — Je trouve que le lieutenant Mardon a été injuste avec le lieutenant Mapal, ajouta son amie. Mardon t’a vraiment interdit de te rendre à l’entraînement, ou il a dit ça pour t’aider ? Le petit air supérieur de Feljina commençait sérieusement à lui porter sur les nerfs. Nayla lui mentit sans aucun remords. — Nous sommes sur un travail important et il n’a pas voulu me laisser partir. — Il n’a pas le droit, s’insurgea Feljina. Nous sommes des soldats avant tout et l’entraînement est important. — Je sais Feljina, mais… Elles arrivaient devant l’infirmerie et Nayla en profita pour ne pas répondre. Quelques-uns des nouveaux venus attendaient dans le couloir, en silence. Do Jholman se retourna et sourit en reconnaissant les deux filles. — Salut ! Alors cette première journée ? Ça s’est bien passé ? — La journée d’un Soldat de la Foi, sous le regard de Dieu, se passe toujours bien, répliqua avec mépris Feljina. Nayla fut peinée par l’expression coupable qui se peignit sur le visage du jeune conscrit. Elle posa une main sur son bras et dit doucement, pour le réconforter : — Tout va bien, Do. Merci de t’en inquiéter. — Tant mieux, murmura le garçon tandis que Feljina laissait échapper un reniflement dédaigneux. — Et ta journée ? demanda Nayla. — C'était super. Le lieutenant Nlatan est très sympa. — Je suis contente pour toi. — Nous n'avons pas à juger nos officiers, cracha Feljina, alors qu'elle venait de vanter les soi-disant qualités de Mapal. — Merci, dit Do, sans tenir compte de cette intervention. Et comment est le lieutenant Mardon ? Fenton m'a raconté des trucs déments à son sujet. — Fenton ? — Fenton Laker, c'est lui que tu remplaces. Il a demandé à être muté. Il ne supportait plus d'être harcelé par ce lieutenant Mardon. C'est un type chouette, je te le présenterai, si tu veux bien. — Bien sûr. — Super, il a hâte de te rencontrer. Et alors, comment est Dem ? — Difficile à dire. Il est exigeant et… — Nous ne sommes pas censés discuter dans les couloirs, protesta Feljina. Do et Nayla échangèrent une grimace contrite, avant de se taire. Pendant cette attente silencieuse, Nayla laissa courir ses pensées. Cette journée avait été tout simplement incroyable et jamais, elle n’aurait imaginé vivre une chose pareille en arrivant dans son affectation. Un endroit paumé et vétuste, des filles qui ne songeaient qu’au sexe, une brute de sous-lieutenant et un officier… le lieutenant Dane Mardon qui semblait totalement impossible à jauger. Enfin Jholman et un autre garçon, dont elle avait oublié le nom, entrèrent dans l’infirmerie. Elles restèrent seules dans le couloir. — Tu ne devrais pas parler à ce minable, Nayla. — Pourquoi ? C’est un gentil garçon. — Tu es amoureuse ou quoi ? — Mais non, je dis juste qu’il est sympa, c’est tout. — C’est un planqué de technicien, siffla Feljina avec mépris. — Et moi, je suis une planquée de scientifique ! — C’est différent. Tout le monde sait que tu brilles aussi dans les matières "combat". Tu devrais demander à être mutée à la sécurité. — Pourquoi cela ? — Parce qu’il n’y a pas de plus beau sort que de se battre au nom de Dieu, dit Feljina le visage étincelant d'amour mystique. Il garde les soldats en Son Sein, les chérit, les aime plus que tout autre. — Chacun doit servir à la place qui lui a été attribuée, car seul Dieu sait où le croyant Le servira au mieux. — Tu as raison. Ta dévotion est un exemple pour tous. Nayla retint un soupir d’exaspération. Ce que Feljina prenait pour de la piété n’était qu’une grande connaissance du Credo, qu’elle avait appris par cœur, pour s’en servir comme d’un bouclier qui dissimulait son manque de foi. La porte s’ouvrit et Jholman leur fit signe d’entrer. L’endroit était propre et entretenu. Le capitaine médecin vint vers elles et les dévisagea avec intérêt. Il eut un grand sourire charmeur, qui dévoila des dents étincelantes et lissa sa fine moustache d’un doigt caressant. Elles saluèrent et se présentèrent, mais il leva une main parfaitement manucurée pour les interrompre. — Repos soldats, s'écria-t-il avec bonne humeur. Ici c’est l’infirmerie et la rigueur militaire n’est pas indispensable. Je suis le capitaine Edin Lowel et j’espère que vous n’aurez pas besoin de mes services, même si cela doit me priver de votre charmante présence. Il avait la voix suave d’un homme habitué à séduire. — Très bien, commençons par vous, dit-il en désignant Feljina. Alors que son amie s’appuyait sur le panneau de consultation, elle tenta de rester impassible. Il ne manquait plus qu’un officier dragueur pour parfaire le tableau, songea-t-elle avec dépit. Une fois encore, le visage mince et le regard glacial de Mardon s’imposèrent. Dem, DM… Son surnom revint glisser à la surface de sa conscience. Cela évoquait quelque chose de familier, mais plus elle cherchait, plus ce souvenir fugace se dérobait. — À vous maintenant. Elle mit quelques secondes avant de se rendre compte que le médecin venait de lui parler. Elle s’approcha avec appréhension de l’appareil, une dalle brillante et noire, légèrement inclinée sur laquelle il suffisait de s’appuyer. Il vérifiait les fonctions vitales, détectait les maladies, les fractures et les blessures diverses avec une exactitude jamais prise en défaut. La résistance craignait que l’appareil serve également à contrôler le degré de foi des individus scannés. Nayla ne trouvait pas cette idée vraisemblable. Jamais l’Inquisition n’aurait laissé un tel pouvoir dans les mains de simples médecins militaires. Pourtant, en s’installant contre le panneau de consultation, elle s’appliqua à contrôler ses pensées. — Détendez-vous, dit Lowel d'une voix caressante. Elle prit enfin conscience de l'attention du médecin et l’observa avec plus d’attention. C’était un bel homme d’une petite trentaine d’années, habitué à plaire et à séduire. Il l'effleurait d’un regard salace, un rictus de convoitise sur les lèvres. Il observa son écran de contrôle, puis la dévisagea à nouveau avec avidité en humectant ses lèvres. Nayla frémit. Elle avait l’impression d’être nue sur ce panneau à la merci d’un satyre pervers. — Tout va bien, vous êtes en pleine forme sauf un petit détail… — Un détail, capitaine ? — Vous avez besoin de vous relaxer. Acceptez-vous de m’accompagner en salle de détente ? Mon service est terminé. Elle réprima un frisson de dégoût. Pourquoi fallait-il que les hommes de ce genre se sentent obligés de lui faire du charme ? — Non merci, capitaine, dit-elle fermement en espérant qu'il comprendrait le message. — Vous pouvez m’appeler Edin, dit-il avec l'assurance d'un homme certain de son pouvoir de séduction. La partie serait plus difficile qu’il l’avait imaginé, mais Nayla devina que cette résistance l’excitait d’autant plus. Elle ne devait pas lui laisser le moindre espoir sinon, jamais il ne la laisserait en paix. — Je ne crois pas, capitaine, répliqua-t-elle sèchement. Elle salua et sortit précipitamment. Feljina la rattrapa en riant. — Dis donc, t'as une touche, mais ne t’emballe pas. Les filles m’ont prévenue ; Lowel, c’est le séducteur de la base. Il drague toutes les nanas, mais il paraît que c’est un bon coup, alors tu devrais accepter son invitation. Nayla, tu m’écoutes ? Toute à ses pensées, la jeune femme n’avait pas écouté un mot de ce bavardage insipide. Elles entrèrent dans la chapelle, le service religieux hebdomadaire obligatoire commençait dans une poignée de minutes. Elles suivirent le flot de soldats qui se rassemblaient dans la grande pièce vide, décorée de grandes bannières imprimées du symbole de Dieu. Les officiers, les soldats de métiers, les sous-officiers et les conscrits se rangeaient par catégories. Nayla chercha Mardon du regard. Il se tenait immobile, impassible, une ombre de sourire ironique sur les lèvres. L’aumônier les fixa tous avec un zèle brûlant, comme s'il cherchait à déterminer la force de leur foi. — Dieu est Celui qui était ! dit-il d’une voix forte. En tant que soldats dans l’Armée de la Foi vous devez être irréprochables et ne pas hésiter à dénoncer ceux qui ont failli. Dieu est Celui qui est ! Vous vous devez d’être des soldats et des croyants parfaits ! Vous devez obéir aux ordres de vos supérieurs, ne jamais contester ces ordres. Dieu est Celui qui sera ! Votre dévotion envers notre guide doit être une préoccupation de tous les instants. Attachez-vous à Le servir toujours et à ne jamais faillir. Et si votre chemin vous conduit sur la voie du sacrifice, n’hésitez pas. Votre vie Lui appartient déjà. Mourir à Son service ne doit pas vous effrayer, mais au contraire, être un désir ! Maintenant, priez-Le, pensez à Lui, offrez-Lui votre vie ! Comme tous, Nayla ferma les yeux, elle resta immobile et silencieuse, comme d’habitude. La prière durait une heure, pendant laquelle ils devaient rester sans bouger, en pensant à Dieu. Elle ne pensa à rien. Elle s’obligea au calme. Elle craignait toujours qu’un aumônier utilise ces instants pour sonder son esprit. Pour plus de sécurité, elle aurait pu simuler l’amour pour Dieu, mais depuis Alima, elle ne pouvait s’y résoudre. ** ** ** ** Ailleurs… Les pans de sa toge noire balayaient les dalles grises de galatre qui couvrait le sol de son bureau, une pièce claire au mobilier sobre, mais de grand prix. Le Grand-Prêtre Jalara abaissa la grande capuche qui couvrait sa tête révélant un crâne chauve, un front haut et des yeux de serpent sournois. Alajaalam Jalara se tourna vers son visiteur, un officier de haut rang vêtu d’un uniforme noir et brillant, élégamment coupé. Il attendit que cet homme arrogant, aux cheveux gris acier, l'informe de l'évolution des recherches. — Toujours rien, se contenta de dire le général Jouplim. Jalara contint son exaspération. L'homme qu'ils recherchaient avait disparu sans laisser de trace et les cinq années de recherches n'avaient absolument rien donné. Son prédécesseur, qu'il avait servi avec dévotion avant de précipiter sa fin avec une décoction de Hari Rouge, avait coutume de dire : "rien ne disparaît sans laisser de trace". Il souscrivait sans réserve à cet aphorisme. — Il faut pourtant le retrouver, général. Dieu le veut. — Je le sais bien votre Révérence, mais il est introuvable. Il est suffisamment intelligent pour être capable de nous échapper. — Oui, je sais, vous ne cessez de me faire l’éloge de son intelligence, sans doute parce qu'il est votre protégé, mais il est seul, sans soutien. Que pourrait-il faire ? — Votre Révérence, il y a cette prophétie… — C'est un soldat, pas un prophète. Cette prétendue prophétie n'est due qu'à une ambition mal contrôlée ou à une folie naissante. Le général fixa le Grand-Prêtre avec la détermination d’un homme qui commande plusieurs dizaines de milliers de soldats et qui n’a pas l’habitude de sous-estimer un adversaire. — Votre Révérence, il annonce que Dieu pourrait… — Ne continuez pas, général ! s’écria Jalara avec une sainte épouvante. Vous seriez aussi hérétique que lui. — Mais si cette personne, dont il prédit la venue, est réelle, insista Jouplim. Si ce libérateur vient… — Il sera balayé par la foi et la force de Dieu. En doutez-vous ? — Si Milar est dans le camp de nos ennemis, toute la force de Dieu sera nécessaire. Il est la main écarlate de Dieu, le plus grand soldat à avoir servi dans les rangs des Gardes de la Foi. — Aujourd'hui, il est au service du mal, ne l'oubliez pas. Vous devez accomplir la volonté de Dieu et croire en la victoire. — La fonction des Gardes de la Foi est d’obéir à Dieu, votre Révérence, répliqua avec arrogance le général. Cependant, les Gardes ne sont pas de vulgaires robots. Nous sommes la main de Dieu qui écrase les impies, notre fidélité est indestructible, elle fait partie de nous, elle ne nous est pas imposée par une quelconque croyance. — Général, vous vous engagez sur un passage dangereux. — Aucunement. Les Gardes ne sont pas tenus d’avoir la foi, Dieu a-t-il la foi ? Non, Dieu est Dieu et les Gardes sont une extension de Sa volonté. Jalara retint une exclamation exaspérée. L’arrogance de ces maudits Gardes était insupportable. Bien sûr, Jouplim avait raison. La loyauté des Gardes était inscrite dans leurs gènes, les obliger à suivre les préceptes de la religion était inutile. Cependant, il y avait une exception… Une terrible et troublante exception. — Votre protégé a trahi cette loyauté dont vous êtes si fier. — En effet, Votre Révérence. Je me permets de vous rappeler que la création des Gardes est de la responsabilité du Clergé. S'il y a eu un dysfonctionnement dans sa formation, la faute est vôtre. — Comment osez-vous, général ? — Je ne dis que la vérité et vous le savez, Votre Révérence. — Je me moque de ces détails. Je veux que vous trouviez Milar ! — Nous faisons tout ce qu'il est possible de faire, Votre Révérence. Après s'être assuré d'avoir le dernier mot, l’officier s'inclina avec respect et sortit. Jalara se drapa dans sa robe et affronta la réalité. Son visage refléta sa vive inquiétude. Selon les rapports, des prophéties identiques avaient fait leur apparition sur plusieurs mondes. Il frissonna. Sa foi était incontestable, mais il ne pouvait pas oublier la voix de Dieu, exigeant que Devor Milar soit retrouvé. Il y vibrait de la peur et cela le terrifiait. Cette prophétie était-elle réellement prémonitoire ? III Nayla se dressa brutalement sur son lit, avec l'impression que son cœur explosait dans sa poitrine. Une sueur froide dégoulinait sur son visage, ses cheveux poisseux étaient plaqués sur son front et son tee-shirt collait à sa peau. Totalement désorientée et persuadée d’avoir crié, Nayla s’attendait à voir ses camarades de dortoir la dévisager avec suspicion. La respiration profonde de ses voisines la rassura, tout le monde dormait. D’une main fébrile, elle essuya la transpiration salée qui lui piquait les yeux. L’horloge qui brillait d’une douce lueur verte, indiquait 03‑00. Deux nuits de suite ! Décidément mon séjour s’annonce mal, songea-t-elle avec un soupir désespéré. Lentement, elle se laissa retomber sur son oreiller humide. Son angoisse était telle, qu'elle n’arrivait pas à contrôler les battements chaotiques dans sa poitrine, ni le sang qui battait dans ses oreilles comme des tirochs au grand galop. Son malaise finit par s’atténuer et elle réintégra lentement la réalité, sentant les résidus de son rêve se retirer telle une vague balayant paresseusement les plages de son monde natal. Comme cette vague qui déposait sur le sable ce qu’elle charriait, son rêve laissa son empreinte habituelle, ce sentiment de danger imminent. Elle finit par se rendormir d’un sommeil agité, errant dans un monde onirique. C'est la sonnerie matinale qui l’arracha au sommeil et Nayla se leva avec peine, le corps moulu et l’esprit embrumé. Elle n’avait toujours pas récupéré lorsqu’elle entra dans le laboratoire. Les trois soldats qui y servaient vinrent la saluer, profitant sans doute de l’absence du lieutenant Mardon pour lui parler librement. Le grand costaud qu’elle avait remarqué la veille lui tendit la main. — Caporal, nous n’avons pas été présentés hier. Vous avez voulu épater Dem d’entrée de jeu. Je suis le sergent Full Herton. — Je n’ai voulu épater personne, sergent, répliqua Nayla. J’ai simplement été prise dans le feu de l’action. Mais vous avez raison, j’aurais dû me présenter. Caporal Nayla Kaertan. — Bienvenu à bord, mon nom est Olman Nardo, dit le gros garçon aux taches de rousseur qu’elle avait déjà croisé. — Soldat Soilj Valo, se présenta à son tour le grand maigre. Et toutes nos condoléances. — Pardon ? — Dem n’est pas facile à vivre, tu verras. Elle dévisagea les trois garçons avec stupéfaction. Mardon était sans conteste un chef difficile, mais que des soldats osent le critiquer si ouvertement la surprenait. Herton passa une main nerveuse dans ses cheveux blonds et tenta d’expliquer la réaction de Valo. — Ne te méprends pas, nous respectons tous le lieutenant Mardon. C’est un homme intelligent, très intelligent même… — Au point qu’on peut se demander ce qu’il fait dans ce trou perdu, murmura Valo. — … mais il est peu communicatif et très exigeant. — Si exigeant que ton prédécesseur a été muté à la section technique. Il craquait complètement. — N’exagère pas, fit Herton. Laker n’était pas à la hauteur. — Tu sais bien que Fenton n’est pas un mauvais spécialiste, insista Valo. C’est juste qu’il perdait tous ses moyens face à Dem. — Il avait été désigné pour ce poste, sous le regard de Dieu, soldat Valo. Il aurait dû donner le meilleur de lui-même. — Comme les autres ? — Les autres ? s'inquiéta Nayla. — Le lieutenant Mardon a la réputation d'user énormément de conscrits, répondit Herton. — Et personne ne s’en inquiète, sergent ? s’étonna Nayla. — Je ne sais pas. — Il est couvert par Thadees, intervint Valo. Ils sont amis. — Tu parles trop ! le coupa Herton. Ne t’inquiète pas, Kaertan, si tu suis les recommandations du Credo et les commandements du lieutenant Mardon, tu n'auras aucun problème à t'intégrer. Cela fait trois ans que je travaille sous ses ordres et Soilj est là depuis un an. — Et toi ? demanda-t-elle à celui qui était resté silencieux. — Ça fait six mois, souffla Nardo. — Pour lui, ce furent six longs mois, ricana Valo. — C’est dur pour tout le monde les six premiers mois, tempéra Herton. J’espère qu’on ne te fait pas peur ? — Non, sergent, je n’ai pas peur. — Laisse tomber les grades, répondit-il. Nous sommes entre conscrits. Respecte juste les ordres que je te donne. — Comme tu veux, mais je te le répète, je n’ai pas peur. — Tu m'étonnes ! s’exclama Nardo avec envie. Hier, tu as réparé cette saloperie de scanner en un rien de temps. Si tu continues comme ça, Dem t’aura à la bonne. — Je n’ai rien fait de particulier, répliqua Nayla. — Rien de particulier ! Cette antiquité était un vrai bazar et toi, tu arrives et tu la répares, comme ça, alors que lui-même s’acharnait dessus depuis une heure. Tu es douée. — Il a raison, ajouta Valo. En plus, tu as passé la journée sur cette foutue modélisation. Tu as avancé ? — Je crois, mais c’est pour ça que je suis ici, non ? — Bien sûr, Nayla, dit le sergent. — Tu es là pour accomplir la volonté de Dieu, ricana Valo. — Ne blasphème pas ! s’exclama Herton. — Bien sûr que non. Je disais seulement qu'Olman a raison. Dem ne parle quasiment jamais hors de ce labo, pourtant il a défendu Nayla face à Mapal. La jalousie de ses camarades commençait à l’agacer. Elle ne comprenait pas leur comportement et n’avait pas l’impression d’avoir fait quelque chose d’exceptionnel. — Écoutez les gars, rétorqua-t-elle sèchement. Je ne vais pas vous piquer votre place. J’essaye juste de bien travailler, c’est tout. Valo eut une grimace peu convaincue et donna un coup de coude à Nardo d’un air entendu. — Moi, je crois plutôt que tu veux séduire Dem, pas vrai ? — Qu’est-ce que tu veux dire ? Cette fois-ci l’allusion était claire, ce grand escogriffe sous-entendait qu’elle espérait coucher avec son chef. — Les filles l’ont élu le gars le plus sexy de la base, juste devant le toubib, poursuivait goguenard Soilj Valo. Edin a fait la gueule, pourtant il n’a pas à se plaindre. Il s’est fait quasiment toutes les filles ici, même les moches. Alors que Dem, lui, reste célibataire. Il paraît que les filles ont une cagnotte pour celle qui couchera avec lui. J’me disais que t'es bien placée pour emporter la mise et… — Je suis un soldat, abruti ! s'écria Nayla, toute timidité oubliée. Je suis ici pour travailler, pas pour baiser ! C’est clair ? Mettez-vous dans le crâne que je ne cherche pas à me faire bien voir et que le lieutenant Mardon ne m’intéresse pas le moins du monde ! — Je suis bien heureux de l’entendre, dit une voix sarcastique. Tous les quatre sursautèrent. Dane Mardon se tenait debout près de la porte, un sourire diabolique sur les lèvres. Depuis quand est-il là ? pensa-t-elle horrifiée. Une lueur amusée brilla dans son regard et il répondit à sa question non formulée. — Depuis assez longtemps. Je vois que vous avez fait connaissance avec ces charmants garçons, Kaertan. Ils semblent qu’ils vous aient mise au courant de mes… petits défauts. À son grand désespoir, elle rougit comme une gamine. — Retournez donc au travail, soldats. Je ne crois pas que vos exploits vous autorisent à prendre des pauses, ni à tenter d’épater cette jeune femme. Surtout vous, Nardo. Ils s’égaillèrent en courant stimulés par le tranchant glacial de sa voix. — Alors Caporal, il semblerait que vous ayez avancé. Elle fut rassurée, il n'avait pas entendu le début de la conversation, mais cela ne l'empêcha de rougir furieusement. — Oui, lieutenant. — Parfait. Voyons cela. Elle alluma sa console et afficha son travail de la veille. — Intéressant, très intéressant, murmura-t-il. Ce fainéant de Nardo a raison. Vous êtes douée, caporal. Comme à chaque fois qu’il lui parlait, elle ne sut que répondre, tout en enrageant d’être aussi empotée. — Je suis sérieux, Kaertan. C’est du très bon travail. Cela valait bien un petit mensonge à cette brute de Mapal. Elle ne put s’empêcher de le regarder avec étonnement. — La prochaine fois, prévenez-moi, ajouta-t-il doucement. — Je vous assure, lieutenant, que j’avais vraiment oublié. — Je vous crois. N’en parlons plus, cela n’a aucun intérêt. Voyons plutôt où vous en êtes. Il attrapa un siège et s’assit à côté d’elle. — Comment comptez-vous régler le problème de… Trois minutes plus tard, ils se perdirent tous les deux dans la complexité de la tâche. Ils ne remarquèrent pas les regards envieux et curieux des trois jeunes hommes. Toute la journée, Nayla et Mardon travaillèrent ensemble sur les différentes modélisations du programme. Chaque difficulté résolue laissait la place à un écueil insurmontable qu’ils arrivaient tout de même à franchir. Au milieu de l’après-midi, Nayla commença à se dire que jamais ils n’arriveraient à programmer un modèle fiable, même si les capacités d’analyse et l’intelligence de l’officier scientifique étaient exceptionnelles. Les solutions qu’il trouvait et sa façon de contourner les obstacles, étaient toujours surprenants. Pour la quatrième fois, leur essai déboucha sur un échec. Il s’agissait d’une impasse sérieuse. Nayla avait l’impression d’avoir le cerveau englué dans de la mélasse et n’arrivait plus à aligner deux pensées constructives. Une interruption lui ferait le plus grand bien. — Cela suffit, fit Mardon, on fait une pause. — Pardon ? balbutia-t-elle, surprise qu'il exauce son souhait. — Ce n’est pas la peine de buter sur ce problème éternellement. Allons faire un tour, dit-il en se levant. Un peu abasourdie, elle le suivit. Elle croisa le regard amusé et légèrement jaloux de Valo. Il roula des yeux et battit des paupières, dans une imitation pathétique d’une femme tentant de séduire un homme. Elle serra les mâchoires de colère et suivit Mardon dans le couloir. Elle comprenait bien qu’une collaboration aussi étroite de l’officier scientifique avec l’un de ses subordonnés ne devait pas être habituelle, mais la rivalité de ce Valo la révoltait. Elle haussa mentalement les épaules, que lui importaient les mesquineries de ses condisciples, travailler avec Dane Mardon était tout simplement passionnant. Elle avait totalement oublié ses craintes de la veille. Cet homme était d’une intelligence hors du commun et elle commençait à apprécier le pli narquois de sa bouche. Le mess était désert, Mardon se procura deux thés forts dans le distributeur de boissons et lui tendit le mug brûlant. Il s’appuya sur un coin de table et réchauffa ses mains sur le récipient. Pour échapper à ses yeux bleus, elle avala une gorgée. Le breuvage était trop chaud et relativement insipide, rien à voir avec le thé parfumé d'Olima. La question de Mardon la sortit de sa mélancolie. — Eh bien Kaertan, pour un début, vous êtes servie n’est-ce pas ? Vous ne deviez pas vous attendre à cela dans ce trou perdu ? — Je ne m’attendais à rien de particulier, lieutenant. Vous savez que nos affectations sont gardées secrètes. Pour nous, c’était l’inconnu le plus total, mais j’avoue que commencer par ce genre de problème est tout à fait fascinant. — L’écriture de ce genre de programme n’est pas fréquente, surtout dans une base comme celle-ci. — C’est vrai, se hasarda-t-elle, je croyais que seul ceux qui sont affectés dans la flotte avaient cette opportunité. — En règle générale, c’est exact. Leurs appareils et leurs programmes sont adaptés à ce genre de situation. Nous sommes obligés d’innover pour contrer notre matériel ancien, mais qui aurait pu imaginer que nous aurions à effectuer ce type de tâche dans un endroit si éloigné. En fait, ce que nous faisons est plus comparable à une modélisation de combat. — Vous avez raison, lieutenant ! s’exclama-t-elle avec passion. Je n’avais pas remarqué les similitudes. — Vous avez écrit des modélisations de combat ? — Oui, lieutenant. Lors de ma formation, j’en ai programmé quelques-unes. Je n’ai pas pu entrer dans les détails, c’était réservé à la branche tactique. Une fois, j’ai eu l’occasion d’écrire une vraie modélisation et franchement, j’ai trouvé ça passionnant. — Vraiment ? dit-il l’air intéressé. De quel niveau ? — Niveau 4, lieutenant, répondit-elle fièrement. — Un niveau 4 ? Avec trois forces armées, des obstacles naturels, un ennemi supérieur en nombre et en capacité et cinq variables aléatoires ? — Oui, dit-elle avec flamme, ce sont les variables qui sont les plus difficiles à gérer mais on peut contourner la difficulté. — C’est exact, mais comment une spécialiste scientifique a-t-elle trouvé l’opportunité de réaliser une modélisation de combat de niveau 4 ? demanda-t-il d’un ton doucereux. Elle s'était laissé emporter par la conversation et sous le charme subtil de sa voix grave à la tonalité chaude, modulée par cette diction précise qui captivait, elle avait oublié la plus élémentaire prudence. Cet homme au regard si pénétrant était dangereux. Il était trop tard pour mentir, elle allait devoir lui avouer la vérité. La faute n’était pas très grave, elle espérait seulement qu’il ne l’obligerait pas à la confesser. — Je… commença-t-elle en hésitant. Lors de l’instruction, j'ai aidé l’un de mes camarades qui n’arrivait pas à faire son exercice. — C’est interdit, caporal, vous le savez ? — Oui, lieutenant. — Mais il est difficile de résister à ce genre de défi, n’est-ce pas ? — Oui lieutenant, dit-elle, un peu soulagée et elle ne put s’empêcher d’ajouter. Vous avez dû connaître le même dilemme ? — Comment cela ? — Pour connaître si bien les données du problème, il faut en avoir eu connaissance et avoir résolu ce problème, lieutenant. Elle faillit reculer face à l’intensité glaciale de son regard. — Ne faites pas de spéculation sur moi, caporal ! — Non, lieutenant ! Il la fixait toujours avec méfiance, puis il se détendit lentement. — L’incident est clos. Votre camarade a-t-il eu une bonne note ? Elle ne savait que répondre, mais le regard perçant qui plongeait dans le sien incitait étrangement aux confidences. — Il a été muté en section de modélisation tactique. La modélisation tactique, ceux qui établissaient les plans de bataille, le "fin du fin" de la spécialité. — Belle promotion, ironisa-t-il. Les prochains standards tactiques risquent d’être amusants si quelqu’un qui a des problèmes avec le niveau 4 se retrouve en modélisation. En tout cas, cela confirme ce que je pensais. Vous êtes très douée, Nayla Kaertan. — Non, je… — Ne me mentez pas ! Vos schémas sont clairs et limpides. Ce n’est pas donné à tout le monde. Ils restèrent un moment silencieux, s’observant mutuellement. Quelque chose d'étrange se passait entre eux, le regard magnétique de Mardon établissait un lien presque magique. Elle avait l’impression qu’il sondait son âme, qu’il l’ensorcelait, qu’elle se noyait dans ses yeux bleus. Quelque part, tout au fond de son esprit, retentit un signal d’alarme, mais elle ne trouvait pas la force de s’arracher au maléfice. La porte du mess s’ouvrit et une voix de stentor brisa le charme. — Ah Mardon, vous êtes là ! Le capitaine Norimanus entra à grands pas dans la pièce et les toisa, d'un air déplaisant. Alors qu’elle se figeait au garde-à-vous, elle remarqua que sa joue portait la scarification de la foi. L’officier tacticien, le second de la base, avait le corps décharné d’un ascète et les pupilles flamboyantes d’un fanatique. — Qu’y a-t-il ? demanda Mardon sans se redresser. Elle observa que l’attitude de l’officier scientifique, nonchalante et détachée, irradiait d’une autorité naturelle qui n’était pas celle d’un subordonné. Le capitaine Norimanus devait le percevoir, car il fixait Dem avec une antipathie évidente. Nayla frissonna quand il la dévisagea avec une expression déplaisante. — Désolé de vous déranger, Mardon. Le ton de sa voix sous-entendait une raison immorale à leur présence et la jeune femme se sentit rougir. — Que puis-je pour vous ? demanda Mardon, imperturbable. — Où en êtes-vous de votre analyse ? — Nous avançons. — Je veux cette analyse pour ce soir. Débrouillez-vous ! Dane Mardon se redressa lentement, les mâchoires serrées, une colère froide émanait de son attitude altière. — Je vous dis que c’est impossible. — Si vous étiez au labo au lieu d’être en train de draguer, vous auriez peut-être le temps. Mardon s'abstint de répondre, mais une étincelle de colère brilla dans son regard. — C’est au nom de Dieu que vous recevez cet ordre, lieutenant Mardon ! dit le capitaine avec une grimace mauvaise. — En ce cas, nous ferons au mieux pour Sa Gloire. — Parfait. Je veux les données entièrement décryptées et je veux entendre ce message. Est-ce compris ? — Bien entendu, capitaine. — Dans ce cas, ne traînez pas ! L’officier sortit, satisfait d’avoir eu le dernier mot. — Au nom de Dieu ! explosa Dane Mardon avec rage. Comme si cela pouvait nous aider à avancer plus vite ! Nayla essaya de ne pas montrer son étonnement. Cette réplique était hérétique, le genre de remarque qui pouvait vous condamner aux travaux forcés. Son manque de réaction était tout aussi hérétique, mais elle ne le comprit pas. -*-*- Une fierté excessive gonfla le cœur de Nayla quand ils achevèrent la modélisation, surtout lorsque Mardon la félicita avec bienveillance. Il exécuta le programme et l'écran se couvrit de symboles. Le décryptage fonctionnait et le fichier semblait reconstitué. — Écoutons ce message, caporal, dit-il. Après quelques crachotements, une voix affolée retentit dans les haut-parleurs de sa console. — ... taine Markel… l'aide… Ici, RgN 07… sommes… Nous avons besoin… Capitaine Markel RgN 07, ceci est un appel à l'aide… renforts… Mardon vérifia les graphiques et laissa échapper un soupir. — J'ai bien peur que nous ne puissions pas obtenir mieux. — Mais lieutenant, osa-t-elle dire, le capitaine Norimanus vous a donné l'ordre de tout décrypter. — Je suis conscient des ordres, caporal. — C'est un ordre au nom de Dieu, insista-t-elle. Cela impliquait d'y obéir absolument sous peine d'être, dans le meilleur des cas, obligé d'en référer à l’aumônier, ou dans le pire des scénarios, de subir une enquête de l'Inquisition. — Ne vous inquiétez pas, caporal. Je prendrai tout sur moi. — Mais c'est pour vous que je m'inquiète, lieutenant. — C'est inutile. — Mais… — Caporal, je n'aime pas que l'on discute mes décisions. Retournez dans vos quartiers, prenez une douche et mangez un morceau. Vous l'avez bien mérité. — Lieutenant ? — Nous allons partir dans quelques heures, le temps d'organiser la mission. Vous m'accompagnerez. Allez, caporal ! Ne me faites pas regretter ma mansuétude. Nayla retourna lentement vers le dortoir. Elle se sentait immensément lasse. Le travail intensif lui avait vidé l'esprit et elle aspirait à une bonne nuit de sommeil. Elle n'arrivait pas à cerner ce lieutenant Mardon. Son regard froid la terrifiait. Elle avait l'impression qu'il lisait en elle avec une facilité déconcertante. Aujourd'hui, il s'était presque montré chaleureux, puis l'officier exigeant avait refait son apparition. Comptait-il vraiment l'emmener en mission sur RgN 07 ? C'était dément ! Elle se demandait quelle était la cause de cet appel à l'aide et si un quelconque danger les attendait sur cette planète. Toute à ses pensées, elle faillit télescoper la personne qui venait en sens inverse. Elle stoppa juste à temps et sursauta en découvrant le visage de Lowel. — Belle Nayla, dit-il en lui décernant un sourire éblouissant. Que faites-vous dans les couloirs à une heure pareille ? — Capitaine, salua-t-elle. Le lieutenant Mardon m'a autorisée à retourner dans mes quartiers. — Comme c'est aimable de sa part. Vous êtes donc libre comme l'air. Venez avec moi, je vais vous faire visiter la base. — Non merci, capitaine. Je n'ai qu'une heure. Il veut que je… — Il vous attendra, Nayla. Mardon n'est qu'un lieutenant et comme vous savez si bien le dire, je suis capitaine. Pendant son petit discours, il s'était rapproché d'elle au fur et à mesure qu'elle reculait. Elle heurta la paroi et se retrouva bloquée par Lowel, qui posa une main sur le mur pour l'empêcher de fuir. Elle n'aima pas la lueur malsaine dans ses yeux. — Je dois y aller, capitaine, insista-t-elle. — Ne vous ai-je pas déjà dit de m'appeler Edin ? — Ce ne serait pas convenable, capitaine. — Tout est convenable lorsqu'on est aussi jolie que vous, Nayla. Depuis que j'ai eu le bonheur de vous connaître, votre silhouette si prometteuse hante mes nuits et je rêve de goûter à vos lèvres. — Capitaine, s’il vous plaît, protesta-t-elle. — Je suis à vos ordres, dit-il en tentant de lui caresser la joue. Elle s'écarta, mais d'un geste vif, il l'épingla contre le mur. Il effleura son visage du dos de sa main. — Votre peau est très douce, j'en étais certain. Allons caporal, cessons de jouer. Vous me plaisez, je vous plais, pourquoi résister, dit-il en prenant plaisir à son effroi. — Vous ne me plaisez pas, capitaine. — Je n'en crois pas un mot. Tu as envie de moi comme j'ai envie de toi. Je veux dévorer ton cou, ton corps somptueux. Accompagne-moi jusqu'à ma cabine, tu verras, tu ne seras pas déçue. Sa voix suave lui donna la nausée. La façon dont il l'observait lui donnait l'impression d'être nue et elle ressentait presque ses mains la caresser. Elle tenta une fois encore de s'échapper. — Lâchez-moi ! s'écria-t-elle. — Ne me donne pas d'ordre ! Je suis ton supérieur ! Il se colla contre elle, décidé à lui voler un baiser. Elle se débattit, ce qui le fit rire. Il appréciait sa résistance. Qu'importe, elle refusait de se laisser faire ! Elle le repoussa vigoureusement et s'arracha à sa poigne, avant de s'enfuir en courant. Le rire mauvais de Lowel la poursuivit, alors qu'elle dévalait dans le couloir. Elle ne stoppa qu'une fois dans la salle commune, où elle reprit son souffle et ses esprits. Le salopard ! s'exclama-t-elle intérieurement. Il ne va pas s'en tirer comme ça ! Le désespoir succéda à l'explosion de colère. Que pouvait-elle faire ? Ce serait sa parole, contre celle d'un capitaine. Il était, par définition, irréprochable. Elle avait entendu des histoires de ce genre, murmurée en catimini pendant sa formation. Elle savait aussi que celles qui s'étaient plaintes, avaient disparu. Selon la rumeur, elles avaient été mutées dans une affectation punitive pour avoir accusé, à tort, un officier. Dans l'Armée Sainte, une femme violée par un supérieur cela n'existait pas. Elle exhala un long soupir. Elle était piégée et il n'y avait personne à qui accorder sa confiance. À cette heure de la journée, les dortoirs étaient quasi déserts. Un couple se bécotait dans un coin de la salle commune et Hunis Baamolade était assise sur sa couchette. Elle lisait le Credo avec une concentration béate. Nayla la salua brièvement, mais la blonde se contenta d'une onomatopée incompréhensible. Elle se hâta vers les douches, y ôta son uniforme qu'elle plia avec soin. Aujourd’hui, plus que jamais, elle aurait aimé sentir l’eau s’écouler sur son corps, mais elle dut se contenter de la vague d’ondes. Elle s’attarda, augmentant même l’intensité sonique. Sa peau vibrait doucement et elle ferma les yeux, se laissant aller à la réflexion. La fatigue l'envahissait doucement, gommant peu à peu les pensées lugubres qui tournaient en boucle dans sa tête. Bercée par le bourdonnement sonique de la douche, elle sombra dans un état de demi-sommeil léthargique. Un flot d’images l’assaillit soudain, tel un kaléidoscope dément. "Elle vit des maisons qui explosaient, des gens fous de panique qui zigzaguaient pour éviter des tirs, des silhouettes frappées par des impacts d’énergie. Des hurlements de terreur lui percèrent les tympans. Des pleurs et des supplications lui brisèrent le cœur. Un temple implosa sous l’impact direct d’un missile. Des soldats, vêtus d’une armure de combat noir de jais, poursuivaient des enfants, les assassinaient. Les images changèrent et elle vit une planète depuis l’espace, depuis la passerelle d’un vaisseau de combat. Dans l’ombre, une longue silhouette en uniforme d’un noir profond et brillant, donna un ordre. Des missiles d’énergie furent tirés sur la planète, frappèrent le sol et le ravagèrent. Les explosions se propagèrent à la surface en une vague flamboyante qui ravagea tout sur son passage." Son propre cri l’arracha à cet horrible cauchemar. Elle s’effondra lentement au fond de la douche et enserra ses genoux de ses bras en tremblant, alors que des larmes coulaient sur ses joues. Nayla cacha son visage entre ses bras, encore choquée par les images qui venaient d’envahir son esprit, par ce… rêve. Elle frissonna. Elle venait de voir Alima, le massacre d’Alima. Elle avait reconnu les maisons et le mode vestimentaire des victimes. Alima ! Elle réprima le sanglot qui la secoua alors que l’évidence s’imposait à elle. Ces images étaient celles qu’elle voyait chaque nuit. Ce cauchemar était celui dont le souvenir lui échappait à chaque fois. C’était cela qui la réveillait haletante et en sueur. Alima ! Elle rêvait d’Alima. Pourquoi Alima ? La conséquence habituelle ne tarda pas à s'abattre sur elle. La vague, le reflux lui laissa un avertissement, comme d’habitude. Seulement cette fois, elle se souvenait du message transmis par son subconscient : une silhouette noire, d’un noir profond, un homme de dos, celui de son cauchemar. Cette image refusait obstinément de quitter son esprit. La signification de cette image éclata dans son crâne, faisant pulser ses tempes sous l’impact du hurlement. Devor Milar ! Cette silhouette était celle de Devor Milar, le monstre d’Alima. Celui qui avait ordonné le massacre, l’éradication de toute une population. Devor Milar, le colonel des Gardes de la Foi, cet homme qu’elle haïssait. Un frisson la secoua. Elle se leva brusquement, jaillit nue de la cabine et se précipita au-dessus du lavabo le plus proche. Elle vomit dans une terrible convulsion. Lorsque son estomac eut fini de se retourner, elle reprit lentement conscience du monde extérieur. — Tu es malade ? La voix d'Hunis la fit sursauter. La blonde se tenait à l’entrée des douches avec une grimace dégoûtée sur sa bouche pulpeuse. — Non, ça va, bafouilla-t-elle. — Je t’ai entendue crier. — Je me suis cogné l’orteil, mentit Nayla. Ça m’a fait si mal que le repas est ressorti. — Tu veux que je t’accompagne à l’infirmerie, demanda Hunis d’un ton qui suggérait qu’elle n’en avait aucune envie. — Merci, non. Je… J’irai demain si j’ai toujours mal. — Comme tu veux. — Je vais nettoyer, dit Nayla. Hunis haussa les épaules et quitta la pièce. Tandis que Nayla effaçait les preuves de son malaise, tout ce qu’elle avait appris au sujet du colonel Milar, tous les renseignements qu’elle avait collectionnés avec une passion morbide, lui revinrent en mémoire. C’était l’un des leaders des Gardes de la Foi, l'un des plus brillants et sans doute le plus connu. Nommé colonel à seulement vingt-six ans, il avait pris le commandement de la Phalange Écarlate, devenant le plus jeune officier à obtenir une telle distinction. Sa poigne de fer et son intelligence hors du commun avaient fait de cette phalange la plus impitoyable et la plus efficace des unités des Gardes Noirs. Le nom de Devor Milar terrorisait chaque croyant, même les plus dévots. On le disait sans pitié, on rapportait qu’il était un tacticien hors pair et un guerrier invincible. Il était la main de Dieu qui avait détruit Alima. La dernière information qu’elle avait réussi à glaner à son sujet parlait de sa mystérieuse disparition. Peu de temps après Alima, le colonel Devor Milar s’était tout simplement évaporé. Le Clergé disait que Dieu l’avait appelé en Son Paradis, comme une récompense à sa dévotion. La résistance d’Olima assurait que Milar avait été chargé d’une mission importante : détruire tous les hérétiques. Devor Milar ! Il était la seule information fournie par son cauchemar éveillé. Nayla reprit ses esprits lentement, l'horreur de la vision refusait de disparaître. La puissance de la prémonition était incontestable ; un danger, un terrible danger la menaçait. Cette menace était-elle liée à l'ordre au nom de Dieu qu'avait donné le capitaine ? Mardon semblait confiant, mais elle redoutait les conséquences d'un échec. Norimanus était un croyant pieux, comme le prouvait la cicatrice qu'il portait sur la joue. Cette scarification était pratiquée à l’aide d’un couteau rituel, sorte de griffe à quatre pointes qui permettait d’inciser dans la chair une forme représentant vaguement un arbre. La douleur était une prière adressée à Dieu et la marque était un témoin de la Foi sans tache d’un croyant. Il ne semblait pas apprécier le lieutenant Mardon et n’hésiterait pas à le dénoncer à l’Inquisition. Elle était sûre qu'un tel homme sauterait sur l’occasion de réunir la cinquième racine. Presque inconsciemment, elle frotta le dos de sa main gauche, où deux traits noirs étaient tatoués prouvant qu’elle venait d’entamer sa deuxième année de conscription. Lorsque le dessin serait complet, à l’issue de ses cinq années de service, elle aurait enfin réuni la première racine. Elle contempla avec honte cette main. Elle aurait tant voulu n’avoir aucune de ces marques de foi, aucune de ces racines qui étaient censées prouver qu’elle aimait Dieu, alors qu’elle le haïssait. Les racines de la foi étaient au nombre de six et le but de la vie de chaque croyant était de les réunir. Nayla, comme tous les membres de l’Imperium, avait dû les apprendre. La première, celle que tous devaient collecter, était la conscription. Le tatouage indélébile et infalsifiable en était la preuve. Ne pas posséder ce tatouage vous fermait toutes les portes, il devenait impossible de se marier, de travailler, de voyager, d'acheter ou de vendre. La taxe de la foi, cet impôt de 20 % des gains d’un croyant, était la deuxième racine. Elle aussi avait un caractère obligatoire. Tout croyant qui ne s’acquittait pas de cette dette, était déporté sur un monde jeune, qu’il fallait défricher pour la gloire de Dieu et le plus souvent, sa famille payait sa folie avec lui. Pour récolter la troisième racine, il fallait donner un fils au Clergé, dix ans après sa naissance, afin qu’il devienne un moine. Elle n’était pas obligatoire, mais les familles nombreuses qui n’offraient pas d'enfants étaient ostracisées. Les trois dernières racines n’étaient récoltées que par les croyants les plus fervents, comme Norimanus. Il avait obtenu la quatrième en marquant son visage à l’aide d’une lame rituelle, afin de prouver à tous, la force de sa foi. Il brûlait, certainement, de s’approprier la cinquième en arrêtant ou en aidant à arrêter un hérétique. La dénonciation était très prisée des dévots. Enfin, il restait la sixième racine, la plus mystérieuse. Le croyant qui souhaitait la récolter, devait se rendre sur la planète mère et offrir son existence à Dieu. Le hurlement de la sirène d'alarme la fit sursauter et le système interne de communication crachota des ordres d'une voix urgente : "Alerte de niveau 3 - Alerte de niveau 3 - Équipe 1 de sécurité au rapport immédiatement. Que chacun rejoigne son poste en tenue de combat - Alerte de niveau 3 - Alerte de niveau 3 - Équipe 1 de sécurité au rapport immédiatement. Que chacun rejoigne son poste en tenue de combat - Alerte de niveau 3 - Alerte de niveau 3" Mardon avait vu juste. Ils allaient devoir intervenir sur RgN 07 et il allait l'emmener, alors qu'elle venait juste d'arriver. Elle retourna dans les dortoirs et entreprit de s'équiper. Elle sangla les différentes parties de son armure de combat en ketir, vérifia que chaque attache était correctement enclenchée, puis fixa le kit de survie. En sortant du dortoir, elle croisa les autres conscrits qui venaient se préparer pour l'alerte. Toutes les dix minutes, le message était réitéré et les soldats jouaient les matamores, apparemment tous heureux du combat à venir. Pourtant, elle devina que beaucoup cachaient leur frayeur derrière cette attitude guerrière. Lorsqu'elle revint dans le laboratoire, seuls Herton et Nardo s'y trouvaient, toujours en tenue de campagne. La solennité inscrite sur le visage du sergent renforça son anxiété. Il lui tendit un havresac en linium. Il contenait tous les outils scientifiques de terrain. Dane Mardon choisit cet instant pour faire irruption dans le laboratoire, impressionnant dans sa tenue de combat impeccablement ajustée. Les plaques de ketir, gris orage, étaient superbement patinées, chaque attache parfaitement serrée, l'étui contenant le pistolet lywar était accroché sur le renfort de la cuisse droite et celui avec le poignard de combat, sur la gauche. — Herton, dit-il, ce que je vous ai demandé est-il prêt ? — Oui, lieutenant ! — Je vous confie le laboratoire, sergent. Kaertan, suivez-moi ! Elle logea le havresac contenant le matériel de l'équipe scientifique sur son épaule et se précipita à sa suite. Elle dut accélérer pour suivre son allure. Ils passèrent une écoutille de sécurité et s'engagèrent dans un couloir sombre, dont les parois marquées de rouille indiquaient le peu d'importance de cette partie de la base. Ils franchirent une lourde porte anti-souffle et pénétrèrent dans une salle d'embarquement au centre de laquelle trônait un petit vaisseau. Ce vieux modèle de patrouilleur interplanétaire, à peine plus performant que la navette d'atterrissage d'un vaisseau de la flotte, était dans un état déplorable. Il était rafistolé en plusieurs endroits et affublé de tuyères de réacteur appartenant à un autre type de cargo. Tout autour du vaisseau régnait un incroyable capharnaüm de matériel à embarquer et d'hommes qui s'agitaient en tous sens. Le capitaine Norimanus hurlait des ordres impatients à tous ceux qui passaient dans son champ de vision, ajoutant ainsi au vacarme et au désordre. Avisant l'équipe scientifique, il vociféra : — Mardon, enfin ! Avez-vous votre matériel ? Alors embarquez ! Ne restez pas dans le passage. — Je ne me le permettrai pas, répliqua Dem à voix basse. La sérénité du lieutenant Mardon apparaissait comme un îlot de calme, au milieu d'un océan en furie. Il fit signe à Nayla de le suivre et ils montèrent à bord par le sas latéral. Nayla sur ses talons, il remonta une étroite coursive à l'éclairage tremblant. L'engin était dans un état déplorable. Des câbles pendaient au plafond, hors de leur gaine de protection et un liquide graisseux suintait par endroits, maculant le sol de taches noirâtres. Elle tenta d'occulter l'odeur âpre de métal chaud. La porte de l'habitacle passager s'ouvrit et le capitaine Lowel en sortit, s'intercalant entre Mardon et elle. Nayla s'arrêta net, figée par la présence de son harceleur. — Nayla, vous êtes du voyage. Voilà qui me remonte le moral. — Capitaine… — Toujours aussi formelle. Votre timidité est charmante. Laissez-moi donc passer, ajouta-t-il en constatant qu'elle ne répondait pas, je dois me rendre à l'arrière. Elle se plaqua contre la paroi, mais il s'arrangea pour la frôler. — À bientôt, ma belle, murmura-t-il. Elle reprit lentement son souffle. Mardon l'attendait dans le couloir, avec une impatience visible. — Lorsque vous aurez fini de badiner, caporal, peut-être daignerez-vous m'accorder de votre temps. Elle rougit violemment, mais n'osa pas lui expliquer qu'elle n'était, en aucun cas, l'instigatrice de cette discussion. Sans répondre, elle le rattrapa. Elle sentit un frisson désagréable courir le long de sa colonne vertébrale, lorsqu'il la fixa intensément. — Avez-vous quelque chose à me dire, caporal ? Cette fois-ci, elle eut peur. Elle venait justement d'envisager de tout lui avouer, comment pouvait-il le savoir ? Elle aurait juré qu'il ne s'agissait pas d'une coïncidence. — Non, rien lieutenant. — Très bien. Sans attendre, il reprit sa progression jusqu'à une écoutille aux coins arrondis. Nayla regarda, effarée, la passerelle exiguë et asymétrique. À l'avant, se trouvaient les postes de pilotage et de contrôle. Le poste de tir était à gauche, la console technique à droite et l'équipement scientifique au fond. Au centre, le siège de commandement avec les consoles associées dominait. Dem se coula avec aisance dans le fauteuil qui lui était attribué, sans se préoccuper des chuintements inquiétants du système de suspension. Il mit aussitôt sous tension la console "science". — Voilà qui est miraculeux, tout fonctionne, dit-il après un test rapide. Rangez les kits dans leurs emplacements et asseyez-vous. Elle casa le havresac dans un renfoncement de la paroi et s'installa devant la deuxième console, en essayant de contrôler une angoisse tenace, générée par son rêve éveillé et l'agression de Lowel. — Connaissez-vous ce genre de poste ou avez-vous besoin que je vous explique rapidement son utilisation ? Elle jeta un coup d'œil sur les commandes. — Non, lieutenant, répondit-elle. Je connais ce modèle. — Vérifiez l'état de votre fauteuil. La sortie de l'atmosphère risque d'être sportive. — Oui, lieutenant. Comme dans tous les vaisseaux de cette classe, les sièges intégraient une suspension inertielle permettant au corps humain de mieux supporter la poussée des moteurs, lors de l'arrachement à l'attraction planétaire. Tout fonctionnait bien, enfin dans les limites autorisées, elle espérait que c'était aussi le cas pour les amortisseurs d'inertie du vaisseau. — Tout ira bien caporal, ne vous inquiétez pas. Elle acquiesça d'un signe de tête peu convaincu. — Je vous informe succinctement, dit-il à voix basse. Je ne crois pas que le capitaine Norimanus daignera expliquer à l'équipage les paramètres de notre mission. Suite au message que nous avons déchiffré, le commandant Thadees a ordonné que nous allions enquêter sur la planète RgN 07. — Mais, commença-t-elle avant de s'arrêter se rendant compte qu'elle venait de lui couper la parole. — Oui ? — Cet appareil ne peut pas voyager hors du système planétaire, n'est-ce pas ? — Vous avez bien retenu vos leçons, caporal. Il s'agit bien d'un modèle interplanétaire. Seulement, cet appareil a subi quelques modifications par rapport au modèle de base. De plus, les systèmes RgN et le nôtre sont des systèmes jumeaux, en quelque sorte. Nous y serons en quelques heures. Des heures très pénibles, j'en ai peur. — Quel genre de planète est-ce ? demanda-t-elle. — Une planète minière, comme la nôtre. Il me semble qu'il y a quelques fermes intensives au sud, mais le capitaine Markel qui a émis ce message, commande l'unité des Soldats de la Foi en charge des mines. — Que pensez-vous de ce message, lieutenant ? Savez-vous quel danger nous allons affronter ? L'entrée en trombe d'un lieutenant féminin sur la passerelle l'interrompit. Elle était petite, boulotte et semblait déborder d'énergie. Ce jeune lieutenant leur décerna un sourire éblouissant. — Salut tout le monde ! Enfin un peu d'action pour nous sortir de la monotonie ! Elle se jeta avec entrain devant la console technique, qu'elle alluma dans le même mouvement. Puis elle se tourna vers Mardon. — Une nouvelle recrue, Dem ? Tu nous présentes. Nayla tenta de ne pas montrer sa stupéfaction face à cette exubérance surprenante. — Le caporal Kaertan vient d'arriver, Mylera. Caporal, le lieutenant Nlatan, officier technicien de la base. — Lieutenant ! salua-t-elle avec une rigueur qui fit rire la jeune femme. — Quelle discipline ! Caporal, ne laissez pas ce gaillard vous réduire à un robot, qui se contente de "oui, lieutenant !" ou "non, lieutenant". Quel est votre prénom ? — Nayla, lieutenant. — Moi, c'est Mylera, hors service, bien entendu. J'espère que nous aurons l'occasion de discuter tranquillement, quand cette petite balade sera terminée. Je déteste les formalités quand je ne travaille pas. — Mylera, ne perturbe pas mon caporal, tu veux bien. — Dem, arrête de me fusiller de ton regard glacial, ou je ne réponds plus de rien. Tu me mets dans tous mes états, mon grand ! — Si j'avais le moindre pouvoir de séduction sur toi, plaisanta-t-il, cela se saurait. — Je t'assure que si je devais choisir, c'est toi que je choisirais. Il s'inclina, toujours moqueur. — Je suis flatté, mais pour l'instant, je te demande juste de faire en sorte que ce tas de ferraille décolle sans encombre. — Ne t'inquiète pas, beau ténébreux, il décollera ! Nayla ne put s'empêcher de pouffer de rire. L'échange entre les deux officiers était irrésistible et l'officier technicien semblait complètement insensible à la présence intimidante de Dane Mardon. D'ailleurs, Mylera Nlatan éclata de rire à son tour. — Vous voyez, Nayla, il n'est pas si terrible. — Mylera, comment veux-tu que je continue à impressionner mes subordonnés ? Ne vous inquiétez pas caporal, ajouta-t-il, il s'agit d'un petit jeu entre le lieutenant Nlatan et moi. — J'adore jouer avec toi, dit-elle en riant. Dem ne put contenir un sourire amusé qui le fit paraître plus jeune. Il était différent en compagnie de ce lieutenant Nlatan. D'emblée, Nayla décida qu'elle appréciait l'officier technicien. Cette dernière finit la mise en service de sa console et une voix jaillit aussitôt du récepteur. — Laker au rapport ! La machinerie est opérationnelle, lieutenant. — Parfait. Tenez-moi au courant. Je vais transférer les commandes principales ici. Avec l'arrivée du reste de l'équipe de la passerelle, les discussions cessèrent. Valo les rejoignit peu après. — Vous avez pris votre temps, Valo ! dit Dem d'un ton tranchant. Même en armure, le jeune homme dégingandé avait l'air d'un épouvantail que l'on aurait affublé de vêtements trop grands. — Je vous ai attendu hors du vaisseau, lieutenant. Vous croyez qu'on va se battre ? demanda-t-il avec ardeur. — Nous verrons bien. Je n'ai pas besoin de vous pour le moment. Rejoignez l'habitacle passager et reposez-vous. Je veux que vous soyez en forme, pour prendre votre service. Attendez, dit-il en se tournant vers le lieutenant Nlatan. Mylera, si tu as besoin de bras supplémentaires, le soldat Valo se fera une joie d'aider ton équipe. — C'est gentil. Je suis un peu à court d'effectif en ce moment. Soilj, rejoignez donc votre ami Laker en salle des machines. Je suis certaine qu'il saura vous occuper. — Oui lieutenant, dit-il en lançant un regard envieux à Nayla. La jeune femme lui adressa une grimace penaude, elle comprenait la désillusion de son camarade. Elle venait d'arriver, mais c'est elle qui avait l'honneur de servir sur la passerelle. Une désignation dont elle se serait passée, si elle avait eu son mot à dire. Le capitaine Norimanus fit une entrée conquérante avant de s'asseoir sur le siège de commandement. Il enclencha les communications intérieures, afin que tout l'équipage entende sa voix. — Soldats ! Sous le regard de Dieu, nous allons effectuer une mission importante. J'attends de vous un dévouement exemplaire et une abnégation de tous les instants. En m'obéissant, c'est à Dieu lui-même que vous obéissez. Il sait chacun de vos gestes, chacune de vos actions. Il connaît vos peurs… des peurs qui sont hérétiques. C'est Lui qui décide de votre destin, avoir peur c'est refuser ce destin. J'attends que les effrayés se confessent à leur retour et un châtiment adéquat leur sera offert, afin d'expier ce péché. Notre vie est dans la main de Dieu, qu'Il nous guide toujours ! — Qu'Il vive à jamais ! dit Nayla, comme tout l'équipage. Norimanus se cala dans son fauteuil, une expression satisfaite sur son visage, puis il donna l'ordre du départ. ** ** ** ** Ailleurs… Le général Aaron Jouplim, commandant en chef des Gardes de la Foi jeta avec rage, sur le dossier de son fauteuil, la cape noire galonnée d’or qui était la distinction de son rang. La rencontre avec le Grand-Prêtre l’avait ulcéré. Jalara avait beau ordonner et tempêter, arrêter Devor Milar ne serait pas si simple, surtout après cinq années. L’ancien commandant de la Phalange Écarlate avait disparu sans laisser aucune trace, depuis cette nuit où l’Inquisition avait tenté de l'appréhender. Une section de trente soldats de l’Inquisition avait été mandatée pour l’arrêter. Il ricana à haute voix ; seulement trente hommes pour capturer le meilleur soldat de la galaxie. Milar en avait tué quinze et s’était échappé en se jetant dans le vide. Aucun corps n’avait été retrouvé, Milar s’était évanoui dans la nature et personne ne l’avait revu. Certains avaient même avancé l’hypothèse de sa mort, mais Dieu lui-même avait affirmé qu’il était encore en vie et personne n’aurait osé remettre en question Son avis. Depuis, l’Inquisition le cherchait ardemment et en toute discrétion. Il était inconcevable de laisser une telle information courir la galaxie. Les Gardes Noirs étaient censés être infaillibles et Milar était le meilleur d’entre eux. Le général Jouplim le connaissait personnellement et il aurait, sans hésiter, mit sa vie entre les mains de cet homme. Il l’avait déjà fait. Lorsqu’il n’était que le colonel Jouplim, commandant la Phalange Grise, il avait eu sous ses ordres un jeune lieutenant, tout juste sorti de formation, qui l’avait impressionné par l’audace de ses décisions, par la clarté de sa réflexion et par sa rapidité d’action. Il se souvenait de ce jour, où pris sous le feu ennemi dans une escarmouche sur la frontière, il s’était retrouvé isolé et blessé. Le jeune lieutenant Milar avait jailli dans la mêlée et avait massacré presque cinquante soldats ennemis à lui seul, sauvant ainsi le colonel Jouplim de la mort. Le lieutenant Milar était un excellent officier et un guerrier hors pair, le colonel Milar fut un chef exemplaire. Devenu général, Aaron Jouplim avait promu le jeune commandant Milar et lui avait confié la Phalange Écarlate. Le colonel Devor Milar était un homme implacable et qui ne renonçait jamais lorsqu’il s’était donné un but, voilà ce qui l’inquiétait le plus. Devor Milar avait affirmé avoir eu une prophétie, annonçant la fin de Dieu. S’il s’était donné pour but la mort de Dieu, alors il y mettrait toute son énergie, toute sa science de la tactique et du combat, tous ses talents. Le général Jouplim ne put s’empêcher de frissonner, se demandant si… Il repoussa avec horreur la pensée hérétique qu’il s’apprêtait à avoir. Il s’assit sur son fauteuil et alluma sa console pour contrôler les rapports qui l’attendaient. Ils ne contenaient rien d’utile, comme d’habitude. Il laissa échapper un grognement de frustration, enrageant d’être désormais cloué derrière ce bureau au lieu d’être sur la passerelle d’un vaisseau vengeur, de lire des rapports au lieu de conduire ses hommes au combat. Il abattit son poing avec rage sur le bureau. Comment chercher un homme, sans que cette traque soit officielle ? Il n’était pas envisageable de révéler à tout l’Imperium que Devor Milar, la main écarlate de Dieu, était devenu un démon. IV Les moteurs du patrouilleur rugirent et la carlingue se mit à vibrer si atrocement que Nayla eut peur de le voir tomber en morceaux. Un signal d'alarme se mit à hurler, vrillant les tympans de chacun. Mylera Nlatan s'affaira sur sa console et le mugissement cessa. Le vacarme du moteur diminua jusqu'à un niveau supportable. Le toit de la salle d'embarquement, au-dessus du vaisseau, s'ouvrit et un tourbillon de poussière envahit la pièce. L'engin s'éleva lentement et la poussée des réacteurs chassa le sable qui cribla les murs de métal de milliers d'impacts. Il prit poussivement de l'altitude et avec un sifflement aigu, les moteurs furent poussés au maximum pour échapper à l'attraction de la planète. Plaquée dans son siège, Nayla eut l'impression horrible que ses os se liquéfiaient, que ses entrailles étaient extirpées hors de son corps et que son cœur s'écrasait contre sa cage thoracique. Les mains convulsivement agrippées aux montants de son fauteuil, elle observa Mardon. Il était calme, presque détendu, les yeux tournés vers le grand écran de contrôle, qui retransmettait l'image de la planète s'éloignant lentement. Son regard était lointain, comme s'il se trouvait à des milliers de parsecs, dans une autre vie. Elle était si fascinée par son expression étrange qu'elle en oublia les malaises du décollage. Les vibrations cessèrent soudain, comme par miracle. Ils étaient dans l'espace. La vue de l'écran changea, montrant la voûte étoilée de la galaxie. Pour Nayla c'était une nouveauté. Les seuls voyages spatiaux qu'elle avait effectués étaient celui qui l'avait conduite au centre de formation et celui qui l'avait déposée sur la base H515. À chaque fois, elle était restée enfermée dans une cabine sans profiter du spectacle grandiose qu'offrait l'espace. Elle s'arracha à cette vision féerique et remarqua la profonde mélancolie qui brillait dans le regard de Dem. Pour la première fois depuis qu'elle le connaissait, il détourna les yeux et reporta son attention sur sa console. Elle l'imita, encore troublée par ce qu'elle venait de découvrir. — Nous sommes dans l'espace. Nous arriverons à destination dans trente-six heures. D'ici là, équipe minimum, ordonna Norimanus. Sur la passerelle, le soulagement de tous était palpable. Mylera annonça qu'elle allait faire un tour en salle des machines. — Caporal, dit-elle, venez donc avec moi… — Certainement pas, coupa Mardon. Elle reste ici, j'ai du travail pour elle. Ne croyez pas que je vais vous laisser vous amuser, caporal ! Je veux vérifier les différents systèmes. — Tu n'es pas drôle, Dem, fit Mylera avec dépit. Une autre fois peut-être, caporal. Nayla n'osa pas répondre. Les trois heures qui suivirent furent un long supplice. Sous le regard acéré de Dem, elle dut démontrer toutes ses connaissances et bien sûr, elle fut prise en défaut à de nombreuses reprises. Il était redevenu cet officier intransigeant qu'elle avait rencontré le premier jour. — Allez dormir, caporal, dit-il enfin, et soyez là dans huit heures précises. Nayla se hâta de sortir. Elle ne comprenait pas Mardon. La veille, il s'était montré bienveillant, presque attentionné et elle avait adoré travailler en sa compagnie. Elle haussa les épaules. Elle s'était trompée sur compte, voilà tout. Il était bien l'officier sévère que ses camarades de la section scientifique lui avaient décrit. Elle s'engagea dans un étroit corridor dont l'éclairage tremblotant ajoutait à sa claustrophobie. Il flottait une odeur huileuse de machinerie et de relents écœurants venant de l'air conditionné. Elle rejoignit enfin l'habitacle occupé par les membres de l'équipage qui n'étaient pas de service. Des fauteuils à suspension inertielle étaient alignés le long des parois. Autour de l'une des trois tables, Mapal et quelques-uns de ces hommes jouaient au caradas. Feljina discutait avec ses collègues de la sécurité. Sa soi-disant amie fit semblant de ne pas l'avoir vue et se tourna délibérément vers Kolin Jool. Hunis Baamolade éclata d'un rire bruyant et vulgaire. Nayla s'installa dans un fauteuil, le plus éloigné possible du groupe en question. Elle n'était pas surprise du comportement de Feljina, mais ne put s'empêcher d'être déçue. Épuisée par la succession d'événements de cette journée stupéfiante, elle ne tarda pas à fermer les yeux. Elle s'endormit sans même s'en rendre compte, la tête renversée contre le dossier du siège. "Des explosions, des hurlements, des soldats vêtus d'une armure noire qui tiraient sur des civils. La passerelle d'un vaisseau de combat et une planète en flamme vue à travers un hublot. Une silhouette en uniforme d'un noir profond observant cette planète. Pendant un instant, il lui sembla ressentir de l'horreur, mais cela cessa brutalement, remplacé par la froide analyse de la situation. Les images se brouillèrent et elle eut l'impression de tomber dans un puits sans fond. À la limite de l'évanouissement, la première chose qu'elle ressentit fut une frayeur oppressante. Elle se trouvait dans un endroit désolé et sec, balayé par un vent charriant une poussière rougeâtre qui tourbillonnait à hauteur de cheville. Des bâtiments étaient blottis contre une colline rocheuse, plusieurs étaient réduits à l'état de ruines fumantes. Elle se rapprocha avec précaution, la gorge sèche. Elle faillit pousser un cri lorsqu'elle découvrit plusieurs cadavres terriblement mutilés. Elle continua à avancer. Une explosion retentit tout près d'elle, puis une autre. Un soldat fut projeté à plusieurs mètres, son corps atrocement déchiqueté." Dans un hoquet d'horreur, elle ouvrit les yeux, au bord de la nausée. Elle était trempée de sueur, des mèches de ses cheveux étaient collées sur son front mouillé et des gouttes de liquide salé dégoulinaient le long de son visage. Fiévreuse et désorientée, elle revint à la réalité. Mapal la fixait d'un air malveillant. — Tiens, tiens, la petite protégée de ce pisse-froid de Mardon a la trouille à ce qu'on dirait, dit-il d'une voix forte. Tout en prenant conscience que tout le monde la regardait, elle se redressa brusquement. — Non, lieutenant, je n'ai pas peur, lieutenant. — Quoi d'autre ? Un cauchemar peut-être ? Dans ce cas, il faudra en parler à votre confesseur. Elle réussit à rester impassible. Rêver était toujours considéré comme suspect. Un cauchemar était jugé comme un avertissement de Dieu pour un mauvais comportement. — Tu rêvais du capitaine Lowel ? l'apostropha Kolin Jool. Elle sursauta, les joues écarlates. L'une de ces garces avait appris ce qui s'était passé avec ce pervers de Lowel. — Est-ce que c'était chaud ? reprit Hunis. Kolin m'a dit que tu faisais des manières. — C'est qu'elle est prude, la nouvelle. Elle ne veut pas coucher avec n'importe qui. Nayla se leva et s'apprêtait à répliquer sèchement, quand Mapal se mêla à la plaisanterie. — Je suppose qu'elle préfère céder à sa mauviette de chef. Cette remarque fit rire la plupart des conscrits, mais agaça les deux filles. Saulk Mapal s'étant immiscé dans la conversation, la jeune femme ne pouvait même pas se défendre. — Je dois rejoindre mon poste, lieutenant, dit-elle le plus fermement possible. — Faites donc, caporal. Il vous attend sûrement. Elle essaya d'ignorer les ricanements qui fusèrent et se dirigea bravement vers la sortie. Hunis et Kolin lui barrèrent le chemin. — Alors, comme ça, tu es sa protégée ? — Non. — Tu bosses en sa compagnie, on m'a dit. — Je fais ce qu'il me dit. — Oh… Et il te demande quoi ? — Ça suffit, laisse-moi passer ! — Je préfère te prévenir… Mardon est à moi. J'ai juré que je me le ferai la première. — Si cela te fait plaisir, répliqua Nayla, mais je pense qu'une fille comme toi ne l'intéresse pas. — Ça veut dire quoi, une fille comme moi ? — Tu n'as qu'à le lui demander. Elle n'avait pu contenir la colère qui vibrait dans sa voix. Hunis se rapprocha, menaçante. Nayla tenta de la repousser, mais Kolin se colla à elle. Le parfum musqué dont elle s'était aspergée ne dissimulait pas les relents d'une transpiration âcre. — Laisse Hunis, Edin saura s'occuper d'elle et je suis sûre qu'il nous laissera regarder. Nayla faillit la gifler pour effacer ce sourire mauvais, mais les bagarres n'étaient pas autorisées et les conséquences seraient trop graves. Elle repoussa Hunis et sortit, le sang pulsant trop fort dans ses oreilles. Une fois dans la coursive, elle reprit son souffle. Le vaisseau était trop petit pour s'y cacher et elle ne voulait pas tomber sur Lowel. Elle était donc obligée de retourner sur la passerelle. La porte s'ouvrit dans un chuintement poussif et elle se faufila à l'intérieur. Mardon était debout devant un étroit hublot et observait les étoiles. Dans l'état où Nayla se trouvait, cette vision renforça son malaise. Elle pâlit sans même s'en rendre compte. En entendant le grincement de la porte, il se retourna d'un bloc. — Caporal ! dit-il sèchement. Que faites-vous ici ? Ce n'est pas encore l'heure de la relève. Elle chercha désespérément une excuse, sans y parvenir. Il fit un pas vers elle, apparemment excédé : — Caporal, ma relative indulgence à votre égard ne vous donne pas le droit d'ignorer mes questions. Sa voix dure et cinglante ne semblait pas appartenir au lieutenant Mardon. Son vertige redoubla. Une multitude de points lumineux dansèrent sur sa rétine et un son ténu tinta dans ses oreilles. Je vais m'évanouir, pensa-t-elle. Il l'attrapa par le bras, la poussa vers la console scientifique et la força à s'asseoir. Un peu déphasée, elle se laissa faire. Son malaise se calma un peu. L'équipage présent sur la passerelle était réduit et personne ne se préoccupa de son état. Mardon s'assit en face d'elle. — Vous êtes blême, lui dit-il d'un ton adoucit. Qu'avez-vous ? — Rien… Rien lieutenant, bafouilla-t-elle. — Allons donc. Ne me mentez pas, caporal. Elle ne trouva pas le courage de lui parler de son rêve et n'envisagea pas une seule seconde, d'aborder les moqueries qu'elle venait de subir. — Regardez-moi, insista-t-il d'un ton mesuré. Elle lui obéit et se trouva capturée par ses yeux si bleus. — Faites-moi confiance, caporal. Elle ne pouvait échapper à la puissance hypnotique de son regard et au ton chaud et mélodieux de sa voix. — Oui, lieutenant, murmura-t-elle en un souffle. — Racontez-moi. — Je me suis endormie dans l'habitacle et j'ai fait un cauchemar, s'entendit-elle dire. Je me suis réveillée brutalement. Le lieutenant Mapal m'a dit de voir l'aumônier. — C'est ennuyeux. Vous n'avez pas nié ? — Non, lieutenant. — Était-il si perturbant que cela, ce cauchemar ? Il la fixait sans ciller et une fois encore, elle sentit un étrange malaise, comme une caresse douce à la surface de son esprit. — Oui, c'était un… Elle se tut, prenant conscience que Mardon entrait dans sa tête. Elle connaissait cette sensation, parce qu'un confesseur avait exploré ses pensées au cours de sa onzième année. Cela avait été une expérience horrible qui l'avait bouleversée. Après cela, elle avait passé un mois clouée au lit, en proie à une forte fièvre et assiégée par de terrifiants cauchemars. Son père avait tout fait pour minimiser l'épreuve, mais le traumatisme l'avait obsédée de longues années. Elle n'était pas prête à revivre une chose pareille. Elle tenta de le repousser mentalement, mais la présence en elle résista. Elle sentit une poigne d'acier se refermer sur son poignet. — N'ayez pas peur, dit-il d'un ton apaisant. Nayla sentit comme une main délicate qui s'emparait de son angoisse. Elle voulut se débattre, mais ne le pouvait pas. Son appréhension diminua. La sensation était si douce et si étrange, qu'elle cessa un instant de lutter. Son esprit s'ouvrit totalement et elle eut peur. Non ! hurla-t-elle intérieurement. La présence en elle fut violemment éjectée. La main, sur son poignet, serra à le briser. — C'est impossible… murmura-t-il après quelques secondes. — Que m'avez-vous fait ? demanda-t-elle. — Je vous ai aidée, répondit-il après quelques secondes. — Non, je veux… — Pas ici ! l'interrompit-il. La peur de l'inconnu est la seule responsable de ce mauvais rêve, souvenez-vous de cela. Elle comprit. Elle se sentait libérée de son angoisse et pourrait affronter un confesseur. Elle espérait seulement comprendre la signification de ce qu'elle avait vu. La première partie de son rêve concernait Alima, mais la seconde… Elle ne pouvait s'empêcher de penser que cela concernait leur mission. — Est-ce que vous allez mieux, caporal ? — Oui, lieutenant. Merci. — Je vous en prie. C'est à ce moment que la réalité lui apparut. Il venait d'entrer dans son esprit. Cet homme possédait un formidable pouvoir mental, quelque chose qu'un modeste officier n'aurait pas dû détenir. Qui était-il vraiment ? À l'évidence, pas celui qu'il prétendait être. Était-il un inquisiteur ? Seul un inquisiteur disposait de telles capacités psychiques. Si c'était le cas, elle était perdue ! Il sembla, une fois encore, deviner ses pensées. — Je vous le répète, ayez confiance en moi, murmura-t-il. Elle leva les yeux en essayant de ne pas se laisser attirer par son magnétisme. Elle y vit tout de même de l'empathie, de la bienveillance et une douceur inattendue. C'était stupide, mais elle ne put s'empêcher de le croire. Elle lui sourit timidement. — Puisque vous êtes là, dit-il, passons en revue cette console une fois encore. Avec ce vaisseau, je préfère être prudent. -*-*- Pendant l'heure suivante, ils vérifièrent chaque graphique, chaque module informatique du vaisseau. Tout fonctionnait dans les limites définies, ce qui ne sembla pas satisfaire Mardon. Elle aurait voulu pouvoir lui poser des dizaines de questions, mais le lieu ne s'y prêtait pas et de toute façon, jamais elle n'oserait lui parler à cœur ouvert. — Caporal, que pensez-vous de ce diagramme ? — Il y a des composants défectueux dans l'unité centrale, dit-elle soucieuse de ne pas le décevoir. — C'est ce que je pense aussi. Regardez, dit-il en affichant un plan du vaisseau, c'est ici que se trouve l'ordinateur du patrouilleur. Vous sentez-vous capable de changer ses composants ? — Je saurais le faire, affirma-t-elle, sans être certaine de ce qu'elle avançait. — Vous trouverez des pièces de rechange dans un rangement adéquat. Lorsque vous aurez fini, appelez-moi. J’exécuterai les tests. — Oui, lieutenant. Le patrouilleur n'était pas grand et elle n'eut aucun problème pour trouver le local qu'elle cherchait. Elle débloqua la porte et pénétra dans la pièce exiguë, où trônait une masse rectangulaire, illuminée de diodes de contrôle. Elle trouva sans problème le placard qui abritait les composants de secours, ainsi que les outils adéquats. Heureuse de la confiance que lui accordait Mardon, elle s'installa sur le siège incorporé au meuble de la console. Elle lança le diagnostic interne qui lui confirma la panne de plusieurs éléments. Elle allait devoir accéder au cœur de la machine et vu l'étroitesse de l'endroit, elle ne pourrait jamais s'y glisser en armure de combat. Elle n'hésita pas et ôta rapidement les modules de ketir. ** ** ** ** Mardon reprit son poste, face aux étoiles, pour tenter de retrouver sa sérénité habituelle. Revoir l'espace, le renvoyait à sa mélancolie. La monotonie du quotidien, l'inutilité de cette vie lui pesait chaque jour davantage. L'arrivée d'un nouveau subordonné était l'un des rares événements qui modifiait le cours du temps. L'affectation du caporal Kaertan, coïncidant avec cette analyse, lui avait offert une bouffée d'air frais. La jeune femme s'était révélée surprenante, intelligente et intuitive. Travailler avec elle avait été stimulant et il s'était laissé griser par l'échange d'idées. Seulement voilà, il pressentait qu'elle allait se révéler dangereuse pour lui. Il venait de faire une erreur. Pourquoi, par tous les démons, ai-je trouvé le besoin d'aider cette gamine agaçante ! songea-t-il avec colère. Elle représentait un risque et il ne pouvait se permettre d'être découvert. Lors de son passage en confession, elle ne pourrait s'empêcher de tout révéler à Xanstor et ce maudit moine serait enchanté d'enfin posséder une preuve de ce genre. Ce cafard sauterait sur cette occasion de le dénoncer ! Il n'avait pas le choix, au cours de cette mission, le caporal Kaertan devait mourir. Il retint un soupir irrité. Malgré la logique de sa décision, il était troublé à l'idée de tuer la jeune femme. Était-ce parce qu'elle avait réussi à le repousser ou à cause de ce qu'il avait entrevu avant qu'elle n'y parvienne ? Mardon avait toujours eu la capacité de lire dans les pensées les plus intimes de ses interlocuteurs. Pour lui, c'était aussi simple que de respirer. Il pouvait projeter son esprit vers celui d'une personne, y pénétrer et savoir avec précision ce que cet individu pensait. Il n'avait pas été contré très souvent, mais visiblement le caporal Kaertan était capable de cet exploit. Il aurait pu insister et briser sa résistance, mais le risque était trop grand. Je dois en savoir plus avant de la tuer, se dit-il. Il faillit rire tout seul face à cette évidence. Il avait aperçu des images étonnantes en accédant à l'esprit de la jeune femme, un rêve d'une netteté saisissante, qui confirmait son intuition. Cette mission était dangereuse, plus que cela, un pivot dans le cours du destin. Il détestait être mené par les événements et plus encore, voir la détermination qui était la sienne, s'effilocher sous l'effet de cette existence inutile. Il devait découvrir qui était réellement cette Kaertan, avant de l'éliminer. — Tout va bien ici ? Il n'avait pas entendu Mylera entrer et se laisser ainsi surprendre, ne lui ressemblait pas. — Tout va bien, je te rassure. — Formidable. Ton caporal n'est pas là ? — Je l'ai envoyée effectuer une réparation de l'ordinateur principal. Rien de grave, mais cela l'occupera. — Tu t'amuses toujours à harceler tes subordonnés ? — J'aime la précision. Ce n'est pas du harcèlement. — Non, bien sûr, dit-elle avec un sourire moqueur. J'ai effectué une vérification complète du moteur. Cela devrait aller. — Tu es très rassurante. — Ce vaisseau n'est pas fait pour ce qu'on va lui demander. J'en ai averti Thadees, mais il n'a rien voulu savoir. — Des vies sont en jeu. — Je sais. Au fait, tu féliciteras Soilj. Il a bien travaillé. — Vraiment ? Ce garçon a parfois deux mains gauches. — Je crois surtout que tu le terrorises, mon grand. Mardon écoutait distraitement le verbiage incessant de Mylera. Depuis qu'elle était arrivée dans la base, elle s'obstinait à croire qu'il voulait de son amitié. Il ne la contredisait pas, elle était l'un des rares officiers qu'il appréciait et il ne voulait pas la blesser. Une migraine le taraudait depuis quelques minutes et elle ne cessait de s'amplifier. Le décor commençait même à se brouiller, il rejoignit sa console d'un pas chancelant et se laissa tomber dans son siège. Des images implosèrent dans son esprit. "Des explosions enflammaient l'horizon. Une forme lumineuse, éblouissante et imposante vint vers lui. Son cœur s’accéléra. Le désespoir, l'horreur et le dégoût l'envahirent." Après un bref moment de panique, Mardon réussit à se contrôler. Pourquoi ces images revenaient-elles l'agresser maintenant, aujourd'hui, en plein jour ? ** ** ** ** Il n'avait fallu que quelques minutes à Nayla, pour ouvrir le panneau latéral de l'ordinateur central et remplacer la plupart des composants. Il ne lui restait plus qu'à effectuer un test, puis à appeler la passerelle pour que Mardon confirme la réparation. Elle s'extirpa du réduit et découvrit Lowel à l'entrée de la pièce, un sourire concupiscent sur les lèvres. Il était en tenue de campagne et elle se demanda pourquoi il s'était débarrassé de son armure. Elle commença à en deviner la raison lorsqu'il fit un pas à l'intérieur. La porte se referma derrière lui. L'endroit était si petit, qu'elle se retrouvait piégée et dans l’incapacité de le contourner pour s'enfuir. — Vous, ici, toute seule… Le destin m'offre une chance unique de rompre la monotonie de ce voyage. — Le lieutenant Mardon m'attend, capitaine. Elle espérait que le médecin la laisserait en paix. Elle se trompait. Il enclencha le verrouillage intérieur. — Ainsi, personne ne nous dérangera. Vous êtes très belle, ajouta-t-il d'une voix suave. Il s'avança vers elle, lui coupant toute retraite ; elle était coincée entre l'ordinateur et la console — J'ai très envie de vous et je sais que vous partagez mon désir. — Non, je… — Mais si, bien sûr. Pourquoi auriez-vous ôté votre armure ? Vous saviez que je viendrais, vous l'espériez. On m'a dit que vous aviez rêvé de moi, tout à l'heure. Était-ce agréable ? Comment ça, rêvé de lui ! s'exclama intérieurement Nayla. Elle devait, sans aucun doute, cette affabulation à Jool ou Baamolade. — On vous a menti. Il se rapprocha encore d'elle, il lui suffisait désormais de lever la main pour la toucher. Peut-être que si elle le cognait à l'entrejambe, elle aurait la possibilité de s'enfuir. Seulement, frapper un supérieur était formellement interdit. Le risque était trop grand. Il se colla à elle et posa une main sur l'un de ses seins, le pressant avec voracité. Elle saisit son poignet et tenta de l'écarter. Elle commençait à sérieusement paniquer. — Capitaine ! Arrêtez, s’il vous plaît ! — Mais non, tu as envie que je continue. Elle lut, dans son regard, un désir exacerbé par l'attente. Elle ne pourrait ni le raisonner, ni se défendre. Si elle ne parvenait pas à fuir, il allait la violer. Elle prit son élan et le percuta de l'épaule. Bousculé, il s'écarta une brève seconde qu'elle utilisa pour le contourner. Elle n'eut pas le temps d'aller plus loin. Il la saisit par le bras et la plaqua brutalement contre la console. Nayla tenta de le repousser, mais il s'empara de ses poignets. Il se colla à elle et chercha à l'embrasser. — Laisse-toi faire, je te dis, dit-il d'une voix rauque. — Non… laissez-moi, supplia-t-elle. D'une main, il maintenait ses bras bloqués entre leurs deux corps, de l'autre il attrapa ses cheveux pour l'empêcher de bouger. Il écrasa sa bouche sur la sienne. Elle voulut secouer la tête pour se dégager, mais sa poigne était trop forte. Son haleine mentholée lui levait le cœur et quand sa langue força le barrage de ses lèvres, elle se débattit avec une force décuplée par la panique. Une intense douleur lui indiqua qu'elle avait dû laisser une mèche de cheveux dans la bataille. Elle détourna son visage, mais ne put s'arracher à son emprise. Elle sentait son souffle sur sa joue et dans son cou. — Frotte-toi à moi, ma jolie. C’est très agréable, souffla-t-il. Il glissa le bout de sa langue dans le creux de son oreille. Un frisson d'horreur la secoua, ce qui le fit ricaner. — C'est bon, n'est-ce pas ? Avant qu'elle n'ait eu le temps de réagir, il la retourna violemment contre la console. Ses seins heurtèrent le rebord de l'appareil. Cassée en deux et le souffle coupé par le choc, elle laissa échapper un gémissement. — Tu vois, chuchota-t-il, je t'avais dit que tu aimerais. Sa bouche moite explorait maintenant son cou, la sensation était répugnante. Elle se sentait totalement impuissante, à sa merci et quand ses mains se refermèrent sur sa poitrine, elle poussa son premier cri d'horreur. Il n'en tint pas compte. Il commença à malaxer ses seins, doucement d'abord, puis plus durement. Les mains de Lowel glissèrent ensuite sur son ventre et commencèrent à s'affairer sur la boucle de sa ceinture. La panique la consuma. — Non, cria-t-elle plus fort. Arrêtez, je ne veux pas ! — Mais moi si ! Crie si tu veux, j'adore ça. Tu vas hurler de plaisir dans quelques minutes, tu verras. Elle se débattit encore, mais le poids de Lowel l'immobilisait. Il dégrafa sa ceinture, puis s'escrima sur les attaches de son pantalon. Elle était totalement paniquée et pour tout arranger, elle sentait quelque chose brûler dans son esprit : de la peur, de la panique, de la démence… autre chose. Elle allait devenir folle lorsqu'un bruit de chuintement hydraulique retentit dans la pièce. Incongrûment, elle se demanda comment quelqu'un avait réussi à ouvrir cette porte. Le verrouillage de sécurité était censé empêcher toute intrusion. — Que se passe-t-il ici ? Lowel se retourna à moitié vers l'intrus, tout en appuyant durement sur son dos pour la maintenir prisonnière. — Je ne sais pas si tu y as déjà goûté, vieux, dit-il goguenard, mais tu aurais dû. Elle est bonne, cette petite. Elle m'a allumé avec talent alors je vais lui donner ce qu'elle veut. Mardon, c'est Mardon ! Je suis sauvée ! pensa-t-elle, tandis que la porte se refermait derrière lui. — Elle n'a pas l'air particulièrement volontaire. — Sors d'ici ! Ça ne te regarde pas. À moins que tu ne préfères regarder. Moi ça me va. Il se peut que je te laisse y goûter, après. Malgré le poids qui lui écrasait la poitrine, Nayla s'écria : — Lieutenant, je vous en prie, aidez-moi ! — La ferme petite pute ! grogna Lowel. Quant à toi Mardon, tu vas regarder comment fait un vrai mec ! C'est un ordre ! Pendant une fraction de seconde, elle se dit que Mardon allait obéir. Il était obligé d'obéir. C'est ce qu'aurait fait n'importe qui, à sa place. Désobéir à un supérieur dans cette armée n'était pas envisageable. Dane Mardon démontra, une fois de plus, qu'il ne se comportait pas comme n'importe qui. — Cela suffit ! aboya-t-il. Lâchez-la, immédiatement ! Le médecin ignora Dem. Il semblait bien décidé à continuer ce qu'il avait commencé. Il dégrafa son pantalon et s'apprêtait à la déshabiller. Elle n'eut pas le temps d'avoir peur. En une fraction de seconde, Mardon avait comblé l'espace qui le séparait de Lowel. Il l'attrapa par le col, l'arracha à sa victime et le projeta contre la cloison. Lowel poussa un grognement étouffé sous la force de l'impact. Nayla se redressa, prête à fuir, mais elle se figea. Mardon maintenait Lowel contre le mur et lui écrasait la gorge de son avant-bras. — Si tu la touches encore, je te tue. Si tu l'approches, je te tue. Si tu lui adresses la parole, je te tue. Il n'y avait aucune ambiguïté dans le ton glacial de sa voix. Il était terriblement sincère. — Lieutenant, vous êtes fou, objecta Lowel. Je suis votre supérieur. Vous… Vous allez me le payer… et… Mardon appuya un peu plus. Le visage de Lowel se crispa et devint bleu. — Je n'aime pas les violeurs. Si tu la touches, je te tue ! — Vous… Vous bluffez, vous n'oseriez pas. — Vous ne me connaissez pas, gronda Dem. Si vous saviez qui je suis, vous sauriez que votre vie ne tient qu'à mon bon vouloir. Sans lâcher son prisonnier, il se tourna vers Nayla. Elle frémit en croisant son regard implacable. — Est-ce que cela va, caporal ? Les mots ne purent franchir ses lèvres. En état de choc, elle fixait son violeur en train d'étouffer et celui qui venait de la sauver. — Caporal, cela va aller ? Vous pouvez bouger ? — Oui lieutenant, souffla-t-elle. — Tant mieux. Réajustez-vous et remettez votre armure. Elle se sentait horriblement gênée, coupable, salie. Dans un état second, elle agrafa sa ceinture. — Est-ce que vous m'avez bien compris, Lowel ? disait Mardon. — Oui… Oui, bafouilla Lowel. — Je l'espère. Il l'attrapa par les revers de sa veste et le projeta avec une force étonnante contre la console. Il poussa un couinement de douleur. — Et n'en parlez à personne. Un mot de cette affaire et vous êtes mort ! Le regard glacial de Mardon était sans équivoque, il pensait ce qu'il disait. Lowel baissa les yeux. Les mains de Nayla tremblaient tellement, qu'elle n'arrivait pas à remettre les plaques de ketir. L'aide de Dem fut la bienvenue. — Venez caporal, partons d'ici. Anesthésiée par les événements, elle le suivit en silence dans l'étroit corridor. Après une dizaine de pas, l'émotion l'emporta dans son tourbillon, la noya dans ses flots délétères. Sa gorge se serra, ses yeux s'embuèrent. Elle se sentait prête à éclater en sanglots. — Reprenez-vous. Vous ne pouvez pas retourner sur la passerelle dans cet état. Elle n'arrivait pas à lever les yeux. La honte enflammait ses joues et nouait sa gorge. Sa vue se brouilla, elle vacilla au bord de la nausée. — Allons, caporal… prenez sur vous, dit-il d'un ton agacé. — Je… Je ne… bafouilla-t-elle, alors qu'une larme commençait à couler sur sa joue. Il l'attrapa par le bras et la poussa, sans trop de ménagement, devant lui. Il lui fit prendre un couloir annexe et la poussa dans une petite pièce. Il referma la porte des toilettes derrière lui. Il y régnait une odeur chimique désagréable, mais elle s'en rendit à peine compte. Il la saisit par les épaules et la secoua un peu. — Caporal, écoutez-moi ! Nous serons tranquilles quelque temps, ici. Vous m'entendez ? Il faut vous reprendre ! — Je… Je suis désolée… Je… Il… Ses larmes se mirent à couler sans retenue. Il s'adoucit. — Je ne vous reproche rien, caporal, dit-il d'une voix plus chaude. Il voulait abuser de vous et ce n'est en aucun cas votre faute. Vous n'avez pas à avoir honte. Et soyez rassurée, il ne vous ennuiera plus. — Merci lieutenant, vous m'avez sauvée, dit-elle en sanglotant. — Ce n'est rien. C'est même tout à fait normal. Vous auriez dû m'avertir de son harcèlement. Pourquoi n'avoir rien dit ? Parce que je suis une idiote ! Elle s'en voulait terriblement. Bien sûr que c'était de sa faute, elle était responsable de ce que lui avait fait Lowel. Elle bafouilla : — J'avais peur que… que vous… Je… Vous m'auriez… Je… — Je sais que je suis dur, mais sachez que vous pouvez vous fier à moi. Je n'abandonne jamais un subordonné. Elle essaya de contenir ses larmes. Avoir confiance en lui ? Au sein de l'Armée de la Foi, la confiance était suicidaire. — Je ne savais pas quoi… Je ne pensais pas qu'il irait… Elle ne put retenir un sanglot convulsif. Du bout des doigts, Mardon essuya ses larmes. Elle sursauta, mais ne dit rien. Elle fut suffoquée par la chaleur du sourire qu'il lui décerna. Il prit ses mains dans les siennes et les serra doucement. — Regardez-moi, dit-il de sa voix chaude, profonde et captivante. Regardez-moi dans les yeux. Allons… Regardez-moi. Malgré sa honte, elle obéit. Son regard l’envoûtait, l'attirait, l'absorbait, la capturait. Elle ne pouvait pas lui échapper. — Calmez-vous, écoutez ma voix, focalisez-vous dessus, respirez profondément. Vous devez vous calmer. Elle suivit ses instructions et immergée dans son regard, elle se sentit apaisée. — Écoutez-moi, nous n'avons pas beaucoup de temps. Vous devez vous reprendre et oublier cet incident. Oublier cet "incident" ? Elle ne pourrait pas. — Vous n'auriez pas dû me sauver, lieutenant. Je veux dire, Lowel peut vous dénoncer. — Ne vous en faites pas pour cela. — J'aurais dû vous faire confiance, dit-elle d'une petite voix. — Je comprends très bien pourquoi vous ne l'avez pas fait. La confiance n'est pas une option au sein de l'Imperium. Elle fut surprise par cette affirmation. La critique, non plus, n'était pas une option. Appuyé contre la porte, il l'observait avec attention. — Si je vous laisse sortir maintenant, vous allez ressasser toutes sortes de questions. Très bien, caporal, jouons cartes sur table. Pendant quelques minutes, oubliez que je suis votre supérieur. Demandez-moi ce que vous voulez. Elle hésita, ne sachant quoi lui dire. Elle était déstabilisée par son attitude presque chaleureuse. Que pouvait-elle lui demander ? Devait-elle lui parler de ce qui s'était passé sur la passerelle, ou ce qu'il lui avait fait à l'instant ? Ou alors… — Que faisiez-vous là, lieutenant ? — Bonne question. Je trouvais votre intervention très longue et je venais vous réprimander. Elle n'avait pas pensé à cela, mais aussitôt elle entrevit une autre anomalie. — Lowel avait verrouillé la porte. Comment êtes-vous entré ? — C'est mon ordinateur, caporal. Croyez-vous que je ne connaisse pas les codes ? Si bien entendu, je suis stupide, songea-t-elle. Seulement… Elle avait appris que le verrouillage intérieur interdisait toute action extérieure. Elle n'osa pas insister, car il continuait à l'intimider. Elle repensa à ses menaces. Il avait été si convaincant. — Vous le tueriez, lieutenant ? Vraiment ? — Sans hésiter une seconde. — C'était horrible. Être à la merci de cet homme… C’était… J’ai cru devenir folle. Au souvenir des mains de Lowel sur elle, elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle tenta de les refouler, avec difficulté. — Je suis désolé, Nayla, dit-il en lui prenant les mains. Il venait de l'appeler par son prénom pour la première fois, mais elle y prêta à peine attention. Elle laissa échapper quelques sanglots. Une douce chaleur toucha son esprit, quelque chose d’immensément agréable et réparateur. La douleur, la honte, la peur semblèrent se dissoudre dans cette chaleur. Elle ne lutta pas contre la présence qui s'insinuait, lentement, à la lisière de ses pensées. Cette essence resta juste là, à la porte de son âme, et la réchauffa. Elle ouvrit les yeux et rencontra ceux de Mardon. Elle aurait pu se noyer dans ce bleu si profond. Son cœur s’accéléra. Il était si fascinant ! Encore une fois, il essuya doucement les larmes de ses joues. C'était un geste doux et tendre qui la fit frissonner. Il sourit tristement et retira sa main. — Merci, lieutenant, murmura-t-elle émue. Les joues en feu, la gorge nouée, elle savoura l'étrangeté de l'instant. Il s'était créé un espace de silence et d'oubli dans la trame du temps et ils s'y trouvaient tous les deux. À l'intérieur de cette parenthèse, elle oublia toute la peur qu'il lui inspirait, il n'y avait que ses prunelles couleur azur, il n'y avait que la chaleur de sa main qui tenait encore la sienne. Elle entendit à peine la voix chaude de Mardon qui interrompit ce moment magique. — Je vous en prie, ne me remerciez pas. Saurez-vous museler votre conscience, caporal ? demanda-t-il abruptement. Elle tressaillit, comprenant ce qu'il voulait dire. Au minimum une fois par semaine, chaque croyant devait soulager son âme de toutes ses fautes auprès d'un confesseur. Lui mentir, sciemment ou par omission, était un péché mortel que peu de gens étaient capables d'envisager. Seulement, si elle parlait de la tentative de viol, de la réaction de Mardon, de sa menace envers un supérieur, ils seraient tous les deux punis ; elle à une sérieuse sanction, lui à la mort. Pourtant, tromper un confesseur ne l'effrayait pas. Elle pratiquait cet exercice depuis presque cinq ans. — Je m'en arrangerai, affirma-t-elle avec conviction. Il hocha la tête en homme qui connaissait la réponse avant qu'elle ne la donne. — Je vous crois et maintenant, retournons sur la passerelle. À l'idée de quitter cette bulle protectrice, la terreur revint. Elle n'aurait pas la force d'affronter le jugement des autres. Il dut comprendre ce qu'elle ressentait, car il serra ses mains entre les siennes et dit, avec beaucoup de gentillesse : — Cela va aller, je resterai avec vous. — Merci, lieutenant. Je voudrais que ce moment ne s'arrête jamais, laissa-t-elle échapper à mi-voix. — Dans ce cas, j'aurai préféré un lieu plus sympathique, dit-il en ponctuant son propos d'un clin d’œil. Une dernière chose avant que nous y allions, caporal. Je vais devoir me montrer ferme avec vous en public, dur, injuste même. — Pourquoi ? — J'ai trop attiré l'attention sur vous. — Lieutenant ? — Je ne suis guère apprécié et j'attise la curiosité des gens. Je suis certain que mon… intérêt pour vous a déjà dû susciter une certaine jalousie. Elle ne put s'empêcher de rougir. — Je ne veux pas que l'antipathie que l'on me porte, déteigne sur vous. De plus, vous êtes talentueuse, caporal, trop pour notre petit microcosme. — Mais, je… — Le talent est suspect au sein de l'Imperium et les médiocres comme Xanstor ou Norimanus pourraient trouver intelligent de vous dénoncer, uniquement pour prouver la force de leur foi. Elle se sentit blêmir et pas uniquement à cause de ses propos hérétiques. Elle, qui faisait tout pour passer inaperçue, n'avait aucune envie de devenir la cible des dévots. — Pourquoi me dites-vous cela ? demanda-t-elle timidement. — Parce que je veux vous protéger. — Merci, mais ce que vous me dites est… Elle n'osa pas prononcer le mot "hérétique". Il s'agissait là d'une grave accusation qu'elle ne voulait pas jeter à la face de son supérieur. — …est hérétique ? Oui, caporal. Nous n'en sommes plus là, vous et moi, n'est-ce pas ? — Que voulez-vous dire ? Elle n'arrivait plus à penser clairement. — Nous en reparlerons. Je veux juste que vous compreniez que vous pouvez vous fier moi. — Oui, lieutenant, mais… que m'avez-vous fait ? — Ne vous préoccupez pas de cela. Je vous ai aidée, voilà tout. — Mais comment ? Et pourquoi ? — Parce que je l'ai décidé. Venez ! Retournons sur la passerelle. Et n'oubliez pas que je vais être extrêmement déplaisant avec vous. Si je suis suffisamment odieux, ils oublieront votre arrivée. Ils ne verront qu'une malheureuse, harcelée par son supérieur. — Merci, lieutenant. Il sortit le premier des toilettes et elle lui emboîta le pas. Elle maudit le sort, lorsqu'elle vit Baamolade qui revenait dans l'autre sens. Elle leur jeta un regard furieux, tout en s'écartant pour les laisser passer. Nayla devina sans problème ce qu'elle pensait. Elle soupira. Hunis allait répandre des histoires sur son compte et si Mardon l'apprenait, elle en mourrait de honte. ** ** ** ** Ailleurs… Un bombardier de type "furie" se posa aux abords d'un hameau regroupant plusieurs fermes éparses. Ses puissants réacteurs projetèrent des cailloux et de la boue dans un rayon de plusieurs dizaines de mètres. Ce petit vaisseau aérodynamique et lourdement armé, était utilisé par les Gardes de la Foi pour des missions de combat au sol, ou pour transporter des unités de cinquante hommes. L’écoutille de sortie s’ouvrit et une rampe se déplia jusqu’au sol. Une dizaine de Gardes Noirs en armure de combat se déployèrent et sécurisèrent l’endroit, puis leur officier apparut à son tour dans l’ouverture. Il observa avec morgue la ferme miteuse avec ses enclos délabrés, où deux ruminants squelettiques tentaient de trouver leur pitance. Dans une soue répugnante, trois porcs fourrageaient la boue de leur groin. La maison, adossée à un bosquet d’arbres grisâtres et dégarnis, était construite en torchis, mélange de terre et de paille. Le toit, un treillis de branches entremêlées et recouvertes de boue et d’herbe, menaçait de s’écrouler sur un côté. L’endroit respirait la pauvreté et la médiocrité. Il plissa le nez lorsque le vent charia vers lui l’odeur des cochons, puis traversa la cour boueuse en essayant de ne pas souiller ses bottes luisantes. Il dut se baisser pour entrer dans la masure et balaya la pièce principale d’un regard sans émotion. Elle était à l’image de la propriété, mal entretenue, pauvre et sordide. Une table en bois brut avait été projetée contre un mur. Dans un coin, un couple terrifié était recroquevillé sur le sol de terre battue. L’homme d’une cinquantaine d’années, le visage blafard marqué de profondes rides, avait une vilaine ecchymose sur la pommette ; un coup de crosse, certainement. La femme pleurait sans bruit, une partie de son visage caché par des cheveux filasse et crasseux. Aucun d’eux n’osa le regarder, pas plus qu’ils ne levaient les yeux vers les deux Gardes Noirs qui les surveillaient. Au centre de la pièce, un jeune homme était maintenu agenouillé par la poigne de fer de deux autres de ses soldats. Il était maigre, les mêmes cheveux filasse que sa mère tombaient devant ses yeux. Il tremblait sous l’effet d’une frayeur abjecte. — Nous tenons le démon, colonel ! lui dit un jeune officier. Le colonel observa le prisonnier avec répulsion. Il libéra ses sens et sentit tout de suite l’étrangeté du garçon. — On nous a rapporté que tu avais des rêves, dit-il d’une voix froide et légèrement grinçante. Le garçon leva des yeux effrayés vers lui. — Tout le monde rêve, dit-il en tentant d'être courageux. L'officier haïssait profondément les démons. D’un geste distrait, presque involontaire, il le frappa du revers de la main. Sous l’impact du coup, la tête du gamin bascula en arrière, mais il ne tomba pas. Les deux Gardes le maintenaient solidement. Il releva la tête, un filet de sang coulait de sa lèvre éclatée. — Je suis le colonel Janar, commandant les exécuteurs. Je traque les démons et toi, tu es un démon ! Mon devoir est d’extirper le mal de ton corps et le seul moyen connu est la douleur. La mère du garçon gémit de détresse. Elle leva vers lui des mains suppliantes et bégaya d’une voix éraillée : — Pitié, monsieur… Pitié… La bouche de Qil Janar se tordit dans un rictus cruel. — Pitié ? Ce mot n’a aucun sens. Pourquoi aurais-je pitié d’un démon ou de ceux qui l’ont engendré. Tuez-la ! — Non ! s’écria le jeune homme. Les Gardes Noirs n’hésitaient jamais. Le plus proche attrapa la femme par les cheveux pour la maintenir immobile. Il dégaina un fin poignard et l’égorgea. Le sang tacha son armure noire. Le père ne bougea pas, il se ramassa encore plus sur lui-même, muet de terreur. Le garçon se débattit, tentant en vain de se libérer. — J'attends tes aveux, démon ! reprit calmement Janar. Le jeune homme darda sur lui un regard où se mêlaient la colère, la folie et l’effroi. — Fais-tu des cauchemars ? insista-t-il. — Oui… Je rêve de l’avenir. — Oh, l’avenir, ironisa le colonel. — Oui, fit avec plus de force le garçon. Vous allez tous disparaître. L’Espoir va se révéler. L’Espoir va tous vous balayer. Il va conduire une armée à travers la galaxie. Vous êtes tous perdus ! Janar sourit avec malveillance. — Merci d’avoir avoué, démon. Mettez-le debout, ordonna-t-il, face à son père. Les Gardes obéirent. — Égorgez le géniteur, commanda-t-il. Le garçon poussa un hurlement de rage, ses yeux s’agrandirent et devinrent fixes. Janar sentit une force émaner de lui. Il devait à tout prix l’empêcher de nuire. Il contracta le poing gauche et une fine aiguille jaillit d’un emplacement situé sur le dos de son gant. Il sentait la force du gamin grandir et enfler, il serait bientôt incontrôlable. D’un geste vif, il enfonça l’aiguille dans le cou du démon qui s’écroula sans connaissance. — Emmenez-le à bord, dit Janar. Qu’il soit placé dans une cellule de haute sécurité ! V Dane Mardon ne se rendit pas dans le minuscule carré des officiers. Il n'avait aucune envie de croiser Mapal, qui n'était qu'un médiocre faisant payer ses désillusions à ses subordonnés, ou Norimanus. Le capitaine était un ambitieux, dévot et faussement vertueux. Il voulait prouver la force de sa foi et rêvait de dénoncer un démon. Il espérait que cette dévotion sans tache lui permettrait d'accéder à de plus hautes fonctions. Il s'imaginait fin stratège, alors qu'il n'était qu'un abruti affublé de galons, comme la plupart des Soldats de la Foi. Et surtout, Mardon ne voulait pas croiser Lowel. Il craignait de ne pas pouvoir se contenir face à ce dégénéré. En découvrant le viol que le médecin s'apprêtait à commettre, l'envie de le tuer avait failli lui faire oublier la plus élémentaire prudence. Il avait repris le contrôle, mais pour combien de temps ? Il s'occuperait de Lowel sans témoin. Il ne pouvait pas laisser vivre un homme qui s'empresserait de le dénoncer à la première occasion. Mardon retourna dans la salle serveur, afin de finaliser le dépannage de Nayla. Il profita de cet endroit propice à la réflexion pour mettre de l'ordre dans ses pensées. Le comportement de la jeune femme était perturbant. Elle avait été si choquée, qu'il avait eu l'impression qu'elle allait se blottir en pleurs contre lui et le plus troublant, c'est qu'il avait eu envie qu'elle le fasse. Il n'avait pas réussi à rester insensible à son désarroi. Il ferma les yeux. Il entendait chaque bruit, chaque craquement du moteur, chaque gargouillement du système de refroidissement, chaque crissement des plaques de métal de la coque, le bourdonnement du système de climatisation et les cliquetis des machines. Il humait chaque odeur. Cela ravivait ses souvenirs, enfin, en quelque sorte. Les bâtiments dont il avait l'habitude n'étaient pas aussi bruyants. Il aimait le son feutré des vaisseaux de son passé, il regrettait les parois de tiritium lisses, la haute technologie du matériel utilisé et par-dessus tout, l'espace lui manquait, les étoiles brillant sur la toile noire de la voûte céleste, les majestueuses nébuleuses qui paraient ce tableau de couleurs splendides, les systèmes planétaires, qui s'offraient tel des joyaux colorés, fragiles et vulnérables. Il chassa ces réminiscences qui ne lui apportaient que de la mélancolie. Repousser le passé, le conduisit à s'interroger sur le présent et sur Kaertan. En accédant à son esprit, il avait réussi à capter quelques images, très vives, avant qu'elle ne l'éjecte avec une force surprenante. La puissance latente de la jeune femme l'effrayait, tout comme ce qu'il avait entrevu. Dans le cauchemar de Nayla, il avait vu qu'un piège les attendait sur RgN 07 et avec Norimanus et Mapal aux commandes, ils ne pourraient pas échapper au massacre. Il s'inquiétait sans doute inutilement, car rien n'indiquait que ce rêve soit prémonitoire. S'il l'était, cela faisait d'elle un démon. Un démon venant d'Olima ? Il n'aimait pas cette coïncidence et ce qu'elle impliquait. ** ** ** ** Nayla s'était installée devant la console scientifique et essayait de passer inaperçue. Lorsque Mardon l'avait raccompagnée sur la passerelle, elle avait capté les regards satisfaits et narquois des autres conscrits, ainsi que celui compatissant du lieutenant Nlatan. Tout le monde avait pensé que l'officier venait de lui passer un savon, à cause de son incompétence. Il s'était d'ailleurs appliqué à entretenir ce mensonge. Elle sourit en se remémorant les derniers instants passés en compagnie de Mardon. Cet homme froid et cynique s'était révélé être quelqu'un d'attentif et de protecteur. Il l'avait sauvée, en risquant sa liberté et peut-être même sa vie. Il avait enfreint le règlement sans hésiter. Elle était certaine qu'il était sérieux lorsqu'il avait menacé Lowel et ce salopard avait dû le penser aussi. Elle éprouva une profonde reconnaissance pour cet homme et essaya d'oublier leur conversation. Elle ne voulait pas affronter les questions qui l'assaillaient. Il avait accédé à son esprit, elle l'aurait parié. Comment pouvait-il faire cela ? Était-il un hérétique ? Prise dans ce tourbillon d'événements, elle avait complètement oublié son dernier rêve. Elle avait vu des cadavres et une explosion déchiquetant un camarade. Ce n'est qu'un cauchemar, se dit-elle, dans l'espoir de se convaincre. C'était un mensonge, mais elle refusait d'admettre l'alternative. Ce rêve ne pouvait pas être prémonitoire. Elle refusait cette possibilité, elle ne voulait pas être un démon ! — Allons, remets-toi. Il n'est pas si méchant. Elle sursauta, elle n'avait pas remarqué que le lieutenant Nlatan s'était approché d'elle. Elle s'assit dans le fauteuil de Mardon et lui décerna un grand sourire chaleureux. — Il ne devrait pas te traiter ainsi. Je l'adore, mais il y a des fois où je le giflerais bien. — Ce n'est pas grave, murmura Nayla gênée. Je l'avais mérité. — Bien sûr que non. Parle-moi un peu de toi, Nayla… Tu acceptes que je t'appelle Nayla, n'est-ce pas ? — Oui, lieutenant. — Dans ce cas, appelle-moi Mylera ? — Je ne sais pas si je peux. — Tu peux. Alors, comment cela se passe avec Dem ? — Il n'y a pas de problème. — Tu te moques de moi ? J'ai vu ta tête quand tu es revenue. — Ce n'est rien, je vous assure. — Tu n'as pas l'air particulièrement convaincue. N'aie pas peur de lui, c'est quelqu'un de bien. — Vous le connaissez bien ? — Personne ne peut s'en vanter, sauf le commandant Thadees peut-être. Mais… Bah, comment dire… Je l'aime bien. Mais oui, je t'assure. Ce n'est pas un dragueur comme Lowel, ni un fou de guerre comme Norimanus, ni une brute comme Mapal. C'est un homme intelligent, qui ne parle pas pour ne rien dire. D'accord, j'admets qu'il est un peu misanthrope, c'est pour ça qu'il intrigue. Cette base est petite et l'on s'y ennuie vite, tu verras. Le divertissement le plus populaire consiste à observer autrui et à médire sur son voisin. — J'ai remarqué, dit Nayla avec amertume. — J'ai besoin de quelqu'un dans ma section. Si travailler avec Dem devient insupportable, viens bosser avec moi. Je lui parlerai. Mylera était drôle et visiblement facile à vivre. Jholman était un bon camarade. Cela serait sans doute plus simple de travailler à la section technique, mais étrangement, elle ne pouvait s'y résoudre. — Non, je ne veux pas abandonner, vous comprenez ? — Oui, sans doute, soupira Mylera. Garde tout de même cette possibilité en tête, d'accord ? — Je ne sais pas, lieutenant. — J'insiste et je t'ai dit de m'appeler Mylera. — D'accord, promis, mentit Nayla. — C'est tout ce que je te demande. Alors, à part notre charmant Dem, comment s'est passée ton arrivée ? L’intérêt de la jeune femme la déstabilisait, même si elle ne décelait aucune méchanceté chez elle. Son regard brun et franc brillait d'une réelle sollicitude. — Rien d'intéressant. — Oh, rien d'intéressant… dit-elle en riant. Tu ne serais pas un peu… charmée par cet idiot de Dem ? — Bien sûr que non, répliqua Nayla en rougissant. — Tant mieux ! Ne te méprends pas, j'adorerai qu'il rencontre quelqu'un, mais franchement… Je crois qu'il est le genre de mec à faire souffrir les filles. Tu n'es pas d'accord ? — Je n'en sais rien, Mylera. Je m'en moque, vous savez. — C'est encore mieux. Nayla fut surprise du ton ravi qu'elle crut déceler dans sa voix. — Tu as dû remarquer que les filles sont… comment dire… peu intéressante, dans notre base. Comment veux-tu devenir amie avec des nymphos ou des guerrières ? — Que voulez-vous dire ? — Devenons amies. — Lieutenant ? — Mylera, je t'ai dit. Nous pouvons boire un verre au mess, de temps en temps. Tu aimes le moyano ? Personnellement, j'adore même si je sais qu'il ne faut pas en abuser. — Non, pas vraiment. C'était la boisson préférée de ma mère. — C'était ? — Ma mère est morte quand j'avais sept ans. La grippe malusene a décimé des centaines d'Olimans, cette année-là, précisa-t-elle la gorge serrée par l'émotion. Elle revit sa mère, une belle femme brune, aux grands yeux doux et pleins d'amour. Elle aimait tant sa voix harmonieuse qui lui racontait des histoires pour l'aider à s'endormir. — Nayla ? Je suis désolée. Je t'ai rappelé de mauvais souvenirs, pardonne-moi. — Ce n'est rien. Vous ne pouviez pas savoir. — Je me sens idiote, maintenant. — Il ne faut pas. Ce n'est rien, je vous assure. — D'accord. Alors ? Tu veux bien partager un café ou un repas de temps en temps ? Nous pourrions discuter tranquillement, sans se poser de questions, sans arrière-pensée. Elle était ébranlée par cette proposition. Refuser son amitié n'était pas facile. Il serait tellement agréable d'avoir une vraie amie sur la base, mais pouvait-elle se le permettre ? — J'aimerais bien, mais Mylera, on me reproche les instants que j'ai passés avec le lieutenant Mardon, alors qu'ils étaient uniquement professionnels, ajouta-t-elle précipitamment, alors je… L'éclat de rire de Mylera cascada joyeusement. — Ça n'a rien à voir… Premièrement, je suis plutôt bien vue. Deuxièmement, je n'ai pas la réputation sulfureuse de ce cher Dem. Troisièmement, il n'est pas du genre jaloux. Alors qu'en dis-tu ? — Eh bien… hésita-t-elle, car malgré son obligation de prudence, elle avait vraiment envie d'accepter. — Accepte, je t'en prie. — D'accord, céda-t-elle, incapable de refuser. — Formidable ! — Je peux vous poser une question ? — Bien sûr. — Pourquoi est-ce qu'on l'appelle Dem ? — Oh, je ne sais pas. C'est devenu une habitude. Le commandant et lui sont arrivés ensemble sur H515 et il l'appelait comme ça. Quand je suis arrivée, un an après, tout le monde en faisait autant derrière son dos. Je trouve que ça lui va bien. Dem, c'est très impersonnel et c'est le type le plus impersonnel qui soit. Personne ne connaît ses affectations précédentes, personne ne sait rien de lui… Dem, ça lui ressemble plus que Dane. — C'est vrai. Savez-vous pourquoi il est si… renfermé ? — J'aimerais bien le savoir. Oublie ça, il a bien le droit de faire ce qu'il veut, même si ça excite l'imagination des imbéciles. — Vous êtes incroyable, dit Nayla en riant. — Merci, répondit Mylera en s'inclinant exagérément. La porte de la passerelle coulissa et Mardon entra. — Eh bien Mylera, fit-il avec une moue amusée. Tu débauches mon caporal ? — Bien sûr. Tu n'es pas jaloux, j'espère ? — Non, en aucune façon. J'espère que vous ne croyez rien de ce qu'elle vous dit, caporal. Le lieutenant Nlatan a une tendance très marquée à l'affabulation. — J'adore affabuler, surtout quand il s'agit de toi. — Puis-je récupérer ma place ? demanda-t-il. — Bien entendu, beau ténébreux, dit Mylera en se levant. Nayla n'avait pas compris qu'il existait une telle complicité entre eux. Gênée, elle se sentait de trop au milieu de leur tête à tête. Dem s'assit et se tourna vers Nayla. Il l'observa un long instant avant de dire, avec une froide indifférence : — Vous devriez aller vous reposer, caporal. — Non, je vais bien, lieutenant, dit-elle précipitamment. Elle ne voulait pas se retrouver en présence de Kolin ou Hunis. — Ma suggestion avait valeur d'ordre, dit-il sèchement. — Si elle ne veut pas… — Mylera ! Laisse-moi gérer mes subordonnés ! Une stupéfaction peinée se peignit sur le visage de la jeune femme. Nayla se leva précipitamment. Elle ne voulait pas être la cause d'une dispute entre eux deux. — À vos ordres, lieutenant ! dit-elle en saluant. Alors qu'elle se dirigeait par la sortie, Mardon la rattrapa et souffla à voix basse : — Allez en salle serveur. Lowel n'osera pas réitérer son attaque. Elle lui jeta un regard interrogatif. Que voulait-il dire ? — Isolez-vous et dormez. Vous en avez besoin. — Merci, murmura-t-elle. — Disparaissez ! dit-il à voix haute. Sans demander son reste, elle quitta la passerelle. ** ** ** ** Mardon réprima un soupir d'exaspération. Pendant cinq ans, il ne s'était pas impliqué dans la vie de la base. Il ne voyait pas l’intérêt d'entretenir des amitiés avec ces médiocres. Aujourd'hui, il avait réduit à néant tous ses efforts, tout cela pour protéger une gamine hérétique. Certes, elle détestait l'Imperium, mais cela n'en faisait pas une personne de confiance. — Dem, nous devons parler. — De quoi veux-tu parler exactement, Mylera ? répliqua-t-il plus sèchement que voulu. — À ton avis… Elle indiqua du menton la porte que venait de franchir Nayla. Pourquoi es-tu si dur avec elle ? C'est quelqu'un de bien et de compétent. Sois un peu indulgent et… — Je suis conscient de sa valeur ! — Oh, c'est évident ! Si c'est le cas, pourquoi la terrorises-tu ? — N'exagère pas. — Tu es trop dur, Dem. — Je n'ai pas que des amis sur cette base. Je ne veux pas qu'un abruti se venge de moi à travers elle. Il s'en voulut aussitôt d'avoir laissé échapper cette information, surtout en remarquant l'expression amusée de Mylera. — Je vois. Elle me semble tout à fait exceptionnelle. — Mylera… soupira Mardon. Ne joue pas à cela. — Pardonne-moi. J'oubliais. Tu préfères la solitude. — C'est exact. C'est un fait que tu sembles oublier. — Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement. — Cela fait longtemps que je l'ai compris. — Un jour, il faudra que tu me parles de celle qui t'a brisé le cœur. Tu ne devrais pas t'isoler derrière ce mur de glace. — C'est ma nature et je souhaiterais ne plus parler de cela. — Comme tu veux, répondit-elle tristement. Sa sollicitude n'était pas feinte et étonnamment, cela le toucha. — Si tu es intéressée, souffla-t-il, tu as ma bénédiction. — Merci… Je ne sais pas si elle est prête pour une aventure. — Tu es seule juge. — Tu es vraiment quelqu'un de bien, Dem, ne laisse personne dire le contraire. — N'en sois pas si sûre, murmura-t-il. — Oh, mais j'en suis sûre. Pauvre Mylera, songea-t-il amèrement, tu es si loin de la vérité. ** ** ** ** C'est avec appréhension que Nayla emprunta le couloir qui menait jusqu'à l'ordinateur central. Elle craignait de rencontrer Lowel. Elle s'enferma dans l'étroit réduit avec soulagement et enclencha la fermeture de sécurité. Elle était à l'abri, désormais. La jeune femme s'appuya contre la porte et les tensions de la journée s’abattirent sur elle. Elle éclata en sanglots convulsifs, sans réussir à se calmer. Comment allait-elle tenir quatre années dans cet enfer ? Le moindre faux pas pouvait lui coûter la vie, mais pire encore, pouvait condamner son père. Elle se sentait perdue, sans le moindre ami. Oh, bien sûr, Do Jholman était un garçon sympathique et elle arriverait sans doute à s'entendre avec ses collègues de la section scientifique, mais il y avait tous les autres. Épuisée, Nayla se laissa glisser jusqu'au sol et cacha son visage dans ses bras. Comment allait-elle réussir à côtoyer son violeur tous les jours ? Accablée, elle se laissa entraîner par le désespoir et sombra dans un sommeil agité. "Le monde explosa. Des cris terrifiants lui percèrent les oreilles. Des gens affolés se bousculaient, fuyaient comme des hajits effarouchés. De puissants tirs d'énergie s'écrasaient sur la surface de la planète, détruisant tout. Des incendies monstrueux ravageaient les villes, les forêts, les plantations. Une femme fut transformée en torche vivante sous ses yeux et elle joignit un cri d'horreur au hurlement de douleur de la pauvre victime. Sans prévenir, le décor changea et elle se retrouva derrière cet homme en uniforme noir, derrière Devor Milar, qui observait la planète en flammes. Elle pouvait ressentir ses émotions : l'horreur, le désespoir, la culpabilité. Elle perçut tout cela pendant une fraction de seconde, puis cette étincelle de conscience disparut en un instant. Il ne resta qu'une personnalité froide et efficace qui procédait à l'analyse clinique de la situation. Puis tout se modifia encore. La chaleur faisait vibrer l'air au niveau du sol dans un silence oppressant. Elle survolait une rue déserte, qui courait entre des bâtiments de métal. Un groupe de Soldats de la Foi progressait lentement. Ils craignaient un danger, cela se devinait à la tension de leurs épaules. Ils s'arrêtèrent face à un embranchement et observèrent les alentours. Il n'y avait rien, si ce n'est le cadavre calciné d'un animal… une sorte de chien, peut-être. Les soldats bifurquèrent vers la gauche. Après quelques mètres, ils furent touchés par une bombe. Des corps déchiquetés furent projetés contre les murs, puis d'autres explosions accompagnées de tirs lywar hachèrent ceux encore debout. Malgré son armure de combat, elle reconnut Mardon qui combattait au milieu des rares survivants. Plusieurs grenades lywar détonèrent sur sa position. Lorsque la poussière se clarifia, le corps de Mardon gisait sans vie. Elle poussa un cri qui résonna dans le vide de son cauchemar." Elle revint à la réalité, épuisée et glacée par cette certitude. Elle venait de voir Dem mourir. Ce n'est qu'un rêve, tenta-t-elle de se raisonner, mais elle savait que ce n'était pas le terme exact. Elle venait de voir l'avenir et cela la terrifiait. Elle savait ce que cela voulait dire ; elle était un démon. Elle repoussa ces considérations. Si elle prévenait Mardon, peut-être pourrait-elle lui sauver la vie. Elle n'hésita pas longtemps. Elle venait d'avoir une vision prémonitoire, ne pas en tenir compte serait stupide. Elle se releva, péniblement. L'armure n'était pas très confortable et elle se sentait engoncée dans ces plaques de ketir. Elle déverrouilla la porte et faillit percuter Valo. — Oh, tu étais là, dit-il surpris. — Oui, Dem m'a demandé de mettre à jour l'ordinateur et… — T'as de la chance. J'ai passé mon temps en salle des machines. J'y retourne, d'ailleurs. Tu veux venir avec moi ? — Non, Dem m'attend. Il est… — Oui, j'ai entendu dire qu'il n'arrêtait pas de te harceler sur la passerelle. — Déjà ? — Un gars a raconté ça, tout à l'heure en salle commune. C'est presque rassurant. J'étais un peu envieux de voir que tu étais la seule à ne pas t'attirer ses foudres. — Vu de mon côté, ça n'a rien de rassurant. — Ça lui passera, j'en suis sûr. Tu es la meilleure. — C'est gentil, mais tu n'en sais rien. Cela ne fait que quatre jours que je suis là. — Tu as réussi à décrypter l'enregistrement. — Dem a fait une grosse partie du travail, se justifia-t-elle. — Nayla, il n'a jamais travaillé en compagnie de l'un de nous. Il nous trouve trop bête pour ça. — Soilj ! — Ne prends pas mal mes remarques. Je suis juste jaloux, parce que c'est toi qu'il va emmener, si on débarque sur cette planète. — Je te laisse la place si tu veux. Tu as déjà participé à ce genre de mission ? — Jamais. Il ne se passe rien sur H515. Depuis que je suis là, j'ai dû aller quatre ou cinq fois aider nos mineurs, mais c'est tout. Tout le monde est excité à l'idée de combattre. — Toi aussi ? — Bien sûr ! Avec un peu de chance, on va affronter l'ennemi ! Ses fanfaronnades étaient destinées à dissimuler sa peur, mais Nayla n'était pas dupe. — Je ne crois pas que nous battre soit une chance. — Tu as peur ? — Bien sûr que j'ai peur. Nous ne sommes pas préparés à ça. — Tu as sans doute raison, dit-il, étonné par son aveu. — Soit prudent, dit-elle sans trop savoir pourquoi. — Toi aussi, souffla-t-il. — Je dois rejoindre la passerelle, Soilj. — Ouais. Attends, je dois te dire un truc. Hunis raconte des trucs sur toi et sur lui. Elle vous aurait vus… Si tu vois ce que je veux dire. Non, ne dis rien, ça ne me regarde pas. — Je t'assure que… — Je voulais juste que tu saches ce que ces pestes disaient sur toi et… méfie-toi de ta copine, Volinse. Elle avait l'air d'être tout à fait d'accord avec leur bande. — Pourquoi me dis-tu tout ça, Soilj ? — J'sais pas. Parce qu'on bosse ensemble et que tu es différente des autres, dit le garçon en prenant une jolie couleur calitoine. — Merci, alors, dit-elle en souriant. — Fais attention à toi, j'sais pas, j'ai un mauvais pressentiment. — Promis, Soilj. -*-*- Vers 06‑00, Mardon revint sur la passerelle, suivit peu après par le capitaine Norimanus. Pendant les quelques heures qu'elle avait passées seule à son poste, Nayla s'était débattue avec une question essentielle. Devait-elle avertir son officier ? Comment le lui dire ? Et quand ? Il était impossible de lui parler maintenant, alors que tout le monde pouvait les entendre. L'attente commença, silencieuse et au fil du temps, la pression augmenta. L'inquiétude de tous était palpable et pour Nayla, la certitude de la catastrophe à venir l'oppressait. Une embuscade les attendait, des gens allaient mourir, Mardon allait mourir et rien ne pouvait modifier ce destin. Son "don" la terrifiait, tout ce qu'il impliquait la terrorisait. — Attention ! annonça enfin Norimanus, nous entrons dans la zone d'attraction de la planète. Chacun se prépara au mieux. À l'imitation de Mardon, elle se cala dans son fauteuil et attendit. Le petit vaisseau commença à vibrer et des grincements inquiétants résonnèrent sur toute la passerelle. Un choc terrible secoua le patrouilleur, comme s'il avait heurté un mur de plein fouet. Les secousses et les trépidations s’amplifièrent. Dans un coin de la passerelle, un rivet sauta. Les claquements du moteur s’aggravèrent. L'épouvante se lisait sur les traits de certains des membres les moins expérimentés de l'équipage. Nayla s'accrochait à son siège, sans quitter des yeux les indicateurs qu'elle avait pour mission de surveiller. Elle observa Mardon. Il ne tressaillait pas et affichait la confiance d'un homme qui a vécu ce genre de situation un nombre incalculable de fois. Il dut sentir son regard, car il lui lança un clin d’œil complice. — Amusant non ? Je me demande si cette casserole va arriver à se poser sans encombre. Le danger n'était pas dans l'atterrissage, elle le savait bien. Son angoisse s'invita à la fête, brûlante. Elle ne put s’empêcher de voir les morts mutilés qui les attendaient, ou l'explosion lywar qui engloutissait Mardon. Celui-ci posa brièvement une main sur son avant-bras et lui décerna un sourire amical, qui raviva l'aide qu'il lui avait apportée quelques heures plus tôt. Cette attention lui permit de gérer son appréhension. Elle retrouva une partie de sa lucidité et se focalisa entièrement sur sa tâche. Les soubresauts du vaisseau se firent plus erratiques et soudain, une alarme se mit à hurler, déchirant leurs tympans. Personne n'eut la possibilité de réagir, car dans la seconde qui suivit, une console explosa. Le conscrit de 2e année qui s'en occupait se jeta en arrière et la regarda brûler, sans aucune réaction, hypnotisé par les flammes. — Kaertan, avec moi ! s'écria Mardon. Il se précipitait déjà vers la console et poussa l'incompétent hors de son chemin. — L'extincteur, là ! Elle attrapa l'appareil et attaqua le feu avec courage, dirigeant le jet de lapyre à la base des flammes. Le feu gronda sous l'agression et la chaleur lui roussit les sourcils. Elle ne s'en préoccupa pas. Un incendie était l'un des dangers les plus dramatiques à bord d'un vaisseau spatial. Tel un animal vivant, les flammes jaunes et blanches dévoraient les composants. Exposé à ce brasier infernal, le plastine de la console se gondolait. Dem se joignit au combat, armé d'un autre extincteur. L'apport de lapyre finit par étouffer l'incendie. Les vapeurs de composants grillés la prirent à la gorge, mais elle savoura ce petit succès. Le feu était vaincu. Son soulagement fut de courte durée. — Cette console commande les amortisseurs d'inertie, dit Dem. Il faut détourner ses commandes, ou dans moins de dix minutes, notre squelette sera liquéfié et nous aurons toutes les chances de nous crasher. Savez-vous ce qu'il faut faire ? — Oui, lieutenant ! — Très bien, foncez à votre poste, ordonna-t-il en arrachant le panneau de contrôle situé sous la console. Il s'agenouilla et commença à effectuer plusieurs branchements. — Lieutenant, protesta Nayla, ce n'est pas à vous de… — À la console ! dit-il d'un ton de commandement absolu. Elle tapa le programme nécessaire à la récupération des fonctions de l'autre appareil, le plus vite possible. Dane Mardon travaillait toujours dans les entrailles, encore fumante, de la console. Elle frémit en songeant qu'il devait se brûler les mains atrocement. — Maintenant, Kaertan ! s'écria-t-il. Elle pressa quelques touches rapidement. Les schémas de la console d'amortisseur d'inertie s'affichèrent. — Ça fonctionne, dit-elle. — Bien. Toujours sur un genou, il lui adressa un regard satisfait. — Attention pour l'atterrissage ! s'écria le capitaine Norimanus. Les moteurs claquaient et ahanaient péniblement, le vaisseau fut ballotté en tous sens, comme un jouet secoué par un enfant géant. Les craquements de la carlingue étaient effrayants. Nayla s'accrocha comme elle put à son fauteuil et serra les dents. Le hurlement strident des moteurs lui perçait les oreilles et l'odeur de plastine brûlé lui donnait la nausée. Enfin, les vibrations, les grincements et les chocs cessèrent. Mardon avait été projeté contre un panneau et un filet de sang coulait le long de son visage. Nayla s'extirpa hors de son siège, attrapa un kit de secours attaché à la paroi et se précipita vers lui, avec inquiétude. Hors d'un fauteuil d'inertie, il avait peut-être subi d'irréversibles dommages internes. — Lieutenant, vous allez bien ? Je veux dire, vous n'étiez pas… — Je vais bien, dit-il avec un sourire amusé. Elle essaya de ne pas croiser son regard si perturbant et brisa une ampoule cicatrisante. Après une brève inspiration destinée à lui donner du courage, elle appliqua avec délicatesse le produit sur la coupure. — Vous n'avez pas à faire cela, caporal. — Je dois soigner vos mains, lieutenant. Vous avez de vilaines brûlures. Il l'y autorisa d'un signe de tête et elle appliqua le spray anti-brûlure sur la plaie. La chaleur de la peau de Mardon était douce contre la sienne et elle essaya d'ignorer le trouble qui s'emparait d'elle. Elle soigna son autre main, consciente de la rougeur de ses joues. — Merci. — C'est normal, lieutenant. Il y avait, dans les yeux bleus de Mardon, un éclat qu'elle ne sut déchiffrer, mais qui enflamma ses sens. Il brisa cet instant enchanté en se relevant souplement, prouvant qu'effectivement, il n'avait pas souffert de l'atterrissage. — Voyons cette console, dit-il en contrôlant son travail. Caporal, décidément vous êtes très douée. En pleine crise, vous avez programmé cela, avec simplicité et clarté. Je suis impressionné. — Lieutenant… Je n'ai fait que mon devoir. — Oui, c'est exact. Cependant, ce compliment est mérité. Elle prit conscience du capharnaüm qui régnait sur la passerelle. Deux soldats gémissaient, l'un à cause de brûlures, l'autre à cause d'une fracture. Des fumerolles s'échappaient de plusieurs conduits. Une fumée âcre, due à l'incendie, les faisait tousser et larmoyer. — Nous étions dans la main de Dieu, dit Norimanus. Grâce à lui, nous nous sommes posés sans encombre. Nlatan, vérifiez que ce vaisseau soit apte à décoller. — Oui, capitaine. — Mardon, les capteurs détectent-ils quelque chose ? — Non, capitaine, dit calmement Dem. — Lieutenant Mapal, capitaine Lowel, sur la passerelle immédiatement, aboya le capitaine dans le communicateur. Nlatan, tentez de contacter ce capitaine Markel. Je veux savoir ce qui se passe sur cette planète. — À vos ordres ! RgN 07, capitaine Markel, répondez ! Pendant que Mylera s'égosillait, Dem s'était réinstallé au poste science et vérifiait les graphiques des différents détecteurs. La passerelle bruissait d'activité. Nayla envisagea de mentionner son rêve à Mardon, mais elle n'osait pas. Elle hésita plusieurs fois et au moment où elle allait trouver le courage de lui parler, Mapal entra. Il alla saluer le capitaine, tout en bombant le torse avec importance. — Mes hommes sont prêts, capitaine. Nous pouvons effectuer une reconnaissance quand vous le voulez. — Parfait, lieutenant. Je prendrai la seconde équipe, mais je préférerais en savoir plus avant. Attendons encore un peu. Nlatan ? — Personne ne répond, capitaine. — Je ne capte aucune onde Verliz, dit Mardon. Les émetteurs de la garnison sont peut-être morts. — Ce n'est pas une réponse ! Que fiche ce damné médecin ! s'écria-t-il en pressant nerveusement la touche du système de communication interne. Lowel ! Sur la passerelle, immédiatement ! Nayla renonça. La passerelle n'était pas le lieu pour ce genre d'aveu. Elle allait devoir attendre un moment plus propice. — Par tous les démons ! jura Norimanus de plus en plus agacé. Que fait ce foutu toubib ? Mapal, trouvez-moi cet imbécile et ramenez-le moi par la peau du cou. Avant de quitter la passerelle, le sous-lieutenant cacha mal l'ennui d'être réduit à un vulgaire coursier. Pourquoi le médecin ne répond-il pas ? se demanda-t-elle. Mardon, lui, restait impassible. Il continuait à vérifier les relevés envoyés par les détecteurs. Cinq minutes plus tard, Mapal revenait et cette fois-ci, son visage affichait une certaine inquiétude. — Eh bien, Mapal ! Où est-il ? — Il… Il est mort, capitaine. — Quoi ? — Lowel, il est mort. — Mort ? Mais comment… — Je ne sais pas, capitaine. Une mauvaise chute peut-être, ou une crise cardiaque. Je l'ai trouvé dans l'infirmerie. Il gisait sur le sol, sans aucune blessure apparente. — Comment est-ce possible ? Cet idiot ne se serait pas assis pendant l'atterrissage ? — Je ne sais pas. Je l'ai mis dans une unité de stase. On pourra réaliser une autopsie une fois que nous serons revenus à la base. — Bonne initiative. C'est désolant, mais nous pouvons nous passer de médecin pour cette mission. Nlatan, contactez la base H515, rendez compte de notre arrivée et prévenez le commandant de la mort de Lowel. Les blessés restent à bord avec vous. Mapal nous sommes à un kilomètre de l'agglomération. La garnison se trouve en périphérie, c'est notre objectif. Vous conduisez la reconnaissance et vous nous attendez à proximité. — À vos ordres ! — Mardon, vous venez avec moi. — Caporal, dit Dem, prenez le matériel et suivez-moi. Nayla faillit ne pas entendre ce qu'il venait de dire. Lowel était mort ? Comment cela était-il possible ? Le premier sentiment qu'elle ressentit fut une joie farouche. Lowel était mort, justice était faite et plus jamais ce porc ne pourrait l'attaquer ou s'en prendre à une autre fille. Cette nouvelle l'emplissait d'allégresse et de soulagement. Son seul regret était que cet abject salopard ait eu une fin si douce. Puis, la honte de se réjouir de la mort d'un d'être humain la bouleversa. Qu'était-elle devenue ? Une question surgit dans son esprit, comme un diable jaillissant de sa boîte. Mardon avait-il tué le médecin ? Il s'était absenté plusieurs heures de la passerelle, il ne pouvait pas être étranger à ce décès. Après tout, il avait clairement menacé le médecin, la coïncidence était indéniable. Elle déverrouilla le havresac, qu'elle fixa sur son dos et trotta à la suite de Dem. Ils passèrent tous par l'armurerie et elle se vit remettre un fusil lywar, ainsi que plusieurs chargeurs. Elle vérifia le bon fonctionnement de l'arme. L'indicateur d'énergie signalait que le bloc munitions était valide. Elle se rapprocha de Mardon dans la minuscule zone de sortie. Le sifflement d'ouverture du sas extérieur la fit sursauter. Une bouffée de chaleur sèche envahit la pièce et la lumière crue et rouge lui blessa les yeux. — Que personne n'oublie que Dieu nous regarde, dit Norimanus avec emphase. Mapal beugla un ordre et son équipe gicla hors du vaisseau. Nayla compta les minutes qui s'écoulaient lentement. Tous entassés dans l'étroit réduit, ils attendirent dans la chaleur. Là où elle était, elle ne pouvait rien voir du paysage et elle se demandait ce qui les attendait. Elle se tourna vers Mardon, qui l'épaule contre la paroi, semblait loin d'ici. Alors que la tension et l'impatience faisaient presque vibrer l'air autour d'eux, l'officier scientifique était impassible, à la limite de l'ennui. Il aurait tout aussi bien pu attendre son tour pour dîner. Elle ne put s'empêcher de se demander, une fois encore, s'il avait assassiné le médecin et surtout, comment il s'y était pris. ** ** ** ** Ailleurs… Un trône imposant se dressait au centre de cette immense et majestueuse salle, enfouie dans les entrailles de Son temple. Il était le symbole de Son pouvoir absolu. Dieu laissa échapper un ricanement amer. Le sölibyum était peut-être la substance la plus onéreuse de la galaxie, mais il formait un siège particulièrement inconfortable. Afin de préserver sa splendeur, il ne pouvait même pas l'agrémenter de fourrures ou de coussins. Il était Dieu, il avait tout pouvoir sur la vie de chacun des humains, citoyens de l'Imperium, il possédait la force armée la plus dévastatrice de l'univers, mais il ne pouvait pas s'asseoir confortablement. L'ironie de la situation ne cessait de l'amuser. Il était tout-puissant, certes, mais pour combien de temps ? Un frisson le secoua et il serra ses deux mains l'une contre l'autre, dans l'espoir de retrouver son calme. Il venait de consulter l'Yggdrasil et une fois encore, le destin lui avait envoyé cette vision perturbatrice. C'était allégorique, comme l'étaient toujours les visions imposées par Yggdrasil. Il pouvait déchiffrer le destin avec précision, voir l'avenir de tel ou tel croyant avec une acuité surprenante, il pouvait même infléchir les destinées, mais face à une prophétie, il était impuissant. Dieu leva les yeux vers la déchirure pour contempler le néant entre les mondes, le puits du destin, le vide immortel. Tous ces noms ne faisaient qu'effleurer la nature profonde de ce lieu, dont il ignorait l'origine. C'était par hasard, que le jeune homme qu'il était alors, avait pénétré dans ce royaume de ténèbres. Il s'y était perdu et y avait erré longtemps, en marge du temps. Il s'était nourri du pouvoir qui y dormait, et y avait acquis des connaissances insoupçonnables, avant de revenir, auréolé d'une puissance sans égale. Pour s'arracher au néant, il s'était frayé un passage, déchirant la trame du présent avec la force de son esprit. Il avait créé une brèche, qui depuis, était restée béante et à laquelle il était lié. Au fil du temps et de ses incursions dans ce non-monde, la déchirure s'était élargie. La déplacer ou s'en éloigner, l'obligeait à puiser dans son énergie vitale. Dieu, vénéré et craint de tous, n'était qu'un prisonnier dans son propre temple. Le néant lui offrait le pouvoir absolu et l'immortalité, lui offrait la capacité de lire et contrôler l'avenir, mais lui prenait sa liberté. Malgré la souffrance à venir, Dieu projeta ses pensées dans Yggdrasil, avec le secret espoir que le néant lui offrirait des renseignements supplémentaires. Il était Dieu ! Il était tout-puissant ! Il était le défenseur de l'humanité, choisi pour la protéger. Il avait sacrifié sa vie sur l'autel du destin et ne demandait en échange, que l'obéissance absolue des humains. "Les images déferlèrent sur lui avec une violence extrême. Il se trouvait dans son palais, dans cette salle, assis sur le trône du pouvoir. Dehors, une bataille avait lieu, mais le combat ultime se jouerait ici. Deux personnes entrèrent, deux silhouettes plutôt car il ne pouvait voir leur visage, ni même déterminer leur sexe. La première était formée d'une lumière blanche, éblouissante et pure, l'autre était sombre et ensanglantée, pourtant auréolée d'un halo blanc. L'ombre écartait les bras et ainsi, formait un bouclier qui repoussait l'attaque des Gardes de la Foi, attirant à lui chaque tir. L'être pur s'avançait, avec détermination et leva une main fantomatique vers lui. Une lumière blanche jaillit de ses doigts et il fut jeté à terre, frappé d'une douleur intense. Lui, Dieu, invincible et immortel, était terrassé par cette énergie étincelante. Tout se brisait autour de lui. Le marbre se fendait, les murs se fissuraient et les colonnes se mettaient à trembler. La douleur se faisait plus insupportable. Elle le consumait de l'intérieur, brûlait les liens qui l'unissaient à Yggdrasil, ouvrait son esprit en deux. La souffrance était si réelle, si vivante que sa vision prit fin." Dieu revint à la réalité avec un hurlement qui lui déchira la gorge. Il s'effondra sur l'un des accoudoirs du trône en haletant, puis la colère vint le soutenir. Rien ne changeait, les images, les impressions, étaient identiques. Toujours les mêmes images, toujours les mêmes impressions, toujours cette même certitude que sa fin était proche. Les prophéties étaient un avertissement, un axe, un pivot sur lequel s'appuyait l'avenir. Elles devaient être décryptées. Il savait ce que celle-ci indiquait. Un ennemi allait voir le jour. Non ! Cet ennemi avait déjà vu le jour et ne tarderait pas à se révéler. Il allait venir jusqu'à lui à la tête d'une armée, pour le détruire. Il avait déjà eu ce genre de vision, il avait déjà infléchi le destin, il avait vaincu ces démons, les avait capturés et s'était nourri de leur puissance, de l'essence même de leur vie. Cette fois-ci, c'était différent, plus intense, plus douloureux. Cette fois-ci, il y avait cette ombre, ce protecteur. Cette fois-ci, il entrevoyait une défaite possible. Avec un geste rageur, il projeta la coupe de cristal sombre, posée près de lui, vers la déchirure. Elle heurta le sol avec force et se brisa en une centaine de morceaux. VI Enfin, le capitaine Norimanus leur donna l'ordre de débarquer. C'est avec angoisse que Nayla posa le pied sur la planète à l'atmosphère rougeâtre. Un vent sec soufflait au ras du sol et créait des volutes de poussière autour de leurs chevilles, exactement comme dans son rêve. Elle leva les yeux et contempla brièvement le ciel rubis et incarnat, décoré de longues écharpes de nuages couleur feu. Il lui sembla apercevoir, très haut dans le ciel, de grands oiseaux qui volaient en cercle. Ils lui rappelèrent les vols de busatours qui tournoyaient au-dessus des prairies d'Olima, guettant les tirochs blessés ou morts. Le soleil dardait ses impitoyables rayons sur ce sol brûlé et desséché. De rares plantes tentaient de survivre, à l'ombre des cailloux hérissant la plaine rocailleuse qui se déroulait devant eux. Loin sur l'horizon, on devinait des formes basses qui étincelaient par endroits sous les rayons de lumière. Il s'agissait sans doute de la colonie qu'il venait secourir. Ils s'avancèrent à travers la plaine desséchée. Chacun de leurs pas soulevait un nuage de sable rouge. La transpiration ne tarda pas à inonder le visage de Nayla, qui avait l'impression de cuire vivante dans son armure. Les lieux ressemblaient terriblement à son rêve. Elle avait eu une prémonition, cela ne faisait plus aucun doute. Tendue par l'inquiétude, elle faillit crier lorsqu'un lézard bleu se faufila dans une fissure au moment où elle posait le pied. Elle crispa ses mains sur son fusil et accéléra l'allure. Elle ressentait une étonnante fatigue, après juste quelques dizaines de mètres de progression. Elle avait l'impression de porter un sac trop lourd pour elle et son cœur cognait sauvagement, comme après un footing trop intense. Elle entendait sa propre respiration, haletante, qui puisait au plus profond de ses poumons. Dem se tourna vers elle et ralentit son pas pour lui permettre de le rattraper. — La gravité de ce monde est plus importante que ce dont vous avez l'habitude, caporal. Pensez à vous ménager. Elle acquiesça d'un signe de tête. Bientôt, ils purent distinguer des bâtiments construits en fibro-béton et en carhinium. Le village s'étendait aux pieds de collines rocheuses, pourpres et noires, qui offraient une ombre précaire à de chétives plantations. Plus ils s'approchaient et plus elle pouvait distinguer les dégâts subis par la colonie. Plusieurs maisons construites en pierre locale étaient en ruine, soufflées par des explosions. Les préfabriqués de métal, noircis par le feu, étaient en partie éventrés. Les édifices en fibro-béton semblaient avoir mieux résisté à la destruction. La base de l'Imperium se dressait sur une élévation de terrain. La fumée d'un incendie s'échappait encore des entrailles béantes du bâtiment, écrasé par la chute du pylône de communication. L'imminence du danger flamboya en Nayla, quand elle reconnut les abords de l'agglomération. Mapal et ses hommes s'étaient retranchés dans les ruines des maisons construites en périphérie. Ce lieu était celui de son cauchemar, elle reconnaissait les trois ruelles désertes et battues par le vent qui s'enfonçaient dans le village. Mardon ralentit, comme si lui aussi, pressentait un guet-apens. Il observa les alentours d'un regard intense de prédateur. Depuis son arrivée sur cette planète, il paraissait plus alerte et plus vivant. C'était un soldat aguerri qui se mouvait devant elle et pas un officier scientifique. — Tenez-vous prête à toute éventualité, souffla-t-il. Faites ce que je vous dirai à l'instant où je vous le dirai. Cet avertissement était inutile, elle comptait bien le suivre comme son ombre. Ils arrivaient aux abords du village et n'étaient plus qu'à une centaine de mètres de Mapal. Elle faillit pousser un cri, lorsqu'elle vit le premier cadavre, tellement semblable à celui qu'elle avait vu dans son rêve. Il était étendu, là, carbonisé, dans les vestiges d'une cour. Un peu plus loin, trois autres corps étaient entassés, atrocement mutilés. Elle ne put retenir un hoquet de surprise horrifiée. Elle avait vu l'avenir ! Mardon s'était figé, lui aussi, puis il se tourna vers elle. Elle lut sur son visage ébahi, une interrogation qu'elle ne comprit pas. Soudain, deux explosions simultanées déchirèrent le silence. Le soldat qui se trouvait à côté d'elle, fut soufflé par l'impact. Il atterrit sur le sol, quelques mètres plus loin, affreusement déchiqueté, ses membres écartelés ou arrachés, disposés à l’identique de sa vision. Avant qu'elle ne puisse s'en étonner, d'autres tirs de mortiers lywar explosèrent au milieu de leur dispositif. Norimanus, pétrifié, semblait incapable de donner un ordre. Mardon prit les choses en main. — Rejoignez Mapal ! Son cri sortit l'officier de sa stupeur et il reprit l'ordre à son compte. Ils détalèrent tous vers l'équipe 1. — Restez proche de moi, caporal ! fit Mardon. Sa trajectoire en zigzag semblait prévoir où auraient lieu les impacts et aucun ne tomba près de lui. Nayla dans son sillage, il arriva enfin dans les ruines. Ils s'aplatirent derrière l'abri précaire d'un mur écroulé. Les projectiles lywar tombaient tout autour, transformant l'endroit en enfer. Elle voulut se redresser pour riposter, mais la poigne de fer de Mardon la maintint contre le sol. — Ne bougez pas ! — Par tous les démons ! beugla Norimanus. Mapal, que se passe-t-il ici ? — Je ne sais… Sa phrase se perdit dans le vacarme d'une série d'explosion, semblant venir d'un autre endroit. — Capitaine, dit la voix calme de Mardon, là-bas, le grand bâtiment. Ce sont les nôtres. — Vous croyez ? — Rejoignons-les ! insista-t-il. Ils nous couvrent. — En avant ! ordonna le capitaine. Vers ce bâtiment, vite ! Mardon agrippa le bras de Nayla et l’entraîna à sa suite. — Courez, caporal ! Les poumons brûlants, le cœur battant follement, les oreilles saturées par le bruit des explosions, elle le suivit sans plus réfléchir, calquant ses mouvements sur les siens. Ils sautèrent par-dessus quelques murets effondrés, puis sprintèrent jusqu'à leur destination. Ils s'engouffrèrent à l'intérieur et Nayla s'écroula, un goût de sang dans la bouche. D'autres soldats ne tardèrent pas à la rejoindre tout aussi essoufflés. Après une quinte de toux particulièrement violente, elle vit à travers un rideau de larmes, Dane Mardon qui parlait avec un officier. Il ne paraissait pas le moins du monde fatigué. Mais qui est donc cet homme ? songea-t-elle. Mapal fut le dernier à franchir le seuil et aussitôt le grésillement d'un bouclier, indiqua qu'une barrière d'énergie venait d'être mise en place. Norimanus arracha son casque. Son visage blême était baigné de sueur. — Démons ! jura-t-il. Que se passe-t-il ici ? Où est l'officier commandant ? — Capitaine Markel, se présenta la femme sèche, aux cheveux bruns et bouclés, qui se tenait aux côtés de Mardon. — Ah, c'est vous qui avez envoyé ce damné message ? — En effet et je suis heureuse de vous voir. Je ne pensais pas que mon message ait pu passer ; les insurgés ont détruit l'antenne de communication. — Les insurgés ? — Nos mineurs se sont soulevés. Nous avons essayé d'arrêter les meneurs et toute la colonie s'est embrasée. Ils ont détruit la base et j'ai pu me réfugier ici, avec une poignée de survivants. — Vous vous êtes laissé déborder par des hérétiques ? Quelle sorte de soldat êtes-vous donc ? dit-il avec mépris. — Ils sont plus de six cent et je n'avais que cinquante hommes. Voilà le genre de soldat que je suis, capitaine. Nous devons évacuer avant d'être tous massacrés. — Je ne vais pas fuir la queue entre les jambes… De violentes explosions lui coupèrent la parole. — Capitaine ! Ils attaquent ! cria un soldat. — Aux postes de combat, ordonna Markel. Il faut les repousser. Lieutenant… Mardon, nous avons perdu notre officier scientifique. Son matériel est dans cette pièce, pouvez-vous… — Renforcer le bouclier ? Oui, capitaine. Kaertan, prenez notre émetteur portatif et suivez-moi ! Markel le remercia avec d'un signe de tête, visiblement soulagée. Nayla accompagna Dem dans une salle annexe, jouxtant la grande pièce où s'était réfugiée la poignée de survivants. Il consulta les divers écrans des consoles déployées à la hâte sur des tables poussées contre le mur. Le long de la paroi opposée, étaient alignés des distributeurs de nourritures. Elle devina que ce large couloir, qui donnait d'un côté sur le grand hall où ils s'étaient réfugiés, devait conduire à un réfectoire accessible par l'autre porte. Ils déployèrent leur matériel et effectuèrent les connexions requises, tandis que la bataille faisait rage juste à côté. Chaque explosion, chaque tir lywar, affaiblissait le bouclier, aussi quand l'indicateur de puissance quitta la zone rouge, pour indiquer fièrement "pleine puissance", Nayla laissa échapper un soupir de soulagement. Mardon continua à travailler sur les scanners, avec une dextérité qui l'abasourdit. Le combat s'apaisait et Nayla profita de cette relative accalmie pour réfléchir. Elle venait d'avoir la confirmation de l'exactitude de ses prémonitions. Ce qu'elle avait rêvé venait de s'avérer. Cette faculté l'effrayait, la paralysait presque. Elle était blasphématoire, car selon le Credo de la religion, seul Dieu pouvait connaître l'avenir, puisque c'est Lui qui le façonnait. Elle avait toujours eu du mal à croire cette affirmation. Si le futur Lui était révélé, alors Il aurait dû être en mesure d'éradiquer tous les hérétiques et ce n'était pas le cas. Elle soupira. Si quelqu'un apprenait l'existence de son don, elle était perdue. Elle se tourna vers Dem et repensa à Lowel. L'avait-il tué ? Pourquoi l'aurait-il fait ? Parce que le médecin l'aurait dénoncé à la première occasion, songea-t-elle. Dans ce cas, elle était en danger et… — Si vous me posiez votre question, caporal, dit-il comme s'il avait deviné le cours de ses réflexions. — Lieutenant ? temporisa-t-elle. Il coupa son micro et lui fit signe d'en faire autant. Elle obéit. Il s'approcha d'elle lentement, avec la détermination d'un prédateur. Il brillait dans son regard une lueur inquiétante, et soudain, elle eut peur. Elle était à sa merci et quel meilleur endroit qu'une bataille pour tuer un témoin gênant. — Vous voulez savoir si j'ai tué le capitaine Lowel, n'est-ce pas ? demanda-t-il avec un sourire narquois. La conversation prenait un tour dangereux, mais une bouffée de colère lui fit perdre toute prudence. — Oui, lieutenant, dit-elle sans baisser les yeux. — Les causes de la mort sont… inconnues. Comment l'aurai-je tué ? — Je ne sais pas, lieutenant, mais vous l'aviez mena… — C'est exact, dit-il plus sèchement. Vous devriez vous concentrer sur l'essentiel. Ce violeur est mort et ne pourra plus vous ennuyer. — Oui, mais… — Est-ce important ? — Lieutenant ? — De savoir comment il est mort ? Est-ce si important ? Il est mort et ce détail devrait vous réjouir. Son sentiment de jubilation intense, à l'annonce du décès, lui revint en mémoire. Mal à l'aise, elle baissa les yeux. Il avait raison, la seule chose importante était que Lowel soit mort. Elle refusait de croire que Mardon pouvait lui vouloir du mal. Elle devait absolument lui parler de son rêve. Elle commençait à croire en la validité de ses prémonitions et refusait de le laisser mourir. Seulement, comment lui avouer que l'avenir lui était ainsi révélé ? — Venez, dit Mardon, allons connecter les consoles dans la pièce principale. Ce bouclier n'est pas terrible, mais j'ai réduit le champ. Il devrait supporter encore quelques assauts. Elle le suivit, frustrée. L'odeur piquante du lywar la prit à la gorge. La chaleur était suffocante et elle avait du mal à respirer. — Maintenant que des professionnels sont en charge, dit Norimanus, nous allons régler rapidement les choses. Des insurgés, disiez-vous Markel ? — En effet. Les mineurs se sont révoltés, après avoir répandu une rumeur de messie sauveur. — Attention à ne pas blasphémer, capitaine. Pourquoi des croyants auraient-ils envie de se révolter contre Dieu, qui nous enveloppe tous dans les bras de Sa bonté et de Sa générosité ? — Je vous dis ce qui s'est passé, rien de plus. J'ai voulu appréhender les meneurs, mais cela a dégénéré. Certains de mes hommes ont refusé d'obéir et cela a tourné au conflit. — Ce sont des hérétiques, répondit-il en se délectant de ce mot. — Sans doute, oui, soupira avec lassitude le capitaine Markel. — Alors, cela n'est pas de notre ressort. Il est de notre devoir de solliciter l'intervention des Gardes de la Foi, qui écraseront ces rebelles. Notre mission sera de leur porter assistance. Dieu saura nous remercier d'avoir mis à jour ce foyer hérétique. Son visage irradiait de ferveur religieuse, à la limite de l'extase. Le capitaine Markel, elle, réussit à dissimuler sa détresse. — Établissez-moi un contact avec le patrouilleur, Mardon, continuait Norimanus, afin que Nlatan appelle les Gardes Noirs. Dem acquiesça et commença à travailler sur la console de contrôle, installée dans la pièce par les hommes de RgN 07. — Eh bien, s'impatienta Norimanus. — Je n'arrive pas à compenser les perturbations induites par le bouclier. Laissez-moi une minute, capitaine. Norimanus grogna un assentiment. Nayla fut étonnée des réglages de Mardon. De son point de vue, ce qu'il faisait était inutile. — Je ne peux rien faire, dit Mardon, il y a trop de radiations. — Comment ça, rien ? Nayla s'était glissée derrière Mardon et ne résista pas à l'envie de chercher par elle-même. Les graphiques étaient étranges et elle comprit la raison de ce dysfonctionnement. Une programmation de parasites avait été habilement dissimulée dans les radiations du bouclier. Dem avait saboté les communications ! — Caporal, dit-il soudain, en effaçant les informations affichées. À quoi jouez-vous ? Il est pourtant simple de rechercher des interférences. Votre incompétence est inadmissible. Elle devint écarlate. Jamais, elle n'avait été autant blessée par une remontrance et des larmes virent lui picoter les yeux. — Reprenez-vous, Kaertan. Affichez la grille des radiations ! Elle obéit, en essayant de ne pas entendre les ricanements de certains conscrits. Elle capta, du coin de l’œil, le regard dédaigneux de Feljina, ainsi que le visage hilare de Baamolade. Humiliée, elle reporta son attention sur l'écran de sa console, que ses larmes rendaient flou. — Bien caporal, insistait Mardon, vous voyez ce graphique, là ? Il veut dire que ces radiations sont extérieures. Comme je vous le disais, capitaine, je ne peux pas compenser. — Que voulez-vous dire ? — Les interférences sont induites par les radiations. Si nous pouvions bénéficier d'un amplificateur, nous pourrions peut-être contacter le patrouilleur. Il faut prévenir le lieutenant Nlatan. — Restez donc à votre place d'officier scientifique, Mardon ! Laissez la stratégie à ceux dont c'est le métier. — À vos ordres, répliqua-t-il froidement. — Mapal ! Il ne reste qu'une solution. Envoyez un messager. — Mais nous sommes cernés, capitaine. Il ne passera pas. — C'est un ordre ! Votre homme devrait être fier de risquer sa vie pour le bien de la foi, pour que vive la parole de Dieu ! — Bien capitaine, je vais envoyer quelqu'un. Tiran ! Approchez ! Un jeune conscrit leva vers son chef un regard suppliant, que Mapal fit semblant de ne pas remarquer. — Soldat, vous êtes le plus rapide. Courez jusqu'au vaisseau. Vous direz au lieutenant Nlatan que nous affrontons des hérétiques et qu'elle doit faire appel aux Gardes de la Foi. Elle doit aussi protéger le patrouilleur. Avez-vous compris ? — Oui, lieutenant, dit le malheureux d'une voix étranglée. — Vous serez un héros, soldat, dit Norimanus. Je vous recommanderais pour la médaille du courage. Alors que le jeune homme s'élançait à l'extérieur, Mardon apostropha Nayla avec dureté : — Caporal, portez l'adaptateur de phase dans la pièce à côté et tentez de diminuer la phase du bouclier. — À vos ordres, lieutenant ! — Capitaine, en attendant, je vais tenter autre chose. Cela pourrait éventuellement fonctionner. — Faites donc. Nous devons joindre les Gardes à tout prix. — Le lieutenant Mardon n'avait pas tort, dit Markel. Si nous pouvions disposer d'un amplificateur… — Venez-en aux faits ! — Donnez-moi quelques hommes, capitaine. Nous avons l'un de ces appareils dans un entrepôt, à quelques centaines de mètres d'ici. Si nous arrivons à le rapporter… — Mapal ! Escortez le capitaine et ramenez cet appareil. — Oui, capitaine et… Nayla perdit le reste de l’échange. Abattue par la remontrance qu'elle venait de subir, elle essayait de se concentrer sur sa tâche, tout en sachant qu'elle était inutile. Dem venait de tous les condamner. Aucun secours n'allait venir, ils allaient tous mourir sur ce monde. À moins que… Ce sont des hérétiques, comme moi, songea-t-elle. Je pourrais peut-être les rejoindre. Un souffle effleura son esprit, l'arrachant à sa frustration. Mardon se tenait derrière elle. Il coupa son micro et elle l'imita. — Kaertan, dit-il à voix basse, je suis désolé de vous avoir rabrouée, mais c'est votre meilleure protection. De plus, vous nous mettiez tous les deux en danger. Vous êtes trop maligne. — Pourquoi empêcher la commu… — Si les Gardes Noirs viennent ici, dit-il après une brève hésitation, ils feront disparaître toute trace de rébellion. — Oui, lieutenant. — Les Gardes tueront tout le monde, caporal, nous y compris. — Pourquoi ? C'est… Nous n'avons rien fait ! — La règle, en cas de rébellion, est de tuer les témoins. Enfin, c'est très souvent le cas. — Mais pourquoi ? — Ainsi cette rébellion n'a jamais eu lieu. — Dans ce cas, lieutenant, qu'est-ce que cela changera ? Ils nous tueront de toute façon. — Si nous arrivons à rentrer avant qu'ils ne soient mandatés, il y aura un rapport. Thadees s'arrangera pour qu'un nombre suffisant de personnes soit informé. Nous deviendrons moins faciles à éliminer, ils préféreront faire de nous des héros. — Comment pouvez-vous le savoir ? — Je le sais ! Cela suffit, ce n'est pas le moment d'en parler. Elle n'eut ni l'occasion de répondre, ni même celle de se demander pourquoi il lui faisait de telles confidences, Mardon pivota sur lui-même tout en dégainant le pistolet qu'il portait au côté. Elle eut juste le temps d'entrapercevoir une silhouette dans l'encadrement de la porte du réfectoire, qu'il tirait déjà. Le trait d'énergie perça la poitrine de l'inconnu qui s'écroula. Alertés par la détonation, Norimanus et ses hommes se précipitèrent à leur secours. — Mardon ? Qu'est-ce… — Cet homme a dû s'introduire dans le bâtiment, dit-il en désignant le cadavre. J'ai eu la chance de lever les yeux au moment où il entrait dans la pièce. J'ai juste eu le temps de tirer. Nayla réussit à rester impassible face au mensonge de Mardon. Il s'était retourné comme s'il avait eu des yeux derrière le crâne. — Il doit y avoir d'autres accès dans le bâtiment, capitaine. Ce bouclier n'est pas assez puissant pour couvrir tout le périmètre. — Beau tir, Mardon, admit Norimanus d'un ton aigre. Il va falloir fouiller les lieux, mais… Mapal n'est pas revenu… — Voulez-vous que je m'en charge ? demanda Mardon. Norimanus fronça le nez de dégoût. Il carra ses épaules malingres d'ascète et répliqua avec force : — Non ! Continuez à tapoter sur vos claviers, Mardon. N'allez pas imaginer qu'un tir chanceux fait de vous un bon soldat. Je vais fouiller ce bâtiment. Je vous laisse une équipe réduite pour tenir les lieux. Vous saurez vous débrouiller ? — Bien entendu, capitaine. — Parfait. Ne merdez pas, lieutenant ! Et que Dieu vous guide ! — À vos ordres, capitaine, répliqua aimablement Mardon sans se départir de son léger rictus moqueur. Le capitaine et ses hommes ne tardèrent pas à disparaître dans le couloir, à la recherche d'attaquants infiltrés et de voies d'accès non sécurisées. Une fois seule, Nayla était persuadée que Mardon allait lui donner des explications, mais il n'en fit rien. — Lieutenant, pourquoi… Il lui intima l'ordre de se taire par la seule force de son regard. Elle s'interrompit et ostensiblement, elle coupa son micro. — Pourquoi avez-vous menti ? demanda-t-elle à voix basse. — Si cela vous ennuie tant que cela, vous auriez dû avertir le capitaine. — Je ne veux pas vous nuire, dit-elle sur la défensive. — Je vous en remercie, ironisa-il. Elle s'attendait à ce qu'il continue l'explication, en vain. — Lieutenant, comment avez-vous fait ? Vous n'avez pu ni le voir, ni l'entendre, alors je ne comprends pas comment… — Je vous ai déjà demandé de ne pas spéculer sur mon compte. Nayla était fatiguée. Elle était encore sous le choc de l'exactitude de sa prémonition, sous celui de l'intrusion mentale de Mardon et de la tentative de viol de Lowel. — Je ne spécule pas, lieutenant, répliqua-t-elle sèchement. Je veux comprendre comment vous avez fait ! Vous m'avez demandé de me fier à vous et je l'ai fait. Ne pouvez-vous pas en faire autant ? Elle rougit en prenant conscience de ce qu'elle venait de dire. — Ce n'est pas le moment, caporal. Comme pour souligner la véracité de ce qu'il venait de dire, des détonations lywar retentirent dans le bâtiment. Norimanus et ses hommes venaient sans doute de tomber sur l'ennemi. Un groupe de soldats les rejoignit aussitôt et se posta à l'entrée de la pièce. Nayla aurait crié de frustration, si elle l'avait pu. Peu après, les équipes revinrent. Mardon rebrancha son micro et Nayla l'imita. ** ** ** ** Norimanus les rejoignit en se pavanant avec orgueil. — Alors, Mardon, votre matériel est-il en place ? — Oui, capitaine, dit Dem d'une voix posée qui tranchait avec le timbre haut perché de l'officier. — Condamnez cette porte, ordonna Norimanus à ses hommes. Et vous, Mardon, venez avec moi dans la pièce principale. Vos machines doivent pouvoir fonctionner toutes seules, ou alors laissez la gamine s'en occuper. Si elle en est capable, bien sûr. Le regard de Mardon se durcit, mais il conserva sa tranquillité apparente. Il méprisait cet homme. Une fois dans le hall, Dem nota avec satisfaction que Nayla affichait les différents écrans de contrôle sur la console. — Maber, aboya l'homme, rendez compte ! — Le lieutenant Mapal n'est pas encore revenu, capitaine, dit le sergent, un des rares soldats de métier de la base. J'ai entendu des tirs sporadiques, mais maintenant, il n'y a plus aucun mouvement. — Tant mieux, tant mieux. Il n'y aura pas non plus de mouvement à l'intérieur. J'ai sécurisé cet endroit. Le ton pédant de l'officier exaspéra Mardon. Cet homme était un incompétent, qui n'avait jamais combattu de sa vie. Pourtant, il entretenait une image de guerrier, totalement surjouée et arborait sa joue scarifiée comme une médaille. Dem exécrait ces fous de Dieu, obnubilés par une foi sans réflexion et sans visage, prêt à dénoncer des innocents pour collectionner une "racine" prouvant que leur loyauté était sans tache. À ses yeux, cela prouvait seulement qu'ils étaient gangrenés par le pouvoir qui régnait sur l'Imperium, qu'ils étaient des êtres faisandés, que ce qu'ils appelaient la foi n'était qu'un chancre qui putréfiait leur âme. Il s'appuya nonchalamment contre le mur et observa l'extérieur par une étroite fenêtre. Il ne voyait rien bouger, mais ressentait le danger. Ils s'étaient enfermés dans un piège dont il serait difficile de sortir. Il observa les soldats rassemblés dans la pièce. Ils étaient tous pâles et agités. La terreur se devinait sans peine sur leur visage. Norimanus tentait de dissimuler son angoisse derrière une posture de matamore, mais Dem n'était pas dupe. Nayla maîtrisait sa frayeur avec une aisance étonnante. Elle avait peur, certes, mais cela ne la paralysait pas. Il appréciait cet état d'esprit. Il lut dans ses yeux de la colère, voilée d'inquiétude. Il percevait d'autres sentiments, plus complexes. Elle le craignait et le respectait, dans un mélange d'émotions qui le troublèrent. Cette jeune femme était si vulnérable, si terriblement seule… À bord du patrouilleur, il avait décidé de l'éliminer, mais il repoussait encore cette obligation. Il ne pouvait se résoudre à prendre sa vie, sans en savoir plus à son sujet. Elle était différente et il voulait s'assurer de sa réelle nature, avant d'en finir. Le calme oppressant de l'attente fut brisé par un déchaînement de tirs lywar. Il scruta la rue avec plus d'attention. Il vit Mapal et ses hommes, qui revenaient en zigzaguant pour éviter d'être touchés. Ils s'engouffrèrent dans le bâtiment. — Capitaine, dit aussitôt le chef de la sécurité, il y a des morts partout dans la colonie. Nous avons été attaqués et le capitaine Markel est morte, touchée en pleine tête. Elle n'a pas eu de chance. — Sa vie est dans les mains de Dieu, soyez heureux pour elle. — Nous Le bénissons tous, répondit Mapal avec ferveur. J'ai également perdu deux hommes, qu'ils soient remerciés de leur sacrifice et j'ai quelques blessés. Nous nous sommes vaillamment défendus, capitaine et je tiens à vous signaler de courage du caporal Volinse, qui a contribué à la capture de cet homme. — Bravo, caporal, dit Norimanus avec emphase. Vous avez bien servi votre Dieu. Il vous récompensera de Son amour tout-puissant. Feljina ne put occulter sa jubilation, même quand le capitaine se désintéressa d'elle. Il tourna son attention vers le prisonnier, qui portait l'uniforme gris des Soldats de la Foi. Les deux soldats qui l'encadraient, le redressèrent sans ménagement. ** ** ** ** Malgré le sang qui maculait son visage, Nayla reconnut immédiatement Chakaen. Son ami oliman était garrotté avec des ligatures de linium. Il était blessé à l'épaule et avait une vilaine estafilade à la tête. Elle n'arrivait pas à y croire. Chakaen ! — Qui êtes-vous ? demanda Norimanus. Que faites-vous dans cet uniforme ? Le jeune homme détailla le capitaine, avec une grimace de mépris. Il ne pouvait ignorer la scarification sur sa joue et son allure de fanatique, pourtant il se contenta de le fixer sans ciller. — Au nom de Dieu, insista Norimanus, je vous ordonne de me répondre ! Chakaen se contenta de ricaner. Il avait toujours été insolent, mais là, il était à la limite de la bêtise. Qu'avait-il fait ? C'est à ce moment que leurs regards se croisèrent. Il la reconnut immédiatement. S'il parlait, elle serait associée à sa folie. Elle fut presque soulagée, quand Norimanus le frappa à l'estomac. — Vous devez répondre ! hurla-t-il. Chakaen se redressa, une lueur intense flamboyait dans ses yeux. C'était plus que de la colère, ou de l'arrogance, cela ressemblait à de l'extase Elle se souvenait de son regard vert, quand ils évoquaient le combat contre les troupes de l'Imperium. Cet éclat d'absolue détermination y brûlait déjà. — Je crache à la gueule de celui que vous appelez Dieu ! Une rumeur horrifiée parcourut les rangs. — C'est un blasphème ! glapit Norimanus sous l'effet de la colère. — Nous ne serons plus jamais les esclaves de l'Imperium, plutôt mourir ! Bientôt, dans toute la galaxie, les asservis se lèveront. Chakaen marqua une courte pause et dévisagea Nayla. Hypnotisée par son exaltation et la certitude d'une catastrophe imminente, elle n'arrivait plus à respirer. — L'Espoir arrive ! s'écria-t-il. Une lumière blanche conduira l'humanité à la victoire ! Une onde glacée s’abattit sur Nayla, elle avait eu l'impression qu'il s'adressait à elle, personnellement. Il va me dénoncer ! songea-t-elle, paniquée. Inconsciemment, elle se tourna vers Mardon et fut stupéfaite par ce qu'elle vit. Il était blême, le visage crispé. Le bleu glacé de ses yeux était plus pénétrant qu'une lame d'acier. — Dieu nous sauve ! Comment oses-tu ? cria Norimanus à la limite de l'hystérie. Hérétique ! Démon ! Tu seras remis à l'Inquisition qui te fera payer tes crimes ! — Vous allez tous… Tous… Elle est… Un masque de souffrance défigura le visage de Chakaen. Il ouvrit la bouche en un cri inarticulé et ses yeux se révulsèrent. Il s'écroula sur le sol, agité de violentes convulsions. — Faites quelque chose ! vociféra Norimanus. Le dos du prisonnier s'arqua à un angle presque impossible, puis se cabra plusieurs fois. Il retomba une dernière fois et cessa de respirer. Un silence stupéfait fut la première réaction à cette mort surprenante. Personne ne vit Mardon s'appuyer contre le mur, comme vidé de sa vigueur, personne sauf Nayla. Elle avait l'impression d'être plongée dans un bain glacial. Dem venait de tuer Chakaen, son ami, son frère résistant. Il venait de l'assassiner par la seule force de sa pensée. Qu'un tel pouvoir soit possible était terrifiant, elle n'avait jamais imaginé que cela soit réalisable. — Il est mort, capitaine, constata Mapal. — Je le vois bien ! Quelqu'un peut-il m'expliquer ce qui s'est passé ? Les soldats s'entre-regardèrent avec suspicion. Nayla savait combien Mardon était livide et si quelqu'un s'en rendait compte, il serait soupçonné. Il venait de commettre un froid assassinat, mais elle ne voulait pas qu'il soit accusé. Elle s'avança imperceptiblement et dit, d'une petite voix qu'elle espéra teintée de foi mystique : — Il a blasphémé et il a été puni. — Oui, proféra Norimanus, vous avez raison, caporal. Dieu sait tout, il n'a pas pu permettre une telle impudence. C'est encore pire que ce que nous avait dit Markel. Il faut à tout prix informer les Gardes de la Foi. Mapal, des nouvelles de votre messager ? — Pas encore, capitaine. Il faut attendre. — Attendre ! Et s'il a été tué ? Mardon, par tous les démons, c'est vous l'officier scientifique ici ! Faites quelque chose ! — Si Mapal avait récupéré cet amplificateur, alors peut-être… — L'entrepôt était vide. C'est là que Markel a été tuée. — Alors nous sommes perdus, dit sombrement Norimanus. — Avant de mourir, Markel a dit que nous pourrions essayer de connecter notre émetteur directement sur les systèmes de la base. — C'est maintenant que vous le dites ? — Je n'ai pas eu l'occasion… — Sauriez-vous faire cela, Mardon ? — Oui, capitaine. — Mapal va vous escorter. — Je préférerais y aller seul, pour ne risquer la vie de… — Ne dites pas de bêtises. Vous n'êtes pas un combattant. — Comme vous voulez, capitaine, répondit-il avec son agaçant sourire. Donnez-moi le temps de réunir mon matériel. — Faites vite ! Mardon retourna dans la pièce annexe et sans attendre d'ordres, Nayla le suivit. Non seulement, il les avait coincés ici, mais voilà qu'il tuait un rebelle. Il n'allait pas s'en tirer comme ça ! — Lieutenant ? Il finissait de charger son havresac et le sangla sur son dos. Elle débrancha, une fois encore, son micro. — Que lui avez-vous fait ? Vous l'avez tué, n'est-ce pas ? — Ce n'est guère le moment, caporal. Il se dirigea vers la sortie, mais elle lui barra le chemin, serrant les mâchoires avec cet air têtu qui exaspérait tant son père. — Dites-le moi ! — N'insistez pas ! — Lieutenant, je… Il lui saisit le poignet et la repoussa fermement. — Cela suffit ! Il rejoignit les soldats qui l'attendaient. Sa vision s'imposa à elle. C'est maintenant, songea-t-elle. S'il sort, il va mourir. Eh bien, qu'il meure ! s'écria-t-elle mentalement sous le coup de la colère. Il vient d'assassiner Chakaen ! Qui est-il ? Un inquisiteur ? C'était la seule explication plausible. Une telle puissance mentale ne pouvait qu'appartenir à un inquisiteur. "Ne le laisse pas mourir !" Elle avait eu l'impression d'entendre une voix crier dans sa tête. Elle chancela et puis, sans réfléchir, elle traversa la pièce en courant. — Lieutenant, s'écria-t-elle, attendez ! Vous avez oublié… ce modulateur. Elle avait saisi la première excuse venue. Il prit l'appareil qu'elle tenait, sans lui signaler qu'il n'en avait pas besoin. — Je vous en prie, lieutenant, murmura-t-elle, écoutez-moi. Vous allez vous trouver face à un embranchement et il y aura un cadavre d'animal calciné… Ne prenez pas à gauche. Elle savait que l'avertir, quasiment au milieu des autres, était un risque inconsidéré, mais elle savait aussi qu'elle n'avait pas le choix. L'intensité de son regard l'effraya. Elle sentit, à la frontière de sa conscience, une chaleur qu'elle repoussa par automatisme de défense, plus que par choix. — C'est le cadavre d'une sorte de chien, lieutenant. Ne prenez pas à gauche, c'est une question de vie ou de mort ! — Merci pour le modulateur, caporal. — Faites-moi confiance, articula-t-elle en silence. — Nos hommes sont prêt, lieutenant, dit Mapal. Son regard glacial la transperça, mais il se contenta de répondre avec un détachement qui ne sciait pas à un officier scientifique. — Eh bien, allons-y, Mapal. Le sergent Maber ouvrit un passage dans le bouclier et les soldats jaillirent à l’extérieur. Nayla se sentit étrangement orpheline en regardant Mardon disparaître dans la brume de chaleur. ** ** ** ** Mardon fut le premier à s'élancer à travers la place, sprintant pour compliquer la tâche d'un éventuel sniper. Il s'accola à un mur, le temps que les autres le rejoignent. Aucun tir ne vint perturber leur course, mais Mardon ne songea pas un seul instant que les insurgés étaient partis. Ils devaient, au contraire, les attendre plus loin. Le traquenard n'en serait que plus efficace. Le complexe qu'ils devaient rejoindre se trouvait à plus de six cents mètres. Une telle distance offrait de multiples possibilités pour tendre un piège. Pourtant, ce n'est pas aux aléas de la mission que pensait Mardon, mais plutôt à l'étrange révélation du caporal Kaertan. Il avait soupçonné son don de prémonition lors de leur arrivée sur ce monde et cette fois-ci, il en avait presque la preuve. Si son avertissement se transformait en menace réelle, alors sa qualité de démon serait confirmée. Un démon venant d'Olima… Il réprima un frisson. Était-il possible qu'elle… Non, pas maintenant ! s'ordonna-t-il. Concentre-toi sur l'instant présent. Avec un certain trouble, il nota qu'elle l'avait prévenu du danger alors qu'elle avait toutes les raisons de se méfier de lui et cette constatation le perturba plus qu'il ne l'aurait cru. Leur groupe s'infiltra dans un dédale de rues qui conduisait vers le plateau où la base de RgN 07 était construite. Mapal abusait de simagrées guerrières, imposant la réglementaire progression en tiroir et en donnant des ordres manuels frénétiques. Amusé, il se contenta de suivre. Après tout, pour le moment son intuition le laissait curieusement en paix. À l'approche d'un croisement, le chef de la sécurité fit stopper la colonne. Vers la droite, le réseau de ruelles étroites représentait un véritable coupe-gorge, alors que vers la gauche, la voie s'élargissait et conduisait directement vers les bâtiments militaires. Les constructions qui la bordaient fournissaient une excellente couverture et Dem aurait sans doute choisi ce trajet. Mapal partageait son opinion et commença à donner ses ordres. Mardon l'interrompit d'un geste impérieux. Il venait de repérer le cadavre d'un animal, sans aucun doute apparenté aux canidés. Ce corps calciné était le signal d'avertissement de Kaertan et il aurait été fou de l'ignorer. Par gestes, il indiqua la droite. — C’est un traquenard, murmura Mapal sans réussir à dissimuler son mépris. Je suis le chef militaire de cette opération et nous prendrons à gauche. Avec tout mon respect, lieutenant. — Je suis l'officier supérieur, dit-il sans relever le ton irrespectueux de son subordonné. — Le capitaine m'a confié la direction de cette mission. Malheureusement, cet abruti avait raison. — Très bien, lieutenant, concéda-t-il. Confiez-moi quelques hommes. Ainsi nous multiplions nos chances de réussite. — Soit, fit Mapal après une brève réflexion. Caporal Jalor, vous accompagnez l'officier scientifique. Gardez-le en vie ! — À vos ordres, dit la jolie blonde. Mardon connaissait peu cette jeune femme réservée, appartenant à l'équipe 2 de sécurité. Elle faisait partie de celles qui s'étaient abstenues de le draguer et pour cela, il lui accordait une certaine estime. Il prit la tête du groupe et s'engagea dans le labyrinthe étroit, tous ses sens en alerte. Le danger grandissait lentement dans sa conscience. D'un geste, il avertit Jalor et ses hommes d'être sur le qui-vive. L'écart entre les bâtiments se rétrécissait et il ressentait la peur des soldats qui le suivait. Le moindre crissement, le moindre caillou déplacé par une botte les faisaient sursauter. Lui-même, faillit se laisser surprendre quand un gecobleu, l'un de ces gros lézards bleus qui pullulaient ici, se carapata juste devant lui. Il laissa filer ce reptile à la morsure empoisonnée. Le grincement d'une porte en plastine qui pendouillait sur ses gonds, l'alerta. Il progressa avec encore plus d'attention. Le vent redoubla et le sable charrié par les bourrasques cribla les murs en carhinium, effaçant les bruits ambiants. Le danger était imminent, désormais. Les rafales de tirs lywar explosèrent soudain, violentes et rapprochées. L'appel à l'aide de Mapal retentit dans ses écouteurs. Il envisagea, un court instant, de laisser le chef de la sécurité affronter seul l'ennemi. Il y renonça en songeant qu'ils auraient besoin d'hommes pour quitter cette planète en vie. Écoutant son instinct, il défonça la porte de l'une des cabanes et traversa une pièce pauvrement meublée. Comme il l'avait deviné, une porte donnait dans une autre ruelle. Il s'engouffra dans le passage qui permettait l'accès à un long bâtiment. L'ennemi s'y était dissimulé et c'est depuis les fenêtres qu'il arrosait la patrouille de Mapal. Dem entra rapidement, roulant sur lui-même pour éviter le tir d'une sentinelle. Il pressa la détente de son arme. Le trait d'énergie décapita le malheureux. Il indiqua à Jalor le couloir qui desservait d'autres pièces et sans attendre, il pénétra dans un dortoir. Derrière chaque ouverture, un mineur était posté. Il massacra les rebelles avant qu'ils ne prennent conscience de sa présence, tandis que Jalor et ses hommes engageaient l'ennemi. Il s'approcha prudemment d'une fenêtre. De là, il avait une vue claire de la base. Ces damnés insurgés avaient réussi à s'y retrancher et avaient établi des postes de défense sur la pente. Accéder aux antennes de communication était impossible, constata-t-il avec satisfaction. Il ne tenait pas à l'intervention des Gardes de la Foi. — Mapal, ordonna-t-il dans son communicateur, repli immédiat. Nous vous couvrons ! — Mais lieutenant… — Pas de discussion ! Ils sont 600 à nous attendre. Allez ! Jalor, feu sur l'ennemi ! À son grand soulagement, les soldats de Mapal obéirent. Ils fuirent en courant, protégés par le feu roulant de son groupe. Les insurgés ne les poursuivirent pas. Ils estimaient sans doute que leur nombre supérieur leur donnait l'avantage et qu'il n'était pas nécessaire de risquer inutilement leur vie. Mardon décida de ne pas traîner et à son tour, il entraîna les hommes vers leur refuge. ** ** ** ** Ailleurs… Le visage dissimulé dans les profondeurs d'une capuche, un jeune homme progressait silencieusement dans un quartier miséreux de la capitale. Les cabanes médiocrement construites au milieu des ruines de béton s’agglutinaient les unes contre les autres. Elles s’enchevêtraient dans un dédale de passages, d'escaliers et d'échelles. Ici et là, il repéra des cavités qui menaient à la partie souterraine de ce secteur de la cité. Il savait qu'il existait de vieux souterrains qui avaient servi, il y a des millénaires, à un antique moyen de transport. Les habitants les plus pauvres y trouvaient refuge. Des bandes de malfrats les utilisaient également pour leurs trafics divers, car ce secteur était oublié par les troupes de sécurités. On y trouvait tout ce que l'on souhaitait, drogue, alcool, femme, éphèbe… Selon les rumeurs, il était même possible de prendre contact avec des contrebandiers qui offraient un transport vers la planète de votre choix, un passage non réglementé, bien entendu. Uri Ubanit ne cherchait rien de tout cela. Les femmes ou les garçons le laissaient indifférent. L'alcool ou la drogue ne l’intéressaient pas, la foi était son seul opium. Il vouait un amour profond et exclusif à Dieu, sa vie Lui était dédiée. Le jeune homme s'arrêta devant une façade décrépie et hésita. Il n'aurait pas dû être ici, mais ne pouvait plus reculer. Un destin glorieux l'attendait, s'il osait faire ce qui devait être fait. Il était au service de Dieu et le Tout-puissant attendait qu'il agisse pour Lui prouver qu'il était digne de cet intérêt. Dans quelques jours, il serait ordonné inquisiteur et irait pourrir sur un monde sans intérêt. Le poste d'Inquisiteur Adjoint de la Phalange Orange, qu'il souhaitait ardemment, serait attribué à l'un de ses condisciples. Ubanit se savait prédestiné à un avenir glorieux, Dieu le lui avait promis dans l'un de ses rêves et Vajanut lui barrait la route. Il ferait tout ce qu'il pouvait pour s'approprier ce qui lui revenait de droit. Le futur inquisiteur secoua ses réticences. Il poussa la porte branlante qui menait dans la gargote mal famée où il avait rendez-vous. Il s'enveloppa dans son long manteau gris, délavé, rapiécé par endroits, mais repoussa la capuche. Il avait choisi cet accoutrement afin de passer pour l'un des innombrables déchets humains qui habitaient ce quartier et aucun d'eux ne serait entré couvert dans cet endroit sordide. Le sol de béton était maculé de toutes sortes de taches indéfinissables, de vomissures et de flaques d'urine. Les murs lépreux semblaient tomber en morceaux, certains meubles étaient de guingois. Une lumière pauvre et verdâtre éclairait à peine la pièce. Il n'éprouvait que du mépris pour les caricatures d'humains agglutinés autour des tables. Quelques clients buvaient du tord-boyaux, un autre groupe essayait d'attirer l'attention d'une prostituée à la peau flétrie, aux cheveux poisseux, aux fesses grasses et tremblotantes. Elle était aussi miteuse que ce taudis. Elle jeta un regard torve sur le nouveau venu, oubliant aussitôt ses clients habituels, pour cette proie potentielle. Ubanit était de taille moyenne, maigre avec de longs membres qui le faisaient paraître un peu gauche. Avec ses cheveux roux, son visage étroit et blafard, il n'était pas particulièrement beau. Pour cette fille de joie sur le retour, il avait l'attrait de la jeunesse. Elle ne remarqua pas ses yeux sombres, froids et sans passion, sinon elle aurait passé son chemin. Ce qui y brillait l'aurait effrayée. Elle lui sourit, révélant une bouche édentée. Uri détourna les yeux avec dégoût. Trois solitaires étaient assis dans des coins isolés, chacun occupé à vider consciencieusement une bouteille d'un liquide vert pâle, sans doute un mauvais wosli. Aucun d'entre eux ne correspondait à la description de l'homme qu'il devait rencontrer. Il s'avança jusqu'au comptoir et commanda un jine. La liqueur forte fut servie dans un verre à l’hygiène incertaine. Le liquide clair paraissait lui aussi douteux, mais il ne fit pas de commentaires. Il repéra une table libre, isolée et située dans un coin sombre. L'endroit était particulièrement malodorant ; un mélange de moisi, d'ammoniaque, de bile, de sueur rance et de mauvais alcool. Il s'assit malgré tout et fit semblant de boire. Il était hors de question d'ingérer cette chose. La prostituée s'approcha en ondulant ses hanches grasses dans l'espoir de l'appâter. — Tu m'offres un verre, mon mignon ? demanda-t-elle d'une voix éraillée. — Non, répliqua-t-il sèchement. Elle tira une chaise avec l'idée de s'asseoir près de lui. — Je suis juste venu boire, dit-il en tentant de maîtriser la répugnance qu'il l'envahissait. — T'aimes pas les femmes ? minauda-t-elle. Son maquillage vulgaire et bon marché ne dissimulait pas sa peau grêlée et les marbrures rosâtres, signes évidents qu'elle était atteinte de la vérole altirienne, maladie débilitante et mortelle dans la plupart des cas. — Non. — Tu préfères les mecs ? Dommage, dit-elle en haussant les épaules. Elle s'éloigna en se dandinant sur ses chaussures à talons trop hauts et retourna vers sa clientèle habituelle. Uri n'eut pas à attendre longtemps, un homme sortit de l'ombre et vint s'asseoir à sa table. La tache de naissance brune dont il était affligé correspondait à la description qu'on lui avait donnée. — Alors, pas intéressé par la faune locale ? ironisa-t-il d'une voix âpre à l'accent populaire. L'est pas assez bien pour vous ? — Je ne suis pas là pour plaisanter. — Qui êtes-vous… — Je viens voir Sniky. — C'est moi. Vous voulez acheter quelque chose ? — On m'a dit que vous pourriez me fournir du hari rouge. — Chut ! Vous êtes fou ! Vous voulez finir à Sinfin ! Il fixa ce déchet de l'humanité avec indifférence. Il ressentait le malaise du malfrat. — Me suis-je trompé ? Je peux payer, dit Ubanit. — C'est pas donné… — Montrez-moi. Il posa une fiole, remplie d'un liquide rouge, sur la table. — Qui me dit que c'est bien ce que je veux ? — T'as qu'à en boire, si tu m'crois pas. Uri Ubanit avait une autre solution. Il accéda aux pensées du trafiquant. L'homme ne lui avait pas menti, il s'agissait bien de ce poison qui tuait instantanément, sans laisser aucune trace. — Il faut me payer, l'ami, dit Sniky. Uri s'accorda un sourire, tandis que son esprit s'insinuait plus profond. Il vit le sanctuaire qui abritait le souffle de vie de chaque humain. Il n'avait jamais pris une vie de cette façon, pas depuis le jour de ses douze ans. Il n'avait pas oublié le plaisir qu'il avait ressenti ce jour-là. Il poussa la porte et s'approcha de la sphère lumineuse qui trônait au milieu de la pièce. — J'veux mon fric ! insista Sniky Le futur inquisiteur serra le globe lumineux entre ses mains et l'écrasa. Il sentit la vie s'échapper de cet homme. Il ressortit de son esprit et observa le visage de ce minable se tordre de douleur. Un filet de sang coula de son nez, puis il s'effondra lentement. Le jeune inquisiteur se pencha en avant pour caler sa victime confortablement sur son siège, puis empocha la fiole. Il se leva tranquillement et quitta la gargote. Il ne s'inquiétait pas des conséquences de son meurtre. Si une autopsie était pratiquée, elle ne révélerait qu'une banale rupture d'anévrisme, mais il aurait parié que le corps de Sniky disparaîtrait sans que les autorités n'en soient informées. Le patron de ce bouge n'allait pas risquer son commerce pour l'un de ses clients. Il rabattit la capuche sur sa tête et se perdit dans le dédale de ruelles puantes. VII Après le départ de Mardon, Nayla s'était installée derrière les consoles scientifiques et affichait les différents graphiques pour donner l'impression de travailler. Elle ne cessait de se demander qui était vraiment Dem. Il se comportait comme un hérétique, puis assassinait un résistant. Avait-il vraiment tenté d'accéder à son esprit ? Pourquoi venait-elle de tout risquer pour l'avertir ? S'il revenait indemne, il voudrait connaître son secret et une fois celui-ci éventé, il n'aurait qu'un mot à dire pour la perdre. L'attente lui paraissait interminable. Toutes les trois minutes, elle consultait l'heure et s'étonnait de la lenteur du temps. Les tirs lywar la firent sursauter, mais elle ne fut pas la seule. Les demandes angoissées de Norimanus au sergent Maber n'étaient pas faites pour la rassurer. Cet homme, qui tenait leur sort entre ses mains, était paralysé par la peur et elle le méprisa pour cela. Elle rejoignit ses camarades aux postes de combats et les mains moites, elle appuya le canon de son fusil sur une ouverture. Elle ne voyait rien et n'entendait que les battements désordonnés dans sa poitrine. Enfin, elle repéra un mouvement de l'autre côté de l'esplanade. Des soldats firent irruption et traversèrent l'espace à découvert en sprintant. L'un d'eux trébucha et s'étala lourdement sur le sol. Personne ne s'arrêta pour lui porter secours. Ils franchirent la porte et s'écroulèrent en respirant bruyamment. Plusieurs vomirent les restes de leur déjeuner, l'estomac retourné par l'effort qu'ils avaient dû fournir. Elle n'avait pas reconnu Mardon dans le lot et son angoisse s’éleva jusqu'à un niveau à peine supportable. D'autres soldats débouchèrent à leur tour sur la place. Elle repéra immédiatement l'officier scientifique, dont la longue silhouette se mouvait avec souplesse et fluidité. Il s'arrêta pour aider le soldat encore à terre à se relever. Ils furent les deux derniers à pénétrer dans le refuge. — Maudits démons ! jura Norimanus à la limite de l'apoplexie. Que s'est-il passé ? Mapal haletait et le temps qu'il reprenne son souffle, Mardon répondit à sa place : — Le groupe de Mapal est tombé dans un piège, capitaine. — Comment ça, le groupe ? — Nous nous étions séparés pour améliorer nos chances. Les insurgés ont attaqué Mapal et par chance, le caporal Jalor et moi avons pu leur venir en aide. J'ai donné l'ordre de repli. — Et votre mission, Mardon ? Les communications… — La base est occupée par les rebelles, capitaine. De plus, ils ont installé des postes de combat tout autour. Je doute qu'il soit possible d'y accéder, avec notre maigre effectif. — Mapal ? — Je confirme, capitaine, dit à regret le chef de la sécurité. Nous sommes coincés ! — Il faut impérativement joindre les Gardes ! — Peut-être devrions-nous rejoindre le patrouilleur, et… — Un Soldat de la Foi ne fuit pas le combat, Mapal. C'est pour Dieu qu'il se bat, c'est pour Dieu qu'il meurt ! — Qu'Il nous guide toujours ! — Mardon, essayez de contourner ces maudites radiations pendant que je réfléchis à un plan d'action. — Bien capitaine, dit Dem avec son sempiternel sourire narquois. Venez, Kaertan. Dès qu'ils furent dans la pièce, il la poussa à l'écart. Il débrancha son micro et elle l'imita. Elle s'attendait à un déluge de questions, mais il se contenta de l'observer. — Vous… Vous allez bien, lieutenant ? demanda-t-elle pour briser ce silence pesant. — Oui. Je suppose que des remerciements sont de rigueur. Votre avertissement m'a sauvé la vie et celle de vos camarades. — Tant mieux, bafouilla-t-elle. — Vous comprenez que je me dois de vous poser la question… Comment pouviez-vous avoir connaissance de cette attaque ? — Je ne sais pas… — Caporal, je ne suis pas d'humeur ! La journée a été longue et éprouvante. Elle n'est d'ailleurs pas finie. Alors… Répondez-moi ! Le ton autoritaire de Mardon la fit tressaillir. Elle allait devoir lui dire la vérité. — Je… J’ai fait un rêve dans lequel j'ai vu ce qui allait vous arriver. — Je vois. Avez-vous déjà vu un de vos rêves se réaliser ? Elle blêmit sachant qu'elle ne pouvait plus lui mentir. Elle leva des yeux suppliants vers lui. Elle ne put s’empêcher de détailler ce visage aux traits altiers, sur lequel la fatigue ne semblait pas vraiment avoir de prise et décida de s'en remettre à lui. — Il m'arrive de faire des cauchemars. Enfin, un cauchemar en particulier et après, je vois de brèves images. J’ai vu cette planète avant qu'on atterrisse. Il s'est passé en tout point ce que j'avais vu, alors je ne pouvais pas vous laisser partir sans rien vous dire. — Quel cauchemar ? demanda-t-il. À l'idée de parler d'Alima et du massacre qui hantait ses nuits, son angoisse s’accentua. — Je ne sais pas, lieutenant. Je ne m'en souviens jamais, mais je sais que c'est le même. Quand je me réveille, j'ai une impression de reflux comme une vague sur une plage. Cette vague laisse des images ou des impressions, rien de très clair. — Votre impression devait être extraordinaire, pour fournir des détails aussi précis. — Cette fois-ci, ce n'était pas une impression. Pour la première fois de ma vie, j'ai vu clairement des images. J'ai vu une rue, le cadavre de ce chien, l'attaque… Je savais que vous alliez mourir. — Intéressant. Et ce cauchemar, de quoi parle-t-il ? Elle discerna une douce chaleur à l'orée de son esprit, mais rien d'alarmant. — Je ne sais pas, lieutenant, dit-elle en repensant malgré elle aux images d'Alima. Dem pâlit affreusement et il porta une main à sa tempe. — Lieutenant, est-ce que ça va ? Elle s'inquiétait de sa réaction si soudaine. — Une migraine… caporal, dit-il d'une voix hachée. La chaleur de ce monde, sans doute. Elle va passer. — Lieutenant… — Ne parlez à personne de vos rêves ! À personne, je suis sérieux. Tant pis, si quelqu'un doit mourir. Vous me comprenez ? — Je crois, lieutenant. — Je vous remercie de votre confiance, dit-il doucement. Ne craignez rien, votre secret restera un secret. Il prit une profonde inspiration et ferma les yeux, les mains sur ses tempes. Elle hésita. Cette discussion la déstabilisait. Qui était-il ? Un hérétique ? Mais alors, que faisait-il là ? Il y avait tant de questions qu'elle souhaitait lui poser. — Allez-y, dit-il sans ouvrir les yeux. Posez vos questions. Elle sursauta. Comment pouvait-il savoir ce qu'elle pensait ? — À bord du vaisseau, est-ce que vous êtes entré dans mon esprit ? Il ouvrit les yeux et elle faillit reculer sous l'impact de son regard bleu. Elle regrettait presque sa question. — Soit, abordons ce sujet, dit-il du ton ferme d'un homme qui vient de prendre une grave décision. Oui, je suis entré dans votre esprit. Il est déjà tout à fait anormal que vous en ayez conscience et je n'évoque pas le fait que vous ayez pu m'en empêcher. Nous en reparlerons, ce n'est ni le lieu, ni le moment. Je voulais réduire votre angoisse et votre peur. J'ai dû être un peu intrusif et je m'en excuse. Je voulais accéder aux images que vous redoutiez et j'ai entraperçu ce dont vous aviez rêvé, concernant notre arrivée sur cette planète. L'exactitude de votre prémonition est stupéfiante. Vous savez comme moi ce que vous risquez avec ce don… Non, en fait vous ne le savez pas, mais je vous assure que c'est plus terrible que la mort. Je suis perdue, songea-t-elle. Il savait exactement ce qu'elle était, elle était à sa totale merci. — Êtes-vous un inquisiteur ? — Non, heureusement pour vous. Votre méthode de défense est trop brutale. J'admire la façon dont vous m'avez repoussé, mais si vous faites cela à un inquisiteur, vous êtes perdue. Elle le savait bien. — Si vous n'êtes pas un inquisiteur, comment avez-vous fait ? — Vous n'êtes pas la seule à dissimuler des dons interdits. — Je n'ai pas de dons inter… — Nayla, dit-il fermement en utilisant son prénom à dessein, ne me prenez pas pour un imbécile. Ne croyez-vous pas qu'il est temps d'arrêter de prétendre qu'il ne se passe rien ? Vous devez admettre votre différence, si vous voulez survivre. — Mais… l'interrompit-elle. — Laissez-moi parler, nous n'avons pas beaucoup de temps. Vos prémonitions sont dangereuses pour vous, tout comme votre aptitude à être si logique. Utilisez vos capacités avec prudence, ne vous faites pas remarquer et par pitié, apprenez à vous contrôler. À ce sujet, je vous aiderai pour votre prochaine confession. Dans votre état actuel, vous risqueriez de griller l'esprit de Xanstor. — Merci lieutenant, mais… Qui êtes-vous donc ? — Non, caporal, ne posez pas ce genre de question. Je suis votre ami, ajouta-t-il plus doucement. Il est nécessaire que vous me fassiez confiance. D'ailleurs, je ne crois pas que vous ayez le choix. Elle déglutit péniblement. Qu'allait-il exiger d'elle ? Elle n'avait pas le choix, elle dépendait entièrement de sa pitié. Elle fut surprise du sourire triste et charmant qu'il lui adressa. Il transformait la personnalité froide de Mardon en un homme attentionné, prévenant et incroyablement séduisant. — Je ne vous demande rien, Nayla, dit-il d'une voix douce. Il n'y a aucun chantage d'aucune sorte de ma part. Je n'exigerai rien de vous, sauf de garder à l'esprit que je suis votre seul support. Je suis le seul qui puisse vous aider. Vous êtes en grand danger et vous avez besoin de moi. Ayez foi en moi, laissez-moi vous protéger. Et puis, il y a tant de choses que je peux vous apprendre comme, par exemple, vous préparer à affronter un inquisiteur. La stupéfaction la garda muette. — Habituellement, un confesseur ne détecte pas vos mensonges, n'est-ce pas ? Elle acquiesça d'un signe de tête. — C'est bien ce que je pensais. C'est une qualité rare, mais utile dans votre cas. Je fais exactement la même chose avec un inquisiteur et je peux vous enseigner à faire de même. — Je croyais que c'était impossible, dit-elle, éberluée. — Théoriquement, c'est le cas. Cependant, rien n'est impossible, il existe toujours un moyen. Toute ma vie, j'ai été guidé par cette maxime. Nayla, continua-t-il, votre don vous isole. La solitude, la peur d'être découverte, l'incompréhension face à votre pouvoir, tout cela doit être difficile à supporter. Vous avez besoin de quelqu'un à qui parler. Je sais déjà beaucoup de choses sur vous, alors n'ayez pas peur de me dévoiler ce que vous pensez être un secret. Elle était stupéfaite. Le supérieur qu'elle croyait connaître, l'homme mystérieux qu'elle pensait avoir percé à jour, tout ceci venait d'être effacé en quelques minutes. Elle découvrait quelqu'un d'autre. Il n'était plus un officier, mais un hérétique ? Un ami ? ** ** ** ** Il ne restait que peu de place pour le doute. Nayla Kaertan était celle qu'il attendait. Il en était certain, même s'il était surpris que le destin ait choisi cette enfant. Certes, elle était étonnante et il ressentait sa puissance sous-jacente, mais elle était si inexpérimentée et si naïve. Il prit une profonde inspiration pour chasser son trouble. Son devoir était de la protéger et si son destin était celui qu'il pressentait, alors il ne pouvait pas laisser cet espoir naissant disparaître sur une planète perdue. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas combattu, mais sa formation, son conditionnement et son expérience, n'étaient pas de ceux qui s'oublient. — Lieutenant, dit Nayla, puis-je vous demander… Elle hésitait, incertaine sur l'attitude à adopter en sa présence ; une habitude qu'elle allait devoir gommer. — Allez-y ! — Qu'avez-vous fait à ce rebelle ? Vous l'avez tué, n'est-ce pas ? Elle était maligne. Elle l'avait tout de suite soupçonné de la mort de cet insurgé. Il aurait préféré aborder ce sujet à un autre moment, mais elle n'accepterait pas d'être tenue dans l'ignorance. — Je l'ai tué, c'est exact. Il ressentit aussitôt sa colère. Il sourit pour mieux l'apaiser et utilisa la vérité brute pour la convaincre. Il avait besoin qu'elle croie en lui, pour mieux la manipuler. Si elle était celle qu'il pensait, alors elle deviendrait une arme puissante et il ne pouvait pas se permettre de perdre son emprise sur elle. — Je sais qu'il était votre ami. Je sais que vous partagez ses convictions, que vous vous sentez proche des insurgés, mais aujourd'hui vous devez absolument faire abstraction de tout cela. Je sais que vous êtes une hérétique et une résistante, tout comme ce garçon. Cependant, ceux qui se trouvent dehors ne voient que votre uniforme et feront tout pour vous tuer. Aujourd'hui, ils sont vos ennemis et vous devez vous défendre. Il profita de sa stupéfaction pour continuer. — Je n'ai pas l'intention de vous dénoncer, car je partage vos convictions. J'ai juré de lutter pour la liberté. — Vous êtes un rebelle ? — Je suis… Une série d'explosions lui coupa la parole. Les insurgés passaient à l'attaque, leur discussion était terminée. — Venez, nous poursuivrons cette conversation plus tard. N'obéissez qu'à moi. Je vais vous sortir de ce traquenard en vie, mais j'ai besoin de votre confiance. Sans lui laisser le loisir de répliquer, il activa leurs micros. L'explosion suivante ébranla le bâtiment et quelques morceaux de béton tombèrent sur le sol. Ils rejoignirent les autres à l'instant où un autre tir secouait le bâtiment. Norimanus était plaqué contre le mur. Son visage blême confirmait qu'il était terrifié. Mapal essayait d'organiser la riposte, mais la pièce offrait peu de postes de tir. — Mardon ! Avez-vous réussi à joindre Nlatan ? — Non, capitaine. — Que Dieu nous sauve ! — Il faut riposter. — Quand je voudrais les conseils d'un scientifique, je vous sifflerais, répliqua le capitaine d'un ton condescendant. Mardon s'abstint de rétorquer, mais il contint à peine le mépris que lui inspirait Norimanus. — Vous voyez quelque chose, Mapal ? s'écria Norimanus, le visage crispé par la panique. Tirez leur dessus, bon sang ! Les tirs de mortier lywar se faisaient plus précis. Le bouclier ne tiendrait plus très longtemps. Il allait vérifier les graphiques, lorsque l'intuition d'un danger imminent frappa sa conscience. Dem attrapa Nayla par le bras et la projeta sans ménagement contre le mur. Il se jeta sur elle une seconde avant qu'une explosion ne fasse sauter tout un pan de mur, qui s'écroula à l'endroit précis que la jeune femme occupait, l'instant d'avant. Le bouclier venait de céder ! Un nuage de poussière et de débris envahit la pièce qui trembla sous l'impact d'une autre explosion. Les particules en suspension s'éclaircirent, lui permettant d'estimer les dégâts. Deux soldats avaient été écrasés par des blocs de fibro-béton et un autre avait été frappé par le dernier impact lywar. Il n'était plus qu'une masse de chair carbonisée. Norimanus, qui avait été projeté de l'autre côté de la pièce, gisait ensanglanté. L'armure de ketir avait encaissé le plus gros du tir, mais son bras avait été presque écrasé par un bloc de béton. Un morceau de chair sanguinolente pendait sur son œil, arrachée de son front par un éclat. Sa poitrine se soulevait spasmodiquement, seule preuve que la mort n'avait pas encore voulu de lui. Dem s'écarta de Nayla, qui lui jeta un regard étonné et reconnaissant. Il traversa la pièce, s'agenouilla auprès de Norimanus et posa deux doigts sur son cou. L'abruti était toujours en vie. Il l'aurait achevé sans remords, s'il avait pu. — Il est vivant, mais à peine. Infirmier, occupez-vous de lui ! — Oui, lieutenant, répondit Glestyn. Mardon se redressa et observa les soldats autour de lui. Il jaugea Mapal qui tirait inutilement sur un ennemi invisible, puis avisa Nayla. Il soupira, imperceptiblement. Pour s'assurer qu'elle reste en vie, il devait prendre le commandement du détachement, même si cette décision mettait sa couverture en péril. Une autre salve frappa le bâtiment et l'un des murs explosa sous l'impact. — Kaertan, rétablissez ce maudit bouclier, s'écria Mardon. Programmez-le en harmonique. — Oui, lieutenant ! dit-elle en se jetant sur la console. Elle régla les différents niveaux avec promptitude. — Bouclier nominal, lieutenant. — Bien joué, caporal. Le bouclier ne tiendra pas éternellement. Nous devons agir. Mapal, regroupez vos hommes. — De quel droit donnez-vous les ordres ? cracha celui-ci. — Je suis votre supérieur, sous-lieutenant, dit-il en insistant sur le grade de Mapal. — Avec tout mon respect, lieutenant, vous n'êtes pas un soldat. C'est à moi de commander. La froide personnalité de combattant de Mardon venait de refaire surface. Il ne tolérerait pas l'insubordination d'un incapable. Il toisa l'insoumis avec autorité. — Je vous conseille de ne pas désobéir à un ordre direct. La brute fit un pas en avant, menaçant. Il gonfla ses muscles et son visage se tordit de rage et de haine. — Ou quoi ? Je pourrais vous écraser comme un insecte, si je le voulais. Je n'ai pas l'intention de confier le sort de cette équipe à une femmelette comme vous. Il posa son poing sur la poitrine de Dem, d'un geste provocant. Est-ce que cet imbécile s'imagine me faire peur ? songea Mardon avec ironie. D'un mouvement si rapide que personne ne le vit, il saisit le poignet de Mapal et le tordit. Le colosse poussa un gémissement de douleur et tomba à genoux. Dem tira sur le bras, le tordant au-dessus de son prisonnier, puis posa son pied sur la jointure de l'épaule, aggravant la traction, ce qui le fit grogner de douleur. — Pourriez-vous répéter ? Je n'ai pas dû bien entendre. — Je… — Vous allez obéir à mes ordres, continua-t-il impitoyablement. Suis-je clair, lieutenant Mapal ? Je vous écoute. — Oui. — Oui, lieutenant. — Oui, lieutenant, coassa-t-il. Il le relâcha et s'accorda quelques secondes de réflexion. Ces deux batteries de mortiers étaient le plus gros danger qu'ils devaient affronter. Il fallait les neutraliser. La perte de leur artillerie contraindrait les insurgés à les attaquer en force, mais cette attaque serait désordonnée. Il serait possible de la contenir. — Mapal, faites garder toutes les issues, nous devons nous préparer à un assaut. Kaertan, continuez à moduler les harmoniques du bouclier. Il ne faut pas qu'ils trouvent une faille. Mapal, je suppose que vous avez un lance-missiles lywar avec vous. — Bien sûr, mais il est limité à deux charges, malheureusement. — Cela sera suffisant pour détruire leurs mortiers. — Lieutenant, dit-il en arquant un sourcil dédaigneux, persuadé qu'il méconnaissait les réalités du terrain. C'est trop loin, nous ne pourrons pas les atteindre avec ce type de… — Je ne vous demande pas votre avis. Donnez-moi cette arme ! Sa voix avait retrouvé les inflexions de commandement qu'il avait tenté d'atténuer ces cinq dernières années. — Lieutenant ? — Cessez de m'obliger à répéter tout ce que je dis ! — Oui, lieutenant ! Mapal chargea Maber de récupérer l'arme demandée. Il déplia le lance-missiles et le tendit à Dem, qui en contrôla rapidement les commandes. Il sentait l'adrénaline pulser dans ses veines et le plaisir du combat commençait à le griser. Il nota l'inquiétude dans les yeux de Nayla et étonnamment, il fut ravi de son intérêt. — Kaertan, dit-il, préparez-vous à ouvrir une brèche dans le bouclier, je vais sortir. — Oui, lieutenant, dit-elle tout en programmant l'appareil. C'est prêt, lieutenant. — À mon signal. Mapal, je compte sur vous pour me couvrir. Il ne comptait pas vraiment sur la précision des hommes de Mapal, mais un tir de barrage efficace déstabilisait toujours l'ennemi. Il espérait seulement que cette brute ne lui tirerait pas dans le dos. Mardon s'était rapproché de la porte, il fit signe à Maber de se tenir prêt à ouvrir. Le sergent avait suffisamment d'expérience pour comprendre ce qu'il souhaitait. — Quel est votre plan, lieutenant ? demanda Mapal. — Détruire cette damnée batterie qui nous cloue, ici. Maintenant, Caporal ! Nayla pressa une touche, Maber ouvrit la porte et Mardon bondit hors de la pièce. Il fonça à travers la place qui s'ouvrait devant le bâtiment. Elle était jonchée de toutes sortes de débris, qu'il évita aisément. Il s'engageait dans une ruelle menant vers les collines, quand les premiers tirs lywar s'écrasèrent autour de lui, sans le toucher. Il nota, ici et là, les corps de Soldats de la Foi. Les hommes du capitaine Markel avaient chèrement payé cette rébellion. Dem plongea à l'abri d'un bâtiment de fibro-béton, juste avant qu'une explosion fasse éclater un muret de pierre ocre. La pluie de fragments lamina le mur. La poussière n'était pas retombée qu'il repartit en courant, louvoyant sous les tirs lywar qui pleuvaient tout autour de lui. Maintenant qu'il était seul, il ne ressemblait plus au discret officier scientifique. Il était un fauve meurtrier qui pourchassait sa proie. L'air brûlant du soir emplissait ses poumons, sans que la rareté de l'oxygène ne semble l'affecter. Il se glissa dans une étroite venelle adjacente qui serpentait entre des abris de métal et enfonça la porte bringuebalante d'une palissade construite avec des lattes de plastine récupérées. Il piétina les plantes qui tentaient de pousser dans la terre desséchée de ce potager miteux. Tout en courant, il dégaina son pistolet lywar et fit feu sur la clôture du fond. Il s'engouffra dans le trou fumant qu'il venait de percer et fila dans l'espace découvert. Les rayons rasants de lumière, provenant de l'astre orangé qui éclairait ce monde, devaient éblouir les tireurs. Il se jeta à l'abri d'un muret en pierre et fibro-béton sans qu'un impact ne le menace directement. Un tir de mortier s'écrasa à une dizaine de mètres derrière lui. Il put ainsi déterminer l'origine des salves d'artillerie, de l'autre côté de la colline. La courbure de la trajectoire le mettait à l'abri des mortiers, mais les rebelles s'en rendraient vite compte. Il devait agir promptement. Sans hésiter, il arma le lance-missiles qu'il avait déjà mis en charge et visa la colline. Ce n'était pas un tir facile, l'angle était malaisé et la distance longue. Il ferma les yeux pendant quelques secondes, faisant le vide dans ses pensées. La cible sembla pulser à l'intérieur de son esprit, vivante, présente, brillante. Grâce à son intuition de combat, il pouvait prévoir où se trouverait sa cible lorsque le tir l'atteindrait et il était en mesure de choisir la meilleure visée. Les yeux toujours fermés et confiant dans la précision de son don, Dem pressa la détente. Un puissant trait d'énergie jaillit du tube, s'éleva vers la colline et retomba. Une terrible explosion enflamma l'horizon. Les tirs cessèrent. Mardon rechargea l'appareil et chercha la deuxième batterie de mortiers. Il la repéra à quelques dizaines de mètres, sur la droite de l'explosion. Les lueurs de l'incendie éclairaient les silhouettes des mineurs et le tube d'acitane du mortier. Ce tir serait encore plus difficile que le premier. Il aligna la cible et ferma à nouveau les yeux. Il fit feu une deuxième fois et la colline s'embrasa. Mardon lâcha le lance-missiles, désormais inutile. Il traversa en trombe le jardinet qu'il avait franchi quelques minutes plus tôt. En faisant irruption dans la ruelle, il perçut le danger. Il pivota sur lui-même et fit feu sur les trois hommes qui se trouvaient là. Ses tirs se confondirent presque en un seul. Ils s'écroulèrent, tous touchés en pleine tête. Il ne s'attarda pas sur cet acte banal. Il pressentait un guet-apens dans la rue principale, aussi prit-il la ruelle dans l'autre sens. Il se glissa au milieu du dédale de venelles désertes, qui serpentaient au milieu de l'amoncellement de constructions de métal, destinées à abriter les mineurs et leur famille. Il arriva enfin en limite de la place sur laquelle donnait le bâtiment où ils s'étaient réfugiés. Il ferma les yeux brièvement, écoutant son intuition. Il y avait un groupe de rebelles dans une ruine à l'autre bout du parvis, mais il devinait qu'ils guettaient la rue qu'il aurait dû emprunter. Il s'astreint au calme avant de dire dans son micro : — Ouvrez la porte, caporal. J'arrive ! Il sprinta à travers l'espace à découvert et se glissa à l'intérieur avant qu'un seul tir ne soit dirigé contre lui. Il nota, en un instant, l'air soulagé de Nayla, le regard haineux de Mapal ainsi que celui plein d'espoir et de respect de la plupart des soldats. — Ces mortiers ne nous ennuieront plus, dit-il avec autorité. Caporal, surveillez les mouvements des mineurs, ils ne tarderont plus à nous attaquer. — Oui lieutenant, répondit Kaertan. Dem avait peu de temps pour trouver une solution. Il compta les forces dont il disposait. L'équipe 1 de sécurité avait été emmenée au grand complet, soit trente-quatre hommes plus un groupe de l'équipe 2, soit onze hommes supplémentaires. À ce compte, il fallait ajouter les six survivants des soldats de Markel. Si l'on excluait les sept hommes perdus par Mapal, il disposait de quarante-quatre soldats, sans compter les officiers, Kaertan et Glestyn. Nayla interrompit sa réflexion. — Lieutenant, je détecte des mouvements. Ils se dirigent sur nous. — Combien sont-ils ? s'enquit-il en venant vers elle. — Ils sont plus de cinq cents ! — Nous ne pourrons pas leur résister ! s'exclama Mapal avec un fond de panique dans la voix. — Bien sûr que si, répliqua Mardon. Par-dessus l'épaule de Nayla, il observa l'écran. Les insurgés préparaient une attaque frontale. Ils étaient persuadés que leur nombre leur offrirait une victoire facile. Avec lui aux commandes, ce triomphe n'était pas acquis. — Poussez-vous, caporal. Elle se leva avec précipitation et il se coula devant la console. Il commença par modifier le champ d'action du bouclier. L'énergie de ce dernier était presque épuisée et ne pouvait plus protéger tout le bâtiment. Ce n'était plus nécessaire. Les murs de fibro-béton étaient suffisants pour arrêter les tirs des fusils lywar. Il protégea donc uniquement la porte. Ensuite, il afficha un écran de modélisation militaire. Il tapa rapidement plusieurs commandes, écrivant en quelques secondes une modélisation de combat simple et limpide. Le test de cohérence indiquait 99,17 %. Mardon se retourna et capta l'admiration de Nayla. Il lui adressa un clin d’œil. — En si peu de temps, je ne peux pas faire mieux. ** ** ** ** Nayla regarda, éberluée, la tactique que Dem afficha. C'était surprenant, mais ce qui l'étonna encore plus, ce fut de comprendre la stratégie qu'il avait choisie. Les modules s’enchaînaient logiquement et l'assaut n'était qu'un épisode presque anecdotique, dans ce qu'il avait écrit. Les modélisations de combat la fascinaient et ce qu'il venait de rédiger était limpide. Tous les paramètres de la bataille étaient pris en compte et la solution fournissait une stratégie si efficace, qu'elle semblait presque magique. Mardon plaça les soldats face aux différents accrocs et anfractuosités que les tirs mortiers avaient percés dans le mur extérieur. — Mapal, je veux un tir de barrage, dès qu'ils se montreront. Que chacun d'entre vous soit attentif à sa visée. Ne gaspillez pas vos recharges lywar. Jalor, venez ici ! dit-il au caporal qui commandait le groupe de l'équipe 2. Vous avez accompagné le capitaine lors de l'exploration du bâtiment, j'ai besoin d'informations. Kaertan, rejoignez votre poste de tir, je m'occupe de la console. Ces ordres étaient donnés d'une voix claire et précise avec une assurance qu'il était certainement le seul à ressentir. Nayla se plaça près d'une faille dans le mur et visa avec soin la place, tandis que Jalor s'approchait timidement de Mardon. L'attente ne dura que quelques minutes, elles parurent des heures à Nayla. De violents tirs de couvertures s'écrasèrent sur les murs de leur bâtiment rompant le silence. Des insurgés firent irruption sur la place en hurlant avec une rage qui l'effraya. Dem avait raison, ces hommes n'avaient qu'une envie : les massacrer, tous, jusqu'au dernier. Ils ne l'écouteraient pas, refuseraient de croire qu'elle était une résistante. À regret, elle tira sur ceux qui les attaquaient. Elle toucha le premier en pleine poitrine. Il s'envola de deux mètres, sous la force de l'impact. Elle fit feu sur celui qui le suivait. La décharge d'énergie lui arracha la moitié de la tête. Même à cette distance, elle put voir l'horrible blessure. Elle n'avait pas le choix, elle devait continuer à tirer sur cette vague déferlante d'humains furieux et retrouva les automatismes acquis à l’entraînement. Les oreilles saturées par le vacarme des déflagrations qui résonnaient dans la pièce, les narines agressées par l'odeur piquante de l'énergie lywar, elle pressait inlassablement la détente de son arme, faisant mouche à chaque fois. Les hommes fauchés par les tirs et parfois cisaillés par les impacts d'énergie, l'emplissaient d'une tristesse infinie. Elle aurait voulu leur hurler de ne pas risquer inutilement leur vie dans cette attaque suicidaire. L'assaut commença enfin à vaciller. La ligne des assaillants se mit à flotter, puis dans un mouvement de panique, ils battirent en retraite. Elle ne put se résoudre à leur tirer dans le dos. Les autres n'eurent pas ce genre de dilemme et de nombreux rebelles moururent avant de retrouver l'abri des bâtiments. Ce n'est qu'en entendant la voix de Mardon, qu'elle prit conscience de sa respiration laborieuse et du sang qui rugissait dans ses oreilles. — Bien joué ! dit-il. Mais ils vont revenir. Nos munitions s'amenuisent et le bouclier ne tiendra plus longtemps. Nous devons rejoindre le vaisseau. Les Gardes se chargeront de ces rebelles. Glestyn, préparez le capitaine pour le transport. Maber, vous êtes en charge de l'escorte du capitaine, avec le groupe du caporal Taan et les survivants de RgN 07. Mapal, vous allez prendre l'avant-garde avec les groupes de Jalor et Volinse. Jalor a exploré le bâtiment avec le capitaine et devrait être capable de vous conduire vers la sortie. Je prends en charge l'arrière-garde, je n'ai pas besoin de grand monde. Désignez-moi les trois meilleurs hommes du groupe de Talab, cela me suffira. Le reste de son groupe vous accompagnera. — Nous ne pouvons pas fuir comme cela, lieutenant ! s'exclama Mapal. Le capitaine Norimanus a dit que nous devions attendre les Gardes de la Foi ! Nous sommes sous le regard de Dieu ! — Lieutenant, ces hérétiques ne vont pas se sauver. Ils seront toujours là à l'arrivée des Gardes Noirs. — Ils sont trop nombreux, protesta Mapal. Nous n'arriverons jamais à rejoindre le patrouilleur. Nous allons nous faire écharper ! — Ne soyez pas défaitiste. Nous y arriverons. Faites en sorte de ne pas semer le groupe du capitaine. Une fois en vue du vaisseau, laissez des hommes nous attendre et traversez la plaine au plus vite. Glestyn, vous êtes prêt ? — Oui, lieutenant. — Alors en avant ! Kaertan, dites-moi où en sont les rebelles. Nayla avait écouté le déluge d'ordres, un peu sonnée. Elle consulta le scanner. Les insurgés s'étaient rassemblés et se préparaient sans doute à une nouvelle attaque. — Ils se regroupent, lieutenant et… Il me semble qu'un groupe se dirige vers la sortie de la ville. — C'était prévisible. Vous devrez vous montrer prudent, Mapal. Allez, on bouge ! Kaertan, vous restez avec moi. Mapal hésita une brève fraction de seconde avant de donner ses ordres. Ils s'engouffrèrent dans le couloir qui conduisait à l'intérieur du bâtiment et furent suivis, quelques minutes plus tard, par le groupe du sergent Maber. Dem se tourna vers les trois soldats qui étaient restés avec eux ; Hakan, Gert et Ilitonec. Ils appartenaient à l'équipe 1 et Nayla les connaissait peu. Anilu Gert avait beau partager son dortoir, elles n'avaient pas échangé deux mots depuis son arrivée. Dem attrapa un havresac et le lança à Hakan. — Minez la pièce, soldat. Je placerai la cinquième mine dans le couloir. Faites vite ! Kaertan, aidez-les ! La jeune femme prit l'un de ces engins triangulaires en acitane sombre, épais seulement de deux centimètres. Elle le plaça sur le sol et appuya sur chacune des touches se trouvant dans l'un des angles. Cela déclencha l'ancrage de la mine au sol. Elle ouvrit le panneau de contrôle et arma l'engin. Dans cinq minutes, tout être vivant passant dans son périmètre d'action, provoquerait une explosion. Ces camarades avaient eux aussi terminé. Ils rejoignirent Mardon dans le couloir. Il leur indiqua par gestes de s'éloigner un peu et activa la mine qu'il avait fixée juste après la porte. Ils entendirent les premiers tirs. Les rebelles revenaient à l'attaque. — Allons-y, dit-il d'une voix si calme, qu'elle en était effrayante. Ils progressèrent en se couvrant mutuellement. Les trois soldats s'accroupissaient, surveillant le couloir pendant que Mardon et elle, avançaient dans l'étroit passage. Puis ils inversaient les rôles. La chaleur était presque insupportable entre ces murs de métal. Nayla baignait dans sa sueur sous l'armure qui devenait pesante. Elle haletait et sa respiration devenait de plus en plus sifflante. Elle s'accroupit à un angle du couloir, l'arme pointée vers le tunnel sombre. Une explosion monumentale secoua le bâtiment et sous la violence du choc, elle fut projetée à terre. Elle mit plusieurs secondes avant de se redresser, un peu titubante. — C'était les mines, s'exclama Hakan. — Belle déduction, ironisa Mardon. Allons, rejoignons les autres avant que les insurgés ne retrouvent leurs esprits. Ils reprirent leur progression, plus lentement. Tous les soldats ahanaient dans cette étuve métallique et Nayla éprouvait les mêmes difficultés que ses camarades. Le couloir obliquait vers la droite et au bout, le fléchage de secours indiquait une sortie secondaire. Elle poussa un soupir de soulagement, le cauchemar était presque fini. Mardon débloqua la sécurité de la porte et poussa le battant du canon de son arme. Une lumière pâle éclaira la pièce. Il se glissa lentement à l’extérieur et observa les environs. Hakan, qui était juste derrière elle, respirait bruyamment. — Qu'est-ce qu'il fait ? — Chut… souffla Anilu Gert. Dem leur donna l'ordre gestuel de le suivre. La nuit était tombée, mais la lueur blafarde d'un globe lointain éclairait tout de même les ténèbres. Elle inspira avec délice l'air nocturne. Sans même regarder son positionneur, Mardon s'engagea dans les ruelles. Nayla, les mains crispées sur son fusil, essayait de contrôler sa peur. Les ténèbres bourdonnaient de bruits étranges, de cri d’animaux et de crissements. Cette planète, qui lui avait paru si morte en pleine lumière, était maintenant peuplée par les sons d'une vie débordante. L'assurance et la détermination de Dem la rassuraient, mais elle restait sur le qui-vive. — Attention ! Des insurgés surgirent de nulle part. Elle se laissa tomber derrière un mur écroulé et ouvrit le feu, sans réfléchir. Les traits d’énergie déchirèrent la nuit, laissant leur empreinte lumineuse sur sa rétine. D'autres rebelles les prirent à revers. — Ne restons pas là, s'écria Dem. Allez, je vous couvre ! Elle hésita, mais Hakan l'attrapa par le bras et l’entraîna. Ils foncèrent, encadrés par les tirs lywar de Mardon qui leur ouvrit un passage. L'arme pointée devant elle, elle courut comme à l'exercice. Gert et Ilitonec avaient pris de l'avance et elle les perdit de vue. Tout en pressant la détente, elle plongea à l'abri juste avant que trois insurgés ne débouchent dans la rue. Ses tirs touchèrent tous leur cible. Elle repartit sans attendre, le dos courbé, Hakan dans son sillage. Sans ralentir, elle abattit un rebelle, puis un autre. Son sang pulsait vite et fort. Elle avait l'impression de voir les cibles avec plus d'acuité, comme en relief. Elle s’aplatit contre un mur et se glissa vers l'angle de la maison. Des ennemis étaient embusqués. Elle fit signe à Hakan de se poster de l'autre côté et ouvrit le feu, fauchant les cinq inconnus. Les deux soldats accélérèrent et pénétrèrent dans un jardin où tentaient de pousser des plantes inconnues. — Tu es douée, haleta Hakan. Tu devrais être à la sécurité. — Tu crois que c'est le moment de parler de ça, répondit-elle. — J'voulais dire… Est-ce que tu veux sortir avec moi ? Elle faillit pouffer de rire. Reni Hakan paraissait convaincu qu'elle allait accepter. Il est vrai qu'il ne devait pas avoir essuyé beaucoup de refus dans sa vie, car c'était un séduisant jeune homme, blond, avec de grands yeux verts qui pétillaient de malice. — Nous en reparlerons, dit-elle gentiment. Le garçon était peut-être beau, mais il n'était pas dragueur. À quoi bon rejeter méchamment son invitation. — Il faut traverser, dit-elle en désignant la placette face à eux. — Tu crois ? On devrait peut-être attendre Mardon. Il m'a sauvé tout à l'heure, sans lui je n'aurais pas réussi à rejoindre l'abri. Tu as vu comment il se bat ? Ce type est étonnant. — C'est juste un soldat, comme nous. Allez, viens ! Nayla bondit hors de sa cachette et sprinta, Reni juste derrière elle. Elle faillit pousser un cri de victoire lorsqu'ils arrivèrent sans embûche de l'autre côté. — Oh, merde ! Regarde ! Gert et Ilitonec gisaient sur le sol, ils avaient été massacrés. Elle allait suggérer à Hakan de ne pas s'attarder, quand son instinct l'avertit d'un danger. Elle pivota, laissant parler son arme. Quand le fracas du lywar cessa, elle se tourna vers Hakan. Le malheureux avait été touché à l'épaule par un tir puissant et la plaie carbonisée était atroce. Elle se précipita pour le soutenir. Il était livide. — Est-ce grave ? balbutia-t-il. — On va te sortir de là, le rassura-t-elle. Appuie-toi sur moi. Elle passa son bras valide sous son épaule et le soutint comme elle put. Cahin-caha, ils continuèrent dans les ruelles. Elle se demandait où était Dem. S'était-il fait tuer ? Une fusillade claqua loin devant eux. Le groupe de Mapal devait être attaqué. Et si le patrouilleur était détruit, songea-t-elle. Elle refusait de mourir ici ! La ruelle qu'elle avait empruntée semblait durer éternellement et s’étrécissait encore. Elle perdait espoir, quand après un dernier détour, la plaine désertique qu'ils avaient traversée à l'arrivée, se dévoila au bout de la rue. Elle accéléra le pas. — Je n'en peux plus. Laisse-moi là, je ne fais que te ralentir. — Certainement pas. — Je… Je suis un conscrit, peut-être qu'ils m'épargneront. Une toux douloureuse l'interrompit. Elle lui tendit sa gourde d'eau. Elle ne contenait plus que quelques gouttes d'un liquide tiède qu'elle aurait avalé avec délice, mais Hakan en avait plus besoin qu'elle. Il vida la fiole et la remercia. — Tiens bon, Reni, nous sommes presque arrivés. Il acquiesça d'un signe de tête et ils reprirent leur chemin. Soudain, elle ressentit une impression de danger si forte qu'elle en eût la nausée. Tout vacilla autour d'elle et elle vit plusieurs hommes l'attaquer. Les tirs lywar les massacrèrent tous les deux. Elle revint au présent en haletant. Sans vraiment réfléchir, elle appuya Hakan contre le mur et se tint prête. Elle fit feu à l'instant précis où les rebelles surgirent. Trois d'entre eux furent fauchés par les décharges d'énergies. Elle pressa encore une fois la détente, mais seul l'aboiement caractéristique d'une arme vide lui répondit. Alors qu'elle cherchait désespérément une recharge lywar, les quatre survivants s’avancèrent vers elle. Ils ne semblaient pas vouloir tirer. Nayla était acculée contre le mur, à leur merci. Elle faillit hurler de frustration lorsqu'elle vit Hakan, inconscient à quelques mètres. Il portait encore son arme en bandoulière. Pourquoi n'y avait-elle pas pensé ? Il était trop tard maintenant. — Alors petite… Ton destin est dans la main de Dieu, pas vrai. — N'oublie pas d'le remercier pour ce que tu vas subir ! Ils s'approchèrent en riant. Elle essaya de ne pas paniquer, mais elle ne voyait pas d'issue. Avant qu'elle n'ait pu bouger, ils se saisirent d'elle. Une brute au nez aplati fit jouer une lame devant ses yeux. — Vous avez tué ma femme et mes deux fils… J'vais m'faire un plaisir de t'découper. Tenez-la bien, les gars. — Non… souffla-t-elle. Attendez, je suis de votre côté. — De notre côté ? — Je suis une résistante, comme vous ! dit-elle avec toute la conviction dont elle était capable. — Y'a qu'à regarder tous les types que tu as tués, pour en être sûr ! Tu n't'en sortiras pas aussi facilement. Il lui sembla que la lame s'approchait au ralenti, le sang battait dans ses oreilles, sa vision se brouillait. Elle se révolta, enflammée par la colère et la terreur. Une brûlure se développa dans son esprit, une impression étrange, comme si son cerveau prenait de l'ampleur. Elle se débattit de toutes ses forces, mais les mineurs étaient trop forts. Le feu, dans sa tête, explosa dans un flash de lumière si intense, qu'elle poussa un hurlement silencieux. Lorsqu'elle ouvrit péniblement les yeux, la brute gisait contre le mur. Il paraissait mort. Les trois autres revenaient à eux et lui jetèrent un regard effrayé, vite remplacé par de la colère. Un grand maigre leva son fusil vers elle. Je suis perdue, songea-t-elle. L'insurgé fut frappé par un tir lywar, puis ce fut son camarade. Le troisième hésita entre tirer ou fuir. Dem surgit en courant. Il laissa tomber son arme déchargée aux pieds de Nayla et se rua sur le rebelle. De son avant-bras caparaçonné, il écarta le canon de l'arme et dans le même instant, il appliqua une courte lame triangulaire sur la gorge de l'individu. — Je sais pour quoi vous vous battez, l'ami et je partage votre conviction, mais ce que vous faites nuit à la réalisation de cet avenir. L'étonnement remplaça la haine, sur le visage buriné du rebelle. — L'Espoir vaincra, mon ami, dit Mardon. D'un geste précis, il enfonça sa lame dans le cou du mineur. Il arracha l'arme de la plaie et l'essuya sur la combinaison du mort. La vision de Nayla se troubla et tout se mit à tourner devant ses yeux. Mardon fut près d'elle en un instant et l'empêcha de s'écrouler. — C'est fini, la rassura-t-il. — Je… J'ai… bafouilla-t-elle avant de se reprendre. Elle ne comptait pas lui dire qu'elle avait… Elle ignorait ce qu'elle avait fait. Ce nouveau pouvoir la terrorisait. — Vous m'avez sauvé la vie, encore une fois. Vous semblez déterminé à me protéger. Qui êtes-vous ? Dites-le moi. Vous ne pouvez pas être un simple officier scienti… — Je ne suis personne, dit-il en lui coupant la parole. — Je veux savoir, insista-t-elle. — Il n'y a rien à savoir, Nayla. Mon identité n'a aucune importance. Ce qui compte, c'est que je suis votre ami. Nous devons repartir. Vous ne voudriez pas que le patrouilleur nous abandonne. — Ils ne feraient pas ça, n'est-ce pas ? — Le lieutenant Nlatan nous attendra, mais si Norimanus reprend connaissance… Il laissa la phrase en suspens, il était clair que dans ce cas leur vie ne pèserait pas lourd dans la décision de l'officier en second. Tout en parlant, Mardon avait ouvert la manche de son uniforme et avait rangé son poignard dans l'étui fixé à son poignet gauche. C'était une arme étrange, constituée d'une lame courte et triangulaire, pas plus longue que la paume de la main, avec pour toute poignée un anneau dans lequel il avait glissé le majeur. Une fois le poing refermé, la lame semblait être une extension de sa main. Une étroite garde protégeait les doigts. Incrédule, elle remarqua que ce poignard était fabriqué en bois-métal, issu des arbres irox d'Olima. Comment pouvait-il être en possession de ce genre d'arme, qui ne faisait pas partie de l'équipement standard de l'armée ? — Venez Nayla, partons d'ici. Hakan était prostré conte le mur et ne semblait pas assez conscient pour avoir assisté au combat, pourtant lorsqu'ils s'approchèrent de lui, il ouvrit des yeux fiévreux et balbutia d'une voix éraillée par la douleur : — Que s'est-il passé ? Nayla, tu as… Tu as repoussé ces types comme s'ils ne pesaient rien. Tu… Tu es… étrange… Un éclat funeste brilla dans les yeux de Mardon. Il attrapa l'armure du jeune homme et le releva sans ménagement, le plaquant contre le mur. Il appliqua son autre main sur sa bouche, tout en pinçant le nez entre son pouce et son index. Incapable de respirer, le soldat se débattit et rua pour se dégager, mais Dem était plus fort que lui. Nayla refusait de le laisser mourir. Elle attrapa le bras de Mardon. — Il en sait beaucoup trop, dit-il d'une voix dure. Écartez-vous. Sa première réaction fut de lui obéir, puis à l'idée de tuer son camarade, qui s'était montré si gentil tout à l'heure, elle se rebiffa. Elle tenta d'arracher sa main de la bouche de Hakan, sans y parvenir. Reni cessa de résister et son corps s'affaissa. Dem attendit encore un peu, avant de relâcher le malheureux qui s'écroula. — Vous l'avez tué ! s'exclama Nayla. Pourquoi, mais pourquoi ? — Il avait vu trop de choses. J'ignore ce que vous avez fait, Nayla, mais il est évident que cet homme-là n'est pas mort de façon naturelle, dit-il en désignant le rebelle qu'elle avait tué. — Je n'ai pas… protesta-t-elle. — Vous me raconterez tout lorsque vous me ferez assez confiance pour cela, l'interrompit-il. Je n'ai rien besoin de savoir. Hakan était un gentil garçon, mais il pouvait vous nuire. Que pouvait-elle répondre à cela ? Elle s'écarta de lui, chancelante. Les dernières émotions, associées à la chaleur, aux efforts qu'elle avait fournis et à la gravité trop forte de cette planète, lui faisaient tourner la tête. Mardon l'attrapa et la soutint pour l’empêcher de tomber. Il lui tendit une gourde d'eau étonnamment pleine. Elle aspira avec délectation le liquide tiède. — Nous sommes à la limite des habitations. Mapal ne devrait pas être loin, j'ai entendu un combat tout à l'heure. Rejoignons-le, caporal. Est-ce que cela va aller ? Il y avait une telle inquiétude dans sa voix, qu'elle en fut ébranlée. — Ça ira, dit-elle en trouvant le courage de lui sourire. C'était un mensonge. Elle était tellement épuisée, qu'elle aurait pu se coucher en boule sur le sol pour dormir. — Venez. Ne me perdez pas ! Ils gagnèrent rapidement l’extrémité de la ruelle, sans être attaqué. Il s'accroupit derrière un muret et observa la plaine à découvert. Mardon lui désigna un patchwork de jardinets qui s'étalait à une centaine de mètres. — Ils sont là-bas. Nous allons devoir traverser cet espace à découvert, jusqu'à ce mur. Vous voyez ? — Oui, lieutenant. — Il va falloir courir, caporal. Vous en sentez-vous capable ? Elle acquiesça encore, sans être sûre de ce qu'elle avançait. — Maintenant ! Ils sautèrent par-dessus le muret et coururent à travers l'espace dégagé. Mardon restait juste derrière elle et à trois reprises, elle sentit sa main sur son épaule la forçant à accélérer. Elle ressentit un danger immédiat. Elle allongea la foulée tout en louvoyant, tandis que des tirs lywar soulignèrent leurs pas. Ils s'écrasèrent contre le mur qui était leur objectif. — Votre instinct de survie se révèle surprenant, dit-il. Elle n'osa pas répondre. Trop de questions dangereuses se bousculaient dans son crâne. — Mapal, c'est nous ! Couvrez-nous ! commanda-t-il dans le système de communication. Ils reprirent leur course, passant d'un jardin à l'autre. Enfin, Nayla vit les silhouettes de leurs camarades et quand elle s'écroula aux côtés de Jalor, elle remercia le destin de les avoir épargnés. — Où est Mapal ? demanda Mardon sans même haleter, alors que l'air qu'elle aspirait lui déchirait cruellement la gorge. — Le lieutenant Mapal m'a laissée en arrière pour vous couvrir, rendit compte Jalor. Ils sont en route pour le patrouilleur. — Rejoignons-les. — L'ennemi revient ! s'écria l'un des soldats. Mardon observa rapidement la nuit, avant de donner ses ordres. — Nous ne pouvons pas les retenir ici éternellement. Jalor, emmenez vos hommes vers le vaisseau. Je vais vous couvrir — Mais lieutenant, vous ne pouvez pas… protesta Uria Jalor. — Foncez, caporal ! Jalor et ses soldats sautèrent les derniers murets et s'enfoncèrent dans la nuit pâle. — Caporal, souffla Dem à voix très basse. Ne vous préoccupez pas de moi. Une fois à bord, brouillez les communications. Nous ne devons pas prévenir les Gardes Noirs avant notre retour sur H515, ou nous sommes tous morts ! — Mais… — Allez ! Elle hésita encore une fraction de seconde, avant de ramper jusqu'au petit mur. Elle bascula de l'autre côté. Le vaisseau se trouvait à moins de cinq cents mètres. Elle se redressa et partit en courant, les poumons à la limite de l'implosion. Derrière elle, les tirs lywar se déchaînèrent. ** ** ** ** Ailleurs… Les tiges de maïs bleu étaient presque arrivées à leur hauteur maximale, leurs épis se formaient et dans quelques dizaines de jours, ils seraient à maturités. Kanmen Giltan aimait marcher au milieu des champs et contempler ce qu'il avait planté. Il prenait plaisir à voir les plantes grandir. C'était un plaisir simple et le miracle de la nature se suffisait à lui-même. Il franchit le dernier cordon de tiges et grimpa au sommet de la colline. De là, il embrassait tout le paysage. La ville de Talima brillait dans la lumière déclinante du crépuscule qui teintait de couleurs chaudes, les murs blancs des maisons. De l'autre côté, le vert sombre du bois de Natjir côtoyait le vert plus clair de la prairie qui descendait vers le lac Tamyo. Comme toujours, des dizaines de plerons tournoyaient au-dessus de l'étendue bleu sombre et plongeaient dans ces eaux froides pour y attraper du poisson. Il admira le charmant hameau qui côtoyait le lac. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas rendu visite à Raen Kaertan, mais depuis le départ de Nayla, le solide fermier s'était renfermé sur lui-même. Penser à la jeune femme, si vive, si pétillante, si passionnément dédiée à sa lutte contre l'Imperium, raviva le souvenir de son frère. Seorg effectuait son temps de conscription et il était sans nouvelle de lui. Il savait que c'était normal, mais il ne pouvait pas s'empêcher d'être inquiet. Par-delà le lac, les champs mauves de turu occupaient tout l'espace et de grands troupeaux de tirochs paissaient tranquillement. Il secoua la tête, pour chasser le sentiment de défaite qui l'habitait. Ce soir, la résistance se réunissait et il allait être consacré chef de sa cellule. La semaine dernière, Kulit avait été tué par la charge d'un tiroch affolé par un orage. Un accident stupide qui privait la résistance d'un homme pondéré, qui empêchait les têtes brûlées d'attaquer l'Armée de la Foi. Kanmen remonta le sentier qui conduisait vers la forêt. Pour le prochain rassemblement, il avait choisi une cabane dédiée aux bûcherons, construite aux abords du bois et il tenait à s'assurer qu'il n'y avait aucun danger. Il soupira. Lorsqu'il avait rejoint la résistance, il était enthousiaste. Il croyait en leur cause, mais maintenant que la colère était retombée, il n'était qu'un homme effrayé. Il avait compris que la lutte contre l'Imperium était sans espoir. Pourtant, il n'osait pas renoncer. Les autres comptaient sur lui, il ne pouvait pas se montrer couard. Il allait se diriger vers la cabane, lorsqu'un bruit de bottes l'alerta. Il s'arrêta, cherchant à percer le rideau d'arbres. Il n'eut pas à attendre très longtemps. Une patrouille apparut dans la pénombre et se dirigea droit sur lui. Il faillit avoir une attaque cardiaque en reconnaissant les armures noires et luisantes. Les Gardes de la Foi se dirigèrent droit sur lui et il dut réprimer l'envie de s'enfuir. Il savait qu'il s'agissait de l'unité assurant la sécurité de l'Inquisition. Il était rare de les rencontrer, ils avaient pour habitude de rester de l'autre côté du lac, près des bâtiments qu'ils avaient construit là-bas ; un endroit que tout Oliman évitait soigneusement. Il s'inclina. — Que Dieu protège ceux qui défendent la foi ! — Déclinez votre nom et la raison de votre présence dans ces parages, répliqua froidement l'officier. — Kanmen Giltan. Je possède ces terres, dit-il en montrant les champs de maïs, ainsi qu'une parcelle de ces bois. Le capitaine vérifia ses dires sur son armtop. — On nous a signalé de nombreux passages, par ici. Avez-vous noté quelque chose de suspect ? — Je n'ai rien noté de particulier, mais cela fait plusieurs jours que je ne suis pas monté jusqu'ici. — N'oubliez pas que votre devoir est de dénoncer tout comportement étrange. — Oui, capitaine. — Vous pouvez disposer. — Que Dieu vous ai en Sa Garde ! Avec un sentiment de panique envahissant, Kanmen reprit le chemin de sa ferme d'un pas rapide, mais sans courir. Il devait absolument prévenir tout le monde avant ce soir, où la résistance tomberait dans un piège. Il se demandait si quelqu'un les avait dénoncés. Ils allaient devoir redoubler de prudence. VIII Pendant une seconde, Dane Mardon regarda Nayla s'enfuir. Rassuré, il se tourna vers les ombres qui progressaient vers lui. Après s'être heurtés à la défense acharnée des Soldats de la Foi, les rebelles se montraient prudents. Il enclencha ses dernières charges lywar et fit le vide dans son esprit. Il se redressa et ouvrit le feu. Sa précision et sa rapidité de tir terrorisèrent les insurgés qui abandonnèrent leur assaut et fuirent en ordre dispersé, se jetant dans les abris de fortune offerts par les bâtiments. La toux de son fusil lui indiqua qu'il était déchargé. Il était temps de fuir. Sans même attendre, il se releva, sauta par-dessus le muret et fonça à travers la plaine déserte, faisant gicler des gravillons sous ses bottes. Un oiseau de nuit s'envola avec un cri aigu, lorsqu'il sauta par-dessus un buisson d'épineux rachitiques. Derrière lui, la poursuite s'organisait, mais les rebelles semblaient hésiter. Dem profita de leur prudence pour accélérer. Il fut rassuré lorsqu'il distingua enfin les contours du patrouilleur et gravit la rampe d'accès sans ralentir. — Refermez, ordonna-t-il à Jalor en pénétrant dans le sas. — Félicitation, caporal, dit-il à Uria Jalor. Vous vous êtes bien comportée. J'en ferai mention au commandant dès notre retour. Avez-vous perdu des hommes ? — Non, lieutenant, dit-elle avec un respect tout neuf. — Rejoignez votre poste et faites soigner vos hommes. — Lieutenant, le caporal Kaertan m'a demandé de vous rendre compte qu'elle avait rejoint la passerelle. Il remercia Jalor tout en espérant que Nayla était intervenue à temps pour empêcher Mylera d'appeler les Gardes. Il ne doutait pas que Mapal avait dû insister lourdement en donnant son rapport. Mardon ôta son casque et le glissa sous son bras. D'un geste de la main, il essuya son visage trempé de sueur et souillé de poussière rougeâtre. L'adrénaline coulait encore à flots dans ses artères, rendant ses sens plus vifs et ses muscles plus dynamiques. Cette impression d'invincibilité lui avait manqué. Il avait toujours trouvé grisant d'affronter la mort, à la limite du possible, de prendre des vies dans la fureur de l'instant, de se fier totalement à son instinct et à ses capacités. Il inspira profondément pour calmer l'euphorie du combat, tout en remontant le couloir d'un pas rapide. Du sang maculait le sol en plusieurs endroits, évocation sinistre des pertes qu'ils avaient subies, ainsi que de leurs nombreux blessés. Cette mission avait été gérée par un imbécile et s'il était resté aux commandes, aucun de ces soldats ne serait sorti vivant de ce piège. Son intervention les avait sauvés, mais les conséquences seraient déplaisantes. Les Gardes ne se contenteraient pas de stopper cette rébellion, ils viendraient enquêter sur la base H515. Il allait devoir fuir et ne le ferait pas seul. Le caporal Kaertan avait montré des talents étonnants pendant leur retraite. Il avait eu l'occasion de l'observer et ses réflexes n'étaient pas à la portée d'un simple conscrit. Elle réagissait avec cette fraction de seconde d'avance qui lui avait permis d'échapper aux insurgés et puis, il y avait ce rebelle retrouvé mort. Serait-elle capable de télékinésie ? C'est ce que suggéraient les dernières paroles du soldat Hakan. Cette capacité, ajoutée à son don de prescience, faisait d'elle un démon, faisait d'elle… celle qu'il attendait. Cette conclusion fit courir un frisson d’appréhension le long de sa colonne vertébrale. Son entrée sur la passerelle passa presque inaperçue. Nayla, installée à la console scientifique, lui adressa un bref signe de tête et il en déduisit qu'elle avait réussi à saboter les communications. Mapal dominait Mylera de toute sa hauteur, presque menaçant, le visage rouge de colère. — Lieutenant, grondait-il. Vous devez demander l'intervention des Gardes de la Foi. C'est un ordre du capitaine Norimanus… — Il est inconscient, répondit le lieutenant Nlatan. Je veux avoir l'opinion du lieutenant Mardon. — Cet incapable doit être mort ! Une froide colère inonda brièvement Mardon, mais il se contint. Rien n'était joué. Mylera avait eu la bonne idée d'attendre son retour et son caporal avait rempli sa mission. Il fallait encore s'arracher à cette planète et rejoindre H515. — Désolé de vous décevoir, Mapal, mais je suis en vie. L'officier sursauta et pivota vers lui. — Sachez que je compte faire un rapport sur votre comportement indigne d'un soldat de Dieu, lieutenant Mapal. Vous pouvez quitter la passerelle. Je veux un compte rendu sur les pertes que nous avons subies au plus vite. — Il faut prévenir les… — Les officiers expérimentés que nous sommes, le lieutenant Nlatan et moi, n'avons aucun besoin de vos conseils. Disposez, lieutenant ! La haine brûlante qui étincela dans le regard du chef de la sécurité aurait pu l'effrayer. Elle l'amusa. Il attendit que Mapal ait quitté la passerelle pour se tourner vers Mylera. Celle-ci souriait, visiblement soulagée. — Tu es en vie, dit-elle d'une voix enrouée par l'émotion. J'ai eu peur, Dem. Qu'est-ce qui t'a pris de jouer les héros ? — Je n'ai pas joué les héros, j'ai fait en sorte que nous nous en sortions vivants. Je ne pouvais pas laisser faire cet imbécile. — Il te hait, Dem. Sois prudent avec lui ! — Il ne m’inquiète pas. — Tu devrais te méfier, pourtant. Il n'est qu'une brute vindicative. C'est vrai son histoire ? Il s'agit bien de rebelles ? — Oui et je suggère que nous décollions avant qu'ils nous tirent dessus. Nous discuterons des options une fois dans l'espace. — Dans l'ordre hiérarchique, je te devance Dem. Je crois qu'il est plus sage que je reprenne les commandes. — Bien sûr, dit-il. — Nous allons être à court de personnel. Je n'ai amené que deux hommes et le seul apte à servir la console technique de la passerelle, c'est Laker, mais j'en ai besoin en salle des machines. — N'hésite pas à utiliser Valo. Kaertan est tout à fait capable de tenir la console scientifique. Je vais m'occuper de la console technique. — Toi, Dem ? — Ne t'inquiète pas, je suis qualifié. Kaertan, activez les scanners extérieurs et informez-nous de l’avancée de l'ennemi. — Ils se regroupent, lieutenant, répondit-elle. Mardon s'assit devant la console technique et vérifia rapidement les paramètres du moteur. — Le moteur est aussi opérationnel que possible, dit-il et de votre côté, caporal ? Tout va bien ? — Oui, lieutenant. Tout est opérationnel. Mylera activa la communication interne au vaisseau et annonça, en tentant de maîtriser la peur dans sa voix : — Attention à tous, parés pour le décollage. Attention, décollage imminent ! Elle ordonna l'envol du vaisseau. Le hurlement strident des moteurs fut presque insoutenable, le métal grinça et hurla. Dans un rugissement assourdissant, le patrouilleur se souleva lentement du sol. Ils étaient secoués en tous sens et l'odeur de brûlé s'amplifia. Dans un coin de la passerelle, un conduit explosa laissant échapper de la vapeur brûlante. Dem fit courir ses doigts sur les commandes de la console et détourna le circuit. Il compensa la perte de puissance du moteur. Dans un dernier grondement accompagné de craquements sinistres, le petit vaisseau s'arracha à l'attraction planétaire, mais ils restèrent dangereusement ballottés. — Les amortisseurs d'inertie ont grillé, dit Mardon. — Il va falloir réparer, soupira Mylera. Impossible de nous poser sans amortisseurs. — Tu penses que cela est faisable ? — Peut-être. Nous devons attendre d'être hors de ce système. — Mylera, j'ai une totale confiance en tes capacités. Si tu as besoin d'aide, n'hésite pas à demander. Je suis un peu rouillé en ce qui concerne la mécanique pure, mais je devrais pouvoir être utile. — Nous verrons, Dem. Avant, il faut reparler de la situation sur cette planète. C'est hors de notre compétence, il faut… — Il faut avertir les Gardes de la Foi, dit-il de la voix la plus neutre possible. — Je sais bien que tu as raison, dit-elle avec une grimace de dégoût, mais je ne peux m’empêcher d’être effrayée. Elle avait raison de l'être. Il tenta tout de même de la rassurer. — Nous n'avons pas le choix. — Je sais. Je suis heureuse que tu aies géré la situation après la blessure de Norimanus, mais… — Mais ? — Tu es un homme plein de ressources, Dem. Tu es trop malin, trop… doué. — Tu crois ? ironisa-t-il. — Oui et j'espère que cela ne te nuira pas. — Pourquoi veux-tu que cela me nuise ? Après un rapide et prudent tour d'horizon, elle murmura : — Ce n'est pas une bonne chose de sortir du lot, tu le sais bien. Je ne veux pas que tu aies des problèmes, alors que tu as tout fait pour nous sauver. — Vraiment ? — Oui, je t'aime bien. Tu es… différent des autres mecs. L'amitié de Mylera le touchait. — Je suis flatté, mais quel choix avais-je ? Si je n'avais rien fait, nous serions tous morts. — Tu as sans doute raison, dit-elle sombrement. Allez, établissons cette communication. — Oui, c'est la seule option que nous ayons. Mylera essaya en vain d'activer les transmissions. Agacée, elle sauta hors du siège de commandement. — Laisse-moi la place, Dem, tu veux ? Il se leva de bonne grâce. Après quelques minutes elle confirma que les communications étaient mortes. — Le décollage a dû griller quelques circuits. Nous sommes coupés du monde. Nous devons rejoindre H515 et le commandant Thadees rendra compte dans les règles. — C'est la meilleure décision, Mylera. — Je vais aller réparer les amortisseurs. Je te confie la passerelle et je ferai appel à toi, si le besoin de dérivation logicielle se fait sentir. Il y avait de l’appréhension dans sa voix. Leur retour s’avérait délicat et elle le savait. Tout allait reposer sur ses compétences. — Ne t'inquiète pas, tout va bien se passer. Tu es à la hauteur. Nous allons rentrer. — Comment fais-tu pour être aussi calme ? — S'inquiéter ne sert à rien. — Tu as sans doute raison. Je vais en salle des machines. Elle quitta la passerelle, l'air toujours inquiet. Mardon s'installa brièvement à la deuxième console scientifique. Il voulait s'assurer qu'il ne restait aucune trace du sabotage effectué par Nayla. Elle avait habilement détruit les traces de son intervention, car il ne trouva rien. Il lui décerna un clin d’œil malicieux et articula les mots : "bien joué". — Essayez de compenser la défaillance des amortisseurs en la dérivant vers les boucliers, caporal. Il faut essayer de calmer les ruades de ce vaisseau, cela sera plus simple pour Mylera. — Oui, lieutenant, mais comment… — Suivez vos intuitions. Je sais que vous en êtes capable. Elle rosit en entendant son compliment, ce qui l'amusa. Sa timidité et sa fragilité étaient un aspect de sa personnalité qui aurait dû l'agacer, mais au contraire, il trouvait cela attachant. Les secousses désordonnées du vaisseau menaçaient de le jeter à terre, mais il compensait aisément. Il avait connu des situations bien pires. Après avoir vérifié le travail de chacun, il revint vers elle. Elle avait affiché différentes consoles et tapait rapidement plusieurs lignes de code. — J'ai fini, lieutenant, murmura Nayla. — C'est parfait, dit-il avec satisfaction. Elle leva les yeux vers lui, prête à le questionner. Il l'en empêcha d'une main sur l'épaule. — Je vous promets que nous aurons une longue discussion, murmura-t-il, mais pas maintenant. Évacuez de votre tête tout ce qui n'est pas le travail de la passerelle. Vous devez rester concentrée. Elle acquiesça d'un hochement de tête et afficha les graphiques de contrôle, en gardant un œil sur le moindre problème éventuel. — Dérivez la console technique sur la vôtre et surveillez le tout. — Oui, lieutenant. ** ** ** ** La sortie du système RgN prit plusieurs heures, car le petit vaisseau avait souffert de ce voyage pour lequel il n'était pas conçu. Une atmosphère lourde régnait sur la passerelle, tout le monde étant conscient que le retour en vie n'était pas garanti. Mylera avait passé ce temps à se battre contre les pannes en série et venait d'avertir la passerelle qu'elle s'attelait à la réparation des amortisseurs d'inertie. L'odeur de plastine brûlé envahissait tout le vaisseau et Nayla luttait contre une nausée tenace, renforcée par sa fatigue, ainsi que par un mal de crâne qui ne la quittait pas depuis leur décollage. Elle jeta un coup d'œil discret sur Mardon, toujours installé dans le fauteuil de commandement. Malgré le cauchemar de ces dernières quarante-huit heures, il paraissait à peine fatigué. Son visage portait encore des traces de poussière rougeâtre et sa tenue de combat, des taches de sang. Nayla détourna les yeux, elle essayait de ne pas penser à la mort de ce pauvre Hakan. Reni avait semblé si gentil, mais elle ne pouvait pas oublier son expression, pleine de peur et de suspicion, lorsqu'il avait évoqué ce qu'elle avait fait. Non ! se dit-elle en chassant ce souvenir. Elle ne voulait pas être un démon capable de projeter les gens comme de vulgaires jouets. Il m'aurait dénoncé, admit-elle à regret et sa culpabilité embua ses yeux. Mardon avait eu raison de tuer Hakan et elle ne supportait pas cette idée. Elle retint son troisième bâillement en deux minutes. Cela faisait plus de quatorze heures qu'ils étaient coincés sur la passerelle. Le patrouilleur avançait à vitesse réduite, pour donner à Mylera le temps d'effectuer les réparations. Mardon n'avait pas demandé à Mapal de le relever, ce qui obligeait Nayla à rester à son poste. Entre le déplaisant trajet à l'aller, la journée passée sur la planète, les combats et tous les événements étranges qu'elle avait vécus, elle était exténuée. Elle sursauta lorsqu'une main se posa sur son épaule. Mardon lui tendit une barre énergétique. — Mangez, caporal. Cela vous fera du bien. — Je ne crois pas, lieutenant, osa-t-elle dire. Ses lèvres fines s'ornèrent d'une ébauche de sourire. — Je vous assure que si. Elle contient des baies de gincko et je vous certifie que cela vous donnera un regain d'énergie. Elle s'abstint de le contredire, même si elle n'imaginait pas qu'une plante quelconque ait le pouvoir de chasser sa lassitude. Elle mordit dans la pâte ferme et brune de la barre énergétique. La saveur habituellement insipide de ce genre de nourriture était marquée d'un arrière-goût poivré. Dans les cinq minutes qui suivirent, elle sentit son cœur s'accélérer et sa fatigue disparut comme par enchantement. Surprise, elle se tourna vers lui. Il se contenta d'un sourire satisfait. -*-*- L'effet magique des baies de gincko avait disparu, lorsque Mylera revint sur la passerelle. Elle s'était débarrassée de son armure et son allure témoignait des travaux qu'elle avait dû effectuer. Ses cheveux étaient en désordre, elle était couverte de saleté, de traces de graisse et de liquide de refroidissement. Elle avait l'air épuisée. — Ce vaisseau est une poubelle ! Je n'aurai jamais dû autoriser cette mission. — Je ne suis pas sûr que tu aies eu le choix, Mylera. Ne t'inquiète pas, tu as fait de l'excellent travail. — Je l'espère. Nous avons encore plusieurs heures de voyage intersidéral et je ne suis pas certaine que mes réparations tiendront. Et je ne parle pas de l'atterrissage… Il s'était levé pour lui abandonner la place. Elle se laissa tomber dans le fauteuil avec soulagement. — Dem, je ne veux pas te commander, mais j'aimerais être sûre que le système informatique ne va pas nous lâcher. Pourrais-tu contrôler l'ordinateur principal ? — Bien entendu. J'y vais immédiatement. Je crois que tu peux remettre le patrouilleur en vitesse normale. Plus vite nous serons au sol et mieux je me sentirai. — Moi aussi. — Soyez attentive, caporal. Je vous laisse le poste scientifique. J'attends de vous rigueur et professionnalisme ! — Oui, lieutenant, dit-elle surprise par son ton sec. Le clin d'œil qu'il lui adressa en sortant la rassura. Il l'avait prévenue. Il allait se montrer tyrannique afin de la préserver. Elle en comprenait la raison, mais c'était perturbant. Mylera attendit quelques minutes, avant de venir s'asseoir auprès de Nayla. — Comment vas-tu ? Nayla fut surprise de sa sollicitude. — Bien, je suis juste un peu fatiguée. — J'ai entendu des commentaires surprenant sur ce qui s'est passé et sur le comportement de Dem. — Il est surprenant, parfois, répliqua Nayla sans réfléchir. — C'est le moins qu'on puisse dire. Il est toujours dur avec toi ? — Non, pas trop, non. — Je viens de l'entendre, Nayla. Il ne devrait pas te harceler de cette façon. Rebiffe-toi. — C'est impossible, Mylera, mais ça va, ne vous inquiétez pas. — N'oublie pas, tu peux toujours demander ton transfert. — Non merci. Je veux lui prouver que je suis à la hauteur. — Tu es courageuse, mais je ne suis pas sûre qu'il comprenne tes motivations. À moins que… Tu n'as pas un petit… intérêt pour notre cher Dem ? — Mylera, protesta Nayla. Je vous ai déjà dit que non. Le rire de Mylera cascada, plein de gaieté. — Excuse-moi. Je ne peux pas m'en empêcher. — Pourquoi ce genre d'histoires occupent-elles toutes les conversations, ici ? C'est terrible. — Que veux-tu, il faut bien parler de quelque chose. Tu ne m'en veux pas ? — Non, bien sûr que non. Si je puis me permettre, est-ce que vous ne seriez pas un peu jalouse, Mylera ? L'officier technicien rosit un peu, comme prise en défaut et pour la première fois depuis que Nayla la connaissait, elle resta sans voix. — Vous l'aimez bien, non ? insista-t-elle. — Oui c'est vrai, mais… Elle s'interrompit semblant enfin comprendre ce que Nayla insinuait. Elle rougit encore davantage et protesta. Non pas comme ça, je t'assure. Il n'est qu'un… Je n'ose pas dire, ami. — Bien sûr, Mylera, dit Nayla d'un ton amusé. — Laisse-moi t'expliquer. Il m'a sauvé la vie. — Vraiment ? fit Nayla incrédule. — Lorsque je suis arrivée dans cette base, commença à expliquer Mylera, je dois avouer que j'ai eu un petit coup de blues. RgM 12 est tellement isolée et cauchemardesque. Le premier jour, on m'a présenté les autres officiers et… Comment veux-tu devenir amie avec Mapal, Norimanus ou Lowel, Dieu l'ait en Sa garde. Et puis, traditionnellement, il y a une relation privilégiée entre l'officier technicien et l'officier scientifique, alors le lendemain, comme Dem était assis seul au mess, je me suis assise à sa table pour engager la conversation et faire connaissance. Il m'a toisée de son regard froid, tu vois ce que je veux dire ? Nayla sourit, imaginant parfaitement la scène. — Oui, je vois très bien. — Il est resté très cordial et poli, mais même moi, j'ai compris qu'il ne tenait pas à une quelconque relation amicale. Cela n'a pas amélioré mon moral, tu peux l'imaginer. Les deux premiers mois furent donc terriblement moroses. Je me sentais seule et coupée de la vie. La monotonie fut interrompue par un petit vaisseau de l'Imperium qui se posa en catastrophe à des centaines de kilomètres de la base. Je ne me souviens plus vraiment de la raison, mais Thadees envoya quatre de ses officiers : Norimanus, Mapal, Dem et moi. Après un trajet facile en skarabe, nous dûmes progresser à pied. Je te passe les détails, mais le vaisseau fut réparé et décolla sans problème. La mission était accomplie. Lors du voyage de retour… Elle hésita en rougissant, puis elle esquissa une grimace un peu comique. — Je me suis perdue. — Perdue ? — Je sais, c'est stupide. Je me suis laissée distancer et quand je m'en suis aperçue, j'ai voulu rattraper les autres. J'ai couru et bien sûr, j'ai trébuché. J'ai dû perdre connaissance, je n'en suis pas sûre. En me relevant, j'étais seule et mon positionneur ne fonctionnait plus. — Mylera ! Ce n'est pas possible, vous vous moquez de moi ? — Non, je t'assure que c'est vrai. As-tu été à l'extérieur ? — Non, pas encore… Enfin, si… à mon arrivée, le temps de descendre de la navette. — Tu n'as pas pu vraiment te rendre compte, alors. Dehors, c'est l'enfer. Le vent et la poussière sont insupportables, on ne voit pas à cinq mètres. J'étais seule, égarée au milieu de nulle part, agressée par le sable et le vent. J'étais persuadée que j'allais mourir et je dois t'avouer que j'ai paniqué, acheva-t-elle les yeux baissés avec gêne. Nayla ne résista pas à l'impulsion de la réconforter et posa sa main sur celle de Mylera, qui rougit encore plus. — Je paniquerais aussi si j'étais perdue sur un monde inconnu. — Merci Nayla, mais j'espère que tu ne feras pas comme moi, si jamais une chose aussi horrible t'arrivait. Je me suis mise à courir au hasard, sans voir où j'allais. Épuisée, j'ai fini par m'abriter contre un rocher. J'ai attendu plusieurs heures, seule et persuadée que, sans mon positionneur, personne ne me retrouverait jamais. Et puis j'ai vu une silhouette apparaître dans le nuage de poussière. L'inconnu a ôté son masque et j'ai reconnu ce lieutenant Mardon, qui ne m'avait pas dit vingt mots pendant ces deux mois. Il m'a décoché un sourire moqueur et m'a dit : "désolé de vous déranger pendant votre petite promenade, mais je dois vous ramener à la base". Terrorisée comme je l'étais, je me suis jetée dans ses bras. — Vraiment ! s'exclama Nayla, amusée. — Oui, vraiment. Il m'a gentiment rendu mon étreinte, puis nous avons marché jusqu'à ce qu'un skarabe, envoyé par Thadees, vienne nous chercher. Une fois à la base, j'ai découvert que Norimanus avait décrété que j'étais morte, qu'il était inutile de me chercher et qu'il fallait rentrer. — Il vous avait abandonnée ? s'indigna Nayla. — Oui, sans aucune hésitation, l'enfoiré ! Mardon a désobéi à ses ordres et il est parti à ma recherche. — Comment vous a-t-il retrouvée sans votre positionneur ? — Il m'a dit qu'il avait bidouillé son scanner. Je l'ai remercié, bien sûr, mais il s'est contenté de hausser les épaules et affirmant que c'était normal. Après ça, je me suis comportée comme si nous étions amis et Dem a joué le jeu. Tu vois, il n'y a rien de plus entre lui et moi. — Je vous remercie de m'avoir raconté cette histoire et je suis désolée de vous avoir un peu forcé la main. — Mais non, je voulais te la raconter de toute façon, pour que tu aies une autre idée de lui. — Merci, Mylera. Nayla n'était pas réellement surprise de cette facette de la personnalité de Mardon. Après tout, il avait passé les dernières quarante-huit heures à la protéger. ** ** ** ** Mardon revint sur la passerelle quelques minutes après l'entrée du patrouilleur dans le système RgM. Il s'installa aux côtés de Nayla après avoir indiqué à Mylera que le système informatique tiendrait jusqu'à l'atterrissage. La tension était à son comble alors que leur destination grossissait sur les écrans. Les probabilités pour un crash étaient élevées et la peur se lisait sur tous les visages. Des soldats murmuraient des prières, ce qui l'amusa plus que cela ne l'agaça. Ils se posèrent sans encombre, si l'on oubliait les secousses du patrouilleur, les vibrations de la coque et les rugissements inquiétants du moteur. Une fois posé, le propulseur rendit l'âme dans un dernier hoquet. Mylera exhala un soupir de soulagement. — Je crois que cette fois-ci, cet engin ne sera pas réparable… En tout cas, pas avant longtemps, dit-elle. — N'hésite pas à me demander de l'aide, dit Mardon. Je te prêterai des hommes. — C'est bien aimable de ta part, mais sans pièces de rechange, je crois que c'est sans espoir. — C'est toi l'expert. — Merci. Pour le moment, débarquons. Je veux quand même jeter un coup d'œil aux moteurs, alors peux-tu t'occuper de gérer tout ce bazar ? — Bien entendu. — Merci. On se retrouve chez le commandant. — Bon courage. Venez, caporal ! Nayla prit le matériel et le suivit vers le sas de sortie. Mapal avait anticipé les ordres et avait déjà ouvert la porte extérieure. Mardon n'apprécia pas cette entorse à la hiérarchie — Lieutenant, ordonna-t-il sèchement, occupez-vous de nos blessés. Que le capitaine Norimanus soit conduit à l'infirmerie le plus vite possible. — Sans médecin… — Faites ce que je vous dis, l'interrompit-il d'un ton sec. Et retrouvez-nous chez le commandant. Il voudra un compte rendu détaillé. Le mien ne vous sera pas favorable. Mapal lui décerna un regard haineux, avant de courir exécuter les ordres qu'il avait reçu. Mardon se désintéressa de lui. Il confia à Nayla et Valo le soin de ramener le matériel au laboratoire. Comme le débarquement se passait bien, il se hâta vers le bureau de Malk Thadees. Il voulait lui parler en privé. Lorsque Dane Mardon entra dans le bureau de son officier et ami, celui-ci l'accueillit avec un visage inquiet. Les deux hommes se serrèrent chaleureusement la main. Dem l'empêcha de parler d'une main levée, avant de contourner l'officier et de lancer, depuis sa console, un programme de camouflage, qui inhibait micros et caméras, pour les remplacer par des images auto-générées. Dès leur arrivée dans la base, Mardon avait écrit ces lignes de codes afin de pouvoir discourir en toute discrétion avec son commandant et ami. — Que diable s'est-il passé, Dem ? Je n'ai eu aucune nouvelle depuis votre atterrissage sur RgN 07 et encore, c'était pour m'annoncer que Lowel était mort ! — Ce n'est pas une grande perte, dit Mardon, sans avouer son implication. — Au moins, nous savions qui il était. J'ai dû demander un autre toubib, allez savoir qui ils vont nous envoyer ! — Nous aviserons le moment venu. Ne vous inquiétez pas. — Ne pas m'inquiéter ? Vous plaisantez ! Je viens d'apprendre que Norimanus a été gravement blessé. — Oui, malheureusement. — Malheureusement ? Je ne pensais pas vous entendre dire ça. — J'aurais préféré qu'il meure, répliqua Dem. — Ne soyez pas… — Je n'aime pas les fous de Dieu ! Malk Thadees ne releva pas le ton un peu trop sec qu'il venait d'employer et préféra demander : — Que s'est-il passé ? — Les mineurs de RgN 07 se sont révoltés. Nous nous sommes retrouvés en plein traquenard. — Une insurrection ? Et merde ! — Comme vous dites. Vous allez devoir appeler les Gardes. — Dem, bon sang, vous savez ce que ça veut dire ? — J'ai une solution de secours, vous le savez, mais elle implique que vous abandonniez votre poste. — Cela ne sera pas possible, Dem. — Que voulez-vous dire ? — La saison des hurricanes commence tôt, cette année. Un système de tempêtes est en train de se développer sur la région. Vous ne pourrez pas rejoindre votre vaisseau. Il musela sa frustration. Il ne servait à rien de s'irriter face à des événements non maîtrisés. — Il faut espérer qu'il y ait une fenêtre avant l'arrivée des Gardes, Malk. Prévenez-moi dès qu'une fuite sera envisageable. Avec un skarabe, je peux tenter le trajet, même avec des vents force 6. — C'est trop dangereux. En cette saison, les tempêtes sont imprévisibles. — Prévenez-moi tout de même, souffla-t-il. J'aviserai le moment venu. — Mais, la personne que vous cherchez, Dem… — Je la trouverai peut-être au cours de ma fuite, mentit-il. La sonnerie de la porte les fit sursauter tous les deux. — Je crois que vos camarades sont arrivés. Autre chose, avant que je ne leur ouvre ? — Après la blessure de Norimanus, j'ai pris le commandement. — Quoi ? — J'étais le plus haut gradé. — Dem ! Vous n'avez pas fait preuve… — J'ai fait ce que je devais ! — Démons ! jura le commandant Thadees. ** ** ** ** Nayla et Valo rassemblèrent tous le matériel scientifique pour le ramener au laboratoire. Elle prit conscience de sa lassitude et de la lourdeur de ses jambes. — Tu as l'air épuisée, dit Valo. — Je n'en peux plus, avoua-t-elle. — C'était comment ? — Abominable, Soilj. Je n'ai pas vraiment envie d'en parler. — Je comprends. Va te reposer. Je vais ramener et nettoyer le matos. — Il n'y a pas de raison, toi aussi tu as travaillé comme un fou en salle des machines. — Je suis resté à bord, moi. Va dormir un peu. — Mais si le lieutenant… — Dem pourra se passer de toi, je t'assure. Au pire, je viendrais te chercher. Aller, dépêche-toi avant que je ne change d'avis, dit-il en souriant. Lasse, elle se laissa convaincre. — C'est gentil à toi, Soilj, vraiment. — Ce n'est rien, dit-il en rougissant. Nayla rejoignit ses quartiers lentement. Elle n'avait pas menti, la fatigue lui pesait et ses jambes étaient percluses de courbatures. Son esprit, lui aussi, était épuisé. Les images des combats l'obsédaient ; le souvenir des morts déchiquetés, la tête de ce rebelle explosant sous son tir lywar, cet homme aux yeux grands ouvert sur la mort, Hakan. Elle était bouleversée d'avoir pris des vies et de l'avoir fait avec tant de talent. Curieusement, le dortoir était vide. Mapal n'avait pas encore libéré ses soldats et les autres étaient toujours de service. Au lieu de plaindre ses camarades, elle éprouva un soulagement coupable et savoura le silence, ainsi que le luxe de pouvoir rester muette. Elle ôta péniblement son armure poussiéreuse, piquetée de résidus d'énergie lywar et mouchetée de taches brunâtres qu'elle savait être du sang. Elle la laissa tomber au pied de la couchette et finit de se déshabiller. Une fois dans la douche, elle laissa les ondes soniques la débarrasser de la saleté, du sang et de la poussière. Si seulement, ces ondes avaient été capables de décaper ses pensées, aussi bien que son corps. Nayla ferma les yeux, profitant du moment. Se sentir propre après ces longues heures était un réel bien-être. Sans prévenir, une violente douleur explosa au niveau de sa tempe et la nausée la submergea. Elle s'effondra dans la douche tandis que des images assaillaient son esprit. "Une explosion lywar détruisit un bâtiment, des tirs fauchèrent plusieurs personnes. Des hommes en armures noires couraient dans les rues d'Alima. La planète, vue de l'espace, s'enflammait sous l'impact des tirs lywar. Tout cela se télescopa dans son esprit, puis elle eut l'impression de basculer, de tournoyer follement, avant de s'écraser brutalement sur la planète RgN 07, celle-là même qu'ils venaient de fuir. Elle reconnut le ciel écarlate, le soleil orangé, la poussière rougeâtre qui s'envola lorsqu'un bombardier se posa. Le sas s'ouvrit et des soldats, imposants dans leur armure de combat couleur de jais se déployèrent dans un ordre parfait. Ils pénétrèrent dans la colonie et pourchassèrent les insurgés. Ils les massacrèrent sans pitié. Un rebelle fut traîné sans ménagement devant un homme vêtu d'une longue robe noire. Elle fut effrayée par ce visage creux et blême, éclairé par une flamme passionnée, teintée de cruauté qui brillait dans son regard. Il apposa ses mains de chaque côté de la tête du prisonnier. La nausée se fit encore plus forte. Elle eut la brève vision d'une forme lumineuse jetant un homme à bas d'un trône et un sentiment d'Espoir l'envahit. Une armée aux ordres d'un libérateur se répandit à travers la galaxie, débarrassant de malheureuses victimes de leurs chaînes. — Éradiquez toute vie dans cette colonie, s'écria l'interrogateur. Qu'il ne reste aucune trace de ces hérétiques. La contagion doit être enrayée ! — À vos ordres, monsieur l'Inquisiteur. — Je veux interroger les Soldats de la Foi qui sont venus ici. Le mal de tête de Nayla s'amplifia, la nausée devint insupportable. Avant de s'évanouir, elle vit la silhouette sombre de Devor Milar qui, depuis son vaisseau, contemplait Alima en flammes." ** ** ** ** Thadees venait d'envoyer aux Gardes de la Foi, un message relatant les événements survenus sur RgN 07. Mardon esquissa une grimace d'agacement. Les Gardes éradiqueraient toute rébellion sur cette planète et ensuite, ils viendraient enquêter sur la base H515. C'était inévitable. Le commandant leur avait demandé, comme l'exigeait le règlement, d'aller se confesser auprès de Xanstor. Dem haussa les épaules. Le moine attendrait ! Il avait envie d'une douche et de vêtements propres. Alors qu'il s'approchait de sa cabine, une migraine flamboya dans son crâne et il dut s'appuyer contre la cloison pour ne pas tomber. "Sa conscience fut assaillie par des images violentes : des explosions, des gens qui se consumaient en poussant des hurlements atroces, Alima qui s'embrasait sous les impacts d'énergie. Une forme lumineuse s'avança vers lui les mains tendues, suppliantes. Sans prévenir, cet être fait d'énergie s'écroula. Elle était en danger ! Elle souffrait !" Mardon eut l'impression que sa tête allait exploser et son estomac se révolta. Adossé à la cloison, il revint lentement à la réalité. La signification de cette vision était limpide. Nayla avait un problème et elle avait besoin de lui : maintenant ! Sans réfléchir et sans se préoccuper des conséquences, il se précipita vers le quartier des soldats. Il entra en trombe dans la salle commune, puis suivant son intuition, il traversa le dortoir des filles, vide heureusement. Il se précipita vers les douches et ouvrit l'une des cabines. Nayla était évanouie sur le sol, nue, un filet de sang coulait de son nez. Mardon stoppa la douche sonique, puis s'agenouilla auprès d'elle. Il vérifia son pouls. Il était faible. Il la prit dans ses bras et la porta sans effort jusqu'à sa couchette où il l'allongea. Nayla était glacée. Mardon recouvrit la jeune femme avec une couverture et retourna rapidement dans la salle commune. Il accéda à une console et fit en sorte de déconnecter les caméras, ainsi que de détruire les fichiers enregistrés depuis les quinze dernières minutes. Plus tard, un travail plus soigné serait nécessaire, mais pour l'instant, le temps pressait. Il revint auprès de Nayla avec une serviette qu'il avait mouillée sous le distributeur d'eau potable et s'assit sur le côté de la couchette. Il essuya, presque tendrement, le sang qui souillait son visage. Elle était inerte et toujours aussi glacée. — Ouvrez les yeux, dit-il de plus en plus inquiet. Nayla… Elle gémit douloureusement. — Revenez à vous, appela-t-il en caressant doucement son front. Elle entrouvrit les yeux avec difficulté, comme si ses paupières étaient trop lourdes. Elle sursauta en le voyant assis à côté d'elle. — Qu'est-ce que vous faites là ? — Ne vous inquiétez pas, dit-il en souriant, je n'ai pas regardé. Elle rougit, prenant conscience qu'elle était nue et tira la couverture jusqu'à son menton. — Nayla, écoutez-moi. Je vous ai trouvée évanouie dans votre douche. Que s'est-il passé ? — Je… Je ne sais plus… Une vision. Horrible. Les Gardes Noirs, ils vont massacrer tous les insurgés et il y a un inquisiteur avec eux. — Il y en a toujours un, dit-il, sombrement. — Il a… Je ne sais pas comment dire… interrogé un mineur rebelle, lu dans son esprit. Il a vu… Je… Elle tremblait de tous ces membres. — Vous avez vu à ce que l'inquisiteur a lu dans cet esprit ? demanda-t-il un peu surpris. — Oui, dit-elle au bord des larmes. Il a vu un Espoir et son armée… Ils vont libérer la galaxie de l'emprise de Dieu. Après, l'inquisiteur a ordonné de tuer tout le monde, comme Milar à Alima. Je l'ai encore vu avant de m'évanouir. — Vu qui ? demanda-t-il, craignant déjà la réponse. — Devor Milar, le monstre d'Alima. C'est de lui dont je rêve. Il a ordonné de détruire Alima. Il essaya de rester impassible face à cette déclaration surprenante. — Il est tellement implacable, il me terrifie… souffla-t-elle, perdue dans sa vision. Vous aussi, vous êtes implacable, vous aussi vous me terrifiez. Cette révélation le blessa et il fut sidéré de ressentir une telle émotion. C'était la première fois que l'avis d'autrui lui importait. Le désespoir qui émanait d'elle était intense et le frappait par vague. Il devait absolument la rassurer. — Nayla, je ne suis pas implacable, je… Il hésita devant l'expression dubitative de la jeune femme et soudain, il décida de ne pas lui mentir. Très bien, vous avez raison. Je peux être impitoyable lorsque les événements le réclament. — Pourquoi ? Pourquoi avez-vous tué Hakan ? Pourquoi avez-vous tué Chakaen ? Il n'avait aucun doute sur la destinée de cette jeune femme, il lui devait donc la vérité. — Ce jeune homme vous connaissait, Nayla. Il vous aurait dénoncé. — Non, jamais. Il était mon ami, un Oliman, comme moi ! — Je ne pouvais pas courir ce risque, pas avec la prophétie qu'il a évoqué. — Ce n'était pas une prophétie… — Mais si, c'était une prophétie. La même chose que ce que vous venez de voir. Un Espoir qui balaye la galaxie pour la libérer. Je ne pouvais pas le laisser parler, il devait mourir. — Vous avez ce pouvoir ? demanda-t-elle terrifiée. Vous pouvez tuer un homme juste en le… pensant ? — On peut résumer cela de cette façon, même si ce n'est pas aussi simple. Une fois que j'ai accédé au cerveau d'un individu, je peux le tuer. Malheureusement, je ne peux agir que sur un esprit faible. — Mais… — Nayla, ne parlons pas de cela ici. J'ai débranché le système de surveillance, certes, mais c'est tout de même dangereux. — Mais je… Je ne comprends rien à ce qui m'arrive. Ces visions sont si douloureuses. Des larmes se mirent à couler de ses yeux. Elle détourna la tête et fondit en sanglots incontrôlables. — Je n'en peux plus. Depuis que je suis arrivée ici, c'est devenu si fort. Ce pouvoir est effrayant, j'ai peur des conséquences. Cette ultime vision avait détruit les dernières résistances de Nayla et sa frayeur se déversa sur lui, saturant ses sens. Il émanait d'elle une envie d'en finir, un accablement dévastateur et réducteur. Elle sombrait dans un gouffre sans fond qui drainait son énergie. Elle avait besoin d'aide et de réconfort, mais il ignorait comment lui apporter ce dont elle avait besoin. Presque timidement, il caressa sa joue. Elle tressaillit sous sa main et ses prunelles s'agrandirent sous l'effet de la surprise. — Ne soyez pas effrayée par votre don, il n'est pas mauvais. Avec une extrême prudence, il tendit son esprit vers le sien. Aussitôt, elle leva ses défenses, affolée par ce contact étranger. — Ne résistez pas, Nayla. N'ayez pas peur de moi. Je sais déjà tout ce qu'il y a à savoir sur vous. Le bouclier, qui protégeait sa psyché, s'abaissa et il put y pénétrer. La peur et le désespoir de la jeune femme lui apparurent comme un moineau tombé du nid. Il prit l'oiseau dans ses mains et le réchauffa. — Je vous en prie, dit-il très doucement autant à la jeune femme qu'à l'oiseau dans ses mains. Faites-moi confiance. Vous avez besoin d'aide pour affronter votre prochaine confession. Elle lui résistait encore, son instinct l'empêchait de relâcher sa vigilance. — Vous savez mentir en confession, mais vous ne pourrez pas le faire aujourd'hui, pas après ce que vous venez de vivre. Laissez-moi vous aider. Enfin, elle cessa de lutter. Il concentra sa volonté sur le moineau qui reposait dans ses mains et le berça tendrement. Il lui transmit sa force et son énergie. La chaleur et la vie pulsèrent à nouveau sous les plumes. Il déposa l'oiseau dans son nid avec délicatesse, puis sortit de l'esprit de Nayla. Elle ouvrit les yeux et lui sourit. — Merci de m'avoir fait confiance, dit-il, cela me touche beaucoup. — Merci de m'avoir aidé, lieutenant. Il fut contrarié par la distance qu'elle venait de mettre entre eux. Leur relation devait évoluer, elle devait apprendre à s'appuyer sur lui. C'était indispensable. — Il va falloir que nous parlions. Vous avez beaucoup de questions et je n'ai pas beaucoup de réponses à vous donner. — Ils vont venir ! Je l'ai vu, c'est dingue, mais je l'ai vu ! — C'est pour cela que je dois vous enseigner comment résister à un inquisiteur. — Vous savez ? Vous l'avez vu, vous aussi ? — Je n'ai pas de visions, Nayla, mais ils viendront. Venez au laboratoire, ce soir, après 23‑00. J'y serai. — Oui, dit-elle d'une petite voix. — Bien. Laissez-moi voir si vous pouvez résister à Xanstor. — Comment… — Puis-je accéder à votre esprit ? — Oui. Mardon entra dans sa tête, imitant la technique balbutiante du confesseur. Elle contrôla ses pensées et ses émotions de façon rudimentaire, mais face à Xanstor, cela serait suffisant. — Bravo. Je n'ai ressenti qu'une angoisse explicable par votre première expérience du feu. — Merci, je… Soudain, ils entendirent des bruits de pas, quelqu'un approchait. Il fallait justifier sa présence dans le dortoir. Dem attrapa la jeune femme par les épaules et l'embrassa. Leurs lèvres s'unirent, celles de Nayla étaient douces et tièdes sous les siennes. Troublé par cette sensation, il fut stupéfait de voir qu'elle lui rendait son baiser. Mylera entra dans la pièce, brisant l'étrange émoi qui s'était emparé de lui. — Nayla, tu es… Elle éclata de rire en voyant le couple. — J'aurais dû le deviner. — Mylera, dit-il en lâchant aussitôt Nayla. Alors que Nayla rougissait, visiblement très gênée, lui se contenta d'une grimace amusée. Il était rassuré, Mylera était quelqu'un de bien qui préserverait leur secret. — Xanstor n'arrivait pas à joindre Nayla. Comme il finissait de me confesser, je lui ai dit que je passerai la réveiller. Il suffira de lui dire que le système de communication était en panne, je confirmerai. — Je… J'y vais, bafouilla Nayla. — Mylera, dit Dem en se levant, peux-tu rester discrète sur ce que tu viens de voir ? Je ne veux pas lui porter préjudice. — Bien sûr… Elle soupira, je savais bien que je n'avais aucune chance. N'ayez pas peur tous les deux, je tiendrai ma langue. Allez, dépêche-toi Nayla ! Et toi, Dem, Xanstor veut te voir également. Ne le fait pas trop attendre. — Jamais je n'oserais, ironisa-t-il. — Tu es impossible, dit-elle en riant avant de sortir de la pièce. ** ** ** ** Ailleurs… L'Inquisiteur Adjoint, Dull Pallir, marchait rapidement dans les couloirs de marbre gris du grand monastère, ainsi nommait-on l'aile ouest de la Cité Sacrée qui abritait les bureaux de l'Inquisition. La porte noire et grise, ouvrant sur le bureau de l'Inquisiteur Général, s'ouvrit avec un imperceptible chuintement. Pallir s'inclina devant l'homme âgé, ridé comme une vieille pomme, qui l'attendait. La robe de velours noir et le symbole argenté orné d'un arbre stylisé en or, qu'il portait autour du cou, étaient les seuls attributs qui laissaient supposer de quel pouvoir ce vieillard insignifiant était investi. Bien sûr, celui qui osait croiser son regard bleu foncé, profond, fixe, dénué de vie et d'humanité, comprenait vite qu'il affrontait un homme à la puissance démesurée. L'Inquisiteur Général Het Bara, l'un des hommes les plus influents et les plus craints de l'Imperium, demanda d'une voix douce qui exigeait que l'on tende l'oreille pour l'entendre : — Avez-vous des nouvelles ? — Aucune, Père Révérend, si ce n'est… — Si ce n'est ? — La… prophétie continue de se répandre, Père Révérend, dit-il en heurtant sur ce mot honni. Selon les rapports, elle est murmurée un peu partout et de nombreux croyants ont des rêves… La réticence de Pallir agaça Het Bara. Que le croyant n'ose pas prononcer le mot "prophétie" était salutaire. Qu'un moine soit effrayé par ces images était normal. Qu'un petit inquisiteur, servant sur un monde éloigné, soit prudent était compréhensible. Mais que l'Inquisiteur Adjoint, appelé à le remplacer, soit à ce point terrifié était absurde. Pour affronter un ennemi, il ne fallait pas en avoir peur. — Des rêves prémonitoires ? — C'est ce qui est écrit dans les rapports, Père Révérend, mais je ne peux pas y croire. — Et que croyez-vous ? — Dieu ne pourrait permettre cela, Père Révérend. Ces gens ne font que répandre des mensonges. — Je vois. Pensez-vous que Milar a menti, lui aussi ? — Comment aurait-il pu avoir une telle prémonition, Père Révérend. Seul Dieu voit l'avenir. — Dieu et nombre de démons, répliqua Het Bara, désespéré par la crétinerie de son adjoint. — Les démons ont des dons maléfiques, qui pourraient les faire ressembler à Dieu. Ils ne sont que des bêtes immondes qui doivent être éradiquées. L'Inquisiteur Général retint un soupir d'exaspération. Voilà qu'il cite le Credo, maintenant ! — Pallir, le Credo est pour la populace. — Père Révérend ! s'exclama Dull Pallir d'un ton scandalisé. — Pour nous, il est une arme, un outil, qui permet de contrôler les croyants. — Dieu est tout-puissant, Père Révérend. Il a écrit le Credo pour nous guider. — Le Clergé a écrit le Credo, Pallir. Nous le faisons appliquer, nous nous en servons, mais nous ne nous contentons pas de le rabâcher sans réfléchir. Les démons sont une réalité. Ils doivent être éradiqués parce qu'ils sont dangereux, parce que leurs pouvoirs sont parfois proches de ceux possédés par Dieu. Dieu voit l'avenir, Pallir et les démons également. — Père Révérend, vous croyez que Milar a réellement eu cette… prophétie ? demanda Pallir avec effroi. — Milar était un soldat dévoué et efficace. Les plus grands honneurs lui étaient promis. Pensez-vous que Milar aurait inventé une histoire comme celle-ci ? — Mais comment ? Il n'est pas un croyant ordinaire, c'est un Garde de la Foi créé par nous, comment pourrait-il posséder des dons démoniaques ? — C'est un archange et cette expérience fut un fiasco. — Mais… Père Révérend, les survivants sont tous affectés à des postes importants. — Comme vous dites, Pallir, les survivants ! Plusieurs sujets n'ont pas passé l'adolescence ou ont dû être éliminés pendant leur formation. Le développement des archanges avait nécessité l'utilisation de données génétiques de premier plan, ce qui a généré l'apparition de dons imprévus et puissants, trop puissants, trop incontrôlables. Il a fallu nous débarrasser de ces garçons, comme il a fallu disposer de ceux qui montraient trop de pitié ou trop d'esprit d'indépendance. Nous cherchions à fabriquer l'officier parfait, mais tous ces échecs nous ont inquiétés et le projet a été stoppé. Malgré tout, une quinzaine d'archanges a passé brillamment tous les tests. Ils étaient tous exceptionnels. Aujourd'hui, les dix encore en vie occupent tous des postes importants. Ils sont tous sous surveillance, car il est possible que le génome de l'un d'entre eux nous serve lors d'un prochain projet. — Un autre projet "Archange", Père Révérend ? Est-ce raisonnable ? — Non, mais c'est nécessaire. Les "Séraphin" ont montré leurs limites. Ils manquent d'imagination et de créativité. Nous sommes en guerre sur tous les fronts et l'Imperium a besoin d'officiers de qualité. Le projet "Séraphin" est trop ancien, cela fait 400 ans que nous utilisons pratiquement le même modèle. — Certes, Père Révérend, mais… les Gardes de la Foi issus du projet "Séraphin" sont des hommes éprouvés et loyaux. — L'imperium a besoin d'hommes qui soient plus, que simplement loyaux. Milar était le plus prometteur des archanges, dit Het Bara d'un ton irrité. Il était avant tout un guerrier et un combattant exceptionnel, mais il était plus que cela. Il était brillant, doté d'une intuition rare et d'une logique acérée. Il était sans aucune pitié, froidement efficace. Le conditionnement avait parfaitement fonctionné pour lui. Son charisme et son autorité lui ont permis d'être le plus jeune colonel en charge d'une phalange. Il était insoupçonnable. — Pourtant… — Ne m'interrompez pas, Pallir ! Après sa trahison, j'ai revu tous les rapports le concernant et j'ai découvert des irrégularités. Il semblerait qu'il possédait un grand contrôle sur les pensées des autres et sur les siennes. — Comment cela est-il possible ? — Le matériel génétique employé pour le créer devait lui permettre de développer son intuition de combat voire, d'avoir un certain accès aux pensées des faibles, afin d'anticiper leurs actions. — Mais il s'agit d'un don réservé à notre ordre, Père Révérend. Il est interdit de pourvoir des guerriers, comme les Gardes de la Foi, de dons psychiques. C'est trop dangereux. — Il faut savoir contourner les interdits ! gronda Bara. Son don était balbutiant, à peine plus important que celui d'un moine. Nous nous en sommes assurés, car comme vous le dites, le risque était trop grand. Cette capacité contribua à faire de lui l'officier parfait, la main écarlate de Dieu. Nous devons absolument le retrouver. — Peut-être est-il mort ? — Ne le sous-estimez pas. Il est en vie, j'en suis certain. — Vous avez raison, Père Révérend. Het Bara joignit le bout de ses doigts. Il regrettait que Dull Pallir soit à ce point timoré. Il se savait proche de la mort et cet homme était destiné à lui succéder. C'était une erreur de jugement qu'il regrettait amèrement, même si Pallir était un inquisiteur puissant. Il espérait pouvoir former quelqu'un de plus brillant. — Pour le moment, nous devons retrouver Milar et empêcher ce qu'il a vu, de se produire. L'avenir n'est pas écrit. — Père Révérend, c'est blas… — Dieu lui-même me l'a dit, Pallir. Il a le pouvoir d'infléchir le futur. Si Milar meurt et ce qu'il appelle "Espoir" avec lui, alors rien de tout cela n'aura lieu. Vous pouvez disposer, le congédia l'Inquisiteur Général, de ce ton doucereux qui semblait toujours cacher une menace latente. — Oui, Père Révérend, dit Pallir en s'inclinant profondément. Une fois seul, l'Inquisiteur Général alluma l'écran de sa console. Il consulta, une fois encore, les données génétiques qui avaient été sélectionnées pour la création de l'archange 183. Devor Milar avait été une pleine réussite, un homme hors du commun. Pourtant, des facteurs inconnus devaient se cacher dans ces données et ils avaient donné naissance à quelque chose d’inattendu. IX Nayla restait choquée par toute la scène. Dem l'avait embrassée et à sa grande confusion, elle avait répondu à son baiser. Elle ! Pour tout arranger, Mylera qui à son avis était amoureuse de Mardon, les avait découverts. Elle s'en voulait terriblement. — Habillez-vous, dit Dane Mardon en lui lançant son uniforme, avant de se détourner pour lui laisser un peu d'intimité. — Lieutenant, je… demanda-t-elle en passant ses vêtements. Savez-vous ce que voulait dire Mylera ? Je veux dire, le lieutenant Nlatan… Je suis désolée, lieutenant. S'il y a quelque chose entre vous, je lui dirai que tout est de ma faute. À sa grande surprise, il éclata d'un vrai rire joyeux. — Mais non, jeune fille ! Il n'y a absolument rien entre nous. C'est par vous qu'elle est intéressée. — Quoi ? — Mylera préfère les filles, je croyais que vous le saviez, mais ne vous inquiétez pas pour cela. Elle est juste votre amie et ne tentera rien contre votre volonté. Ce n'est pas son style. — Oui, j'en suis sûre, mais… — Dépêchez-vous ! Des dizaines de pensées se bousculaient dans sa tête. Mylera était intéressée par elle ! Elle y avait déjà pensé, mais avait rejeté l'idée en voyant combien elle semblait fascinée par Dem. Dem, qui venait de l'embrasser ! Inconsciemment, elle porta sa main à ses lèvres. — Ne vous inquiétez pas. Ce n'était qu'une ruse. Nous en parlerons tout à l'heure ? Elle acquiesça sans savoir à quoi elle s'engageait. -*-*- Nayla se concentra avant d'entrer dans le bureau du confesseur. Évoquer la douce chaleur de la présence de Dem dans son esprit, l'aida à calmer sa peur. C'était sa première confession depuis son arrivée sur la base et même sans tout ce qui était arrivé, elle aurait appréhendé cet instant. Sil Xanstor était assis derrière une table et à l'abri de ses mains jointes, il l'observa une longue minute avec son regard de fouine. La chair de poule lui couvrit la peau et elle sentit les petits cheveux, à la base de sa nuque, se hérisser. Elle se plongea aussitôt dans une attitude de prières, les mains serrées contre la poitrine, la tête baissée, les yeux fixés sur le sol. — Caporal Kaertan, vous voilà enfin ! Pouvez-vous m'expliquer, pourquoi je n'arrivais pas à vous joindre ? — Je l'ignore, monsieur l'aumônier. Le lieutenant Nlatan a dit que le système de communication du dortoir était en panne. — Je vérifierai. Vous devez avoir énormément de choses à me raconter, j'ai beaucoup entendu parler de vous. — Je ne sais pas ce que vous avez entendu, monsieur l'aumônier. Je n'ai pas eu beaucoup de temps à moi, depuis que je suis ici. Surtout avec cette mission. — Racontez-moi ce qui s'est passé au cours de ce voyage. — Oh, ce fut terrible monsieur l'aumônier. Tous ces morts… et les rebelles. Comment peut-on se rebeller contre Dieu ? Comment peut-on blasphémer de cette façon ? — Ils paieront tous leur folie, ne vous inquiétez pas. Elle sentit l'esprit du moine-soldat ramper à la surface du sien. Elle continua à se maîtriser, afin qu'il ne détecte rien de suspect. — Lorsque le capitaine Norimanus a été blessé, le lieutenant Mardon a pris le commandement, n'est-ce pas ? — Oui, monsieur l’aumônier. — Trouvez-vous cela normal ? — Le lieutenant Mardon était le plus gradé. Selon le règlement, il devait prendre le commandement. Enfin, je crois. — Il n'est qu'un officier scientifique, il aurait pu laisser les rênes au sous-lieutenant Mapal, vous ne croyez pas ? — Je ne sais pas, monsieur l'aumônier. Je ne connais pas bien le lieutenant Mardon, mais il m'a semblé être le genre d'homme qui respecte toujours le règlement à la lettre. — Vous semblez l'admirer énormément, caporal. — Il est mon supérieur. — Comment sont vos relations avec lui ? — Comme je vous le disais, il est mon supérieur, dit Nayla qui commençait à être inquiète par la tournure que prenait cet interrogatoire. Je lui dois respect et obéissance. — Bien sûr, caporal. Loin de moi de suggérer le contraire, mais… avant d'être un soldat, vous êtes une croyante dévouée à Dieu. Que pensez-vous de lui, de son commandement ? Nayla commençait à comprendre ce que Xanstor attendait d'elle. Si elle émettait un doute sur la qualité de la foi de Dane Mardon, il pourrait alors commencer une enquête, ou tout simplement, ajouter un élément à son dossier de suspicion. — C'est un homme exigeant et rigide, qui accomplit son devoir avec la plus grande dévotion, dit-elle en jouant les ingénues. — Ne le trouvez-vous pas séduisant ? — Non, monsieur l'aumônier. — Allons, caporal, dit-il d'un ton doucereux, n'oubliez pas que mentir en confession est un grave péché. Les jeunes femmes de cette base sont unanimes pour affirmer qu'il est bel homme. — Je le trouve désagréable, avoua-t-elle avec un air contrit. — Je vois, répliqua-t-il sans réussir à cacher son désappointement. N'avez-vous rien noté d'anormal dans son comportement, ou dans les événements survenus sur RgN 07 ? — Non, monsieur l'aumônier, sauf… — Sauf ? Il se jetait sur cet os comme un ratier affamé. — Je n'aime pas dire du mal de mes supérieurs, dit-elle en souriant intérieurement, mais… Le sous-lieutenant Mapal a voulu s'opposer aux ordres du lieutenant Mardon. Xanstor laissa échapper un grognement, exaspéré par son ton de gamine idiote. — Ce n'est rien, caporal. Rien d'autre à me relater ? Que s'est-il passé après la prise de commandement de Mardon ? — Les rebelles nous ont attaqués, mais nous avons réussi à les repousser. Je n'ai pas grand-chose à dire monsieur l'aumônier. C'était terrifiant, mais je suis heureuse de m'être bien comportée. Ce petit discours était le genre de platitude qui aurait dû satisfaire Xanstor, mais il continuait de l'observer avec malveillance. Elle sentait toujours son esprit qui tentait de pénétrer en elle, pour y détecter un éventuel mensonge. — Rien d'autre à me dire, caporal ? J'ai appris que le lieutenant Mardon avait détruit une batterie de mortier, avec un missile lywar. — Oui, monsieur l'aumônier. — Ne trouvez-vous pas étrange qu'il ait effectué cette mission, seul, sans l'appui de soldats ? — Non, monsieur l'aumônier, pourquoi ? — Pourquoi ? Cessez de vous comporter comme une idiote, caporal ! Il est un officier scientifique, comment a-t-il fait pour réussir un coup d'éclat comme celui-ci ? — Nous sommes tous des soldats, monsieur l'aumônier. Chacun de nous doit s'appliquer à s’entraîner et être opérationnel en toutes circonstances, car nous sommes sous le regard de Dieu. Elle eut l'impression que Xanstor allait la gifler, alors qu'elle lui servait les lieux communs qu'on leur rabâchait en formation. Il ne pouvait, bien entendu, rien lui reprocher, mais il devait enrager qu'elle ne dénonce pas le comportement mystérieux de Dem. — Avez-vous quelque chose que vous souhaiteriez confesser, caporal ? demanda-t-il avec dépit. — Non monsieur l'aumônier, rien. — Caporal, Je suspecte cet homme d'avoir des pensées à la limite de l'hérésie. Le couvrir ferait de vous une hérétique, tout comme lui, menaça-t-il. Il est de votre devoir de soldat et de croyant de me révéler le moindre détail sur cet homme. Récolter la cinquième racine est l'un des buts de celui qui a la foi. — Oui, monsieur l'aumônier. Je n'ai rien remarqué chez le lieutenant Mardon, mais je vous dirais tout ce que je découvrirais, car le soupçon est le souffle de Dieu qui conseille le croyant, dit-elle en citant le Credo avec une conviction qu'elle ne ressentait pas. — C'est très bien, caporal, c'est tout à fait cela. Soyez absoute, ajouta-t-il en la congédiant d'un geste agacé. Elle sortit, en essayant de contrôler ses genoux tremblants, rassurée d'avoir réussi à berner le moine-soldat. Nayla revint vers le dortoir en flânant, perdue dans ses pensées. Ces derniers jours avaient été déterminants. Elle avait découvert tant de choses effrayantes et avait mis à jour plus de questions que de réponses. Pouvait-elle avoir confiance en cet homme, capable d'entrer dans les pensées et de tuer avec sa seule volonté ? Était-il vraiment un hérétique ? Elle devinait que Dem lui cachait un lourd secret, dangereux et mortel pour qui le découvrirait. Sans pouvoir l'expliquer, elle pressentait qu'il avait des réponses aux interrogations qui la harcelaient. Elle avait l'impression d'être sur le pas d'une porte conduisant vers une destinée trop écrasante pour elle. Cette intuition morbide l'étranglait lentement et la présence de Dem rendait cette angoisse plus supportable, mais aussi… plus réelle. Elle repensa aux insurgés de RgN 07, à ces frères hérétiques qui avaient voulu se libérer par la force du joug de l'oppression et qui allaient tous le payer de leur vie. Ils avaient eu un courage qu'elle n'aurait jamais. Comme tous les croyants de cet univers, malgré son désir de liberté, elle ne voyait aucune issue, aucun moyen d'affronter la machine de guerre de l'Imperium. Elle revit l'assaut mené par ces rebelles, ils n'avaient qu'un seul désir, les anéantir car ils représentaient l'autorité. Elle avait tiré sur eux. Elle avait tué ces malheureux pour sauver sa propre vie. Elle s'était comportée en Soldat de la Foi et avait renié ses convictions. Si elle avait été investie d'une parcelle de leur vaillance, elle aurait tourné son arme vers les autres conscrits et les aurait tous abattus. Nayla entra dans la salle commune, désormais remplie de soldats en pleine discussion animée. Ceux qui avaient participé à la mission, racontaient les faits à ceux restés en arrière. À les entendre, ils avaient affronté une armée immense et s'étaient tous comportés comme des guerriers invincibles. Elle ne souhaitait qu'une chose, s'éclipser en silence et se réfugier sous sa couverture en attendant l'heure de rejoindre le laboratoire. — Nayla ! s'exclama Valo. Viens avec nous. — Je suis fatiguée, Soilj. — Juste quelques minutes. Tiens je te présente Fenton Laker, c'est lui que tu remplaces et tu connais déjà Do. Un grand sourire découvrit les dents blanches du jeune homme à la peau noire. — Bonjour, je te rencontre enfin. Do et Soilj ne cessent de me parler de toi. — Vraiment ? — Ouais, tu es celle qui a réussi à épater Dem. — Peut-être, répondit-elle, mais cela n'a pas duré. — Il est comme ça. Il est impossible d'atteindre ses critères, il est bien trop exigeant. Tout en parlant, les garçons s'étaient dirigés vers les autres conscrits. Ils trouvèrent un coin à peu près libre et offrirent le fauteuil à Nayla. Soilj casa sa longue carcasse sur un bout de banquette, Do s'assit sur l'un des accoudoirs et Fenton sur le sol. Elle regrettait déjà de s'être laissée entraîner dans ce regroupement, mais il était difficile de refuser. Elle essaya de faire abstraction des autres, pour se concentrer sur ses trois amis. — Alors, demanda Do, comment ça s'est passé ? Pour le moment, on n'a que la version des "gros bras" et je me méfie de leur analyse. — T'as raison, persifla Soilj, ils ne savent même pas comment s'épelle ce mot. — Je n'ai pas vraiment envie… Les vociférations des autres soldats lui coupèrent la parole. Hunis Baamolade, savoura sa petite gloire. Elle calma ses admirateurs d'un geste et ajouta, avec un certain trémolo dans la voix : — J'aimerais que nous ayons une pensée pour Edin Lowel. Il est mort pendant l'atterrissage et il nous manquera. — Oui, c'était un amant extraordinaire, renchérit Kolin Jool. Il était si tendre, si charmant, si attentif à nous donner du plaisir. Des filles qu'elle ne connaissait que de vue, acquiescèrent. Certaines essuyèrent leurs yeux, l'émotion était palpable. — Dieu l'avait comblé, il avait un corps parfait, dit Hunis. — Il était particulièrement bien monté, souffla Kolin. Feljina, tu n'as pas eu l'occasion de mieux le connaître, c'est tellement dommage. Sa soi-disant camarade eut une grimace triste et assura qu'elle aurait adoré faire l'amour avec le beau médecin. Les poings serrés, Nayla se concentrait sur ses ongles plantés dans la paume de sa main pour ne pas leur hurler que Lowel n'était qu'un pervers et un violeur. Elle aurait voulu leur dire qu'il n'avait eu que ce qu'il méritait. — C'est hallucinant d'entendre ça, souffla Laker. — Que veux-tu dire ? demanda Do, sur le même ton. — J'sais qu'il a violé au moins deux filles depuis qu'il est ici. — Quoi ? Tu es sûr ? — Pour une, absolument. C'était ma copine, à l'époque. — Ferme là, siffla Soilj. Dire des trucs pareils, ça ne t'apportera que des problèmes. — C'est pourtant la vérité, répliqua Fenton en élevant la voix. — Je sais, mais ça ne sert à rien ! Nayla était restée silencieuse pendant l'échange entre les garçons. Elle ressentait une forte impression de dégoût et en levant la tête, elle croisa le regard d'Uria Jalor. Elle y lut de la répugnance et une joie farouche. Elles restèrent les yeux dans les yeux pendant plusieurs secondes, puis la jolie blonde lui adressa un très léger signe de tête, comme pour confirmer ce que pensait Nayla. Uria avait dû, elle aussi, subir les attaques du médecin. -*-*- Après deux heures de supplice dans la salle commune, Nayla avait rejoint sa couchette. Elle avait lutté toute la soirée contre le sommeil, malgré sa fatigue. Mardon lui avait donné un rendez-vous qu'elle ne voulait pas manquer. Les heures s'étaient écoulées, lentement. Enfin, vers 22‑00, tout le monde avait rejoint les couchettes. Elle avait attendu que la respiration de ses voisines soit profonde et lente, puis s'était glissée hors de son lit. Le laboratoire n'était pas éclairé lorsqu'elle se coula à l'intérieur. Le bruit de la porte qui se refermait derrière elle, la fit sursauter. Au fond, une faible lumière brillait dans le bureau de Mardon. Elle traversa la pièce d'un pas rapide et entra. Le souvenir du baiser qu'ils avaient échangé s'invita brusquement entre eux. Gênée, elle se sentit rougir en repensant à la douceur de ses lèvres, à la main chaude qu'il avait posée sur sa joue, à sa propre bouche qui s'était tendue vers la sienne. — Je vous prie de m'excuser, dit-il comme s'il devinait ses pensées, ce qui était sans doute le cas. C'est la seule idée que j'ai eue pour expliquer ma présence auprès de vous. — Ce n'est pas grave… bafouilla-t-elle bêtement. La déception que lui causât l'excuse de Dem la perturba, peut-être plus que ce baiser. Elle n'avait pourtant jamais envisagé d'embrasser cet homme. Le seul garçon qu'elle avait embrassé s'appelait Seorg Giltan, elle avait quatorze ans, lui en avait seize et ils étaient amis depuis toujours. Il habitait une ferme pas très loin de son village et ensemble, ils avaient fait les pires bêtises. Seorg était gentil, drôle et plutôt mignon, avec ses cheveux noirs bouclés et ses grands yeux bruns. C'était une soirée chaude et étoilée. Ils avaient joué aux explorateurs toute la journée, courant les prairies et les bois. Ils avaient pique-niqué près d'une source, à la lisière de la forêt. Ces derniers temps, elle avait constaté que son ami avait changé. Il avait grandi, il s'était musclé et elle trouvait étranges les regards qu'il lui lançait parfois. Ce soir-là, il l'avait prise dans ses bras, lui avait fait une vibrante déclaration et avait insisté pour l'embrasser. Elle avait fini par céder. Elle ne gardait pas un souvenir impérissable de ce baiser, qui lui avait été presque arraché. Il s'était montré ensuite entreprenant et elle avait dû le repousser gentiment. Seorg n'était pas un méchant garçon, il n'avait pas insisté et ils étaient rentrés chez eux. Les semaines qui avaient suivi, elle avait tout fait pour l'éviter. Et puis, il y avait eu Alima. Après le massacre, une seule chose l'avait obsédée : la vengeance. Toutes ces années, embrasser un homme ne l'avaient jamais tentée. Elle était trop obnubilée par sa colère et par la peur que lui causait son don frémissant. Pourquoi avait-elle répondu au baiser de cet homme qu'elle jugeait agaçant ? Pourquoi était-elle déçue d'apprendre qu'il n'avait fait cela que par nécessité ? Était-ce réellement une ruse, ou cherchait-il autre chose ? Le souvenir de Lowel la fit frissonner d'horreur. Elle se raisonna, Dem n'était pas un violeur, ni même un séducteur. Elle n'avait rien à craindre de lui. Elle rougit furieusement en se souvenant qu'il pouvait lire dans ses pensées. Il s'approcha d'elle et la prit par les épaules. — N'ayez pas peur de moi, Nayla. — Je n'ai pas peur, bredouilla-t-elle. — Il faut mettre certaines choses au point, n'est-ce pas ? — Oui, je crois, mais je ne sais pas par où commencer. Il désigna les deux sièges qu'il avait installés face à face. — Commençons par nous asseoir… Vous êtes une hérétique, n'est-ce pas ? demanda-t-il dès qu'ils furent assis. Depuis longtemps ? — Depuis Alima, avoua-t-elle. — Vraiment ? — Ce qui est arrivé sur Alima a traumatisé les Olimans et ça a changé ma vie. Cette nuit-là, j'étais dehors. C'était le jour de mon anniversaire. Mon oncle Vilnus, qui habitait sur Alima, a appelé mon père sur son communicateur. Je l'ai entendu mourir ! J'ai vu des éclairs dans le ciel, j'ai vu Alima s'enflammer, tout en me disant qu'il était impossible de voir un incendie de si loin. Dans l'heure qui suivit, je suis tombé malade. Je me suis évanouie et je suis restée trois jours à délirer. J'ai fait d'horribles cauchemars. C'était étrange et terrible. La gorge nouée, elle s’arrêta de parler. Le souvenir de cette nuit l'oppressait. — Vous souvenez-vous des rêves que vous avez eu cette nuit-là ? — Je ne me souviens que de l'impression, pas des images, se força-t-elle à répondre. Je suppose que c'était… Enfin, je pense que ce devait être ce rêve que je fais tout le temps : l'attaque et la destruction d'Alima. — Oui, je vois, répondit Mardon imperturbable. — Et puis, il y a Devor Milar que je vois sans cesse dans mes cauchemars. Il me hante et je ne sais pas pourquoi. — Vous devez détester ce Devor Milar. — Je le hais ! s'exclama-t-elle avec flamme. Ce monstre a détruit Alima, il est responsable de millions de morts. Avec tous mes camarades, nous avons juré de le tuer ! — Il a disparu, vous savez ? — Je sais, mais son crime ne doit pas rester impuni. — Et ensuite ? Que vous est-il arrivé ? — Ensuite… Les soldats de l'Inquisition sont venus faire des purges sur ma planète. — Et Olima est rentrée dans le rang. — Oui, nous n'avions pas le choix de toute façon. Mes amis ont créé une cellule de résistance et je les ai rejoints dès que j'ai pu. — Quelles sortes d'actions avez-vous mené contre l'Imperium ? demanda-t-il après une brève hésitation. — Aucune, murmura-t-elle honteuse. Enfin, une fois, nous avons voulu attaquer une patrouille. — Voulu ? — Nous n'étions que quelques-uns, nous n'avions pas d'ordre… C'est… Ce n'est pas important, ce fut un fiasco, acheva-t-elle, des larmes dans les yeux. — Comme vous dites, ce n'est pas très important. — Après, j'ai répondu à la conscription et je suis arrivée ici. — Et votre prescience ? — Ma quoi ? — Vos intuitions, vos visions, quand sont-elles apparues ? — Je pense que c'était après Alima, mais il est possible que… J’ai peut-être eu des intuitions avant, je ne sais pas. — Prenez votre temps, expliquez-moi. La sollicitude dans sa voix et la bienveillance de son regard ne pouvaient pas être feintes. Elle décida de tout lui dire. Elle savait que son don devenait incontrôlable et la conduisait vers la mort. Peut-être pourrait-il l'aider. — C'est compliqué à expliquer. Une chose dont je suis sûre, c'est que tout a vraiment commencé après Alima. Les cauchemars ont commencé à me réveiller en pleine nuit, complètement terrifiée. Je ne me souvenais pas de ce que j'avais vu, mais j'avais une certitude ; il s'agissait toujours du même rêve. Après… J’avais des impressions de danger. Mon père était effrayé par mes songes, il m'a obligé à boire une tisane qui donne un sommeil profond, sans rêve et cela a fonctionné. Mes cauchemars se sont calmés, puis ont fini par cesser et j'ai été dispensée de cette horrible boisson. — Et les cauchemars sont revenus. — Oui, mais il n'en a rien su. La dissimulation est devenue toute ma vie, ajouta-t-elle avec amertume. — Et vous avez eu raison. Votre père a eu raison, lui aussi. Si l'Inquisition avait appris l'existence de vos cauchemars, vous seriez morte et votre père avec vous. Elle tressaillit devant la certitude qui vibrait dans sa voix. — Quand vos cauchemars se sont-ils transformés en visions ? — Depuis que je suis arrivée ici. Avant, j'avais juste de vagues intuitions. En arrivant sur la base, j'ai rêvé toutes les nuits et mes intuitions se sont amplifiées, sont devenues plus précises et puis j'ai fini par me souvenir du contenu de mes rêves. — Et ce rêve, c'était Alima, c'est cela ? — Oui Alima, le massacre d'Alima, dit-elle d'une voix blanche. Je vois les gens mourir. Je vois Devor Milar donner l'ordre de raser la planète. Je vois la planète se consumer. C'est ce que je vois avant chaque prémonition, à chaque fois. C'est atroce, c'est insoutenable, je… — Vous… Il hésita, vous avez vu Milar ? Réellement ? — Non pas vraiment, je n'ai vu que sa silhouette. Je ne vois jamais son visage, il est dans l'ombre, mais je sais que c'est lui. — Je vois. — Qu'est-ce que tout cela veut dire ? — La prescience est quelque chose d'étrange. Je n'ai pas beaucoup de connaissances sur ce sujet. Vous savez, tous ceux qui montrent ce genre de don, disparaissent. — Ils disparaissent ? Mais pourquoi et où ? — C'est un secret bien gardé. Ils sont livrés au Clergé. Il est possible que le Clergé se serve d'eux pour leurs recherches. — Que voulez-vous dire ? — Ils font des recherches continuelles pour développer des aptitudes, dont ils pourraient se servir, qu'ils pourraient contrôler. — Je ne comprends pas. Il hésita un instant, comme s'il cherchait ce qu'il allait lui révéler. — Les Gardes de la Foi ne sont pas des croyants comme les autres. Ils sont fabriqués. Ce sont des créations génétiques, dont la gestation s'effectue dans des tubes. L'intuition de combat ou la vision légèrement en avance d'un événement est un don qui a été développé pour eux. Cela les rend plus efficaces. — Vous voulez dire que les Gardes Noirs sont des clones ? s'exclama-t-elle, horrifiée. Les cours d'histoire qu'elle avait suivis parlaient d'un temps lointain, où des clones avaient dominé la galaxie durant des siècles. Dieu était venu sauver l'humanité de cette dictature. Il protégeait désormais l'Imperium de Sa bienveillante autorité. Depuis, la création de tels êtres ou toute recherche scientifique sur le sujet, étaient des péchés mortels. — Non, aucunement. Les Gardes ne sont pas des clones. Le Clergé prend un grand soin à rendre chaque individu différent, au moins physiquement. — Comment savez-vous tout cela ? s’étonna-t-elle. — Je sais beaucoup de choses, Nayla. Les Gardes ne sont pas les seuls. Les inquisiteurs sont, eux aussi, des créations génétiques. Le ton froid et indifférent de Mardon lui glaçait le sang et son regard, dans lequel brillait une colère froide, acheva de l'épouvanter Il poursuivit, avec ce même accent imperturbable : — De temps en temps, quelque part dans la galaxie, naît un enfant avec des dons naturels ; des dons de voyance, des dons de télépathie proche de ceux d'un inquisiteur et tellement d'autres encore. Ces gens sont traqués et leur matériel génétique est utilisé pour créer de meilleurs soldats. Ensuite, ils disparaissent. — Et les moines sont-ils, eux aussi, des créations ? demanda-t-elle, car Xanstor ne lui avait pas semblé particulièrement doué. — Non, ce sont des humains ordinaires. Les enfants, offerts au Clergé pour réunir la troisième racine, sont éduqués pour devenir confesseur. On leur apprend à décrypter les gestes et les attitudes du mensonge. — Je perçois les moines. Ils tentent toujours d'atteindre mes pensées… Cela s'apprend ? — Bien entendu, mais il est nécessaire de posséder quelques capacités de télépathie pour cela. Des injections massives d'un modificateur génétique sont pratiquées sur les adolescents, cela permet aux moines de développer un léger don d'inquisition suffisant pour détecter les dissimulations. — C'est horrible, dit-elle en pensant à Laen Viritan, le troisième fils de leurs voisins, que ses parents avaient offert à Dieu. — N'oubliez pas que l'outil le plus puissant des moines est la peur. Les croyants sont si terrifiés par l'idée même du mensonge qu'ils se font démasquer. Votre colère a inhibé votre peur, voilà pourquoi vous avez su contrer les confesseurs que vous avez rencontrés. Ensuite, votre don naissant a pris le relais. — Je vois, mais vous n'avez pas répondu à ma question, lieutenant. Comment pouvez-vous savoir tout cela ? Vous vous entourez d'un tel mystère… — Avant de vous répondre, je voudrais que nous réglions un petit problème. — Lieutenant ? — Lorsque nous sommes seuls, comme maintenant, j'aimerais que vous m'appeliez Dem. — Mais je ne peux pas, lieutenant, dit-elle surprise. — Je vous en prie. Si vous pensez à moi comme à un ami, alors appelez-moi Dem. — D'accord, Dem, répondit-elle avec impulsivité. Son sourire chaleureux accéléra les pulsations de son cœur. Elle se sentait irrésistiblement attirée par cet homme et cela l'effrayait un peu, tout en enflammant son imagination. — Merci, Nayla. Pour revenir à votre question, la réponse est très simple. Je suis comme vous, je suis différent. Je vais tenter de vous expliquer quelques-unes de mes capacités. Avez-vous senti comment j'accède à votre esprit ? — Oui, c'est comme une caresse. Vous entrez doucement comme une… brise. — Je possède un don naturel de télépathie, qui me permet de sonder discrètement un esprit et je suis également capable d'empathie. — De quoi ? — Je sais inconsciemment ce que ressentent les gens, s'ils sont heureux, s'ils sont tristes, s'ils mentent. Enfin, je possède une très forte intuition. — Ce n'est pas avec de l'intuition que vous avez tué Chakaen. — Nayla, je vous ai déjà expliqué ce que j'ai fait. Je ne pouvais pas le laisser vous impliquer. Cette prophétie qu'il a évoquée, j'y crois profondément. Je crois en la venue prochaine de cet Espoir. Je partage les convictions de ces gens. — Pourquoi les avoir tués, dans ce cas ? — Je ne pouvais rien faire pour eux, pas dans ces conditions. — Nous aurions pu les aider, nous aurions pu les rejoindre, s'obstina-t-elle. — Ôtez-vous cette idée de la tête. Ils devaient mourir parce qu'ils étaient trop dangereux pour nous. — Pour nous ? Pour moi ! ajouta-t-elle frappée par une soudaine intuition. C'est pour moi qu'ils étaient dangereux. Vous me protégez, pourquoi ? — Ceci fait partie des questions sans réponse, dit-il après une profonde inspiration. — Pourquoi ? — Parce que je ne le peux pas. Elle resta silencieuse un instant, pour mettre de l'ordre dans ses idées. Il restait impassible, attendant qu'elle se décide à parler. Elle était fascinée par les révélations de cet homme si énigmatique. — Qui êtes-vous, Dem ? Vous êtes un soldat ! — Tout comme vous. — Non, ce que je veux dire, c'est que vous êtes un vrai soldat, un guerrier, affirma-t-elle, avec certitude. — C'était dans une autre vie qui n'a plus aucune espèce d'importance. — Mais si vous… — Vos dons sont une bénédiction pour tous, Nayla. Il ne faut pas vous mettre en danger. Je vous protégerai, je ferai tout pour vous préserver, mais vous ne devez pas vous interroger sur moi. Ne cherchez pas à savoir qui j'étais. Je vous en prie. Comment résister à cet homme qui l'implorait avec un regard intense et pourtant teinté de mélancolie. Le voile de chagrin qui occultait la glace de ses yeux bleus était bouleversant. Elle contint ses propres larmes. — Comme vous voulez, dit-elle en dissimulant sa déception et sa compassion. Dites-moi comment vous avez tué Chakaen. — Je vous l'ai déjà dit, soupira-t-il. Quand j'ai compris à quel point il était dangereux, je suis entré dans son esprit et je l'ai tué. — Vous semblez dire que c'est facile, dit-elle, un peu choquée. — Non, c'est tout sauf facile, mais cela devait être fait. — C'est comme ça que vous avez tué Lowel ? demanda-t-elle soudain, frappée par l'évidence. — Je me suis débarrassé d'un porc dangereux, s'énerva-t-il. Est-ce que cela vous ennuie tant que cela, qu'il soit mort ? — Non, pas du tout, dit-elle un peu honteuse de sa réponse. — Alors tout est réglé, n'est-ce pas ? — Oui, je crois, mais… Hakan ? — Je suis désolé d'avoir tué Hakan, mais j'y étais obligé. Votre sécurité en dépendait. Même involontairement, il vous aurait dénoncée. — C'est horrible, Dem. Je ne veux pas être responsable de la mort d'autres personnes. J'ai… Vous savez, j'ai abattu des rebelles, lors de l'assaut. Je… — Vous avez défendu votre vie. Je ne vous ferai pas l'injure de minimiser l'incident en vous disant que, de toute façon, ils auraient tous été exécutés par les Gardes Noirs. Ce que vous ressentez est normal. — Je hais l'Imperium, Dem ! s'exclama-t-elle avec conviction. Je hais ce monde qui nous oblige à faire ça ! — Je partage votre opinion. Maintenant, dites-moi comment s'est passée votre confession ? — Bien, mais il voulait surtout savoir des choses sur vous. — Alors j'avais raison, je vous mets en danger. Je vais devoir me montrer réellement odieux avec vous. Tout le monde doit être persuadé que vous me détestez. — Pourquoi est-ce si important ? — Xanstor me soupçonne d'être un hérétique. Il ne doit pas deviner notre amitié. — Sommes-nous des amis ? demanda-t-elle timidement. — Oui, j'espère que oui. De toute façon, un lien nous unit désormais et rien ne pourra plus le briser. Cette vérité incontestable resta suspendue entre eux. Dem ne dirait plus rien sur lui-même, elle le savait. Son secret devait être très lourd. — Maintenant Nayla, parlons rapidement de ce que je vais vous enseigner dans les jours à venir. Je dois vous apprendre à contrôler vos pensées et votre esprit. Ce soir, nous nous contenterons d'un bref exercice, il est tard. — Avant, je veux que vous me répondiez Dem ! dit-elle d'une voix vibrante. Qui suis-je ? Que suis-je ? Ces visions, que veulent-elles dire ? Pourquoi suis-je si importante à vos yeux ? — Que de questions, temporisa-t-il. Vous êtes Nayla Kaertan, vos visions sont un don que vous devez chérir. Vous êtes importante à mes yeux parce que vous êtes unique. Vous avez besoin d'un ami et le… destin a permis que nos routes se croisent. Il prenait grand soin à ne rien lui révéler d'important. — Dites-moi, qu'est-ce que l'Espoir ? Elle ignorait comment cette question lui était venue à l'esprit, mais elle avait eu raison de la poser, car Dem pâlit. — Et bien, c'est un état d'esprit et… — Dem ! Je vous en prie ! s’énerva-t-elle. L'Espoir ? Ce que Chakaen a dit… Ils parlent de l'Espoir comme… comme d'une chose ou… Je vous en prie Dem, vous sembliez savoir de quoi ces rebelles parlaient. Vous avez dit à l'homme que vous avez tué, que l'Espoir vaincra. Expliquez-moi ! — Je ne peux pas, Nayla. — Et c'est tout ? Je dois me contenter de ça ? — Oui, pour le moment, c'est la seule réponse que je peux vous donner. L'Espoir n'est qu'un… espoir, un vœu pour un monde meilleur. — Vous me mentez, Dem. — Peut-être, dit-il en souriant. Ne vous préoccupez pas de cela. Il faut juste que vous réussissiez à passer la prochaine épreuve. — La prochaine épreuve ? — L'inquisiteur. Elle eut un frisson et demanda : — Est-ce aussi terrible qu'on le dit ? — C'est pire. Un inquisiteur viole votre esprit. Il entre de force et explore vos pensées les plus intimes, vos souvenirs, vos convictions, même les idées que vous ignorez avoir. Il fait cela brutalement, sans prendre de gants, c'est douloureux même pour une personne "normale". — Comment se protéger ? Pourrais-je l'empêcher de fouiller dans mon esprit ? — Vous pourriez peut-être l'éjecter de votre tête, comme vous l'avez fait pour moi. Cela signerait votre arrêt de mort. Aucun être vivant n'est censé avoir ce pouvoir. — Mais alors, je suis perdue. Et vous aussi. — Un inquisiteur ne lira que ce que je lui permettrai de lire. — Comment faites-vous ? — C'est difficile à expliquer. C'est une capacité que j'ai développée il y a longtemps et vous, vous n'avez que quelques jours ! Il n'y a aucune raison pour qu'un inquisiteur vous soupçonne de quoi que ce soit. Il ne sera pas trop incisif, du moins je l'espère. — Mais et vous ? — Il sera agressif avec moi. Xanstor lui parlera de moi. Le risque est qu'il tente d'en apprendre plus sur moi, en passant par vous. Elle haussa les épaules, tout ceci la dépassait. — Nous n'en sommes pas encore là. En attendant, je vais vous donner votre premier cours. — Qu'allez-vous m'enseigner ? — Pour affronter cet inquisiteur, vous devez créer un faux espace mental, dans votre esprit. Elle le regarda un peu abasourdie, ne comprenant pas du tout ce qu'il disait. Il sourit, amusé. — Ne vous inquiétez pas, cela deviendra très clair après un peu d’entraînement. Je vais vous expliquer tout cela succinctement. Dans votre esprit, il vous faudra créer un lieu que l'inquisiteur explorera pensant qu'il s'agit de vos pensées, alors que votre vraie personnalité restera dissimulée dans une autre partie de votre esprit. — Je ne vois pas comment faire une chose pareille ? — Cela ne m'étonne pas. Il m'a fallu du temps pour le découvrir, mais n'allons pas trop vite. Il faut que vous sachiez qu'entrer dans un esprit est traumatisant. Pour nous protéger, notre imagination nous fournit des images, une sorte de traduction de ce que l'on ressent. Sans cela, je crois que l'être humain deviendrait fou. — Quelles sortes d'images ? — En général un esprit, le nôtre ou celui d'un autre, nous apparaît sous la forme d'une maison. Entrer dans les pensées de quelqu'un, c'est comme forcer une porte. Une fois cette porte ouverte, vous vous retrouvez dans une sorte de grand hall, qui représente l'intérieur du cerveau. Vous me suivez ? — Je crois. Si j'essaye d'entrer dans votre tête, je verrai une maison. Et si je force la porte, j'entrerai dans le hall de cette maison. — C'est cela. — Mais comment peut-on arriver à voir cette maison ? — Ne soyez pas si pressée, j'y viens. Ce soir, je vais vous apprendre à visionner votre propre esprit. Donnez-moi vos mains et regardez-moi dans les yeux. Elle lui obéit sans hésiter. Ses mains étaient chaudes et légèrement rugueuses. Elle se noya dans le lac bleu et froid de ses yeux. Elle dut contrôler l'affolement de ses sens, le bouillonnement de son sang et les battements désordonnés de son cœur. Il pressa ses mains et dit d'une voix mesurée : — Concentrez-vous, écoutez-moi, n'ayez pas peur. Nayla sentit la douce caresse à la surface de son esprit et Dem entra. Il fut d'abord seulement une présence, puis elle entendit sa voix grave au sein de ses pensées. Elle suivit ses indications, se concentra et rechercha la paix intérieure. Elle prit alors conscience de son propre esprit, qui lui apparut identique à la maison de son enfance sur Olima. Sous le choc, elle revint brutalement au présent. — Tout va bien, la rassura-t-il. C'était très bien. Il est tard. Rentrez-vous coucher. Essayez d'accéder à votre esprit par vous-même, vous verrez ce n'est pas si difficile. Retrouvons-nous ici, demain à la même heure. Nous allons devoir beaucoup travailler. — Oui, Dem. Merci, ajouta-t-elle timidement. — Ne me remerciez pas, dit-il en se levant. Cet entraînement sera difficile. Demain, je serai ignoble avec vous. Il le faut. — Je comprends. Il l'accompagna jusqu'à la porte du bureau. Elle hésita et lui aussi. Ils échangèrent un long regard. Nayla crut qu'il allait l'embrasser et au plus profond d'elle-même, elle l'espéra. Il brisa cet instant féerique en disant d'une voix qu'elle trouva triste : — Allez dormir. Vous avez besoin de reprendre des forces. — Bonsoir, Dem, trouva-t-elle le courage de murmurer, avant de s'enfuir hors du laboratoire. Nayla Kaertan se laissa tomber sur sa couchette, épuisée. L'heure qu'elle avait passée à travailler avec Mardon l'avait brisée. Elle sentait encore la présence de Dem dans sa tête. Cette expérience avait été étrange. L'idée même d'un autre investissant ses pensées était repoussante, mais il s'y prenait avec tant de précautions et de gentillesse qu'elle avait trouvée cela réconfortant. Elle pensait encore à lui, lorsqu'elle sombra dans le sommeil. ** ** ** ** Ailleurs… Le croiseur hatama, une longue forme oblongue recouverte d'écailles d'un rouge luisant, filait à pleine vitesse, droit sur le vaisseau vengeur. Cet assaut suicide devait permettre au reste de la flotte d'échapper aux Gardes de la Foi. Les canons du lourd cuirassé de l'Imperium firent feu, crachant leurs missiles sur l'élégant vaisseau ennemi, dont le bouclier encaissa cette première salve. Il répliqua de toute la puissance de ses canons pulseurs, mais ce tir n'ébranla pas le vengeur qui riposta sans attendre. Les projectiles chargés d'énergie lywar frappèrent l'engin hatama en plusieurs endroits, déchirant sa coque et éventrant sa passerelle. Après quelques secondes, ses moteurs explosèrent. Sans ralentir, le vengeur fonça à travers les débris et rattrapa les cargos de transports, chargés des civils qui peuplaient encore ce système quelques jours auparavant. La flotte ennemie fut écrasée sans pitié par le gigantesque cuirassé à la puissance de feu phénoménale. Le colonel Zan Yutez n'avait pas douté une seconde de sa victoire sur ces pitoyables Hatamas, l'un des rares peuples non-humains subsistant encore dans la galaxie. Leur empire, qui s'étendait encore sur un quart de la voie lactée, n'était que le moribond de la puissante organisation militaire qu'il avait été. Avant l'avènement de Dieu, à cette époque funeste où la fédération Tellus gouvernait l'humanité, les Hatamas étaient un peuple fier et puissant. En guerre plus ou moins ouverte avec les humains depuis un millier d'années, ces humanoïdes reptiliens avaient tenté de regagner leurs anciens territoires pendant que l'Imperium affrontait des années d'une guerre civile dévastatrice. Dieu l'avait emporté et les vestiges de la fédération, désormais connue sous le nom de "coalition Tellus", s'étaient repliés dans ses colonies les plus éloignées. L'Armée Sainte, aguerrie par des décennies de conflits, avait alors dirigé son courroux sur les Hatamas. Cette guerre n'avait jamais cessé depuis et années après années, les humains gagnaient du terrain et les Hatamas étaient impitoyablement décimés. Le Clergé affirmait que la galaxie appartenait à Dieu et que l'Imperium devait étendre sa légitime loi sur tous les mondes. Il n'y avait pas de place pour les non-humains, pour la coalition Tellus ou pour n'importe qui d'autre. La main de Dieu devait pouvoir s'étendre partout et le colonel Yutez, commandant la Phalange Bleue, était l'un des artisans de cette hégémonie. Un message en provenance de l'État-major vint interrompre le cours de ses pensées. Intrigué, il le consulta rapidement. Deas Saziv, le Premier Inquisiteur du vengeur 516, s'enquit aussitôt de son contenu. Absorbé par la lecture de ses nouveaux ordres, Yutez ne répondit pas immédiatement. Il acceptait mal l'ingérence d'un homme non formé au métier de soldat. Comme l'inquisiteur s'impatientait, il finit par répondre sèchement. — Une rébellion a eu lieu sur une planète, à quelques jours d'ici. On nous ordonne donc de remédier à ce problème. — Arracher le cancer de la rébellion de l'âme des croyants est la mission première des Gardes de la Foi, colonel. — Nous avons déjà une mission, inquisiteur. — L'Armée de la Foi est en route pour pacifier ce système. Vous n'oseriez pas discuter un ordre, n'est-ce pas ? ajouta-t-il en avisant la grimace de dédain de Yutez. — Bien sûr que non. C'est étrange, ajouta-t-il après avoir relu les ordres qu'il venait de recevoir. On nous demande ensuite d'enquêter sur la planète RgM 12. — Pourquoi cela ? — Ce sont les soldats basés sur cette planète qui ont découvert cette révolte. Au lieu de demander notre aide et de sécuriser les lieux en nous attendant, ils ont regagné leur base. — C'est contraire au règlement, il me semble. — Tout à fait, monsieur l'inquisiteur. Il semblerait qu'ils aient été confrontés à une panne des communications. Nous devrons déterminer s'il y a eu contamination par des idées hérétiques et s'il y a un risque que ces hommes propagent des rumeurs de rébellions. — S'il y a le moindre doute, il faudra disposer de ces quelques soldats. Ceux qui ont participé à cette mission devront sans doute être déportés sur Sinfin. Pour les autres, le bagne ne sera pas nécessaire, il suffira de les envoyer sur le front mourir pour la gloire de Dieu. X Le corridor sombre de la base empestait un air rance qui menaçait de lui couper l'appétit, tandis qu'elle se rendait au mess pour le dîner. Nayla espérait que Valo et Nardo ne viendraient pas la harceler pour avoir des détails sanglants sur les événements survenus sur la planète RgN 07. Ce retour à la normalité, après la folie de ces derniers jours, lui semblait d'une banalité surréaliste. Mardon lui avait confiée l'écriture d'un programme d'analyse des flux d'énergie et se concentrer sur ce travail lui avait paru presque insurmontable. Les garçons étaient absents, mais son soulagement fut de courte durée. Le lieutenant Nlatan lui faisait signe de la rejoindre et Nayla hésita. Sa fatigue n'était pas la seule raison de sa réticence, car maintenant qu'elle savait ce que Mylera ressentait, elle était presque embarrassée. Sur Olima, les relations entre individus du même sexe n'étaient pas bien vues par la plupart des gens. Nayla ne partageait pas cet avis. Elle ne comprenait pas que l'on puisse refuser à deux personnes le droit de s'aimer. D'ailleurs, pendant ses classes, il y avait deux filles en couple dans sa section et elle avait envié leur relation très forte. Pourtant, Nayla ne voulait pas tomber amoureuse. Elle refusait de se lier à qui que ce soit, homme ou femme. Depuis Alima, l'idée de s'attacher à quelqu'un l'épouvantait. L'amour impliquait la confiance et le partage, mais comment avouer ses rêves à l'être aimé et risquer de le mettre en danger ? Ces mêmes convictions lui interdisaient toute forme d'amitié. Feljina n'était pas réellement son amie, il s'agissait d'une relation superficielle, une façon de paraître "comme tout le monde". Elle ignorait d'où venait ce besoin d'isolement, mais il était devenu une partie essentielle de sa personnalité. Aujourd'hui, deux vraies amitiés s'offraient à elle. Elle s'entendait bien avec Mylera, sa gentillesse et sa pétulance l'attiraient. Elle aurait adoré être son amie, cependant Nayla refusait de franchir le seuil d'une simple camaraderie et même si l'idée surprenante d'une aventure avec elle était intéressante, elle n'avait pas assez confiance en Mylera pour l'envisager. L'autre ami potentiel était Dem. Entre eux naissait une relation de profonde complicité. Étrangement, il n'y avait aucune ambiguïté dans cette amitié, même si elle avait espéré qu'il l'embrasse la nuit dernière. Elle savait bien que le baiser qu'ils avaient échangé n'était qu'une ruse, mais pouvait-elle réellement se fier à Mardon ? Elle voulait le croire. — Alors, comment vas-tu ? demanda Mylera lorsqu'elle s'assit, un peu gênée, à sa table. T'es-tu remise de notre mission ? — Oui, ça va. Je suis encore un peu fatiguée, mais ça passera. — Tant mieux. Je suis heureuse de voir que ça va mieux avec ce cher Dem. — Écoutez Mylera, ce n'est pas ce que vous croyez. — Je ne crois que ce que je vois, tu sais. — Ne dites pas ça. C'était juste un baiser et… — Et c'est super. Je suis sérieuse. Je te l'ai dit, j'aime bien Dem. J'ai toujours pensé qu'il méritait d'être heureux et je suis ravie que ce soit avec toi. — Êtes-vous sûre de ça Mylera ? J'ai cru comprendre que vous étiez intéressée par… — Mais non, ce n'est qu'un jeu entre lui et moi. Il n'y a rien du tout. Je te l'ai déjà dit. — Je ne parlais pas de lui. — Oh… Tu as compris alors ? Cette fois-ci, c'est Mylera qui eut l'air embarrassé. — Je suis désolée, je ne m'étais rendu compte de rien. — C'est Dem qui te l'a dit ? — Oui, mais ce n'est pas grave. Nous sommes amies… — Mais les filles ne sont pas ton truc, n'est-ce pas ? — Je n'en sais rien et ce n'est pas le problème. Je ne veux pas me lier à quelqu'un, c'est tout. — Sauf avec Dem, bien sûr. — Non, ni avec lui. Comme je vous l'ai dit, c'était juste un baiser. Je faisais une sorte de crise de nerfs. Il m'a juste embrassée, comme ça, pour me remonter le moral. Il n'a pas essayé de me draguer ou de me forcer. C'était juste comme ça, une seule fois. — Je ne suis pas sûre de te comprendre, fit Mylera intriguée. — Je ne suis pas amoureuse de Dem, je vous assure. Il n'y a rien du tout entre nous et il n'y aura jamais rien. Je voudrais rester votre amie, si vous le voulez bien. — D'accord, je te crois, mais tu es vraiment une fille bizarre. — Si vous pouviez garder tout ça pour vous, ce serait bien. Mylera posa doucement sa main sur la sienne. — Bien sûr, sans problème. Tu es sûre de vouloir le cacher ? — Je ne comprends pas. — D'après Laker, Jool raconte à tout le monde qu'elle vous a vus ensemble sur le patrouilleur. Si je laisse fuiter ce baiser, elle et ses copines seront folles de rage. Tu n'as pas envie de leur montrer que tu es plus douée qu'elles. Si les gens pensent que tu as réussi à séduire ce grand idiot, tu seras auréolée d'un statut particulier sur la base. — Non, je n'y tiens pas. En plus, Dem serait furieux. Ne dites rien, je vous en prie. — Très bien, mais à partir de maintenant, tutoie-moi, d'accord ? — Le règlement… — Nous ne sommes pas en service, alors le règlement, je m'en moque. Nayla accepta et les deux jeunes femmes terminèrent leur dîner en devisant joyeusement. ** ** ** ** L'humeur de Mardon était morose. La saison des hurricanes, ces tempêtes monstrueuses qui pouvaient durer plusieurs semaines, était effectivement en avance. Le premier d'entre eux venait de toucher la base et le transporteur, qui avait déposé le nouveau médecin, avait eu du mal à redécoller. Avec ces conditions météorologiques extrêmes, il était impossible de quitter la base et puis, jamais le petit cargo qu'il avait caché sur ce monde ne pourrait s'arracher à l'attraction planétaire avec des vents dépassant la force 6. Il dissimulait son exaspération derrière un masque sans doute plus impénétrable que d'habitude et même Mylera n'avait pas osé venir l'importuner. Avec les autres officiers de la base, ils s'étaient réunis dans la chapelle, réquisitionnée pour l'occasion. L'état-major avait fait vite, détachant l'un des praticiens servant sur un vaisseau des Soldats de la Foi. L'ouverture de la porte l'arracha à sa réflexion. Le commandant Thadees laissa passer une grande femme sèche, qui entra d'un pas déterminé. Mardon jura entre ses dents. Il connaissait cette femme ! Elle n'avait pas vraiment changé, seulement vieilli. Les épreuves de sa vie étaient inscrites dans les rides qui soulignaient ses yeux et plissaient son front. Les cheveux châtain foncé dont il se souvenait, grisonnaient déjà. Pourtant, si sa mémoire était bonne, elle n'avait pas encore cinquante ans. Avant qu'il n'ait pu s'inquiéter, Thadees leur présentait le capitaine médecin Leene Plaumec. — Voici notre officier scientifique, dit-il. — Lieutenant Mardon. Elle lui serra la main énergiquement. L'expression sévère de son visage anguleux se fit plus acérée. — Lieutenant… Nous sommes-nous déjà rencontrés ? — Je ne pense pas, dit-il en soutenant son regard gris sombre. — Je ne sais pas… Non, sans doute que non. Votre visage me dit vaguement quelque chose, mais impossible de remettre ça dans le contexte. — Vous aurez tout le temps pour vous en souvenir, capitaine. — Sans doute. Il faudra que nous échangions nos affectations respectives ou cette impression va me torturer indéfiniment. — Bien sûr, dès que nos emplois du temps le permettront. Ils passèrent à l'officier suivant, le lieutenant Nlatan. Mardon pesta intérieurement. Parmi tous les médecins de l'armée, pourquoi fallait-il qu'ils envoient cette femme ? Ils s'étaient brièvement croisés de longues années auparavant, dans son autre vie. Ce jour-là, il était en armure de combat, casque compris et son visage était couvert de poussière et de sang. Elle n'aurait pas dû le reconnaître, même si leur rencontre était, sans doute, l'un de ses plus mauvais souvenirs. Il esquissa une grimace agacée ; cette femme était physionomiste. Cette petite cérémonie informelle s'éternisa jusqu'au début du service religieux hebdomadaire. Le capitaine Plaumec ne cessait de l'observer à la dérobée, cherchant à se souvenir des circonstances de leur rencontre. Comme à l'accoutumée, Xanstor s'écouta parler. D'une voix enflammée par la passion religieuse, il les abreuva de grandes déclarations issues du Credo qui magnifiaient les qualités martiales du croyant. Il rappela de nombreuses fois que mourir au service de Dieu devait être le désir le plus brûlant de chacun d'entre eux, que les morts de RgN 07 seraient inscrits au panthéon des héros de Dieu. Il finit son allocution par un rappel des racines et insista sur la cinquième. Il était du devoir de chaque croyant d'observer son voisin, son ami, son supérieur même et de dénoncer les effluves hérétiques qu'il ressentait. Il valait mieux envoyer dix innocents vers un châtiment injustifié que de laisser un coupable gangrener l'Imperium. La ferveur religieuse qu'il suscita amusa Mardon, comme d'habitude. Il ne croyait pas en Dieu. Le regard haineux que Xanstor avait porté sur lui, durant son prêche, ne l'effraya pas davantage. Il s'était contenté de le fixer avec le plus grand dédain. C'est le moine-soldat, qui le premier, avait détourné les yeux. -*-*- Après cette manifestation de foi, Dane Mardon rejoignit son laboratoire. Il aimait le calme de cet endroit, lorsqu'il était déserté et il y passait la plupart de ses soirées. En attendant l'heure de son rendez-vous avec Nayla, il avala un dîner frugal. Elle le rejoignit presque deux heures plus tard et il l'accueillit avec un thé chaud. — Tenez, un peu de réconfort pour oublier les élucubrations de Xanstor. Il était en verve ce soir. — Il me terrifie. J'ai l'impression que c'est de moi dont il parle. — Ce n'est pas vous qu'il traque, rassurez-vous, c'est moi. — Vous ? — Il ne m'apprécie guère. Allez buvez, vous avez aussi besoin d'énergie pour affronter les deux prochaines heures. Elles seront éprouvantes. Il lui fit signe de s'asseoir et elle s’exécuta. Elle grimaça en reconnaissant le goût épicé de la boisson qu'il lui avait offerte. — C'est un thé aux baies de gincko. Il faut que vous soyez alerte. Avez-vous tenté d'accéder à votre esprit, aujourd'hui ? — Un peu, tout à l'heure. — Avez-vous réussi ? — J'ai vu le hall, mais ensuite… Des images m'ont assaillie et je n'ai pas eu le courage de recommencer. — C'est normal. Vous n'avez pas l'habitude de ce genre de sensation. Pour la plupart des individus, ce hall contient la majorité des pensées, en vrac et facilement accessibles. Un inquisiteur s'attend cette configuration. Les souvenirs les plus anciens sont entreposés dans différentes pièces desservies par cette entrée. Une fois que vous savez vous orienter, il est facile de décrypter la personnalité de l'individu que vous scannez. Vous devez savoir qu'en chaque personne, se trouve ce que j'appellerai le noyau de l'esprit, l'essence vitale de l'être humain, son âme peut-être. — L'essence vitale ? — La vie elle-même. Elle devrait vous apparaître sous la forme d'une sphère lumineuse. Pour tuer quelqu'un, il vous suffit de détruire cette lumière. — C'est ce que vous avez fait à Chakaen ? — N'allez surtout pas imaginer que cela soit simple. La dépense d'énergie pour prendre une vie est phénoménale. Celui que vous attaquez peut également se défendre. Il faut toujours être prudent. — Se défendre ? Comment ? — En érigeant des murs ou en se défendant de manière plus agressive. Vous, par exemple, vous faites cela très bien. À chaque fois, j'ai l'impression qu'un poing géant me frappe en pleine poitrine et m'éjecte hors de votre esprit. — Désolée, dit-elle d'une petite voix. — Ne vous en faites pas, ce n'est rien et cela pourrait être pire. Il arrive qu'une conscience attaquée vous envoie des chiens de garde, ou des monstres pour tenter de vous détruire. — Des monstres, mais comment… — Tout dépend de la puissance de l'esprit investi. Rappelez-vous, tout ce que vous voyez est une interprétation de votre imagination. — Peut-on influencer ces… visions ? — Franchement ? Je n'en sais rien, je n'ai jamais essayé. — Et comment trouve-t-on cet endroit, cette essence vitale ? — Généralement, elle se situe dans une pièce au fond du hall, protégée naturellement par une lourde porte. — Vous savez, je n'ai pas l'intention de tuer quelqu'un de cette manière, se défendit-elle avec un peu trop de précipitation. — Vraiment ? Si vous aviez su cela, quand Lowel vous a agressée, vous n'auriez pas utilisé cette arme ? — Si… murmura-t-elle en rougissant. — Nous n'en sommes pas encore là, la rassura-t-il. Pour le moment, je vous apprends à vous protéger et pour que ce soit efficace, vous devez savoir comment cela fonctionne. Vous devez apprendre à classer vos souvenirs, vos pensées, vos émotions. Je vais vous apprendre à organiser chaque bribe de votre personnalité. Dans certaines pièces, vous placerez tout ce qui est, comment dire, sans danger et totalement autorisé. Dans d'autres, tout ce qui est dangereux, comme votre appartenance à la résistance de votre planète. Une fois cela accomplit, vous construirez un mur infranchissable devant les pièces que vous voulez protéger et vous dissimulerez ce mur. Vous comprenez ce que je veux dire ? — Je crois. Vous voulez que je sépare mes pensées dans des endroits différents de ma tête. C'est totalement fou. — C'est étrange, je sais. Il faut que tout cela devienne une habitude, que votre cerveau soit en permanence organisé. Ensuite, le mur peut être créé au besoin. — Ça a l'air terriblement compliqué. — À peine, dit-il en riant. Nous allons travailler par étapes. Je vais vous aider. Vous avez franchi le premier palier, qui consiste à visualiser votre propre esprit. Nous devons maintenant visiter les différentes pièces à l'intérieur de vos pensées. Si vous me le permettez, je vais y entrer le plus doucement possible. ** ** ** ** Elle se concentra. Elle se retrouva à l'intérieur de sa tête avec Dem. Elle suivit sa silhouette fantomatique jusqu'à l'endroit où ses souvenirs anciens étaient remisés. Elle fut aussitôt agressée par des milliers d'images. Ce fut si violent, qu'elle revint au présent dans un sursaut affolé. — Calmez-vous, Nayla, dit Dem, tout va bien. — Mais vous avez vu, c'est… — Vos souvenirs ne sont pas rangés et il est hors de question de les classer un par un, ou nous n'aurons jamais fini. — Qu'elle est la solution, dans ce cas ? — Procédons par ordre. D'abord, vous devez créer d'autres pièces dans la représentation de votre esprit. Ensuite, vous trierez vos pensées. Enfin, je vous apprendrai à dissimuler les salles que vous souhaitez protéger. — Mais comment ? — Vous devez trouver votre propre solution. Avec l'aide de Dem, elle érigea les différentes salles qui serviraient à cacher sa vraie vie. Elle créa à l'intérieur de hautes étagères, avec des boîtes sur chaque rayon. Elle pourrait y classer ses souvenirs. De l'autre côté du hall, elle agença des lieux ouverts à la visite. Elle n'y créa aucun rangement particulier, parce qu'une personne normale n'a pas un esprit très ordonné. Après un moment de réflexion, elle imagina une solution très simple pour trier tous ses souvenirs. Elle inventa une modélisation de classement et en un rien de temps, ses pensées, idées, souvenirs, sentiments, émotions trouvèrent leur place dans les bons compartiments. — C'est un bon début, lui dit-il. Nous verrons demain si vous avez conservé cette organisation et si les choix que vous avez faits sont les bons. — Comment cela ? — Si vous avez choisi de mettre tout ce qui me concerne à l'abri, cela serait louche. Vous avez forcément des souvenirs m'impliquant, un inquisiteur doit les trouver. — Je vais devoir réaliser des ajustements. — Ne vous inquiétez pas, il faut du temps pour arriver à un cerveau bien structuré. Les prochaines fois, je vous apprendrai à placer de faux souvenirs aux endroits stratégiques. Je vous expliquerai comment donner une impression de fouillis, afin que votre esprit ressemble à celui de tout le monde. Enfin, nous verrons comment mettre en place les illusions et les défenses. — J'ignorais que tout cela était réalisable, murmura-t-elle, — Nayla, ce n'est qu'une infime partie de ce qu'il est possible d'accomplir. C'est fini pour ce soir, il est trop tard pour continuer. ** ** ** ** Dane Mardon s'était contenté de quelques réflexions acerbes durant la journée. Ces derniers jours, sa relation avec Nayla avait pris une tournure étonnante. Elle lui avait parlé succinctement de son passé et lui, avait évoqué une partie des pouvoirs qui étaient les siens. La confiance établie entre eux s'enrichissait chaque jour davantage. Elle était une élève assidue et douée. Son esprit avait très vite été parfaitement rangé, un peu trop bien peut-être. Il lui avait enseigné à laisser un certain désordre dans ses pensées, à créer de faux souvenirs. Avec une facilité déconcertante, elle avait compris comment dissimuler ses pensées les plus intimes. La puissance mentale en devenir de la jeune femme l'impressionnait plus qu'il ne le laissait paraître. Il ne restait plus qu'à lui apprendre comment protéger cette partie de son cerveau par un mur infranchissable. Cette protection devrait s'activer à l'instant où elle discernerait un danger. L'esprit de Dem fonça vers la zone dissimulée dans la psyché de Nayla. La rafale d'un ouragan de puissance le frappa de plein fouet, le souleva et l’éjecta hors de la tête de la jeune femme. Il eut l'impression que l'intérieur de son crâne était déchiqueté et écartelé par les doigts glacés de la tornade. — Doucement Nayla, haleta-t-il. Je testais juste votre protection. — J'ai réagi par instinct, Dem. Je suis désolée. — Je le sais bien. Votre nature vous pousse à vous défendre. L'ignorer sera le plus difficile à maîtriser. Elle leva les yeux vers lui et il fut sidéré par sa confiance et son affection. Il n'avait pas l'habitude de susciter ce genre de sentiment chez les autres. Cela le troubla et l'inquiéta aussi. Trop d'émotions pouvaient nuire à l'efficacité, mais malgré tout, il lui sourit. Elle lui répondit de même, avec une spontanéité enflammée. — Vous devez lever le mur, uniquement lorsque j'entre dans votre esprit. Êtes-vous prête à recommencer ? — Oui, Dem. Allez-y. Le deuxième essai ne fut pas plus concluant. — Il est tard. Vous êtes fatiguée. Arrêtons pour ce soir. — Je ne suis pas fatiguée, protesta-t-elle. Je peux continuer. Elle mentait et lui-même se sentait vidé de toute énergie. — Vous avez très bien travaillé, ce soir. Je suis fier de vous. — Merci de votre aide, dit-elle la voix voilée par l'émotion. Sans vous… — Ne me remerciez pas, je le fais autant pour vous que pour moi. Je veux éviter que l'inquisiteur ne me dévoile, ajouta-t-il en plaisantant pour mieux cacher son incapacité à réagir aux sentiments naissants de la jeune femme. — Pour vous protéger, vous auriez pu tout simplement me tuer. Même si la réflexion était juste, même s'il y avait pensé avant de savoir qui elle était, cette remarque le peina. — Peut-être, oui. Après tout, je ne suis qu'un assassin, dit-il plus durement qu'il ne le voulait. Elle rougit, pâlit, puis bredouilla : — Je ne voulais pas dire ça, Dem… Je… — Pardonnez ma réaction, mais je n'ai aucune raison de vous tuer. Ni l'envie. Je veux seulement vous protéger. Essayez au moins de me croire à ce sujet. Elle semblait au bord des larmes. Il sentait le ressac de sa fatigue mourir à la surface de son empathie. — Je vous crois, murmura-t-elle. Presque malgré lui, il lui prit les mains et murmura : — Vous êtes épuisée et je le suis aussi. Allez dormir, Nayla. — C'est vrai, je n'en peux plus. Je vais aller me coucher. Merci encore, vraiment. ** ** ** ** Les deux jours qui suivirent se mêlèrent en un amalgame informe. Nayla travaillait dans la journée et le soir, elle essayait d'appliquer l'enseignement de Dem, mais sans grand succès. Elle n'arrivait pas à lever, instinctivement, son "mur de protection". Le seul instinct auquel elle obéissait, était l'envie irrépressible d'éjecter la présence étrangère hors de son esprit. Dans la vie de tous les jours, Mardon se montrait toujours aussi désagréable avec elle et parfois son comportement lui était insupportable. Il ne cessait de la harceler au sujet de la modélisation qu'il lui avait confiée, enchaînant remarques acerbes et réflexions blessantes. Ce soir-là et comme tous les soirs, elle attendit 23‑00. Elle venait de trouver une solution pour le "système d'alarme" évoqué par Mardon. C'était très simple en fait. Elle écrivit dans son esprit une modélisation destinée à l'avertir en cas d'intrusion. Fière d'elle, elle se hâta vers le laboratoire. Dem était seul et dégustait un mug de thé brûlant. Il lui fit signe de le suivre dans le bureau et il inhiba le système de surveillance. Elle n'eut pas le temps de lui dire ce qu'elle avait découvert, un souffle effleura son esprit. Son "programme anti-intrusion" s'activa. Dans sa tête, le mur se leva automatiquement. Elle lutta contre l'envie de repousser cette présence étrangère en serrant énergiquement les mains derrière son dos. Elle croisa le regard amusé de Mardon et fut frappée par sa transformation. Sa personnalité austère était effacée par une présence chaleureuse, ce qui le rendait incroyablement séduisant. Elle sentit la chaleur gagner ses joues. — Bravo, dit-il. Vos défenses se sont levées quand il le fallait. — C'est vraiment grâce à vous. — Pas du tout, je vous mets juste sur la voie. La bonne nouvelle, c'est que vous arrivez à mettre en place vos défenses. La mauvaise… C’est qu'il s'agit de l'étape la plus facile. — La plus facile ! s'exclama-t-elle en se remémorant les nombreux échecs qu'elle avait essuyés. — Tout à fait. Maintenant, il va falloir que vous supportiez l'attaque d'un inquisiteur. — C'est comment ? — Jusqu'à présent, je suis entré très gentiment dans votre esprit. Ce n'est pas ce que fera un inquisiteur, je vous l'assure. — Que dois-je faire alors ? — Encaisser, dit-il sombrement. — Vous êtes sérieux ? — Très sérieux, Nayla. Comme je vous l'ai dit, un interrogatoire mené par un inquisiteur est une expérience désagréable et douloureuse, pour la plupart des gens. Pour ceux qui ont des dons particuliers, comme vous et moi, c'est une épreuve. La seule façon de vous y préparer est de vous entraîner à supporter cette intrusion. Je vais donc entrer dans votre esprit exactement comme le fera l'un de ces cafards rampants. Vous devez bien sûr lever votre mur, mais surtout, vous ne devez pas m'éjecter de votre esprit. Vous ne devez même pas vous rendre compte de ma présence. Vous comprenez ? — Je crois… — N'ayez pas peur, vous ne risquez rien. En fait, c'est moi qui risque le plus vous savez. Allons-y ! Dem prit ses mains et elle s'efforça de se calmer, comme il le lui avait appris. Elle le sentit entrer brutalement dans sa tête. Elle se concentra de toutes ses forces pour ne pas le repousser. Le mur était en place, ainsi que le camouflage. Elle n'avait rien à craindre. L'esprit de Dem se déplaçait rapidement, ouvrant les portes à la volée. Il manipula un souvenir sans prendre de précaution. C'était sans intérêt, juste son petit-déjeuner du matin, pourtant elle sentit un long frisson parcourir sa colonne vertébrale. Il en prit un autre, plus ancien, plus douloureux. Il s'agissait de la mort de sa mère, alors qu'elle n'avait que sept ans. Son instinct prit le dessus, elle éjecta Dem de sa psyché avant qu'il n'ait eu la possibilité de consulter ce morceau de mémoire. Elle entendit son grognement de souffrance. — Désolée, Dem. — Le point positif, c'est que vous avez réussi à vous contrôler, enfin pendant un instant. — C'était horrible. J'avais l'impression d'être… Je ne sais pas… — Je connais ce sentiment. D'ailleurs, le point négatif, c'est que vous avez réagi à mon entrée, avec des frissons, la mâchoire serrée. Il ne faut pas. — C'est facile à dire. Cette sensation est atroce, je vous assure. — Ce sera bien pire avec un inquisiteur, autant vous y habituer. Recommençons, voulez-vous ? — Oui, allez-y. Il recommença, de nombreuses fois et de nombreuses fois, elle le repoussa. Dès qu'il devenait trop intrusif, elle ne pouvait pas s'en empêcher. Elle réussit seulement à contrôler ses réactions physiques. Il était 00‑10 quand il jeta l'éponge. — C'est fini pour ce soir. Votre instinct de protection est trop puissant. Il faut vraiment que vous trouviez un moyen de le museler. — Je vous assure que j'essaye, mais je n'y arrive pas. Je n'arrive pas à supporter cette attaque, ce… viol. — Je sais. Il s'agit d'un sentiment insupportable, mais vous devez l'endurer. Les pensées qui comptent pour vous sont protégées. Ce que vous laissez à portée d'un inquisiteur est sans intérêt. — Je n'y arriverai jamais. — Vous allez vous entraîner, encore et encore. Mais pas ce soir. Allez dormir ! ** ** ** ** Mardon la regarda sortir, un peu inquiet. L'instinct de la jeune femme ne serait pas facile à réprimer et signifiait sa mort et la sienne. Ces incursions agressives dans l'esprit de Nayla étaient une épreuve, pour lui aussi. Ses réactions violentes étaient douloureuses et épuisantes, mais la difficulté était ailleurs. Elle avait trouvé le mot juste pour qualifier ce qu'il faisait. Violer. Agresser ainsi la psyché de Nayla le révulsait, pourtant il devait continuer. Les Gardes Noirs ne tarderaient plus et avec eux, l'inquisiteur qui explorerait les pensées de tous. Nayla ne supporterait pas son incursion et à l'instant même de sa réaction, elle serait perdue. Il fallait qu'elle soit prête à encaisser son attaque. Alors, peut-être, auraient-ils une chance de survivre au passage des Gardes de la Foi. Par acquit de conscience, il vérifia pour la centième fois les données météorologiques et laissa échapper un juron particulièrement grossier. En ce moment même, un hurricane de force 9 se déchaînait sur la base. Un skarabe serait balayé par des vents d'une telle puissance. Ils n'avaient pas le choix, ils devaient attendre. Le sentiment d'être pris dans les rouages d'une machine inexorable l'écrasait. Il détestait ne pas être maître des événements. -*-*- Dane Mardon passa une assez mauvaise nuit. Il ne pouvait se défaire de la sensation d'un danger imminent. Il avait la désagréable impression que tout le monde remarquait le lien qui s'était créé entre Nayla et lui. Incapable de retrouver le sommeil, il se rendit tôt au laboratoire. Son intuition l'avertit tout de suite de la présence d'une menace furtive qu'il ne réussit pas à situer. Il se servit un thé fort et tout en le dégustant, il ferma les yeux. Après quelques secondes de concentration, il sut qu'il était observé. Cela ne peut être que les caméras, songea-t-il. Il vérifia rapidement sa théorie en tapant quelques lignes de code sur sa console. Il avait vu juste, quelqu'un le surveillait en ce moment même. Il supposa qu'il s'agissait de Xanstor ou de Norimanus. Mapal n'était pas assez intelligent pour imaginer une telle manœuvre. C'est le moment que choisit Nayla pour entrer. — Déjà présente, caporal, dit-il froidement pour éviter toute gaffe. Filez au travail et ne lambinez pas ! Malgré sa surprise, elle lui obéit sans rechigner. La matinée passa lentement, mais la surveillance continuait. Que cherche donc celui qui nous observe ? Je ne peux courir aucun risque. Je dois éliminer Nayla de l'équation. — Kaertan ! Venez ici, immédiatement ! Elle le rejoignit en courant. — Lieutenant ? — Avez-vous fini votre programme, caporal ? — Non, lieutenant, pas encore. — Pas encore ? Comment est-ce possible ? Je vous ai donné un ordre, caporal et cette modélisation devait être terminée hier. Répondez-moi, caporal ! Sa voix claqua comme un fouet. Et mettez-vous au garde-à-vous, quand je vous parle ! Elle se figea aussitôt. — Je n'ai pas réussi à finir, c'est un programme compliqué et… — Compliqué ? Vous avez joué les petits génies à votre arrivée, mais votre soi-disant compétence est arrivée à sa fin. Vous n'êtes qu'une intrigante et une fainéante. Sachez que j'en ai maté d'autres que vous, caporal. Si vous continuez ainsi, je vous jure que vous allez regretter d'avoir voulu tester mes limites. La jeune femme serra les mâchoires et des larmes brillèrent dans ses yeux. À sa grande surprise, il en fut ému. — Vous allez apprendre à travailler, caporal, même si je dois vous surveiller en permanence. Pouvez-vous m'expliquer ce qui vous prend autant de temps ? Ce programme devrait être achevé depuis plusieurs jours. Je vous donne encore trois jours et si vous n'avez pas fini, je vous vire de mon labo. Le lieutenant Mapal sera enchanté d'avoir un soldat de plus. Si vous réussissez dans les temps et bien… Cela prouvera que vous n’étiez qu'une paresseuse qui a eu besoin d'être motivée pour s'acquitter correctement de son travail. Disparaissez de ma vue ! — À vos ordres, lieutenant ! Elle retourna vers sa console en courant. Il sentit toute la détresse qui émanait d'elle et il s'en voulut beaucoup. Il rejoignit son bureau furieux contre lui-même. Plus personne ne l'observait, son intuition était catégorique. Il vérifia et effectivement, la surveillance avait cessé. Sa petite démonstration avait eu du succès. ** ** ** ** L'attente fut longue, ce soir-là. Ses camarades de dortoir semblaient décidées à ne jamais s'endormir et surtout, elle n'avait pas envie de rejoindre le laboratoire. Les propos de Mardon, cet après-midi, l'avaient blessée. Certes, il jouait un rôle, mais elle trouvait qu'il allait trop loin. Lorsqu'elle entra dans son bureau, la remontrance de l'après-midi était toujours vive dans sa mémoire. — Enfin, vous voilà, dit-il. Asseyez-vous. — Oui, réussit-elle à dire. Mardon prit ses mains et entra relativement doucement dans sa tête. Elle réussit à se retenir de le repousser pendant quelque temps, mais lorsqu'il commença à fouiller dans ses pensées, elle éjecta sa présence avec force. Il recommença de nombreuses fois avant qu'elle ne réussisse à se contenir. Dem passa à la vitesse supérieure et s'introduisit dans ses pensées avec force. Elle le repoussa avec une violence qu'elle ne put contrôler. Sous le coup de l'émotion, elle ouvrit les yeux. Le visage de Dem était marqué d'une intense douleur. — Nayla ! dit-il d'une voix rauque. Vous êtes terrifiante parfois. — Je suis désolée, dit-elle, affolée, pardon, je ne voulais pas. — Faisons une pause. Ce fut une dure journée. Elle acquiesça et ils restèrent presque dix minutes sans dire un mot. Elle garda les yeux baissés, regardant ses mains. Son cerveau pulsait douloureusement. Elle n'en pouvait plus. Jamais elle ne réussirait à se contrôler. Elle allait les mettre tous les deux en danger. Déprimée, elle commençait à envisager le suicide comme seule solution. Lui, au moins, échapperait au sort réservé aux démons. — J'ai été ignoble avec vous, aujourd'hui dit-il enfin. J'en suis désolé, mais il le fallait. Nous étions sous surveillance. — Comment cela ? — Hier soir, une vague intuition de danger m'a tourmenté toute la soirée. Aujourd'hui, j'avais la certitude qu'on nous observait. Quelqu'un nous surveillait à travers les caméras. Voilà pourquoi je vous ai si durement réprimandée. — Qui nous observait ? Même si elle comprenait ses raisons, cela restait douloureux. Elle sentit des larmes qui lui piquaient les yeux, une fois encore. — Xanstor ou Norimanus. Quelle importance. Je sais que vous comprenez les enjeux, mais je vous ai blessée, n'est-ce pas ? — Non, dit-elle un peu trop vite. — Je ne pensais pas un mot de ce que je vous ai dit. — Je sais tout cela, mais… c'est difficile. — Vous tiendrez ? demanda-t-il en souriant. — Oui, à moins que vous ne me viriez du laboratoire. — Jamais, dit-il en riant. J'ai besoin d'un souffre-douleur. Recommençons, Nayla, ils ne tarderont plus. — Vous en êtes sûr ? Je n'ai eu aucun rêve. — Vos visions ne sont pas encore une science exacte. Pour ma part, je suis sûr qu'ils ne tarderont pas. — Pourquoi ? — Une intuition et… l'expérience. Malgré la curiosité qui la tourmentait, elle ne lui demanda rien. Elle savait que Dem ne dirait rien concernant son passé. — Je ne serai jamais prête. Je vais… — Vous serez prête, Nayla. — Je n'y arrive pas ! Vous devriez me tuer, avant que je vous mette en danger. — Taisez-vous. Je vous interdis de dire une telle chose, je vous interdis même de le penser. Vous serez prête, je vous le promets. Il ne vous reste plus qu'à contrôler votre instinct. — Comment ! s’écria-t-elle. C'est impossible ! Je ne veux pas qu'on envahisse mon esprit ! Je ne peux pas m'empêcher de réagir. — Vous ne pouvez pas et vous ne voulez pas. Je connais l'horreur de la sensation. Il faut l'ignorer. Il faut vous concentrer sur quelque chose. Vous ne devez pas avoir peur de l'intrusion dans la partie "libre" de votre esprit. Vous ne risquez rien. — Je sais, Dem. Je sais, mais… c'est plus fort que moi. — Il faut trouver le moyen de vous focaliser sur autre chose. — Sur autre chose ? Pendant que vous fouillez dans ma tête ? Avec un geste de frustration, il passa une main agacée sur ses cheveux courts. — Nous allons tenter quelque chose, dit-il enfin. Nous allons créer une ancre dans votre esprit. — Une ancre ? Que voulez-vous dire ? — Il faut que vous trouviez une idée, une image, quelque chose à la fois d'anodin, mais d'important pour vous. Vous allez vous focaliser sur cette pensée de toutes vos forces. Cela vous empêchera de vous préoccuper de la présence dans votre tête. — Mais quelle idée ? — Réfléchissez, vous devez trouver une image. Dem prit à nouveau ses mains et entra doucement dans son esprit. Elle essaya de suivre son conseil, mais la seule image qui lui vint à l'esprit fut le visage de Dane Mardon et il s'en rendit compte. — Nayla, je suis flatté, mais trouvez quelqu'un d'autre. Elle se sentit rougir et le sourire qui s'élargit sur le visage de Mardon ne l'aida pas à se calmer. — Je… bafouilla-t-elle, c'est juste, à cause de votre aide. — Bien sûr, mais… ce n'est pas si idiot après tout. Il est normal que vous pensiez à moi. Je vous harcèle tous les jours. Repensez à aujourd'hui, à cet après-midi. Cela vous met en colère n'est-ce pas ? — Oui, avoua-t-elle. — Alors servez-vous de cela pour créer cette ancre. — Dem ? — Pensez aux moments où je vous tourmente, où je suis ignoble avec vous. Pensez à l'injustice que vous ressentez. Pensez à la colère que je vous inspire. Dem entra à nouveau dans sa tête. Elle invoqua donc le souvenir du sermon de l'après-midi. Elle se focalisa sur la colère qu'elle avait ressentie. Il commença à fouiller dans son esprit. Elle se concentra sur sa rancœur contre le lieutenant Mardon. Elle réussit à ne penser à rien d'autre tandis que la présence étrangère bousculait ses pensées les plus intimes. C'était une expérience répugnante, mais elle se força à l'ignorer. Je hais Mardon ! Je hais quand il m'engueule ! Je déteste qu'il se moque de moi ! Mardon ! Mardon ! Mardon ! Elle commençait à désespérer, quand enfin, il sortit de sa tête. — Bien Nayla. C'était bien. Nous allons recommencer, mais cette fois-ci, je ferai comme un vrai inquisiteur. Préparez-vous. — N'est-ce pas ce que vous venez de faire ? — Non. Elle invoqua, une fois encore, le souvenir de Mardon en train de lui hurler dessus. Il entra dans son esprit en force, la sensation était horrible, un froid saccage de ses pensées. Il chercha dans tous les recoins avec une telle insistance que l'envie, le besoin de le repousser devenait vital. Elle se concentra, de toutes ses forces, sur sa colère contre Mardon jusqu'à ce qu'il ne soit plus là. — Bravo Nayla. C'est une réussite. — Vous croyez ? — Oui. — Mais si l'inquisiteur attaque plus puissamment que vous ? — Non… Cela m'étonnerait. Elle contrôla son exaspération. — Et bien sûr, vous ne me direz pas pourquoi ? — Non, répondit-il en riant. Elle était épuisée, son cerveau pulsait douloureusement. Elle répliqua plus sèchement qu'elle ne le voulait. — Est-ce qu'un jour, je serais assez digne de confiance pour que vous me le disiez ? Elle vit une étrange expression passer, fugitivement, dans son regard, de la tristesse peut être. — Cela n'a rien à voir avec la confiance, Nayla. Mais la réponse est "oui", un jour je n'aurai plus le choix. — Vous parlez de cela comme d'un malheur. Il ne répondit pas. — Alors j'attendrai, dit-elle. — Recommençons encore une fois, dit-il sobrement. ** ** ** ** Ailleurs… Uri Ubanit baignait dans la présence bienveillante de Dieu. Son esprit dérivait au gré des courants, dans un parfait état contemplatif. Son corps, lui, observait une parfaite immobilité, son cœur battait au ralenti. Il se sentait merveilleusement bien. L'univers semblait à sa portée. Depuis combien de temps se tenait-il debout face au symbole de Dieu ? Il l'ignorait, mais la prière du matin était un rituel inaltérable dans le monastère où les futurs inquisiteurs étaient formés. Ce lieu avait été son cocon pendant des années et il s'y sentait bien. À sa droite se tenait son camarade, celui qui nuisait à son avenir glorieux. Au plus profond de sa transe, il pouvait entendre sa respiration, il pouvait deviner sa chaleur corporelle, il pouvait presque entendre ses pensées. Il ne chercha pas à pénétrer cet esprit, car un autre inquisiteur serait conscient de cette intrusion. Il préféra se concentrer sur sa propre quête. Ce qu'il espérait ne tarda pas. Dieu lui accordait toute Sa confiance et bénit son action future. Ubanit renforça sa résolution. Il allait tuer cet imbécile qui croyait pouvoir lui voler l'amour exclusif de Dieu. Les jeunes inquisiteurs revinrent lentement au présent et tous, dans un parfait ensemble, s'inclinèrent devant l'arbre stylisé, or sur marbre noir. Silencieusement, ils se dirigèrent vers le réfectoire, défilant l'un derrière l'autre le long de couloirs austères. La simple porte noire coulissa pour leur laisser le passage et la file vint se ranger devant le distributeur de nourriture. Chacun à leur tour, ils prirent un bol de bouillie de gaa et joja, le repas immuable à cette heure de la journée. La discipline imposée aux inquisiteurs les contraignait à une rigueur extrême. Il leur était interdit de trop dormir, de s’adonner aux plaisirs du sexe, de déguster des repas savoureux. Leur vie entière devait être dédiée au service de Dieu et à la traque des traîtres en tout genre. Uri se nourrissait de ce rigorisme. En rang, ils rejoignirent une longue table et y posèrent le récipient. Les mains derrière le dos, ils fermèrent les yeux, tandis que l'un d'entre eux avait l'honneur de lire un chapitre du Credo. Leur repas serait froid lorsqu'il aurait fini, mais cela aussi, faisait partie de leur formation. Uri entrouvrit les yeux. Personne ne le regardait, chacun écoutait religieusement la voix monotone du jeune novice. Il ressentit une pincée de nostalgie en songeant qu'à peine dix ans plus tôt, c'est lui qui lisait ces lignes. Il repoussa ce regret incongru et se concentra sur le moment présent. Avec précaution, il sortit de sa manche la fiole qu'il y avait dissimulée. Les mains toujours dans le dos, il dévissa lentement le flacon, prenant soin de ne pas laisser une goutte de ce produit hautement mortel toucher sa peau. Il ramena sa main devant lui avec la plus grande prudence, si doucement qu'il avait l'impression de bouger au ralenti. Il jeta un regard à la dérobée sur son voisin, qui écoutait les paroles du novice avec une ferveur profonde, les yeux clos. Uri prit une discrète inspiration et remit son destin dans les mains de Dieu. Sa réussite serait la preuve que le Tout-Puissant le soutenait. D'un geste rapide, il versa le contenu de la fiole dans le bol de son voisin. Le liquide rouge se répandit dans la bouillie et s'y dissipa avec une rapidité presque surnaturelle. Le hari rouge venait d'un monde non-humain, loin au-delà de l'espace de la coalition Tellus. Les rumeurs les plus folles couraient à son sujet, mais son efficacité n'était pas une invention. Ce poison tuait avec une rapidité inégalée et était indétectable, que ce soit dans les tissus de sa victime ou dans la nourriture qu'il avait contaminée. Avec sang-froid, Uri rangea à nouveau le petit flacon et se plongea dans la prière. Enfin, le novice finit de lire et chacun s'assit. Ils avaient cinq minutes pour avaler leur nourriture avant de rejoindre le lieu qui leur était assigné pour la journée. Uri enfourna sa bouillie avec sa célérité habituelle. Son voisin mangea avec la même avidité. Il n'avait pas avalé deux cuillères, qu'il poussa un cri inarticulé avant de se raidir. Il heurta violemment la table, déjà sans vie. Uri Ubanit s'était levé, comme tout le monde, affichant la même expression horrifiée. Un de leur professeur accourut auprès du jeune homme, mais ne put que constater sa mort. XI Nayla se sentait incroyablement reposée, après une longue nuit de sommeil réparateur. La nuit dernière, Mardon avait décidé de faire une pause dans les entraînements. Cela faisait deux jours qu'elle réussissait à tromper son don d'inquisition et il avait pensé, à raison, qu'elle avait besoin d'une nuit de repos. À l'instant où sa tête avait touché l'oreiller, elle s'était endormie. Aujourd'hui, Dem leur avait confié la mission, à Soilj et à elle, de mettre à jour le système informatique des skarabes. Les deux jeunes gens se dirigeaient vers le hangar avec l'impression qu'on venait de leur accorder une permission. Nayla appréciait de plus en plus la compagnie de Soilj, dont l'humour taquin la faisait rire. — C'est sympa de la part de Dem de nous confier cette mission. Attention, attention, voici les dépanneurs de l'espace ! — Soilj, tenta-t-elle de le calmer. — Tu n'as pas l'air de comprendre le privilège que Dem vient de nous accorder. — Je comprends juste que nous ne sommes pas dans le labo. — Je sais. Il est dur avec toi, ces derniers jours. J'croyais qu'il t'aurait facilement à la bonne, mais j'me suis trompé. — Oui, tu t'es trompé. Je crois surtout que ça l'amuse de nous martyriser. — Tu as raison. — Mais pendant quelques heures, nous serons tranquilles. — Si tu le dis, Nayla. On va quand même devoir se glisser sous ces poubelles. J'espère qu'il n'y aura pas de myhalaak coincé dessous. — De quoi ? — Un insecte… Un truc immonde, d'au moins dix centimètres, avec des pinces et une queue pourvue d'un dard. — Je croyais qu'il n'y avait pas de vie animale, sur ce monde. — Il y a quelques insectes, des reptiles… Y'en a qui ont vu des oiseaux, mais j'crois qu'ils hallucinent. Comment veux-tu qu'un oiseau vole avec ce vent. Elle frissonna. Elle n'aimait pas les insectes. Par chance, sur Olima il y avait peu d'espèces venimeuses, à part bien sûr, les gipres de feu. — Tu essayes de me faire peur, Soilj ? — J'aimerais bien, mais non. Tu as peur des bestioles ? — Pas toi ? — Peur, non ? Elles me répugnent, mais j'ai connu pire que les myhalaaks ou les vivmils. Je viens de Xertuh. — Xertuh ? — GtH 04… Si l'enfer existe, c'est là qu'il se trouve. — Je suis désolée, dit-elle ne sachant pas comment le réconforter. — T'en fait pas. Au fait, j'voulais te poser une question. — Vas-y. — Est-ce que Feljina est une fille bien ? — Pourquoi ? Tu veux sortir avec elle ? — Non ! se défendit-il en rougissant. Pas du tout. C'est Full. Il… Il m'a dit qu'ils étaient ensemble et… j'voulais savoir, c'est tout. Après tout, c'est ton amie, non ? — Feljina est une croyante dévouée et un soldat loyal. — Nayla, je ne te demande pas une évaluation. J'veux que tu me dises ce que tu en penses en tant qu'amie. — Amie, c'est beaucoup dire, laissa-t-elle échapper. Elle passe son temps avec Baamolade et Jool. — Si elle ressemble à ces garces, c'est pas terrible pour Full. — Je ne sais pas si elle leur ressemble, mais ce que je t'ai dit est vrai, Soilj. Feljina aspire à être une croyante parfaite et un soldat exemplaire. Je crois que ces deux critères sont les moteurs de sa vie. — Ouais, je vois… Ça devrait coller avec Full. Il est plutôt du genre à suivre le Credo à la lettre et… Avec stupeur, il s'interrompit. Il venait de sous-entendre que suivre le Credo était un défaut ou n'était pas une obligation. — J'ai remarqué, oui, dit-elle aussitôt pour le rassurer. Ils entrèrent dans le hangar et se répartirent aussitôt les tâches. Nayla se glissa sous l'un des véhicules, avec appréhension. Elle examina avec soin chaque recoin, pour vérifier qu'aucune bestiole ne s'y trouvait. Rassurée, elle dévissa une plaque et attaqua les mises à jour. Alors que le système se réinitialisait, elle sentit ses paupières s'alourdirent. Elle réprima un bâillement, puis ses yeux se fermèrent malgré elle. Elle passa une main sur son visage et vérifia l'état du système. La mise à jour n'était toujours pas finie. Quelques secondes plus tard, elle sombra dans une sorte de demi-sommeil hypnotique. "Elle ressentit d'abord une impression de froid, un frisson, puis elle devina que la silhouette sombre de Devor Milar la fixait désormais dans les yeux. Elle vit un bombardier qui atterrissait, dans un nuage de sable, sur la planète RgM 12. Des hommes, vêtus de l'armure noire des Gardes de la Foi, descendirent de l'appareil et se dirigèrent vers les bâtiments trapus de la base H515. La poussière volait autour d'eux sans sembler les souiller. Il émanait une aura malsaine de l'homme en robe noire qui les accompagnait. Ils arrivaient !" Une nausée, plus forte que d'habitude, la frappa. Une sueur froide l'inonda, elle avait l'impression de s'enfoncer dans les abysses sombres d'un gouffre sous-marin, la pression des profondeurs lui écrasait la poitrine et l'eau l'empêchait de respirer. Elle ouvrit les yeux, le décor autour d'elle tournoya. Pensant s'évanouir, Nayla tenta d'appliquer ce que lui avait enseigné Dem : réguler sa respiration et se calmer. En vain, sa nausée s'amplifia et des taches de lumières se mirent à danser devant ses yeux. Elle repoussa son malaise et s'extirpa de sous le skarabe. Elle se leva péniblement, prenant appui sur le véhicule. La tête de Soilj apparut de sous l'un des tout-terrain. — Tu as déjà fini ? — Je… J'ai oublié un truc dans le laboratoire. — Quoi ? Attend… Il va te tuer si tu y retournes sans avoir fini. — Je dois y aller. Je reviens. Elle n'écouta pas les protestations du garçon. D'un pas chancelant, elle se précipita dans les couloirs. Tout continuait de tourner autour d'elle. Lorsqu'elle entra dans le laboratoire, elle se sentait au bord de l'évanouissement. Dem se tourna vers elle et l'apostropha : — Que faites-vous déjà là, caporal ? — Il faut… que je vous parle, lieutenant. Mardon l'attrapa par le bras et l'entraîna, sans ménagement. Elle se laissa faire. Ses oreilles tintaient et elle avait l'impression de se mouvoir dans du coton. Elle entendit la porte du bureau se fermer derrière elle. Elle s'assit dans un état second. — Reprenez-vous Nayla ! dit-il à voix très basse. Qu'y a-t-il ? — Ils arrivent, murmura-t-elle, maintenant… J’en suis sûre. Ils arrivent, ici ! Je les ai vus, Dem, je vous le jure ! Ce fut peut-être de l'inquiétude qui passa dans le regard de l'officier scientifique, elle n'aurait su le dire. Mais plus encore que ses visions, cette lueur acheva de la terrifier. — J'ai besoin de… dit-il avec hésitation. Je dois voir ce que vous avez vu, me le permettez-vous ? Elle ne comprit pas. — Laissez-moi lire en vous, s'il vous plaît. Laissez le souvenir de votre rêve accessible, que je puisse le consulter. Elle acquiesça d'un signe de tête et aussitôt, elle sentit la douce présence dans son esprit. Elle sentit clairement qu'il compulsait les images de sa vision. — Tout va bien Nayla, respirez profondément, concentrez-vous sur les exercices que je vous ai appris. Tout va bien se passer. Elle lui adressa un sourire contraint, persuadée du contraire. — Vous n'avez rien à craindre, vous n'êtes que du menu fretin. — Pas vous ? — Oh non… dit-il, amusé. Allez, retournez travailler. Je vous accompagne à la porte. Courage, jeune fille. ** ** ** ** Le lieutenant Mardon fut convoqué, moins d'une heure plus tard. Il espérait que la "bulle" qu'il avait mise en place, dans l'esprit de Thadees, avait rempli son rôle. Elle ne résisterait pas à un examen poussé, mais l'inquisiteur n'avait aucune raison de suspecter le commandant. Malheureusement, cette subtilité n'était possible que chez quelqu'un totalement dénué de pouvoir, ce qui excluait Nayla. Il rejoignit le bureau du confesseur sans précipitation excessive. Grâce à la vision de Nayla, il savait qu'il n'avait jamais rencontré cet inquisiteur, mais être confessé par l'un de ses cancrelats n'était pas une nouveauté. Il vérifia, une dernière fois, ses défenses mentales avant d'entrer. Xanstor était présent, il se tenait debout dans un coin de la pièce, les mains jointes et les yeux baissés, parfait modèle du moine dévoué à Dieu. Mardon devina les sentiments de l’aumônier. Ce dernier le soupçonnait depuis longtemps et se réjouissait de voir qu'enfin, le lieutenant Mardon allait être confondu. Seuls quatre Gardes Noirs accompagnaient l'inquisiteur. Thadees avait dû passer l'épreuve facilement. Dem fut également rassuré de constater que le colonel de la Phalange Bleue était absent. C'était ce qu'il avait prévu, mais ces derniers temps, le destin semblait jouer avec les événements et il n'avait pu s'empêcher d'éprouver une légère anxiété. Les probabilités pour que cet officier ne le connaisse pas étaient infimes et une telle rencontre aurait été désastreuse. — Lieutenant Dane Mardon, dit-il en saluant énergiquement. À vos ordres monsieur l'inquisiteur. — Asseyez-vous, Mardon, dit-il de la voix plate et sans émotions, qui était la caractéristique des inquisiteurs. Dem obéit. — Je suis Deas Saziv, le Premier Inquisiteur du vaisseau vengeur 516. Je suis ici pour mener l'enquête suite aux événements survenus sur la planète RgN 07. Je lis dans le rapport fourni par le commandant Thadees, que vous vous êtes brillamment illustré lors de l'intervention de votre unité. — Je n'ai fait que mon devoir, monsieur l'inquisiteur. — Vous avez pris le commandement, alors que vous n'êtes qu'un officier scientifique. — Dans l'Armée de la Foi, nous sommes tous des soldats, monsieur l'inquisiteur. J'étais l'officier supérieur survivant. Le règlement m'imposait de prendre le commandement et une fois en charge, il était de mon devoir de sauver ceux sous mes ordres. — Je vois, mais vos solutions ont été… comment m'a-t-on dit, exceptionnelles. — Ma main et mes décisions étaient guidées par la volonté de Dieu. Qu'Il vive à jamais ! — Qu'Il vive à jamais ! Nous allons voir si vous dites la vérité, Mardon, répliqua Saziv en lui faisant signe de s'approcher. Il se pencha vers l'inquisiteur qui posa les mains de chaque côté de sa tête. Il le sentit entrer dans son esprit et le fouiller avec fureur, tel un garton pris de folie. Comme ce félin, aux crises de rage phénoménales, il se comportait de manière brouillonne et sauvage, cherchant les souvenirs de l’événement. Il tentait également de trouver des idées subversives, mais bien sûr, il ne trouva que ce que Dem avait décidé qu'il trouverait : de l'ennui, un sentiment de supériorité exacerbé, de la morgue… Une personnalité parfaitement antipathique. L'inquisiteur chercha longtemps, mais il ne découvrit rien de compromettant. Lorsque Deas Saziv relâcha Mardon, son visage déjà maigre était creusé et gris, preuve qu'il avait puisé dans ses réserves pour ne rien laisser au hasard. — Vous pouvez disposer, lieutenant. — À vos ordres, monsieur l'inquisiteur. Dem se leva et quitta la pièce. La première étape était franchie et maintenant, Nayla devait, elle aussi, passer cette épreuve. Il était confiant. Elle allait réussir. Elle devait réussir. ** ** ** ** Nayla fut conviée, par haut-parleur, à se rendre dans le bureau du confesseur, comme tous ceux qui avaient participé à la mission sur RgN 07. Elle se hâta sans cesser de se remémorer les conseils que Dem lui avait donnés. Le couloir était vide et le mince espoir qu'elle avait eu de croiser son supérieur ne se réalisa pas. Elle prit une profonde inspiration et leva le mur de ses défenses mentales, avant de presser la touche qui ouvrit la porte. Elle musela sa folle appréhension et entra. Le confesseur était debout contre la paroi, l'observant avec malveillance. Assis derrière le bureau, se tenait un homme drapé dans une robe de velours noir. Elle réussit à maîtriser sa surprise et sa peur en reconnaissant l'inquisiteur de sa vision. Il l'observait avec intensité. Elle le salua et joignit les mains en prière, les yeux baissés. Elle le dévisagea discrètement. Il était le premier de son espèce qu'elle croisait et elle le trouva insignifiant. Son regard sombre, enfoncé dans un visage havre, était bien moins impressionnant que celui de Dane Mardon. Pourtant, elle ressentait la malignité qui se dissimulait derrière ses yeux sans vie. — Asseyez-vous, dit-il d'une voix étrange, sans accent ni intonation. Elle s'assit en face de lui, concentrée pour ne pas laisser échapper une pensée suspecte. — Êtes-vous anxieuse ? demanda-t-il. — Oui, un peu, avoua-t-elle. — Pourquoi cela ? — Je n'ai jamais rencontré d'inquisiteur, monsieur. — Un croyant loyal n'a aucune raison d'être nerveux. — Je sais, monsieur l'inquisiteur. L'Inquisition a pour mission de pourchasser les ennemis de Dieu. Ceux qui L'aiment et Le servent ne doivent pas craindre les ministres du Tout-Puissant, qui consacrent leur vie à traquer le mal. Elle venait de citer le Credo, avec une fervente conviction. Une ombre amusée rampa sur les lèvres pâles et étroites de Saziv. — Si vous aimez Dieu, vous n'avez rien à craindre. Je suis ici pour enquêter sur ce qui s’est passé sur RgN 07 et déterminer si les agissements de chacun sont à la gloire de Dieu. Détendez-vous. — Oui monsieur l'inquisiteur, que voulez-vous savoir ? — Je ne vais pas vous poser de questions, je vais lire dans votre âme. Posez vos coudes sur la table et penchez votre tête vers moi. Elle obéit. Il allait entrer dans son esprit et l'idée de ce viol la révulsait, mais s'y opposer la condamnait à mort. Nayla se concentra sur le lieutenant Mardon et la façon dont il la traitait. Elle évoqua le regard glacial, la voix dure qui assenait des réflexions blessantes et injustes. Elle sentit l'inquisiteur poser les mains de chaque côté de sa tête. Elle sentit sa présence répugnante forcer l'entrée de sa conscience. Elle s'accrocha à son ancre de toutes ses forces pour éviter de l'éjecter. Elle résista à l'envie d'écraser cet esprit abject. Curieusement, elle s'en sentait capable et la tentation de le détruire s’amplifia, devenant irrésistible. Elle invoqua Dem avec plus de force et se concentra, avec la dernière énergie, sur les yeux bleus si limpides de son protecteur. Elle se plongea dans cette eau froide tandis que l'inquisiteur fouillait partout, tel un animal visqueux. Il ne découvrit rien, il ne vit pas le mur et ne soupçonna même pas son existence. Il relâcha le lien et se tourna vers Xanstor. — Il n'y a rien, dit-il avec rudesse. Caporal, il semblerait que vous ayez fait votre devoir. Vous pouvez partir. Nayla se leva, en espérant qu'ils ne remarqueraient pas ses jambes flageolantes. Elle salua et sortit de la pièce. Elle fit quelques pas avant de respirer normalement, mais elle n'abaissa pas son mur, pas encore. Elle erra un instant dans le couloir, ne désirant qu'une seule chose : courir vers Dem et se jeter dans ses bras. Bien sûr, elle n'oserait jamais faire une chose aussi folle. Elle régula lentement sa respiration et calma les battements désordonnés de son cœur. Elle fit taire le besoin presque vital de retourner dans cette pièce et d'éliminer le représentant de ce Dieu qu'elle haïssait. Sans qu'elle ne le décide vraiment, ses pas la ramenèrent vers le laboratoire, avec l'espoir insensé que Mardon l'attendait pour la réconforter. La grande pièce de travail était plongée dans les ténèbres, mais le bureau était éclairé. Il est là ! se dit-elle avec joie Elle allait se précipiter à l'intérieur lorsqu'elle entendit la voix du commandant Thadees. Elle se plaqua contre la cloison. — … J'ignore ce que vous m'avez fait, Dem, mais ça a marché. — Tant mieux, car ce n'est pas infaillible, loin de là. Vous n'étiez pas directement impliqué, cet inquisiteur n'a pas dû chercher trop profondément. — Merci encore. Et pour vous ? Vous êtes sûr que… — Ne vous inquiétez pas. Il soupçonnait un certain manque de foi de ma part. Je peux remercier Xanstor pour cela. Il ne pensait à rien d'autre et surtout, il ne me connaissait pas. — C'est une chance, dit le commandant. — Si cela avait été le cas, j'aurais agi. — Dem ! — Je n'aurais pas eu le choix, Malk, vous le savez ! Vous devriez partir. Être ici, en ce moment, ce n'est pas sage. — Ouais. Vous avez raison. Soyez prudent, Dem. Et par pitié, ne vous faites pas remarquer ! Malk Thadees quitta la pièce, son imposante silhouette voûtée par l'inquiétude. Elle s'accroupit prestement derrière une table, tandis qu'il traversait le laboratoire sans la voir. Elle hésita. Devait-elle entrer ou s'en aller ? Dem apparut à la porte de son bureau. — Venez, Nayla. Vous savez, ce n'est pas bien d'écouter aux portes, se moqua-t-il. — Je n'écoutais pas… J’ai juste entendu. — Dans ce cas, j'ai bien peur que vous n'ayez d'autres questions sans réponses, à mon sujet. — Comme d'habitude ! Vous ne me demandez pas comment s’est déroulée la rencontre ? — Inutile. Cela s'est bien passé, sinon vous ne seriez pas là. — Oui… C’était… répugnant. J'aurais voulu le… le… Elle hésita n'osant pas lui dire qu'elle aurait voulu tuer cet inquisiteur, l'écraser, l'éliminer. — C'était horrible, Dem. — Vous avez été brave, exceptionnelle même. — Non, je… — Mais si, je vous assure. Au début, je ne croyais pas vraiment que vous seriez capable de réussir cela. — Ah bon, dit-elle un peu déçue. — Vous ne comprenez pas combien ce que vous avez fait est difficile. Vous vous en êtes sortie avec brio. — Peut-être que cet inquisiteur n'était pas doué, dit-elle en tentant de trouver une explication. — Son niveau n'a rien d'exceptionnel, c'est vrai, mais il reste plutôt élevé, dit-il, amusé. — Et vous, vous avez pu le contrer ? demanda-t-elle. Il se contenta de sourire, de cette façon si particulière qu'elle connaissait bien désormais, mi-moqueuse, mi-mystérieuse. — Nayla, il est tard. Allez-vous reposer et surtout, ne quittez pas vos quartiers. N'allez pas croiser cet inquisiteur dans un couloir. — Oui, Dem. Elle hésita une fraction de seconde, elle aurait voulu qu'il la serre dans ses bras. Elle avait besoin d'un contact physique avec lui pour conjurer cette impression de souillure, qu'elle éprouvait après l'intrusion dans son esprit. Il ne bougea pas. Déçue, elle s’apprêtait à sortir du bureau lorsqu'il la rattrapa. — Nayla… Il la dominait de toute sa hauteur et son regard bleu lui parut plus chaud qu'à l'accoutumée. Un sourire mélancolique glissa sur ses lèvres. Elle tressaillit quand sa main caressa doucement sa joue. L'instant était magique, étrange. Le temps semblait s'être immobilisé. Il pencha la tête et déposa un doux baiser sur son front. — Je suis fier de vous, murmura-t-il, la voix voilée d'une étonnante émotion. La gorge nouée, elle ne put répondre. — Retournez vite dans vos quartiers, dit-il en s'écartant. Elle se sentait frustrée, l'empreinte des lèvres de Dem sur son front la brûlait encore. Elle n'avait jamais eu autant envie qu'un homme ne l'embrasse. — Nayla, ce ne serait pas une bonne idée, je vous assure. Elle quitta précipitamment le bureau, ce fut presque une fuite. Son cœur cognait dans sa poitrine, elle était emportée par un maelström de sentiments contradictoires. Lorsqu'elle se laissa tomber sur sa couchette, ce n'est pas la présence des Gardes Noirs ou l'intrusion de l'inquisiteur qui occupaient ses pensées, mais le baiser tendre de Dane Mardon sur son front, son regard limpide et son sourire plein de mélancolie. Elle ignorait ce qu'elle éprouvait réellement pour lui et pire encore, elle aurait été incapable de deviner ce que lui, ressentait, pourtant cet instant avait été magique. Épuisée, elle finit par s'endormir. -*-*- "L'éclat de lumière l'éblouit et sous ses yeux, la planète s'enflamma. Elle se trouvait à bord d'un cuirassé qui lançait, sans discontinuer, des missiles lywar sur Alima. Elle pouvait sentir le froid du hublot sur lequel s'appuyait sa main. La main d'un homme ! Elle devinait son reflet dans la vitre, un reflet masculin, mais elle ne parvenait pas à en distinguer les traits. Elle se sentit envahie par des sentiments : de la colère d'abord, puis du remords, du dégoût, de la pitié. Elle était horrifiée par ce qu'elle avait accompli, désespérée par le spectacle qui se déroulait sous ses yeux. Soudain, tout disparu ! Toute émotion fut brutalement effacée. Sa froide et efficace personnalité se contentait de noter la précision des tirs. Une terrible nausée assaillit Nayla. Elle eut l'impression de se dédoubler, avant d'atterrir sur la passerelle. Devor Milar se tenait juste devant elle. Horrifiée, elle comprit que pendant un instant, elle s'était trouvée dans son esprit. Elle n'eut pas le temps de chercher à analyser les sentiments de ce monstre ou de tenter de se souvenir du visage mince qu'elle avait presque entrevu. Une terrible migraine la terrassa et elle changea de décor. Deux Gardes Noirs maintenaient solidement Mardon. Face à lui, se tenaient l'inquisiteur et un inconnu qu'elle identifia comme le colonel des Gardes de la Foi. L'officier eut un rictus mauvais et sans prévenir, il frappa durement Dem au visage, puis à l'estomac, jusqu'à ce qu'il s'effondre. Inconscient, il fut entraîné hors de la pièce. Nayla aurait voulu se réveiller, mais les murs du bureau se brouillèrent et disparurent. Elle se retrouva à bord du vengeur, mais cette fois-ci Milar ne fixait plus Alima en train de brûler. Il regardait Nayla avec intensité, comme s'il avait conscience de sa présence. Avec frustration, la jeune femme constata qu'elle n'arrivait toujours pas à discerner son visage. — Dites-moi pourquoi je suis là ? s’entendit-elle dire. L'homme secoua négativement la tête. La fureur embrasa Nayla et sans réfléchir, elle se précipita vers lui, décidée à découvrir les traits de ce meurtrier, prête à faire ce qui était nécessaire pour le forcer à parler. Sa migraine s'intensifia, un poinçon chauffé à blanc lui traversa le cerveau. Elle perdit pied et s'envola vers la nuit éternelle qui régnait au plus profond de l'espace. Devant elle se tenait une forme humaine ténébreuse, mais auréolée d'une faible lumière blanche. Cette personne était importante, elle le savait au plus profond de son âme. Elle tendit la main vers cet inconnu et dit : — J'ai besoin de vous. — Je suis à vous, répondit-il. — Venez avec moi, dit-elle. Le rayonnement s'intensifia et désormais, la haute silhouette sombre était entourée d'une vive lumière blanche et brillante. Nayla bascula, tomba, longtemps… et elle se retrouva face à des milliers de personnes, des gens comme ceux de sa planète, des anonymes, des civils, les malheureux esclaves d'un tyran. Ils levaient tous les yeux vers elle avec adoration et espoir. Ils étaient prêts à la suivre jusqu'aux confins de la galaxie. Tous attendaient ses ordres. Elle se tourna vers la forme sombre qui se tenait près d'elle. Il donna un ordre et ses troupes se précipitèrent vers l'ennemi. À l'issue de cette grande bataille, des milliers de morts jonchaient le sol, des blessés appelaient à l'aide. Le long cri de joie des combattants victorieux couvrit les lamentations. Elle fut arrachée à ces images de dévastation et pourtant, d'espérance. Elle se retrouva dans une immense pièce, bordée de hautes tentures noires ornées d'arbres stylisés. Un grand trône de sölibyum occupait le centre de cette salle dépouillée. Dieu était assis sur ce siège. Elle savait que c'était Dieu. Elle savait qu'elle était là pour l'affronter. La nausée devint insoutenable, sa tête menaçait d'exploser. Elle hurla pour se réveiller, mais elle était piégée dans le néant. Elle eut une brève vision de Dem, suspendu au plafond par les poignets, le corps meurtri. Elle cria encore et se débattit à l'intérieur de son rêve pour se réveiller." Nayla ouvrit les yeux dans un état d'affolement total. Les Gardes Noirs allaient arrêter Dem. Il était perdu ! Elle ignorait comment ou pourquoi, mais Mardon était condamné. Elle en était certaine. Elle se dressa dans sa couchette, désorientée. La respiration profonde de ses camarades était le seul son dans le dortoir. Sans s'inquiéter de l'heure ou de toute autre considération, elle sauta sans bruit hors de son lit. Elle devait prévenir Dem, il devait absolument fuir le destin qui l'attendait. Une fois dans la salle commune, elle s'habilla rapidement et prit la direction du quartier des officiers. Elle n'osa pas courir, malgré son intuition qui lui hurlait de ne pas perdre de temps. Sans attendre, elle sonna à la porte de Mardon et deux secondes plus tard, la porte s'entrouvrit. Il était vêtu d'un pantalon d'uniforme froissé et d'un tee-shirt noir, humide de sueur. L'étonnement se peignit sur son visage lorsqu'il la reconnut. — Que faites-vous là ? — Lieutenant, souffla-t-elle, je dois impérativement vous parler. Le plus vite possible ! Le regard qu'il lui lança fut incisif, coupant comme une lame. Il attrapa Nayla par le revers de sa veste et l'attira à l'intérieur. Il referma la porte derrière elle, la plaqua contre le mur et d'un geste, lui ordonna de se taire. Surprise qu'il la laisse entrer dans sa chambre, elle étudia avec curiosité la petite pièce spartiate, meublée d'une couchette, d'une console d'ordinateur posée sur une petite table et d'un placard. Il n'y avait aucune décoration sur le mur, à part l'obligatoire symbole de Dieu, aucune touche personnelle, si ce n'est des poids de musculation posés sur le sol. Elle venait de le surprendre en train de faire du sport à 04‑00. Il est vraiment bizarre, songea-t-elle et le décor impersonnel de la chambre ne contredisait pas cette impression. Il vivait là depuis cinq ans, pourtant il paraissait avoir emménagé la veille. — Qu'est-ce que vous faites ici ? demanda-t-il après avoir activé une commande sur la console de sa chambre. — Je viens d'avoir un horrible cauchemar. Il faut que vous quittiez la base, ce soir ! Les yeux bleus et limpides de Mardon plantèrent dans les siens. — Qu'avez-vous vu ? demanda-t-il presque à contrecœur. — Milar, comme toujours et… des images terribles. Elle savait qu'une partie de sa vision n'avait rien à voir avec une prémonition, c'était trop flou, trop loin dans l'avenir, trop allégorique. Cela ne pouvait pas se dérouler exactement comme elle l'avait vu. Elle n'allait pas recruter une forme humaine auréolée de lumière. Qu'avait-elle vu alors, une prophétie ? Elle frissonna. C'était un mot terrible, "prophétie". Elle savait ce qu'il représentait. C'était le danger et l'espoir. L'espoir ! Pourquoi avait-elle, justement, pensé à ce mot précis ? Une idée l’effleura, mais elle refusa d'écouter ou de comprendre. Elle rejeta tout en bloc. — Ce qui est important, c'est que j'ai vu que vous allez être arrêté et torturé. Ils vont vous capturer. Vous devez fuir, dès ce soir ! — C'est malheureusement impossible, dit-il sombrement. Une tempête de niveau 7, suffisante pour nous arracher la peau des os, est sur nous en ce moment même. De plus, il est hors de question que je vous laisse, seule, dans cette base. — Mais Dem… — Rentrez vite dans vos quartiers, Nayla, dit-il d'une voix lasse. Ne vous inquiétez pas pour moi, tout ira bien. Si quelqu'un vous voit en chemin et bien… utilisez la même excuse que pour Mylera. — Que voulez-vous… — Il vaut mieux qu'on vous croit ma maîtresse que ma complice, n'est-ce pas ? — Mais Dem, complice de quoi ? Pourquoi est-ce que les Gardes de la Foi veulent vous arrêter ? — Pour tout un tas de raisons. Allez, partez vite ! Il est trop dangereux pour vous de rester ici. Et quoi qu'il se passe, Nayla, ne tentez rien de stupide. Vous m'entendez ? Je suis un grand garçon et je pourrais m'en sortir seul. Ne risquez pas votre vie pour moi. — Que voulez-vous dire ? Ils vont vous arrêter, n'est-ce pas ? paniqua-t-elle. Je ne peux pas les laisser… — Si je suis capturé par les Gardes Noirs, vous ne pourrez pas l’empêcher, jeune fille. Je vous interdis de courir des risques inutiles. Allez, maintenant, rentrez vite dans vos quartiers. Le temps presse. Elle hésita encore, elle ne voulait pas l'abandonner. — Filez, vous dis-je ! dit-il avec autorité, lorsqu'elle voulut protester. Il y avait tant de choses qu'elle aurait voulu lui dire, mais ce n'était pas le moment, il avait raison. Elle sortit de sa chambre de Mardon, précipitamment, des larmes plein les yeux et rejoignit rapidement ses quartiers. -*-*- Nayla fut extirpée du sommeil par la sonnerie du réveil et pendant un instant, elle fut heureuse d'avoir dormi profondément. Un frisson désagréable la secoua. Elle venait de se souvenir de cette terrible prémonition et une horrible impression de catastrophe imminente s'insinua dans son âme. Elle avala rapidement un petit-déjeuner, prête à se rendre au laboratoire en espérant qu'elle pourrait voler un moment, seule avec Dem. Une annonce résonna dans les haut-parleurs de la base, ordonnant à tout le personnel de se rendre dans le hall d'entrée. Effrayée, elle suivit les conscrits qui restaient silencieux. Ces dernières heures, une atmosphère d'angoisse flottait dans la base. Dans le hall, les Gardes Noirs surveillaient tous les accès. Au milieu des officiers, Mardon semblait noter chaque détail, tout en affichant un air serein. Elle aurait juré, qu'au contraire, il était préoccupé. Ils attendirent un long moment, sans qu'une conversation ne vienne briser cette chape inquiétante. Enfin, Thadees entra dans la pièce, accompagné de l'inquisiteur et d'un homme vêtu de la tenue de combat allégée des Gardes de la Foi. L'uniforme noir et brillant, était taillé dans une matière ressemblant à du cuir. De minces renforts de ketir protégeaient, le dos, la poitrine, l'estomac, les épaules et les cuisses. De larges bracelets, en ketir renforcé, enserraient les poignets et des bottes luisantes montaient à mi-mollet. Un pistolet lywar ornait sa hanche droite et un poignard sa gauche. Sur sa poitrine brillait le symbole de Dieu de couleur bleue et les galons sur ses épaules indiquaient qu'il était colonel. Nayla reconnut l'officier, grand et imposant, qu'elle avait vu dans sa vision. Elle eut besoin de toute sa concentration pour bloquer ses pensées et contrôler sa panique. — Soldats, votre base a été confrontée à des rebelles. La Phalange Bleue les a tous éliminés, comme ils le méritaient. Ce colonel débitait son discours avec un ennui palpable et toisait chacun d'entre eux avec une expression de dédain inscrite dans son regard bleu pâle. Nayla ressentait l'appréhension de ses camarades et comme eux, elle anticipait la décision terrible qu'il allait sûrement prendre. Il n'hésiterait pas à ordonner leur exécution, s'il le jugeait bon. La peur desséchait sa bouche, mais elle se retint de déglutir. — Vous avez été mis en présence de pensées hérétiques et en tant que garant de la pureté de la foi, je dois m'assurer… Il s'interrompit brutalement, l'air totalement abasourdi. Nayla aurait parié son dernier söl que c'est Dem qu'il fixait et elle sut que sa vision allait s'accomplir. — Je dois m'assurer que chacun d'entre vous reste dévoué à Dieu, poursuivit-il après quelques secondes d'un silence intense, presque palpable. Vous serez tous interrogés. Soldats, retournez à vos postes ! Les officiers, vous restez ici. L'interrogatoire commencera par vous. Accompagnez-moi, commandant ! Nayla suivit le flot de ses camarades et se dirigea vers le laboratoire. Elle avait vu la peur étinceler dans les yeux du commandant et son cauchemar de la nuit ne la laissait pas en paix. Dem était en danger. Avec un sentiment de totale impuissance, elle s'assit derrière sa console. L'attente commença. ** ** ** ** Les officiers de la base furent conduits dans le mess, par des Gardes de la Foi attentifs. L'angoisse était tangible dans les rangs. Mardon comprenait leur appréhension, lui-même était anxieux. Le moment de vérité approchait et les possibilités n'étaient pas nombreuses. Le colonel Zan Yutez, archange 165, l'avait bien évidemment reconnu. S'il ne l'avait pas fait arrêter sur le champ, c'était uniquement par prudence. Il avait toujours été précautionneux. Dem enrageait de s'être laissé piéger. Il ne se le pardonnait pas, même si cette situation n'était pas de sa faute ; la saison des hurricanes l'avait empêché de rejoindre le cargo qu'il avait dissimulé sur ce monde. La vétusté de ce vaisseau rendait, de toute façon, la réussite d'un décollage tout à fait aléatoire. Le destin l'avait obligé à attendre. Il connaissait la plupart des colonels en charge des phalanges et avait été certain de pouvoir les berner. Seulement, il n'avait pas envisagé que le hasard lui enverrait l'un des deux hommes, le haïssant suffisamment pour ne pas tenir compte de ses arguments. Personne ne bougea lorsque Norimanus fut emmené par une section de Gardes de la Foi, puis ce fut au tour du capitaine Plaumec. Yutez respectait l'ordre hiérarchique, ce qui préservait sa couverture. Mylera avait l'air terrifié et cela l'attrista. Il ne pouvait pas s'empêcher d'être inquiet pour ses rares amis. Il lui adressa un léger signe de tête pour tenter de la réconforter, mais elle détourna les yeux. Elle sursauta quand la porte s'ouvrit à nouveau et suivit sans un mot l'officier. Quinze minutes plus tard, c'est lui que ce jeune lieutenant vint chercher. Tout le long du trajet, les couloirs étaient sévèrement gardés. Rien n'avait été laissé au hasard et toute évasion semblait impossible. Il commençait à céder à la fatalité, lorsqu'il reconnut un capitaine, qui inspectait les sentinelles postées près du bureau de Thadees. Vyn Virdin ! Un fantôme de sa vie précédente, responsable de sa sécurité rapprochée. Virdin avait été d'une loyauté exemplaire et lui avait voué une admiration sans borne. Il ne put cacher sa stupéfaction lorsqu'il reconnut son ancien supérieur. Dem remercia sa chance, il allait pouvoir utiliser cet homme. Il inclina légèrement la tête en guise de salut et lui adressa le bref sourire ironique, qui était la signature de son ancienne personnalité. Le capitaine Virdin répondit d'un très léger signe de tête. Discrètement, Mardon leva sa main droite et ses doigts bougèrent rapidement, selon un code précis. Virdin masqua son étonnement et indiqua, avec deux doigts pointés vers le sol, qu'il avait compris l'ordre donné. L'officier responsable de son escorte ne s'était rendu compte de rien. Lorsqu'il lui ordonna d'entrer dans le bureau de Thadees, Dem blinda son esprit afin de se protéger des intrusions de l'inquisiteur. Zan Yutez n'avait pas changé. Grand, musclé et imposant, il se dégageait de lui une puissance animale, accentuée par la coupe en brosse de ses cheveux châtain clair et sa mâchoire carrée. Son allure de guerrier des temps anciens ne devait pas faire oublier qu'il était d'une intelligence brutale et efficace. Près de lui, Deas Saziv semblait insignifiant. Yutez toisa Dem avec attention, comme s'il doutait encore de ce qu'il voyait. — Devor Milar, dit-il en guise de salut. Peux-tu m'expliquer ce que tu fais ici, déguisé en lieutenant des Soldats de la Foi ? Ce fut étrangement agréable d'entendre prononcer ce nom, dont il avait été privé pendant cinq ans. Le colonel Devor Milar rendossa sa personnalité avec facilité et satisfaction. Il se redressa et fixa son interlocuteur avec un regard froid, plein d'arrogance et de supériorité. — Bonjour Zan, répondit-il calmement. Ma réponse sera simple. Je suis en Mission Divine. Une Mission Divine était une mission mandatée par Dieu lui-même. Ce genre de mission était totalement prioritaire et ne souffrait aucune explication. N'importe quel officier des Gardes ou de l'Armée de la Foi l'aurait cru sur parole. Zan Yutez n'était pas de ceux-là. Ils se connaissaient et se haïssaient depuis toujours. Devor Milar se prépara à l'intrusion de l'inquisiteur. Il laissa accessible le souvenir de sa rencontre avec Dieu, quelques mois après Alima. Saziv entra abruptement dans son esprit, prêt à le saccager. Il fut si surpris par les images du Tout-Puissant qu'il quitta précipitamment ses pensées. — Il semble dire la vérité, colonel. J'ai vu Dieu dans ses souvenirs, précisa l'homme avec révérence. — Quel ordre a-t-il reçu ? — Je n'ai pas consulté ce souvenir. Ce serait un sacrilège. Dem eut un rictus arrogant. Il était la main écarlate de Dieu et il se comportait en conséquence. — Devor, insista Zan Yutez, tu as disparu depuis presque cinq ans, envoyé vivant au paradis de Dieu, selon les dires du Clergé. Visiblement c'était faux. Je veux savoir ce que tu faisais ici. — Je te comprends et je suis tout à fait d'accord avec toi. Mais comprends-moi, il s'agit d'une Mission Divine. Je ne peux rien dire. — Je vais devoir vérifier, tu le comprends ? — Une Mission Divine est donnée par Dieu en personne et il n'informe pas obligatoirement Ses officiers de Ses décisions. Le général Jouplim n'est pas au courant de cette mission, l'Inquisiteur Général non plus. Ils vont devoir demander à Dieu de confirmer mes dires. Es-tu prêt à affronter le courroux de Dieu ? — Je trouve toute cette histoire louche, Devor. Cela n'a aucun sens. Je veux vérifier tes dires auprès de la hiérarchie. Dans l'éventualité où tu dirais la vérité, tous les officiers de cette base seront enfermés jusqu'à réception d'une réponse. — Parfait, répliqua sèchement Milar. Au moins, tu protèges ma couverture. Ce qu'ils en penseront, là-bas, cela est une autre histoire. À toi d'en subir les conséquences. ** ** ** ** Ailleurs… Kanmen Giltan resserra les pans de son manteau et releva le col. Une fine pluie nocturne tombait sans discontinuer depuis le crépuscule. Il avait espéré que le temps se calmerait avec les prémisses de l'aube, mais il n'en était rien. Un ciel plombé, veiné de violet, se dévoilait au fur et à mesure que l'astre d'Olima s'élevait. La cellule de la résistance, qu'il commandait désormais, s'était réunie au milieu des pâturages, dans une de ces cabanes qui servait de refuge aux gardiens de tirochs. Il était inquiet et sur le qui-vive. Depuis sa rencontre avec les Gardes de la Foi, quelques jours plus tôt, il avait l'impression qu'il allait tomber sur eux à chaque instant. Pour les éviter, il avait préféré traverser l'immense champ de turu en se frayant un passage dans les hautes herbes pourpres. Il repoussa les dernières tiges pourpres et sursauta en découvrant une haute silhouette sur le chemin, à quelques pas de lui. Il reconnut aussitôt le promeneur. — Monsieur Kaertan, bonjour à vous. — Bonjour à toi, Kanmen, répondit Raen Kaertan. Drôle de temps pour une promenade matinale. Tu cherches quelque chose ? — Non, rien de particulier, je… je n'arrivais pas à dormir, balbutia-t-il. Raen Kaertan était un homme imposant, aux épaules larges et son regard impérieux plongeait dans le sien. — Tu joues un jeu dangereux, Kanmen, dit-il de sa voix grave qui l’impressionnait lorsqu'il était enfant. — Je ne comprends pas… — Ne me prend pas pour un idiot, veux-tu ! Je sais à quoi tu passes certaines de tes nuits et je préférerais que tu les passes ailleurs que dans mes champs. — Monsieur Kaertan, il est essentiel de… — Ne me casse pas les oreilles avec tes déclarations ridicules. Tu n'as qu'à lever les yeux pour connaître le résultat d'un comportement comme le tien. — Nayla est d'accord avec moi, pourtant ! Il s'en voulut aussitôt d'avoir révélé à Raen que sa fille appartenait à la résistance. Elle avait toujours affirmé que son père n'en savait rien. — Ma fille effectue son temps de conscription, au service de l'Armée Sainte, tout comme ton frère. Tu as aussi accompli ton devoir, Kanmen et tu sais qu'il n'y a d'autre choix que d'obéir aux lois. — Les choses peuvent changer, insista Kanmen, retrouvant les accents de passion dont il était capable au cours des réunions de la résistance. Nous pouvons affronter l'Imperium et… — Cela suffit ! tonna Raen. — Nayla croit à la liberté, insista-t-il. — Nayla n'est qu'une enfant. Je t'interdis de l’entraîner dans tes jeux stupides. Ne me parle plus jamais de ces inepties, Kanmen Giltan. — Ou quoi ? osa-t-il répliquer. Vous me dénoncerez ? — Pour qui me prends-tu ? Quitte mes terres, Kanmen et lorsque ma fille sera revenue, laisse-la en dehors de tes folies ! Raen Kaertan tourna les talons sans rien ajouter et s'éloigna sur le chemin qui s'enfonçait dans les pâturages de turu. Un sentiment de défaite et de dégoût lui pesant sur l'estomac, Kanmen prit la route en sens inverse. Pourquoi avait-il cherché à convaincre cet homme qu'il admirait ? Raen avait raison, la lutte était sans espoir, l'Imperium était éternel et Dieu régnerait à jamais sur leur vie. S'opposer à ces vérités ne pouvait que conduire à la mort. XII À la fin de la journée, Nayla quitta le laboratoire sans avoir la moindre idée de ce qu'elle devait faire. Ils étaient toujours sans nouvelles de Dem. Avait-il été arrêté, comme elle l'avait vu dans sa vision ? Devait-elle tenter d'aller le voir dans ses quartiers ? Elle n'avait pas faim et refusait d'attendre bêtement. Elle prétexta un footing et passa dans le couloir des officiers en trottinant, sans y voir âme qui vive. Elle s'arrêta devant la porte de Mardon et prit le risque de sonner. Personne ne lui répondit. En proie à une inquiétude croissante, elle repassa par le laboratoire. Il était désert. Désœuvrée, elle s'assit devant sa console, dans la pénombre de la pièce seulement éclairée par les écrans encore allumés et les lumières du système de secours. Son intuition ne cessait de la harceler et le sentiment d'une catastrophe imminente ne la quittait pas. Attendre lui était insupportable, elle devait savoir, il fallait qu'elle sache. Ses facultés ne lui servaient à rien, aujourd'hui. Je dois obliger mon don à me dire ce que je veux savoir, se dit-elle. Je dois me forcer à avoir une vision ! Je dois voir l'avenir ! Elle ferma les yeux, se concentra, mais rien ne vint. Elle continua obstinément d'essayer et perdit toute notion du temps. Peut-être finit-elle par somnoler ou peut-être réussit-elle à initier une prémonition. Elle fut brutalement frappée par cette migraine si caractéristique. "Les explosions firent tinter ses oreilles, le froid de la vitre sur son front calma son mal de crâne. Le sentiment d'horreur qu'elle ressentait était très puissant. Elle eut cette impression de tournoiement et se retrouva propulsée à l'arrière de la passerelle observant Devor Milar. — Il a besoin de toi, dit-il. Il est en danger ! La stupeur de l'entendre s'adresser à elle, la frappa telle une gifle, puis elle bascula à nouveau. Mardon était prisonnier. Il s'échappait. Soudain, il fut entouré par des Gardes Noirs. Au cours du combat, il fut frappé en pleine poitrine par un tir mortel. Elle chavira à nouveau. Elle vit Mardon qui s'évadait et des Gardes apparurent. Cette fois-ci, elle se vit intervenir. Dem tua les trois Gardes de la Foi. Il était sauf." La nausée la plia en deux. La vie de Dem était en jeu, elle n'avait pas le choix, elle devait absolument agir pour le sauver, mais elle ignorait totalement comment s'y prendre. ** ** ** ** Le colonel Devor Milar patientait calmement, enfermé dans l'une des cellules de la base. Il s'était confortablement installé sur la couchette, le dos contre le mur et il attendait Virdin. Il lui avait donné l'ordre de venir le voir, utilisant le code gestuel qu'utilisaient parfois les Gardes Noirs, et il ne doutait pas que le jeune officier ferait tout pour le satisfaire. Pour le moment, il ne pouvait qu'attendre. Son identité d'emprunt avait volé en éclats. Dane Mardon n'était plus. Il était redevenu lui-même avec une aisance étonnante et avait retrouvé son ancienne personnalité avec plaisir. Milar ne se pliait à aucune hiérarchie, il osait tout et cela lui avait manqué. La porte s'ouvrit. Le capitaine Virdin affichait l'assurance naturelle des Gardes de la Foi, mais il lui manquait ce mélange d'arrogance, de supériorité, d'intelligence, de grâce féline et de dangerosité qui était l'apanage des survivants du projet "Archange". Milar se leva nonchalamment, comme si tout ce qui se passait n'était rien d'autre qu'un contretemps agaçant. — Bonsoir capitaine, comment allez-vous ? — Je n'arrivais pas à y croire, colonel. C'est bien vous, ici… dans ce trou perdu. — C'est bien moi, capitaine. Pour ma part, je suis surpris de vous voir porter le symbole de la Phalange Bleue. — Après votre disparition, la plupart des officiers de la Phalange Écarlate ont été réaffectés. Ils sont en train de totalement reconstruire votre phalange, colonel, mais vous le savez sûrement. — Il faut parfois accepter certaines choses pour le bien de tous. Avez-vous parlé de notre rencontre fortuite à quelqu'un de votre nouvelle unité ? — Non, bien sûr que non, je ne suis pas stupide. — La discrétion est une qualité. — Je ne comprends pas pourquoi vous avez été enfermé. — Le colonel Yutez a demandé la conduite à tenir auprès de la hiérarchie. C'est pour cela que je suis enfermé. Dites-moi, capitaine, m'êtes-vous toujours loyal ? Les yeux bleus du jeune capitaine exprimaient une profonde loyauté et une grande admiration. — Colonel, vous avez été un modèle pour nous tous, pendant si longtemps. Vous avez été le mien. Vous êtes le plus grand soldat que l'Armée Sainte ait compté dans ses rangs. Vous êtes un homme exceptionnel, colonel. Je vous suis et vous serai toujours loyal. Dem discernait la profonde sincérité de Vyn Virdin. Il ressentait un certain remord à utiliser ainsi son ancien officier, mais il n'avait pas le choix. Il devait fuir et extraire à tout prix Nayla de cette base en espérant que la nature s'était apaisée. La première étape de ce plan audacieux passait par son évasion et l'aide de ce jeune officier serait indispensable. Il accéda à son esprit avec précaution et y distilla un peu de son charisme. Depuis toujours, il avait la capacité d'influencer les gens qu'il côtoyait. — J'en suis certain, capitaine. J'ai confiance en votre loyauté. — Que faites-vous ici, colonel, si je puis me permettre ? — Je suis en Mission Divine. Je ne peux rien vous dire de plus. — Je suis à vos ordres, colonel. — En êtes-vous certain, Virdin ? Je pourrais vous demander de trahir votre supérieur actuel. Vous pourriez être considéré comme un traître. — Colonel ? — Ma mission m'interdit de vous en dire plus. Je peux juste vous dire que j'ai besoin de vous. — Vous pouvez compter sur moi, colonel, comme toujours. Que dois-je faire ? — Je dois sortir d'ici. Je dois quitter la base, dès ce soir, avec une autre personne. — Quitter la base, mais pour aller où ? Le patrouilleur dont cette base dispose est en panne et lourdement gardé. Un bombardier ne vous conduirait nulle part… — Je n'ai pas dit que je comptais quitter la planète, mais la base. — Mais colonel, l'atmosphère de cette planète est à peine viable… — Dois-je vous rappeler qu'un Garde de la Foi est capable de survivre n'importe où ? De plus, je connais très bien cette planète et je sais comment on s'y déplace. Le Garde de la Phalange Bleue qui me rattrapera n'est pas encore sorti de son tube. — Sans aucun doute, colonel, dit l'officier avec admiration. — Quelle est votre décision, capitaine ? — Je ferai ce que vous m'ordonnerez, comme autrefois. — Je n'ai pas douté de vous une seule seconde, capitaine, dit Milar avec soulagement. Très bien, combien sont-ils dehors ? — Une unité de dix hommes, colonel. — C'est faisable pour nous deux, n'est-ce pas ? — Tout à fait, colonel. — Et combien dans le couloir ? — Le dispositif de haute sécurité a été levé. Nous sommes désormais en moyenne sécurité. Des patrouilles circulent dans les couloirs, à intervalles réguliers. — C'est une bonne nouvelle. Dites-moi capitaine, ce lieutenant qui a été chargé de m'accompagner, est-il incompétent ou mal formé ? — Que voulez-vous dire, colonel ? — Il ne m'a pas fouillé attentivement. Dem glissa son index dans l'anneau du poignard accroché à son avant-bras et le dégaina. Vyn Virdin sourit en voyant la petite lame triangulaire qui saillait de son poing. — Allons-y, dit Milar en remettant l'arme en place. Vous ouvrez et vous me faites sortir en me poussant devant vous. — Les Gardes se poseront des questions pendant quelques secondes… — Et nous en profiterons. — Allons-y, dit le capitaine. Sans hésiter, Vyn Virdin ouvrit la porte et poussa rudement Dem à l'extérieur de la cellule. Le chef de l'unité des Gardes s'avança, étonné, mais pas encore sur le qui-vive. — Qu'est-ce que vous faites, capitaine ? Dem le laissa accomplir un pas de plus, puis bondit en dégainant sa lame. D'un geste précis, il perfora la gorge de l'imprudent. Son mouvement fut si rapide, qu'il n'alerta pas les autres. Il fonça sur les deux hommes situés à sa droite et avec un mouvement fluide, il égorgea le premier, attrapa le second par le cou et planta son poignard au défaut de l'armure, juste sous le bras. Sa lame resta coincée. Il l'abandonna. L'un des Gardes de la Foi réagissait enfin et levait son fusil vers Milar. Il se rua vers lui, détourna le canon de l'arme de son avant-bras et frappa l'homme du tranchant de la main, lui écrasant la trachée. Il laissa le malheureux étouffer et lui prit son poignard de combat. Lancée avec vivacité, l'arme fila telle une flèche d'acier et se ficha dans la gorge du dernier combattant encore debout. Dem saisit le menton et la nuque du soldat qui agonisait à ses pieds, puis lui brisa les cervicales d'un geste sec. Il s'empara du petit poignard, identique au sien, qui était logé dans la protection d'avant-bras de son armure. Il se tourna vers Virdin qui achevait le cinquième des hommes qu'il avait tué. ** ** ** ** Nayla n'arrivait pas à se défaire de sa panique. Elle se sentait impuissante et n'arrivait pas à trouver une solution viable pour venir en aide à Dem. Elle avait totalement oublié sa promesse de ne pas chercher à le sauver. L'une après l'autre, elle repoussait les idées folles qui se bousculaient dans son cerveau en feu. Cela suffit ! songea-t-elle. Je dois me concentrer sur l'instant présent. Elle invoqua le souvenir de ses yeux bleus, ainsi que le son apaisant de sa voix, contrôla sa respiration et réussit à retrouver une certaine sérénité. Sa première tâche était de découvrir l'endroit où il se trouvait. Elle alluma une console et chercha les renseignements dont elle avait besoin. Elle dut contourner plusieurs protocoles de sécurité, mais le risque d'être découverte était secondaire. Les officiers avaient, logiquement, été enfermés dans les cellules de la base. Elle laissa échapper un juron. Il était impossible de le sortir de là ? Avec rage, elle éteignit l'appareil. — Merde ! gronda-t-elle à mi-voix. Qu'est-ce que tu croyais ? Tu es vraiment trop bête ! Cet accès de rage, n'effaça pas la frustration. Elle refusait d'accepter l'inéluctable. La mort ne l'effrayait plus. Je vais le sortir de là, songea-t-elle, je lui dois bien ça ! Elle se remémora les images d'Alima en flammes pour renforcer sa volonté et se concentra sur les exercices que lui avait enseignés Mardon. Elle prit une profonde inspiration, puis une autre, lentement, posément. La solution lui apparut avec clarté. Dans ses visions, Dem s'était évadé de sa cellule par ses propres moyens et elle lui venait en aide dans l'un des corridors de la base. Elle n'avait donc pas à s'inquiéter des cachots, elle devait juste le rejoindre et le soutenir. Avec une conviction nouvelle et guidée par une intuition étrange, elle courut jusqu'au bureau de Mardon. Dans l'un des tiroirs, se trouvaient deux poignards de combat. Elle les dissimula sous la veste de son uniforme, sans perdre de temps à se demander comment elle avait pu deviner leur existence. Son plan d'action était clair, elle savait ce qu'elle devait faire et n'avait plus peur. Avec détermination, elle se précipita vers la sortie. La porte s'ouvrit et Nayla faillit pousser un cri d'alarme. Soilj Valo se tenait juste là, dans le couloir. — Nayla, est-ce que ça va ? Tu as l'air bizarre. — Mais non, tout va bien, bafouilla-t-elle, sans trouver une raison plausible à sa présence ici. Et toi, que fais-tu ici ? — Il y a une ambiance étrange dans la base ce soir, murmura-t-il. Il y a des Gardes Noirs partout. Tu avais disparu. Je me suis dit que tu étais peut-être au labo. — Soilj, dit-elle avec agacement, qu'est-ce que tu me veux ? — Je voulais te dire… il hésita, puis il dit avec un air de conspirateur, j'ai entendu l'un d'eux parler. Il disait que tous les officiers étaient enfermés dans les geôles de la base. — Tu es sûr ? — Oui, certain. Il a ajouté autre chose. Il parlait d'un officier qui était plus surveillé que les autres et il a même ajouté qu'il ne voyait pas pourquoi il fallait craindre un officier scientifique. Elle ne se trompait donc pas, Dem avait besoin de son aide. Elle se sentait animée d'une volonté presque étrangère. Un plan d'action audacieux pulsait dans son crâne. Elle ignorait totalement comment cette idée avait germé dans son esprit, mais elle refusait de s'en inquiéter. Le temps pressait et elle avait besoin de Valo. Elle leva les yeux et fixa le jeune homme avec toute l'intensité dont elle était capable. — Je sais, Soilj. J'ai piraté le système et j'ai vu où Dem est retenu. Il est en danger et j'ai décidé de l'aider. L'expression de surprise qui s'afficha sur le visage du garçon aurait pu être comique, en d'autres circonstances. — De l'aider ! Mais c'est de la folie ? s'écria-t-il. Pourquoi courir un risque pour quelqu'un qui n'a cessé de te harceler ? — C'est compliqué, Soilj, mais… les choses ne sont pas toujours ce qu'elles paraissent. Le jeune homme fut visiblement déçu, lorsqu'il comprit ce qu'impliquait la réponse de Nayla. — Je vois, dit-il, mais ça ne change rien. Il est aux mains des Gardes Noirs. C'est sans espoir. — Je vais l'aider à s'évader… — Tu… — Et j'ai besoin de toi, Soilj. — Quoi ? Tu es folle ! — Soilj, tu sais que c'est un homme bien. On ne peut pas le laisser croupir entre leurs mains. Elle avait parlé avec conviction et son regard brun, pailleté de vert, transmettait sa détermination farouche. Il devait accepter, il le fallait, elle le voulait de toutes ses forces. Valo battit étrangement des paupières. Elle eut la bizarre impression qu'elle percevait Soilj avec plus d'intensité. — Tu as raison Nayla, je vais t'aider. — Merci, Soilj, dit-elle, interloquée par son implication. Bien sûr, il respectait Dem, mais sa motivation était autre. Il avait le béguin pour elle. Pourtant, elle avait l'impression de l'avoir influencé avec son pouvoir. Elle repoussa cette considération. Ce qui était important, c'est qu'ils seraient deux pour affronter l'ennemi. Elle sortit l'un des poignards et le tendit à Valo. Il sursauta en voyant l'arme, mais l'attrapa sans un mot et la cacha sous sa veste. Ils prirent le chemin des cellules en essayant de paraître le plus naturel possible. Elle avait débranché le système de surveillance, mais elle était tout de même terrifiée. Que pouvaient-ils faire, seulement à eux deux ? Rien, elle en était consciente. Ce qu'elle entreprenait était insensé, pourtant elle se sentait conduite par sa vision et guidée par son subconscient. Les couloirs semblaient désertés, mais le danger était là. Il carillonnait dans son crâne. Elle ressentait la peur de Soilj, juste derrière elle. Elle se retourna et lui décerna un sourire d'encouragement. Il lui répondit timidement. Elle reporta son attention vers l'avant, ils s'approchaient des cellules. Elle prit conscience de la stupidité de son action. Elle n'était pas une combattante, elle ne pouvait pas affronter les Gardes Noirs ? Tout le monde savait qu'ils étaient invincibles. Elle ne pouvait pas risquer bêtement sa vie et celle de Soilj. Pourtant, l'obligation d'agir continuait à court-circuiter sa volonté. Aiguillonnée par la nécessité et les décisions imposées par sa conscience, elle continua d'avancer. Elle devait à tout prix sauver Dem. Elle se figea soudain, en entendant des voix résonner dans le corridor, puis se plaqua contre le mur. — Que faites-vous ici ? disait une voix sèche et arrogante. — Cela ne vous regarde pas, lieutenant. Laissez-nous passer. Cette voix-là était plus grave et plus posée. — Je suis responsable de la sécu… N'avancez pas ou nous ouvrons le feu ! cria la première voix. — Il me semble que vos ordres sont de me garder en vie. Elle reconnut la voix grave de Mardon. Il était temps d'agir ! Mobilisant son courage, Nayla sortit son poignard de sous sa veste d'uniforme et fit un signe à Valo. Le jeune homme, livide, l'imita. Prête à passer à l'action, elle se déplaça lentement le long de la cloison, jusqu'à l'angle du mur. — Que comptez-vous faire, lieutenant ? dit la voix posée. — Rendre compte, capitaine. — Vous allez vous couvrir de ridicule. Elle risqua un regard dans le couloir. Trois Gardes Noirs lui tournaient le dos. À quinze mètres d'eux, se trouvaient Dem au côté d'un autre Garde. Il était pris au piège. Pendant un instant, elle envisagea de se glisser derrière eux sans bruit, puis rejeta cette idée. Le poing serré sur le manche de son poignard, elle laissa la colère remplacer son angoisse. Ces monstres méritaient la mort ! Elle prit une profonde inspiration et se rua sur eux en hurlant. Tout s’accéléra. Alertés par son cri, les trois Gardes se retournèrent, le canon de leur arme pointé sur elle. Emportée par son élan, elle télescopa sa cible et tenta de le frapper à la gorge, seul endroit non protégé par l'armure. La lame entama à peine son cou, il avait saisi son poignet avec une rapidité surnaturelle. Elle cria de douleur lorsqu'il tordit brutalement son bras pour la désarmer. Nayla se contorsionna pour attraper le canon du fusil que le Garde levait vers elle et utilisa toutes ses forces pour l'éloigner d'elle. L'homme changea de stratégie. Sa main gantée se referma sur sa gorge, l'étranglant à moitié. Une lutte silencieuse s'engagea entre eux, une lutte qu'elle ne gagnerait pas. La trachée en feu, elle continuait à se battre avec l'énergie du désespoir. Soudain, il lâcha son fusil et entreprit de dégainer son propre poignard. Elle tenta d'attraper son bras. Des taches lumineuses dansaient sur ses rétines, elle n'arrivait plus à aspirer suffisamment d'air et ne tiendrait plus très longtemps. Avec un rictus mauvais, son adversaire arracha son arme du fourreau. Elle se croyait déjà morte, quand Valo attrapa son agresseur par le col et lui planta une lame dans la carotide. Un jet de sang chaud lui gicla au visage et la main sur sa gorge se relâcha. Elle s'arracha à la poigne du mourant et pivota, prête à affronter un autre combattant. Dane Mardon leva une main pour la rassurer. — Stop, Virdin ! Ils sont avec moi. Les deux autres Gardes de la Foi étaient morts. D'un geste machinal, Dem rangea son étrange lame dans l'étui de son poignet. — Vous tombez juste à temps, caporal. Valo était figé, le couteau ensanglanté toujours à la main. Il semblait en état de choc. Dem le désarma promptement. — C'est terminé, Valo. Tout va bien. Nayla, les caméras ? — Elles sont inopérantes, lieutenant. — Bravo ! Valo, écoutez-moi. Valo ? — Oui, oui lieutenant. — Tout va bien. Merci beaucoup pour votre aide, Valo. Je me souviendrai de votre loyauté. Le jeune homme se redressa, fier de ce compliment. ** ** ** ** Milar ne s'attendait pas à une telle fidélité de la part du soldat Valo. Il devinait qu'il était plus motivé par l'envie d'aider Nayla, que par celle de le sauver des griffes de l'Imperium. Malgré tout, sa sincérité était indiscutable. Nayla avait couru un risque inconsidéré pour le sauver, prouvant qu'elle tenait à lui plus que de raison. Il en éprouvait une curieuse satisfaction. Avant de la soustraire aux griffes de l'Inquisition, il devait s'occuper de ce garçon. — Nayla et moi devons fuir, Valo. Nous ne pouvons pas vous emmener. — Mais je veux vous aider, lieutenant. — Ce ne serait pas un service à vous rendre. Rentrez dans votre dortoir et oubliez tout cela. Vous ne serez pas inquiété. — Pourquoi emmenez-vous Nayla ? — Cela ne vous regarde pas. Dépêchez-vous d'y aller. Je vous remercie encore pour votre aide. Le jeune homme hésita. Nayla vint vers lui et lui prit les mains. — Fais ce qu'il te dit, Soilj, murmura-t-elle. Vas-y. Je dois rester avec lui, je t'assure. Elle l'embrassa rapidement sur la joue, ce qui le fit rougir. — Bonne chance, dit Valo avant de s'enfuir en courant. Milar se tourna vers Virdin qui, impassible, observait la scène. Il ne jugeait pas les actions de son supérieur, il ne l'avait jamais fait. — Nous allons joindre le sas de sortie le plus proche. Ne vous en faites pas, capitaine, ajouta-t-il après avoir noté la grimace peu convaincue de son ancien subordonné, je dispose d'un plan de secours. — Et la personne que vous vouliez retrouver ? — C'est le caporal, ici présent. D'ailleurs caporal, merci pour votre intervention. C'était bien vu. La notion du temps qui s'écoulait, l'oppressait et l’imminence du danger l'obligeait à être clair et concis. Nayla lui répondit d'un signe de tête, sans quitter le capitaine Virdin des yeux. — Tout va bien, caporal. Le capitaine est un ami. Allons-y, nous avons assez traîné. Armez-vous et suivez-moi. Caporal, ne tirez pas, à moins que cela ne soit absolument nécessaire. — Oui, lieutenant. Milar ramassa l'un des fusils et vérifia la charge lywar. Par geste, il donna ses ordres au capitaine, puis s'engagea dans le couloir. Il mobilisa son intuition de combat, attentif à la moindre variation. Jusqu'à présent son évasion se passait bien. L'intervention de Nayla avait été inespérée. Il chassa toute autre considération et se concentra sur l'instant présent. Il stoppa net pour éviter une patrouille, avant de se lancer dans un corridor perpendiculaire. Selon les données météorologiques qu'il avait eu le temps de vérifier, ils disposaient d'un créneau de plusieurs heures avant le retour des tempêtes. Il avait l'intention de profiter de cet instant pour fuir ; emprunter un skarabe était trop risqué. Il préférait tenter sa chance à pied, en empruntant l'accès secondaire donnant sur l'arrière de la base. Ils trouveraient sur place tout ce dont ils auraient besoin : des tenues de combat allégées, des équipements EVH, des kits de survie… À l'angle d'un couloir, il risqua un rapide coup d'œil. La porte de ce sas était gardée, mais seulement par quatre Gardes de la Foi. Dem se tourna vers Virdin et par geste, il lui donna ses instructions. Le jeune capitaine s'avança avec détermination vers ses hommes, qui se raidirent aussitôt au garde-à-vous. Il donna des ordres d'une voix ferme et les Gardes ne tardèrent pas à quitter les lieux. Dès que la voie fut libre, Nayla et lui rejoignirent Virdin. — La porte est fermée, co… — Je connais les codes, capitaine, l’interrompit-il à temps pour l'empêcher de dévoiler une partie de son identité à Nayla. Il ferma les paupières. Rien n'existait, seulement ce boîtier, seulement ce code qui soudain fut là, dans son esprit. Il le tapa rapidement, sans même ouvrir les yeux. La porte s'ouvrit et il invita Nayla à entrer. Il allait la suivre, lorsque son intuition l'avertit d'un danger. Il pivota sur lui-même en notant du coin de l’œil que Virdin en faisait autant. Une section d'une vingtaine d'hommes venait de surgir dans le couloir. Ensemble, ils ouvrirent le feu tuant plusieurs Gardes dès la première rafale. Les survivants se replièrent et s'embusquèrent dans l'angle du corridor. Milar ajusta sa visée et toucha un homme en pleine poitrine. Il n'eut pas le temps de poursuivre le combat, Virdin venait de l'attraper par le bras et de le pousser à l'intérieur de la pièce. — Préparez-vous. Je vous couvre ! s'écria le jeune capitaine en s'abritant dans l'embrasure de la porte. Dem ne protesta pas. — Passez une tenue allégée, caporal, ainsi qu'un équipement EVH ! ordonna-t-il à Nayla. Faites vite ! À son grand soulagement, elle obéit sans discuter. Il s'équipa et récupéra les différents kits dont il estimait avoir besoin. — Attention, colonel ! s'écria Virdin. Ils ont du renfort ! Un tir frappa l'officier de plein fouet, le projetant en arrière. Dem bondit vers la porte et à son tour, il mitrailla l'ennemi de tirs précis et mortels. L'assaut des Gardes fut stoppé net, ils se replièrent laissant trois morts dans le couloir. — Caporal ! Le capitaine ! Nayla était déjà auprès du blessé et l'aidait à se redresser. Milar tira plusieurs salves mortelles, puis bondit en arrière et enfonça d'un coup de poing le commutateur permettant de fermer la porte. À l'aide de son poignard, il arracha le panneau de commande et modifia quelques contacteurs, bloquant ainsi l'accès. Il s'agenouilla auprès du blessé, le trou fumant dans l'armure de ketir ne laissait aucun doute. Il était condamné. Une quinte de toux secoua le jeune officier. Il s'essuya la bouche d'une main tremblante. — Je vais vous couvrir… colonel, haleta-t-il. Je ne peux pas vous suivre, mais ils ne passeront pas. Virdin toussa encore et cracha un peu de sang. — Ce fut un honneur, colonel, dit-il d'une voix rauque. Dem ressentit une étrange tristesse pour la perte de cet homme loyal. Il posa la main sur son épaule. — Ce fut un honneur, capitaine. Vous êtes un excellent officier. — Merci, colonel. — Bonne chance, capitaine. Adieu. — Adieu, colonel ! Milar prit Nayla par le bras et l'entraîna vers la sortie, en espérant que la tempête qui les avait empêchés de fuir, la nuit dernière, se serait calmée. ** ** ** ** Engoncée dans sa tenue Environnement-Viable-Hostile, Nayla ajusta sur son visage, le masque avec filtre intégré, ainsi que les lunettes de protections. Le lourd vantail s'ouvrit avec un grincement lugubre et la pièce fut aussitôt envahie par de la poussière. Contrairement au périmètre enclavé de l'entrée principale, l'arrière de la base était battu par les éléments et un vent violent bouscula Nayla dès qu'elle mit un pied à l'extérieur. Dem éventra les commandes d'ouverture de la porte et modifia plusieurs connecteurs, puis il tapa quelques commandes sur son armtop. Nayla eut la surprise d'entendre sa voix dans ses écouteurs. Pourquoi prenait-il le risque d'être capté, surtout aujourd'hui, lui qui était toujours si prudent. — Nayla, écoutez-moi. Pour le moment, nous parlons en circuit fermé. Cela ne durera pas, ils trouveront le moyen de contourner ma petite ruse. Ne restons pas ici. Sans attendre sa réponse, il prit la direction de nulle part. Nayla trébuchait sans cesse sur le sol inégal, giflée par les rafales rageuses qui la bousculaient. La poussière dense l'empêchait d'avoir une idée de l'environnement dans lequel ils évoluaient, elle ne voyait pas à cinq mètres. Malgré le filtre et les lunettes, elle ne tarda pas à étouffer. La poussière s'incrustait partout et le sable lui laminait le peu de peau à découvert. — Respirez calmement, caporal, dit la voix grave de Mardon dans ses écouteurs. Oubliez le vent et le sable, baissez un peu la tête, vous serez ainsi mieux protégée de la poussière. Elle suivit ses instructions et son impression d'étouffement s'apaisa. Des milliers d'interrogations se bousculaient dans sa tête, mais comme toujours ce n'était pas le moment. — Je sais que vous avez des questions, dit-il, devinant son état d'esprit. Je tenterai d'y répondre, tout à l'heure. Pour l'instant, nous devons mettre le plus de distance possible entre la base et nous. Dans un kilomètre, nous arriverons dans une zone où les détecteurs sont inopérants. Ils seront obligés de nous poursuivre à l'ancienne et ils découvriront qu'ici, il est impossible de traquer quelqu'un à vue, même depuis un bombardier furie. Il y a longtemps, j'ai caché sur cette planète un vaisseau capable de voyager en vitesse intersidérale. Le plan est de l'atteindre. Notre chance de succès est mince, mais nous devons la tenter. Et maintenant, au pas de course ! Mardon se mit à trotter à un rythme soutenu. Elle le suivit le mieux qu'elle put, car il était ardu de courir dans cet environnement. Toute forte inspiration emplissait sa gorge d'une poussière âcre et irritante. Elle devait aussi se concentrer sur sa foulée, difficile sur ce sol irrégulier. Nayla perdit la notion du temps dans cet univers sans visibilité. Malgré elle, ses pensées dérivèrent. Comme d'habitude, la première question concernait l'identité de Dem. Désormais, elle savait avec certitude qu'il n'était pas Dane Mardon. Le capitaine des Gardes Noirs l'avait appelé "colonel". Était-il un colonel des Gardes de la Foi ? Cela semblait tellement improbable et pourtant… Elle refusait de pousser plus loin la réflexion. Dem était son mentor et son ami. S'il était un Garde Noir, alors tout serait remis en question. Arriveraient-ils à s'échapper ? Dem avait parlé d'un vaisseau. Comment avait-il pu dissimuler un vaisseau sur cette planète et pourquoi ? Les foulées s’enchaînaient, l'une après l'autre, monotones, épuisantes. Ses muscles se raidissaient et se tétanisaient. Une douleur insistante irradiait sa hanche, telle une lance fichée dans son flanc. Ses poumons brûlaient dans sa poitrine. Elle était épuisée et ignorait depuis combien de temps elle courait derrière Dem. Depuis quelques minutes, ils longeaient une falaise trapue qui masquait un peu le vent tourbillonnant. Pour la cinquième fois en peu de temps, elle trébucha sur une pierre qu'elle n'avait pas remarquée. Elle réussit à garder son équilibre. Elle réprima un juron et reprit sa course. Quelques minutes plus tard, Dem s'arrêta dans un renfoncement de la paroi rocheuse et ôta son filtre. Elle s’arrêta près de lui, haletante et tenta de défaire son masque, mais ses doigts tremblant l’empêchèrent de venir à bout des attaches. Dem écarta ses mains et le fit à sa place. — Cela fait pratiquement trois heures que nous courrons, dit-il. Nous avons couvert une vingtaine de kilomètres. Ce n'est pas trop mal. La respiration heurtée, Nayla toussa pour tenter d'expulser le sable qui lui grattait la gorge. Il lui tendit un flacon d'eau. — Juste deux gorgées, pas plus ! Respirez lentement. Nayla obéit avec reconnaissance. Elle était étonnée d'avoir réussi un tel exploit. Dem la prit gentiment par le bras et l'aida à s'asseoir. — N'utilisons plus le système de communication. Ils ont certainement trouvé comment contourner le brouillage que j'avais mis en place. Reposez-vous. Nous prenons dix minutes de pause. — Oui, lieutenant, dit-elle toujours sous l'influence de la fatigue et des derniers événements. — Lieutenant ? laissa-t-il échapper apparemment surpris. Elle était épuisée, les images et les questions se mélangeaient dans sa tête. Elle répliqua sans réfléchir : — Excusez-moi, j'aurais dû dire colonel ! Même dans la poussière environnante, elle le vit pâlir. — Bien, Nayla, crevons l'abcès ! Vous avez entendu Virdin ? — Bien sûr que je l'ai entendu. — Après tout ce que nous avons vécu tous les deux, je croyais que vous aviez une certaine confiance en moi. Assez pour ne pas m'en vouloir pour si peu. Me serais-je trompé ? — Ne pas vous en vouloir ! s'exclama-t-elle. J’apprends que vous n'êtes pas le lieutenant Mardon, que vous étiez un colonel des Gardes Noirs ! Comment osez-vous me demander de vous faire confiance ? Pourquoi ne pas me dire la vérité ? J'en sais beaucoup trop maintenant, alors dites-moi qui vous êtes, Dem ! — Nayla, mon ancienne identité est sans intérêt. Je ne suis plus cet homme-là. Ce qui est important, c'est qui je suis maintenant. — Et qui êtes-vous ? Comment voulez-vous que je le sache ? — Je suis votre ami. Cessez de vous poser toutes ces questions inutiles, ne comprenez-vous pas l'enjeu ? — Non ! s'écria-t-elle avec colère, je ne comprends pas l'enjeu ! Je ne sais même pas de quel enjeu vous parlez. Vous ne me dites rien ! Mardon se pencha vers elle et la colère froide dans ses yeux s’apaisa. Il avait pris une décision. — Très bien, Nayla, vous voulez une réponse ? La voici ! Je suis un démon. Vous savez ce qu'est un démon, n'est-ce pas ? — Oui bien sûr, quelqu'un qui a des dons maléfiques qui pourraient le faire ressembler à Dieu. C'est une abomination, dit-elle en récitant ce que les prêtres lui avaient appris. — Eh bien je suis une… abomination, Nayla. — À cause de vos dons ? demanda-t-elle, timidement. — D'une certaine façon, mais ce n'est pas la seule raison. Il y a plusieurs années, j'ai eu une vision. Non ! Plus qu'une vision, une prophétie… qui parlait d'espoir pour l'avenir, d'une lumière blanche qui se répandait dans la galaxie pour y apporter la liberté. C'était très proche de ce que ce mineur a vu, vous vous souvenez ? Elle acquiesça de la tête. Il continua : — C'était intense et indiscutable. J'ai soudain ressenti du dégoût et de l'horreur pour toute cette organisation, pour le Clergé et pour Dieu. Je me suis haï aussi, pour tout ce que j'avais fait. Tout à coup, il me semblait que… que j'avais une conscience. Une certitude s'imposa à moi. Je devais agir. Cette prophétie était incontestable, impossible à combattre ou à rejeter. Ce libérateur devait voir le jour et j'avais un rôle important à jouer dans son avènement. J'ai lutté, mais ma conscience ne cessait de me tourmenter. Je ne pouvais plus laisser ces atrocités se produire et encore moins y participer. Je devais m'investir et me trouver des alliés, pour être prêt lorsque l'Espoir se révélerait. J'avais vu que ce libérateur viendrait à moi durant mon exil, j'aurais pu attendre, mais cela m'était impossible. Et puis, l'Inquisition a eu connaissance de ce qui m'était arrivé et ils sont venus m'appréhender. J'avais anticipé cette arrestation et préparé ma fuite. Les circonstances ont joué en ma faveur. J'ai pris l'identité du lieutenant Dane Mardon et je suis venu me cacher ici, dans l'un des endroits les plus éloignés de l'Imperium. — Qui étiez-vous ? demanda-t-elle en craignant par-dessus tout, la réponse. Il soupira. — J'étais un soldat de haut rang, un colonel, comme vous l'avez entendu. Je ne peux pas vous en dire plus, pour votre propre sécurité. Mon nom n'est pas important. — Qu'avez-vous vraiment vu ? — Je vous l'ai dit. L'Espoir. Une forme lumineuse renversant Dieu de son trône, dit-il avec une étrange chaleur. Toute cette histoire est folle, se dit Nayla et puis la signification du comportement de Dem lui sembla subitement évidente. — C'est pour ça que vous me protégez ? s'exclama-t-elle. Vous pensez que… que je suis cet Espoir ? Dane Mardon blêmit. — Répondez-moi ! insista-t-elle. Cela correspond à ce que j'ai vu hier soir, avant de venir vous avertir. Alors répondez-moi ! — Oui, dit-il après une brève hésitation, je crois que vous êtes cet Espoir. Je crois que vous êtes exceptionnelle, que vos dons sont puissants, que vous êtes ce que cet univers attend depuis si longtemps. — Vous êtes fou, Dem. Ça ne peut pas être vrai. Elle avait l'impression de se tenir au bord d'un gouffre sans fond, totalement seule dans la nuit. — Je vous livre ma conviction profonde, Nayla. — Pourquoi ne m'avez-vous rien dit plus tôt ? Pourquoi ne pas m'avoir mise au courant ? — Parce que… je ne voulais pas changer vos réactions. Je ne voulais pas influencer le destin. Vous deviez rester libre de vos actes et de vos décisions. Vous êtes… — Dem… Je ne peux pas assumer ce que vous attendez de moi. Comment voulez-vous que je conduise l'univers au combat pour affronter les Gardes Noirs et… et l'Inquisition et… et Dieu ! C'est impossible ! Je ne peux pas faire ça. Vous êtes fou ! Un mystérieux sourire mélancolique orna ses lèvres minces. — Non, c'est vrai, pour l'instant vous ne le pouvez pas. Pour le moment, il n'est pas possible d'affronter les armées de Dieu, mais un jour, cela le sera. J'ignore comment, mais… Il sourit devant la moue d'incrédulité de Nayla, non, je vous assure que j'ignore comment tout arrivera. Je sais que vous conduirez la révolte, mais je ne sais pas comment cette révolte se produira. Les prophéties ont un caractère allégorique, ce ne sont pas des prémonitions. — Oui, c'est vrai, dit-elle à contrecœur. Nous voici des fugitifs. Est-ce ainsi que nous allons mener une révolte ? — Je n'en sais rien, mais je pense que le destin nous fournira un moyen. — Le destin ? Vous croyez au destin ? — Je ne sais pas comment appeler la force qui vous a conduite ici, alors je dis le destin. — La force qui m'a conduite ici ? — Je me suis caché ici, dans cet endroit perdu pour attendre l'Espoir et vous êtes arrivée. Je ne crois pas aux coïncidences. — Vous me faites peur, Dem. — Je me fais peur aussi, dit-il en souriant. Vous parliez d'une vision… — Oui, dit-elle hésitante. — Voulez-vous m'en parler ? — Je ne sais pas. Rien que d'y penser, je suis morte de peur. — Ignorer le danger ne sert à rien, vous savez. Le danger est toujours là. Vous devez utiliser toutes les armes qui vous sont fournies pour l'affronter et peut-être, vaincre. — Vous avez sans doute raison, admit-elle. J'ai vu des images d'Alima, comme d'habitude. C'est toujours ce massacre qui déclenche les visions ou les prémonitions comme vous dites. Après j'ai… basculé, c'est l'impression que cela me donne. Il faisait nuit. J'ai vu une forme humaine et sombre, je me suis vu tendre la main vers cette silhouette et lui dire : "J'ai besoin de vous". Il a répondu qu'il était à moi. Alors, je lui ai demandé de venir avec moi. Une lumière blanche et brillante s'est mise à émaner de cette forme sombre. La réaction de Dem l'inquiéta. Dans son regard brilla une lueur étrange. Était-ce de la peur ? De la ferveur ? Il ferma rapidement les paupières pour dissimuler ses pensées. — Tout a encore basculé, continua-t-elle, et je me suis retrouvée face à des milliers de gens, des gens comme ceux de ma planète, des civils, pas des soldats. Il y eut une grande bataille avec des centaines de milliers de personnes. Je crois qu'ils étaient sous mes ordres. Il la fixait avec intensité. — Tout a encore chaviré et je me suis retrouvée dans une immense pièce, dans un temple je crois. Dieu était là et moi, j'étais là pour l'affronter. — Ce n'est pas une vision, Nayla, c'est une prophétie. C'est assez proche de ce que j'ai vu. — Mais, qu'est-ce que ça veut dire ? — Que vous allez mener tous ceux qui veulent la liberté vers la victoire, que vous allez affronter cet homme qui se prend pour un Dieu. — Dem, ce n'est pas possible. Je ne veux pas. — Je sais. C'est pour cela que vous ne devez pas y penser, pas maintenant. Chaque chose en son temps. Laissez les événements se produire. Ils sont en train de se réaliser, sans que nous ayons notre mot à dire. Évitez seulement de vous mettre en danger. Vous devez vous préserver, parce que vous êtes importante. — Je ne suis pas importante, ce n'est pas possible. Pas moi, Dem, pas moi. ** ** ** ** Ailleurs… Het Bara marchait lentement et sur le passage de ce vieillard si fragile, les rares personnes qu'il croisa à cette heure tardive, s'écartèrent précipitamment. Il se contenta d'effleurer brièvement leurs pensées insignifiantes. Il méprisait les simples humains embarrassés d'émotions parasites qui n'étaient pour lui, que des faiblesses à exploiter. La compassion, la pitié, la joie ou l'amour étaient des sentiments qu'il n'avait jamais ressentis et qu'il abhorrait. Seuls, les Gardes de la Foi trouvaient grâce à ses yeux, le conditionnement qu'ils subissaient lors de leur formation, permettait de les purger de tout ce fatras sentimental et inefficace. Il entra dans la salle de contrôle de ce pas glissant et silencieux qui faisait de lui plus une ombre qu'un homme. Les soldats qui se trouvaient là se levèrent d'un bond, saisis de frayeur en reconnaissant leur visiteur. Ces hommes faisaient partie du Soutien de la Foi, la branche technique des Gardes Noirs. La couleur de leur uniforme leur valait le surnom de soldats bruns. L'officier de service se raidit dans un garde-à-vous impeccable et salua énergiquement. — À vos ordres, monsieur l'Inquisiteur Général ! — Je veux des précisions, dit Het Bara d'une voix sèche et basse. — Nous avons intercepté une demande de renseignements adressée au général Jouplim, venant du vaisseau vengeur 516. — Le vengeur 516 ? — La Phalange Bleue, monsieur l'Inquisiteur Général. — Et quelle était cette demande de renseignements ? Je suppose que c'était important pour me demander de venir jusqu'ici ? Sa voix restait basse et vaguement menaçante. — Oui, Père Révérend. Le vengeur 516 demande au général Jouplim de confirmer que le colonel Devor Milar est en Mission Divine. — Que dites-vous ? — Il s'agissait de confirmer que… — Convoquez-moi Jouplim ici, immédiatement ! — Le général est prévenu, Père Révérend. Il est en route. — Avez-vous déjà répondu au colonel Yutez ? — Non, monsieur l'Inquisiteur Général. J'attendais la conduite à tenir de votre part ou de celle du général. — Quelle est la mission de la Phalange Bleue ? Où sont-ils ? — Ils sont sur la planète RgM 12, monsieur l'Inquisiteur Général, dit avec autorité quelqu'un derrière lui. Le général Jouplim venait d'entrer. Il salua Bara avec déférence et demanda : — Est-ce vrai ? Milar a été repéré ? — Il semblerait. Alors, général, que fait votre phalange sur cette planète ? — Leur mission était d'écraser une petite révolte sur la planète RgN 07. — Oui, je me souviens du rapport. Il a été établi par une unité de Soldat de la Foi, mais au lieu de nous contacter au plus vite, ils ont attendu d'être revenus à leur base. — C'est cela, Père Révérend. Un problème de communication, semblerait-il. Le colonel Yutez devait ensuite se rendre dans la base H515 pour enquêter. — Je vois. J'ai besoin de plus d'informations. Répondez que Milar n'est pas en Mission Divine. C'est un traître et il doit être mis en état d'arrestation. D'autres ordres suivront. Jouplim, faites en sorte que ce Yutez ne fasse pas de bêtises ! Je veux connaître chaque détail de cette histoire au plus vite et que le plus grand secret soit gardé sur tout cela. Het Bara quitta la salle de contrôle d'un pas plus vif qu'à l'accoutumée. Ce qu'il convenait de faire de Milar, maintenant qu'il était capturé, n'était pas de sa responsabilité. S'il avait écouté son intuition tout humaine, il aurait donné l'ordre au colonel Yutez d'abattre Milar sur-le-champ, mais Dieu avait sans doute d'autres plans. De son pas lent et silencieux, l'Inquisiteur Général Het Bara prit la direction du temple. XIII Milar comprenait la terreur qu'éprouvait la jeune femme. Il n'était pas facile de se découvrir l'élue du destin et personne n'aurait pu envisager d'emprunter, avec insouciance, le chemin ardu qui s'ouvrait devant elle. Le poids d'une telle responsabilité devait être accablant. Il y avait cinq ans, il avait accepté cette mission sans savoir si cette décision était justifiée. Depuis, cette question était revenue le tarauder à de nombreuses reprises et le doute s'était lentement installé dans son esprit, l’entraînant vers un découragement dangereux. Nayla avait changé tout cela. Son pouvoir en devenir la rendait si vulnérable et si fragile. Sa candeur et sa sensibilité faisaient d'elle une proie facile pour l'Inquisition, mais pourtant, elle lui avait échappé. Le feu de son don couvait sous les cendres de sa jeunesse et de son inexpérience et toute la signification de la prophétie lui apparaissait clairement. Elle avait besoin de lui, de sa force, de son intelligence, de ses capacités, de son inflexibilité et de ses nombreuses compétences. Il devait la guider vers plus de maîtrise de son don. Il devait lui permettre d'assumer sa destinée. C'est pour cela qu'il avait été choisi. — Pour le moment, ne pensez pas à tout cela, la rassura-t-il. — Je voudrais ne plus jamais y penser. Surtout que… Dem, je crois que nous allons devoir affronter Devor Milar. De quoi parlait-elle ? Quelques instants plus tôt, il avait été persuadé qu'elle avait deviné sa véritable identité. — Je rêve sans cesse de lui, il doit bien y avoir une raison, continua-t-elle. À chaque fois, je vois la destruction d'Alima et je le vois, lui. J'ai l'impression qu'il sait que je suis là, qu'il m'observe. — Milar est mort, Nayla. Pour l'instant, il fallait qu'elle le croie. Tout était bien assez compliqué comme cela. — Non, il n'est pas mort. Il a disparu et… — Vous croyez qu'un homme comme lui peut disparaître ? Non, pour moi, il est mort et le Clergé, voulant cacher ce fait, a simplement parlé de paradis, voilà tout. — Non, insista Nayla, il est en mission… j'en suis sûre. — En mission, quelle sorte de mission ? — Avant je pensais qu'il voulait détruire la résistance, mais maintenant, je vois une autre possibilité qui expliquerait tout. — Quelle possibilité ? — Dieu connaît sûrement l'existence de cette prophétie. Il sait qu'un libérateur va venir le combattre. Il a envoyé Milar trouver et détruire cette menace. Voilà pourquoi je rêve de lui. Milar soupira, son explication était tout sauf stupide. — Peut-être, admit-il. Ne vous préoccupez pas de cet homme et ne vous préoccupez pas de l'avenir. Ce qui doit arriver, arrivera. Il ne faut rien provoquer. Ne perdez pas confiance, Nayla. Tout se passera bien, je vous protégerai. Il faut que vous ayez foi en moi. Quoi que je fasse, c'est pour vous, pour votre sécurité. Nous allons nous en sortir. ** ** ** ** Nayla se sentait si lasse, vidée de toute énergie et prête à éclater en sanglots. Mardon l'attira délicatement contre lui et elle se blottit contre sa poitrine, ressentant soudain une profonde paix. Elle ignorait qui était cet homme, qui il avait été et ne voulait pas le savoir. Ce qu'elle savait, c'est qu'il était son ami, de cela, elle était certaine. Des larmes dessinèrent des sillons sur ses joues couvertes de poussière. Il l'entoura de ses bras, la serrant contre lui jusqu'à ce qu'elle se calme. Pelotonnée contre lui, elle affronta la volonté du destin. Elle refusait toujours de s'imaginer en chef de guerre, conduisant une immense armée à travers la galaxie. Par quel miracle, une Olimane deviendrait-elle un prophète vengeur, leader de la révolte contre l'Imperium. "Ne vous préoccupez pas de l'avenir". Dem avait raison ! Elle devait ignorer ces inepties et se concentrer sur leur fuite. Pour le moment, cela seul comptait. À regret, elle s'écarta de lui. Le regard qu'ils échangèrent fut si intense, que pendant un instant, elle crut qu'il allait l'embrasser. Elle l'espéra ! Elle anticipa la douceur de ses lèvres et la passion d'un baiser. Ce désir était si fort qu'il en était douloureux. Elle tressaillit quand Dem essuya, du bout des doigts, les larmes qui souillaient ses joues. Il esquissa un sourire navré et recula d'un pas. — Nous devons repartir, dit-il d'une voix légèrement émue. Remettez votre masque et n'oubliez pas : ne parlez pas. Ils ne doivent pas nous repérer. Nous avons encore plusieurs heures de marche devant nous, avant de rejoindre le vaisseau. — Comment avez-vous pu dissimuler un vaisseau sur cette planète ? demanda-t-elle abruptement pour dissimuler sa déception. — J'ai bénéficié d'un concours de circonstances heureuses. Peu après mon arrivée dans cette base, un petit cargo de contrebandiers s'est crashé sur cette planète. Thadees m'a envoyé enquêter avec l'officier de sécurité de l'époque. Les trois membres d'équipage ont été arrêtés et sans doute envoyés à Sinfin. Elle en avait entendu parler, il s'agissait d'une planète isolée où se trouvaient de gigantesques mines de S4, un des composants essentiels aux voyages dans l'espace. Ces mines étaient un enfer. On y expédiait les délinquants et les hérétiques. Les démons avaient droit à un traitement différent, dont elle ignorait tout. — J'ai entendu parler de Sinfin, dit-elle. Mes amis, sur Olima, craignaient toujours d'y être envoyés. — Ils ont raison, c'est un enfer. Une fois les contrebandiers capturés, j'ai prétexté l'étude de ce vaisseau avant de le détruire et je suis resté seul, en arrière. Les avaries étaient minimes. J'ai réparé rapidement, puis j'ai décollé en restant le plus bas possible jusqu'à une gorge étroite et isolée où j'ai dissimulé le cargo. Ensuite, je suis retourné faire exploser une charge à son ancien emplacement, afin de donner le change. Personne n'en a jamais rien su. — Je vois, dit-elle complètement abasourdie. Mais, pourquoi… — Jeune fille, je suis un fugitif. Et en tant que tel, disposer d'une porte de sortie est un luxe que je ne pouvais pas refuser. — Mais, Dem… — Posez votre question. — Je me demandais. Si vous avez un vaisseau, pourquoi ne pas avoir fui plus tôt ? Vous saviez que les Gardes de la Foi allaient venir. Nous aurions pu nous enfuir. — Excellente déduction, Nayla. Seulement, nous sommes en pleine saison des hurricanes. Nous aurions pu tenter de les affronter en volant un skarabe, mais nos chances de décoller sans encombre avec ce cargo sont faibles. Pour nous extraire de l'atmosphère de cette planète et quitter ce système, nous allons avoir besoin d'un coup de pouce du destin. Quant au voyage intersidéral, les pronostics ne nous sont pas favorables. Voilà pourquoi, je n'ai pas couru le risque de braver la tempête. Nous avons de la chance que les vents se soient calmés, sinon, je ne sais pas ce que nous aurions fait. Assez discuté, Nayla. Allons-y et restez sur vos gardes. Cette planète est dangereuse. Ils reprirent leur périple, sans courir cette fois. Dem progressait d'un pas rapide et sûr et elle se contentait de le suivre. Elle avait l'impression que le vent soufflait avec plus d'intensité. Les bourrasques la poussaient avec force, menaçant de la projeter au sol. Les milliers de grains de sable, charriés par les rafales, lui laminaient la peau. Les yeux dissimulés par les lunettes de protection, elle ne distinguait que le dos de Mardon. Ils s'engagèrent sur un chemin à peine dessiné, qui s'élevait lentement. Au hasard d'une bourrasque, elle devina la masse imposante d'un sommet qui se dressait sur leur chemin. Dem s’arrêta et lui cria à l'oreille, pour surmonter le hurlement du vent : — Nous devons traverser cette montagne, le sentier est assez facile. Elle le suivit sur le chemin qui gravissait le flanc de la pente rocheuse. Après une heure d'une marche pénible, le sentier s'adoucit et serpenta entre des pics déchirés, sculptés par des millénaires de tempête. Alors qu'elle peinait sur ce sol inégal, Dem progressait sans problème. Il ne consultait son positionneur que très rarement, malgré la visibilité nulle. Elle aurait payé cher pour connaître son secret. La piste s'orientait vers la gauche et passait entre deux pics menaçants. Nayla jura entre ses dents lorsqu'elle vit que le passage était barré par un entassement de roches. Derrière Dem, elle escalada ce barrage en s'aidant de ses mains et parfois de ses genoux. Son pied glissa plusieurs fois, et sans ses gants en ketir, elle se serait entaillé les paumes. Elle oscilla dangereusement en haut du monticule, mais réussit à passer de l'autre côté sans chuter. Dem la félicita d'un pouce levé et ils reprirent leur route. Le vent semblait souffler encore plus violemment. À travers le tourbillon de poussière, elle aperçut une sente qui ceinturait un énorme pic rocheux. Après de longues minutes à trébucher sur ce terrain traître, ils s'engagèrent sur le sentier étroit qui progressait le long de la montagne. Le vent soufflait en rafales furieuses qui tentaient de la saisir, comme les mains avides d'un géant impalpable. Elle dut, à de nombreuses reprises, assurer son équilibre en posant une main sur la paroi. Le chemin tournait légèrement sur la droite et basculait de l'autre côté du pic. Après quelques pas, la configuration du terrain changea. Le sol, le long de la paroi, était hérissé de roches si acérées qu'il était impossible d'y marcher. Tout comme Dem, elle dut s'écarter du mur rocheux et se rapprocher dangereusement du précipice. Elle jeta un coup d’œil dans le vide impressionnant qui s'ouvrait à ses pieds. En fait, elle ne voyait pas le fond du gouffre dissimulé par le nuage de particules tourbillonnantes, elle devinait juste la pente abrupte qui se perdait dans le néant. Elle suivit Dem qui grimpait la pente sans ralentir. Une formidable rafale de vent frappa Nayla de plein fouet. Sous l'impact, elle recula d'un pas afin de garder son équilibre. Son pied se posa sur le bord du gouffre et elle sentit la roche céder sous son poids. Elle hurla en tentant de se rattraper. Le rocher sur lequel elle avait posé le pied, se brisa avec un craquement funeste et elle tomba dans le précipice. ** ** ** ** Dem se retourna en l'entendant crier. Le sol se dérobait sous les pieds de Nayla et incapable de se retenir, elle basculait dans l’abîme. La peur de la perdre le pétrifia un instant, puis son corps réagit, mut par son instinct. Il se précipita vers elle, mais ne put enrayer sa chute. — Nayla ! Non ! s'écria-t-il. Elle avait déjà disparu. Il ne réfléchit pas, du moins pas de façon consciente. En moins d'une seconde, il analysa la pente, les points d'appui éventuels, le type de roche, puis sauta dans le vide. Il se réceptionna trois mètres plus bas, sur une épaule de pierre friable qui céda sous son poids. Il glissa sur ses talons, le long de la déclivité, se laissant emporter par la petite avalanche qu'il avait déclenchée. La pente se transformait en mur à pic. Il repéra en contrebas, un rocher qui affleurait tel un promontoire. Dem prit son élan et dans une détente prodigieuse, il y atterrit d'un pied léger et se relança immédiatement vers l'avant, choisissant un autre point d'appui, puis un autre, ne faisant confiance qu'à son intuition de combat. Il évita une pierre fendue, sans même la voir, trouva sans la regarder un caillou pour bloquer son pied. Il se laissa descendre en équilibre sur une plaque rocheuse, qui glissait vers le fond du gouffre. Toujours en mouvement, il atterrit sur un pierrier géant, constitué de milliers de roches effilées. La pente s'adoucissait et il laissa le courant rocheux le conduire en bas du précipice. Deux mètres avant de l'atteindre, il sauta vers l'avant afin d'éviter d’être englouti par des tonnes de graviers. Il se réceptionna en souplesse, dans un impressionnant nuage de poussière et de sable. Toujours guidé par son instinct, il se faufila en courant dans le dédale de rochers qui encombraient le fond de la gorge. Dans son esprit, un cri tournait en boucle : non, non, non, non ! Enfin, il repéra une forme allongée et immobile. Le cœur serré, il accéléra jusqu'à elle. Il s'agenouilla et retourna lentement Nayla. Il posa ses doigts sur la carotide : elle était en vie ! Il laissa échapper un long soupir de soulagement, avant d'affronter la sombre réalité. Ils étaient poursuivis sur une planète hostile et l'un d'entre eux était grièvement blessé. Un signal d'alerte résonna à son poignet. Il consulta immédiatement son armtop et jura. La malchance semblait continuer à les poursuivre, comme si le destin refusait de leur accorder une fuite facile. Une tempête de niveau 8 approchait, un de ces vents capables de vous dépecer vivant. Elle était proche, il leur restait peu de temps pour trouver un abri. Dem afficha la fonction "positionneur" de son armtop et augmenta la capacité de recherche. Une sorte de cavité s'ouvrait à la base d'une paroi, située à moins de 300 mètres. Milar se pencha à nouveau sur Nayla, elle était toujours inconsciente. Sa jambe droite était cassée. Elle avait sans doute d'autres blessures, mais s'ils restaient ici, ils seraient réduits à néant par la puissance déchaînée par la tempête. La jeune femme avait perdu son masque et son casque. Son uniforme avait été déchiré en plusieurs endroits et la peau à nu était arrachée et ensanglantée. Pour la première fois de son existence, il se sentait totalement paniqué. Il refusait de la perdre, il ne voulait pas, il ne le pouvait pas. Dem ôta son propre masque pour qu'elle puisse entendre sa voix et se pencha pour lui parler à l'oreille. — Nayla, vous m'entendez ? Il faut me répondre. Il faut vous réveiller ! Elle ne réagit pas. La tempête approchait. Il attrapa la veste de la jeune femme pour mieux la relever, puis la souleva sans peine. Elle était si légère. Il éprouva un trouble étrange en la serrant contre lui, le plus délicatement possible pour ne pas toucher sa jambe blessée. Il n'arrivait pas à analyser ses émotions et n'avait pas temps de s'en préoccuper. Dem se dirigea vers l'endroit que lui indiquait son positionneur. Le vent forcissait, la poussière était désormais omniprésente, la visibilité n’excédait pas un mètre. Les minuscules particules de sable et de gravier fouettaient son visage. Il se fia d'abord à son positionneur, puis uniquement à son intuition. Il trébuchait, bousculé par des bourrasques de plus en plus violentes. Il continuait sa marche, obstinément. Devant lui, la paroi rocheuse se dressa brusquement. Une anfractuosité, haute d'un peu plus d'un mètre et profonde de presque deux, était creusée dans la roche. Ce n'était pas terrible comme abri, mais c'était mieux que rien. Il déposa délicatement Nayla sur le sol, au fond de ce trou. — Nayla, vous m'entendez ? essaya-t-il encore une fois. Elle était toujours inconsciente et respirait laborieusement. Maintenant qu'ils étaient à l'abri, il prit le temps de l'ausculter. L'os brisé perforait la chair de sa jambe fracturée et la blessure était souillée par le sable. Il continua son investigation. Elle avait une estafilade sur la joue, rien de grave. Il palpa le corps avec précaution. Elle avait plusieurs égratignures plus ou moins profondes sur les bras et les jambes, cela non plus n'était pas dramatique. Il découvrit une profonde entaille dans le bas du dos, juste sous la veste en ketir. Il n'avait aucun moyen de savoir si un organe était touché. Il devait la réveiller, afin qu'elle lui dise ce qu'elle ressentait. Il prit, dans la pochette médicale accrochée à sa cuisse, une capsule qu'il brisa et passa sous le nez de Nayla. Elle toussa aussitôt et ses yeux papillonnèrent. ** ** ** ** Nayla toussa encore, incapable de comprendre ce qui se passait, totalement désorientée. Elle se focalisa sur la voix de Dem qui lui permit de revenir à la vie. — Nayla, dit-il avec soulagement. Réveillez-vous ! Nayla ! — Dem… Dem… coassa-t-elle. Que s'est-il… J'ai mal… La douleur lui brisait le corps, rien d'autre n'existait. — Chut, murmura-t-il, parlez doucement. Tout va bien. Totalement perdue, elle n'arrivait pas à se souvenir de ce qui était arrivé. Seule la souffrance perdurait. Puis, elle se rappela sa chute. — Dem, je suis désolée… — Ne dites pas de bêtises. Où avez-vous mal ? Je dois le savoir pour vous soigner. La douleur irradiait dans tout son corps, l'empêchant de se concentrer, mais sa jambe droite la faisait particulièrement souffrir, comme si elle avait été plongée dans un bain d'acide. — Partout… ma jambe… — Vous avez une fracture ouverte, je vais m'en occuper. Avez-vous mal ailleurs ? Une quinte de toux lui déchira les poumons et une lame chauffée à blanc traversa son thorax. Un élancement horrible lui broyait la poitrine, l’empêchant de respirer. Elle crut s'évanouir. — Ne bougez pas, dit-il. Je vérifie quelque chose. Mardon dégrafa sa veste de combat et entrouvrit son uniforme. Il glissa ses mains sur son tee-shirt et palpa délicatement sa cage thoracique. La douleur fut telle, qu'elle grinça des dents et pour ne pas perdre connaissance, elle se força à observer les lieux. Cela ressemblait à une sorte de grotte basse, aux parois lisses. L'endroit avait été poli par des siècles de vent. Une tempête soufflait à l'extérieur, poussant des hurlements rageurs et furieux. — Où sommes-nous ? — À l'abri. Une tempête de force 8 sera sur nous dans quelques minutes. Je nous ai trouvé ce refuge provisoire. — Mais je suis tombée… Le précipice… Comment avez-vous… — Je me suis laissé glisser le long de la pente. — Vous avez sauté dans le vide ? — Quelque chose comme cela, oui. — Vous êtes fou. Vous auriez pu vous tuer. — Quelle importance, dit-il avec un dédain pour sa propre vie qui l'ébranla. Je n'allais pas vous laisser mourir aussi bêtement. Ne bougez pas. Vous avez des côtes brisées que je dois soigner. Mardon ouvrit la pochette médicale contenant les divers pansements et injections nécessaires à la médecine d'urgence. Il prit le kit "consolidation os", un film très fin qu'il suffisait de coller sur le membre brisé. Avec précaution, il aida Nayla à se redresser. Elle serra courageusement les dents, lorsqu'il lui ôta la veste de combat, puis sa veste d'uniforme. Elle réussit à ne pas crier, mais ne put retenir des larmes de douleur. Elle gémit entre ses dents serrées. — Courage, c'est bientôt fini. Dem entoura sa cage thoracique avec le film de consolidation qu'il arrosa soigneusement avec l'eau de sa gourde, afin de ne pas gaspiller le précieux liquide. Le pansement se solidifia en quelques secondes. La douleur s’apaisa et elle respira plus aisément. — Cela va mieux ? demanda-t-il. — Oui, Dem… merci. — Parfait. Tenez, ajouta-t-il en lui présentant la gourde d'eau, buvez un peu. Cela va vous faire du bien. Elle aspira quelques lampées du précieux liquide qui rafraîchit sa gorge parcheminée. — Je dois inspecter l'entaille que vous avez dans le dos. — J'ai une blessure dans le dos ? s'inquiéta-t-elle. — Une coupure profonde. — Je ne sens rien. — Elle saigne toujours. Je pourrais essayer de la refermer, mais si un organe important est touché, je pourrais aggraver votre état. Serrez les dents, je vais nettoyer la plaie. Il appliqua un liquide sur l'entaille, sans doute du dathan, un désinfectant efficace. C'était douloureux, mais supportable. — Maintenant, je vais vous injecter du hemaw pour stopper le saignement, mais vu l'état de la blessure, cela ne fera que ralentir l'écoulement. Nayla resta silencieuse. Elle n'arrivait pas à se concentrer sur le présent, tout ce qu'elle vivait lui paraissait irréel. — Voilà, dit-il toujours aussi calmement. L'hémorragie est contenue, je vais pouvoir panser votre blessure. Il ouvrit l’emballage sous vide d'un pansement "blessure grave". Une fois à l'air libre, la couche de fibre gonfla et il appliqua la compresse sur la plaie. — Cela devrait aller. Elle était sceptique. Blessée comme elle l'était, leur fuite devenait impossible. Elle ne voulait pas entraîner Dem dans la mort. — Vous ne pouvez pas rester avec moi. S'ils nous retrouvent, vous serez arrêté. Partez sans moi. — Taisez-vous, je ne vais pas vous laisser là. Nous allons nous en sortir tous les deux. Je vous le promets. Nayla fit la moue. Ils étaient loin de tout. Elle était grièvement blessée. Comment pourraient-ils avoir une chance de s'en sortir ? — Faites-moi confiance, dit-il comme s'il avait deviné ce qu'elle pensait. Nous nous en sortirons vivants. — Mais je suis… — Je vous interdis de baisser les bras, dit-il en lui prenant les mains. Vous m'entendez, vous allez rester en vie, c'est un ordre ! De la tendresse adoucissait son regard et il y brillait une émotion indéfinissable, de la peur peut-être. Avec son aide, elle remit son uniforme sans trop de difficultés. Les soins qu'il lui avait prodigués avaient eu le mérite de calmer la douleur dans cette partie de son corps. — Maintenant Nayla, nous allons attaquer la partie difficile. Je dois soigner votre jambe. — Mais… — N'ayez pas peur. Je vous explique ce que je vais faire. L'os est cassé et perce la chair de votre jambe. Avant toute chose, je dois remettre l'os en place. La gorge sèche, elle anticipa la douleur qu'elle allait affronter. — Ensuite, continua-t-il, je soignerai la plaie et je réduirais la fracture. Avant de commencer, je vais vous injecter un anesthésiant local. Je sais, cela va faire mal, mais il faut absolument en passer par là. — Allez-y, Dem, dit-elle courageusement. Mardon l'aida à s'allonger et à s'installer confortablement, puis il lui administra un produit anesthésiant directement dans la jambe. La douleur s’atténua rapidement. Il dégaina son étrange petit poignard et d'un geste précis, il trancha la chair le long de l'os. Elle laissa échapper un petit gémissement. — Courage, c'est presque fini, dit-il en rengainant son arme. Dem saisit sa jambe et d'un geste sec, il remit le tibia en place. Elle poussa un cri perçant et s'évanouit. ** ** ** ** Milar contrôla aussitôt son pouls. Il était faible, mais régulier, ce qui le rassura un peu. Il devait se hâter tant qu'elle était sans connaissance. Il s'assura que l'os était bien remis en place, puis rapprocha les bords de la chair pour refermer au mieux la plaie. Le saignement fut stoppé avec une injection d'hemaw et la blessure protégée par un pansement léger. Ensuite, il enveloppa la jambe avec le film "consolidation". Il cicatrisa les diverses écorchures et recouvrit celles qui l'exigeaient. Son travail fut achevé par l'injection d'un produit permettant de lutter contre l'infection. Dem s'accorda enfin un instant de repos. L'entrée de leur abri était masquée par un rideau dense de sable tourbillonnant et à l'extérieur de la cavité, les bourrasques hurlaient avec force. Selon son armtop, la tempête avait atteint la force 7 et accélérait encore. Il était désormais impossible de l'affronter sans risquer sa vie. Les recherches étaient certainement interrompues ou allaient l'être, toute circulation à la surface de la planète était interdite. Il s'autorisa tout de même un rapide scan des environs, qui confirma l'absence de signe de vie. Le cargo qu'il avait dissimulé se trouvait à six heures de marche. Lorsqu'il l'avait caché, il comptait sur son entraînement et sur ses talents pour le rejoindre à pied. Aujourd'hui, même s'il laissait Nayla seule ici pour aller le récupérer, jamais il ne pourrait se poser dans cette région montagneuse. Selon sa philosophie de vie et son expérience, il était inutile de regretter ce qui ne pouvait pas être changé. Il fallait intégrer les nouvelles données et agir en conséquence. Ils devaient attendre que la tempête s'épuise d'elle-même, avant de poursuivre leur fuite. Nayla arriverait-elle à résister le temps voulu ? Ses blessures étaient graves et ce type d'ouragan pouvait durer plusieurs jours. Dem posa doucement une main sur son front, pour vérifier sa fièvre. La peau était brûlante et Nayla paraissait de plus en plus agitée. Il chercha fébrilement la sonde permettant de contrôler sa température. Il l'entendit gémir et marmonner. Elle devait délirer, ou rêver peut-être. Un état de fièvre pouvait favoriser les visions. Il lui prit la main et la serra avec gentillesse, pour tenter de la réveiller. Blessée comme elle l'était, cauchemarder pouvait être préjudiciable à sa santé. — Nayla, revenez à vous ! Réveillez-vous ! Elle continuait de gémir. Il devait la ranimer, mais ne pouvait pas utiliser une capsule de réveil. Il était trop tôt. — Nayla ! appela-t-il encore, sans succès. Il décida d'utiliser une solution radicale. Milar ferma les yeux et chercha l'esprit de la jeune femme. S'il arrivait à s'y introduire, il pourrait la ramener à la conscience. Il visualisa la porte conduisant à l’intérieur des pensées de Nayla. Il tenta de l'ouvrir, mais elle resta obstinément fermée. Il chercha à forcer cet accès, sans y parvenir. Il l'appela mentalement, chercha à la contacter, mais seul le néant lui répondit. L'esprit de la jeune femme semblait s'était absenté. ** ** ** ** "Les explosions résonnaient encore dans sa tête et l'image d'Alima en flammes était toujours imprimée sur ses rétines. Un hurlement de peur résonnait dans son crâne. Des gens mouraient là-haut, sur ce monde si proche du sien. Son oncle venait d'être assassiné. Son univers s'embrasait. Les troupes de l'Imperium, qui n'avaient été qu'une vague menace, venaient de s'inviter dans sa vie. L'estomac de Nayla fit un bond, lorsqu'elle s'envola vers le ciel. Elle prit de la vitesse, accélérant encore et encore. Elle quitta l'atmosphère et fonça vers l'espace. Elle s’émerveilla de ne pas avoir besoin de respirer, de pouvoir survivre sans équipement dans le vide total. Un énorme vaisseau se trouvait en orbite autour d'Alima. Il était monstrueux, hideux, noir, effrayant. À pleine vitesse, elle traversa sa coque comme si elle n'existait pas. Elle zigzagua dans les couloirs, sans ralentir, évitant des soldats en armure noire. Aucun d'entre eux ne sembla la remarquer. Elle passa une lourde porte blindée et se retrouva dans une grande salle, pleine d'écrans allumés et de soldats. Un homme vêtu d'un uniforme noir, se tenait debout près d'un grand hublot, observant l'espace. Elle se rua sur lui. Pendant quelques secondes, elle se sentit désorientée, dans cet endroit sombre et épuré. Elle sut, sans comprendre d'où venait cette certitude, qu'elle se trouvait dans l'esprit de cet inconnu. C'était impossible et pourtant, cela lui sembla parfaitement normal de visiter, en toute impunité, les pensées d'un individu. Elle vit, à travers les yeux de cet homme, les tirs lywar frapper le sol d'Alima. Elle fut submergée par de violents sentiments d'horreur, de dégoût et de compassion provenant de celui qu'elle avait investi. Elle observa le lieu où elle se trouvait. La psyché de cet homme lui apparaissait sous la forme d'un grand hall percé de nombreuses portes, ouvrant sur d'autres pièces. C'était étonnant de constater que l'esprit d'un individu se résumait à cela : l'intérieur d'une maison. Les émotions très fortes qui bouillonnaient dans l'âme de ce soldat émanaient d'une sorte de cellule, protégée par une lourde grille. Les sentiments de pitié et de tristesse s'amplifièrent, comme s'ils cherchaient à s'évader de cette prison. Tout cela était totalement incompréhensible. Un claquement métallique la fit sursauter. Une lourde porte se ferma brutalement, occultant la geôle. Instantanément, il n'y eut plus rien, plus aucune émotion. L'homme ne ressentait plus aucune pitié, plus aucune compassion, seulement la froide satisfaction du devoir accompli. Sans avoir la possibilité de s'interroger sur la signification de cette incroyable vision, Nayla fut tirée en arrière, éjectée de cet esprit et du vaisseau qui bombardait toujours Alima. Elle fila dans l'espace à une vitesse inimaginable et réintégra son propre corps." La douleur envahissait tout son être. La fièvre brûlait sa peau. La soif desséchait sa gorge. Elle n'avait aucune idée de ce qui lui arrivait, de l'endroit où elle se trouvait. Elle gémit, essayant d'appeler à l'aide. Elle n'en eut pas le temps. Son esprit fut à nouveau projeté hors de son corps. "Elle atterrit sur la passerelle d'un vaisseau identique à celui qui se trouvait en orbite autour d'Alima. Aucun soldat ne s'y trouvait, seulement de nombreux civils, tous armés. Près d'elle se tenait une forme sombre, auréolée d'une lumière blanche éblouissante. — Allez-y ! dit-elle. — Feu ! ordonna la silhouette sombre. Un puissant canon lywar ouvrit le feu, calcinant le sol d'un monde anonyme. Elle s'entendit hurler." Nayla bascula à nouveau, tourbillonnant dans le vide. Elle réintégra son corps brûlant de fièvre et pulsant de douleur. Elle voulait échapper à la souffrance. Elle voulait fuir ces visions terrifiantes. Elle aurait voulu que tout s’arrête définitivement. Son vertige s'aggrava et elle fut aspirée dans l'espace à travers un maelstrom aveuglant. "En quelques secondes, elle se retrouva dans l'esprit de l'inconnu au-dessus d'Alima. Il dormait et ses émotions pulsaient doucement, laissant transparaître de la tristesse et du dégoût. Les yeux de Nayla s'embuèrent. Elle s'approcha lentement de la cellule contenant les sentiments de cet homme. L'ouverture était toujours protégée par une grille. Juste à côté, elle découvrit un mécanisme. C'est lui qui déclenchait la fermeture automatique de la lourde porte qu'elle avait vue lors de sa visite précédente. Ce dispositif lui était imposé. Nayla trouvait inhumain d'empêcher quelqu'un d'éprouver de la compassion. Sans en comprendre toutes les raisons, elle sut qu'elle devait détruire cet appareillage et libérer cet homme. Elle plongea ses mains dans le mur et arracha les engrenages, les fils et les rouages. Elle ignorait comment elle pouvait réussir un tel exploit. Elle devinait que tout ce qu'elle voyait, n'existait pas vraiment. C'était un rêve, sans doute. Une impression de danger l'alerta, l'inconnu avait repéré sa présence. Avec la désagréable impression d’être propulsée à grande vitesse, elle réintégra son corps." Sa tête lui faisait horriblement mal et son corps vibrait de douleur. Nayla aurait voulu souffler, mais n'en eut pas le temps. Elle fut, encore une fois, aspirée par un tourbillon infernal. "Elle se retrouva dans une immense pièce vide, flanquée de hautes colonnes noires. Elle était accompagnée de cette silhouette sombre enveloppée de cette lumière blanche et étincelante. À l’extérieur du bâtiment, une bataille faisait rage, elle le savait. Au centre de ce temple se trouvait un homme, caché dans l'ombre. Elle venait pour le combattre, elle venait pour affronter celui qui se faisait appeler Dieu. Un rayon d'énergie sombre jaillit de sa main. Elle leva la sienne et un trait d'une éblouissante lumière blanche en fusa, heurta le faisceau obscur et le repoussa. Dieu fut frappé par cette énergie pure et fut projeté à l'autre bout de la salle. Avant qu'elle n'ait pu se réjouir, Nayla bascula et atterrit violemment dans le temple, secouée par une nausée intense. Elle se trouvait seule face à Dieu qui la fixait intensément. — Ne criez pas victoire, dit-il. Tout ne se déroule pas toujours comme prévu. Je vous connais, je vous attends. Vous n'êtes pas la première à penser pouvoir m'affronter. Il me tarde de me délecter de votre pouvoir. Dans un hurlement désespéré, elle s'échappa." Elle ouvrit les yeux, affolée. Elle n'arrivait pas à respirer. La poussière envahit sa bouche lorsqu'elle chercha à aspirer une bouffée d'air. Quelqu'un lui prit la main, lorsqu'elle paniqua. — Respirez doucement, Nayla. Cela va aller. Dem ! C'est Dem qui lui parlait. Tout lui revint en mémoire, l'arrivée du vaisseau vengeur, l'arrestation des officiers, sa participation à l'évasion de Mardon, leur fuite, sa chute et Dem venant la sauver. Hors de la caverne, le vent soufflait terriblement fort, mais malgré tout, ils étaient relativement à l'abri. ** ** ** ** Dane Mardon, ou plutôt Devor Milar, s'accorda un soupir de soulagement. Il avait eu peur. Elle avait frôlé les 42° de température. Les visions qui la hantaient semblaient intenses. Il ignorait ce qu'elle avait vu, mais il avait le sentiment que ses rêves dévoraient son énergie. Il avait fait ce qu'il pouvait pour la soulager, sans trop abuser de la pharmacopée. — Tout va bien, la rassura-t-il. Elle ne lui répondit pas, ses yeux n'arrivaient pas à se focaliser sur lui. Elle paraissait perdue et affolée. Il vérifia sa température, c'était mieux. — Comment allez-vous ? Est-ce que vous souffrez ? — Non, murmura-t-elle. Pas trop. Que se passe-t-il ? — La tempête est toujours là, force 9, l'un des pires ouragans dont j'ai été le témoin sur cette planète. Par chance, le vent souffle dans le bon sens, nous ne sommes pas trop envahis de poussière. Vous m'avez fait peur, Nayla. Vous avez déliré, intensément. — J'ai eu d'horribles visions. Je suis incapable de comprendre tout ce que j'ai vu, mais je crois que c'était l'attaque d'Alima. — Comme d'habitude, non ? — Non, Dem, dit-elle d'une voix marquée par la souffrance. Rien à voir avec d'habitude. C'était un souvenir, pas une vision. — Comment cela, un souvenir ? — Vous vous rappelez, je vous ai dit que j'étais restée évanouie pendant trois jours, après la destruction d'Alima. J'avais une forte fièvre, j'étais dans le coma. Je viens de revivre ce que j'avais vécu à cette époque. Pendant mon coma, mon esprit s'est élevé, il est sorti de mon corps. Je me suis projetée à l’intérieur du vaisseau qui bombardait Alima. J'ai pénétré dans les pensées d'un inconnu. À l'époque, tout cela semblait irréel, un cauchemar. Désormais, je comprends mieux. Il s'agissait de l'esprit de Milar. Je suis entrée dans sa tête ! Vous comprenez, à l'époque, je suis entrée dans l'esprit de Devor Milar. Dem resta silencieux. Avait-elle enfin deviné ? — J'ai vu Dieu, Dem. Je me suis vue vaincre Dieu, je suppose que c'était encore cette prophétie. Je l'affrontais et je le détruisais, mais après… elle s'interrompit, terrifiée et paniquée. Dem posa une main sur son épaule pour la rassurer. La respiration de la jeune femme se calma un peu. Elle leva vers lui des yeux pleins d'affection et d'une admiration qui menaçait de se transformer en adulation. — Après, je suis revenue devant Dieu et il m'a parlé. — Comment ? Il vous a parlé au cours d'une prophétie ? — Non Dem, pas une prophétie. Je crois qu'il m'a parlé pendant mon rêve, comme s'il avait réussi à me contacter. — Et que vous a-t-il dit ? — De ne pas crier victoire, qu'il me connaissait. Que je n'étais pas la première à vouloir l'affronter et qu'il avait… Nayla tremblait, en proie à une frayeur incontrôlable. Milar n'était pas surpris. Il savait que malgré la prophétie, rien n'était joué. Il avait découvert, au fil des années et de ses expériences, de nombreuses choses sur les pouvoirs de l'esprit. La plupart d'entre elles, de manière tout à fait empirique, mais il devait admettre qu'il ignorait le réel fonctionnement des dons mentaux. S'il voulait qu'elle ait une chance de renverser Dieu, il allait devoir en apprendre davantage. — Que vous a-t-il dit d'autre ? — Qu'il m'attendait pour se délecter de mon pouvoir. Comment suis-je censée le combattre, Dem ? Ce que vous attendez de moi est impossible ! — Rien n'est impossible, il existe toujours un moyen, cita-t-il avec conviction. Durant toute sa formation, on lui avait inculqué qu'un Garde de la Foi, qu'un archange, ne pouvait pas échouer, même lorsque les probabilités étaient contre lui. Il devait exister un moyen. Au cours de ses années de service, Milar avait prouvé que cette maxime du Code était juste. — Nayla, précisa-t-il, ce n'est pas moi qui exige cela de vous. Je l'ai vu, d'autres l'ont vu, vous l'avez vu. — Mais pourquoi moi ? Pourquoi ces visions ? L'angoisse de Nayla était compréhensible. Le destin était en marche et son engrenage les obligeait à prendre part aux événements. — Je l'ignore, répondit-il en toute bonne foi. Le destin. Nayla paraissait épuisée, ses yeux brillant de fièvre se fermaient tout seuls. Elle bafouilla : — Le destin… ce n'est pas… une réponse. Elle perdit à nouveau connaissance. Dem soupira, inquiet. Il vérifia son scanner. Elle avait toujours de la fièvre, mais elle dormait. Il espérait que cette fois-ci, les rêves la laisseraient en paix. En soldat qui sait que le repos doit être pris au moment où les circonstances le permettent, il se blottit contre elle pour la protéger et s'endormit. ** ** ** ** Ailleurs… L'Inquisiteur Général franchit les lourdes portes de la grande salle du palais, sans un regard pour les gardes postés à l'entrée. Il traversa d'un pas lent l'immense salle vers le trône placé au centre. Dieu se tenait debout derrière le haut dossier, tourné vers la déchirure suspendue dans le vide. Il fixait le néant incommensurable qui y régnait. Le vieil homme s'inclina profondément, gardant les yeux vers le sol, attendant que son Dieu lui parle. — Het Bara… dit la voix froide et métallique, tu oses te présenter devant ton Dieu, sans que celui-ci ne t'ait fait mander ? — J'ai besoin des conseils de Mon Dieu, Mon Seigneur. — Tu aurais dû voir Alajaalam Jalara, comme il est prescrit. — Mon Seigneur, il est vrai, j'aurais dû voir le Grand-Prêtre… — Viens-en aux faits ! — Mon Seigneur, Devor Milar… — Ne prononce plus le nom de ce démon en ma présence ! — Nous avons peut-être une piste, Mon Seigneur, dit-il prudemment. — Précise ! — La Phalange Bleue l'aurait arrêté, Mon Seigneur, sur RgM 12. — Devor Milar a été capturé ? Surprenant ! Bara eut l'impression d'entendre de la déception dans la voix de Dieu. Je veux qu'on me l'amène, vivant ! Je veux arracher moi-même ses entrailles. — Oui, Mon Seigneur. — Et je veux le démon qu'il a annoncé. Je veux cet Espoir dont il parle. S'il l'a trouvé, je le veux en mon pouvoir au plus vite ! — Cela sera fait, Mon Seigneur, mais… — Tu oses contester mes paroles ? — Non, Mon Seigneur, jamais… mais Milar aurait dit qu'il était en Mission Divine, Mon… — Tu crois les dires de ce démon ? siffla Dieu d'un ton menaçant. — Non, Mon Seigneur. Je voulais seulement confirmer… — Il n'y a rien à confirmer, Bara. Amène-moi cet homme et ce "libérateur" qu'il a prophétisé. — Mon Seigneur, le colonel Yutez n'a pas mentionné… — Si Milar se trouve sur ce monde désolé, ce n'est pas pour rien. Cet Espoir est avec lui. Je les veux tous les deux ! Et je veux que tous les témoins soient tués. Vous m'entendez Bara ? Aucun de ces traîtres en puissance ne doit survivre. Que cela soit fait, ou je penserais que tu te fais trop vieux pour ta charge et je te ferais remplacer ! Het Bara garda les yeux rivés sur le sol et répondit de cette même voix impersonnelle qui faisait tant frémir le commun des mortels. — Mon Seigneur saura, j'en suis sûr, quand mon heure sera venue. — En effet, Bara, je connais déjà l'instant de ta mort. L'Inquisiteur Général se força à l'impassibilité. — Offre-moi ce libérateur, siffla Dieu, cet Espoir dont Milar a tant parlé. Je veux me régaler de son pouvoir. Et que personne n'approche ce démon, que personne ne l'interroge ou ne lui fasse du mal. Qu'aucun inquisiteur ne tente de fouiller son esprit. Suis-je clair ? — Oui Mon Seigneur, il ne faut pas parler au démon, juste le capturer et vous le livrer. — C'est cela ! Ramenez-les-moi tous les deux, vivants ! Je le veux ! — Oui, Mon Seigneur, dit Het Bara en s'inclinant. — Sors d'ici, avant que je ne perde patience ! rugit Dieu. L'Inquisiteur Général s'inclina profondément, avant de sortir en reculant. XIV L'esprit de Nayla ne tarda pas à s'envoler, comme si la faiblesse de son corps ne lui permettait pas de retenir le vagabondage de ses pensées. "Il lui sembla dériver au milieu des étoiles, en totale liberté. Elle était dans une région étrange de la galaxie, un secteur sans aucune étoile. Autour d'elle, tout était d'un noir de jais et le néant pesait sur elle, l'écrasant sous le poids de sa non-existence. Nayla eut la sensation de descendre en spirale, de plus en plus vite, aspirée dans un vortex de lumière. Elle atterrit sur un champ de bataille, au milieu des morts qui jonchaient la prairie par milliers. Elle pleura des larmes brûlantes sur ces malheureux qui avaient perdu la vie par sa faute. Elle chancela et chavira, une sensation déstabilisante dont elle commençait à prendre l'habitude. Elle changea de lieu. Elle surplombait une magnifique cité, hérissée de centaines de tours effilées qui brillaient sous les rayons d'un soleil blanc. Sans le moindre remord, elle donna l'ordre d'éradiquer cette ville, infestée de Gardes Noirs. La métropole fut rasée et sa population civile fut anéantie, en même temps que les sbires de l'Imperium. Elle changea encore de lieu. Une centaine de personnes se trouvaient là, les bras enchaînés. On lui avait affirmé qu'il s'agissait de traîtres à la cause. Sur son ordre, ils furent exécutés. Puis ce fut l'appel à l'aide d'une planète amie. Des vaisseaux ennemis menaçaient de les envahir. Nayla rejeta cette supplique, préférant privilégier l'attaque d'une base de l'Imperium. Le monde ami fut dévasté par les Gardes de la Foi. Toutes ces images s'entrechoquaient, s’entremêlaient et tournoyaient, en un horrible kaléidoscope. Elle hurla et se débattit pour y échapper. Elle allait devenir un monstre ! Nayla refusait cet avenir. Elle lutta pour échapper aux massacres dont elle était responsable. Elle se retrouva à nouveau dans le calme de l'espace, dans ce vide sans étoiles. Cette contrée, qui l'avait tant effrayée, était maintenant apaisante. Elle n'eut pas le temps de s'y ressourcer. En un clignement d’œil, elle se retrouva sur le sol d'une planète, un endroit vert et agréable. Des milliers de fleurs parsemaient l'herbe ondoyante. Il faisait beau, aucun nuage ne profanait le ciel d'un bleu sombre et immaculé. Nayla descendait une pente douce qui menait jusqu'à un lac. Elle se sentait légère, apaisée, heureuse, en sécurité et habitée d'une immense paix intérieure. L'endroit était si beau, enchâssé entre de hautes montagnes aux sommets recouverts d'un blanc linceul qui scintillaient de mille feux. L'eau du lac était transparente, limpide et les pics alentour se reflétaient dans le miroir clair de cette onde pure. Sur la berge, un homme péchait. Elle ressentit un bonheur sans limite quand Dem se tourna vers elle. Il lui sourit avec chaleur. La tendresse dans son regard l'emplit d'une joie farouche. Elle courut vers lui, en riant, et sauta dans ses bras. L'image de Dem s'effaça et Nayla se retrouva au milieu des étoiles, dans cet espace de ténèbres infinies. Un trait lumineux apparut soudain et ce linceul sombre fut déchiré, écarté. À travers cette faille, elle assista à un spectacle terrible. Des images de tueries et massacres s'entrechoquèrent. Des Gardes Noirs assassinaient des innocents. Des enfants étaient torturés, on leur arrachait leur don et leur vie. Des villes entières se consumaient dans le feu blanc du lywar. Elle lisait la peur et la résignation sur le visage de millions d'inconnus qui tous, lui reprochait sa démission. Le désespoir qui recouvrait l'Imperium était de sa faute. Tout cela arrivait parce qu'elle avait refusé son destin, parce qu'elle avait fui. Cette certitude absolue fut imprimée au fer rouge sur son âme. — Non ! hurla-t-elle. Non ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas être responsable de tout cela !" Nayla n'en pouvait plus, elle avait l'impression de brûler vive et que sa tête allait exploser. Une idée consciente surnagea à la surface du tumulte de ses pensées : il fallait que cela cesse. ** ** ** ** Milar ne savait plus quoi faire. Les gémissements de Nayla l'avaient réveillé. Elle était retournée dans ce monde onirique qui la torturait. Elle brûlait de fièvre et s'agitait, au risque de rouvrir ses blessures. Il utilisa une capsule de réveil, sans réussir à la sortir du sommeil. Impuissant, il ne put que l’empêcher de se débattre. La fièvre ne passant pas, il humecta les lèvres de la jeune femme avec de l'eau, avant de mouiller une compresse dont il se servit pour rafraîchir son front. Il ne s'était jamais senti aussi inutile et désarmé. Avec un hurlement rauque, elle se réveilla brutalement. — Calmez-vous Nayla, dit-il en saisissant sa main, tout va bien. Vous êtes réveillée. Les cauchemars sont terminés. — Non Dem, non, sanglota-t-elle. Je n'ai pas le choix. Quoi que je fasse, ça se termine en cauchemar. Soit je deviens une meurtrière qui massacre sans distinction les innocents et les coupables. Soit je fuis et les massacres continuent par ma faute. — Soyez prudente avec vos visions, surtout en ce moment. Vous êtes affaiblie et vous les contrôlez moins. Il y a toujours des alternatives. Lorsque vous serez à la tête de la rébellion, vous aurez le choix. Vous pourrez être cruelle et impitoyable ou faire acte de compassion. Je ne veux pas croire que vous puissiez devenir une meurtrière, comme vous le dites. — Je l'ai vu. J'ai vu ce que je vais devenir. Par soucis d'efficacité je vais prendre des décisions terribles, je vais… Le ton désespéré et convaincu de Nayla commençait à l'inquiéter. Il n'avait pas menti, il refusait de croire qu'elle puisse faire des choix comme ceux qu'elle énonçait. Il subodora une explication à cette vision. — Dieu vous a parlé, dit-il. Faites attention. Dans votre état, il peut peut-être contrôler ce que vous voyez. — Vous pensez que c'est possible, Dem ? — Je ne sais pas, mais je pense que oui. Dans votre état, il peut s'inviter plus facilement dans vos cauchemars. Nayla ferma les yeux, en proie à un trouble et une souffrance qui ébranlèrent Dem. — Je ne sais pas, bredouilla-t-elle. Je ne sais pas. J'ai si peur. — Je sais. L'inconnu est effrayant. Je suis effrayé, tout comme vous. Les conséquences des décisions que nous ferons sont terrifiantes, mais avons-nous le choix, Nayla ? — Non et c'est ça qui me tourmente. Dans un élan de compassion, il lui serra la main avec chaleur. — Courage jeune fille, dit-il. Je serai toujours là pour vous protéger. — Je sais, Dem, dit-elle avec reconnaissance. — Reposez-vous Nayla, tenez, buvez un peu. Il glissa une main sous sa nuque et l'aida à boire. Elle reposa la tête sur le sol, épuisée par l'effort qu'elle venait de fournir. — Il faut tenir jusqu'à la fin de la tempête, Nayla. — À vos ordres, dit-elle en souriant. — Vous devez manger, dit-il. Vous en sentez-vous la force ? Elle était livide, de grands cernes noirs bordaient ses yeux qui avaient perdu leur passion habituelle. — Je crois, Dem. Milar ouvrit un sachet contenant un liquide concentré, plein de vitamines et d’éléments nourrissants, idéal pour donner un peu d'énergie aux blessés. — Tenez, buvez cela. Elle s’exécuta et ferma les yeux, épuisée. Dem s'appuya contre la paroi de la cavité et avala une barre énergétique. Il posa une main réconfortante sur l'épaule de Nayla. La tempête semblait faiblir. Cela faisait presque deux jours qu'ils étaient là et les blessures de Nayla nécessitaient des soins rapides. Dans six heures, il lui faudrait prendre une décision. Il maudit le destin qui s'acharnait contre eux. Il avait beau étudier le problème sous tous les angles, le seul choix qui lui restait, aurait des conséquences désastreuses. Seulement, la mort de Nayla serait bien plus catastrophique. Deux heures passèrent en silence. Nayla demeura éveillée, mais muette et Milar respecta son mutisme. Il était lui-même assailli par des pensées tumultueuses et agressé par des émotions qui lui étaient étrangères. La tendresse qu'il éprouvait pour la jeune femme était hors de propos. Il n'avait pas l'habitude de traiter ce genre de sentiments, aussi préféra-t-il les repousser. Elle finit par s'endormir, apparemment sans rêver. Le vent soufflait avec moins de violence. Dem vérifia son armtop. La tempête s’apaisait. L'idée de contacter la base revint le tourmenter, malgré tous les risques encourus. Une fois emprisonné, ses possibilités d'actions seraient réduites, mais elles existeraient néanmoins. Les faibles gémissements de Nayla l'arrachèrent à ses réflexions moroses. Il vérifia sa température. La fièvre était remontée et approchait les 41°. Milar contrôla les différentes blessures. La plus problématique était celle dans le dos, mais la blessure à la jambe présentait également des signes d'infection. La tempête s'estompait, mais il n'arriverait pas à la transporter jusqu'au vaisseau. En admettant qu'il y parvienne, il n'y avait rien à bord permettant de la sauver. Il arriverait peut-être à la maintenir en vie, le temps d'atteindre le système planétaire le plus proche. Une fois sur place, il lui faudrait trouver un médecin acceptant de prendre soin d'elle. Un citoyen normal n'aurait aucune chance d'y parvenir. Le lieutenant Mardon en aurait très peu. Seul le colonel Milar aurait assez d'autorité pour obtenir qu'elle soit soignée, mais l'apparition soudaine du commandant disparu de la Phalange Écarlate, déclencherait trop de questions et sans aucun doute, une arrestation. Non, la fuite n'était pas la bonne décision. S'il voulait sauver la vie de Nayla, il n'y avait qu'une action possible. Il ne tergiversa pas. Milar activa son armtop et pianota quelques minutes. Il augmenta leurs signes vitaux afin qu'ils soient plus facilement détectés par les scanners de ceux qui les recherchaient. Il ne voulait pas appeler pour se rendre, car il serait alors évident que son seul but était de sauver la vie de Nayla. L'attente commença. Il lui injecta les dernières doses d'anti-infection et d’anti-fièvre. Moins d'une heure plus tard, il repéra trois sections qui approchaient. À leur façon de se déployer, il comprit qu'ils avaient l'ordre de le prendre vivant, comme il l'avait prévu. Il ne tarda pas à entendre ses écouteurs grésiller. — Lieutenant Mardon, je suis le commandant Herden des Gardes de la Foi. Vous avez ordre de vous rendre. — Commandant, répondit-il, je suis prêt à me rendre, mais mon otage est grièvement blessé. Avez-vous ce qu'il faut pour la déplacer ? — Votre… otage ? répondit Herden après quelques secondes. — Le caporal Kaertan, je l'ai obligé à m'accompagner. — Notre bombardier n'est pas loin. Elle y sera transportée. Rendez-vous ! Dem se tourna vers Nayla et mut par un réflexe qu'il ne s'expliqua pas, il caressa son front et sa joue d'un geste tendre, puis il tendit son esprit vers le sien et déposa dans ses pensées un court message qu'elle trouverait à son réveil. Il y relatait les décisions qu'il avait prises. Il sortit hors de la cavité, les mains en l'air, tenant son arme bien en vue. Il déposa lentement son fusil sur le sol et se redressa, les mains posées sur sa tête. — À genoux ! cria un officier des Gardes. Lentement, Dem s'agenouilla. Il connaissait bien la susceptibilité des Gardes Noirs et même s'il ne comptait pas leur rendre la tâche aisée, il ne voulait pas risquer un tir dans le genou pour ne pas avoir obtempéré. Trois Gardes se jetèrent sur lui. Les deux premiers le saisirent par les épaules et le plaquèrent au sol. Le troisième lui écarta les jambes, puis le fouilla. Il lui enleva son poignard de combat et l'arme de poing qu'il avait au côté, puis remonta la manche gauche de son uniforme et lui ôta son poignard serpent, ainsi que son armtop. Ensuite, ils lui rabattirent sans ménagement les bras dans le dos et enfermèrent ses poignets avec les menottes de haute sécurité que les Gardes utilisaient pour les prisonniers dangereux. Il s'agissait d'épais bracelets en acitane, enserrant la moitié de l'avant-bras et reliés entre eux par une large barre du même métal. Une fois pris dans ce carcan, il était impossible de bouger les bras. Le lieutenant aboya l'ordre de le remettre sur pied. Ils l’attrapèrent par les poignées qui dépassaient des menottes et le relevèrent brutalement. Le lieutenant lui arracha son filtre. Enfin, le commandant Herden s'avança vers lui. — Essayez de fuir et vous le regretterez ! lui dit-il sèchement. Milar se redressa, adoptant la posture d'un officier au repos de parade et dit avec autorité : — On dit "colonel" lorsqu'on s'adresse à moi ! Même s'il ne voyait pas le visage du commandant, dissimulé par son casque, il sut qu'il avait touché juste. — J'ai ordre de vous ramener de force si nécessaire… colonel. — Appliquez vos ordres, mais n'oubliez pas qui je suis. Je suis le colonel Devor Milar et je n'aime pas que l'on me manque de respect ! — Je ne vous manque pas de respect, colonel, je vous assure… Herden était embarrassé et ses hommes, stupéfaits. — Le caporal Kaertan est dans cet abri. Je compte sur vous pour la transporter le mieux possible. J'ai utilisé sa loyauté envers moi et je veux qu'elle soit traitée en conséquence. La loyauté était un concept que les Gardes de la Foi comprenaient, aussi Herden donna l'ordre qu'elle soit conduite jusqu'au bombardier. Le petit vaisseau se trouvait à moins d'une heure de marche. Une fois à bord, ils le firent asseoir sur un siège réservé aux prisonniers. Les menottes furent bloquées dans la structure même du siège. C'était inconfortable, car cela l'obligeait à se tenir courbé vers l'avant, mais bien entendu, le procédé n'avait pas été conçu pour le confort des captifs. Le brancard de Nayla fut posé sur le sol non loin de lui et immobilisé grâce à un dispositif adapté. Elle était toujours inconsciente. Malgré son inquiétude, Dem s'obligea à rester insensible. Il savait qu'ils seraient de retour à la base dans quelques minutes et que chacun de ses gestes serait analysé et interprété. Le commandement le voulait vivant certes, mais celle qu'ils recherchaient en réalité, c'était l'Espoir, c'était Nayla. Le jeu de zirigo avait déjà commencé et de la manœuvre employée, dépendait le gain de la partie. Il sourit intérieurement. Il n'avait jamais perdu une seule partie à ce jeu de stratégie complexe, essentiel dans la formation des futurs officiers. Le renoncement et le sacrifice avaient toujours été l'une des clés du succès. Avec sérénité, Milar attendit que Yutez joue le prochain coup dans cette partie décisive pour l'humanité. -*-*- Le bombardier furie se posa sans encombre devant la base. Herden donna l'ordre que Nayla soit immédiatement conduite à l'infirmerie. Dem espérait qu'ils laisseraient Plaumec s'occuper d'elle. C'était un médecin compétent qui ferait son devoir en dehors de toute considération politique. Par le passé, elle lui avait prouvé qu'elle avait le courage de s'opposer aux Gardes de la Foi. Milar fut débarqué sans attendre et conduit jusqu'au bureau de Thadees. Les corridors avaient été vidés du personnel de la base et les équipes de sécurités de la Phalange Bleue les patrouillaient avec vigilance. Dem estima que tout le monde était bouclé, au secret, en attendant des ordres plus explicites. Le commandant Herden entra seul dans le bureau, pour rendre compte. Dem attendit patiemment, ne montrant aucun signe de nervosité. Il s'attachait à entretenir sa légende. Les histoires les plus folles couraient sur le colonel Devor Milar, la main écarlate de Dieu et les jeunes officiers des Gardes le vénéraient. Cet état d'esprit pouvait se transformer en atout et il ne devait pas décevoir ceux qui l'observaient. Quelques minutes plus tard, les gardes personnels du colonel Yutez le firent entrer sans ménagement dans le bureau. Une rage à peine contenue défigurant son visage, Yutez dévisagea son ancien camarade. — Devor Milar ! Devor Milar, un traître ! Toi, la main écarlate de Dieu, un traître ! Le colonel Milar se contenta d'afficher un rictus ironique. — Le général Jouplim a répondu immédiatement, en indiquant que tu es un renégat qui cherche à renverser Dieu ! Il a dit que je dois t'appréhender et chercher une personne proche de toi. Qui est proche de toi ? Ce caporal auquel tu sembles attaché ? — Kaertan ? Milar laissa échapper un petit rire sarcastique. Il y a quelque temps, j'ai dissimulé un vaisseau sur cette planète. Tu connais le sujet, toujours prévoir une porte de sortie. Le seul défaut de ce plan, c'est que ce cargo nécessite, au strict minimum, deux personnes pour le piloter. Je me suis servi de la loyauté de ce caporal, voilà tout. — D'après Herden, tu étais anxieux de la voir secourue. — Anxieux, c'est un mot fort. J'étais capturé. Autant payer ma dette et lui permettre d'être soignée. — Pourquoi était-elle prête à trahir pour toi ? — Tu sais… dit-il avec un sourire entendu. Les femmes… Yutez n'était pas dupe. Il savait très bien qu'un membre du projet "Archange" n'entretenait pas d'aventure sentimentale, mais il comprenait qu'un homme astucieux pouvait utiliser les sentiments "fleur bleue" d'une gamine. — Voilà une explication très habile, Milar. Tu as toujours été intelligent, n'est-ce pas ? Je ne sais pas si ce caporal est importante, mais ce sera au commandement d'en décider. Dit-il la vérité, monsieur l'inquisiteur ? Dem n'avait jamais douté qu'il serait sondé par l'inquisiteur. À l'instant où il était entré dans le bureau, il avait fermé ses pensées le plus hermétiquement possible. Il sentit l'esprit de Saziv tenter de forcer l'accès à son cerveau et lut, avec une grande satisfaction, la surprise se peindre sur son visage. Il était rassuré, il n'avait rien à craindre de cet homme. — Inquisiteur Saziv, insista Yutez, dit-il la vérité ? — Je ne peux pas le dire… — Comment ça ? — Je n'arrive pas à accéder à son esprit. — Qu'est-ce que cela veut dire ? s’énerva Yutez — Cela veut dire, ricana Dem avec toute la superbe dont il était capable, que je ne permets pas aux rats de venir fureter dans ma tête. — Je veux en savoir plus sur ta traîtrise, Milar. Je veux savoir qui tu protèges et ce que tu fais dans ce coin perdu. Tu vas me donner des réponses, de gré ou de force ! Milar conserva son attitude moqueuse et arrogante. Le visage carré de Zan Yutez blêmit de fureur. Sans prévenir, il le frappa à l'estomac. La douleur le plia en deux, mais il ne laissa pas un son sortir de sa bouche. Le Garde Noir le gifla du revers de la main. Sous l'impact du coup, sa lèvre supérieure se fendit et il sentit le goût du sang sur la langue. — Ah ! C'est bon ! rugit Yutez. J'en ai toujours eu envie ! — Tu as dû me ligoter pour y parvenir, Yutez. Face à face, si je me souviens bien, tu avais plus de mal. J'étais toujours victorieux. Yutez se décomposa. Il répliqua d'une voix tendue : — C'est donc cela l'explication, ta supériorité supposée. C'est pour cela que tu veux le pouvoir et que tu es prêt à inventer n'importe quoi pour y parvenir ? — Cette justification en vaut une autre, libre à toi de croire ce que tu veux. Comme je te l'avais dit, Dieu n'a pas jugé nécessaire d'informer le général Jouplim de la Mission Divine qu'Il m'a confié. Je ne cherche pas le pouvoir et je n'ai rien inventé. Je suis au service de Dieu et Il m'a promis beaucoup. Cependant, il y a une vérité dans les stupidités que tu viens d’énoncer. Je te suis largement supérieur et je l'ai toujours été. Yutez se déchaîna. Il lui asséna un coup à l'estomac, puis au visage. Il frappait dur. Touché à la pommette, Dem sentit sa peau éclater sous les phalanges de son tourmenteur. Un filet de sang coula le long de sa joue, jusqu'au menton. Il se concentra pour ne pas émettre un son. Maintenu de force par les Gardes, les bras toujours emprisonnés dans les menottes, il ne put se défendre lorsque Yutez le boxa au thorax et au ventre. Il sentit le mur, qu'il avait érigé pour protéger son esprit, se fissurer lorsque l'inquisiteur l'attaqua. Milar renforça ses défenses. Le plan de Yutez était simple. Il savait bien qu'il était impossible de faire parler un archange sous la torture. Il comptait utiliser la souffrance, non pas pour le briser, mais pour fragiliser ses défenses mentales et permettre à Saziv d'accéder à son esprit. ** ** ** ** "Les explosions se répandaient sur la surface d'Alima. La haute silhouette noire de Milar se tenait devant le hublot et Nayla se trouvait derrière lui. — Prépare-toi, dit-il en se tournant vers elle, le moment approche. Elle fut absorbée par cette zone sans étoiles de la galaxie. Tout était noir, sombre et sans vie. Elle sentait, inconsciemment, que ce lieu était d'une importance capitale. Pourquoi se trouvait-elle là ? Elle perçut alors d'étranges filaments qui semblaient se croiser et s'entrecroiser partout dans ce vide. Au centre de la toile formée par ces fils, des ombres se mouvaient puis des images apparurent, se succédant à une vitesse affolante. Elle vit un enfant naître et un homme mourir, égorgé. Elle vit une femme aux commandes d'un petit vaisseau perdu dans l'espace. Elle aperçut un homme fusillé par un peloton d'exécution. Elle vit une femme à la croisée de deux routes. L'une des voies menait à un charmant jardin, calme et fleuri. Dans ce paradis, la femme berçait un enfant en chantonnant. L'autre chemin conduisait à un champ de bataille, où des milliers, des centaines de milliers de gens se faisaient massacrer. Un bruit la fit sursauter. Derrière elle, une porte s'ouvrit. Milar se trouvait dans l'embrasure, imposant et menaçant. — Il va falloir choisir, dit-il. Le havre de paix ou la guerre. Sois prête." Sa tête sembla exploser sous l'impact de la migraine. Son cœur s'emballa. Aux portes de la mort, Nayla sombra dans un vide abyssal. -*-*- Nayla ouvrit les yeux. Affolée, elle ne reconnut pas l'endroit où elle se trouvait. Il lui semblait se souvenir d'une grotte, d'une tempête sur cette planète de cauchemar, ou peut-être s'était-elle trouvée dans un jardin. Elle n'arrivait plus à se remémorer ces derniers jours. Elle ferma les yeux de longues minutes, avant d'oser affronter la réalité. Avec soulagement, elle identifia l'infirmerie de la base. Par quel prodige était-elle revenue à son point de départ ? Une alarme avait dû alerter le nouveau médecin, qui arriva presque immédiatement à son chevet. Elle fut tout de suite impressionnée par cette femme, qui posait sur elle un regard gris sombre plein de compassion. — Caporal, vous voici de retour parmi nous. Comment allez-vous ? Nayla ignorait la réponse à cette question. Elle se sentait tellement perdue et effrayée. — Bien, je crois, finit-elle par dire. Que s'est-il passé ? — D'après ce que je sais, vous êtes tombée dans un précipice. Je n'ai guère le droit de vous parler. Les Gardes Noirs parlent de la trahison du lieutenant Mardon et sont agressifs. — Trahison ? Je ne sais pas… Il m'a soignée, je crois. — Il vous a sauvée la vie en vous prodiguant des soins d'une grande qualité, affirma le médecin. Nayla fut surprise par cette déclaration. Dem avait pansé ses blessures, elle s'en souvenait, mais elle n'avait pas pris conscience que sa vie avait été en jeu. — Vous êtes tirée d'affaire, caporal. Votre jambe a été reconstruite, l'os est ressoudé. J'ai également soigné vos côtes et vos diverses plaies. Quelques jours de repos et il n'y paraîtra plus. — Merci, capitaine. Que s'était-il passé ? Où était Dem ? Elle n'arrivait pas à comprendre, pourquoi elle était revenue dans la base. Elle essaya de fouiller ses souvenirs et découvrit, dans son esprit, le message laissé par Mardon. Il était représenté sous la forme d'une lettre épinglée sur un poteau. Elle prit la missive et la voix de Dem résonna dans sa tête. "Nayla, vous étiez grièvement blessée. Je n'avais pas d'autre choix que de me rendre pour que vous soyez soignée. Voici l'explication que je donnerai, faites en sorte de fournir la même. Je vous ai convaincue de m'accompagner. J'avais besoin d'aide et vous n'avez pas su me dire non, parce que vous avez le béguin pour moi. Vous êtes tombée et vous ne vous souvenez plus de rien. Gardez courage et espoir, nous nous en sortirons. Ils ne nous tueront pas, ils nous veulent vivants." La jeune femme consulta une deuxième fois le message. Elle n'arrivait pas à croire qu'il se soit sacrifié pour la sauver. Aux mains des séides de l'Imperium, il risquait la torture et la mort. Épuisée physiquement et mentalement, elle sombra à nouveau dans le sommeil. ** ** ** ** Devor Milar essayait de soulager ses épaules. Les coups de Zan Yutez lui avaient presque fait perdre connaissance. Lassé, il avait ordonné qu'il soit conduit dans une cellule. La geôle disposait d'emplacements permettant de fixer les menottes de sécurité dans la cloison, selon la même conception que celle du bombardier. Attaché dans cette position, Milar était obligé de se tenir à genoux, les bras dans le dos. Pour se reposer, il était forcé de se pencher vers l'avant, ce qui soumettait ses épaules à une tension vite insupportable. Il se redressa. Ses contusions à l'estomac le firent aussitôt souffrir et une décharge de douleur lui perça la poitrine. Yutez avait dû lui casser une ou deux côtes. Milar isola la douleur tout en conservant les défenses de son esprit. Il occupa son temps à mettre en place plusieurs systèmes de sécurité, pour le cas où il s'endormirait. Il soupçonnait l'inquisiteur Saziv de le guetter derrière la porte. Dem avait perdu la notion du temps, lorsque la porte s'ouvrit. Sur l'ordre d'un officier, des Gardes Noirs le détachèrent du mur et le redressèrent sans ménagement. Ses jambes se dérobèrent sous lui, il n'avait pas encore la force de se tenir debout. Ils l’entraînèrent hors de la cellule, ce qui aggrava la douleur dans ses côtes cassées. Il lutta pour ne pas s'évanouir. Dem s'astreignit à utiliser ses jambes et après un moment, il réussit à marcher. Ils ne prirent pas la direction du bureau du commandant Thadees, mais celle de l'infirmerie. Il devina le plan de Yutez ; il comptait utiliser Nayla pour le faire parler. Si les positions avaient été inversées, il aurait usé du même procédé. Dès qu'ils entrèrent dans l'infirmerie, il fut conduit jusqu'à Yutez et Saziv qui l'attendaient près du lit de Nayla. La jeune femme était éveillée et le fixait avec de grands yeux terrifiés. Malgré la menace de l'inquisiteur, Dem prit le risque de lui envoyer une brève pensée : "Soyez forte, tout va bien". — Te voici, lui dit Yutez. Ne t’inquiète pas, cela ne sera pas long. Ouvre ton esprit, pour que l'inquisiteur puisse y accéder. — Non, répliqua fermement Dem. — Je m'attendais à cette réponse, dit le colonel avec une satisfaction affichée. Je suis sûr que tu connais ceci. Il lui présenta une longue matraque en acitane noir et brillant, un instrument de torture appelé "trauer". Le bourreau pouvait s'en servir pour frapper sa victime et lui briser les os sans difficultés, aidé par le poids conséquent de cette arme. Cependant, sa véritable utilisation était toute autre. L'extrémité du trauer était équipée de trois discrètes électrodes, dont la fonction était de diffuser de terribles décharges d'énergie. Il suffisait à l'interrogateur d'effleurer le prisonnier avec cet instrument. La douleur ainsi infligée était effroyablement intense. — Je vois que tu t'en souviens, persifla Zan Yutez. Nous l'avons tous subi et utilisé, n'est-ce pas ? Milar avait des souvenirs très vivaces des instants qu'il évoquait. L’entraînement des Gardes de la Foi passait par la douleur. Chacun des archanges avait été plusieurs fois puni à l'aide du trauer. ** ** ** ** Nayla ignorait ce qu'était cette chose, mais son aspect ne laissait aucun doute, il s'agissait d'un instrument de torture. Elle avait été sortie du sommeil, quelques minutes plus tôt, par le docteur Plaumec. Cette dernière s'était excusée, avant de jeter un regard furieux aux deux hommes debout au pied de son lit. Nayla reconnut l'inquisiteur et le colonel des Gardes Noirs. Ce dernier l'ignora, pour lui, elle n'était qu'une larve sans intérêt. Les deux hommes avaient patienté quelques minutes sans dire un mot. Leur présence hostile glaça le sang de Nayla, qui échafauda toutes sortes de raison pour l'expliquer. Lorsque Dem entra, entre deux Gardes de la Foi, elle fut terrifiée. Il était ligoté et avait été roué de coups. Cet homme qui lui avait toujours paru invincible, était réduit à l'impuissance et endurait une souffrance qui l'effraya. Le colonel de la Phalange Bleue toisa Dem quelques instants. Il agita la matraque en acitane en une série de gestes maîtrisés. Il devait avoir l'habitude de s'amuser de la peur de ses victimes potentielles, mais cette fois-ci, ce fut sans effet. Dem se contentait de sourire crânement, le visage imperturbable. Sans prévenir, Yutez darda le trauer au-dessus de Nayla et lui effleura le biceps. La décharge électrique lui déchira le bras, tandis qu'un tison chauffé à blanc lui traversait le muscle et lui donnait l'impression que l'os implosait. Son corps s'arqua sous le choc et elle ne put retenir un hurlement de douleur qui lui arracha la gorge. Elle avait maintenant la sensation que son bras tout entier était plongé dans du magma en fusion. — ...ou la prochaine fois, je l'applique sur sa jambe blessée. Le médecin de la base m'a affirmé que la fracture est réduite, mais tu sais bien qu'avec une telle douleur, l'os risque de céder à nouveau. Elle n'avait pas entendu le début de la phrase, mais le reste du discours la pétrifia de terreur. — Que veux-tu que cela me fasse ? répliqua Dem. Cette gamine n'est rien pour moi. Tue-la sur place, si cela te chante ! Cette réplique insensible pétrifia Nayla, même si elle devinait qu'il s'agissait d'un bluff. — Ce soldat est sous ma responsabilité, intervint Plaumec. Je vous interdis de recommencer. — N'oubliez pas à qui vous parlez, capitaine ! — Je n'oublie pas, colonel. Mais vous, n'oubliez pas que le règlement me donne les pleins pouvoirs dans mon infirmerie. Vous m'avez donné pour mission de la remettre sur pied pour supporter le trajet. Si vous utilisez cette chose sur ses blessures, ce ne sera plus le cas. Je vous suggère donc de me démettre de mes fonctions ou je rendrai compte jusqu'au plus haut sommet de la hiérarchie. Nayla fut stupéfaite de la prise de position du capitaine Plaumec. Elle n'avait vu cette femme qu'une seule fois et celle-ci prenait un risque colossal pour la protéger. — Je fais ce que je veux ! répliqua Yutez, estomaqué par l'audace du médecin. Je vous conseille de ne pas oublier que le pouvoir dont je dispose me vient de Dieu, capitaine. Lorsque je donne un ordre, j'entends qu'il ne soit pas contesté. ** ** ** ** Devor Milar n'était pas réellement surpris de l'intervention du capitaine Plaumec. Il se souvenait qu'elle lui avait tenu tête, avec obstination et courage, lors de leur première rencontre. Il était, tout de même, interloqué qu'elle n'ait pas retenu la leçon qu'il lui avait si durement inculquée à l'époque. Le corps de Nayla était encore secoué de soubresauts incontrôlables. Il connaissait la douleur que cet outil causait. Il avait besoin de toute sa concentration pour blinder son esprit et calmer sa rage. Yutez avait toujours été une brute, mais il devait admettre que torturer Nayla était la seule action logique qui s'offrait à lui. Il fixa Dem dans les yeux, avant de déclarer : — Dernière chance ! Ouvrir son esprit à Saziv n'était pas une option. Milar n'avait pas le choix, il resta coi. Yutez eut un rictus mauvais et d'un geste négligent, il appliqua le trauer sur la jambe valide de Nayla qui poussa un hurlement terrifiant avant de s'évanouir. Il se tourna vers Dem et avec un plaisir à peine dissimulé, il lui enfonça l'extrémité de l'instrument dans les côtes. La douleur fut indescriptible. Ce fut comme si un liquide brûlant s'était répandu dans son sang, comme si sa peau avait été arrachée de sa chair, comme si ses os explosaient. Il sentit deux de ses côtes, qui avaient été fragilisées par les coups précédents, se briser sous l'impact. Il s'entendit hurler, ses jambes se dérobèrent sous lui et il perdit connaissance. Les alarmes, qu'il avait placées dans son esprit, le réveillèrent. Il prit conscience de l'esprit de l'inquisiteur, expulsé de son cerveau avec violence. — Arrêtez ! Vous êtes malade ! s'indigna Plaumec. Vous allez le tuer ! Laissez-moi passer. Dem sentit des mains qui relevaient doucement son visage. Il ouvrit les yeux et découvrit Plaumec agenouillée à ses côtés. — Laissez-le ! gronda Yutez. Dem croisa les yeux du médecin. Il mit dans son regard toute la conviction dont il était capable, puis il articula silencieusement : — Non. Elle le fixa deux secondes, hésitant, pesant le pour et le contre, avant de le lâcher et de se redresser. Elle toisa Yutez avec un courage qu'elle ne ressentait pas. Il ne put s’empêcher d'admirer cette femme. — Colonel, je ne veux pas assister à des tortures dans mon infirmerie ! — Votre avis ne m’intéresse pas, capitaine. Vous jouez dangereusement avec ma patience. Gardes, ramenez ce traître dans sa cellule ! Les soldats le relevèrent avec rudesse. Une vague de douleur causée par ses côtes brisées, le traversa. Il s'évanouit. -*-*- Lorsque Dem revint à lui, la première chose qu'il ressentit fut le froid du fibro-béton contre sa joue. Il était couché sur le sol de sa cellule, face contre terre. Une chaîne reliait ses menottes au mur. Il devait sans doute à son évanouissement d'avoir été installé ainsi. Il vérifia rapidement ses protections mentales. Tout était en place, personne n'avait pu pénétrer dans ses pensées. Rassuré, il écouta enfin son corps. La souffrance l'envahissait tout entier, chaque terminaison nerveuse l'élançait, lui infligeant un supplice insupportable. Respirer lui donnait l'impression qu'une lame, plongée dans des braises incandescentes, lui perforait le flanc. Il respira lentement pour gérer la douleur. Il s'isola à l'intérieur de son esprit et observa, de loin, cette souffrance qui le martyrisait. Cela n'avait rien de magique, c'était seulement le produit d'une longue et douloureuse formation. Milar était perdu dans son monde de concentration et de silence, lorsque la porte s'ouvrit. Il n'avait pas la force de soulever la tête pour vérifier qui entrait, aussi se contenta-t-il d'attendre, la joue posée sur le sol froid et rugueux. Il entendit deux bruits de pas, distincts. — Ôtez-lui ses menottes, ordonna la voix de Leene Plaumec. Un Garde de la Foi ouvrit les bracelets d'acitane, sans lui adresser la parole. Ses bras retombèrent le long de son corps, lui causant un éclair de souffrance dans les épaules et les avant-bras. Sans prendre la peine de se demander ce que faisait là le médecin, il profita de cette liberté retrouvée pour reprendre son souffle. — Retournez-le, dit le médecin, et faites ça doucement ! Milar serra les dents pour ne pas gémir. Une fois sur le dos, il s'accorda une longue respiration. Il était trempé d'une sueur froide et dut perdre connaissance quelques secondes. Lorsqu'il ouvrit les yeux, le capitaine Plaumec était à ses côtés. — Dans quel état ils vous ont mis, lieutenant. Il leva péniblement son bras et mit un doigt devant ses lèvres pour lui indiquer d'être silencieuse. Ensuite, il indiqua les murs et toucha son oreille espérant qu'elle comprendrait qu'ils étaient surveillés. Elle le rassura d'un hochement de tête. Leene Plaumec l'ausculta à l'aide de son scanner. Dem se moquait de sa propre santé. Seule sa protégée lui importait et la dernière fois qu'il l'avait vue, elle avait été touchée par le trauer. Il articula sans bruit. — Comment va Nayla ? — Bien, dit-elle de la même façon. — Prenez en soin. Plaumec lui décocha un regard interrogatif, puis acquiesça d'un signe de tête. Elle poursuivit son examen et fit un rapide diagnostic. — Vous avez de nombreuses côtes cassées et des contusions multiples. Vous avez aussi une hémorragie interne. Je vais pouvoir l'endiguer. Pour les côtes, vous connaissez la procédure, n'est-ce pas ? Dem lui fit un signe de la main pour lui rappeler qu'elle devait se taire. Ceux qui les écoutaient ne manqueraient pas de noter la compassion dans sa voix et un tel intérêt pour un traître lui serait fatal. Au mieux, elle serait envoyée à Sinfin et y subirait une longue et pénible agonie, au pire elle serait exécutée. Elle haussa les sourcils, agacée, puis lui injecta un antidouleur puissant. — Je dois soigner vos blessures et consolider vos côtes, dit-elle à voix basse. Pour cela, vous devez enlever votre veste. — Je sais, répondit-il. Plaumec l'aida à se redresser, mais s'y prenait trop lentement à son goût. Il agrippa les bras du médecin et se hissa d'un coup en poussant un grognement de douleur. — Vous êtes inconscient ! s'exclama-t-elle. — Taisez-vous et aidez-moi à me déshabiller ! répliqua-t-il d'un ton sec. Je ne vais pas y arriver seul. Elle ne releva pas son ton à la limite de l'insubordination et l'aida à ôter sa veste en prenant de grandes précautions, puis trancha son tee-shirt à l'aide d'un scalpel. — Oh, les salauds ! laissa-t-elle échapper en découvrant son corps couvert de meurtrissures diverses et variées. Ne bougez pas, je vais vous soigner ça. Je ne sais pas ce qu'on vous reproche, mais… Dem leva une main pour l'empêcher de continuer, puis il secoua latéralement la tête, tout en articulant le mot "non". Les questions et les émotions s'affichèrent sur le visage du médecin avec une telle clarté qu'il n'eut pas besoin de ses dons pour les déchiffrer. Elle renonça à poursuivre son interrogatoire et commença par soigner ses multiples contusions. Elle lui administra un autre produit, dont il ressentit tout de suite l'effet. Une chaleur agréable se répandit dans ses artères. — Je vous ai injecté du nyt 7, pour contenir votre hémorragie. C'est tout ce que je peux faire. Connaissez-vous les effets secondaires ? Il répondit "oui" d'un mouvement de paupières. Il devait s'attendre à des nausées et des vertiges, sans mentionner les douleurs dans les muscles que ce produit allait engendrer, mais le nyt 7 était souverain pour stopper les hémorragies. — Désolée, comme je ne peux pas vous traiter à l'infirmerie, c'est le seul produit que je peux utiliser. — Je sais. — Maintenant, je vais m'occuper de vos côtes. — Faites, docteur. Plaumec appliqua, autour de sa cage thoracique, le film de consolidation. Elle humecta le pansement qui se rigidifia rapidement. La douleur dans sa poitrine diminua. Elle pratiqua une autre injection qui devait aider ses os à mieux se consolider. Enfin, elle lui offrit sa gourde d'eau et il but avec avidité. — Merci, docteur, dit-il avant d'ajouter dans un murmure. Prenez soin de Nayla, je vous en prie. Une fois encore, le médecin sembla déconcertée, puis elle sourit, l'air entendu. — Comptez sur moi, murmura-t-elle. Ne vous inquiétez pas, le traumatisme de cette horreur est passé. Elle va aussi bien que possible. Je prendrai soin d'elle, vous avez ma parole. — Merci, souffla-t-il avec un certain soulagement. Nayla s'était remise de la caresse du trauer, c'était une bonne nouvelle et c'était la seule. Elle n'était pas sortie d'affaires, aucun d'eux ne l'était. — Je vais devoir y aller, dit le médecin à contrecœur. — Bien entendu, capitaine. Plaumec l'aida à remettre sa veste, puis se dirigea vers la porte. Elle fit quelques pas, puis s'arrêta net. Elle pivota et après une très brève hésitation, elle revint vers lui. Obéissant à l'impulsion du moment, elle lui serra chaleureusement la main. — Courage ! dit-elle, avant de quitter précipitamment la cellule. ** ** ** ** Ailleurs… Le colonel Qil Janar débarqua de son bombardier furie, accompagné de sa garde rapprochée et d'une compagnie d’exécuteurs. Il chercha à déterminer les points faibles de cet endroit et les éventuels chemins de replis. Cette manie était le résultat de la formation de haut niveau qu'il avait subie durant toute sa jeunesse. Cette planète isolée, ressemblait à tant d'autres mondes destinés à être des réserves agricoles pour l'ensemble de l'Imperium. Lors de son trajet d'approche, il avait observé les plaines infinies, les collines doucement vallonnées, l'océan bleu et vert qui couvrait un tiers du globe. Quarante familles de volontaires venaient d'être envoyées dans cette nouvelle colonie, en tant que précurseurs. Ces colons, sélectionnés sur des planètes trop peuplées, devaient plier la nature à la volonté de Dieu, une tâche à la portée de ces fainéants sur ce monde à la météo clémente. Janar se dirigea vers les bâtiments de métal, qui formaient la base des Soldats de la Foi. Leur mission était de protéger les colons contre l'ennemi ou contre eux-mêmes. Il ne fallait jamais oublier qu'un hérétique sommeillait dans le subconscient de chaque croyant et qu'un démon pouvait naître dans n'importe quelle communauté. Le commandant Haturi l'attendait devant la base, sans oser le regarder en face. Janar savoura cet instant, il aimait que les gens le craignent. Il y prenait même du plaisir. Sur un claquement de ses doigts, les exécuteurs se déployèrent. — Colonel Janar, exécuteur, se présenta-t-il froidement. Vous abritez un démon, m'a-t-on dit. — Oui… bredouilla le commandant. Il s'agit de… de notre officier technicien, le lieutenant Retina. Elle est arrivée il y a six mois et… elle a été découverte en train de… de parler d'une prophétie aux colons que nous protégeons. — Une prophétie ? De quelle prophétie s'agit-il, commandant ? — D'une lumière blanche, d'un Espoir… Je l'ai moi-même entendue, lorsque nous l'avons interrogée. Nous avons réussi à la faire craquer et elle s'est mise à délirer. C'était… terrifiant, colonel. — Avez-vous des enregistrements de cet interrogatoire ? — Oui, colonel. — Capitaine Birol, dit-il à l'officier qui l'accompagnait, faites saisir tous les enregistrements et faites mettre au secret tous ceux qui ont entendu cette femme. — Mais colonel, personne ne parlera, je vous assure… — Birol, continuait-il, avertissez le commandant d'appliquer l'ordre 24. Haturi, je veux voir votre démon. Le commandant Haturi ouvrit la porte de la prison et s'effaça pour que Janar puisse entrer. Une femme était étendue sur la couchette. Son visage tuméfié prouvait qu'elle avait été battue. Elle leva les yeux vers lui et blêmit. Elle recula en tremblant, terrifiée par l'uniforme qu'il portait. Il s'approcha avec dégoût, car il sentait le mal qui émanait d'elle et cela le révulsait. — Je n'ai pas… commença-t-elle. Sans prévenir, il la frappa durement du revers de la main. Elle alla heurter violemment le mur. Elle se redressa péniblement, sans oser essuyer le sang qui coulait de sa lèvre éclatée. — Haute mesure de sécurité ! ordonna-t-il. Conduisez-la à bord ! Les exécuteurs maîtrisèrent le lieutenant Retina, qui n'opposa aucune résistance. Avant de l'emmener, ils lui injectèrent un puissant anesthésiant. Le colonel Qil Janar sortit de la base, l'obséquieux Haturi dans son sillage. Le capitaine Birol, qui attendait son officier, rendit aussitôt compte. — L'ordre a été donné, colonel. La première brigade s'occupera du village et la troisième prendra en compte la base. — Mais, protesta le commandant, qu'est-ce que ça veut dire ? — Vous êtes tous en état d'arrestation. Les idées démoniaques ne doivent pas se répandre. Capitaine Birol, saisissez-vous de lui ! Avec satisfaction, le colonel Janar regarda ses hommes capturer tous ces potentiels hérétiques. Les soldats seraient peut-être envoyés sur le front et les colons sur une planète moins agréable. Ou alors, tout le monde irait pourrir quelques années à Sinfin, peu lui importait. XV Nayla se réveilla en sursaut, avec l'impression que sa jambe était toujours en flamme. Le souvenir de la douleur était terrible, elle espérait ne pas revivre une telle horreur. L'infirmerie était vide, Dem avait été emmené. Depuis combien de temps avait-elle perdu connaissance ? Que se passait-il dans la base ? Pourquoi l'inquisiteur n'avait-il pas tenté d'accéder à son esprit ? Elle était si faible qu'elle n'aurait pas eu la force de lui résister. Elle aurait aussi voulu savoir ce que Yutez souhaitait découvrir en torturant Dem ? Certainement pas sa réelle identité, il la connaissait. Elle frissonna. Ce qu'il voulait apprendre, c'était l'identité de cet Espoir dont il avait prophétisé la venue. Selon Dem, elle était ce libérateur. Voilà pourquoi l'inquisiteur n'avait pas tenté de lire dans ses pensées. Le piège s'était refermé sur eux, Mardon était emprisonné et elle était immobilisée dans ce lit, trop faible pour se lever. Elle refusait d'accepter cette fatalité. Elle repoussa sa couverture et se souleva à l'aide de ses mains. Centimètre par centimètre, elle progressa vers le côté du lit, luttant contre la douleur que lui causait chaque mouvement. Elle allait maintenant devoir se lever. Elle prit une grande inspiration et commençait à pousser ses jambes dans le vide, quand Plaumec entra dans la pièce. Elle comprit tout de suite ce que tentait Nayla et se précipita vers elle. Elle lui plaqua les épaules contre le matelas en s'écriant : — Ne bougez pas, caporal ! Plaumec la repoussa vers le centre de la couchette et lui ramena la couverture jusqu'au menton. — Ne soyez pas stupide. Vous n'êtes pas en état de marcher. — Laissez-moi partir, objecta Nayla. Je ne peux pas rester ici ! — Certes, vous allez mieux, dit le médecin après avoir contrôlé le moniteur, mais vos graphes sont erratiques. Il est hors de question que je vous laisse quitter ce lit. Vous avez besoin de repos et bien sûr, de ne plus être torturée ! Nayla trouvait cette femme énergique, qui n'avait pas hésité à tenir tête au colonel Yutez, intimidante. Leene Plaumec se pencha vers elle et murmura à voix extrêmement basse : — Il est toujours vivant. Il a été roué de coups et ils ont utilisé cette chose sur lui, mais il est vivant et il s'inquiète pour vous. — Quoi ? fit Nayla avec un souffle de joie. Dem était vivant et surtout, il se préoccupait d'elle. Elle se sermonna. Ce n'était pas le moment d'être aussi sentimentale. — Ils m'ont autorisée à le soigner, continuait Plaumec. Nous avons pu parler un peu. Il est encore très combatif et il reste un mystère pour moi. Que lui reproche-t-on ? Le savez-vous ? Qui est-il ? Je suis certaine de l'avoir déjà rencontré, mais impossible de me souvenir des circonstances. — Ah bon ? dit distraitement Nayla. — Ce n'est pas important. Je… Le médecin fut interrompu par l'entrée de Gardes de la Foi. Elle se redressa de toute sa taille et leur fit face. La gorge de Nayla se serra d'angoisse. Que voulaient-ils ? — Capitaine Plaumec, veuillez nous suivre. — Puis-je savoir pourquoi ? — Pour interrogatoire ! Emmenez-la ! Le médecin n'eut pas l'occasion de protester. Elle fut entraînée à l'extérieur, puis l'officier pointa un doigt sur Nayla. — Embarquez celle-ci et conduisez-la à bord ! Les Gardes se saisirent d'elle et la placèrent sans ménagement sur un brancard. Sa jambe blessée heurta le bord du lit et le choc lui fit perdre connaissance. ** ** ** ** Après une journée passée sur les genoux, les bras ligotés dans le dos par les menottes en acitane attachées au mur de sa cellule, Milar avait les muscles tétanisés. Il avait vite oublié les vertiges et la nausée due à l'injection du nyt 7. Ces désagréments avaient été remplacés par les crampes à force d’être maintenu dans la même position depuis des heures, sans mentionner les séquelles des tortures qu'il avait subies. La soif le tourmentait aussi. Personne n'était entré dans sa prison depuis le passage du capitaine Plaumec, pas même pour lui donner à boire. Il acceptait sa situation avec philosophie. Il ne pouvait pas modifier son état, à part changer sa position de temps en temps pour soulager un peu son corps. Pour supporter la souffrance, Dem s'était isolé à l'intérieur de son esprit. Il avait découvert cette capacité, lors de sa longue formation de Garde de la Foi. Il était âgé de douze ans, mais il s'en souvenait comme si c'était arrivé hier. -*-*- Les jeunes archanges avaient déjà été punis de nombreuses fois. La discipline, la souffrance, l’entraînement physique éprouvant étaient leur quotidien et ils devaient l'accepter sans rechigner, sans tergiverser, sans se poser de question. Les longues séances de sports, ainsi que leur pratique du combat rapproché, les avaient préparés à recevoir des coups sans broncher. Leurs instructeurs n'hésitaient pas à leur administrer des châtiments corporels chaque fois qu'ils l'estimaient nécessaire. La gestion de la douleur était une composante importante de leur formation, aussi, l'année de leurs douze ans, les élèves officiers étaient confrontés à la torture. Toute la promotion des archanges se rassembla dès 06‑00 dans la grande salle d’entraînement. Les adolescents étaient torse nu, les mains impeccablement croisées derrière le dos, parfaitement alignés. Le commandant de la formation des cadets les passa en revue, dévisageant chacun d'entre eux à la recherche du moindre défaut dans leur tenue, puis revint se positionner face à eux. — Cadets, dit-il, vous devez apprendre à maîtriser la souffrance, à ne pas être esclave de vos sens. Rien ne doit entraver votre implication et votre performance. L'exercice d'aujourd'hui sera le premier d'un nouveau module consacré à la torture. Avant de la pratiquer, vous devez savoir l'endurer. Garde-à-vous ! Les mains des garçons claquèrent sur leurs cuisses juvéniles, gainées du polytercox de leur pantalon. Le jeune Devor n'avait pas peur de souffrir, il craignait seulement de mal se comporter et c'est avec fierté qu'il se tenait, droit, le regard fixé devant lui. — 136 ! beugla l'officier. Le cadet couru vers l'officier avec célérité. Des menottes de métal furent aussitôt bouclées autour de ses poignets et il fut tracté vers le plafond. — Ceci s'appelle un trauer, dit le capitaine en jouant avec une matraque en acitane sombre. Sa fonction est de procurer de la douleur, la plus grande souffrance possible. L'homme appliqua l'arme sur le corps du gamin qui hurla. Il continua méthodiquement à torturer sa victime pendant une demi-heure. Le garçon fut ensuite abandonné là, accroché au plafond, ses pieds effleurant à peine le sol. Devor fut le cinquième à passer. À l'annonce de son nom, il s'avança sans faiblir. 136, qui portait le nom de Mat Pylaw, sanglotait doucement. Le deuxième, un certain Ule Alazan, gémissait sourdement. Il entendit Zan Yutez pleurer, silencieusement. Seul, Qil Janar résistait à la torture. Devor se mit au garde-à-vous et salua en claquant son poing sur sa poitrine nue. — Vos poignets, 183 ! Un Garde de la Foi lui passa les menottes et il fut hissé vers la haute voûte de la salle d’entraînement, les épaules complètement distendues et le métal autour de ses poignets lui broyant la peau. Il n'eut pas le temps de s'habituer à cette position inconfortable, le capitaine le toucha avec l'extrémité du trauer. La douleur fut indicible. Une trombe de feu liquide lui traversa le corps, qui s'arqua et se tordit de soubresauts incontrôlables, disloquant horriblement ses bras. Il réussit à ne pas crier. Un autre choc le frappa, puis un autre. Ce ne fut qu'au quatrième coup qu'il hurla. Il perdit le compte des coups suivants, il n'était que souffrance, ce qu'il ressentait était au-delà du supplice. Enfin, la torture cessa, mais le martyre perdura. Suspendu au plafond, le poids de son corps tirait sur ses poignets et le métal s'incrustait dans sa chair. Tout son corps pulsait, brûlait et la douleur se déversait sur lui telle une vague qui le recouvrait, qui le noyait, qui arrachait sa dignité par lambeau. Il voulait hurler, supplier que l'on fasse cesser cette agonie. Il entendait gémir ses camarades, mais il refusait de joindre sa voix à leur chœur de supplications. Il s'interdisait de montrer de la faiblesse. La douleur ne cessait pas, ses bras le faisaient souffrir de façon insupportable. Il était prêt à craquer, prêt à implorer. Devor se réfugia en lui-même, se concentra sur l'intérieur de son esprit, il s'appliqua à imaginer un endroit merveilleux, à oublier les tourments qu'il subissait. Au centre de ses pensées, il découvrit une pièce étrange, faite de parois de verre. Il y entra. À l'intérieur, il trouva un océan de paix et de calme. Le déferlement des vagues masquait les bruits parasites, la douce chaleur du soleil réchauffait sa peau. Il se sentait bien, serein. À l'extérieur, une tempête faisait rage, sans que cela ne l'inquiète. Hors de cette pièce régnait la douleur, mais il n'en avait cure et il l'oublia. Au matin, les attaches furent ouvertes et il s'écroula sur le sol, tel un pantin désarticulé. Devor tenta de se lever, mais ses membres refusèrent de lui obéir. Il était paralysé après son immobilité de la nuit. Après deux tentatives infructueuses, il réussit à se relever. Ses condisciples gisaient sur le sol, brisés dans leur corps et leur âme. Certains pleuraient silencieusement, d'autres restaient prostrés, encore habités par une souffrance indescriptible. Celui qui semblait avoir le mieux supporté l'épreuve était Janar, qui se tenait debout, tremblant, des traces de larmes maculant ses joues. Devor mit quelques secondes à se rendre compte que le commandant de la formation des cadets était en train de le féliciter de sa résistance, suscitant l'envie de ses camarades. Il vit de la haine s'allumer dans les yeux de Qil Janar. Cette découverte changea beaucoup de choses. Depuis plus d'un an, il explorait ses capacités mentales tout en sachant qu'elles étaient interdites. Il avait réussi à dissimuler ses pensées les plus secrètes à un inquisiteur. Après cette journée de souffrance, le jeune Devor maîtrisa plus aisément le fonctionnement de ses dons et plus jamais, il n'eut peur de l'Inquisition. Au cours de sa vie, Milar utilisa de nombreuses fois ce lieu, dans son esprit. À chaque fois, la tranquillité de cet endroit l'avait protégé de la folie et du désespoir qu'apportait la souffrance. -*-*- Vingt-six ans plus tard, cette pièce agréable existait toujours dans sa tête et il s'y trouvait bien. La plage de sable argenté était calme et le vent qui jouait dans les feuilles des grands arbres, créait une mélodie agréable. L'eau caressait nonchalamment la grève et une odeur iodée emplissait ses narines. Il se sentait incroyablement serein, loin du tumulte de la réalité, bercé par le clapotis de la mer. Il ne pensait à rien, s'amusant seulement à suivre la progression des oiseaux marins dans le ciel. Dem fut presque déçu, lorsque la porte de la cellule s'ouvrit, l'arrachant à ce paradis imaginaire. Des mains solides le relevèrent de force. Il fut poussé et tiré à travers la base. Il s'appliqua à revenir dans le présent et à accepter une partie de sa souffrance. Il inspira profondément, régulant son flot sanguin. Son intelligence se remit à fonctionner avec son acuité habituelle et ses muscles se réveillèrent. En arrivant dans le hall d'entrée, il avait plus ou moins récupéré l'usage de ses jambes. Tous les personnels de la base avaient été rassemblés et se serraient en ordre, sous le regard de deux sections de Gardes Noirs alignés devant eux. Une unité de sécurité, dont la mission était généralement d'appréhender les hérétiques, se tenait sur le côté de la pièce. En découvrant cette scène, Dem eut un mauvais pressentiment. Il connaissait les règles d'action des Gardes de la Foi et devinait les ordres qu'avait pu recevoir Yutez. Alarmé, il chercha discrètement Nayla. Elle n'était pas présente et il ignorait s'il devait s'en féliciter. Il fut conduit sans ménagement près de Yutez. Il fit face à ses anciens camarades de la base H515. Il repéra des regards désolés, des mines tristes, mais la majorité des hommes et des femmes qu'il avait côtoyée ces dernières années, le fixaient avec indifférence, colère ou haine. Yutez savourait son triomphe. Enfin, il surpassait celui qui avait été nommé le meilleur officier de sa promotion, peut-être même le meilleur officier ayant revêtu l'uniforme des Gardes de la Foi. Cette affirmation entretenue par la hiérarchie et véhiculée par la rumeur, avait toujours suscité la jalousie de ses anciens camarades. — Cet homme est un traître et un hérétique, dit avec suffisance le colonel Yutez. Vous l'avez abrité parmi vous et cela est impardonnable. Un silence de mort plana sur l'assistance. Beaucoup baissèrent les yeux. Dem remarqua les regards mauvais et satisfaits de Mapal et Norimanus. Il sourit amèrement. Les fous ! Ils ignoraient ce qui les attendait. — Certains d'entre vous ont du respect et de l'amitié pour ce renégat. C'est un crime. Un murmure d’inquiétude s'échappa de la foule rassemblée. — Ceux qui sont coupables de cette forfaiture paieront longuement leur péché. À l'énoncé de votre nom, sortez des rangs. Ne résistez pas ou les conséquences seront à la hauteur de votre folie. Thadees ! Le murmure s'amplifia. — Silence ! ordonna d'une voix sèche le colonel Yutez. Malk Thadees s'avança, visiblement inquiet. Dem était désolé pour lui. Il n'avait jamais ressenti une telle impuissance et un tel désespoir. Il avait échoué. Sa petite révolte serait vite oubliée. Au fond de lui, le feu de la colère couvait toujours et il y puisa un courage qu'il tenta de transmettre à son ami. Le commandant redressa les épaules et affronta ce qui l'attendait. On lui passa les menottes et on le conduisit à l'arrière de la pièce. — Plaumec ! continua le colonel. Le médecin s'avança bravement. Elle semblait comprendre la raison de son arrestation. Milar devina que l'interrogatoire qu'elle avait subi avait dû être difficile. Il ressentait sa terreur et sa résignation. Elle fut conduite, enchaînée, auprès de Thadees. Yutez continua sa litanie. — Nlatan ! Valo ! Nardo ! Herton ! Jholman ! Laker ! Jalor ! Volinse ! Le choix de "Volinse" étonna Dem. Il la connaissait à peine. Il se souvint qu'elle était l'amie de Nayla. Voilà pourquoi Yutez avait sélectionné ce soldat. Dans ce cas, la jeune femme était certainement toujours en vie. — Bien, les félons ont été isolés, dit froidement le colonel. Un autre traître, Kaertan, a déjà été arrêté et est actuellement à bord du vaisseau vengeur. Qui est en charge désormais ? Blad Norimanus s'avança avec orgueil. L'idiot appréciait ce moment où enfin, il recevait le poste qu'il pensait mériter. — Capitaine Norimanus à vos ordres, colonel ! Je tiens à vous remercier, colonel, de nous avoir libéré du contact de ces infidèles. Je me suis toujours méfié d'eux. — Vraiment, dit Yutez avec mépris. Pourquoi n'avez-vous pas rendu compte, dans ce cas ? L'assurance de Norimanus se fissura. D'un geste machinal, il effleura sur sa joue, la cicatrice dont il était si fier et tenta de s'expliquer. — Je l'ai fait, colonel. J'ai de nombreuses fois alerté le commandant Thadees du malaise que je ressentais en présence de ce Mardon. Il n'a jamais voulu tenir compte de mon avis. Monsieur l’aumônier peut confirmer ce que je dis. Lui aussi s'est inquiété de son manque de foi. Xanstor s'avança, prêt lui aussi à accuser le lieutenant Mardon. — Il suffit ! l'interrompit Yutez. Je n'ai cure de vos excuses pitoyables. Vous êtes tous accusés de laxisme, accusés d'avoir laissé le mal grandir en vos rangs sans le remarquer ou le dénoncer. Il s'agit là d'un crime capital. Milar ne put s'empêcher d’être attristé par leur sort, pourtant ces gens ne représentaient rien pour lui. Il n'éprouvait que mépris et indifférence pour la plupart d'entre eux. Yutez s'adressa à l'homme qui commandait les deux sections de Gardes positionnées face aux Soldats. — Capitaine, dit Yutez, faites votre devoir. Ils furent quelques-uns à comprendre ce qui allait se passer. Un souffle de panique courut dans les rangs, qui se disloquèrent. Ils n'avaient aucune chance. — Attention ! ordonna le capitaine. En joue ! Feu ! Les Gardes levèrent leur fusil et les tirs lywar hachèrent les malheureux sans défense. Au milieu de cris et de gémissements, les victimes de ce carnage tombaient, les unes sur les autres. Certains soldats tentèrent de se jeter sur leurs bourreaux, mais ils furent fauchés sans pitié par des tirs précis. En moins de trois minutes, les cent quarante-neuf soldats de la base H515 furent tous impitoyablement abattus. Impuissant, Dem ne put qu'assister à ce massacre. L'horreur de la scène le bouleversa, ce qui était une nouveauté pour lui. Pour la première fois, depuis l'éveil de ses émotions, il aurait voulu s'empêcher de les ressentir. Le conditionnement qu'il avait subi en tant qu'archange, lui avait épargné les affres de la sensiblerie. Après Alima, tout avait changé. Le verrou qui bloquait ses sentiments avait été brisé. Il avait dû apprendre à contrôler ses émotions par lui-même. La solitude lui avait permis d'en minimiser les impacts. Aujourd'hui, les larmes lui montaient presque aux yeux en contemplant cette effroyable boucherie. Derrière lui, une ou deux personnes pleuraient. Le capitaine des Gardes circulait au milieu des corps, achevant d'un tir dans la tête, ceux qui vivaient encore. — Voilà ce qui arrive aux ennemis de Dieu, déclara Yutez. — Tu es un homme mort, Yutez ! s'exclama sourdement Milar. Tu verras ce qui arrive aux ennemis de la liberté et de l'Espoir ! Il n'avait pas contrôlé sa réplique. Elle avait jailli dans une explosion de colère et de rage. Yutez se tourna vers lui et le frappa d'un coup de poing en pleine mâchoire. Dem s'écroula sous le choc. — Une fois devant Dieu, tu seras moins arrogant ! répliqua le colonel de la Phalange Bleue. Embarquez-les-moi ! -*-*- Dem reprit connaissance dans le bombardier furie qui le conduisait vers le vaisseau vengeur. Les bracelets d'acitane de ses menottes étaient verrouillés au système de blocage destiné aux prisonniers et son corps inerte pesait douloureusement sur ses bras. Cependant, il resta assis dans cette position très inconfortable et entrouvrit les yeux avec précaution. Yutez et Saziv étaient installés à quelques mètres de lui. Il ressentait la fureur qui animait le colonel de la Phalange Bleue. — Alors, Saziv, cracha-t-il avec animosité, avez-vous réussi à lire les pensées de ce traître ? — Non, colonel, répondit l'inquisiteur avec précaution. Il a complètement verrouillé l'accès à son cerveau. La seule fois où j'ai cru pouvoir entrer, j'ai été éjecté avec une force que… que je n'avais jamais éprouvée. J'ai cru que mon esprit allait se disloquer. — Vous devez réussir ! Lire les esprits, c'est votre fonction. À quoi servez-vous, si vous n'arrivez pas à accéder aux pensées de ce félon ? — Ce n'est pas n'importe quel esprit, colonel. — C'est un archange, bien sûr qu'il n'est pas n'importe qui. Mais il n'est pas censé avoir des pouvoirs mentaux. Comment a-t-il pu échapper aux inquisiteurs, pendant tout ce temps ? — Je l'ignore, colonel. L'expérience "Archange" a toujours été reconnue pour avoir été une erreur. — Une erreur ? Nous sommes une erreur ? Les colonels des phalanges sont pratiquement tous des archanges. Nous sommes les meilleurs soldats de la galaxie. — Comme Devor Milar ? Le meilleur soldat de la galaxie, la main écarlate de Dieu, en fait, il n'est qu'un démon et un traître ! — Cela suffit, inquisiteur ! Je n'aime pas votre ton. — Et moi, je n'aime pas le vôtre, colonel. N'oubliez pas que je suis le Premier Inquisiteur de votre vaisseau. Vous me devez le respect. Oubliez Milar, vous ne pourrez pas le briser. — Vous voulez que j'oublie ce traître arrogant ? Il a osé me défier devant mes hommes. Il se moque de moi et de vous, inquisiteur. Ce renégat veut nous faire croire qu'il est insensible à la douleur, mais cela n'est pas le cas. Il n'est qu'un homme. Sa résistance n'est que le résultat de la formation que nous avons, tous, suivie. Je peux le briser, j'en suis certain. Même lui ne pourra résister éternellement au trauer. Il doit me donner les détails de sa trahison. Je veux pouvoir présenter au général Jouplim un rapport complet sur ses agissements. Je veux qu'il me livre ce démon qu'il protège, inquisiteur. Je suis persuadé qu'il s'agit de cette femme, de ce caporal qui a fui en sa compagnie. Le Milar que je connais ne se serait jamais préoccupé d'une gamine. Il serait parti dès l'affaiblissement de la tempête et l'aurait laissée crever sans remords dans cette cavité. S'il a tenu à la sauver, c'est qu'elle représente une valeur stratégique. Elle est le démon que nous cherchons. Je vais le faire avouer, Saziv, et j'y prendrai du plaisir. La voix de Yutez vibrait d'une haine ardente. Rien ne l'empêcherait de se défouler sur Milar. La torture à venir n'était pas ce qui inquiétait Dem. Il enrageait de découvrir que Yutez avait compris l'importance de Nayla, mais n'en était pas surpris. L'homme avait l'allure d'une brute stupide, mais il était intuitif et intelligent, comme tous les archanges. — Vous ne le briserez pas ! protesta Saziv. Vous allez seulement le tuer et vous savez que vous ne pouvez pas vous le permettre. Dieu le veut en vie. Je pense, tout comme vous, que cette fille est le démon que nous devons capturer. Je vais sonder son esprit et nous serons fixés. — Non inquisiteur, je ne vous le permets pas ! s'exclama Yutez. Nos ordres sont clairs. Nous n'avons pas le droit de parler à ce démon et encore moins de l'interroger. — Mais nous ignorons que cette fille est le démon, donc techniquement… — J'ai dit non, Saziv ! Je ne veux pas courir ce risque. — Colonel, je suis de taille à affronter cette enfant. Une fois que j'aurais investi son esprit, elle ne pourra plus rien contre moi et j'apprendrai tout ce qu'il y a à savoir sur elle. — Je vous l'interdis ! Nous avons ordre de ne pas lui parler et vous allez respecter cet ordre, Saziv. Une fois que Milar sera installé dans sa cellule, nous irons l'interroger. Vous essayerez d'entrer dans son esprit, lorsque je me serai suffisamment occupé de lui. ** ** ** ** Nayla n'en pouvait plus de son immobilité et de sa solitude. Elle avait soif et faim, ses blessures la démangeaient, mais c'est surtout le manque d'information qui menaçait de la rendre folle. Elle s'était réveillée quelques heures plus tôt, dans une cellule à bord du vengeur, attachée à sa couchette. Depuis, le temps s'écoulait lentement et son angoisse ne cessait d'augmenter. Le bruit d'une porte qui coulissait la tira de sa rêverie. Dans la salle à côté, des éclats de voix l'alertèrent. Elle tendit l'oreille, mais ne réussit pas à comprendre la conversation. Le silence revint, puis un cri de souffrance la fit sursauter. — Vous voyez, Thadees… Il est impossible de mentir à un inquisiteur de Dieu. — Maudit, gronda le commandant. Vos jours sont comptés. — Si vous croyez ce traî… La voix de Saziv avait à nouveau baissé et elle n'entendit pas la suite de la conversation. Les gémissements du commandant témoignèrent de son supplice. Elle le connaissait peu, mais c'était un ami de Dem et s'était à cause d'elle qu'il était interrogé. La colère remplaça peu à peu sa frayeur. Elle sentit qu'on l'observait et se dévissa le cou pour tenter de voir qui se trouvait là. Elle croisa le regard sombre de Deas Saziv. Elle frissonna et leva aussitôt ses défenses mentales. L'inquisiteur ne tenta rien, il se contenta de la fixer silencieusement pendant de longues minutes qui lui parurent interminables. Elle ne baissa pas les yeux. Il pouvait tenter de la torturer mentalement, elle ne céderait pas. — Je vais aller interroger celui qui se dit votre ami, dit-il enfin. Il va beaucoup souffrir. Dites-moi ce que je veux savoir et il sera épargné. Nayla n'hésita pas même une seconde. Dem n'avait pas fait tout cela, pour qu'elle baisse les bras à la première menace. Elle fixa cet homme avec toute la haine et le mépris dont elle était capable. — Je reviendrai pour vous, dit Saziv d'un ton monocorde. Et j'extirperai de votre tête ce que je veux savoir. — Pourquoi ne pas le faire maintenant ? Il blêmit et elle regretta immédiatement de l'avoir provoqué. — Ne soyez pas insolente ! Elle sentit sa présence venir effleurer la porte de son esprit. Elle mobilisa toute sa concentration pour l'affronter. — Le Premier Inquisiteur Saziv est demandé sur la passerelle ! annonça une voix dans le haut-parleur. — Méditez sur le sort de vos amis, siffla-t-il avant de disparaître de son champ de vision. C'est en relâchant sa respiration qu'elle se rendit compte qu'elle avait retenu son souffle jusque-là. Rendue à sa solitude, elle ne put qu'imaginer ce que Dem allait subir. ** ** ** ** Milar était suspendu, torse nu, au plafond de la salle d'interrogatoire du vaisseau vengeur. Le film "consolidation" avait été ôté et ses côtes le faisaient toujours souffrir. Les menottes de sécurité meurtrissaient sa peau et du sang dégoulinait le long de ses bras, lui maculant le visage. Plus que la douleur, c'est cette humidité qui l'avait réanimé. Il mit quelques secondes à reconnaître les lieux, que pourtant il connaissait bien. Autrefois, à bord du vaisseau qu'il avait commandé, il y avait interrogé et torturé de nombreux prisonniers. Pendu, totalement impuissant, il ne pouvait qu'attendre le bon vouloir de son bourreau. Le poids de son corps distendait les articulations de ses épaules, nouait ses muscles et incrustait, chaque seconde davantage, l'acitane des bracelets dans la chair de ses poignets. Dem se réfugia dans l'abri, à l'intérieur de son esprit. Allongé sur une plage baignée d'un soleil éclatant, il laissa ses pensées dériver vers ses souvenirs et comme souvent, ce fut Alima qui apparut. La planète s'enflammait sous ses yeux. Un frisson de désespoir lui glaça les os : Alima, encore et toujours ! Pourquoi fallait-il que ce soit seulement Alima qui le hante ainsi ? Il y avait eu Bekil et les infidèles qu'il avait éradiqués pour l'exemple. Il y avait eu les mineurs de Abamil, qu'il avait fait exécuter. Il y avait eu… Il avait détruit tant de vies, perpétré tant d'horreur. Ses crimes passés le hanteraient jusqu'à la fin de ses jours. Il ferma les yeux et inspira profondément, il connaissait son fardeau et rien ne l’allégerait jamais. La blessure d'Alima reste la plus forte, songea-t-il avec amertume, sans doute parce que c'est là que ma conscience s'est éveillée. Il se rappelait cette journée avec une acuité surprenante. -*-*- La Phalange Écarlate avait reçu pour mission de mater une révolte qui s'était déclarée sur la planète OkJ 04, que les indigènes appelaient Alima. Il avait donné l'ordre aux Gardes de la Foi de traquer puis de capturer les meneurs de cette rébellion et d'évaluer la situation. Les leaders du soulèvement furent rapidement localisés et arrêtés. À la tête d'une section de ses Gardes, le colonel Milar se posa face au palais du gouverneur au centre de Limara, la capitale d'Alima. Le magistrat y avait été lynché par la foule en colère, quelques jours plus tôt. C'était l'endroit parfait pour punir les traîtres que ses hommes avaient capturés. Les quatre prisonniers étaient maintenus à genoux, sur les dalles du palais. Milar explora leurs pensées et perçut l'ampleur de la révolte, mais plus encore, il y découvrit un lien avec l'un des pires ennemis de l'Imperium. À ce moment précis, les Alimans les attaquèrent. Ils pensaient sans doute que l'effet de surprise leur accorderait une victoire facile. La bataille fut sanglante et la capitale se transforma rapidement en brasier. Dès qu'il fut assuré que la situation était sous contrôle, le colonel Milar retourna à bord du vaisseau vengeur, afin de coordonner les opérations. Une fois la révolte maîtrisée et les insurgés anéantis ou en fuite, il rendit compte à sa hiérarchie. Il fit mention du manque de foi des habitants et de l'état généralisé de la rébellion. Il indiqua que les Alimans rejetaient Dieu, sans mentionner comment il avait découvert cette information. Une heure plus tard, il reçut l'ordre d'éradiquer toute vie sur cette planète. Dem se rappelait que pendant une seconde, cela lui avait semblé monstrueux, puis le sentiment d'injustice avait disparu. Un exemple devait être fait et il décida froidement de la stratégie à employer. Il commanda à ses Gardes de regagner le vaisseau vengeur et quand le dernier bombardier fut à bord, il ordonna aux canons lywar d'ouvrir le feu. Les missiles d'énergie pure filèrent vers Alima et la dévastèrent. La puissance de feu d'un cuirassé était telle, que la surface de la planète s'enflamma, le feu ravagea tout sur son passage, alimenté sans cesse par les tirs continus. Il assista à la destruction de ce monde depuis le hublot latéral de la passerelle de commandement, silencieux, assaillit par l'horreur de la vision et par un intense sentiment de pitié pour tous ces malheureux. À cet instant, Milar avait ressenti une présence étrangère dans son esprit. Quelqu'un fouillait ses pensées les plus intimes alors que toutes ses défenses mentales étaient en place. Il ne put localiser cet intrus, ni l'éjecter. Ce fut une impression tellement fugitive, qu'il crut l'avoir imaginée. D'ailleurs, il était tellement focalisé sur l'atroce massacre que subissait Alima, qu'il n'arrivait plus à réfléchir sereinement. Le flot bouillonnant de honte et de remords se tarit brutalement et l'action qu'il menait lui parut parfaitement normale. La compassion disparut, comme à chaque fois. Il était à nouveau lui-même, un officier efficace qui accomplissait son devoir et obéissait aux ordres sans se perdre dans des considérations morales d'un autre temps. Les séditieux méritaient la mort et il était fier de son efficacité. La pitié qu'il ressentait parfois, lorsqu'il appliquait la loi, était son fardeau. Il dissimulait depuis toujours cette imperfection à ses chefs et à l'Inquisition, car les sentiments qu'il ressentait n'étaient pas autorisés. Repoussant cette pathétique faiblesse avec colère, Devor Milar continua à observer la planète OkJ 04 brûler, jusqu'à ce que son sol soit irrémédiablement calciné. Cette nuit-là, Milar fit un rêve étrange, fait de morts et de remords, fait de peur et de rédemption. Ce fut trouble et confus avec l'impression d'être entraîné par un fleuve en crue. Une étrange connexion s'opéra avec l'esprit du mystérieux individu qui l'avait visité plus tôt dans la journée. Ils étaient liés par une force étonnante. Ils n'étaient qu'un, ils étaient indissociables, deux faces d'une même pièce. Cette présence inconnue envahit son âme, ses pensées et laissa avant de le quitter, une lumière, un brasier et une force qui allait se développer. Était-ce à cause de cette force, de cette lumière qu'il avait eu cette prophétie ? Peut-être… Cette vision s'était manifestée bien après Alima, après le jour le plus heureux dans la vie d'un croyant. Dieu avait voulu le récompenser pour la force de sa foi et de la destruction d'Alima. La rencontre avec Dieu avait été un étrange moment qui lui laissa une amère impression. Le soir même, la prophétie s'était imposée à lui, clairement, lui dévoilant le futur et son avenir. Il n'avait pas voulu écouter cet avertissement et la vision l'avait harcelé toutes les nuits, jusqu'à ce qu'il se décide à l'accepter. Maintenant, le destin était en marche, il avait enfin rencontré celle qui était l'Espoir. Il avait échoué à la protéger et cette douleur-là était la plus difficile à supporter. -*-*- Une voix le tira de sa profonde rêverie et Dem ouvrit les yeux. Yutez l'observait en compagnie de Saziv. Il sentit que les pensées de l'inquisiteur effleuraient prudemment son esprit. Il faillit éclater de rire. Deas Saziv était terrifié. Milar regretta de ne pas être assez puissant pour attaquer au lieu de seulement se défendre, mais il ne voulait pas courir le risque d'échouer, pas encore. — Bien dormi, Milar ? se moqua Yutez. — Oui, très bien, répliqua Dem du ton le plus ironique qu'il put employer, j'ai juste eu un peu froid peut-être. — Tu peux fanfaronner autant que tu veux, Milar. Cela ne durera pas. Lorsque je me serai occupé de toi, tu me supplieras de t'épargner. — Tu peux me torturer, tu peux me tuer, fais de moi ce que bon te semble. Tu ne me briseras pas. Et si tu me tues… c'est Dieu qu'il te faudra affronter. J'espère que tu es prêt à braver Sa colère. Le colonel Yutez avait écouté le défi de Milar en jouant nerveusement avec son trauer. Avec fureur, il appliqua l'arme sur l'estomac du prisonnier qui pendait impuissant. Dem se cabra sous le feu qui déchira ses entrailles. Il utilisa toute son énergie pour ne pas crier. Yutez le frappa aux jambes, au flanc et à la poitrine. La douleur nouait ses muscles, se ruait dans son corps, tel un feu rugissant. Il finit par hurler à pleins poumons, mais réussit à conserver son esprit fermé. Le Garde Noir continua, encore et encore, sans lui laisser de répit entre chaque impact. La décharge d'énergie irradiait chacun de ses nerfs, diffusait une lave brûlante le long de ses artères. Les endroits où l'instrument de torture l'avait touché, étaient autant de foyers incandescents. Chaque impact faisait gravir un palier à l'impossible souffrance qui devint telle, qu'il sombra dans une semi-inconscience. L'inquisiteur en profita et enfonça la porte de son esprit. Les défenses que Dem avait mises en place fonctionnèrent. La psyché de Saziv fut agressée avec sauvagerie par des monstres engendrés par son imagination, qui déchirèrent l'esprit de l’intrus de leurs griffes acérées. Il entendit l'homme hurler d'effroi. Dem y puisa la force d'ouvrir les yeux. L'inquisiteur était à genoux, la tête entre les mains, un filet de sang dégoulinait de son nez. — Vous êtes trop faible pour m'affronter, inquisiteur, railla-t-il. — Milar ! rugit Yutez, tu vas… — Attendez ! coassa l'inquisiteur, ne… ne le frappez pas. Vous allez finir par le tuer. Je crois que c'est ce qu'il cherche. — Tu cherches à mourir, Milar ? demanda le colonel avec incrédulité. Serais-tu trop lâche pour affronter ton juste châtiment ? — Je veux que Dieu lui-même t'arrache les entrailles, Yutez. Et si tu me tues, c'est ce qui arrivera. Ainsi, même dans la mort, je serai vainqueur. Zan Yutez perdit son sang-froid. Avec une grimace de haine, il lui appliqua le trauer sur la poitrine. Milar eut l'impression qu'on écrasait son cœur dans un étau chauffé à blanc. Il perdit instantanément connaissance. -*-*- Un voile rouge masquait sa vision lorsqu'il revint péniblement à lui. La poitrine de Milar pulsait de douleur, son sang cognait furieusement contre ses tempes et ses nerfs lui donnaient l'impression d'avoir été arrachés de son corps et exposés, à nu sur sa peau. Il lui sembla deviner plusieurs silhouettes devant lui. Il se força à clarifier son esprit et sa vision. Il reconnut Yutez et Saziv, toujours présents et un médecin, vêtu de l'uniforme brun du Soutien de la Foi. — Si vous voulez le garder en vie, colonel, disait l'inconnu, vous ne devez pas recommencer. Son cœur s'est arrêté. Cet homme est solide, certes, mais tout de même. — Va-t-il survivre ? demanda sèchement Yutez. — Oui, colonel, j'ai fait ce qu'il fallait. — Alors disparaissez ! Si j'ai besoin de vous, je vous ferai prévenir. Le médecin sortit sans attendre. Yutez s'approcha de Milar et lui souleva le menton avec l'extrémité inoffensive du trauer. — Tu es de nouveau parmi nous, Milar. J'en suis heureux. Je n'aurai pas voulu que tu manques la suite de nos réjouissances. Il claqua des doigts et deux Gardes amenèrent un homme dans son champ de vision. Dem anticipa avec tristesse ce qui allait suivre. Malk Thadees, un vilain hématome sur la pommette et les yeux injectés de sang, tenta de se dégager de l'emprise de ses bourreaux, en vain. — L'inquisiteur est formel, je dois t'épargner. Dieu te veut vivant et bien entendu, j'obéis à Ses désirs. Cet homme est ton ami et à l'inverse de tous les autres, celui-ci connaissait ta réelle identité. Il t'a sciemment caché, il a cru à ta fausse prophétie, à cet "Espoir" dont tu t'es fait le champion. Ce traître a adhéré à ton mensonge. — Ce n'est pas un mensonge, dit Milar avec lassitude. L'Espoir vous balayera tous. Yutez se contenta de ricaner. — Cet homme n'est pas le démon que tu cherches. Cet homme ignore qui est le démon que tu cherches. Cet homme ne me sert à rien. Dem ne répliqua pas, car aucun argument n'aurait pu sauver son ami. — Ou tu ouvres ton esprit à Saziv, sans aucune défense, ou il paye pour tes crimes et les siens. — Je ne peux pas faire cela. Je ne peux pas tout sacrifier pour un seul homme. J'en suis profondément désolé, Malk. Ce fut un grand honneur de vous connaître. — L'honneur fut le mien, colonel Milar, répondit le commandant Thadees avec gravité. Yutez le frappa au plein visage. — Cela suffit ! Milar, dernière chance. — Va au diable ! Dem ne put s’empêcher de sourire avant de rectifier, non… Va à Dieu ! Zan Yutez dégaina son poignard. D'un geste rapide et presque gracieux, il égorgea Malk Thadees. Le malheureux, maintenu debout par les Gardes de la Foi, se vida de son sang qui jaillissait de la blessure à gros bouillons. Devor Milar en fut réellement attristé. Une fois encore, il était surpris d'éprouver de tels sentiments. — Venez, Saziv, laissons Milar méditer devant le cadavre de ce traître. Le prochain sera peut-être quelqu'un qui comptera pour lui. Le colonel de la Phalange Bleue avait fait cette menace inutile en toute connaissance de cause. Ils étaient tous les deux des archanges et éprouver du remords, de la tristesse ou de l'inquiétude pour un autre être humain ne faisait pas partie de leur formation. Dem attendit que les deux hommes soient sortis, pour s'autoriser à regarder le corps de Malk Thadees, son ami. Étrangement, c'est ainsi qu'il considérait cet homme démoralisé et pessimiste à qui il devait beaucoup. L'officier défraîchi de la base H515 était un homme courageux, il le lui avait prouvé le jour même de leur rencontre. -*-*- Trois semaines après Alima, la Phalange Écarlate avait reçu l'ordre de se rendre aux confins de la galaxie, dans le système VgB, fraîchement libéré de l'emprise hatama. Une colonie venait de s'y installer, sous la surveillance de Soldats de la Foi. Le commandement venait de recevoir un signal d'alerte en provenance de cette base. Depuis la nuit qui avait suivi Alima, Devor Milar était agressé par de violents remords pour toutes les atrocités qu'il avait commises au cours de sa vie. Il n'arrivait pas à repousser l'horreur, il n'arrivait pas à faire taire tous ses regrets. L'angoisse de cette situation inattendue le torturait chaque nuit. Il avait tenté de comprendre ce qu'il lui arrivait et un matin, après un cauchemar particulièrement éprouvant, il s'était résolu à fouiller les méandres de son propre esprit. À sa grande surprise, il y avait trouvé un endroit dont il ignorait tout. C'était une pièce fermée par une grille épaisse, derrière laquelle se trouvait ce qu'il appela "ses sentiments positifs", tout ce qu'il n'avait jamais eu le droit de ressentir. Pourquoi y avait-il désormais accès ? Il l'ignorait, mais il soupçonnait la lumière blanche qui avait envahi son esprit, la nuit après Alima, d'en être la cause. Ce brasier brûlait, sans se consumer, à l'intérieur de son âme. Pendant ces trois semaines, Milar avait appris à réduire ces sentiments perturbateurs au silence, mais l'oblitération de son "fardeau" n'était plus automatique. Le vaisseau vengeur 319 fut donc envoyé sur ce monde marécageux et humide. Les Gardes y découvrirent de nombreux cadavres qui pourrissaient sur le sol verdâtre. À leur arrivée, des survivants sortirent de leur cachette et celui qui les commandait vint à leur rencontre. Mal rasé et l'air épuisé, il portait les épaulettes de capitaine sur un uniforme de combat taché de boue et de sang. Leur rencontre fut vive. Milar voulait nettoyer la planète des agresseurs Hatamas, Thadees exigeait que les prisonniers soient secourus. Le mélange de respect, d'appréhension et de détermination qu'il devina chez cet homme le séduisit. Il se plia à sa demande. Les bombardiers se posèrent dans la forêt pluviale qui bordait le marais où s'étaient réfugiés les Hatamas. Milar et ses hommes, accompagnés de Thadees, s'infiltrèrent dans l'ancien temple non-humain construit sur une île au centre de ce marais saumâtre. Les Gardes de la Foi de la Phalange Écarlate massacrèrent les Hatamas et libérèrent les prisonniers, démontrant une fois encore, leur invincibilité. Deux mois plus tard, Devor Milar vint rappeler à Malk Thadees la dette qu'il venait de contracter. -*-*- Dem salua mentalement le courageux officier qui avait été son ami. L'homme ne croyait plus en rien et son défaitisme frôlait la dépression, pourtant il n'avait pas hésité à aider l'ex-colonel de la Phalange Écarlate lorsqu'il avait eu besoin d'aide. Il s'était accroché à la prophétie que lui avait narrée Milar, avec un élan presque maladif. Durant ces cinq années, ils avaient passé plusieurs soirées à discuter autour de quelques verres d’alcool, que seul Thadees avalait. Dem savait déjà qu'il regretterait ce grand gaillard à la poignée de main franche et loyale. ** ** ** ** Ailleurs… Le colonel Qil Janar avait reçu l’ordre de rejoindre le secteur AaA et son vaisseau, un cuirassé carnage, venait d'entamer un voyage qui durerait plusieurs jours. Il devait remettre sa moisson de démons au Clergé, car Dieu réclamait son dû. Malgré un fort sentiment de fierté pour le travail accomplit et la satisfaction à venir de Celui qui voyait tout, Qil Janar détestait ces longues heures d'inactivité. Généralement, il en profitait pour parfaire son entraînement. Il venait de terminer une séance de combat et se sentait en pleine forme. Avant de rejoindre la passerelle, il prit la direction des cellules. Il aimait contrôler ses prisonniers tous les jours. Il aimait les observer, sentir leur terreur, sentir leur anormalité. Parfois, il lui arrivait de percevoir la noirceur de leur âme avec une telle intensité qu'il aurait pu la leur arracher. Il voulait leur arracher. Ils le méritaient. Se nourrir du mal qui habitait ces démons était réservé à Dieu, alors il se contentait d'effleurer cette possibilité, avec délectation. Janar entra dans la salle de contrôle des cellules réservées aux démons. Les soldats bruns qui étaient chargés de les surveiller se figèrent dans un garde-à-vous impeccable. Leur angoisse était palpable et compréhensible. Lorsqu'il était insatisfait, il pouvait punir le coupable avec beaucoup d'imagination. Il s'approcha du mur de surveillance. Des dizaines d’écrans montraient l’intérieur des cellules ainsi que des graphiques médicaux. — Montrez-moi la femme que nous venons de capturer, demanda Janar au soldat en faction. — À vos ordres, colonel ! Les images de la cellule demandée s’affichèrent sur tout le mur. Des liens quaz maintenaient la prisonnière debout, bras et jambes écartés. Cette onde quazir était capable d'inhiber les dons psychiques de la prisonnière, mais il préférait s'assurer qu'elle restait inconsciente. Il l'observa un instant. Elle restait immobile, la tête penchée vers l’avant, les yeux mi-clos. Un masque de souffrance entachait son visage encore marqué des coups que ses anciens camarades lui avaient donnés. Elle avait été débarrassée de son uniforme et elle portait le pantalon léger, ainsi que la tunique sans manches réservés aux détenus. Les tentacules verts fluorescents des ligatures quaz, éclairaient son visage d'une lueur malsaine. — Avez-vous des enregistrements de ses rêves ? interrogea-t-il. — Oui, colonel. Regardez, c'est cyclique. Janar observa avec attention les informations affichées. Le programme qu'ils utilisaient permettait de décoder, en partie, les rêves ou prémonitions qui tourmentaient le sommeil des démons. Ces dernières années, un rêve récurrent hantait les songes des prisonniers que transportaient les exécuteurs. Un libérateur représenté par une lumière blanche se répandait dans la galaxie et balayait l'Armée de la Foi, renversait Dieu. Le Clergé avait connaissance de ces données et le Grand-Prêtre lui-même était effrayé par la recrudescence de ces visions. Qil Janar n’était pas impressionné, il ne craignait pas les démons. Dieu ne pouvait pas être vaincu, pas par les êtres pitoyables qu’il capturait. — Et les données du garçon ? Les graphiques étaient très semblables, comme il l’avait prévu. Janar humecta ses lèvres du bout de sa langue, alors que le désir enflait en lui. Il voulait les torturer et leur arracher leur pouvoir, mais il n’en avait pas le droit. Ils appartenaient déjà à Dieu. — Continuez à les surveiller, ordonna-t-il. Ne les laissez pas reprendre connaissance. — Oui, colonel ! XVI L'attente après le passage de l'inquisiteur fut angoissante. Nayla ne cessait de sursauter au moindre bruit. Elle conservait ses défenses mentales levées, craignant que Saziv soit en train de rôder dans la pièce mitoyenne, prêt à l'agresser. Elle répétait en boucle les exercices de concentration que lui avait appris Dem. Le bruit lointain d'une porte qui s'ouvrait l'alerta et son appréhension monta d'un cran, lorsque la silhouette malfaisante de Saziv apparut dans son champ de vision. — Détachez cette femme et amenez-la-moi ! ordonna-t-il aux deux Gardes qui l'accompagnaient, Ils ouvrirent ses menottes et l'arrachèrent sans ménagement de la couchette. Ils la conduisirent dans le poste de garde et l'assirent de force sur l'un des sièges, qui flanquaient la simple table trônant au milieu de la pièce. L'inquisiteur s'installa en face d'elle. Nayla frissonna. Il allait fouiller son esprit et cette fois-ci, ce serait moins facile de lui résister. Les deux Gardes se placèrent juste derrière elle. — Je pense que vous êtes le démon que nous cherchons, dit Saziv d'une voix sans intonation. Avouez, ou le traître Mardon finira par succomber en vous protégeant. Elle déglutit avec peine, imaginant Dem cruellement supplicié, mais elle n'avait pas changé d'avis. Avouer ses dons serait faire injure à celui qu'elle voulait sauver. Il avait souffert sans céder, pour garder son secret. Si elle parlait, ses efforts seraient vains. — Je ne suis qu'un conscrit, monsieur l'inquisiteur. Je ne comprends pas pourquoi je suis ici. Je n'ai rien fait de mal. Sans prévenir, il entra brutalement dans son esprit. Elle eut juste le temps de renforcer les défenses qui protégeaient la partie privée de son cerveau. Saziv fouilla partout, cherchant des informations. La colère de Nayla s'éveilla, s'amplifia, bouillonna, alors qu'il furetait de façon intrusive. Sa présence envahissante et visqueuse la dégouttait. Elle laissa son instinct reprendre le dessus et son esprit attaqua la psyché de l'inquisiteur avec des chiens aux crocs acérés, des golems de pierre, tous les monstres que son imagination put fournir. Avec fureur, elle traqua cet esprit étranger et le frappa, le matraqua, jusqu'à ce qu'il s'enfuie en hurlant de terreur. Elle entendit un gémissement et ce son lui permit de réintégrer la réalité. Saziv s'était effondré sur la table, du sang coulait de son nez, de sa bouche et de ses yeux. Il semblait en état de choc. L'un des Gardes poussa un juron et une main s'abattit sur son épaule. Sa rage balaya sa peur. Une étrange brûlure enfla dans son crâne, quelque chose de puissant et de sauvage qui implosa brusquement. Le même flash de lumière, qu'elle avait éprouvé sur RgN 07, l'aveugla. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, l'un des Gardes était affalé contre le mur, selon un angle étrange et l'autre était étendu immobile, les bras en croix, au milieu de la pièce. Désormais, elle n'avait plus le choix ; elle devait s'évader. L'inquisiteur n'avait plus besoin de confirmation, elle venait de se dévoiler. Elle était un démon et serait traitée en conséquence. Nayla se leva précipitamment. Comment se sauver de cet endroit ? Elle avait besoin d'une arme ! Un des fusils lywar des Gardes ? Elle devinait qu'un vaisseau comme celui-ci serait capable de détecter un tir non autorisé et dans ce cas, une arme à énergie était inutile. Saziv portait une dague à la ceinture. Elle s'en empara aussitôt sans vraiment planifier une quelconque action. Il lui agrippa le poignet en grondant sourdement : — Vous êtes… le démon… Il mobilisait son esprit pour tenter une autre attaque. — Non, souffla-t-elle, je ne vais pas te laisser faire, ordure ! Le souffle de l'énergie mentale de Saziv s'amplifia et se rua vers elle, enfonçant la porte de son cerveau. Sans même réfléchir, elle arracha sa main à son étreinte et lui planta le poignard dans le cœur. L'homme s'effondra sans bruit. Elle n'eut pas le temps d'être choquée par son geste, un bruit l'alerta. Le Garde allongé sur le sol, tentait de se relever. Sans réfléchir, comme si un autre s'était emparé de sa volonté, elle se précipita vers lui et lui ouvrit la gorge de sa lame. Il retomba sans vie. Elle fonça vers l'autre Garde, prête à l'achever. Il avait les yeux grands ouverts, un filet de sang coulait le long de sa bouche. Il semblait mort. Elle le prit par l'épaule et tenta de l'écarter du mur. La base de son crâne s'était fichée dans un crochet qui servait à suspendre des trauers. Elle resta, quelques instants pétrifiée par ce spectacle et par ce qu'elle venait d'accomplir. Elle frissonna, effrayée par la puissance non révélée qui semblait dormir en elle et par le fait de n'éprouver aucun remords. Nayla eut soudain l'impression de basculer, de tomber dans un gouffre terrifiant et la nausée l'envahit. "Elle sentit le froid sur son front et les flammes qui dévastaient Alima, captivèrent son attention. Sa vue se brouilla et elle changea de point de vue. Elle était désormais derrière le colonel Devor Milar. — Il a besoin de toi, dit-il. Ils ont tous besoin de toi. Il est temps de devenir ce que tu dois être. Le moment est presque venu. Tiens-toi prête ! Elle fut aspirée dans l'espace, dans cet endroit de vide et de ténèbres au centre de la galaxie. Des images lui apparurent, lui dévoilant l'avenir. Mardon était suspendu au plafond et cruellement torturé. Il fut conduit devant Dieu et elle le vit mourir dans d'atroces souffrances. Elle se vit souffrir des mois d'agonie sous les assauts de ce monstre. Les images se brouillèrent, tournoyèrent comme une spirale devenue folle, avant de se figer à nouveau. Mardon était à nouveau accroché dans la salle d'interrogatoire du vaisseau vengeur. Nayla entra dans cette pièce et se débarrassa aisément des trois hommes laissés en faction auprès de lui, puis elle réussit à fuir le cuirassé en compagnie de Dem." La jeune femme revint à elle dans une sorte de flash lumineux, sa tête pulsant douloureusement, prête à exploser. Elle dut poser un genou au sol pour reprendre son souffle. Le point positif de cette vision, c'est qu'elle pouvait, qu'elle allait sauver Dem. Elle avait vu deux futurs, deux possibilités et c'est son action qui allait décider de la voie empruntée. Seulement, elle ignorait comment y parvenir. Elle ne connaissait rien aux vaisseaux de l'Imperium. Elle s'appliqua à analyser la situation avec calme. Elle devait en premier lieu retrouver Mardon. Elle envisagea un moment de pirater l'ordinateur, mais le risque d'être repérée était trop grand. Elle balaya la pièce du regard, cherchant désespérément une idée pour se sortir de ce piège. La jeune femme serra un poing rageur, lorsqu'une ébauche de solution lui apparut. Elle s'agenouilla à côté de l'inquisiteur et le déshabilla avec précaution. L'homme était juste un peu plus grand qu'elle et la robe qu'elle enfila par-dessus son uniforme lui allait à la perfection. Nayla rabattit la capuche sur sa tête, dissimulant ainsi son visage, puis elle arracha le poignard du corps de sa victime et un flot de sang s'échappa de la blessure. La jeune femme essuya soigneusement la lame et glissa l'arme dans sa manche gauche. Les bras ainsi croisés, la tête baissée, elle affichait une attitude pieuse. Nayla prit une profonde inspiration et ouvrit la porte. Dans le couloir se trouvait un soldat brun qui attendait patiemment la sortie du Premier Inquisiteur. Il rectifia la position en attendant qu'elle exprime une volonté. Sans un mot, elle s'approcha de lui et tendit son esprit vers lui, espérant deviner s'il se méfiait d'elle. Elle eut la surprise de voir la porte de ses pensées largement ouverte. Dem ne lui avait jamais appris à entrer dans le cerveau d'un être humain et elle s'étonna de la facilité avec laquelle elle pénétra dans celui de cet ennemi. Elle chercha rapidement des informations sur Dem et les découvrit sans peine. Le soldat dut remarquer quelque chose, car elle sentit son inquiétude grandir. D'un geste vif, elle appliqua la pointe de son poignard sur sa gorge. — Pas un geste, ou tu es mort ! Elle avait dû être convaincante, car il se raidit, un éclair de terreur dans les yeux. — Le prisonnier spécial, où est-il ? demanda-t-elle en utilisant le terme qu'elle venait de lire dans son esprit. — Je ne… Elle enfonça un peu plus la pointe du poignard. Un filet de sang commença à sourdre de l'égratignure. — Dites-moi comment me rendre à sa cellule. Le chemin apparut aussitôt dans l'esprit du soldat. — Je ne vous dirais rien, démon ! Elle n’avait plus besoin qu’il articule la réponse alors, sans hésiter, elle l'égorgea. Dans un état second, elle l'attrapa par les pieds, le tira à l’intérieur de la pièce qu’elle venait de quitter. Après avoir dissimulé le corps, elle reprit son souffle et affronta le fait qu’elle venait d'assassiner quatre hommes, dont l'un avec la seule force de son esprit. Avec répugnance, elle se souvint de la vision lui dévoilant un destin de monstre meurtrier. Est-ce vraiment ce qu’elle allait devenir ? Elle repoussa cette inquiétude, il fallait sauver Dem. Elle glissa le poignard dans le fourreau accroché à la ceinture de l'inquisiteur. Avant de perdre tout courage, elle se dirigea vers la cellule où se trouvait Dem. Elle remonta un long corridor aux parois de tiritium gris sombre. La froideur des lieux éclairés d'une lumière bleutée, renforçait son angoisse. Elle craignait que l'une des portes, perçant les cloisons à intervalles réguliers, ne s'ouvre et que quelqu'un lui demande ce qu'elle faisait là. Au détour d’un croisement, sa crainte fut incarnée par une patrouille venant en sens inverse. Malgré sa peur, elle joua le tout pour le tout et continua d'interpréter son rôle. Elle garda la tête baissée, espérant que le capuchon cacherait ses traits. L’officier la salua et ses hommes évitèrent de croiser son regard, tous persuadés qu’elle était le Premier Inquisiteur. Elle n'osa pas se retourner et guetta les bruits de pas qui s'éloignaient. Lorsque le martèlement finit par n'être qu'un lointain écho, elle s'arrêta pour reprendre son souffle. Son bluff avait fonctionné. Presque rassurée, elle prit un autre couloir, puis un autre. Elle s’arrêta devant une porte, dont le seul point distinctif était un code gravé dans le métal du battant. Dem était à l'intérieur de cette pièce et dans sa vision, il y avait trois Gardes avec lui. Elle n'avait pas le droit à l'erreur. Elle dégaina son arme et dissimula la lame dans la manche de sa robe. Nayla prit une profonde inspiration et ouvrit la porte avec détermination. ** ** ** ** Devor Milar ne sentait plus ses bras, ni ses épaules. Son dos le faisait atrocement souffrir et il aurait tué pour boire un verre d'eau. De temps en temps, l'un des trois Gardes de la Foi présents dans la pièce, passait près de lui et le frappait d'un geste négligent avec le côté du trauer. La lourde matraque lui éclatait la peau, meurtrissait sa chair et bien sûr, ce petit tourment l’empêchait de dormir. Le cadavre de Malk Thadees était toujours étendu sous ses yeux, un rappel de ce qui l'attendait. Malgré tout cela, il avait réussi à s'isoler au cœur de son esprit. La douleur était réduite à une simple information sans intérêt. L'ouverture de la porte arracha Milar à sa quiétude. Il accepta la vague de souffrance que son retour à la réalité déclencha. Le Premier Inquisiteur entra, le visage dissimulé par la capuche de sa robe. Il attendit silencieusement et la tête baissée que l'un des Gardes s'avance pour connaître sa volonté. À cet instant précis, Milar sut que cet homme n'était pas Deas Saziv. — Monsieur l'inquisiteur ? demanda le premier Garde. L'homme en capuche sortit les mains de ses manches et sans hésiter, planta un poignard dans la gorge du soldat. Le deuxième Garde, qui s'était immobilisé tout près de Milar, réagit immédiatement et sa main plongea vers la crosse de son pistolet. Dem mobilisa toute son énergie pour se soulever à la force des bras en ignorant la morsure du métal dans la chair à vif de ses poignets. Il enserra le cou du soldat entre ses bottes et commença à l'étrangler. L'homme se débattit tandis que le faux inquisiteur sprintait à travers la pièce. Avec toute la rage dont il était capable, Dem effectua un mouvement de torsion et lui brisa les cervicales. Derrière lui, un bruit de lutte lui indiqua que Nayla, il l’avait reconnue, affrontait le troisième soldat. Il entendit le choc sourd d’un corps projeté contre une cloison et ferma les yeux de désespoir, attendant la détonation lywar qui achèverait la vie de la jeune femme. Au lieu de cela, il perçut des pas précipités et un soupir de douleur. Trois secondes plus tard, Nayla apparut dans son champ de vision, la capuche rejetée en arrière, le visage rosi par l'effort et ses cheveux courts en bataille. Le regard horrifié qu'elle leva vers lui, lui sembla plus vert qu'à l'accoutumée. — Oh Dem, mais qu'est-ce qu'ils vous ont fait ? souffla-t-elle. — Nayla, je suis heureux de vous voir. Vite, détachez-moi ! — Je ne demande pas mieux, mais comment ? — Là sur le mur, vous voyez la commande ? — Oui, attendez. Elle appuya sur le bouton indiqué et il tomba comme une masse. Elle se précipita vers lui et l'aida à se retourner. Dem fit en sorte de retenir le gémissement qui grondait dans sa gorge. — Dem… Que puis-je faire pour vous aider ? paniqua-t-elle. Il trouva charmant cet affolement, alors qu’elle venait de réussir l'exploit de s'évader et de neutraliser deux Gardes Noirs. — Il faut m’ôter ces menottes, dit-il avec calme pour la rassurer. — Comment… — Je vous explique. Vous voyez sur le côté du bracelet, il y a un écran dissimulé sous une plaque… — Oui, je le vois. Il faut taper un code, c'est cela ? — En effet. — Mais alors, comment… — Fiez-vous à votre intuition et tout se passera bien. — Il est impossible de deviner un code d'accès, je… — Écoutez-moi ! J'ai cette capacité, à la condition que je puisse le taper moi-même. Aujourd'hui, c'est impossible, ajouta-t-il en montrant ses poignets liés. — Mais… — Je suis persuadé que vous avez la même aptitude que moi. — Vous vous trompez, protesta-t-elle. — Concentrez-vous. Fermez les yeux et faites confiance à votre instinct, il guidera vos doigts. Nayla le fixa avec intensité, sachant qu’elle n’avait pas le choix et qu’elle devait essayer. Elle se concentra brièvement et tapa le code en hésitant. Les bracelets d'acitane se contractèrent d'un centimètre, comprimant les avant-bras de Dem et écrasant sa chair déjà meurtrie. Il n’avait pas voulu l'alarmer en lui révélant que, si elle se trompait, les menottes se resserreraient et lui briseraient les poignets à la troisième tentative malheureuse. — Calmez-vous, Nayla. Ayez confiance en vous. Elle ferma les yeux pendant de longues secondes et contrôla sa respiration, s'appliquant à clarifier son esprit. Elle ouvrit les yeux et tapa le code sans hésitation. Avec un claquement sourd, les entraves s'ouvrirent lui libérant enfin les bras. Milar s'accorda un soupir de soulagement avant de dire : — Bravo, jeune fille. Pouvez-vous m'aider à me relever ? ** ** ** ** Nayla était terrifiée par l’état de Dem. Il était couvert de bleus violacés, sa peau avait éclaté en plusieurs endroits et les plaies sanguinolentes étaient horribles. Il devait souffrir le martyre. Elle n’osait pas le toucher de peur d’aggraver ses blessures. — Vous êtes sûr ? — J'ai l'air si mal en point que cela ? — Oui, répondit-elle. Ce qu’on vous a fait, Dem, c’est horrible. — Ce ne sont que des ecchymoses. Ne vous inquiétez pas pour moi. Allons, aidez-moi à me lever, j’ai peur de ne pas pouvoir réussir cela par moi-même. Nayla le saisit sous les bras et usa de toute sa force pour l’aider à se mettre sur ses jambes. Il s’agrippa à ses épaules et dans un grognement de douleur, il se redressa. Une fois sur ses pieds, il chancela un peu, tout en s’appuyant sur elle. — Nayla, par quel miracle êtes-vous ici ? — Je… J'ai tué l'inquisiteur. — Vraiment, comment ? Elle n’avait pas vraiment envie de décrire les meurtres qu’elle venait de perpétrer, mais elle ne voulait pas lui refuser une réponse. — Il a voulu m'interroger, commença-t-elle. Il est entré dans mon esprit et je l'ai repoussé. Ça l'a déstabilisé, je crois. J'en ai profité pour arracher l'arme qu'il portait à la ceinture et je l'ai poignardé. — Comment cela ? Vous n'étiez pas attachée ? — Non, il devait penser que les deux Gardes suffiraient à me maîtriser. — Deux Gardes Noirs ? — Oui, j'ai… J'ai réussi à m'en débarrasser. Il leva un sourcil étonné, mais n'insista pas. Elle supposa qu'il gardait ses questions pour plus tard. — Comment m'avez-vous trouvé ? demanda-t-il. — J'ai lu dans l'esprit d'un soldat qui attendait l'inquisiteur dans le couloir, avant de le tuer. Elle avait essayé de parler avec indifférence, mais malgré elle, sa voix se brisa un peu. Elle se dégoûtait. Des larmes piquèrent ses yeux. — Vous avez été extrêmement courageuse, Nayla. Merci d'avoir tout risqué pour me sauver. — Je ne pouvais pas vous laisser là. J'ai vu ce qui allait vous arriver. Je ne pouvais pas. Et puis, je ne suis rien sans vous. Une brève émotion passa sur le visage de Dem. — Merci. Cela me touche beaucoup. — Ils ont tué le commandant, dit-elle d'une petite voix. En entrant dans la pièce, elle avait été épouvantée en reconnaissant le cadavre du commandant Thadees, mais avait réussi à rejeter ces informations pour mieux se défaire des Gardes Noirs. — Oui, répondit-il ému. Yutez l'a égorgé devant moi. Une façon de me punir et de le punir, car il connaissait mon identité. Malk m'avait aidé à disparaître en toute connaissance de cause. — Comment ça ? dit-elle, surprise. Il savait pour la prophétie ? — Il avait choisi d'y croire. Un jour, je vous parlerai de lui et de son courage. Un Garde gisait contre la cloison, une blessure béante à la gorge. — Me direz-vous comment vous avez réussi à vous débarrasser de celui-là ? demanda-t-il. Nayla hésita. Elle avait ressenti cette même étrange brûlure dans sa tête, ce même flash de lumière qui lui avait permis de se défaire des deux Gardes qui accompagnaient l'inquisiteur. — Lorsqu'il m'a empoignée, j'ai senti une sorte de brûlure dans mon crâne ou comme une explosion de lumière blanche, avoua-t-elle en pensant que désormais, cacher des informations à Dem serait stupide. Quand j'ai ouvert les yeux, il était contre la cloison. J'ai juste eu le temps d'aller le… poignarder. C'était comme avec cet homme, sur RgN 07… — Ah, comme avec ce rebelle, dit-il avec une grimace moqueuse. Ce sourire lui brisa le cœur. Il lui rappelait l'ancien Dem, celui qui l'avait accueilli à son arrivée, celui qui n'était pas un militaire de haut rang, celui qui n'était pas un colonel renégat, atrocement torturé. Malgré elle, des larmes emplirent ses yeux. Il dut le remarquer parce qu'il lui prit doucement les mains. — Nayla, tout va bien, ne vous inquiétez pas. Ce qui vous arrive n'est pas grave du tout. Je pense qu’il s’agit de télékinésie. Encore une capacité démoniaque, pensa-t-elle, avec désespoir. Je suis maudite et condamnée. — Qu'allons-nous devenir, Dem ? Nous sommes à bord d'un vaisseau vengeur. Nous sommes perdus. — Nous allons nous échapper, la rassura-t-il avec un ton de confiance absolue. — C’est impossible, murmura-t-elle. Il ne releva pas sa réflexion pessimiste. — Vous devez m’aider à déshabiller celui-là, dit-il en désignant l'homme qu'il avait étranglé. Nous sommes à peu près de la même taille. Son uniforme sera parfait. Elle l’aida à ôter l’armure du Garde Noir. Il tentait de cacher sa fatigue et sa souffrance, mais elle n’était pas dupe. Une fois la tâche terminée, il se laissa retomber sur le sol, haletant. — Il faut que j'ôte mon pantalon et j'ai bien peur de ne pas être en mesure de le faire seul. Je suis désolé de vous demander cela. — Je vais vous aider, dit-elle en rougissant. Elle l'aida à finir de se déshabiller. Ses cuisses musclées étaient, elles aussi, striées de blessures. — Pouvez-vous m’apporter le kit de secours qui se trouve sur le mur ? Je crois que j’ai besoin de quelques soins, ajouta-t-il avec une pointe de malice. Elle lui rapporta ce qu’il souhaitait le plus rapidement possible. Dem ouvrit le kit et puisa dans les capsules qui s’y trouvaient. Il en sélectionna une et la lui tendit. — Celle-ci devrait arrêter le saignement des plaies. Elle prit l'ampoule cicatrisante et doucement, elle appliqua le produit sur chaque blessure. Sa peau était chaude sous sa main et elle ne put s’empêcher de remarquer les anciennes cicatrices dont il était affligé. Elle admira également son corps mince et athlétique. — Comment vous ont-ils fait ça ? demanda-t-elle. C'est… — Vous vous rappelez le trauer, l'outil que Yutez a utilisé sur vous à l'infirmerie ? — Oh oui ! répondit-elle en frissonnant. — On peut aussi s'en servir pour frapper. — Je… — Ne vous focalisez pas sur cela, Nayla. Ce n'est rien. Quelques petites écorchures sans intérêt. Pour le moment, j'ai besoin de vous, concentrée, sereine, mais… en colère. — En colère ? Que voulez-vous dire ? — Que vous devez être prête à vous battre ! — Je suis prête ! affirma-t-elle. Elle termina par une vilaine entaille qu'il avait sur la cuisse gauche, puis elle s'écarta en rougissant de plus belle, la gorge sèche. Elle ne pouvait pas s’empêcher de le trouver attirant, malgré l'état terrible dans lequel il se trouvait. Elle était effarée par ce qu’il avait subi. Elle était sûre qu'elle serait morte si elle en avait enduré seulement la moitié. Dem prépara une injection. — Qu'est-ce que c'est ? s’inquiéta-t-elle. — Du retil 4, dit-il en s'administrant une dose complète. — Vous êtes fou ! Le retil dans votre état est très mauvais… — Ne croyez pas tout ce que l'on vous a raconté en formation. L'adrénaline du retil m'est indispensable. Cela m'aidera aussi à lutter contre la douleur et stoppera les hémorragies éventuelles. — Vous pourriez faire une crise cardiaque et… — Je suis solide et je n’ai pas le choix. Pour réussir notre fuite, je dois être au meilleur de ma forme et avec la dose que je me suis injectée, je tiendrai plusieurs heures. Allons, aidez-moi à m'habiller. Il revêtit la lourde armure de combat que portaient les Gardes Noirs. Le pantalon et la veste en polytercox étaient bardés d'épaisses plaques de ketir, articulées. Seul le cou restait vulnérable, sauf lorsqu'il était protégé par le casque que portaient habituellement ces soldats d'élite. Les bottes étaient lourdes et renforcées. Les protections d'avant-bras portaient sur leur face interne des poignards serpent et un armtop était intégré dans celle du bras gauche. Toutes les plaques de ketir étaient d'un noir brillant qui rendait cette tenue terriblement impressionnante. Il glissa l'arme de poing dans son logement sur la cuisse droite et le poignard dans celui de gauche. — Maintenant, dit-il, j'ai besoin d'un accès à l'ordinateur. Il alluma une console et tapa plusieurs commandes. Il accéda au langage de commandes et les lignes de code défilèrent si vite, que Nayla perdit le fil. Il afficha la carte de la galaxie, ainsi que le trajet du vaisseau, puis zooma sur son emplacement actuel. — Je me doutais bien que pour revenir dans le système AaA, nous passerions par ici. Vraiment, Nayla, vous ne pouviez pas choisir un meilleur timing pour venir me délivrer. Il ne nous reste que peu de temps pour voler un bombardier, venez ! — Mais et les autres, Dem ? — Les autres ? — J'ai lu dans l'esprit du soldat que nous n'étions pas les seuls à avoir été emmenés de H515. Savez-vous qui ils ont pris ? — Mylera, Valo, Nardo… — Nous n'allons pas les laisser ici, Dem. Ce n'est pas possible. — Nous ne pouvons pas perdre du temps pour les chercher. Je dois vous mettre en sécurité. Elle n'en croyait pas ses oreilles. Il était prêt à abandonner des innocents. Pour qui la prenait-il ? Elle refusait de payer sa liberté avec le sang de ses amis. — Je me moque de ma sécurité ! se rebella-t-elle. Je ne vais pas laisser nos amis, ici. Que leur arrivera-t-il ? — Ils seront tués ou envoyés à Sinfin, répliqua-t-il froidement. — Vous voyez, il faut les sauver. — C'est trop dangereux. Nous ne pouvons pas courir ce risque. — Dem, vous ne pouvez pas les abandonner. Vous seriez prêt à condamner Mylera ? Elle est votre amie ! ** ** ** ** L’émotion envahit Milar, cette décision était difficile, mais nécessaire. Il ne voulait pas risquer la vie de Nayla, en aucun cas. — Nayla, il faut parfois savoir sacrifier… En prononçant ces paroles, durement apprises au cours de ses longues années de conditionnement, il en comprit l’inutilité. La jeune femme avait raison, il ne pouvait pas abandonner ceux dont le seul crime était d’éprouver de l’amitié ou du respect pour lui. Il n’était plus le commandant de la Phalange Écarlate, il était le protecteur de l’Espoir. Il devait agir en conséquence. — Je devrais les laisser ici, c'est la décision la plus pragmatique, reprit-il. Seulement, vous avez raison Nayla, je ne peux pas. Yutez a déjà tué tous les autres, essayons au moins de sauver nos amis. — Tué tous les autres ? Quels autres ? — C'est vrai, vous n'étiez pas là. Ils ont abattu tout le monde, tout le personnel de la base. — Ils n'ont pas pu faire ça. Ils n'avaient rien à leur reprocher. Certains d'entre eux nous haïssaient. Norimanus était un… — Les Gardes se moquent des dévots. La raison officielle de leur exécution, c’est qu’ils n’ont rien remarqué, rien dénoncé. Leur laxisme est un crime. Officieusement, il fallait éliminer tous les témoins de notre existence. — Ce sont des… monstres Dem. Il faudrait… Elle hésita, mais il comprit ce qu'elle voulait dire. — Les éradiquer tous ? Espérons que cela arrivera. Dem découvrit, en interrogeant la console, que le reste des prisonniers de la base H515 n’étaient pas loin. — Nous sommes proches d'eux. Selon les capteurs, il y a un contingent normal dans la salle de permanence qui régit le couloir des cellules, trois Gardes et deux techniciens. Il faudra que nous nous occupions en priorité des Gardes. Vous incarnerez l’inquisiteur. Dirigez-vous vers le responsable. Ce sera un Garde Noir. Il devrait de lui-même s'avancer vers vous. Je m'occuperai des deux autres Gardes, en espérant qu'ils soient proches l'un de l'autre. Une fois à l’intérieur, suivez vos intuitions. J’ai toute confiance en votre don, mais attention, il ne faut absolument pas tirer. Une détonation lywar déclencherait une alerte sur la passerelle. — Compris. Milar tendit un deuxième poignard à Nayla, puis vérifia que ses différentes lames jouaient librement dans leur logement. Il s'ébroua et laissa son corps s'adapter à la lourde armure des Gardes. Il étira ses muscles et apprécia la vitalité qui habitait son organisme. Le retil 4 faisait désormais pleinement effet, lui accordant une santé retrouvée et une vigueur accélérée. Il savait que la drogue masquait son état réel et qu'il devrait payer son utilisation dans quelques heures. Seulement, blessé et épuisé comme il l'était, il n'aurait pas pu affronter les épreuves à venir en comptant sur ses capacités amputées. Nayla releva sa capuche et cacha ses poignards dans ses manches. Il admirait son courage. Un homme comme lui n'avait aucun mérite, son entraînement l'avait préparé à toutes les éventualités. Elle, en revanche, n'était pas familiarisée avec tout cela, mais elle faisait face avec détermination. — En sortant, prenez à droite, dit-il, puis le deuxième couloir à gauche. Au fond, il y aura une porte, ce sera celle-ci. Je vais marcher juste derrière vous. Vous êtes le Premier Inquisiteur, je suis votre garde du corps. — Allons-y, Dem. ** ** ** ** Nayla emprunta le chemin indiqué par Dem en conservant la tête baissée. Elle bénit cette capuche qui dissimulait son visage. Au bord des larmes, elle essayait d'oublier les morts qu'elle venait de semer sur son sillage. Tout le personnel de la base tué par sa faute ! Jamais elle ne s'en remettrait ! C'est elle qui était la cible du colonel Yutez. C'est elle dont Dieu voulait s'emparer. Elle repoussa ses interrogations et la culpabilité qui la tourmentait. Elle devait se concentrer sur le moment présent. Derrière elle, Dem était presque silencieux. Il était impressionnant, ainsi équipé. Elle soupira. Les longs couloirs immaculés, stériles et dépourvus d'humanité l'angoissaient, mais sa présence la rassurait. Devant la porte, elle hésita une demi-seconde avant d'entrer. Dem ne s'était pas trompé, il y avait deux soldats bruns et trois Gardes de la Foi. — Quels sont vos ordres, monsieur l'inquisiteur ? demanda avec déférence celui qui s'avança. Le cœur de Nayla battait follement. Elle serrait convulsivement ses poignards, en espérant que la paume moite de ses mains ne lui jouerait pas un mauvais tour. Elle devait frapper vite et ne pas hésiter. L'arme jaillit hors de sa manche et la lame du poignard se ficha profondément dans la gorge du soldat. De son côté Dem, s'était déplacé le plus nonchalamment possible vers les deux autres hommes en armure noire. Il portait deux poignards collés contre ses avant-bras, fit un dernier pas. À l'instant où Nayla frappa, il planta l’une des lames dans le défaut de l'armure, juste sous le bras du Garde qui eut un soubresaut de surprise mêlée de douleur. Milar lâcha cette arme, tout en pivotant gracieusement. Il égorgea le deuxième homme avec un mouvement fluide. Sans ralentir, ni interrompre ses gestes, il lança son poignard qui se ficha dans la poitrine de l'un des soldats bruns. Nayla se jeta sur le dernier soldat et tenta de le poignarder, mais il agrippa son poignet en luttant avec énergie. Le Garde, blessé au flanc, chancelait encore. Du sang coulait de sa bouche, indiquant qu'il était touché aux poumons. Sa main tremblante dégaina lentement son pistolet lywar. Dem saisit son bras et le tordit violemment en arrière, l’obligeant à lâcher sa prise. De son avant-bras, il lui écrasa la gorge et l’étrangla jusqu'à ce qu'il s'effondre. Nayla bataillait toujours contre le technicien, une brute de presque deux mètres. Il la repoussa et se jeta sur la console, prêt à donner l'alerte. Mardon bondit, tout en dégainant sa lame serpent. Il épingla la main du géant sur la table et lui défonça la mâchoire d'un grand coup de coude gainé de ketir. L'homme s’écroula en laissant échapper un gargouillis étranglé. Dem lui brisa le genou d’un coup de botte, puis saisit le soldat par le col et lui écrasa le visage sur la table. Avec un coup sec de son avant-bras, il lui brisa les cervicales. Nayla assista bouche bée, à cette démonstration de violence. Enfin, Dem arracha son petit poignard de la main du mort. Le cadavre glissa jusqu'au sol. — C’est du bois-métal, n’est-ce pas ? Il lui jeta un regard amusé, avant de répondre à sa question hors de propos. — Oui, venant d’Olima. Plus solide que l’acitane, léger et complètement indétectable, les poignards serpents sont des armes inestimables, dotation de base de tout Garde Noir. Elle n’osa pas poursuivre son interrogatoire. À quoi bon, jamais il ne lui dirait s’il avait été un Garde de la Foi. — Que fait-on maintenant, Dem ? On libère tout le monde ? — Ne soyez pas si impulsive. Il n'y a pas que des hérétiques dans les geôles d'un vengeur. Il peut y avoir des assassins, des violeurs… Elle frissonna à la mention des violeurs, mais elle essaya tout de même de le contredire. — Peut-être sont-ils innocents ? C’est possible, non ? Les Gardes ont peut-être inventé… Dem vérifiait déjà la liste des prisonniers sur la console. — Les Gardes de la Foi n'ont pas besoin de ce type de fausses accusations. Hérétique est une accusation bien plus grave qu'assassin ou violeur. Attendez, il y a effectivement deux meurtriers dans les deux cellules du fond. Ils ont massacré deux familles entières, uniquement pour les voler. — Vous en êtes sûr ? — Les preuves sont incontestables. Ils ont été pris sur le fait. Attendez, voilà quelque chose d'intéressant. Six mineurs capturés sur RgN 07 sont enfermés dans ces cellules. Les Gardes s’arrangent toujours pour embarquer quelques prisonniers, à titre d’exemple. Ils iront finir à Sinfin, sauf l’un d’entre eux, un démon coupable d'avoir eu une vision. — Il faut les emmener, dit-elle avec force. — Vous êtes sûre de vous ? demanda-t-il. — Oui, je suis sûre. Bien sûr, je suis sûre, ce sont des frères hérétiques. N'est-ce pas pour sauver les gens comme eux que tout ceci arrive ? — Vous acceptez votre destin, Nayla ? Une onde glaciale l'envahit et elle ressentit cette horrible impression de basculement. "Alima brûlait derrière la silhouette de Devor Milar. Elle n'arrivait toujours pas à distinguer son visage caché dans l'ombre de la passerelle, mais elle eut l'impression qu'il souriait. — Tu es la lumière qui va purifier la galaxie, dit-il. Accepte-le. Conduis-les. Ils ont besoin de toi. Elle n'eut pas l'occasion de protester, ou d'exiger des explications. Elle s'envola vers l'espace, jusqu'à cette zone de néant où elle distingua les images d'une armée de civils, constitués d'hommes, de femmes, d'enfants même, qui se ruaient, l'arme au poing, vers des milliers de Gardes Noirs. — La guerre pour la liberté, la lumière et l'espoir, doit commencer, dit Milar derrière elle. Ils n'attendent plus que toi. Nayla tournoya follement, libérée de toute gravité, avant de s’écraser sur le sol." Elle chancela et dut se retenir au bureau. — Nayla, que se passe-t-il ? Ce que Milar venait de lui dire, résonnait tel un écho fou, rebondissant sur les parois de son esprit. Était-elle prête à accepter son destin ? Était-elle prête à conduire la révolte à travers l’Imperium ? La seule chose dont elle était certaine, c’est qu’elle n’abandonnerait personne aux mains de ces monstres. — Je viens d'avoir une brève vision… Je vous en parlerai plus tard, lorsque je serai prête. Ça parlait de la guerre à venir, rien d'utile pour nous maintenant. Il acquiesça d'un signe de tête, préférant la laisser continuer. — La réponse à votre question est… Je n'en sais rien. Je ne sais pas si je suis prête, Dem. Ce que je sais, c'est que je ne veux pas laisser quelqu'un ici, entre leurs mains. — Personne ? Vous voulez sauver des assassins ? — Je ne parle pas des assassins, ce serait trop compliqué. Mais nous emmenons les mineurs ! — Très bien, accepta-t-il. Je désengage les verrous. Nous ouvrons chaque porte, nous leur expliquons très vite la situation, avant de les envoyer nous attendre dans cette pièce. Hâtez-vous, Nayla. Nous n'avons pas beaucoup de temps. Mardon pressa quelques touches. — Allons-y. Soyez convaincante, nous ne pouvons pas nous permettre de déclencher de l’hystérie. Ils entrèrent dans le couloir, Dem à gauche et Nayla à droite. Il ouvrit la première porte et découvrit Leene Plaumec, debout dans sa cellule. Elle avait dû être alertée par les bruits du petit combat qu’ils venaient de mener. La surprise qui se peignit sur son visage était presque comique. — Lieutenant Mardon ? Mais qu'est-ce que vous faites ici, dans cette tenue ? — Docteur, nous avons peu de temps. Je répondrai à toutes vos questions, mais plus tard. Attendez-nous dans la pièce principale, vite ! De son côté, Nayla libéra Mylera, qui était prostrée sur sa couchette, les yeux rougis. — Nayla ? — Vite, Mylera, nous sommes venus vous sauver. Rejoignez la pièce à l'entrée, faites vite s'il vous plaît. Ils continuèrent ainsi de cellules en cellules, libérant Soilj Valo, Olman Nardo, Fenton Laker, Do Jholman, Full Herton et Uria Jalor. Lorsque Nayla ouvrit la porte de la geôle de Feljina Volinse, cette dernière l’accueillit froidement. — Nayla, c'est toi ? Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? — Nous allons tout t’expliquer, mais dépêche-toi, rejoins les autres. Nous allons nous évader. Nayla ne réussit pas à analyser l'expression étrange de Feljina. Tandis que sa camarade remontait le couloir, Dem ouvrit une autre porte et un grand costaud musculeux au visage crevassé fit un pas dans le couloir. — Ouvrez les autres portes, Nayla, ordonna Dem. Je préfère expliquer la situation à ces mineurs en une seule fois. Nayla s’exécuta sans protester. Les six prisonniers s'agglutinèrent dans le couloir. — C'est vous qui avez vu un Espoir sauver la galaxie, n'est-ce pas ? demanda Dem au premier homme qu’ils avaient libéré. Le mineur se contenta de le fixer avec dédain. — Je me nomme Dane Mardon, voici Nayla Kaertan. Nous étions des Soldats de la Foi et après quelques péripéties, dont je vous épargnerai l'histoire, nous avons réussi à nous évader. Ceci, dit-il en tapotant sur son armure, n'est qu'un déguisement. — Sans rire, ironisa le mineur. J'm'en serais jamais douté en voyant cette gonzesse habillée en inquisiteur. Pourquoi étiez-vous prisonniers ? — Pour la même raison que vous. — Vous voulez m'faire croire que vous êtes des rebelles ! — Nous sommes des rebelles et plus encore. J'ai vu un libérateur, une lumière blanche qui va balayer l'Imperium et affranchir tous les croyants, qui va détruire les Gardes de la Foi. J'ai vu cet Espoir détruire Dieu. Les mineurs échangèrent un regard étonné. — Et elle ? demanda celui qui avait déjà parlé. — Elle partage mes idées. — Admettons ! Pourquoi venez-vous nous libérer ? Pourquoi courir ce risque pour des inconnus ? — Nous avions des amis dans la base où nous servions. Ils ont été arrêtés pour le seul crime d’être nos amis. Nous sommes venus les délivrer et nous avons découvert votre présence. Venez avec nous. Les hérétiques doivent s’entraider, vous ne croyez pas ? — Comment vous faire confiance ? Vous m'dites que vous êtes déguisés, mais par quelle magie avez-vous mis la main sur cette putain d'armure. — Un mort n’a pas besoin d’armure, répliqua Dem. — Un mort ? Vous voulez m'faire croire que vous avez tué un Garde pour lui voler sa tenue. — Nous en avons tué plusieurs ! intervint Nayla. — Et j'dois vous croire… — Faites-nous confiance, dit Nayla. L'Espoir doit l'emporter. — C'est facile à dire, mais… — Vous ne pouvez pas rester à bord, s'exclama-t-elle avec conviction. Ces monstres ont tué tous vos amis et ils vous tueront aussi. Ils massacrent systématiquement tous ceux qui essayent de résister, je l'ai vu. Je vous en prie, venez avec nous. — Très bien, gamine, j'sais pas qui tu es mais mes tripes me disent que j'dois te croire. On va venir avec vous. Jym Garal, ajouta-t-il en tendant la main. Nayla la serra avec chaleur. L'homme se tourna vers Dem et le dévisagea avec attention. — Elle, je la crois, mais toi… T'es un homme dangereux. — Il est dangereux pour nos ennemis, dit Nayla, et c'est tout ce qui compte. Il faut y aller maintenant. L’homme acquiesça et fit signe aux cinq mineurs de le suivre. Ils rejoignirent les autres. ** ** ** ** Ailleurs… Uri Ubanit avait passé la nuit en prière, en communication avec l'amour infini de Dieu. Il s'était puni pour le meurtre de son camarade, scarifiant son corps pour expier son orgueil. Alors que l'aube se levait, il se sentait apaisé. La fatigue d'une nuit d'insomnie, ou la douleur causée par la brûlure n'entamait pas sa joie. Il avait ressenti la présence du Divin et revigoré par cette bénédiction, il se sentait capable de déplacer des montagnes. Il se doucha rapidement et passa une robe propre sur son corps décharné. Il avait rendez-vous avec l'Inquisiteur Directeur. Un rayon de soleil éclairait un mince carré de sa cellule. Les chambres des futurs inquisiteurs étaient situées dans le sous-sol du monastère et un étroit soupirail était la seule ouverture vers l'extérieur. Le manque de lumière laissait Ubanit indifférent. Il n'aimait pas le soleil, car Dieu était les ténèbres, il se révélait dans la majestueuse obscurité de l'espace. Cette nuit, Uri avait entrevu un néant infini où régnait l'immense puissance de Dieu et cette vision l'emplissait d'extase. Il rabattit la capuche sur ses cheveux roux et quitta la pièce. Le couloir sombre semblait percé de portes à l'infini, chacune abritant un élève. Il s'appliqua à marcher de façon mesurée et silencieuse, comme il seyait à un inquisiteur. Un serviteur de Dieu n'avait aucune raison de se hâter, toute chose arrivant à l'heure où Il le voulait. Au bout du long corridor, un escalier étroit permettait d'accéder aux niveaux supérieurs. Il grimpa les neuf étages qui conduisaient jusqu'au bureau du directeur du monastère, puis entra dans l'antichambre avec l'assurance de celui qui n'a rien à se reprocher. Un élève inquisiteur, d'un an plus jeune que lui, était assis derrière le bureau ; un service qu'il avait effectué, l'année précédente. — Uri Ubanit. L'Inquisiteur Directeur a demandé à me voir ce matin, dit-il en repoussant sa capuche. — Il vous attend. Sans attendre, il pénétra dans le bureau du maître du monastère et s'inclina avec déférence. — Père Directeur, je suis venu comme il m'a été ordonné. Moth Jaha, responsable du monastère, était un homme maigre, aux joues havres et à la peau olivâtre. Son crâne chauve était couronné de rares cheveux gris. L'expression pincée de son visage le rendait immédiatement antipathique. Il observa le jeune homme longuement avec la fixité d'un serpent venimeux. — Votre condisciple, Gali Vajanut est mort, hier, à vos côtés. Que vous inspire ce décès ? — Que Dieu n'avait plus besoin de lui, Père Directeur, répliqua Uri avec calme. — Vous avez l'arrogance de croire que vous connaissez les désirs de Dieu ? — Non, Père Directeur, mais seul Dieu décide de l'heure de notre mort, car c'est Lui qui façonne l'avenir. — Aucune raison à sa mort, n'a été trouvée à l'autopsie. Son cœur s'est simplement arrêté. Ubanit se contenta de baisser les yeux, sans répondre. — N'avez-vous rien à confesser, tant qu'il est encore temps ? — Non, Père Directeur. L'entrée de Jaha dans son cerveau fut brutale et le jeune homme ne put refréner une grimace de douleur. Il fit appel sa foi et son amour de Dieu. Il était dans Sa main et rien ne pouvait lui arriver. Le vide de l'espace était là, à proximité, l'enveloppant de la pureté qui régnait dans les étoiles. Un sourire bienheureux glissa sur ses lèvres et il oublia la présence du Directeur. — Votre dévotion à Dieu est considérable, dit soudain Jaha. Uri fut déçu d'être arraché à la bienveillance Divine, mais il trouva la force de répondre : — Je suis dans la main de Dieu, Père Directeur. — Il semblerait, en effet. Cependant, vous serez puni pour votre arrogance. Rendez-vous immédiatement dans la chapelle, vous y resterez en contemplation jusqu'à ce qu'on vienne vous chercher. — C'est avec joie que je le ferai, Père Directeur, dit Ubanit avec sincérité. XVII Le colonel Milar observa chacun d'eux, essayant de découvrir d'éventuelles faiblesses sur leurs visages. Il ne vit que stupeur et effroi. — Dem, que se passe-t-il ? s'exclama Mylera aux bords des larmes. Que te veulent-ils ? Pourquoi nous ont-ils arrêtés ? Pourquoi ont-ils tué tout le monde ? — Calme-toi, Mylera, dit-il doucement. Je vais tout vous expliquer, mais nous n’avons pas beaucoup de temps, aussi ne m'interrompez pas. La panique s’apaisa dans le regard de la jeune femme et l'attention de tous se focalisa sur lui. — Les membres de la base H515 ont été tués parce qu’ils étaient des témoins gênants, commença-t-il de sa voix grave et modulée, pleine de séduction. Comme vous l’avez deviné je pense, je ne suis pas le lieutenant Dane Mardon. Je suis un fugitif. Je me cache parmi vous depuis cinq ans, grâce à Malk Thadees. C’était un ami et il a accepté de m’aider à fuir l’Inquisition. — C’était ? remarqua Plaumec. — Yutez l'a égorgé devant moi pour le punir d’être mon ami. — Mais… Comment, bafouilla Mylera. — Les colonels des Gardes Noirs sont des hommes impitoyables, dit Plaumec, j'en ai déjà fait l’expérience et… Elle s'interrompit brusquement. Elle fixa Dem avec incrédulité et le dévisagea de longues secondes. Milar lui rendit son regard avec intensité. Elle venait de le reconnaître et il maudit ce mauvais timing. — Je suis désolée, lieutenant, dit-elle enfin. Le commandant était votre ami, n'est-ce pas ? — Oui. C'était mon ami et un homme courageux. Il remercia l’intelligence de Leene Plaumec, qui avait eu la bonne idée de ne pas révéler ce qu’elle venait de découvrir. — Et vous, intervint Feljina, qui étiez-vous, si vous n'êtes pas le lieutenant Mardon ? Milar reporta son attention sur la jeune femme et n’aima pas ce qui émanait d'elle. Seulement, il y avait trop d’émotions qui se télescopaient dans la pièce pour que son empathie soit efficace et il ne voulait pas courir le risque d'une intrusion mentale. Il se contenta de répondre le plus franchement possible à la question. — J'étais un officier de haut rang. — Qu'avez-vous fait pour être obligé de fuir ? — Tu me vouvoies maintenant, Mylera ? Elle baissa les yeux, gênée et il poursuivit avec passion : — Je suis le même homme que celui que tu côtoies depuis quatre ans, je t’assure. Je t’accorde qu’avant ma fuite, j’étais un homme très différent. Un jour, j’ai eu… J’ai eu une vision, une prophétie. J’ai vu un Espoir se lever et libérer la galaxie du joug qu’elle subit depuis si longtemps. Cette vision m’a transformé et m’a obligé à fuir, pour éviter d'être capturé par l’Inquisition. — Que vient faire Nayla dans tout ça ? demanda abruptement Feljina Volinse. Dem hésita. Il ne voulait pas révéler l'éventuelle destinée de Nayla maintenant, à bord du vaisseau vengeur. Le choix d’affronter cet avenir lui revenait et elle n’était pas encore prête. Avant qu'il n'ait pu répondre, elle s'en chargea. — J'ai vu la même chose que lui, affirma Nayla avec force. Je crois en cet Espoir qui doit sauver la galaxie. Il retint une exclamation d’exaspération. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle faisait, elle était vraiment trop naïve. Il était dangereux d’affirmer ce genre de chose à bord d’un vengeur, sans oublier ce sentiment de danger tenace qui flottait, tel un miasme délétère. — Le moment est proche où l'Espoir se révélera, coupa-t-il, mais ce n'est pas notre problème immédiat. Notre souci actuel, c'est de nous échapper de ce vaisseau. — Ce qui est impossible, affirma Herton. Comment… — Nous allons voler un bombardier. — Un bombardier ! protesta Mylera. Comment ça ? Le pont d'envol doit être sévèrement gardé. Et même… Une fois hors du vaisseau, nous serons vite rattrapés ! — Pas cette fois-ci. — Comment peux-tu affirmer une chose pareille ? — Nous allons frôler la nébuleuse K52, un nuage de particules et de radiations, un vrai piège pour les vaisseaux. En fonction des zones traversées, les systèmes peuvent tomber en panne, la coque peut se désagréger ou le moteur exploser. Aucun pilote ne prendrait un tel risque. Yutez ne risquera pas son vaisseau vengeur dans cette nébuleuse. Il nous fera suivre par des bombardiers, mais leur scanner sera inopérant, ainsi que leur système de navigation. Il leur sera quasi impossible de nous rattraper. — Quel intérêt ? s'exclama Herton. Notre bombardier aura les mêmes difficultés. Nous serons détruits si nous tentons de traverser cette nébuleuse. — Je connais chacun des pièges de cette nébuleuse, sergent. Je suis déjà venu ici. — Mais… commença à objecter Mylera. — Ça suffit ! s’exclama Plaumec. Je n'ai pas l'intention de vivre ce que Mardon a subi. Je l'ai soigné et j'ai vu à quel point ils l'ont torturé. Ils ne nous feront pas de cadeau. Je viens avec vous… lieutenant. Milar nota avec soulagement que le capitaine médecin continuait à jouer le jeu et à dissimuler son identité. — Dem, si vous voulez bien, précisa-t-il. J'aime bien ce surnom. — Je suis d'accord avec vous, docteur, dit Valo. Je veux survivre, moi aussi. Et j'ai confiance en… Dem. — Si quelqu'un préfère rester ici, qu'il le dise tout de suite, dit Milar. Je l'enfermerai dans sa cellule. Avec de la chance, il sera pardonné par l'Inquisition. Seul le silence lui répondit. Il les dévisagea avec insistance, essayant de deviner leurs pensées, leurs doutes, mais il y avait trop d’émotions contradictoires ressenties par trop de personnes. Il devinait une hostilité grandissante et un danger imminent, sans réussir à situer l'origine de ses perceptions. Il repoussa ses craintes et détermina une stratégie simple. Il fallait rejoindre le pont des bombardiers le plus proche dans les minutes qui suivaient. Ils ne pouvaient se permettre de perdre du temps et de s'éloigner de la nébuleuse. — Le seul moyen de sortir d'ici, c'est d'être un Garde Noir. Nous allons prendre les uniformes des morts, dit-il. Docteur, le grand là-bas est pour vous. Mylera, celui-ci. Nardo, vous prendrez celui de ce soldat brun. Valo, le dernier Garde et Jholman, l'uniforme du dernier soldat sera parfait pour vous. Allez, dépêchez-vous ! Pour les autres et bien… nous verrons. Personne ne bougea. Ils étaient pétrifiés par la situation dans laquelle ils se trouvaient. — Zut ! s'exclama Plaumec. Qu'est-ce qu'on attend ? Elle retourna le Garde que lui avait désigné Dem et le dépouilla de sa tenue. Les autres ne tardèrent pas à l'imiter. Avec agacement, Dem attendait qu'ils finissent de se dépêtrer des armures des morts. Une fuite sans encombre lui paraissait impossible. Ces amateurs n'avaient pas tort, on ne s'évadait pas d'un vaisseau vengeur. Seul, accompagné de Nayla, Milar aurait pu s'échapper grâce à sa connaissance parfaite des bâtiments utilisés par les Phalanges, tous construits sur le même modèle. Encombré par cette troupe hétéroclite, cet exercice était voué à l'échec. Une partie de lui voulait abandonner ces idiots ou les sacrifier dans une diversion. Ils finissaient de se préparer, mais son angoisse ne diminuait pas, au contraire. Le lourd parfum du danger empuantissait toujours l'air. Il s'astreint à chasser toute autre considération, il devait filtrer les émotions qui ne cessaient de venir heurter les parois de sa conscience. Une image s'imposa : un tir lywar frappait Nayla en pleine poitrine. Guidé par sa seule intuition, il s'orienta vers la menace. Le décor autour de lui n'était plus qu'un brouillard informe. Seul Feljina Volinse lui apparaissait avec une netteté parfaite. Elle pointait une arme lywar droit sur le dos de Nayla. À une vitesse extraordinaire, il dégaina et lança son poignard serpent. La lame vola à travers la pièce et sectionna les doigts de la jeune femme. Avec un hurlement, elle laissa tomber son fusil sans avoir eu la possibilité de presser la détente. Valo se jeta sur elle et l'immobilisa. — Qu'est-ce qui te prend ? s'écria-t-il. — C'est un démon et lui aussi ! vociféra-t-elle hystérique, alors que sa main amputée saignait abondamment. Comment pouvez-vous les suivre, vous tous ? Traîtres ! Lâches ! Incroyants ! Reprenez-vous et tuez-les ! Éliminez-les ! C'est la volonté de Dieu ! — C'est toi qui es folle ! répliqua le jeune homme. Tous nos camarades ont été exécutés, sur ordre de Dieu ! Tu veux mourir aussi ? Je suis avec eux, parce qu'on n'a pas le choix ! — Si notre destinée est de mourir pour Dieu, alors je serai fière de Lui offrir ma vie. C'est notre obligation à tous, nous devons mourir pour Lui. Valo, ce sont des démons ! Empêche-les de fuir ! Vous m'entendez, vous tous ? Vous devez les retenir ! Offrez vos vies pour obtenir la reconnaissance de notre Dieu. La folie religieuse enflammait ses prunelles, sa voix vibrait de passion et de démence. Rien ne ferait changer cette femme d'avis. Il fallait qu'elle se taise avant qu'elle n'influence quelqu'un d'autre. Nayla, les larmes aux yeux, s'avança vers celle qu'elle croyait son amie. Milar se rapprocha aussi, prêt à toute éventualité. — Mais pourquoi, Feljina ? demanda Nayla avec émotion. Nous sommes amies et je ne t'ai jamais rien fait. Pourquoi ? — Démon ! Je ne te parlerai pas. Nayla recula sous l'impact de la haine qui résonnait dans sa voix. Un silence lourd s'installa. C'est le docteur Plaumec qui le rompit. — Et maintenant, intervint-elle, que fait-on ? — On l'élimine, répliqua froidement Milar, qui n'avait pas l'intention de laisser en arrière, une personne capable de donner des informations capitales à Yutez. — Non ! s'exclama Nayla. Dem, elle était mon amie. Je ne veux pas qu'on la tue. Nous ne sommes pas comme ces monstres. Laissons-la ici. Elle ne peut pas nous nuire. — C'est de la folie, protesta-t-il. — Vous n'avez pas le droit de lui faire du mal, marmonna Herton. — Elle a failli nous faire tous tuer, répliqua Valo. Nayla ne se préoccupa pas de cette discussion. Elle vint vers lui. En croisant son regard brun vert plein de chaleur, de tendresse et de ce feu qui le fascinait tant, il sut qu'il ne pourrait pas lui refuser ce qu'elle allait lui demander. — Rappelez-vous ce dont nous avons déjà parlé, Dem, dit-elle à voix basse. Vous m'avez dit qu'un jour, j'aurai le choix d'agir d'une façon ou d'une autre. Je ne veux pas m'engager sur la voie du massacre. Je ne veux pas de ce destin. C'est peut-être idiot, mais… je ne veux pas être cruelle, si je peux l'éviter. Milar savait très bien à quoi elle faisait allusion. Elle évoquait cette vision induite par sa fièvre, dans cette grotte où ils s'étaient réfugiés. Il se souvenait de sa terreur, lorsqu'elle lui avait narré ce choix impossible, ces deux chemins qui s'ouvraient devant elle : la fuite et les conséquences désastreuses pour la galaxie ou bien la guerre. Dans ce dernier cas, elle s'était vue devenir un leader sans pitié qui, au nom de la victoire, était prêt à sacrifier des milliers de vies. Cela l'attrista. Il savait que pour l'emporter, il était nécessaire d'offrir des innocents à cette bête avide qui se nommait "réussite". Il était prêt à prendre ce genre de décision, il était formé pour cela. Pour elle, cela impliquait l'offrande de sa pureté sur l'autel de l'efficacité. Elle n'était pas préparée à ce renoncement et lui, n'était pas prêt à lui infliger cette terrible option. — Très bien, répondit-il. Finissez tous de vous préparer. Il ne nous reste que peu de temps. Dem repoussa Valo. Il saisit Volinse par le col et avec une poigne de fer, il la releva sans ménagement. — Qu'allez-vous lui faire, intervint Herton presque menaçant. — Je la conduis en cellule, dit-il. Si vous voulez l'accompagner, vous êtes libre, sergent ! — Tue-la, Full ! Tue ce démon ! s'écria Feljina. — Alors, sergent ? — Je pars avec vous, souffla-t-il comme si cette décision lui était pénible. — Fort bien. Je veux que tout le monde soit prêt à mon retour. À partir de maintenant, plus personne ne discute mes ordres ! Sans attendre de réponse, il poussa Feljina devant lui. La main blessée qu'elle maintenait contre son corps avait déjà poissé de sang son uniforme. Sans compassion particulière, il la projeta à l’intérieur de la cellule. Elle retrouva son équilibre, se tourna vers lui et cracha sur le sol avec dédain. — Vous n'êtes qu'un démon, un traître ! Je n'ai pas peur de vous ! — Vous devriez, répliqua Milar. Les doigts repliés, il la frappa d'un coup violent à la gorge. Les yeux exorbités, incapable de respirer, elle chancela. Milar saisit son menton et son cou, puis d'un geste sec, il lui brisa les cervicales. Il l'allongea doucement sur le sol, sans éprouver le moindre remords. Il avait fait ce qui devait être fait. Il ne pouvait pas abandonner une fanatique qui donnerait à leurs ennemis des informations capitales sur Nayla et sur leur fuite. Il ferma la porte de la cellule et revint vers la salle de garde. Tout le monde semblait prêt. — Allons-y ! ordonna-t-il. Je prends la tête. Nayla, placez-vous juste derrière moi. Les autres, vous encadrez les mineurs. Ils seront nos prisonniers. Et rappelez-vous, personne ne prend l'initiative de se servir d'une arme lywar ou nous sommes tous morts ! ** ** ** ** Nayla était anéantie. La trahison de celle qu'elle croyait son amie venait de la plonger dans un océan d'amertume. Le destin l’entraînait dans ses flots sauvages et elle ignorait comment s'arracher à son courant. Feljina avait voulu la tuer, pleine de haine et de dégoût. Je suis un démon, se dit-elle, et un jour, je deviendrai un monstre. Je viens de tuer sept hommes en moins d'une heure, dont un par la seule force de mon esprit… Peut-être que Feljina a raison. Non ! se dit-elle. Je refuse de me soumettre. Devant elle, Dem se déplaçait avec souplesse et légèreté, malgré son armure. Il avait, une fois encore, démontré son habileté au combat et son implacabilité. La curiosité revint exciter l'imagination de Nayla. Qui donc était cet homme ? Dem leva une main pour leur intimer l'ordre de stopper, puis reprit sa progression. À l'embranchement suivant, il s’arrêta encore et patienta presque une minute. Il prit à gauche et accéléra le pas. Ils se retrouvèrent dans une voie sans issue. Dem leur fit signe de se ranger le long du mur, puis fit demi-tour. — Mais qu'est-ce qu'il fait, marmonna Herton, agacé. Il est perdu ou quoi ? — Boucle-la ! répliqua Nayla, qui avait compris que Mardon se fiait à son intuition pour éviter les patrouilles. Mardon prit à nouveau à gauche et remonta un long corridor jusqu'à une grande porte. Sans hésiter, il entra dans un grand hall. Deux techniciens, à l'abri d'une paroi vitrée, devaient gérer le contrôle aérien et deux Gardes de la Foi flanquaient l'accès au "pont bombardiers". Un sergent s'avança vers l'étrange troupe, un air suspicieux inscrit sur son visage carré. Nayla jeta un bref coup d’œil en arrière et comprit la défiance du sous-officier. Aucun d'entre eux n'était crédible, affublés d'une armure qu'ils n'avaient jamais portée. La présence des mineurs n'aidait pas à légitimer leur présence. — Monsieur l'inquisiteur veut un bombardier dans l'instant, dit Mardon sans se préoccuper des doutes du sergent. — Je n'en ai pas été informé. Je dois demander… Sans le laisser finir, Dem dégaina son étrange petit poignard et le planta dans la gorge du malheureux, puis il dégaina son pistolet lywar et fit feu, deux fois, à travers la paroi vitrée tuant les soldats bruns. Les Gardes eurent à peine le temps de lever leur fusil, ils furent exécutés d'une décharge en pleine tête. — Pourquoi as-tu tiré ? s'exclama Mylera. Je croyais que… — Il n'y avait aucun autre moyen de les tuer avant que l'alerte ne soit donnée, répondit-il avant de se précipiter vers la porte du sas. Le hall était immense et abritait une cinquantaine de bombardiers, des engins sombres aux formes aérodynamiques et menaçantes. Mardon désigna l'un d'eux du doigt. — Embarquez tous dans celui-ci. Mylera, fais chauffer les moteurs. Nayla, prenez le poste de pilotage. Herton, faites installer tout le monde dans la cabine principale. Quant à vous, dit-il aux mineurs, prenez les armes des Gardes, nous en aurons besoin. Allez ! Exécution ! Personne ne contesta ses ordres, ce que Nayla comprenait très bien. L'immensité du vengeur et l'incroyable situation dans laquelle ils se trouvaient, les écrasaient. Le sang-froid de Dem les rassurait et les guidait. Il savait ce qu'il faisait, où il allait, comment fonctionnaient les systèmes de ce vaisseau. Comment auraient-ils pu récuser son autorité ? Lorsque Nayla entra dans le bombardier, elle fut stupéfaite de voir combien l'engin était différent de ceux qu'elle connaissait. Il n'avait rien à voir avec celui qu'elle avait emprunté pour rejoindre la base H515 et était absolument différent du patrouilleur qu'ils avaient utilisé pour se rendre sur RgN 07. Les parois étaient en tiritium gris sombre, lisses et immaculées. Elle traversa la grande cabine, flanquée des sièges destinés aux Gardes. À l'avant se trouvaient les places réservées aux officiers et l'accès au poste de pilotage. Alors que Mylera rejoignait la salle des moteurs, Nayla s'installa avec appréhension dans le siège du pilote flanqué du poste tactique gérant l'armement du bombardier. Les différentes commandes ne différaient pas trop de celles qu'elle connaissait. Elle mit en fonction les différents panneaux de contrôle et poussa un soupir de soulagement lorsque le voyant "moteur" s'alluma. Elle faillit sursauter quand Dem se glissa dans le siège à côté d'elle. Il lui adressa un signe d'encouragement qui lui fit du bien. — J'ai verrouillé l'accès à ce pont, nous avons quelques minutes devant nous, dit-il tout en programmant sa propre console. Ouvrez le sas, Nayla. Elle appuya sur la commande adéquate, mais rien ne se passa. Elle essaya à nouveau, en vain. — Nous sommes repérés, dit-il. — Alors, nous sommes perdus. — Non, pas encore, dit-il avec une main rassurante sur son bras. ** ** ** ** Milar détourna les commandes de pilotage sur son poste et lança les moteurs. Le bombardier décolla et se positionna en suspension. Ils étaient découverts, ce n'était pas surprenant. Certes, il avait bloqué l'accès au pont d'envol, mais cela ne ferait que ralentir les Gardes. — Respirez Nayla, dit-il d'un ton léger. Je prends toutes les commandes de pilotage. Nous allons nous échapper. Elle eut une grimace dubitative qui l'amusa. Il activa les consoles de tir et de visée et pressa deux fois une touche. Dans un rugissement impressionnant, deux missiles lywar filèrent de sous le bombardier, droit sur la porte extérieure. Une boule de feu explosa, déchirant les plaques de métal, qui furent aspirées dans l'espace, ainsi que toute l'atmosphère du hangar. Le bombardier fut giflé par la déflagration, mais il résista. Milar actionna les commandes en avancée lente tout en modifiant la visée du système de tir. Il enclencha les boosters et l'engin jaillit du flanc blessé du cuirassé, frôlant dangereusement les parois déchiquetées. Il pressa à nouveau la commande de tir, libérant un missile lywar qui traversa le pont d'envol avant de s'écraser sur la cloison intérieure. L'explosion souffla le sas d'accès et un torrent de feu se déversa dans le couloir. Le système de sécurité isola cette partie du bâtiment, empêchant l'incendie de se répandre. Dem poussa le bombardier en vitesse maximum à l'instant où une détonation propulsa un ouragan de flammes hors du vengeur 516. Les autres bombardiers, touchés par l'incendie qui ravageait le hangar, venaient d'exploser. Malheureusement, il n'y avait pas qu'un seul pont d'envol dans un vaisseau de cette taille. Cette destruction n’empêcherait pas Yutez d'envoyer d'autres engins à leur poursuite, mais cela le retarderait. La nébuleuse, gigantesque maelström de gaz blanc et bleu, se convulsait devant eux, majestueuse. Dem afficha la carte de ce phénomène spatial afin de trouver un chemin d'accès. L'écran grésilla et se brouilla, le système de navigation était déjà perturbé par les radiations qui émanaient du nuage de particules. Tant pis pour la technique, pensa-t-il. Sans ralentir, il fonça droit sur la nuée irisée, confiant dans son intuition. Un voyant d'alerte s'alluma sur la console. Averti, il afficha aussitôt les données du scanner. La chasse était lancée, les bombardiers du vengeur 516 se ruaient sur leurs traces. — Nayla, je veux que vous contrôliez l'avancée de ces bombardiers. Avertissez-moi s'ils se rapprochent trop. Je dois rester concentré sur le pilotage. — Je peux essayer de les abattre. — Non, gardons notre énergie lywar pour la nébuleuse. Elle cache de nombreux astéroïdes et des débris divers. Nous pourrions être obligés d'utiliser nos missiles pour nous libérer un passage. — Mais, ils vont nous tirer dessus. — Je ne crois pas. Ils ne peuvent pas se permettre de me tuer ou pire, de vous tuer Nayla. Dieu nous veut vivants. Il regretta aussitôt d'avoir été aussi catégorique. Elle blêmit et la gorge nouée, elle murmura : — Il veut se délecter de mon pouvoir, n'est-ce pas ? Le terme le glaça par sa justesse et sa dureté. — Tout à fait. Pour l'instant, c'est notre meilleure protection. N'oubliez jamais, tant que vous êtes en vie, il vous reste une option. Dem enclencha le système de communication interne du bombardier afin d'avertir les passagers qui devaient attendre, terrifiés, dans la cabine. — Attention pour impact ! Nous entrons dans la nébuleuse dans deux minutes. — On va s'en sortir, n'est-ce pas ? demanda Nayla à voix basse. Dem, promettez-le-moi. Leurs chances étaient minces, Milar le savait. Tout son plan reposait sur l'utilisation de ses capacités. Pour réussir, il allait devoir s'en remettre entièrement à son intuition de combat et s'ils survivaient à ce monstre avide qu'était cette nébuleuse, il allait devoir se fier à l'un des pires brigands de la galaxie : Jani Qorkvin. Il jeta un coup d’œil à Nayla. Elle était tourmentée et épouvantée, mais malgré sa pâleur, il discerna dans son regard une réelle force intérieure. Elle venait de vivre des heures difficiles qui auraient détruit le plus endurci des hommes, mais elle résistait. Elle laissait les événements couler sur elle, acceptant une difficulté après l'autre, ce qui était une capacité rare. Il eut une ébauche de sourire, Nayla se révélait lentement. Elle était l'Espoir, celle qu'il attendait depuis cinq ans et pour elle, il ne pouvait pas échouer. — On va s'en sortir ! affirma-t-il. — J'ai confiance en vous, dit-elle si bas qu'il l'entendit à peine. Milar se cala dans son fauteuil et les mains posées sur les commandes de pilotage, il fit plonger le bombardier dans la nébuleuse. Le petit vaisseau heurta le mur de particules de plein fouet, se cabra sous l'impact et fut ballotté dans tous les sens. Les systèmes d'alarme se mirent à hurler, mais il n'en tint pas compte. Il continua à pleine vitesse, évitant les poches de radiation et de particules. L'affichage graphique et visuel s'éteignit, l'obligeant à continuer sa navigation à vue. Un astéroïde surgit devant eux, il l'évita en faisant plonger le bombardier sur la droite, puis le fit basculer sur le dos. Le petit vaisseau passa sous le rocher et surgit de l'autre côté. Il slaloma entre les flots de radiations et les astéroïdes pendant quelques minutes, puis il finit par réduire sa vitesse. L'endroit était désormais trop dense, pour foncer aveuglément au milieu du danger. Il avait très certainement semé la plupart de leurs poursuivants. Malgré tous leurs dons, les Gardes Noirs de conception ancienne, n'avaient pas les capacités d'un archange et encore moins, celles de l'aberration qu'il était. Si les prêtres responsables des équipes de création et de formation des Gardes de la Foi, avaient eu le moindre soupçon des facultés qu'il avait dissimulées, il aurait été éliminé. Le nuage de particules était de plus en plus dense, il contourna une importante zone de radiations et le bombardier pénétra dans un champ d'astéroïdes. Il reconnut immédiatement le plus gros d'entre eux, un planétoïde de forme ovoïde, grêlé de cratères. Il retint une exclamation de satisfaction. Désormais, il savait où ils se trouvaient et comment rejoindre leur destination. Il pilota habilement le petit vaisseau au milieu des roches qui tourbillonnaient selon des trajectoires qui paraissaient aléatoires. Les instruments encore en fonction l'alertèrent de la présence d'une énorme poche de radiation, juste sur leur route. Il savait que ce flux de gaz et de particules radioactives, d'une belle couleur bleue irisée, dissimulait une planète. Pour l'atteindre, il fallait traverser cette turbulence dense et mortelle. À l’œil nu, on pouvait distinguer des zones moins colorées au milieu de ce ruban bleu et sombre, parcouru de décharges électriques. Il s'agissait de passages à peu près viables au travers des radiations. Les contrebandiers traversaient cette zone à une allure extrêmement réduite, en suivant une carte intégrée à leur système de navigation ; une carte qu'il ne possédait pas. Concentré, il laissa son intuition commander ses changements de direction au milieu des flux en mouvement. Il aurait pu fermer les yeux, cela n'aurait pas modifié son itinéraire. Le trajet dura trente longues minutes, sans encombre majeur à part les deux éclairs d'énergie qui les avait effleurés. Il esquiva un large ruban d'émission de particules, d'un superbe bleu cobalt et le petit vaisseau surgit dans une zone libre de gaz et de radiations. Au centre de cet espace d'un noir profond, éclairé par la nébuleuse, se trouvait une planète blanche, légèrement teintée de bleu. Il aimait ce monde immaculé et vierge, inconnu des autorités, ne possédant ni code, ni identification. Les contrebandiers l'appelaient Firni. Elle orbitait, à une grande distance, autour d'une étoile massive située au centre de la nébuleuse. C'est cet astre qui expulsait la matière et l'énergie formant cet impressionnant maelström. Dem continua de frôler le flux coloré, afin de rester indétectable. Il craignait que les brigands tentent de s'enfuir ou de les abattre s'ils étaient repérés. Au-dessus du pôle, il plongea vers la planète et se dirigea vers l'équateur jusqu'à une altitude de cent mètres. Des kilomètres de glaces bleutées filèrent sous le ventre de l'engin. Firni était un monde glacé et inhospitalier. Sur la majeure partie de la planète la température atteignait, au meilleur de la journée, ‑95° Celsius. Il existait une bande large de 250 kilomètres, au niveau de l'équateur qui, avec ces ‑15° Celsius à 12‑00, était viable. La nuit, la température y descendait en dessous des ‑70°, rendant la survie quasi impossible. C'est sur cet enfer gelé qu'il comptait se poser, espérant rejoindre la base de contrebandiers qui y était construite. Nayla restait silencieuse près de lui, les yeux écarquillés, dévorant du regard le sol presque uniformément blanc, hérissé de montagnes et de glaciers. Il s'accorda un œil neuf sur cet endroit et admira la pureté de ce monde. Le bombardier atteignit enfin la zone qu'il recherchait. La base se trouvait à moins de cent kilomètres. Il soupira de soulagement. La douleur revenait dans tout son corps, les effets positifs du retil 4 commençaient à s'amenuiser, il allait devoir se reposer. Il repéra une vallée étroite, d'où il semblait possible de sortir à pied par un col qui escaladait une paroi glacée. Il ne trouverait pas mieux. — Attention, annonça-t-il, nous allons nous poser. Quelques minutes plus tard, le bombardier atterrit sans encombre, dans un nuage de neige et de glace. Il stoppa tous les systèmes, mais laissa le moteur allumé afin de profiter du chauffage. Il se leva du fauteuil et posa une main sur l'épaule de Nayla. — Merci pour votre aide. Venez, il faut nous hâter. Ils rejoignirent les autres dans l'habitacle du bombardier. Ils se levèrent et commencèrent à parler tous en même temps. — Où sommes-nous ? — Que s'est-il passé ? — Qu'allons-nous faire ? — Pourquoi nous sommes-nous posés ? Dem leva une main pour qu'ils se taisent, essayant d'oublier la sueur froide qui coulait le long de sa colonne vertébrale et les vagues de douleur qui lui traversait les muscles. Le contrecoup du retil 4 promettait d'être difficile. — Comme je vous l'avais indiqué, nous sommes entrés dans la nébuleuse K52, expliqua-t-il. J'étais informé de l'existence d'une planète, cachée dans cet amas de gaz et de radiation, une planète inconnue des autorités et quasi inaccessible. Par chance, je connaissais une voie d'accès. Nous nous sommes posés sur ce monde. — Pourquoi sommes-nous là ? demanda Herton. — Ceci est un bombardier, sergent. Croyez-vous qu'il soit possible de fuir un vengeur avec ce type d'engin ? Non, bien sûr. Les bombardiers ne peuvent pas exécuter de voyages intersidéraux. Il nous faut donc trouver un vaisseau. — Et comme par miracle, on va trouver un vaisseau sur cette planète ? demanda Garal, le mineur. — Ayez la foi, Garal, plaisanta Dem. Sur cette planète se trouve une base de contrebandiers. Nous allons leur demander de nous donner un vaisseau. — Comment comptez-vous faire ça ? continua Garal. — Poliment, répliqua Milar. — Des contrebandiers ! s'exclama Mylera. Ils sont hors-la-loi. Comment peux-tu connaître la position de leur base ? — Arrêtez de m'interrompre, dit-il avec exaspération. La douleur sourde, qui irradiait ses muscles et ses os, le rendait agressif. — Dans mon ancienne vie, j'ai eu à traiter avec eux. J'ai aussi fait affaire avec eux et ils me sont redevables. Ils devraient nous aider. De toute façon, nous n'avons guère le choix. Ce monde est une planète glaciaire. Il nous reste trois, quatre heures avant la tombée de la nuit. Nous ne pouvons pas rester dans le bombardier, nous sommes trop à découvert et le système de chauffage ne tiendra pas. Nous allons profiter de ces heures pour commencer à rejoindre cette base, qui se trouve à une cinquantaine de kilomètres. Après, il nous faudra absolument trouver un abri. La nuit, la température descend en dessous des ‑70° Celsius. — Pourquoi nous être posés si loin, s'ils sont des amis ? demanda Plaumec. — Ce ne sont pas des amis, ils me sont redevables. Je vous rappelle que ceci est un bombardier furie des Gardes de la Foi. Ils nous auraient abattus à vue, sans hésiter. Nous devons effectuer une arrivée discrète. Assez discuté ! Dans les placards là, il y a des tenues "Environnement-Froid". Que chacun s'équipe. Docteur, je vous conseille de prendre tous les kits de secours que vous trouverez. Chacun d'entre eux enfila les épaisses et chaudes tenues météorologiques. Ceux qui portaient des armures durent les ôter pour s'équiper. Après avoir remis leur carapace de ketir, ils les recouvrirent d'une sur-tenue du même gris pâle que les tenues grand-froid. Ils enfilèrent tous une cagoule, avec filtre "froid" intégré et ceux qui en possédaient un, se coiffèrent de leur casque. Ainsi équipés, ils devraient pouvoir affronter Firni, du moins, Dem l'espérait. Il essaya son armtop et constata avec soulagement qu'il fonctionnait. Il repéra un abri potentiel à moins de quatre heures de marche. Ce serait juste, mais ils n'avaient pas d'autre option. Dem leur expliqua comment s'encorder à l'aide du câble de sécurité, intégré soit dans l'armure, soit dans une ceinture de sécurité. Puis chargés de toutes les munitions qu'ils pouvaient transporter, du ravitaillement et des armes, ils sortirent du vaisseau. Le froid le saisit immédiatement. À cette heure de la journée, il devait déjà faire ‑25°. Dem mobilisa son courage et tenta d'oublier la douleur qui le taraudait. ** ** ** ** La vallée était dominée par de hautes montagnes de roches couvertes de glaces et assiégées par des falaises de glace bleutée. Le ciel, d'un bleu sombre, n'était entaché d'aucun nuage. Le fond du val était couvert d'une épaisse couche de neige compacte, dure et d'une blancheur éblouissante. Les lieux étaient d'une beauté pure et extraordinaire. Le contraste avec la planète RgM 12 était suffocant. Dem prit la direction de l'est d'un pas décidé. Nayla le suivit en s'émerveillant du craquement de la neige sous leurs bottes. Après quelques centaines de mètres, elle remarqua que Mardon claudiquait. Elle ne fut pas la seule. — Il n'a pas l'air bien, lui murmura le docteur Plaumec à l'oreille. A-t-il été blessé, lors de votre évasion ? — Il a été battu sauvagement, répondit-elle de la même façon. — Je sais. Je l'ai soigné et… — Ils ont continué à le torturer à bord du vengeur, docteur. Il était dans un état horrible quand je l'ai trouvé. — Pourtant, tout à l'heure à bord, il avait l'air en pleine forme. Nayla se tourna vers le médecin et avoua : — C'est le retil 4, docteur. — Il en a pris ? Beaucoup ? — Oui, une grosse dose, je crois. — Il est inconscient ! Nayla ne répondit pas. Son inquiétude pour Dem lui fit oublier la splendeur du paysage. -*-*- Le petit groupe mit une heure pour atteindre le fond de la vallée. La clarté baissait lentement et la température avec elle. Dem s'engagea dans le passage qui s'élevait en pente douce, conduisant hors de ce val immaculé. Le froid, tel des milliers de pointes acérées, semblait déchirer le visage de Nayla et sa tenue n’empêchait pas la morsure du gel d'agresser son corps. Des frissons irrépressibles la secouaient et elle oublia jusqu'à la notion de chaleur. Son souffle, de plus en plus laborieux, brûlait sa gorge malgré le filtre censé protéger ses poumons. Chaque pas était plus difficile que le précédent, alors que devant elle, Dem continuait à marcher inlassablement. Il trébuchait pourtant, de temps en temps, comme si ses jambes n'avaient plus la force de le porter, mais à chaque fois, il repartait en accélérant son allure. Ils atteignirent enfin le sommet du col. La vue qui s'étendait devant eux était incroyable. Le chemin descendait en suivant un semblant de piste sinueuse. En contrebas se déroulait une immense plaine bleutée s'étirant à perte de vue, interminable, inviolée, sillonnée de longues et profondes crevasses et au loin, se dressait une montagne tronquée, chapeautée par un lambeau de nuage éthéré. — Ce pic est notre destination, énonça Dem. Leur base se trouve sur l'autre versant. — Mais, c'est très… — Loin. Nous devrions… Nous devons y arriver demain soir. Sa voix était voilée par la fatigue et la douleur. Malgré le masque qui dissimulait une partie de son visage, elle devina les cernes sombres qui ombraient ses yeux. — Est-ce que ça va, Dem ? Vous… — Je tiendrai encore une heure, avoua-t-il. Ne vous en faites pas pour moi. Et vous, comment allez-vous ? — Il fait terriblement froid, mais toute cette pureté me… me fait du bien, d'une certaine façon. — Je vois ce que vous voulez dire. Le temps presse, repartons. Dem s'engagea dans la descente, trottinant presque. Ils eurent tous du mal à suivre son rythme. Il finit par ralentir, au grand soulagement de Nayla. Il vérifia brièvement son armtop et quitta le chemin. Il progressa entre les roches qui affleuraient la neige, contourna un éperon du sérac qui s'accrochait à la montagne et découvrit une faille étroite, entaillée dans la glace. Mardon dégaina son arme de poing et pénétra lentement dans l'ouverture. Le boyau d'entrée était étroit, mais deux mètres plus loin, se trouvait une sorte de petit renfoncement. Ensuite, le couloir tournait vers la gauche et descendait, abruptement. Ils débouchèrent enfin dans une cavité plus grande. — Valo, Nardo, ordonna Dem, mettez en place deux points de chaleurs et réglez-les au minimum. Sortez les couvertures de survie et installez-vous. Juste une barre énergétique et deux gorgées d'eau, pas plus. Il faut nous restreindre. Si nous sommes surpris par une tempête, nos réserves ne dureront pas éternellement. À la grande surprise de Nayla, personne ne protesta et le camp fut monté en quelques minutes. Dem s'était contenté d'enlever son masque et son casque. Il se tenait à l'entrée, appuyé contre la paroi, l'air terriblement épuisé. Herton jeta son sac sur le sol d'un geste rageur et dit d'un ton agressif : — Lieutenant, nous avons le droit à quelques explications. Je veux savoir pourquoi je suis là et surtout, pourquoi eux, ils sont là ? cracha-t-il en désignant les mineurs. — Ils sont là parce que ce sont des hérétiques, répondit Mardon d'une voix lasse. — J'avais deviné, merci ! Ce sont des hérétiques, des incroyants, mais pas nous, pas moi en tout cas ! Je crois en Dieu, moi ! Un lourd silence suivit son affirmation. Garal pointa son arme sur le grand jeune homme blond, d'un geste menaçant. — Herton, je suis désolé pour vous, répliqua Dem d'une voix glaciale. Vous êtes parmi nous parce que vous étiez sous mes ordres. Ils me cherchaient et surtout, ils cherchaient le libérateur de mes visions. Ils n'ont voulu courir aucun risque. Ils ont gardé en vie toute personne proche de moi ou qui, au plus profond de son esprit, avait du respect ou de l'amitié pour moi. — Feljina ne vous respectait pas ! insista Full. — Elle était une amie de Nayla. — De Nayla ? Et alors ? fit le sergent avec dédain. — Comme je l'avais emmenée lors de ma fuite, ils se sont dit qu'elle avait une certaine importance. — Une importance ? Nayla ? ricana Herton. Bien sûr, c'est crédible ! C'est donc la raison de toute cette… — Herton, l'interrompit Valo, tu devrais t'en féliciter. Sans ça, tu serais en train de pourrir dans la base H515, comme tous les autres. Herton baissa la tête et ne répondit pas. — Reposez-vous bien cette nuit ! ordonna-t-il. Demain, la route sera longue et difficile. Nous devons traverser la plaine que vous avez vue tout à l'heure et nous devons le faire dans la journée sinon, sans abri, nous gèlerons. Une fois chez les contrebandiers, ceux qui voudront rester avec eux devraient être les bienvenus. Vous êtes des conscrits. Ils devraient vous accepter sans problème, enfin, en théorie. Ceux qui veulent nous suivre, le pourront. Je ne peux pas vous dire de quoi l'avenir sera fait, mais votre vie comme vous l'aviez imaginée, est terminée. — Parlez-nous de l'Espoir, intervint Garal. — Pourquoi, vous avez vu… — Je n'ai vu que quelques images, l'ami. Une lumière blanche qui se répandait dans la galaxie, libérant les gens. Le nom de cette lumière était "Espoir" et on devait tous la servir. On était trois à avoir vu ça. On a partagé notre vision avec nos camarades. C'était impossible de s'taire. C'était comme si cette vision exigeait qu'on en parle, vous voyez. Un jour qu'on parlait de l'Espoir entre nous, les Soldats de la Foi nous ont entendus. Ils nous ont traités d'hérétiques et ont menacé d'appeler les Gardes Noirs. On les a tous massacrés. J'crois que vous connaissez la suite, l'ami. D'autres soldats sont venus. Ils ont tué beaucoup d'entre nous avant de s'échapper. Les Gardes de la Foi ont débarqué et nous ont massacrés. Nous six, on est les seuls survivants. — Les Gardes ont l'habitude de garder quelques rebelles vivants, afin de faire un exemple. Et vous Garal, vous avez sûrement été identifié comme un démon. — À cause de cette prophétie ? — Oui, tout à fait. — J'suis pas un démon. C'était la première fois que j'voyais un truc pareil. — Présentez-nous vos amis, dit Dem. — Voici Certaw, Vilso, Tazado, Daso Bertil et Nali Bertil. Et maintenant, l'ami parlez-nous de cet Espoir. J'veux vraiment savoir c'que vous avez vu. Dem se redressa et sans lâcher Garal des yeux, il commença son récit, d'une voix vibrante de conviction. — Il y a cinq ans, j'ai vu ce que vous avez vu, Garal. J'ai vu les massacres et le joug insupportable que les troupes de Dieu infligeaient aux croyants. J'ai vu un Espoir se dresser, une silhouette humaine faite de lumière blanche. J'ai vu une armée se lever pour suivre cette lumière et sous ses ordres, balayer la galaxie, renverser les armées de Dieu. J'ai vu cette lumière entrer dans le temple de Dieu et le mettre à terre. Cette prophétie a changé ma vie. J'ai su que ma destinée était de servir cet Espoir et que je devais me cacher en attendant qu'il vienne jusqu'à moi. Nayla fut émue aux larmes en l'entendant énoncer avec des mots simples et clairs, ce qu'il avait vu. — Et vous, fillette, quelle est votre histoire ? lui demanda Garal. Elle ne s'attendait pas à cette question et la curiosité des autres la fit rougir. — Je fais partie de la résistance d'Olima, dit-elle avec une force qui la surprit elle-même. J'ai dû répondre à la conscription et j'ai été affectée sur la base H515. Dem a reconnu en moi une hérétique. Il y a quelques jours, j'ai eu une prophétie quasi identique à ce qu'il vous a raconté. Dem m'a emmenée pour me sauver des griffes de l'Inquisition. — La résistance, hein ? Ce sont des foutaises, la résistance est un mythe ! — Nous sommes des amateurs sans aucune influence, je suis d'accord avec vous. Mais la vraie résistance est dans notre âme. Dès que nous pensons que tout ceci est injuste, nous sommes des résistants. Elle essaya d'ignorer les regards surpris de certains de ses amis et ceux plus horrifiés de Herton et Laker. — Qu'allons-nous devenir ? demanda Mylera. Dem, tu veux obtenir de l'aide de la part de ces contrebandiers, c'est ça ? Comment comptes-tu t'y prendre ? Comment peux-tu leur faire confiance ? — Je ne leur fais pas confiance, mais leur chef me doit bien cela. — Pourquoi ? — Ce n'est pas important. La journée sera rude demain. Restaurez-vous et dormez. Je prends le premier tour de garde, je viendrai réveiller l'un d'entre vous tout à l'heure. — Où allez-vous ? demanda un autre mineur. — À l'entrée, dans le renfoncement que nous avons passé. C'est un emplacement parfait pour protéger notre abri. Dem se tourna vers Nayla et lui dit à voix basse : — Dormez bien, Nayla et ne vous inquiétez pas pour moi. Il repartit à pas lent dans le boyau. Nayla ne se sentait pas la force d'affronter leurs interrogations. — Écoutez, dit-elle avec fermeté, je sais qu'aucun de vous ne voulait vivre ce genre de chose, tout comme moi. Mais vous êtes en vie et c'est tout ce qui compte. J'ai confiance en Dem. Il est le seul qui peut nous sortir de là. — Je suis d'accord, dit Valo. Est-ce que tu connais son identité, son vrai nom ? — Non. Je l'ignore. Écoutez, nous sommes tous fatigués. Nous ferions mieux de nous reposer comme il l'a dit. Sans attendre leur assentiment, elle s'installa à sa place. Elle mangea une barre énergétique sans réel appétit, malgré son épuisement et sa faim. Elle se roula dans sa couverture, espérant un peu de chaleur et s'endormit sans attendre. ** ** ** ** Ailleurs… Het Bara entra dans la salle du trône avec appréhension. Il avait peur. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas ressenti une telle anxiété, presque cinq ans en fait. Le jour où Devor Milar avait échappé à l'Inquisition, il avait cru que Dieu allait le tuer sur-le-champ. Aujourd'hui, il était persuadé que c'était le sort funeste qui l'attendait. Dieu était assis sur son trône et son regard malveillant perçait l'Inquisiteur Général de part en part, mettant son âme à nu. Bara s'inclina profondément. — Viens-tu m'annoncer l'arrivée imminente de Milar et de son démon, inquisiteur ? — Non, Mon Seigneur. — Non ? — Le général Jouplim vient de m'informer que Milar s'était échappé… — Comment cela ? N'avait-il pas été capturé ? — Il… Il a volé un bombardier à bord du vaisseau vengeur et il s'est enfui. Il entendit Dieu se lever et marcher droit sur lui, mais il continua résolument à fixer le sol. — Het Bara, regarde-moi ! Le vieil homme se redressa. Dieu se tenait devant lui, grand et décharné, revêtu de toute la majesté de son pouvoir. La beauté envoûtante et corrompue de son visage blême captiva Bara, comme toujours. Le regard doré que Dieu plongea dans le sien, étincelait de colère et l'Inquisiteur Général dut mobiliser son courage pour affronter ces yeux étranges. Les pupilles trop dilatées étaient d'un noir si profond, qu'elles évoquaient une fenêtre sur le néant. Sans prévenir, Dieu frappa Bara du revers de la main. Une marque violacée apparut sur la peau fine du vieillard qui chancela sous la force du coup. — Vous êtes pitoyable, gronda Dieu d'une voix rauque. Il devrait être impossible de s'évader d'un vaisseau vengeur. — Mon Seigneur, je vais faire mander le colonel Yutez de la Phalange Bleue afin qu'il… — Il paiera pour son incompétence, oh oui… Il paiera. Et il ne sera pas le seul ! Cependant, je vais devoir suspendre mon courroux. Ne sommes-nous pas en manque d'officiers, inquisiteur ? — En effet, Mon Seigneur. — Vous n'avez toujours pas trouvé le moyen de me fournir des officiers dignes de ce nom pour armer de nouvelles phalanges de mes Gardes. Crois-tu que mon armée puisse se passer d'un officier aussi expérimenté que ce colonel Yutez ? — Mon Seigneur seul, sait ce qu'il convient de faire, murmura Bara. — C'est exact. Je suis Dieu et je sais tout… Dieu se tourna vers la déchirure qui s'ouvrait dans la trame du réel. Elle pulsait d'une énergie sombre. Het Bara n'osa pas scruter ce vide éternel. Il pria silencieusement pour que sa vie ne se termine pas dans les minutes à venir, car sa tâche n'était pas achevée et son successeur n'était pas formé. Dieu posa une main osseuse sur le dossier de son trône et le serra jusqu'à ce que les jointures de sa main, déjà pâle, blanchissent. Il scrutait cette obscurité, comme s'il cherchait à y décrypter des images. Bara frissonna malgré lui. Il n'aimait pas regarder ce que Dieu appelait parfois le "passage". — Un autre homme, un autre archange, un affrontement… dit soudain Dieu d'une voix éraillée et lointaine. Une possibilité… Cet autre archange est presque son frère, il est proche, il le hait. Il peut le vaincre. Je l'ai vu. Il peut le trouver et l’anéantir. Son nom est Janar. Qu'il conduise mes troupes ! Qu'il arrête Milar ! Qu'il capture ce démon ! Het Bara s'inclina profondément, sentant la mort éloigner de lui ses doigts avides. — Oui, Mon Seigneur. — Sors d'ici, avant que je ne perde patience, rugit Dieu. L'Inquisiteur Général salua à nouveau et sortit en reculant. XVIII D'un pas lourd, Dem remonta le boyau glacé qui conduisait au renfoncement se trouvant juste après l'entrée de la grotte. Ses muscles étaient tétanisés et une douleur insistante écrasait sa poitrine. Il se força à plier les jambes et s'assit avec difficulté sur le sol gelé. Il drapa sa couverture sur ses épaules et alluma un petit point de chaleur. La température ne cessait de descendre et dans une ou deux heures, elle deviendrait mortelle. Il était épuisé. Il ferma les yeux, un instant. Depuis un moment la souffrance était presque insupportable et ces dernières minutes, l'élancement dans sa poitrine s'était amplifié. Prendre du retil, après avoir subi un arrêt cardiaque, n'était pas la chose la plus intelligente qu'il ait faite. Une sueur froide coulait le long de son dos et inondait son visage. Il se dit que mourir d'un infarctus sur une planète inconnue n'était pas la fin glorieuse qu'il avait envisagée. Des bruits de pas le sortirent de sa rêverie. Leene Plaumec apparut dans l'ouverture, enveloppée dans une couverture et le considéra avec professionnalisme. — Tout le monde dort, dit-elle en guise d'entrée en matière. — Vous devriez dormir aussi, docteur. — Comme vous dites, je suis médecin. Plaumec s'accroupit près de lui et le regarda dans les yeux. — Du retil 4, dans votre état. Aviez-vous perdu l'esprit ? — Je n'avais pas le choix. Il fallait nous sortir de ce vaisseau. Pour réussir ce tour de force, je devais être au meilleur de ma forme. — Peut-être. Laissez-moi vous ausculter. — Allez-y, dit-il avec un soupir las. Le médecin utilisa son scanner et fronça les sourcils. Elle fouilla fébrilement dans le kit de secours et en sortit une ampoule. Elle la lui injecta immédiatement sans lui demander son avis. — Qu'est-ce que c'était ? — Du janil, pour votre cœur. Vous ne pouviez pas m'appeler ? Vous étiez à la limite de la crise cardiaque. — Je sais. — Vous saviez ? s'énerva-t-elle. Pensez-vous être immortel, colonel Milar ? Ce fut étrange d'entendre cette femme prononcer son nom. — Ainsi, vous m'avez reconnu. — Oui, enfin ! Je savais que je vous avais déjà rencontré, j'en étais persuadée. Mais comment aurais-je pu deviner que le colonel Devor Milar, la main écarlate de Dieu, se cachait sous l'identité d'un obscur lieutenant servant dans une base perdue. — C'était un peu le but de cet endroit. Il commençait à se sentir mieux, l'étau de la mort avait libéré son cœur de ses mâchoires d'acier. Cependant, l'injection n'avait pas calmé les douleurs dans ses muscles et ses nerfs, chauffés à blanc. — Que faisiez-vous dans cette base, colonel ? — Dem, docteur… Appelez-moi Dem, je vous en prie. — Non ! Pas encore, colonel, pas encore. Je n'ai rien dit lorsque je vous ai reconnu, pour une seule raison. Je voulais sortir de ce vaisseau vengeur. J'ai pensé que révéler votre identité à ce moment-là, aurait, comment dire… mis le désordre. Il y a fort à parier que nous serions toujours à bord de ce maudit vaisseau. — Sans aucun doute. Et maintenant, docteur ? — Je veux connaître vos raisons sinon, je leur dirai tout ! Leur réaction risque d'être violente, vous ne croyez pas ? Milar ne pouvait pas permettre qu'elle le dénonce. D'un geste fluide, Il appliqua la pointe de sa lame serpent sur la gorge de Plaumec. — Ne me donnez pas d'ultimatum, docteur, gronda-t-il. Je vous ai déjà épargnée, deux fois. La première, c'était il y a longtemps lors de notre première rencontre. Suite à votre comportement, j'aurais dû vous faire arrêter, j'aurai pu vous tuer, mais je n'en ai rien fait. Lorsque vous êtes arrivée dans notre base, j'ai envisagé de vous éliminer, par simple mesure de sécurité. Là encore, j'ai décidé de vous laisser en vie. Ce soir, je pourrais bien rectifier mon erreur. Elle blêmit et son empathie lui révéla qu'elle était terrorisée. Cependant, elle l'affronta. — Pourquoi m'avoir épargnée ? — Parce que j'ai respecté votre courage à l'époque. Aujourd'hui, je le respecte encore. Docteur, nous aurons besoin de vous. Je ne veux pas vous tuer, mais je le répète, ne me donnez pas d'ultimatum. Elle hésita un instant, puis posa une main douce sur son poignet. — Pourquoi ne pas me donner vos raisons, colonel ? insista-t-elle. Milar admira sa détermination. Il n'était pas facile de rester sur ses positions avec une lame sur la gorge, surtout lorsqu'elle était tenue par quelqu'un comme lui. — J'ai déjà donné mes raisons, vous n'écoutiez pas ? — Vous avez eu une prophétie et vous avez tout abandonné pour la réaliser. Vous, le colonel Milar. Vous me prenez pour une idiote ? Il ne put s’empêcher de rire et rangea sa lame. Il trouva amusante la surprise qui se peignit sur le visage de Plaumec. — Je comprends votre point de vue. À votre place, j'aurai du mal à me croire. Asseyez-vous. Si nous devons discuter, il vaut mieux que vous soyez confortablement installée, vous ne croyez pas ? Elle s'assit face à lui en serrant les pans de sa couverture contre elle. Il ressentait toujours son angoisse. Le colonel Devor Milar la terrorisait. Il commença néanmoins son récit. — Voyez-vous, docteur, quelque chose m'est arrivé, quelques semaines avant l'arrivée de cette prophétie. Pendant mon sommeil, j'ai été… touché par une "lumière". Je n'ai pas d'autre explication. Comment vous faire comprendre… Il faudrait que je vous expose ce que nous, les Gardes Noirs, sommes vraiment et cela pourrait bien prendre la nuit. — Je vais vous épargner du temps dans ce cas, colonel. Je sais très bien ce que vous êtes. Il y a longtemps, bien avant que nous nous rencontrions, j'avais une amie… une amie intime, que j'aimais profondément. Elle travaillait comme scientifique pour le Clergé. Depuis deux ans, elle avait rejoint un projet essentiel pour le pouvoir et pourtant, me disait-elle, très controversé : le projet "Archange". Dem fut étonné par sa révélation, le projet "Archange" était l'un des programmes les plus secrets de l'Imperium. — Cela vous dit quelque chose, je vois. — Continuez, dit-il sèchement. — Elle m'a tout dit sur les Gardes de la Foi. Comme la plupart des croyants, je pensais qu'ils étaient recrutés, volontaires pour rejoindre les rangs de ce corps d'élite. En fait, je me suis rendu compte que personne n'ose se poser de question sur l'origine des Gardes Noirs. Elle m'a révélé que leur gestation s'effectue dans des tubes, qu'ils sont génétiquement créés, qu'ils sont des humains améliorés. Elle m'a parlé de ce vieux programme "Séraphin" sur lequel elle travaillait auparavant. Elle m'a raconté que les officiers produits de cette façon étaient fiables, raisonnablement intuitifs, rapides, efficaces, loyaux et sans pitié. Leur seul défaut était de manquer cruellement d'inventivité. La guerre faisait rage sur tous les fronts, les révoltes se généralisaient partout dans l'Imperium et l'Armée de la Foi essuyait de nombreux échecs. Cette ambiance délétère nécessitait d'engendrer des hommes plus intelligents et plus doués. C'est ainsi que le projet "Archange" vit le jour. Après quelques années, ils comprirent que, d'une certaine façon, leur projet était une réussite. Les soldats mis au monde étaient vraiment plus rapides, plus forts, plus intelligents, mais… plus instables. Certains développaient des pouvoirs de démons, d'autres étaient trop sujets à la pitié. Mon amie fut engagée pour travailler sur l'amélioration des archanges. Lorsqu'elle m'en parla, elle était bouleversée et révoltée. Voyez-vous, colonel, lorsque mon amie travaillait sur le projet "Séraphin", elle n'avait aucun contact avec les cadets. Sur le projet "Archange", elle fut amenée à étudier les enfants. Elle m'expliqua, qu'en général, les Gardes Noirs sont le résultat de deux principes complémentaires : une création génétique perfectionnée et un conditionnement rigoureux. Les gamins étaient tous soumis à la torture mentale et physique. Mais le projet "Archange" était dans sa phase de test et des mises au point étaient nécessaires. Certains de ces enfants furent assassinés, car déclarés non-conformes, d'autres… Elle me narra tant d'horreurs que… je ne l'ai pas vraiment crue. Je ne voulais pas la croire, cela semblait trop inhumain. Elle me supplia de ne jamais provoquer un Garde de la Foi. Elle me dit que, si un de ces archanges survivait à sa formation, il aurait subi un tel conditionnement qu'il serait capable de me tuer, sans même y penser et sans éprouver le moindre remords. Les Gardes étaient tous des machines de guerre sans conscience, les archanges seraient pires que cela. Est-ce cela que vous comptiez m'exposer, colonel ? Au fur et à mesure du discours du capitaine Plaumec, les images et les émotions avaient envahi Milar. Il inspira profondément afin de recouvrer un certain calme. — Comment votre amie a-t-elle pu risquer sa vie et la vôtre en vous racontant une chose pareille ? — Je sais, c'était de la folie. À l'époque, tout cela m'avait terrifiée. Mon engagement en tant que médecin dans l'Armée de la Foi m'a permis de m'éloigner d'elle, en douceur. Je ne m'en suis jamais vraiment remise, mais j'étais trop effrayée et trop lâche, pour demeurer sa compagne. Des années plus tard, j'ai cherché à la revoir. Elle avait disparu. Je fis de brèves et discrètes recherches et je découvris que son amie du moment s'était, elle aussi, volatilisée. — Elles avaient sans doute été arrêtées. — Sans doute, oui. Sa voix se brisa un peu et elle baissa la tête, des larmes dans les yeux. Le chagrin du docteur Plaumec le toucha, il obéit à une impulsion et posa une main compréhensive sur son avant-bras. — Je suis désolé pour votre amie, vraiment. Elle ne trouva pas la force de répondre. — Elle ne vous a pas menti. Pour créer des officiers efficaces, il faut que leurs émotions soient sous contrôle. Et elles le sont, croyez-moi. Un Garde en proie à la pitié ou la compassion ne serait pas efficient. Il doit agir sans se poser de questions. Il subit un long et douloureux conditionnement pour que ses émotions soient totalement occultées. Comme vous le disiez, les officiers issus du projet "Séraphin" n'ont pas de problèmes particuliers. Le schéma génétique utilisé pour les créer est rodé. Leur conditionnement fonctionne à la perfection. Chez les archanges, dont je fais partie, cette programmation montrait quelques lacunes. Beaucoup furent éliminés à cause de ce défaut. D'autres le furent parce que les pouvoirs, hérités du matériel génétique expérimental utilisé pour les créer, étaient trop imprévisibles ou trop puissants. Voyez-vous docteur, j'aurais dû être éliminé, moi aussi. — Comment cela ? demanda-t-elle d'une voix toujours voilée par la tristesse. — J'ai découvert très tôt que je possédais des pouvoirs interdits. J'ai vite compris que si je révélais mes capacités, je serais tué. J'ai appris à les dissimuler et à camoufler mes pensées les plus intimes. J'ai également remarqué que la pitié que je ressentais ne s'occultait pas aussi facilement que les prêtres le souhaitaient. Parfois, mes émotions restaient là, à me tourmenter plusieurs minutes, avant qu'elles ne soient annihilées. J'ai caché ce défaut bien sûr, sinon je ne serais pas là à vous en parler. À l'époque, je pensais qu'il s'agissait d'un fardeau, faisant de moi un meilleur soldat, car je comprenais mieux les humains standards. C'est à ce fardeau que vous devez la vie, docteur. Lorsque nous nous sommes croisés, j'aurais dû vous faire payer votre attitude, mais je vous ai épargnée. — Je dois vous en remercier ? — Ce n'est pas nécessaire, répliqua-t-il sèchement. Laissez-moi continuer ! Un jour, j'ai accompli sur ordre une… horreur. J'ai éradiqué une planète. — Que voulez-vous dire ? — Je sais, j'avais déjà tué un nombre incalculable d'innocents. Mais ce jour-là, on m'a demandé de détruire la planète Alima avec tous ses habitants. Le soir qui a suivi, il m'est arrivé quelque chose d'étrange. Ce quelque chose a détruit le conditionnement qui m'avait été si durement inculqué. Je me suis mis à éprouver des émotions, elles n'étaient plus occultées automatiquement. Devor Milar sentait un curieux soulagement à dévoiler son secret. Plaumec le fixait avec incrédulité, alors il poursuivit : — Voyez-vous, docteur, ce fut une étrange expérience qui me tortura pendant de longues semaines. Quelques mois plus tard, je fus appelé devant Dieu, qui voulait me récompenser pour mes "bonnes" actions. Le soir même, j'ai été visité par cette prophétie. — Et vous avez fui ? — J'ai tenté de l'ignorer, mais c'était impossible. Nuit après nuit, elle revenait envahir mes rêves. Je devais agir, vous comprenez ? Je devais obéir à cette lumière qui m'appelait, inlassablement. L'Inquisition a appris ce qui m'était arrivé et a voulu m’arrêter. J'ai fui. J'ai contacté Malk Thadees que je connaissais. Il devait prendre le commandement de la base H515. Il partait avec un officier scientifique, Dane Mardon. J'ai pris sa place. Elle hésitait encore à le croire. Elle ne lui faisait pas encore confiance, mais elle ne le craignait plus vraiment. — Vous avez donc attendu dans cet endroit désolé, que ce fameux "Espoir" fasse parler de lui. Vous voulez vraiment que je croie cela ? — Je ne vous impose rien. Croyez ce que vous souhaitez, mais oui, j'ai attendu. Que vouliez-vous que je fasse ? Ma prophétie était claire. L'Espoir viendrait à moi, durant mon exil. — Et vous l'avez trouvé, n'est-ce pas ? Votre "Espoir", c'est cette jeune femme, c'est Nayla ? Cette femme savait trop de choses et en devinait encore plus. Peut-être devrait-il s'en débarrasser. — Qu'est-ce qui vous fait dire cela, docteur ? — Vous ne semblez pas chercher quelqu'un, colonel et vous êtes bien trop protecteur avec elle. Si vous étiez quelqu'un d'autre, je ne me poserais pas de questions. C'est une jeune et jolie jeune femme, mais vous n'êtes pas ce genre d'homme. Alors, est-ce elle ? — Peut-être est-ce elle, en effet. Ce n'est pas à moi de l'affirmer, c'est à Nayla de prendre sa décision. Plaumec hésita encore, pesant le pour et le contre. Ses yeux étincelèrent de colère. — Vous êtes un salopard, colonel Milar ! Pendant des années, je vous ai haï. Vous étiez un monstre à mes yeux. Vous êtes toujours capable de choses terribles, j'en suis sûre. Vous avez tué le caporal Volinse, n'est-ce pas ? Décidément, cette femme était perspicace, mais à quoi bon lui cacher la vérité. — Je ne pouvais pas la laisser en vie. Elle savait trop de choses. Pour notre sécurité, je devais l'éliminer. — C'est horrible à dire et encore plus à penser, mais… vous avez raison. Seulement, cela confirme ce que je pense de vous, vous restez un homme implacable. Malgré tout, je découvre que… d'une certaine façon, vous êtes aussi une victime. — N'exagérons pas, ironisa Milar. — Cette histoire est vraie ? reprit-elle. Vous avez vraiment eu cette prophétie ? Croyez-vous qu'on puisse… changer les choses ? Que cette révolte dont vous parlez, a une chance d'aboutir ? — Oui, dit-il avec conviction, j'y crois plus que tout. Dem sentit l'espoir et l'exaltation qui émanait d'elle. Il fut surpris de la force de son désir de liberté. — Renverser ce régime, renverser Dieu… murmura-t-elle. Si quelqu'un peut réaliser un tel miracle, cela ne peut être que vous. — Non, docteur, pas moi. Elle ! — Bien, je choisis d'y croire, dit-elle après quelques secondes de réflexion. Vous êtes convaincant. Je suis sans doute folle, mais je pense que vous êtes sincère. Quand révélerez-vous votre identité aux autres ? — Si je le pouvais, jamais… mais il le faudra et ce jour-là… Il ne poursuivit pas. Le jour où Nayla apprendrait son identité, il la perdrait. Cette idée l'attristait profondément. — Très bien, Dem, dit-elle. Je vous laisse choisir le moment, mais croyez-moi, n'attendez pas trop. Les femmes n'aiment pas les mensonges. Nayla tient à vous, c'est évident. Ne gâchez pas tout. — Nous verrons bien, dit-il froidement. De toute façon, ce n'est ni le lieu, ni le moment. — Est-ce que vous allez mieux ? demanda-t-elle après quelques minutes de silence. — Mon cœur va beaucoup mieux. Mes muscles, par contre, sont toujours douloureux. — Vous subissez le contrecoup de la torture et vous payez votre utilisation du retil. La seule chose que je peux faire, c'est vous faire une injection pour contrôler votre hémorragie interne. Vous devez vous reposer. Allez dormir, je monterai la garde si vous le souhaitez. — Non docteur, je reste ici. Je suis résistant, ne vous inquiétez pas trop pour moi et surtout, je vous remercie de votre confiance. ** ** ** ** Nayla se réveilla en sursaut et pendant un instant, elle se demanda où elle se trouvait. Tout le monde dormait dans la grotte aux parois chemisées de glace. Le docteur Plaumec apparut à l'entrée de la cavité, elle avait dû aller voir Dem. Elle espérait qu'il allait mieux, son visage marqué de fatigue l'avait inquiétée. Elle essaya de se rendormir, en vain. De sombres pensées tournaient en boucle dans son crâne. S'ils arrivaient à fuir cette planète et cette nébuleuse à bord d'un vaisseau capable de voyages intersidéraux, ils seraient confrontés à une question essentielle : quelle direction prendre ? Pour Dem, cela restait sa décision, mais comment pouvait-elle répondre à cette question ? Elle n'était pas prête à faire face à une telle responsabilité. Comment pouvait-elle décider de combattre Dieu et toute son armée ? Mais comment pouvait-elle ne pas l'affronter, après tout ce qu'elle avait vu, après ce qu'ils venaient de vivre ? Peut-être que Dem aurait des réponses à lui donner. À peine levée, elle fut saisie par un froid intense. Elle s'emmitoufla dans sa couverture, puis remonta vers l'extérieur. Elle entendit sa voix avant même d'être arrivée. — Venez-vous asseoir, Nayla ou vous allez geler. Il était assis contre la paroi, dans le renfoncement près de l'entrée de la grotte. Elle enjamba le petit cube posé sur le sol, l'endroit était étroit et il y faisait presque doux. Elle s'assit près de lui et l'observa avec attention. Il avait l'air terriblement fatigué. — Dem, vous étiez censé venir chercher quelqu'un pour vous relever. Vous n'en aviez pas l'intention, n'est-ce pas ? — Je n'ai confiance en personne pour ce poste. — Pourquoi nous trahiraient-ils ? — Parce qu'ils ont la foi. — Vous croyez ? Certains peut-être, mais pas tous. Cela me semble si improbable, d'avoir foi en ce Dieu cruel. Je ne comprends pas comment quelqu'un d'intelligent accepterait cet esclavage de son plein gré ni pourquoi… Pour des maximes creuses ? — Qui a dit que l'être humain était intelligent. Le commun des mortels est toujours prêt à accepter un mensonge enjôleur et sécurisant plutôt que de s'opposer à une vérité dangereuse et perturbatrice. — Ne dites pas ça, les gens sont prêts à se rebeller. — Certains, peut-être… mais à quel prix. Ne vous fiez à personne, Nayla. Le plus fidèle de vos amis peut, un jour, vous trahir pour un gain quelconque. — Dem, c'est trop difficile de vivre ainsi, en soupçonnant tout le monde. Et puis, j'ai foi en vous. Vous ne me trahirez pas. — Vous en êtes sûre ? dit-il d'une voix sinistre. Qu'est ce qui vous permet de penser une chose pareille ? Vous ignorez tout de moi. Le peu que vous savez devrait vous inquiéter. Il avait raison, elle savait qu'il avait été colonel, très certainement des Gardes Noirs. Pourquoi croyait-elle si fort en lui ? Elle l'ignorait, mais elle était sûre qu'il n'avait aucune mauvaise intention. — J'ai confiance en vous. J'ai confiance en l'homme qui est là, en face de moi. — Merci. Maintenant, vous devriez aller dormir, jeune fille. Demain sera une rude journée. — Je n'arrive plus à dormir. Tout ce qui nous attend est… — N'ayez pas peur. Affrontez les événements, l'un après l'autre. Je ne vous cacherai pas que rien n'est encore joué. Il faudra être prudent avec les contrebandiers, mais je suis sûr d'arriver à la convaincre. — La ? Elle ressentit, malgré elle, un pincement de jalousie. — Le chef de ces brigands s'appelle Jani Qorkvin. C'est une vipère sans foi ni loi, mais elle devrait tenir ses engagements. — Comment la connaissez-vous ? — Grâce à mes activités passées, jeune fille. Elle décida de respecter son silence, elle savait qu'il refusait de lui donner des indices sur sa réelle identité. — Ce ne sont pas vraiment les contrebandiers qui m’inquiètent. C'est ce qui va se passer, après. — Soyez sans crainte, nous sèmerons le vengeur. Les cargos qu'utilisent les contrebandiers sont équipés de brouilleurs très efficaces. — Non, Dem. J'ai peur de ce qui suit. Des décisions qu'il va falloir prendre. De tout ce qui m'attend. — Je ne peux pas vous influencer. Vous devez choisir. Je sais ce que le destin vous demande, mais… — Oui, le destin… Pourquoi moi, Dem. Est-ce que vous le savez ? — Non, je l'ignore. Nayla, au moment du choix, écoutez votre cœur et non votre tête. — Vous devriez aller dormir, dit-elle en soupirant. Je vais monter la garde, vous savez que je ne nous trahirai pas. — Je vais décliner votre offre. Je n'ai pas la force de bouger, mais si vous voulez rester près de moi, j'avoue que je dormirai bien un peu. — Bien sûr que je vais rester. Dormez, vous en avez besoin. Nayla se cala contre lui. Dem ferma aussitôt les yeux et elle ne tarda pas à entendre sa respiration s'alourdir. Elle entendait le vent siffler. Il faisait terriblement froid dehors, mais elle se sentait bien avec la tiédeur du point de chaleur et celle du corps de Mardon. Le sifflement du vent avait un caractère hypnotique. Ses pensées recommencèrent à divaguer. Elle se remémora les événements survenus sur le vengeur et plus particulièrement, ce qui s'était passé avec l'inquisiteur et les deux gardes. Elle était entrée si facilement dans l'esprit de ce soldat. Elle aurait aimé en savoir plus sur l'étendue de ses dons. Dem pourrait-il lui enseigner à être plus forte ? Il était emmitouflé dans la couverture, elle n'apercevait qu'une partie de son visage. Ses paupières étaient fermées et des ecchymoses marquaient encore sa tempe et sa joue. Elle étudia ses traits anguleux, ses lèvres minces et bien dessinées. Non, se dit-elle, il n'est pas beau, il est séduisant et surtout mystérieux. J'aimerais tellement en savoir plus sur lui. Et si… Sans réfléchir, elle projeta ses pensées vers Dem se demandant ce qu'elle percevrait. Au début, il ne se passa rien, si bien qu'elle pensa avoir échoué, puis il lui sembla ressentir comme une résistance et l'image d'un mur prit forme dans son esprit. Elle sursauta. La curiosité la contraignit à se demander si elle saurait franchir ce mur. Sans vraiment savoir comment elle faisait, elle appuya une main contre cette paroi virtuelle et poussa, doucement d'abord puis plus fort. Un pan de la muraille commença à pivoter sur lui-même et ce fut comme si une lourde porte s'entrebâillait. Elle y apposa son épaule et força encore, jusqu'à ce qu'elle puisse passer la tête. Elle allait pouvoir découvrir les pensées de Dem. "Une planète comme suspendue dans le vide. Un sentiment d'horreur. Rien. Des traits d'énergie frappaient la planète et la dévastaient, répandant une vague de feu à sa surface." Et soudain, une abominable douleur explosa dans sa tête, menaçant de la mettre en pièces. Elle eut l'impression d'être projetée contre un rocher avec une force incroyable. Sa migraine s'enfla, déchirant le voile de la réalité. "Les hurlements des Alimans lui déchiraient les tympans. Elle aurait voulu hurler avec eux, mais elle ne le pouvait pas. La souffrance lui écrasait la poitrine tel un poids monstrueux. Un feu intense brûla ses yeux. Elle vit des cadavres étendus, partout sur un sol aride et rouge. Il y eut un autre flash et elle plana au-dessus des morts qui couvraient les dalles de pierre grise d'une cité inconnue. Dans une explosion de lumière, le décor changea. Elle se trouvait dans une ville magnifique, aux maisons blanches et ocre, ombrée de hauts arbres, ornée de fleurs, mais dans les parterres multicolores, des corps ensanglantés écrasaient les pétales soyeux. Du sang brunissant maculait les murs blancs. Des cadavres gonflés et purulents s'amoncelaient sur les places. Nayla se trouvait là, debout sur les marches d'un temple encore noirci par des impacts lywar. Devant elle se trouvait une multitude de combattants, brandissant des fusils. Elle entendit enfin les cris de la foule. — Liberté ! Liberté ! Une silhouette sombre s'avança vers elle. Elle éprouvait pour cet homme de l'admiration et de l'affection. — Nous sommes maîtres du champ de bataille, dit-il. Les survivants sont traqués dans toute la ville. Ils ne nous échapperont pas. J'ai ordonné qu'aucun prisonnier ne soit fait. — NON !!!" Elle ouvrit les yeux sous la violence de son cri. Du sang coulait de son nez et elle était incapable de respirer. Dem la tenait dans ses bras et sa voix inquiète répétait son prénom en boucle. Elle bafouilla une réponse incompréhensible. — Que s'est-il passé ? Vous avez tenté d'entrer dans ma tête et je n'ai pas réussi à stopper mon mécanisme de défense à temps. Êtes-vous folle ? J'aurais pu vous tuer ! Il lui tendit une gourde d'eau et elle aspira le liquide avec une profonde délectation. Il ajouta doucement : — Il est même surprenant que vous soyez encore en vie. De la façon dont vous êtes entrée, mes défenses ont dû vous rejeter avec une telle force que je ne… — Je… Dem, le coupa-t-elle, j'ai juste fait un cauchemar. Enfin, j'ai eu une vision. Une horrible vision. Je ne veux pas de ce destin. — Que voulez-vous dire ? — Des morts par centaines de milliers, plus peut-être. Partout dans la galaxie. Des innocents et des Gardes de la Foi. Je vais être responsable d'une vague de terreur et de mort. Je ne veux pas. La liberté n'est pas à ce prix. — Si, bien sûr qu'elle l'est. — Ne dites pas cela ! Il y avait quelqu'un dans ma vision, je suis sûre que c'était vous. Enfin… je crois. Elle hésitait parce que son intuition lui murmurait ce qu'elle ne voulait pas entendre. L'homme qu'elle avait vu était bien plus dangereux et efficace que Dem. La mort était son quotidien. Elle commençait à entrevoir une vérité qu'elle ne voulait pas admettre. — Continuez, Nayla. — Cet homme m'annonçait notre triomphe et qu'aucun prisonnier n'avait été fait. Je ne peux pas accepter cela. C'est être plus vil qu'un Garde de la Foi. — Non, Nayla. Si vous vous montrez miséricordieuse avec l'ennemi, cela se retournera contre vous. Le combat qui nous attend sera dantesque. Il y aura de nombreux, de très nombreux morts, c'est ainsi. Et oui, Nayla, la liberté sera à ce prix. Le seul choix qu'il vous restera, ce sera d'épargner les civils lorsque vous le pourrez. — Je ne peux pas croire cela, dit-elle d'une voix lasse. Il essuya délicatement le sang qui coulait encore de son nez. — Nayla, n'essayez plus jamais d'entrer dans mon esprit. — Je ne voulais pas vous… J'ai juste voulu essayer de… Dem, je ne voulais pas vous espionner. Lorsque je me suis évadée, j'ai réussi à entrer dans les pensées de l'un de mes geôliers. C'était si simple, leur esprit était grand ouvert. — Les gens ordinaires n'ont aucune protection. — J'ai juste voulu voir si j'arrivais à me représenter votre esprit, savoir comment c'était pour vous et après, la curiosité… j'ai juste voulu savoir si je pouvais entrer. Je suis désolée, je ne voulais pas… Je n'ai eu que ce que je méritais, vous êtes beaucoup plus fort que moi. — Je ne pense pas être plus fort que vous, mais vous avez appris à vous défendre, pas à attaquer. Alors que moi, je suis très expérimenté. — Je devrais peut-être m’entraîner, alors. — Il va falloir y songer, en effet. — Dem, vraiment, je ne voulais pas fouiller vos pensées. Nayla ne voulait pas perdre son amitié. Elle venait de se rendre compte que cela comptait plus que tout pour elle. — Rassurez-vous, dit-il doucement. Je comprends très bien votre curiosité. Je dois vraiment vous aider à explorer votre don, mais nous n'en avons pas eu le temps. Je suis inquiet pour vous. Ces visions sont trop dures, à chaque fois elles semblent vous détruire. Elles vont finir par vous tuer. Je ne sais pas comment vous apprendre à les contrôler. — Oh, il y a donc quelque chose que vous ignorez, Dem ? Et qui saurait m'apprendre à contrôler mes visions ? badina-t-elle. — Ne plaisantez pas avec cela. Les dons que vous avez sont tabous et mortels. Ceux qui les possèdent sont… — Je sais très bien que je suis un démon, dit-elle avec lassitude. — Non, Nayla, n'utilisez pas ce mot ! C'est un mot utilisé par le Clergé pour stigmatiser les personnes qui ont des capacités mentales hors du commun. Ainsi, ils peuvent les pourchasser et les détruire en toute impunité. Ce que je veux vous faire comprendre, c'est qu'avec un don d'une telle puissance, d'une telle prescience… Nayla, il n'y a qu'un seul être, dans tout l'univers qui en possède l'équivalent ! — Oui, Dieu… — C'est cela, Dieu. À moins que… peut-être est-il encore vivant. Il n'est pas aussi puissant que vous, mais il a de grandes connaissances. — De qui parlez-vous ? — De quelqu'un que j'ai croisé, si l'on peut dire, il y a longtemps. C'est juste une idée à creuser et comme toujours… — Ce n'est pas le moment, dit-elle avec une grimace désolée. L'expression chaleureuse de Dem la réconforta. Elle se sentait si perdue, si soumise à la fatalité, si désespérée. Il sembla le deviner, comme à son accoutumée. Il posa une main tranquillisante sur la sienne. Ils échangèrent un long regard. La gorge serrée, Nayla tenta sans succès de contenir son émotion. Des larmes coulèrent sur ses joues. Dem l'attira, doucement. Elle ne résista pas et se blottit contre lui. Il passa un bras protecteur autour de ses épaules et murmura : — Tout ira bien. Vous êtes épuisée. Dormez un peu. Elle aurait voulu protester. Après ce qu'il avait subi, c'est lui qui avait besoin de se reposer. Pourtant, il avait raison, elle se sentait si fatiguée. Elle ne dit rien. Elle ferma les yeux et se pelotonna contre lui. Elle apprécia ce moment privilégié, cette bulle de silence et de calme, ce havre de paix au milieu d'un océan en furie. Elle s'endormit. ** ** ** ** Dem écoutait Nayla dormir. Elle était blottie contre lui et il savoura cet instant de bonheur pendant de longues minutes, avant de laisser ses pensées vagabonder. Que d’événements depuis ces derniers jours ; revoir Yutez et tomber sous son pouvoir, fuir en compagnie de Nayla et avoir si peur de la perdre. Il avait été torturé, mais cela était anecdotique pour lui, tout comme leur évasion. Il s'agissait d'agir, de réagir, de prendre des décisions risquées et de réussir l'impossible. C'est pour cela qu'il avait été créé et formé. Penser au projet "Archange" lui rappela la discussion qu'il venait d'avoir avec Leene Plaumec. Elle l'avait reconnu, c'était prévisible. Il était encore étonné de l'avoir épargné. L'homme qu'il était autrefois s'en serait débarrassé le plus vite possible. Celui qu'il était devenu, ne le pouvait pas. C'était une femme courageuse et de conviction. Son intuition lui soufflait qu'il avait eu raison de ne pas la tuer. Elle avait un rôle à jouer dans leur aventure à venir, il en était certain. Leene Plaumec, il se souvenait avec précision de leur rencontre. C'était lors de la révolte des mineurs de Abamil. -*-*- Le colonel de la Phalange Écarlate reçut l'ordre de se rendre sur la planète CrT 02, une planète conquise depuis longtemps et protégée par plusieurs garnisons de soldats. Elle comptait plusieurs millions d'habitants, très bien intégrés dans l'Imperium. Abamil était surtout connue pour ses mines de ketiral, qui servait à la confection du ketir, cette matière nano-régénératrice indispensable à la fabrication des armures de combat, qui exploitait les propriétés naturelles du ketiral en les combinant avec du nihilium et une nanotechnologie de pointe. Les mines étaient situées dans l'immense zone désertique qui couvrait la majorité de l'hémisphère sud. Les mineurs qui y travaillaient avaient une vie rude et souvent brève. Les révoltes y étaient récurrentes. Comme toujours, les travailleurs étaient surveillés par une base importante de Soldats de la Foi, établie dans le voisinage immédiat des gisements. Ces militaires avaient fait une erreur et les mineurs s'étaient révoltés. Cette crise aurait pu être évitée, mais maintenant il allait devoir sévir. Le colonel Milar donna l'ordre de rassembler tous les habitants de cette cité crasseuse, qui abritait les familles de mineurs. Ils furent conduits dans un camp de fortune avec la rudesse caractéristique des Gardes de la Foi. Ensuite, Milar s'occupa des mutins retranchés dans les locaux de la mine. Ses hommes délogèrent les insurgés sans problème. Milar prit lui-même deux places fortes d'assaut. Il céda à l'exaltation de la bataille, à l'odeur piquante du lywar et à celle métallique du sang. Il n'avait pas trente ans à l'époque et il aimait le combat. Après la victoire, ils ramenèrent leurs captifs jusqu'au point de rassemblement. Afin de faire un exemple, Milar avait prévu de faire exécuter les familles des mutins appréhendés. Dès son retour, l'un de ses officiers se porta à sa rencontre. — Nous avons un problème, colonel. Il y a une unité de Soldats de la Foi au milieu de ces gens et leur médecin soigne les quelques blessés que nous avons faits lors de l'évacuation. Trois des familles que vous avez demandées se trouvent parmi ces blessés et elle refuse de les laisser sortir. Elle a ordonné aux soldats de la protéger. — Et ? fit avec hauteur le colonel Milar. — J'aurais pu passer outre, colonel, mais je voulais votre aval. Cela pourrait déclencher une émeute et nous obliger à abattre tout le monde. Ce n'était pas à moi de prendre cette décision. Milar hésita. C'était une solution envisageable, mais il voulait d'abord rencontrer la personne assez folle pour s'opposer aux Gardes Noirs. Ils traversèrent les groupes de réfugiés comme un brise-lames ouvre les flots gelés de chaque côté de son étrave. Les civils s'écartaient avec précipitation, terrorisés par ces hommes enchâssés dans leur puissante armure de combat. Au centre de ce capharnaüm, une enceinte avait été montée hâtivement par les Soldats de la Foi, avec des paravents médicaux. À l'intérieur, régnait un désordre organisé ; des blessés étaient étendus un peu partout, des enfants pleuraient et un médecin en uniforme, accompagné de deux infirmiers, faisait preuve d'une étonnante énergie. — Lieutenant, le colonel Milar souhaiterait vous parler. Elle se retourna et il vit de la peur dans son regard. Pourtant, elle vint vers lui d'un pas décidé. Elle était mince, un peu plus de trente ans, les cheveux châtains coupés très court. — Je n'ai pas de temps à perdre, dit-elle avec colère. Vos hommes se sont comportés comme des brutes ! Il admira son courage, il n'était pas habitué à ce qu'on lui parle ainsi. Équipé de son armure de combat, couverte de poussière et de sang, le visage dissimulé par son casque, il se savait impressionnant. Son empathie lui révéla qu'elle était terrorisée. Tout en se demandant si elle était suicidaire ou stupide, il déclara : — Mes hommes sont des Gardes de la Foi, défenseurs de l'Imperium, garant de l'amour de Dieu, dit-il froidement. Les gens que vous défendez sont des rebelles. Les rebelles sont des hérétiques. Elle déglutit avec peine, mais le fixa dans les yeux sans ciller. — Ce sont des femmes et des enfants que vos hommes ont blessés, dit-elle avec force. Ce sont des femmes et des enfants qui souffrent. Je suis médecin et mon devoir est de les soigner. Malgré lui, le courage de cette femme le séduisit. — Soignez-les si vous voulez, dit-il durement. Tant que cela ne nuit pas à ma mission, je m'en moque. Vous vous êtes opposée à l'un de mes officiers et résister aux Gardes de la Foi est un péché. — Ce ne sont que des enfants, colonel, dit-elle plus doucement. Je ne vais pas les livrer pour qu'ils soient assassinés. D'un geste négligent, Milar frappa le médecin du revers de la main. Elle chancela sous la violence du coup. Il l'attrapa par le col. — Je ne vous demande pas votre avis. Vous obéissez lorsque vous recevez un ordre, lieutenant ! Il aurait dû l'égorger pour l'exemple ou la faire arrêter. Elle aurait été envoyée pendant quelques années à Sinfin. Cependant, il appréciait sa témérité et sa détermination. Un tel courage était si rare. Il hésita. Le conditionnement qui gérait sa vie et ses actions aurait dû le libérer de ces émotions improductives. Il ne fonctionna pas, alors au lieu d'agir comme un Garde le devait, il décida d'épargner le jeune médecin. Sa bienveillance ne s'étendit pas à ceux qu'elle tentait de protéger. — Emparez-vous des gens concernés, capitaine et choisissez, au hasard, dix personnes supplémentaires pour apprendre à ce soldat les conséquences de ses actes. — Vous ne pou… protesta-t-elle. — Ne testez pas ma patience, lieutenant, ou vous les rejoindrez ! Moins d'une demi-heure plus tard, les mineurs et leurs familles furent fusillés et le colonel Milar ne fit aucun rapport négatif au sujet du lieutenant Leene Plaumec. -*-*- Dem prit une profonde inspiration, sans réussir à chasser sa lassitude. Pourquoi se complaisait-il dans le souvenir de ses méfaits passés ? Il était responsable de tant de morts et y penser le plongeait toujours dans un état dépressif. Ses remords le laissaient rarement en paix et il avait essayé de ne plus s'égarer dans les méandres de son ancienne vie. Il avait tenté de se convaincre qu'il était devenu un homme différent, mais dans le secret de son âme, il connaissait la futilité de cette certitude. Il avait certes changé d'allégeance, mais la violente efficacité de sa personnalité était toujours présente. Pour éviter l'échec, il n'hésiterait pas à massacrer des innocents. Des bruits de pas l'alertèrent, quelqu'un remontait le passage. Il vérifia rapidement son armtop ; la nuit se terminait, la température remontait et dans moins d'une heure elle serait presque supportable. Ils allaient pouvoir reprendre leur chemin vers la base des contrebandiers. La traversée de la plaine serait longue et en aucun cas, ils ne devaient risquer de se trouver piégés au milieu de nulle part, lorsque la nuit tomberait. Leene Plaumec apparut à l'entrée du renfoncement et eut un sourire amusé en découvrant Nayla endormie tout contre lui. — Je n'aurais jamais pensé voir une chose pareille un jour. — Quoi donc ? — Cette attitude si protectrice… Elle fit un geste pour s'excuser avant d'ajouter. Comment allez-vous ? — Mieux, je vais vraiment mieux. Même mes muscles sont moins douloureux. Merci de venir vérifier. — C'est mon devoir, je suis médecin. J'ai… repensé à cette journée, vous vous souvenez ? — Oui, murmura-t-il. — Je vous dois des remerciements. Tout bien considéré, vous avez effectivement épargné ma vie. J'ai juste été stupide et… — Non, docteur, vous avez été courageuse, tout comme avec Yutez. C'est votre courage qui vous a sauvé la vie. Je suis heureux de vous avoir épargnée. — Merci. Laissez-moi vous injecter un peu de retil 1. — Du retil ? Je croyais… — Celui-là va vous booster un peu, calmer les douleurs, mais ne risque pas de vous tuer. Laissez donc les médecins vous injecter les médicaments. Si je pouvais, je vous attacherais dans un lit pour vous forcer à dormir. Mais bien sûr, c'est impossible. Si nous arrivons à avoir ce vaisseau dont vous nous parlez, je vous jure que je vous obligerai à prendre du repos. — Si vous voulez, docteur, répondit-il en souriant. Milar sentit Nayla bouger. Elle ouvrit les yeux et sursauta en voyant le médecin. — Docteur… euh… — Bonjour Nayla, dit-elle simplement. Je suis venue vérifier son état de santé. Il est en bonne forme. Et vous, comment allez-vous ? — Bien, je crois. — Docteur, dit Dem, pouvez-vous réveiller tout le monde. Il va falloir qu'on lève le camp. ** ** ** ** Ailleurs… Raen Kaertan s'éveilla en sursaut, la gorge nouée et palpitante, comme s'il avait hurlé à s'en arracher les poumons. Avait-il crié ? Son corps entier le brûlait et il était tellement trempé de sueur que ses vêtements de nuit collaient à sa peau. Pourtant, ce n'était que le début du printemps et les nuits étaient encore fraîches. Il se leva en grelottant. Effectivement, il faisait froid. Par la fenêtre, il constata que l'aube se levait à peine. Il avait fait un cauchemar, mais n'arrivait pas à se souvenir de ce dont il avait rêvé. Il frissonna et cette fois, ce n'était pas de froid. Ce réveil violent lui rappelait sa fille. Nayla avait traversé une période de nuits agitées et il avait été obligé de la gaver de tisane yfin, pour qu'elle retrouve un sommeil apaisé. Sous la douche, Raen ne put s'empêcher de penser à ce que Kanmen lui avait dit. Il avait laissé entendre que sa fille appartenait à la résistance. Il aurait voulu penser que le garçon avait menti, mais il n'était pas ce genre d'homme. Et puis, Nayla était tellement en colère qu'il n'avait aucun doute. Il dut s'avouer qu'il l'avait toujours su, mais il avait préféré se voiler la face. Combien de fois avait-il voulu vérifier si elle était dans sa chambre, la nuit ? Il n'avait jamais osé, trop effrayé à l'idée qu'elle n'y serait pas. Il avait voulu se convaincre qu'elle voyait Seorg en cachette et que les deux jeunes gens étaient devenus des adultes. La résistance ! L'inquiétude le rongeait depuis sa rencontre avec Kanmen. Comment allait-elle cacher ce fait aux confesseurs ou à l'Inquisition ? Il passa ses vêtements de travail habituels, une chemise en selin, un pantalon et une lourde veste de virch'n renforcée de cuir de tiroch. Une fois dans la cuisine, il prit dans la huche en bois, artistiquement gravée, un gros morceau de pain de maïs bleu. Il referma délicatement ce meuble qui lui rappelait sa femme. Un de ses oncles, ébéniste, le leur avait offert le jour de leur mariage, cédant ainsi à la tradition olimane. Raen sortit sur la place du hameau. La surface du lac Tamyo était à peine irisée par la légère bise qui soufflait. Tout en enfournant de larges bouchées de mie bleutée, Raen observa le paysage. Comme toujours, ce cadre idyllique le rasséréna. Il remonta le col de sa veste et descendit lentement jusqu'au rivage, tout en finissant d'engloutir son petit-déjeuner. Il grimpa sur une épaule de terrain située à une cinquantaine de mètres du village et s'assit sur le banc de pierre blanche qui y était érigé. Nayla avait l'habitude de l'y rejoindre certains matins, avec une tasse de thé brûlant et une houppelande. Elle le sermonnait en lui disant qu'il allait prendre froid. En évoquant ce souvenir, les larmes lui montèrent aux yeux. Sa fille lui manquait. Cela faisait plus d'un an qu'elle était partie et comme le voulaient les lois de l'Imperium, il était sans nouvelle d'elle. "La conscription permet aux enfants de s'affranchir de l'autorité parentale et ainsi, devenir des adultes responsables sous le regard bienveillant de Dieu." Il avait répété cette citation du Credo à tant de parents éplorés, afin de calmer leurs angoisses. Il comprenait leur crainte, désormais. L'Imperium leur prenait tout : leur liberté, leur famille, leurs enfants… Il rejeta avec horreur cette pensée, non pas parce qu'elle était hérétique, mais parce qu'elle était dangereuse. Il soupira. Comme la plupart des Olimans, Raen n'aimait pas l'Imperium, mais sa femme lui avait fait jurer de prendre soin de leur fille. Alors, sur le lit de mort de sa bien-aimée Citela, il avait fait le serment de renoncer à la révolte, il avait promis que Nayla deviendrait une croyante sage et résignée. Pardonne-moi, ma chérie, songea-t-il, j'ai échoué. Il ne put retenir un sentiment de fierté. Sa fille adorée était une résistante. Qu'elle soit préservée, pria-t-il. Que le destin la protège. Un frisson glacé courut le long de sa colonne vertébrale… Son rêve… Il concernait Nayla, il l'aurait juré. Un danger menaçait sa fille… Le solide fermier cacha son visage entre ses mains et pleura silencieusement. XIX Le visage écarlate, Nayla attendit que le médecin ait disparu pour murmurer : — Je suis désolée, je… — Ne vous inquiétez pas pour elle, répondit Dem. On peut la ranger dans le camp de nos amis. Elle partage nos idées. — Vous en êtes sûr ? — Certain. C'est une femme courageuse et un médecin de valeur. Venez, nous devons rejoindre les autres. Elle se leva et l'aida à ranger les couvertures et le point de chaleur. Un chaume brun ombrait ses joues le rendant, d'une certaine façon, plus humain. Elle détacha un glaçon de la paroi, le fit fondre dans ses mains et les passa sur son visage. — Vous êtes parfaite, dit-il en riant. Juste un peu décoiffée. — Vous n'êtes pas drôle, Dem, répliqua-t-elle en passant machinalement ses doigts dans ses cheveux. Si je peux me permettre, vous n'êtes pas rasé. — Le service laisse grandement à désirer dans cet hôtel. Venez, nous ne devons pas traîner. Ils descendirent le boyau jusqu'à la grotte où le petit groupe avait passé la nuit. Ils étaient déjà tous en train de plier leurs affaires, la mine défaite et les yeux encore gonflés de sommeil. — Restaurez-vous rapidement, dit Dem. Nous partons dans trente minutes. La plaine est immense et nous ne devons pas nous y trouver lorsque la nuit va tomber. Avec le vent qui souffle en permanence sur cette étendue plane, la température doit approcher les ‑80°. Par chance, une journée dure vingt-neuf heures sur ce monde, mais nous devrons tout de même marcher vite. Je ne veux pas finir congelé sur place. -*-*- Le froid insistant et redoutable pénétrait Nayla jusqu'aux os. Après sept heures de marche, elle n'en pouvait plus. Ses muscles endoloris étaient tétanisés, elle avait l'impression de respirer un air chargé de milliers d'aiguilles qui râpaient sa gorge à chaque inspiration et l'air glacial était si coupant que ses yeux rougis la brûlaient. Un givre épais encroûtait ses sourcils et ses cils, des cristaux s'accrochaient aux commissures de ses lèvres et sous son nez. Ils avaient commencé leur périple dans le jour naissant qui éclairait l'horizon d'une lumière bleutée. Les volutes de la nébuleuse peignaient sur la voûte céleste de magnifiques tableaux qui se reflétaient sur les parois gelées des montagnes. La beauté du paysage lui avait coupé le souffle, mais ils ne s'étaient pas attardés pour l'admirer. Dem avait entamé la descente vers la plaine d'un pas rapide et régulier, qui faisait crisser la neige immaculée. Ils avaient dû contourner un amas de blocs de glace et de rochers instables, avant de prendre pied sur le gigantesque glacier qui recouvrait le fond de cette vallée depuis des temps immémoriaux. Un vent polaire charriait des fragments de givre, mêlés à du grésil qui cinglait le visage. L’épaisse couche de neige compacte, qui craquait sous leurs pas, rendait la progression difficile. Elle s'efforçait de garder le rythme imposé par Mardon. Il avait été clair. Ils ne pouvaient pas se permettre de ralentir ou de se reposer. Le temps était la seule variable importante de ce voyage. Derrière elle, Valo soufflait péniblement et elle l'avait entendu trébucher à plusieurs reprises. Elle-même avait dérapé une fois ou deux, sur ce sol glissant et traître. La froidure et la fatigue n'arrangeaient rien et même si la température était lentement remontée au fur et à mesure de l'avancement de la journée, il faisait toujours terriblement froid. Pour oublier son épuisement, elle comptait ses pas et rythmait sa respiration, oublieuse du temps qui s'écoulait si lentement. Le terrain changea. D’innombrables crevasses fissuraient le glacier en tous sens et rendaient leur marche plus hasardeuse. Dem fut obligé de ralentir. Il préférait perdre du temps à sonder la glace dès qu'il avait un doute sur la fiabilité du manteau neigeux. Il obliqua sur la droite afin d'éviter un important réseau de crevasses. Le trajet se transforma en course contre le temps, qu'il leur était impossible de gagner. Le piton qui était leur destination, semblait s'éloigner sur l'horizon à chaque pas qu'ils faisaient. La clarté ne cessait de baisser, la température devenait insupportable et l'équipement météorologique des Gardes, ne permettait plus de lutter contre ce froid polaire qui lui glaçait les os. Elle claquait des dents et une léthargie insidieuse s'emparait d'elle. Elle ne souhaitait qu'une seule chose ; s'allonger sur le sol pour dormir un peu. Ce vœu suicidaire devenait chaque minute plus séduisant. Dem s'arrêta si soudainement qu'elle heurta son dos. Il détacha le câble qui le liait à la cordée, avant de se tourner vers elle. Sa barbe de quelques jours s'était transformée en un bloc de glace et une détermination farouche brillait dans ses yeux bleus. — Nous marchons trop lentement. La nuit ne tardera pas à tomber. Vous allez continuer à marcher dans cette direction, dit-il en désignant un pic lointain. — Où vas-tu ? demanda Garal. — Chercher un abri. — Quel abri ? Y'a rien ici ! Tu nous abandonnes ? — J'irais plus vite, seul. — Excusez-moi, lieutenant, dit soudain Jalor, est-ce que ce sont les contrebandiers ? Elle pointait la main vers de hauts pics un peu sur leur droite. Des fumerolles s'élevaient lentement dans l'air froid, loin sur la pente des cimes qui bordaient la plaine où ils se trouvaient. — Non, ce sont des sources d'eau chaude. — Des sources chaudes, s'étonna Plaumec. Il y a donc de la vie sur cet enfer glacé ? — Les êtres vivants trouvent toujours le moyen de subsister, docteur, répondit-il abruptement, et je ne connais pas l'entière chaîne alimentaire de ce monde. Il se pencha à l'oreille de Nayla et murmura : — Suivez votre intuition pour éviter les crevasses et soyez attentive. Gardez le rythme sans ralentir. Il partit en trottinant la laissant seule aux commandes. Elle n'eut qu'un instant d'hésitation, puis reprit sa marche, poussée vers l'avant plus par le vent glacial que par un courage qu'elle ne ressentait pas. La bise, qui sifflait à la surface du glacier, menaçait de la pétrifier sur place si elle ne bougeait pas, aussi reprit-elle son chemin, les yeux plissés, en essayant de ne pas s’égarer. Dem était déjà loin, courant à vive allure sur la plaine blanche. Il atteignit les ridules plissées d'un sérac, vagues gelées évoquant une lame gigantesque qui aurait dévalé la montagne et se serait solidifiée avant de recouvrir la vallée. Elle le perdit de vue et tenta de ne pas s’affoler. Que deviendrait-elle si Dem venait à disparaître ? Le froid s'intensifia encore. Elle avait désormais l'impression que des milliers de flèches la transperçaient de toutes parts. L'engourdissement la gagnait, les larmes provoquées par le vent gelaient au coin de ses yeux. Il lui semblait qu'à chaque pas, elle posait ses pieds sur un sol couvert de lames aiguisées et elle ne sentait plus ses mains. Son pas ralentit, imperceptiblement. Elle n'était plus en mesure de continuer, l'épuisement alourdissait ses jambes et sapait son désir de vivre. Elle souhaitait une seule chose, s'endormir ici, au milieu de ce décor féerique, plutôt que de souffrir encore. "— Avance ! N'abandonne pas ! La voix dure de Devor Milar résonna dans sa tête et elle entrevit sa silhouette sombre, sur fond de flammes." Cette courte vision, lui donna l'effet d'un coup de fouet qui stimula sa volonté. Elle accéléra le pas et sentit la sangle qui la reliait à Valo se tendre. Il la suivit malgré lui, entraîné lui aussi par la détermination de Nayla. Elle poussa un soupir de soulagement, lorsque la silhouette de Dem apparut dans son champ de vision. Il les rejoignit rapidement. — J'ai trouvé un abri, précaire certes, mais un abri tout de même. Il ne nous reste que peu de temps avant que ce froid ne devienne mortel. Il faut accélérer. Suivez-moi ! Ils couvrirent les 500 mètres qui les séparaient du sérac en trottinant à un rythme rapide. Lorsque Dem s’arrêta, Nayla se laissa tomber sur les genoux, avec le désagréable goût métallique du sang dans la bouche. Elle fut secouée par une quinte de toux qui acheva de lui déchirer la gorge et vomit un filet de bile âcre. Elle ne fut pas la seule. — Allons, reprenez-vous ! s'exclama Dem avec agacement. Nayla se redressa, un peu honteuse. Mardon lui tendit une main qu'elle saisit avec reconnaissance et il l'aida à se relever. Il désigna un passage étroit entre deux plis d'une glace bleutée. — Nous allons nous abriter dans cette grotte de glace, ou plutôt cette crevasse. Ce sera tout sauf confortable et nous allons avoir froid, mais nous survivrons. — Vous en êtes sûr ? demanda Nardo d'une voix peu assurée. — Absolument, nous allons tous nous en sortir, sauf vous Nardo, ajouta-t-il en souriant. Valo éclata d'un rire nerveux et d'autres se joignirent à lui. ** ** ** ** Milar se glissa entre les parois blanches et bleues du sérac, Nayla juste derrière lui. Il progressa lentement dans l'étroit boyau. Les plaques de ketir de son armure crissèrent contre la glace et enfin, ils débouchèrent dans une cavité un peu plus large, assez grande pour tous les accueillir. — Je sais, leur dit-il, ce n'est pas très engageant, mais c'est le seul abri à des kilomètres à la ronde. Nous allons devoir nous en contenter. Cette fissure me semble relativement stable. Elle a l'avantage de nous protéger du vent. Nous allons nous coller les uns aux autres et avec les points de chaleur, réglés au minimum, nous… — Au maximum, vous voulez dire ? l'interrompit Valo. — Vous ne voudriez pas que ces parois se mettent à fondre, n'est-ce pas ? Soilj trouva soudain ses bottes d'un intérêt irrésistible. — Jalor, Jholman, commencez tout de suite à couvrir le sol avec des couvertures. Ensuite, nous nous installerons. — Je ne veux pas être exigeante, dit le médecin, mais nous sommes à ciel ouvert. En effet, à six mètres au-dessus d'eux, le ciel se teintait lentement d'un bleu nuit irisé par les radiations de la nébuleuse. — Désolé, le charpentier a oublié de venir ce matin, docteur. — Il faudra travailler votre sens de l'humour, répliqua-t-elle. — J'en prends bonne note, docteur. Il remercia Jalor lorsqu'elle lui indiqua que les couvertures étaient en place. Milar ne pouvait s'empêcher de trouver toute cette situation irrésistiblement cocasse. Lui, la main écarlate de Dieu, se retrouvait obligé de materner une bande de néophytes. Sans eux, il serait déjà au chaud auprès de Jani Qorkvin. Il croisa le regard inquiet de Nayla et se sermonna. Il n'était plus le colonel Milar, il était Dem, le protecteur de cette jeune femme étonnante et elle seule comptait. Il s'installa auprès de Mylera et fit signe à Nayla de le rejoindre. Chaque membre de la petite troupe se serra contre son voisin. Seul Garal resta debout, les mains sur les hanches. — C'est ça votre idée ! s'exclama-t-il. Qu'on se serre les uns contre les autres, comme des mulamas en plein hiver ? Il fera ‑70° cette nuit. C'est vous qui l'avez dit ! On va geler dans ce trou ! — Non, nous ne gèlerons pas. Restez éveillés, vous tous, vous m'entendez ? Vous ne devez pas dormir. Secouez celui ou celle qui se trouve près de vous, dès qu'il s'endormira. Et pas de fausse pudeur. Blottissez-vous contre votre voisin. Quelques ricanements nerveux lui répondirent. Dem se tourna vers Nayla et lui tendit une barre énergétique. Elle la mangea sans appétit, elle devait être épuisée. — Rappelez-vous, il ne faut pas dormir, lui souffla Dem. Gardez votre énergie pour lutter contre le froid. ** ** ** ** Lentement, une relative obscurité prit possession du décor. Au-dessus de leur tête, les couleurs bleutées de la nébuleuse empêchaient la nuit de pleinement s'installer. Le froid était si intense, que Nayla n'arrivait plus à trembler. Ses pieds et ses mains la piquaient et la brûlaient douloureusement. Dem lui prit les mains et les réchauffa entre les siennes. Elle lui en fut reconnaissante. Elle se colla davantage contre lui et posa sa joue contre son épaule. Valo ne tarda pas à se rapprocher d'elle. Un silence pesant régnait dans leur abri, seulement perturbé par de discrets chuchotements, destinés à réveiller ceux qui s'endormaient. Nayla sentit ses yeux se fermer de fatigue, la pression de la main de Dem sur la sienne la rappela à la réalité. Elle leva les yeux vers lui et distingua son sourire dans la pénombre. Elle se focalisait sur le présent pour ne pas laisser vagabonder ses pensées, par peur de déclencher une vision. Ses paupières lourdes menaçaient de se fermer à nouveau lorsqu'un hurlement lugubre déchira la nuit. Elle sentit Valo sursauter et la voix tremblante d'Uria Jalor demanda : — Qu'est-ce que c'était ? Dem soupira. Il allait répondre lorsqu'un autre glapissement sembla répondre au premier. — Dem… murmura Mylera. — Ce sont des lyjans. — Des lyjans ? chevrota Nardo. Qu'est-ce que… — Des chasseurs carnivores, l'interrompit Dem. Ils vivent en groupe, ont un odorat très développé et sont particulièrement agressifs. — Nous ont-ils repérés ? demanda Garal. Un hurlement long et modulé lui répondit. Nayla frissonna. — Comment peuvent-ils se déplacer par ce froid ? demanda Plaumec. — Ils ont une peau extrêmement épaisse et incroyablement résistante, une énorme couche de graisse, ainsi qu'une fourrure très fournie. Ils sont adaptés à ce monde, alors oui, ils peuvent se déplacer dans le froid. — Sont-ils dangereux ? — Extrêmement. Ils ont une certaine intelligence. — Que voulez-vous dire ? Qu'il s'agit d'un peuple primitif ? — Je n'en sais rien, docteur. — Ça t'es pas venu à l'idée de nous prévenir ? cracha avec colère l'un des mineurs, un certain Vilso. — Ils ressemblent à quoi ? s’enquit Nayla. — Ils sont grands, avec de longues griffes et des crocs impressionnants… Un hululement éclata, semblant terriblement proche. Dem dégaina son pistolet, tendu et sur le qui-vive. — Écoutez-moi, souffla-t-il. Ils se rapprochent, vous aurez tout le temps de les découvrir. D'après ce que je sais, il est rare qu'ils s'aventurent sur des zones à découvert. Ils ont dû sentir notre présence et se dire que cela les changerait de leurs proies habituelles. — Nous sommes à l'abri, ici… n'est-ce pas, Dem ? demanda Mylera. Le passage est trop étroit. Nayla leva les yeux vers le ciel, se demandant si ces choses étaient capables de passer par le haut de la faille. Mardon dut comprendre ce qu'elle pensait, car il précisa aussitôt. — Ils tenteront de se glisser dans l'ouverture. Si l'un d'eux choisit cette voie, nous pourrons l'abattre sans difficulté. Je pense qu'ensuite, ils tenteront une approche par le haut. Valo, Jalor, Herton surveillez attentivement au-dessus de vos têtes. Les autres, tenez-vous prêt à toute éventualité. — Comme ? fit Herton. — Comme une grande bestiole blanche qui se laisse tomber au milieu de notre groupe, sergent ! Garal, êtes-vous armé ? — Ouais. — Vous êtes juste en face de l'entrée. Ne la quittez pas des yeux et faites feu à la moindre alerte. Ne touchez pas la glace. — Compris. L'attente commença, ponctuée de cris et de hurlements. Ils ne tardèrent pas à entendre des crissements sur la glace, puis des sortes d'aboiements. — Tenez-vous prêts, murmura Dem. Nayla serrait son fusil, angoissée par cette attente, même si la présence de Mardon à ses côtés la rassurait. Un frôlement alerta les humains retranchés. Garal épaula son arme, droit sur le passage menant à l'extérieur de leur abri. Le bruit de reptation s'amplifia. Avec un grondement, la chose apparut dans l'ouverture. L'animal était grand, plus de deux mètres, couvert d'une épaisse fourrure blanc sale. Il se tenait debout sur ses puissantes pattes. Encore coincé au niveau de ses larges épaules, il balaya le vide de son grand bras, armé de longues griffes aiguisées. Sa tête hideuse était allongée, flanquée de deux trous en guise d'oreilles. Son long museau, hérissé d'une double rangée de dents, se plissa en grognant de rage, découvrant des crocs acérés de la taille d'une main. L'impact lywar le toucha en pleine poitrine et découpa un trou noirci dans sa fourrure. Brutalement repoussée, la bête poussa un hurlement déchirant, suivit d'un grondement terrifiant. Fou de rage, l'animal s'arracha à l'emprise de la crevasse, déclenchant une mini avalanche de glace. Dem et Garal tirèrent en même temps. Cette fois-ci la décharge d'énergie perça son cuir épais et le lyjan s'écroula contre l'entrée. Dans un concert de cris et de grondements féroces, les autres chasseurs saluèrent la mort du membre de leur clan. Les humains se tenaient prêts, certains debout, d'autres accroupi, encore drapés de leur couverture. Dem, à croupetons, le pistolet à la main, écoutait attentivement la nuit. Nayla, le doigt sur la détente de son fusil, attendait avec frayeur la prochaine attaque. À côté d'elle, Valo claquait des dents de froid et sans doute, de peur. Les aboiements des lyjans reprirent de plus belle. — On dirait qu'ils se parlent, murmura Nayla, qu'ils organisent leur prochaine attaque. — Ce sont des bêtes, répondit Valo. Comment veux-tu… Des grattements et des crissements résonnèrent dans leur abri, tout autour d'eux. — Ils escaladent le sérac, avertit Dem. Soyez attentif, ils vont nous tomber dessus. Ils levèrent tous les yeux, attendant l'arrivée des prédateurs, mais Nayla ne put s'empêcher de sursauter lorsque Dem ouvrit le feu. L'animal, qui avait penché la tête pour regarder au fond de leur trou, fut rejeté en arrière. Des hurlements de rage éclatèrent et deux monstres sautèrent, sans hésiter, au milieu de leur groupe. Plusieurs tirs foudroyèrent le premier lyjan. Le deuxième se rua sur une proie et la frappa d'un grand coup de patte. L'infortuné fut projeté à l'autre bout de l'abri et s'écrasa contre la paroi. Le tir de Dem frappa l'animal à la nuque, creusant un trou fumant dans la chair. Il tomba lentement sur ses genoux et s'abattit comme un arbre mort. Ils n'eurent pas le temps de se remettre de cette sauvage attaque, un autre lyjan sauta, les quatre pattes vers le sol, prêt à les déchiqueter. Nayla fit feu plusieurs fois sur le thorax de la bête, qui s'écroula. Deux autres bêtes se jetèrent, à leur tour dans la bataille, en rugissant de colère. Le premier attaqua un grand mineur, dont Nayla avait oublié le nom. Il leva une patte énorme et l'abattit sur l'homme, qui évita le coup. À deux mains, il retint la patte de l'animal. Pendant que les hommes se déchaînaient sur ce monstre à l'épaisse fourrure blanche, l'autre prédateur chargea Nayla. Elle croisa avec effroi ses yeux bleu clair, qui brillaient d'une cruelle intelligence. Elle se baissa juste à temps et les griffes acérées effleurèrent sa joue. Un autre coup frappa la glace juste derrière elle, arrachant un morceau de la paroi. Il lui sembla entendre le souffle asthmatique d'une arme lywar déchargée. Dem la bouscula et prit sa place, face à l'animal. Avec une force décuplée par l’adrénaline, il planta son poignard dans la cage thoracique du lyjan. La bête poussa un grondement sourd et referma ses pattes sur le corps de Dem, heureusement protégé par son armure de combat. Les griffes grincèrent lugubrement sur le ketir qui résista. Le monstre souleva Mardon sans effort. Il se débattit prenant appui avec ses pieds contre la large poitrine. Les dents jaunâtres claquèrent près de son visage. Il lança son pied contre le manche du poignard, toujours planté dans le corps de la bête. Il frappa encore et encore, avec toute la furie dont il était capable. Le lyjan le lâcha avec un hurlement aigu. Dem se réceptionna avec souplesse et rechargea son pistolet. Il n'eut pas à achever l'animal, celui-ci s'effondra sur la dépouille de l'un de ses congénères. Un autre chasseur tomba au milieu de leur groupe, saisit Uria Jalor entre ses griffes et plongea ses crocs, luisant de salive, dans la gorge de la malheureuse. Il l'enserra dans sa patte monstrueuse et fit un bond prodigieux dans l'espoir d'emmener sa proie. Deux impacts lywar le frappèrent en plein dos et il retomba, mort, sur les cadavres des autres lyjans, le corps de la jeune femme presque tendrement serré contre sa poitrine. L'estomac de Nayla se révolta devant ce spectacle abominable, mais elle contrôla sa réaction. L'air empestait le sang, les tripes et l'énergie lywar. Les hurlements et les grondements des bêtes, toujours au sommet du sérac, étaient terrifiants. Combien étaient-ils là-haut à espérer se délecter de leur chair ? — Abritez-vous sous les lyjans ! hurla Dem. Il saisit Nayla par le bras et la projeta contre le cadavre le plus proche. Elle rampa contre l'animal et il en fit autant. Des blocs de glace se mirent à pleuvoir dans l'abri, une grêle monstrueuse destinée à les écraser. La main de Dem se posa sur la sienne. Il n'y avait aucune peur dans ses prunelles bleues, mais il y brillait une fureur sauvage qui s'atténua lentement, pour se teinter d'affection. — Tenez bon, articula-t-il sans émettre un son. Lorsque le déluge cessa, Mardon sortit de son abri et observa les hauteurs. Certains l'imitèrent. Une ombre apparut au sommet de la crevasse et Dem tira, touchant la bête qui glapit de douleur. Les aboiements reprirent, accompagnés de jappements aigus, puis le silence se fit. Ils attendirent, blottis contre la fourrure malodorante des animaux qu'ils avaient tués et qui encombraient l'abri. Nayla prit enfin conscience du froid terrible qui régnait. — Faisons le point, dit Dem. Je vais bien, Nayla aussi. Mylera ? — Ça va, répondit faiblement la jeune femme. — Je vais bien, dit Plaumec, mais la pauvre Uria est morte. Cette bête l'a égorgée. — Laker est blessé, dit Nardo. Il a été balancé contre le mur. — Je crois que je me suis cassé le bras, mais je m'en sortirai. — Ne bougez pas, mon garçon ! dit le médecin, je vous rejoins. — J’ai réussi à ne pas me pisser dessus, dit Valo. — Ce n'est pas le moment de plaisanter, Soilj, dit Herton. — Mes gars vont bien, dit Garal. — Parle pour toi, s'exclama Vilso. Ces monstres nous ont mis la raclée et ils nous attendent dehors. On est perdu. — Vilso, nous sommes encore en vie, alors n'en rajoute pas, dit le grand mineur qui avait retenu le lyjan à la force des biceps. — Pas pour longtemps, Certaw. — Cela suffit ! s’exclama Dem. Jholman, vous allez bien ? — Oui, lieutenant. — Nous allons attendre la fin de la nuit en restant attentifs. Ils n'aiment pas la lumière du jour, surtout à découvert. Alors espérons qu'ils ne sont pas trop affamés. — Qu'est-ce qu'elles mangent quand il n'y a pas des humains épuisés perdus sur cet enfer ? demanda Mylera. — Je suppose que ce monde doit abriter des herbivores. — Mais, qu'est-ce qu'ils faisaient là ? — Ce sont des prédateurs, mais ce n'est guère le moment de parler de la faune de Firni. — C'est sûr ! s'écria Garal. Les points de chaleurs sont détruits et nous avons perdu la plupart de nos couvertures. Ce froid est terrible… — Collez-vous aux lyjans, répliqua Dem. Leur fourrure devrait nous permettre de tenir jusqu'au matin. Malgré l'odeur repoussante de l'animal, Nayla se serra contre sa fourrure épaisse. Le froid qui s'insinuait dans ses membres, devint plus supportable. Malgré elle, elle ferma les yeux et s'endormit. Elle se réveilla en sursaut, incapable d'estimer le temps qu'avait duré sa perte de conscience. Une lueur bleutée éclairait la crevasse. L'aube se levait, apportant l'espoir et l'angoisse de savoir que peut-être, les prédateurs les guettaient à la sortie. ** ** ** ** Devor Milar vit avec soulagement l'aurore poindre. Il lui tardait d'affronter le danger en face et de quitter cette plaine interminable. Il se leva laborieusement. Le lyjan avait réussi à glisser une griffe entre deux plaques de ketir et avait ajouté une blessure à la collection qu'il portait depuis l'arrivée du vengeur 516. Le froid était encore mordant, ‑45° lui indiqua son armtop. Il chercha le docteur Plaumec et la trouva glissée entre les cadavres de deux bêtes. Mylera était blottie contre elle et cela le fit sourire. Il s'agenouilla à leurs côtés. — Vous allez bien, docteur ? Leene Plaumec sursauta et ouvrit les yeux. Le visage de Mylera était enfoui contre sa poitrine et le capitaine rougit. — Oui, co… Dem. Laker a un bras cassé et une épaule démise. Il a eu une chance terrible de ne pas se briser le cou. — Vérifiez les blessures de tout le monde, voulez-vous. Nous partons bientôt. Milar passa auprès de chacun pour les réveiller et leur murmurer de se préparer à partir en silence. Il ignorait si les lyjans étaient toujours présents, mais son intuition lui soufflait que les prédateurs n'avaient pas abandonné leurs proies. Ils avaient sacrifié un lourd tribut à cette chasse et ces animaux étaient vindicatifs. — Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? demanda Garal. Le gamin est blessé, certains d'entre nous ont des gelures aux pieds et nous sommes épuisés. — Laker, demanda Dem, pensez-vous être capable de marcher ? Le docteur Plaumec va vous donner quelque chose pour atténuer la douleur. — Je vais essayer, lieutenant. — Jholman, vous vous occupez de lui. Est-ce que quelqu'un estime ne pas être en état de continuer ? Et comme personne ne répondait, il poursuivit. Bien, ils ne devraient plus être là. Comme je l'ai déjà dit, les lyjans détestent les endroits à découvert, surtout en pleine journée, pourtant, je parie qu'ils sont à l’affût. Ils attendent que nous sortions pour se venger de leurs morts. — Vous êtes fou, ça voudrait dire qu'ils sont… — Intelligents ? Ils le sont Garal. Et ils sont là, à nous attendre. — Comment fait-on dans ce cas ? dit Herton sèchement. On ne peut pas rester là toute la journée ! Dem le toisa froidement. Il n'aimait pas le ton que prenait son ancien sergent. — Nous allons sortir et les affronter. Je n'ai besoin que de deux soldats pour m'accompagner et d'un fusil lywar pleinement chargé. — Vous pouvez prendre le mien, lieutenant, bredouilla Nardo. — Merci, Nardo. Milar prit l'arme et la chargea. — Je viens avec vous, dit la voix claire de Nayla. Il sursauta en l'entendant et se traita mentalement d’imbécile. Il ne pouvait plus refuser son aide désormais. Il aurait dû deviner qu'elle serait la première à se porter volontaire. Elle le fixait avec détermination comme pour le défier, alors qu'elle était terrifiée. Une fois encore, elle démontrait sa force de caractère. Il sourit et accepta sa participation d'un signe de la tête. — Je viens aussi, dit Valo en s'étranglant. Milar se tourna vers lui, surpris. Le garçon était téméraire et un bon tireur certes, mais il suspectait son intérêt pour Nayla d'être le véritable moteur de son courage. — Vérifiez vos armes, dit-il. Je ne vous demande qu'une seule chose, à tous les deux. Ne prenez pas de risques inconsidérés. Couvrez-moi, c'est votre seule mission. Herton, vous êtes responsable de l'abri. Faites attention qu'ils n'en profitent pas pour attaquer par le haut, afin de nous prendre à revers. Nardo, essayez d'installer le plus décemment possible le cadavre de Jalor. Nous ne pourrons pas l'emmener. Dem ferma brièvement les yeux, faisant le vide dans son esprit, mobilisant ses capacités d'intuitions et de prémonitions de combat. Il laissa la fureur de la bataille monter en lui, accélérant son sang, amplifiant son champ de vision, ses sensations. Il ressuscita une fois de plus, le guerrier caché en lui. Il oublia le froid, il oublia la blessure dans son dos et il oublia les séquelles de la torture. Seul le contact de l'arme entre ses mains était réel. — Allons-y ! Jym Garal et Certaw Hadan, le grand mineur qui avait lutté à main nue contre le lyjan, déplacèrent le cadavre de la bête écroulée devant l'entrée. Milar se glissa dans l'ouverture, avec précaution. Il entendait la respiration précipitée de Nayla juste derrière lui, il percevait les battements désordonnés de son cœur. L'extérieur était juste là, devant lui. Il ne voyait que la plaine blanche, étincelante, se dérouler à perte de vue. Il fit un clin d’œil à Nayla. Cela eut l'effet escompté, elle lui sourit, oubliant pendant une fraction de seconde l'angoisse du combat à venir. Le colonel Devor Milar, le meilleur officier des Gardes de la Foi, jaillit hors de l'abri. Il sprinta sur quelques mètres, puis il se retourna et ouvrit le feu sur l'animal qui bondissait sur lui. Il avait réglé l'énergie lywar au maximum et le tir le frappa en plein poitrail. Avant qu'il ne se soit effondré sur le sol gelé, un groupe de six lyjans s'élança du haut des vagues de glace. Les animaux foncèrent droit sur lui en rugissant sauvagement. Un genou à terre, Dem les mitrailla. L'un fut presque décapité par un tir, un autre eut le bras arraché. Il roula sur lui-même pour éviter une charge furieuse et fit feu. L'énergie lywar perça le dos d'un troisième chasseur. Son instinct l'avertit du danger, juste assez tôt pour éviter les crocs d'un prédateur, mais il ne put se protéger de la patte monstrueuse qui le frappa en pleine poitrine. Les griffes du monstre entaillèrent le ketir et Dem alla s'écraser dix mètres plus loin. Sonné et le souffle coupé par le choc, il ne vit pas la bête foncer sur lui en grondant, les crocs dégoulinant de bave. Plusieurs impacts lywar, tirés par Nayla et Valo, frappèrent le lyjan au thorax et à la tête. Il s'écroula dans un nuage de neige. Milar se releva et rechargea son arme. C'était au tour des deux jeunes gens d'être attaqués. Il lui fallut trois tirs précis, pour tuer la bête. Les deux monstres survivants échangèrent plusieurs jappements aigus, d'autres grognements leur répondirent de plus haut sur le sérac. Un long hurlement s'éleva vers le ciel. Le lyjan qui avait eu le bras arraché, chargea Milar, qui vida son chargeur lywar dans la poitrine, aidé par les tirs de Nayla et Valo. Il s'écroula et l'autre bête en profita pour fuir. Dem ne voulait pas leur laisser l'avantage. Il se lança à la poursuite de l'animal, escalada la glace et atteignit le sommet du sérac. Il vit un groupe de sept lyjans, galoper vers la montagne. Pour le moment, ils abandonnaient la traque, mais si par malheur leur groupe n'était pas à l'abri, lorsque la nuit tomberait, ils reviendraient en force achever leur chasse. Le temps redevenait un facteur clé. Il rejoignit les deux soldats et demanda à Valo d'aller chercher les autres. Nayla attendit qu'il disparaisse dans le passage avant de demander : — Vous allez bien, Dem ? Je veux dire, cette bête vous a... — Ne vous inquiétez pas, jeune fille. Ce n'est pas un animal qui me tuera. Merci pour votre tir. ** ** ** ** Le groupe se reforma devant le sérac et la cordée fut prête en quelques minutes. Le froid était mordant, mais après tout ce qu'ils venaient de vivre, Nayla le trouvait supportable et presque rassurant. Dem reprit la tête de leur colonne. La neige compacte offrait un appui ferme et leur trace s'imprimait dans cette blanche virginité. De temps en temps, elle ne pouvait s’empêcher d'examiner les fumerolles, qui s'élevaient dans l'air pur au-dessus des montagnes. Elle se demandait à quoi ressemblait cet endroit et si les hideux lyjans allaient revenir à l'attaque. Cette planète, qui lui avait semblé si belle et si immaculée, lui apparaissait désormais comme un enfer gelé, plein de monstres prêts à la dévorer. Elle était tellement désolée pour Uria, qu'ils avaient dû laisser dans la crevasse. Elle aurait aimé la connaître mieux, devenir son amie. Encore un mort qui venait s'inscrire au négatif de son bilan. Le piton évasé, qui était leur objectif, grandissait sur l'horizon. La fin du cauchemar se dessinait enfin. La fatigue et la bise glaciale usaient sa résistance. Elle laissa ses pensées dériver vers les chauds étés d'Olima, vers ces après-midi où elle ne faisait rien d'autre que de laisser le soleil caresser sa peau. Elle sourit malgré elle, en se souvenant des terrasses des cafés de Talima, où elle dégustait une boisson fraîche en compagnie de ses amis. Toute à ses souvenirs, elle trébucha. Elle revint immédiatement à la réalité et remarqua qu'ils étaient à quelques centaines de mètres de la montagne. Une demi-heure plus tard, Dem ordonna une pause sur le contrefort du piton. La plupart des membres du groupe s'assirent avec reconnaissance sur les rochers affleurant. Il tapota un message sur son armtop, avec une expression qu'elle trouva étrange. — Que faites-vous, Dem ? demanda-t-elle discrètement. — Je nous annonce aux contrebandiers. Ils ont sûrement repéré notre approche. Je veux éviter qu'ils fuient ou qu'ils nous attaquent. — Est-ce que ça va marcher ? Je veux dire, quel message leur avez-vous envoyé ? — Je me suis présenté, dit-il en souriant malicieusement. Elle se détourna, agacée. Ce capitaine des contrebandiers, cette femme, connaissait l'identité réelle de Dem alors qu'elle l'ignorait. La morsure de la jalousie vint entamer la confiance qu'elle lui portait. ** ** ** ** L'armtop de Devor Milar bipa faiblement. Il consulta le message et afficha, sans attendre, la réponse des contrebandiers : "Je t'attends, mais je ne veux voir que toi." Il soupira. Il allait devoir jouer avec finesse désormais. Jani Qorkvin était un serpent venimeux, qu'il fallait manier avec précaution. Elle ne devait pas le croire en situation de faiblesse où elle n'hésiterait pas une seconde à le trahir. Il observa la pitoyable troupe qu'il traînait dans son sillage. Il allait devoir jouer l'un des plus beaux bluffs de sa vie et ses chances de le réussir étaient infimes. — Écoutez-moi attentivement, les briefa-t-il. Ces contrebandiers ne sont pas des enfants de chœur. Ils ne tergiverseront pas longtemps avant de nous abattre ou de nous livrer. Je vais devoir les manipuler et j'ai besoin de votre aide pour cela. — Comment ça, les manipuler ? dit Garal. J'croyais que c'était vos amis. — Je n'ai jamais dit cela, s'agaça Dem. Je les connais, leur capitaine m'est redevable et acceptera, je l'espère, de me croire et de nous aider. Ils vont nous laisser entrer dans l'enceinte extérieure, mais pas dans la base. Je suis le seul à y être invité. Je vais m'efforcer de vous faire entrer rapidement, mais il vous faudra être patient. Il fera froid bien sûr, mais il est encore tôt et vous survivrez. — Pourquoi on doit rester à s'geler le cul ? grogna Vilso. — Parce que je le dis ! Vous jouez le rôle de Gardes de la Foi encadrant des prisonniers. Vous ne devez pas ôter vos casques ou vos masques. Je ne veux pas que vous vous plaigniez ou que vous montriez un seul mouvement d'impatience. — Pourquoi ça ? demanda Herton. — Parce que sergent, lorsqu'on demande à un Garde Noir d'attendre, il attend. Suis-je clair ? Ils acquiescèrent tous d'un signe de tête. — Le chef de ces brigands veut que j'entre seul, mais je ne veux pas lui donner entière satisfaction. Un garde du corps m'accompagnera. Docteur, si vous voulez bien, je vous demanderai de jouer ce rôle. Comme il s'y attendait, Nayla ne cacha pas sa surprise en entendant son plan. — Si vous le souhaitez, répondit le médecin sans réussir à dissimuler sa stupéfaction. — Pendant mon absence, vous obéirez à Nayla. — Comment ça ? protesta Herton. Nous devrions plutôt obéir au lieutenant Nlatan ! — T'es plus un soldat mon gars, intervint Garal. C'est moi qui devrais commander et pas des gonzesses. Milar le toisa froidement. Il devenait agaçant. Il allait devoir le mater rapidement. — Vous avez raison, Garal, répliqua-t-il d'une voix dure et pleine d'autorité. Les grades n'ont plus aucune signification. Cependant, c'est moi qui commande ici et cela ne souffre aucune discussion. En mon absence, c'est Nayla qui me supplée. J'ai toute confiance en elle pour prendre les décisions qui s'imposeront. — Je n'obéis pas à une mioche, gronda le mineur. — Ça c'est sûr ! marmonna Vilso. — Personne ne vous retient ! dit-il avec fermeté. Vous êtes libre de vous rendre où vous voulez sur cette planète. Je m'en moque. Les mâchoires de Garal se comprimèrent de colère et ses poings se serrèrent. Milar se prépara à une attaque, tout en surveillant Vilso du coin de l’œil. Garal se détendit lentement. — Bon, si c'est c'que vous voulez… — C'est ce que je veux. Assez perdu de temps, allons-y ! Le groupe reprit sa progression. Nayla attendit quelques minutes avant de se porter à sa hauteur. — Dem, je n'ai pas voulu vous contredire devant tout le monde, mais pourquoi insister pour que je commande ? J'en suis incapable, ils ne m'obéiront jamais. — Vous en êtes parfaitement capable et je ne me fie à personne d'autre. — Mais, comment… — Ayez foi en vos capacités, Nayla. — Dem, pourquoi choisir le docteur pour vous accompagner ? — Je préfère que vous restiez pour les surveiller et puis, vous êtes dans la défroque d'un inquisiteur, répliqua-t-il sans répondre vraiment à la question. Et maintenant, plus un mot. ** ** ** ** Ailleurs… Het Bara avait suivi les conseils de son Dieu. Le colonel Qil Janar se trouvait justement sur la planète mère et il l'avait mandé. Confortablement installé dans son haut fauteuil, drapé dans la robe de sa fonction, les doigts joints de façon étudiée, il leva les yeux pour accueillir son visiteur. C'était un homme de haute taille, enveloppé dans un long et épais manteau noir. — Monsieur l'Inquisiteur Général, colonel Qil Janar à vos ordres, dit-il en s'inclinant. Le vieil homme l'observa intensément tout en sondant l'esprit de son visiteur. Le visage du colonel Janar se tordit de douleur sous la force de l'interrogatoire. — Bien colonel, votre foi semble indiscutable. — Elle l'est, monsieur l'Inquisiteur Général. Qil Janar mettait le vieillard mal à l'aise. Il ressemblait physiquement à Milar, avec un côté plus… malfaisant. Il aimait pourchasser ses victimes et les voir souffrir. Il était convaincu de sa supériorité et son arrogance semblait sans limites. Un outil efficace, mais difficile à manier. Bara plongea son regard dans les yeux bleu sombre du soldat qui le dominait de toute sa hauteur. — Le colonel Qil Janar, sorti deuxième de l'école d'officiers derrière l'aspirant Devor Milar. Le colonel Qil Janar qui rejoignit la même unité de Gardes de la Foi que Devor Milar. Le colonel Qil Janar qui fit équipe pendant longtemps avec Devor Milar. Le colonel Qil Janar à qui on confia une compagnie dans la même phalange que Devor Milar. Le colonel Qil Janar à qui on ne confia pas la Phalange Écarlate. Le colonel Qil Janar qui ne fut jamais appelé la main écarlate de Dieu. Durant toute cette litanie, dite d'une voix basse et monocorde, Janar n'avait pas bronché, mais la haine froide qu'il éprouvait, égaya l'Inquisiteur Général. — Je vois que vous n'aimez guère le colonel Milar. Il est vrai qu'il a reçu tous les honneurs, tandis qu'on vous confiait le commandement des exécuteurs. Il y avait une certaine beauté dans les traits altiers et durs de l'exécuteur, mais elle était altérée par le pli cruel de ses lèvres minces et l'absence d'humanité dans son regard bleu. — Non, je ne l'aime pas, répondit-il toujours aussi calme. — Ne soyez pas envieux, colonel Janar. L'Inquisition et le Clergé ont vu en vous un exécuteur efficace. Votre destin est d'agir dans l'ombre et vos taux de réussite sont exceptionnels. On m'a rapporté que vous aviez ramené deux démons hier. — En effet, monsieur l'Inquisiteur Général. Le garçon avait des rêves prémonitoires. La femme, un officier chez les Soldats de la Foi, avait elle aussi ce genre de rêve. Elle a voulu répandre ses idées dans le village de colons que sa base surveillait. — Qu'avez-vous fait ? — J'ai fait en sorte d'éradiquer le mal, Père Révérend. J'ai arrêté tout le monde. Le Clergé s'occupera de ces engeances de démons. — Une décision justifiée. Dites-moi, avez-vous des prémonitions ? — Je préfère appeler cela mon intuition, monsieur l'Inquisiteur Général. Elle fonctionne à court terme et est efficace. — Cependant, Devor Milar semble plus efficace que vous. — Il était particulièrement doué pour se mettre en valeur, Père Révérend. Il n'a jamais rien dit sur la force de son intuition de combat. Il a surtout eu beaucoup de chance, voilà tout. Mais, si vous me le permettez, monsieur l'Inquisiteur Général, pourquoi me parler de lui ? N'a-t-il pas été rappelé à Dieu ? — Hum… pas vraiment, colonel. Ce que je vais vous dire est un secret. Devor Milar n'est pas mort. Devor Milar n'est pas entré au Paradis. Milar est en fuite, car il est devenu un démon. — Un démon ? Milar ? Un sourire de pur contentement éclaira le visage de Janar. — Oui, un démon. Il a eu ce qu'il appelle une prophétie. Il est persuadé qu'un libérateur va voir le jour, qu'il va conduire une révolte gigantesque et qu'il va détruire Dieu. — Détruire Dieu ? Cela n'est pas possible, Père Révérend, souffla Janar avec une conviction qui rassura Het Bara. — Nous ne débattons pas sur ce qui est possible ou sur ce qui ne l'est pas. J'attends de vous que vous cherchiez Milar et cette… personne qu'il appelle l'Espoir. — Qui est-elle, Père Révérend ? — Je l'ignore. Elle doit être dans les parages de Milar. Il l'a déjà trouvée, je le sais. — Avez-vous une quelconque piste, Père Révérend ? — Connaissez-vous le colonel Zan Yutez ? — Bien sûr, il commande la Phalange Bleue. — Il a capturé Milar. Celui-ci se cachait dans une base isolée des Soldats de la Foi, sous une fausse identité. — Dans ce cas, pourquoi faire appel à moi ? — Parce que Milar s'est évadé du vaisseau vengeur et c'est pour cela que vous êtes ici. Prenez ceci. C'est votre commission d'enquêteur de Dieu. Cela vous donne les pleins pouvoirs. Vous pouvez réquisitionner n'importe quelle force, y compris les phalanges. Cependant, n'oubliez pas que vous dépendez directement de moi et que vous serez surveillé par un inquisiteur, un jeune homme en qui j'ai toute confiance. — Bien, monsieur l'Inquisiteur Général. — Trouvez-les ! C'est la priorité absolue de Dieu. Vous m'entendez, trouvez Devor Milar ! — Oui, monsieur l'Inquisiteur Général, je vais le trouver et je vais le tuer au nom de Dieu, je vous le garantis. — Non, Janar ! Dieu les veut vivants, tous les deux. N'oubliez pas ! Vivants, c'est votre priorité absolue ! XX Après avoir contourné un amas de glaces et de roches, ils se retrouvèrent face à une haute et large porte en tiritium, teintée en blanc, afin de se fondre dans le paysage. Dem tapa quelques mots sur son armtop afin de confirmer leur arrivée. Il pouvait ressentir sans peine l'angoisse de ses compagnons. Les minutes défilèrent lentement sans qu'une seule réponse vienne les rassurer. Le jeu avait commencé. Avec un grincement sinistre, la lourde porte s'ouvrit lentement déclenchant une avalanche de givre et de stalactites. Les battants se figèrent après seulement un mètre d'ouverture. Par geste, Milar leur intima de le suivre et il pénétra dans l'enceinte, une cour enserrée de hauts murs de fibro-béton et de glace. Une fois dans cette enclave, il était impossible d'en sortir. Dem désigna un emplacement et sa petite troupe se rassembla à peu près correctement. Trois mitrailleuses lywar étaient pointées sur la cour. Les contrebandiers devaient les observer à travers les quelques meurtrières percées dans la façade de la base. La porte extérieure referma le piège avec un claquement sourd. Tout allait désormais dépendre de Jani Qorkvin et elle ne prendrait aucun risque, comme d'habitude. Il se dirigea vers la porte menant à l’intérieur et nota, avec satisfaction, que le docteur Plaumec le suivait sans qu'il ait eu besoin de le lui indiquer. — Pourquoi moi ? murmura-t-elle. — D'après vous, docteur ? — Oh… Ces gens connaissent votre identité, n'est-ce pas ? — Oui. J'ai besoin de quelqu'un pour jouer le rôle de mon garde du corps et vous êtes le meilleur choix. Surtout n'ôtez pas votre casque ou votre masque, il n'y a pas de femmes dans les Gardes. — Vous craignez des ennuis ? — Toujours. Taisez-vous, maintenant ! Une fois devant la porte, il attendit. Le lourd battant en tiritium s'ouvrit en crissant sur la glace. Un grand gaillard au visage couturé de cicatrices, l'accueillit avec un fusil lywar braqué sur son estomac. — Je suis le colonel Milar. Le capitaine Qorkvin m'attend. — Elle avait dit seul ! indiqua-t-il d'une voix rude. — Ce Garde m'accompagne, répliqua Dem sans faiblir. L'homme lui indiqua l'intérieur d'un mouvement de son fusil. Dem écarta l'arme d'une main de fer avant d'entrer, Plaumec sur ses talons. Le hall n'était pas plus accueillant que la cour. Deux mitrailleuses étaient pointées sur eux et une dizaine de malfrats en armes se tenaient en arc de cercle face à eux. Il était venu trois fois dans cet endroit et savait que la porte devant lui menait dans le cœur de la base, qui avait été construite dans un réseau de grottes creusées par le glacier à l'intérieur de la montagne. Le passage à sa gauche distribuait les divers entrepôts et celui à sa droite, conduisait vers les hangars qui abritaient leurs vaisseaux. Dem ôta son casque, avec une lenteur étudiée et le tendit à Plaumec. Il croisa les bras derrière son dos et attendit. La porte face à lui s'ouvrit en glissant silencieusement. Une femme, grande et mince, descendit les quelques marches menant vers le hall. Elle était vêtue d'une combinaison rouge décorée de surpiqûres dorées, qui ne laissait aucune place à l'imagination. Elle soulignait ses seins généreux et ses longues jambes galbées. Son visage, à l'ovale parfait, était d'une douce couleur ambrée, flattée par des longs cheveux sombres égayés de reflets pourpres. Ses yeux, d'un noir profond et soulignés d'un khôl sombre, le fixaient avec gourmandise. Sa bouche pulpeuse s'orna d'un sourire qui découvrit ses dents blanches de prédateur. — Devor Milar, dit-elle d'une voix sensuelle, mon beau colonel, quel bonheur de te revoir. — Le plaisir est partagé, ma chère Jani. — Devor, tu es toujours aussi charmeur, ronronna cette femme magnifique et vénéneuse. Et tu es toujours aussi beau. C'est inhumain d'être aussi beau. — C'est justement ce que je pensais en te regardant, Jani. — Quel beau parleur tu fais. Elle s'avança vers lui d'une démarche lascive. Elle laissa glisser ses doigts fins et arachnéens, ornés de longs ongles soigneusement vernis de noir, sur sa joue couverte d'une barbe de plusieurs jours. — Qu'est-ce que c'est que cette horreur ? Cela ne te va pas du tout. Elle ne lui laissa pas le loisir de répondre. Elle posa ses mains sur le ketir de ses épaules et l'embrassa langoureusement. Il ne lui rendit pas son baiser, un Garde de la Foi n'embrassait pas les femmes. Milar avait l'habitude de son comportement. Depuis leur rencontre et l'accord qu'il avait passé avec elle, elle jouait à le séduire. Elle le fixa dans les yeux et dit avec une grande sensualité : — J'en étais sûre, je déteste embrasser les barbus, mais pour toi, je pourrais faire une exception. Dis-moi Devor, où étais-tu passé toutes ces années ? On te disait mort. — Visiblement, je ne l'étais pas. — Non en effet, tu as l'air vigoureusement vivant, mon chéri. Je me demande ce que tu faisais, surtout lorsqu'on examine avec attention tes hommes, là dehors. — J'étais en mission, une mission tout à fait confidentielle, Jani. Et aujourd'hui, il se trouve que j'ai besoin de ton aide. — De mon aide, oh… mon beau colonel, de mon aide… es-tu prêt à payer le prix de mon aide ? — Quel pourrait donc bien être ce prix ? demanda-t-il en connaissant déjà la réponse. — Une nuit passionnée avec moi. Tu vois, ce n'est pas hors de prix. Milar avait envisagé ce coup, dans la partie qu'ils venaient de commencer ; elle était si prévisible. Il allait devoir la dissuader. — Jani… nous avons déjà eu cette discussion, plusieurs fois et je te ferai la même réponse. — Alors, mon aide ne sera pas si facile à obtenir, répliqua-t-elle plus durement. — Nous avons un accord, tu t'en souviens ? Officiellement, j'ignore où tu te caches et officieusement, j'utilise les informations que tu me donnes. — Oui, tu te désintéresses de mes autres activités en échange d'hérétiques. Un accord bénéfique pour nous deux, jusqu'à ta disparition. — Très bénéfique, en effet. Il pourrait l'être encore plus. — Comment cela ? — Je t'offre de tout oublier à ton sujet, d'effacer ton existence des bases de données de l'Imperium, tout cela en échange d'un dernier petit service. — Intéressant, nomme ton service Devor et j'aviserai. Son sourire de prédateur n'atteignait pas ses yeux. Elle le dévisageait avec attention, essayant de deviner ce qu'il avait en tête. L'empathie de Dem lui révéla qu'elle était intéressée par son offre. Il devinait autre chose, qu'il n'arrivait pas à situer. Il devait rester prudent avec elle, mais il ne voulait pas perdre trop de temps à jouer à des petits jeux puérils. — Je dois quitter cette planète, aussi, je veux que tu me prêtes l'un de tes vaisseaux. Je te le rendrai en te faisant parvenir l'endroit où tu pourras le retrouver. Elle éclata d'un rire cristallin. — Un de mes vaisseaux ? Sans rire, tu es gourmand, colonel. — Allons, ce n'est rien pour toi. Tu peux te permettre de perdre un vaisseau pour quelques semaines, n'est-ce pas ? Elle s'écarta de lui et lui caressa les lèvres du bout de ses doigts. — Je peux me le permettre, c'est vrai. À quoi te servira-t-il, je me le demande ? À fuir le vaisseau vengeur qui croise aux abords de ma nébuleuse ? Tu seras sans doute heureux de savoir que pour le moment, tous les bombardiers envoyés à ta poursuite ont été détruits. Aucun n'a suspecté l'existence de cette planète, fort heureusement pour nous tous. Tu es tellement doué, Devor. Tu as réussi à échapper à tous les pièges de la nébuleuse, continua-t-elle. Tu as survécu à Firni et à ses charmants habitants. D'habitude, les lyjans disposent sans problème des cadeaux que je leur fais. Dem laissa échapper un long soupir, son bluff était éventé. Cependant, pour elle, il demeurait la main écarlate de Dieu et il devait réagir en conséquence. — En effet, j'ai survécu à Firni, dit-il durement. Ce ne sont pas de grands singes poilus qui vont m'effrayer ou avoir raison de moi. — J'ignorai qu'il s'agissait de toi, sinon… — Je vais choisir de vous croire à ce sujet, capitaine Qorkvin. Débarrassez-moi de ces idiots, ajouta-t-il en désignant les hommes qui les tenaient toujours en joue. Croyez-vous que votre poignée de contrebandiers soit capable de rivaliser avec des Gardes Noirs ? Cessez de jouer et donnez-moi ce vaisseau ! — Ne me menace pas, colonel ! Tes hommes sont sous le feu de mes mitrailleuses et la température baisse. Si je le souhaite, ils gèleront dans moins de trois heures. Si je suis vraiment méchante, je les jette hors de chez moi et les lyjans en feront leur dîner. — Qui te dit que leur sort m’importe, Jani ? — Mon petit doigt, Devor. Il hésita. Elle était capable de mettre sa menace à exécution et il ne pouvait évidemment pas le permettre. Elle venait de gagner cette manche, il allait devoir jouer un autre atout : la sincérité, à défaut de jouer la vérité. Il gardait cette ultime carte, en dernier recours. — Fais-les entrer, Jani et je te dis ce que tu veux savoir. — Qui te dit que je veux savoir quelque chose ? Il se contenta de sourire ironiquement. — Très bien. Dis-le-moi ! — Non, Jani. Je te le dirais lorsque tu les auras laissés entrer. Elle soupesait la possibilité de les attaquer. Il lui fallait agir vite. — Fais-les entrer et je t'accompagnerai dans ta chambre. Il avait donné à sa voix le ton le plus chaud et le plus séduisant dont il était capable. Sous l'effet de la surprise, elle recula d'un pas. Ses lèvres s'entrouvrirent avec une moue gourmande. — Très bien, j'accède à ta requête. Je suis certaine que tu sauras te montrer convaincant. Cyath fait les entrer et garde-les ici, sous surveillance. — Oui, capitaine ! — Sois prudent, Cyath ! Je n'ai aucune confiance dans ces hommes. Devor, ton garde du corps leur expliquera la situation. Qu'ils restent tranquilles, tu m'entends ? Mes hommes n'auront aucun scrupule à les abattre, s'ils tentent quoi que ce soit. — Bien entendu, Jani. — Parfait. Viens avec moi, mon chéri, dit-elle. — Faites-les patienter ! ordonna Milar à Plaumec. Il n'osa pas en dire plus, il ne voulait pas donner trop d'informations à Jani Qorkvin. Il la suivit à l'intérieur de la base. Elle marchait lentement, sans doute pour le laisser profiter de sa démarche ondulante. La décision qu'il avait prise était audacieuse, mais avait-il vraiment le choix ? Il avait besoin d'un vaisseau à propulsion intersidérale pour quitter cette planète et échapper à Yutez. Employer la force mettrait en danger Nayla, de plus, il ne souhaitait pas blesser Jani. Il appréciait cette femme, sa volonté, son courage et son indépendance. ** ** ** ** L'attente se prolongeait dans le froid persistant. Nayla avait imaginé que les hauts murs de la cour les protégeraient de la bise, mais le vent s'engouffrait et pris au piège, il tournoyait follement s'insinuant sous leurs tenues météorologiques. Elle entendait les mineurs râler à voix basse et leur intima de se taire en parlant entre ses dents. La porte, conduisant à l'intérieur de la base s'ouvrit avec un crissement qu’elle trouva sinistre. Un homme emmitouflé dans une veste en fourrure blanche, s'avança vers eux. — Le capitaine Qorkvin vous autorise à entrer, siffla-t-il avec une grimace inquiétante sur son visage couturé de profondes cicatrices. Suivez-moi et tenez-vous tranquilles. Le moindre geste de menace et vous serez abattus ! Nayla fit signe aux autres, avant de suivre le malfrat. Ils n'avaient pas le choix, le froid était l'ennemi le plus redoutable et ces bandits n'étaient pas un danger immédiat. Toujours vêtue de la robe des inquisiteurs, recouvrant sa tenue météorologique, elle avait dû se défaire de son fusil lywar pour plus de vraisemblance et maintenant, elle regrettait son arme. Dem n’était pas là, seule Plaumec les attendait. — Il est en train de négocier, murmura-t-elle. Nous allons l'attendre, en silence et patiemment. Ils se rangèrent en rang, ceux équipés d'armures encadrant les mineurs. Nayla était consciente de leur manque de crédibilité. Elle observa discrètement le traquenard dans lequel ils se trouvaient. Elle se demandait où était Dem et comment il pouvait se fier aux hommes qui se tenaient dans le hall, prêts à en découdre. Ces malfrats à la mine patibulaire étaient des criminels qui les vendraient à Yutez sans aucun remords. Immobile, elle tenta de contrôler son impatience. Les minutes s'écoulaient lentement sans qu'une parole ne soit prononcée, sans que rien ne se passe. Elle ne pouvait s’empêcher d'imaginer Dem acculé dans la base, gisant ensanglanté. Derrière elle, Vilso grogna : — On va rester combien d'temps ici ? J'ai envie d'pisser ! — Ta gueule ! souffla Garal. — Il n'a pas tort, dit Herton. On est coincé ici comme des mulamas à l'abattoir. — Ferme-là ! siffla Nayla entre ses dents. ** ** ** ** Jani s'arrêta et adressa à Dem un sourire plein de promesse. — Nous sommes arrivés, mon chéri… Sans le quitter des yeux, la belle entra dans une chambre richement meublée, avec un grand lit recouvert d'une épaisse couette, un bureau ancien en bois noble et un grand fauteuil. Le sol disparaissait sous une multitude de tapis moelleux et une profusion de coussins. Sur une fourrure soyeuse, posée dans un coin de la pièce, un gros félin au pelage de couleur feu, tacheté de noir, dormait en ronronnant. Le chat d'Ytar ouvrit ses yeux jaune pâle et fixa le nouveau venu de son regard mystérieux. La porte se referma derrière lui et avant qu'il n'ait pu réagir, Jani le plaqua contre le battant. Elle colla son corps généreux contre le sien et le visage levé vers lui, elle le dévora du regard. Elle l'embrassa sauvagement, mais il ne répondit pas à son baiser. — Tu pourrais y mettre du tien, Devor. J'ai l'intention de faire l'amour avec toi dans chaque coin de cette pièce. — Je crois que tu ne m'as pas compris. Je n'ai jamais parlé de satisfaire tes désirs, ma belle. Elle posa ses ongles, aiguisés comme des griffes, sur sa joue. — Je déteste être prise pour une idiote, colonel. Tu vas jouer à mon jeu ou j'ordonne que tes hommes soient tous abattus. En un éclair, il appliqua sa lame serpent sur la gorge de la belle. Elle s’immobilisa, effrayée. — Ne me menace pas ! Je détesterais être obligé de détruire une chose aussi jolie que toi, Jani. Elle laissa échapper un sifflement de rage et de frustration. — Lâche-moi, Milar ou tu le regretteras. Le chat de Ytar feula de colère. — Dis à ta bestiole de se tenir tranquille, ma belle. J'ai dit que je te dirais ce que tu voulais savoir, pas que je coucherais avec toi. — Eh bien vas-y ! Parle ! Le grondement du félin s'amplifia. — Tranquille, Teror, tranquille, dit-elle. Tout va bien. Le chat se recoucha, mais il ne quitta pas l'intrus des yeux. Sans ôter la lame du cou de Jani, Dem se pencha et l'embrassa doucement. Il la sentit frémir. Il éprouvait une surprenante émotion à tenir ainsi cette femme splendide contre lui. — Si je te relâche, seras-tu sage ? — Oui, très sage, si tu le souhaites, dit-elle d'une voix rauque. Il la libéra tout en rengainant sa lame. Elle s'écarta de lui et recula lentement, sans le quitter des yeux, puis s'assit sur le lit en prenant une pose lascive. — Je vais être franc avec toi, dit-il. J'ai fui ce vaisseau vengeur. — Pourquoi ? — Je suis accusé par l'Inquisition d'être un traître et un démon. Ils me reprochent d'avoir eu une prophétie parlant d'Espoir, de la fin de Dieu. Ils veulent me réduire au silence. Elle se redressa, sérieuse et attentive tout à coup. Il ressentit sa soudaine curiosité. Ce sujet ne lui était pas inconnu. — J'ai entendu parler de cette prophétie, confirma-t-elle. Les hérétiques qui font appel à mes services ne cessent de nous rebattre les oreilles avec cette fadaise. — Tu écoutes les hérétiques maintenant ? Avant ou après les avoir trahis ? — Ne sois pas désagréable. J'en sauve beaucoup, contre rétribution. Il faut bien gagner sa vie. Les autres… Je te les livrais, lorsque tu étais encore là. Ta disparition m'a permis d'être moins traîtresse vis-à-vis de mes clients. — Les mines clandestines n'embauchent-elles plus ? À l'époque, le colonel Milar avait découvert que Jani Qorkvin et ses contrebandiers permettaient à des populations entières de quitter l'Imperium. En paiement de son silence, il avait exigé qu'elle lui livre quelques vaisseaux pleins de ces fuyards. Elle avait accepté, bien entendu. C'était une femme pragmatique. Il savait aussi, qu'elle livrait une partie de sa cargaison d'hérétiques à des groupes de malfrats qui exploitaient illégalement des mines. Les malheureux devenaient des esclaves et mouraient, souvent dans des circonstances terribles. Ce qui, à l'époque, lui importait peu. — Je ne peux pas leur livrer tous mes clients, s'agaça-t-elle, sinon cela finirait par se savoir… Tu as eu une prophétie, Devor ? — C'est de cela dont je suis accusé, répondit-il prudemment. — Ce n'est pas croyable ! Cette prophétie se répand partout. Même chez mes hommes. Deux d'entre eux ont eu cette vision. Cette fois-ci, c'est lui qui fut stupéfait. — Vraiment ? — Oui, deux de mes hommes ! Ne me dis pas que tu as vraiment eu cette prophétie, pas toi… ce serait trop déprimant. Malgré son prétendu dédain, il ressentit son profond intérêt pour cette vision. — Toi qui prônes la liberté, je ne t'aurais pas imaginée si attachée à la religion. — Je me moque de la religion, Devor. Cependant, cet univers, que toi et les tiens contribuez à faire fonctionner, me rapporte beaucoup d'argent. — Et t'oblige à vivre sur une planète où tu ne peux pas sortir autrement qu'emmitouflée. Bien sûr, tu t'es aménagée un cocon charmant, mais je doute que tu y sois si heureuse. Il avait dû toucher un point sensible, car elle se leva avec colère. — Comme si j'avais le choix, feula-t-elle. Ici, je suis libre ! Son comportement l'étonnait et il lui fallait en savoir plus. Il pénétra doucement dans son esprit. Il y lut sa passion pour cette idée de liberté et sa foi impensable dans la possibilité d'un Espoir. Il décida de jouer la carte de la vérité, ou presque. Il passerait sous silence la présence de Nayla. Dem fit un pas vers elle et saisit ses mains. Il l'attira délicatement à lui et d'une main douce, il leva son visage vers le sien. — Jani, il y a cinq ans, j'ai réellement eu cette prophétie. J'ai vu un libérateur lever une armée. Cette armée va se répandre dans la galaxie, cet Espoir va renverser Dieu. L'Inquisition n'a pas apprécié, comme tu peux l'imaginer. Voilà pourquoi j'ai dû disparaître, voilà pourquoi je suis poursuivi et voilà pourquoi j'ai besoin de l'un de tes vaisseaux. — Et voilà pourquoi tu n'as rien à m'offrir en échange, Devor. Sauf si tu changes d'avis, bien sûr. Je pourrais céder si tu acceptais… — Tu serais sûrement déçue, dit-il en souriant. Je t'offre bien plus, je t'offre la liberté. — Par quel miracle peux-tu m'offrir une chose pareille ? — Elle sera à toi quand nous aurons vaincu, Jani. Elle éclata de rire. — Vaincre ! C'est une plaisanterie, n'est-ce pas ? Tu es un homme intelligent, Devor, alors comment comptes-tu vaincre avec la bande que tu traînes avec toi ? — Jani… murmura-t-il en lui caressant la joue, j'ai besoin de ton aide. Je ne peux rien te promettre, mais je te serai toujours reconnaissant. Tu ne peux pas nous garder ici, laisse nous partir. — Je pourrais te livrer, Devor. — Si tu le fais, ils me tueront et ils te tueront aussi. Ils ont massacré tous ceux que j'ai côtoyés. — Je pourrais te tuer. — Quel intérêt ? Si je suis mort, jamais tu n'arriveras à me séduire. — Est-ce que j'ai une chance, Devor ? souffla-t-elle. — Peut-être… lui laissa-t-il espérer. Elle hésita, puis dit avec sérieux : — Et si je t'accompagnais ? Tu auras besoin de troupes si tu comptes affronter l'Armée Sainte. Dem fut surpris par cette offre à laquelle il ne s'attendait pas. — Je suis touché par ta proposition, Jani, vraiment. Je ferai appel à toi, je te le promets, lorsque j'aurai trouvé cet Espoir dont parle la prophétie. Inutile pour toi de courir un risque inconsidéré. Une certaine émotion se peignit sur son visage et elle eut un sourire timide, qui la rendit touchante et encore plus ensorcelante. — Est-ce que tu tiens un peu à moi, mon beau colonel ? Nous ferions un si beau couple, tu ne trouves pas ? Il ne sut que répondre, alors il glissa sa main derrière sa nuque, l'attira à lui et l'embrassa le plus passionnément qu'il put. Elle lui rendit son baiser avec ardeur. — Oh Devor… Tu me fais vibrer. Tu auras ton vaisseau, je te le promets, mais tu ne peux pas partir aujourd'hui. — Pourquoi cela ? — Le vengeur est toujours là. Milar savait qu'elle ne mentait pas. Une fois encore, le destin s’acharnait à entraver leur fuite. — Tu vas devoir nous héberger. — Ce ne sera pas un effort insurmontable. Mais… vraiment, tu ne peux pas rester dans cet état. — Que veux-tu dire ? — Tu es couvert de sang et tu ne sens pas très bon. Si tu le souhaites, je vais te trouver une tenue propre et te fournir un rasoir, pour que tu ôtes cette horreur, dit-elle en caressant sa barbe. Cette porte, là, conduit à une douche… Une vraie douche, l'eau ne manque pas sur Firni. Dem sourit. Une vraie douche serait une bénédiction après cinq années de cette chose sonique. — J'accepte avec gratitude. Un rasoir serait parfait et une tenue propre serait plus qu'appropriée. Cette armure n'est pas très discrète. — Parfait, fais comme chez toi. — Jani, peux-tu t'occuper de mes amis, leur fournir un repas chaud, des vêtements et de quoi se reposer confortablement ? — Tes amis ? Tu es différent, Devor. — En quoi serais-je différent ? — Sais-tu pourquoi je te harcèle, Devor ? Il haussa les épaules. Jani Qorkvin était une séductrice qui prenait les hommes et parfois les femmes, qui lui plaisaient, sans qu'aucun ne lui résiste. Il avait toujours imaginé que son inaccessibilité avait excité sa convoitise. — Tu es beau, c'est vrai, mais ce n'est pas cela qui m'a séduite. Il y avait dans ton regard une flamme ou quelque chose que je n'aurais jamais cru voir dans les yeux d'un Garde de la Foi. — Une flamme, comme tu y vas, ironisa-t-il. J'ai toujours entendu dire que j'avais un regard froid. — Un bleu froid terriblement séduisant, confirma-t-elle, mais laisse-moi continuer. Cette flamme n'était que momentanée. Elle disparaissait si vite, trop vite, mais elle me fascinait. Elle caressa sa joue avec une étrange tendresse et murmura : — Cette flamme est là en permanence, désormais. Tu es différent, j'en suis sûre. L'ancien colonel Milar m'aurait sans doute déjà tuée pour mon insolence. Tu es transformé et encore plus désirable. — Jani, je t'en prie… — Très bien, je serai patiente. Je vais donner des ordres pour que l'on s'occupe de tes… amis. — Attends, juste un détail. Ils ignorent mon identité et doivent continuer à l'ignorer. — Tu es un petit cachottier, dit-elle en souriant. Je serai discrète, tu peux me faire confiance. Tu trouveras un rasoir dans la salle de bains. Prends tout ton temps et ne fais pas de mal à Teror. Il est extrêmement difficile de se procurer un chat d'Ytar et son ronronnement me procure un bien-être délicieux. Teror me rappelle mon enfance. Ytar est une planète si belle… et… Des larmes voilèrent ses beaux yeux noirs. Il posa un doux baiser sur sa main. — Ne t'en fais pas, Jani. Je ne lui ferai aucun mal. — Laisse-moi, dit-elle la gorge serrée. Elle s'arracha à lui et s'enfuit de la chambre. ** ** ** ** Depuis plus d'une heure, Nayla attendait impatiente d'avoir des nouvelles de Dem. Le poids des mitrailleuses et l'observation hostile des contrebandiers pesaient de plus en plus lourds. Pour ne rien arranger, l'indiscipline des mineurs devenait ingérable. Excédée, elle se tourna vers eux et gronda entre ses dents : — Tenez-vous tranquilles, n'oubliez pas le rôle que nous jouons. Si ça continue, je devrais demander aux "Gardes" de vous calmer ! — Qu'ils essayent, fillette ! s’esclaffa Vilso. Tu crois que tu m'impressionnes ? Ton mec n'est plus là pour te protéger ! Malgré elle, elle se sentit rougir et bénit l'ample capuche qui dissimulait son visage. — Touche-la et je te flingue ! siffla Valo entre ses dents. — Essaye, moucheron ! — Mais ferme là, Vilso, tu nous emmerdes ! s'exclama le grand Certaw. — Il a raison. Moi non plus, je n'aime pas ne pas savoir ce qui se passe, intervint Herton. Je n'ai aucune confiance en… Mardon ou Dem ou qui qu'il soit. — Vous avez tort, dit Plaumec. C'est un homme de confiance, alors taisez-vous, Sergent ! — Si vous comptez vous le faire, toubib, désolé. Je crois que la mijaurée qui se croit notre chef a déjà pris la place. Au fur et à mesure de la dispute, le ton était monté. Plaumec se retourna vers la petite troupe et gronda : — Garal, tenez vos hommes ! — Et vous, tenez les vôtres. Il a désigné une enfant pour commander, qu'elle se démerde ! Un contrebandier s'avança et les dévisagea. — Vous êtes qui, les gars ? J'ai déjà rencontré des Gardes et jamais, ils se sont comportés comme ça. Un silence pesant s’abattit sur le hall. Le bandit, mince et bronzé, fit signe à quelques-uns de ses hommes de se tenir prêt. — J'ai posé une question, insista-t-il. J'suis sûr que le capitaine voudra en savoir plus. Vous êtes qui ? En tant qu'inquisiteur, Nayla devait répondre, mais sa voix allait la trahir. — On ne pose pas de questions aux Gardes de la Foi, dit fermement Valo, en faisant un pas en avant. La jeune femme admira l'étrange courage du garçon. Ces derniers jours, il avait totalement changé. — T'as raison, sauf que t'es pas un Garde, mon gars. J'en suis sûr ! Alors vous allez tous poser vos armes sur le sol et enlever ces putains d'casques qu'on voit qui vous êtes ! Il était hors de question de se désarmer. Nayla glissa sa main sous sa veste et serra avec force le pistolet qui s'y trouvait. La tension était à son comble et elle était persuadée que les tirs lywar allaient fuser dans quelques secondes. Le grand contrebandier au visage ravagé choisit cet instant pour revenir dans le hall. — Doucement, les gars, dit-il de sa voix éraillée. Le capitaine dit qu'ils sont nos invités. — Ce ne sont pas des Gardes, Cyath ! Je sens qu'on nous prépare un coup fourré. — Tu crois que le capitaine l'ignore ? Elle sait tout, cette femme ! Ils sont nos invités. Baissez vos armes ! dit-il à Nayla. Le capitaine Qorkvin a fait un deal avec votre chef. Suivez-moi ! On va vous donner à manger. Nayla ne répondit pas. Était-ce un piège ? Décidée à en savoir plus, elle tendit son esprit vers celui du contrebandier. Elle y pénétra sans difficulté et découvrit qu'effectivement leur capitaine avait donné ces ordres. Elle aurait pourtant préféré avoir la confirmation de Dem. Mobilisant son courage, elle s'avança droit sur le grand gaillard. Elle ôta son capuchon et le fixa dans les yeux. — C'est bien aimable à votre capitaine, mais où se trouve notre chef ? J'aimerais qu'il confirme vos dires. L'homme la dévisagea d'un regard appréciateur, avant de laisser échapper un petit rire. — Il viendra quand il pourra. Il est l'invité personnel de Jani et j'pense qu'il est très occupé… Un rire entendu balaya les rangs des forbans. Elle s'obligea à rester impassible, tandis que le feu ardent de la jalousie se répandait en elle. ** ** ** ** Devor Milar s'était débarrassé de la lourde armure avec félicité. La salle de bains de Jani Qorkvin était spacieuse et luxueuse, prouvant qu'elle ne se refusait rien. Il trouva le rasoir, un modèle ancien. Une fois le visage badigeonné de savon, il fit glisser la longue lame, ôtant la barbe sombre qui mangeait ses joues. Il finit de se nettoyer à l'eau fraîche, savourant le plaisir de sentir le liquide dégouliner sur son visage. Il s'observa dans le miroir, intrigué par ce que le capitaine Qorkvin lui avait dit. Aucune "flamme" ne brillait dans ses yeux aussi bleus que les séracs de cette planète. Était-il bel homme, comme Jani semblait le penser ? Il n'aurait su le dire, même s'il avait constaté que son pouvoir de séduction fonctionnait particulièrement bien sur les femmes. Nayla ne dérogeait pas à cette règle. Il aimait le regard plein d'admiration qu'elle posait parfois sur lui. Le souvenir de ses yeux bruns, pailletés de vert, plein de tendresse et de passion le rendit mélancolique. Il secoua la tête. De tels sentiments n'apportaient que des ennuis, elle ne devait pas s'amouracher pas de lui. Milar nettoya la lame du rasoir avant d'entrer dans la douche. Le bonheur de l'eau brûlante sur sa peau était merveilleux. Il ferma les yeux et pendant quelques minutes, il oublia tout. Est-ce le courant d'air ou son instinct qui l'alerta ? Il ouvrit les yeux en sentant la porte de la douche s'ouvrir. Jani Qorkvin, nue et superbe, le rejoignit. L'eau dégoulinait sur sa peau ambrée, lissait ses cheveux, coulait entre sa poitrine généreuse, humidifiait son mont de Vénus et descendait le long de ses cuisses musclées. Elle se colla contre lui, amoureusement. Elle le plaqua contre la cloison et l'embrassa goulûment. La douceur de ses lèvres contre les siennes, le moelleux de ses seins contre sa poitrine, éveilla en lui une émotion inconnue. Pendant quelques secondes, il lui rendit son baiser l'enlaçant même de son bras. Elle gémit doucement de plaisir, son regard noir plongeant dans le sien. — Devor… murmura-t-elle. Le plus délicatement possible, il l'écarta, puis coupa l'eau. Il était un Garde Noir. Sa formation et son conditionnement lui interdisaient de se laisser aller à une telle perte de temps. Son esprit analytique exigeait qu'il repousse cette femme entreprenante, ses toutes nouvelles émotions insistaient pour qu'il se montre gentil avec elle. Elle l'attirait comme une lumière trop chaude, trop brillante. Il caressa ses cheveux avec douceur. — Jani, je ne suis pas ce genre d'homme. — Ne sois pas si prude, ou alors, je ne te plais pas ? — Tu es une superbe femme. — Dans ce cas, pourquoi me résister, mon beau colonel ? — Parce que je le dois pour toi et pour moi. Elle laissa les doigts courir sur ses blessures récentes. — Que t'est-il arrivé ? Tu as été torturé, n'est-ce pas ? demanda-t-elle avec sollicitude. — En effet, une histoire banale. Jani, laisse-moi sortir… — Je n'en ai pas envie. Ce que je veux, c'est que tu me fasses l'amour, là sous la douche. — Jani ! Je ne céderai pas. Je te l'ai dit, je ne suis pas l'un de tes nombreux amants, volontaires ou non. — Ils sont tous volontaires ! dit-elle avec colère, puis ajouta plus doucement. Tu es jaloux… Je peux te promettre que tu seras le seul, si tu le souhaites. — Je ne te demanderai jamais une chose pareille, dit-il en riant. — Tu es impossible ! Ou alors… amoureux ? Laquelle est-ce ? Cela ne peut pas être les deux plus âgées, tu sais qu'elles préfèrent les nichons à tes pectoraux. Il reste deux gamines. L'une est trop masculine… et l'autre… Je le reconnais, elle a un certain charme. On peut faire ménage à trois, si tu veux. — Jani… gronda-t-il, exaspéré. — Les garçons, peut-être… continua-t-elle, non, je ne peux pas croire que tu sois attiré par ce genre de caprice… et puis, aucun d'eux ne vaut le coup, crois-moi. Ne t’inquiète pas, je ne leur ai pas parlé, je me suis contentée de les observer discrètement. Je voulais savoir qui pouvait occuper tes pensées. Elle éclata d'un rire moqueur et lui tendit une épaisse serviette. — Je t'ai trouvé des vêtements à ta taille, Devor. Si tu changes d'avis, je me ferai un plaisir de te les enlever. Jani quitta la douche en ondulant des hanches, le laissant admirer la rondeur de ses fesses. Milar se sécha, drapa l’étoffe autour de ses hanches et regagna la chambre. Une douce musique envoûtante masquait le silence. La belle, vêtue d'une longue tunique vaporeuse qui ne cachait rien de ses formes voluptueuses, était assise dans un grand fauteuil. L'énorme chat était lové sur ses cuisses et elle fourrageait distraitement dans son épaisse fourrure. Le ronronnement de l'animal devenait hypnotisant. — Si tu veux t'habiller… dit-elle en désignant un tas de vêtements posés sur le lit. Mais… attend ! — Qu'y a-t-il, encore ? — Tu as une blessure qui saigne dans le dos… — Ce n'est rien, une griffe de lyjan. Teror dut sentir son changement d'humeur, car d'un bond, il rejoignit le lit. De cet endroit stratégique, il adressa à sa maîtresse un feulement agacé. — Viens là Devor, je vais te soigner ça, dit-elle en se levant. — Nous avons un médecin, je verrai avec elle à bord du vaisseau que tu vas me prêter. — Laisse-moi au moins appliquer une ampoule cicatrisante, dit-elle avec sollicitude. Dem hésita, puis haussa les épaules. Elle ouvrit un kit de secours et avec une extrême douceur, elle appliqua le produit sur sa blessure. Ses mains caressèrent la peau de son dos avec sensualité. Jani se redressa et le serra contre elle, puis l'embrassa tendrement dans le cou. — Voilà, tu es guéri, mais, n'oublie pas de voir ton médecin. Les blessures occasionnées par les lyjans sont difficiles à soigner. — Merci, Jani. Elle ne le lâcha pas, posant sa tête contre son dos. Ses mains glissèrent sur ses pectoraux et dessinèrent doucement les muscles de son ventre. — Jani, je souhaiterais m'habiller, dit-il gentiment. — Devor, je souhaiterais que tu me déshabilles… Il ne voulait pas la repousser méchamment, ni la blesser, mais il fallait qu'elle cesse son petit jeu. — Jani, je t'en prie… Cela suffit ! Elle poussa un long soupir et après lui avoir déposé un dernier baiser dans le cou, elle le relâcha. Sans rien ajouter, Dem enfila ce qu'elle avait prévu pour lui ; un tee-shirt gris foncé, un pantalon et une veste en cuir sombre, renforcé par de légères plaques de ketir sur les cuisses, les épaules, le dos et la poitrine. Les bottes étaient fabriquées dans le même matériau qui paraissait extrêmement résistant. Il boucla une ceinture et glissa dans les étuis appropriés, son pistolet lywar et son poignard. Il récupéra les poignards serpents et les glissa dans une poche. La gaine de poignet, qu'il avait porté sous son uniforme allait lui manquer. — J'en étais sûre, dit Jani avec admiration. Cela te va à ravir. — Merci, excellent choix. — Tu verras, le cuir de lyjan est de bien meilleure qualité que le rytemec et plus solide que le polytercox. — Tu traques toujours ces bestioles, Jani ? — Dès que je m'ennuie, oui. J'essaye de retrouver l'excitation de cette chasse en ta compagnie, mais personne ne t'arrivera jamais à la cheville, Devor. — Tu vas finir par te faire tuer. — Le danger m'excite, tu sais. Devor, tu pourrais rester avec moi, devenir contrebandier. Nous irions tous les deux à la chasse, entre autres amusements. — Je m’ennuierais et je te volerais le commandement. — Je t'en voudrais beaucoup. Cette base est à moi ! — Je sais. — Dîne avec moi, Devor. Nous pourrons parler de nos avenirs respectifs. — Je dois voir mes hommes. — Je leur ai fait servir à manger et préparer des chambres. Ils pourront s'y laver et se changer. — Je dois tout de même leur parler. — Soit. Je t'y conduis, mais dîne avec moi… Je t'en prie. — Accordé, dit-il en regrettant déjà cette promesse. ** ** ** ** Les contrebandiers les avaient conduits dans un grand réfectoire. On leur avait servi un ragoût de viande, baignant dans une sauce épaisse et épicée. Nayla aurait voulu avoir la force de renoncer à ce repas, mais l'odeur alléchante lui mettait l'eau à la bouche. Elle plongea sa cuillère dans le bol et dégusta la première bouchée. La viande était savoureuse et la sauce un délice. Elle arracha un large morceau à la miche de pain odorante posée devant elle et le plongea dans le liquide brun. Elle ferma les yeux de plaisir. Elle n'avait rien mangé d'aussi bon depuis son départ d'Olima. Elle leva les yeux et vit que les autres mangeaient avec appétit. Elle sourit et profita de ce moment. Elle sursauta lorsque la porte s'ouvrit, laissant le passage à Mardon. Il s'était rasé et changé dans une tenue de contrebandier qui lui allait particulièrement bien. Qu'il est séduisant, pensa Nayla. Une femme, belle à couper le souffle, le rejoignit et s'accrocha à son bras. Moulée dans une combinaison gris sombre, elle montrait avec fierté ses formes généreuses. Elle lui murmura quelque chose à l'oreille, il lui répondit en souriant. Nayla détesta immédiatement Jani Qorkvin. Le poison de la jalousie se déversa dans ses veines avec une fureur dévastatrice, mais pour rien au monde, elle n'aurait avoué ce sentiment honteux. Cette femme était tout ce qu'elle, Nayla, n'était pas. Elle était sûre d'elle, séduisante, charmeuse et entreprenante. Est-ce que Dem et elle ? Ils se levèrent tous en repoussant bruyamment leur chaise. Les hommes étaient visiblement sous le charme. — Il se passe quoi ? demanda Vilso. — Le vengeur croise toujours dans les parages, dit Dem d'un ton sec. Le capitaine Qorkvin nous offre un vaisseau, mais quitter cet endroit pour le moment ne serait pas prudent. Nous allons accepter son hospitalité. Je veux que vous profitiez de ces quelques heures pour réfléchir à votre avenir. Deux choix s'offrent à vous. Vous pouvez rester ici et intégrer son organisation. — Surtout si vous êtes un homme jeune et fougueux, dit la femme avec une moue sensuelle, mais je ne repousserai pas une charmante jeune femme. Un murmure surpris courut dans leur rang. — Le capitaine Qorkvin est une femme prudente, qui minimise les risques, expliqua Dem. Cela vous offre de bonnes chances de survie. — Et sinon ? demanda Garal. — Sinon, vous venez avec nous. Si vous faites ce choix, vous devenez un ennemi de l'Imperium. Je ne peux rien vous promettre d'autre. Votre conscience doit être votre seule conseillère. Garal allait intervenir, mais Dem l'interrompit d'un geste de la main. — Pas maintenant. Réfléchissez-y. Parlez-en entre vous. Vous allez être conduits dans vos chambres. Prenez une douche et changez-vous. Nous en reparlerons demain. Il allait tourner les talons et la planter là, avec les autres ! La colère enflamma Nayla et elle le rattrapa. — Dem ! Je dois vous parler. Le capitaine Qorkvin lui décerna un regard moqueur, tout en posant une main de propriétaire sur l'épaule de Mardon. — Ne traîne pas, mon chéri. J'ai faim. Au grand désespoir de Nayla, elle ponctua sa phrase d'un baiser sur sa joue, puis s'éloigna en ondulant du bassin. — Que voulez-vous, Nayla ? — Que dois-je faire ? balbutia-t-elle, blessée par sa froideur. — Ce que j'ai dit : douchez-vous et dormez. Nous partirons demain, je pense. Yutez va se lasser de nous attendre. — Mais… — Restez avec le capitaine Plaumec, Nayla, dit-il plus bas. Ne restez pas seule. Ne vous inquiétez pas, je gère la situation. Il s'éloigna sans rien ajouter. Jani Qorkvin l'attrapa par le bras et l’emmena hors de la pièce. Avec tristesse, elle rejoignit Mylera. Elle ne s’était jamais sentie aussi insignifiante qu'en cet instant. Quelques minutes plus tard, le contrebandier au visage couturé les conduisit à l'intérieur de la base. — Le capitaine a pensé que les filles préféreraient rester ensemble. Alors c'te chambre est pour vous. Sortez pas, on viendra vous chercher. Y'a tout c'qui faut pour vous changer là-dedans. Une fois seules, les quatre femmes échangèrent un regard interrogateur, ne sachant comment réagir. — Et maintenant, dit Mylera, que fait-on ? — Vous, je ne sais pas, dit Leene Plaumec, mais moi, je vais prendre une douche… une vraie ! J'en rêvais depuis longtemps. Nayla s'assit sur la couchette, la tête dans les mains. Après tout ce qu'ils venaient de vivre, elle n'arrivait pas à penser à autre chose que Dem s'éloignant avec cette femme superbe à son bras. Qu'avait-elle imaginé ? Que quelque chose était possible entre eux ? Elle n'était qu'une gosse sans expérience pour lui. — Ça va, ma chérie ? demanda Mylera. Elle répondit d'une onomatopée inintelligible. — Quelle sera ta décision, demain ? Nayla ? — Prendre ce vaisseau, bien sûr. Je n'ai pas le choix. — Tu pourrais rester ici. Elle ne pouvait pas avouer à son amie qu'elle était la seule qui ne pouvait pas intégrer les contrebandiers. D'ailleurs, elle ne le souhaitait pas. Si elle s'attardait, Dem resterait aussi. — Non, je ne veux pas. — Tu parles comme si c'était une fatalité. — Laisse là en paix, Mylera, dit Leene en sortant de la douche. — Et toi, Leene, tu vas prendre ce vaisseau ? — Je pense que cette décision est très personnelle. Je ne sais pas ce que feront les garçons, mais je propose que chacune d'entre nous décide pour elle-même, sans tenter d'influencer les autres. — Vous avez raison, dit Nali. Moi je n'ai pas le choix, je suivrais l'avis de mon frère. Nayla les laissa parler. Elle se glissa sous la douche et laissa l'eau brûlante couler à flots sur sa tête. ** ** ** ** Ailleurs… La nébuleuse parait le noir de l'espace de couleurs féeriques, qui semblaient se mouvoir de leur propre volonté. Ce spectacle magique laissait le colonel Yutez indifférent. Pour lui, les volutes de matières et de radiations n'étaient qu'un obstacle qu'il aurait souhaité détruire. Les bras croisés, debout devant l'un des grands hublots qui flanquaient les ailes de la passerelle, il fixait l'espace avec intensité et colère. Il tentait de percer ces nuages pour y repérer le bombardier de Milar. Ce diable d'homme avait réussi à s'évader d'un vaisseau vengeur, de son vaisseau vengeur ! Il l'avait ridiculisé. Il avait, une fois encore, prouvé qu'il était capable de triompher de l'impossible. Ce qu'il ne comprenait pas, c'est la stratégie utilisée cette fois-ci. Pourquoi avait-il couru le risque de libérer les prisonniers ? Milar n'était pas homme à se préoccuper d'éventuels amis. Son officier en second vint le tirer de sa réflexion. — Colonel, dit le commandant avec circonspection, les derniers bombardiers viennent de revenir à bord. — Ils n'ont rien trouvé, n'est-ce pas ? demanda-t-il d'un ton aigre. — Non, colonel. Aucune trace. Leur bombardier a disparu, mais il est impossible qu'ils aient pu fuir la nébuleuse, sans que nous les repérions. — Que suggérez-vous, Walun ? — Les poches de radiations sont légion dans ce maelström, nous y avons perdu trois bombardiers. Les astéroïdes sont nombreux et leurs trajectoires sont souvent imprévisibles. — Venez-en aux faits ! — Ils ont sûrement été détruits, colonel. — Imbécile ! rugit Yutez. Devor Milar tué par un vulgaire caillou ! — Colonel, je… Il ne peut pas en être autrement… — Je refuse de croire cela ! Le commandant Walun baissa les yeux, n'osant pas affronter la colère de son colonel. — Continuez les recherches, commandant. Leur bombardier doit s'être posé sur un astéroïde. Trouvez-les ! — Colonel, le risque… — Je me moque du risque ! Trouvez-les ou je vous éjecte de mon vaisseau par le premier sas ! — À vos ordres, colonel ! Le commandant courut donner ses ordres. Zan Yutez savait déjà, malgré ce qu'il venait de dire, que les recherches seraient en pure perte. Devor Milar ne serait pas repris aussi facilement. Il était un archange, il était même le meilleur d'entre eux. Il était en vie et loin de cet endroit. Maintenant, il devait les retrouver, lui et cette Kaertan, avant que l'Inquisition lui fasse payer son incompétence. Yutez maudit Saziv d'avoir désobéit aux ordres et s'assit dans son fauteuil. Une fois encore, il consulta les données de l’enquête. La gamine avait tué cet abruti d'inquisiteur et deux Gardes. Il avait visionné les enregistrements de sécurité, les deux hommes avaient été projetés dans les airs par une force invisible, prouvant sans aucun doute qu'elle était le démon qu'il devait capturer. Elle avait ensuite poignardé Saziv et libéré Milar, avec une aisance toute aussi impressionnante. Il devait, absolument, rattraper les deux fuyards. Le général Jouplim avait été particulièrement clair à ce sujet. Yutez croisa les doigts et se focalisa sur les informations affichées à l'écran. Cette Nayla Kaertan était la clé de cette équation. Milar avait sûrement trouvé le moyen de s'échapper de cette nébuleuse avec sa protégée et lui, Zan Yutez, devait déterminer leur prochaine étape. Il n'arrivait pas à imaginer Milar fuyant lâchement l'Imperium. Ce n'était pas dans sa nature. Il voulait le pouvoir et pour y parvenir, il avait besoin de cette enfant. Pour la manipuler, il était obligé de respecter ses sentiments et c'était sans doute la raison, pour laquelle Milar avait libéré ces minables de la base H515. Yutez trouva amusant que ce froid salopard soit obligé de materner une gamine et de s'encombrer d'inutiles. Cette Kaertan avait de la famille sur Olima et s'il n'arrivait pas à la retrouver, ses proches, ses amis, ses compatriotes allaient payer le prix de sa trahison et de sa déviance. XXI Devor accompagna Jani jusqu'à sa chambre, comme il l'avait promis. À peine à l'intérieur, elle se déshabilla sous ses yeux et revêtit le déshabillé vaporeux qu'elle avait porté plus tôt. — Mets-toi à l'aise et raconte-moi tout ce qui t'est arrivé, ce que tu as fait, qui tu es devenu. Cette enfant t'a appelé Dem… — Un surnom. — Sous quel nom te cachais-tu ? — Dane Mardon. — Hum… Pas mal, mais je préfère Devor. Que veux-tu boire ? Du wosli ? De la verte de Ytar ? Il ne m'en reste pas beaucoup, mais je serai heureuse de la partager avec toi. — Un thé sera parfait. — Du thé ! Devor, tu n'es plus aux commandes d'une phalange. Profite de la vie. — Juste du thé, insista-t-il. — Tu n'es pas drôle. Un vin jaune d'Aluave, peut-être… Un pur délice, tu vas voir. Elle servit deux verres d'un liquide à la merveilleuse robe dorée. — Goûte, s'il te plaît. Elle déployait toute sa séduction et il lisait sans peine ses désirs. Elle voulait faire l'amour avec lui et elle déploierait tous ces charmes pour y parvenir. La nuit promettait d'être interminable. Devor plongea ses lèvres dans le vin et avala une infime gorgée. La saveur douce et moelleuse se déversa dans sa bouche. Il n'avait jamais bu d'alcool, d'abord par obligation et ensuite par choix. Il refusait de s'adonner à un plaisir qui le priverait de ses moyens. Il dut reconnaître qu'il aimait ce breuvage. Sans y penser, il but une autre lampée. — Tu aimes ? demanda-t-elle amusée — J'admets que c'est excellent. — Il y a d'autres plaisirs, tout aussi délicieux, que tu devrais essayer, mon chéri. Elle se colla à lui et l'embrassa. Ses lèvres avaient le goût du vin. Enivré par l'expérience, il glissa une main sur sa nuque et lui rendit son baiser. Il ne broncha pas lorsque la langue de la séductrice se fraya un passage dans sa bouche. La sensation était étrange, une chaleur surprenante envahit son corps. La main de Jani arracha son tee-shirt de son pantalon et vint caresser son torse. Il tressaillit lorsqu'elle s'empara de son poignet et posa sa paume sur l'un de ses seins. Elle avait la peau chaude et douce. Son trouble s'amplifia et il sentit le corps de la belle se raidir contre le sien. Un gémissement s'échappa de ses lèvres. Ce son l'arracha au maléfice. Doucement, il s'écarta d'elle. Son cœur battait la chamade. Il n'avait jamais éprouvé un tel bouillonnement de ses sens. — Oh Devor… murmura-t-elle. — Jani… souffla-t-il. Je suis désolé, mais nous n'irons pas plus loin. — Mais pourquoi ? Tu me désires, je le sais. Pourquoi, en effet ? demanda une voix dans sa tête. Tente cette expérience nouvelle, tu ne risques rien. Non ! Il refusait de s'abandonner ainsi. Il ne voulait pas perdre le contrôle. Il n'était pas un humain ordinaire et les jeux du sexe n'étaient pas pour lui. — Je ne te ferai que du mal, Jani. Laisse-moi en paix. — Non ! grinça-t-elle furieuse. — Je t'en prie, implora-t-il alors qu'il aurait dû ordonner. Elle le fixa avec intensité. Combien de temps serait-il capable de lui résister, si elle revenait à l'assaut ? — Tu peux dormir dans mon lit, Devor, dit-elle en s'éloignant. J'ai du travail, cette nuit. Il ressentait sa profonde tristesse, tandis qu'elle s'habillait rapidement. Il exhala un long soupir lorsqu'elle quitta la pièce et se laissa tomber dans un fauteuil. Il n'avait pas l'intention de dormir, pas dans la chambre de Jani Qorkvin. -*-*- Il ouvrit les yeux dans un sursaut. Le chat d'Ytar était vautré en boule sur ses genoux et son ronronnement hypnotisant l'avait endormi. Assise en face de lui, Jani l'observait. Il ne distinguait pas son visage caché dans l'ombre. Des émotions lui parvenaient par vagues. Elle était si bouleversée qu'il n'arrivait pas à démêler les différentes pensées qui la tourmentaient. Il vit brièvement une femme brisée, rouée de coups, utilisée par différents hommes. Il entrevit un souvenir de leur première rencontre. Son passé n'était qu'une succession d'épreuves. Il en fut attristé. — Tu es réveillé ? — Oui. — Teror ne t'a pas dérangé ? — Non, pas du tout. — Il n'a pas l'habitude d'ennuyer les inconnus. Il n'aime que moi. — Il a bon goût. Elle laissa échapper un petit rire sans joie. — Tu es sûr que tu ne veux pas rester, Devor ? — J'en suis certain. Je dois partir et tu dois m'oublier. Chaque minute que je passe ici te met en danger et me met en danger. Je n'apporte que la mort à mes amis, termina-t-il avec amertume. La mélancolie de Jani avait ravivé ses pensées noires. — Je suis ton amie ? — Bien sûr. — T'avoir auprès de moi était un beau rêve, mais seulement un beau rêve, n'est-ce pas ? — Ne recommençons pas cette discussion. Elle ne nous mènera nulle part et tu le sais. — Si tu le dis… — Quand comptes-tu me dire que le vengeur est parti, Jani ? — Comment le sais-tu ? — Je le lis dans ton esprit, ma belle, dit-il en souriant. — Tu es un bon menteur, je pourrais te croire. Soit… Ton vaisseau est prêt. J'ai fait en sorte qu'il soit ravitaillé. Tu y trouveras des armes et tout ce dont tu peux avoir besoin. — Merci, Jani. — Promets-moi de m'appeler dès que tu auras besoin de moi. Je viendrai. — Tu as ma parole, dit-il. ** ** ** ** Nayla n'avait pas réussi à dormir de la nuit. Dès qu'elle fermait les yeux, elle imaginait Dem dans les bras de cette femme. Juste après une douche qu'elle n'avait pas appréciée, elle s'était roulée en boule dans un coin du lit et n'avait plus parlé à personne. Elle s'en voulait de sa jalousie, mais n'arrivait pas à s'en défaire. Lorsqu'on vint les réveiller, elle s'habilla rapidement sans répondre aux tentatives de dialogue de Mylera. Elle passa une chemise gris clair, bien coupée quoique un peu grande et un pantalon brun. Elle enfila une veste gris foncé en virch'n, renforcée par du rytemec. Elle glissa, dans les étuis accrochés au ceinturon, un pistolet lywar et un poignard. Les trois autres femmes avaient, elle aussi, revêtu des tenues de contrebandier. Elles furent conduites dans un grand hangar où étaient entreposés quatre vaisseaux de tailles diverses. Ils n'avaient pas le brillant et la qualité des bombardiers des Gardes de la Foi et encore moins leur élégance, mais il se dégageait d'eux une impression de rapidité. Dem se trouvait déjà là, avec cette Qorkvin accrochée à son bras. Elle se pencha vers lui et lui murmura quelque chose à l'oreille. Il lui répondit, puis à la grande horreur de Nayla, il porta la main de Jani à ses lèvres. — Merci, dit-il d'une voix chaude. La femme sourit avec malice en dégageant sa main et en profita pour lui caresser amoureusement le visage. — De rien, dit-elle, n'oublie pas ta promesse. — Je n'oublierai pas, répondit-il. N'oublie pas la tienne… — Jamais, mon chéri… Dem dévisagea chacun d'entre eux, comme s'il cherchait à lire ce qui se trouvait dans leur âme. — Avez-vous réfléchi à la route que vous souhaitez prendre ? Ils s’entre-regardèrent, chacun se demandant si l'autre allait accepter l'offre de cette femme vénéneuse. Plaumec fut la première à hausser les épaules et à se diriger vers le vaisseau. Valo la suivit, sans hésiter et Nardo lui emboîta le pas. — Tu viens ? Nayla sursauta. Elle dévisageait Mardon et Jani Qorkvin avec tellement d'attention qu'elle n'avait pas remarqué Mylera. — Bien sûr que je viens, répondit-elle dans un état second. Elles se dirigèrent vers le cargo, tandis que les mineurs leur emboîtaient le pas. Jholman échangea quelques mots avec Laker, les deux garçons se serrèrent la main et Do choisit de rejoindre les autres. En haut de la rampe d'accès, Nayla s'arrêta. Herton et Laker ne s'étaient toujours pas décidés, tout comme Vilso. — Viens, lui dit Mylera. Je ne crois pas que Laker viendra. Il est terrifié par tout ça. S'opposer à Dieu le rend mal à l'aise, tout comme Herton d'ailleurs. — Oui… Tu as sûrement raison, dit Nayla avec tristesse. — Alors, tu viens ? — Je vais rester encore un peu ici, si cela ne t'ennuie pas. — Comme tu veux, mais tu ne devrais pas regarder, dit Mylera gentiment. Tu n'as rien à craindre, il ne s’intéresse pas à cette femme, c'est évident. — Il a l'air très intéressé au contraire. — Tu n'y connais rien et tu te fais du mal pour rien. — Je ne me fais pas du mal. Que veux-tu que ça me fasse ? Elle était consciente que sa voix sonnait faux, mais Mylera sembla ne pas s'en rendre compte. — Comme tu veux, ma jolie. ** ** ** ** Milar toisa longuement les trois qui avaient choisi d'embrasser la carrière de contrebandier. Il savait qu'il courait un risque en les laissant ici, mais un risque minime. — Herton, vous êtes sûr de vous ? — Je suis plus que certain, lieutenant ou Dem… ou je ne sais qui, dit-il avec une grimace de rage. Je ne veux pas participer à votre révolte. Par votre faute, des gens bien sont morts et d'autres vont mourir, à commencer par tous les abrutis qui sont montés à bord. Ma vie est finie, ma famille est en danger, tout cela à cause de vous. Capitaine, si vous voulez de moi, je vous servirais bien. Jani Qorkvin s'approcha de lui et observa le jeune homme blond, aux yeux bleus délavés. — Il fera l'affaire… Je suis sûre qu'il arrivera à me satisfaire. — Et vous, Laker ? — Je vais rester aussi, bafouilla-t-il. Je suis trop… effrayé. Jani s'appuya langoureusement contre Dem et lui murmura : — Oh Dev… Quel suborneur tu fais, un si jeune homme… — C'est un bon technicien. — Je n'en doute pas, mais pas dans le domaine qui m'intéresse. Ce n'est pas grave, j'adore utiliser un novice. C'est toujours très amusant de les dépuceler. — Vous êtes certain de vouloir rester, Laker ? Vous savez, elle est plus dangereuse que moi. Le jeune homme baissa les yeux, gêné, mais il confirma : — Je ne peux pas venir avec vous. Dites à Nayla que je suis désolé. Vilso poussa Laker sans ménagement. Il bomba le torse et toisa Jani Qorkvin de toute sa mâle assurance. — Ne t’embête pas avec les gamins, ma belle. Moi, je suis un homme, un vrai. Je suis prêt à te le prouver, quand tu veux. Elle le toisa de haut en bas et eut une moue de dégoût. — Je n'aime pas les vantards. Ici, le capitaine c'est moi. Tu suivras mes ordres ou je t'abandonnerai devant l'antre des lyjans. J'aime entretenir de bonnes relations avec mes voisins et je suis sûre qu'ils apprécieront un petit cadeau d'amitié. — Quoi ? Mais… Sans se préoccuper davantage de Vilso, Jani s'empara à nouveau du bras de Milar et elle l’entraîna à l'écart. — Je te laisse t'amuser avec tes nouveaux jouets, dit-il. Je dois y aller. — Le vaisseau vengeur est loin, il ne te repéra pas, pas à bord du "Vipère Rouge", je te le garantis. Ce cargo est un petit bijou, suffisamment armé et indétectable. — J'en suis certain. — Reste, murmura-t-elle avec émotion, reste auprès de moi… — Je ne peux pas, tu le sais bien. Elle joignit ses mains autour de son cou et l'embrassa passionnément. Elle allait se sauver, mais il la retint. — Je peux compter sur toi, Jani ? Tu ne me trahiras pas ? Il avait posé cette question sciemment, attentif à ce que lui révélerait son empathie. — Non, mon chéri… Je ne te trahirai pas. Appelle-moi vite. À sa grande surprise, elle était sincère. Il lui caressa doucement la joue, ému malgré lui par cette femme étonnante. — À bientôt, Jani. Milar fit demi-tour et rejoignit le vaisseau à grands pas, soulagé. Il avait emporté la partie et suffisamment charmé la vipère pour qu'elle lui offre ce vaisseau. Maintenant, il allait devoir fouiller cet engin de fond en comble et en changer le plus tôt possible. Il la connaissait bien et se doutait que le cargo devait être truffé d’émetteurs en tous genres. Alors qu'il empruntait la rampe d'accès, il croisa le regard de Nayla. Il soupira imperceptiblement, elle semblait avoir été blessée par son interaction avec Jani Qorkvin. Sans l'attendre, elle se détourna et disparut à l'intérieur. Dem gagna la passerelle en empruntant le corridor principal. Effectivement, Jani lui avait confié un vaisseau digne de ce nom, parfaitement propre et entretenu. Il s'installa dans le fauteuil du capitaine et vérifia tous les systèmes. Il désactiva un émetteur, dissimulé dans le programme de navigation. Son "équipage" le rejoignit. — Nous allons quitter ce monde dans quelques minutes. Si vous voulez changer d'avis, c'est encore possible. Une fois dans l'espace, je n'admettrai aucune polémique stérile. Est-ce clair ? — Si on est là, c'est qu'on est d'accord, l'ami, dit Garal. — Parfait ! Mylera, peux-tu rejoindre la salle des machines ? Je vais avoir besoin de toi. — Bien sûr, mon grand. Je peux emmener Jholman avec moi ? — Bien entendu. Docteur, allez donc jeter un coup d’œil à l'infirmerie et vérifiez qu'elle vous convient. — Il y a une infirmerie à bord ? Vous plaisantez ? — Jamais. Les contrebandiers sont des gens organisés, surtout le capitaine Qorkvin. Ce vaisseau possède les meilleurs systèmes possibles. Garal, pour le moment il n'y a pas grand-chose que vous ou vos amis puissiez faire. Rendez-vous dans la salle commune et attendez que nous soyons sortis de la nébuleuse. — On va où ? C'est ça la question. — Nous en parlerons plus tard. Notre première direction sera un leurre. Jani Qorkvin a certainement truffé ce vaisseau d'émetteurs et de mouchards. Il faut les désactiver avant de choisir une route. — C'est toi qui vois, l'ami ! — Très bien, dit Milar. Au travail ! Mylera, nous n'attendons plus que toi, préviens-moi quand tu seras prête. Nayla, Valo, Nardo, vous restez avec moi sur la passerelle. Il leur désigna des sièges et les deux garçons s'y précipitèrent. Nayla hésita, puis s'assit sans dire un mot. Il n'insista pas, il n'avait pas le temps pour cela. Dem prit en charge le pilotage du vaisseau. Moins d'une demi-heure plus tard, le "Vipère Rouge" s'élevait lentement et quittait le hangar dans un rugissement de bon augure. Il fonça à travers l'atmosphère glaciale et s'arracha à l'attraction planétaire. Le système de navigation contenait toutes les informations pour sortir, sans encombre, de la poche de radiation encerclant la planète, puis pour se faufiler jusqu'à la sortie du maelström. Une fois hors de la nébuleuse, Milar programma une trajectoire, droit sur un système voisin. -*-*- Les heures qui suivirent furent très actives. Dem demanda à Mylera et Nayla de rechercher les émetteurs. Elles en découvrirent trois et il devina l'emplacement de deux autres mouchards qui avaient échappé à leur sagacité. Il estima donc que Jani ne pourrait plus les suivre et il lui fallait choisir une direction. Il était trop tôt pour en discuter. Il voulait laisser à Nayla le temps de choisir sa destinée. Il programma, dans le système de navigation intersidérale, une destination que peu de gens connaissaient. Ce système, à la périphérie de la galaxie, orbitait autour d'une étoile mourante, enfin à l'échelle de l'univers. À l’échelle humaine, elle avait encore quelques centaines d'années à vivre. Ce système n'avait aucune planète exploitable, l'une était trop près de l'étoile, une autre était une géante gazeuse, une autre encore, était un monde dévasté par des éruptions volcaniques. Autour de cette dernière planète orbitait une lune habitable. La vie y serait rude, mais ils pourraient y vivre dans une relative quiétude. Une fois là-bas, Nayla pourrait faire un choix. Peut-être même pourrait-il la former et l'aider à découvrir comment utiliser son don. Il aurait voulu parler à la jeune femme, mais les événements ne lui en avaient pas laissé le loisir. Depuis que Nayla était partie explorer le vaisseau en compagnie de Mylera, il s'attendait à la voir entrer sur la passerelle, il l'espérait même. Il était seul de quart et essayait d'oublier la fatigue immense qui menaçait de l'étouffer. Une douleur sourde nouait ses muscles, poignardait ses côtes mal soignées, lui vrillait les tempes. Le contrecoup de ces derniers jours se faisait maintenant ressentir, cependant il ne pouvait pas se permettre de se reposer. ** ** ** ** Nayla venait de détruire le dernier émetteur qu'elle avait trouvé dans le système de ventilation à l'arrière du vaisseau. Elle se sentait vidée de toute énergie et de toute force. Elle s'était immergée dans ce travail pour oublier son chagrin. Elle ne cessait de voir Dem embrasser cette femme et cela lui brisait le cœur. Elle n'avait aucun droit de lui en vouloir. Elle n'avait aucun droit sur un homme comme lui. Jani Qorkvin était une superbe femme. Elle était tellement perdue dans ses pensées qu'elle n'entendit pas Mylera s'approcher d'elle. — Merci de ton aide pour trouver tous ces mouchards. — Je t'en prie, Mylera. — Est-ce que ça va ? — Oui, bien sûr… Nous sommes sauvés. Nous allons vers un endroit désert de la galaxie. C'est ce que Dem… a dit… Elle n'eut pas la force de continuer. Mylera lui saisit le bras. — Tu devrais aller lui parler, Nayla. — De qui parles-tu ? — De qui veux-tu que je parle ? De Dem, bien sûr. — Je n'en ai pas envie. — Va lui parler, Nayla. Je t'assure, va lui parler ! — Je n'ai rien à lui dire, laisse-moi tranquille ! Nayla s'arracha à sa poigne et s'enfuit. Non, elle ne voulait pas parler à Dem. Elle était malheureuse et furieuse d'être aussi jalouse, alors qu'elle n'était même pas amoureuse de lui. C'était stupide. Elle ouvrit une porte au hasard. Il s'agissait d'une soute de stockage. Elle se laissa tomber dans un coin et se recroquevilla, les genoux sous le menton et les bras autour des jambes. Elle voulait réfléchir. C'est la fatigue qui l'emporta. Elle ne tarda pas à s'endormir. "Elle sentit la fraîcheur de la vitre sur son front. Elle ouvrit les yeux. Alima semblait si vulnérable sous les tirs lywar qui la bombardaient. Elle observait chacun des tirs avec la froide précision d'un officier efficace. Elle ressentit une étrange nausée et elle bascula. À l'autre bout de la passerelle, un homme en uniforme noir se retourna brusquement. Milar la fixa avec attention. L'ombre sur la passerelle avait diminué et elle arrivait à distinguer un visage mince sans voir clairement ses traits. Elle s'avança vers lui, résolument. Il recula en secouant la tête. Il désigna l'écran de contrôle du doigt. Elle reconnut le système liman. Un vaisseau se dirigeait droit sur Olima. C'était un cuirassé vengeur. De nombreux bombardiers émergèrent de ses flancs et se posèrent sur la planète, tout près de la capitale. Elle connaissait très bien cet endroit, une prairie de verati qui s'élevait doucement vers la forêt. La maison de son père ne se trouvait pas loin. Des centaines de Gardes de la Foi jaillirent des bombardiers, le colonel Yutez était parmi eux. Elle le suivit jusqu'au hameau où se trouvait sa maison. Revoir les lieux de son enfance fut une épreuve. Les Gardes s'étaient emparés d'un homme qu'ils maintenaient fermement. Le visage défait et terrifié de son père l'horrifia. Des larmes coulèrent sur les joues de Nayla et l'angoisse l'empêchait de respirer. Elle anticipait ce qui allait arriver. Yutez s'avança splendide et invincible dans son armure de combat. Il dégaina l'une de ces lames qu'affectionnait Dem. — Ta fille est un démon et tu dois payer pour cela, gronda-t-il. D'un geste ample, il égorgea son père. Sans un son, Raen Kaertan s'écroula alors que le flot carmin de sa vie s'écoulait lentement de sa gorge. Elle s'entendit hurler, impuissante, condamnée à observer ces horribles événements, sans pouvoir intervenir. Yutez donna des ordres et les Gardes Noirs se déployèrent dans la capitale, tuant tous ceux qu'ils trouvaient sur leur passage. Une terrible migraine balaya Nayla et son estomac se convulsa, puis elle eut cette impression de basculement qu'elle commençait à connaître. Le décor se mêla dans une explosion de couleur. Elle suivait les Gardes Noirs qui se ruaient dans les rues de Talima, la capitale d'Olima, massacrant tous les innocents qu'ils rencontraient. Soudain, des hommes surgirent, mitraillant l'ennemi de tirs lywar. La bataille fut sanglante, mais fauchés impitoyablement, les hommes de Yutez furent décimés. Elle assista à un combat à mort entre Dane Mardon et Zan Yutez. Avant qu'elle n'ait pu voir l'issue de cette lutte, une lumière blanche explosa dans sa tête et la douleur devint insupportable. Tout bascula. Une main se posa sur son épaule. Elle ouvrit les yeux. Elle était revenue à bord du vaisseau qui avait détruit Alima, cinq ans plus tôt et la silhouette menaçante de Milar la dominait. — Il est l'heure, dit-il. Fais ton choix, maintenant !" Nayla s'éveilla en sursaut, trempée de sueur. Elle porta les doigts à son nez pour y essuyer le liquide qui le maculait. Elle les retira, couverts de sang. "— Il est l'heure !" Cette phrase résonnait dans sa tête. Une terrible migraine la faisait horriblement souffrir. Son père allait mourir, des milliers de gens sur Olima allaient mourir, des amis d'enfance, des innocents, des femmes et des enfants. Ils allaient tous mourir par sa faute. Le colonel de la Phalange Bleue allait tous les exécuter pour la punir de s'être échappée, pour la punir d'exister. "— Il est l'heure !" Elle savait ce que cela voulait dire. "— Fais ton choix !" La voix de Milar ne cessait de carillonner dans sa tête, comme un écho pris de folie. Elle cacha son visage dans ses mains, incapable de penser clairement. Son destin l'attendait. Elle était arrivée à la croisée des chemins. D'un côté, il y avait une planète isolée et tranquille, de l'autre il y avait la guerre, les massacres, les morts par centaines de milliers et son affrontement avec Dieu. Elle pouvait choisir l'inaction et sa vie serait heureuse, elle le pressentait avec une acuité surnaturelle. Si elle choisissait de sauver Olima, elle s'engagerait sur la voie du combat. Elle ne pouvait pas juste sauver sa planète et retourner se cacher, de cela aussi elle était certaine. Si elle prenait cette décision, ce chemin la mènerait vers ce destin terrible qu'elle avait entrevu. Une transpiration glacée trempait son dos et elle grelottait. Elle ne pouvait s'empêcher de voir Yutez égorger son père. "— Il est l'heure !" La voix dure du colonel Milar la fit sursauter. Elle ne pouvait plus se soustraire à son commandement. Elle devait l'écouter. Elle se leva. Le sang pulsait dans ses oreilles et elle se sentait au bord de l'évanouissement. Une douleur sourde brûlait dans son estomac, un goût âcre envahissait sa bouche et elle avait de la peine à respirer. Elle devait choisir… Était-ce vraiment un choix ? Comment pouvait-elle choisir de laisser mourir son père ? -*-*- Nayla essuya du revers de la main, le sang qui coulait de son nez et sortit de la soute. Elle devait absolument parler à Dem. Elle retrouva le chemin de la passerelle et entra, sans hésitation. Il était assis sur le siège du pilote, l'air épuisé. — Nayla ? En un instant, elle oublia sa jalousie. — Dem… Vous allez bien ? — Et vous ? Vous saignez du nez. Vous avez fait un cauchemar ? Elle eut un petit rire sans joie. — Oui, on peut dire ça, puis elle ajouta après une courte hésitation, il est l'heure. — Comment ? Elle se contrôla pour ne pas éclater en sanglots, tellement le souvenir de son rêve la perturbait. — Il faut… Dem, il faut aller sur Olima ! Nayla fut elle-même surprise par ce qu'elle venait d'énoncer. En prononçant ces mots, elle venait de s'engager irrémédiablement sur le chemin de son destin. Mardon ferma les yeux, comme pour contrôler les émotions puissantes qu'elle vit passer sur son visage. Lorsqu'il ouvrit les paupières, son regard bleu était si intense qu'elle faillit reculer. — Sur Olima ? Pourquoi ? — J'ai vu… Elle inspira profondément et poursuivit avec une conviction nouvelle. J'ai vu Yutez se poser près de la maison de mon enfance. Il a égorgé mon père ! Ensuite, il a ordonné à ses Gardes Noirs de massacrer un maximum de gens sur Olima. Ces monstres se sont précipités vers la ville et ont tué tous ceux qu'ils ont croisés. Et puis, le décor a basculé et j'ai vu une troupe de civils affronter les hommes de Yutez. Je vous ai vu, vous Dem, vous battre avec lui. Ensuite, Devor Milar m'a parlé. Il m'a dit qu'il était l'heure, l'heure de choisir, que je ne pouvais plus repousser cette décision. — Alors, vous avez raison, dit-il d'une voix tendue. Il est l'heure. Il y avait une telle conviction dans sa voix, qu'elle lui demanda : — Vous avez l'air si sûr de vous. Avez-vous vu la même chose ? — Non, Nayla, je n'ai rien vu d'aussi précis. Je n'ai pas de prémonitions, mais je viens juste d'avoir cette vision qui me harcèle sans cesse, cette prophétie… Il ne termina pas sa phrase, il semblait totalement désemparé. Il porta une main distraite à sa tempe, comme pour calmer la souffrance d'une migraine. Nayla s'agenouilla devant lui pour mieux le regarder. — Dem, est-ce que ça va ? Il sourit et dit avec lassitude : — Oui, ça va aller. C'est juste que… cette vision a légèrement changé cette fois. À la fin, la forme lumineuse m'a directement adressé la parole, comme… Milar dans votre vision. Elle m'a dit que le moment était venu. Une onde glacée se déversa sur Nayla et elle se redressa lentement, en frissonnant. L'image de son père mourant sous ses yeux revint la hanter, puis ce fut Devor Milar, silhouette impressionnante dans son uniforme noir. Sans prévenir, la douleur sourde qui ne l'avait pas quittée, implosa dans son crâne, la terrassant et elle s'écroula sur le sol. "Elle venait de basculer. Dans un éclair de lumière, elle fut aspirée dans l'espace. Elle se retrouva dans cet endroit vide et sombre, au sein des étoiles, où elle s'était déjà rendue. Ce néant absolu pesait sur son âme, l'entourant d'un cocon d'angoisse. Elle voulait absolument sortir de ce lieu. Comme pour répondre à son désir, une sorte de déchirure, tranchée dans la trame du cosmos, apparut. Sans comprendre comment, elle fonça droit sur cette issue et s'y engouffra. L'immense palais de Dieu l'écrasa de sa magnificence. Elle était si proche de l'homme assis sur le trône, qu'elle découvrit quelques fils gris dans ses cheveux bruns et drus. Il était vêtu d'une longue et ample robe noire. Un vieil homme ratatiné lui disait que la Phalange Bleue avait puni Olima. Un immonde rictus s'afficha sur la bouche exsangue de Dieu. Nayla ressentit une abominable nausée et tout changea. Dieu venait de se lever, furieux et elle vit clairement son visage. Il était sans âge, jeune encore, mais sa peau pâle, son regard sans passion, ainsi que les minuscules rides au coin de ses yeux, indiquaient un âge plus ancien. Elle n'arrivait pas à définir la réelle couleur de ses yeux, mais il y brillait une insondable malveillance. La prestance royale de cet homme grand, à la beauté envoûtante, écrasait la pièce de sa démesure. Il irradiait de lui une incroyable puissance mentale. Il était terrifiant et fascinant. La colère défigura son visage et toute la noirceur de son âme enlaidit ses traits. Dieu tenait dans sa main un handtop qu'il venait de consulter. Il le brisa avec rage sur le bras de son trône. — Tous morts ? gronda-t-il. — Oui, Mon Seigneur, répondit le visiteur, la Phalange Bleue a été anéantie. — Comment est-ce possible ? Ce sont des Gardes de la Foi ! Ils ne peuvent connaître la défaite. — Je ne sais pas encore, Mon Seigneur. Une embuscade, certainement. — Non, c'est autre chose… l'heure est venue, dit Dieu en levant un poing rageur. La paume de sa main était entaillée et le sang coulait de la blessure. Il s'était mutilé dans son accès de colère. Ce n'est pas un Dieu, songea Nayla. Il se tourna vers elle et dans son regard d'une étrange couleur dorée, il y avait de la folie, de la surprise et de la peur. — Que faites-vous là ? Comment avez-vous franchi la faille ? Comment avez-vous découvert l'Yggdrasil ? dit-il en s'adressant directement à elle. Nayla ne répondit pas, pétrifiée, terrifiée. Le vide, dans son dos, l'appelait. — Ainsi, vous vous êtes réveillée, continua-t-il. N'ayez pas de fausses espérances, vous n'êtes pas de taille à me combattre. Il y avait une telle malfaisance dans sa voix et dans ses prunelles mordorées qu'elle recula avec effroi." Tout se mit à tourner autour d'elle. Nayla vacilla et se sentit tomber. Des bras solides la rattrapèrent. Elle ouvrit les yeux et vit qu'elle était allongée sur le sol, les bras de Dem autour d'elle. — Nayla, répondez-moi s'il vous plaît. Nayla ! — Êtes-vous réel ? — Oui, dit-il avec soulagement. Que s'est-il passé ? — J'ai vu… J'ai vu Dieu. — Encore une prophé… — Non ! Je l'ai vu, vraiment. Comme je vous vois. Je suis… C'était si étrange, Dem. J'étais dans ce lieu si terrifiant, si sombre, au cœur du néant. Il y avait un passage et je l'ai franchi. Je me suis retrouvée dans son temple. Dieu venait d'apprendre ce qui va arriver sur Olima. Il était satisfait, si abominablement enchanté par la mort de tous ces gens. Après j'ai vu une autre possibilité. La Phalange Bleue avait été détruite. Il était furieux, presque dément sous l'effet de la colère et ensuite… Elle prit quelques secondes pour reprendre son souffle et recouvrer un semblant de calme. — Ensuite, il s'est tourné vers moi. Il a remarqué ma présence et m'a parlé. Nous ne pouvons plus reculer, Dem, nous ne pouvons pas. Il faut y aller, maintenant. Je ne sais pas ce qu'il a appris, mais… — Nayla, ce que vous dites est impossible… — Il m'a vu, il m'a parlé, je vous l'assure. Vous devez me croire. Il s'est adressé à moi comme si j'étais dans la pièce. Il a prononcé un mot étrange, "igue" quelque chose, je ne m'en souviens plus. Il m'a dit que j'avais franchi le passage, que j'avais traversé ce quelque chose et que cela voulait dire que j'étais réveillée. Son pouvoir est effrayant, Dem, de ça je suis sûre, mais ce n'est pas un Dieu. C'est un homme ! Il est comme vous ou comme moi. Il possède d'impressionnants pouvoirs mentaux, il peut voir l'avenir, le présent, mais il reste un homme. Je suis sûre que c'est un homme ! Je l'ai vu saigner. — Calmez-vous, Nayla. Je sais bien que c'est un homme. — Il faut partir, Dem, maintenant ! Il faut aller sur Olima. Elle voulut se relever, mais elle se sentait si faible qu'elle n'y parvint pas. Dem l'aida à se remettre sur ses pieds. — Je suis d'accord, dit-il. Vous avez fait votre choix et je vous suivrai. Si vous voulez aller sur Olima, alors allons-y. Seulement, je vous rappelle que nous ne sommes pas seuls. Nous avons quelques passagers et nous ne pouvons pas les forcer à nous accompagner, du moins pas sans leur parler. Nous allons devoir affronter une phalange et nous ne sommes que douze. — Est-ce que vous voulez me dissuader, Dem ? s’énerva Nayla. — Non, bien sûr que non. Si vous avez décidé d'affronter votre destin, vous devez leur… — Vous voulez que je leur dise que je suis… l'Espoir ? C'est terriblement arrogant de dire une chose pareille, vous ne croyez pas ? Je ne suis pas vraiment certaine d'accepter ce destin, comme vous dites, mais je ne peux pas laisser Yutez massacrer mon père et des milliers d'innocents par ma faute. Je dois tenter quelque chose. — C'est arrogant, vous avez raison et peut-être contre-productif. Si vous vous déclarez vous-même, j'ai peur que cela influence… Il faut trouver un moyen de les convaincre que nous devons nous rendre sur Olima. — Comment comptez-vous faire une chose pareille ? Je ne peux pas leur dire que j'ai eu une vision. Ils vont se moquer de moi. — Certes. Ils n'ont pas encore admis l'existence de cette prophétie, pas tous en tout cas. Ils ne prendront pas une décision aussi grave sur la base d'une vision, ils ne sont pas prêts à franchir ce pas. — Mais alors… — Alors, il faut leur mentir, pour le moment. Je vais leur dire que j'ai capté une communication des Gardes de la Foi. — C'est un peu mince, non ? — Très mince, dit-il en riant, mais nous n'avons pas le choix. — Nous n'avons pas le choix, confirma-t-elle. Elle hésita, le poids de tout cela pesait lourdement sur ses épaules. — Pensez-vous que nous puissions vaincre Yutez ? — Je l'ignore, mais c'est ce que vous avez vu, n'est-ce pas ? — Je crois, Dem. La vision de son père, sa gorge ouverte, était toujours là. Dieu semblait toujours la fixer avec malveillance. L'énormité de sa tâche l'emplissait de panique. Les bras de Mardon l'entourèrent et elle se laissa aller contre sa poitrine. ** ** ** ** Dem la réconforta pendant de longues minutes, la serrant affectueusement contre lui, appréciant ce moment. Il faillit lui caresser les cheveux, mais réprima cette envie et c'est elle qui s'écarta lentement de lui. Le rideau de larmes qui voilait son regard ne dissimulait pas la tendresse qu'elle éprouvait pour lui. Les sentiments de la jeune femme le touchèrent et il s'obligea à repousser sa propre émotion. — Merci, Dem. Grâce à vous je vais mieux, comme toujours. — Je vous en prie, sourit-il. — Dem, mettez le cap sur Olima, s'il vous plaît. — Vous en êtes sûre ? Vraiment sûre ? Vous le savez, si vous empruntez ce chemin, vous ne pourrez pas faire marche arrière. — Il est déjà trop tard, je crois. Je ne peux pas laisser ces gens mourir à cause de moi. Et puis, Dieu m'a vu et il va me chercher. Il va me trouver et… — Et ? demanda-t-il. — Je ne sais pas comment l'expliquer, dit-elle sombrement. J'ai l'impression de ne pas avoir le choix, que ce destin m'est imposé. Quoi que je fasse, quoi que je décide, je ne peux pas changer le cours de ma destinée. — Je comprends. Il y a longtemps, j'ai eu cette impression moi aussi. Je l'ai toujours. La seule différence, c'est que mon destin est lié au vôtre. — Je suis désolée, dit-elle tristement. Vous n'êtes pas obligé de… — Ne soyez pas désolée, il n'y a pas de raison. — Au contraire, si vous êtes lié à mon destin, je perturbe votre vie. Vraiment Dem, je ne vous comprends pas. Pourquoi faites-vous tout ça pour moi ? Pourquoi vous sentez-vous obligé de m'aider ? Je sais que cet Espoir, cette lumière vous a appelé, mais rien ne vous contraint à… — Nayla, vous vous sentez obligée d'aller sur Olima, n'est-ce pas ? Moi, je dois vous aider. C'est ainsi. J'ai cette obligation en moi depuis cinq ans. Oui, vous avez perturbé ma vie et je vous en remercie, vous lui avez donné un sens. Nayla voulut intervenir, mais il l'en empêcha d'un geste. — Laissez-moi finir. Lorsque j'ai eu cette prophétie, tout s'est imposé à moi. Je devais répondre à cet appel, c'est aussi simple que cela. Je le devais ! J'ai passé cinq ans à attendre et j'avoue, je me suis laissé gagner par le cynisme. J'avais perdu toute espérance lorsque vous êtes arrivée à la base, Nayla. Vous étiez tout ce que je n'attendais pas. — Comment ça ? — J'avais imaginé, je ne sais pas, un guerrier… un autre moi-même, plus jeune. — Vous devez être déçu, alors ? — Pas le moins du monde, Nayla. Tout au contraire, en fait. Vous êtes une jeune femme exceptionnelle, une personne hors du commun. Être votre ami est la meilleure chose qu'il me soit jamais arrivé. Il regretta de s'être laissé aller à cette confidence, jusqu'à ce que Nayla lui adresse un sourire fugace. — Merci, Dem… — Quelque chose vous tracasse ? — Non, tout va bien. — Dites-moi ce que vous avez sur le cœur, Nayla, insista-t-il. — Je… Je voulais juste savoir… Depuis combien de temps connaissez-vous le capitaine Qorkvin. Vous parliez d'elle comme d'une simple relation et pourtant, vous sembliez être très amis… La jalousie de Nayla lui causa un étrange pincement au cœur. Elle avait assisté au baiser d'adieu de Jani et il ne s'était pas trompé, cela l'avait blessée. Cette déception confirmait ce qu'il craignait. Nayla s'était entichée de lui et la tristesse qui brillait dans ses yeux lui fit de la peine. Il aurait pu utiliser ce malentendu pour distendre les liens affectueux qui s'étaient noués entre eux, mais ne put s'y résoudre. Il laissa échapper un petit rire. — Nayla, qu'avez-vous été imaginer ? — Eh bien… — Jani Qorkvin est une femme à laquelle aucun homme ne résiste jamais. Je représente un défi pour elle, car je ne lui ai jamais cédé. Ma résistance est devenue un jeu entre nous et jusqu'à présent, je n'y jouais pas vraiment. Ce n'était pas utile. Aujourd'hui, elle était en position de force. J'avais besoin d'elle et elle a éventé mon bluff dès le début. J'ai dû jouer selon ses règles en essayant de ne pas perdre la partie. — Je suis désolée, dit-elle. Je n'aurais pas dû… — J'ai juste payé ce vaisseau de quelques baisers, rien de plus. — Cela ne me regarde pas, dit-elle en rougissant. — Non, bien sûr, répondit-il gentiment. Quelques baisers et la vérité, voilà le prix de ce cargo. Le capitaine Qorkvin est éprise de liberté et l'idée même de l'Espoir l'a séduite. C'est une femme compliquée. — Pardonnez-moi, murmura Nayla, j'ai réagi comme une idiote. — Il n'y a rien à pardonner, ne vous en faites pas. Le regard gêné de la jeune femme l'émut. Il n'avait pas menti, elle était la meilleure chose qu'il lui soit arrivé. Elle était l'Espoir, mais elle était plus que cela pour lui. Dem se détourna, frustré par ce tourbillon de sentiments qu'il ne comprenait pas. — Je vais changer la direction du vaisseau, dit-il. Nous appellerons les autres et je les mettrai devant le fait accompli. — Allez-y, Dem, dit-elle. Devor Milar revint vers la console de pilotage. Il s'assit et programma Olima dans le système de navigation, avec une certaine anxiété. Il aurait préféré ne pas revenir dans le système liman. Le cargo décéléra et changea de direction. ** ** ** ** Ailleurs… Uri Ubanit avait beaucoup de difficultés à maîtriser son excitation, alors qu'il se dirigeait vers le bureau de l'un des hommes les plus importants de la galaxie. L'Inquisiteur Général n'avait pas pour habitude de mander un inquisiteur à peine ordonné. Son excitation se mua en légère inquiétude. Est-ce qu'on allait le punir pour la mort de Vajanut ? Il n'imaginait pas Het Bara se charger d'une telle corvée. Ceux qu'il croisa détournèrent le regard, car la robe qu'il portait le désignait comme un homme à craindre. Cette sensation était délectable. Il capta la culpabilité d'une sentinelle qui s'était endormie pendant sa faction, le désir d'un officier pour sa jeune collègue et la satisfaction d'un Garde Noir pour le devoir accompli. Enfin, le jeune inquisiteur arriva devant la porte qu'il redoutait de franchir, celle de l'Inquisiteur Général, Het Bara. Un bref instant, le jeune homme fut surpris de trouver le bureau vide, puis il ressentit une présence. Il se retourna. Un vieillard l'observait, si petit et si insignifiant qu'il l'aurait peut-être croisé sans lui prêter attention, pourtant il abritait une immense puissance. Ubanit s'inclina en disant d'une voix plutôt assurée, étant donné les circonstances : — Père Révérend, je suis venu comme il m'a été ordonné. Het Bara eut un sourire froid dénué d'humanité. Il dit si doucement que le jeune homme dû tendre l'oreille pour l'entendre. — Vos professeurs ne me disent que du bien à votre sujet. Il sentit une onde glacée le parcourir et l'esprit de Bara entra en lui. Il se relaxa pour que l'exploration soit la moins désagréable possible. — Hum, fit le vieil homme, il semblerait que vos formateurs aient raison. Votre foi est indiscutable. — Je suis dévoué à Dieu, Père Révérend. — Je vais vous confier une mission, continua Bara imperturbable. Il se dirigea vers son bureau et y prit une petite plaque de la taille de la paume d'une main. Le jeune homme déglutit en reconnaissant l'objet. C'était un litus, un ordre Divin. Ceux qui possédaient un tel objet avaient, en règle générale, un immense pouvoir. — Ceci est votre commission. Elle vous donne le pouvoir de contrôler un homme. N'en usez que si cela s'avère indispensable. — Contrôler un homme, Père Révérend, s'étonna Ubanit. — Le colonel Qil Janar. Il commande les exécuteurs, la force la plus secrète de l'Imperium. Je viens de lui confier une mission, celle de capturer les deux plus dangereux qui soient. Votre mission est de le surveiller et de le diriger. Le jeune homme tenta de dissimuler sa surprise et sa légère déception. Après tout ce qu'il avait fait, il perdait tout de même le poste qu'il convoitait. Il découvrit qu'on ne pouvait rien cacher à Het Bara. — Ne prenez pas cette mission à la légère, inquisiteur Ubanit. — Non, bien sûr que non, Père Révérend, répondit le jeune homme avec humilité. — Ne croyez pas que j'ignore vos actes, inquisiteur Ubanit. Je suppose que vous avez utilisé du hari rouge. — Père Révérend, bredouilla-t-il avec horreur. — Il arrive un moment où un homme doit prendre son destin en main. Soit il accepte ce qu'on lui impose, soit il essaye de changer les choses. Il semblerait que vous soyez de cette dernière race. Ne minimisez pas la tâche que je viens de vous confier, inquisiteur Ubanit. Actuellement, il n'existe pas de mission plus importante aux yeux de Dieu. Le jeune homme n'arrivait plus à réfléchir. L'Inquisiteur Général savait qu'il avait assassiné son condisciple et pour le punir, il lui confiait une tâche Divine. Uri se félicita. Il avait eu raison, il était béni de Dieu. — Connaissez-vous le nom de Devor Milar ? demanda soudain le vieil homme. — La main écarlate de Dieu, oui Père Révérend. — Il n'est pas celui que vous croyez. Pendant l'heure qui suivit, l'Inquisiteur Général expliqua en détail au jeune homme, ce qu'il attendait de lui. Lorsqu'il eut fini, Uri Ubanit sut qu'il s'agissait là de la mission de sa vie, qu'elle le conduirait au sommet. Dans le plus profond de son esprit, il sut que réussir cette mission pourrait le conduire, un jour, dans le fauteuil de l'Inquisiteur Général. Il connaissait aussi le revers de la médaille : un échec ne serait pas accepté. XXII Nayla essaya d'apaiser ses doutes en attendant les membres de leur petit groupe. Elle ignorait encore comment elle allait leur parler d'Olima lorsqu'ils entrèrent sur la passerelle. Elle jeta un coup d’œil à Dem et se sentit rougir. Elle s'était couverte de honte en amenant la conversation sur Jani Qorkvin. Cette femme était beaucoup trop vulgaire pour lui, mais d'un autre côté, elle était si belle et entreprenante. Ils avaient passé une nuit ensemble, alors avait-il… — Qu'est-ce que vous voulez ? grogna Garal. — Pourquoi tous nous rassembler ? demanda Plaumec. Vous avez quelque chose à nous dire, Dem ? — Nous avons changé de direction. — Et pour où, on peut savoir ? répliqua Garal. Pourquoi z'avez prit cette décision sans nous consulter ? — Nous nous rendons sur Olima. Toutes sortes d'exclamations s'entrechoquèrent, tous désiraient connaître les raisons de ce choix. — Nous y allons parce que je viens de capter une communication des Gardes. La Phalange Bleue se dirige vers Olima, la planète d'origine de Nayla, afin de punir la population pour son évasion. Nous devons tenter quelque chose pour les sauver. — Pourquoi "sa" planète, intervint Nardo, et les nôtres alors ? — Que pouvons-nous faire contre les Gardes ? s'étonna Mylera. Ils sont invincibles et nous ne sommes qu'une poignée. — Vous ne voulez tout de même pas les affronter, lieutenant ? demanda timidement Jholman. — Nous devons y aller, dit Nayla. Il le faut ! — Je ne comprends pas pourquoi, fit Mylera. — Ils ont raison, il faut y aller ! s'exclama Plaumec avec passion. Les Olimans sont en danger et pour une fois, il y a quelqu'un qui est prêt à s'opposer à ces monstres. Je ne sais pas comment nous allons nous y prendre, mais je sais qu'il est juste d'agir, qu'il est juste de se dresser contre ces salopards ! Nayla était stupéfaite de la réaction de Plaumec, mais elle sentit que tous soupesaient ce qu'elle venait de dire. — C'est vrai, dit Garal, elle a raison. Lorsqu'on s'est révolté, j'savais que c'était de la folie, que c'était un suicide. Pourtant, on s'est battu ! Alors essayer de défendre les Olimans… C'est totalement fou, c'est vrai. Mais j'veux pas fuir et m'cacher toute ma vie. Alors, si vous m'proposez de mourir en faisant quelque chose d'aussi dément, j'veux bien le tenter. — Et nous, on n'a pas le choix, ronchonna Nardo. — Mais vous avez eu le choix, intervint Dem. Vous auriez pu rester auprès des contrebandiers. Vous saviez que notre but était de résister à l'Armée Sainte et de conduire la révolution. — Nous n'avions pas compris ça, dit Mylera. Plaumec posa une main rassurante sur son épaule. — Ma chère, nous pourrions tous être morts si nous n'avions pas eu un peu d'amitié pour ces deux-là. Maintenant, nous n'avons plus le choix, il faut les suivre. Je ne sais pas ce que vous ressentez, mais pour moi, le joug sous lequel nous vivons est insupportable. Si je peux participer à cette bataille, alors je le ferai ! — Mylera, dit Nayla. Nous devons y aller. Nous ne pouvons pas laisser mourir des gens sans réagir. Ce serait immoral. — Vous pourriez nous laisser quelque part, marmonna Nardo. — Nous n’avons pas une minute à perdre, répliqua Dem. Une fois sur Olima, vous pourrez vous cacher, si vous le souhaitez. — Tu parles d'un choix, ronchonna le garçon. — Nayla a raison, dit soudain Valo. Il faut faire quelque chose. Si tu veux te planquer, Olman, fait le, mais arrête de râler. — Dites-moi Dem, intervint Plaumec, dans combien de temps arriverons-nous sur Olima ? — Nous sommes à bord d'un vaisseau de contrebandiers, fait pour fuir promptement si jamais il est repéré. Il est fait pour échapper à ses poursuivants, pas pour voyager rapidement. Nous arriverons dans très exactement quatre-vingt-deux heures. — Très bien, répondit-elle. Est-ce que quelqu'un peut piloter ce vaisseau, quelqu'un d'autre que vous ? — Bien sûr docteur, Mylera et Nayla en sont tout à fait capables. — Dans ce cas, rien ne vous empêche de venir avec moi. — Je vous demande pardon ? — Je suis le médecin du bord et dans certaines circonstances mon avis est le seul qui prévaut. Vous êtes au bord de l'épuisement, alors vous êtes à moi pour les trente heures à venir. L'infirmerie de ce vaisseau est plutôt correcte, nous allons en profiter. Et ne protestez pas ! Nayla fut soufflée par l'audace du médecin, elle fut encore plus stupéfaite par la réaction de Dane Mardon. Il s'inclina galamment, une étincelle amusée dans le regard. — Mylera, Nayla, je vous laisse la passerelle. Je crois que Jholman et Nardo pourront se relayer aux machines. Docteur, je vous suis. ** ** ** ** L'infirmerie du "Vipère Rouge" était petite, mais effectivement bien équipée. Le docteur Plaumec demanda à Dem de se déshabiller. Il ne protesta pas, il avait besoin de soins. Son corps sec et musclé était encore constellé d'ecchymoses en tous genres et sa blessure au dos s'était remise à suinter. — Ils ne vous ont pas raté, dit le médecin. Mettez-vous devant le panneau de consultation que je vois l'étendue des dégâts. Il s’exécuta. Elle observa ses écrans pendant quelques minutes, avant de se tourner vers lui. — La bonne nouvelle, c'est que vous n'avez aucun organe endommagé et c'est un miracle. Votre cœur est fatigué à cause du retil, bien sûr, mais il a dû se passer autre chose… — J'ai fait un infarctus pendant que l'on me torturait, avoua-t-il. Yutez a appliqué le trauer sur mon cœur et il s'est arrêté. — Et vous avez pris du retil 4… Milar haussa les épaules avec fatalisme. — Nous en avons déjà parlé, je n'avais pas le choix. — Vous êtes totalement inconscient ! Allongez-vous. Sans attendre, il sauta sur la couchette d'examen. — Comme je le disais, votre cœur s'en remet, vos côtes aussi, mais elles sont encore fragiles. La bonne nouvelle, c'est qu'il y a un reconstructeur sur ce vaisseau. Votre amie est efficace. — Elle n'est pas vraiment mon amie, docteur. — Ce n'était pas l'impression que ça donnait, dit-elle en souriant. Elle est… charmante. — Docteur, je vous en prie ! s'agaça Dem. — Pardonnez-moi, ajouta-t-elle en riant, mais je n'oublierai pas ce moment avant longtemps. — Si cela vous amuse… — Excusez-moi, fit-elle avec un air contrit. La mauvaise nouvelle, Dem, c'est que vous êtes épuisé. — Sans rire ? Sans être médecin, j'aurais pu vous le dire. Je crois que je pourrais dormir debout, si besoin était. J'ai eu du mal à trouver du temps, même pour cela. — Maintenant, vous avez du temps. Vous allez pouvoir dormir en attendant d'arriver sur Olima. Puis-je vous poser une question ? — Allez-y, docteur. — Pourquoi avoir menti ? Pourquoi n'avoir pas dit qu’elle… — Ce qu'elle est ou n'est pas, n'est que mon opinion. Chacun devra se faire sa propre idée. — Pourquoi aller sur Olima ? La vraie raison ? — Parce qu'elle le veut. — Parce qu'elle le veut, vous croyez que je vais gober une chose pareille, colonel ! — Docteur, dit-il avec lassitude, je vous en prie. Ne pourriez-vous pas oublier qui j'étais. — Non ! Milar fait partie de vous. Je sais que l'homme que vous êtes aujourd'hui est différent, mais l'est-il tant que cela ? Vous êtes capable du pire pour atteindre vos objectifs et malheureusement… vous avez sans doute raison. Le pire sera nécessaire. Je pourrais vous haïr pour m'obliger à admettre ça, colonel. Milar n'avait pas envie de discuter avec elle, il était trop fatigué. Elle n'avait pas tout à fait tort. Cette capacité à prendre une décision moralement discutable, pour atteindre un objectif qu'il estimait important, existait toujours en lui. — Vous ne lui avez toujours pas dit, n'est-ce pas ? dit-elle. — Non. — Quand comptez-vous le faire ? Dem soupira, il se posait lui aussi cette question. Il n'arrivait pas à s'imaginer, disant à Nayla : "Je suis le colonel Devor Milar". — Je n'en sais rien. J'ignore comment arriver à lui avouer cela. — C'est de la lâcheté. — Oui… — Si elle l'apprend par quelqu'un d'autre, ce sera bien plus grave. Vous le savez ? — Vous me l'avez déjà dit, docteur. — Je vous le redirai certainement. Je vais vous laisser dormir, vous avez besoin de vous reposer, mais avant, je dois soigner cette vilaine blessure que vous avez dans le dos. Comment vous êtes-vous fait cela ? — Un lyjan a réussi à glisser une griffe entre deux plaques de ketir. — Quand apprendrez-vous à me dire que vous êtes blessé ? Je suis votre médecin, bon sang ! — Je vous prie de m'excuser, docteur. Jani m'a sommairement soigné, mais elle m'a averti que cela ne suffirait pas. Les blessures de lyjans sont difficiles à guérir. Je devais vous en parler et cela m'est sorti de l'esprit. Que voulez-vous, j'ai pris l'habitude de supporter la douleur. — Une mauvaise habitude, si vous voulez mon avis. Vous n’êtes pas immortel. Il laissa échapper un soupir, la fatigue le submergeait par vagues et il ne souhaitait qu'une seule chose : dormir. — Pardonnez-moi, dit-elle, plus doucement. Vous êtes épuisé. N'en parlons plus. Elle nettoya la plaie d'une main experte, injecta un produit directement dans la blessure, avant de la recouvrir d'un pansement. — Voilà, c'est fait. Et maintenant, allongez-vous ici. Je dois consolider les os de vos côtes. — Faut-il que ce soit aujourd'hui ? — Je suis votre médecin, s'agaça Plaumec. — Très bien, comme vous voulez, céda-t-il. Il s'installa dans l'appareil et laissa l'onde lenmako agir. Après ce qu'il avait déjà subi, la douleur ne fut rien. — Maintenant, dit le médecin, je vais vous laisser dormir. Il s'allongea sur l'un des lits de l'infirmerie, ferma les yeux et avant de sombrer dans le sommeil, sa dernière pensée fut pour Nayla. ** ** ** ** Nayla était sur la passerelle, en compagnie de Mylera. Elle ne reconnaissait plus son amie. Celle-ci, toujours si enjouée et si dynamique, semblait éteinte, presque déprimée. Assise sur l'un des sièges des pilotes, elle était perdue dans ses pensées. — Est-ce que ça va, Mylera ? — Non, ça ne va pas ! C'est du délire ! Dane Mardon ! Quel salopard ! J'ai passé quatre ans en sa compagnie et je n'ai rien remarqué. Je me demande quelle est sa véritable identité et pourquoi les Gardes sont si anxieux de le prendre ? Dem ! Tu parles, il s'est bien joué de nous ! — Je ne pense pas que c'était son intention. Il se cachait. — Depuis quand sais-tu la vérité, Nayla ? Depuis quand ? — À peu près comme vous tous. — À d'autres ! — Je savais qu'il était différent… et alors, je le suis aussi. — En fait, il ne t'a jamais harcelée, n'est-ce pas ? — Pas vraiment, non. Il n'est pas mauvais, Mylera. Il est dangereux, c'est vrai, mais pas mauvais. — Tu es sûre de ça ? — Oui, j'en suis sûre, affirma-t-elle alors qu'elle était loin d'en être certaine. Mylera, Dem est mon ami et le tien. — Je n'en sais rien… — Bien sûr qu'il est ton ami. — Si tu le dis. Je suis terrifiée, Nayla. Je n'avais jamais envisagé de me retrouver dans une telle galère. Je n'ai jamais voulu tout ça ! — Moi non plus, Mylera ! Qu'est-ce que tu crois ? — Bien sûr, je suis stupide. Excuse-moi, Nayla, mais tu as dit que tu avais eu la même prophétie que Dem, c'est cela ? — Oui, c'est ça. — Tu crois vraiment en cette histoire de prophétie ? Tu crois réellement en cet "Espoir" ? — Oui, j'y crois. — Renverser Dieu ? dit Mylera, pensive. Est-ce vraiment possible ? Que se passera-t-il alors ? — Une galaxie où la justice et la liberté régneront. — J'aimerais voir ça, c'est vrai… mais, tu crois que notre petit groupe pourrait réussir un tel exploit ? Cela me semble impossible ! — Tu veux la vérité, Mylera ? Moi non plus, je ne sais pas comment, mais ce que je sais, c'est que je veux essayer. — C'est de la folie. Il est impossible de battre l'Armée Sainte. — On peut y arriver, je l'ai vu, Mylera ! Je t'assure, je l'ai vu ! — Comment ça, tu l'as vu ? Tu as vu l'hypothétique victoire d'une armée rebelle. Comment peux-tu affirmer qu'il s'agisse de nous ? Ou comment peux-tu dire que nous n'allons pas nous faire tuer sur ta planète ? Tu es inquiète pour ta famille, je le comprends, mais affronter les Gardes Noirs est de la folie. Nous n'avons aucune chance ! — Et pourtant, si ! Je l'ai vu, Mylera, affirma-t-elle avec conviction. — Vu ? Explique-moi. — Cela va te sembler idiot, mais j'ai vu ce qui allait arriver sur Olima. Nous allons gagner, Mylera ! — Une vision… Nayla, c'est… terrifiant. — Je sais. Désolée de t'avoir impliquée dans tout cela, mais… Mylera hésita, puis lui sourit avec chaleur. — Tu n'y es pour rien, ma belle et si tu dis vrai… Je ne sais pas si j'y crois, mais je vais y réfléchir. Repose-toi un peu, je te réveillerai lorsque je serai fatiguée. — Merci, dit Nayla avec reconnaissance. Surtout n'hésite pas. Elle se cala dans le fauteuil et ferma les yeux. Deux secondes plus tard, elle dormait. "Les étoiles étaient si brillantes, si belles et si pures, qu'elle nota à peine le sol de la planète qui commençait à s'enflammer sous les tirs lywar. Non, pas "elle"… "il". Une fois encore, elle était dans la tête de Milar. Nayla bascula et se retrouva projetée à l'arrière de la passerelle. La silhouette noire du colonel Milar lui tournait le dos, comme toujours. Il se retourna et la fixa. Il tendit la main vers elle, lui demandant d'approcher. Fascinée, elle lui obéit et un pas après l'autre, elle s'approcha de lui, malgré une très violente migraine qui ne cessait de s'amplifier. La longue silhouette mince et athlétique était impressionnante avec cet uniforme noir et brillant. Un symbole rouge sang ornait sa poitrine. Elle commençait à discerner les contours de son visage, encore un pas et elle découvrirait les traits de cet homme qu'elle haïssait. Une violente explosion de lumière l'aveugla. Milar lui agrippa le poignet. — Rien n'est écrit, dit-il. L'avenir n'est pas écrit. L'avenir est multiple. Quoi que tu voies, quoi qu'il arrive, tu dois continuer ! Elle ressentit alors le désespoir, la souffrance et les remords qui se dégageaient de cet homme. — Aide-moi ! ajouta-t-il dans un murmure imperceptible. Elle eut cette atroce impression de basculement, cette impression d'être aspirée vers les étoiles, en tourbillonnant à toute vitesse. Elle se retrouva dans cette zone vide de l'espace. Elle se sentait si perdue dans ce néant sans fin. Pourquoi venait-elle toujours ici et pourquoi sentait-elle que cet endroit était si important ? Elle descendit à vive allure vers le sol d'une planète, de sa planète, vers le sol d'Olima. La Phalange Bleue était déjà là. Son père gisait, la gorge béante, vidé de son sang. Nayla tomba à genoux à ses côtés en pleurant. Les images se mêlèrent, s’accélérèrent et elle fonça à travers les rues de Talima. Yutez et ses hommes exécutaient des innocents, qui s'entassaient dans un coin de la place du marché. Un groupe de Gardes s'avança, avec Dem à leur tête. Les événements firent un bond en avant. Dem et Yutez luttaient l'un contre l'autre et soudain, Mardon sembla trébucher, les mains sur les tempes, le visage convulsé de douleur. Yutez lui planta son poignard dans la gorge. Une lance de feu traversa le crâne de Nayla, transperçant son esprit. La souffrance l'aveugla, puis il n'y eut plus rien, juste le néant. — Si tu veux vivre, ne le laisse pas mourir, dit la voix dure de Milar. Si tu veux qu'il vive, tue l'inquisiteur qui l'a attaqué. Cherche son esprit et écrase-le ! La migraine devint intenable. Nayla poussa un gémissement avant qu'enfin la douleur cesse." Elle se réveilla brutalement, avec un grognement de souffrance. Elle découvrit Mylera à côté d'elle. — Nayla, mais qu'est-ce que tu as ? — Rien, bafouilla-t-elle. J'ai juste une migraine horrible. — Va voir le docteur Plaumec ! — Non, je… Je dois rester ici. — Je peux très bien rester toute seule, si j'ai besoin d'aide j’appellerai Valo. Va voir le docteur. C'est un ordre, ma belle ! — D'accord, céda-t-elle. Encore sous le choc de ce qu'elle avait vu, Nayla se dirigea vers l'infirmerie. Elle se sentait tellement épuisée, comme si chaque vision puisait dans son énergie vitale. Ces prémonitions la tuaient, elle le sentait, elle le savait. Une fois devant l'infirmerie, elle s’arrêta. Elle ne souhaitait pas expliquer ce qu'elle vivait au médecin et ne voulait pas réveiller Dem. Il devait dormir, il en avait besoin. Elle pressa ses tempes avec ses doigts et ferma les yeux. Elle régula sa respiration et fit le vide dans son esprit. Au bout de quelques minutes, le mal de tête s'éloigna. Elle remercia mentalement Dem de lui avoir enseigné cet exercice et décida de revenir vers la passerelle. Mylera lui sourit avec gentillesse et demanda aussitôt : — Alors ? Ça va mieux ? — Oui, beaucoup mieux, ne t’inquiète pas. Je n'ai plus envie de dormir. Va te reposer, Mylera. — Je vais dormir ici, comme toi. Nayla acquiesça d'un signe de tête et attendit que son amie s'endorme. Elle contrôla les informations de navigation sur la console, tout allait bien. Elle aimait bien ce petit vaisseau, elle le trouvait élégant et fonctionnel. Elle ne put s'empêcher de repenser à Jani Qorkvin. Elle avait couvé Dem avec une telle attitude de propriétaire, avec un tel désir… Elle chassa cette femme vénéneuse de ses pensées. Elle était loin désormais. Les images de sa dernière vision revinrent la hanter. Elle ne pouvait chasser de ses pensées le cadavre de son père. Pouvait-elle empêcher qu'il soit tué ? Serait-elle obligée de le venger ? Ses visions étaient de plus en plus précises et de plus en plus douloureuses. Elle soupira. Elle était impuissante. Elle ne pouvait qu'attendre d'être confrontée au danger. -*-*- Une trentaine d'heures après le départ de Dem, la porte de la passerelle s'ouvrit. Il était toujours vêtu de cette tenue de contrebandier que lui avait donné Jani Qorkvin et Nayla dut admettre que cela lui allait à la perfection. Il était reposé, son visage était détendu et il leur décocha un sourire si charmant que Nayla se troubla. — Dem ! s'exclama-t-elle. — Heureux de voir que je n'ai pas trop changé. Vous vous souvenez encore de moi. — Très drôle, Dem, répliqua Mylera. — Il reste une bonne quarantaine d'heures avant d'arriver à destination. Va te reposer Mylera. — On a pu dormir un peu sur la passerelle, à tour de rôle, mais tu as raison, je m'allongerais avec plaisir. Il faut aussi que je passe en salle des machines et j'irai peut-être à l'infirmerie, j'ai des engelures. — C'est une bonne idée, vas-y. Le docteur Plaumec est un médecin compétent et une femme de conviction. Elle me fait penser un peu à toi, ajouta-t-il avec un clin d’œil malicieux. — Tu crois ? demanda-t-elle, avec surprise. — Sans aucun doute. Tu devrais faire plus ample connaissance. — Dem ! s'étrangla-t-elle un peu gênée. Tu viens, Nayla ? — Dans un instant. — Je vous laisse alors, dit-elle avec un clin d’œil. — Vous avez quelque chose à me dire, Nayla ? demanda Dem. — J'ai encore eu une vision. Mylera a cru que j'étais malade et m'a envoyée à l'infirmerie. Je n'ai pas voulu vous déranger, vous aviez besoin de dormir. — Vous aussi, jeune fille. Vous avez l'air épuisé. — À chaque vision, j'ai l'impression que ce don me dévore de l'intérieur. La migraine et la nausée que je ressens pendant ces rêves sont de plus en plus intenses. — Je m'en suis rendu compte. Il faut que vous résistiez. Je ne crois pas que vous puissiez vous en protéger. J'aimerais trouver une solution, mais… — Mais il n'y en a pas, ce n'est pas votre faute, Dem. J'ai vu… Vous allez vous battre contre Yutez et vous serez attaqué par un inquisiteur, enfin je crois. Yutez va en profiter pour vous tuer. — Je ne suis pas si facile à tuer. Ne vous inquiétez pas pour moi. — Milar m'a dit de combattre cet inquisiteur, sinon vous êtes mort et nous serons vaincus. — Milar ? — Il m'a encore parlé, dans mon rêve. Il m'a donné des conseils. Je croyais qu'il était une menace, mais… — J’ai réfléchi à vos visions, concernant Alima et Milar. Peut-être est-ce votre subconscient qui utilise ces symboles pour vous parler. — Peut-être… Dem n'avait pas tort, c'était peut-être l'explication. Elle soupira, elle ne cessait de revoir le cadavre de son père. Elle contrôla le sanglot qui montait dans sa gorge. — J'ai encore vu le corps de mon père et juste après, Milar m'a dit que l'avenir n'était pas écrit. Allons-nous pouvoir le sauver ? — Je l'ignore. Nayla, vos rêves nous donnent des informations, mais ils ne nous donnent pas toutes les informations. Il faut les utiliser comme des outils ou comme des armes, mais il ne faut pas s'appuyer totalement sur eux. Pour votre père… Le vaisseau vengeur a de l'avance sur nous… — Je sais, je ne cesse d'y penser. S'il meurt, ce sera par ma faute. — Non, ce n'est pas votre faute, je vous interdis de le penser. Ils sont responsables de ces massacres et plus qu'eux, c'est Dieu qui en est la cause. C'est lui que vous devez blâmer. — Nous avons une chance, vous croyez ? — Il existe toujours une chance de l'emporter, même lorsque les probabilités sont faibles… Elle se sentit un peu rassurée par l'assurance de Dem. ** ** ** ** Il restait encore une bonne journée de voyage, lorsque tout le monde se regroupa sur la passerelle. Milar avait pris connaissance des qualifications des mineurs, il put donc distribuer les rôles de chacun. — J'ai essayé d'organiser notre embryon d'armée, dit-il. Pour l'instant, je suis désolé docteur, je n'ai pas d'infirmier à vous proposer. Mylera, aux machines, tu as Jholman et tu peux aussi compter sur Den Tazado. — Très bien. — Garal, je vous nomme lieutenant. Vous serez responsable de notre première unité de combattants. — Je croyais qu'il y avait plus d'grades entre nous ! protesta le mineur. — Tant que nous n’étions que des fuyards, en effet, les grades étaient superflus. Nous sommes désormais une armée et une armée sans hiérarchie, cela n'existe pas. Je disais donc, Garal, vous êtes lieutenant et je vous adjoins Valo. Pour l'occasion, Valo, vous êtes promu sergent. — Merci… — Hadan et Nali Bertil, vous êtes sous leurs ordres. Le binôme Daso Bertil et Olman Nardo sont désignés spécialistes explosifs et sont sous les ordres de Garal. Jholman et Tazado, vous servirez en tant que soldats, sous les ordres de Garal, lorsque le besoin se fera sentir. Nayla est directement sous mes ordres. En mon absence, c'est à elle que vous obéissez. — Mais pourquoi ? s’étonna Mylera. — Parce que je le dis. — Et vous, Dem, dit Plaumec, vous êtes… — Il est notre chef, affirma Nayla. Il est le seul qui sait comment les combattre. — On dirait bien, ajouta Garal. Il s'croit not'e général. — Et il l'est, affirma Nayla. — Nous arriverons dans le système liman dans une vingtaine d'heures, alors profitez-en pour dormir, pour vous équiper et vous armer. Vous devriez trouver de grands manteaux dans l'armurerie. Les contrebandiers s'en servent pour dissimuler leurs armes. Nous ferons de même. -*-*- Milar observait les étoiles, seul sur la passerelle. Il trouvait étonnant d'être isolé dans un endroit si stratégique, mais il s'agissait d'un cargo contrebandier, pas d'un cuirassé des Gardes de la Foi. Il avait contrôlé chaque système du "Vipère Rouge", plusieurs fois et tout particulièrement ceux mettant en œuvre le camouflage. Il était pratiquement certain de pouvoir se poser sans que le vengeur 516 ne les remarque. Les vaisseaux de Jani Qorkvin étaient de qualité et les gadgets utilisés ne venaient pas tous de l’Imperium. Dans moins d'une heure, ils seraient sur Olima. Avec un peu de chance, le capitaine Lazor s'y trouvait encore. Tyro Lazor avait été le chef de sa sécurité personnelle et c'était un homme d'une grande loyauté. Les Gardes de la Foi étaient, avant tout, dévoués envers l'Imperium et envers Dieu, c'était inscrit dans leurs gènes. Ils suivaient aveuglément les ordres qui leur étaient donnés, ils ne contestaient jamais les décisions de leurs chefs et n'avaient aucune préférence pour un officier ou pour un autre. Les officiers ou les Gardes, servant sous ses ordres, s'étaient toujours comportés de façon différente. Ils l'adulaient. Son charisme, nourri par son pouvoir, influençait les personnes qu'il côtoyait et transformait l'amitié en vénération. C'est cette faculté qui lui avait permis d'obtenir l'aide du capitaine Virdin. À l'inverse, chez un individu qui le détestait, comme Mapal par exemple, cette aptitude amplifiait le ressentiment et pouvait conduire à la haine. Ce pouvoir ne pervertissait pas les convictions des gens, il augmentait juste leurs émotions et les aidait à oublier la peur. Dem espérait que son ascendant lui assurerait la fidélité du capitaine Lazor. Pendant ces cinq années d'exil, Il avait travaillé sur une modélisation lui permettant de retrouver la trace de certains de ces hommes ; ceux qu'il estimait susceptible de le suivre, parce qu'influencés par son aura. Il n'avait jamais osé exécuter ce programme, par peur d'être détecté. Lorsque la venue des Gardes Noirs sur RgM 12 était devenue incontournable, il n'avait plus pensé aux restrictions. Il se souvenait de chaque information donnée par sa modélisation avec une parfaite acuité. Comme la plupart des hommes qui avaient servi sous ses ordres, Lazor avait été muté. Il avait été affecté dans les unités de renfort de l'Inquisition. Il s'agissait de petites compagnies de Gardes de la Foi, une trentaine d'hommes, qui assuraient la sécurité d'unités d'inquisiteurs basées sur certaines planètes, connues pour posséder un passé séditieux. Bien entendu, Olima était l'un de ces mondes et Lazor avait été nommé chef de l'unité de renfort qui y était basée. Milar allait tenter de le recruter. Il avait besoin d'aide pour affronter la Phalange Bleue et plus tard, avoir un soldat expérimenté pour mener la rébellion lui semblait une excellente idée. Il espérait seulement que son pouvoir de persuasion serait suffisant pour convaincre le capitaine Tyro Lazor. L'ouverture de la porte l'arracha à ses pensées. Nayla le rejoignit d'un pas vif, animée d'une passion nouvelle. — Vous êtes en avance. — Je ne voulais pas rater l'entrée dans le système liman. — Je comprends. Comment allez-vous ? — Très bien, mieux. J'ai très, très bien dormi, dit-elle en s'approchant des hublots. Elle examina les étoiles qui défilaient à toute vitesse. — Nous arrivons bientôt ? — Oui, la décélération a déjà commencé. Je viens d'envoyer l'ordre de regagner les postes de combat. Valo ne va pas tarder à nous rejoindre sur la passerelle. — Vous semblez toujours savoir ce qu'il faut faire, Dem. Quel est votre secret ? — L'expérience, jeune fille, l'expérience. — J'oubliais. Elle venait de prendre un air morose, se souvenant sans doute qu'il était colonel. Plaumec avait raison, il allait devoir lui révéler son identité, mais cela ne semblait jamais être le bon moment. Il hésita, peut-être qu'avant de se poser sur Olima, il pourrait lui avouer qui il était. Sa révélation pourrait lui permettre de choisir son destin en connaissance de cause. Il n'eut pas l'occasion de se décider. Valo entra en courant. La tenue en cuir sombre de lyjan qu'il avait choisi sur Firni le vieillissait et lui donnait plus d'assurance. Il avait beaucoup mûri, ces derniers jours et il était complètement sous le charme de Nayla. Dem supposait qu'elle développait un charisme identique au sien. Comme lui, elle influençait ceux qu'elle fréquentait. — Prenez place, Valo, ici à la console de pilotage. — À vos ordres, lieutenant ! Le vaisseau décèlera brusquement et réintégra la vitesse interplanétaire à la périphérie du système OkJ. Le "Vipère Rouge" passa au large d'un planétoïde rocheux, puis contourna une géante gazeuse. Olima, une belle planète verte, bleue et mauve, se détacha sur le fond noir de la galaxie. Juste avant, très proche d'Olima, se trouvait un globe noirci, calciné et sans vie : Alima. Dem frissonna en regardant ce monde mort, sans arriver à en détourner les yeux. Les images des tirs lywar, bombardant sans relâche le sol d'Alima, étaient toujours vivantes dans sa mémoire. Les émotions qu'il avait ressenties ce jour-là, revinrent, fortes et vivaces, mais cette fois-ci rien ne les arrêta. Il était un assassin, non, il était pire que cela. Jamais, il n'expierait ses crimes. Il se tourna vers Nayla. Elle fixait, elle aussi, la planète morte. Des larmes coulaient sur ses joues et ses mâchoires se serraient sous l'effet de la colère. Son empathie lui révéla qu'elle ressentait une haine brûlante pour le responsable de ce massacre. — Je suis désolé, murmura-t-il en posant une main sur son épaule. — Merci, Dem, mais ce n'est pas votre faute. L'homme responsable de ça… Nous allons le retrouver, n'est-ce pas ? Milar, vous m'aiderez à le traquer ? Dem, promettez le moi ! Je veux le trouver et je veux le tuer ! Il ne put s'empêcher de frémir sous l'impact de sa haine. — Concentrez-vous sur l'ennemi du moment, Nayla. — Vous avez raison. Yutez sera le premier ! Dem inspira profondément. Il devenait urgent de lui avouer sa véritable identité, mais il ne pouvait pas, ne voulait pas le faire. Il ne voulait pas perdre son amitié. Alors que le "Vipère rouge" s'approchait d'Olima, Dem repéra le vaisseau vengeur en orbite. Il était immense et laid, sans lignes harmonieuses ou aérodynamiques. C'était une masse de métal destinée à terrifier tous ceux qui croisaient son chemin. Il ressentit, malgré tout, une certaine nostalgie. Tout était simple lorsqu'il commandait son vengeur. Il était la main écarlate de Dieu et son devoir était clair ; il devait juste suivre les ordres. Il chassa ces réminiscences du passé et s'assit sur le deuxième siège de pilote. Il afficha les données de navigation. — Je vais prendre les commandes pour le moment, Valo. — Bien sûr, lieutenant, dit Valo impressionné par la vue du cuirassé. Ils vont nous écraser… — Mais non, Valo. Les contre-mesures de camouflage étaient actives et à moins de regarder par un hublot, le vaisseau contrebandier ne serait pas repéré. Il dirigea le "Vipère Rouge" droit vers la planète. — Nayla, où se trouve la maison de votre père ? — Dans le hameau de Tamyo, à l'ouest de la capitale, Talima… Vous verrez, il y a un grand lac. Mon village se trouve sur ses rives. Dem entra la destination dans le système de navigation et afficha le trajet le plus optimal pour éviter d'être détecté. Le cargo emprunta une courbe elliptique qui l'éloigna du vengeur. Les détails du sol devinrent plus visibles. Une rivière se déroulait comme un serpent paresseux sur le ventre d'une grande plaine mauve. Des villages disséminés le long de ce fleuve agrémentaient le tableau de taches blanches ou ocre. Plus loin, la cité de Talima se pelotonnait entre de grands champs d'un mauve profond, une forêt vert bouteille, une prairie ondoyante d'une magnifique couleur émeraude et le bleu sombre d'un grand lac, que Nayla lui désigna. — C'est juste ici, Dem. Vous voyez les maisons, juste à côté ? C'est là que se trouve mon père. — Je vois un bois avec une clairière à moins d'un kilomètre. Est-ce un endroit tranquille ? — Oui, assez, pourquoi ? — Nous allons nous y poser. ** ** ** ** Ailleurs… Dieu observa son reflet dans le miroir. Il était encore jeune, malgré les minuscules rides qui entouraient ses yeux et marquaient les coins de sa bouche. Combien de fois avait-il observé son visage en s'étonnant de ne pas le voir vieillir. Il était pourtant si vieux et le poids de ses 690 années d'existence pesait parfois lourdement sur ses épaules. Il inspira profondément. Ce n'était pas le temps qui était lourd à porter, c'était le pouvoir divin qu'il détenait. Il était "Celui qui est. Celui qui était. Celui qui sera". Il frémit en pensant à cette affirmation que connaissait chacun de ses adorateurs. Sera ? Pour combien de temps ? Ces derniers mois, lire le futur l'effrayait. Il rejeta sa peur avec colère. Il était Dieu. Il possédait une armée fanatiquement dévouée à sa cause et rien, rien ni personne ne pourrait jamais le vaincre. Il se tourna vers la déchirure menant vers Yggdrasil, ce passage qu'il avait ouvert avec son esprit. Il y a peu, il lui avait semblé deviner une présence l'observant à travers le passage. C'est impossible, ragea-t-il. Yggdrasil est à mes ordres, à ma disposition exclusive. Yggdrasil doit répondre à mes demandes lorsque je l'exige. Il joignit les mains, faisant le vide dans son esprit pour mieux capter les messages de l'avenir ou du présent. — Je veux voir, dit-il à voix basse. Je le veux, maintenant. Tout devint blanc et lumineux, puis tout fut enténébré, si sombre et si obscur. Il n'y avait aucune lumière, aucune étoile dans cet endroit si vide, si terriblement vide. Yggdrasil, le puits du destin… Son être désincarné frissonna. Tout autour, très loin, l'espace était éclairé par des milliards d'étoiles, mais pas ici. Ici, il n'était rien. Ici, il était tout-puissant. Il se concentra et perçut tous les fils de toutes les existences qui s’enchevêtraient à cet endroit. Le passé, le présent et l'avenir cohabitaient ici, dans Yggdrasil. Il était le seul être vivant à savoir décrypter la tapisserie du destin. Il chercha le fil dont il avait besoin et le trouva. "Il vit. Un vaisseau vengeur se rapprochait. Il n'avait aucune raison de le redouter, pourtant sa coque était étrange, comme dégoulinante de sang. Il se projeta vers ce vaisseau. À l'intérieur, une lumière brillait si fort qu'elle l'éblouissait. À ses côtés se tenait une forme sombre, irradiant le danger. Il s'approcha. La forme sombre se matérialisa. Un uniforme d'un noir brillant, une longue silhouette mince, un regard d'un bleu glacial… Un homme qu'il connaissait. Devor Milar ! Près de lui, la forme lumineuse prit elle aussi tournure humaine. C'était une femme, une jeune femme à la beauté étrange, frêle et fragile, mais habitée d'une force étonnante. Il savait qui elle était. C'était l'Espoir de la prophétie. C'était le libérateur qui devait conduire la rébellion et le jeter à bas de son trône. Dieu chancela et un filet de sang coula sur sa bouche. Il l’ignora et puisa dans ses forces pour plier Yggdrasil à sa volonté. Il chercha un autre fil. La femme regardait Milar avec admiration et tendresse. Elle était jeune et encore naïve. Il pourrait exploiter cela à son avantage. Il tira sur ce fil, sur ce destin. Il résista. Il était aussi rigide qu'un câble en ceracier. Il épuisa ses réserves pour le tordre selon son désir. Il tomba sur un genou en proie au vertige." Cela faisait une éternité qu'il n'avait pas ressentie une telle perte de vigueur, après une incursion dans le néant. Cela faisait une éternité qu'il n'avait pas forcé le destin à lui montrer l'avenir. Il avait dû faire appel à toute sa puissance, à toute son énergie pour contraindre Yggdrasil à lui obéir. Jamais un fil du destin n'avait montré une telle résistance. Il avait tout de même obtenu sa réponse. Cela avait commencé. Milar et sa protégée avaient quitté les ombres. Ils arrivaient. Qu'importe le temps que cela prendrait, qu'importe la route qu'ils devraient parcourir. Ils venaient d'entamer le chemin qui les mènerait jusqu'à ce palais. Bien sûr, l'avenir n'était pas totalement écrit et il pourrait entraver leur marche, les anéantir. Le puits du destin lui avait fourni une possibilité, une idée pour les détruire, mais pour y parvenir, il avait besoin d’énergie. Deux pouvoirs allaient s'opposer, deux visions. Une certitude pulsait depuis le centre d'Yggdrasil : quoi qu'il fasse, quoi qu'il tente, l'affrontement aurait lieu ici, dans le néant. XXIII Dem avait revêtu un long manteau de rytemec noir, qui lui permettait de dissimuler son fusil lywar. Nayla ne put s'empêcher de le trouver extrêmement séduisant, ainsi vêtu. Elle serra son manteau de laine grise autour de ses épaules et étreignit le fusil qu'elle cachait, elle aussi. Ils descendirent tous du cargo, sauf Mylera et Nardo. Dem avait choisi de laisser le "Vipère Rouge" sous leur garde. Nayla inspira profondément. L'air frais et plein de senteurs de la forêt lui emplirent les poumons. Elle reconnut le parfum épicé de la mousse grise, celui plus boisé des champignons étoilés, puis elle perçut la suave odeur des feuillages en décomposition et la fragrance parfumée des fleurs d'oson. Elle ferma les yeux pour apprécier ce moment de pur plaisir. Les oiseaux gazouillaient dans les arbres, les branches bruissaient dans les cimes, les insectes vrombissaient. Elle était chez elle. Elle avait rêvé de cet instant, comme d'un moment de paix et de joie, mais il était perverti. Elle revenait pour empêcher un massacre, pour se battre sur le sol qui l'avait vu naître. Elle essuya rageusement une larme qui perlait au coin de ses yeux et prit le chemin de la demeure familiale. Le son de leurs pas était atténué par le sol, doux et moelleux, de la forêt. C'était un endroit calme où les Olimans venaient, plutôt à l'automne, cueillir des champignons. C'était l'un de ses terrains de jeux favoris, lorsqu'elle était enfant. C'est dans ces bois que Seorg l'avait embrassé. Elle repoussa ses souvenirs avec colère : elle n'était plus une adolescente insouciante ! En quelques minutes, ils arrivèrent à la lisière du bois. L'herbe haute et soyeuse ondulait dans la brise légère, transformant la prairie de verati qui se déroulait devant eux, en un lac tranquille aux reflets vert émeraude. Au loin, telle une île surgissant de ce flot végétal, se dressait une petite colline. Le hameau, où se trouvait sa demeure familiale, se situait sur le versant opposé de ce mont et n'était pas visible depuis la forêt. Dem stoppa Nayla d'une main sur l'épaule et lui indiqua de se cacher. Il observa les alentours avec une lunette d'approche. — Je ne vois rien, dit-il, nous allons y aller. Nali, vous nous couvrez avec Daso. Les autres avec moi. Soyez prudents et obéissez-moi sans discussion. Dem prit le layon qui serpentait dans l'herbe jusqu'à la colline, Nayla sur ses talons. Les longues tiges fouettaient leurs jambes et des centaines d'insectes s'élevaient à chacun de leurs pas. Elle n'avait qu'une envie, se ruer vers le hameau sans se préoccuper du danger. Elle reconnut avec émotion les premiers murets en tarnal, cette pierre blanche qui servait à la construction de la plupart des bâtiments de cette région d'Olima. Le sentier, pavé de pierres concassées, contournait un bosquet de mithiver, dont les longues branches frôlaient le sol. Nayla laissa sa main caresser les feuilles bleu sombre, veinées de noir. Elles étaient aussi douces que dans son souvenir. Les mithis, les fruits violets et granuleux de l'arbre, étaient presque mûrs et elle faillit en cueillir un, pour retrouver ce goût acide qu'elle adorait. S'arrachant à la nostalgie, elle contourna le boqueteau et le village se dévoila. Elle s'arrêta net. Le petit groupe de maisons blanches était parfaitement rangé en un arc de cercle, ouvert vers le lac Tamyo. Le sol de la place était pavé d'un camaïeu de pierres grises. Au centre de l'esplanade se trouvait un puits en tarnal que surplombait un grand cychene millénaire. Cet arbre procurait de l'ombre aux bancs de pierre disséminés, sans ordre particulier. Les habitants aimaient s'y asseoir pour discuter, ou pour observer les enfants jouer, mais pas aujourd'hui. Nayla retint un sanglot. Aujourd'hui, les villageois étaient étendus sur les dalles. Aujourd'hui, les dalles n'étaient plus grises, mais rouge sang. Aujourd'hui, ce havre de paix n'était plus qu'un cimetière. Nayla se rua vers sa maison, sans entendre le cri de Dem. Elle évita plusieurs corps, essayant de ne pas reconnaître la vieille madame Vetima ou Baert, le boulanger. Elle s'immobilisa au milieu de la place. Devant le seuil de sa demeure se trouvait un corps, couché sur le flanc. Les cheveux noirs striés de blanc, les épaules larges, les mains puissantes ne laissaient aucune place au doute. Cet homme était Raen Kaertan. Cet homme était son père. Elle se laissa tomber à genoux, à ses côtés. Elle l'allongea avec tendresse. Son visage était exsangue et ses yeux sans vie semblaient l'accuser. Zan Yutez lui avait tranché la gorge, comme dans sa vision. Des larmes se mirent à couler sur ses joues sans qu'elle ne s'en rende compte. — Je suis désolé, dit Dem en posant une main sur son épaule. Il s'était agenouillé à côté d'elle et dans ses yeux brillait une grande compassion. — Pourquoi, pourquoi… dites-moi pourquoi ? balbutia-t-elle. — Parce qu'ils sont conditionnés pour tuer sans pitié, pour punir, pour éradiquer toute possibilité de révolte. — Ce sont des monstres ! — Ils ont été créés et formés pour être des monstres, oui. — Sont-ils toujours ici, sur Olima ? — Nous allons les retrouver. — Mais comment ? Et où ? — Dans votre vision, vous les avez vus dans la capitale. C'est sûrement là qu'ils sont. — Allons-y, alors ! dit-elle avec rage. — Nayla, nous n'allons pas nous ruer bêtement à leur poursuite, pas maintenant. Nous ne sommes pas assez nombreux. Ce serait un suicide, pur et simple. — Nous n'allons pas les laisser s'en sortir, n'est-ce pas ? — Non, je vous le promets. La stratégie de Yutez est simple : tuer un maximum d'Olimans, de tout sexe et de tout âge. Cela lui importe peu. Il doit laisser derrière lui une telle traînée de morts, que le moindre hérétique sera livré à l'Inquisition par les siens. Il va imposer un cycle de terreur absolue. Ensuite, ils partiront. — Il faut les en empêcher. Il faut les traquer et les détruire ! — Certainement, mais il faut le faire avec ingéniosité. Si la riposte est trop forte, trop évidente, Yutez remontera à bord de son vaisseau vengeur et Olima connaîtra le sort d'Alima. Nous ne pourrons pas lutter. — Que comptez-vous faire ? demanda-t-elle, irritée par la froideur apparente de Dem, qui lui expliquait posément les conséquences d'une riposte alors que les Olimans étaient massacrés. — Je vais vous l'expliquer, mais avant, j'ai besoin d'une réponse. — D'une réponse ? — Êtes-vous prête ? Si nous attaquons la Phalange Bleue… Elle savait ce qu'il voulait dire : était-elle prête à affronter son destin ? La réponse fusa dans son esprit, claire, limpide, évidente. Elle était décidée, il fallait que tous ces massacres cessent. — Je suis prête. Affrontons-les, Dem ! Son regard bleu devint encore plus froid et déterminé. Il posa une main sur son poignet et le serra avec force. — Oui, dit-il, nous allons les affronter. Promettez-moi d'avoir confiance dans ma stratégie. Perdre du temps, c'est condamner des innocents, mais si nous nous précipitons, nous condamnons la galaxie. Elle hésita, confrontée à la première décision qui confirmait une partie de ses visions. Elle allait devoir sacrifier des humains sur l'autel de la victoire. Je n'ai pas le choix, songea-t-elle. Il a raison. Si je me jette dans la bataille sans réfléchir, nous allons tous mourir et Olima pourrait très bien payer le prix de notre attaque. — Je vous fais confiance, Dem. — Bien. Vous allez devoir m'attendre ici, avec les autres. Je vais le leur expliquer. Il ne faudra pas toucher aux morts, Nayla. Tout doit rester en l'état. — Dem… protesta-t-elle en pensant au cadavre de son père. — Je sais que c'est difficile, mais c'est indispensable. — Très bien, Dem. Mais pourquoi devons-nous vous attendre ? — Je vais aller chercher des renforts. — Des renforts ? s’étonna-t-elle. Quels renforts ? Dem hésita, comme s'il pesait le pour et le contre. — Il y a une unité de l'Inquisition dans votre ville ? — Oui, j'ai passé mon temps à les éviter. Ils me terrifiaient. — Les unités de l'Inquisition sont toujours accompagnées d'une section de renfort des Gardes Noirs. — Ils sortaient peu et je n'allais jamais me promener par là. — Où se trouvent-ils ? — Pas très loin, de l'autre côté du lac, mais pourquoi… — Vous souvenez-vous du capitaine Virdin ? — Le Garde qui vous a aidé à vous évader ? — Oui, celui-là même. L'homme qui commande cette unité de renfort… Il pourrait nous aider, comme Virdin et peut-être mieux que Virdin, si je peux le convaincre. Sous l'effet de la surprise, elle se redressa vivement. Il l'imita plus lentement. — Qu'est-ce que vous dites ? Pourquoi ferait-il ça ? — Cela, je ne peux pas… — Dem ! Ça suffit ! Comment continuer à vous suivre et à vous croire, si vous ne me dites rien ? J'en ai assez ! Assez, vous m'entendez ! Il ferma les yeux et prit une profonde inspiration. Lorsqu'il ouvrit les paupières, elle vacilla sous l'intensité de son regard. — Ayez confiance en moi. Il le faut. Je vous en prie. — Vous ne cessez de dire ça ! Je ne peux plus, pas avec ce que vous me cachez ! J'accepte mon destin, en partie et surtout parce que vous êtes là. Et j'ignore qui vous êtes, qui vous êtes vraiment ! Je veux savoir, je dois savoir, ajouta-t-elle plus doucement, effrayée par son exigence. Il soupira imperceptiblement et sans la lâcher des yeux, il dit : — Nayla, je vous dirai tout, je vous le jure. Un jour, je vous ouvrirai totalement mon esprit, sans aucune défense, vous avez ma parole. Vous pourrez savoir tout ce que vous voulez sur moi, vous pourrez faire de moi ce que vous voudrez ! Seulement, nous n'avons pas le temps. Elle resta estomaquée par son offre. Sans aucune protection, il lui offrait sa vie. Il lui donnait une arme à placer sur sa gorge, car elle en savait suffisamment désormais pour entrer dans son esprit et le tuer sans peine. — Très bien Dem, pas aujourd'hui, je suis d'accord. Mais quand, alors ? demanda-t-elle tout de même. Dem hésita encore, puis sembla prendre une décision. — Après en avoir fini avec Yutez. Lorsque nous serons en sécurité, je vous dirai tout ce que vous voulez savoir. Est-ce que cela vous convient ? — Oui. J'attendrai. Un frisson courut le long de la colonne vertébrale de Nayla. Elle savait que ce que Dem lui avouerait serait terrible. Inconsciemment, elle savait que cela détruirait leur relation, mais elle devait savoir. Qui est-il ? se demanda-t-elle. Pourquoi fait-il autant de mystère ? La solution à cette énigme l'effleura, mais elle refusa d'affronter la réalité et surtout, il lui sembla qu'une force étrangère se glissait dans son esprit pour éloigner cette réponse perturbatrice de ses pensées, puis l'instant d'après, elle oublia cette impression. — Venez, Nayla. Rejoignons les autres. Je dois leur expliquer… — Dem, attendez ! Je peux contacter ma cellule de résistance pendant que vous allez chercher vos "renforts". Ils pourraient nous aider. — Il est hors de question que je vous autorise à vous rendre seule, quelque part sur cette planète ! Vous m'entendez ? — Je peux y aller avec quelqu'un. Je vous laisse le choisir et… — Vous n'irez nulle part sans moi, Nayla ! J'enrage déjà d'être obligé de vous laisser ici, mais je n'ai pas le choix. — Cela peut nous aider et… — Vous attendrez mon retour. Promettez-le-moi ! Nous irons voir vos amis, ensemble, lorsque je serai revenu. — Mais, nous allons perdre du temps. Dem… — Je vous en prie, ne vous mettez pas en danger. Je ferai le plus vite possible. Il était impossible de lui résister lorsqu'il la fixait ainsi. — Très bien, soupira-t-elle. Je vais vous attendre, mais dépêchez-vous. ** ** ** ** Le reste de l'équipe les attendait à l'entrée du village, la mine défaite. Comment auraient-ils pu rester insensibles face à ce carnage ? — Venez avec nous, dit Milar sans se préoccuper de leur âme blessée. Nous devons nous abriter. — Nous abriter ? s'exclama Plaumec. Il faut plutôt nous occuper des morts. — Les morts sont morts, docteur. C'est triste, mais nous devons privilégier les vivants. Allons, suivez-moi. — Et quand comptez-vous avoir le temps de leur rendre l'hommage qui leur est dû ? insista le médecin. — Après notre victoire. Je vous en prie docteur, ajouta-t-il lorsqu'il comprit qu'elle allait persévérer, ce n'est pas le moment. Et non, je ne suis pas insensible, je suis juste pragmatique. Il lut de l’exaspération sur son visage, mais elle céda. Ils revinrent vers Nayla qui se tenait toujours auprès du cadavre de son père, les yeux rougis par les larmes qu'elle avait versées sur son enfance perdue et sur le chemin pavé de sacrifices, qui s'ouvrait devant elle. Il lui toucha l'épaule pour attirer son attention. — Dans quelle maison pourriez-vous vous dissimuler ? Les habitations de ce hameau, pelotonnées les unes contre les autres, se ressemblaient toutes. Construites en pierre blanche, avec un étage et un toit terrasse, elles ne se différenciaient que par le motif des volets et des portes en bois tressés. Elle désigna la deuxième sur la gauche. — Ici. C'est chez moi. Il s'empara de sa main et la serra avec toute la chaleur dont il était capable. Face à elle, il se sentait capable d'expérimenter toutes les émotions qu'il avait autrefois méprisées. — Courage, jeune fille. Nayla papillonna des paupières pour contenir ses larmes. Il comprenait son désarroi. En fait, non, ces sentiments lui étaient tellement étrangers. Il n'avait pas eu de famille, seulement des instructeurs qui l'avaient éduqué avec cruauté. Le concept même d'amour filial, lui était inconnu, mais il ressentait toute sa peine, toute sa tristesse et il aurait aimé être capable de l'aider. En entrant dans la maison, il fut surpris par l'intérieur chaleureux de la grande pièce. Les murs blancs étaient parés d’étoffes de couleurs chaudes, le sol agrémenté d’épais tapis de laine. L'espace était articulé autour de la cheminée, des fauteuils en tissu faisaient face à l'âtre. Une grande table en bois, entourée de deux bancs était érigée un peu à l'écart. Près de la fenêtre, une console en pierre hébergeait quelques holophotos représentant Nayla, enfant, dans les bras d'une jolie jeune femme ou en train de jouer au bord d'un lac. Une grande arche, taillée dans le mur en tarnal, conduisait à la cuisine. Dans un coin de la pièce, un escalier de pierres blanches, menait à l'étage. — Bien, dit Milar. Je dois m'absenter. Je veux que vous restiez cachés ici sans toucher à rien et sans sortir, jusqu'à ce que je revienne. — Où allez-vous ? — Cela ne vous regarde pas, Garal. Je vais essayer de nous trouver des renforts et je n'ai pas à vous en dire plus. Faites ce que je vous dis ! — Je n'aime pas vot' façon de… — Je n'ai pas le temps, Garal. Nous devons favoriser l'efficacité, si nous voulons avoir une chance de quitter Olima en vie. — Je suis désolé de vous embêter, monsieur, dit Daso Bertil, mais je voudrais savoir… Pourquoi doit-on affronter les Gardes Noirs ? — Parce que nous ne pouvons pas laisser tous ces gens mourir, Daso. Écoutez, dit-il avec cette conviction qui lui avait toujours permis de fédérer ses hommes derrière son commandement, je comprends que vous ayez des doutes. J'ai mes convictions. Elles sont partagées par certains d'entre vous. Nous sommes à l'aube d'un changement, d'une guerre qui va enflammer la galaxie. Il est normal d'être effrayé ou rebuté par cette situation. Je ne peux pas retarder mon départ, chaque minute compte. Utilisez ces quelques heures pour réfléchir à votre implication. Vous n'êtes pas obligés de vous joindre à nous. En attendant mon retour, obéissez tous à Nayla et… ayez foi dans l'Espoir. Sa lumière commence à poindre sur l'horizon et elle va détruire l'Imperium. Soyez dans son camp ! Sans attendre leur réponse, il quitta la maison après un dernier regard à Nayla, qui semblait être perdue dans le labyrinthe enténébré de ses souvenirs. Il repoussa l'angoisse que lui procurait la promesse de vérité qu'il lui avait faite. Il affronterait ce désastre le moment venu. Il prit, en courant à un bon rythme, la direction indiquée par son armtop. Le chemin empierré contournait le lac à l'eau bleu sombre, à peine ridée par la brise tiède. Çà et là, le long du sentier, des bouquets d'arbustes pleins de fleurs embaumaient l'air frais et pur. Au loin, une immense prairie mauve ondoyait dans le vent. Un vaste troupeau de grosses bêtes poilues, à la tête ornée de quatre longues cornes, paissait placidement le turu. Des oiseaux roses survolaient le lac et plongeaient parfois dans ses eaux, ressortant avec un poisson gigotant dans le bec. Le calme était si parfait qu'il ralentit le pas et s'arrêta pour observer cet endroit. Après cinq années passées sur une planète où le vent charriait en permanence du sable et de la poussière, c'était un paradis. Il inspira profondément. Même lui était capable d'apprécier la beauté de ce lieu. Au-delà du lac, il apercevait les contreforts de la ville, amoncellement de maisons blanches aux toits plats. Un bref instant, il s'imagina vivre ici, paisiblement. Cette vie n'est pas pour moi, se dit-il avec une hargne contenue. Il secoua ces divagations improductives et reprit sa route en trottinant. Un fort en carhinium, trapu et laid, se dressait à quelques centaines de mètres, telle une verrue avilissant ce paysage idyllique. Milar se dissimula dans un bouquet d'arbres bleu sombre, qui poussait près du lac. Il progressa avec précaution jusqu'à la lisière, afin d'avoir une vue dégagée sur le bâtiment. Il activa son armtop et envoya un message au capitaine Lazor. Chaque Garde de la Foi possédait un code spécifique qui permettait de le contacter, n'importe où dans la galaxie. Bien entendu, une communication envoyée sur un autre monde transitait par des balises et était détectable. Cela ne serait pas le cas aujourd'hui. Il donna rendez-vous à Lazor dans ce bosquet, avec en guise de signature, l'identification de la Phalange Écarlate. C'était un risque, mais Dem n'avait pas le temps de finasser. Il reçut pour toute réponse le chiffre "100". Il s'agissait d'un code, spécifique à son ancienne phalange, qui signifiait "identifiez-vous". Milar répondit "5" pour "colonel". Son ancien officier se conforma à la procédure en ne répondant pas. Dix minutes plus tard, un homme sortit par une porte latérale de la base et avança directement vers lui. Prudemment, Dem recula au centre du bosquet. Il l'accueillit les bras croisés, avec son sourire inimitable figé sur les lèvres. — Bonsoir, capitaine. — Colonel ? Colonel Milar, je n'arrive pas à y croire ! — Je ne suis pas si facile à tuer, je croyais que vous le saviez. — J'ai des souvenirs très précis de toutes les fois où vous l'avez prouvé, colonel. Mais, si je puis me permettre, que faites-vous ici ? Milar testa aussitôt la loyauté du capitaine, en sondant son esprit. Elle était intacte. L'aide de Lazor dans la révolte à venir lui était indispensable. Il avait besoin de pouvoir s'appuyer sur l'expérience d'un autre Garde de la Foi. — Les informations données par le Clergé étaient erronées, capitaine. Il y a cinq ans, je n'ai pas été envoyé au paradis. Il y a cinq ans, j'ai fui l'Imperium. — Vous avez fui ? Vous colonel ? Mais pourquoi ? — Il y a deux raisons, Lazor, celle que vous donnerait le général Jouplim, si vous l'interrogiez, et il y a la vérité. — Dites-moi, colonel. — La version que connaît le général est celle-ci. Juste avant ma fuite, j'ai eu une prophétie qui m'annonçait que Dieu allait être vaincu par une force, une lumière blanche appelée "Espoir". Lazor resta bouche bée quelques secondes, avant de murmurer : — Colonel, vous ne pouvez pas avoir eu une prophétie, pas vous. — C'est difficile à croire, je sais. Pourtant, j'ai tout fait pour que l'on croie à cette vérité. J'ai donné des détails précis, j'ai dit que ma vision était indiscutable, que j'avais un rôle décisif à jouer dans cette rébellion et que je ne pouvais pas me soustraire à ce destin. — Un rôle à jouer dans une révolte… vous colonel ? — Un rôle important, bien sûr, dit-il en souriant. Voyez-vous Tyro, j'aurais pu tenter de vous convaincre de la véracité de cette prophétie, tenter de vous persuader de l'existence de cet Espoir, comme je l'ai fait avec tous ceux que j'ai côtoyés. — Je ne comprends pas, colonel. Si ce que vous dites est vrai, je vais devoir vous… vous arrêter, bafouilla l'officier en pleine confusion. — Je vous dois plus que cela, Tyro, poursuivit-il. J'ai besoin de vous et je ne peux pas vous demander de trahir notre Dieu sur quelque chose d'aussi stupide qu'une prophétie. — Colonel ? Milar instilla un peu de son don dans l'esprit du capitaine, afin de renforcer sa loyauté. Lazor était un homme dévoué, mais il était peu probable qu'il accepte aveuglément la thèse d'une Mission Divine. — Il y a cinq ans, j'ai rencontré Dieu, vous vous en souvenez ? Vous m'aviez accompagné jusqu'à la porte du temple. — Je m'en souviens très bien. J'étais très fier pour vous, colonel. — Lors de cette rencontre, Dieu m'a demandé d'accomplir une tâche essentielle pour l'avenir de l'Imperium. — Colonel ? — Il m'a confié une Mission Divine, capitaine Lazor. Et aujourd'hui, je vous demande de servir votre Dieu en m'aidant à accomplir cette mission. — Comment cela, colonel ? — Vous avez mon entière confiance, Tyro. Je vais vous dire toute la vérité. Mes ordres sont d'éradiquer l'hérésie de l'Imperium pour les cent années à venir et pour cela, je devais prendre contact avec ce libérateur prophétisé par cette vision. — Vous venez de dire que cette prophétie n'existait pas. — L'avenir est la province de Dieu, Tyro. Il voit l'avenir. Il a vu se lever un démon qui se fera appeler "Espoir". Cet être va déclencher une révolte gigantesque et dans son sillage, la galaxie sera dévastée. Dieu a vu cet Espoir Le jeter à bas de Son trône. — Ce n'est pas possible, colonel. — Dieu est tout-puissant, capitaine. Il sait comment modifier le futur. Il connaît le moyen d'empêcher cet avenir funeste. Il m'a confié une mission et donné la marche à suivre, afin de contrecarrer ce démon et de déjouer cette prophétie. — Comment, colonel ? — Je devais incarner un démon et annoncer avoir eu une prophétie. Ensuite, je devais fuir et attendre l'avènement de cet Espoir. — Mais pourquoi, colonel ? Pourquoi ne pas vous avoir envoyé, à la tête de votre phalange, trouver ce démon et le tuer. — C'est un objectif qu'Il aurait pu me confier, c'est vrai Tyro. Seulement, Dieu a vu dans cette rébellion une merveilleuse opportunité. Celle de détruire tous les hérétiques de la galaxie et d'asseoir la paix et la Foi dans tout l'Imperium pour les cent années à venir. Il a vu que ce démon allait me trouver. Une fois à ses côtés, je devais gagner sa confiance. Je dois devenir son conseiller, son instructeur. Je dois l'aider à se rebeller, l'aider à rassembler la plus grande armée d'hérétiques, possible. Lorsque tous ces insoumis seront regroupés pour la bataille finale, je les conduirai tous dans un piège. Ils seront éliminés jusqu'au dernier et l'Espoir sera livré à Dieu. Voilà ma mission, Tyro. Une mission que seul Dieu connaît. Pour tous les autres, je suis un traître, un démon qu'il faut éliminer au plus vite. J'ai besoin de vous, capitaine Lazor, j'ai besoin de votre soutien pour mener cette tâche à bien. Si vous acceptez de m'être fidèle, vous serez un traître pour tous, vous devrez vous comporter en rebelle et mener les batailles, contre nos troupes, à mes côtés. — Colonel… — M'êtes-vous loyal, capitaine ? Êtes-vous loyal envers Dieu ? — Oui, colonel ! Je vous suis loyal jusqu'à la mort, colonel ! Je suis honoré d'être celui que vous avez choisi pour cette mission extraordinaire. — Si vous la menez à bien, Tyro, je vous garantis le commandement de la Phalange Écarlate. — Mais, c'est votre phalange, colonel. — Lorsque cette mission sera accomplie, une bien plus haute fonction m'attend, capitaine. — Donnez vos ordres, colonel ! — Certains de vos hommes faisaient partie de la Phalange Écarlate, n'est-ce pas ? — Oui, colonel. — J'ai besoin d'eux, capitaine. Je dois pouvoir leur parler. Vous devez me les amener. Combien sont fiables, selon votre estimation ? — Une dizaine, colonel. Quand voulez-vous les voir ? — Le plus tôt possible, mais pas tout de suite. J'ai d'autres priorités. Où pourrions-nous nous retrouver ? — Vous voyez cette route, colonel. Elle mène à la ville. Est-ce que vous apercevez ce grand bâtiment blanc ? — Oui, capitaine. — C'est un ancien moulin, avec ses dépendances. Je vous transmets la position sur votre armtop. Nous pourrions nous y retrouver. — Très bien. Capitaine, je vous autorise à prononcer l'expression "Mission Divine" à vos hommes et seulement à vos hommes. Pour les autres, je reste un traître et je ne souhaite donc pas affronter plus d'ennemis que nécessaires. Vous comprenez bien que de nombreux soldats de l'Armée Sainte devront mourir de notre main pour accomplir les desseins de Dieu ? — J'avais compris, colonel. Notre vie est dans Sa main. Si nous devons mourir, et bien, qu'il en soit ainsi. C'est notre fonction. — En effet, capitaine. — Je vais disposer des inquisiteurs, colonel et de ceux de mes hommes qui ne vous suivront pas. — Bien capitaine. Le colonel Yutez, de la Phalange Bleue, se trouve sur cette planète, alors agissez avec discrétion. Rien ne doit l'alerter. — Bien entendu, colonel. — Savez-vous où il se trouve ? — Il est au centre-ville, sur la place du marché. Ses hommes ratissent toute la ville pour lui ramener des rebelles qu'il exécute ensuite. — Des rebelles ? Aviez-vous repéré des rebelles sur Olima ? — Pas plus qu'ailleurs, colonel. Vous savez bien qu'il existe des contestataires partout. Ils se rassemblent, ils se plaignent, mais n'agissent jamais. L'Inquisition essaye d'en arrêter de temps en temps, mais préfère surtout garder un œil sur eux afin de savoir ce qui se prépare. — L'inquisition avait-elle détecté quelque chose ? — Pas vraiment non, colonel. Rien avant l'arrivée du colonel Yutez. Maintenant, les gens sont terrifiés et désespérés. Milar s'accorda un bref moment pour analyser ce qui venait de se passer. Il tenait la confiance de Lazor et l'information qu'il venait de lui donner était intéressante. Des gens terrifiés et désespérés feraient de bons révolutionnaires. Ainsi, la révolte pour l’avènement de l'Espoir débuterait réellement sur Olima. Cette coïncidence le déconcerta. — Je vous retrouve dans ce moulin, Lazor. Un dernier point, capitaine. Les gens avec qui je suis ignorent ma véritable identité. Je ne souhaite pas la leur révéler maintenant. Ce serait une grave erreur stratégique. Vous ne devez en aucun cas révéler mon nom. — À vos ordres, colonel. Je ferai passer la consigne à mes hommes. — Dernière précision. Cette mission est particulière. Je devais m'assurer la loyauté de civils, ainsi que leur amitié. Une tâche délicate, n'est-ce pas ? — Certes, colonel. — Dieu m'a accordé un privilège rare. Il m'a donné la possibilité de comprendre les émotions des humains ordinaires, afin que je puisse manipuler cet Espoir avec efficacité. L'air effaré de Lazor parla pour lui. — Je risque donc de me comporter étrangement. Je voulais que vous le sachiez. — Bien, colonel. — Disposez ! Le capitaine Lazor salua et repartit vers la base de l'Inquisition. ** ** ** ** Quelques minutes après le départ de Dem, Nayla sortit de la maison. Dans un état second, elle s'agenouilla auprès du corps de son père et lui caressa doucement les cheveux. Elle lui avait en avait tellement voulu après Alima. Il l'avait enfermée, surveillée. Il avait refusé d'admettre que cet Imperium était un cancer monstrueux qu'il fallait éradiquer. Elle l'avait traité de lâche. Elle l'avait détesté. Et désormais, il était mort à cause d'elle. Il l'avait protégée contre elle-même, contre son don. Sans lui, l'Inquisition l'aurait sans doute repérée. Elle ne put retenir un sanglot. Une main se posa sur son épaule. — Ne restez pas là, Nayla, dit Plaumec avec compassion. Dem nous a demandé de rester cachés. — C'est mon père, docteur. Je ne peux pas le laisser là. — Je suis triste pour vous, mais je crois qu'il a raison. Il ne faut pas attirer l'attention. Nayla déposa un baiser sur le front de son père, avant de se lever, toujours en pleurs. Leene Plaumec passa un bras sur ses épaules pour la réconforter. — Ce sont des monstres, je sais. Allons, venez ! Il ne sert à rien de rester à vous désoler devant son corps. Nayla essuya ses yeux d'une main rageuse. — Ce n'est pas juste, docteur. — Non, ça ne l'est pas. J'espère que nous pourrons changer les choses. Nayla le souhaitait aussi. Elle voulait renverser ce régime meurtrier, mais plus que tout, elle voulait venger Alima, venger son père, venger les Olimans qui mouraient en ce moment même. Supporter sa demeure envahie par tous ces étrangers, était une épreuve supplémentaire. La plupart s'étaient installés autour de la grande table, sauf Garal qui était vautré dans un fauteuil près de l'âtre et Valo qui était assis sur les marches de l'escalier menant au toit plat de la maison. Elle avait toujours aimé être là-haut, à admirer l'horizon. Raen et elle y passaient de longues soirées à déguster des brochettes de ralic et à jouer au vulo. Elle sourit sans s'en rendre compte, à l'évocation de ce jeu de cartes, mêlant stratégie et chance. Elle y avait toujours excellé et battait régulièrement son père. Il contestait toujours sa victoire en lui reprochant de deviner ce qu'il avait en main. Seorg, qui était très souvent invité, affirmait que personne ne pouvait avoir autant de chance. Elle se rappelait encore des fous rires qu'ils avaient partagés. Tous ces bons souvenirs avaient été effacés par le seul qui restait : Alima en flamme. Elle ne pouvait plus monter sur ce toit sans repenser à cette tragédie. — Est-ce que quelqu'un en sait plus sur ce Dem ? demanda Garal. Il est trop sûr de lui, trop… énigmatique à mon goût. Qui est-il vraiment ? — On le connaît sous le nom de Dane Mardon, dit Jholman. Ça fait cinq ans qu'il est officier scientifique sur notre base. Il a toujours été… — Bizarre, compléta Valo. Il était très exigeant et nous terrifiait. Il est si froid et si imperturbable. — C'est un froid salopard ! dit Garal. Je l'ai vu se battre. Personne n'est aussi doué que ça, ce n’est pas normal. Moi j'dis qu'il faut être prudent. J'me méfie de lui. — Nous n'allons pas mener une vulgaire émeute de mineurs vouée à l'échec, Garal ! intervint Nayla. Nous allons débuter une révolte destinée à renverser l'Imperium et jamais nous ne trouverons de meilleur général que Dem. Ceux qui ne veulent pas obéir à ses ordres peuvent s'en aller ! Elle se surprit elle-même par le ton dur de sa voix. Dem déteignait sur elle. Personne ne la contredit. Elle soupira, agacée d'attendre. Elle ne voulait plus perdre du temps, plus elle en perdait, plus de gens mouraient. Elle prit sa décision. Elle allait contacter les résistants. Kanmen Giltan habitait juste à l'entrée de la ville. Si elle pouvait lui parler, il réunirait les autres rebelles. Elle en était sûre. Et que Dem aille se faire pendre ! jura-t-elle intérieurement. Je ne risque rien. — Je vais aller chercher des renforts, dit-elle à voix haute. — Tu ne vas nulle part, gamine ! dit Garal. Ton général a été formel. — En son absence, je commande ! affirma-t-elle avec autorité. En mon absence, je laisse le commandement au docteur Plaumec. — Mais non, s'exclama Leene Plaumec. — Mais si, docteur. Dem a confiance en vous. — Je sers à quoi, moi ! s'énerva Garal. — À commander une unité de soldats et rien d'autre pour le moment, répliqua Nayla. Elle se découvrait une certaine autorité et arrivait à l'utiliser sans que la peur ne s'entende dans sa voix. Le spectre de sa vision revint la tourmenter. Elle était entraînée irrésistiblement sur le chemin menant vers son destin d'impitoyable chef de guerre. — Soilj, viens avec moi. Tu me couvriras. — Oui, Nayla, si tu veux. — Prends au moins Certaw, dit Garal. C'est pas c'gamin qui va t'défendre si besoin. Quelque chose me dit que s'il t'arrivait malheur, Dem s'en prendrait à moi. Elle sourit intérieurement en pensant qu'effectivement, Dem massacrerait cet idiot si elle était tuée. — Valo a affronté les lyjans avec Dem et moi, dit-elle. Il fera l'affaire. Et il n'y a aucun danger. — Aucun danger ? Les macchabées, là dehors, ne sont pas tombés morts tout seuls ! — Les Gardes sont en ville et je ne vais pas en ville, alors je ne risque rien, s'entêta-t-elle. — C'est ridicule ! Reste ici, gamine. Il va revenir, tes renforts peuvent bien attendre. Elle savait que Garal avait raison, mais son intuition lui soufflait que le facteur temps était essentiel. Elle devait courir ce risque. — Viens, Soilj, on y va ! Elle n'attendit pas la réaction de Garal ou des autres. Elle quitta la maison, Soilj Valo dans son sillage. Kanmen Giltan était très impliqué dans la cellule de la résistance qu'elle fréquentait. Contrairement à Seorg, il n'était pas vraiment un ami d'enfance. Il était trop vieux. Il était revenu de son temps de conscription, l'année de la destruction d'Alima. Elle avait réellement fait sa connaissance pendant leurs réunions clandestines, mais elle ne l'avait jamais considéré comme un copain. C'était un garçon réservé, un peu coincé, qui comptait sur sa musculature pour impressionner ses interlocuteurs. Il adorait plastronner et digresser pendant des heures sur les attaques qu'ils mèneraient… un jour. C'était son problème. Lorsqu'il s'agissait de prendre une décision concrète, il trouvait toujours un argument pour repousser leur action. À ce moment-là, il affirmait qu'ils devaient être prudents et patients, attendre d'être mieux préparés. C'est en partie pour cette raison qu'elle ne voulait pas débarquer en force chez lui. Nayla et Soilj prirent la route qui menait vers Talima. Le ruban gris ardoise se déroulait entre les murets en tarnal. Des bouquets de belani, ces arbustes aux fleurs rose vif qui exhalaient un merveilleux parfum, ponctuaient les abords de la chaussée. Elle inspira profondément et ce fut comme un voyage temporel. Elle avait à nouveau quinze ans, elle était heureuse et sa vie était simple. — Ça va ? demanda Valo, l'arrachant à cette bulle de bonheur. — Oui, ne t'inquiète pas. — Je demande, parce que tu semblais pensive. — Les parfums, les images… C'est chez moi ici, Soilj. J'avais presque oublié combien c'est beau. — C'est vrai, c'est très beau et très paisible, dit-il avec conviction. Écoute, je sais que tu t'inquiétais pour ton père, Nayla… et je suis désolé pour lui, mais… — Que veux-tu dire ? répliqua-t-elle avec plus d'agressivité qu'elle ne le voulait. — Je veux dire que ton père est mort, Nayla. On ne peut plus rien pour lui. On devrait fuir tant qu'on le peut. Le "Vipère Rouge" est un bon vaisseau. On pourrait disparaître et oublier l'Imperium. — Et laisser tous ces gens mourir ? — C'est triste, c'est vrai, mais les gens meurent depuis longtemps et on ne peut pas y faire grand-chose. On ne peut pas lutter contre l'Imperium, c'est impossible. Toutes les rébellions ont été écrasées dans le sang. Je le sais. Mes parents viennent de Bekil, la planète a connu une révolte qui a fini en massacre. Ils ont été envoyés sur Xertuh, ou GtH 04 comme on doit dire. C'est un endroit horrible. Il n'y a pas de grandes villes comme ici, juste des petites communautés réfugiées dans des grottes. La planète est couverte d'immenses jungles peuplées de toutes sortes de monstres. Sur mon monde, les lyjans seraient des peluches pour enfants. Il désigna le paysage d'un grand geste avant d'ajouter : — Ton monde est merveilleux, Nayla. C'est beau, tranquille, pur. Les gens ici ont de la chance. Ils n'ont aucune raison de se révolter. — Ils ont toutes les raisons de vouloir se rebeller, je t'assure. — J'crois pas, non. Sur Xertuh, on aurait toutes les raisons, mais on se contente de survivre, ça nous prend tout notre temps. Et le peu qui nous reste, on doit travailler pour l'Imperium. Notre principale ressource, c'est le rebalan et nous devons absolument tenir les quotas, sous peine d'être puni. — Le rebalan ? Qu'est-ce que c'est ? — C'est une substance que l'on trouve dans les glandes des tarb'hyns. Ce sont des prédateurs horribles, terrifiants. Imagine de grands félins avec des griffes monstrueuses et qui sont capables de cracher un puissant neurotoxique qui te paralyse. Ce poison, c'est le rebalan. Il permet de produire le retil alors forcément, la chasse de ses bêtes est indispensable. Il y en a partout. Les tarb'hyns sont les maîtres de la jungle, ils dominent la planète. Les humains ne sont que des pièces rapportées, implantés là par l'Imperium. Mon père est chasseur et ma mère travaille à l'extraction du rebalan. C'est aussi dangereux que la chasse, car si tu fais ça mal, tu peux t'empoisonner. Mais être chasseur… Mon grand frère a été tué lors d'une traque. Les tarbs l'ont dévoré et ses amis n'ont pas pu le sauver. Mon autre frère a eu plus de chance, il a seulement eu un bras arraché. Maintenant, c'est un poids mort pour notre communauté. — Tu ne veux pas les aider ? — Les aider, comment ? — En allant les libérer de cet enfer, en leur permettant de vivre où ils le souhaitent, en renversant les monstres qui les ont livrés en pâture à tes tarbs. — Nayla, j'adorerais sortir ma famille et mes amis de cet enfer, mais c'est impossible. On ne peut pas combattre les Gardes de la Foi, c'est de la pure folie. — J'ai vu la victoire, Soilj. Elle est possible. Je ne veux pas vivre dans la peur continuelle d'être retrouvée, en laissant tout ça perdurer tout en sachant que peut-être, j'aurais pu l’empêcher. Valo ne répondit pas tout de suite. Il sembla réfléchir puis demanda : — Tu as dit que tu avais eu une prophétie, comme Dem. Cela ne veut pas dire que tu peux affronter l'Armée Sainte. — C'est vrai, tu as raison. Pourtant, je veux me battre, Soilj. Je suis certaine que cette rébellion commence par nous, ici, aujourd'hui ! — Nayla, c'est de la folie ! Comment peux-tu croire que tu peux vaincre ces Gardes Noirs ? Tu es intelligente, Dem est… Dem, mais… — J'ai eu une vision, Soilj, avoua-t-elle. — C'est ce que je viens de dire… — Non, une vision de ce qui va arriver, ici, aujourd'hui. Nous allons empêcher Yutez de massacrer les gens, Dem et moi. Si aucun de vous ne veut nous aider, tant pis ! Nous essayerons quand même. C'est quelque chose que je dois accomplir, c'est une obligation, Soilj. Je n'ai jamais été aussi sûre de quelque chose de toute ma vie. Soilj Valo passa sa main dans ses cheveux filasse d'un geste nerveux. Je dois le convaincre, se dit-elle. Je dois persuader les gens de s'opposer à Dieu et ses sbires. Je le dois ! Nayla eut l'étrange impression qu'elle voyait Valo en relief, que le jeune homme étincelait. Elle voulait qu'il comprenne l'enjeu, elle le voulait si fort qu'il lui sembla qu'elle influençait volontairement le jeune homme avec son don. — Essayer… pourquoi pas. Tu as raison. Quitte à mourir, autant tenter quelque chose, dit Valo. De toute façon, je ne te laisserai pas Nayla, ajouta-t-il en rougissant. Je… Je suis ton ami. Nayla se sentit rougir aussi. Les sentiments du jeune homme la mettaient mal à l'aise. Pour elle, Soilj était seulement un camarade et elle n'envisageait rien d'autre. — Viens Soilj, dit-elle en souriant, ne perdons pas de temps. ** ** ** ** Ailleurs… Le colonel Yutez faisait les cent pas sur les dalles de la place du marché, au centre de la capitale de la planète OkJ 03. On lui avait indiqué que cette ville pitoyable se nommait Talima, mais cette information était sans intérêt pour lui. Il se moquait des vies étriquées et ternes des humains ordinaires. Il était ici pour inculquer plus de foi dans l'âme des croyants. Ils allaient tous payer pour avoir nourri dans leur sein cette Nayla Kaertan. Une compagnie avait été déployée dans la cité pour y capturer quelques habitants et tuer les autres. Une section de ses Gardes entrait justement sur la place, traînant vers lui trois prisonniers chancelants. Il observa chacun d'entre eux avec dédain. — Je veux les noms de tous les hérétiques de ce monde, dit-il tout en sachant qu'il n'obtiendrait aucune réponse. Les trois captifs gardèrent les yeux baissés et une terreur abjecte émanait d'eux. L'irritation de Yutez monta d'un cran et il éleva le ton : — Je veux une réponse ! Le silence obstiné des Olimans perdura, si bien qu'il se demanda s'ils l'avaient entendu. Il s'approcha d'un homme âgé et le gifla. — Toi ! Connais-tu Kaertan ? Le vieillard décharné secoua la tête, trop effrayé pour articuler une réponse. — Réponds et tu auras la vie sauve. — Je… Je ne sais pas, monsieur. Je ne sais rien… Lassé, Yutez égorgea cet inutile sans même y penser. Il planta son poignard dans la poitrine du prisonnier suivant, sans prendre la peine de le questionner. Le dernier captif balbutia, pris de panique : — Raen Kaertan est un éleveur qui habite à l'extérieur de la ville, monsieur. Il est veuf et sa fille accomplit sa période de conscription. — Penses-tu qu'il soit un hérétique ? — Je l'ignore, monsieur… Peut-être, monsieur. Yutez laissa échapper un soupir agacé. Cet homme ne savait rien, il cherchait juste à lui plaire pour sauver sa vie. — Tuez-le ! dit-il d’une voix lasse. La détonation lywar ne le fit pas sourciller. Un inquisiteur sortit d'une demeure cossue qui occupait tout un côté de la place. Yutez retint une grimace de dégoût devant cet homme trop maigre, au visage cireux. La robe de sa fonction pendait disgracieusement sur lui, l'ourlet trempant dans les flaques de sang qui souillait le sol de l'esplanade. Ruto Noritu avait remplacé Deas Saziv dans la fonction de Premier Inquisiteur, en attendant que les bureaux de l'Inquisition confirment sa nomination. Yutez avait toujours détesté cet homme obséquieux et malsain, mais depuis qu'il occupait ce poste, son inimitié s'était renforcée. Noritu avait laissé entendre à de nombreuses reprises que lui, le colonel Yutez, était responsable de la mort de Saziv. — Alors, colonel, vous avancez ? demanda Noritu. — Pas le moins du monde, mais je n'y compte pas. — Pourquoi tuer tous ces gens, alors ? — Parce que ces larves sont tous des hérétiques en puissance et parce que je compte sur ce bain de sang pour attirer Milar ici. — Avez-vous perdu l'esprit ? Le démon Milar n'a aucune raison de venir au secours de ces gens. Pourquoi leur mort lui importerait-il ? — Parce qu'il materne une gamine et que cette gamine est une Olimane. Sa famille est ici, ainsi que ses amis. — Colonel, dit l'inquisiteur d'un ton patient et professoral qu’il n'apprécia pas, les démons n'ont pas pour habitude de retourner se cacher chez eux lorsqu'ils sont démasqués. Elle a dû fuir très loin d'ici et vous devriez être en train de la traquer au lieu de passer vos nerfs sur ces croyants. Vous ne me laissez même pas contrôler leur niveau de foi. Les bureaux de l'Inquisition basés ici, m'ont affirmé que la foi des Olimans était tout à fait convenable. Zan Yutez supportait mal le diktat des inquisiteurs, surtout lorsqu'ils se piquaient de donner des conseils en matière de stratégie. — Convenable ? Ils n'ont pas été fichus de détecter ce démon. Elle a tué Saziv parce qu'il était trop stupide ! — Comment osez-vous ? — Nous avions reçu l'ordre du général Jouplim de ne pas parler à ce démon, mais Saziv l'a tout de même interrogée. Je le lui avais interdit, mais il a ignoré mes ordres. Il n’a même pas pris la peine de l’enchaîner. — Un Premier Inquisiteur est seul juge de ses décisions. Il ne prend ses ordres que de l'Inquisiteur Général, colonel. Ce sont vos hommes qui ont été négligents. — Ne me rendez pas responsable de la bêtise de Saziv ! gronda Yutez. Il a sous-estimé ce démon et elle l'a tué ! Ensuite, elle a libéré Milar. Je suis persuadé qu'elle apprendra ce qui se passe sur son monde et qu'elle viendra. Milar sera avec elle et je me ferai un plaisir de le tuer. En attendant, il faut bien s'amuser. Il repoussa brutalement le tout nouveau Premier Inquisiteur. Sa main gantée lui laissa une empreinte sanglante sur la poitrine. — Disparaissez, Noritu et tenez-vous prêt à faire votre travail d'inquisiteur lorsque Milar montrera son nez. — Ne vous inquiétez pas, colonel, je suis suffisamment puissant pour m'occuper de cet homme. — Espérons-le ! Il devait admettre que Noritu avait une puissance mentale supérieure à celle de Saziv. D’ailleurs, l'ancien Premier Inquisiteur avait déjà recommandé son adjoint pour un poste important sur un autre vaisseau. Yutez tourna son attention sur un groupe de prisonniers qui avaient été rassemblés, sous bonne garde, sur un des côtés de l'agora. La discussion avec Ruto Noritu l'avait exaspéré. Il dégaina son pistolet lywar et abattit le premier captif d'un tir en pleine tête. Il continua sa besogne avec lenteur, appréciant la terreur qui émanait de ses victimes, les larmes sur leurs joues et l'odeur âcre de leur transpiration. Apaisé par la mort qu'il venait de semer, il ordonna à ses hommes : — Débarrassez-moi de ça ! Un sourire cruel se dessina sur ses lèvres. Il allait semer la terreur sur ce monde, il arracherait de leur âme le moindre frémissement d'hérésie, il serait connu pour cet exploit et son nom serait prononcé avec révérence partout dans l'Imperium. L'odeur du lywar flottait dans l'air, les effluves du sang frais venaient exciter ses narines, mais il n'éprouvait aucun plaisir à tout cela. Il n'attendait qu'une seule chose, que Milar se montre. XXIV Nayla quitta la route pour emprunter un petit sentier qui serpentait au milieu des champs de maïs bleu, appartenant à la famille Giltan. Les plants étaient hauts et presque mûrs, ils bruissaient doucement sous la brise. Cela sentait merveilleusement bon et une fois encore, cela lui rappelait son enfance. Tous les ans, Seorg et elle jouaient pendant des heures à cache-poursuite dans ces champs et se faisaient régulièrement réprimander par Gorg Giltan, le père de Seorg et Kanmen. Le pauvre homme avait été tué lors des purges qui avaient suivi le massacre d'Alima. Aujourd'hui, Olima subissait une fois encore la folie meurtrière de Dieu. Il fallait que cela cesse ! Ils sortirent des champs et la ferme des Giltan était toujours là, trois bâtiments blancs et trapus, habillés des ramages d'une vigne de l'ermite ancestrale, qui donnait un vin léger et joyeux, d'une délicate couleur dorée. Sa mémoire n'avait pas rendu hommage à la beauté de cet endroit, ni à son harmonie. Son père avait toujours pensé qu'elle épouserait Seorg et habiterait ici. Pendant un temps, elle l'avait cru aussi, mais après Alima, cette idée lui avait semblé de plus en plus improbable. La ferme semblait déserte, c'était une mauvaise nouvelle. Pourtant, la cour pavée et cernée de murs blancs était propre, fraîchement balayée. Les massifs de fleurs avaient été taillés, les mauvaises herbes arrachées, les plates-bandes sarclées. Comme dans la plupart des maisons d'Olima, des bancs étaient disposés sous une tonnelle couverte de vigne. Combien d'après-midi avait-elle passé à cet endroit, dégustant les gâteaux d'Ilsa Giltan ? Elle fit taire ses souvenirs et alla frapper à la porte du bâtiment principal. Elle insista quelques minutes, sans succès ; la maison paraissait vide, comme le suggéraient ses volets clos. Nayla hésita, se demandant si elle devait forcer l'accès. Un cri la fit sursauter et Valo dégagea son fusil de sous son manteau. Le hurlement semblait venir de l'enclos situé derrière l'étable. Elle jeta un coup d’œil à Valo et lui fit signe de la suivre. Elle contourna l'étable en courant, l'arme au poing. Dans le corral, un homme recroquevillé sur le sol suppliait deux Gardes Noirs de l’épargner. — Ne nous attardons pas, dit l'un d'eux. Abats-le ! Nayla épaula son fusil et sans même viser, elle pressa la détente. Le Garde qui s'apprêtait à abattre le malheureux fut touché en pleine tête. Une partie de son crâne fut arrachée avec un morceau du casque. Avec une vitesse de réaction quasi surnaturelle, son binôme réagit, mais Nayla fut plus rapide que lui. Deux impacts lywar perforèrent le ketir de son armure et il s'effondra. Valo poussa un soupir de soulagement, auquel elle ne prêta pas attention. Elle se précipitait déjà vers la victime, toujours prostrée sur le sol. En entendant ses pas, ce grand gaillard doté d'épaules impressionnantes, se redressa, l'air abasourdi. Il fixait, sans y croire, les deux cadavres. Pour la population, les Gardes de la Foi étaient presque immortels. Que quelqu'un ait pu les abattre si facilement, devait lui paraître irréel. Il essuya d'une main distraite le sang et la boue qui maculaient son visage carré et bronzé. Kanmen ! Elle ne l'avait pas reconnu. — Qui… Qui êtes-vous ? bafouilla-t-il. Comment… Pourquoi… — Calme-toi, Kanmen, dit-elle, malade de le voir si terrifié. Tout va bien, c'est moi Nayla… Nayla Kaertan. — Nayla… Il ne semblait pas comprendre ce qu'elle disait. — Nayla Kaertan. Tu te souviens de moi, Kanmen ? — Nayla ? Mais que fais-tu ici ? Tu… Tu es en période de conscription, tu ne peux pas être ici, en civil. — C'est une longue histoire. Je suis ici pour sauver Olima et stopper l'homme responsable de ces massacres ! Je viens l’empêcher de nuire. Il a tué mon père, Kanmen ! — Je sais, ils ont commencé par là. J'étais en ville, je voulais… Je ne sais pas, je ne sais plus. Je voulais faire quelque chose, mais ils nous ont attaqués. Ils ont tué tout le monde. Je me suis enfui. Je n'avais pas le choix. Ils sont invincibles. Ces deux-là m'ont poursuivi jusqu'ici. Tu m'as sauvé la vie, Nayla, mais comment… — Ce sont des êtres humains, Kanmen. Si on leur tire dessus, ils meurent, comme tout le monde. Je suis ici avec des amis, d'ailleurs je te présente Soilj Valo. Nous sommes ici pour arrêter Yutez, pour stopper les Gardes Noirs, mais nous ne sommes pas assez nombreux. Nous avons besoin de l'aide de la résistance. Il faut contacter Kulit et… — Kulit est mort, Nayla, il y a un mois, lors d'un accident stupide ! C'est moi qui suis le chef de la cellule. — Toi ? C'est encore mieux, nous allons gagner du temps. Il faut réunir tout le monde et… — Tout le monde ! Depuis l'arrivée des Gardes, je suis sûr que plus personne ne fait partie de la cellule. Ils sont tous terrifiés. Nous ne sommes que des idiots, Nayla, pas des résistants, pas des hérétiques, juste des idiots ! Il est impossible de lutter contre les Gardes de la Foi. — D'après toi, que vient-elle de faire ? intervint Valo. T'es aveugle ou quoi ? Elle vient de descendre ces deux types, sans qu’ils ripostent. — Nous allons les attaquer, dit-elle. Amène un maximum de gens pour nous aider. Cela nous donnerait une meilleure chance. — Je ne sais pas, hésita Kanmen. Non, ce n'est pas possible. — Il faut nous soutenir, Kanmen, il le faut ! Il la regarda comme si elle était folle. — Aide-nous, Kanmen ! insista-t-elle. Il baissa les yeux et elle comprit qu'il ne ferait rien, mais elle refusait de renoncer. Ils étaient ici pour sauver les Olimans. Ses compatriotes devaient participer à leur propre libération. Elle s’apprêta à insister et à présenter de nouveaux arguments, quand une dizaine de Gardes de la Foi surgirent du bois qui séparait la ferme des faubourgs de la ville. Pétrifiée, Nayla ne leva même pas son arme. — Ne bougez plus ! ordonna l'un d'eux. Jetez vos armes ! Tout de suite, ou nous tirons ! Une eau glacée se déversa sur Nayla. Ils allaient la capturer et pour quel résultat ? Kanmen refusait de s'impliquer. Elle l'avait entendu fanfaronner pendant des années et au moment où il fallait lutter pour les siens, il se dégonflait. Les larmes aux yeux, elle posa lentement son fusil sur le sol et Valo en fit autant. Les soldats de l'Imperium s'avancèrent en se déployant. Ils observaient les lieux avec attention, mais ne semblaient pas inquiets. Bien sûr, songea-t-elle, pourquoi auraient-ils peur de deux gamins et d'un paysan effrayé ? — Nayla ! À terre ! La voix de Dem était unique et inimitable. Fouettée par cette injonction, elle se jeta sur Kanmen, en criant à Soilj de se coucher. L'enfer se déchaîna avant qu'elle n'ait touché le sol et une tempête de tirs lywar décima les Gardes. Cinq d’entre eux tombèrent en moins de deux secondes et les autres se plaquèrent dans la poussière du corral. Nayla dégaina son pistolet, roula sur elle-même et s'attaqua à l'homme le plus proche. L'échange de tirs fut intense. Leurs sauveurs, à l’affût dans le champ de maïs, disposaient d'un meilleur emplacement, mais les Gardes étaient efficaces. Leurs traits d'énergie hachèrent les tiges sur plusieurs dizaines de mètres de profondeur. Enfin, le silence remplaça le vacarme. Cet intermède avait semblé interminable à Nayla, il n'avait duré que quelques secondes. Dem surgit de la lisière et se rua vers elle. Ceux qui l'accompagnaient restèrent à l'abri. — Nayla, mais bon sang ! Je vous avais dit de m'attendre ! Sa voix vibrait d'une colère mal contenue, mais son regard brillait d'inquiétude. Nayla ramassa son fusil avant de se relever, imitée par les deux hommes. — Kanmen Giltan est le chef de la cellule des résistants de Talima, dit-elle haletante. Je voulais le contacter, Dem. Nous sommes arrivés à temps, ces deux-là allaient le tuer. — Combien d'hommes pouvez-vous fournir ? demanda-t-il. — Aucun ! Comme je le disais à Nayla, nous ne sommes pas des soldats, nous ne pouvons pas nous battre contre les Gardes Noirs. — J'ai du mal comprendre… N'êtes-vous pas un résistant ? — Je suis un fou, c'est tout. — Je vois. Cette jeune femme vient de risquer sa vie pour vous, mais vous préférez vous cacher. C'est pour Olima que nous allons nous battre et vous n'envisagez même pas de nous aider. Le mépris palpable dans la voix dure de Mardon fit baisser les yeux à Kanmen Giltan. — Nous n'avons pas de temps à perdre, continua Dem, les mâchoires nouées d’exaspération. Si Yutez trouve ces cadavres, notre intervention sera vouée à l'échec. Il nous attendra. — Rien ne dit qu'il s'agit de nous… — Des révoltés lambda peuvent écraser des unités de Soldats de la Foi, après tout, ils ne sont que des humains ordinaires et le plus souvent, ils n'ont pas envie de tuer des civils. Des résistants s'attaquent parfois aux Gardes Noirs, ils peuvent même en tuer un ou deux en profitant de l'effet de surprise. Il s'interrompit brièvement pour désigner le champ de bataille. — Ceci n'est pas possible. — Que voulez-vous dire ? osa dire Valo. — Des civils effrayés ne peuvent réussir l'exploit de tuer douze Gardes, surtout sans subir une seule perte. Si Yutez trouve ces corps, il saura que je suis impliqué. Je le soupçonne d'utiliser Olima comme appât pour vous et pour moi. Nous ne pouvons pas courir ce risque, Nayla. Nous ne sommes pas assez nombreux. Notre meilleure arme est la surprise. Si nous perdons cet avantage… — On peut peut-être cacher les corps ? — Cette grange fera l'affaire, confirma-t-il. — Non, protesta Kanmen. C'est chez moi, vous ne pouvez pas… — L'enclos ou la grange, ce sera la même chose pour les Gardes. S'ils trouvent leurs hommes chez vous, vous êtes mort, votre ferme sera détruite et toute votre famille sera exécutée. Croyez-moi, votre seule chance est de dissimuler ces cadavres et d'espérer notre victoire. — Kanmen, implora-t-elle une dernière fois, nous allons les attaquer. Je t'en prie, amène un maximum de monde pour nous aider. Si tu veux sauver Olima, c'est la seule solution. Allons-y, Dem ! — Attendez, s'écria Kanmen. Si vous tuez cet homme, ils détruiront Olima comme ils l'ont fait avec Alima. Vous ne pouvez pas nous mettre dans cette situation. Dem pivota, blême de colère. — Alors aidez-nous ! Vous êtes prêt à laisser des milliers de gens mourir uniquement pour sauver votre peau ? — Pas la mienne, celle des millions d'Olimans. — Le combat contre la tyrannie commence aujourd'hui, sur votre planète ! Demain, il n'y aura que deux camps dans cette galaxie, avec nous ou contre nous. Ceux qui veulent rester neutres seront considérés comme les ennemis des deux partis. Le seul avantage que vous aurez en étant neutre, c'est que nous, nous ne vous tuerons pas. Les troupes de l'Armée Sainte n'auront pas cet égard. Réfléchissez bien, l'ami. Vous vous déclarez résistant, alors résistez. Le combat principal se situera sur la place du marché. Si vous voulez nous aider, si vous aimez la liberté, rejoignez-nous là-bas. ** ** ** ** Milar était en colère contre lui-même, contre Nayla, contre Garal et les autres. Son exaspération était attisée par sa peur de la perdre. Lorsqu'il avait rejoint le hameau, il avait appris que la jeune femme était partie en compagnie de Valo pour trouver des renforts. Il avait fallu toute la diplomatie du docteur Plaumec pour qu'il n'exécute pas Garal sur le champ. Nayla était en danger, ce pressentiment satura ses pensées et ne le quitta plus. Il s'était lancé à sa poursuite, en emmenant le reste du groupe. Sans même contrôler son armtop, sans même se soucier de l'avis des membres de l'équipe, il avait suivi son intuition. Quelques centaines de mètres après la sortie du village, des détonations lywar avaient résonné, trop proches pour ne pas l'inquiéter. Il avait accéléré sa course, à la limite de l’affolement. En entrant dans les champs de maïs, la brise avait apporté sur ses ailes légères, l'odeur piquante du lywar. Lui, qui n'avait jamais été paniqué de sa vie, fut pris à la gorge par la peur. Il avait sprinté jusqu'à la lisière du champ et à la vue de cette unité des Gardes qui traversait l'espace à découvert, il sut qu'il avait vu juste. Il était arrivé à temps pour sauver Nayla. Exaspéré par la réaction de ce paysan, de ce soi-disant résistant, il avait dû contenir l'envie grandissante de le gifler. Après avoir dissimulé les morts dans la grange, ils étaient partis sans se préoccuper davantage de cet imbécile. -*-*- Le chemin qui conduisait au point de rendez-vous avec Lazor, serpentait entre les plantations de maïs bleu et les vergers de gaata. Les arbres rabougris et aux branches grotesquement tordues étaient en fleurs. Les corolles jaune vif égayaient les branches noirâtres, embaumaient l'air et attiraient les gipres de feu, des insectes orangés qui vrombissaient tout à leur collecte du nectar sucré. Comme le reste de cette planète, l'endroit était plaisant et tranquille. Dem nota également que toute la région semblait déserte. Les habitants avaient sans doute fui, pour ne pas être arrêtés ou tués. Nayla marchait près de lui, en regardant ses pieds, insensible à la beauté des lieux. Il sentait toute sa frustration. — Ne vous en faites pas, Nayla, dit-il doucement. Son hésitation est compréhensible. On ne résiste pas aux Gardes Noirs. La population est conditionnée pour penser cela. — Oui, à force de massacres, laissa-t-elle échapper, amère. — Exactement, répondit-il. De mon côté, je pense avoir réussi à recruter l'homme que je voulais et peut-être, quelques combattants. — Des Gardes ? — Oui, dit-il simplement. — J'espère que vous me direz rapidement la vérité, Dem. Il y avait plus que de la contrariété derrière son regard, il y avait de la peur. Elle redoutait ce qu'il allait lui avouer. Il était certain qu'inconsciemment, elle connaissait son identité. Elle refusait seulement de l'admettre. Il aurait voulu la rassurer, mais il ne le pouvait pas. — Comme je vous l'ai promis, quand notre mission sur Olima sera finie, je vous dirai tout. — Très bien, Dem. Je suis désolée d'avoir couru un risque idiot. — Idiot, pas forcément, admit-il. Nous avons besoin de la résistance. — Si, c'était idiot. La résistance ne veut pas s'impliquer, la résistance n'existe pas. Ce n'est que du vent ! — Ils sont impuissants contre la machine de guerre de l’Imperium. Je les comprends. — Moi non ! s'exclama-t-elle avec colère. Je n'aurais jamais dû courir ce risque. — C'est vrai. Vous n'avez pas le droit de vous mettre inutilement en danger, Nayla, même si je comprends vos raisons. N'importe quel membre de notre petite bande peut être sacrifié, même moi. Vous, vous ne le pouvez pas. Vous êtes le moteur et l'âme de cette révolte. Sans vous, tout cela n'a plus de raison d'être. Elle baissa la tête, confuse. — Mais, bravo tout de même, Nayla. Vous avez été parfaite. — Vous n'êtes plus fâché contre moi ? demanda-t-elle. — Je n'étais pas fâché contre vous, jeune fille, mais contre moi. Je n'aurai pas dû vous laisser seule. S'il vous arrivait malheur, je ne le supporterais pas. Dem était profondément sincère en prononçant ces mots. La complicité qui les avait unis ces dernières semaines, avait réchauffé son âme. Elle s'éteindrait dans quelques jours lorsqu'elle connaîtrait sa réelle identité. Nayla cueillit quelques fruits violets qui poussaient sur ces arbustes bleus et noirs plantés le long de la route. — Tenez, Dem. Goûtez ce mithi. Il faut écaler l'écorce avec les dents, comme ça et manger la chair. Il faillit refuser. À quoi bon continuer à entretenir cette amitié ? se dit-il. Malgré tout, il prit le fruit, croqua dans l'enveloppe qui se fendit. Comme Nayla, il ôta la peau, dévoilant une chair mauve et luisante. Il imita la jeune femme et mit le fruit dans la bouche. Le goût était surprenant, doux, légèrement acide et c'était incroyablement juteux. Il cracha le noyau qui se cachait au centre de la pulpe. — Alors Dem, vous aimez ? — C'est excellent. — Oui, lorsqu'on le voit, jamais on ne devinerait ce qu'il cache. C'est souvent le cas, pas vrai ? On ne sait jamais qui sont vraiment les gens que l'on rencontre. — Nayla, quoi qu'il arrive, je vous jure que je suis votre ami. J'aimerais avoir l'opportunité de tout vous expliquer, de tout vous raconter, mais les événements s'amusent à nous distraire. — Je sais que je n'aurais pas dû vous le demander, mais je dois savoir. C'est ce que me dit mon intuition. — Alors suivez votre intuition, Nayla, dit-il en dissimulant son désespoir. Si vous devez vous souvenir d'un seul de mes conseils, celui-ci est sans nul doute le meilleur. Le moulin se dévoila enfin, au détour de la route. Lazor y était sûrement déjà arrivé. Il devait rencontrer ces hommes, seul, afin d'avoir une chance de les convaincre. Un peu avant le bâtiment en ruine se dressait une masure, construite en pierres plates. Nayla lui apprit qu’il s’agissait d’une cabane servant aux ouvriers travaillant dans les vergers. Il lui demanda de s’y abriter avec les autres. Dem accéléra le pas, tout en espérant qu'ils suivraient ses instructions pour une fois. Il pénétra dans la cour empierrée du moulin avec prudence. Les trois bâtiments étaient construits en tarnal et malgré leur vétusté, l'architecture des lieux dégageait une élégante fluidité. Décidément, il trouvait ce monde agréable. Il poussa la porte de la bâtisse principale, prêt à toute éventualité. Lazor et six Gardes sortirent aussitôt de leur cachette. — Heureux de vous revoir, capitaine. Au rapport ! Il nota la surprise qui se peignit sur les visages habituellement impassibles de ses anciens hommes. Il les dévisagea un par un et eut le plaisir de reconnaître Lan Tarni, qu'il connaissait particulièrement bien. Ce vieux soldat, qui avait réussi l'exploit de presque atteindre soixante ans, avait été son garde du corps personnel depuis le tout début de son commandement. Le jeune capitaine Milar avait rencontré Tarni au sein de la Phalange Grise. Ils s'étaient sauvés mutuellement la vie lors d'une escarmouche sur une planète hostile et l'officier n'avait jamais oublié le professionnalisme du guerrier avec lequel il avait combattu. Lorsqu'on lui avait confié la Phalange Écarlate, le colonel qu'il était devenu avait emmené Lan Tarni et l'avait toujours conservé auprès de lui. Il était heureux de voir que personne n'avait jugé bon de l’exécuter. Les autres avaient servi plus ou moins longtemps au sein de sa garde rapprochée et avaient subi l'influence de son aura. Il espérait pouvoir les convaincre, comme il avait persuadé Lazor. — Ces six hommes vous sont dévoués, colonel, dit le capitaine. Je n'ai pas eu confiance dans les autres. Mobilisant toute la puissance de son don, il s'avança vers eux. Il savait que ces hommes, quoique loyaux, ne croiraient pas facilement à l'existence d'une mission confiée par Dieu. Il commença à parler de la voix froide et vibrante d'autorité qui était celle du colonel Devor Milar. — Merci, Gardes. Votre loyauté compte beaucoup pour moi. Je sais que vous vous interrogez sur ma présence ici et sur ce qu'elle implique. Je connais le capitaine Lazor et je sais qu'il a montré la réserve nécessaire dans ce genre de situation. Les soldats ne bronchèrent pas, figés dans l'impassibilité qui était la leur, mais il sentait de manière empathique leur surprise, leur méfiance et leur intérêt. Il déploya une dose de son charisme, afin d’accroître son emprise sur eux. — Je vous dois la vérité, Gardes. Aux commandes de la Phalange Écarlate, j'ai toujours attaché une grande importance à ne rien vous dissimuler, à toujours vous donner les informations essentielles. Vous avez entendu de nombreuses rumeurs sur ma disparition et je peux vous dire, sans me tromper, qu'elles étaient toutes fausses. Cette fois-ci, le vernis inébranlable se craquela, les Gardes réagirent en échangeant quelques regards surpris. — Il y a cinq ans, vous le savez, j'ai eu l'honneur d'être mandé devant Dieu. Quelques jours plus tard, je disparaissais. Je n'ai pas été appelé en Son paradis, sinon je ne serais pas ici. J'ai répondu à un ordre de notre Dieu. Il m'a confié une Mission Divine, dit-il avec une froide et arrogante conviction. Cette mission doit permettre de détruire tous les hérétiques qui infestent l'Imperium et pour accomplir cela, je suis autorisé à utiliser tous les moyens nécessaires. Un démon, qui se fera appeler "Espoir", va se lever et conduire une rébellion. Ma mission et désormais la vôtre, est de favoriser cette révolte. L'étonnement s'afficha sur le visage des Gardes. — L'ordre donné par Dieu est de rassembler tous les hérétiques sous une même bannière et ensuite, à l'aube de la bataille finale, de les éradiquer tous. Il laissa sa déclaration tracer son chemin dans l'esprit de ses hommes. — J'ai besoin de vous pour cette mission. J'ai besoin de votre loyauté. Puis-je compter sur vous ? D'un seul geste, ils frappèrent leur poitrine dans un salut martial et d'une seule voix, ils s'écrièrent : — À vos ordres, colonel ! Il leur sourit, convaincu d'avoir gagné leur loyauté. Désormais, ils le suivraient sans faillir. — Dieu m'a donné une ligne de conduite et a été très clair. La fin justifie les moyens. Malheureusement, pour accomplir Ses désirs, nous devrons tuer les nôtres, nous devrons passer pour des traîtres aux yeux de nos amis, nous devrons jouer le rôle de rebelles dévoués à cet Espoir. Elle est ici avec moi et je dois renforcer sa confiance en moi. Le secret de mon identité est essentiel, je vous demande donc de le préserver à tout prix. Dans quelques minutes, je vais demander à cet embryon de force rebelle de nous rejoindre. Restez distants, mais jouez le rôle de soldats dévoués à leur ancien chef, qui ont été convaincus par les idées qu'il défend. Que ce soit très clair pour chacun d'entre vous. Dieu veut cet Espoir vivant. La garder en vie est notre priorité, quoi qu'il arrive. Il se tourna vers le Garde aux cheveux acier et au visage couturés de cicatrices, dont le regard gris était toujours aussi vif. L'âge ne semblait pas avoir de prise sur lui. — Heureux de vous revoir, Lan. — Moi aussi, colonel. Ce sera un honneur de protéger à nouveau votre vie ! — Ce serait un honneur de vous avoir comme garde du corps, Lan. J'avoue que perdre votre continuelle et rassurante présence m'a manqué, mais j'ai une autre mission pour vous. L'homme ne cacha pas son désappointement. — Je veux vous confier la protection de cette jeune femme, de cet Espoir. Comme je viens de vous le dire, sa vie est essentielle pour l'accomplissement de ma mission. — À vos ordres, colonel ! — Dernier point, Gardes. La Phalange Bleue se trouve sur Olima. Nous allons devoir l'affronter. Ce ne sera pas un combat facile, mais nous avons déjà réussi l'impossible n'est-ce pas ? Ils acquiescèrent avec une fierté qui l'emplit d’orgueil et attisa sa nostalgie. — Capitaine, savez-vous combien d'hommes Yutez a avec lui ? — Une compagnie, colonel. — Une seule compagnie ? s'étonna-t-il. — Plus sa garde rapprochée, bien sûr. Le destin, enfin, leur offrait une chance. Une seule compagnie, c’est-à-dire seulement 215 hommes ainsi que Yutez, un inquisiteur et les onze, peut-être douze, Gardes de sa sécurité rapprochée. C'était une cible envisageable pour le colonel Milar. Il eut une grimace satisfaite. Cet avenir, qu'il avait tant attendu, s'ouvrait enfin devant lui. Il allait s'immerger dans l'action et oublier ses inquiétudes au sujet de Nayla. Il savoura quelques secondes les derniers moments de quiétude avant le commencement de la rébellion. — Avez-vous des questions ? demanda-t-il. Personne ne lui répondit. Milar ne put s'empêcher d'être heureux de retrouver ses hommes. Avec eux, accomplir sa mission serait beaucoup plus aisé. — Parfait, je vais donc appeler les membres de ce groupe. À partir de maintenant, vous devez vous comporter en rebelles. Ne l'oubliez pas. À aucun moment, ne faites allusion à cette Mission Divine ou à mon identité, je ne veux courir aucun risque. ** ** ** ** Nayla avait guetté avec une impatience grandissante l'appel de Dem. Lorsqu'elle l'avait aperçu devant les bâtiments, elle et les autres étaient descendus en courant jusqu'au moulin. — Tenez-vous tranquille, commanda-t-il, et gardez vos armes baissées. Il ne leur donna pas la possibilité de s'interroger, il entra dans la grande pièce, pavée de tarnal usé par des centaines d'années de piétinement. Le mécanisme du moulin était encore intact, même s'il n'avait pas fonctionné depuis très longtemps. Elle entendit le hoquet de surprise de plusieurs de ses compagnons, lorsqu'ils découvrirent les sept Gardes de la Foi qui attendaient, passivement. Dem leva la main et ordonna : — Garal, ne tirez pas ! Ce sont des amis. — Des amis ? Ce sont des Gardes Noirs ! — Ce sont des amis. Je vous ordonne de ne pas tirer ! Gardes, ajouta-t-il en s'adressant aux soldats, je vous remercie encore de votre loyauté. Les gens qui m'accompagnent sont ceux dont je vous ai parlé. Nous partageons tous un but commun. Je vous présente Nayla Kaertan et sa vie est une priorité absolue. Nayla se sentit rougir. Les Gardes la fixèrent avec un intérêt distant, qui la mit mal à l'aise. — Voici le capitaine Lazor, son aide et celle de ses hommes nous serons extrêmement utiles. Lan ! Le guerrier fit un pas en avant et Nayla fut impressionnée par son visage sur lequel se lisait une vie entière de batailles et de combats. — Nayla, voici Lan Tarni. Faites-lui totalement confiance, c'est votre garde du corps. Lan, je vous la confie. Protégez-la. — À vos ordres ! Tarni vint, aussitôt, se placer derrière Nayla. — Dem… fit-elle surprise. — Je ne vous donne pas le choix, Nayla. — Très bien, Dem, se résigna-t-elle. Plaumec, le visage fermé, fixait Mardon intensément. Nayla aurait juré qu'elle était en colère, sans vraiment en comprendre la raison. Garal et ses mineurs faisaient bloc, prêts à en découdre avec cet ennemi qui n'en était plus un. Valo et Jholman étaient seulement inquiets et elle les comprenait. Elle reporta son attention sur Dem. Il était différent, plus froid et plus distant. Plus que jamais, il se dégageait de lui une attitude menaçante. — Maintenant que les présentations sont faites, parlons stratégie. — Attends un peu, intervint Garal. Tu veux nous faire croire que ces types-là sont de notre côté, tu t'moques de nous ? — Garal, je vous l'ai déjà dit ! Vous obéissez ou vous nous quittez. Il n'y a pas de demi-mesure. Je vais préciser pour ceux qui n'ont pas compris ou qui ont encore des doutes. Nous créons une armée dont nous ne sommes que l'embryon. Une armée obéit à une hiérarchie et respecte la discipline, ou elle ne fonctionne pas. Je suis le général de cette armée. Vous n'êtes qu'un lieutenant, Garal. Si vous vous souvenez de vos années de conscription, vous n'avez pas le droit à la parole ! La colère étincela dans le regard du mineur, mais il se tint coi. L'autorité de Dem ne faisait plus de doute et Nayla sut qu'elle ne s'adressait plus à l'ancien lieutenant Mardon. C'était sa réelle personnalité qui se dévoilait, c'était l'ancien colonel qui parlait. — Personne ne veut partir ? demanda Dem. Il attendit quelques secondes, puis un sourire froid glissa sur ses lèvres. Elle frissonna. L'homme qu'elle découvrait, l'effrayait. — Le combat qui nous attend sera difficile et j'avoue que je serai heureux d'employer chacun d'entre vous. Notre meilleure alliée est l'arrogance du colonel Yutez. Il est venu sur cette planète avec une seule compagnie. Nous pouvons les battre si nous agissons avec prudence et intelligence. Yutez se trouve sur la place du marché. Ses hommes sont déployés en ville, occupés à massacrer ou à capturer des croyants. Vous comprenez bien que nous ne sommes pas assez nombreux pour affronter deux cents hommes, surtout des Gardes de la Foi. La seule stratégie à appliquer, face à une force très supérieure en nombre est la guérilla. Nous devons attirer les petits groupes qui doivent être disséminés dans toute la ville et en profiter pour les éliminer un par un. Nous ne pourrons pas jouer à ce jeu trop longtemps, sinon Yutez demandera des renforts. Nous devrons axer notre effort sur la discrétion. — C'est pas idiot, grommela Garal. Mais comment tu… Vous comptez faire ça ? J'veux dire… ça ne va pas être simple. Nayla ne pouvait s'empêcher de voir les cadavres de ses voisins et de penser qu'à chaque seconde, d'autres cadavres venaient s'ajouter à ce triste bilan. — Assez discuté ! explosa-t-elle, poussée par l'impatience. À chaque minute perdue, des gens meurent. ** ** ** ** La ruelle ombragée était déserte et le bruit de leurs pas semblait résonner anormalement fort. Nayla jeta un coup d'œil à Valo qui marchait à ses côtés et leurs regards se croisèrent. Le jeune homme était tendu, mais il trouva le courage de lui envoyer une grimace. Elle trouvait extrêmement perturbant de découvrir Talima si silencieuse. Les rues de sa ville avaient toujours été si vivantes, si bruyantes avec ses habitants qui se saluaient lorsqu'ils se croisaient ou qui se parlaient, parfois d'un toit à l'autre, avec les enfants qui couraient au milieu des passants, slalomant dangereusement entre les femmes aux bras chargés de paniers ou les hommes qui remontaient les rues d'un pas décidé. Aujourd'hui, les seuls passants qu'elle avait croisés, étaient un chien famélique qui s'était enfui la queue entre les jambes et un evirat ventru qui lui aussi avait filé sans demander son reste. Il y avait eu d'autres rencontres, plus désolantes, avec les cadavres qu'ils avaient dépassés quelques minutes plus tôt, tristes preuves du passage des Gardes. Les tirs lywar ne cessaient de résonner dans la ville et elle avait déjà remarqué quelques traces noircies sur les murs blancs des maisons, indiquant que des exécutions avaient eu lieu à cet endroit. La ruelle débouchait dans une rue plus importante et c'est avec appréhension qu'elle s'y engagea. À une vingtaine de mètres, un groupe de dix soldats arrachaient une famille terrifiée d'une maison. L’homme se débattait, hurlant qu’il était innocent. Avant qu'elle n'ait pu réagir, il fut abattu. Sa femme se jeta sur son corps en se lamentant et le petit garçon se mit à pleurer. Un Garde l'attrapa par le col et le projeta violemment contre le mur, tandis qu'un autre déchargeait son pistolet dans la nuque de la mère. Un bref instant, Nayla fut clouée sur place par l'horreur de la scène. Comment une telle cruauté pouvait-elle être possible ? Une colère brûlante prit le dessus. Elle abattit l’homme qui venait d'assassiner l'enfant. Frappé par un impact puissant en pleine poitrine, il s'écrasa contre le mur. — Cours ! cria-t-elle à Valo. Elle aurait aimé pouvoir tuer elle-même ces monstres, mais elle préféra suivre le plan de Dem. Les deux jeunes gens sprintèrent dans la ruelle. Le cœur de Nayla cognait sauvagement entre ses côtes, accéléré par la peur et l'adrénaline. Un point entre ses omoplates la brûlait, dans l'attente d'un impact lywar. Dem, Tarni, Garal, Certaw et deux anciens Gardes surgirent dans la ruelle. — À terre ! cria Dem. Sans attendre, elle plongea sur le sol. L'air vibra au-dessus de sa tête et les détonations lywar se répercutèrent entre les murs resserrés de la rue. À plat ventre, elle attendit que la fusillade cesse. Quand enfin le silence revint, elle leva la tête. Dem était déjà à côté d'elle et lui tendait une main secourable. Elle la prit et il l'aida à se relever. — Ils sont morts ? demanda-t-elle. — Oui ! Bien joué Nayla, mais je n'aime pas vous voir courir des risques inutiles. Elle ne souhaitait pas recommencer la discussion animée qu'ils avaient eue avant de commencer leur action. Il aurait voulu qu'elle reste à l'abri dans le moulin, avec les autres. Elle, au contraire, voulait s'impliquer. Elle avait des morts à venger. — Vous savez bien que je dois le faire, Dem. — Continuons, répondit-il sombrement, sinon à ce rythme-là, nous n'aurons jamais fini. ** ** ** ** Milar se glissa derrière le muret de la cour intérieure d'une maison. Il risqua un coup d'œil sur la vingtaine de Gardes qui achevait de rassembler un groupe de prisonniers. Ces malheureux avaient eu plus de chance que beaucoup d'Olimans, abattus sans autre forme de procès. Ceux-là seraient conduits jusqu'à Yutez, qui les interrogerait avant de les exécuter. Cette action était un modèle d'opération punitive appliquée par les Gardes de la Foi : une purge à grande échelle, un déploiement de terreur destiné à marquer durablement les esprits. Il réprima un frisson en se souvenant qu'il avait éradiqué les rebelles Bekilois avec une implacabilité similaire. D'un soupir, il repoussa ces pensées sombres et se concentra sur l'instant présent. Aucun Garde ne devait échapper à leur attaque. Après avoir observé les lieux, il créa une rapide modélisation de combat sur son armtop. Il la transmit à Lazor, posté un peu plus loin. C'était leur douzième engagement de la journée. Ils avaient attiré l'ennemi dans des pièges, ils avaient usé d'embuscades ou d'attaques éclairs et les troupes ennemies se réduisaient inexorablement. Du pouce, Milar monta la puissance de son arme au maximum. Cela avait le désavantage d'user plus vite la charge lywar, mais contre l'armure intégrale des Gardes, il n'y avait pas d'autre choix. Il alerta ses hommes, puis visa avec précision l'officier. L'impact lywar le frappa en pleine tête. Ses hommes déchaînèrent le feu des enfers sur la section de la Phalange Bleue. En quelques secondes d'une intense fusillade, ils furent décimés. L'un des rares points faibles des Gardes de la Foi était leur arrogance. Certains de leur supériorité, ils anticipaient rarement une contre-attaque, surtout sur le territoire de l'Imperium. Ils réagirent enfin et se jetèrent à l'abri tout en ripostant. Ils tombèrent sous la ligne de tir de l'équipe de Lazor, que Milar avait placé judicieusement. Le combat fut bref et une fois encore, ils furent victorieux. Les Olimans prisonniers en avaient profité pour s'enfuir, ce qui alarma Dem. — Aucun survivant, général, vint lui rendre compte Lazor. — Nous n'allons pas pouvoir continuer éternellement, capitaine. Je préconise d'établir un piège dans le moulin et d'attirer nos dernières victimes à l'intérieur. — Je le pense aussi, général. Il réfléchit rapidement à la situation. Nayla semblait prête à se porter volontaire, mais cette fois-ci, il ne comptait pas lui permettre de risquer bêtement sa vie. — Lazor, vous allez retourner au moulin et préparer un piège. — À vos ordres, général. Dois-je désigner quelqu'un pour servir d'appât ? — Ce ne sera pas utile, je me chargerai de cette mission. — Ce n'est pas à vous… — Je peux le faire, intervint Nayla. — Non, Nayla, vous ne pouvez pas. Vous allez rentrer avec Lazor, dit-il avec fermeté. — Mais vous ne connaissez pas la ville, Dem. — Je n'ai aucun besoin de connaître l'endroit où je me trouve, Nayla. Vous le savez très bien. Je vous en prie, faites ce que je vous dis. — Comme vous voulez ! répliqua-t-elle sèchement. Milar attendit encore quelques minutes le temps que le groupe s'éloigne, puis s'enfonça dans une venelle sinueuse qui s'élevait paresseusement. Elle permettait d'accéder à une butte qui surplombait ce côté de la cité. Les façades blanches captaient la lumière du soleil et une chaleur accablante s'était installée entre les murs de la ville. Les vignes qui y croissaient étaient bourdonnantes d'insectes en pleine activité. Accrochés aux fenêtres, des bacs en bois et métal entremêlés débordaient de fleurs multicolores. En haut de la ruelle, de l'eau fraîche jaillissait dans une fontaine et se déversait dans une succession de vasques et de bassins en pierre finement sculptés qui scindaient en deux la rue. L'eau dévalait ainsi la pente en une multitude de cascades artistiques. Les corps de trois enfants, jetés sur ces bassins, interrompaient le ruissellement de l'eau et transformaient ce décor charmant en une vision de cauchemar. Il était presque en haut de la ruelle, quand une fusillade crépita un peu plus loin. Embusqué derrière la fontaine, il découvrit une section des Gardes qui massacrait des croyants. ** ** ** ** Nayla avait conduit Lazor et les autres à travers le dédale de rues. Les pensées saturées par les visions d'horreur qu'elle avait vues à travers sa ville, elle n'arrivait plus à réfléchir sainement. La colère menaçait de la rendre folle. Tous ces morts, ces femmes abattues sans pitié, ces enfants tués avec indifférence, pesaient sur son âme. Elle avait assisté à ce spectacle affreux à travers ses visions, mais le découvrir sur sa planète était une épreuve qu'elle n'arrivait pas à supporter. Les Gardes qu'ils avaient tués et ceux qu'elle avait personnellement abattus, ne compensaient pas les victimes olimanes. La froide efficacité de Dem et de ses amis Gardes n'arrangeait rien. Les huit hommes ne semblaient pas être touchés par la désolation qui frappait Talima. Dem n'était intéressé que par Yutez et par sa sécurité à elle. Elle se moquait de sa propre sûreté ! Elle estimait que sa santé n'avait aucun intérêt face aux milliers de morts dont elle s'estimait responsable. La présence de Tarni en permanence derrière elle, n'améliorait pas son humeur. Elle ne voulait pas d'un garde du corps, elle ne voulait pas que ce meurtrier chevronné devienne son ombre. Arrivé devant le moulin, Lazor donna l'ordre à deux de ses hommes et à Tazado de couvrir l'extérieur du bâtiment. Elle suivit le capitaine à l'intérieur et le laissa organiser le piège dans lequel Dem allait conduire les Gardes. Épuisée, poisseuse de sueur, les mains puant les résidus de lywar, Nayla s'assit lourdement sur la margelle de l'auge qui abritait toujours l'énorme meule en pierre. — Comment allez-vous ? demanda Plaumec avec sollicitude. — Mal, docteur, répondit-elle brièvement. — Est-ce aussi horrible que je le lis sur votre visage ? — C'est abominable, docteur, souffla-t-elle. Je ne pensais pas voir une chose pareille. — Les Gardes Noirs savent être impitoyables, dit-elle. — Et eux, ça ne leur fait rien ! dit Nayla en désignant Lazor du menton. Ils pourraient tout aussi bien être dans l'autre camp, ils se comporteraient avec la même indifférence. Il s'en moque aussi d'ailleurs ! Le médecin posa une main sur son épaule et dit doucement : — Eux, c'est probable. Ils suivent Dem, voilà tout. Il a su les convaincre, je ne sais pas comment… Mais lui, ne le croyez pas insensible. Il est juste inaccoutumé aux émotions. Nayla leva les yeux vers Leene Plaumec. Elle parlait comme si elle connaissait Dem. Lui aurait-il fait des confidences ? — Que savez-vous de lui ? demanda-t-elle abruptement. Plaumec n'eut pas l'occasion de répondre, Lazor les interrompit : — En position ! Ils ne tarderont pas ! Nayla faillit lui dire qu'elle s'en moquait et qu'elle n'avait pas l'intention de bouger. Avec lassitude, elle sauta dans l'auge de pierre et s'abrita. Le médecin rejoignit son poste. L'attente commença. ** ** ** ** Ailleurs… Le général Jouplim pénétra dans l'aile réservée à l'inquisition de son habituel pas rapide. Il n'aimait pas perdre son temps et depuis qu'il était à ce poste, il avait le sentiment d'être inutile. Il regrettait ces années à la tête de la Phalange Grise, là au moins, il pouvait agir. Ici, son seul rôle, était d'envoyer des ordres à ses colonels et espérer qu'ils les réalisent au mieux. Yutez ! songea-t-il avec rage. Quel idiot ! Comment a-t-il pu laisser filer Milar ? Il allait devoir justifier le comportement de cet incapable auprès de l'Inquisiteur Général, qui ne l'épargnerait pas. Il entra dans le bureau avec une certaine appréhension. Le vieillard était enfoncé dans un confortable fauteuil en cuir, les mains jointes et les yeux mi-clos. La gorge sèche, le général s'avança et salua : — Vous m'avez mandé, Père Révérend ? Bara ouvrit lentement les yeux et Aaron Jouplim déglutit péniblement sous la fixité de ce regard sans vie. — En effet. Pourriez-vous m'expliquer l'échec du colonel Yutez ? — Selon le rapport que je viens de recevoir, Milar se serait échappé avec l'aide d'un démon. — Le démon qu'il devait capturer ? Comment se fait-il qu'il l'ait laissé sans surveillance ? Il aurait dû être placé en stase. — Rien ne désignait cette jeune femme comme un démon, Père Révérend. Le Premier Inquisiteur Deas Saziv a pris l'initiative de l'interroger, malgré les ordres que le colonel Yutez… — Reportez-vous la faute sur l'Inquisition, général ? demanda Bara d'une douce voix, teinté de menace. — Je ne fais qu'énoncer le rapport de Yutez, Père Révérend, répliqua Jouplim sans faiblir. — Yutez a été nommé par vous, n'est-ce pas ? — Oui, Père Révérend. Son dossier était exemplaire. — Tout comme celui de Milar ? — Je sais, Père Révérend, dit Jouplim plus sèchement qu'il ne le désirait, j'ai nommé Milar à la tête de la Phalange Écarlate. Je ne m'en excuse pas. Je l'avais vu combattre. Je l'ai côtoyé pendant des années. Les capacités de cet homme étaient inégalables. Je n'avais aucun moyen de deviner ce qu'il allait devenir. Je ne me l'explique toujours pas. Bara resta silencieux un moment, puis dit de cette voix basse si désagréable : — Je viens de donner aux exécuteurs, la mission de retrouver Milar, de le capturer lui et son démon. — À Janar ? s'exclama Jouplim incrédule. — En effet. Avez-vous une réserve à émettre sur cette nomination ? Il n'aimait pas Qil Janar. Il était arrivé avec Milar, jeune lieutenant nommé au sein de la Phalange Grise. Ils se ressemblaient physiquement, mais étaient très différents. Janar était un envieux. — Les deux hommes se haïssent. — C'est l'une des raisons de ce choix. — Un Garde ne devrait pas ressentir de tels sentiments, Père Révérend. — C'est à moi seul d'en décider. — Bien entendu, Père Révérend. — Prévenez Yutez de son arrivée et de son autorité. — À vos ordres, Père Révérend. — Vous pouvez disposer, Jouplim. Sachez que je me préoccupe beaucoup de vous, ajouta l'Inquisiteur Général d'un ton doucereux. — Que Dieu vous ai en Sa garde, Père Révérend, répondit le général. Il effectua un demi-tour parfait et s'astreint à un pas mesuré pour sortir de la pièce. Il ne reprit son souffle qu'après plusieurs dizaines de mètres. Il avait toujours su que la défection de Milar lui serait reprochée. Un jour ou l'autre, il allait payer pour la trahison de son ancien officier. Jouplim espérait seulement voir cet homme puni, avant d'être lui-même exécuté. XXV Un tir lywar fit exploser le mur du bâtiment, projetant à l'intérieur de la pièce une pluie d'éclats de pierre. La porte s'ouvrit à la volée et Dem entra. Il sprinta dans la pièce et bondit à l'abri de la barricade que Lazor avait montée sur l'un des côtés. Des Gardes le suivaient de près. Ils s'introduisirent dans l'édifice et se déployèrent avec précaution. — Sors de ta cachette ! ordonna l'un d'entre eux. Le tir de Lazor lui arracha un morceau du crâne. La fusillade qui suivit hacha à bout portant les soldats. L'un d'eux trouva pourtant la force d'encaisser plusieurs décharges et tout en zigzaguant, il fonça droit sur l'auge ou se dissimulait Nayla. Elle se redressa et fit feu. Les impacts lywar s'écrasèrent sur l'armure, mais à moins de deux mètres, le ketir ne résista pas. Sa cuirasse enfoncée et carbonisée, l'homme fut projeté en arrière. Aveuglée par sa rage, la jeune femme sauta hors de son abri sans se préoccuper des autres Gardes. Elle continua de presser la détente, même quand la toux asthmatique de son arme lui indiqua qu'elle était déchargée. C'est la main de Dem sur son bras qui la sortit de sa transe meurtrière. — Calmez-vous, Nayla, dit-il doucement. — Ce sont des monstres, Dem ! répliqua-t-elle avec rage. — Je sais, répondit-il. — Vous vous en moquez bien ! cracha-t-elle. Son regard bleu se ternit et il se détourna d'elle. Elle regretta aussitôt ses paroles inconsidérées. — Dem ? — Soyez brève, Nayla. Je n'ai pas le temps ! — Je suis désolée. Pardonnez-moi, je n'aurai pas dû dire ça, mais… Vous ne comprenez pas, c'est… Tous ces morts… Elle sentit une boule se former dans sa gorge et les larmes lui monter aux yeux. — Je comprends, soyez en sûre, répondit-il doucement. Je suis juste programmé pour agir, Nayla. Que voulait-il dire ? Elle l'ignorait, mais ne pouvait se méprendre sur la tristesse dans son regard. Elle remarqua alors que sa veste, en cuir de lyjan renforcé de ketir, était carbonisée sur son épaule gauche. — Vous êtes blessé ? s'inquiéta-t-elle. — Non, un tir m'a juste effleuré, c'est tout. Le Garde nommé Verum les rejoignit. Il salua Dem et lui indiqua que les abords du moulin étaient sécurisés. Une fois encore, la façon dont ces hommes se comportaient avec le lieutenant Mardon la mit mal à l'aise. Il était évident qu'ils le connaissaient depuis longtemps et leur respect n'était pas feint. — Récupérez les recharges lywar, ordonna Dem. Nous en avons fini avec les embuscades. Yutez va commencer à se poser des questions. Nous allons entamer la phase suivante de notre attaque. Garal, Valo et Jholman trouvez-vous une armure à votre taille, qui soit suffisamment régénérée. Je prendrai celle de leur officier. — Il n'y a pas d'armure à ma taille, fit remarquer Certaw. — Il y a peu de chance pour que vous en trouviez une. J'ai un autre rôle pour vous ainsi que pour Tazado. — Lequel ? demanda ce dernier. — Puisque nous jouons les Gardes, vous jouez les prisonniers. Nous devons avoir une excuse pour revenir devant Yutez. Nali, Nayla et vous docteur, vous resterez en arrière. J'ai une mission différente à vous confier. — Je ne vous croyais pas aussi macho ! s'exclama Plaumec. — Ce n'est pas le cas, mais il n'y a pas de femme chez les Gardes. — Sous l'armure, on ne s'en rendra pas compte, insista Nayla. — En effet, mais je ne veux pas perdre le seul médecin que nous ayons. Nali est trop petite pour jouer un Garde et de plus, c'est un excellent tireur. C'est le même constat pour Nayla. Votre mission sera de nous couvrir. — Vous voulez surtout protéger votre petite amie, ironisa Garal. — Je commence à me lasser de vos insinuations, répliqua Dem froidement. — J'plaisante, faut pas le prendre mal. — Je n'ai aucun sens de l'humour, souvenez-vous-en. Allez, le sujet est clos. Mettez-vous en tenue. Nayla retourna chaque mort pour récolter un maximum de recharges lywar, qu'elle distribua ensuite aux membres de la petite troupe. Elle attendit que Dem ait fini de verrouiller les différentes attaches de son armure de combat. Il portait cette tenue avec aisance, sa façon de se tenir et de se déplacer était différente, plus animale et plus menaçante. Il vérifia ses armes et prit les recharges qu'elle lui tendit. — Je peux vous parler, Dem ? — Bien entendu. Tout va bien ? Vous n'avez pas eu de vision ? — Non, rien. Cela m'inquiéterait presque. — Il ne faut pas. Nous savons déjà tout ce qu'il y a à savoir. Je vais affronter Yutez. — Et il va vous tuer. — Non, ce n'est pas ainsi qu'il faut comprendre ce que vous avez vu. Un inquisiteur va m’attaquer et si vous ne trouvez pas son esprit, alors Yutez me tuera. Si vous le trouvez, alors je tuerai Yutez. Tout va dépendre de vous. — C'est gentil Dem, vous ne me mettez pas du tout la pression ! — Je sais que vous ne voulez pas que je meure, jeune fille, la taquina-t-elle, alors j'ai toute confiance en vous. — Et moi en vous, dit-elle avec un élan d'affection, oubliant tous ses doutes. — Merci, dit-il ému. Allons, il faut y aller. Restez attentive et concentrée. N'oubliez pas de vous fier à Lan, il saura vous protéger. — Il… m'impressionne. — Il m'impressionne aussi, mais c'est un homme de confiance. — Soyez prudent, Dem, dit-elle à voix basse. -*-*- Encadrant Certaw Hadan et Den Tazado, les faux Gardes Noirs, conduits par Dem et Lazor, empruntèrent l'axe principal qui menait à la place du marché. Les trois femmes et Lan Tarni les suivirent pendant un moment, puis Nayla s'aventura dans le dédale de ruelles qui sillonnaient le quartier marchand, l'un des plus anciens de la ville. Dans cette partie de la cité, les venelles circulaient à travers un labyrinthe de cours intérieures interconnectées. Les maisons étaient entassées les unes sur les autres, sans ordre particulier, comme le jeu de construction d'un enfant. Elle adorait cet endroit. Elle s'en souvenait comme d'un lieu plein de vie, où l'on se croisait, se perdait, se rencontrait. Aujourd'hui, c'était désert et les cadavres semés sur le chemin l'emplissaient d'une tristesse incommensurable. Elle escalada un muret et sauta dans une cour ombragée et fleurie. Les murs et les tonnelles étaient couverts de vignes de l'ermite qui embaumaient l'air de leur parfum sucré. C'était un café sympathique où les jeunes se réunissaient. On pouvait accéder au toit par un escalier de pierre. Elle y grimpa, suivie des deux femmes et de son garde du corps imposé. La terrasse aux hauts murs permettait, à l'abri des regards, de déguster un verre de vin de l'ermite, un moyano ou un jus de mithi en discutant avec des amis. À présent, ce lieu allait leur offrir une ligne de tir parfaite sur l'ennemi. Nayla rampa jusqu'au mur et glissa un regard à travers une meurtrière. Elle eut un hoquet d'horreur. La place était couverte de morts. Certains étaient juste abandonnés, là, à pourrir au soleil. D'autres étaient entassés en piles de cadavres emmêlés, tels des bûches de bois. Le sang maculait la mosaïque blanche et grise qui ornait le sol de la place. Ce chef-d'œuvre était depuis toujours la fierté des habitants de Talima. Une cinquantaine de Gardes de la Foi occupaient les lieux et elle reconnut sans peine la haute stature de Yutez. Elle ne vit aucun inquisiteur, pourtant il fallait qu'elle le débusque. Un mouvement attira son attention ; l'équipe menée par Dem entrait sur la place. Elle prit une profonde inspiration pour contrôler sa panique. Tout commençait maintenant. ** ** ** ** Milar accéda à l'esplanade sans hésitation et marcha droit sur Yutez. Son visage était dissimulé par le casque, la visière et le masque. De près, il ne doutait pas que Yutez soupçonnerait la supercherie, mais en attendant, cette pièce de l'uniforme lui permettrait de rester anonyme le temps nécessaire. Il ressentait une vivifiante exaltation. Il avait toujours brillé dans l'action, il avait toujours excellé dans les batailles perdues d'avance. Ses sens d'intuition de combat déployés au maximum, il nota avec précision la position de chacun des Gardes. Il aurait pu donner le chiffre exact de ceux qui n'étaient pas là. Il identifia les douze hommes de la garde personnelle du colonel Yutez. Lazor en ferait des cibles prioritaires. En affrontant la Phalange Bleue à découvert, ils couraient un risque, mais rester inactif était encore plus dangereux. La modélisation qu'il avait mise au point avec un taux de 98,9 % confirmait qu'il avait choisi la seule stratégie viable. Il comptait sur les tireurs embusqués pour les couvrir efficacement et sur Nayla pour contrer la menace de l'inquisiteur. La place, entourée de toutes ces maisons blanches, était harmonieuse. Cette impression d'équilibre était renforcée par la conformation du centre de l'agora, constitué de bancs et de tables érigés en tarnal. Les marchands installaient leurs échoppes sur ces emplacements et cet endroit devait regorger de vie les jours de marché. Pour le moment, ces blocs de pierre serviraient d'abri à ses hommes. Milar était à moins de six mètres de Yutez, lorsque ce dernier fronça les sourcils. — Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Dem dégaina son pistolet lywar et pressa la détente. Rien ne se passa. Il ne s'insurgea pas contre cette trahison du destin, mais lâcha son arme inutile et bondit sur Yutez, son poignard serpent au poing. La main du colonel de la Phalange Bleue volait déjà vers la crosse de son pistolet. Dem visa le cou et Yutez leva son bras pour parer. La lame dérapa sur l'armure de combat, sans l'entailler. Yutez dégaina son poignard d'attaque, prêt à se défendre. Dans le même temps, Lazor avait épaulé son fusil et tirait sur la garde rapprochée de Zan Yutez, imité par ses hommes. Les anciens mineurs et les soldats se précipitèrent à l'abri des bancs de pierre et ouvrirent le feu sur les autres Gardes. De quelque part, à la périphérie de la place, des fusils firent entendre leur voix. Il s'agissait de Nayla, Nali, Plaumec et Lan. Indifférents aux combats et à la fusillade, Yutez et Milar s'affrontaient dans un combat au couteau, comme aux meilleures heures passées à l'académie. Dem para deux coups à l'aide de sa lame serpent, puis, avec sa main gauche, il dégaina son couteau de combat. Il attaqua par des coups rapides de sa lame pour faire reculer Yutez, puis il sauta en arrière pour se donner le temps de rengainer son arme en bois-métal. Il fit sauter sa longue dague dans sa main droite et Yutez en profita pour accélérer ses coups. — Milar, tu viens enfin te jeter dans la gueule du loup ! Je savais que tu viendrais aider ces imbéciles… Je vais te tuer avec plaisir. ** ** ** ** Sur le toit, la bataille était différente. Abrités derrière le muret, les tireurs essayaient de couvrir leurs amis. Nali et Tarni faisaient feu, quasiment sans interruption. La jeune femme égalait presque l'impressionnant score du Garde Noir. Leene Plaumec s'était elle aussi muni d'un fusil, malgré son évident malaise à l'idée d'ôter la vie. Nayla ne tirait pas. Concentrée, les yeux fermés, elle cherchait l'esprit de l'inquisiteur. Pour l'instant, cette quête était stérile, pourtant elle savait qu'il était là. "— Sois attentive !" La voix de Milar, au sein de son esprit, la fit sursauter. L'instant suivant, elle détecta une présence de l'autre côté de la place. L'inquisiteur devait se trouver dans la maison du maître des marchands, une grande bâtisse blanche à deux étages qui prenait tout un côté de la place. — Restez ici ! ordonna-t-elle après une rapide décision. Continuez à les couvrir ! Dans ce vieux quartier de Talima, toutes les terrasses communiquaient, tout comme les cours intérieures. On pouvait donc aisément faire le tour de la place du marché en passant d'un toit à l'autre. Pliée en deux afin de ne pas être remarquée depuis le sol, elle se laissa descendre sur la terrasse contiguë, puis grimpa sur la suivante. Un bruit de pas la fit se retourner, prête à se défendre et elle découvrit son garde du corps, Lan Tarni, juste derrière elle. — Que faites-vous là ? demanda-t-elle avec exaspération. Je vous ai demandé de rester sur place. — Mes ordres sont de vous protéger, madame ! — Moi, je vous ordonne de… — Je suivrai tous vos ordres, tant que cela ne contredira pas mes ordres principaux, qui sont de vous protéger. Elle haussa les épaules. Elle n'avait pas de temps à perdre, s'il voulait venir, qu'il vienne ! Ce vieux soldat en permanence sur ses talons la stressait, mais sans doute allait-elle devoir s'y habituer. Elle traversa en courant le toit d'une longue maison attenante à celle du maître des marchands, un bâtiment de conception plus récente. Il était impossible d'accéder à son toit depuis l'extérieur, elle allait devoir descendre dans la ruelle, puis rejoindre la cour intérieure, avant de tenter de pénétrer dans la maison. Elle jeta un bref coup d’œil sur la place pour voir comment Dem s'en sortait. Il venait de trébucher et reculait en évitant difficilement les attaques de Yutez. Il perdit l'équilibre et tomba lourdement sur le sol. Il roula sur lui-même et se releva rapidement. Il arracha son casque et le jeta sur Yutez qui l'évita sans peine. Il semblait chercher désespérément son souffle et une terrible grimace de souffrance défigurait son visage. Le colonel de la Phalange Bleue attaqua Dem au visage et à l'estomac, mais il réussit à éviter les coups. Il porta la main à sa tempe, comme pour contenir une douleur insupportable. L'inquisiteur était passé à l'action. Il ne devait pas être loin. Nayla se pencha par-dessus la rambarde et aperçut, dans l'embrasure de la porte, un grand type portant une robe trop grande. Elle lança son esprit vers le sien. L'homme se rendit compte de son attaque et leva ses défenses. Elle tenta d'entrer en force, mais sa fébrilité l’empêchait d'être efficace. Comme dans un brouillard, elle entrevit Dem qui perdait du terrain face à Yutez. Il allait se faire tuer, si elle n'essayait rien. La colère monta en elle. Elle attaqua de toutes ses forces les murs que l'homme avait levés. Autour d'elle tout devint flou et elle se retrouva dans un endroit sombre, à l'intérieur de la tête de l'inquisiteur. Elle chercha désespérément où se trouvait la force vitale dont lui avait parlé Dem. Des chiens monstrueux se jetèrent sur elle. Elle tenta de les repousser, mais ils commencèrent à déchirer ses bras. "— Tue-les ! Écrase-le ! dit, à nouveau, la voix de Devor Milar." La conscience de l'inquisiteur sursauta et les chiens stoppèrent un instant leur attaque. Nayla se reprit, électrisée par le soutien de Milar, son ennemi pourtant. Sans savoir comment elle s'y prenait, elle pointa ses mains vers les bêtes et des rayons de lumière blanche jaillirent de ses doigts. Les animaux furent tués nets. Au fond de cette pièce sombre, elle aperçut une porte. Elle marcha vers elle avec détermination. Elle tenta de l'ouvrir, mais elle résista. Nayla usa de toute son énergie et réussit à l'entrebâiller. Elle accentua la pression et enfin, elle put entrer. Dans cette pièce circulaire se dressait une sorte d'autel protégé par des gardes de pierre. Elle attaqua la première de ces sentinelles et la tua du tranchant de sa main, qui semblait brûler d'un feu blanc et éblouissant. Elle projeta avec force le deuxième gardien qui explosa en touchant le mur. Sur l'autel, une boule lumineuse s'agitait et vibrait. Un rayon était projeté depuis cette sphère et quittait la pièce où elle se trouvait. Cela représentait certainement l'attaque contre Dem. Elle se sentait si puissante dans cet endroit, comme investie de pouvoirs et de connaissances qui la dépassaient. Elle savait ce qui devait être fait. Elle leva la main et l'abattit sur la boule lumineuse qui s'affaiblit. Au loin, elle entendit un cri terrible, mais cela ne la stoppa pas. Elle continua à frapper et le rayon vacilla, puis fut coupé. Elle cogna encore et encore, jusqu'à ce que la sphère se fissure. De son poing fermé qui étincelait d'une lumière aussi brillante qu'un soleil, elle assena un coup terrible. L'orbe explosa. Tout devint sombre autour d'elle, alors que les murs de la pièce commençaient à se fissurer et à s'écrouler. Elle courut vers la sortie. Le mur autour du portail se lézardait. Elle plongea à l'extérieur, alors que la porte disparaissait dans un nuage de cendres. ** ** ** ** Dem affrontait Yutez en puisant dans ses réserves, tout en luttant contre une douleur terrible qui lui pressait les tempes. Il utilisait toute sa force mentale pour empêcher l'inquisiteur, plus puissant que Saziv, d'entrer dans son esprit. Le colonel de la Phalange Bleue profitait de cette distraction pour l'attaquer sauvagement. Il semblait certain de l'emporter. Presque aveuglé par un voile rouge sang, il entrevit Yutez qui s’apprêtait à dégainer son pistolet, tout en feintant avec son poignard. Milar l'évita et se jeta sur lui, dans un fracas d'armure de combat, puis il agrippa le poignet de son adversaire. Ils étaient si proches, que Yutez lui porta un coup à la gorge. Il esquiva et la lame ne fit qu'effleurer sa carotide. Il frappa Zan au visage de son avant-bras et eut la satisfaction d'entendre son nez se briser. La souffrance dans son crâne était telle qu'il n'arrivait plus à penser. Seule son intuition lui permettait de contrer les attaques de son rival. Puis, la douleur cessa aussi soudainement qu'elle était venue. Déstabilisé, il ne put contrer totalement la lame de Yutez qui lui entama la joue. Retrouvant ses facultés, Dem lâcha le poignet de son adversaire, attrapa le poignard serpent dans l'étui de son bras droit et dans le mouvement suivant, il glissa sa lame dans la jointure des plaques de l'armure, blessant Yutez au foie. Ce dernier poussa un gémissement, se dégagea d'un bond en arrière et finit de dégainer son pistolet. Milar bondit et détourna le bras armé d'un grand coup d'épaule. — Désolé, Zan, mais j'ai toujours été le meilleur à ce jeu-là. Avec une grande satisfaction, il planta la courte lame en bois-métal juste sous le menton de Yutez qui laissa échapper un râle dans un gargouillis inintelligible. Dem lui arracha le pistolet lywar des mains et le laissa s'effondrer. Lazor avait les choses en main et il comptait sur lui pour finir d'abattre les survivants. Il chercha Nayla sans réussir à la trouver, mais il aperçut Lan Tarni sur une terrasse, juste au-dessus de lui. L'attitude perplexe du vieux soldat l’interpella. Nayla ! Sans attendre, il se précipita vers la maison où se trouvait Tarni. Il passa devant le corps sans vie d’un inquisiteur, qui avait dévalé les marches d’une grande demeure. Ses yeux étaient grands ouvert avec une expression inimitable. Cet homme avait été tué par une attaque mentale. Inquiet, il pénétra dans une maison élégante, trouva l’escalier de pierres blanches et monta les marches en colimaçon, quatre à quatre. Il jaillit sur la terrasse. — Désolé, colonel, dit Tarni. J'ignore ce qui s'est passé. Elle n'a pas été touchée, elle s'est juste écroulée. Nayla gisait sur le sol, le nez maculé de sang, le visage livide. Inquiet, Dem s'agenouilla précipitamment à côté d'elle. — Tarni, tenez-moi au courant de ce qui se passe sur la place et faites feu si vous le jugez utile ! — Oui, colonel ! Dem allongea doucement la jeune femme en l'appelant : — Nayla ? Elle ne répondit pas. Il insista, en la secouant légèrement, en vain. ** ** ** ** Perdue dans un lieu si sombre qu'elle ne distinguait rien, Nayla errait dans le néant. Elle avait l'impression qu'elle allait se diluer dans ce vide éternel, sans espoir de retrouver la lumière. Son appel à l'aide s'éteignit, à peine sorti de ses lèvres. L'accolade de la mort se faisait plus intime, plus attirante. Elle allait se perdre dans sa tendre étreinte, lorsqu'une lueur apparue dans l'obscurité. Tout autour d'elle, des portes s'éclairèrent faiblement, mais elle n'osait pas s'en approcher. Face à elle, une zone infiniment noire l'appelait inexorablement. Malgré sa terreur, elle se dirigea droit vers cet endroit qui lui promettait une paix infinie. La séduction d'un doux repos était telle, qu'elle ne pouvait pas lutter et des tentacules de ténèbres commencèrent à l'enlacer. Soudain, il lui sembla entendre une voix l'appeler. Elle s'arrêta pour écouter. Le murmure se répéta, alors qu'un souffle d'air chaud et doux vint caresser sa peau. Une porte se mit à briller plus fort que les autres. Intriguée, elle oublia la zone obscure et aidée par le trait de lumière qui émanait de cette ouverture, elle se détourna de sa trajectoire. Elle suivit ce rayon, baignant dans une chaleur agréable, pleine de tendresse et de quiétude. Une lumière plus intense, plus chaude se mit à pulser devant elle, jaillissant telle une fontaine. Elle y plongea les mains et ressentit de la peur, de la dureté, de l'amertume, du dégoût, une immense tristesse et un désespoir sans fond. Cet esprit n'avait plus aucun espoir pour lui-même et son existence n'était tournée que vers un seul but : la protéger. Cette personnalité était celle de Dem. Pour l'aider, il avait baissé toutes ses défenses. Elle pouvait, si elle le décidait, découvrir tout ce que cet homme lui cachait. Elle entendit la voix de Dem qui disait doucement : — Revenez Nayla. Revenez. Il faut revenir. Ouvrez les yeux, sortez de votre esprit. Elle sentait toute son affection et la peur qu'il avait de la perdre. Elle fut profondément émue par les émotions qui l'animaient. Elle renonça à violer l'intimité de cet homme et suivit sa voix. — Nayla, je vous en prie Nayla ! Répondez-moi ! Elle laissa échapper un long soupir et ouvrit les yeux. Elle remarqua le sang qui coulait sur sa joue. — Vous saignez, dit-elle d'une voix rauque et hésitante. — Nayla, que s'est-il passé ? Elle secoua la tête, incapable d'affronter ce qu'elle venait de vivre. Elle n'avait pas envie d'en parler, pas maintenant. Il l'aida à s'asseoir. — Est-ce que ça va ? Nayla, je vous en prie, répondez-moi. — Oui… réussit-elle à dire, je crois. Votre joue, Dem… Il essuya du revers de la main le sang qui maculait sa joue. — Ce n'est qu'une égratignure. Restez à l'abri, Nayla et vous Lan, ne la quittez pas une seule seconde. — À vos ordres ! Dem disparut dans la descente d'escalier. Elle tenta de se redresser, mais n'y parvint pas. — Aidez-moi, ordonna-t-elle à Tarni. Celui-ci lui tendit une main, qu'elle agrippa. Il la releva de force et elle lutta pour ne pas perdre l'équilibre, elle se sentait tellement mal. Elle chancela jusqu'au parapet pour voir ce qui se déroulait sur la place. La bataille touchait à sa fin, la dernière poche de résistance des Gardes de la Phalange Bleue venait d'être anéantie. Son soulagement fut de courte durée, une rafale tirée depuis la gauche ravagea l'esplanade. Deux des leurs tombèrent, fauchés par l'énergie lywar. Les dernières sections de Gardes ! Elles sont revenues ! se dit-elle. Dem plongea par-dessus un banc en tarnal pour s'abriter. Ils étaient en mauvaise posture. Le déluge lywar dura plusieurs minutes, faisant sauter des morceaux de pierre un peu partout sur la place. Il était impossible pour les membres de leur groupe de riposter face à ce déferlement. Quand enfin les tirs se raréfièrent, Dem et les Gardes de Lazor ouvrirent le feu. Elle agrippa son propre fusil et visa. Elle pressa la détente en essayant d'oublier la migraine qui écrasait son crâne dans un étau brûlant. Tarni se posta à côté d'elle et tira à son tour. Après plusieurs minutes de fusillade, Daso posa son fusil près de lui, à court de munitions. Certaw ne tarda pas à l'imiter. Un des hommes de Lazor se mit à courir en évitant les impacts. Il ramassa un maximum de recharges lywar et alors qu'il revenait vers ses camarades, il fut fauché par un tir. Mortellement blessé, il trouva la force de jeter le sac au capitaine Lazor. L'officier distribua les recharges, mais elles seraient vite épuisées. Nayla ajusta sa visée et réussit à abattre un tireur embusqué de l'autre côté de la place. Elle pressa à nouveau la détente, mais seule la toux d'une arme vide lui répondit. Elle poussa une interjection de dépit. Comme pour lui répondre, des explosions détonèrent sur la position de la Phalange Bleue. Dem utilisa cette distraction. Il jaillit hors de sa cachette et chargea, suivi des anciens Gardes Noirs. Ils se déplaçaient tous avec grâce et rapidité. Dem sauta plusieurs bancs de pierre, comme s'ils n'étaient pas là, sans même cesser de tirer. Il disparut dans un groupe de maisons, suivi de Lazor et des autres. — Venez ! dit-elle à Tarni. Rejoignons-les ! Sans attendre sa réponse, elle dévala les escaliers et fit irruption sur la place qu'elle traversa en courant, évitant les mares de sang et les cadavres abandonnés là. Elle allait s'engouffrer sous le porche conduisant dans le quartier des joailliers, à l'est de l'esplanade, lorsqu'elle fut plaquée sans ménagement contre le mur. — Ne faites pas n'importe quoi, madame ! gronda Tarni d'une voix rauque. — Lâchez-moi ! Je dois y aller ! — Pas à l'aveuglette, madame. Laissez-moi passer le premier. Tarni franchit le porche et s'engagea dans la ruelle pavée et ombragée par une vigne plusieurs fois centenaire. Après quelques mètres, la ruelle se ramifiait en une dizaine de venelles qui s'entrecoupaient toutes dans un patchwork de cours intérieures et de passages couverts. La lueur des flammes les conduisit vers la cour sombre qui flanquait la demeure du maître des joailliers. Ils étaient là. Elle écarta Tarni de l'entrée et appela Dem avec soulagement. Dans l'ombre et en contre-jour, il n'était qu'une haute et mince silhouette en armure de combat. Pendant une brève seconde, Nayla eut l'impression de vivre l'un de ses rêves et d'être face à l'incarnation de Devor Milar, puis il s'avança vers elle. La lumière baigna son visage et éclaira son regard. Ce fut Dem, à nouveau, qui lui souriait. Près de lui, se tenait un homme qu'elle reconnut aussitôt. — Kanmen ! Mais qu'est-ce que tu fais là ? — Tu m'as convaincu, Nayla. Je suis venu vous aider. J'ai recruté tous ceux que j'ai pu et nous les avons attaqués. — Bravo pour votre courage, Giltan, dit Dem avec une ironie à peine dissimulée. Gagner cette escarmouche ne nous donnera que quelques heures de répit. Je vais avoir besoin de vous pour remporter la bataille. — Comment ça, bredouilla-t-il. Nous avons tué tous les Gardes… — Il y a presque deux mille Gardes à bord du vaisseau vengeur qui croise au-dessus de nos têtes. Il nous reste peu de temps pour agir, avant que l'officier en second de Yutez s’inquiète d'être sans nouvelles de son colonel. Lazor ! appela-t-il. — À vos ordres, général ! — Savez-vous où Yutez a posé ses bombardiers ? — Oui, général, il réfléchit un instant et ajouta en souriant, c'est risqué, général. — Mais c'est notre seule option, répondit Dem. — De quoi parlez-vous ? demanda Nayla, inquiète. — De nous emparer du vaisseau vengeur. Kanmen chercha le soutien de Nayla pour dénoncer l'irresponsabilité de cette décision. Elle le comprenait. Elle aussi était sidérée par ce projet. — C'est de la folie, Dem, murmura-t-elle. Elle avait un souvenir très vif du vaisseau vengeur et n'arrivait pas à concevoir que l'on puisse s'en emparer. — Mais non, il s'agit même de la seule action sensée qui nous est offerte. Je vais vous expliquer ce que j'attends de vous. Venez ! Dem ne laissa à personne l'opportunité de protester. Traversant les maisons dévastées par l'explosion, il rejoignit le centre de la place du marché et tous les survivants de leur groupe le rejoignirent. Les anciens Gardes étaient imperturbables, Valo, Garal et les autres affichaient des mines défaites et horrifiées en prenant la mesure du massacre qu'avait subi Talima. Nayla n'arrivait pas à poser les yeux sur les cadavres. L'horreur était trop intense. Yutez s'était déchaîné sur des innocents et le poids de la culpabilité revint peser lourdement sur ses épaules. — Lazor, demanda Dem, quel est le bilan ? — Trois morts, général. Deux Gardes et l'un des vôtres. — Il s'appelait Tazado, intervint sèchement Garal. C'était un bon gars et il est mort. — Nous sommes en guerre, Garal ! — Ouais, j'ai remarqué. Mais c'pauvre gars méritait pas ça. On fait quoi, maintenant ? — Nous allons nous emparer du vaisseau vengeur. — T'es malade ! — Pas le moins du monde. C'est faisable et assez simple. — Assez simple ! T'es vraiment fou, mon gars. — Ne parlez pas sur ce ton au… commença Lazor d'un ton menaçant. — Lazor ! La voix de Dem avait claqué sèchement, coupant net la menace du capitaine. Écoutez-moi tous avec attention, je vais vous expliquer mon plan. Nous allons nous introduire à bord sous l'identité de Yutez, de sa garde rapprochée et de l'inquisiteur. Ensuite, nous ferons ce qui doit être fait. À bord d'un vengeur, nous serons libres d'aller où bon nous semble et nous aurons une force de frappe conséquente. — C'est impossible, dit Kanmen. Vous n'êtes pas assez nombreux. — C'est vrai, mais avec vous et un ou deux de vos hommes, nous serons bien assez. — Bien assez ? Vous êtes fou. — Il faut juste atteindre la passerelle. Ensuite, il sera très facile de maîtriser la situation. — J'suis d'accord avec le paysan. Comment comptes-tu… — Je ne vais pas perdre mon temps à vous expliquer en détail chaque étape de mon plan ! Je sais comment les choses fonctionnent à bord et pourquoi. En résumé, voilà le scénario : le colonel Yutez va laisser la compagnie, qui est descendue avec lui, terminer le travail. Il va remonter à bord du vengeur avec l'inquisiteur et ses gardes personnels. Lazor jouera le rôle du chef de sa garde, avec Lan comme lieutenant. Nayla, vous incarnerez, une fois encore, l'inquisiteur. — C'est moi qui devrais jouer le rôle de ce lieutenant ! siffla Garal. J'en ai plein le dos d'être toujours relégué… — Je me moque de vos états d'âme, répliqua Dem sèchement. Vous ignorez comment doit se comporter un lieutenant des Gardes. — Tandis qu'votre copain assassin, lui, le sait. J'ai compris, maugréa le mineur. — Giltan, vous venez avec nous, ainsi que deux de vos hommes, continua Dem sans tenir compte de l'interruption. Le visage déjà blême de Kanmen devint livide. Il recula d'un pas avant de bredouiller : — Nous ne sommes pas des soldats et nous ne pouvons pas prendre un vaisseau des Gardes de la Foi avec si peu d'hommes, c'est de la folie ! Je refuse d’être mêlé à… — Bien entendu. Il est impossible de s'emparer d'un vaisseau vengeur, même avec un millier d'hommes à disposition. Seulement voilà, nous n'allons pas prendre d'assaut ce vaisseau, nous allons juste monter à bord et rejoindre, le plus naturellement du monde, la passerelle. Personne ne se permettra d'empêcher le colonel Yutez de se déplacer à son propre bord. — Mais Yutez est mort, dit Valo en s'étranglant un peu. — Vous croyez ? fit Dem en souriant. En fait, je vais prendre son identité. Incrédule, Nayla n'arrivait pas à croire qu’il soit sérieux. — Vous croyez qu'il est possible de réussir un bluff comme celui-là ? Dem, cela semble fou. — C'est fou et c'est pour cela que cela va réussir. Personne n'a jamais tenté quelque chose d'identique, mais il est vrai que personne ne sait ce que je vais vous montrer maintenant. Soyez tous attentifs. Dem retourna le cadavre de Yutez, il dégrafa quelques pièces de l'armure en ketir pour mieux ouvrir la veste en polytercox, cette matière polymère souple et extrêmement résistante, mélange de fibre de carbone, de carbure de silicium et de cuir de vaertil qui servait à la confection de l'uniforme de campagne des Gardes de la Foi. Il dégaina son poignard serpent et entailla, d'un geste vif, la peau juste au-dessus du sein gauche du mort. Il glissa un doigt dans la blessure et en retira un minuscule disque noir. Il essuya délicatement le sang qui le couvrait et le posa dans sa main gauche. — Tous les Gardes Noir possèdent ce système d'identification, dit-il en leur montrant le dispositif. Je vais maintenant vous montrer ce qu'il faut en faire. Nayla, tenez-moi cet appareil. Dem ôta sa propre armure et son tee-shirt. Une fois torse nu, il se fit une entaille au-dessus du sein gauche à peu près à l'endroit où il avait entaillé Yutez. — Donnez-moi le disque, Nayla. Machinalement, elle tendit la main et il prit la petite pièce noire. Elle restait pétrifiée par ce qu'elle venait de remarquer. Avant que sa peau ne soit entamée, elle avait pu voir une très fine cicatrice, un centimètre plus bas que cette nouvelle coupure Dem glissa minutieusement le disque noir dans la plaie, qu'il referma à l'aide d'une ampoule cicatrisante. — Il faut que ce disque soit à l'intérieur de tissus vivants pour être opérationnel, expliqua-t-il. Vous devrez tous en faire autant. Ainsi, les ordinateurs de bord du vaisseau vengeur nous prendront pour Yutez et ses Gardes. Sans cette identification, il nous serait impossible de monter à bord. Est-ce que vous avez compris ? Ils acquiescèrent tous, sauf Lazor et ses hommes, bien sûr. — Hadan, impossible de vous trouver un uniforme à votre taille. Je vous confie le commandement ici, sur Olima. Coordonnez les actions, aidez les habitants à enterrer leurs morts s'il le faut. Nali, vous resterez avec lui, vous êtes trop petite pour incarner un Garde. Votre première mission est de vous rendre jusqu'au "Vipère Rouge" pour expliquer la situation à Mylera, elle doit commencer à s'inquiéter. Je ne veux pas utiliser mon armtop, de peur que le message soit intercepté. — Vous pouvez compter sur moi, m’sieur, dit Certaw. — Sur moi aussi, dit Nali. — Docteur, je voudrais que vous aidiez… — Je viens avec vous, l'interrompit-elle d'une voix ferme. Je ne sais pas ce que vous préparez, mais vous pourriez avoir besoin de moi. Je refuse de rester ici. — Soit docteur, céda Dem, vous venez. Les douze hommes de la garde rapprochée de Yutez doivent impérativement remonter à bord avec leur colonel et l'inquisiteur. Nous devons donc être quatorze à prendre ce bombardier. Puisque Leene nous accompagne, je n'ai besoin que deux d'entre vous, Giltan. — Mais… — J'ai besoin de deux hommes pour porter l'armure, Giltan, ou ce plan est voué à l'échec. Voulez-vous subir le sort d'Alima ? — Très bien, j'accepte, dit Kanmen d'une voix faible. — Nayla, l'inquisiteur porte le même dispositif, n'oubliez pas de le récupérer. Nayla, vous m'écoutez ? — Oui, Dem… fit-elle distraitement, toujours perturbée par la cicatrice qu'elle avait aperçue sur lui. — Lazor, désignez-leur les hommes de la garde rapprochée de Yutez et aidez-les à ôter les armures. Allez ! Exécution ! Ils obéirent sans protester. Un peu mécaniquement et les pensées en ébullition, Nayla déshabilla le cadavre de l’Inquisiteur. Elle déchira son tee-shirt avec répulsion. La peau froide du mort lui donna la chair de poule. Elle trancha l'épiderme et glissa un doigt hésitant entre les deux lèvres sanglantes. Elle ôta le petit disque poisseux de sang et l'essuya. Cette fois-ci c'est sûr, se dit-elle, Dem est un Garde Noir, un colonel des Gardes de la Foi. Elle était tellement perdue dans ses réflexions qu'elle ne l'entendit pas s'approcher d'elle. — Tournez-vous, Nayla, dit Dem. Vos mains tremblent, je vais vous insérer ce disque. Ne soyez pas nerveuse, tout ira bien. Elle se retourna lentement et sursauta encore quand Dem tira sa lame serpent de son logement. — Cela fera à peine mal, ne vous inquiétez pas. Elle entrouvrit sa chemise. Il fit un geste si rapide qu'elle ne ressentit qu'une brève douleur. — Voilà, donnez-moi le disque. Il prit l'appareil et le glissa avec soin dans la plaie avant d'essuyer d'un geste doux le sang qui coulait sur sa peau. Il cicatrisa la blessure. — Nayla ? Malgré elle, elle leva les yeux vers lui. Elle aurait dû être immunisée depuis le temps, mais elle fut capturée par son regard magnétique. — Que se passe-t-il ? demanda-t-il. — Rien, balbutia-t-elle. Dem ne baissa pas les yeux. Il porta une main à sa poitrine, à l'emplacement de l'entaille et murmura plus bas encore : — Vous l'avez remarquée, n'est-ce pas ? Il soupira lorsqu’elle acquiesça. Soyez patiente. Si tout se passe bien, dans moins de vingt-quatre heures, je vous dirai tout ce qu'il y a à savoir sur moi. Si vous le souhaitez, je vous ouvrirai mon esprit, comme je vous l'ai promis. Certes, elle voulait savoir, mais elle ne pouvait se départir de la certitude d'un désastre imminent. Une fois encore, le souffle léger d'une présence étrangère détourna son attention d'une analyse trop pointue de la situation. Le cadavre de son père revint hanter sa mémoire et des larmes noyèrent ses yeux. ** ** ** ** Il fallut presque une heure pour que son équipe, construite de bric et de broc, soit prête et pour s'en assurer, il avait confié à Lazor le soin de vérifier la tenue de chacun, il fallait que les armures en ketir soient suffisamment régénérées pour ne pas déclencher de soupçons. Milar avait bouclé cette armure de colonel avec répugnance. Ses pensées auraient dû être focalisées sur sa stratégie téméraire, mais il ne pouvait pas s’empêcher de penser à Nayla et à la promesse qu'il lui avait faite. Dans quelques heures, un ou deux jours peut-être, elle saurait la vérité. Il lui avait promis d'ouvrir son esprit et cette proposition l'effrayait presque. Il serait alors vulnérable. Que choisirait-elle de faire ? Sans aucune défense, face à la puissance de la jeune femme, il serait en danger de mort. Quelle importance ! se dit-il. Sans elle, il n'avait aucune envie de vivre. Avant de prendre la direction des bombardiers, il la regarda. Perdue dans la robe trop grande de l'inquisiteur, elle arrivait tout de même à ressembler à ce cafard qui avait failli le vaincre. Elle avait rabattu la capuche sur son visage et il ne put distinguer ses traits. Ils rejoignirent le lieu où s'étaient posés les bombardiers de la Phalange Bleue alors que la nuit tombait lentement, que les ombres s'allongeaient teintant de violet les murs blancs des maisons. Les insectes nocturnes s'éveillaient, voletant autour des lumières et leur chant crissant résonnait dans la nuit. Un disque sombre apparut dans le ciel, offrant le spectacle désolé d'une planète martyrisée. Il détourna les yeux, imaginant que Nayla avait effectivement vu Alima s’enflammer. — Nous arrivons, général, dit Lazor qui marchait à ses côtés. Dem se concentra aussitôt sur le présent. Les quatre bombardiers étaient posés à l'extérieur de la ville, pas très loin du hameau qui abritait la maison de Nayla. Les anciens Gardes se chargèrent des opérations et les pilotes furent tous abattus. ** ** ** ** La jeune femme s'assit aux côtés de Dem, dans le poste de pilotage. Elle observa son visage et ne put s’empêcher de l'admirer. Rien ne semblait le déstabiliser. Pensait-il vraiment que cette opération suicide avait une chance de réussir ? — Général, dit Lazor, l'un de mes hommes peut piloter… — Je m’en charge capitaine. Un tour de passe-passe va être nécessaire et je suis le seul à pouvoir le réaliser. — Oui, général ! — Ils sont tous installés dans l'habitacle, capitaine ? — Oui, général. — Profitez du voyage pour briefer ceux de l'équipe qui ne sont pas accoutumés aux pratiques des Gardes. — À vos ordres, général ! Dem attendit que Lazor ait disparu pour dire à Nayla : — Comment allez-vous ? — Je suis… Je n'en sais rien. Je suis terrifiée. — Rassurez-vous, cela va bien se passer. Ce n'est pas de cela dont je voulais vous parler. J'aurais aimé avoir le temps d'évoquer ce qui s'est passé avec l'inquisiteur et ne pas vous laisser dans le brouillard, mais nous n'arrivons jamais à trouver du temps. — Ce qui vous arrange bien, Dem. — Ne dites pas cela, je… — Je sais, vous me direz tout, tout à l'heure, vous… Vous m'offrirez votre esprit et puis quoi ? Je… Cet inquisiteur, je l'ai… Les mots restèrent coincés dans sa gorge. Comment aurait-elle pu évoquer cette expérience terrifiante ? Que pouvait-elle lui dire ? Qu'attendait-il d'elle ? Qu'elle entre dans son esprit pour le dévaster, comme elle l'avait fait avec l'inquisiteur ? Elle refusait d'envisager une telle éventualité. Elle sursauta lorsqu'il essuya, du bout des doigts, une larme solitaire qui coulait lentement sur sa joue. Elle ne s'était pas rendu compte qu'elle pleurait. — Vous avez dû vivre quelque chose de terrifiant, dit-il avec gentillesse. — Ce fut terrible, avoua-t-elle. — Racontez-moi. — Non, pas maintenant. — Ce n'est pas le moment, je sais. Pendant ce dialogue, Milar avait enclenché les moteurs qui grondèrent avec un bruit sourd et régulier. — Attention au décollage, dit-il. Le bombardier se mit à vibrer et les moteurs rugirent. Il s'éleva vers le ciel en plaquant les passagers contre leur siège. La jeune femme fut surprise de ne pas ressentir cet affreux effet de liquéfaction qu'elle avait déjà expérimenté. Les amortisseurs d'inertie étaient très efficaces. Le dernier hurlement aigu des moteurs lui indiqua que le petit vaisseau avait réussi à s'arracher à l'atmosphère. ** ** ** ** Ailleurs… Uri Ubanit descendit de la navette de transport qui venait de le déposer à bord de son premier vaisseau des Gardes de la Foi, un croiseur carnage. Plus petit qu'un cuirassé vengeur, il convenait à merveille à la Phalange Noire, dont le format et l'organisation étaient différents des autres phalanges. Le jeune homme referma la main sur son litus, se sentant investi d'un grand pouvoir. Les exécuteurs étaient la force la plus secrète de l'Imperium, chargée de traquer et de capturer les démons à travers toute la galaxie. Personne n'entendait jamais parler d'eux, tout le monde ignorait leur fonctionnement, le jeune inquisiteur avait passé la nuit à lire des dossiers secrets pour en apprendre davantage. Il avait également étudié le dossier confidentiel du colonel Qil Janar, que lui avait transmis l'Inquisiteur Général. Lui et Devor Milar avaient été les sujets les plus prometteurs du projet "Archange", presque des frères. Selon Het Bara, les deux hommes se haïssaient, mais ce qui avait fasciné le jeune inquisiteur, c'était la personnalité de Janar. Il était certainement aussi efficace que Milar et pourtant, on lui avait confié la mission la plus obscure de toute l'Armée Sainte. Un officier accueillit le jeune homme, avec toute la rigueur d'un Garde de la Foi. Ubanit exécuta une brève intrusion, pratiquement indécelable, pour tester la foi de l'officier. Ce dernier était tendu, mais parfaitement entraîné et loyal. Rassuré, le jeune homme le suivit à travers l'immense vaisseau jusqu'à une porte gardée par deux hommes en armure. — Il vous attend, monsieur l'inquisiteur. Je vais rester ici pour vous conduire ensuite à vos quartiers. Uri Ubanit ne put s'empêcher de ressentir une certaine appréhension à l'idée d'affronter cet officier, créé pour tuer au nom de Dieu. Il n'était encore jamais vraiment sorti du monastère, jamais pour une mission comme celle-ci. Il avait seulement accompagné un inquisiteur pendant une tournée d'inspection de plusieurs bases des Soldats de la Foi et n'avait jamais été confronté à des Gardes Noirs. Il se demandait encore, pourquoi l'Inquisiteur Général avait arrêté son choix sur lui. Il savait qu'il avait assassiné Vajanut et pourtant, il l'avait désigné pour cette mission essentielle. Dans le secret de son âme, il se murmura que sa foi, sa dévotion et ses talents d'inquisiteur justifiaient cette désignation. Fort de cette constatation, il entra dans le bureau. Il affronta le regard glacial de l'homme de haute taille qui se tenait parfaitement immobile près d'un hublot offrant une vue sur l'espace. Par pure habitude, le jeune homme explora l'esprit de son hôte. Il ressentit une résistance étonnante. Janar avait eu conscience de son intrusion, ce qui était nouveau pour Ubanit. — Si vous voulez m'entendre en confession, monsieur l'inquisiteur, je me plierai à votre volonté, dit Janar d'une voix dangereusement douce, mais je n'aime pas que l'on me sonde sans prévenir. Ubanit redressa sa maigre silhouette et toisa l'homme dangereux qui lui faisait face, tout en serrant compulsivement son litus. — Je suis le Premier Inquisiteur de ce vaisseau, par ordre direct de l'Inquisiteur Général, colonel, dit-il d'une voix cinglante. Et j'ai bien l'intention de m'assurer à tout moment, qu'aucun homme à bord ne porte en lui le germe du mal. — C'est-à-dire ? siffla Janar. — Je connais vos liens avec l'homme que nous traquons. Je veux être certain de votre continuelle loyauté, colonel. — Et qui m'assure de la vôtre ? contre-attaqua Janar. — Les autres inquisiteurs, bien sûr. Ils se toisèrent un moment. Janar observa le jeune homme dégingandé qui se tenait devant lui. Rien ne trahissait l'inquisiteur en lui, sauf peut-être, le manque de vie dans ses yeux. Pourquoi Bara lui envoyait-il un jeune homme sans expérience ? Le vieillard était un serpent. Le choix de ce néophyte répondait sans nul doute à une stratégie étudiée. — Par où allons-nous commencer ? demanda Uri Ubanit. Il était le représentant de l'Inquisition et il refusait de se laisser intimider par cet archange, cette création expérimentale. Ces hommes n'auraient jamais dû être autorisés à prendre le commandement d'une phalange. À son avis, c'était un risque trop grand. — Pour le moment, la seule chose que je sais, c'est que la Phalange Bleue avait capturé Milar, mais il s'est échappé, dit Qil Janar après quelques secondes de silence. — J'ai lu le rapport, colonel. Comment a-t-il pu réussir un tel tour de force ? Yutez a peut-être aidé son ancien ami ? — Le colonel Yutez, pour vous, inquisiteur ! Je vous rassure, Yutez n'est pas l'ami de Milar. Aucun des archanges n'est un ami de Milar. Les archanges n'ont pas d'ami. — Mais alors, comment a-t-il pu… — Milar est un archange, inquisiteur. Rien ne lui est impossible. De plus, il y a d'anciens membres de la Phalange Écarlate à bord du vengeur 516. Je compte les interroger. — Où se trouve la Phalange Bleue ? — D'après le rapport que je viens de recevoir, le vaisseau vengeur du colonel Yutez serait en orbite autour de la planète OkJ 03. — Pourquoi ? — Nous le découvrirons une fois sur place. Ensuite, nous interrogerons tous ses anciens subordonnés. — Je ne crois pas à cette piste, colonel. Ce sont des Gardes de la Foi, comment remettre en cause leur loyauté ? Cela attaquerait le fondement même de notre société et puis, notre homme est intelligent, je ne crois pas qu'il ait fait des confidences… — Notre homme se nomme Milar, répliqua sèchement Janar. Chez les exécuteurs, nous nommons les démons que nous pourchassons. Nous ne devons pas craindre Milar. Quant à son intelligence… Sa réputation est surfaite. Je connais Milar, je sais comment il fonctionne. S'il a trouvé le démon qu'il cherchait, il ne fuira pas. Tout au contraire, il va attaquer, ce qu'il a toujours su accomplir à la perfection. Nous, les archanges, avons été formés pour affronter l'impossible et je dois l'admettre, il était l'un des meilleurs. — S'il doit attaquer l'Imperium, colonel, trouvez-le avant qu'il ne le fasse ! répliqua Ubanit, froidement. — J'en ai bien l'intention. Milar est doué, mais… je le suis aussi. XXVI Le bombardier traçait désormais sa route dans le noir de l’espace. Elle frémit en songeant à ce qui les attendait. — Comment cela va-t-il se passer, une fois à bord ? demanda-t-elle pour briser le silence. — Nous allons nous rendre sur la passerelle. L'officier en second doit s'y trouver ainsi qu'un inquisiteur. — Encore un ! Mais combien sont-ils à bord ? lança-t-elle agacée. — Il y a six inquisiteurs à bord d'un vaisseau vengeur, le Premier Inquisiteur et cinq adjoints. Vous avez tué Saziv, un des cinq a été nommé à sa place. C'est lui qui m'a attaqué sur Olima. En outre, un inquisiteur est toujours présent sur la passerelle, pour surveiller les décisions de l'officier de quart. Nayla fut encore une fois frappée par sa connaissance du fonctionnement des vaisseaux des Gardes Noirs. Pendant une seconde, elle repensa à l'impression qu'elle avait eue plus tôt sur Olima et à la cicatrice qu'elle avait vue sur sa poitrine. Et pour la première fois, elle osa affronter une éventualité : Devor Milar ? Était-ce possible ? Le colonel de la Phalange Écarlate avait disparu et… Non ! Elle refusait d'envisager cette effrayante possibilité. Pourtant, toutes les preuves convergeaient vers cette conclusion. Elle l'observa à la dérobée et détailla son profil. Comment cet homme, qui avait pris une telle place dans sa vie, aurait-il pu être celui qu'elle haïssait ? "— Milar est mort ! Si tu veux sauver tes amis, concentre-toi sur le moment présent !" Elle sursauta en entendant la voix du Milar, qui résidait dans ses cauchemars, claquer sèchement dans sa tête. Elle ne pouvait se soustraire à cet ordre, car lorsque ce fantôme s'adressait à elle de cette façon, elle ne pouvait s'opposer à sa volonté. De plus, il avait raison. Si Dem était Milar, ce n'était pas le moment de mettre à jour cette vérité, alors lâchement, elle reporta son attention sur le présent. — Cela va aller, disait Dem. Avec cet uniforme, je pourrais pratiquement prendre seul le vaisseau. Le seul détail qui m'en empêche, c'est que Yutez doit monter à bord avec sa garde personnelle. Votre ami Kanmen est juste là pour porter l'armure. Nayla l'entendit à peine, minée par la fatigue et par la migraine qui pulsait douloureusement contre ses tempes. Elle aurait voulu fermer les yeux et dormir plusieurs années, mais elle n'arrivait pas à détourner son regard de l'espace et du fantôme d'Alima. Sur le tableau de bord du bombardier, un témoin lumineux se mit à clignoter. Dem pressa une touche et un craquement brisa le silence. — Bombardier 405‑10, répondez, crachouilla une voix. — Ici bombardier 405‑10, parlez vengeur, répondit Dem. — Bombardier 405‑10, vous êtes clair pour le hangar 1. — Ici bombardier 405‑10, reçu. — Bombardier 405‑10, veuillez envoyer votre code de validation. — Ici bombardier 405‑10, reçu. Nayla fixa Dem avec appréhension, ne pouvant pas s’empêcher de croire dans les capacités de cet homme étonnant. Il ferma les yeux pendant trois secondes, avant de taper une séquence de chiffres. — Ici bombardier 405‑10, code de validation envoyé, vengeur. — Bombardier 405‑10, code de validation confirmé. Vous êtes clair pour l'appontage. — Ici bombardier 405‑10, reçu. J'attends vos instructions. — Vous voyez Nayla, dit Dem en souriant. Tout va bien. — Parfois, vous êtes terrifiant. — Je sais seulement comment fonctionnent les choses. Pour les codes, cela fait partie de mes dons, vous le savez. Elle acquiesça. — Allez prévenir les autres, nous entrons en action dans quelques minutes. Surtout, que personne ne prenne d'initiative ! — Même moi ? dit-elle en tentant de plaisanter. — Vous êtes une exception, Nayla. Si vous sentez une quelconque attaque mentale, répliquez. En fait, je compte sur votre instinct. Malgré son angoisse, Nayla se força à se lever pour aller donner les dernières instructions de Dem, aux passagers du bombardier. Elle vit dans les yeux des Olimans, des mineurs et de ses amis les anciens Soldats de la Foi, une peur encore plus forte que la sienne. Seuls les Gardes de Lazor semblaient ne rien ressentir. — Nous n'allons pas tarder à débarquer, dit-elle en dissimulant son inquiétude. Dem vous demande de ne prendre aucune initiative et de le suivre. C'est important de ne pas vous faire remarquer. — Tu sais qu'on va tous crever, gamine ? fit Garal sombrement. Faut être stupide pour retourner à bord de c'vaisseau, alors qu'on a eu tant de peine à s'en échapper. — Faut être stupide pour se cacher la tête dans le sable en espérant qu'on ne te verra pas, Garal. Ayez confiance en Dem ! — Mouais… — Nous avons confiance, dit Plaumec d'une voix chevrotante qui démentait son affirmation. Nayla ressentit la nécessité de les encourager et de les rassurer. Seule sa foi en Dem éclairait d'une faible lueur d’espérance, ce tunnel sombre. — Nous allons réussir, dit-elle sans tenir compte de sa propre terreur, j'en suis certaine. Ayez confiance en Dem, il sait ce qu'il fait. Je sais que nous allons gagner, encore une fois. Nous sommes au début de notre chemin et de nombreuses autres victoires nous attendent. Merci d'être ici avec nous, aujourd'hui. — Merci d'être vous-même, Nayla, dit Plaumec avec des larmes dans les yeux. — On a foi en toi et en lui, dit Valo avec conviction. Surprise par la réaction à son petit discours improvisé, Nayla rejoignit Dem. Le vaisseau vengeur emplissait tout le champ de vision du bombardier. Son flanc portait encore les stigmates de leur fuite. Juste devant eux, la porte du pont d'envol était largement ouverte. Le bombardier décrivit un élégant virage et pénétra à l'intérieur, en suivant le balisage d'appontage. Il se posa avec un chuintement doux et le grondement des moteurs devint imperceptible, avant de cesser totalement. Un signal clignota sur le tableau de bord indiquant que les portes du hangar se refermaient. Les dés étaient jetés, il était impossible de reculer. Nayla sursauta quand la main de Dem se referma sur son poignet. Elle se tourna vers lui et il lui sourit chaleureusement. — Tout ira bien. Fiez-vous à moi et surtout, ayez foi en vous. — Oui, murmura-t-elle la gorge serrée. Elle suivit Dem dans la cabine. Il fixa avec soin chaque visage. — Je sais que pour certains d'entre vous, ce que nous nous apprêtons à faire est insensé. Respectez juste ce que le capitaine Lazor vous a expliqué. Ne prenez aucune initiative. Nous allons nous rendre sur la passerelle sans encombre, je vous l'assure. Personne n’arrête un colonel des Gardes de la Foi, surtout à bord de son propre vaisseau. Le seul risque réside dans les inquisiteurs, mais Nayla et moi, sommes à même de nous en occuper. Une fois sur la passerelle, suivez mes ordres ou ceux de Lazor. Ne tirez que si vous êtes certains de votre cible. Baissez vos visières et n'y touchez plus. Et surtout, ne dites rien. Il abaissa la visière destinée à protéger ses yeux et verrouilla le masque, espérant que cela suffirait à cacher son identité. Nayla dissimula son visage avec la capuche de la robe d'inquisiteur. Il pressa un bouton et la porte du bombardier s'ouvrit avec un sifflement. Ils descendirent, traversèrent le hangar et pénétrèrent dans le poste de contrôle. — Colonel ! dit un officier en se mettant au garde-à-vous. — Repos, lieutenant ! dit Dem de sa voix la plus cassante. Scannez-moi et ouvrez cette porte, je n'ai pas toute la journée ! Le jeune homme pianota sur son clavier avec précipitation. — Vous êtes clair, colonel. — Mon bombardier doit rester opérationnel. Ne dérangez pas mes pilotes ! — À vos ordres, colonel ! Dem, suivi de sa "garde personnelle", quitta le pont d'embarquement. Nayla espérait que ses ordres seraient suivis et que personne n'essayerait de contacter des pilotes qui n'existaient pas. Il emprunta un long couloir d'un pas décidé. Juste derrière lui, Nayla essayait de rester le plus impassible possible, alors que son cœur battait follement la chamade. Il lui semblait improbable de rejoindre la passerelle sans incident, dans un vaisseau aussi gigantesque. Comme pour lui donner raison, une patrouille déboucha dans le corridor face à eux. Elle se tendit, prête au combat. Les Gardes allaient forcément se douter de quelque chose, mais au contraire, ils se figèrent avec respect le long de la cloison. Leur officier salua impeccablement et Dem lui répondit, d'un geste négligent. Face à Nayla, l'homme baissa les yeux. Son statut de Premier Inquisiteur semblait troubler ceux qui la croisaient. La scène se reproduisit plusieurs fois et tous s'écartaient avec hâte sur le passage de celui qu'ils pensaient être le colonel Yutez. Le corridor se transforma en une large entrée qui donnait accès à une grande porte, gardée par deux soldats. — Colonel ! dirent-ils en se figeant au garde-à-vous. — Gardes ! répliqua sèchement Dem. L'un des Gardes ouvrit la porte et ils entrèrent dans une sorte d'antichambre. Ce sas de sécurité, qui permettait d'assurer la sécurité de la passerelle, était desservi par trois accès et lourdement défendu par une dizaine de Gardes, encadrant chaque porte. Celle menant à la passerelle était protégée par deux hommes supplémentaires. Ils étaient tous attentifs, l'arme à moitié levée, un doigt près de la détente. L'officier de service le salua impeccablement. — La porte, lieutenant ! dit Dem, après lui avoir rendu son salut. — Oui, colonel ! À vos ordres, colonel ! Dem s'avança vers la porte, mais le jeune lieutenant s'interposa. — Si je puis me permettre, colonel. — Non, vous ne pouvez pas vous permettre, je suis pressé ! Écartez-vous ! — Votre casque, colonel. Les mesures de sécurité stipulent que vous ne pouvez pas entrer, visage dissimulé, sur la passerelle. — Lieutenant, dit Dem d'une voix tranchante, écartez-vous ! Je n'ai pas de temps à perdre. Sachez que votre comportement inadmissible sera rapporté ! — Oui, je sais colonel, mais je dois appliquer mes consignes, colonel. Vous devez ôter votre casque et vos hommes aussi. Monsieur l'inquisiteur, je suis désolé, mais je dois également voir votre visage. — Lieutenant ! Vous êtes consigné ! — Peut-être, colonel, mais avant je veux voir votre visage, insista le jeune officier en posant une main sur son pistolet. ** ** ** ** Milar commençait à envisager la possibilité d'affronter les hommes de la sécurité de la passerelle, lorsqu'une des portes d'accès latérales s'ouvrit. — Que se passe-t-il ici ? demanda le commandant Herden. Le chef de la sécurité du vengeur, celui-là même qui avait capturé Milar et qui devait suffisamment connaître Yutez pour le démasquer, entra dans le sas. — Le colonel Yutez et ses hommes refusent d'appliquer les consignes, commandant. Ils ne veulent pas ôter leur casque. — Mes respects, colonel, dit Herden en saluant. Votre action s'est-elle bien passée sur cette planète ? — À merveille, dit Dem en toussant, espérant ainsi dissimuler sa voix. Va-t-on m'ouvrir cette fichue porte, Herden ! Le commandant plissa les yeux, cherchant à déceler les traits de son colonel. Sa suspicion était de mauvais augure. Milar, qui durant tout l'échange avait gardé les bras croisés derrière le dos, dégaina un poignard serpent avec sa main droite. — Colonel, je dois vous demander d'ôter votre casque, dit Herden fermement. — Bien sûr, dit Milar. Il projeta ses pensées sur l'esprit du commandant. Il ne comptait pas tuer l'officier de cette façon, un Garde de la Foi n'était pas un "esprit faible", mais le déstabiliser suffisamment pour réussir à le surprendre. Pétrifié pendant une fraction de seconde par l'attaque mentale, Herden ne réagit pas lorsque Milar lui planta la lame dans le cou, juste sous l'oreille. Dans le même mouvement, il avait dégainé son poignard de combat et l'avait lancé vers le lieutenant. La lame se planta dans un œil et le malheureux s'écroula sans un son. Milar sprintait déjà vers la console la plus proche, avant même que les sentinelles n'aient eu le temps de réagir. Lazor et ses hommes ouvrirent le feu. Un trait d'énergie frôla Dem, lorsque Tarni abattit l'un des Gardes qui le visait. Milar pianota rapidement, bloquant les accès au sas et annulant l'alarme. Sur la passerelle, cette alerte deviendrait une anomalie passagère des systèmes de sécurité. Derrière lui, l'enfer se déchaînait. Il pivota et contrôla les lieux. Les anciens Gardes de la Phalange Écarlate avaient été efficaces. Les dix sentinelles avaient été tuées. L'Oliman qui avait accompagné Giltan gisait sur le sol, frappé par deux impacts. Le ketir de l'armure n'avait pas résisté. Nayla était indemne et cela seul comptait. — Poussez les corps, qu'ils ne puissent pas être remarqués depuis la passerelle et remettez-vous en position, ordonna-t-il. Lorsque tout le monde fut prêt, il entra sans hésiter dans le centre névralgique du vengeur. — Colonel sur la passerelle ! cria un officier. L'équipage présent se leva brièvement en signe de respect, avant de se rasseoir et de continuer à travailler. Le commandant en second se tenait debout, près du siège du commandement, les bras derrière le dos. L'inquisiteur de service se tenait près de lui. Les soldats bruns avaient repris leurs tâches et les quelques Gardes présents n'étaient pas particulièrement attentifs. — Le vaisseau est opérationnel, colonel. Les réparations sont presque terminées et… Il s'interrompit, surpris de voir que celui qu'il prenait pour Yutez portait toujours son casque. Il leva un sourcil étonné, Milar ne lui laissa pas le temps de réagir. À une vitesse surnaturelle, il dégaina son pistolet et l'abattit. Son deuxième tir fut pour l'inquisiteur. Les hommes de Lazor firent feu à leur tour. Fauchés par l'énergie lywar, les Gardes furent les premiers à mourir. Les soldats bruns, paniqués, tentèrent en vain de prendre leurs armes. Tout le personnel de la passerelle fut éliminé en moins de cinq secondes. Dans un silence presque douloureux après la débauche de bruit, Milar observa les lieux. Comme il l'avait prévu, cela s'était bien passé. Il n'aurait jamais cru se retrouver, un jour, dans un endroit comme celui-ci. Il frissonna en prenant conscience qu'être sur la passerelle d'un vaisseau vengeur, en uniforme de colonel des Gardes de la Foi, lui avait terriblement manqué. Il se ressaisit. C'est le pouvoir que cela représentait qu'il regrettait. Il ne fallait pas perdre de temps. Il courut jusqu'à la console de commandement tout en ôtant son casque qu'il jeta sur le fauteuil. Il tapa quelques codes et réussit sans difficulté à avoir accès au plus haut niveau d'autorisation. Les écrans de contrôle dédiés à Yutez s'affichèrent. Il pressa une dernière touche et les portes de sécurité, d'épais doubles battants en acitane, se fermèrent dans un claquement sourd, suivi d'un léger sifflement. — Que se passe-t-il ? demanda Kanmen. Il faut faire quelque chose, ils doivent être des centaines à bord. Ils vont nous massacrer. — Un vaisseau vengeur possède un équipage de 2 246 hommes, en comptant l'équipage technique du Soutien de la Foi, rappela-t-il sèchement à cet agaçant révolutionnaire manqué. Nous n'avons cependant rien à craindre d'eux. Je viens de pressuriser la passerelle et désormais, nous sommes inexpugnables. — Mais cela… Dem l'interrompit d'un geste avant de continuer à configurer la console et de lister les commandes environnementales. Il modifia les paramètres atmosphériques, puis accéda au système de surveillance et un plan du vaisseau s'afficha, avec des centaines de petits points lumineux. Après quelques secondes, un par un, les points s'éteignirent. — Qu'êtes-vous en train de faire ? insista Plaumec. Devor Milar fixa le médecin dans les yeux. Il appréciait cette femme, son courage et sa moralité. Elle allait réprouver son action. — J'ai reconfiguré le système environnemental, docteur, répondit-il. Actuellement au lieu de respirer de l'oxygène, ils respirent l'atmosphère de la planète IhM 02. — Et alors ? demanda Garal. — Non… murmura Plaumec, vous n'avez pas fait ça. Vous n'avez pas pu, même vous… — Qu'est-ce que vous avez fait, Dem ? demanda Nayla. — Cette atmosphère est hautement toxique pour n'importe quel être humain, répondit Milar en espérant que la jeune femme comprendrait la nécessité d'un tel acte. — Elle n'est pas toxique, elle est mortelle, dit Plaumec horrifiée. Vous êtes en train de tous les gazer. — Oui, répondit-il fermement. Ces Gardes n'auraient pas hésité à massacrer tous les Olimans si on leur en avait donné l'ordre. Ils sont nos ennemis et nous sommes en guerre. — Mais, mais… balbutia Leene Plaumec, 2 200 hommes. C'est… — Notre rébellion vient de commencer, docteur. Comme le dit la prophétie, cette guerre va dévaster l'Imperium. Vous êtes les premiers défenseurs de l'Espoir, vous tous ! Le Clergé et leurs sbires, l'Inquisition et les Gardes Noirs, vous ont asservis toute votre vie. Il est temps de prendre en main votre destin et de rendre coup pour coup, de répondre au massacre par un carnage. La lumière doit voir le jour, doit détruire l'Imperium, doit nettoyer la galaxie de ce chancre qu'ils appellent la foi ! Kanmen recula, terrifié par la détermination de Milar. Plaumec serra les mâchoires avec colère. — Vous ne pouvez pas faire ça ! Même vous ! Vous ne pouvez pas ! Elle était sur le point de révéler son identité et il fallait absolument l'en empêcher. — Docteur ! Reprenez-vous. Vos protestations ne servent pas la cause. Ne voyez pas dans ces Gardes des êtres humains comme les autres. Vous savez très bien de quoi ils sont capables. Il n'y avait pas d'autres choix. Nous ne pouvons pas nous permettre de garder des prisonniers, nous ne pouvons pas les déposer sur Olima et nous ne pouvons pas risquer de les retrouver plus tard. Elle continua à le fixer avec fureur et il soutint son regard. Il avait tant à faire et justifier ses actions n'étaient pas dans ses habitudes. Elle se détourna, les yeux embués de larmes. — Cela semble terminé, dit-il en vérifiant sur la console. Juste un dernier scan pour m'en assurer. Le système de surveillance du vaisseau lui confirma qu'il ne restait personne en vie à bord, sauf sur la passerelle bien entendu. — C'est fini, dit-il. J’évacue cette atmosphère et je rétablis un air normal. Giltan, dans quelques minutes, je veux que vous retourniez au sol. J'ai besoin de parler au responsable de la résistance d'Olima. — Mais, bafouilla le jeune homme, comment… — Vous êtes le responsable pour la capitale, je suis sûr qu'il y a quelqu'un de plus… représentatif sur Olima. — Aldon Noor est-il toujours en vie ? demanda Nayla. — Oui, il est toujours en vie, répondit Kanmen agacé. — Alors va le chercher, Kanmen, dit-elle avec lassitude. Dem a raison, la guerre pour la liberté et l'Espoir vient de commencer. Olima va fournir les premiers combattants de la cause et c'est avec Aldon Noor que nous allons en discuter. Chaque Garde Noir en vie sur cette planète sera éradiqué, chaque confesseur, chaque inquisiteur sera tué. Pour les Soldats de la Foi, soit ils se rangent à nos côtés, soit ils meurent. — Mais qu'est-ce qui te prend Nayla ? — Fais ce qu'on te dit et arrête de te plaindre ! dit-elle sèchement. Va chercher Noor. Milar fut fier de la prise de position de Nayla, fier et triste. La guerre commençait vraiment et elle allait devoir faire preuve de fermeté. Il espérait que ce qui les attendait ne la transformerait pas trop. Il dépressurisa la passerelle et appela l'un des hommes de Lazor. — Verum, lui dit-il, vous accompagnez Kanmen Giltan sur la planète. Il doit ramener un homme nommé Aldon Noor. Valo, vous allez avec eux. Vous rejoindrez Mylera et Nardo. Je veux que le "Vipère Rouge" soit ramené à bord. C'est le genre de vaisseau dont nous pourrions avoir besoin un jour ou l'autre. Hadan et Nali Bertil restent au sol, je veux que quelqu'un rappelle à ces gens que nous venons de les sauver. ** ** ** ** Nayla était fatiguée, épuisée même. Sa tête la faisait trop souffrir pour être horrifiée par ce que Dem avait fait. Elle avait répondu à Kanmen presque contre sa volonté, les paroles lui avaient été soufflées par le Devor Milar qui se cachait dans sa tête. Les conséquences de tout cela l'effrayaient, mais il fallait agir et être sans pitié avec l'ennemi pour protéger les Olimans. La migraine s'amplifia encore. "Tout explosa autour d'elle et des torches de flammes montèrent jusqu'au ciel. Elle se trouvait sur une haute colline observant un champ de bataille. Dans la plaine, des milliers de combattants mouraient sous les impacts lywar venus de l'espace et sous les tirs de leurs opposants. Dans cette masse grouillante se trouvaient ses amis, ses troupes, tous ceux qu'elle avait recrutés et amenés vers la lumière, ainsi que ses ennemis, les soldats de l'Armée Sainte, conscrits et Gardes. Tous périssaient dans cette bataille dantesque. Impassible, elle contemplait ce carnage. Elle se tourna vers la gauche pour prendre l'avis de l'homme qui se tenait près d'elle. Il n'était qu'une silhouette sombre, cachée dans l'ombre, mais elle ressentait la complicité qui les unissait. Ensemble, ils avaient décidé de la stratégie, ensemble, ils assistaient à la mêlée sanglante et ensemble, ils fêteraient la victoire. Sur son conseil et sans hésiter, elle avait ordonné le bombardement lywar de ses propres troupes. Qu'importe si elles étaient décimées, tant que l'ennemi se faisait écraser. La nausée la plia soudain en deux. La migraine lui déchira le cerveau. Elle s'envola vers cette zone vide, vers ce néant qu'elle craignait, puis fonça à toute vitesse vers le sol, vers un autre combat. L'homme à la sombre silhouette n'était plus là. Autour d'elle, des milliers, des centaines de milliers de révoltés affrontaient l'ennemi. Ils étaient taillés en pièces et chacune de ses décisions entraînait plus de morts. Avec cette horrible impression de basculement, elle atterrit sur la passerelle d'un vaisseau vengeur : celui de Devor Milar. — Ne me crains pas, lui dit-il. Ne me fuis pas. Sans moi, tu vas perdre. Soudain, le vaisseau se déchira sous ses pieds et le néant l'aspira à nouveau. Elle vit, au loin, un cuirassé des Gardes foncer à travers la galaxie. Sa coque semblait dégouliner de sang et sur son sillage, les planètes s’enflammaient. — Tu es un monstre, murmura une voix. Elle sursauta et se retourna. Elle n'était plus seule dans cet espace obscur et sans vie. Dieu s'y trouvait avec elle. Sa présence était immense, envahissante, malveillante, attirante. Ici dans le vide, il était plus grand, plus puissant, plus fascinant qu'elle ne l'avait imaginé. — Tu n'es pas de taille à plier Yggdrasil à ta volonté, déclama-t-il d'une voix tonnante. Tu n'es qu'une enfant et tu es à moi. Tu te crois meilleure que moi, tu penses pouvoir libérer la galaxie, mais tu as tort. L'humanité ne veut pas être libre, l'humanité veut être dirigée et je suis son guide. Tu ne veux pas affranchir la galaxie, tu veux le pouvoir pour toi seule. Tu useras de toutes les horreurs pour y parvenir et ta soi-disant lumière se transformera en obscurité, car les ténèbres sont la seule réalité. Regarde l'avenir que te dévoile Yggdrasil, sur ton sillage les carnages seront légions. Tu es un monstre ! Tu l'ignores encore, gavée de tes bons sentiments. Tu es si jeune, comment saurais-tu que les meilleures intentions conduisent à la destruction. Tu apporteras le malheur et la dévastation dans la galaxie, l'humanité te maudira. Renonce, ou tu auras des millions de morts sur ta conscience. La voix de Dieu s'insinuait dans son esprit, dans son être, faisait vibrer son âme. Avec désespoir, elle dut admettre qu'il avait raison. Il était Dieu et elle n'était rien. Elle était un monstre, elle avait déjà commencé à répandre la mort sur son passage. — Viens, dit Dieu en tendant une main vers elle, unis-toi à moi, et le massacre n'aura pas lieu. À nous deux, nous serons plus forts. Viens, viens à moi. Évite le malheur et la souffrance à tous ces innocents. Nayla hésita. Au plus profond de son être, elle répugnait d'être la cause de toutes ces vies sacrifiées, de toutes ces hécatombes et de tous ces carnages. Elle ne voulait pas de ce destin. — Viens à moi, dit-il d'une voix envoûtante. Je peux t'aider, te libérer de ton fardeau. Aide-moi à sauver l'humanité, aide-moi à guider la galaxie sur le chemin que m'a révélé Yggdrasil. Tout sera plus facile, tu ne deviendras pas un monstre, la folie te sera épargnée, viens à moi, avant que ce don dévastateur ne te dévore à petit feu. Il se tenait là, devant elle. Il souriait chaleureusement, son visage brillait d'une lueur captivante, la couleur dorée de ses yeux l'attirait. Il était beau, séduisant, fascinant. Il était Dieu et il était tout-puissant, il pourrait l'aider à contrôler ses capacités, à se débarrasser de son don qui la tuait lentement. Elle n'allait pas libérer la galaxie, elle allait la détruire. Elle devait s'allier à lui. — Je peux t'apporter la joie, la plénitude et l'amour, dit Dieu d'une voix impossible à ignorer. Tu es mienne, viens à moi. J'ai besoin de ton aide, pour le bien de l'humanité, ma voie est la seule, viens à moi… Elle avait l'impression que cette voix prenait possession de son âme et résonnait comme un écho éternel. Elle ne souhaitait plus qu'une chose, s'abandonner dans les bras de cet homme, unir ses lèvres aux siennes et se perdre en lui. — Je t'apporterai le bonheur. Nous ne ferons plus qu'un, laisse-moi te posséder. Viens à moi, sois à moi. Elle ne pouvait plus lui résister, elle ne le voulait pas. Elle était prête à se noyer dans ses yeux dorés, prête à s'offrir à lui. Elle tendit la main vers lui, dans un geste de soumission et de supplication. Dieu s'avança vers elle et attendre qu'il se saisisse d'elle était presque une souffrance. Une poigne de fer s'abattit sur son épaule et la tira avec force, l’entraînant loin de Dieu. Elle se débattit, tenta de rejoindre cette présence dans le néant et de lui offrir sa vie. Celui qui la retenait, l'empêcha de saisir la main de Dieu en lui agrippant le poignet. Elle lutta, mais cet inconnu était plus fort qu'elle. Elle heurta douloureusement le plancher du vaisseau vengeur. Devor Milar se tenait au-dessus d'elle, mais elle ne pouvait toujours pas distinguer ses traits. — Il a tort, dit-il. Tu n'es pas un monstre. La victoire sera ce que tu en feras ! Les choix seront toujours les tiens. Tu dois prendre les bonnes décisions. Encore sous le charme de Dieu, elle voulut protester, mais il l'interrompit : — Ne l'écoute pas. Il cherche à te séduire, à étouffer ton indépendance. Il ne cherche pas à t'aider, il veut seulement te détruire et dévorer ton don. Elle tomba en tournoyant sans fin, avant de s'écraser sur une colline, celle du début de sa vision. La silhouette sombre se trouvait à nouveau à ses côtés. La complicité entre eux était très forte, mêlée de tendresse et d'amitié. Le combat faisait rage, mais aucun bombardement lywar n'était tiré de l'espace. Les Gardes Noirs furent massacrés et elle triomphait. Un hurlement de rage terrifiant déchira l'espace." Elle était recroquevillée sur le sol de la passerelle, du sang coulait de son nez, souillait sa bouche et son menton. Son corps entier la faisait souffrir, sa tête pulsait et son estomac se révoltait. Jamais elle ne s'était sentie aussi faible. Dem était accroupi près d'elle, l'air extrêmement inquiet. — Nayla… répondez-moi je vous en prie, murmura-t-il. Elle se sentait désespérée. Milar lui parlait directement désormais. Il venait de la sauver des griffes de Dieu. Sans cette présence dans sa tête, elle aurait suivi cet appel, incapable de résister. Elle n'y comprenait rien, elle ne voulait pas comprendre. Elle refusait d'admettre que Dem puisse… Elle ferma les yeux, elle ne supportait plus de le regarder. — Que se passe-t-il ? demanda la voix du docteur Plaumec. Elle a l'air de souffrir beaucoup. Écartez-vous Dem, que je… — Il n'y a rien que vous puissiez faire, docteur, répliqua-t-il. — Tout au contraire, je suis médecin ! Laissez-moi… — Docteur ! Je sais ce dont elle souffre. N'intervenez pas ! L'autorité dans sa voix était indéniable et Leene Plaumec céda. — Comme vous voulez… Nayla sentit une main se poser sur son bras. — Levez-vous, dit Dem. Il l'aida à se remettre sur ses pieds et elle s'agrippa à lui pour ne pas vaciller. Elle se sentait vidée de toute énergie. Dem la guida vers un fauteuil et l'obligea à s’asseoir. Elle ne résista pas, tout tournoyait dans son champ de vision et elle était sûre que sans son assistance, elle se serait écroulée. Il posa les mains sur son visage et soudain, il fut là dans son esprit. Sa présence apaisante lui faisait du bien et pourtant, elle refusait son aide. Ses pensées étaient les siennes et elle ne voulait pas les partager avec lui, pas maintenant. Elle tenta de le repousser. Il se passa alors quelque chose d'étrange. Elle sentit une énergie l'envahir, une force brute et vivifiante. C'était réconfortant, comme une boisson chaude en plein hiver. C'était exaltant et merveilleux. Elle accepta cette force, l'attira à elle avec délice et avidité. Elle aurait pu s'y abreuver pendant des heures, s'y plonger avec volupté. Elle s'enivrait de la puissance qu'elle recevait. Un choc sourd vient désagréger cet instant de bien-être et elle mit quelques secondes à comprendre que cela venait du monde réel. À regret, elle ouvrit les yeux et découvrit Dem, livide, à genoux devant elle, une main sur le sol. — Dem, s'exclama-t-elle, que se passe-t-il ? Il leva les yeux vers elle et se força à sourire. — Vous aviez besoin de force. Votre don dévore votre énergie. Elle comprit instantanément ce qu'il venait de faire, sans en comprendre le processus. Il venait de lui transfuser une partie de sa force vitale. Elle regretta aussitôt d'avoir éprouvé du plaisir à ce transfert, tant le concept lui semblait immoral. — Dem, protesta-t-elle, mais vous ne pouvez pas me donner votre énergie, ce n'est pas possible. — Vous en aviez besoin. — Ce n'est pas une raison. Je ne veux pas que vous vous sacrifiiez pour moi. Il était toujours blême et paraissait sur le point de s'évanouir. — Dem, demanda-t-elle, Comment puis-je vous aider ? — C'est inutile. Donnez-moi juste quelques secondes. Il tenta de se lever, mais il ne semblait pas en avoir la force, alors qu'elle se sentait pleine de vigueur et de vitalité. Cela lui fit peur. Recevoir l'énergie vitale d'un être vivant avait été une impression si délicieuse, qu'elle craignait de vouloir revivre cette expérience. Elle descendit de son fauteuil et aida Dem à se relever. Il s'appuya sur elle avec reconnaissance. — Merci Nayla, ne vous inquiétez pas, je vais m'en remettre. — Comment avez-vous fait ? Pourquoi ? — Un inquisiteur m'a fourni ce genre d'énergie, il y a longtemps, expliqua-t-il après une hésitation. J'étais mourant et il a décidé qu'il fallait me garder en vie. Je sais ce que l'on ressent. Je connais l'euphorie que cela procure, mais je vous sais assez forte pour ne pas y succomber. — Merci, murmura-t-elle. Il lui sourit. Il y avait tant de tendresse dans son regard qu'elle oublia tous ses doutes et toutes ses interrogations. Pendant quelques secondes, plus rien ne sembla exister. Elle ne souhaitait qu'une seule chose, qu'il la prenne dans ses bras et qu'il l'embrasse. Perdue dans le lac bleu des yeux de Mardon, Nayla oubliait presque de respirer. Ils étaient seuls au monde et le feu aux joues, elle se laissa griser par la magie de cette bulle hors du temps. Il ne détourna pas le regard, ne la repoussa pas et semblait lui aussi charmé par la douceur de l'instant. Cet enchantement fut brisé lorsque la porte de la passerelle s'ouvrit. Le chuintement tira Dem hors de cette parenthèse et il s'écarta lentement de Nayla. Troublée et déçue, elle se retourna vers ces importuns. Kanmen accompagnait un vieil homme, grand et décharné. Il les dévisagea longuement de ses yeux noirs profondément enfoncés dans leur orbite, au milieu d'un visage creusé de nombreuses rides. Il n'avait pas changé. Il semblait toujours porter sur les épaules de trop longues années de vie, mais ses prunelles sombres cachaient une volonté de fer. Il n'avait pas perdu sa prestance royale ni son autorité charismatique. — Est-ce que ce sont ces gens qui ont attaqué les Gardes de la Foi, Kanmen ? demanda-t-il d'une voix éraillée. — Oui vénérable Aldon, dit Kanmen avec déférence. L'homme se nomme Dem, il est leur chef. La jeune femme s’appelle Nayla Kaertan. Elle est d'Olima. — Kaertan ? Oui, je connais ton père, Raen et je me souviens de toi jeune fille. Tu avais rejoint la cellule de Kulit. Que pense ton père de tout cela ? — Il n'en pense plus rien, vénérable. Il a été tué par les Gardes Noirs. — J'en suis désolé, mais ta vengeance justifie-t-elle de condamner Olima à mort ? Nayla frémit. C'était la question qu'elle se posait. — Les Gardes massacraient tout le monde, vénérable. Nous devions agir, nous devions sauver tous ces gens et nous l'avons fait ! — Vous avez sauvé quelques milliers de personnes, mais combien mourront si Olima subit le sort de sa sœur, Alima ? Nayla observa le visage ancien, le regard profond et triste. Il lui rappelait son père. Elle n'osait pas se demander ce que Raen aurait pensé de sa révolte, parce qu'elle le savait. Il aurait été terrifié et s'y serait opposé avec la dernière énergie. Il n'était pas religieux et elle était persuadée qu'il n'aimait pas l'Imperium, mais il n'aurait jamais voulu courir un risque aussi grand. Pour lui, la liberté ne méritait pas que tant de gens meurent pour ce concept si abstrait. Un jour, après le massacre d'Alima, il lui avait dit que les humains aspiraient à la dictature. Qu'ils avaient, depuis toujours, vendu leur liberté si chérie à tel ou tel tyran. Il suffisait qu'un potentiel despote leur fasse des promesses de bonheur, pour qu'ils oublient que le bonheur ne se décrète pas, mais qu'il se construit au quotidien au sein de sa famille. Elle n'avait bien entendu pas voulu l'écouter. D'où tenait-il une telle connaissance ? Elle l'ignorait, mais aujourd'hui, elle devinait qu'il ne devait pas être si loin de la vérité. Le souvenir des paroles de son père fit douloureusement écho au discours de Dieu dans sa vision et un frisson d'angoisse la parcourut. Elle venait aussi de comprendre que son père devait redouter par-dessus tout, que sa fille se révèle être un démon. Apprendre qu'elle avait des pouvoirs de cette ampleur l'aurait désespéré. Tristement, elle se dit que Raen aurait détesté Dem. Il aurait refusé qu'elle reste auprès d'un homme aussi arrogant, charismatique et dangereux. Malgré toute sa loyauté envers l'Imperium, malgré toute sa prudence, malgré son respect de toutes les lois, son père avait été assassiné par les laquais du pouvoir. Il avait tenté de protéger sa fille des dangers de cet univers, mais finalement, les capacités de sa progéniture l'avaient condamné. Raen Kaertan avait tort. Ne rien faire, accepter la tyrannie, n'était pas la solution. Le destin lui avait fourni des capacités exceptionnelles et elle ne pouvait pas rester simple spectatrice. Une force brûlait en elle, consumant toutes ses questions, tous ses doutes, laissant la place à une lumière d'espoir. Elle s'avança et posa une main sur l'épaule du vieillard. — Vénérable, si nous avons fait tout cela, c'est que l'heure de l'Espoir a sonné. Il est temps pour tous les opprimés de se lever et de se réunir en une force qui illuminera la galaxie. Il est l'heure de faire face et de détruire celui qui se fait appeler Dieu. Au fur et à mesure de ses paroles, les yeux du vieil homme s'étaient illuminés. — L'Espoir ? dit-il en lui prenant les mains. Parles-tu de cette prophétie qui apparaît partout dans la galaxie ? Personne ne sait d'où elle vient, mais de plus en plus de gens en voient des fragments. Une lumière blanche irradiant l'espoir et qui nous conduit à la liberté. Je l'ai vue aussi. Est-ce de cela dont tu parles ? — Oui, dit-elle avec difficulté, car elle savait ce que cela signifiait. Le vieil homme lui serra les mains avec plus de force et elle sentit soudain qu'il était à la frontière de son esprit. Il ne cherchait pas à entrer, sans doute n'avait-il pas conscience de ce qu'il faisait. Il devait posséder un don latent, dont il ne s'était jamais rendu compte. — Ma famille se trouvait sur Alima, la nuit où la planète fut détruite, expliqua-t-il. J'étais sur Olima pour affaire. La révolte m'a empêché de trouver un vol pour les rejoindre. J'ai assisté impuissant à l’anéantissement de ma planète et à la mort des miens. — Mon oncle vivait sur Alima, dit-elle doucement en réprimant un frisson. Il était en communication avec mon père le soir où c'est arrivé. Nous avons entendu les tirs et… son cri ne cesse de me hanter. — Je suis désolé pour lui, mon enfant. La destruction d'Alima fut une tragédie, même selon les critères inhumains de l'Imperium. Un châtiment d'une telle ampleur n'a que peu de fois été appliqué. Il a fallu toute la cruauté de la main écarlate de Dieu, pour que cet exemple monstrueux frappe Alima. Après cette abomination, après la mort de ma famille, j'étais anéanti. Les Olimans étaient en colère et terrifiés. Ils voulaient se soulever, mais étaient trop effrayés pour s'y résoudre. Je savais que la peur nourrirait la colère et qu'un jour, ils se rebelleraient. J'avais déjà participé à une révolte sur un autre monde, lorsque j'étais jeune et je me souvenais de ce qui avait suivi. Les images de ce bain de sang ne m'ont jamais quitté. Je voulais à tout prix éviter qu'Olima connaisse ce sort funeste, ou pire encore, subisse celui d'Alima. J'ai alors réactivé la résistance. Je voulais canaliser tous ceux qui voulaient lutter, pour les empêcher de faire quelque chose de stupide. Tant qu'ils croyaient résister, ils n'étaient pas tentés par des actions inutiles contre le pouvoir. Nayla encaissa avec douleur cette révélation. Toute sa jeunesse de résistante, tous ces discours enflammés, tous ces entraînements en vue d'affronter les Armées de Dieu, tout cela n'était qu'un mensonge. — Vous les avez manipulés, fit remarquer Dem. C'était malin. Aldon Noor se tourna vers lui et demanda froidement : — Et vous, quelle est votre histoire ? — Je suis un hérétique et les événements nous ont conduits à nous rebeller. En apprenant le sort d'Olima, nous avons décidé de venir vous aider. — Pourquoi ? — Parce que je le lui ai demandé, intervint Nayla. Parce que j'ai vu qu'il fallait vous sauver. — Vu ? demanda avec incrédulité Aldon Noor. — Oui, vu. J'ai vu la prophétie parlant de l'Espoir et j'ai aussi vu le sort d'Olima. Il la fixa avec une vénération qui lui fit mal. — Tu es guidée par des visions ? Est-ce la réponse ? — Je ne sais pas, vénérable. Je sais seulement que nous devons libérer la galaxie. — Vous voulez nous utiliser, n'est-ce pas ? dit Noor. Les Olimans ne sont pas des soldats. — Il faudra qu'ils le deviennent, insista Dem. La guerre a commencé et comme vous le disiez, Olima est désormais condamnée. Nous seuls pouvons vous défendre. Plus rien n’arrêtera le destin, plus rien n’arrêtera l'Espoir. — L'Espoir… Nayla faillit reculer sous le regard du vieillard, puis il fixa Dem longuement. Il dit alors d'une voix si basse qu'eux seuls l'entendirent. — Voulez-vous dire que l'Espoir est cette jeune fille ? — Ce n'est pas à moi de le décider, ni à elle de le déclarer, vénérable. Chacun doit déterminer s'il croit en cet Espoir. Une larme coula sur la joue parcheminée d'Aldon Noor. — L'Espoir… la liberté… Est-ce possible ? — Oui, c'est possible, déclara Dem avec foi, je l'ai vu. — Nous avons besoin d'hommes pour combattre, vénérable, dit Nayla. Il nous faut un maximum de volontaires. Ceux qui achèvent leur conscription seront parfaits parce que déjà formés. — Les jeunes seront aussi les bienvenus, continua Dem, nous aurons besoin de leur enthousiasme. Pour les autres… Nous ne pourrons pas transporter tout le monde. Nayla sentit une boule glaciale dans son estomac. Elle n'avait pas envisagé toutes les conséquences de leur action. Dem avait raison, Olima était condamnée. Ils ne pouvaient pas emmener les millions d'habitants de la planète et ils ne pourraient pas les défendre contre toute la flotte de l'Imperium. — Je comprends, dit le vieil homme. Il est trop tard pour regretter votre intervention, n'est-ce pas ? Je vais vous envoyer des volontaires et je vais rassembler un maximum de gens. Il faudra leur parler, Nayla Kaertan. Il faut qu'ils vous voient. Il faut qu'ils comprennent combien vous êtes importante. — Je leur parlerai, souffla-t-elle. Noor se tourna vers Dem et l'observa avec intensité. — Vous êtes un homme redoutable, dit le vieil homme. Je ne suis pas sûr de vous faire confiance. — Il est dangereux pour nos ennemis, intervint Nayla. Pour nous, il est une force ! — Peut-être bien. J'imagine ne pas avoir le choix. Je vais retourner à Talima. Certains volontaires choisiront sans doute de vous rejoindre sans tarder, mais pour les autres, j'insiste. Il faudra leur parler. — Je le ferai, affirma Nayla. ** ** ** ** Pendant tout l'échange, Dem avait observé la jeune femme. Elle avait montré un mélange de fragilité et de force. Elle acceptait enfin pleinement son destin. Il contint son émotion. Il trouvait la jeune femme tout simplement merveilleuse. Que de chemin parcouru depuis leur première rencontre. Ce jour-là, il n'aurait pas pu deviner qu'il avait en face de lui l'Espoir de sa prophétie. Après le départ du vieil homme, Milar ressentit l'interrogation des membres de leur équipe, qui pour la plupart, se forçaient à l’indifférence. Pourtant, ils avaient le droit de se poser des questions, après le discours de Nayla et leur défaillance respective. Vexée par la rebuffade qu'il lui avait adressée, Plaumec s'était éloignée. Elle rassurait Mylera, d'une main amicale sur l'avant-bras. Garal conservait un air sombre. Valo semblait prêt à attaquer la galaxie tout entière. Lazor restait impassible, comme toujours. Il devait sortir Nayla de la passerelle pour lui épargner une discussion interminable. Elle avait besoin de repos. Dans quelques heures, elle allait devoir haranguer les Olimans et les décider à s'engager dans le conflit. Milar distribua les rôles. Il s'attribua la cabine du colonel et accorda à Nayla celle de l'Inquisiteur, située à côté de la sienne. Mylera et Leene quittèrent la passerelle, vers la salle des machines et l'infirmerie. — Et maintenant, murmura Nayla, que va-t-il se passer ? — La prophétie est en marche, nous ne pouvons plus stopper ce qui a commencé. Désormais, c'est la victoire ou la mort. — Nous pouvons échouer, vous croyez ? demanda-t-elle. — Il me semble qu'il peut y avoir plusieurs possibilités dans l’exécution d'une prophétie. Avions-nous vraiment le choix de notre destin ! Je n'en sais rien ! Vous avez vu notre avenir en cas de fuite, n'est-ce pas ? C'est encore possible, ce serait hasardeux, mais possible. Imaginez une planète accueillante, loin, très loin d'ici… notre petit groupe et nous deux, domptant la nature et vivant heureux. Il regretta aussitôt d'avoir évoqué cette possibilité, surtout après ce moment de communion intense qu'ils avaient partagé avant l'arrivée d'Aldon Noor. Les émotions mises à nues de la jeune femme l'avaient ébranlé. Pendant un instant, il avait partagé ses sentiments, sans les comprendre réellement. L'éclat vert de son regard l'avait attiré. Troublé, il avait ressenti l'envie irrépressible de la prendre dans ses bras et de l'embrasser avec passion. Nayla rougit et il émana d'elle un immense bonheur, vite remplacé par du désespoir. Il en comprit la raison. Cette destinée n'était pas la leur et ne pouvait en aucun cas être la sienne. Son avenir, il le savait, était de mourir en permettant à l'Espoir de vaincre Dieu. — Ce n'est pas notre destin, n'est-ce pas ? dit-il doucement. — Non, répondit-elle. — C'est bien dommage, fit-il pensivement, s'autorisant pendant une brève seconde à imaginer un bonheur impossible. Allons Nayla, profitez de ces quelques heures pour vous reposer. Nous ne pourrons pas rester en orbite autour d’Olima trop longtemps. Ils vont finir par se demander ce que devient la Phalange Bleue. Je pourrais les retenir un moment sans doute, mais… — Où irons-nous ensuite ? — Je l'ignore… Chaque chose en son temps, vous ne croyez pas ? — Sans doute. — Allez-vous reposer, répéta-t-il, vous en avez besoin. — Vous aussi Dem, vous en avez besoin. Après ce que vous m’avez donné, vous devriez aller dormir. Il était fatigué, vidé de toute énergie, il le savait bien, mais de nombreuses tâches réclamaient son expertise. Sa sollicitude le toucha néanmoins. — Dès que je le pourrai, Nayla, je vous le promets. En attendant… — Très bien, j’y vais, céda-t-elle enfin. Elle quitta la passerelle d'un pas las, suivie de Lan Tarni. Ce qu'il éprouvait pour elle le perturbait. Il était incapable de mettre un mot sur ses sentiments et n'arrivait pas à décrypter ceux de la jeune femme. Avec un soupir las, Milar chassa ces réflexions et s'assit dans le siège du commandant de la Phalange Bleue, situé sur une estrade qui dominait la passerelle. Il se cala confortablement dans le fauteuil et observa les lieux, si semblables à ceux du vengeur 319. À côté de lui se trouvait le siège du Premier Inquisiteur. À sa main droite, une console lui donnait accès à tous les systèmes du vaisseau. En bas de l’estrade, légèrement à droite, était installé le fauteuil du commandant du vaisseau vengeur. Le chef de la phalange commandait les Gardes de la Foi, mais la marche du vaisseau était sous la responsabilité d’un commandant des soldats bruns. Ce soldat de métier était un homme ordinaire, dévoué à l’Imperium et qui obéissait au colonel des Gardes Noirs. Devant lui, à quelques mètres, rangés dans un parfait arc de cercle, se trouvaient deux postes de pilotes et quatre postes de tireurs. La passerelle était flanquée à droite des consoles techniques et à gauche du poste de l’officier scientifique et de celui du médecin de permanence. Tout avait été pensé pour une plus grande efficacité. Il sourit mélancoliquement. Ce design épuré, simple et soigné lui avait réellement manqué. — Capitaine, dit Milar à Lazor, il va falloir rapidement organiser l’éjection des cadavres de l'ancien équipage, en commençant par les zones que nous allons utiliser. — Oui, général. — Il faudra très vite désigner quelqu'un pour gérer la logistique. Il va falloir armer tout le monde et les habiller. — Vous voulez leur donner des uniformes de Gardes, général ? demanda Lazor sans dissimuler sa désapprobation. — Non, mais je veux que nous puissions utiliser les armures de combat. Il faudra trouver un symbole distinctif. — Il faudra penser à plus qu'un symbole, général. Dans le feu du combat, il ne faut pas que les combattants hésitent. — Vous avez raison. Je vais y réfléchir. Capitaine, pour le moment, vous allez devoir jouer le rôle de l'officier en second du vaisseau et nous allons distribuer au mieux les rôles. — Vous comptez réellement gérer ces amateurs, général ? — Lazor, gardez vos réflexions pour vous ! — À vos ordres ! ** ** ** ** Ailleurs… Dieu était épuisé. Sa dernière incursion dans Yggdrasil l'avait vidé de toute son énergie. Il avait usé de son pouvoir, magnifié par la puissance de cet endroit, pour charmer cette nouvelle Némésis. Il avait failli réussir. Séduite, cette enfant avait tendu la main vers lui, avant d'être arrachée à Yggdrasil. Par quel miracle cela était-il arrivé ? Avait-elle recouvré une parcelle de son libre arbitre et avait-elle réussi à fuir ? Yggdrasil avait-il éjecté l'intruse ? Était-ce son propre épuisement qui avait provoqué cette éviction ? Ou était-ce autre chose ? Il avait ressenti un violent sentiment de colère dont il ignorait la provenance. Quelle que soit la cause de cet échec, il avait besoin de reconstituer son "capital puissance". Il avait donné des ordres pour cela. Les exécuteurs étaient revenus récemment, avec deux démons. Il avait ordonné que la femme soit conduite dans le temple. Juste derrière la salle du trône se trouvait une cellule spéciale, équipée pour maintenir en captivité les démons en les privant de l'usage de leur pouvoir. Il espérait que celle qui se pensait "l'Espoir" intégrerait rapidement cette geôle, afin qu'il puisse se nourrir d'elle. Dieu se dirigea vers le fond du temple. Le mur en orbaz était décoré d'une immense fresque dorée représentant un arbre stylisé géant, autour duquel gravitaient des milliers d'étoiles symbolisées par des gemmes rares et précieuses. Il appuya sur un rarissime rubis noir qui représentait un astre situé au centre de la galaxie. Une porte dérobée s'ouvrit dans le "tronc" de l'arbre. Il se glissa dans l'ouverture. La pièce à laquelle il accéda distribuait plusieurs portes. L’une d'elle conduisait aux trois cellules qui pouvaient héberger ses proies. Il commençait déjà à souffrir de l'éloignement de la déchirure conduisant vers Yggdrasil, mais il se força à supporter cette douleur. Tout son corps le faisait souffrir et il lui semblait que des hameçons barbelés étaient plantés profondément à l'intérieur de son cerveau, menaçant d'arracher cet organe de son crâne. Il était lié à cette ouverture, lié à Yggdrasil et ne pouvait s'en éloigner. Autrefois, la déchirure le suivait et la dépense d'énergie que cet effort générait était supportable. Il n'avait plus la force de déplacer cet accès à Yggdrasil et il refusait d'afficher sa vulnérabilité en demandant à son Clergé de conduire sa proie jusqu'à son trône. La souffrance restait le seul prix à payer pour avoir le droit de s'en écarter. La femme était maintenue debout par des liens quaz. Le pouvoir de l'onde quazir était renforcé par des drogues afin qu'elle ne puisse pas user de ses pouvoirs pour s'évader ou pour attaquer. Les démons enfermés ici ne gardaient qu'une seule capacité, celle de se défendre s'ils en avaient la force. Très peu arrivaient à mobiliser assez d'énergie pour lui opposer une quelconque résistance. Il le regrettait. Le défi d'un affrontement réel lui manquait. Dieu posa les mains sur les barreaux et observa sa proie quelques minutes, les yeux mis clos. Il sentait le pouvoir qui résidait dans les fibres de son être, ainsi qu'une minuscule ouverture vers Yggdrasil à travers laquelle, elle puisait inconsciemment ses divinations. Yggdrasil était le néant qui abritait le destin des mondes, un endroit de pouvoir qu'il avait soumis à sa volonté. Au cours des millénaires, l'être humain avait développé de plus en plus de capacités mentales, comme la télékinésie, l'empathie, la télépathie ou la prophétie. Le jeune homme qu'il était, il y a longtemps, avait découvert le secret de son don de vision. Pendant ses prémonitions, son esprit s'évadait de son corps pour se rendre dans un endroit sombre, loin dans l'espace, une zone de vide absolu, un espace entre les mondes où le passé et l'avenir ne faisaient qu'un. Intrigué, il y était retourné de nombreuses fois essayant à chaque incursion de pénétrer le plus loin possible au cœur de cet endroit fascinant. À l'occasion de l'un de ces voyages, attiré par la curiosité, il s'était aventuré trop loin. Son esprit s'était perdu dans les tréfonds de ce non-monde. Incapable de retrouver son corps, il avait pu explorer pleinement le néant. Libéré de son enveloppe physique, il découvrit les fils du destin qui s'entrecroisaient dans ce vide sans début et sans fin, chacun représentant une vie. Yggdrasil. C'est ce nom qui résonnait dans ce néant. Yggdrasil, le puits du destin qui liait entre eux de nombreux mondes auxquels il n'avait pas accès. Il apprit que chaque individu qui, comme lui, bénéficiait d'un don extraordinaire, possédait en lui une fracture, un minuscule passage menant vers Yggdrasil. C'est à travers cette ouverture qu'il accédait aux images du futur ou que s'alimentait son pouvoir, quel qu'il soit. Cette information lui permit de retrouver la déchirure menant à son propre corps. Il avait dû l'ouvrir, l'agrandir par la seule force de sa volonté pour réintégrer le monde des humains. En ouvrant les yeux, il découvrit que son corps avait été maintenu en vie par la science et que le monde avait vieilli sans lui pendant neuf années. Dieu projeta ses pensées vers sa prisonnière. Elle ouvrit les yeux et le fixa, horrifiée et terrifiée, incapable de lutter. Il pénétra dans son esprit, se délecta de ses pensées, de ses souvenirs, de ses peurs, de ses joies et de ses amours. Il consomma tout, il consuma tout. C'était un plaisir sans nom, une jouissance bien plus grande que le sexe. Il progressa vers sa source de vie, elle était là, une lumière brillante et chaude qui pulsait doucement devant lui. Il y plongea ses mains avec ravissement, il s'enivra de sa force vitale, il dévora son don. Il puisa, assécha jusqu'à la dernière goutte de vie, jusqu'à la dernière particule de pouvoir. Lorsqu'il rouvrit les yeux, la femme pendait sans vie, retenue par les câbles d'énergie. Dieu regagna la salle du trône, sans plus se préoccuper de cette enveloppe charnelle sans intérêt. Il s'approcha de la faille et l'observa un long moment. Enfin, il projeta son esprit dans le néant, afin d'infléchir le destin. XXVII Lan Tarni traversa le sas d'accès à la passerelle et passa la porte de droite. Il tourna presque immédiatement à gauche et s'engagea dans un corridor plus luxueux. Les cloisons en tiritium gris sombre, comme dans tout le vaisseau, avaient été décorées d'arbres stylisés, gravés de bleu. Dans le sillage du vieux Garde, Nayla passa devant une porte sur laquelle était tracé un arbre bleu, souligné d'un grade de colonel. Juste après, Tarni ouvrit une porte marquée du symbole de l'Inquisition et entra avant elle, pour sécuriser la pièce. Malgré une grande couchette couverte d'une épaisse couverture soyeuse, un grand fauteuil confortable et un tapis moelleux, l'endroit était sinistre ; la faute aux murs gris sombre et à l'immense symbole de Dieu gravé dans le mur, face à la porte. L'autel de prière, logé entre le mur et la porte menant à la salle de bains, n'arrangeait rien. Nayla avait l'impression de sentir la présence de l'inquisiteur dans la pièce et elle frissonna. — Tout va bien, madame ? demanda Tarni. Nayla ne s'imaginait pas que ce soldat, buriné et couturé, puisse s'inquiéter de son bien-être. — Je vais bien merci, mais je vous en prie, appelez-moi Nayla. — Certainement pas, madame. Ce ne serait pas convenable. Je suis votre garde du corps, pas votre ami. — Étiez-vous l'ami de Dem ? Tarni lui lança un étrange regard froid et analytique, puis enfin, il dit de sa voix rauque : — Je ne suis pas autorisé à vous parler de mon passé ou du sien, madame. Si vous avez des questions, posez-les-lui. Nayla soupira. Bien sûr… Qu'avait-elle espéré ? Dem allait devoir lui répondre, mais quand ? Voulait-elle vraiment connaître la réponse ? Non ! Devait-elle la connaître ? Oui, il le fallait. — Je suis désolée Lan. Je n'aurais pas dû vous poser cette question. — En effet, madame. Je serai dans le couloir, madame. Si vous le souhaitez, je peux rester à l'intérieur. — Non merci. Mais il est inutile de rester dans le couloir, vous avez le droit de vous reposer vous aussi. — Pas pour le moment, madame. Lan Tarni claqua des talons et la laissa seule. Nayla fouilla les placards de l'inquisiteur. Elle trouva des vêtements propres, un pantalon noir et un tee-shirt de la même couleur. Elle se déshabilla lentement, jetant la robe de l'inquisiteur ainsi que le pantalon et la chemise de contrebandier, dans un coin de la chambre. Elle entra dans la salle de bains et laissa échapper une exclamation de surprise. Cette douche fonctionnait avec de l'eau et contrairement à celle qu'elle avait prise sur Firni, elle avait l'intention d'en profiter. Toute lassitude oubliée, elle entra dans la petite cabine, tourna le robinet et l'eau chaude coula sur elle, se déversa sur ses cheveux, dégoulina sur son visage. C'était un bonheur absolu qu'elle laissa durer plusieurs minutes. Elle fit couler un peu de savon liquide dans le creux de sa main et se lava consciencieusement. La sensation de la mousse qui enduisait son corps mouillé était incroyable et le parfum suave du savon était enivrant. Elle se rinça longuement, laissant l'eau cascader sur ses cheveux et son corps. Elle leva son visage et entrouvrit les lèvres, laissant le flot inonder son front et ses joues, baigner ses yeux et envahir sa bouche. Elle se résigna enfin à couper l'eau. La peau rougie, elle s’emmitoufla dans une grande serviette moelleuse et sortit de la salle de bains tout en se séchant. Elle s'assit sur le bord du lit, les pans du drap de bain serrés sur sa poitrine. La fatigue revint l'assaillir ainsi que des centaines d'images glanées au fil de ces derniers jours. Ses yeux se fermaient d’eux-mêmes, le sommeil la gagnait. Elle jeta la serviette humide sur le fauteuil et enfila le tee-shirt propre. Elle s'étendit sur le lit et s'enroula dans la couverture. Elle ne tarda pas à s'endormir. ** ** ** ** Le colonel Devor Milar était toujours sur la passerelle, occupé à gérer les problèmes courants. Kanmen Giltan venait de revenir à bord avec une trentaine de volontaires, dont une dizaine de gamins qui n'avaient pas encore été appelés à suivre la conscription. Il écouta les qualifications de tous ceux qui avaient été soldats et distribua les rôles. Onze de ces volontaires rejoignirent l'unité de Garal, deux d'entre eux étaient infirmiers et seraient un renfort apprécié par Leene Plaumec. L'un de ces hommes était un ancien pilote qui avait servi à bord d'un vaisseau des Soldats de la Foi. Il serait facile de le former au pilotage du vengeur. Les autres rebelles furent répartis dans les équipes techniques. Il confia à Tyelo, l'un des hommes de Lazor, la tâche de conduire ces hommes à leur poste. Il insista pour que leur première mission soit d'expulser dans l'espace les cadavres des Gardes de la Phalange Bleue. Un moment, il avait pensé confier à Vacili Tyelo le commandement des unités de combat, mais il renonça à cette idée. Il fallait que cette révolte soit celle des civils. Ils allaient devoir apprendre à devenir des guerriers capables de lutter à armes presque égales avec les Gardes de la Foi. Tarni resterait le garde du corps de Nayla, car assurer sa sécurité était le plus important. Lazor continuerait à assumer le rôle de second, pour le moment. Les trois autres Gardes serviraient en tant que formateur, protecteur ou pilote. Garal et Giltan deviendraient les chefs des prochaines unités, ainsi que Valo. Il avait confiance dans ce garçon qui se révélait au fil des événements. Jholman avait déjà rejoint Mylera et il comptait former Nardo pour qu'il devienne pilote de ce monstre de métal qu'était un vaisseau vengeur. ** ** ** ** Nayla se réveilla en sursaut. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle avait l'impression que quelqu'un était entré dans ses pensées. Un frisson courut désagréablement le long de sa colonne vertébrale. Elle avait dormi profondément, mais se sentait encore épuisée. Elle alla s'asperger le visage dans la salle de bains et la sensation de l'eau sur sa peau était merveilleuse. Elle s'essuya les mains dans les cheveux, qu'elle commençait à trouver trop long. Usant de ses doigts comme d'un peigne, elle s'acharna sur une mèche rebelle. Le son grêle d'un carillon la fit sursauter. Après une légère hésitation, elle enfila le pantalon noir qu'elle avait trouvé et alla ouvrir la porte. — Bonjour, dit Dem. Puis-je entrer ? — Bien sûr. Il s'appuya contre une cloison en la fixant avec bienveillance. — Comment allez-vous, Nayla ? Maintenant que nous avons un peu de temps, nous pourrions parler de votre expérience avec l'inquisiteur. Cela vous a troublée et c'est tout à fait normal. — Je ne tiens pas à en parler. Il n'y a rien à en dire. Elle s'en voulut tout de suite de lui avoir répondu si sèchement, mais tuer quelqu'un de cette façon avait été à la fois une expérience atroce et quelque chose d'exaltant. Le sentiment de puissance absolue qu'elle avait éprouvé en écrasant la vie de cet homme, la révulsait. Elle essayait, aussi, d'oublier la peur qu'elle avait ressentie lorsqu'elle s'était retrouvée perdue dans le néant de cet esprit détruit. Que ce serait-il passé si Dem n'était pas venu la chercher ? — Ai-je perdu votre confiance ? demanda-t-il avec de la tristesse dans sa voix. Nayla baissa les yeux, n'osant pas affronter son regard bleu. Elle ne pouvait pas répondre à cette question. Dem, Milar… Était-il possible que celui qu'elle croyait son ami, soit la main écarlate de Dieu ? Cette éventualité continuait de la hanter. L'image de Milar était toujours là, présente dans son esprit, elle entendait sa voix. Ces dernières heures, ce fantôme dans sa tête n'avait cessé de l'aider. Elle aurait aimé en connaître la raison. Elle croisa le regard de Dem, empli d'une telle inquiétude qu'elle en fut émue. De tels sentiments ne pouvaient pas habiter le monstre d'Alima, elle ne voulait pas y croire. — Sans doute est-ce la faute du mystère dont vous vous entourez, dit-elle enfin. — Nayla, soyez patiente, je… — Oui, dit-elle avec une certaine déception dans la voix, je sais. Ce n'est pas encore le moment. Je sais que vous ne voulez pas me dire qui vous êtes. Je ne peux pas m’empêcher de penser que la réponse doit être terrible, pour que cela vous terrifie autant, vous que rien n'effraie. — Vous avez tort. Je suis effrayé à l'idée de vous perdre, Nayla. Le ton sombre de sa voix était poignant, mais elle continua : — Je vous crois, mais j'en ignore la raison. Il y a tant de chose que je ne sais pas, que vous me cachez, malgré cela vous me demandez de continuer à vous faire confiance. — Concentrez-vous sur l'instant présent, Nayla. Vous avez besoin d'aide. Votre don est puissant, mais il vous consume, je le vois bien. Je suis inquiet pour vous. — J'ai l'impression d'être emportée par le courant d'un fleuve en furie. Je n'ai aucune prise sur les événements. — Je comprends tout à fait ce que vous ressentez, j'ai aussi cette impression. — Et vous le supportez ? — Oui, dit-il fermement. — J'ai peur… commença-t-elle doucement. — Je serai là pour vous, toujours. Vous vous demandez pourquoi je ne veux pas vous perdre, Nayla, c'est simple. Je suis votre ami. Elle baissa les yeux, écartelée entre la certitude qu'il tenait à elle et le soupçon qu'elle refusait d'affronter. Elle envisagea un bref instant de crever l'abcès et lui poser ouvertement la question. — J'ai déposé un sac sur votre lit, dit-il en souriant. Il contient votre veste de contrebandier, ainsi que quelques vêtements propres. — Merci, dit-elle avec reconnaissance. — Je vais aussi me changer et prendre une vraie douche, ajouta-t-il avec un clin d’œil. — J'ai découvert l'eau dans la salle de bains, tout à l'heure. C'était merveilleux. — Comme je vous comprends. C'est un privilège accordé aux officiers supérieurs. Profitez-en bien. Je passe vous chercher dans une demi-heure. Il va falloir gagner les Olimans à notre cause. -*-*- À bord du bombardier les ramenant sur Olima, Nayla restait silencieuse. Assise près de Dem, elle contemplait la surface de sa planète. Elle allait devoir la quitter bientôt, pour peut-être ne jamais y revenir. — Où allons-nous ? demanda-t-elle pour briser le silence et se libérer de l'appréhension qu'elle ressentait à l'idée de s'adresser à des milliers d'inconnus. — Un site antique près de Talima, répondit Dem, un théâtre… — Fomiva ! s'exclama-t-elle. Noor vous a donné rendez-vous à Fomiva ? — Il m'a dit que cet endroit pouvait accueillir plusieurs milliers de personnes et serait parfait pour leur parler. — Fomiva est un symbole, dit-elle. Un lieu interdit. C'est un bon choix, c'est vrai. Vous verrez Dem, c'est magnifique. — Je n'en doute pas, dit-il, visiblement amusé. Quelle passion ! — Je connais plein d'histoires sur Fomiva, vous savez. Même si en parler, ou s'y rendre, est interdit. — Pourquoi cela ? — Vous croyez que c'est le moment de vous parler des légendes d'Olima ? Je ne pense pas que ça vous intéresse. — Au contraire, jeune fille. Si ce lieu représente tant pour vos compatriotes, j'aimerais en comprendre la raison et puis penser à autre chose que le discours qui vous attend, vous sera bénéfique. Les Olimans ne connaissaient pas grand-chose à l'histoire de leur monde. Les événements survenus avant l'avènement de l'Imperium, appartenaient à un passé hérétique qu'il était interdit de mentionner. Leur histoire s'était transformée en légendes et en contes fantastiques, racontés à voix basse par les anciens, dans le secret des maisons. Ces fables enchantaient les enfants et Nayla adorait les écouter. Son oncle Vilnus était un merveilleux conteur et elle avait passé des soirées entières à l'écouter transmettre ces histoires, seules fenêtres sur un passé révolu et oublié. — Fomiva est un site antique, commença-t-elle, construit il y a… On ne sait pas… plusieurs milliers d'années. Depuis l'entrée d'Olima dans l'Imperium, il est interdit de parler du passé. Notre histoire commence le jour où Olima a rejoint le monde des croyants. — Comme partout. — Le Clergé a interdit toute représentation, tout rassemblement dans Fomiva, car c'est un lieu décadent, ancré dans nos traditions hérétiques. Il ne nous reste de notre histoire, que des légendes et des contes et je ne crois pas que vous ayez envie d'entendre une fable. — Pourquoi pas ? Racontez-moi votre légende préférée, cela nous occupera avant de nous poser. Elle savait pourquoi il lui demandait cela, pour lui permettre d'évacuer la pression. Après tout… se dit-elle. — Très bien, Dem, je vais vous raconter la plus célèbre de ces histoires. À une époque reculée, une ville prospère, dirigée par un homme puissant et riche, se dressait non loin de Fomiva. Une célèbre troupe d'acteurs se produisait dans ce théâtre depuis plusieurs années et enchantait les habitants avec ses représentations. Un printemps, les artistes présentèrent une nouvelle comédienne, une très belle jeune femme brune. Le public apprécia sa voix mélodieuse et ses formes plus que généreuses. Au premier rang se trouvait un beau jeune homme, richement vêtu. Il était le fils de cet homme puissant, maître de la ville. Le garçon tomba éperdument amoureux de l'actrice aux yeux mordorés. Elle le remarqua bien sûr et tous les jours, elle ne joua que pour lui. Emportée par le rythme de l'histoire, elle avait retrouvé la façon de raconter de son oncle. Le regard amusé de Dem la fit rougir. — Le père l'apprit et ordonna à son fils de ne plus retourner au théâtre, continua-t-elle en essayant d'oublier qu'elle racontait à Dem une histoire d'amour. Cette fille n'était pas pour lui. Bien entendu, le jeune homme désobéit à son père et les deux amants s'enfuirent vers les montagnes de feu. Furieux, l'homme riche fit tuer tous les acteurs de la troupe et poursuivit les amoureux. Malheureusement, il les rattrapa sur les flancs de la montagne. Il ordonna à ses hommes de jeter la belle actrice dans les flammes du volcan. Désespéré, le jeune homme s'arracha aux mains de son père et sauta dans la fournaise pour rejoindre sa bien-aimée. Le volcan explosa, envoyant des jets de lave jusque dans l'espace. Miraculeusement, les amants atterrirent sur le sol d'Alima et peuplèrent cette planète. Vous voyez Dem, ce n'est qu'un conte, mais j'aime cette histoire. — Merci de l'avoir partagé avec moi, dit-il. Nous arrivons, Nayla. Ayez confiance en vous et gagnez-les à notre cause. Je serai là pour vous soutenir. -*-*- Le bombardier se posa tout près de Fomiva, le théâtre à ciel ouvert jouxtait la capitale. Il avait été érigé dans une dépression naturelle, qui donnait une forme ovale à cet amphithéâtre. La scène avait été construite d'un seul tenant dans un énorme bloc de tarnal. Les gradins étaient constitués d'un empilage aléatoire de cette même pierre blanche. L'élégance du lieu était apaisante et impressionnante. Lorsqu'ils descendirent du petit vaisseau, ils retrouvèrent Kanmen qui les attendait. — Vous voilà, enfin ! s'exclama-t-il. Venez, Aldon Noor a réussi à convoquer un maximum de gens. Ils sont tous très impatients et curieux de vous rencontrer. Kanmen les conduisit à l'intérieur du théâtre. Noor se trouvait sur la scène et face à lui, il y avait des milliers de gens, entassés sur les gradins antiques. Impressionnée, Nayla s'arrêta. L'envie de fuir tout cela se fit plus forte, mais Dem posa une main rassurante sur son bras. — Il faut y aller Nayla, murmura-t-il. Nous devons les convaincre. Nous avons besoin d'un équipage. De plus, si nous ne pouvons pas persuader ces gens de nous suivre… Tout cela ne sert à rien. — Je sais, Dem. J'ai juste peur de ce que cela signifie. — Oui, mais ne rien faire… Vous savez aussi ce que cela signifie. Regardez ce qu'ils ont fait à votre planète, regardez ce que… Ce qu'ils ont fait à Alima. Ils continueront, encore et encore pour maintenir leur pouvoir. Notre révolte causera des centaines de milliers de morts, des millions peut-être, dans leur camp et dans le nôtre, mais lorsque nous aurons gagné, la liberté pourra enfin régner sur la galaxie. La conviction dans la voix de Dem était inouïe, mais il avait raison. Les visions ne changeaient rien. Avec ou sans vision, ils avaient été trop loin pour s'arrêter maintenant. Elle s'isola brièvement dans son esprit et sans savoir comment, elle y trouva une certaine sérénité. La vérité s'imposa à elle et devint une certitude. Elle devait agir. Elle était l'Espoir de la prophétie et elle devait embrasser sa destinée. C'était ancré au plus profond d'elle-même, elle le savait depuis toujours. Elle regarda Dem au fond des yeux et y puisa un supplément de force. — Allons-y ! — Je vous suis. Nayla grimpa sur l'imposante pierre blanche et le brouhaha, causé par des milliers de personnes en train de discuter, stoppa brutalement. Le silence devint pesant. Elle observa les visages des Olimans face à elle. Il y avait des hommes, des femmes, des jeunes et des plus anciens, des gens exaltés et d'autres avec des expressions apeurées. Elle remarqua, au milieu de tous ces inconnus, quelques connaissances. — Bonsoir, dit-elle après une profonde inspiration. Je me nomme Nayla Kaertan, je suis native de Talima et je suis fière de vous voir aussi nombreux, ici, dans ce lieu interdit. Il représente ce que notre monde était avant que la liberté ne soit qu'un souvenir, qu'une relique de notre passé. Quelques murmures coururent dans les gradins. Encouragée, elle continua d'une voix plus assurée, amplifiée par l'acoustique incomparable de Fomiva. — Il y a cinq ans, la Phalange Écarlate des Gardes de la Foi éradiquait Alima, notre planète jumelle. Nous nous souvenons tous de cette nuit-là. Nous n'avons pas oublié les flammes qui ont détruit un monde, qui ont détruit la lumière de nos nuits. Il y a cinq ans, beaucoup d'entre nous ont décidé qu'il fallait résister. Il y a cinq ans, beaucoup d'entre nous ont choisi de rallier Aldon Noor, ici présent et de rejoindre la résistance, de rejoindre les hérétiques. Nous ne savions pas ce qu'il fallait faire, nous ignorions les conséquences de cette décision, nous ne savions pas comment résister. La seule chose dont nous étions certains, c'est qu'il fallait résister. Il fallait que les choses changent. Il fallait retrouver notre liberté ! Le bourdonnement des conversations s’amplifia. — C'était il y a cinq ans. Qu'avons nous fait pour que cela change ? Qu'avons-nous fait pour résister ? Rien ! Pendant ces cinq années, il ne s'est rien passé ! Nous n'avons rien fait ! L'Inquisition a capturé et tué beaucoup de personnes, toutes innocentes. La peur est devenue omniprésente sur Olima. Nous avons continué à nous plaindre dans les caves sombres, nous avons continué à penser que c'était injuste et nous avons continué à ne rien faire, nous avons continué à attendre un miracle en espérant qu'il ne viendrait jamais. Les spectateurs baissèrent les yeux et le bruit des discussions s'amoindrit. — Ces derniers mois, les prémices de ce miracle sont apparues. Vous avez entendu parler d'une prophétie qui promet la liberté, qui annonce qu'une lumière blanche, qu'un Espoir va détruire l'Imperium et tous nous libérer. Certains d'entre vous ont eu cette vision, ont vu ces images. Des exclamations de surprise fusèrent sur les gradins. — J'ai eu cette prophétie, ajouta-t-elle avec force. J'ai vu les troupes au service de l'Espoir gagner la guerre. J'ai vu cette lumière blanche vaincre Dieu ! La stupéfaction rendit la foule muette. Elle allait devoir se révéler pour les convaincre. — J'ai eu une autre vision, bien différente. Il y a quelques jours, j'ai vu la Phalange Bleue attaquer Olima. J'ai vu les Gardes Noirs vous massacrer. Nous aurions pu fuir, mes amis et moi, disparaître à l'autre bout de la galaxie et ne jamais être retrouvés, mais j'ai vu ce qui allait se passer ici. J'ai pris la décision de ne pas les laisser faire ! Les Olimans rassemblés se mirent tous à parler en même temps. — Nous les avons affrontés, continua-t-elle, nous les avons combattus, nous les avons vaincus et maintenant, le vaisseau vengeur est à nous. — C'est impossible ! cria quelqu'un. J'ai servi comme soldat brun et je sais qu'il est impossible de s'emparer d'un vaisseau vengeur. — Si vous êtes sincère, intervint Dem, alors vous savez que depuis la passerelle, tout est possible. Je ne vais pas vous narrer notre combat, mais sachez que le vengeur est nôtre. Si vous dites la vérité sur votre passé, vous nous serez utile. Bien sûr, vous devrez nous dire ce qu'un soldat de métier fait ici. — J'ai été blessé, se justifia l'homme. Je suis inapte au service. — Ceux qui veulent l'avènement de la liberté sont les bienvenus. — Eh ! Nayla ! interpella quelqu'un d'autre. Toi, on te connaît, mais lui qui est-ce ? Elle reconnut Palo Marlow, un homme d'une trentaine d'années qu'elle connaissait vaguement. Il avait travaillé pour son père en tant que gardien de troupeau. Elle se souvenait de sa réputation de séducteur et surtout, de bagarreur. — Son nom est Dem. Il est mon ami et notre général. C'est lui qui a mis au point la stratégie qui nous a permis de gagner cette bataille. — Oui, mais… — Écoutez-moi ! cria-t-elle pour couper toute envie de polémique. Écoutez-moi attentivement. Ce moment est l'instant crucial de votre existence. La prophétie a commencé à se réaliser ! La révolte pour l'Espoir et pour la liberté vient de débuter ! C'est aujourd'hui que vous devez faire le choix de votre vie, le choix du courage, le choix d'un homme libre. Vous devez vous lever et dire : "je veux être libre !" Aujourd'hui, vous devez choisir de vous battre pour cette liberté ! Aujourd'hui, vous devez vous souvenir de votre orgueil, de votre fierté, de vos désirs les plus secrets, de tout ce qu'on vous a volé, de tout ce dont on vous a privés ! Aujourd'hui, vous devez penser à vos proches, à tous ceux qui ont été massacrés par ces monstres ! Rappelez-vous Alima ! Vengez Alima ! Aujourd'hui, choisissez de défier l'autorité des Armées de Dieu ! Dites "ça suffit !" Rejoignez-nous et ensemble libérons une autre planète, puis une autre, puis encore une autre ! Ensemble traquons ces assassins ! Ensemble, dévastons l'Imperium ! Ensemble, aidons la lumière à se répandre et libérons l'humanité des griffes immondes qui la retiennent prisonnière. Venez ! Vous devez vous révolter, vous devez lutter, vous devez vous opposer ! C'est aujourd'hui que l'Espoir se révèle à la face de l'univers ! Aujourd'hui, levez-vous ! Aujourd'hui, soyez des hommes libres ! Elle s'arrêta, à bout de souffle, stupéfaite du discours qu'elle venait d'improviser, inspirée par la flamme qui brûlait dans son âme. — Et Olima ? demanda quelqu'un. Qu'adviendra-t-il d'Olima si nous partons conquérir d'autres planètes ? Je vais vous le dire, mes amis. Ils viendront et la détruiront comme Alima. Ils nous ont "sauvés", disent-ils. Moi, je dis qu'ils nous ont condamnés. Et au lieu de rester et de nous défendre, ils vont partir à la conquête d'autres mondes et nous laisser mourir ici. — Nous ne pouvons pas rester défendre Olima, expliqua Dem. Si nous restons, ils enverront toutes les phalanges nous attaquer. Nous serons détruits et votre planète aussi. Il faut les attirer ailleurs, loin d'ici. Il faut que leurs armées se jettent sur nos traces pour nous capturer, pour nous stopper et oublient de s'occuper de votre monde. — Si Olima est en danger, nous le saurons et nous viendrons, ajouta Nayla. — Comment le saurez-vous ? dit Marlow. Ils couperont les communications et vous ne pourrez jamais venir à temps. — Je le saurai bien avant, affirma Nayla avec conviction. — Comment ? Une vision ? dit-il en ricanant. — Oui, une vision. Nayla laissa les gens discuter entre eux avant de dire : — Rejoignez-nous ! Dans votre cœur, vous savez que j'ai raison, vous savez qu'il faut résister. Je ne peux pas vous promettre la vie sauve, je ne peux pas vous dire que vous ne souffrirez pas, je ne peux pas vous affirmer qu'Olima ne sera pas détruite. Je peux seulement vous promettre des combats, des morts, des carnages, de la peine et de la souffrance. Toutes ses épreuves, vous les subirez au nom de la liberté ! La liberté mérite que l'on se batte pour elle ! La liberté mérite que l'on meure pour elle. La liberté est la lumière qui va balayer l'Imperium et cet Espoir va transformer l'humanité. J'ai besoin de vous ! Les Olimans vont devenir l'armée de l'Espoir ! Je vous attends ! Elle balaya l'assemblée des yeux, essayant de capter leur attention pour leur transmettre sa profonde conviction. Nayla resta là, debout, les jambes flageolantes. Pendant quelques minutes, elle fut persuadée que les Olimans allaient la rejeter ou fuir. Elle chercha discrètement l'approbation de Dem. — Vous étiez parfaite, murmura-t-il avec une certaine émotion. Elle commençait à désespérer, lorsqu'un Oliman se leva et descendit les gradins en s'écriant : — Moi, je veux me battre ! — Moi, aussi, répondit une adolescente. — Je suis avec vous ! dit un homme presque aussi âgé que Raen. À sa grande stupéfaction, des dizaines d'hommes et de femmes se levèrent et commencèrent à converger vers la scène. -*-*- Nayla réintégra sa cabine, épuisée et satisfaite. La quasi-totalité des Olimans présents dans le théâtre avaient rejoint la cause. Dem avait rapidement sélectionné deux unités de deux cents hommes chacune et avait confié le commandement de l'une à Garal et de l'autre à Kanmen. Il leur avait adjoint deux des hommes de Lazor. Il comptait sur leur expérience pour guider les deux commandants novices. Ces deux compagnies reçurent pour mission de nettoyer la planète de tous les membres dirigeants de l’Imperium : le palais du Gouverneur, les bases de Soldats de la Foi, les confesseurs et les Gardes de la Foi de la Phalange Bleue qui auraient survécu. Le choix serait donné aux soldats qui, pour la plupart, avaient seulement répondu à la conscription. Le reste des volontaires furent conduits à bord du vengeur par des norias de bombardiers et de navettes. Dem avait brièvement expliqué tout cela à Nayla, pendant leur voyage de retour, mais elle l’avait à peine écouté. Elle savait qu’il gérerait parfaitement toutes les questions d’organisation. C’est avec soulagement qu’elle réintégra sa cabine. — Je vais vous laisser vous reposer, lui dit Dem. — Je vais bien, dit-elle en retenant un bâillement. — C’est évident, dit-il en souriant. Avant toute chose, Nayla, je dois vous féliciter pour votre discours. C’était extraordinaire. Vous avez fait preuve de talent d’orateur insoupçonné. Je suis fier de vous. Elle se sentit rougir bêtement, prenant conscience qu’elle venait d'accomplir quelque chose qu’elle pensait irréalisable. Elle avait pris la parole devant des milliers de personnes, sans bégayer, sans bafouiller. Elle avait réussi à les convaincre par la seule puissance des mots. — Merci, Dem, mais c’est un peu grâce à vous. — Certainement pas. C’est votre exploit à vous seule, Nayla. Bravo, vraiment. Maintenant, je vais vous laisser dormir. — Et vous, qu’allez-vous faire ? — J’ai des milliers de choses à faire. — Allez-vous reposer, Dem. — Plus tard. — Non, j’insiste, Dem. Vous êtes fatigué. Vous ne nous servez à rien, si vous êtes épuisé. Allez-vous reposer, ou j’appelle le docteur Plaumec et… Il leva une main pour l’interrompre et dit en riant : — Très bien, vous avez gagné jeune fille. Je vais aller prendre quelques heures de sommeil. — Merci encore, Dem. Il referma la porte. Nayla se laissa tomber sur le fauteuil, toujours abasourdie par la succession d’événements. Elle se sentait différente. Elle n’était plus la timide jeune femme qui avait été conduite à bord du vengeur. Depuis son évasion, elle ne cessait d’évoluer, emportée sur le dos d’un étalon en furie. Incapable de se soustraire à la course du destin, elle s’était résignée à chevaucher ce fougueux destrier et espérait pouvoir le dompter. Tout prenait forme, son armée se constituait d’elle-même et Nayla comptait sur Dem pour organiser la mécanique de cette entité naissante. Encore vingt-quatre heures et ils pourraient quitter l’orbite de la planète. Dem avait raison, ils ne pouvaient pas rester près d'Olima, mais quelle destination prendre ? Elle n'en avait aucune idée. Jusqu’à présent, ses visions leur avaient fourni une direction, une ébauche de solution. Est-ce qu’elle devait attendre de rêver pour connaître la marche à suivre ? Pouvait-elle se permettre de perdre de précieuses heures à dormir, en espérant qu’un songe la visiterait ? Elle avait déjà eu des visions éveillées. Si le destin les dirigeait, comme semblait le croire Dem, il pourrait leur fournir une indication sur leur prochaine destination. Elle se concentra pour essayer de provoquer une vision. Les yeux fermés, elle tenta d'apaiser sa respiration, de clarifier son esprit. Rien ne vint. Elle évoqua les images d'Alima, car ce cauchemar précédait toujours ses rêves. Elle y renonça vite. Penser de son plein gré aux explosions et aux morts, lui était impossible. Elle poussa un soupir d'exaspération. Ses visions refusaient de lui obéir ! Tant pis, se dit-elle, il ne me reste plus qu'à dormir et espérer. Elle allait se lever du fauteuil, quand une douleur lui transperça les tempes. La puissance de la migraine la cloua contre le siège. "Des images d'horreurs se télescopèrent sous ses yeux : des tirs lywar, des explosions, des morts affreusement calcinés, des hurlements de terreur. Elle s'écrasa sur le sol de la passerelle assombrie d'un vaisseau vengeur. Milar se tourna vers elle. — Il faut en finir, dit-il avec dureté. Tu dois affronter la vérité ! Le colonel Devor Milar, silhouette d'ombre, s'avança vers elle. Nayla était pétrifiée, incapable de bouger. Encore quelques pas et elle verrait enfin son visage. À sa grande honte, elle fit preuve de lâcheté. Elle renonça à savoir la vérité, elle tourna les talons et s'enfuit hors de la passerelle. Alors qu'elle franchissait la porte, elle fut happée par un tourbillon et intégra la psyché de Milar. Elle se vit en train de fuir. L'impression de dédoublement était extrêmement perturbante. Elle ressentait la tristesse qui habitait l'âme de Milar. Elle, ou plutôt "il", se lança à la poursuite de la fuyarde. Il voulait la rattraper, il voulait que la jeune femme sache qui il était… non, il ne voulait pas. Que se passait-il ? Elle avait la sensation que Milar luttait contre une autre volonté qui lui imposait sa loi. Il reprit le contrôle et elle en profita pour s'échapper. Nayla réintégra son corps ou son esprit, elle ne savait plus. Elle se tourna pour voir où se trouvait Milar, mais elle n'était plus sur le vaisseau vengeur, elle était dans cette zone de néant, si terrifiante. Les mâchoires d'un froid intense la saisirent et elle se mit à grelotter, avec l'impression d'être plongée dans un bain glacial. Sa respiration se fit laborieuse et une douleur sourde écrasa son cœur. Elle bascula, tournoya vers le sol si vite, qu'elle crut perdre connaissance. Elle resta sonnée, le front brûlant de fièvre, puis elle s'envola vers l'espace à toute vitesse. Elle fonça droit sur le vaisseau vengeur en orbite autour d'une Alima en flammes. Elle traversa la coque, comme si elle avait été inexistante et fila dans les corridors, avant de faire irruption sur la passerelle. En une fraction de seconde, elle se retrouva à l'intérieur des pensées de l'homme qui observait l'espace. Encore une fois, elle ressentit le froid de la vitre sur son front, elle contemplait la planète s'embraser sous les tirs d'énergie qui la bombardaient. Elle était dans les pensées de Devor Milar et elle pouvait ressentir son étonnant désespoir. Nayla entendit la porte qui claquait dans cet esprit, coupant net le colonel de la Phalange Écarlate de toute émotion. Tout chancela, Nayla se retrouva à l'arrière de la passerelle et Devor Milar était là, devant elle. Ils se toisèrent. Tout lui revint brutalement en mémoire. Nayla se souvint qu'elle avait déjà eu ce rêve, lorsqu'elle avait été blessée sur la planète RgM 12. Avec tout ce qui avait suivi, elle avait oublié les détails de ces cauchemars générés par la fièvre, mais en réalité, ce souvenir était plus ancien. Ce qu'elle vivait encore et encore, ses visions du massacre d'Alima n'étaient pas des visions, c'était une résurgence de sa mémoire. La nuit même du massacre d'Alima, alors qu'elle gisait sur son lit dans un coma inexplicable, elle avait fait un rêve étrange. Elle avait eu l'impression de s'évader de son corps, de s'envoler, de planer, puis de foncer vers un vaisseau vengeur. Elle avait pénétré dans l'esprit de l'homme responsable de ce génocide. Cette chose impossible lui avait semblé naturelle, cette nuit-là. Elle avait perçu ses pensées avec une netteté surprenante. Elle avait éprouvé l'horreur et le désespoir que ressentait cet homme et elle avait eu la surprise de voir ses émotions réduites au silence en une fraction de seconde. Puis une chose incroyable était arrivée, une sorte de dédoublement. Elle s'était retrouvée sur la passerelle, debout à dix pas de lui. Elle se souvenait avec une étonnante netteté des détails : la grande salle plongée dans la pénombre, les soldats assis à leur poste et cette haute silhouette masculine qui se tenait devant le hublot. Il était vêtu d'un uniforme noir, recouvert de minces renforts de ketir. Il était impressionnant, imposant, terrifiant. L'inconnu l'avait fixé intensément, puis il s'était avancé dans la lumière. Elle avait été frappée par son regard bleu, glacial et sans humanité, ainsi que par son sourire hautain et narquois. Un gémissement d'horreur s'étrangla dans sa gorge. L'homme qu'elle haïssait depuis cinq ans, ce colonel Devor Milar, commandant la Phalange Écarlate, n'était autre que celui qui était devenu son mentor et son ami, n'était autre que Dane Mardon. Dem et Milar ne faisaient qu'un. Devor Milar, DM, Dem ! Elle n'eut pas le temps de se remettre de cette révélation, le sol s'ouvrit sous ses pieds et elle plongea dans cette zone de néant qu'elle avait appris à craindre. Devant elle, se trouvait la déchirure qu'elle avait déjà vue, déjà franchie. Elle s'en approcha, lentement. À travers l'ouverture, elle vit la salle du trône, dans le temple de Dieu. Il était là, assis avec majesté. Devant lui, un Garde Noir venait de mettre un genou en terre. — Relève-toi, Devor Milar, la main écarlate de Dieu, dit-il d'une voix métallique. Tu m'as bien servi. Le colonel Devor Milar obéit. — Tu es le meilleur soldat que les Gardes de la Foi n'aient jamais compté dans leurs rangs, à ce qu'on m'a dit. Je sais que ta réputation n'est pas usurpée. — Je suis à Votre service, Mon Seigneur, répondit Milar. — Je sais. J'ai besoin de toi. — Oui, Mon Seigneur. — Je vais te demander quelque chose de difficile, Devor Milar. Je vais te demander de devenir un traître à ton Dieu, de devenir l'homme le plus haï de tous les croyants. La surprise se peignit sur les traits séduisants du colonel. — Mon Seigneur ? — Le futur m'a été révélé. J'ai vu qu'un ennemi allait se lever pour m'abattre. — Je le détruirai. — Cela n'est pas aussi simple. Les méthodes habituelles seront sans effet sur cet ennemi. Je veux que tu débusques ce démon avant qu'il ne me nuise. — Ordonnez et j'obéirai Mon Seigneur. — Tu vas devenir un prophète. — Moi, c'est impossible, Mon Seigneur, vous seul… — Tu vas déclarer avoir eu une prophétie, une prophétie parlant d'un espoir, d'une lumière blanche qui va balayer la galaxie pour apporter la liberté à tous les hérétiques. — Qui croira que je puisse admettre une chose pareille ? — Tu devras être convaincant, Devor Milar et expliquer combien cette prophétie t'a transformé. Bien sûr, l'Inquisition cherchera à t'arrêter. Tu devras fuir et trouver où te cacher pendant les années à venir. — Me cacher, Mon Seigneur ? Mais où dois-je aller ? — Où tu veux, l'endroit importe peu. J'ai vu que cet Espoir te trouvera là où tu seras, c'est le destin qui te l'enverra. Devor Milar resta silencieux quelques secondes comme si déjà, il analysait les différentes possibilités qui s'offraient à lui pour remplir sa mission. — Bien, Mon Seigneur et quand je l'aurai découvert, dois-je tuer cet Espoir ou Vous le livrer ? — Ni l'un ni l'autre. Au contraire, tu feras tout pour l'aider. Tu deviendras son protecteur, son ami. Si tu dois tuer certains de mes fidèles serviteurs pour y parvenir, tu le feras. Je veux que tu mènes la révolte en sa compagnie et que tu rassembles la plus grande armée d'hérétiques que tu pourras trouver. — Je comprends, Mon Seigneur. Une fois tous les hérétiques débusqués, Vous pourrez tous les éradiquer. — Ah, je vois pourquoi ils disent que tu es le meilleur. Tu as raison, Devor Milar. Je veux en finir avec tous ces insoumis, tous ces hérétiques qui bafouent mon autorité. Je veux tous les détruire. Il y avait presque de la folie dans sa colère. Dieu se reprit et continua d'une voix plus calme : — Bien sûr, je serai le seul à connaître ta vraie mission. Une Mission Divine. Personne n'en saura rien. Pour tous, le général des Gardes de la Foi, l'Inquisiteur Général ou le Grand-Prêtre, tu seras l'homme à appréhender par tous les moyens. — Comment pourrais-je jouer un tel rôle, Mon Seigneur ? Je suis un Garde de la Foi et le comportement des humains ordinaires m'est inconnu. — Je ferai en sorte que tu puisses ressentir ces humains et mieux les comprendre. Tu vas devenir un rebelle, Devor Milar, en apparence et même dans tes pensées les plus intimes. — Mon Seigneur ? — Ta foi en moi, ton allégeance restera enfouie au plus profond de ton âme. Tu mèneras à bien cette mission, je l'ai vu et je ne me trompe jamais. Tu détruiras tous les hérétiques de la galaxie et tu me livreras cet Espoir. Grâce à toi, l'Imperium connaîtra un siècle de paix. Ensuite, je t'offrirai le commandement des Gardes de la Foi et tu seras déclaré héros de Dieu. — Je ferai selon Votre volonté, Mon Seigneur." Nayla réintégra brutalement le présent, la tête en feu. Elle prit conscience qu'elle était tombée du fauteuil et qu'elle gisait en boule sur le sol. Des larmes ruisselaient sur ses joues, du sang coulait de son nez, ses tempes pulsaient de douleur. Elle gémit, alors que le chagrin la dévastait. Dem… Dem était Devor Milar ! Devor Milar avait pour mission de la livrer, de tous les livrer à Dieu, elle et tous les hérétiques de la galaxie. Dem allait les trahir, la trahir. Il lui avait menti. Elle avait cru en lui, malgré tout ce qu'elle soupçonnait. Elle avait eu confiance en lui, elle avait été séduite par la tristesse et la tendresse dans son regard pourtant si froid. Tout cela n'était qu'une illusion. La prophétie n'était qu'un mensonge. Milar l'avait manipulée. Une colère sauvage fit battre le sang à ses tempes. Elle sentit le pouvoir en elle grandir et enfler. Elle serra les mâchoires avec rage avant de se lever lentement. ** ** ** ** Subitement, Devor Milar ouvrit les yeux. Les signaux d'alarmes de son intuition carillonnaient bruyamment. Un grave danger le guettait. Il sauta hors du lit, les sens à l’affût. Les quelques heures de sommeil qu'il venait de s'accorder l'avaient à peine reposé. Il avait l'impression qu'un spectre sinistre posait sur son épaule une main vengeresse. La porte, qu'il avait verrouillée, s'ouvrit. Nayla entra, le visage livide et les yeux rougis de larmes. Lan Tarni posa une main sur son épaule pour la retenir. Sans doute avait-il pressenti une menace. Le vieux Garde avait toujours été prompt à anticiper les ennuis. Malgré ses cent kilos de muscles et son expérience hors du commun, le vétéran fut projeté en arrière par une force invisible, comme s'il n'avait été qu'un simple jouet de chiffon propulsé par un enfant capricieux. Tarni heurta la cloison opposée avec violence et perdit instantanément connaissance. La porte se referma derrière Nayla avec un claquement sec. Le système hydraulique de contrôle de la porte avait été forcé, sans doute par la même force qui avait servi à catapulter Tarni. Milar devina que la porte était désormais bloquée. Des vestiges de larmes maculaient les joues blêmes de Nayla. Son regard étincelait d'une colère froide et d'une haine impitoyable. Il sut. Elle avait découvert son identité. Milar s'accorda un sourire à la fois amusé et triste, tandis qu'un sentiment d'inachevé l'envahissait. Résigné et presque soulagé, il baissa toutes ses défenses et laissa ouvertes toutes les portes de son esprit. Il ne résisterait pas. Il y avait tant de choses qu'il aurait aimé lui dire, lui expliquer. Des émotions inexprimées et incompréhensibles se bousculaient dans sa tête. Il accepta son sort avec fatalité. — Vous m'avez trahi, Dem. Vous m'avez menti ! — Je vous ai seulement caché la vérité, dit-il doucement. — Vous êtes Devor Milar ! Vous êtes le responsable du génocide d'Alima ! — Oui, répondit-il simplement. — Vous êtes un monstre ! Que pouvait-il répondre à cela ? C'était la vérité. Il se haïssait lui-même plus violemment qu'elle ne le pourrait jamais. — Vous êtes pire que cela ! cracha-t-elle avec un mépris corrosif. Cela, peut-être aurais-je pu vous le pardonner, peut-être… Tous vos beaux discours, toute votre prétendue amitié, toute votre soi-disant protection, tout cela n'était que mensonges ! Vous voulez me livrer à Dieu, vous voulez tous nous anéantir, vous voulez détruire tous ceux qui aspirent à plus de liberté. — Nayla, je… commença-t-il, sans conviction. — J'ai cru en vous ! Je vous aim… Menteur ! Traître ! Vous êtes un monstre et je vais débarrasser l'univers d'une ordure de votre espèce ! L'esprit de Nayla, une entité physique constituée d'énergie tourbillonnante, se rua vers lui. Devor Milar fut, un instant, sidéré par cette vision cauchemardesque. — Je ne me défendrai pas, Nayla, murmura-t-il. L'esprit de Nayla le heurta violemment et pénétra en lui avec une furie vengeresse. Les griffes brûlantes de son énergie mentale déchirèrent son âme. Il ressentit sa colère dévastatrice et sa froide détermination. Il perçut aussi une terrible tristesse qui alimentait sa fureur. La présence de Nayla dans son esprit brillait une lumière blanche et insoutenable, révélant la terrifiante puissance de son pouvoir. Elle possédait en elle la capacité de changer le monde. La galaxie allait s'embraser dans son sillage. Elle était sans aucun doute l'Espoir qui allait libérer l'univers de celui qui se faisait appeler Dieu. Tel un tourbillon, Nayla investit le lieu où se trouvait sa force vitale. Sa forme lumineuse resta un instant immobile, envahissant l'espace, aussi glaciale que la mort elle-même. Sa seule présence suffisait à drainer toute l'énergie de Milar. Nayla abattit ses poings incandescents sur la sphère représentant sa vie. Devor Milar ressentit une douleur inconcevable qui explosa dans tout son être. Chacune de ses cellules lui donna l'impression d'imploser en une nova de lumière blanche. Jamais, il n'aurait cru mourir de cette façon. ** ** ** ** Yggdrasil… Yggdrasil était un, était plusieurs, était conscient, était le destin. Il était hier, car hier était déjà écrit. Il était aussi demain car, pour lui, demain existait déjà. Yggdrasil était tout-puissant, mais il avait été profané. Désormais, un mortel manipulait le destin, conduisant son monde à sa perte. Il y avait d'autres mondes, mais tous étaient liés et la chute d'un seul pouvait les détruire tous. Yggdrasil, qui était un, mais qui était plusieurs, avait des avis différents. Il se complaisait dans l'observation des destins changés et brisés. Il voulait réparer les erreurs qui avaient été commises. Il était divisé. Il était uni. Il exécrait l'humanité. Il affectionnait les humains. Un Espoir s'était levé dans le monde des mortels. Un Espoir qui devait affronter sa destinée. Yggdrasil voulait détruire cet Espoir et l'avait influencé pour modifier son avenir. Yggdrasil voulait guider cet Espoir et avait manipulé le destin pour y parvenir. Pour Yggdrasil, ce destin était déjà écrit, mais il était fragile, à la merci du moindre écueil. Yggdrasil était hier, était demain, mais n'était pas maintenant. "Maintenant" restait la province des mortels qui choisissaient parfois une voie que le destin n'avait pas prévue et en un instant, un autre demain était écrit. En cet instant, l'Espoir fit un choix qui allait changer le futur. À Paraître Yggdrasil – La Rébellion Nayla Kaertan est l'Espoir qui doit libérer la galaxie. Elle a sauvé Olima, sa planète, et assume désormais son rôle. Elle comptait sur Dem pour l'aider dans cette tâche impossible, mais elle a découvert sa véritable identité et cette révélation a tout changé. Alors que commence la guerre, le séduisant officier en second de la rébellion, Tiywan, lui offre amitié et amour, mais peut-elle se fier à lui ? Guidée par Yggdrasil, ce lieu mystérieux où se joue le destin des mondes, Nayla conduit son armée de victoires en victoires. Pourtant, rien n'est joué dans cet univers où elle ne semble être qu'un pion manipulé par des forces supérieures. À Propos de l'auteur Depuis toujours, Myriam Caillonneau est passionnée par les livres et les récits qui transportent le lecteur loin de son quotidien. Elle aime également raconter des histoires et c'est naturellement qu'elle se tourne vers l'écriture. Tout d'abord, pour le simple plaisir de faire vivre des personnages et d'exprimer sur du papier les récits qui vivent dans ses pensées. Elle choisit la carrière militaire et se consacre pleinement à sa vie professionnelle, cependant sa passion de la lecture et de l'écriture ne la quitte jamais. La science-fiction devient l'un de ses sujets de prédilection et l'idée de son premier roman, Yggdrasil, se construit et évoluera en une trilogie. Encouragée par tous ceux qui ont lu le premier tome, elle décide de le publier et se lance dans l'écriture de la suite. D'autres histoires n'attendent qu'un peu de son temps pour devenir réalité. Vous pouvez me contacter : — soit sur mon blog : http://myriamcaillonneau.blogspot.fr/ — soit sur à cette adresse mail : myriam.caillonneau@gmail.com Mentions Légales Yggdrasil La Prophétie Copyright © 2016 Myriam Caillonneau Tous droits réservés. ISBN : 979-10-95740-01-8 Ce livre électronique (ebook) est pour votre usage personnel seulement et ne peut être revendu ou transmis à d'autres personnes. 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