Michel Robert Hors-Destin Hérétiques – créateurs de livrels indépendants. Pour Vincent Pottier, le Cavalier Noir. Un homme d’honneur, de passion, et d’amitié… Un homme rare. Résumé du tome précédent : Après ses aventures à Gar-Vallon, Cellendhyll reçoit de Morion une mission particulièrement périlleuse : emmener son escadron sur le Plan-maître des Ténèbres, infiltrer Mhalemort, la citadelle du Roi-Sorcier, pour y délivrer Khémal, un autre membre des Ombres du Chaos. Cellendhyll parvient à entrer dans la forteresse ténébreuse, réussit à délivrer son camarade – croisant au passage Estrée, qu’il décide d’emmener avec lui, au grand dam de cette dernière. Mais il tombe alors dans un piège tendu par le Père de la Douleur et ne doit son salut qu’à l’intervention de sa dague sombre. Pourchassés, Cellendhyll, Estrée, Khémal et les Spectres sont contraints de s’échapper en empruntant un portail de transfert. Ils n’ont fait qu’échanger un piège pour un autre car le Plan sur lequel ils se transportent n’est autre que Valkyr, le monde des redoutables guerriers arikaris. Ulcéré d’avoir laissé échapper celui qu’il considère comme son pire ennemi, le Père de la Douleur envoie Leprín, son âme damnée, et Troghöl, le prince des Sang-Pitié, à la tête d’un contingent destiné à retrouver puis abattre Cellendhyll et les siens. Chapitre 1 Valkyr, Plan-Maître des Sang-Pitié. Le portail que venaient d’emprunter Cellendhyll et les siens les recracha sur un promontoire composé de granit et de caillasse d’un jaune pisseux. Omniprésent, le soleil était un globe jaune pâle, planté dans un ciel au bleu tirant sur le vert, exempt de tout nuage. Le plateau s’étalait, à l’est et à l’ouest, sur plusieurs kilomètres de roche et d’arbres résineux. Au nord de leur position, une pente douce descendait sur un entrelacs de collines se déversant encore plus bas sur ce qui semblait être une immense vallée. Cette vallée se perdait dans un linceul de brume épaisse et l’on n’aurait su dire de quel environnement elle était composée. Le cri d’un busard se réverbéra sur la roche. S’il avait été superstitieux, l’Adhan aurait vu là un mauvais présage. — Les Ténébreux vont arriver en force par le portail, nous devons bouger, déclara-t-il. Il n’y a aucun endroit ici où se cacher alors nous allons descendre dans cette vallée. Nous sommes en territoire hostile, sans doute pourchassés par des forces nettement supérieures, mais nous pouvons nous en tirer, si nous restons organisés et si nous gardons l’esprit clair. À ce propos, n’oubliez pas une chose : votre survie dépend de Lhaër, elle représente le cœur de l’escadron. Pendant un assaut, ne vous éparpillez pas, gardez vos positions, gardez constamment un œil sur elle. Vous devez la protéger coûte que coûte. Et s’il le faut, vous devrez vous sacrifier pour notre guérisseuse. Il les regarda l’un après l’autre. — Commandant, dit Lhaër en se tortillant, je suis flattée de tels propos… — Ce n’est pas le moment de plaisanter, Lhaër. Tu en auras tout le loisir lorsque nous serons rentrés, pas avant. — Oui commandant. Vous avez raison. — Euh… — Bodvar, n’y pense même pas. Je ne sais pas quelle brillante réplique tu t’apprêtes à dégoiser mais si tu l’ouvres je te cloue contre un arbre ! Le blond referma la bouche d’un coup sec et se mit à regarder ses pieds, comme désireux soudain de disparaître dans les tréfonds de la terre. Tandis que Melfarak, Élias et Dreylen surveillaient le téléporteur, les autres Spectres prirent juste le temps de monter le brancard qu’ils avaient apporté pour Khémal. Ce dernier fut hissé dessus, et la civière empoignée par Khorn et Bodvar. Le départ fut lancé. Chapitre 2 Une demi-heure plus tard, le portail s’alluma d’une lueur vive. En émergea une cohorte de guerriers arikaris parés au combat, menés par leur prince. À peine arrivé, d’un œil avisé, Troghöl constata que le plateau était désert. Il envoya immédiatement six guerriers sonder l’est, le même nombre à l’ouest ; le sud était barré d’une muraille de roche infranchissable. Il était toutefois presque certain que les deux patrouilles ne trouveraient rien à cette altitude. Les proies étaient descendues vers le nord, il le pressentait. Troghöl arbora un sourire satisfait. Le Roi-Sorcier n’avait évoqué aucune limite de temps à la traque qu’il avait ordonnée, et le prince escomptait bien en profiter pour faire durer la chasse qui s’avérait pour lui un plaisir brut et total. Oui, il était loin d’être pressé. Tel un félin, il aimait jouer avec sa proie, ressentir sa frayeur croissante, son impuissance. Il avait décidé d’éprouver les guerriers du Chaos avant de lancer son hallali. On en disait le plus grand bien mais le Sang-Pitié ne les avait jamais combattus. Il était confiant, néanmoins. La supériorité numérique était flagrante, elle allait presque gâcher les choses. Il allait en outre falloir s’encombrer du Légat et de ses Ikshites. Nul doute que ceux-ci faisaient d’excellents guerriers, d’une férocité tout à fait respectable, cependant, en la circonstance, ils ne valaient certainement pas ses propres hommes. Les Sang-Pitié, la race des chasseurs-nés. Et encore moins ici, sur Valkyr, leur terre de prédilection. Leprín franchit justement le portail, suivi de ses hommes, paquetage à l’épaule, vingt guerriers caparaçonnés de jaserans noirs, le visage scarifié, une unique mèche noire flottant sur le haut de leur crâne rasé. Le Légat avait eu l’intelligence de se changer pour passer un ensemble de cuir noir, son habituel costume de soie étant fort peu adapté au terrain qu’il allait devoir fouler. L’élite des Ikshites alliée à l’élite des Arikaris. Soit quarante et un guerriers en plus du Légat qui n’en était pas un – sans compter les Sang-Pitié basés sur Valkyr. Largement suffisant pour annihiler le commando de l’Adhan. Les deux patrouilles étaient revenues bredouilles, tandis que les Ikshites s’étaient préparés au départ. Troghöl et les siens regardaient leurs alliés avec leur habituel air empli d’ironie. Les Ikshites les toisaient en retour sans cacher un certain mépris, les guerriers scarifiés ayant mal supporté l’indolence affichée par les Arikaris lors de leur séjour à Mhalemort. Troghöl dévisagea Leprín avec une insistance qui aurait inquiété le Légat si ce dernier n’avait pas été occupé à vérifier l’équipement de ses gardes. L’esprit du prince des Arikaris fut soudain traversé d’une idée qu’il lui faudrait encore soupeser mais que, déjà, il trouvait incontournable. Pourquoi pas ? Je serai bien bête de ne pas profiter de l’occasion ! — Alors ? dit Leprín en se rangeant devant le prince. Que proposes-tu à présent ? Troghöl parla d’une voix douce : — Ils sont descendus par le nord. C’est la seule direction possible. Nous allons donc les suivre, en prenant notre temps pour être certains de ne pas nous faire embarquer sur une fausse piste. Avec ce qui les attend, nos proies n’avanceront pas vite. Du reste, ce territoire leur est inconnu et il n’est pas facile de s’y retrouver. Ce territoire, c’est le mien, alors tranquillise-toi, tous les atouts sont de notre côté. Si talentueux soient-ils, ces guerriers du Chaos ne nous échapperont pas. Sous peu, je te le promets, nous fêterons leur capture et tu pourras profiter de l’hospitalité que je t’ai promise. — Peu m’importe ton hospitalité. En ce qui concerne le talent, ça me hérisse de l’admettre mais Cellendhyll n’en manque pas, en effet. Je le hais mais je suis conscient de ses capacités. Il n’est pas à prendre à la légère, je te le répète. Il a échappé à toutes les tentatives de notre part pour le tuer… Si quelqu’un peut se tirer du piège que tu lui destines, c’est bien lui. Troghöl adopta sa position favorite, accroupi sur les talons. Son regard erra en direction du nord. Il caressa lentement son menton pointu avant de répliquer : — Eh bien, cela rend la traque encore plus intéressante ! Cet Adhan, je vais l’affronter, je vais lui arracher le cœur que je presserai dans ma main avant de… — Kisès, Kisès-Neh ! s’écria alors son second, un Arikari musclé dont la crête était teinte en bleu. Le Père de la Douleur avait obligé le meneur des Sang-Pitié a laisser son principal second, Niltarash, à Mhalemort. Une façon officieuse de le conserver comme otage au cas où les choses prendraient un tour qui lui déplairait. Le prince arikari avait donc élu Skärgash comme second de remplacement, ce dernier étant moins bon stratège mais tueur hors pair. Pour ce qui les attendait, il estimait n’avoir pas perdu au change. Troghöl s’interrompit un instant puis reprit avec un sourire modeste : — Skärgash a raison de me tancer. Je me vois déjà vainqueur alors que nous n’avons même pas débuté la poursuite. Quelle faute d’orgueil indigne de mon rang ! — Qu’attendons-nous justement ? s’impatienta le Légat. Mes hommes sont prêts. Fais donc donner le départ ! — Patience, Légat. Dans une traque de ce genre, la patience est la clé du succès. Vois-tu, l’eau potable est rare sur Valkyr. Ceux que nous pourchassons vont trouver de l’eau, mais elle se révélera imbuvable pour eux. Alors, ils vont vite se fatiguer. D’autant qu’ils ignorent où aller… Nous allons les laisser s’épuiser en pure perte, avant de forcer l’allure et de les submerger. N’oublie pas que tes hommes devront s’acclimater eux aussi à l’humidité de ce Plan avant que je puisse forcer le train. Mais eux, ils auront toute l’eau qu’ils veulent… As-tu emporté des pastilles de sel, comme je te l’avais conseillé ? Tes hommes aussi ? Parfait. Tu vas beaucoup transpirer ici, surtout dans les premiers temps, alors tu devras prendre soin de boire régulièrement, par petites gorgées. Pour notre part, nous sommes dotés d’un métabolisme différent, le climat ici nous convient idéalement. Et si besoin était, nous pourrions nous passer de boire et de manger durant de longues périodes… Ah, une chose encore… Restez avec nous, en toutes circonstances. Pour ceux qui se perdront, ce sera la mort assurée et je ne gaspillerai pas de temps à les rechercher. Mes terres abritent de nombreux prédateurs, sans compter les pièges que laissent les miens. Il y a aussi les plantes carnivores ou hallucinogènes et les sables mouvants… donc, ne vous éloignez pas de la colonne, sous aucun prétexte, pas même celui de soulager votre vessie. Nous ferons des haltes pour ce genre de choses. Argument bien pratique, se dit Leprín. Dis-tu cela par souci de vérité ou y’a-t-il sur ce Plan quelque chose que tu refuses de me laisser découvrir ? Le Prince se redressa enfin, de toute sa hauteur, et sa voix enfla à l’attention des siens : — Que les Sang-Coureurs partent en avant. Nous devons rassembler les clans de Valkyr. Faites résonner les cors, mes frères, annoncez la traque des Sang-Pitié ! Troghöl leva sa hache au ciel et lâcha un cri rauque de défi, repris par l’ensemble de ses hommes. Quelques instants plus tard, trois des siens dévalaient les pentes à foulées bondissantes, chacun dans une direction différente. Nord, nord-est et nord-ouest. Dans leurs mains calleuses, un cor de métal cuivré, qu’ils embouchaient tout en courant et dans lequel ils relâchaient leur souffle résistant. Leur appel se mit à résonner sur les pentes et les parois escarpées. Lancinant, dérangeant. * Cellendhyll et son escadron entendirent l’appel guerrier retentir. Les Spectres pressèrent l’allure et plus d’un des membres du commando regarda derrière lui. Ils ne pouvaient cependant aller aussi vite que l’aurait voulu l’Ange, à cause du brancard. La poursuite a commencé, songea-t-il. Il faut que je nous sorte de ce piège ! * Une patrouille d’Arikaris en cuir ocre jaune, six guerriers armés de lances et de hachettes, s’immobilisa en entendant l’appel faussement plaintif. Leur meneur poussa un cri strident, bientôt repris par ses camarades. Après quoi, ils se lancèrent à petites foulées sur la piste bordée de fougères et de palétuviers. Un autre groupe, nettement plus au nord, entendit le son des cors relayés par d’autres. Ils étaient une quinzaine, à la tête d’une file d’esclaves, des individus au sexe indéterminé vêtus seulement de pagnes, au teint vert, aux yeux globuleux sans paupières, le crâne traversé d’une ligne d’os rouge qui descendait jusqu’à leurs omoplates. L’escorte poussa un long soupir d’excitation sauvage en entendant les cors et les esclaves furent brutalement sommés de presser le pas en direction du sud. Plus au sud-ouest, cinq Arikaris marchaient sur un sentier balisé de palmiers, chacun portant la dépouille d’un porc sauvage sur l’épaule. Dès qu’ils perçurent la convocation, ils jetèrent le produit de leur chasse et s’élancèrent en direction de l’appel, des hululements barbares aux lèvres. Et d’autres Sang-Pitié, encore, bien d’autres, réagirent à l’appel. Chapitre 3 Cellendhyll et ses Spectres avançaient prudemment le long d’un sentier encadré d’une végétation dense aux teintes criardes. Au terme de leur descente, ils avaient découvert de quoi était composée la vallée. Une jungle étouffante, hostile, à l’humidité marquée. Les cors s’étaient tus, à présent, après avoir résonné plus d’une heure, et, même s’ils devaient rester sur les pistes à cause du brancard, l’Adhan vérifiait régulièrement qu’ils ne laissaient pas de traces de leur passage. Dès qu’ils le pouvaient, ils changeaient de sentier, choisissant parmi la multitude de pistes qui se croisaient et se recroisaient. Arbalète en main, Élias ouvrait la voie, quarante mètres en avant. Faith et Dreylen couvraient les deux flancs. Khorn et Bodvar portaient Khémal à l’aide du brancard. Lhaër marchait au niveau du blessé, vérifiant régulièrement son état, qui s’était stabilisé. Pas le temps pour le moment de lui apporter des soins. Melfarak suivait derrière, légèrement décalé, son arc prêt à tirer. Estrée cheminait aux côtés de l’Ange. Boudeuse, elle suivait sans effort le train imposé. Cellendhyll lui accorda un rapide coup d’œil. Il se faisait toutefois bien plus de souci pour Khémal que pour l’héritière d’Eodh. Il estimait la Fille du Chaos de taille à affronter la jungle et ses dangers. Elle évoluait avec autant d’aisance que les membres de l’escouade et ne serait sans doute pas un poids mort dans le périple qui les attendait, si elle décidait de coopérer. Il ne lui laisserait aucun choix en la matière, toute héritière qu’elle fut. Sa présence inattendue à Mhalemort constituait un mystère inquiétant, et, dès qu’il en aurait le loisir, il devrait creuser la question. Estrée était-elle en train de trahir le Chaos ? Comment ne pas y songer ? C’est alors qu’une voix intimement connue résonna en lui, enfla dans son esprit, étouffée, affaiblie, mais cependant pressante : Le nord… Dague ? C’est toi ? Trop faible, encore… Le nord. Et la Voix s’éteignit. Bon, je vais faire confiance à ce que j’entends, après tout, cette présence m’a déjà sauvé la vie dans l’ambassade de la Lumière à Gar-Vdllon. Mais inutile de raconter qu’une voix dans ma tête que je crois provenir de ma dague m’intime d’aller au nord, les Spectres me prendraient pour un dément. Ils sont suffisamment sous pression comme ça, inutile d’en rajouter ! La flore éclatait de couleurs vives et contrastées, grouillante de vie cachée. Des volatiles en tous genres, perchés sous les frondaisons, agitaient le feuillage, l’inondant de leurs piaillements. Invisibles, les grillons égrenaient leur chant bien reconnaissable. L’herbe haute encadrant la piste était fréquemment agitée du bruissement de bêtes ou de reptiles dérangés. Rien cependant ne les avait menacés. Riche d’un humus au parfum entêtant, le sol de terre et de sable d’un brun presque noir était tapissé de fougères pourpres au cœur orangé. Ce pourpre se retrouvait sur les feuilles des palmiers et autres arbres exotiques, micouliers, nalbris, vougets bleus… L’humidité régnante poissait leurs vêtements. Ils transpiraient abondamment. Seul l’Ange, grâce au pouvoir régulateur de son cœur second, n’était pas importuné par le phénomène. Ils s’attendaient au pire en permanence. À voir les Arikaris jaillir d’un fourré, les assaillir sans crier gare. Cette menace constante était éprouvante pour les nerfs. Seul Bodvar conservait sa bonne humeur coutumière. Les événements, si tragiques soient-ils, semblaient glisser sur lui sans pouvoir entamer son tempérament. Les autres serraient les dents. Ils étaient toujours obligés de suivre les sentiers. Les Spectres auraient préféré couper à travers la densité de la canopée, sans laisser de trace de leur passage, mais le brancard rendait la chose impossible. Heureusement, Élias parvint à leur faire éviter la plupart des bêtes féroces qui parcouraient la jungle. Ils croisaient bien quelques spécimens de taille imposante, félins ou sauriens, mais ceux-ci restaient à distance prudente. Aucun des Spectres ne se faisait d’illusion, ils devaient trouver un moyen de semer leurs poursuivants, sinon, ils ne tarderaient pas à être rattrapés. Cellendhyll les réunit autour de lui, le temps d’une brève halte. — Je vois bien que vous vous posez des questions, dont la principale doit être : comment rentrer chez nous… La situation, vous la connaissez comme moi. Mon but est simple, nous tirer de ce piège en employant un portail. Comme vous devez le savoir, pour invoquer un portail, quel que soit son flux, on doit, soit l’alimenter de son propre mana, comme peut le faire un mage, soit utiliser l’énergie qui réside dans certains lieux de pouvoir. Des cœurs nodaux. Or, j’ai sur moi un objet qui me permet d’entrer en résonance avec de tels endroits. Nous allons donc avancer vers le nord, pour commencer. Cette direction en vaut bien une autre. J’utiliserai mon artefact chaque jour pour sonder la jungle. Lorsque nous trouverons un cœur nodal, car nous le trouverons, je serai en mesure d’invoquer un portail qui nous ramènera directement à la forteresse… Sinon, nous aviserons. Je ne vous mentirai pas, pour le moment je n’ai pas mieux à vous proposer. — Et Lhaër, alors, proposa Élias, elle manipule le mana… — Certes, répondit celle-ci, mais ce n’est pas le même type de mana, ni la même magie, et je ne suis de toute manière pas assez puissante pour invoquer moi-même un portail de transfert. — J’y pense, releva l’Adhan… Toi, Estrée, en digne fille d’Eodh, tu dois pouvoir créer un téléporteur ? Il se trouve que non, l’usage des drogues m’interdit désormais cette pratique, songea la Fille du Chaos, et cela, je ne peux te l’avouer, Ange de mon cœur. — Impossible. Mon mana est perturbé ces derniers temps, et cet endroit semble empirer les choses. — Tant pis. — Ne vous bilez pas, commandant, vous faites de votre mieux, intervint Bodvar. Nous en sommes tous conscients. — Nous avons confiance en vous, renchérit Melfarak. — Oui, vous allez nous tirer de là, ça ne fait aucun doute ! ajouta Khorn. — Juste une chose, dit Faith. Ne nous faites pas mariner trop longtemps ici. Cet endroit n’a vraiment rien à voir avec un lieu de détente ! Chapitre 4 En fin d’après-midi, ils n’eurent que le temps de s’abriter sous les feuilles de palme, seul moyen d’échapper à la pluie tropicale et torrentielle qui s’abattit en quelques secondes, sans avertissement, si drue qu’elle masquait la vue à trois mètres. Une eau hélas trop chargée en sel pour être potable, selon Lhaër. Cette première journée de fuite s’écoula sans heurt – n’était cette tension constante qui pesait sur leurs épaules – et Cellendhyll finit par décréter un bivouac. Ils quittèrent la piste pour s’enfoncer dans la jungle, profitant d’endroits dépourvus de hautes herbes. Ils marchèrent une heure, veillant à ne pas casser de branches et à effacer la moindre de leurs traces. Ils finirent par dénicher un endroit jugé approprié, un creux ensablé, entre trois mamelons de terre et de bruyère, à l’ombre de palmiers torsadés. Les Spectres posèrent leurs paquetages, dégrafèrent leurs baudriers d’armes, leurs gilets multi-poches et leurs ponchos. Désignés comme sentinelles, Melfarak et Dreylen furent chargés d’entourer leur périmètre de défense de bois sec récolté sous les arbres – un excellent moyen de trahir ceux qui tenteraient de s’approcher, hommes ou bêtes. Cellendhyll et Lhaër entreprirent de préparer un lit de feuillage où installer Khémal. L’Adhan remarqua au passage qu’Estrée était allée s’asseoir à l’écart, dos à un palmier, le visage insondable. La rousse eut enfin le temps de vraiment s’intéresser à Khémal dont l’état restait stationnaire. Ses arts guérisseurs se manifestèrent sous la forme d’une lueur d’un or très doux qui baigna ses mains avant de nimber le corps de son patient. Elle cessa d’incanter au bout de plusieurs minutes et soupira : — J’hésite à le soigner directement, commandant. Il est fort probable que les Ténébreux lui aient inoculé un poison à effet retardé qui risque de se déclencher en réaction à mes sorts de soin, j’ai déjà connu le cas. De plus, il semble plongé dans une sorte de transe, je n’ai jamais vu ça auparavant. Cellendhyll, si. Il aurait dû y songer, d’ailleurs. Cette transe il la connaissait. Implantée dans chaque Ombre par Morion, elle se déclenchait d’elle-même dans certaines circonstances, plongeant son sujet dans une catatonie bien utile pour éviter d’avoir à répondre à des questions critiques. Plus les drogues de vérité étaient fortes, plus la transe était profonde. Cet état de veille qu’il n’avait encore jamais subi, l’Adhan ignorait comment le faire cesser chez son ami. Il se pencha sur lui et souffla : — Khémal, tu ne crains plus rien, tu dois sortir de la transe. Ce dernier balbutia, au prix d’un effort extrême. — Peux pas… Attendre… L’Adhan lui étreignit l’épaule : — D’accord, mon vieux, on va veiller sur toi en attendant que tu te réveilles… Lhaër, ne peux-tu rien faire pour le purger du traitement infligé à Mhalemort ? — Si, lui faire boire des herbes pour l’aider à éliminer les toxines qui l’affaiblissent mais cela prendra du temps. — Vas-y. La transe dans laquelle il est plongé finira par disparaître, elle n’a rien à voir avec les Ténébreux. Refusant le risque de faire du feu, les membres du Chaos mangèrent leurs rations, viande séchée et fruits secs, économisant au maximum l’eau de leurs gourdes – Estrée eut sa part. Ils parlèrent un peu, sans enthousiasme, à voix basse, accompagnés du babil délicat des oiseaux de la nuit, nettement plus ténu que celui de leurs congénères du jour. En dépit de leur situation tragique, leur premier soir sur ce Plan étranger leur livrait un accueil admirable. Le soir dévoilait un firmament sans limite, composé d’une myriade clignotante de feux d’or ou d’argent, étoiles lointaines nappées d’un arrière-plan luminescent au velouté bleu-noir. Ce piquetage merveilleux attirait l’œil, adoucissait l’esprit pour quelques instants de rêverie. Après avoir établi les veillées de gardes, ils se couchèrent. Cette nuit – comme toutes les autres à venir – était presque aussi claire que le petit matin. Et si la lumière lunaire charriait son lot d’ombres inquiétantes, propices au camouflage d’un prédateur ou d’un Ténébreux, sa luminosité pâle s’avérait bien préférable pour les Spectres au noir dense régnant sur certains Plans. En territoire hostile, les nuits claires consumaient des alliées plutôt que des adversaires. Allongé sur son tapis de toile imperméable, Cellendhyll était inquiet, moins pour l’état de Khémal que pour les conséquences de cet état. Tant que ce dernier restait incapable de se mouvoir, le brancard serait indispensable, réduisant à néant leurs chances de semer leurs poursuivants. D’ailleurs, l’Ange se demandait pourquoi les Ténébreux ne les avaient pas encore rejoints et chargés, forts de leur supériorité numérique. Les Spectres avaient pris soin d’effacer leurs traces sur les pistes empruntées mais ils n’avançaient pas assez vite pour espérer véritablement distancer leurs traqueurs. Ceux-ci n’allaient pas tarder à les rattraper, impossible de raisonner autrement. Il repoussa le moment d’interroger Estrée sur les motifs de sa présence à Mhalemort. Il avait suffisamment à penser comme cela. Contemplant le spectacle céleste révélé par le firmament, il se laissa glisser dans le sommeil. Prétextant un besoin urgent, la Fille du Chaos sortit du camp, le temps d’aspirer une part de l’avant-dernière dose de son mélange de drogues personnel. Comment allait-elle faire les jours à venir pour résister au manque, elle n’en avait aucune idée. Dès qu’elle cesserait de prendre son « antidote », la bleue-songe allait inévitablement relancer son attaque insidieuse sur elle. Estrée, cependant, ne pouvait pas avouer son état à Cellendhyll, son orgueil le lui refusait obstinément. Pendant une bonne partie de la soirée, le dos calé contre un arbre, le menton posé sur les genoux pliés entre ses bras, Estrée avait détaillé les Spectres du Chaos. Ils dégageaient tous cette aura de compétence martiale que la jeune femme savait reconnaître. Elle avait démarré son examen par les femmes. La petite rousse qui portait une longue natte, Lhaër, qui lui avait adressé de légers sourires tandis qu’elles mangeaient l’une en face de l’autre. Elle avait un visage agréable et paraissait sympathique. L’autre, la brune aux cheveux courts et aux yeux violets, semblait née les armes à la main. Contrairement à sa partenaire, elle n’avait rien d’engageant et Estrée avait tout de suite vu en elle une rivale. Les hommes ensuite… Un sujet qui la passionnait bien d’avantage. Toutefois en matière de charme, ils se révélaient disparates. Khémal, le blessé, ne l’intéressait pas. Estrée ne s’interrogeait aucunement sur celui qui avait motivé cette expédition commando. Son frère Morion était coutumier de ce genre d’exfiltration, quoi que celle de Mhalemort relevât de l’exploit. Élias ne présentait aucun attrait particulier. Il était trop petit pour elle, trop fade. L’archer, Melfarak, trahissait dans ses manières et ses expressions une douceur certaine, de la compassion, peut-être même de la gentillesse. Estrée n’avait aucune attirance pour ce type d’hommes. Les deux colosses, le blond et l’homme noir, étaient plus à son goût, des individus à la musculature affirmée, au caractère bien trempé… Quelques mois plus tôt, elle aurait adoré tester leurs capacités amoureuses dans une triplette passionnée. Aujourd’hui, sans qu’elle sache pourquoi, ce genre d’excès ne l’excitait plus. Dreylen, le guerrier aux cheveux blonds décolorés, était un bel homme et il le savait. Doté d’un visage altier aux traits lisses et sans âge, il bougeait avec la souplesse et l’assurance d’un tueur confirmé. Cela aussi, la Fille du Chaos pouvait le remarquer car c’était ce genre d’hommes qui l’excitait le plus. Dreylen était pour elle le plus séduisant du groupe, après Cellendhyll. Le fait de penser à l’Adhan lui fit instantanément oublier le restant du groupe. Il était là, sous ses yeux, à portée de ses mains. Ce corps à la fois puissant et svelte, ce visage aride, ces yeux au vert si troublant, comme éclairés de l’intérieur… Sa bouche marquée d’un pli dur mais faite pour le baiser. … Elle l’avait regardé, lui plus que tous les autres, s’activer au milieu de leur modeste campement. Vérifiant que Khémal était bien installé, que les sentinelles étaient bien en poste, que les Spectres prenaient soin de se restaurer et de se reposer. L’argent de sa chevelure scintillait sous les rayons lunaires, ses traits altiers mais rudes étaient renforcés de vigilance. Il suintait cette présence charismatique, inquiétante par certains aspects, cette puissance rentrée prête à jaillir sous forme d’une violence impitoyable. Elle l’aurait saisi et embrassé, là, devant tous, si elle n’avait pas redouté une rebuffade. La froideur qu’il affichait à son égard était toujours présente, palpable bien que moins marquée que naguère. Il était si proche et si lointain à la fois. Estrée avait envie de crier, de pleurer, elle avait envie de ses bras, de sa bouche qu’elle imaginait brûlante, de son sexe qu’elle pressentait parfait. Malgré cette attirance physique indéniable, douloureuse, la Fille du Chaos s’interrogeait de plus en plus. Au juste, que représentait pour elle Cellendhyll de Cortavar, outre un objet de désir ? Quelle était sa place, son importance dans la trame de sa vie, dans l’enchaînement de la réalité ? Il y avait de quoi se poser la question car cet homme recelait quelque chose d’inattendu, d’inexorable, elle en avait soudain conscience. Il semblait incarner un catalyseur mystérieux d’événements capitaux, capable d’interférer dans le train du destin. Perçant sous l’enveloppe de l’impressionnant guerrier, à peine perceptible, il y avait autre chose. La promesse d’un avenir supérieur. Incarnait-il une Puissance à part entière, encore méconnue, en gestation ? Que faire, que décider ? se demanda-t-elle, ébranlée par cette brusque prise de conscience. Comment réagir ? Comment manipuler ? Non. Pas manipuler. Pas lui. Il est spécial, différent. Je ne peux gâcher cette fragile relation entre nous. Je suis incapable de le traiter comme les autres. Car je l’aime. Je l’aime à en hurler, qu’il soit lointain ou proche. Je l’aime, malgré cette froideur qu’il affiche envers moi… Le souvenir d’Empaleur-des-mes, son amant béni et défunt, ne pouvait rivaliser contre le présent. Qui es-tu Cellendhyll de Cortavar ? Pourquoi me troubler ainsi ? Tu prétends n’être qu’un guerrier et pourtant tu brûles d’une force qui me frappe à chaque fois que je te vois. Que vais-je faire de toi ? Que dois-je faire de toi ? Tourmentée tout autant qu’émerveillée de pouvoir le côtoyer de si prés, elle ne le quitta pas des yeux. Et même lorsqu’elle plongea dans le sommeil, le visage de l’Adhan la poursuivit dans ses rêves agités. Chapitre 5 Cellendhyll réveilla les autres à l’aube, tandis que la nature se nappait d’un brouillard à l’humidité dense. Les oiseaux s’apostrophaient dans le haut des feuillages. Une fois effacées les traces de leur bivouac, les Spectres repartirent. Ils avancèrent en formation prudente, de nouveau sur la piste sinueuse qui pointait vers le nord, Khémal toujours hors de la réalité, sur le brancard porté par Khorn et Bodvar. En fin de matinée, après une brève halte et une série d’étirements, l’Ange songeait que la nourriture ne posait pas de problème. Ils avaient leurs rations et le gibier ne semblait pas manquer… Porcs sauvages, ragondins, cervidés, reptiles n’étaient pas rares. L’eau, en revanche, risquait sous peu de devenir un souci épineux. Les mares et les bassins qu’ils avaient rencontrés jusqu’ici ne contenaient que de l’eau salée. Les Spectres pourraient se rationner, même sévèrement, mais pour Khémal et Estrée, cela était moins sûr. La Fille du Chaos avait une sale mine, justement. Des cernes voilaient son regard. Ses traits se creusaient. Il se rapprocha d’elle et la prit à l’écart : — Tu vas bien, Estrée ? Tu n’as franchement pas l’air dans ton assiette… — C’est seulement maintenant que tu t’intéresses à moi ? Tu me fais subir cet exil, défiant ma volonté, et soudain tu me demandes si je vais bien ? Tu ne manques pas d’air ! Comme ça j’ai mauvaise mine, la faute à qui, d’ailleurs ? Ah, mais toi tu sais parler aux femmes, quel tact ! Alors non, je ne vais pas bien. Quelque chose ici me rend malade, je ne sais pas quoi… Peut-être une allergie, j’y suis souvent sujette. — Je l’ignorais… — Oh, mais tu ignores tout de ma personne, Cellendhyll de Cortavar ! Jamais, malgré mes tentatives, tu n’as pris garde à moi. Il ne répondit rien. Elle avait parfaitement raison. Brusquement, il s’en voulut de l’avoir entraînée dans cette mission. Sur le moment, cela lui avait semblé indispensable, mais à présent, il en doutait. — Je suis désolé de t’avoir obligé à venir, reprit-il d’un ton adouci. Mais c’est fait et je ne peux pas revenir dessus. Je vais veiller sur toi du mieux possible en attendant de nous sortir de là. — La belle affaire ! ricana-t-elle. — Écoute, Estrée, je ne vais pas me jeter à tes pieds pour implorer ton pardon, si c’est ce que tu espères ! Si tu as besoin de quelque chose, indique-le moi. Si tu préfères te murer dans ta colère, je m’en moque, du moment que tu coopères ! Et il la quitta pour retrouver la tête de l’escouade. Estrée ravala un sanglot. De quoi ai-je besoin ? J’ai besoin de mes drogues. J’ai besoin de réconfort. J’ai besoin que tu m’enlaces, que tu m’embrasses. Que tu me fasses découvrir la fraîcheur de ta bouche, la douceur de ta langue, la fierté de ton membre. J’ai besoin de toi, mon bel Adhan ! Mais tout cela, comment te l’avouer ? Chapitre 6 Le lendemain suivant, au petit jour, l’Adhan avait pris la dernière garde et la nuit s’était révélée paisible. Tandis que les autres dormaient encore, il sortit de son gilet à poches une sphère métallique de la taille de sa paume. Il appuya sur un petit bouton au centre de l’objet et la sphère s’ouvrit, révélant à l’intérieur un cerclage mordoré, cranté, fixé sur un axe pivotant. Au centre du cercle, trois aiguilles de gemmelitte verte, surmontées d’un petit éclat de gemme plate et bleutée. Cellendhyll saisit l’artefact entre le pouce et l’index et l’éleva au niveau de ses yeux. Aucune lumière pour faire briller les gemmes. Aucune force d’attraction pour faire bouger l’aiguille. Le cercle métallique restait inerte. Il s’activa soudain, l’une des pierres soudain animée d’un feu bleu. Une des trois aiguilles frémit et pointa vers le sud. L’Ange soupira. L’objet indiquait le cœur nodal d’arrivée – celui relié à Mhalemort. Tant pis. Je réessaierai plus tard. Que déciderait-il s’il ne trouvait pas de cœur nodal pour invoquer son propre portail ? Retourner à Mhalemort, pour l’instant la seule issue connue, semblait la pire des options. Mais il n’en voyait pas d’autre, hormis rester sur ce monde à errer en quête d’un salut impossible. Follement engageant ! Non, par l’Épée de Lachlann, il existe forcément un endroit adéquat pour nous tirer d’ici et je le trouverai. Les Spectres, Khémal, Estrée… Tous dépendent de moi. De mes décisions et de mes actes. Je n’ai pas droit à l’erreur ! Il alla réveiller les autres, il était temps de plier bagages. Il était également temps de s’intéresser à leurs poursuivants. * Aux aguets, les six Sang-Pitié avançaient sur le sentier emprunté par les Spectres quelques heures plus tôt. Leur maître, le redouté N’Dalloch, les avait chargés de suivre les proies et de baliser leur piste. Les traqueurs avançaient en ligne, sans se presser. Ils étaient armés de leurs inévitables hachettes et de dagues. De temps à autre, l’un d’eux se chargeait d’encocher le tronc de l’un des arbres qui encadraient le sentier. Les guerriers affiliés aux Ténèbres évoluaient en silence, avec une totale maîtrise de leur environnement. Des prédateurs parfaits. Ce ne fut pas suffisant, toutefois. Une silhouette bondit des hautes branches d’un arbre, dix pas derrière le dernier des Arikaris. Plus à l’aise encore que les Sang-Pitié… C’était l’Ange de la Mort et il avait soif d’action et de sang. * Cellendhyll combla l’écart qui le séparait de sa cible en queue de file, l’empoigna de chaque côté du crâne et lui rompit les vertèbres dans le même élan. Dans l’instant suivant, sa dague de jet en méthalion fusa pour se planter dans la nuque de l’Arikari qui le précédait. Le guerrier s’écroula mais le son écœurant de la chair violée par l’acier avertit ses autres adversaires qui se retournèrent d’un bloc. Faith surgit d’un fourré, à hauteur du premier de la colonne. Elle sauta, déployant ses jambes en ciseaux autour du cou du guerrier arikari, et se laissa retomber dans l’herbe tout en exerçant une torsion du bassin. Le Sang-Pitié atterrit, la nuque brisée. Faith s’était déjà redressée. Elle fonça sur le second de ses opposants. Il l’attendait, une hachette effilée dans chaque main. Arrivée à portée, Faith feinta pour déséquilibrer le guerrier, en profita pour prendre appui sur son genou et s’envola dans un saut périlleux arrière. Elle frappa l’homme au passage, lui brisant la mâchoire d’un coup de botte. À peine au sol, superbe d’équilibre, elle paracheva son assaut d’un coup de pied retourné qui atteignit le Sang-Pitié en pleine gorge. Le troisième guerrier s’était placé dans le dos de la jeune femme, il se fendit de tout son long pour lui percer les reins de sa dague courbe. Faith esquiva du buste tout en saisissant la main armée de l’Arikari. Elle tordit le poignet de l’homme et le remonta d’un geste brusque vers le ciel. Le membre céda. Faith écarta le bras de l’Arikari et lui plongea la pointe de son coude en plein dans sa bouche gémissante. Après quoi, elle lui brisa la trachée d’une manchette en revers. Le dernier survivant des éclaireurs arikaris se dressait face à Cellendhyll. Il faisait tournoyer ses hachettes devant lui, et le métal étincelant semblait irradier la même faim de tuer que son possesseur. Cellendhyll le regarda faire, juste le temps d’arborer une mine apitoyée, de lever le bras droit et de le rabaisser. La dague bleutée jaillit de sa main pour aller se planter en plein front du Sang-Pitié. Elle l’atteignit avec tant de puissance que l’homme décolla littéralement du sol avant de s’écrouler, foudroyé. Le combat était achevé, aussi bref qu’intense. L’Adhan alla récupérer ses dagues de jet, qu’il rengaina dans son étui d’avant-bras après les avoir essuyées. Faith le regarda faire, un petit sourire aux lèvres. — Il était inutile d’essayer de m’impressionner par tes acrobaties, Faith. Je t’ai demandé de les éliminer, c’est tout. — Est-ce ce que j’ai réussi ? sourit la jeune femme. — Réussi à quoi ? — À vous impressionner, bien sûr… — Non. L’Ange mentait effrontément. Faith avait l’étoffe d’une Initiée et il songeait sérieusement à l’entraîner pour lui faire atteindre ce niveau d’élite. Ils tirèrent les cadavres dans les fourrés. Il n’y avait pas eu de sang versé ou très peu, aussitôt absorbé par la terre brune. Les dépouilles seraient probablement trouvées mais trop tard, espérait l’Adhan, pour que cela ait de l’importance. Faith et lui-même s’engagèrent sur le sentier. Au premier croisement, ils prirent le chemin opposé à celui emprunté par le restant des Spectres, comme il avait été convenu. Cellendhyll prit soin de faire des encoches identiques à celles des Sang-Pitié sur les arbres. Ils continuèrent ainsi une bonne heure avant que l’Ange ne s’estime satisfait. La fausse piste qu’il venait de créer devrait leurrer les Ténébreux suffisamment longtemps pour que les Spectres puissent profiter de ce répit. Il regarda Faith, et, sans pouvoir se retenir, lui adressa un sourire complice. Elle lui sourit en retour, son regard au ton violet palpitant de sensualité. Elle avait l’air si sauvage et fier, si sûre d’elle et de ses moyens. Il éprouva le soudain et puissant désir de l’embrasser à pleine bouche. Il contint pourtant cette pulsion. Se laisser aller à une relation charnelle avec Faith, si désirable soit-elle, serait une grave erreur. Il aimait sa présence à ses côtés, il ne pouvait le nier, mais ce n’était pas une raison suffisante à ses yeux. Cellendhyll n’était pas esclave de ses désirs. Il pouvait même les juguler avec l’ascétisme d’un moine-missionnaire. Du moins en avait-il été ainsi dans le passé, lorsque les circonstances l’exigeaient. Il était temps de rejoindre les autres. L’Ombre et la Spectre coupèrent à travers la jungle, agiles, adroits, sans laisser la moindre trace. Chapitre 7 Deux jours plus tard, leur situation n’avait pas évolué. Les Sang-Pitié semblaient avoir été semés, au moins provisoirement. Élias avait repéré des patrouilles à l’est et à l’ouest, mais aucune d’entre elles ne semblait consciente de la position des membres du Chaos. Ces derniers continuaient donc vers le nord, soucieux avant tout de lâcher définitivement leurs poursuivants. Cellendhyll avait conscience que s’ils restaient sur une piste, tôt ou tard, ils finiraient par se faire repérer. La matinée s’écoula sans aucun incident notable hormis un lion à dents de sabre et crinière rouge, la peau gris fumée, aussi haut qu’un cheval, qui traversa la piste vingt foulées devant l’escouade. Le fauve les contempla quelques instants avant de repartir, s’enfonçant sereinement entre les hautes herbes. Les Spectres lâchèrent un soupir de soulagement et repartirent. La canopée elle-même semblait se gausser de leurs efforts. Elle paraissait se complaire à entraver leurs efforts de fuite à travers la densité de son entrelacs végétal. Cellendhyll espérait trouver un endroit approprié pour quitter la piste, une bonne fois pour toutes, sans être trahi par les traces de la civière. Il espérait trouver de l’eau. Éviter une attaque. Que Khémal se réveille. Avoir la force de sortir les Spectres de là, indemnes. L’état de l’Ombre restait inchangé. Comme aucune source d’eau potable n’avait été découverte, les Spectres suçaient des cailloux pour éviter la soif, rationnant le peu qui restait dans leurs gourdes. Les nombreux fruits qui chargeaient les arbres se révélaient eux aussi trop chargés en sel pour être consommés. Seul Bodvar continuait à afficher son indécrottable bonne humeur, mais ses plaisanteries ne recevaient plus qu’un écho distrait. Élias ne quittait plus son arbalète, même en dormant, Melfarak gardait toujours une flèche encochée, prête à siffler, et le front de Khorn restait constamment plissé de vigilance. Estrée allait de plus en plus mal. Elle n’avait plus de drogue depuis la veille. Vertiges, tremblements, nausées, le triptyque maudit perpétré par la bleue-songe l’assaillait à nouveau. La jeune femme était à bout de forces, son teint s’était encore affadi. Elle profita d’une des courtes haltes de la journée pour se mettre à l’écart. Plongée dans un massif de fougères arborescentes, elle vomit tout le contenu de son estomac – elle rendait tous ses repas, sans pouvoir rien y faire. Elle se redressa, la gorge brûlée par la bile, et sortit du fourré. — C’est dur, hein ? Le manque… Lhaër se tenait devant elle. — Plus que vous ne l’imaginez, rétorqua la Fille du Chaos en essuyant sa bouche d’un revers de la manche. — Non, Estrée, pas plus… Je sais très bien ce que vous endurez, figurez-vous. Je suis passée par là, moi aussi. J’avais seize ans, j’étais folle amoureuse d’un homme plus âgé que moi. C’est lui qui m’a initiée au poison du fétis. Je suis devenue une loque, abreuvée par ses soins capricieux, droguée des pupilles jusqu’aux orteils. Il m’a exploitée, a usé de moi à son gré avant de m’abandonner. Mon père a réagi à temps. Il m’a aussitôt envoyée chez les Sœurs Grises. Les Sœurs ont su me guérir mais, croyez- moi, elles ont dû mettre à contribution tout leur savoir car j’étais dans un sale état de dépendance. Alors, non, je n’ignore rien de votre tourment… Laissez-moi faire, je peux vous aider. La rousse fit asseoir Estrée devant elle. Ensuite, elle apposa ses mains sur les tempes de sa patiente et incanta. De ses paumes naquit un feu jaune et doux qui teinta d’or le visage de l’héritière d’Eodh. Immédiatement, cette dernière se sentit soulagée, réchauffée, les effets du manque encore présents mais muselés en arrière-plan. — Je vous préviens, ce n’est que provisoire. Au fait, quelle est la drogue qui vous emprisonne ? — La bleue-songe, souffla Estrée. Créée par les Ténèbres. — Maudits soient-ils ! Ceux-là sont experts en la matière mais je n’ai pas dit mon dernier mot, car je ne suis pas maladroite non plus lorsqu’il s’agit de soigner. Pour commencer, je vais vous donner des herbes, cela vous aidera à supporter le manque même si l’effet n’est que temporaire. On les fait normalement infuser mais comme nous ne faisons pas de feu, mâchez-les, ce sera aussi efficace. En outre, chaque soir, nous irons à l’écart et je vous soignerai comme je viens de le faire. Peut-être cela finira-t-il par payer… Attention, je ne vous garantis pas une guérison totale, ne vous faites pas de faux espoir… Je ne peux rien proposer de mieux pour le moment. — C’est déjà plus que je ne pouvais espérer, sourit doucement Estrée, sa tête penchée sur le côté. Mais surtout, Lhaër, murmura-t-elle, implorant de la voix et du regard, ne lui dites pas. S’il vous plaît… Lhaër soupesa intensément la jeune femme du regard. — Lui ? Oh, oui, je vois… Il vous fait craquer, n’est-ce pas ? — Non. Oui. Oh, je ne sais pas… C’est si compliqué… — Vous avez des sentiments pour lui, soit. Mais lui, que ressent-il à votre égard ? Estrée haussa les épaules. — Est-il au courant de vos sentiments ? — Ces dernières années, lors des réceptions au Chaos, j’ai tout fait pour attirer son attention. Un échec total. Il faut dire que ma réputation de libertine n’a pas dû m’aider. Je ne sais comment communiquer avec lui, nos rapports tournent systématiquement à l’affrontement ! — Ma chère, vous n’avez franchement pas choisi le plus facile des hommes à conquérir ! — N’est-ce pas ? dit tristement la Fille du Chaos. — Je ne dirai rien de votre état et de vos sentiments. À personne. Ce sera notre secret. — Merci, Lhaër. — De rien. — Ce n’est pas rien pour moi. J’apprécie plus que je ne saurais l’exprimer. — Que les choses soient bien claires, Estrée. Si vous tentez de nuire au commandant ou à l’escadron, je deviendrai aussitôt votre pire ennemie. — Je n’ai aucune intention de nuire à Cellendhyll. À lui encore moins qu’à quiconque. Il est le seul… le seul… Elle ne put formuler la suite. Lhaër lui saisit les mains : — Allons, je vous crois. Et vous veillerez à ce que je continue à vous porter ma confiance, n’est-ce pas ? — Oui. Encore merci. — Bien. Allez-y, prenez ces feuilles, laissez-en une fondre sous votre langue. Je vais rentrer au bivouac la première. Attendez de vous sentir mieux avant de me suivre. Ce soir, dès que vous pourrez, venez me voir. Je vous donnerai d’autres plantes et je m’occuperai de vous. N’hésitez pas à faire appel à moi en cas de besoin. Je file maintenant, avant que les autres ne remarquent mon absence. Ils vont finir par se douter de quelque chose si nous tardons. L’héritière regarda la rousse s’éloigner vers le bivouac. Elle porta une feuille à ses lèvres, un ovale fin et long, argenté, avec des rainures azurées. Elle savoura sa texture curieusement glacée, mâcha et avala. Soudain, elle se sentit tout entière emplie d’une fraîcheur qui instillait dans son corps et son esprit une vague de bien-être, chassant les nausées, les tremblements, le manque. Merci, Lhaër. Chapitre 8 Sans trop savoir ce qui motivait cette sensation, Leprín commençait à se méfier de ses alliés. De Troghöl plus encore que de ses subordonnés. Plus le temps passait et plus il semblait au Légat que le prince se moquait de lui, même si ce dernier ne se départissait pas de ses manières onctueuses. Leprín avait surpris certains regards échangés entre les Arikaris qui ne lui disaient rien de bon. Quelque chose n’allait pas. Le prince menait la troupe des Ténébreux à la poursuite de l’Adhan. Il avait rallié ses clans, avait-il déclaré, tous se dirigeant vers un point d’interception programmé. La traque semblait l’amuser et le griser. Toutefois, il prenait son temps. Son trajet de chasse serpentait en direction du nord, mais s’incurvait à l’est ou à l’ouest selon le détour des pistes. Leprín avait sélectionné deux pisteurs au sein de son escadron d’élite. Tous deux natifs des Steppes Rouges, Oroogh le mince et Reshgar’h. Ces deux-là, des guerriers de grande confiance, avaient scruté les traces relevées par les éclaireurs Sang-Pitié. Le Légat avait tendance à se demander si ces indices, tout réels qu’ils fussent, venaient bien des fuyards du Chaos. Au moins ne tournaient-ils pas en rond, comme les deux Ikshites le lui avaient assuré. Tout comme ils avaient assuré à leur seigneur que la tactique patiente décidée par le prince arikari se révélait judicieuse. Cependant l’instinct de Leprín continuait de le titiller. Le soir même, Leprín convoqua les trois officiers ikshites placés sous ses ordres. Il leur intima de surveiller les Arikaris et de ne pas se fier à leurs manières nonchalantes. En vérité, les Ikshites au faciès sévère n’auraient pas à se forcer pour obéir. Depuis le début de la poursuite, ils ne ressentaient aucune affinité envers leurs alliés. Lors des haltes, chaque faction se rassemblait à l’écart. Les Arikaris jacassaient entre eux, réjouis, tout en jetant des œillades ironiques aux guerriers du Légat. Les Ikshites toisaient les Arikaris avec un dédain affiché. Cela étant, malgré leurs manières indolentes, les Arikaris en avant-poste se révélaient d’excellents pisteurs. Leur présence semblait faire fuir toutes les bêtes sauvages des environs et, d’après les rapports du prince, ils parvenaient sans trop de peine à relever le peu d’empreintes laissées par les fuyards. Toutefois Troghöl refusait de sonner l’hallali. Il savait parfaitement ce qu’il faisait, assura-t-il au Légat. Les proies fuyaient exactement dans la direction souhaitée, il les attraperait au moment voulu. Il voulait que leurs poursuivants croient avoir échappé aux Ténébreux, il les voulait en confiance, relâchés. Et affaiblis par le manque d’eau. À sa totale merci. Le train imposé par les Arikaris était supportable mais la fatigue commençait à se faire sentir au sein des rangs ikshites, peu habitués à un tel climat. Leprín aurait autant souffert que ses hommes de cette humidité qui empoissait la jungle, s’il n’avait pris chaque matin un élixir de sa composition. Là, encore, Troghöl qui regardait dans sa direction. Ce regard qu’il échangea ensuite avec Skärgash, son second… Leprín sentit un frisson glacé courir le long de sa colonne vertébrale. Par les Ténèbres, que se passe-t-il ? Vigilance, Leprín ! Contacter le Père, mon maître ? Pour lui annoncer que j’ai des soupçons diffus concernant celui que j’ai largement contribué à faire nommer seigneur des Conquêtes ? Le Roi-Sorcier me consumerait aussitôt de sa colère. Non, je dois attendre. Je me trompe peut-être au sujet de Troghöl, je ferais mieux de me concentrer sur le véritable adversaire, Cellendhyll de Cortavar, l’Ange maudit ! Chapitre 9 Cellendhyll avait un choix à faire. La piste qu’ils suivaient depuis plus d’une heure se divisait en deux embranchements, le premier vers l’ouest, le second à l’opposé. L’Ange avait conscience de n’avoir nullement semé leurs poursuivants, et que ce serait impossible, tant qu’ils resteraient sur une voie aussi évidente qu’une de ces pistes. Or, jusqu’à présent la jungle s’était révélée trop dense pour que les Spectres coupent à travers elle encombrés du brancard. En transportant Khémal à dos d’homme, ce ne serait pas possible non plus. L’alternative qui s’offrait maintenant à eux ne présentait rien d’engageant. D’un air pensif, tout en caressant l’arête de son nez, Cellendhyll contempla le marécage. Un manteau hachuré d’ajoncs et de bambou bordait les contours du marais. L’étendue liquide s’étalait vers le nord, vaste nappe sombre surmontée d’une brume verdâtre qui s’étalait par chapelets épars. L’eau était opaque, huileuse. De grands arbres au tronc noir, au feuillage violacé, plantés au hasard, régnaient sur ce lieu dérangeant. La lumière y semblait assombrie, comme étouffée par quelque influence néfaste. En choisissant de passer par cette fange, il avait une bonne chance de semer ses poursuivants, peut-être pas pour longtemps, mais ce serait toujours bon à prendre. Encore fallait-il que son choix ne mette pas l’escadron en danger, en le confrontant à d’autres dangers potentiels. Non, ce ne peut pas être pire. Si nous restons sur la piste, nous risquons à tout moment une attaque des Ténébreux. Ils nous submergeraient. Comme dit toujours Yvain, mon ancien instructeur : si tu le peux, préfère le moins évident… Sans compter que cc n’était pas dans la nature de l’Ange de subir. En se décidant pour le marais, il agissait. Restait à savoir si Khorn et Bodvar pourraient avancer avec le brancard en le portant suffisamment haut pour que Khémal reste au sec. Sans compter qu’il y avait de fortes chances pour que le marécage abrite des sangsues, probablement le moindre des maux à affronter. Soit. Pour la civière, ça devrait aller si la traversée ne s’avérait pas trop longue. Et pour les dangers, ils y feraient face au fur et à mesure. Tout plutôt que de suivre l’un ou l’autre des tronçons de la piste avec les Ténébreux sur les talons. L’Ange dégaina son poignard dentelé et tailla un bâton en roseau pour chaque membre du groupe – veillant bien à espacer ses coupes pour ne pas attirer l’attention des éclaireurs ennemis. Ces bâtons serviraient à sonder la vase et à éviter ainsi les trous d’eau. Les membres du Chaos s’engagèrent prudemment dans le marais, utilisant leur formation habituelle. Ils avaient résolu le problème du brancard en adaptant la technique utilisée pour les chaises à porteurs. À l’aide de cordes, Bodvar et Khorn avaient arrimé les branches de la litière à leurs robustes épaules ; ils pourraient ainsi avancer sans risquer de mouiller Khémal. * Derrière les guerriers du Chaos, à une trentaine de pas, un essaim de bulles rida la surface paisible. Un mouvement ample agita l’onde puis s’apaisa. Chapitre 10 La traversée fut éprouvante, pour les muscles comme pour les nerfs. La brume se densifiait encore à mesure qu’ils remontaient vers le nord. L’eau huileuse et l’assise traître de la vase ralentissaient leurs mouvements. Khorn et Bodvar avaient du mal à garder leur équilibre et marcher à une même allure. C’était bien là un combat, un exploit, et plus d’un guerrier aurait vu ses muscles lâcher devant une telle épreuve. Grâce à leurs bâtons, ils échappèrent à plusieurs trous d’eau. Une éclaboussure jaillit à quelques mètres d’Élias, qui, comme toujours, menait l’escadron. Tous se figèrent, les muscles bandés, mais rien n’apparut. Ils reprirent leur périple après quelques minutes d’attente nerveuse. Dreylen trancha en deux un serpent aux écailles rayées qui passait nonchalamment à portée de sa lame, inoffensif. Depuis les arbres qui les surplombaient, jalonnant leur avancée, provenaient des craquements inquiétants, des bruissements de feuillage. Cellendhyll était prêt à lancer l’une de ses dagues de jet en métal bleu sur le premier adversaire qui se présenterait, mais rien ne se produisit pour lui permettre de se défouler. Aucun danger avéré. Une heure et demie de ce calvaire s’écoula. Enfin, le marais, comme par enchantement, laissa de nouveau place à la jungle. Les Spectres abordèrent la rive avec un soupir de soulagement. Finalement, l’aventure ne s’était pas trop mal déroulée. — Déshabillez-vous, ordonna l’Adhan. Nous devons être couverts de sangsues. Personne ne protesta. Cellendhyll avait eu raison. Jusqu’en haut des jambes, chacun était couvert de sangsues aubergine, aux petits corps spongieux enflés du sang dont ils s’étaient gorgés. Les Spectres n’avaient rien senti pendant la traversée du marais, tant la morsure de ces vampires était indolore. Repues, certaines se détachèrent d’elles-mêmes. Les autres durent être ôtées à l’aide d’une lame. Estrée se laissait faire elle aussi mais à l’écart, et ce fut Lhaër qui s’occupa d’elle. La Fille du Chaos était trop lasse pour véritablement porter attention aux nudités qu’on lui dévoilait. Aucun des Spectres d’ailleurs ne semblait gêné de ce traitement. La Fille du Chaos eut toutefois le temps de noter que la musculature de Dreylen se révélait particulièrement harmonieuse. De même celle de Faith, quoique cette dernière fût plus longiligne. En voyant Cellendhyll dénudé, l’héritière d’Eodh oublia subitement sa fatigue. Le grand corps de l’Adhan était parfaitement dessiné à ses yeux experts – c’est qu’elle en avait contemplé, des hommes nus ! –, pourvu d’une musculature élancée, sèche, qui laisser deviner autant de puissance que de souplesse. Finement hâlé. Sans aucun gras superflu ni pilosité excessive. Une chose était curieuse cependant, Cellendhyll ne portait aucune cicatrice, pas une marque, ce qui, pour un guerrier, semblait impossible. Quant à son sexe, il lui semblait parfait. Plutôt long, si appétissant qu’elle eut immédiatement envie de l’humecter, en dépit des circonstances, de le pétrir, d’en caresser son visage pour mieux en sentir la dureté. Les Spectres étaient épuisés. Ils avaient beau être des athlètes, lutter contre l’eau pendant tout ce temps avait représenté, même pour eux, une véritable épreuve ; la tension nerveuse s’était avérée encore pire que la fatigue musculaire. Seul Khémal n’avait pas souffert. Il continuait de dormir pesamment, abrité par la transe, au pied d’un arbre. Enfin débarrassés de l’armée de sangsues qui les avaient assaillis, ils purent se rhabiller. Lhaër avait usé de son pouvoir guérisseur pour fermer les plaies les plus importantes de chaque Spectre et d’Estrée. Sur l’approbation de l’Adhan, la guérisseuse avait pris le risque de faire un petit feu, le temps de faire chauffer de l’eau dans son pot en étain. Elle y avait émietté des feuilles de sauge et d’aigremoine, de l’ail des forêts, des tiges de prêles concassées, de manière à créer une potion qui les immuniserait contre la fièvre des marais que pouvaient inoculer ces vers carnivores. Chacun en but sa part. Lhaër se reposait à trois pas de l’eau, assise entre Khorn et Melfarak. Ce dernier vérifiait l’empennage de ses flèches tandis que le guerrier à peau noire affûtait le manche de sa hache de guerre. Assis à trois pas de Khémal et d’Estrée, en retrait vers l’intérieur des terres, Élias avait démonté son arbalète pour en nettoyer les segments. Les autres étaient éparpillés sur la rive, tout aussi détendus. Désireux d’inspecter le périmètre environnant, Cellendhyll délaissa l’escouade. Il s’enfonça entre les grands arbres, la main prête à dégainer. Il s’estimait heureux car aucun des dangers qu’il redoutait ne les avait assaillis dans le marécage. * Le prédateur qui les avait patiemment suivis à travers le marais, faisant fuir par son approche ses congénères moins puissants jaillit du marécage dans une explosion de gouttes et d’écume et retomba juste en face de Lhaër, qui se figea, comme transformée en statue. C’était une sorte de batracien au corps bleu foncé bosselé de muscles, d’au moins deux mètres au garrot. Un large crâne de crapaud terminé d’une corne frontale et torsadée, deux yeux rougeâtres et globuleux trahissant la ruse et l’avidité. Chacune de ses six pattes était armée de quatre griffes d’os acéré. La gueule béante de l’amphibien sécrétait une odeur de charogne dont l’intensité fit grimacer les Spectres, et la double rangée de dents triangulaires dévoilée les fit frémir, ainsi que le bout de langue verte et verruqueuse qui pointa entre les crocs. Ils n’étaient pas prêts à faire face à cette apparition soudaine. Ils n’étaient pas prêts à affronter un tel danger. Lhaër moins que les autres. La corne frontale du prédateur palpita d’une brève lueur verdâtre. Le regard de la rousse devint alors vitreux, sa volonté étouffée par la magie de son agresseur. Ensuite, d’un de ses antérieurs griffus, le monstre balaya Khorn, l’envoyant s’écraser à cinq mètres. De sa queue épaisse mouchetée de pourpre, il cingla Melfarak qui fut projeté en arrière. Lhaër ne bougeait toujours pas, comme hypnotisée par la volonté du batracien géant. Jailli d’on ne savait où, torse, mains et pieds nus, Bodvar s’interposa en hurlant entre la guérisseuse et son assaillant. La langue démesurée du batracien changea aussitôt de cible, et s’enroula autour de la taille du colosse blond. Ce dernier se campa en arrière pour résister à la traction. Estrée se servit de la diversion du Spectre pour se ruer vers Lhaër et l’entraîner hors de portée. Melfarak tenait le monstre en joue. Le batracien pivota d’un quart de tour – enserrant toujours Bodvar – et cingla une nouvelle fois l’archer en plein torse. Apparu de l’autre côté du monstre, Dreylen lança une dague, mais l’arme rebondit sur le flanc de la créature sans lui causer le moindre dommage. Élias jurait entre les dents, ses mains s’activant pour assembler les parties de son arbalète. Le ventre brûlé par le venin de la créature, Bodvar continuait de se débattre pour résister à la traction qui menaçait de le submerger. Faith bondit sur le dos de l’amphibien mais ses dagues d’acier runique échouèrent à percer l’armure naturelle. Le monstre s’ébroua et la jeune femme perdit l’équilibre, s’étalant à plusieurs pas. Khorn avait repris ses esprits. Il approcha sur le côté de l’agresseur et lui assena un grand revers de hache en pleine tête. L’acier ne perça pas la chair mais la puissance du coup ébranla le batracien. Pas assez longtemps cependant. D’un coup de griffes, le crapaud géant percuta le guerrier noir. On entendit les côtes de Khorn se briser. Le monstre voulut tourner la mâchoire pour happer ce dernier mais Bodvar empoigna sa langue à pleines mains. Il grimaça, jura devant les brûlures qu’il s’infligeait mais réussit à empêcher la créature d’achever son compagnon. Cellendhyll surgit d’un fourré, lancé à pleine vitesse. Tout en courant, il leva le bras et le rabaissa dans un geste flou. Sa dague en méthalion bleuté se ficha en sifflant dans l’œil droit du batracien, en même temps que le carreau d’Élias dans le gauche. Le monstre rugit de douleur. Ses griffes balayèrent l’espace devant lui, mais Dreylen, qui s’était approché pour tenter d’aider Bodvar, se mit hors d’atteinte d’un roulé-boulé. L’Ange du Chaos décolla du sol, effectua un saut périlleux avant, puis retomba sur le dos du monstre. Il se campa entre ses épaules et, d’un revers de sa Belle de Mort, trancha la corne torsadée qui ornait son front. Lhaër hoqueta dans les bras d’Estrée, sa conscience enfin libérée du maléfice imposé par l’amphibien. Cellendhyll enchaîna son assaut. Il releva sa dague et la rabattit vers le bas, de toute la puissance dont il était capable. Sa dague sombre se planta dans la nuque de la créature. L’Ange se mit à frapper, frapper, frapper, comme un possédé. Tue ! Tue ! Tue ! Laisse parler la soif ! lui soufflait la Voix. Le métal étrange et noir découpa la peau comme du bois tendre, découpa les muscles et les tendons, la chair, faisant jaillir un sang noir et liquoreux. Le monstre rugit sa douleur mais déjà il agonisait. Sa langue perdit de sa force et Bodvar put enfin se libérer. Faith et Élias s’empressèrent de le faire reculer et de l’aider à s’allonger. Dreylen soutint Khorn qui claudiqua pour les rejoindre. L’Adhan continuait de voler sa vie à grands coups de lame. Il ne s’arrêta que bien après les derniers soubresauts de la créature. Les Spectres se révélaient en piteux état. Les traits convulsés par la douleur, Bodvar avait le corps sévèrement brûlé, et Khorn plusieurs côtes cassées. Melfarak avait une large plaie au ventre. Honteuse de n’avoir pas su contrer la magie du monstre amphibie, Lhaër s’empressa de concentrer son mana sur le colosse blond. La silhouette de ce dernier se para du rituel halo d’or tandis que la magie curative faisait effet. La rousse resta concentrée sur lui jusqu’à ce que ses blessures se referment. Ensuite, elle s’occupa respectivement de l’archer et du guerrier à peau noire. Une fois les Spectres remis sur pied, Lhaër se laissa tomber aux côtés de ses patients, épuisée. De larges cernes coupaient son visage. Chapitre 11 Personne ne posa de question au sujet de la dague. Personne ne paraissait avoir repéré que c’était la seule lame ayant pu percer l’armure naturelle du monstre. L’habituel camouflage hypnotique de la Belle de Mort était à l’œuvre. Pas sa conscience qui était restée muette. Le cas échéant, Cellendhyll ne leur aurait pas laissé le loisir de s’exprimer mais de toute manière, aucun de ses subordonnés ne manifestait le désir de parler. Pas même Bodvar. L’Adhan attendit tout de même qu’ils aient repoussé le cadavre du monstre dans le marécage – de manière à effacer les traces de leur combat –, qu’ils se soient lavés et préparés. Il en profita pour nettoyer sa Belle de Mort puis pour vérifier l’état de Khémal, toujours stationnaire. Et lorsque les Spectres furent prêts au départ, sa colère explosa, froide, glacée, méprisante. Il ne cria pas, il ne hurla pas. Mais de sa voix glaciale, mordante, il les déchiqueta de son mépris. Il les toisa l’un après l’autre. — Vous êtes des adultes, non, des guerriers confirmés ? Ou bien des novices dont je dois torcher le cul ? Vous avez pris la grosse tête ou quoi ? Finalement, je constate que je me suis trompé sur votre compte, vous n’êtes que des amateurs ! Ce n’est pas parce que nous avons réussi à sortir de Mhalemort que nous sommes tirés d’affaire, l’auriez-vous oublié ? Je vous laisse dix minutes et voilà le résultat : aucun d’entre vous n’a monté la garde, vous êtes restés au bord de l’eau, vulnérables à ce qui pouvait en jaillir, plutôt que de remonter plus haut sur la rive dans une relative sécurité. Et vous avez combattu désunis. Les Spectres baissaient les yeux devant lui, leur amour-propre piétiné. Aucun d’eux ne se rebella. Estrée se tenait à l’écart. Après tout, elle avait été forcée à venir ici, elle ne se sentait pas concernée. Elle avait fait ce qu’elle avait pu pour sauver la rousse. Sans armes, elle ne pouvait pas faire grand-chose d’autre. Du reste, le destin des Spectres restants ne l’intéressait pas plus que cela. La jeune femme tenait à Cellendhyll, évidemment, et à Lhaër, qu’elle considérait à présent comme une amie. Les autres ne comptaient pas. Après cette sévère diatribe, l’homme aux cheveux d’argent s’éloigna à grands pas pour tenter de calmer sa fureur. Il était conscient d’avoir parlé d’un ton très dur, de s’être montré blessant, sinon injuste. Il regarda le magnifique ciel étoilé et lâcha un soupir. Il avait eu si peur de perdre l’un ou plusieurs d’entre eux. Une peur horrible, acérée. Les responsabilités pesaient de plus en plus lourdement sur ses épaules, alors qu’il avait pris pour habitude de ne compter que sur lui-même, durant toutes ces années. Et voilà que les Spectres dépendaient de lui, de ses décisions et de ses talents. Il avait déjà perdu Devora, l’amour de sa vie. Il avait subi la douleur qui allait de pair et cette douleur, il avait mis du temps, beaucoup de temps, à l’apaiser. Il ne voulait pas les perdre, eux. Or, ce besoin de les sauver tournait à l’obsession, il s’en rendait bien compte. Une obsession qui risquait de l’affaiblir et provoquer leur perte à tous. Les perdre serait déjà terrible, mais si en plus il était le responsable, il en deviendrait fou. Comment allait-il faire ? Comment trouver l’équilibre entre réflexion et action, sans se laisser amoindrir par ses inquiétudes ? Il n’en avait pas la moindre idée. Il revint vers eux et ordonna le départ, s’adressant à l’escouade d’un ton apaisé. Un nouveau sentier les attendait, s’enfonçant en serpentant dans une nouvelle partie de la jungle. Il était temps de bouger, le soir n’allait pas tarder à tomber. Les Spectres s’exécutèrent sans perdre un instant, dans un silence respectueux. Je dois les sauver ! Chapitre 12 Ils marchaient vers le nord-ouest. Lhaër somnolait tout en avançant tant elle était exténuée. C’était l’usage répété de sa magie réparatrice qui l’avait le plus vidée de son énergie mais la marche forcée aggravait son état de lassitude. Malgré sa fatigue, elle ne se plaignait pas. Elle avançait comme les autres, prudemment. Serrant les dents. Bodvar marchait trois pas derrière elle, légèrement sur sa droite. Il portait toujours l’avant du brancard. Il couvait la guérisseuse d’un air inquiet. Avec la charge qu’il portait, il ne pouvait cependant rien faire pour l’aider. S’avisant à son tour de l’état de la jeune femme, Estrée se proposa pour la soutenir. La rousse refusa d’un grognement las. C’est alors que Cellendhyll surgit à leurs côtés : — Ne place pas l’orgueil au-dessus de ta santé, Lhaër. Tu n’en peux plus et je le vois. Alors laisse-toi aider. Un peu de soutien ne te fera pas de mal et je ne t’en voudrais pas pour autant… La colère que j’éprouvais est passée. Lhaër opina, trop fatiguée même pour parler. Elle se laissa aller contre Estrée, qui enlaça sa taille pour l’aider à progresser. Au passage, l’Adhan fit un signe de tête à la Fille du Chaos, exprimant sa gratitude. Rien ne la forçait à proposer son aide. Ils établirent leur bivouac deux heures plus tard. Lhaër semblait avoir recouvré un bon moral. — Bodvar, je te remercie. Tu as risqué ta vie pour moi. Mais ne commets plus jamais ce genre de folie ! — Au contraire, ma colombe, je le referai à chaque fois que ce sera nécessaire. C’est même le commandant qui l’a dit ! — Mais… — Pas de mais. Je te cède sur tous les points excepté celui-ci. Inutile d’insister. La guérisseuse soupira : — Bodvar, tu es un gros lourdaud mais je t’aime bien ! — Et toi une biche innocente que je protégerai au péril de ma vie ! — Non. Surtout ne dit pas ça… C’est… c’est bien trop sérieux et si triste. — Ah non, je ne veux pas te voir triste. — Vous avez fini tous les deux ? On va finir par croire des choses si vous continuez ainsi. — Tais-toi, Dreylen. Tu n’es qu’un vilain sire ! — Moi aussi, je t’aime bien, Bodvar. Mais je me demande pourquoi. — Silence, voilà le commandant, intima Élias. Et comme à chaque fois que ce dernier parlait sur ce ton, ils l’écoutèrent. Estrée vint rejoindre l’Adhan après le dîner. — Donne-moi une arme, souffla-t-elle, qu’au moins je puisse me défendre. Cellendhyll se laissa fléchir et fit un signe à l’attention de Khorn, lui désignant la jeune femme. Le guerrier noir comprit. Il fouilla dans son paquetage et en sortit une longue dague à lame d’acier runique, légèrement incurvée, qu’il tendit à la jeune femme. Cellendhyll réfléchit puis ajouta à la dotation deux de ses dagues de jet en méthalion. L’héritière d’Eodh soupesa les armes l’une après l’autre, éprouva leur équilibre et leur tranchant, avant de les empocher d’un air approbateur. Mais déjà l’Adhan la laissait pour aller prendre des nouvelles de Khémal. Elle le regarda partir, le front plissé, et poussa un soupir. Chapitre 13 Troghöl venait de recevoir les rapports de ses Sang-Coureurs. La trace laissée par les fuyards avait soudain disparu. A priori, ils ne remontaient plus les pistes en direction du nord. Le prince s’assit sur les talons et réfléchit. Où pouvaient être passés les membres du Chaos ? Il ne voyait pas. Avaient-ils un but précis dans leur fuite ? En vérité, il n’était nullement inquiet, ni même contrarié. Il était le N’Dalloch des Sang-Pitié, il pliait la réalité pour l’adapter à ses désirs. Au fond, cette disparition ne faisait que pimenter la traque et augmenter le plaisir qu’il y prenait déjà. — Nous avons perdu leur trace, murmura-t-il à Skärgash, l’Arikari à crête bleue qui venait de le rejoindre. Son subordonné voulut poser une question mais une autre voix que la sienne s’éleva dans le dos des deux Sang-Pitié : — Alors, prince, qu’en est-il des rapports ? Tu n’as pas perdu la trace de Cellendhyll de Cortavar, au moins ? Troghöl se retourna sur Leprín et lui adressa un large sourire, en dépit du ton peu amène du Légat des Ténèbres. — Tout va bien. Mes éclaireurs continuent de suivre nos proies, comme il se doit. Une fois le Ténébreux retourné prendre sa place dans la colonne, Troghöl chuchota à Skärgash : — Prends ceux de ton clan. Il faut retrouver la trace de ces fuyards. Je vais balader nos alliés, tu n’auras qu’à m’envoyer un messager lorsque tu seras de nouveau sur la piste du Chaos. Le Sang-Pitié s’exécuta dans la minute, devançant la colonne qui reprit la route. Les Sang-Pitié marchaient en tête, sans se mêler à leurs alliés. Troghöl alternait entre la première position et le milieu de la double file, aux côtés du Légat. Il chassa la traque de son esprit. Il n’avait pas que celle-ci pour motiver son retour sur Valkyr, oh non. Un autre projet, nettement plus ambitieux qu’une partie de chasse, occupait une grande part de ses pensées. Le moment n’allait pas tarder, il le pressentait jusque dans la mœlle de ses os. Troghöl était impatient de contacter ses chamans pour en avoir la confirmation : la conjonction des lunes était-elle favorable ? Si tel était bien le cas, il lui faudrait organiser un certain nombre de choses, tout en continuant de leurrer ses alliés. Aurait-il assez d’esclaves ? Il l’espérait. Il y en avait de moins en moins à utiliser. Les autochtones avaient presque tous été décimés au fil des années par la domination cruelle des Arikaris. Bientôt, j’aurai autant d’offrandes que je le voudrais. Il me suffit de patienter et de mener mes plans à bien. — Bientôt, susurra le N’Dalloch, faisant rouler le mot dans sa bouche comme la plus délectable des friandises. Chapitre 14 Trois jours après la traversée du marécage, les Sang-Pitié semblaient avoir véritablement perdu leur trace. Les Spectres économisaient leurs rations, l’habileté au tir de Melfarak leur fournissant toute la viande fraîche nécessaire. Mais leurs gourdes étaient vides. Seule celle de Cellendhyll contenait encore un peu d’eau, car il se rationnait encore plus sévèrement que les autres pour leur offrir ses dernières réserves. Des guerriers moins résistants auraient déjà succombé à la soif et l’Ange loua Gheritarish en esprit pour la formation rigoureuse qu’il avait imposée à l’escadron. Elle payait aujourd’hui, plus que jamais. Cependant, sans eau, ils allaient finir par craquer. Le soir était tombé. — Tiens, voici un autre sachet de mes herbes, sourit Lhaër. Tu tiens le coup ? Le tutoiement était venu naturellement entre elles, ferment d’une complicité naissante. Estrée inspira et dit : — Oui, Lhaër. Et cela grâce à ton soutien quotidien. — Laisse-moi t’examiner. Traitée chaque soir par la guérisseuse, la Fille du Chaos arborait une bien meilleure mine. Ses cernes s’étaient estompés et sa peau avait perdu sa lividité pour recouvrer son habituelle teinte nacrée. — Tu es résistante, Estrée. Bien plus que la moyenne. La plupart des gens auraient succombé à la puissance de la drogue des Ténèbres, alors que toi tu as su résister, tout en subissant le manque. Je t’admire ! — Ne dis pas cela, je ne le mérite pas. Tu ne sais rien de moi. J’ai fait tant de choses peu honorables dans ma vie. — Peu m’importe, le passé est le passé. Je suis ton amie, ou du moins, je me considère comme telle. Ce que je vois en toi me suffit. Mon amie ? Oui. — Merci, Lhaër. Tu n’imagines pas à quel point tes paroles me font du bien… Estrée se rapprocha de la rousse et, délicatement, l’embrassa sur les lèvres. Un baiser chaste plutôt que passionné. C’était le meilleur moyen, le plus simple pour elle, de manifester la tendresse qu’elle ressentait pour la guérisseuse. Une fois le baiser terminé, et pas avant, Lhaër recula d’un pas. Puis sourit : — Hum, je préfère les hommes, mais tu me tentes presque, tu sais ? — Pardonne-moi, murmura Estrée. Je ne sais plus ce que je fais… Et moi aussi, d’ailleurs, je préfère les hommes. Ce n’était pas pour te séduire que j’ai fait ça, je voulais juste te montrer mon affection. — À la bonne heure ! Rassure-toi, je ne suis pas offusquée. Allez, viens, rentrons manger. C’est au tour de Khorn de préparer le repas et crois-moi, même avec de la viande crue, il fait des miracles ! Chapitre 15 L’espoir revint le lendemain, lorsqu’en fin de journée les membres du Chaos furent inondés par une pluie torrentielle. Circonspecte, Lhaër goûta l’eau qui n’avait pas très bon goût mais qu’elle déclara cependant potable. Les Spectres s’empressèrent de boire à leur tour, remplissant leurs gourdes aux jets qui coulaient des larges feuilles de palme. Cellendhyll se permit un sourire. De quoi tenir quelques journées de plus. Cette eau providentielle dont ils avaient désespérément besoin était de bon augure. L’Ange était réduit à s’en remettre à ce genre de signe pour tenter de rester positif. L’espoir s’accrut lorsque Khémal se réveilla de la transe, ouvrant ses yeux noirs sur le monde environnant. C’est-à-dire un campement, les Spectres, Estrée, et surtout l’Ange du Chaos. Ce dernier vint s’asseoir à son chevet et lui adressa un chaleureux sourire : — Comment te sens-tu, Khém’ ? — Bien mal en point… mais comblé de ton intervention, mon frère ! — Je me demandais si tu retrouverais un jour tes esprits… — Oui… la transe du Secret… Ils m’ont tellement bourré de drogues, ces fientes de Ténébreux, que la transe m’a emmené presque trop loin. Je vois trouble, figure-toi, et jusqu’ici vos paroles me semblaient terriblement lointaines. Je savais que tu étais là mais je n’arrivais pas à émerger. Cellendhyll se mit à parler un ton plus bas : — Ils t’ont réservé quel traitement ? Ils t’ont torturé ? — J’ai eu de la chance. Après le tabassage d’usage, ils ont préféré recourir à leurs narcotiques. Sans escompter que mon entraînement d’Ombre m’empêcherait de parler. Le conditionnement de Morion a été parfait. Je n’ai rien dit. Pas même mon nom. Mais j’ai eu de la chance que tu me sortes de là à temps. Sinon, nul doute qu’ils seraient passés à la torture. Et là… je ne sais pas si j’aurais tenu, En tout cas, mon corps aurait craqué, malgré la transe. Je préfère de beaucoup me retrouver ici que dans les geôles du Père. — Ne te réjouis pas trop vite. Nous sommes dans de vilains draps, mon vieux. — Je t’écoute. — Une chose avant, tu ne peux pas faire quelque chose pour ton visage ? J’avoue que causer à un Ikshite, ça me fait drôle. — Ah oui, j’avais oublié. Une seconde. Khémal murmura un mot aux syllabes hachées. Ses traits se brouillèrent pour retrouver leur véritable nature. Le visage de l’Ombre avait été modifié par la magie subtile de Morion. Il suffisait au métamorphosé de prononcer un mot-clé pour retrouver son apparence véritable. — Je préfère ça, tu es laid mais au moins c’est bien toi ! — Très drôle, Cellendhyll… Laid, le compagnon de l’Ange ne l’était pas. Il possédait un visage de caractère – encadré d’épais cheveux bruns, la peau mate, la lèvre rehaussée d’une petite moustache. L’Adhan lui résuma la situation dans tous ses méandres. — Hum… Ça va mal, en effet. Et tu ne peux rien faire pour contacter Morion ? Ton anneau ? — Hélas non. Lors de ton exfiltration de Mhalemort, j’ai reçu une décharge magique du Père et son pouvoir a vidé le mana de mon anneau. Donc, je suis incapable de joindre Morion. Je pense que le seul moyen de nous en tirer est de trouver un lieu nodal, de puiser dans sa puissance pour recharger l’anneau. Je serais alors en mesure de contacter notre seigneur, mieux encore d’invoquer un portail de retour. Le tout est de trouver ce lieu. J’espère pouvoir y arriver avant que les Ténébreux ne nous rattrapent. — Je ne doute pas que tu réussisses, mon frère des Ombres. Mais tu dois compter sur le fait que les Arikaris ont rallié le royaume des Ténèbres ; c’est étrange d’ailleurs, je ne pensais pas que le Roi-Sorcier leur pardonnerait leurs trahisons passées. Ce diable de Troghöl, le N’Dalloch de son peuple, leur prince, vient d’être nommé Seigneur des Conquêtes. Il me fait l’effet d’un terrible adversaire, celui-là. Nul doute qu’il mène en personne la traque lancée contre nous. C’est justement lui qui m’a débusqué… Je revenais d’une liaison secrète avec Morion, lorsque le prince m’a fait arrêter. Je n’ai eu que le temps de détruire ma pierre de contact. — Malgré la difficulté de notre situation, je suis heureux de te voir en vie, Khém’ ! Tâche de te remettre au plus vite. Je vais avoir besoin de tes talents, mon frère. À présent, nous allons pouvoir quitter la piste et songer à semer pour de bon nos poursuivants. — Je ferai de mon mieux. Néanmoins, avec ma vue déficiente, je ne risque pas d’aller bien vite. — Ce sera toujours mieux que la civière, crois-moi… Ma guérisseuse va venir te voir. Je te présenterai les autres quand on aura le temps. Je préfère pour le moment les tenir focalisés sur nos ennemis. Les mondanités peuvent attendre. — C’est toi le chef ! Je ne te cache pas que, dans un premier temps, à part me concentrer sur la marche à pied que tu me réserves, je ne vais pas être apte à grand-chose. Je vois à peine à plus de trois pas. — Lhaër verra ça. Bon, fais-moi chercher dès que tu auras besoin de moi. Je vais préparer le départ. J’enverrai Bodvar t’aider à marcher. — File. Je comprends. Je vais me faire tout petit le temps de me requinquer. Ils s’empoignèrent l’avant-bras dans une étreinte fraternelle. Et l’Adhan prit congé. Lhaër déclara Khémal apte à marcher. Elle déclara également que ses problèmes de vision devraient s’arranger peu à peu, ce n’était qu’un effet résurgent de la transe. L’escouade reprit la route, délaissant enfin la piste. Élias fut chargé de trouver à travers la canopée un itinéraire propre à semer les éventuelles poursuites. L’idéal eut été une rivière mais ils n’en croisèrent aucune. La jungle profonde étouffait la lumière, et ils furent menacés par de nombreuses lianes au venin corrosif, s’agitant sur leur passage. Les Spectres prirent soin de ne pas couper la végétation, de ne casser aucune branche, de laisser la nature intacte, si hostile fut-elle. Leur nombre leur permettait au moins de dissuader les prédateurs de les approcher. Khémal avançait en serrant les dents, à moitié porté par Bodvar. Ils avançaient encore trop lentement au goût de l’Adhan mais au moins ils avaient choisi un trajet furtif, ce qui réduisait nettement le risque d’une attaque. Le soir même, Khémal fut présenté au commando comme un compagnon de l’Adhan. — Salut les gars, merci de m’avoir tiré de Mhalemort ! s’exclama ce dernier, un large sourire aux lèvres. — Les gars ? Et nous, on compte pour rien ? s’exclama Faith. — Oh, désolé, je ne voulais pas vous froisser, ma dame, mais c’est que je me retrouve aussi bigleux qu’un vieillard, vos visages à tous et vos silhouettes m’apparaissent si flous. Mais à entendre votre voix mélodieuse, je devine que vous êtes charmante ! — Bon, Khémal, ne va pas séduire mes guerrières, s’il te plaît ! — Hélas, soupira l’Ombre, dans mon état actuel, il n’y a aucun risque. D’ailleurs, si vous ne m’en voulez pas, je vais aller me reposer. Le reste de la soirée s’écoula paisiblement. Estrée essayait de ne pas trop fixer Cellendhyll. Être si proche de l’Ange en permanence sans pouvoir rien montrer de ses sentiments se révélait pour elle une véritable torture. Chaque nuit, elle rêvait de lui, de son étreinte. En revanche, depuis que Lhaër lui offrait ses soins, elle ne souffrait plus des attaques de la bleue-songe. Et cela, c’était une formidable nouveauté. La Fille du Chaos ne savait pas combien de temps durerait cet état de grâce mais c’était toujours bon à prendre. Son état de forme avait évolué, pas ses rapports avec l’escouade. La Fille du Chaos entretenait une relation privilégiée avec la guérisseuse, mais pas avec le restant de ses camarades. Du reste, les Spectres étaient trop concentrés sur les dangers environnants pour se relâcher en sa compagnie. Chapitre 16 Lhaër et Faith s’entendaient bien. Étant les deux seules femmes du commando, elles auraient pu devenir rivales, mais elles avaient d’instinct préféré la camaraderie. — Je ne supporte pas cette Estrée… je vois bien que tu l’apprécies mais si tu savais comme elle m’énerve ! Lhaër regarda attentivement Faith. — Ah, toi aussi, toi aussi tu soupires après lui ! — Quoi, moi aussi ? De qui parles-tu ? Lhaër rit : — Ma parole, mais moi aussi je vais finir par m’intéresser à notre beau commandant ! — Hein ? Tu crois que moi… ? Lhaër, tu te trompes ! Cela n’a rien à voir avec moi. Mais à force de lui tourner ainsi autour, cette femme va finir par le déconcentrer. — Oui, bien sûr… Mais Cellendhyll ne semble pas vraiment réceptif, n’est-ce pas ? Et il me semble avoir trop de métier pour faire une telle bourde. — Peut-être… je ne sais pas. Je ne le comprends pas… — Ces hommes, hein ! Ce sont rarement les plus simples ou les plus gentils qui nous attirent ! Elles s’esclaffèrent. Lhaër finit par reprendre : — Écoute, Faith, j’aime bien Estrée et je la respecte. Elle a beaucoup souffert par le passé, elle est seule, désemparée. Et pourtant elle se bat pour vivre, elle ne cède en rien devant les embûches ou la fatalité. — Tu es une vraie mère poule, Lhaër. Toujours prête à excuser, à défendre ou à soigner. Pour ma part, je ne pense pas que cette fille soit comme tu la décris. Je pense qu’elle te trompe. Je pense qu’elle est experte en manipulation. Et sache que je n’ai aucune intention de la fréquenter. — Es-tu sûre de ne pas me dire cela uniquement parce qu’elle est ta rivale ? Parce que vous vous partagez les faveurs du commandant ? Enfin vous aimeriez… — Tu es dure avec moi. — Non, je veux juste te faire voir la réalité en face, sans faux-semblants. Et j’ajouterai, Faith, qu’Estrée semble aimer véritablement Cellendhyll. D’un amour profond, qui n’a jamais été payé de retour… Et toi, notre beau commandant, l’aimes-tu vraiment ou désires-tu seulement coucher avec lui ? La guerrière aux yeux violets fronça les sourcils : — Je ne sais pas. D’ailleurs, je n’ai jamais dit qu’il m’intéressait. En son for intérieur, elle avait une réponse bien différente. Ce n’est pas seulement pour coucher, ma belle… Je doute même que dans les bras d’un autre, si talentueux soit-il, j’arrive à l’oublier. — Une dernière chose, dit encore la rousse. Je vous apprécie toutes les deux et je refuse de prendre parti pour l’une ou l’autre. Mais si tu agis mal envers Estrée, tu perdras ma considération. — Le message est passé. Rassure-toi, même si je ne tiens pas à la côtoyer, je ne suis pas du genre à éliminer mes rivales. Peux-tu en dire autant d’elle ? — Bon, soupira Lhaër, je vois que j’argumente en pure perte. Je te laisse. À peine la guérisseuse partie, les traits de Faith retrouvèrent leur pli de mécontentement. Elle resta jusqu’au soir sans desserrer les lèvres. La soirée étalait sur Valkyr son manteau sombre au velours piqueté d’étoiles. Cellendhyll avait suivi Estrée dans les fourrés bordant le camp. Méfiant à son égard, il voulait savoir ce que la jeune femme allait faire à l’écart du bivouac. Une fois à l’abri des regards, la Fille du Chaos resta un temps à regarder la magnificence du ciel nocturne. Enfin, elle ouvrit un petit sachet de peau et en tira une feuille d’argent qu’elle entreprit de croquer. — Que fais-tu là, Estrée ? L’héritière d’Eodh sursauta, avala son morceau de feuille avant de se reprendre : — Comme tu le vois, je mange… C’est une plante que m’a donnée Lhaër pour combattre mes allergies. Tu peux lui demander, si tu penses que je mens. — Oh mais je te crois. Ça a l’air efficace au moins, tu as meilleure mine depuis quelques jours… J’en profite pour te dire… Enfin… J’aurais voulu te consacrer un peu plus de temps, discuter avec toi, savoir comment tu allais. Mais… — Ne te fatigue pas, Cellendhyll. Je vois bien que tu es débordé. Écoute, tu tombes bien. Je voulais moi aussi… Voilà, je suis désolée d’avoir été si rancunière, je déteste me sentir piégée et je t’en ai voulu. L’Ange parut soulagé : — Hé bien, je ne m’attendais pas à un tel revirement. Après tout, j’ai mis ta vie en jeu. Ce serait une excellente raison de m’en vouloir ! — Je t’en ai voulu, oui, mais ce n’est plus le cas. Je ne veux vraiment pas te faire la guerre, Cellendhyll. — Et que me vaut ce changement d’attitude ? — Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de te l’avouer… Mais tu m’intéresses… — Que dis-tu ? — Cellendhyll… — Quoi… Elle agrippa sa tunique et se hissa vers lui. Le fixa un instant. Et l’embrassa. Cellendhyll ne s’y attendait pas. Il fut plus déconcerté encore en se surprenant à répondre sans retenue au baiser de l’héritière du Chaos. Ce fut un long et profond baiser, suave, excitant. La langue d’Estrée était vive et chaude, caressante. Sa bouche avait un velouté exquis. Et son corps qui se pressait contre lui, si désirable soudain… — Commandant ? Cellendhyll se défit de l’étreinte d’Estrée et recula d’un pas, le visage lisse de toute expression. — Quoi, Faith ? — Votre ami veut vous voir. La Fille du Chaos foudroya la guerrière du regard. Faith répondit d’un petit sourire ironique. À grandes enjambées rageuses, Estrée retourna au bivouac. Cellendhyll s’apprêtait à lui emboîter le pas, mais Faith l’agrippa par l’avant-bras pour l’arrêter. Elle se haussa sur ses talons et, à son tour, s’abandonna à lui dans un baiser enflammé. Dépassé, l’Ange y répondit avec autant d’ardeur que le précédent. La langue de Faith était fraîche et mutine, elle le défiait, provoquant une nouvelle érection. Faith finit par rompre le contact. — Ainsi, vous pourrez comparer, commandant. Ce n’est que justice, si vous devez faire un choix… Sur cette tirade, elle regagna le campement de sa démarche fluide. Cellendhyll resta un bon moment la main posée sur sa bouche, l’esprit tourbillonnant, oublieux de la jungle et ses dangers. Mais qu’est-ce qu’elles me veulent, ce soir ? Vous allez me laisser tranquille, oui ? Vous croyez que c’est le moment ? Mais chasser ces deux femmes de son esprit n’était pas si simple. Les comparer ? Mais comment les départager ? Il songea à l’une puis à l’autre. Différentes mais toute aussi séduisantes et troublantes l’une que l’autre. Estrée avait la classe et le soyeux du meilleur des grands crus… Faith, la fraîcheur et l’énergie farouche d’une forêt au printemps. Troublé, l’Ange l’était. Comment ne pas l’être, face à ces deux femmes superbes, chacune à sa manière. Si je devais choisir, laquelle devrais-je élire ? Non. Ce n’était pas le moment de se laisser aller à de telles réflexions. Il avait trop d’expérience pour céder à ce type de tentations. Cellendhyll dut cependant mobiliser toute sa volonté pour les chasser de son esprit. Ou du moins pour les remiser dans un coin de ses pensées, les ranger précieusement pour pouvoir les retrouver. Chapitre 17 Ils continuaient d’avancer à travers la canopée. Khémal se révélait enfin capable d’avancer seul, il recouvrait la vue peu à peu. L’escadron avait donc accéléré. La jungle s’éclaircissait, trouée de larges zones de savane à l’herbe jaune. Toujours pas de trace du cœur nodal. Cellendhyll se servait de son artefact deux fois par jour, en vain. Il en était quasi sûr, ils avaient semé leurs poursuivants. Ils établirent un campement dans une clairière camouflée par un épais cercle de grands tamaris. Le repas préparé par Khorn – lamelles de porc cru marinées dans un jus de baies rouges, oignons sauvages et mangues – était terminé. Excepté pour les sentinelles de garde, ils se laissèrent gagner par le sommeil. Au beau milieu de la nuit, Khémal se releva et sortit du camp. Il se rendit au point convenu, de l’autre côté de la lisière des arbres, à l’ouest. Arrivé à destination, il n’eut pas le temps d’attendre. Une silhouette apparut de derrière un tamaris, sur sa droite, masquée par l’ombre de la nuit. — Je suis là, dit l’apparition. Elle s’exprimait d’une voix au timbre étouffé ; il était impossible de dire si elle provenait d’un homme ou d’une femme. Toutefois Khémal sembla la reconnaître. — Diantre, tu m’as surpris, comme à ton habitude ! s’exclama-t-il tout en prenant soin de parler à voix basse. Je suis heureux de te voir, Gamaël… Mais je ne comprends pas. Lorsque tu m’as fait le vieux signe de reconnaissance, j’ai failli en tomber sur le cul. Je te croyais mort, tout le monde te croyait mort. — Je suis mort, en effet… et j’ai ressuscité. — Mais que fais-tu ici ? — À ton avis ? C’est Morion qui m’a envoyé. — Cellendhyll est au courant ? — Non, il ignore ce fait. Tu connais le maître, toujours si secret. Il m’a avoué se méfier des réactions de l’Adhan. Il le trouve de plus en plus rétif à son autorité. En fait, je ne dois dévoiler ma véritable identité qu’en dernier recours. Et ce n’est pas le cas, heureusement. Le commandant connaît son travail et j’estime que nous avons de bonnes chances de nous en sortir. — Morion ne nous avait pas annoncé ton retour parmi nous, releva Khémal. — Bah, tu le connais. Il ne fait jamais rien simplement. Des secrets, toujours plus de secrets, enrobés dans d’autres secrets ! — Oui, ça résume tout à fait Morion, ça ! Pourquoi voulais-tu me voir alors ? Évoquer le bon vieux temps, ce n’est pas vraiment ton genre. Gamaël. — En effet. Dis-moi, lorsque je t’ai contacté, cet après-midi, tu m’avais déjà reconnu, n’est-ce pas ? — Ma foi non, je commence tout juste à y voir vraiment Et si tu ne m’avais pas fait le signe, je crois que je n’aurais jamais deviné ta véritable identité. — Ah, c’est dommage. Si j’avais su… Non… Tu aurais bien fini par me reconnaître… Tu es trop talentueux pour percer le dessous des choses. Désolé, mon frère, crois bien que je le regrette mais j’ai trop en jeu pour prendre le risque de te laisser en vie. La silhouette attira subitement Khémal à elle, le frappa sèchement au plexus pour lui couper le souffle, le saisit par le cou et lui brisa les vertèbres d’une torsion des mains. L’Ombre s’affala dans l’herbe. — Je ne pouvais prendre le risque que tu parles, murmura l’inconnu, je suis mort, vois-tu, et je tiens surtout à le rester aux yeux du monde. L’assassin se pencha alors sur le visage de Khémal. Une dague en main, il se mit à entailler la chair de son visage. Chapitre 18 Assis derrière son bureau, éclairé à la lueur des chandelles, Morion était occupé à compiler une pile de rapports. Brusquement, il laissa tomber le document qu’il tenait et porta les mains à ses tempes, saisi d’un frémissement très particulier, l’équivalent d’une alarme qui résonna dans le lobe droit de son cortex cérébral. Khémal est mort ! Que s’est-il passé à Mhalemort ? Impossible de contacter Cellendhyll, son anneau ne répondait pas. La bouche tordue, le visage grimaçant, le Puissant d’Eodh resta plusieurs minutes à fixer le vide. Puis, d’un violent revers de la main, il renversa les dossiers entassés devant lui. Enfin, il posa les mains sur sa table de travail et croisa les doigts. Profondément soucieux. Chapitre 19 — Commandant, murmura Élias. Venez voir, s’il vous plaît… La nuit régnait toujours. À peine sorti du sommeil, l’Ange suivit le petit guerrier en dehors du camp. Ce dernier l’escorta de l’autre côté du rideau d’arbres et désigna un massif d’épaisses fougères. — C’est votre ami. Je suis désolé. Je l’ai découvert en revenant de ma patrouille. Aucune trace des Ténébreux, en revanche. Cellendhyll se pencha dans les fourrés, découvrit le cadavre de Khémal, la nuque rompue. Le visage de l’Ombre était figé par la surprise. Son front portait une marque clairement découpée dans la chair, des lettres de sang s’assemblant pour former un mot : « Gamaël ». Quel nom étrange. Il ne disait rien à l’Ange. Ce dernier examina la dépouille. Aucun indice autre que ce sinistre tatouage. De même, le sol aux alentours ne trahissait rien. À l’aide de leurs poignards, Élias et l’Adhan entreprirent de creuser une fosse dans les fourrés, destinée à recueillir la dépouille de leur camarade. Adieu Khémal. Sois certain que je vengerai ta mort, si j’en ai l’occasion. — Qui était de garde cette nuit ? demanda Cellendhyll, tout en creusant. — Dreylen, Faith et moi-même… Mais si vous suspectez l’un de nous, commandant, sachez que n’importe lequel des autres aurait pu s’esquiver du camp sans être repéré. Nous sommes des Spectres. Même ce gros lourdaud de Bodvar pourrait se transformer en courant d’air, pour peu qu’il arrive à se concentrer. — Je ne suspecte aucun des Spectres, Élias. Pas pour le moment, en tout cas. Cellendhyll retomba dans le silence. Il n’avait nulle envie de s’épancher. Cette mort le touchait directement, sans pour autant altérer sa lucidité. Il considérait Khémal comme un proche. Pas véritablement un intime mais tout de même quelqu’un qu’il appréciait véritablement. Qui était le coupable ? Un Ténébreux ? Pourquoi ne pas avoir attaqué le camp, alors ? Éliminer ses adversaires un à un, en pleine nuit. Laisser l’inquiétude gagner les survivants, les harceler dans leurs pensées et tourmenter leur sommeil. Quel serait le prochain ? Quand ? Oui, c’était là une tactique de harcèlement à l’efficacité établie. L’Ange du Chaos l’avait lui-même employée à maintes reprises avec un net succès. Cela expliquerait pourquoi les Ténébreux prenaient leur temps et pourquoi au départ, lorsqu’ils en avaient eu l’occasion, ils n’avaient pas cherché à les attaquer. Leurs ennemis voulaient s’amuser à acculer les Spectres peu à peu, à les affaiblir, à se jouer de leur fébrilité grandissante, de leurs angoisses, de leur lente dégringolade. De ce qu’il connaissait des Arikaris, concevoir une telle stratégie était bien dans leur mentalité. Une fois Khémal décemment enterré, Cellendhyll reprit : — Il faut bouger. Si les Ténébreux nous ont retrouvés, nous sommes vulnérables. Va donner le signal du lever de camp, Élias, et ne parle pas de Khémal. Je vous rejoins. Resté seul, bien que vigilant, l’Adhan retourna en lui-même. Gamaël. Un nom ? Un lieu ? Autre chose ? Comment savoir ? Khémal mort. Il ne pouvait s’empêcher de le ressasser. Tous ces efforts, ces dangers, pour en arriver là ! Cellendhyll avait envie de hurler. Cette mission était un échec, finalement, le premier de l’Ange. Il contint le cri de rage qui menaçait de sortir. Il rangea le dépit et la peine dans un recoin de son esprit, il tâcherait de digérer tout cela, plus tard, une fois en sécurité. Plus que jamais il devait se concentrer sur son but principal : ramener les Spectres en bonne santé. Il rentra au camp. Après avoir hésité, il demanda à Élias de repartir faire une exploration rapide autour de leur position et de les siffler au moindre risque de danger. Les autres étaient prêts au départ. Il les réunit devant lui et annonça rapidement : — Khémal a été assassiné. Or, Élias m’a rapporté n’avoir trouvé aucun signe des Sang-Pitié dans les environs. L’un de vous a-t-il vu quelque chose ? Ses subordonnés secouèrent la tête à peu près dans un même ensemble. Il les dévisagea, l’un après l’autre. La gravité avait saisi les visages mais les Spectres le regardèrent sans baisser les yeux. La stupéfaction baignait certains visages, mais aucunement la culpabilité. Non, l’assassin ne pouvait pas être l’un d’eux, c’était impossible, pas même Estrée, à laquelle il se fiait moins qu’aux Spectres. Le sifflement ténu d’Élias les interrompit. Danger ! Le petit guerrier revint au camp quelques instants plus tard. Il avait couru. — Des Arikaris, annonça-t-il à voix basse. Quinze. Ils viennent par ici. À leur façon d’avancer, je dirais qu’ils savent qu’on est dans le coin. Cellendhyll leva le poing et donna le signal du branle-bas de combat. Les Spectres savaient ce qu’ils avaient à faire. * Les Sang-Pitié marchaient lentement, à la file. Ils pénétrèrent dans la clairière où avaient campé les Spectres. Il n’en restait nulle trace. Les traqueurs avancèrent encore, jusqu’au milieu de la clairière. Deux nuages de fumée les assaillirent, provoquant toux et crachats. Les flèches de Melfarak jaillirent du haut d’un arbre, traits mortels, impossible d’éviter leur baiser funeste. L’arbalète d’Élias vibra à son tour. Un autre Arikari tomba. Les Sang-Pitié ne savaient pas où diriger leur colère. Il y avait trop d’ombres malgré la clarté lunaire et cette fumée les avait à moitié aveuglés. Un grand guerrier aux cheveux pâles, surgi de nulle part, se rua sur eux. Une lame dans chaque main, le regard vert et glacé. * Je suis l’Ombre, je danse et je tue. Cellendhyll laissa parler l’acier, il brûlait du besoin de se défouler, de combattre. Sa dague sombre disputait à son poignard dentelé la primeur des morts infligées mais l’Ange se servait de l’une et de l’autre avec la même prodigalité féroce. Il tournoyait tel un vent de bourrasque au milieu de ses ennemis, les mouvements assurés, dénués de tout élan parasite. Parfait, comme toujours dans son œuvre maîtresse. Tuer ! Bodvar et Khorn jaillirent des arbres à droite des Sang-Pitié, Faith et Dreylen, à l’opposé. Déjà accablés, leurs adversaires se retrouvaient pris en tenaille. Khorn lâcha son rire habituel de combattant avant de rassasier sa hache de sang. Un revers puissant et sa grande lame découpait un guerrier au niveau du ventre. Dreylen maniait ses deux épées courtes simultanément. Deux Arikaris tombèrent dans la même seconde. Faith venait d’abattre un Arikari en lui perçant la nuque. Elle bondit sur un autre, un rictus sans appel sur les lèvres. Les guerriers du Chaos firent un massacre. Les trois derniers survivants firent volte-face, hurlant à la lune leur défaite, hurlant leur désarroi devant ces soi-disant proies transformées en prédateurs sans pitié. Le premier s’écroula, une flèche entre les omoplates. Le deuxième vola dans l’herbe, la nuque percée d’une des dagues de jet bleutées de l’Ange du Chaos. Le dernier reçut un carreau d’arbalète dans l’épaule. Il roula sur le sol, se rétablit et repartit de plus belle. Dreylen s’élança à sa poursuite et revint quelques minutes plus tard, un sourire satisfait aux lèvres. Sa dague en main, Estrée était restée à couvert avec Lhaër. À l’instar de la guérisseuse, elle n’avait pas eu à se battre et aucun des Spectres ne déplorait de blessure. Voilà déjà quelques âmes de nos adversaires pour te venger, Khémal, souffla Cellendhyll en lui-même. Je tâcherai de t’en envoyer d’autres. C’est tout ce que je peux faire, hélas. Pardonne-moi, vieux frère, je t’ai tiré de Mhalemort mais je n’ai pas su te protéger. Chapitre 20 Un chassé-croisé était engagé entre les forces du Chaos menées par Cellendhyll et celles des Ténèbres. La mission se révélait un échec, soit. Mais ils pouvaient encore s’échapper de Valkyr. Dès lors, les Spectres n’avaient plus qu’un seul objectif en tête : sauver leur peau. L’Ange le savait, pour avoir une chance de fuir par le portail – une fois qu’il l’aurait trouvé –, il fallait absolument tenir les Ténébreux à distance. C’était la priorité de l’homme aux cheveux d’argent, tout aussi capitale que de préserver la vie des siens. Aussi, les patrouilles ennemies qui parvenaient à relever la piste des Spectres étaient impitoyablement abattues avant de pouvoir donner l’alerte. La localisation de leur disparition et la découverte de leurs cadavres ne suffiraient pas pour retrouver les fuyards, aussitôt repartis dans une direction imprévisible. Cellendhyll menait toujours les Spectres vers le nord mais en multipliant les détours. Parfois même, lorsque son instinct le lui soufflait, l’Adhan n’hésitait pas à s’éloigner diamétralement de son objectif, le temps de mieux égarer les pisteurs Sang-Pitié. Cellendhyll estimait avoir repris en main les rênes de son destin. Il prenait plaisir à l’action et plaisir à tuer ses ennemis. Cela lui permettait de faire le deuil de Khémal. Aucun des Spectres ne parlait de ce dernier. L’évoquer, c’était admettre l’échec de leur mission. Ils préféraient penser à la survie. Sans oublier que le manque d’eau, sous peu, redeviendrait une préoccupation. Chapitre 21 La colonne ténébreuse menée par Troghöl et Leprín avançait toujours. Tous les Sang-Pitié de Valkyr s’étaient mobilisés pour traquer le commando. Mais aucune trace des membres du Chaos. Ces derniers semblaient s’être volatilisés dans la nature tandis que les patrouilles de Troghöl se faisaient éliminer les unes après les autres, et cela, le prince n’en avait rien dit au Légat. Les guerriers du Chaos avaient déjà abattu un tiers des forces lancées à leurs trousses. Cela ne gênait pas le N’Dalloch. Il n’y avait aucun lâche chez les Arikaris, ceux-ci ne se disputaient, ne se jalousaient jamais. Les pertes qu’ils subissaient ne faisaient que rendre son peuple plus fort et Troghöl s’en félicitait. Ses reproductrices – l’amour ne voulait rien dire pour la race arikari –, aussi nombreuses que fécondes et dévouées, lui fourniraient le ferment de sa nouvelle armée. Celle qui déferlerait sur le monde, ivre de puissance et de domination, ivre de sang versé et bu, ivre de massacre. Il était toujours aussi confiant. Le temps jouait contre ses adversaires. Ceux-ci n’avaient aucun moyen de fuir Valkyr. Sinon, ils l’auraient fait dès leur arrivée. Chapitre 22 Les conversations privées des deux jeunes femmes représentaient leur récompense de la journée, le seul moment où elles pouvaient s’abandonner à l’amitié qui les unissait. La brune et la rousse s’entendaient parfaitement mais les apparences avaient subtilement changé. Il semblait que Lhaër s’étiolait peu à peu, tandis que, dans le même temps, la Fille du Chaos retrouvait une forme insolente. — Alors, Estrée, as-tu parlé à notre beau commandant ? sourit gentiment Lhaër. Elle avait une nouvelle fois surpris la Fille du Chaos à soupirer après Cellendhyll. — Tu plaisantes ? grimaça son interlocutrice. Pour lui dire quoi ? — Écoute, ma belle, je n’ai pas une grande expérience dans ce domaine mais je peux te dire ceci, car je l’ai expérimenté : en amour comme en amitié, il faut être sincère. Dès le départ. Laisse de côté ton orgueil, délaisse la séduction. Ne calcule pas, ne mens pas. Montre-toi au contraire la plus naturelle possible, montre-toi intègre. Tu auras fait ta part et c’est déjà beaucoup… Tu ne peux pas continuer ainsi, Estrée. Il faut que tu te déclares à Cellendhyll. Sans fard, sans retenue. — Tu ne te rends pas compte de ce que tu me demandes. Il va se moquer de moi ou me cingler de son mépris. — Peut-être… Mais si tu veux son amour, pas seulement son désir, si tu veux son amour véritable, alors tu ne peux que l’aborder à cœur ouvert. Au risque que sa réaction ne soit pas celle que tu espères. Mais tu ne peux pas faire autrement, si tu veux construire une relation fiable avec lui. À toi de voir. Aucune autre méthode – même le sexe – ne t’offrira de réel avenir avec cet homme… Je peux me tromper mais je pense que c’est le seul moyen de le toucher vraiment. Tout en claquant dans ses mains, la rousse ajouta : — Assez de ce sujet. Viens t’allonger à côté de moi, il est temps que je m’occupe de tes soins. Estrée s’exécuta, et bientôt, les paumes de Lhaër étaient posées sur ses tempes, délivrant sa magie curatrice, la baignant de son chatoiement, de cet océan de bien-être. La lumière finit par s’éteindre, de même que le pouvoir guérisseur. Estrée s’étira. Chaque jour, elle redécouvrait son corps, de plus en plus forte, de plus en plus vivante. — Mille merci, Lhaër. — Suffit des merci. Te voir en bonne santé me convient amplement. Je te laisse rentrer seule. J’ai envie de regarder un peu le paysage. — Tu es sûre que ça va ? Je te trouve mauvaise mine, tout d’un coup. — Je t’assure que je vais très bien. Je veux juste rester un peu seule, sans vouloir te vexer. Estrée mordillait sa lèvre inférieure : — Tu ne devrais pas rester seule, mon amie. On ne sait jamais. — Je n’en ai pas pour longtemps, franchement. Et puis j’ai beau être guérisseuse, je sais me battre. — Bon. Alors je te laisse, mais ne tarde pas. Si dans un quart d’heure, pas plus, tu n’es pas rentrée, franchement, je lance Bodvar à ta recherche ! Lhaër avait menti. Si elle n’était pas revenue avec la Fille du Chaos, c’est qu’elle était incapable de se lever, victime de vertiges. Chaque soir, à l’insu de ses camarades, la jeune femme consacrait une part de son énergie vitale à soigner Estrée des ravages de la bleue-songe. Ces soins portaient leurs fruits, peu à peu, et la rousse commençait à espérer – sans oser l’annoncer à Estrée – obtenir une guérison complète. Cependant, ce n’était pas raisonnable car elle avait déjà à soigner les Spectres des combats âprement livrés aux Sang-Pitié. Lhaër avait de plus en plus de mal à recouvrer ses réserves de mana. Elle n’en était que trop consciente. Mais comment faire autrement ? La survie de l’escouade reposait sur ses pouvoirs guérisseurs, plus encore que sur la puissance de l’acier de ses camarades. Le traitement quotidien d’Estrée ponctionnait également son énergie, moins vivement toutefois car Lhaër modulait son pouvoir pour agir sur la durée et pas dans l’optique d’une rémission immédiate. La jeune femme repoussait le moment de faire un choix entre les deux. Elle soignait les Spectres par devoir et nécessité, tandis qu’elle s’occupait d’Estrée par amitié. Elle avait parfaitement conscience que la situation impliquait de privilégier les Spectres, au détriment de son amie. Refusant cette issue, refusant d’abandonner la Fille du Chaos aux tourments de la bleue-songe, de gaspiller ce qu’elle avait investi en elle, Lhaër avait décidé de tout gérer de front. Elle espérait être suffisamment forte pour ce défi : ne pas avoir à préférer le devoir à l’amitié. Heureusement, pour économiser son fluide guérisseur, pouvait-elle compter sur ses onguents, ses potions et ses bandages. La jeune femme rousse en confectionnait régulièrement, selon les besoins, à partir des réserves contenues dans sa sacoche médicinale. Elle partait régulièrement escortée par Bodvar et Élias, à la cueillette de fleurs, de feuilles, de graines ou de racines, mais la récolte se révélait souvent infructueuse ; bon nombre de plantes de Valkyr, hélas, étaient inconnues de la jeune femme. Elle avait encore de quoi tenir une semaine, peut-être un peu plus, mais bientôt, elle manquerait d’ingrédients. Enfin les vertiges s’apaisaient. Elle parvint à se lever maladroitement. Elle fit quelques pas chancelants avant de retrouver un certain équilibre. Elle parvint à donner le change toute la soirée, se coucha dès la fin du dîner – elle n’en pouvait plus de la viande rouge –, espérant que le sommeil lui soit réparateur. Lui permette de tenir un jour de plus. Espérant que le lendemain se passe sans combat, sans autres soins que ceux voués à Estrée. Chapitre 23 Les Spectres avançaient en file sous un soleil de plomb. Ils avaient soif et plus que quelques gorgées d’eau saumâtre à se partager. Au loin, plein nord, ils pouvaient apercevoir le relief foncé d’un rideau de montagnes. Ils avaient quitté la jungle et son humidité, progressant en serpentant vers cet espoir fantomatique. Ils étaient engagés sur une large bande de savane qui coupait la forêt en un large ruban étalé d’ouest en est. L’herbe ocre atteignait leurs hanches. De grands arbres au tronc parsemaient le paysage de leur présence verticale, délivrant leurs zones d’ombre ingrates. Quelques épais buissons de créosote leur disputaient le territoire. Un vent chaud soufflait avec paresse sur les lieux. Des hautes herbes, sur leur gauche, un bruit curieux se fit entendre, ce qui semblait un mélange de gloussements narquois et de soupirs lascifs. Brusquement, les oiseaux alentour détalèrent des arbres épars dans un concert désordonné de froissements d’ailes. Un cor résonna, puis un autre. Les gloussements se muèrent en aboiements aigus et rageurs. — Nous sommes repérés. On dégage ! Les Spectres pressèrent l’allure, passant de la marche rapide à la course, Élias ouvrant la voie. Leurs poursuivants ne tardèrent pas à se montrer : sept Sang-Pitié à la crête indigo, sanglés de cuir beige, menant une horde d’une bonne quinzaine de hyènes aux ricanements presque humains, chargés de menaces voraces. Les bêtes avaient la taille d’un poney, le poil dur, mélange de roux et de noir, de grandes oreilles pointues, la langue bifide d’un vert pâle. Outre leur stature, leur puissance musculaire manifeste, leurs griffes et leurs dents en faisaient des visions d’horreur. Melfarak décocha une flèche en pleine gueule de la créature de tête, histoire de faire réfléchir le reste de la meute. De fait, l’un des Sang-Pitié émit un aboiement rauque, ordonnant aux monstres rayés de maintenir un écart suffisant, hors de portée des traits de l’archer. Profitant de ce bref répit, les Spectres coururent à perdre haleine, traversant la savane aussi vite que possible. Cellendhyll s’élançait en arrière-garde, veillant à ne perdre aucun des membres de son équipe. Ils dévalèrent une pente jonchée de lianes épineuses, qu’il valait mieux éviter, franchirent une palmeraie naturelle, longèrent une mare agitée de formes sombres. Courir toujours, talonnés par des ricanements plaintifs. Seule la menace des traits de l’archer tenait les bêtes à distance, sans lui, les hyènes les auraient submergés. La meute était sur leurs talons, ricanante. Les Arikaris choisirent une nouvelle tactique. Sur l’aboiement de l’un d’eux, les hyènes adoptèrent une formation en chevron inversé. Melfarak se retourna une nouvelle fois en pleine course et abattit les deux hyènes les plus avancées à gauche, tandis que Dreylen aveuglait provisoirement celles de droite avec une sphère de lumière. Ces dernières trébuchèrent et s’écroulèrent, leurs suivantes s’effondrant sur elles. Les Spectres reprirent de l’avance. — Élias, trouve-nous un endroit où nous pourrons faire face à leur assaut ! Le petit homme opina, son regard perçant balayant l’horizon. Lhaër trébucha sur une pierre, mais Estrée s’empressa de l’aider à retrouver son équilibre. Cellendhyll s’était interposé entre les deux jeunes femmes et leurs poursuivants. Ceux-ci avaient comblé l’écart. Le restant des Spectres se déploya de part et d’autre de l’Adhan, formant une ligne défensive. — Donnez l’ordre de la charge, commandant, souffla Bodvar, rangé sur le côté droit de l’Adhan – son relatif point faible puisqu’il était gaucher – et j’en fais des saucisses de ces maudits roquets ! Le colosse voulut cracher sur le sol mais il avait la bouche trop sèche. Les deux groupes se toisèrent. Aucun n’osait prendre l’initiative. L’arc encoché de Melfarak était pour beaucoup dans l’hésitation des Sang-Pitié. Il les visait de son arme, passant de l’un à l’autre, seconde après seconde sans ciller. Les Arikaris maintenaient leurs bêtes à leurs pieds les créatures semblaient avides de bondir et de déchiqueter mais encore sous contrôle. Cellendhyll se préparait à donner l’assaut. Autant attaquer les premiers, c’était leur seule chance à présent. — Là-bas, sur la gauche ! s’écria Élias, posté quelques pas en retrait des autres. On pourra s’y retrancher. Il désignait un monticule qui dérangeait la monotonie de la savane par son agrégat de terre brune et de gros rochers rosacés. — Fumée ! clama Cellendhyll. Dans la seconde, Faith et Dreylen jetèrent leurs boules. Les sphères dégagèrent une intense fumée grise qui boucha la vue des Arikaris et de leurs bêtes et les fit abondamment tousser. Melfarak lâcha trois flèches successives à travers l’opaque rideau, provoquant des gémissements de douleur animale. En retour, une hachette franchit la fumée en tournoyant mais ne toucha personne. Les Spectres reprirent la fuite avec pour objectif d’atteindre l’éminence. La distance fut avalée en quelques minutes, juste à temps, car les Sang-Pitié avaient relancé leur meute à travers la fumée. L’un deux scanda une litanie runique et les hyènes semblèrent doubler de volume et de frénésie, leurs regards à présent dominés d’un feu rouge et puisant. Les Spectres gravirent la pente légère et se glissèrent entre les gros blocs de granit qui jonchaient l’endroit. Au passage, Faith lança ses deux dernières boules de fumée, créant un nouvel écran d’opacité au milieu de la déclivité. Les membres du Chaos atteignirent le haut du mamelon, un terre-plein de terre brune ceinturé par la roche qui constituait une approximation de rempart. D’un rapide coup d’œil, Cellendhyll analysa leur environnement. Il donna ses ordres : — Formation en deux groupes… Bodvar, Dreylen, le premier. Vous bloquez cet accès-là. Khorn, Faith en deuxième groupe, vous bloquez celui-ci. Mel’, tu vas avoir du mal avec ton arc alors tu fais ce que tu peux. Lhaër, tu restes au centre et tu gères. Estrée, je te demande de veiller sur elle. Élias, tu surveilles nos arrières. Le Spectre opina tout en armant ton arbalète. Du côté par lequel ils venaient d’arriver, il n’y avait que deux ouvertures, découpées dans la roche. Bodvar se campa devant celle de gauche, Khorn devant l’autre. Les autres se répartirent comme convenu. Il me demande quelque chose ? La Fille du Chaos avait opiné d’un mouvement de tête déterminé. Heureuse de se voir offrir une part dans le clan de l’Adhan – de se sentir avoir sa place auprès de lui, ne fût-ce que le temps d’un combat. Elle s’empressa de se positionner en retrait de la guérisseuse, à trois pas sur sa gauche, pour ne pas gêner sa vision. Elle fit un geste rapide de la dextre et le poignard de combat confié par Khorn reposa fermement dans sa main. Estrée savoura le poids rassurant du métal, son équilibre parfait. Elle se tourna vers la guérisseuse qui quêtait son regard et la rassura d’un sourire. Elle était prête. Les méfaits de la bleue-songe, grâce aux attentions constantes de Lhaër, n’étaient plus qu’un mauvais souvenir ; elle se rendit compte brusquement, confrontée à ce nouveau péril, qu’elle avait retrouvé son énergie d’antan. Traversant le nuage de fumée, les premières hyènes arrivaient au contact, leurs oreilles pointues étirées vers l’arrière. Les goulets formés par la roche entravaient leurs mouvements, elles ne pouvaient attaquer de front. De même, Melfarak était handicapé pour tirer ses flèches, faute d’avoir assez d’espace découvert. Il aurait pu grimper sur l’un des rochers pour surplomber le combat mais il aurait alors constitué une cible parfaite pour les hachettes arikaries. Les Sang-Pitié, quant à eux, semblaient être restés à distance, excitant l’ardeur de la meute de leurs aboiements rauques. Sur la butte, le combat avait déployé ses rets de violence. Bodvar et Khorn étaient destinés à recevoir l’essentiel de la charge. Le guerrier blond et sa grande épée, le guerrier noir avec sa hache de guerre et son bouclier rond. Bodvar reçut la première hyène de plein fouet mais celle-ci rebondit sur le bouclier de mana que Lhaër venait d’ériger autour du blond. Ce dernier répliqua de son épée longue qu’il fit tournoyer avant de l’abattre, tranchant l’épaule du fauve. Sa lame fut relevée en un arc de cercle qui s’abattit pour trancher la tête ténébreuse. Une bête plongea sur Khorn, les yeux rougeoyants, les forces décuplées d’une rage insufflée par la magie des Sang-Pitié. Khorn redressa son bouclier au dernier moment. La mâchoire de la hyène se brisa dessus. Derrière elle ses congénères gémissaient d’impatience, se bousculaient sans efficacité, attendant fiévreusement l’opportunité de combattre. Le guerrier noir repoussa la créature d’un coup de botte, sa hache fusa pour la frapper en plein crâne, pulvérisant sa cervelle. Le Spectre rabaissa son bouclier en toute hâte, interceptant un coup de griffes. Sa hache partit en un coup de taille horizontale mais le second fauve bondit en retrait, avant de relancer son assaut d’un bond agressif. Le bouclier de Lhaër enveloppa Khorn juste avant le contact. La hyène fut repoussée dans la pente, jappant de dépit. Constatant que Bodvar et Khorn tenaient leur poste, bloquant l’avancée des hyènes, Cellendhyll en profita pour monter sur un rocher et se jeter à plat-ventre. Il avisa deux Sang-Pitié qui entreprenaient de contourner la butte par le côté droit, escortés de cinq des carnassiers. Cellendhyll les suivit du regard. Si ceux-là parvenaient à les prendre en tenaille, les Spectres allaient être submergés. Sautant de rocher en rocher, il prit son élan, courant parallèlement à ses adversaires. Ces derniers ne l’avaient pas encore repéré. Le zen était là, prêt à l’emporter une fois encore sur le champ de bataille. Cellendhyll plongea dans le monde bleuté, ses deux cœurs, l’humain et le loki, en parfaite harmonie. Je suis l’Ombre, insaisissable et mortelle. Mon esprit est une lame. Mon corps est une arme. Je sers la voie Unique, s’adapter, c’est vaincre. Je suis l’Ombre. Je danse et je tue. Cellendhyll prit son élan et sauta dans le vide, droit sur ses ennemis. En plein vol, il lança deux dagues en méthalion. La première se ficha dans le tympan d’un guerrier, la seconde perça la patte d’une hyène. L’Ange prolongea son mouvement qu’il transforma en saut périlleux avant puis retomba sur le dos d’un fauve, qu’il égorgea aussitôt de sa Belle de Mort, ravivant l’appétit de cette dernière. Il roula sur le sol, se redressa à côté de la hyène blessée, se baissa pour esquiver un revers de griffes, récupéra sa dague plantée dans la patte de la bête, et la plongea dans son cou. Elle s’écroula, morte. Le temps était ralenti tout autour de lui, mais dans sa propre et temporaire sphère de réalité, l’Ange du Chaos se mouvait à une vitesse qui le rendait flou. Le groupe d’ennemis qu’il avait ciblé se détachait dans l’habituel halo orangé. Il dansait, l’Ange, la Mort à ses côtés, hilare des tributs qu’elle engrangeait. Cellendhyll n’avait marqué aucun temps d’arrêt. Il roula sur le sol, passa la main derrière sa tête, le temps d’empoigner sa dernière dague de jet, celle de son étui de nuque, qu’il projeta au sortir de sa roulade. Le Sang-Pitié fut atteint en pleine glotte, avec tant de force qu’il décolla du sol projeté trois mètres en arrière. Une hyène bondit sur lui, par l’arrière. Alerté par le zen, Cellendhyll se laissa tomber au sol, tout en se tordant pour faire face au danger. Il frappa vers le ciel et la dague sombre, sa Belle du Chaos, se gorgea du sang et de l’âme de la bête qu’elle éventra de tout son long, rougeoyant de contentement, animée de pulsations pourpres tandis qu’elle s’abreuvait des âmes de la race ténébreuse. Le carnassier s’écroulait à peine sur le sol, plongé dans une agonie sans échappatoire, que l’homme aux cheveux d’argent était déjà relevé, déjà en mouvement, concentré sur un nouvel adversaire. Je danse, oui, et je tue ! Encore, répliqua, ordonna, supplia la voix de la dague dans son esprit. Du Sang et des âmes. Encore ! Cellendhyll s’abandonna à ces encouragements spectraux sans résister. Son cœur de loki battait avec une force incroyable. L’Ange se sentit gagner en puissance, en soif de tuer. Ses mouvements s’affinèrent en un battement de cils, pour trouver une grâce si parfaite qu’elle en devenait irréelle. Il lui restait deux hyènes à affronter, tandis que du monticule lui parvenaient les clameurs et les fracas de l’affrontement âpre livré par les Spectres. L’Ange se laissa totalement porter par le chant de sa lame étrange. Un unique mouvement. Un unique mouvement, rien de plus, et cependant une figure idéale, étincelante d’équilibre, de rectitude, une figure marquée du sceau de la violence, du trépas. Animée d’une part de cruauté qui n’avait rien d’humaine. Cellendhyll bougea, trop vivement pour être perçu. Toujours porté par le zen ? Il n’aurait su le dire. Même pour lui, les choses allèrent trop vite. Les deux hyènes s’affaissèrent dans l’herbe qu’elles maculèrent de leur sang jaune, leur corps déchiré, tranché, découpé par les lames – dague sombre et poignard dentelé. L’Adhan retrouva contact avec la réalité. Avisa les monceaux de cadavres qu’il avait livré à sa vieille maîtresse, Dame Mort. Il fut incapable de se remémorer les gestes, l’exploit qu’il avait accomplis. Il fila récupérer ses dagues puis s’élança vers le haut de la butte, quittant le zen d’une pensée, sans se soucier du léger vertige consécutif. Les Spectres avaient besoin de lui. Je suis l’Ange, je dois tuer, encore et encore. Chapitre 24 Sur la butte, les Spectres tenaient bon. Lhaër jonglait avec sa magie protectrice, déplaçant son bouclier de Bodvar à Khorn et vice-versa. Elle était consciente que la moindre erreur de sa part pouvait entraîner la mort de l’un d’eux voire l’anéantissement de l’escadron entier. Melfarak cherchait toujours à placer une flèche, sans succès. Trop peu d’espace et trop de risques de toucher l’un des siens. Un Sang-Pitié profita de l’ardeur des combats pour ramper du côté de l’archer, de l’autre côté du rempart de roche qu’il escalada. Il sauta sur Melfarak, et le frappa d’un revers de poing au coin du crâne. L’archer s’effondra, en laissant tomber son arme. Le Sang-Pitié leva sa hachette, sa lame accrocha un rayon de soleil. Il visa le cou offert du Spectre. Lancée à pleine vitesse, Estrée le percuta dans les côtes. Ils chutèrent tous les deux. Sans daigner se relever, le guerrier arikari se détendit et frappa d’un revers de sa hachette. Allongée elle aussi, Estrée roula sur elle-même pour éviter le coup. Elle ramassa ses jambes qu’elle joignit avant de les balancer dans la mâchoire de son adversaire. D’une torsion des reins, elle se redressa à genoux, et plongea sur le Ténébreux. Si la Fille du Chaos n’était pas une guerrière, l’art de tuer toutefois était loin de lui être inconnu. Elle en connaissait même toutes les subtilités. Un deuxième Arikari avait suivi le même chemin détourné que son comparse. Il sauta sur Lhaër, occupée à maintenir son bouclier protecteur sur Bodvar. La guérisseuse malmenée, l’écran protecteur se dissipa et la hyène qu’affrontait Bodvar le bouscula d’un coup d’épaule, l’envoyant cogner contre un rocher. Le Spectre était sonné. Une autre des bêtes se rua dans le passage dégagé pour tomber sur Dreylen, ses deux épées courtes dégainées, déjà en train de tisser un filet d’acier. Dreylen et la hyène bondirent en même temps l’un sur l’autre. Dreylen retomba souplement. La cuisse ouverte, le carnassier s’écrasa au sol, décapité par le double ciseau que le Spectre lui avait infligé. La seconde des hyènes, qui avait dédaigné Dreylen, s’en prit à Élias. Elle fonça sur ce dernier et se jeta sur lui de tout son poids, lui brisant les côtes. D’un coup de mâchoire, elle le happa par son pourpoint et se mit à le secouer tandis que ce dernier tentait de la repousser. Aux prises avec le guerrier arikari, Lhaër reçut un coup au visage. Elle répliqua d’un coup de genou dans l’entrejambe. Estrée surgit derrière le Sang-Pitié, lui tira la tête en arrière en l’empoignant par sa crête et l’égorgea d’un geste sûr. Lhaër s’empressa de créer un bouclier autour du petit guerrier. Juste à temps. La hyène qui pesait sur ce dernier de tout son poids allait lui déchiqueter la gorge. Ses crocs rebondirent sur l’écran défensif d’Élias. Faith bondit sur le dos de la bête, ses deux dagues brandies à bras tendus, qu’elle planta dans les épaules du fauve, puis dans son dos, son cou et l’arrière de son crâne. Elle frappa de toutes ses forces, hurlant sa rage, hurlant sa peur qu’Élias n’ait subi une blessure mortelle. La créature des Ténèbres rendit son dernier souffle et s’écroula sur le Spectre. Dreylen avait repris la défense du goulet, tandis que Bodvar roulait sur le sol, aux prises avec une hyène. Le colosse jurait et son sang coulait. Il croisait les mains devant lui pour empêcher le fauve de l’égorger. Les griffes cependant le lacéraient aux bras et aux jambes. Le guerrier prit son élan et asséna un monumental coup de tête à son agresseur. Sonnée, la hyène desserra son étreinte. Bodvar en profita pour rouler de côté, puis sauter sur son dos. Ses grosses mains agrippèrent la bête par le devant et l’arrière du crâne. Alors Bodvar tira et tourna, de toutes ses forces. La nuque de la hyène se brisa dans un craquement à la fois sourd et sonore. Le blond se redressa en chancelant. Et, relevant la tête vers le ciel, il poussa un cri libératoire aux accents sauvages. Khorn perdit sa hache, emportée par un coup de griffe. Il bloqua la charge de son adversaire en redressant son bouclier et pressa un bouton caché, faisant jaillir de l’écu une lame étincelante et courbe. Lâchant un rire rauque, le guerrier noir esquiva une nouvelle attaque en sautant de côté. Il abattit son bouclier dans la foulée, d’un revers en diagonale basse. La bête ténébreuse jappa de souffrance tandis que la lame dévoilée tranchait dans son mufle. Khorn reprit sa hache en se baissant rapidement, pivota sur lui-même pour gagner en puissance, et asséna une frappe formidable de son arme. Le crâne de la hyène fut fendu en deux dans un geyser de sang, de chair tranchée et d’os écrasés. Un autre fauve jaillit d’entre les rochers. Enfin Melfarak avait assez de champ, il abattit la hyène de deux traits successifs au poitrail. Dreylen et Faith joignirent leurs efforts contre l’une des hyènes, la jeune femme pour déséquilibrer la bête après l’avoir focalisée sur elle, le guerrier pour le coup de grâce sous forme d’un doublé en revers de ses épées. Estrée n’eut pas le temps de souffler. À peine avait-elle sauvé Lhaër que le plus massif des Sang-Pitié se ruait sur elle, sa hachette s’abattant en direction de son crâne. Estrée intercepta de ses deux mains le poignet armé de l’Arikari. Dans la foulée, elle lui donna un coup de genou dans le bas-ventre. Puis elle pivota sur elle-même, tout en exerçant une traction circulaire sur le bras de l’homme. Le Ténébreux fit un soleil avant de retomber lourdement sur le dos. La Fille du Chaos arracha son arme de sa main sans force et la lui fracassa sur le front. Khorn et Bodvar s’occupaient d’une hyène. Avant de pouvoir porter le moindre assaut, cette dernière fut coupée en deux par la hache du guerrier à peau noire tandis que l’épée du blond lui pulvérisait la cervelle. Le seul Sang-Pitié encore en vie se rapprochait de Lhaër, occupée à vérifier l’état d’Élias. Les autres, plongés en plein affrontement, n’avaient pas repéré son approche. Cellendhyll apparut du haut d’un rocher. Il ne lui fallut qu’un instant pour comprendre la situation. Il devait attirer l’attention. Il fît pivoter la base du pommeau de sa dague en méthalion, faisant apparaître une série de fentes tout le long de sa lame. Il la lança aussitôt, provoquant un sifflement strident, une sorte de cri étrange et menaçant. Le Sang-Pitié sursauta et se tourna vers l’origine du bruit. La dague se planta jusqu’à la garde en plein milieu de son front. La flèche barbelée de Melfarak cueillit la dernière des hyènes en pleine tête. Il doubla son tir, le tripla, envoyant un trait dans chacun de ses yeux. Morte la bête. Fin de la bataille. Les Spectres se laissèrent tomber au sol, le souffle saccadé. Les blessures infligées par les hyènes étaient horribles à contempler ; des lacérations, des déchirures sanguinolentes laissant les os à nu. Bodvar, Dreylen, Melfarak étaient sévèrement touchés, Élias gravement atteint. Lhaër s’occupa de ce dernier durant presque une heure, lui insufflant une bonne part de sa propre énergie pour soutenir le processus de guérison implanté par ses sorts. Faith et Dreylen montaient la garde. De même que Cellendhyll qui regardait Melfarak récupérer ses flèches, comme à la fin de chaque combat. L’horizon était désormais vide de toute menace mais l’Ange savait que plus ils restaient sur place, plus ils augmentaient les risques d’une nouvelle attaque. Lhaër était agenouillée auprès de Bodvar. C’était le dernier à soigner. — Ça devient une sale habitude, Bod’ ! — Que veux-tu ma douce colombe, lourdaud comme je suis, je suis incapable de me battre sans récolter au moins une blessure. — Oh mais j’ai bien compris ton manège, tu n’es pas si lourdaud que ça finalement ! La seconde suivante, son visage se figea et elle éclata en sanglots. Estrée vint enlacer ses épaules : — Tu es épuisée, Lhaër. Tu as trop donné de toi-même. Bodvar vint s’asseoir auprès des deux femmes et prit la main de la rousse qui disparut entre ses impressionnants battoirs. Cellendhyll les rejoignit. — Que se passe-t-il, Lhaër ? demanda l’Ange d’une voix douce. Le visage emperlé de larmes, la voix secouée par les sanglots, la rousse soupira : — J’ai failli causer votre perte à tous. Je ne vais pas tenir, je ne suis pas à la hauteur. Je n’en peux plus ! — Tu te trompes, Lhaër. Sans toi, nombre d’entre nous seraient déjà morts. — Tu es la meilleure d’entre nous, renchérit Bodvar. Tu nous es indispensable, sans toi, les Spectres ne sont rien. — C’est vrai, assurèrent en chœur les autres membres de l’escouade. — Tu es épuisée, nous t’avons trop demandé, reprit Cellendhyll. Je vois bien que tu as besoin de repos… mais nous ne pouvons rester ici, alors tu vas devoir serrer les dents. Et je suis d’ailleurs persuadé que tu vas tenir. Tu sais pourquoi ? La guérisseuse secoua la tête. — Parce que je t’ai choisie, rappelle-toi. Et je ne peux que l’avouer, après tout ce temps à vous côtoyer, je suis fier de toi. Il ajouta avec force, criant presque : — Vous entendez, je suis fier de vous tous, les Spectres. C’est un honneur que de vous commander. Le commando semblait gêné de cette tirade. Cellendhyll n’en menait pas large non plus. Par l’Épée de Lachlann, qu’est-ce qui m’a pris ? Si Gher’me voyait ! Non, heureusement, il n’est pas là. Sinon il en profiterait pour se moquer de moi jusqu’à la fin des Plans ! Lhaër releva son menton pointu, une force nouvelle dans le regard. Elle redressa ses épaules et échangea un sourire complice avec Estrée. Elle se remit sur pied et sourit, à Cellendhyll cette fois. Un faible sourire, et pourtant, dans le regard de la jeune femme, l’Adhan lut une étincelle de résolution. — Je tiendrai, commandant. Cellendhyll ralentit sa marche, afin de se retrouver au niveau de la Fille du Chaos. — Au fait, tu t’es fort bien comportée, Estrée, tu as tenu ta place aussi bien que les autres. Je t’en suis reconnaissant, franchement. Le regard qu’elle posa sur lui possédait une douceur surprenante qu’il n’aurait jamais soupçonnée chez elle. Puis la jeune femme lui adressa un sourire enjôleur : — Aurais-je gagné un baiser ? Ce me semble une juste récompense qui ne te coûtera pas grand-chose. — Ce n’est pas le moment de plaisanter, Estrée. Et l’Ange accéléra l’allure pour reprendre la tête de la colonne. Je ne plaisantais pas, imbécile d’Adhan ! Tu es aussi têtu et bouché que mille mules, ne vois-tu pas ce que je ressens pour toi ? Cellendhyll courait à longues foulées au-devant des Spectres. Vu les circonstances, il avait craint que l’un deux ne commence à craquer d’épuisement, de tension, du manque d’eau. Il s’était d’ailleurs trompé, car il avait parié sur Estrée et non Lhaër. L’héritière avait l’air si misérable à son arrivée sur Valkyr. Si faible. Pourtant elle semblait renaître au contact du danger constant et des épreuves, nourrie d’une force nouvelle, chaque jour plus flagrante. Sa beauté était aujourd’hui indéniable. Elle n’était pas véritablement une guerrière mais elle savait se comporter comme telle. Cette sensualité qu’elle affichait sans le vouloir, cette aptitude pour l’action… Sans compter qu’elle s’était acquis l’amitié franche de Lhaër, il s’en était rendu compte, une preuve pour lui qu’Estrée pouvait se montrer honorable. — Elle ne fait pas partie de l’escadron, au moins, elle est donc libre et tu parais lui plaire… — Je me suis toujours méfié d’elle… — Elle n’attend que ça, elle a envie de toi… — Ce n’est vraiment pas le moment ni le lieu pour m’envoyer en l’air avec une femme si désirable soit-elle ! Qui plus est avec celle-ci, que je n’arrive pas à cerner. Elle qui m’attire de plus en plus, malgré moi. Elle qui représente le pouvoir d’Eodh dont elle est l’héritière, Sans oublier qu’elle est la sœur de mon seigneur. Par les Six Chaos ! Cellendhyll porta la main à ses tempes. Il n’en pouvait plus de tous ces débats intérieurs. Il était fait pour l’action, le combat, pas pour l’introspection. Il serra les dents et se concentra sur ses foulées, qu’il se mit à compter. Tout plutôt que de s’égarer dans les méandres traîtres de son esprit. Une pensée impérieuse bouleversa son décompte, trente-six pas plus tard. Il va falloir que je gère Lhaër. Elle est sur le point de craquer. Et sans elle, je doute que nous nous en sortions, les Arikaris me semblent innombrables. De tous les Spectres, c’est bien d’elle dont j’ai le plus besoin. * Il y avait un septième Sang-Pitié présent lors du combat contre hyènes. Il avait avalé une pleine bouffée de fumée asphyxiante sur les pentes de l’éminence. Juste après, il s’était fait bousculer par l’une de ses hyènes et s’était foulé la cheville. Aussi, plutôt que de se lancer à l’assaut avec ses frères de hache, il s’était caché dans les hautes herbes de manière à observer le déroulement du combat. Son issue n’était pas prévue par le Ténébreux, qui ne put que constater l’efficacité des méthodes de combat de ses adversaires. Une fois l’escouade des Spectres partie – avec sa cheville, impossible de les suivre – le Sang-Pitié était reparti en claudiquant porter la nouvelle au N’Dalloch : les proies traversaient la savane en direction du nord et ils disposaient d’une guérisseuse. Chapitre 25 Le surlendemain, les Spectres quittaient la savane, après avoir laissé passer trois patrouilles sans être repérés. Ils retrouvèrent la jungle mais celle-ci était moins dense, moins étouffante, les sentiers plus larges, avec une végétation plus accueillante. L’eau posait de nouveau problème. Et Cellendhyll ne voyait pas comment le résoudre. Jusqu’à présent, aucun des Sang-Pitié qu’ils avaient abattu ne transportait de gourde, et l’eau des mares qu’ils croisaient sur leur chemin était toujours imbuvable. Et cette fois, pas de pluie pour les sauver. Élias revint de son poste avancé, la mine soucieuse. Il avait découvert un village, apparemment désert. Après avoir étudié les lieux du haut d’un arbre, Cellendhyll distribua les rôles. Se couvrant les uns les autres, séparés en trois équipes, ils infiltrèrent les lieux. Composé de huttes rondes au toit en feuilles de palme regroupées autour d’un grand corral, cerclé d’épais rondins, le village se révéla véritablement abandonné. Ni provision, ni eau. Ils repartirent, les épaules basses, harcelés par la soif. L’Adhan, pourtant, refusait de céder au découragement. Sans s’en rendre compte, chaque jour, il insufflait aux autres l’énergie et l’espoir nécessaires pour continuer. Toujours aucun signe d’un autre cœur nodal que celui du sud, trop éloigné à présent pour éveiller la magie de l’artefact. Ils s’engagèrent sur un nouveau sentier, qui serpentait entre les fougères, les frangipaniers blancs, mauves ou roses, les flamboyants petit-rouge, les rekras aux lianes tombantes et corrosives, les palmiers, les antigons, les hoyas et les clianthus. Les cors de chasse résonnaient parfois, mais de trop loin pour être vraiment alarmants. Au début de l’après-midi, Élias signala un nouveau village. Ce dernier, contrairement au précédent, paraissait habité. Prenant toutes les précautions d’usage, les Spectres trouvèrent un poste d’observation caché. Le hameau était bel et bien habité, et de sinistre manière. Douze huttes, trois feux éteints, deux auvents à marchandise, un enclos vide. Devant les huttes, un demi-cercle d’épais poteaux runiques étaient plantés dans le sol. Sur ces pieux, les corps nus, écartelés, d’une demi-douzaine de créatures rondouillardes à peau verte et glabre, les yeux globuleux, une crête d’os rouge sur le dessus du crâne. Les captifs avaient été partiellement écorchés, leur sang coulait, vert. Difficile de dire s’ils vivaient encore. Vêtu d’une simple robe de cotonnade brune, un prisonnier différait des autres, de par sa peau pâle et sa chevelure blonde, sa taille supérieure et sa maigreur. De plus il ne semblait pas avoir été torturé. Autour des captifs, des guerriers arikaris, que Cellendhyll reconnut à leur apparence. Armés de haches à manche court, de dagues ou de lances, des plumes colorées fichées dans la crête de leur chevelure, les Sang-Pitié se moquaient de leurs captifs. À la base des poteaux de torture avaient été creusées des rigoles qui se rejoignaient pour aller se déverser dans une grande cuvette au centre du dispositif. Inutile d’être un sorcier pour comprendre l’utilité de ces préparatifs. Les canaux servaient à recueillir le sang des suppliciés, probablement destiné à nourrir quelque sombre incantation magique. Un Arikari différent des autres – il portait une longue tunique pourpre et jaune au lieu du costume de chasse, et sa crête arborait un violet soutenu –, était occupé à surveiller le niveau de remplissage de la cuvette. Cellendhyll porta la main à l’une des poches de son gilet, qu’il dégrafa pour saisir sa longue-vue miniaturisée. Il fit le point sur le camp. Une quinzaine d’Arikaris, donc. Six suppliciés de race inconnue et le septième, a priori humain. La lunette se posa sur ce dernier. Cellendhyll n’en crut pas ses yeux. Cet homme au visage maculé de poussière, il le reconnaissait à son long nez, à son regard myope, cette fois dépourvu de ses habituelles grosses lunettes à montures noires. Maurice ! Que faisait-il ici, celui-là ? La dernière fois que l’Adhan avait vu l’excentrique armurier, c’était à Véronèse, lorsqu’il rendait ses adieux à la tombe de Devora Al’Chyaris. Après avoir lancé une plaisanterie qui fit éclater de rire ses camarades, un Arikari se rapprocha d’un prisonnier pour l’égorger avant de lui cracher au visage. L’agonie fut détaillée et commentée par ses camarades comme s’ils partageaient le plus excitant des amusements. Le sang de la créature s’écoula jusque dans la rigole, dont les parois avaient été huilées pour faciliter le transit. Le liquide émeraude alla rejoindre la cuvette, filet par filet, à la satisfaction du chaman. L’attention de l’Adhan revint sur Maurice, le seul qui semblait encore vivant. Les Arikaris rirent encore, se moquant de celui-ci. L’un d’eux le souffleta, tandis que le chaman brassait le sang récolté à l’aide d’une longue cuillère en os. La joie malsaine qui animait les guerriers hérissa les sens de l’Ange du Chaos. Il se retrouva empli de cette colère froide qui le poussait à tuer. Sans compter qu’il en avait assez de fuir, qu’ils avaient besoin de l’eau et des provisions que pouvait receler le village. Le cas de Maurice entrait en compte, aussi. Cellendhyll avait apprécié l’homme, et, si dur soit-il, il refusait de l’abandonner à la torture, à la mort, alors qu’il avait l’opportunité de le sauver. L’Adhan regarda l’escouade. Les Spectres semblaient partager son point de vue. Ils contemplaient les Arikaris avec une expression qui parlait d’elle-même. La mort allait frapper, pour peu que l’Ange leur en donne l’ordre. Par signes, il leur indiqua la marche à suivre, distribua les cibles respectives, annonça le compte à rebours. Comme de coutume, Estrée et Lhaër furent désignées pour rester en couverture. Elles n’interviendraient qu’en cas de besoin. Melfarak se tapit six pas sur leur gauche, dans un bosquet de hautes fougères. Les autres rampèrent dans les herbes pour gagner leurs positions. Dès le décompte de Cellendhyll achevé, poussant un rugissement d’ours furieux, Bodvar se rua sur les Arikaris, sa grande épée avide de sang. Un rictus de défi aux lèvres, Khorn chargeait lui aussi, tout aussi gourmand de sang et de violence. Les deux guerriers du Chaos déboulant ainsi ne pouvaient que mobiliser l’attention sur eux et les Arikaris se tournèrent dans leur direction. Alors Faith et Dreylen surgirent dans le dos des deux ennemis les plus éloignés, chargés de couvrir leurs camarades. Chacun des deux Spectres égorgea sa cible respective. Depuis les fougères, l’arbalète d’Élias siffla, faisant tomber un guerrier, tandis que les flèches de Melfarak en éliminaient trois autres, coup sur coup. Cellendhyll se servit de ses dagues de jet en méthalion pour tuer deux adversaires. Bodvar évita une attaque d’un revers de hache et riposta d’un large moulinet de son épée qui trancha son opposant en deux. En trois coups de hache, Khorn brisa la défense de l’Arikari qui prétendait l’affronter. Après quoi il le décapita. Passé l’effet de surprise, les Sang-Pitié avaient déjà perdu les deux tiers de leur effectif. Ils ne s’émurent pas pour autant, ne montrèrent aucun désir de fuite. Brandissant leurs haches, longues ou courtes, et leurs dagues, ils laissèrent parler à leur tour leur soif de tuer. Le chaman avait plongé ses mains dans le sang des suppliciés. Il les redressa, dégoulinantes, et les pointa en direction de Faith et Dreylen. Une flèche de Melfarak vola vers lui ; le chaman la détourna d’un revers du poignet, forcé de stopper son incantation. Tandis que Faith et Dreylen continuaient d’affronter leurs adversaires, le chaman agita ses doigts ensanglantés en direction de Melfarak qui s’écroula, aveuglé par la magie du chaman. Ce dernier lâcha un ricanement et reprit les deux Spectres en point de mire. Faith feinta une estocade haute avant de se laisser tomber sur les genoux pour frapper son ennemi au bas-ventre, puis de lui perforer le palais de sa dague. Dreylen para une attaque de hache en croisant ses épées devant son torse, puis tourna sur lui-même et asséna une diagonale basse qui trancha les reins de son assaillant. Le chaman était prêt à relâcher son sort ; déjà un miroitement se formait autour des deux Spectres. C’est alors que le Sang-Pitié fut percuté dans le dos par les bottes de Cellendhyll, le corps tendu à l’horizontale. L’Adhan retomba sur le sol, se rétablit, empoigna son adversaire par les pans de sa tunique, l’étourdit d’un violent coup de tête, et lui plongea la tête dans la cuvette de sang. Le sorcier se débattit, pour respirer, pour sauver sa vie. Mais la poigne de Cellendhyll se révéla trop puissante pour lui et le Sang-Pitié mourut, noyé dans le sang de ses victimes, accompagné du sourire cruel de l’Adhan. Un Arikari allait planter sa hache dans les reins de Bodvar, mais Élias l’abattit d’un carreau d’arbalète. Khorn et Bodvar avaient pris un guerrier en tenaille. Le blond frappa vers le haut, l’homme noir vers le bas. L’Arikari tomba sur le sol, découpé en trois segments distincts. Khorn riait. Le dernier des Ténébreux en vie s’élança sur la piste pour sauver sa vie. Une dague de méthalion de l’Ange et celle en acier blanc de Dreylen rivalisèrent pour l’abattre. Elles l’atteignirent toutes deux, à la nuque et au creux des épaules, pour l’envoyer baiser la mort, affalé dans un fourré. Chapitre 26 Cellendhyll envoya Élias et Dreylen monter la garde aux abords du village, et Khorn et Faith fouiller les cabanes. Il se dirigea vers Maurice et trancha ses liens. L’armurier blond n’avait même pas l’air surpris de cette rencontre. Il trébucha, le temps de se reprendre, l’air grave, et il adressa un signe de tête à l’Adhan. — Vous allez bien, Maurice ? — Oui, merci messire de Cortavar, rien d’autre à déplorer que des estafilades ou des meurtrissures, vous êtes arrivés à point nommé pour me sortir de cette tragédie. — Si je m’attendais à vous voir ici ! Je vous ai quitté florissant, je vous retrouve en bien mauvaise posture. — Ah… tout est si flou… je ne sais plus. L’homme blond se prit la tête entre les mains et tira sur ses cheveux. Il se redressa soudain et leva l’index, le visage éclairé : — Si, je me rappelle. C’est mon maître… il m’a envoyé ici. Il veut m’éprouver, il apprécie ce genre d’épreuves. — Quel est ce maître ? — Ah ah, que voilà une fort bonne question ! Me tortureriez-vous que je ne saurais vous répondre pour autant. — Je n’ai aucune intention de vous violenter, Maurice. Je n’ai pas oublié votre aide passée. Je n’ai pas oublié ce jour sur la colline, non plus. Le jour où j’ai enterré Devora. Vos paroles énigmatiques se sont élevées, m’enrobant du manteau obscur du mystère : « Un jour, nous nous reverrons, vous et moi. Je vous reconnaîtrai, vous me reconnaîtrez, malgré le temps passé. Vous me sauverez la vie et je vous suivrai jusqu’à la mort. La mienne. Telle sera ma prochaine vie. Je suis le Pèlerin, souvenez-vous de mes paroles, Cellendhyll de Cortavar, car nous ne nous retrouverons pas dans cette existence présente, du moins la mienne, celle de Maurice. Adieu. Ange de la Prophétie, et à bientôt… » — Je constate que vous portez toujours mes dagues en méthalion… reprit Maurice. J’en suis heureux. En revanche, votre dague noire me gêne. Vous feriez mieux de vous en débarrasser, messire de Cortavar. Cellendhyll le prit par le bras pour l’entraîner à l’écart, avant de reprendre : — Que savez-vous de ma dague ? L’armurier était bien le premier à ne pas subir l’effet du sortilège de camouflage de l’arme étrange, à saisir que la Belle de Mort n’avait rien d’une lame normale. — Votre Belle de Mort ? Ah, il y aurait beaucoup à en dire, voyez-vous. C’est que le destin qui est le vôtre échappe à toutes les règles. L’Ange secoua la tête : — Je ne comprends rien à ce que vous racontez. — Le plus malheureux, messire de Cortavar, c’est que moi non plus, je ne me comprends pas, dit Maurice tout en arborant un petit sourire triste. Il en est ainsi et je n’y peux rien. Il semble que Maître Destin ait fait de nous ses jouets. Cellendhyll secoua une nouvelle fois la tête. Plus l’homme blond parlait et plus la situation semblait confuse. Et pourtant il s’exprimait sans aucune mauvaise foi, l’Adhan le sentait. — Laissons le destin de côté. Dites-moi plutôt ce que vous faites ici… — Hum, après tout l’affaire est simple, du moins quand je me souviens… Après vous avoir quitté à Véronèse, j’ai changé de Plan, de vie, j’ai voyagé de monde en monde. Je ne suis d’ailleurs plus celui que vous avez connu – aviez-vous remarqué que je ne portais plus de lunettes, ça me va mieux, non ? Mais vous pouvez continuer à m’appeler Maurice. Ce sera plus simple, ainsi… Ou en étais-je ? Ah oui, je voyageais, oublieux du passé, du présent et du futur. Je voguais sur l’échelle du Temps, sans pour autant en ressentir ses effets. J’étais la plume dans le vent, la feuille dans le torrent, une infime étoile dans le ciel de Dame Nuit… J’étais fétu de vie, parcelle d’énergie, chatoiement de conscience… J’étais une non-existence… La moitié des Spectres l’écoutait la bouche grande ouverte. — Maurice… l’interrompit Cellendhyll. — Oui, messire ? — Vous me flanquez la migraine ! Pourriez-vous vous exprimer de manière intelligible ? — Je vais tâcher… Bien. Oui. Donc. Voilà. Euh… Je voyageais jusqu’au moment où je suis revenu dans le cours de la réalité. Projeté sur ce plan-même. Désorienté, tel le nourrisson jaillissant de la matrice, sans parentèle pour l’accueillir. J’incarnais le Pèlerin, de nouveau, abreuvé du cours de l’existence, de ses circonvolutions sauvages… L’Adhan se frotta les tempes, tout en grimaçant. Il donna une bourrade sur l’épaule de l’homme blond : — Faites simple, Maurice, sinon, je vous casse la tête ! — Désolé, énonça l’autre d’une grimace. Il pointa l’index, le rabaissa. Se gratta le haut du crâne et reprit : — J’ai erré quelques jours avant de me faire capturer par les Sang-Pitié. — Les Sang-Pitié ? — Ceux que vous appelez les Arikaris. Mais leur nom primal est bien « Sang-Pitié ». Un terrible patronyme, n’est-il pas vrai ? Ce Plan qu’ils ont conquis se nomme Valkyr. Toujours est-il que j’ai eu l’immense infortune de me retrouver lié à leur chaîne d’esclaves ; ceux qui viennent de mourir, les Néfiis, les véritables natifs de ce monde, asservis par les Sang-Pitié. Mes malheureux compagnons, emportés par une mort injuste et ô combien cruelle. Mais au fond, toute mort n’est-elle pas injuste ? — Non, pas toute, riposta Cellendhyll. Mais ce n’est pas le moment de philosopher. — Ah bon ? Dommage… L’Ange leva les yeux au ciel. — Avez-vous faim ou soif ? Besoin de soins ? — Auriez-vous du jus de carotte ? Non, j’imagine que non. Alors, un peu d’eau me conviendrait bien. Cellendhyll lui tendit sa gourde, elle était quasi-vide. Il retourna à ses hommes. Lhaër avait guéri les yeux de Melfarak, brûlés par le chaman. La fouille méthodique effectuée par Khorn et Faith leur avait permis de récupérer quelques réserves de nourriture, sous forme de légumes et de fruits séchés, de galettes de blé ou de maïs, et surtout d’une pleine barrique d’eau potable. Chacun put enfin boire à sa soif Cette eau valait les meilleurs crus, se dit Cellendhyll, comme quoi tout est relatif. Il leur fallut trois heures pour enterrer les dépouilles des Néfiis et de leurs tourmenteurs à l’écart du village. Bodvar râla dans sa barbe à l’idée de donner une sépulture à ces pourceaux arikaris jusqu’au moment où Faith lui fit remarquer que leurs cadavres risquaient d’attirer toutes les créatures carnassières des environs, avec probablement les Sang-Pitié dans leur sillage. C’est alors que l’Ange eut une inspiration. Il courut presque jusqu’à l’ancien armurier. — Maurice, j’ai une question très importante à vous soumettre : comment êtes-vous arrivé sur ce Plan ? L’homme clignota des yeux. — Je ne me souviens pas. Je me suis réveillé dans la nature et j’ai erré, tel un enfant perdu, un somnambule égaré dans un monde… — Faites un effort, le coupa l’Adhan. C’est vital ! Nous sommes coincés ici, pourchassés par ceux que vous appelez les Sang-Pitié. Il nous faut absolument trouver un cœur nodal pour invoquer un portail. Il y a un nodal au sud, celui par lequel nous sommes arrivés, mais il mène directement à Mhalemort, la pire des destinations. Comment êtes-vous arrivé ici, alors ? Maurice leva son index vers le ciel et resta ainsi, plusieurs minutes, silencieux. Avant de reprendre : — Au nord, c’était au nord… Je crois. Je me rappelle une montagne surmontée de deux pics identiques. Je l’ai descendue, j’ai marché dans la jungle, j’ai erré tel un agneau perdu, et je me suis fait capturer. — Au nord, une montagne, les deux pics, parfait… La corvée de sépulture venait de s’achever, et Cellendhyll réunit l’escouade, leur offrant son large et peu fréquent sourire. Il tenait son échappatoire, enfin ! — J’ai la meilleure des nouvelles à vous offrir ! Maurice, que vous voyez ici, est une vieille connaissance. Il n’est pas venu ici par le portail de Mhalemort. C’est donc qu’il existe un autre lieu de pouvoir : nous avons enfin le moyen de quitter ce fichu Plan ! Il ne nous reste qu’à le rejoindre… Et à échapper à nos poursuivants. Nous continuons vers le nord, comme Maurice me l’a confirmé. Nous cherchons une montagne aux pics jumeaux, ce sera notre point de repère. Le soulagement détendit les visages des Spectres, le rire jaillit de leur bouche, frais, juvénile. Ils se congratulèrent. Leurs gourdes remplies à ras bord, ils effacèrent leurs traces et repartirent, le corps abreuvé, l’esprit regonflé par l’espérance. Chapitre 27 Le lendemain, Cellendhyll avança en surveillant Maurice du coin de l’œil. Ce dernier marchait tranquillement, tout en se parlant à lui-même. Il restait dans son coin et ne montrait aucune envie de se lier avec les membres de l’escouade mais ne semblait pas hostile pour autant. L’étrange bonhomme se révélait moins amusant que la première fois où ils s’étaient rencontrés, mais plus bizarre encore. Sans savoir pourquoi, Cellendhyll l’aimait bien. Il ne parvenait pas à s’offusquer du manque de clarté de ses réponses. Il décida de tout faire pour le garder sain et sauf, s’il en avait le pouvoir. Était-il véritablement fou ? Comment ne pas y songer ? Parler tout seul pouvait être un signe de dérangement. Également celui d’une grande solitude, ce qui n’était d’ailleurs pas incompatible. L’Adhan ne savait quoi penser. Il songea à leur conversation du début de matinée. Maurice l’avait abordé durant la marche : — Messire de Cortavar, je sais que vous affrontez le danger mais pour ma part, je ne me battrai pas, je dois vous en avertir. — Et pourquoi donc ? Votre vie n’est pas moins menacée que la nôtre. — Comment dire ? Je réprouve la violence et puis de toute manière je n’en ai pas le droit… Mon maître me l’a formellement interdit. Et je lui dois une absolue obéissance. Non, ne m’en demandez pas plus à ce sujet… Vous ne sauriez me faire parler. C’est ainsi… je ne suis qu’un témoin. Je ne peux interférer. — Interférer avec quoi, par l’Épée de Lachlann ? Écoutez Maurice, je continue à ne rien comprendre. Lorsque nous avons fait connaissance vous étiez armurier, vous m’avez vendu des armes. Et à présent, vous vous déclarez contre la violence ? — Disons qu’à l’époque c’était le meilleur moyen de vous rencontrer. — Me rencontrer ? Et pourquoi ? — Parce que le Destin a décidé de nous confronter, parce que je vous suis lié, d’une manière que je ne comprends pas. Mais suffit. J’en ai trop dit, déjà. N’insistez pas, messire, je vous en conjure. Et l’étrange individu se mura dans un silence boudeur. Puis, quelques pas plus tard, il reprit d’un ton plus léger : — Vous êtes sûr que vous n’avez pas de jus de carotte ? * — Dites, vous en pensez quoi ? demanda Faith. — Il est dingue, lâcha Dreylen. — Totalement barge, ajouta Bodvar. — Fissuré du carafon, renchérit Khorn. — Pour ma part, je pense qu’il est simplement différent, intervint Melfarak. Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ? Chapitre 28 Le Légat avait le sentiment diffus que Troghöl, de manière habile, retardait l’avancée de la colonne. Peut-être dans le but de les épuiser, lui et ses Ikshites. Le Prince conservait ses manières onctueuses à l’égard du Légat mais quelque chose clochait. Un autre fait le rendait soupçonneux. L’avant-veille, la troupe des Ténébreux s’était arrêtée en vue d’un village de huttes, posé dans un creux ensablé en contrebas de la piste. Troghöl avait détaché aussitôt dix de ses Sang-Coureurs pour aller fouiller les lieux. Au bout d’une dizaine de minutes, ceux-ci revinrent faire leur rapport, annonçant que le camp était désert, et que rien d’intéressant ne se trouvait là-bas. — J’aimerais bien y aller, pourtant, fit savoir Leprín. Ne serait-ce que pour découvrir l’architecture des vôtres. — Nous allons perdre du temps, riposta le prince. Et puis ce ne sont pas nos habitations mais celles des natifs de ce monde, un peuple aujourd’hui disparu. Nous reviendrons plus tard si vous voulez. Une fois la chasse terminée. Et si vous voulez voir un village, je vous en montrerai un, bientôt, celui où je réside. Je vous y recevrai avec grand plaisir. Cette réponse ne convint pas au Légat, même s’il n’insista pas, soucieux de ne rien montrer qui mît la puce à l’oreille au prince. Perdre du temps, jusqu’alors, ne semblait pas déranger le N’Dalloch des Arikaris… Néanmoins, un quart d’heure de marche plus tard, tandis que les Ténébreux et leurs alliés poursuivaient leur route, Leprín prit l’un de ses pisteurs à part pour lui ordonner de quitter subrepticement la troupe, dès la halte du soir, et d’aller visiter ce village soi-disant vide. Le Légat était coincé sur Valkyr, obligé de suivre ses hôtes, chef officiel de cette mission de traque, officieusement aux basques de Troghöl. Ni lui ni ses guerriers ikshites ne connaissaient suffisamment ce Plan pour espérer avoir une chance de rattraper ce maudit Cellendhyll de Cortavar sans l’aide de leurs alliés. Ils étaient obligés de suivre le train, rien d’autre, chaque jour un peu plus oppressés par cette jungle hostile, chaque jour un peu plus agacés du comportement moqueur des Arikaris à leur encontre. La tension couvait entre les deux groupes. Troghöl paraissait s’en moquer. Leprín, lui, trouvait la chose de plus en plus inquiétante. Mais le Ténébreux ne pouvait pas pour autant rentrer les mains vides à Mhalemort, affronter le Père de la Douleur, sans preuves concrètes de la traîtrise des Sang-Pitié, sans autre excuse qu’un ressenti diffus. Ses pensées se portèrent ensuite vers l’Adhan. Celui qu’il pourchassait depuis toujours. L’homme qui lui avait tranché le nez à Véronèse. Que ferait-il subir au guerrier du Chaos lorsqu’il serait entre ses mains ? Avant de le tuer ? Tout. Car la liste était impressionnante. Toutefois il faudrait également compter avec son maître le Père de la Douleur. Ce dernier avait réclamé sa tête dans un moment d’emportement, mais Leprín était certain que somme toute son maître préférerait le récupérer vivant. Il avait sans nul doute ses propres projets concernant l’Adhan. Leprín ne l’avait jamais vu réagir ainsi envers un ennemi. Il y avait de quoi s’interroger : que représentait Cellendhyll de Cortavar pour le Roi-Sorcier, au juste ? Chapitre 29 Faith avait quitté le camp, le temps de se calmer. C’était ça ou sauter sur cette damnée Estrée. Que cherchait-elle, celle-là, à part se jeter au cou du commandant ? Chaque journée, chaque soirée, elle l’abreuvait de sourires, se collait contre lui pour des motifs futiles. Le pire étant que Cellendhyll semblait apprécier. Faith en concevait une vive jalousie, elle le savait, tout comme elle savait que ce sentiment mêlé de colère ne nuirait nullement à son efficacité. Mais cela ne rendait pas la chose plus agréable pour autant, au contraire. Je te laisserai tranquille jusqu’à ce que nous soyons rentrés, mon bel officier, car la mission prime sur mes sentiments. Mais une fois dans la forteresse, je vais m’occuper de te retourner la tête jusqu’à ce que tu me supplies de te prendre dans ma couche ! Faith se figea soudain, aux aguets, prête à combattre, avant de se relâcher. Ce n’était que Dreylen. Ce dernier se rapprocha d’elle et s’arrêta à trois pas d’écart, puis croisa les bras et resta à la toiser sans rien dire, son habituel petit sourire aux lèvres. Elle le toisa en retour. Ils s’affrontèrent du regard, sans hostilité excessive. La jeune femme rompit le silence la première : — Ça fait des jours que je sens ton regard posé sur moi. Dreylen. Que veux-tu à la fin ? Le guerrier aux cheveux décolorés lâcha un rire amusé : — À ton avis ? Allons, ne fais pas la naïve, ma belle, ce n’est pas ton genre… — Tu perds ton temps avec moi. — Voyons, je ne te demande pas le mariage, ni d’ailleurs aucun engageant. Juste passer un peu de bon temps. Du reste, cela te ferait autant de bien qu’à moi, sinon plus. Je vois bien que tu es sous pression, ces derniers temps. — Je ne suis pas d’humeur, tu n’as qu’à tenter ta chance avec Lhaër. Dreylen se rapprocha d’elle. Plus qu’un pas d’écart entre eux deux. — Lhaër est trop douce pour moi. Je préféré les femmes dures, dans ton genre… Je t’offre un moyen de relâcher cette tension que je sens en toi. Je connais ce genre de problème… tout comme je connais un bon moyen d’y remédier. Dreylen était un homme agréable, elle devait en convenir, très compétent, et beau garçon. Il n’avait pas tort de surcroît, elle avait bien besoin d’un défoulement pour oublier Cellendhyll de Cortavar. Sans compter qu’elle n’avait pas eu d’homme depuis plusieurs mois. — Sans engagement aucun, n’est-ce pas ? dit-elle enfin. — Tout à fait, rétorqua le guerrier, son sourire agrandi. Je te garantis que tu ne le regretteras pas. — Vantard ! Dreylen écarta les bras : — Ma belle, il ne tient qu’à toi de me prendre en défaut. Je suis tout à toi ! Elle le colla contre elle en le tirant par les pans de son pourpoint. Sa jambe se lova à l’arrière de celle de Dreylen. Juste avant que leurs lèvres ne se touchent. Les yeux rivés dans les siens, elle murmura : — Tu as intérêt à être à la hauteur… Ce fut violent, bref et bon. Un échange passionné, qui les laissa tous deux apaisés. Ils restèrent de longues minutes sans rien dire, se contentant d’admirer le velouté magnifique de la voûte étoilée. Dreylen s’étira de tout son long et lâcha dans un soupir : — Alors, tu regrettes ? Il s’était montré un amant doué, elle devait le reconnaître. Mais jamais à voix haute. — Tais-toi, idiot. Ce n’était que de réchauffement, tu ferais mieux de reprendre des forces pour la deuxième passe ! Elle glissa la main sur le bas-ventre annelé de muscles de son amant, descendit et constata que Dreylen avait de nouveau le sexe dressé, gorgé de désir. Alors, elle se haussa pour l’enjamber, encore humide de leur étreinte initiale. Elle s’empala lentement sur lui. Très lentement. Une fois le membre englouti dans son entier, enserré dans son écrin de plaisir, le bassin calé contre celui de Dreylen, la jeune femme se déhancha pour le faire aller et venir en elle, avide. Le guerrier plaqua ses mains sur les hanches de sa belle, accentuant le mouvement. La bouche grande ouverte d’un cri qu’elle réussit à museler, Faith leva la tête au ciel et se laissa emporter dans un nouveau torrent de jouissance. Chapitre 30 Reshgar’h, le pisteur de Leprín, n’avait eu aucune peine à retrouver le village qui intéressait tant son maître. Il lui avait toutefois fallu trois bonnes heures d’une approche prudente et réfléchie pour repérer un endroit adéquat à sa mission d’espionnage. Il avait ensuite attendu la tombée du jour avant de ramper mètre après mètre, priant pour ne pas rencontrer de reptiles. Il finit par trouver un poste camouflé acceptable, allongé sous un massif de ronces, à cent cinquante mètres de la position des Sang-Pitié. La nuit était claire, peuplée d’ombres. Du village éclairé de torches et de braseros provenaient des gémissements de douleur, des plaintes aiguës, des exclamations passionnées, des rires cruels. Ces sons se mélangeaient en une mélopée dérangeante qui ébranlait insidieusement les nerfs du guerrier scarifié. Dans les tremblements de lumière cramoisie, Reshgar’h avait pu voir ce que les Sang-Pitié infligeaient à leurs esclaves, ces êtres à peau verte. Le pisteur ikshite avait la bouche sèche, la cervelle en fusion. Ses traits s’étaient figés en un masque de dénégation et de dégoût. Jusqu’alors, dans sa longue et tumultueuse existence, la violence et la torture ne l’avaient jamais gêné outre mesure. Après tout Reshgar’h était un guerrier ikshite, il avait participé à de nombreux raids et il en fallait beaucoup pour l’effrayer ou le rebuter. Mais le spectacle auquel le guerrier ténébreux assistait en secret était pire que le pire de ses cauchemars. Il voyait l’Abomination. Exprimée dans ses pires travers, ses extravagances démentes, ses appétits obscènes et ravageurs. Ses joies et ses jouissances maléfiques. Sa cruauté sensuelle et sa beauté pourrissante. Exhalant son odeur acre, épicée, brûlante. Son fumet à la fois tentateur et délétère. Et non seulement Reshgar’h la côtoyait, en témoin involontaire, dans toute son intensité… mais il savait ce qu’elle signifiait, ce qu’elle annonçait. Le pisteur connaissait les anciennes histoires, les horreurs passées, qu’on ne partageait qu’à voix basse au coin du feu, un gobelet d’alcool fort en main, après avoir fait le signe contre le mauvais œil. Le guerrier ikshite frémit. Ce que les Sang-Pitié accomplissaient ce soir en matière de barbarie trouvait écho dans un passé lointain, résonance d’un indicible pouvoir que le peuple ténébreux pensait révolu. Le Légat Leprín devait absolument être informé de cette résurgence. Estimant en avoir assez vu, Reshgar’h recula, toujours en rampant, faisant preuve de son habituelle aptitude à la discrétion. Une fois extirpé du buisson de ronces sous lequel il s’était tapi, il se redressa et recula prudemment dans les fourrés. Soudain il se figea, alerté par une angoisse diffuse. Un craquement dans les broussailles à sa droite. Un autre, derrière lui. Reshgar’h obliqua sur sa gauche avec lenteur, pour ne pas trahir sa position. Tout aussi lentement, il dégaina sa dague dentelée. Il n’eut pas le loisir de s’en servir. Un souffle d’air devant lui. L’Ikshite n’eut que le temps de se jeter en arrière. Une douleur vive déchira sa joue. Si soudaine qu’il en laissa tomber son arme. Il était blessé et le sang coulait déjà. Reshgar’h repoussa son agresseur d’un coup d’épaule, le dépassa et se mit à courir, droit devant lui. Ce n’était plus le temps de la prudence, mais celui de la survie. Derrière lui, des ombres mouvantes se rassemblèrent avant de s’élancer à sa poursuite. Reshgar’h courait toujours, dévalant une petite butte de terre noire. La plaie de sa joue avait fini par sécher au rythme de sa fuite mais elle l’élançait régulièrement. Harcelé par les Sang-Pitié, il courait de toute la force de son désespoir. Usant de son second poignard, le guerrier scarifié en avait abattu deux qui prétendaient lui barrer le chemin. Il pensait avoir semé les autres et commençait à se détendre, songeant à faire halte, le temps de reprendre son souffle. Parvenu en bas de l’éminence, il s’arrêta, les mains sur les hanches, aspirant l’air à grandes goulées. Trois secondes plus tard, il perçut un nouveau bruit de course trop proche. L’ikshite se retourna. Du haut de la butte, Skärgash se découpait dans la lumière blanche de la lune, le visage grimaçant. Reshgar’h reprit sa fuite. De sa hachette, le Sang-Pitié visa le pisteur, le laissant avancer trois mètres avant de relâcher son bras. L’arme tournoya vers le bas, avant de finir sa course dans l’arrière de la cuisse de l’ikshite. Un lancer parfait, judicieux. Le pisteur s’écroula, incapable de garder son équilibre. Skärgash fut sur lui en trois bonds. Du pommeau de son poignard, le Sang-Pitié frappa Reshgar’h sur le crâne. Il le retourna violemment et s’assit sur la poitrine de l’homme, bloquant ses bras sous le poids de ses genoux. — Tst-tst-tst, tu pensais t’en tirer ? Personne n’échappe à Skärgash, le Sang-Tueur ! — Fous, qu’osez-vous faire ? éructa Reshgar’h, malgré le poids qui pesait sur sa poitrine. Avez-vous conscience de ce que vous perpétrez ? — Aaah, tu as reconnu nos rites ! Cela ne fait que rendre ton destin plus intéressant à mes yeux et ce destin, j’en suis devenu maître. Tu as de la chance car je pourrais te ramener à notre camp et te faire partager le sort de nos esclaves. Mais je préfère te garder pour moi seul… À présent, nous allons partager mon jeu préféré : moi je vais te faire mal et toi tu vas souffrir, je vais rire et tu vas crier ! Reshgar’h lui cracha au visage. Skärgash fracassa sa joue indemne d’un revers du manche de sa dague. Il essuya la salive de l’ikshite, un petit sourire aux lèvres. Puis, sans rien ajouter, il éleva lentement sa lame devant le visage du pisteur. La pointe d’acier se rapprocha de l’œil droit de Resgar’h. Les yeux de Skärgash brillaient d’une folie soudain libérée. Un cri dans la nuit, aigu et désespéré. Une plainte délicate. Un râle essoufflé. Enfin, un rire malsain, d’une densité, d’une tonalité inhumaines. Chapitre 31 Reshgar’h n’était toujours pas revenu et le Légat commençait à douter qu’il soit encore en état de le faire. Skärgash, le second de Troghöl, était censé faire la liaison entre la troupe principale des Ténébreux et les divers petits groupes qui pistaient Cellendhyll de Cortavar. Il venait de rentrer au camp accompagné de trois guerriers de son clan. Leprín ne les avait pas vus partir. En les voyant ricaner avec leur prince, il serra les poings. Accroupi dans sa position favorite, Troghöl jubilait. Les guerriers du Chaos avaient été repérés alors qu’ils traversaient la savane en direction des Jungles du Nord. Cela faisait parfaitement les affaires du N’Dalloch, qui finalement les avait suivis à bonne distance, sans même s’en rendre compte, et qui s’apprêtait justement à engager la colonne ténébreuse dans cette savane. Il lui restait encore trois jours à attendre. D’ici trois jours, il serait à portée de son camp, l’endroit où il résidait la plupart du temps lorsqu’il se trouvait sur ce Plan. L’endroit où il pourrait s’entretenir avec ses chamans. Où que se trouvent alors les proies, ce détour en vaudrait largement la peine. Le Sang-Coureur qui avait fait son rapport l’avait également informé de la présence d’une guérisseuse dans les rangs de l’escadron chaotique. Une petite femme aux cheveux rouges. Voilà qui était à prendre en compte… Troghöl convoqua Skärgash et donna ses ordres. Ils étaient fort simples. À charge pour le Sang-Tueur de les exécuter avec succès. De nouveau seul, le prince arikari fixa Leprín, assis plus loin, le dos tourné. L’un des pisteurs du Légat avait voulu fouiller le village qu’ils avaient croisé. Skärgash, heureusement, l’avait débusqué juste à temps et éliminé. Leprín avait-il des soupçons à présent ? Probable. Le Légat était tout sauf un imbécile et les Ikshites semblaient se défier des siens, depuis quelques jours. Peu importait. Troghöl maîtrisait parfaitement la situation. Le N’Dalloch partit alors dans un rire rauque et sauvage qui fit se retourner tous les guerriers de la colonne, Ikshites et Sang-Pitié. Chapitre 32 En ce nouveau jour, le prince des Sang-Pitié exsudait une énergie sans limite. Il se montra encore plus affable qu’à l’ordinaire vis-à-vis de Leprín, ce qui ne manqua pas d’inquiéter ce dernier. — Mon cher Légat, je vais enfin nourrir ta curiosité. Nous sommes à deux pas de ma cité, je t’y conduis. Nous n’y ferons qu’une courte halte, car nous sommes tout près de cerner nos proies. Vous pourrez ainsi avoir un avant-goût de nos traditions d’hospitalité. Une heure plus tard, ils arrivaient. La cité des Sang-Pitié reposait dans le creux d’une vallée qui s’ouvrait à l’ouest, entourée de fougères arborescentes, de palmiers et de bougainvilliers. Il ne s’agissait en fait que des vestiges d’une ville antique aux limites floues, comme le Légat ne tarda pas à s’en rendre compte. Les bâtiments, de plain-pied, apparemment en pierre, étaient ensevelis sous l’épaisse végétation, trop enfouis pour être dénombrés ou détaillés. Du reste, il était difficile de dire où s’arrêtait la jungle et où commençait cette modeste agglomération. Ils remontèrent l’allée principale encadrée d’herbes folles, tracée en droite ligne vers l’est. L’endroit ne disposait d’aucune protection, les Sang-Pitié ne redoutant aucun ennemi sur ce Plan. Même les plus imposantes des bêtes féroces avaient appris à ne pas se mesurer à eux. Troghöl leur fit traverser la ville jusqu’à son extrémité est. Il s’arrêta sur une grande esplanade qui se terminait sur la jungle. L’arrivée de leur prince fut saluée des hululements de tous les résidents. Tous des guerriers, sans exception, avachis ça et là devant les édifices, et qui se relevèrent pour accueillir leur N’Dalloch révéré. Rayonnant, Troghöl leva les mains pour saluer son peuple. Un groupe de chamans en tuniques longues colorées de pourpre et de jaune, leur crête teinte en violet, se tenait massé à l’écart. Après un salut bref mais respectueux à Troghöl, ils dédaignèrent les arrivants. Leprín profita d’un moment où le N’Dalloch était occupé à discuter avec les siens, à quelques mètres de là, pour examiner son environnement. Seule une esplanade circulaire et les bâtiments qui l’entouraient, formant un arc de cercle étiré du nord au sud, avaient été restaurés. Au sud, il y avait un corral cerné d’une palissade, abritant une soixantaine de créatures à peau verte, asexuées. À droite de l’esplanade, séparée de celle-ci par une sorte d’assemblage de nattes d’environ vingt mètres de diamètre, se trouvait une vaste zone défrichée au milieu de laquelle était dressé un tertre de terre brune. Le tertre était surmonté d’un large socle de pierre noire, entouré d’un bassin peu profond de même teinte. Leprín interpella le prince pour l’interroger sur la raison d’être d’une telle construction et Troghöl, de là où il se tenait, répliqua qu’il n’en avait aucune idée. Il ne savait rien de ceux qui avaient bâti cette cité, et ce n’était pas non plus les Néfiis, peuple autochtone essentiellement forestier. Le ton du Sang-Pitié laissait entendre qu’il se moquait bien des témoignages du passé. L’endroit ne présentait aucun confort particulier. Le Légat ne s’étonna pas outre mesure de ce dénuement. Il reconnaissait bien la paresse des Arikaris. Ces derniers n’avaient rien d’un peuple de bâtisseurs, leur culture reposait uniquement sur le combat et le pillage. Ils vivaient en clans, toujours groupés, toujours unis. Ils ne craignaient personne et prenaient par la violence ce qui leur faisait envie plutôt que de le construire. Le Légat remarqua également une vaste hutte de bambous, d’aspect plus récent, érigée au sud du monticule, en retrait. Les chamans s’y rendaient, justement, en un cortège silencieux, inquiétant. Un autre sorcier apparut sur le seuil de la bâtisse. Il différait des autres par sa crête uniformément blanche, ses pommettes tatouées de lignes runiques brillantes, et l’intensité de son regard, perceptible malgré la distance. Le voyant, Troghöl quitta la place pour le retrouver, suivi de Skärgash. Les Sang-Pitié se rejoignirent devant la hutte et se lancèrent dans un mystérieux échange. Le chaman à crête blanche coupa la parole des autres. Il désigna le ciel, puis le tertre, puis les esclaves. Enfin, après une pause, les Ikshites de Leprín. Alors le N’Dalloch parla longuement, tandis que les chamans hochaient la tête. Puis la conversation sembla changer de ton pour prendre un tour plus léger. Troghöl parla encore, tout en pointant le nord. Les chamans semblèrent réfléchir. Plusieurs d’entre eux secouèrent la tête avant que le sorcier tatoué ne reprenne la parole. Troghöl semblait ravi de ce qu’il entendit. Il poussa même une exclamation joyeuse. Sur un ordre du chaman blanc, ses confrères rentrèrent dans la hutte. Le prince revint vers le Légat tandis que Skärgash allait se joindre à un groupe de Sang-Pitié qui saluèrent son arrivée de sifflements complices. — Désolé, susurra le N’Dalloch, j’avais des choses à voir avec les miens. Je suis tout à toi, à présent. Leprín lui désigna les créatures vertes : — Qui sont ceux-là, parqués ainsi ? Le prince tourna le regard sur le corral avant de répondre avec un sourire : — Mais ce sont nos esclaves, les Néfiis, le peuple originel de ce Plan que nous avons asservi. Tout comme vous, nous avons notre cheptel. — Et vos femmes, où sont-elles ? De ce que pouvait voir le Légat, il n’y avait que des Arikaris mâles en ce lieu. — Elles vivent plus au sud-ouest, dans une autre cité de ce genre, loin d’ici. Mais assez de questions, mon cher allié, il est temps de se détendre ! Troghöl claqua les mains à trois reprises et lança ses ordres. Quelques minutes plus tard, d’épaisses nattes furent posées sur l’esplanade pour recevoir les visiteurs. Les Sang-Pitié s’y installèrent dans cette position accroupie qui leur était caractéristique ; les Ikshites s’assirent en tailleur. Un alcool de palme leur fut servi, de la viande rouge placée à griller sur de grands braseros. Leprín et les siens commencèrent à se laisser aller, malgré eux, tandis que leurs hôtes jacassaient avec leur habituelle indolence. — Nous allons partager un bon repas et nous repartirons, signifia Troghöl, installé à côté du Légat. La viande était tendre et juteuse, les légumes frais et croquants, la boisson sirupeuse, fraîche et légèrement alcoolisée. Constatant que les Arikaris mangeaient d’un bon appétit, les Ikshites les imitèrent. Là encore, aucune fraternisation n’eut lieu. Chaque groupe faisait face à l’autre sans se mélanger. Leprín et Troghöl étaient assis côte à côte, face à leurs troupes respectives. La fin du déjeuner fut marquée d’une distribution de gobelets d’un thé épicé, qu’apprécièrent les Ténébreux. — J’ai une excellente nouvelle à t’apprendre, cher Légat. Mes chamans viennent de me le confirmer, je sais à présent où se rendent nos proies, car l’Adhan fuit dans un but précis comme je m’en doutais. Il cherche à rejoindre un cœur nodal, pour y invoquer un portail de retour, j’imagine. Ce n’est qu’à quelques jours d’ici, au nord. Désormais, sa capture ne fait plus aucun doute. — Enfin, s’éclaira le Légat. Nous allons pouvoir achever notre mission ! — Tout à fait. Mais malheureusement, aucun des tiens ne sera en mesure de participer à l’hallali. — Que dis-tu ? se hérissa Leprín. — Qu’à présent, les Sang-Pitié peuvent faire tomber le masque ! Et Troghöl se releva, dégrafa sa tunique, pour dévoiler un large poitrail arborant un tatouage aux lignes noires, concentrique. — Infamie ! cracha Leprín, soudain glacé. Vous adorez donc toujours votre culte d’infamie ! — Ce dessin, tu le reconnais donc ? Je te l’ai dit, je suis le N’Dalloch, ce qui signifie que je suis l’élu de Ooom ! — Celui du pouvoir impie, insensé ! Tu nous as menti, Troghöl, en déclarant l’avoir renié. — En effet. — Que les Ténèbres t’engloutissent ! — Pauvre sot ! cracha le prince. Les Ténèbres ne sont plus rien et ton roi n’est rien d’autre qu’un mort en sursis. — Aux armes ! tonna le Légat. Ses guerriers scarifiés voulurent se lever et dégainer leurs armes, se ruer sur les Arikaris. Mais leurs membres étaient devenus lourds, la tête leur tournait, ils n’avaient plus la force de sortir leurs lames du fourreau… Les uns après les autres, ils s’écroulèrent dans des positions grotesques, conscients mais soudainement captifs de leurs corps soumis au poison arikari, incapables de bouger. Les Sang-Pitié éclatèrent d’un rire cruel. Plusieurs d’entre eux allèrent jusqu’à cracher au visage de leurs anciens alliés. Leprín assistait à tout cela sans pouvoir rien faire, de peur de se trahir. Lui seul n’était pas drogué. C’était un maître en poisons. Au fil des années, il s’était immunisé par vocation à ce genre de traîtrise dont lui-même usait sans compter. Troghöl le dévisagea d’un air sardonique. Il avait percé son manège. Leprín n’avait plus le choix, il se prépara à assaillir le prince. Son aiguillon jaillit de son dos pour le transpercer. Troghöl intercepta la pointe en os en plein vol et tira d’un coup sec. Entraîné par une force bien supérieure à la sienne, Leprín tourna sur lui-même avant de s’écrouler de tout son long, le nez dans la poussière. La botte de Troghöl se posa aussitôt sur sa nuque. Deux guerriers s’empressèrent de tirer les bras du légat en avant pour lui lier les mains, ainsi que sa queue, par un nœud coulant à l’arrière de sa cuisse. Le prince ouvrit largement les bras et s’exclama, une expression gourmande étirant sa très large bouche : — Je vais enfin pouvoir te montrer qui nous sommes vraiment, Légat des Ténèbres. Tu croyais que parce que tu m’as recruté, bouffi de ton importance, j’allais me contenter de t’obéir ? Pauvre naïf. Les Arikaris n’ont qu’un seul maître, le dieu Morlok’Uuruh ! — Pourquoi alors ? Pourquoi avoir feint de servir le Père ? — Mais pour le pouvoir que tu m’as si obligeamment fourni, celui du Conquérant. Pour toutes les informations que vous m’avez livrées me permettant d’apprendre vos forces et vos faiblesses. Une fois la chasse terminée, tu seras convié à la fête que nous préparons. Après, je rentrerai sagement à Mhalemort, j’apporterai au Père la tête de l’Adhan et la regrettable nouvelle de ton trépas. Je ne sais pas encore comment je vais la présenter, cette mort indigne. Un accident ? Tu auras été englouti par les sables mouvants, dévoré par un lion à dents de sabre ou encore mordu par un scapulaire de feu, que sais-je… Ou alors, et plus simplement, abattu par cet Adhan juste avant que je ne le capture… J’ai le choix. Mais ne t’inquiète pas sur ton sort, je ne te tuerai pas pour autant. Non, j’ai d’autres projets pour toi. Tu vas devenir le témoin de ma puissance. Je vais te garder captif ici, et je viendrai régulièrement te rapporter mes progrès. Tu sauras tout de nos avancées, de nos conquêtes, tu sauras tout de mes manœuvres pour affaiblir ton maître, le saigner peu à peu de son pouvoir. Esclave des Sang-Pitié, tu vas devenir ! Oui, Légat, tu vas devenir mon bouffon des Ténèbres. Mon jouet. Et tel qu’il sied à ce rôle insigne, tu seras à mes pieds, lorsque je régnerai sur les tiens. — Jamais, traître ! — Je ne suis pas un traître puisque je fais passer les intérêts de ma race avant le reste. Et, si… tu me serviras tel que je l’entends, crois-moi. Tu n’as aucune idée de ce dont sont capables les Sang-Pitié… Tu n’en connais qu’une faible part. Et moi, je suis le pire d’entre eux. Bien pire encore que vous autres Ténébreux… Ah, mes guerriers et moi avons bien ri en constatant que ton seigneur et toi-même gobiez mes explications ! Mes ancêtres, nous les révérons toujours, jamais nous n’avons trahi leurs croyances. Mon peuple attend ce moment depuis trop longtemps. Nous avons été obligés de nous terrer ici, sur ce Plan éloigné, pour nous faire oublier. Vous avez banni notre dieu parce qu’il éclipsait votre pouvoir, et pourtant la revanche a sonné et les Arikaris vont retrouver leur véritable place. Tout en haut de l’échelle du pouvoir. — Infâme pourceau ! Troghöl retourna Leprín de la pointe de sa botte et se pencha pour le crocheter à la gorge. Il le releva d’un seul bras, sans effort apparent, et le souleva un pied au-dessus du sol. Il tint sa prise tandis que le visage du Légat s’empourprait, asphyxié. Leprín agita faiblement les pieds. Troghöl le laissa arriver au bord de l’asphyxie avant de le relâcher. Le Ténébreux s’affala une nouvelle fois, toussant, crachant dans la poussière. — Tu m’amuses tant, Leprín… Je crois que déjà je ne peux plus me passer de toi. Tu te crois si fort, si puissant, si habile… Je vais t’arracher tes illusions, une à une. — Et mes hommes ? balbutia le prisonnier. Tu comptes en faire quoi ? Les asservir eux aussi ? — Non, tes Ikshites sont destinés à un tout autre sort… la fête glorieuse dont je t’ai parlé. Oui, je vois que tu comprends : tu vas être aux premières loges pour contempler le Grand Festin ! Troghöl se baissa sur les talons et crocheta le menton du Légat pour lui redresser la tête : — Dans dix jours, la lune de Mu brillera dans le ciel de Valkyr, le meilleur des moments pour l’invocation. — Où est l’idole ? — Ah, je constate avec plaisir que tu connais nos rites. L’idole est en sécurité, cachée. Mes chamans veillent sur elle. Vois-tu, le destin que je réserve à tes gardes va me permettre d’invoquer notre dieu pour communiquer avec lui, car il faut beaucoup de morts et de souffrance pour le faire venir. Le grand Morlok’Uuruh s’incarnera dans Ooom, il nous transmettra alors une part de son essence. Il va nous rendre plus dangereux encore et plus beaux. Mais même le cheptel de Néfiis que je détiens et tes hommes ne suffiront pas. Pour le libérer définitivement du Plan où les tiens l’ont banni, j’ai besoin de bien plus de victimes à sacrifier. Ces victimes, je les piocherai sur les mondes que vous avez conquis. Te rends-tu compte de ce que tu m’as offert, Légat ? Je vais asservir les tiens en toute impunité, grâce au portail noir du Conquérant, grâce aux informations que tu m’as si obligeamment livrées ! Oh, mais je n’agirai pas tout de suite. Je continuerai à servir, à infiltrer vos plans, à me nourrir de vos faiblesses. Les seigneurs de guerre sont un obstacle, mais les dissensions qui vous animent vous rendent faibles. Je vais m’occuper à monter les Puissants les uns contre les autres, jusqu’à ce qu’ils s’entre-déchirent. Je serai libre alors de les remplacer par les miens. Peu à peu, je vais isoler ton maître. Il ne pourra plus se reposer que sur moi. Je vais me montrer indispensable, incontournable, il n’aura pas le choix… Et lorsque nous serons prêts, lorsque les seigneurs de guerre auront été éliminés et remplacés par mes fidèles alors je m’occuperai du Roi-Sorcier, et je prendrai sa place, sous tes propres yeux, oui, tu y assisteras, mon bouffon… Dès lors, plus rien ne pourra entraver la renaissance des Sang-Pitié. Éclairés par la lune de Mu, protégés par le pouvoir du Morlok’Uuruh, nous déferlerons sur l’univers des Plans, pour conquérir et asservir. Pour régner, comme nous aurions dû le faire depuis longtemps… Oui, nous allons retrouver notre gloire, et tu seras là, spectateur inoffensif, démuni. Tu seras là pour témoigner de la déchéance des Ténèbres. — Maudit sois-tu, Troghöl ! Si je pouvais… La main du prince se détendit pour aller frapper Leprín au visage. — Silence, esclave ! Désormais, tu ne parleras que lorsque je t’interrogerai ! D’une bourrade, il envoya son captif dans les bras de deux guerriers arikaris. Les Ikshites sans défense furent désarmés, rossés, attachés et parqués dans l’enclos avec les êtres à peau verte. — Je vais chercher l’Adhan et prendre sa tête. Je reviendrai dans une semaine. Je te laisse ici, sous la garde de mes chamans. Profites-en pour te reposer, bouffon, prépare-toi pour le Grand Festin. Le N’Dalloch avait fini son discours, il rallia ses sang-coureurs et quitta le village. Il était temps de se plonger dans la chasse véritable. Lancés à pleines foulées, les Arikaris se mirent à scander d’une voix rauque : — Nous sommes les tueurs, les Sang-Pitié. Nous, les tueurs. Nous buvons le Sang, nous crachons sur la Pitié ! Nous, les tueurs, les Sang-Pitié. Sang ! Pitié ! Hache, hache ! Sang ! Pitié ! Nous, les tueurs, les Sang-Pitié. Hache, hache et traque ! Hache, hache et tue ! Nous sommes les tueurs, les Sang-Pitié ! Leprín ne fut pas conduit dans le corral aux esclaves mais confié à deux guerriers, puisque destiné à un sort autre que celui de ses hommes. Deux guerriers seulement car il était sans défense, sans arme – et pour invoquer sa magie, il avait besoin de sang frais. Mais son esprit travaillait à pleine vitesse. Il devait s’échapper et vite. Impossible de contacter son maître, le prince lui avait confisqué sa pierre-de-contact. Les Arikaris avaient un gros défaut, il avait fini par s’en rendre compte. À force d’être parqués sur ce Plan, sans véritable adversaire digne de ce nom, ils étaient devenus bouffis de confiance… Ils avaient ainsi attaché son aiguillon à l’aide d’une corde, et non pas d’une chaîne, les imbéciles ! Leprín invoqua le pouvoir vibratoire de sa queue, tirant sur l’attache jusqu’à la faire glisser à hauteur de la lame d’os qui ornait son appendice, et l’aiguillon se mit à mordre dans le chanvre. Prétextant que la peur du N’Dalloch avait distendu ses intestins, Leprín demanda d’un ton humble à pouvoir se soulager. La confiance aveugle qui animait ses vainqueurs les poussa à accepter et les Arikaris le firent avancer à coups de bourrades derrière la hutte, droit sur la fosse d’aisance. Le Légat sentait la corde se détendre, toron par toron. Arrivé devant la fosse, un simple trou entouré de planches, il se cassa en deux, se mit à tousser, rota, deux fois, provoquant les gloussements moqueurs de ses gardes. Leprín se retourna brusquement sur eux, la bouche grande ouverte. Le Crachat des Ténèbres, un nuage composé d’une masse noirâtre et nauséabonde agitée de filaments hachurés, jaillit d’entre ses lèvres pour exploser sur le visage du premier des Arikaris. La chair de ce dernier fut rongée par l’ichor, cloquée, impitoyablement brûlée. Leprín n’attendit pas qu’il s’effondre ; il asséna un coup de tête dans le visage du second guerrier dont il brisa le nez. Son aiguillon d’os acéré finissait son ouvrage. Libéré, l’aiguillon frappa l’aine du Sang-Pitié, s’enfonçant dans la chair pour accroître la blessure. Leprín avait visé juste, tranchant l’artère de son ennemi qui mourut en quelques secondes. Il plongea sa bourse de sang – outil indispensable à son art et qui ne le quittait jamais – dans la blessure ruisselante. Une fois la bourse remplie, il s’empara d’un poignard, d’une hachette, laissant le premier arikari agoniser, tellement choqué par la douleur qu’il ne pouvait plus crier. Le Ténébreux se tourna en direction du camp. Personne n’avait repéré l’affrontement. Il courut, dépassa la fosse, s’enfonça dans la canopée, de nouveau libre. Chapitre 33 En ce début de soirée semblable aux autres, Cellendhyll quitta le bivouac pour monter dans les hautes branches d’un arbre. Il sortit son appareil de détection nodale, le mit en marche. Sans attendre, l’une des gemmes s’alluma d’un feu magenta, tout en pointant vers le nord-ouest. L’Ange contint sa jubilation et s’empressa d’appuyer sur la pierre. L’artefact se mit à vrombir, clignota, avant de reprendre sa teinte première. Le cœur nodal venait d’être mémorisé. Il pourrait ainsi se fier à cette sorte de boussole améliorée pour le retrouver sans la moindre erreur possible. Fébrile, il rangea son instrument et retourna au camp. Les Spectres étaient réveillés, en train d’effectuer les préparatifs pour la journée du lendemain. Cellendhyll les contempla. Quelque chose d’indéfinissable étreignait ses deux cœurs. — J’ai trouvé le cœur nodal, annonça-t-il. Nous avons le moyen de quitter ce Plan. Les visages restèrent quelques secondes abasourdis avant de s’éclairer. — On n’a jamais douté de vous, commandant, sourit doucement Melfarak. — Pour le commandant, hip, hip… tonna Bodvar. — Suffit Bodvar ! se hérissa l’intéressé. Nous ne sommes pas encore tirés d’affaire. Je te promets qu’une fois rentrés, je t’offrirai une fête que tu ne risques pas d’oublier. Mais tant que nous sommes sur Valkyr, on reste concentrés, c’est clair ? — Oui commandant. Désolé. — Allez, c’est la meilleure des nouvelles depuis que nous sommes arrivés sur ce maudit Plan. Raison de plus pour rester en vie. Maurice marmonnait dans son coin, tout en secouant vigoureusement la tête. Il avait l’air de plus en plus fou et les Spectres l’évitaient autant que possible. Ils passèrent la soirée le sourire aux lèvres. Plus tard, une fois le bivouac endormi – à l’exception de Cellendhyll et d’Élias, les sentinelles du moment –, Faith retrouva Dreylen à l’écart du camp. Estrée l’avait une nouvelle fois agacée en se jetant presque au cou de Cellendhyll, prétextant qu’elle était si heureuse d’avoir enfin le moyen de quitter Valkyr, ce qui avait réveillé la jalousie de la Spectre. Sans rien dire, Faith s’abandonna à l’étreinte de Dreylen. Elle le savait à présent, ce n’est pas en couchant avec celui-ci qu’elle oublierait l’Ange du Chaos. Ses étreintes avec le guerrier aux cheveux décolorés représentaient juste un moyen de tenir Cellendhyll à l’écart du moment présent. Rien d’autre. C’était toujours mieux que rien, pour l’instant, jugeait-elle. Leur échange, cette fois pourtant, la laissa sur sa faim. Elle se rhabillait déjà. Toujours nu, il vint auprès d’elle pour arranger le désordre de sa chevelure. Elle arrêta son geste d’un revers de la main. — Non, dit-elle. — Quoi ? Après ce que nous venons de faire, je ne peux pas… — Non… Nous avons baisé, d’accord, et c’était bon. Mais c’est tout ce que nous partageons en intimité. J’ai été très nette là-dessus, il me semble. — Pas de tendresse, alors ? sourit le guerrier. — Pas avec toi… Du reste, ce n’est pas ce que tu recherches. Il poussa un léger ricanement. — C’est vrai. Je te testais… Juste pour voir. — Et bien, tu as vu, restons en là. Sur ces mots elle le quitta à grands pas. Les deux amants n’étaient pas les seuls, ce soir-là. — Je ne t’aime pas, Bodvar. Que ce soit clair entre nous. Mais pour cette nuit, je me donne à toi et de bon cœur. — Pourquoi ? — Parce que je sais ce que tu ressens pour moi, me crois-tu aveugle ? Cela me touche, même si je ne peux te rendre la même chose en retour. Tu es aussi cher pour moi qu’un frère, Bodvar, je tiens à ce que tu le saches. J’ai envie de partager un moment avec toi, un moment cher, unique, et coucher ensemble, pour peu que cela se passe convenablement, nous fera grand bien, à tous les deux. Je te préviens toutefois, dès demain nous reprendrons nos rapports normaux, ne te fais pas d’illusion. Le colosse lui adressa un sourire malicieux : — Je me pose en lourdaud mais je ne suis pas stupide. Et ce serait particulièrement stupide de ma part de refuser ce que tu me proposes. Ne t’inquiète pas, j’ai compris. Et je ne te parlerai pas de mes sentiments, je ne veux pas t’embarrasser avec ça et surtout pas gâcher ce que tu nous offres. J’ai bon espoir plus tard, dans des temps plus calmes, de te faire changer d’avis. Mais parlons d’autre chose… — Parlons ? Je ne suis pas venue pour ça, sourit-elle. Elle se dévêtit avant de se laisser tomber sur lui. Ils se tenaient dans l’ombre d’un arbre à l’épais feuillage rosé, à dix pas du camp. Elle l’avait entraîné sans se cacher. Se moquant bien qu’on les découvre ou pas. Lovée contre Bodvar, savourant la puissante musculature du guerrier dont elle sentait le membre durcir, elle murmura : — Sois doux, s’il te plaît… Il fut doux, il fut dur. Et, quelque temps plus tard, il fut en elle. C’était doux, c’était bon. Elle sentait le plaisir aller et venir en elle, vagues irradiantes, chevauchée des sens, mêlée des corps. Et la jouissance qui s’annonçait tel un raz de marée, oubli paradisiaque, instant sublime, déchaînement ineffable. Elle jouit longuement, bien avant lui, plantant ses ongles dans sa chair pour contenir les cris qui menaçaient de l’emporter. Longtemps après qu’elle se fut endormie, Bodvar était toujours éveillé, appuyé sur un coude en train de la contempler. Ses traits forts et grossiers se paraient d’une beauté sereine. Chapitre 34 Les Spectres marchaient prudemment hors de la piste, traversant une longue zone de hautes herbes encadrée d’arbres. Deux jours d’avancée tranquille. Ils avançaient tous les dix en formation décalée sur deux rangs séparés de six mètres, une bonne distance permettant de s’épauler en cas de besoin sans se gêner pour autant. Le feu les surprit dans un grand « whouf » de colère. Cellendhyll n’avait pourtant senti aucune odeur de naphte. Ce fut tout d’abord une longue ligne de flammes de cinq mètres de haut, qui les sépara habilement d’est en ouest, coupant Élias et Cellendhyll du restant de l’escouade. Une deuxième ligne, puis une troisième jaillirent dans la foulée. Les Spectres se retrouvèrent brusquement isolés en quatre groupes distincts ; Élias et l’Ange pour le premier, Melfarak et Bodvar pour le second, ensuite Lhaër, Estrée et Maurice. Enfin, Dreylen, Faith et Khorn. Une fois l’unité de leurs adversaires brisée, les Arikaris lancèrent leur assaut. Jusqu’ici tapis dans les bois encadrant le champ d’herbes, ils débouchèrent de chaque côté de la lisière des arbres. Leurs crêtes colorées hérissés, leurs haches ou leurs dagues brandies, les Sang-Pitié hululaient d’excitation et de défi. L’arbalète d’Élias vrombit. Un guerrier roula dans l’herbe, un carreau dépassant de son torse. Trois autres arrivaient sur lui. Plus le temps de recharger. Il décrocha le marteau de guerre sanglé dans son dos, et s’empressa d’en passer la dragonne à son poignet. Des trois, seul l’un des guerriers à crête rouge poursuivit son élan. Les autres se figèrent à quelques pas. Élias haussa les épaules, et cracha un jet de chique sur le sol. L’Arikari tenait une hachette dans chaque main ; il ne quitta plus le petit Spectre des yeux. Élias se mit de profil et se tassa sur lui-même, son marteau empoigné tête en bas, le long de sa jambe gauche. Trois mètres d’écart, deux, puis un. Impact. Élias fit un pas de côté puis avança tout en remontant son bras armé. Son marteau en acier nain vola vers la figure du Sang-Pitié, formant un arc de cercle ascendant qui cueillit le guerrier en pleine mâchoire. Foudroyé, l’homme fit un tour sur lui-même avant de retomber de tout son long. Élias se remit en position, mais les autres ne bougèrent pas. Les Sang-Pitié exécutaient un plan précis, patiemment élaboré, chef-d’œuvre de la ruse arikarie, et leur assaut s’avérait soigneusement dosé. Suffisamment d’hommes pour obliger les Spectres à se concentrer entièrement sur le combat, selon les instructions du N’Dalloch. Ils débouchaient ainsi par groupes restreints, focalisés sur une cible unique. D’autres des leurs se tenaient en réserve, cachés au milieu des arbres. Si un groupe se faisait déborder ou éliminer, ils étaient destinés à les remplacer. Ignorant de ce fait, Cellendhyll tourna la tête en arrière, constatant que les flammes empêchaient non seulement les Spectres de se rejoindre mais également de se voir. Impossible de distinguer les siens. L’Ange réalisait bien que cette embuscade relevait d’une stratégie élaborée mais il ne pouvait rien y faire pour l’instant. Surgis de la ligne des arbres, cinq Arikaris couraient dans sa direction. Cellendhyll fléchit légèrement les jambes, une dague dans chaque main, prêt à la bataille. Prêt à recevoir un assaut qui ne viendrait jamais dans sa totalité. Car au moment où le guerrier le plus proche de lui relançait son attaque, ses camarades stoppèrent leur course pour le laisser affronter Cellendhyll seul. L’Ange ne se posa plus de questions. En appui sur la jambe droite, il para la première tentative du Sang-Pitié – une diagonale basse –, esquiva la seconde, puis tourna sur lui-même pour le frapper dans les reins, d’un coup de pied en pivot. Le guerrier se cambra en arrière de douleur, et Cellendhyll lui planta ses lames de chaque côté du cou, avant de le laisser retomber dans l’herbe qu’il inonda de son sang ocre. Contrairement à ce à quoi il s’attendait, le restant du groupe le surprit en ne bougeant pas. Cellendhyll tenta de les contourner, mais deux autres groupes sortirent de la lisière du bois pour lui barrer le passage. Inversement à leurs habitudes, les Sang-Pitié semblaient nettement plus soucieux de défendre leur position, d’empêcher l’Adhan de bouger, que d’engager la bataille. La flèche de Melfarak volait en direction de l’ennemi ciblé mais le Sang-Pitié releva l’objet qu’il tenait prêt, un grand bouclier de bois. La flèche se planta en vibrant dans le chêne noir. Deux Arikaris vinrent se poster à côté de leur camarade, équipés du même type de protection. Melfarak les mit en joue, recherchant une faille dans leur défense. Il n’en trouva pas, les boucliers étaient trop larges. Trois autres Sang-Pitié vinrent se placer à l’opposé de l’archer, du côté de Bodvar, et trois nouveaux boucliers furent érigés, interdisant à Melfarak de tirer sur ceux qui menaçaient le colosse blond. L’archer constata que ses adversaires n’avançaient plus. Ils semblaient au contraire préférer maintenir un certain écart. Si Melfarak faisait mine d’avancer, ils reculaient. Or Melfarak ne pouvait s’éloigner des Spectres, même s’il était séparé d’eux, c’eut été courir au suicide. Qui aurait pu dire combien d’ennemis encore avaient infiltré les bois ? Que signifiait tout cela ? Il n’était pour le moment pas acculé, pas même attaqué, mais les boucliers contraient ses flèches, qu’il vise ses propres adversaires ou ceux de Bodvar. Bodvar venait de recevoir l’assaut d’un unique Sang-Pitié, qu’il avait décervelé en moins de cinq secondes d’affrontement. Il aurait voulu pouvoir prêter main-forte à Melfarak mais il se retrouvait encerclé par cinq guerriers. Chaque fois qu’il essayait d’en frapper un, ce dernier reculait, tandis que les autres le menaçaient de leurs lames pour détourner son attention. Ils n’essayaient pas de le submerger – ce qu’ils auraient payé de leur vie –, juste de le cantonner là. À l’exception de Melfarak, réduit à l’impuissance à cause des boucliers, le même cas de figure se reproduisait avec Faith, Dreylen et Khorn. Confrontés tout d’abord à un duel en tête à tête – que chacun des Spectres avait remporté sans forcer son talent – puis enfermés dans un cercle de défense prudente qui leur interdisait de bouger, les Arikaris qu’ils avaient abattus ayant été remplacés par d’autres. Restait le cas d’Estrée et de Lhaër. Chapitre 35 Dès le début de l’offensive, Maurice avait reculé à l’écart et s’était agenouillé dans l’herbe, la tête entre ses mains. Trois Sang-Pitié surgirent des herbes hautes, sur la gauche de Lhaër. Dagues en mains – de combat et de jet –, un rictus carnassier aux lèvres, Estrée se rua à leur rencontre. Elle se sentait parfaitement dans son élément, consciente, l’espace d’un court instant, que ce goût de l’action la rapprochait de l’Adhan, lui qui était voué à la violence brute depuis toutes ces années au service du Chaos. S’il pouvait me voir, il serait fier de moi ! Elle n’avait pas peur. Elle n’avait jamais peur au combat alors que dans le reste de son existence, elle était gouvernée par le doute. Cette vie me rend plus forte. Cette vie me plaît. Bien plus que celle que m’offre Eodh. Ils sont là. Ils sont trois… Ils sont morts. Cellendhyll préférait l’art de la Riposte, mais le tempérament d’Estrée la poussait à l’assaut direct. Elle bondit en direction du premier, le prenant de vitesse, et lui brisa la rotule avant de lui percer la gorge d’un revers de dague. Elle laissa frapper le deuxième des guerriers, esquiva son attaque latérale en pivotant sur elle-même, tout en ripostant d’un coup de coude dans l’oreille, d’un autre dans la glotte. Il s’écroula en étouffant ; elle lui piétina le visage en se jetant sur le troisième opposant. Estrée détourna un tranchant de hache, contra un revers de dague, et remonta ses deux lames en parallèle qu’elle planta simultanément, jusqu’à la garde, dans la poitrine du Sang-Pitié. D’un sursaut, la Fille du Chaos ressortit ses dagues du cadavre qui s’affaissa. Le survivant gémissait, tordu sur le sol. Estrée l’égorgea rapidement. Les trois Arikaris venaient de tomber. Trois autres guerriers sortaient des arbres, accourant vers elle, devancés par leurs hululements criards. Du coin de l’œil, Estrée chercha Lhaër. Face aux flammes, cette dernière essayait en vain de distinguer ce qu’il advenait de ceux sur qui elle était censée veiller. Estrée reconnut les symptômes : la jeune femme rousse était en état de choc, désemparée d’être coupée de ses camarades, sans aucun doute épuisée par l’usage de son art, ce périple sans fin, cette tension perpétuelle ; elle avait le regard flou, sursautait à chacune des vociférations des Sang-Pitié. — Lhaër, réveille-toi ! clama la Fille du Chaos. La jeune femme rousse restait prostrée. Estrée jura. Il était trop tard pour aller chercher Lhaër. Les guerriers ennemis étaient là. Vous aussi, vous allez mourir. Estrée se jeta au sol et roula dans les jambes du premier pour le faire tomber, elle se releva, passa sous un coup de hache, répliqua d’un coup de botte arrière, replongea dans une roulade qui la fit atterrir derrière le dernier du trio. Elle fit tomber ce dernier d’un fouetté du pied à l’arrière du genou. Les deux autres revenaient à la charge. La dague de jet de la Fille du Chaos cueillit le premier en pleine cuisse, brisant son élan. Elle le repoussa d’un coup de pied, mais déjà le second opposant frappait de ses deux lames, rabattues en deux diagonales successives. Sans lâcher ses dagues, Estrée partit dans un soleil arrière qui la mit hors de portée, retrouva son équilibre. Celui qu’elle avait fait tomber se relevait, elle le renvoya au sol d’un fouetté de botte en plein front. Elle se rétablit juste à temps pour recevoir le suivant, qui se fendait pour l’embrocher de sa lame. Ses armes croisées devant son ventre, la jeune femme coinça la hache du Sang-Pitié. Elle se pencha sur lui et lui brisa violemment le nez d’un coup de tête. L’Arikari lâcha ses armes, posa ses mains sur son visage mutilé, éclaboussé d’hémoglobine. La dague d’Estrée fusa pour percer l’homme au ventre, une fois, deux. Cela suffisait. Elle avait commis une erreur : détourner son attention du guerrier blessé. L’Arikari dévia sa dague de combat d’un coup de hache et frappa de son poignard dentelé. Estrée se jeta sur le côté mais une fraction de seconde trop tard. La lame de l’autre lui entailla la pommette, faisant couler le sang. Galvanisée par la cuisante morsure, la jeune femme riposta aussitôt. Elle combla l’écart, profitant de l’élan trop appuyé de son adversaire, gêné par sa plaie à la cuisse. D’un revers, elle lacéra son bras gauche, qu’il avait levé pour se défendre, et dans l’instant suivant, elle lui asséna un coup de pied dans sa jambe blessée. L’autre hurla. En réponse, elle le cloua à l’entrejambe, jusqu’à la garde, agitant sa lame dans la plaie pour trancher l’artère fémorale. L’homme agonisait, son pantalon trempé de sang jaune, elle le frappa une nouvelle fois, pourtant, d’un trait rageur eu travers du visage. Il s’écroula. Le dernier Arikari la percuta d’un coup d’épaule, qui la fit chuter. Elle accompagna sa chute d’un roulé-boulé, se redressa en position de combat Ils se figèrent, quelques instants, haletant, tous deux, le regard fixe, chargé de promesses macabres. * Profitant du fait qu’Estrée affrontait ses guerriers, Skärgash surgit des herbes hautes où il s’était patiemment tenu tapi, concentré sur un but unique. Le moment était venu pour le Sang-Pitié de prélever le tribut macabre ordonné par le N’Dalloch. Sa cible lui tournait le dos, comme il l’avait prévu. Encore mieux, elle semblait dépassée par les événements. Dans un mouvement fluide, tout en avançant en silence, le Sang-Tueur dégaina sa dague. Lhaër n’eut pas le temps de se retourner. Encore moins de se défendre Skärgash était là, un rictus étirant sa large bouche. De sa main libre, il agrippa la jeune femme par le cou et la poignarda au creux des reins. La rousse hoqueta. Skärgash la maintint contre lui le temps de lui asséner deux autres estocades, chacune aussi meurtrière que la première. Puis, il relâcha son étreinte et Lhaër s’écroula comme un pantin aux fils tranchés. Le Sang-Tueur ricana avant de cracher sur sa victime. Aussi vite qu’il était apparu, il se glissa entre les hautes herbes et s’esquiva par où il était venu. * Tout s’enchaîna très vite. Toujours en plein affrontement de regards avec son adversaire, Estrée tourna la tête à cet instant. Son beau visage se tordit de douleur en avisant son amie prostrée dans une mare de son propre sang. La Fille du Chaos hurla. Sa colère décupla ses forces, déchaîna sa dague. Jamais elle n’avait été si semblable à l’Ange du Chaos. En cet instant, elle incarnait sa réplique au féminin. Elle bondit la première, exécuta son adversaire en trois passes rapides – feinte puis double estoc œil et ventre. Elle se rua vers son amie aussi vite qu’elle le pouvait. Les lignes de feu étaient encore trop hautes pour que les Spectres se rendent compte du malheur qui s’était produit. Estrée se jeta au sol, saisit la guérisseuse dans ses bras. Elle posa délicatement la tête de son amie sur ses genoux. Ses larmes coulaient déjà. — Soigne-toi, Lhaër. Ne me laisse pas ! — C’est trop tant je n’ai plus l’énergie… Adieu, Estrée. — Nooon ! Tu n’as pas le droit de nous laisser ! Les Spectres ont besoin de toi et moi bien plus encore ! Lhaër cracha quelques gouttes vermeilles. Dans un dernier effort, elle reprit : — Veille sur toi. Estrée… Notre amitié a représenté la plus belle chose de mon existence… Lorsque tu douteras, pense à moi et puise de la force dans mon souvenir… Ne m’oublie pas surtout ! Les larmes coulaient librement sur le visage d’Estrée. délayant le sang qui maculait sa joue blessée : — Comment pourrais-je t’oublier, Lhaër ? Tu m’as guérie de la bleue-songe. tu m’as redonné la vie. Tu es mon amie la plus chère… Je te garderai en moi à jamais, tu seras ma confidente d’esprit ! La jeune femme eut un léger sourire, poussa un soupir et succomba. Estrée se laissa tomber sur elle, déchirée par un sanglot issu du plus profond d’elle-même. Chapitre 36 La Fille du Chaos fut happée par le bras et redressée sans ménagement. Elle cligna les yeux et constata qu’elle était entourée par les Spectres, leurs visages figés par la stupeur et la peine. Les Sang-Pitié avaient subitement abandonné la partie, rompant le combat en un instant pour disparaître dans les profondeurs de la jungle. Le feu s’était consumé quelques secondes plus tard, permettant enfin au commando de se regrouper. Cellendhyll, qui l’avait ainsi empoignée, aboya : — Réveille-toi ! Tu veux connaître le même sort ? Elle le regardait, noyée dans un néant de tristesse. Il gifla sa joue indemne. — Par tous les Chaos, Estrée, reprends-toi ! Tu veux te faire tuer ? — Et quand bien même ? cracha-t-elle. — Ce n’est pas ce que Lhaër aurait voulu. Moi aussi, je déplore sa mort, mais ce n’est pas en nous suicidant que nous pourrons l’honorer. Continue de te battre comme tu l’as fait ces derniers jours, Estrée, continue de me montrer que je peux compter sur toi. Souviens-toi de ce que tu m’as dit… Ne me déçois pas. Les paroles de l’Ange firent leur effet. Estrée se dégagea d’un mouvement des épaules et recula, fièrement campée sur ses jambes. Parce que tu es là, à mes côtés, parce que ta force nourrit la mienne, je serai forte, moi aussi. — Tu as raison, dit-elle. Malgré la mort, je ne dois pas abdiquer… Mais si tu me touches encore de la sorte, je te brise le nez ! Cellendhyll éclata d’un rire bref mais soulagé : — Je préfère ça, ma belle, je préfère nettement ça ! Il se tourna vers les Spectres, de nouveau grave : — Vous autres, sachez que je ressens la perte de Lhaër au moins autant que vous. Mais nous devons avancer, les Sang-Pitié nous ont retrouvés. Ils ne vont plus nous lâcher. Bodvar refusa d’abandonner la dépouille de Lhaër, qu’il saisit religieusement dans ses bras. Cellendhyll s’apprêtait à refuser mais devant les traits ravinés de chagrin de Bodvar, il se ravisa. Ils filèrent en direction du nord. Les Sang-Pitié s’étaient esquivés vers le sud mais ils ne devaient pas être loin. Maurice était toujours là. Il n’avait pas bougé depuis le début des hostilités et aucun des Sang-Pitié ne s’était intéressé à lui, comme s’il était invisible pour eux. Il avait assisté à tout ce qui venait de se produire, en témoin silencieux. Il suivit pourtant, sans se faire prier. Une tristesse effroyable étouffait leur cœur, minait leur courage. S’il y avait bien une personne qui s’était attirée l’affection de l’ensemble des Spectres, c’était bien Lhaër. Melfarak ferma la marche, avançant en crabe, son arc prêt à cracher. Il pleurait. * Tapi dans les herbes, Skärgash les regarda s’éloigner, sa large bouche étirée dans un sourire cruel. Le plan qu’il avait appliqué était simple, proposer une diversion suffisante aux guerriers ennemis pour atteindre la cible désignée par le N’Dalloch : cette petite femme aux cheveux rouge, la guérisseuse. Adaptée à plus petite échelle pour les circonstances, cette tactique avait maintes fois fait ses preuves dans le passé, utilisée à l’origine par les Sang-Pitié pour abattre les chefs ennemis au sein même de leur armée. C’est ainsi que Skärgash avait obtenu son rang de Sang-Tueur. Il avait sacrifié les siens. Une chose parfaitement normale pour la mentalité arikarie. Du reste, ceux qui avaient péri dans les duels étaient volontaires. Tuer l’un des guerriers étrangers dans un face à face de ce genre eut été pour eux, jeunes guerriers, une source de grand honneur. Avec cette stratégie, les Arikaris auraient pu tenter d’annihiler l’ensemble du groupe chaotique mais tels n’étaient pas les ordres du N’Dalloch, tel n’était pas son but. Il voulait au contraire que les étrangers meurent un à un. Avant de pouvoir tuer l’Adhan de ses propres mains. Skärgash aurait bien aimé garder l’une des deux femmes brunes pour lui, et il espérait pouvoir encore en toucher un mot à son seigneur. Il ricana en silence. Désormais, les guerriers du Chaos avaient perdu leur principal atout. Plus personne ne pouvait les soigner. Tout au contraire, la perte de leurs hommes n’empêchait pas les Sang-Pitié de dormir. Seuls les faibles mouraient. Le combat était bien le meilleur moyen de faire le tri. Chapitre 37 Vêtu de cuir noir moulant, des plumes pourpres fichées en diagonale de sa crête noire à l’arrière de sa tête, Troghöl avait cessé de lambiner. À la tête de ses soixante meilleurs guerriers, il traversait la jungle, se rapprochant des Pics Jumeaux. Il avalait les mètres et les kilomètres, bondissant par-dessus les obstacles sans dévier sa course ni freiner son élan. Troghöl courait, oui, et ses traits à la fois maigres et puissants se paraient d’une exaltation sanguinaire. Fiers de l’assister, ses guerriers le suivaient, distancés de quelques dizaines de mètres par la fougue de leur révéré N’Dalloch, excités, eux aussi, par la conclusion de la traque, par la promesse à venir du Grand Festin. D’autres groupes de Sang-Pitié, plus restreints, venus de tous les côtés de la jungle, accouraient dans la même direction. Troghöl leva la tête et lâcha un cri perçant mêlant autorité et défi. Il rejoignait Skärgash et son clan, ils avaient débusqué les proies. Sa meute reprit son cri avant de se mettre à scander la chanson. L’unique chanson de leur répertoire, celle du sang. — Nous sommes les tueurs, les Sang-Pitié. Nous, les tueurs. Nous buvons le Sang, nous crachons sur la Pitié ! Nous, les tueurs, les Sang-Pitié. Sang ! Pitié ! Hache, hache ! Sang ! Pitié ! Nous, les tueurs, les Sang-Pitié. Hache, hache et traque ! Hache, hache et tue ! Nous sommes les tueurs, les Sang-Pitié ! Chapitre 38 Ce fut à la première halte que les choses empirèrent. Les Spectres avaient fait de leur mieux pour semer les Arikaris, semant des fausses pistes, changeant de direction, traversant même une lagune peu profonde. Bodvar avait tenu le train, sans paraître gêné par le port de la dépouille qu’il supportait. Cellendhyll estimait que les Sang-Pitié avaient relancé leur jeu, et qu’ils allaient les laisser souffler un peu avant de revenir à la charge, probablement décidés à les éliminer un par un. Estimant qu’il avait fait le maximum pour obtenir un peu de sécurité, il décréta une halte. Juste le temps de s’occuper du corps de Lhaër, avant de repartir. Il comptait sur la nuit pour achever de semer set poursuivants. À peine arrivé, Bodvar déposa doucement le corps de la jeune femme rousse dans l’herbe jaune. Il s’éloigna sans plus se soucier de ses camarades, le temps de chercher un lieu de sépulture décente. Il revint quelques minutes plus tard chercher Lhaër. Toujours fermé au monde extérieur, sans un signe d’intérêt pour les autres, et sans un mot. Personne n’osa l’interrompre. Pas même l’homme aux cheveux d’argent. Ce dernier en profita pour s’inquiéter d’Estrée : — Comment va ta joue ? — Elle me brûle mais ce n’est pas grave. — Je vais m’en occuper. Assieds-toi. Il sortit d’une de ses poches un petit pot d’onguent prélevé sur les réserves de Lhaër et s’accroupit devant la jeune femme. De sa longue main, il préleva une noisette qu’il étala sur la joue d’Estrée, faisant preuve d’une douceur particulière. — Voilà qui empêchera toute infection mais tu risques d’avoir une cicatrice. — Merci, souffla-t-elle en enserrant la main qu’il avait posé sur sa joue. Le regard plaqué dans le sien, elle allait murmurer autre chose mais la magie de l’instant fut brisée par le retour soudain de Bodvar. Cellendhyll se redressa pour accueillir le guerrier. Les autres Spectres, qui attendaient assis ça et là dans la clairière, se remirent également debout. Bodvar avait ses gros doigts maculés de terre, ses ongles cassés. Le visage brouillé de larmes. Il les essuya d’un révéra vigoureux de la manche avant d’annoncer à la cantonade : — Je quitte les Spectres. — Quoi ? — Je vous quitte. Je reprends ma liberté, commandant. Sans Lhaër, plus rien ne m’intéresse. — Tu rigoles, Bodvar ? Non. Le colosse ne plaisantait pas le moins du monde. Il n’y avait qu’à le regarder pour s’en rendre compte. Cellendhyll vint se placer devant lui. — Écoute, Bodvar, dit-il d’un ton très doux, je conçois ta détresse mais… L’Adhan ne se méfiait pas. Pourquoi l’aurait-il fait, surtout avec Bodvar ? Le crochet du droit du colosse le percuta au coin de la mâchoire. Le guerrier doubla d’un direct du gauche et Cellendhyll s’effondra, sans connaissance. — Je n’en veux pas au commandant, dites-le lui bien, mais je n’avais pas le choix. Je savais que jamais il ne me laisserait faire. Je vais repartir sur nos pas, histoire de vous faire gagner un peu de temps. Je vous conseille de filer dès que le commandant se réveillera. Estrée s’était agenouillée aux côtés de Cellendhyll, elle lui passait la main sur le front en une caresse inquiète, tout en foudroyant Bodvar de son dédain. — Bod’, je ne te reconnais plus, soupira Melfarak. Explique-nous, au moins ! — Elle était tout pour moi. Plus, bien plus que vous mes amis, que le commandant ou que mon devoir. Vous saisissez ? Lhaër n’est plus là, c’était mon soleil, alors je vais m’en aller moi aussi car je ne peux pas vivre sans elle. C’est aussi simple que cela. Que vous me compreniez ou non, je m’en moque. Écartez-vous et laissez-moi partir, c’est tout ce que je demande. Je vous laisse l’eau qu’il me reste, je n’en ai plus besoin. Dreylen fit un pas en avant pour s’interposer. — Dégage de mon passage, Dreylen. Je ne veux pas te faire mal mais si tu ne te pousses pas, je te brise. Khorn s’avança et prit le guerrier décoloré par le bras, afin de le faire reculer. — Laisse-le. — Khorn a raison, murmura Élias. J’ai déjà vu ce genre de regard, il est en transe. Laisse-le aller, Dreylen, sinon l’un de vous au moins va rester sur le carreau. Ça suffit comme ça. Sans quitter le colosse blond du regard, sans lui tourner le dos, le guerrier aux cheveux décolorés recula. Faith, à son tour tenta de faire fléchir Bodvar. Elle se mit sur son passage, la mine implorante : — Bodvar, nous sommes tes amis, avec tout ce que nous avons partagé, tu ne vas pas nous abandonner ? Pense aux Spectres ! Ce dernier l’empoigna doucement par les épaules pour la dégager de son chemin. Il l’embrassa sur la joue, d’un air distrait, et quitta la clairière, sans un regard en arrière. Les Spectres se tournèrent vers leur commandant, évanoui. Lorsque Cellendhyll s’éveilla, il crut que sa mâchoire était brisée. Il n’en était rien, heureusement. D’un bond, Estrée s’éloigna de lui, sans pouvoir cacher son soulagement. Les Spectres avaient la mine grave. — Bodvar est parti, annonça Élias. Il a choisi sa fin. — Il n’avait aucun grief contre vous, ajouta Melfarak. La mort de Lhaër lui a fait perdre la raison. Cellendhyll estima qu’il ne servirait à rien de se lancer à sa poursuite. Il avait compris ce qui motivait Bodvar. Il avait failli céder au même genre de folie en perdant Devora. Il éprouvait à la fois de la peine et de la colère. La mort de Lhaër était déjà un rude coup, celle de Bodvar, le choix inéluctable de l’homme, se révélait doublement poignante. Je les ai perdus. Khémal, Lhaër, Bodvar… Combien d’autres à venir ? Ce n’est pas possible ! Pas possible que cela finisse ainsi. Que nous mourions les uns après les autres sur ce monde hostile, alors que nous connaissons enfin le moyen de nous en tirer ! Je ne le permettrai pas. Il savait que différer la douleur serait pire encore mais c’était la seule chose à faire pour l’instant. Il lui restait les autres à sauver. C’était là sa béquille. — Nous continuons. Que dire d’autre ? Le regard compatissant que lui lança Estrée lui redonna quelques forces. Il se demanda comment elle gérait le deuil de la guérisseuse, si, comme lui, elle bâillonnait cette douleur lancinante. Le soir même, Faith se livra à Dreylen avec une sorte de désespoir. La mort de Lhaër était une blessure à son cœur. Elle désirait le réconfort de Cellendhyll. Ce dernier étant inaccessible, dans la tour d’ivoire où il se cantonnait, elle se consola dans les bras du guerrier aux cheveux décolorés. D’autant plus qu’elle voyait bien que la relation entre l’Adhan et Estrée se renforçait. Cependant la dernière pensée qui lui vint avant de plonger dans le sommeil fut : Bodvar, pourquoi nous as-tu laissés ? Toute la nuit, Estrée pleura en silence, roulée en boule. Chapitre 39 Les traits gauchis d’un rictus mêlant haine et désespoir, Bodvar avançait dans la jungle. Il tuait. Hurlait le nom de Lhaër. Il avait marché toute la nuit et le matin, il avançait comme un somnambule et les Ténébreux tombaient sous les frappes rageuses de son épée. Il avait le corps lacéré, maculé du sang jaune des Sang-Pitié qui se mélangeait au sien, le rouge des Humains. Il avait oublié les Spectres. Il errait à présent, sans savoir où diriger ses pas. Cela n’avait aucune importance. Peu importait le chemin, il connaissait la destination. Le bout de la route était tout proche. C’était devenu si simple au fond. Avancer, tuer… Avant de mourir. Car les Arikaris avaient fini par le repérer, attirés par ses cris de rage et de défi, par le sillage de cadavres qu’il laissait dans son passage. Troghöl ordonna aux plus jeunes de ses Sangs d’aller affronter le guerrier, un par un. Une sorte de jeu. Une épreuve de valeur. Un défi à la vie. Dès que l’un d’eux se dressait contre lui, Bodvar se ruait au combat. Tous ceux qui l’affrontaient tombaient sous ses coups dévastateurs. Il ne ressentait ni fatigue, ni doute, ni peur. Il ne ressentait plus rien d’autre que le froid intense qui avait étreint son cœur. Le colosse se servait de sa grande épée, de ses poings, ses mains ou ses coudes. Il recevait des blessures mais elles ne l’arrêtaient pas. Il tuait, criait sa peine, les Sang-Pitié mouraient. Oui, le Spectre passa la journée ainsi. Il tuait, il pleurait et massacrait. Sur la permission de leur meneur, lassés de se voir décimés, les guerriers à crête jaune, verte, rouge ou bleue, se massèrent pour l’encercler. Ils finirent par l’acculer dans une clairière. Tout autour de lui, ils se dressaient à présent, formant un cercle menaçant de lames et de cris de haine. Campé à l’écart, estimant que le guerrier ne représentait pas un défi à sa propre mesure, Troghöl leva la main ouverte et lança le signal. Le cercle se referma dans un mugissement extatique. Le cercle de haches, de hachettes, de dagues et de lances se referma sur le Spectre, inexorable. Atteint de toutes parts, abattu, agonisant, dans la lumière du soir, Bodvar continua à faire couler le sang et la mort. À venger son aimée. Il finit par tomber sous le nombre des Sang-Pitié. Le guerrier blond expira, un large sourire aux lèvres. Son visage détendu, face au ciel, enfin redevenu celui de l’affable Bodvar. Je te rejoins, Lhaër. Ensemble nous allons découvrir l’infini. J’arrive… Je suis là. Chapitre 40 Cellendhyll n’avait pas fermé l’œil de la nuit, songeant plus que jamais à sauver les survivants. Sur un plan purement militaire, la mort de Lhaër s’avérait une véritable catastrophe. Avec elle, l’escadron perdait toute la protection, tous les soins qui les avaient plusieurs fois sauvés depuis leur arrivée sur Valkyr. À présent, il ne leur restait que quelques bandages, onguents et potions contenus dans le sac de la jeune femme qu’Estrée avait emporté. Personne ne possédait la connaissance des herbes médicinales et si la Fille du Chaos avait gardé la besace, ce n’était pas dans l’espoir de s’en servir, mais plutôt pour emporter un souvenir de son amie. Désormais, les blessures reçues seraient sans appel. Maurice restait dans sa bulle. L’homme continuait à marmonner comme si son esprit se scindait en différentes entités, chacune, tour à tour, partie prenante de la discussion. Parfois il secouait la tête, les mains sur le front, empêtré qu’il était, plus que jamais, dans un soliloque personnel. Il reprenait soudain contact avec la réalité, demandait à Cellendhyll du jus de carotte, si tout allait bien, s’il connaissait tel ou tel restaurant des Territoires-Francs, s’il préférait le vin rouge ou le vin blanc… Lui-même s’était déclaré végétarien. En conséquence de quoi, il cueillait des graines, des fleurs, des racines et des baies, qu’il semblait intuitivement reconnaître, et qu’il mangeait dans son coin, oublieux des autres. Un régime qui paraissait fort bien lui convenir. L’Adhan avait laissé tomber l’idée de tirer quelque chose du mystérieux individu. Il répondait évasivement, gardait un œil sur l’ancien armurier, mais n’essayait plus de lui faire recouvrer la raison. Du reste, tout dément qu’il pouvait paraître, Maurice n’était pas un poids mort. Il suivait le train sans rechigner et ne gênait personne. Motivés par l’Ange du Chaos, qui vérifiait régulièrement leur position par rapport au point nodal et qui se démenait pour que les Spectres ne sombrent pas, ils avançaient de plus en plus prudemment. Selon Élias et grâce au répit offert par le sacrifice de Bodvar, ils avaient réussi à perdre les Arikaris durant la marche effectuée dans la seconde partie de la nuit. Il leur restait toujours l’espoir d’échapper définitivement à leurs poursuivants. La montagne écrasait le paysage. Si proche en apparence, et pourtant encore si lointaine. L’absence de danger manifeste finit par leur porter sur les nerfs, d’autant plus qu’elle les laissait en tête à tête avec leur conscience tourmentée. Tant que les Spectres étaient en vie, ils pouvaient espérer s’en tirer intacts, sauvés par la fameuse veine du guerrier – il existait également la poisse du guerrier, dont on évitait de parler pour ne pas s’attirer ses verruqueux offices. La mort de Lhaër avait brisé l’invincibilité de l’escadron, sur laquelle ils se reposaient, chacun, sans se le formuler tout à fait. À présent, chacun d’eux savait qu’il n’était pas invincible. Qu’il pouvait trépasser à la prochaine embuscade. Il semblait ne plus y avoir de gaieté entre eux, ou si peu. Le mutisme avait saisi l’escouade et l’Adhan ne voyait pas comment y remédier. Si seulement Gheritarish avait été là ! Lui aurait su comment faire pour les manier. J’espère que tu passes de bonnes vacances, mon vieux Gher’, parce que moi, je vis l’enfer ! Estrée avait l’air de tenir le coup. Elle semblait dans une forme physique parfaite. Elle m’impressionne, se dit-il, elle est presque plus résistante que les Spectres. Je pensais qu’elle s’effondrerait, qu’en somme, elle n’était qu’une aristocrate plus à l’aise dans les grandes soirées que sur le terrain, et je lui découvre une mentalité de guerrier et les réflexes qui vont de pair ! Les brefs regards qu’ils échangeaient tous deux, à l’insu des autres, devenaient de plus en plus complices. Leur relation avait évolué en autre chose qu’un affrontement perpétuel. L’Adhan se laissait amadouer par la Fille du Chaos, en dépit de sa méfiance initiale. Il n’y pouvait rien. Et cela d’ailleurs n’était pas désagréable. Chapitre 41 Khorn et Élias montaient la garde, tous deux invisibles, postés dans un bosquet. Le reste du commando se reposait. — C’est foutu, tu crois ? demanda Khorn. — Bonne question. Mais je n’ai pas pour habitude de baisser les bras, quelles que soient les circonstances. — De toutes manières, reprit le colosse noir, si on avait voulu mourir dans notre lit, on n’aurait pas choisi cette voie, n’est-ce pas ? — Ça non ! Dommage tout de même pour Lhaër, elle était chouette la petite. Je te le dis, mon cœur saigne… Pour ce gros lourdaud de Bodvar aussi, d’ailleurs. — Je partage ton sentiment mais penser à eux, tant qu’on n’est pas sortis d’affaire, n’arrangera pas nos intérêts, tu le sais. — Hélas, oui… Une chique ? — Tu rigoles ? Tu sais très bien ce que je pense de ton truc. — Khorn, voyons, tu n’y as même pas goûté ! — Très peu pour moi. Pas besoin d’avoir ça dans la bouche pour se douter que ça doit avoir le même goût que du crottin de yak ! — Bof, c’est pas si mauvais le crottin de yak. — Élias, tu penses vraiment ce que tu dis, là ? Un silence tranquille s’imposa, chahuté par les mastications d’Élias. Ce dernier cracha un jet de chique, qu’il prit soin de recouvrir de terre afin de ne pas laisser de traces. Il finit par reprendre : — Je ne sais pas si on va s’en tirer, mon vieux. Mais au fond je m’en moque. Cette existence me plaît. Je fais partie de l’élite, le commandant est un type bien, et, surtout, je ne me sens vraiment vivant qu’au contact du danger ! — Oui, je sais ce que tu veux dire… Tu as de la famille, toi ? — Du côté de mon frère… Sa femme, leurs deux filles. Mais je les vois rarement. Ce sont des gens honorables mais avec eux, c’est plus fort que moi, je m’ennuie très vite et je n’arrive pas à le cacher… Je me sens nettement plus à ma place ici, avec vous… Et toi, de la famille ? — Non. Et ça ne me manque pas, je l’avoue. — On pense la même chose, hein ? Notre famille, c’est l’escadron… Te bile pas, Khorn, le commandant va nous tirer de là. Un nouveau moment de silence, troublé, cette fois, par le guerrier à peau noire. — Élias ? — Quoi ? — Je sens que je vais le regretter mais je vais tenter le coup. Donne-moi un bout de ton infâme machin. — À la bonne heure ! Le petit homme se servit de son poignard pour couper un petit carré d’une sorte de pâte brunâtre. Khorn l’enfourna. Le mastiqua… — Alors, qu’est-ce que tu en dis, c’est du bon, hein ? Le petit homme eut à peine le temps de finir sa phrase que Khorn recrachait le morceau : — Pouah ! Du crottin ? J’étais bien en dessous de la réalité ! Quelle horreur, ton truc. C’est quoi ? De la fiente de dragon roulée sous les aisselles ? — Bah, tu n’as aucun goût ! — La preuve que si, je te supporte mon frère, et, en plus, je te fais la bouffe ! Chapitre 42 La perte brutale de Lhaër et de Bodvar avait occulté un fait préoccupant. Une fois encore, ils arrivaient à bout d’eau. Cellendhyll secoua sa gourde, elle sonna vide. Exaspéré par cet ennemi invisible et sournois qu’était la soif, il jeta violemment le récipient dans l’herbe. — Hé bien, messire ! s’étonna Maurice, assis en tailleur sous l’ombre modeste d’un frangipanier en fleurs. Pourquoi cette acrimonie soudaine à l’égard de votre gourde, vous aurait-t-elle manqué de respect ? — Nous crevons de soif, grinça Cellendhyll, nous nous privons d’eau depuis plusieurs jours, en partie pour que vous puissiez boire, ça vous comme raison, Maurice ? — Vous avez besoin d’eau ? s’étonna l’autre. Mais pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt, j’aurai pu régler le problème ! Cellendhyll serra les poings, refrénant une furieuse envie d’agripper vis-à-vis par le cou pour mieux l’étrangler : — Et comment aurais-je pu deviner que vous aviez une solution ? — Ah messire, auriez-vous oublié Véronèse, déconcentré que vous êtes par notre parcours champêtre, qui, soit dit en passant manque singulièrement de jus de carotte… Euh, oui, je voulais dire : Maurice est l’homme de toutes les solutions, vous devriez le savoir ? Une seconde, je vous prie. Il leva le doigt, fit un tour sur lui-même, sous le regard ébahi des Spectres. Et se figea. — Voilà ! Venez, c’est par là… Sans attendre, l’homme aux allures d’échassier s’engagea dans les fourrés. Cellendhyll avait une puissante envie de cogner Maurice, mais il hésita, avant de donner le signal de suivre, s’attirent le regard ironique de Dreylen par la même occasion. Aussi à l’aise que s’il parcourait lesru de Véronèse pour aller chercher son pain, l’étrange bonhomme les mena à travers un labyrinthe végétal quasi impénétrable. Cellendhyll s’étonna de la maîtrise soudaine de l’environnement qu’affichait Maurice, si souvent hors de la réalité. Ce mélange de gaucherie et d’assurance, d’innocence, de naïveté, d’omnipotence déconcertait l’Adhan. Vingt minutes plus tard, ils débouchaient dans une clairière. S’y tenaient trois créatures humanoïdes replètes et glabres, asexuées, avec une peau verte, des yeux globuleux, une crête d’os rouge qui courait sur le dessus de leur crâne. Cellendhyll les reconnut comme les Néfiis, semblables aux suppliciés du village qu’ils avaient attaqué. Ils étaient serrés les uns contre les autres, parfaitement immobiles, monolithiques. Leur visage lisse n’exprimait ni pensée ni émotion. Ils semblaient se désintéresser des humains. Maurice s’anima alors. Des trilles fusèrent de ses lèvres, provoquant enfin une réaction des Néfiis, qui répliquèrent avec le même babil musical. L’échange qui se produisit resta un mystère pour Cellendhyll et les Spectres. Dix minutes plus tard, Maurice s’exclamait : — Ah ah, il ne sera pas dit que je n’aurais pas apporté mon obole à cette aimable expédition ! Apprenez que les Néfiis sont des gaillards fort sympathiques en dépit de leur discrétion. Ils vont nous conduire. Un nouveau trajet, qui ne dura que quelques minutes. Les créatures à peau verte marchaient à la file. Elles s’arrêtèrent devant un bosquet d’arbustes aux feuilles roses, aux tiges nervurées, épaisses, d’un éclatant turquoise. Après quoi, elles lancèrent de nouvelles trilles à l’attention de Maurice. Ce dernier se tourna vers Cellendhyll qu’il salua bien bas : — Aussitôt promis, aussitôt livré à Messire de Cortavar, si vous daignez entailler l’un de ces arbrisseaux et goûter à son suc exquis, je gage que ne serez pas déçu. Circonspect, Cellendhyll s’exécuta. La tige du végétal laissa couler un liquide sirupeux et blanchâtre. L’Ange le goûta et se fendit d’un sourire soulagé. La boisson lui semblait légèrement alcoolisée et avait un goût d’anis, aussi désaltérant qu’agréable. Cellendhyll avait vu ces arbustes à de nombreuses reprises durant leur périple, il en poussait un peu partout. Ce qui voulait dire que les Spectres n’auraient désormais plus de problème pour s’abreuver. Sans Maurice, il aurait eu grand mal à trouver les Néfiis et plus encore à se faire comprendre. — Alors, messire, j’attends toujours votre estimé verdict ? Les Néfiis appellent cette boisson lhépastis… Qu’en pensez-vous ? — C’est très bon. Merci Maurice, vous nous tirez d’un sacré embarras. Comment avez-vous fait pour communiquer avec ces créatures ? Pour apprendre leur langage ? — Je l’ignore. Certaines choses m’apparaissent soudainement, sans que j’y puisse rien. — Décidément, le jour où vous me donnerez une réponse acceptable, il pleuvra des nains borgnes. — Désolé… Je sais les choses mais si je veux les formuler à voix haute, intelligiblement, elles m’échappent. Je vais tout de même essayer. Le chant des Néfiis forme des résonances dans mon esprit, résonances, qui, par le tamis de mon cerveau se transforment en images. Un mode de communication un peu sommaire, je vous l’accorde, mais qui a le mérite d’aller à l’essentiel. Pour ma part, je n’ai jamais prisé les gens qui s’attachent à pérorer dès qu’ils s’expriment. À cette dernière phrase, Cellendhyll leva les yeux au ciel. Quelle était cette malédiction qui lui faisait supporter l’homme ? Quel crime avait-il commis dans le passé pour avoir à supporter les circonvolutions verbales de l’échassier ? Son interlocuteur conclut : — Et bien messire, mon explication est-elle claire ? — Pour une fois oui… À peu près. Aussitôt Maurice tassa ses épaules tout en levant les yeux vers le ciel, comme inquiet. — Quoi encore ? demanda Cellendhyll. Le bonhomme lui délivra un sourire emperlé de malice : — J’attends que les nains tombent ! Réprimant un rire, Cellendhyll se retourna pour constater que les Néfiis avaient disparu. L’Ange n’avait rien vu, rien entendu. Et aucun des Spectres non plus. Les autochtones s’étaient volatilisés en une fraction de seconde. — Remplissez vos gourdes, et buvez tout votre saoul. Les Spectres s’exécutèrent, sans joie excessive. La mort des leurs pesait lourdement sur leur conscience. Chapitre 43 Les commandos du Chaos étaient assis dans l’herbe, en pleine halte. En dépit du deuil et de la fatigue, ils se sentaient soulagés. À travers les arbres, ils pouvaient contempler la masse érigée des Pics Jumeaux décrits par Maurice. Plus que deux jours de marche et ils atteindraient le pied de la montagne. Élias et Faith étaient partis en reconnaissance, chacun dans une direction opposée. Le silence régnait, lorsque des bruissements se firent dam les fourrés, le bruit d’une empoignade, un juron. Les Spectres dégainèrent, prêts à tout. Du taillis, apparut Leprín, ses vêtements de cuir noir lacérés, déchirés, la chevelure en bataille et les traits tirés. Élias le poussait en avant, le tenant par le col de son pourpoint noir, une dague plaquée contre flanc. — Il nous épiait, annonça le Spectre en jetant le Légat devant lui. — Va voir s’il est seul, ordonna l’Adhan à Faith. Leprín se redressa en face de Cellendhyll. Ils n’eurent pas besoin de mots pour se reconnaître. L’Ange constata que le Ténébreux avait fait appel à la magie pour remplacer le nez qu’il avait tranché lors de leur dernier affrontement. Toutefois, il n’avait pas l’intention de discuter. Il dégaina son poignard et se rapprocha à grands pas du Légat. — Non, laisse-le, Cellendhyll, intervint Estrée, d’un ton nerveux. Il ne faut pas lui faire de mal. Pas lui. Le visage du Légat s’anima d’un sursaut de surprise à la vue de son amante mais il se reprit aussitôt. L’Adhan cracha : — Mêle-toi de ce qui te regarde, Estrée. Ce Ténébreux a tué la femme que j’aimais, il va enfin le payer ! Ses traits enlaidis d’un voile de haine, il leva son poignard, le rapprocha du visage de Leprín. L’accusé ne dit rien mais ne baissa pas le regard pour autant. Estrée vint s’interposer entre eux. Elle ne fît pas l’erreur de toucher Cellendhyll, mais elle ajouta d’une voix pressante : — Non, ce n’est pas lui, tu entends ? Il n’a rien à voir avec cette histoire. Le regard perçant de Cellendhyll délaissa le visage du Légat pour se braquer sur celui d’Estrée : — Et comment le sais-tu ? Parle, vite ! — J’étais sur place. Sur la place des Roses, à Véronèse. J’ai vu. Et je peux te garantir que cet homme est innocent de ce dont tu l’accuses. Hésitant, Cellendhyll jeta un coup d’œil au Ténébreux. Ce dernier semblait aussi ébahi que lui de l’intervention de la Fille du Chaos. L’Ange revint sur Estrée. Il aboya : — Qui alors ? Qui a tué Devora ? — Je… Je n’ai pas bien vu, mais je peux te garantir que ce n’était pas Leprín. — Vous vous connaissez donc tous les deux. Quel est le lien qui vous unit ? — Le moment est mal venu pour en parler. Tout ce que je peux te dire c’est qu’il s’agit des intérêts supérieurs du Chaos. — L’argument est bien commode ! Je ne sais pas si je dois te croire. Estrée. Mais cela ne change rien, si Leprín est là, c’est bien parce qu’il nous pourchasse avec les autres. C’est un ennemi, il me l’a prouvé par le passé. Hors de question que je le laisse vivre ! Faith revenait en courant. — Les Sang-Pitié, une vingtaine, ils arrivent. Je pense qu’ils sont sur la piste de celui-ci. Ils le pourchassent. — On dégage, ordonna Cellendhyll. Sans Lhaër, un affrontement non préparé devenait risqué, pour ne pas dire suicidaire. Tout s’accéléra. Trois guerriers arikaris surgirent des fourrés, armes brandies, précédant les hululements du reste de leur bande. Melfarak abattit le premier d’une flèche dans la gorge. Dreylen, le second, d’une dague de jet. Khorn saisit le dernier en plein élan, écarta son arme, lui asséna un coup de boule, avant de lui briser la nuque. D’un coup de coude au visage, Leprín bouscula Élias ce se jeta dans un fourré. Du regard, Dreylen interrogea l’Adhan. — Non, on n’a pas le temps de s’occuper de lui. On file. Une nouvelle fois harcelés par les Sang-Pitié, les Spectres traversaient la jungle en direction de la montagne. Elle était chaque jour un peu plus proche, cette oasis dont les pics se détachaient nettement sur l’horizon. Cellendhyll n’était pas tranquille pour autant, il lui semblait que leurs ennemis se contentaient de les talonner, attendant le moindre relâchement de sa part pour lancer leur assaut final. La rencontre avec Leprín demandait des éclaircissements. Il convoqua la fille du Chaos : — Que faisais-tu à Véronèse, Estrée ? — J’y possède des relations que je visitais. Je t’ai vu sur la place, ce jour-là. Il y avait cette jeune femme que tu rejoignais, cette blonde. J’ai vu l’assassin, il était plus petit que Leprín et moins massif. Je n’ai pas réussi à voir son visage, en revanche. Une fois son forfait perpétré, il s’est mêlé à la foule, je ne sais rien d’autre. — Alors parle-moi de tes rapports avec le Ténébreux. Que faisais-tu à Mhalemort ? — Je n’ai pas le droit d’évoquer la question, avec toi ni avec quiconque. Je te le répète, cela concerne les relations diplomatiques du Chaos. — Comment puis-je te croire, Estrée ? — Depuis que nous sommes sur Valkyr, ne t’ai-je pas donné la preuve que tu pouvais compter sur moi ? Il ne put qu’acquiescer : — Si, c’est vrai. Ils restèrent un temps sans rien dire. S’il apprenait que c’est moi qui ai tué Devora ce jour-là, il me tuerait aussitôt, quoique je représente pour lui, quoique je fasse. Il n’hésitera pas une seconde… Alors, il ne doit jamais savoir ! — Comment prends-tu la mort de Lhaër ? reprit Cellendhyll, la voix radoucie. Ta présence seule me réconforte. — Je tiens le coup, j’ai déjà perdu un être cher auparavant Empâleur-des-mes. Cellendhyll effleura sa joue blessée. — Tu cicatrises bien, la blessure est nette. Mais si tu le souhaites tu pourras toujours la faire enlever par le médicastre de la forteresse. — Non. J’aime bien cette cicatrice en fait. Je vais la garder quoi qu’il arrive, elle me rappellera Valkyr, et tout ce qui s’y est passé. Elle me appellera que j’ai combattu à tes côtés, Cellendhyll de Cortavar, et que nous avons affronté les dangers. ensemble, et que nous avons survécu, complices. Le moment était idéal, jamais elle n’aurait une meilleure occasion que ce tête-à-tête avec Cellendhyll. Elle entendit les paroles de Lhaër : Sois sincère… parle-lui, livre-toi, c’est le seul moyen. Mais les mots ne sortirent pas. Elle avait bien trop peur d’une rebuffade. Chapitre 44 La forteresse du Chaos, dans les appartements de Mina. Rosh était sur le grand lit rose en train de cingler passionnément les fesses déjà marbrées de Lirias, l’une des proches de Mina. Cette fille était une authentique masochiste, une madone de la souffrance. Elle aimait avoir mal, elle en redemandait. Du pain béni pour les appétits pervers du rouquin. Mina, sa douce et perverse Mina, était allongée sous son amie, occupée à laper son intimité ruisselante. Sequin frappa à la porte à cet instant, puis entra, comme Rosh l’avait autorisé à le faire. Son nouveau chef de la sécurité, grand gaillard au crâne rasé et au large visage terminé par un bouc d’un noir dense, était devenu un intime. — Oh-oh, voilà mon bon Sequin. Sers-toi un verre ou viens nous rejoindre, mon ami ! grasseya Rosh. Une demi-heure plus tard, les deux hommes se retrouvaient dans le sauna accolé aux appartements de Mina. Nus tous les deux. Le contraste était vif entre le corps bronzé, massif, sec et musclé du guerrier et celui, blanc, gras, empâté, du fils Melfynn. Hormis au lit, Rosh n’avait aucun goût pour l’exercice physique. Ils étaient assis l’un en face de l’autre, sur des bancs de teck. La vapeur se diffusait tout autour d’eux, chaleur délassante. — Je t’écoute, Sequin. Quelles sont les nouvelles ? — Nous allons manquer de Rêve de Jour. Cette drogue est une aubaine, elle plaît beaucoup à tes petits nobles. — Je vais m’occuper d’en commander à nos amis ténébreux. La livraison se fera selon les modalités habituelles, dès que j’aurai une date, tu te chargeras de la réceptionner. Quoi d’autre ? — J’ai recruté les nouveaux gardes que tu voulais. Un clan entier de guerriers hamachiis. Ils sont redoutables à souhait… Sinon, concernant notre petite affaire, elle est presque réglée. Il ne reste plus qu’un garde à éliminer. La femme dont je t’ai parlé. Le problème est qu’elle a intégré l’escadron des Spectres de ce bâtard de Cellendhyll de Cortavar. Les Spectres sont partis en mission secrète et j’ignore quand ils rentreront. — Hum… Voilà qui est ennuyeux. L’idéal serait que nous puissions mettre la main sur elle et sur Cellendhyll. Ma haine pour lui est encore plus forte qu’avant. — Oui. Elle et l’Adhan, ce serait vraiment parfait, renchérit Sequin. Lui aussi avait eu maille à partir avec l’Ange du Chaos. Il reprit : — Je continue à penser, cependant, que si elle avait voulu nous dénoncer, elle l’aurait fait depuis longtemps. — Tu as peut-être raison. Mais je ne veux pas courir le risque. Si l’on découvre que toi et moi sommes les assassins de l’héritier du clan Garthe, je ne donne pas cher de nos têtes. Même si nous parvenions à éviter une condamnation du conseil, le seigneur de Garthe se fera un plaisir de lancer une vendetta contre nous… — Alors les hommes, toujours à vos messes basses ? Je vais finir par me demander si vous n’êtes pas ambivalents tous les deux. — Ce n’est pas le cas, Mina, sinon, ma douce vicieuse, crois bien que tu serais la première informée. Alors mes gourmandes, vous venez vous détendre avec nous ? — Évidemment ! J’ai amené de quoi raviver vos instincts virils. — Tu es partant, Sequin ? demanda Rosh, adressant un clin d’œil complice à son comparse. — Toujours. Depuis qu’il s’était mis au service du Melfynn, Sequin connaissait la richesse et la puissance, et autant de drogues et de femmes qu’il pouvait en rêver. Mina et Lirias se rapprochèrent. La maîtresse de Rosh était une petite blonde au visage faussement innocent, au regard pervenche, rouée à tous les aspects du plaisir. Brune, le teint mat, les yeux noisette, plutôt ronde, Lirias était moins séduisante mais non moins avide de perversité. Le coffret de bois laqué qu’avait apporté Mina contenait des perles de Kaa. Des boules de verre emplies de fumée rosâtre. Chacun en prit une, qu’il cassa avant de l’inhaler avec avidité. La fumée de passion révulsa les regards, décupla les sens, le désir et l’endurance. Quelques instants plus tard, les corps s’étaient mélangés, humides de vapeur, de transpiration et de stupre. Lirias avait été abondamment fessée – à son plus grand plaisir, qu’elle avait sonore – tour à tour par ses trois partenaires, tandis que de sa bouche ou de ses mains, elle s’occupait à satisfaire les deux autres. Mina s’était ensuite occupée de la verge de Sequin, lui délivrant une fellation gloutonne et salivaire. Écartelée par Rosh, Lirias subissait et jouissait des grands coups de boutoir du rouquin. Sequin renversa Mina en levrette et pilonna ses reins avec application, claquant de temps à autre le fessier ravissant de la jeune femme. Mina hurlait son plaisir. Ils prirent Lirias à deux, puis Mina. Les combinaisons se succédèrent jusqu’à l’explosion finale des sens. Mais le repos de Rosh, qu’il jugeait bien mérité, ne dura pas plus que quelques minutes. Alors qu’il se tenait avachi dans le sauna avec ses petits camarades de jeu, une cloche résonna au-dessus de leur tête. Le Melfynn se dressa d’un bond un peu chancelant. Il quitta la salle enfumée sans donner d’explication, évoquant son retour dans quelques heures. Ce genre de convocation était rare, il ne pouvait s’y soustraire sous aucun, vraiment aucun prétexte. Chapitre 45 Ils n’étaient plus qu’à une journée des Pics Jumeaux. La montagne aux deux têtes se dressait devant eux plein nord, pour peu qu’ils puissent l’atteindre sans être rattrapés. Tapis dans un massif de créosote, puis perchés au milieu de tamaris, ils avaient échappé à deux patrouilles qui quadrillaient la zone. L’Adhan jugeait que les Sang-Pitié savaient qu’ils étaient dans le secteur mais ignoraient où exactement. L’Ange du Chaos avait encore l’espoir d’atteindre le cœur nodal sans être découvert, de pouvoir invoquer leur portail de retour. Perché dans son arbre, alors que les guerriers ennemis passaient sous lui, Cellendhyll but doucement à sa gourde. Au moins n’avait-il plus à se restreindre à ce sujet. Le matin même, ils avaient rempli leurs gourdes avec le breuvage que leur avaient fait découvrir les Néfiis. Maurice était perché dans l’arbre suivant. Il serrait les dents, collé contre le tronc, victime – avait-il déclaré avant de monter – de la peur du vide. Cellendhyll lui avait donné le choix entre grimper et prendre sa botte dans le fondement. Enfin, le campement. Moment attendu durant toute la journée où ils pouvaient, dans une certaine mesure, se reposer. Après avoir joué au chat et à la souris avec leurs adversaires, les Spectres finirent par s’abriter hors de vue, dans un épais bosquet de nulgus à grandes feuilles, idéal pour passer la nuit selon Élias. Efficacement camouflée par le couvert des arbres, Estrée avait fini ses étirements. Désormais, elle en faisait chaque jour, ainsi que des exercices musculaires. Mais pour une fois, elle s’était entraînée distraitement. Je ne sais pas pourquoi mais c’est ce soir ou jamais. Jusqu’ici je n’ai pas trouvé le courage de lui parler, mais je vais le faire en hommage à la mémoire de Lhaër. Ce soir. À travers les branches, Cellendhyll contemplait la montagne illuminée par la lumière de la lune. Une forêt de conifères ombrait ses pentes, qu’il devinait riches en fragrance résineuse. L’air devait y être plus frais, plus agréable. Il avait hâte de s’y trouver. D’y trouver le point nodal, de recharger son anneau et d’enfin quitter ce Plan maudit. Il se tendit. Un bruit derrière lui, tenu. Il se retourna, prêt au combat, le zen à portée d’esprit. La silhouette d’Estrée. Il l’avait tant détaillée ces derniers temps qu’il pouvait la reconnaître sans hésiter en dépit du manque de lumière. Il se détendit. Constatant qu’il l’avait repérée, elle se rapprocha avant de souffler d’une traite : — Cellendhyll, je sais que tu es très occupé, mais j’ai besoin de te parler. En tête à tête, je te prie, cela risque de prendre un peu de temps. Tu veux bien ? Il opina. Elle prit une inspiration et se lança : — Toute ma vie, depuis mon enfance, je me suis sentie seule. Mon père, mon frère, ont fait ce qu’ils ont pu pour s’occuper de moi mais ils étaient trop accaparés à préserver les intérêts d’Eodh. Je suis passée de nourrice en nourrice, de précepteur en précepteur, toujours seule, sans véritables repères. Nulle part, je ne me sentais à ma place. Peu après j’ai découvert les hommes. Et j’ai tenté d’oublier ma solitude dans leurs bras, à travers l’expérience des sens. Au moins le temps d’une étreinte, je me sentais importante, je me sentais exister. Oui, j’ai été libertine, j’ai goûté à tous les plaisirs de la chair, cherchant un sens à ma vie, un équilibre qui m’a toujours fuie. Ce n’était pas la meilleure des méthodes, je le sais à présent. Cela a même failli me détruire, même… Je vais te faire un aveu, Cellendhyll : je ne sais quelle vie mener, la respectabilité me fait peur. Je la refuse à tout prix, car elle me tuerait à petit feu. Il me manque quelque chose, que je cherche, vainement, depuis des années, et j’ignore toujours ce que c’est… « Lhaër a été ma meilleure amie. La première… et la seule. Elle est morte au moment où je découvrais le véritable sens de l’amitié, ses richesses. Dès le départ, Lhaër s’est montrée sincère envers moi, sans me juger. Je l’aimais, Cellendhyll. Comme on aime une sœur. De cet amour chaste, serein et parfait. De cet amour merveilleux. Je porte son deuil et pour honorer son souvenir, je vais m’abandonner à la sincérité. Je vais museler mon orgueil et te dévoiler mon cœur. Elle leva une main hésitante, le temps d’ajouter : — C’est assez délicat pour moi, alors je t’en prie, je te demande de continuer à m’écouter jusqu’au bout, sans m’interrompre, même après cette pitoyable introduction… Il la sentit fragile, soudain. Il répondit doucement : — Bien sûr, Estrée, je te dois bien ça. Et je n’ai rien entendu de pitoyable… Parle. Elle hésita, prit une inspiration et déclara : — J’ignore ce qui va se produire demain. Nous allons peut-être nous en sortir ou nous allons mourir… Je dois te dire ce que j’ai sur le cœur : depuis la première fois que je t’ai vu, tu me plais… non, plus que cela, tu m’attires. Je ne parle pas de sexe, je parle de sentiments. Je ne peux m’empêcher, jour après jour, de penser à toi. Tu es différent des autres, de tous les autres, et je ne sais pas pourquoi. Oh, je sais que tu ne vas pas me croire, ma réputation est telle dans les cours du Chaos que l’on se méfie de moi, on me juge frivole ou écervelée ! Je ne suis rien de tout cela, Cellendhyll. Toi-même, tu as la réputation d’un tueur sans honneur et j’ai appris à voir que ce n’était pas vrai. Cela pour dire que l’image que je donne de moi n’est pas celle de la véritable Estrée. La véritable Estrée, celle que tu as en face de toi, connaît la valeur de l’amour, de la fidélité. Car oui, je t’aime, Cellendhyll de Cortavar ! Elle accompagna ses paroles d’un geste d’apaisement : — Et tout cela n’a rien à voir avec une manœuvre de séduction. Jamais de ma vie, je n’ai parlé aussi franchement à quelqu’un. L’Ange poussa un soupir d’où perçait une imperceptible pointe de douleur : — Estrée… Les femmes que j’aime ont tendance à me trahir ou à mourir prématurément. Je ne suis pas prêt à m’engager sentimentalement avec qui que ce soit. Tu as été franche et courageuse, je te dois la même franchise. Toi aussi, tu me troubles, fille d’Eodh… J’ai découvert en toi un tempérament qui me surprend et qui me plaît. Je te voyais comme les autres, et je me rends compte de mon erreur aujourd’hui. Toutefois, je ne peux m’autoriser le luxe d’une liaison avec toi, et surtout pas tant que nous sommes sur Valkyr. — Je comprends. Tu te sens responsable de ton escouade. Tu veux ramener tes Spectres sains et saufs et rien d’autre ne compte pour l’instant. Je comprends, oui, Cellendhyll. Et je respecte ta position. Je te laisserai tranquille. Je suivrai sans me plaindre et je t’aiderai du mieux possible. Je te demande juste de ne pas me fermer la porte, de t’offrir la possibilité de me connaître davantage. Mais je n’insiste pas. Laissons cela de côté, tant que nous ne serons pas rentrés au Chaos. Si nous rentrons… Je n’en désire pas plus pour le moment. Exceptée une chose… Cellendhyll lâcha un léger rire. Les femmes ! — Que veux-tu de moi ? — Je voudrais un baiser… Un vrai, cette fois, car le précédent a été interrompu par Faith. J’en ai besoin, plus que tu ne saurais imaginer. Je ne veux pas mourir sans avoir goûté à tes lèvres. Me refuserais-tu cette faveur ? Je ne te suis pas indifférente, malgré tes réticences, tu viens de me l’avouer. Un baiser, Cellendhyll. Tu me dois bien cela pour m’avoir entraînée jusqu’ici, ajouta-t-elle en souriant. Rien qu’un baiser… Cellendhyll ne se leurrait pas. Son propre corps était prêt… à bien plus qu’un unique baiser. Embrasse-la, tu en crèves d’envie. Non, les femmes sont traîtres. Elle plus encore que les autres ! Elle t’a parlé avec sincérité, tu l’as ressenti. Un simple baiser ne te nuira pas. Non ! Une part de l’homme aux cheveux d’argent, enfouie dans les tréfonds de sa conscience, éprouvait le besoin d’aimer. C’était plus fort que lui. Oh, il maîtrisait ce fragment de lui-même, il l’étouffait efficacement, sans toutefois parvenir à le chasser tout à fait. Et comment le nier, Estrée touchait à ce besoin d’amour, avec une insistance qui le surprenait, qui l’effrayait. Elle avait franchi les murailles, les ravins, les défenses qu’érigeait l’Ange autour de son cœur humain. Je suis trop fragile quand j’aime. Comment l’oublier ? L’amour m’est interdit. L’amour me blesse, à chaque fois. J’ai assez souffert. Tu m’étourdis, Estrée. Et je ne peux me le permettre. Trop de vies, de destins sont en jeu. Je n’en ai pas le droit. Elle le contemplait. Calme et non suppliante. Sa beauté certaine, de nouveau sereine, de nouveau affirmée, n’était finalement pas qu’un masque qui cachait une coquille vide. En vérité, il voyait la Fille du Chaos pour la première fois : Estrée recelait une part cachée, riche, qui n’avait rien d’enjôleuse ou de manipulatrice. Rien de maléfique non plus. L’Estrée que l’on connaissait dans les cours du Chaos n’était pas la véritable Estrée. Elle le lui avait avoué. Il la croyait à présent. Mais cette prise de conscience ne changeait rien à la réalité. Je ne suis pas prêt. Il n’en démordrait pas. Je ne sais que faire des femmes. J’ai toutes les raisons de m’en méfier. Et pourtant… Suffît. Il rangea cet échange avec lui-même et les différentes voix de sa conscience dans un recoin, dont il verrouilla la porte. La mission. Rien d’autre. Et pourtant Cellendhyll étendit sa grande main, qu’il leva à hauteur de la joue marquée de la Fille du Chaos, ébauche de caresse. Mais il hésita, interrompit son geste, et sa main se rabaissa pour se poser sur l’épaule de la jeune femme, qu’il attira contre lui. Elle se laissa faire, elle se laissa emporter, totalement consentante. Elle était grande, presque autant que lui. Elle n’eut pas besoin de se hausser sur la pointe des pieds. Leurs lèvres se joignirent, humectées de désir. Estrée se sentait brûlante. Ce baiser, cette récompense, fut pour elle une merveille absolue. La bouche de Cellendhyll, sa langue ou son haleine lui semblaient parfaites. Elle était collée contre ce corps dur et musclé, collée contre celui qu’elle cherchait depuis des années. Comment qualifier un baiser d’idéal, de magique, comment le décrire sous tous ses aspects, toutes ses nuances exquises ? C’était pour elle une chose impossible. Si elle avait avoué que ce baiser échangé avec Cellendhyll équivalait à un orgasme, nul ne l’aurait crue – exceptée peut-être la défunte Lhaër. Pourtant, c’était le cas. Elle en chérirait le souvenir toute sa vie. L’Adhan finit par se reculer, le jade de ses yeux étincelant de douceur : — Va te coucher, Estrée. Demain sera la plus rude des journées… Attends… une chose, à mon tour. Sois patiente avec moi. Tu l’as compris, Je suis incapable de songer à autre chose qu’à vous sortir d’ici. Alors ce que tu viens de me dire, je le range de côté. Je ne peux te faire aucune promesse, mais si nous survivons, je te promets que nous en reparlerons. * Faith savait où était posté Cellendhyll. Elle avait vu Estrée partir dans cette direction. Elle avait compté les minutes jusqu’à ce que la jeune femme revienne. Cet air sur son visage. Cette démarche. Faith l’avait aussitôt haïe pour cette joie affichée. Estrée ne perçut apparemment rien de sa réaction. Trop enfouie dans son rêve, elle s’était allongée à côté de Khorn. Dreylen était de garde, à l’opposé de l’Adhan. Faith pourrait le rejoindre furtivement et trouver le réconfort dans ses bras. Non, Dreylen n’était somme toute qu’un trop faible exutoire en regard de son attirance pour Cellendhyll. La guerrière digérait mal la mort de Lhaër et de Bodvar, c’était comme si elle avait perdu une part de sa famille. Et voilà que sa rivale, rien de moins que l’héritière d’Eodh, se mettait en tête de conquérir l’homme de son cœur. Faith avait assez pleuré les nuits précédentes. Elle trouva le sommeil en songeant au combat qui ne manquerait pas de les attendre le lendemain. Leur dernier combat sur ce monde, qu’elle qu’en soit l’issue. Ce soir-là, Melfarak vérifia ses flèches une à une. Il ne lui restait plus qu’un seul carquois. Il espérait que cela suffirait. Dreylen aiguisa soigneusement ses lames, le regard fixe, figé sur Cellendhyll. Après avoir partagé un morceau de chique – malgré ses récriminations affichées, Khorn avait fini par succomber au vice de son compagnon –, Élias et le guerrier noir s’allongèrent, eux aussi plongés dans ces heures particulières qui précédaient la bataille. Ils n’avaient pas envie de songer à autre chose car c’était là leur mode de vie. Leur destin. Chapitre 46 Le dernier parcours s’était fait en rampant, en osant à peine respirer. Une reptation lente, interrompue à deux reprises par les va-et-vient des Sang-Pitié. Ils avaient néanmoins atteint la base de la montagne, sains et saufs. Sans éveiller l’attention des patrouilles arikaries, sans livrer la moindre escarmouche. — Le cœur nodal est entre les deux pics, si je me souviens bien. Il y a une sorte de plateau intermédiaire, indiqua Maurice, qui retomba aussitôt après cette assertion dans son dialogue intérieur. Tous leurs sens aux aguets, ils gravirent une piste encadrée de conifères. Un peu plus d’une heure plus tard, ils arrivaient au terme de leur voyage, un plateau de granit encadré de petits arbustes. La piste se poursuivait de l’autre côté, divisée en deux lacets distincts, montant vers chaque sommet. Entre les deux, béait le ciel vide. Inutile de se servir de sa boussole magique. Cellendhyll savait qu’il était arrivé. Le cœur nodal était là, au milieu du plateau, invisible mais palpable, vibrant d’énergie assoupie. — Élias, tu vas redescendre vérifier que les Arikaris ne sont pas sur nos traces. Sois prudent. Au moindre danger, tu remontes. Si dans trente minutes, tu n’as rien repéré, tu reviens. Le petit homme opina. Après avoir échangé un clin d’œil complice avec Khorn, il s’engagea dans la pente. — Faith, va vérifier les hauteurs, le pic de gauche. Dreylen, celui de droite… Soyez prudents, tous les deux. Khorn, Melfarak, vous surveillez la pente… Maurice s’installa à l’écart des autres, comme à son habitude. Estrée s’assit en tailleur sur la roche. Cellendhyll sortit son anneau. Il le sentit se réchauffer dans sa paume, graduellement, signe que l’artefact était relié au point nodal et qu’il se rechargeait. Toutefois, il faudrait attendre une bonne heure pour que l’anneau soit gorgé d’énergie, avant de pouvoir s’en servir à invoquer le portail de retour. Ce genre d’artefact permettait à un non-pratiquant des Arts Étranges d’invoquer un portail à destination programmée. Il offrait à l’Ange un moyen sûr et rapide de se téléporter sur le plan du Chaos mais n’importe qui d’autre pouvait s’en servir à sa place, à partir du moment où il connaissait le mot de pouvoir indispensable pour activer la création du portail. Dreylen et Faith finirent par redescendre, annonçant que les hauteurs semblaient désertes. En revanche, Élias ne revenait pas, alors qu’il aurait dû être rentré depuis un bon quart d’heure. Ce n’était pas bon signe. Il était hors de question pour Cellendhyll de l’abandonner. D’un autre côté, il lui fallait gérer l’ouverture du portail. L’anneau n’était pas encore rechargé. Conscient du dilemme auquel l’Ange était confronté, Dreylen proposa : — Si vous voulez, je peux m’occuper du portail, commandant. Cela vous laissera les mains libres. Ne vous inquiétez pas, je connais le processus. — Bonne idée, Dreylen. — Bah, rétorqua ce dernier. Je vois bien que vous brûlez d’aller voir ce que fait Élias. L’Adhan lui tendit son anneau. — Le mot d’invocation est : « Nirwanenn ». — Un joli mot, lui sourit Dreylen. — Restez sur vos gardes, intima alors l’Adhan. Je vais chercher Élias. Cellendhyll redescendait la pente à petites foulées. Aucun bruit pour l’alerter, et pourtant, l’angoisse lui nouait la gorge. Environ à mi-pente, il finit par trouver Élias. Le petit homme était allongé en travers de la piste, au milieu de trois Sang-Pitié abattus. Il avait une large plaie au ventre, qu’il cachait de ses mains, le teint blafard, le regard prive de forces. Regard qui s’éclaircit en reconnaissant Cellendhyll. — Ils m’ont surpris, commandant, mais j’ai réussi à les avoir, parvint-il à articuler. — Tiens le coup, Élias, tu vas t’en sortir. Nous allons pouvoir rentrer. L’Adhan le souleva avec toute la douceur dont il était capable et le cala dans ses bras. Le Spectre gémit. Un masque de dureté mêlée d’inquiétude plaqué sur le visage, Cellendhyll entreprit la remontée. Dreylen constata que l’anneau était rechargé. Il regarda autour de lui. Ses camarades montaient la garde. Estrée avait fini par s’assoupir. Maurice était allongé dos contre le sol, les bras en croix, il comptait les nuages d’une voix distraite. Faith croisa le regard du Spectre. Elle lui adressa un sourire. Ils avaient enfin le salut à portée de main. Dreylen lui répondit d’une expression curieuse, mélange de remords et d’ironie. La jeune femme secoua la tête, sans comprendre, avant de reporter son attention sur la pente. Tout en vérifiant que personne ne le regardait plus, le guerrier aux cheveux décolorés glissa vivement la main qui tenait l’anneau dans son pourpoint. Il la ressortit avec la même vivacité. — Je vais invoquer. Restez concentrés sur la pente, on ne sait jamais. Dreylen avait refermé sa senestre sur l’anneau. L’artefact était brûlant dans sa paume. Le Spectre fit le vide dans son esprit. Et murmura le mot d’invocation. Tout d’abord, il ne se passa rien. Les Spectres échangèrent un regard inquiet. Puis l’air se troubla au milieu du plateau, comme chauffé à blanc. Une vague d’énergie pure, brûlant d’un feu blanc, se mit à miroiter, gagnant en force, se densifiant pour former un arc de cercle vertical, traversé d’un voile opaque. Les couleurs du Chaos s’affichaient, chassant le blanc de leurs mauves et de leurs violets. Maurice sortit subitement de sa transe : — Ce n’est pas « Nirwanenn » que vous avez prononcé, Dreylen. Faith se retourna brusquement sur le guerrier, suspicieuse : — Qu’as-tu fait ? Dreylen se rua sur elle, faisant preuve d’une célérité jusque-là insoupçonnée. Avant qu’elle n’ait pu esquisser un geste, il l’étourdit en la frappant du manche de son poignard puis la colla contre lui, se servant d’elle comme d’un bouclier devant Khorn et Melfarak. — Dreylen, tu es fou ? s’écria l’archer qui le tenait en joue de son arc. — Lâche-la, Drey’, gronda Khorn. — Ne bougez pas, ou je l’égorge… Nous allons attendre bien sagement que le portail s’ouvre. Estrée se tenait dans le dos du Spectre. Elle se rapprocha de lui en rampant, furtive. Sans se retourner, Dreylen s’exclama : — Reculez, Estrée, je sais que vous êtes là. Je sais également que la menace de tuer Faith ne vous arrêtera pas. Mais sachez que tout ceci n’a rien à voir avec vous. Songez plutôt à cela : ce portail que j’ai créé mène au Chaos, et je vous garantis que vous pourrez l’emprunter en toute sécurité pour rentrer chez vous. — Qu’est-ce qui me pousserait à vous faire confiance ? Tout en surveillant Khorn et Melfarak, qui n’osaient bouger, Dreylen rétorqua : — Vous êtes la Fille du Chaos, l’Héritière d’Eodh. Si vous me laissez en paix, je ne me risquerais pas à vous faire du mal, pas plus que ceux qui vont apparaître par ce portail, et d’ailleurs vous les connaissez. Alors soyez intelligente, allez vous ranger sagement avec les autres, s’il vous plaît, et vous aussi, Maurice, je vous assure qu’il ne vous sera fait aucun mal. Tenez-vous tranquille, vous autres, et tout ira bien. Quelque chose dans la voix du guerrier fit hésiter la jeune femme, une assurance et une autorité nouvelles. Le temps qu’elle se décide, il était trop tard. La structure du portail venait de se stabiliser. Le voile d’opacité se déchira, dévoilant une large pièce aux murs de pierre. Rosh Melfynn, le commandant Sequin et une douzaine de guerriers s’encadrèrent dans l’ouverture. Portant barbes ou moustaches, les guerriers avaient le crâne rasé surmonté d’un tatouage reproduisant un losange vert traversé d’une épée. Le rouquin avisa la situation avant de s’exclamer à l’intention de Dreylen : — Bien joué, mon gars ! Estrée dévisagea le fils Melfynn : — Rosh ? Que fais-tu là ? Elle avança vers lui, sans plus se soucier de Faith ou de Dreylen. À l’insu de la jeune femme, le rouquin passa la main dans son dos pour esquisser un geste précis. L’un de ses guerriers pointa son arbalète sur elle, visa et tira. Le carreau qu’il venait de projeter était terminé non pas d’une pointe mais d’une épaisse boule de cuir. Atteinte à la tempe, Estrée s’effondra, assommée. Chapitre 47 Toujours chargé d’Élias, Cellendhyll courait, à présent, aussi vite qu’il le pouvait, talonné par six Sang-Pitié. Élias ballottait entre ses bras mais il n’avait pas le choix. Il devait continuer. Quelques mètres plus tard, Élias poussa un gémissement rauque. Son corps eut un sursaut, et se figea dans un dernier spasme. Il venait de s’éteindre. L’Ange du Chaos hurla, de chagrin et de rage. Il lâcha Élias et se retourna, tout en dégainant ses lames. Dans le même élan, il se jeta au milieu des Arikaris. L’intensité du hurlement de Cellendhyll, venu de la pente, figea les protagonistes qui se trouvaient sur le plateau. Faith reprit brutalement conscience. Elle se redressa, frappant Dreylen d’un coup de tête sous le menton. Ce dernier la relâcha et elle plongea hors de portée. La flèche de Melfarak volait sur lui. Dreylen se laissa tomber sur le côté, passa la main derrière sa nuque, avant de fouetter l’air en lançant sa dague en direction de l’archer. Il accueillit sa chute d’une roulade, lança une seconde dague, cette fois sur Khorn qui chargeait dans sa direction. Il pivota sur la jambe gauche, les bras écartés pour s’équilibrer et contra l’assaut tenté par Faith d’un fouetté du pied droit vers le haut. Atteinte en pleine tête, la guerrière percuta le sol et tomba inanimée. Melfarak laissa tomber son arc, baissa les yeux pour regarder la dague plantée jusqu’à la garde dans sa poitrine. Il adressa un regard de reproche à Dreylen et s’écroula de tout son long, face en avant. Khorn avait in extremis évité la lame que lui destinait le guerrier aux cheveux décolorés. Sa hache déchira l’air, prête à découper son adversaire. Dreylen leva vivement les mains et les claqua, arrêtant la lame en plein vol. Un geste d’une telle adresse arracha des exclamations à Rosh et à ses guerriers. Khorn essaya de dégager sa hache, tous ses muscles bandés, mais Dreylen emprisonnait son arme, lui opposant une étreinte impossible à briser. — Lâche ton arme, Khorn, et rends-toi. Tu auras la vie sauve, ce combat n’est pas nécessaire. Entouré de ses adversaires, Cellendhyll avança d’un pas. Tout en se baissant, d’un geste sec du poignet, il inversa la prise de sa dague sombre, passant en garde inversée. Il laissa passer la hache du premier Sang-Pitié au-dessus de sa tête, il se redressa en remontant sa lame en diagonale. La lame noire éventra le guerrier du pubis au menton, prélevant sa vie et son essence. Cellendhyll poursuivit son mouvement d’une parade à hauteur de son visage, son poignard interposé tinta contre le métal d’une hachette. Il rabaissa l’arme ennemie, frappa de sa Belle, d’un revers en travers du visage. Un coup de pied arrière pour repousser un nouvel adversaire. Il sauta à la verticale, ramenant ses jambes sous lui pour échapper à un revers de taille latéral. Il détendit une jambe au passage, brisant le nez de son assaillant, se retourna en l’air, pour retomber face contre le sol, en appui sur les mains. Il enchaîna d’une roulade avant, échappant à la masse ennemie. Un redressement, une volte. Son poignard rengainé. Une dague de jet filant dans la bouche du guerrier au visage lacéré, la seconde dans l’entrejambe du suivant. Cellendhyll fit un bond en avant, feinte à gauche, esquive à droite, il se baissa pour trancher l’arrière du genou du guerrier au nez cassé, le poignarda au foie dans le mouvement suivant. Un autre le chargeait, lancé dans une attaque haute. Cellendhyll lui brisa le genou d’un fouetté latéral du pied, lui coinça la tête entre son bras et sa hanche, et serra, tout en imprimant un mouvement saccadé. Le guerrier arikari s’affala, la nuque brisée. Ne restait qu’un seul ennemi. L’homme raffermit sa prise sur le manche de sa hache et s’élança sur Cellendhyll. Ce dernier rengaina sa dague, fléchit les jambes et attendit la charge. L’autre arrivait sur lui à pleine allure, sa hache brandie derrière la tête, prête à fendre. L’Ange patientait toujours, figé dans une immobilité, un équilibre parfaits. Le Sang-Pitié scandait un murmure haché. Plus que deux pas d’écart. Cellendhyll lisait l’envie de meurtre, de revanche, dans les yeux injectés de sang de l’Arikari. Il patienta encore, le temps d’un battement de paupière. Lorsque le pied gauche de son opposant – son pied d’appui – décolla du sol pour achever une nouvelle foulée, il bondit sur lui. Le minutage de l’Adhan se révéla parfait. Le pied en l’air, le Sang-Pitié ne pouvait plus ni stopper son assaut ni en changer la trajectoire. Cellendhyll le crocheta sous le genou, au niveau du cou, et le décolla du sol, pour le laisser retomber lourdement en arrière. Le Sang-Pitié se retrouva dos à terre, les bras en croix, le souffle coupé. Toujours en mouvement, l’Ange quitta le sol à son tour, planant un court instant, tout en dégainant sa dague qu’il empoigna à deux mains. Il retomba de tout son long sur l’Arikari, le poinçonnant en plein cœur, de toute sa puissance, de toute la longueur de sa lame. Celle-ci en rougeoya de plaisir. À peine l’assaut terminé, Cellendhyll récupéra le corps d’Élias. Il ferma ses yeux sans vie tout en murmurant : — Désolé, Élias. Désolé de t’avoir mené ici. J’aurais voulu te sauver. Le cœur lourd, déchiré, il hissa la dépouille sur son épaule et reprit sa course vers le plateau, sans même prendre la peine de récupérer ses dagues de jet. Du bas de la montagne, les cors des Sang-Pitié reprirent leurs chants criards, faisant résonner l’hallali. Troghöl était là, avec sa troupe. — Sale traître ! cracha Khorn. Les deux guerriers étaient figés dans la même posture. Immobiles, leurs muscles bandés à rompre. — Lâche ton arme, Khorn. Je ne désire pas te tuer, c’est vous qui m’avez obligé à me défendre. — Tu as trahi le commandant, Dreylen. Je ne peux te laisser faire. — Lâche cette arme et je te promets la vie sauve. Khorn hésita, l’espace d’un instant, avant de se décider, les traits déterminés. Il inspira, prêt à donner toute sa force pour arracher sa hache à l’étreinte de Dreylen avant de lui fracasser le crâne. Le traître le prit de court. Il lâcha l’arme sans crier gare. Déséquilibré, Khorn fit un pas en arrière, ramenant la hache au-dessus de sa tête. Dreylen avança sur lui en même temps, comme s’il avait deviné ses gestes, et détourna l’arme vers le sol, tout en frappant le guerrier noir d’un revers de la paume en pleine trachée. Khorn étouffa. Dreylen fit un pas de côté pour reprendre de l’élan, il sortit une dague de sa manche et la plongea dans le cœur du guerrier noir. Ce dernier s’effondra. Cellendhyll arrivait en courant sur le plateau, précédant le mugissement des troupes Sang-Pitié. Juste à temps pour voir le dénouement opposant Khorn à Dreylen. Pour aviser le cadavre de Melfarak jonchant le sol, la présence de Rosh Melfynn, de Sequin, sur le seuil du téléporteur. D’Estrée et de Faith, évanouies, emmenées dans les bras de deux guerriers au crâne tatoué de vert, de Maurice, escorté solidement par deux autres. La dépouille d’Élias tomba de ses bras. Il sut. Son instinct, forgé par le danger, par les enseignements du Chaos le lui hurla sans doute possible. Dreylen. C’était lui qui avait assassiné Khémal et non un Arikari. C’était lui qui avait tué Melfarak et Khorn. Lui qui s’était lié avec Rosh Melfynn. C’était lui le traître. — Dreylen ! hurla Cellendhyll. Il aurait pu ne pas l’avertir, mais il voulait confronter l’homme, l’espace d’une seconde, avant de le tuer. Le guerrier aux cheveux décolorés était à l’arrière des autres, à la suite de ses comparses, il s’apprêtait à rejoindre le portail et le franchir. Il se retourna sur le cri de l’Adhan. Immédiatement concerné par la promesse de mort que lui signifiait l’Ange, à travers le feu de son regard de jade, à travers, surtout, la dague en méthalion qui filait droit sur son cœur. Faisant preuve d’une vitesse d’exécution que, jusqu’à la mort provoquée de Khorn, il avait tenue secrète, Dreylen n’eut que le temps de se baisser. La dague l’atteignit au creux de l’épaule. Le guerrier fléchit sous l’impact mais ne tomba pas. Il retrouva son aplomb, fixant l’Ange, sans paraître se soucier de la lame qui sortait sa chair. — Ne bouge plus, Cellendhyll ! hurla Rosh, en désignant Faith, évanouie, maintenue par l’un de ses guerriers hamachiis sur le seuil du portail, une dague pointée sur sa gorge. Un signe de ma part et ton amie subit le même sort que les autres. Cellendhyll se figea. Rosh lâcha un rire rauque : — Cette vengeance, je l’attendais depuis si longtemps, de Cortavar. Je rêve ta mort chaque jour et, chaque nuit, j’ajoute un nouveau supplice à ton traitement ! — Va t’empaler sur une lame rouillée, Rosh, je n’ai rien d’autre à te dire. Les cors des Sang-Pitié résonnèrent une fois encore, plus proches. — Il est temps de partir, déclara Dreylen. Désolé pour les Spectres, Cellendhyll… Crois-le ou non, mais je n’avais rien contre vous. Rien de personnel, au fond, c’était juste un contrat. — Oh si, c’est très personnel, Dreylen ! grinça l’Ange. Tu as trahi tes compagnons et moi-même. — Je comprends ta réaction. Mais tu n’auras jamais l’occasion de te venger. Je te laisse. Moi, j’ai assez tué comme ça pour le moment. — Vas-y Sequin, glapit Rosh. Fais-toi plaisir, fais-nous plaisir. Élimine-le une fois pour toutes ! Sequin ajusta son tir, son doigt était crispé sur la gâchette de son arbalète. Il savourait ce moment, illuminé d’une joie sadique. Un hululement soudain. Les Sang-Pitié arrivaient sur le plateau, en force. Rosh prit peur et agrippa Sequin par le bras, suspendant le tir, l’obligeant à rentrer avec lui. Sequin ricana, se détournant le temps de cracher en direction de l’Ange, avant de s’engager enfin dans le portail. Ce dernier se mit à clignoter, le rouquin avait activé son renvoi. Cellendhyll emporta la vision de Rosh, Sequin et Dreylen disparaissant derrière le seuil. Au moment où le portail allait se refermer, Sequin fut bousculé par une silhouette, qui bondit à travers le peu d’ouverture restante, boulant sur le sol dans une chute désordonnée. Maurice. Ce dernier se redressa tant bien que mal, adressant un sourire contrit à l’Adhan avant de venir de se ranger à ses côtés. Il n’était plus temps de parler. Les Sang-Pitié étaient là, Troghöl à leur tête, sanglé de cuir noir. L’Ange dégaina sa dague noire et son poignard dentelé. Il avait utilisé toutes ses boules de fumée et de lumière et n’avait plus que ces deux seules armes pour venir à bout de ses ennemis. Il se retourna sur eux, prêt à les affronter. Chapitre 48 Plan-Maître du Chaos. Le portail se refermait en crépitant sur une vaste salle de pierre vide, impersonnelle. L’endroit, aux origines inconnues, était soutenu par d’épais piliers. Au fond, une volée de marches montait en s’enroulant. — Hé bien, mon mignon, ricana Rosh, le moins que l’on puisse dire, c’est que tu bouges vite. Dreylen ne répondit rien. Il arracha la dague bleutée de son épaule, avant de l’essuyer et de la ranger précieusement, puis de déchirer un pan de sa tunique pour étancher la blessure. Tout en œuvrant, son attention était dirigée sur Faith. Cette dernière recouvrait ses esprits. La jeune femme leva la tête, constatant au passage que ses armes lui avaient été confisquées. Dreylen et Rosh Melfynn la regardaient, le premier avec indifférence, le second avec convoitise. Quant à Sequin, l’air cruel qu’il affichait ouvertement le rendait plus effrayant encore. Les guerriers aux crânes rasés, vêtus de cuir moulant, armés de rapières et de dagues, formaient un arc de cercle derrière elle. Faith avisa la silhouette d’Estrée, toujours évanouie, qui avait été déposée à l’écart, gardée par trois Hamachiis. La guerrière revint sur Dreylen. Comment ai-je pu le trouver séduisant ? — Qu’est-il arrivé au commandant ? L’homme haussa les épaules : — Il est resté sur Valkyr avec les Sang-Pitié. Le regard de Faith se troubla, l’espace d’un instant, avant de redevenir net. — Qui es-tu vraiment ? jeta-t-elle à Dreylen. Qui sers-tu ? Avec ce que nous avons partagé tous ensemble, comment as-tu pu nous trahir de la sorte ? Dreylen se pencha sur elle et lui jeta : — J’ai fait ce que j’avais à faire ! Tu croyais quoi ? Tu es bonne au lit, meilleure que la plupart, c’est vrai. Et alors ? Cela ne te donne aucun droit sur moi. À présent, tu ne me sers plus à rien. — C’est toi qui as tué Khémal, n’est-ce pas ? — Oui, nous nous sommes connus dans le passé et je ne pouvais prendre le risque de le laisser parler à mon sujet. Je sais que tu ne me croiras pas, mais je n’en voulais directement à aucun de vous, j’ai même passé du bon temps en votre compagnie. Mais j’avais une mission à mener et je remplis toujours mes contrats. Faith se redressa lentement. Les Hamachiis se tendirent mais d’un geste, Rosh les fît se figer. Il savourait l’échange, d’autant plus qu’il tenait désormais Faith en son pouvoir. — Que vas-tu faire de moi, à présent que tous les autres sont morts ? continua la jeune femme. Par ta faute ! — Je pourrais t’éliminer à l’instant, si je voulais, c’est aussi facile pour moi que de claquer des doigts. Mais comme je l’ai dit au commandant, j’estime avoir assez tué pour aujourd’hui. Pour toute réponse, elle lui cracha au visage. Il essuya lentement le jet de salive avant de lui faire éclater la lèvre d’un revers de la main. Faith s’écroula, la bouche en sang. Les Hamachiis s’esclaffèrent. Dreylen se tourna vers Rosh : — Paie-moi le prix convenu. Le rouquin fouilla dans son pourpoint, avant de tendre une bourse rebondie à son interlocuteur. — Tiens, mon gars, tu as fait du bon boulot, je dois dire. Dreylen vérifia son dû et empocha l’or, les traits impassibles, sans se soucier que Faith le dévisageât avec un mélange de colère et de dégoût. — Je ne suis pas ton gars. — Hé, j’essayais juste d’être aimable, mais si tu préfères je peux durcir le ton ! se hérissa le Melfynn. Avant que Sequin n’ait pu réagir, Dreylen se colla contre le rouquin qu’il dominait de la tête et des épaules. La pointe de sa dague se posa sur la gorge du Melfynn. — Inutile de compter sur tes hommes pour te protéger. Tu as pu constater à quel point j’étais rapide. Je vois que tu as besoin d’une petite mise au point, alors écoute bien : pas de grands airs avec moi. Il me suffit d’un regard pour te cerner. Tu n’es qu’un méprisable individu, cela ne fait aucun doute, et comme tel je te méprise. Mais je vais l’aire un effort pour te supporter car certains intérêts nous lient, à mon grand regret. Ces intérêts, au passage, te dépassent largement, Melfynn. Tu n’es qu’un intermédiaire entre moi et les maîtres, rien d’autre. Personne ne doit mentionner mon existence, c’est clair ? Sinon, je te tiendrais immédiatement pour responsable. Je te retrouverai, je te trancherai la langue, les mains et les pieds, et je te lâcherai dans la pire cité des Territoires-Francs. La bouche du rouquin avait retrouvé son pli maussade. Il balbutia : — Selon nos accords, Faith est à moi. — Je te la laisse, comme convenu. Fais-en ce que bon te semble, peu m’importe, tant qu’elle ne se trouve pas en position de témoigner de quoi que ce soit. Tu verras, c’est une vraie catin, vicieuse à souhait. Une dernière chose… Les Spectres étaient mes amis. J’ai partagé avec eux plus que tu ne saurais imaginer. Et je les ai tués, sans éprouver le moindre remord… alors accords ou pas, je n’hésiterai pas une seconde à exécuter mes menaces. Ne l’oublie jamais ! Compris, rouquin ? Rosh déglutit puis opina. Dreylen le repoussa, sa dague rengainée en un clin d’œil. Il lança un dernier regard à Faith. Assise au milieu des guerriers au crâne rasé, elle détourna ses yeux de lui, glacée de mépris. Dreylen ricana une dernière fois. Il tourna le dos à son auditoire et se dirigea vers le fond de la pièce. Sequin interpella Rosh d’un regard interrogateur. Le Melfynn lui fit un signe de dénégation. Il avait détesté le discours de Dreylen, et ses manières, et s’il l’avait pu, il aurait volontiers émasculé l’homme. Mais il était bien trop impressionné par le magnétisme soudain dévoilé par celui qui se nommait Dreylen, propre à le terroriser… Il n’était pas de taille à venir à bout du guerrier, même avec l’aide de ses hommes. Sequin, peut-être, en le prenant en traître… Et même si la chose avait été possible, Rosh avait de toute façon reçu des instructions, précises et sans appel, venues d’une source qu’il était hors de question de défier. L’homme qui l’avait ainsi menacé était intouchable. L’écho des pas de Dreylen gravissant l’escalier s’amenuisait. L’héritière se mit à remuer. Elle se réveillait. Rosh se campa devant elle. Elle était encore plus belle que dans son souvenir. Estrée engloba la salle et ses occupants d’un regard. Elle lâcha d’une voix impérieuse : — Que fais-tu là ? Que s’est-il passé ? Où est Cellendhyll ? — Je n’ai pas de compte à te rendre. Mais sache que je n’ai rien tenté contre Cellendhyll, mentit Rosh. Je ne l’aime pas mais je n’aurais pas été jusqu’à lui nuire directement. Les Sang-Pitié l’ont attrapé avant qu’il ait eu le temps de franchir le portail. Au fond, je n’ai pas grand-chose à voir dans ce qui est arrivé aux Spectres. Je n’ai fait que servir d’intermédiaire, rien de plus. On pourrait même dire que mon portail t’a sauvé la vie, alors ne dirige pas ta colère contre moi. De toute manière, Estrée, tu n’as pas les mains très propres, toi non plus, tu es donc bien mal placée pour me faire des reproches. D’après ce que j’ai compris, tu étais à Mhalemort, est-ce que je te demande ce que tu faisais là-bas ? Non, alors occupe-toi de tes affaires. — Que veux-tu de moi ? — Rien, figure-toi. Tu devrais t’estimer satisfaite, ta vie n’est plus menacée, tu es libre de rentrer chez toi. Mais tu vas oublier ce qui vient de se passer… En fait, tu n’as jamais été sur Valkyr. Pour ma part, je ne parlerai à personne et surtout pas à ta famille de ta présence dans la citadelle du Père de la Douleur, et je continue de garder notre petit secret bien au chand. Estrée ignorait ce qui s’était exactement passé et elle savait que Rosh ne lui dirait rien. Elle se retrouvait muselée. Raconter sa participation à l’aventure sur Valkyr revenait à avouer à sa famille qu’elle se trouvait à Malhemort. Cela, elle ne pouvait se le permettre. En fait, même sans le double chantage de Rosh Melfynn, elle ne parlerait ni à son père, ni à son frère. Elle désigna Faith du menton. — Que lui réserves-tu ? — Elle m’a fait un affront, elle va le payer. Mais cela ne te regarde en rien, Fille d’Eodh. Ne te mets pas en travers de mon chemin. — Ne me donnes pas d’ordres, Rosh. Je me moque du sort de Faith. Fais d’elle ce que tu veux. L’héritière n’éprouvait aucune sympathie pour la guerrière qui ne représentait rien d’autre pour elle qu’une rivale potentielle. Mieux valait utiliser Rosh pour s’en débarrasser que de se salir les mains. Du reste, l’aurait-elle voulu, elle n’aurait rien pu faire face à tant d’adversaires potentiels pour sauver la jeune femme. — ParFait. Alors je ne te retiens pas. — Tu oublies une chose, Rosh Melfynn. Règle-la et je m’en irai. — Laquelle ? — L’un de tes hommes a tiré sur moi. Je veux sa tête. — Hein ? protesta l’incriminé. — Quoi ? éructa Rosh. Estrée posa ses mains sur les hanches, fronça les sourcils : — Dois-je te rappeler que je suis l’Héritière d’Eodh ? On me doit des égards. Or par la faute d’un de tes hommes, j’ai subi un affront direct, une agression impardonnable, et je demande réparation. Tu fais le nécessaire ou nos accords sont annulés, et peu importent les conséquences ! Rosh avait appris à connaître la jeune femme. Elle ne bluffait pas. Il n’hésita pas longtemps. Tout en souriant largement au garde – qui n’avait fait qu’exécuter ses ordres – il fit un signe à Sequin. Ce dernier se rapprocha du guerrier hamachii en deux bonds et le poignarda au creux des reins. L’homme s’effondra, mort. — Voilà, tu es satisfaite ? grinça le rouquin. — Oui. À présent, je veux rentrer. Non, je ne suis pas satisfaite ! s’écria-t-elle dans le secret de son esprit troublé. Tu as abandonné Cellendhyll à la mort, ignoble porc ! Et je n’ai rien pu faire pour le sauver. — Au fond de la salle, il y a un escalier. Il mène à un téléporteur qui te transportera directement à la forteresse du Chaos. Estrée lâcha d’une voix réfrigérante : — J’ai encore moins envie qu’avant de te fréquenter, Rosh Melfynn. À l’avenir, garde-toi bien de m’approcher. Sur ces mots, elle partit par le même chemin que Dreylen quelques instants plus tôt. * Rosh inspira fortement, puis expira. Cela faisait deux entretiens dont il se serait bien passé. Mais c’en était fini des choses déplaisantes. Il laissa son regard devenu gourmand s’appesantir sur la Spectre. — C’est donc toi, Faith. Tu sais que tu nous as donnés du fil à retordre ? La guerrière, au départ focalisée sur Dreylen, le regarda vraiment pour la première fois. Elle ne put s’empêcher de tressaillir : — Je vous reconnais… — Oui, ma douce ! susurra-t-il. Il se pencha sur elle et murmura pour ses seules oreilles : — Tu viens d’ailleurs de te trahir. Encore que cela n’aurait rien changé car j’ai fait disparaître tous ceux qui ont servi avec toi, le soir où j’ai fait tuer Érimas, premier fils de la Maison de Garthe ! Il se redressa et poursuivit à voix haute : — Mais je ne vais pas te faire subir le même sort. Tu es bien trop attrayante pour ça ! Je te réserve un destin nettement plus agréable… Sequin se mit à rire, imité par les Hamachiis. Avisant leurs regards luisants de malveillance lubrique, Faith frissonna. Chapitre 49 Estrée venait d’arriver dans ses appartements de la citadelle du Chaos. Elle se sentait déphasée. Le retour de la jeune femme n’avait pas été annoncé. Ses allées et venues, d’ailleurs, ne regardaient personne, quoi qu’en dise son frère Morion. Composés de six vastes pièces, les lieux étaient impeccables ; l’héritière du Chaos détestait le désordre. Teintes sombres, épais tapis, canapés de cuir, mobilier d’avant-garde, tels étaient ses goûts. En dépit de son séjour sur Valkyr et de la faim qu’elle avait endurée, elle n’avait aucun appétit, son ventre tordu par l’angoisse. Elle se dévêtit tout en se dirigeant vers la salle des bains, laissant ses vêtements lacérés joncher le sol. Je dois brouiller les pistes. Personne ne doit savoir que j’étais à Mhalemort. Surtout pas Morion. Voyons, le commando Spectre n’est plus un risque, à présent, et je doute que Faith survive longtemps aux attentions de Rosh. Restaient Leprín et le Père de la Douleur, dans le cas où le Légat réussisse à survivre. Comment expliquer aux Ténèbres son implication dans l’évasion de Khémal ? Elle n’avait pas eu le choix, voilà tout. Cellendhyll la tenait prisonnière, soupçonneux à son égard, envisageant de la livrer au Chaos. Voilà ce qu’elle avancerait pour sa défense. Elle laissa les jets puissants laver son corps de la saleté de Valkyr, dénouer ses muscles fatigués. Son esprit de nouveau focalisé sur l’homme de son cœur. Cellendhyll était-il vivant ? Allait-il s’en sortir ? Morion pourrait peut-être faire quelque chose mais je ne peux lui en parler sans évoquer ma présence à Mhalemort. Oh Cellendhyll, pardonne-moi. Je ne peux pas t’aider, je n’ai aucun moyen de retourner sur Valkyr. Si seulement je pouvais. Elle s’assit devant sa coiffeuse, le temps de peigner et recoiffer la longue chevelure de jais, de nouveau soyeuse. Elle contempla son reflet dans le miroir qui ornait le meuble. Sa joue ornée de cette cicatrice. Elle l’effleura délicatement. Cellendhyll, tu dois te battre pour vivre, pour me retrouver. Sans toi… Elle loucha sur le tiroir où elle rangeait ses drogues. Non. Je n’ai plus besoin de bleue-songe. Je sais à présent que j’en suis libérée, grâce à toi, Lhaër. Si tu savais comme tu me manques, comme j’ai besoin de ton appui. Mais son amie n’était plus là. Du vin. Cela suffira amplement pour m’aider à passer la nuit. Emmitouflée dans un épais peignoir lavande, un verre des coteaux de Belgance à la main, elle tourna en rond toute la soirée dans ses appartements. Ses pensées s’entrechoquaient, chargées d’émotions intenses, mais toutes revenaient au même point : il n’était pas possible que Cellendhyll meure ! Après tout ce qu’ils venaient de vivre tous les deux, de partager, après la confession, le baiser, cela ne pouvait finir ainsi. Le sevrage de la bleue-songe lui avait fait retrouver toute sa force de caractère. Elle préférait croire, elle préférait l’espoir au désespoir. Il y avait déjà le deuil de Lhaër à supporter… Aussi, tant qu’elle n’aurait pas la preuve irréfutable de la mort de Cellendhyll entre les mains, elle refuserait de s’abandonner à ce désespoir. Non, l’homme de ses pensées, ce guerrier intraitable, intrépide, ne pouvait finir ainsi. Trahi de la sorte par Dreylen et Rosh. Elle ne voyait pour le moment aucun moyen de retrouver le guerrier aux cheveux décolorés. Le rouquin en revanche, c’était une autre affaire. Rosh Melfynn, crois-moi, tu ne vas pas t’en tirer ainsi. Je te laisse penser que tu vas t’en sortir, que je n’ai aucun grief envers toi. Mais tu vas payer pour ce que tu as fait à Cellendhyll. Car, même si elle n’avait aucune preuve, Estrée était certaine de l’implication du rouquin dans l’abandon tragique de l’Ange du Chaos sur Valkyr. C’était une solitaire. Ses affaires, elle les réglait elle-même, à sa propre manière. Sans compter le fait qu’en éliminant le Melfynn, elle cesserait d’être menacée par le chantage possible de ce dernier. Elle sombra dans un sommeil lourd, dans lequel un Cellendhyll fantomatique courait à travers une jungle monochrome, pourchassé, avant de se retrouver acculé et d’affronter un grand guerrier Sang-Pitié à la crête teinte en noir et au sourire cruel. Chapitre 50 Cellendhyll se tenait sur le plateau, dos à la falaise aux arêtes déchiquetées et battue par les vents. Il avait vu le portail se refermer, Maurice en jaillir au dernier moment, basculant sur le sol. Les Arikaris s’étaient déployés, l’Adhan se retrouvait cerné, adossé au vide. L’un d’eux s’avança au-devant des autres. Un Sang-Pitié à la puissante carrure, à la crête teinte en noir – la seule du clan. L’assurance extrême qui l’enveloppait semblait le renforcer telle l’armure d’un paladin. Troghöl, ce ne pouvait être que lui. Encerclé comme il l’était, Cellendhyll ne pouvait rien faire. La haine brillant dans ses pupilles, étirant sa bouche épaisse et large, Skärgash vint le délester de ses armes, sa dague sombre comprise. Cellendhyll ne résista pas. Il ressentit la perte de sa Belle de Mort comme une punition, il en perçut la rage extrême au moment où elle le quittait. Captive comme lui. Orpheline. Troghöl le dévisageait avec intérêt. Sa voix suave s’éleva sur le plateau : — Ainsi c’est toi, l’Adhan. Celui que le Père veut voir mort ! Celui qu’il craint plus que de raison, d’après ce que j’ai pu voir. — C’est moi, se contenta de répondre Cellendhyll. Personne ne paraissait s’intéresser à Maurice, à présent affalé aux pieds de l’Ange. — Je perçois en toi quelque chose de spécial, poursuivit le N’Dalloch. Qui es-tu donc pour effrayer ainsi le roi des Ténèbres ? Car il a bel et bien peur de toi et j’aimerais comprendre pourquoi. — Moi aussi, figure-toi, j’aimerais le savoir. Je ne suis qu’un guerrier. Rien d’autre. Et je n’ai aucun rapport avec le Roi-Sorcier. — Hum. Tu me plais, ce qui est rare. Tu n’as pas peur de moi. Tu ne me hais pas non plus. Curieux. Es-tu fou ? — Ai-je l’air d’un fou ? — Non. Et je dois te remercier, grâce à toi et aux tiens, la chasse à été passionnante. Elle restera dans les mémoires car nous la conterons de génération en génération. Tu nous as enrichis, l’Adhan, tu m’as bien diverti et tu as poussé mes hommes à donner le meilleur d’eux-mêmes pour te capturer. En éliminant les plus faibles d’entre nous, tu nous as rendus plus forts encore. En récompense, je te propose une fin honorable affronte-moi dans un duel à mains nues… Ce sera toujours mieux que de te faire torturer par mes hommes. — Si je te vaincs, répliqua l’homme aux cheveux d’argent nous laisseras-tu repartir sains et saufs, mon compagnon et moi ? Troghöl le contempla avant d’éclater de rire, suivi par l’ensemble de ses guerriers. — Tu n’as aucune chance de me vaincre. Mais je trouve ton idée si comique que j’accepte ta proposition. Si tu as le dessus, vous pourrez rentrer chez vous en parfaite santé. Vous entendez, mes Sangs ? Reculez- vous, laissez-nous du champ et, surtout, ne faites rien contre lui ! Le prince des Arikaris se dessaisit de ses lames, qu’il confia à Skärgash. Il se retourna vers l’Ange. — Tu es prêt ? Cellendhyll répondit d’un haussement d’épaules. — Attention, je vais frapper, prévint Troghöl. Feinte, feinte, feinte, le Sang-Pitié se déploya brusquement en direction de l’Ange, arqué sur ses jambes selon un angle impossible, effectuant sa ruse habituelle pour enchaîner en remontant sa dextre vers le visage de l’Adhan, floue de vitesse. Mais la pichenette qu’il destinait au nez de son adversaire fut détournée au dernier moment d’un violent revers de main. Troghöl recula, le regard allumé : — Aaah, mais c’est encore mieux que je ne l’espérais. Tout en le surveillant du coin de l’œil, il se détourna de Cellendhyll, le temps de s’exclamer : — Reculez-vous encore, mes Sangs, laissez-moi plus de place, et n’intervenez pas, c’est compris ? Ce guerrier venu d’ailleurs est pour moi et sa mort sera le chef-d’œuvre de la traque ! — Bien des tiens ont essayé de me tuer, au cours des années, révéla l’Ange du Chaos. Je les ai tous abattus. À l’exception d’un seul, l’un de vous autres Ténébreux, qui m’a donné son nez. — C’est donc toi qui as mutilé le Légat des Ténèbres ? ricana Troghöl. Oh, ça va être encore plus intéressant ! Cellendhyll ne dit plus rien. Inutile de pérorer. Il préférait se battre en silence. À l’exception du Père de la Douleur, le chef des Arikaris représentait son plus formidable adversaire jusqu’à ce jour – il le ressentait avec une vive acuité. Troghöl avança une seconde fois sur l’Ange, ses genoux fléchis. Il semblait glisser sur le sol, capable d’une agilité hors-norme. Cellendhyll n’avait d’autre choix que ce duel. La triple haie que formaient les Sang-Pitié autour de lui interdisait tout espoir de fuite. Maurice avait été tiré à l’écart. D’une bourrade, un Sang-Pitié lui avait fait tomber les genoux au sol. Deux autres s’étaient emparés de ses bras pour l’immobiliser, seul témoin innocent du duel qui se déroulait. Le combat débuta, équilibré en apparence. Les coups étaient portés de part et d’autre, avec une grande habileté, puis parés ou esquivés, avec au moins autant d’adresse. Cellendhyll avait plongé dans le zen. Mais le combat ne devint pas plus facile pour autant. Car Troghöl, bien qu’entouré de l’habituel halo orangé qui habillait les ennemis de Cellendhyll lorsqu’il était plongé dans le zen, se mouvait aussi vite que lui et se montrait aussi précis. Que se passe-t-il ? Le Sang-Pitié ne possède pas la marque d’un Initié pourtant. L’Ange s’en rendit vite compte, seule la transe bleutée lui permettait de résister, en dépit de ses talents. Quant à son cœur second, de jour, il ne lui était d’aucune utilité en l’absence de lune. Troghöl s’était transformé en vent furieux, il anticipait chaque mouvement de l’Ange, quel que soit le style de combat utilisé par ce dernier. Cellendhyll touchait mais sans causer de réels dommages. Chaque coup qu’il recevait en revanche, l’ébranlait jusqu’aux os. Le Sang-Pitié prenait grand plaisir à ce duel sans merci. Cela se voyait à ses traits, à sa manière de se replacer entre chaque assaut. Le N’Dalloch accentua ses attaques. Tout en frappant Cellendhyll au foie, il se baissa sur ses genoux, campé sur un angle improbable. Il prit appui sur ses avant-bras, qu’il avait plaqués sur le sol, et, dans un sursaut, se détendit vers le haut, relevant ses pieds joints pour les flanquer dans la figure de l’Adhan, qu’il étourdit. Troghöl se remit debout d’une torsion des reins, pivota sur lui-même, un genou plié, l’autre à la perpendiculaire de son corps. Son coup de pied retourné fut paré au dernier moment par les mains croisées de l’Ange, qui saisit la cheville de son adversaire et l’emprisonna dans un mouvement de torsion. Troghöl accompagna le mouvement et décolla du sol, parallèle à celui-ci. Son pied libre frappa Cellendhyll au visage et l’Adhan relâcha le pied du Sang-Pitié. Troghöl retomba sans heurt, aussi souple qu’il en avait l’habitude. Il feinta à droite se fendit à l’opposé, visa le menton de Cellendhyll de sa paume ouverte. Ce dernier esquiva du buste et riposta d’une manchette qui atteignit Troghöl au cou. Le Sang-Pitié accusa le choc, Cellendhyll voulut enchaîner d’un revers du coude mais le N’Dalloch le repoussa d’un coup de genou dans les côtes. Ils reprirent leurs distances. Les Sang-Pitié ne disaient plus rien, absorbés par l’affrontement. Troghöl passa la main sur son cou enflé et sourit : — Bien, bien. Tu es adroit. C’est bien. Il avança à nouveau, remuant les bras devant lui en mouvements horizontaux, les poignets souples. Cellendhyll adopta une posture défensive, de trois quarts, la jambe droite légèrement avancée, les mains ouvertes, les bras pliés à mi-hauteur. Troghöl était arrivé à portée. Il ouvrit les bras et entama son assaut d’un coup de pied sauté. Cellendhyll fit un pas de côté et se laissa tomber sur les talons. Il voulut balayer les jambes du Sang-Pitié mais celui-ci sauta hors de portée. L’Ange bondit sur lui. À peine au sol, Troghöl bascula en avant pour cogner Cellendhyll d’un coup de botte arrière au ventre. L’Ange recula, durement atteint. Il contra deux frappes successives de ses avant-bras, manqua un coup de coude, en reçut un sur la pommette, riposta d’un coup de tête au front ; ils se livraient sans retenue, portés par le rythme parfait. Pourtant, Troghöl continuait de se révéler un rien supérieur. Sa maîtrise des arts martiaux, son assurance, son charisme étaient tels que Cellendhyll se mit à douter, chose incroyable quelques mois auparavant. Ce qu’il avait fait vivre à tant d’adversaires, ce sentiment d’impuissance, il le découvrait à son tour et ce sentiment désunissait son rythme. Il n’était pas préparé à un tel combat, déconcentré par la mort des Spectres, la capture d’Estrée, de Faith, la trahison de Dreylen, la vilenie de Rosh, tous ces visages qui le hantaient, qui l’empêchaient d’atteindre le niveau d’excellence de son adversaire. Il avait beau faire du mieux possible, cela ne suffisait pas. Il n’était pas prêt ! — Je suis trop fort pour toi. Je suis le N’Dalloch, tu ne peux rien. Hautain, Troghöl recommença à se moquer de son adversaire. C’était là sa manière de combattre. Cellendhyll, d’ordinaire, ne se laissait pas déconcentrer par ce genre de moqueries ou de bravades. Mais là, c’était différent. L’Ange était surclassé. Cantonné à une position défensive de plus en plus hasardeuse. Il s’en rendait compte, son ego laminé, sans rien pouvoir faire pour éviter la défaite qui se profilait. C’était le combat de trop. Et Troghöl continuait d’avancer, de déjouer la résistance de Cellendhyll, de le frapper, tout en le raillant. — Tu es fini, l’Adhan, ricana-t-il. Et voilà pour te le prouver. Alors Troghöl gonfla sa poitrine et relâcha l’énergie qu’il avait progressivement accumulée durant le combat. L’énergie du Cri. Par les Six Chaos ! eut le temps de s’écrier intérieurement Cellendhyll. Il faisait face à un Adepte, le rang supérieur à celui d’Initié. Il avait déjà vu un tel pouvoir à l’œuvre, mais jamais il n’avait eu à en subir son intensité. Le Cri éclata dans sa conscience, la brisant en cent mille fragments, chassant toute pensée, toute réflexion. Il le vida de son énergie. L’Ange en perdit le zen avant d’en subir le contrecoup, toujours plus violent dès lors que la transe était brisée de l’extérieur et non pas librement quittée. C’en était trop. Affaibli brutalement, Cellendhyll était incapable de réagir. Un nouveau coup de pied retourné le percuta à la tempe, enchaîné d’un frappé de la paume au plexus solaire. Cellendhyll était groggy – et pas seulement parce que la perte du zen l’avait privé de sa puissance. Des lucioles noires voilèrent sa vision, un grondement sourd envahit ses oreilles, il sentait son sang dégoutter de ses lèvres, glisser dans sa bouche. Troghöl pivota, puis enchaîna en lui balayant les jambes. L’Adhan retomba lourdement sur le dos. Le prince des Arikaris ricana : — Et voilà, ce n’était pas grand-chose de te battre, finalement ! L’effet du Cri était passé, toutefois l’Ange du Chaos n’avait plus la force nécessaire pour se battre, cela ne faisait aucun doute. Il tenta de se relever. Il échoua. Il essaya encore, jusqu’à parvenir à se mettre debout sur ses jambes flageolantes. Il se tenait dos au gouffre qui béait derrière lui, culminant à quelque huit cents mètres. Un sourire de triomphe étirant sa face dans toute sa longueur, Troghöl le laissa faire. L’Adhan ne représentait plus aucune menace. Il était vaincu. Enfin. Après tant d’années à lutter pour lui échapper, après lui avoir fourni tant d’offrandes… Elle était là. Pour lui, cette fois. La Faucheuse suprême… La Dame Noire qui l’avait accompagné, complice, durant tout ce temps où il l’avait servi, fidèle, où elle s’était servie de lui. Il était temps, à présent. De s’abandonner. D’abdiquer. La délivrance qu’il avait si souvent refusée s’avançait sans détour, murmurait à son oreille des invites séductrices. Cellendhyll toisa le prince des Arikaris mais préféra économiser sa salive. Aucun mot, aucune injure, ne pouvaient compenser sa défaite. Je viens. Il recula d’un pas, de deux. Se retourna. Étendit les bras à l’horizontale et se laissa tomber. Droit dans l’abîme. — Nooon ! hurla Maurice. Ce dernier battit des bras et les deux guerriers qui le maintenaient furent projetés à plusieurs mètres. Libéré, il courut jusqu’au bord de la faille et se jeta à la suite de l’Adhan, sans aucun temps d’hésitation. Dans le même temps Skärgash rugit et lança sa hachette qui se planta entre les omoplates de Maurice. Chapitre 51 Cellendhyll avait sauté. Il s’abandonnait librement à la chute. Le vent lui sifflait au visage, une certaine griserie s’emparait de lui, une certaine tristesse, également. Il avait l’impression de voler, tout en sachant qu’il ne faisait que tomber. Il avait l’impression d’échapper à la mort, conscient qu’il plongeait dans ses bras froids. Il rit, sans aucune gaieté. Il pleura. Je vais mourir et je ne pourrai pas venger les Spectres. Il voyait le sol se profiler à toute vitesse, les rochers effilés qui allaient le déchiqueter avant de le pulvériser. Des mains l’agrippèrent par-derrière. Un corps maigre plaqué contre le sien. Une lumière éblouissante qui palpita jusque dans son cerveau. Puis, le néant, d’une accueillante densité. Chapitre 52 Le temps que les Sang-Pitié se penchent au-dessus du précipice, Cellendhyll et Maurice avaient disparu, engloutis par le gouffre. — Hayiaa ! jura le N’Dalloch, avant de murmurer pour lui seul : Ah, l’Adhan ! Mes hommes diront que tu n’étais pas si redoutable au fond. Mais pour ma part, je sais que jamais personne ne m’a résisté aussi longtemps. Un moment, même, j’ai bien cru que tu allais m’abattre ! Quel dommage que tu ne sois Arikari… J’aurais fait de toi l’un de mes précieux Sang-Liés ! Il se tourna vers Skärgash : — La traque est finie. Envoie une patrouille faire le tour des Pics et descendre dans ce gouffre. Je veux la tête de l’Adhan, enfin ce qu’il en reste, je dois la ramener au Père de la Douleur. Chapitre 53 Les trois pisteurs envoyés pour récupérer la preuve de la mort de Cellendhyll avaient regagné le bas de la montagne, qu’ils avaient contournée. Ils descendirent ensuite jusqu’au fond du précipice. Une fois arrivés, ils se mirent à fouiller parmi les rochers. Sans rien trouver. Pas la moindre trace des deux corps, pas même une gouttelette de sang. Voilà qui était étrange. Ils échangèrent des regards incrédules. Et se remirent à fouiller le bas de la paroi, sur toute sa longueur et sa pleine largeur. Toujours rien. Aucun d’eux n’avait d’explication à proposer. Ils tombèrent d’accord, il fallait rentrer avertir le N’Dalloch sans tarder. Quittant la montagne, ils s’engagèrent sur une piste qui traversait la jungle vers l’est. Ils n’avaient aucune raison de se méfier. Dix minutes plus tard, le premier Sang-Pitié porta les mains à son cœur et s’écroula, se tordant sur le sol en gémissant. Les deux autres le regardèrent agoniser, sans comprendre, avant de se rendre compte de l’origine du danger. Trop tard. Leprín jaillit des fourrés, les mains maculées de sang jaune. En plein élan, il percuta un guerrier qu’il envoya bouler, il poignarda le second aux bras, au cou, au ventre. D’un coup de botte, il brisa la mâchoire de l’autre qu’il égorgea dans la foulée d’un revers de son aiguillon d’os. Il compléta la réserve de sang contenue dans sa bourse magique, s’empara de deux armes et quitta les lieux. Il avait soif, il avait faim. Il vivait cependant, toujours animé de l’instinct de survie. Chapitre 54 La lune brillait de toute sa force, délivrant sa lumière pâle avec prodigalité. Maurice venait de pénétrer dans une clairière d’herbe accueillante. Les bruits habituels de la nuit lui parvenaient, étouffés. Malgré sa maigre stature, il semblait avancer sans effort, en dépit du poids de Cellendhyll qu’il portait en travers de ses bras. En dépit surtout de la hache qui était plantée dans son dos. D’avoir porté l’Adhan jusqu’ici à travers la jungle avait agrandi sa blessure et aggravé l’hémorragie. Maurice déposa doucement Cellendhyll sur le sol. Son bras s’étira en arrière au-delà des limites du possible et sa main arracha l’arme arikarie qu’il lança dans l’herbe. Puis, il tomba sur les genoux. — Je suis fatigué. Maurice allait trépasser, il le savait et prenait la chose tout à fait sereinement. Il avait appris à reconnaître ce genre d’instant, à s’y accommoder. Il rassembla ses dernières forces pour dévêtir Cellendhyll tout entier, veillant à ce que ce dernier soit bien illuminé par le chatoiement lunaire. Cet ultime effort accompli, il s’écroula, un sourire las sur les lèvres. Il ferma les yeux. La vie le quittait. Il murmura d’un ton faible : — Ainsi la prophétie que j’avais faite se révèle exacte. L’Ange du Chaos m’a retrouvé, je l’ai servi en le sauvant. À présent, je vais mourir. Il leva un doigt au ciel, attendit quelques secondes, et renchérit : — Ma première prophétie se réalise et je n’ai pas de jus de carotte pour fêter l’événement ! Maurice ferma les yeux et mourut dans la seconde suivante. Tout le sang qu’il avait versé derrière lui, sillonnant sa marche, disparut comme dissous dans l’air ambiant. Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi. La dépouille de Maurice allongée à quelques pas du corps de Cellendhyll. Enfin, ce dernier ouvrit les yeux. — Ce n’est pas possible, murmura l’Adhan en bougeant précautionneusement. Il avait mal partout, ses muscles le brûlaient, ses plaies le lançaient… Mais ces douleurs étaient synonymes de… — Je suis vivant ! — En effet, confirma une voix calme venue de sa droite. Heureux de vous voir de retour parmi nous. L’Adhan était allongé dans la clairière, son corps dénudé baigné entièrement par les rais de la lune de Valkyr. Maurice était assis à côté de lui, revêtu de sa robe brune et de ses sandales. Ses lunettes à grosses montures noires de nouveau posées sur son long nez. Cellendhyll se toucha la poitrine, les cuisses : — Comment est-ce possible ? J’ai plongé dans le précipice. J’aurais dû m’y fracasser. Que s’est-il passé ? — Je… je suis intervenu, avoua l’homme blond, les traits crispés par la gêne. — Mais… de quelle manière ? Parlez enfin ! Vous ne faites rien pendant tout le voyage, excepté nous trouver à boire, vous ne vous exprimez que par énigmes et soudain vous vous servez de pouvoirs secrets. Maurice se leva, et battit des bras, agité : — Ne comprenez-vous pas ? J’ai transgressé mes instructions. J’ai agi alors que j’étais destiné à rester neutre ! Le visage de l’Ange se contracta. En dépit de ses blessures, il se sentait suffisamment fort pour châtier l’étrange bonhomme. Il se redressa d’un bond, empoigna l’autre par le col de sa tunique et le secoua : — Vous avez laissé mourir les Spectres ! — Ce n’est pas de ma faute, se défendit Maurice, sans pourtant chercher à se défaire de la poigne de l’Ange. J’avais les mains liées, du moins je le croyais. Vous voir si proche de la mort a brisé quelque chose en moi. Un conditionnement imposé par mon maître. En quelque sorte, vous m’avez libéré. Malgré sa colère, Cellendhyll se rendit compte qu’il était incapable d’en vouloir réellement à son interlocuteur. Il le libéra. Maurice se rassit, comme si de rien n’était et poursuivit, la tête basse : — Vous n’imaginez pas la portée de ce qui s’est produit aujourd’hui, messire. D’ailleurs moi non plus… Les conséquences sont incalculables. Elles échappent à toute expertise… Je dois organiser mes pensées. Marquons une pause si vous le voulez bien, tout cela est trop nouveau, trop confus : toutes ces pensées s’entrechoquent dans ma tête. Les échos étirés du passé, les lumignons étincelants du futur, et les couleurs moirées du présent… Avez-vous faim ou soif ? Il y a une source à deux pas dans cette direction, l’eau est bonne, et j’ai cueilli ces fruits pendant votre sommeil. Ils sont succulents. Restaurez-vous, après nous reprendrons notre conversation. Les fruits avaient la forme de mangues, recouverts d’une épaisse peau granuleuse, jaune, parsemée de taches mauves. Cellendhyll en saisit un qu’il éplucha avant de le goûter. Un goût de pâte d’amande, avec une pointe de safran. De quoi apaiser sa faim, à sa grande surprise. Il se rendit jusqu’à la source indiquée par Maurice et s’accroupit pour boire. L’eau était fraîche et douce. Il en profita pour se laver. Il avait survécu, au-delà de tout espoir. La vie coulait dans ses veines, impérieuse, ses deux cœurs battaient à l’unisson. Il s’étira de tout son long, savourant la caresse de l’air sur son corps. Savourant plus encore sa renaissance inespérée. Déjà les douleurs refluaient, l’influence de son cœur second œuvrant à la reconstruction de son corps. Il revint auprès de son compagnon. Ce dernier n’avait pas bougé. — Maurice, au risque de me répéter, je ne comprends rien à vos paroles. Mais je vous remercie pour m’avoir sauvé… Au fait, vous avez retrouvé vos lunettes ? — Ah bon ? Tiens, je ne m’en étais pas rendu compte. Mais passons. Je gage qu’il y a plus important à évoquer. Je vais invoquer un portail. J’en ai le pouvoir. Il vous ramènera sain et sauf dans la forteresse du Chaos, votre patrie. — Pourquoi ne l’avoir pas fait plus tôt ? demanda l’Adhan trop abasourdi pour replonger dans la colère. — Parce que celui que j’étais alors ne le savait pas, lui. Mais le problème n’est pas là. Vous devez sauver Faith, prisonnière de ceux qui vous ont trahis. L’Adhan réagit dans la seconde : — Pourquoi me parlez-vous de Faith et pas d’Estrée ? — Parce qu’Estrée a été relâchée par Rosh Melfynn, sa vie n’est pas en danger contrairement à celle de Faith. Cellendhyll n’essaya même plus de comprendre comment l’homme aux lunettes pouvait savoir de telles choses. Il croisa les bras et asséna : — Je vais aller la libérer, mais pas tout de suite. Je dois récupérer ma dague. Je dois tuer Troghöl. — L’orgueil humain est sans borne, décidément ! Vous privilégiez donc une arme à un être vivant ? La réponse de l’Ange vint d’elle-même : — Selon mon expérience, les armes sont fiables. — Pardonnez-moi de vous le dire, messire de Cortavar, mais je trouve votre argument spécieux. — Maurice, vous savez où vous pouvez vous le mettre votre spécieux ? — Et voilà, les mots qui fâchent. Manqueriez-vous d’à-propos ? — Non mais je manque de patience, surtout envers vous. Alors si vous continuez sur ce ton, c’est avec mon crochet du gauche que vous allez argumenter ! Dans un geste languissant, Maurice posa sa paume au milieu de son front, soupira d’abondance, et s’écria d’un ton lourd de théâtralité : — La violence encore, la violence qui gouverne le monde, qui gouverne l’humain, l’aveugle et le perd. Toujours cette violence stupide ! Cellendhyll ne put s’empêcher d’éclater de rire. Maurice lui asséna alors un sourire brillant de malice et salua à la manière d’un ménestrel. — Prenez-le comme vous voulez, Maurice, et parez-le de vos superlatifs, cela ne changera rien : je suis ce que je suis. J’agis comme tel… Je n’oublie rien, ni Faith ni le reste mais je veux ma dague, avant tout. Faith. Rosh Melfynn, Sequin… Et Dreylen. Non, je ne les oublie pas ! — Vous êtes impossible, messire de Cortavar, j’avoue que je craignais cette réaction ! Soudain nerveux, Maurice se releva et, tout en se frottant les mains, commença à faire les cent pas. — Je constate que vous êtes inflexible, soupira-t-il en revenant s’asseoir. Il ne sera pas dit que Maurice ne vous aidera pas encore. Sacré Maurice, tout de même, il me surprend à chaque fois ! Cellendhyll soupira. À chaque fois que l’individu – avec ou sans ses lunettes – s’exprimait, il se retrouvait englué dans une incompréhension de plus en plus profonde. — En vérité, poursuivait son interlocuteur, ce genre de réaction est conforme à votre personnage. Heureusement pour vous, Maurice a eu l’excellente idée de figer le temps, en sautant du téléporteur. Oui, vous saviez que le Temps est une notion toute relative. Le temps relatif… Ah, que je suis drôle ! Bon, où en étais-je ? — Maurice, là, je nage complètement. Vous parlez de vous à la troisième personne, maintenant ? — Oui, non… Enfin passons… Ce que je tente de vous faire saisir est pourtant simple, écoutez attentivement : le temps n’est pas linéaire. Il existe sous forme de spirales connexes, repliées autour d’une matrice. Cette matrice est le nexus focalisateur qui, tout en tournant sur lui-même, brasse les divers Plans de réalité et les abreuve de son souffle de vie. Je me suis contenté de ralentir la rotation du nexus. Ainsi, les trames du temps vous seront favorables et lorsque vous retournerez au Chaos, il ne se sera écoulé que quelques jours. Je ne peux faire plus pour vous aider. Cellendhyll se pinça l’arête du nez, tentant de garder son calme. Je fais quoi, je l’assomme ? — Allons au plus simple. Je vous repose la question : qui êtes-vous donc, Maurice ? — La dernière fois, à Véronèse, je vous ai parlé. Cela m’a été reproché. Mon maître… J’ai été puni… Je ne suis pas censé intervenir si manifestement… Je ne suis pas censé interférer. Oh, fi de cette allégeance qui accable mon âme de poète, messire Cellendhyll ! Tant pis… ou tant mieux. Je ne puis rester à simplement contempler. Tenez… Il ouvrit la main et transmit son offrande à l’Adhan. Une petite pierre violette piquetée d’éclats dorés, plate, chaude au toucher. Une pierre de transfert pour rentrer au Chaos. — Je vous fais là un cadeau de valeur, messire. Je vous ai sauvé, je vous ai aidé, cela me sera reproché et je vais devoir une nouvelle fois en payer le prix. Ce n’est que justice car j’ai trahi mon serment en agissant dans votre sens. Pourtant, je ne regrette rien de mes actes en votre faveur, sachez-le, quoi qu’il advienne. Car je crois en vous, Hors-Destin, je crois en votre unique destinée bien plus que dans les autres… Je vous ai offert le moyen de rentrer chez vous et je vous ai offert une chance supplémentaire de sauver Faith. Je ne peux faire mieux mais vous conviendrez que c’est un exploit sans nom, n’est-ce pas ? Le vieux Maurice n’est pas rangé des brancards, il me semble ! — Mais comment faites-vous ça ? — Ah. Vous abordez là un point aussi capital que frustrant. Je n’ai aucune réponse à vous fournir. Lorsque vous me posez une question, j’entrevois la réponse dans mon esprit mais, aussitôt que j’ouvre la bouche, une force étrange me trouble la conscience et je suis incapable de vous offrir une réponse convenable. Je sais que vous l’avez remarqué. — C’est le moins que l’on puisse dire… Vous êtes fascinant, Maurice et tout aussi déconcertant. Lorsque vous parlez, je comprends les mots pris un à un mais leur assemblage, en revanche, ne veut rien dire pour moi. Ne pourriez-vous être plus clair ? Je voudrais comprendre… Je voudrais… L’Ange ne put finir sa phrase. Une colonne de lumière tissée du spectre de l’arc-en-ciel jaillit du ciel en droite ligne, un fin rayon qui atteignit Maurice, et lui seul. Englouti par cette formidable décharge d’énergie, ce dernier fut aspiré par le vortex de lumière aveuglante, qui remonta vers les cieux, dans un foudroiement d’énergie, avant de disparaître avec son butin. Le calme revint sur la clairière. Sans la disparition soudaine de l’étrange bonhomme, on aurait pu croire qu’il ne s’était rien produit de remarquable. Toutefois, Cellendhyll, qui n’en croyait pas ses yeux, en resta bouche bée. Chapitre 55 Le petit matin se levait sur la clairière. Cellendhyll était resté un bon moment assis à s’interroger sur ce qu’il venait de voir, profondément troublé. Il finit par abandonner. Aucune réponse ne lui venait. Impossible de cerner cet homme, qui l’avait aidé, qui l’avait sauvé, qui lui offrait – trop tard à son goût – le moyen inespéré de rentrer chez lui. Quels buts animaient Maurice ? S’il lui avait voulu du mal, il ne l’aurait jamais sauvé comme il l’avait fait. Mais s’il voulait l’aider, comme il semblait désireux de le faire, pourquoi ne s’exprimait-il que par énigmes ? Hors-Destin. Il soupesa la pierre dans sa main et soupira. Partir ? En laissant derrière lui sa précieuse dague sombre ? Quitter Valkyr, la queue entre les jambes, son orgueil de combattant bafoué, sans avoir obtenu sa revanche sur Troghöl ? Cette fuite était inenvisageable, il était incapable de quitter ce Plan sans avoir obtenu sa revanche. Ce serait se renier lui-même. Et même si la vie de Faith, la dernière des Spectres, était menacée… Quant à Estrée, il la verrait en rentrant à la forteresse et il la ferait parler. Il trouvait suspect que le rouquin l’ait relâchée, celui-là n’était pas du genre à laisser des témoins derrière lui. Un instant, sa défiance revint, totale, envers la Fille du Chaos. Si elle m’a trompé, son rang ne la protégera pas ! Il se morigéna. Ne gaspille pas ton énergie. Tu t’occuperas du cas d’Estrée une fois rentré… Si tu rentres. Il bénit Maurice, qui lui avait offert cette alternative miraculeuse. Cellendhyll n’avait rien compris aux explications de son nébuleux compagnon, mais il ne lui vint pas à l’esprit de douter de son intervention sur l’écoulement du temps. Maurice m’a donné la solution. Retrouver ma dague, m’occuper de Tröghol, avant de rentrer pour délivrer Faith et éliminer les traîtres. Mais comment vaincre un Adepte ? Je l’ai déjà fait par le passé, certes, j’ai eu de la chance, et je pouvais compter sur ma dague. Tout le problème est là : comment vais-je réussir à vaincre le N’Dalloch ? Brise le Cri. C’était la voix de la Belle de Mort. Elle n’était plus en sa possession et pourtant elle parvenait à maintenir le lien qui les unissait. Comme à chaque fois qu’elle lui parlait, la Voix employait des mots hachés, espacés, qui semblaient venir de très loin. Et comment ? Cherche. En toi. Tu es plus. Qu’un Adepte. — Dague, tu pourrais être un peu plus claire ? Pas de réponse. Dague ? Merci, merci bien ! Tu m’aides grandement, tu sais ? Il lui sembla entendre un ricanement provenir de sa lame étrange. Fichue dague, attends un peu que je te retrouve ! — Peu importe, au fond, dit-il à voix haute. Je suis un guerrier dans l’âme. Il m’est plus simple de mourir en affrontant Troghöl une nouvelle fois, que de vivre sans l’avoir tenté. Chapitre 56 Cellendhyll remplit sa gourde, mangea, s’étira. Son cœur de Loki implanté par Morion avait fait du bon ouvrage. Ses plaies s’étaient refermées durant la nuit, ses côtes s’étaient suffisamment ressoudées pour lui permettre de se battre, même si elles l’élançaient encore d’une douleur sourde. Il n’avait plus pour arme que la hachette arikarie abandonnée par Maurice. Elle était conçue pour être lancée plutôt que maniée, il lui faudrait s’en contenter. Il la passa à sa ceinture. Il remplit sa gourde, empocha des fruits et s’engagea en direction des pics, qu’il voyait pointer par-dessus la clairière. Là-bas, il relèverait la piste des Sang-Pitié, qui le conduirait à Troghöl. Il retrouva ladite piste sans difficulté. Incontestables vainqueurs, incontestables prédateurs, les Sang-Pitié ne faisaient rien pour cacher leurs traces. L’après-midi s’achevait. L’Ange remontait toujours la piste de ses ennemis, engagé sur un sentier étroit. Ces derniers jours sur Valkyr avaient avivé son instinct bien au-delà de ce qu’il aurait espéré. Il y avait là, non loin, une présence qui n’avait rien d’amicale, qu’elle fut homme ou bête. Il ralentit mais continua, la main prête à dégainer l’arme sang-pitié. La présence lui semblait de plus en plus proche. Un bruissement dans les fourrés, sur sa gauche. Trop expérimenté pour céder à une telle diversion, l’Ange se retourna d’un bloc dans la direction opposée, sa hachette dans la main. Une fraction de seconde trop tard, pourtant. Juste en face de lui, jaillit de la végétation un filament d’énergie de teinte jaune, qui s’enroula autour de son cou. Agrippé, à demi-étranglé, Cellendhyll se sentit soulevé du sol, impuissant. Sa dague sombre aurait tranché le lien magique aussi facilement qu’un brin d’herbe, sa hachette ne lui servait à rien. Le visage figé dans une expression grimaçante, Leprín surgit d’un fourré, sur sa droite, empoignant fermement l’extrémité du fouet de mana qui emprisonnait l’Ange, l’étouffait à petit feu. Ils restèrent ainsi à se toiser, à se défier du regard, dureté pour dureté, haine pour haine. Puis les traits de Leprín se relâchèrent, il agita la main et son lien magique s’évanouit, libérant l’Adhan qui tomba dans l’herbe. Le Légat recula de quelques pas, hors de portée, et dit : — Paix, Cellendhyll de Cortavar ! Cette petite précaution était indispensable, mais je ne suis pas là pour combattre. Je suis venu à toi pour discuter, sinon je ne t’aurais pas épargné. — Si tu veux échapper à ma lame, il va falloir te montrer très persuasif, Légat ! — Que les Ténèbres t’engloutissent, tu ne sauras jamais ce qu’il m’en coûte de t’avoir épargné alors que tu étais à ma merci, toi qui m’as mutilé ! J’avais la vengeance entre mes mains, l’Adhan, je pouvais te faire payer. Et je t’ai relâché… Pourquoi à ton avis ? Cellendhyll haussa les épaules. Il avait eu son content de devinettes avec Maurice. — Parce qu’il y a quelqu’un que j’exècre encore plus que toi, reprit le Ténébreux, et ce quelqu’un est le prince des Arikaris : Troghöl le N’Dalloch… Après notre rencontre, qui m’a permis de semer les Sang-Pitié à ma poursuite, je vous ai suivis à bonne distance. Je vous ai vus dans la montagne affronter les Arikaris, j’ai vu le reste… Le portail, la mort des tiens, cette trahison. J’ai assisté au combat que tu as disputé avec le N’Dalloch des Sang-Pitié, à ta défaite. À ton suicide… Je te croyais mort. Comment as-tu fait ? — J’ai des ressources cachées, se contenta de répliquer Cellendhyll. Va à l’essentiel, Ténébreux : que veux-tu de moi ? — Troghöl… Cela te suffit comme motivation ? Nous voulons la même chose, sa tête ! J’en suis persuadé, oseras-tu affirmer le contraire ? Non, car toi aussi tu veux te venger de lui, je le vois dans ton regard et je suis bon juge en la matière… Ne t’y trompe pas, Cellendhyll de Cortavar, je te hais, pour ce que tu m’as fait, parce que tu es l’ennemi de mon maître… Un jour, je jure que j’aurai ma revanche. Oui, je te hais, mais je hais le Sang-Pitié plus encore. Ce renégat a trahi ma confiance, il a trahi mon peuple. Il sert un culte maudit qui représente une menace, une infamie pire que la tienne. Voilà ma position, en toute franchise. Je viens te proposer une alliance… temporaire, bien sûr. Réfléchis ! Je sais où se trouve le village des Arikaris, je sais ce qu’ils projettent de faire et comment. J’ai besoin de toi, car tu es un tueur-né, et tu as besoin de moi, car seul tu ne pourras réussir. Aussi, je fais le serment de ne rien tenter contre toi et de t’apporter mon aide. Jusqu’à ce que nous ayons obtenu vengeance. Si nous réussissons, nous repartirons en paix, chacun de notre côté. Je ne peux t’offrir mieux… Je te vois quasi désarmé, alors en gage de bonne foi, je te donne ces lames que j’ai prises aux Sang-Pitié que j’ai tués. Elles sont à toi. Sa tirade achevée, Leprín jeta deux dagues dentelées sur le sol. Cellendhyll le toisa, les sourcils froncés : — Je dois réfléchir. Il brûlait de tuer le Ténébreux. Sa dague sombre lui manquait mais il n’en avait nul besoin pour abattre Leprín, malgré sa magie. Il se contint pourtant. — Je dois savoir une chose avant de me prononcer. Je te conseille de dire la vérité car je saurais si tu me mens ! Prends garde à ta réponse : est-ce toi qui as tué Devora Al’Chyaris sur la place de Véronèse, l’année dernière ? Leprín n’hésita pas une seconde avant de répondre : — Non. Crois-le ou non mais je ne connais pas cette femme. Je ne sais même pas à quoi elle ressemble ! Cellendhyll étudia attentivement l’expression du Ténébreux. Si méprisable qu’il fut, il parlait avec l’accent de la sincérité. Mais qui, alors ? Plus tard. — Il se trouve que je te crois, sinon ton corps serait déjà étendu à mes pieds. Rangeant sa hache de lancer, il s’empara des lames proposées par Leprín. Il les fit tourner dans ses mains. Un poids rassurant, un équilibre satisfaisant. Plus légères qu’elles n’y paraissaient, un peu trop à son avis, mais pas moins meurtrières, et plus à son goût que la hache. Il les fit tournoyer une seconde fois, plus vite. Le Légat se tenait devant lui. Vulnérable. Une seconde, il fut tenté de l’abattre. Non, sers-toi de lui. Qui avait parlé ? Sa dague ? Sa conscience ? Quel tour le destin a-t-il en tête pour me proposer une telle alliance ? La face moqueuse de Troghöl était toujours là, imprimée sur ses rétines. Il fallait effacer cette vision grimaçante et il n’y avait qu’un moyen pour ça. Prendre sa revanche. Le frapper, le découper, le piétiner, le laminer. Dreylen, Rosh, Sequin, étaient destinés à un sort similaire. Mais plus tard Le Sang-Pitié était sa priorité. — Je fais peut-être une grosse erreur, mais je suis prêt à m’allier à toi, dit-il d’un ton dur. Dans les conditions que tu as évoquées. Alliés pour un temps, c’est d’accord. Sur mon honneur. Mais attention, Légat, si tu tentes la moindre traîtrise, je t’éventre et je te laisse agoniser les tripes à l’air. — Pas de traîtrise, j’en fais le serment. Sur mon honneur, également. As-tu de l’eau ? À manger ? Je n’ai rien avalé depuis deux jours. Cellendhyll lui lança des fruits et lui tendit sa gourde. Leprín déchira les agrumes à pleines dents, engloutit la moitié de l’eau offerte. Il rendit la gourde tout en adressant un signe de tête reconnaissant à l’Ange. Ce dernier déclara : — Puisque tu sais où est la tanière du N’Dalloch, tu passes devant. Chapitre 57 — Troghöl est un traître, scanda Leprín. Un misérable traître ! Il m’a manipulé de bout en bout. Il a trompé mon maître. Très curieusement, en présence de l’Adhan, son pire ennemi, peut-être, il parlait avec une certaine franchise, alors qu’il se méfiait de la majorité des Ténébreux. Plus en confiance avec son pire ennemi qu’auprès de ses frères de race. Quel risible destin ! — Tu as dit que j’étais une menace pour ton roi, demanda Cellendhyll. Je ne comprends pas pourquoi. Avant que le Roi-Sorcier ne s’attaque à moi, je me moquais de lui comme d’une attaque de chaude-pisse ! Le Légat se tourna sur Cellendhyll pour le dévisager avec une intensité dérangeante. — J’ignore ce que mon maître te reproche. Il est loin de tout me dire. Leprín n’en dit pas plus. Il se posait la question, lui aussi, avec de plus en plus d’insistance. Chapitre 58 Maurice était emprisonné dans un puits de mana pur. Flottant, nu, sans défense, écartelé, il se tordait, flagellé de traits de lumière vive – vert gazon, jaune citron, magenta, bleu azur – qui le traversaient et le fouaillaient sans pitié aucune. Maurice protestait, gémissait, trépignait, pleurait, hurlait, ses cris étirés se répercutant contre les parois de sa geôle magique. L’apogée de la douleur reculait sans cesse, plongeant ses vrilles barbelées toujours plus loin. Un rire caverneux le caressait, résonnant d’un écho moqueur tandis que le maître chantait, tout autour de lui : Enfant béni, enfant rebelle, Tu m’as défié, Enfant prodige, enfant maudit, Tu vas expier, Enfant perdu, enfant têtu, Tu te soumettras. Enfant modèle, enfant fidèle, Tu deviendras. Chapitre 59 Leprín menait l’Ange au village des Arikaris, situé au sud-est des pics jumeaux, à une semaine de marche. L’homme du Chaos et l’homme des Ténèbres s’abreuvèrent des plantes néfiis, mangèrent la viande abattue par l’Adhan et les plantes et graines qu’il cueillait. Cellendhyll profita du trajet pour se préparer mentalement au combat qui l’attendait. Ce serait le plus formidable de sa longue carrière, la mort l’attendait peut-être, sans doute, au bout du chemin. Pour de bon, cette fois. Il était prêt à l’accepter, car il ne pouvait se soustraire à cette épreuve. Elle était vitale pour lui. Il n’y avait pas que la dague sombre à récupérer, si précieuse fut-elle. Il devait se battre, il devait vaincre et retrouver son honneur. Il était fait ainsi. S’il fuyait, il perdrait son intégrité, la confiance qu’il avait en lui-même, l’essence de ce qu’il était. Aucune trace des Sang-Pitié sur leur route. Leprín expliqua qu’ils devaient s’être rassemblés dans leur cité, préparant leur grande et maudite cérémonie. Les deux alliés échangeaient désormais peu de mots, seulement des phrases brèves, le moins possible. Cellendhyll n’en était que trop conscient, le N’Dalloch des Sang-Pitié n’était pas le genre de guerrier que l’on pouvait surprendre, il s’avérait bien trop doué pour ça. Non, il fallait l’affronter frontalement. Et le vaincre nécessitait une stratégie. Il lui fallait en premier lieu analyser son échec. Je n’étais pas prêt à le combattre, j’étais déconcentré par tout ce que je venais de vivre, par la mort des Spectres, par les trahisons de Dreylen et de Rosh. Troghöl m’a fait douter. Le détachement de la pensée, l’état de non-conscience du zen n’a pas suffi. Voilà les causes de ma défaite. Je dois me battre autrement. Il a su me déstabiliser, je dois lui rendre la pareille. Comment l’amener au point de rupture ? Pas par la fatigue, il doit être encore plus endurant que moi. En le malmenant sans répit, en le provoquant, comme il l’a fait avec moi. Mais pour cela je dois tenir la distance. Je dois me montrer aussi rapide que lui, lui faire aussi mal. Pour commencer, je dois me préparer. Il ne disposait que de peu de temps pour s’entraîner. Aussi l’Adhan s’exerça-t-il à chaque halte du soir, à l’écart du bivouac, lorsque Leprín dormait. À demi-nu sous les rayons lunaires, les muscles rendus luisants par la transpiration, enchaînant figure après figure, assaut après assaut, il révisa ses talents de destruction : les arts secrets de la mort, enseignés par la religion du Chaos, si terribles et si fluides. D’une efficacité aussi secrète qu’implacable. L’art de la Riposte, le Fenn-Shah’, le Rhys, entrelacs de frappes du tranchant des mains, des coudes et des genoux, le zen de l’Initié, et d’autres encore. Il était redevenu l’Ombre qui danse. Cela suffirait-il pour vaincre un Adepte ? Non. Pour abattre le Sang-Pitié, il fallait plus encore. Le corps était prêt, l’esprit devait l’être également. Toujours à l’insu de Leprín, chaque soir encore, assis en tailleur, il forgea son mental, visualisant le duel à venir, visualisant Troghöl, ses traits moqueurs, ses gestes surtout, sa manière de bouger, de feinter, ses frappes, ses esquives. Visualiser c’était prévoir, c’était préparer, anticiper. Anticiper, c’était survivre. Lorsqu’il estimait en avoir une image parfaite, il se relevait pour affronter le fantôme de son ennemi à travers de nouveaux exercices. Mais cette concentration totale ne suffisait toujours pas. Il restait à contrer le Cri, l’arme secrète du N’Dalloch. Cherche en toi, avait soufflé la Belle de Mort. Il chercha. En vain, durant les deux premiers jours et les deux premières nuits de leur voyage. Cela se produisit la troisième nuit. Isolé dans la transe légère du zen, l’homme aux cheveux d’argent sombra en lui-même, environné d’impressions confuses qu’il évacua peu à peu, chassant chaque sentiment, chaque émotion, chaque pensée, chaque désir. L’Ange se mit à parcourir son espace intérieur, baignant dans les courants chauds et colorés de son être, qu’il percevait traversé de lignes d’énergie, traits fusants de teintes opalescentes. Il ressentait ses deux cœurs, battant à l’unisson, le vortex rouge, l’humain, et le vortex cobalt, le loki. Il n’était plus que sensations, réceptacle de vie. Un calme qu’il n’avait jamais ressenti auparavant l’envahit progressivement. Il se sentit alors attiré dans un lieu plus profond, comme s’il venait de franchir un niveau secret en lui-même. Il le vit dans son esprit, ce globe d’énergie d’un argent très doux, ce globe qu’il imaginait incarner le centre exact de son moi. Confiant, il se laissa entraîner, absorber, caresser par cette force qu’il ignorait posséder. L’Ange découvrit l’endroit ultime, le cœur même de son être. Ce que d’autres auraient appelé son nexus. Un lieu particulier, merveilleux, où tout devenait évident. Nimbé de cet état de grâce, il se releva et se lança dans un combat imaginaire. Les actes de l’esprit et du corps ne faisaient plus qu’un. Il exulta tant son être se sentait léger et puissant tout à la fois, tant il avalait les efforts, avec une vitesse jamais atteinte auparavant. Délaissant le zen guerrier, il s’oublia dans la richesse simple de l’état de grâce. Cette expression correspondait parfaitement à ce qu’il ressentait. Sans savoir d’où cela lui venait, de quel recoin de son intellect, il sut nommer cet état quasi magique : c’était le ressenti pur du Hyoshi’Nin. La réalité revint à lui, doucement. Cellendhyll savait que le zen pouvait représenter une fin en soi, certes, mais il venait de comprendre en l’expérimentant que c’était aussi une passerelle qui permettait d’atteindre un palier supérieur. Une puissance différente mais complémentaire. Motivé comme jamais, il s’entraîna sans fléchir au Hyoshi’Nin. Jusqu’à pouvoir plonger dans le ressenti pur, l’esprit détaché de ses actes, quels qu’ils soient. Mon corps est prêt, mon esprit également. A nous deux, Troghöl. Chapitre 60 Perché dans le faîte d’un grand arbre aux feuilles pourpres, Cellendhyll voyait la cité des Arikaris pour la première fois, contrairement à Leprín. Il prit soin d’examiner son futur champ de bataille. L’endroit ne possédait aucun ouvrage défensif et rien de remarquable. Une zone de taille modeste, aux limites indiscernables ; une trentaine de gros bâtiments en ruine, couverts de verdure, mousse, lianes, chèvrefeuilles, astilbe grimpant. Les Sang-Pitié ne semblaient pas résider ici de manière sédentaire. La place la plus à l’est, cependant, avait été entièrement dégagée. Les clans du N’Dalloch étaient présents, avec pour chacun ses meilleurs guerriers. Ces derniers se reconnaissaient à leurs torques et bracelets de cérémonie, à leurs plumes précieuses, à leurs pectoraux en os laqués de différentes couleurs, chaque fois appariées à leur crête. Les Arikaris étaient vautrés sans ordre, sans discipline. Une bonne part d’entre eux se partageait des pipes dégageant une fumée mauve. De lourdes coupes vermeilles passaient également de main en main, probablement emplies de cet alcool douceâtre dont raffolait le peuple arikari. À droite de la place, une grande fosse avait été dégagée de son camouflage de nattes. La cavité était creusée aux pieds d’un monticule. Surmontant ce tertre, un socle de marbre noir, creusé de rigoles, encerclé d’un bassin en pierre, vide, profond d’une soixantaine de centimètres pour six mètres de long. Deux rigoles plus larges partaient du milieu de ce bassin pour descendre jusque dans la fosse. De chaque côté de la fosse, six autres socles – nettement plus modestes –, espacés d’environ trois mètres, surmontés de poteaux entaillés de runes, également reliés à la tranchée par une série de canaux. Ces derniers détails avaient été cachés à Leprín lors de sa visite précédente. L’attention de l’Ange se reporta sur la fosse. De son perchoir, il la voyait parfaitement. Elle se révélait tapissée d’ossements blanchis, maculée par endroits du brun produit par le sang séché, parsemé de paillettes luminescentes – témoignage de l’emploi d’une magie puissante et ancienne. Il y avait également une grande hutte de bambou à l’écart, d’où provenaient des lumières d’un orangé tremblotant. Les chamans sortirent de la grossière bâtisse, accompagnés de Troghöl. Cellendhyll n’eut aucun mal à repérer le N’Dalloch. Irradiant de pouvoir et d’assurance, et peut-être d’une certaine impatience, ce dernier resta sur le seuil. Le groupe de sorciers se mit à étudier le ciel, voilé d’étoiles. L’air ambiant contenait une sorte d’attente. Comme si un événement devait se produire, inéluctable. L’un des jalons du destin. Un bouleversement de l’équilibre de la vie. Elle fut là, soudain, plantée en plein milieu du ciel, occultant les étoiles. La Lune de Mu. Sa masse sombre, énorme, aurait été indiscernable sans le brillant cerclage magenta qui ourlait tout son pourtour. L’astre semblait ricaner aux yeux de Valkyr, aux yeux de l’ensemble des Plans. L’apparition de la lune provoqua une clameur qui monta jusqu’au firmament, sauvage, sanguinaire et démente. Troghöl rejoignit les chamans qu’il salua avec un respect surprenant. Après quoi, il prit la parole : — Mes Sangs, ce soir n’est pas un soir comme les autres ! Vous le voyez, la lune noire est venue à notre appel. Mu a répondu. Et bientôt, ce sera notre maître à tous qui sera à nos côtés… Que sonne le Grand Festin ! Les Sang-Pitié explosèrent une nouvelle fois en cris, en vociférations, en hululements. Le N’Dalloch hocha la tête à l’attention de ses sorciers. Ils étaient six à crête violette en plus de leur chef, celui à crête blanche, aux joues tatouées de runes. Les chamans allèrent se placer de manière à former un cercle de quinze mètres de diamètre. Ils se préparaient pour une invocation. Le Sang-Pitié tatoué lâcha une exclamation rauque en direction de la place et tous les guerriers se figèrent dans un silence respectueux. Un chant s’éleva du cercle magique. Rauque tout d’abord, il devint sirupeux, puis à nouveau rauque et d’un rythme de plus en plus insistant. Un ovale de lumière noire dressé à la verticale naquit de leurs volontés. Il densifia, au rythme de la mélopée, jusqu’à révéler le très attendu Ooom. Livide et obscène dans sa nudité épanouie, la sculpture de dix mètres de haut figurait un être au crâne oblong et chauve, avec une bouche lippue et des orbites creusées, un sourire épanoui, gourmand, des bras et des jambes épaisses, un ventre rebondi sur lequel était tracé un tatouage aux volutes enchevêtrées. Cellendhyll sentit les poils de sa nuque se hérisser. L’idole grossière suintait d’un indéniable pouvoir qui hérissait les nerfs. Elle rayonnait d’une malfaisance érigée dans toute sa plénitude, le mal à l’état pur. Elle avait les yeux fermés, et lorsqu’on la contemplait, une peur atroce prenait aux tripes, incendiait la cervelle, déchiquetait l’âme : et si les yeux de l’entité s’ouvraient face au monde ? De quelles atrocités seraient-ils annonciateurs, de quelles promesses de vice et de domination ? Sur l’ordre du maître-chaman, de longues perches furent amenées de derrière la hutte et glissées dans des encoches prévues à cet effet de chaque côté, à la base de l’idole. Tout en fredonnant leur litanie, les chamans se divisèrent pour empoigner les perches. Ils soulevèrent la statue sans marquer le moindre effort, alors que sa densité et ses dimensions semblaient trop conséquentes pour qu’elle soit manœuvrée ainsi. Ainsi chargés, escortés de leur Prince qui avait pris la direction des opérations, les sorciers se dirigèrent vers le monticule, l’escaladant jusqu’à en atteindre le sommet. Appliqués, ils placèrent leur charge au-dessus du socle, tandis que Troghöl donnait ses ordres pour que l’alignement soit parfait. Satisfait, le N’Dalloch mit fin à l’installation. Stabilisée au milieu du piédestal, l’idole fut lentement reposée. Un bruit sourd. Un enclenchement. Ooom était arrivé à bon port. Cellendhyll jeta un coup d’œil au Légat. Juché sur une branche parallèle à la sienne, nettement moins à son aise que l’Ange dans une telle posture, il semblait captivé par la vision de la statue. Captivé mais pas séduit. Un air de dégoût recouvrait son large visage à peau foncée. Les Sang-Pitié s’étaient relevés, ils scandaient le nom de l’idole, appelant leur dieu avec ferveur : — Ooom… Ooom… Ooom… Viens à nous ! Nous t’offrons le sang des corps, le sang des âmes. Ooom… Ooom… Ooom… Abreuve-nous de ta puissance… Accueille le Morlok’Uuruh ! Tout à son examen, Leprín se disait que le mal, justement, pouvait se révéler une notion toute subjective. Pour le royaume ténébreux, le mal était l’empire de la Lumière. Et pour l’Empire, c’était les Ténèbres. Chose exceptionnelle, cependant, les deux Puissances auraient pu s’accorder sans querelle sur un point : cette entité, dressée là devant le Légat, se révélait une abomination pire encore que l’ennemi habituel et juré. Un chaman agita les doigts, lancé dans un nouveau chant rauque. Un cerclage de runes magenta apparut, entourant les pieds de Ooom. — Ça y est, murmura Leprín. C’est commencé. Mais ne t’inquiète pas, ils vont prendre leur temps. Ils sont trop sûrs d’eux, particulièrement ce soir. Ils vont continuer à boire et à se droguer. — Pourquoi ne pas avoir fait apparaître la statue directement au-dessus du socle ? demanda Cellendhyll à voix basse. — Il aurait été impossible d’obtenir un ajustement parfait par magie. — Que va-t-il se passer, à présent ? Tu ne m’en as rien dit jusqu’ici. — Ce que j’ai appris des Sang-Pitié et de leur religion maudite, je l’ai lu dans un recueil d’anciens textes à demi-effacés par le temps, alors je ne connais pas tous les détails. Mais je sais qu’ils vont devoir alimenter la statue. En torturant. En extrayant le sang et les souffrances de ceux qu’ils vont supplicier, les esclaves et mes Ikshites que tu vois dans cet enclos. Les chamans sont censés distiller ce mélange par magie, le transformer en une essence idéale pour la faire absorber à l’idole. Tout cela doit se faire en accord parfait avec la phase la plus haute de la lune de Mu. Alors leur dieu maudit, une fois suffisamment nourri, pourra s’incarner dans la statue de Ooom, son réceptacle, et communiquer avec ses fidèles. Le Ténébreux marqua une pause avant de reprendre d’un ton pressant, qu’il voulait persuasif : — Nous sommes ennemis, toi et moi, pourtant fais-moi confiance quand je te dis que nous devons empêcher cela à tout prix… Mon maître le Roi-Sorcier, que tu as affronté brièvement, est un enfant à côté de leur dieu. Un enfant timide et compatissant… Tu imagines ? — Écoute, rétorqua Cellendhyll d’un ton glacé, je vais remplir ma part de marché, pas d’inquiétude là-dessus… Je vais tuer le N’Dalloch, du moins je vais essayer. Mais je ne le ferai certainement pas pour vous sauver toi, ton maudit seigneur et ton peuple… Ni même pour le reste des Plans, d’ailleurs. Je vais le tuer pour ce qu’il m’a fait, pour ce qu’il a fait à mes hommes, le reste de ce qui se passe ici ne m’intéresse pas… Je suis là pour Troghöl. Rien d’autre. Le reste, tu t’en charges, nous sommes d’accord ? Le Légat opina sombrement. Ooom présent, la cérémonie pouvait débuter. Troghöl lança un ordre bref. Ses guerriers savaient ce qu’ils avaient à faire. Six prisonniers néfiis furent extirpés de leur geôle et conduits jusqu’à la fosse. La terreur des indigènes était palpable, de même qu’une certaine résignation. Peu après, ils se retrouvaient attachés aux poteaux runiques qui surplombaient la cavité. Six chamans, six captifs ; six bourreaux, six suppliciés. Chacun des Sang-Pitié se rangea en face d’un Néfii attaché, disposant son propre matériel sur un trépied dressé pour l’occasion : le couteau sacrificiel en os blanc, les aiguilles à écorcher. Leurs instruments bien en main, ils se mirent à incanter un chant à la tonalité douce, patiente. Les couteaux à écorcher furent brandis. La torture pouvait commencer. Les guerriers avaient repris leur habituel brouhaha jacassant, à la fois spectateurs insouciants, appréciant la maîtrise déployée par leurs sorciers, et acteurs impatients, fervents adorateurs, pressés de contempler leur parangon, d’acclamer sa présence tant espérée ; l’alcool et la fumée circulaient toujours, de plus en plus prisés. Le chant accompagnait les sorciers, affinait leurs gestes, tandis qu’ils ôtaient soigneusement la peau de leurs captifs, d’autant plus motivés par la terreur et les souffrances qu’ils infligeaient. Le Morlok’Uuruh avait grand appétit, il fallait le rassasier ! L’hémoglobine émeraude des Néfiis s’écoula, abondante, alors même que ceux-ci poussaient des sifflements chargés tant d’horreur que de souffrance. Le sang des suppliciés gouttait, roulait, coulait, serpentait jusqu’aux rigoles qu’il inondait peu à peu, jusqu’à se déverser dans la fosse. Lorsque les chamans le jugeaient bon, les tourmentés étaient déliés de leur poteau et jetés sans ménagement dans la tranchée, pêle-mêle, pour y agoniser, renforçant la puissance de l’essence destinée à nourrir Ooom. Alors, d’autres captifs étaient violemment extraits de leur enclos, frappés s’il était besoin, conduits puis hissés et liés à un poteau. Inlassablement la torture reprenait. Une nouvelle âme malmenée, écorchée, trahie, une nouvelle vie qui fuyait. Le chant devint strident, il semblait vivre de lui-même, s’échapper des lèvres arikaries de sa propre volonté. Les chamans ne marquaient aucune pause dans leur sinistre besogne. Avec les Ikshites, l’horreur monta d’un cran. Car les sorciers ne se contentèrent pas du traitement réservé aux Néfiis, ces derniers à présent dissous dans la fosse. Le premier des Ikshites fut soigneusement écorché. Mais ensuite, des lignes de pouvoir chamanique se mirent à s’allumer sur le corps du supplicié, suivant le tracé de ses nerfs. Elles pulsaient en cadence pour remonter jusqu’à son cœur. Au même rythme, une lueur intermittente éclairait la statue de Ooom de l’intérieur, brûlant d’avantage à chaque pulsation. L’Ikshite épuisait ses dernières réserves de vie. Le chaman qui s’occupait de son sort lui fendit la poitrine d’un geste ample, qui trahissait une grande pratique. Le guerrier scarifié ne pouvait crier, le chaman lui avait tranché la langue. De sa main griffue, il lui arracha le cœur avant de l’élever vers le ciel, sanglant tribut de chair, sans se soucier aucunement des derniers soubresauts du condamné. — Ooom, voici ton offrande, voici le festin ! Le chaman tendit religieusement le cœur au N’Dalloch qui s’était rapproché. D’un coup de mâchoire, Troghöl arracha goulûment un morceau qu’il mastiqua d’un air extasié. Il tendit délicatement l’appendice sanguinolent à Skärgash, le Sang-Tueur, qui effectua le même manège avant de transmettre la chair découpée à l’un de ses camarades. Horrible spectacle que celui des cannibales arikaris en plein festin. Les autres morceaux de choix seraient également partagés ; le foie, les reins, les testicules et la verge, que l’on poserait sur des plateaux et distribuerait à l’assistance. Le cadavre de l’Ikshite fut jeté dans la fosse, comme les autres malheureux. Un autre le remplaça. Le cycle se poursuivit, démoniaque. Assis, couchés, accroupis, captivés par le spectacle, le restant des Sang-Pitié attendait sa part du banquet, s’échangeant sans vergogne la drogue rituelle, acclamant, applaudissant la maîtrise de leurs chamans. Une dizaine de guerriers fut désignée par Skärgash pour faire la navette entre la fosse et l’esplanade, chargés de plateaux d’acacia, de chopes en os, pourvoyeurs de cette boisson infâme prélevée à la louche, qu’ils qualifiaient de divine. L’alcool, la drogue, le sang impie, les Arikaris dans leur ensemble se gorgeaient de plaisirs, jusqu’à l’indigestion. Ils trinquaient, entrechoquant leurs chopes, éructant leur plaisir, leur excitation, le sang des suppliciés coulait dans leur gorge, gouttait de leurs lèvres, maculait le bas de leurs visages. Peu à peu, les guerriers s’affaissaient dans l’herbe ou sur leurs nattes, leurs sens s’alourdissaient de cet excès sanglant, enfumé, alcoolisé. Ils étaient plongés dans une ivresse, une jouissance, qui, pour eux, dépassait largement celle du sexe. Du reste, la sexualité des Arikaris n’était qu’une fonctionnalité biologique, ces derniers ne faisaient jamais l’amour, ils procréaient par nécessité. Peu à peu, tandis que les prisonniers souffraient, les Sang-Pitié sombraient jusqu’à l’engourdissement de leur réalité. Leprín et Cellendhyll avaient misé sur ce fait. Leprín surtout. L’Ange, au fond, ne misait que sur lui-même. La lune de Mu s’était intensifiée, son feu magenta devint palpitant. La fosse était quasi pleine à présent. Les agonisants et les morts se mêlaient, flottant sur la mer d’hémoglobine. Le sang jaune des Ténébreux Ikshites se mélangeait à celui, vert, des Néfiis, formant une épaisse nappe verdâtre. Chapitre 61 Cellendhyll se dit que ce que réservait Ooom quand il serait éveillé se révélerait pire encore que le spectacle atroce qu’il avait sous les yeux. S’il avait besoin d’une motivation supplémentaire pour châtier Troghöl, elle était devant lui. — Qu’attends-tu, Ténébreux ? souffla-t-il. — Le bon moment. Si j’agis trop tôt, je risque de tout compromettre. Je te rappelle que je suis seul, je dois donc attendre que les guerriers arikaris soient plongés irrémédiablement dans leurs drogues et leurs alcools, envapés, ce qui est le cas. Mais il est également indispensable que les chamans soient totalement immergés dans leur rituel. Alors seulement, je pourrai intervenir. — Cela ne te fait rien de voir tes hommes mourir, ainsi torturés ? Leprín tourna son visage sombre vers l’Ange, le regard insondable. — Non. Cela ne me fait rien. — Pour ma part, j’y vais, décida l’Ange du Chaos. Il est temps. Tout plutôt que de contempler une telle barbarie. Il se laissa glisser le long de l’arbre. Leprín resta sur son perchoir à contempler ses hommes se faire torturer les uns après les autres. Il avait dit vrai. Même s’il n’appréciait pas leur sort – c’était un véritable gâchis de perdre autant de guerriers fidèles et fiables à l’heure où les Ténèbres avaient tant besoin de troupes supplémentaires –, leur disparition ne l’émouvait en rien. Le Légat n’avait de sentiments que pour Estrée, la Fille du Chaos, et encore cet amour se révélait-il imparfait, passionné, unilatéral et meurtrier. En cet instant présent, même la Fille du Chaos ne comptait pour rien. Seul restait son devoir. Le devoir d’en finir avec cette horreur, d’en arrêter le processus. De protéger les Ténèbres de cette menace infime. C’est moi qui ai alimenté cette engeance au sein des Ténèbres, je dois réparer. Bon et maintenant, je fais quoi ? Le Ténébreux avait paru confiant face à l’Adhan en exposant son plan, en réalité, il était bien loin d’éprouver l’assurance qu’il avait affichée. Il connaissait les principes de l’invocation mais ignorait tout de la magie sang-pitié, de source chamanique, le tissage par le chant. L’idéal eut été de libérer ses Ikshites mais c’était impossible, les captifs étaient trop sévèrement gardés. Au moins, il lui fallait saboter l’incantation. Abattre l’un de chamans devrait suffire. De la sorte, le retour de sort qu’il provoquerait éliminerait les sorciers restants et le désordre créé lui permettrait peut-être de s’enfuir avant que les guerriers arikaris ne mettent la main sur lui. Tel était son dessein. Tout d’abord, il me faut plus du sang. Sa proie fut aisée à trouver. Elle se présenta d’elle-même. Un Sang-Pitié qui avait suffisamment bu pour être l’esclave de sa vessie implorante quitta l’esplanade, l’esprit trop enfumé pour marcher droit, les réflexes ralentis par l’alcool. Leprín descendit de son arbre et le suivit à couvert, attendit que son adversaire baisse son pantalon et se mette à uriner abondamment sur les fougères pour l’égorger avec son poignard. Il avait toujours sur lui sa poche à sang qu’il s’empressa de remplir de l’hémoglobine du mort. Bien, il avait le combustible, ne manquait que l’occasion. Sous le couvert des arbres qui bordaient la cité, Leprín se rapprocha de l’esplanade par le sud-est, jusqu’à en avoir une vision idéale. Il surveilla attentivement les chamans. Celui qui avait la crête blanche devait être leur chef. Il supervisait le rituel, sans y participer encore. Tant que ce serait le cas, le Légat ne pourrait rien faire. Pour avoir une chance de surprendre les sorciers, il devait attendre qu’ils soient tous occupés par les incantations. Car alors non seulement leur attention serait focalisée sur l’éveil de la statue, mais ils ne pourraient cesser d’incanter sous aucun prétexte, sous peine de provoquer un déchaînement magique incroyable, à la hauteur de la Puissance qu’ils prétendaient inviter. Ils auront besoin de leur maître pour la dernière phase de l’incantation. Je n’ai plus qu’à attendre. Le maître-chaman rejoignit la fosse. Il ouvrit ses bras, qu’il leva en direction de la lune de Mu. L’éclat magenta qui englobait celle-ci était devenu aveuglant. Sous l’influence du mantra chanté par le sorcier, le liquide verdâtre, l’ichor de souffrance, s’assombrit jusqu’à atteindre un noir au velours dense, au sein duquel brillaient spasmodiquement de minuscules étincelles de pouvoir. Le chaman tatoué baissa ses mains, son visage étroit affichant une moue approbatrice. La phase suivante de l’incantation était enclenchée. Le sang, tout le sang, le sang des corps, le sang des âmes, accommodé, pimenté d’une extrême souffrance, noirci par la magie des Sang-Pitié, ce liquide transformé, avivé par la magie, se mit à remonter la pente des deux rigoles qui menaient au bassin. Lentement, mais sûrement, il se dirigeait vers le dernier réservoir, destiné à y étaler son océan d’horreur et de puissance, goutte après goutte, souffrances mêlées, glas enchaînés, morts infâmes. Le bassin était plein. Les sacrifices achevés. Plus aucun captif à tourmenter. Tous les suppliciés avaient fini dans la tranchée, à l’agonie, ou, pour les plus chanceux, déjà engloutis dans l’oubli. Alors les sorciers arikaris se dressèrent au-dessus de la fosse. Ils levèrent leur visage, leurs mains entachées du sang de leurs victimes en direction de Ooom, ils entamèrent une nouvelle complainte aux accents glorieux, chargée d’un appel irrépressible qui pulsait dans leur magie maléfique. Le liquide étalé dans le bassin bouillonna quelques instants et se mit à remonter les ultimes canaux, ceux qui menaient aux pieds de la statue. Ooom, les bras grands ouverts, baigné du sang sacrificiel, commença à absorber l’essence sanguine, l’essence de l’âme souffrante. Ses pieds furent les premiers submergés, puis ses chevilles et ses mollets. Il changeait peu à peu de couleur. Le blanchâtre était remplacé par un noir d’une densité absolue. Le maître-chaman joignit enfin ses ressources de pouvoir à celle de ses suivants. — Le moment est venu, soupira Leprín. Lorsque le corps de Ooom serait entièrement assombri, nourri des pieds jusqu’au sommet du crâne, alors le Morlok’Uuruh pourrait investir l’idole, libre de s’éveiller à la réalité de Valkyr. Il ouvrirait les yeux et conférait à ses adorateurs, ses enfants, une part de sa force et de sa monstruosité. Leprín devait empêcher cette abomination. Ou les Sang-Pitié, nantis de cette puissance démoniaque, investiraient Mhalemort par leur portail et déchaîneraient leur soif de conquête et de massacre au cœur du royaume des Ténèbres. Tout cela par sa faute. Je dois réparer. C’était devenu son mantra. Chapitre 62 Cellendhyll avait tout d’abord fait le tour des bâtiments qui ceignaient la place, les seuls habitables. Il les avait fouillés dans leur totalité sans trouver sa dague. Il pressentait que sa Belle devait se trouver aux mains du prince arikari. Aucun des guerriers ne vit sa haute silhouette se glisser derrière l’un des bâtiments, profiter de son couvert pour longer la place, puis ramper jusqu’à la hutte. L’Ange était en chasse. Il était temps de laisser parler la voix de la revanche. Alors que les chamans continuaient de faire remonter le sang sacrificiel jusqu’à l’idole, Troghöl était rentré dans la hutte. Il devait se préparer pour la suite de la cérémonie où il occupait une fonction prépondérante, le salut à son dieu. Mais il avait encore le temps. Il se dévêtit tout d’abord, dévoilant un corps renflé de muscles, recouvert de tatouages noirs, un motif sinueux qui partait de son nombril pour gagner ses épaules, ses hanches et ses bras, son dos, ses cuisses. Le même tracé que celui qui figurait sur le corps de Ooom. Le Prince s’enduisit les paupières et les joues d’un khôl du même noir dévoyé que celui qui ornait le reste de son corps. Enfin, il passa un pagne de cuir, ses bottes, son ceinturon. Coiffa des plumes d’argos pourpre dans sa crête. Un torque d’or rouge vint orner son cou puissant. « Beau tatouage. Ils font le même pour homme ? », aurait commenté Gheritarish, s’il avait pu surprendre le N’Dalloch dans une telle posture. — Où est ma dague ? se contenta de lâcher l’Ange du Chaos. Sa silhouette élancée sortit de l’ombre. Ses yeux verts, glacés, brillaient d’une détermination plus puissante encore que la haine. Troghöl eut un sursaut de surprise mal maîtrisé en constatant la présence de L’Adhan : — Dans ce coffre. Là, derrière ce meuble. — Non, je sens que tu mens. — C’est vrai, ta lame est ici, dans ma botte. Je la garde comme trophée que j’offrirai à l’un de mes fils, comme nous en avons la tradition… J’avoue que je suis surpris, guerrier, de constater que tu as survécu, et plus encore de te voir ici. La raclée que je t’ai octroyée la dernière fois ne t’a pas suffi ? Tu en redemandes ? Tu es fatigué de vivre ? — Je n’ai aucune envie de mourir et je déteste souffrir. Je suis venu récupérer ma dague. Donne-la moi et tu pourras partir tranquille. — Tu dis la vérité ? — Évidemment pas. Je mens, comme toi. Troghöl tourna légèrement la tête en direction de l’esplanade. Cellendhyll arbora un sourire dur : — Inutile d’espérer de l’aide, ils n’entendront rien. Ton odieuse cérémonie fait bien trop de bruit… Et de toute façon, tu n’as pas besoin de l’aide de tes guerriers, n’est-ce pas ? Tu es le N’Dalloch, tu ne crains personne… Eh bien je suis là, prêt à t’affronter. Je suis là, devant toi, et je vais te tuer. — Personne ne peut vaincre le N’Dalloch ! se rengorgea Troghöl. — Si. Moi. Et je vais te le prouver. Chapitre 63 — Tu es un vaillant guerrier, je ne peux que l’admettre, déclara Troghöl, de nouveau souriant. Rejoins-moi, sers-moi et je te donnerai le pouvoir. En gage de ma bonne foi, je vais te rendre ta dague. Tiens. Le Sang-Pitié se pencha, une main en direction de sa botte, mais ce n’était qu’une feinte. Il arracha son pectoral qu’il jeta au visage de Cellendhyll, profitant de son geste de défense pour le déséquilibrer d’un fouetté de botte dans la cuisse. Il passa derrière lui, le crocheta au cou. Et se mit à serrer. L’Adhan se débattit. En dépit de ses efforts, il ne parvenait pas à saisir le visage de l’autre pour lui crever les yeux. Alors il frappa le Sang-Pitié d’un coup de tête en arrière, trop faible. Troghöl s’ébroua sans relâcher son étreinte. Un deuxième essai, plus appuyé. Le Sang-Pitié jura mais tint bon. Un troisième coup de tête, encore plus puissant, qui brisa le nez du Prince. Ce dernier desserra enfin sa prise. Le cœur second de Cellendhyll lui insuffla une brusque décharge d’énergie. L’Ange pivota à gauche, asséna un coup de coude dans le foie de Troghöl qui le lâcha tout à fait. L’Ange pivota à droite et planta son autre coude en pleine mâchoire du Sang-Pitié. Il se retourna, et dans le même mouvement, détendit sa jambe gauche. Sa botte atteignit Troghöl dans l’estomac, l’envoyant chuter quelques mètres en arrière. Cellendhyll bondit sur lui, l’agrippa par le bras tout en tournant sur lui-même, et l’Arikari alla s’écraser contre la cloison du fond de la hutte. La paroi de roseau céda sous le choc, et Moghol finit sa chute dans l’herbe, à l’opposé de la place où se tenaient ses siens. Cellendhyll le rejoignit en trois bonds. L’autre s’était relevé, le regard fulminant. Il expulsa un flot de sang de son nez. Avant de cracher : — Je vais t’arracher le cœur avant d’y planter mes dents ! Cellendhyll leva sa main devant lui, paume vers le ciel et replia doucement les doigts, à trois reprises. Le geste était mystérieux mais pour Troghöl il paraissait fort clair. Une lueur s’était mise à danser dans les yeux verts de l’Adhan. Il avait fait le vide en lui de tout sentiment. Il était ressenti et non plus réflexion, il était réflexes purs. Il ne doutait pas, il ne pensait à rien. Plus de Spectres, plus de trahison, plus de dague sombre. Il n’y avait plus que Troghöl, sa présence, ses mouvements, ses postures. Et il l’affronterait, d’égal à égal, à mains nues. Les traits convulsés de rage, le N’Dalloch feinta une attaque au visage et se baissa, porté par ses genoux dans un angle bizarre, le buste en diagonale, la main tendue, rigide, prête à déchirer. Cellendhyll avait invoqué le zen, l’avait dépassé pour se hisser jusqu’au seuil supérieur du Hyoshi’Nin. Il évoluait dans le ressenti pur, l’esprit clair, détaché, lointain. Il ressentait Troghöl, sans se servir de ses yeux ou de ses oreilles. Il le ressentait vivre, respirer, se mouvoir, il ressentait jusqu’à ses intentions. Porté par l’état de grâce, il réagit encore plus vivement que le Sang-Pitié. Il se cambra, laissant passer Troghöl devant lui, se redressa sur son passage et le frappa, du bas vers le haut, en pleine figure. Il aurait pu frapper du poing, d’une manchette ou du coude. Non, il porta une gifle qui renvoya la tête de Troghöl sur le côté, la joue marbrée des doigts de l’Adhan. Cette gifle fit beaucoup plus mal à l’orgueil du Sang-Pitié qu’à sa chair. Cet orgueil démesuré qui l’animait, source de sa force. Source de sa faiblesse. Il est mûr. Maintenant. L’Ange lâcha un ricanement : — Imagine que je te batte, Troghöl. Imagine que je fasse échouer l’invocation… — Impossible ! éructa le N’Dalloch. — Attention, sourit cruellement Cellendhyll. Je vais toucher. Le Hyoshi’Nin lui dictait ses gestes. Il passa sous la garde du Sang-Pitié qu’il gifla une nouvelle fois en plein visage. Jamais il n’avait bougé aussi vite. Il n’avait même pas eu besoin de feinter. Une attaque directe, d’une incroyable pureté. — Alors, Sang-Pitié, tu ne dis plus rien. Un problème ? Troghöl n’avait fait qu’entrapercevoir le mouvement de Cellendhyll. Rien d’autre. Sa joue le brûlait. De se voir traiter comme il traitait ses adversaires, qui plus est par celui qu’il avait facilement défait devant ses hommes, le mit définitivement hors de lui. Il se lança en avant. Il voulait faire mal et tout de suite, sans tisser de trame offensive. Son rythme perdit en équilibre, ses gestes, toujours aussi puissants, devinrent moins précis. Cellendhyll esquiva ses trois attaques successives et le gifla une fois encore. Le même mouvement vif et direct, imparable. L’incertitude opacifia le regard du N’Dalloch. L’hésitation. L’inquiétude, soudaine, nouvelle. Il avait perdu le rythme du combat, il était surclassé pour la première fois de son existence. Il ne pouvait le concevoir. Un rictus revanchard déforma son visage marqué d’ecchymoses, sa bouche se tordit dans toute sa largeur. L’énergie qu’il rassemblait en lui depuis le début du combat était arrivée à son point de fusion. Il pouvait enfin relâcher la quintessence de son pouvoir d’Adepte pour châtier ce maudit adversaire. Les poumons du N’Dalloch se gonflèrent, son visage se tendit, comme étiré vers l’arrière. Sa bouche s’arrondit démesurément, prête à relâcher le Cri. Le Hyoshi’Nin ancré tout au fond de Cellendhyll réagit aussitôt. Le Cri sortit des lèvres de Troghöl. Au même instant, chargé d’un pouvoir qui n’avait rien de physique, qui venait du tréfonds de son être, la partie la plus noble de son âme –, l’Ange tendit les mains grandes ouvertes devant lui, et les claqua puissamment. L’air se troubla, électrisé d’une force argentée qui souffla le Cri comme un vent de tempête soufflerait une chandelle. Le souffle d’énergie produit par l’Adhan, la brisure du Cri, étourdirent Troghöl. Cellendhyll en profita aussitôt. Il enchaîna d’un coup de coude du droit au sternum pour couper le souffle du prince, d’un coup de genou au menton pour lui relever la tête, d’un coup de boule pour lui fracturer la pommette. L’Ange dansait à nouveau, la violence pour partenaire, plus redoutable que jamais. Il frappait, frappait et frappait, parcouru d’une énergie dense et légère, d’une grâce aveuglante. Je suis l’Ombre, encore et toujours. Je danse et je tue. Je TE tue ! Troghöl était ballotté par les coups. Cellendhyll se sentit entraîné par un courant qui s’additionnait à son nouveau pouvoir, cette puissance sauvage qu’il avait appris à reconnaître. À l’instar des Sang-Pitié, il se laissa aller à sa propre litanie, fanatique, interne : Tue-le, tue-le, tue-le ! Tue-le pour nous ! Les visages des Spectres défilaient en filigrane à l’arrière de son esprit. Ils lui parlaient, l’encourageaient, sans le gêner. Troghöl rassembla ses forces dans un dernier sursaut mais c’était déjà trop tard. Cellendhyll se servit de ses mains, de ses coudes, de sa tête, de ses genoux et de ses pieds. Il frappa pour Lhaër, pour Bodvar, pour Khorn, Élias et Melfarak. Pour Faith aussi. Fouetté dans le genou, coup de pied dans le ventre, un sursaut en arrière, un pivot sur la jambe droite, l’Ange du Chaos bascula le torse en avant et sa botte partit dans un coup de pied retourné en pleine tête. Troghöl vola en arrière comme un pantin coupé de ses fils. Leur combat s’était déroulé derrière la statue. Emportés par leur élan, ils se retrouvaient à présent aux pieds de Ooom, baignés par son ombre. Les guerriers sang-pitié restaient prostrés dans leur ivresse, les chamans parachevaient leur invocation. Et Cellendhyll continuait, sans laisser le moindre répit à son adversaire. Coup de coude pour briser la clavicule. Revers du poing dans la gorge, coup de genou dans les côtes. Troghöl n’en pouvait plus, sa tête oscillait de droite et de gauche, tressautant sous les coups, ses yeux étaient vitreux de douleur, sa bouche était cramoisie de son sang. Il bavait. Il se faisait massacrer. C’était une démonstration, une symphonie de violence et de vengeance, de haine mi-incandescente mi-glaciale. L’expression d’une sauvagerie acculée qui s’était libérée, ivre de pouvoir enfin s’exprimer. Cellendhyll accomplissait une part de son deuil, extirpait la douleur infligée par la perte des Spectres. Il sentit une nouvelle puissance l’envahir, étrangère à toute autre, étrangère au zen ou au Hyoshi’Nin. Dans la seconde suivante, sa dague sombre était dans sa main, diffusant sa chaleur carnassière. Revenue de son propre gré, animée de sa propre volonté. Ardente, assoiffée, revancharde, la Belle de Mort se planta dans le ventre du Sang-Pitié. Sous l’impulsion de l’Ange ou d’elle-même ? Quelle importance au fond ? La dague but le sang, la vie de Troghöl, elle se gorgea de son âme, elle devint écarlate, feulante comme une succube extasiée. Jamais elle n’avait montré autant de frénésie. Chapitre 64 Cellendhyll combattait Troghöl, et Leprín distinguait à peine leurs corps tendus et virevoltants, presque entièrement cachés par la masse de Ooom. Le Légat avait rampé derrière le corral vidé de ses prisonniers pour rejoindre le groupe des chamans, occupés à lancer la dernière incantation. Il plongea les mains dans sa poche-réservoir. La magie ténébreuse était prête à répondre à son appel. Il ressortit sa main gluante de sang et agita l’air devant lui. Le chaman que visait Leprín s’écroula sans un mot, son cœur broyé par la magie du Sang. Leprín renforça son emprise, accélérant l’agonie de l’Arikari. Ce dernier finit par expirer. Le Légat n’eut pas le temps de se réjouir. Le chaman à crête blanche et aux pommettes décorées de runes ouvrit les bras, dans un effort aussi habile que surprenant, pour renforcer l’invocation d’un sursaut de son pouvoir, comblant ainsi le vide créé par l’attaque de Leprín. Ce dernier ressentait le pouvoir du sorcier en chef, il savait qu’il ne pourrait pas l’abattre aussi facilement que son acolyte. Alors il se déplaça de quelques pas, de manière à prendre un autre des sorciers en point de mire – sa magie offensive nécessitait en effet qu’il pût contempler le visage de sa cible. Le chaman tatoué ne l’oublia pas pour autant, et tandis que le Légat levait ses mains, prêt à tisser un nouveau sort d’attaque, il plongea ses prunelles aux reflets magenta dans celles du Ténébreux. Leprín se sentit soudain plié par une volonté supérieure. Alors qu’il était plongé en pleine incantation, alors qu’il devait compenser la perte de son subordonné, le maître-chaman parvenait tout de même à le subjuguer par la seule force de son regard. Le Légat était captif de cette étreinte visuelle, incapable de poursuivre son assaut magique. Une silhouette s’extirpa de la masse des guerriers Sang-Pitié, et se rua sur lui en pleine course. Même si Skärgash avait goûté au sang des suppliciés, il avait dédaigné l’alcool et la drogue et n’avait pas sombré dans la même hébétude que ses camarades. Il percuta Leprín pour le faire chuter et le cogna à la base du crâne avant de se jeter sur lui. Le Légat l’accueillit de ses jambes ramassées, bottes jointes. Atteint d’un coup au sternum, le Sang-Tueur s’écroula à son tour. Ils se redressèrent en même temps. — Je vais manger ton foie, siffla Skärgash, agitant lentement devant lui sa hachette, qu’il venait de dégainer. — Viens donc ! riposta Leprín. Le sang coulait sur sa tempe. Il l’essuya. Skärgash en profita pour bondir sur lui. Mais ce n’était qu’une feinte du Légat. Au moment où le Sang-Pitié arrivait au contact, il pivota d’un quart de tour et son aiguillon jaillit. Cloué au bas-ventre par l’aiguillon du Ténébreux, Skärgash laissa tomber son arme, gémit puis s’effondra. Il parvint quand même à agripper Leprín par la cheville et à le faire tomber avec lui. Ils s’empoignèrent, chacun essayant d’étrangler l’autre, de lui déchirer le visage, de lui crever les yeux. Ils roulèrent dans l’herbe, étreinte frénétique, élans meurtriers. L’idole continuait de se remplir, le noir avait atteint son front. Tout en s’escrimant à dominer son adversaire, Leprín agita son aiguillon toujours planté dans le bas-ventre du Sang-Pitié pour agrandir la blessure, augmenter la douleur. Skärgash tenta d’empoigner l’aiguillon d’une main pour l’arracher à sa chair, mais l’appendice sécrétait une sorte d’huile qui le rendait glissant et il gaspilla son énergie en vain. Un rictus cruel animait le visage du Légat tandis qu’il sentait l’Arikari faiblir. Réussissant à bloquer les bras de son adversaire, il fit vibrer son aiguillon. Skärgash poussa un hurlement à s’en déchirer les cordes vocales. Il gargouilla, victime du même sort qu’il aimait infliger aux autres. Une mort atroce. Le visage tuméfié, Leprín se retourna en hâte vers les invocateurs. Il pouvait encore… C’était trop tard, la magie sang-pitié était arrivée à son point culminant : enfin complétée de l’essence des sangs, l’idole ouvrit des yeux globuleux, d’un blanc brûlant, rayonnant d’un pouvoir sans pareil. Celui du Morlok’Uuruh. Leur invocation terminée, les chamans s’écroulèrent dans l’herbe, épuisés. À quelques pas de là, Leprín se laissa lui aussi tomber sur les genoux, terrorisé, vidé d’espoir. — Nous avons échoué, soupira-t-il, d’une voix atone. Pardon, mon maître, j’ai failli ! Chapitre 65 L’idole avait ouvert les yeux. Instantanément écrasé par un poids qui atteint jusqu’à son âme, Cellendhyll fut brutalement séparé du Hyoshi’Nin. Une langue d’un magenta brillant sortit de la bouche de Ooom et s’étira lentement en direction de l’Adhan. Les Sang-Pitié hébétés contemplaient le spectacle avec délectation. La mort de leur N’Dalloch n’avait pas encore atteint leur conscience anesthésiée par les abus. Ils ne pouvaient se focaliser que sur une chose : la présence du Morlok’Uuruh, dont la voix enfla pour l’homme aux cheveux d’argent, résonnant tel le fracas de l’orage : — Fou que tu es, tu as osé tuer mon enfant, mon élu ! Pour cela tu vas payer mille fois, petit humain. Je vais t’infliger des vies entières de souffrances, je vais te plonger dans des océans d’agonie… Lance-moi, palpita faiblement la dague. Ou nous sommes perdus. — Je vais grignoter ton esprit, bribe par bribe, écraser tes souvenirs un à un, poursuivit l’idole, déchiqueter jusqu’au moindre de tes désirs, je vais les mâcher avant de te les recracher à la figure. La langue démesurée s’allongeait toujours, centimètre par centimètre, sans hâte mais déjà conquérante, sa pointe frétillant de convoitise. Lance-moi. Paralysé par cette masse spirituelle, Cellendhyll ne pouvait plus réagir. Garder la Belle de Mort dans sa main gauche lui demandait déjà un effort extrême. Il eut peur. Terriblement peur. Peur de perdre sa personnalité, son libre arbitre, peur de devenir le jouet du Morlok’Uruuh. Mais même cet effroi ne pouvait le galvaniser. Lance-moi, dit encore la dague avec un peu plus de force. Je ne peux plus bouger ! Lance-moi, Cellendhyll, insista la Belle, qui semblait plus proche. Malgré sa peur, l’Adhan continuait de se débattre, physiquement et mentalement, de résister, de se contorsionner. La langue était à moins d’un mètre de lui. Moins, déjà. — Lorsque tu ne seras plus qu’une coquille, continua le dieu démon, j’implanterai une part de mon pouvoir en toi, je me servirai de cette force que je sens en toi, latente. Tu seras mon nouveau champion, et tu brûleras l’univers ! LANCE-MOI ! Le hurlement psychique de la Belle de Mort emplit toute la conscience de l’Ange, balayant l’emprise du Morlok’Uuruh. Cellendhyll sentit sa lame tressauter de puissance dans sa main. De nouveau libre de ses mouvements, il se détendit au moment où la langue allait le toucher. Il roula de côté, effectuant un tour complet, se redressa et lança la dague noire sur l’idole. La Belle de Mort rugit de défi, volant vers son adversaire. Elle se métamorphosa, s’allongeant pour devenir soudain une lance à long manche, une lance pourpre dont la large lame adoptait un dessin élégant, sinueux, un tranchant plus que parfait. Cellendhyll fut parcouru d’un embrasement brutal dans son corps, il se sentit quitter le sol, planant, instrument et non plus acteur, toujours soutenu par cette puissance incroyable. Cette force inconnue le quitta dans l’instant suivant, passant dans la Belle de Mort. La lance volait. La lance toucha, s’enfonçant dans le torse de la statue. Plantée dans la pierre, elle se mit à briller d’un feu rouge qui envahit peu à peu la silhouette de Ooom. L’idole changea de teinte pour prendre peu à peu celle de la Belle de Mort. — Que me fais-tu ? glapit le dieu des Sang-Pitié. Nooon, pas ça ! Laisse-moi, je pourrai t’apprendre, je pourrai exaucer tout ce dont tu rêves, le moindre de tes désirs… Mais la dague-lance n’écoutait pas, elle continuait de fouailler le Morlok’Uuruh, de le boire, de l’anéantir. Les Arakaris dans leur ensemble hurlèrent, leurs sens révulsés d’une douleur extrême, eux qui avaient partagé l’esprit du dieu maudit, qui s’étaient abreuvés au même sang. La statue entièrement livrée au pourpre explosa dans un déferlement de scintillement flamboyant. Déferlement d’énergie brute et contrariée, issue d’un Dieu entravé et inassouvi, vaincu. Mais ce n’était pas fini. L’explosion s’intensifia, toujours plus intense, enfin, elle se divisa en un faisceau de rayons cramoisis, chacun allant directement transpercer un Sang-Pitié. Empalés les uns après les autres par les traits de lumière, ces derniers étaient soulevés du sol, s’agitant, grotesques, dans la peur et dans les plaintes, dissous seconde après seconde, rongés par la lumière magique, aspirés jusqu’au dernier fragment, la dernière parcelle de chair ou d’existence, digérés par un néant hargneux et lointain, loin, bien loin, dans une autre des trames de la réalité. Accompagnant cette destruction, un mugissement de douleur à déraciner les arbres résonna dans tout le ciel étoilé, depuis la lune noire, la lune de Mu dont le cerclage rosé s’éteignait, privé de sa source. L’astre, finalement, se désintégra dans une explosion silencieuse d’une intensité ténébreuse qui éclaboussa la nuit de sa noirceur obscène, avant de disparaître à jamais, révoqué de l’univers des Plans, emportant avec elle l’existence, les espoirs et l’avenir de la race Sang-Pitié. Tout cessa. Un silence assourdissant emplit la cité, comme si Valkyr elle-même retenait son souffle. Cellendhyll avait retrouvé la terre ferme, vidé de cette force étrangère qui l’avait un instant utilisé comme catalyseur. Tout ceci me dépasse, songea-t-il en se remettant sur pied. Il contempla l’esplanade. Les Sang-Pitié avaient disparu, guerriers, chamans, N’Dalloch, avalés sans rémission, exilés, détruits et maudits. Il ne vit pas de trace de Leprín. Peu importait pour l’instant. Il se dirigea vers l’endroit où s’était incarné le Morlok’Uuruh. La Belle de Mort s’y trouvait, posée sur le piédestal, de nouveau dague, de nouveau sombre. Il se baissa pour la reprendre et leva sa main armée pour mieux la contempler. Elle avait repris son aspect habituel mais vibrait encore, très légèrement. Dague ? murmura l’Ange. C’est bien. Je suis fière de toi. Cette fois, la voix s’exprimait d’un ton plus fluide, non plus comme un écho lointain. Elle semblait plus proche, d’une vigueur augmentée. — Que dois-je faire, à présent ? La vengeance. Ensuite, tu dois chercher Arasùl. Il te mènera à ce que je suis réellement. Encore cette prophétie ? Arasùl, un nom qui évoquait autant de mystère que de pouvoir. Il allait devoir approfondir la question. Morion, à ce sujet, ne semblait pas pressé de lui fournir des éclaircissements. En savait-il plus qu’il n’en laissait entendre sur la prophétie ? Il verrait. Mais avant, la vengeance. Oui. — Tu me connais parfaitement, dague, la vengeance me va comme une seconde peau… Elle fait partie de moi. — Dague, qu’es-tu, dis-le moi. Fatiguée. Plus tard. Il sentit la présence s’éloigner, de nouveau faible. — Que veux-tu de moi ? Aucune réponse. Cellendhyll soupira mais un petit sourire étirait ses lèvres : Au moins, j’ai eu ce que je voulais, et plus encore avec la découverte du Hyoshi’Nin. Je t’ai retrouvée, ma Belle de Mort, j’ai abattu Troghöl et j’ai survécu… À présent je peux aller délivrer Faith et régler mes comptes avec Rosh Melfynn. Avec la réalité, revinrent les questions. D’où vient cette puissance qui a abattu l’idole de Ooom ? De la dague ou de moi-même ? Un instant, il m’a semblé… Non, c’était trop fugace. Impossible de m’en rappeler précisément. Cellendhyll se retourna, alerté par son instinct. Leprín se dressait devant lui, les traits tirés, ses mains et sa tunique jaunies par le sang de Skärgash. Cellendhyll se figea, prêt au combat. Mais si fatigué. — Alors Ténébreux, le moment de nous affronter est venu, c’est ça ? Il ne savait pas s’il pourrait retrouver l’état de grâce, las comme il l’était, mais il se battrait tout de même. — Non, répondit le Légat. Je respecte ma promesse envers toi. Nous nous sommes combattus dans le passé et nous nous affronterons encore, tu le sais comme moi. Mais cela ne sera pas aujourd’hui. Je suis fatigué. Respecteras-tu notre pacte ? — Ce n’est pas l’envie de le briser qui me manque, mais oui je le respecterai… . Comment vas-tu rentrer chez toi ? — J’ai fouillé la hutte pour récupérer l’anneau que Troghöl m’avait confisqué. Le portail qui nous a amenés ici est trop loin à rejoindre, seul je n’y arriverai pas… Et toi, comment vas-tu rentrer chez toi ? — J’ai mon propre moyen. — Je devrais te remercier pour ton aide mais j’en suis incapable. Je te hais trop pour cela. Et pourtant tu m’as permis d’abattre une menace effroyable pour mon peuple, pour l’ensemble des Plans. Cellendhyll haussa les épaules : — Tu te leurres, Ténébreux. Je ne t’ai pas aidé… Je me suis servi de toi tout comme tu t’es servi de moi. — Tu dis vrai ! ricana Leprín. Quoi qu’il en soit, quelles que furent tes motivations, nous avons réussi. Pars en paix. — Toi aussi. Leprín aurait voulu avoir la force de tuer l’Adhan maudit, et en même temps, il aurait voulu pouvoir lui parler d’Estrée. Oui, il avait envie de se confier à son pire ennemi. Il se demandait si la Fille du Chaos allait bien. Il n’avait aucun moyen de la contacter ici, il avait laissé à Mhalemort sa pierre-de-contact, trop précieuse pour qu’il risque de la perdre dans une telle aventure. Il allait devoir rentrer à la citadelle ténébreuse, apprendre à son maître son échec au sujet de l’Adhan, sa terrible erreur de jugement concernant Troghöl. Le Roi-Sorcier n’allait pas apprécier le retour de son protégé, la chose était criante d’évidence. Mais le Légat n’avait pas le choix. Le devoir, la fidélité envers son suzerain, était son seul véritable moteur, en définitive. Le plus puissant. Chacun d’eux se servit de son propre artefact, l’anneau pour le Légat, la gemme de Maurice pour l’Ange. Quelques minutes plus tard, les deux rideaux magiques se faisaient face sur l’esplanade, un arc de cercle d’un noir ourlé d’incarnat pour les Ténèbres, une rosace multicolore, pulsant au même rythme que les cœurs de Cellendhyll, pour emblème de Maurice. L’homme du Chaos et l’homme des Ténèbres restèrent un instant sur le seuil de leurs téléporteurs. Un dernier regard échangé, mais aucun mot. Ils s’étaient tout dit, ces alliés d’un bref moment. À leur départ, Valkyr toute entière expira de soulagement. Le Plan était libéré du joug arikari. À jamais. Valkyr était libre pour un temps de rester à son propre rythme, de panser ses nombreuses plaies, de se reconstruire. Et pourtant le Plan n’avait fait qu’échanger une domination pour une autre, car les Ténèbres en avaient désormais l’accès. Ils n’étaient pas encore prêts à l’investir mais finiraient par l’être, et alors ils viendraient. Le Destin riait, à gorge déployée, se gaussant de l’univers des Plans, et surtout, de son jouet aux cheveux d’argent. Chapitre 66 À peine rentré à Mhalemort, Leprín se rendit auprès de son maître. Installé sur son trône d’os dans la salle des Fumées, le Roi-Sorcier des Ténèbres toisa son favori dans un silence pesant, aux relents menaçants. Sa haute et maigre silhouette restait camouflée sous sa luxueuse robe de brocard à brandebourgs noirs. Sous le capuchon, on ne distinguait qu’un long nez blafard et une bouche dure aux lèvres grenat – le Légat ne s’était jamais demandé quels étaient les traits véritables de son roi, ni même pourquoi ce dernier semblait être le seul Ténébreux de pure souche à la peau blanche ; cette fois encore, il ne s’interrogea pas. Comparé à son seigneur, Leprín avait piètre allure avec sa tenue déchirée, sa chevelure en bataille, son visage tuméfié et son orgueil foulé aux pieds. Agenouillé devant le trône d’Épines, presque sans reprendre haleine, il fit un résumé de ses aventures sur Valkyr, relatant la traque, insistant sur la trahison de Troghöl, sur l’existence du culte maudit et la menace que cela impliquait pour le royaume des Ténèbres. Il évoqua également son alliance – forcée par les circonstances – avec l’homme qu’il traquait, Cellendhyll de Cortavar, leur victoire sur les Sang-Pitié, et la destruction de l’idole. Il évoqua tous ces faits sans se chercher d’excuses. — Il reste un Arikari à Mhalemort, commenta le Père de la Douleur. Niltarash, le second de Troghöl. Je vais me charger personnellement de ce maudit traître. Ensuite, j’enverrai Croc-de-Haine et ses Sanghs nettoyer Valkyr. Nous allons au moins gagner ce Plan dans notre escarcelle. Mais il nous faut de nouveau élire un Seigneur des Conquêtes… Le souverain des Ténèbres marqua une pause qui parut à Leprín une éternité. — Ainsi donc, reprit-il d’une voix lente, l’Adhan nous a une nouvelle fois échappé… Ah, Leprín, tu me donnes du tracas, en ce moment. La fumée se ramassa autour du trône. Funeste présage. — Je vais faire une chose qui m’est inhabituelle… poursuivit le souverain ténébreux. Le Légat tressaillit. — Je vais te pardonner tes manquements, conclut le Roi-Sorcier. Nulle punition ne sera requise contre toi. Tu es comme mon fils, Leprín, ou ce qui s’en rapproche le plus. On peut pardonner à un fils, du moment qu’il reconnaît ses erreurs, et surtout qu’il reste fidèle. Et justement, ta fidélité envers moi ne fait aucun doute. Tu me l’as démontré durant toutes ces années à mon service, ponctuées de succès. Et tu me l’as démontré encore aujourd’hui, en venant de toi-même m’avouer ton échec. Tu savais pourtant ce qui t’attendait… le baiser de ma fumée. D’un geste alangui, le Père apaisa la masse grise dont la faim s’était réveillée. — Votre seigneurie… Quoi que le Légat voulût dire, le Puissant s’en moquait. Il le coupa pour ajouter : — Revenons à Valkyr… L’idole qui abritait le dieu arikari, comment Cellendhyll de Cortavar l’a-t-il détruite ? Souviens-toi, Leprín, c’est vital ! — Croyez bien que je m’en doute, Monseigneur. Pourtant, en dépit de mes efforts, ma mémoire reste floue sur ce point. Je crois me rappeler que l’Adhan a lancé quelque chose sur le Morlok’Uuruh mais je suis incapable de dire ce que c’était. J’ai cru ressentir un mana d’une grande puissance mais je sais pertinemment que de Cortavar n’a rien d’un mage. C’est incompréhensible pour moi. — Cela nous confirme en tout cas que Cellendhyll de Cortavar est bien d’avantage qu’un simple guerrier, enchaîna le Roi-Sorcier. Il va nous falloir obtenir davantage de renseignements sur lui avant de pouvoir le mettre définitivement hors d’état de nuire. Son cas reste une de mes priorités, Leprín, ne l’oublie pas. Et tu n’oublieras pas non plus que ma bonté envers toi a ses limites. Je ne tolérerai pas un nouvel échec… — Il n’y en aura plus, mon maître. Je ne faillirai plus. Ta vie en sera garante, Leprín. Mais passons à un autre sujet. Les Seigneurs de Guerre vont recommencer à me harceler pour que j’élise un successeur à Tröghol. Ma clémence envers toi va me permettre de leur montrer que je prends mes décisions sans me soucier de leurs opinions. Cela leur prouvera que tu es et que tu restes mon favori. De quoi les faire réfléchir… Hum, je me demande si nous ne pourrions pas embaucher un mercenaire pour remplacer Empaleur des mes. Creuse cette idée pour moi, veux-tu ? termina-t-il en lui taisant signe de se retirer. Le Légat quitta la salle des Fumées en tremblant. La clémence du Père était inespérée, miraculeuse. Leprín ne s’imaginait pas sortir vivant de cet entretien. Il aurait pu prendre la fuite, se téléporter sur les Territoires-Francs et s’y établir sous l’une des fausses identités dont il disposait sur place. Mais il avait choisi d’assumer ses responsabilités, en dépit du prix à payer, sachant que le Roi-Sorcier était connu pour récompenser l’échec par la mort. Lors de son rapport, Leprín avait prétendu qu’il avait tenté sans succès de tuer Cellendhyll, une fois Troghöl éliminé. C’était faux. Leprín avait tenu à respecter son serment envers l’Ange, tout autant que son devoir envers son seigneur. Il remonta les couloirs sombres de Mhalemort. Ses pensées avaient pris un autre tour. Estrée. Depuis l’épilogue de Valkyr, Leprín avait tout fait pour ne pas songer à la fille d’Eodh. Elle avait intercédé en sa faveur auprès de l’Adhan, elle lui avait sauvé la vie. La voir sur le Plan des Sang-Pitié, si brièvement, lui avait déchiré le cœur. Il l’aimait plus que jamais. Que faisait-elle là-bas ? Elle lui avait paru si lointaine, si différente, de l’Estrée qu’il connaissait. Que s’était-il passé sur Valkyr qui l’avait transformée ainsi, lui rendant cette force dont elle disposait naguère, avant de le rencontrer, lui, le Légat des Ténèbres ? Il devait la contacter. Il différait en permanence ce moment, pourtant, incapable de lui parler. Il était toujours censé obtenir d’elle des renseignements sur le Chaos, destinés à préparer l’assaut que mûrissait son maître, mais en réalité le Légat ne savait plus ce qu’il voulait d’elle, comment la traiter. Il voulait l’écarteler, la dominer par la force et la manipulation, il voulait la chérir et l’aimer. Il voulait la fouetter, l’avilir, et tout au contraire la serrer tendrement, l’honorer, l’embrasser. Il voulait lui faire mal, la rendre heureuse. Il voulait la perdre et la sauver. Il était plus que troublé, soumis à l’une des pires drogues, des pires malédictions : l’amour non partagé. Chapitre 67 La gemme magique offerte par Maurice déposa Cellendhyll dans ses appartements de la Forteresse du Chaos, sans éveiller les redoutables vigies magiques qui cernaient l’endroit le mieux gardé du Plan. La magie de Maurice se révélait aussi mystérieuse qu’efficace, se dit l’Adhan. Avait-il dit vrai en parlant de l’écoulement du temps ? Cellendhyll vérifia la clepsydre qui ornait l’entrée. L’heure du déjeuner approchait, il ne s’était écoulé que trois jours sur le Plan du Chaos depuis la trahison de Dreylen. Merci Maurice, et bravo. Cellendhyll se sentait déphasé, désorienté par le changement soudain de Plan, d’atmosphère. Il avait faim, il voulait se laver, dormir. Il ne s’accorda même pas ces nécessités. Il avait trop à faire et puis le sommeil le fuirait, malgré sa lassitude, il le pressentait. Il choisit dans sa garde-robe un long manteau de laine grise qu’il passa pour cacher ses vêtements de commando lacérés. Il ne prit même pas le temps de s’armer. Sa dague sombre et le Hyoshi’Nin lui suffiraient pour l’instant. La Belle de Mort, assoupie depuis la destruction du Morlok’Uuruh, reposait à sa place habituelle, dans son fourreau de botte. La procédure imposait à l’Adhan de se rendre présentable et d’aller immédiatement faire son rapport de fin de mission à Morion, d’autant plus que ladite mission s’était conclue par un échec. J’emmerde Morion tout comme j’emmerde ses procédures ! Pour l’heure, l’Ange du Chaos avait une visite à faire. Il rabattit la capuche de son manteau pour camoufler ses traits et s’engagea dans les couloirs de la forteresse chaotique. Le seigneur Morion attendrait. Je sers une autre voie, pour le moment. La mienne. Chapitre 68 Le même jour, dans la forêt de Streywen, sur le Plan-maître du Chaos, l’homme qui prétendait se nommer Dreylen déboucha de la lisière des arbres. Il avançait d’un pas lent, prudent, les mains dissimulées sous sa cape de cuir vert. La neige tombée en début de matinée, tassée par un vent vif, crissait sous ses bottes fourrées. Les cheveux du guerrier avaient retrouvé leur teinte naturelle, le noir. Sa peau était redevenue d’albâtre. Ses yeux restaient les mêmes, gris pâle. Les prémices d’une barbe grise ombraient ses joues. Quittant le couvert des sapins, Dreylen s’engagea sur la pente. L’assassin se rendait à une convocation toute particulière. Le rendez-vous avait été convenu dans les ruines d’un péristyle abandonné en pleine forêt, à trois bonnes heures de la citadelle du Chaos. Dreylen resta quelques instants immobile, comme s’il explorait les lieux par la force de son esprit, à l’affût d’un danger. Enfin, il reprit sa marche. Ils l’attendaient, le surplombant, dressés en demi-cercle devant l’unique colonne de pierre encore debout. Ceux de la Cabale, comme ils se surnommaient eux-mêmes. Ses trois contacts habituels étaient revêtus de larges robes de cuir à capuche, et entourés d’un halo de magie qui voilait leurs traits. — Vous êtes en retard, Gamaël. Nous ne sommes pas du genre à tolérer ce genre de choses. Cette voix sifflante était indéniablement féminine. L’interpellé haussa les épaules : — J’imagine que votre temps est précieux, je vais donc aller à l’essentiel Comme je vous l’avais promis, j’ai rempli ma mission. Vous vouliez contrer le projet de Morion d’Eodh, c’est chose faite. Son nouvel escadron d’élite est un échec cuisant. Cellendhyll de Cortavar est mort ainsi que ses Spectres et Morion goûte à présent la saveur amère de la défaite, conformément à nos accords, j’attends la deuxième partie de mon salaire. — Gamaël, avec la somme énorme que vous prétendez nous extorquer, nous sommes en droit d’attendre nettement plus de respect de votre part ! persifla la silhouette féminine. Gamaël – puisque tel était son nom – rabattit sa cape sur le côté, dévoilant un costume ajusté de cuir vert sombre et surtout les poignées argentées de ses deux épées courtes qui pointaient en avant. Il croisa ses mains qu’il posa nonchalamment sur le manche de ses armes : — Je n’extorque rien du tout. Je suis le meilleur dans mon domaine et vous le savez fort bien. Tout comme vous savez que j’ai accompli ce que j’affirme, j’imagine que Rosh Melfynn vous l’a confirmé dans son rapport. Alors, cessez vos jérémiades ! Votre Cabale emploie mes services, qu’elle rémunère au juste prix, cela ne fait pas de moi votre larbin. Veillez à ne pas l’oublier. Le ton était sans réplique. Le guerrier marqua une pause dont profita l’un de ses interlocuteurs pour déclarer : — Par l’entremise de Morion et de ses intrigues, Eodh devient de plus en plus puissante parmi les Maisons du Chaos. Ni vous ni moi ne pouvons le tolérer. Et nous sommes tous d’accord pour réagir contre cette menace, puisque c’est cela qui nous unit. En conséquence de quoi, il me semble nettement plus judicieux de placer notre collaboration sous le signe de la cordialité, ne pensez-vous pas ? Gamaël secoua la tête : — Nous sommes des alliés, certes, mais rien d’autre. Je n’attends de vous rien de plus que vos renseignements et votre or. Vous n’avez rien à exiger de moi hormis mon efficacité. — Comment osez-vous ! se hérissa la cabaliste. — Du calme tous les deux, tempéra d’une voix conciliante celui qui paraissait le plus grand du groupe. Nous sommes tout à fait satisfaits de vos services, Gamaël, inutile de hausser le ton. Voici votre dû, le solde est à présent réglé. Le guerrier aux cheveux noirs vérifia le montant des licornes en or avant de se déclarer satisfait. La première des présences masculines reprit la parole : — Avec les Spectres, nous ne faisons qu’entamer partiellement les forces d’Eodh. D’ici quelque temps, nous risquons d’avoir de nouveau besoin de votre efficacité, pour employer vos propres mots. — Aucun problème, du moment que vous me payez sans rechigner, sourit le guerrier. Je suis toujours prêt à m’attaquer à Morion, contrairement à beaucoup d’autres… Vous savez comment me joindre, en cas de besoin. J’attends de vos nouvelles. Gamaël repartit par où il était venu, sans saluer ses alliés, ce qui accentua le dépit de la silhouette féminine. — Vous avez entendu le ton avec lequel il nous parle ? grinça la cabaliste. Il risque de devenir difficile à gérer, je le pressens. — Nous aviserons le moment venu, répondit la voix conciliante. — Peu importent ses manières. Il nous a donné satisfaction, c’est bien le principal, renchérit leur comparse. La femme accueillit cette réplique par un reniflement désobligeant. Peu de temps après, les trois individus disparaissaient dans un téléporteur aux couleurs du Chaos. * Le loup attendit que les Humains aient quitté les lieux pour venir explorer le péristyle. Un loup de Streywen, un grand mâle au pelage gris, au regard rougeoyant, aux griffes rétractiles aussi longues que des dagues, la fourrure fumante d’une chasse fructueuse. Le plus redoutable prédateur de la forêt, et le plus intelligent, avança de son pas souple et méfiant. Il huma la pente, monta inspecter l’endroit où s’étaient tenus les conspirateurs, s’attardant sur la place qu’avait occupé Dreylen. Il gratta le sol jusqu’à creuser la terre puis urina sur les traces du guerrier. Enfin il se campa sur ses pattes arrière, leva son mufle et poussa un cri sauvage qui semblait destiné à crever le ciel. * Gamaël entendit le défi du loup, mais n’y prêta aucune importance. Ce genre de manifestation était fréquente à Streywen et le guerrier était trop expérimenté pour se croire en danger. Il talonna les flancs de son cheval Je vais devoir faire attention. D’ici à ce que la Cabale cherche à m’éliminer pour s’assurer de mon silence, il n’y a qu’un pas. J’aurais dû tenir ma langue au lieu de les provoquer. Ces pompeux imbéciles ! Ils se croient bien à l’abri, juchés du haut de leur pouvoir, camouflés derrière ces épaisses robes et leur magie ! Je sais qui vous êtes ! Vous en doutez-vous ? Non, évidemment pas, vous êtes trop bouffis de votre propre importance, trop aveuglés par votre orgueil pour vous en rendre compte. D’ailleurs, je m’inquiète pour rien. Les cabalistes vont avoir besoin de mes services, encore et encore, ces crétins infatués ne vont pas tarder à s’en rendre compte. Je me fais payer cher pour mes services, mais je pourrais aussi bien les fournir pour rien, car c’est la haine qui fait ma force. S’ils savaient ce qui me motive… Morion, tu paieras pour ce que tu m’as fait ! Le coup que je viens de te porter n’était que le premier. Je te déclare la guerre, chien d’Eodh ! Tu m’as trahi, abandonné. J’arracherai ton cœur palpitant, avant de l’écraser entre mes doigts. Chapitre 69 Estrée avait passé ces trois derniers jours à ruminer. Un pli tourmenté barrait son front. Elle avait décliné toutes les invitations officielles, toutes celles, privées, de son père ou de son frère. Elle ne voulait voir personne. Elle avait changé. Jamais auparavant, elle n’aurait fait passer les émois de son cœur avant la quête du pouvoir. Elle continuait à s’entraîner, sur sa terrasse, dans le séjour, songeant à se faire installer une véritable salle d’exercices. Elle s’astreignait à un régime à base de poisson, de légumes et de fruits. Elle songeait à Cellendhyll chaque jour et chaque nuit. Son apparence était irréprochable mais son esprit commençait à flancher, elle arrivait de moins en moins à se convaincre du retour de l’Adhan. Estrée avait terminé ses katas et sortait de sa douche, le teint frais, les cheveux mouillés, les reins ceints d’une longue serviette pourpre. Elle se savait à présent guérie de la bleue-songe. Lhaër, tu m’as fait ce cadeau, sans me le dire. Je suis certaine à présent que tu savais m’avoir guérie. Merci, mon amie tendre. Tu m’as rendu la vie. Et mon intégrité. Il était là devant elle. Planté dans le séjour, le visage baigné d’ombre. La figure de la Fille du Chaos s’éclaira, s’adoucit, et elle courut jusqu’à lui. Alors, elle découvrit ses traits. Le regard ombrageux, la bouche réduite à un pli cruel. Cette froideur extrême. — Je te croyais mort… Si tu savais comme… — Je pourrais presque croire que tu es heureuse de me voir. — Mais c’est le cas ! — Je me le demande, vois-tu… Ce ton si glacé, incisif et farouche. En à peine quelques mots, Cellendhyll avait piétiné leur complicité née de Valkyr. Oubliée leur entente, leur attirance mutuelle. Elle ne put s’empêcher de reculer. Il combla l’écart et la crocheta par le poignet pour la ramener vers lui. Où est passé le Cellendhyll de ces derniers jours ? — Pourquoi cette méfiance soudaine ? Après ce que nous avons partagé sur Valkyr, je pensais… — Ne crois pas que ce que nous avons vécu là-bas va me retenir un instant ! la coupa-t-il. Et crois-moi, ce n’est pas ton rang qui va te protéger. Ses yeux avaient pris une fixité pâle aux reflets inhumains. Il la saisit à la gorge et serra. Nourri par cette colère dominatrice qui l’étreignait et qui le rendait impitoyable : — Mon escadron a été décimé, j’ai été trahi par l’un de mes hommes et j’ai bien failli y passer, moi aussi. Sans compter l’intervention de ce maudit Rosh… Alors j’ai grand besoin de me défouler sur quelqu’un. Toi, par exemple ! Il serrait fort, il lui faisait mal. La jeune femme étouffait. L’ancienne Estrée l’eut prise de front, eut tenté de se débattre. La nouvelle choisit une voie différente, elle s’abandonna à la violence de l’Adhan, totalement passive. Même ses coups, je les recevrai avec joie. Je préfère les coups à son mépris. La douleur physique n’est rien en comparaison, puisque mon cœur est bien plus fragile que mon corps. Cette acceptation, cet abandon, soufflèrent la colère de l’Adhan. Il desserra sa poigne et se retourna, tandis que la jeune femme s’effondrait sur le parquet, haletante, la gorge marbrée. Il attendit qu’elle reprenne son souffle pour relancer : — Parle, Estrée, là-bas, à Valkyr sur la montagne, je suis parti chercher Élias… Que s’est-il passé durant mon absence ? Explique-toi sur cette traîtrise. Parle ou je vais recommencer à te faire mal ! Elle se redressa d’un bond : — Tu me soupçonnes de t’avoir trompé ? Tu m’accuses alors que j’étais effondrée ? Tout ce que je t’ai avoué sur Valkyr, tu l’as donc déjà oublié ? Pourquoi t’aurais-je trahi, pour quel bénéfice ? Mes sentiments pour toi sont bien réels et je te rappelle que c’est toi qui m’a forcée à vous suivre. Oui, Dreylen t’a trahi, il a ouvert un autre portail que le tien, il a tué Melfarak et Khorn, il a assommé Faith, mais je ne savais rien de ce qui allait se produire. Je pense que c’est Rosh qui a tout manigancé, il attendit de l’autre côté du portail dès son ouverture. Il semblait le complice de Dreylen. Moi, je me suis fait assommer par l’un des guerriers du rouquin. Et lorsque je me suis réveillée, le Melfynn m’a annoncé que tu avais été pris par les Sang-Pitié, qu’il n’avait rien à y voir. Je ne l’ai pas cru mais que pouvais-je faire ? Il était accompagné de tous ses hommes. Si je l’avais accusé, si je l’avais acculé, je ne suis pas sûre qu’il m’aurait laissée repartir saine et sauve, en dépit de mon rang d’héritière d’Eodh. De plus, il était trop tard pour t’aider, le portail était clos. Je n’avais pas le choix… j’ai feint de me désintéresser de toi afin que Rosh me laisse partir. Je n’ai rien à voir avec tout ceci, Cellendhyll, tu dois me croire ! Après l’avoir minutieusement scrutée, l’Adhan jugea le discours de la jeune femme véridique. Il s’en voulut de l’avoir traitée ainsi, de l’avoir si durement secouée sans lui accorder le bénéfice du doute. Cette sincérité à son égard, qu’elle avait dévoilée sur Valkyr, réveillait un écho lointain profondément enfoui en lui. Il transforma cet écho en un simple fait et étouffa tout le reste. Quand bien même il l’aurait dû, il ne présenta aucune excuse. Les visages trépassés des Spectres continuaient de tourmenter l’arrière-plan de son esprit. Cellendhyll avait envie de violence et de tueries. Pas d’amour et de douceur. Il poursuivit d’un ton radouci : — Faith. Parle-moi d’elle. Que lui est-il arrivé ? La jalousie étouffa Estrée aussi durement que la poigne de l’Ange du Chaos. Elle se contint cependant : — Rosh a déclaré avoir des projets pour elle, je pense qu’il l’a emmenée avec lui. Il semblait impatient de mettre la main sur ta guerrière. J’ignore pourquoi. — Et Dreylen ? — Je ne sais rien à son sujet. Lorsque j’ai repris conscience, il avait disparu. Cellendhyll croisa ses bras avant d’ajouter : — Contrairement à ce que tu penses, tu es impliquée, Estrée. — Que veux-tu de moi ? — Je veux que tu retrouves Rosh. Sans éveiller sa méfiance. Tu le feras plus facilement que moi. Si je pose des questions à son sujet, il va finir par l’apprendre et je tiens à ce que le Melfynn continue à me croire mort. Alors tu vas m’aider et sans rechigner, sinon je révèle à ta famille ta présence à Mhalemort. — Écoute, Cellendhyll de Cortavar, tu es franchement plus bouché qu’un troupeau de mulets ! Bien sûr que je vais t’aider à mettre la main sur Rosh. Mais je vais le faire de bon gré, pour te plaire, et non pas parce que tu me menaces ! Tu peux bien penser ce que tu veux mais je tiens à toi et j’aimerais que tu t’en persuades une bonne fois pour toutes. Lorsque je t’ai cru perdu sur ce monde de jungle, j’ai cru en mourir d’impuissance ! Surpris par l’élan que dégageaient les propos de la jeune femme, Cellendhyll resta silencieux. Il finit par répondre, d’une voix sourde . — J’ai envie de te croire, Estrée. Je suis si fatigué. Je ne sais plus que penser… Elle lui sourit : — Voilà ce que je te propose : tu restes ici à le reposer et tu me laisses faire. Laisse-moi te prouver ce que j’avance, mes actes parleront pour moi bien mieux que mes promesses. Je vais de ce pas voir ce que je peux faire pour dénicher Rosh. Toi, tu vas commencer par prendre une bonne douche car tu sens le bouc, mon cher… Tu es en sécurité dans mes appartements, personne n’osera venir te chercher ici. En outre, je gage qu’un bon repas chaud ne te ferait pas de mal. Je vais m’en occuper pendant que tu te laves. Je serai sans doute partie lorsque tu auras fini de te doucher. Fais comme chez toi, je reviens dès que possible. Cellendhyll opina, incapable de réfléchir plus longtemps. Il avait trop vécu ces derniers jours, il n’en pouvait plus. La douche fut la meilleure de sa vie. Fouetté par la douzaine de jets brûlants qu’elle offrait, il se frotta vigoureusement à l’aide d’un gant de crin. La saleté de Valkyr disparaissait par couches épaisses et brunes. Il se lava trois fois d’affilée, cheveux compris, avant de se rendre propre. Lorsqu’il revint dans le séjour, habillé d’un peignoir, Estrée était partie. D’après ce qu’elle avait annoncé, elle connaissait suffisamment Rosh et les mucurs du Chaos pour savoir dans quels cercles chercher des informations. Elle savait qui voir, elle savait quoi dire. L’Ange se demanda avec quels vêtements il allait passer le reste de la journée. Sa tenue de commando était en piteux état. Il verrait plus tard. Pour le moment, il allait se restaurer. Une petite table ronde et vernissée, dressée en face de la terrasse, l’attendait. Les odeurs qui s’échappaient du plateau le firent saliver. Le menu commandé par Estrée se composait d’un gigot d’agneau au thym, d’un mélange de légumes à la vapeur, d’une salade de cresson frais, d’un fromage de montagne et d’une part de tarte poire-amandes. Il délaissa la carafe de vin rouge pour un grand verre d’eau fraîche. La décoration des appartements de la jeune femme étaient un peu sombres mais dénotait un goût certain et plus subtil qu’il n’y paraissait La terrasse donnait sur la majestueuse forêt de Streywen. La neige tombait toujours, à gros pétales bleutés. Le vent faisait courber la haute cime des sapins à l’émeraude intense. Il était de retour chez lui et s’en moquait. Il liquida les plats et se sentit mieux, la douche et le repas l’ayant un peu requinqué. La digestion déroula son manteau sournois, le faisant somnoler. Dormir, un peu… Je suis si fatigué. L’Ange alla s’installer dans l’un des canapés, face à la porte d’entrée au bois laqué de noir et aux poignées dorées. Il ferma les yeux, sa grande main posée sur sa dague sombre. Chapitre 70 Ghefrolas de Norvig – Maison affiliée à celle des Bénérys – s’apprêtait à sortir de la suite qu’il occupait dans la forteresse du Chaos. Le miroir de l’antichambre lui renvoya l’image d’un jeune homme de taille moyenne, les cheveux blonds, le teint pâle. Son visage jeune et chevalin était marqué des stigmates de la débauche. En outre, il avait les narines cerclées de rouge, irritées par l’abus de Rêve de Jour. Cela ne l’empêcha pas d’inhaler une nouvelle pincée de poudre. La drogue fusa dans ses veines et sa cervelle, lui insufflant cette assurance factice et trompeuse dont il était esclave. Après quoi, le jeune homme sortit dans le couloir. Une femme au moins aussi grande que lui, à la chevelure de jais, se tenait devant sa porte. Ghefro mit quelques secondes à reconnaître l’altière Estrée d’Eodh, vêtue d’une robe fluide en soie violette. L’héritière d’une Maison régnante, qui ne lui avait jusqu’alors jamais adressé la Parole, s’exclama : — Mon cher Ghefrolas, vous êtes resplendissant aujourd’hui ! Si j’osais, je vous demanderais un entretien privé. Il s’agit d’un ami commun… Le jeune noble examina d’un air surpris son propre costume en velours vert olive avant de répondre : — Euh… bien sûr, ma dame. — Venez alors. Elle l’entraîna avec vivacité dans l’une des alcôves que l’on trouvait à chaque étage. — Que me vaut le privilège de cet intérêt aussi soudain qu’apprécié ? s’enquit Ghefrolas une fois entré dans la pièce aux murs décorés de lambris roux et d’une peinture à la chaux aux tons vert d’eau. Il avait mis tout le trajet à composer cette phrase. Au lieu de répondre, Estrée le poussa par le devant de la poitrine. Le jeune homme tomba assis sur la banquette de cuir sable qui jouxtait tout le mur du fond. Elle ferma les portes du cabinet et lui sourit. Ghefro répondit à ce sourire d’un air incertain. Sans plus attendre, Estrée le rejoignit, se pencha pour défaire à gestes assurés les boutons de sa braguette puis, sans la moindre douceur, lui rabattit le pantalon sur les chevilles. Le membre du jeune homme avait plus d’à-propos que son légitime propriétaire. Il pointait déjà d’un air intéressé. De sa main droite, Estrée maintint le phallus en train de s’ériger tandis que de la gauche, elle se mit à masser ses testicules. L’érection de Ghefro ne faisait plus aucun doute. Assez surpris de cette entrée en matière à laquelle jamais il n’aurait songé – pas même dans ses fantasmes les plus fous, il ne pouvait faire autre chose… que de se laisser faire. Estrée entreprit de décalotter son sexe. Avec une exquise lenteur. Tressaillant de tous ses membres, Ghefro crut s’évanouir de plaisir devant les sensations insufflées par l’héritière d’Eodh. Il hoqueta, les mains agrippées sur la banquette, le dos arqué, les reins en feu. Si le jeune noble avait été plus attentif, il aurait peut-être remarqué cette lueur ironique qui faisait étinceler les prunelles de l’héritière d’Eodh. Mais il en était bien incapable. Incapable de se concentrer sur quoi que ce soit d’autre que les attentions dont il était devenu l’asservi consentant. Estrée accentua la cadence de ses caresses. Puis ralentit. Accéléra une nouvelle fois. Avant de ralentir encore. Ce changement de rythme brutal ébranla les sens du jeune homme, jusqu’à finir par le mener au seuil de la jouissance. Mais juste avant le moment fatidique, Estrée cessa tout mouvement, laissant le plaisir refluer légèrement, laissant sa proie retrouver une partie de ses esprits. — Ghefrolas ? susurra-t-elle en le fixant d’un air coquin. — Ghargh… ? répondit l’homme. — Rosh Melfynn… ce bon Rosh, que nous apprécions tous les deux. J’arrive au bout des réserves de sa merveilleuse drogue et il m’en faut absolument d’autres. Or je sais que vous faites partie de la bande de ses fidèles… — Ghargh, répéta Ghefro. Estrée venait de reprendre son mouvement masturbatoire, marqué de cette lenteur si sensuelle, si effrontée. — Je dois voir Rosh, comprenez-vous ? Je suis certaine que vous pouvez m’aider, cher Ghefrolas. Vous allez m’aider à le retrouver, n’est-ce pas ? Le jeune homme hocha la tête, incapable d’analyser le comportement de la Fille du Chaos. Impossible avec ce qu’elle lui faisait subir. — Bien… reprit-elle d’une voix à la suavité renversante. Je vous écoute… Où puis-je trouver le Melfynn ? Il a quitté la Forteresse, je viens de l’apprendre, et je n’ai aucun moyen de le contacter… Le membre du jeune homme était gorgé de désir, palpitant, menacé d’une jouissance incandescente. Estrée ne reprit pas ses attentions expertes. Il fallait laisser Ghefrolas retrouver suffisamment de lucidité pour la renseigner. Elle savait ce dernier harponné, prêt à tout pour que reprît le supplice exquis qu’elle lui faisait subir. — Rosh est avec Mina de Pélagon, renifla Ghefrolas. Il est parti s’installer quelque temps chez elle, dans son manoir de Castel-Boivin. — Vous êtes sûr ? L’ongle d’Estrée effleurait le méat de l’homme. — Parfaitement, frémit ce dernier. Rosh donne l’une de ses fêtes demain soir. J’ai le carton d’invitation dans ma poche, d’ailleurs. Nous serons la bande habituelle plus quelques nouveaux compagnons. — Qui donc ? Elle relança sa caresse, mais cette fois plus distraitement. Le jeune homme livra les noms de ceux qu’il connaissait sans plus se faire prier. Estrée lâcha aussitôt son sexe et se redressa. Elle recula, en le contemplant de toute sa hauteur, les mains sur les hanches. — Euh, et moi ? Vous n’allez pas me laisser dans cet état tout de même. Le jeune homme désignait du menton son phallus turgescent. — Honte à vous, Ghefrolas de Norvig, riposta Estrée, d’un ton brusquement courroucé. Vous m’avez offensée ! Oui, parfaitement, inutile de faire l’innocent ! Je me livre à vous en toute confiance, et vous me laissez faire sans réagir, sans rien offrir, pas même un baiser, sans vous livrer à la moindre initiative. J’attendais mieux de vous, j’attendais de l’audace. J’aime les hommes hardis, entreprenants, et vous, vous vous contentez de vous laisser faire ! Alors puisque c’est ainsi, je me retire. Et quant à votre obscène érection, et bien vous n’êtes pas manchot… Par tous les Chaos, finissez-vous ! Elle se pencha sur lui le temps de lui plaquer sur les lèvres un baiser sonore puis se dirigea vers la sortie. Elle se retourna, le temps de conclure : — Ah, une dernière chose… Tous ces reniflements que vous n’êtes visiblement pas capable de retenir, ils sont d’un vulgaire… Faites-vous soigner, mon ami ! Elle termina sa diatribe en claquant la porte. L’héritière d’Eodh était partie mais son mépris planait encore dans la pièce. Ghefrolas ferma la bouche qu’il avait laissée ouverte durant toute la tirade d’Estrée. Il déglutit avant de baisser les yeux vers son sexe à présent tout flasque. Il se redressa d’un mouvement sec, les sourcils soudain froncés, et vacilla sur ses jambes, avant de s’écrouler, évanoui. Le rire d’Estrée accompagna ses pas tandis qu’elle remontait vers ses appartements, le carton d’invitation destiné à Ghefrolas dans la main. Elle était revenue le voler dans sa poche dès que le jeune homme fut tombé dans l’inconscience. Pauvre Ghefro. Le rouge à lèvres dont elle s’était servi contenait un narcotique puissant, auquel elle était immunisée, et qui s’activait au contact. À son réveil, le jeune homme n’aurait gardé aucun souvenir de cet entretien brûlant. Il penserait avoir égaré le document, qui n’était d’ailleurs pas nominatif. Y figurait un lieu de rendez-vous pour prendre le téléporteur qui convoyait jusqu’à Castel-Boivin, ainsi qu’une plage horaire. Estrée escomptait bien se rendre là-bas, accompagnée de Cellendhyll. Elle marcha d’un pas plus vif, pressée d’annoncer la bonne nouvelle à l’homme aux cheveux d’argent. La Fille du Chaos n’éprouvait ni honte ni remords pour ce qu’elle venait de faire. « Seul le résultat compte ! », cette maxime, elle avait su l’apprendre et l’appliquer, sous toutes ses formes. Elle aimait Cellendhyll, encore plus à présent, mais elle n’allait pas pour autant se transformer en nonne. Estrée se battait depuis des années, avec ses armes, ses atouts. Parfois sur le champ de bataille, le plus souvent sur le champ des passions. Bien sûr, elle ne dirait rien à l’Adhan de ses méthodes, le principal était qu’elle avait obtenu le renseignement convoité. Et une opportunité concrète, avec cette soirée organisée, de mettre la main sur Rosh Melfynn. Elle s’en rendait compte, le libertinage ne l’excitait plus comme auparavant. Seul l’Adhan l’émouvait à présent. Mais l’excitation qu’il provoquait chez elle, la jeune femme ne pourrait l’assouvir que seule, de ses doigts ou de ses instruments de plaisir. Hors de question qu’elle assaille Cellendhyll de ses charmes, qu’elle avait retrouvés. Elle le laisserait venir à elle. Consentant, conquérant. Il lui avait demandé de la patience, il l’aurait, elle se le jura. Il pouvait lui demander tout ce qu’il voulait, d’ailleurs. Même la lune de Valistar ! Elle était prête à tout pour lui. Peut-être même à renier son destin programmé. Elle pressa son allure, impatiente de le rejoindre. Chaque minute, chaque seconde que je passe avec toi me nourrit, mon bel ange. Chapitre 71 Faith se réveilla nue. Suspendue à un mètre trente du sol, face au plafond, sanglée aux quatre membres par des bracelets en cuir terminés d’un anneau de cuivre, reliés à un écheveau de cordages qu’un système de poulies semblait manœuvrer. Elle tordit la tête pour voir où elle se trouvait. Une cellule aux murs de pierre, une couchette, ses vêtements pliés dessus, un pot d’aisance, dans un coin, et rien d’autre. La porte se déverrouilla, laissant apparaître Rosh Melfynn. Il entra, le sourire aux lèvres, l’œil égrillard : — À nous deux ! Tu t’impatientais, ma belle ? J’aurais voulu te visiter plus tôt mais j’avais un tas de choses à mettre en place. Tiens-toi tranquille et tout se passera bien. Tu vas voir, je suis sûr que tu vas apprécier. Je pourrais t’injecter de quoi te tenir tranquille mais je préfère quand ça gigote. Approche-toi gros lard, et je vais t’en donner du gigotage ! Le rouquin vint se placer face aux jambes de Faith. Il ouvrit sa braguette, dévoilant son cep déjà noueux, violacé, qu’il caressa lentement, admirant les courbes offertes de la jeune femme. Au moment où le pantalon tombait sur ses jambes, Faith réussit à se contorsionner, à pivoter, à se retourner, utilisant les poulies à son avantage. Rosh ne s’attendait pas à une telle manœuvre. Surpris, les chevilles entravées, il n’eut pas le temps de réagir. Au terme de son mouvement, la guerrière le cueillit d’un coup de tête en plein front. Sonné, Rosh resta quelques instants sans bouger. Faith prit son élan et lui asséna un second coup de tête. Le rouquin partit à la renverse pour aller se cogner le crâne contre le mur. La guerrière éclata d’un rire rauque, aux accents étranges. — Petite salope, tu vas voir ! Tout en grimaçant, Rosh palpa son front épais, décoré d’une paire de bosses en train de germer. Il remit son pantalon, alla retendre les cordes de manière à retourner la brune sur le ventre, les bras et les jambes étirés en croix, contrainte à l’immobilisation. Puis, il l’aborda par derrière, tout en pesant des coudes sur ses omoplates pour lui interdire de se débattre. — Puisque tu refuses de coopérer, on va changer la donne ! Le rouquin sortit une fiole de son pourpoint qu’il déboucha avant de l’enfourner dans la bouche de Faith, tout en lui pinçant le nez pour l’obliger à boire. Quelques minutes plus tard, le corps de la jeune femme se ramollissait. — Voilà, tu vas te tenir sage à présent. Rosh se plaça entre les cuisses de la jeune femme, dégrafant une nouvelle fois son pantalon. Il saisit la jeune femme par les hanches. Différant l’instant de la pénétrer, il prit le temps de savourer son omnipotence, son vit à présent palpitant de désir. Faith se mit brusquement à chanter, d’une voix frêle, hésitante, cassée : Ils sont morts, tous morts, emportés, balayés, Et je pleure. Ils sont morts, tous morts, piétinés, desséchés, Et je pleure. Ils sont morts, tous morts, sacrifiés, oubliés, Et je pleure. Ils sont morts, tous morts, ils m’ont laissée, abandonnée, Et je pleure, sans espoir. La complainte se répéta, glissant dans les aigus, produisant une mélancolie poignante. Rosh se sentit soudain mal à l’aise, son érection retomba. — Maudite sois-tu, tu as tout gâché ! Il la frappa au mollet d’un revers agacé et tourna les talons tout en se rhabillant rageusement. Il sortit en claquant la porte, qu’il verrouilla. Faith chanta encore quelques minutes avant de se taire. C’était une combattante. Même l’attirance qu’elle ressentait pour l’homme aux cheveux d’argent passait après l’ivresse de la bataille. Elle ne baissait jamais les bras, même après la mort de Lhaër, même en constant qu’Estrée lui ravissait Cellendhyll, même à deux doigts de la mort. Quelles que furent les embûches imposées par Valkyr, la guerrière avait su y faire face, la tête haute, l’esprit clair. À présent, elle touchait le fond. Sa chanson avait un pur accent de vérité. Ses camarades étaient morts, Cellendhyll compris, elle restait seule sans espoir, abandonnée. Je ne sais pas combien de temps je vais résister, mais cela ne marchera pas longtemps. Puis je succomberai aux sévices de Rosh Melfynn et je sombrerai sans rémission dans cette folie que pour l’instant je feins. La dernière des Spectres reprit sa litanie, d’un ton plus doux. Les larmes coulaient sur son visage. Plus tard, Sequin vint la détacher. Rosh l’avait envoyé assouplir la prisonnière. Alors Sequin la frappa, une bonne heure, avec une matraque de cuir souple, avec autant d’application que de plaisir, veillant à ne léser aucun organe interne ou externe. Lorsqu’il la quitta, il cracha : — D’ici une semaine, tu baiseras les pieds de Rosh et tu aimeras ça ! Faith resta prostrée sur sa couche. Elle n’avait pas la force de s’habiller, ni même celle de pleurer. Chapitre 72 Son ange était toujours là. Apparemment assoupi dans l’un des canapés lie-de-vin. Mais elle ne s’y trompait pas. Même en train de dormir, l’Adhan restait un fauve aux aguets. La fille d’Eodh resta sur le seuil de la pièce à le contempler. Le peignoir de Cellendhyll avait glissé pendant son sommeil, dévoilant le creux de sa hanche, la longueur musclée de sa jambe. Jamais Estrée n’avait eu autant envie d’un homme. Pas même du défunt et parfait Empaleur-des-mes. Elle avait à peine fait un pas dans le séjour que Cellendhyll se réveilla en sursaut d’un sommeil mouvementé, les yeux clairs, pourtant, en dépit de la fatigue qui marquait son visage. — Ce n’est que moi. J’ai de bonnes nouvelles. Mais avant de te les donner, tiens, j’ai fait un détour chez le maître-tailleur pour te ramener des vêtements convenables. Je pense qu’ils t’iront, j’ai l’œil pour ce genre de chose. Elle posa la housse devant lui. Il la saisit avant d’aller se changer dans la salle d’eau. Il revint quelques minutes plus tard, revêtu d’une tunique violette, d’un ensemble pourpoint-pantalon de cuir bleu sombre, et de bottes en cuir gras, de même teinte que sa tenue. Les vêtements de cuir lui allaient parfaitement, mettant sa musculature en valeur sans pour autant entraver ses mouvements. — Tu es superbe ! À présent, viens t’asseoir, ce que j’ai à t’apprendre devrait te plaire. Cellendhyll la remercia. Ravie que son attention pour lui ait été bien reçue, Estrée raconta ce qu’elle avait appris sur Rosh. Un point positif : elle connaissait Castel-Boivin pour y avoir passé quelques soirées organisées par les parents de Mina. Le manoir se trouvait à la lisière est de Streywen, perché sur un pic. Il était fort difficile d’en forcer la garde, même pour un guerrier éprouvé. — Je me débrouillerai, énonça l’Adhan. Je voulais faire appel à Gheritarish mais il est absent. Et je refuse de demander l’aide de qui que ce soit d’autre. Je vais tout de même m’attaquer à l’un des fils Melfynn, je risque gros. D’ailleurs, en ce qui te concerne… — Inutile de préciser que je viens avec toi, Cellendhyll ! le coupa-t-elle, d’un air déterminé. J’ai réfléchi au problème et j’ai une solution à te proposer qui te permettra d’entrer là-bas sans le moindre combat à livrer. Nous nous ferons passer pour des invités, une méthode bien plus sûre que de tenter d’entrer par effraction. Pour ma part, je vais y aller à visage découvert. Ma présence à Castel-Boivin, avec la réputation qui est la mienne, passera comme évidente. Je sais y faire, Rosh n’aura aucune raison de se méfier de moi. Toi, en revanche, si tu montres le bout de ton nez, les gardes du rouquin risquent bien de te sauter dessus. Il faut trouver un moyen de changer ton apparence, et ce moyen je le connais. Cellendhyll hésita. Il avait suffisamment joué avec la sécurité d’Estrée comme ça en l’emmenant sur Valkyr, et cependant la fille d’Eodh avait fait ses preuves. De plus, il ne chercha pas à s’en leurrer, il avait envie qu’elle l’accompagne. — D’accord, nous agirons donc tous les deux. N’en parle à personne et surtout pas à ton frère. S’il apprenait ce que je mijote, je doute qu’il me laisse agir comme je l’escompte. — Ne crains rien, je n’ai pas pour habitude de faire des confidences à Morion. Il empiète déjà bien trop à mon goût sur ma vie privée… Mais dis-moi, que représente cette Faith pour toi ? Tu l’aimes ? — Tu crois que… Non, tu te trompes, Estrée. Il n’y a rien entre nous. Tu as pu le constater sur Valkyr, non ? Rassurée, elle enchaîna : — Nous verrons les détails de notre plan plus tard, si tu veux bien. Visiblement, tu n’as pas assez dormi et si tu veux affronter Rosh et tous ses gardes, il te faudra être en pleine forme. J’ignore comment tu as réussi à revenir de Valkyr, et d’ailleurs j’aimerais bien le savoir, mais une chose est sûre, tu as besoin de repos ! À l’énoncé de son pitoyable état de forme, Cellendhyll haussa les épaules. Estrée se mordit la lèvre. La tension accumulée par l’Adhan ces derniers temps était palpable. — Tu es trop tendu, jamais tu ne réussiras à récupérer avec toute cette pression que tu dois subir. Enlève le haut de tes vêtements et allonge-toi, je vais te masser. — Estrée, je ne crois pas que… — Écoute, je ne vais pas te violer, rit-elle, juste t’aider à soulager tes muscles contractés. À présent, exécution ! Elle avait raison. Cette pression, il pouvait notamment la ressentir sous la forme d’une énorme raideur concentrée entre ses deux épaules qui remontait jusqu’à enserrer la base de son crâne. Il se mit torse nu et s’allongea de tout son long dans le grand canapé bleu. Estrée remonta sa robe et vint s’asseoir à califourchon sur ses fessiers. Elle posa ses mains sur lui, ses mains brûlantes. C’était bon. Les doigts de la fille d’Eodh se révélaient vigoureux et adroits. Ils savaient pétrir ses muscles pour les amadouer, les détendre. La jeune femme trouvait les nœuds de tension, sans que l’Ange eût besoin de les lui indiquer, elle les faisait ensuite céder patiemment. C’était exactement le type de traitement dont son corps avait besoin pour se détendre. Cellendhyll finit par se laisser aller totalement, ses muscles cédant progressivement au traitement bienfaisant que lui prodiguait l’héritière. Il ne pensait à rien d’autre qu’aux sensations éprouvées, trop las pour se sentir excité. Il sentit la tension refluer, jusqu’à s’évanouir. La tension mais pas la colère cependant. Celle-ci accepta néanmoins de se calmer. Pour un temps braises et non plus brasier. Estrée n’avait jamais eu à toucher un corps aussi harmonieusement proportionné. Cellendhyll avait la peau douce pour un guerrier de sa trempe. Captivée par le dessin de ces courbes mâles, leur densité, elle reconnut cette chaleur familière se répandre dans son bas-ventre, inonder son bassin. Elle se savait moite de désir. Cependant, elle se refusa le moindre attouchement équivoque. Elle percevait le guerrier sur la défensive. Un geste de trop, et il refermerait les portes de sa forteresse intérieure, pour le moment entrouvertes. L’homme aux cheveux d’argent s’endormit, bercé, pacifié par les mains puissantes de la jeune femme, aussi inlassables qu’attentionnées. Elle avait envie de lui à en hurler. Ils avaient tous deux survécu à Valkyr, ils étaient ensemble, lui abandonné sous elle, et elle ne pouvait rien faire pour le séduire. Quel supplice infâme ! En prenant soin de ne pas le réveiller, elle descendit du canapé pour aller s’asseoir bien en face de lui. Soulagé de son poids, il se retourna sur le dos, toujours assoupi. Il avait l’air si jeune dans l’apaisement du sommeil. Si tendre et si beau. Un ange. Son ange. Le visage de la jeune femme se voila de ce qui semblait être une intense tendresse. Mais la tendresse ne dura pas, chassée par un sentiment plus fort. Ce désir torride qu’il avait fait naître en elle, qui la brûlait de mille feux exquis, elle devait à tout prix le satisfaire. Et tant pis si ce n’était pas avec l’objet de sa passion. Estrée écarta fiévreusement ses dessous en fine dentelle de Védyenne. Ses doigts agiles trouvèrent aussitôt son clitoris. Elle ne pouvait attendre plus longtemps. De son autre main, elle joignit deux doigts et se pénétra brutalement. Elle jouit vite, fort, dans un cri rauque étouffé par ses lèvres, les jambes écartées, les reins cambrés. Cellendhyll poussa un léger gémissement mais ne se réveilla pas. La passion assouvie, la tendresse revint s’afficher sur le visage et dans le cœur de l’héritière d’Eodh. Estrée se releva, sortit du séjour pour aller activer les verrous magiques protégeant sa suite, avant d’aller dans la salle de bains. Revêtue d’un épais peignoir de coton blanc, ses longs cheveux dénoués, elle revint dans le séjour et resta un temps debout au chevet de l’Adhan, à le contempler dormir. Elle poussa un long soupir et alla s’allonger sur le canapé d’en face. Frustrée dans une certaine mesure mais toute à la fois heureuse. Elle refusa de songer à Leprín. Il serait toujours temps plus tard. Elle s’endormit à son tour. Sans ressentir le moindre besoin de drogue. Le sourire aux lèvres, le cœur enivré de légèreté. Chapitre 73 La jungle de Valkyr. Une clairière. Cellendhyll était lié à un poteau de torture. Devant lui six arbres aux formes distordues, humaines presque. Les visages des Spectres étaient intégrés dans le bois des troncs, leurs faces grimaçantes. Ils criaient leur désarroi, leur douleur. Ils imploraient l’Ange de les délivrer. Cellendhyll tirait sur ses chaînes, l’invective aux lèvres, en vain. Rosh Melfynn, Sequin et Dreylen arrivèrent. Le rouquin était vêtu tout de rouge, Sequin tout de blanc et Dreylen, tout en noir. Ils jacassaient à la manière des Sang-Pitié. Ils se moquaient de lui et des Spectres. Sequin et Dreylen se rapprochèrent de l’Adhan qu’ils entreprirent de passer à tabac sous les encouragements de Rosh. Cellendhyll n’était plus qu’une plaie vive, et toujours les arbres l’imploraient. Sur un claquement de doigts de Rosh, les deux tortionnaires cessèrent de frapper. Sur un nouveau claquement, une pile de fagots apparut au pied de chaque tronc. Rosh portait une jarre de naphte, qu’il répandit généreusement sur chaque tas de bois. Il esquissait de petits pas de danse triomphants qui faisaient tressauter ses rondeurs. Sequin tenait un briquet, Dreylen une torche. Rosh se rapprocha de Cellendhyll et lui susurra à l’oreille : — Tu as failli, tu n’as pas su les protéger ! À présent Je vais les brûler ! L’Adhan ordonna, promit, supplia qu’on laisse les Spectres en paix, qu’ils s’en prennent à lui, plutôt. Les trois hommes ricanèrent. Rosh lui cracha au visage. Puis, il alluma les fagots, un à un, tandis que Sequin et Dreylen esquissaient des entrechats malicieux. La fumée, épaisse, noire, ne tarda pas à s’élever. Les flammes suivirent, aussi magenta que le cerclage de la lune de Mu. Les arbres, les Spectres, hurlaient, leur visage distendu. Rosh revint vers l’Adhan, la torche brandie. Il la rapprocha de ses yeux Cellendhyll sentit la chaleur, la promesse du supplice. Il hurla à son tour. L’Ange du Chaos poussa un cri rauque. Pas encore véritablement éveillé, il était trempé de sueur. Il frissonnait, le regard perdu, l’esprit confus. Il sentit des mains douces, rassurantes, essuyer son front avant de le caresser tendrement. Il sentit un corps chaud contre le sien. Il entendit une voix le bercer, chaleureuse : — Ce n’est rien, tu as fait un cauchemar. Ça va aller à présent, je suis là. Rendors-toi. Cette chaleur contre lui, cette voix, le rassuraient. Il se rendormit, apaisé. Il s’éveilla quelques heures plus tard. Son cauchemar n’était plus qu’un souvenir brouillé. Il avisa Estrée en face de lui, assoupie. Comme baignée par la grâce. Il avait envie de la toucher. Au lieu de quoi, torse nu, il se rendit sur la terrasse enneigée et, dans les dernières heures du jour, se lança dans ses exercices habituels. Le froid ne le dérangeait pas. L’air était vif, et toutefois nettement plus agréable que la moiteur insidieuse de la jungle arikarie. Une fois échauffé, l’Ange entra dans la transe légère du zen. Puis, il s’abîma en lui-même, palier après palier, serein. Le Hyoshi’Nin vint à lui sans effort. Il se laissa aller, offert à l’état de grâce. Son corps se mit à évoluer à une vitesse féerique tandis qu’il enchaînait les figures martiales. Il était léger, si léger qu’il marquait à peine le tapis de neige de ses pas ou de ses bonds. L’Ange se sentait mieux, bien mieux. Plus mortel que jamais. Il continua à effectuer ses habituels katas, l’esprit détaché. Le zen était une ivresse à vocation guerrière, le Hyoshi’Nin était plus délicat à définir. Il se demanda si les deux forces pouvaient s’intégrer l’une à l’autre ou si elles étaient trop différentes pour s’allier. Lorsqu’il en aurait le temps, il faudrait qu’il étudie la question avec Yvain, son ancien instructeur, le Maître d’Armes de la Forteresse. Il avait au moins défini une chose : le Hyoshi’Nin était un état et non un instrument ; c’était la vie dans son principe même. Le ressenti pur se révélait une manière d’être, d’appréhender le ici et maintenant dans toute sa nudité. Le zen était une circonvolution, le Hyoshi’Nin une ligne droite Une arme, également, toute aussi parfaite que sa Belle de Mort. La dague sombre dormait toujours. Il n’avait aucune envie de l’éveiller, elle ne répondrait sûrement pas, de toute manière. Il poursuivit ses entrechats implacables. Je suis l’Ombre, libre de danser, libre de tuer. Il se retourna, soudain alerté. Estrée se tenait adossée dans l’encadrement de la porte, le visage encore ensommeillé, emmitouflée dans son peignoir blanc. — On t’a déjà dit que tu étais magnifique lorsque tu t’entraînais ? — Merci. Mais peu importe. — Je constate que tu vas bien mieux que tout à l’heure. Finiras-tu par me raconter comment tu as survécu à Valkyr ? Il lui devait bien cela. Il prit une douche pendant qu’elle préparait un thé d’écorces noires. Une fois installés dans le séjour, en face de la cheminée, elle lui servit une tasse dans laquelle elle rajouta du miel de fleurs d’été. Il lui fit un récit circonstancié de ses aventures – excepté au sujet de la dague sombre, du dieu des Sang-Pitié, de Maurice et du Hyoshi’Nin. Au terme de cette narration, elle le considéra sans cacher son admiration : — J’aurai voulu être là pour te voir affronter Troghöl ! Si tu savais comme j’adore me battre à tes côtés. Chapitre 74 Cellendhyll avait quitté les appartements de l’héritière d’Eodh. Il avait besoin de certains instruments en vue de la soirée du lendemain et surtout il voulait voir ce vieux Gheritarish. Ce dernier, toutefois, n’était pas à la Forteresse. La poussière s’accumulait dans son appartement, par ailleurs aussi désordonné qu’à l’habitude. Où est passé ce fichu Boule-de-Poils ? L’Ange ressortit de chez le Loki, gagna ses propres quartiers afin de s’équiper et de prendre du linge de rechange qu’il enfourna dans sa vieille besace en cuir gras. Mais lorsqu’il quitta les lieux une étoile violette flottait dans le couloir, à hauteur de son visage. Elle tinta délicatement. Le signal était clair. Morion l’avait retrouvé et le convoquait. L’Adhan ne pouvait surseoir plus longtemps à cet entretien qu’il aurait préféré repousser encore. Il haussa les épaules et se dirigea vers la tanière de son maître. Après tout, autant l’affronter maintenant. Mais prudence, je dois surveiller mes propos si je veux conserver les mains libres. Il se soumit à l’examen de l’Œil de dragon rouge qui protégeait le bureau de son maître et entra. La pièce favorite du Puissant d’Eodh était entièrement blanche, murs, plafond et sol. Plus aucune décoration, nulle statue, nul tableau. Un ascétisme surprenant de la part du prince des Apparences. Tout ce blanc donnait l’impression d’abolir les limites de la pièce, on se serait cru dans une sorte de purgatoire, en attente d’un verdict. Morion se tenait dans son habituel fauteuil de cuir patiné, derrière sa table de travail, vêtu d’une tenue – costume, chemise, béret – uniformément blanche. Le Puissant se redressa, la mine hautement réprobatrice. — Enfin ! À quoi joues-tu exactement, Cellendhyll ? L’un de mes informateurs t’a aperçu hier matin dans les couloirs de la citadelle. Je te fais rechercher partout et tu as disparu. Pourquoi n’es-tu pas venu me faire ton rapport dès ton retour, au lieu de m’éviter ? Cellendhyll soupira : — Khémal est mort. — Je le sais, figure-toi, et j’attends des explications ! Que s’est-il passé à Mhalemort ? — J’ai échoué, les Spectres sont morts, eux aussi. Nous avons été trahis. Morion se rassit. D’un geste du poignet, il fit apparaître du néant un fauteuil de cuir pour l’Adhan. Ce dernier s’assit et fit son rapport, qu’il expurgea soigneusement. Il conta l’exfiltration de Mhalemort, sans mentionner la présence d’Estrée – il ne la livrerait pas à son frère, la chose était entendue. Il conta Valkyr et la poursuite, l’assassinat de Khémal, le nom de Gamaël gravé sur le front de son cadavre. D’une voix rauque, il relata ensuite le trépas successif des Spectres et la trahison de Dreylen – expliquant que ce dernier avait quitté le Plan des Sang-Pitié par son propre portail et qu’il l’avait abandonné sur place. Cellendhyll n’évoqua rien de Maurice ou de son alliance forcée avec Leprín. Il passa sous silence l’enlèvement de Faith, laissant entendre que la guerrière avait subi le même sort que ses camarades. Il tut également l’intervention de Rosh. Il expliqua que, captif des Arikaris, il avait fini par leur échapper, pour rentrer à l’aide de son anneau rechargé par le biais du cœur nodal – alors que l’artefact avait été volé par Dreylen. Évoquer Troghöl, évoquer son combat contre le Morlok’Uuruh, revenait à dévoiler la découverte du Hyoshi’Nin, la magie de Maurice et la puissance de la Belle de Mort, qu’il tenait à tout prix à garder secrètes. Il conclut ainsi : — Je sais que j’aurais dû venir vous voir plus tôt seigneur. Mais j’ai besoin de temps pour digérer tout cela. Mon escouade vient d’être décimée, à peine formée ; c’est trop de pression, d’amertume. C’est trop dur de s’attacher aux Spectres et de les perdre ainsi. Autant vous le dire, j’ai besoin de souffler. Je n’en peux plus, je dois me retrouver seul avec moi-même avant de pouvoir songer à autre chose. Vous pouvez comprendre ça ? Morion ne posa aucune question gênante, il paraissait préoccupé. Il finit par reprendre : — Je suis toujours furieux contre toi mais oui, je peux comprendre ton attitude. Aussi, je passerai l’éponge… Une fois de plus, Cellendhyll ! Enfin, tu es vivant au moins et cela me soulage d’un grand poids. La perte de Khémal, un élément brillant, est une terrible nouvelle. Mais une nouvelle dont Eodh se remettra. Ne te laisse pas abattre, tu as perdu tes hommes et c’est un coup dur pour toi, d’accord. Mais que veux-tu, ce sont les risques du métier et je pensais que tu le savais depuis le temps. Morion se leva de son bureau. Il se mit à effectuer des allers-retours devant son agent : — Je suis persuadé que tu aurais réussi à sauver l’escouade sans la perfidie de Dreylen. Reste le cas de ce félon. J’avais pourtant diligenté une enquête sur chacune de tes recrues… Nous en reparlerons dès que j’aurai du concret. En attendant, je vais t’accorder une semaine de congé. Profites-en pour te reprendre. Tu sais à quel point j’ai besoin de tes talents. Vous ne comprenez rien à ma douleur ! Moi et tous les autres, vous nous considérez comme des instruments habiles, des marionnettes à agiter, et rien d’autre. L’Ange se contint. Un éclat de sa part pourrait tout gâcher. Son regard pourtant laissa chatoyer une lueur sauvage. — Seigneur, savez-vous où est passé Gheritarish ? — Toujours en vacances, je trouve d’ailleurs que ça commence à durer ! Mais j’ai d’autres choses en tête que ton camarade loki. Tu peux me laisser, je dois prendre mes dispositions. Cellendhyll quitta le bureau de son seigneur, nettement soulagé. Il remonta les couloirs de la forteresse chaotique. Jamais il n’aurait cru pouvoir s’en tirer à si bon compte. Il avait réussi à donner le change à Morion, passant sous silence un grand nombre de choses sans véritablement lui mentir. Il lui avait suffit de broder un peu autour de ce qu’il ressentait vraiment pour fournir une explication plausible à sa défection. Il ne regrettait pas son manque de franchise. En regard de ses propres plans, parler de Faith, de Rosh et de Sequin eut été une grossière erreur. L’Adhan l’avait appris au fil des années, au fil des missions : la logique du Chaos n’était pas forcément la sienne. Or, il ne voulait en aucun cas perdre les rênes de sa vengeance. S’il faisait son rapport à Morion, s’il parlait du rôle de Rosh, nul doute que le maudit rouquin allait en réchapper ; après tout, c’était le fils légitime d’une maison régnante, très influente, celle des Melfynn. Alors que s’il passait l’implication de Rosh sous silence, s’il s’occupait lui-même de ce pleutre, alors le rouquin aurait le châtiment qu’il méritait. La mort. Lente de préférence et aussi douloureuse que possible. La vengeance restera mienne. L’homme aux cheveux d’argent n’avait jamais agi autrement. Il ne commencerait pas aujourd’hui, même s’il devait pour cela encourir le courroux de Morion, Puissant d’Eodh. Les liens de son allégeance n’avaient jamais été aussi proches de leur point de rupture. Nul doute que s’il parvenait à libérer Faith, l’Adhan aurait ensuite à s’expliquer avec son maître, mais ce serait là un bien modeste prix à payer pour avoir sauvé la guerrière. Dommage que Gher’ne soit pas là. L’aide d’Estrée est déjà une bonne chose mais j’aurai aimé pouvoir compter sur ce bon vieux Loki. Tant pis. * Resté seul, Morion se prit la tête entre les mains. Gamaël, je te croyais mort ! Le message que tu as laissé sur le front de Khémal m’était destiné, n’est-ce pas ? Que veux-tu, Gamaël ? Et que vais-je dire à Cellendhyll ? Rien. Rien du tout, cette affaire ne le concerne en rien. Chapitre 75 Le visage d’Estrée s’éclaira dès que l’Ange passa le seuil de l’entrée. Elle s’était changée pour passer une tenue moulante de brocard aux tons rubis. Par le biais du service de chambre via le monte-charge dont bénéficiait chacun des résidents de marque de la forteresse, la jeune femme avait commandé le dîner. Elle avait dressé la table elle-même, à quelques pas de la cheminée ronflante ; nappe de lin blanc, couverts en argent, chandeliers en cristalune. Avant que Cellendhyll ne pût parler, elle posa l’index sur ses lèvres et lui tendit un grand verre de vin. Il fit doucement tourner le breuvage aux reflets grenat avant de humer son bouquet. Des notes de fruits noirs, un soupçon de boisé. Il le goûta dans la foulée. Charpenté, tannique, suave, avec un bon retour en bouche. Il opina tout en adressant un sourire cordial à la Fille du Chaos. Elle répondit en trinquant son verre contre le sien. Il voulut parler. Elle ne lui en laissa toujours pas le loisir. Elle posa leurs verres, entreprit d’ôter le pourpoint de l’Adhan, et, le laissant en chemise, l’invita d’une mimique espiègle à s’asseoir. Il obtempéra, songeant qu’il commençait à trouver bien agréable qu’une femme de la trempe d’Estrée s’occupât de lui. Il n’en avait pas l’habitude. Loin de là. Elle lui rendit son verre : — À présent que tu es confortablement installé, je t’écoute. L’Ange prit le temps de savourer une nouvelle gorgée de vin avant de répondre : — Morion m’a mis le grappin dessus. J’ai dû lui faire mon rapport mais ne t’inquiète pas, je n’ai rien dit à ton sujet. — Merci. Que tu me croies ou non, il ne faut révéler ma présence à Mhalemort à personne, je dis bien à personne. Sous aucun prétexte. D’énormes intérêts sont en jeu, qui nous dépassent toi et moi… Il ne répondit rien, plongé dans ses pensées. Je me sens bien en sa compagnie. Il n’y a aucune gêne entre nous, bien au contraire. Alors couche avec elle ! Non, je ne peux me le permettre maintenant. La vengeance prime et j’ai vu trop de guerriers succomber, si talentueux soient-ils, pour avoir eu l’esprit déconcentré par une femme. Tu y viendras, quoi que tu en dises… Constatant sa rêverie, Estrée se leva doucement et quitta la pièce. Elle revint quelques instants plus tard, chargée d’un long plateau où trônaient une salade d’écrevisses et de figues, deux homards grillés sauce au beurre blanc, du riz sauvage parfumé à la sauge, et une grosse miche de pain croustillante. La présence de l’Adhan chez elle valait largement cette entorse à son régime sportif. Le repas fut intime, délicat. Tout en réussissant à ne pas trop dévisager son invité, Estrée se montra à la fois légère et captivante. Cellendhyll constata que la Fille d’Eodh avait habilement berné les cours du Chaos en jouant les inconséquentes. Elle en savait plus que lui sur la politique des Maisons, sur les rivalités, les alliances, les probabilités d’expansion des clans, sur les méandres qui avaient de tout temps agité le peuple chaotique. Sur son invitation, il lui raconta quelques-unes de ses missions les plus mouvementées. Il ne lui demanda pas comment elle savait qu’il était l’une des Ombres de Morion. Peu lui importait au fond, elle était tout de même l’héritière d’Eodh et la sœur de son maître. Elle ne put s’empêcher de le détailler tandis qu’il s’oubliait dans son récit, bercé par la chaleur du vin, les craquements du feu, son sourire. Ils partagèrent le dessert, un soufflé glacé au caramel et macarons aux amandes. Ils ouvrirent une deuxième bouteille de vin, parlèrent encore, évoquant d’autres sujets, plus plaisants, tandis que les bougies se consumaient. Le feu finit par livrer ses dernières braises. Cellendhyll était allongé sur le canapé, nu sous une couverture mœlleuse. Il dormait, arborant son visage de jeune homme, baigné par la lumière de Valistar qui filtrait par la grande baie vitrée. Cet abandon manifeste réveilla la tendresse d’Estrée, qui le regardait du seuil de la pièce. Nue elle aussi, dans l’ombre. Laissée à elle-même, incapable de dormir, elle avait tourné en rond dans sa chambre. Excitée par la perspective d’œuvrer de concert avec Cellendhyll, rien qu’eux deux face au danger, alliés, complices. Et frustrée de le côtoyer sans pouvoir se livrer à lui comme elle brûlait de le faire. La jeune femme avait d’autres responsabilités, occultes, qu’elle ne pouvait dévoiler à Cellendhyll de Cortavar. Mais rien d’autre que l’homme aux cheveux d’argent ne comptait désormais à ses yeux. L’espoir était né, de plus en plus vif, de voir leur relation évoluer dans le bon sens. Elle avait souhaité bonne nuit à l’Ange en veillant à ne pas l’approcher, sans la moindre invite dans la voix. Il l’avait salué à son tour, d’un sourire serein. Estrée avait tenu une demi-heure avant de revenir dans le séjour. Tant pis, elle voulait se jeter dans ses bras, le dévorer de baisers, le dévorer de son désir. C’est alors qu’elle l’avait aperçu, livré au sommeil, si beau, si apaisé… Elle n’avait plus osé bouger. Elle resta ainsi, immobile, secrète. Chapitre 76 Cellendhyll s’éveilla au petit matin, instantanément lucide, comme il en avait l’habitude. Il avait passé une nuit parfaite, même s’il sentait que le vin de la veille alourdissait légèrement les contours de son esprit. Estrée était en face de lui, blottie sur l’autre canapé, dans son peignoir, encore profondément assoupie. Son visage nacré était nimbé d’une innocence dévoilée malgré elle, touchante, enfouie d’ordinaire sous le poids des responsabilités, des tracas, sous le masque libertin, sauvage, indépendant, sous l’esclavage du pouvoir. L’Adhan se leva, laissant tomber sa couverture, et vint la soulever entre ses bras, doucement, tout doucement, pour ne pas l’éveiller. À bout de bras, il la ramena dans son grand lit, la coucha, la borda. Il rajusta une mèche soyeuse qui masquait sa paupière. Tu es si loin, Devora, et tu fais partie du passé, tandis qu’Estrée est là, elle incarne le présent… Que dois-je faire ? Il contempla la belle endormie quelques longues minutes et finit par sortir d’un pas feutré. Cellendhyll avait retrouvé le ressenti pur du Hyoshi’Nin. Vêtu de ses seules bottes et de son pantalon, il évoluait en tournoyant dans l’air glacé, sa bouche relâchant la buée par de larges nuages. Ses muscles ondulants de vigueur, comme taillés dans l’airain. Au bout de sa main, parfaite extension de son bras, de son pouvoir, sa Belle de Mort paraissait absorber la lumière. Elle zébrait, mordait, piquuait, découpait ses adversaires imaginaires. De son autre main, aplatie, il sabrait, tranchait, fouettait. L’état de grâce, le présent simple, l’abandon des sens. Il était prêt. Ce soir marquerait le début de sa rédemption. L’Adhan pouvait soit s’abîmer dans le désespoir, se replier sur lui-même. Se renier… Soit conclure cette aventure à sa manière, la seule qu’il connaisse. Réparer dans une certaine mesure. Agir. Libérer Faith, éliminer Rosh et Sequin une bonne fois pour toutes représentaient pour lui les seuls moyens de conjurer l’échec de sa mission, les morts de Khémal et des Spectres. Pour parfaire cette rédemption, il lui resterait à retrouver Dreylen et à lui faire payer son crime. Chaque chose en son temps, il fallait déjà affronter le présent. — Je ne me lasserai jamais de te contempler en plein effort ! Estrée s’encadrait dans l’ouverture de la baie vitrée. Elle s’était douchée. Ses cheveux entourés d’une serviette blanche, elle avait passé une houppelande de laine bleu azur. — As-tu bien dormi ? — Oui. Merci de m’avoir remise au lit. Tu es le plus parfait des chevaliers servants ! La tonalité cristalline de sa joie s’envola dans le ciel pur, se mêlant au vent d’est, complice, jusqu’à survoler la tempétueuse Streywen. — À ton service, dit-il en joignant à ses mots une courbette. — Le petit-déjeuner t’attend, ajouta la jeune femme. Je te préviens, je l’ai préparé moi-même, c’est une première. Tu es du genre à boire du café, n’est-ce pas ? Très noir ? — Estrée, tu vas continuer à me chouchouter longtemps comme ça ? — Pourquoi, tu trouves ça désagréable ? Son sourire dévoilait la fossette de son menton pointu. Le temps qu’il revienne de sa douche, vêtu de cuir bleuté, Estrée avait ôté sa houppelande et passé sur sa robe émeraude un grand tablier blanc. Le plan de travail central de la cuisine était encombré de poêles, de bols, d’ustensiles en argent, de coquilles d’œufs, de torchons salis. Estrée avait une tache de farine sur la joue. Sur une assiette reposait un tas de galettes de froment, qu’elle venait de faire cuire, recouvertes d’un nappage de sirop d’érable ; de longues tartines beurrées ; dans un autre plat, des tranches de kiwis, d’ananas et de papayes ; un pot de café fumant. — Un vrai délice ! assura Cellendhyll quelques minutes plus tard, la bouche à moitié pleine. Il esquiva un coup de serviette, mais le rire d’Estrée l’atteignit de plein fouet. En fait, les galettes étaient trop cuites et l’héritière avait mis trop de sirop. Mais elle paraissait si heureuse de son initiative qu’il refusait de lui gâcher son plaisir. L’Ange n’en mangea pas moins avec appétit, d’autant plus que le café s’avéra être parfaitement à son goût. Ils bavardèrent gaiement, parlèrent voyages, évoquèrent les Territoires-Francs, qu’ils connaissaient bien tous les deux, échangeant de bonnes adresses, souriant, riant. Estrée était radieuse. Quant à Cellendhyll, il se sentait bizarre. Il découvrait un univers inconnu. Cela ressemblait donc à ça, la vie à deux, l’intimité, le quotidien ? Où étaient donc l’ennui et la gêne ? Nous n’avons même pas couché ensemble et déjà je me sens bien avec elle. Je me projette dans ces petites choses que nous partageons, dans ses regards, son sourire. Accorde-toi ce modeste plaisir, il ne va pas durer. Laisse-toi aller, profites-en, car tu n’oublieras pas pour autant que ce soir sera l’heure de la vengeance ! Qui hantait ainsi son esprit, sa propre conscience, la voix du Chaos, ou celle de la Dague ? Laissez-moi tranquille ! Le ricanement qui suivit était nettement celui de la Belle. De cela au moins, il fut certain. Le sérieux, la gravité de ce qui les attendait, revinrent d’eux-mêmes planer dans le séjour où ils s’étaient étendus, sur les canapés, l’un en face de l’autre, chacun perdu dans ses pensées. Ils révisèrent leur plan et ses préparatifs jusqu’au milieu de l’après-midi. Satisfait, Cellendhyll s’abandonna à une longue séance d’étirements, Estrée à la sieste. — Le moment est venu de nous occuper de ton apparence. Viens t’asseoir devant moi. Je ne vais pas remodeler ton visage, ne t’inquiète pas. D’ailleurs, je n’en ai pas le pouvoir. Je vais juste tisser un masque par-dessus tes traits. Ton apparence ne sera changée qu’aux yeux des autres. Bien sûr, un mage qualifié pourrait repérer ce genre d’illusion. Mais ni Rosh ni ses sbires, à ma connaissance, ne disposent de ce talent. Une fois Cellendhyll installé, Estrée posa les mains à hauteur de son visage. Une ride de concentration sur le front, elle traça les runes de changement et se concentra sur l’image qu’elle désirait obtenir. Les traits de l’Ange disparurent sous une brume de vapeur mauve. L’Adhan avait perçu une fraîcheur entourer son visage. Il crut sentir ses traits frémir. Estrée tissait toujours l’air de ses doigts, ajustant son sortilège par touches délicates. Elle abaissa enfin ses mains. Le nuage disparut. — Voilà, c’est fini. Je pense que ça ira très bien. Je n’ai pas touché à la couleur de tes yeux, je les aime trop ainsi. Tu devrais aller te regarder dans la salle de bains. Cellendhyll rejoignit la pièce d’eau à grands pas. Il se toisa, les mains sur les hanches, devant le miroir qui ornait toute la longueur du mur du fond. Il ne se reconnut pas. Un homme à la peau sombre, à l’abondante chevelure de jais tirée en arrière, lui faisait face. Un nez légèrement busqué, des lèvres charnues. Au milieu de sa large figure, ses yeux de jade luisaient, inchangés. Estrée avait du potentiel en matière de magie. Elle lui avait créé un visage de guerrier, aussi aride que le véritable, aussi marquant, et cependant bien différent. Cellendhyll se palpa la figure, ses doigts reconnurent le territoire exploré. Sous le camouflage magique, il était toujours le même. Il revint dans le salon, hochant la tête d’une moue approbatrice. — Alors tu te plais ? demanda la jeune femme. — Tant que c’est provisoire, ça me convient très bien. Au fait, ça part comment ce genre de sort ? — J’ai accordé le sort sur toi, il te suffira de prononcer le mot « Nirvanéus » pour que le sortilège cesse. Puisque nous parlons de magie, j’ajouterai une chose : je viens à peine de retrouver mes modestes pouvoirs, mais ne compte pas sur moi pour m’en servir outre mesure. Je déteste y avoir recours et je me sers des runes le moins possible. — Pourquoi donc ? — En vérité, je préfère une bonne lame à l’usage de la magie. D’autant plus que mon père et mon frère excellent dans les Arts Étranges, et que je ne veux surtout pas leur ressembler. — Je ne connais pas bien le duc Ellvanthyel mais je peux t’assurer que tu ne ressembles pas du tout à Morion. Et là, je sais de quoi je parle ! — Dois-je le prendre comme un compliment ? — Oh, le plus grand des compliments ! Ils partagèrent ces rires francs qui jaillirent de leur gorge, se mêlant l’un à l’autre, entrelacs d’entente et d’attirance. Mais cette détente ne dura pas. L’heure de l’action approchait. Tous deux expérimentés, ils avaient à cœur de rester concentrés sur leur nouvelle mission. La première qu’ils partageaient vraiment. Cellendhyll acheva de lacer son pourpoint de cuir bleu, il déplia son manteau gris qu’il posa sur le dossier d’un fauteuil. — À présent, je vais te laisser, reprit Estrée. C’est à mon tour de me préparer. Elle prit une douche, tout en chantonnant. Quel bonheur que d’avoir cet homme à ses côtés, quel bonheur de ne plus être esclave de la bleue-songe ! Ce soir, elle serait sublime. Non seulement pour se montrer sous son meilleur jour face à Cellendhyll, mais également pour des raisons de stratégie. Lors de cette soirée à Castel-Boivin, dans l’antre de Rosh, la Fille du Chaos escomptait bien focaliser l’attention sur elle, offrant ainsi à l’Adhan une sorte de camouflage supplémentaire. Une fois propre, les reins enserrés d’une épaisse serviette, la jeune femme s’assit à sa coiffeuse et peigna ses longs cheveux, inlassablement, avant de les tresser en une lourde natte arrière. Un saphir vint orner sa narine gauche, deux larges anneaux d’or étincelants décorèrent les lobes de ses oreilles délicates. Une pierre shaad’dûh, travestie en opale, agrémenta le haut de sa poitrine. Elle n’avait nul besoin de maquillage, sa beauté retrouvée suffisait amplement. La tenue à présent. Le choix fut vite fait en dépit de sa vaste garde-robe. Un caraco en lamé violet, ajusté pour mettre en valeur sa poitrine ainsi que son ventre plat et musclé, un cache-sexe de même tissu et couleur, réduit à sa plus simple expression, qui laissait tout loisir d’admirer ses jambes fuselées, qu’elle enduisit d’un baume les rendant aussi chatoyantes que de la soie moirée. Une paire de bottes en cuir souple à talons fins vint compléter l’ensemble. Elle se contempla dans le grand miroir. L’effet produit était renversant. Un long manteau noir, en cuir d’agneau, cacherait son ensorcelante silhouette le temps du voyage. Estrée revint dans le séjour, son pardessus plié sur l’avant-bras. Elle jeta le vêtement sur un canapé avant de faire une volte lente sur elle-même. — Alors, qu’en penses-tu ? Cellendhyll avait les yeux écarquillés, la cervelle en fusion, il espérait que son érection ne se voyait pas sous son pantalon moulant. Il ne s’était pas rendu compte qu’elle était si belle, bien plus que toutes les autres femmes de sa connaissance. — Tu… es… Tu es… Les mots ne venaient pas, impropres, trop fades. Elle en rit, gaiement : — Ma foi, ta réaction est plutôt flatteuse ! Elle se rapprocha, ondulante, les yeux rivés dans les siens et lui délivra un baiser rapide et cependant rempli de promesses. Elle recula sans attendre et sourit : — Pour te porter chance, mon bel ange ! Cellendhyll la regarda s’éloigner jusqu’à la sortie de ses appartements, reprenant son manteau au passage. Il s’ébroua enfin, relâchant sa respiration. Concentre-toi sur Faith et sur Rosh, espèce d’obsédé ! Cachant son propre trouble, elle lui offrit son bras. Il l’accepta, la saluant d’un élégant signe de tête. Elle le guida par des tunnels secrets connus des seuls régnants d’Eodh, bien aérés, éclairés d’éclats de gemmelitte jaune. Un moyen parfait pour eux d’échapper aux regards curieux. Il mémorisa l’itinéraire par instinct, à l’aide de sa mémoire avivée d’Ombre. Il arrêta l’héritière au bon milieu d’un couloir, le temps d’annoncer : — Merci de toute ton aide, Estrée, elle m’est précieuse. Je ne suis pas fier de t’avoir si durement traitée. De t’avoir infligé Valkyr. — Cellendhyll, ne te reproche rien à mon sujet. En ce qui me concerne, je suis heureuse de t’avoir suivi là-bas. J’étais moribonde en arrivant sur le Plan des Sang-Pitié. Moribonde de corps et d’esprit. Je me sens revivre à présent, plus forte que jamais, grâce à toi, grâce à Lhaër. Il hocha la tête, incapable de répondre avec des mots. Rosh. Faith. Concentre-toi ! Il sentait le Hyoshi’Nin, tout proche, prêt à se déclencher sur sa volonté. C’est toutefois au zen qu’il fit appel pour retrouver sa lucidité. Le mantra familier défila dans son esprit, l’éclaircissant à mesure qu’il s’égrainait : Je suis l’Ombre, insaisissable et mortelle. Mon esprit est une lame. Mon corps est une arme, Je sers la voie Unique, S’adapter, c’est vaincre. Je suis l’Ombre, Je danse et je tue. Chapitre 77 Ils quittèrent la voie secrète révélée par l’héritière d’Eodh peu avant d’arriver au point de transfert. Cellendhyll s’était repris depuis longtemps, songeant qu’il aurait dû tuer Rosh des années auparavant, au terme de leur première mission commune ; mission que le Melfynn avait bien failli faire échouer par son incompétence. Depuis, Rosh avait maintes fois tenté de lui nuire. Pour le moment, je n’ai que le rouquin à portée de main, mais toi aussi, Dreylen, je vais te faire payer ! Mais la libération de Faith passait avant tout le reste. L’Ange avait dit vrai à Estrée : même si elle lui plaisait, il n’était pas amoureux de la guerrière, d’autant plus à présent qu’il côtoyait la Fille du Chaos. Mais Faith conservait tout de même une importance cruciale pour lui. C’était la dernière des Spectres, la survivante – du moins il préférait l’espérer. Elle n’était pas seulement Faith à ses yeux, elle représentait aussi l’escouade dans son entier, elle incarnait Bodvar, Khorn, Lhaër, tout autant qu’elle était Melfarak et Élias. Et si Rosh lui avait fait du mal, alors il le paierait mille fois. L’Ange connaissait des centaines de manières de faire souffrir, il choisirait les plus lentes, les plus effroyables, pour les appliquer au Melfynn. Ils abordaient l’une des nombreuses terrasses du sixième niveau. Trois gardes en cuir chocolat, armés de rapières ou d’épées courtes, le crâne rasé tatoué de vert, les sourcils épais, faisaient office de cerbères. Des spadassins Hamachiis. Ceux-là, Cellendhyll les connaissait de réputation. De bons guerriers, avec un goût prononcé pour la violence. Ayant présenté leur invitation, Cellendhyll et Estrée purent emprunter le rideau de lumière chaotique destiné à les mener à Castel-Boivin. Chapitre 78 Situé à l’est du plan chaotique, au centre d’une région quasi inhabitée, le manoir de Castel-Boivin était juché sur un éperon de roches polies par l’écoulement du temps et la caresse des éléments. Un fortin aux respectables murailles barrait l’accès à la propriété, des guerriers hamachiis en armes y étaient positionnés, vigilants. La forêt de Streywen s’achevait au bas de la pente qui menait au domaine. Un large chemin de pierre serpentait jusqu’à l’étroit promontoire où était bâtie la résidence secondaire de Mina de Pélagon. Toutefois, les invités n’avaient nul besoin de passer par la forêt. Le portail magique déposait directement les élus sur les pavés de la cour intérieure ; un carré de pierre envahi par la mousse éclairé de lanternes accrochées en hauteur. Les épaisses arches de vieille pierre qui encadraient l’endroit disparaissaient à demi sous le manteau du lierre et de la vigne vierge ; deux bâtiments se rejoignaient en U, autour de l’aile principale. La dernière partie du carré était composée d’un haut mur flanqué d’un fossé profond. À l’opposé, érigée au bord du piton rocheux, de l’autre côté des bâtiments, une tour de six étages se dressait vers le ciel nuageux. Estrée et Cellendhyll venaient de franchir le portail. La quinzaine de gardes en faction à l’extérieur étaient tous des Hamachiis, le muscle saillant et l’œil vif. Cellendhyll prit soin de ne croiser le regard d’aucun d’eux. Il était inutile d’éveiller leur intérêt. Une toute jeune femme au visage ingénu était chargée de l’accueil. Blonde, aux cheveux très courts, les yeux très bleus, elle portait un bijou d’or fin dans la narine droite, un autre dans la langue, un troisième dans son nombril dénudé. Fardée d’un maquillage outrancier qui ne pouvait altérer son charme, elle dévoilait impudemment ses formes, soulignées par une toge moulante et diaphane. Une tenue trop légère pour fraîcheur du soir mais la blonde n’en semblait pas incommodée pour autant. — Estrée d’Eodh, votre présence ici est pour nous un tel privilège ! Je suis Mina de Pélagon, votre hôtesse. Rosh Melfynn et moi-même vous souhaitons la bienvenue à Castel-Boivin. Inutile de vous presser, la fête ne fait que commencer. — Voici messire Lame, mon garde du corps du moment, dit Estrée en présentant à nouveau le sésame que constituait le carton d’invitation volé à Ghefrolas. Ce dernier serait-il présent ? De toute manière, il n’aurait gardé aucun souvenir de leur rencontre. — Votre garde du corps ? Quel exotisme ! Je gage qu’avec un tel homme, susurra Mina, vous alliez l’utile à l’agréable ! — En effet, Lame me garde de très près… lorsque je le juge nécessaire, rétorqua Estrée avec un regard complice à leur hôtesse. Cellendhyll fut fouillé, comme il était d’usage, mais pas reconnu. La maîtresse des lieux officia elle-même et elle savait y faire. Elle palpa l’entrejambe de l’Ange avec une insistance prolongée, la tête remontée pour le regarder bien en face. L’Adhan ne portait aucune arme, pas même sa dague sombre. Il toisa froidement Mina durant toute la fouille. — À vous maintenant, dit la blonde en se retournant vers la Fille du Chaos. — Non, je ne pense pas. Je suis l’héritière d’Eodh, ma chère, et je ne tiens pas à être fouillée… Mais voyez, je n’ai rien sur moi qui présente de danger. Estrée ouvrit largement les pans de son long manteau noir, qu’elle ôta avant de le jeter dans les bras de la blonde. Avec ses talons, l’héritière d’Eodh était présentement aussi grande que l’homme aux cheveux d’argent. Dans son ensemble minimaliste de lamé violet, elle apparaissait plus dénudée qu’autre chose. Il était évident qu’elle ne pouvait dissimuler aucune arme. Il s’avérait impossible de ne rien ressentir en la regardant, que ce soit du désir ou de la jalousie. Du reste, les gardes hamachiis la dévoraient des yeux. Mina elle-même ne semblait pas insensible à ses charmes. — Vous êtes superbe, ma chère, s’inclina la blonde… Et bien sûr, avec le rang qui est le vôtre, vous êtes dispensée de ce genre de formalité. Rosh ne m’a pas dit que vous veniez… — Rosh l’ignore, sourit Estrée, c’est une surprise que je lui fais. — Je sais que vous êtes en relation. Mais j’ignorais que ce fut sur ce plan-là… — Justement, je viens essayer ses produits, notamment le Rêve de Jour. Depuis le temps qu’il me le vante ! — Alors nul doute que Rosh sera ravi ! Il se fera un plaisir de vous faire profiter de son hospitalité. Ah… Mina avisait un nouveau groupe qui venait d’apparaître par le téléporteur. Elle tendit son manteau à Estrée et lui annonça : — Je dois vous laisser. Entrez et mettez-vous à l’aise. Vous n’aurez qu’à vous guider au bruit ! Rosh se prépare, il nous rejoindra tout à l’heure. Mina toisa Cellendhyll des pieds à la tête, tout en passant la pointe de sa langue entre ses lèvres : — À tout à l’heure, beau brun. Toi, je te promets une démonstration inoubliable de mes talents : je vais affûter ta lame comme jamais on ne l’a fait ! Cellendhyll se força à sourire, du bout des lèvres. Estrée lança une œillade lubrique à la petite blonde, tout en déclarant d’un ton rauque : — Tu pourras user de mon homme, mais seulement si tu me laisses regarder, Mina ! — Oh oui, ce sera encore plus excitant ! Je vous rejoindrai un peu plus tard et nous trouverons bien une idée pour vous faire passer cette soirée dans les meilleures conditions. Estrée passa son manteau, saisit l’Adhan par le coude et l’entraîna dans le manoir de son pas dansant. — Tu vois, c’était bien le meilleur moyen d’entrer à Castel-Boivin, lui murmura-t-elle. Ce sera encore plus facile que je le pensais. — Nous verrons… Elle raffermit son emprise sur son avant-bras et le tira à l’intérieur. — Hum… soupira-t-elle lascivement, toi et cette blonde, et moi à vous regarder, ça t’excite ? Moi oui ! — Estrée, tu plaisantes j’espère ? Elle lui offrit un sourire mutin : — À ton avis, beau brun ? Chapitre 79 Les portes de merisier de l’entrée étaient grandes ouvertes. Ils les franchirent, tous deux vêtus de cuir sombre et moulant. Tous deux élancés, d’une inquiétante beauté. Tous deux déterminés. Ils foulèrent un parquet de hêtre rouge fleurant l’encaustique, un couloir les mena jusqu’à une intersection en croix. Les deux Hamachiis en poste dévorèrent Estrée des yeux, avant que l’un d’eux ne leur indique le couloir d’en face. Les deux autres passages donnaient sur de nouveaux couloirs percés d’une double enfilade de portes, terminés chacun d’un large escalier de marbre rosé qui menait aux étages. Le couloir qu’ils avaient emprunté déboucha dans une très vaste salle aux poutres apparentes, éclairée de candélabres et de lampes de cuivre, les murs recouverts d’immenses miroirs. Sur une estrade recouverte d’un dais bariolé, des jeunes femmes fardées, vêtues de toges légères et transparentes, jouaient une symphonie feutrée de flûtes, harpes et violons. À gauche de l’entrée, deux rangées de tables recouvertes de nappes orangées offraient un vaste assortiment de spiritueux, de nourriture, ainsi que quelques drogues légères à fumer ou à inhaler. Le fond de la pièce était barré d’une double ligne d’épais rideaux noirs. L’Adhan avisa une trentaine de personnes des deux sexes dans la salle, invités et courtisanes aux formes généreuses qui les accompagnaient. Toutes respiraient un goût commun pour la débauche. Les conversations bruissaient, joyeuses, électrisées par l’excitation qui imprégnait l’atmosphère. Ils se dirigèrent d’un commun accord vers le buffet. Cellendhyll tendit une coupe de Champagne de Tarbayne à la jeune femme ; pour sa part, il détestait cette boisson qu’il trouvait injustement adulée. À la place, il se saisit d’un verre de liqueur. Il avait fini d’éventrer la pièce de son regard vert. — Le Melfynn n’est pas là, dit-il sans élever la voix. Une grande blonde en toge nacrée délaissa un essaim de jeunes nobles en train de s’esclaffer. Elle avança sur Cellendhyll à pas chaloupés, faisant tressauter sa lourde poitrine aux tétons durcis. Un visage chevalin, un épais chignon, un regard troublé par la drogue. Elle se rangea devant l’Adhan, sans un regard pour Estrée. Posant ses mains sur la poitrine de l’Ange, elle s’exclama : — Toi, je te veux, viens avec moi derrière les rideaux ! Estrée la repoussa d’une bourrade. Dans la foulée, elle saisit Cellendhyll par les pans de son pourpoint, se colla contre lui et lui cloua les lèvres d’un baiser passionné. Sa langue s’agita dans la bouche de Cellendhyll, ardente, aventureuse. Celle de l’Adhan, hésitante, finit par s’enhardir. Estrée s’arracha enfin au baiser, le souffle court, et se retourna sur la blonde qui la regardait bouche-bée : — C’est mon homme, comme tu viens de t’en rendre compte, et je ne le partage pas. Alors tu dégages, grosse vache, ou je te casse le bras ! La blonde posa la main sur sa bouche, mi-outragée, mi-effrayée. Elle tourna les talons sans demander son reste. — Tu joues à quoi, Estrée ? demanda l’Ange, les sourcils froncés. Elle répondit du tac-au-tac : — Tu aurais préféré que je te laisse entre ses mains ? C’était un bon moyen de la tenir à distance, sans provoquer pour autant un véritable esclandre. Je pense qu’à présent, les autres prétendantes vont te laisser en paix. L’Ange dut en convenir, tout comme il devait admettre – sans l’avouer ouvertement – qu’Estrée embrassait merveilleusement bien. L’orchestre avait fini sa partition. Les musiciennes délaissèrent leurs instruments pour aller trinquer avec les invités du Melfynn. Cellendhyll avait reconnu plusieurs d’entre eux. D’évidence, Rosh avait réussi à corrompre une grande partie de la jeunesse dorée du Chaos, ce qui ne laissait pas d’être inquiétant quant à ses buts. Une raison supplémentaire de mettre fin à ses agissements, même si l’Ange n’en avait nul besoin. Profite du temps qu’il te reste à vivre, Rosh. J’arrive. D’autres invités arrivaient par grappes, semblables aux autres. À l’écart, du côté du buffet, l’Ange et la fille d’Eodh attendaient l’arrivée de Rosh. La démonstration d’Estrée avait porté ses fruits. On regarda le couple avec convoitise mais personne n’osa les importuner. Quelque temps plus tard, un carillon résonna, venu dont ne savait où. Les rideaux noirs s’ouvrirent au fond de la pièce, dévoilant trois estrades en arc de cercle. Des couples, des trios, des quatuors en train de copuler s’y ébattaient voluptueusement, aussitôt encouragés par l’assistance. Trois courtisanes entrèrent dans la salle de réception. Sur les plateaux qu’elles supportaient, des vasques de cristalune remplies d’une poudre mauve. — Le Rêve de Jour, la dernière drogue à la mode dans les soirées, murmura Estrée. Je gage que Rosh organise ce trafic mais d’après ce qu’on m’a rapporté, il n’en demande aucune rétribution concrète. Les arrivantes se mirent à faire le tour des groupes pour proposer leurs friandises. Des pipettes de verre étaient également proposées pour faciliter l’inhalation. Estrée fit semblant de prendre une bonne dose, avant de la jeter dans son dos. Pour sa part Cellendhyll refusa la drogue, invoquant sa fonction de garde du corps. Cellendhyll avait à peine trempé ses lèvres dans son verre de vin. Il sentait la tension monter, annonciatrice de violence, de dénouement. Sur les estrades, la fornication suivait son cours, de plus en plus enfiévrée. Certains des hommes de l’assistance et certaines des courtisanes se joignirent à la partie. Les hôtesses n’hésitaient plus à caresser leurs protégés d’une main délurée. Cellendhyll avisa plus d’un noble la braguette ouverte, le membre abondamment sollicité. Cela faisait ses affaires, plus il y aurait de monde occupé à se perdre dans le sexe, plus il aurait les coudées franches. Le Melfynn ne venait toujours pas. — Je pense savoir où pourrait se trouver Rosh, songea l’Adhan à voix haute. — Où donc ? — Derrière l’une de ces glaces. Un pervers de son genre ne peut se trouver que là, probablement à se faire reluire. — C’est tout à fait son genre, en effet. Mais Faith, alors, où était-elle captive ? En sous-sol, dans le grenier ? Dans la grande tour, à l’arrière du bâtiment ? Ou bien encore en un autre lieu que Castel-Boivin ? — Viens, décida Cellendhyll, sortons avant que Mina ne revienne. Je ne veux pas qu’elle nous mette le grappin dessus. — Nous ? Mais c’est à toi qu’elle en veut, beau brun ! — Estrée, tu veux bien te concentrer un peu ? C’est du sérieux cette affaire, je n’ai pas envie de plaisanter. — Pardonne-moi… Je me suis oubliée l’espace d’un moment, j’ai imaginé que nous passions une vraie soirée de fête, ensemble… enfin pas vraiment ce genre de fête ! — La priorité est de commencer par tenter de trouver Faith. Et sans perdre de temps… J’ignore dans quel état elle se trouve. Plus vite je la délivre, plus vite je pourrai m’occuper du Melfynn. Ils sortirent de la salle. — Les toilettes, je vous prie ? demanda Estrée au couple de gardes qui tenaient l’intersection des couloirs. — Hé, Bors, amène ces messieurs-dames au petit coin ! — Inutile de vous déranger, messire, il suffit de nous indiquer le chemin. C’est que nous en avons peut-être pour un certain temps, si vous voyez ce que je veux dire… Le garde voyait ce qu’elle voulait dire, il répliqua cependant : — Désolé, ma dame, mais j’ai mes consignes. Personne ne sort de la salle de réception sans être accompagné. Mais prenez tout le temps qu’il vous faudra. Vous n’êtes pas les premiers, Bors a l’habitude ! Une porte s’ouvrit sur un côté du couloir, dont s’échappa un flot de conversations rauques et masculines – l’équivalent d’une salle de garde, devina l’Ange –, et un nouveau guerrier en sortit. Estrée accueillit leur guide d’une œillade. Le garde hamachii les détailla du regard avant de leur faire signe de l’accompagner. Tout en les surveillant du coin de l’œil, il s’engagea dans le couloir de gauche. Arrivés au bout, ils descendirent les marches qui menaient à l’étage inférieur. Ils débouchèrent dans un long passage, éclairé de lampes à huile, marqué de trois portes, où la pierre remplaçait le parquet. L’homme avait beau lorgner sur Estrée, il ne détournait pas son attention de l’Adhan pour autant. Cellendhyll adressa un léger hochement de tête à la jeune femme. Elle répondit avec la même connivence furtive. Le garde ouvrit la porte de bois laqué, la dernière sur leur droite. Une série de marches descendait sur une large pièce à petits carreaux de faïence lilas, séparée d’une cloison en son milieu. Les hommes à gauche, les femmes à droite. Une fenêtre était creusée dans le mur de droite. — Faites ce que vous avez à faire. J’attends ici. S’ils descendaient, ils seraient trop loin du garde pour l’éliminer. Cellendhyll hocha légèrement la tête. — Mais tu fais partie de nos plans, Bors, réagit aussitôt Estrée d’un ton enjôleur. Ne me dis pas que tu n’as jamais participé à ce genre de soirée ? Focalisé sur la Fille du Chaos, l’homme quitta un instant Cellendhyll du regard. L’Ange bondit sur lui et l’abattit d’un revers du tranchant de la main en pleine gorge. Le larynx broyé, le garde mourut instantanément. — On a un peu de temps avant qu’ils ne s’inquiètent de notre absence. Ne traînons pas. Faire disparaître le cadavre du garde devenait la priorité, Cellendhyll ne pouvait le laisser à la vue de tous. Il ouvrit la fenêtre, et son visage s’éclaira tandis qu’il constatait que cette partie du sous-sol était accolée à la falaise. Il empoigna la dépouille, la hissa sur son épaule et la fit basculer dans le vide. — Celui-là, avant qu’ils le retrouvent… — Maintenant ? demanda Estrée. — Maintenant. La jeune femme passa les mains derrière sa tête et fouilla dans sa lourde natte, pour en tirer la Belle de Mort qu’elle tendit à Cellendhyll. Puis, elle ôta ses bijoux, à l’exception de son pendentif, et les rangea dans une poche de son manteau. Tout en rengainant l’arme étrange dans sa botte gauche, Cellendhyll lâcha un petit ricanement appréciateur : — Efficace, ton truc… — N’est-ce pas ? Dis, tu n’avais pas mieux que ça comme arme ? Je pensais que tu te munirais au moins d’une lame runique ! Ainsi, Estrée était comme les autres, incapable de discerner la véritable nature de l’arme étrange, soumise à son pouvoir de camouflage. — Cette dague est une vieille amie, crois-moi sur parole, elle a déjà fait ses preuves ! Il préféra détourner la conversation. — Et toi ? — Désolée, je t’avais dit que je ne pouvais cacher que ton arme. Cellendhyll jeta un coup d’œil au garde. — La rapière, tu connais ? — Il se trouve que oui. L’Adhan s’empara du ceinturon du mort – qui comportait également une dague – et le tendit à la jeune femme. Elle sangla le cuir autour de ses hanches. — Je te sais capable de te défendre, énonça Cellendhyll. Mais fais attention, tout de même. N’essaye pas de m’impressionner, contente-toi de rester en vie. — Tu t’inquiètes pour moi ? Peut-être. Oui ! — Bon, tu es prête ou tu vas passer la soirée à me questionner ? — Attends. Elle s’appuya sur son épaule et se pencha, tout en relevant sa botte, dont elle entreprit de dévisser le talon pointu qui l’handicapait dans ses mouvements. Elle réitéra l’opération avec l’autre botte pour se retrouver avec des semelles plates. — Voilà, c’est nettement plus approprié si je dois me battre. À présent, je suis parée. Elle le suivit, intérieurement transportée. Il s’inquiète pour moi, ne serait-ce qu’un peu ! — À mon tour de t’avertir : méfie-toi de Rosh, énonça Estrée quelques minutes plus tard. Je le connais mieux que je ne le voudrais, ce maudit rouquin. C’est un couard mais un couard redoutable. Ne lui tourne pas le dos une seconde. N’écoute aucune de ses promesses, car il t’en fera, pour mieux les trahir ensuite. Rosh Melfynn n’est que mensonges. Si tu le confrontes, il feindra la passivité, pour te frapper au pire moment. Fais attention à sa magie. Et fouille-le bien surtout… Oui, sois très prudent. Cellendhyll. Surtout qu’il ne t’arrive rien, je ne le… — Ho-là, doucement ! Sans vouloir me vanter, je ne suis pas précisément un débutant, tu l’oublies ? — Désolée. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Pardon mon ange, mais si tu meurs, je meurs également. — Tu sais, j’ai déjà eu à affronter Rosh, ma belle. Et sa magie est minable. Cette fois, j’irai jusqu’au bout. Fouiller le rez-de-chaussée sans attirer l’attention était pour le moins hasardeux. Cellendhyll, qui pour le moment privilégiait la furtivité, se décida pour une exploration des étages, en commençant par le haut pour redescendre niveau après niveau. Ils reprirent l’escalier. Dépassèrent le rez-de-chaussée, avalèrent les marches jusqu’à se retrouver au troisième et dernier étage, éclairé de lampes fichées dans les murs tout comme le reste de la maisonnée. Ils s’engagèrent sur le palier, bâti sur un modèle conventionnel ; un couloir central, trois portes de chaque côté. Les six ouvraient sur des chambres plutôt vastes, aux meubles recouverts de housses, chacune dotée d’un cabinet de toilette et d’une cheminée. Estrée toussa devant la poussière accumulée. À moins que ce ne fut devant la décoration, car cette dernière se révélait affreuse, principalement basée sur des déclinaisons de rose chères à Mina de Pélagon. Cellendhyll dénicha un petit escalier qui menait aux combles. Ces derniers étaient encombrés uniquement de rebuts de meubles et de vieilles malles. Ils descendirent deux étages plus bas. Alors qu’ils débouchaient sur le second, un garde hamachii sortit du couloir central. À leur vue, il posa la main sur la poignée de sa rapière mais le sourire que lui lança la Fille du Chaos le fit hésiter. Elle s’avança, de manière à boucher la vue du guerrier : — Bonsoir, beau gosse… Nous sommes perdus, si tu veux bien nous raccompagner à la salle de réception, je te donnerai un baiser à t’en arracher la gorge. Et si tu embrasses bien, qui sait si je ne t’offrirai pas le reste… Le sourire d’Estrée s’accentua d’avantage, et elle ouvrit les pans de son manteau. Le regard du garde se perdit un instant entre les seins de la jeune femme. Ce fut suffisant. Cellendhyll jaillit sur sa droite, le frappa d’un atémi à la tête, lui coinça le cou entre ses bras qu’il remonta en diagonale. La nuque brisée, l’Hamachii s’effondra. L’Ange saisit le cadavre sous les bras et le tira dans un réduit qu’Estrée venait d’ouvrir pour lui. Ils visitèrent une nouvelle enfilade de pièces désertes, couloir après couloir, étage après étage, ne trouvant rien d’autre que des toiles d’araignées et leurs résidentes, de la poussière et des crottes de souris en abondance. Les meubles étaient tous recouverts de housses, il régnait cette atmosphère particulière propre aux endroits désertés depuis longtemps. Rosh ne résidait visiblement pas ici, ou bien il venait à peine de s’installer et se cantonnait au rez-de-chaussée. La fouille ne donnait rien. Jusqu’au moment où, alors qu’il entrait dans une chambre, au bout du deuxième étage, Cellendhyll remarqua les traces de bottes de deux personnes. Celles-ci s’arrêtaient devant un placard Semblable aux précédentes, la pièce ne présentait aucun intérêt particulier et le placard ne contenait rien. Intrigué, Cellendhyll passa les mains à l’extérieur du meuble, sur tout son pourtour, puis à l’intérieur, sondant chaque cloison. Ses mains inquisitrices finirent par déclencher le mécanisme secret qu’il recherchait, qui s’activa avec un « clac » sonore. Le fond du placard disparut, remplacé par une ouverture dans le mur. Un escalier descendait en s’enroulant sur lui-même, éclairé par des lamelles de gemmelitte. Cellendhyll adressa un signe de tête entendu à sa compagne, puis posa son index sur ses lèvres. La jeune femme acquiesça. Ils descendirent ce qui d’après le jugement de l’Adhan correspondait à trois étages, jusqu’à une petite porte probablement située au niveau du sous-sol. Cellendhyll la déverrouilla à l’aide de ses rossignols et elle ouvrit sur une galerie de pierre brute, toute droite, longue, illuminée elle aussi par de la pierre vivante. Ils s’y engagèrent. Tant de précautions pour garder et endroit ? Nous ne pouvons être que sur la bonne piste, estima l’Ange. À mi-chemin du passage, la Fille du Chaos le prit par le bras. — Attends. Je sens qu’il y a quelque chose, devant nous. Elle agita les bras, traçant les runes de clairevision. Quelques secondes plus tard, un rideau d’énergie pourpre et enflée apparaissait à dix pas devant eux, barrant toute la largeur du couloir de ses runes gorgées de mana. — Un glyphe de protection. Je ne peux le défaire sans risquer de déclencher une alerte. Je ne suis pas très habile avec les runes, hormis pour quelques sorts de base. Je dois l’avouer, je manque de pratique. Morion bonnirait ce glyphe d’un tombé de paupière, moi, je ne suis même pas assez calée pour tenter de le déchiffrer dans son ensemble. Ah mais si, que dis-je, j’ai un autre moyen ! Estrée ôta la gemme nacrée qn’elle portait au cou et l’éleva devant le glyphe. D’une pensée, elle activa le pouvoir de la pierre shaad’dûh. Le rideau défensif disparut dans la seconde suivante. La gemme devait à présent recharger son pourvoir, temporairement hors d’usage. — Tu es décidément pleine de ressources, ma belle. — À ton service, mon cher guerrier, sourit-elle avec une petite courbette. Sans les soins de Lhaër pour me guérir de mes allergies, jamais je n’aurai pu retrouver ce genre de facultés. Le long passage se poursuivait de l’autre côté du barrage magique, percé de chaque côté par une rangée de cellules vides. Il se terminait par une nouvelle porte. Cellendhyll la força sans difficulté et ouvrit précautionneusement le vantail. Un vestibule rectangulaire, encombré de trois bancs en bois posés contre les murs. Au fond, un petit escalier remontait. Nous sommes dans les sous-sols de la tour, songea l’Adhan. Chapitre 80 Ils entrèrent dans le vestibule sur la pointe des pieds. Des voix masculines s’échappaient du haut des marches. L’escalier se terminait en coude. Cellendhyll s’accroupit pour monter les marches précautionneusement. Il redescendit après un coup d’œil furtif. — Une salle de garde, murmura-t-il. Six Hamachiis autour d’une table. Ils jouent aux cartes. Estrée n’hésita pas : — J’ai une idée pour détourner leur attention. Laisse-moi faire. Je te laisse juge du moment où tu dois intervenir. — D’accord. Mais prends bien soin de ne pas t’interposer entre eux et moi. Estrée opina. Elle dégrafa son ceinturon d’armes, ôta son manteau et s’engagea dans les escaliers. Six gardes. Après les Sang-Pitié, Troghöl et le Morlok’Uuruh, cela lui semblait dérisoire. Mais Cellendhyll ne sous-estimait pas les guerriers hamachiis pour autant. Il se rapprocha de l’escalier et tendit l’oreille. — Hé, qu’est-ce que tu fais là, toi ! éructa le plus costaud des Hamachiis, un guerrier à la bouche épaisse et aux mains noueuses. Les guerriers au crâne tatoué s’étaient tous levés à l’arrivée de la jeune femme. D’abord prêts à dégainer, puis douchés par la vision d’Estrée, qui charriait une sensualité à fleur de peau, impudique et glorieuse. La Fille du Chaos s’était décalée pour ne pas rester en face des escaliers. Elle se tenait droite, les épaules écartées, une pose qui mettait superbement en valeur les courbes de sa poitrine, de son ventre musclé et de ses longues jambes. — J’ai joué et j’ai perdu. Je viens payer, déclara la fille d’Eodh. — Quoi ? — C’est pourtant simple. J’ai parié avec Mina que je pouvais satisfaire un homme encore plus vite qu’elle. J’ai perdu, de deux secondes à peine. Mon gage est le suivant : passer une heure avec vous autres. — Je ne crois pas à ton histoire, grinça le guerrier aux grosses lèvres. — Ta gueule, Klute. Moi j’y crois, et cette donzelle, je pense qu’il faut la recevoir avec toute l’attention qu’elle mérite. Hein, les gars ! À l’exception de Klute, les guerriers hamachiis s’esclaffèrent d’un rire lourd de sous-entendus égrillards. — Attendez ! riposta le guerrier d’une voix impérieuse. — Dis, Klute, t’aimes pas les femmes ou quoi ? — Ta gueule, Hämmer, arrête de penser avec ta queue ! Vous tous, vous oubliez le patron. Rosh Melfynn n’est pas du genre à badiner avec la sécurité. Jamais il n’aurait permis que cette fille vienne ici et surtout pas par ce chemin que personne d’autre que lui ou le commandant Sequin ne sont censés utiliser. Il crocheta Estrée par le coude et l’attira contre lui : — Comment as-tu fait pour franchir le glyphe ? Parle ! Le Melfynn est le seul avec Sequin à pouvoir le défaire, et aucun d’eux ne t’aurait laissée venir ici seule. Ce n’est pas normal ! Sa méfiance avait réveillé celle de ses camarades. Cellendhyll saisit l’un des bancs du vestibule et grimpa les marches en trois bonds. Tout en dissipant le sort d’Estrée pour retrouver son vrai visage, prononçant le mot qu’elle lui avait indiqué – quitte à combattre, il préférait le faire sous son aspect véritable –, il pivota du buste et lança le meuble sur les Hamachiis, prenant soin d’éviter la jeune femme, captive de Klute. Le banc faucha les guerriers qu’il envoya bouler dans la pièce. Estrée asséna un coup de tête à Klute avant de lui broyer les testicules d’un coup de genou. Elle pivota sur une jambe et asséna un coup de pied retourné à l’un des gardes en train de se relever. Touché sur le côté de la tête, ce dernier s’écroula. Cellendhyll se jeta sur les autres, il se fendit devant le premier pour le poignarder au ventre, dégagea sa lame tout en se retournant pour accueillir l’assaut d’un autre d’un revers de sa dague sombre. La Belle de Mort découpa le visage de l’homme en diagonale. Un Hamachii arrivait sur lui, par la droite, l’Adhan le sécha sur place d’une frappe de l’avant-bras dans la carotide. Klute se relevait à peine, les traits congestionnés par la douleur. Estrée le saisit par le poignet, elle tourna sur elle-même, entraînant l’Hamachii avec elle. Ce dernier, incapable de résister à l’élan provoqué, alla se casser la face dans un mur. Le dernier des six guerriers, celui qui se nommait Hämmer, avait reculé hors de portée, libre d’invoquer la transe bestiale qui faisait la force de sa race. Ses yeux devinrent jaunes, globuleux, son corps enfla de volume et de muscles. Il s’élança sur l’Ange du Chaos. — Derrière ! s’écria Estrée. Cellendhyll se retourna juste à temps pour recevoir la charge du berserk. Il cogna du tranchant de la main sur le nez du guerrier. Ce dernier était devenu insensible à la douleur, il ne frémit même pas. Sa force décuplée percuta l’Adhan de plein fouet. Les deux guerriers s’écroulèrent, enchevêtrés dans un face-à-face hasardeux mais tenace. La dague sombre tomba sur le sol. Estrée ne pouvait rien faire, les deux hommes étaient trop imbriqués, trop acharnés pour qu’elle pût intervenir. Elle ne vit pas celui qu’elle avait frappé à la tête reprendre conscience. Ce dernier se glissa dans son dos, l’agrippa par les jambes pour la faire chuter, et se laissa tomber sur elle de tout son long. La dominant de sa masse supérieure, le guerrier balaya les bras de la jeune femme et la gifla, une fois, deux fois, trois fois. Puis il posa ses mains autour de son cou et se mit à serrer. Les mains d’Estrée tentèrent de griffer son visage, échouant à trouver ses yeux. Cellendhyll et son adversaire roulaient sur le sol. Hämmer broyait les côtes de l’Adhan qui, en retour, lui assénait des coups de tête qui semblaient n’avoir aucun effet. Il était trop malmené pour se plonger dans le zen guerrier ou l’état de grâce du Hyoshi’Nin. — Cell ! parvint à croasser Estrée, qui se sentait proche de l’inconscience. Du coin de l’œil, Cellendhyll avisa la posture désespérée de la jeune femme. De la voir ainsi malmenée lui insuffla une vivace décharge d’énergie. Bloquant la douleur qui vrillait ses flancs, il entoura le berserk de ses deux bras et le força à rouler avec lui vers sa compagne. Arrivé à portée, il dégagea son bras gauche qu’il détendit pour frapper le tourmenteur d’Estrée en pleine trachée. Portant les mains à son cou, le garde s’effondra pour agoniser. Estrée se redressa, chancelante, haletant pour retrouver son souffle. Hämmer profita de l’attaque de Cellendhyll sur son camarade pour le percuter du coude ct le repousser de côté. Dans la foulée, le Hamachii se redressa, frappa la Fille du Chaos d’un revers de la main, la sonnant pour de bon, et se laissa retomber sur l’Adhan. La dague sombre était presque à portée de main. Repoussé par le sursaut du guerrier, Cellendhyll l’avait repérée sur sa gauche. Il étendit sa main vers elle. La masse du Hamachii qui s’écroula sur son torse lui coupa le souffle. Hämmer se redressa de tout son buste et rabattit ses poings sur le visage de son adversaire. Ce dernier détourna l’attaque d’un revers de l’avant-bras. Emporté par son élan, le berserk plongea la tête la première. L’Ange le saisit par l’épaule, pour mieux se hisser vers lui. Son visage fusa vers celui du guerrier, et ses dents se refermèrent sur l’oreille du Hamachii, qu’il arracha en se rejetant en arrière. Libéré, le garde se remit d’aplomb, toujours juché sur Cellendhyll. Ce dernier lui cracha son oreille au visage. Si le Hamachii n’avait rien senti, il comprit qu’il venait de perdre une part de lui-même. Hors de lui, il se rejeta en arrière, rassemblant toute la puissance de la magie bestiale. Tout se passa très vite. Le Hamachii frappa de ses poings fermés. Au moment où il allait écraser le crâne de l’Ange, ce dernier balaya les mains de Hämmer d’une violente poussée latérale. Exploitant son déséquilibre, d’un sursaut des reins, il le fit basculer sur le côté. Dans la foulée, Cellendhyll joua son va-tout. Il allongea une nouvelle fois la main, sur sa gauche. La Belle répondit à son appel mental, comme il l’espérait, glissant sur le sol pour le rejoindre. Moins d’une seconde plus tard, elle était dans sa main et l’Ange la plongeait dans le tympan offert du guerrier. Le cerveau foudroyé, Hämmer s’écroula, sa magie berserk détournée puis digérée par le baiser vampirique de la dague. Chapitre 81 Estrée s’éveilla. Elle avait la tête posée sur le torse vallonné de Cellendhyll, qui caressait son visage de ses mains fraîches. Il la surplombait, le visage braqué sur elle, son regard de jade voilé d’inquiétude. — Je suis au paradis ? murmura-t-elle, avant de tousser. Les doigts du garde hamachii avaient barré sa gorge délicate de traits rougeâtres. — Pas tout à fait ! rit l’Adhan. Ses traits s’adoucirent tandis qu’il étudiait la jeune femme. — Comment te sens-tu ? Elle se massa le cou, grimaça : — J’ai mal mais je survivrai. — Tu es brave, Estrée, et courageuse. J’aime me battre à tes côtés. Estrée s’étira comme une chatte, poussant un soupir de contentement : — Oui, c’est vraiment ça, je suis bel et bien au paradis ! — Désolé, ma belle, mais il faut revenir à la réalité. Nous n’en avons pas fini. Tu l’as entendu, ce Klute… Rosh et Sequin sont les seuls à pouvoir passer le glyphe. Ils ont quelque chose à cacher dans cette tour et les réserves de drogue du rouquin ne nécessitent pas de telles précautions. Faith est quelque part, là-haut, je le sens. — Laisse-moi encore quelques minutes et je te suis. Estrée avait la gorge meurtrie. Son visage la lançait des gifles qu’elle avait reçues, elle avait mal partout, mais de tous ces maux, elle s’en moquait. Son cœur battait la chamade. La salle de garde était jonchée de cadavres. Après avoir constaté qu’Estrée respirait toujours, Cellendhyll avait achevé tous les Hamachiis. Il avait essuyé sa bouche ensanglantée avant de prendre la jeune femme dans son giron. Estrée se redressa. — Allons-y. Chapitre 82 Caressant son entrejambe à travers l’étoffe de son pantalon de velours vert olive, Rosh était vautré dans son lourd et confortable fauteuil de la salle des miroirs. À travers les glaces sans teint, il contemplait les ébats paillards auxquels se livraient ses invités, étalés sur les estrades de la salle de réception. Le rouquin venait d’inhaler une double dose de son mélange personnel, qui n’avait rien à voir avec le Rêve de Jour. La poudre avivait ses sensations, il se sentait plus intelligent, plus fort, et surtout, plus beau. Sequin se tenait derrière lui, dans un costume de cuir noir, occupé à préparer des sachets de drogue que Rosh distribuerait avec prodigalité au terme de la soirée, afin de renforcer son emprise sur ses adeptes, de plus en plus nombreux. D’ici quelques jours, le rouquin commencerait à songer à son retour sur investissement. Il avait encore le temps, rien ne pressait. Mina entra, claquant la porte derrière elle. — Tout va bien, Roshinou. Tu peux d’ailleurs toi-même le constater. Il est temps que tu viennes te joindre à nous. Je commence à être méchamment excitée, alors si tu ne veux pas que je saute sur tes gardes, comme la dernière fois… — J’arrive. — Au fait, tu as vu Estrée dans la salle ? Je voulais la retrouver et… Oh, suis-je sotte, j’ai vendu la mèche. Elle voulait te faire la surprise. Elle veut goûter au Rêve de Jour, c’est une bonne nouvelle pour toi, non ? Ils deux hommes la fixèrent gravement. Aucun des deux n’avait repéré la présence d’Estrée au début de la soirée, cette dernière s’étant cantonnée au buffet du fond de la salle. — Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ? — Estrée ? s’exclama Rosh. Venir ici seule ? J’ai du mal à y croire. La dernière fois que nous nous sommes croisés, elle n’était pas franchement amicale. — Je n’ai jamais dit qu’elle était seule, rétorqua Mina. Un grand guerrier l’accompagne. Et, celui-là, je te préviens, il me le faut ! Sequin avait abandonné sa tâche. Il écoutait, son instinct alerté. La voix du Melfynn devint pressante : — Ce guerrier, où est-il ? Montre-le moi ! Mina regarda à travers le miroir truqué et secoua la tête : — Je te l’ai dit, je les ai cherchés tous les deux mais ils ne sont pas là. — Décris-le moi, Mina, intervint Sequin. — Il est très beau, très impressionnant. Il a cette espèce d’aura dont nous raffolons, nous les femmes, qui nous rend toutes choses, qui nous donne envie de… — Mina, grinça Rosh, tu peux te concentrer sur du concret, s’il te plaît ? — Pardon. Euh… il est bien bâti dans le genre élancé, il a les cheveux et la peau noirs, le visage carré… — Et ses yeux. Quelle couleur ? relança le commandant. — Un vert jade, une teinte assez troublante. Ils semblent brûler, ces yeux. Ils semblent vous… — Mina, enfin ! — Désolée, Roshinou mais je te l’ai dit, je suis franchement allumée ce soir ! Après tout, c’est l’une de nos parties non ? Je devrais déjà être entre deux luxurieux étalons, à l’heure qu’il est. Rosh secoua la tête, affligé. Sequin capta son regard avant de lâcher d’un ton catégorique : — C’est lui. Je ne sais pas comment il a fait pour se tirer des griffes des Sang-Pitié mais je suis certain qu’il est là. Je le sens. Le grand guerrier gagna le porte-manteau sur lequel était accroché son baudrier d’armes. Il le passa, vérifia que sa longue épée droite à lame runique, à pommeau et quillon damasquinés, coulissait bien dans son fourreau, puis adressa un signe de tête interrogateur au rouquin. Rosh empoigna l’arbalète à double canon qu’il cachait derrière son siège et s’écria : — Bien sûr que je viens. Ce n’est pas Cellendhyll de Cortavar qui me fera reculer ! À l’insu de son comparse, Sequin se fendit d’une grimace ironique. Mina salua son amant d’un sourire rayonnant : — Mon Rosh, tu es toujours si brave ! Si la jeune femme n’avait pas été là, le rouquin aurait été trop heureux de laisser Sequin se charger de la besogne, il le payait d’ailleurs pour ça mais devant Mina, il voulait paraître courageux. Il voulait paraître fort, invincible. Héroïque. — Retourne t’amuser, je règle le problème. Cela arrangeait bien Mina, qui se moquait totalement des affaires de son amant. Sequin avait ouvert la porte, il donnait ses ordres. Les Hamachiis en poste dans la pièce adjacente, ses forces de réserve, s’harnachèrent, prêts à l’action. Rosh Melfynn suivit le train, rassuré par la présence de ses acolytes bien plus que par le poids de son arme. Tout en avançant, il inspira une nouvelle dose prélevée dans l’un des sachets qui ne le quittaient jamais. La drogue irradia son cervelet d’explosions de couleurs vives et rémanentes. Maudit Adhan, si c’est vraiment toi qui t’es aventuré sur mes terres, tu n’es plus qu’un mort en sursis, pour de bon cette fois ! Avant le lever du jour, j’aurais craché sur ton cadavre ! Le commandant Sequin avançait en tête de ses hommes, les meilleurs parmi les Hamachiis qu’il avait recrutés. Tout en marchant à grands pas, il sortit de son pourpoint un chiffon maculé de taches sombres, puis une petite fiole, qu’il répandit généreusement sur le linge. Ses pensées étaient similaires à celles de son compagnon de vices, mais lui était prêt à l’affrontement. Chapitre 83 Lames en main, l’Ange du Chaos et la fille d’Eodh entreprirent de monter l’escalier. Celui-ci était assez large pour deux personnes et s’élançait en colimaçon tout autour de la tour, ponctué par un palier à chaque niveau. L’étage suivant s’avéra désert. Il était haut de plafond, avec de larges poutres de chêne qui s’entrecroisaient au-dessus d’une salle ronde et vide au sol en parquet de pin. Des murs percés de meurtrières, des râteliers d’armes vidés depuis longtemps, une réserve de torches partagées en caisses séparées, dans un coin. Deux portes au fond, deux petites chambrées, vides. De nouveau les escaliers. Cellendhyll avançait avec prudence, pas après pas, sans bruit. Ils allaient aborder le niveau supérieur. Le combat n’était pas terminé. Six guerriers pour surveiller l’entrée du sous-sol. La porte du rez-de-chaussée verrouillée. Cela ne suffit pas pour garder les étages. Il va y avoir d’autres Hamachiis, entre Faith et moi. Il avait raison. Un grincement de chaise résonna du dessus. Un échange de voix étouffées. Un rire. Ils auraient été nettement plus utiles au rez-de-chaussée, ces incapables ! ricana intérieurement l’Ange. Tant mieux pour moi, tant pis pour vous. Vous êtes morts et vous ne le savez pas encore. Il se moquait de savoir combien de guerriers l’attendaient ; combattre, massacrer était devenu aussi essentiel que respirer. L’Ange voulait du sang, de la violence. Il voulait de la souffrance. Sentir la chair se déchirer sous ses coups, entendre les os se briser, se repaître des gémissements de douleur. La vengeance restera mienne. L’Ange arborait un rictus cruel. La vengeance, il en était maître. Le Sang-Pitié. Lui aussi aurait pu revendiquer ce surnom. Il voulait du sang… Il ne montrerait aucune pitié. Ni envers Rosh, ni envers Sequin, ni envers quiconque se dresserait sur son passage. Chapitre 84 Cette fois, pas question de furtivité ou de diversion. Cellendhyll et Estrée chargèrent dès le pied à l’étage. Il fallait abattre les Hamachiis avant qu’ils ne puissent invoquer leur furie bestiale. En un instant, l’Adhan passait à l’action. Tout entier immergé dans le zen, habitué à son chant bleuté plus approprié face à un groupe d’adversaires que l’état de grâce, qu’il découvrait encore. L’ivresse du combat au bord des lèvres, il délivrait la mort là où les ennemis osaient se dresser contre lui, au ralenti, cernés d’un halo orangé. Vengeance ! Emportée par le même courant sauvage, les yeux brillants, Estrée plongea dans la mêlée. Elle para une estocade de sa dague, feinta de sa rapière, avant de transpercer le nombril d’un garde. Cellendhyll avait empoigné sa Belle de Mort en prise inversée. Il aveugla un guerrier d’une fourchette dans les yeux pour ensuite le poignarder au cœur d’un revers. Il évita la lame fine d’une rapière d’un sursaut du buste, répliqua en brisant la rotule de son adversaire d’un fouetté du pied, le cueillant au vol, tandis que ce dernier s’écroulait, d’une diagonale de sa dague qui termina sa course en lui trouant l’artère jugulaire. Estrée croisa ses armes pour parer une attaque, rejeta l’épée de son vis-à-vis d’un mouvement vertical, lui lacéra la figure, pivota, esquiva, trompa un nouvel opposant en feignant un fendant qui obligea le Hamachii à parer dans le vide, avant de changer de trajectoire, de se détendre de tout son long pour lui percer la gorge de part en part. Un quatrième adversaire se présentait déjà, il cingla en direction de son visage pour la déséquilibrer, écartant sa rapière d’un revers. Estrée rabattit sa dague pour protéger son torse offert. Le Hamachii crocheta sa lame courte avec son épée, et, d’une torsion, lui arracha sa dague des mains. Estrée le repoussa d’un coup de botte dans les côtes et se remit en garde. Cellendhyll cherchait un nouvel opposant, mais il n’y en avait plus. Il venait d’abattre cinq gardes et la pièce était décorée de cadavres. Estrée, quant à elle, terminait son duel. Constatant qu’elle n’avait nul besoin de son aide, il la contempla en pleine action. La transe bleutée, qu’il quitta volontairement, provoqua un léger étourdissement, heureusement passager. La jeune femme attaqua en ligne basse, engageant l’épée de son assaillant ; ce dernier tenta une contre-parade, mais la jeune femme rompit, pour mieux revenir sur lui, de pied ferme, et relancer d’une tentative similaire. Le guerrier para encore d’un contre circulaire, mais cette fois Estrée ne recula pas, elle enchaîna d’un estoc en ligne haute. Bloquée au dernier moment, elle se remit à rompre. Puis réitéra son attaque initiale. L’autre avait du mal à suivre tant elle enchaînait vite, trop bousculé pour avoir le loisir de recourir à la transe berserk. Il réussit toutefois une deuxième contre-parade, qu’Estrée esquiva. Elle renouvela son estoc en diagonale haute, et l’épée du Hamachii se redressa en défense. Dans l’instant suivant, Estrée fit glisser sa main armée dans son dos, tout en se fendant sur le côté droit. Elle passa sous la garde de son adversaire, tourna son buste, et frappa par l’arrière. De sa rapière remontée au niveau de ses reins, elle estoqua le Hamachii en travers du cou. Celui-ci laissa tomber son arme, tenta de sortir la lame d’Estrée de la blessure et s’écroula, sans vie. La Fille du Chaos retira sa lame d’un geste sec et se redressa. Cellendhyll laissa échapper un sifflement appréciateur : — Où as-tu appris à te battre ainsi ? Avec une telle alliance de styles ? Estrée le salua de sa rapière et rétorqua, ironique : — Crois-tu être le seul à avoir bénéficié des enseignements d’Yvain ? Mon père m’a fait initier aux arts guerriers depuis l’adolescence. Sur ma propre demande. Elle repoussa une mèche échappée de sa tresse. Il eut soudain envie de l’embrasser. Ils affrontaient les mêmes dangers, avec la même ardeur. Ils se côtoyaient presque comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Ils semblaient s’accorder parfaitement au chant de l’action, et elle paraissait de plus en plus incarner une égale, impossible de le nier. Il se reprit. Pas ici, pas maintenant. — Tu es très douée, Estrée, je suis heureux de l’admettre. — Pas aussi bonne que toi, mais si tu consentais à me donner des leçons, je pourrais bien te surprendre ! — C’est une idée intéressante. Contemplant les dépouilles, Cellendhyll se demanda où Rosh avait trouvé suffisamment d’or pour se payer les services d’un clan entier d’Hamachiis. Hormis la rente que lui octroyait la baronne Melfynn, sa génitrice, il ne connaissait au rouquin nul autre moyen de subsistance. Rosh distribuait de la poudre à tour de bras, a priori sans la faire payer, et il avait engagé un demi-régiment de mercenaires d’élite. Tout cela dépassait le cadre de ses manigances habituelles. Tout cela cachait une puissance qui couvait le Melfynn de ses bienfaits. Dans quel but ? Ils avaient repris leur fouille, débarquant à l’étage supérieur. La grande pièce comprenait deux buffets, trois chaises, une table, le tout rabattu contre un mur. À l’opposé des escaliers, une porte ovale en chêne massif, barrée d’une épaisse serrure et percée d’un judas. Faith était là, de l’autre côté de cette porte, l’Ange le savait sans avoir besoin de le vérifier. Tout comme il savait, sans savoir pourquoi, qu’elle vivait encore. Il ouvrit le judas. Elle était allongée sur une couchette, sans connaissance. Au centre de la geôle, un système de cordes et de poulies. L’Ange préféra ne pas songer à son usage. — Faith, c’est moi, Cellendhyll, je suis là pour te libérer ! Estrée étouffa une vive attaque de jalousie. Elle la réprima. Il ne l’aime pas, il me l’a dit. La dernière des Spectres frémit, bougea légèrement, gémit, mais ne s’éveilla pas. Les instruments de l’Adhan se révélèrent trop petits pour cette serrure. L’Ange grimaça de frustration. C’était rageant d’arriver à portée de Faith pour rester impuissant devant une simple épaisseur de chêne, fut-elle doublée. — Je suis stupide, j’aurais dû commencer par mettre la main sur Rosh plutôt que de vouloir avant tout délivrer Faith. — Que faisons-nous ? — Nous allons chercher la clé. Sur le Melfynn, car elle ne peut être qu’en sa possession. Dépêchons-nous, ils vont finir par se demander où nous sommes passés. Cellendhyll redescendit à grands pas, suivi de la fille d’Eodh. Le temps de la prudence était révolu. Soufflait le vent de la destruction. Je n’ai rien pu faire pour sauver les autres, il ne reste que toi, Faith. Alors ne meurt pas, sinon jamais les Spectres ne me pardonneront… Ils redescendirent les étages jusqu’au premier. — Quelle bonne idée de venir profiter de mon hospitalité… Regardez-moi ces deux-là, quelle étrange association ! Rosh, qui venait de les interpeller ainsi, se tenait sur le palier avec Sequin et trois guerriers Hamachiis. Cellendhyll avança de quelques pas. Il cherchait Rosh, et Rosh était là. Parfait. Le rouquin attendit encore un peu et siffla. Jusqu’alors cachés sur les poutres au-dessus de leur tête, deux Hamachiis déployèrent leur lasso de chanvre huilé qu’ils firent habilement claquer. Estrée fut happée par le cou, soudain vulnérable. Cellendhyll échappa à l’étreinte de son propre lasso d’une brusque torsion du bassin. Il saisit la corde au passage, l’entoura autour de son poing et tira dessus de tout son poids. Le garde qui tenait l’autre extrémité chuta à ses pieds. Son comparse en revanche avait pris la précaution de s’allonger sur la poutre. Il tenait bon, tirant sur la gorge d’Estrée, juste ce qu’il fallait pour en faire sa captive. Les soubresauts que lui infligeait le garde par ses à-coups firent lâcher à la jeune femme sa rapière. L’Adhan accueillit la chute de l’homme en faisant pivoter sa Belle dans sa main. Il l’abattit au moment où le Hamachii toucha le sol, en se baissant pour lui poignarder le cœur. Sa lame tourna une nouvelle fois dans sa senestre pour retrouver sa position initiale. Il se ramassa sur lui-même, en position d’attente. Les trois Hamachiis se dressaient devant lui, armés de lourdes haches, leurs yeux étincelants du jaune de la furie bestiale. Sequin se tenait sur le côté depuis le début. Sa longue lame pointée vers le sol, il semblait attendre. — Halte-là, Cellendhyll ! éructa Rosh en redressant son arbalète à deux coups qu’il n’avait même pas pensé à armer, sinon Estrée va y passer. J’ai déjà fait assassiner Érimas, l’héritier de la maison Garthe, parce qu’il menaçait de dénoncer mon trafic de drogue, alors je ne vais pas hésiter avec la fille d’Eodh ! Il lâcha un rire grasseyant et reprit : — Décidément, je passe mon temps à menacer les femmes qui t’accompagnent. C’est assez jouissif au fond ! L’Adhan affichait non pas son habituel masque de fureur glacée mais au contraire un visage d’une sérénité parfaite. Ce calme surnaturel qui émanait de lui décontenança Rosh. — Euh, quoi déjà ? Oui… Rends-toi, Cellendhyll, ou ta compagne y passe ! La Fille du Chaos parvint à glisser ses mains entre la corde et son cou, le temps de s’écrier : — Non, Cell’, bats-toi ! Bats-toi pour moi ! Les trois guerriers chargèrent, leurs haches relevées, tandis que Rosh Melfynn tirait comme un possédé sur le levier de son arbalète pour l’armer. Sequin patientait toujours, immobile. Nettement plus efficace que le Melfynn, le garde juché sur la poutre tira lui aussi, sur sa corde, pour en finir avec Estrée. Cette dernière agrippait le lien de chanvre qui glissait et se débattait de son mieux, les jambes battant dans le vide. Son visage rougissait déjà du manque d’oxygène. Chapitre 85 Bats-toi pour moi, je me battrai pour toi ! Estrée lâcha la corde le temps de tisser les runes. Elle invoqua les vents, l’un des rares sortilèges qu’elle maîtrisait, les vents zélés qui vinrent la soutenir, la soulever de leurs ailes immatérielles. La jeune femme respirait un peu mieux. Elle devait se dépêcher car elle ne tiendrait pas le sort bien longtemps, c’était déjà un miracle qu’elle ait pu l’invoquer sans faire d’erreur. D’un sursaut de pensée, elle ordonna à ses ailes de mana de la hisser vers son adversaire. Tout en remontant, elle claqua ses bottes l’une contre l’autre. Une lame d’argent jaillit du bout de sa botte droite. Estrée se cambra, bascula sur elle-même, toujours lancée en plein vol ascendant. Elle termina son élan en plantant sa lame dans la cuisse du garde qui lâcha la corde. La fille d’Eodh retira son arme et tourna sur elle-même à toute vitesse, portée cette fois en diagonale. La lame qui tournoyait au bout de son pied toucha une deuxième fois, cette fois en pleine gorge. Frappé à mort, le garde s’effondra sur le parquet. La jeune femme termina son mouvement en basculant une nouvelle fois, juste à temps pour agripper la poutre de ses bras. Sa magie, trop faible, l’avait abandonnée. Elle se redressa, s’empressa d’ôter le lasso de son cou. Un grattement lui fit lever la tête. À chacune des extrémités de la poutre sur laquelle elle se tenait, un guerrier berserk venait d’apparaître, un poignard entre les dents. Cellendhyll fit une nouvelle fois tourner la dague dans sa main. Les traits toujours aussi imperturbables, comme détaché de la réalité. Pendant la tirade de Rosh, comme à son habitude bavard lorsqu’il se croyait triomphant, l’Ange avait fait le vide en lui, s’obligeant à ne pas songer au sort d’Estrée. Il avait ouvert la porte au Hyoshi’Nin et le Hyoshi’Nin était venu dans sa force tranquille. Plus rien pour le déconcentrer, pour le gêner, il ressentait chacun des occupants de la pièce, sans exception, sans doute aucun. Il baignait dans l’état de grâce, s’en nourrissait, le respirait, tout simplement. Et cela suffisait pour faire de lui une machine à tuer plus redoutable encore qu’auparavant. Sans qu’un muscle bouge sur son visage, il bondit sur ses Hamachiis. Sur l’instant, il n’analysa rien. Il bougea, rien d’autre. Lorsqu’il eut terminé son élan, les trois guerriers étaient morts, découpés par la dague sombre, qui avait déjà retrouvé son étui de botte. Rosh gisait au sol, assommé. Son arbalète était entre les mains de l’Ange, ce dernier venait de l’armer et de s’en servir pour abattre les deux gardes qui menaçaient Estrée en haut des poutres ; le premier au beau milieu du front, le second en pleine bouche. Leurs corps gisaient sur le parquet, écartelés dans la mort. Le ressenti pur vient du centre de moi-même, pas de l’extérieur, comme le zen. Cette soudaine prise de conscience le déconcentra juste le temps qu’il fallait à Sequin pour bondir. Cellendhyll sentit un souffle de vent, une brûlure à sa joue. Sequin reculait déjà, hors de portée, sa lame rabattue en défense basse, la pointe tachée du sang de l’Ange. Ce dernier porta une main à sa joue. Encore un geste de défi ? Comme celui de Troghöl ? Il jeta l’arbalète et dégaina sa lame sombre. — Reste où tu es, Estrée, tu es en sécurité là-haut. Les Hamachiis sont morts, il ne reste que Sequin et il est à moi ! Lorsque l’Adhan parlait sur ce ton, on lui obéissait. De son perchoir, la jeune femme le contemplait, bouche bée, tout en gardant un œil sur le corps inconscient de Rosh : — Qu’as-tu fait ? balbutia-t-elle. — Je ne sais pas, révéla Cellendhyll. Je ne sais vraiment pas. Dans le feu de l’action, l’homme aux cheveux d’argent n’avait songé à rien. Il avait intégré les paramètres du combat et il avait réagi. Le Hyoshi’Nin, qui somme toute venait de lui et non d’une entité étrangère, comme sa dague, avait fait le reste, digérant ces paramètres pour adapter son corps à la meilleure réponse musculaire ; la meilleure solution guerrière. Juste l’essentiel. Chaque fraction de fraction de ses mouvements s’était révélée parfaite. Jamais avec le zen il n’aurait obtenu un tel degré d’exactitude, affinée jusqu’à son point le plus parfait. — J’ignore quelle magie tu as employée mais elle est efficace, intervint Sequin, tout sourire, en faisant de petits moulinets de sa lame. Le guerrier paraissait toujours avide d’en découdre avec l’Ange et ne semblait pas impressionné par ce qu’il venait de se produire sous ses yeux. Au contraire, la suffisance s’imprimait sur ses traits durs. — Ce n’est pas de la magie, rétorqua Cellendhyll. — Peu importe, cela ne change rien. J’ai pris un risque, vois-tu ? Celui d’attendre que tu élimines les autres… afin de me laisser l’opportunité de te tuer moi-même. Jamais je n’ai vu quelqu’un bouger aussi vite. En vérité, je n’ai rien vu de tes gestes. Tu es si rapide, l’Adhan, tellement plus que moi ! Mais je l’avais déjà constaté et je m’y suis préparé en conséquence… L’acier nain dont était forgée la lame de Sequin étincela dans la lumière des lampes à huile, luisant d’un vague halo bleuté. Du menton, le guerrier désigna la dague sombre. — Une vulgaire dague ? C’est avec ce cure-dents que tu comptes m’affronter ? ricana-t-il. — Ce n’est vraiment pas une vulgaire dague et tu riras moins lorsque je te l’aurai enfoncée dans les tripes, riposta Cellendhyll. Les deux guerriers étaient de corpulence similaire mais Sequin bénéficiait du surcroît d’allonge conféré par sa longue lame. La dague sombre se mit à pulser d’une lueur pourpre. Puis elle commença à s’allonger, à s’alourdir dans la main de l’Adhan. La dague fut lance, elle devint sabre. Une longue lame toute noire, presque droite, d’un seul tranchant, avec une poignée que l’on pouvait empoigner indifféremment d’une ou des deux mains. Aussi parfaite, aussi bien équilibrée qu’à chacune de ses incarnations. Cellendhyll opta pour la seconde prise et la fit lentement tourner entre ses mains. Un cercle devant lui, puis deux. La lumière semblait glisser sur son tranchant, comme repoussée par la lame. Il lui semblait qu’un cœur pourpre palpitait au cœur de l’acier, avide de boire les âmes. L’Ange arbora un sourire cruel. Après ce qui s’était produit face au dieu des Sang-Pitié, il avait décidé ne plus s’étonner des pouvoirs sans cesse grandissants de sa lame étrange. Il prenait chaque manifestation comme un don du destin et ne pouvait jusqu’ici que s’en féliciter. Un instant surpris, Sequin se reprit, le visage déformé par une grimace de haine. Il recula de trois pas, se ramassa sur lui-même, son épée à hauteur du nombril, pointée devant lui. — Tu es prêt ? Non, évidemment pas. Ne t’inquiète pas, je vais faire durer le plaisir. Cellendhyll éprouva un vertige soudain. Il chancela, son corps saisi d’une vague glacée. C’était comme si on lui avait transfusé un liquide givré dans les veines. — Cell’, qu’est-ce que tu as ? s’inquiéta Estrée. L’Adhan se sentait ralenti, les réflexes endormis, les membres lourds. L’état de grâce le quittait, balayé par le venin qui courait dans ses veines. Il avait très froid. Ses muscles engourdis, il lutta pour conserver son équilibre. — Je vais te le dire, moi, ce qu’il a ! J’ai truqué le combat. Je t’ai injecté du képéhilo, Cellendhyll de Cortavar. Tu connais ses effets ? Ce poison n’a rien de mortel, cela va juste me permettre d’équilibrer les chances. Non, soyons franc, il va me permettre de te massacrer. Et je vais prendre tout mon temps ! Sequin avança sur l’Ange en droite ligne. Son épée jaillit sur la gauche, en contretemps. Cellendhyll réussit à parer in extremis, mais Sequin fit un pas en avant et le culbuta d’un coup d’épaule. L’Adhan s’effondra maladroitement. Il secoua la tête et se releva avec difficulté. Sequin revint à la charge. Balayage horizontal, engagement, nouveau coup d’épaule. Cellendhyll chuta pour la deuxième fois. Puis une troisième et une quatrième, à chaque reprise renvoyé à terre par son adversaire. Ni le zen, ni l’état de grâce ne pouvaient contrer l’effet du poison. Si Sequin avait voulu le tuer, à cet instant, il l’eut réalisé sans difficulté aucune. Mais le guerrier voulait profiter du moment, le savourer le plus longtemps possible. Il se voyait déjà, devant un parterre d’admirateurs, clamer avoir abattu Cellendhyll de Cortavar en plein duel. Les jambes balayées par Sequin, l’Adhan s’écroula une nouvelle fois. Un rai de la lumière de Valistar, la lune régnante du Chaos fusa à ce moment par l’une des meurtrières qui entaillaient les murs. Une pulsation se mit à battre dans le torse de Cellendhyll, lente et grave, tel un tambour de guerre. Le cœur de loki, implanté par la magie subtile de Morion, se réveillait sous l’influence de l’astre de la nuit. Estrée ne se fit aucune réflexion sur la métamorphose de la dague sombre. Elle avait pourtant parfaitement vu la dague devenir épée, mais le fait glissa sur son esprit avant de s’évanouir. En revanche, elle se mit à ramper sur la poutre, pour se rapprocher des combattants. — Ne bouge pas, Estrée ! clama l’Adhan. Elle s’immobilisa. Il se releva sans grâce. Et se déplaça de manière à être toujours baigné par l’éclat de Valistar. Sequin faisait déjà siffler son épée. Cellendhyll releva son sabre à la perpendiculaire, pour une parade. L’acier blanc tinta contre l’acier noir. Sequin donna un coup de genou. L’Ange avait vu partir le coup, il fut trop lent à réagir. Atteint dans les côtes, il se plia en deux. Sequin le frappa ensuite du pommeau de son épée dans la nuque. Cellendhyll roula sur le parquet, sonné. Le comparse de Rosh le laissa se relever, reprendre son souffle, trop heureux d’infliger une correction à celui qui incarnait pour beaucoup le meilleur combattant du Chaos. Sans se rendre compte que ce dernier prenait soin de se faire baigner d’une nouvelle flaque d’éclat lunaire. Le jeu de Sequin se poursuivit. Chaque attaque du guerrier était un calvaire pour Cellendhyll qui devait mobiliser toutes ses forces déficientes, toute sa concentration, pour se défendre. Il bougeait à peine, trop faible. Se faisait ridiculiser, mordant le sol à chaque attaque de son adversaire. Estrée avait tenté une fois encore d’intervenir, l’Ange avait continué de refuser son intervention. Mais c’était la nuit, et Valistar régnait dans le firmament du Chaos. Le sang loki fusait dans ses veines tandis que son cœur second combattait le venin, cet ennemi insidieux, de son feu rageur. L’Ange se sentait de mieux en mieux, son esprit plus clair, ses muscles réchauffés. Et son cœur second continuait d’accentuer sa mélopée martiale. — Bon, je vais faire couler ton sang, à présent, décida Sequin. Il s’approcha, moulina l’air de sa lame en la faisant tournoyer, avançant à grands pas. Arrivé au contact, il effectua une attaque au fer, glissa dans une passe latérale et se détendit pour porter une botte vicieuse au niveau du flanc gauche de l’Adhan. Habilement réalisée, la flanconade aurait dû porter, mais Cellendhyll réussit à interposer son sabre de justesse, bloquant le coup de pointe, avant de rejeter l’arme de son ennemi d’une contre-riposte. Il reprit sa posture de défense, un peu hésitant dans son équilibre mais un sourire moqueur au coin des lèvres. — C’est tout ce que tu sais faire, Sequin ? Je suis déçu. Où est mon sang ? — Attends, éructa le commandant. Dans quelques instants, tu feras moins le malin ! Sequin accéléra le tempo de ses frappes, engagé cette fois dans un véritable assaut. Cellendhyll lui opposa une défense apparemment désespérée mais toujours efficace. Il reculait, sans pour autant fuir, passant de rai lunaire en rai lunaire. Abreuvé de ces éclats énergétiques, son cœur second tambourinait de plus belle. Estoc, taille, revers, fendants, brisés internes ou externes, enlevés, diagonales et parades, voltes et contre-voltes, fouettés… Tout l’éventail offensif ou défensif fut déployé par les deux combattants. L’exactitude et l’acharnement. La promptitude et l’équilibre. Cellendhyll fit parcourir un cercle complet à la lame de son sabre avant de le ramener lentement derrière lui, figé horizontalement au-dessus de sa tête. Les jambes fléchies, le buste droit, il pivota pour se placer de biais par rapport à Sequin. Paré à la riposte. Son arme empoignée à deux mains, Sequin avança d’un bond rapide. Un arc de cercle vers la droite, et le guerrier projeta sa lame dans un coup de taille à hauteur des épaules. L’homme aux cheveux d’argent rabattit son sabre pour détourner l’assaut et riposta d’un revers qui repoussa l’arme de son adversaire. Cellendhyll inversa le mouvement pour obliquer dans un assaut en ligne basse. Sequin ramena sa lame au dernier instant, dans un effort désespéré. Il fut obligé de rompre. — Il semble que je sois redevenu un poil plus rapide que toi ? Qu’en penses-tu ? Merveilleux cœur second. — Maudit sois-tu, l’Adhan ! Et Sequin attaqua à grands coups de taille, la rage peinte sur son visage. Cellendhyll dut reculer sous le déluge furieux qu’il ne pouvait que contenir du mieux possible. Il avait retrouvé une bonne part de sa vitesse d’exécution, certes, mais il se sentait encore affaibli et Sequin affichait une plus grande puissance. Les coups de boutoir que contrait ou détournait l’Adhan lui secouaient les bras. Il faillit presque se faire arracher son arme d’un estoc particulièrement appuyé. Ils glissaient sur le sol, ombres élégantes, inquiétantes, vouées à l’art de détruire. Parangons de violence et de maîtrise. Chevaliers de la Mort. Le rictus arboré par Cellendhyll était plus effrayant encore que celui de Sequin. Ses mouvements se faisaient de plus en plus assurés. Plus la moindre goutte de poison dans son corps. Les traits de l’Ange se détendirent en l’espace de trois secondes, retrouvant ce détachement hors-norme. Le Hyoshi’Nin pouvait enfin agir. — Adieu Sequin, embrasse la mort pour moi. C’est une vieille et fidèle maîtresse… Nimbé du ressenti pur, l’Ange feinta une estocade basse, de plein pied enchaîna sur un enlevé intérieur. Pivota d’un bloc. S’effaça, tout en se laissant tomber sur un côté, en appui sur la paume et le genou droits. — Noon ! hurla Sequin. Il avait compris ce qui l’attendait, lui qui avait réagi avec un temps de retard, sa lame toujours placée en quarte haute. Cellendhyll se détendit, remonta sa main armée, le bras soudain rigide. L’acier noir perça l’aine de Sequin avant de traverser l’homme de part en part. L’Ange se redressa, retourna la lame dans la plaie, avant de faire un pas en arrière, les bras sèchement relevés en diagonale haute. Éventré jusqu’au menton, Sequin s’effondra dans une mare de sang et de viscères fumantes. Sa tâche achevée, la Belle de Mort retrouva sa forme première, exhalant une onde de satisfaction. Mais elle n’était jamais aussi heureuse que quand elle baisait, buvait, volait, l’âme d’un Ténébreux. L’Adhan la rengaina distraitement. Rosh avait rampé le long du mur, tentant de se faufiler dans les escaliers, mais Estrée bondit de son perchoir pour lui bloquer le passage. Le rouquin se retourna, se cogna contre le mur, laissant échapper ce qu’il tenait dans la main, reprit son équilibre et s’engagea en face, sur les marches qui montaient au dernier étage. Cellendhyll s’élança à sa poursuite. Estrée alla ramasser l’objet. Une grosse clé. Celle de la cellule de Faith, à n’en pas douter. Vas-y, susurra alors la conscience d’Estrée. C’est le moment, tu n’en auras pas de meilleur. La Fille du Chaos gardait sur elle, cachée contre ses reins, une minuscule dague enduite d’un poison foudroyant, le même qui avait causé la mort de Devora Al’Chyaris. Il suffirait d’une entaille, d’une toute petite entaille, pour consommer le trépas de Faith. Vas-y. Élimine cette rivale ! Elle regarda la clé. Non. Il ne l’aime pas… Et j’ai retrouvé confiance en moi, en mes charmes. Elle referma sa main sur le passe et s’élança à la suite de l’Adhan. Je veux lui donner le meilleur de moi-même et non le pire. Assez de trahisons, d’assassinats, surtout en ce qui le concerne. À Véronèse, j’ai perdu la tête, jamais je n’aurais dû éliminer cette fille. J’étais aveuglée par la bleue-songe, par le manque. Je ne veux pas bâtir ma relation avec lui sur le meurtre. Je ne veux pas, plus maintenant. Chapitre 86 Rosh s’était lui-même engagé dans un cul-de-sac. Le dernier étage de la tour était une terrasse à ciel ouvert, entourée d’un muret crénelé. Suant sa peur à grosses gouttes, le rouquin regarda de tous côtés, aux abois. Aucune issue pour lui. Aucune dérobade. Sa confrontation avec Cellendhyll de Cortavar, étirée sur des années, allait enfin connaître son chapitre final. L’Adhan arrivait. Rosh leva la main et incanta. Le sort de poing mental, un trait vert qui fusa en direction de l’Ange, fut aussitôt absorbé par la Belle de Mort. Rosh ne connaissait aucun autre sort offensif, trop paresseux pour s’investir dans la magie. Cellendhyll le toisa d’un sourire méchant : — Misérable crétin, ça fait des années que tu me pourris l’existence ! Je t’avais prévenu de ne plus tenter de me nuire, mais tu n’as pas écouté. Tant pis pour toi… Il marcha sur le rouquin. Du revers de sa main libre, il le frappa en pleine bouche, lui déchirant les lèvres. Rosh recula de plusieurs pas mais parvint, avec peine, à conserver son équilibre. — Parle-moi de Dreylen, enchaîna l’Adhan. Où je puis le trouver ? — Je ne sais rien de cet homme. C’est Sequin qui m’a mis en contact avec lui, mentit Rosh. C’était la première fois que je le voyais et depuis ce jour sur Valkyr, je n’ai eu aucun signe de lui. Estrée mit pied sur la terrasse. Constatant son arrivée, le visage du rouquin s’éclaira. Il venait de songer à une échappatoire. Il leva ses paumes ouvertes devant lui dans un geste d’apaisement : — Attends, Cellendhyll, je peux te révéler quelque chose qui te concerne au premier chef, quelque chose de grave, de crucial que tu serais ravi d’apprendre. — Peu m’importe. Sachant qu’il ne pouvait en aucun cas se fier à ses propos ou à ses actes, l’homme aux cheveux d’argent fit un pas vers celui qu’il méprisait le plus au monde. Plus que deux pas d’écart. — La blonde ! glapit Rosh. Je sais qui a tué la blonde à Véronèse. Je le dis tout et tu me laisses la vie. Cellendhyll se figea, soudain hésitant. * L’esprit d’Estrée tournait à toute allure. Rosh va me balancer si je reste sans rien dire et si Cellendhyll apprend la vérité, je suis morte, dans tous les sens du terme. * Rosh passa la langue sur ses lèvres fendues. Son regard calculateur allait et venait de l’Ange à l’héritière. — C’est lui ! s’écria soudain Estrée, tout en pointant le rouquin du doigt. — Quoi ? suffoqua ce dernier. — C’est lui qui as tué Devora ! renchérit la jeune femme. Rosh ! J’aurais dû m’en rendre compte plus tôt. Qui d’autre que lui ? Un homme de petite taille, la carrure idéale pour se dissimuler au sein d’une foule, et qui t’en veut depuis des années, il a le profil parfait ! — C’est pas vrai, glapit encore le rouquin, c’est elle au contraire qui a tué ta femme ! — Quelle piètre défense, Rosh ! ironisa Estrée. Tu m’accuses, moi, c’est tout ce que tu as trouvé pour te disculper ? — Oui, c’est toi, je t’ai vu, là-bas, sur mon honneur ! — Ton honneur ? persifla Estrée. Tu n’en as aucun, misérable couard ! Elle se tourna vers l’Ange, le prenant à témoin : — Qui vas-tu croire ? Moi qui ai partagé Valkyr avec toi, qui t’ai aidé du mieux possible pour te faire venir ici, ou bien Rosh, qui ment comme il respire, sinon mieux, qui tente de te nuire à la moindre occasion ? Qui ne veut qu’une chose, ta mort, et qui l’a encore prouvé ce soir ! Le Melfynn transpirait. Son regard allait de Cellendhyll à Estrée, nerveux. La jeune femme mentait mais ses arguments sonnaient juste. Rosh disait la vérité, pour une fois dans sa vie, mais n’avait aucune preuve de ce qu’il affirmait. Il était soudain perdu dans sa dialectique. Il ne put balbutier que quelques mots incompréhensibles. Cette nervosité due à la peur, Cellendhyll la prit pour un aveu de culpabilité. Il attendait depuis trop longtemps de pouvoir venger la mort de son amour. Il ne se demanda pas pourquoi Estrée ne reconnaissait le soi-disant assassin que maintenant. Rosh Melfynn faisait pour lui un coupable idéal, évident. D’autant plus que l’Ange avait d’autres raisons, toutes aussi impératives, de le tuer. Oui. laisse-toi aller à la colère, lui susurra une voix brûlante. Tue ! Tue ! Tue ! Emportée par une vague de haine qui l’aveugla d’un halo rouge, Cellendhyll se ramassa sur lui-même avant de brusquement combler l’écart qui le séparait de Rosh. Sa dague décrivit une volte et cloua le rouquin sous le bras droit, perçant son artère, créant l’agonie plutôt que la mort brutale. Cellendhyll se campa sur ses jambes, empoigna sa lame noire à deux mains et souleva le Melfynn, jusqu’à le décoller du sol, le hissant, de toute sa puissance, à hauteur de ses yeux, pour mieux détailler le supplice qu’il infligeait. Tel un ver sur un hameçon, le rouquin se débattait spasmodiquement. La vie s’écoulait hors de lui, seconde après seconde, goutte après goutte. Chapitre 87 Alors qu’elle buvait l’essence de Rosh Melfynn, la dague sombre ressentit une présence tapie dans l’esprit du rouquin, ou plutôt l’existence d’un lien psychique qui menait à cet intrus, qu’elle identifia sans peine. Elle s’empressa de remonter la trace mentale, franchissant des Plans entiers, jusqu’à plonger dans la conscience de celui qu’elle traquait. Alors, elle clama en charriant une colère incandescente : Tu peux fuir ou te cacher, peu importe… Je suis là, à présent ! Je vais te retrouver et te tuer. Je sais ce que tu as commis par le passé, sorcier maudit et je ne peux le tolérer. Tremble, mon pauvre Elberakÿm. Je viens à toi, et tu ne pourras rien faire pour m’en empêcher ! Cet échange secret ne dura que le temps qu’il restait à Rosh à vivre. La mort de ce dernier coupa définitivement la communication. * Soudain assailli par la colère de la Belle de Mort, le Père de la Douleur avait hurlé sous la morsure de ses mots. Les mains pressant son front pour tenter de faire taire la litanie sauvage qui résonnait toujours dans les recoins de sa conscience, il se releva convulsivement. La plus formidable des migraines lui déchirait le cerveau, ses pensées n’étaient plus que des guêpes furieuses qui vrombissaient, cinglant son esprit de leur ichor. Harcelé par cette torture mentale, le Roi-Sorcier perdit l’équilibre et glissa de son trône, rattrapé au dernier instant par sa fidèle fumée grise. Heureusement, il n’y avait aucun témoin pour assister à son tourment. Le Puissant laissa sa servante spectrale le déposer délicatement sur son siège. Le silence, brutal, dans sa tête. La migraine, toujours là. Le Roi-Sorcier frissonna, empêtré dans les rets de la peur. Rosh Melfynn était mort et cette voix spectrale… Cette voix, elle connaît mon nom premier. Elle connaît mon crime ! Par le gouffre de Karkalöth, c’est impossible, il n’y avait aucun témoin, je m’en suis assuré ! Chapitre 88 Cellendhyll laissa retomber le cadavre de Rosh qui s’écroula sur la terrasse, baigné dans la mare de son sang, vulgaire étalage de chairs replètes et bientôt pourrissantes. Pitoyable dépouille d’un monstre pervers. Vengeance consumée. L’homme aux cheveux d’argent hocha la tête d’un air satisfait. Délaissant les Spectres, il s’adressa à son souvenir le plus cher. Tu es vengée. Devora. Cela ne te fera pas revenir, je le sais bien, mais au moins ton esprit sera apaisé par le tribut que je t’offre. Sur ces entrefaites, Estrée révéla : — J’ai trouvé la clé de la cellule de Faith, Rosh l’a laissée tomber dans sa fuite. Tiens, je pense que tu veux faire ça toi-même… Il la remercia d’un bref signe de tête avant de redescendre pour enclencher la clé dans la serrure, suivi de l’héritière. Trois secondes plus tard, il se tenait au chevet de Faith. La guerrière avait les traits creusés, le teint jauni, la respiration lourde. — Faith, c’est moi, Cellendhyll. Je t’ai libérée, réveille-toi. Celle-ci secoua la tête, ouvrit la bouche pour chantonner faiblement : Ils sont morts, tous morts, emportés, balayés, Et je pleure. Ils sont morts, tous morts, piétinés, desséchés, Et je pleure. Ils sont morts, tous morts, sacrifiés, oubliés, Et je pleure. Ils sont morts, tous morts, ils m’ont laissée, abandonnée, Et je pleure, sans espoir. L’Adhan posa sa paume sur le front de la jeune femme, il était brûlant de fièvre. Le contact fit frémir la guerrière puis sembla l’apaiser. Son chant se tarit, elle plongea dans un sommeil lourd. — Je ne suis pas guérisseuse, indiqua la Fille du Chaos, mais je peux t’affirmer une chose : elle est complètement abrutie de drogues. — Dommage que Rosh soit mort si vite. J’aurais dû faire durer son calvaire, à ce porc ! Cellendhyll souleva la Spectre dans ses bras. — Allez, on dégage maintenant. Il se préparait à sortir de la cellule. Dans la grande salle, un crépitement de pouvoir résonna. L’air enfla. Un rideau de lumière se formait. Estrée dégaina sa rapière et se plaça de manière à couvrir l’escalier descendant et le portail en train de s’ouvrir. Sans perdre de temps, Cellendhyll recoucha Faith sur sa paillasse. Sa lame sombre en main, il se prépara à affronter cette nouvelle menace. Morion franchit le téléporteur, aussi dandy qu’à son habitude. Un costume trois pièces en laine indigo à fines rayures blanches, une chemise couleur de nacre, un foulard rouge coquelicot. Une paire de souliers en daim foncé. En guise de couvre-chef, l’un de ses habituels bérets, le violet. Et ses éternelles lunettes à verres fumés. Il s’appuyait sur une canne de cristal bleuté. Un objet ouvragé d’apparence délicate, mais l’Adhan savait que c’était l’une des armes favorites du Puissant. La pièce était jonchée de cadavres, maculée de sang. À peine arrivé, Morion sembla intégrer la situation en deux battements de cils. Il déclara d’un ton réfrigérant : — Je me doutais que tu préparais quelque chose, Cellendhyll, mais si j’avais su ce que tu avais en tête, jamais je ne t’aurais laissé faire ! — Tu arrives après la bataille, mon frère. Quel dommage ! La raillerie d’Estrée doucha la froideur de Morion. Ce dernier toisa le couple du Chaos, avant de soupirer : — Croyiez-vous tous les deux parvenir à me cacher ce genre de manigances ? Cellendhyll de Cortavar, tu me prends pour un naïf ? Lorsque tu m’as fait ton rapport, j’ai reconnu cette lueur au fond de tes prunelles et j’ai compris que tu tramais quelque chose. Alors je t’ai surveillé, j’ai perdu ta trace et j’ai fini par la retrouver, au prix de grands efforts. Rien que pour cela, je pourrais me mettre en colère mais j’attends d’entendre ta défense. Avant de te clouer au mur et de t’arracher les membres un à un ! — Rosh Melfynn a monté un trafic de drogue par l’entremise duquel il corrompait les jeunes nobles des Maisons, dévoila l’Adhan d’un ton neutre, sa dague de nouveau cachée dans sa botte. Il a avoué avoir fait assassiner Érimas de Garthe, parce que ce dernier menaçait ses combines. Il ajouta avec plus de force : — Je vous l’ai caché, seigneur, mais avec la complicité de Sequin, Rosh a aussi aidé Dreylen à trahir les Spectres et il a enlevé Faith. Ça fait beaucoup de vilenies pour un seul homme… Je ne pouvais rester sans rien faire et laisser ainsi piétiner les intérêts du Chaos. Je n’ai éliminé que Rosh, Sequin et leurs gardes ; au passage, demandez-vous où le rouquin a trouvé de quoi se payer un clan entier de guerriers hamachiis… Vous devriez me féliciter, grâce à moi, ce traître de Rosh n’est plus une menace et ses complices non plus. Quant à votre sœur, elle m’a aidé, en l’absence de Gheritarish, soucieuse de défendre Eodh. J’ajouterai que Faith se trouve dans la cellule d’à côté, droguée. Elle pourra témoigner des méfaits du Melfynn, de Dreylen et de Sequin mais elle a avant tout besoin de soins. Vous trouverez la dépouille du rouquin à l’étage supérieur, celle de Sequin derrière vous. — Tu n’as éliminé que Rosh ? Alors que tu aurais dû te borner à l’arrêter et non lui planter une dague dans le corps ! — Je n’avais pas le choix, riposta l’Ange. Si je vous avais tout dit, jamais vous ne m’auriez laissé agir à ma guise. — En effet, prendre d’assaut la demeure de nos alliés, abattre Rosh Melfynn, Sequin et toute une tripotée de Hamachiis, ne rentrait pas vraiment dans le cadre de mes projets immédiats ! — Si je m’étais contenté de conduire Rosh devant le conseil, sa mère l’aurait fait libérer, vous le savez comme moi. Oserez-vous me dire le contraire ? — Cellendhyll, je suis ton maître, tu es censé t’en référer à moi avant de faire parler cette violence qui te caractérise. L’Ange ricana : — Je suis votre agent, mon seigneur, c’est vous qui m’avez formé pour user de cette violence ! Vous qui m’avez enseigné à m’adapter, à me débrouiller, seul, quelles que soient les circonstances, les dangers à affronter. À prendre mes propres décisions et à m’y fier, envers et contre tous. Alors inutile de me demander d’agir autrement, j’en suis incapable. C’est trop tard. Je ne suis pas ton instrument, Morion, je ne suis pas ta chose. Je suis un homme, un guerrier, voué à sa propre morale, que tu le veuilles ou non ! Il reprit d’un ton grave : — Rosh devait mourir de ma main, il devait répondre de sa traîtrise. Et Faith… Je l’ai choisie, entraînée, je l’ai emmenée à Mhalemort, puis sur Valkyr… C’était à moi et moi seul de la délivrer ! Morion laissa le silence s’installer, le temps de prendre appui des deux mains sur sa canne, plantée devant lui. — Il y a deux manières d’interpréter tes actes, Cellendhyll, et j’hésite à choisir… La première est que tu as bravé mon autorité, tu m’as menti et donc manqué de respect, tu as agi dans mon dos pour assassiner le fils d’une Maison régnante, qui plus est en mettant en danger l’héritière d’Eodh… La seconde interprétation est que tu as déjoué un complot sournois, à long terme, contre le Chaos, que tu as démantelé un trafic de drogue à grande échelle, que tu as trouvé le meurtrier d’Erimas de Garthe, que tu as sauvé l’une des nôtres, que tu as tenté d’arrêter l’auteur de toutes ces vilenies, Rosh Melfynn, mais que ce dernier a résisté. Ta vie menacée, tu as été obligé de le tuer… Voilà quelles sont les deux options, selon moi. Je ne sais pas laquelle je préfère… Je ne sais pas si je vais te punir ou te récompenser. — Si vous voulez me punir, allez-y. J’agirais exactement de la même façon si la situation se reproduisait. Estrée ne put se contenir plus longtemps. Les mains sur les hanches, elle se rangea devant son frère : — Tu as intérêt à choisir la deuxième alternative, Morion, s’insurgea-t-elle, sinon je vais m’en mêler. Enfin quoi ! Vas-tu enfin te rendre compte de ce que Cellendhyll a accompli ? De ce qu’il a enduré pour accomplir la mission que tu lui as confiée, de tous les dangers qu’il a bravés, pour toi, au fond, et toi seul ? Il a survécu à Mhalemort, à Valkyr, il a réussi à sauver la dernière survivante de son escouade, il déjoue un complot contre les Maisons, il affronte je ne sais combien d’ennemis… Que doit-il faire de plus pour te plaire ? — Obéir ! répondit le Puissant d’un ton appuyé. — Tu ne peux tout avoir, Morion ! Un guerrier de la trempe de Cellendhyll doit avoir les coudées franches. Il est indépendant, ce qui fait une bonne part de sa force, et c’est bien parce que tu l’as voulu ainsi, comme il l’a fait remarquer. Qui a été le chercher, sinon toi ? Démontre-moi cette intelligence dont tu te targues si souvent. Assume ce que tu as créé ! Le seigneur d’Eodh recula pour englober le couple formé par sa sœur et son Ombre. Il les dévisagea, poussa une longue expiration, et reprit : — Je capitule. Estrée est une trop bonne avocate, tu devras l’en remercier Cellendhyll. Mais son intervention, si brillante soit-elle, m’interpelle : qu’est-ce qui vous lie, tout les deux ? La fille d’Eodh se préparait à tonner que cela ne regardait son frère en rien mais Cellendhyll la devança : — Nous sommes amis. Sur ce dernier mot, il adressa un sourire à la jeune femme. Rien que pour ce sourire vrai, la fille d’Eodh serait retournée avec joie sur Valkyr pour y affronter le même enfer. — Oui, nous sommes amis, reprit-elle, souriant également, son regard plaqué, complice, dans celui de l’Ange. Amis. Pas encore amants, mais je progresse. — Amis, vous deux ? On aura tout vu, gémit Morion. En vérité, je ne pouvais entendre pire nouvelle, car rien de bon ne peut sortir de votre association. — Oh mais tu vas voir, pouffa sa sœur, nous nous échauffons à peine ! Morion pinça sa bouche fine : — Si je te prenais au mot, je dirais que vous commencez très fort : Rosh était le troisième fils de Mharagret Melfynn. Tu vois de qui je veux parler, Cellendhyll ? Cette furie de baronne ne va sûrement pas être ravie d’apprendre la mort de son fils, elle va réclamer du sang. Le tien ! L’Ange haussa un sourcil : — Toute Puissante qu’elle soit, elle et ses mignons ne me font pas peur. — Tu devrais pourtant la craindre car tu ne connais pas Mharagret comme moi. La baronne ne doit surtout pas apprendre que c’est toi qui a tué Rosh, sinon, tu peux directement t’attendre à une vendetta. La version officielle, que je dois encore établir, sera en tous les cas que tu n’as rien à voir dans cette histoire, est-ce bien clair ? Je vais m’occuper de trouver une explication plausible à la mort du fils Melfynn mais je te préviens que nous risquons d’avoir à reparler de tout ceci. Cellendhyll remarqua : — Il doit rester des gardes au rez-de-chaussée du manoir, sans compter ceux de l’enceinte. Il va falloir s’en occuper. — Comme je me doutais que tu manigançais quelque chose, je suis venu avec Brendhan, Haas, Qjöjar et quelques autres des Maraudeurs-Fantômes… au cas où il faudrait faire un peu de ménage derrière toi. Au passage, je te félicite de n’avoir pas fait brûler le bâtiment ! Tes anciens camarades se sont occupés des Hamachiis que tu as daignés épargner, et les participants de cette soirée ont été arrêtés, le temps que l’on en sache plus sur leur degré de culpabilité dans cette — Leur crime a été de succomber aux vices fournis par Rosh, je doute cependant qu’ils aient été complices des forfaitures du rouquin. — De ce que je sais, la drogue que distribuait Rosh était gratuite, intervint Estrée. C’est donc qu’il se préparait à un chantage quelconque. — Je pense comme vous. Ces jeunes imbéciles sont plus des victimes qu’autre chose. La débauche est une chose, par ailleurs assez courante dans les cours du Chaos, l’esclavage que fomentait Rosh, en revanche, je ne peux le tolérer. Qui sait ce qu’il aurait fini par imposer à ses proies consentantes ? Évidemment, je mets fin au trafic du Melfynn, dont la bassesse dépasse l’entendement. Je vais passer un bon sermon à ces jeunes imbéciles et je vais les relâcher. Ma mansuétude à leur égard finira peut-être par apporter à Eodh quelques avantages, il est permis de l’espérer. La mansuétude ? Tu ignores le sens de ce mot ! Tu vas les relâcher, oui, pour mieux les manipuler à ton tour, pour te servir d’eux, un jour ou l’autre. Tu es incapable d’agir autrement, Morion ! Ignorant des récriminations intérieures de son Ombre, le Puissant d’Eodh leva sa dextre : — Maintenant, filez tous les deux. Qui sait ce que vous pourriez créer comme nouvelles catastrophes en restant plus longtemps ici ! — Il reste le cas de Faith, seigneur. Il faut s’en occuper. — Tu vas la conduire à Belducco. Dis-lui bien que tu viens de ma part. Tu as ta semaine de vacances, fais-en ce que bon te semble, dans les limites du raisonnable… Je précise que je parle de ma conception du raisonnable, pas de la tienne ! Et je te préviens que dans l’intervalle j’aurai besoin de te parler, alors ne quitte pas la Forteresse. Cellendhyll hocha la tête, rassuré. Si quelqu’un pouvait soigner convenablement la Spectre, c’était bien le médicastre personnel de Morion, un homme au savoir indiscutable. Le Puissant reprit : — Estrée, j’imagine que tu as saisi la notion de confidentialité autour de cette affaire. Je viendrai te voir demain pour t’expliquer quel sera le discours à tenir si on t’interroge. — Si ta version me paraît correcte, tu peux compter sur moi. Et sache que ce n’est pas moi qui ferai du tort à Cellendhyll, Morion. Peux-tu en dire autant ? Chapitre 89 Mina se tenait tassée dans l’escalier de la tour. Son maquillage délavé par le chagrin, elle avait les traits hagards. Rosh tardait à revenir. La jeune femme avait fini par s’inquiéter. S’extirpant de la masse humaine adonnée à la luxure de la salle de réception, elle avait fini par se rendre dans la tour où elle espérait retrouver son amant. À l’époque où elle était encore innocente, Mina avait passé plusieurs années de vacances à Castel-Boivin. Elle en connaissait tous les recoins, elle en connaissait même des passages secrets ignorés de Rosh. Sans se montrer, la blonde avait assisté à l’arrivée de Morion. Elle avait entendu et compris la fin de son amour, se mordant le poing pour ne pas hurler sa peine. Elle avait également découvert les forfaits perpétrés par l’homme de son cœur mais cette réalité-là, elle la niait totalement. Rosh Melfynn était un être merveilleux, inégalable et surdoué, incompris par ses pairs. Il avait été lâchement assassiné par Cellendhyll de Cortavar. Voilà bien la vérité, l’unique, sur laquelle elle s’appuyait. Aveuglément. Elle en savait assez. Il était temps d’agir. Veillant à ne pas attirer l’attention de Morion, elle redescendit les marches pour passer à l’étage inférieur. Elle fit pivoter un pan de mur, s’engagea dans un étroit passage terminé d’une échelle, qu’elle descendit. Une fois arrivée en sécurité, elle invoqua son propre portail à l’aide de sa pierre de voyage et disparut. Chapitre 90 Le téléporteur invoqué par Morion transporta Cellendhyll et Estrée à l’intérieur d’une salle de transfert située dans l’aile réservée au clan d’Eodh. Cellendhyll portait toujours Faith dans ses bras. Cette dernière gémissait de temps à autre mais ne s’éveillait pas. Il se tourna vers Estrée. — Merci d’avoir pris ma défense. Sans toi, Morion m’aurait peut-être crucifié ! — Vous n’avez pas l’air de bien vous entendre tous les deux. — ’est vrai. Je suis trop indépendant et lui trop manipulateur. — ’est exactement ainsi que je pourrais résumer mes rapports avec mon frère ! s’exclama la jeune femme. — Dis-moi, j’ai une question qui m’interpelle depuis des années. C’est la première fois que j’ai l’occasion de la poser. Ses yeux, pourquoi Morion les cache-t-il sous ces curieuses petites lunettes ? Estrée fit la moue et rétorqua d’une voix incertaine : — Cela s’est passé avant ma naissance. Un accident lors d’une invocation magique, je crois. Mais ni Morion, ni mon père n’ont jamais voulu m’en dire plus. — Autre chose : le nom de Gamaël te dit-il quelque chose ? — Ma foi non. Mais je peux essayer de me renseigner, si tu veux. — J’aimerais bien, oui, car je veux mettre la main sur ce félon de Dreylen. Il parlait d’un ton distrait. Elle lui adressa un petit sourire : — Je ne vais pas te retenir plus longtemps, Cellendhyll. Je sais que tu brûles d’envie de t’occuper de Faith. Vas-y… — Tu fais preuve d’une grande compréhension, Estrée. Sache que j’apprécie. Tout en écartant précautionneusement Faith, il se pencha sur la Fille d’Eodh et l’embrassa au coin des lèvres. Un baume qui apaisa instantanément la pointe de jalousie née à l’évocation de la Spectre. Chargé de son précieux fardeau, l’homme aux cheveux d’argent sortit de la salle à grandes enjambées. Elle regarda s’éloigner sa haute silhouette. Cellendhyll faisait les cent pas dans la salle d’attente du médicastre Belducco. Les murs étaient recouverts de bleu pâle. Une fontaine jaillissait de l’un d’eux pour aller se perdre dans un bassin étiré, créant un murmure apaisant. Des fauteuils confortables étaient alignés contre la paroi opposée. L’éclairage était doux, l’air ambiant diffusait une senteur d’eucalyptus. Resté debout, l’Adhan songeait à Faith. De quels traumatismes, de quelles séquelles pouvait-elle souffrir après la fin brutale des Spectres, la trahison de Dreylen et les sévices probables de Rosh ? Il allait falloir lui trouver une situation, la plus agréable possible, le temps qu’elle se remette. C’était bien la moindre des choses. Pourquoi pas un poste de maître d’armes assistant ? Ou bien responsable de la sécurité d’une Maison bien en vue ? De toute manière, il ne déciderait pas de son destin sans elle. Tout dépendrait de son état, de ses motivations, de ses aspirations. Je ne te laisserai pas tomber, Faith. Tu es comme ma petite sœur, à présent. Belducco apparut. C’était un homme mince, aux cheveux courts et gris, au teint halé, au regard doux, jeune en dépit des rides qui ornaient son visage. Cellendhyll l’aimait bien. — Vous me connaissez, de Cortavar, alors vous savez que je n’aime pas tourner autour du pot : votre amie ne va pas bien mais ses jours ne sont pas en danger… J’ai dû traiter deux pathologies différentes. Le corps de votre amie était sous l’emprise de la drogue, cela n’est plus un problème. J’ai purgé la totalité de son organisme. De même que j’ai soigné ses meurtrissures. Faith est encore épuisée, toutefois beaucoup de repos et une alimentation saine suffiront à réparer définitivement son corps. Voilà pour les bonnes nouvelles. Sa lucidité en revanche me pose un sérieux souci. J’ai déjà vu des cas de ce genre, notamment sur le front Akishaï où j’ai servi. Confrontés à une trop grande tension, une trop grande menace, lorsque la réalité devient trop difficile à affronter, certains guerriers quittent cette réalité et se réfugient au fond d’eux-mêmes. Je pense que c’est le cas de cette jeune femme. Cellendhyll serra les poings : — Cet état risque de durer combien de temps ? — Il est impossible de faire une estimation. C’est au cas par cas. Il y en a qui s’en sortent au bout de quelques jours ou quelques semaines. D’autres y restent plongés à jamais. Mais ne soyons pas si pessimistes, Faith a l’air forte. — Je peux vous assurer que c’est une battante ! — Bien. C’est un élément à prendre en compte et qui me permet de croire qu’elle finira par s’en sortir. Mais je ne peux encore rien vous assurer. Je vais de toute façon la garder en observation, et je vous ferai prévenir au moindre changement. — Merci, Belducco. — De rien, messire. Faith, ne me fais pas mentir. J’ai toujours pensé que tu étais la plus douée des Spectres, alors tu vas me le prouver ! Chapitre 91 Le lendemain, Estrée sortait de ses appartements. Morion apparut au détour d’un couloir, deux portes plus loin. — Je dois te parler, ma chère sœur, m’inviteras-tu chez toi ? — Tu es aussi bien ici pour discuter. Hors de question de permettre à son frère de pénétrer dans son sanctuaire. Le risque était trop grand que ce dernier en profite pour laisser sur place ses propres vigies magiques. Morion n’aima pas la réponse mais il n’avait pas le pouvoir de contraindre Estrée. Les traits pincés, il lança un sort de silence qui les engloba de son sceau et prit la jeune femme par le coude : — Estrée, je ne sais pas ce que tu as en tête mais laisse Cellendhyll tranquille, il est à moi ! J’ai trop besoin de lui pour permettre que tu le détournes de ses devoirs. Elle se dégagea d’un mouvement sec : — Tu n’as rien à m’imposer, Morion ! Et puisque tu es d’ordinaire si avide de secrets, je vais te révéler le mien : apprends que j’aime ton Cellendhyll ! Cela, tu ne peux rien y faire, car tu ne peux te prévaloir d’aucune autorité sur moi. Si je veux le fréquenter, je le ferai, et plus tu essaieras de m’en dissuader, plus je m’acharnerai. Le message est passé ? Morion plissa la bouche sans rien ajouter. Nul doute que sous ses lunettes à verres fumés, il la foudroyait du regard. Il dissipa le sort et tourna les talons, fouettant l’air de sa canne cristalline. La fille d’Eodh attendit qu’il se soit éloigné pour relâcher une longue expiration. Puis elle secoua la tête. Jamais elle n’aurait dû avouer son amour pour l’Adhan à Morion. Désormais son frère allait la surveiller de près, d’une manière ou d’une autre, et quoi qu’il en dise. Chapitre 92 La version officielle sur les événements de Castel-Boivin établie par Morion fut la suivante : Rosh donnait l’une de ses habituelles soirées, ce qui n’avait rien de répréhensible. La drogue, le sexe y abondaient, là non plus rien de criminel en regard des mœurs chaotiques. Cependant au cours de cette soirée, Rosh avait découvert que Sequin, son bras droit, se préparait à faire chanter les invités, avec l’aide de ses Hamachiis. N’écoutant que son courage, Rosh avait alors informé Morion de ce qui se tramait, avant de confronter le criminel. Hélas, Sequin avait eu le dessus. Il avait pris Rosh en otage, avant de l’éliminer de ses propres mains. Cerné par les gardes de Morion, il fut abattu à son tour. Le Puissant d’Eodh avait en réalité pris soin de renvoyer les Hamachiis survivants dans leur foyer, les dédommageant généreusement pour leurs pertes. Présenter Rosh comme l’instigateur du trafic de drogue eut été une bien mauvaise idée – même si c’était l’entière vérité. Car la baronne Melfynn eut aussitôt exigé une enquête approfondie, désireuse de faire disculper son fils, qu’elle avait toujours défendu en dépit de la réalité. En faisant passer le rouquin pour une sorte de héros, au contraire, Morion muselait Mharagret, qui ne pouvait agir sans risquer de briser le piédestal posthume offert à Rosh. En outre, chaque chef de clan serait reconnaissant au Puissant d’Eodh d’avoir sauvé sa propre progéniture d’un péril insidieux. Aucun des invités ne remettrait en cause cette version. Les nobles impliqués n’avaient rien vu des combats et ils ne savaient rien de la présence de Cellendhyll sur les lieux. Ils ne pensaient qu’à une chose : oublier toute cette histoire. Quant à leur douloureux sevrage, il fut considéré comme une excellente leçon par la plupart de leur parentèle. En outre, Morion estimait garder une carte dans sa manche : le témoignage de Faith. La situation se tassait déjà. Rosh Melfynn n’était pas apprécié de grand-monde, à part sa génitrice. — Bonjour, Cellendhyll. J’apprécie la diligence avec laquelle tu as répondu à ma convocation. Comment te sens-tu ? Le bureau de Morion avait retrouvé du mobilier et des couleurs. Beaucoup de couleurs. Un pan de mur était mauve, le second violet, le troisième jaune coquille d’œuf. La dernière cloison était en fait une grande baie vitrée ouverte sur la grande forêt étalée en contrebas. Des guirlandes aux reflets changeants pendaient du plafond. Ledit plafond était traversé de bandes rouges et bleues. Du bois rare de Leth en guise de parquet ; des estampes au pinceau de trois maîtres différents, en face de la cheminée – de nouveau présente –, mues par un léger courant de magie. Deux sculptures en cristal luminescent pivotaient lentement sur des socles de marbre, leurs silhouettes visiblement extra-humaines se reflétant sur le mur jaune. Le mobilier était taillé dans le chêne rouge, les canapés et fauteuils en cuir sellier azuré. Pour achever le tableau, un concerto de violon et cornemuse se jouait en sourdine. Après le purgatoire blanc et dépouillé, on avait droit au délire multicolore. L’Ange se demanda – et ce n’était pas la première fois – si son maître était vraiment sain d’esprit, s’il prenait des drogues et lesquelles. Il avait mal dormi, seul dans ses appartements, le sommeil tourmenté par le cauchemar où les Spectres étaient devenus des arbres et se faisaient brûler. Rosh et Sequin ne figuraient plus dans le rêve cependant. Il n’y avait que Dreylen. Juste avant que Cellendhyll ne se réveille, en sueur, il lui sembla entendre la voix spectrale d’Élias. Trouve Dreylen, et tue-le, alors tu apaiseras nos âmes… Cellendhyll finit par hausser ses larges épaules : — Physiquement, je suis en forme, déclara Cellendhyll, le visage neutre. Pour le reste, je digère… Comme vous me l’avez dit, ce n’est pas en me morfondant sur moi-même que je ferai avancer ma vie. J’ai surmonté le deuil de Devora, je surmonterai celui des Spectres. Morion arborait une tunique argentée décorée de petites runes vert clair, pas de béret mais une écharpe de cachemire azur. Sa pipe de bruyère fumait dans sa senestre, un verre de liqueur était posé à portée de main. Il s exclama : — Exactement les paroles que je voulais entendre ! Sache que j’ai un élément à te communiquer sur Dreylen de Zyldar. Je viens de recevoir un rapport de Garod sur le traître que nous recherchons. Les états de service de Dreylen sont bien véridiques mais ce rusé Garod a fini par résoudre le problème. Il a retrouvé le corps de Dreylen, le vrai, dans l’appartement que ce dernier occupait lors de sa dernière affectation. À Védyenne. De toute évidence, le traître l’a tué afin d’usurper son identité. Nous avons résolu un point mais un point mineur. Il nous reste à trouver dans quel but celui qui se cachait sous le nom de Dreylen nous a trahis. Qui sert-il ? Est-il employé par les Ténèbres dans le but de t’éliminer ? Est-il le poing armé et secret de la Lumière ? Est-ce que la Maison d’Eodh est directement visée ? Je dois encore démêler tout ceci avant que nous puissions réagir. Cellendhyll caressa l’arête de son nez d’un geste songeur : — Je ne pense pas que Dreylen, je ne vois pas comment l’appeler autrement pour l’instant, soit au service des Ténèbres. Si cela avait été le cas, alors il aurait agi à Mhalemort, son fief, et pas si tardivement, sur Valkyr. Du reste, il a combattu les Arikaris, les a tués sans montrer la moindre retenue alors que ces derniers se montraient tout aussi acharnés à l’éliminer… En ce qui concerne la Lumière, je ne crois pas que ce soit une meilleure piste. Hégel m’a parlé lorsque j’étais son prisonnier. Il m’a avoué que le Patriarche était directement intervenu pour suspendre l’édit qui pesait sur ma tête. Il paraît même que Priam veut me rencontrer. Pour me parler. Cela ne colle pas du tout avec le comportement de Dreylen, qui m’a laissé aux mains des Sang-Pitié. — Ne fais pas confiance à Priam ! siffla brusquement Morion. Ses paroles semblent de miel, mais ne t’y fie pas. C’est un manipulateur dans l’âme. Et toi, alors ? Tu ne vaux pas mieux ! L’Ange haussa un sourcil : — Vous ne semblez pas désireux de me voir rencontrer le Patriarche… Je me trompe ? — Évidemment que je n’aime pas cette idée. Que peut te vouloir Priam, sinon te brouiller les idées pour mieux te faire entrer à son service. Faire de toi son esclave, voilà son dessein ! — Hum… — Quoi qu’il en soit, reprit Morion, il faut mettre la main sur ce traître de Dreylen. Qui sait s’il ne prépare pas une nouvelle attaque contre nous ? — Je vais m’en charger, répliqua l’Adhan d’un ton sauvage. Il m’a trahi, il a trahi l’escadron, il va le payer. Foi de Cellendhyll ! — Toi et la vengeance… — Je continue à m’interroger sur les rapports entre Dreylen, Rosh et Sequin. Qu’est-ce qui les liait ? — Si tu ne les avais pas tués, je pourrais les interroger, mais c’est fait et je ne peux plus rien y changer. Il nous reste à espérer que la baronne Melfynn passe son deuil sans faire de vagues. Avec elle, on ne peut présager de rien. — Je suis allé voir Faith, ajouta l’Adhan. Son état reste stationnaire. Elle n’est pas en mesure de témoigner des méfaits de Rosh devant le conseil. — Je n’aurai pas besoin de son témoignage, finalement. Il se trouve que j’ai la situation bien en main, sourit largement Morion. Chapitre 93 Au même moment, dans une autre partie de la forteresse chaotique. La baronne Mharagret Melfynn, Mharagret la coquette, comme certaines mauvaises langues la surnommaient, était la seule Puissance du Chaos à recevoir juchée sur un trône – ciselé d’or –, a contrario de ses pairs, moins formels. Six larges colonnes ornaient la grande salle circulaire aux murs de marbre luisant. Une fresque recouvrait entièrement le plafond, représentant la ligne escarpée des montagnes de Llewendrek au lever du soleil. D’épaisses tentures au vert bordé d’or tombaient du haut des murs. Derrière le trône se croisaient deux étendards reproduisant le blason du clan Melfynn : un cygne orangé, les ailes déployées sur fond vert olive. Avachie sur son large siège, la matronne avait l’apparence d’une jeune fille délicate au nez pointu, de stature mince, très mince, vêtue d’une lourde robe de brocard gris. Un gris terne, maussade, qui contrastait avec ses cheveux d’un roux éclatant qu’elle venait de faire couper très court, en signe de deuil. La magie affinait ses traits et sa silhouette pour les rendre désirables. Cependant, pour un œil exercé, sa beauté dégageait un relent factice. Un brassard noir ornait le haut de son bras gauche, identique à celui que portaient tous les Melfynn depuis l’annonce de la mort de Rosh. Ses mignons étaient présents dans la salle d’audience. Pas moins de six bellâtres aux muscles saillants, la chevelure huilée tirée en arrière, le visage rasé de près, sanglés de cuir moulant, étaient campés à la droite de leur maîtresse. Avides de plaire, d’impressionner, de se faire remarquer. Mina de Pélagon se tenait aux pieds du trône, courbée dans une posture soumise. Elle avait insisté pour être reçue séance tenante et seule l’évocation d’un secret capital concernant Rosh lui avait valu l’autorisation de rencontrer la régnante du clan Melfynn. — Rosh a été assassiné, venait de souffler Mina. — Je le sais, petite, rétorqua la baronne d’un ton peu amène. Par ce parjure scrofuleux de commandant Sequin ! — Justement non, votre seigneurie. Apprenez que Morion d’Eodh a menti. Votre fils a été tué par Cellendhyll de Cortavar, je le jure sur ma vie ! — Impossible, Cellendhyll de Cortavar est mort ! — J’étais sur place, à Castel-Boivin, et je vous affirme que je dis vrai. Le seigneur Morion a travesti la réalité pour couvrir le crime de son agent. La baronne se redressa sur son trône, les poings crispés, les traits enlaidis d’un rictus enfiévré : — Je le savais ! Je savais que la mort de mon Rosh cachait une quelconque machination. Ah, Morion d’Eodh, tu ne t’en tireras pas ainsi ! Mais pourquoi venir me révéler tout ceci ? Mina releva son petit menton, fière : — Parce que j’aimais votre fils, votre seigneurie, de toute mon âme. Je l’avoue au risque de vous déplaire. J’estimais indispensable que vous sachiez la vérité sur la fin injuste de Rosh. — Ma fille, vous ne me déplaisez pas, bien au contraire. Je pourrais vous demander de témoigner devant le conseil mais Morion parviendrait sans doute à se disculper, retors comme il est. Il représente un pouvoir que, même moi, je ne peux attaquer directement. En revanche, son homme-lige, ce meurtrier de Cellendhyll de Cortavar, ne dispose pas de la même immunité. Mais je verrai cela plus tard. Je vous dois une faveur. Que voulez-vous de moi ? — Votre protection directe, votre altesse – Mina savait que la vaniteuse baronne adorait être appelée ainsi. Mes parents sont morts l’année dernière comme vous le savez, et étant leur fille unique, je me retrouve bien seule et bien innocente pour présider au destin du clan Pélagon. Je crains les manœuvres de Morion, je crains qu’il ne s’attaque à moi et à mon clan. La famille de Pélagon représentait une Maison d’excellente réputation et la jeune femme avait un aspect irréprochable. Mharagret la toisa un moment. — Vous avez bien fait de venir me voir, ma chère petite. Nous partageons les mêmes vues sur la maison d’Eodh… Je me déclare ravie de vous accorder ma protection, elle ne sera pas de trop pour vous préserver des griffes de Morion. Ainsi, vous aimiez mon Rosh ? Parlez-moi de lui, parlez-moi de vos relations. Ce sera la meilleure des manières d’honorer son souvenir. Mina se lança dans un récit nettement enjolivé retraçant un Rosh Melfynn idéal, nimbé de toutes les qualités, de tous les charmes. Nul doute que si les frères du rouquin avaient été présents, ils eussent grimacé d’abondance. Mais le seul auditoire qui comptait était celui composé par Mharagret, et la baronne buvait les paroles de la blonde tel un divin breuvage. Chapitre 94 Assis derrière son bureau, Morion contemplait l’homme aux cheveux d’argent. — Puisque tu vas mieux, songeons à l’avenir. Il va falloir songer à créer une nouvelle escouade pour remplacer celle des Spectres. — Vous êtes incroyable, seigneur, ma semaine de congé commence à peine et déjà vous me parlez de reprendre du collier ! De toute manière, je ne suis pas intéressé par une telle responsabilité. La mort de mon escadron m’a suffi. Je ne veux pas revivre ça à nouveau. — Cellendhyll, je peux comprendre la perte que tu ressens mais tu dois la surmonter. — Confiez cette tâche à un autre que moi. Gheritarish, par exemple. — Ton comparse est parfait… dans les limites de ses capacités. C’est un excellent guerrier, un excellent sous-officier. Pas un véritable meneur, comme toi. Sans compter qu’il brille par son absence. — Alors choisissez une Ombre ou quelqu’un d’autre, n’importe qui du moment que ce n’est pas moi. — Voyons, Cellendhyll… — Écoutez seigneur, la Mort accompagne chacun de mes pas, soit, cela je peux l’assumer. Mais subir la disparition brutale de tous ceux qui me sont chers, ceux que j’ai eu l’impression de mener à leur perte, cela m’est insupportable ! Vivre une telle chose une seconde fois me ferait perdre l’esprit. Vous me voulez en action ? Lancez-moi plutôt sur la piste du traître. Nous sommes en compte lui et moi. — Je le ferais avec plaisir, si je savais où t’envoyer. Et ce n’est pas le cas, comme tu le sais. Il n’a commis aucune erreur qui nous permette de remonter jusqu’à lui. — Il en a commis au moins une. Me laisser en vie ! — Concernant ton Dreylen, ne t’inquiète pas, tu seras le premier informé dès que j’apprendrai quelque chose et nous pourrons aviser de la suite à tenir. En attendant, que faire de toi ? — Et ces vacances, alors ? — Tu n’es pas fait pour les vacances, Cellendhyll. — Si je vous prenais au mot, j’avouerais qu’il y a une autre personne qui mérite mon attention, murmura l’Adhan. — Et qui donc ? — Le Roi-Sorcier des Ténèbres. Cela fait trop longtemps qu’il s’acharne à m’éliminer. À Mhalemort, dès qu’il m’a vu, il a lâché son pouvoir sur moi. J’ai vu son regard, il recommencera dès qu’il le pourra. Il est temps pour moi de réagir. — Le Père ? Rien de moins ? Morion avait quitté sa nonchalance pour prendre un ton inquiet. — Ai-je le choix ? riposta l’Ange. La prophétie dont il semble me considérer comme l’instrument a l’air de le déranger au plus haut point. Elle l’effraie même, si j’en crois les réactions qu’il a eues. Cette prophétie d’Arasùl, justement, avez-vous réussi à la déchiffrer ? — Tu as le chic pour mettre le doigt sur les sujets épineux, Cellendhyll. Non, je voulais m’y atteler mais je n’en ai pas trouvé le temps. J’ai eu tellement à faire pour préserver Eodh, si tu savais… Mais quant à ton projet d’éliminer le Père de la Douleur, je ne puis le permettre. Non, non et non ! — Tiens donc ! Et si le Père obtient mon trépas, cela vous est-il acceptable ? — Non plus et tu le sais parfaitement… Attention. Cellendhyll, tu t’aventures en un terrain à hauts risques. S’attaquer au souverain des Ténèbres est une tâche quasi impossible. — Rien n’est impossible pour une Ombre du Chaos. Vous me l’avez répété maintes et maintes fois. Je vous rappelle que j’ai réussi à infiltrer Mhalemort et que j’y ai survécu. Morion resta une bonne minute silencieux, mûrissant sa réponse, les doigts réunis en parallèle devant lui : — Pour le plaisir de la discussion, en admettant que je permette une telle folie, j’entrevois bien une solution. Elle serait de monter un nouvel escadron et de soigneusement le préparer dans ce but. Je ne vois que cela. Seul, tu n’auras aucune chance de l’abattre. — Je… Vous êtes un roué, si vous me permettez, mon seigneur. Vous me manipulez une fois encore. Vous espérez toujours me faire fléchir. — Je ne vois pas de quoi tu parles. Si tu veux t’attaquer au Père de la Douleur, tu dois monter un commando d’élite pour te soutenir, c’est l’évidence. Cela dit, ce n’est pas pour autant que je te laisserai faire. La disparition brutale du roi ténébreux risquerait de créer un effroyable déséquilibre, des répercutions néfastes à l’échelle des Plans. Je ne peux l’autoriser. — Tout au contraire ! L’Équilibre que vous prônez se porterait bien mieux après la disparition de cette pourriture de Roi-Sorcier. Avez-vous oublié le nombre de fois, durant toutes ces années, où nous avons dû intervenir pour contrer les menées du Père ? Un autre souverain à la tête des Ténèbres pourrait offrir de bien meilleures garanties pour la sauvegarde des Plans. — Cette remarque est intéressante. Néanmoins, je pourrais rétorquer qu’en abattant le Roi-Sorcier, en admettant que tu sois capable de réussir, tu deviendrais toi-même un vecteur de déséquilibre. La perte du Père affaiblirait le royaume des Ténèbres. Les Seigneurs de Guerre se déchireraient pour s’arroger le droit de régner. Sans compter que l’Empire de la Lumière n’hésiterait pas à en profiter. Ce serait une offensive générale contre les Ténèbres, qui rejaillirait finalement sur les Territoires-Francs et l’Alliance formée par les Cités-Franches serait obligée d’intervenir. Cela provoquerait un embrasement général, une guerre totale, et cette situation se révélerait bien pire pour l’Équilibre que le règne du Père de la Douleur. Dois-je te rappeler qu’une bonne partie de l’ouest des Territoires reste inhabitable à cause des Grandes Guerres ? — Peut-être, mais vous oubliez que le Père me craint. Pour une raison qui continue de m’échapper, il a ordonné ma mort à plusieurs reprises. Alors je ne le vois pas s’arrêter en si bon chemin, il va réessayer encore et encore. Je ne peux garder cette menace indéfiniment braquée sur moi ou je suis perdu. Êtes-vous prêt à perdre encore une Ombre, seigneur ? — Évidemment pas. Eodh a bien trop besoin de toi, Cellendhyll. Il faut que j’analyse la question sous ses moindres aspects. L’homme aux cheveux d’argent eut un sourire chargé d’ironie : — En effet, il va vous falloir faire un choix : lequel du Roi-Sorcier ou de moi-même préférez-vous garder en vie ? Pour ma part, je ne doute pas qu’un jour ou l’autre le Père ne m’impose une nouvelle confrontation. Et ce jour-la, ce sera lui plutôt que moi ! Morion se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et se massa les tempes : — Ah Cellendhyll, je te fais venir pour avoir des réponses et tu ne fais que m’apporter des monceaux de problèmes à résoudre ! N’es-tu pas en congé ? Que fais-tu dans mon bureau ? Hors de ma vue ! L’Ange ressortit de la tanière de son maître en songeant à la prophétie d’Arasùl. Si Morion ne parvenait pas à la déchiffrer, il ne voyait pas ce que lui-même pourrait y faire. Il songea qu’il pourrait peut-être aller se renseigner du côté des Territoires-Francs. Par exemple auprès de son ami, Reydorn Aybarra, mage du Cercle, ou bien de Nifold, réputé fort savant, l’un des voleurs de la bande de Rathe le Corbeau, basée dans la capitale de la Lumière. Songer à la Cité des Nuages réveilla une pensée qu’il avait remisée depuis trop longtemps. L’invitation de Priam, l’empereur de la Lumière. Rien que pour ennuyer Morion, l’Adhan était capable de provoquer une rencontre avec le Patriarche. Mais pas seulement pour cette raison. Il se sentait curieux. Le charisme de l’empereur était légendaire. Il était aimé et respecté de son peuple, dont Cellendhyll avait fait partie. Il n’avait cependant jamais rencontré Priam. Il était pourtant destiné à le faire dans sa jeunesse, après son accession au poste de Lige de la Lumière. Toutefois le destin en avait décidé autrement, en lui faisant suivre une voie différente, bien distincte. Celle du Chaos. Oui, il avait envie d’entendre ce que Priam avait à lui dire. Encore un projet qu’il ferait bien de cacher à Morion. Ses pensées délaissèrent le Patriarche pour se cristalliser sur son seigneur chaotique. Nos relations se désagrègent. Ai-je toujours envie de travailler pour lui ? Non. Oui. Je ne sais pas, il m’exaspère. Au fond, je crois que je pourrais me passer de Morion, mais pas de l’existence qu’il m’a offerte. Je ne vois pas quel autre destin suivre depuis la mort de Dev’. Servir Morion m’offre les sensations fortes dont j’ai tant besoin. Mon équilibre, je le trouve dans l’action, au contact du danger. Le reste du temps, j’ai l’impression d’être une coquille vide. De surcroît, il me permet de me sentir important, spécial. J’ai ma place auprès de lui, et quoi que j’en dise, ce n’est pas celle d’un simple laquais. Quelle autre alternative ? Quitter le Chaos pour faire quoi ? Je me suis déjà posé la question. Rejoindre les Territoires-Francs et intégrer une compagnie franche en tant qu’officier, j’en ai largement les capacités. Mais sans Dev’pour partager une telle entreprise, ça n’en vaut pas la peine. Il fit une dizaine de pas avant que sa conscience ne le relance. Tu oublies Estrée. Elle serait tout aussi parfaite que Devora dans ce rôle. Partir avec Estrée à l’aventure, me laisser gagner par son charme, découvrir avec elle le goût de la liberté. Une idée ma foi séduisante… Non, une idée folle, car elle est l’héritière d’Eodh, son père et son frère ne me laisseraient jamais faire, inutile de se leurrer sur cette utopie. Estrée. Il aimait prononcer ce nom. Le savourer. Il avait envie de mieux la connaître. Il n’était pas amoureux d’elle, mais il éprouvait plus que de la simple attirance sexuelle. Il ne se défiait plus de la jeune femme, elle lui avait démontré par des actes clairs qu’elle était digne de confiance. Il ne se défiait plus de lui-même, car il s’était prouvé avec Devora qu’il était capable d’aimer, d’aimer véritablement. Mais il se méfiait, pourtant, et cela entravait ses perspectives d’avenir. Il se méfiait du Destin. Ce joueur insaisissable, immatériel, qui semblait se complaire à lui ravir les êtres chers, à faire échouer ses amours. Chapitre 95 Gamäel retrouva les autres au même endroit dans la forêt de Streywen, cette ruine perdue au milieu des bois. Après avoir sondé les lieux du regard, il s’avança. Dès son arrivée, le regard acéré du guerrier remarqua que si la silhouette féminine restait la même qu’habituellement, les deux autres qui l’encadraient, masculines, avaient changé, pour la première fois. Des leurres ? Aucun salut ne fut échangé. À peine arrivé à hauteur de ses alliés, le guerrier fut abruptement interpellé. — Cellendhyll de Cortavar est vivant ! siffla la voix féminine. Gamaël laissa échapper sa surprise. Il s’en voulut. — Pourquoi ne pas l’avoir éliminé comme vous nous l’aviez annoncé ? reprit son interlocutrice. — Il m’était sympathique mais vous ne pourriez comprendre ça. Et puis le laisser aux mains des Sang-Pitié équivalait à une véritable sentence de mort. Le fait que le commandant ait échappé aux Arikaris me fascine. Comment a-t-il réussi ce tour de force ? — J’exige que vous nous remboursiez un tiers de votre salaire ! — Il n’en est pas question ! ricana le guerrier. Vous m’avez payé pour affaiblir Morion, et je l’ai fait. Pas pour éliminer Cellendhyll de Cortavar. Du reste, je n’ai pas à me justifier devant vous, et vous le savez. — Et bien cette fois, éliminez l’Adhan, je vous paierai un meilleur prix que la dernière fois. Gamaël fit la moue avant de répondre. Il avait remarqué que la femme avait prononcé je et non le nous habituel des cabalistes. — Non, dit-il enfin. — Et pourquoi donc ? — Je vous le répète, il m’est sympathique. Et je n’ai nul besoin d’une autre raison. — Cellendhyll de Cortavar représente la pire des injures à nos yeux, il doit être éliminé sans attendre ! Les traits de Gamaël se firent pensifs : — En quoi l’Adhan vous menace-t-il ? Il ignore tout de votre existence. Je suis le seul qu’il connaisse et ce problème, je le réglerai à ma façon. — Vous devez l’abattre, s’entêta la femme. Ce meurtrier n’est pas réputé pour sa clémence et vous l’avez trahi. — Je vous l’ai dit, cela ne concerne que moi. Mais s’il me traque, peut-être que j’échangerai ma vie contre les vôtres… Un silence lourd accueillit sa réplique, ses interlocuteurs se raidirent. — Je plaisantais, reprit gaiement le guerrier aux cheveux noirs. — Votre humour est insultant mais peu importe. Puisque vous refusez de vous attaquer à l’Adhan, nous allons prendre nos propres dispositions. — Faites ce que bon vous semble. Mais si vous lui cherchez querelle, ce sera à vos risques et périls. Je vous aurai prévenus. Qu’il ait survécu à Valkyr me le confirme : Cellendhyll de Cortavar est un adversaire d’exception. — Je n’ai que faire de vos conseils, Gamaël ! Pouvons-nous toujours compter sur vous pour le reste de nos plans ? — Évidemment. Nos accords restent inchangés. — Dans ce cas, inutile de prolonger cet entretien plus longtemps. De mon point de vue, vous faites un détestable interlocuteur. Nous vous recontacterons comme prévu. Adieu. Sans attendre, la présence féminine invoqua un portail crépitant d’énergie qu’elle franchit, suivie de ses deux accompagnateurs. Ces derniers n’avaient pas articulé le moindre mot, ce qui confirmait les soupçons du guerrier. La démarche de la cabaliste était toute personnelle. Elle n’avait rien à voir avec le plan établi. Gamaël vérifia qu’il n’était pas suivi avant de regagner l’endroit où il avait attaché sa monture. Il flatta les naseaux de son cheval, un grand rouan à l’air placide, et sauta en selle d’un bond. Quelques instants plus tard, il s’enfonçait dans les profondeurs de Streywen au galop de chasse. Une entrevue somme toute fructueuse. Je vais devoir m’intéresser de plus près aux agissements de cette garce. Je n’ai aucune envie de la voir tuer Cellendhyll. Elle n’en a aucun droit. Si quelqu’un doit lui ôter la vie. ce sera moi. et je ne l’ai pas encore décidé. La renaissance inespérée de l’Adhan me confirme même que j’en suis loin. Il s’intégrera parfaitement à ce que je prévois pour Morion. Chapitre 96 Le vent d’hiver jouait une aubade lancinante sur la grande forêt. Ils se tenaient campés sur les pentes légères d’un petit vallon tapissé de neige, traversé d’un torrent aujourd’hui glacé. Cinq hommes en demi-cercle devant une stèle de marbre blanc, soigneusement polie, plantée dans la terre. La fratrie composée des guerriers les plus secrets et les plus redoutables du Chaos était réunie. C’était l’un des endroits de Streywen que Cellendhyll préférait. L’écrin émeraude des grands arbres résineux, la blancheur quasi immaculée de la neige ouatée, les odeurs de la sylve ; la nature dans toute sa splendeur et sa simplicité. L’Ange arborait son costume de cuir bleu sombre, offert par Estrée. Il se tenait à côté de ses pairs, les Ombres du Chaos – en vérité plutôt celles de Morion et donc d’Eodh. Kean était vêtu d’un habit de velours pourpre qui accentuait sa peau olivâtre. Rapière et dague ornaient son ceinturon. Il avait le cheveu brun et frisé, le sourire facile et d’agréables manières. Le corps athlétique, élégant, on eut dit une version moins sombre de Cellendhyll, moins sauvage. Le visage émacié, Logan portait une tenue de cuir noir patiné par l’usage. La poignée en peau de requin de son sabre faisait saillie au-dessus de ses larges épaules, du côté gauche. Il parlait peu, n’élevait jamais la voix, restait poli en toutes circonstances, mais sous la façade policée se cachait un assassin hors-pair. Le guerrier aux cheveux poivre et sel ne se livrait jamais, comme imperméable à toute véritable émotion. Si l’Adhan ne l’aimait pas particulièrement, en revanche il le respectait. Kereth était le plus jeune du groupe, aussi brillant par l’esprit que par les armes. Les cheveux châtains, habillé d’un ensemble de laine bleu, d’un béret et d’une cape gris perle, il appuyait nonchalamment ses mains fines et pâles sur une canne-épée au fourreau laqué rehaussé de petites runes Un cadeau de Morion, son mentor. Une lourde lame contre sa hanche, vêtu d’un pourpoint de velours vert, d’un pantalon et de bottes à revers en cuir brun, Melkior avait du mal à contenir l’excès d’énergie qui le caractérisait. Le massif guerrier à la moustache en croc était venu sur son grand destrier pie, lancé en plein galop. Et sans nul doute, il rentrerait à la même cadence, pressé d’aller se dépenser à la salle d’armes de la Forteresse. Sur un champ de bataille, Melkior était effrayant, animé d’une énergie insatiable, inlassable, d’une rage à peine maîtrisée, capable d’asséner des coups d’une puissance extrême durant des heures entières. En dépit de ses défauts ou grâce à eux, c’était l’Ombre préférée de Cellendhyll. Il manquait Garod, en mission sur les Territoires-Francs à la recherche d’informations sur Dreylen. L’Ange prit la parole. C’était à lui de prononcer l’oraison. — Nous sommes ici pour honorer la mort de notre frère, Khémal, tombé au service d’Eodh. Il fut un vaillant compagnon, un homme talentueux que nous regrettons. Adieu, Khémal, nous ne t’oublierons pas. Il n’était pas besoin d’en dire plus. Chacune des Ombres se perdit dans ses propres pensées. Le vent froid embuait leurs lèvres. Aucun d’entre eux n’était d’humeur à plaisanter. Cellendhyll laissa errer son regard en contrebas. Au milieu de l’agréable vallon, cinq autres stèles funéraires avaient été érigées selon ses instructions. Les tombes symboliques des Spectres. Engourdi par leur perte, il songeait à eux plus qu’à Khémal, en vérité. Il aurait voulu leur parler, d’esprit à esprit, regretter, s’excuser, promettre… mais il en était incapable. Quant à Faith, elle n’avait toujours pas repris contact avec la réalité. Son corps était en parfaite santé, mais son esprit restait hanté. Belducco continuait heureusement de veiller sur son sort. Mes Spectres ! Vous étiez tels mes enfants, vous étiez les meilleurs et vous m’avez fait honneur. Je vous garderai à jamais une place dans mon cœur ! Et je vous promets d’assouvir la vengeance que vous me demandez. Il serra les mâchoires. Dreylen venait de reléguer le Père de la Douleur à la deuxième place de sa liste spéciale. Leprín venait bien après, d’autant plus que l’Ange ne le croyait plus coupable du meurtre de Devora Al’Chyaris. Rosh et Sequin, il venait de les biffer, définitivement. Incapable de se contenir plus longtemps, Melkior finit par rompre le silence : — Bon, ça suffit. Les funérailles, c’est pas mon truc. Cellendhyll, puisque tu nous as réunis, dis-nous plutôt comment Khémal est mort. L’Adhan leur fit le même résumé qu’à Morion, relatant notamment la trahison de Dreylen, évoquant son macabre message. Il termina en demandant si le nom de Gamaël leur évoquait quelque chose, mais aucune des quatre Ombres ne le connaissait. Logan ajouta : — Si tu veux de l’aide pour retrouver l’assassin de Khémal, tu peux compter sur moi, Cellendhyll. — Merci Logan, j’apprécie. En fait, il se pourrait bien que je fasse appel à toi, un de ces jours. — Je pense que nous sommes tous prêts à t’épauler, Cell’, ajouta Kereth. Il te suffit de nous convoquer et nous viendrons. — Je ne peux dire mieux, termina Kean d’un large sourire, tout en plissant ses yeux légèrement bridés. Tandis que les autres échangeaient les dernières nouvelles, comme à chaque fois qu’ils se réunissaient, Melkior prit l’Ange à part. — Je n’ai rien dit devant les autres, murmura le guerrier moustachu. C’est une vieille histoire qu’il ne fait pas bon remuer. D’ailleurs, je ne pense pas qu’ils sachent quoi que ce soit au sujet de Gamaël. Seuls Garod et moi-même étions en poste à cette époque. L’Adhan vérifia que le restant des Ombres était trop loin pour entendre avant de lâcher : — Ne t’arrête pas en si bon chemin, Melkior, je t’écoute. — Tu te demandes qui peut être ce Gamaël ? En fait, on pourrait dire que tu représentes son successeur direct. En tant que septième des Ombres de Morion. Oui, tu entends bien : Gamaël était l’un des nôtres. Mais c’était bien avant que tu nous rejoignes. Du peu que je me rappelle, Morion et Gamaël ont eu une effroyable dispute, c’est du moins la rumeur qui a filtré. Le lendemain de cette dispute, Gamaël partait en mission dans les Terres Dévastées. Il n’en est jamais revenu. Pour tout le monde, il était mort. Après sa disparition, nous avons tourné à six pendant de longues années, le seigneur refusant obstinément de le remplacer. Jusqu’à ce qu’il te ramène pour devenir notre septième élu. — Alors Morion m’a menti, rétorqua Cellendhyll, les sourcils froncés. Il ne m’a rien dit sur ce traître lorsque j’ai évoqué son nom. — Tu connais le dicton : les voies du seigneur Morion sont impénétrables… J’imagine que la perte de Gamaël représente une blessure pour son orgueil et qu’il refuse de l’avouer. — Que peux-tu me dire sur lui ? relança l’homme aux cheveux d’argent. Que me caches-tu, Morion, et pourquoi ? — Pas grand-chose. Khémal était celui qui le connaissait le mieux, et encore. Gamaël était encore plus sauvage que toi ! — Je veux le retrouver. Mel’, aide-moi, si tu sais quelque chose qui peut me mettre sur sa piste, dis-le moi ! — Je lui connais au moins deux vices : le jeu et les femmes. Attention, je parle de vices raffinés. Tu devrais peut-être chercher du côté des cercles de jeux et des bordels de luxe du Plan Primaire. Je n’imagine pas Gamaël arpenter les couloirs de la forteresse, il y a de trop grands risques pour qu’il soit débusqué par Morion, ses espions ou encore toi ou moi. En revanche, les rares fois où il nous a raconté quelque chose sur lui, c’était pour nous parler des chaudes soirées qu’il se payait lors de ses congés sur le Plan Primaire… Mais au fait, qui te dit que c’est Gamaël qui a tué Khémal ? Ce n’est pas parce que tu as lu son nom sur le front du cadavre que… — Je le sais, je le sens. Et ce nom lui va comme un gant, à ce félon. — Dans ce cas, cela veut dire qu’il a survécu à sa mission, contrairement à ce que nous pensions. Mais pourquoi tuer Khémal ? Pourquoi trahir ainsi les siens ? — De crainte que Khém’ne le reconnaisse. Il a infiltré mon escouade pour s’attaquer à moi… ou peut-être bien à Morion. Je vais devoir réfléchir à tout cela. Merci pour ces informations, Melkior. — J’espère t’avoir été utile. Si tu as besoin de mon épée, tu sais où me trouver. En attendant, rentreras-tu avec moi, Cell’ ? Je t’ai amené une monture. J’ai pensé que cela te plairait de chevaucher à bride abattue dans Streywen. C’est une bonne manière de saluer la mémoire de Khémal. Comme nous, il adorait cette forêt. — Tu as tout à fait raison, Melkior. J’arrive. L’Ange salua Kean, Kereth et Logan, qui retourneraient à la citadelle du Chaos par téléporteur. Il ne remarqua pas le regard pénétrant que Logan braquait sur lui. Un dernier regard sur la tombe de Khémal, un autre pour celles des Spectres. Gamaël, je connais ton identité, désormais, et j’ai un endroit où te chercher. Quelques minutes plus tard, Cellendhyll était couché sur l’encolure de sa monture, lancé au triple galop sur une piste qui plongeait entre les grands sapins. Il montait un étalon alezan brûlé, un entier ombrageux au chanfrein marqué d’une étoile blanche. Melkior savait choisir ses montures et Cellendhyll savait les monter. Le vent sifflait à ses oreilles, les arbres, les sentiers défilaient à toute allure, les muscles de l’alezan ondulaient de puissance. Cellendhyll se sentait transporté dans un univers différent, où ne comptait que la vitesse, l’empathie avec son destrier. Et ce sentiment de liberté totale. Melkior partageait la même ivresse, le même abandon, riant à gorge déployée, relâchant une part de son énergie surabondante dans l’air frais de Streywen. Les deux guerriers avalaient le paysage à grands coups de sabots. Son esprit pour un temps apaisé, l’Ange du Chaos ne songeait plus qu’à l’ici et maintenant, et c’était merveilleux. La neige bleutée commençait à tomber, comme si les cavaliers galopaient sous une pluie de fleurs tombant du ciel. Cellendhyll se mit à rire, aussi fiévreusement que son compagnon. Chapitre 97 À peine de retour dans ses appartements, l’Adhan en ressortait. Il venait de trouver un mot d’Estrée qui lui donnait rendez-vous sur l’une des terrasses couvertes du dernier niveau de la citadelle. La terrasse avait été transformée en serre le temps de la saison froide. La lumière était atténuée par les végétaux, diffuse. Estrée se détachait nettement, pourtant, au milieu d’un amas de plantes grimpantes à la fragrance discrète. — Comment va Faith ? demanda la Fille du Chaos. — Son état reste inchangé. La jeune femme détourna la tête pour ajouter : — Dommage. J’avoue que je n’ai aucun atome crochu avec ta guerrière, mais je regrette vraiment qu’elle connaisse un tel sort. Cela dit, Faith est forte, je suis persuadée qu’elle finira par revenir. — Je l’espère de tout cœur. Mais j’imagine que nous ne sommes pas là pour parler d’elle… Le regard d’Estrée revint sur lui, avec cette intensité qui marquait leurs relations. — En effet, si je t’ai fait venir, c’est pour te dire que nous avions trop partagé, toi et moi, pour ne pas rester liés, d’une manière ou d’une autre. J’ai envie de te fréquenter, Cellendhyll. Comme une amie pour commencer. Je t’ai avoué ce que j’éprouvais à ton égard, en retour, tu m’as demandé de la patience, aussi je ne vais pas t’assaillir de mes charmes, je ne vais pas te harceler. Je te propose juste que nous apprenions à nous connaître, tous les deux, tranquillement. Et nous verrons bien où cela nous mène. Cellendhyll n’eut pas besoin de réfléchir ou de tergiverser. Ses rapports avec la fille d’Eodh avait pris une direction bien différente de ce qu’il aurait imaginé en partant pour Mhalemort. Il l’avait constaté, la présence de la jeune femme à ses côtés atténuait ses tourments, et c’était bien la preuve qu’elle sortait de l’ordinaire. — Je ne te promets rien, Estrée. Mais ton amitié, je l’accepte. Je t’offre la mienne en retour, pour ce qu’elle vaut. Tu finiras par t’en rendre compte, je ne suis pas très fréquentable… Je déteste les mondanités, j’exècre les beaux parleurs, la politique, le décorum. Je suis un homme d’action, pas une figure de salon. — Et tu crois que je n’en étais pas consciente ? rit-elle. Bougre d’Adhan, tu me plais tel que tu es et je te prends ainsi, n’est-ce pas le propre d’une amie ? Vouloir changer un homme de ta trempe serait la pire des erreurs, et je ne la commettrai jamais. De même, je ne m’imposerai pas. Tu es libre de me fréquenter ou non. Tu viendras à moi. De toi-même. — Mais avant que nous démarrions cette phase d’amitié, reprit la jeune femme, un tendre sourire aux lèvres, j’ai une requête… — Encore ? J’imagine que tu vas de nouveau me demander un baiser ? — Comment le sais-tu ? — Je commence à te connaître, Estrée, sourit Cellendhyll. Et sache que ce baiser, tu n’as pas besoin de le réclamer, car cette fois, je vais le prendre ! Sans lui laisser le temps de réagir, il la saisit pour l’attirer contre lui, la plaquer fermement torse contre torse, bas-ventre contre bas-ventre. Leurs bouches se touchèrent dans un embrasement commun. Leurs langues se mêlèrent l’une à l’autre, sans hésitation, chacune animée de sa propre passion. La jambe d’Estrée s’enroula à l’arrière de celle de l’Adhan. Elle répondait à ce baiser avec la même ardeur déployée par l’Ange, comblée de bonheur plus encore que d’excitation. Comblée par l’un de ces moments parfaits, idéal de réalité, bien trop rare dans son existence tumultueuse. Elle désira brutalement que le temps se fige. Elle ne voulait rien de plus. Rien d’autre, que de rester ainsi, dans les bras virils et protecteurs de l’homme qu’elle aimait. Y rester à jamais. * Camouflée dans un recoin d’ombre de la serre, derrière l’épaisseur d’un ficus barbier, sa fine silhouette recouverte par une houppelande de velours noir, Mina de Pélagon observait Estrée et Cellendhyll, les yeux brillants de haine. Ils se séparèrent sagement, quoique le souffle heurté. L’Adhan rentra chez lui, les pensées de nouveau tournoyantes, le sexe tendu d’une monumentale érection. La Fille du Chaos, d’un pas dansant, fredonnant un air aussi enjoué que son esprit. L’Ange songeait à partir avec Estrée sur les routes de l’aventure, celles des Territoires-Francs. Cette pensée folle revenait avec une insistance ardente, en dépit des imprécations de sa conscience chaotique. Mais n’était-il pas temps pour lui de songer à ce genre de folie ? L’idée de liberté le taraudait toujours. Il ne connaissait cependant pas assez la jeune femme pour prendre ce risque maintenant. Un tel destin devait se mûrir et l’Ange avait besoin de certaines confirmations. Défier ses maîtres en leur ravissant l’héritière d’Eodh n’était pas un acte à commettre sur un coup de tête. Encore fallait-il qu’Estrée accepte cette proposition assurément périlleuse sinon suicidaire. Encore fallait-il qu’elle soit bien l’égale dont il rêvait. Mais pourquoi songer soudain à ce genre de choses si, pour ma part, je ne l’aime pas ? Pourquoi ? Chapitre 98 Surgi de nulle part, Maurice s’affala dans l’herbe tendre comme s’il était tombé de haut. Il se ramassa sur lui-même, prostré comme un nouveau-né, et resta ainsi de longues minutes. Enfin, il hoqueta, inspira, expira. Soupira : — Où suis-je, cette fois-ci ? Il se redressa tant bien que mal. Son corps portait les traces de l’intense correction que lui avait inlassablement infligé son maître, jour après jour, mais ces dernières disparaissaient déjà, laissant son corps au teint laiteux vierge de toute séquelle. Maurice avait été sévèrement chapitré par son maître. De nouvelles aventures l’attendaient, une nouvelle vie, un destin cependant inchangé. L’étrange individu gardait toutefois, enfouie au fond de son esprit, l’image d’un homme grand et svelte, aux cheveux d’argent, aux yeux verts, étincelants de force et d’une certaine sauvagerie. À ses côtés, une dague au métal noir, inquiétante, murmurante, assoupie. — J’ai souffert. Terriblement. Mais je me souviens, cette fois. Je me souviens de tout et pas seulement de bribes. Mon esprit est clair, plus clair qu’il ne l’a jamais été. Je vous en remercie, Hors-Destin. Grâce à vous, je sens souffler le vent de la liberté. Maurice leva l’index qu’il pointa vers le ciel d’azur immaculé, et effectua un tour sur lui-même. Son visage maigre s’anima d’un sourire : — Ah, le Plan-Primaire. À présent qu’il savait où il se trouvait, tout allait bien. Il huma l’air, avant de déclarer à voix haute : — Allons par là, vers l’est. Je sens le délicieux fumet d’une tarte aux myrtilles ! — Je préfère la tourte aux champignons. — N’importe quoi, c’est bien trop salé ! — Tu divagues, mon cher ? — Moi, je pense que… — Toi, tu te tais ! — Et le jus de carotte, alors ? Il n’y a rien de tel pour vous requinquer un honnête homme. — Ça, c’est bien vrai ! Distrait par ce dialogue à bâtons rompus avec lui-même, Maurice s’éloigna dans la campagne verdoyante, en aucune façon embarrassé par sa nudité. Messire Cellendhyll de Cortavar, nous nous reverrons. Quoi qu’affirme mon maître, quoi qu’il impose, je certifie que nous sommes liés, vous et moi. Et même la mort ne semble pas en mesure de nous séparer À bientôt. Hors-Destin…