Michel Robert Sang-Pitié Hérétiques – créateurs de livrels indépendants. Pour mes camarades d’aventures de la glorieuse Fehop : Illyna et Lorgole, Dino, Dagonas et Kiouli, Eva et Yrkoo,. Démétrine, Dandert, Mado’, Freep’/Keely et Peutio, Lavouille et Tazoo, Mino… et tous les autres. Pour Carmen la Suissesse, une bien belle personne, si lointaine et si proche à la fois, qu’hélas j’ai un peu délaissée cette année. Pour ma So’, qui, décidément, fait de magnifiques bébés, et les élève si bien. Sans son indéfectible appui, jamais je n’aurai su trouver le temps d’écrire en cette année mouvementée. Je suis l’Ombre, insaisissable et mortelle. Mon esprit est une lame. Mon corps est une arme. Je sers la Voie Unique, S’adapter, c’est vaincre. Je suis l’Ombre, Je danse et je tue. Le mantra des Ombres. Prologue Le téléporteur qui reliait le Plan Primaire à celui de la Lumière déposa Hégel, cardinal de l’Orage, au milieu d’une esplanade pavée, cernée de colonnades, surveillée par une double escouade de chevaliers en armure d’argent poli. Devant cette place, se dressait Tygarde, le palais impérial, fièrement érigé au centre de l’Île de la Source, le cœur du pouvoir impérial. Surmontant l’enceinte extérieure, pas moins de sept tours effilées de cristalune azuré crevaient le ciel de leur majesté. De l’autre côté des épais remparts s’étalait une verdoyante vallée aux flancs couronnés de fleurs odoriférantes, de pommiers, de cerisiers et de pêchers chargés de fruits juteux, investie d’accortes et insouciantes bergères, de maisonnettes aux parois laquées de couleur vives. Hachée de petits rus étincelants, ladite vallée s’écoulait doucettement jusqu’à l’onde vert limpide du lac Obéron qui lui faisait écrin. L’endroit semblait béni par une grâce, une quiétude toutes particulières. Sur le Plan Maître de la Lumière prédominaient les belles saisons – la maîtrise du temps était l’un des pouvoirs majeurs de l’empereur Priam. À l’intérieur de l’enceinte orgueilleusement bâtie, s’élevait un octogone de marbre doré, le palais proprement dit, décoré de frises délicates, d’étendards ondulant sous le vent sur lesquels figurait le Soleil Flamboyant. Toutefois, le cardinal Hégel n’était pas d’humeur à profiter de ce cadre éminemment bucolique. L’ecclésiaste avait changé, pour qui le connaissait. Sa démarche par exemple, si assurée, était devenue nerveuse. Et ce curieux casque métallique qui recouvrait à présent son crâne jusqu’à cacher ses oreilles. À peine arrivé, Hégel se débarrassa de son lourd manteau de laine orangée qu’il confia à l’un des jeunes pages destinés à recevoir les visiteurs de marque. Sa tunique violette à liseré blanc était trop épaisse pour la tiédeur printanière mais il faudrait bien qu’il s’en accommode. Il n’avait pas songé à la différence de climat entre les deux Plans d’existence avant d’effectuer le trajet. Figure marquante de l’Empire, Hégel n’avait nul besoin de se soumettre aux formalités imposées aux visiteurs. Quittant l’esplanade, il emprunta une allée de graviers bleus encadrée d’une haie de cerisiers en fleurs. Le cardinal contourna l’entrée principale pour emprunter l’entrée de l’ouest, rarement employée à cette heure de la journée ; un chemin plus tranquille que celui utilisé par la majorité des visiteurs ou des résidents. Le cardinal de l’Orage ne voulait rencontrer personne, encore moins devoir se fendre d’amabilités ou de diplomatie. Il rajusta d’un geste nerveux sa coiffe métallique, vérifiant qu’elle couvrait bien ses mutilations. Il ne croisa que des hommes de garde. Lui-même n’avait pas voulu s’encombrer de ses sicaires. Avec leur maintien impeccable, leurs épaules larges encadrées de longues chevelures blondes ou châtain, leur teint clair, leurs épées dénudées à l’acier étincelant et leurs haches de guerre à double lame, les chevaliers impériaux avaient fière allure. Hégel ne leur accorda qu’un œil dédaigneux. Tous ces hommes, toute cette puissance n’étaient pas déployés pour protéger le maître de la Lumière mais plutôt comme une affirmation de son pouvoir. Les cloches de la basilique mordorée qui jouxtait le palais sonnaient gravement la dixième heure de la journée. L’ecclésiaste traversa le rectangle d’un jardin intérieur baigné par les rais du soleil, agrémenté de statues et de fontaines. Les rares personnes qu’il croisa, il prit soin de les ignorer. De larges escaliers l’attendaient. Vérifiant une fois encore la disposition de son couvre-chef, Hégel en gravit l’inclinaison à pas mesurés. Un quart d’heure plus tard, les chevaliers en faction devant les appartements de l’empereur le saluèrent à leur tour. Le cardinal ne leur accorda pas plus d’attention qu’à leurs prédécesseurs. Sachant qu’il était attendu, les guerriers ouvrirent les imposantes portes de merisier. * Le regard fixe sur l’horizon, le Patriarche Priam était accoudé à une terrasse de teck rose surplombant le palais et la vallée. Magiquement créée par le Puissant, une cascade scintillante jaillissait du ciel pour retomber en face de la terrasse en une gerbe puissante qui nourrissait le lac. L’endroit où se tenait le Patriarche était décoré d’arbres fruitiers, de lys grimpants, de lilas d’un mauve velouté Un chœur de jeunes femmes vêtues de toges blanches et de sandales dorées, agenouillées, blondes ou rousses, toutes plus délicates les unes que les autres, venait de terminer son aubade au Puissant de Lumière. Les vestales se redressèrent, saluèrent avec la plus parfaite déférence avant de se retirer. Des adoratrices, des courtisanes ou de simples artistes ? Les trois ? Hégel se souciait peu de leur véritable fonction Il salua également mais avec bien moins d’apprêt que les demoiselles. Remplaçant les chants taris, le gazouillis d’une fontaine jouait en sourdine. Prima se tourna vers le visiteur : — Ah, cardinal Hégel ! Avez-vous fait bon voyage ? Comment se portent mes administrés sur les Territoires-Francs ? C’était un Puissant dans tous les sens du terme. En présence du Patriarche Priam, on se sentait immédiatement écrasé par une force intérieure, son assurance. Priam avait le visage altier, aussi buriné que celui d’un aventurier, et la carrure allant de pair. Selon les nuances de l’éclairage, son regard intimidant se révélait tantôt bleu, tantôt vert. Une chevelure abondante tombait librement sur ses épaules massives, d’un blond soyeux. Une barbe à l’identique, soigneusement taillée, couronnait son ample tunique couleur sable, au-dessus d’un pantalon blanc et des bottes de même teinte. Un bandeau d’or torsadé avec toute la finesse des joailliers de Védyenne ceignait son large front. Un médaillon reposait entre ses pectoraux musclés, décoré du Soleil étincelant, symbole de la parfaite et révérée Lumière. Le monarque n’attendît pas de réponse. Il claqua des mains pour appeler un serviteur chargé d’un plateau sur lequel reposaient une vasque d’or et une serviette immaculée. Hégel s’abandonna au rituel et lava ses mains dans l’eau parfumée. En la présence de l’Empereur, chacun se devait d’avoir les mains propres, une tenue impeccable. Tel était le protocole et tous devaient y souscrire, sous peine de se voir renvoyer. Hégel déclina courtoisement les boissons fraîches que lui proposa son seigneur. Ce dernier délaissa sa cour pour attirer le cardinal dans un coin de la terrasse. Le bruit de la cascade, plus marqué, suffirait à masquer leur conversation, que, d’évidence, le Patriarche souhaitait confidentielle. — Bien, cessons avec les civilités, déclara sans ambages le monarque. Je vous ai convoqué pour un sujet bien précis, Hégel… Cellendhyll de Cortavar. Les traits du cardinal se tendirent comme si l’on tirait la peau de son visage en arrière, et son teint devint encore plus blême que de coutume. Il porta involontairement la main au niveau de son casque cuivré. Le Patriarche s’était tourné vers la cascade. Il ne vit donc rien de la réaction qu’il avait provoquée. Hégel réussit juste à temps à se composer un masque impassible, Priam se retourna sur lui : — Êtes-vous certain, cardinal, que ce Cellendhyll soit voué aux Ténèbres ? — Ma conviction est faite, Patriarche, rétorqua Hégel d’un ton net, ce traître est bien entré au service du Roi-Sorcier ! Je me permets de vous rappeler qu’il a fait échouer le projet de conquête que nous préparions il y a deux ans, qu’il a assassiné Ghisbert de Cray et enlevé l’archevêque Auryel d’Esparre. Le tout en deux jours. — Il me semble quant à moi que les preuves que vous avez présentées sont pour le moins discutables. Elles n’incriminent pas directement Cellendhyll de Cortavar. Sa démarche pour retrouver son honneur, pour démasquer et châtier Ghisbert de Cray a été jugée tout à fait valable par le conseil, dont vous faisiez d’ailleurs partie intégrante… Ghisbert de Cray qu’il a non pas assassiné mais vaincu en duel. Quant à cette marque du venin ténébreux trouvée dans le bureau d’Auryel d’Esparre après son enlèvement, elle signifie sans nul doute qu’un espion du Roi-Sorcier était dans les parages… pas pour autant que cet espion fut messire de Cortavar. — L’Adhan m’a trompé, il nous a trompés, j’en suis intimement convaincu, maintint Hégel, les lèvres pincées. — Et bien pas moi ! riposta l’empereur d’un ton sec. Il se trouve que j’ai bien connu son père par le passé. Paix à son âme ! C’était un homme éminemment respectable, que j’appréciais grandement. Par respect pour lui, je me dois de ne pas condamner son fils sans d’abord l’avoir entendu personnellement. Avez-vous songé que de Cortavar est peut-être actuellement prisonnier de ces maudits ténébreux, aux côtés d’Auryel ? Que la Lumière les brûle de toute sa colère ! Je vous ordonne donc de surseoir à l’édit que vous avez lancé contre lui… Continuez de faire rechercher Cellendhyll, mais, une fois localisé, qu’il ne lui soit fait aucun mal. Et dans les délais les plus brefs, vous viendrez vous-même m’informer de sa localisation. Ne faites rien qui puisse l’inquiéter. Une fois que je saurai où le trouver, j’enverrai un ambassadeur le contacter, arranger une entrevue… Je suis convaincu que messire de Cortavar peut rentrer dans le giron de l’Empire et le servir dans toute sa gloire. — Mais monseigneur, se hérissa Hégel, incapable de se maîtriser. L’Adhan est un homme très dangereux ! Un félon ! Il s’est attaqué sans vergogne à mes hommes, à plusieurs reprises. — Qui a attaqué qui, cardinal ? tonna Priam. Hégel recula sous l’aura de puissance croissante que dégageait soudain son seigneur. Il balbutia une suite de sons incompréhensibles. Le sang martelait ses tempes. — Si vraiment Cellendhyll de Cortavar est coupable de ce que vous annoncez, alors apportez m’en la preuve irréfutable… reprit le Patriarche d’un ton radouci. En attendant, vous allez exécuter mes ordres, sans plus discuter. Il n’était pas bon de faire répéter au souverain incontesté de l’Empire la teneur de ses volontés et le cardinal de l’Orage ne commit pas cette erreur. Il prit respectueusement congé. * Aussitôt qu’Hégel fut parti, l’empereur congédia ses fidèles. Resté seul, Priam se mit à faire les cent pas le long de la balustrade, tout en se massant les mains. — Qu’ai-je fait ? murmura-t-il. Comment est-ce possible ? J’avais des projets pour lui… Non, je ne peux croire qu’il soit passé aux Ténèbres, je refuse de le croire. Quelle erreur ai-je commise ! * Hégel avait quitté son maître profondément mécontent. De penser à l’Adhan avait réveillé sa haine ainsi qu’une migraine carabinée ; comme à chaque fois qu’il se focalisait sur celui qu’il considérait comme son pire ennemi. Ce traître à l’infamie sans borne, ce paria qui s’était vendu aux Ténèbres… Mais le cardinal aurait sa revanche. Il n’avait fait que songer à cela depuis sa dernière rencontre avec Cellendhyll de Cortavar. Face à face qui lui avait coûté son horrible mutilation. Et sa dignité. Cellendhyll l’avait glacé de terreur. À présent, Hégel brûlait de haine. Il s’était juré la perte de l’Adhan pour le salut de son âme, il ne fléchirait pas. Quels que soient les ordres du Patriarche. Le cardinal continuerait plus que jamais à pister la trace de Cellendhyll de Cortavar, cependant plus discrètement qu’il ne l’avait escompté. Et lorsqu’il le retrouverait, l’Adhan mourrait des mains du cardinal de l’Orage après d’extrêmes souffrances. La sentence était prononcée, son destin programmé. La rage couvante d’Hégel le rendait prêt à tout, même à braver l’autorité de Priam. Pourquoi cet intérêt aussi soudain que surprenant du Patriarche pour de Cortavar ? songea-t-il. La nouvelle se révélait troublante. Les tempes battantes, le cardinal regagna sans perdre de temps le portail magique qui le ramènerait sur les Territoires-Francs. Il rentrait chez lui, dans la cité de l’Aube, capitale de l’Empire sur le Plan Primaire. A peine était-il sorti du téléporteur qu’un page lui remettait une missive urgente. Hégel décacheta la lettre qui ne portait aucun sceau. Il retint une exclamation en découvrant le contenu. L’archevêque de la Lumière, membre du conseil, le nouvel homme fort de la religion lumineuse, demandait à le voir aussitôt que possible. Cela signifiait tout de suite. Hégel suivit le page jusqu’aux appartements du prélat. — Que la Lumière guide mes pas, murmura-t-il. Il se remémora ce qu’il savait du nouvel archevêque. Celui-ci avait été nommé par Priam après la disparition brutale d’Auryel d’Esparre – nul au sein de l’Empire ne se doutait qu’Auryel était en réalité un Maître-espion ténébreux. Hégel avait évidemment fait son enquête sur le remplaçant. Le seigneur Rymanus de Gordhäs avait fait ses classes dans le missionnariat. On le nommait dans des zones délicates à pacifier, voire dangereuses, et il obtenait d’excellents résultats. Il était réputé pour son intégrité et sa foi scrupuleuses, combattant la corruption sous toutes ses formes, ne répugnant pas à faire appel à la force lorsque c’était nécessaire. Quant à ses détracteurs, ils le qualifiaient d’homme rigide, de fanatique dangereux. Épithètes dont on avait également affublé Hégel, sans qu’il s’en doute. Aussi, de ce qu’il savait de l’homme, Hégel estimait que sa nomination ferait le plus grand bien à l’Empire. Son prédécesseur n’avait somme toute pas réalisé grand-chose, hormis insuffler une certaine pondération au sein du conseil de la Lumière. * Ayant été annoncé, le cardinal s’avança dans la pièce. Sa migraine l’élançait toujours autant mais il prit tout de même le soin d’étudier les lieux. La suite de l’archevêque de la Lumière était située dans la nouvelle aile du palais. Haute de plafond, avec poutres apparentes, elle était aussi sobrement meublée que décorée ; aucune manifestation du faste auquel pouvait prétendre le chef principal du pouvoir ecclésiastique. Un simple tapis bleu sombre couvrait le sol de marbre blanc. Un étendard trônait au-dessus de la cheminée, celui de la Rose blanche sur champ d’or et d’azur – symbole de la Guelfe Blanche, l’ordre saint de l’empire de Lumière. Des rayonnages de pin couvraient les autres façades de la pièce, remplis de livres, de registres, de recueils et de missels. Une porte derrière le bureau devait mener aux appartements privés du prélat. Seule concession à la décoration, deux statues en pied se faisaient face à trois pas du bureau. Hégel reconnut sans peine l’identité des personnages représentés. Ces deux barbus, l’un chauve, l’autre couronné d’une chevelure coupée au carré, étaient Ébrahim de Balencia et Silas de Falquaurys. Les frères fondateurs de la Guelfe, révérés pour leurs qualités, sanctifiés par une bonne part de fidèles. À l’entrée du cardinal, l’archevêque Rymanus de Gordhäs joignit ses mains noueuses et s’inclina profondément – bousculant ainsi le protocole. — Cardinal, quel plaisir de vous recevoir enfin ! s’exclama-t-il tout en se levant pour contourner son bureau, un meuble de chêne massif, patiné par les ans. Hégel faisait face à un homme plus vieux que lui-même et d’une tête plus grand. Sans posséder la carrure de Priam, Rymanus n’avait nullement l’apparence d’un homme faible, doté qu’il était d’une maîtrise nerveuse indéniable. On l’imaginait bien plus aisément sur un champ de bataille que derrière un bureau. Le prélat portait, non pas la robe de représentation de sa charge, mais une simple tunique de laine épaisse, blanche, sans ornement ni fioriture, et aucun bijou. Son visage sec se révélait halé, trois grosses rides barraient un front proéminent et ses yeux gris acier brillaient d’une acuité remarquable. L’archevêque n’avait rien des rondeurs et de l’affabilité de son prédécesseur – Hégel n’avait entretenu que peu de liens avec Auryel d’Esparre, ce dernier, étant donné sa véritable nature, ayant tout fait pour éviter le chef de l’Inquisition. — Je me réjouis de vous rencontrer enfin, sourit Rymanus. Nous sommes vous et moi les dignes représentants de l’église – et de sa puissance – au sein du conseil de la Lumière. Nous sommes les garants de la foi. Sur un geste du prélat, les deux hommes s’assirent face à face à côte d’une cheminée au feu paresseux. L’archevêque ne proposa aucune boisson. Il embraya à peine installé : — Je vous parlerai sans détour, cardinal… Notre rencontre était pour moi d’une importance primordiale. Nous sommes frères en quelque sorte et j’estime que nous devrions pouvoir nous appuyer l’un sur l’autre. Depuis quelques temps déjà, l’Empire stagne et je le déplore. Il est temps de travailler à la suprématie lumineuse sur les Territoires-Francs. Redorer la gloire de la Lumière est une tâche ardue en ces temps troublés mais j’ai fait serment de m’y atteler avec toute ma foi, et le soutien de la Lumière ! Dans ce but, je vous assure de ma bienveillance pour vos projets. J’ai suivi votre carrière de près, figurez-vous, et je vous juge aussi intègre que brillant et capable. Aussi, si vous avez besoin de conseils ou d’appuis, vous trouverez ma porte ouverte à toute heure… Ce n’est pas une parole en l’air, soyez-en persuadé. Habituellement des plus soupçonneux, Hégel ne réfléchit pas longtemps. Il sentait quelque chose chez l’archevêque, un écho particulier qui lui donnait confiance. Et comme jusqu’ici ce genre d’inspiration lui avait brillamment servi, il se décida sans hésitation : — Justement, votre éminence… j’ai un projet qui m’est cher et dont je voulais vous entretenir… Un projet qui pourrait permettre à la Lumière de gagner une grande puissance, tout en affaiblissant nos adversaires. Or, je trouve en vous une oreille amicale Nous sommes frères, avez-vous dit, et j’estime que c’est véridique. Alors voilà… Hégel parla une bonne heure sans être interrompu, l’archevêque l’écoutant avec la plus grande attention. Le prélat resta quelques minutes à méditer sur ce qu’il venait d’apprendre avant de répondre : — Votre démarche est audacieuse, cardinal, mais vous œuvrez clairement pour le bien du royaume, j’en suis conscient… Ah, notre sainte Lumière semble avoir exaucé mes projets en vous conduisant à moi ! Moi aussi, je suis un homme d’action, je vous appuierai donc de mon mieux, j’en fais le serment… À cet effet, j’ai quelques idées à vous soumettre. À son tour, Rymanus de Gordhäs parla longuement, choisissant ses mots avec précision. Hégel sut alors que son inspiration était un signe du destin. Lorsque le cardinal quitta la suite de l’archevêque, il avait retrouvé son assurance et son sourire. Sa migraine n’était plus qu’un mauvais souvenir. Il le sentait, il avait trouvé en Rymanus un allié de poids. Les deux dignitaires avaient sans nul doute la même vision des choses. C’étaient des hommes d’action, pénétrés d’une même mission sacrée. L’archevêque avait promis d’organiser une rencontre avec quelqu’un qui pourrait se révéler essentiel à son projet Les choses avaient démarré, enfui ! Chapitre 1 La forêt de Streywen étalait son impressionnante majesté, impudique, parée de ses couleurs les plus éclatantes : l’émeraude de ses arbres démesurés, le vert moiré des fougères, l’herbe dense tirant sur l’argenté et le brun profond de la terre, s’harmonisaient parfaitement avec les touches de couleurs pétillantes des plantes, le pourpre des fleurs-lyres, le bleu sombre des céanothes persistantes, l’orangé des pétales de pieris. Pourtant l’endroit n’avait rien de bucolique. Pour preuve, le hurlement étiré d’un loup qui résonna fièrement au loin, tandis que les nappes de brume matinale commençaient à disparaître. Streywen était une entité à part entière. L’orgueilleuse forêt couvrait la moitié du Plan du Chaos ; une armée entière aurait pu se perdre dans sa densité complexe. Elle pouvait égarer les imprudents, les séduire telle une femme traîtresse, avant de les perdre, et, comme le ferait une mante religieuse, les emprisonner, les dévorer et les digérer pour n’en laisser finalement qu’un agrégat d’ossements anonymes. Un homme pénétra dans le sous-bois, suivi d’un autre, puis d’un troisième. Vêtus de cuir brun et moulant, ils avançaient lentement, avec une prudence affichée, prenant soin de ne pas faire craquer les branchages, échangeant quelques indications brèves de leurs voix délibérément étouffées, un nuage de buée fleurissant de leurs bouches. Chacun d’eux portait une gourde, un grand bâton de combat en chêne laqué ainsi qu’un long poignard au fourreau de ceinture. — Il est passé par là, je vous dis ! déclara un guerrier aux cheveux blond paille, visiblement un adepte de la musculation. Les deux autres étaient bruns, plus minces, le plus petit arborant un bouc taillé, le grand un crâne rasé. Ils semblaient moins confiants. — Tenez, là, cette branche cassée ! renchérit le blond un ton plus haut. C’est bien la preuve que j’ai raison ! Prenant appui sur son bâton, le guerrier au bouc se baissa et soupesa la branche avant de répliquer d’un murmure : — Hum, à cette hauteur, n’importe quel animal aurait pu faire ça… — Non, Vin’. Mes couilles sur un billot que c’est lui ! reprit le blond. Il est là, tout près. Je le sens. On le rattrape. Et vous savez quoi ? On va se le faire ! La voix de l’homme avait enflé tandis que son front s’était plissé de détermination. — T’excite pas, Maltrek, tu vas nous faire repérer ! intima le troisième du lot qui venait de terminer le contenu de sa gourde. En retrait du blond, les deux bruns échangèrent un regard apitoyé. Celui au bouc, Vin’, haussa les épaules, résigné. Pendant ce temps, Maltrek s’était baissé pour sonder le sol du plat de la main. Une feuille écartée manqua de lui faire pousser une exclamation de triomphe. — Et ça alors ? Il désignait l’empreinte d’un pas à demi formée dans la terre. Le guerrier arborant un bouc vint s’agenouiller aux côtés du blond. Après avoir attentivement étudié la trace, il murmura : — La forme et la taille correspondent. On dirait bien que c’est lui. — Ah ! Qui avait raison ? tonna presque Maltrek. — Doucement, tu vas vraiment nous faire repérer si tu continues. Maltrek se redressa en prenant appui sur son bâton, tout en lâchant d’un ton dédaigneux : — Et alors, Vin’ ? On est trois, il est seul, lâcha-t-il sans se retourner. — Tu ne sais vraiment pas à qui on a affaire, hein ? intervint le troisième guerrier. — Si, Lucias. À un homme, rien de plus qu’un homme, comme toi et moi. Et je vais me le faire… Oui, je sais ce qu’on dit sur lui, mais ce genre de réputation, je n’y crois pas ! Lucias secoua doucement la tête mais n’ajouta rien. Sachant que le blond ne le voyait pas, Vin’se permit un ricanement discret tout en levant les yeux au ciel. — Allez, venez, murmura Lucias, on va aller voir de ce côté. * Allongé dans les fougères à quelques mètres seulement de la clairière, indétectable, un homme élancé observait le trio, éventrant le sous-bois de la flèche acérée de son regard vert. On aurait pu le juger beau, n’était cette dureté qui déformait son visage mince. Régnant sur ce masque ciselé par des années passées à combattre, à côtoyer la violence et la mort, à vaincre, brillaient intensément deux opales de jade. Un regard contenant une promesse funèbre. Avec un sourire aussi inquiétant que le déploiement d’un escadron de Sanghs, l’homme à la chevelure argentée se releva sans froisser une feuille. Il était vêtu d’une tenue de camouflage verte striée de gris et ne portait aucune arme apparente sur lui. Ce qui, le concernant, ne voulait vraiment rien dire. Comme prévu, ses poursuivants avaient trouvé l’empreinte. Ils se dirigeaient bel et bien dans la direction voulue. Sans attendre, le guerrier s’engagea silencieusement dans les fourrés, parallèlement au chemin suivi par le trio. Il devait arriver en position le premier. Cellendhyll de Cortavar, l’Ange du Chaos, était en chasse. * Les trois guerriers gravissaient vers le nord une pente sableuse encadrée d’ifs étirés, ruban large et ocre qui jurait avec les verts et les bruns de la grande forêt. Maltrek avait laissé la tête à Vin’, jugé le meilleur pisteur d’eux trois. Ce dernier avait réussi à trouver deux autres traces presque effacées trahissant la progression de celui qu’ils traquaient. La piste les conduisait en haut de la pente sablonneuse. Ils grimpèrent, penchés en avant, s’aidant de leurs bâtons, peinant à cause du sable traître qui fuyait sous leurs pas, leurs regards braqués sur les frondaisons de la double haie d’épais feuillus qui cernait la sente. À peine avaient-ils atteint le sommet, une cuvette d’herbe encore caressée par les soieries vaporeuses de la brume, que, surgissant de leur gauche – le côté le plus vulnérable pour les droitiers qu’ils étaient –, un grand fauve se jetait sur eux. Le tourbillon qu’était devenu Cellendhyll les prit totalement au dépourvu. Leurs jambes tétanisées par la montée handicapaient les guerriers, alourdis, incapables de se mouvoir avec leur habileté habituelle, incapables de proposer une défense acceptable. L’Ange était à portée de combat, il dévia le bâton sifflant de Maltrek de l’avant-bras droit, avant de le cogner d’une manchette du gauche, directement sur la mâchoire, puis de l’envoyer valdinguer dans la pente d’un coup d’épaule au poitrail. Vin’et Lucias n’eurent pas besoin de se concerter, ils avaient déjà combattu ensemble. Un bref coup d’œil échangé et ils se déployaient tant bien que mal sur les côtés de la cuvette, tentant de prendre leur adversaire en tenaille. Cellendhyll n’attendit pas, il brisa l’assaut en se jetant en avant. Une roulade, un rétablissement et il fauchait l’arrière des genoux de Lucias d’un revers du bras. Il enchaîna d’une frappe en direction de la glotte de son adversaire, un coup qu’il prit soin de stopper juste avant de toucher. Le mort virtuel avait compris, il ne bougea plus. Maltrek jurait en bas de la pente. Il s’était relevé et remontait à la charge. Vin’fit tournoyer son bâton devant lui tout en avançant sur l’Adhan. Il était plus petit que l’Ange mais son arme de bois lui conférait une meilleure allonge. Cellendhyll, pourtant, n’hésita pas. Il se ramassa sur lui-même et bondit sur Vin’. Deux foulées pour le rejoindre. Juste avant d’arriver au contact, Cellendhyll quitta le sol. Un saut périlleux avant de superbe amplitude. Dans l’instant suivant, il retombait dans le dos du petit guerrier qu’il frappa immédiatement d’un coup de pied retourné. Atteint au creux des reins, Vin’s’envola pour retomber lourdement sur le ventre. Un poids s’écrasa sur lui. Il sentit sa tête tirée en arrière et une grande main passer sur sa gorge en une caresse brève mais glaçante. Sans plus se soucier de Vin’, tandis que celui-ci échangeait un regard contrit avec Lucias, Cellendhyll se redressa pour accueillir Maltrek. Le blond chargeait, un torrent d’injures essoufflées se déversait de sa bouche épaisse. Vin’et Lucias s’étaient assis, spectateurs de l’affrontement à venir. Ils étaient morts. Manié avec toute la rage du blond, le bâton s’abattit de bas en haut, destiné à fracasser le crâne de l’Adhan. Ce dernier tourna sur lui-même, passant sur la gauche de son opposant. Le bâton frappa le sol, déséquilibrant Maltrek. Cellendhyll frappa plus vite que la foudre. Un coup de coude dans les côtes, un pas en avant, un autre coup de coude dans les reins, enchaîné d’un fouetté du pied dans les genoux pour jeter le blond au sol. Ce dernier se releva d’une torsion des reins et revint à l’assaut, dédaignant son bâton, ses poings épais serrés, prêts à frapper, à défoncer. Il éructa un juron, se fendit d’un crochet au visage. L’Ange pivota sur la droite, tandis que son adversaire ne touchait que le vide. Au sortir de sa volte, il claqua méchamment l’oreille de Maltrek qui rougit instantanément. Ce dernier recula sous l’impact. Sonné, il perdit l’équilibre. Cellendhyll recula d’un large pas et croisa les bras. Maltrek se releva tout en s’ébrouant. Son rictus haineux était éloquent. Plus encore que son oreille cuisante, son orgueil réclamait réparation. Il dégaina son poignard. — Je vais te crever, murmura-t-il, ses yeux braqués dans ceux de l’homme aux cheveux d’argent. — Le jeu est fini, riposta Cellendhyll en haussant les épaules, tu es mort. Je n’ai fait que gifler ton oreille mais tu sais que si j’avais appuyé ma frappe, tu serais au sol à te rouler de douleur, le tympan crevé, et je t’aurais achevé sans la moindre difficulté. Le musculeux blond cracha dans l’herbe : — Par les tripes du Loup Gris, ce n’est pas fini ! Je vais te planter, fils de pute ! — Calme-toi, Maltrek ! intervint Vin’, dont le regard passait du blond à l’Adhan. — Oui, renchérit Lucias, tu dépasses les bornes, là ! — Vos gueules ! clama Maltrek sans cesser de braquer son regard ombré de ressentiment sur l’Ange du Chaos. C’est entre lui et moi, à présent. Et je vais lui ouvrir la panse ! Le regard de Cellendhyll s’étrécit pour devenir un mince faisceau où le jade avait laissé place à un émeraude ardent. Il étira les muscles de son cou, de ses épaules. Sa bouche, réduite à une fente de mépris, s’incurva vers le bas : — Pose cette arme… Le ton était doux, presque, la voix posée. Vin ’et Lucias se regardèrent avant de se relever et de reculer sur le rebord de la cuvette. — Non, je ne vais pas la poser. Je vais te tuer et après je pisserai sur la gueule de ton cadavre ! Le visage de l’Ange s’étira alors d’un sourire exempt de toute gaieté. C’était le sourire d’un prédateur sur le point d’acculer sa proie Dur comme le roc des murailles naines, aussi impitoyable que le vent du Désert Rouge. Il dévoila ses dents à l’irréprochable blancheur avant de lâcher : — Vantard… — Paraît que t’es un cador. Eh bien moi, je le crois pas. Je vais te larder ! Maltrek cracha à nouveau et avança sur Cellendhyll, tout en exerçant de petits moulinets de son poignet armé, lame braquée devant lui, parallèle au sol. Cellendhyll attendit que l’autre arrive à portée et prit l’initiative. Nul besoin d’user du zen pour un pareil imbécile. Ondulant comme un serpent, les bras ondoyant en mouvements coulants, l’Ange se mit à bouger dans un style particulier, l’art antique du Fenn-Shah’. Une méthode de combat à mains nues, composée de souplesse et de parades, basée sur l’utilisation de l’élan de l’adversaire et de sa force pour la retourner contre lui. Chacune des attaques du blond fut parée, des avant-bras, du plat des mains ou des coudes. Cellendhyll attendit que l’autre se fatigue. Ce dernier finit par baisser de rythme. Le moment était venu. L’Ange du Chaos changea de style pour passer aux frappes sèches issues du Rilji’nn. Maltrek reçut un fouetté du pied dans le tibia, un coup de coude dans les côtes, un autre en pleine bouche, un revers de la main sur l’oreille gauche, une frappe du genou dans le foie. Malgré sa corpulence, il ne pouvait rien contre la grêle de coups qui s’abattait sur lui. Il trébucha. Cellendhyll recula une nouvelle fois. Le blond essuya sa bouche ensanglantée d’un revers de la main hurla de rage, les yeux au ciel. — Je te laisse une dernière chance. Pose cette arme, Maltrek, il est encore temps. Toujours le même ton calme et réfrigérant chez l’Adhan, nullement essoufflé. Mais Maltrek n’écoutait rien d’autre que le martèlement de son sang charrié de haine, calcinant toute raison, toute mesure. Les deux guerriers se jetèrent l’un sur l’autre. Vin’et Lucias eurent à peine le temps de contempler la suite. La suite et la fin du combat. À son tour, le blond feinta. Une attaque au visage, avant de se fendre vers le ventre de l’Adhan. Cellendhyll tomba sur un genou, laissant passer le bras armé au-dessus de lui. Ses mains croisées devant lui saisirent le poignet armé du blond. Ensuite, l’Adhan serra les mains et se détendit tel la lanière d’un fouet tout en se redressant. La dague s’échappa du poignet broyé de Maltrek. Mais l’Ange continua son mouvement, sans temps d’arrêt, relevant les bras, entraînant le membre prisonnier dans un mouvement de torsion implacable. Le coude du blond se brisa dans un claquement sec et sonore qui résonna dans la cuvette, aussitôt suivi d’un cri étouffé qui se prolongea en gémissement. Cellendhyll accentua son avantage en fauchant l’arrière des genoux de son adversaire. Maltrek percuta le sol, le souffle coupé. Cellendhyll lui plaqua sa botte sur la gorge. Il appuya jusqu’à ce que le visage du blond devienne aubergine, avant de relâcher la pression d’un cran et d’annoncer d’un ton glacé : — Je ne sais pas pourquoi je te laisse en vie, Maltrek… Probablement que je vieillis. Du reste, tu es trop stupide et trop incapable pour que je gaspille de l’énergie à te tuer. Tu peux retourner dans ta compagnie. Les abrutis dans ton genre, je n’en veux pas avec moi. Quant à vous deux, je vous donnerai ma réponse comme convenu. En attendant, ôtez de ma vue cet incapable. Vin’et Lucias redressèrent le blond. Le guerrier avait perdu toute agressivité. Il soutenait son bras fracturé tout en gémissant. — Maltrek, s’esclaffa Vin’, maintenant je peux te le dire : qu’est-ce que tu peux être con ! * Cellendhyll regarda les trois hommes disparaître sur le sentier, les deux bruns encadrant le blond. Il aurait pu rentrer au campement avec eux mais n’en ressentait nulle envie, irrité qu’il était par le comportement de cet imbécile. Il serra les poings. La colère crispait ses membres de l’intérieur. Une colère ardente alliée à l’envie de violence. Une colère dirigée contre Maltrek mais également contre lui même. L’Adhan connaissait au moins huit manières de tuer le guerrier blond en moins de deux battements de paupières et il avait bien failli céder à cet appel presque irrésistible, cette facilité. Il avait fait un effort plus grand pour épargner l’homme que pour lui ôter la vie. Ce goût de la violence qui le prenait de plus en plus souvent ne lui était pas propre et cette idée le dérangeait. Cet appétit de mort allait grandissant. Menaçait-il, un jour, de le submerger ? S’extirpant de ces noires pensées, Cellendhyll huma l’air des bois, savourant l’atmosphère si particulière de la sylve. Un cri de loup résonna à l’est, reprit par deux autres. L’envol d’oiseaux effrayés fit bruisser le feuillage à peu près dans la même direction. Cet endroit inquiétant que nombreux redoutaient, l’Ange en faisait son chez lui. Il devait se calmer et il disposait pour cela du meilleur des traitements. L’exercice, la dépense musculaire, un exutoire grâce auquel il pouvait renaître, l’esprit momentanément lavé de ses tourments. Les traits de l’Adhan s’étirèrent d’une joie carnassière. La forme parfaite qui était la sienne se révélait chaque jour tant une récompense qu’un plaisir. Il s’élança à petites foulées sur le sentier qui s’ouvrait entre les arbres à l’opposé de la cuvette. L’Ange se coula dans le zen comme on plonge dans une mer vivifiante, comme on revêt un manteau rassurant, bondissant dans le monde soudain bleuté. Libre, momentanément. Libre d’exister sans avoir à lutter. Chapitre 2 L’Adhan déboucha à longues foulées de la lisière de Streywen. Cette heure et demi de course l’avait délassé, une agréable lourdeur commençait à se faire sentir dans ses membres. Il était temps de rentrer. Des collines bordaient la forêt. Des fougères, encore, disputant le sol à une formation de bruyère rouge ou jaune, de chardonniers au vert très doux et d’aubépine fleurie. De la roche affleurante, des pins léchés de torrents fougueux, un paysage différent mais tout aussi farouche que la sylve. Et retiré. Aucune habitation visible, la nature régnait sans partage. On ne voyait le camp qu’en arrivant devant, renfoncé qu’il était dans un étroit vallon ceinturé de bouleaux. Quinze tentes de toile kaki dressées en rectangle. Un coin dévolu à la cuisine, un autre pour la toilette. Et c’était tout, car le bivouac n’avait qu’une vocation temporaire. Cellendhyll passa sans s’arrêter le cordon de sécurité, accordant un bref signe de tête aux gardes vêtus de cuir gris, armés de lances et d’épées. Après avoir vérifié que les sentinelles se trouvaient à leurs postes, il traversa l’allée centrale sans paraître se soucier des hommes et des femmes en uniforme d’entraînement, qui le saluaient respectueusement. Ses pas le portèrent tout droit sur la tente la plus grande du lot, ouverte sur deux côtés. Un brasero central crépitait d’une flambée de braises d’acacia. Un robuste guerrier l’attendait sur le seuil, les mains posées sur les hanches. Son apparence était remarquable dans tous les sens du terme. C’était un Loki, race extra-humaine issue de magie pure. Pour preuve, sa peau indigo, recouverte d’une fine fourrure sombre. Ou encore son regard pétillant de malice, du bleu foncé de la haute mer, pailleté de petites étoiles d’or. Sa chevelure, un assemblage de mèches fournies, noires ou d’un bleu profond, effilées vers l’arrière de son crâne ; deux nattes ornaient ses tempes. À chacune de ses oreilles en pointe brillaient pas moins de trois anneaux d’or blanc. Le Loki était sanglé dans un costume en peau de requin noir, taillé pour mettre en valeur sa masse musculaire d’une densité impressionnante. — Te voilà, enfin ! s’exclama Gheritarish. Je commençais à me demander où tu étais passé… Le dernier groupe est rentré depuis plus d’une heure. Salutations à toi, digne commandant de l’escadron… Comment va-t-on l’appeler d’ailleurs ton escouade ? On n’a toujours pas trouvé de nom approprié. Je pensais à quelque chose de ronflant, du genre “les Vaillants de Cellendhyll”… La voix du Loki sonnait aussi basse et grave que le ronflement d’un haut-dragon. Ayant salué son vieux camarade, Gheritarish retourna au brasero sur lequel il officiait. En l’occurrence, à faire griller une douzaine de gambas géants. — Salut Gher’, dit Cellendhyll, le visage chaleureux. Son compagnon d’aventure était l’un des rares avec qui il s’accordait à sourire sans réserve. — Alors comment s’est passé l’exercice ? J’ai appris que Maltrek avait eu un accident… — Maltrek est un moins que rien, signifia l’Adhan. Les deux autres ne sont pas mauvais, mais ce n’est pas suffisant. Ils sont tombés dans le premier piège que je leur ai tendu. Tu peux les rayer de la liste… Mais où as-tu réussi à dénicher ça ? s’étonna-t-il en désignant les grosses crevettes du menton. Ce n’est ni l’endroit, ni la saison. — Ah-ah ! Secret professionnel, Petit Homme. C’est que le vieux Gher’, il a de la ressource, hein ? Tu ne croyais tout de même pas que j’allais me farcir la potée dont se contentent les candidats ? J’ai trop de bouteille ! Attends un peu de goûter à ma sauce à la diable… Je la relève en la faisant flamber avec du cognac… J’ai ouvert le vin, le pain est tout croustillant. Allez, je t’attendais pour me mettre à table, viens ! — Tu m’attendais pour manger ? J’ai du mal à y croire… — Bon, en fait j’en ai déjà dégusté une fournée… mais j’ai encore un petit creux, je crois bien. — Je me disais bien… Fichu estomac sur pattes de Loki ! Ils s’assirent en tailleur l’un en face de l’autre, les mets à portée de main. L’exercice avait fait le plus grand bien à l’Adhan, il avait également attisé son appétit. Il mangea sans se faire prier, estimant que ce sacré Boule de Poils améliorait sa cuisine en vieillissant. La chair des gambas était à la fois dense et tendre, savoureuse. Elle se mariait parfaitement avec cette sauce épicée juste ce qu’il fallait. Parsemé de noisettes, le pain noir était un contrepoint idéal, de même que la demi-boule de fromage de montagne servie par le Loki. Le vin, un blanc des coteaux d’Aprefaûle, très légèrement pétillant, avait suffisamment de bouquet pour lui plaire. Le repas se fit en silence. Il ne dura pas. — Bien, à présent que tu as pris le temps de manger un morceau… J’ai une masse de choses à voir avec toi concernant l’escadron, mais cela attendra. Le seigneur veut te voir. — Morion… soupira l’Adhan en repoussant son assiette. Moi qui me voyais allongé pour la sieste après une bonne douche… Tant pis, si monseigneur Morion veut me voir, je n’ai qu’à m’exécuter. — Tu supportes de plus en plus mal l’autorité de ton maître ou je me trompe ? — Peu importe. J’y vais. Occupe-toi des hommes en attendant. Je te retrouve après et on fera le point. — Bien, mon commandant ! s’exclama le Loki soudain dressé en plein salut. — Je t’ai déjà dit d’arrêter de faire le pitre à me saluer comme ça. Tu as prévu quoi pour cet après-midi ? — J’emmène le contingent se dégourdir les jambes. Course de côte suivie d’un petit marathon de trente kilomètres ! — Bon, je te laisse gérer… Après tout, tu sais ce que tu fais. — Merci, mon commandant ! relança Gheritarish en faisant claquer les talons de ses bottes. — Gher ? — Mon commandant ? — Je vais marteler ta face poilue si tu continues à te foutre de moi ! — Me foutre de toi ? Moi ? Ton plus fidèle ami ? Celui à qui j’ai sauvé la mise un nombre incalculable de fois ? J’oserais me foutre de toi ? — C’est moi qui t’ai sauvé la mise durant toutes ces années, n’inverse pas les rôles, Boule de Poils ! — Hélas, mille fois hélas, soupira le Loki en portant sa grosse main à son front, ton sale caractère reprend le dessus et j’en fais une nouvelle fois les frais ! — Ne recommence pas ! — Oh toutes mes excuses mon doux sire ! — Cesse avec ton ironie… et sache que je ne suis pas ton “doux sire”. — C’est vrai ! Oui, mon commandant ! — Gher, siffla Cellendhyll entre ses dents. — Oui ? — Ferme-la ! * La forteresse d’Eodh, sur le Plan-maître du Chaos. Toujours vêtu de sa tenue de camouflage, Cellendhyll remontait un long couloir décoré d’un alignement de tableaux de maîtres. Au fond de ce long couloir, le bureau de Morion. L’ayant disséqué et reconnu, la porte magique en écailles de dragon rouge s’effaça devant l’Ange qui entra. Morion avait une fois de plus fait preuve de son humeur fantasque et de sa créativité. L’aspect de son antre avait totalement changé. Un pan de mur entier avait disparu. Le vide livrait la vue splendide de Streywen et de ses hautes cimes. L’hiver commençait à faire sentir son ardeur et la neige tombait par pétales bleutés. Vu d’en haut, le vert foncé des arbres tranchait avec ce bleu pâle, tandis que des volutes de brume nacrée s’échappaient des feuillages épais. Toutefois, par un des tours dont le Puissant d’Eodh avait le secret, on ne ressentait rien du vent glacé ou du froid de l’extérieur. La température restait celle d’une pièce chauffée, malgré cette ouverture béante. Le reste de la pièce était constitué d’un parquet de merisier presque noir, de deux murs couverts de livres, d’un coin salon au mobilier de cuir bleu lavande. Le dernier des murs était peint en laque ivoire. Y était centrée une esquisse au fusain représentant l’art Nijoll ; un grand guerrier torse nu, en posture de combat, un long sabre entre les mains, au milieu de hautes herbes couchées par le vent. Le visage taillé à la serpe, concentré, il semblait attendre une horde d’ennemis sans pour autant perdre de son assurance. La seconde œuvre différait tant d’esprit que d’aspect. Enserré dans un cadre cuivré, un triptyque représentait une constellation improbable de sphères de couleurs variées éclatantes ou mates – sur fond indigo. Les sphères paraissaient tourner sur elles-mêmes sur un rythme lent mais cependant perceptible. Sans conteste, Cellendhyll préférait le tableau du guerrier. Point d’orgue de la pièce, le bureau de Morion. Il n’y avait plus aucune trace de cet habituel fouillis de paperasse et d’objets exotiques qui l’encombraient et dans lequel seul le maître des lieux pouvait s’y retrouver. L’épais meuble en pin massif ne comportait plus qu’une série de dossiers soigneusement alignés sur le coin droit, classés en six piles de différentes couleurs. — Ah, te voilà enfin ! dit Morion. Un béret pelucheux et plat sur la tête, revêtu d’une douillette robe de chambre de velours mauve, Morion gardait l’aspect d’un frêle adolescent brun aux traits ciselés. Les habituelles petites lunettes noires surmontaient son nez fin, et sa bouche bien dessinée était marquée d’un pli réprobateur. — Tu aurais pu te changer, tout de même, poursuivit le Puissant de sa voix parfaitement modulée, aristocratique, virile, qui à elle seule pouvait laisser penser que Morion était bien plus qu’un adolescent. Alors, comment se porte ton escadron ? — Pour le moment, il n’existe toujours pas, dit Cellendhyll en haussant les épaules. Les présélections débutent à peine. À l’invite de son maître, il se laissa tomber dans un fauteuil au cuir acajou, qu’il savait confortable. Il allongea ses longues jambes et les croisa nonchalamment. — Tu as fini cet échéancier que je t’avais demandé ? reprit Morion. — J’ai posé mon rapport dans votre guichet hier soir, rétorqua l’Adhan, un sourcil haussé. — Hum. Tu m’as pris en défaut, je dois l’avouer. Passons… Dis-moi plutôt, comment se fait-il que tu n’aies pas encore commencé à former l’ossature de ton groupe ? Cellendhyll ramassa ses jambes et soupira : — Seigneur, nous en avons déjà parlé, il me semble. Vous voulez que je forme une unité d’élite ? Cela ne se forge pas avec n’importe qui… Je veux d’excellents combattants mais pas seulement. Lorsqu’on dirige mille hommes, peu importe d’en avoir dix ou même trente de qualité inférieure… Or, moi, je vais diriger un groupe nettement plus restreint, une petite unité, mobile, fiable et furtive, je n’ai donc pas droit à l’erreur. Du reste, je n’ai aucun doute sur le profil recherché. Ceux que je choisirai doivent savoir se battre, c’est bien le minimum, mais ils doivent en outre offrir un gros potentiel de développement, tant sur le plan physique que mental. Ils devront suivre les ordres tout en étant capables de s’adapter aux circonstances. Plutôt jeunes. Du caractère, mais pas de tête brûlée ou de caractériel. Je ne perdrai pas de temps avec les caractériels. Même si ces derniers font souvent de redoutables guerriers, ils se révèlent trop rigides. En somme, je veux des guerriers avec un tempérament équilibré, capable de se prendre en charge. D’improviser… Suffisamment malléables pour s’adapter aux circonstances, à l’inattendu. Du profil d’officier en somme. Et plus encore, chacun devra détenir un talent spécial qui le distinguera des autres tout en le rendant complémentaire au groupe… Cellendhyll haussa les épaules avant d’ajouter : — Je suis bien conscient que trouver de telles recrues risque de prendre du temps. Mais le temps que je perdrai à cette sélection, je le regagnerai ensuite à travailler avec des éléments fiables. — Ta philosophie me semble tout à fait appropriée, en l’espèce, Cellendhyll. Mais alors, de ces postulants, combien en as-tu à me proposer ? — Aucun pour le moment. Chaque jour, j’organise des tests avec Gheritarish. Et nous finirons par trouver nos élus, j’en suis persuadé. C’était faux. L’Adhan et le Loki estimaient avoir trouvé leurs deux premières recrues. Mais refusant que son maître intervienne dans la sélection, l’Ange avait décidé de ne lui présenter son groupe qu’une fois ce dernier constitué. Morion quitta l’Adhan des yeux, le temps d’ouvrir un tiroir et d’en sortir une pipe et une blague à tabac. D’un autre tiroir, il tira un cendrier en bois d’olivier. — Vous fumez ? s’étonna Cellendhyll. — Eh oui ! Je trouve que cela me donne un air respectable… et j’ai découvert un tabac roux d’une finesse exquise… Tu veux goûter ? — Très peu pour moi, dit l’Adhan, peu porté sur la fumée. Les doigts de Morion s’activèrent avec une adresse féerique. La pipe convenablement gorgée de tabac, le Puissant revint à son Ombre préférée. — Je n’ai rien à redire sur ton plan. N’ai-je pas promis de te laisser les mains libres en la matière ? En revanche, et c’est un des autres points que je voulais aborder, je ne m’attendais pas à une telle affluence de candidats ! Tous les guerriers du Chaos veulent servir sous tes ordres, Cellendhyll ! Ton escadron fait parler de lui avant-même d’exister. La bouche de l’Ange se tordit : — Vous exagérez, seigneur. — Presque pas. Je dois subir les pressions des autres commandants. Ils craignent que tu leur voles leurs meilleurs officiers… ce qui pose problème. Eodh risque de s’attirer les jalousies des autres Maisons et cela, je n’en veux pas. — Aucun risque, je ne recruterai pas d’officiers supérieurs. Cela n’irait pas. Un officier supérieur aurait du mal à se plier à mon autorité et cela pourrait créer des dissensions. Je veux un groupe soudé. — Fort bien. Je suis ravi de constater à quel point tu prends cette responsabilité à cœur. Évidemment, je n’ai rien de mieux à faire ! Morion alluma sa pipe avant de poursuivre : — À présent, passons à un point qui me plaît nettement moins, ta dernière trouvaille ! Quelle est cette lubie de t’être fait connaître sous ton véritable nom ? Jusqu’ici, tout le monde te connaissait sous le nom de Machallan et c’était très bien comme ça. L’Ange haussa à nouveau ses larges épaules : — Si les Ténèbres connaissent mon identité, à quoi bon la cacher au sein du Chaos ? J’en avais marre de jouer de rôle de Machallan, je suis Cellendhyll de Cortavar, j’assume mon identité tout autant que mon allégeance à Eodh, vous devriez être satisfait. D’autant que cela ne fragilise en rien mon rôle d’agent des Ombres, ce rôle-là reste parfaitement confidentiel… vous le savez comme moi. — J’estime que tu aurais dû me prévenir avant de te déclarer sous ton vrai nom ! Le visage imperturbable, Cellendhyll ne répondit rien. Depuis sa dernière mission, il ressentait des besoins d’indépendance. Sa nouvelle fonction d’officier commandant lui offrait une liberté accrue, mais l’autorité de Morion, comme le pressentait Gheritarish, lui pesait de plus en plus. — Au fait, finit-il par dire en changeant volontairement de sujet, vous ne m’avez toujours pas parlé de ce Arasùl et de sa prophétie. En quoi me concerne-t-elle ? — Oui, c’est vrai. Mais à l’heure actuelle, je n’en sais toujours pas autant que je le voudrais… Ce n’est pas que je te dissimule des choses, mais il se trouve qu’il y a plusieurs niveaux de compréhension dans cette nébuleuse histoire, et je dois creuser le sujet. Laisse-moi un peu de temps. La seule chose de claire dans cette histoire est la suivante : Arasùl était un seigneur ténébreux de pure souche et il a été assassiné. Personne ne connaît le coupable et a priori personne ne s’en soucie. — Après tout, c’est vous qui faites toute une histoire de cette prophétie. Pour ma part, je n’y vois aucun intérêt. Je n’ai jamais cru à ce genre de fariboles… Un silence s’instaura tandis que Morion relâchait d’épais nuages de fumée, le visage tourné vers le plafond. Il semblait avoir totalement oublié son subordonné. — Est-ce tout, mon seigneur ? s’enquit l’Ange. J’ai beaucoup à faire avec l’escadron… — Oui, c’est tout… Ah non, ajouta Morion en délaissant sa pipe, j’oubliais, tu vas aller chez le tailleur pour qu’il vérifie tes mesures ; j’ai moi-même dessiné ton nouvel uniforme. Il te plaira, il est… magnifique ! Mais il doit également t’aller parfaitement… Que ton escadron soit formé ou non, nous organisons une réception d’ici la fin du mois et je tiens à ce que tu y figures. Ce sera de l’excellente publicité en perspective. Non, inutile de grimacer, tu n’y couperas pas… Et surtout, tu n’oublieras pas d’arborer tes décorations, cela ajoutera du poids au spectacle. Tu peux toujours y compter ! Le seigneur marqua une pause, le temps de croiser ses doigts fins devant son menton orné d’une fossette. — Cellendhyll… je sais que tu as du mal à supporter l’autorité d’autrui. Or, je t’accorde à toi, et toi seul, une latitude de mouvement qui pourrait créer bien des envieux. Tu vas devoir faire un effort de maîtrise, car tu es à mon service, Cellendhyll, et je ne te permettrai pas de l’oublier… Cause toujours ! Ainsi cette canaille de Morion n’était pas dupe de ses velléités d’indépendance. Fort bien. Autant qu’il en soit ainsi. Un jour je partirai, Morion, et tu feras bien de ne pas te mettre en travers de mon chemin. Fou que tu es, intervint sa voix intérieure, on ne s’oppose jamais au Chaos ! * Son agent parti, le Puissant d’Eodh se leva de son fauteuil avec son incomparable mélange de distinction et d’assurance. Il vint se poster au bord du vide et contempla la vaste forêt offerte à ses pieds, durant de longues minutes méditatives. Puis, d’un ordre mental, il intima à la porte rouge de ne laisser entrer personne, excepté l’archiduc Elvanthyell, son géniteur. Cette précaution prise, Morion se débarrassa de sa robe d’intérieur, sous laquelle il était nu, et de ses pantoufles. Son corps d’albâtre était quasi imberbe, des muscles longs couraient sur sa peau lisse et blanche. Une complainte à la mode se mit à fleurir au coin de ses lèvres. Le Puissant se pencha au bord du vide, les bras écartés, aussi languide qu’une danseuse Rhitan. Il ferma les yeux et se jeta en avant, dans le gouffre, planant tel un albatros, offert au vent, à la neige, à l’hiver. Oh, mon Ange, ne te leurre pas, tu me suivras comme tu l’as toujours fait ! Tu hésites, mais tu n’as pas le choix, quoi que tu en penses. Tu dois suivre la Voie telle que je l’ai façonnée pour toi. Tu ne connais rien d’autre, Cellendhyll, j’y ai soigneusement veillé. Non, jamais je ne pourrai te laisser partir, le Chaos a trop besoin de tes talents pour que je puisse te rendre la liberté. Nous sommes si peu face aux autres ! Moi, Morion, je t’ai rendu plus fort, plus puissant que toutes mes autres Ombres, et tu ne t’en doutes même pas ! Ce sera ta seule récompense, je le crains. Chapitre 3 Rosh Melfynn se frottait les mains de contentement. Il se tenait debout sur l’une des vérandas de la forteresse du Chaos. Dehors, la neige tombait sous forme d’épais grumeaux azurés. Soupesant les poches de son pourpoint de velours vert olive, le rouquin vérifia qu’il avait emporté assez de doses. Son commerce était déjà florissant alors qu’il ne démarrait qu’à peine. Il fallait dire que les drogues fournies par les Ténébreux se révélaient de tout premier ordre. Il le savait pour les avoir lui-même goûtées, toujours à la recherche de nouvelles sensations. Plus que jamais, le rouquin aux yeux vairons s’était voué à la puissance tentatrice du Père de la Douleur. Sur le conseil direct du Roi-Sorcier, il s’était lancé dans un trafic de drogue au sein même des Maisons du Chaos. — Rosh, vous êtes là ? Une bande de jeunes seigneurs richement vêtus mais la mine débraillée, les yeux cernés et fiévreux, venait d’arriver. Ils sortaient à peine de l’adolescence. De jeunes hommes et non des hommes, la différence était bien perceptible. Tant dans leurs manières faussement affranchies que dans la tonalité enthousiaste – voire criarde – de leurs échanges. Les jeunes gens paraissaient bien partis sur la pente de l’ivresse des sens. Ils pouffaient ou gloussaient avant d’inspirer les uns après les autres une poudre fine aux reflets mauves. Le Rêve de Jour. Une drogue de premier choix fournie par les bons soins de Rosh Melfynn dans le but de répondre aux exigences de son véritable mentor, le Roi-Sorcier des Ténèbres. — Salut Rosh ? Comment va ? — Dis Rosh, tu en as ? J’ai tout fini ! — Rosh, moi aussi, j’en veux ! — Allez Rosh, sois généreux, cette fois… — Ah mes agneaux, grasseya le rouquin, ne craignez rien. Tonton Rosh est prêt à vous satisfaire ! Il a tout ce qu’il faut pour commencer la fête. Tendez-les mains. Ah pas de bousculade, hein ! Soyez sages et tout ira bien. Le rouquin débuta la distribution, extirpant de ses poches des sachets de poudre qui lui furent presque arrachés par des mains avides. En moins de cinq minutes, il avait tout donné. Il ne demandait pas de contrepartie. Du moins pas encore. Patience. — Alors Fergo, reprit Rosh, des nouvelles de notre ami ? Fergo, second fils de la maison Mornak, vassale de Garthe, ne pouvait détacher ses yeux du sachet qu’il était en train d’ouvrir. Il répondit pourtant, d’un ton distrait : — Érimas ne devrait pas tarder, comme je te l’avais dit. Fergo avait ouvert le sachet. Il préleva une pincée de poudre qu’il inspira d’un trait en rejetant la tête en arrière. — Aaah ! C’est de la bonne, ça ! Il reporta enfin son attention sur le Melfynn avant d’ajouter d’une voix pâteuse : — Il était très intéressé ce matin quand je lui ai parlé de notre petite soirée. Il m’a promis de venir sans en parler à quiconque. — Parfait. Il n’y a plus qu’à l’attendre alors. Après, je vous emmène à la soirée que je vous ai préparée. Attendez un peu de voir les filles qui vous attendent ! Je vous promets une sacrée partie de plaisir, mes agneaux, affûtez vos membres, vous allez en avoir besoin ! — Oui, les filles, Rosh, parle-nous des filles ! Mais le rouquin n’en eut pas l’occasion. Un bruit de pas résonna dans le couloir avant de s’interrompre sur le seuil de la pièce. Un homme entra sans hâte. Musculature affirmée, cuir noir, deux dagues croisées à la ceinture. Un Protecteur, de toute évidence. Son crâne rasé contrastait avec son bouc d’un noir d’encre. Son large visage était hermétique mais ses yeux ne manquaient rien des détails de la scène. Du regard, le guerrier vérifia la pièce et ses occupants avant de se mettre de côté pour laisser entrer Érimas de Garthe, premier fils de Maison, héritier en puissance. Aucun des hommes présents dans la salle ne possédait un tel rang. Son manteau de brocard portait les couleurs de son clan, violet et noir. Il était tête nue, avec un visage pâle, une chevelure châtain clair et une petite moustache. Le Protecteur se rangea deux pas derrière son maître. Ce dernier se plaça face à Rosh. — Ravi de voir que vous vous joignez à notre soirée, altesse, s’inclina respectueusement le rouquin. Les autres saluèrent l’arrivant avec un empressement moins marqué. — Fergo m’a tant vanté vos mérites que je n’aurai manqué cette opportunité sous aucun prétexte, répondit l’héritier d’un ton neutre. Ainsi donc, Rosh Melfynn, c’est vous qui dirigez cette noble bande ? — Je leur propose des plaisirs à hauteur de leurs attentes, seigneur. Des plaisirs dus à leur rang. Rien de plus… — Le Rêve de Jour, n’est-ce pas ? Je voudrais en goûter. Quel est votre prix ? — Mais je ne demande pas d’argent, seigneur, protesta Rosh d’un ton patelin. Je fais juste de petits cadeaux aux gens que j’apprécie… Tenez, voici. Érimas saisit le sachet tendu. Il l’éleva à la lumière des lampes pour mieux l’examiner… Avant de le jeter à ses pieds et de le piétiner. Il se redressa et croisa les bras sur sa poitrine : — Je vous vois, messires, autour de cet homme qui se prétend votre ami ! s’écria-t-il. La mine creusée, le regard abruti de drogues, la narine palpitante… vous êtes pitoyables ! Son regard émeraude étincelait de courroux et d’indignation. — Je vous ai surveillés ces derniers temps, lors des réceptions. Je voulais comprendre ce que vous mijotiez tous. Je le sais à présent. Par tous les Ancêtres ! Fous que vous êtes de faire confiance à cet homme ! Rosh Melfynn vous pervertit peu à peu et, pire encore, à travers vous, futurs dirigeants de nos clans, futurs conseillers, il pervertit la puissance-même du Chaos. Vous êtes la honte de notre race, tous autant que vous êtes ! Non, Melfynn, inutile de récriminer. J’en ai vu assez pour savoir ce que j’ai à faire ! — Et que comptez-vous faire justement ? susurra Rosh, le regard soudain très froid. — Tout dévoiler de vos infâmes manigances, évidemment. Avant que vous ne fassiez plus de mal à notre peuple ! — Tu exagères, Érimas, on ne fait que prendre un peu de bon temps, protesta l’un des nobles. Rien de criminel dans tout ceci. — Ça dépasse largement les limites de l’amusement ! riposta l’héritier en balayant l’air de sa paume. Et vous auriez dû vous en rendre compte plus tôt, bande d’imbéciles… Voyons Fergo, ou toi Nildar, je vous connais depuis toujours, reprenez-vous ! Ces derniers reniflèrent de concert une nouvelle dose de poudre avant d’adresser un sourire niais au fils Garthe. Rosh reprit la parole : — Je craignais d’en arriver là, hélas. Méfiez-vous, Érimas, tout héritier que vous soyez, il n’est pas bon m’avoir comme adversaire ! Le rouquin avait perdu toute onctuosité. Les jeunes nobles se mirent à reculer, laissant l’héritier et le rouquin au centre de la pièce, au centre des regards. Le Protecteur, un pas derrière son seigneur, restait toujours aussi imperturbable. Érimas ricana : — Vous, un adversaire ? Vraiment ? Voyons Melfynn, vous faites un piètre mage, je le sais. Et même si je ne suis pas un guerrier, vous n’êtes pas de taille à m’affronter dans un duel. Sans compter mon Protecteur qui vous découpera en lamelles au moindre geste. Et de toute manière, vous oubliez à qui vous parlez, troisième fils Melfynn. Je suis, pour ma part, premier fils, l’héritier direct de mon clan. Vous n’oseriez pas porter la main sur moi ! — Oh mais je ne porterai pas la main sur vous… Lui… le fera ! Sur un signe du rouquin, le Protecteur qui avait accompagné l’héritier du clan Garthe agrippa ce dernier par le menton et la nuque avant de lui briser les vertèbres d’un savant mouvement de torsion. Il relâcha le cadavre de son maître sans montrer la moindre émotion. L’un des nobles en revanche vomit sur ses chausses. — Mais… balbutia le nommé Nildar, mais vous l’avez… — Silence ! le gifla Rosh dans la foulée. Il posa les mains sur les hanches et se dressa face aux jeunes nobles : — Écoutez-moi, tous ! Vous êtes les complices de ce qui vient de se produire… Si je plonge, vous tomberez avec moi, je vous le garantis ! Vos rangs ne vous sauveront pas, vous le savez. Alors personne ne parle de tout ceci. Prenez ces doses et allez faire la fête, comme convenu. Les filles vous attendent, Elles sont toutes chaudes, les poulettes ! Je vous retrouve dès que j’ai fini ici. La volonté de Rosh prévalait sur les sens exacerbés et les volontés affaiblies de ses cadets. Une fois ces derniers partis, le Melfynn se retourna sur le Protecteur : — Quelqu’un sait que tu accompagnais Érimas, ce soir ? — Personne, j’ai falsifié les registres. Rien à craindre de ce coté. — Bien. Fais disparaître le corps, comme prévu. Pas de corps, pas de crime… La disparition d’Érimas va sûrement faire jaser à un moment ou un autre, mais sûrement moins que son assassinat… Je suis content de toi, Sequin. Tu auras le poste que je t’ai promis. Finis le travail et viens chercher ton salaire… La somme, tu la toucheras dès ce soir. Rejoins-moi sur la terrasse du jardin d’hiver. À minuit… Cela te satisfait ? Le Protecteur hocha la tête. — Sache que je te triplerai ton salaire si tu te mets à mon service, reprit immédiatement le rouquin. Avec toute la drogue que tu veux en sus et même des femmes. Je te propose de veiller à la sécurité de mon trafic ? Qu’en dis-tu ? Sequin n’hésita pas longtemps. Son faciès s’étira d’un sourire froid : — Je marche. Je vous l’ai dit la dernière fois, j’en ai marre de faire des courbettes, je veux la richesse et le pouvoir ! Ils échangèrent un regard de connivence, liés par une complicité naissante. — Si tu me sers bien, Sequin, tu n’auras plus à courber l’échine. Du reste, regarde-les… ces crétins, ils sont déjà en mon pouvoir et ce n’est que le début. Je ne pensais pas que ton défunt maître allait nous suivre mais je devais en avoir le cœur net. Tant pis pour lui. Un bruit de cavalcade brisa leur échange. Fergo revint du couloir en courant, affolé : — Quelqu’un était là à nous épier ! À la sortie du couloir, on est parti à droite. J’ai tourné la tête au dernier moment et j’ai vu une silhouette sortir de l’ombre et s’enfuir en courant, à l’opposé. Rosh poussa le pire juron de son répertoire. Il glapit : — Une silhouette ? De qui ? Homme ou femme ? — Comment savoir ? geignit Fergo. Il faisait trop sombre. J’ai juste vu un uniforme de garde, avec du vert et du jaune ou du doré… J’ai accouru pour te prévenir. Vert et Or. Trémayne ! — Je vais m’occuper de ça, Fergo, annonça Rosh d’un ton assuré. N’y pense plus et va rejoindre les autres. J’arrive. Resté en tête-à-tête avec Sequin, Rosh déclara : — Fais ton enquête. Trouve-moi quels étaient les gardes de Trémayne en poste ce soir. Avec tes relations dans la garde, tu devrais obtenir le renseignement sans trop de problèmes. Mais sois discret, hein ? Contente-toi de me ramener cette liste et nous aviserons. — Je connais la musique. Personne ne se doutera de quoi que ce soit. — À tout à l’heure, pour le paiement, alors. Rosh n’était pas trop inquiet concernant le meurtre proprement dit. Ses jeunes camarades ne parleraient pas. Dans les jours à venir, il allait prendre soin de les rassembler et de les abreuver de différentes drogues et de suffisamment de sexe pour leur faire oublier le crime auquel ils avaient assisté en complices involontaires. Plus le temps passerait et plus ils seraient ferrés. Il n’allait pas les lâcher. Sequin ferait sans nul doute une recrue de choix. Il allait évidemment le surveiller mais il savait reconnaître un compagnon de vice. Et cet individu intimidant en avait largement l’étoffe. Ce témoin potentiel en revanche, lui donnait la migraine. Qui ? Et comment le retrouver ? Le Melfynn allait devoir jouer serré à ce sujet précis. Il devait retrouver ce témoin et s’assurer de son silence. D’une dague en pleine gorge, par exemple. Chapitre 4 Ils se tenaient dans les entrailles de Mhalemort, au terme d’une descente au cœur de la montagne noire, éprouvante pour le corps comme pour l’esprit. La séance n’avait pas lieu dans l’endroit où le Roi-Sorcier avait coutume de recevoir, l’habituelle salle des Fumées. Ils avaient pénétré dans une pièce taillée dans un roc noir et grumeleux, avec de larges entailles creusées dans les parois, comme si un élémentaire de roche géant avait arraché la pierre à coups de dents rageurs. Le centre de cette salle à l’aspect résolument primitif était creusé par une sorte de cuvette de dix mètres de diamètre, au sol de pierre marbré de tâches brunâtres – le sang séché de ceux qui s’étaient affrontés ici – et cerclé de runes aux contours torturés. Des torches de deux mètres de haut étaient fichées dans le sol et les parois. Un son lancinant s’élevait en arrière-plan, plainte d’un vent souterrain ou gémissements de suppliciés. … L’un comme l’autre était crédible à Mhalemort. Le fond de la salle, à l’opposé de l’escalier d’entrée, était baigné d’un liquide sombre et sirupeux, semblable à de la naphte mais sans son odeur caractéristique. De temps à autre, d’amples ondulations bousculaient l’onde noire et miroitante. Une douzaine de guerriers ikshites se tenait là, face au lac, prête à répondre à la moindre menace. Ils étaient armés de sabres au fourreau et de grandes hampes terminées par des sortes de faucilles acérées. Rien de ce qui pouvait se tapir dans ce lac nébuleux ne pourrait les prendre par surprise. Cette fois, pas de fumée anthracite pour recouvrir le sol de pierre. L’entité grise aux volutes meurtrières était lovée aux pieds de son maître, le Roi-Sorcier. Ce dernier était assis dans une étrange sculpture, la paume d’une main de pierre renversée avec des ongles griffus tendus vers le ciel. Vêtu d’une longue robe de brocard pourpre foncé, avec son habituel capuchon destiné à lui cacher le visage, le Père de la Douleur surplombait ses subordonnés les plus puissants, les trois seigneurs de guerre en exercice. Le trio avait longuement insisté pour obtenir cette réunion extraordinaire. Bien que partageant la même soif ardente de pouvoir et de domination, le même penchant pour la souffrance, les trois chefs différaient sensiblement d’aspect. À la fois complices et rivaux, tous briguaient le poste et le pouvoir de leur maître le Père mais se révélaient incapables de s’allier, de partager le pouvoir qu’ils brûlaient de posséder. Le khan Croc-de-Haine, comme tous les Sanghs, était un géant à la peau d’un bleu rugueux, le front bas, bosselé, avec des yeux globuleux à l’iris orange. Fièrement érigée, sa corne frontale cramoisie s’accordait à l’incarnat de son anneau nasal. Habillé d’un baudrier noir laqué et d’un pagne en cuir de griffon, il écrasait tous les autres présents de sa masse musculeuse… À l’exception de l’autre Sangh qui l’accompagnait, Ghörghaï le Démembreur. Ce dernier ne différait d’aspect que par la couleur de sa corne, teinte en jaune, sa carnation plus claire et son mufle barré d’une horrible cicatrice. Le manche noir d’une volumineuse hache de guerre dépassait de la masse dense que formaient ses épaules. Berger-du-Massacre, aussi haute que maigre, était la Mère des Couvées mantes. Des antennes torsadées jaillissaient de son front chitineux. Ses pinces croisées devant son abdomen crissaient spasmodiquement et son regard à facettes violine soupesait ses alliés de son mépris. Elle portait une longue robe brune à trois pans qui cachait à peine sa carapace mauve renforcée de dentelures et de piquants. Tout comme le Sangh, elle s’était faite accompagner de sa guerrière la plus valeureuse, Xrii’liith, cette dernière non pas vêtue d’une robe mais d’un harnais de combat violet. Griffe-de-Sang le troisième seigneur, était un hybride serpentère. Sa peau d’écailles blanches arborait des reflets verts tandis que ses ailes rayées de rouge giflaient l’air d’impatience. Presque aussi imposante que celle de Croc-de-Haine, la musculature du Puissant traduisait la vivacité du prédateur plutôt que la force brutale. Comme à son habitude, il portait un costume de peau humaine. Il exhibait également un sautoir composé de doigts tranchés qu’il arrachait pour les mâchouiller d’un air extatique. Son second, Scorlash, dépourvu d’ailes quant à lui, se révélait plus trapu, sanglé dans un harnachement de cuir vert sur lequel se croisaient les deux fourreaux de ses dagues courbes. Il manquait un quatrième seigneur de guerre, le Conquérant. C’était l’objet de la réunion : la nomination du remplaçant au poste de Conquérant des Ténèbres. Chaque Puissant affichait l’ardent désir de faire élire son propre postulant. En effet, les chefs réunis savaient leur souverain au pied du mur. Il avait atermoyé autant que possible mais les intérêts du royaume ne pouvaient être négligés plus longtemps. Le conflit contre la Lumière était tout aussi vivace que lors des Grandes Guerres, bien que nettement plus discret à présent que les deux puissances avaient perdu la moitié de leurs effectifs militaires, décimés par la violence extrême des combats. Le plan de conquête des Plans intermédiaires établi pour les besoins de cette guerre nécessitait un nouvel exécutant. Attendre plus longtemps signifiait encourir le risque que l’empire de la Lumière ne se renforce au-delà de l’acceptable. Pour qui le connaissait, le Roi-Sorcier trahissait son irritation. La cause en était évidente, il répugnait à nommer l’un de ces prétendants, faute de pouvoir lui faire confiance. Ce serait là accorder trop de pouvoir à l’homme-lige d’un de ses seigneurs de guerre. En revanche, ces derniers exultaient respectivement dans leur coin, portés par l’espoir que leur candidat obtiendrait le poste tant convoité et la puissance allant de pair. Cela faisait une bonne heure que la réunion avait débuté. Les trois chefs de guerre avaient chacun leur tour présenté leur prétendant, plaidant pour leur propre paroisse avec toute la ferveur et la conviction possibles. — Vous devez choisir entre les postulants, insista Griffe-de-Sang le Serpentère, de son timbre zozotant, se risquant ainsi à accentuer la tension qui régnait dans la salle. — Oui, renchérit la voix éructante du Sangh Croc-de-Haine. Le moment est venu. Le royaume ne peut attendre plus longtemps ! La Mère des Couvées n’eut pas l’occasion d’intervenir pour accentuer la pression. Une voix s’éleva de l’entrée. Claire, assurée : — Un instant, Monseigneur ! Si vous me permettez ? Leprín arrivait dans la salle à grand pas, accompagné d’une silhouette cachée par un long pardessus sombre et coiffée d’un chapeau de cuir à large bord. Le Légat et les trois seigneurs de guerre échangèrent un bref signe de tête, accompagné d’un regard haineux. Leprín échappait à leur autorité, qu’il critiquait d’ailleurs dès qu’il le pouvait, tout en étant le favori affiché du Roi-Sorcier. Tout de soie noire vêtu, cape comprise, possédant les attributs des Ténébreux de race pure – peau noire, yeux jaunes aux pupilles fendues de rouge et cet aiguillon dentelé qui jaillissait de son dos à chaque pas –, Leprín avait fière allure. Cependant, le visage du Légat avait changé, impossible de passer à côté d’une telle métamorphose. À la place de son nez, un artefact de mana noir modelé par le Père de la Douleur lui-même, désireux de rendre une apparence acceptable à son favori qu’il avait retrouvé privé de son appendice nasal après sa dernière confrontation avec Cellendhyll. Étrange, mais fort bien dessiné, d’un noir si dense qu’il tranchait sur le reste du visage pourtant d’une carnation sombre, l’artefact complétait néanmoins harmonieusement le large visage du Légat. * Ceux qui avaient cru bon de se moquer du nouvel appendice du Légat avaient été défiés par ce dernier et lacérés par l’aiguillon d’os qui ornait sa queue furieuse, avant de se voir crever le cœur. Personne ne critiquait plus ouvertement l’apparence de Leprín, pas même ses pires ennemis au sein des Ténèbres, le trio des seigneurs de guerre. — Leprín ? Que veux-tu ? s’étonna le Roi-Sorcier. Je suis en plein conseil. Le souverain se recula dans son siège. Voilà qui n’était pas prévu, qui fournissait pourtant une diversion, certes temporaire, mais opportune. — Monseigneur, poursuivit le Légat, j’ai l’audace de vous interrompre car, moi aussi, j’ai un postulant à présenter pour remplacer Empaleur-des-mes. Le défunt Empaleur, assassiné par un Leprín fou de jalousie, malade d’amour pour Estrée d’Eodh – crime que son auteur espérait bien garder secret. — Impossible, tonna le khan des Sanghs. Le Légat n’a pas le rang d’un Puissant ! — Cela ne change rien, répliqua Leprín, catégorique, sans même daigner regarder Croc-de-Haine. Selon la loi des Ténèbres, quiconque peut postuler comme seigneur des Conquêtes, peu importe son rang. Je suis ici pour invoquer le droit au duel. Puisque le Conquérant doit avant tout être un guerrier, que les prétendants montrent leur valeur au combat ! — C’est là vérité, assura le Père, tout en frottant ses mains de satisfaction. Mais quel est donc ce postulant ? Un rire léger, nettement ironique, s’échappa de la silhouette qui se tenait à droite de Leprín. Le nouveau venu avança au premier plan, et dégrafa sa longue pelisse qu’il jeta négligemment sur le sol, la faisant suivre de son chapeau. Un mélange d’exclamations jaillit jusqu’à la voûte couronnant la caverne. La reine des Mantes lâcha un sifflement aigu, avant de frotter nerveusement les barbillons de ses avant-bras, imitée par son acolyte. Les deux Serpentères firent jaillir leurs griffes. Les Sanghs grondèrent en sourdine, tous poils hérissés. Le compagnon de Leprín resta immobile, comme pour mieux se laisser admirer. Il portait un ensemble de cuir mat et noir – pourpoint, pantalon et bottes – avec une ample cape de même facture qui masquait son dos. L’inconnu avait la peau ocre jaune, une crête de cheveux noirs en haut de son crâne rasé. Un visage triangulaire, un nez busqué, une large mâchoire, des oreilles pointues au lobe séparé en deux, une bouche réduite à une fente mais si large qu’elle couvrait toute la largeur de sa face, avec des lèvres d’un rubis intense au pli sardonique. De larges épaules, des bras interminables qui tombaient jusqu’à ses genoux, la taille mince, Un corps maigre, souple et nerveux. Bien que beaucoup plus mince que le Sangh, il paraissait aussi grand mais se tenait curieusement voûté, les genoux en perpétuelle flexion, dans une posture naturelle impossible à tenir pour un humain. La créature sourit, dévoilant une double paire de longues canines ainsi qu’une langue uniformément verte. Sa voix aux accents sifflants dégorgea d’une grande assurance : — Je suis Troghöl, prince des Arikaris, je présente mes respects et ceux de mon peuple au Père de la Douleur. Je viens ici pour te servir, roi des Ténèbres, avec tout le dévouement que tu mérites… et dans ce but je postule au rang de seigneur des Conquêtes ! Et, croisant les bras, il s’inclina profondément. — Arikari ! siffla le Roi-Sorcier, ses mains laiteuses aux ongles laqués de noir agrippées aux accoudoirs de son trône. Comment oses-tu ? Jusqu’alors assoupie, la fumée grise s’était dressée tout autour du Père, prête à tuer pour le protéger. Les trois chefs foudroyaient l’intrus de leurs regards haineux. Leprín avait reculé d’un pas pour mieux englober les protagonistes de sa vigilance. Ce n’était plus à lui d’agir, seulement d’observer. Le prince Troghöl ne semblait pas s’émouvoir de cette défiance à son égard. Il jaugea les autres avec une ironie marquée, avant de se retourner vers le Père. — Le passé est mort, mon roi ! Je viens corriger les erreurs commises par les miens. Je viens vous servir comme nos ancêtres l’auraient dû, et, ce, à tout jamais. Je serai votre Conquérant. D’une fidélité sans faille. Je prendrai cent mondes pour vous. Je vous ferai redouter sur tous les Plans. Je suis le porte-parole de mon peuple et je le déclare : les Arikaris sont là pour se racheter à vos yeux, prêts à vous servir dans leur plus profond dévouement ! — Comment te croire ? rétorqua le Père, sceptique. Comment, après la trahison de tes pères ? — Je n’ai d’autre preuve à vous apporter que mes actes, monseigneur. Je place ainsi notre monde et ses richesses sous votre autorité. Le Plan des Arikaris vous appartient désormais. Je place en outre mes clans à votre service. Commandez et nous agirons, pour défendre vos intérêts, votre grandeur. Nous voulons nous racheter, je vous l’ai dit. Nos pères ont fauté mais la jeune génération que je représente n’est pas coupable. Nous avons renié les fautifs, nous les avons châtiés en prenant leurs vies, en les clouant vifs sur l’autel de la souffrance ! — Par le venin du Plaeghis ! s’écria Leprín. Cette exclamation était un signal convenu entre le Légat et son souverain. La phrase-code signifiait qu’en la situation présente, le Roi-Sorcier devait faire confiance à son subordonné, que celui-ci savait parfaitement ce qu’il faisait. Avec une once de répugnance perceptible, le Roi-Sorcier se laissa fléchir : — Un combat pour me convaincre, pourquoi pas, en effet ? — J’affronte le Sangh en premier, proposa le prince arikari. Les deux autres ensuite. Il ajouta, toujours aussi assuré : ou bien tous ensemble, si tel est votre désir, monseigneur. Ledit Sangh réagit au défi en rugissant de puissance. Le Serpentère se ramassa sur lui-même, griffes déployées. La Mante fit s’entrechoquer ses pinces carapacées. Le Père se rencogna dans son siège et la fumée grise s’apaisa : — La puissance arikari pourrait me servir, en effet. Elle pourrait me prouver que je peux lui accorder ma confiance, en dépit du passé… Soit, nous procéderons comme le propose le postulant de Leprín. Que le premier combat débute et nous verrons bien qui mérite de succéder à Empaleur-des-mes comme Conquérant. Le Sangh ne put cacher son contentement, il n’avait nul besoin des encouragements de son khan. Combattre, il était né pour cela. C’était le meilleur guerrier de tous les clans sanghs réunis. Il avait piétiné, martelé, écrasé, lacéré, démembré, décervelé, plus de trois cents ennemis. Il passa une main aussi épaisse qu’un jambon dans son dos et la ressortit armée de son impressionnante hache runique qu’il éleva en direction du Roi-Sorcier puis celle de Croc-de-Haine. Ignorant le Légat et les seigneurs restants, il marcha pesamment vers le prince Troghöl, ce dernier paraissant bien frêle en comparaison. L’Arikari attendait, les mains vides, impavide, campé sur ses genoux fléchis. — Tu ne pèseras pas lourd face à moi ! éructa Ghörghaï le Démembreur. La bouche démesurée de Troghöl se déploya sur toute sa largeur : — Ta mère disait la même chose avant que je ne la défonce de toute ma longueur, gros sac à merde… Après, elle en redemanda… jusqu’à en crever de plaisir ! — Aaarrh ! Le Sangh s’élança sur son adversaire, oublieux de toute prudence. Du moins sur l’endroit où celui-ci se tenait dans l’instant précédent. La double lame ne frappa que le vide. Avec une souplesse incroyable, Troghöl avait bondi sur le côté, ses mains soudainement armées de longs poignards au métal verdâtre. Tournant sur lui-même, il atteignit le Sangh au creux du genou. Le ligament tranché dans un flot de sang, Ghörghaï s’affaissa sur le côté, l’élan brisé, tentant maladroitement de garder son équilibre. Troghöl lâcha un léger ricanement. Il fit le tour du Sangh sans le quitter des yeux, en prenant son temps. — Attention, je vais frapper. Le Sangh avait retrouvé une certaine assise mais il ne pouvait trop bouger. Troghöl bondit une nouvelle fois, effectuant une passe trop vive pour être comprise à l’œil nu. Il trompa aisément la défense de son adversaire et lui infligea une pichenette sur le bout du groin. On ne pouvait mortifier davantage un Sangh qu’il ne venait de le faire. La facilité de l’attaque, sa futilité, constituaient une injure plus cuisante encore que la blessure à son genou. Ghörghaï lâcha un revers de hache qui manqua son but avant de hurler de dépit. Troghöl ricana encore, toujours en mouvement : — Tu es pathétique ! Je vais frapper encore, attention. Il bondit sur Ghörghaï ramassé en posture de défense. Un bruit spongieux, un hurlement de douleur, et le Sangh se retrouvait une dague plantée dans l’épaule. Son bras gauche brusquement privé de nerf fléchisseur retomba le long de son flanc, inerte. Il n’avait rien vu venir. — Décidément, se moqua le prince, tu es réellement pitoyable… Ta mère était plus vive que toi. D’une nouvelle attaque, un ample mouvement coulé, l’Arikari perça la garde du Sangh qu’il éventra. Au passage, il récupéra sa seconde dague qu’il planta aussitôt dans la cuisse de son adversaire. Un gémissement sourd échappa des lèvres épaisses du Sangh. Ghörghaï chancelait. D’un sursaut d’énergie, il parvint à redresser sa hache. — Viens m’affronter, maudit crapaud ! — Avec plaisir. Je viens, mon tout beau, susurra Troghöl, qui s’étira de tout son long à peine sa phrase éteinte. Il bondit sur l’autre, encore plus vif qu’auparavant. La hache tomba sur le sol dans un bruit fracassant. Ghörghaï le Démembreur avait le regard soudain vitreux. Les deux dagues étaient plantées de chaque côté de sa gorge. Troghöl le poussa légèrement et Ghörghaï tomba en arrière dans un nuage de poussière alourdi des gouttelettes de son sang ocre. Un silence sépulcral accueillit cette victoire brutale. Après avoir étiré ses longs bras, de nouveau tassé sur lui-même, le prince des Arikaris reprit la parole, sans même prendre la peine récupérer ses lames : — À vous deux à présent. Pris individuellement, la Mante et le Serpentère faisaient de formidables opposants. Alliés, ils se révélaient plus redoutables encore. La Mante Xrii’liith à droite, Scorlash sur la gauche, ils entamèrent un mouvement pour prendre l’Arikari en tenaille. Troghöl se plaça de manière à ce que la dépouille du Sangh gêne l’avancée de la Mante. Puis, il bondit par-dessus le cadavre et atterrit en face du Serpentère. Celui-ci frappa aussitôt de ses huit griffes aussi tranchantes que des rasoirs. Dans la senestre du guerrier arikari apparut soudainement une hachette au manche de bois clair, légèrement recourbé. Troghöl évita les griffes de Scorlash d’une torsion du buste, il avança d’un pas pour dépasser son adversaire – tandis que la Mante contournait la dépouille du Sangh, ses pattes chitineuses cliquetant sur la pierre – et son bras s’étira démesurément en un arc de cercle inversé. L’acier s’enfonça dans le torse du Serpentère, s’éleva et s’enfonça encore, encore plus puissamment, à la jointure du cou. Une gerbe de sang jaune marqua le trépas de Scorlash. — À nous, se contenta de dire le prince sans un regard pour l’adversaire qu’il venait d’abattre avec une aisance insolente. La Mante avait contourné le défunt Ghörghaï. Elle se redressa de toute sa taille, ses pinces dentelées s’entrechoquaient l’une contre l’autre dans une proclamation de défi. Cette fois, Troghöl ne laissa pas son adversaire venir au contact. D’un revers du bras, l’Arikari lança sa hachette. Après un tour complet, celle-ci percuta le front de la Mante – qu’elle aurait dû décerveler – avant de rebondir sur la chitine, sans même l’écailler. — Oui… Il faut des armes magiques, énonça-t-il d’un sourire grimaçant. Il bondit. Une feinte pour déséquilibrer l’assaut de la Mante, un plongeon en direction du cadavre sangh, un roulé-boulé… il se redressa, les deux lames verdâtres dans les mains. — C’est bon, ma belle, j’ai ce qu’il faut pour te combler ! La Mante frappa avec un mouvement de découpe latérale. D’un glissement, Troghöl passa sur la droite de la créature insectoïde, l’une de ses dagues pointée de bas en haut, l’autre en retrait, au niveau de son oreille. Maniées avec cette précision mortelle dont le prince était capable, les lames se rabattirent en cisaille sur le poignet de la Mante, découpant son armure naturelle tel du vulgaire papier de riz. La pince tranchée de Xrii’liith alla rejoindre la hachette arikari sur le sol de pierre. Le prince recula de quelques pas dansés, la face de nouveau déformée de son vilain sourire. — Alors, ma belle, tu as mal ? La Mante crissait de douleur, effectivement. Elle profita du répit accordé pour cracher un épais jet de bave sur son membre mutilé. Une fumée s’échappa de la blessure, suivi d’un grésillement aigu. Les antennes de la Mante s’agitaient frénétiquement, à l’unisson de celles de la Mère des Couvées qui, sans prendre part au combat, ressentait la moindre des douleurs de sa championne. Toutefois, la blessure était à présent cicatrisée et aucune hémorragie n’était plus à craindre. Les Mantes étaient réputées particulièrement résistantes, capables de se battre démembrées jusqu’à la mort, sans jamais reculer. — Bien, bien… Encore du plaisir… susurra l’Arikari. Le prince croisa les dagues devant lui, avant de les rabattre le long de son corps. Il avança de son pas élastique, adoptant une trajectoire latérale à celle de son adversaire, sur le flanc gauche de celle-ci. L’instant d’après, il s’étirait pour bondir à l’opposé, obligeant la Mante à une brusque torsion du buste. La mante suivit la trajectoire de sa pince restante, prête à percer la nuque de Troghöl dès que ce dernier toucherait le sol. Mais en retombant, le prince se laissa totalement aller, s’allongeant sur le dos, les jambes arquées en arrière dans un angle impossible. La pince de la Mante passa largement au-dessus de lui. Les bras de Troghöl se détendirent vers le haut. Un nouveau frappé en ciseau et la seconde pince de Xrii’liith fut tranchée. La Mante recula avec des mouvements frénétiques pour se mettre hors de portée. — Oh, les choses se compliquent pour toi. Et ce n’est pas fini… L’Arikari s’était redressé de sa posture acrobatique sans paraître effectuer le moindre effort. Le reste du combat se révéla dans la lignée de ce qui venait de se produire. Troghöl maîtrisait à la perfection son art guerrier. Son ironie n’était pas la moindre de ses armes, harcelant la Mante avec plus de cruauté encore que ses lames. L’insecte géant ne put rien. Rien pour éviter de se faire découper membre après membre. Les blessures avaient beau se cautériser, la Mante finit par se réduire à un tronc de chitine lacéré, au milieu des autres parties de son corps éparpillées en éventail. Xrii’liith était toujours agitée par les tressaillements d’une vie torturée, tandis que Berger-du-Massacre connaissait – par lien psychique – les mêmes tourments. Troghöl se moqua d’elle jusqu’au bout. Il acheva la mante en lui découpant le haut du crâne avant de cracher sur la cervelle nue, ridée, pour enfin l’écraser impitoyablement à coups de bottes. Le Père de la Douleur, Leprín, Griffe-de-Sang et Croc-de-Haine avaient contemplé le combat avec une rigoureuse attention. La violence déchaînée par Troghöl, la maestria avec laquelle il l’exerçait recelait un pouvoir de fascination étrange qui les captivait, malgré eux. Leprín dévisagea les seigneurs de guerre sans cacher un air de profonde satisfaction. L’anéantissement de leurs espoirs, de cette manière si cruelle, ce camouflet infligé par le postulant du Légat se révélaient pires qu’un soufflet. Les Puissants paraissaient choqués. Ils prirent congé aussitôt après avoir salué leur suzerain. Ravalant à la file les multiples marches grossières qui les mèneraient aux paliers supérieurs, la tête basse, l’orgueil flétri, la haine couvante, sans même se soucier des dépouilles de leurs prétendants, ou de ce qui en restait. * Troghöl regarda les vaincus partir, ses yeux bleu pâle teintés de cette ironie malsaine qui paraissait l’habiter tout entier, le nourrir, le renforcer de son ichor. Les gardes ikshites n’avaient pas lâché le lac noir des yeux. Malgré tout ce qu’ils avaient entendu, les bruits de combat, les paroles échangées, les manifestations de douleur infligées par l’étranger aux puissants champions des seigneurs, ils s’étaient montrés impassibles. Ils savaient sans doute possible que le Roi-Sorcier lâcherait sa maudite fumée sur quiconque d’entre eux qui se détournerait de l’objet de sa garde. — Tu as bien combattu, prince, consentit à dire le Père de la Douleur. Prince, et non plus Arikari. Troghöl avait gagné une manche décisive. — Je te nomme seigneur des Conquêtes, poursuivit le Puissant. Leprín sera l’intermédiaire idéal entre nous. Ses ordres seront les miens, entends-tu ? Il t’aidera à t’installer. Tu occuperas l’aile dévolu au Conquérant, que tu pourras aménager comme tu l’entends, D’ici la fin de semaine, je veux que tu me présentes un projet de conquête sur une année, ainsi qu’une estimation pour les cinq suivantes. Leprín te livrera tous les éléments dont tu auras besoin. Je te jugerai sur l’à-propos de tes théories avant de te confier de véritables responsabilités Pour ce qui est de tes clans, je vais réfléchir à leur installation, dresse-moi l’inventaire de tes troupes. Il va déjà falloir créer un portail direct entre nos deux Plans… Je m’y emploierai. Tu commenceras par faire venir une suite réduite, disons quinze hommes. Si tu as des questions, passe par Leprín… Je te ferai convoquer dès que j’en éprouverai le besoin. En attendant, tu resteras dans tes appartements. Tels sont mes ordres ! Le Roi-Sorcier marqua une pause, le temps de se lever. Il reprit, tandis que la fumée s’enroulait autour de lui tel un manteau de vapeur agressive : — Sers-moi comme tu le prétends, et tu n’auras pas à le regretter Mais attention, ton peuple est loin d’avoir obtenu mon pardon, je vais vous couver de ma vigilance. Faites vos preuves ou vous connaîtrez les conséquences de ma colère. À présent, laisse-nous, je dois m’entretenir avec mon conseiller. Tu attendras Leprín en haut des marches… Sensible aux humeurs de son maître, la fumée avait pris une forme menaçante, déployée tout autour du souverain. Troghöl s’inclina avec cette souplesse hors-norme qui le caractérisait. Il récupéra ses armes qu’il rengaina, puis le reste de ses effets, avant de s’engager dans l’escalier de son pas élastique. Leprín attendit que l’Arikari soit hors de portée d’oreille pour dire : — J’ai toutes les raisons de croire qu’il vous servira avec fidélité, monseigneur. Et je vous le dis, j’en suis moi-même étonné, je n’ai jamais vu un tel combattant. Si ses hommes se battent moitié moins bien que lui, les Arikaris seront effroyablement redoutables. — Tu me demandes d’accorder ma confiance à cette race de félons… Des propos qui t’engagent sur une voie dangereuse, Légat. Je n’aimerais pas avoir à te faire payer ton incompétence mais je n’hésiterais pas. — Je suis prêt à vous donner ma vie, monseigneur, vous ne pouvez en douter ! — C’est ce que tu feras si j’ai à me plaindre de ton protégé. Mais je dois reconnaître que ton intervention est tombée à point nommé pour m’éviter de nommer le candidat improbable de l’un des seigneurs de guerre. Tu devras surveiller Troghöl avec la plus grande attention, cela tu t’en doutes. Et lorsque la liaison sera ouverte avec le Plan arikari, je veux connaître les richesses de cet univers. En attendant, tu lui fourniras les dossiers nécessaires pour préparer le plan de Conquêtes. Commence par lui montrer ses appartements… Va. Chapitre 5 Le soleil se levait à peine mais, déjà, il éclaboussait l’horizon d’un mantelet orangé. Le front de mer était limpide, l’air froid et sec. L’océan, d’un bleu cobalt, lâchait des assauts sous formes de vagues écumeuses qui venaient se fracasser sur la grève lissée de sable noir. Traits blancs et mouvants, une douzaine de mouettes survolaient l’onde agitée, déclamant leur chant criard. Animé d’amples foulées, Cellendhyll sortit des bois. Il dévala la pente douce qui conduisait à la rive pour aller rejoindre son comparse. La sueur s’évaporait de son torse sous forme de vapeur mais, malgré sa tenue légère – tunique sans manche, pagne et bottes de daim lacées –, l’Ange ne semblait nullement incommodé par la froideur matinale. Indéniable avantage conféré par son cœur second qui régulait sa température interne en fonction des conditions climatiques. Vêtus de tuniques doublées d’épaisse cotonnade grise, de pagnes de cuir et de mocassins souples, une gourde à la hanche, un groupe de jeunes gens des deux sexes courait sur la grande plage, sous les éructations de Gheritarish. Posté sur la hauteur d’une dune, habillé d’un costume de cuir moulant et rayé, le Loki se servait d’un porte-voix en cuir bouilli : — Plus vite, bande de limaces ! Plus haut les genoux ! Accélérez, ma grand-mère court plus vite que vous ! Le Loki se détourna pour accueillir l’homme aux cheveux d’argent, son large visage éclairé de son habituel sourire malicieux : — Mais dis-donc, Petit Homme, tu transpires la pleine forme, c’en est presque écœurant ! — Bah, tu dis ça parce que tu es jaloux, sourit à son tour Cellendhyll, passant la main dans ses cheveux courts. Et d’ailleurs tu as bien raison. C’est que pour ta part, tu commences à t’empâter, Boule-de-Poils ! Allez, dis-moi plutôt comment ils se débrouillent. — Moi, empâté ? se hérissa le Loki en se tâtant les hanches. Et puis quoi encore ? J’ai trop de muscles, oui, c’est ça qui me cause des bourrelets ! — Les recrues, Gher’… Gheritarish reporta son attention sur les coureurs en contrebas. En vérité, l’Adhan s’estimait satisfait de son recrutement. À force de patience et de tests, le Loki et lui-même avaient réussi à affiner leur sélection, pour n’en garder que le noyau le plus performant. — Oh, je me garderai bien de le leur dire mais je n’ai jamais entraîné d’aussi bons éléments… à part toi, bien sûr. Nous avons fait un excellent choix, mon vieux, du moins quant à leurs qualités physiques, et le reste sera dans la lignée, je ne me fais aucun souci. Allez, hurla-t-il soudain, plus vite, les pioupious ! Cellendhyll examina son commando. Ils étaient sept, lancés en plein effort, foulant le sable étincelant de rosée à foulées souples. Le premier de la file se nommait Élias. C’était un petit homme à la peau olivâtre, au corps nerveux, les cheveux noirs et frisés maintenus par un bandeau vert. Le suivait de près Melfarak, un individu plus grand d’une tête et demi, maigre, les cheveux bruns retenus en catogan, le regard gris. Trois mètres derrière venait Dreylen. À peu près de même taille mais plus massif. Doté d’un visage aux traits purs, presque féminin, de lèvres gourmandes, d’un regard gris pâle – les femmes devaient se pâmer à sa seule vue – avec des cheveux courts, décolorés. Suivait Khorn, l’homme à peau noire, au nez busqué, crâne rasé et musculature agressive. Ensuite Lhaër, une petite femme à l’air fragile, un visage lunaire encadré d’une toison rousse et frisottée, la peau laiteuse parsemée de taches de son. Le dernier du groupe était Bodvar, l’immense blond, irradiant d’énergie et de bonne humeur. Contrairement aux autres, ses traits larges étaient étirés d’un sourire, en dépit des efforts qu’il produisait pour ne pas se laisser distancer. Le Loki consulta le sablier gradué qu’il portait autour du cou : — Ils sont bien partis pour battre un nouveau record. Ils se sont tout de même tapé vingt kilomètres de course à travers la forêt avant d’arriver jusqu’ici ! Au milieu de la plage, huit cents mètres devant les coureurs, le point d’arrivée était symbolisé par une ligne tracée entre deux drapeaux. — Il en manque une, remarqua Cellendhyll. — T’inquiète, elle arrive, riposta Gher’. Une jeune femme brune venait d’apparaître de derrière un banc de dunes grasses, soixante foulées derrière les autres. Les traits minces, le nez pointu, elle était de taille légèrement au-dessus de la moyenne, les muscles souples et bien dessinés. Un casque de cheveux courts couleur noisette, rehaussés des mèches plus claires, encadrait un regard d’un violet lumineux. — Elle s’est laissée distancer, remarqua l’Adhan. — Attends, ne parle pas trop vite… Tu vas voir ce dont elle est capable, la petite Faith. Jusqu’alors impassibles, les traits de la brune se parèrent d’un masque de détermination. En vue de la dernière ligne droite, elle accéléra brusquement la cadence, les bras agités d’un vigoureux mouvement de balancier. Elle semblait à peine toucher le sol et l’Adhan avait rarement vu quelqu’un d’aussi gracieux dans un tel effort. Peu à peu, la jeune femme se mit à grignoter son retard. Elle rattrapa Bodvar tout d’abord, avant de pousser une nouvelle accélération qui lui fit dépasser d’une traite Khorn, qui avait baissé d’allure, puis Lhaër. Les sourcils séparés d’un trait vertical, la guerrière dépassa ensuite Melfarak – entre-temps rattrapé par Dreylen – en dépit des efforts de ce dernier pour la laisser derrière. Élias et Dreylen, les deux premiers coureurs, l’avaient enfin remarquée. Ils redoublèrent de vitesse. Mais la jeune femme se lança elle aussi dans une nouvelle accélération. Elle parvint à leur hauteur. Tous trois restèrent un temps sur la même ligne jusqu’à arriver à trois foulées de l’arrivée. Dreylen se détacha d’une longueur, avant que, d’un violent coup de reins, la jeune femme brune ne jaillisse en avant dans un suprême et dernier effort pour arracher la victoire d’une foulée. — Sacrée Faith ! s’exclama le Loki. Elle leur fait le coup à chaque fois ! Gheritarish se retourna vers l’Adhan : — Celle-là, c’est vraiment une recrue de choix. Tu l’as vue se battre, eh bien elle nage aussi bien qu’elle court… Et tu la verrais escalader, un vrai p’tit mouflon ! Bodvar venait d’arriver, clôturant l’épreuve. L’escouade reprit son souffle, les mains sur les cuisses, tout en échangeant des exclamations étouffées. Cellendhyll sourit à l’horizon. Cinq hommes, deux femmes. C’était là le ferment de son armée. Contrairement à beaucoup d’autres officiers, Cellendhyll ne voyait pas pourquoi il se passerait d’éléments féminins. Il se méfiait d’elles sur le plan personnel, mais ne les méprisait ou ne les sous-estimait pas pour autant… Ceux qu’il méprisait en priorité étaient les vantards, les incapables et les imbéciles. Il avait donc choisi les meilleurs possibles sans se soucier de leur sexe. — Comment s’entendent-ils ? demanda-t-il. — Aussi bien que possible ! Aucune jalousie entre eux. Je leur en ai fait tellement baver ces derniers temps qu’ils se sont retrouvés obligés de coopérer pour réussir… Tiens, par exemple, avec la course de tronc. De là, a germé un début de complicité qui ne fera que croître à mesure de l’entraînement, tu peux me faire confiance. Ils démontrent en outre cette complémentarité tout à fait intéressante que tu souhaitais. Peut-être même meilleure que ce que nous avions escompté. L’Adhan savait parfaitement à quoi son ami faisait référence. Porter un tronc de chêne de huit mètres de long sur une distance de quinze kilomètres, en un temps sévèrement imparti, ne pouvait se faire qu’en coordonnant les efforts du groupe. Tous les sept avaient passé les tests haut la main. * Élias d’Aclaan avait servi comme éclaireur au cours de six missions successives sur des plans annexes réputés dangereux. C’était un pisteur hors-pair. Un contact pourtant avare de compliments l’avait recommandé à Cellendhyll comme un guerrier fiable et pétri de bon sens. Melfarak Haukskirr était le plus jeune des trois meilleurs archers du Chaos. Il avait suivi l’enseignement de Vencélas, maître estimé par Cellendhyll comme par beaucoup d’autres. Sous des dehors un peu rêveurs, Melfarak s’était révélé un garçon réfléchi et talentueux. Il avait été la première recrue de l’escadron après Élias. Bodvar et Khorn venaient directement des Maraudeurs-Fantômes. Tous deux redoutables combattants, bien notés, appréciés tant pour leurs aptitudes au combat que pour leur humeur égale. Habitués aux champs de bataille, l’homme blond et l’homme noir étaient dotés d’un caractère bien trempé, ils n’avaient jamais reculé face à la menace des armes. Après avoir effectué ses classes chez les Maraudeurs-Fantômes, comme tous les guerriers du Chaos, Dreylen de Zyldar avait débuté comme assassin au service de la Maison Norghal. Il était reparu chez les Maraudeurs au terme de son engagement, avait alors voyagé, en mission d’infiltration sur des Plans Secondaires. Il était revenu depuis une semaine lorsqu’il avait postulé pour rejoindre les rangs de l’escouade de Cellendhyll. Moins puissant que Khorn ou Bodvar, il les avait cependant surclassés lors des duels d’entraînement organisés par Gheritarish. Gratifiée de capacités physiques supérieures, d’un équilibre parfait et de l’instinct du combattant, seule Faith pouvait rivaliser avec Dreylen au corps à corps. La jeune femme démontrait une réussite insolente dans tous les exercices proposés par l’exigeant Gheritarish. Après avoir servi les Maraudeurs dans un escadron d’assaut, elle avait changé d’affectation pour devenir membre de la sécurité de la Maison Trémayne. Emploi bien mieux rémunéré mais somme toute totalement ennuyeux. Elle n’avait tenu qu’une année avant de se décider à revenir sur le terrain. Sa sélection était évidente aux yeux du Loki. Lhaër de Bénérys, la rousse, était une exception. La perle rare. Non seulement guerrière – bien qu’un niveau en dessous des autres – mais également et surtout membre de la caste restreinte des guérisseurs. Les arts magiques de la guérison étaient bien les plus rarement pourvus, ce qui renforçait l’importance de son rôle. Lhaër avait suivi les enseignements des Sœurs Grises, une référence, puis ceux de la Guelfe Blanche, ordre tout aussi réputé, avant de revenir dans sa Patrie. Pourquoi rejoindre le groupe de Cellendhyll ? Elle était tout aussi intoxiquée que ses camarades par l’ivresse du danger. Lassée d’apporter ses soins à l’arrière des combats, soucieuse de servir au plus fort de l’action, au sein de la meilleure équipe possible. La rousse était exigeante, autant pour elle-même que pour les autres. Après s’être renseigné sur elle, Cellendhyll lui-même s’était déplacé pour l’enrôler. — Oui, décidément, on a le meilleur effectif possible, renchérit le Loki. Il releva son porte-voix pour tonner en direction des recrues : — C’est pas mal, mes petites feignasses… Enfin pas mal pour une bande de culs-de-jatte ! Va falloir faire mieux que ça pour me satisfaire. Allez les pioupious, vous faites une pause, vous buvez et vous vous étirez… avant de repartir pour une nouvelle série ! Un concert de protestations se fit entendre de la grève mais le Loki feignit de ne rien entendre : — Laisse-moi encore une semaine et ils auront gagné une résistance supérieure à nos prévisions. — Parfait. Tu as fait du bon boulot, Gher’. — Normal ! Je suis ce que je suis, la quintessence de la race Loki, après tout ! * — Les pioupious… je déteste quand il nous appelle comme ça ! — Ce sadique de Loki, ce tortionnaire, je vais le tuer… déclara Lhaër, le ton saccadé. Et je veux qu’il me supplie de l’achever… — Non, c’est moi, gronda Bodvar. Je vais le broyer de mes poings ! — Faudra que tu me prennes de vitesse, lâcha Dreylen d’un sourire las. — Gardez votre souffle, intima calmement Élias. Vous allez en avoir besoin. Et ne vous y trompez pas, se farcir un Loki, c’est tout sauf une promenade de santé ! Ce n’était certes pas le plus fort d’entre eux, mais le petit homme disposait d’une autorité naturelle qui prévalait sur le reste. Faith ne dit rien. Elle regardait la svelte silhouette de Cellendhyll se détacher du contre-haut dans la lumière du jour, sa chevelure d’argent auréolée par le soleil. * L’après-midi débutait. Dans l’ombre d’un cyprès, campé sur ses longues jambes, l’Ange du Chaos couvait ses troupes d’un œil critique. Après un solide repas, une sieste et des étirements –traitement nécessaire pour récupérer de la somme d’efforts imposée par le Loki – les recrues s’étaient lancés dans les exercices de combat en formation. Individuellement, ils étaient tous d’excellents combattants mais il leur restait encore à apprendre le plus important : évoluer en unité soudée. Fonctionner ensemble, d’une même volonté, d’un même effort, sans avoir à réfléchir, à hésiter. Gher’disposait d’un parfait terrain pour travailler les formatons de combat. Un champ d’exercice en losange, planté de quintaines des mannequins de bois placés sur pivot avec des bras articulés regroupées par série de dix, placées à droite et à gauche d’une ligne centrale, espacées à intervalles irréguliers, sur deux cents mètres de terre battue. Les membres de l’escouade devaient partir de l’une des extrémités du terrain et en remonter toute la longueur en serpentant entre les quintaines qu’ils devaient frapper à des points précis – symbolisés par des cibles rouges –, sous peine de se voir atteints en retour par les bras démesurés des mannequins. Remonter dans un positionnement précis, avec des changements décidés – et hurlés – par Gheritarish tout au fil de la progression. En formation d’avancée, Élias prenait la tête, chargé d’ouvrir la voie. Derrière lui, venaient sur sa droite Dreylen, sur sa gauche Faith, gardant les flancs. Derrière encore, marquant le centre de chacun de leurs dispositifs, Lhaër. À côté d’elle, l’impressionnant Bodvar. En retrait du couple, Melfarak qui se déplaçait latéralement, avec Khorn pour gérer l’arrière-garde. En revanche, en formation de combat, Élias se reculait à côté de Lhaër tandis que Bodvar se plaçait en tête du triangle formé avec Faith et Dreylen sur ses ailes. Melfarak se détachait des autres et Khorn comblait l’écart qui le séparait de la guerrière rousse et d’Elias. Mais ce n’était que le début. Ses recrues, Cellendhyll les voulait capables d’adopter sans transition cinq formations différentes selon la configuration du terrain ou la typologie de l’adversaire. Soit en se divisant par groupes de deux ou de trois, soit en escouade entière. Ils devaient également apprendre à combattre par paires ou par trios. * Ainsi, jour après jour, effort après effort, Gheritarish modelait ses recrues, aussi patiemment et avec la même application qu’un Maître-forgeron une lame d’exception. L’instruction était découpée ainsi : le matin en bord de mer, exercices physiques, travail en endurance et en résistance, un peu de musculation et beaucoup d’étirements. L’après-midi, dans les bois ou sur les collines, exercices de combat en formation et entraînement individuel durant lequel chacun travaillait ses forces et ses faiblesses – c’était là du perfectionnement et non plus de l’apprentissage. Le repas du soir représentait une pause aussi attendue que méritée, avant la reprise de la formation, alors axée sur la progression de nuit et la furtivité. Aucun d’eux ne flanchait, aucun d’eux ne posait de problème d’autorité, malgré ce que leur faisait subir Gheritarish. Ce dernier se montrait dur mais pas cruel, et prenait bien soin de prévoir des périodes de repos judicieusement choisies. Sans compter qu’il se révélait difficile de détester vraiment le truculent guerrier loki. Ce dernier avait fini par s’attirer la sympathie non avouée de l’escadron, qu’il régalait de ses aventures – voire de celles de Cellendhyll comme Maraudeur – lors des bivouacs du soir. L’Ange les côtoyait depuis suffisamment longtemps, à présent, pour cerner leurs tempéraments. Chaque soir, il prenait soin de discuter avec eux de stratégie, d’histoire militaire, de styles de combat, d’armement. Bodvar, le plus jovial du groupe, était un suiveur, de même que Melfarak, souvent plongé dans ses pensées. Élias avait des dispositions de meneur mais pas le réel désir de les concrétiser. Dreylen paraissait préférer orienter plutôt que diriger, malgré de brillantes capacités d’analyse. Contrairement aux apparences, celle qui démontrait la plus grande aptitude à mener était Lhaër. La rousse aux airs fragiles montrait une volonté inflexible, elle dirigeait leurs divers débats, offrant la parole à celui qui la demandait, demandant des éclaircissements lorsque c’était nécessaire. Faith, quant à elle, intervenait peu, elle se contentait d’être là. Son regard violet allait de l’un à l’autre des participants mais toujours il venait se recentrer sur Cellendhyll, ce dont l’Adhan était conscient. La brune lui semblait bien la plus difficile à cerner. C’était la plus douée d’entre eux a priori. Mais autant elle se livrait totalement à l’entraînement, autant le reste du temps elle affichait une réserve mystérieuse. Chapitre 6 Rosh et Sequin s’étaient retrouvés dans les saunas de la forteresse chaotique, vêtus de simples pagnes en éponge. Un endroit bien choisi pour éviter d’attirer l’attention. Rosh était massif mais commençait à s’empâter, ses hanches s’élargissaient et son ventre trahissait un début de bedaine. Sequin avait un corps puissant, couturé de cicatrices, sans un poil de graisse superflue. Après avoir veillé que personne ne se tenait à portée, ils s’enfoncèrent dans un nuage de vapeur particulièrement épais. — Alors, capitaine Sequin, tu as des nouvelles ? s’enquit Rosh, soulagé que la brume cache son corps disgracieux. — Cela m’a pris plus de temps que prévu mais oui, j’ai les noms des gardes de Trémayne en poste le fameux soir. — Alors ? — Ils sont huit possibles. Trois ont depuis changé d’affectation. Les détails vous intéressent ? — Inutile, j’ai assez à faire comme ça… Et puis, je te sais tout aussi motivé que moi à régler cette affaire. Nous courons les mêmes risques, il me semble. — Maintenant que nous avons les noms, que faisons-nous ? — Quel est ton avis, Sequin ? — Bah, je me demande si ça vaut le coup… si celui qui nous a surpris avait parlé, nul doute que nous aurions déjà été arrêtés. Or, ce n’est pas le cas. Et si le témoin l’a fermé jusqu’ici, pourquoi parlerait-il maintenant ? — Ton analyse me semble juste. Toutefois, un surcroît de précautions me semble indispensable. Trouve les huit gardes et vois ce que tu peux arranger. Tu comprends ce que je veux dire… Le mieux serait de les faire disparaître, comme pour l’héritier de Garthe. Pas de corps pas de délit. — Dites, reprit Sequin, faire disparaître ces individus, ça va faire louche. Huit, c’est beaucoup, impossible de faire passer ça pour une série d’accidents. Rosh tripota sa barbiche rousse avant de répondre : — Peut-être… Mais c’est sûrement moins risqué que la possibilité de voir ce témoin nous dénoncer. Je n’ai pas le choix, on ne peut tout de même pas les interroger un à un, ces gardes, pour leur demander s’ils ont été présents le soir du meurtre ! Alors le tout est d’agir sans que l’on puisse remonter jusqu’à nous… Le meilleur moyen pour ça sera donc de détruire les corps de nos cibles. As-tu des hommes de confiance à employer ? Avec suffisamment de doigté ? — Il se trouve que oui. Ils me sont entièrement dévoués. Mais ça va prendre un peu de temps pour tout organiser, je veux être certain qu’on ne puisse pas me soupçonner. — À la bonne heure. Je te sais capable de régler tout ça. — Dites, une question… Les gamins ne risquent pas de parler au moins ? — Aucune chance, affirma le rouquin. Avec les doses que je leur refourgue en ce moment, c’est à peine s’ils parviennent à compter jusqu’à dix, et encore en s’aidant de leurs doigts ! * Vêtu d’un costume de velours brun à rayures orangées, d’une chemise à jabot et d’un béret vert olive, Rosh sortit des thermes, seul, pour ne pas éveiller l’attention sur ses contacts avec Sequin. Le rouquin était égal à lui-même, son visage exprimait un mélange de duplicité, d’égoïsme et de dépravation. Il souriait largement. C’est que la situation du Melfynn s’était nettement améliorée au fil de cette année. Sa relation avec le Père de la Douleur s’était renforcée par des contacts réguliers – sous forme d’échanges magiques – toujours sur l’initiative du Roi-Sorcier. Ce dernier avait fourni au rouquin, par le biais de Leprín, les drogues grâce auxquelles il continuait de pervertir la jeunesse insouciante et naïve des Maisons du Chaos, ainsi que suffisamment de fonds pour subvenir à tous ses besoins. Rosh avait joué de tout son charme auprès de sa génitrice, la baronne Mharagret, jusqu’à lui arracher la nomination de Sequin comme officier de la garde du clan Melfynn. Ce genre de changement d’affectation d’une Maison à l’autre était courante au sein du Chaos. Une règle stipulait toutefois que si un conflit se déclarait, chaque Maraudeur en place dans une Maison annulait son contrat pour se mettre dans les plus brefs délais au service du corps des guerriers du Chaos. Cette nomination avait augmenté la reconnaissance de Sequin à son égard. D’autant plus que le rouquin lui faisait miroiter un poste de commandant à venir, si tout se déroulait selon ses plans. Une fois le problème de cet indésirable témoin réglé, Rosh serait tiré d’affaire. Même si l’on découvrait son trafic de stupéfiants, il ne risquerait pas grand-chose, sinon une sévère remontrance. Sa mère avait jusqu’ici couvert toutes ses frasques, toutes ses machinations, si nombreuses et si répréhensibles fussent-elles. Elle continuerait à le protéger envers et contre tous, il n’en doutait pas. Après tout, il ne faisait que proposer ses marchandises, sans demander de paiement. Du moins en apparence. * Quelques minutes plus tard, le petit homme à la chevelure d’un roux patiné se retrouvait dans un couloir de la forteresse, encadré de deux jeunes filles au teint d’albâtre et aux lourdes boucles de cheveux satinés ; auburn pour l’une, nommée Liselotte, châtain clair pour l’autre, Fédora. Elles venaient de l’aborder d’un sourire timide en prononçant la formule miracle : “Rêve de Jour”. — Venez mes toutes belles, dit-il en les prenant par la taille. Venez avec l’oncle Rosh, il va bien s’occuper de vous ! Les joues des deux donzelles s’empourpraient d’excitation. Leurs robes coûteuses, chamarrées de vert pour Liselotte et de vieux rose pour Fédora, froufroutaient dans leur sillage. Rosh les mena dans l’une des nombreuses alcôves prévues pour le confort des invités. Les mœurs frivoles du Chaos ne s’embarrassaient pas d’entraves et l’architecture de la forteresse était conçue pour faciliter les échanges amoureux. — Ah, mes petites colombes, vous avez eu raison de venir me trouver ! Tonton Rosh va vous soigner comme il sait si bien le faire. Ses petits yeux vairons allaient sans cesse de l’une à l’autre, chargés d’une concupiscence qu’il ne prenait plus la peine de réfréner. — C’est Mina qui nous envoie, susurra Liselotte, d’apparence la plus décidée des deux. — Ah Mina, cette douce enfant ! s’exclama Rosh, qui se remémorait parfaitement la blonde aux airs juvéniles, et surtout la voracité avec laquelle elle avait englouti puis dégusté son membre turgescent. Depuis que Rosh avait commencé son commerce, Mina avait été l’une de ses expériences sexuelles les plus marquantes. Elle s’était pliée à toutes les inventions du rouquin, sans se plaindre, sans s’effaroucher, démontrant au contraire un goût prononcé pour la perversion. — Je ne veux pas d’argent, Mina vous l’a dit ? Je me fais payer autrement. Tandis que Liselotte se mettait à minauder, Fédora en revanche le fixa bien en face. Elle passa une langue pointue entre ses lèvres et lâcha négligemment : — Nous le savons. Finalement, cette Fédora ne semblait pas si timorée que cela, se réjouit Rosh, tout en défaisant les boutons de son pourpoint. Il n’eut pas le temps de le retirer que la jeune femme se laissait tomber à ses genoux pour entreprendre d’extraire de son pantalon un sexe à couronne violacée, déjà roidi par le désir. Il la laissa disposer de son membre pendant dix bonnes minutes, le temps de constater qu’elle s’y connaissait parfaitement en matière de fellation, avant de reculer. — Une minute, mes toutes belles. Attendez un peu de goûter à mes friandises… Tenez, prenez ces sachets. Ils sont pour vous. Allez-y, inspirez la poudre mauve. Oui, très bien comme ça. Voilà, ça va venir. Vous allez vous sentir tellement bien… Quelques instants plus tard, l’alcôve s’était transformée en lieu de débauche. * Le sexe pouvait se révéler – surtout couplé à l’amour – une chose merveilleuse, ou bien la pire des servitudes. Avec Rosh Melfynn, quel que soit le domaine abordé, on avait toujours droit au pire. Rosh usa, abusa des charmes de Liselotte et de Fédora, de leur jeunesse, de leur avidité. Il palpa, pinça, s’esclaffa, embrassa, claqua, cracha, avec cette lubricité extrême qui le caractérisait. Les deux jeunes filles répondaient à ses attentes, à ses désirs, la drogue qu’il leur avait donnée provoquant en elles l’oblitération de leur raison, couplée à une excitation somme toute factice mais toutefois concrète, bien suffisante pour les transformer en victimes consentantes de ses appétits. Elles étaient prêtes à toutes les bassesses, notamment cette servitude temporaire, cet abaissement aux caprices pervers du rouquin. Les yeux vitreux d’excitation, Rosh oignit ses compagnes de sa dépravation, en l’instant présent maître du stupre, maître de la chair. Ces tendres damoiselles représentaient pour lui des friandises, des jouets, une plaisante distraction. Il trouvait délectable de les avilir, de plonger dans leurs moiteurs pour mieux les distendre, tandis que, la conscience dissoute par les narcotiques, les filles trouvaient l’oubli dans cette ivresse de chair et de fluides. Le petit rouquin décida ainsi plusieurs combinaisons, assemblage de chair, de sueur, de cyprine et de foutre, il était devenu l’ordonnateur d’une splendeur malsaine, plongé dans cet univers de son cru où il dominait les autres, gouverné par son instinct dominateur, qui prenait le pas sur tout le reste. Cette plongée dans l’incandescence des sens, Rosh la maîtrisait sous tous ses aspects, son sexe dominait les débats, icône de chair turgescente, avide et roide, source de son pouvoir, de sa bassesse. Tel était le Melfynn, chantre malsain, jamais aussi présent, aussi puissant, que dans ce genre d’instants voués aux relents de sa jouissance. Décidément, songea-t-il entre deux coups de boutoirs, environné des gémissements de ses partenaires, sa nouvelle vie valait largement les traîtrises perpétrées ! Chapitre 7 Dévalant la pente d’herbe grasse qui s’écoulait des bois, ils arrivèrent à petites foulées au campement, le souffle heurté et les traits tirés. Le train que leur avait imposé Cellendhyll lors de cette course de nuit avait sapé leurs réserves d’énergie. L’Adhan, qui avait couru en tête jusqu’à la fin de l’exercice, les avait laissés rentrer sans lui, déclarant qu’il les rejoindrait dans un couple d’heures. Le bivouac était situé dans une combe abritée du vent par une triple haie de ronces épaisses. Éreintées, les recrues de l’Ange se laissèrent tomber autour du feu entouré de grosses pierres. — Le commandant veut nous tuer ou quoi ? grimaça Bodvar, en s’affalant sur son sac, le visage ruisselant de sueur. Il nous a refusé tout repas de la journée, toute boisson, il a enchaîné les exercices sans nous laisser récupérer… — En tout cas, moi je commence à en avoir marre, le coupa Dreylen, si j’ai postulé ce n’est sûrement pas pour servir de souffre-douleur ! — Moi non plus. — Ni moi. — Il nous prend pour des bleus ou quoi ? renchérit Dreylen. Un concert de voix s’ensuivit, désordonné, presque hargneux, provoqué par la fatigue générale. — Oui c’est dur, très dur, admit alors Élias, qui entreprit de remettre du bois dans le feu. Sa tache effectuée, il revint s’asseoir sur sa couverture. Il enfourna un morceau de tabac à chiquer, mastiqua quelques secondes, et reprit d’une voix paisible : — Plus dur encore que l’entraînement des Maraudeurs, comme nous avons pu en juger… Mais ne vous y trompez pas. Le commandant de Cortavar veut faire de nous une élite, et, si nous jouons le jeu, il va réussir. Si nous formons un groupe uni, nous serons encore plus forts, cela ne fait aucun doute. — Nous sommes tous volontaires, ajouta Faith, assise en tailleur car nous avons le même appétit d’excellence. Quelqu’un veut abandonner ? Personne ne répondit. À l’instar de la jeune femme brune, ils s’abreuvèrent à leurs gourdes. Khorn fouilla dans son paquetage pour en sortir un sachet de cuir qu’il ouvrit. Il préleva un morceau d’abricot séché et quelques noisettes, avant de faire passer le sachet à ses compagnons. — Alors serrons les dents et évitons de nous plaindre, ajouta Élias. De nombreux guerriers voudraient être là et vous le savez… Vous voulez leur céder votre place ? — Et le regretter le restant de notre vie ? Très peu pour moi, déclara Faith en se rallongeant. Élias fit le tour des visages, avant de rajouter, tout en piochant dans le sachet de nourriture : — Je crois que nous sommes d’accord. Bodvar opinait vigoureusement, tout en retirant l’une de ses bottes. — Qu’en penses-tu, Melfarak ? lança Dreylen. L’archer se tenait assis, les jambes croisées, le dos très droit. Il avala sa dernière bouchée de fruit séché et dit d’un ton doux : — La seule chose que je veuille exprimer c’est que je me plais ici… Je ferai tout pour rester. La réponse de Melfarak fut suivie de hochements de tête approbateurs. — Lhaër, à ton tour, reprit Élias, les yeux braqués sur l’intéressée. La guerrière venait d’étirer ses abducteurs. Elle s’allongea et croisa les mains sous sa nuque : — Je n’ai rien à ajouter à ce qui vient de se dire. Ce que nous recherchons a un prix et je suis prête à le payer. — Alors c’est entendu. Je propose un pot commun. Le premier qui se plaint y déposera une licorne d’argent… ce sera son gage. C’est d’accord ? Tous approuvèrent, même Dreylen, le visage marqué d’un pli maussade. — On commence tout de suite… s’exclama Lhaër. Bodvar, tu as un gage, tu dois une licorne. — Quoi ? se releva le blond, sautillant sur son seul pied botte. Hé, quand je me suis plaint tout à l’heure, il n’y avait pas encore de règle ! — Et là, justement, tu vois que tu viens de te plaindre ! asséna Lhaër, son index pointé sur lui. Allez une licorne, gros lourdaud ! — Une licorne ! Une licorne ! scandèrent les autres. À force de sautiller, Bodvar perdit l’équilibre et chuta lourdement. — Je proteste ! glapit-il. Ils éclatèrent d’un rire commun et bon enfant. Cellendhyll se tenait caché dans l’ombre d’un saule, témoin indétecté de cet échange. C’est avec un sourire aux lèvres qu’il s’éloigna dans la nuit. * Quelques jours plus tard, la fin de la période d’entraînement décidée par l’Adhan et le Loki venait de s’achever. Tous deux étaient plus que satisfaits du commando. Les membres de l’escouade avaient tous maigri. Ils s’étaient endurcis, également, tant sur le plan physique que mental. Chacun d’eux avait gagné une résistance à l’effort qui lui aurait semblé impossible auparavant. L’effort en commun, la souffrance partagée les avaient rapprochés. C’était bien là l’un des buts poursuivis par le rusé Loki. Cellendhyll les fit mettre en rang devant lui, avant d’annoncer : — Vous avez bien travaillé. À présent, je peux vous le dire, je suis très satisfait. Mais il reste un point à régler et je ne veux pas en décider sans vous, car vous êtes les premiers concernés… Comment allons-nous nommer notre escadron ? Des suggestions ? — Justement, commandant, intervint Dreylen, un sourire aux lèvres. Nous en avons discuté entre nous et nous avons trouvé un nom qui nous plaît… “L’escadron Spectre”. — Et pourquoi “Spectre” ? — Parce qu’avec l’entraînement que vous nous avez fait subir, nous étions tellement minables, sales et épuisés que nous ne ressembla, plus qu’à cela. À des spectres ! Les sept commandos rirent de concert et l’Adhan put constater une nouvelle fois leur complicité. — L’escadron Spectre ? sourit-il. Oui, ça sonne bien… Gher’, qu’en penses-tu ? Le Loki opina vigoureusement. — Adopté ! En ce jour, je déclare officiellement la naissance de l’escadron Spectre, déclara Cellendhyll. — Longue vie à l’escadron Spectre ! s’écria le Loki tout réjoui. L’acclamation fut aussitôt reprise en chœur par le commando, avec un enthousiasme encore accru lorsque Gheritarish rabattit les pans de la tente, dévoilant une table chargée de victuailles et de bonnes bouteilles. — Ce soir, les pioupious, vous avez soirée libre ! Profitez-en ! L’Adhan contempla les membres de son escouade, fier comme un père, tandis qu’ils s’occupaient à se servir de larges assiettes de grillade ou de salade, à partager une coupe de bière ou de vin frais, à discuter, à plaisanter. Faith se tourna vers lui et lui envoya un clin d’œil. Le genre de regard qu’elle lui adressait depuis plusieurs jours, il n’y avait pas à s’y méprendre. En d’autres circonstances, l’Adhan aurait été séduit, d’autant plus que la guerrière aux cheveux courts lui plaisait. Mais elle était sous ses ordres, et se permettre une relation de ce genre n’était pas envisageable. Cependant, la force d’attraction que la jeune femme exerçait sur lui devenait ingérable. Cellendhyll fronça les sourcils. Il fallait mettre les choses au point, et sans tarder. — Faith. — Commandant ? — Viens par ici, j’ai à te parler. Elle le suivit de son pas élastique, une démarche bien à elle à laquelle elle parvenait à donner une charge ironique. Ils marchèrent jusqu’en bordure du camp, hors de portée des autres. Il se retourna vers elle, sans trop savoir comment aborder le problème. Elle lui lança un regard rieur et annonça, sans lui laisser le temps de parler : — Je sais ce que vous allez dire, commandant… Vous me plaisez, je crois vous l’avoir montré, et je sais que je vous plais également. Mais pour le bien de l’escadron, il vaut mieux être sage n’est-ce pas ? Vous estimez qu’une aventure entre nous deux risquerait de nuire à notre efficacité, de provoquer des jalousies, je me trompe ? — Euh… non, c’est bien ça. — Ce soir, commandant. Rien que ce soir, telle est ma réponse. Ce soir, je suis à vous. Et vous à moi, si vous le voulez bien. Ensuite, nous oublierons, nous ferons comme si rien ne s’était passé entre nous. Qu’en dites-vous ? C’est bien le meilleur moyen d’éviter les regrets. — Je suis tenté, en effet. Mais ce n’est pas possible, Faith. — Je me doutais de cette réponse, répondit-elle en haussant les épaules. Tant pis pour vous, vous ne savez pas ce que vous perdez ! — Je m’en accommoderai… Sans rancune ? — Sans rancune, commandant. Ils échangèrent un sourire amical. — Parfait, viens, retrouvons les autres. * À peine de retour, Gheritarish empoigna gentiment Cellendhyll par le bras : — Allez, viens, commandant, il est temps de les laisser s’amuser entre eux. Ils ont besoin de se lâcher et tu continues à les impressionner. Au fait, avant que je n’oublie… Je te préviens, je vais partir en vacances, probablement d’ici la fin du mois. — Ah bon ? — Je sais que ce n’était pas prévu mais je dois aller voir mes sœurs, en fait. — Tes sœurs ? Tu ne m’en parles jamais ! — Il n’y a rien à en dire… Laisse mes sœurs tranquilles ! — Allons, Boule-de-Poils… Toi d’ordinaire si impertinemment bavard, tu ne lâches jamais rien à leur sujet. Pourquoi faire tant de mystère ? Le Loki ne répondit rien. Cellendhyll le détailla avant de s’exclamer : — Ma parole, Gheritarish, tu deviens tout rouge ! — Sûrement pas ! s’offusqua son ami, dont la peau habituellement bleue avait pris une élégante teinte violette. Sache que les Lokis, ça ne rougit pas… Et moi, encore moins que les autres ! — Si tu le dis… Écoute, tu as fait du bon ouvrage avec l’escadron alors je ne vais pas te refuser ces vacances surprises… Enfin… — Enfin quoi ? — Enfin… je suis sûr que tu as rougi, mon gros ! Chapitre 8 Les retrouvailles entre Estrée et Leprín se firent dans leur habituelle chambre d’auberge, sur un Plan annexe indépendant Un endroit quelconque mais tranquille. Des cloisons au lambris piqueté par l’âge, éclairées de quelques lampes, un parquet de pin aux lattes irrégulières, un grand lit au matelas défoncé par l’usage, une table éraflée et deux chaises, une commode, une salle d’eau, tel était leur royaume commun. Estrée arborait une longue robe fendue, violette, sa longue chevelure de jais réunie en une tresse serrée. Fidèle à lui-même, Leprín ne portait que du noir, cuir et soie. Ils se saluèrent d’une inclinaison de la tête prudente. Leur précédente rencontre s’était révélée nettement tendue et aucun des deux n’avait le cœur à sourire. — Sais-tu le mal que j’ai eu à te contacter ? entama Estrée, du seuil de la porte. Tu ne répondais à aucune de mes tentatives ! — J’ai… j’ai été souffrant, révéla le Légat en se retournant vers elle. — Qu’est-il arrivé à ton nez ? — Tiens, tu n’es pas au courant ? — Pourquoi, je devrais ? Le Légat la dévisagea minutieusement avant de répondre : — J’ai fait une mauvaise rencontre… Il n’en dit pas plus. — Comment trouves-tu mon visage ? reprit-il d’un ton hésitant. Mon nouveau visage ? Elle contempla ses traits larges, empreints de caractère. Un visage qu’elle connaissait bien excepté sur un point. Ce nez d’un noir encore plus foncé que le reste de sa physionomie et moins mat que le reste de sa peau. — Intéressant, dit Estrée, après avoir pesé sa réponse. Et plus harmonieux que l’ancien, curieusement. — Alors, je ne te rebute pas ? s’étonna Leprín. — Non, rétorqua-t-elle en le regardant bien dans les yeux. Pas du tout. — Ah… Bien… Un instant décontenancé par sa réaction, il se reprit, la voix à nouveau chargée de cette chape d’autorité qui le caractérisait : — As-tu des informations à me remettre ? Sans mot dire, Estrée tendit un épais dossier au Légat. Ce dernier en parcourut quelques pages avant de le poser sur la table ; il l’examinerait plus tard, à tête reposée. Vérifier les renseignements communiqués par la jeune femme lui prendrait un peu de temps, sachant que jusqu’ici, les éléments qu’elle lui avait fournis s’étaient révélés véridiques. — Comment as-tu fait pour te le procurer ? — Cela ne regarde que moi, je peux en tout cas te dire que ce n’était pas par la force. Oui, plutôt par la ruse et la séduction, songea le Légat. Estrée paraissait en bonne forme. Ce que Leprín ignorait, c’est qu’elle devait cet état à un mélange de drogues soigneusement dosées pour contrer les effets maléfiques de la bleue-songe. — Pourquoi nous livres-tu ces informations sur ton peuple ? demanda encore le Ténébreux, tout en déposant à côté du dossier une dizaine de sachets remplis d’une sorte de sable bleu. La Fille du Chaos fixa la drogue avant de soupirer : — Je te l’ai déjà dit, Leprín, je veux le pouvoir. Et m’allier à ton maître représente la meilleure façon de l’obtenir. Tu sais que mon père et mon frère ne me laisseront jamais régner sur Eodh s’ils peuvent faire autrement. Pourtant, j’en ai le droit, je suis l’héritière, rien de moins. Mais je suis plus ambitieuse que cela. Je ne veux pas juste régner sur ma Maison, je veux diriger le Chaos tout entier. Et cette ambition, je ne vous l’ai jamais cachée, que je sache… Elle alla s’asseoir sur une chaise plutôt que sur le lit comme elle en avait coutume, avant de poursuivre : — À ton tour de répondre. Je cours d’énormes risques en trahissant les miens et en vous livrant ces secrets, qui, je ne me leurre pas, serviront un jour le Roi-Sorcier à s’emparer du Chaos… Dis-moi, le Père de la Douleur respectera-t-il sa promesse ? Me laissera-t-il les rênes du Chaos, du moment que je le sers fidèlement ? — Si tu le sers bien, mon maître t’assurera la puissance que tu espères. J’en suis persuadé et je ferai tout pour cela. — Alors libère-moi de la bleue-songe ! s’écria-t-elle en se redressant. Cette drogue me fait risquer ma vie, rien d’autre. Je te l’ai bien dit la dernière fois…. Je meurs à petit feu. À cause de toi. J’ai beau être plus résistante que tu ne l’imaginais, ta drogue finira par me terrasser. Alors, je me tuerai. Et je ne vous servirai plus à rien, une fois morte. Estrée se rassit, comme soudain épuisée par sa tirade véhémente, avant de reprendre d’un ton plus doux : — Les informations que je vous donne sont exactes, tu as pu t’en rendre compte. Alors pourquoi ferais-je cela, affaiblissant les miens, si je n’étais sincère envers toi ? Tu n’as pas besoin de la drogue pour t’assurer de mon soutien, ne le comprends-tu pas ? Et si, malgré tout, tu ressens vraiment le besoin d’avoir barre sur moi, tout ce que je t’ai déjà fourni devrait suffire… La situation est simple : donne-moi l’antidote à la bleue-songe ou, sous peu, tu perdras ton meilleur allié possible au sein du Chaos. Leprín ne répondit pas tout de suite. L’héritière n’était pas le seul agent infiltré des Ténèbres au sein du Chaos. Il fallait compter sur Rosh Melfynn. Toutefois, ce dernier avait une position beaucoup moins glorieuse. — Je dois y réfléchir, finit-il par dire. Je ne sais pas si le Père acceptera… Mais peut-être que si tu me livrais la liste des Agents des Ombres… Oui, cela pourrait le décider favorablement et te faire accorder ses meilleures faveurs… Ainsi que les miennes. Estrée soupira encore : — Cette liste… crois-tu qu’il soit aisé de mettre la main dessus ? Mon frère Morion est surnommé le prince des Mystères et ce n’est pas pour rien. Il est d’une ingéniosité sans pareille en matière de sécurité. J’ai déjà fouillé trois fois son bureau sans rien trouver, au risque de me faire prendre. Ce qui a bien failli se produire, d’ailleurs. Cela dit, à force de patience et d’habileté, j’ai réussi à percer son premier cercle de défense, un véritable exploit. Mais je dois procéder avec la plus grande prudence, sinon il finira par me démasquer. Oui, j’aurais cette liste, Leprín. J’en fais même un défi personnel. Quand ? Il m’est impossible de le garantir et certes pas dans l’immédiat. Vous devrez attendre. — Alors fournis-moi des informations sur les forces militaires des Maisons. Jusqu’ici tu ne m’as transmis que des éléments commerciaux. Ce n’est pas suffisant. — D’accord. Mais je veux être débarrassée de ta drogue. Une bonne fois pour toutes… — Écoute, je ne peux rien décider à ce sujet… Mais je parlerai à mon maître, c’est promis. Aussi, tache de me donner de la matière pour te défendre. Des informations sensibles. — Bien. Le sujet est clos, pour l’instant. Mais il y a une chose encore, sur laquelle je voulais insister… Nos relations sont devenues trop destructrices, Leprín… Cela ne nous mènera à rien de constructif et nous avons tous les deux à y perdre. — Tu dis vrai, Estrée. — Vois-tu, je voudrais que nous repartions sur de nouvelles bases, tous les deux. Pourrions-nous nous comporter… comment dire… gentiment ? Redémarrer de zéro, comme si nous venions de nous rencontrer ? Il hésita avant de souffler : — Oui. C’est une bonne idée. Leprín désigna le lit du menton. — Tu es intéressée ? Elle regarda la couche, avant de faire la grimace : — Je ne m’en sens pas l’énergie, figure-toi. La bleue-songe me ronge de l’intérieur. J’essaye de faire bonne figure mais dès que je serai rentrée chez moi, je vais m’écrouler. Ça aussi, hélas, tu peux le mettre sur le compte de ton poison. Crois-le ou non, je ressens toujours du désir pour toi et ce n’est pas ton nouveau nez qui va me faire changer d’avis. Mais pour ce qui est de passer à l’acte, attendons à de voir ce que dit ton maître. Nous en reparlerons la prochaine fois. — Cela me convient. Ils se sourirent. Un peu hésitants. Gauches même, après tout ce qu’ils avaient partagé en terme de débauche physique, de vices et de passions. L’héritière d’Eodh partit la première, les rations de bleue-songe dans sa poche. Une fois rentrée dans ses appartements de la forteresse du Chaos, elle les déversa l’une après l’autre dans le siphon de ses toilettes. Chapitre 9 Les Territoires-Francs, Gar-Vallon. Au milieu de la matinée. Un homme avançait dans les rues animées du centre ville. De taille moyenne, il était vêtu sobrement de velours gris, sans autre signe distinctif que sa jeunesse et son regard trouble, hanté d’un feu intérieur, un feu fanatique. La Lumière me protège, le cardinal me l’a assuré, je n’ai rien à craindre… Je sers la sainte Lumière, elle me guide, elle accueillera mon âme… Mais j’ai chaud, j’ai si chaud… cette chaleur dans mon ventre… Non, tout va bien… Il me l’a dit, répété, je suis l’Élu, je suis protégé… Je ne peux faiblir. Les ennemis de l’Empire, les impies, doivent être châtiés… Mais ces gens devant moi, ces hommes et ces femmes, ils ne semblent pas… Ils ont l’air si tranquille. Oh, Lumière ! Non, la Lumière guide mes pas, justement. Elle me récompensera dans l’au-delà ! Que suis-je en train de faire ? Oui, je sers l’Empire, je sers sa gloire… Tous ces gens… Et cette chaleur en moi qui grossit ! Suffit ! Prier la Lumière, suivre les ordres, rien d’autre ne compte. Harcelé par cette musique intérieure, ce refrain qui le hantait en boucle, l’homme avançait d’un pas mécanique. Il transpirait à présent, malgré une brise plutôt fraîche. Il marchait tout droit, fixé sur un but précis. Il abordait la place de l’Almanayre ; une vaste esplanade avec un terre-plein central décoré de statues altières, entourée de bâtiments à colombages, de terrasses d’auberges et de tavernes, occupées pour la plupart. L’homme se dirigea en droite ligne vers le plus grand de ces établissements, le Cochon Rieur, et la litanie se répétait à l’infini dans les couloirs de son esprit embrumé par cette foi aveugle, tout entier concentré sur sa mission. Il marchait. Sans se hâter mais sans dévier. J’ai trop chaud. Je brûle. Il ne pouvait en douter, la magie implémentée en lui prenait de l’ampleur. Elle le dévorait à présent et les gens autour de lui commençaient à s’étonner de sa mine hagarde. Mais cela était normal, le cardinal le lui avait annoncé, maître Difuss également. Tout allait bien. Il était arrivé. Alors, comme il avait été prévu, le fanatique mordit dans une boule spongieuse de la taille d’une noix qu’il gardait précieusement dans sa bouche. L’impitoyable magie que son corps recelait libéra tout son pouvoir. Le teint soudain cramoisi, l’homme enfla, ses traits se déformèrent. Il explosa. Et avec lui tous ceux qui l’entouraient. Hommes, femmes et enfants. Les tables, les chaises, les éléments de décoration, tout cela fut réduit en miettes. Les gens furent transformés en brasier, puis en cendres anonymes. Ceux qui avaient échappé au désastre hurlaient, se bousculaient, s’enfuyaient. L’horreur était totale. L’horreur absolue. Le guet arriva bientôt. Il n’y avait pas grand-chose à faire. Le tocsin se mit à résonner dans la cité. Funeste présage de ce qui restait à se produire. Posté sur une terrasse qui donnait sur la place, un homme châtain et athlétique, revêtu d’un manteau de laine bleu cobalt, une cicatrice en forme d’étoile à la pommette, contemplait ce spectacle de désolation de son regard anthracite. Un sourire animait ses traits anguleux et durs. Parfait ! * Une heure plus tard, dans la chambre du conseil de Gar-Vallon, les membres qui dirigeaient la cité étaient réunis, la mine soucieuse. Personne ne savait quoi que ce soit sur les auteurs de cette attaque aussi soudaine qu’effroyablement dévastatrice. Du reste, il était impossible de dire comment avait eu lieu la mystérieuse explosion, ce qui l’avait provoquée. Celle qui présidait était une grande femme brune aux yeux noirs, avec de hautes pommettes, une bouche charnue, les traits bien dessines mais figés sur un masque de sévérité. Ses cheveux brun foncé étaient emprisonnés en une austère queue de cheval. La conseillère dévisagea ses partenaires les uns après les autres. Gharden de Croy, en costume brun à rayures claires, mince, ascétique – comme s’il sortait d’un jeûne forcé –, les cheveux et la barbe grise, le regard insondable et la bouche marquée d’un pli désapprobateur. Albin de Ferrugo, le plus vieux des quatre, chauve, d’épais sourcils se touchant presque au-dessus d’un regard fatigué, un long nez, une pipe d’écume à la main. Tout de gris foncé vêtu. Jerémias de Porogard, habillé en velours vert. Il portait un bouc frisotté, une paire de bésicles dorées, de nombreux bijoux, et ne cessait de contempler ses ongles immaculés, comme à la recherche d’une salissure imaginaire. Arkis de Nell, enfin, cheveux courts et barbe brune, arborait un costume bleu roi destiné à mettre en valeur sa musculature, des yeux bleus à l’éclat ironique, un anneau d’argent au lobe de l’oreille gauche. — Messires, énonça-t-elle au terme de son examen, je vous ai convoqués sans tarder car la situation est grave… Vous savez ce qui s’est produit tout à l’heure sur la place de l’Almanayre… Je viens de recevoir l’estimation provisoire du désastre : presque cent morts et au moins autant de blessés. Je viens également de recevoir cette missive. Elle s’avère pour le moins troublante, comme vous pourrez en juger. Lisez-la tour à tour, ensuite nous aviserons de la conduite à tenir. La conseillère tendit la feuille à Gharden de Croy qui la parcourut avec attention avant de la tendre à Albin de Ferrugo, le pli de sa bouche encore plus sinistre qu’à son habitude. Ce dernier l’étudia avant de la faire tourner. Le document portait en en-tête un blason apposé à la cire, trois lettres stylisées cernées d’un entrelacs de ronces. L’écriture était d’une certaine élégance, celle d’un lettré de toute évidence, et sans aucune faute d’orthographe. Citoyens de Gar-Vallon, membres du conseil, écoutez la voix des Justes ! Animée de son légitime courroux, la confrérie des Justes a lancé son armée sur les Territoires-Francs pour revendiquer son héritage. Les impies seront châtiés, et leurs complices involontaires, ceux qui se vautrent dans l’oisiveté, le luxe et le mépris des basses classes connaîtront le même châtiment. Vous vous êtes coupés du peuple et de ses intérêts, tous autant que vous êtes. Vous ne suivez plus que l’amour de vos propres intérêts. Ce temps est révolu. Il est venu le moment d’en finir avec le joug des riches égoïstes. Il est temps d’honorer la vérité et la justice ! Vous pouvez néanmoins acheter notre clémence, au prix de trois cent mille aigles d’or. Vous vivez pour la richesse, vous serez puni par la richesse. Nous vous laissons six jours pour donner votre réponse. Si vous acceptez, faites dresser un drapeau jaune à l’un des balcons de la façade principale de l’hôtel de ville. Si vous refusez, préparez- vous à souffrir car la cité va pleurer des larmes de sang. Prenez garde, les Justes vous feront regretter toute tentative d’échapper au destin qu’ils vous ont fixé. Un post-scriptum était souligné en rouge : Et si vous ne cédez pas, conseillère Laurianne de Férimond, vous en paierez personnellement le prix. De votre vie. Ainsi se terminait cette missive signée de la Confrérie des Justes. — Qui sont-ils pour oser nous menacer ainsi ! lança Arkis de Nell, ulcéré. Gharden de Croy signifia d’une mimique accompagnée d’un revers de la main qu’il ne s’effrayait pas d’une telle menace. Albin de Ferrugo, songeur, se caressait la pointe du menton, comme à chaque fois qu’il était livré à l’incertitude. Quant à Jérémias de Porogard, il regardait la femme avec un petit air narquois, comme s’il la défiait de résoudre cet ardu problème. — Pauvres gens, soupira Albin de Ferrugo après avoir regardé sa pipe sous toutes les facettes. — La situation me paraît pour le moins préoccupante, énonça finalement de Porogard. Il s’attira un rire moqueur de la part d’Arkis de Nell, qui rétorqua dan la foulée : — Bel euphémisme, mon cher. À part enfoncer les portes ouvertes, de quoi êtes-vous donc capable ? — Suffit, vous deux, trancha aussitôt la conseillère de Férimond. J’ai assez à faire de cette alarmante situation sans avoir à supporter vos rivalités. Je vous demande votre opinion : doit-on décréter l’état d’urgence ? Les conseillers prirent le temps de soupeser cette possibilité. — Ma foi, il me semble qu’il est trop tôt pour cela, estima Albin de Ferrugo. Cela risquerait de créer la panique et ce serait une catastrophe pour l’économie de la ville. — Je suis d’accord, ajouta de Croy. Gardons cette option comme un dernier recours, c’est plus prudent. — Nous sommes attaqués, menacés mais par qui et pourquoi donc ? intervint Arkis de Nell. Nul ne pouvait lui répondre. — Qui a entendu parler de cette Confrérie des Justes ? s’enquit Laurianne de Férimond. Personne ? Je m’en doutais. Cette organisation cache-t-elle de véritables fanatiques, comme elle le laisse supposer, ou bien d’habiles maîtres-chanteurs ? — Comment le savoir ? soupesa le conseiller de Ferrugo. Et comment savoir si cette demande émane directement des responsables de cette atrocité, et non pas d’opportunistes en train de nous leurrer… — Ou encore d’une bande d’illuminés inoffensifs désireux de profiter de la situation pour attirer l’attention ? renchérit Jérémias de Porogard après avoir scruté ses ongles pour la sixième fois. — L’attaque dont nous avons été victimes n’a rien d’inoffensive, répondit la conseillère Laurianne. Dois-je vous rappeler le nombre de victimes ? Alors considérons le pire, c’est le meilleur moyen de s’y préparer. Sachez que je suis prête à lâcher les compagnies-franches, le général Vimaire attend mes ordres. Mais encore faudrait-il que je sache où et sur qui relâcher sa colère… Qui nous attaque ? La question est là. J’ai lancé des enquêteurs dans toute cité. Les patrouilles de la compagnie du Cygne arpentent les rues. J’ai mobilisé tous les talents dont nous disposons sans perdre une seconde, et pour le moment, je me dois de l’avouer, sans apprendre quoi que ce soit. Le silence s’instaura, pesant, finalement balayé par Laurianne : — Un autre point, cette fois positif… L’émissaire de la Guelfe Blanche, le père Rulien, m’a assuré du concours de son ordre. Les frères-missionnaires ont toute compétence pour nous aider à prendre soin des blessés. Les familles des victimes seront assistées, évidemment, sur les fonds du Trésor, je vous laisse le soin d’arranger la chose, Gharden. Dès la fin de notre réunion, je chargerai le général Vimaire de tout mettre en œuvre pour trouver ceux qui prétendent nous faire chanter. — Avons-nous la somme en caisse ? demanda Albin de Ferrugo. Gharden de Croy, en charge des finances de la ville, croisa les doigts : — Oui, mais cela représente un bon tiers de nos richesses. — C’est une somme faramineuse, souffla le conseiller de Porogard. — Oui, c’est une somme faramineuse, riposta la conseillère, mais plus encore que cela, il faut bien comprendre une chose : si nous cédions à ce chantage, une fois, juste une fois, rien n’empêcherait ces individus de recommencer leur manège, ou bien d’autres, des nouveaux du genre, jusqu’à nous saigner à blanc. Nous ne pouvons nous le permettre. Nous ne paierons pas… En êtes-vous tout aussi conscients que moi ? Ils acquiescèrent dans un même ensemble, bien que pour deux d’entre eux avec une réticence certaine. Le conseil continua d’évoquer la situation sous tous ses aspects durant une bonne heure, au terme de laquelle la conseillère de Férimond reprit la parole : — Nous avons fait le tour de la question, pour le moment. Nous sommes d’accord pour ne pas céder. Une précision encore : nous ne devons parler de cet ultimatum à personne. Est-ce clair ? La pression populaire pourrait nous déborder, sans parler du risque d’une panique généralisée. Hors de question également d’en informer nos cites-sœurs. Cela nous affaiblirait vis-à-vis d’elles. Nous allons régler le problème par nous-mêmes. — Et comment ? osa Jérémias de Porogard, aussitôt foudroyé du regard par Arkis de Nell. — Je n’en sais pas plus que vous, conseillez. Vous êtes tout aussi libre que moi de réfléchir à un moyen d’en finir avec ces atrocités. Maintenant, j’attends vos suggestions, messires. — Il va falloir préparer un communiqué officiel, jugea Albin de Ferrugo en bourrant sa pipe de tabac frais. Chapitre 10 C’était fête au Chaos. Les six Maisons se réunissaient et le palais d’hiver d’Eodh venait d’être briqué à neuf. Eodh tenait à son rang, elle le faisait savoir avec tout le luxe, tout le faste et la faconde dont elle savait s’entourer. Brillante de mille feux, la salle de réception du palais était un endroit aux proportions extravagantes. Sur toute une longueur de mur figurait une fresque géante reproduisant un navire au long cours cabré sur un océan déchaîné. Le navire était malmené par l’onde bleue, grise et noire, les éclairs jaillissaient du ciel tourmenté, mais pourtant il gardait bon cap – une peinture significative pour tous les natifs du Chaos. Dans le mur d’en face s’ouvrait une immense baie de cristalune transparent, donnant sur une terrasse de marbre enneigée de bleu pâle. Excepté pour le rond central décoré d’une rosace aux trois tons, sur lequel évoluaient les danseurs, le reste de l’espace était divisé en différents paliers, ouverts les uns par rapport aux autres, reliés par des escaliers ; chaque palier accueillant un buffet nappé, chargé de victuailles chaudes ou froides, d’alcools en tous genres, de boissons fraîches, d’herbes à fumer, de cigares, de tabac à pipe, de dragées bleutées, et bien d’autres friandises encore. L’orchestre à cordes et à vent était situé sur le palier inférieur, le long de la verrière, enchaînant les ritournelles en vogue tandis que les invités et leurs hôtes prenaient du bon temps. Vêtus de toges de brocard pourpre, à lamés d’or ou d’argent, des serviteurs des deux sexes – sélectionnés pour leur physique attractif – chargés de plateaux d’or blanc, proposaient un assortiment de boissons ; les meilleurs crus, les alcools des plus suaves aux plus corsés, bière brune des Nains, hydromel, absinthe, liqueur de fleurs, de miel ou de châtaignes… Comme toujours à ce type d’occasion, les membres d’Eodh Trémayne, Melfynn, Garthe, Bénérys et Norghal, les Maisons régnantes, se côtoyaient en bonne intelligence. Les conversations bruissaient de rires et d’exclamations enjouées, telles étaient les apparences. En vérité, des alliances se nouaient, arrivaient à conclusion ou se défaisaient selon l’habituel ballet du jeu des rivalités. Le Chaos ordonné dans toute sa splendeur. C’était une débauche de couleurs vives et de bonnes manières. Le bleu nuit, le pourpre et l’argent d’Eodh ; le vert et l’or des Trémayne ; l’orangé et l’olive des Melfynn ; le noir et le violet de Garthe ; l’azur, le gris et le mauve des Bénérys, le mauve et l’argent de Norghal… Chacun portait les couleurs fétiches de son clan, les uniformes d’apparat se mêlant au fastueux des robes de bal et des costumes de soirée. L’hôte des lieux, le duc Elvanthyell, régnant d’Eodh, était bien là. Impossible de ne pas remarquer cet homme grand et mince, à la chevelure neigeuse, à la barbe d’un noir de jais, le regard gris aux paillettes dorées baignant dans un mélange d’assurance et de cynisme. Aussi distingué qu’à son habitude, dans une longue robe de brocard non pas aux couleurs du clan mais vert émeraude, rehaussée de petites runes argentées. Pour seul bijou, la gemme aux reflets saphir qui ornait sa narine droite. En revanche, aucune bague, aucun artefact magique. Chez lui, sur son territoire, le plus grand mage du Chaos n’en avait nul besoin. Et comme toujours, nourri d’un curieux caprice, il était pieds nus. Le duc était entouré de courtisanes. Ses besoins sexuels démesurés n’étaient un secret pour personne au Chaos. Elvanthyell était porté sur les femmes mais refusait d’abandonner son veuvage, de remplacer la génitrice défunte de ses deux trésors, ses enfants Estrée et Morion. Il consommait sans tabou aucun, mais ne se liait sous aucun prétexte. Nul doute qu’il terminerait la soirée partageant son lit avec au moins trois des plus sublimes de ses admiratrices. Les mœurs du royaume mystérieux se révélaient pour le moins relâchées et, ce, sans que quiconque y trouve à redire. Dans une alcôve sur l’un des paliers supérieurs, conversaient trois hommes d’âge mûr. Trois des maîtres du Chaos, les chefs des Maisons Garthe, Norghal et Bénérys. Les cheveux auburn coupés au carré, massif, le teint mat, la moustache épaisse, tel était Salghan du clan Bénérys. Le calme dont il se paraît semblait l’habiter en toutes circonstances. Jamais on ne l’avait vu hausser le ton, encore moins se laisser gagner par la colère. Ce n’était pas pour autant un faible, encore moins un lâche. Comme ses pairs, il avait fait ses preuves pour défendre le Chaos et sa vaillance n’était pas qu’une légende. Boutros Norghal était son antithèse. Des traits épais, le crâne entièrement chauve, la corpulence ramassée et disgracieuse d’un primate engoncé dans un costume de soie faisaient de lui un homme d’apparence grossière, n’était l’éclat de son regard au bleu très pur, chargé d’une indéniable clairvoyance. Malgré leurs différences et les diverses rivalités de maisonnées, les deux nobles s’appréciaient ouvertement. Quant à Virthis, comte et dirigeant de la maison Garthe, il avait l’air d’un vieux mais redoutable spadassin. Une cicatrice partait du haut de son front pour aller couper l’arc de son sourcil droit. Son regard d’oiseau de proie étudiait, sans jamais se dévoiler. Un ensemble de cuir noir l’habillait de pied en cap. Noires également sa chevelure mi-longue et sa barbe, toutes deux teintes s’il fallait en croire les ragots. Comme à son habitude, Virthis buvait sans retenue, une bouteille d’épais vin rubis posée à portée de main, en écoutant discourir ses pairs. Il vidait coupe après coupe, mais sans démontrer le moindre signe d’ivresse. La récente disparition inexpliquée de son fils aîné, Érimas, ne semblait pas l’inquiéter outre mesure. Virthis n’aurait sinon jamais affiché un tel détachement. Pas son genre. Plus loin, la baronne de Melfynn était occupée à charmer un cortège de soupirants tandis que le duc de Trémayne dansait avec une jeune fille blonde à la beauté encore hésitante, sa fille Dyrvana. Tous deux avaient cette aura particulière propre aux Puissants. Couronnée d’un panache de cheveux d’un roux flamboyant, Mharagret de Melfynn avait le nez fin et pointu, les lèvres trop minces, le visage clair lourdement maquillé et le rire aussi fréquent que haut. Sa poitrine orgueilleuse contrastait avec sa taille de guêpe. Quant à Alessien de Trémayne, on aurait pu le prendre pour le jumeau d’Elvanthyell en élégance et en stature, si ce n’était que le chef des Trémayne avait la chevelure et la barbe blonde. Il évoluait sur la piste avec une souplesse rare, son corps parfaitement en phase avec la musique, mais son esprit comme détaché des contingences qui l’entouraient. Son visage carré s’ornait d’un regard brun roux et sa bouché fine était relevée d’un sourire policé. Outre les membres des grandes familles, étaient présents les émissaires des Maisons vassales de chacun des clans régnants – accompagnés ou non de leurs épouses ou de leur progéniture –, disséminés dans la foule, occupés à se distraire plus ou moins sainement. Les Protecteurs des seigneurs s’ajoutaient à cette masse, au repos, mais jamais loin de leurs maîtres respectifs. De même qu’une bonne part de Maraudeurs-Fantômes en permission, venus profiter de l’aubaine. Nul ne portait d’armes, du moins apparentes. À l’écart de tous ces gens, postés à la lisière du buffet inférieur, se tenait un groupe d’hommes athlétiques. Une fratrie particulière qui se différenciait du reste de la salle par un quelque chose de perceptible, une manière d’occuper l’espace, d’en appréhender les limites. Quelque fut son apparence, chacun d’eux semblait prêt à affronter le pire danger, si ardu, si âpre soit-il, dans la seconde à venir. La marque des grands prédateurs. Plus dangereux encore que les autres participants à la réception. Et cela n’avait rien d’une illusion. Cellendhyll de Cortavar se tenait là, ainsi que trois de ses pairs. Ce soir, les Ombres du Chaos étaient assemblées, bien qu’incomplètes. * Melkior était le plus trapu. Il avait un visage tanné, grêlé, des traits rudes sinon grossiers, des yeux noirs cernés, une moustache en croc, une bouche cruelle. Un regard noir et brûlant. Sa chevelure consistait en une tignasse de boucles foncées, un anneau de platine ornait son oreille gauche. Le noir de sa tenue, jusqu’à la pointe de ses cuissardes, renforçait son aspect inquiétant. Le guerrier était laid, mais d’une laideur séduisante. Peu de femmes savaient résister à ce qu’il dégageait en matière de virilité, il en avait fait la preuve. Melkior dégageait une rage rentrée mais à peine maîtrisée. Il n’était vraiment à l’aise qu’au plus fort de l’action, là où le danger brillait de toute sa force séductrice. En ce point, il ressemblait parfaitement à l’homme aux cheveux d’argent. Si Melkior semblait taillé dans la pierre, Garod évoquait la souplesse du roseau. De taille moyenne, il avait le physique d’un épéiste assidu, larges épaules, hanches fines, jambes puissantes. Le joindre de ses gestes traduisait une élégance aérienne bien qu’un tantinet affectée. Son visage se composait de traits bien dessinés quoique ordinaires, d’yeux bruns au pli assoupi, d’une bouche gourmande. Garod portait un ensemble redingote-pantalon en soie violette et fines rayures blanches au-dessus d’une chemise à jabot bleu nacré. Sous ces airs de dandy maniéré se cachait un tueur impitoyable doublé d’un redoutable diplomate. C’était le meilleur espion dont disposait Eodh. Le troisième, vêtu de velours gris et d’une chemise vert d’eau, était Kereth, le cadet d’entre eux. Malgré sa jeunesse c’était un esprit acéré, aussi brillant dans la réflexion que dans le combat. Kereth se révélait un enquêteur hors-pair, ses talents d’analyste étaient requis partout où Morion avait besoin de dénouer un problème en apparence insoluble. Féru de poésie et de philosophie, Kereth avait maintes fois surpris Cellendhyll par son érudition. Le plus jeune des agents secrets de Morion parlait peu, écoutait beaucoup. Et lorsqu’il s’exprimait, c’était avec une logique imparable. Sans compter qu’il faisait un partenaire d’escrime aussi agréable que doué. L’Adhan l’appréciait autant que les autres mais craignait que le jeune homme ne se mette à ressembler à son mentor, l’inévitable Morion. Cellendhyll était le plus grand du lot, le plus sauvage et le plus austère. Pour l’occasion, il ne manquait cependant pas d’élégance. Un pourpoint chamarré d’argent et de pourpre ceignait son torse élancé. Son pantalon moulant assorti était agrémenté d’une bande bleu foncé sur la couture extérieure. Une fourragère torsadée de fils d’or et de jade, le même jade que ses iris, ornait son épaule gauche. Sur ses hanches figuraient les tresses dorées indiquant son nouveau rang, celui de commandant d’escadron. Sur les instances de son maître, l’Ange avait pris soin de se faire couper les cheveux courts mais il avait oublié ses médailles, tout comme il avait oublié son bicorne bleu à blason d’argent – qu’il avait jugé particulièrement ridicule et totalement indigne de sa personne. Il voulait bien affronter un essaim de Mantes armé de sa seule dague mais il était aussi impensable de s’affubler d’un tel couvre-chef que d’arriver à la réception en caleçon troué. Un ceinturon à boucle argent mat et de hautes et confortables bottes de daim complétaient sa tenue ; celles qu’il avait l’habitude de mettre et non celles de son uniforme – autre rebuffade aux souhaits de son maître. Dans la botte gauche reposait bien sagement sa compagne la plus fidèle, sa dague forgée d’un mystérieux métal sombre, sa Belle de Mort. L’escadron Spectre était réuni au buffet principal du rez-de-chaussée. Chacun des membres portait son uniforme, le même que celui de leur commandant, bicorne en plus. Les Spectres fêtaient leur nomination sans retenue, chacun un verre à la main, unis par une complicité forgée sur le terrain, inspirée par le rusé Gheritarish qui d’ailleurs, trinquait avec eux. Toujours prêt à se faire remarquer, le Loki portait un costume en cuir de requin tigré – bleu foncé à rayures pourpres – par-dessus une chemise de soie lavande, ainsi que des bottes en cuir d’ours blanc et un béret aubergine pour couvrir son ample chevelure. * Au début de la soirée, le duc Elvanthyell avait annoncé officiellement la création du nouvel escadron d’élite dirigé par l’Adhan. La chose était connue depuis longtemps mais fut dignement acclamée. Le duc ne donna aucun détail sur ledit escadron et personne n’en demanda. Cellendhyll fut présenté, ainsi que ses Spectres, mais aucun d’eux ne fut convié à prendre la parole. Tels le voulaient les usages. Cette initiative avait provoqué une satisfaction certaine. Le Chaos n’était pas riche en troupes et il se connaissait de nombreux et puissants adversaires, dont l’empire de la Lumière et le royaume des Ténèbres n’étaient pas les moindres. La création d’un nouveau corps d’armée, si modeste soit-il – un simple escadron – ne pouvait que représenter une bonne nouvelle. Souriant abondamment, le maître des Mystères, le prince des Apparences était présent lui aussi. Le costume que Morion avait choisi pour l’occasion était taillé dans un tissu fluide et brillant, d’un pourpre aux reflets chatoyants. Une chemise à jabot en mousseline ivoire recouvrait son mince poitrail, agrémentée d’une veste à fines rayures, bleu foncé. Il ne portait pas son habituel béret, mais arborait un luxueux fume-cigare en bois laqué des Îles. Aussi distingué dans ses manières que dans son apparence étudiée, Morion passait d’un groupe à l’autre, attentif à ce que chacun ne manque de rien, à ce que les buffets soient régulièrement approvisionnés, à ce que l’orchestre soit soumis aux humeurs des danseurs. Lui seul savait qui était réellement ce groupe d’hommes à l’écart. Ils étaient sa création. Une relation intime et sournoise, subtile, les reliait à sa volonté. Morion exultait secrètement comme chaque fois qu’il contemplait ses Ombres rassemblées. Lui seul pouvait savoir ce qu’il en avait coûté en magie et en énergie, pour les former. * Chacun de ses agents secrets, outre sa fonction secrète, disposait d’un poste officiel. Garod avait le rang d’ambassadeur-prime. Il passait son temps à voyager entre les plans. Espionner ou éliminer étaient ses taches principales. C’était le mieux informé de tous les hommes employés par Morion. Ses multiples conquêtes amoureuses étaient notoires et contribuaient à la réputation du personnage qu’il s’était forgé. Morion faisait appel à Melkior dans les cas extrêmes de nature militaire, pour les sales besognes en territoire hostile, là où la subtilité n’était pas une priorité. Le combat pur était la raison de vivre du guerrier. Affronter le danger, son oxygène. Laisser Melkior trop longtemps inactif était dangereux pour son entourage. L’homme brun était capable d’accès de rage difficiles à maîtriser qu’il s’efforçait de canaliser à travers une intense et quotidienne débauche physique. Jusqu’alors en poste d’officier sur des plans annexes, Melkior venait d’être nommé à la charge officielle de commandant de la garde personnelle de Morion. Kereth occupait pour sa part la fonction de secrétaire du duc Elvanthyell. Ce dernier en disposait d’une bonne douzaine et ne se souciait aucunement de surveiller les allées et venues de celui qu’il savait être un agent de son fils, sans connaître toutefois son rôle exact. Morion jugeait Kereth trop précieux par ses facultés d’intellect pour envoyer sur le terrain, comme ses autres Ombres, mais le jeune homme ne faisait pas moins partie de cette élite si particulier représentait l’une des forces essentielles – parmi les plus secrètes – du clan d’Eodh. À l’instar des manquants – Logan, Khemal et Kean – ces individu, ces camarades, l’Ange avait appris à les respecter, et, d’une certaine manière, à les aimer. Mais des trois présents, celui que Cellendhyll préférait était sans conteste Melkior. Simple et sans détour, il savait faire preuve d’un humour corrosif. Se battre à ses côtés était pour l’Adhan un délice, car Melkior faisait un digne compagnon de bouclier. Un verre de vin à la main, ils devisaient. Garod était tout sourire : — Mon cher Cellendhyll, puisqu’enfin je peux t’appeler par ton véritable nom en public, permets-moi de te dire que tu es dans une forme proprement scandaleuse ! Sais-tu qu’on parle de toi et de ton escadron dans tous les salons, tous les couloirs de la citadelle ? Tiens, ces ravissantes damoiselles, qui nous dévorent des yeux depuis un bon quart d’heure, sais-tu qui les intéresse vraiment ? Toi, noble Adhan. Le mystérieux guerrier aux cheveux d’argent pur, au regard inquiétant mais si attirant… L’ancien capitaine, le nouveau commandant… L’Ange ne sourit pas : — Peu m’importent vos donzelles. — Tu es toujours aussi commode, à ce que je vois ! s’esclaffa Kereth en saluant l’Adhan de son verre. Occupé à vérifier en permanence que de l’endroit où ils se tenaient personne ne pouvait les entendre, Melkior suivait cet échange sans daigner y participer. Une coupe d’absinthe dans une main, un fin cigare dans l’autre, il affichait un masque insondable, barré d’un rictus qui pouvait difficilement passer pour un sourire. Garod, quant à lui, avait activé le bijou en forme de scarabée ornant le devant de son pourpoint, assurant ainsi au groupe qu’aucun espionnage magique ne soit possible, pas plus que la possibilité de lire sur les lèvres. — Il n’y a pas qu’elles, mon cher, poursuivait Garod. D’après ce que je sais, les recrues ont afflué pour avoir la chance d’être enrôlées sous tes ordres. On a même vu des bagarres éclater à ce sujet. Tu as déchaîné les passions ces derniers temps, inutile de le nier. — Parlons plutôt des affaires, décida Cellendhyll, et pas seulement pour détourner la conversation. Vous avez des nouvelles des autres ? Garod reprit la parole : — Toujours aucune nouvelle de Khemal. Je le sais toujours en mission spéciale, voilà plus de deux ans qu’il s’y consacre, mais où a lieu l’infiltration, mystère ! — Oh, je ne m’en fais pas pour lui, jugea Melkior en tirant sur le bord de sa moustache charbonneuse. C’est bien le plus rusé d’entre nous ! — Kean se remet de sa dernière mission, intervint Kereth. Une réussite… mais il a été vilainement touché. Morion l’a fait rapatrier de justesse juste avant qu’il ne passe dans l’au-delà. — Reste Logan… interrogea encore l’Adhan. — Il est parti la semaine dernière pour les Territoires-Francs. À Védyenne très exactement. Et si c’est lui que Morion a envoyé c’est que quelqu’un va mourir, et de vilaine manière ! — Quant à moi, ajouta Garod, je pars dès demain pour Ambreyse. Je dois y rencontrer l’ambassadeur de Quajornas pour discuter d’un traité de protection que Morion désire lui faire signer. Je dois aussi profiter de cette visite pour faire une copie de sa correspondance privée, puisque je peux tout vous dire… Effectivement, entre elles, les Ombres se parlaient à cœur ouvert. Ces hommes avaient tissé un lien très particulier, ils composaient une étrange mais bien réelle fratrie. Ils s’estimaient mutuellement, et pouvoir s’épancher auprès de compagnons de confiance était, pour chacun d’eux – contraint au secret le plus absolu sur sa véritable profession – un luxe incomparable. Garod reprit : — À ton tour… Mon commandant, parle-nous de ton escadron… Tes hommes sont-ils prêts ? — Évidemment pas, sourit l’Adhan du bout des lèvres. Je viens à peine de faire mon choix. Mais bon, j’avoue avoir trouvé des éléments prometteurs. J’ai mon noyau, mais il me faudra probablement six mois avant de m’estimer satisfait. — Tel que je te connais, je plains tes recrues ! — C’est pire encore que tu ne crois car c’est Gheritarish qui se charge de la préparation physique. Mes Spectres savent tous combattre et plutôt bien mais Morion réserve à l’escadron les pires des missions, il ne s’en est pas caché. Je dois être prêt à l’impossible, de même que mes hommes. Que l’un d’eux flanche et tout le monde y passera. C’est le lot des commandos de ce genre. — Quel sera l’effectif ? s’enquit Melkior. — Je commence avec un noyau restreint de sept éléments. Une fois l’escadron aguerri après quelques missions, Gheritarish s’occupera à renforcer nos rangs à travers de nouvelles sélections. Mais ce n’est pas pour tout de suite. Quant à moi, je dirige les manœuvres sur le terrain. Je vais évoluer avec eux et je ne compte pas les lâcher de sitôt. — En tout cas, méfie-toi. Tant que tu n’étais que capitaine, malgré tes détestables manières, tu ne risquais pas trop de t’attirer la jalousie des autres officiers supérieurs. Mais à présent que tu diriges ta propre escouade, je crains que certains n’en conçoivent une certaine rancune. — Tu penses à quelqu’un en particulier ? — Non, sinon je te le dirai. Mais je pense que cela risque de se produire. — Hé bien qu’ils viennent, les jaloux, ricana l’Adhan, et je les recevrai comme je sais le faire… — Du calme, je ne faisais que te recommander la prudence, rien de plus ! — Voyez ces jeunettes, intervint Kereth, elles nous regardent toujours avec cette insistance… La rousse me plaît bien. — Et moi la grande blonde, s’écria Garod. J’adore les grandes blondes ! — Bande de pervers ! — Au contraire, le désir est tout à fait sain pour l’organisme, de même que le sexe ! — Allez, venez, on va voir ça de plus près, proposa Garod. — Très peu pour moi ! refusa Cellendhyll. Je n’ai pas de temps à perdre avec la bagatelle. — Je ne suis pas intéressé ! asséna à son tour Melkior. — Bah, laissons ces tristes sires, Kereth. Nul doute qu’à nous deux nous saurons les charmer ! s’esclaffa Garod. — Si vous voulez les charmer, alors rentrez vos langues pendantes. — À bientôt, tous les deux. Bonne chance pour ton escadron, Cellendhyll. — Et surtout, ajouta Kereth, surveillez vos arrières ! — Et vous, vos braguettes ! rétorqua Melkior. Garod et Kereth prirent congé en s’esclaffant. Quelques instants plus tard, ils étaient lancés dans un ballet séducteur et les damoiselles gloussaient d’abondance tout en faisant assaut de leurs apprêts. — Je vais rester en ta compagnie, si tu veux bien, annonça le moustachu. Si tu me laisses seul, je crois que je vais déclencher une bagarre. — Avec plaisir. Allons remplir notre verre et filons sur la terrasse. Tu me raconteras tes derniers combats. Voilà bien un sujet qui m’intéresse plus que d’écouter soupirer ces chattes en chaleur ! Ils allaient partir lorsque Melkior s’esclaffa : — Ah, mais qui vois-je arriver vers nous ? Cette vieille fripouille de Gheritarish, ton inévitable comparse ! — Melkior, ça boume mon frère ? s’écria le Loki. — Damné poilu, tu m’avais manqué, figure-toi ! Et Melkior d’asséner une claque amicale dans l’épaule du Loki. Ce dernier encaissa sans broncher un coup qui aurait fait trébucher plus d’un guerrier nain. Le moustachu proposa avec entrain : — Allez, un tour au bar et vite sur la terrasse. Je vais te raconter le dernier raid que j’ai organisé ! — Prends ça, Mel’, ajouta le Loki en tirant un cigare de son étui. Je sais que tu les apprécies. — Un Monteverde n° 5 ? s’exclama ce dernier. Tu ne te refuses rien, vieux brigand ! Leurs cigares allumés d’un même air béat, les deux guerriers partirent bras dessus-bras dessous en direction du bar. Cellendhyll sourit en les voyant s’éloigner. Chapitre 11 À l’écart de la fête, accoudée à la rambarde de bronze de l’un des paliers supérieurs, se trouvait une grande jeune femme à la beauté ténébreuse, affectée d’un voile de tristesse. Ses cheveux de jais encadrant librement ses épaules, telle une princesse inaccessible, ce qu’elle était dans un certain sens, Estrée scrutait Cellendhyll en contrebas, sans que ce dernier ne s’en doute. Elle perdait toute assurance face à lui. Aussi peu sûre d’elle qu’une adolescente. Comment l’aborder, comment l’intéresser, le séduire ? Elle était pourtant experte en la matière. Or, il lui semblait si froid, si redoutable. Ses lèvres au vermeil soutenu étaient marquées d’un pli indolent. Son regard d’un noir velouté, en revanche, avait retrouvé une certaine acuité maintenant qu’il se nourrissait de la vision de l’Adhan. Son maquillage semblait léger, à peine nécessaire pour rehausser ses traits altiers. Il camouflait parfaitement les cernes de la jeune femme mais pas ses tourments intérieurs. Elle se jugeait enlaidie, amaigrie par sa consommation régulière de drogues. Et pourtant, il n’en était rien, le regard des hommes continuait de s’appesantir sur ses formes fuselées, sur la sensualité qu’elle dégageait inconsciemment. Si elle continuait d’attiser les convoitises masculines, elle y restait cependant aveugle. La Fille d’Eodh était enserrée dans une robe longue et fluide ; un fourreau fendu sur un côté, au tissu d’un ivoire lamé. Une tenue plus simple d’aspect que la plupart portées en contrebas, mais qui n’en était pas moins somptueuse. Parfaitement appropriée pour mettre en valeurs les formes d’Estrée, jalousée par la plupart de ses sœurs de race. Elle venait de prendre un mélange de stupéfiants qu’elle dosait elle-même, devenu son lot quotidien. Elle avait dû s’y résoudre pour survivre et, grâce à ce procédé, les méfaits de la bleue-songe étaient maintenus à l’écart, presque un souvenir à présent. Toutefois, pour se défendre de l’addiction à cette drogue fournie par Leprín, Estrée avait dû échanger un mal pour un autre, elle n’en était que trop consciente. Elle pouvait au moins arguer auprès de sa conscience tourmentée qu’elle avait contré la dépendance orchestrée par Leprín. Mais en cet instant, elle ne voulait pas penser au Légat des Ténèbres, aux informations qu’elle s’était engagée à lui livrer. Elle préféra de beaucoup revenir à l’Ange du Chaos. Si lointain pour elle. Elle poussa un long soupir, le front soudain barré d’une ride verticale. Sa liaison avec Empaleur-des-mes – bénie fut-elle – avait été dissoute par le passage du temps. Le cœur de la Fille du Chaos était libre de se reporter sur un point d’attraction unique : Cellendhyll de Cortavar. Les diverses tentatives exercées par la jeune femme pour se rapprocher de lui avaient connu des rebuffades tout aussi diverses. L’Adhan était une forteresse dont elle ne parvenait à franchir les épaisses murailles. Par tous les Chaos, comment le manier, celui-là ! C’était bien le seul capable de résister avec autant de constance à ses charmes. Un bruissement d’étoffe derrière elle lui fit retrouver la réalité. Rosh Melfynn arrivait sur le palier où elle s’était réfugiée. Boudiné dans un costume de velours vert olive, le rouquin sonda l’endroit du regard pour vérifier qu’aucun témoin ne s’y trouvait. Satisfait, il enchaîna de sa voix doucereuse : — Je te cherchais, ma toute belle. Nous devons parler, toi et moi. L’héritière d’Eodh daigna à peine regarder celui qu’elle dépassait d’une tête, préférant reporter son attention sur l’homme de ses pensées : — Oh, je ne crois pas Rosh… dit-elle d’un ton distrait. Il se trouve que nous n’avons rien en commun, toi et moi. Et cela ne risque pas de changer. Le Melfynn posa les mains sur les hanches, sûr de lui : — Ah mais si, ma chère. Bien au contraire ! — Et pourquoi donc ? demanda-t-elle, le regard perdu en direction de la piste de danse. Elle n’osait plus regarder Cellendhyll, surtout pas devant cet indésirable de Rosh. — Souviens-toi, l’année passée. La place des Roses, à Véronèse. Je m’y trouvais, moi aussi. J’ai tout vu ! Le visage soudain fermé, la Fille d’Eodh se retourna d’un bloc, crochetant le Melfynn par le coude pour l’entraîner au fond de l’étage. — Quelle est cette idiotie ? Rosh souriait largement : — Je t’ai vu tuer la blonde. La guerrière que devait retrouver Cellendhyll de Cortavar. Je t’ai vu, oui, la frapper de ta lame avant de t’esquiver. Je t’ai vu tuer la blonde ! Estrée ravala ce qu’elle allait dire et lâcha : — Que veux-tu ? — N’aie crainte, susurra Rosh d’un ton enjôleur. Je ne te veux aucun mal, bien au contraire. Le rouquin posa sa main sur la hanche de la jeune femme et poursuivit : — Je ne désire que ton amitié, d’ailleurs, je… La gifle qu’elle lui infligea le fit reculer de deux pas. — Misérable nabot ! Tu crois que toi et moi… ? Quelle idée ridicule ! — Je… — Rien du tout ! Et je te préviens, si tu m’accuses de quoi que ce soit, ce sera ma parole contre la tienne… Celle de l’héritière d’Eodh contre celle d’un troisième fils notoirement incompétent ! Veux-tu vraiment t’y risquer ? Et faire de moi ta pire ennemie ? Réfléchis, crétin ! Rosh avait posé une main sur sa joue écarlate, il recula sous le venin affleurant les paroles de la jeune femme. Elle l’accabla de sarcasmes, sans lui laisser le loisir de riposter, jusqu’à le faire fuir sans se retourner. Le front plissé, elle piocha dans sa robe un sachet de drogue, un mélange de poudre de sa composition, en inspira deux pincées, et retourna s’accouder à la balustrade. Un événement fâcheux. Cellendhyll de Cortavar ne devait jamais apprendre que la Fille d’Eodh avait assassiné la femme de son cœur. * Tandis que l’Adhan et le Loki écoutaient avec attention le récit mouvementé de Melkior, un page vint les interrompre. L’homme aux cheveux d’argent était convoqué dans le bureau de Morion. Il s’y rendit sans tarder. Assis derrière son bureau à déguster une coupe d’alcool de prune, le seigneur se passa de préambule. À peine Cellendhyll installé dans son fauteuil favori, il déclara d’un ton grave : — Je viens d’apprendre la nouvelle. Une explosion a frappé le centre-ville de Gar-Vallon, causant des centaines de morts et de blessés. D’innocents Gar-Vallonnais. Je ne sais ni comment, ni pourquoi cette attaque a eu lieu. Du moins pas encore. Tu vas te rendre là-bas et protéger la santé de dame Laurianne de Férimond, la haute conseillère qui dirige la ville. J’ai toutes raisons de croire que sa vie pourrait être directement menacée. — Hein ? se hérissa l’Adhan. Pourquoi ce rôle de chaperon ? Pourquoi veiller sur elle ? — Avant, Cellendhyll, tu ne posais pas ce genre de question… — Et bien maintenant, je les pose… Ils se dévisagèrent quelques instants en silence. Morion préféra céder. — La conseillère doit ratifier des accords commerciaux auxquels je tiens tout particulièrement. Et je ne peux permettre qu’il lui arrive quelque chose. Ces accords nous donneront la primauté sur l’exploitation… Cela m’a coûté de longs mois de négociation pour en arriver là, je ne veux pas tout recommencer à zéro. Surtout avec le risque de me faire souffler le marché par des concurrents. Sans compter l’Équilibre dont tu sembles avoir oublié toute notion… Est-ce assez clair ? — Je suis garde du corps à présent ? renifla l’Ange. Un vulgaire Protecteur ! — Ne le prends pas comme ça. Cette mission ne t’occupera que quelques jours… Tout au plus une semaine, le temps que Kean se remette de sa dernière mission. C’est lui que je destine à cette responsabilité mais il est en fin de convalescence. Il viendra te remplacer dès qu’il sera sur pieds. — Et mon escadron alors ? — La mission que je te confie est une priorité, Cellendhyll. Gheritarish est tout à fait apte à te remplacer durant ton absence. — Et elle va m’accepter comme ça, votre conseillère, à la simple vue de mon physique accommodant ? — Ne fais pas le malin, Cellendhyll, se hérissa Morion… Tu n’as rien d’un homme accommodant et tu le sais parfaitement. Tu fais d’ailleurs tout ce qu’il faut pour cela ! Bien, sache que tu iras sur place avec la recommandation du prince Yggdrasill, l’identité sous laquelle elle me connaît. Cela devrait suffire, nous sommes elle et moi en excellents termes. — Mais pourquoi moi ? insista l’Adhan. Je ne suis pas taillé pour ce rôle ! — Tu es la seule de mes Ombres disponible en ce moment… Kean est blessé. Les autres sont trop engagés dans leurs missions respectives, hormis Melkior. Et ce n’est vraiment pas une tache pour lui, tu en conviendras. Et puis, tu as toujours mené tes missions à bien. Si tu peux, tu en profiteras d’ailleurs pour fouiner et voir ce qu’il est possible de découvrir sur les auteurs de ces attaques. Par l’Équilibre, cela m’inquiète ! Pourquoi s’en prendre ainsi à une ville de l’Alliance et de cette manière ? Pourquoi faire régner cette terreur ? — Envoyez Kereth ou Garod. Kereth serait parfait. — Kereth est engagé dans une mission que lui seul peut accomplir. Garod doit rester ici. La tache que je te confie prend le pas sur le reste. — Je ne peux pas partir, c’est impossible. Je viens à peine de former mon unité ! Ils s’affrontèrent de nouveau en silence. Cette fois, ce fut à Cellendhyll de céder : — Je dois au moins voir Gher’, si je suis obligé de lui laisser les rênes de l’escadron, il faut que j’en discute avec lui. — Tu as le reste de la soirée pour cela. Tu partiras demain, dans la Journée, par un portail qui t’amènera sur le Plan Primaire, précaution oblige. De là, tu utiliseras un autre portail, cette fois direct pour Gar-Vallon. Les détails sont dans le dossier rouge. Étudie-le et détruis-le. Il ne doit rien arriver à la conseillère, j’insiste. Et je te prierai de lui montrer le plus grand respect. La dame Laurianne de Férimond est la personne la plus puissante de Gar-Vallon, tu devras la ménager pour préserver nos intérêts auprès d’elle. — J’ai compris. Cela ne m’enchante guère, mais je ferai de mon mieux. — Comme toujours, Cellendhyll, et tu sais que je n’attends Pas moins que ton mieux, justement. En prenant congé, l’Adhan s’arrêta sur le palier le temps d’essuyer sur le tapis préféré de Morion ce qui restait de boue sous la semelle de ses bottes. Le Puissant allait glapir en découvrant cette mesquinerie et cela atténuait temporairement l’insatisfaction de l’Ange ; il se vengeait comme il pouvait, de nouveau transformé en pantin. De nouveau privé de libre arbitre. Il retourna dans ses appartements à grands pas. Chapitre 12 En tant que commandant d’escadron, Cellendhyll disposait de deux pièces spacieuses, plus longues que larges, ainsi que d’une terrasse en teck. Sans compter le dressing, la salle d’exercice, la cuisine et la salle d’eau. Le luxe qu’avait tenu à lui offrir Morion, il aurait pu s’en passer sans regret mais il devait reconnaître qu’il se sentait bien dans ses appartements. Il s’était débarrassé d’une bonne partie des meubles, les remplaçant par une unique bibliothèque, fidèle à son ascétisme coutumier. Chez lui, aucune trace de désordre. Tout était rigoureusement à sa place, c’était là le meilleur moyen de déceler une fouille éventuelle de ses quartiers. Tout d’abord, l’Ange se doucha, longuement, sans réfléchir. Il passa ensuite une tenue d’épais coton bleu foncé, préférant rester pieds nus. Assis en tailleur sur le parquet en merisier, devant sa table basse d’acacia laqué, il s’attaqua à sa mission. Il avait retrouvé son calme, prêt à absorber ses nouveaux ordres. Le dossier fourni par Morion comprenait un plan de la ville détaillé. Il l’étudia attentivement avant de conclure qu’il ne lui servirait pas à grand-chose. La cité n’avait pas changé depuis sa dernière visite et sa mémoire quasi-parfaite en avait gardé un souvenir vivace. Il passa à une biographie succincte de Laurianne de Férimond, conseillère en chef de Gar-Vallon. Il parcourut le document sans y trouver grand-chose d’intéressant. La conseillère était riche, issue d’une famille de banquiers, elle dirigeait la ville depuis cinq bonnes années – avec succès d’ailleurs – après avoir été élue par une écrasante majorité. Pour ce qu’il en voyait, ce n’était pas une femme agréable mais plus d’un politique aurait pu s’inspirer de son intégrité. Le dossier comptait également une lettre de recommandation signée et cachetée de la main du soi-disant prince Yggdrasill. De quoi permettre à son agent d’obtenir un entretien avec Laurianne de Férimond. Cellendhyll savait tout ce qu’il y avait à savoir concernant le fameux Yggdrasill, il aurait pu subir un interrogatoire serré sans broncher. Pour terminer, une lettre de cachet d’un montant plus que respectable, qui assurerait à l’Adhan de ne manquer de rien lors de son séjour à Gar-Vallon. Cellendhyll prit soin de brûler le plan et la biographie dans la cheminée avant de passer aux préparatifs. Il se rendit devant le mur nu opposé à la cheminée et pressa deux endroits distincts dans la pierre Un pan entier de la paroi s’effaça pour laisser apparaître un râtelier recouvert de velours rubis, sur lequel reposait un assortiment pléthorique de lames. Il choisit son matériel avec le soin presque maladif dont il savait faire preuve en pareilles circonstances. Sur une table en chêne dressée à côté du mur, il posa son gantelet et ses lames de lancer forgées en Méthalion, un alliage bleuté créé par le très excentrique Maurice. Un poignard de combat à large lame crantée compléta son armement. En cas de besoin, il achèterait un surplus d’acier une fois à Gar-Vallon. Il ajouta sur le meuble un étui plat contenant ses instruments d’effraction, ainsi que quelques vêtements de rechange. Il n’oublierait évidemment pas d’emporter son arme favorite, incapable qu’il était de se séparer d’elle. Sa Belle de Mort, aussi indispensable que mystérieuse. Elle qui reposait sagement depuis plusieurs mois, sans avoir montré aucun signe de la conscience qu’elle avait dévoilée, par moments, lors de sa mission précédente à Véronèse. L’Ange réfléchit quelques instants. Oui, il avait tout ce dont il aurait besoin. Sous le râtelier d’armes se trouvait une série de longs tiroirs. Du premier, l’homme aux cheveux d’argent extirpa un sac en cuir de buffle qu’il posa sur la table avant d’y ranger ses affaires. Il remisa ses papiers dans la poche interne de son ceinturon. Tandis qu’il bouclait son sac, Gheritarish entra sans frapper et traversa la pièce pour aller se répandre sur le grand canapé lie-de-vin situé en face de la cheminée. Il se mit à bailler. — Entre, Gher… Et installe-toi à ton aise, surtout… dit l’Adhan à retardement. — Morion m’a fait dire que tu avais besoin de me voir, alors, me voilà ! — J’ai du nouveau, grimaça Cellendhyll. — Allez Petit Homme, accouche ! À voir ta mine de constipé, tu as mauvaise nouvelle à balancer. L’Adhan résuma les faits. Il devait abandonner l’escadron le temps d’une mission dans les Territoires-Francs. — Bah ! le tranquillisa le Loki. Ce n’est pas si grave qu’il n’y paraît. Une semaine, deux au pire, et Kean sera sur pied pour te remplacer là-bas. D’ici-là, je n’ai pas vraiment besoin de toi. Je m’occuperai de nos petits gars, ne t’inquiète pas, ils ne vont pas se tourner les pouces en t’attendant. — Hum… après tout, je sais que je peux te faire confiance. Cette damnée mission de garde-chiourme tombe au plus mal mais je dois m’y consacrer. Alors, fais comme tu l’entends. Je te confie l’escadron… Ne les ménage pas, c’est tout ce que je te demande. — T’inquiète, mon commandant… Je veux voir ce que les pioupious ont dans les tripes avant qu’on les lâche sur le terrain. Par les mamelles d’Eyvgrayden, avec ce que je leur réserve, ils vont en chier des cailloux ! Cellendhyll avait connu les rigueurs de l’entraînement à la mode loki. Il frémit. Les pauvres ! Chapitre 13 La soirée continuait de battre son plein, même si la moitié des fêtards étaient partis se coucher. Faith remontait un long et large couloir du sous-sol, aux piliers de granit, aux alcôves barrées de lourdes tentures cramoisies, tout simplement de retour des toilettes. De toute la soirée, elle avait paru moins enjouée que ses compagnons d’armes et c’était toujours le cas. Son visage était marqué par la gravité sinon une certaine inquiétude. Elle se figea, tout d’un coup : — Qui est là ? Montrez-vous. De l’ombre d’un pilier apparut un homme grand au crâne rasé, à la barbe brune, vêtu d’une chemise violette et de cuir noir. — Du calme, Faith, ce n’est que moi. — Sequin ! Que fais-tu là ? — Oh mais je te trouve bien nerveuse, sourit le guerrier. Je t’ai adressé plusieurs signaux durant la soirée et comme tu n’as répondu à aucun, j’ai décidé de t’intercepter ici… — J’étais occupée avec mon escouade. — Il faut croire… alors comme ça tu fais à présent partie de cet escadron Spectre ? — J’en avais marre de mon ancien poste. Trop ennuyeux. Mais de toute manière cela ne te regarde pas. — Peut-être que si… Il sourit, le regard glacial, avant de reprendre : — J’ai souvent pensé à toi ma belle, très souvent même. Surtout ces derniers temps… — Tu n’aurais pas dû, Sequin, et n’espère pas coucher avec moi une nouvelle fois. Notre histoire est bel et bien terminée. — Dommage… grimaça-t-il en se reculant. Dommage pour toi… À vous, les gars ! Sequin se retira dans l’ombre d’un pilier, tandis que simultanément, quatre guerriers aux visages couturés de cicatrices, aux poings noueux, surgissaient dans la lumière, leurs muscles denses moulés de cuir noir, la mine déterminée, la démarche agressive. Deux devant Faith, deux derrière, la jeune femme était cernée, sans espoir de fuite possible. Ses opposants ne dégainèrent aucune arme, ils semblaient vouloir la capturer, ce qui n’était pas vraiment rassurant. La guerrière, si prudente de nature, n’avait pas jugé utile d’être armée, elle se maudit des pires jurons d’une telle bévue. Dans un tout autre lieu que la forteresse, elle se serait munie d’au moins une ou deux de ses dagues, mais ici, en cette occasion particulière, cette fête où elle était entourée de ses camarades, en sécurité, elle n’avait pas jugé nécessaire de s’armer. Mais elle avait trop bu en l’honneur de l’escadron Spectre et sa vessie réclamait son dû. Elle n’allait tout de même pas emprunter une arme pour aller aux toilettes, de quoi aurait- elle l’air aux yeux des autres ? Peut-être aussi que si elle n’avait pas autant pensé au commandant Cellendhyll de Cortavar ces derniers temps, elle aurait disposé d’un esprit suffisamment lucide pour éviter d’agir aussi sottement. Instigateur de la tragédie qu’il avait orchestrée, Sequin laissait ses subordonnées se battre à sa place. Il était confiant, Faith n’était pas une novice, loin de là, mais les autres non plus et ils étaient quatre. Il se contenta donc d’activer une gemme pâle qu’il venait de tirer de sa poche. La bulle de silence enveloppa la zone où ils se tenaient, cantonnant les sons à l’intérieur de sa sphère d’influence. Faith le savait, elle ne pouvait se contenter de la simple défensive dans l’espoir que quelqu’un arrive. Ses assaillants la submergeraient en quelques secondes. L’espace d’une fraction de seconde et pourtant dans un temps étiré, elle se remémora les conseils de Cellendhyll – après une phase d’entraînement intense basée sur le combat. — Si vous ne devez retenir qu’une seule de mes leçons, que ce soit celle-ci : si vous êtes acculés face au danger, sans espoir de vous en sortir, alors combattez ! Avec vos tripes, de toutes vos forces. Ne doutez pas. Ne reculez pas. Laissez-vous porter par l’instinct de survie qui brûle en vous, suivez son désir sans vous poser de question. En somme, battez-vous de toute votre âme, quel que soit l’adversaire. Le salut ne pourra venir que de là. Elle choisit le plus faible du groupe, celui avec la petite bouche, le plus costaud, celui qui faisait le plus confiance à sa musculature agressive, à sa force brute – cela se voyait à sa façon d’avancer – dont la posture et le positionnement n’étaient qu’approximatifs. Elle avait été formée pour reconnaître ce genre d’individus. Les jambes légèrement fléchies, le bassin rentré, les coudes pliés, elle se plaça dos à l’un des murs du couloir, recula d’un pas, comme pour se mettre hors d’atteinte. Ses adversaires avancèrent à leur tour, des deux côtés, sûrs d’eux. Faith mima un autre pas en arrière mais, au dernier moment, bondit en diagonale sur l’homme à petite bouche. Elle fut sur lui au moment où il allait poser le pied au sol, en recherche d’équilibre. Il tenta de réagir mais pas assez vite. Elle leva l’avant-bras, le temps de détourner un approximatif crochet du droit, laissa passer un direct du gauche d’une torsion du buste et riposta. Feinte, pas latéral, fouetté du pied dans la rotule, coup de tête, coup de coude, manchette, encore un coup de coude, Petite Bouche s’écroula, hors d’état de nuire – du moins provisoirement. S’ensuivit une mêlée confuse. Elle frappa donc, feinta, para, frappa encore et encore, moins puissante que ses adversaires mais plus vive. Elle prit des coups mais pour chacun qu’elle subissait, elle en infligeait trois. Suivant les enseignements de l’homme aux cheveux d’argent, elle privilégiait l’action plutôt que l’espoir ou la crainte, le mouvement et l’instinct plutôt que la pensée. Elle privilégiait la survie. Les rictus déparaient les visages. Aucun son ne franchissait les lèvres autre qu’un souffle, un grognement ou une brève exclamation. Une guerrière moins capable, moins déterminée, aurait déjà succombé aux assauts puissants des hommes de Sequin. Faith était forgée d’une autre trempe. Pourtant le combat, son âpre déroulement, lui semblait interminable alors qu’il ne durait que depuis quelques minutes à peine. Un coup de poing lui percuta le front. Faith trébucha. Un revers de poing s’enfonça dans son ventre. Elle se plia en deux. L’un des sbires de Sequin – qu’elle avait surnommé Nez Tordu – l’empoigna par le bras. Alors qu’un autre – Boucle d’Oreille – allait faire de même pour permettre au dernier – Pue du Bec – de l’assommer, la jeune femme releva son coude qu’elle flanqua dans la tempe du guerrier, le faisant trébucher en arrière. Elle enchaîna d’un revers de la gauche suivi d’un direct dans la mâchoire. Boucle d’Oreille s’effondra. Le corps soudain tendu en arrière, la brune releva la jambe droite pour frapper le premier de ses opposants, Nez Tordu, d’un coup de pied au visage. Elle s’était libérée, juste à temps, pour recevoir l’assaut de Pue du Bec. L’homme sentait la fosse d’aisance mais il était vif. Faith reçut un coup sur la cuisse, un autre sur l’épaule, elle recula dos à un pilier, parant d’autres attaques. Juste le temps de retrouver ses appuis, puis elle passa à la contre-attaque. Elle feignit de trébucher, soudain sans défense. Pue du Bec en profita aussitôt pour amorcer un crochet gauche. Au dernier moment, Faith remonta ses mains qu’elle croisa devant elle, interceptant le poing serré du guerrier. Elle l’emprisonna dans la croix formée par ses avant-bras, avant de replier sa jambe vers l’arrière et, du talon de sa botte, frapper violemment Pue du Bec au creux des reins. Dans la foulée, elle se retourna et imprima un mouvement de torsion à son adversaire déséquilibré, ce dernier fut obligé de suivre le mouvement sous peine de se faire démettre le coude. Faith pivota encore sur elle-même, accentuant son élan, entraînant l’autre avec elle jusqu’à lui faire percuter le mur de plein fouet. Faith était dans le rythme, elle dansait au milieu des horions qu’elle délivrait, qu’elle recevait. Boucle d’Oreille la frappa alors de ses deux mains jointes directement entre les épaules. Elle s’écroula. Mais amortit la chute de ses paumes de main, pivota sur son bassin pour se retourner ventre en l’air et faucher le guerrier d’un ciseau en travers des jambes. Elle se releva d’une torsion des reins, face à Nez Tordu. Ce dernier réagit, frappant d’un large revers, Faith se baissa pour passer en dessous du bras de l’homme qu’elle cogna ensuite de ses doigts raidis en plein plexus solaire. Elle enchaîna en lui balayant les jambes, le projetant lourdement au sol. Le premier des guerriers – Petite Bouche – sorti de l’inconscience, commençait à se relever, elle le renvoya au sol d’un violent coup de botte au menton. Déjà, Boucle d’Oreille revenait à la charge. Il la cogna sévèrement aux côtes. Galvanisée par la douleur, Faith n’en répliqua que de plus belle. Elle tourna sur elle-même, son coude frappant l’homme en pleine tempe à deux reprises, et, d’un geste ample, elle lui arracha son bijou, provoquant sang et douleur. Profitant du sursaut d’arrêt provoqué, elle enchaîna de trois frappes quasi simultanées – poing, genou, tête – avant de terminer d’un coup de pied sauté en pleine face. Elle s’était libéré un passage. Elle fonça vers le bout du couloir, comme si elle voulait fuir, ses deux adversaires valides sur ses talons. La brune, cependant, n’avait aucune intention de fuir. Elle savait qu’avant d’avoir pu atteindre le bout du couloir, elle serait abattue d’une dague entre les épaules. C’est pourquoi, à peine son élan pris, elle obliqua directement sur l’un des piliers qui longeaient le couloir. Elle prit appui contre la pierre pour mieux décoller, fit un soleil, retomba dans le dos de ses poursuivants. Elle atteignit le premier d’un fouetté au creux des genoux, qu’elle doubla d’un revers de l’avant-bras droit, d’un crochet du gauche puis du droit. Nez Tordu s’effondra en poussant un cri rauque, étouffé par la sphère de silence. Sans marquer de temps d’arrêt, Faith lança sa jambe droite en arrière, à angle droit de son bassin. Son coup de pied retourné atteignit Pue du Bec en plein sternum, l’envoyant s’écraser dos contre un pilier. Elle se sentit soudain empoignée par-derrière, les bras de Pue du Bec enroulés autour de son torse. Faith prit appui contre l’homme, le temps d’envoyer ses bottes dans le bas-ventre de Petite Bouche relevé pour la frapper, puis en pleine figure. Dans la foulée, elle écrasa le cou de pied de celui qui la maintenait, avant de lui asséner un coup de tête arrière. Pue du Bec jura, relâcha son emprise. Faith se laissa tomber au sol, effectua une roulade arrière, se redressa, effectua un pas de côté, une feinte au corps. Elle asséna alors une manchette dans le cou de son assaillant, écarta les bras, les rabattit de toutes ses forces en claquant les oreilles du guerrier, lui arrachant un hurlement de douleur. Elle le termina d’un crochet à la mâchoire. Petite Bouche était à genou, tentant maladroitement de se remettre sur pieds, elle lui planta son coude dans la nuque. Gémissants, les quatre hommes qu’elle avait affrontés jonchaient le sol. La jeune femme n’eut pas le temps de souffler, encore moins de se congratuler. Elle sentit un souffle d’air dans son dos. Sequin. Elle l’avait oublié dans la chaleur du combat. Il s’était avancé dans son angle mort, sur la gauche. Elle se retourna. Trop tard. Elle n’eut que le temps de pencher la tête, d’instinct, mais cela ne suffit pas. La matraque de l’officier l’atteignit au visage, lui fracturant la pommette au lieu du crâne. Faith s’écroula, assaillie par les vagues de l’inconscience. — Salope ! siffla Sequin tout en lui bourrant les côtes de coups de bottes rageurs. La jeune femme se sentait plonger dans un puits sans fonds, sombre, empli de douleurs. Les sbires de l’officier se relevaient tant bien que mal. Constatant que Faith ne bougeait plus, Sequin dégaina son poignard et se pencha sur elle. Il se ravisa, cependant, un mauvais sourire éclairant son visage. Tandis qu’elle luttait pour s’extraire de son cocon de douleur, elle entendit la voix de Sequin, issue d’un brouillard lointain : — Allez bande d’incapables, emmenez-la. Avec ce que je lui réserve, j’ai besoin d’intimité ! C’est alors que la comtesse de Persifas, une maison vassale d’Eodh, apparut à l’angle du couloir, accompagnée de ses trois filles. Sequin dut juger son affaire mal engagée, il y avait soudain trop de témoins, puisqu’il se recula vivement tout en lâchant un ordre bref. Suivi de ses sbires boitillants, il prit la tangente. La comtesse, qui n’avait jusqu’ici rien vu de l’agression, avisa subitement le corps inanimé de Faith. Elle se mit à hurler à l’unisson de ses filles. Chapitre 14 Le lendemain matin, dans l’aile ouest de la forteresse. Cellendhyll fit irruption tel une tornade dans la vaste chambre que Lhaër partageait avec Faith. Une pièce circulaire, aux murs clairs, agrémentée d’une large baie de cristalune qui donnait sur la forêt de Streywen et ses cimes enneigées. Faith était allongée sur son lit, le visage blême. Une marque toute blanche, arrondie, couvrait sa joue gauche. Cellendhyll traversa la pièce pour se ranger aux pieds du lit. — Je viens d’apprendre… Pourquoi ne pas m’avoir prévenu plus tôt ? Faith ? Que t’est-il arrivé ? — Rien, soupira la guerrière. Rien du tout. Je me suis cognée, c’est tout. — Ne me prends pas pour un imbécile, jeune fille ! Qui t’a fait ça ? Quelqu’un de l’escadron ? — Rien, je vous dis, répéta Faith avant de grimacer. Lhaër posa sa main sur le front de sa camarade. Une lumière dorée inonda le visage de celle-ci et Faith plongea dans un sommeil immédiat. La guérisseuse se retourna sur Cellendhyll : — Elle ne vous dira rien, commandant. Elle a refusé de m’avouer quoi que ce soit. Mais elle a parlé par bribes dans son sommeil pendant que je la soignais, et étant donné ce qu’il lui est arrivé, il est hors de question que je me taise. D’après ce que j’ai compris cela s’est produit hier, en fin de soirée. Vous étiez déjà parti. Faith a été attaquée par le capitaine Sequin et plusieurs autres hommes. Ce sont eux qui lui ont brisé la pommette et plusieurs côtes. Probablement avant de faire pire, Faith n’en a pas dit plus. Pour le reste j’ai appris que c’est l’arrivé heureuse de la comtesse de Persifas qui a sauvé Faith. Mais ni la comtesse, ni ses filles n’ont pu reconnaître les coupables de l’agression. Alors, si l’on devait porter l’affaire devant le conseil, ce serait la parole de Faith contre celle de Sequin. Voilà tout ce que je sais. Cellendhyll contempla le visage pâle de la blessée, la mâchoire serrée. — Comment va-t-elle ? — Ça ira. J’ai eu tout le temps d’user de mes pouvoirs pour la soigner. Elle ne gardera aucune séquelle. Du moins physiquement… — Est-ce qu’ils ont eu le temps… L’ont-ils touchée ? — Non… Je l’ai examinée durant son sommeil. Ils ne l’ont pas épargnée mais ils n’ont pas eu le temps de la violer. L’Adhan resta un temps silencieux avant de reprendre, la voix très douce : — Le capitaine Sequin. Flamboyant, le jade de ses yeux avait pris une teinte inhabituelle- ment foncée. — Tu as une idée de l’endroit où je peux trouver Sequin, Lhaër ? — Il se trouve que j’ai envoyé Élias le dénicher. Ce porc humain est en train de déjeuner au réfectoire. — Excellente initiative, Lhaër. — De rien, commandant, je me disais bien qu’on allait réunir l’escadron et lui montrer… — Non, l’interrompit Cellendhyll. Je vais m’en charger moi-même. Ne vous en mêlez surtout pas, c’est mon problème ! Lhaër recula sous le regard de l’Ange. Le visage de ce dernier était soudain dominé par un masque d’une dureté si implacable qu’il en avait perdu toute humanité. Un instant plus tard, il avait quitté la pièce. Lhaër n’hésita pas longtemps. — Melfarak ! Le grand brun à queue de cheval passa la tête dans l’encadrement de la porte : — Quoi ? — Réunis l’escadron, en vitesse ! On va suivre le commandant. — Et pourquoi donc ? — Il va voir Sequin ! Le visage de Melfarak s’éclaira : — Je me grouille ! La guerrière-guérisseuse posa sa paume sur le front de Faith pour vérifier son état. Les blessures infligées lui avaient coûté une bonne part de son énergie, mais tout allait bien à présent. Et la fatigue ressentie par la rousse valait largement le résultat. Lhaër leva les yeux à l’arrivée des autres membres du commando dans la chambre. Elle leur résuma en quelques mots ce qui venait de se produire et conclut : — Bodvar, tu gardes Faith jusqu’à mon retour, c’est compris ? — Tu rigoles ? Je viens avec vous, oui ! Moi aussi, je tiens à piétiner la face de ce foie jaune ! Lhaër menaça le colosse blond de son index : — Primo, le commandant a été très clair, personne ne doit se mêler de ça. Et j’ai vu son air lorsqu’il l’a ordonné, alors on va se contenter de regarder. Et deuzio, il faut quelqu’un pour protéger Faith et j’ai décidé que ce serait toi. — Mais… — Bodvar ! Ils s’affrontèrent du regard. Le blond la surplombait de toute sa taille, de toute son imposante musculature et pourtant la rousse remporta la bataille. — Bon d’accord, grommela-t-il… Je vais veiller sur Faith… Mais vous me raconterez ce qui s’est passé, hein ? — Évidemment, espèce de montagne ! Allez venez vous autres. Ils quittèrent la chambre tandis que Bodvar allait s’installer au chevet de Faith, soupirant contre l’injustice du monde. C’était plus fort que lui, lorsque Lhaër décidait quelque chose, il ne pouvait qu’obtempérer. * Cellendhyll avait rejoint le réfectoire à grandes enjambées. Devant Son expression, personne n’avait osé lui adresser la parole, encore moins se dresser sur sa route. L’Adhan s’arrêta sur le seuil et parcourut la salle de son regard palpitant. Il sentait la colère remonter le long de ses nerfs, tendre ses muscles, cette colère froide, si familière, qui le harcelait avec de plus en plus d’insistance pour qu’il lui donne sa pleine mesure. Bientôt. Le réfectoire était une salle de trois cents mètres carrés, percée sur les quatre côtés d’ouvertures en arche aux linteaux chacun laqué de couleur différente. Étaient dressées de longues tablées de chêne patiné par l’usage. Ceux qui désiraient se restaurer allaient se servir au large guichet situé sur le mur du fond. Le service se faisait de jour comme de nuit. Le Chaos aux mœurs relâchées ne s’encombrait pas de protocole, enfin du moins possible. Ainsi, chacun pouvait parler à chacun sans souci de distinction ou de rang. Cellendhyll repéra Elias, assis seul devant un bol de café, à droite de l’entrée de l’ouest. — Où est-il ? Où est Sequin, demanda l’Adhan, lèvres serrées. — La sixième table, troisième rangée, indiqua Élias. Si vous avez besoin de moi, commandant, je suis prêt. — Merci Élias, mais c’est inutile. Reste là. J’en fais une affaire personnelle. Le capitaine Sequin était bien présent, vêtu du vert et de l’orangé des Melfynn. Attablé en plein petit-déjeuner, à quelques mètres de là, en compagnie d’une dizaine de guerriers de sa Maison. Les deux hommes qui l’avaient aidé à assaillir Faith, ses complices préférés étaient à ses côtés. Cellendhyll ignorait ce fait mais cela n’avait aucune importance. Il alla directement se poster devant l’officier et se tint devant lui en le fixant jusqu’à ce que les conversations cessent. Le capitaine l’avait vu arriver. Se renfrognant, il repoussa son assiette et son verre avant de se redresser sur son siège. — Je viens pour Faith… déclara Cellendhyll d’une voix neutre. — Quoi, Faith ? répondit sèchement l’homme. — Tu l’as agressée hier soir, Sequin, avec tes hommes. Tu l’as blessée… — N’importe quoi ! Cette salope ment, j’ai passé toute la soirée dans la salle de bal. Gherek et Nhiall, que voici, étaient avec moi. Ils peuvent en attester ! Cellendhyll mémorisa le visage des deux guerriers désignés – Pue du Bec et Nez Tordu. Ces derniers portaient des marques au visage. Il finit par ajouter : — Je vais te faciliter la tâche, Sequin… Je ne viens nullement faire valoir mon grade, je ne suis pas là en tant qu’officier mais en mon nom propre. Et quoi qu’il puisse se produire ici, je ne me servirai pas de mon rang. Je te le garantis devant tous ces témoins. C’est une affaire d’homme à homme, entre toi et moi. Rien d’autre… À présent, lève- toi ! Sequin se rencogna contre le dossier de sa chaise, les traits allumés d’un sourire cruel. — Je ne m’attendais pas à ça de ta part, mais c’est parfait ! Vous deux, virez-le moi de là. Il me gonfle ! Gherek, un brun massif avec une queue de cheval, et Nhiall, un gabarit similaire mais arborant quant à lui une épaisse toison blonde et bouclée, se tenaient côte à côte à gauche de Sequin. Ils se levèrent d’un même ensemble et firent le tour de la tablée par chaque extrémité pour rejoindre Cellendhyll. Le brun arrivait par la gauche, le blond par la droite. Le visage régulier de l’Adhan s’était enlaidi d’un rictus qui dévoilait ses canines blanches. L’Adhan se pencha vers la table et saisit une carafe de jus de raisin. Dans le même mouvement, il la brisa sur le front de Gherek, arrivé à portée, qu’il empoigna ensuite par sa queue de cheval pour lui cogner violemment le visage sur le rebord de la table, lui brisant trois dents au passage. Nhiall jura avant de l’agripper par l’épaule, prêt à lui asséner un direct. Cellendhyll le prit de vitesse. Il saisit la main de Nhiall qu’il retourna violemment jusqu’à lui briser le poignet, tout en lui fracassant le nez d’un coup de tête. Il recula d’un pas et contempla la tablée. Aucun des hommes de Sequin ne fit mine de bouger. Tous étaient cloués par le poids de son regard étincelant. Pas un son dans la salle, hormis les gémissements sourds des deux guerriers qu’il avait abattus et qui se tortillaient sur le sol, baignant dans leur sang. Sequin jura à son tour. Il était obligé de réagir, sous peine de perdre la face. Il se leva brusquement en balayant son siège, et sauta par-dessus la table tout en dégainant sa dague. Cellendhyll attendit l’arrivée du poignet armé pointé sur son visage pour l’agripper. De son pouce, il appuya sur un nerf situé à l’embranchement du pouce et de l’index de Sequin. La main soudain inerte, le capitaine relâcha son arme, que Cellendhyll saisit au passage pour lui planter immédiatement dans la cuisse. Il repoussa son adversaire jusqu’à l’acculer contre la grande table sur laquelle il le fit violemment basculer. Le coude bloqué sur la gorge de Sequin, l’Adhan se rapprocha de lui, sa dague sombre dégainée à portée de visage. — Plus jamais tu n’approcheras Faith, ni toi ni aucun de tes hommes. Si tu portes une fois encore la main sur elle, je t’arrache la gorge de mes mains ! Il déchiqueta la narine droite de Sequin d’un revers de lame puis l’assomma du pommeau, avant de se redresser : — Ce qui vaut pour Sequin vaut pour tout le monde ici ! tonna-t-il. Quiconque s’en prend à un membre des Spectres en répondra directement devant moi ! Sa déclamation fut accueillie d’un lourd silence. L’homme aux cheveux d’argent rengaina sa dague étrange et quitta la salle sans un regard en arrière. Lhaër et les autres, rejoints par Élias, n’eurent que le temps de s’esquiver avant d’être repérés par leur supérieur. Blottis à l’entrée du réfectoire, ils avaient assisté à l’intégralité de la scène. Après avoir pris suffisamment d’avance sur Cellendhyll, ils cessèrent de courir. — Le commandant prend nos intérêts à cœur, c’est bon à savoir… estima Khorn. — Oui, il a traité ce bâtard de Sequin exactement comme il le méritait ! renchérit Dreylen. — Vous avez vu avec quelle vitesse il a bougé, s’extasiait Melfarak. — Sequin n’est qu’un salopard, bien fait pour lui, releva Élias. — Oui, mais à présent, vous allez prendre le relais, les hommes. Jusqu’à ce que Faith se rétablisse, il faudra que l’un de nous, au moins, la veille de près. Nous aurons toujours un œil sur elle, car c’est l’une des nôtres. Et nous protégeons les nôtres, n’est-ce pas ? Lhaër ne cachait pas sa satisfaction que sa camarade ait été dûment vengée, bien qu’un peu trop violemment à son goût. — Tu parles bien, Lhaër, nous ferons comme tu dis, signifia Élias d’un ton pénétré. Khorn ajouta : — Qu’ils viennent, on les attend ! — Venez, allons raconter l’histoire à Bodvar, sourit Dreylen. Ce gros tronc de chêne va en crever de jalousie d’avoir raté une telle scène ! * L’élégance habituellement flegmatique de Morion était affectée d’une grimace de désapprobation. Son mécontentement alourdissait l’air comme un orage prêt à éclater. Néanmoins, Cellendhyll n’en avait cure, décidé à répondre de ses actes. — Qu’est-ce qui t’a pris de déclencher une rixe au bon milieu du réfectoire ? De blesser un officier d’une autre Maison ? Tout le monde ne parle plus que de ça dans la forteresse. Le ton était plus sec qu’à l’accoutumée. — Je viens de recevoir une protestation officielle de la Maison Melfynn, figure-toi. Cellendhyll haussa ses larges épaules, le sourcil ironique : — Et alors ? Je n’ai rien à me reprocher. Sequin a blessé l’une de mes recrues. Il n’allait pas s’en tirer ainsi, sous prétexte qu’il est un officier. J’ai donc réglé le problème directement avec lui. Morion semblait inhabituellement excédé. Il pointa l’Adhan de sa pipe avant de reprendre : — Tu l’as violemment agressé, tu l’as défiguré. Nhiall et Gherek, ses deux lieutenants, ont connu un sort à peu près similaire. — Ils m’ont attaqué en premier, lâcha Cellendhyll en arborant un petit sourire cruel. — Je vais devoir rembourser la note des guérisseurs ! renchérit Morion. Et tu sais que la magie réparatrice est bien la plus coûteuse ! — C’est Sequin qui a sorti son arme, je n’ai fait que me défendre, et vous m’accablez de reproches ? — Par tous les Chaos, Cellendhyll ! Au lieu d’aller le voir et de provoquer cette algarade, il fallait venir m’en parler. J’aurais convoqué le conseil. — Je ne suis pas un putain de diplomate, se hérissa l’Ange. Je suis un combattant. Un tueur. Vous m’avez voulu ainsi et j’ai réagi selon ma nature. Songez que j’aurais pu les tuer et que je me suis retenu… Le conseil ? Qu’aurait-il fait ? Leur passer une réprimande ? Je devais faire passer un message. C’est fait. À présent, je doute que l’on cherche de sitôt à nuire à un membre de mon escadron. — Tu t’es surtout fait des adversaires dangereux, soupira le Puissant d’Eodh. Si Sequin vient de passer capitaine, c’est bien qu’il dispose d’appuis solides au sein des Maisons. Tu devras te méfier de cet homme. Pour le peu que je sache de lui, il n’est réputé ni pour ses manières honorables, ni pour son sens du pardon. — Sequin ne m’inquiète pas. S’il a une once de bon sens, il cherchera à m’éviter. — Toujours est-il qu’à l’avenir, Cellendhyll, je te demanderai de modérer tes réactions. Et d’ailleurs, il me semble que ce n’est pas la première fois que je te demande cela. Je ne peux me permettre de me mettre à dos les autres clans pour ce genre de querelles frivoles. L’Adhan ne répondit pas mais son visage se nimba de cette froideur assassine qui le caractérisait si bien. Les rapports entre l’Ange et son maître étaient de plus en plus tendus depuis que Morion avait osé implanter un cœur de Loki dans le corps de son Ombre, sans lui demander son consentement, et l’Adhan avait de plus en plus de mal à supporter l’autorité du Chaos. Ce dont son maître semblait conscient. Morion soupira une seconde fois : — Inutile d’insister, je vois. Tu es plus buté qu’un troupeau de mules. Mais rappelle-toi mes ordres, plus d’esclandre ! Et maintenant j’aimerais que tu te concentres sur ta mission. Tu devrais déjà être en route pour Gar-Vallon ! * Cellendhyll quitta le bureau du seigneur sans rien ajouter. Différant encore son départ pour le Plan Primaire, il retourna sans perdre de temps aux appartements de l’escadron. Faith était assise dans son lit, le dos calé par un gros oreiller. Elle était toujours pâle mais son regard avait recouvré une certaine force. Les autres étaient là, montant bonne garde dans le couloir. — Lhaër m’a raconté ce que vous aviez fait à Sequin. Mais je vous préviens, il va vouloir se venger. C’est son genre. — D’où connais-tu cet abruti de Sequin ? — Nous avons servi ensemble dans les Maraudeurs. Nous avons été assez proches, grimaça-t-elle, mais pas longtemps, trois jours à peine. J’ai vite réalisé quel type d’homme il était et j’ai mis fin à notre relation… Quoi qu’il en soit, je vous remercie d’être intervenu, commandant. — Pourquoi t’a-t-il attaqué ? Pour… te violer ? — Sans doute… tout a été très vite. Je n’ai pas vraiment eu le temps de m’interroger sur ses motivations. — Peu importe. Tu ne risque plus rien à présent, j’ai fait passer le message… Il se retourna vers les autres Spectres, réunis, le visage hilare et leur annonça : — Je vais devoir vous laisser, j’ai une mission de quelques jours à effectuer. Gheritarish s’occupera de vous. Une seule chose, à partir de maintenant, ne vous aventurez jamais seuls dans la forteresse. On ne sait jamais… Gheritarish arriva sur ces entrefaites. Cellendhyll l’entraîna dans le couloir, hors de portée d’oreille. — Ce pourri de Sequin, gronda le Loki. Je vais aller m’occuper, de lui moi aussi ! — Non, Gher’, c’est hors de question. Je me suis suffisamment fait remonter les bretelles par le seigneur Morion, alors tu ne vas pas la situation. De toute manière, tu n’en auras pas le loisir. Moi je pars pour Gar-Vallon et toi tu emmènes l’escadron hors d’ici, le temps que les choses se calment. Tu verras avec Lhaër pour l’état de Faith. Si vous restez là, l’un des Spectres risque de faire une bêtise. Moi, je peux me le permettre, pas eux. — Tu as raison. Fort bien. Je vais les emmener faire un peu d’escalade, histoire qu’ils éliminent leurs toxines. * Sequin quitta la salle de soins. Le guérisseur payé à grand frais par le seigneur Morion avait fait du bon travail, réparant les blessures qui ne laisseraient pas de traces apparentes. Mais la douleur restait inscrite dans les nerfs du capitaine… et dans sa mémoire. Rosh l’attendait dans le couloir. Il avait appris la nouvelle, comme tant d’autres. Sequin le dévisagea, un rictus aux lèvres. D’emblée, il déclara au rouquin : — Ce Cellendhyll de Cortavar, cette pourriture, je vais le tuer ! Ils remontaient le couloir au plafond voûté, éclairé de cristaux de gemmelitte fichés en haut des murs. Tournant la tête, Rosh soupesa son complice du regard avant d’enchérir : — Moi aussi, je le hais, et depuis fort longtemps. Il m’a cassé le nez, une fois, un bras aussi. Et il s’en est tiré malgré tous mes efforts pour lui nuire, depuis. Je n’ai pas dit mon dernier mot, mais cela va se révéler encore plus délicat, à présent qu’il est commandant. Je te le dis, pourtant, je te promets que je trouverai un moyen de l’abattre, foi de Melfynn ! — Je suis ton homme, Rosh. Pour cela, encore plus que pour le reste, tu peux compter sur moi. Les deux hommes s’entendaient fort bien et le tutoiement était venu de lui-même à Sequin vis-à-vis de son employeur, malgré leur différence de rang, accentuant leur complicité. — Viens, alors, sourit le rouquin. Allons nous détendre en maudissant Cellendhyll de Cortavar, à nous deux nous trouverons peut-être comment l’abattre une bonne fois pour toutes ! Chapitre 15 Après un solide déjeuner, son sac de cuir à l’épaule, Cellendhyll se servit d’un premier portail magique pour se transférer sur le Plan Primaire. Comme prévu selon ses instructions, il utilisa alors un second portail destiné à le convoyer à destination. Il avait remisé sa rancune, rangé les Spectres dans un coin de son esprit. Il était en mission, à présent, et même si celle-ci lui déplaisait, il l’accomplirait du mieux possible. Formé comme il était, il se révélait incapable de faire autrement. Il arriva à Gar-Vallon en milieu d’après-midi. Le portail le déposa au point d’accueil, une salle de pierre nue à proximité de l’hôtel de ville, protégée par la magie et par l’acier aiguisé des sentinelles qui l’entouraient. Un officier des gardes de la ville – béret jaune, surcot turquoise, mailles en fameux acier blanc, celui de Gar-Vallon – vérifia son accréditation avant de le laisser sortir du bâtiment. Cellendhyll jugea les gardes nerveux même s’ils ne firent rien pour lui barrer le passage. L’Ange sortit à l’air libre. Au milieu de la place d’Isildas, juste en face de lui, se dressait le bâtiment municipal où officiait la conseillère de Férimond. Il marqua un temps d’arrêt, histoire de se pénétrer de ce nouvel environnement. Le Plan Primaire connaissait cette période intermédiaire entre l’hiver et le printemps, annonciatrice de renouveau, où le soleil commençât à sortir de sa timidité mais sans parvenir encore à repousser les apprêts du froid. Le ciel brillait d’un azur chatoyant, traversé par une équipée de nuages blancs qui naviguaient paresseusement tels des navires au long cours. L’Adhan était cerné de bâtiments massifs, carrés ou rectangulaires, en pierre blanche pour la plupart, souvent agrémentés de balcons soutenus par des colonnades torsadées. La cité respirait une aura d’opulence et d’ordre policé, de civilisation, que pour sa part, il avait toujours trouvé un peu étouffante… Mais il y avait autre chose dans l’air. Une nervosité identique à celle qu’il avait décelée chez les mercenaires-francs occultait l’atmosphère. Elle se retrouvait dans la rue, imprégnant les visages, les postures ou les démarches. L’explosion, bien sûr. Les gens ne cachaient pas leur inquiétude, ils marchaient vite, malgré leur air prospère. Il y avait bien moins de foule que dans le souvenir de l’Adhan, qui aperçut à l’autre bout de la place une patrouille de cavaliers de la compagnie-franche du Cygne, réputée dans tous les Territoires-Francs. Leur présence dans le centre ville n’augurait rien de bon. Quelques foulées plus tard, il entrait dans l’hôtel de ville, le seul bâtiment cylindrique de la place, percé d’ouvertures en arches, haut de trois étages. Il montra sa lettre de recommandation au greffier du hall d’entrée. Ce dernier, revêtu d’un uniforme brun à passements gris le pria d’attendre, le temps de faire porter le document au secrétaire du conseil de la ville. Cellendhyll s’écarta de quelques pas pour s’installer dans un large fauteuil de cuir. Il eut alors tout loisir d’étudier les lieux qui étaient restés tels que dans ses souvenirs. Il était venu à Gar-Vallon à trois reprises. Trois missions d’Ombre. Trois assassinats commandités par Morion d’Eodh. Trois succès. La ville était l’une des plus riches des Territoires-Francs, ce n’était nullement un secret et l’antichambre du pouvoir de Gar-Vallon en constituait un éclatant témoignage. Les murs de la salle d’entrée s’ouvraient sur des arches arrondies de marbre blanc, recouvertes de linteaux d’or blanc minutieusement ouvragé. À gauche et à droite de l’entrée, différentes niches – la plupart occupées – avaient été prévues pour permettre le déroulement de conversations confidentielles. Trois escaliers monumentaux à rambarde cuivrée conduisaient aux étages supérieurs. L’administratif au premier étage, l’exécutif au-dessus et le troisième étage dévolu aux appartements, aux salles de réception ou de travail des membres du conseil. Le lustre géant en cristalune de la rotonde, abreuvé de cabochons de gemmelitte – la pierre vivante – déversait sa lumière à plusieurs dizaines de mètres au dessus du sol. Sur les épais murs, des tapisseries géantes et colorées, plaisantes à l’œil, nées du génie pictural Balli’Kani. Un parquet de chêne rouge recouvrait tout le sol de la salle. Étincelant de propreté, fleurant l’encaustique, il reflétait les silhouettes inversées postées et là, mouvantes ou non. Un spectacle fantomatique propre à en fasciner certains, mais pas Cellendhyll de Cortavar. Un long tapis lie-de-vin menait au comptoir d’accueil taillé dans un bois-vivant aux teintes claires qui était placé sous la rotonde centrale. La tenue du personnel municipal arborait les couleurs de la ville – jaune d’or et turquoise. Ledit personnel faisait preuve d’une amabilité et d’une élégance qui semblaient travaillées depuis l’enfance. Cellendhyll songeait que malgré son faste, la cité avait bien changé, il avait pu s’en rendre compte à peine arrivé. De quoi renforcer les craintes de Morion à l’encontre du sort de Laurianne de Férimond. L’Ange imaginait une femme mûre, aux cheveux gris, la mine sévère, massive, sans doute brillante, sans doute capable, mais dépourvue du moindre charme. Il attendit, sans montrer de nervosité. Le prince Yggdrasill n’était que l’une des multiples identités factices de Morion mais son influence dans les Territoires-Francs n’était plus à démontrer. Le prince était connu dans tous les cercles d’influence du Plan Primaire. Connu et respecté. L’Ange savait également que son maître disposait d’un vaste réseau commercial établi sur le monde primaire – pour ce qu’il en savait la richesse de Morion devait être incalculable. Ce réseau arachnéen n’avait d’égal que la subtile armée d’informateurs répartie avec minutie par le maître des Mystères. Un page vint le chercher, le menant au troisième étage, lui fit longer un long couloir – tout aussi richement décoré que le reste du bâtiment – pour s’arrêter devant une double porte au bois laqué, au-dessus duquel reposait le blason de la cité, un fier destrier noir cabré sur fond bleu turquoise. Le page frappa, ouvrit la porte et s’effaça pour laisser entrer Cellendhyll. * Une grande femme présidait derrière un long bureau en bois de guarana, couvert de paperasses diverses. La pièce avait une forme ovale. Dans les murs étaient creusées des niches supportant livres ou sculptures, deux grands ficus à tronc entrelacé, de chaque côté de la baie vitrée qui donnait sur la place et sur la ville. Un ameublement presque sommaire mais en essence de bois rares. Trois hommes musclés se tenaient aux côtés de la maîtresse des lieux, portant des surcots jaunes, des pantalons et des bottes de cuir bleuté. Adossés contre les murs, faussement nonchalants. Des Protecteurs, de toute évidence. Une confirmation de plus pour l’Adhan que la vie de la conseillère était menacée. Ainsi donc, c’était celle qui présidait aux destinées de la glorieuse Gar-Vallon, l’un des fleurons de l’Alliance. À son égard, Cellendhyll s’était trompé à plus d’un titre. Ses cheveux ramassés en une tresse serrée, la conseillère Laurianne de Férimond se révélait plus jeune qu’il ne s’y attendait, à peine quelques années de plus que lui. Elle était engoncée dans une épaisse robe de brocard gris à brandebourgs noirs, taillée pour cacher sa silhouette – il était difficile d’en évaluer les contours. L’insigne de sa charge reposait sur une poitrine modeste ; un lourd médaillon, triangle d’or entouré d’un triple cercle de platine. Des yeux de la couleur de l’ambre, brillant d’une indéniable vivacité d’esprit, un visage large, de caractère. Un nez droit, plutôt long. Une bouche aux lèvres naturellement rouges, pour le moment pincées de gravité. Au moins pour l’air sévère, l’Adhan avait-il deviné juste. Mais du charme, ça oui, elle en avait, il ne pouvait que le reconnaître, malgré cet air austère qu’elle affichait, tant dans son expression que dans ses manières. La conseillère l’étonna encore. Elle ne fit pas mine d’être occupée… comme beaucoup de sa profession. Elle ne paraissait d’ailleurs pas du genre à faire semblant de quoi que ce soit. Ce qu’on nommait une femme de tête, sans aucun doute. De la détermination, du courage, de la pugnacité. Et pour diriger le royaume de Gar-Vallon, il devait en falloir. Cela étant, était-elle une véritable dirigeante ou une femme de paille ? Il ne devrait pas tarder à le savoir. La conseillère posa les mains – qu’elle avait plutôt grandes et dépourvues de bijoux – à plat sur son bureau et déclara sans ambages : — Allez à l’essentiel, messire, je suis fort occupée en cette période de tension et seule la recommandation du prince Yggdrasill vous a permis d’obtenir un entretien aussi rapide. J’étais également curieuse de voir à quoi pouvait ressembler un homme nommé “Carnage”… et je dois avouer que ce nom semble vous convenir parfaitement. Cela dit, les apparences sont souvent trompeuses… Alors, dites-moi, que me vaut cette visite de votre part ? Que me vaut ce message laconique du prince Yggdrasill ? Il me demande de vous recevoir en tant que son envoyé le plus fidèle, c’est fait… eh bien ? Carnage – le nom d’emprunt de Cellendhyll pour cette mission – se sentit jaugé sous toutes les coutures par le regard incisif de la conseillère. Il retint un ricanement. Il lui en fallait plus, bien plus, pour se sentir impressionné. — Votre cité a été victime d’une explosion mystérieuse, énonça-t-il calmement. En outre, le prince a appris que votre vie risquait d’être personnellement menacée. Il m’envoie pour veiller à votre sécurité. Si la conseillère était surprise par cette réponse, elle n’en montra rien. — Et comment le prince a-t-il appris cette soi-disant menace contre ma personne ? — Mon seigneur ne me tient pas dans ses confidences, mais je le sais extrêmement bien informé de tout ce qui touche les Territoires-Francs. — Et pensez-vous que je manque de gardes à mon service, messire Carnage ? — Non… Mais ils ne sont pas aussi bons que moi. — Aussi bons que vous ? Mais vous vous flattez ! — Croyez-vous, ma dame, que le prince prendrait à son service un incapable, et qu’il enverrait cet incapable vous faire perdre votre temps ? Le prince Yggdrasill ne veut que vous assurer de son appui à votre égard. Il tient à entretenir ses bonnes relations avec Gar-Vallon et ne pouvait rester sans rien faire pour aider ceux qu’il considère comme ses alliés principaux, si éloignées ses terres soient-elles des vôtres. Tel est son message… C’est ainsi qu’il m’a envoyé à vos côtés. — Vous avez de la répartie, messire, c’est au moins ça. Qui me dit que vous n’êtes pas un usurpateur ? Pourquoi devrais-je vous faire confiance ? L’Adhan haussa ses larges épaules. Le ton agressif de la conseillère glissait sur lui : — Rien du tout. Vous me croyez ou non… La conseillère émit alors un rire de gorge qui contrastait avec son air guindé. — Tu n’es qu’un vantard ! ne put s’empêcher de cracher l’un des gardes, un brun musculeux au nez cassé. Je vais te casser en deux ! Cellendhyll n’accorda qu’un bref regard à l’homme. — Dois-je défaire cet imbécile et ses deux compagnons pour vous convaincre que vous avez besoin de mon aide ? L’ironie qu’elle découvrit dans le regard de jade de l’Adhan ne sembla pas au goût de la conseillère. — Vous me paraissez bien trop sûr de vous, messire, répliqua-t-elle d’un ton abrupt. Alors, je vais vous prendre au mot. J’aurais tort de ne pas le faire, après tout. Le prince Yggdrasill, si charmant soit-il, n’est qu’une relation d’affaire, je ne sais pas à quel point je peux me fier à lui. Ce sera une manière comme une autre de vous jauger. Tous les deux. Grâce à vous, mes gardes vont bénéficier d’une petite séance d’entraînement à vos frais… qui me permettra de vérifier si vous méritez bien votre patronyme. Elle se tourna vers le brun : — Ne lui faites pas trop mal, Raknar. Les trois Protecteurs échangèrent un regard complice. Ils avancèrent sur Cellendhyll, déployés en demi-cercle. L’Adhan recula, sans les quitter des yeux. Il voulait de l’espace, cependant le zen ne serait pas nécessaire. Une fois au centre de la pièce, il se mit à balbutier, les mains tendues, le regard soudain hésitant : — Une minute. Je… je me rends compte que j’ai abusé. Trois, c’est trop pour moi. S’il vous plaît… Nez Cassé se tenait devant Cellendhyll. Il détourna la tête le temps de quêter la décision de la conseillère. Le visage de la femme s’était contracté, comme si elle était déçue de l’attitude soudain peu assurée de l’homme aux cheveux d’argent. L’Adhan avait mis suffisamment de persuasion dans sa voix pour qu’elle hésite. Il en profita. Il fit un pas en avant, prenant Nez Cassé de court. Il frappa sèchement la glotte du brun d’un revers de main en oblique. Il prit garde de cogner juste assez fort pour provoquer une asphyxie temporaire, et non pas tuer. Nez Cassé s’écroula en suffoquant. Un pas de côté, une feinte, un fouetté du pied. Le deuxième Protecteur s’écroula à son tour, les mains enserrant son genou, la bouche grimaçante d’un cri rentré. Cellendhyll se pencha sur son adversaire, pinçant un endroit précis de son épaule. Le nerf coincé, ce dernier se contorsionna pour échapper à la douleur ; il ne pouvait plus remuer le bras. L’Ange se détourna juste à temps pour recevoir l’assaut du troisième garde. Dans un mouvement d’ondulation, il para des avant-bras une série de directs et de crochets. Il attendit que l’autre faiblisse dans le rythme de ses frappes avant de contre-attaquer et ses mains devinrent floues de vivacité. Atteint en quatre endroits névralgiques, le garde tomba comme une chiffe molle. Les trois Protecteurs étaient défaits, légèrement blessés mais incapables de poursuivre le combat. — Pour qui vous prenez-vous pour malmener ainsi mes hommes ? se dressa Laurianne, lèvres pincées. — C’est vous qui les avez lancés sur moi, espérant qu’ils me corrigent, dit Cellendhyll les sourcils froncés. À qui la faute ? Debout derrière son bureau, elle le foudroyait des yeux. — À trois contre un, poursuivit l’Adhan, on ne prend pas de risque. Vos hommes, j’aurais pu les tuer ou les mutiler sans plus d’effort… Ne vous inquiétez pas, j’ai fait attention. Demain, ils seront sur pied. Enfin, s’ils sont aussi solides qu’ils le croient. Ils étaient trop confiants et ils sont tombés dans un piège grossier, que cela leur serve de leçon. N’oubliez pas une chose, conseillère, si votre vie est menacée, ceux qui vous en veulent ne préviendront pas. Vos gardes doivent être prêts à tout. Et ce n’est pas le cas, n’est-ce pas ? Nez Cassé se releva tout en foudroyant l’Adhan du regard. Ce dernier soutint ce défi de ses iris transformés en flèches de jade et ce fut le garde qui détourna les yeux le premier. — Sortez, tous les trois ! décida Laurianne. Tant bien que mal, les Protecteurs quittèrent les lieux. Elle se rassit, sans pour autant cesser de le dévisager. — Messire Carnage, vous êtes meilleur que mes gardes, soit. Dois-je vous faire confiance pour autant ? Je ne crois pas. Le prince Yggdrasill est fort bon de se soucier de ma sécurité, ce n’est pas pour autant que je vais vous prendre à mon service. Je suis de taille à m’occuper de ma sécurité sans faire appel à une source extérieure. En revanche, je vais retenir la leçon… Je puis vous assurer que mes Protecteurs vont avoir droit à une sévère mise au point. Mais ce sera tout. À présent, vous pouvez disposer, messire. Rentrez chez vous, et ne manquez pas d’assurer le prince de ma considération lorsque vous lui ferez votre rapport. Ils se dévisagèrent, sans aménité apparente. Cellendhyll rompit le contact. Il était inutile de prolonger l’entretien. * Il quitta l’hôtel de ville et traversa la place pour aller s’installer à une table en terrasse, à portée de vue immédiate du bâtiment municipal. Quelques minutes plus tard, on lui apportait l’infusion d’écorces noires qu’il avait commandée. Cellendhyll se massa l’arête du nez d’un air songeur, sans se soucier du fait qu’il soit l’un des rares attablé en extérieur. La conseillère ne voulait pas de lui, fort bien. Il n’allait pas baisser les bras pour autant. Pas son genre. Hors de question non plus de contacter Morion par le biais de l’anneau magique qu’il portait sur lui. Même si l’idée perverse de lui apprendre que le plan établi avait échoué, que le prince Yggdrasill n’avait guère impressionné la conseillère, se révélait tentante. De quoi porter un coup sévère à l’orgueil de son seigneur. Non, il était en mission. Ce n’était plus le temps des mesquineries. L’Ange laissa sur la table de quoi payer sa consommation et se leva. Il ne pouvait rien faire pour le moment. Autant se rendre à l’hôtel où Morion lui avait fait réserver une suite. Du reste, l’établissement se trouvait à deux rues de là, en plein centre, sur une autre grande place caressée de soleil. Parmi les premiers hérauts du printemps, les prunus plantés en ligne de chaque côté de l’esplanade affichaient leurs petites fleurs roses. Avec sa façade entièrement composée de cristalline miroitant, son atmosphère feutrée et son service irréprochable, le Moritz était l’un de ces établissements de grande classe que prisait le Puissant d’Eodh – le prince Yggdrasill y avait d’ailleurs des appartements retenus à l’année. Les bois coûteux utilisés pour le lambris ou les parquets se mélangeaient aux étoffes aux tons chauds, aux statues de prix, aux aquarelles subtiles, à l’éclat du cristalune le plus pur qui soit, offrant un endroit apaisant pour l’œil et pour l’esprit, une atmosphère sereine sur fond de luxe. Cellendhyll fut reçu avec autant d’empressement que d’amabilité. Quelques minutes plus tard, il remontait un couloir tapissé de rouge et or vers ses appartements. Sa suite était à l’image du hall d’entrée : de l’espace, une décoration irréprochable, un mobilier aux lignes modernes et onéreuses Rien de plus remarquable, rien de moins. Depuis quelques temps, l’Ange évoluait dans un luxe certain. Il se demanda si cela était calculé par Morion pour l’adoucir. Si cette hypothèse était exacte, Morion se trompait lourdement. L’Adhan n’allait pas cracher sur ces conditions de vie mais il n’en ferait pas une habitude pour autant. De toute manière, il se savait préférer, et de beaucoup, la simplicité d’une forêt à la sophistication d’une métropole. Une enveloppe cachetée l’attendait à la réception. Morion lui transmettait une copie de l’emploi du temps de la conseillère pour la semaine – il devait assurément disposer d’un informateur à l’hôtel de ville. Cellendhyll partirait de cela. Il décida de suivre Laurianne où qu’elle se rende. Et d’ouvrir l’œil. Si l’on voulait attenter à la vie d’un tel personnage public, le plus simple était d’agir lors de l’une de ses sorties. Peut-être pourrait-il intervenir à un moment ou un autre et éviter un nouvel attentat. Il étudia le document, Laurianne de Férimond n’avait rien de prévu pour aujourd’hui. Elle passerait donc la journée à l’hôtel de ville. Et la nuit, également, car elle disposait d’une suite dans le bâtiment officiel. Chapitre 16 Gar-Vallon, dans l’un des salons particuliers de l’ambassade de la Lumière. — Cette chienne refuse de céder, malgré mes ultimatums ! s’exclama le cardinal Hégel. Comment est-ce possible ? Je brûle sa ville, je tue ses habitants et elle tient bon. Tant pis pour elle ! Siméus, fais prévenir Difuss, qu’il prépare une nouvelle série d’élus. L’homme à qui s’adressait le cardinal était un guerrier. Plus grand d’une bonne tête, il paraissait en excellente forme physique. Les cheveux châtain, presque rasés, la peau mate, un regard d’un gris foncé incisif, un nez droit, les traits anguleux. Une cicatrice étoilée barrait le coin de sa joue gauche. L’individu portait un uniforme bleu sombre, sans aucun ornement, des cuissardes de cuir noir huilé et un ample manteau à deux pans en laine bleu cobalt. Une épée longue pendait à son ceinturon et sa main calleuse n’était jamais loin de son pommeau à fines torsades argentées. Le chevalier Siméus de Nilfær. L’homme qu’avait recommandé l’archevêque Rymanus à Hégel, qu’il lui avait présenté comme un individu talentueux, d’une fidélité sans faille, le complice idéal pour son entreprise. Hégel avait fait une enquête rapide sur ce Siméus. Ce dernier, naguère membre de l’élite de la chevalerie impériale, le corps des Paladins Bleus, avait été brusquement révoqué de son poste d’officier. Les raisons de ce renvoi restaient nébuleuses, on avait juste parlé d’une mission qui avait mal tourné, sans plus de détails, et le cardinal ne disposait d’aucun informateur chez les Paladins capable de le renseigner davantage. Siméus de Miller avait ensuite rejoint les corps militaires de l’Église en intégrant une compagnie d’assaut des Chevaliers du Rosaire. Il n’avait pas tardé à se taire remarquer pour son adresse aux armes et son absence totale de mansuétude. L’influent Rymanus de Ghordäs l’avait enrôlé dans la foulée pour son propre service. À coup sûr, les talents premiers du chevalier n’étaient pas ceux de la diplomatie mais il n’avait rien d’une brute sans cervelle, bien au contraire. L’ancien paladin faisait preuve d’une efficacité froide et réfléchie. Les deux hommes n’en étaient pas à s’estimer mutuellement mais au moins œuvraient-ils en accord sans états d’âme et sans se jalouser. — Il ne nous reste qu’un seul cristal, cardinal, donc qu’un seul élu. Impossible de faire mieux pour le moment, annonça l’ancien paladin dont le calme contrastait avec l’énervement du seigneur de l’Orage. L’alchimie n’est pas un art rapide, Difuss va avoir besoin d’un peu de temps pour créer de nouveaux cristaux et il est le seul à pouvoir le faire. Je vous rappelle au passage qu’il existe d’autres moyens, plus simples, de faire monter la pression. Je peux m’en charger, si vous le désirez. Dommage que la conseillère n’ait aucune famille à qui nous attaquer, cela nous simplifierait la tache. — Non, envoie l’élu. Cela suffira et marquera bien plus les esprits. Siméus s’inclina, toutefois sans la moindre flagornerie. Hégel s’était calmé, il reprit plus tranquillement, d’un ton incisif : — Le conseil doit céder. Car si Gar-Vallon cède, les autres cités-franches le feront également, les unes après les autres. Mais si la ville résiste, cela risque d’encourager les autres à faire de même. Nous n’en sommes qu’à notre premier objectif, je te le rappelle. — La dame de Férimond refusera, prédit le chevalier de Nilfær. Elle est réputée pour sa force de caractère et elle règne sans partage sur le conseil. — Alors je vais balayer cette Laurianne de ma fureur… Sans elle, le conseil pliera. Je vais lui montrer moi, ce qu’il en coûte de me résister ! s’écria Hégel en frappant la table de son poing. Siméus pinça ses lèvres minces, comme s’il réprouvait cette réaction aussi peu contrôlée. Depuis leur rencontre, le cardinal ne l’avait jamais vu exprimer plus en matière de sentiment. Hégel passa à autre chose : — Au fait, comment réagit le chapelain Rulien ? Il ne risque pas de craquer ? — Non, estima le chevalier. Si l’archevêque Rymanus l’a nommé à la tête des moines installés à Gar-Vallon, c’est avant tout pour son aptitude à fermer les yeux sur ce qui ne le concerne pas. Quelle ironie, tout de même, qu’il s’évertue à soigner les victimes de nos attaques ! — Peu m’importe l’ironie de la chose, rétorqua Hégel. Je ne veux pas qu’il interfère avec nos plans. — Oh, je le surveille de près… J’ajouterai que si besoin était, le père Ruflien sacrifiable, pour le bien de la Lumière. Monseigneur Rymanus me l’a clairement fait comprendre. Chapitre 17 Dès le lendemain, après ses exercices matinaux, une toilette rapide et un petit déjeuner copieux, Cellendhyll de Cortavar se vêtit d’un costume et de bottes daim foncé, d’une chemise rubis. Il s’estima prêt à mettre son plan en pratique. Il suivit ainsi la conseillère Laurianne et son carrosse armorié tiré par quatre bais brûlés, dès qu’elle passa les portes de l’hôtel de ville. Il ne la quitta pas de la journée, ayant loué un fiacre découvert dans ce but précis. Découvert, car il voulait que la jeune femme soit consciente de sa présence, qu’elle se rende compte qu’on ne se débarrassait pas de lui si facilement. Chaque fois qu’elle s’avisait de la présence de l’Ange, surprise tout d’abord, Laurianne fronçait les sourcils avant de faire mine de l’ignorer. La conseillère occupa la matinée à visiter les quartiers de la ville, tâchant de rassurer ses administrés par sa présence, par ses discours. Elle présida également l’inauguration du centre de soin de la Guelfe Blanche, confrérie de charité qui dispensait des soins sur l’ensemble des Territoires-Francs, situé provisoirement en lisière du parc municipal. Un simple assemblage de tentes, de tables et de frères missionnaires. Lesdits frères avaient proposé leur aide – désintéressée, comme le voulait la légende – pour s’occuper des blessés touchés par l’attentat. Après le déjeuner qu’elle prit avec des notables au Tesson d’Argent, l’un des restaurants renommés de la ville, Laurianne de Férimond reprit son cycle de visites. Bien qu’inquiets, les autochtones semblaient heureux de la voir. Elle promettait de tout mettre en œuvre pour enrayer la menace qui frappait la ville, annonçait que les blessés et les familles des morts seraient pris en charge par la cité. Répétait qu’il ne fallait surtout pas céder à la panique, que cela ne ferait que renforcer le pouvoir de ceux qui en voulaient à Gar-Vallon. Mais le marché hebdomadaire avait été annulé. Les terrasses des commerces étaient désertées. Les mères pressaient leurs enfants, les carrosses avaient adopté le petit trot. Les gens marchaient vite, soucieux de ne pas perdre de temps dans les rues. De nouvelles explosions pouvaient frapper n’importe qui, n’importe quand, n’importe où. L’ennemi était invisible, insaisissable. Les patrouilles ne servaient qu’à maintenir un ordre vide de sens, et la présence des compagnies-franches se retrouvait inutile. La vaillante, la superbe Gar-Vallon s’avérait malgré son indéniable puissance militaire sans défense aucune contre la terreur instillée par ces mystérieux assaillants. Le conseil n’avait rien dévoilé de la tentative de chantage et les rumeurs allaient bon train sur les coupables potentiels. Certains accusaient les Ténèbres ; d’autres la Lumière. D’autres encore, une conspiration de sorciers fanatiques – l’explosion ne pouvait être que d’origine magique selon les esprits avertis. Des théories nettement plus farfelues fusèrent également. Les ambassades de la Lumière et des Ténèbres affirmèrent l’une comme l’autre, dans une vigoureuse déclaration officielle, qu’elles n’avaient rien à voir avec ces événements. La seconde attaque se produisit en fin d’après-midi. Chapitre 18 Le carrosse de la conseillère longeait le canal vers le sud en direction du centre ville lorsqu’il fut stoppé par un attroupement formé en travers de l’avenue des Marquises. Les gens assemblés dans le désordre étaient visiblement agités. Ils s’interpellaient, criaient, levaient le poing. Le brouhaha produit par cette soixantaine de voix mêlées se révélait incompréhensible pour l’Adhan. Il se trouvait trop loin, distant d’une centaine de mètres. Le véhicule officiel fut bientôt reconnu et pointé du doigt. Cerné. Le fiacre de Cellendhyll fut lui aussi obligé de s’arrêter. L’Adhan descendit après avoir demandé au cocher de l’attendre. Il emprunta un passage surélevé parallèle au canal pour se rapprocher du trouble populaire. Son instinct lui disait que quelque chose n’était pas normal dans cet étalage inquiet. Plutôt que de sonder le cœur de la foule, l’Ange se mit à en étudier les abords. Posté comme il l’était, il se trouvait idéalement placé pour son examen. Selon son expérience, un individu mal intentionné ne se tiendrait pas au milieu de la populace, bloqué de tous côtés. Au contraire, sur les côtés, il disposerait d’une liberté de manœuvre évidente. — Protégez-nous ! Qu’attendez-vous pour mettre fin à cette horreur ? Combien de morts encore pour que le conseil intervienne ? Tel était le résumé des récriminations lancées contre Laurianne de Férimond. Celle-ci était penchée à la fenêtre du carrosse. Elle répondait à ces cris par des exhortations au calme mais le bruit était tel que la populace ne pouvait l’entendre. L’attention de Cellendhyll se figea. Sur le bord extérieur la foule, à quelques pas du canal, un homme de taille respectable, les traits camouflés par la capuche d’un manteau bleu, parlait à un autre individu, plus petit, plus frêle, revêtu d’un simple costume gris. Ce dernier avait le visage découvert, un visage jeune aux traits cernés, le regard fixe. Il semblait marmonner quelque chose, ses lèvres fines en constant mouvement. L’autre homme lui désigna le carrosse municipal, d’un air sans équivoque pour Cellendhyll. Ces deux-là n’étaient pas nets. Peut-être même avaient-ils orchestré cette manifestation populaire en guise de diversion. Hormis l’Adhan, placé en hauteur, personne n’avait remarqué le manège des deux conspirateurs. Et certainement pas les Protecteurs de Laurianne, descendus du véhicule, occupés à tenter de contenir la populace. L’homme au manteau bleu avait donné ses instructions. Il recula le long des maisons jusqu’à une porte cochère. La foule afflua en avant, saisie comme souvent en pareil cas d’un mouvement convulsif. Les gardes furent plaqués contre le carrosse. Animés de remous désordonnés, les gens se bousculaient, hurlaient de colère ou de peur. Cellendhyll hésita. Le plus intéressant des deux hommes était d’évidence celui qui donnait des ordres. Mais l’autre, le petit, se rapprochait de sa cible, toute son attention fixée sur Laurianne de Férimond. Les gens continuaient de s’agglutiner contre le véhicule. Les Protecteurs étaient dépassés, ils n’avaient même pas assez de place pour dégainer leurs lames. L’homme au regard fixe continua d’avancer, sans paraître se soucier du désordre ambiant. Sans paraître se soucier de rien, d’ailleurs, la bouche toujours en train d’articuler des propos indistincts. L’Adhan n’avait pas le choix. Il aurait préféré s’occuper de l’homme en bleu mais il y avait une priorité. Laurianne. Sautant par-dessus la balustrade, il plongea dans la cohue, bousculant sans ménagement des coudes ou des mains ceux qui le gênaient. Sa haute taille lui permettait de surveiller l’avancée du conspirateur. L’homme en gris longeait toujours le bord du canal, esquivant ainsi le désordre créé par l’émeute. Il aurait pu courir, il se contentait de marcher, le pas un peu saccadé. Il essuya la sueur qui coulait sur son visage d’un revers de manche machinal. Son faciès se marbrait à posent d’une teinte congestionnée. À moins de dix mètres du véhicule municipal, l’homme cessa de marmonner, sortit quelque chose de sa bouche pour l’y remettre dans la foulée. Il n’était plus qu’à deux mètres du carrosse. La conseillère était coincée. Cellendhyll également, bloqué par la pression de la foule. Laurianne avait repéré l’homme et le danger qu’il représentait. Elle hurla pour avertir ses gardes, qui soit n’entendirent pas – à cause du vacarme –, soit ne pouvaient bouger – Laurianne tenta bien d’ouvrir les portières mais celles-ci étaient bloquées d’un côté par la foule, de l’autre par une rambarde en pierre destinée à empêcher les véhicules de trop s’approcher du bord de l’eau. L’homme arrivait sur le côté du véhicule, à l’opposé de la foule. Il pointa Laurianne du doigt et marmonna une nouvelle fois. Il se mit à mâcher, le regard totalement halluciné. Son visage se mit à enfler. Jaillissant de la marée humaine, Cellendhyll percuta l’homme en plein poitrail, les deux bottes en avant, à l’horizontale. Le conspirateur s’envola dans un cri de protestation rageuse. Les bras en croix, il passa par-dessus le remblai de pierre et s’abîma dans les profondeurs du canal. Dans l’instant suivant, le cours d’eau fut secoué d’une terrible explosion, déchaînement sourd qui projeta un geyser d’eau furieuse à vingt mètres de haut. Quelques morceaux de chair rose et déchiquetée s’étalèrent sur la rive. Un escadron de soldats montés venait enfin d’apparaître au bout de l’avenue pour rétablir l’ordre. Affolés par l’explosion, les manifestants s’égayèrent à l’opposé du canal, refluant vers les rues annexes, toute velléité de manifester annihilée par cette violence soudaine, imprévue. Dans un ordonnancement parfait, les cavaliers firent dégager la circulation. Constatant que l’homme au manteau bleu avait disparu sans laisser de trace, Cellendhyll examina les abords du canal. Il ne trouva aucun élément propre à lui servir d’indice. Laurianne venait vers lui, ses hommes restés derrière elle. — J’ai tout vu, messire Carnage. Vous m’avez sauvé la vie… Et je vous en remercie. — Vous pouvez, ma dame, car cet homme en avait directement après vous. — Je partage votre opinion. Ce fanatique ne m’a pas quitté des yeux durant toute son approche jusqu’à ce que vous interveniez. Et je ne pouvais rien faire pour échapper au sort qu’il me réservait. C’était horrible ! Pour quelqu’un qui venait d’échapper à une mort effroyable, elle faisait preuve d’un calme étonnant. Sa voix ne tremblait même pas. — Je désire vous parler, dit-elle encore après un léger temps de réflexion. En privé. Rentrerez-vous avec moi à l’hôtel de ville ? Cellendhyll inclina le buste : — Avec plaisir, conseillère. Le temps de renvoyer mon fiacre et je suis à vous. Quelques minutes plus tard, il revenait au carrosse municipal. Les mercenaires-francs avaient démonté, ils installaient un périmètre de sécurité destiné à refouler les curieux qui ne manqueraient pas de se présenter. Pour ce que l’Adhan en savait, même après avoir sondé le canal, ils ne trouveraient rien, rien d’autre que les restes du fanatique. — Vous m’avez prouvé que je devais compter avec vous, messire Carnage, reprit la conseillère. Je ne m’y trompe pas. Mais attendons un peu, le lieu est mal choisi pour évoquer tout ceci. Nous serons mieux chez moi. Cellendhyll la laissa galamment s’installer en premier. Les gardes avaient retrouvé leur assurance. Profitant que la conseillère montait dans le véhicule, Nez Cassé foudroya une nouvelle fois l’Adhan du regard. Ce dernier réprima l’envie de frapper l’individu. Il se contenta de lui adresser un sourire ironique. Les Protecteurs montèrent à leur tour. Deux sur la banquette, avec le cocher, le troisième, Nez Cassé, sur le siège arrière à l’extérieur du véhicule. Chapitre 19 Le trajet s’effectua en silence. Plongée dans ses pensées, Laurianne de Férimond regardait défiler le paysage. Cela ne gênait pas Cellendhyll, qui se trouvait libre de réfléchir à l’homme au manteau bleu. Il n’avait pas vu son visage, hélas. Reconnaîtrait-il sa démarche ? Un peu chaloupée, le bord extérieur du pied posé en premier… Une telle allure indiquait que l’homme était visiblement musclé, très musclé. Insuffisant, toutefois, pour en tirer quelque chose. Le voyage de retour prenait fin. L’un des Protecteurs, un homme aux cheveux frisés blond roux vint ouvrir la portière. Laurianne descendit et se retourna sur l’Adhan pour lui offrir un sourire contrit : — Je suis désolée, messire, je ne me suis pas montrée très bavarde. — Inutile de vous excuser. Le silence ne me dérange pas. — Vous faites preuve de tact, messire, et je vous en sais gré. Venez, je vais tâcher d’améliorer mon hospitalité. Le temps qu’ils gravissent les marches qui menaient aux appartements de la conseillère toujours escortés par les trois Protecteurs, Laurianne semblait avoir retrouvé de son assurance. Elle entra, Cellendhyll sur les talons. — Je vais rester seule avec messire Carnage et je ne veux pas être dérangée, ordonna-t-elle d’une voix claire. L’Adhan, tout en fermant les portes du bureau, prit soin d’adresser un rictus sardonique à l’encontre de Nez Cassé. * Sans s’arrêter. Laurianne traversa le bureau que connaissait déjà Cellendhyll pour ouvrir les portes du fond. Un salon. La pièce à elle seule faisait bien cent mètres au carré. Haut plafond avec poutres apparentes, les murs recouverts d’une peinture à la chaux jaune d’œuf. Les meubles, canapés, chauffeuse et fauteuils, étaient en cuir grège, les tentures en soie lie-de-vin. Cellendhyll remarqua une étagère en bois sombre. Y reposait une série de statuettes en terre cuite d’une manifeste sensualité, des couples nus, enlacés, en train d’échanger désir et caresses. L’Ange aurait juré que les statuettes et, au moins l’un des trois tableaux aux murs, lui avaient été fournis par Morion – donnés ou vendus, peu importait. Laurianne avait défait son manteau de laine anthracite, elle le posa sur un canapé. — Allumez le feu, fit-elle d’un ton autoritaire, sans se retourner. De nouveau, le vernis de politicienne. De dirigeante. Cela suffisait comme ça, estima l’Adhan. — Non, rétorqua-t-il fermement. Vous voulez du feu, débrouillez-vous. Je ne suis pas votre larbin. Elle se retourna d’un bloc, furieuse : — Comment osez-vous ? Personne ne me parle sur ce ton ! — Moi, si, dit-il. Comme elle le foudroyait du regard, il ajouta : — Soyons clairs, dame Laurianne, je ne suis ni un diplomate, ni un politique. Je suis un guerrier et je m’exprime comme tel. Mes services concernent votre sécurité et c’est tout. Le prince m’a recommandé de vous être agréable et s’il me voyait vous parler ainsi, nul doute qu’il verdirait… Mais sachez que je ne serai ni votre marionnette, ni la sienne. Il avait parlé d’un ton tranché mais pas agressif. Malgré ses manières, la conseillère l’intéressait. Diriger une cité de l’importance de Gar-Vallon ne devait pas être une sinécure. Il ne l’enviait pas, elle l’étonnait pourtant par le courage qu’elle déployait face aux événements. Au lieu de se mettre en colère, elle éclata d’un grand rire : — Vous commencez à me plaire, messire Carnage ! Vous ne mâchez pas vos mots et j’aime ça. Des serviteurs, j’en ai effectivement autant que je veux. Des admirateurs, des flagorneurs, également. Les hommes de caractère, ceux que l’on ne peut manœuvrer, sont plus rares. Et d’autant plus précieux. Pour peu qu’on puisse leur faire confiance. Est-ce le cas ? Puis-je vous accorder ma confiance, Carnage ? Cellendhyll ne répondit pas tout de suite. Il lâcha enfin : — Oui. Vous le pouvez dans la mesure où vous comprenez bien que je ne suis pas à vos ordres. Je me dois de le préciser, je n’ai aucun goût pour la politique. — Voulez-vous allumer le feu, je vous prie, messire Carnage ? lui demanda-t-elle alors d’un ton bien plus engageant que la première fois. — Mais oui, avec plaisir. Ils échangèrent un sourire. Il s’exécuta avec des gestes maîtrisés, et bientôt les flammes dansèrent au-dessus des bûches. Elle l’invita à s’asseoir en face d’elle, ramenant ses jambes sous sa robe, blottie dans un canapé. — Alors, dites-moi, d’après vous, que puis-je faire pour contrer ces horribles attaques ? La terreur qu’essayent d’instaurer ces misérables ? — Quels éléments d’informations pouvez-vous me livrer ? Avez-vous lancé une enquête ? — Je vous prie de m’attendre quelques instants. Elle quitta la pièce en direction du bureau et revint quelques minutes plus tard, un dossier noir à la main. — Nous avons reçu cette lettre peu après la première explosion, j’ai refusé de me soumettre. Je pense donc qu’ils vont continuer. — Avez-vous de quoi payer ? demanda Cellendhyll. — Oui. Gar-Vallon est riche. Mais je ne paierai pas. — Avez-vous une idée de celui ou ceux qui pourraient vous en vouloir ? — J’ai des ennemis évidemment, mais uniquement sur le plan politique. Aucun d’eux ne mettrait la ville à feu et à sang dans le but de m’atteindre, j’en suis certaine. Laurianne soupira : — Si vous saviez comme je me sens impuissante ! Je dispose de deux régiments entiers de mercenaires-francs. Hélas, je ne sais sur qui les lâcher… Nous n’avons trouvé aucun élément susceptible de nous faire progresser. Les étrangers sont à présent systématiquement recensés lors de leur arrivée en ville. Les hôtels et les tavernes, les propriétaires tenus de faire un rapport sur leur clientèle. De ce que l’on sait de nos informateurs, et ils ont l’habitude d’être fiables, la pègre locale n’a rien à voir avec ces attaques… D’ordinaire, c’est l’ordre qui règne à Gar-Vallon et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour revenir à ce temps béni. Sauf céder à cet ignoble chantage. — Je vais faire ce que je peux. Pour le moment, toutefois, à part veiller sur vous, je ne peux pas grand-chose. — Veiller sur moi ? C’est déjà beaucoup ! rit-elle. Elle aurait pu se sentir frustrée par la remarque de l’Adhan. Ce ne fut pas le cas. — Parlez-moi de vous. Qui êtes-vous, Carnage ? La conseillère abordait un point délicat. Cellendhyll avait une couverture toute prête à lui fournir, soigneusement établie par Morion. Il préféra cependant rester évasif : — Parlons plutôt de vos Protecteurs. Combien en avez-vous à votre disposition ? Quelles sont les mesures de sécurité établies pour l’hôtel de ville ? Et pour vos appartements ? — Vous éludez, je vois. Fort bien. Mais avant d’aborder la question de ma sécurité, laissez-moi vous servir un verre. Du vin rouge, peut-être ? Vous semblez du genre à aimer le vin. — C’est bien le cas, même si je n’en fais pas une consommation excessive. — Bien. Avant de parler de mes mesures de sécurité, laissez-moi donc vous faire goûter ce cru de l’année du Héron, un cépage que je fais venir directement de Tarbayne. Connaissez-vous le Clos du Lys, vieilles vignes ? — Hum, opina l’Ange qui se découvrait un goût de plus en plus prononcé pour les grands vins. En effet, du moins de réputation, car jamais je n’ai eu la chance d’en goûter. — Et bien, il vaut encore mieux que sa réputation comme vous allez pouvoir en juger… Goûtez… Ensuite je vous parlerai plus sérieusement. Accepteriez-vous de dîner avec moi ? Nous avons encore à parler et je n’ai pas envie de rester seule. — Avec plaisir. Ils se dévisagèrent sans rien ajouter. Un silence nullement déplaisant. Laurianne lui souriait. Il se surprit à répondre et son visage s’éclaira, rajeuni, adouci. Tombé le masque forgé du Chaos. — Une seconde… sourit-elle. Tandis que l’Adhan s’emparait de son verre, elle se détourna pour tirer sur un cordon rouge qui pendait contre un mur. Un secrétaire en tenue bleu clair entra quelques secondes plus tard par mie porte latérale. — Je suis en entretien privé, Daquien. Qu’on ne me dérange pas, sauf s’il se produit un nouvel attentat. Fermez les bureaux et prévenez mes Protecteurs. Qu’ils gardent l’entrée de mes appartements. Je ne sortirai plus aujourd’hui… Faites-moi porter un dîner pour deux. Par le monte-charge. C’est tout. — Je m’en occupe immédiatement, conseillère, s’inclina le secrétaire. Le serviteur ayant pris congé, Laurianne leva son verre en direction de Cellendhyll qui l’avait attendue pour déguster le nectar proposé. — À la vie ! scanda-t-elle d’un ton joyeux. — À la vie, répéta-t-il avec plus de gravité. Songeant qu’il était plutôt du genre à trinquer à la mort. Le vin était surprenant. Teinté de reflets rubis, il présentait un bouquet gras et complexe de fruits noirs. Un palais généreux, remarquablement équilibré, à la fois rond et tannique, avec une arrière-bouche très accueillante et une finale longue et soyeuse. Cette preuve de bon goût ne faisait qu’accentuer l’intérêt grandissant de l’Adhan pour Laurianne de Férimond. — Conseillère, ce vin est en effet fameux ! — Arrêtez donc de me donner du “conseillère”, appelez-moi Laurianne… dit-elle, le ton aussi suave qu’un banc de nuages blancs par une journée de soleil. Vous en avez gagné le droit. Un grand sourire achevait sa tirade. Il se surprit à répondre à ce sourire avec le même enthousiasme. — J’ai neuf Protecteurs à mon service, reprit-elle. Ils tournent par roulement de trois selon les circonstances. L’entrée de mon bureau est gardée tant que j’y suis et contrôlée par mes secrétaires le reste du temps ; ils sont trois. Les portes de mes appartements sont surveillées jour et nuit. J’ai une maison en ville mais je n’y vais que rarement, il est beaucoup plus pratique de dormir ici… Je ne me déplace qu’en carrosse, enfin en ce moment, et je suis alors accompagnée de trois de mes gardes. Le bâtiment municipal est pour sa part protégé par une compagnie-franche. Nul ne peut y pénétrer sans sauf-conduit, en ce qui concerne le personnel, et les visiteurs sont à présent fouillés et leur identité vérifiée. — Cela me semble suffisant. Là où vous êtes vulnérable, en revanche, c’est quand vous sortez en ville… — Comment faire autrement ? Il est hors de question pour moi de me terrer alors que les Gar-Vallonnais ont besoin de moi ! Je refuse de les abandonner. Je refuse de plier devant la menace… Je veux être irréprochable, je veux qu’ils puissent voir que je ne recule pas, qu’ils peuvent se reposer sur moi. Je veux leur donner confiance. — Je peux comprendre votre manière de voir, Laurianne. Mais il vous faut vous adapter. Au moins, changez vos habitudes, elles vous rendent particulièrement vulnérable. Pour tout ce qui est à l’extérieur, reportez les rendez-vous les moins importants, inversez les autres, même si cela doit perturber votre organisation. Le meilleur moyen d’être utile à vos concitoyens, c’est de rester en vie. La sonnerie d’une cloche les interrompit. Le dîner venait d’arriver par le monte-charge. Laurianne se releva pour faire le service, insistant pour que Cellendhyll reste confortablement installé. Plusieurs allers-retours lui furent nécessaires pour installer la nappe, la vaisselle et les plats, les verres et les couverts, les serviettes, les boissons et la corbeille de pain. Il la regarda faire, son verre à la main, savourant le vin, savourant la vue de Laurianne, en train de s’activer, enjouée, le rouge aux joues, une mèche rebelle échappée de son sévère chignon. Elle avait des gestes plus libres, plus détendus, dotée d’un charme soudain qui adoucissait son visage et sa silhouette. Elle interrompit un instant ses préparatifs : — Voudriez-vous vous charger du feu, s’il vous plaît ? Il lui répondit d’un sourire, posa son verre et se releva souplement. Il tisonna le feu pour le ranimer, ajoutant trois grosses bûches de chêne. Laurianne l’attendait devant la table servie, le dévisageant d’un air bien plus chaleureux que la veille. — Et voilà, c’est prêt. Qu’en dites-vous ? Elle ôta les couvercles, laissant fleurir un délicieux arôme de viande grillée. S’offrait aux regards un filet mignon de porc au miel et aux épices, flambé au cognac, accompagné d’un lit de pommes de terre aux échalotes et de cresson frais. Cellendhyll en saliva. Elle rit : — Oui, je vois bien que vous avez faim. Alors je vais vous tourmenter un peu, privilège de femme. Si vous voulez bien me permettre, je vais me changer. Les plats ne refroidiront pas, ne vous inquiétez pas ! Resservez-nous, en attendant, je ne serai pas longue… Les couvercles replacés, elle s’esquiva par une porte qui devait donner sur sa chambre. Il l’entendit chantonner. Chapitre 20 Elle revint quelques minutes après, métamorphosée. Sa chevelure, tout d’abord, dénouée, brossée avec soin, nuage noir et vaporeux de mèches frisottées qui retombaient librement, encadrant son visage délicat. Ce seul changement lui conférait un charme surprenant. Pour seul maquillage, le rouge foncé qui ornait à présent ses lèvres pleines. Elle était parfumée d’un trait de lilas qui changeait agréablement de ces essences de musc à la mode et que Cellendhyll n’appréciait guère. Elle n’avait plus rien de strict, de guindé. Elle s’était transformée, épanouie, en une déesse de volupté. Elle avança vers lui, lentement, magnifiée par le froissement complice d’une robe de soie longue, fendue, d’un beau violet moiré, qui dévoilait une silhouette que Cellendhyll n’aurait pas devinée si généreuse, si indéniablement féminine. Le ventre plat, la poitrine lourde mais ferme – qu’elle devait comprimer dans la journée pour ne pas en laisser transparaître les apprêts. Ses jambes se dévoilaient tour à tour, fuselées, dorées, ointes d’une huile qui les faisait miroiter dans la lueur des chandelles. Devant l’air de Cellendhyll, elle s’exclama : — Quoi ? — Je ne m’attendais pas… Vous… vous êtes belle… L’air hésitant de Laurianne fut balayé par un sourire épanoui : — Vous trouvez ? Vous comprendrez qu’il m’est difficile d’apparaître ainsi aux séances du conseil. Alors je me masculinise volontairement pour officier dans mes fonctions. Mais, ne vous leurrez pas, celle qui se tient devant vous est la vraie Laurianne… Vous plaît-elle, Carnage ? — Oui, répondit l’Adhan, je viens de vous le dire. Cette réponse simple parut convenir à la conseillère. Elle le rejoignit et accepta le verre qu’il lui tendait. Leurs doigts se touchèrent, l’espace d’un instant. Cette sensation familière, si rare pour lui, d’excitation des sens, le fit palpiter quelques secondes. Pardonne-moi, Dev’. Mais tu es partie et tu ne reviendras plus. J’ai beau te regretter encore, mon deuil est consommé. J’espère que d’où tu es tu pourras le comprendre… Je t’aimerai toujours, ma belle et blonde guerrière. — Dans quel monde êtes-vous donc plongé, Carnage ? — Désolé. J’étais perdu dans mes pensées. Cela n’arrivera plus. Elle eut la sagesse de ne pas insister sur le sujet. — Mon cher Carnage, on a dû vous le dire souvent mais le moins que l’on puisse dire est que vous sortez de l’ordinaire. Vous avez un visage fascinant, qui témoigne d’une vie âpre et de vos victoires sur ses épreuves. Et votre regard si troublant qui semble à même de percer n’importe quelle carapace ! Vous êtes comme un dieu oublié de la Guerre, prêt à vous enflammer pour un nouveau conflit. Et pourtant je sens autre chose en vous que cette dureté, quelque chose d’enfoui plus profondément. Une douceur secrète, peut-être ? — Vous vous méprenez, rétorqua-t-il d’un ton sec. Il n’y a rien de doux en moi. — Je ne voulais pas vous froisser. Je suis désolée. Le vin me fait trop parler… — Je ne suis pas vexé, Laurianne. C’est juste que je ne veux pas que vous m’idéalisiez. Vous pouvez me faire confiance pour veiller sur vous, cela ne veut pas dire que je sois un homme bon. Je ne suis pas un preux paladin, ne vous méprenez pas. Je me bats et je tue. C’est tout. — Voilà des paroles bien graves. Que je retiendrai. Mais je crois qu’il vaut mieux changer de sujet, je ne tiens pas à vous mettre mal à l’aise… — Je suis bien d’accord. — Êtes-vous prêt à passer à table ? — Je mangerais un dragon ! La tension s’évanouit aussi vile qu’elle avait jailli. Ils étaient installés de chaque côté d’une table nappée de blanc, dans le coin salon, éclairés d’une dizaine de chandelles. Laurianne n’était plus Laurianne. La femme qui lui faisait face n’était plus celle qui présidait aux destinées de Gar-Vallon et le changement était mieux qu’appréciable. Elle était consciente de lui plaire. De lui plaire plus que de raison. Elle paraissait toutefois en tirer plus de rassurance que d’orgueil. Chacun de ses gestes était un défi de sensualité. Un sourire mutin étirait de temps à autre ses lèvres carminées, tandis qu’elle le fixait droit dans les yeux. Entre deux bouchées, deux gorgées, la conversation s’était engagée sans heurt, menée par la conseillère. En politique avertie, elle maîtrisait parfaitement le fil d’un dîner, si privé soit-il. Et c’était bien le cas. Cellendhyll se détendit comme il le faisait si rarement, appréciant les répliques de son interlocutrice, sa culture, son humour. Elle devenait amicale, attentionnée, et cela sans désir de manipuler. C’était un abandon, un dévoilement, nullement une manœuvre séductrice. L’Ange le sentait bien et son désir pour elle augmentait d’autant. Un plateau de fromage suivit le plat principal, dans lequel piocha légèrement Cellendhyll, avant de s’attaquer à la salade de fruits frais. Il se surprenait à être totalement détendu. Et ce n’était pas seulement l’effet de l’alcool, car l’Adhan avait pris garde à ne pas boire outre mesure. Il sentait même son cœur second commencer à pulser en lui pour accélérer le processus d’élimination des toxines sécrétées par le vin. * Le repas était fini. Ils se levèrent d’un commun accord. Pour rester figés. L’un en face de l’autre. Le vert jade des yeux de l’Adhan chatoyait de désir. Ceux de Laurianne brillaient d’un feu similaire. — Bien… finit-elle par dire, sans poursuivre, dans l’attente d’une réponse. Ou d’une invitation ? Cette hésitation dans ses prunelles, encore. — Bien, répéta-t-il, sans se livrer plus. Laurianne prit une nette inspiration et demanda brusquement : — Me trouvez-vous à votre goût, vraiment’ ! Du défi mêlé à autre chose… de la fragilité, peut-être. — Laurianne… — Soyez franc je vous prie, je ne vous demande pas autre chose, et surtout pas de flatteries. — Oui, vous me plaisez. Sincèrement. À cette réponse, les yeux de la conseillère se mirent à scintiller. De nouveau, hésitante : — Si je vous le demandais, me donneriez-vous un baiser ? — Me le demandez-vous ? — Oui, je vous le demande. Embrassez-moi, Carnage… Cellendhyll s’avança vers elle. Nooon ! hurla sa conscience. Silence ! Il se rapprocha de Laurianne, caressa sa joue, avant de poser sa bouche sur la sienne, de l’enserrer de son bras puissant. Un long, lent et délicieux baiser. Elle avait le souffle frais, la langue agile. Elle l’étreignit avec une force surprenante. Ils se séparèrent, reprirent leur souffle. Elle lui offrit un sourire chargé de promesses : — Je ne sais pas si je dois l’avouer, mais je me sens vivre avec deux fois plus d’intensité qu’avant ! Comment est-ce possible ? — C’est parce que vous avez risqué votre vie. C’est une réaction assez fréquente. — Vous semblez être un homme de danger. Cela vous fait-il le même effet ? À chaque fois que vous risquez votre vie ? Elle méritait qu’il pèse sa réponse. Il finit par avouer : — Disons que c’est devenu comme une drogue pour moi. Et je m’en satisfais pleinement… Laurianne le scruta durant de longues secondes, s’attardant sur le dessin de sa bouche au pli dur. — Viens… lui murmura-t-elle enfin. Elle lui prit la main pour lui faire franchir les portes de sa chambre. Une pièce de dimension semblable à la précédente. Un sanctuaire, jugea l’Adhan. L’endroit où Laurianne devait se retirer pour échapper aux responsabilités, aux tensions inhérentes à sa charge. Un grand lit à baldaquin trônait sur une estrade de bois exotique, du valak noir. Un petit bureau en chêne roux, un fauteuil renflé derrière lequel trônait une lampe à huile en pied, les murs à la patine bleu pâle et mauve, couverts de livres reliés. Cellendhyll avait fait l’amour depuis la mort tragique de Dévora, mais uniquement par hygiène, en choisissant des courtisanes réputées pour leur discrétion. Il n’était donc pas particulièrement en manque de sexe. Mais le désir, pourtant, était bien là et son membre tendait le daim de son pantalon. Lui habituellement sur ses gardes, voire indifférent, était surpris de se sentir si réceptif. Laurianne sortait du lot des belles femmes. C’était indéniable. Et le charme qu’elle dégageait trouvait ancrage en lui. * Ils se déshabillèrent l’un l’autre. Nue, Laurianne se révélait encore plus attirante. Cette nudité les unissait en un couple parfaitement harmonieux. La vue du membre de l’Adhan fièrement durci lui fit pousser une exclamation de surprise assortie d’une œillade concupiscente. Il n’eut pas le temps de prendre l’initiative. Du plat de la main, elle le fit tomber sur le lit. Elle préféra tout d’abord parcourir le corps de Cellendhyll de ses mains avides. Le torse tout d’abord, dont elle éprouva les muscles durs, les jambes ensuite, des pieds jusqu’aux cuisses. Mais les préliminaires furent écourtés, tant elle semblait assoiffée d’amour. Ses caresses devinrent plus incisives. Après l’avoir ainsi palpé, mordillé, léché, elle s’attaqua à son bas-ventre, mi-mutine, mi-conquérante. Son phallus fut assailli de caresses, de baisers mouillés, de pression, de succion, jusqu’à le porter au bord de l’explosion. Alors, Cellendhyll se cambra pour échapper à la menace exquise. Il était trop tôt, bien trop tôt pour jouir. Il se redressa et, d’autorité, fit basculer Laurianne sur le dos. Elle avait le corps robuste d’une nageuse ou d’une cavalière. Sa peau était douce, palpitante de désir. Ses grandes mains se posèrent sur elle, histoire d’échauffer son désir, à son tour. Il écarta ses jambes si douces et plongea le visage vers sa féminité offerte, humide d’envie. Comme il l’avait fait avec le vin, il savoura son sexe, au parfum plus fleuri que musqué. Il eut alors la preuve que si Laurianne savait jouer du désir, le modeler, le faire éclore dans toute sa splendeur, toute sa dureté, elle savait également s’abandonner. Sans pudeur, sauvage et passionnée. Elle s’offrit toute à Cellendhyll. Sa bouche, ses mains, ses seins, son ventre. Parfait terrain de chasse pour le doux prédateur qu’elle avait invité. Elle n’en jouissait que davantage. L’Adhan sut répondre à ses attentes, à cet enthousiasme. Il connaissait à présent le secret du plaisir féminin, comme il le démontra en la faisant jouir à trois reprises. De ses mains et sa langue tout d’abord, puis de son sexe, deux fois consécutives. Son endurance se révélait toute aussi inspirée que son savoir-faire, et la dureté de son membre n’avait d’égale que la puissance de son désir. Leurs grands corps s’accordaient parfaitement, sans aucune gêne, sans aucun frein… L’Ange avait pour un temps repoussé son habituelle carapace, son armure forgée du Chaos. Lui aussi se livrait tout autant qu’il prenait et donnait. Lui aussi s’était transformé. Sourd à toute protestation de sa voix intérieure, rendue muette par les vagues et les explosions de plaisir qui secouaient son corps, ses muscles, ses nerfs. Laurianne jouissait sans se soucier de contenir ses cris, ses exclamations, ses gémissements. Du reste, comme l’apprit plus tard l’Adhan, elle avait fait insonoriser sa chambre dans un tel but : pouvoir jouir sans retenue. La délivrance, enfin ! Cellendhyll n’en pouvait plus de museler la venue du plaisir final. Il poussa à son tour un long cri de libération tout en se répandant en elle à jets brûlants. Un cri unique mais combien puissant, combien viril. Il retomba sur le lit, épuisé, comblé, délassé par cette vague langueur si singulière. Plutôt rare pour lui. Laurianne était étendue à ses côtés. Elle reprenait son souffle, tout en caressant légèrement ses seins lourds, griffés, encore durcis par un désir tout juste apaisé. Elle finit par se lever, superbe dans sa nudité assouvie, pour aller chercher leurs verres, qu’elle remplit. Certains hommes auraient pu la trouver trop grande, trop intimidante. Ce n’était nullement le cas de L’Adhan. Il la trouvait même parfaite, dans son genre. Du moins d’apparence, il ne la connaissait pas assez pour se forger une opinion véritable à son encontre. Une femme au caractère bien trempé, évidemment. Une femme épanouie dans son plaisir. Une femme intelligente. À ne pas prendre à la légère. Ce qui d’ailleurs n’était pas dans son intention, encore moins maintenant qu’avant. Il commençait à ressentir le véritable souci de la protéger. Elle revint vers lui, les verres emplis de nectar rouge. Elle l’embrassa sur les lèvres, goulûment. Avant de lui tendre son verre. — Tiens, tu l’as bien mérité ! Ils burent, amants complices. — Je suis repue, tu m’as impressionnée, comment ne pas l’avouer ? — J’étais motivé, ça aide. Elle étouffa un bâillement du coin de la main. — Écoute, ce n’est pas que je n’apprécie pas ta présence, bien au contraire, mais je dois me lever tôt demain. Il vaut mieux que je dorme… Resteras-tu à mes côtés ? Je… je ne veux pas rester seule… Pas ce soir… Hésitante à nouveau. Malgré ce qu’ils venaient de partager. — Si tu le désires, accepta de bon cœur Cellendhyll. Mais que vont penser tes hommes ? Ton entourage ? — Tu partiras au lever du jour. Je te montrerai un escalier dérobé qui part de ma chambre pour mener à un couloir de l’étage en dessous. Tu pourras sortir sans que personne ne s’en doute. Le reste me regarde. — Cela ne te gêne pas ? — Nullement. Mais je ne pense pas que cela soit une bonne idée de révéler au grand jour ce qui s’est passé entre nous. Même si je n’ai pas à rougir de mes actes… J’ai assez de problèmes pour le moment, néanmoins, pour ajouter celui-ci. Elle se lova contre lui. L’embrassa dans le cou avant de poser sa tête sur la poitrine de l’Ange. — C’était si bon… murmura-t-elle. Merci. Il sentit son souffle s’appesantir. Elle s’écarta. Quelques minutes plus tard, elle dormait. Il s’endormit à son tour, en songeant à l’homme au manteau bleu. Une telle couleur, il ne risquait pas de l’oublier. Cellendhyll était certain de reconnaître ce bleu s’il le revoyait. Il espérait que l’homme se révèle soit assez coquet, soit assez stupide ou orgueilleux, soit les trois à la fois, pour garder un vêtement à la teinte aussi remarquable. Chapitre 21 Deux jours passèrent au cours desquels Cellendhyll apprit à connaître les Protecteurs de Laurianne – qui l’avait nommé à la tête de sa sécurité. Ils étaient donc neuf, dans l’ensemble plutôt agréables à vivre, dans l’ensemble satisfaits de cette aide supplémentaire. L’Ange n’était pas venu pour se faire des amis, mais il se lia tout de même avec Juvien, ce robuste barbu au sourire franc dont il n’était pas avare, le regard noisette, vigilant, respectueux des choses et des gens, reconnaissant la supériorité de l’Adhan sans atteinte à son amour-propre. Juvien était le plus âgé d’entre eux, le plus intelligent, aussi, capable de se rendre compte qu’il côtoyait en l’Adhan un guerrier exceptionnel. Le seul antagonisme déclaré fut le fait de Nez Cassé, de son vrai nom Raknar, qui ne pardonnait pas à l’Adhan de l’avoir corrigé devant Laurianne. Cette dernière avait retrouvé l’apparence stricte qu’elle adoptait en public. Elle se comportait avec l’Ange comme s’ils n’avaient rien partagé, mais dès qu’ils étaient en tête à tête, elle lui offrait des baisers passionnés. Chaque nuit, après l’amour, ils dormaient ensemble. Chaque petit matin, Cellendhyll s’éclipsait pour rejoindre son hôtel, se doucher et se changer avant de revenir prendre sa garde. Il sentait Laurianne accumuler la tension. Elle se souciait réellement du sort de ses administrés, bien plus que de sa propre personne, et le destin qu’ils subissaient la faisait vivre sur des charbons ardents. Elle avait perdu l’appétit mais pas la volonté de sauver sa ville. La décision qu’elle maintenait de ne pas céder aux exigences des maîtres-chanteurs la dévorait lentement. Son seul refuge était les bras de l’Adhan, sa bouche, son sexe, sa tendresse, sa présence protectrice. Et le plaisir qu’il faisait déverser en elle, en amant aussi doué qu’attentionné. Elle pleurait la nuit, harcelée d’inquiétants cauchemars, et, Cellendhyll devait la bercer telle une enfant pour lui faire retrouver le sommeil. Malgré la pression, la conseillère continuait à se démener pour rencontrer ses administrés, tenter de les rassurer. Un mouvement de panique ne ferait qu’aggraver la situation, elle n’en était que trop consciente. Lors de ses sorties, Cellendhyll l’escortait notamment dans sa visite auprès de la Guelfe Blanche. Laurianne voulait vérifier que les moines étaient bien installés, ainsi que les blessés. Comme elle l’avait décidé, le conseil prenait les invalides en charge, le temps de leur guérison. Propriété de la ville, le parc où se situait le camp faisait bien une douzaine d’hectares, une véritable petite forêt au cœur de la cité. La Guelfe avait disposé d’une faveur spéciale pour pouvoir s’y installer. Cyprès, sapins, ifs, chênes rouges ou chênes noirs, peupliers, marcouliers, tous arbres vénérables plantés le long de petits chemins, au milieu des fougères ou des massifs de bruyère. Le bois était libre de prospérer en paix, les jardiniers municipaux se contentant de dégager les sentiers lorsque c’était nécessaire, d’ôter les branches mortes ou les mauvaises herbes. Ce cadre de verdure offrait la quiétude idéale pour permettre aux guérisseurs d’exercer leur art séculier, le temps que le bâtiment qu’on leur destinait soit achevé. Avec les attaques, la construction avait cependant été suspendue. La tente du responsable, le père Rulien, chapelain de la Guelfe, était plus vaste que ses sœurs mais sobrement décorée. Une table de travail, quatre fauteuils, un lit de camp, deux malles, une armoire en bois noir… Un guéridon attira l’attention de l’Ange, où reposait un vase décoré d’une fresque éthérée dans les tons ciel, blanc et or. Ce fut surtout le bouquet qui capta son intérêt. Il était composé de fleurs au bleu intense, velouté, véhiculant une odeur de frais printanier. L’Ange n’avait jamais vu de telles fleurs et, pourtant, il avait voyagé maintes fois. Il ne s’intéressait pas particulièrement à la botanique, cependant tout ce qui sortait de l’habituel réveillait son attention, il était formé ainsi. Délaissant les fleurs, il écouta d’une oreille presque distraite l’entretien entre Laurianne et le chapelain, faisant tous deux assauts de diplomatie, discutant de la situation, de l’état des blessés, des prévisions de guérisons ou de possibles trépas. Chapitre 22 Trois jours sans explosion, trois jours d’accalmie, trois jours pour que les Gar-Vallonnais retrouvent l’espoir d’une vie paisible. Le printemps continuait son avancée, sa floraison, et l’air se chargeait de cette douceur qui annonçait le renouveau, mais personne encore n’avait le goût de s’en réjouir. Le quatrième jour, un groupe d’hommes richement vêtus se tenait devant la Cressonière, l’un des restaurants gastronomiques de Gar-Vallon s’étalant sur la place des Violles, nanti d’un auvent d’ardoises en losange et d’une large baie vitrée qui donnait sur la rue. L’un des individus ressortait du lot, vêtu de pourpre et de brun. Sa peau noire, ses yeux jaunes à l’iris rouge, sa queue surmontée d’un aiguillon d’os le désignaient clairement comme un Ténébreux de pure ascendance… Nerkum, ambassadeur-prime en poste à Gar-Vallon, accompagné de ses quatre gardes du corps, de robustes guerriers ikshites en cuir noir, le crâne rasé surmonté d’une mèche frontale, le visage scarifié. Ceux-ci gardaient l’entrée de l’établissement. Chaque semaine, le dignitaire invitait une série de notables de la cité, qu’il tentait de charmer avec tact, en bon diplomate qu’il était. À l’instar de l’empire de la Lumière, le royaume des Ténèbres n’était que toléré dans les villes-franches du Plan Primaire, l’ambassadeur tentait donc d’établir des relations judicieuses de bonne entente avec les membres les plus influents de la cité. Joyeusement amassés, repus de bonne chère et de bons vins, les notables sortaient de table. Ils discutèrent quelques instants devant le restaurant, remerciant l’ambassadeur Nerkum pour son invitation. Un jeune homme aux cheveux châtain jaillit d’une ruelle adjacente le teint rougi, le regard halluciné, marmottant pour lui-même. Il obliqua directement vers le groupe réuni. Les gardes ikshites se raidirent. Donnant l’alerte, ils dégainèrent avant de se mettre en rang devant l’intrus. Le peu de promeneurs qui se trouvaient là s’éloigna en courant. Apeurés, les notables se gênaient les uns les autres, se bousculant pour rentrer dans l’auberge. L’un des Ikshites mit en joue son arbalète. Clama une sommation. L’homme interpellé ne fléchit pas, il sourit au contraire et continua sa marche fanatique. Le guerrier ikshite tira. Atteint en pleine poitrine, l’intrus eut un soubresaut, mais ne cessa pas pour autant d’avancer. Il sembla mordre quelque chose dans sa bouche. L’ambassadeur Nerkum tentait vainement de calmer les notables. L’homme fut atteint d’un second trait. Il ne dévia pas. Arrivé à cinq pas des gardes, il se jeta sur eux et explosa ; emportant dans la mort les gardes ténébreux, l’ambassadeur et les notables groupés avec lui, ainsi que toute la devanture du restaurant. * Cette nouvelle attaque balaya les espoirs de quiétude. La cité de Gar-Vallon suspendit son souffle. Le règne de la terreur écartelait les Gar-Vallonnais, qui ne savaient comment gérer cette crise. Les gens commençaient à parler de quitter la ville. Enfin, ceux qui en avaient le pouvoir, les riches. Et ce départ représenterait un lourd handicap pour le commerce. Laurianne de Férimond et les membres du conseil se démenaient pour apaiser les inquiétudes, mais combien de temps garderaient-ils la confiance de leurs administrés ? Certains se mirent à insinuer qu’il fallait envisager un changement de gouvernement, que le conseil avait démontré ses limites en ne trouvant pas le moyen de régler la situation, de protéger la ville et ses administrés. Laurianne rechignait toujours à déclarer l’état d’urgence. Elle ne pouvait rien faire d’autre que se reposer sur sa décision de ne pas transiger, espérant que les compagnies-franches finiraient par mettre la main sur les mystérieux assaillants qui harcelaient sa ville. Chapitre 23 — Sommes-nous la cible de l’attaque ? cracha le Père de la Douleur tout en se tortillant sur son trône d’épine, toute la fumée grise ramassée à ses pieds. — Il est trop tôt pour le dire, altesse, estima le Légat des Ténèbres. Cependant, rien ne laisse à penser que l’ambassadeur Nerkum ait été personnellement visé. Il faisait partie d’une vingtaine de tués, parmi de nombreux notables de la ville ; c’est la seconde explosion de ce genre et jusqu’alors aucun des nôtres ne faisait partie des victimes. — Je pourrais t’envoyer sur place pour enquêter, Leprín, mais je te sais suffisamment occupé. Je vais attendre de voir ce qui se passe à Gar-Vallon et j’aviserai. Je dois nommer un remplaçant à l’ambassadeur. As-tu un nom en tête ? — Je vous conseillerai sans hésiter de penser à Torqual pour un tel poste. Le nommé Torqual, Leprín le détestait depuis longtemps. L’envoyer sur les Territoires-Francs l’éloignerait du pouvoir central et c’était là une victoire tout à faire remarquable. Il n’aurait même pas besoin de le faire éliminer en fin de compte. Dans une ville sujette à de mystérieuses explosions, qui sait ce qui pouvait arriver ? — Hum, je ne sais pas, Torqual m’est très utile à Mhalemort… J’aviserai. Parle-moi plutôt de Troghöl. Ravalant sa déconvenue, le Légat enchaîna : — Ma foi, tout se déroule bien. Le prince des Arikaris travaille assidûment au plan de conquête que vous lui avez commandé. — Je dois dire que ce Troghöl m’a impressionné, à mon corps défendant. Il m’a présenté des projets tout à fait intéressants. Contrairement à ce que je craignais, il commence à me taire penser qu’il fera un remplaçant de choix au poste de Conquérant. Je te félicite, Leprín, car tu es le principal intervenant dans cette affaire. Sans toi, j’aurais été obligé de nommer le favori d’un de mes seigneurs de guerre ! — Je suis heureux de vous voir satisfait, mon maître, s’inclina le Légat, avant de prendre congé. * En vérité, Leprín avait menti au Roi-Sorcier. Troghöl commençait à l’inquiéter, toutefois sans qu’il sache vraiment pourquoi. Il se remémora sa dernière visite chez les Arikaris. Quelques jours plus tôt, les mains sur les hanches, le Légat des Ténèbres se tenait sur le seuil de la suite dévolue au seigneur des Conquêtes, portes grandes ouvertes. Le spectacle qui s’offrait à lui agitait son aiguillon de contrariété. Une vingtaine de guerriers arikaris gardaient l’antichambre. Gardaient. Leurs corps longs et minces, vêtus d’étoffes amples et bariolées, étaient affalés sur des piles de coussins rebondis aux rayures criardes. Leurs voix chantantes s’élevaient nonchalamment, ponctuées de rires lascifs. Ils occupaient leur temps à se passer les embouts de narguilés ouvragés, à tirer dessus tout en échangeant des gloussements complices, avant de s’étirer en arrière pour rejeter d’épais nuages orangés qui s’amassaient au plafond pour composer un manteau aux relents âcres. Agacé par cette nonchalance, un tel abandon qu’il jugeait obscène, Leprín fit claquer sa langue. Le prince des Arikaris avait totalement bouleversé les lieux. Empaleur-des-mes avait décoré ses appartements avec une élégante austérité, Troghöl avait transformé l’endroit en son absolu opposé. Sur les murs, des bariolures de couleurs vives, vert, orangé, violet et magenta. Aucun meuble, aucun rangement. Les affaires des Arikaris s’amoncelaient sans ordre dans tous les coins. Aucun meuble mais un goût immodéré pour les plantes vertes. La suite, en effet, avait été métamorphosée en serre dont le foisonnement venait du Plan où Troghöl et les siens s’étaient réfugiés au début des Grandes Guerres. Un palais de l’indolence, selon le point de vue du Légat. Leprín caressa distraitement la pointe de son nez, si droit, si noir. Il n’arrivait toujours pas à s’habituer à cette texture étrange, si différente du grain de sa peau. — Je viens voir votre maître, énonça-t-il avec son autorité couturière, renforcée par l’agacement qu’il éprouvait. Sans daigner répondre, l’un des guerriers arikari désigna d’un poignet levé avec une paresse insolente la porte opposée. Le Légat ravala son mépris. Il avait besoin de ces alliés, si exaspérants soient-ils. Son maître en avait besoin pour contrer l’influence des seigneurs de guerre et relancer le plan de conquête resté en suspens. Le temps jouait contre les Ténèbres et le Légat voulait absolument renverser la situation. Cette phase de faiblesse ne devait absolument pas redonner confiance au Patriarche Priam. La Lumière disposait de troupes supérieures en nombre à celles que pouvaient mobiliser les Ténèbres, un bon tiers d’entre elles réparti sur des plans annexes. Si Leprín, par l’entremise habile du Chaos – et de Cellendhyll de Cortavar – n’avait pas réussi à enrayer la phase d’assaut prévue par le conseil de la Lumière deux années auparavant, le royaume ténébreux aurait probablement été investi et balayé des Territoires-Francs. Peut-être même que le Plan-maître serait aujourd’hui envahi, menacé par les forces des paladins impériaux. Cela, ni le Père de la Douleur, ni Leprín, ne pouvaient le permettre. Outre son investiture inespérée, Troghöl apportait dans son escarcelle l’union de ses clans, guerriers réputés impitoyables. Toutefois, le Légat avait d’autres projets concernant les Arikaris que leur intérêt sur le plan militaire. S’il comptait sur la haine des seigneurs de guerre pour maintenir Troghöl dans un carcan étroit de surveillance conjuguée, il espérait surtout manipuler le prince pour l’amener à éliminer les trois chefs tant détestés. Qu’il pourrait alors remplacer par des hérauts plus fidèles à l’image d’une Ténèbre unifiée contre cette maudite Lumière, et non plus le théâtre d’intérêts divergents, de jalousies, de traîtrises potentielles. Leprín avait un rêve pour les Ténèbres. L’idéal d’un illustre destin qu’il espérait bâtir pour l’offrir à la toute puissance de son seigneur. Non, comme trop souvent ces derniers temps, le Légat allait devoir composer. Mais cela ne durerait pas. À peine avait-il franchi le seuil que les Arikaris échangeaient un regard brusquement exempt de toute nonchalance. Nombre d’entre eux lâchèrent une injure sifflée à l’encontre du Légat. Un des guerriers cracha même sur l’épais tapis vert olive, insouciant de sa valeur. * Troghöl reposait dans le même univers de tons et de couleurs, tout aussi alangui que ses suivants. Il émanait de lui une sorte d’impatience nébuleuse mais ce reflet inquiétant, qui alluma un instant le fond de ses prunelles, fut remplacé par un masque de velours, avant que Leprín ne puisse s’en inquiéter. — J’ai donné à toi, à ton peuple, une chance de rachat inespérée entama le Légat, se passant de civilités. Grâce à moi, tu vas recouvrer la puissance qui animait ta race dans le passé, avant la traîtrise. Alors, n’oublie pas nos accords, Troghöl, car tu m’es redevable. Cela étant, comme je te l’ai promis, tu peux compter sur mon appui auprès de mon maître. De notre maître, devrais-je dire. — De notre maître, oui… rétorqua l’Arikari d’un ton indolent. Pour le reste, je n’en disconviens pas, Légat. Et je respecterai les accords que nous avons conclus. Je suis le prime de mon peuple, le N’Dalloch. Je n’oublie rien. Ni honneur, ni injure… Les deux hommes s’affrontèrent du regard, un duel que rompit finalement l’Arikari, avec un gloussement nettement amusé. Avant de reprendre : — Rassure-toi, je n’ignore pas tout ce que je te dois. — Alors quand pourrons-nous nous rendre sur ton Plan ? Le Père veut en recenser les ressources. — Je dois d’abord terminer le nouveau plan de conquête que m’a confié le maître. Mais je te le promets, je te recevrai sur notre Eden avec toute l’hospitalité que tu mérites. Sous peu. Tu verras… Le vernis onctueux qu’employait le prince cachait-il quelque chose ? Le Légat se posa soudain la question. — J’ai besoin de certains documents pour parachever le dossier demandé par le Père, poursuivit Troghöl. En voici la liste. Fais-les moi porter, je te prie. Je veux également tous les dossiers du personnel employé par le Roi-Sorcier. — Pourquoi donc ? s’étonna le Légat. — je suis traqueur-né, tout comme mes hommes. S’il y a quelque chose à l’intérieur de Mhalemort, je mettrai le doigt dessus, n’en doute pas. — Hum. Pourquoi pas après tout. Si cela peut occuper tes clans à autre chose qu’à se prélasser ou se droguer… Au passage, fais attention aux seigneurs de guerre, ils vont tenter de te nuire, d’une façon ou d’une autre. Chacun à leur manière, ils sont redoutables. Ne les prends pas à la légère. — Oh. ceux-là… Non, je ne les crains pas. Ce serait plutôt à eux de me craindre. * Le Légat ne s’attarda pas, et du reste, le prince ne fit rien pour le retenir. Resté seul, Troghöl s’abandonna au confort de son matelas de coussins : — Profite bien du temps qu’il te reste à vivre, Leprín. Et berce-toi d’illusions. Les Sang-Pitié vont retrouver leur splendeur passée, et je donnerai à mon peuple la puissance auquel il a droit. Comme il se doit, et sans passer par une allégeance envers un autre seigneur. Chapitre 24 Gar-Vallon. Un bureau, deux malles, un lit dans un recoin, une grande armoire de bois noir, et un guéridon sur lequel reposait un vase orné d’un bouquet de fleurs aux pétales bleu vif. Le cardinal de l’Orage se tenait dans une grande tente de toile blanche. Siméus était en face de lui, ses larges épaules drapées dans ce manteau bleu qu’il prisait tant. — Comment se porte notre sire Difuss ? s’enquit Hégel. nonchalamment installé au bureau qui n’était pas le sien. — Illuminé comme il l’est, il se révèle des plus faciles à gérer. Ce vieux fou que nous manipulons à notre guise se croit le sauveur de l’Empire ! Il fera tout ce que nous attendons de lui, pour peu qu’il se sente indispensable et, chaque jour, je le flatte dans ce sens. Reste le problème posé par la conseillère. Ses Protecteurs ne sont pas un problème… Ils sont compétents mais sans plus. Enfin, excepté pour ce guerrier aux cheveux blancs. Celui-là, il me gêne… Le cardinal se redressa brusquement. — Attends ! Qu’as-tu dit ? De qui parles-tu ? Dans un geste compulsif, il vérifia que son casque métallique n’avait pas perdu son assise. Siméus prit le temps de s’approcher du guéridon. Du vase, il préleva l’une des fleurs qu’il huma avant de l’insérer délicatement au revers de son pourpoint. Satisfait du résultat, il reprit : — Je parle de l’homme qui a intégré l’équipe de la conseillère, il y a quelques jours. C’est lui qui l’a sauvée de notre dernière attaque, j’étais sur place. Un grand guerrier, qui ne ressemble pas aux autres Il m’apparaît bien plus comme un tueur que comme un Protecteur. — C’est lui ! s’emporta Hégel. Je suis sûr que c’est lui. Il est ici comme je l’espérais ! Ce traître, ce maudit Adhan ! Siméus, il va nous falloir nous montrer très prudent à son encontre. Je ne veux pas risquer de le perdre une nouvelle fois alors que je le tiens à portée de main. — Cet Adhan est-il si dangereux que cela ? — Pire encore. C’est un démon, il a déjoué toutes mes tentatives de le capturer. Il est encore plus important que ce qui nous retient à Gar-Vallon, entends-tu ? C’est bien le pire ennemi que doit affronter l’Empire et je suis probablement le seul à m’en rendre compte ! Chapitre 25 — Je suis coincée par la réalité. Quoi que je décide, je suis dans une impasse. Si je continue de refuser de payer, les Gar-Vallonnais vont finir par demander ma tête. Et si je cède, je sais que ces infâmes maîtres-chanteurs nous saigneront à blanc. Cellendhyll et Laurianne de Férimond étaient assis l’un en face de l’autre dans le bureau de la conseillère. — Que ferais-tu à ma place ? reprit-elle. Il haussa les épaules : — Je ne céderais pas. Je traquerais les coupables… et je les tuerais. Elle rit. Avec une certaine amertume. — Cela semble si facile, énoncé de ta bouche ! Oh, je n’en peux plus… Elle quitta son fauteuil et se jeta dans ses bras, manquant de les renverser tout deux. — Fais-moi oublier, souffla-t-elle à son oreille, emporte-moi dans le plaisir, Carnage. Permets-moi d’échapper un temps à cette pression qui m’étouffe, qui me ronge ! — Ici ? Dans ton bureau ? Avec tes Protecteurs de l’autre côté des portes ? — Oui ! Cela m’excite, tu ne peux pas savoir ! Il se releva, la soulevant dans le même élan. Il la fit tourner dans ses bras, avant de la reposer, à même le sol recouvert de luxueux tapis. Plaquant son regard dans le sien, il entreprit de la dévêtir vêtement par vêtement, embrassant chaque parcelle de peau découverte. Il se glissa jusqu’à son pubis. Elle poussa un soupir d’abandon, écartant ses longues jambes encore plus largement. Il l’embrassa, l’humecta, la lapa, la lécha. Il goûta son musc délicat, cette fragrance si excitante, cette féminité librement offerte, cette douceur intime à l’ineffable saveur. Laurianne frissonnait. Elle le repoussa cependant, pour lui arracher ses vêtements, pour l’allonger à son tour sur le tapis, se poser sur lui, s’empaler sur son membre dressé, l’enserrant de son écrin humide et brûlant. Elle le chevaucha alors, pesant de tout son poids, pénétrée de toute sa longueur, passionnée, ardente, puisant dans le plaisir un échappatoire à ce quotidien pesant, cette réalité chaque jour un peu plus angoissante. Cellendhyll retenait son plaisir, ou plutôt la montée de la jouissance, car de plaisir il était presque submergé. Son pieu rigide, ses reins, traversés d’ondes de chaleur fluctuantes et refluantes, de fourmillements exquis. Elle ondulait sur lui, ressortait de lui avant de revenir s’embrocher, le bassin animé de tressautements avides. L’Adhan se laissait faire, se contentant d’agripper ses hanches, de lui insuffler un élan supplémentaire et complice. Elle jouit, se relâchant totalement sur lui, étouffant un cri libérateur. Il s’assouvit avec elle, incapable de différer plus longtemps l’explosion des sens qui l’emplit dans sa totalité. * Cellendhyll quitta le bureau de Laurianne, laissant celle-ci à ses dossiers. Il dépassa les trois Protecteurs en poste, arriva en haut des escaliers. Raknar, l’un des gardes du corps, murmura en ricanant : — Tu l’as baisée, hein ! Alors, dis-nous, elle est bonne, la conseillère ? L’Adhan pila net. Cellendhyll avait soupé des provocations régulières de l’homme. Raknar est un incapable, lui avait appris Juvien, mais un incapable avec des relations. Après s’être fait renvoyé de la compagnie du Chien, il a obtenu le poste de Protecteur par piston. C’est le neveu du conseiller Arkis de Nell. Il peut se permettre beaucoup de choses tant qu’il ne fait pas montre d’incompétence notoire et il le sait. Cellendhyll remua ses épaules pour les assouplir, pencha le cou à droite puis à gauche. Enfin, il se retourna pour se placer en face du garde : — Raknar ?sourit-il largement. — Oui ? s’étonna l’autre, surpris de cette jovialité affichée. Et Cellendhyll le frappa d’un coup de coude en plein milieu du front. Sonné, Raknar recula d’un pas chancelant. L’Adhan l’attrapa par le bras et le fit tourner jusqu’à le présenter dos à l’escalier. Puis il le gifla de toutes ses forces. Raknar perdit l’équilibre. Il tomba et roula sur les marches, tournant sur lui-même. Juvien venait d’arriver, alerté par le bruit. Un grand sourire aux lèvres, il retint ses deux collègues restants, les seuls à vouloir intervenir. La chute de Raknar prit fin lorsqu’il atterrit sur le palier intermédiaire. Il se redressa d’un bond, la joue écarlate, secouant la tête pour s’éclaircir les idées. Cellendhyll l’avait suivi, bondissant d’un groupe de marches à l’autre. Il arriva sur le palier une seconde après le rétablissement du Protecteur. Il feinta à droite et frappa de gauche. Une gifle encore, aussi mémorable que la précédente. Raknar s’écroula une nouvelle fois dans l’escalier, ballottant jusqu’à l’étage inférieur. Il retrouva son assise pour trouver l’Adhan en face de lui. Il tenta de riposter, cette fois. Cellendhyll passa sous son poing brandi, frappa sèchement au ventre, le redressa par les revers de son pourpoint, et le gifla pour la troisième fois. Le même manège se reproduisit jusqu’à ce que Raknar atterrisse au rez-de-chaussée, le visage marbré des paumes de l’Adhan. Là encore, Cellendhyll le fit reculer jusqu’à la sortie, esquivant ou parant toutes les tentatives de contre-attaque. À coups de gifles, rien que des gifles ou presque, il fit traverser la cour intérieure à Raknar jusqu’aux portes de l’enceinte municipale. Là, il lui asséna trois coups à suivre. Manchette en travers du visage – nez brisé, cette fois dans l’autre sens –, coup de coude innervant sur la cuisse, coup de pied retourné en pleine poitrine. Raknar décolla du sol pour retomber lourdement sur le dos, les poumons vidés par le choc, la bouche en sang. L’Ange se pencha sur lui et cracha : — Tu parles encore une fois de Laurianne de cette manière et je t’éventre ! Et Cellendhyll rentra dans l’édifice. * Raknar réussit à se relever sans l’aide de personne. Il essuya sa bouche maculée, avant de cracher un jet de salive rougie en direction de l’hôtel de ville. Son crâne bourdonnait, ses côtes l’élançaient, il avait perdu deux dents, le tout sans avoir pu porter le moindre coup. Le guerrier s’éloigna en clopinant et traversa la place, abreuvant de regards haineux ceux qui osaient le regarder. Il s’engouffra dans la taverne de la Braise d’Hiver. Basse de plafond, tapissée de vert, faiblement éclairée, la salle se révélait quasi désertée, comme toutes ses semblables depuis le début des attaques. Le Protecteur gagna le comptoir de bois gris : — Un hydromel, double, commanda-t-il au tavernier. Je le prendrai à cette table, là-bas. Quelques secondes plus tard, le serveur, un grand échalas au regard fatigué, le teint olivâtre, venait le servir. Tout en déposant son verre devant Raknar, il s’enquit d’un ton compassé : — Une dure journée ? — Ta gueule ! répliqua le Protecteur. Laisse-moi boire tranquille ! Le serveur haussa les épaules et tourna les talons. Les yeux baissés, Raknar sirota son alcool, imaginant le sort qu’il ferait subir à messire Carnage, s’il en avait l’occasion. Il en était à mi-verre. Une ombre masqua la table et son breuvage. — J’ai dit que je voulais être seul ! répéta Raknar sans daigner lever les yeux. L’arrivant ne bougea pas pour autant. Le Protecteur releva ses yeux injectés de sang. Ce n’était pas le tavernier qui occultait la lueur jaunâtre des lampes à huile mais un grand guerrier, d’apparence plus musclée encore que celle de Raknar, recouvert d’un ample manteau de laine bleue. L’homme abaissa sa capuche pour dévoiler un visage mat, orné d’une cicatrice, un regard teinte ardoise que Raknar trouva intimidant. L’inconnu jeta une bourse tintinnabulante sur la table, enchaînant sans attendre : — J’ai tout vu. Je peux t’aider à te venger. De lui…. Ça t’intéresse ? Raknar ne toucha pas aux licornes. À la place, il contempla l’homme, sondant machinalement de la langue l’emplacement de ses deux dents manquantes. Chapitre 26 Le lendemain, adossé contre une tapisserie grège et lilas, à l’écart de son entourage, Cellendhyll fulminait. C’était l’après-midi. Laurianne continuait sa tournée en ville. Elle s’était rendue chez l’un des notables de Gar-Vallon pour une réunion informelle. Une vingtaine d’invités se tenaient là, dans ce grand salon tapissé de violet, aux meubles sombres, décoré avec ostentation, pas vraiment avec goût. La conseillère passait de groupes en groupes, s’arrêtait le temps d’échanger commentaires et flatteries, et Cellendhyll s’horripilait de la voir se galvauder ainsi, heure après heure. Elle se laissait aborder, toucher, toujours souriante, par des individus que l’Adhan aurait eu plaisir à piétiner. Elle n’appréciait pas tous ses électeurs, elle en méprisait certains, et pourtant, elle avait besoin de leurs appuis, de leurs voix. La conseillère était dans son élément, rayonnante, alors que l’Ange étouffait dans cette atmosphère de faux-semblants. Elle se prostituait, selon lui, comme tous les politiciens de sa connaissance. Elle se rabaissait à agir ainsi et il lui en voulait d’autant plus qu’il l’estimait maîtresse de ses actes. La politique ! Une hypocrisie sans nom qui permettait à un petit nombre de vivre sur les espoirs de la masse, profitant d’une opulence insultante, voilà ce qu’il pensait. Brusquement, il en eut la conviction, Laurianne n’était pas faite pour lui. Trop différente. Vouée à une vie qu’il détestait et que jamais il ne pourrait supporter. Il s’était aveuglé assez longtemps, il s’en voulait d’ailleurs, au moins autant qu’à elle. Qu’ils se plaisent physiquement, qu’ils s’accordent parfaitement au lit, ne suffisait pas. Jamais il n’aurait dû s’autoriser cette relation. Laurianne était-elle consciente de ce qu’il vivait ? Difficile à dire. Elle n’en montrait aucun signe en tous les cas, toute entière immergée dans son entreprise de séduction. L’amertume poissait la bouche de l’Adhan. À l’instar de Melkior, son ami Ombre, il avait envie de se battre, de frapper, de s’oublier, de s’assainir dans le combat. C’eut été stupide, il le savait parfaitement. Il resta donc immobile dans son coin, à ruminer. Défiant par l’attitude ou le regard quiconque de venir lui adresser la parole. Au bout d’un millier d’heures, lui sembla-t-il, la réception prit fin. Tendu qu’il était, Cellendhyll en expira de soulagement. Les deux Protecteurs, le grand Morell et le petit Barnes, attendaient, campés sur le perron à surveiller la rue. Le carrosse était prêt. Les sourcils froncés, Cellendhyll accompagna la conseillère jusqu’au véhicule. Elle continua de serrer des mains, de sourire avec largesse, de promettre. Cela n’en finissait pas. Les épaules de l’Ange étaient contractées par cette tension qu’il n’arrivait pas à évacuer. Enfin, elle monta dans le carrosse, Cellendhyll sur ses talons pour veiller sur elle. Morell grimpa sur la banquette, à côté du cocher. Barnes s’installa sur le marche-pieds arrière. Le véhicule s’ébranla. Laurianne vit bien que quelque chose n’allait pas mais il repoussa toutes ses tentatives, incapable de s’expliquer, muré dans sa formidable citadelle de froideur. Mortifiée, sans comprendre, elle finit par renoncer mais la colère rentrée de l’Adhan faisait naître la sienne. Chacun rencogné sur son coin de banquette, à l’opposé l’un de l’autre, ils attendirent en silence, un silence empoisonné, que se termine le trajet. * Laurianne de Férimond entra dans son salon particulier, Cellendhyll sur les talons. Elle le laissa entrer avant de claquer la porte derrière lui. Les Protecteurs étaient restés à l’extérieur pour garder les issues des appartements de la conseillère. — Qu’as-tu enfin ? s’enquit-elle d’un ton sec. Pourquoi cette attitude ? — Je vais te le dire, dit-il en la pointant du doigt. Je ne supporte pas de te voir ainsi ! — Quoi ? Je ne comprends pas… — Avec eux. Si mielleuse, si séductrice ! — Tu es donc jaloux ? — Le problème n’est pas là. Nous sommes différents, Laurianne… — Et alors ? C’est assez fréquent, il me semble… — Nous sommes trop différents, le problème est là. Je n’aime pas ton métier, je n’aime pas ton monde. Je n’aime pas ce que tu es : une politicienne. L’Ange s’échauffait à mesure que les mots franchissaient ses lèvres : — Tu te vends, tu échanges du vent pour du vent. La politique vous transforme, toi et tes pareils, en une machine à éblouir, à séduire quiconque peut vous apporter un vote. Vous arrivez à enrober les choses les plus simples d’un maillage de mots, de notions complexes… Dialectique, Rhétorique, vous usez sans retenue de ces armes que vous fourbissez avec grandiloquence. Vous vous déclarez déterminés et vous tournez casaque au moindre changement d’opinion. Vous ne pensez qu’au pouvoir, à le garder ou à en grappiller des miettes supplémentaires, dans le monde d’illusions, de rivalités, de duplicité, qui est le vôtre ! Paroles creuses, promesses vaines, tout ce que je déteste… Je n’aime pas l’hypocrisie, Laurianne. Et toi et les tiens en êtes gorgés jusqu’à en dégouliner par les oreilles ! — C’est faux, je ne suis pas comme ça. Je me soucie véritablement de mes concitoyens, et je veux vraiment leur offrir une vie meilleure. Ne l’as-tu pas constaté de tes yeux ? — Peut-être. Mais cela ne t’empêche pas de te vendre, comme les autres. Cela aussi, je l’ai vu. Tu me l’as dit toi-même, celle que tu présentes aux yeux de ton entourage, la conseillère, n’est pas la vraie Laurianne. Tu te complais dans les faux-semblants. — Écoute, Carnage, ce n’est pas parce que je mets de côté une part de moi-même que je suis moins efficace dans ma fonction. Elle était sur la défense et son ton enflait. — Efficace ? ricana Cellendhyll. Qui te parle d’efficacité, Laurianne ? Moi, je parle de sincérité. Un politique sincère ? Quel fantasme ! Vous ne pouvez pas être sincères, c’est impossible. Vous êtes les victimes du système que vous avez créé… je dois l’avouer, à votre décharge. Quant à moi, je pense que les actes valent mieux que les belles phrases, et surtout mieux que les promesses. Vous êtes si talentueux dans les engagements, et si frileux dans leur réalisation ! Des deux côtés, l’hostilité. Campés sur leurs positions, ni l’un ni l’autre ne voulait – ou ne pouvait – faire marche arrière. Cellendhyll n’avait pas voulu cet affrontement, cependant il était trop tard. — La politique que tu critiques avec tant de ferveur permet d’éviter les guerres, le sais-tu ? — Elle permet d’en éviter certaines, oui, mais elle en crée d’autres bien plus sournoises… — De toute manière, la guerre, tu aimes ça, hein ? s’écria-t-elle. C’est ça le monde dont tu ne peux te passer ? À coup sûr, il vaut tellement mieux que le mien ! Elle fit quelques pas, inspirant fortement avant de se figer pour reprendre : — C’est donc ainsi que tu me vois ? Comme une manipulatrice ? — Oui, dans une certaine mesure. Comme tes collègues, pour gagner de nouveaux suffrages. Laurianne se remit à marcher : — Certes, je me vends, comme tu dis, pour engranger un maximum d’électeurs, car pour avoir une opportunité de changer les choses, de les améliorer, je dois avoir le pouvoir qui va de pair. C’est la règle et je ne peux y déroger. — As-tu essayé au moins ? En as-tu pris le risque ? J’imagine que non à voir ton visage. Tu es emprisonnée dans ta fonction, Laurianne, c’est bien dommage. Et pas toi, peut-être ! ricana sa conscience. Il la musela d’une gifle mentale. — D’une certaine manière, tu as raison. Je n’ai que le pouvoir, soupira la conseillère. Je suis seule. Je n’ai pas de descendance, pas de famille, et crois-tu que, dans ma position, je puisse compter sur des amis fiables ? Je suis issue d’une noble famille. Après de hautes études, je me suis lancée dans la politique, par opportunité et par caprice. Je me suis retrouvée mariée par intérêt. Nous avons appris à nous respecter, mon époux et moi, puis à nous aimer. Tous deux voués à la politique, nous n’avons pas su trouver l’occasion ni l’envie de faire des enfants. Puis il est mort, le cou rompu d’une chute de cheval, lors d’une chasse… Oui, je n’ai que le pouvoir… et le pouvoir n’est pas amour, il n’est pas tendresse… Oui, j’ai ce pouvoir que beaucoup m’envient, mais je suis seule. Bien seule. Ce poids, je l’assume… Cependant, certaines fois… Elle étouffa ce qui semblait bien un sanglot, le temps de se reprendre, avant de poursuivre : — Certains jours, je me prends à douter. De moi. De tout. Quelle est la vie que je me suis donnée ? Je dirige les intérêts de l’une des plus prestigieuses cités-franches de l’Alliance. La belle affaire ! Où est le bonheur dans tout cela ? Alors plutôt que de désespérer, je me concentre sur ce que j’ai, ce pouvoir que tu décries avec tant de véhémence. Qu’aurait pu répondre l’Ange ? Son existence était-elle plus enviable ? Le bonheur ? Hormis la définition de ce mot, il n’en savait rien de plus. Il avait cru découvrir quelque chose à ce sujet, une fois, brièvement. Il avait cru en cet idéal. Avant que Devora Al’Chyaris ne lui soit arrachée par une mort aussi vile que brutale. L’amour, pour ce qu’il en savait, était synonyme de douleur. Plus dangereux encore qu’une charge de lanciers de la Foudre. L’Ange du Chaos le savait, il était un homme-jouet, manipulé par son maître Morion, par le destin. Voué au combat. Dame Camarde pour seule maîtresse fidèle. Au moins avait-il l’amitié de Gheritarish et de quelques autres. Reydorn, Milo, Marg et Kell… – ses frères, les Ombres, étaient à part. Une richesse en soi, mais dont il ne parvenait pas à tirer la quintessence. La solitude, voilà une notion qu’il pouvait comprendre. La solitude pesait-elle sur lui ? Pas en cet instant présent et probablement pas autant que sur Laurianne, estima-t-il. Depuis qu’il s’était lancé dans son projet d’escadron, il avait trouvé un nouveau sens à son existence. La Voie du Chaos l’occupait suffisamment pour lui avoir permis de surmonter le deuil de Devora. Mais il ne voulait plus se projeter dans un avenir personnel. Il en était bien incapable. De cela, il était conscient. Il survivait. Bel et bien. Mais n’avait pas la liberté de faire mieux. Au moins excellait-il dans ses talents particuliers et c’était là la base de son équilibre, de sa confiance. Il pouvait compter sur lui-même, c’était sa principale richesse. Il revint au présent et contempla Laurianne. Cela ne changeait rien. Elle n’était pas pour lui, point. — Présider à la destinée des autres, reprit-il, ne m’intéresse pas, plaire à tout prix encore moins, or tu ne fais que cela. Elle ricana à son tour : — Et tu vaux mieux, peut-être ? Tueur que tu es, toi qui te nourris de mort et de violence. — Je ne leurre pas les gens au moins… Quand je n’aime pas quelqu’un, il le sait, et sans tarder. Je ne me sers pas de la crédulité de mes semblables, je ne joue pas sur leurs convictions hésitantes. — Il y a ceux qui suivent et ceux qui mènent. Le monde est ainsi fait et on ne m’a pas demandé mon avis. Mon métier me donne le pouvoir et l’indépendance, crois-tu qu’il soit aisé à une femme, dans notre monde, d’obtenir les deux ? Mais non, tu ne peux comprendre… — Tu me trouves dur, Laurianne ? Sache qu’au moins je te parle avec franchise. Oui, tu vaux sans doute mieux que la grande majorité des tiens, je peux en convenir. Mais cela ne suffit pas. Elle émit comme un reniflement : — Je te croyais de mon côté. Je me suis trompée sur ton compte. Tu profites de moi. Comme les autres… Tu as débarqué dans ma vie, sans que je ne demande rien… Tu m’as sauvée, je ne l’oublie pas, mais cela ne te donne pas le droit de me juger ainsi, de m’agresser de la sorte. Oui, malgré ce qu’il m’en coûte, j’aime mon métier, et c’est un dur métier, encore plus quand on est femme. Oui, je me vends pour obtenir le pouvoir dont j’ai besoin, et par chance ce que je vends, ce n’est pas mon corps, comme certaines sont obligées de le faire. Je me vends car le pouvoir que j’en tire me permet d’être libre de faire évoluer les choses à ma façon, pour les améliorer. Je suis plus utile où je suis que n’importe où ailleurs. — Des mots, encore des mots… — Laisse-moi, Carnage, tu me fais trop de mal. Avec ton hostilité, ta soi-disant franchise, ta simple présence… Nos mondes, nos visions des choses sont incompatibles, je m’en rends compte à mon tour. C’est trop pour moi. Va-t-en ! Elle lui tourna le dos tout en croisant les bras. — Va-t-en, renchérit-elle, murée dans sa colère. — Si c’est ça que tu veux ! — Oui, s’écria-t-elle en se retournant, je ne veux plus te voir ! Ils se défiaient du regard séparés par une barrière d’incompréhension. Laurianne mordillait sa lèvre inférieure, les sourcils froncés. Les sourcils également froncés, Cellendhyll serrait les mâchoires. — Je m’en vais, dit-il, d’un ton phis calme, mais glacial. Pas de vainqueur à ce duel-là. Deux perdants, voilà tout, car la défaite avait frappé dans les deux camps. Cellendhyll la salua sèchement du menton. Il emprunta le passage secret d’un pas rageur. Il était trop énervé, trop dégoûté pour supporter d’avoir à répondre à quelqu’un. Du moins aimablement. Il quitta l’hôtel de ville sans un regard en arrière. S’il avait tourné la tête, il aurait pu voir Laurianne de Férimond dressée à son balcon, les bras serrés autour des épaules, les yeux perlés de larmes, le regarder s’éloigner. Chapitre 27 L’homme aux cheveux d’argent ne voulait plus de cette mission. À aucun prix. Morion n’avait qu’à envoyer Kean veiller sur Laurianne. Ce dernier devait être guéri à présent. Il s’en chargerait avec son habituelle aisance. Kean était à l’aise dans tout ce qu’il entreprenait. Pourquoi s’était-il comporté si durement avec elle, au fond ? Parce qu’elle l’avait déçu. Parce qu’elle n’était pas conforme à ses espérances. Certes, Cellendhyll n’était pas amoureux, il était loin d’être prêt à cela, mais il refusait de gaspiller son énergie dans une relation bancale. L’Ange était exigeant, envers lui-même, envers les autres. C’était bien l’un de ses traits de caractère principaux. Usant du trajet inverse de l’aller – via les deux téléporteurs – il fut rapidement de retour à la forteresse du Chaos. Il salua les gardes en poste devant la pièce de transfert. Mais plutôt que de se rendre chez son maître pour lui faire son rapport, il se dirigea vers le gymnase des Maraudeurs-Fantômes. L’Arène était une pièce de trois cents mètres carrés, avec un haut plafond voûté, d’épais piliers, des murs de granit couverts de râteliers d’armes, des appareils de musculation et des tapis d’exercice installés à intervalles réguliers. L’Ange adressa un austère signe de tête à Yvain, maître-instructeur des Maraudeurs, un robuste individu aux yeux foncés, les cheveux gris réunis en tresse, revêtu de cuir brun foncé. Puis il passa au vestiaire, le temps d’enfiler une tenue d’entraînement. Les Maraudeurs présents avaient appris à identifier l’expression qu’il affichait. Ils l’évitèrent soigneusement. Une fois changé, l’Adhan se rendit dans la salle principale où, après quelques étirements, il s’échauffa sur un sac de frappes. * Dressé sur un tapis en paille de riz, Cellendhyll s’était plongé dans le zen. La sueur ruisselait sur son corps musclé sans le gêner. Il oubliait tout, bercé dans la transe de l’Initié. Tout ce qui pouvait le gêner, le meurtrir. Il n’était plus que grâce et mouvements, instinct de combat, équilibre parfait. Les uns après les autres, les autres guerriers qui s’entraînaient là avaient suspendu leurs efforts pour le contempler en pleine action. Un silence respectueux s’était établi, ponctué des légers ahanements de l’Ange du Chaos, du frottement de ses pieds nus sur le tapis, de l’air fouetté par ses membres élancés. Yvain le regardait avec affection, lui, le meilleur de ceux qu’il avait contribué à former. Virevoltant, Cellendhyll affrontait ses ennemis virtuels avec des mouvements amples et précis. Il chevauchait le zen comme la plus parfaite des montures. Il était ailleurs. Transporté dans le monde bleuté, comblé. Je suis l’Ombre, je danse. Libre. * L’Ange sortit de sa transe au terme d’une bonne heure d’exercice. Le contrecoup du zen ne fut pas long à attendre mais bien moins vif qu’après un combat réel. Cette lassitude n’était pas désagréable, d’ailleurs, d’autant plus qu’il n’était pas face au danger. Yvain avait fait dégager les spectateurs et la salle avait retrouvé son bruissement habituel. Cellendhyll gagna la salle d’eau. Une fois nu, il se laissa masser par les longs jets d’eau chaude avant de passer sous la douche froide. Sa dispute avec Laurianne avait déjà été remisée au rang des désagréments acceptables. Après tout, elle ne représentait plus rien pour lui, à présent qu’il était rentré. Il avait bien mieux à faire que de s’occuper d’elle. Retrouver ses Spectres, par exemple. Il savait qu’il devait s’enquérir de l’escadron mais cela attendrait le lendemain. Il ne voulait plus qu’une chose, dormir. Il se rhabilla, les muscles délassés. Il finit toutefois par se résoudre à faire son rapport à Morion. À mesure qu’il se rapprochait du bureau de Morion, une certaine exaspération l’avait repris à la perspective de devoir une nouvelle fois s’expliquer, se justifier. Il fit irruption chez son maître aussitôt la porte de dragon rouge franchie et déclama d’une traite : — J’arrête tout ! Laurianne de Férimond m’a renvoyé, elle est insupportable. Inutile de me demander d’y retourner, je laisse tomber. Kean va mieux ? Qu’il prenne le relais, il sera parfait pour cette mission. Pour moi, la coupe est pleine et j’ai mieux à faire que la nounou. Morion en laissa tomber sa pipe. Il la ramassa lentement, sans quitter Cellendhyll de son regard caché derrière ses petites lunettes fumées. L’Adhan s’était attendu à une explosion de fureur, mais une fois encore, son maître le prenait au dépourvu. — Cette envolée me laisse à penser que tu ignores ce qui s’est passé à Gar-Vallon, Cellendhyll, répondit calmement le Puissant. Il faudra que tu m’expliques d’ailleurs le pourquoi de ton attitude envers la conseillère mais il y a pire… — Passé quoi ? Une nouvelle explosion ? — Non. La conseillère Laurianne de Férimond a été enlevée en début de soirée. Chapitre 28 Cellendhyll se laissa tomber dans l’un des fauteuils posés en demi-cercle devant le bureau. Croisant les doigts, Morion enchaîna : — Où étais-tu donc ce soir ? J’attends ta réponse avec la plus vive curiosité, je l’avoue. — En fin d’après-midi, Laurianne et moi avons eu des mots… Elle m’a renvoyé dans la foulée. Je suis rentré à la Forteresse et je suis allé dans l’Arène… j’avais besoin de me défouler. Ensuite je me suis douché et je suis venu vous voir. C’est tout… — Non, ce n’est pas tout, mais nous en parlerons plus tard Que comptes-tu faire à présent ? En dépit de tout ce qui s’était passé entre Laurianne et lui, la chose était évidente pour Cellendhyll. Il parla sans hésiter : — Je vais la retrouver et je vais la libérer. Et je m’en vais massacrer ses ravisseurs, aussi. — À la bonne heure ! Je préfère cette réaction… C’est bien la seule façon pour toi d’échapper à ma colère ! — Monseigneur, où sont les Spectres ? enchaîna l’Adhan. La colère de son maître était pour l’instant le dernier de ses soucis. — Gheritarish les a ramenés hier. Ils se reposent dans leurs quartiers. L’affaire qui t’a opposé à Sequin est de l’histoire ancienne. Quand à ton ami Loki, il est parti pour rejoindre les siens, à l’heure qu’il est. Il m’a dit que tu étais au courant… — Je n’ai pas besoin de lui. En revanche, j’emmène les Spectres. J’ai de la besogne pour eux. Le sourire qu’arborait l’Ange n’avait rien d’agréable. — Je n’y vois pas d’inconvénient, acquiesça Morion en dépliant ses doigts qu’il se mit à étirer. Du moment que tu réussis… ce dont je te sais capable. Évite tout de même de mettre Gar-Vallon à feu et à sang… L’Adhan opina. — Va. Et répare tes erreurs. Resté seul, Morion bourra sa pipe qu’il alluma dans la foulée. Il se laissa couler dans son fauteuil, croisa les jambes sur son bureau puis enchaîna des cercles de fumées imbriqués les uns dans les autres. Chapitre 29 Gar-Vallon, au milieu de la nuit. Corin de Galder, lieutenant dans la compagnie-franche du Marteau, était de garde ce soir-là, lorsque le signal résonna. Le portail allait déposer de nouveaux arrivants. L’habituel rideau de lumière crépitante nappée d’orangé enfla, ourlé de flammèches de mana, palpita, puis s’éteignit, laissant apparaître un groupe de huit individus. Un instant, le lieutenant se demanda s’il devait sonner l’alerte ; si ces arrivants étaient les éclaireurs d’une armée décidée à attaquer la cité. Cinq hommes, deux femmes. Deux blonds, deux bruns, un homme noir, une brune et une rousse. Chacun d’eux portait un ensemble de cuir renforcé, des capes brunes, un long paquetage en toile imperméable à la main. Ils étaient dotés de cette discrétion, cette assurance, cette aisance et cette économie de mouvements qui ne trompaient pas. Des guerriers d’élite. Il en connaissait suffisamment sur la question pour en être certain. L’officier se reprit. Aucun d’eux ne portait d’arme, ni à la ceinture, ni à la main. Aucun d’eux n’affichait de posture agressive. De plus, le huitième arrivant, un homme élancé aux yeux verts et à la chevelure argentée, se porta au-devant de lui. De Galder le reconnut. Messire Carnage. Un nom tout particulièrement adapté au personnage, selon Corin. — Je suis Carnage, je viens pour la conseillère de Férimond. Et Cellendhyll présenta son sauf-conduit. — Hâtez-vous, messire, car la situation est grave, annonça le lieutenant. — Je suis ici pour y remédier… Et l’Adhan quitta les lieux, les Spectres sur ses talons. Quelques minutes plus tard, il entrait dans l’hôtel de ville et demandait à voir Juvien de toute urgence. Un page fila le quérir en courant. Malgré des rumeurs évoquant son renvoi, Cellendhyll était connu dans tout l’hôtel de ville comme le Protecteur spécial de la conseillère de Férimond. Personne n’oserait lui faire de difficulté. Ce dernier se retourna vers l’escouade des Spectres : — Les enfants, vous restez là. En m’attendant, mettez-vous à l’aise mais restez vigilants… Si l’on vous interroge, donnez mon nom d’emprunt. À tout à l’heure… et dans l’intervalle, pas de bêtises, hein ? — Voyons commandant, ce n’est pas notre genre ! — Si, précisément Bodvar, c’est tout à fait votre genre, sourit Cellendhyll en les dévisageant les uns après les autres. Faith se permit de lui envoyer un clin d’œil. Une coutume que Cellendhyll, à son corps défendant, trouvait plutôt plaisante. Juvien arrivait en bas des escaliers, la mine soucieuse. Il salua l’Adhan. — Messire Carnage, vous avez appris… je le constate à votre mine. Venez, nous serons mieux dans le bureau de la conseillère pour en parler. Préoccupés tous deux, ils s’engagèrent dans les escaliers qui menaient aux paliers supérieurs. * Lhaër vint s’installer à droite de la porte d’entrée, au milieu d’un long canapé au lamé or et lie-de-vin. Sans hésiter, Bodvar la rejoignit et s’écroula à sa gauche, faisant craquer le meuble sous son poids. Lhaër rebondit, malmenée, avant de retomber contre le dossier. Elle foudroya Bodvar des yeux. Khorn s’assit alors à sa droite, la faisant rebondir une nouvelle fois. Lhaër asséna le même type de regard au guerrier noir. Ainsi encadrée des deux colosses, elle paraissait minuscule et fragile. Amusée, elle tapota le genou de chacun de ses Protecteurs. Faith décida de s’installer à côté d’Élias, du côté gauche de la porte. Le pisteur sortit sa pipe et son tabac – qu’il avait dû délaisser durant toute la période d’entraînement ; ses doigts s’activèrent avec la patience qui le caractérisait. Dreylen prit soin de s’asseoir en face de la brune. Il sortit une dague de la gaine de son avant-bras et entreprit d’en examiner le tranchant. De temps à autre, il jetait un œil à Faith, occupée quant à elle à lire un livre à couverture de cuir fin – elle aussi avait dû se séparer de ses objets fétiches durant la formation. — Tu lis quoi ? Faith lui montra le titre de l’ouvrage avant de reprendre sa lecture, le Panégyrique des Valeureux. Dreylen fit la grimace. Il sortit une pierre à aiguiser qu’il passa lentement, amoureusement, sur le fil de sa lame. En bon dernier, Melfarak choisit un canapé à droite de l’entrée et s’assit les jambes en tailleur. À peine installé il fermait les yeux habitué à se reposer dès qu’il en avait l’occasion. * Dans le bureau de Laurianne, Cellendhyll et Juvien se concertaient. Ce dernier résumait la situation à l’Adhan, sans se faire prier. — On a retrouvé son carrosse dans une avenue proche de l’hôtel de ville, disait le Protecteur. Abandonné. Avec les cadavres de ses trois gardiens de la soirée… Le général Vimaire a aussitôt fait fermer les portes de la ville ; les entrées et sorties sont rigoureusement filtrées, des patrouilles parcourent la cité, et pourtant aucune trace de la conseillère. Vimaire a fait quadriller la ville en dix secteurs, toutes les maisons seront fouillées sans exception mais cela prendra du temps. Le conseil s’est réuni sans toutefois parvenir à prendre de décision. Si vous voulez mon avis, sans la dame de Férimond pour les guider, ils sont perdus. Et trop peu liés les uns aux autres pour arriver à se concerter efficacement. Ils vont payer. Juvien était au courant de tout ce qui touchait à la conseillère, de près ou de loin. Il connaissait les détails concernant la Confrérie des Justes. Cellendhyll avait appris à apprécier les jugements du Protecteur. Il ne mit pas son appréciation en doute. De toute manière la chose était claire, Laurianne devait être retrouvée. Cette nuit-même. Et qui d’autre que lui pour s’en charger ? — Que s’est-il passé ? — C’était en début de soirée. La conseillère avait terminé ses rapports. Ensuite, elle a reçu un courrier. Elle est sortie aussitôt après. Avec Stiwell, Nérif et Faulque pour veiller sur elle. Aucun n’en a réchappé, on a retrouvé leurs cadavres autour du carrosse. — Raknar n’en faisait pas partie ? Dommage… Mon, ce message, où est-il ? — La conseillère l’a hélas emporté avec elle. — Qui l’a délivré ? — Un gamin, je l’ai interrogé moi-même. Il se trouve que je connais ses parents, c’est un bon petit gars qui n’a rien à voir avec tout ceci. Un homme l’a abordé dans la rue et lui a offert une licorne d’argent pour porter la lettre. — Il a décrit l’homme ? — Pas grand-chose à en tirer, l’individu était grand et emmitouflé dans un grand manteau de laine. Il n’a vu ni son visage, ni la couleur de ses cheveux. — Un manteau de laine bleue ? — Oui. Comment le savez-vous, Carnage ? Cellendhyll ne répondit pas. Encore lui ! — On peut donc raisonnablement escompter que la conseillère soit toujours dans les murs de Gar-Vallon, estima Juvien. Sauf si les ravisseurs disposent d’un portail téléporteur… se dit l’Adhan. — Une chose encore, reprit Juvien. Nous avons trouvé une lettre sur la banquette… En voici une copie : Vous n’avez pas voulu écouter la voix de la raison, vous avez refusé de payer le prix honnête de vos hypocrisies. La chienne est entre nos mains à présent. Si vous tenez à sa santé, si vous voulez la revoir intacte, vous exécuterez nos exigences… Et comme vous avez défié l’ordre saint des Justes, la somme que nous exigeons sera doublée. Cette augmentation représente le coût de votre impudence. Nous n’hésiterons pas à tuer Laurianne de Férimond, avant de planter sa tête devant les portes de la ville. Chaque jour, nous vous enverrons un doigt de la conseillère, jusqu’à ce que là somme nous soit versée selon les modalités que vous connaissez. S’il faut la découper membre après membre pour vous décider, nous le ferons. Vous n’échapperez pas à votre destin. Payez ! La Confrérie des Justes. Cellendhyll repoussa la lettre. Elle ne lui apportait aucun élément excepté qu’il n’avait pas de temps à perdre. — Bon, je veux voir ce carrosse… Où est-il ? — Dans l’écurie de l’hôtel de ville. Venez, je vais vous y conduire. * Juvien escorta Cellendhyll par un escalier dérobé qui les conduisit directement dans la cour intérieure. Le Protecteur se dirigea vers le côté droit du bâtiment, jusqu’à atteindre les larges portes de l’écurie. Le carrosse en bois noir laqué était remisé dans une stalle à l’écart des autres. Ce véhicule. Cellendhyll l’avait emprunté chaque fois qu’il escortait la conseillère. Il en ouvrit la porte, se pencha pour mettre les yeux au ras du plancher. Il passa la main sur les banquettes, le long de leur rainure centrale. Aucune trace de sang. Les Protecteurs avaient été éliminés à l’extérieur du véhicule. Laurianne était-elle en vie ? Les ravisseurs auraient été stupides de la tuer. Elle représentait l’otage parfait pour leur chantage. L’Adhan ne doutait pas que sans Laurianne, le conseil céderait aux injonctions de la Confrérie. Les maîtres-chanteurs avaient donc partie gagnée s’il n’intervenait pas dans les plus brefs délais. Là, sous son doigt. Quelque chose, dans la rainure. Il s’en saisit avec précaution. Un minuscule fragment d’une matière très douce, fragile, qu’il tenait dans la paume. Un pétale peut-être ? Il empocha soigneusement ce qu’il considérait comme un indice potentiel. Il avait sous la main la personne idoine pour l’aider à comprendre ce qu’il avait trouvé. Lhaër. Sa fouille ne révéla rien d’autre. Passant par l’entrée principale, il retourna dans le bureau de Laurianne, accompagné de Juvien et de la rousse, convoquée au passage. Il tendit son indice à la guérisseuse. Elle l’examina avant d’annoncer, terminant sur une note ironique : — C’est un pétale de fleur… Commandant. — Merci, Lhaër, grinça Cellendhyll. Merci beaucoup. J’attendais toutefois plus de précisions de ta part. Elle se rapprocha du bureau et déposa le pétale sur un vélin tiré d’une pile. Puis, elle sortit une petite fiole de sa gibecière – qui semblait sans fond tant elle pouvait contenir de matériel. Elle déboucha la fiole et versa une goutte d’une sorte d’huile incolore sur la fleur Un parfum subtil se répandit soudain dans la pièce, embaumant d’une fraîcheur avivée par l’élixir. Cette fragrance, Cellendhyll la reconnaissait. Lhaër également et avec encore plus d’assurance. Elle reprit la parole : — Bien… C’est un pétale de Kulinala Vespérus. Une fleur plutôt rare, qu’on ne cultive que sur l’Île de la Lumière et selon une floraison très particulière, très délicate. On a essayé d’en faire pousser ailleurs mais ce fut un échec. Sans l’humus de l’Île, la fleur meurt au début de sa croissance. En revanche, une fois formée, elle se révèle particulièrement résistance, capable même de rester fraîche plusieurs mois, pour peu qu’elle soit régulièrement trempée dans l’eau. D’après ce que je sais, seuls les frères-jardiniers de la Guelfe disposent du savoir nécessaire à son élaboration. Elle se mit au garde-à-vous : — Ces précisions vous conviennent-elles, commandant ? Cellendhyll lui accorda un petit sourire ; il aimait bien l’esprit caustique de la jeune femme. — Tu vois, quand tu veux ! C’est mieux, Lhaër, bien mieux, merci de tes lumières. Il se retourna sur le Protecteur : — Juvien, Laurianne portait-elle une fleur de ce genre sur elle ? Avait-elle reçu un bouquet depuis mon départ ? — Hum… à ma connaissance, non. Mais je vais me renseigner, je n’étais pas de garde hier… — Non, c’est inutile… Je suis sûr que cette fleur ne vient pas de Laurianne. Cellendhyll savait maintenant où aller. Et quoi faire. — Lhaër, va rejoindre les autres. Équipement léger, laissez le reste au guichet en bas. Départ en mission, dans dix minutes. Elle acquiesça et quitta la pièce. — Commandant ? s’étonna le Protecteur. — Juvien, je vais aller chercher Laurianne. J’ai une piste à exploiter. Restez ici. — Et le conseil ? — Merde au conseil ! — Commandant ? insista le Protecteur. Elle vous a appelé ainsi à deux reprises. Commandant de quoi, au juste ? Cellendhyll se pencha sur l’autre : — Juvien, si je vous le dis, il faudra que je vous tue après, énonça-t-il en montrant les dents. — Oh, mais c’est que vous ne plaisantez pas en plus ! — Non, je ne plaisante pas. Alors, vous voulez vraiment savoir ? relança l’Ange du Chaos, les sourcils froncés. — Je retire ma question ! Admettez que je n’ai rien dit, et bonne chance dans votre entreprise… J’apprécie la conseillère et j’aimerais assez la voir revenir en bonne santé. — Je vais faire de mon mieux, promit l’Adhan. * Dans une chambre aux murs richement décorés. Hégel de l’Orage et Siméus de Nilfær se faisaient face. L’ambassade de la Lumière. — Tout s’est parfaitement déroulé. Elle est en lieu sûr. J’ai déposé la lettre dans le carrosse. — Mais l’autre, questionna Hégel, celui que je voulais ! Tu n’en as rien dit. — Hormis ses Protecteurs, la conseillère était seule. Pas de trace de cet Adhan. — Par la Foudre de Karloth, je voulais le capturer en même temps qu’elle ! Où est donc passé ce maudit traître de Cellendhyll de Cortavar ? Chapitre 30 L’Ange et ses Spectres foulaient les rues endormies de Gar-Vallon. Lhaër et les autres s’étaient changés pour passer leur tenue de combat. Cette dernière était composée d’une tunique moulante à col montant en épais coton gris, d’un pourpoint en cuir de buffle recouvert d’un harnais multipoches, d’un pantalon et des bottes de daim foncé, et enfin d’un ample poncho de camouflage nanti d’un capuchon. Chacun des membres du commando portait ses armes favorites. Cellendhyll était vêtu à l’identique. Sa dague sombre reposait dans sa botte gauche, un poignard à lame dentelée dans un fourreau inversé, d’un côté de la poitrine. Sans compter ses dagues de jet en méthalion bleuté. Il avait hésité à se munir d’une épée courte en lame runique mais avait décidé de s’en passer, ses armes favorites restant dagues et poignards. Il marchait devant, traversant les rues paisibles, les autres derrière lui, par rangs de deux, avec Khorn et Melfarak pour fermer la marche. Une heure plus tard, au terme d’une avancée menée avec la plus grande furtivité, ils se trouvaient en position, camouflés en arc de cercle dans des taillis, au milieu du parc de la ville. Le campement provisoire de la Guelfe Blanche s’étalait sous leurs yeux, avec ses tentes blanches, une vingtaine, ses trois feux de bivouac. À cette heure de la nuit, le camp était silencieux. Deux moines sommeillaient, assis devant l’un des feux. Aucune sentinelle pour garder, ce qui n’était pas étonnant… Les frères-missionnaires professaient un pacifisme qui faisait défaut aux autres corps de l’Empire. Cellendhyll avait donné les éléments dont il disposait aux Spectres. Ceux-ci attendaient ses instructions. Il murmura : — On y va. Faith, Dreylen, vous vous occupez de ces deux-là. En douceur, contentez-vous de les assommer… Les deux Spectres se glissèrent hors des fourrés, rampant jusqu’au camp, jusqu’aux moines qu’ils étourdirent à l’aide du pommeau de leurs dagues. Rien ne bougeait au sein des tentes. Cellendhyll et les autres se rapprochèrent, Melfarak son arc en main, Élias armé d’une arbalète en bois noir. La voie était libre et personne n’avait donné l’alerte. Cellendhyll rejoignit les autres devant les feux, et murmura : — Dreylen, avec Faith et Melfarak, établis un périmètre défensif autour du camp. Ici, ici et là. Élias, va sonder les environs. Reviens nous prévenir si tu détectes quelque chose. Je vais aller m’entretenir avec le père supérieur, dans cette tente. Khorn et Bodvar vous en gardez l’entrée, je ne veux pas être dérangé. Lhaër, tu restes près d’eux. Ne tuez que si vous y êtes forcés. Je ne tiens pas à m’attirer les foudres des Gar-Vallonnais. Allez… Tandis qu’ils s’exécutaient sans bruit, l’Ange se dirigea vers la tente du père Rulien. Il entra. * Éclairé par les lueurs de deux lampes à huile, Rulien, le responsable des missionnaires, était installé à sa table, parcourant un registre au vélin ivoire. Cellendhyll huma l’intérieur de la tente. Oui. — Qui êtes-vous ? s’exclama le chapelain en repérant son visiteur. Et pourquoi venir à cette heure ? — Peu importe qui je suis, peu importe l’heure… Je suis déjà venu ici, mon père… j’accompagnais la conseillère de Férimond. Ce qui importe, c’est que je suis là parce que j’ai des questions à poser, et vous allez me faire le plaisir de coopérer ! — Pour qui vous prenez-vous, pour me parler sur ce ton ? s’offusqua l’ecclésiastique. Cellendhyll avança de deux pas et balaya violemment le bureau sur le côté, sans se soucier du bruit causé. Il savait qu’au dehors, les Spectres faisaient bonne garde. Le père Rulien tenta de se lever, une protestation au bout des lèvres. L’Adhan le repoussa sèchement dans son siège. — Assis ! Il se campa devant le moine. Sur le guéridon, à droite de l’entrée, le vase était toujours là, ainsi que ces fleurs bleues, si particulières. — Dites-moi, mon père, ces fleurs sont rares, n’est-ce pas ? Jusqu’alors, je n’en avais jamais vu et j’ai beaucoup voyagé. — Tout à fait. Leur culture est particulièrement délicate et difficile… L’homme se tut brusquement et ses yeux s’écarquillèrent. Il avait compris qu’il venait de commettre une erreur. La silhouette de l’Adhan sembla grandir en puissance, en cruauté, tandis qu’il se penchait sur Rulien. — Alors expliquez-moi comment l’une de ces fleurs si singulière s’est retrouvée dans le carrosse de Laurianne de Férimond, le soir de son enlèvement ? Je veux retrouver Laurianne et je balaierai sans pitié tout obstacle qui se dressera sur mon chemin, vous tout autant que les autres, mon père ! Alors ne croyez pas que votre robe ou votre rang vous protégeront ! Rien que la manière dont l’Ange du Chaos regardait le missionnaire semblait clouer ce dernier sur son siège. — Parlez à présent, intima Cellendhyll. Parlez ou je vais vous faire mal. — Vous n’oseriez pas. Je suis un homme d’église, un émissaire de la Guelfe. Le rire méprisant de l’Ange accueillit cette déclamation : — Si vous me connaissiez, vous ne diriez pas cela. Vous parleriez… — Vous bluffez ! La paume de l’Adhan jaillit soudainement, à peine le moine finissait-il sa phrase. Frappé sèchement au plexus solaire, l’homme s’écroula dans son fauteuil. Cellendhyll le happa par les pans de sa tunique avant de lui fracasser le nez d’un violent coup de tête, faisant couler le sang. Il repoussa l’homme et lâcha d’un ton réfrigérant : — Il se trouve, mon père, que je vous devine complice d’une infamie sans nom… Involontairement ou non, peu m’importe. Je cherche Laurianne…. et je cherche l’homme au manteau bleu. Le coup de sonde de l’Adhan toucha au but. Le visage du missionnaire restait figé dans un rictus de douleur mais ses mains le trahirent en se contractant nerveusement. Ce n’était pas là l’attitude d’un innocent. — Vous savez quelque chose, poursuivit Cellendhyll en montrant les dents, et vous allez parler. Sans attendre, car en de telles circonstances, je n’ai aucune patience ! Parlez… Parlez ou souffrez. — Vous n’oseriez pas aller plus loin, répéta Rulien, agrippé aux accoudoirs de son fauteuil, léchant le sang qui coulait de son nez tordu, le visage figé de souffrance. Cellendhyll ricana : — Mauvaise réponse. Il dégaina son poignard de combat et se rapprocha du chapelain. Un cri ébranla la clairière. Une plainte figée dans les aigus. Elle provenait de la tente, arrachée à la gorge de Rulien. Cellendhyll s’était servi de son poignard dentelé pour trancher le pouce du moine, un procédé qu’il savait très efficace pour délier les langues. Laissant le temps au moine de panser sa blessure, mais lui refusant le droit d’user de sa magie pour se soigner, il ajouta : — Je veux dame de Férimond et je veux l’homme au manteau bleu. Vous allez me dire comment, ou je continue. — Suffit, haleta Rulien en tenant sa main mutilée qu’il avait entourée de son mouchoir. Je vais vous dire le peu que je sais… J’ignore tout du sort de la conseillère. L’homme en bleu s’appelle Siméus de Nilfær, il est chevalier du Rosaire. Hier soir, il est arrivé au camp avec ses hommes ; ils escortaient une silhouette recouverte d’une cape, je n’ai pas pu savoir qui. Le chevalier va et vient sans me rendre de comptes, comprenez-vous ? Je n’ai rien de commun avec lui, vous devez me croire ! Complice involontaire donc, mais cela ne l’absolvait nullement aux yeux de l’Ange. — Savez-vous, mon père, que ce Siméus est directement impliqué dans les attentats qui ravagent Gar-Vallon ? Rulien détourna le regard dans un sanglot. — Oui, siffla Cellendhyll, vous le saviez. Et vous avez fermé les yeux, n’est-ce pas ? Vous vous êtes contenté de soigner les blessures causées par votre frère de race, sans rien faire, sans rien dire pour éviter aux innocents de se faire massacrer ! — J’avais des ordres, se défendit Rulien. Venus directement de l’archevêque Rymanus ! Je devais accepter Siméus et ses hommes avec nous, les laisser agir à leur guise et ne pas me soucier du reste. — Et ces ordres ont étouffé votre conscience, misérable ! Le père baissa la tête. — Où est ce Siméus ? — Je n’en sais rien ! Cellendhyll dégaina son poignard. — Attendez ! L’armoire, à côté du lit, murmura Rulien en désignant le meuble du menton. Elle contient un portail à faible flux. Le chevalier et les siens l’empruntent pour gagner leur base secrète. S’ils détiennent la conseillère, ce ne peut être que là. Je ne peux rien révéler déplus. Cellendhyll délaissa le missionnaire. Il se rendit devant le meuble de bois noir qu’il examina attentivement. Il ne percevait aucun pouvoir particulier. Il ouvrit doucement les portes. Là, en revanche, il percevait un infime bourdonnement. La magie en œuvre. Il fouilla l’armoire qui ne contenait aucun objet. Un double fond. Il le fit coulisser pour se retrouver face à un voile opaque et légèrement mouvant, teinté d’un doux jaune à entrelacs d’azur. Le portail était bien là, activé. J’arrive, Laurianne. * L’Ange revint vers le prêtre qu’il agrippa par les pans de sa tunique pâle. Il le releva sans ménagement et le projeta hors de la tente. Rulien tomba lourdement, roula jusqu’à s’étaler dans l’herbe de tout son long. Les frères de la Guelfe, à présent réveillés, se massaient devant les feux. Voyant le sort réservé à leur supérieur, ils crièrent d’indignation mais les Spectres se dressaient, menaçants, tout à fait dissuasifs. — Silence ! tonna Cellendhyll. Les moines se turent. Deux d’entre eux se ruèrent auprès de Rulien pour lui porter secours. L’Adhan les laissa faire. Le chapelain ne méritait plus rien d’autre que son mépris. — Khorn… Siffle les autres, j’ai trouvé ce que je cherchais. Cellendhyll délaissa les missionnaires. Entourant Rulien, ces derniers ne présentaient aucune menace, concentrés sur les sorts à employer pour soulager leur supérieur. Trois minutes plus tard, le commando se réunissait devant l’Adhan. — Nous allons emprunter le portail caché dans l’armoire, informa-t-il. Un par un puisque c’est un faible flux. Ils se regardèrent, les uns les autres. Aucun n’osait répondre et pourtant quelque chose les chiffonnait. — Euh… commandant… comment dire… — Quoi, Bodvar ? — Euh… ah et puis, je n’y arrive pas… allez-y vous autres ! — Sauf votre respect, commandant, on se disait que ce serait mieux si vous laissiez l’un de nous y aller en premier… — Ah bon ? dit-il. Et pourquoi donc, Élias ? — Comme ça, s’il y a une embuscade, c’est pas sur vous que ça tombera. — On, on ne tient pas à ce qu’il vous arrive malheur, renchént Melfarak. L’Adhan éclata de rire et fut foudroyé par les regards des prêtres, ce dont il se moqua foncièrement. — Je ne suis pas du genre à laisser mes hommes aller au danger sans moi. Ma place est bien en avant. De plus, ne prenez pas cela pour une bravade, mais jusqu’à preuve du contraire, je suis meilleur que vous. Alors, désolé, mais je vais quand même passer en premier. — Soyez prudent, alors… souffla Lhaër. — Vous me prenez pour un amateur ? Cette démarche de leur part aurait pu l’énerver. Elle le touchait, au contraire. Lorsque l’Adhan avait monté son escadron, au début il avait pensé efficacité, objectifs, survie, excellence… Ces termes s’étaient délités au fil du temps passé avec eux. C’étaient des individus non seulement brillants mais également attachants. Et cela, il ne l’avait pas prévu. * Ils se tenaient devant le rideau magique. — Qui a une boule de fumée à me donner ? demanda Cellendhyll. Merci, Dreylen… Bon, vous êtes prêts ? J’y vais. Un par un après moi, attendez trois minutes pour me suivre. Cellendhyll franchit le portail, sa dague noire empoignée dans sa senestre, en garde inversée, un globe gris de la taille d’une orange dans sa main droite. Il fut happé par le froid habituel, par cette sensation de flottement, plus aucun repère dans l’espace, ce sifflement dans les oreilles… Ceux qui empruntaient un portail pour la première fois s’en trouvaient désorientés. L’Ange du Chaos, toutefois, avait eu largement le temps de s’habituer au phénomène. Chapitre 31 Assis en tailleur, le sicaire Bhaladyr montait la garde tout en soupirant, à dix pas d’un tertre de terre battue encadré de hautes herbes et de taillis d’armoise. Le point d’émergence. Pastoras et Vhaduz l’accompagnaient dans sa veille. L’air était doux, sentait bon les fragrances de l’été, c’était la fin d’après-midi – et non pas la pleine nuit, comme à Gar-Vallon, preuve que l’on était sur un plan autre que le Plan Primaire –, les ombres commençaient à s’épaissir. Le soleil avait entamé sa retraite, sombrant dans l’orangé, glissant peu à peu vers les montagnes de l’est. Derrière les sicaires, une pente douce s’écoulait doucement vers un modeste vallon encadré de hauts monts à la rocaille ocre foncé. Les moines-combattants de la Lumière avaient les cheveux clairs et ras, le teint bronzé. Ils étaient habillés de cuir bleu à surpiqûres grises, avec des renforts d’épaules et de genoux. Sur leur surcot aurait dû figurer la Rose Blanche et Rouge, le symbole de leur ordre saint. Le chevalier-capitaine Siméus avait néanmoins spécifié que rien dans l’équipement de ses acolytes ne devait les rattacher au Rosaire. Bhaladyr faisait doucement tourner le manche de sa masse de guerre entre ses mains couturées. Il allait mourir d’ennui. Il se mit à opérer que quelque chose arrive, n’importe quoi, pour animer cette garde si futile ! Il fut récompensé dans les minutes qui suivirent, hélas pour lui, bien au-delà de ses espérances. Sur le tertre chargé de pouvoir, le rideau magique miroita quelques secondes. Bhaladyr se redressa au moment où un nuage gris éclatait devant lui, dense, à l’odeur de souffre. Bhaladyr se mit à tousser à l’unisson de ses camarades, la gorge soudain victime d’étranges et intenses picotements. Saisi d’une nouvelle quinte de toux, il eut le temps d’apercevoir une silhouette élancée se déplier au ras du sol pour jaillir dans sa direction. Après son effet virulent mais bref, le nuage s’était dissipé dans l’air ambiant. C’était néanmoins trop tard pour les moines-combattants. Le cerveau de Bhaladyr enregistrait tout ce qui se passait avec une acuité remarquable. Malheureusement pour lui, le temps qu’il réalise ce qu’il voyait, le temps que son esprit envoie les ordres à son corps, il était mort. Il n’eut pas même le temps de lever sa masse d’armes, tout juste d’ouvrir la bouche de surprise. D’un même élan, l’agresseur aux cheveux blancs, aux yeux d’un jade intense, égorgea Pastoras avant de plonger sa lame dans l’œil droit de Vhaduz. Il continua de se déplacer latéralement à une vitesse incroyable, son bras droit se releva, se rabattit, et un objet mince, effilé, bleuté, jaillit vers Bhaladyr. Atteint en plein cercle formé par sa bouche béante, le moine s’écroula dans l’herbe vert sombre. Cellendhyll s’accroupit, fouillant les environs de son regard perçant. Aucun signe d’alerte. Derrière lui, il le savait, les Spectres arrivaient un par un, aussitôt en posture de combat. L’Ange vérifia en direction de la pente qu’aucun danger ne les menaçait avant de se retourner pour les compter. Nimbés de vigilance, comme lui, le visage grave, les Spectres étaient au complet. Les cadavres furent tirés sous le couvert d’un épais taillis. Puis, les membres du Chaos rampèrent sur les coudes dans la direction indiquée par Cellendhyll. Le vallon. * En bas de la déclivité, le manteau d’herbe haute continuait sur trois cents mètres environ, avant de céder le pas à une clairière de terre battue séparée en son milieu d’une rivière paresseuse, tapissée de nénuphars, formant un grand “S” qui traversait le vallon du nord au sud. Trois fiers saules pleureurs étaient plantés le long de la rive, leurs ramages dorés ombrant une vaste longueur d’onde. Sur la berge opposée, une bâtisse abandonnée se dressait paresseusement. Sans doute un ancien moulin, à en croire ses ailes au rouge passé. Une série de marches menait à l’édifice, dont les portes avaient été arrachées On ne distinguait rien de l’intérieur du bâtiment, dont l’entrée était gardée par deux moines-combattants. Derrière le bâtiment, à soixante pas, une haie de genévriers se densifiait vers l’est jusqu’à se mêler à d’autres arbres et se transformer en forêt. Trois groupes répartis de part et d’autre du cours d’eau, en position de repos… Un cercle de sept moines armés de masses, vêtus du même bleu foncé que les sentinelles abattues, se tenait sur la même rive que les Spectres. Une assemblée similaire comprenant six individus lui faisait face de l’autre côté de la rivière. Le dernier groupe, également fort de sept hommes vêtus quant à eux de cuir violet, de surcots outremer, et armé non pas de masses mais d’épées ou de lances à manche court, était positionné à vingt pas de la bâtisse, sur la droite, abrité du soleil par le trio de saules. Cellendhyll esquissa un léger sourire. Les gardes étaient détendus, cela se traduisait à leurs attitudes. Confiants dans leur nombre et leur aptitude à combattre. Là-bas, à gauche du moulin, un mouvement coloré attira sa vigilance, au pied du tronc noueux d’un sycomore solitaire… Un guetteur repérable à la teinte de son surcot, armé d’une arbalète. Les imbéciles ! Ces hommes n’arboraient pas leur blason mais conservaient leurs couleurs. C’était donc bien la Lumière qui s’était attaquée à la cité de Gar-Vallon. D’ascendance lumineuse, Cellendhyll en savait long sur le sujet. Pourtant, cette manière de combattre – ces effroyables explosions qui secouaient la cité – ne ressemblait pas du tout aux habituelles méthodes de l’Empire. C’était une surprise. Mais il ne s’attarda pas sur ce fait. Laurianne était dans ce moulin, son instinct le lui hurlait. Arrivé en bas de la pente, protégé des regards, L’Ange réfléchit quelques instants, le temps de se faire un schéma mental du terrain et de ce qui l’attendait. Avant de se décider. Il recula sans se faire repérer, les Spectres avec lui. Hors de portée de voix de la clairière, il leur annonça d’un ton bas mais très net : — Bodvar, Khorn, vous vous occupez du premier groupe… Faith, Dreylen, du second… Mel’, tu te charges des deux gardes à l’entrée du moulin. Ensuite, tu élimines ceux qui tenteraient de sortir… Si tu peux, tâche de couvrir tes camarades, mais ta priorité reste l’entrée du moulin. Attention, la conseillère est sans doute à l’intérieur, ils peuvent décider de s’en servir comme bouclier. — Je ferai attention, promit l’archer. Melfarak avait attaché ses longs cheveux noirs d’un ruban de cuir vert. À son avant-bras, son bracelet protecteur, qu’il ajusta. Puis ses longs doigts ouvrirent le verrou du cylindre qu’il avait posé devant lui. Deux autres tubes, plus épais, étaient posés à portée. Du premier tube il tira trois segments d’un érable noir qu’il avait personnellement taillés et qu’il assembla à gestes sûrs. Il vérifia soigneusement l’alignement des segments, leur souplesse. Le montage de son arc était parfait. D’une de ses poches de poitrine, il tira une corde en boyau de tigre à cornes. Il l’encocha à l’extrémité de son arme avant de la tendre pour la fixer sur l’autre. Il installa ensuite la poignée de cuir, le viseur, et vissa le stabilisateur dans les encoches prévues à cet effet. Il ferma le tube vide et le repassa autour des épaules. Il posa son arc en travers de ses genoux. Hésita entre ses deux carquois. En choisit un, dont il ouvrit le couvercle, et rangea l’autre qu’il sangla le long de son dos. — Bon, poursuivit l’Adhan, Lhaër, tu te places de manière à couvrir Khorn, Bodvar, Dreylen et Faith. Élias, tu élimines la sentinelle, celle-là, à côté du sycomore. Puis tu t’occupes de l’arrière du bâtiment. Personne ne doit en sortir, mêmes consignes que pour Melfarak. Le petit homme opina. Il achevait de tendre le fil métallique de son arbalète à branche double. Il vérifia l’alignement du fut, le jeu de la gâchette, l’état du câble tenseur, avant d’insérer un carreau à triple lame dans le sillon d’armement. — Et le groupe trois ? s’enquit Dreylen. — Celui-là, il est pour moi, énonça Cellendhyll avec un sourire carnassier… Non, ne recommencez pas à me materner, la première fois j’ai trouvé ça drôle, mais ça suffit. Bon… je ne vais pas vous saouler de recommandations, vous n’êtes pas des novices, vous savez ce que vous avez à faire. Je vous fais confiance… Attention au minutage, c’est primordial. On commence à compter au signal. On attaque à disons… cent-vingt. Une dernière chose : pas de quartier, sauf si vous croisez un civil, mais je doute franchement que ce soit le cas. À vous de jouer maintenant. Si vous en avez tant bavé avec Gheritarish, c’est pour vivre un jour comme celui-ci. Ne me décevez pas, les enfants, je compte sur vous… — Pas de problème, déclara Khorn. — Nous sommes prêts, assura Lhaër. — On va vous épater, vous allez voir ! renchérit Bodvar. De ses gaines de hanches, Faith fit jaillir deux dagues au métal d’argent mat, ciselées de runes naines. Elle les fit tourner entre ses doigts agiles, dans un sens, puis dans un autre, avant de les rengainer. Elle adressa ensuite à l’Ange son habituel et rassurant clin d’œil. Bodvar croisa ses mains épaisses, en fit craquer les jointures. Khorn étira les muscles de son cou musclé. Dreylen portait deux épées courtes croisées sur ses épaules. Il en vérifia les attaches, et qu’elles coulissaient bien dans leurs fourreaux. Il regarda l’Adhan bien en face, lui adressant un curieux regard : — Tout va bien se passer, je veille sur eux… L’Adhan détailla les Spectres une dernière fois, le visage adouci d’une expression chaleureuse, paternelle. Ses traits reprirent leur masque sauvage. L’Ange du Chaos était prêt au combat. — On y va, dit-il enfin. * Chacun des Spectres se dirigea vers son objectif. Bodvar et Khorn rampèrent en droite ligne à travers les herbes, en direction du premier groupe. Une fois à portée, ils se figèrent, en attente du moment d’agir. Faith, Dreylen et Élias échangèrent un regard complice avant de descendre la pente dans une perpendiculaire qui les mènerait à la rivière, hors de vue des guerriers lumineux. Faisant assaut de précautions, ils se glissèrent dans l’onde calme, qu’ils traversèrent pour gagner l’autre rive. Élias se sépara des deux autres pour entamer un large crochet sous le couvert protecteur des genévriers, approche qui le mènerait de l’autre côté du moulin, tandis que Dreylen et Faith, cachés par les ajoncs qui jonchaient la rive, se rapprochaient du deuxième groupe. Suivi de Melfarak, Cellendhyll rampa lui aussi jusqu’à franchir la berge opposée. L’archer le quitta pour gagner une position qui lui convenait – l’arrière du saule le plus au sud – lui offrant une vision périphérique parfaite du bâtiment et de ses environs. Il dégrafa l’attache de son carquois qu’il planta devant lui, prêt à servir. L’instant d’après, son arc était lové dans sa main, une flèche empennée de vert encochée, prêt à mordre. Aussi souple et sûr qu’un serpent à cornes, Cellendhyll entreprit de suivre une ligne parallèle à la rivière. Il cessa d’avancer à douze foulées de son objectif. À l’instar de son commando, il égrainait le compte à rebours. Comptant quatre-vingt-dix, il se retrouva en position. Plus que trente petites secondes et l’escadron Spectre déclencherait l’assaut. Ces secondes, l’Adhan les utilisa pour se plonger dans la transe guerrière qui précédait le zen. Je suis l’Ombre, insaisissable et mortelle. Mon esprit est une lame Mon corps est une arme. Je sers la voie Unique. S’adapter, c’est vaincre. Je suis l’Ombre, je danse et je tue. Au terme de son mantra, le monde bleuté était là, colorant sa vision d’une teinte saphir, aiguisant ses sens, affinant chacun de ses mouvements à venir. Cent-vingt. L’Ange jaillit de la végétation, se ruant sur le groupe de ses adversaires dont chacun des membres s’auréolait à présent d’un halo orangé. Au même moment, les Spectres se lançaient au combat. * Bodvar surgit des herbes pour se jeter sur ses proies. Son épée longue se dressa puis s’abattit en diagonale basse, ouvrant, béante, la poitrine d’un moine. D’une torsion, d’un mouvement latéral, le guerrier blond décrivit un arc de cercle qui trancha la tête du suivant. Un sicaire se rua sur son côté gauche rendu vulnérable. Khorn l’intercepta d’un moulinet de hache, sectionnant son cou et son épaule. D’un coup de bottes, il repoussa un autre ennemi, lui brisant trois côtes avant de lui piétiner le visage. Bodvar ne se battait pas en finesse. Avec sa formidable carrure, son poids, sa puissance, il n’en avait nul besoin. Sa grande et lourde épée balayait l’air et la chair devant lui, en diagonales meurtrières. Doté d’une énergie quasi-similaire, Khorn n’était pas en reste. Sa hache de guerre à double tranchant effectuait les mêmes fulgurances, avec peut-être plus de violence encore. Le guerrier à peau noire se battait et tuait en souriant mais toujours en veillant à couvrir les arrières de son camarade. Faith et Dreylen avaient fusé des ajoncs, engageant le deuxième attroupement. Faith esquiva d’un retrait vif un coup de masse destiné à lui pulvériser le bassin. D’un coup de botte au bas-ventre, elle bouscula son ennemi qu’elle envoya bouler sur Dreylen Ce dernier crocheta l’homme par le col de son pourpoint et lui plongea son poignard dans la tempe. Relevant son épée, il para l’assaut d’un autre sicaire. Il le heurta d’un violent coup d’épaule qui le fit trébucher vers Faith, passant immédiatement à un autre ennemi. La brune attendit que le moine arrive à portée, déséquilibré vers l’avant, pour l’égorger d’un revers de lame. Elle sauta par-dessus la dépouille, poignarda le sicaire qu’affrontait Dreylen en pleine nuque, tandis que son camarade Spectre s’étirait pour venir protéger ses arrières. D’un croisé poignard-épée, il emprisonna l’arme de celui qui s’apprêtait à écraser le crâne de Faith. Le sicaire tenta de dégager sa masse. Dreylen releva brusquement les bras vers le ciel, dévoilant le ventre de son opposant. Dans la seconde qui suivit, ce dernier fut éventré d’un aller-retour des dagues de Faith. Ils se mouvaient, complices, parfaitement coordonnés. Melfarak s’était redressé, flèche encochée. Il visa et tira, saisit une flèche, visa et tira une fois encore. Il avait agi si vite que les deux gardes devant la bâtisse s’effondrèrent d’un même ensemble. L’archer rencocha, son arme braquée sur l’ouverture du moulin… Le chevalier du rosaire armé d’une arbalète visait la silhouette de Lhaër, concentrée sur les mouvements de ses camarades. Jusqu’alors, la rousse n’avait rien fait d’autre que de regarder. Le chevalier ajusta soigneusement son arme, il était prêt à tirer. Élias apparut soudain derrière lui, le saisit par le menton pour lui tirer la tête en arrière, et de son autre main, l’égorgea d’une caresse de son poignard. Après s’être emparé de l’arme de son adversaire, il courut, courbé, vers l’arrière du moulin. Cellendhyll abattit le premier des sicaires d’une dague de méthalion lancée au milieu du front. Il fit deux pas, bascula en avant, le corps tendu, tout en relevant ses jambes en ciseau, et quitta le sol, frappant le deuxième sicaire de ses bottes, l’une après l’autre, en pleine figure, avant de retomber à plat-ventre sur l’herbe. À peine en appui sur les mains, il se cambrait latéralement, impulsant à ses membres un mouvement de balancier. Ses jambes tendues, à l’horizontale cette fois, balayèrent celles d’un autre adversaire qui tomba à ses côtés, aussitôt atteint par la dague de l’Ange en pleine gorge. Cellendhyll se redressa sur les avant-bras, le temps d’effectuer une roulade avant. Il se releva derrière un ennemi qu’il poignarda directement dans l’entrejambe. Il poussa la dépouille de celui qu’il venait de tuer sur la trajectoire de l’autre, se retourna, feinta à droite, bondit à gauche pour pulvériser une glotte d’un revers de son avant-bras. Les chevaliers, pourtant combattants éprouvés, ne pouvaient rien contre l’Initié. Le zen découpait les mouvements de ses adversaires, ralentis, si faciles à déjouer. Cellendhyll avait une lame dans chaque main à présent. Sa dague sombre, dans la senestre, en prise conventionnelle, et son poignard dentelé, dans la dextre, en poigne inversée. Restaient trois guerriers de l’Empire. Un chevalier se ruait sur lui, son épée brandie. Cellendhyll courut à sa rencontre, campa ses pieds au sol arrivé à trois pas de lui et sauta. Le saut périlleux avant qu’il réalisa figea le guerrier de surprise. L’Adhan retomba dans son dos, le saisit par le cou et l’attira à lui, avant de lui plonger sa dague dans le tympan gauche. Le cinquième adversaire se fendit vers son ventre vulnérable. Cellendhyll contra de son poignard, détournant la lance dont la pointe se ficha dans le sol. Le chevalier du Rosaire trébucha. Et mourut, dans la foulée, tandis que la dague sombre fichée dans son cou se gorgeait de son sang. L’arme étrange cependant ne semblait pas désireuse de manifester la conscience qui était la sienne. Était-ce parce que l’Ange n’avait pas besoin de ses talents surnaturels ou parce que la Belle de Mort n’estimait pas la nature de ceux qu’elle mordait suffisamment alléchante pour manifester autre chose que son tranchant d’excellence ? Encore une question sans réponse… L’arrière du moulin ne comptait qu’une large fenêtre, au premier étage. La planche qui en barrait l’accès fut démantibulée à coups de bottes. Un sicaire s’encadra dans l’ouverture et se laissa glisser jusqu’au sol. Caché dans les genévriers, sur un genou, Élias, qui le tenait en joue, le laissa faire. Suivant son instinct de pisteur, il patienta encore. Un nouveau moine-guerrier franchit l’ouverture, s’engageant à la suite de son acolyte. Élias appuya alors sur la gâchette de son arme. Son carreau perfora la poitrine du premier sicaire qui s’effondra, foudroyé en plein élan. Le second venait seulement de sauter de son perchoir. Élias s’était relevé, avait changé d’arbalète. Le sicaire courut droit vers lui, éructant des insultes, sa masse pointée vers le ciel cramoisi. Le Spectre le laissa venir, son arbalète braquée à hauteur du nombril. Il attendit, attendit encore. L’autre courait vers lui. Élias tira enfin. Balayé par l’impact, le moine décolla du sol pour s’effondrer trois pas en arrière, cloué au creux de la poitrine, raide mort. J’ai eu raison d’attendre, se dit Élias tout en encochant un nouveau carreau. Deux d’un coup ! Du coin de son œil de faucon, Melfarak avisa une forme qui se glissait par une lucarne tout en haut du moulin, un guerrier lumineux dont apparut le haut du torse, armé d’une arbalète. L’arc du Spectre se redressa sans à-coup, l’instinct remplaçant la visée. Sa flèche fila dans l’air limpide, fila jusqu’à se planter entre les deux yeux de l’arbalétrier. Ce dernier relâcha son arme mais son cadavre resta coincé dans l’embrasure. Faith se laissa tomber au sol. De ses jambes elle balaya celles du garde qui s’écroula. Elle bondit sur lui dans la foulée pour le poignarder de ses deux dagues en pleine poitrine. Dreylen agita son épée de la main droite, pour détourner l’attention de son vis-à-vis. De la gauche, il lança une dague de jet qui atteignit son adversaire dans la gorge. Melfarak abattit le dernier du groupe d’une flèche en pleine bouche. Bodvar finissait d’éventrer son assaillant – celui que Khorn avait piétiné –, qu’il projeta dans la rivière d’un coup de pied. Khorn était occupé à contenir les deux adversaires restants. Un sicaire jaillit des herbes où il s’était tenu caché, dans le dos offert du blond. Sa masse se dressa, prête à briser les reins du Spectre. Khorn vit le danger mais il était trop loin, trop engagé. Il jura. Une main sur le front, l’autre pointée vers Bodvar, Lhaër lança une incantation. Un halo jaune d’or entoura la silhouette du guerrier chaotique, et la masse ricocha dessus sans pouvoir l’ébrécher. Bodvar pivota sur lui-même, son épée à deux mains brandie à mi-corps. Elle mordit la chair du sicaire avec tant de force et de violence qu’elle le coupa proprement en deux. Il s’affala dans l’herbe – enfin, ses deux moitiés. Khorn avait dû reculer sur le bord de la rive, pressé des deux flancs. Il trébucha sur le sable et reçu un coup de masse sur la cuisse. Il répliqua d’un revers de hache. L’arme se planta à la jointure d’une épaule, broyant les os, la chair et la vie dans un même élan. Mais son arme était coincée et l’autre moine frappait déjà. Khorn pivota du buste mais pas assez vite pour éviter d’être touché. Atteint à la hanche, qu’il sentit se briser, il chuta, sans défense. Le sicaire était prêt à donner le coup de grâce. Il tressauta brusquement, ses yeux se révulsèrent et il tomba dans la rivière, une dague plantée dans la nuque. L’arme avait jailli de l’autre côté de l’eau. Khorn tourna la tête pour voir Dreylen qui le saluait d’un air ironique. Couché sur le flanc, le guerrier noir lui rendit son salut. Lhaër accourait vers lui, tandis que sur l’autre rive, Dreylen se remettait en position de combat. Bodvar arrivait à son tour et resta en garde, son épée à hauteur d’épaule, dressée pour protéger ses deux camarades. La rousse posa sa main sur la blessure de Khorn. Elle ferma les yeux. De sa paume naquit une lueur opalescente. La lumière gagna en force tandis que Lhaër la renforçait de son mana. Elle inspirait lentement, les traits concentrés. Sous sa main, les chairs écrasées, les os fêlés, fracturés, soumis à l’influence bénéfique de la rousse se refermèrent, se ressoudèrent. La peau cicatrisa. Lhaër ferma la main, ouvrit les yeux et sourit au guerrier à peau noire. — Merci, ma colombe, sourit à son tour Khorn, dévoilant ses dents blanches et carrées. — De rien, beau brun, répondit-elle avec un sourire fatigué. Une réparation aussi importante absorbait une énorme partie de son énergie. * Il restait un chevalier. Un blond à longues moustaches avec des traits nobles et ouverts, des yeux d’un vert profond. De son épée longue, il salua l’Adhan avec amabilité, tel un antique paladin prêt à jouter, chose peu fréquente. Cellendhyll arbora un sourire sauvage et lui rendit son salut. La chose était indéniable, il faisait face à un Initié, tout comme lui. Liés par l’excellence, les deux guerriers venaient de se reconnaître, comme chaque fois que deux Initiés s’affrontaient. En outre, quelque chose chez cet homme faisait penser à l’Ange qu’en d’autres circonstances, ils eussent pu devenir amis. Les Initiés se mirent en garde, sans se presser. Le Lumineux, de sa lame tendue empoignée à deux mains, à la verticale de son côté droit – une épée longue, un peu fine au goût de l’Adhan mais que son adversaire maniait avec un équilibre parfait. Cellendhyll de sa dague et de son poignard, en prise inversée, les deux lames pointant vers le sol brandies à hauteur de bassin. La silhouette du chevalier se détachait clairement, auréolée du même orangé que celui du soleil mourant. Il avança un pied. Cellendhyll recula l’un des siens pour se placer de biais. Les deux hommes s’élancèrent au son d’un signal qui résonna pour leurs seules oreilles. L’acier siffla. La lame du chevalier jaillit dans un mouvement fluide, une diagonale basse. L’Ange remonta ses deux armes dans une parallèle parfaite, l’épée glissa contre elles, détournée. Le guerrier pivota sur lui-même, son épée réalisant un large cercle destiné à décapiter Cellendhyll. L’Adhan détourna la grande lame de son poignard et sa dague fila vers le flanc droit du chevalier. Celui-ci rabattit son épée pour parer, puis enchaîna d’une nouvelle diagonale, cette fois ascendante. Cellendhyll n’eut que le temps de se rejeter en arrière. Les duellistes marquèrent un léger temps d’arrêt avant de reprendre. Tous deux grands et sveltes, sûrs de leur art guerrier, tous deux décidés à vaincre. Poignard et dague sombre contre épée longue. Chaos contre Lumière. Guerrier contre guerrier. Zen contre zen. Le combat s’enchaîna. Cellendhyll tenta l’une de ses feintes habituelles – un contre-pied suivi d’une attaque en pivot. Le chevalier la déjoua, ce qui n’était pas courant. Porté sur l’offensive, ce dernier prit alors les rênes du combat, ce qui convenait parfaitement à l’Ange qui pouvait user de son style favori, l’art de la Riposte. Cellendhyll para une attaque en taille en croisant ses deux lames devant lui. Il rejeta l’épée du chevalier vers le ciel et se fendit droit sur son bas-ventre. Son adversaire recula d’un bond avant de remettre son épée en ligne, frappant à nouveau d’un estoc à la poitrine. Cellendhyll se mit hors de portée d’une roulade arrière. Il se redressa, feinta à gauche, bondit sur la droite, tourna sur lui-même, frappant consécutivement de sa dague et de son poignard. Le chevalier redressa son épée en toute hâte, l’acier tinta à deux reprises, signifiant que la double attaque de l’Ange avait été parée. Les duellistes se replacèrent à quelques pas d’écart, lames brandies. Le chevalier se relança à l’offensive à l’aide de larges moulinets de sa longue lame, qu’il affina en arrivant à portée. Il exécuta alors un mouvement complexe que l’Adhan reconnut comme l’estocade de Shinjo – l’homme était bien un épéiste accompli. Cellendhyll connaissait la parade, la seule possible, et l’exécuta instantanément, à la surprise de son vis-à-vis. Ce dernier renouvela son salut à l’homme aux cheveux d’argent qu’il fit suivre d’un hochement de menton respectueux, à croire qu’il prenait plaisir à ce duel, à croire que cet affrontement n’était somme toute qu’amical. Il recelait un charisme indéniable, une promesse d’amitié, dont Cellendhyll avait du mal à s’extraire. Ce dernier pourtant ne lui rendit pas la politesse, préférant se concentrer sur la suite du combat. Les mouvements huilés se poursuivirent et se juxtaposèrent néanmoins sans que l’un ou l’autre des duellistes ne puisse prendre l’avantage. Son aimable sourire aux lèvres, le chevalier de la Lumière tenta encore deux bottes fameuses – la flanconade de Marozzo et la passata de Tallöfs. L’Ange les déjoua l’une après l’autre et contre-attaqua. Son adversaire interposa son épée juste à temps pour éviter l’éventration. Il répliqua d’un revers horizontal. Cellendhyll s’accroupit, visa aux jambes mais l’autre avait déjà reculé. L’épée décrivit un demi-cercle descendant à droite, fut rabattue derrière la ligne des épaules du chevalier dans une prise d’élan, avant de composer un nouveau demi-cercle d’acier sifflant mais cette fois dirigé à l’opposé. L’Adhan releva ses lames, l’acier tinta une fois encore. Le chevalier poursuivit ses coups de boutoir. Ses frappes ébranlèrent la défense de l’Adhan, et ses bras, face à un tel épéiste, il ne pouvait se relâcher une seule seconde. Bon, se dit l’Ange, il est temps d’en finir. Il se bat bien, celui-là, mais son escrime, si brillante fut-elle, reste par trop académique. Au terme d’un échange tout aussi haletant que les précédents, le chevalier se tenta un nouveau coup de grâce. Toutefois le Tombé de Narimasu que tenta le Lumineux – qui se déclinait en quatre temps – sonna le glas de sa vie. Son épée sabra l’air dans deux diagonales successives, l’une à l’opposé de l’autre, séparées d’une feinte du buste. Cellendhyll repassa en prise d’arme inversée. Il effectua une demi-volte pour éviter la première attaque, ignora la feinte, para le second assaut de ses deux lames redressées en parallèle. Mais au troisième temps de la figure, au lieu de rompre et de tomber dans le piège conçu par le Tombé de Narimasu, l’Ange se lança dans une attaque de son cru. Le mouvement qu’il initia n’avait fait l’objet d’aucun traité, d’aucune étude. Ce mouvement n’avait pas de nom, il n’entrerait dans aucune légende. Il n’en était pas moins mortel. Ainsi, aussitôt après avoir détourné les deux premières frappes, Cellendhyll se laissa tomber sur les talons, lâcha ses lames, posa les mains sur la rotule du chevalier qu’il brisa en arrière, faisant chuter l’homme. À peine son adversaire avait-il heurté le sol de ses omoplates que l’Ange du Chaos récupérait sa dague et, dans le même élan, la lui plantait dans le cœur. Le chevalier contempla l’arme plantée dans sa chair. Il ne tenta pas de parler, contrairement à beaucoup d’autres, un sourire peiné se peigna sur ses traits altiers, ce sourire, suaire délicat, qu’il emporta avec lui jusque dans l’au-delà. Cellendhyll quitta le zen ; l’habituel élan de lassitude chassé au second plan, dominé, le temps d’un instant, par la vague de tristesse qu’engendrait la mort de son adversaire, ce double de lui-même le portrait de ce qu’il aurait pu incarner en restant au service de la Lumière. Il sentait de manière confuse qu’il avait ôté la vie à quelqu’un d’estimable – seuls les caprices du destin les avaient opposés – et cette pensée lui laissait un goût amer dans la bouche. Alors l’homme aux cheveux d’argent salua la dépouille de son assaillant, honneur qu’il n’accordait que bien rarement. * Le combat, du moins la première phase, était terminé. Un succès indiscutable. Mais le moment de se réjouir n’était pas encore venu. Cellendhyll vérifia l’état de ses troupes. Chacun répondit du signal convenu, la main levée, le pouce et l’index formant un cercle. Tous allaient bien. L’Adhan en profita pour respirer profondément. L’usage du zen avait prélevé son tribut, se nourrissant de son énergie vitale, provoquant de légers vertiges. Son cœur second lui permettait de récupérer bien plus vite que naguère mais l’homme aux cheveux d’argent devrait malgré tout attendre avant de pouvoir à nouveau faire appel à la transe de l’Initié. * Faith et Dreylen s’étaient postés de chaque côté de l’entrée du moulin, prêts à abattre quiconque tenterait d’en sortir. Melfarak s’était rapproché, ses carquois aux épaules, gardant l’ensemble du bâtiment dans sa ligne de mire. De sa position arrière, Élias indiqua d’un signe qu’il maîtrisait la situation. Cellendhyll hocha la tête pour lui-même, l’escadron lui avait fait honneur. Lhaër, Bodvar et Khorn, ce dernier complètement rétabli, arrivaient en bas des marches. Du moulin ne sourdait aucun bruit. De la salle principale, on ne voyait pas grand-chose, hormis les ombres créées par la lumière filtrée au travers de minces ouvertures creusées dans les murs latéraux. — Fumée, articula en silence Cellendhyll. Lumière, ajouta-t-il. Dreylen opina. Il fouilla dans la besace qu’il portait à la taille, et en sortit un globe semblable à celui que l’Adhan avait utilisé. Empoignant chaque extrémité, Dreylen fit tourner l’objet entre ses doigts dans un mouvement de rotation complète. Un cliquetis léger se fit entendre et le globe palpita d’un feu gris clair. Dreylen le jeta dans l’embrasure. Un nuage lacrymogène se répandit dans la pièce, suivi d’un concert de toux. À son tour, Faith s’empara d’un globe d’une teinte plus foncée et lui fit subir le même sort. La lueur produite fut cette fois orangée. La guerrière projeta la sphère à l’intérieur. Une explosion de lumière vive illumina la pièce avant de s’affaiblir et de se figer dans une lueur supportable pour l’œil humain. Cellendhyll s’avança en premier, Faith sur ses talons. L’Ange partit à droite, la guerrière à gauche. Dans la salle, quatre chevaliers du Rosaire. Toussant, crachant, aveuglés. Ils moururent tous les quatre, éliminés en quelques secondes par les lames des deux guerriers. Ce ne fut pas un combat mais une exécution. Chapitre 32 Des meubles branlants, des sacs de grains moisis, des toiles d’araignées et de la poussière. Voilà tout ce que contenait la pièce, excepté les cadavres, un escalier à demi écroulé à gauche du mur opposé à l’entrée, et une cheminée aux cendres froides. Aucun bruit depuis les paliers supérieurs. L’Adhan pointa Dreylen et Faith du doigt, puis désigna l’escalier. Les deux Spectres s’engagèrent sur les marches l’un après l’autre, redoublant de précautions. Ils revinrent quelques minutes plus tard, indiquant que les deux étages supérieurs étaient déserts. Le bâtiment semblait vide et pourtant l’Adhan était persuadé que ce n’était pas le cas. Pensif, il contempla le plancher. Ce ne pouvait être que là. Il envoya Melfarak remplacer Élias au dehors – comparé à ses camarades, l’archer serait moins efficace à l’intérieur –, avant de désigner Bodvar pour l’épauler dans sa tache de couverture. — Élias, murmura l’Adhan, désignant le plancher du menton. Le petit homme se baissa au niveau du sol, qu’il tapota de son index recourbé. Il sonda ainsi la moitié du plancher jusqu’à atteindre un mur, avant de relever la tête, un petit sourire aux lèvres : — Ici, chuchota-t-il. Le Spectre appuya sur un léger renfoncement situé le long de la plinthe. Dans le coin opposé, un panneau glissa sans bruit, ses charnières soigneusement huilées. Ce qui jurait avec le reste des lieux. L’ouverture béante dans le plancher était faiblement éclairée d’une paire de lampes fixées le long d’un escalier en bois. Cellendhyll s’y engagea le premier, les autres sur ses talons, à intervalles suffisamment espacés pour ne pas se gêner les uns les autres. L’escalier s’enfonçait dans les profondeurs de la terre. Ils descendirent avec leur coutumière furtivité. Le bas des marches déboucha dans une sorte de grotte aux parois grossières, éclairées de lampes. L’endroit était vide. Un boyau sombre était creusé dans le mur d’en face. Aucun bruit. Aucun signe de présence. Cellendhyll avançait lentement, alors qu’il voulait courir. Il refusait de songer à Laurianne, à sa mort possible. Pas à pas, marquant des haltes régulières, prêt à frapper, il avança dans le second tunnel. Le passage serpenta plusieurs minutes avant de reprendre une forme rectiligne. Des torches éclairaient les parois, créant autant d’ombre que de lumière. Toujours aucun signe de vie. Soudain. Cellendhyll se figea puis se retourna. Les Spectres aussi s’étaient arrêtés, tous regardaient Lhaër. — Il y a quelque chose ici, indiqua la rousse à voix basse. Elle fit signe aux autres de reculer et se mit à sonder les parois. Elle cessa sa fouille à un endroit précis avant de hocher la tête. Puis elle se concentra, les doigts pointés devant elle et s’agitant doucement. La paroi qui lui faisait face scintilla à trois reprises puis s’évanouit. Un sort d’illusion, songea l’Adhan, qui avait déjà été confronté à ce genre de stratagème. Un nouveau tunnel se présentait, noir, humide. Cellendhyll hésita. Mieux valait continuer d’explorer le boyau qu’ils parcouraient avant de s’intéresser à celui-ci. Dreylen fut désigné pour garder le passage. Les autres reprirent leur avancée. Quelques mètres plus loin, après un virage, le tunnel se finissait sur un éboulement, les étais de soutien pourris par l’humidité. Cellendhyll espéra de tout cœur que Laurianne ne se trouvait pas de l’autre côté. Non, c’était illogique, se dit-il, la terre écroulée était trop ancienne. Ils rebroussèrent chemin pour retrouver Dreylen. Assis sur les talons, ce dernier surveillait l’entrée du tunnel caché. Cellendhyll dégrafa l’une des poches de son uniforme pour en sortir un fin bâtonnet de gemmelitte jaune, qu’il frotta dans ses paumes. Le cristal magique s’alluma alors d’une lueur mordorée, largement suffisante pour éclairer sa progression. Sa dague sombre dans la senestre, l’homme aux cheveux d’argent s’engagea dans le boyau. Les autres suivirent à la file, bien que le passage leur eût permis d’avancer à deux de front. Cellendhyll avançait avec précaution, prenant garde de masquer une partie de son fragment de lumière. Il n’avait aucune envie d’annoncer son arrivée. Étant donné la profondeur où ils se trouvaient, les occupants de la caverne n’avaient pas pu percevoir les bruits du combat précédent. Accompagné de ses Spectres, il marcha ainsi une dizaine de minutes. Le tunnel était long, à peu près droit – à l’exception de deux virages. L’Ange finit par apercevoir une lueur pointer au bout d’un nouveau tournant. Il prévint les autres à l’aide de signes convenus lors de leur entraînement. Sur leurs gardes, ils approchèrent sans bruit. La lumière gagnait en effet, et Cellendhyll éteignit son cristal devenu inutile, qu’il rangea. Arrivé au terme de la ligne droite, il se figea. Puis s’agenouilla. Passant la tête au ras du sol, très lentement, il entreprit d’examiner ce qui les attendait. Une salle carrée, éclairée d’une douzaine de torches flanquées dans les murs de terre. Elle était occupée. Au moins dix hommes vêtus de longues toges grises, plutôt jeunes, le teint clair, les cheveux châtains ou blonds, assis sur des chaises, accoudés aux deux tables qui se faisaient face ou allongés sur des matelas. Des individus du genre de celui que Cellendhyll avait projeté dans le canal de Gar-Vallon avant qu’il n’explose, pas des guerriers. Personne ne parlait. Ils semblaient plongés dans une sorte de transe. Une rangée de couchettes s’alignait contre la paroi de droite. Celle de gauche était nue. Au fond, en revanche, se trouvait une nouvelle ouverture. Toujours par signes, l’Adhan indiqua à ses suivants le nombre d’adversaires à affronter. Il répartit les taches et donna le signal. Les Spectres se ruèrent dans la pièce et se déployèrent pour l’assaut. Les hommes de la Lumière quittèrent leur transe en sursautant et dégainèrent les dagues ou les poignards qu’ils portaient tous à la ceinture. Lhaër était restée sur le seuil, comme elle devait le faire, laissant aux autres le soin de l’affrontement. Si jamais elle était réduite à se battre, cela signifierait que les choses allaient vraiment mal pour l’escadron Spectre. Les Lumineux se battaient en silence. Armés de leurs lames et de leur fanatisme. Ce fanatisme qui ombrait leurs prunelles d’un nuage pulsant, qui agitait leurs armes de manière spasmodique, qui tendait leurs corps maigres vers l’avant. Les Spectres combattaient en groupe, les uns couvrant les autres. Leurs opposants savaient à peine se battre mais ils se livraient avec une énergie, un abandon, une sauvagerie, qui les rendaient dangereux. Cela ne suffit pas pourtant. Les dix hommes furent balayés par la puissance de Khorn et de Bodvar, l’assurance et la souplesse de Faith et de Dreylen, la précision d’Élias, et le talent sans pareil de Cellendhyll. Les Lumineux furent hachés, découpés, poignardés, égorgés, lacérés, piétinés, occis, le tout en moins de vingt secondes. Deux autres hommes en robe surgirent par la porte. Devançant Cellendhyll, Faith bondit sur eux. Elle abattit le premier d’un revers de paume tendue en pleine gorge et le second d’un coup de bottes dans les testicules puis de sa dague entre les épaules. L’Adhan accueillit cette démonstration d’un hochement de tête appréciateur. Faith riposta d’un clin d’œil qui fit secouer la tête de l’Ange. * Khorn fut laissé derrière pour veiller sur la pièce. Les autres sur ses talons, Cellendhyll s’engagea dans le passage du fond. Un nouveau tunnel les attendait, long de deux cents mètres. À son terme, une dizaine de marches descendantes. Cellendhyll arrêta les autres et s’avança lentement. La pente débouchait sur une nouvelle salle. Indiquant aux Spectres de rester en haut de l’escalier, il descendit et passa la tête dans l’embrasure. Une sorte de laboratoire. Des éprouvettes, des alambics, des bocaux de toutes tailles, des fioles, des pots, des livres et des cahiers, le tout sur les étagères fixées aux murs. Encadrée dans l’une des bibliothèques, une tringle retenait un épais rideau vert. Au centre de la salle, un homme maigre se tenait face à l’entrée, derrière une longue table. En train de manipuler une fiole colorée et une pipette en verre. L’individu était plutôt grand, voûté. La couronne de cheveux gris qui ceignait le haut de son crâne oblong semblait n’avoir pas connu le peigne depuis plusieurs semaines. Quant à sa barbe emmêlée, elle gardait vestige des repas effectués ces derniers jours, de même que sa tunique blanche maculée de graisse, de jaune d’œuf ou de sauce tomate. Devant l’occupant des lieux bouillonnait un chaudron de bronze rempli d’un liquide laiteux. Du coin de l’œil, l’individu en surveillait la surface. Sur la table encore, à sa droite, un coussin de velours pourpre sur lequel reposaient trois gemmes de même forme et de même taille qu’un œuf de caille, blanc sale mais rayées de veinules d’un orange luminescent. À gauche de l’homme, une assiette en osier contenant une série de petites boules argentées, des sortes de billes de la taille d’une grosse noisette. L’homme marmonnait : — D’autres, il en faut d’autres… Son visage maigre, osseux, jaunâtre, était ravagé par des cernes violacés et sa bouche luisait d’un rouge prononcé. Cependant, le plus frappant, sans conteste, était son regard, d’un bleu très pur et cependant voilé. Des yeux nimbés d’un feu fiévreux que Cellendhyll avait déjà vu… Le même feu qui brûlait dans les prunelles des hommes de la salle précédente, le même fanatisme que celui qui animait l’homme qui avait tenté de faire exploser le carrosse de Laurianne, le jour où l’Ange l’avait sauvée. À l’aide de sa pipette, l’homme préleva un peu du liquide vermillon contenu dans la fiole. Il fit tomber trois gouttes, pas une de plus, avant de mélanger le liquide blanchâtre à l’aide d’une grande spatule. La mixture se mit à rougir tout en dégageant un nuage de vapeur. Puis, retrouva sa teinte première. L’étrange individu hocha la tête et cessa de touiller. Il saisit alors une paire de pinces métallique qu’il plongea délicatement dans le chaudron. L’endroit puait la magie, bien que Cellendhyll fut incapable d’en deviner la nature. Il recula le buste dans le passage sans bouger de sa position, et fit signe à Lhaër de le rejoindre. Il la fit se baisser à côté de lui et lui indiqua la salle. La rousse se pencha pour examiner les lieux. Elle revint sur Cellendhyll et lui chuchota à l’oreille : — Alchimie… L’homme ne fouilla pas longtemps dans le chaudron. Il releva sa pince, celle-ci enserrant une gemme semblable aux autres, qu’il leva à la lumière pour mieux la détailler. Il sembla satisfait puisque qu’après examen, il la posa sur le coussin, à côté de ses sœurs. Cellendhyll se dit qu’il allait devoir se montrer prudent. Pas vraiment à cause de l’homme, mais plutôt de ce qu’il manipulait. Si ces gemmes étaient bien ce qu’il pensait, alors il ne fallait surtout pas provoquer la colère du savant, d’autant plus que ce dernier semblait déséquilibré. Il y avait là de quoi faire écrouler l’ensemble des souterrains, les Spectres et lui avec. Sans compter que cet individu devait détenir des informations utiles pour l’Adhan. Mais une chose après l’autre, Laurianne restait la priorité. Cellendhyll se redressa, son arme rengainée, puis tapota sur l’épaule de la rousse, l’invitant à le suivre. Il avança dans la pièce. — Messire ? Je ne vous dérange pas au moins ? — Qui me dérange ? marmonna l’homme d’une voix nasale. On me dérange tout le temps, ceci est intolérable ! Il jeta un bref coup d’œil aux deux intrus avant de se replonger dans ses préparatifs, allant chercher un coffret laqué de rouge niché sur une étagère, qu’il revint poser sur la table. — Désolé de vous importuner, messire, annonça l’Adhan d’un ton respectueux. Je viens pour la femme. Je viens la chercher… — Pourquoi me dérange-t-on ainsi ? Ne savent-ils pas ? L’homme paraissait se soucier d’eux comme d’une guigne. Il ne s’étonnait ni de leur présence, ni du fait de ne pas les connaître. Il ouvrit le coffret pour prendre trois nouvelles gemmes qu’il laissa tomber l’une après l’autre dans le chaudron. — La femme, répéta patiemment Cellendhyll. Je suis venu pour elle. — Par le Groin Maudit, il suffisait de le dire ! Je n’ai pas de temps à perdre avec ça. Elle est derrière le rideau, prenez-la si vous voulez, je m’en moque bien. Sainte Lumière, vous ne comprenez pas que j’ai du travail ici ? Un ouvrage si crucial ! — Je vais la chercher, alors. L’alchimiste ne répondit pas, il était de nouveau focalisé sur son œuvre d’importance. Il reprit sa spatule qu’il fit lentement tourner dans le récipient. Lhaër attira l’attention de Cellendhyll puis elle agita son index au niveau de sa tempe. L’Ange opina. L’Adhan fit signe aux Spectres de ne pas bouger. Il se rapprocha du rideau, veillant à garder un œil sur le possédé, bien conscient que les Spectres veilleraient sur son dos. Cette façon de faire était devenue pour lui un réflexe quasi inconscient. C’est en partie grâce à ce genre de précautions qu’il était toujours en vie. Il fit glisser le rideau, dévoilant une porte de chêne massif ornée d’une robuste serrure. Cellendhyll tourna la poignée. Elle refusa de s’ouvrir. — Messire ? Mille excuses, je vais encore devoir vous interrompre. … Mais j’ai besoin de la clé, la porte est verrouillée. L’alchimiste était en train de noter quelques lignes dans un grimoire. Il releva la tête, soupira, avant d’annoncer : — Je n’ai pas la clé. Voyez Siméus. Cellendhyll jura en silence. Laurianne était là, de l’autre côté de cette porte. Et une porte, une simple porte, lui faisait échec. Le nommé Siméus n’étant pas là, l’Ange avait plusieurs options. Défoncer la porte, acte qui risquait bien de déclencher l’hostilité du Lumineux. Il pouvait aussi envoyer les Spectres fouiller les cadavres en espérant que l’un deux détienne la fameuse clé, une tache longue et fastidieuse voire illusoire. Du reste, plus longtemps ils restaient ici, plus ils couraient le risque que des renforts arrivent. Imbécile que je suis ! Je peux parfaitement ouvrir cette porte. Il adressa un sourire confiant à Lhaër tout en ouvrant une poche interne de son gilet. Il en tira un objet plat de forme arrondie. Ce qui ressemblait à un galet noir était en fait une gemme d’effraction. Elle lui avait été donnée par Morion, le mois précédent, alors que l’Adhan lui en réclamait une depuis plusieurs années. Il avait failli l’oublier. Tu vieillis, mon pauvre Cellendhyll, tu te laisses aller… Cellendhyll plaqua la pierre sur la serrure. La gemme devint uniformément verte avant de retrouver sa teinte initiale. Un déclic se fit entendre. Il actionna la poignée. La porte s’ouvrit. Enfin ! Il jeta un œil à l’alchimiste. Ce dernier était toujours occupé à remuer son liquide. Il marmonnait : — D’autres pierres, oui, d’autres pierres, pour la gloire… Cellendhyll passa la porte. Chapitre 33 Quelques marches débouchaient sur une sorte de réserve, une pièce nue, quelconque. Une ouverture sombre au ras du sol était la seule chose à remarquer. Dague en main, l’Ange descendit, suivi de la rousse. Il étudia le trou circulaire. Non, ils n’ont pas osé tout de même. Si. Les porcs ! — Laurianne ? C’est Carnage, tu es là ? Un gémissement sourd résonna de l’ouverture. Saisi d’une rage qu’il se força à contenir, Cellendhyll rouvrit sa poche de poitrine et saisit son éclat de gemmelitte, qu’il ralluma avant de le lancer dans ce qui semblait bien être un puits. Il se pencha. Vingt mètres plus bas, le bâtonnet de cristal magique toucha le sol, après avoir éclairé des parois humides, d’une circonférence d’à peine deux mètres cinquante. Au fond, une forme était prostrée sur elle-même. Apeurée par la lumière, elle se tassa d’avantage. Il n’y avait rien pour descendre, ni corde ni échelle. Cellendhyll jura entre ses dents. Il ôta son gilet et dégrafa la grande poche dorsale dont il tira une corde mince enroulée sur elle-même. Il n’avait pas de prise pour accrocher la corde, toutefois. — Va chercher les autres, intima-t-il à Lhaër. — Et le cinglé ? — Ne te soucie pas de lui, à moins qu’il ne se montre hostile. Cela m’étonnerait, il est trop concentré pour faire attention à vous. Au pire, assommez-le. J’ai des questions à lui poser. Il se pencha dans le puits : — Laurianne, c’est moi. Carnage, je viens te libérer. — Non, ce n’est pas possible ! C’est une ruse pour me tourmenter. Non ! Les Spectres arrivaient. — Dreylen, Élias, Faith, retenez la corde, je vais descendre. Lhaër surveille l’alchimiste. Empoignant la corde, il se laissa glisser dans le puits. Quelque secondes plus tard, il atteignait le fond. Elle était là. Mais il faisait trop sombre pour qu’il puisse vraiment l’examiner. — C’est moi, murmura-t-il d’un ton apaisant tout en caressant le haut de sa chevelure. Tu ne crains plus rien. Ses yeux s’écarquillèrent tandis qu’elle le reconnaissait enfin. Elle se jeta dans ses bras. Et pleura en silence en l’étreignant avec une force désespérée. — Je vais te passer la corde sous les bras… Là-haut, il y a des amis à moi, ils vont te hisser. Ça va aller ? Elle acquiesça, le visage maculé de crasse et de poussière. Il siffla légèrement entre ses doigts. Les Spectres commencèrent à tirer. La conseillère fut hissée jusqu’en haut. Lhaër entoura les épaules de Laurianne et lui sourit, rassurante. Clignant des yeux, la conseillère avait l’air hagard, hésitant, amaigri – elle n’avait pas dû manger à sa faim. Sorti du puits, Cellendhyll serra les dents. Certains allaient payer très cher le sort infligé à Laurianne. L’homme en manteau bleu, notamment. Plus tard. Il déclara aux Spectres : — Vous remontez. Veillez bien sur la conseillère. Préparez-vous au départ. Je ne vais pas tarder. — Et vous, commandant ? — Je m’occupe de lui et je vous rejoins. Allez. — Il est complètement dément, celui-là, souffla la conseillère. — Je m’en suis rendu compte. Je m’en charge. Remontez maintenant, nous avons perdu assez de temps comme ça. — Tu ne viens pas avec moi ? — Je ne serais pas long, Laurianne. Je termine de faire le ménage et j’arrive. Élias la soutenant d’un côté, la rousse de l’autre, la conseillère fut escortée hors de sa geôle, derrière Faith qui ouvrait la marche. L’alchimiste leva la tête, le temps de les regarder passer. Il secoua la tête et reprit ses pinces. Une nouvelle gemme fut tirée du chaudron, après examen, elle alla se ranger auprès des autres. Cellendhyll était resté. Il regardait l’homme s’activer. Il tentait de contenir l’élan insufflé par sa colère, cette vague brûlante qui lui dictait de tuer, sans plus songer à rien d’autre. Patiente, encore un peu. Apprends d’abord ce que tu veux savoir. — Messire, à qui ai-je l’honneur ? Car c’est pour moi un honneur de vous rencontrer, comment le cacher ? — Je suis maître Difuss, déclara l’alchimiste en se redressant. Il ne s’enquit cependant pas de l’identité de l’Adhan. Ce dernier reprit : — Maintenant que je vous vois à l’œuvre, je me rends compte, maître Difuss… Vous accomplissez là une besogne tout à fait remarquable. J’imagine qu’ils vous l’ont dit, ceux de là-haut. — Justement non, renifla l’homme. Ce ne sont que des ignares. De vulgaires guerriers. Des tâcherons sans cervelle. — Personne ne reconnaît donc votre ineffable génie à sa juste valeur ? Je ne peux le croire, alors que vous êtes un maître ! Les paroles de l’Ange, son ton respectueux, avaient capté l’attention de l’alchimiste. Il cessa de touiller. — Oh, si ! Le cardinal, lui, sait ce que j’accomplis vraiment Pour la gloire de notre révérée Lumière… — Le cardinal ? Hégel, vous parlez d’Hégel le cardinal de l’Orage ? — Je viens de vous le dire, jeune homme… Il y a Siméus aussi, il vient de temps à autre discuter avec moi. — Mon camarade Siméus ? Celui qui porte un manteau bleu ? — Oui, le chevalier Siméus. C’est mon ami, il me l’a juré. Il s’en rend compte, lui, de l’importance de mes travaux ! — Quand doit-il revenir ? Difuss haussa les épaules : — Je l’ignore… Bon, je dois m’y remettre. Je dois reconstituer nos stocks. — Une chose encore, maître… Je viens de Gar-Vallon… Il y a eu des explosions dans la ville. C’est vous le responsable, si je comprends bien. C’est vous, avec vos gemmes… — Mais oui, mon jeune ami, j’œuvre pour la Lumière toute puissante, pour sa gloire infinie ! Je châtie les impies, ceux qui se dressent contre elle… Le cardinal Hégel me l’a affirmé, sans moi, tout est perdu ! Tout comme il m’a assuré de la justesse de nos actes. Que la Lumière en soit préservée ! — Mais les autres alors, les guerriers, s’ils vous méprisent… Ne craignez-vous pas qu’ils vous remplacent ? — C’est impossible ! sourit Diffus, le visage plissé de malice. Je suis le seul capable de créer mes petits bijoux, voyez-vous. Je suis le seul à pouvoir calibrer le processus de fusion, les dosages de flux… Le seul à pouvoir rendre notre œuvre de domination possible… Croyez-vous que je serai assez stupide pour dévoiler mon savoir ? Que nenni ! — J’en suis rassuré, sourit à son tour Cellendhyll. Dites, maître, je me posais une question concernant votre art, car je dois vous avouer que tout ce génie m’impressionne… Mais je crains de vous importuner plus longtemps, vous êtes trop occupé… — Pas du tout, messire, je vois bien que j’ai affaire à un interlocuteur de qualité, posez votre question, je vous en prie. — Je comprends bien que ce sont les gemmes qui provoquent les explosions. J’imagine qu’elles sont avalées par ceux qui donnent leur vie pour le bien de la Lumière, louée soit-elle ! Mais qu’est-ce qui active cette explosion, maître ? Qu’est-ce qui fait qu’elle n’arrive pas trop tôt ou trop tard ? L’alchimiste sourit tout en piochant une des billes dans l’assiette à sa gauche. Il la fit sauter dans sa paume : — Ceci, mon jeune et curieux ami ! Le catalyseur parfait. Une sorte de gomme de mon invention. On l’avale et c’est elle qui déclenche le processus. La gemme ne sert à rien sans elle. Il suffit donc aux porteurs que vous avez dû croiser dans la salle d’à côté d’avaler la gemme, de se rendre sur l’objectif et alors d’ingérer la gomme ; dans les secondes qui suivent, la fusion alchimique que j’ai élaborée se forme dans leur estomac, la stase s’établit, grandit, puis tombe la colère de la Lumière ! Je pense souvent à eux, mes porteurs… Ce sont de vaillants compagnons, eux qui donnent leur vie pour l’Empire, qui se sacrifient avec tant de ferveur et de foi. Ils ne sont pas aussi importants que moi, évidemment, mais je les respecte car ils sont partie intégrante de ma réussite. — Je comprends, maître… C’est donc votre immense talent qui a permis de tuer tous ces gens ? Ces hommes, ces femmes ces enfants… — Des impies tous ! cracha Difuss. Que la Lumière a châtiés à travers moi, les brûlant comme ils le méritaient ! Cellendhyll étrécit ses yeux vert glacé. Son visage perdit toute trace de respect, d’amabilité. Il s’avança vers l’alchimiste. Tu en sais assez. Maintenant ! Je suis l’Ombre, je danse et je tue… Je tue ! Le savant ne semblait pas conscient du danger qui le menaçait. Un rictus aux lèvres, l’Adhan allait dégainer sa dague sombre et exécuter l’homme dans la foulée lorsqu’il lui vint une autre idée. — Maître, sachez je suis en mesure de vous offrir la récompense ultime. Un destin grandiose, à la mesure de vos mérites, c’est bien cela que vous désirez ? — Oh oui, mes pas sont guidés par la Lumineuse Puissance et je ne veux servir qu’elle ! Les traits de l’homme aux cheveux d’argent se parèrent d’un voile cruel. — Fort bien, dit-il en dévoilant ses dents. Je vais exaucer vos désirs. Et L’Ange assomma l’homme d’une manchette en travers du cou. * Difuss s’éveilla. Il avait du mal à respirer, la gorge bloquée par un corps étranger ; un corps mou, tel un bonbon, une friandise. Il tenta de la recracher mais elle était trop profondément enfoncée. Il l’avala. Et respira enfin convenablement. Il était assis sur une chaise. Lié sur une chaise. Par une corde qui l’emprisonnait du torse jusqu’aux jambes. Lié à une chaise, au fond du puits. Éclairé d’une lampe déposée là. Il bougea les mains, mais les nœuds se révélaient hors de portée. Aucun moyen de se libérer. Alors Difuss se rendit compte. De ce qu’il venait d’avaler. Du poids qui encombrait son estomac. Il comprit. Ce à quoi l’Ange l’avait condamné. Il eut chaud, soudainement. Tout son corps se mit à transpirer. Il reconnaissait les symptômes. Il ouvrit la bouche pour appeler à l’aide. Pour hurler qu’on vienne le délivrer. À s’en étouffer. Cellendhyll lui avait fait ingérer l’intégralité des gemmes durant son inconscience. Puis il avait enfoncé une gomme dans la gorge de Difuss, juste assez profondément pour qu’à son réveil, l’alchimiste ne puisse le recracher. Le réflexe serait donc celui d’avaler. Un procédé qui s’apparentait à un système de mèche à combustion lente. Difuss hurla, hurla, tandis que la chaleur le prenait tout entier. Une formidable puissance réchauffait ses entrailles, qui se mirent à fondre. Son visage se déforma, se craquela, et l’homme explosa, tapissant le puits de minuscules fragments de chair, d’os et d’humeur, provoquant un éboulement général qui se répercuta jusqu’au moulin. En matière de gloire, l’Ange l’avait floué dans les grandes largeurs. * Cellendhyll remontait la pente qui le menait devant le tertre de départ. Le soir établissait son règne, les détails du paysage se confondaient dans la pénombre. Les oiseaux nocturnes s’envolaient, leur chant irriguant le vallon. L’Ange rejoignit les Spectres qui gardaient le monticule, Laurianne veillée de près. La conseillère avait retrouvé de son aplomb. Lhaër lui avait fait boire une potion reconstituante et elle avait retrouvé couleurs et courage. L’explosion provoquée par les gemmes fit trembler le périmètre tout autour du moulin, et ce dernier s’effondra de toutes ses forces déclinantes, avalé par la terre violée mais finalement victorieuse. — C’est donc ça pour vous faire le ménage ? s’exclama Lhaër. Cellendhyll lui adressa un sourire sans contrainte en guise de réponse. Faith se tourna vers lui, il la devança cette fois, lui adressant un clin d’œil complice. Elle pinça les lèvres, désappointée d’avoir perdu l’initiative. L’Ange se sentait heureux, euphorique. La mission de délivrance était un franc succès, le fait d’avoir annihilé les manigances de la Lumière passait au second plan. Mais le plus important était le comportement parfait de l’escadron Spectre, son escadron. L’escouade avait reçu son baptême du feu aujourd’hui, et il l’avait fêté de brillante manière ! Il se sentait fier, fier d’eux et non pas de lui. Cette victoire signifiait beaucoup. Il se rendit compte soudain, ce qu’il éprouvait à leur égard dépassait le simple cadre de sa fonction. Il les respectait mais pas seulement. C’étaient ses “enfants”, ses cadets. Il les avait formés, et, il le savait à présent, il devait les protéger. Car perdre l’un d’eux, quel qu’il soit, serait pour lui une terrible blessure. À son cœur – à ses cœurs – bien plus qu’à son orgueil. Chapitre 34 Cellendhyll monta sur le tertre, à l’endroit exact où le portail magique s’était manifesté. Il se concentra et le rideau s’alluma en un arc de cercle de magie crépitante, prêt à les renvoyer à Gar-Vallon – à partir du moment où on avait utilisé une fois un téléporteur, il suffisait de penser à lui là où il était censé œuvrer pour qu’il apparaisse. Cellendhyll le premier, les autres à sa suite, ils sortirent du placard magique. Aucune trace du chapelain. — Dreylen, Khorn et Melfarak, vous gardez le camp. Arrêtez tous ceux qui se présenteront, tout particulièrement s’ils portent un manteau bleu. J’enverrai des gardes vous remplacer et vous me rejoindrez à l’hôtel de ville. Les rues étaient désertes à cette heure. Ils croisèrent une patrouille qui leur servit d’escorte jusqu’à l’hôtel de ville. Laurianne avait retrouvé suffisamment d’aplomb pour se faire connaître et commander qu’un régiment soit envoyé au campement pour relayer les trois Spectres. À l’hôtel de ville, Juvien accourut pour prendre Laurianne en charge, à peine avait-elle franchi les portes du bâtiment. Cellendhyll promit de la rejoindre. Il resta au rez-de-chaussée avec son escadron. Une fois ce dernier au complet, il entraîna ses commandos dans l’une des alcôves, à l’écart des oreilles indiscrètes. — La conseillère est rentrée chez elle saine et sauve, grâce à vous. Vous avez sauvé Laurianne mais également tous les habitants de Gar-Vallon, tous ces innocents d’un grand péril. La mission, votre premier succès, est terminée. Vous avez donc quartier libre, la fin de la nuit vous appartient. Je vous conseille l’auberge du Renard Rouge… on mange bien, on y boit bien, la musique est bonne et l’atmosphère détendue. Une série de suites nous est destinée dans le même établissement, je pense que vous les trouverez tout à fait confortables pour finir la nuit. Morion, Puissant d’Eodh, détenait des parts dans le Renard Rouge, cadre plus approprié pour les Spectres que l’atmosphère feutrée du Moritz. Les commandos y seraient à l’aise pour festoyer et sans être inquiétés. L’annonce provoqua un mélange d’exclamations ravies. De son pourpoint, Cellendhyll sortit une bourse qu’il lança à Lhaër : — Faites la fête sans compter, vous le méritez. C’est moi qui paye ! La rousse fit rebondir la bourse dans sa main avant de saluer l’Adhan d’un mouvement appuyé et d’un chaleureux sourire. — Commandant, là, vous me clouez le bec ! s’écria le colosse blond. — Cela m’étonnerait que cela soit possible, hélas pour moi, Bodvar ! Allez, filez, les enfants, avant que je ne change d’avis. Gardez-moi tout de même une place, je tiens à trinquer avec vous à votre premier succès. Je vous rejoindrai au Renard Rouge avant la fin de la nuit. Nous rentrons dès demain. Ils allèrent récupérer leur paquetage, y déposer leurs armes et leurs harnais. Cellendhyll en profita pour leur laisser le sien, ne gardant pour lame que sa seule dague sombre. Après avoir respectueusement salué leur commandant – plus Faith qui se fendit d’un nouveau clin d’œil – les Spectres se bousculèrent presque pour démarrer leur soirée de réjouissance. Cellendhyll les regarda quitter l’édifice en secouant la tête. Il souriait. Faith sortit la dernière. Juste avant de franchir le seuil, elle se retourna et regarda l’Adhan. Ils se dévisagèrent. Il y eut comme une interrogation dans les prunelles de la brune. Cellendhyll la fixa, imperturbable. Puis, il esquissa un léger, très léger “non” de la tête. Faith fronça les sourcils, haussa les épaules et quitta le bâtiment. Faith…. Elle représentait une bien meilleure compagne, potentiellement, que Laurianne. Devora, toi, tu me convenais parfaitement. Pourquoi m’as-tu abandonné ? Il s’en voulait de moins penser à elle tout en étant soulagé de ce fait. Les traits de son visage étaient moins précis, sa mémoire pourtant quasi parfaite commençait à les effacer, le temps accomplit son travail réparateur. L’Ange oubliait ses traits mais pas ce qu’elle avait représenté pour lui. Il n’oublierait pas de la venger, aussi. Dès qu’il mettrait la main sur le Légat des Ténèbres, qu’il croyait coupable de l’assassinat. Il savait cette fin de deuil nécessaire à son équilibre, lui qui s’était noyé autant que possible dans le travail, l’organisation de son escadron et le maintien de son excellente forme physique. Cellendhyll monta rejoindre la conseillère. Le temps qu’il atteigne l’étage supérieur, il avait chassé les deux guerrières, la blonde défunte et la brune bien vivante, de ses pensées. * Les membres du conseil, le personnel, les Protecteurs… tous se tenaient dans le bureau de la conseillère. Indécis, les uns et les autres, hésitants sur la conduite à tenir, mais les traits soulagés. Cellendhyll sonda les postures, souvent plus révélatrices à un œil exercé que les expressions du visage. C’était indéniable, Laurianne de Férimond était vraiment appréciée par ceux qu’elle dirigeait. Elle était absente de l’assemblée, pourtant. La porte de ses appartements privés était close. Juvien se tenait devant, les bras croisés, le maintien droit et fier, seul occupant de la salle à montrer de l’assurance. Cellendhyll attira son attention. Le Protecteur lui répondit d’un regard qui signifiait qu’il savait qui avait sauvé la dirigeante de Gar-Vallon et qu’il l’en remerciait sans fards. Prolongeant cet échange muet, sans se soucier des autres, l’homme aux cheveux d’argent l’interrogea du menton. Juvien sourit et donna un bref signe de tête vers l’arrière. Cellendhyll traversa la pièce à longues enjambées, sans répondre aux questions – il ne les entendit même pas –, sans s’arrêter. Juvien fit un pas de côté pour le laisser passer. L’Adhan ouvrit sans frapper et entra, refermant la porte derrière lui. Juvien reprit sa pose vigilante ; il était clair qu’il ne laisserait personne d’autre que sire Carnage pénétrer dans le sanctuaire de sa maîtresse. Elle était là. Enroulée dans un douillet peignoir violet, sa chevelure dénouée en une cascade de mèches frisottées, emperlée de gouttes d’eau, le teint net et propre. Elle ne cacha pas le soulagement qu’en, éprouvait à le voir. ° — Merci… Tu es revenu. Tu m’as sauvée… Je croyais que j’allais mourir. Je savais que sans moi les membres du conseil allaient plier devant l’ultimatum. Ils allaient payer. Et après, comme je ne servirais plus à rien, comme je suis trop intelligente pour qu’ils me laissent en vie, ces fanatiques allaient me torturer, me violer, me tuer, je ne sais trop dans quel ordre… Je me croyais perdue. Et puis tu es arrivé. — Tout est fini, Laurianne. Tu ne crains plus rien. Gar-Vallon non plus. — La ville te doit autant que moi, alors. Comment te remercier à l’aune de ce que tu as accompli pour nous ? — Ma foi, c’est vrai que vous me devez beaucoup, sourit Cellendhyll. Alors comme récompense, un bon dîner ne serait pas de refus. Si tu t’en sens la force, bien sûr… — Je n’ai aucune envie d’être seule. Ou plutôt je veux être seule avec toi… Juvien ! Le blond entra : — Conseillère ? — Faîtes réveiller mon cuisinier, je vous prie, qu’il nous prépare le meilleur repas de son existence, qu’il se surpasse ! La cité de Gar-Vallon invite messire Carnage à dîner. Elle lui doit tout, me fais-je bien comprendre ? Tout doit être parfait ! — J’ai clairement saisi, conseillère. Je vais faire le nécessaire. — Une dernière chose, Juvien. Je ferai une déclaration officielle demain, après la séance quotidienne du conseil. D’ici-là, je veux du calme, alors dégagez mon bureau de tous ces visiteurs ! Un sourire aux lèvres, le Protecteur prit congé. — Pourrais-tu me servir un verre de vin, s’il te plaît ? Je crois que j’en ai bien besoin. L’Adhan remplit deux verres et servit la conseillère avant de l’inviter à s’asseoir dans un canapé. Il s’installa en face d’elle. — Que s’est-il passé après mon départ ? dit-il. Pourquoi es-tu sortie ? Laurianne prit le temps d’une gorgée qui la fit soupirer d’aise. — J’ai reçu une lettre du père Rulien, de la Guelfe Blanche. Il laissait entendre qu’il avait découvert des informations concernant les attentats. L’un des blessés qu’il soignait avait parlé, révélé des faits déterminants. Le chapelain voulait que je vienne le voir dans la soirée car il ne pouvait délaisser ses patients. Il affirmait que la teneur des renseignements qu’il était prêt à me livrer me permettrait de découvrir les maîtres-chanteurs. Il affirmait également qu’étant donné l’identité des coupables, il ne pouvait la révéler qu’à moi, première conseillère de Gar-Vallon, insistant pour que je n’en parle à personne, tant que je ne l’avais rencontrée… Elle soupira avant d’ajouter : — J’étais furieuse contre toi, je n’avais pas envie de ruminer ma colère, cernée par les murs de ma chambre. Tout pour penser à autre chose ! Alors, je ne me suis pas méfiée, je l’avoue. Le père me proposait la solution à mes problèmes, le moyen de sauver ma ville. Je n’ai pas hésité, j’ai convoqué mon carrosse et je suis partie avec trois Protecteurs. Je n’ai pensé à prévenir personne… Nous avons été attaqués pendant le trajet. Il y a eu comme une sorte de pouvoir qui a stoppé le carrosse. Des hommes cagoulés, en manteau gris, ont assailli mes gardes et mon cocher, les ont tués. Ils étaient une bonne quinzaine. Un autre homme a surgi dans le véhicule, cagoulé comme les autres, mais il portait un manteau bleu. Je me suis débattue du mieux possible, mais il était trop fort. Il m’a assommée. Elle marqua une pause. But une gorgée de vin, le regard soudain flou. — Si c’est trop pénible à raconter, je le comprends, murmura l’Adhan. On peut arrêter si tu veux… Laurianne se reprit : — Non, je dois aller jusqu’au bout. Cela me permettra de passer le cap… Je me suis réveillée dans le puits où tu m’as trouvée. Hormis mes conditions de captivité, ils ne m’ont pas physiquement maltraitée. Ils me donnaient à manger et à boire, à peu près régulièrement, et me descendaient un seau pour mes besoins. Une torche de temps à autre. Ils se moquaient de moi aussi tout en refusant de répondre à mes questions. Ils m’appelaient la catin ! Certains me crachaient dessus du haut du puits. J’essayais de me concentrer pour ne pas devenir folle. J’ai résisté tant que j’ai pu. Mais si tu n’étais pas venu pour me libérer, je crois que j’aurais fini par m’effondrer tout à fait. J’imaginais plusieurs scenarii mais j’arrivai toujours au même résultat, le conseil allait payer et dès lors je ne serai plus qu’une gêne pour mes geôliers… Alors c’est fini, c’est bien fini ? Gar-Vallon ne risque plus rien, tu es sûr ? — Je me suis occupé de celui qui fabriquait les gemmes explosives. D’après ce qu’il m’a déclaré, et je l’ai jugé sincère, il était le seul à pouvoir en créer. J’ai tout détruit, alors, oui, je pense que c’est fini, du moins pour les attaques. Il reste que les meneurs sont en liberté. Ils sont sans doute déjà au courant de ta libération, et je doute que tu puisses les retrouver. — Quel soulagement ! Et si soudain. Cela valait la peine de subir ce que j’ai vécu. Je n’estime pas ce prix trop lourd à payer, j’en suis fière. — Tu peux l’être. — J’ai fait encercler le camp des guérisseurs, quiconque en approchera sera arrêté, interrogé. J’espère ainsi pouvoir arrêter les responsables. Les missionnaires seront interrogés mais je ne crois pas qu’ils soient véritablement complices. Encore que cette lettre incrimine le chapelain, hélas elle m’a été confisquée. — Le cardinal de la Lumière est impliqué, annonça Cellendhyll. Et aussi un chevalier nommé Siméus, l’homme au manteau bleu. — Tu as des preuves de ce que tu avances ? — Non, celui qui m’a informé ne risque plus de parler. Difuss était fou à lier, de toute manière… — Alors je ne peux investir l’ambassade, car je n’ai aucune preuve tangible de l’implication de la Lumière dans tout ceci. Vois-tu, nous respectons les règles à Gar-Vallon. Sans preuve concrète, l’ambassadeur et son personnel restent protégés par le privilège diplomatique… Je n’ai que ton témoignage et ce n’est pas suffisant pour lever l’immunité. Je n’ai vu aucun de mes ravisseurs, je n’ai rien vu d’utile qui me permette de les confondre. Je peux toujours envoyer une protestation officielle à l’ambassadeur de la Lumière. Mais si j’aborde la question de front, Priam aura beau jeu de prétendre que les fanatiques n’avaient rien à voir avec lui. — Alors, ils risquent bien de t’échapper. — Le fait que ces attaques soient terminées me semble plus important. Je doute qu’à présent qu’ils sont identifiés, ces criminels tentent une nouvelle manœuvre de ce genre. La ville va pouvoir retrouver une vie normale… Toutefois, je n’ai pas dit mon dernier mot. Ce que je sais me servira. Un jour ou l’autre. Mon arme à moi, c’est la politique tu me l’as assez reproché, eh bien je n’hésiterai pas à m’en servir pour me battre sur le terrain qui est le mien. L’Empire me rendra des comptes, crois-moi ! Il paiera d’une façon ou d’une autre. Mais parlons de choses plus légères. Il sera bien temps pour moi de reprendre mon rôle et mes responsabilités. As-tu faim ? Figure-toi que moi oui après ce que j’ai vécu. C’est curieux non ? — Pas du tout. Tu es soulagée d’être saine et sauve, tu redécouvres la vie après avoir failli la perdre violemment. C’est une réaction assez normale. Elle rit : — Oui, je suis vivante ! Grâce à toi, mon beau Carnage ! Elle lui sauta au cou pour lui délivrer un baiser passionné. Baiser que lui rendit Cellendhyll, tout en songeant qu’il n’aurait pas dû venir la retrouver. Dès qu’il le put sans la froisser, il rompit l’étreinte. — Dis-moi… j’ai une chose importante à te demander… — Tout ce que tu veux… — Je ne tiens pas à ce que l’on parle de moi et de ceux et celles qui m’ont aidé à te libérer. Je préfère rester dans l’ombre, le prince Yggdrasill déteste s’attirer ce genre de publicité et d’ailleurs moi aussi. — Je respecterai ce souhait, je te le promets. Nous te devons tant, Carnage… Mais dis-moi, en attendant que le repas arrive, tu veux peut-être prendre une douche ? Tu dois en avoir besoin, j’imagine. — Ma foi, ce ne serait pas de refus, sourit Cellendhyll, qui portait toujours son ensemble de combat. — Je vais prendre tes vêtements et les faire nettoyer, va te doucher, en attendant je vais te chercher quelque chose à te mettre. * La salle d’eau de Laurianne était spacieuse, décorée de teck sombre et de petites tesselles de faïence jaune, violettes et pervenche. Dévêtu, Cellendhyll se laissa fouetter par les jets d’eau puissants, brûlants qui le purifiaient de la saleté, de la transpiration et du sang de ses victimes. Il avait pleinement récupéré des combats et, surtout, de l’usage du zen. Il sortit, enfin, et se sécha. Laurianne apparut sur le seuil, un lot de vêtements sur son bras replié. Elle le contempla, le détailla, le caressa d’un regard lourd de pro messes. — Tu es si beau. De corps, de visage. Je n’ai jamais rencontré un homme comme toi. Cellendhyll ne répondit pas. Il ne voulait pas de ces louanges, il ne voulait pas de ses charmes, malgré le désir qu’il éprouvait toujours pour elle. Elle n’est pas pour toi, et tu le sais ! — Prends ces habits. Je les avais commandés pour toi, peu avant que tu ne partes. Ils sont arrivés trop tard pour que je te les donne C’est un modeste cadeau, mais je voulais te faire plaisir. Cellendhyll déplia un costume en laine d’un violet presque noir, une chemise un ton plus clair, un gilet à bouton de nacre, un manteau long à deux pans en laine noire. Il passa l’ensemble, savourant la caresse du tissu. Il boutonna sa veste, le manteau. Fit quelques mouvements. Il bougeait sans aucune gêne. — Du sur mesure… Merci Laurianne. L’insistance avec laquelle elle le dévisageait le mettait mal à l’aise. — Tu es si troublant ainsi. Aussi troublant qu’un ange… Je suis l’Ange du Chaos, oui. Je danse et je tue. * — Viens, le repas est arrivé, annonça Laurianne. J’espère que tu as faim, car maître Niklos semble s’être surpassé. Oui, il avait grand appétit, comme à chaque fois qu’il revenait de mission. Ils revinrent dans le salon. — Voici le menu, annonça ensuite la conseillère en désignant un chariot à trois étages, nappé de mauve. Écoute un peu : en entrée, des escalopines de homard sur lit d’asperge, sauce aux agrumes. En plat principal, un jarret de veau en croûte d’olive et son jus au thym, accompagné de sa couronne de pommes de terre rissolées, et après, un plateau des meilleurs fromages que la ville peut offrir. Pour dessert, un sabayon aux amandes, croûte aux pignons, crème mielleuse. Pour accompagner ces mets le meilleur rouge de ma cave, un Clos Vougeot vieux de quarante années ! Cellendhyll se mit à saliver, son air soudain affamé faisant rire Laurianne. Il s’empressa d’ôter son manteau et sa veste qu’il jeta sur un canapé : — Bon, on passe à table ? Ce repas passé aux chandelles fut bien l’un des tout meilleurs de son existence, dommage qu’il ne fût pas ainsi récompensé à chaque retour de mission. La conversation fut légère, ils préféraient faire honneur à la bonne chère, au vin extraordinaire qu’elle lui fit goûter ce Clos Vougeot dont le bouquet, à lui seul, était une vraie aventure. L’Adhan se dit au passage qu’il allait peut-être investir dans une cave à vins afin de collectionner de tels nectars, lui qui n’avait d’ordinaire aucun loisir. Mais il ne s’égara pas longtemps dans ces pensées agréables. Laurianne le dévorait des yeux et l’Ange redoutait ce qui allait suivre. Le repas achevé, elle les resservit et leva son verre : — À nous ! Nous y voilà. Cellendhyll ne lui retourna pas son toast. — Laurianne, je repars demain. Je ne suis revenu que pour te libérer et tu n’as plus besoin de moi, à présent. D’ailleurs, ma vie n’est pas ici et j’ai des obligations à respecter. La conseillère se figea. — Non, reste avec moi… finit-elle par souffler. Je t’aime. Il détourna la tête, tentant de trouver les mots, la manière de rompre la plus délicate possible. Elle le devança : — La vie sans toi me paraîtrait bien fade. Tu me fais tant de bien, rien que par ta présence. Ton contact me rassure, sans que je puisse dire pourquoi. Avec toi, je revis pour moi-même et non plus pour ma ville. Alors j’ai besoin que tu sois là, au contraire. Plus que jamais. — Laurianne… Rester avec toi pour vivre quel destin ? Je me refuse à évoluer dans ton monde, celui de la politique. Et tu n’es pas prête au mien. — Qu’en sais-tu ? — Je le sais, c’est tout. C’est mieux ainsi, crois-moi. Nous n’avons pas d’avenir. Nous finirions par nous déchirer, nous détester. — Quoi que je dise, tu as déjà pris ta décision, n’est-ce pas ? — En effet. Je dois partir. Nous deux, c’est impossible. — Et si j’abandonnais mon poste ? Si j’étais prête à changer de vie pour toi ? À te suivre où que tu ailles ? — La vie que je mène n’a aucune place pour toi, soupira l’Ange. — Ne pourrais-tu changer de destinée ? Pour nous ? Il poussa un large soupir : — Je n’ai pas droit à ce genre d’existence, Laurianne. Elle recula, froide, soudain, les bras croisés sur ses épaules. — Hé bien va-t-en ! Tout de suite. Non, ne me touche pas. Ce serait trop dur à supporter. Va-t-en ! Il s’exécuta. Qu’aurait-il pu dire de plus ? Il quitta la pièce sans un regard en arrière, prenant juste le temps de passer son manteau. Pas franchement fier de lui, même s’il savait avoir pris la meilleure décision. Le chef des Protecteurs était toujours en poste. Confortablement assis sur un fauteuil, placé de manière à englober dans son champ de vision les escaliers et les couloirs, son épée dégainée à portée de main. Il se leva : — Vous partez, messire Carnage ? — Oui, Juvien. — Vous ne reviendrez pas, c’est ça ? — Exact. — Ma foi, cela ne me regarde pas. En tout cas, merci d’avoir sauvé la conseillère. Cellendhyll se rendit compte que le Protecteur éprouvait sans doute pour sa maîtresse plus qu’un simple intérêt professionnel. Cela n’était pas son problème. Il haussa imperceptiblement les épaules. — Je vous laisse veiller sur elle, Juvien. — Je ferai bonne garde. Ils se saluèrent en guerriers, se serrant mutuellement l’avant-bras. L’Adhan descendit les escaliers, traversa le hall et sortit sur la place. La nuit était bien avancée et il n’y avait que quelques badauds à occuper les rues. Puisque Laurianne ne risquait plus rien, les patrouilles avaient été suspendues. * Il savait qu’il avait raison, il regrettait d’avoir raison. Impossible pour lui de partager la vie de la conseillère. La suivre pour l’aimer ? La suivre pour la perdre. À nouveau. Il ne s’en sentait ni la force ni le courage. Du reste, sa vie à elle ne l’attirait aucunement. Il mourrait d’ennui au bout d’un mois à peine. Il ruminerait, deviendrait infernal avec les autres, avec elle surtout. Sans compter que Morion lui refuserait évidemment de quitter le service du Chaos, ce qu’il ne pouvait avouer à Laurianne. Mener les Spectres en mission, voilà un destin propre à lui convenir. Si désirable soit-elle, Laurianne de Férimond ne pouvait rivaliser avec la voie du Chaos. D’autant plus que Cellendhyll n’avait aucune envie de se lier sentimentalement. Celles qui l’aimaient le trahissaient ou mourraient subitement, telle avait été son amère expérience en la matière. Il y avait de quoi se méfier d’une nouvelle histoire de cœur. Malgré l’attirance certaine qu’il éprouvait, Cellendhyll n’était cependant plus le jeune homme idéaliste qu’il avait été. Le naïf, l’honnête, qui aurait considéré l’homme qu’il était devenu, l’instrument de guerre formé par le Chaos, comme une aberration, voire une monstruosité. Ce jeune homme avait été dissous par la traîtrise et la violence, à tout jamais. Mais le débat n’était pas là, se dit-il. Plutôt le fait qu’il ne se voyait aucun futur avec la conseillère, si désirable soit-elle. Élégant dans son luxueux costume et son manteau assorti, il se livra à la nuit et s’engagea dans une rue. Dans son dos, au premier étage de l’édifice, alors que Laurianne résidait au troisième, brilla une lumière pourpre, qui palpita à trois reprises avant de s’éteindre. Cellendhyll décida d’aller dormir au Renard Rouge, comme il l’avait prévu, en essayant néanmoins d’éviter les Spectres contrairement à ce qu’il avait promis. Il n’avait plus aucune envie de faire la fête à présent. Le visage attristé de Laurianne s’imposait avec trop de force à son esprit. Il avait trop bu. Il se sentait coupable de cette rupture qu’il s’était imposé, par la raison bien plus que par le cœur… Il ne vit rien venir. Brusquement, au détour d’un croisement, il fut cerné par un carré de silhouettes sombres. — C’est lui ! Les agresseurs portaient des bâtons noirs laqués qu’ils braquèrent en direction de l’Adhan. La magie frappa. Atteint de toutes parts par les éclairs de mana qui le faisaient tressaillir, l’Ange du Chaos sombra dans le néant. Chapitre 35 Une gifle ramena Cellendhyll à la réalité, projetant sa tête sur la droite. — Réveille-toi, traître à ta race. Maudit Ténébreux ! Une nouvelle gifle le ramena à gauche. L’Adhan voulut répliquer, il ne put que se tortiller en vain. Ses poignets étaient emprisonnés d’une corde reliée à un crochet, lui-même fixé au plafond. Suspendu comme un gibier à l’abattoir. Nu à l’exception d’un pagne. Également entravés, ses pieds liés pendaient sur le sol. Il se trouvait dans une salle aux murs massifs, vivement éclairée de torches, une commode au bois piqueté constituait l’unique mobilier. Une véritable cellule. En face de lui se tenait un homme de taille moyenne, au visage maigre surmonté d’une sorte de casque en métal cuivré et revêtu d’une longue tunique orangée, liserés blancs et brandebourgs dorés. Hégel, cardinal de l’Orage. Qui ne cachait pas sa joie, bien au contraire… — Siméus, laisse-moi te présenter Cellendhyll de Cortavar ! L’homme, un grand guerrier cheveux châtain, une cicatrice au coin du visage, le regard gris foncé, le contempla froidement : — Ainsi, c’est toi. — Oui, c’est moi… riposta Cellendhyll. Désolé de ne pouvoir te serrer la main. Les lèvres de Siméus s’étirèrent. Toutefois le résultat produit ne reflétait que la malveillance. — Je voudrais comprendre ce que les Ténèbres viennent faire à Gar-Vallon, s’enquit le cardinal de l’Orage. Quelles vilenies prépares-tu encore à fréquenter la conseillère Laurianne ? Cellendhyll refusa de gaspiller son énergie pour convaincre Hégel qu’il n’avait rien à voir avec les Ténèbres. Figé dans ses certitudes, le cardinal ne le croirait pas et, du reste, cet aspect précis ne représentait qu’une faible part de leur antagonisme. Ce qui les opposait était plus vaste que cette méprise. Une paire d’oreilles, notamment. Celles que l’Ange du Chaos avait découpées au cardinal, lors de leur précédente rencontre, dans la cité-franche de Véronèse. — Peu importe pour le moment, décréta Hégel. Nous aurons le temps d’aborder la question de toute manière. Figure-toi que Siméus a eu beaucoup de chance ce soir. Il arrivait au camp de la Guelfe lorsqu’il t’a vu ressortir de la tente du père Rulien, avec la conseillère et ta petite troupe. Il n’a eu que le temps de se cacher dans les fourrés et tu n’en as rien su ! Il t’a suivi jusqu’à l’hôtel de ville et c’est grâce à notre contact là-bas que j’ai pu organiser un petit comité d’accueil en ton honneur… Par la Lumière, ainsi donc, tu as libéré Laurianne de Férimond ! Tu as également détruit mon œuvre à Gar-Vallon… Dommage, car j’avais trouvé une arme qui valait largement une armée entière : la foi. Cette foi qui a conduit mes hommes à donner leur vie pour la Lumière, qui a failli faire plier une ville entière ! — Ce n’est pas de la foi mais du fanatisme, Hégel, rétorqua Cellendhyll, mais tu ne peux t’en rendre compte, car toi-même tu es un fanatique, et l’un des pires. — Je crache sur ton opinion ! Tu ne peux comprendre, toi qui as fermé les yeux à la sainte Lumière. Toujours est-il que sans toi, le conseil aurait payé notre rançon. Et tu as une fois encore trahi les tiens en t’opposant à mes projets, vil traître ! Mais, somme toute, je ne suis pas perdant puisque cela m’a permis de m’emparer de toi. — Pourquoi tout ceci Hégel ? Pourquoi ces explosions ? — Ah, tu te poses des questions… Je vais te répondre. J’ai lancé cette vague d’attaques sur la cité afin d’obtenir des fonds pour redorer le blason de l’Empire, tout en affaiblissant les villes-franches. Gar-Vallon n’était que la première de ma liste et j’avais prévu de m’attaquer aux autres, une par une. Du même coup, j’ai pu porter une estocade aux Ténèbres, en éliminant leur ambassadeur. Sans compter que cela t’a fait sortir au grand jour, ce que j’espérais, bien malgré moi ! Inutile de rétorquer au cardinal que son raisonnement était faux, que si l’Adhan était tombé entre ses mains, c’était pas pur chance. Hégel vibrait d’une énergie malsaine qu’il avait visiblement du mal à contenir. — Siméus ? dit-il. Ton aide, je te prie… L’homme savait ce qu’on attendait de lui. Il se rapprocha de Cellendhyll et tira sur la corde pour le remonter vers le plafond jusqu’à ce que ses pieds pendent dans le vide. Le chevalier bloqua la corde qu’il enroula autour d’un levier cranté, prévu à cet effet, à mi-hauteur du mur. Siméus alla jusqu’à la commode pour y prendre un simple et haut baquet, qu’il remplit à un robinet dans le mur que Cellendhyll n’avait pas remarqué. Il revint vers l’Adhan, et posa le baquet sous ses pieds. Il détendit la corde, jusque ce qu’il fallait pour que les genoux du prisonnier soient immergés. — Merci Siméus. Tu veux te distraire avec lui ? Je t’en prie, vas-y… Enfin, du moment où tu ne l’abîmes pas trop. J’ai de grands projets pour le sire de Cortavar… — Pourquoi pas ? dit le chevalier en ôtant son fameux manteau de laine. Il portait un costume de cuir bleu foncé, avec des épaulières violettes et de hautes bottes grises. Il se rapprocha de l’Adhan. Et, sans sommation aucune, le frappa d’un direct du droit à la mâchoire. Il enchaîna du gauche, dans les côtes, puis du droit, encore. Il recula pour trouver de nouveaux angles. Droite, gauche, droite. Il cognait fort et dur, il savait où frapper pour faire très mal, sans pour autant causer de lésions irréparables. Durant toute la correction qu’il subit, Cellendhyll serra les dents, refusant de laisser échapper la moindre plainte Hégel finit par mettre fin à la séance. — Merci, Siméus. Tu peux nous laisser à présent. Occupe-toi de mettre au point notre départ. Je veux emmener notre invité dès demain matin. Et, comme tu t’en doutes, dans le plus grand secret. L’ecclésiastique n’avait aucune intention de remettre Cellendhyll de Cortavar à l’empereur Priam, mais cela, il n’en dit rien à son comparse. — Je me charge d’organiser la chose, cardinal. Vous savez où me trouver en cas de besoin. Le chevalier avait frappé comme un sourd, mais il transpirait à peine, et son souffle n’était même pas heurté. Cellendhyll, en revanche, était un puits de douleurs éparses. L’homme lança un regard ironique à l’Adhan, qui le lui rendit, avant d’énoncer, les mâchoires serrées : — Nous nous reverrons, Siméus, et crois-moi, lorsque je fais ce genre de promesse, je tiens toujours parole. Nullement ému, l’homme ricana : — J’en doute fort. Il sortit. Hégel se détourna le temps de verrouiller la porte. Avant de revenir à son prisonnier, il effectua un détour vers le meuble pour se servir une coupe de liqueur de violette, son alcool favori. Il brandit son verre en direction de l’Adhan. — J’ai compté les jours, sais-tu ? Les nuits, également. Je peux l’avouer en fait, surtout à toi… je souffre de terribles migraines, d’horribles cauchemars. Tout cela, à cause de ce que tu m’as fait. Ah, que va être douce ma revanche ! Hégel savoura une longue gorgée avant de reprendre : — J’ai passé tant de mon temps à songer à ce que je te ferais subir, à parfaire les supplices que j’allais t’infliger. À présent, je ne sais plus… Subitement, alors que je te fais rechercher depuis si longtemps, tu te retrouves à ma merci ! J’ai trop de choix, trop de choses indicibles à te faire subir… Toute cette liberté, ces possibilités, cela me grise et m’étourdit. Aussi, je crois que je vais commencer simplement, le temps de réfléchir au reste. Ton agonie va être longue, très longue à venir, je t’en fais le serment ! — Vous êtes tous pareils… murmura Cellendhyll. Vous pérorez sur ma mort à en perdre haleine, c’est plus fort que vous… Et c’est moi qui vous tue. À chaque fois. — Pas cette fois, tu es bel et bien fait, maudit traître ! Car tu es à moi, en mon total pouvoir et tu vas payer ! Hégel leva ses mains, qu’il pointa sur l’Adhan, et invoqua son pouvoir, celui de l’Orage. Sa colère, sa vengeance, se déversèrent de ses doigts tendus sous forme de traits de lumières hachurés de pourpre et d’orangé qui zébrèrent Cellendhyll, le piquant, le brûlant, le fouettant de toute leur hargne. L’Adhan se cabra sous les décharges magiques, impuissant à leur échapper. Un entrelacs de rougeur se mit à marbrer son corps sans défense L’eau froide qui baignait ses chevilles avivait la douleur, faisant résonner le glas cruel avec plus d’amplitude et de perversité dans chacun de ses nerfs. Des taches de lumière éclataient derrière ses yeux fermés ; novæ de souffrance qui martyrisaient son corps, son crâne et son âme. L’Ange serrait les dents, il ne laissait échapper aucun son, aucune plainte. Pas un soupir. Il serrait les dents, et cependant hurlait à l’intérieur de lui-même. Il hurlait sa souffrance et sa rage. Hurlements qui rebondissaient et rebondissaient sur les parois de son impuissance. Il était perdu, sans espoir de délivrance, sans aucun rayon lunaire pour aider son cœur second à contrer le supplice que lui faisait subir le cardinal. Hégel le torturait, les yeux brûlants de haine et de contentement, laissant échapper quelques injures heurtées entre ses dents. Chaque fois que Cellendhyll perdait conscience, le cardinal s’accordait un peu de repos. Le temps de boire un verre d’eau, d’essuyer la sueur de son visage, de récupérer son énergie qu’il déversait avec une ivresse méthodique. De vérifier que son casque n’avait pas glissé sur son crâne. Abreuvé de violence, de rage malveillante, de détestation et de rancune pourrissante, il glissait peu à peu dans la folie, accablant l’Adhan de macabres promesses, détaillant par le menu tout ce qu’il lui ferait subir une fois transporté dans les geôles secrètes de l’Orage. Sans se soucier d’être entendu, il parlait pour lui-même, avant tout. Par le supplice qu’il infligeait, il tentait d’extraire de son âme la peur flagellante qu’avait instillée en lui l’Ange du Chaos lors de leur précédent face-à-face. Mais cette peur avait été si vivace, associée à la mutilation, si profondément tatouée, que, même Cellendhyll à sa merci, Hégel ne parvenait pas à s’en défaire. Il n’en mettait que plus de cœur et d’animosité à le tourmenter. Lorsque Cellendhyll retrouvait ses esprits, Hégel revenait vers lui pour reprendre ses flagellations magiques. Sans jamais parvenir à lui arracher la moindre plainte. L’Adhan n’en pouvait plus d’être ainsi torturé, Hégel finit malgré tout par s’en rendre compte. Il risquait de le tuer s’il continuait ainsi et cela, il ne le voulait surtout pas. Leurs retrouvailles ne faisaient que commencer. Il se calma. — Je vais te laisser récupérer un peu. Tu me sembles avoir besoin de repos, mon cher. Profites-en bien car je vais revenir avant la fin de la nuit. Nous n’en avons pas fini, tous les deux. Hégel rajusta sa mise et se dirigea vers la porte. Cellendhyll murmura quelques paroles indistinctes. — Quoi ? s’écria le cardinal. Je n’ai pas compris, parle plus fort chien ! — Tes oreilles…. répéta Cellendhyll d’un ton haché… Tu sais ce que j’ai fait de tes oreilles ? Je les ai données à manger à un chien ! — Maudit sois-tu ! Hégel perdit toute raison, toute prudence, son orgueil bafoué l’aveuglant totalement. Il se rapprocha de Cellendhyll pour le frapper cette fois, de ses mains nues. L’Ange se détendit vivement, rassemblant son peu d’énergie en un effort subit. Contractant ses abdominaux, il releva les jambes et passa ses pieds par-dessus la tête du Cardinal. Qu’il attira à lui, se contorsionnant pour enserrer la corde qui liait ses chevilles autour du cou d’Hégel. Et il serra, serra, des mollets et des cuisses, serra, mobilisant tout son cœur et son énergie. Bloqué, Hégel se débattit mais il ne pouvait rien pour échapper à l’étreinte implacable. Son visage se congestionnait, ses poings frappaient l’Adhan. Ce dernier s’en moquait, les coups étaient nettement moins brutaux que la torture qu’il venait de subir. Il ne pensait plus qu’à tuer, tuer, tuer. Hégel ne pouvait appeler à l’aide, il n’avait plus assez d’oxygène pour crier. À force de tressautements, son précieux casque finit par glisser de son crâne. L’ecclésiaste posa les mains sur ses trous d’oreilles que la puissante magie curative de la Guelfe Blanche s’était avérée incapable de réparer. Même dans cette situation extrême, infiniment désespérée, il ne put faire autre chose que de couvrir ses mutilations de ses mains tremblantes. Cela ou autre chose, de toute manière, aucune importance. Cellendhyll poussa un bref cri rageur en libérant ses dernières forces. Un violent mouvement de torsion des chevilles et la nuque du cardinal céda dans un claquement sec d’os brisé. Son corps sans vie s’écroula aux pieds de l’Adhan. * Terrassé par l’effort extrême qu’il avait fourni, Cellendhyll retomba dans l’inconscience. Quelques minutes plus tard, lui sembla-t-il, il se réveilla en sursaut. Rien n’avait changé dans la pièce. Il était toujours attaché. La dépouille d’Hégel, cardinal de l’Orage reposait à ses pieds… Une nouvelle offrande à la Mort, sa complice de toujours. L’Ange ignorait de combien de temps il disposait avant que quelqu’un ne vienne. Il ignorait où il était, s’il était en état de s’enfuir, ni même s’il pourrait tenir sur ses jambes. Il tira sur ses bras, donna des coups de reins vers le haut jusqu’à finir par agripper le crochet du plafond. Il se hissa et se laissa retomber tout en rejetant ses mains au-dessus de sa tête. Il réussit à se libérer du crochet et le cadavre d’Hégel amortit sa chute. Pas assez, cependant. Laminé par les douleurs qu’il venait de réveiller, l’Adhan s’évanouit une nouvelle fois. Chapitre 36 Il se réveilla sans savoir s’il avait dormi une minute ou une heure. Allez, bouge-toi, tu dois sortir d’ici, sinon tu es mort ! Était-ce la voix du Chaos qui s’exprimait ainsi ou sa propre conscience ? Il se débarrassa sans difficulté des liens distendus qui l’entravaient encore et se traîna jusqu’au robinet où il se mit à genoux pour boire avidement. Hors de question de s’asseoir, il risquait de ne pas pouvoir se relever tant ses muscles et ses nerfs lui faisaient mal. Ses vêtements se trouvaient dans un tiroir du bahut. Il passa le pantalon, la chemise et les bottes, tant bien que mal. Aussi précautionneux qu’un vieil homme. Tant pis pour la veste, le gilet et le manteau, si luxueux soient-ils. Trop lourd à porter ou trop encombrant. Bouclant son ceinturon, il s’empara de sa Belle de Mort. Il avait tout de suite vérifié qu’elle était là, rangée à côté de ses habits. La dague sombre vint naturellement se nicher dans la paume de sa main gauche. En éveil, d’une manière ou d’une autre. De l’empoigner, de sentir le contact du manche en peau de requin, lui redonnait une certaine confiance. Il vint contempler la dépouille d’Hégel, ses traits enlaidis par la mort, son crâne formant un angle droit avec ses épaules, sa langue, violacée, qui pendait hors de sa bouche. Et Cellendhyll lui cracha au visage. Un de moins sur ma liste. * Il déverrouilla la porte, l’entrouvrit à peine, le temps de guetter les bruits du couloir. Silence. Tant mieux. Il ouvrit plus largement. Le couloir s’avérait désert. Il se glissa à l’extérieur et re-verrouilla derrière lui. Plus tard on découvrirait la dépouille du cardinal et plus il aurait de chances de s’évader. Un sombre et long passage de pierre grise et nue. À droite, tout le long du mur, les portes de cellules semblables à la sienne, il put vérifier qu’elles étaient vides. À gauche, tout en haut des murs, des soupiraux grillagés. Les rais d’Yrénas la Blanche et Felleyran la Bleue les lunes régnantes du Plan Primaire, se déversaient en oblique dans le couloir dépourvu de torche mais suffisamment éclairé par cette lueur à deux tons. Dégrafant sa chemise, Cellendhyll s’empressa de livrer son torse et son visage à leur influence – activant ainsi le pouvoir de son cœur second, son cœur de Loki. Mais le temps lui manquait et l’endroit n’était franchement pas approprié pour s’y attarder. Cellendhyll attendit juste que les vertiges cessent. Les douleurs avaient un peu reflué. Un peu seulement, comme provisoirement muselées par le pouvoir lunaire. Cela ne suffirait certes pas à le guérir de ce qu’il avait subi mais c’était toujours mieux qu’un coup de hache en plein visage. Adoucissement temporaire, rien de mieux à en attendre. Il pouvait tenir sur ses jambes, au moins, et ses muscles répondaient, bien que rétifs à ce qu’il osait leur infliger. Il était donc dans un sous-sol, toujours sur le Plan Primaire, mais où exactement ? Les deux possibilités les plus vraisemblables étaient soit la capitale de la Lumière, soit l’ambassade de Gar-Vallon. Les geôles de la cité de Lumière ne ressemblaient pas à celles-ci – il avait eu le temps d’y séjourner après la trahison de Ghisbert de Cray, quelque onze années auparavant. De toute manière, en attendant d’en découvrir plus, il devait rejoindre le rez-de-chaussée. Tout en remontant le couloir, l’Ange prit soin de s’arrêter au moins quelques secondes à chaque fois dans les intervalles de lumière. Il en profitait pour reprendre son souffle. Il ne voulait pas perdre de temps mais ces haltes lui permettaient de retrouver un peu d’énergie, suffisamment, espérait-il, pour se sortir de ce noir guêpier. S’appuyant sur le mur, il se mit à avancer le plus furtivement possible, tous ses sens en éveil. Sa dague en main lui insufflait confiance, c’était bien le seul point positif. * À force de bains de lumière lunaire, il finit par se sentir assez bien pour se livrer à quelques étirements. Les marbrures rougeâtres qui déparaient son corps avaient disparu. D’après ce qu’il pouvait apercevoir de l’extérieur, le ciel nocturne commençait à s’éclaircir. Le jour n’allait pas tarder. Les ambassades de l’Empire étaient toutes bâties sur le même modèle, ce que l’Ombre du Chaos n’ignorait pas. S’il était bien détenu dans un tel endroit, il saurait quelle voie emprunter pour sortir du bâtiment. Parvenir à le faire serait une toute autre histoire. Il se sentait incapable de se battre, le problème était là. Il était en territoire ennemi, sans le soutien de ses Spectres au moment où il en avait le plus besoin. Mais s’apitoyer sur son sort n’était pas son genre. Tant qu’il vivrait, il lutterait pour survivre. Il l’avait prouvé à maintes reprises. Il venait de remonter un second couloir perpendiculaire au premier, au bout duquel, s’il ne se trompait pas, il devait normalement trouver l’escalier menant au palier supérieur. La salle d’entrée à l’escalier serait-elle gardée ou non ? Il raffermit sa prise sur sa dague. Il se sentait encore un peu mieux, comme si, à l’instar de son cœur de Loki, l’arme lui donnait une part de sa mystérieuse énergie. Il ne pouvait que s’en féliciter. La salle, effectivement. Gardée, bien sûr, par trois sicaires de l’Orage. Cela aurait été trop beau qu’il puisse sortir sans aucune confrontation. Il devait agir vite, sous peine de perdre le peu d’énergie qu’il venait de recouvrer. Il devait s’échapper de ce lieu avant que le bâtiment ne s’éveille, sous peine d’être découvert. Comment la jouer, celle-là ? Je ne vois pas. Je suis coincé, incapable d’affronter ces gardes dans mon état actuel. Lance-moi… Avait-il rêvé ce qu’il venait d’entendre au fond de son esprit. Cette voix fantomatique qu’il n’avait jusqu’alors jamais perçue ? Lance-moi… avait-elle murmuré. Soit, qu’avait-il à perdre ? Il ne rêvait pas, cette voix désincarnée venait bien de sa Belle de Mort, et jusqu’ici l’arme étrange l’avait servi au-delà de ses espérances. D’un geste plus raide qu’il n’aurait voulu, Cellendhyll projeta sa dague en direction du garde de gauche. Un tir correct. Pas plus. Qui devint plus que parfait lorsque la dague dévia légèrement de la trajectoire insufflée par l’Adhan pour aller trancher la gorge du sicaire visé. Avant de rebondir dans l’air pour faire subir le même sort au deuxième moine et, enfin, de filer se planter dans le cœur du dernier. Les trois Lumineux s’écroulèrent dans le même souffle. Par l’Épée de Lachlann ! Cellendhyll écarquilla ses yeux. La lame noire était restée en l’air, flottant à mi-hauteur devant lui, sans plus bouger. — Euh… dague ? Tu es là ? Il se sentait ridicule à lui parler ainsi, d’autant que la Belle ne répondit rien. Hésitant, il récupéra l’arme qu’il examina d’un air perplexe. Elle lui semblait plus chaude que d’ordinaire mais rien de plus à signaler. Il verrait cela plus tard, pas vraiment le temps de se livrer à des expériences. Il tira les dépouilles dans un réduit attenant à la salle, épongea le sang versé à l’aide de leurs tuniques et brisa la clé à l’extérieur de la serrure qui fermait le réduit. Il s’assit au bas des marches, ensuite, loin d’avoir retrouvé ses forces. Il sentait toutefois son cœur second pulser avec un élan accru. Il s’engagea dans l’escalier. Ce dernier était éclairé de lampes à huile accrochées tous les six mètres. Cette fois, l’Ange prenait garde à avancer d’ombre en ombre. Personne en haut des marches. Le second étage. Il s’engagea dans un couloir similaire aux précédents. Une intersection. Il emprunta le passage de gauche. Des portes, de part et d’autre du couloir. Fermées heureusement. L’Ange les dépassa sans bruit. Des portraits du Patriarche décoraient les murs à intervalles réguliers, un style de décoration propre aux ambassades, ce qui accréditait sa thèse, de quoi l’encourager. Nouvelle intersection. Un bruit de pas. Cellendhyll n’eut pas le temps de se cacher. Une silhouette apparut au croisement. Raknar se dressait en face de lui. Son large visage se plissa de surprise avant de s’étirer d’une joie mauvaise. — C’est ma soirée, décidément, grasseya-t-il. On vient de me payer une belle somme pour avoir averti du moment où tu sortirais de l’hôtel de ville, on me convie à un bon repas, puis à venir te dire un petit bonjour dans ta cellule. Je descends pour te rejoindre, regrettant qu’on m’ait refusé le droit de passer un peu de temps avec toi, seul à seul pour un petit tête-à-tête. Et voilà que je te croise, en liberté, et sans témoin. Juste toi et moi. Tu es visiblement en piteux état, Carnage, c’est encore mieux. Je vais me faire un plaisir de te massacrer de mes poings ! Musclé comme il l’était, il suffirait à Raknar d’un coup, d’un seul, pour vaincre l’Ange. Ce dernier ne serait même pas en mesure de le parer. Dague, j’ai besoin de toi ! La Belle de Mort resta inerte. Estimait-elle qu’il était de taille à remporter ce duel ? Si oui, elle se trompait lourdement. Ou bien encore avait-elle épuisé tout son fluide lors du combat précédent ? Fermant ses poings noueux, Raknar avança sur lui. Avec maladresse, Cellendhyll se ramassa en posture de défense. À quoi bon dégainer son arme, il n’aurait pas la force de s’en servir. Mais soudain son cœur second fit parler son pouvoir, inondant le corps de Cellendhyll, ses muscles et son esprit, d’une formidable décharge d’énergie. Cette aide inespérée, ce nouveau talent, tombait à point nommé. Cellendhyll se redressa, ses yeux de jade étincelèrent, avant de s’étrécir : — Ainsi, tu m’as trahi, Raknar ? Ainsi, tu veux m’affronter ? Tu vas être comblé, mon vieux ! Le combat devait être le plus bref et le plus silencieux possible. Cellendhyll n’avait pas le temps de se plonger dans le zen. Du reste, le prix à payer pour l’usage de la transe guerrière risquait d’être bien trop lourd à payer. Raknar était à trois pas. Il se figea, surpris par le changement opéré chez l’Adhan, interpellé par cette puissance sauvage qui venait de naître. Cellendhyll rit. Pas pour se moquer de son adversaire mais parce que cette vague de puissance qui l’animait le rendait euphorique. L’Ange bondit sur le Protecteur. Raknar leva le poing droit pour frapper au visage. Pitoyable. Cellendhyll leva sa main gauche en parallèle et coinça le bras du guerrier sous le sien. Il poussa vers le haut, contraignant son adversaire à s’arquer en arrière, sous peine de voir son bras se briser Et sa dextre frappa, la paume ouverte, à la base du nez de Raknar, au centre du sillon nasolabial. Le Protecteur mourut sur le coup, la cervelle laminée par les éclats de cartilages. Une porte s’ouvrit à la volée dans le couloir, et deux sicaires en sortirent, la mine ensommeillée. Toujours porté par son élan de puissance, l’Ange se jeta sur eux. La dague sombre était de retour dans sa senestre. Elle s’enfonça jusqu’à la garde dans le nombril du premier moine-guerrier, tandis que d’un coup de botte, Cellendhyll projetait le second contre le mur opposé. Il remonta sa lame vers le plafond, éventrant son adversaire. Il se retourna juste à temps pour parer l’attaque du deuxième sicaire, revenu à la charge, sa masse d’arme lancée dans un arc de cercle destiné à lui fracasser le torse. L’Adhan savait qu’il ne pouvait parer une attaque aussi puissante avec sa dague. Il se laissa tomber sur un genou, la masse passant au-dessus de lui, et se redressa aussitôt, puisant toute l’énergie qu’il pouvait mobiliser. Sa paume libre percuta l’homme sous le menton, le faisant décoller du sol. Et retomber sur le dos, les vertèbres brisées. Même le zen ne lui aurait pas conféré une telle vitesse. C’est alors que son cœur second cessa de le soutenir, ayant donné tout ce qu’il pouvait. Cellendhyll s’effondra, privé de force. Des points noirs dansèrent devant ses yeux ; il avait le vertige. Reprends-toi ! Vite, avant qu’il ne soit trop tard ! Il parvint à se redresser sur un genou, la main appuyée contre le mur. Il y avait du sang plein le couloir, les trois dépouilles jonchaient le sol. Allez, bouge ! Il se hissa contre le mur, les jambes tremblantes. Il secoua la tête pour éclaircir sa vision. Laissa passer une vague de vertige. Réveillées, ses douleurs l’élançaient sourdement. Il se sentait si las. Il n’avait qu’une envie, dormir. Sors d’ici et tu pourras dormir tout ton saoul. Il laissa les cadavres en place, n’ayant pas la force de les déplacer. Le temps jouait contre lui. Le matin était proche, trop proche, alors qu’il lui restait tant de chemin à faire. Chapitre 37 La salle de garde du deuxième étage se révéla vide. Cellendhyll se hâta de la traverser et de monter l’escalier vers le palier supérieur. La présence de Raknar l’avait confirmé, l’Ange se trouvait bien dans l’ambassade de Gar-Vallon. Un nouveau couloir, éclairé à la lampe, qui n’en finissait pas, flanqué d’une dizaine de portes latérales. S’il en avait eu la force, l’Ange aurait couru. Ce n’était pas le cas. Il avança, tel un vieillard perclus de rhumatismes. La troisième porte à droite. Des voix, de l’autre côté de la porte. Un homme, une femme. Des rires. Un bruit de sommier. Cellendhyll retint un soupir de soulagement. Un pas après l’autre, la main longeant le mur. Un pas, puis l’autre, un effort si important qu’il mobilisait toute sa concentration. Il finit par arriver au bout du couloir. Restait à franchir la salle de garde de l’étage. Cellendhyll passa une tête prudente dans l’embrasure. Trois gardes, encore. Pas des sicaires, mais des chevaliers. Brandis-moi. Avance… Ils ne te verront pas. Aucun doute, cette fois, c’était encore elle. La voix de sa Belle de Mort. Il n’hésita pas, il savait que l’arme étrange représentait son seul recours. Brandissant sa dague tel un flambeau, il s’engagea dans la salle, droit vers les escaliers. La Belle de Mort luisait d’un halo noir qui les enveloppait, elle et lui. Les gardes discutaient entre eux, assis sur des chaises. Cellendhyll ne prêta aucune attention à leurs propos, il se focalisait sur leurs regards. Il passa devant eux sans qu’ils réagissent. La dague le camouflait donc, comme elle était capable de se camoufler aux yeux du monde. Merci, dague. L’arme ne répondit rien. Cellendhyll était arrivé en bas des marches, il les gravit sans attendre. Le rez-de-chaussée. La sortie, toute proche. La dague cependant, se mit à clignoter puis à s’éteindre. L’écran de camouflage noir s’évanouit. De dépit, Cellendhyll faillit jeter sa lame contre le mur. Il avait compté sur elle pour franchir le dernier couloir, celui qui le menait à la délivrance et voilà qu’elle le laissait tomber ! Il posa le pied sur le palier, passa la tête derrière une plante pour étudier les lieux. Un hall aux murs et au sol de marbre d’un luisant bleu foncé. Au bout de la pièce, ces doubles portes vernies qu’il avait cru pouvoir franchir. Un couloir partait de chaque largeur de la pièce. Les portes étaient gardées. Quatre sentinelles portant le surcot du Soleil Flamboyant, des gardes impériaux, ceux-là. Armés d’épées longues et de dagues, le buste et les bras protégés de mailles argentées. L’Ange entendit un bruit de pas, venu du couloir derrière lui à sa droite. Il se précipita sur les marches menant au premier étage. Il se sentait mieux. Suffisamment pour presser le pas. * Le palier du premier étage était désert. Un nouveau couloir, large, percé de portes et de grands vitraux. Un homme sortit d’une chambre et tomba nez à nez avec l’Adhan. Qui lui cogna le front du pommeau de sa dague, avant de le projeter en arrière d’un coup de botte. L’homme explosa l’un des vitraux, pour aller s’écraser sur les pavés de la rue. Une porte claqua dans le dos de l’Adhan. — Comment t’es-tu libéré ? Où est le cardinal ? Siméus était là, devant lui. Torse nu, pantalon et bottes de cuir bleu foncé, exposant un puissant poitrail soigneusement épilé. Il se déplaça pour lui barrer le passage. — J’ai réussi à le convaincre que tout ceci n’était qu’un regrettable malentendu, ironisa l’Adhan. Il m’a libéré. Nous avons bu un verre, il s’est excusé… Voilà. — Très drôle. Tu riras moins dans quelques instants… Enfin tu avais donc raison quand tu disais que nous nous reverrions, l’Adhan, mais je constate que tu n’es pas en état de m’affronter. Tu ferais mieux de te rendre… Dague, une idée ? Non, bien sûr, tu me laisse me débrouiller seul ! Cellendhyll releva pourtant sa lame : — J’ai ma dague et tu es désarmé, je suis prêt à tenter ma chance. — Je préfére te prendre en vie, ne m’oblige pas à te faire mal. — Tu m’as déjà fait mal, Siméus, nous sommes en compte. — Tu l’auras voulu. Le chevalier leva sa dextre et se concentra, fronçant les sourcils, plissant le front. Une irruption de lumière douce berça sa paume, pour s’affiner le temps d’à peine quelques secondes en une épée longue, tissée entièrement de mana bleu. Siméus n’avait pas fini : un écran protecteur doré se mit à scintiller tout autour de lui. Une épée de Foi ? s’exclama intérieurement l’Adhan. Un bouclier de Justice ? Comment est-ce possible ? Ce sont là des techniques de paladin. Le chevalier de Nilfær sourit : — Je te le répète, tu n’es pas en état. C’est fini pour toi. Quelque chose attira l’Ange à la périphérie de son regard sur sa gauche, au pied de l’escalier supérieur, hors de vue du chevalier. Cellendhyll étrécit les yeux et lâcha un petit ricanement : — Je ne suis pas en état, c’est vrai… Mais eux, ils le sont ! Il désigna la cage d’escalier. S’y tenaient Khorn, Dreylen et Faith, leurs faciès animés d’une détermination farouche. — Que la Lumière te brûle, l’Adhan ! Dreylen agita les mains. Deux dagues de jet jaillirent vers Siméus. Ce dernier ne fit rien pour les éviter. Son bouclier crépita lorsque les lames le percutèrent, avant de rebondir, leurs lames ébréchées. Faith accourut vers Cellendhyll pour l’aider à se mettre hors de portée. Khorn se jeta sur le chevalier, sa hache en diagonale basse. Siméus para de son épée, Dreylen était sur lui, il frappa de la sienne. L’écran protecteur détourna la lame, mais sa lumière s’affaiblit. Siméus repoussa Dreylen d’un coup d’épaule. Ce dernier partit en arriére, amortit sa chute d’une roulade et repartit à l’attaque. Khorn revenait à la charge. Le Lumineux se fendit dans sa direction et Khorn sauta de côté, bien plus agile que ne laissait présager sa corpulence. Au passage, il fouetta le bouclier magique. Ce dernier tint bon mais perdit encore un ton de puissance. Siméus jura et recula dans le couloir qui se terminait en cul-de-sac. Dreylen lança une nouvelle dague, imité par Faith. Le bouclier de Justice avait livré ses dernières forces, il s’éteignit. — Viens m’affronter, maintenant ! gronda Khorn en faisant virevolter sa hache de bataille devant lui. Siméus foudroya Cellendhyll des yeux, avant de sauter à travers le vitrail le plus proche. — Ça va, commandant ? s’inquiéta Faith, le regard plaqué dans les yeux de l’Adhan. Vous avez une sale mine. — Bien mieux depuis que vous êtes là, ma belle. Vous m’expliquerez plus tard… Filons d’ici, ils ont dû donner l’alerte avec tout ce bruit. — Ne vous inquiétez pas, on a prévu une diversion, sourit Bodvar. Cellendhyll aurait voulu demander laquelle mais il n’en avait pas l’énergie. Si son moral avait grandement remonté depuis que ses Spectres étaient apparus, son corps n’était plus qu’une enveloppe privée d’énergie. Il avait épuisé ses dernières réserves en quelques phrases. Son cœur second l’avait aidé, certes, mais il avait cessé d’agir au départ des lunes, dont il tirait son pouvoir. Élias et Bodvar arrivèrent des escaliers supérieurs, lames à la main. — Venez, ne nous attardons pas ici, fit observer Élias, dont le visage s’éclaira à la vue de l’Adhan. — Menez. Moi. Renard Rouge, murmura Cellendhyll. Le corps brûlant de fatigue, il s’écroula, rattrapé au dernier moment par Bodvar. * Les cris des Lumineux résonnaient, venus d’en bas. — Bod’, tu le portes, décida Faith. Khorn, Dreylen, allez les ralentir. Donnez-nous cinq minutes et retrouvez-nous sur le toit, comme convenu. On a le commandant, on dégage ! Allez ! Allez ! — Viens, Drey’, ricana le guerrier noir. On va rigoler un peu. Tandis que l’Adhan était escorté vers le toit, les deux guerriers dévalèrent les marches jusqu’au palier inférieur. À peine l’avaient-ils atteint que six gardes lumineux arrivaient de l’étage inférieur. Dreylen avait épuisé ses dagues de jet, il lui restait ses deux épées courtes qu’il dégaina d’un geste souple, avant de se mettre en position, l’une de ses lames formant une ligne horizontale à l’arrière de sa tête, l’autre le long du corps, en prise inversée. Son beau visage était figé sur un rictus qui n’annonçait que détermination et cruauté. Khorn lâcha son gros rire, comme chaque fois au contact du danger. Il se campa dos à la montée, et sortit une petite pierre ronde qu’il se mit à passer sur la double lame de sa hache. Incrédules, les soldats de la Lumière se regardèrent les uns les autres. Khorn finit d’aiguiser son arme. Il rangea sa pierre, et empoigna le manche torsadé de noir de la hache, qu’il se mit à faire tournoyer devant lui, en amples moulinets d’acier mat. Les gardes se regardèrent une nouvelle fois avant de tourner casaque, bien heureux de pouvoir échapper aux deux guerriers du Chaos. Dreylen et Khorn échangèrent un éclat de rire. Il était temps de rejoindre les autres. * Sur le toit de l’ambassade, les Spectres, au complet, se tenaient sur une terrasse rectangulaire au sol d’ardoise entourée d’un muret protecteur et percée par les conduits massifs des cheminées. Un quatuor de gardes reposait dans un coin, liés et bâillonnés. — Lhaër, maintenant ! clama Faith, à peine Dreylen et Khorn furent-ils arrivés. La rousse n’attendait que le signal. Elle jeta devant elle la torche qu’elle venait d’allumer. Une ligne de feu vert s’embrasa d’un trait avant de dévaler les escaliers, se nourrissant du liquide poisseux que les Spectres avaient répandu aux trois étages supérieurs, le long des murs et des escaliers. Sans connaissance, Cellendhyll reposait entre les bras puissants de Bodvar, qui le couvait comme il l’aurait fait d’un nourrisson. Lhaër n’en resta pas là. Elle tira des sphères en terre cuite de sa besace qu’elle lança aussitôt dans les cheminées qui lui faisaient face. Un “woush” sifflant, étiré, jaillit des conduites en brique, suivi d’un nuage de fumée dense. — Bravo, ma biche ! s’exclama Bodvar. Ça va les occuper un bon moment ! — Le harnais, intervint Dreylen, tout en couvrant les escaliers de sa vigilance. De nouveaux cris s’élevèrent des étages inférieurs, de même que le son caractéristique des flammes en plein festin. De la plus haute des cheminées du toit partaient deux câbles étirés au-dessus du vide, arrimés à un autre conduit situé sur la bâtisse d’en face. Arc encoché, Melfarak se tenait là-bas, de l’autre côté de la rue. D’un geste, Faith lui indiqua que tout allait comme prévu. Tandis qu’Élias se servait des câbles pour traverser, Khorn fouilla dans le paquetage posé à ses pieds. Il en tira un harnais de cuir solide qu’il passa délicatement autour du torse de Cellendhyll. L’Ange fut ainsi arrimé entre les deux câbles à l’aide d’une corde et de mousquetons, puis tiré au-dessus du vide, pour être récupéré par Melfarak et son camarade. Un à un, le reste du commando suivit sur le second toit, couvert par l’archer. L’ambassade brûlait. Au rez-de-chaussée, le personnel courait se réfugier dans les rues, dans un désordre peu conforme avec les préceptes de la sainte Lumière. Les Spectres se regardèrent, le visage animé d’une satisfaction commune. Chapitre 38 La citadelle du Chaos. Revêtue d’un costume de cuir moulant violet – sa couleur du moment –, sa longue chevelure dénouée, soigneusement peignée, Estrée s’arrêta devant une porte ovale, taillée dans une écaille de dragon bleu azur, la plus rare des races draconiques. L’écaillé s’alluma et un filet de mana cerna la silhouette de la Fille du Chaos, la caressa de son halo de magie, tandis qu’elle était sondée sous toutes les facettes. Puis, la porte s’effaça en silence, laissant libre passage. La jeune femme entra. Le duc Elvanthyell, souverain de la Maison d’Eodh, possédait une suite aux étages supérieurs de la citadelle, dans l’aile de son clan. Une simple suite, alors qu’il aurait pu disposer d’un étage tout entier eu égard à son rang. Comme les autres maîtres des factions du Chaos, le Puissant disposait également d’un palais d’été, profondément enfoncé au milieu de la vaste et sauvage forêt de Streywen. Son palais sylvestre comme il aimait à le surnommer, séduit malgré lui par les mœurs et coutumes sylvaines, qu’il avait adaptées selon ses propres besoins. Il possédait également une résidence d’hiver qu’il ne fréquentait d’ailleurs qu’assez peu depuis son veuvage. Une simple suite ? Pas vraiment, en vérité. La pièce principale, dans laquelle la jeune femme se trouvait, faisait trois cents mètres au carré, avec un plafond culminant à une bonne trentaine de mètres, structurée d’arches régulières qui rehaussaient des murs en cristalune pur. Les couleurs dominantes étaient le bleu nuit, le vert canard et l’or, mêlés au brun résineux du bois de charango. Diffusée par des éclats de gemmelitte taillés en étoile, fichés dans les parois et le plafond, la lumière douce donnait l’impression d’être entouré du firmament d’une nuit d’été. Séparant la pièce en différents secteurs, de hautes tentures en soie diaphane, mauves, bleues ou moirées, tombaient majestueusement du plafond jusqu’à caresser le sol, animées d’un vent léger tissé de magie. Nul garde, nulle vigie magique pour garder l’intérieur, Estrée l’avait vérifié à maintes reprises. À droite de l’entrée, parallèle au mur, un bar en pierre translucide offrant tous les alcools possibles, tous les vins, toutes les liqueurs, tous les cordiaux imaginables. À gauche, un rectangle composé de divans et de chauffeuses, dévolu au confort des occupants. Au centre du lieu, sur une estrade de bois laqué, trônait l’immense lit du duc ; un disque de six mètres de diamètre, drapé de soie rubis. L’endroit favori d’Elvanthyell pour nourrir ses appétences de chair et de jouissance, réputées intenses. Le lit était soigneusement fait. Le duc n’y dormait jamais, Estrée le savait. Il préférait s’abandonner au sommeil dans une pièce ou l’autre de son domaine, au gré de son humeur, suspendu en l’air, maintenu par le confort étrange d’un matelas tissé de son mana, cocon invisible, caresse parfaite. Dans le coin droit, au fond de la pièce principale, un grand bassin d’une eau pure fleurant la lavande ; une vasque en forme de coquillage qui pouvait se transformer en bain à remous. À l’opposé, cernée d’une haie de voilages, une exposition de statues en pied reposant sur des estrades de bois blanc, d’esquisses au fusain accrochées sur des panneaux laqués et de vases antiques érigés sur des guéridons ouvragés – précieux témoignages de l’art avallancien, kôdo ou prilan. Outre l’entrée, trois ouvertures sombres et ovales creusaient les murs. Ces passages menaient à une bibliothèque, une salle d’eau, une salle de travail et un fumoir – sans compter la terrasse. Il n’y avait pas de cuisine. Lorsqu’il désirait à manger, le duc était servi directement par un monte-plats qui s’ouvrait dans le salon. Les nerfs à fleur de peau, hérissés par son cocktail de drogue devenu habitude de vie, Estrée s’avança lentement dans la pièce, prenant le temps d’en réexaminer les apprêts. Elle savait son père absent, invité à l’une des réceptions mensuelles qui rassemblaient les seigneurs de clans – majeurs et vassaux –, cette dernière organisée en l’occurrence par le duc de Trémayne. Et si jamais elle se faisait surprendre, elle pourrait toujours prétexter une visite de courtoisie, certaine que son père serait ravi de la voir sauf, évidemment, si ce dernier la prenait à piller ses affaires. L’héritière se laissa peu à peu gagner par l’atmosphère apaisante qu’avait toujours recélée pour elle le sanctuaire du chef d’Eodh. Cet endroit où, déjà, petite, elle venait se réfugier pour échapper à l’un de ses précepteurs trop ennuyeux, l’endroit où elle se rendait, enfant, pour quémander un câlin, une embrassade. Mais ce soir, elle ne venait ni pour le réconfort, ni pour voir son duc de père. * Ne perds pas de temps, tu sais pourquoi tu es là ! La Fille du Chaos gagna le coin des sculptures, s’arrêtant devant celle du fond ; un faune kôdo au sourire ironique mais sensuel. Elle fit tourner la main d’albâtre de la statue, provoquant un léger courant d’air, qu’elle sentit naître juste derrière elle. Estrée se retourna et glissa dans la colonne d’air invoquée, amorça un léger saut vertical et se laissa emporter par le souffle ascendant du mana. Elle fui ainsi hissée jusqu’à un palier conçu pour être invisible du dessous, juste sous le plafond, une plate-forme ouverte sur deux côtés, surplombée d’une rotonde de cristalline. Cette dernière dévoilait le ciel nocturne emperlé d’épais nuages bleu pâle au milieu desquels brillait Valistar, la lune du Chaos. La jeune femme gravit les six marches qui menaient à la rotonde. Elle connaissait parfaitement l’endroit. Petite fille, puis adolescente, Estrée avait conçu pour son géniteur une passion idolâtre. Elle le suivait partout, l’épiait autant que possible. Elle avait ainsi fini par trouver le havre secret du duc Elvanthyell, et en avait fait son propre refuge… Un niveau secret de trois mètres de diamètre, avec la table de travail en vieux chêne, le fauteuil pivotant, les quelques rayonnages de pin et le portrait au fusain d’Ylandrys, la défunte mère des deux enfants d’Eodh, Estrée et Morion. Ce lieu caché représentait pour la jeune femme un répit dans le tourbillon de sa vie. Elle en soupira d’aise, gagna le fauteuil, et saisit la veste d’épais velours noir accrochée au dossier. Elle l’enfila comme lorsqu’elle était petite, pour retrouver l’odeur rassurante de son père, ce mélange de cèdre et de menthe. Puis, elle s’assit au bureau et entreprit d’en ouvrir les tiroirs. Le contenu hétéroclite qu’elle découvrit ne lui était d’aucun intérêt. Diverses reliques récoltées par Elvanthyell durant ses voyages – c’était l’un des rares Puissants à daigner quitter son Plan-maître – souvenirs et non artefacts de pouvoir. Elle se releva du fauteuil et s’intéressa aux rayonnages. Des livrets de poésie, des traités de philosophie ou de magie élémentaire, une douzaine de romans chevaleresques… Rien qui soit de nature à l’intéresser. Je suis pourtant certaine qu’il y a quelque chose, ici. Si Père conserve des informations sur le Chaos, ce dont je n’ai aucun doute, ce ne peut-être qu’à cet endroit, et pas dans sa salle de travail. Allez ma fille, cherche. Cherche et trouve ! Toujours couverte de la veste de son géniteur, Estrée passa ses mains le long des murs. Rien. Sous le bureau, non plus. Le portrait de sa mère ne contenait aucun document caché. Le sol, peut-être ? Non, toujours rien. Le fauteuil. Ne restait que lui. Estrée le tâtonna jusqu’à trouver un petit levier qui affleurait sous l’assise, qu’elle actionna. Un déclic se fit entendre, et un pan du mur disparut pour laisser apparaître un carré d’acier muni d’une molette graduée. Un coffre-fort avec combinaison à six chiffres. Voyons, se dit-elle, je connais assez mon père pour trouver le code. Essayons le plus évident. La Fille d’Eodh fit tourner la molette reproduisant la date de naissance de sa mère. Non. Elle essaya tour à tour la date où elle-même avait vu le jour, celle de son frère, puis celle de son père. Ce n’était pas ça non plus… Les chiffres de la mort de sa mère, encore un échec. Elle réfléchit un moment. Avant de se décider pour une nouvelle tentative, additionnant sa date de naissance avec celle de Morion. En vain. Elle rajouta celle d’Ylandris… Rien ne marcha. Une nouvelle inspiration lui fit alors soustraire les données de sa naissance à celle de son frère. Oui ! Un enclenchement métallique résonna et le coffre s’ouvrit enfin, découvrant un rayonnage horizontal. Une pile de documents y reposait. Elle les vérifia l’un après l’autre. Des rapports d’investissement sans grand intérêt pour elle. Ne restait que le dernier document, un dossier épais, manifestement une copie. Estrée la parcourut avant d’arborer un sourire triomphal. Voilà qui s’avère parfait ! Enfin, après tous ses efforts, depuis qu’elle s’était vendue aux Ténèbres, tous les risques encourus, l’héritière découvrait des informations en mesure de satisfaire ses exigeants alliés… Le positionnement économique et militaire des Maisons, clan par clan, avec un comparatif signé de la main de Morion, évoquant les forces et faiblesses des cinq familles autres que celles liées à Eodh. Par tous les Chaos, j’ai là matière à provoquer le véritable intérêt de Leprín et de son maître ! À moi d’en faire bon usage. Il va me falloir être habile car le Roi-Sorcier n’est certes pas un homme aisé à manier. Ne perds pas de temps ! lui souffla encore sa conscience. Ton père peut revenir n’importe quand. Elvanthyell, en effet, depuis son veuvage, pour peu qu’il s’ennuie, s’avérait capable de tout. Capable, par exemple, de quitter un dîner officiel en plein déroulement, sans donner d’explication, sans se soucier de l’opinion d’autrui. Le duc d’Eodh avait déjà agi de la sorte, à plusieurs reprises, sans qu’aucun des membres du Chaos n’ose lui en faire le reproche. Après tout, c’était le personnage le plus puissant de sa race et nul n’oserait critiquer son comportement, si bizarre soit-il. S’il revenait et la trouvait dans la salle du bas, sa fille ne risquerait rien. Mais s’il la surprenait ici, dans son lieu secret, cela risquerait fort d’éveiller sa méfiance. Elle ne devait en aucun cas s’attarder. Estrée sortit de son pourpoint une sorte de galet ovale qu’elle se mit à passer sur les pages du document, de haut en bas. Le pouvoir de la gemme diffusait une lueur orangée, emmagasinant ligne après ligne. Satisfaite, elle rangea sa pierre-de-copie, remisa les documents sensibles, referma le coffre, brouilla la combinaison. Puis, elle ôta la veste de son père pour la ranger. Le vêtement se prit dans l’un des accoudoirs et quelque chose tomba d’une poche. Un carnet à couverture argentée. Estrée le ramassa, l’ouvrit, le parcourut. Écarquilla les yeux de saisissement. Elle se rassit brusquement et ressortit sa gemme avant de s’empresser de la passer sur chacune des feuilles, soigneusement, presque fébrile, effarée devant la somme d’informations soudain offerte. Sa tâche accomplie, elle replaça le carnet dans la poche et remit la veste sur le dossier. Son esprit tourbillonnait. Elle avait présent en sa possession un trésor sans pareil, encore plus précieux que le dossier sur les clans. Elle qui avait déclaré au Roi-Sorcier courir après le pouvoir, elle venait d’en découvrir un levier formidable. Cependant, il lui faudrait du temps pour les assimiler, les tenants et les aboutissants de cette extraordinaire découverte. Une concentration sans faille. Son rire s’éleva, malgré elle, mais le son cristallin qu’il produisit n’avait pourtant rien de joyeux. L’illustre archimage, son géniteur, se révélait d’une inconséquence qu’on aurait pu qualifier de criminelle. Par tous les Chaos, comment peut-il laisser traîner un tel document ! Quel irresponsable ! Mais non, son père n’était pas si inconscient que cela, se gourmanda-t-elle alors. Nul autre que son frère ou elle-même n’auraient pu franchir la porte en écaille de dragon azur. Cette écaille de haut-draconique qui, à l’instar de la rouge qui barrait le bureau de Morion, incarnait bel et bien un gardien, prêt à réveiller sa puissance au moindre signe d’intrusion. Et vaincre une telle entité, pour peu que le défi soit possible, ne pourrait se faire sans ébranler la citadelle tout entière. De plus, la suite était protégée par un réseau invisible de protections runiques propres à interdire toute téléportation autre que celle du maître des lieux. L’héritière se morigéna. Elle savait Elvanthyell blasé de l’existence. Il s’ennuyait si facilement. Il avait tout vu, tout connu des plaisirs de l’existence. Ne prenait qu’une seule responsabilité réellement en charge, le destin de son clan, Eodh. Et encore déléguait-il une grande part de cette tâche quotidienne au si doué Morion, son fils. Distrait, léger, imprévisible, oui, le duc savait l’être. Mais il avait toujours veillé sans répit au bien-être de ses chers enfants. Quant à ses frasques sexuelles, elles ne choquaient aucunement sa fille. Elle-même s’adonnait au sexe avec une grande libéralité, par calcul, par plaisir, par désir d’abandon. À y bien réfléchir, d’ailleurs, elle préférait de beaucoup voir le duc se livrer à la débauche avec ses innombrables partenaires plutôt que de songer à se remarier. Car la jeune femme n’avait aucune envie de partager l’amour de son géniteur avec une autre personne que Morion. Estrée se savait depuis toujours couvée de l’amour paternel du chef de lignée d’Eodh. Elvanthyell lui passait toutes les folies, toutes les lubies, toutes les incartades. Elle était le portrait craché d’Ylandris, sa mère, lui murmurait-il souvent, la nostalgie ombrant son regard. Tu es si belle, aimait-il à lui répéter, lorsqu’il brossait son longue chevelure, avant le coucher, durant toutes ces années d’enfance et d’innocence. Cette innocence perdue aujourd’hui, balayée par la vie, le vice, la violence. Par le destin tourmenté qui emprisonnait la Fille du Chaos, l’étouffait chaque jour d’avantage. Je suis belle, peut-être, mais je me sens si seule ! Après un dernier regard à la lune fièrement érigée dans le ciel étoilé, Estrée se laissa capturer par la colonne d’air magique Elle redescendit dans la salle principale. La main de la statue retrouva sa position initiale. Elle quitta la pièce. * La jeune femme remonta les couloirs de la forteresse. Ses mains commencèrent à trembler, elle eut froid, soudain, vraiment froid. Le manque. Elle pressa le pas. De retour dans sa propre suite, elle se rendit directement à son bureau-coiffeuse. Elle posa sa pierre-de-copie, ouvrit l’un de ses tiroirs secrets, celui des opiacés, puis entreprit de préparer son habituel mélange. Elle dut s’interrompre, ses doigts agités de spasmes, la bouche tordue par les nausées. Alors elle sortit un petit sachet de sa réserve, destiné à ce genre de cas, dont elle inspira un bon tiers. Elle se laissa aller contre le dossier de son fauteuil, le corps, les sens, abreuvés de cette drogue qui la détruisait à petit feu. Une fois les effets du manque estompés, elle se mit au travail. Les informations du carnet de son père, tout d’abord. Sa pierre-de-copie en main, la Fille du Chaos se mit à reproduire les éléments dérobés sur un autre carnet, qu’elle avait choisi dans son propre stock pour la qualité de son vélin, épais et nacré. La transcription effectuée, elle en vérifia la qualité – différant toutefois l’examen approfondi qu’elle avait prévu. Dans la foulée, elle prit le temps de saupoudrer chaque page du livret, ainsi que sa couverture noire, d’une fine poudre vert clair, de manière à imperméabiliser le document tout en le protégeant du feu. La poudre sécha en quelques secondes, s’intégrant au vélin sans laisser la moindre trace. Estrée se permit alors une moue satisfaite avant de poser le précieux document sur le coin de son meuble. Elle s’occupa ensuite à retranscrire les éléments glanés sur les Maisons du Chaos. Il lui resterait à les parcourir attentivement, à les morceler, les édulcorer, avant de rédiger un dossier pour le Légat des Ténèbres. Ces informations-là, elle ne les livrerait qu’au goutte-à-goutte. Sa tâche achevée, elle rangea son matériel de copie dans l’un des tiroirs secrets du meuble, le dossier qu’elle destinait à Leprín dans un autre. Elle prit une douche, longue et brûlante, passa une robe d’intérieur en soie pervenche, brossa son abondante chevelure. Un verre de vin frais et liquoreux à la main, elle alla s’installer dans son grand lit, le dos calé sur un trio d’oreillers, le carnet étalé sur ses cuisses relevées. Estrée se mit à lire, enfin. Son front altier ombré d’une mèche de jais, barré d’un pli vertical de concentration, les yeux brillants d’un intérêt dévorant, d’un espoir encore chancelant, qui se mit cependant à croître à mesure de sa lecture, à croître à mesure du battement de son cœur ravivé. Elle ne comprenait pas tout, cependant, pas encore, il lui faudrait du temps pour le faire. Elle n’avait gardé pour s’éclairer que le seul bloc de gemmellite qui ornait son chevet. La lumière la frappait de profil, la transformant en une icône de beauté, fragile et torride tout à la fois, si forte d’une certaine manière, et pourtant si faible. La Fille du Chaos était captivée. Chapitre 39 Cellendhyll se réveilla dans une chambre, allongé dans un lit trop mœlleux à son goût. La lumière du jour filtrait par la fenêtre. Il reconnut la décoration. Lambris roux sur les murs, parquet de chêne vernis, tapis gris souris à bordure bleue, un lustre de cuivre et deux tableaux sans intérêt. Il se trouvait au Renard Rouge, donc toujours à Gar-Vallon. — Bienvenue, commandant, l’accueillit la douce voix de Lhaër. Heureuse de vous revoir parmi nous. Comment vous sentez-vous ? Installée sur une chaise, au bord du lit, la rousse lui souriait. Elle vérifia son pouls d’une main fraîche avant de hocher la tête. Cellendhyll s’ausculta mentalement, s’étira de tout son corps, avant d’annoncer : — Ma foi, à ma grande surprise, je me sens très bien ! Il ne ressentait ni douleur, ni fatigue. Cet état de grâce ne pouvait être dû à son cœur second, ce dernier n’agissant que la nuit, sous le pouvoir des lunes. — C’est toi qui m’as soigné ? — Qui d’autre ? sourit-elle encore. — Merci, Lhaër… Je peux bien te le dire : chaque jour je me félicite de t’avoir enrôlée chez les Spectres ! — Arrêtez, commandant, vous allez finir par me faire rougir. En tout cas, je n’ai jamais vu quelqu’un récupérer aussi vite que vous. Avec ce que vous avez dû subir, votre état de fatigue, je ne m’attendais pas à vous voir conscient avant ce soir, pour le moins. — Que puis-je te dire ? Une vie saine, un cœur pur, voilà tout. — C’est cela même ! L’Ange vit bien que la jeune femme rousse n’était pas dupe mais cela n’avait aucune importance. — En tous les cas, merci, grâce à toi, je me sens totalement rétabli… Au fait, où sont les autres ? — Sur le palier. Je les ai congédiés, ils voulaient tous rester à vous veiller. Mais ils sont inquiets, lui apprit-elle en se redressant. Il va falloir que je les rassure sur votre état, sinon ils vont finir par tout casser ! C’est alors que l’Adhan se rendit compte qu’il était nu sous les draps. — Lhaër, c’est toi qui m’as déshabillé ? Oui, avec l’aide d’Elias, énonça-t-elle, tout en se dirigeant vers la porte, qu’elle ouvrit. Je dois dire que j’ai vu foule d’hommes nettement moins bien bâtis que vous ! L’Adhan n’eut pas l’occasion de répondre. Les Spectres entraient, la mine hésitante. — Je vais très bien, alors cessez de vous tracasser ! leur sourit l’homme aux cheveux d’argent. Il eut aussitôt droit à un arc-en-ciel d’expressions réjouies. — Allez-y, poursuivit l’Adhan, racontez-moi… Comment se fait-il que vous m’ayez trouvé à l’ambassade de la Lumière ? Et qui plus est à point nommé pour me sauver ? — Bah c’est simple, commandant, rétorqua Bodvar, nous sommes allés au Renard Rouge, comme convenu. Nous avons commencé à faire la fête, vous auriez dû voir ça ! — Vous deviez nous retrouver à l’auberge. À force de vous attendre, nous avons fini par nous inquiéter. Les filles, surtout. Elles nous ont harcelés jusqu’à ce que nous cédions ! Faith donna un coup de coude dans les côtes d’Élias, interrompant son explication. — Nous sommes allés à l’hôtel de ville… poursuivit Khorn. Le réceptionniste de nuit nous a appris que vous étiez parti, et depuis longtemps. — Là, commandant, on a vraiment commencé à se faire du mouron, indiqua Melfarak. — Alors nous avons rassemblé nos maigres intellects et nous avons réfléchi, sourit Lhaër. La piste la plus évidente à suivre était l’ambassade de la Lumière. Nous avons estimé que s’il vous était arrivé quelque chose de néfaste, l’Empire ne pouvait qu’être impliqué. Ne trouvant pas d’autre alternative, nous nous sommes décidés pour l’action et nous avons préparé un plan d’infiltration des lieux. — On était prêt à tout pour vous délivrer, à brûler le bâtiment si nécessaire ! — Je te signale, Bodvar, que c’est exactement ce que nous avons fait, le coupa la rousse, les yeux et les lèvres plissés d’ironie. — Donc, nous avons lancé l’expédition, enchaîna Faith. En passant par les toits. Notre chère Lhaër a désactivé les glyphes de garde, Melfarak a assommé les sentinelles avec ses flèches-tampons. Ensuite, nous sommes descendus dans le bâtiment, et nous vous avons trouvé. Sans avoir à vous chercher, d’ailleurs ! Vous semblez avoir fait vous-même la plus grande part du travail. Enfin, nous vous avons exfiltré et ramené ici… C’est tout. — Voilà ! grommela Bodvar. Tout ceci, j’aurais pu vous l’expliquer moi-même, si on m’avait laissé parler ! — Dites-moi, reprit Cellendhyll, et si je n’avais pas été dans l’ambassade ? Et si la Lumière n’avait rien eu à voir avec ma disparition ? Y avez-vous songé ? — Oui, grimaça Khorn. Mais nous avons préféré prendre le risque, à l’unanimité. En plus, on n’a tué personne sur place, juste assommé les Lumineux, rien de bien méchant… Cellendhyll les jaugea un temps de cet air austère dont il avait l’habitude, avant de s’exclamer d’un sourire chaleureux : — Bien joué, les enfants ! Sans vous, inutile de cacher que j’étais perdu ! — Pas de problème, commandant. Comme on vous l’a dit, on tient à vous ! — Cette pensée me touche, Bodvar… Mais ne croyez pas pour autant que cela va vous permettre de vous la couler douce ! — Pas de risque, ricana Faith, on vous connaît trop bien pour ça ! La guerrière lui adressa un sourire particulièrement intense. Terriblement troublant. — Dites, vous avez vraiment fait brûler l’ambassade ? relança Cellendhyll, espérant avoir été le seul à capter l’expression de la jeune femme. Il eut toutefois du mal à s’extraire du pouvoir séducteur sécrété par ce regard au violet soudain si soyeux. — Ben oui, commandant, répliqua benoîtement Bodvar. C’était justement ça la diversion prévue ! — Et comment avez-vous déclenché cet incendie ? — C’est Lhaër, révéla Dreylen. Notre dame rousse ne fait pas que des potions de soin, vous le saviez ? — C’est vrai, expliqua la rousse. En songeant à l’alchimiste de la Lumière, j’ai préparé quelques mixtures de mon invention que nous avons répandues dans le bâtiment et les cheminées. Ce genre de préparation était une première pour moi, mais cela s’est révélé très efficace, je l’avoue… Tout en s’étirant, Cellendhyll prit le temps de songer à l’ironie de la situation. Lors de sa dernière mission, avec l’aide de Gheritarish, il avait incendié de fond en comble l’ambassade des Ténèbres de Véronèse. Aujourd’hui, par un tortueux détour du destin, c’était l’ambassade de la Lumière qui subissait le même sort. — Inutile de vous louanger plus longtemps, reprit l’Ange, cela risque de vous monter à la tête. Nous pouvons rentrer à la forteresse, à présent. Laissons la Lumière se débrouiller avec les autorités locales, cela ne nous regarde plus. Sortez de ma chambre, à présent, allez préparer vos paquetages. Rendez-vous dans le hall dans une demi-heure. Départ à suivre. Chapitre 40 La citadelle du Chaos. — Roshinou ? Dis-moi, que penses-tu de ma nouvelle tenue d’intérieur ? — Mina, je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler ainsi ! Elle s’avança vers lui, si jeune et si svelte, nimbée de cet air d’innocence vespérale qui l’excitait tant. Sa “tenue d’intérieur” consistait en un harnais de cuir luisant qui soutenait sa poitrine aux tétons dressés et dessinait son sexe soigneusement épilé du matin même. Luxueuse, confortable, la pièce dans laquelle les deux amants avaient l’habitude de se retrouver était décorée de rose, du sol au plafond. Sur les meubles en bois rose, des coupelles de nacre diffusaient l’odeur sylvestre du penji, une drogue légère. Rosh était alangui sur un grand lit à courtepointe saumon. Alors qu’il contemplait Mina, son membre se dressa en dessous de son ventre rebondi. Tout en passant sa langue sur ses lèvres épaisses, le rouquin l’empoigna pour le flatter, s’attardant sur la vision exquise du corps de la blonde qui lui faisait face. Plutôt menue, Mina avait les cheveux courts coupés au carré, un visage en cœur, le teint pâle, les ongles laqués de magenta. Elle était parfaite pour lui. Un corps de rêve, un visage de madone, un esprit totalement dépravé. Totalement en phase avec les appétits pervers du rouquin. Toujours prête pour une nouvelle expérience, une nouvelle bassesse. La complice rêvée. Si le Melfynn avait été capable d’amour, alors la jeune femme aurait sans conteste incarné son idéal. Bon, histoire de lui trouver des défauts, elle manquait peut-être d’un peu de poitrine, jugeait Rosh, mais elle compensait largement ce détail par sa voracité sexuelle. S’avisant de l’indiscutable érection de son amant, son regard d’azur pétillant de convoitise et de satisfaction, Mina de Pélagon, héritière du clan vassal des Melfynn, sourit. — Ah, je vois que je te tais de l’effet… Hum, comment allons-nous traiter ce petit coquin ? — Petit ? s’enquit le rouquin, sa dextre enserrant sa verge qu’il avait large et rubiconde. — Je te taquine. Tu sais bien que ton gros serpent, je le trouve parfait, lui qui me remplit si bien ! — Alors justement, viens l’honorer, ma petite. Quelques minutes plus tard, empoignée par les hanches, Mina se laissait totalement aller. Comme à chaque fois, les sens révulsés, elle gémissait, criait, griffait les draps, cambrée pour être mieux investie. Elle qui pouvait tour à tour se montrer dominante ou dominée, qui pouvait, par amour pour lui, incarner toutes les facettes du vice. * Repu, affalé sur le lit, les doigts de pied en éventail, Rosh fixait le plafond de la chambre. — Ce soir, que faisons-nous déjà ? demanda Mina, lovée contre sa poitrine aux poils roux. — Nous avons une soirée chez le vicomte de Flick. Il compte sur moi pour amener les drogues. Il y aura la bande habituelle plus quelques nouvelles têtes… Tu n’as pas oublié de prévenir tes amies, j’espère ? Nous allons avoir besoin des chairs tendres de ces donzelles si rouées. — Évidemment que non ! Mais j’espère que cette fois la partouze sera réussie. La dernière m’a laissée pour le moins frustrée ! Aucun des hommes présents n’a su me prendre comme je le voulais. Je n’ai pas joui de la soirée ! — Ne t’inquiète pas, cette fois, j’ai tout prévu. J’ai loué les services des deux frères Volgho, eux sauront très bien s’occuper de toi pendant que je traite mes affaires. Et après, je vous rejoindrai avec mes petits ustensiles ! Tu seras comblée, je te le promets ! — Oh, mon Roshinou, c’est vrai qu’ils sont membrés à souhait, les deux Volgho. Tu me comprends si bien… Je t’adore ! Mina fila dans la salle d’eau adjacente histoire de laver les traces et les miasmes de la copulation. Peu après, Sequin frappa à la porte de la suite. Le temps n’avait fait que renforcer les liens maléfiques qui l’unissaient au Melfynn. — Sequin, quel bon vent t’amène… Oui, je sais, celui des affaires. Donne-moi des nouvelles… — Je viens de superviser le transfert des “marchandises”, comme convenu. Tout s’est bien passé, mais… — Quoi, mais ? Pourquoi hésites-tu à poursuivre ? Parle franc, tu sais que j’apprécie tes services qui sont à la mesure de mes espérances. — C’est-à-dire… je n’aime pas trop frayer avec des Ténébreux, avoua le spadassin. — Ce n’est que cela ? Rosh partit d’un rire amusé : — Mon cher associé, sache que ces Ténébreux, comme tu dis, nous font bénéficier de leurs meilleurs produits, leurs meilleures drogues, ce qui me rend indispensable auprès de nos “amis” du Chaos. Sans cet appui, nous perdrions le pouvoir que nous chérissons tant, tu comprends ? — Oui, soupira Sequin. — Alors je suis certain que tu parviendras à t’y faire. Je connais ta morale, elle est sœur de la mienne. Tu verras que j’ai raison… Changeons de sujet. Concernant cette affaire qui nous intéresse, cette malencontreuse histoire de témoin, as-tu progressé ? — Il ne reste que trois gardes à retrouver. Les autres ont été éliminés, leurs dépouilles brûlées. Aucun n’a avoué être le témoin que nous cherchons. Je continue mes recherches, pas d’inquiétude, d’ici peu tout sera réglé. Le rouquin ne répondit pas. Car Mina sortait de la salle des bains en chantonnant, son jeune corps entouré dans une épaisse serviette éponge rose. — Bonsoir, Sequin. Alors les hommes, de quoi parliez-vous ? Finalement, cette petite a bien un défaut, se dit Rosh, tout ce rose dont elle s’entoure. Je hais le rose ! — D’histoire d’hommes, justement, expliqua le rouquin qui se rendit compte de la façon dont Sequin regardait sa maîtresse. Il poursuivit d’un ton engageant : — Dis, Mina, je gage que notre ami Sequin ne serait pas contre une petite gâterie …Qu’en penses-tu ? La jeune femme détailla l’homme d’armes, d’un œil soudain gourmand, avant de répondre : — Pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première fois, d’ailleurs ! — À la bonne heure, ma fille. Viens un peu par là. Quelques minutes plus tard, les traits concentrés, Mina était accroupie devant les deux hommes, son visage à hauteur de leurs sexes durcis, occupée à les satisfaire de ses doigts, de sa langue et de sa bouche. Ah, la vie a du bon, finalement ! songea Rosh quelques minutes plus tard, en sentant un nouvel orgasme monter. Chapitre 41 La même journée. Citadelle du Chaos. Cellendhyll était rentré dans sa patrie d’adoption sans un regard en arrière, avec à peine l’écho d’une pensée pour Laurianne de Férimond. Se lamenter sur les aléas de l’existence n’était pas dans son caractère. En revanche, il loua intérieurement l’alliance de son cœur second et des soins prodigués par Lhaër : il ne ressentait en effet plus aucune des douleurs infligées par les tortures d’Hégel. Il ne s’attarda pas non plus sur les réactions possibles de la Lumière après avoir appris la mort du cardinal de l’Orage. Ce dernier s’était attaqué à lui, il l’avait payé du juste prix. — Il faut que j’aille faire mon rapport au seigneur Morion, déclara-t-il à son escadron. Profitez-en pour aller vous défouler au gymnase. Et l’Ange se rendit dans le bureau de son seigneur, satisfait de pouvoir lui annoncer qu’il avait achevé avec succès la mission de Gar-Vallon. Il fit le résumé détaillé de ses dernières aventures mais constata que son maître ne l’écoutait que d’une oreille distraite, attitude peu fréquente. Le regard insondable derrière ses petites lunettes rondes aux verres fumés, le Puissant d’Eodh suçotait sa pipe, d’un air absent. — Seigneur, vous m’écoutez ? Les méthodes employées par la Lumière ne vous étonnent-elles pas ? — Oui, Cellendhyll, je t’écoute… En effet, cela me surprend de Priam même si je ne l’estime aucunement… J’ajouterai qu’à mon avis plus que jamais la Lumière va te considérer comme un traître et un ennemi… Mais j’avoue être préoccupé par autre chose. Un problème plus immédiat. Qui te concerne au premier chef. — De quelle façon ? — J’ai une bien mauvaise nouvelle à t’apprendre. Je ne sais trop comment te l’annoncer. — Hé bien, le plus franchement possible, je pense. Cela te changera, pour une fois ! — Soit. Khémal est prisonnier. Du Père de la Douleur. Je veux que tu ailles le chercher à Mhalemort. Le chercher et le sauver… Avec ton escadron. Ton camarade est vivant, au moins, ajouta Morion. Captif mais vivant, je suis formel à ce sujet… Tu ne l’ignores pas, je suis lié à chacune de mes Ombres par le sceau du Serment. L’Adhan était trop stupéfait pour répondre à cette information tragique. Le Puissant enchaîna : — Je n’ai pas vraiment le choix pour tirer Khémal de là-bas, impossible d’envoyer une force armée à Mhalemort. Trop compliqué, trop facile à repérer. Et, de toute manière, le Chaos ne peut vaincre les Ténèbres dans un conflit ouvert. Non, j’y ai mûrement réfléchi, la furtivité est et restera notre principale ressource. Tu vois où je veux en venir ? — Nous ne sommes pas prêts ! riposta Cellendhyll. Pas pour cet endroit. La pire destination sur le monde des Plans : Mhalemort, la citadelle des Ténèbres. — Je n’ai pas le choix, Cellendhyll. Il faut absolument tenter quelque chose pour Khémal. Et si quelqu’un peut réussir à tirer ton camarade du bastion ténébreux, c’est bien toi ! Du reste, je n’ai personne d’autre d’aussi compétent à envoyer… Une vie est en jeu et pas des moindres, celle d’une Ombre du Chaos, celle de Khémal. Que tu apprécies, je le sais. Il s’agit d’une mission désespérée, j’en ai pleine conscience. Aussi, pour une fois, je ne te donne pas d’ordre, je te demande juste de laisser parler ton cœur. Tu dois sauver Khémal ! Oui, écoute le maître ! susurra la voix du Chaos. Ne résiste pas, laisse-toi faire… L’Ange soupira. En effet, il aimait bien Khémal, le plus vieux des Ombres de Morion, celui qui lui avait servi de tuteur au début de son apprentissage d’agent secret. Refuser de lui porter secours n’était pas envisageable. — Bon, j’irai… Mais comment suis-je censé me rendre là-bas ? Il sembla à Cellendhyll que son maître esquissait un sourire triomphal qu’il tentait de camoufler, mais il n’eut pas le temps d’en avoir la certitude car Morion enchaîna d’une moue : — Viens avec moi. D’une pensée, le Puissant fit apparaître un passage secret au milieu du plancher. L’Adhan suivit son maître, empruntant la dizaine de marches brillamment éclairées qui descendaient jusqu’à l’une des nombreuses pièces secrètes du domaine de son seigneur. La salle était basse de plafond, vide à l’exception d’une sorte de table massive taillée dans une pierre lisse et translucide et entourée d’une série de tabourets pivotants. Les murs ne comportaient aucune décoration. L’atmosphère était à la fois sèche et fraîche, la lumière provenant de larges plaques de gemmelitte jaune enchâssées le long des murs. La salle des cartes de Morion. Dans cette pièce particulière, l’Adhan l’avait constaté, son maître pouvait faire apparaître ou disparaître un bon millier de cartes. D’un seul effort de volonté du Puissant, les tracés naissaient sur les murs lisses ou sur la surface du meuble. Morion s’installa sur l’un des tabourets, l’Ange se posa en face de lui, de l’autre côté de la table. — Nos informations sur le peuple ténébreux ne sont que fragmentaires, entama le seigneur. Grâce à Khémal, néanmoins, je dispose d’une idée assez précise de Mhalemort. Sache que la mission que je lui ai confiée a nécessité cinq années de préparation. Khémal a tout d’abord usurpé l’identité d’un sous-officier ikshite en poste dans les Landes du Nord – après l’avoir éliminé – puis il a entrepris de gravir les échelons de l’armée ténébreuse. Grâce à son brio habituel, il est devenu officier, puis officier supérieur, enfin, il a réussi à se faire suffisamment remarquer par ses talents pour intégrer l’un des bataillons en poste dans la forteresse. Comme tu t’en doutes, on ne peut se téléporter directement dans Mhalemort. Les verrous magiques du Père de la Douleur sont trop puissants pour être détournés. Le seul portail à flux constant que le peuple Ténébreux emprunte conduit sur une terrasse trop sévèrement gardée pour que tu l’utilises. En revanche, je peux t’envoyer à trois jours de marche de la citadelle. Tu devras la rejoindre en veillant bien à ne pas te faire repérer. Nous disposons d’un contact sur place qui pourra t’aider dans ce sens, je t’en dirais plus dans quelques instants. — Et en admettant que je réussisse à libérer Khémal, comment repartirons-nous, seigneur ? — Tout bonnement en faisant le chemin inverse jusqu’à ton point d’arrivée. Tu utiliseras ton anneau spécial pour invoquer le portail de retour. À présent, écoute attentivement… Je dois insister sur un point capital. Tu vas te rendre dans l’antre du Père de la Douleur et je n’ai rien oublié de l’antagonisme qui vous oppose et dont, tout comme toi, j’ignore les raisons… Aussi, je te préviens, ne cherche pas la confrontation. Bien au contraire, évite-la à tout prix. Affronter un Puissant sur son Plan-maître représente vraiment la pire des inconsciences, tu dois t’en persuader ! Cellendhyll se permit un léger ricanement. Il croisa ses longues jambes avant de dire : — Vous m’envoyez au cœur du royaume des Ténèbres, dans la propre citadelle de son roi, et vous me demandez d’éviter le maître de ces lieux maudits ? — Parfaitement. Je t’envoie là-bas pour sauver Khémal, ton camarade, et me le ramener sain et sauf. Rien d’autre. Tu n’es pas de taille à résister au Père, crois-moi. À l’évocation du Roi-Sorcier, une vague de haine incandescente inonda Cellendhyll. Il savait en son for intérieur que s’il disposait d’une opportunité d’agir contre les assassins de Devora alors il n’hésiterait pas. Mais il n’en montra rien à Morion. La vengeance qu’il concevait resterait sienne. Sur la table, le Puissant d’Eodh fit alors apparaître une série de cartes au dessin détaillé. Les deux hommes du Chaos discutèrent deux bonnes heures, le temps pour Cellendhyll de mémoriser les tracés produits par son maître et d’établir avec lui le meilleur moyen d’infiltrer Mhalemort sans éveiller l’attention. Chapitre 42 Répartis en différents groupes, les Spectres transpiraient dans l’Arène, s’exerçant sans s’économiser. Cellendhyll prit le temps de saluer Yvain, le maître d’armes, celui qui régnait sans partage sur les lieux. Ce dernier se passa de préambules : — Je regarde ton escouade depuis une heure. Tu as fait du bon travail, petit. Petit, ce terme, Yvain ne l’employait qu’envers ceux qu’il appréciait, sans soucier de leur rang, et ce n’était pas l’Adhan qui allait s’en offusquer ; le maître-instructeur était bien l’une des rares personnes dans la forteresse dont il tenait à conserver le respect. — Je dois l’avouer, je suis satisfait de mes Spectres, sourit-il. J’ai rarement travaillé avec d’aussi bons éléments. D’ailleurs, ils m’ont sauvé la mise hier. — Alors tu peux t’estimer heureux à double titre, car tu as reçu la meilleure des confirmations possibles à leur égard et tu es toujours en vie ! — C’est vrai, je m’estime chanceux. — La chance n’a rien à voir avec ça et tu le sais… Bon, petit, je vais te laisser, j’ai un groupe de guerriers à superviser. Je te souhaite tout le bien pour toi et ton escouade. — Merci, Yvain. Moi aussi, je vous souhaite tout le bien… L’Ange du Chaos reporta son attention sur les Spectres. Bodvar et Khorn partageaient un banc de musculation. Muscles saillants, sueur dégoulinante, en simple pagne, les deux guerriers, le blond et le noir, échangeaient des plaisanteries tout en maniant la fonte, énormément de fonte, avec une aisance déconcertante. Élias lui s’entraînait aux agrès, défiant les lois de la gravité À la fois souple et vigoureux, le front marbré de concentration, le pisteur tournait autour des barres parallèles, se figeait, soudain rigide, dans un équilibre saisissant, délicat, avant de reprendre ses plongeons et ses circonvolutions aériennes. Melfarak et Lhaër terminaient une série d’étirements. L’archer avait passé une heure à s’exercer dans la salle de tir adjacente. Usant de l’arc ou de l’arbalète, il avait délaissé l’habituelle ligne de cibles fixes, s’exerçant à toucher de petits cercles rouges ou verts de la taille d’une orange qui se balançaient latéralement au bout de cordes. Une fois encore, sa maestria était indiscutable. Lhaër pour sa part s’était entraînée à créer des boucliers de protection autour de Bodvar ou de Khorn, affinant son temps de réaction et sa concentration. Comme elle ne pouvait créer qu’un écran défensif à la fois, elle devait être en mesure, lors d’un combat, de s’adapter aux circonstances et de poser son bouclier sur celui de ses camarades qui en avait le plus besoin, sans perdre la moindre seconde. Les silhouettes des deux guerriers s’allumaient ainsi tour à tour d’un halo doré qui s’estompait pour teinter l’un ou l’autre, ce qui les faisait s’esclaffer. Faith et Dreylen, quant à eux, se livraient au combat rapproché, sur le rond central, un tapis en paille de riz ocre. Tous deux faisaient preuve d’une excellence envoûtante, juste un ton en dessous du niveau d’un Initié – le rang qu’avait atteint Cellendhyll. Totalement maîtres de leurs corps, de leurs élans, de leurs mouvements, jumeaux dans l’adresse, ils offraient un spectacle qui sortait de l’ordinaire. Il semblait toutefois à l’Adhan que Dreylen ne livrait pas son entier potentiel, contrairement à Faith qui, comme à chaque fois, s’abandonnait avec la plus grande intensité. Le beau guerrier aux cheveux décolorés aurait pu faire encore mieux, selon son commandant. Cette impression ténue, aussi mince qu’un fil d’arachne, ce n’était pas la première fois que Cellendhyll l’éprouvait et il ne savait trop quoi en penser. Quoi qu’il en soit, il devait en convenir, Faith était superbe quand elle se battait de la sorte. Peut-être encore plus douée que sa regrettée Devora Al’Chyaris. Dommage, presque, qu’elle a intégré l’escouade, lui interdisant par là même d’approfondir l’attirance mutuelle qui planait entre eux… Faith remporta la première manche, Dreylen la seconde. La dernière fut longtemps indéterminée. Les autres Spectres s’étaient transformés en spectateurs, de même qu’une bonne part des guerriers qui s’entraînaient là. Les deux duellistes bondissaient dans le cercle d’exercice, frappaient des mains, des coudes, des genoux ou des pieds, fouettés, ciseaux, revers, tranchants, tout en parant des avant-bras, tournant sur eux-mêmes pour esquiver ou feinter. Puis, Dreylen commit une minuscule erreur, se fendant vers Faith un pas trop loin. Celle-ci profita de l’opportunité pour saisir son bras, pivoter autour de cet axe créé et basculer en avant, entraînant son adversaire par-dessus son épaule pour le faire chuter à plat dos, mimant ensuite une frappe du tranchant de la main en pleine glotte. Les deux duellistes se redressèrent, applaudis par leurs camarades. Ils se saluèrent avec respect, avant de quitter le tapis d’exercice. Cellendhyll en était presque certain, Dreylen avait commis cette erreur à dessein. Le blond essayait-il de s’attirer les bonnes grâces de la jeune femme ? L’Adhan étouffa une bouffée de jalousie avant de se reprendre. S’il estimait nécessaire de refuser les charmes de Faith à cause de son grade, en revanche, il ne se sentait pas le droit d’interdire une liaison entre ses deux subordonnés. À tort ou à raison, d’ailleurs. Il est temps de leur parler. Inutile de différer plus longtemps. Ils doivent savoir ce qui les attend… L’Ange rejoignit le groupe et les fit se réunir autour de lui, à l’écart de la salle, devant le râtelier dévolu aux lames de batailles. Il vérifia que personne n’était en mesure de les espionner et déclara d’un ton grave : — Les enfants, nous avons une nouvelle mission. — Déjà ? Par les couilles de Bhelzébar, c’est tant mieux ! s’exclama Bodvar. Je commence déjà à m’ennuyer. — Qu’est-ce que vous nous réservez, cette fois, commandant ? demanda Lhaër d’un sourire. Cellendhyll contempla un temps ceux qu’il considérait comme les siens. Ils ne sont pas prêts ! — Mhalemort, finit-il par dire dans un murmure. Le sourire de la rousse disparut aussitôt. — Finalement, l’ennui n’est pas si terrible que ça, hein Bodvar ! lança Faith. Mais cette fois, la guerrière n’adressa aucune œillade à l’Adhan. Son front était plissé et sa bouche pincée Chapitre 43 Les Territoires-Francs, capitale de la Lumière. L’archevêque de la Lumière se tenait dans ses appartements, assis en face du chevalier Siméus de Nilfær. La pièce était plongée dans les ombres sécrétées par la descente du soleil. — Ainsi donc le cardinal Hégel – paix à son âme – avait raison au sujet de ce Cellendhyll de Cortavar, déclara Rymanus de Gordhäs, les sourcils froncés. Cet Adhan maudit est bel et bien voué aux Ténèbres, il a réduit notre projet à néant. Pire encore, il a assassiné le cardinal, que la Lumière le brûle ! — Que la Lumière le brûle ! répéta le chevalier. Il nous a effectivement porté un rude coup à Gar-Vallon. — Oui, et je vais devoir réfléchir au sort que nous lui réserverons, reprit Rymanus. En attendant, essaye d’en savoir plus à son sujet, Siméus. Nous ne pouvons admettre qu’un pareil traître à l’Empire reste en liberté. Et cependant, Priam estime pouvoir le rallier à notre cause sacrée. Pourquoi, je me le demande… — Qui le Patriarche va-t-il nommer pour remplacer Hégel ? s’enquit Siméus en croisant les jambes. — La chose n’est pas encore décidée. Il y a un certain nombre de postulants briguant ce poste de pouvoir, tu t’en doutes. Pour ma part, je songe appuyer Caliban pour ce rôle, j’espère pouvoir convaincre Priam de le choisir. En attendant, tu vas recruter des hommes et te préparer. Il est fort possible que je t’envoie retrouver Cellendhyll de Cortavar. — Je ne le redoute pas, j’ai failli l’avoir à l’ambassade. — Ne prends pas cet homme à la légère, Siméus. Songe au sort d’Hégel. D’après ce que tu m’as rapporté, l’Adhan était à sa merci, et pourtant il a réussi à se libérer, à le tuer et à s’enfuir. — Ses hommes l’ont aidé, je ne vois pas d’autre explication. Et je veux ma revanche, seigneur. — Par la Sainte Lumière qui nous guide, cette revanche, tu l’aura chevalier ! J’en ai le vif pressentiment. Chapitre 44 Le Plan-maître du Chaos. Une petite vallée aux neiges éternelles, d’un blanc vif parsemé de taches bleu pâle. Des sapins hauts et touffus, au vert brillant, érigeaient leur présence altière et muette vers le ciel couchant, dans un dégradé de bleu, de violet et d’orangé. Au ponant, tout proche, un lac au dessin ovale miroitait tel un linceul d’émeraude assoupi. À peu près au centre de la vallée, une pente douce serpentait jusqu’à l’ouverture d’une grotte au granit tout entier recouvert de ce manteau neigeux ouaté. Les semelles des bottes cuissardes que portait Estrée craquelaient sur la neige, rompant le silence des lieux. La jeune femme n’avait pas froid en dépit du gel sec qui régnait. Elle portait sa grande pelisse en fourrure de loup noir, ses cheveux sombres maintenus par un bandeau violet. Vérifiant pour la sixième fois qu’elle avait bien son précieux carnet avec elle, elle pénétra dans la grotte. Les statues jumelles ricanantes la laissèrent passer après avoir reconnu en elle la descendance d’Eodh. Si cela n’avait pas été le cas, la jeune femme aurait été écartelée, déchiquetée, démembrée puis dévorée par les deux entités justement chargées de garder l’entrée. Les autres gardiens, ceux qui veillaient sur la vallée et ses abords, n’avaient pas daigné se manifester, restant invisibles bien que confusément palpables, attentifs, vigilants. Estrée se retrouva dans une caverne aux parois brutes. Elle emprunta un long boyau éclairé de torches que l’on changeait chaque jour ; le sol était composé de terre battue. Stalactites et stalagmites jaillissaient du sol et du plafond, leurs pointes effilées luisant d’un bleu phosphorescent. L’unique tunnel mena l’héritière dans une salle aux dimensions plus modestes. Estrée posa son manteau qu’elle plia sur un banc de pierre car la chaleur qui se diffusait ici, de source magique, commençait à se faire sentir. La caverne avait ses résidents, les nuées. Telles des lucioles paresseuses, ces lumignons minuscules flottaient dans l’air ambiant, tout autour de leur reine, la pierre-de-vie. Estrée ignorait leur nature et leur fonction mais les estimait dépourvues de la moindre hostilité. Elle préféra se concentrer sur l’objet de sa visite. Une ouverture circulaire avait été creusée dans le plafond de granit pour permettre au soleil et, surtout, à la lune du Chaos d’étendre son règne jusque dans la grotte. Flottant au-dessus d’un puits sans fond, la pierre magique tournait lentement sur elle-même, irradiant de feux doux ourlant tout son pourtour. Mauve, violet, indigo, parcouru d’éclairs orangés qui le traversaient minute après minute, l’artefact chatoyait de teintes harmonieuses. Autour de son entière circonférence étaient fichés, non des piquants hostiles mais des aiguilles aussi délicates que le toucher d’une rose. La jeune femme n’était pas du genre à s’extasier devant les chefs-d’œuvre de la nature ou de l’art mais le spectacle de la pierre-de-vie ne pouvait la laisser indifférente. L’héritière d’Eodh contempla l’artefact avec un respect qu’elle ne ressentait que rarement, que ce soit à l’égard des gens ou des choses. Par ailleurs, elle eut été bien en peine de décrire l’émotion qu’elle éprouvait soudain, cette vision qui la touchait au plus profond d’elle-même, qui semblait receler toutes les joliesses du monde. Les mots, si précis fussent-ils, ne pouvaient suffire. Cette impuissance, toutefois, ne se révélait nullement désagréable. En cet instant précis, dans ce tête-à-tête avec la pierre de magie, Estrée se sentait merveilleusement bien. Soudain, l’artefact de puissance cessa de tourner sur son axe, comme s’il prenait le temps d’examiner la jeune femme, avant de reprendre sa rotation lente. Estrée ressentait quelque chose de tangible à présent. Une entité qui lui semblait féminine, une conscience paisible et bienveillante qui englobait toute la caverne, prête à communiquer si besoin était. Encore fallait-il trouver le langage adéquat. Elle se remémora les instructions détaillées par son père dans le carnet, sans douter de leur véracité. Après tout, Elvanthyell était une sommité en la matière. Bien des années auparavant, le duc d’Eodh avait réussi l’exploit inégalé de scinder la pierre-de-vie du Chaos en six parties distinctes mais égales, réalisant cette manipulation infiniment délicate sans pourtant altérer l’entier pouvoir de la relique. L’archimage avait ainsi offert à sa race un destin différent que celui forgé par la fatalité. Les six maisons naquirent de cette intervention, chacune disposant dès lors d’un pouvoir supérieur – sa propre pierre-de-vie – indépendantes mais complices. Libres dès ce jour de regrouper leurs Maisons vassales respectives, de leur insuffler une part de cette force nouvelle. Pour cet acte légendaire, le duc s’était attiré le respect des siens. Plus tard, étaient venues la jalousie, la défiance. Puis, le jeu de rivalités entre les clans avait vu le jour. Bien, concentre-toi, ma fille. Soucieuse de gagner en assurance, Estrée sortit son carnet, en lut quelques pages pour vérifier qu’elle ne s’était pas trompée, avant de le ranger. Elle n’avait pas encore intégré tout le savoir détenu dans le document mais estimait en avoir perçu suffisamment pour agir. Selon les notes de son père, elle devait s’immerger dans cette présence qu’elle percevait, d’esprit à esprit, d’âme à âme. Sans frein, sans doute, et sans peur. Il lui fallait tout d’abord forger à partir de son mana un construct – ainsi que l’appelait Elvanthyell – nourri de sa propre personnalité, qu’elle devait ensuite intégrer dans la pierre-de-vie. Elle en avait le pouvoir, car, même si elle se servait assez peu de son art – au contraire de son père ou de son frère – elle savait manipuler le mana. Mais c’était à Estrée de faire le premier pas et non à la pierre. La chose était clairement définie. Or, la Fille du Chaos s’en trouvait incapable, malgré ses efforts. Le lien refusait de se créer, le construct qu’elle tentait de produire se dissolvait en quelques secondes. Quelque chose n’allait pas. Cela venait d’elle et non de l’artefact. Inutile de consulter le carnet à ce sujet. La drogue. L’emprise de cette maudite bleue-songe est trop forte à présent, ce ne peut être que ça, se dit-elle. Elle me coupe de mon mana. L’héritière d’Eodh entama pourtant une seconde tentative, tentant de faire le vide dans son esprit maculé de trouble. Nouvel échec. Elle serra les poings plutôt que de crier de rage. Oui, c’était rageant et injuste ! À la mesure de la frustration qu’elle ressentait. La pierre-de-vie aurait pu détruire cette dépendance insane induite par la bleue-songe – un bienfait parmi d’autres – mais pour concrétiser le lien, Estrée devait se retrouver en parfaire harmonie, de corps et d’esprit, et c’était justement loin d’être le cas. La solution à l’addiction était là, sous ses yeux, inaccessible pourtant, dans son état actuel. Le serpent se mordait la queue, ricanant. — Aide-moi, je t’en supplie ! murmura-t-elle à la pierre-de-vie. Aucune réponse. Estrée refusa toutefois de se décourager. Car la situation, sous un certain aspect, se révélait encourageante, du moins voulait-elle raisonner ainsi. Riche en possibilités, promesse d’un pouvoir qu’elle désirait plus que tout, si seulement elle parvenait à résoudre son problème. Une motivation supplémentaire pour se défaire de l’esclavage de la bleue-songe. Estrée en était bien consciente, elle avait découvert dans le carnet – par chance ? hasard ? signe du destin ? – un pouvoir si capital qu’elle devait absolument, quoi qu’il en coûte, en percer les secrets, s’en rendre maître. Elle s’en fit le serment, elle ne s’arrêterait pas à ce premier échec. Il lui faudrait lire et relire le carnet, pour s’imprégner du savoir offert dans sa totalité, pour découvrir le moyen d’utiliser l’artefact. Il lui faudrait du temps, de la concentration, de l’énergie. Ce temps qui lui manquait, hélas, cette énergie qui s’amenuisait un peu plus chaque jour. Tout à la fois déçue et ragaillardie, elle s’abandonna dans la vision offerte par la pierre magique, délaissant espoirs, doutes et supputations. * Une voix la fit sursauter. Ample, élégamment timbrée. Dotée de cette inimitable nonchalance amusée. — Que fais-tu là, petite sœur ? Morion. Qu’elle n’avait pas entendu arriver, immergée qu’elle était dans ses pensées. Toujours aussi irréprochable dans son apparence et son maintien, avec ses petites lunettes à verres fumés, Morion portait un costume de velours jaune d’œuf, une chemise à large col en gabardine de coton, des souliers en daim souple, ornés de pompons en résille d’or et l’un de ses inévitables bérets – bleu nuit. Il venait de se défaire d’une pelisse en fourrure d’ours blanc. — J’ai bien le droit d’être là, non ? renifla la jeune femme, sans cacher son mécontentement d’être dérangée. Tout comme toi. Et puis ce ne sont pas tes affaires ! — Du calme, Estrée. Inutile de t’énerver… — Je m’énerve si je veux, j’ai ma place en ce lieu ! s’écria Estrée, les mains sur les hanches. Autant que toi, autant que Père. La pierre-de-vie m’appartient, tout comme à vous deux ! Morion laissa échapper un petit rire avant de répondre : — Tout au contraire, petite sœur… C’est nous qui appartenons à la pierre, ne t’y trompe pas. Nous sommes ses servants, ses indiscutables protecteurs. Car c’est elle, et nulle autre, qui nous donne la vie et la puissance, qui nous offre l’air que nous respirons, nos pouvoirs magiques. Pour nous, les natifs d’Eodh, la pierre est le Tout. — Justement, grimaça Estrée, tu sembles tout savoir de cette relique. Et j’imagine sans peine qu’il en est de même pour Père. Mais moi, vous avez bien veillé à me tenir dans l’ignorance ! — Tu te trompes, sœurette. Tant sur la situation que sur mes motivations à ton égard. — Vraiment ? dit-elle, l’ironie perçante. — Oui. Cette ignorance que tu déplores, elle vient de ton seul fait. Tu as depuis longtemps clamé et réclamé ton indépendance et, jusqu’ici, tu n’as montré aucun véritable intérêt pour le maintien des intérêts d’Eodh ! J’ai souvent tenté de te faire comprendre le sens de tes responsabilités, néanmoins tu m’as à chaque fois ignoré… Je le regrette à un point que tu n’imagines pas. Nous avons perdu du temps, bien trop, hélas, car tu as tant de choses à apprendre ! — Hé bien, je t’écoute, parle-moi de la pierre. Morion soupira : — Je ne peux pas te révéler cela ainsi, Estrée. Il y a bien d’autres sujets à aborder auparavant. — Et voilà ! Une fois encore, tu biaises, tu esquives. Tu me refuses ce que je demande ! — Ce n’est pas aussi simple que tu sembles le penser. Avant de songer à utiliser la pierre-de-vie, avant de songer à comprendre son véritable pouvoir, ses limites, ses dangers, tu dois saisir la complexité du monde qui nous entoure… Par exemple, le jeu des échanges entre les clans, nos responsabilités respectives, la notion de l’Équilibre qui nous guide, les rapports étroits que nous entretenons avec le Plan Primaire, ce qui nous lie à lui, notre influence là-bas, au cœur des Territoires-Francs… Tu dois également appréhender les rivalités continuelles qui animent les autres Puissances, leurs poids respectifs, leurs prépondérances dans cette guerre sournoise qui les oppose. Tout cela et bien d’autres choses encore… Tu te doutes bien que cela ne peut s’accomplir en quelques minutes, pas même en quelques jours… Je crains en te voyant agir ainsi, comme tu sais si bien le faire, que tu ne sois pas prête à comprendre ce qui t’attend. Non seulement à le comprendre mais à t’y soumettre. Estrée ricana intérieurement. Morion, toi dont la clairvoyance inspire des romans épiques, toi qui incarnes l’astre de notre peuple, tu ignores l’essentiel de ce que je suis, de mes attentes ou mes problèmes ! Pour tout ce qui me concerne, tu es aveugle, tu es sourd et naïf ! — Cesse de me traiter comme une enfant, Morion. Ou comme ton jouet ! — Alors cesse de te comporter comme telle ! dit-il d’un ton tout aussi sec. Et sache que tu n’as rien d’un jouet. Cela dit, sans fards, je me dois de répéter cette vérité première : il est plus que temps que tu mûrisses. Que tu assumes ton destin, ton héritage. Mon destin ? Il est si sombre, grand frère, que j’ai parfois envie d’en hurler ! — Tu ne m’as jamais comprise, déplora Estrée, les épaules soudain voûtées. — En effet. Mais cela ne m’empêche nullement de t’aimer, comme le frère que je suis. Crois-le ou non, ma sœur, tu es bien la personne que j’aime le plus au monde. Je me dois de te protéger. Sans compter que tu es l’héritière de notre clan. — Puisque tu abordes le sujet, Morion, quand me laisserez-vous gouverner, Père et toi ? — N’as-tu rien écoute de ce que je viens de te dire ? Tu n’es pas prête, je viens de le l’expliquer. — Foutaises ! se hérissa-t-elle. — C’est un fait, que tu le veuilles ou non. Avoue-le, tu n’as aucune idée des responsabilités qui t’incombent, malgré toutes les tentatives que j’ai faites dans ce sens ! La jeune femme se mura quelques instants dans un silence boudeur, avant de répondre : — Je compte donc tant pour toi ? Cela ne se voit en rien ! — Pourtant c’est le cas, même si je ne t’accorde que trop peu de mon temps. Si tu savais le nombre de responsabilités qui sont les miennes… Rentre donc avec moi à la citadelle, ainsi je pourrais commencer à t’expliquer une part du savoir que tu dois assimiler. Oui, la partie la plus ennuyeuse possible, pour me dissuader, me dégoûter de cet héritage qui me revient de droit ! — Non, rétorqua Estrée, je n’en ai nulle envie. Pas de cette façon, et pas avec toi pour chaperon. — Tu vois ? riposta Morion d’un ton tranquille, je fais un pas vers toi et tu recules. — Oh Morion, tu es le plus brillant d’entre nous et pourtant tu ne comprends rien ! — Allez, petite sœur, laisse-toi faire pour une fois. Je finis ce que j’ai à faire ici et je te ramène. Passons la soirée ensemble, veux-tu ? Estrée fut tentée, influencée par le ton chaud et persuasif de son frère. Mais son esprit se figea brusquement. Avec son habituelle brusquerie, le manque s’imposait à elle, oblitérant tout le reste. Le sachet de drogue qu’elle emportait partout avec elle semblait la brûler à travers sa poche, l’objurguant de l’inhaler sans plus attendre. Elle s’interdit de s’en saisir. Elle ne pouvait pas prendre sa dose devant son frère, ni même espérer tromper son attention. Elle devait partir, avant qu’il ne se rende compte de son état. — Désolée, je n’ai plus le temps de discuter. Je dois te laisser. — Comme tu veux, ma sœur, soupira le Puissant. Contrairement à ce que tu sembles penser, je ne suis pas là pour t’entraver. Oublions cette conversation pour un temps et, avant de partir, dis-moi. Comment te sens-tu ? Je te trouve mauvaise mine. Non, je ne vais pas bien. Pas du tout ! — Je suis juste un peu fatiguée. — Veux-tu que je t’examine ? — Non. Absolument pas. Je vais bien, te dis-je. Laisse-moi ! Morion n’aurait laissé personne d’autre lui parler avec un tel ton, pas même leur père le duc. Mais Estrée était et restait sa petite sœur, sa protégée. — Voudrais-tu dîner en ma compagnie ? reprit-il d’une voix aussi douce qu’un lamé de soie. L’un de ces prochains soirs, par exemple ? — Nous verrons, répondit-elle d’un ton distrait. Estrée adressa un austère signe du menton à son aîné, récupéra sa pelisse de fourrure noire et quitta la caverne à grands pas, tout en ruminant son dépit, tout en essayant de contenir encore un moment les assauts du manque. * Resté seul, Morion resta un temps pensif. Pourquoi es-tu venue jusqu’ici, sœurette ? Tu me caches quelque chose, c’est évident, mais quoi ? Dois-je chercher à débusquer tes secrets ? Dois-je rompre ma promesse ? Dois-je te protéger de toi-même, petite sœur ? Non, je n’en ai pas le droit, je n’ai pas oublié t’avoir juré de ne pas te faire surveiller. Il chassa sa sœur de ses pensées. Une tâche supérieure l’attendait : vérifier l’intégrité de la pierre-de-vie, comme il en avait la charge. L’artefact tournait sur lui-même, paré de ses aiguilles, de ses couleurs, miroitant au-dessus du gouffre insondable. En attente, à présent. Désireux de se soumettre sans réserve à celle qu’il considérait comme sa maîtresse suprême, Morion déploya une caresse de son mana, qu’il modela par la force de sa volonté jusqu’à forger son construct. Le spectre créé à partir de l’âme du Puissant avec une facilité qui aurait fait blêmir sa sœur d’envie se dévoila dans un halo de mauve au-dessus de lui, se hissa lentement vers la pierre-de-vie, puis s’enfonça doucement en son intérieur. Le Puissant se sentit peu après baigné de cette énergie si formidable et si douce, l’essence primale de son pouvoir, du pouvoir d’Eodh. — C’est moi, ma belle. Oui, je sais que tu me reconnais. Je suis venu comme chaque fois, vérifier que tu vas bien. Une étrange communion s’instaura alors, tissée de sensations plutôt que de mots. Échange délicat, précieux, l’esprit embrassant l’esprit, l’humain se mêlant au minéral, la magie à la magie, l’enfant confronté à la mère, fusion d’éther, fusion d’envies, de respect mutuel, promesse de vie, promesse d’avenir, le Prince des Mystères apparié au Tout. Les traits extasiés, le Puissant se livra tout entier à ce partage ineffable. Ses yeux, qu’il avait pour une fois découverts en ôtant ses lunettes, offraient une vision au moins aussi étrange et saisissante que celle de la pierre-de-vie. Les iris de Morion consistaient en un cercle de couleurs tournoyantes, rassemblant toutes les teintes du spectre d’un arc-en-ciel. Quant à ses pupilles, sous forme de fentes verticales, elles luisaient d’un argent éclatant. Il s’avérait quasi-impossible de soutenir un tel regard. Chapitre 45 Le Plan-maître des Ténèbres, au surlendemain du briefing de Morion et Cellendhyll. Élias passa prudemment la tête par-dessus le contrefort de roche qui le camouflait. Tout autour de lui régnait la pierre noire des hautes et imposantes montagnes aux crêtes acérées, surmontées de pics à demi léchés par la brume. Le soleil du début d’après-midi était un globe rouge et boursouflé ourlé d’un halo noirâtre, planté au milieu d’un ciel au violet poisseux, lui-même chargé de nuages irisés. En contrebas du pisteur s’étendait une ravine, traversée d’une rivière au lit desséché. Des arbres encadraient la rive défunte, plantés de guingois, arborant des formes tourmentées. Des bosquets de tamaris s’étalaient sur tout le flanc est de la ravine. De l’autre côté, du sable et de la caillasse foncés, un paysage résolument aride. Une masure se dressait à la lisière des arbres. Sur sa droite, un corral rempli de chèvres et de boucs à laine sombre, aux yeux rougeoyants. Sur la gauche, un puits. Nulle présence humaine à signaler, cependant, un panache de fumée s’étirait de la cheminée. La cabane du chevrier. Le portail à faible flux créé par Morion avait déposé Cellendhyll et les Spectres à deux journées de marche de l’endroit, sur un lieu de pouvoir abandonné découvert par Khémal lors de l’une de ses régulières patrouilles. Des patrouilles, justement, Cellendhyll et les Spectres en avaient évitées trois avant de parvenir jusqu’ici : un contingent de guerriers ikshites montés sur des quasars – hybrides de lézard rouge et de serpent cornu –, un essaim de Mantes à carapace mauve et un quart de meute serpentère. L’Ange et les Spectres avaient dû faire preuve de toute leur vigilance, toute leur discrétion, pour progresser jusqu’ici sans provoquer d’affrontement. Élias prit le temps de bien s’imprégner du paysage, vérifiant de ses yeux et de son instinct que rien de menaçant ne s’y tapissait, avant de reculer. Une dizaine de minutes plus tard, il retournait en rampant dans la cuvette sableuse où se tenaient ses camarades. — Alors ? demanda Cellendhyll. — L’endroit est tranquille, annonça le pisteur. Je n’ai rien perçu d’inquiétant. Le contact est là, je pense, dans la cabane. — Parfait, décida l’Adhan. Je vais y aller avec Dreylen et Faith. Les autres, vous nous couvrez. Si tout va bien, je vous donne le signal et vous nous rejoignez. Melfarak, toi tu restes caché, on ne sait jamais, et tu nous couvres. Une fois en bas, Élias, tu partiras en reconnaissance vers le nord. Fais le tour du vallon et reviens faire ton rapport. * Les Spectres portaient leur tenue de combat, rayée de gris clair, de noir et de brun, avec de hautes bottes de daim foncé, leur pèlerine de camouflage et un léger paquetage. La main sur la poignée de leurs lames, le regard brillant de détermination, ils descendirent la pente encombrée d’éclats de granit et léchée par un vent chaud, sec et poussiéreux. Ils avaient progressé sans bruit, pourtant l’homme qu’ils venaient voir semblait avoir détecté leur approche puisqu’il sortit les accueillir sur le perron de sa maison de tourbe. C’était un Ténébreux de pure souche. Il se tenait à demi courbé, revêtu d’une longue tunique crasseuse, de sandales de cuir usé, un bout de corde lui tenant lieu de ceinture. Il avait un visage émacié, couronné d’une barbe éparse, défiguré par une horrible marque qui ornait sa joue, semblable à l’empreinte d’une main qui avait irrémédiablement écrasé les chairs et les os. Sa queue avait été tranchée à ras. À l’aide d’un bâton noueux, le chevrier s’avança de quelques pas laborieux – il boitait. D’un regard cerné et suspicieux, sa bouche fine figée sur un pli insondable, il contempla les arrivants sans sourciller. Cellendhyll ne se présenta pas. Du moins pas en parole. De sa poche de ceinturon, il sortit une pièce d’or rouge, trouée en son centre, décorée d’une friselure de runes d’argent, qu’il présenta au chevrier. Ce dernier la prit, la fit tourner entre ses doigts maigres pour mieux la détailler. Il la rendit à l’Adhan et sortit de sa tunique crasseuse un collier sur lequel figurait une pièce identique qu’il tendit à son tour à l’homme aux cheveux d’argent. Cellendhyll vérifia l’objet, hocha la tête. — Je vous attendais, déclara le Ténébreux, s’exprimant d’une voix basse et élégante qui jurait avec son apparence grossière. Nous serons mieux à l’intérieur pour parler. Après avoir donné le signal du rappel, l’Adhan entra seul, laissant ses camarades veiller à l’extérieur. L’intérieur – une table, trois tabourets rafistolés, un bat-flanc surmonté d’une paillasse, une commode branlante – n’avait rien de notable, excepté sa rigoureuse propreté. Prenant appui sur la table, le Ténébreux s’assit tant bien que mal sur un tabouret. Une grimace de douleur étira brièvement son visage tandis qu’il tentait vainement de trouver une position confortable. De ce qu’il en voyait, l’Adhan se dit que l’homme avait eu le bassin brisé et que, faute de soins appropriés, les os s’étaient mal ressoudés. — Vous savez pourquoi je suis ici ? s’enquit-il. — Parce que je peux vous mener aux abords de la citadelle noire. En évitant les patrouilles et les sentinelles magiques. — Pourquoi agissez-vous ainsi ? Pourquoi aider des étrangers à votre race ? L’homme ricana : — Ma race ? Voyez mon visage, voyez ma silhouette… Voyez l’endroit où je vis ! Naguère, étranger, j’étais le seigneur Rykar, chambellan à Mhalemort. J’ai eu le tort de contredire le Père de la Douleur. Alors, il a fait assassiner ma famille, il a tranché ma queue, m’a fait torturer par ses sbires, il m’a apposé sa marque sur le visage. Il m’a contraint à ma situation avilissante… Désormais, je me traîne comme un vieillard, mutilé dans mon corps et dans mon honneur… J’étais le seigneur Rykar, je ne suis plus que le chevrier, un bien digne destin ! Cela vous semble-t-il une raison suffisante de le haïr ? — Amplement, signifia Cellendhyll. — Vous comprendrez alors qu’en conséquence tout ce qui peut nuire au Père me comblera ! Je me doute bien que si vous désirez entrer dans la citadelle en secret, ce n’est certes pas pour préserver ses intérêts. Donc, je vous y conduirai. Je connais la montagne comme ma poche, je connais des sentiers inconnus de tous, qui vous permettront de monter jusqu’à Mhalemort sans rencontrer personne. Je vous guiderai, sans vous trahir, sans rien demander en échange de mon aide, car, ce faisant, je porte un coup à celui que je hais plus que tout, bien conscient que cette haine est devenue ma seule richesse, mon seul réconfort ! L’ennemi de mon ennemi est mon ami, l’adage éternellement répété. Rykar avait parlé avec un tel accent de conviction que l’Adhan ne douta pas de ses motivations. De son harnais multipoches, il sortit une carte qu’il déplia sur la table, présentant une vue en coupe de la citadelle des Ténèbres ; carte tracée par Khémal, dessinateur hors pair, et transmise à Morion par le biais d’une pierre-de-contact. De son doigt, Cellendhyll désigna un point sur la carte : — Je veux aller à cet endroit. Sans m’annoncer. Est-ce possible ? Rykar étudia le dessin avant de répondre, pointant une autre localisation : — Je peux vous amener jusqu’ici, étranger. Après, il vous faudra escalader. Vous avez le matériel ? — Ce n’est pas un problème, riposta l’Ange en rangeant son document. Quand partons-nous ? — Tout de suite, si vous voulez. Cela vous permettra d’être à Mhalemort en fin de journée. Laissez-moi juste le temps d’éteindre le feu et de prendre mes affaires. — D’accord. Je rassemble mes hommes. L’Adhan ressortit, ralliant l’escouade. Élias était revenu de sa patrouille sans avoir repéré de danger. Rykar sortit de la cabane, appuyé sur son bâton, une gourde à l’épaule, une gibecière rapiécée à la hanche. Le visage indéchiffrable, il contempla l’escadron spectre : — En route. Vers le nord. Ayant laissé les autres prendre suffisamment d’avance, Cellendhyll retourna à la cabane. Il la fouilla rapidement, sans rien trouver qui puisse contredire les affirmations de Rykar. Alors il préleva trois licornes d’or de sa bourse, et six d’argent, qu’il déposa sous l’oreiller du maître des lieux. Il ressortit, entreprit de combler l’écart à petites foulées, incapable de dire ce qui avait motivé son geste. La disgrâce pesante de cet allié potentiel, peut-être ? La fierté qu’il sentait encore couver en Rykar en dépit de tout ce que le Ténébreux avait enduré ? La compassion ? L’Ange du Chaos compatissant ? Impossible ! ricana sa voix interne. Et pourquoi non ? se hérissa Cellendhyll. Tu es l’Ombre. Le tueur. Le lige du Chaos. Le pourvoyeur de Dame Mort. Tu ne peux te permettre la compassion, et tu le sais parfaitement, Ange de la Destruction ! Chapitre 46 Les Spectres cheminaient lentement, trop à leur goût, obligés de suivre le pas haché de Rykar, qui claudiquait tout en s’aidant de son bâton. Le chevrier les mena sans hésiter à travers des sentes improbables cachées sous le roc et la végétation, des sentes sinueuses, ondulantes, arides. De temps à autre, le cri étiré d’un busard crevait le presque silence qui les environnait, ou bien le glissement d’un reptile dérangé. Rykar peinait à avancer mais n’avait aucune difficulté à choisir les meilleurs trajets. Le commando progressait les armes à la main, tous sens en éveil, le pas sûr. À certains moments, Rykar les fit s’arrêter, le temps de laisser passer une patrouille des Ténèbres, à d’autres les Spectres durent aider le passeur à franchir un escarpement, à longer une pente traîtresse. Le granit noir les cernait de plus en plus de ses hauteurs imposantes. Après leur dernière halte, ils durent rengainer leurs armes pour s’aider de leurs mains. Ils approchaient du sommet de la montagne, se rapprochant peu à peu de leur destination. * Le jour tombait, accentuant les ombres, tandis que le paysage s’était modifié. Les guerriers du Chaos se trouvaient à présent sur des flancs escarpés. La roche noire dominait la végétation, l’écrasait de sa densité. Flottant paresseusement sur les hauteurs, des filets de fumée montaient dans le ciel violacé. Cellendhyll ignorait comment Morion avait fait pour s’adjoindre le concours de Rykar, mais il se félicita de cette trouvaille. Grâce au Ténébreux, il venait de gagner un temps précieux tout en réalisant une infiltration pour le moment parfaite. Leur guide les mena sur un nouveau sentier, encore plus abrupt que les précédents. Les Spectres du Chaos devaient prendre garde à leurs mouvements, car, sur leur droite, menaçait la béance d’un gouffre au fond duquel bouillonnait un lac de lave. Ils remontèrent la piste jusqu’à déboucher sur un plateau étroit, devant un pan de roche brusquement vertical, haut de cinquante mètres. Le mur rocheux, leur apprit Rykar, entourait toute la largeur de Mhalemort, muraille habilement intégrée à la montagne pour ne pas être repérée à moins d’avoir le nez dessus. — Ici débute le royaume du Père de la Douleur, maudit soit-il ! déclara dans la foulée le Ténébreux. Je ne peux aller plus loin, car je suis incapable d’escalader cette paroi. Elle vous mènera à un premier palier. Empruntez alors le mur le plus à l’est, et vous atteindrez un nouveau palier. Attention aux sentinelles magiques, elles sont nombreuses et je ne peux vous fournir le moyen de les contourner… Nous le pouvons. — Attention au ciel, également, poursuivait le passeur. Certaines des créatures du Père s’y tapissent… À partir de ce second palier, repérez trois cheminées sur la paroi nord. Montez à droite de ces cheminées. Il existe un goulet transversal un peu après. Il vous mènera à l’endroit que vous voulez atteindre, celui que vous m’avez désigné sur la carte… Voilà, j’ai rempli ma tâche. Je vous souhaite bonne chance dans votre entreprise, quelle qu’elle soit. Je vais vous laisser vous préparer à présent, je dois aller me reposer un peu avant de repartir. Une fois Rykar éloigné à l’autre bout du plateau, Lhaër se tourna vers l’Adhan : — Commandant ? Un mot, s’il vous plaît. Cellendhyll la prit à l’écart : — Que veux-tu, Lhaër ? — Cet homme, je peux le soigner… Je veux le soigner. Enfin, sa hanche brisée. Pas faire repousser sa queue, hélas, ni guérir sa mutilation au visage, car le pouvoir employé est supérieur au mien. Mais mon intervention lui permettrait au moins de se déplacer normalement… Bien sûr, je ne vous mentirai pas, cela me demandera un peu de temps et d’énergie. — Pourquoi vouloir l’aider ? Qu’est-il pour toi ? — Dois-je avoir une raison pour vouloir guérir les gens, commandant ? Je vous laisse sans sourciller massacrer nos adversaires, mais lui, c’est différent. Ce pauvre homme a tant subi, il a été marqué par tant de déchéance. Comment va-t-il faire pour rentrer chez lui, dans son état, y avez-vous songé ? Seul, il ne pourra pas redescendre. En vérité, il s’est sacrifié pour nous amener ici, qu’il en soit conscient ou non. Je ne peux le tolérer, d’autant plus que j’ai le pouvoir de le soulager d’une part de son fardeau. J’en ai besoin, même. Accordez-moi cela comme une faveur, commandant. Je vous en prie… Cellendhyll la jaugea du regard. Comme souvent dans ce genre de cas, il préféra laisser son instinct prendre le pas sur la raison. D’ailleurs, n’avait-il pas lui-même tenté de secourir Rykar, en laissant de l’or dans sa cabane ? Si Lhaër était en mesure de lui offrir plus qu’un simple soutien pécuniaire, il ne fallait pas hésiter. — Je pourrais refuser en arguant que l’escadron a trop besoin de toi pour te laisser gaspiller tes pouvoirs pour un étranger, énonça-t-il. Je ne le ferai pas, cependant, car je préfère me fier à ton jugement. Fais comme tu l’entends, Lhaër, mais n’oublie pas ce qui nous attend. — Mille fois merci, commandant… Pour lui et pour moi. Je ne sais pas pourquoi mais il me semble que c’est œuvrer dans l’équilibre des choses que d’aider cet homme. * Le visage illuminé, Lhaër alla parler quelques instants avec le chevrier. Ce dernier haussa les épaules avant de clopiner avec elle derrière un gros rocher, au bord du plateau. L’escadron resta à surveiller la pente, prêt à intervenir au moindre bruit suspect. Cellendhyll et les Spectres entendirent un chant clair, léger, celui de Lhaër, doté d’un contrepoint agréable à l’oreille. Une lueur dorée fleurit de l’autre côté du rocher, scandée de lentes palpitations. * Une heure plus tard, la guérisseuse revint auprès du commando, le visage pâle, les traits tirés. Bodvar courut pour l’aider à s’installer au pied d’un sapin au tronc tordu. La rousse hocha faiblement la tête en direction de Cellendhyll avant de tapoter le genou du colosse blond afin de le rassurer. Après quoi elle fouilla sa gibecière pour en sortir une sorte de pâte verte qu’elle se mit à mâcher. De quoi l’aider à recouvrer son énergie, leur apprit-elle d’un ton distrait. Elle avait l’air lasse mais ses prunelles brillaient d’un feu exprimant une grande plénitude alliée d’une joie franche, enfantine. Rykar apparut à son tour, sans son bâton, bien ferme sur ces deux jambes. Déchargé d’une part de son amertume, ses cernes effacés, son visage affichait un soulagement intense qui le rajeunissait, sans pour autant l’embellir. Un sourire incertain naquit sur son visage ravagé, tandis qu’il se baissait et se redressait sans la moindre difficulté. — Votre guérisseuse a accompli un miracle, dit-il à l’Ange d’une voix bouleversée. J’ignore qui vous êtes, étranger, et ce que vous venez accomplir ici, et je ne veux pas en savoir plus. Toutefois, merci, du fond du cœur, votre guérisseuse a accompli ce que je n’espérais plus : me faire retrouver la liberté de me mouvoir à mon gré ! — Ce n’est pas moi qu’il faut remercier mais elle, rétorqua Cellendhyll en désignant la rousse. — Petite-sœur, s’exclama chaudement Rykar, je louerai votre nom jusqu’à mon dernier souffle ! Vous n’imaginez pas quel cadeau vous m’avez fait, et je regrette de n’avoir rien d’autre à vous offrir en retour que ma reconnaissance. — Ce que je lis sur votre visage me suffit amplement, messire Rykar. Soyez prudent. — Adieu. Je vous souhaite de réussir, quelle que soit votre entreprise. Que le vent sombre vous protège ! Sur ces dernières paroles, le chevrier s’esquiva sur la pente. Lhaër avait usé de son mana pour ressouder sa hanche, remplacer les tissus morts, nettoyer son réseau veineux et le renforcer, effacer les contractures, et lui avait fait don d’une parcelle de sa propre énergie. Nanti d’une vigueur nouvelle, le Ténébreux descendit la piste, ivre de la force miraculeuse instillée par la rousse. Cellendhyll regarda le dos de Rykar s’éloigner, songeant qu’en d’autres temps, il aurait préféré le tuer pour éviter une possible trahison. Les Spectres t’affaiblissent, se gaussa en lui la voix du Chaos. Non, c’est faux, répliqua sa propre conscience. Les Spectres me rendent meilleur ! De fait, depuis qu’il avait pris en charge l’escadron, les vagues de violence qui se réveillaient en lui, dévastatrices, s’étaient en partie apaisées ; il avait pleine conscience de ce phénomène. * La guérisseuse devait récupérer de ses efforts, et l’Adhan préférait se lancer dans l’escalade en pleine nuit plutôt qu’en début de soirée. Il était prévu de ne pas gaspiller de temps sans pour autant se hâter inconsidérément. Cellendhyll avait convenu avec Morion que ce dernier le préviendrait mentalement s’il apprenait la mort de Khémal. Toujours envisageable, le trépas de l’Ombre annulerait la mission et les Spectres pourraient repartir saufs du Plan ténébreux. L’Ange n’avait pas reçu d’appel du Puissant, son camarade était donc probablement toujours vivant. Le meilleur moyen de le secourir était bien d’arriver jusqu’à lui sans se faire repérer. Après un somme réparateur, la rousse signifia qu’elle avait suffisamment récupéré de l’effort demandé par ses soins. Il était temps de repartir. Tout d’abord, il fallait résoudre le problème des vigies magiques, entités impalpables et cependant bien réelles. Comme Khémal l’avait appris au seigneur d’Eodh – la chose ayant été confirmée par Rykar – la montagne était recouverte d’un maillage de ces vigies. Morion avait en conséquence doté chacun des guerriers de l’Ange d’une pierre shaad’dûh. Camouflées dans leurs boucles de ceinturon, les gemmes leur permettraient en théorie de ne pas être détectés par le tissage ténébreux. Du reste, Lhaër restait à l’écoute du spectre de mana qui entourait Mhalemort, et elle ne manquerait pas d’avertir ses camarades si une alarme magique se déclenchait. C’était l’un de ces soirs de lune pleine où l’on voyait clairement sans avoir besoin d’éclairage supplémentaire. Une lune pourpre et gibbeuse, d’une laideur menaçante, délivrait une lumière cramoisie qui semblait ensanglanter toute chose et embrasait le ciel luisant. Pour la plupart des guerriers, une escalade du genre de celle qui attendait le commando représentait une véritable épreuve ; pour les Spectres, ce n’était qu’un exercice nettement moins ardu que ce à quoi les avait soumis Gheritarish, notamment gravir le redoutable mont Kalwir. Lhaër, cependant, arrivée aux deux tiers de la déclivité, posa le pied sur une saillie qui se fissura. Elle allait perdre l’équilibre, tomber en arrière dans le vide, pour aller se fracasser au pied de la muraille escarpée. Un brusque souffle d’air la plaqua contre la paroi, la soutint, le temps qu’elle retrouve une prise, la sauvant d’une chute irréparable. La rousse éprouva un soudain éclair de prescience : Ce vent qui vient de me sauver n’a rien de naturel, c’est le vent noir sommé par le chevrier pour me protéger. Merci Rykar ! — Merci à toi, petite-sœur ! lui renvoya l’homme, à des kilomètres de là, descendant de roche en roche avec l’aisance d’un bouquetin, et l’indescriptible joie d’un miraculé. * Les Spectres continuaient à grimper, guidés par les indications précises et fiables de Rykar. Ils franchirent les divers paliers sans croiser de gardes. Les sorts anti-intrusion détectés en chemin – dénués de toute conscience – furent soit évités, soit désamorcés par la pierre d’intrusion de Cellendhyll, ce dernier préférant économiser les talents de Lhaër. Leur destination, enfin. Une sorte de plate-forme rocheuse à demi cachée, sur laquelle s’érigeaient trois larges puits d’aération, grillagés et barrés de glyphes protecteurs. Ces conduits étaient indispensables pour amener l’air frais au sein de Mhalemort. Nimbée d’une trame de lumière dorée, comme à chaque fois qu’elle faisait appel à sa magie, la rousse se chargea d’aveugler les glyphes, prenant bien soin de ne pas en effacer la moindre ligne. Procéder ainsi était plus sûr que d’annuler les runes de garde. Dreylen s’occupa des grilles. Le blond usa d’une sève corrosive qui rongea l’acier, ouvrant un passage que même Bodvar pouvait emprunter. — Finalement ce n’était pas trop dur de venir jusqu’ici, se gaussa ce dernier. Moi qui m’imaginais le pire ! — Ne dis pas ça, Bod’, le réprima Melfarak d’un ton doux, tout en vissant les segments de son arc, tu vas nous attirer le mauvais œil. — Mort de rire, Mel’ ! On n’est pas dans l’un des contes merveilleux que tu nous rabâches aux bivouacs du soir. On est dans la vraie vie, là, pas dans ton “Suzerain des Agneaux”… Ton mauvais œil ne tient pas ! — “Le Suzerain des Anneaux”, Bod’, et tu as tort de te gausser du mauvais œil. Bodvar allait répliquer. Lorsque… Chapitre 47 Sans autre avertissement qu’un claquement d’ailes de cuir dans le vent, un essaim de créatures creva une masse de nuages bleu sombre avant de fondre sur l’escadron. Le cône d’attaque qu’elles formaient annonçait sans méprise leurs intentions hostiles. Les prédateurs avaient une tête de chat, élargie, avec des oreilles pointues étirées vers l’arrière, un corps de lézard recouvert d’une armure d’écailles en losange d’un rouge brillant. Chacune faisait bien deux mètres de long. Quatre longues griffes crantées, luisant d’un ichor verdâtre, ornaient leurs doigts osseux. — Des Tarides, saleté de démons asservis ! jura Élias, qui avait manifestement déjà affronté de tels adversaires. — Du poison, faites attention à leurs serres, avertit Cellendhyll, qui lui aussi reconnaissait les créatures. Le commando se positionna en formation défensive. — Du calme les enfants, reprit l’Adhan. Mel’, à toi. L’archer hocha la tête, encochant une flèche barbelée. — Celui de droite, indiqua-t-il. Il leva son arme d’un geste souple et tira dans la foulée, sans paraître viser au préalable. La flèche fila dans la nuit. Elle toucha au but, perforant l’œil gauche du monstre et sa cervelle. Le démon se cabra et tomba lourdement en chute libre, avant d’alimenter le lac de lave de son macabre tribut. Les Tarides sifflèrent de colère. D’autant que Melfarak avait encoché un second trait pour abattre un autre démon en plein cœur – l’acier barbelé forcé par les Nains se jouait de l’armure naturelle des démons. Mais au lieu d’attaquer, les créatures démoniaques virèrent de trajectoire pour reprendre de l’altitude, se plaçant hors de portée des flèches. Cette manœuvre d’assaut n’était qu’une diversion. Du bord opposé de la falaise, dans le dos des guerriers du Chaos, jaillirent six autres prédateurs ailés. L’un d’eux lâcha un sifflement strident et belliqueux qui ébranla les tympans des commandos. Les Spectres firent volte-face. Khorn fit deux pas en avant et décapita un Taride d’un revers de sa grande hache. Surgissant d’une flaque d’ombre, Faith sauta sur le dos d’un autre et lui planta ses deux dagues de chaque côté de la nuque. Elle retomba sur le sol d’un saut périlleux arrière et se remit aussitôt en position de combat. Bodvar repoussa Lhaër hors de portée d’un démon qui fondait sur elle. À sa place, il reçut l’assaut de plein fouet. L’homme et le Taride entremêlés allèrent s’écraser contre un pan de roche. Sous le choc, le guerrier lâcha son épée. Il parvint à se contorsionner pour éviter les griffes empoisonnées et les crocs bavants. Bloquant le démon de tout son poids, il saisit son crâne à pleines mains et lui brisa la nuque. Les autres démons avaient lancé leur assaut. À peine posaient-ils une patte griffue sur le sol que leurs ailes se repliaient dans leur dos sans offrir la moindre protubérance. Dreylen usa d’une sphère de lumière pour les aveugler. Dans la foulée, il abattit un Taride d’un double estoc de ses épées courtes. Il se lança sur les autres, combattant avec un calme et une assurance inquiétants. À l’instar de l’homme aux cheveux d’argent, il paraissait un temps plus rapide que ses adversaires. Ses épées frappaient l’une après l’autre ou simultanément, précises, mutilantes ou mortelles. Le premier groupe de démons en avait profité pour relancer son assaut. Melfarak s’était reculé pour continuer à décocher ses flèches. Khorn dégageait sa hache d’un cadavre et il n’eut que le temps de se retourner. Mais le bouclier rond qu’il venait de brandir lui fut aussitôt arraché d’un large revers de griffes. L’homme noir roula sur le sol pour éviter un autre revers et se releva dans le dos de la créature. Le Taride n’eut pas le temps de faire revers. Élias avait surgi pour lui planter son épée dans le ventre, et Khorn l’acheva de sa dague entre les épaules. Il se ressaisit de sa hache et son bouclier et reprit le combat. Passé le premier assaut, les démons se battaient individuellement, sans se soucier les uns des autres. En revanche, les Spectres s’organisaient. Le corps à corps commencé par l’un d’eux se retrouvait contrebalancé, renforcé, par l’intervention d’un camarade, qui se repositionnait aussitôt après, selon l’ordre défensif établi. Dreylen abattit une nouvelle créature en lui faisant sauter la tête d’un ciseau de ses lames, avant de se replacer pour couvrir le flanc de Lhaër. La rousse marquait le point central de leur dispositif. Elle ne se battait pas. Tel n’était pas son rôle premier au sein de la formation du Chaos. Son regard allait de l’un à l’autre de ses compagnons. Là ! Le mana jaillit de ses doigts pour aller former un halo de lumière dorée qui enveloppa Khorn. Les serres du Taride qui le menaçait rebondirent sur son torse sans pouvoir entamer le bouclier magique. D’un coup de boule, Khorn fit reculer le démon. Celui-ci perdit l’équilibre, un temps sonné. Le guerrier à peau noir se fendit vers le Taride et frappa de toutes ses forces, sa hache défonçant le sternum de son adversaire. Le démon cracha un jet de sang bleuâtre. Khorn tourna son arme dans la plaie à deux reprises. Il repoussa le démon d’un coup de bottes. Ce dernier agonisa en cisaillant inutilement l’air de ses griffes. Entre-temps, Lhaër avait dissipé son écran protecteur. L’une de ses priorités était d’économiser son mana autant que possible, l’énergie magique étant une denrée chère. Melfarak avait abandonné son arc pour s’emparer de l’arbalète accrochée à son dos. Elle différait de celles des autres commandos. Plus courte, plus large, d’un noir mat, l’arme disposait de deux travées parallèles dans lesquelles étaient enfichés deux carreaux. L’archer visa, tira. Deux démons furent frappés à mort. D’un geste sec, Melfarak retourna le fut de l’arme, enclenchant la seconde gâchette. Deux autres coups tirés, deux autres Tarides éliminés. Cellendhyll avait ordonné un dispositif défensif dont il ne faisait pas partie. Il aurait eu le temps de se plonger dans le zen, mais il préférait épargner ce talent pour la suite, ces démons ne constituant que le premier rempart des défenses qu’ils auraient à franchir. Ses deux lames en main, il bondissait à droite ou à gauche, toujours en mouvement, trop rapide pour les démons asservis qu’il frappait, délivrant la mort avec sa prodigalité coutumière. Sa dague sombre luisait chaque fois qu’elle buvait le sang et l’énergie des créatures ténébreuses mais ne manifestait pas d’autre signe de conscience. Faith se rua pour prêter secours à Élias. Elle quitta le sol dans un envol horizontal, percutant le Taride qui acculait le pisteur au creux des reins. La guerrière enchaîna d’une série de diagonales de ses lames. Lacéré, pris en tenaille, le démon finit par succomber dans une mare de sang bleuté. Bodvar délivrait d’amples moulinets de son épée longue, les cadavres des Tarides accumulés à ses pieds, sanglant témoignage de sa vaillance. Puis, brusquement, régna le calme. Les démons avaient rendu l’âme dans leur totalité. Les Spectres lâchèrent un soupir libéré, savourant la victoire. Cellendhyll rengaina ses dagues après les avoir essuyées, vérifiant qu’aucun de ses hommes n’avait été blessé. Ayant constaté que ses compagnons n’avaient pas besoin d’elle, Lhaër s’empressa de prendre sa gourde et de boire quelques gorgées. L’élixir à saveur d’amande fraîche dont elle s’abreuvait lui permettrait d’accroître la récupération active de son flux magique. Melfarak entreprit de récupérer ses flèches et ses traits d’arbalètes. Faith et Dreylen vérifiaient le tranchant de leurs lames. Élias donna une bourrade amicale à Khorn, une autre à Bodvar. Une chique de tabac dans la bouche, il reprit la surveillance des cieux et des bancs de nuages qui les maculaient. L’Ange était pleinement satisfait du comportement de son commando. Les Spectres avaient combattu en parfaite unicité, leur temps de réaction et leur aptitude à rester concentrés s’étaient avérés parfaits. Toutefois, le franc sourire qu’il arborait et qui adoucissait ses traits, les rajeunissant, ne dura pas plus qu’un couple de secondes. — Vous vous êtes bien débrouillés mais ne vous relâchez pas, reprit-il d’un ton durci. Ce n’était que le premier rideau de défense. Ce qui nous attend risque d’être nettement plus ardu, je vous préviens. — Plus ardu que vingt démons surgis du ciel ? plaisanta Bodvar. Commandant, vous plaisantez, j’espère ! Cellendhyll lui répondit d’un sourire froid : — Plaisanter ? Ce n’est pas mon genre, Bodvar, tu devrais le savoir… Lhaër, peux-tu vérifier les sentinelles magiques ? Le combat a-t-il déclenché une alerte ? — Une seconde. Le front de la rousse se plissa tandis qu’elle se concentrait. — Je ne détecte rien de particulier. Le spectre magique étendu sur Mhalemort vibre toujours sur le même mode. Notre camouflage tient toujours. — Parfait. On s’occupe des corps, après vous préparez vos cordes. On va descendre par le puits, comme prévu. Les dépouilles des démons furent jetées dans le lac de lave. Ensuite, de leur poche dorsale, les Spectres sortirent une série de cordes qu’ils arrimèrent autour du puits avant de les fixer sur le devant de leurs harnais à l’aide de mousquetons de poitrine. — Je passe le premier, décida l’Adhan, tout en se hissant au-dessus du puits. Attendez le signal pour suivre. Suspendu par son harnais, il se jeta dans l’ouverture sombre pour se retrouver suspendu dans un cylindre lisse de trois mètres de diamètre. Le puits d’aération était animé d’un courant d’air léger. Sa Belle de Mort entre les dents, l’Ange bascula en avant et relâcha la pression de son mousqueton, s’enfonçant la tête la première dans les entrailles de Mhalemort. Chapitre 48 Un couloir sombre de pierre aussi noire que le jais, éclairé par les rayons rougeâtres de la lune s’écoulant d’une série de meurtrières découpées dans la roche. La tête argentée de l’Adhan apparut dans la large ouverture pratiquée dans le plafond. Son regard de faucon balaya l’espace en contrebas. Il sonda les lieux, de ses sens, de son instinct, avant de conclure que tout allait bien. Il se laissa glisser jusqu’à toucher le sol et dégrafa la corde de son baudrier avant de tirer dessus à trois reprises. Trois secondes plus tard, la corde retombait devant lui. Cellendhyll entrepris de l’enrouler avant de la ranger dans sa poche dorsale. D’autres cordes tombèrent en silence du conduit d’aération. Faith et Dreylen, puis Bodvar, Élias et Lhaër ; Melfarak, Khorn, enfin… Les Spectres rejoignirent leur commandant. Les guerriers du Chaos devaient descendre jusqu’aux geôles pour espérer y trouver le prisonnier. Se fiant aux renseignements de son espion, Morion avait fini par juger qu’il n’y avait aucune raison que ce dernier soit emprisonné ailleurs. Parvenir jusqu’aux geôles, en tirer Khémal, rentrer sains et saufs, tel était le pari à relever. Ils ne sont pas prêts ! Le Puissant d’Eodh avait découvert par l’intermédiaire des rapports de Khémal qu’une bonne part de Mhalemort se révélait désert, les troupes ténébreuses saignées par les Grandes Guerres n’ayant jamais été remplacées. Ainsi, les étages supérieurs où ils se trouvaient avaient été abandonnés, livrés à la poussière et à l’oubli. Grâce à sa mémoire entraînée d’Ombre, Cellendhyll avait mémorisé les cartes fournies par Morion. Il savait où diriger ses pas, menant le commando à travers les étages déserts. La poussière accumulée dans les couloirs et les salles, les meubles au rebut, les tentures moisies et les toiles d’araignées lui confirmèrent que des zones entières de Mhalemort la grande étaient véritablement abandonnées. Le tracé fourni par Khémal se révélait irréprochable. Cellendhyll s’octroya le temps d’accorder une pensée à son camarade. Il espérait bien le libérer puisque Morion n’avait toujours pas envoyé de signal. Encore fallait-il le trouver suffisamment valide pour être transporté. Ce qui était loin d’être une certitude. * Deux heures avaient passé. Les membres du Chaos avaient poursuivi leur descente furtive, étage après étage, sans rencontrer quiconque. Cette progression idéale ne pouvait durer cependant. À mesure qu’ils se rapprochaient du cœur de la montagne, Mhalemort s’éveillait à la vie. L’ambiance de calme fantomatique qui les avait environnés depuis leur entrée s’estompa peu à peu. Moins de poussière et de décrépitude, plus de lumière, des sons pour chasser le silence ; portes lointaines que l’on ouvrait ou fermait, voix diffuses, martèlement de bottes, grincements de chaînes, plaintes criardes, rires obscènes… Cette symphonie dérangeante, cacophonie menaçante, leur parvenait de loin, créant une atmosphère propre à hérisser leurs nerfs. Ils descendaient toujours. Le peu de lumière dont ils disposaient, que ce soit par l’entremise des torches, des lampes, des éclats de gemmelitte dans les plafonds ou les murs, leur offrait suffisamment d’ombres ou de pénombre pour se camoufler au moindre signe de danger. Tapis contre les murs, allongés sur le sol ou derrière un pilier, les guerriers du Chaos esquivèrent ainsi les quelques patrouilles qui croisèrent leur chemin. Autant que possible, Cellendhyll désirait éviter la confrontation. * Élias avançait dix pas devant les autres, qui calquaient leur avancée avec la même prudence. Soudain, le pisteur se figea. Il brandit le poing, index levé. Halte ! Quelqu’un vient. Une seule personne. Il est temps de confirmer mes renseignements sur la citadelle, estima Cellendhyll. Je ne peux me permettre une seule erreur. Il croisa ses index devant lui puis écarta ses paumes : Position d’interception. Les Spectres s’exécutèrent aussitôt, se jetant dans les flaques d’ombre, de part et d’autre du couloir. Dans la foulée, un léger bruit de bottes sur la pierre s’intensifia, et une silhouette encapuchonnée se détacha dans la lumière, se rapprochant à grands pas. Arrivé au niveau des Spectres, l’arrivant se figea, comme alerté par son instinct. Cellendhyll jaillit de l’ombre et le saisit par le cou pour l’attirer contre lui. L’individu se débattit et sa capuche tomba, dévoilant ses traits. Qui se figèrent d’étonnement en reconnaissant l’Adhan. — Toi ! — Que fais-tu ici, Estrée ? Chapitre 49 Tandis que les Spectres sortaient à la lumière, Cellendhyll desserra son étreinte, sans pour autant relâcher la Fille du Chaos. Il était tout aussi surpris qu’elle. — Je te retourne la question, riposta celle-ci, levant sa main libre pour masser son cou meurtri. — J’ai posé la question le premier. Réponds-moi. — Ma présence ici ne te concerne en rien. Relâche-moi ! — Non… Tu viens avec nous, décida Cellendhyll. Une décision dictée par son instinct. En de telles circonstances, l’instinct signifiait survie, il primait sur la raison. — Relâche-moi ! répéta Estrée en tentant d’échapper à la poigne de l’Adhan. Cellendhyll renforça sa prise tout en la plaquant contre lui : — Ne m’oblige pas à te faire mal, Estrée, car je n’hésiterais pas. Ma mission est trop importante pour que je prenne le risque de te laisser filer. Tu restes avec mon escouade et moi. Ils s’affrontèrent du regard, jusqu’à ce que la Fille du Chaos se soumette, soudain abandonnée contre lui. Le moment était mal venu mais Cellendhyll sentit son désir s’éveiller, attisé par la chaleur extrême que dégageait la jeune femme, par son parfum troublant, ses formes parfaites. Il la redressa néanmoins sans ménagement : — Je suis en service commandé. Par ton frère. Je viens libérer l’un des nôtres et tu vas m’aider… Je cherche un moyen d’atteindre le niveau des geôles. Sans éveiller l’attention, comme tu peux t’en douter. — Je connais l’escalier qui mène aux prisons, renifla-t-elle, mais je n’y suis jamais descendue. Je vais te montrer, mais il faudra être prudent. — Pas de bêtises, hein Estrée ? — Non, je serai sage. Mais toi, tu fais une grosse erreur en me contraignant à te suivre, j’espère que nous n’aurons pas à le regretter l’un et l’autre. Tu es conscient du danger que tu me fais subir ? Si on me prend avec toi, je serai considérée à coup sûr comme ta complice. — Cela te motivera d’autant plus pour qu’on ne nous trouve pas. En route, maintenant, je n’ai pas de temps à perdre en palabres. J’ai hâte d’apprendre ce que tu fais ici et pourquoi tu sembles y déambuler à ton aise, mais cela attendra. Il la fit avancer d’une bourrade, se moquant bien de bousculer l’héritière d’Eodh. Ombre en mission, il méprisait les privilèges de rang, il était ici pour retrouver Khémal et l’exfiltrer tout en préservant la vie de son commando… Cela prévalait largement sur la diplomatie. De surcroît, il s’était toujours méfié de la jeune femme, sans trop savoir pourquoi, et la présence d’Estrée à Mhalemort ne faisait que raffermir cette défiance. Chapitre 50 Une file de guerriers. De grands Ikshites, lames dentelées pendant à la ceinture, le visage orné des scarifications claniques coutumières. Une unique mèche noire barrait leurs fronts larges. Ils apparurent d’un croisement pour remonter un couloir à angle droit, l’écho de leurs bottes ferrées sur le dallage noir résonnant de plus en plus faiblement à mesure qu’ils s’éloignaient dans un nouveau passage. Faith se releva d’une tache d’ombre au bas du mur. Une dague dans sa dextre, elle se rapprocha du carrefour, écouta, avant de revenir sur ses pas et de faire tinter sa lame contre le sol. Une fois, deux fois, trois. Signal ténu qui conviait ses camarades à la rejoindre. Ceux-ci apparurent comme recrachés par les murs. Le temps filait. La tension montait. Les Spectres abordaient un secteur plus grossier, les dalles ayant laissé place à la terre battue, les murs de pierre assujettie aux parois brutes, les salles aux cavernes, l’air sec à l’humidité ambiante. De nombreux escaliers aux marches grossières conduisaient les intrus toujours plus profondément dans le ventre de la citadelle. Mhalemort la Grande. Selon la légende, la forteresse enfouie dans la montagne avait été créée par des golems de pierre asservis pour l’occasion. Les élémentaires avaient dévoré la roche de leurs dents, l’avaient mâchée comme une friandise avant de la digérer, créant tout un réseau de cavernes aux parois déchiquetées. Des esclaves, des centaines et des centaines d’esclaves, avaient ensuite donné leur vie, leur énergie et leurs souffrances pour relier les différents niveaux, assainir les lieux et les doter d’un confort plus conforme aux exigences des seigneurs destinés à occuper l’endroit. * Menés par Estrée, les Spectres traversèrent une série de salles délaissées à cette heure de la nuit. Grâce à la jeune femme, ils évitèrent le quartier aux esclaves et celui des forges. Cellendhyll lui avait permis de se cacher le visage d’un foulard noir, réduisant ainsi les chances qu’elle soit reconnue en cas d’interception. Au cours de leur périple, les membres du Chaos avisèrent des canalisations longeant des murs, à hauteur du genou. Ces rigoles au fond brunâtre défilaient de salle en salle, omniprésentes, suivant une pente régulière. Elles étaient destinées, leur apprit Estrée, à convoyer le sang des suppliciés, carburant indispensable à la magie ténébreuse, la magie du Sang. L’Adhan se répéta que dès qu’il en aurait le temps, il interrogerait la jeune femme sur les raisons de sa présence au cœur du territoire ténébreux. * Le niveau des cellules, enfin. Là, il leur fallait redoubler de prudence. Cellendhyll voulait un prisonnier. Il avait une question à poser. Toute simple. L’affaire fut vite résolue. Un trio de gardes ikshites était en poste dans la première salle de garde aux épais piliers de soutien en granit. La dague de jet de Dreylen élimina le premier, celle de Cellendhyll le second. Une flèche-tampon de Melfarak – destinée à assommer ses victimes et non à les tuer – étourdit le dernier du lot, celui qui portait un torque d’officier. Pieds et poings liés, l’Ikshite s’éveilla derrière un pilier, stimulé par la morsure du poignard de l’Adhan. Penché sur lui, ce dernier se passa d’ambages : — Un officier a été emprisonné ici, un Ikshite, comme toi, il se nomme Lokgharaï, où est-il gardé ? Dans quelle cellule ? — Je ne sais pas qui tu es, étranger, mais tu ne crois quand même pas que je vais te renseigner ? crâna l’homme. — Oh si, énonça Cellendhyll, les traits étirés de son sourire cruel, j’en suis même certain, car j’ai une méthode qui marche à tous les coups et tu vas pouvoir le constater. Khorn, bâillonne-le. Reculez, vous autres, allez monter la garde. Je vais rester seul avec lui, le temps d’une petite discussion… Livré à lui-même, l’Ange du Chaos œuvra sur son prisonnier. Avec son habituelle absence de pitié et sa violence. L’homme était courageux, inconscient ou fou. Il perdit trois de ses doigts avant de céder, ses cris étouffés par un bâillon de cuir. Ce n’était pas la douleur qui faisait craquer les plus courageux, avait compris l’Adhan, mais bien le fait de se retrouver privé de ses membres, l’un après l’autre, impitoyablement. Cet horrible destin, même le plus vaillant des hommes ne pouvait s’y résoudre. Un guerrier sans doigts, à quoi bon servirait-il ? De quel honneur pourrait-il se targuer ? De quel avenir ? Lui-même se demandait s’il saurait résister étant confronté à un tel supplice. — Assez… renifla le captif dans un sanglot, une fois le bâillon ôté. Je vais parler… Lokgharaï est détenu au fond de l’aile sud, la dernière cellule. Au croisement précédent, il faut prendre le couloir de droite, c’est tout au bout… — Combien d’hommes pour le garder ? — Trois qui patrouillent le couloir, c’est tout. — Trois seulement ? Ça me semble surprenant… Tu n’es pas en train de me mentir, au moins ? Et Cellendhyll releva son poignard luisant de sang. — Non, s’étouffa presque le captif, ne coupez plus, je vous en supplie. Je vous ai dit la vérité, vous n’avez qu’à envoyer un de vos hommes vérifier. L’Ange étudia le visage de l’homme avant de lui répondre d’un sourire engageant : — Ne t’inquiète pas, je te crois. Il marqua une pause avant d’ajouter : — Alors, tu vois, finalement, ce n’était pas si difficile de coopérer… Sans attendre de réponse, Cellendhyll égorgea le guerrier ikshite. La dépouille de l’homme fut tassée derrière le pilier. L’homme aux cheveux d’argent revint vers son commando en essuyant son poignard. Son retour fut accueilli par un concert de regards flegmatiques ; aucun des Spectres n’était un enfant de cœur, pas même Lhaër – qui préféra tout de même éviter de croiser son regard. Quant à Estrée, il en fallait cent fois, mille fois plus, pour la choquer. * Les gardes annoncés par le Ténébreux furent aisément repérés, et tout aussi aisément éliminés. Sans bruit. Une flèche, deux dagues de jet. Trois cadavres. Cellendhyll n’avait pas manqué de remarquer que les derniers secteurs traversés manquaient singulièrement de troupes, il s’en fit à nouveau la remarque. Le royaume des Ténèbres était donc affaibli à ce point ? D’un autre côté, il n’était pas donné à tout le monde de parvenir à infiltrer aussi profondément la citadelle de Mhalemort. Seuls les meilleurs pouvaient réussir. Les guerriers du Chaos, ses Spectres, en l’occurrence. La porte de la cellule du fond, en acier renforcé, n’avait pas de serrure. Juste un épais verrou que l’Adhan déverrouilla. Il se saisit de l’une des torches plantées le long des murs et entra, après avoir intimé aux Spectres de garder l’entrée du couloir – et de surveiller Estrée, murée dans un silence renfrogné. Il ne garda que Lhaër avec lui. Un cachot, semblable à tant d’autres par son dénuement, son humidité, l’aura de désespoir qu’il charriait. Un homme enchaîné au mur du fond. Khémal. Chapitre 51 — Khémal ? C’est moi, Cellendhyll, dit l’Adhan tout en fichant la torche dans un trou du mur prévu à cet effet. L’homme ne répondit pas. L’Ange tenta de lui relever la tête mais celle-ci ballotta, sans force. Sur un geste de l’Adhan, Lhaër se rapprocha du captif. Elle vérifia son pouls, observa ses pupilles vitreuses. Plaça ses paumes à hauteur de ses tempes. — Il semble en bonne santé mais il est complètement drogué, annonça la guérisseuse à la fin de son examen. L’Ange considéra les traits de l’homme. Il ne reconnaissait pas le visage de son camarade, plus mince, plus anguleux, scarifié. Cela ne voulait rien dire en l’occurrence, mais une vérification s’imposait. Il approcha sa bouche des oreilles du prisonnier : — Lachlann… chuchota-t-il. — Iltéris… murmura l’autre dans un sursaut de volonté, la voix pâteuse, récitant le signal de reconnaissance convenu entre les Ombres et qui, implanté par hypnose, pouvait s’enclencher même hors conscience, comme c’était le cas à présent. Plus aucun doute. C’était bien Khémal. — Tu peux le rendre valide ? demanda l’Adhan. Lhaër grimaça : — Ici, tout de suite ? Non, j’ai déjà vu de tels cas. Ce ne serait pas prudent tant que je ne sais pas quelles drogues les Ténébreux ont utilisées contre lui, et pour cela j’ai besoin de temps. — Alors va chercher Bodvar. Il se chargera de le transporter. Cellendhyll se servit de sa pierre magique pour déverrouiller les serrures des chaînes. Khémal s’écroula dans ses bras, au bord de l’inconscience. L’Ombre était de taille moyenne, mince. Le colosse blond le redressa sans effort pour le hisser sur son épaule. Ils ressortirent dans le couloir. — Écoutez-moi attentivement… annonça l’Adhan aux Spectres réunis devant lui. Nous avons trouvé celui que je cherchais et je vous en félicite… Maintenant plus que jamais, il vous faut rester concentrés. Ne vous relâchez pas, il nous reste à quitter Mhalemort et je doute que cela soit aussi aisé que le trajet aller… Nous allons devoir remonter jusqu’à la terrasse par laquelle nous sommes arrivés. Élias, tu prends les devants. Je suivrai avec Estrée. Bodvar au centre, tu te charges de porter Khémal. Dreylen et Lhaër à suivre. Ensuite, Melfarak. Faith et Khorn, vous couvrez l’arrière. Les guerriers du Chaos obtempérèrent avec une assurance silencieuse. Bodvar portait l’Ombre sans effort apparent. Une nouvelle fois, Estrée avait demandé à être libérée, une nouvelle fois, l’Ange avait refusé. * Ils remontèrent les étages successifs de la forteresse endormie vers les niveaux mieux entretenus. Les talents d’Élias leur firent éviter deux nouvelles patrouilles, ainsi qu’une file d’esclaves nus, des deux sexes, convoyés vers quelque horrible destin. Quittant le niveau des cavernes, ils retrouvaient une zone à l’architecture plus élaborée. Une nouvelle patrouille les fit cependant dévier du trajet prévu. Les guerriers du Chaos furent obligés de s’engager dans un long couloir dénué de portes. À son extrémité, après un coude, ils débouchèrent sur une vaste salle baignée de pénombre. Au-delà, ils espéraient pouvoir accéder aux étages supérieurs désertés. Un bruit, ténu, derrière eux. Faith fit remonter le message. Avançons, indiqua l’Adhan, par signes. Restez groupés. Progressant à pas prudents, ils atteignirent le centre de la salle obscure. C’est alors qu’une torche s’alluma dans l’un des angles, suivie d’une autre et encore d’une autre… une file ininterrompue de lumières orangées qui les cerna en quelques secondes. Percée de quatre tunnels à ses points cardinaux, la salle était pavée d’un dallage chargé de runes. De hauts piliers de granit violacé soutenaient des arches aux frises à demi effacées, qui s’étendaient jusqu’à un plafond perdu dans les ombres. Une troupe entière attendait les Spectres, le long des murs et des colonnes. Des Ikshites au faciès menaçant, lames prêtes à découper et à pourfendre. Le couloir par lequel étaient arrivés les Spectres fut barré d’une vingtaine de guerriers de même trempe. En face du commando, un balcon jusque-là ignoré s’éclaira d’une autre série de torches. S’y tenaient une dizaine d’individus ténébreux. Un peu à l’avant des autres, recouvert d’une épaisse robe de brocart pourpre à liserés noirs et à large capuche, l’un d’entre eux sortait du lot, exhalant un pouvoir sans bornes. * — Vous n’espériez tout de même pas que j’allais vous laisser repartir de mon domaine sans vous faire profiter de mon hospitalité ? persifla le Père de la Douleur avant de tressauter d’un rire grinçant. Nous nous attendions à une tentative de ce genre… Vous ne vous êtes pas demandés pourquoi il y avait si peu de gardes sur votre passage ? Les moins habiles des miens, que j’ai sacrifiés pour leur manque d’ardeur à me servir ! Intrus, vous n’êtes que de pauvres naïfs ! Le Roi-Sorcier, tout en éclatant d’un rire rauque, se mit à détailler les étrangers à sa race. Il se figea soudain, pour reculer d’un pas nerveux, un long doigt crochu, blafard, à l’ongle laqué de noir, directement pointé sur l’Ange du Chaos – il ne découvrit pas Estrée, qui avait prudemment reculé derrière Bodvar, les traits camouflés. — Toi ! cracha le Père, son entière attention rivée sur l’homme aux cheveux d’argent. La fumée grise se dressa autour de lui, agitée, rageuse, armée de filaments aux dessins tourmentés. Un rictus agressif aux lèvres, Cellendhyll affronta du regard le souverain des Ténèbres. Esprit pour esprit. Volonté pour volonté. Haine pour haine. Le jade de ses iris fulminait d’une colère qu’il avait longtemps muselée. Le Père, hélas, se trouvait trop loin, trop entouré, pour qu’il ait une chance de l’atteindre. — C’est lui ! glapit brusquement le souverain. Cet Adhan ! Ne le laissez pas filer… Emparez-vous de lui… Piétinez-le ! Tuez-le ! Surtout, ne le laissez pas m’approcher ! Par l’Épée de Lachlann, mais c’est que le tout-puissant Roi-Sorcier a peur de moi ! comprit l’Adhan. Sa dague sombre se mit à tressauter dans sa botte. * Le souverain des Ténèbres leva ses mains griffues qu’il pointa sur Cellendhyll. De ses doigts jaillit le mana noir dans toute sa furie. Tandis que les Spectres reculaient, l’Ange se jeta sur la droite dans une roulade désespérée. Le jet de magie le dépassa pour aller s’écraser quinze mètres plus loin, contre un pilier qu’il fracassa sous l’impact – les gardes ténébreux s’étaient avancés autour d’eux, resserrant leur cordon hostile sur le groupe du Chaos. Ils se figèrent devant la violence déchaînée par leur maître, peu désireux de s’interposer entre les deux protagonistes. Le Roi-Sorcier s’agrippa alors à la rambarde du balcon. Il se cambra, arqué en arrière. De sa bouche béante et de ses yeux jaillit un nouveau geyser de mana, encore plus puissant que le précédent, tout aussi sombre, toujours droit sur Cellendhyll. La magie de Lhaër était trop faible comparée à celle du Puissant des Ténèbres pour être de quelque utilité. À genoux sur le sol, l’Adhan n’avait pas le temps d’échapper à ce déferlement de pouvoir. Il eut juste l’opportunité de lever sa main armée en direction de la menace. Un geste qui, s’il avait disposé du loisir de réfléchir, lui aurait semblé dicté par une conscience étrangère à la sienne, une conscience qu’il commençait à reconnaître. Car la Belle de Mort se retrouvait dans sa main sans qu’il sache comment. Pointée exactement en face du flux de mana ténébreux. Il sembla à l’Adhan que sa dague vibrait d’une effroyable colère, colère dirigée vers le Roi-Sorcier et nul autre. Il pouvait ressentir la chaleur palpitante de l’arme étrange à travers sa main. Cellendhyll crut entendre une voix au fond de son esprit. Une autre entité que celle du Chaos ou sa propre conscience. Une voix déjà entendue, qui se voulait puissante, mais qui se révélait inintelligible, comme si elle venait de très loin… De trop loin, d’un autre univers. Cette curieuse sensation ne dura que le temps d’un battement de paupières et l’Ange retrouva la réalité, livré à lui-même. Confronté à son pire ennemi, au pire des dangers. Mais sa Belle à lame noire avala la haine noire du Roi-Sorcier. Et dans la foulée, la dague s’illumina d’un feu rouge qui éblouit l’ensemble des guerriers ikshites – mais aucun des compagnons de l’Adhan –, avant de recracher le mana sombre vers son créateur. Le balcon fut submergé par l’explosion de pouvoir noir. Ceux qui se tenaient à côté du Roi-Sorcier furent instantanément transformés en cendres fumantes tandis que le Père titubait, les vêtements brûlés, sa fumée grise soudain immobilisée, comme assommée par le déchaînement du sort contrarié. Tout le monde se retrouva figé dans un silence de mort. Excepté Melfarak, qui jaillit de l’ombre d’un pilier, son arc braqué sur le souverain ténébreux. Frappé de trois flèches successives, ce dernier tituba en arrière, rattrapé au dernier moment par le matelas que forma in extremis la fumée grise pour le protéger. S’avisant que l’aveuglement temporaire de ceux qui les cernaient avait créé une brèche dans leur défense, Dreylen s’écria : — Venez, le couloir, là ! Les Spectres lancèrent sur les Ikshites des sphères de fumées innervantes et fuirent à la suite de Dreylen. Bodvar portait toujours Khémal inconscient qui tressautait spasmodiquement sur son épaule. Fermant la marche, pressant les autres de courir, Cellendhyll tourna la tête vers le balcon. Le Roi-Sorcier était agité de tremblements saccadés mais toujours vivant. Les guerriers ténébreux, eux, se bousculaient les uns les autres, incapables de s’orienter. Tu es à moi. Je t’aurai, un beau jour, je te tuerai ! Quelle conscience avait parlé ? Celle de l’Ange du Chaos ? Celle du Père de la Douleur ? Ou bien celle de la dague étrange ? * Le Roi-Sorcier poussa un hurlement, de colère plus que de douleur. Il invoqua une partie de son pouvoir afin de rejeter les flèches de son corps et de guérir ses blessures. Il se redressa et pointa l’entrée du tunnel emprunté par les guerriers du Chaos : — Cherche… et tue ! Avide de plaire, la fumée s’élança dans les airs, planant jusqu’au sol où elle s’étira pour ramper, muette et menaçante, à la poursuite de Cellendhyll. Elle traversa ainsi la salle, au milieu des Ikshites qui s’ébrouaient dans la même direction. Deux d’entre eux commirent l’erreur de ne pas s’écarter à temps de la trajectoire de la fumée. Elle les trancha en deux avant de les engloutir, sans ralentir, pour n’en laisser que deux tas d’ossements blanchis. Mais l’entité se figea sur le seuil du couloir emprunté par les fuyards, hésitante. Avant de se rétracter, penaude, frustrée, pour revenir auprès du Roi-Sorcier, refusant finalement de quitter la pièce, malgré l’ordre impératif. Refusant de laisser son maître derrière elle – provoquant la surprise de ce dernier, qui songea qu’il ne lui avait jamais, jusqu’ici, sommé de poursuivre quelqu’un aussi loin de sa propre personne. Chapitre 52 Les Spectres fuirent comme ils pouvaient, pourchassés par les clameurs des guerriers lancés à leur poursuite, pourchassés par la haine muette mais bien tangible du Père de la Douleur. Il n’était pas question d’affronter les Ténébreux à moins d’y être obligés, ceux-ci étaient bien trop nombreux sans même compter le pouvoir du Roi-Sorcier. Une première intersection. À droite, des sifflets de ralliement aigus. En face, de même. Les Spectres obliquèrent par la galerie de gauche, le corps de Khémal tressautant sur les larges épaules de Bodvar. À chaque croisement, ils n’avaient qu’un unique choix possible, obligés de suivre le seul passage d’où ne fusait aucun sifflement. Un Ikshite pointa le bout du nez, débouchant d’une ouverture en arche, sabre brandi, Melfarak l’abattit en pleine course d’une de ses flèches. Les deux guerriers qui l’accompagnaient moururent dans la seconde suivante, abattus par un lancer de Dreylen et un carreau d’Élias. Le dernier couloir qu’ils empruntèrent se terminait sur un cul-de-sac. Toute la largeur du mur du fond était barrée d’un portail miroitant à large flux, son rideau irisé traversé de lignes noires et magenta. Les guerriers du Chaos se figèrent devant le téléporteur. — Où mène-t-il ? s’interrogea Élias. — Comment le savoir ? souffla Lhaër. — Peu importe, affirma Dreylen. Les Ténébreux sont sur nos talons. Ils vont bientôt arriver en force. — Curieux tout de même qu’il n’y ait personne pour surveiller une telle issue, remarqua Faith. Pour Cellendhyll, cette voie inespérée, ce portail prêt à l’emploi mais sans aucun garde, était davantage inquiétant que source d’espoir. Il aurait voulu l’avis de Khémal, mais ce dernier restait prostré dans la torpeur narcotique qui l’emprisonnait. Les sifflets se rapprochaient. Les Spectres avaient le choix entre faire front, et connaître une mort quasi certaine, ou s’engager dans le rideau magique. — On y va ! décida l’Ange. Les guerriers du Chaos franchirent le rideau magique d’un même ensemble. * Troghöl et Niltarash, son second, sortirent d’une niche creusée dans un recoin du couloir, jusqu’ici invisibles. Le visage du prince arikari s’étirait d’un sourire de triomphe. Il hocha la tête à l’attention de son frère de race. Parfait ! Chapitre 53 Quelques minutes plus tard, une haie de guerriers arikaris se tenait devant le portail que venaient d’emprunter les membres du Chaos. — Ces maudits se sont échappés ! maugréa Leprín, qui venait d’arriver à la tête d’une vingtaine de gardes ikshites. Le Légat n’avait retrouvé son seigneur qu’après la fuite de l’homme aux cheveux d’argent. Il avait donné rendez-vous à la Fille du Chaos pour un dîner aux chandelles et l’avait attendue en vain. — Au contraire, rétorqua Troghöl. Ils n’ont plus aucun espoir. — Que dis-tu ? intervint le Roi-Sorcier, présent lui aussi. Sa fumée entourait ses épaules, léchant le sol de granit noir telle une traîne. — Je dis, monseigneur, que ce téléporteur, c’est moi-même qui l’ai fait invoquer ici. Avec mes hommes, j’ai pris soin d’orienter les fuyards jusqu’à lui. Ils sont tombés dans un piège dont ils ne ressortiront pas… Voyez-vous, mon roi, ce portail mène sur Valkyr, le Plan où nous autres Arikaris nous sommes réfugiés. Notre Plan-maître en quelque sorte, mon domaine. Dans un tel lieu, avec mes traqueurs, je n’aurai aucune peine à les retrouver. Vos ennemis sont perdus, je vous le garantis ! — Soit, opina le Père – qui, à l’exception d’une fois depuis qu’il était au pouvoir, avait toujours refusé de quitter la protection de Mhalemort. Mais Leprín viendra avec toi pour superviser la chasse, je te place sous ses ordres. Tous deux, vous allez unir vos efforts et me ramener la tête de Cellendhyll de Cortavar. Quant aux autres fuyards, châtiez-les comme bon vous semble, même leur espion, je m’en moque au fond. Mais je veux la preuve directe de la mort de l’Adhan. Inutile de rentrer sans cette preuve, est-ce clair ? — Je ne vis que pour vous servir, monseigneur, s’inclina Leprín. Je vais de ce pas rassembler mon escouade. Tandis que le souverain des Ténèbres reprenait le chemin de la salle des Fumées, Leprín remonta les couloirs de Mhalemort à grands pas. La main caressant la pointe de son nez, exultant. Enfin, sa chance de revanche était à portée de main. Maudit Adhan, je te retrouve enfin, tu vas payer de tes pires souffrances ! * Les pensées du Père de la Douleur s’entrechoquaient d’une autre tonalité, fusant dans sa cervelle tortueuse et féconde, tandis qu’il s’asseyait sur son trône d’os. Comme pour apaiser son maître, la fumée grise se lova tout contre lui, sans pouvoir rien faire cependant pour apaiser le trouble extrême qui avait saisi le souverain. Chapitre 54 Resté avec ses hommes devant le portail, Troghöl s’assit sur les talons et lâcha un rire où l’acidité de l’ironie se mêlait au soyeux d’une profonde satisfaction : — Je vous offre une chasse, mes Sangs ! Que la faveur de Ooom nous guide ! Les guerriers de sa suite lâchèrent un concert d’exclamations rauques et enthousiastes avant de s’incliner autour de leur prince, s’accroupissant comme lui, et de se mettre à scander à voix basse : — Nous sommes les tueurs, les Sang-Pitié. Nous, les tueurs. Nous buvons le Sang, nous crachons sur la Pitié ! Nous, les tueurs, les Sang-Pitié. Sang ! Pitié ! Hache, hache ! Sang ! Pitié ! Nous, les tueurs, les Sang-Pitié. Hache, hache et traque ! Hache, hache et tue ! Nous sommes les tueurs, les Sang-Pitié ! Le rire discordant du prince des Arikaris s’éleva dans Mhalemort, toujours ponctué du chant rauque de ses guerriers.