Michel Robert Cœur de Loki Hérétiques – créateurs de livrels indépendants. Pour Mathieu Dejean, des Issambres, qui promet beaucoup. Surtout, Matt, continue de lire… Pour Stéph’ Lemonnier, le barde prolifique, qui m’a poussé par ses questions passionnées à affiner mon univers. Pour toi, ma Fissure… ce livre n’aurait pu être achevé sans toi. Je suis l’Ombre, insaisissable et mortelle. Mon esprit est une lame. Mon corps est une arme. S’adapter, c’est vaincre. Je sers la voie Unique. Je suis l’Ombre, je danse et je tue. Le mantra des Ombres PREMIÈRE PARTIE Chapitre 1 Cellendhyll de Cortavar reçut un violent revers du coude en travers de la bouche, une frappe du tranchant de la main sur le côté du crâne, ses jambes furent sèchement balayées et il s’effondra lourdement sur le sol. Le souffle coupé, les tempes battantes, les lèvres éclatées. L’affrontement avait lieu dans l’Arène, la salle d’entraînement des Maraudeurs-Fantômes, située dans la forteresse d’Eodh, sur le plan-maître du Chaos. Taillée dans la pierre, la pièce était pourtant grande, avec un haut plafond en voûte, de larges piliers, sans autre décoration que les râteliers d’armes qui couvraient les murs, les appareils de musculation et les tapis d’exercice qui jonchaient le sol. Il n’y avait aucun spectateur pour assister à la déchéance de Cellendhyll et aucun ami pour le soutenir. Juste Yvain, le maître-instructeur des Maraudeurs. Un homme habillé de cuir brun, aux yeux noirs, aux cheveux gris tressés, de taille moyenne mais d’un maintien impressionnant, comme taillé dans un arbre-tempête. Il semblait à lui seul aussi dangereux qu’une charge de lanciers de la Foudre. L’opposant de Cellendhyll, Fharen, le troisième assistant d’Yvain, était un jeune homme plutôt grand, mince, avec de larges épaules et des hanches étroites, une figure large et mate encadrée d’une chevelure bouclée aux reflets noisette. Il était vêtu, comme l’Adhan, d’un justaucorps et d’un pagne de coton clair. D’ordinaire, pour ce genre d’exercice, Cellendhyll s’entraînait avec Yvain, le maître-instructeur ; avec Haas, Bren, Dieffenbecker et Qjöjar, les plus redoutables des Maraudeurs, ou bien encore en compagnie de Logan ou de Kereth, les autres Ombres de sa connaissance en poste à la forteresse d’Eodh. Mais c’était avant. Lorsqu’il était encore un guerrier d’élite. Un Initié capable de chevaucher le zen, la transe qui sublimait l’art du combat. Avant. Depuis quelques six mois, Cellendhyll ne valait pas mieux que le moins compétent des instructeurs d’Eodh. Celui qui habituellement s’occupait des novices. Oh, il était bon, ce Fharen, il fallait l’avouer. Mais seulement bon. Ni excellent ni extraordinaire. Le véritable Cellendhyll de Cortavar, l’aurait vaincu avec une seule main, alors qu’à présent, il se faisait déborder de tous côtés. Avant. Morion, espèce de salopard ! L’Ange essuya le sang maculant sa bouche, ravala la bile qui lui brûlait la gorge. Il passa une main dans sa longue chevelure argentée pour chasser une mèche qui lui barrait la vue. Juste à temps pour intercepter le regard apitoyé que Fharen échangeait avec Yvain. Le jeune était visiblement dépité par la prestation de celui qui jusqu’ici avait été son idole. Ce regard fit retrousser les lèvres de Cellendhyll en un rictus coléreux. Il rassembla ses forces et se releva pour faire face à son adversaire. Il dépassait son adversaire de toute sa taille et sa corpulence, tel un ours dressé sur ses pattes arrières. Mais l’intrépide guerrier, le combattant d’élite était méconnaissable. Son visage était bouffi, renfrogné, couvert d’une barbe drue. Des poches lui marquaient les yeux. Son corps luisant de graisse évoluait sans aucune grâce, sans aucune assurance. Lui que l’on comparait auparavant à un grand loup de Streywen, vif, sûr, redoutable, était devenu en l’espace de moins d’un an comparable à un plantigrade malhabile et ramolli dont il avait d’ailleurs l’apparence. Une dramatique métamorphose. Putain de séance d’entraînement ! Si seulement il pouvait retrouver son aisance coutumière, l’espace d’un couple de minutes, alors le cas de Fharen serait réglé. Juste deux minutes et ce dernier se retrouverait allongé sur les tapis en paille de riz, le nez en sang, vaincu. Seulement voilà, l’Adhan avait beau connaître par cœur les gestes à effectuer, les enchaînements de frappes, d’esquives, les contres, les parades, il était devenu incapable de les exécuter. La science du combat qui était la sienne était toujours là dans son esprit, enclose pourtant, bloquée sous des amas de graisse et de frustration. Les sourcils froncés, ses traits boursouflés figés sur une expression mauvaise, Cellendhyll reprit la position de combat. Les deux hommes s’évaluèrent du regard et s’élancèrent l’un contre l’autre. L’Ange croisa les bras devant lui pour contrer un fouetté du pied dirigé vers son bas-ventre, fit un pas de côté pour échapper à un crochet du gauche, tenta un coup de coude qui fut à son tour dévié. Mais Fharen, bien plus rapide, réussit à tromper sa garde et le toucha d’un direct à la pommette. Cellendhyll vit venir le coup mais il se révéla trop lent pour y échapper. Sa tête partit en arrière et il grogna de dépit, obligé de reculer. Les combattants reprirent de la distance. Fharen respirait librement, sans à-coups, alors que le souffle de l’Adhan était haché, malaisé. Le jeune homme transpirait à peine, Cellendhyll était ruisselant. Yvain les contemplait en silence, sans livrer ses traditionnels commentaires. Le maître d’armes se mordillait la lèvre inférieure, la mine encore plus sombre qu’à l’accoutumée. Putain de séance ! L’entraînement reprit. Fharen laissa venir Cellendhyll à lui. L’Adhan leva son poing serré. Il tenta une feinte à droite et bondit sur la gauche, la main levée pour asséner un coup du tranchant. En plein élan, il sut qu’il allait échouer. Trop lent, beaucoup trop lent, espèce de pachyderme ! Fharen saisit son poignet dressé, tourna sur lui-même tout en imprimant un mouvement de torsion vers le bas. Incapable de résister à l’élan provoqué, Cellendhyll quitta le sol, fit un soleil et mordit une deuxième fois la poussière. Il resta couché sur le dos, haletant, les yeux irrités par la sueur, le goût amer de la défaite raclant le fond de sa gorge. Jamais il ne s’était senti aussi ridicule dans un duel. Jamais il ne s’était montré aussi médiocre. Fharen vint le surplomber et lui tendit la main pour l’aider à se relever. Cellendhyll le foudroya du regard, avec tant d’intensité qu’il le fit reculer. L’Adhan expira avec force et se redressa. — Ça suffit, le combat est terminé ! décida Yvain. — Non ! grogna Cellendhyll, qui peinait à se redresser. — Si. Que je sache, c’est encore moi le maître de l’Arène ! tonna le maître-instructeur de sa grosse voix. Les deux hommes s’affrontèrent du regard. Les yeux de l’Adhan, d’un émeraude soutenu, fulminaient face à ceux d’Yvain, noirs comme de l’encre, insondables. Cellendhyll perdit également ce duel. Maussade, il délaissa le cercle de combat et quitta la pièce pour rejoindre les thermes, sans un mot ni un regard pour les deux hommes. Fharen leva un sourcil à l’adresse de son supérieur. Celui-ci haussa ses épaules massives. — Quelle pitié ! soupira l’assistant. C’était le meilleur de tous les Maraudeurs. Croyez-vous qu’il remontera la pente ? Yvain semblait dubitatif : — Tant qu’il refusera de s’accepter tel qu’il est, il n’arrivera à rien. Que cela te serve de leçon ! Si tu refuses d’accepter la réalité, si laide soit-elle, tu finiras comme lui par te perdre toi-même. Cellendhyll ouvrit les portes battantes des thermes avec tant de rancœur, tant de violence, que le bois faillit sortir de ses gonds en percutant les murs. La salle des bains était vide et c’était tant mieux. Il ne voulait pas voir qui que ce soit. Ses blessures physiques lui cuisaient mais lui faisaient bien moins mal que celles infligées à son orgueil. Rageur, l’Adhan se dévêtit rapidement et jeta ses vêtements trempés sur un banc, en face de la rangée de vestiaire en teck. Il resta longuement sous l’eau, tout en fixant les murs de faïence aux motifs bleus, jaunes et violets, comme s’il était possible de laver la souillure de son esprit en même temps que sa sueur. Ses ablutions terminées, il se sécha, se dressa nu devant un grand miroir et se contempla. Une fois de plus, l’Ange ne se reconnut pas. Il contempla sans plaisir celui qu’il était devenu à cause d’une lubie de son maître. Le gras enlaidissait ses traits, alourdissait son corps, qu’il se mit à tâter d’un air dégoûté. Ses pectoraux pendaient comme deux fruits trop mûrs, ses hanches disparaissaient sous d’épais bourrelets, quant à ses cuisses, elles avaient doublé de volume. Cellendhyll avait le blanc des yeux injectés de sang, sa bouche mince et meurtrie se barrait d’un pli amer. Il se laissait volontairement pousser une barbe drue qui le vieillissait mais camouflait sa mâchoire empâtée. Seul point positif et qu’il jugeait vraiment des moindres, son nez n’était plus cassé mais avait retrouvé sa droiture, guéri par la magie que l’on avait osé implanter au plus profond de lui-même. Seul vestige de sa beauté passée, l’oasis de ses yeux d’un vert lumineux, étincelants d’une force intérieure et subtile au milieu du désert de son visage enlaidi. Cellendhyll poussa un long soupir. Il se sentait enfermé dans le corps d’un autre. Condamné à incarner une image contrefaite, misérable, rebutante et, somme toute, plus que détestable. Morion ! S’il y avait bien un responsable de sa déchéance, c’était bien le Puissant du Chaos. Oui, tout était la faute de Morion et de ses expériences ! Submergé par un mélange de rancœur, de frustration et de désespoir, Cellendhyll frappa violemment son image, qui semblait se moquer de lui à travers le miroir. Le verre éclata, dans une explosion de débris et de sang. Cellendhyll ne prêta aucune attention à la plaie qu’il venait de se causer. La douleur était presque agréable, elle le distrayait de ses noires ruminations. Telle était sa situation présente : il n’était plus qu’un guerrier quelconque, voire médiocre. Un homme comme les autres, moins que les autres. Lui qui avait connu les honneurs, lui qui avait goûté à la saveur inimitable, irremplaçable du zen. Lui, l’Initié qui s’honorait en outre d’être un des mystérieux agents de Morion, une de ses Ombres implacables, l’élite de l’élite. Cellendhyll délaissa le miroir brisé et passa des vêtements amples et sombres destinés à cacher du mieux possible son corps disgracieux. Alors qu’il entreprenait de sécher ses longs cheveux, une impression de danger le saisit – au moins n’avait-il pas perdu son instinct. Il se retourna pour découvrir qu’il n’était plus seul dans la pièce. Un homme de grande taille à la musculature sèche se tenait à cinq pas de lui. Vêtu en tout et pour tout d’un kilt et d’un gilet de cuir, il arborait en guise de chevelure une unique mèche de cheveux bleu foncé sur le haut du crâne. Un réseau ondulé de tatouages bleus et rouges couvrait la quasi-totalité de son corps glabre et de son visage lunaire. Par l’Épée de Lachlann ! De tous ceux que l’Ange du Chaos côtoyait dans la forteresse, Sasht’eh le Tucin, l’assassin tatoué, était probablement l’homme qu’il appréciait le moins. À égalité peut-être avec cet abruti vicieux de Rosh Melfynn. — Alors, l’Adhan, c’est pas la forme, hein ? ricana l’homme tatoué, en grattant le lobe démesuré de son oreille. — Fous-moi la paix, ou tu vas le regretter, répliqua Cellendhyll les dents serrées. — Plus maintenant, répondit l’autre d’un air confiant. Tu as perdu tes talents, tu n’es plus rien. Je vais enfin pouvoir prendre ma revanche ! Le Tucin s’avança, bien équilibré, le regard mauvais. Les couleurs de ses tatouages s’avivèrent et les lignes bleues, sources de sa magie offensive, se mirent à onduler. Pour sa part, Cellendhyll était sans armes. Son arme favorite, sa dague sombre, il l’avait enfermée dans son casier, et il n’avait aucune disposition pour la magie. L’Adhan n’était cependant pas complètement démuni. Il avait sa colère. Il projeta sa serviette mouillée dans la figure de l’autre. Le geste ne servit qu’à ralentir l’avancée de son adversaire l’espace de quelques brèves secondes, mais cela fut suffisant. Surpris dans sa magie, son attention perturbée, le Tucin leva le bras pour écarter le projectile. Du pied, l’Adhan crocheta le banc à côté duquel il se tenait et le lança dans les tibias de Sasht’eh. Un cri rauque et celui-ci perdit l’équilibre. Cellendhyll accueillit la chute en avant d’un crochet descendant, directement sur la bouche du Tucin. Sûr de lui, sûr de pouvoir vaincre l’épave qu’était devenu l’Adhan, obnubilé par la revanche, Sasht’eh n’avait pensé qu’à l’attaque, il n’avait pas estimé utile d’activer les défenses symbolisées par ses tatouages rouges. Foudroyé par la rage de l’Ange, l’homme tatoué s’écroula sur le sol carrelé. Cellendhyll n’attendit pas qu’il retrouve ses esprits, il saisit sa longue mèche et lui frappa la tête contre la faïence. Une, deux, trois fois. Le corps flasque et le regard vitreux, la bouche en sang, Sasht’eh avait son compte. L’Adhan se redressa tout en se préparant à larder l’homme tatoué d’un déluge de coups de pieds. Le Tucin faisait un parfait exutoire à son ressentiment. Mais la punition espérée n’eut pas lieu. Une étoile de lumière violette apparut brusquement dans la pièce, flottant à hauteur de l’épaule, accompagnée d’un délicat tintement. Un signal discret mais sans équivoque : Morion requérait sa présence. Un peu calmé, Cellendhyll cracha sur le Tucin toujours inconscient et quitta la pièce. S’engageant dans une série de couloirs décorés d’arches et recouverts de tapis aussi épais que coûteux, il gagna un anneau de téléportation caché derrière un faux mur, accordé à son aura. Il fut emporté dans une aile différente de la forteresse. Un quart d’heure plus tard, l’Ange se tenait devant la porte magique, taillée dans une écaille de dragon rouge. Celle du bureau de son maître, Morion d’Eodh, Puissant du Chaos. * À peine l’Ange du Chaos avait-il quitté les lieux qu’un nouvel arrivant fit son entrée dans la salle des bains. Rosh Melfynn. La ruse imprégnait ses traits ronds. Sa chevelure rousse, taillée en brosse, luisait dans la lumière reflétée par les cristaux de gemmelitte jaune incrustés dans les murs. Les parties de son visage blafard semblaient avoir été accolées une à une sans souci particulier de cohérence ou d’harmonie. Ses yeux gris ardoise paraissaient voilés, et pourtant ne manquaient rien des détails de la pièce. — Qu’est-ce que tu veux, toi ? souffla le Tucin, redressé sur un coude, occupé à éponger le sang qui maculait ses lèvres déchirées. — Écoute, je vais être bref, dit Rosh en lissant sa courte barbe. Tu détestes cet Adhan et moi aussi. Toi comme moi voulons sa perte. Allions-nous ! — Je ne sais pas, maugréa l’assassin tatoué en grimaçant devant les douleurs que lui avait infligées Cellendhyll. — Attends, je vais te prouver que je peux t’être utile, sourit le rouquin. Sans attendre, le petit homme agita les doigts et traça les runes. Par un curieux tour du destin, sa principale aptitude – loin devant tout le reste – était la magie curative, alors que Rosh Melfynn s’était révélé dès son enfance un être fondamentalement mauvais. Le mana répondit à son appel et un voile d’énergie mauve enveloppa l’homme tatoué. Lorsque l’éclat de lumière disparut, Sasht’eh était guéri de ses blessures. Il se releva d’un bond et se fendit d’un hochement de tête austère en guise de remerciement. — Viens, susurra Rosh d’un ton qui se voulait engageant, allons discuter dans un endroit plus approprié du sort de ce maudit Machallan ! Les deux hommes échangèrent un sourire cruel, forgé de l’ébauche d’une complicité malsaine, et quittèrent la pièce. * Quelque temps plus tard, ils arrivaient dans la chambre de Rosh Melfynn. Celle-ci exhalait le puissant relent âcre du pentii, drogue dont le rouquin était friand, et qui n’était que la première de ses perversités. Un désordre indescriptible régnait dans la pièce. Il y avait des vêtements éparpillés un peu partout, des restes de repas sur la table à manger, des déchets de diverses natures sur le tapis olivâtre. Rosh n’était pas véritablement un natif d’Eodh. Deuxième fils du clan Melfynn, il avait été confié par sa mère, la baronne Mharagret, au bon soin du duc Elvanthyell, une coutume courante dans les plans du Chaos. Le rouquin était censé apprendre à parfaire sa magie. En réalité, Rosh se moquait bien d’apprendre quoi que ce soit. Même le fait d’espionner Eodh, la raison véritable pour laquelle il se trouvait dans la Forteresse, ne l’intéressait pas outre mesure. Rosh ne songeait qu’à ses perversions, ne vivait que pour ses obsessions. Ou le contraire. Il était bien difficile de cerner la logique du rouquin. A peine le seuil franchi, Rosh se dirigea vers une commode qui reposait devant son lit aux draps froissés d’une douteuse propreté. Il ouvrit un tiroir et en sortit sa houka, sa pipe préférée taillée dans un os humain qu’il bourra aussitôt de petits cristaux jaunâtres et mauves, son panachage préféré. Du menton, il désigna un siège à son invité, revint s’asseoir en face de lui, s’empara de la bouteille qui reposait entre eux, sur la grande table ronde. La face réjouie, il servit deux verres d’un alcool brun et sirupeux. Les deux comploteurs se jaugèrent du regard. Sasht’eh avança le menton : — Parle, souffla-t-il sans ambages. Rosh prit le temps d’allumer sa pipe, de tirer quelques bouffées avant de lâcher : — J’ai un contact au bureau des Identités. Je lui échange quelques-unes de mes meilleures drogues contre des informations. Et il se trouve que ce contact m’a livré aujourd’hui même un renseignement fort intéressant. Le rouquin marqua une pause comme pour accentuer son effet d’annonce. — Eh bien quoi ? cracha le Tucin. Rosh lui délivra un sourire empli de sous-entendus et annonça, les prunelles comprimées par la drogue : — Machallan part en mission, d’ici la fin de journée. Morion l’envoie dans les Territoires-Francs. — Et alors ? — Ne comprends-tu pas ? Ici, dans la Forteresse, il est difficile voire impossible d’organiser quelque chose contre l’Adhan sans s’attirer de représailles… Mais sur le plan primaire, ça change tout ! Je n’ai pas réussi à apprendre tous les détails de cette mission mais j’en connais la première étape… Rosh se tut et tendit sa pipe au Tucin. Celui-ci prit une pleine bouffée de pentii qu’il retint le plus longtemps possible avant d’expirer tout doucement. — Et tu as besoin de moi pour recruter des guerriers et monter une embuscade, c’est ça ? émit le tatoué d’un ton voile par la fumée inhalée. — J’y ai pensé, oui, mais j’ai trouvé mieux. Faire appel à quelqu’un de plus puissant que nous deux réunis, quelqu’un qui se trouve lui aussi avoir des comptes à régler avec Machallan. — Alors moi, qu’est-ce que je viens faire dans cette histoire ? demanda l’assassin. Il rendit la pipe à son propriétaire. — J’ai besoin de toi pour couvrir mes arrières. Je n’entrerai pas dans les détails mais vois-tu, je suis assez mal vu dans les Territoires-Francs et ma tête a été mise à prix. — Et qu’est-ce que je gagne dans l’affaire ? — Tu m’aides à en finir avec l’Adhan, ça ne te suffit pas comme récompense ? Sasht’eh exécrait depuis toujours l’homme aux cheveux d’argent mais en contemplant la lueur fiévreuse qui régnait dans le regard gris du rouquin, il comprit que ce dernier haïssait l’Adhan avec encore plus d’intensité que lui. Ce sentiment, il ne pouvait que le respecter. — Si, répondit finalement le Tucin, ça suffit. Amplement. * Devant l’étrange et magnifique porte composée d’une écaille de grand dragon, Cellendhyll se livra au rituel traditionnel, se soumettant à l’examen de l’Œil qui contrôlait l’entrée. L’appendice magique placé au centre de la porte le sonda à l’aide de son cercle de couleurs dansantes avant de disparaître, satisfait, et de laisser libre passage. — Cellendhyll… Assieds-toi, résonna la voix qu’il avait appris à connaître, toujours aussi élégante, chargée d’un pouvoir manifeste. Quelle que soit sa nature, ou son allégeance, un Puissant maîtrisait un tel niveau d’énergie qu’il était à même de choisir son apparence. Ce type de sort gardait son efficacité durant une dizaine d’années environ, selon la force de l’invocateur. Dans la Maison d’Eodh, il était d’usage de garder la physionomie que l’on s’était choisie au début du renouvellement initial ou bien de la laisser vieillir d’apparence, à l’image du duc Elvanthyell. D’autres en revanche, telle la vaniteuse baronne Mharagret, du clan des Melfynns, abusaient de ces enveloppes pour changer leur image au gré de leurs humeurs. Pour une raison inconnue, certes pas par coquetterie, et bien qu’il en ait largement passé l’âge, Morion avait décidé de conserver une apparence de frêle adolescent aux cheveux bruns. Il ne fallait pas le sous-estimer pour autant, avait appris l’Adhan. Sous des dehors graciles, Morion, le prince des Apparences, le maître des Mystères, en charge de la sécurité de la première Maison du Chaos, Eodh, était le personnage le plus brillant de son peuple. Vêtu d’une ample chemise de soie blanche et d’un pantalon violet foncé, paré de l’indéniable beauté des Eodh, le Puissant arborait au menton la fossette familiale. Morion, maître des Mystères, gardait constamment ses yeux abrités derrière une paire de lunettes rondes à verres fumés ; l’Adhan n’en avait jamais vu la couleur. Jusqu’à l’année dernière, Cellendhyll avait toujours apprécié ce maître qu’il avait choisi. Aujourd’hui, il n’éprouvait que rancune à l’égard du Puissant. — À ton air, je constate que tu es toujours aussi furieux, entama Morion. — Il y a de quoi, non ? répondit l’Adhan d’un ton aigre. Le Puissant lâcha un soupir exaspéré et enchaîna : — Écoute, Cellendhyll, j’ai déjà reconnu que les choses ne s’étaient pas déroulées tout à fait comme je l’escomptais… Les séquelles que tu subis n’ont rien de volontaire et elles ne sont pas irréversibles, tu dois t’en convaincre une bonne fois pour toutes ! Je suis persuadé qu’avec un peu de temps, et surtout de bonne volonté, tu finiras par redevenir aussi redoutable qu’avant. Et doté de pouvoirs dont, crois-moi, tu seras tout à fait satisfait. Un peu de bonne volonté ? Te croire ? Que la Lumière le brûle et que les Ténèbres te dévorent. Morion ! Tu te moques bien de ce que je peux ressentir. — Ah oui ? ricana l’Ange. « Laisser faire le temps »… Cela fait trois mois que vous me rabâchez ce genre de préceptes. Et rien ne change. Je n’ai pas mérité ça ! — Combien de fois devrais-je te le répéter ? Ce que tu prends pour une malédiction est au contraire un bienfait incroyable, je ne comprends pas que tu refuses de t’en rendre compte ! — Regardez-moi, regardez ce que je suis devenu ! s’écria Cellendhyll. Et vous osez me parler de bienfait ? Tout en parlant, il se dressa devant le bureau de son maître, les bras grands ouverts, comme pour se laisser détailler à loisir. — Calme-toi, rétorqua le Puissant, l’index brusquement levé. L’Adhan se laissa tomber dans son siège de mauvaise grâce. Le doigt toujours levé, Morion poursuivit d’un ton qui se voulait conciliant : — Je n’ai toujours voulu que ton intérêt, Cellendhyll. Rappelle-toi que je t’ai sauvé, il y a dix ans, dans cette sinistre cellule. Ghisbert… les Compagnons du Soir… Je t’ai sauvé et je t’ai guéri. Je t’ai rendu plus fort et je t’ai donné ce que tu désirais le plus : la vengeance. Oui, mais au bout de dix ans, justement. Dix années durant lesquelles je t’ai loyalement servi, sans jamais rien demander. Et pour quel prix ! Cellendhyll tenta de réfréner l’ardeur de ses pensées, mais sous l’impulsion de la colère il ne put retenir sa langue : — Vous faites appel au passé, seigneur ? À mon tour. Souvenez-vous, à la fin de ma dernière mission dans la capitale de la Lumière, je suis revenu vers vous pour vous servir loyalement, comme je l’ai toujours fait En mon âme et conscience, j’ai choisi de renier mes origines alors qu’un brillant destin m’attendait chez les miens en tant que Lige de l’Empire ! J’ai tourné le dos à tout cela, pour vous. En guise de récompense, vous m’avez transformé en monstre ! Vous vous êtes servi de moi comme d’un vulgaire cobaye ! Votre geste n’était nullement une gratification comme vous me l’avez maintes fois répété, juste une expérience. Celle-ci a échoué et je me retrouve dans ce corps inutile et méprisable ! Je ne vous avais rien demandé, moi… La seule chose que je voulais, que je veux encore, plus que jamais, et vous le savez, c’est être une Ombre. Rien de plus et rien de moins. Au lieu de cela, j’ai perdu mon corps, ma forme, mes talents guerriers et le zen. Je ne vous sers donc plus à rien ! Morion s’avança sur son siège et croisa ses mains fines : — Cellendhyll, par le Chaos Primordial, tu t’aveugles de colère ! Tu veux redevenir une Ombre, retrouver ton rang ? Alors, réagis au lieu de geindre, cesse de te replier sur toi-même et abandonne cette rancune qui te ronge. Elle n’est qu’une entrave. Ton pire ennemi, c’est toi-même ! Quand vas-tu en être conscient ? Mais non, tu refuses la situation présente, tu refuses d’affronter la vérité. Ancré dans un passé révolu, ton esprit fait barrage, c’est bien pour cela que tu ne progresses pas ! Adapte-toi, accepte-toi, et tu pourras retrouver ce que tu as perdu. Cellendhyll croisa les bras et s’abîma dans un silence buté, les bras croisés, le regard vindicatif. — Il suffit ! s’exclama Morion. Tu as mérité ma confiance, ce qui explique que j’ai supporté tes humeurs. Jusqu’ici. À présent la coupe est pleine, cesse de jouer avec ma patience ou tu vas vraiment le regretter ! Le Puissant marqua une pause qu’il mit à profit pour vérifier l’état de ses ongles immaculés. Il reprit : — De toute manière, si je t’ai fait venir, ce n’est pas pour m’appesantir sur cette discussion stérile. Je vois bien que tu tournes dans la forteresse comme un griffon en cage, j’ai donc décidé de t’envoyer en mission dans les Territoires-Francs. À Véronèse, très exactement. — En mission ? Comme Maraudeur ? demanda Cellendhyll plein d’espoir. — Non, aucun rapport. En fait, je t’envoie dans la cité-franche pour y faire l’acquisition de la Rose des Vents, un établissement spécialisé dans l’export de marchandises et qui m’intéresse. Tu sais que la Maison d’Eodh a des investissements répartis sur l’ensemble des Territoires-Francs, et cet achat nous permettra d’établir une base financière dans cette région de l’est où, jusqu’ici, nous n’avions aucune assise… Je t’ai trouvé une identité d’emprunt idéale : tu seras messire Ravage, un Procurateur de rang prime. — Un Procurateur ? s’exclama l’Ange du Chaos sans chercher à cacher son dépit. Vous me transformez en vulgaire garçon de course ? Il n’avait pu se retenir de se lever de son fauteuil et de se pencher par-dessus le bureau de son supérieur qu’il toisait farouchement de son regard émeraude. — Cellendhyll, calme-toi, c’est la dernière fois que je te le dis ! tonna le Puissant, la sécheresse soudaine de sa voix claquant tel un fouet. Ah, tu commences à m’échauffer les sangs ! Tout en s’écriant, Morion avait levé sa main. Soumis en un instant à la volonté de son seigneur, Cellendhyll fut brutalement plaqué contre le dossier de son siège, tous les muscles étirés en arrière, à la limite du supportable. Tout frêle qu’il paraissait, Morion disposait de pouvoirs suffisamment dissuasifs. Temporairement dompté, Cellendhyll quitta son air belliqueux. La pression magique qu’il subissait s’évanouit aussi vivement qu’elle était venue. Le Puissant poursuivit d’un ton plus doux, conciliant : — Dans ton état actuel, il est évident que je ne peux plus t’employer ni comme Ombre, ni comme Maraudeur, et crois bien que je le déplore. Je t’ai trouvé une mission tranquille, dans un cadre agréable, qui te permettra de te changer les idées et de te remettre doucement en selle. Tout est dans le dossier… L’émissaire de la banque Chanseth t’attend à Véronèse pour conclure l’affaire, il est prévenu de ton arrivée. J’ai déjà fait poser une option, le dossier est bloqué, ce qui te laissera le temps de faire le voyage. Gheritarish t’accompagnera, il passera pour ton garde du corps et s’occupera de te rendre la forme. Ah, autre chose… Tandis que tu seras sur place, le temps que le dossier d’acquisition soit monté, tu en profiteras pour aller voir un homme nommé Vicario Nozzo, responsable de secteur dans les mines. Nozzo a contacté notre réseau du Nord pour lui proposer des renseignements intéressants contre argent comptant. Je ne sais pas ce que ça vaut mais autant voir ça de plus près. Passe au bureau des Identités pour obtenir un jeu de papiers officiels ainsi que les documents qui te permettront de réaliser l’achat de la Rose des Vents… Tu connais la procédure : mémorise les détails figurant dans ton dossier et détruis-le. Ah, j’allais oublier. Comment s’est passé l’entraînement ? Ton rythme cardiaque est-il bon ? Étais-tu gêné pour combattre ? — J’étais gêné par ma méforme, pas par l’arythmie, souffla Cellendhyll de mauvaise grâce. — Ne t’inquiète pas, tant que tu maintiendras la synchronisation, tout finira par rentrer de l’ordre. Quant à tes blessures, avec le cycle actuel de Valistar, dès demain elles seront guéries. Le problème n’est pas là, songea Cellendhyll sans oser le formuler de vive voix. Il se savait avoir dépassé les limites et tout furieux qu’il soit, il n’était pas devenu suicidaire pour autant. — Des questions ? reprit Morion. — Seigneur, au sujet de la prédiction des Ténèbres… Le Puissant caressa l’arête de son nez, la voix soudain pensive : — Oui, Arasùl et sa prophétie… J’ai bien passé un peu de temps à étudier le problème, mais jusqu’ici je n’ai trouvé aucune référence dans mes archives ; Arasùl reste un mystère. Il va falloir que je creuse cette histoire mais cela devra attendre. J’ai des dossiers plus urgents à régler, j’ai donc confié à Morfis le soin de faire des recherches. En attendant d’en savoir plus sur cette énigme, puisque tu vas quitter la Forteresse, tu devras faire très attention… Le Père de la Douleur est le pire de nos adversaires, et il semble te haïr personnellement. Du reste, je ne comprends pas ce qu’il te veut. Je suis bien placé pour savoir que tu n’as jamais été en contact direct avec lui. — Moi non plus, je n’y comprends rien, soupira l’Ange. Il ne risquait pas d’oublier que le Roi-Sorcier avait commandité sa mort à plusieurs reprises. — Cellendhyll ? — Oui ? — Oui, seigneur, mais passons… Une dernière chose, avant de partir, tu iras te faire tailler la barbe et couper les cheveux. Hors de question que tu gardes une apparence aussi négligée. Ravage est un Procurateur de rang prime, il ne représente que de riches et puissants clients. En conséquence, tu dois maintenir un certain décorum, ne l’oublie pas. Morion laissa passer quelques instants et reprit : — Je compte sur toi pour réagir, car j’ai hâte de te voir redevenu l’Ombre que j’ai contribué à former. J’ai grand besoin de tes talents spéciaux, Cellendhyll. L’Ange ne répondit rien. S’il avait pu claquer la porte, il l’aurait fait. Mais l’écaille de dragon lui refusa cette vengeance mesquine. Chapitre 2 Cellendhyll sortit de chez le barbier rasé de près mais ses cheveux toujours aussi longs. Le regard qu’il avait lancé à l’artisan avait dissuadé ce dernier, malgré les instances de Morion, d’approcher ses ciseaux de ses abondantes mèches argentées. L’Adhan ne tenait pas tant que ça à sa chevelure mais c’était là un moyen de contrarier Morion et il n’allait pas se gêner. C’est fort maussade qu’il se rendit chez le costumier. On lui remit des vêtements à sa mesure, taillés dans une luxueuse étoffe mais bien moins confortables et pratiques que ceux qu’il avait l’habitude de porter. Le reste de ses parures l’attendrait dans un coffre pour son départ. Dernière étape de ses préparatifs, comme à chaque mission, le bureau des Identités. Celui-ci, une des plus ingénieuses créations de Morion, délivrait les identités factices, documents officiels à l’appui, utilisées avec grand succès par les espions de la Maison d’Eodh. Cellendhyll quitta les lieux nanti de son dossier de mission, une épaisse enveloppe fermée d’un glyphe de sécurité. Il rentra dans ses quartiers, s’empressant de quitter ses habits inconfortables qu’il jeta sur son lit. Il revêtit une longue tunique verte qui masquait convenablement son corps méprisé. En tant qu’officier du corps des Maraudeurs-Fantômes, l’Ange disposait d’un appartement de trois grandes pièces de l’aile ouest de la Forteresse. Ses besoins étaient minimes et son ascétisme connu de tous. Les murs lambrissés de bois sombre étaient nus, et le mobilier réduit à sa plus simple expression : une bibliothèque en pin chargée de livres, un grand lit non loin du coffre où il rangeait ses affaires, et une table basse où il prenait ses repas, assis en tailleur sur le parquet de merisier. L’Adhan se rangea devant la baie de cristalune qui ouvrait sur la forêt de Streywen. Aujourd’hui encore, la canopée restât, cachée derrière une épaisse nappe de brume bleutée. L’écho lointain d’un loup hurlant s’éleva jusqu’à lui. Cellendhyll passa la main dans ses cheveux et poussa un lourd soupir. Comme l’avait souligné Morion, effectivement, il avait grand besoin de prendre l’air. Il devenait fou à rester ainsi cantonné à l’intérieur de ces murs qui s’étaient, au fil de ces derniers mois, transformés en prison. Il inspira fortement et posa les mains sur sa poitrine. Il les sentait battre à l’unisson. Ses deux cœurs. Parfaitement synchronisés. Celui de gauche, l’humain, le normal. Et l’autre, à droite, l’appendice magique, son cœur second comme il l’appelait. Son cœur de Loki. Au terme de sa dernière mission. Morion l’avait transformé. Transformé, altéré, métamorphosé, tels étaient les épithètes qui venaient à l’esprit de Cellendhyll. Le Puissant du Chaos avait en effet commis l’impossible : rien de moins que lui implanter un second muscle cardiaque à l’aide de sa magie. Pour sa part, Cellendhyll se sentait floué, manipulé, violé ! Contrairement aux affirmations de son maître, en ce qui concernait l’Adhan, l’opération ne s’était pas bien passée. Pas bien du tout, même. Au terme d’un mois de coma et d’un réveil pénible, Cellendhyll dût endurer trois autres mois alité à ronger son frein. Aussi faible qu’un nourrisson, il était devenu incapable de se lever. Sans compter qu’il avait dû apprendre à synchroniser le battement de ses deux cœurs, à les harmoniser, sous peine de perdre le fil de sa respiration et d’avoir des vertiges. Tout ceci ne fut pas chose facile. Le temps qu’il apprenne à se contrôler et que son métabolisme se remette de l’opération, ses besoins en nourriture triplèrent. Lorsqu’enfin, il put quitter sa chambre, le mal était fait, l’Ange du Chaos avait pris vingt kilos de gras, perdu sa musculature d’athlète, sa vitesse d’exécution, toute forme physique. Les conséquences s’étaient révélées terribles. Par la force des choses, il se trouvait déchu de ce qui comptait le plus à ses yeux : son intégrité physique et son rôle d’Ombre du Chaos. Ce sentiment de perte le hantait chaque jour, l’emmurant dans son propre esprit. Cellendhyll se haïssait et pour faire bonne mesure, haïssait sans discernement l’ensemble de son entourage. À force de rudesse, il avait réussi à dissuader toute visite de la part de ses camarades maraudeurs. Incapable de se supporter, il voulait être seul. Seul pour mieux se maudire. Et plus il se maudissait, plus il étouffait. L’Ange soupira une nouvelle fois et se détourna de la forêt. Au moins pouvait-il se concentrer sur autre chose que lui-même, à présent. Il alla s’agenouiller devant sa table basse et ouvrit la grosse enveloppe en usant de la bague spéciale que Morion confiait à ses agents de confiance. Le contenu était simple et sans surprise. Un à un, il sortit chaque élément qu’il étala les uns après les autres devant lui, à intervalles précis. Un portefeuille de cuir huilé contenait ses lettres de créances auprès de la banque Chanseth, de quoi le faire reconnaître comme messire Ravage, Procurateur assermenté. Cellendhyll vérifia la qualité des documents avant de les reposer. Suivait un rapport sur l’homme qu’il était censé incarner. L’Adhan avait à sa disposition un passé suffisamment détaille pour lui permettre de subir un interrogatoire. Il prit le temps de mémoriser parfaitement les informations avant de reposer le document Il sortit alors de l’enveloppe une lettre de crédit destinée à couvrir ses dépenses sur place et retint un sifflement. Morion avait été particulièrement généreux avec la somme octroyée, histoire de renforcer son identité d’emprunt. Cependant, une note de la main même de son maître signifiait que Cellendhyll ne devait dépenser que le strict minimum. L’Adhan posa la lettre et reprit son déballage. Suivait un document sur lequel figuraient les étapes du trajet jusqu’à sa destination, soigneusement définies. Cellendhyll les mémorisa également puis sortit un plan de la cité-franche, fort bien rendu, qu’il aurait le temps d’assimiler durant le voyage. Pour terminer cet inventaire, une simple feuille de vélin sur laquelle figurait le nom de l’informateur potentiel dont avait parlé Morion. Un nommé Vicario Nozzo, suivi de l’adresse où on pouvait le contacter : à savoir l’hôtel de ville de Véronèse. Il n’entrait pas dans le cadre des attributions de l’Adhan de savoir comment ni pourquoi Nozzo avait contacté les services de renseignements de Morion. D’ailleurs, il s’en moquait, cette affaire d’informations à collecter ne l’intéressait que dans la mesure où elle l’empêchait de se morfondre. Cellendhyll contempla un moment les documents qu’il avait étalé avant de ranger à part les éléments dont il aurait besoin. Il s’empara des papiers superflus qu’il alla brûler dans la cheminée. En matière d’armement, sa mission ne comportait nul danger avéré, Cellendhyll n’avait pas eu droit à l’habituelle dotation. Pourtant, il devait s’équiper de ce qu’il estimait le minimum vital. Son habituelle compagne, sa Belle du Chaos, son arme étrange, sa lame favorite et sombre qui ne le quittait jamais, reposait soigneusement rangée dans l’étui secret de sa botte gauche. Amoindri comme il l’était, cela ne suffisait pas. L’Ange gagna le mur situé à gauche de l’entrée et cogna du pied un point précis le long de la plinthe. Un grincement sec se fit entendre, et un pan de lambris s’effaça dans le reste du mur, laissant apparaître son seul trésor : un panneau de trois mètres sur deux chargé d’une riche panoplie de lames courtes ou longues, droites ou courbes, à un ou deux tranchants, lames de mêlée ou de jet. Inutile de s’encombrer d’une épée ou d’un sabre, avec son adresse actuelle, il risquait bien de se couper une jambe. Après réflexion, Cellendhyll se décida pour un équipement léger : un stylet au tranchant redoutable dans un fourreau destiné à être fixé sur l’intérieur de l’avant-bras, ainsi qu’un étui d’épaule chargé de cinq étoiles dentelées, armes de lancer des plus efficaces. L’Adhan referma le panneau. Après avoir disposé ses armes sur le lit, il revint à la cheminée vérifier qu’il ne restait plus de trace des documents sensibles. C’est alors que l’on frappa à la porte et l’on entra sans attendre d’invitation. Un seul individu pouvait se permettre d’agir ainsi avec Cellendhyll de Cortavar. C’était Gheritarish An Loki-C’haras An Gwen’Dallavallach. Gheritarish, le guerrier loki. Moins grand que l’Adhan, il se révélait d’une corpulence beaucoup plus massive. Plus massive d’ailleurs que n’importe quel membre du genre humain. Il était vêtu d’une tunique couleur sable, ouverte sur son large poitrail velu, d’un pantalon moulant de cuir pourpre et de bottes à revers en peau de griffon. Façonnés à coups de serpe, les traits du guerrier loki s’avéraient particulièrement expressifs. Son visage bleu indigo était comme toujours soigneusement rasé, à l’exception de deux pattes de barbe noire qui soulignaient ses fortes mâchoires. — Eh bien, Petit Homme, tu n’es pas prêt ? s’exclama-t-il de sa voix à la tonalité aussi basse que le ronflement d’un dragon. Fronçant ses épais sourcils, le Loki passa la main dans sa chevelure – geste qui chez lui confinait au tic –, une longue crinière indisciplinée composée d’épaisses mèches noires ou bleu foncé, s’effilant vers l’arrière. Deux nattes tombaient de chaque coté de ses tempes ; liées de fils d’argent pur, elles chevauchaient ses oreilles en pointe, chacune percée de trois anneaux de platine. Son regard était un chef-d’œuvre à lui seul, jaillissant de ses pupilles fendues d’or, avec des iris outremer, pétillants de bonne humeur. Gheritarish épuisait les qualificatifs. Son aura était un mélange de gaieté brutale, de puissance contenue, mâtinée d’audace. Cellendhyll l’avait appris depuis longtemps, le Loki aimait attirer l’attention, et, invariablement, avec l’attention, accouraient les ennuis. — Je sors de chez Morion, reprit le visiteur. Alors comme ça, on part tous les deux… Nos premières vacances ! Voilà bien quelque chose d’aussi inespéré que mérité, n’est-ce pas ? Au fait, le seigneur m’a chargé de te remettre en forme durant le voyage, tu es au courant ? — C’est ça, ironisa amèrement Cellendhyll, tu vas faire des miracles ! Parce que tu crois que je me suis tourné les pouces, ces derniers temps ! — Ce que je crois. Petit Homme, ajouta gravement le guerrier loki, c’est que tu as besoin d’aide. Et je suis le mieux placé pour ça : je te connais davantage que quiconque et je suis le seul à pouvoir te supporter. Sans compter que je te dois bien ça pour toutes les fois où tu m’as tiré du pétrin. Mais l’Adhan ne lui accorda aucun sourire. Son visage bouffi, clôturé derrière un masque d’amertume, se ferma d’avantage. — Je vois que ça ne va pas être simple, soupira Gheritarish. Par les mamelles d’Evgrayden, connaissant ton sale caractère, je m’en doutais un peu ! Peu importe. Ce qui compte. Cell’, c’est que je vais bien m’occuper de toi, tu vas voir. En attendant, habille-toi, la route nous attend. Ça va être une vraie promenade de santé et le temps d’arriver à Véronèse, nous aurons tout loisir de te remettre en forme. Tu as les détails du voyage ? — Nous prenons le téléporteur de l’aile sud, répliqua l’Adhan toujours aussi maussade. Il nous fera retrouver les Territoires-Francs. Au point d’accueil fixé par les instructions, nous prendrons un carrosse et remonterons le long du fleuve Vacquéras pour rejoindre la route inter-cités. Une fois sur la route, nous obliquerons à l’est, jusqu’à la région de Véronèse. Le cocher te fournira tous les détails de notre trajet, si cela t’intéresse. Mais au sujet de ma forme, tu te trompes, Gher’… Jamais je ne redeviendrai celui que j’étais. Alors, arrête un peu avec cette bonne humeur, tu me dégoûtes ! * Un quart d’heure plus tard, les deux guerriers sortaient des appartements de l’Adhan. Sans se douter qu’ils étaient épiés. Estrée d’Eodh se tenait de l’autre côté du couloir, invisible derrière le mur, postée dans un des tunnels secrets qui couraient dans toute la forteresse, connus des seuls maîtres d’Eodh : le duc Elvanthyell et sa progéniture. À l’abri derrière une glace sans tain judicieusement placée, la Fille du Chaos avait patiemment attendu la sortie de l’homme aux cheveux d’argent. Elle n’avait pu s’empêcher de venir l’épier avant qu’il ne parte en mission, ce qu’elle venait d’apprendre par l’un des informateurs de son réseau personnel. Elle profita de ce que les deux hommes discutaient sur le pas de la porte pour détailler celui qui occupait une si grande part de ses pensées. Cellendhyll avait bien changé, et pas en mieux. Il était presque laid à présent, avec toute cette graisse. Et pourtant Estrée continuait d’entretenir pour lui cette passion secrète que l’échec n’avait fait que renforcer. La dernière fois qu’elle l’avait croisé, lors d’une réception, elle lui avait clairement fait comprendre qu’elle était prête à passer la nuit avec lui mais il avait refusé avec une froideur insultante. Ce refus n’avait pourtant rien fait pour la décourager. Au contraire. L’héritière d’Eodh parvenait toujours à ses fins. Elle voulait Cellendhyll, elle l’aurait ! Redeviendrait-il comme avant ? C’était la question qui bruissait dans toute la citadelle. La quasi totalité de ses membres ignorait que Cellendhyll était une Ombre de Morion, cependant, en tant que capitaine des Maraudeurs-Fantômes, l’Adhan s’était attiré un grand respect, notamment au sein des hommes d’armes, et sa déchéance n’était plus un secret pour personne. Peu des membres de la citadelle partageaient son avis mais Estrée était prête à parier que, oui, Cellendhyll allait finir par réagir. L’homme indomptable et farouche qu’il avait été ne pouvait finir ainsi. Les deux compagnons se mirent à longer le couloir. Il était temps pour la jeune femme de partir. Elle avait un rendez-vous à honorer qu’elle ne pouvait différer plus longtemps. Elle inspecta sa mise. Une combinaison de cuir noir, aussi moulante qu’une seconde peau, destinée à ne rien masquer de ses membres élancés, de fines bottes cuissardes, une cape imperméable aux reflets changeants. Une tenue tout à fait adaptée, jugeait-t-elle. Hormis la beauté d’albâtre dont la nature l’avait dotée, la Fille du Chaos savait n’avoir besoin d’aucune parure pour être admirée. Elle détacha sa longue chevelure et la libéra en secouant gracieusement la tête. Satisfaite, elle remonta le passage secret jusqu’à l’un des téléporteurs réservés aux héritiers d’Eodh. Le rideau d’énergie se mit à enfler, à chatoyer du pouvoir invoqué par la jeune femme. Cette dernière se concentra sur sa destination et franchit le rai de lumière derrière lequel elle disparut. * Estrée arriva quelques instants plus tard. Au lieu habituel, ce havre perdu d’un plan secondaire neutre, situé au bon milieu des Landes du Fils perdu. Le ciel était chargé d’un agrégat de nuages roux. Une pluie fine tombait. Elle inspecta la prairie parsemée de grands rocs d’un noir dense dressés vers le ciel, seules traces des indigènes de ce plan depuis longtemps disparus. En bas de la pente, tapissée d’une herbe aux reflets mauves, attendait auberge, un vaste bâtiment de trois étages en sapin teinté de vert, aux larges cheminées fumantes. Leprín, Légat des Ténèbres, mon amant, mon tourmenteur. Ce dernier était déjà arrivé. La tente avec laquelle il voyageait entre les plans était dressée à trente pas de l’auberge. Estrée décida de le faire languir encore un peu. Elle aurait besoin du moindre avantage pour l’entretien qui allait suivre. Leprín se montrait de plus en plus intransigeant, Estrée devait absolument reprendre le contrôle, elle sentait que le cours de leur relation lui échappait. Au fil du temps, son amant avait pris le dessus sur elle. Il l’avait piégée avec la bleue-songe et, peu à peu, elle devenait sa chose. Lutter contre la dépendance maléfique que provoquait la drogue prenait une trop grande part de son énergie pour qu’elle puisse résister aux traitements que lui réservait Leprín. La dose de cristaux bleutés qu’elle avait inhalée ce matin devrait lui permettre de tenir jusqu’au soir. À force de volonté, la jeune femme avait réussi à épargner une petite réserve de drogue. De quoi tenir une semaine et lui assurer une certaine marge de manœuvre. La Fille du Chaos resserra les pans de sa cape et s’engagea dans la pente à grandes enjambées. Aujourd’hui était un bon jour. Il était temps de renverser la situation, avait-elle décidé. Voir Cellendhyll lui avait rendu courage. Comme lui, elle combattait de son côté, à sa manière, en solitaire, mais bientôt, bientôt, elle s’en faisait la promesse, ils seraient réunis. Une fois dans l’auberge, dédaignant s’intéresser aux occupants de la salle commune, elle monta directement au dernier étage. Malgré sa beauté, aucun des clients n’osa la siffler. Le dernier qui avait tenté de l’importuner, elle l’avait balafré du bas-ventre à la gorge. Leprín l’accueillit d’un grand sourire, à peine eut-elle franchi le seuil de la chambre que le Légat avait louée à l’année. La pièce n’avait rien de luxueux mais au moins Leprín veillait-il à ce qu’elle soit quotidiennement nettoyée. De surcroît, c’était la plus grande de rétablissement, disposant d’une salle d’eau privée et, surtout, offrant toute la discrétion requise à leurs réguliers tête-à-tête. Vêtu d’un costume de soie noire, sa matière et sa couleur préférées, le Ténébreux était nonchalamment allongé dans le vaste lit destiné à leurs ébats. Détestablement sûr de son charme brutal. — Alors, ma tigresse, que m’apportes-tu d’intéressant aujourd’hui ? — Rien, répondit la jeune femme. Son fin visage était fermé d’un mur de détermination. — Comment, rien ? se releva d’un bond le Ténébreux. Je croyais que tu avais des informations importantes à me procurer. Nous avions conclu un accord, tous les deux ! — Eh bien cet accord, nous allons le modifier. Si tu veux que je continue à voler des renseignements pour toi, il va falloir que je rencontre ton maître. Oui, tu entends bien… J’exige de voir le Père de la Douleur ! — C’est hors de question ! s’insurgea Leprín, l’aiguillon de sa queue hérissé de contrariété. — Tu n’as pas le choix, répliqua la jeune femme. Amène-moi au Roi-Sorcier ou tu n’auras plus rien de moi… Bleue-songe ou pas. — Ce n’est pas possible, je te le dis, fulmina le Ténébreux. Le Père ne reçoit pas si facilement. Et ce n’est pas avec ce que tu nous as livré jusqu’ici que tu peux prétendre à un tel honneur ! — Ah oui ? Pas même avec la liste des agents des Ombres ? Le Légat resta bouche bée quelques instants et se pencha vers elle, les yeux brillants de convoitise. — Tu as cette liste ? — Le Roi-Sorcier, se contenta de répéter la jeune femme. Le Légat détailla l’expression de la jeune femme. La Fille du Chaos pouvait faire preuve d’un entêtement proprement incroyable, il avait déjà pu le constater. À ses dépens, ou aux dépens des autres. — Si tu le prends ainsi, je vais voir ce que je peux organiser. Laisse-moi du temps. Mais je ne peux rien promettre, le Père refusera peut-être de te voir. — C’est à lui de juger ce qui est le plus important, mais je crois qu’il saisira tout l’avantage que peut lui procurer cette liste. — Une chose me travaille, ma tigresse… Jusqu’alors les informations que tu m’as livrées étaient loin d’être essentielles. Et aujourd’hui, brusquement, tu offres de nous livrer un secret capital concernant directement ta propre Maison. Le rire musical d’Estrée résonna dans la pièce. — Ah, Leprín, s’amusait-elle, tu ne comprends vraiment rien à mes motivations. Mais cela n’a aucune importance. Tu vas voir, je te le prédis, ton roi sera ravi de me recevoir ! — Tu oublies quelque chose, reprit le Légat. Pas d’information, pas de bleue-songe, tu en es consciente ? Comment feras-tu lorsque tu n’auras plus de drogue ? — C’est bien pour cela que tu vas me donner suffisamment de bleue-songe le temps que je rencontre ton maître. Cette liste en vaut bien la peine, tu en es conscient. — Pas d’information, pas de bleue-songe ! répéta Leprín, les bras croisés, décidé à remporter au moins cette victoire. — Très bien. Puisque c’est ainsi, inutile de continuer à mener nos affaires. Je m’en vais. Et je me moque de ce qui m’arrivera quand je n’aurai plus de ton poison. Le Légat se hérissa, tempêta, menaça, la Fille du Chaos resta sur ses positions. Pire, même, elle tourna les talons et se dirigea vers la porte. Elle va vraiment partir, ce n’est pas du bluff. Elle est capable de tout remettre en question d’un coup de tête, d’une saute d’humeur, même sa vie, tu le sais ! — Estrée, arrête ! abdiqua le Ténébreux. Tiens, prends cette sacoche, elle contient ce que tu désires. — Tu vois, quand tu veux… sourit la jeune femme en prenant le sac. Tu sais comment me contacter, j’attends de tes nouvelles. — Tu ne restes pas ? Je pensais… Cela fait bien longtemps que nous n’avons pas passé du temps ensemble… Le ton de l’homme s’était fait hésitant, gêné. — J’ai la migraine, répondit-elle avant d’ouvrir la porte et de franchir le seuil. * Tout en remontant la pente d’un pas léger, elle exultait. Elle n’avait rien concédé pour une fois. Pas même son corps. Serrant contre elle la sacoche remplie de drogue, elle songea que cette franche victoire était de bon augure. Elle n’ignorait pas que le Légat pensait la tenir avec la bleue-songe et pour le moment le cours des événements lui donnait raison. Mais elle ne baisserait les bras pour autant. Cette maudite addiction qu’elle ressentait allait peut-être lui permettre, si elle manœuvrait convenablement, de prendre Leprín à son propre jeu. Sans compter qu’elle avait une sacoche pleine ; si elle se rationnait intelligemment, là aussi, il y avait de quoi tirer avantage. Quant au Père de la Douleur, il ne pourrait résister à l’appât qu’elle lui agitait sous le nez. Il la convoquerait, elle n’en doutait pas. Elle s’étonna de se sentir bien plus curieuse que craintive. Serait-elle à la hauteur de ses manigances ? Serait-elle de taille à manœuvrer l’être le plus redouté de l’univers des Plans ? Elle avait tout le temps de se poser la question. Chapitre 3 Au terme d’un court voyage magique, Cellendhyll et Gheritarish atteignirent le premier point de rendez-vous établi par Morion sur les Territoires-Francs. Comme prévu, leur véhicule les attendait au sortir de la grotte d’où venait de les transférer le portail du Chaos. Leur seigneur n’avait pas pour coutume de plaisanter avec les détails, quel que soit le type de mission. Ravage, Procurateur prime, avait un rang à tenir et son train d’équipage devait le démontrer. Les deux guerriers disposaient en conséquence d’un carrosse imposant, en bois laqué, conçu et profilé pour les longues distances. Les cheveux étaient de magnifiques et hauts alezans, et rien qu’à les voir l’Adhan sut qu’ils feraient preuve d’une endurance peu commune. À l’intérieur, le véhicule était tapissé d’épaisses banquettes de cuir ivoire, assez larges pour que même Cellendhyll s’y sente à l’aise, et offrait le luxe d’un coffre à liqueurs. Vêtu de laine grise, le cocher, un humain râblé au crâne chauve de souche incertaine, était manifestement adepte des voies du silence. Après avoir effectué de la main le signe de reconnaissance convenu, il se contenta d’un simple hochement de tête. Après quoi, il entreprit de charger les deux malles de voyage des compagnons dans le coffre à l’arrière et de sangler le tout. Sa tache achevée, il se hissa sur son siège, prêt à partir. Ces manières laconiques convenaient pleinement à l’Adhan, fort peu enclin à faire la conversation. L’homme n’était qu’un vulgaire acolyte rémunéré pour convoyer deux guerriers à Véronèse sans se poser de question. Il ignorait tout du Chaos et de la nature de ses passagers. — Ma foi, ça commence plutôt bien, commenta Gheritarish en prenant ses aises sur l’une des banquettes. Tu sais quoi, Petit Homme ? Je crois que Morion cherche à se faire pardonner. Avoue que nous avons rarement voyage dans d’aussi agréables conditions. Et tout ça pour une mission toute pépère, en plus ! — J’emmerde Morion et j’emmerde l’ensemble des Maisons du Chaos ! rétorqua Cellendhyll, la bouche durcie d’un pli agressif. — Eh bien, puisque tu es dans cette humeur de Sangh, je vais faire un somme… Réveille-moi quand tu seras mieux disposé ! * Une semaine avait passé. Confortablement installés dans le carrosse, les hommes du Chaos remontaient la route qui s’étirait en longeant les berges ouest du Vacquéras, au nord-est des Territoires-Francs. L’automne à peine entamé paraît déjà la nature de vert cerné de roux et de vieux jaune. Mais Cellendhyll n’était pas d’humeur à s’abandonner aux charmes qu’offrait dame Nature. Il se sentait trop à l’étroit dans le véhicule et, pire encore, se trouvait toujours aussi ridicule dans cette tenue élégante, certes, mais qui l’engonçait à en hurler. Sa redingote de brocart violet, par exemple, bien trop ajustée aux épaules ou son pantalon gris souris qui lui sciait l’entrejambe. Il avait eu beau fouiller dans sa maile, aucune des tenues de rechange n’était taillée pour lui plaire. Du moins avait-il pu choisir des bottes à sa taille et donc à son goût. Hautes, couples, en daim brun foncé, elles le chaussaient parfaitement. Gheritarish n’éprouvait pas les mêmes problèmes vestimentaires. En tant que garde du corps, il pouvait s’habiller plus conformément à ses désirs : une tunique de cuir noir, sans manches, un pantalon rouge rayé de noir, ses larges bottes en cuir de griffon, une cape courte dans les tons ocre-brun. Deux dagues ornaient ses hanches, leurs manches en ivoire braqués en avant, et sa hache à long manche, sa faucheuse favorite, reposait dans son étui sous la banquette. Tout en tirant sur un épais bâtonnet d’herbe à fumer, un mélange personnel, le Loki sifflait une gigue engageante. Dans le coin oppose du véhicule, l’Adhan bouillait. Il avait dû ouvrir grand les fenêtres du véhicule pour ne pas être importuné par l’odeur entêtante de cette drogue légère qu’affectionnait son camarade et que son peuple cultivait avec un grand succès Avant sa transformation, l’Ange avait coutume de se concentrer sur les détails de sa mission, d’établir une stratégie, de songer à différents angles d’infiltration ou d’attaque. Une mission d’Ombre, secrète, épicée de dangers. Tout le contraire de ce qui l’attendait à Véronèse. Dans le cas présent, il n’y avait rien à penser, rien à prévoir. Signer un papier concernant une vulgaire transaction marchande et obtenir des renseignements d’un informateur contre rétribution. Rien de plus palpitant. En conséquence, Cellendhyll se retrouvait dans son enfer personnel, confronté à lui-même. Il se sentait rabaissé par Morion. Incapable de s’assumer, hanté par la perte de son talent guerrier, malgré les tentatives de son compagnon pour le dérider, il restait muré dans la geôle qu’il avait lui-même érigée. Toutefois en dépit de ses sombres pensées et de son humeur acariâtre, le voyage se déroulait bien. Morion avait établi l’itinéraire dans son détail, les chambres avaient été réglées d’avance. Ils avaient déjà fait halte dans deux auberges dont l’accueil et la qualité des mets servis avait fait s’extasier l’exubérant Loki. * L’après-midi s’achevait dans un déferlement de lumière orangée. Le soleil livrait ses dernières forces en lissant la forêt de ses ors flamboyants avant d’abandonner le territoire à sa sœur la nuit. La route de terre battue quittait la berge, s’enfonçant dans une épaisse forêt de chênes et de bouleaux. La voie s’étrécissait peu à peu, tandis que l’humidité commençait à tomber sur la sylve. Affalé contre sa banquette, Gheritarish avait terminé son cône à fumer et ronflait, la bouche grande ouverte. Cellendhyll lui donna un coup de botte vindicatif dans le tibia. Le Loki grogna dans son sommeil et se retourna. Nourri d’amères réflexions, l’Ange lui jeta un regard dégoûté et se perdit dans la contemplation du paysage, l’émeraude de ses yeux éteint. * Drapé de brun et d’orangé, Rosh Melfynn se trouvait installé sur la fourche d’un if, à vingt mètres du sol, plongé en pleine surveillance. Sasht’eh était posté sur la branche transversale d’un pin, en amont, de l’autre côté de la route. L’assassin fit appel au pouvoir de ses tatouages rouges, et les arabesques carminées qui le recouvraient se détachèrent de sa peau, s’étirant derrière lui jusqu’à former une paire d’ailes. Le Tucin prit son élan et se jeta dans le vide, usant de ses ressources magiques pour planer jusqu’à son complice. — Tout est prêt ? demanda Rosh, ses yeux ardoise braqués sur la route. — Oui. Je viens de recevoir le signal. Ils arrivent ! — Parfait ! sourit le rouquin. Sa face était brillante d’excitation. Il venait d’inhaler une double dose de sasquann et ses prunelles se bordaient d’un halo jaunâtre. Assis côte à côte, ils échangèrent un regard complice, parfaitement installés pour assister au spectacle qu’ils avaient programmé. Le carrosse se fit entendre avant d’apparaître, reconnaissante au martèlement des sabots, au craquement des suspensions, aux fouettés du cocher. Les alezans s’engagèrent au galop dans la longue et étroite ligne droite. Le véhicule arrivait au milieu de la route lorsqu’un éclair orangé fusa de la lisière des arbres. Le projectile magique crépita dans l’air et frappa le sol à trente foulées du véhicule, creusant un cratère en travers de la route. Le cocher stoppa brutalement les alezans dans un nuage de poussière puis resta sans bouger sans plus savoir comment réagir. De l’intérieur du véhicule, nul bruit, nulle manifestation. Les fenêtres avaient été voilées et rien ne filtrait de l’attitude de ses occupants. Une voix martiale tonna du couvert des fourrés : — Par l’Orage, Cellendhyll de Cortavar, vous êtes en état d’arrestation, rendez-vous ! Toujours aucune réaction des occupants du carrosse. — Je croyais qu’il s’appelait Machallan, murmura Sasht’eh dans l’oreille de Rosh Melfynn. — Oh, j’ai découvert qui il était vraiment, ricana le rouquin. Un renégat de la Lumière, figure-toi, il a renié sa patrie pour suivre le Chaos ! En contrebas de leur position, quatre Mains d’orage soit vingt hommes athlétiques au crâne rasé, aisément identifiables par leurs épaisses robes couleur safran et leurs surcots de mailles protectrices – jaillirent des fourrés alentours et se déployèrent lentement autour du carrosse, en ordre serré. Forts de leurs pouvoirs, certains d’avoir cerné leur gibier, ils avancèrent à pas lents, resserrant leur cercle menaçant. Jusqu’au moment où Gheritarish surgit par te toit du carrosse, projetant le cocher totalement dépassé dans un massif de fougères, avant de saisir les rênes dans un grondement de défi. Les alezans bondirent en avant. La chevelure hérissée, le Loki dirigea les montures d’une main d’acier. Le véhicule racla contre les troncs mais réussit à passer entre un des bords du cratère et les arbres du bord de la route. Alors que Gheritarish lançait les chevaux au grand galop, les sicaires de l’Orage rugirent de dépit, avant de courir pour récupérer leurs propres montures. Juché sur sa branche, Rosh Melfynn sifflait tel un serpent en colère. — Accroche-toi, on va les suivre, annonça Sasht’eh tout en déployant ses ailes rouges. * Cellendhyll rebondissait dans tous les sens à l’intérieur du véhicule. Gheritarish fit claquer le fouet pour accélérer. L’Adhan parvint enfin à retrouver son équilibre et à passer la tête par la fenêtre. Dans leur sillage, visible malgré le nuage de poussière que soulevait leur équipage, l’éventail des quatre mains de l’Orage galopait à leur poursuite. — On n’arrivera jamais à les semer, estima Cellendhyll après avoir rejoint son camarade sur le banc du cocher. Leurs montures sont trop rapides. — C’est vrai que pour des prêtres, ils montent rudement bien, ces culs-serrés ! proclama en retour Gheritarish. C’est toi le stratège… Moi, je propose un truc, on fait demi-tour et on leur rentre dans le lard ! — Contre vingt prêtres de l’Orage et leur magie maudite ? Avec mon niveau actuel ? Toi, tu en réchapperas peut-être… Moi, jamais. — Alors quoi ? — Pour l’instant, je ne sais pas. Presse l’allure, si tu peux, on trouvera bien quelque chose. Mais s’ils nous rattrapent, nous sommes perdus. Plus légèrement montés, les poursuivants grignotaient l’écart, ce qui provoqua les jurons répétés du Loki. La cavalcade se poursuivit jusqu’au moment où la route s’élargit devant un embranchement. Cellendhyll n’hésita pas : — Prends à droite ! Ça va nous ramener le long du fleuve. Si on peut trouver un pont, peut-être pourrons-nous les semer. Comment se douter que l’Orage allait me dépister ? eut-il le temps de se demander. Tu t’es vraiment ramolli, oui ! Une vague de haine retournée contre lui-même le submergea et il se sentit trembler. Mais ce phénomène ne dura pas et l’Adhan retrouva ses esprits. Gheritarish ne s’était rendu compte de rien. Un éclair jaillit de l’arme favorite des prêtres-combattants de la Lumière, un bâton d’aspect laqué brandi par l’un des sicaires, et vint arracher un pan de terre et de caillasses sur la gauche du carrosse. Un autre éclat magique frappa l’arrière du véhicule, arrachant le coffre qui contenait les affaires des guerriers du Chaos. L’Orage se rapprochait, tandis que dans le ciel, ignoré des regards, volait le couple improbable que formaient le rouquin et le Tucin. La poursuite se déroulait à présent sur la rive du Vacquéras. Les sicaires talonnaient leurs montures et gagnaient implacablement du terrain. Avivé par la menace d’un danger auquel il se savait incapable de faire face, le regard scrutateur de Cellendhyll trouva l’échappatoire qu’il espérait tant. Environ à trois cents mètres de leur position, le fleuve se rétrécissait, enjambé par un pont en bois. De l’autre côté de la rive s’étalait le manteau aux trois tons d’une abondante forêt. L’Adhan saisit le bras du Loki et lui désigna l’endroit. Gheritarish hocha la tête, il avait compris. Ils devaient arriver au pont avant les sicaires, c’était leur unique chance. Une fois là-bas, ils pourraient bloquer le passage avec leur véhicule, obtenant un répit nécessaire pour disparaître au sein de la canopée. Cependant, l’arrière de leur véhicule commençait à brûler sous les assauts conjugués des bâtons-tonnerre de l’Orage. Seule la poigne du Loki empêchait l’attelage affolé de prendre le mors aux dents et de s’emballer. La situation devenait critique. Cellendhyll savait qu’avec sa méforme actuelle, il n’avait aucun espoir. Le Cellendhyll d’avant aurait pu mener ses ennemis dans la forêt, les leurrer, les traquer à sa guise, jouer avec eux, avant de les éliminer un à un. Celui d’aujourd’hui se contenterait de leur échapper et cette idée le faisait enrager autant qu’elle le frustrait. Rage et frustration, il lui semblait qu’il ne se nourrissait que de ces deux mets empoisonnés depuis qu’il avait quitté son lit de convalescent. Au moment où le véhicule arrivait sur le pont, un nouveau projectile magique fusa et fit exploser l’une des roues arrières. Déséquilibré, le carrosse partit de travers, sans que Gheritarish puisse rien faire pour le redresser. Les chevaux glissèrent, hennissant d’impuissance tandis que résonnaient de plus en plus fortes les clameurs des poursuivants. L’un des sicaires leva son poing, armé d’un gantelet de mailles et serti d’un joyau de gemmelitte rouge. Faisant appel au pouvoir de l’artefact, le prêtre de l’Orage lâcha une série d’épaisses sphères embrasées qui atteignirent le pont. L’édifice explosa. Transformé en boule de feu, le véhicule bascula par-dessus le parapet, entraînant les chevaux affolés avec lui. Une gigantesque gerbe de vapeur monta dans le ciel lorsque la voiture disparut, engloutie dans l’étreinte des flots avec les débris du pont. * Ayant assisté à toute la scène du haut des cieux, Sasht’eh et Rosh planaient toujours dans le sillage des sicaires. Les prêtres-combattants de la Lumière venaient de s’arrêter devant les restes du pont déchiqueté, la moitié d’entre eux se déploya et entreprit de fouiller la berge. Le Tucin n’en pouvait plus. Ses réserves d’énergie presque épuisées, il commença à perdre de l’altitude, puis carrément à plonger. Les deux complices finirent leur vol en s’écrasant dans les fourrés. Rosh glapit sous la morsure d’un buisson de houx. Lorsque les comparses réussirent à s’extirper des végétaux, ce fut pour constater qu’ils étaient encerclés par une dizaine des membres de la Lumière. L’expression des prêtres-combattants traduisait aisément leur frustration. — Ne bougez pas, vous deux ! ordonna l’un des sicaires. Rosh et Sasht’eh échangèrent un regard désabusé. Cernés comme ils l’étaient, ils ne pouvaient qu’obéir. * Les prêtres-guerriers paraissaient attendre quelque chose. Et ce quelque chose ne tarda pas à se produire. L’air se troubla, et un bruit de déchirure retentit. Un rideau d’énergie dorée hachurée de particules oranges se forma en quelques secondes au-dessus du sol, laissant apparaître la silhouette mince d’Hégel, cardinal de l’Orage, pair de l’Empire. Le représentant du pouvoir inquisiteur de la Lumière était un homme encore jeune, à l’ossature mince et nerveuse. Encadré de cheveux noirs presque ras, son faciès pâle aux joues creusées, aux maxillaires marquées, était affecté d’une moue méprisante. Contrastant avec l’austérité de ses traits, sa tenue flamboyait ; une tunique orangée aux larges manches décorées de fils d’argent, sur lesquelles était brodé un soleil d’or barré d’éclairs. Sa main droite, ornée d’un anneau de gemmelitte violette, se dressait déjà, prête à relâcher son pouvoir. Sa senestre se leva à son tour, impérieuse. D’apparence, n’était son regard de faucon, il était le moins impressionnant des membres de l’Orage assemblés là, mais ses subordonnés le regardaient avec un respect mêlé de crainte. Ils le saluèrent avec servilité. Après avoir jeté un bref regard aux deux prisonniers, le cardinal avait baissé les bras et exigé un rapport de la situation. Rosh prit la parole d’un ton aussi aigu qu’insolent : — Vous voulez savoir ce qui s’est passé ? Vos hommes ont merdé, voilà, ce qui s’est passé ! Hégel jeta au rouquin un regard au dédain sans faille, et pointa le prisonnier du doigt. L’un des sicaires approcha de Rosh et lui faucha l’arrière des genoux à l’aide de son bâton-tonnerre. L’arme grésilla au contact de la chair et le rouquin s’écroula en hurlant, la peau fumante. Sasht’eh fit un pas en avant mais fut aussitôt entouré de trois prêtres, bâtons levés. Tandis que Rosh se tortillait sur le sol en gémissant, un des sicaires fit au cardinal un résumé concis des événements. Impossible de savoir si Cellendhyll de Cortavar et son compagnon en avaient réchappé. Il n’y avait aucune trace de leurs corps mais le courant pouvait très bien avoir emporté les dépouilles. Et même si les fuyards avaient survécu, s’ils avaient atteint la rive opposée, ils disposaient à présent de trop d’avance pour être rattrapés. À ces nouvelles, Hégel se rembrunit et le pli de sa bouche étroite se fit plus marque encore. Il avait besoin d’un exutoire, et son attention se reporta sur le rouquin. — Tant que je n’ai pas de preuves concrètes de sa mort, je présume que l’Adhan nous a échappé, énonça-t-il d’un ton réfrigérant. Lorsque tu es venu me voir dans la capitale de la Lumière pour me parler de lui, le Rouquin, tu garantissais sa capture, pas vrai ? Et pour quel résultat, au juste ? Tu m’as fait perdre mon temps, rien de plus Si tu veux ta récompense, il va falloir que tu la mérites amplement mieux qu’aujourd’hui ! Je veux ce Cellendhyll de Cortavar à tout prix, as-tu saisi ? Alors tu vas le retrouver et s’il m’échappe encore, c’est toi qui paieras à sa place. Je me fais bien comprendre ? — Oui, souffla Rosh d’un ton renfrogné. — Oui, votre Éminence, le reprit un des prêtres-guerriers en lui assénant une claque sur le dessus de la tête. — Oui, votre Éminence, répéta Rosh. Dépit et rage assombrissaient son regard. — Prends cette pierre-de-contact, lui intima le cardinal. Aussitôt que tu auras appris où se rend de Cortavar, tu t’en serviras pour avertir mes hommes. Aussitôt ! Rosh Melfynn hocha la tête à plusieurs reprises. Apparemment satisfait, Hégel leva la main et fit un signe à ses hommes. Ses hommes vinrent se ranger autour de lui, selon un ordre préétabli. Le rideau or et orangé réapparut dans l’air. Un dernier regard intimidant aux deux sbires du Chaos et le cardinal de l’Orage disparut, ses sicaires sur ses talons. Le portail dissous, le Tucin se pencha sur Rosh pour l’aider à se relever. — Attends, grimaça ce dernier. Il faut que je me soigne, ça me brûle trop, cette saloperie ! Le rouquin allongea ses jambes devant lui, à demi repliées Il posa ses mains juste au-dessus de ses blessures et se concentra. Le rayonnement de mana mauve quitta ses paumes pour aller baigner les brûlures. Rosh expira de soulagement. — Ce sale fils de pute de Lumineux de mode, expectora-t-il. Ce sont ses hommes qui l’ont laissé échapper, pas moi ! Pourquoi, il s’en est pris à moi, ce salaud ? Oh, mais il me le paiera, foi de Melfynn ! Sasht’eh avait récupéré de sa débauche d’énergie, il se contenta de hausser les épaules. — Je hais ce Hégel, reprit Rosh, les poings serrés, je le hais vraiment mais je vais supporter ses manières encore un moment, car je hais plus encore Cellendhyll ! Alors je vais obéir et me débrouiller pour trouver où Morion l’a envoyé et je donnerai l’information au cardinal. Une fois l’Adhan éliminé, il ne sera que temps de régler nos comptes avec cette pourriture de Lumineux ! Es-tu avec moi ? — Tout le mal pour Machallan ! scanda Sasht’eh. Je désire sa mort tout autant que toi, tu le sais. Rosh porta la main à un anneau qui ornait l’un de ses doigts, et le fit tourner trois fois autour de son annulaire, faisant apparaître son propre téléporteur qui le ramènerait, lui et son comparse, directement à la forteresse du Chaos. Rosh le rouquin, deuxième fils de la Maison Melfynn, était déterminé. Comme jamais il ne l’avait été. Ce maudit Adhan ne s’en tirerait pas si aisément ! * La pénombre commençait à tomber sur les rives Vacquéras. Les sicaires de l’Orage et les deux traîtres avaient disparu. Les ajoncs plantés sur la berge opposée du fleuve s’écartèrent précautionneusement pour laisser apparaître le faciès dégoulinant et moqueur de Gheritarish. — On vous a encore eu, lopettes de la Lumière ! s’écria-t-il tout joyeux avant de replonger à couvert. Le carrosse avait explosé sans qu’ils puissent rien faire, mais les deux compagnons avaient réussi à plonger juste avant l’impact, sauvant leurs vies. Alors qu’ils étaient sous l’eau, le Loki avait réussi à couper les attaches de l’attelage, épargnant ainsi leurs montures de la noyade – réflexe typiquement loki. Il avait ensuite rejoint l’Adhan qui peinait à se camoufler au milieu de la végétation tapissant la berge. Les guerriers du Chaos avaient épié les vaines recherches des sicaires mais l’entrevue avec Hégel s’était déroulée hors de vue. C’est alors que le visage indigné de Gheritarish sortit une deuxième fois des ajoncs dans un éclat tonitruant : — Ma hache, vérole de culs-serrés ! Goitreux maléfiques, vous me devez une hache ! * Les deux compagnons quittèrent le bord du fleuve et s’enfoncèrent dans la forêt, tout en essorant leurs vêtements. Affolés par leur mésaventure, les alezans avaient fui de l’autre côté du fleuve. Il était hors de question de traverser pour les récupérer. Ils étaient du même avis, le mieux était de couper à travers la canopée – l’environnement où le Loki se révélait le plus capable – le temps de semer définitivement leurs poursuivants. Ensuite, ils verraient comment rejoindre la cité-franche de Véronèse. Ce n’est pas ce genre d’imprévus qui allait les dissuader de poursuivre la mission, nul besoin de paroles entre eux pour tomber d’accord sur ce point. Cellendhyll était en totale méforme. C’est par la seule force de sa volonté, de sa rage qui couvait tel un feu magmatique, forgée, martelée de son impuissance et de sa frustration, qu’il parvenait suivre l’allure du Loki. Ce dernier ouvrait la voie, marchant à un rythme soutenu, sans paraître se soucier des difficultés de son camarade, de son pas de plus en plus heurté. Gheritarish ne s’arrêtait que pour humer l’air à la recherche d’une odeur étrangère à la sylve, l’odorat d’un Loki valant celui du meilleur des limiers. — Tu veux m’achever avec cette allure, ou quoi ! finit par grincer Cellendhyll au cours d’une de ces brèves haltes. Il était adossé à un arbre. Blafard. — Ne gaspille pas ta salive. Petit Homme. Marche ! Je connais une auberge, non loin d’ici, je veux y être avant la fin de la soirée. Je suis affamé et si on arrive trop tard, les cuisines seront fermées. On ne va tout de même pas rater le dîner ! — Je suis en train de vomir mes tripes et toi tu ne penses qu’à remplir tan satané estomac ? — Ne baisse pas les bras. Cell’. Si tu veux vraiment retrouver la forme, commence dès maintenant. Sans attendre et sans te plaindre. On parlera de l’Orage une fois attablés, d’accord ? L’Adhan opina. De toute manière, il était incapable de suivre le train et de discuter en même temps. Il pouvait au moins se féliciter d’une chose, malgré le danger, les décharges d’adrénaline, la baignade forcée, la coordination de ses deux cœurs ne lui avait pas posé de problème. La synchronisation se faisait sans qu’il ait besoin d’y songer. Du moins jusqu’ici. Il avait éprouvé tant de mal à maîtriser cette technique, basée en grande partie sur la visualisation. À force d’entêtements, d’intenses migraines, il était finalement parvenu à l’appréhender dans sa totalité. Mais ce point positif ne lui suffisait pas. Peiner de la sorte, lui qui avait toujours été très à l’aise dans les bois, provoquait une nouvelle vague de rancœur. Autre sujet de récrimination, ses vêtements en lambeaux. Sa somptueuse redingote avait craqué aux épaules et son pantalon continuait de lui cisailler les testicules. Cellendhyll lorgnait le dos de son compagnon d’un air irrité, l’enviant et le détestant tout à la fois pour son aisance. Mais rester là, planté dans le jour déclinant, n’était pas une option préférable. L’Ange du Chaos poussa un soupir, serra les dents et reprit l’allure, maudissant de toute son âme les traîtrises que lui infligeait son corps contrefait. Vulnérable. Chapitre 4 La nuit venait d’étendre ses rets sereins sur la forêt. L’auberge où les mena Gheritarish était dressée dans une clairière, à cent mètres d’une piste. Il s’agissait de deux bâtiments de bois aux toits de chaume accolés à la perpendiculaire sans la moindre enseigne. Après avoir soigneusement humé les environs, le Loki déclara qu’il ne sentait aucune présence à redouter. Ils entrèrent dans la salle commune. L’endroit paraissait rustre mais paisible, et la clientèle composée presque exclusivement de forestiers et de bûcherons. Gheritarish salua le tenancier qu’il semblait bien connaître, un forestier au teint halé affublé d’une longue moustache grise. Puis, les deux guerriers s’assirent à une table qui leur permettait de garder le dos au mur. Gheritarish commanda deux bières légères et une plâtrée de volaille rôtie, qui fut servie avec une miche de pain croustillante et une assiette croulante de pommes de terre. Le Loki contempla sa bourse plate d’un air dégoûté. Jusqu’ici le cocher avait pris à sa charge tous leurs frais de voyage, comme il en avait été chargé. La presque totalité de leurs licornes était remisée dans la malle avec leurs affaires, irrémédiablement perdues. Les deux guerriers avaient à peine de quoi se payer trois repas alors que leur voyage devait prendre environ un mois. — Bon, Petit Homme, qu’est-ce qu’on décide ? — On a le choix. On peut continuer à voyager selon l’itinéraire prescrit, à mon avis, une sacrée idiotie. Tu te doutes que si l’Orage nous a débusqués, ce n’est ni par chance ni par hasard. Quelqu’un nous a vendus, et il y a de fortes chances qu’on nous tende un nouveau guet-apens si on reste sur la même route. L’alternative est de couper à travers campagnes et forets, sur un tracé plus direct. — En vérité, un peu de course à pied te fera le plus grand bien ! s’exclama le Loki. On a perdu nos affaires mais pour ce que j’ai prévu pour toi, il est indispensable de voyager léger. Il nous faut juste une tenue plus pratique pour toi et de quoi camper, la boutique que tient la femme de l’aubergiste nous fournira tout le nécessaire même si le peu qui nous reste de licornes va y passer. Ma foi, au fond, ce n’est pas si grave. Nous vivrons dans la forêt, ce qui ne posera aucun problème étant donné mes aptitudes… Oui, c’est jouable et, somme toute, ce sera pareil pour toi ! — Je déteste courir, maugréa Cellendhyll. — Je ne t’ai pas demandé ton avis. Tu dirigeras la mission à Véronèse, mais jusque-là, c’est à moi que Morion a confié les rênes. Nous sommes d’accord ? L’Adhan ne répondit rien, ses yeux au pli vert soudains étrécis sous l’arc argenté de ses sourcils. — Qui ne dit rien consent, reprit le Loki en claquant dans ses mains. Parfait, on commence tout de suite. Le poulet, profites-en bien, car à partir de demain, tu changes de régime. Plus de viande. Oui, mon grand, ton corps est pourri par le gras. La première chose à faire est de te laver de l’intérieur. Le repas terminé, leurs couverts débarrassés, Gheritarish posa ses coudes sur la table et se pencha en avant, le regard rivé dans celui de son comparse : — Voyons les choses à ma manière, d’accord ? Ce que tu veux avant tout, c’est redevenir un Initié. Chevaucher le zen, c’est comme ça que vous nommez le truc, non ? Cela veut dire, avant tout, que tu dois te remettre en forme. Et donc perdre ton gras. Tu es d’accord avec cette analyse ? — Je ne l’aurais pas exprimé ainsi, mais oui, admit l’homme aux cheveux d’argent, j’en suis à peu près la. — Après tout, ce n’est pas comme si l’on partait de rien ! s’exclama Gheritarish. Sous ta graisse, tu disposes d’une base solide et tu connais toutes les techniques de combat. Ne t’inquiète pas. Petit Homme, tu es entre de bonnes mains. Te remettre en état, j’en fais un défi personnel, et crois-moi, tu seras affûté comme jamais tu ne l’as été ! Je vais m’occuper de réparer ton corps… Mais pour ce qui est de ton esprit, je ne suis pas compétent, tu devras faire le ménage toi-même. Il pointa son index sur son large front et poursuivit : — À présent, je peux bien te le dire, c’est ton état d’esprit qui m’inquiète. Au nom de notre amitié, je ne peux te laisser de tuer à petit feu. Et c’est ce qui est en train de se produire mais tu ne t’en rends même pas compte Tu as changé, mon ami, tu es devenu aigri, tu prends tout mal, tu te conduis comme l’un de ces nobles gâtés que tu exècres et tu pousses les gens à te détester. J’en suis malade de te voir ainsi. Tu as la tête pleine de merde et ça ne peut plus durer. Tu es bien assez intelligent pour te rendre compte par toi-même qu’il est grand temps de régler ce problème, une bonne fois pour toutes ! Qu’est-ce qui t’empêche de récupérer ce que tu as perdu, après tout, sinon toi-même ? — C’est bien joli de prêcher la raison, mais tu ne te rends pas compte, Gher’… Jusqu’ici mon corps ne m’avait jamais laissé tomber, bien au contraire. Et là, regarde-moi, je suis obligé de fuir à la première échauffourée. J’ai tout perdu ! Tout ce qui faisait de moi un homme. J’aimerais bien te voir à ma place, on verrait comment tu prends cette déchéance ! Gheritarish secoua sa grosse tête, apitoyé tant par la sécheresse qui couvait dans le ton de son meilleur ami que par la teneur de ses propos. Au lieu de répliquer, il sortit son nécessaire à fumer. Tranquillement, sans quitter l’Ange du Chaos des yeux, il roula un bâtonnet qu’il alluma avec l’une des chandelles posées à leur table. L’odeur caractéristique du narcotique préféré du Loki se répandit au-dessus d’eux. Cellendhyll regardait faire son camarade, les sourcils froncés. Gheritarish savoura quelques bouffées. Enfin, il reprit la parole avec une grande douceur : — Tu as perdu ce qui faisait de toi un homme hors norme, c’est d’accord. Mais explique-moi d’où vient cette colère qui t’anime depuis des mois ? Je ne t’ai jamais vu ainsi, tu sembles en vouloir à la terre entière, sans aucun discernement. Tu as presque réussi à monter ton régiment contre toi. Des guerriers qui te respectaient plus que n’importe qui ! N’es-tu pas fatigué de ce combat qui, jamais au grand jamais, ne t’apportera la victoire ? — Hormis cette colère, je n’ai plus rien, Gher’. Elle seule me permet de me lever le matin et d’affronter mon quotidien. — Ma foi, nous continuerons avec cette colère, sourit le Loki, après avoir relâché un nouveau nuage de fumée. Après tout, ça peut faire être un excellent catalyseur pour peu que tu la contrôles. Bien, bien… Petit Homme, passons au concret : j’ai conçu un programme d’entraînement basé sur les méthodes de chez moi. Nous aurons juste le temps nécessaire avant d’arriver à Véronèse. Encore faut-il que tu me laisses faire et que tu suives mes instructions sans rechigner… Attention, je te préviens, ça ne va être ni facile ni agréable ! Tu vas en chier et comme je te connais, tu vas me tester. Surtout dans les premiers temps… Rappelle-toi donc que c’est pour ton bien et que tu me suivras jusqu’au bout, quels que soient mes ordres. Mais avant d’aller plus loin, tu vas me donner ta parole de suivre mes directives. — À vos ordres, mon capitaine ! ironisa l’Adhan. — Cell’, je suis sérieux. Je suis ton ami, tu es dans la panade, je suis là pour t’aider. Pour que ça marche, il faut que tu t’engages, toi aussi. Et je te connais bien assez pour savoir que ta parole suffira pour ça. Tu te souviens de ce que l’on ressent lorsque l’on est dans une forme parfaite ? Ce sentiment inégalable de puissance, de liberté ? Je te promets que lorsque j’en aurai fini avec toi, tu vivras à nouveau ce moment divin. Sur mon honneur ! — C’est bien beau tout ça, mais ce ne sont que des mots, riposta Cellendhyll. — Par le Hibou Bleu de la Forêt ronde ! Fichu cabochard d’Humain, tu as fini de te plaindre ? Tu te plais à vivre ainsi ? Non. Ta nouvelle situation te convient-elle ? Non. Alors ferme-la au lieu de grincher comme une naine acariâtre et laisse-toi faire. Commence par me donner ta parole que tu suivras mes ordres jusqu’à ce qu’on arrive à destination. Cellendhyll marmonna quelques mots indistincts. — Quoi, je n’ai pas entendu ? — Je te donne ma parole, là ! Tu es content ? — Oh oui, plus que content, je n’ai pas honte à l’avouer. À présent, je te tiens, tu ne pourras plus te défiler ! Bien, il est temps de songer à notre voyage. Attends-moi là, je vais m’occuper de l’équipement. Le Loki utilisa leurs dernières pièces pour acheter à Cellendhyll l’habituel costume de daim qu’affectionnaient les forestiers, ainsi que l’équipement de base pour camper. C’est sans aucun remord que l’Adhan changea de tenue. Il allait enfin être convenablement vêtu pour affronter ce qui l’attendait. Au moins, avoir donné sa parole le déchargeait d’un poids. Il allait pouvoir se laisser diriger, plonger dans l’exercice, sans responsabilité à assumer, sans avoir à réfléchir. Des sortes de vacances, dans une certaine mesure. Une fois leur paquetage bouclé les deux guerriers du Chaos quittèrent l’auberge et s’enfoncèrent dans la nuit. * Le lendemain, Gheritarish revint de la chasse avec deux lapins qu’il dépouilla en un rien de temps, enfilant la chair tendre sur des brochettes, avec des lamelles de basilic et d’estragon, pour les mettre à cuire par-dessus les braises de leur petit feu de camp. Il prépara ensuite une soupe avec d’autres herbes qu’il avait récoltées dans la forêt, composant un breuvage auquel il rajouta de petites fleurs séchées à pétales bleus, extraites du sachet médicinal dont aucun Loki ne se séparait. Cellendhyll jeta un œil envieux à son compagnon qui se régalait de viande fondante puis un regard dégoûté à la soupe qui l’attendait. Il but une gorgée du mélange et fit la grimace. — Ne fais pas ta chochotte, ordonna Gheritarish. Vas-y, tu bois tout, d’un trait ! Cellendhyll vida le bol, et maugréa : — C’est vraiment amer, ton truc. — Je te l’ai dit, Petit Homme, ton corps est pourri de toxines… Je ne sais pas qui a décidé de ton régime de convalescence mais c’était une belle bourde ! Maintenant, il faut te laver l’intérieur. À présent que tu as tout bu, je peux bien te le dire, ces plantes que je suis allé chercher vont accélérer le processus. L’Adhan plissa les yeux : — Ah… Tu veux dire que ça va me vider les… — J’ai bien peur que oui ! Les tripes… — Non, tu ne veux pas dire que… répéta l’Ange, les sourcils froncés. Il n’alla pas plus loin. Son teint devint livide, ses traits se comprimèrent, sa bouche s’arrondit et il porta une main à son ventre. Il se leva d’un bond, courut jusqu’aux fourrés qui cernaient leur campement tout en lâchant une bordée d’infâmes jurons. Le sourire de Gheritarish étira sa face comme une grenouille géante. Ses yeux bleus et or pétillaient de malice. La voix de Cellendhyll s’éleva d’un massif de fougères : — Boule de Poils, tu me paieras ça… Je te promets que lorsque j’aurai retrouvé la forme, tu recevras ton dû ! Ooh, mes intestins ! — Ouais, pour le moment, je tremble de peur ! s’esclaffa le Loki. Puis il se demanda s’il n’avait pas un peu forcé sur la dose. * L’entraînement débuta par une simple série d’étirements, suivi de ce qui serait leur principal mode de locomotion jusqu’à Véronèse, la course à pied. Tout en trottant à petites foulées, Gheritarish énonça pour son élève ce qu’il nomma le Triangle. Course, étirements, exercices. Le tout à la sauce lokie. Il était d’usage dans les corps militaires que l’apprentissage – ou dans le cas de Cellendhyll, le ré-apprentissage – se fasse à travers le tamis de la douleur. Gheritarish ne dérogerait pas à la règle, son entraîneur l’exprima clairement. Chaque jour, le Triangle. Le guerrier loki avait établi ses principes de bases. Ainsi qu’un certain nombre de règles invariables. Par exemple, Cellendhyll devrait régulièrement s’hydrater à l’aide de sa gourde : avec sa surcharge pondérale, l’Ange perdrait énormément d’eau lorsqu’il se dépenserait. Il devrait également s’en tenir à un régime strict de légumes, d’herbes, et de fruits secs ou sauvages que les guerriers dénicheraient en cours de route. Ils coururent en début de matinée, droit vers le nord en direction de Véronèse. En matière de course. Cellendhyll devait d’ores et déjà gérer le problème du souffle. Il avait perdu toute endurance lors de sa convalescence et courir avec cette armure de graisse s’avérait plus qu’un handicap. Gheritarish avait donc décidé pour les premiers temps un rythme lent mais régulier, soutenu, entrecoupé de longues périodes de récupération active. Il avait placé la barre un peu haute. L’Adhan découvrit qu’il ne pouvait pas courir plus de vingt minutes à petites foulées sans être assailli des pires points de côté. Malgré ses efforts de volonté, ce premier parcours à travers les bois se termina en boitant, sous les quolibets acerbes de son entraîneur. Les deux guerriers s’arrêtèrent ensuite au bord d’un ruisseau pour la première série d’exercices, en ce début principalement basés sur la musculation. Cellendhyll but à sa soif, qui était grande, et remplit sa gourde avant de commencer à travailler les muscles du haut de son corps, en soulevant divers rochers jonchant la berge. Ils repartirent à peine les étirements de Cellendhyll terminés. Beaucoup de marche, un peu de course. Une nouvelle halte, une seconde série d’étirements puis le déjeune, à charge du guerrier loki. Pour ce dernier du gibier, pour Cellendhyll des légumes et des fruits secs. Après le déjeuner, un repos bien mérité, une sieste d’une heure. Courir encore, ou marcher. Boire, s’étirer. Se muscler, cette fois le bas du corps. Boire et encore s’étirer. Courir, marcher. Boire, Manger… Dormir… Tels étaient les nouveaux mantras que Gheritarish avait édictés et qui constitueraient son quotidien durant les dix prochains jours. * Au bout de la seconde journée, débuta le calvaire des courbatures. Chacun des muscles de ses jambes, de ses bras et ses épaules lui infligeait un coup de poignard lorsque Cellendhyll tentait de faire un mouvement brusque. Et ce manteau de graisse, toujours, pour l’accabler. Ils se couchaient tôt et se levaient tôt. Ils parlaient peu, même le soir ; trop éreinté, perclus de douleurs, Cellendhyll n’était pas d’humeur à discuter. À peine allongé, l’Adhan sombrait dans un sommeil profond. Un tel entraînement était déjà conséquent pour un homme en pleine forme, pour Cellendhyll et sa vingtaine de kilos en trop, cela représentait un vrai calvaire. Toutefois son cœur second était là pour atténuer ses souffrances durant son sommeil. Quelle que soit l’intensité de ses courbatures, de ses douleurs musculaires, de ses contusions, de ses ampoules, la magie curative distillée par l’implant magique œuvrait chaque soir de lune à chauffer les muscles de l’intérieur, les réparer, à drainer la fatigue. Le lendemain voyait donc Cellendhyll s’éveiller dispos, au moins dénué de toute gêne pour affronter le nouveau calvaire de la journée. Mais même avec l’appui de son cœur de Loki, les deux premières semaines furent particulièrement éprouvantes pour Cellendhyll. L’homme aux cheveux d’argent put assez vite augmenter son endurance à mesure que son excédent de poids fondait, mais il serrait les dents du matin au soir. Gheritarish avait confectionné des poids qu’il attachait aux poignets et aux chevilles de l’Adhan. Ce dernier devait réaliser tous les exercices du jour avec ces poids, courses comprises et, dès que ses muscles se refroidissaient, il souffrait le martyre. Même les périodes d’étirements étaient devenues une épreuve. Ses muscles torturés refusaient de se laisser aller à la détente. La sieste de l’après-déjeuner, trop courte à son goût, le laissait à peine dispos pour entamer le programme à suivre. De plus, il lui semblait avoir faim toute la journée, son corps brûlant bien plus de calories qu’il n’en absorbait. La nuit représentait son seul vrai moment de répit. Trop épuisé pour réfléchir, il dormait d’un sommeil comateux, au chaud sous sa couverture, allongé sur un épais tapis de feuillage. Bientôt, l’Adhan ne pensa plus à rien, pas même à sa déchéance ou à ses formes disgracieuses. À rien d’autre que de tenir jusqu’au soir, coûte que coûte. Son horizon s’était restreint à cette seule pensée directrice. Passé six jours, conscient que les problèmes de récupération de l’Adhan allaient finir par amoindrir ses performances, Gheritarish décida de réagir. Alors qu’ils finissaient de manger au terme de leur périple de la journée, il annonça soudainement : — Il y a une chose tu ne sais pas sur moi, Cell’, et qui va nous servir… Figure-toi que bien avant que l’on se rencontre, j’ai suivi la formation de chaman durant trois ans… Une lubie de ma sœur… Inutile de te dire que je n’ai pas pu suivre cette voie longtemps… — Et qu’est-ce qui t’as empêché d’aller jusqu’au bout ? ricana l’Adhan. Non, ne dis rien, inutile, je sais… Une femme, évidemment ! — Bah, ça n’a plus d’importance ! rétorqua le guerrier en haussant ses larges épaules. Mais ce n’est pas ce qui compte de toute façon. Ce que je veux dire, c’est que je peux voir les lignes d’énergie qui régissent ton aura. Et les tiennes sont atroces, complètement brouillées. Désolé pour le jeu de mots, mais le Chaos règne en toi ! Ça aussi, il va falloir le réparer, cela t’aidera à récupérer. Je vais d’ailleurs m’en charger immédiatement. Tout en parlant, le guerrier loki farfouilla dans sa gibecière renflée posée à ses pieds. — Je ne m’en sépare jamais, poursuivit-t-il, sans expliquer de quoi il parlait. Je les garde comme le souvenir de celui que j’aurais pu être si mon destin n’avait pas tourné autrement. — Arrête, tu vas me faire pleurer, ironisa l’Adhan. Au fait, tu ne m’avais jamais dit que tu avais une sœur. — Tu ne m’as jamais posé de question à ce sujet. En fait, j’en ai trois, mais tu ne sauras rien de plus, n’insiste pas. Le Loki finit par extirper de son sac un étui en daim qu’il se mit à dérouler. Apparurent une vingtaine de fines aiguilles d’os, longues d’une douzaine de centimètres, qu’il fit glisser dans sa grosse main. Leurs têtes étaient délicatement spiralées et surmontées d’un minuscule éclat d’or brillant et ouvragé. — Hé, tu vas faire quoi avec ça ? demanda Cellendhyll. — N’aie pas peur, ça ne t’ait pas mal, le rassurait le Loki. Au contraire, ça va te revitaliser. — Tout prétendu chaman que tu prétends être, et j’ai de quoi en douter, hors de question que tu me charcutes avec tes machins. Tu peux te les enfoncer où je pense ! — Tstt-tsst-tsst. sifflota Gheritarish. Tu te souviens ? Tu as donné ta parole, Cell’, alors tu la fermes, tu enlèves ta tunique et tu t’allonges sur ta couverture. Non, pas comme ça, sur le ventre… Cellendhyll foudroya son compagnon du regard, l’éclat d’émeraude de ses iris chargés d’une vaine menace. Pourtant, il ne put qu’obéir. Il s’était lié à l’autorité de son comparse et il avait conscience qu’il ne pouvait renier sa parole ; il l’avait donnée librement. Gheritarish s’assit à côté de lui et posa son étui sur ses genoux De ses doigts, il délimita les points d’énergie à traiter sur le dos de son patient. Une à une, les aiguilles furent plantées sur l’ensemble du dos, les cuisses et les mollets, avec une minutie et une délicatesse étonnantes de la part du vigoureux Loki. À part de légers picotements, Cellendhyll ne ressentait rien de particulier. En fait, il se sentait plutôt bien. Il ferma les yeux… — Bon, et maintenant ? demanda-t-il, la voix un peu pâteuse. Il venait à peine d’ouvrir un œil. Assis en tailleur à dix pas de lui, Gheritarish était occupé à fumer son herbe loki. — Comment te sens-tu ? demanda ce dernier, l’œil et le ton embués de fumée. L’Adhan ne put s’empêcher de s’étirer. Les aiguilles qui décoraient l’arrière de son corps tintèrent doucement. — Bien. Je me sens vraiment bien, avoua-t-il. Pourtant ça fait à peine cinq minutes, non ? — Tu rigoles ? s’esclaffa son camarade en manquant de s’étouffer en pleine inhalation. Ça fait une bonne heure que tu roupilles ! Attends, ne bouge pas, je vais t’enlever ton attirail. Une fois les aiguilles retirées puis rangées, Gheritarish annonça : — Bon, tu réagis bien à ce genre de soin, on continuera demain soir. Une petite semaine de ce traitement et ça devrait s’améliorer du côté de tes lignes énergétiques. Chapitre 5 Le portail magique invoque par Leprín venait de le mener, ainsi qu’Estrée, au plus profond du plan-maître des Ténèbres. En l’occurrence, l’aplomb d’une vaste terrasse entourée de hautes montagnes noires aux crêtes irrégulières, de pics à demi léchées par la brume, au bord d’un gouffre vertigineux aux aspérités tranchantes battues par les vents. Sur les flancs de la montagne, en altitude, une série d’ouvertures diffusait d’inquiétants flots de fumée dense et noirâtre. Dans le ciel violet, décoré de nuages irisés, volaient des créatures aux formes souples et agressives. Tout en bas du précipice, bouillonnait un immense lac de lave rougeoyante. Un large escalier de granit foncé remontait en enfilade jusqu’à l’entrée de la place-forte principale des Ténèbres. Mhalemort la bien nommée, dont les épaisses murailles avaient été conçues pour se mêler parfaitement à l’éperon rocheux. Nul garde n’était là pour les accueillir, et pourtant la Fille du Chaos se doutait que leur arrivée n’était pas passée inaperçue. Si elle avait été impressionnable, elle aurait frissonné devant cette vue aussi saisissante qu’angoissante. Leprín était de mauvaise humeur. Estrée le devinait à manières sèches, au pli dur de sa bouche épaisse, à son application à éviter son regard. Le fait qu’elle lui ait forcé la main pour obtenir cet entretien avec le Père de la Douleur en était la cause, elle n’en doutait pas. Leprín avait d’ailleurs insisté pour qu’Estrée camoufle sa figure, sa silhouette – et son identité – sous un manteau noir à longue capuche. Suivant son accompagnateur, elle se mit à gravir les trois cents marches qui la mèneraient à son destin. Le haut de l’escalier débouchait dans une salle gigantesque aux parois irrégulières. L’éclairage était diffusé par des cristaux de gemmelitte. Le sol était composé de dalles noires et brillantes, assujetties sans la moindre faille et rehaussées de dessins runiques. Le plafond était si haut qu’on n’en voyait pas la fin. D’immenses arches s’ouvraient sur trois côtes pour mener au cœur du palais des Ténèbres. Personne d’autre qu’eux deux. Était-ce volontaire ? La Fille du Chaos n’aurait su le dire. Le Légat, toutefois, ne lui laissa pas le temps de détailler les lieux. Après lui avoir fait longer une série de couloirs déserts, à l’éclairage diffus, hantés par l’écho de gémissements désespérés, il la conduisit vers une porte à double battant, polie d’un noir profond et renforcée par des runes de pouvoir aux lignes pourpres. La porte s’ouvrit à leur arrivée, glissant en arrière sans aucun bruit. Leprín se tourna vers la jeune femme, sardonique, la défiant d’entrer la première. Estrée lança un œil dédaigneux à son amant, redressa son profil délicatement taillé et entra sans un regard en arrière. * La salle des Fumées. Une pièce aux contours mal définis. L’épaisse nuée grisâtre qui lui avait donné son nom inondait toute la pièce, des murs au plafond. Grasse, mouvante, comme dotée d’une volonté propre. Au milieu de la salle, un seul objet visible. Un trône se hérissant de pointes aiguisées, construit à partir des ossements d’un grand saurien, autour desquels s’enroulaient des filaments de fumée. Une silhouette entièrement recouverte d’une robe à capuche de brocart écarlate décorée de brandebourgs noirs y était assise. Estrée s’avança sans attendre. Leprín la suivit en veillant à rester un pas derrière elle. Le Légat avait adopté un air respectueux, soumis, qui ne lui correspondait pas. Arrivée en bas du trône, Estrée releva sa capuche pour dévoiler son visage et salua respectueusement. Elle fixa attentivement celui qui la surplombait. Ainsi, c’était lui. Le Père de la Douleur, souverain incontesté du royaume des Ténèbres. Elle ne voyait pas grand-chose de sa physionomie, recouverte par les larges pans de son vêtement. Estrée ne put distinguer qu’un long nez pâle qui se recourbait au-dessus d’une bouche aux lèvres fines, carminées, d’un dessin sinueux ; pas le moins du monde une bouche qui prêtait au rire Le pouvoir qui émanait de l’homme était nettement perceptible. Il s’imposait à elle, l’écrasait quasiment de sa puissance. — La Fille du Chaos ! Bienvenu à Mhalemort, héritière d’Eodh. La voix aigrelette, discordante, du Puissant hérissait les nerfs comme la pire des magies. Le souverain enchaîna : — Avance, petite, et laisse-moi admirer ta beauté. Contrairement à la plupart, je constate que tu n’as pas peur de moi, c’est bien… Mais avant que nous allions plus loin, une petite démonstration s’impose. Le Père de la Douleur leva un doigt crochu, orné de trois bagues aux différentes nuances, à l’ongle laqué de noir. La fumée reflua autour du trône comme dispersée par son exigence. Estrée se sentit soudain écartelée de l’intérieur par une force incroyable. Ses yeux menaçaient de jaillir de ses orbites, sa langue avait gonflé jusqu’à obstruer tout son palais. Elle avait du mal à respirer et ses oreilles bourdonnaient. Elle n’essaya même pas de se protéger derrière son écran de mana. Si le souverain l’avait voulu, il n’aurait eu aucun mal à lui arracher les membres par la seule force da sa concentration. Le Père la laissa ainsi souffrir de longues minutes avant d’abaisser son doigt. Aussitôt la jeune femme retrouva la maîtrise de son corps. Ses douleurs s’évanouirent mais leur souvenir se révélait bien vivace, aussi traumatisant qu’un viol. — Cette petite démonstration a son utilité, reprit le Roi-Sorcier, tandis que la fumée qui l’environnait retrouvait sa position. Elle te démontre que malgré ton rang, tes talents, ta beauté, tu n’es rien, absolument rien, comparé à ce que j’incarne. J’aime la souffrance et la mort, je suis le Mal incarné, ma petite ! Veille à ne pas l’oublier, veille à ne pas me tromper… Et puisque les présentations sont faites, passons à l’essentiel. Tu voulais donc me voir, pourquoi ? — Cela fait plus d’un an que je vous livre des informations sur mon peuple, seigneur-roi, rétorqua Estrée, le genou ployé au bas du trône. Il semblait normal de voir en personne le récipiendaire des secrets que je trahis. — Hé bien, ton vœu est exaucé et cela m’offre quant à moi l’occasion de t’interroger sans intermédiaire. Pour quelle raison trahir ton peuple, justement ? Que cherches-tu, au juste ? Malgré la situation, Estrée pressentait qu’elle ne devait en aucun cas se montrer faible devant le souverain. Elle répondit avec toute la sérénité dont elle était capable : — Ce n’est pas une trahison, en vérité. J’œuvre au contraire pour les intérêts de ma Maison, tels que moi je les conçois. Et ce que je veux ne devrait pas vous étonner : je désire le pouvoir, je désire régner ! Je suis l’héritière d’Eodh, c’est un fait, mais je ne me leurre pas pour autant : ni mon père, ni mon frère ne me laisseront jamais diriger… Seigneur-roi, je connais la lutte qui vous oppose à la Lumière et j’estime, sans nul doute, un jour, vous prendrez le dessus sur le Patriarche. Une fois Priam défait, plus rien ne vous empêchera de terrasser l’Alliance et de vous imposer sur l’ensemble des Territoires-Francs. Le Chaos prônera la neutralité, ainsi raisonne mon père. Pour ma part, je pense différemment… Je choisis le côté des vainqueurs. Le votre, seigneur-roi. Et lorsque vous dominerez les plans, je serai à vos côtés, vous appuyant de toute la ressource des clans du Chaos. — Non seulement sublime mais intelligente… et bien renseignée, qui plus est. Tu analyses précisément la situation, ma belle. Priam et son damné empire de Lumière finiront en effet par plier sous mon courroux, et peu après, ce sera le tour de l’ensemble des plans. Mais dis-moi encore, tu es venue de ton plein gré te placer en mon pouvoir. Qu’est-ce qui m’empêche de t’emprisonner ? L’héritière d’Eodh ferait un otage de grand choix. Estrée répondit du tac au tac : — Je vous servirai bien mieux étant libre. Comment voler les secrets des miens si je suis retenue ici ? De plus, êtes-vous prêt à défier la colère de mon père, le duc Elvanthyell ? Au risque de vous déplaire, je ne le crois pas, seigneur roi. Vous n’en savez pas assez sur les Maisons du Chaos pour vous mesurer à elles. Pas encore. Mais lorsque ce moment sera venu, vous pourrez compter sur moi. Le rire aigrelet du Roi-Sorcier résonna dans la salle, faisant se hérisser l’étrange fumée. — Leprín, je te félicite, ta protégée a autant d’esprit que de répartie ! Estrée, tu évoques Elvanthyell… Alors, dis-moi, que dois-je attendre de ton géniteur ? Si je ne m’abuse, dans une grande mesure, c’est lui qui mène les visées du Chaos. — Mon père n’est qu’un obstacle, répondit-elle, les traits durcis. Rien de plus. Et je n’ai jamais laissé aucun obstacle m’arrêter. — Ah, la soif de pouvoir n’est-elle pas chose merveilleuse ? s’exclama le souverain. Oui, je te comprends, ma fille… et sache que tu as fait le bon choix. Si tu me sers sans faillir tu auras ce que tu veux : ce pouvoir si savoureux que tu attends et que tu mérites. En mon nom, tu dirigeras Eodh et le Chaos tout entier, j’en fais la promesse. Oui, soutiens-moi et tu ne le regretteras pas… Je ferai de toi la souveraine que même tes rêves les plus fous, tu n’oserais incarner ! — Lorsque le moment sera venu, je prouverai mon allégeance ! s’écria la jeune femme, les yeux brillants. — Nous verrons, répondit le monarque. Passons à autre chose… Cette fameuse liste des agents des Ombres que tu as évoquée devant mon Légat, tu ne l’as pas en ta possession, n’est-ce pas ? — Pas encore, seigneur-roi, et puisque vous m’avez percée à jour, je ne vous mentirai pas. Oui, je me suis servi de cette liste comme prétexte pour vous rencontrer. Mais je vous affirme que chaque jour qui passe me rapproche d’elle. À mon tour de vous faire une promesse : les noms des Ombres, vous les aurez, ils seront le gage de mon allégeance ! Estrée marqua une pause pour reprendre son souffle et reprit : — Vous vous doutez, seigneur-roi, qu’un document d’une telle importance est aussi soigneusement caché que protégé. Je dois faire preuve de la plus grande prudence et ne laisser aucune trace de mon passage, car vous conviendrez en outre que cette liste n’aura de réelle valeur que si ma famille ignore qu’elle est en votre possession. Pour atteindre l’information que vous désirez, il me faudra tromper mon frère, Morion. Ce genre d’entreprise se prépare avec le plus grand soin. — Ton raisonnement se tient. En regard de tes arguments, je ferai preuve d’une certaine patience… À toi de la nourrir en me délivrant d’autres secrets sur le Chaos. Continue dans cette voie et bientôt, tu goûteras aux prémices du pouvoir. En attendant, tu continueras à traiter avec Leprín, j’ai toute confiance en lui pour préserver mes intérêts. Le Roi-Sorcier ricana, provoquant une nouvelle ondulation dans la masse brumeuse qui l’entourait. — J’ajouterai une chose, ma belle… Je connais vos rapports… Toi et Leprín, ton addiction pour la bleue-songe… Mais je ne m’en mêlerai pas, c’est ton problème. À présent, laissez-moi ! Un sourire d’amusement aux lèvres, le Roi-Sorcier se rencogna dans son haut siège alors que les deux visiteurs se retiraient. L’abondante fumée grise se ramassa pour remonter jusqu’à lui et le caresser de ses entrelacs sinueux. * Leprín mena la Fille du Chaos hors de la salle des Fumées. La mine toujours aussi sombre, après lui avoir intimé de remettre son capuchon, il l’escorta à rebrousse-chemin jusqu’au grand escalier extérieur. Toujours aucun signe d’un résident des lieux. Arrivée sur le parvis du château, Estrée s’immobilisa devant l’horizon. — Que fais-tu ? demanda le Légat d’un ton courroucé. — Laisse-moi tranquille ! Je suis probablement la première de ma race à pouvoir contempler un tel panorama, alors je ne vais pas me gêner pour en profiter. Estrée mentait. Cet endroit était sinistre et oppressant. Elle avait en revanche grand besoin de souffler quelques instants, de se défaire de toute cette tension. Le Père de la Douleur l’avait terrifiée, en définitive. Cet afflux nerveux qu’elle avait réussi à contrôler provoquait les effets secondaires qu’elle avait redoutés, le manque s’imposa à elle avec l’implacabilité d’un ouragan. Une dose, elle avait besoin d’une dose. Il était cependant hors de question de s’abandonner la drogue, en un tel lieu, dans ces circonstances. La première attaque prit la forme de nausées. Estrée se contraignit à ne rien montrer de son tourment, laissant passer la vague étouffante, tout en feignant d’admirer le lac de feu du contrebas. Heureusement, son ample capuche cachait totalement ses traits devenus livides. Cette première manifestation du manque la laissa sans force mais elle ne pouvait différer la descente des escaliers plus longtemps. Leprín allait finir par reconnaître les symptômes, comprendre de quoi elle souffrait. Et cela, elle ne pouvait se le permettre. Les amants entreprirent de descendre, côte à côte. Complices par les faits, nullement par les sentiments. Tandis qu’Estrée avançait à pas prudents, en bas, sur la terrasse, elle avisa un autre portail qui se refermait sur lui-même. Sept guerriers d’apparence humaine commençaient à gravir les marches à leur rencontre, la main posée sur le manche de leurs sabres longs. À leur vue, elle sentit Leprín se contracter mais il ne dit rien. Il les avait reconnus, en tout cas, ce qui ne pouvait qu’éveiller l’intérêt de la jeune femme. À mesure de la descente, Estrée put mieux distinguer les arrivants. Elle reconnut leur origine à leurs faciès inquiétants, à leurs joues mates et scarifiées, à leurs jaserans et leurs casques noirs surmontés d’un cimier. Des Ikshites. Mais l’un des hommes du premier rang se distinguait nettement des autres, tant par l’aspect que par l’aura. Un Ténébreux de pure souche, à l’instar de Leprín, avec une peau sombre, presque noire. De taille supérieure à la moyenne, bien découplé, il avançait tête nue, simplement vêtu d’un ensemble de cuir ajusté. Sa chevelure mi-longue scintillait d’un cuivré flamboyant. Il ne portait aucune arme apparente, hormis l’aiguillon de sa queue, immobile, enserré d’un cerclage d’or blanc. Il était chaussé de bottes de cuir indigo, un détail qui parut insolite à Estrée. Ceux qui marchaient derrière lui servaient sous ses ordres, la jeune femme avait bien assez d’expérience pour le voir rien qu’à leurs attitudes. La couleur des bottes. Estrée devina l’identité de cet homme et malgré son état, une vague d’excitation la parcourut. Leprín lâcha un juron à peine audible. Le groupe de guerriers avait repéré leur présence et paraissait parfaitement s’en moquer. La Fille du Chaos descendait, les autres montaient. Plus qu’une vingtaine de marches avant le point de rencontre. Brusquement, le Légat posa sur l’épaule d’Estrée une main de propriétaire. Cette dernière se dégagea d’un mouvement brusque tout en lui jetant un regard furibond. Par défi, elle abaissa son capuchon pour dévoiler ses traits au grand jour, la colère redonnant des couleurs à son visage, avant d’accélérer l’allure pour se démarquer de son comparse Ce dernier jura entre ses dents, cette fois de façon plus ostensible, et suivit, l’aiguillon de sa longue queue agité de traits convulsifs. Au moment où ne restaient que trois mètres entre les deux groupes, Estrée rata une marche et perdit l’équilibre. L’homme aux cheveux de feu bondit en diagonale pour intercepter sa chute. De ses mains puissantes, il agrippa la jeune femme, la stabilisa, avant de l’aider à se redresser. Il avait un visage plus fin que celui de Leprín, d’épais sourcils, une bouche plaisante et un regard intimidant émanait de ses prunelles rouge sang, fendues de noir. Au contact de son sauveur, Estrée sentit son corps se mettre à fourmiller de l’intérieur. Une étrange chaleur prit possession de ses membres et les tourments du manque furent balayés dans les quelques secondes qui suivirent. — Merci, seigneur, de votre aide, dit-elle d’une voix qu’elle espérait mélodieuse. — Ce fut un plaisir, ma dame… ? — Estrée… Estrée d’Eodh, héritière du Chaos. La jeune femme se sentait gagnée par une impression agréable, qui chassait les derniers effets néfastes de la drogue. Que m’arrive-t-il ? S’il était surpris par son identité, l’homme ne le montra aucunement. De même, s’il se rendait compte du changement qui s’était opéré en son interlocutrice, rien ne l’indiqua. En revanche, son sourire s’agrandit d’avantage, chaud comme un soleil. — Enchanté, ma dame. Je suis… — Empaleur des mes, le coupa-t-elle. Le redoutable Seigneur des Conquêtes ! — Ainsi, vous me connaissez ? Là, en revanche, le Ténébreux paraissait franchement étonné. — Qui ne connaît la réputation du Conquérant, le plus puissant des quatre seigneurs de guerre ténébreux ? sourit à son tour Estrée, qui avait retrouvé tous ses moyens et le summum de sa beauté. — Vous me flattez, je suis loin d’être le plus puissant des Quatre, répondit-il d’un ton amusé. Croyez-moi, il existe dans les Ténèbres des êtres bien plus impressionnants que moi ! Je ne suis qu’un soldat, rien de plus. — Un soldat ? Rien de plus ? Je n’en crois rien. Placé en retrait de la jeune femme, Leprín restait silencieux, ce qu’elle ne manqua pas de remarquer. Histoire de le faire enrager, elle s’éloigna de lui, entraînant Empaleur des mes dans son sillage. Quant aux six Ikshites, leur maître les fit reculer de quelques pas. — Mhalemort vous a plu ? demanda le seigneur de guerre. — Franchement, non. C’est un lieu sinistre, la décoration est grossière, et le personnel est déplorable, répondit-elle tout en montrant Leprín du menton, trop loin pour entendre. Empaleur des mes émit un rire amusé : — Une telle sincérité est aussi rare chez nous que revigorante. J’aurais aimé discuter plus longuement avec vous mais je suis attendu. Nous reverrons-nous ? Estrée le jaugea du regard, sans cacher le fait qu’elle appréciait ce qu’elle avait sous les yeux. L’expression charmeuse que dévoila la Fille du Chaos se fit aussi limpide qu’un lac de montagne. — Qui sait ? susurra-t-elle. Surprenantes sont les voies du Chaos… Le seigneur s’inclina sur ces mots et reprit l’ascension, suivi de ses guerriers. Il n’avait paru prêter aucune attention à Leprín – il ne lui avait pas adressé la parole, il ne l’avait pas même regardé et ce dernier avait agi avec la même froideur. Pourtant, ils se connaissaient, le contraire eut été impossible. Estrée trouva ce fait des plus intéressants. Elle reprit la descente, le cerveau en ébullition. Il se passait trop de choses en trop peu de temps. Elle avait du mal à faire le tri dans le déferlement d’émotions qu’elle ressentait. Empaleur des mes. Quel nom curieux… Indéniablement chargé de pouvoir. * Toujours suivie du Légat des Ténèbres, Estrée finit par arriver sur la terrasse qui surplombait l’à-pic. Au terme de la descente, elle put constater que le sentiment de bien-être qui la gouvernait commençait à s’estomper. Battu en brèche par le manque qui revenait gronder dans les méandres de son corps et de son esprit. — Qu’est-ce qui t’a pris d’agir ainsi avec le Conquérant ? grogna Leprín. De te montrer à visage découvert, d’oser lui parler ? — Cela ne te concerne en rien, rétorqua la jeune femme dont le teint palissait. La bleue-songe était bien de retour, en conquérante sournoise, et la Fille du Chaos devait puiser dans ses ressources. À la fois pour combattre les assauts de plus en plus insistants de la drogue et résister au Légat. — Tu l’as fait exprès, n’est-ce pas ? rajouta Leprín. Tu as fait exprès de trébucher ! Rendue hargneuse par le manque, elle le scruta avant d’émettre un rire mordant : — En fait, c’est la jalousie qui te fait vociférer, tu ne supportes pas de penser qu’un autre que toi pourrait me plaire. Tu es si pathétique ! Ce n’est pas parce que je baise avec toi, que cela te donne des droits sur moi, Leprín. Je fais ce que je veux de mon cul, tiens-le toi pour dit ! — Jaloux ? Moi ? Tu dérailles, ma fille. Tu as trop forcé sur la bleue-songe ! Le Ténébreux la saisit par le poignet et leva son autre main, prêt à la gifler. — Vas-y, frappe-moi ! le provoqua-t-elle. Frappe-moi et tu ramasseras tes couilles dans la poussière ! Le poignard effilé de la jeune femme appuyait ses propos, piquant les testicules du Légat à travers la soie de son pantalon. Grimaçant, Leprín la relâcha de mauvais gré. — Reprends-toi, mon cher, ajouta la jeune femme, tu viens de te tourner en ridicule ! Le Légat répondit d’un revers agacé de la main, comme s’il lui ordonnait de se taire. De bonne grâce, la jeune femme lui accorda ce faux semblant de victoire. Après tout, elle avait encore besoin de lui. Pour la bleue-songe et pour le reste. Elle fut saisie d’un frisson. Les effets de l’addiction commençaient à se faire impérieux. Elle ne devait pas rester ici, songea-t-elle en s’emmitouflant dans son ample vêtement. Leprín fit quelque pas en avant et rassembla son mana pour invoquer le portail destiné à leur retour. Trois minutes plus tard, le couple, ou ce qui en tenait lieu, disparaissait dans un halo d’énergie magique. Resté un temps sur le seuil de Mhalemort, Empaleur des mes se détourna du haut des escaliers, et entra dans les entrailles de la place-forte. Ses yeux et ses oreilles exercés n’avaient rien perdu de l’altercation qui venait de se dérouler en contrebas. Chapitre 6 Alors qu’ils se rapprochaient lentement de Véronèse, l’enfer se poursuivait pour l’Adhan. L’imagination du Loki paraissait sans borne, concevant des épreuves toujours plus exigeantes. Cellendhyll ne voyait plus en lui un ami. Il était aux prises avec le pire des adjudants de sa connaissance. Injuste, implacable et vachard. Malgré tout ce qu’ils avaient partagé, il lui arrivait de le haïr. Gheritarish le harcelait, se moquait de sa forme ou de ses formes, allant même jusqu’à l’insulter. Cellendhyll avait beau connaître le processus en cours dans la plupart des armées du Chaos et même d’ailleurs pour former les recrues, cela ne rendait pas le traitement plus supportable pour autant. La colère que provoquaient les invectives de son tourmenteur lui permettait par contre de trouver en lui les ressources nécessaires à terminer un exercice, alors que son corps avait abdiqué. Autre fait positif, les aiguilles de chaman et la magie de son cœur second s’alliaient pour aviver ses facultés de récupération. L’Ange avait retrouvé une part de son souffle. Ses courbatures avaient fini de le handicaper. Et la graisse fondait. Toutefois, si le corps retrouvait de son allant, de sa gloire passée, son esprit restait emmuré dans son cocon de douleur. Malgré les progrès réguliers qu’il réalisait à sa propre surprise, Cellendhyll continuait d’en vouloir à la terre entière. La frustration avait beau s’estomper à mesure que la forme revenait, une part de lui-même restait sclérosée par un ressentiment lancinant qu’il ne parvenait pas à dépasser. Il se sentait incomplet, privé de son intégrité. * — 70, 71, 72… Hé, ta série n’est pas finie ! — Je n’en peux plus, haleta Cellendhyll, écarlate. L’Ange se tenait face au Loki, mais à l’envers. Suspendu par les pieds à une grosse branche, les mains attachées dans le dos. Son calvaire du moment consistait à relever la tête jusqu’à toucher ses genoux Sa sangle abdominale, ses muscles lombaires le brûlaient à le faire hurler. — Ta-ra-ta-ta ! Tu finis, asséna le Loki, occupé à tirer sur un bâtonnet à fumer. — Gher’, je te dis que je n’en peux plus ! répliqua un Cellendhyll cramoisi. — Repose-toi si tu veux, mais tant que tu n’as pas fini ta série, tu restes là. De fait, attaché comme il l’était, l’Adhan ne pouvait se libérer tout seul. — Tu n’es vraiment qu’un enfoiré ! cracha-t-il, les yeux étincelants de colère. D’accord, je vais essayer, puisque je n’ai pas le choix. Mais ne t’inquiète pas, Boule de Poils, je l’ajoute à ton ardoise. Bientôt, très bientôt, on en reparlera… — Pfiouu, quelle menace ! s’exclama Gheritarish, en soufflant sa fumée en plein dans le visage de son compagnon. Cellendhyll maugréa tout en se contorsionnant sur lui-même pour échapper au nuage odorant. — J’en tremblerais, reprit le guerrier loki, si tu n’étais pas troussé ainsi. Enfin, peut-être… Toujours est-il que l’on s’écarte du sujet, tu dois terminer ta série de cent. Puisant dans une réserve d’énergie qu’il ne pensait pas posséder, motivé par une colère aux relents d’acier, Cellendhyll vint au bout de sa série. À peine son camarade l’avait-il descendu de son perchoir et délié ses mains que l’Adhan trébuchait, en proie au vertige. Gheritarish l’empoigna pour lui éviter de tomber mais Cellendhyll se dégagea avec maladresse. — Laisse-moi tranquille, je ne veux pas de ton aide ! s’écria-t-il. En dépit de sa faiblesse, ses traits s’étaient marqués d’un sentiment farouche, sa bouche s’incurvait d’un pli méchant. — Tu as tort de le prendre comme ça, soupira Gheritarish, visiblement peiné. Je ne fais que t’aider comme nous l’avons décidé. Les efforts que je te demande sont durs, je le sais parfaitement, mais je ne fais qu’appliquer ce que chaque jeune de chez moi doit affronter pour obtenir le statut de guerrier. Et cela n’a rien de bien différent avec ce que l’on pratique dans tous les corps d’élites. Allons, Cell’, le défi physique ne t’avait jamais rebuté auparavant, il va bien falloir que tu te reprennes. Moi, je m’occupe de ton corps, toi, tu dois absolument te laver l’esprit de cette espèce de rancœur que tu entretiens. Sur ce point, j’avoue que je ne suis pas compétent pour t’aider. À toi de faire ce travail, le comprends-tu ? — Ne t’inquiète pas. Je comprends très bien que je dois me débrouiller seul. Seul, comme je l’ai toujours fait ! Le faciès barré par l’amertume, l’homme aux cheveux d’argent tourna rageusement les talons et disparut d’un pas mal assuré entre deux taillis. Gheritarish resta un moment à gratter le haut de sa chevelure indisciplinée, les yeux dans le vague. Il finit par hausser les épaules et regagna le bivouac, ses mains occupées à rouler un nouveau bâtonnet de loki. Il lui fallait bien cela pour se détendre les nerfs. Ce damné Adhan lui en faisait vraiment voir de toutes les couleurs. S’il consentait à lâcher trois mots dans toute la journée, c’était bien le bout du monde. Et lorsqu’il parlait, c’était toujours d’un ton blessant. En d’autres circonstances, Gheritarish n’hésiterait pas à fracasser la mâchoire de quiconque le traiterait de la sorte. Mais Cellendhyll était son meilleur ami depuis toutes ces années, depuis le siège de Durango. Et c’était bien là son problème. Le guerrier loki avait de plus en plus de mal à prendre sur lui, il commençait même à se demander si leur amitié n’allait pas pâtir de tout ceci. Ils couraient, traversant bois et forêt, le plus droit possible vers le nord, prenant soin d’effacer les traces de leur passage. Rien n’indiquait que l’Orage était sur leur piste. Leur trajet était impossible à suivre pour des cavaliers, à la course, peu étaient capables de les suivre, et certainement pas les prêtres-combattants de la Lumière. Quant à la magie, Gheritarish en aurait détecté l’usage. Comme tous les Lokis, il pouvait ressentir la plupart des courants de mana. Ils voyageaient donc sans craindre la menace de l’Orage. Peu à peu, à force de souffrance, l’Ange aux cheveux d’argent sentit que ses souffrances payaient. Ses formes disgracieuses étaient drainées par la rigueur des exercices, remplacées par un réseau de muscles de plus en plus durs et endurants. * Cellendhyll venait d’achever deux heures de musculation et les étirements qui allaient de pair. — Et maintenant, chef, on fait quoi ? s’enquit-il d’un ton acerbe. — Hé bien, puisque tu la ramènes, rétorqua le Loki, tu te rhabilles, tu remballes nos affaires et on repart. On va courir de nuit, une heure ou deux, ça te fera du bien. Il te reste quelques kilos à perdre alors ce n’est pas le moment de lambiner. Je te rappelle qu’on n’a pas encore débuté la phase de la technique… Cellendhyll se sentait en forme, certes, mais de là à avoir envie de courir aux basques du Loki durant les prochaines heures, il y avait un gouffre. Il aurait tant voulu pouvoir s’abandonner au sommeil. Tout en pestant intérieurement, il remit sa veste de peau, roula les couvertures, remballa les affaires de cuisine, éteignit le feu et sangla son sac qu’il arrima sur ses épaules. Gheritarish le regarda faire, un sourire satisfait au coin des lèvres. — Tu es prêt ? Alors voilà le menu : course cadencée, mode maraudeur six-quatre, ça te dit quelque chose ? Le rythme des Maraudeurs-Fantômes en chasse. Cellendhyll grimaça et son regard vindicatif scintilla au-dessus des braises mourantes Dans son état actuel et malgré l’amélioration de ses capacités, il se savait incapable de tenir cette cadence plus de trente minutes, Gheritarish le savait également. La course de la veille au soir, il l’avait terminée à ramper sous les quolibets de Gheritarish. — Un de ces jours, Gher’, grinça-t-il. — Ouais, c’est ça, économise ta salive. On y va. Gheritarish bondit en avant, s’engageant sur une piste délimitée d’une rangée de peupliers. Enfilant les mètres d’un pas souple qui finit par se transformer en bonds de plus en plus puissants. La course des prédateurs lokis. Sur ses talons, mais incapable d’adopter un tel train, l’Ange du Chaos devait trouver sa propre allure. Il se concentra sur les paroles incantatoires qu’il se répétait chaque jour. Au bout de plusieurs minutes, il sentit le rythme de la course s’imprimer en lui, ses foulées gagner en assurance, en amplitude. Son esprit se mit à dériver, prononçant pour lui seul l’assemblage des paroles secrètes. Je suis l’Ombre, Insaisissable et mortelle. Mon esprit est une lame, Mon corps est une arme. S’adapter, c’est vaincre. Il n’y a qu’une Voie Je suis l’Ombre, Je danse et je tue. Mode six-quatre ou pas, cette fois, il ne finirait pas en rampant ! * Quelques jours plus tard, un matin baigné d’un soleil moins batailleur que la veille. Un vent frais, agréable, traversait la forêt. Cela se produisit tout d’un coup Cellendhyll se réveilla comme chaque matin, les traits maussades. Puis, il s’étira de tout son long et soupira d’aise. La tête de Gheritarish se dressa subitement des plis de sa couverture, la mine stupéfaite. Cellendhyll se leva souplement, à moitié nu, et s’étira une nouvelle fois, un franc sourire aux lèvres. Gheritarish se frotta les yeux, incrédule, et, à son tour, se mit à sourire de toute la largeur de sa face, tout en veillant à rester caché sous sa couverture. Cellendhyll fit quelques moulinets des bras, se baissa sur les talons, se redressa pour ensuite toucher la pointe de ses pieds. Il posa les mains au sol, bascula les jambes en l’air, fit l’équilibre. Il se sentait en pleine forme Comme ça, tout simplement. Plus aucune trace du martyre qui l’accablait depuis des jours. Son corps était redevenu un allié, dur, musclé. Oh, bien sûr, il était encore loin de toucher au parfait du zen, loin d’avoir retrouvé son art sublime du combat. Mais sentir son corps répondre à toutes ses sollicitations, après cette intense frustration, cette souffrance qu’il gardait au fond de lui, avait quelque chose de profondément revigorant. Un poids disparut au sein de son âme en peine. Comme une poche de pus qui crevait à l’air libre et qui se trouvait balayée par un vent froid venu du large. Une porte s’ouvrit dans son esprit tourmenté, la fumée âcre qui aveuglait ses pensées, les corrompait, fut chassée. L’Ange ouvrit la bouche et s’exclama, d’un ton réjoui : — Bon, tu te lèves, gros feignant ? Je sais que tu es réveillé. Quel est le programme, aujourd’hui ? Gheritarish n’en revenait pas de la transformation de Cellendhyll. Cette transformation soudaine, qu’il n’espérait plus. Le Loki se frotta une nouvelle fois les yeux. Non, il était bien réveillé. Il rejeta sa couverture, gratta son large poitrail recouvert d’une mer de poils noirs qui ombrait l’océan bleuté de sa peau, et annonça d’un grand sourire : — On va pouvoir passer à la vitesse supérieure. Tu as retrouvé ta masse musculaire, mais pas encore tes réflexes, ni tes aptitudes. Comment tu te sens ? — Prêt à mordre un griffon ! Et Cellendhyll dévoila son fameux rictus, ce large sourire chargé d’assurance et de menace, celui qui l’avait fait comparer au grand loup des terres de Streywen. L’Ange du Chaos était de retour. * Comme l’avait décidé l’entraîneur loki, ayant acquis suffisamment d’endurance, l’Adhan commença à travailler en vitesse et en résistance. Cellendhyll exultait. Qu’il était bon de sentir son corps aussi fougueux qu’un étalon pellonien, de sentir ses muscles brûler d’activité, ses cœurs battre au même rythme de l’effort sans jamais fléchir. Il se sentait si léger à présent. Gheritarish avait eu raison, qu’elle était bonne douce et enivrante, cette renaissance ! C’était bien là la récompense promise par le Loki. Ce moment ineffable chez l’athlète lorsqu’il constate en plein effort qu’il est au faîte de sa forme. La souffrance musculaire devenait plaisir, enthousiasme, elle sculptait son corps de la plus belle des armures. Gheritarish avait beau corser ses exercices, l’Ange du Chaos avait passé un cap. La quiétude revint enfin sur ses traits à nouveau fins, au grand soulagement de son compagnon. Cellendhyll avait retrouve son intégrité corporelle. Restait à travailler ses réflexes, la vitesse qui lui faisait toujours défaut et sa maîtrise du combat. Restait à retrouver le zen. Chapitre 7 Cela faisait plus de deux heures que les deux guerriers du Chaos progressaient à moyenne foulée dans la forêt, suivant une piste qui serpentait entre les arbres. Ils firent halte au pied d’un humble cours d’eau qui coulait sous les branches enchevêtrées de grands aulnes. Alors que l’Adhan se rafraîchissait, Gheritarish fit quelques pas en avant, les narines soudain frémissantes. — Il y a des humains… pas loin. On ne pouvait douter de la fiabilité de son odorat. — Allons voir, proposa le guerrier loki. — En douceur, acquiesça Cellendhyll. Ils prirent le soin de vérifier que leurs lames coulissaient bien dans leurs gaines et le Loki reprit la tête. Il évoluait à présent sur le qui-vive, veillant à ne déranger pas même une feuille. Presque aussi furtif que lui, l’Adhan suivait, prêt à dégainer. Après avoir effectué une série de reptations dans les fougères, ils se retrouvèrent en haut d’une butte colorée de bruyère rouge et jaune, surplombant une petite prairie d’herbe grasse. Sur un geste du Loki, ils rampèrent jusqu’au bord du contre-haut, veillant bien à rester à couvert. Au milieu de la prairie, une jeune femme armée d’une simple dague se trouvait acculée à un arbre, cernée par cinq hommes. Cinq autres se tenaient en retrait, suffisamment espacés pour lui interdire toute échappée. À l’entrée de la prairie, un cheval rouan était couché en travers de la piste, trois carreaux à empennage jaune dépassant de son poitrail ensanglanté. Sur la selle de l’animal, une épée longue au fourreau. Les guerriers ressemblaient à de vulgaires pillards. C’était leurs effluves de cuir, d’acier graissé, de sueur et de fumée qu’avait senties Gheritarish. Ils étaient vêtus d’étoffes solides, aux tons délavés d’orangé, de vert ou de et de cuir usé. Trois d’entre eux portaient en outre une cotte de mailles. Cellendhyll dénombra quatre arbalètes, un éventail de rapières, de sabres et de dagues. Derrière les occupants de la clairière, à une vingtaine de pas, deux cadavres. À leur aspect général. Cellendhyll estima qu’ils devaient faire partie de la bande des coupe-jarrets. La femme avait jusqu’ici tenu les assaillants en respect, mais cela ne pouvait durer. Un hennissement monta des frondaisons qui cernaient le pré, à l’ouest Le reste de la troupe, un ou deux hommes tout au plus, avec l’ensemble des montures, estima l’Ange. — Bon, murmura Gheritarish, comment on la joue, cette fois ? — On ne joue rien du tout, riposta Cellendhyll. On repart. — Tu rigoles ? Ils ne sont pas si nombreux que ça et même si tu n’as pas encore ton niveau d’antan, tu es capable de te battre. — C’est une amie à toi, peut-être ? asséna l’Adhan tout en veillant à ne pas élever la voix. Non ? Alors peu nous importe son sort, ne perdons pas de temps avec cette inconnue. — Enfin Cell’, qu’est-ce qui t’arrive ? murmura encore le Loki. Je suis loin d’être un type chevaleresque, je l’avoue, mais tout de même, je n’ai jamais supporté de voir une femme se faire violenter. Et tu avais le même code d’honneur, toi aussi… Du moins il n’y a pas si longtemps ! — Eh bien j’ai changé, renifla l’Adhan d’un ton dédaigneux. Désormais je ne m’occupe plus que de moi et moi seul. Gheritarish fronça les sourcils devant l’âpreté de la tirade et son expression se figea sur un masque de réprobation. — Quoi ? s’énerva l’homme aux cheveux d’argent tout en veillant à ne pas trop élever la voix. — Regarde-la, Cell’, regarde-la bien, car ils vont la violer et sans doute la tuer. Si tu ne veux rien faire, tu en porteras le poids sur la conscience. Moi, en tout cas, je ne vais pas rester sans rien faire… — Des attaques, des viols, il y en a tous les jours, Gher’. Ils sont au moins dix et il y en a sans doute d’autres dans les environs. Je n’ai aucune envie de me jeter dans la gueule du loup pour sauver une inconnue. Aussi bien, c’est de sa faute si elle en est là ! Cette inconnue, l’Ange ne l’avait jusqu’ici pas vraiment regardée, se focalisant plutôt sur le ramassis de brutes qui l’entouraient. Terminant sa phrase, il s’attarda sur elle. Une jeune femme de haute taille, aux larges épaules, au corps vigoureux. Une guerrière à n’en pas douter, son maintien parlait pour elle. Elle portait un gilet en cuir de buffle, une chemise couleur kaki, un pantalon de cuir brun et des bottes de cavalière. Un rayon de soleil frappa sa chevelure de miel aux longues mèches torsadées, illuminant ses traits comme pour permettre à Cellendhyll de mieux la contempler. Son visage à hautes pommettes animé d’une myriade de taches de rousseur, avait autant de charme que de caractère. Elle avait d’épais sourcils foncés, un nez plutôt long, droit, une bouche au dessin voluptueux. Ce n’était pas la peur qui ombrageait son regard gris mais plutôt la colère. Cellendhyll aurait pu s’étonner de distinguer autant de détails à une telle distance, il était trop captivé, toutefois, pour s’en faire la réflexion. Échaudé par le passé, l’Ange était peu porté sur les femmes. Il avait cher payé pour apprendre à se méfier d’elles. Mais cette guerrière éveillait un écho en lui, éclairait une zone de lui-même jusqu’ici restée dans l’ombre. C’était la première fois qu’il la voyait et pourtant il lui semblait la reconnaître. Comme s’ils s’étaient connus dans une vie différente. Oubliant toute prudence, Cellendhyll voulut s’avancer pour l’admirer davantage. Mais le rebord sur lequel il se tenait s’effrita et l’Ange bascula dans la pente, ballotté sans pouvoir freiner sa glissade, alors que d’en bas résonnaient les vociférations de la bande de guerriers. L’Adhan roula jusqu’à la prairie. Il avait tellement tournoyé que le vertige le rendait incapable de se relever. À travers son regard flou, il entraperçut une silhouette avancer sur lui. Il n’eut même pas le temps de se redresser. Le guerrier carré au crâne rasé, la narine gauche percée d’un anneau d’or, se rapprocha en trois bonds rapides et, d’un solide coup de pied à la tempe, le plongea dans l’inconscience. La main en visière au-dessus des yeux, le guerrier scruta intensément le haut de la pente avant de commander : — Lorkhal, prends trois hommes, monte sur cette crête et vérifie qu’il n’y a personne d’autre. Les autres, allez chercher les montures. Mieux vaut se tirer d’ici, il y a trop de passage ! — À tes ordres, Faralf, rétorqua le pillard. Goras, Kleniath, Jahad, avec moi ! L’homme au crâne rasé se tourna vers la jeune femme et cria à pleins poumons : — Assez joué, ma jolie, à présent, tu te rends ! Du haut de la butte, Gheritarish avait assisté à toute la scène sans pouvoir intervenir. Lorsque les quatre guerriers arrivèrent en haut de la butte, arbalètes bandées, il n’y avait aucun indice de son existence. L’un des hommes sauta de selle pour chercher des traces mais il ne trouva rien d’autre que celles de Cellendhyll. * Cellendhyll reprit conscience, allongé dans l’herbe fraîche, étroitement garrotté La nuit régnait. En dépit de la couverture nuageuse qui encombrait le ciel, il y avait suffisamment de clarté pour permettre à l’Adhan de détailler l’endroit où il se trouvait. À savoir au milieu d’une cuvette à flanc de colline, bordée par la roche sur un côté, par d’épaisses broussailles épineuses sur les trois autres. Il n’avait rien perçu de son voyage forcé. Trois braseros et une dizaine de torches éclairaient le camp des pillards, dressé face à l’entrée du vallon, à une cinquantaine de mètres de sa position. Les masses sombres de quelques tentes se détachaient dans la lueur cramoisie des flammes. De temps à autre, les silhouettes des guerriers se croisaient. À les entendre, ils se sentaient en sécurité. Leurs exclamations enjouées, vulgaires, couvraient l’habituel bruissement nocturne de la canopée. Un peu plus loin, de l’autre côté du cercle de tentes, les montures des détrousseurs paissaient à l’attache. Cellendhyll tourna la tête de l’autre côté et croisa le regard pâle de la guerrière, fixé sur lui, indéfinissable. Son visage était à moitié avalé par la pénombre mais il la trouva encore plus séduisante que la fois précédente. Prisonnière comme lui, elle était liée par une corde mais, contrairement à lui, les mains devant. — Vous ont-ils… — Non, ils n’ont pas eu le temps, le coupa-t-elle. Votre spectaculaire intervention les a dérangés ! Elle s’exprimait d’une voix naturellement rauque, troublante de sensualité non calculée. Cellendhyll capta une bouffée de son parfum, léger, piquant, féminin. — C’est toujours ça, non ? lâcha-t-il en guise de réponse. — Ouais, pour ce que ça change…. Je vais être violée de nuit plutôt que de jour, la belle affaire ! — Cela reste à voir… Je ne suis pas seul et mon compagnon ne devrait pas tarder à s’occuper de nous libérer. — S’il est aussi habile que vous, cela m’étonnerait ! grinça la guerrière. — Vous avez une drôle de façon de me remercier de mon aide, se vexa Cellendhyll. — De l’aide ? Parce que votre intervention vous appelez ça de l’aide ? ricana-t-elle, la voix étouffée mais néanmoins cinglante. Vous vouliez les faire mourir de rire, ces racailles, c’est ça ? L’ironie de la jeune femme le blessa d’autant plus que cette dernière lui plaisait. Lui plaisait vraiment, chose surprenante. Déstabilisé, Cellendhyll préféra reporter son attention sur les pillards et se murer dans le silence. Le fait est qu’il s’était tourné en ridicule avec sa mémorable chute et cette blessure à son orgueil le cuisait tel un fer rouge. Il avait été fouillé et ses armes confisquées. Il ne craignait rien pour sa dague sombre, son arme favorite avait ses propres moyens de défense. Cependant, ligoté comme il l’était, il ne pouvait rien faire pour tenter de la récupérer. Il mit le silence à profit pour étudier à nouveau son environnement La jeune femme et lui se tenaient contre la paroi de roche. Il n’y avait qu’un moyen de sortir de la cuvette, un sentier qui remontait à l’ouest. À l’opposé exact de la position des captifs. Aucun espoir de s’esquiver sans passer devant les pillards et leurs feux. Au bout d’un moment, la guerrière reprit la parole : — Tout seul contre cette bande, je ne vois pas comme il va faire, votre ami… — C’est un Loki, se contenta de dire Cellendhyll. Pour lui, cette réponse suffisait. — Ah, alors, on a peut-être une chance, finalement. Mais le ton de la jeune femme ne semblait pas vraiment convaincu. — Comment vous êtes-vous retrouvée dans cette situation ? demanda Cellendhyll, curieux d’en savoir plus. — J’ai croisé ces bâtards devant la dernière auberge où je me suis arrêtée. Ils me traquent depuis trois jours. Leur pisteur est très fort, je n’ai jamais réussi à le semer et pourtant je ne suis pas maladroite à ce jeu-là… J’ai changé de tactique et essayé de les distancer mais, hier, ma jument s’est blessée à un postérieur. Ces pouilleux en ont profité pour me rattraper. Ce matin, ils m’ont tendu une embuscade et ont abattu ma monture. Manque de chance, mon épée est restée accrochée à ma selle. J’en ai tué deux et puis vous êtes arrivé. Après qu’ils vous ont assommé, menacée de leurs arbalètes, j’ai dû me rendre. Elle parlait calmement, sans montrer aucun signe de peur ou d’inquiétude. Elle a du cran, celle-là, songea Cellendhyll plutôt habitué au ballet apprêté des courtisanes des Maisons du Chaos. Il ajouta : — Ils ont un grief particulier contre vous ? — Je ne pense pas. Ce sont des pillards, voilà tout, et leur chef Faralf, m’a trouvée à son goût… Je les ai entendus parler tout à l’heure, ils sont recherchés dans tout l’est des Territoires. J’en ai également appris davantage sur leurs projets. Je vais être violée par Faralf puis par les autres, vous serez torturé avant, après ou pendant. Et lorsque viendra pour eux le temps de repartir, nous serons achevés et enterrés ici. — Ah… Gher’, mon vieux. Il serait temps d’agir. L’arrivée de l’homme au crâne rasé qui l’avait capturé mit fin à leur dialogue. La poignée d’un sabre dépassait de sa hanche, un poignard de sa botte. De taille moyenne mais aussi massif qu’un bœuf, Faralf portait un pourpoint aux couleurs délavées, orange et brun, dans lequel Cellendhyll reconnut l’uniforme d’une des compagnies des mercenaires-francs de Tarbayne, qu’il savait dissoute depuis au moins trois ans. Le chef de bande était accompagné d’un étrange compagnon d’armes. Un individu grand et maigre, dégingandé, ses cheveux de jais coupés au bol, un long poignard incurvé en travers de la ceinture. Il avait de petits yeux noirs, inquisiteurs, une bouche plissée par ce qui aurait pu être un amusement perpétuel. L’homme en noir entama la conversation d’un coup de bottes dans les côtes de Cellendhyll qu’il ponctua d’un gloussement de mauvais augure. Puis il se plaça en léger retrait, ne quittant pas le prisonnier des yeux. Cellendhyll le toisa en retour. Cet homme avait quelque chose de différent. Quelque chose d’inhumain, d’une bestialité maîtrisée, profondément effrayante. Derrière les prunelles de l’étrange individu passaient des images rémanentes de cruauté, de douleur et de désespoir infligés. Cellendhyll se détourna pour revenir sur le chef, il continua pourtant à sentir la malveillance insondable de cet individu pesé sur lui. Sans paraître accorder d’attention à la jeune femme, l’homme au crâne rasé adressa la parole à l’Adhan : — Je suis Faralf. Je mène ces hommes. Et toi, mon gars, qui es-tu et que fais-tu ici ? Tu as quelque chose contre nous ? — Pas du tout, répondit Cellendhyll qui ne voyait aucun inconvénient à dire la vérité, du moins une part. Je voyageais vers le nord et je vous ai entendus. Je suis monté sur la butte pour voir ce qui se passait et je suis tombé, comme vous l’avez vu. — Tu n’as rien à voir avec nous, tu es sûr ? demanda le chef de bande, les yeux plissés. — Vous croyez que si j’en avais après vous, je viendrais vous affronter seul ? Contre vous tous ? Et puis je vous en voudrais de quoi, au juste ? Faralf émit un gloussement amusé : — Ma foi, c’est pas les raisons qui manquent. On est plutôt turbulents, nous autres ! — Non, je vous l’affirme, reprit Cellendhyll, je n’ai vraiment aucun grief contre vous. Ce n’est qu’un stupide accident ! — Fort bien, dit le guerrier au crâne rasé. Je veux bien te croire. D’ailleurs n’a aucune importance. Que ta présence soit fortuite ou non tu es mal tombé. Je n’ai aucun différend avec toi, mais nous ne pouvons te laisser derrière nous vivant. — Qui nous prouve qu’il était seul ? Et s’il nous mentait ? interrogea l’homme dégingandé d’une voix sifflante. S’il faisait partie d’une troupe à notre recherche ? — Je ne pense pas, estima Faralf. Mais pour en être vraiment certain, je vais le laisser mariner un peu, le Faucheux, le temps que Lorkhal revienne de patrouille. Alors tu reviendras discuter avec lui… Un entretien privé, ça te va ? — J’en brûle d’impatience, sourit le Faucheux, dévoilant une série de dents gâtées. Cellendhyll se retint de frissonner devant ce que recelait l’expression de cet homme étrange. — Tu as entendu, mon gars ? demanda le chef de bande, revenu à son captif. Si tu ne dis pas toute la vérité, il te traitera à sa façon et il va faire ça avec beaucoup de motivation. Tu vois ce que je veux dire ? Même moi, il m’arrive d’être dégoûté par le résultat ! ricana-t-il grassement. De toute manière, ce dégénéré va s’occuper de moi, que je coopère ou non, songea l’Adhan. Il était inutile de répondre. — Quant à toi, ma belle, ne t’inquiète pas, je ne t’ai pas oublié, reprit Faralf. Tu m’as bien fait courir, je vais te montrer ce que c’est de me défier… Le guerrier au crâne rasé ricana une nouvelle fois et cogna durement Cellendhyll au ventre avant de regagner les tentes. Le Faucheux se rapprocha du prisonnier et s’accroupit devant lui. Son surnom devait lui venir de sa façon de se mouvoir, qui tenait effectivement de l’arachnide. Un véritable parangon du mal, un dévoyé plus dangereux encore que la sinistre bande dont il faisait partie. Le dernier du genre que l’Adhan avait rencontré était un mage renégat nommé Mordrach. Et tant qu’à y penser, il espérait bien ne plus jamais avoir à le croiser, celui-là. Il l’avait laissé manchot, abandonné dans la nature sauvage, vidé d’énergie magique à jamais. Le Faucheux entrait dans la même catégorie de monstres à visage humain. Ce dernier leva une grande main aux doigts longs et fins, étonnamment pointus. Ses ongles étaient d’une blancheur luisante, immaculée. L’homme fit courir l’un d’eux le long de la mâchoire de l’Adhan et s’exprima d’un ton douceâtre : — Je préfère que tu ne parles pas, mon doux. Garde tes secrets bien au fond de toi enfouis, protégés. Refuse-les moi. Ne parle pas, ce sera meilleur, infiniment meilleur. Et plus long. Ne parle pas. Mais sache que ça ne marche jamais. Tous. Ils cèdent tous devant mon art ! Et sur cette tirade déversée comme une mélodie obsédante, la main du Faucheux se mit à descendre pour palper le corps musclé de l’Adhan, s’attardant sur ses parties intimes. Cellendhyll aurait voulu pouvoir s’enfoncer dans la terre pour se soustraire à ce contact répugnant. Jamais il ne s’était senti aussi impuissant de sa vie. Ne pouvant rien faire pour se défendre, il se contenta de cracher à la figure du Faucheux. Ce dernier ne parut ni surpris ni offusqué de la réaction de Cellendhyll. De sa main crochue, il ramassa la salive qui coulait de sa joue et la porta à sa bouche. Le goût sembla le ravir. Il se mit à glousser : — Toi, tu me plais. Tu es fier, tu es beau. Et je sens déjà que tu vas m’inspirer. Avec un corps comme le tien, je vais toucher au sommet de mon art ! Le Faucheux se redressa d’un bond, fit un tour sur lui même en faisant voler les pans de sa longue pelisse et s’éloigna d’un pas glissant, puits de perversion se nourrissant de la détresse et de la souffrance d’autrui. — Il est carrément fou furieux, celui-là, murmura Cellendhyll, baigné d’une sueur froide. Il savait à présent qu’il devait absolument se libérer avant le retour de la patrouille. L’homme l’avait véritablement effrayé, comme jamais il ne l’avait été, et il détestait cette sensation. Vulnérable. * — J’avoue qu’il me terrifie, souffla la jeune femme en roulant sur elle-même pour se rapprocher de Cellendhyll. C’est lui leur pisteur… Malgré notre situation désespérée, je peux au moins me féliciter d’une chose, qu’il n’aime pas les femmes. — Oui, je peux comprendre votre point de vue, concéda l’Adhan. Mais nous gaspillons nos paroles… je ne suis pas sûr qu’au bout du compte votre sort soit plus enviable avec les autres. — C’est juste. Mais celui-là, ce Faucheux, rien qu’à le regarder, ça me donne envie de hurler. Et ce n’est pas mon genre, croyez-moi. La moitié d’une heure se consuma. Régulièrement, des mercenaires venaient les importuner. Soit pour frapper l’Adhan, sans trop de conviction pour le moment, soit pour palper, caresser, meurtrir, les formes attirantes de la jeune femme. Cette dernière ne cachait pas le dégoût que provoquaient ces attouchements mais les injures qu’elle déversait sur ses geôliers ne servaient qu’à les faire se gausser davantage. Au moins ne montrait-elle aucune crainte et pas une seule plainte n’échappa de ses lèvres. Le Faucheux s’était assis contre le tronc d’un fréliquant aux longues ramures. Il ne quittait pas Cellendhyll du regard, lui coupant tout espoir de tenter quoi que ce soit. Au bout de trois-quarts d’heure, toujours aucun signe de la patrouille. Les brigands commencèrent à manifester une certaine contrariété. Le visage de l’Ange s’éclaira. Enfin ! — Quoi ? murmura la guerrière en interceptant son expression. — La patrouille ne rentrera pas. — Votre ami loki, hein ? Elle comprenait vite. — Oui. Bientôt, il va se passer quelque chose… … Gher’va vous tomber dessus, les gars, et vous n’allez pas comprendre votre douleur ! * Dix minutes plus tard, la sentinelle qui tenait l’entrée de la cuvette donna l’alerte. La patrouille rentrait. Du moins leurs montures affolées. Ayant perdu toute insouciance, les pillards couraient pour intercepter les équidés et poussèrent des hurlements de colère en voyant le sang qui maculait les selles. Faralf agitait les bras et donna du coffre pour obtenir le calme. Seul le Faucheux conservait son impassibilité, et eut un bref entretien avec Faralf. Quelques instants plus tard, il quitta le camp sans doute pour vérifier qu’ils n’étaient pas encerclés. Un quart d’heure après le départ du Faucheux au grand galop, du côté nord du campement, s’embrasa un grand rideau de feu à la lisière des broussailles. Trente secondes plus tard, un autre brasier naquit au sud. Suivi d’un troisième, à l’ouest. Les soudards se regardèrent les uns les autres, tentant de puiser de l’assurance dans les yeux d’un comparse. Les montures hennirent, se débattirent jusqu’à rompre leurs attaches et s’enfuirent hors du vallon. Avant que les pillards ne puissent les poursuivre, un nouveau brasier leur bloqua la sortie. Malgré les exhortations rauques de Faralf qui résonnaient à travers le camp, le désordre le plus complet régnait. Pour le moment, les détrousseurs avaient autre chose à faire que de s’intéresser à leurs prisonniers, rangés à l’écart. Toujours aussi calme, la jeune femme blonde contemplait les feux d’un air songeur. — Ça ressemble aux techniques d’encerclement des clans ikshites, estima-t-elle. Cellendhyll lui lança un regard appréciateur. — C’est l’idée, je crois, répondit-il. — D’accord. Donc, en réalité, c’est une diversion de votre ami, c’est ça ? L’Adhan hocha la tête. La guerrière lui plaisait décidément de plus en plus ce qui ne manquait pas de le troubler. Leur proximité, les chuchotements qu’ils échangeaient avaient créé une intimité enivrante, si nouvelle pour lui. N’était le danger environnant, il aurait pu rester ainsi à discuter avec elle jusqu’au bout de la nuit. — Un homme, trois feux… comment a-t-il fait ? demanda-t-elle, tout en relevant ses mains liées pour repousser une tresse qui tombait devant ses yeux. — Mèches à retardement… Ce n’est pas la première fois que Gher’emploie le procédé. — Je vois… et nous alors, quel est notre rôle ? Elle ne semblait pas du genre à rester sans rien faire. — Il faut attendre le bon moment. Il est encore trop tôt pour bouger. Si l’un des guerriers se retourne, il va immédiatement nous repérer. — Je n’ai pas demandé quand mais comment, répliqua la jeune femme. — J’ai une lame cachée, sur moi, mais je ne peux l’atteindre avec les mains dans le dos, révéla Cellendhyll. — Où ? — Dans la boucle de ma ceinture. Tenez, c’est le moment, les gardes vont voir ce qui se passe de l’autre côté du camp ! Rapprochez-vous. Sur le côté de la boucle, à main gauche, vous sentez ? Il y a un petit crochet, libérez-le et tirez vers vous. Tandis que Cellendhyll surveillait en direction du camp des pillards, la guerrière roula sur elle-même pour venir se coller contre lui. Elle dut se tortiller pour arriver au bon niveau, ses mains liées tâtonnant sur le ventre de l’Adhan pour trouver la boucle de son ceinturon. Malgré l’inconfort de leur situation, Cellendhyll ne put s’empêcher d’être excité par ce contact. Il avait les narines pleines de son parfum, sentir son sexe se réveiller, s’échauffer, durcir à en devenir gênant. — Étant donné la situation, je trouve votre réaction très flatteuse, gloussa légèrement la guerrière aux tresses blondes, mais est-ce bien le moment ? Elle bougea encore et il sembla à l’Adhan que la jeune femme venait d’accentuer la pression de ses attouchements. Volontairement, cette fois. Il retint un gémissement provoqué par son érection palpitante. Ce n’était vraiment pas le moment d’éprouver un tel désir, effectivement, mais c’était plus fort que lui. — Ah, j’ai trouvé ! dit enfin sa complice. Cellendhyll entendit le petit déclic qu’il connaissait bien. La guerrière réussit à sortir l’arme de son logement et se recula au regret de l’Adhan. Elle tenait à présent une lame large, de moins de cinq centimètres de long mais éminemment acérée. — Il y a un problème, ajouta-t-elle d’un ton navré. J’ai les mains attachées depuis trop longtemps, je ne les sens plus. Je ne crois pas que je vais arriver à vous détacher. Nous allons devoir inverser les rôles. — D’accord, tournez-vous. À peine la jeune femme en position, Cellendhyll saisit la dague entre ses doigts et vérifia que nul ne les observait, avant de chercher les cordes qui liaient la jeune femme. Dans le camp, les pillards avaient fini par se regrouper au milieu des tentes, sans plus oser bouger. Ils ignoraient toujours la nature de leur ennemi. Moins de cinq minutes plus tard, la jeune femme était libre. Cellendhyll sentit le soulagement qu’elle éprouvait sans qu’elle eut le besoin de l’exprimer. Brusquement les deux prisonniers entendirent à l’autre bout du camp une exclamation de surprise suivi d’un hurlement qui se transforma en gargouillis. Gheritarish passait à l’action. Les pillards étaient sur le qui-vive mais ils avaient du mal à distinguer ce qui se passait au-delà de la limite des lumières. Le corps de l’un d’eux par terre, le larynx tranché. Aucune trace de l’agresseur, quel qu’il soit. Cellendhyll savait très bien ce qui allait suivre. Attaquer, frapper, se retirer. Attaquer à nouveau et se replier encore. La technique de guérilla avait fait ses preuves à travers les âges et les Lokis étaient passés maîtres dans ce domaine. De plus, l’odorat de Gher’n’avait nul besoin d’éclairage pour opérer. Les autres n’avaient aucune chance. On le croyait à droite, il surgissait à gauche, broyant la trachée d’un pillard, avant de s’esquiver dans la nuit. On bondissait à gauche, il n’était plus là mais apparaissait de derrière une tente pour délivrer une mort soudaine, disparaissant une nouvelle fois, tel un feu follet des Marais Perdus. Son rire au timbre grave cernait la clairière. Riche et pesant, il volait de toutes parts, moqueur, vif, annonciateur d’une défaite inéluctable. Les pillards se faisaient décimer sans rien distinguer d’autre que la forme massive du guerrier loki, sa chevelure hérissée, sa silhouette virevoltante et meurtrière rendue démoniaque par la lueur incarnate des flammes. Chapitre 8 « Allez-y, coupez mes liens ! s’impatienta Cellendhyll qui brûlait du désir de rejoindre son camarade dans la bataille. Qu’est-ce que vous attendez ? — Désolée, grimaça la jeune femme, mais je ne vais pas vous libérer. Je préfère agir seule. — Ne dites pas de bêtises. Ils sont nombreux, vous allez avoir besoin de mon aide. Elle émit un petit rire moqueur : — Je ne crois pas, je vous ai vu en action. Mais ne craignez rien, je sais ce que je fais. Soyez sage et je reviendrai vous libérer. D’habitude, c’était l’Ange qui proférait ce genre de phrase. Lui qui prenait l’initiative, qui chevauchait les vents de l’action. Tout ce qu’il trouva à dire fut : — Vous n’allez pas me laisser là ! Il ne pouvait même pas crier pour appeler le Loki de peur d’alerter les soudards. La guerrière ne répondit rien. Elle tapota l’épaule de l’Adhan, et rampa hors de vue. En l’espace en quelques secondes elle fut avalée par la pénombre. Frustré, rageur, Cellendhyll se tortilla sur lui-même tout en sachant que cela ne l’aiderait pas à le détacher. Elle ne lui avait même pas laissé sa dague courte. Pendant ce temps, dans le campement, un à un, l’un après l’autre, les soudards étaient impitoyablement éliminés sans pouvoir porter le moindre estoc. Faralf ne parvenait plus à les tenir. Contrairement aux autres, deux des pillards se concertèrent avant de se replier vers le fond de la cuvette, vers la forme prostrée de Cellendhyll, incapable de fuir, encore moins de se défendre. Ils venaient pour lui. Soit pour s’en servir comme otage, soit pour lui régler son compte. Felleyran et Yrénas, les deux lunes régnantes du plan primaire, trouèrent l’épaisse couche de nuages que venait de balayer un vent puissant. Leurs clartés mélangées vinrent baigner la cuvette d’un scintillement vaporeux. Cellendhyll sentit son cœur second puiser avec plus de force. Les rais lunaires ainsi libérés illuminèrent un pan du vallon et notamment, les faces déterminées des deux pillards qui se rapprochaient de lui. Plus aucun doute sur leurs intentions. Il n’était plus un otage mais un mort en sursis. * Les deux soudards comblaient l’écart. Ils n’étaient plus qu’à une dizaine de pas. Le premier des détrousseurs avait le cheveu rare, noir et graisseux, les bras épais et tatoués. Le second se révélait plus grand, plus maigre et plus chevelu. Le premier s’exclama à l’encontre de l’Adhan : — Tout ça, c’est de ta faute. Tu nous as tendu un piège, tu vas payer ! Le nez vilainement cassé du guerrier donnait à ses mots une tonalité caquetante qui, en d’autres circonstances, aurait pu être comique. Ils s’avancèrent encore, l’un derrière l’autre. Il ne servait à rien de tenter de les dissuader, décida Cellendhyll. Sa vie était suspendue à quoi ? Aux réactions de la guerrière ? Aux prises avec les pillards, Gheritarish se trouvait trop loin pour le sauver. Piquant Cellendhyll dans l’épaule de la pointe de son sabre, le premier des pillards annonça : — Même si c’est la dernière chose qu’on doit faire, on va te crever ! — Tu sais quoi ? répondit l’Adhan. — Quoi ? — Tu parles trop ! L’homme au crâne dégarni ouvrit la bouche pour répliquer mais la guerrière blonde apparut soudainement de derrière son épaule et l’égorgea d’un geste leste, utilisant le coutelas qu’elle venait de prendre sur la dépouille du second des brigands Cellendhyll ne l’avait ni vue ni entendue s’occuper du grand maigre. La maîtrise avec laquelle la jeune femme avait tué les deux hommes dénotait une pratique évidente. — Bon, ça suffit, exprima l’Adhan d’une voix impérieuse, vous me détachez, MAINTENANT ! Armée du coutelas, la guerrière le toisa un moment avant de répondre avec un certain mépris : — Je réagis mal à l’autorité Vous auriez pu dire « s’il vous plaît ». Alors débrouillez-vous tout seul ! Elle rengaina le coutelas, empoigna la dague à lame courte de Cellendhyll qu’elle avait gardée dans sa ceinture et la jeta aux pieds de son propriétaire, avant de s’emparer du sabre d’un des pillards. — Tenez, je crois qu’elle vous appartient. Puis, tandis que Cellendhyll la foudroyait du regard, elle lui tourna le dos et s’élança au combat, le pas sûr et gracieux. — Hé, s’exclama l’Adhan, revenez ! Cette fois, il n’avait pu s’empêcher de crier. Mais les pillards étaient trop occupés à défendre leur vie pour lui porter la moindre attention. Constatant qu’ils ne pouvaient fuir, ils s’étaient ralliés les uns les autres au centre de la cuvette. Un grondement couvrit tous les bruits environnants. Surgissant du haut d’un arbre, Gheritarish plongea sur eux. Il s’en donna à cœur joie. Ramassé sur lui-même, il grondait tel le fauve qu’il était, sa crinière dressée au-dessus de son crâne, canines dévoilées. D’un coup de poing, il brisait une mâchoire, du tranchant de la main, il explosait un nez ou enfonçait une trachée. Ses coudes fracassaient des visages, et ses dagues recourbées faisaient couler une pluie de sang et de membres débités. Tournoyant, bondissant, il ne s’arrêtait jamais de bouger, n’avait jamais un geste d’hésitation. Combattant tel que Cellendhyll rêvait de le faire depuis sa déchéance. Même s’ils s’étaient regroupés, les coupe-jarrets n’avaient aucune chance. D’autant moins lorsque la guerrière les prit en tenaille. D’un bond, elle atterrit derrière un guerrier, qu’elle faucha de son sabre au niveau des lombaires. D’un mouvement du buste, elle esquiva un coup de pointe, se fendit pour embrocher le présomptueux de son coutelas. Un autre pillard tenta de l’éventrer. Elle para de sa lame courte et son sabre vola pour cingler la figure de son adversaire qui s’effondra, les mains plaquées sur ses traits déchirés. Cellendhyll avait fini par récupérer sa dague courte. Il ne lui restait plus qu’un moyen de se libérer. Tirant sur ses épaules, à force d’efforts, il finit par passer ses mains liées sous ses jambes ramassées. Une fois ses bras devant lui, il réussit à trancher ses liens. Le combat venait de se conclure. Le Loki en termina avec Faralf qu’il intercepta en plein élan pour l’empoigner à bras le corps et lui rompre la colonne vertébrale dans une prise dont les lokis gardaient farouchement le secret. Les efforts conjugués de Gheritarish et de la guerrière blonde étaient venus à bout de leurs adversaires et ils se dressaient à présent au centre de la cuvette, parmi les débris du campement, les cadavres de leurs ennemis jonchant le sol alentour. L’Adhan les rejoignit tout en massant ses membres ankylosés. Le soulagement de s’en être sorti était broyé par la colère. Jamais il ne s’était retrouvé dans le rôle de l’appât et il avait détesté ça. — Pas trop fatigué ? l’accueillit la guerrière, les mains sur les hanches. — Vous… Vous ! fulmina Cellendhyll qui cherchait ses mots, l’index pointé sur elle. Il avait beau lui en vouloir, le sourire charmeur de la jeune femme rehaussé de ses taches de rousseur étouffait sa répartie. — Inutile de me remercier pour vous avoir sauve la vie ! s’écria-t-elle avec ironie. — Sauvé la vie ? Vous m’avez utilisé comme appât au lieu de me libérer ! cracha Cellendhyll. En réponse, la guerrière haussa les épaules pour bien signifier qu’elle se moquait de son opinion. Elle ajouta : — De quoi vous plaignez-vous, vous êtes en vie, non ? Et vous n’avez même pas eu à faire le moindre effort. Sans attendre sa réponse, elle lui tourna le dos et entreprit de fouiller le campement à la recherche de ses affaires. Cellendhyll la regarda s’éloigner en songeant que dans la situation inverse, il aurait sans doute agi comme elle, refusant de s’encombrer d’un guerrier considéré comme médiocre. Mais d’en être conscient ne lui rendait pas la chose plus facile à vivre pour autant. Et le fait que la jeune femme lui plaise ne la rendait que plus détestable encore. * — Ça va, Petit Homme ? demanda Gheritarish qui s’était rapproché. — Oui, ça peut aller. Et toi ? — Oh, quelques blessures légères, rien de bien méchant. — Dis, je trouve qu’il t’en a fallu du temps pour me libérer ! — T’es un vrai marrant, toi, répondit le Loki. Je devais attendre le bon moment pour agir, tu le sais aussi bien que moi. La guerrière revint vers eux, interrompant leur dialogue. Le pommeau ouvragé d’une épée au fourreau laqué reposant au-dessus de son épaule, un poignard long dans un étui sur sa cuisse droite, le manche d’une dague dépassant de sa botte. Comme à son habitude, le Loki ne fit pas de manière et passa directement au tutoiement : — Gheritarish ! s’écria-t-il. Gheritarish An Loki-C’haras An Gwen’Dallavallach, à ton service, ma belle ! Voici mon ami Ravage. Je te préviens tout de suite : il a un très sale caractère mais si tu grattes un peu, au fond, c’est un mec bien… — Devora Al’Chyaris, sourit la jeune femme. Et qu’est-ce que vous faites dans les parages, les gars ? — On se rend à Véronèse pour affaires. Mon ami est Procurateur. Je l’accompagne comme garde du corps. Le regard pâle de la jeune femme passa de l’un à l’autre. Elle leva un sourcil ironique : — Ça ne m’étonne pas. — Toi ! s’énerva Cellendhyll en la pointant de l’index. Arrête de me chercher ou je vais me fâcher ! Devora avait les mains le long du corps. L’instant d’après, la pointe de son poignard piquait la gorge de Cellendhyll. Il n’avait rien vu venir. — Je n’aime pas qu’on me menace, souffla la guerrière, une ride de colère entre les sourcils. Les yeux rivés dans ceux de la jeune femme, Cellendhyll leva lentement la main et tout aussi lentement écarta la lame de la jeune femme. — J’en prends bonne note, dit-il d’un ton neutre. L’Adhan et la guerrière aux tresses blondes s’étaient transformés en statues, l’affrontement couvait. Gheritarish préféra intervenir. — Du calme, tous les deux. On est du même bord, alors pas de ça. Ou bien, je vais devoir en prendre un pour taper sur l’autre, et ma dame, croyez-moi, j’en suis capable. Rengainez votre arme, s’il vous plaît. Et toi, Ravage, recule ! L’Ange et Devora s’exécutèrent de mauvaise grâce. — Tu vois, souffla-t-elle à l’attention de l’Adhan, ce n’est pas si difficile de dire « s’il te plaît ». Cellendhyll ne répondit rien. À quoi bon se lancer dans une joute verbale ? — Et toi, au fait, tu vas où ? demanda Gheritarish. — Comme vous, Véronèse. Dites, on pourrait voyager ensemble ? — Non ! s’exclama Cellendhyll. — Si ! insista Gheritarish. Et c’est moi qui décide, n’est-ce pas, compagnon ? — Après tout, fais comme tu veux, maugréa l’Adhan, je m’en moque ! — Parfait. Si tu veux bien, Dev’… je peux t’appeler Dev’ ? On va dégager l’entrée du vallon et aller voir si on ne peut pas récupérer les montures de ces cuistres. Laissons ce triste sire bouder tout son content ! * Gheritarish et Devora Al’Chyaris étaient partis tenter de récupérer des montures et vérifier qu’aucun pillard ne traînait dans les environs. Cellendhyll déambula dans le campement, confusément obsédé par la guerrière, quand une haute silhouette enveloppée dans un ample manteau de cuir noir se détacha brusquement de l’ombre d’un arbre et se dressa devant lui. Les lunes sœurs brillaient sur les cieux étoilés. Cellendhyll eut un sursaut en reconnaissant les traits grimaçants du Faucheux. Ce dernier avait surgi de nulle part, à peine à un pas de lui, sans que l’Adhan ait pu détecter sa présence. Cellendhyll réfléchit à toute allure. Il savait d’instinct que l’homme en noir était trop fort pour l’affronter à la régulière et bien trop vicieux pour ne pas connaître toutes les ruses qu’il tenterait contre lui. L’Ange était privé de son art du combat, coupé du zen. Il n’avait aucune chance. Le Faucheux semblait avoir la même opinion de la situation. Il avait l’air de vouloir prendre son temps, de déguster la peur qu’il était tout à fait conscient d’avoir provoquée. Levant ses bras minces et démesurés, il s’immobilisa. Sa voix suintante de malignité s’éleva, faisant se hérisser les poils de Cellendhyll. — Enfin seuls ! savoura le Faucheux. Je vais te découper membre après membre jusqu’à ce que tu me supplies de t’achever. Et lorsque tu agoniseras, je te prendrai comme tu le mérites ! — Je ne pense pas, répliqua l’Ange du Chaos, armé en tout et pour tout de sa dague à lame courte. Il se maudit intérieurement. Ses pensées toutes entières concentrées sur Devora, il n’avait même pas eu la présence d’esprit de récupérer ses propres lames. Le Faucheux baissa les bras d’un mouvement et languissant et dégaina une longue dague en os qu’il releva devant lui. Il l’agita en petits cercles du poignet, détaillant les traits de l’Adhan, comme pour mieux s’imprégner de son impuissance. Cellendhyll eut une idée, une idée folle. Et rien d’autre pour le sauver. Au lieu de reculer de quelques pas et de combattre, contre toute attente l’Ange avança d’un pas et se lança droit sur la dague que brandissait le Faucheux. Il s’empala volontairement dessus, au niveau du flanc, immobilisant l’arme du même coup. L’homme en noir resta interdit par un geste aussi absurde, qui confinait au suicidaire. Cellendhyll profita du bref étonnement de son adversaire. Il n’aurait que cette opportunité de vaincre. Il frappa sans tarder, de sa main armée. Mais au moment où sa lame courte allait percer le cou du soudard, il fut arrêté par une poigne de fer. Le Faucheux s’était ressaisi juste à temps et avait réagi à une vitesse hallucinante. Bloqué par une étreinte à la fois sèche et brûlante. Cellendhyll se débattit pour s’y soustraire. En vain. Malgré sa frêle apparence, le Faucheux se révélait bien plus fort que lui. Jamais Cellendhyll ne s’était senti aussi fragile face à un seul individu. Jamais il n’avait eu à ce point peur de quelqu’un. Cette peur qui obstruait sa gorge, l’aura maléfique, délétère du Faucheux qui paraissait étouffer ses forces et son courage. — Tu n’es pas assez fort pour me vaincre, gloussa l’homme en noir. Je vais t’arracher la tête et laper ton sang ! * La peur de mourir paralyse la plupart des êtres, elle en galvanise certains autres. Cellendhyll avait peur, si peur, qu’il ne fut plus rien d’autre qu’instinct de survie. Rassemblant ses forces hésitantes, il prit son élan et asséna un formidable coup de tête dans le nez du Faucheux, le brisant net dans un flot d’hémoglobine. L’homme en noir hurla de douleur et répliqua en agitant sa dague plantée dans le flanc de l’Adhan. Cellendhyll hurla à son tour. Il frappa d’un second coup de tête. Un craquement sinistre se fit entendre dans le front du Faucheux. Ce dernier gémit et son étreinte se desserra. Cellendhyll libéra ses bras d’un geste sec sans penser à la brûlure qui irradiait son côté. Sa dague courte s’éleva avant de retomber, cette fois avec succès. L’acier perça la jugulaire de l’homme en noir qui relâcha un souffle aux relents épicés. L’Adhan frappa encore, deux fois, trois fois, plus encore, avec un acharnement né de sa terreur. Meurs, meurs, meurs ! Le corps du Faucheux tressautait de plus en plus. Il se cambra, cracha un sifflement incompréhensible avant de finalement s’écrouler sur lui même, flasque. Cellendhyll se redressa et recula aussi vite qu’il le pouvait. Une main plaquée autour du manche de la dague plantée dans son flanc, l’autre empoignant sa lame courte, pointée devant lui. Il ne quittait pas le mort des yeux, obnubilé par l’idée que le Faucheux allait se relever, incapable de supporter plus longtemps son contact. Il ne savait pas vraiment à quoi attribuer cette réaction de répulsion, de terreur incontrôlable. Était-ce un effet que générait l’homme ? Une magie sournoise ? Était-ce parce que, diminué par la perte de ses talents guerriers, il se sentait vulnérable ? Vulnérable. Ce mot l’emplissait de dégoût et d’amertume. Il détestait cette sensation. Hors de question que cette situation dure, il en deviendrait fou, il devait retrouver ses talents guerriers, a tout prix. Le Faucheux ne bougeait définitivement plus. Cellendhyll se détendit, il lui sembla que le soupir de soulagement qu’il poussa était audible à des kilomètres à la ronde. Cette fois, ça avait été juste. Beaucoup trop juste. Vulnérable. L’Ange serra les mâchoires et les poings, emporté par une vague de colère. Mais sa blessure le rappela à l’ordre. Serrant les dents, il arracha la lame d’os plantée dans sa chair. D’un seul trait. Son cri ébranla la nuit, faisant fuir plusieurs oiseaux nocturnes. Cellendhyll rejeta l’arme dans l’herbe, comme s’il s’était brûlé. Elle paraissait corrompue par l’aura de son possesseur et il ne se risquerait pas à se servir d’une lame souillée. Tout en vérifiant qu’aucun autre pillard ne traînait dans le coin, tant bien que mal, grimaçant, l’Adhan entreprit d’ôter sa veste de peau, qu’il fit suivre de sa tunique de coton. Il déchira un pan de cette dernière et l’utilisa pour étancher le sang qui coulait de son flanc, et un autre pan pour bander la plaie. Puis il remisa sa lame courte, essuyée, dans le logement de sa ceinture. Tout le côté droit de son corps le brûlait par vagues successives. Par instinct, malgré son dégoût, Cellendhyll se mit à fouiller les vêtements du Faucheux. Sa propre dague, dans la ceinture du mort ! L’Ange se saisit avec empressement et recula sans tarder, incapable de prolonger davantage le contact avec le cadavre. Il se sentait plus sûr de lui, à présent qu’il l’avait retrouvée. Sa Belle de Mort, sa compagne. La seule en qui il puisse avoir confiance. Elle apparaissait d’ordinaire aux yeux de ses ennemis comme d’apparence quelconque, mais peut-être l’homme en noir avait-il pressenti le potentiel de l’arme étrange. Cellendhyll n’eut pas été étonné. Il jeta un regard ombrageux à la carcasse du Faucheux, le défiant de se relever du seuil de la mort pour l’affronter à nouveau. Un petit sourire aux lèvres, Cellendhyll rangea la dague sombre dans l’étui de sa botte gauche. Il lui restait à récupérer le reste de ses armes, mais cela devrait attendre. À présent, il devait vraiment songer à sa blessure. Elle l’élançait de plus en plus. Et l’écoulement du sang l’avait spolié d’une bonne part de ses forces. Yrénas la blanche et Felleyran la bleue dominaient toujours la nuit L’Adhan les contempla quelques secondes. Après tout, il verrait bien. Acculé, l’Ange avait tout misé sur ses prétendus nouveaux pouvoirs. Se jeter au-devant de son adversaire – se sacrifier en quelque sorte – était le seul moyen qu’il avait trouvé pour surprendre le Faucheux. À la magie à présent de réparer son acte suicidaire. Il s’allongea dans l’herbe avant d’ôter son pansement à gestes précautionneux. La plaie était vilaine, violacée, la blessure était grave. Jetant son pansement de fortune, levant le bras, Cellendhyll veilla à bien laisser la lumière des lunes sœurs baigner son flanc entaillé et permettre à son cœur de Loki d’y puiser l’énergie pour guérir la blessure. Le pouvoir lunaire était à son summum. Par conséquent, il en était de même pour son cœur second qui pulsait plus fort. Baigné par l’éclairage mélangé des lunes, Cellendhyll sentit son corps réagir à l’influence magique. La brûlure qui malmenait son flanc reflua, remplacée progressivement par une fraîcheur bienfaitrice. Au bout d’une demi-heure, la plaie retrouva une teinte saine, le sang cessa de couler et la douleur qui engourdissait tout son côté finit par disparaître, vaincue. Cellendhyll en voulait toujours autant à Morion mais somme toute, le pouvoir de régénération se révélait un avantage indéniable. Il se sentait épuisé mais tellement vivant ! L’habituelle vague d’allégresse l’emporta, celle qui signifiait qu’il avait une fois encore triomphé de ses ennemis, de la mort. Mais les pensées de l’Adhan s’assombrirent aussitôt Une amère pensée pour ternir la joie d’avoir survécu. Vulnérable. * L’appel de l’engoulevent retentit. Gheritarish. Qui revenait avec Devora Al’Chyaris et un seul cheval à la traîne, un pie-noir aux longs membres. Cellendhyll se hâta de repasser sa veste pour cacher la plaie. Ses deux compagnons à portée, il narra en quelques mots ce qui s’était produit montrant le cadavre du Faucheux d’un air irrité. Pour la première fois, Devora le contempla avec ce qui ressemblait bien à du respect. Cela n’empêcha nullement l’Adhan de lui réserver un accueil des plus froids même lorsqu’elle s’enquit de l’état de sa blessure, qu’il avait pris soin de minimiser. Sa méfiance instinctive à l’égard de la gente féminine avait repris le dessus. Hors de question de lui révéler quoi que ce soit concernant ses pouvoirs de régénération. Il savait que Gheritarish, tout cordial qu’il était, ne commettrait aucune bévue à ce sujet. Ce vieux lourdaud de Loki n’était pas aussi frivole et écervelé qu’il voulait bien le paraître. Ce dernier avait engagé la conversation avec la guerrière. Cellendhyll n’entendit que la fin de la phrase. — … non, vraiment, je te le répète, cela ne pose aucun problème ! — Alors, c’est conclu. Je viens avec vous, conclut Devora. — Nous voyageons à pied ! cracha Cellendhyll, tout en foudroya le Loki de ses prunelles émeraude. — Ça tombe bien, répliqua la jeune femme sans paraître s’offusquer du ton glacial de l’Adhan. Il n’y a qu’un seul cheval et c’est moi qui le monte, ajouta-t-elle en le défiant du regard. Les deux guerriers, l’Ange aux cheveux d’argent et la guerrière aux tresses blondes se jaugèrent un bon moment. À trois pas de là, Gheritarish les observait. Il entreprit de lisser une mèche rebelle et poussa un long soupir. Une fois le campement fouillé et les possessions de Cellendhyll récupérées, ils étaient prêts au départ. Il n’était ni prudent ni intéressant de rester sur les lieux et voyager de nuit ne gênait aucun des trois. Cellendhyll avait pris soin de se mettre à l’écart pour panser convenablement sa blessure. La plaie commençait déjà à cicatriser. Son côté était bien un peu engourdi mais rien de vraiment gênant. S’il prenait garde à ne pas faire de geste brusque, il pourrait suivre. Gheritarish donna le signal du départ. Il s’engagea sur une piste qui passait entre de grands ormes aux ramures majestueuses et qui remontait vers le nord. Cellendhyll lança un nouveau regard de défi à la jeune femme avant de filer à la suite de son compagnon. Son paquetage solidement harnaché, Devora Al’Chyaris agrippa le pommeau des deux mains et, d’un bond, elle sauta en selle. Nerveux, le cheval pie dresse les antérieurs. Comme soudée à sa monture, la guerrière accompagna le mouvement, détournant l’élan de l’équidé pour lui faire effectuer un tour sur lui-même. L’animal s’exécuta, sans plus rechigner. Alors Devora ouvrit les doigts, relâcha la bride et lança sa monture en avant. Au petit galop, à la suite des deux guerriers du Chaos. Chapitre 9 Les deux jours suivants furent uniquement consacrés à leur voyage vers le nord. Même si sa blessure de Cellendhyll était en bonne voie de cicatrisation, il ne fallait surtout pas éveiller l’attention de leur nouvelle compagne sur la rapidité de sa guérison. Les journées, les deux guerriers couraient côte à côte, à petites foulées, tandis que Devora chevauchait à l’écart, soit en avant, soit sur les flancs. Ils se rejoignaient pour les haltes du déjeuner et du soir. L’une de leurs premières conversations tourna sur l’un des sujets habituels entre guerriers. Gheritarish se déclara apte à user avec adresse de n’importe quelle arme, avec néanmoins une nette préférence pour les haches, voire les épées à deux mains. Il fit jaillir ses deux dagues à bases incurvées, les manches d’ivoire ciselé en avant afin de les présenter à l’admiration de la jeune femme. Pour sa part, Devora préférait sa rapière, qu’elle gardait dans son fourreau laqué de noir et cerclé d’argent. Une arme de plus en plus en vogue dans les Territoires-Francs. Jugée plus maniable qu’une épée normale, elle offrait plus d’allonge qu’un sabre. Maniée avec habileté, elle pouvait se révéler imparable. L’épée de la guerrière était une lame longue et souple en bon acier de Tarbayne, tranchante, étincelante, terminée d’une garde en forme de coquillage ouvragé, au manche recouvert de peau de requin. Cellendhyll la jugea d’un équilibre parfait mais trop légère à son goût. En retour, il ne livra rien de ses propres préférences, et ne mentionna surtout pas l’existence de sa dague sombre tapie dam le fourreau de sa botte. Le soir, l’Adhan profitait du sommeil de ses compagnons pour quitter le camp et aller à l’écart, s’offrir nu aux rayons de Felleyran et d’Yrinas. Il voulait profiter au maximum de ses facultés de guérison avant de reprendre l’entraînement intensif que lui réservait Gheritarish. Sous peu, le cycle lunaire allait décroître. En vérité, les deux premières nuits de ce traitement lui suffirent pour guérir totalement et il commença à comprendre le don qu’avait voulu lui faire le seigneur Morion. Auparavant, il lui aurait bien fallu un mois venir au bout d’une telle blessure. Il décida durant quelques jours encore de paraître plus affaibli qu’il ne l’était en réalité, histoire de leurrer leur accompagnatrice dont il se méfiait toujours autant. * Les jours passèrent donc sans incident notable, ou presque… Cellendhyll était parti chercher du bois pour le feu. Après avoir préparé le chevreuil qu’il venait de tuer, Gheritarish vint s’asseoir juste en face de la jeune femme et lui sourit, tout en la dévisageant avec insistance. Occupée à déchiffrer une carte de la région, la jeune femme leva la tête et croisa les iris bleu et or du Loki. Accoutumée à ce type de regard, la guerrière ne s’y trompa pas. Elle soupira et dit : — Gheritarish, tu sais, je t’aime bien, vraiment ; mais pas assez pour avoir envie de coucher avec toi. Je suis claire ? — Oui, sourit-il encore plus largement, nullement vexé. — Bon, l’affaire est close. Mais comme le Loki continuait de la regarder, elle ajouta : — Tu ne vas pas faire de bêtises, hein, comme font certains hommes ? Tu ne vas pas m’obliger à être méchante ? Gheritarish prit un air offensé et sa grosse voix résonna dans la clairière. — Dev’, ma puce, je ne suis pas du genre à forcer une femme. Je ne l’ai jamais fait et je ne vais pas commencer aujourd’hui. Du reste, sache que je plais beaucoup, et que je n’ai nul besoin d’user de la force pour satisfaire mes appétits ! — Un simple « non » aurait suffit, tu sais, répondit Devora, amusée par l’emphase du Loki. — Évidemment, reprit ce dernier d’un air malicieux, si tu changes d’avis, ma toute belle, ce sera avec plaisir. Devora éclata de rire avant d’annoncer : — J’y songerai ! Lorsque l’Adhan rentra au campement, une pleine brassée de bois mort dans les bras, ils plaisantaient comme deux vieux amis. Gheritarish s’entendait à merveille avec Devora Al’Chyaris. Ils s’accordaient avec une mutuelle estime et se comportaient à la manière des guerriers du même bord, avec une camaraderie une peu bourrue mais sans artifice. Au contraire, confrontée à Cellendhyll, la jeune femme paraissait constamment sur la défensive. Railleries, piques, dérision et sarcasmes s’affrontaient sur le champ de bataille des mots et des propos, sans pour autant livrer de vainqueur. Le pire était que la jeune femme, tout en se montrant exaspérante, lui plaisait de plus en plus et bien contre son gré. Il oscillait à mesure qu’il la côtoyait entre l’enlacer, l’embrasser ou la gifler. De surcroît, impossible pour lui, formé comme il l’avait été par le Chaos, de ne pas se méfier d’elle. Somme toute qui était cette troublante guerrière ? Que faisait-elle dans les parages ? Devora ne donnait aucune information tangible lorsqu’il l’interrogeait, cette attitude ne faisant qu’aviver sa suspicion. En revanche, les regards qu’elle lui lançait parfois et qu’il réussissait à intercepter, n’avaient rien d’hostile, bien au contraire. À son tour, lorsqu’elle-même lui posait des questions, il en esquivait une bonne part. Après s’être concerté avec Gheritarish, l’Adhan s’en était tenu à leur couverture officielle. Ancien guerrier – ce qui pouvait expliquer son aptitude aux exercices martiaux qu’il réalisait chaque jour – il s’était reconverti comme Procurateur, et Ravage était son nom. Sévèrement blessé, des mois auparavant, sa convalescence achevée, il avait engagé le Loki pour lui servir de garde du corps, le temps de retrouver la forme. En tant que Procurateur, il se rendait à Véronèse pour réaliser une transaction immobilière. Qu’il ne donne pas plus d’informations sur la transaction était tout à fait conforme à sa fonction. Pour le reste, l’Adhan restait le plus silencieux possible pour tout ce qui le concernait de près. Devora se prétendait pour sa part mercenaire-franche en congé, en voyage d’agrément. Ce qui pouvait fort bien être véridique mais l’Adhan pressentait qu’elle ne disait pas tout. La menace des Ténèbres pesait toujours sur lui. La blonde était-elle une des créatures du Roi-Sorcier ? L’un de ses Maîtres-assassins les plus capables ? Il était impossible de ne pas y songer et cette pensée ne faisait rien pour faciliter ses rapports avec la jeune femme. Elle ne m’est rien. Elle a le nez trop long, les yeux trop écartés. Ses lèvres sont trop épaisses, elle est trop maigre, et en plus, elle m’insupporte. Elle ne m’est rien ! se répétait-il. Ce qui achevait de déstabiliser Cellendhyll était qu’en dépit de l’agacement qu’il semblait lui-même lui inspirer, Devora ne faisait pourtant jamais mine de vouloir les quitter, pour suivre sa propre route. Rien ne l’empêchait de partir – et certes pas la peur de voyager seule – et pourtant elle restait. * Une semaine passa, marquée par des progrès d’autant plus rapides que l’Ange avait retrouvé une forme physique sans faille. Cellendhyll et Gheritarish terminaient un exercice de combat rapproché, ne se servant que des coudes et du tranchant de la main. Ils se tournaient autour, se fendaient pour feinter ou frapper, sautillaient pour esquiver, se baissaient, se relevaient pour parer. Devora les regardait, allongée contre sa selle, au pied d’un grand chêne. Après une parade maladroite de l’Adhan, elle laissa échapper un rire cristallin, dont le chant moqueur parvint jusqu’aux oreilles du concerné. — Eh bien quoi ? se hérissa Cellendhyll. — Si tu te voyais, Procurateur…. Tu bouges comme un bœuf ! Cellendhyll rejeta une longue mèche en arrière et cracha, les sourcils barrés par le courroux : — Et si tu me montrais, toi, puisque tu as la langue si bien pendue ! Il n’avait plus rien d’un bœuf, il le savait. Et s’il était encore loin d’avoir retrouvé la maîtrise complète de ses talents, il s’en rapprochait. Non, toujours pas de zen, mais tout à fait de quoi en remontrer à un combattant comme Fharen, ce troisième instructeur qu’il n’avait pas oublié, ou pour démontrer à une petite péronnelle ce qu’il en coûtait de le provoquer. Devora rit encore. D’un bond souple, elle se redressa sur ses longues jambes. Habillée d’une ample chemise vert d’eau, d’un gilet en cuir de buffle ajusté, d’un pantalon de cuir moulant et de ses bottes de cavalière, elle se rapprocha, irradiant de confiance. — C’est toi qui l’as voulu, fit-elle savoir, tu ne viendras pas te plaindre du résultat. Cellendhyll la dévisagea sans répondre. Il ne portait que son pantalon de daim et ses bottes. Il se détourna de la jeune femme, prit le temps de boire, d’essuyer son torse luisant de sueur. Il plaqua sa longue chevelure argentée en arrière, de manière à ne pas être gêné. Enfin prêt, il revint se placer au centre de la clairière, face à la jeune femme. Elle l’attendait les mains sur les hanches, le regard pétillant. — Parfait, s’écria Gheritarish en se frottant les mains. Voilà qui est tout à ait de nature à me distraire. J’arbitre. Combat à mains nues. Coups vicieux interdits ! — Dommage, susurra Devora, ses yeux gris plaqués dans ceux de l’Adhan. Ce dernier conserva le silence, déjà concentré sur le duel à venir. On va voir ma belle, si tu rigoles encore tout à l’heure ! Au signal de Gheritarish, narines fumante de lokie, l’affrontement débuta. Cellendhyll adopta une posture ouvertement défensive, une main devant lui, l’autre en retrait de la tête, les jambes fléchies, le torse un peu en avant. Il se mit à tourner autour de la guerrière qui conservait sa positon d’attente, mains sur les hanches. Cellendhyll se sentait bien. Alerte. Capable de réagir avec une aisance tout à fait acceptable. Aussi épaisse qu’un ruisseau de miel, l’adrénaline coulait dans ses membres. — Tu es prêt, mon joli ? s’enquit Devora qui s’était contentée de tourner parallèlement aux cercles de Cellendhyll. Ce dernier se contenta de hocher la tête. Ils se sourirent, sans pouvoir s’en empêcher, partageant la même excitation, la même quête du geste parfait. Elle se tenait les mains sur les hanches. Et l’instant d’après elle était sur lui, déchaînée dans un tourbillon de frappes du tranchant de la main, des pieds et des genoux. Presque aveuglé par ce déluge d’une fluidité époustouflante, l’Ange du Chaos ne put que reculer en parant ou en esquivant. Au moins parvenait-il à contrer les assauts de Devora mais celle-ci ne relâchait pas son emprise sur lui. Les traits éclairés de plaisir pur, elle paraissait d’une endurance sans limite. Elle frappait de tous côtés, à la recherche d’une faille dans sa garde. Elle finit par la trouver. Après avoir été trompé par une feinte, Cellendhyll reçut un coup à la pommette, un fouetté de botte dans les côtes. Il para les bras en croix, repoussa la guerrière d’un coup de pied dans la cuisse. Sans attendre, il plongea sur le côté, effectuant une ample roulade qui lui permettrait de gagner un répit nécessaire. — Déjà fatigué ? ironisa Devora qui transpirait à peine. — On va dire prudent, rétorqua Cellendhyll. Lorsqu’elle l’avait sauvé des pillards, Cellendhyll n’avait entrevu qu’une mêlée confuse. Là, il avait tout loisir de détailler son style. C’était merveille que de la voir bouger. Devora Al’Chyaris était, sans aucun doute, la meilleure guerrière de sa connaissance, elle aurait sa place dans les rangs des Maraudeurs-Fantômes. Et même si elle n’égalait pas un Initié, elle valait bien certains des plus doués de son entourage. Les deux duellistes se rapprochèrent l’un de l’autre, les mains le long du corps. Cette fois, Devora adopta un rythme plus mesuré, laissant à Cellendhyll l’opportunité de placer quelques offensives de son cru. L’Ange se battait comme à son habitude, en silence. En revanche, de temps à autre, le rire léger de la jeune femme s’égrenait à la lisière des bois. Et tandis que deux guerriers évoluaient dans la clairière, le combat s’équilibra. Le savoir accumulé par l’Ange, acquis au service du Chaos, se révéla primordial. Lui permettant de puiser, dans le vaste répertoire technique qui était le sien, la défense la plus appropriée au style de Devora. Combattre une telle guerrière ne pouvait que le faire progresser. Peu à peu. il retrouva l’écho de sa maîtrise passée, sa vivacité s’accroissait, de même que l’assurance de ses postures. Tout entier concentré sur le rythme, il respirait le combat. Ses gestes s’enchaînèrent avec une assurance accrue, en réponse aux mouvements de son adversaire, sans qu’il ait besoin d’y penser. Cellendhyll avait plongé dans l’état de non-conscience. Il ne pensait plus, il flottait. Le stade suivant, le « ici et maintenant » se profilait, il pouvait le ressentir du plus profond de lui-même. Le zen était proche, il allait réussir. Le premier voile se détachait devant lui, éthéré de bleu et pourtant bien réel à ses yeux. Il exultait. À l’instant où il allait enfin goûter à la récompense qu’il attendait tant, Devora augmenta la fréquence de ses assauts, imprimant au combat une accélération subite. Brusquement contraint à une défensive désordonnée, Cellendhyll perdit le rythme parfait et son semblant de transe vola en éclats. La guerrière détourna son bras, le frappa sèchement sur le côté du cou, en haut de la cuisse et derrière le mollet. Sa jambe balayée, l’Ange reçut encore un coup de botte au creux de l’estomac, dont la force l’envoya s’écrouler dans l’herbe, plusieurs mètres en arrière. Sonné par la chute, il resta couché sur le dos, haletant. — Stop ! s’écria Gheritarish. On arrête là. Cellendhyll se redressa lentement sur son séant. Ce n’était pas une correction mais il avait été surclassé. La chose s’avérait évidente. Aux yeux d’un novice, le combat eut sans doute semblé à peu près égal, hormis sa conclusion, mais il n’en était rien. Cellendhyll en avait pleinement conscience. La guerrière l’avait dominé du début à la fin. Elle n’avait pas eu besoin d’appuyer ses coups, il lui suffisait de toucher. Dans un combat réel, Cellendhyll aurait été mutilé et vaincu. Oui, il avait bel et bien été surclassé. Il le savait, elle le savait et une nouvelle blessure pour son orgueil dont il devrait apprendre à s’accommoder. Un silence plana sur la clairière. Le Loki regardait le ciel, appréhendant la réaction du vaincu. L’Adhan se remit debout et se rapprocha de Devora, jusqu’à pouvoir la toucher, le visage vide de toute expression. Elle le toisa en retour, incertaine de son attitude. — Beau combat, bien joué, finit par dire doucement Cellendhyll. Devora le regarda un moment sans rien dire, se tourna vers Gheritarish qui semblait contempler un point à leur opposé, avant de revenir sur l’Adhan. — Toi aussi… Tu t’es bien battu. Derrière sa grosse main, Gheritarish expira de soulagement. — Mais tu bouges toujours comme un bœuf ! rajouta la guerrière en replaçant une mèche torsadée derrière son oreille. Cellendhyll se rendit compte qu’il adorait la voir faire ce geste. Il se rendit compte d’autre chose encore : — En fait, je viens de comprendre ton manège, ma belle. Si tu te comportes ainsi avec moi, c’est parce que tu es sur la défensive. — Pardon ? — Oui, je te plais, malgré toi, et tu veux t’en cacher, alors face à moi, tu es sur la défensive. — Pas du tout. Je ne suis pas du tout sur la défensive ! — Alors pourquoi tu hausses le ton ? acheva l’Adhan qui se détourna d’elle sur cette tirade. Après un détour pour récupérer sa tunique et sa gourde, il entreprit de descendre à la rivière. Devora resta un temps sans rien dire la bouche ouverte. Elle se reprit et aperçut Gheritarish à côté d’elle, son faciès éclairé d’un sourire. — Tu as un problème ? siffla-t-elle, les mains sur les hanches. — Pas du tout, se défendit le Loki, tout va très bien. Elle le contempla d’un tel air qu’il se sentit obligé de reprendre : — Euh, je vais peut-être aller voir ce qui se passe au nord… — C’est ça, au nord, et tout de suite ! Une fois hors de vue des autres, arrivé au bord du cours d’eau qui jouxtait leur campement, Cellendhyll réalisa un entrechat de gigue victorieuse. Il avait perdu le duel mais remporté la joute verbale. Plutôt satisfait de cette victoire morale qui équilibrait le score, il se dénuda totalement Quelques pas d’élan, un plongeon parfait, l’eau était fraîche mais vivifiante. Cellendhyll effectua quelques vigoureux allers-retours avant de se laisser aller à faire la planche. Tout en se laissant délasser par la caresse de l’onde, il tenta de faire le tri dans son esprit. Curieusement, il ne se sentait nullement ennuyé d’avoir subi cette défaite, qu’il considérait comme honorable. Aujourd’hui, il n’aurait fait qu’une bouchée de Fharen, le troisième instructeur des Maraudeurs. Seulement voilà, Devora s’était révélée meilleure que Fharen et meilleure que Cellendhyll. Si l’Adhan n’était pas encore à son niveau, c’était un fait, il avait cependant livré une prestation encourageante. Et le premier voile du zen, il l’avait senti tout proche. Il n’en était plus si loin à présent, une pensée parfaite pour l’encourager. Il travaillerait encore, tenace comme il savait l’être, jusqu’à retrouver sa complète intégrité. Non, finalement cette défaite était une bonne chose, conclut-il. C’était aussi bien qu’il n’ait pas atteint la transe bleutée devant Devora, car alors elle l’aurait senti et jugé à sa véritable valeur. Que la guerrière le sous-estime se révélait parfait. Si elle devait un jour s’opposer à lui, il saurait en tirer avantage. Elle occupait ses pensées certes, et bien plus que de raison, néanmoins, il ne pouvait que rester sur ses gardes ; il ne savait rien d’elle et elle se battait trop bien. Mais que faire de cette attirance qui, de surcroît, paraissait bien réciproque ? C’est que Cellendhyll avait une bien pauvre expérience en matière de séduction. Ses rapports avec les femmes avaient été violemment marqués par le sceau de la trahison, dès le début. En conséquence, au fil des années, l’homme aux cheveux d’argent avait conçu envers la gent féminine une méfiance presque totale. Toutefois, pour la première fois depuis bien longtemps, ses remparts se lézardaient. Un sentiment nouveau, quelque chose d’étrangement chaud, de suave, prenait naissance au fond de son être, en dépit de sa formation. Cellendhyll était tiraillé entre deux sentiments contraires, mais il lui était impossible d’évoquer le problème avec son ami Loki. Ce dernier ne serait que trop content d’obtenir de telles munitions pour se moquer de lui jusqu’à la fin des plans. Devora. L’Ange s’était surpris à murmurer son nom lorsqu’il était seul : — Devora… — Qu’est-ce que m dis ? — Hein ? sursauta Cellendhyll, rejetant la tête hors de l’eau, chassé de sa rêverie par l’arrivée soudaine de son compagnon. A-t-il entendu ? — Tu disais quelque chose mais je n’ai pas bien compris, poursuit Gheritarish. — Rien qui te concerne, lâcha l’Adhan, qui ne se souvenait plus quel était le sens principal des Lokis. Était-ce l’ouïe ou l’odorat ? — Qu’est-ce que tu viens faire là ? reprit-il. — Voir comment tu allais. Pas trop froissé par le fait d’avoir été battu pas une femme ? — Non. Elle était meilleure que moi, n’est-ce pas ? — En effet. Mais rassure-toi, tu as encore une grande marge de progression avant que j’en aie fini avec toi. La façon que tu as d’admettre cette défaite est également très encourageante. Tu es sur la bonne voie. Petit Homme, continue dans cet état d’esprit. — J’en ai bien l’intention, crois-moi. — Parfait, alors arrête de fainéanter dans l’eau. Sèche-toi et rhabille-toi, il est temps de repartir ! * Les claquements du bois résonnaient sous les frondaisons, Cellendhyll et Gheritarish étaient en train de s’affronter au bâton. L’Adhan transpirait et, dès qu’il tournait la tête, ses longs cheveux alourdis par la sueur n’arrêtaient pas tomber et retomber sur ses yeux. À tel point qu’il ne vit pas venir une attaque latérale du Loki. Heurté à la pommette d’un coup de bâton, Cellendhyll tomba dans l’herbe en jurant. Plutôt que de se relever, il tenta de dégager sa vue, mais ses mèches se révélaient trop glissantes, elles retombèrent aussitôt. — Bon, tu as fini de te recoiffer ? grogna Gheritarish. Pendant qu’on y est, tu veux peut-être que je te prête mon maquillage ? — Très drôle. Ne vois-tu pas que mes cheveux me gênent, je n’y vois plus rien dès qu’ils sont mouillés ! — Alors attache-les, qu’on n’en parle plus ! Devora assistait à leur échange, elle intervint : — Tu sais quoi, Ravage ? Je pourrais te les couper, ces cheveux. Ça serait bien plus pratique pour toi et, en plus, ça t’irait bien… Le sourire éclatant qu’elle lui adressa fit battre ses deux cœurs à l’unisson. — Pourquoi pas, répondit-il d’un ton engageant. — Bon, les filles, on peut finir l’exercice, oui ? s’impatienta Gheritarish. En attendant que Dev’s’occupe de toi, tu n’as qu’à mettre un bandeau ! Leur déjeuner terminé, tandis que le guerrier loki partait faire sa toilette – dans un ruisseau situé en bas du dévers qui surplombait le camp –, Devora alla fouiller dans ses sacoches de selle pour s’équiper d’un peigne et d’une paire de ciseaux. Elle revint vers Cellendhyll, le fit asseoir sur une souche d’arbre. Après lui avoir mouillé les cheveux de sa gourde, elle se mit à les peigner. Après quoi, le cliquetis des instruments s’éleva dans l’air chargé de senteurs boisées. Les longues mèches se mirent à tomber sur l’herbe. — Curieux, cet argenté, exprima la jeune femme. C’est ta couleur naturelle ? Cellendhyll haussa les épaules : — Je ne suis pas vraiment du genre à me teindre les cheveux. En fait, je suis un Adhan, nous sommes tous comme ça, chez moi. — Et les terres adhanes, ça se trouve où ? — Sur le plan-maître de la Lumière, dans la région des marches du Nord. — Baste, s’exclama la jeune femme, c’est que tu te trouves bien loin de ta patrie ! — Je n’ai plus de patrie, rétorqua Cellendhyll, et je n’ai plus de famille. Un silence pesant s’instaura sur cette tirade assénée d’une sécheresse rebutante, troublé seulement par le son des ciseaux. Devora paraissait froissée par la dureté exprimée par Cellendhyll et ce dernier ne savait comment faire pour renouer le dialogue. Il lui était impossible de se livrer. De lui dire qu’il avait renié l’allégeance de la Lumière et le respect des siens pour suivre de plein gré la voie du Chaos ; que sa famille avait trépassé lors de son exil, déshonorée, flétrie à cause d’un complot orchestré contre l’Ange par celui qu’il avait considéré comme son meilleur ami ; que son vrai nom était Cellendhyll de Cortavar, recherché conjointement sur les Territoires-Francs par les forces de la Lumière et par celles des Ténèbres ; qu’il servait Morion d’Eodh en tant que maraudeur et en tant qu’Ombre. Comment lui dire tout cela ? Il brûlait du désir de s’ouvrir à elle, de se partager, cependant, en ce cas précis, son implacable entraînement étouffait les désirs de son cœur et il ne savait quels mots employer pour retrouver le bref instant de complicité qui les avait rapprochés. Le reste de leur tête à tête s’écoula sans un mot. — Ça y est, j’ai terminé, finit par dire la jeune femme. Laisse-moi te regarder… Oui, c’est bien ce que je pensais, tu es vraiment mieux les cheveux courts, ça te met bien plus en valeur. Tu es bea… euh… je veux dire, tu es bien coiffé ! — Merci, Dev’. Et soudain le visage de l’Ange s’éclaira d’un sourire surprenant. Un sourire agréable, heureux, qui le rajeunissait, qui émiettait son masque de perpétuelle rudesse, adoucissant ses traits. Ses yeux émeraude étincelèrent d’une lueur nouvelle. Devora se détourna un instant, le temps de ranger ses ustensiles. — De rien, dit-elle d’une voix encore plus rauque qu’à l’accoutumée. Tu me dois un baiser. Elle se rapprocha de lui, agrippa les pans de sa veste de peau. Haussa sa bouche jusqu’à la sienne… … le son d’un fourré que l’on écartait de la pente les surprit. Ils s’écartèrent l’un de l’autre d’un pas vif. — Ah, ça fait du bien de se sentir propre ! s’exclama Gheritarish. Il remonta la pente à leur rencontre. Torse nu, sa serviette et sa tunique sur l’épaule, son savon à la main, les muscles de ses bras et de son torse massifs, tressautant en nœuds impressionnants. Devora passa devant Cellendhyll et lui murmura au passage : — Je réclamerais mon dû au moment choisi. Gheritarish arriva à la hauteur de l’Adhan : — Dis donc, Petit Homme, tu sais que ça te va plutôt bien, les cheveux courts. Tu es presque aussi séduisant que moi ! Oui, presque… Évidemment, jamais tu ne pourras vraiment approcher la beauté parfaite de nous autres lokis ! Mais Cellendhyll n’écoutait rien des commentaires de son camarade, il préférait se concentrer sur la démarche gracieuse de Devora qui s’éloignait pour rejoindre sa monture et la préparer au départ. Son dos musclé, sa croupe rebondie, ses longues jambes fuselées. Devora… — … Bon, je t’accorde que les Lokis de l’Est sont moins biens bâtis que nous autres de l’Ouest, continuait de pérorer Gheritarish. Mais par rapport à vous autres Humains, même le plus laid d’entre nous… — Gher’ ? l’interrompit Cellendhyll. — Oui ? — Ferme-la ! * Dès lors, les relations entre l’homme aux cheveux d’argent et la guerrière aux longues tresses blondes s’intensifièrent. Ils avaient de plus en plus de mal à cacher, à retenir, l’attirance mutuelle qui les avait emprisonnés dans ses rets. Sous la férule de son entraîneur loki, Cellendhyll s’entraînait toujours avec la même véhémence, le même abandon, le même plaisir. Toujours déçu dans sa quête perpétuelle du zen mais satisfait des progrès réalisés. Il approchait de son niveau d’antan, il le pressentait, tout en veillant à ne pas le laisser discerner à Devora. Elle était là, souvent, non loin de lui. À le contempler, tout en jouant avec l’une de ses mèches couleur de miel. Et lorsqu’elle partait de son côté pour une chevauchée d’exploration, ce qu’elle faisait de plus en plus rarement Cellendhyll en cessait presque de respirer tellement l’éloignement subit lui pesait. De son côté, la jeune femme saisissait chaque prétexte possible pour l’effleurer, le toucher, le caresser. Lui passer une assiette, lors d’un repas, demander son aide, une aide dont elle n’avait nul besoin, pour monter en selle ou pour en descendre. L’Adhan s’y livrait de fort bonne grâce. Le reste du temps, lorsque Gheritarish regardait ailleurs, Devora dévorait l’Ange des yeux sans plus se cacher de lui. Cependant, elle avait refusé, fermement mais sans hostilité de s’opposer une nouvelle fois à lui, même pour une joute amicale. Et ce genre de vœu pouvait qu’être respecté. Au fil des jours, Cellendhyll souffrit de plus en plus du manque d’intimité que provoquant la présence continuelle de Gheritarish. Il eut beau se creuser la cervelle, il ne vit pas d’autre moyen de régler le problème que d’en parler avec l’intéressé. Tandis que la jeune femme s’occupait de bouchonner la robe pie de son cheval, l’Adhan attira le Loki derrière le couvert d’un pin massif. — Dis, Gher’, ce soir, tu ne pourrais pas aller faire un tour ? — Et pourquoi donc ? demanda son interlocuteur, occupé à lisser son épaisse chevelure en arrière. — Euh… c’est à dire… — Oh. Cell’, tu me fais pitié, jamais je ne t’ai vu aussi gêné. Tu veux être seul avec la mignonne, c’est ça ? — En fait… je… je… oui ! — Hé bien voilà, il suffisait de le demander. Bien sûr que je vais te rendre ce service… D’ailleurs, c’est pas trop tôt si tu veux mon avis ! Cela fait des jours que je vous vois vous tourner autour, il faudrait être aveugle pour ne pas voir ce qui couve entre vous ! Au début je trouvais ça marrant, mais à la longue, ça devient lassant. Et puis je vois bien que tu n’en peux plus et qu’elle est dans le même état. Ça va vous faire le plus grand bien de vous envoyer en l’air, tu vas voir ! — Gher’ ! — Ah, ne recommence pas à faire ton délicat ! Il n’y a aucun mal à ce genre de plaisirs, je l’ai toujours professé. De toute manière, tu peux compter sur moi. .Je vous laisserai ce soir, une fois le campement établi. Je vais courir en avant, cette nuit, je laisserai des signes. Vous me rejoindrez demain, en fin de matinée. Ça te va comme arrangement ? Bien, c’est conclu ! Ce que Gheritarish n’avoua pas à son mai, c’est que Devora s’était livrée à la même demande, une heure auparavant. Quoique de manière bien plus assurée. Une petite clairière juchée sur le bord d’une vallée de conifères fut choisie pour incarner leur havre du soir. À peine arrivé, Gheritarish annonça sa décision de prendre de l’avance. Le sérieux avec lequel il annonça la chose était comique. À peine le Loki éloigné, Devora Al’Chyaris prit d’autorité le contrôle du bivouac. Cellendhyll fut envoyé quérir leur repas ; à savoir du poisson à pécher dans le cours d’eau qu’il avait repéré avant d’arriver. Le temps que l’Adhan revienne avec un lot de quatre truites, la guerrière aux tresses blondes s’était occupé du bien-être de sa monture, elle avait allumé le feu, étendu leurs couvertures côte à côte, sélectionné les ustensiles qui serviraient à leur repas et rassemblé les ingrédients nécessaires au dîner qu’elle avait décidé. D’un commun accord, ils partagèrent les préparatifs. Cellendhyll fia assigné à écailler, à vider les poissons, à les couper en filet, la jeune femme se chargeant d’éplucher et d’émincer les oignons sauvages, les champignons et le fenouil, d’écraser l’aneth. Elle avait étendu leurs couvertures côte à côte ! L’Adhan réagit enfin à cet indice éminemment important. Il jeta un regard en coin à la jeune femme. Toujours concentrée sur les préparatifs du souper, elle s’était emparée d’un faitout. Elle y jeta deux poignées de noisettes décortiquées réduites en éclat, qu’elle fît ensuite roussir avec des morceaux de lard, avant de les réserver. De ses sacoches de selle, elle sortit des galettes de blé qu’elle mit à cuire à l’écart, sur une pierre plate placée au-dessus d’un lit de braises. Elle lava le cresson, y mêla des lamelles de champignon, des feuilles d’estragon, l’assaisonnement qu’elle avait préparé. Une part du jus au lard fut versée dans une poêle avec les filets de poisson et les oignons. Les légumes furent iras à rôtir avec le reste du jus. Elle avait étendu leurs couvertures côte à côte. C’était plus qu’un indice, c’était une promesse. La nuit d’automne était douce. Les traites, les légumes et les galettes étaient cuits, la salade prête. Devora emplit largement les gamelles, et ils s’attirent en face de l’autre, à même le sol, les jambes de Cellendhyll aussitôt prises dans l’étau caressant de celles de la guerrière. Ils mangèrent délicatement, avares de paroles, mais prodigues en sourires. Pour boisson, ils n’avaient que l’eau fraîche du ruisseau. En guise de dessert, des mûres et des fraises des bois. — C’était succulent, finit par soupirer Cellendhyll avec délice. Tu nous avais caché ce talent ! — Des talents, j’en ai bien d’autres, rétorqua la guerrière de sa voix rauque. Viens, il fait bon, allons nous promener. Elle saisit sa main et l’entraîna sous les arbres. Ils marchèrent durant presque une heure, humant les odeurs de la forêt, détaillant le ciel étoilé, avant de revenir à leur point de départ. Ils savaient tous deux ce qui se profilait, ce qui les attendait. Sans se concerter, ils avaient décidé d’en profiter le plus possible, de savourer ce moment si particulier, si enivrant de la séduction. Ce moment où l’attirance était manifeste, réciproque, mais pas encore concrétisée. Ce moment léger où tout paraissait si excitant, si parfait. Mais cet instant qu’ils différaient, ils ne pouvaient le contenir indéfiniment, de peur qu’il ne finisse par se flétrir. À peine de retour dans le camp, Devora attira Cellendhyll à elle et se laissa choir avec lui sur les couvertures. — Ca fait des jours que j’ai envie de toi, souffla-t-elle en s’allongeant sur lui, avant de lui happer la lèvre inférieure et la mordiller. Ils se regardaient avec une telle intensité que Cellendhyll ne pensait plus qu’à se noyer dans les lacs gris formés par les iris de Devora, ayant rangé de côté toute méfiance à son égard. Il avait trop peur de briser le charme pour tenter de prononcer la moindre parole. Il vivait pleinement ce moment extraordinaire, pour lui du moins, d’éprouver autant d’attirance pour une femme et de constater qu’elle partageait ce sentiment. La jeune femme l’embrassa encore, fougueuse, puis recula : — Déshabille-toi, ordonna-t-elle, l’œil brillant, avide de le contempler dans toute sa nudité. Cellendhyll s’exécuta en prenant son temps, excité déjà, fier aussi de ce corps qu’il s’était forgé et qu’il pouvait laisser admirer avec plaisir. Nettement approbateur, le regard de Devora était bien la récompense inespérée de son âpre entraînement. — À toi, murmura-t-il alors. Devora obtempéra sans attendre, tout à fait à son aise. Nue à son tour, elle dévoilait un corps mince, long, musclé, et cependant totalement féminin. Jamais l’Adhan n’avait rencontré une femme d’épée qui lui fasse autant d’effet. Un rubis luisait doucement, ornant le creux de son nombril. Plus remarquable encore, un tatouage ornait son ventre juste au-dessus de son pubis, un dessin de cercles runiques encrés de bleu. Électrisé, l’homme aux cheveux d’argent sentit son sexe se réchauffer malgré la fraîcheur de la nuit, et, tel un mat dressé en l’honneur de quelque monarque révéré, se tendre en une puissante érection. Sans attendre, Devora se rapprocha de lui. Elle saisit son membre fièrement érigé qu’elle agaça doucement du creux de son pouce. Les yeux rivés dans ceux de l’Adhan, elle plaça ses mains en et se mit à faire coulisser le vit sur toute sa longueur, lentement, très lentement. L’une de ses mains descendit pour enserrer délicatement les testicules de son partenaire. Cellendhyll écarquillait les yeux d’abandon. La caresse de la jeune femme était si douce et si précise à la fois. Il avait des frissons dans les jambes et le bas des reins, il lui semblait que son membre ne cessait de grossir. Tout en continuant de son amant de ses caresses. Devora se baissa sur les genoux. Enfin, sa bouche vint couronner le sexe de Cellendhyll. Les reins cambrés, il soupira de plaisir. Et ce plaisir monta encore d’un cran lorsque la langue mutine de Devora s’acharna à couronner son membre de salive. Au comble du désir, Cellendhyll fut incapable d’attendre plus longtemps. Sans ménagement, il renversa Devora sur la couverture, lui releva les jambes et la pénétra profondément. Il avait perdu toute conscience, il n’était plus qu’instinct de sexe. Tout aussi excitée que lui, la guerrière l’accueillit au fond de sa matrice humide en poussant à son tour un long soupir. Ses jambes vinrent se nouer autour de celles de son partenaire, elle cala son bassin contre le sien et se mit à imprimer des mouvements de plus en plus vigoureux. Plongé dans cet écrin au soyeux incomparable, campé sur ses bras, Cellendhyll accéléra le rythme jusqu’à chevaucher la jeune femme à grands coups de boutoir. Les gémissements rauques qu’ils partageaient se mêlaient dans la nuit étoilée. Cela faisait bien trop longtemps qu’il n’avait eu de relations sexuelles. Au bout de quelques minutes d’intenses va-et-vient, Cellendhyll sentit cette flamme particulière, inimitable, libératrice, naître au creux de ses reins. Il essaya tant qu’il put de se contenir, de repousser la vague irrésistible qui se formait, mais toutes les fibres de son être se liguaient contre lui. Sa volonté d’endurance fut balayée par cette exigence ravageuse et conquérante, ce geyser indomptable qui fusa à travers ses membres pour jaillir de lui à longs traits. Trahit par son corps, Cellendhyll cria son plaisir aux étoiles, inondé de ce feu infernal qui saturait les sens, les révolutionnait l’espace d’un temps fugace, durant lequel l’homme goûtait à un avant-goût de condition divine. Il jouit avec délice. Bien trop tôt. Seul. Ses sens apaisés, il se retira et se redressa lentement, confus d’avoir été si impulsif et surtout égoïste, mais sans trouver les mots pour se faire pardonner. Devora se releva d’un bond. Sans proférer la moindre parole, sans daigner le regarder, elle entreprit de se rhabiller à gestes brusques. La magie de ce qui les avait attirés jusqu’ici avait été dissoute dans le flot de jouissance qui avait englouti son partenaire. Une fois vêtue de sa chemise, de son pantalon et de ses bottes, le reste de ses vêtements rassemblés dans ses bras, elle fixa Cellendhyll sans douceur, sans daigner lui faire l’aumône d’un mot. Elle saisit ses sacoches et s’éloigna vers le petit lac situé de l’autre côté des grands pins, d’un pas rapide et rageur. Cellendhyll se sentit ridicule, tout nu sur sa couverture. La passion tarie, il commençait à ressentir le froid. Il s’essuya rapidement à l’aide de sa tunique tout en contemplant la direction qu’elle avait prise. Elle aurait quand même pu me dire quelque chose ! se disait-il en se rhabillant. Je n’ai pas vraiment été à la hauteur, certes, mais ce n’est pas une raison pour réagir ainsi ! Il finit par se rhabiller, des plus maussade. Un quart d’heure plus tard, la guerrière était de retour, correctement habillée, l’expression toujours renfermée. Elle passa devant lui sans desserrer les lèvres, posa ses sacoches à côté de sa monture. Elle revint dans sa direction, tira sa couverture d’un geste sec et la roula, le regard détourné. La couverture fut liée avec les sacoches. Elle se mit enfin à harnacher sa monture. — Mais qu’est-ce que tu fais, Dev’ ? — Comme tu le vois, je prépare mes affaires, répondit-elle d’une voix sans timbre. — Tu t’en vas ? demanda Cellendhyll, désarçonné. — Oui. Elle s’exprimait à contrecœur, les mâchoires serrées. — Ah… Bon… Mais puisqu’on va dans le même coin, on pourrait peut-être se revoir à Véronèse, non ? Jamais Cellendhyll n’avait osé faire une telle demande. Lui, le redoutable guerrier, prêt à affronter n’importe quel danger, il tremblait presque devant une femme. Il se sentait si gauche, si démuni. — Je ne sais pas, répondit la jeune femme, soudain tendue. Je ne suis pas certaine d’aller à Véronèse, en fait. — Ah, souffla Cellendhyll, soudain glacé de ce qu’il pressentait. Sois franche, tu n’as pas envie qu’on se revoie, n’est-ce pas ? Cell’, quel abruti, tu fais ! Tais-toi, par le Chaos, tais-toi, tu ne fais que de t’enfoncer d’avantage ! — En fait, tu es bien comme les autres, hein ? cracha la guerrière, d’un ton excessivement dur. Eh bien puisque tu ne comprends rien, je vais être claire ! Elle posa ses mains sur les hanches et déclama : — C’est vrai, tu m’as plu, dés que je t’ai vu, et plus encore à force de te fréquenter. J’avais besoin de me changer les idées et voyager à vos côtés était agréable. J’ai eu envie de coucher avec toi, je l’ai fait, rien de plus. À présent, je reprends ma vie, et toi la tienne. Tu comprends ? On a passé un bon moment ensemble et c’est tout ! — Mais… — Ah, ça vous dépasse, vous les hommes, s’énerva-t-elle en haussant la voix, ça vous reste en travers de la gorge que l’on tienne à notre liberté, que l’on puisse avoir envie de faire comme vous ! Oh, quel séducteur, lui, avec toutes ses conquêtes ! Mais regardez-la, cette gourgandine, quelle traînée de passer ainsi d’homme en homme ! Vous vous arrogez le droit de collectionner les conquêtes féminines mais surtout, surtout, hors de question que nous puissions nourrir l’idée de faire comme vous ! Séduire, profiler et partir, libre, et sans avoir de compte à rendre. Qu’est-ce qui lui prend ? se demandait l’Adhan. Il ne comprenait ni le changement de ton de Devora ni son attitude glacée. Mais la jeune femme parlait trop vite, trop énergiquement pour qu’il puisse se défendre. — Je suis libre de mes choix, tu entends ? poursuivait-elle. Jamais je ne me laisserai emprisonner, ni par toi, ni par un autre, jamais ! Que croyais-tu, que j’allais rester là, alanguie dans tes bras ? Qu’on allait se marier ? Que j’allais quitter ma vie pour te suivre ? Sache que je n’appartiens à personne, à personne et surtout pas à toi ! Alors, cesse de me harceler, tu es bien comme tous les autres ! — Je ne te harcèle pas, répondit Cellendhyll. Il pouvait enfin profiter d’une pause dans l’envolée de la jeune femme pour en placer une. — De plus, je ne comprends pas pourquoi tu réagis ainsi. Pourquoi te mets-tu dans cet état ? Ils se toisèrent un moment, sans plus rien dire. Les rêves fragiles de l’Ange avaient été écrasés sans espoir, en un rien de temps, sur une simple question. Il y avait moins d’une heure encore, ils étaient enlacés à contempler la nuit. Ils se mélangeaient avec passion. À présent un gouffre les séparait. Cellendhyll espérait encore que Devora allait se reprendre, qu’elle allait s’expliquer, changer d’humeur, mais le visage de la guerrière restait pétrifié sur la défensive. Il comprit que c’en était définitivement fini, avant même d’avoir vraiment commencé. Un pli amer barra sa bouche et ses traits perdirent toute cette douceur qu’ils avaient connue durant la soirée. Devora recula devant ce brusque changement de physionomie. Cellendhyll lâcha finalement d’un ton réfrigérant : — Après tout, si c’est ainsi que tu le prends, fort bien. Je ne te retiens pas ! Sa sentence énoncée, il lui tourna le dos, et tandis qu’il s’éloignait sous le cercle d’arbres, sans un regard en arrière, une petite voix sarcastique scandait en lui : Je te l’avais dit, on ne peut pas lui faire confiance ! Méfie-toi, de tous et de toutes ! Une autre voix s’éleva en lui, plus éthérée, gémissante : Vulnérable. Devora le regarda partir les bras croisés, se mangea un coin de lèvre inférieure, replaça une mèche rebelle. Une larme coula de son œil, glissa sur sa pommette rebondie. Elle finit par s’en rendre compte et l’effaça d’un revers rageur. Elle termina de sangler ses affaires sur son cheval pie qu’elle enfourcha sans perdre de temps. Un regard en arrière, à l’endroit où avait disparu l’Adhan. Elle attendit quelques minutes, un voile d’indécision marquant ses traits. Puis elle lâcha un juron sec et talonna sa monture pour la lancer au galop en travers de la pente qui descendait sur la vallée. Le son de sa cavalcade résonna longtemps, martelant le cœur meurtri de Cellendhyll. * Cellendhyll se réveilla au matin suivant, morose, pour constater qu’il était seul dans la clairière. Devora n’était pas revenue. L’Adhan secoua la tête en soupirant. L’altercation de la veille lui avait laissé un goût saumâtre dans la bouche. Un mois auparavant, ainsi repoussé, il se serait morfondu dans une rancœur sans limite. Aujourd’hui, avec tous les efforts qu’il avait fournis pour remonter la pente, c’était hors de question. Les femmes n’apportaient que des ennuis, il en avait une fois encore la confirmation, et la meilleure façon de réagir était de chasser Devora de son esprit. Il se leva pour soulager sa vessie, but un peu d’eau, passa un pagne et sans plus attendre se lança dans une série de katas. Lentement tout d’abord puis de plus en plus vite, à mesure que ses muscles se réchauffaient. Chevauchant l’action, l’Ange s’oublia dans les figures martiales, frappant le vide en tourbillonnant sur lui-même. Sa conscience peu à peu délitée par l’effort, oblitéra l’image de la jeune femme. Cellendhyll dansait dans la clairière, il dansait la voie du Chaos. Plongé intensément dans le rythme d’un combat fictif, il tentait de s’affranchir de ses limites mentales, de s’oublier jusqu’à reconquérir l’état de grâce induisant le zen, le « ici et maintenant », affinant sa concentration pour gagner cet état de non-conscience particulier où les pensées n’avaient plus d’importance, remplacées par un instinct sans faille qui démultipliait les possibilité d’action, qui réduisait le temps de réaction, qui offrait une exceptionnelle maîtrise du combat. Le zen ne pouvait se prendre, c’était comme vouloir saisir de l’eau dans ses poings. Le zen était un état, il n’y avait aucun mantra spécifique pour l’invoquer. Il fallait pour en bénéficier acquérir une maîtrise totale de son corps, de son esprit et du rythme. Ayant perdu la transe bleutée. Cellendhyll devait donc à nouveau retrouver le premier voile induit par le « ici et maintenant ». Le retrouver et le franchir, l’étape décisive, le point le plus dur à atteindre. S’il y parvenait, tout deviendrait facile ; apprivoisée, la viendrait d’elle-même. Chacun de ses mouvements se lissa pour devenir un chef-d’œuvre de beauté parfaite. Il était libre, libre d’agir et de ne plus raisonner. Il allait gagner l’état suprême de l’Initié. Il ne s’en fallait plus que de quelques instants. Le voile était là. Gheritarish l’attendait. Cette pensée toute simple troubla sa non-conscience, chassant en un bref instant le vide parfait de son esprit. Le zen s’enfuyait une nouvelle fois. Cellendhyll cessa de se mouvoir et contint son dépit en songeant que tant qu’il n’aurait pas franchi le premier voile au moins une fois, sa concentration resterait aussi fragile que ça, il fallait s’en accommoder. Mais il n’abandonnerait pas. Il voulait s’en persuader. Chaque jour, chaque heure, chaque exercice qui passait le rapprochait du monde bleuté. Et cela comptait bien plus que tout le reste. Bien plus que Devora Al’Chyaris. La matinée était bien engagée, il avait passé presque deux heures à combattre le vide et le Loki allait finir par s’inquiéter. L’Ange prit tout de même le temps d’effectuer une brève série d’étirements avant de rassembler son paquetage et de partir en courant sur les traces de son camarade. Il le rejoignit au début de l’après-midi. À voir sa mine sombre, le pli de sa mâchoire, le feu couvant de son regard vert, Gheritarish comprit ce qu’il y avait à comprendre. Pour une raison ou pour une autre, Devora les avait quittés, avait surtout quitté l’Ange, et mieux valait ne pas aborder le sujet avec lui. Chapitre 10 La Fille du Chaos apparut par un portail d’énergie violette aussi fin qu’une aile de papillon. Elle se trouvait sur un plateau de schiste rosé, au-dessus d’une grande plaine de sable. L’air était chaud, lourd, sans la moindre brise pour l’adoucir. Estrée entrouvrit son long manteau de cuir noir. Sous le vêtement, elle ne portait qu’une chemise immaculément blanche ainsi qu’un pantalon et des bottes de même facture que son pardessus. Juste avant de quitter la Forteresse, après avoir tressé sa longue chevelure et contrairement à son habitude, la jeune femme avait tenu à s’embellir de parures. Outre le saphir précieux qui ornait sa narine gauche, elle avait fixé à son cou une opaline délicate retenue par une simple chaîne d’argent ; un anneau de ce qui semblait être du jade, ornant le médius de sa senestre. Le regard d’Estrée plongea vers la plaine. Victorieuse, parfaitement ordonnancée, l’armée des Ténèbres s’y tenait. Au moins six régiments composés exclusivement de guerriers ikshites. Les guerriers se tenaient immobiles, en attente de quelque dénouement. Du surplomb, la vision de la jeune femme portait suffisamment loin pour qu’elle distingue, au-delà des troupes ténébreuses, au milieu de la plaine, les restes d’un champ de bataille étiré sur les décombres d’une antique cité. Une race venait de s’éteindre sur les ruines de ses ancêtres déchus ; un amas confus de cadavres, de membres tranchés, de têtes grimaçantes. En imaginant les ruisseaux de sang en train de sécher là-bas, les boucliers brisés, les cuirasses enfoncées, les lames abandonnées, tordues, ébréchées, les espérances à jamais taries, la bouche d’Estrée se contracta de dégoût. Elle n’avait rien contre un bon combat mais un massacre de cette envergure la choquait. La guerre, encore et toujours. Compagne éternelle, cruelle, excessive souvent volage et intransigeante, elle dévorait plan après plan. Jusqu’ici, grâce à l’Alliance créée par les cités-franches, le plan primaire était heureusement épargné. Par philosophie mais aussi par réalisme, le Chaos réprouvait ce type d’affrontement, qu’il considérait comme pur gaspillage. L’armée du Chaos, ou du moins ce qui en tenait lieu, était moins nombreuse que celle amassée en contrebas par Empaleur des mes. Estrée savait que le Conquérant avait bien d’autres troupes à sa disposition, prêtes en cas de besoin à se déverser par son impressionnant portail de Guerre, l’immense portail noir. Et le Puissant n’était que l’un des Quatre à redouter. La jeune femme frémit en songeant à ce que risquait son peuple si le Roi-Sorcier décidait un jour de conquérir le Chaos… Ou plutôt quand. Elle se reprit. Elle ne devait pas se laisser aller, sans quoi, elle risquait d’être de nouveau en proie au manque. Elle avait pris sa dose de bleue-songe avant de quitter ses appartements d’Eodh. Sa réserve commençait à se réduire de manière préoccupante et si elle voulait garder une réserve de drogue, elle allait devoir se contraindre à contacter Leprín. Leprín dont le comportement se faisait de plus en plus détestable. Un mouvement sur la plaine la délivra de ses pensées dérangeantes. Dans une clameur de triomphe et de métal entrechoqué, l’armée entière venait de se tourner vers une éminence posée sur la gauche, à deux cents mètres de la Fille du Chaos. Empaleur des mes venait d’y apparaître avec la dizaine d’officiers qui composait son état-major. Même à cette distance, Estrée pouvait ressentir le magnétisme qui émanait du Puissant. Son aura rayonnait de pouvoir. À cet instant. Empaleur tourna la tête, les yeux soudain braqués droit dans sa direction. Estrée fut certaine qu’il venait de percevoir son arrivée. Tant mieux, je perdrai moins de temps pour arriver jusqu’à toi, Conquérant. L’héritière d’Eodh s’avouait impatiente de le revoir, de pouvoir mieux le cerner. D’un pas sûr, elle descendit la pente qui la mènerait à celui qu’elle était venue voir. Sur un geste du Seigneur des Conquêtes, l’un des officiers aboya un ordre sec. Un escadron de quinze guerriers se détacha aussitôt d’un régiment pour venir à la rencontre de l’arrivante. Elle n’eut pas besoin de parler. Flanquée des Ikshites au maintien chevronné, elle fut aussitôt conduite jusqu’à Empaleur des mes. Vêtu de noir, le seigneur ne portait qu’une tunique sans manches, un pantalon en peau, et ses légendaires bottes de cuir indigo. Un bracelet de platine ouvragé ornait son biceps droit. Dans sa main droite brillait une longue lame étincelante. En face de lui, cinq prisonniers à genoux, placés en arc de cercle, attendant le bon vouloir de leur vainqueur. D’évidence des natifs de ce plan. Cinq grandes créatures à corps humanoïde et dont la tête évoquait celle d’un animal. Un joug autour du cou, les captifs avaient été entièrement dénudés et leurs fourrures aux tons bruns ou ocres se maculaient de sable. Cinq guerriers, sans nul doute les chefs survivants de l’armée défaite. Il y avait un homme à tête de buffle, massif et renfrogné, un autre plus élancé dont le faciès rappelait celui d’un cerf ; le troisième, qui dévisageait Empaleur d’un regard haineux, avait les traits d’un chien-loup ; son suivant fixait le sol, désespéré, il ressemblait à un homme-hibou. Le dernier des vaincus restait imperturbable, sa tête d’équidé gardait son maintien fier et il fixait l’horizon sans daigner porter intérêt à ses envahisseurs. Estrée était arrivée à une vingtaine de pas du Conquérant. Les gardes ikshites chargés de l’escorter regagnèrent leur poste, la laissant terminer le trajet seule. Soudain, l’horizon de la jeune femme fut obscurci par une montagne de muscles pâles. Un Sangh. Surgis de nulle part, deux autres venaient de se placer de chaque côté du seigneur ténébreux, armés de grandes haches à double tranchant. Estrée ne connaissait pas grand-chose de cette race, ce qui la rendait d’autant plus curieuse. Les Sanghs étaient réputés être les plus formidables combattants du royaume des Ténèbres. Fers de lance du Roi-Sorcier durant les Grandes Guerres, beaucoup d’entre eux avaient péri à cette époque. Selon les sources d’Eodh, il ne restait que trois mille guerriers sanghs en exercice, tous plans confondus. Un chiffre effrayant, en cas d’invasion, mais bien ridicule comparé aux trente mille guerriers que le Père de la Douleur avait lancés contre l’empire de la Lumière, lors de la dernière des grandes batailles. Enfin la Fille du Chaos avait l’occasion de les détailler. Les Sanghs étaient bâtis en force, c’était peu de le dire : une masse d’une formidable densité, à la peau d’un blanc laiteux, aussi épaisse qu’une cotte en cuir de griffon. Les créatures albinos avaient une tête triangulaire, plutôt petite par rapport au reste de leur corps, et proche de celle du sanglier, ornée de deux grosses défenses recourbées vers le haut. Leurs petits yeux rouges luisaient de sauvagerie et de méfiance. Pour seule vêture, ils portaient un pagne en cuir de griffon délavé et des bottes de cuir gras, à revers. Le baudrier noir qui se croisait sur leurs pectoraux démesurés s’ornait d’une demi-douzaine de lames. Estrée était plus grande que beaucoup d’hommes, et pourtant le plus petit sanghs la surclassait d’une bonne tête, tout en étant trois fois plus large. Même Gheritarish eut paru frêle en comparaison. Visiblement curieux de voir comment la jeune femme allait réagir, Empaleur des mes resta silencieux. Plissant les narines devant l’odeur peu ragoûtante que dégageait le guerrier albinos, Estrée se redressa fièrement et parla d’un ton sans réplique : — Je suis Estrée d’Eodh, héritière du Chaos, je ne rends compte à aucune autorité des Ténèbres. Je viens de mon plein gré pour voir le Seigneur des Conquêtes. Je suis ici en paix mais celui qui posera la main sur moi le regrettera ! Le guerrier albinos sembla parfaitement insensible aux paroles de la jeune femme. Son rire méprisant gronda telle une avalanche et sa voix résonna, semblable au frottement de roches : — Je suis Rashgargh Arrache-Cœur, je me moque de qui tu es, petite humaine ! Tu sembles armée, et personne n’est entendu par le Conquérant avec une arme sur lui. Sur ces mots, le Sangh leva sa grosse pogne pour la plaquer sur l’épaule de la jeune femme, de manière à l’immobiliser, se préparant à la fouiller. Elle l’avait prévenu. Estrée saisit le pouce de l’albinos posé sur elle et le tordit violemment en arrière, avec une telle force qu’elle fit craquer l’articulation et rugir le guerrier de douleur. Rashgargh tenta de la maîtriser de son autre main mais la Fille du Chaos, tout en maintenant son étreinte, lui flanqua un violent coup de bottes au bas-ventre, redoublé d’un autre dans le creux du genou. Le Sangh beugla avant de se retrouver allongé sur le sol, les testicules en feu, sa main levée vers le ciel, toujours prisonnière de l’étreinte d’Estrée. — Celui qui pose la main sur l’héritière d’Eodh en paie le prix ! clama la Jeune femme, ses yeux rivés dans ceux d’Empaleur des mes. Est-ce clair ? Les deux Sanghs valides avaient retroussé leurs babines et levé leurs haches, les officiers ikshites avaient dégainé leurs sabres dentelés, les gardes en retrait s’étaient brusquement rapprochés, lames au clair. D’une main impérieuse, Empaleur interdit à ses hommes d’intervenir, du menton, il les fit reculer. — Vous êtes tout à fait claire, Estrée d’Eodh, répondit-il alors avec un petit sourire mâtiné d’ironie. Vous pouvez relâcher mon garde du corps, dame du Chaos. Rashgargh ne vous importunera plus. Tandis qu’Estrée relâchait son captif et faisait un pas en arrière, le seigneur se retourna vers le plus massif des trois Sanghs, un albinos aussi haut qu’un ours-garou dressé sur ses pattes arrière : — Skörgh, emmène tes frères. Cherchez un endroit pour monter le camp, je passerai la nuit sur ce plan. L’immense Sangh opina. Il aida son congénère à se relever et rameuta le second d’une éructation sèche. Suivi de ses deux congénères, il quitta l’éminence à grandes enjambées, hache sur épaule. L’attention d’Empaleur se reporta sur Estrée : — Alors, ma dame, la question n’a pas été réglée : êtes-vous armée ? — Auriez-vous peur de moi, seigneur ? — En aucune façon. Toutefois cela rassurerait mes gardes de vous savoir désarmée en ma présence. — Me fouillerez-vous pour vous en assurer ? — Pour subir le même sort que mon guerrier ? s’enquit Empaleur, sans cacher son amusement. Très peu pour moi, jamais je n’avais vu l’un de mes Sanghs se faire démonter ainsi ! — Avec vous, peut-être n’aurai-je nulle envie de me défendre ? Essayez et vous verrez… Irrésistible, le sourire de la jeune femme aurait fait fondre les neiges éternelles du mont Bhalder. — Je me contenterai de votre parole, rétorqua le Puissant. Êtes-vous armée ? — Ma simple parole ? Seigneur, vous êtes bien le plus galant des Ténébreux de ma connaissance ! Pour vous récompenser, je vous répondrai donc sans détour : oui, je suis armée. — Il va vous falloir me donner vos armes, sourit encore Empaleur. Telle est la règle… D’un claquement des doigts, Empaleur fit accourir un guerrier muni d’un large plateau d’or. D’un geste élégant de la main, le Puissant désigna le plateau à Estrée. La Fille du Chaos toisa son interlocuteur une dizaine de secondes, avec défi tout d’abord. Puis, les prunelles brillantes d’amusement, elle entreprit de se délester de son arsenal. De diverses parties de sa personne, elle fit apparaître une suite de lames qu’elle déposa l’une après l’autre sur le plateau. Pas moins de deux poignards, un long et un court, à lame dentelée, d’un stylet et de deux dagues de jet. — Par le démon Gris, quelle panoplie ! s’exclama le seigneur tandis que le guerrier repartait avec le plateau lesté. — Pas tant que cela ; au Chaos, nous aimons voyager léger, répondit Estrée d’une moue malicieuse. — Je constate, commenta Empaleur. À présent que ces trivialités sont achevées, je puis vous le demander : me ferez-vous le plaisir de dîner en ma compagnie ? Nul de mes guerriers ne vous importunera, je vous en fais la promesse. — Et pourquoi croyez-vous que je sois venue ? rétorqua Estrée, la tête délicatement penchée de côté. J’accepte, évidemment. Et quant à ma sécurité, je sais qu’en votre présence, je ne risque rien. — Détrompez-vous, ma chère… Non pas que vous ayez quoi que ce soit à craindre de moi… Ce sourire, aussi chaud qu’un soleil ! — … mais, poursuivait le Puissant des Ténèbres, vous devez savoir que je suis la cible régulière d’attentats commandités par Priam, le Patriarche de la Lumière. C’est bien pour cela que je dois prendre des précautions. De par ma fonction, des Quatre, je suis le plus facile à atteindre. J’espère toutefois ne pas être le plus facile à tuer… — Euh, monseigneur des Conquêtes, intervint un officier trapu, qui arborait d’impressionnantes scarifications et les galons de colonel. L’ikshite s’était rapproché à pas prudent. Le visage d’Empaleur perdit toute trace de gaieté : — Que veux-tu, Shakk’shar ? — Navré de déranger votre entretien, monseigneur, salua l’autre d’un ton gêné, mais il reste… En guise de conclusion, l’officier désigna la ligne des chefs prisonniers qui attendaient toujours le bon vouloir de leurs vainqueurs. — Oui, c’est vrai, opina le Conquérant, j’avais oublié. Je m’en occupe tout de suite, Shakk’shar. Arborant un sourire contraint, le Puissant se retourna sur la Fille du Chaos : — Je vais devoir vous laisser quelques instants. Il me reste une formalité à accomplir. Pouvez-vous m’accorder quelques minutes ? Je n’en ai pas pour longtemps… Estrée le regarda rejoindre le groupe des prisonniers, d’un pas souple, son épée pointé vers le sol. Le destin des vaincus ne faisait pas l’ombre d’un doute. Empaleur des mes ne perdit aucune énergie en discours. Il se contenta de fixer les cinq captifs à peine quelques secondes, immobile à l’extrémité droite de la file des ennemis déchus. Une fraction de seconde plus tard, sans aucun signe annonciateur, il frappait. D’un même mouvement coulé, élégant, son épée se para de lumière en accrochant le reflet du soleil. La lame vola entre ses mains sûres, décollant les têtes l’une après l’autre, dans une même figure de mort. Le dernier chef de guerre fut abattu avant que la première des têtes n’ait touché le sol. Les corps s’écroulèrent à l’unisson, teintant le sable d’une succession de jaillissements d’un sang orangé. En connaisseuse, Estrée apprécia autant l’efficacité que le style tout en songeant que ce n’était en définitive rien d’autre qu’une exécution. Sa tâche macabre accomplie, les traits imperturbables, le Seigneur des Conquêtes tendit son épée à l’un de ses officiers. Le colonel Shakk’shar se rapprocha une nouvelle fois et demanda : — Monseigneur des Conquêtes, il y a un tout dernier point à régler : des femmes et des enfants, voulez-vous assister à leur exécution ? Estrée s’avança à son tour. Cette fois, elle ne pouvait rester sans réagir : — Seigneur, puis-je intervenir ? Si Empaleur était surpris de son intervention, il n’en montra rien. De la main, le Puissant fit reculer le colonel de trois pas. — Parlez, ma dame. La Fille du Chaos mit tout ce qu’elle avait de séduction dans l’expression de son visage, dans la mélodie de sa voix. Elle allait prendre un risque qu’elle n’avait pas prévu, espérant ne pas se méprendre sur ce qu’elle ressentait de la personnalité du Conquérant : — Toute femme qui se respecte doit pouvoir demander des faveurs à l’homme qui veut lui plaire, n’est-il pas vrai ? Le Puissant réfléchit avant d’acquiescer : — Selon moi, en effet. — N’y a-t-il pas eu suffisamment de mort aujourd’hui ? asséna-t-elle. Que sont pour vous ces femmes et ses enfants, Empaleur ? Que représente leur sort à vos yeux, en regard de la gratitude de l’héritière d’Eodh ? Le gage que je vous demande est le suivant : leur libération, leur sauvegarde. Rien de moins. Le Ténébreux ne répondit pas tout de suite. Son visage se referma et il se détourna d’elle, tout en caressant la pointe de son menton, son regard rouge et ocre soudain grave, braqué sur les vestiges du champ de bataille. Estrée, noble idiote ! Qu’as-tu été dire ? Tout se passait bien et tu gâches tout. Que t’importe le destin de ces femmes et de ces enfants ! C’est alors que le Conquérant se replaça face à la jeune femme. — Voilà une demande bien surprenante, émit-il. À laquelle je l’avoue, je ne m’attendais pas. D’ordinaire, je fais exécuter tous les membres des races qui s’opposent à mon maître. C’est un excellent moyen de dissuasion, quiconque s’oppose à la soif de conquête du Roi-Sorcier en paie le prix. Mais à mon tour de vous poser la question. Que sont pour vous ces femmes et ces enfants ? Elle riposta avec une passion qu’elle ne se connaissait pas : — Rien d’autre que des femmes et des enfants ! Je ne les ai même pas vus… Mais si vous voulez le fond de ma pensée, le voici : je sais que ces malheureuses et leur progéniture n’ont commis d’autre crime que de vivre, que la guerre est une chose bien laide et que je n’ai aucun goût pour les massacres… Des femmes et des enfants ! Que sont-ils en regard de vos nombreuses conquêtes, Empaleur des mes ? Laissez-les en paix. Cette clémence que je vous demande vous grandira encore à mes yeux, n’est-ce pas là chose suffisante à vous satisfaire ? Ou bien me suis-je trompée sur votre compte ? Voilà, quitte à te montrer hardie, ma fille, autant aller jusqu’au bout ! Empaleur des mes sembla jouer avec cette idée durant un temps. Il finit par répondre d’un nouveau sourire : — Vos arguments sont intéressants, Estrée d’Eodh, et j’apprécie votre façon de parler. Aussi j’userai de la même franchise que la vôtre. Je dois l’avouer, en effet : il me plaît de vous plaire ! La jeune femme cacha soigneusement son soulagement tout en constatant que le Puissant, outre ses manières plaisantes, faisait preuve d’un certain esprit. Il se révélait de plus en plus attirant. Estrée avait cru que tous les Ténébreux se comportaient avec plus ou moins les mêmes manières méprisantes que Leprín, elle avait la preuve du contraire. Elle pouvait néanmoins se poser une question : Empaleur était-il sincère ou jouait-il un rôle pour mieux la tromper ? Prudence, ma fille. — Shakk’shar ! reprit le Puissant à l’attention du colonel, usant d’un ton bien plus sec qu’avec la jeune femme. Libérez ces femmes et ses enfants, sans exception. Vous leur donnerez des provisions et les ferez conduire sur le plan de leur choix. Il ne leur sera fait aucun mal. Est-ce clair ? — Mais monseigneur… une telle décision… Le colonel ne parvenait pas à cacher son embarras. Aussi froide que le tranchant de l’acier, la voix du Conquérant le cloua sur place : — Une telle décision relève de ma seule autorité. Votre tête, Shakk’shar, vous répondrez de ces gens sur votre tête ! — Je ne vis que pour vous obéir, monseigneur des Conquêtes ! salua le colonel jusqu’à toucher le sol. Il en sera fait selon vos désirs. Pendant que l’officier s’empressait d’aller exécuter les ordres, Empaleur revint auprès d’Estrée, et sa mine se radoucit instantanément. Il la salua élégamment : — Voici donc le premier de mes gages rempli, ma dame. Je suis curieux d’autres… Elle lui rendit son salut avec la même grâce. Au contact du Puissant, la Fille du Chaos s’était peu à peu sentie baignée d’une aura de bien-être, moins forte cependant que la fois précédente, lorsqu’il l’avait vraiment touchée. Il la fixait avec un magnétisme propre à la troubler profondément. D’un coin de l’œil, la jeune femme se rendit compte aux grimaces de surprise plaquées sur les traits rudes des Ikshites que leur Seigneur des Conquêtes ne s’était jamais comporté de la sorte auparavant. Il était temps de détourner l’attention. Consciente que tous les regards étaient braqués sur elle, Estrée s’étira langoureusement, laissant admirer la plastique parfaite de son corps souple. Empaleur la contempla un temps, fit le tour des hommes rassemblés autour de lui. Il lâcha un petit rire et s’exclama : — Allons dans ma tente, dame du Chaos, je crois que votre beauté fait plus de ravages dans mes troupes qu’une charge des Paladins Bleus… ! * Les pans de toile goudronnée de la vaste tente étaient remontés, offrant l’exquise vision du soleil en train de mourir derrière les dunes. Le sol était recouvert d’un épais tapis couleur outremer, l’éclairage diffusé par une série de torches fichées dans les piliers de soutien. Un grand lit trônait au fond, du côté est. Dans un coin, reposait un lourd coffre de bois laqué, à coté duquel était dressé un chevalet supportant une épée au fourreau magnifiquement ouvragée d’argent pur. Il y avait également une table sur laquelle s’étalait une série de cartes militaires, quatre fauteuils, un long divan de cuir pourpre mais aucun élément propre de décoration. Empaleur des mes, le Seigneur des Conquêtes du royaume des Ténèbres, se tenait à son aise, adossé à un pilier, en face de son invitée. Elle-même s’était assise sur le divan. Un homme sûr de lui, indéniablement, et qui n’avait pas dû souvent goûter à la saveur corrosive de la peur. Ni à celle, plus rebutante encore, de la défaite. Et pourtant, il n’adoptait aucune des habituelles marques de forfanterie, de supériorité ou de mépris propres à ceux qui possédaient son genre de pouvoir. Il la traitait en égale, avec des égards surprenants de la part d’un militaire. Estrée ne regrettait pas d’être venue. Les choses se présentaient encore plus agréables que prévu. — Comment avez-vous fait pour me rejoindre ici ? s’enquit le Puissant, une coupe d’argent à la main. Il avait servi à la jeune femme un vin blond et pâle, presque liquoreux, légèrement sucré, avec une pointe de poivre blanc ainsi qu’un retour en léger. Estrée trouvait le breuvage parfaitement accordé à son humeur du moment. Elle buvait sans se soucier de savoir si la boisson était droguée ou non. De ce qu’elle pouvait en juger – elle avait tout de même une certaine expertise en la matière – ce n’était pas le genre de son hôte que d’empoisonner quelqu’un. S’il avait voulu la tuer ou la maltraiter, il aurait pu le faire facilement, dès son arrivée. Et de toute manière, l’anneau de jade endormi qu’elle portait au doigt l’eut averti d’un quelconque danger en matière de narcotiques. — L’héritière d’Eodh n’est pas dénuée de pouvoir, rétorqua Estrée, mais toute femme qui se respecte à ses secrets, surtout une femme du Chaos. Si vraiment vous voulez une réponse, disons que j’étais suffisamment motivée pour vous rencontrer. — Voilà qui est flatteur ! jugea Empaleur des mes, tout en hochant la tête. — N’est-ce pas ? Ils se contemplèrent un moment, se dégustant des yeux jusqu’à ce que le seigneur de guerre ne secoue la tête comme pour s’extraire d’une transe. Estrée lui rendit sa coupe, qu’elle avait vidée. — Vous aimez le bon vin, apprécia-t-il en la resservant. — J’aime le vin… et tous les autres plaisirs… — Quels sont vos rapports avec le Légat ? relança-t-il abruptement. Nous y voilà ! se dit-elle. Dénouant ses nattes, Estrée rejeta sa longue chevelure de jais en arrière d’un mouvement d’épaule. — Je fréquente Leprín pour des raisons commerciales et parce que dans une certaine mesure, j’y suis obligée. J’ai couché avec lui, au début. Il m’amusait. Mais c’est bien fini, aujourd’hui. — En ce qui me concerne, grimaça Empaleur, le Légat est tout sauf un ami et je le fréquente le moins possible. Nous partageons le même maître, en revanche, et la même allégeance nous unit. C’est tout ce qu’il y a à en dire. Abordons un sujet plus agréable. Avez-vous faim ? Oui ? Je vais faire servir le repas. Voilà pourquoi les deux hommes ne s’étaient pas salués. Leur antagonisme, un fait dont elle saurait bien tirer parti. * La nuit avait étalé son manteau au-dessus du monde de sable. Quelques hauts cumulus encombraient le ciel étoilé, chargé d’une lune grasse et orangée. Les bords de la tente avaient été rabattus vers le bas et plus rien ne pouvait filtrer de son intérieur. Le Seigneur des Conquêtes voulait de l’intimité pour son tête-à-tête avec l’héritière d’Eodh À l’encontre des plus élémentaires principes de sécurité, il avait exigé que sa tente personnelle soit dressée à l’écart du campement. Obligés d’obéir, les Sanghs avaient choisi un coin de la plaine parcouru de dunes moyennes, loin des ruines et de ses ombres traîtresses, autour duquel se rangeait le carré de défense, composé de deux régiments entiers mais tenu éloigné d’au moins huit cents mètres. Dehors, à près de cent foulées autour de la tente, patrouillait l’un des Sanghs, Rashgargh Arrache-Cœur, le plus petit des trois albinos. Ses deux congénères effectuaient leurs propres rondes, de l’autre côté des dunes, à l’extérieur du périmètre de défense. Tout en marchant, fouettant l’air de sa grande hache, Rashgargh se reprochait sa bévue de l’après-midi. Il avait perdu la face devant cette étrangère, il l’avait sous-estimée. Ses frères ne paraissaient pas lui en tenir rigueur mais Arrache-Cœur ne pouvait s’ôter de la tête la manière dont cette femelle vérolée l’avait traité. Il allait falloir de nombreuses morts, de nombreux trophées, pour laver cette souillure à son honneur. Trois formes ailées jaillirent de la nuit, surgissant d’un banc de nuages derrière le contrefort des hautes dunes qui encadraient la plaine. Elles atterrirent dans un ensemble parfait à quelques dizaines de mètres dans le dos de Rashgargh. Trois guerriers. Trois assassins. De corpulence humaine, les arrivants portaient une tenue de camouflage à rayures grises et sable, adaptée au paysage environnant. Une cagoule cachait leurs traits : leurs yeux étaient à peine visibles dans la lumière voilée de la nuit. Ils se débarrassèrent de leurs harnais de vol qu’ils replièrent avant de les enterrer, puis se glissèrent, sans bruit, derrière le guerrier ténébreux. Le Sangh continua sa patrouille, sans se douter de rien. L’un des tueurs accrocha un fourré, provoquant un léger bruissement. Arrache-Cœur se retourna, scrutant les environs. Les trois arrivants avaient plongé au sol, leurs tenues se confondant parfaitement avec le décor. Probablement un rat des sables, se dit Rashgargh qui ne pouvait concevoir que l’on perce aussi aisément un périmètre de défense composé de deux régiments. Il reprit sa lourde marche. De l’une des larges poches de sa tunique, l’un des tueurs sortit une fine corde à nœud, terminée par une boule d’acier. Il déroula l’arme, la fit rapidement tournoyer au-dessus de sa tête avant d’envoyer la boule métallique s’enrouler autour du cou du guerrier ténébreux. Le tueur ayant ferré sa proie, il tira sèchement en arrière, à coups secs, jusqu’à réussir à faire vaciller le Sangh. Les deux acolytes restants se jetèrent sur Rashgargh de tout leur poids pour immobiliser ses bras massifs et lui faire lâcher sa hache tandis que le premier des tueurs accentuait sa traction sur la corde pour mieux étrangler sa victime. Les muscles de son cou démesurément gonflés, le Sangh se débattait, réussissant même à redresser son buste. Cependant, il ne pouvait appeler à l’aide, la chaîne arrimée autour de son cou l’empêchait d’émettre le moindre son. Le regard du Sangh se voila, son corps devint brusquement flasque. Trompé, l’un des assassins le relâcha. La main libérée d’Arrache-Cœur le saisit aussitôt à la gorge. Le tueur se débattit à son tour mais le Sangh se révélait trop fort pour lui. Bien qu’agonisant, Rashgargh lui broya la gorge, la déchira de ses doigts haineux, fier d’avoir au moins emmené un ennemi avec lui, encore une âme conquise, avant de payer le Passage. Le faciès du Sangh devint de plus en plus cramoisi, pourtant il se refusait à mourir. L’un des assassins dégaina un large poignard et le passa rapidement en travers de la gorge de l’albinos, à trois reprises, alors qu’un autre, histoire de s’assurer une bonne fois pour toutes de son trépas, lardait son ventre d’une dague dentelée. Même un Sangh ne pouvait résister à un tel traitement. Les dépouilles de Rashgargh Arrache-Cœur et de l’assassin furent roulées sur le sol, en bas d’une dépression, et furent rapidement recouvertes de sable. Les quatre guerriers masqués effacèrent toute trace de la lutte avant de repartir en rampant, aussi souples et froids que des serpents à cornes. Le Nodus avait un châtiment à délivrer. * Empaleur des mes se révélait non seulement agréable, séduisant, mais de surcroît passionnant, méditait la Fille du Chaos, occupée à siroter une nouvelle coupe de vin. À mesure que la nuit s’étendait sur la plaine, son hôte avait naturellement pris le contrôle de la conversation. Estrée s’avouait réellement surprise. Elle qui s’était attendue aux récits sanguinaires d’un seigneur de guerre, à ses vantardises, ses poses, son tableau de chasse, se retrouvait face à un homme cultivé, qui parlait des plans qu’il avait foulés comme l’aurait fait un voyageur passionné d’exotisme. Avec l’œil d’un peintre et le ton d’un conteur, il décrivait les nombreuses terres qu’il avait découvertes, les mœurs de leurs occupants, leurs conceptions de l’art et de la vie. Certes, il les avait impitoyablement vaincues, et pourtant il ne se cachait pas de les respecter, d’en avoir tiré enseignement. Il ne tentait pas pour autant de minimiser ses actes. Il était le Conquérant au service du Roi-Sorcier, il avait été formé dans ce but. Mais il était manifeste qu’une autre part de lui-même s’enrichissait de ce qu’il avait retiré de ses périples, de ses observations, jusqu’à modifier la vision qu’il avait de l’existence. Estrée ne pouvait s’empêcher d’y être sensible. Autre sujet de trouble : les croquis au fusain que le Puissant avait réalisé au gré de ses conquêtes, une bonne trentaine entreposée dans son coffre, qu’il avait fini par dévoiler sur l’insistance de son invitée. Le fruit de son passe-temps dénotait d’une habileté au trait au moins égale à celle de l’homme d’épée. Estrée n’avait aucun goût affiché pour l’art, mais à force de fréquenter son frère elle savait différencier une œuvre quelconque de celle d’un maître. Morion aurait éventré un dragon pour avoir sur le mur de sa chambre le moins bon de ces dessins ! La Fille du Chaos succombait peu à peu à ses instincts, à cet interlocuteur plus complexe qu’il n’aurait dû. Empaleur lui parlait d’un ton doux, son regard de Ténébreux saisissant, miroitant, constamment posé sur elle. Il la faisait fondre. Le repas s’était déroulé dans un rêve. Elle ne se souvenait même plus de sa composition hormis le fait que c’était bon. Les écuyers avaient apporté les plats et les avaient desservis, elle s’était à peine rendue compte de leurs allées et venues. Trois bouteilles de vin vidées, sans autre conséquence qu’une agréable chaleur diffusée à travers ses membres. Après le repas, Empaleur proposa une carafe d’absinthe. Son verre de cristalune rempli, bercée par sa voix chaude, elle l’écouta encore parler du monde tel qu’il le percevait. La dure réalité s’était envolée au loin, ses devoirs n’avaient plus aucune substance. Jamais Estrée ne s’était sentie aussi bien en compagnie de quelqu’un. Depuis qu’elle était en sa présence, elle n’avait ressenti aucun effet de manque. Or, elle aurait dû depuis longtemps en ressentir l’impérieux besoin. La présence d’Empaleur des mes était un baume dont elle ressentait les effets sans en connaître les causes. Quelle magie pouvait agir ainsi sans qu’elle soit en mesure de la détecter ? La jeune femme se posait d’autant plus la question que le Puissant ne paraissait nullement conscient de l’effet particulier qu’il imprimait sur elle. Elle brûlait de désir pour lui et la chose était réciproque, mais il était si bon de faire durer ces temps magiques. Rien à voir avec la grossièreté de Leprín et son goût pour la perversion. Rien à voir avec les manières distantes, austères, de Cellendhyll de Cortavar. Cellendhyll aujourd’hui bien loin de son cœur et de ses pensées, repoussé par la présence magnétique du Conquérant. * À présent huit, les guerriers masqués étaient allongés sur le sable, par binômes, occupés à surveiller les abords de la tente du Conquérant. L’un d’eux portait un grand sac de cuir en bandoulière dont il tira une série de globes en gemmelitte mauve, qu’il distribua à ses comparses. Les assassins posèrent les quatre globes à chaque coin extérieur de la tente, en silence, veillant à respecter leur alignement. L’homme qui portait le sac fouilla une nouvelle fois à l’intérieur. Il en tira un bandeau de métal, orné d’une pierre vivante de même eau que les orbes. L’homme plaça le bandeau sur sa tête, par-dessus sa cagoule. Il posa la main sur la gemme qui ornait son front, réveillant le mana contenu dans l’artefact. Les quatre globes de gemmelitte installés autour de la tente émirent une brève lueur incarnate, preuve que la magie venait d’agir. Le sort de rétention déployé par les orbes annulerait toute possibilité de magie à l’intérieur de son rayon d’influence, c’est-à-dire la tente ; de même il y étoufferait les sons produits. Les membres du commando dégainèrent leurs armes en silence. Divisés par paires, six d’entre eux allèrent se poster face aux parois nord, est et ouest de la tente. Excepté un rire étouffé à consonance féminine, rien ne filtrait de l’intérieur. Suivi de l’assassin restant, l’homme au bandeau, le meneur du commando, se rendit devant le côté sud. Il dégagea un épais sceptre de son ceinturon ; un objet de pouvoir forgé de métal noir, décoré de runes et de clous bleu cobalt. De son autre main, le meneur fouilla dans sa tunique rayée pour en sortir un fin bâtonnet grisâtre qu’il brisa en deux avant de le lancer par-dessus la tente. Tout en survolant l’édifice étoilé, le bâtonnet émit une lueur pâle et fugace, invisible à plus de dix mètres. Le signal de l’attaque. * Empaleur des mes avait fini par rejoindre son invitée sur le divan. Un bras autour de ses épaules, il caressait les mèches de son abondante chevelure de jais. Alanguie, la jeune femme se laissait aller. Elle se sentait merveilleusement délassée, merveilleusement à l’aise. Bientôt, très bientôt, elle serait dans ses bras du Puissant à répondre à ses baisers passionnés. Ils voulaient le même dénouement. Ne restait que le quand qui arrivait à grands pas et, sans doute le comment. Anéantissant ses espoirs, un bruit d’étoffe découpée se répéta à quatre reprises. Estrée sursauta. Des formes agressives, vêtues d’étoffes zébrées grises et sable, se ruaient dans la tente, armes dégainées. Empaleur se releva d’un bond, invoqua son bouclier protecteur et jura en constatant qu’il ne se produisait rien. Estrée se redressa, elle aussi, parfaitement dégrisée. Le Conquérant jeta un œil sur son épée au fourreau, suspendue sur son chevalet. L’un des guerriers masqués s’en empara et jeta l’arme au-dehors. Les huit assaillants s’étaient déployés autour du couple. Le Puissant des Ténèbres se résolut alors à donner de la voix pour appeler à la rescousse. En constatant le son étouffé qui s’écoula de sa bouche, il comprit que la magie était en œuvre et qu’aucun des siens n’entendrait ses appels. — Qui êtes-vous ? demanda-t-il le menton fièrement dressé. Les têtes se tournèrent vers l’homme au bandeau. Ce dernier hésita quelques instants avant de hocher la tête. D’un même geste, les assaillants arrachèrent leurs cagoules et les jetèrent au sol. Leurs figures étaient indéniablement humaines, masculines et toutes recelaient une grande force de caractère. Les assassins avaient les cheveux ras, châtains, bruns ou blonds, les traits sévères et leurs yeux étaient bleus, sans exception. Et sans exception, luisaient de haine. Ils portaient la moustache, le bouc, et plus remarquable : une rune orange, de forme circulaire, tatouée à l’endroit où se rejoignaient leurs sourcils. Le chef du commando les imita, en prenant soin de replacer son bandeau sur son front nu. Il avait la trentaine, comme les autres, et il était blond. Estrée connaissait la signification du point orangé qui marquait le front des assaillants. Un commando Nodus, guerriers d’élite, membres fanatiques de la Lumière, recrutés, formés et employés par Priam pour appliquer sa sentence finale. — Cette jeune femme n’a rien à voir dans tout ceci, annonça Empaleur. Laissez-la partir. Bien qu’amoindrie, sa voix sonnait distinctement pour les occupants de la tente. Les envahisseurs se tournèrent une nouvelle fois vers leur meneur. L’homme au bandeau s’exprima à son tour, pour sa part la voix normale : — Par la Lumière qui nous guide, frères du Nodus, tuez-les, tuez-les tous les deux ! Les assassins se ramassèrent pour l’assaut. Empaleur échangea un regard avec la Fille du Chaos. — Je suis désolé, soupira-t-il. La scène paraissait figée par une magie supérieure. Les protagonistes ne bougeaient plus, comme changés en statue. — Pitié, pitié, épargnez-moi ! s’écria Estrée d’une voix déchirante, tout en se jetant aux pieds de l’un des tueurs. Je n’ai rien à voir avec les Ténèbres. Prenez-moi avec vous, je ferais tout ce que vous voulez, je vous en supplie ! Elle agrippa les jambes du guerrier, le visage défait par le désespoir. L’assassin marqua un temps d’hésitation. Il écarta les jambes pour garder son équilibre. La Fille du Chaos n’avait pas récupéré ses armes, et pourtant la lame d’un poignard brilla à son poing, reflétée par la lueur des torches lorsqu’elle se redressa pour clouer l’homme au bas-ventre. Ce dernier s’écroula en hurlant, le sang jaillissant de son artère fémorale tranchée. Au passage, Estrée saisit le sabre à longue lame de l’homme et le lança à Empaleur. Le Puissant rattrapa l’arme au vol et se transforma en tourbillon d’acier. Redoutant ses assauts puissants, les assassins s’effacèrent devant lui. Ils frappaient et reculaient hors d’atteinte, laissant à leurs partenaires l’occasion d’une nouvelle estocade. Le Seigneur des Conquêtes était constamment harcelé, on lui refusait la sortie de la tente et l’héritière d’Eodh était destinée au même traitement. Un incessant mouvement tournant s’était établi. Les armes se croisaient, se repoussaient, tintaient, les adversaires se battaient en silence, changeant constamment de position. La table, les fauteuils, avaient été fracassés. Empaleur et Estrée échangeaient leurs adversaires mais le couple risquait à tout moment de se faire submerger par le nombre. Le Puissant disposait d’un avantage, cependant. L’aiguillon de sa queue, doté d’une vie propre, interdisait qu’on le prenne en traître. L’aiguillon de tous les Ténébreux de race pure, l’indéfectible allié qui se défendait de lui-même, sifflant, ondulant, prêt à perforer le premier adversaire à portée. Le chef du commando, l’homme au bandeau, le mage, prenait soin de rester en retrait, son sceptre constamment braqué en direction d’Empaleur. La pierre qu’il portait au front et qu’il avait accordée sur les orbes activés à l’extérieur, lui offrait la faculté, à lui et lui seul, d’utiliser la magie. Mais Empaleur ne tenait pas en place et le chef du Nodus avait trop de mal à ajuster. Plutôt que de risquer d’atteindre l’un de ses complices, le mage se tenait donc en réserve, attendant une faute du Conquérant pour agir. Conscient du danger, le seigneur de guerre tentait de l’atteindre en priorité mais le mage restait bien protégé derrière le rang des siens. Estrée se battait contre trois guerriers du Nodus tandis qu’Empaleur affrontait le restant des assassins. Elle changeait son arme de main, inversait les prises pour mieux déstabiliser ses opposants. Ces derniers, malgré leur avantage numérique et leur indiscutable talent, ne parvenaient à tromper sa défense. L’héritière du Chaos faisait honneur aux principes essentiels inculqués patiemment par Yvain, le Maître-instructeur d’Eodh. Déjà deux guerriers saignaient des blessures qu’elle leur avait infligées. Le statu quo se maintint jusqu’au moment ou l’un des guerriers sortit sa corde terminée d’une sphère de métal. L’arme tournoya, vrombit, et la sphère trouva son but : le bras armé d’Empaleur, autour duquel elle s’enroula à plusieurs reprises. Le guerrier du Nodus resserra sa prise, tirant de toutes ses forces pour faire tomber le Puissant, tandis que ses partenaires se rassemblaient pour le frapper de tous côtés. Bien que blessé à trois reprises, au bras gauche, au flanc droit et à la cuisse, Empaleur des mes résistait à la traction, mieux encore que le Sangh. Il avait changé son sabre de main, à grands moulinets du tranchant, il repoussa ses adversaires à distance, protégé sur ses arrières par son aiguillon vigilant. Le mage assassin recula hors de la masse. Une fois à bonne distance, il ajusta soigneusement le dos d’Empaleur de la pointe de son sceptre. Soudain délaissée, Estrée se rendit compte de la menace terrible qui planait sur le Seigneur des Conquêtes. Elle glissa sa lame entre les dents et roula au sol pour rejoindre la mêlée. Elle se redressa au niveau de la corde tendue qu’elle trancha de son poignard. Simultanément, de sa botte, elle percuta Empaleur en pleine poitrine pour le sortir de la ligne de mire du mage. L’éclair fuligineux de ce dernier fusa au milieu des combattants et termina sa course contre l’une des parois de la tente, y ouvrant un trou fumant d’un mètre de diamètre. Le guerrier qui tenait la corde chuta en arrière, emporté par son élan. Estrée engagea deux assassins. Empaleur des mes accompagna sa chute d’une roulade arrière. Il se releva en éventrant un tueur d’une diagonale de son sabre. Il para un assaut en estoc, bondit sur le côté pour se rapprocher du mage et tenter de l’embrocher. À son tour, ce dernier plongea hors de portée. Les pertes qu’ils avaient subies ne rendaient les guerriers du Nodus que plus déterminés encore. Le cercle se reforma puis se resserra autour du couple. Estrée n’avait que son poignard pour se défendre, elle s’empara d’une dague qui traînait par terre, effectua deux pas d’élan, quitta le sol, prit appui sur les épaules d’Empaleur dont l’aiguillon se retint in extremis de lui percer la cuisse. Une fois en l’air, Estrée effectua un saut périlleux arrière et retomba dans le dos des assaillants. À peine au sol, elle planta sa dague dans la nuque d’un guerrier puis s’empara de son épée. Elle virevolta sur elle-même, tendit un avant-bras sur toute sa longueur, para un coup de dague de son poignard, répliqua d’un revers d’épée au visage qui manqua son but. Elle sauta de côté, se retourna et frappa le mage. Sa lame fut bloquée par le sceptre et la jeune femme fut repoussée par l’impact. Le mage s’esquiva vers le fond de la tente, couvert par deux de ses complices qui plongèrent sur la jeune femme. Pendant ce temps, Empaleur se démenait face aux deux assassins restants. Il frappa en direction du premier, para l’attaque du deuxième avant de lui briser le nez du pommeau de son sabre. Il bloqua un revers de lame du premier tueur. Le deuxième guerrier se fendit sur son côté, persuadé de l’embrocher. Empaleur esquiva au dernier moment, en pivotant d’un quart de tour. Il saisit la main armée de l’assassin, qu’il trancha à hauteur du coude. La main coupée fut jetée à la tête de l’autre, Empaleur se glissa derrière celui qu’il venait de mutiler et l’égorgea au passage. — Gare ! l’avertit Estrée qui se battait à trois mètres de lui. La voix de la jeune femme était affaiblie par le sort de rétention mais cela suffit pourtant. Empaleur se jeta sur le sol. Un souffle d’air brûlant, le son de la chair frappée, carbonisée, un cri, une odeur écœurante. L’homme à la main coupée venait d’exploser, la moitié du dos arrachée par l’éclair magique de son compagnon. Les membres du Nodus, neuf à l’origine – en comptant le guerrier occis par le Sangh – étaient réduits à quatre. Les assassins tentèrent leur va-tout. Sur un signe du mage, les trois derniers guerriers se rassemblèrent. Délaissant une nouvelle fois Estrée, ils se lancèrent à l’assaut du seigneur des Conquêtes. Estrée lança son poignard sur l’un des assassins qu’elle atteignit au creux de l’épaule. Le tueur arracha l’arme sans paraître se soucier de la blessure. Tout entier concentré sur Empaleur, il ne se détourna même pas pour affronter la jeune femme. Où était le mage ? se dit-elle brusquement. L’homme au bandeau avait brusquement quitté son champ de vision. Où est passé ce damné mage, par le Chaos Primordial ! La jeune femme s’élança en direction d’Empaleur, cerné de trois côtés. Elle arrivait à quelques mètres de lui, tandis qu’il continuait de repousser ses assauts concertés de ses ennemis. Un mouvement diffus attira l’attention de la Fille du Chaos. Le mage apparut soudainement, sur sa droite, à demi-caché par un pilier. Son faciès austère étiré par le triomphe, il visait soigneusement le dos d’Empaleur. Sa ligne de mire était parfaitement dégagée : trop occupé à se défendre, le Conquérant ne l’avait pas vu. Dans un instant, le sceptre allait cracher son éclair de mort. * Estrée n’avait pas le temps de le prévenir du danger. Elle se résolut à utiliser sa carte secrète. Elle posa sa main sur le pendentif opalin qui ornait son cou et plongea en avant pour intercepter la décharge du mage assassin. L’éclair de feu la frappa en pleine poitrine, provoquant un éblouissement de lumière vive. Poussant un cri, la jeune femme s’écroula sur le tapis, inerte. Le traitement infligé à l’héritière d’Eodh déchaîna la colère d’Empaleur des mes. Une colère sans limite qui se répandit en lui, aussi soudaine et impétueuse qu’un torrent de lave. Son corps se mit à rougeoyer comme embrasé de l’intérieur par un magma furieux. Empaleur se cambra en arrière, laissant le pouvoir l’inonder. L’air se troubla autour de sa silhouette. Il se redressa au bout de quelques secondes à peine, devenu plus grand, plus large. Sa peau noire avait pris un aspect grumeleux, résistant, et se parait à présent de marbrures violettes. Ses blessures s’étaient cicatrisées. Deux cornes torsadées avaient poussé de chaque côté de son front bosselé. Sa queue avait gagné en longueur, son aiguillon s’était dentelé de vilaines barbelures. Ses yeux, quant à eux, avaient pris une teinte uniformément écarlate. Désarçonnés par cette brusque métamorphose, les assassins avaient marqué un temps d’hésitation. Empaleur des mes leva la main et fit un pas en avant. Une lame rougeoyante, forgée de mana pur, apparut dans sa paume, fermement brandie, pour aller décapiter le mage assassin qui avait osé s’attaquer à la Fille du Chaos. Sans perdre de son élan, le démon bondit sur un autre adversaire. Son épée enflammée, forgée de sa colère, s’éleva et se rabaissa avec une force proprement surhumaine, découpant le guerrier du Nodus sur toute sa longueur. Les deux parties de son corps s’affaissèrent à l’opposé l’une de l’autre, parfaitement séparées, à moitié calcinées. L’un des deux derniers assassins du Nodus surgit dans le dos du seigneur ténébreux, son épée prête à le trouer. L’aiguillon d’Empaleur bondit à la rencontre du danger, frappa l’homme en dessous du nombril, le transperçant de part en part avant de se retirer brusquement, des morceaux de chair collés à ses barbelures. Restait un tueur, un seul. Une lueur fanatique continuait à danser dans ses prunelles. Le trépas de ses camarades ne le faisait aucunement fléchir. Il toisa le Conquérant de son regard exalté. Empaleur des mes ouvrit la main et son épée de mana disparut, renvoyée par sa volonté. — Priam a commandé ta mort… exulta l’ultime membre du Nodus, par la sainte Lumière ma maîtresse, il l’aura ! Le guerrier lumineux s’élança sur le démon, lames tournoyantes. Le bras droit d’Empaleur se releva et s’allongea démesurément, brisant l’écart qui le séparait encore de son ennemi. De sa dextre armée de griffes, il empoigna le guerrier à la gorge, le souleva du sol et le secoua sauvagement. Il y eut un bruit semblable à celui du bois brisé, et l’homme devint tout flasque, ses vertèbres réduites en esquilles par l’étreinte effroyable de la créature qu’était devenu le Puissant. Au comble de la colère, Empaleur des mes n’en avait cependant pas fini. Il ouvrit la bouche, dévoilant ses dents pointues et lâcha un jet de flammes qui dévora le visage du guerrier de la Lumière. La dépouille mutilée de l’homme fut ensuite rageusement jetée en travers de la tente. Le combat terminé, le démon se jeta aux pieds d’Estrée. Son lourd faciès se plissa d’une grande stupeur, remplacée par un soulagement tout aussi marqué lorsqu’il constata que la poitrine de la jeune femme, au lieu d’être horriblement brûlée, irrémédiablement déchiquetée, n’avait rien. Ses vêtements n’étaient pas même roussis. Il vérifia son pouls. Ce dernier battait, faiblement. Elle avait survécu ! Pourtant, s’étonnait Empaleur, elle ne portait nul charme sur elle, ses gardes avaient vérifié. De surcroît, la magie utilisée par le Nodus en interdisait tout autre usage que la sienne. La voix était la seule chose qui n’ait pas changé chez Empaleur. Il murmura : — Tenez bon, ma vaillante dame du Chaos… tenez bon, je reviens. Le démon bondit à l’extérieur vérifier qu’aucun assassin ne traînait plus dans les parages. Rassuré, il retourna dans la tente et fit réapparaître son épée de mana le temps de découper de larges pans dans les murs de toile. Faire entrer l’air frais et chasser l’odeur de chair brûlée était une priorité. Après quoi, il saisit les dépouilles qu’il jeta à l’extérieur. Sans plus différer l’instant, il retrouva sa place auprès de la jeune femme, toujours inconsciente. — Estrée… j’aurai tant voulu que toi, tu me voies sous cette apparence qui est également la mienne, soupira-t-il lourdement. Le démon poussa un nouveau soupir avant de se concentrer. L’air devint flou, son corps rapetissa, s’amincit, sa peau se lissa, ses cornes disparurent, ses griffes se rétractèrent, ses yeux retrouvèrent leur teinte habituelle. De nouveau sous son apparence de Puissant, il se rendit compte qu’il avait oublié quelque chose. Répugnant à laisser la jeune femme seule plus longtemps, il la souleva dans ses bras et sortit à l’air libre. Tout en la portant, le Conquérant fit le tour de la tente, brisant une par une les orbes de sa botte. Il récupéra son épée, au passage, celle que les assassins avaient lancée hors de la tente. La magie de la Lumière abolie, il regagna l’intérieur, allongea Estrée sur le lit, posa son épée à portée de main et s’assit à côté de la jeune femme. Il aurait pu ressortir pour appeler à l’aide, il n’en fit rien. Sa place était là. À ses côtés. Le pouls d’Estrée semblait battre avec plus de force. Pour une raison qu’il ignorait, Empaleur était persuadé qu’elle n’allait pas mourir, du moins tant qu’il resterait avec elle. Des bruits de pas se rapprochèrent à l’extérieur. Les guerriers ténébreux accouraient. L’un des Sanghs s’était rendu compte de la disparition de son congénère, il avait donné l’alerte. Les officiers ikshites s’étaient époumonés pour sonner le rassemblement, des patrouilles avaient été lancées, la plaine bourdonnait d’activité. Des Ikshites en armes se ruèrent dans la tente de commandement aux extérieurs jonchés des membres du Nodus. L’intérieur était dévasté du sang, des armes jonchaient le sol. Empaleur des mes ne réagit pas à l’irruption de ses hommes. Il fixait toujours Estrée. Chapitre 11 Alors que le soleil avait depuis plusieurs heures repris ses droits, l’héritière d’Eodh ouvrit les yeux et souffla : — Vous m’avez sauvé la vie. — Vous aussi, au moins trois fois. Moi qui vous avais garanti d’assurer votre sécurité ! Le rire d’Empaleur des mes était grinçant. Mais hormis par ses vêtements lacérés qu’il n’avait pas pris le temps de changer, le Puissant ne paraissait aucunement marqué par le combat. Il avait profité du sommeil de la jeune femme pour transmettre ses ordres. La tente avait été entièrement nettoyée, aérée, le mobilier remplacé. Les parois de toile avaient été changées puis relevées, laissant entrer une brise légère. Le périmètre défensif avait été resserré. Trois régiments entouraient la tente, des fossés avaient été creusés, des palissades et des protections magiques dressées. Des escouades ikshites arpentaient le périmètre, lames nues, l’œil vigilant. — Comment vous sentez-vous ? s’enquit le Puissant tout en offrant une coupe d’eau fraîche qu’Estrée but avidement avant de répondre : — Pas trop mal dans l’ensemble… J’ai l’impression d’avoir été piétinée par l’un de vos Sanghs et je suis éreintée. — Par le Triangle Noir, ce n’est pas étonnant ! s’exclama Empaleur. L’éclat de feu de cet assassin était terrible, j’ai un moment cru vous avoir perdue. Moi-même, si j’avais été touché de plein fouet, comme vous, je ne sais pas si j’aurai pu en réchapper. Et pourtant, vous n’en portez aucune trace, ps la moindre brûlure… Comment ce miracle est-il possible ? — Nous autres du Chaos sommes assez résistants face à la magie, éluda la jeune femme. Elle tendit son verre pour être resservie. Estrée se garderait bien de révéler qu’elle devait la vie au joyau que lui avait donné son père, l’archimage Elvanthyell. Le pendentif en forme d’opaline était composé d’une gemme shaad’dûh, plus puissante encore et plus rare que la gemmelitte. Une pierre précieuse traitée par le due d’Eodh pour offrir un bouclier défensif inviolable, capable de fonctionner même sous l’emprise d’un sort de rétention du genre de celui qu’avaient lancé les forces du Nodus. Par ailleurs, les cristaux shaad’dûh se révélaient parfaitement indétectables. Le joyau avait été vidé de son pouvoir par la force de l’attaque mais toutefois, après avoir été rechargé en mana, il pourrait resservir. — L’important n’est-il pas que j’aille bien ? reprit la Fille du Chaos pour combler le silence qui s’était instauré. — Et vous ne pouvez savoir à quel point je m’en réjouis ! s’éclaira le seigneur. Mon médicastre vous a examiné, il a déclaré que vous n’aviez pas même pas besoin de ses services, uniquement de repos. Il a tout de même laissé des potions à vous faire boire… de quoi vous rendre des forces, rien de plus. Estrée tenta de s’asseoir. Empaleur s’empressa de l’aider. Le contact du Puissant délivra à la jeune femme un léger fourmillement suivi d’une vague de bien-être plus forte que dans son souvenir. Encore ce troublant phénomène. Et toujours aucun signe de l’addiction. Estrée était-elle désintoxiquée de la bleue-songe ? Elle en doutait. Toutefois, la présence d’Empaleur des mes semblait bien avoir un rapport direct avec l’absence de manque. Mais comment l’interroger à ce sujet sans révéler qu’elle était esclave de la drogue ? — Monseigneur des Conquêtes ? résonnant de l’extérieur une voix inimitable de force contenue. — Skörgh ? Entre… Le Sangh pénétra dans la tente, les sourcils froncés. Après avoir salué son maître, prêtant à peine attention à la jeune femme, il annonça : — Seigneur, Rashgargh est mort lors de l’attaque de ces chiens de Lumière. — Une triste nouvelle, répondit le seigneur avec une brusque gravité Alors tu vas préparer le Bûcher, n’est-ce pas ? Oui Skörgh, je n’ai pas oublié vos traditions et les obligations qui en découlent… — Rashgargh a toujours bien servi, énonça le gigantesque albinos, voulez-vous lui faire l’honneur d’assister à la cérémonie ? — Rashgargh Arrache-Cœur a toujours bien servi. Je viendrai. Tu peux aller t’occuper des préparatifs, je te relève de ta charge. Le clan du Pic-de-Braise veillera à ma sécurité jusqu’à ce que tu reprennes tes fonctions. Va ! Il salua et disparut. Le Puissant se retourna vers son invitée : — Je vais devoir m’absenter et je répugne à vous laisser. — Alors emmenez-moi ! s’écria Estrée d’une voix plus forte qu’elle ne l’aurait voulu. Moi non plus, je ne veux plus vous quitter. — Soit. Mais ce ne sera qu’en fin d’après-midi. En attendant, vous devez reprendre des forces. Vous allez manger, je vous ai apporté de la soupe. Après, vous dormirez… Cette fois, je vous en fais le serment, je veille sur vous. Estrée avala sagement son breuvage, couvée par le regard d’Empaleur. Lorsque la jeune femme eut fini, il débarrassa lui-même son couvert. Il revint ensuite s’asseoir à côté de son lit, sur un fauteuil bas. Estrée s’empara de sa main, impérieusement, qu’elle rangea entre ses bras avant de se rallonger plus confortablement. Elle s’endormit quelques secondes plus tard, le visage las et pâle mais cependant apaisé. Pureté d’une beauté aux reflets fragiles, encadré du lac noir de sa longue chevelure. Empaleur attendit de longues minutes avant de retirer sa main et de se rasseoir à son bureau. En face d’elle, toujours. Son épée posée sur un guéridon, dénudée, à portée de main. Les guerriers ikshites qui entrèrent chez le Seigneur des Conquêtes faire leur rapport, apporter ou transmettre des messages, le firent sur la pointe des pieds et sans élever la voix. * La Fille du Chaos s’éveilla en bien meilleure forme. La première chose qu’elle vit fut le chaud et rayonnant sourire d’Empaleur des mes. Le Puissant s’était enfin changé, choisissant un ensemble de cuir du même indigo que ses bottes, porté par-dessus une chemise noire. Son épaisse chevelure cuivrée luisait dans la lueur des torches. — Comment vous sentez-vous, ma dame ? — Mieux. J’ai tellement bien dormi… si vous saviez ! Ayant passé la fin de nuit et une bonne part de la journée à la veiller, le seigneur était fort bien placé pour le savoir, justement. Il n’en dit rien, cependant. — Tenez, buvez, c’est une des potions reconstituantes dont je vous ai parlé. Mon médicastre ne vaut pas ceux de la Guelfe Blanche mais il est tout de même capable de préparer de bons remèdes. Elle obéit et but le breuvage à l’agréable goût d’oranges pressées. Elle se sentait de force à se lever pour goûter au grand air. Toujours aucun besoin de bleue-songe, que se passe-t-il ? se demanda-t-elle tandis que le Puissant l’aidait à se lever et à passer ses vêtements. Mes vêtements ? Mais je suis nue ! Estrée en cessa de boutonner sa chemise. — Oui m’a déshabillée ? — Eh bien moi, admit le seigneur ténébreux. Je n’aurai pas permis que quiconque pose la main sur vous. — Que quiconque d’autre que vous, vous voulez-vous dire ? Il leva les mains et rit : — Oui, je plaide coupable ! Estrée se rapprocha du Puissant jusqu’à pouvoir le toucher. Ses yeux s’étaient changés en promesse : — Avouez, seigneur Conquérant, avouez que le spectacle contemplé par vos yeux vous plut ! L’expression du Puissant devint sérieuse, sa voix tout autant : — Tout en vous me plaît, et je pense que vous le savez. — Bien, Empaleur, vous avez donné la bonne réponse. Aussi, je ne vous tiendrai pas rigueur de m’avoir dénudée sans mon consentement ! — Vous êtes trop aimable, ma dame. — Je vous préviens, en revanche, que la prochaine fois… je serai consentante, n’en doutez pas. À condition que vous fassiez de même, évidemment… — Évidemment, s’amusa le Puissant. — Oui, je sais, ajouta Estrée d’un délicieux haussement d’épaule, je suis plutôt sans manière, c’est l’une de mes tares. — Estrée, je vous l’ai dit, j’aime tout en vous ! — Aimer ? C’est peut-être un peu tôt pour évoquer ce mot et tout ce qu’il peut renfermer ? Ne le maniez pas à la légère, Empaleur, nous nous connaissons à peine. Dois-je vous rappeler que nous appartenons à des camps différents, que nous n’avons même pas couchés ensemble ? — Estrée, vraiment, je ne peux le cacher, j’adore particulièrement votre façon de dire les choses ! — Attendez de voir le reste, souffla la jeune femme. * Ils étaient sortis de la tente. Elle se sentait suffisamment rétablie pour ne pas avoir à requérir l’aide d’Empaleur pour avancer. Accompagnée du Puissant, encadrée de sa garde rapprochée, soit une vingtaine de ikshites scarifiés, la Fille du Chaos longea le bord ouest de la plaine. Une brise clémente faisait voleter sa chevelure sombre. Tous les gardes qu’elle croisa affichaient la plus grande vigilance. La facilité avec laquelle le Nodus avait mené son infiltration, le danger direct qu’avait dû affronter leur révéré seigneur représentait une flétrissure à leur honneur. Pa trois fois, les officiers de la garde personnelle d’Empaleur, issus du clan du Pic-de-Braise, avaient proposé leur suicide par rituel, par trois fais, le seigneur avait refusé. Il fallait songer aux représailles éventuelles envers la Lumière, énonça-t-il d’une voix vibrante, mais la chose pouvait attendre. Pour l’heure, mieux valait saluer la mort de leur frère, le Sangh Rashgargh Arrache-Cœur et honorer sa mémoire. Les clans ikshites rassemblés sous sa bannière approuvèrent les paroles du Conquérant à leur manière, en frappant leurs lames contre leurs jaserans Un grondement martial et puissant se réverbéra dans toute la plaine avant de s’éteindre sur le passage du Puissant, qui prenait congé, suivi de sa garde. * — Ainsi, ma dame, vous aviez conservé une arme… reprit Empaleur tandis qu’ils longeaient une dune sur la crête de laquelle patrouillait une escouade de fantassins ikshites. Votre poignard… — Un simple poignard alors que j’étais seule face au Seigneur des Conquêtes et son armée, répondit Estrée d’une voix douce. Il me fallait au moins conserver une mesure de protection, un avantage, si maigre soit-il, et c’était cette dague. Mon geste eut été condamnable si j’avais eu l’intention d’user de cette arme contre vous. Or… — … or, au contraire, vous avez combattu à mes côtés. Sachez que je ne vous en veux pas de ce mensonge, Estrée. À votre place, j’aurais sans doute usé du même expédient. Et je n’oublie certes pas que je vous dois la vie. Mais nous en parlerons plus tard… Nous sommes arrivés. Ils débouchaient sur une large cuvette tapissée de sable et d’une herbe tenace. Trois tentes coniques à toile brune y avaient été dressées. Différentes de tailles, placées en triangle et espacées d’une trentaine de mètres. Une fumée s’échappait de leurs faîtes. — Voici les kaarns sanghs, annonça Empaleur des mes. Le plus grand, là-bas, appartient à Skörgh, les deux autres sont ceux de ses camarades. Ce kaarn-là, le plus petit est celui du défunt, Rashgargh. La dernière tente désignée était entourée d’un amoncellement de fagots. Portée par la brise, l’odeur de l’huile à brûler qui imprégnait le bois emplit les narines de la jeune femme. — Qu’est-ce qu’un kaarn ? s’enquit Estrée. Et pourquoi le brûler ? — Le peuple sangh croit en la puissance des Ossements, expliqua le seigneur. Une très ancienne religion que les Sanghs révèrent depuis l’enfance. Ils s’emparent des squelettes de leurs plus vaillants adversaires qu’ils nettoient et conservent précieusement. De ces trophées dépendent leur force d’âme et leur potentiel de puissance. Telle est leur croyance. Comme Rashgargh est mort, on doit brûler son kaarn et ses trophées, de manière à ce que les esprits de ses ennemis vaincus l’accompagnent pour témoigner de sa valeur, lors du Passage dans l’Ailleurs. — Pourrais-je entrer dans l’un de ces kaarns ? demanda la jeune femme. J’avoue que cela m’intéresse. — C’est impossible, rétorqua Empaleur. Même moi, je n’en ai pas le droit. J’aimerais beaucoup pourtant. Skörgh est un guerrier exceptionnel, il a combattu sur de nombreux plans, sans jamais reculer, sans jamais connaître la défaite. Les hommes qu’il a abattus, les créatures qu’il a vaincues, du moins les plus nobles à ses yeux, représentent un formidable témoignage. Vous rendez-vous compte ? Que de vies je pourrais imagina ou peindre à la simple vue de ces ossements ! — Au fond, qu’est-ce qui vous fait courir, Empaleur des mes ? demanda Estrée avec tout le sérieux dont elle était capable. Que recherchez-vous à travers la guerre ? Cette question n’avait rien à voir avec les manigances de la fille d’Eodh. Elle était toute personnelle. Le regard du Puissant se détacha de la jeune femme pour aller errer sur le sommet des dunes. — La gloire, peut-être ? Lui-même ne semblait pas véritablement convaincu par sa réponse — Pourquoi vous ? ajouta Estrée. Pourquoi est-ce vous le Seigneur des Conquêtes ? Aimez-vous tuer ? Massacrer ? Expliquez-moi. — Ivre de pouvoir et de faire couler le sang ? Est-ce ainsi que vous me voyez ? dit-il en se retournant brusquement sur elle. Elle n’eut pas le temps de répliquer. L’entrée de la plus grande des tentes fut rabattue et Skörgh en sortit. Il portait une ample toge, toute simple, blanche. La couleur du deuil pour le peuple de. Ténèbres. À peine dehors, le guerrier albinos se dirigea vers les arrivants. — Monseigneur est venu, salua-t-il. C’est bien. Tout est prêt. La cérémonie du Passage peut commencer. Estrée et Empaleur se rangèrent sur l’une des lignes formées par le triangle des kaarns. Un rideau de guerriers ikshites vint couvrir leurs flancs et leurs arrières. Le musculeux Sangh alluma une torche. En guise de cérémonial, il se contenta de la brandir et de s’en servir pour saluer Empaleur des mes, puis, tout à tour, son frère de race et les trois kaarns. Du plus grand au plus petit. Après quoi il se dirigea vers le kaarn d’Arrache-Cœur. La dépouille de ce dernier reposait à l’intérieur, préparée pour le Passage. De sa torche, Skörgh embrasa les fagots qui encerclaient la tente avant de jeter le brandon enflammé à l’intérieur. Quelle que fut la nature exacte du combustible, quelques secondes plus tard, le kaarn s’embrasait. Les deux Sanghs s’étaient agenouillés sur le seuil de leurs propres sanctuaires. Leur grave mélopée s’éleva à mesure que le feu gagnait en force. Les flammes s’élevèrent bientôt à plus de vingt mètres. Le chant des guerriers albinos s’intensifia, gagnant en force sauvage. Une plainte lancinante, surnaturelle, composée d’une nuée de voix mêlées, s’échappa de la fumée créée du brasier. Soutenue par les chants martiaux, l’écho de chagrin gagna les cieux violets en s’étirant, suivi d’un grondement sourd mais fier, semblable à un tassement de rocher. Les âmes des vaincus escortant celle de Rashgargh Arrache-Cœur jusqu’au Passage, interpréta Estrée. Elle se sentit mal à l’aise. La Puissance des Ossements lui paraissait une magie aussi réelle que dérangeante. Empaleur des mes se rendait-il compte de la portée de ce spectacle ? De ce qu’il lui avait offert à son insu ? La Fille du Chaos venait d’apprendre une donnée sur le peuple des Sanghs qui pourrait s’avérer un atout capital dans la lutte à venir. L’importance que recelaient les kaarns pour les redoutés guerriers albinos représentait une information qu’elle pouvait monnayer une fortune. Faire monter les enchères, par exemple, entre l’empire de la Lumière et le conseil de l’Alliance. Gagner de quoi s’acheter son propre plan d’existence et vivre au gré de ses envies le restant de ses jours ! Elle se reprit. Voler un kaarn ou priver un Sangh de la cérémonie du Passage de l’me : deux points à méditer avec la plus grande attention. Elle veillerait à ne pas l’oublier et, en attendant d’avoir défini une conduite à tenir, se garderait bien de révéler ce qu’elle venait d’apprendre à quiconque. Surtout pas à son frère Morion. * Ils restèrent jusqu’à la fin. Jusqu’à ce que la tente et ses richesses ne soient plus que cendres fumantes et que la nuit tombe dans un apaisement de couleurs tamisées. Le chant sauvage des Sanghs venait enfin de s’éteindre. Estrée frissonna. L’expérience qu’elle venait de vivre était encore moins agréable que l’attaque du Nodus. La mort, encore et toujours. — Ça ne va pas ? Inquiète, la voix du Conquérant brisa le cours de ses pensées. La jeune femme se tourna vers lui, les yeux grands ouverts, leurs regards à égale hauteur : — J’ai envie… j’ai besoin d’amour, seigneur. Voulez-vous m’aimer ? Il ne répondit rien mais son regard incisif plongea en elle jusqu’à s’y noyer tout entier. Il la tenait. De son regard intimidant d’assurance mais cependant emprunt de douceur, de tendresse, et de désir. De suffisamment de désir pour qu’elle en soit rassurée. La tendresse, elle ne connaissait pas vraiment. Le désir, ça oui, elle en avait joué toutes les partitions. Estrée avait connu bien des perversités, avec ou sans la complicité de Leprín, elle s’était plongée dans bien des vices, et ce avec délice. En cet instant présent, néanmoins, elle se sentait telle une vierge face à son premier rendez-vous. Aussi fragile, aussi hésitante et tout autant emplie d’espoir. Lut-il sa détresse soudaine ? Toujours est-il qu’il l’enleva dans ses bras musclés, la portant sans effort, sur tout le chemin du retour jusqu’à la tente. Tout le long du trajet, les guerriers ténébreux en poste se regardèrent les uns les autres. Jamais leur vaillant seigneur ne s’était comporté ainsi et de telles manières n’étaient certes pas dans les habitudes du peuple scarifié. Cependant, c’était leur seigneur, le Conquérant. Il les avait menés à de nombreuses victoires, oui, de nombreuses et glorieuses victoires, sans jamais gaspiller leurs vies. Ils le respectaient plus encore que le Roi-Sorcier. Alors, par le Croc, si le seigneur voulait courtiser cette sublime inconnue tel un galant de la Lumière, eh bien soit ! Tant qu’il n’oubliait pas de les mener au combat, Empaleur des mes pouvait bien badiner avec toutes les femelles des Territoires-Francs ! * Le couple entra dans la tente. Empaleur des mes fit servir un copieux repas avant de faire abaisser les pans de toiles de son domaine. La nuit fut calme jusqu’au moment où le campement de l’armée des Ténèbres résonna des gémissements, des cris de plaisir de la Fille du Chaos. Ils avaient mangé sans parler, se dévorant du regard. Elle se dénuda dés leur repas terminé et s’allongea sur le lit. Dès qu’il eut commencé à la frôler, du bout des doigts, sur l’intérieur des mollets, elle fut traversée de cette vague extraordinairement conquérante. Elle n’avait même pas eu son mot à dire sur les préliminaires. Le Puissant l’avait touchée avec tellement d’assurance, de désir et de maîtrise, qu’elle s’était abandonnée totalement. Et quelques centaines de caresses plus tard, lorsque Empaleur des mes la pénétra de toute la longueur de son membre, elle fut emportée d’un plaisir rauque, rugueux, incandescent. Si intense qu’elle ne put que crier, ivre des sensations qui ravageaient son corps de la plus douce des conquêtes. Couchée sur le dos, elle avait les jambes enroulées autour de la taille d’Empaleur. Il allait et venait en elle, ondulant souplement du bassin plutôt que de la prendre sauvagement, tout en caressant ses seins érigés de désir. La bouche entrouverte de la jeune femme laissait régulièrement échapper des soupirs, des gémissements de plaisir non réprimés. Il tenta bien de lui fermer la bouche, elle le mordit. Elle voulait jouir librement. Elle voulait que toute l’armée massée autour de la tente sache à quel point leur général la comblait. Que les victoires ne se faisaient pas seulement sur le champ de bataille. Qu’il y avait d’autres plaisirs plus intéressants que ceux de la guerre. Leur union tenait de l’alchimie pure. Une symbiose charnelle propre à les étonner l’un comme l’autre. Les Ikshites qui montaient la garde, accroupis sur une dune ou accroupis auprès des feux passèrent leur veille à commenter les prestations du Conquérant, son endurance, sa vigueur et son savoir-faire. Difficile de penser à autre chose. Pour une fois, le Seigneur ne sortirait pas pour visiter ses troupes ni boire avec eux à la victoire. Il fut néanmoins loué par tous. De nombreux hochements approbateurs furent échangés, des sifflements respectueux s’élevèrent dans la nuit. Des légendes naquirent, tandis que les officiers, contrairement à leurs habitudes, se faisaient les complices de leurs subordonnés. Le respect qu’éprouvaient les Ténébreux pour leur maître de guerre n’en ressortit que grandi. Estrée continua de jouir jusqu’à tomber endormie d’épuisement. Ruisselante de moiteur et de son jus intime. Empaleur se leva du lit, avala deux coupes d’eau à la suite. Sa soif apaisé, il se mit à arpenter la largeur de la tente, les mains croisées dans le dos, les sourcils froncés. Brûlant de savoir. Redoutant d’obtenir la réponse. Empaleur des mes s’étira en arrière, laissant libre cours à la métamorphose. Ayant retrouvé son impressionnant corps de démon, il vint se ranger au bord du lit. Qu’elle était belle ! Sa main épaisse et griffue s’abaissa vers la jeune femme, aussi légère qu’un souffle de vent, jusqu’à pouvoir caresser son doux visage. Mais au dernier instant, Empaleur recula et serra le poing qu’il avait ramené jusqu’à lui. — C’est impossible, murmura-t-il entre ses dents. Elle me trouvera laid, elle me repoussera et je ne pourrais le supporter ! Se détournant de la jeune femme, le démon secoua la tête, déchirant l’air de ses cornes torsadées. La voix d’Estrée tinta dans son dos : — Quoi que vous soyez, je vous l’assure, vous n’êtes pas laid. Par le Triangle Noir, elle ne dormait pas ! La Fille du Chaos avait en effet entrouvert les yeux. La tête penchée, le regard clair, elle contemplait le démon. Avec curiosité, sans aucune répulsion visible. — Vous dites vrai ? Vous le ressentez vraiment ? s’étonna Empaleur. Regardez bien… vous n’essayez pas uniquement de me plaire ? Estrée se dressa hors du lit, parée de sa seule nudité. Elle se hissa jusqu’à lui, jusqu’à sa bouche qu’elle baisa sans retenue. — Cette réponse te convient-elle ? Les mains de la jeune femme s’attardèrent sur le torse saillant d’Empaleur des mes. — Quelle forme préfères-tu ? interrogea le démon. Je serai celui que tu éliras ! — Choisis l’aspect qui te convient le mieux, voilà ce qui importe. C’est le vrai Empaleur des mes qui m’intéresse, quelle que soit son apparence. Je ne veux pas d’un personnage, je te veux toi, sans fards, sans faux-semblants. Tel que tu es vraiment ! Ce que je suis vraiment ? C’est peut-être justement à toi de me le fait découvrir. Belle du Chaos… Empaleur choisit sa forme. Quelques instants plus tard, il se retrouvait chevauché par la jeune femme. La Fille du Chaos lui démontra à son tour qu’elle aussi pouvait faire naître un plaisir à peine supportable. Cette fois, les sens de jouissance ne furent pas qu’exclusivement féminins. * — Le seigneur prend de la poudre d’aurochs, ou quoi ? demanda un jeune lieutenant. — Avec une pouliche pareille, pas besoin de poudre ! souligna le sous-officier qui partageait la garde du haut de la première dune. Les deux soldats choquèrent leurs tasses d’arack blanc, le plus fort, le meilleur alcool de leur connaissance, avant de les élever en direction de la tente. Les prouesses de leur seigneur et maître valaient bien d’être saluées d’un tel nectar. Chapitre 12 Pour la suite du voyage en direction de Véronèse, dont ils abordaient le dernier quart, Gheritarish modifia une nouvelle fois ses principes d’entraînement. Cellendhyll était à présent libre de consacrer la majeure partie de ses efforts à la technique. Les journées suivantes, l’Adhan put donc se focaliser tout entier sur l’entraînement spécifique. Il exécuta les exercices avec une rage maîtrisée, repoussant ses propres limites. Mais le soir, avant de dormir, tout épuisé qu’il fut, l’Ange ne pouvait s’empêcher de penser à Devora. Cependant, il était incapable de s’ouvrir de ses tracas amoureux à Gheritarish, c’était pour lui une chose impossible. Les jours continuaient de filer. Ils approchaient de Véronèse, la cité-franche. L’Adhan devait bien admettre qu’au moins, il s’était retrouvé, chose primordiale. Prêt à affronter les travers de la vie, prêt à remplir sa mission. Il n’avait toujours pas atteint le premier voile du zen mais son corps était redevenu une machine de guerre bien huilée. À nouveau, Cellendhyll se sentait dangereux et non plus à la merci du moindre danger, né de son renouveau physique et de l’acceptation de lui-même. * Une semaine passa et le temps finit par éroder ses élans amoureux. Même la nuit, en attendant le sommeil. Cellendhyll pouvait vaincre et repousser l’image de la jeune femme. Au soulagement du Loki, l’Ange abandonna alors son mutisme, retrouvant même une certaine joie de vivre. Le relais de poste avait été établi dans un pré en forme de croissant, courbé en bas d’une pente douce peuplé de pommiers. Un ruisseau sinueux irriguait la plaine derrière l’établissement. Le relais était composé de trois corps de bâtiments en bois, un hangar et une écurie complétant l’aile principale. Un corral composé de rondins se dressait accolé à l’écurie, occupé par deux chevaux trapus, un rouan et un aubère. L’après-midi débutait et les deux guerriers venaient d’enchaîner deux heures de course. Dès qu’il eut aperçu l’établissement, Gheritarish cessa de courir, se frotta le menton et annonça : — Arrête-moi si tu veux mais je crois qu’on a bien gagné un peu de détente ! L’endroit semblait accueillant. L’Ange passa la main dans la masse courte et drue de sa chevelure argentée. Son endurance n’avait jamais été meilleure, il se sentait à peine fatigué des efforts de la course et ce simple fait l’emplissait de satisfaction. — Alors, qu’en dis-tu ? reprit le Loki en adressant un clin d’œil à l’Adhan. — Je croyais qu’on n’avait plus d’argent, Boule de Poils. Gheritarish fit apparaître dans sa grosse main une licorne d’argent : — Celle-là, je l’ai gardée justement pour une occasion comme celle-ci. — Après tout ce temps passé en forêt, annonça Cellendhyll, j’avoue que je ne cracherais pas sur une bonne bière. Est-ce que mon entraîneur y consent ? Le Loki sourit largement et asséna une grande claque sur l’épaule de son compagnon. — Oui, Petit Homme, sourit-il sans retenue, tu l’as bien mérité et je suis fier de toi ! D’ailleurs, je déclare ta période de remise en forme achevée, tu n’as pas besoin de moi pour affiner ta technique. — C’est fini, alors ? releva l’Adhan. — Oui, je te délie officiellement de ton serment. Par le Hibou Bleu, à présent, je peux bien te le dire, je ne pensais pas que tu supporterais mon programme ! Cellendhyll se rapprocha de son camarade et, sans crier gare, le gratifia d’un grand coup de coude dans la mâchoire. Gheritarish partit en arrière et tomba dans l’herbe. L’Adhan le toisa de toute sa taille avant d’annoncer : — Te souviens-tu’ Gher’ ? J’avais promis que tu paierais pour tout ce que tu m’as infligé… À présent, la dette est épurée, nous sommes quittes. Et crois-moi, tu t’en tires bien. — Ouais, soupira Gheritarish, j’imagine que de ta part, j’aurais dû me douter d’une réaction de ce genre. Il se releva tout en se frottant la mâchoire et poursuivit : — Admettons que je l’aie mérité. Mais si tu lèves encore la main sur moi, je te casse en deux. — Oh oui, tu aurais pu le faire, il n’y pas si longtemps, argua Cellendhyll avec un sourire de fauve. Mais à présent, je te déconseille d’essayer. — Tu veux parier ? Ils se contemplèrent un temps, la mine agressive, avant d’éclater d’un rire franc. Reprenant leur ample foulée, ils s’engagèrent dans la pente qui menait au relais. Le panneau fixé au-dessus de l’établissement indiquait L’Ours Paresseux. Le tenancier sortit sur le perron pour les accueillir. Un homme au teint rubicond, aux traits avenants surmontés d’une crinière blonde. Il essuya ses mains potelées sur le grand tablier qui couvrait sa respectable bedaine et son visage s’éclaira : — Bien le bonjour, messires. Bienvenue dans mon honnête établissement. Gheritarish entrait dans l’un de ses domaines de prédilection. Il prit la parole d’autorité : — Bon jour à toi, mon ami ! Tu parles d’honnête établissement, alors exprime-toi avec la plus grande franchise et nous nous entendrons au mieux… Que vaut ta bière ? L’homme ne parut pas s’offusquer de la question : — J’ai la fierté de la brasser moi-même, messire Loki. Ma précieuse, comme je l’ai nommée. Légère et rafraîchissante, elle coule au fond de la gorge, comme le plus doux des nectars. À peine l’avez-vous terminée que vous vous tenez debout sur une table à en réclamer une deuxième ! D’ailleurs, chez moi, la coutume veut que la première tournée soit offerte… — Ah, mon ami, je crois que je vais me plaire chez toi ! s’exclama le Loki en gravissant les trois marches de l’entrée. Entrons sans attendre et découvrons cette Précieuse. L’intérieur était une longue salle rectangulaire. Sur les deux longueurs de la pièce, une série de larges fenêtres à volets ouverts donnaient sur le bas du pré. De la pièce adjacente s’échappaient des fumets appétissants. Les deux compagnons se choisirent une table sur l’un des côtés de la salle et s’assirent dos au mur, comme le voulait l’habitude. La clientèle était disparate. Non loin d’eux, un grand vieillard richement vêtu de velours bleu foncé, était installé en face d’un jeune homme à peine sorti de l’adolescence aux cheveux châtains, au visage ouvert, et habillé pour sa part d’un simple costume de daim aux tons verts. Deux verres de vin blanc posés sur leur table. L’ainé parlait doucement et le jeune écoutait attentivement, acquiesçant à différentes reprises. Deux Nains, des trappeurs, reconnaissables à leurs vêtements de peau et à leur odeur musquée, échangeaient des propos enjoués en choquant régulièrement leurs chopes ou en tirant sur leurs bouffardes fumantes. Leurs grosses barbes s’agitaient tandis qu’ils discutaient de leurs voix bourrues sans se soucier du restant de la salle. Deux guerriers se tenaient dos au mur, à l’instar de nos compagnons, à l’opposé de la salle. Les cheveux gras, la physionomie renfrognée, le poil noir, ils étaient tassés sur leurs chaises, penchés sur leur chope de bière, échangeant des phrases courtes tout en fixant le reste de l’assistance d’un air méfiant. Reconnaissable à son surcot rouge et argent et sa toque bleue, un messager-franc finissait paisiblement de déguster un morceau de tourte aux prunes. Penché sur une carte, il suivait du doigt un itinéraire tout en prenant des notes dans un petit carnet. Chevaliers du renseignement, les messagers-francs parcouraient en tous sens l’ensemble du plan primaire, réputés pour leur rigueur professionnelle, leur sens du devoir et leur rapidité d’action. Le personnel de maison était réduit à son strict minimum et ne comportait aucune présence féminine. Au bout de sa deuxième chope de bière, Cellendhyll réalisa que puisque son entraînement était achevé, c’en était également fini de son régime végétarien. Un assortiment de viandes grésillait au-dessus de la cheminée. Il commanda des brochettes de volaille avec une salade de cresson, noix et échalotes. Gheritarish opta pour une omelette au lard, une côte de bœuf à la campagnarde accompagnée de pommes de terre, et un rond de fromage. La nourriture était bonne. Une chope lui suffisant, Cellendhyll délaissa la bière pour l’eau. Contrairement au Loki qui déclamait l’éloge de la Précieuse à voix tonitruante tout en enchaînant deux tournées d’affilée. * Un bruit de cavalcade résonna au dehors. Le tenancier essuya les mains sur son tablier, ouvrit la porte et sortit sur le perron pour accueillir ses nouveaux clients. — Bien le bonjour, voyageurs, et bienve… mais qu’est-ce que vous faites… non ! Un claquement retentit, répercuté à trois reprises, suivis de sons plus sourds. Le maître de relais revint dans la salle en titubant, le corps percé de flèches. Le messager-franc bondit de sa chaise et se jeta sur l’une des fenêtres de derrière mais au moment où il baissait les épaules pour franchir l’ouverture, il fut atteint en pleine tête d’un carreau d’arbalète. Il bascula dans l’herbe, raide mort. Les Nains renversèrent leur table derrière laquelle ils s’abritèrent, s’occupant à armer leurs propres arbalètes. Les deux guerriers installés contre le mur se dressèrent de leurs chaises en dégainant leurs armes. L’air décidé, ils se dirigèrent non pas en direction de l’entrée mais au contraire sur la table occupée par le vieil homme et son jeune accompagnateur. Aucun de ces deux derniers ne portait d’arme apparente. Estimant le combat par trop inégal, Gheritarish jeta sa chope au visage du premier guerrier. Cellendhyll réagit dans la foulée, sans réfléchir. Il bondit en oblique pour intercepter le second spadassin. Il saisit l’homme par le cou puis effectua un geste rapide. Fauché en plein élan, le guerrier tomba à la renverse, la nuque brisée. Pendant ce temps, le Loki avait empoigné son adversaire par les oreilles. D’un mouvement rotatif puissant, il lui rompit les vertèbres. Sans perdre de temps, il s’élança jusqu’à la porte et se plaça à la droite de l’embrasure. Un nouveau guerrier au faciès menaçant surgit sur le seuil une hache à la main. Gheritarish l’empoigna par le devant de son pourpoint de cuir et lui fit réaliser un irrésistible arc de cercle dont la course s’acheva contre le mur, lui fracassant les os. Un autre guerrier fit son apparition. Cellendhyll l’accueillit en lui plantant son stylet dans l’œil. Il repoussa le cadavre à l’extérieur et se rejeta de côté, juste à temps pour éviter une grêle de flèches. La gerbe mortelle franchit le seuil pour aller traverser la pièce en sifflant, finissant sa course dans le bois du mur opposé. Le jeune homme se jeta contre la porte qu’il claqua à toute volée avant de la barrer d’une grosse bûche de chêne. D’un hochement de tête, il remercia les guerriers du Chaos de leur intervention. Le vieil homme en avait profité pour se mettre à l’abri, assis le long d’un mur. Arbalètes chargées, les deux Nains quittèrent leur abri en poussant de jurons. Le plus petit des deux, arborant des tresses rousses, courut se poster à la fenêtre située à la droite de l’entrée ; l’autre, crâne chauve, barbe noire, se positionna à gauche. Ils tirèrent dans la foulée, provoquant des vociférations de douleur à l’extérieur. Les Nains se baissèrent pour recharger tandis que les assaillants répliquaient de leurs propres traits, sans connaître le même succès. Le jeune homme courut barricader les fenêtres de derrière. Le vieillard se hâta dans la cuisine pour barrer la dernière issue. — Par le bouclier de Dunbar, s’exclama le premier Nain tout en lissant les poils de sa barbe, mon vieux Mjölln, on est bien poissés ! , — Tu l’as dit, Gröner, rétorqua son camarade. Ca sent la rouscaille ! * Du dehors résonnaient les braillements vindicatifs des assaillants. À l’intérieur du relais, l’action s’était figée. Excepté Gheritarish, posté en retrait du côté de la cuisine, les occupants s’étaient tournés d’instinct en direction de Cellendhyll Subjugués par l’aura d’assurance, de force, que dégageait l’Ange. L’homme aux cheveux d’argent était parfaitement dans son élément. Les bras croisés devant lui, il leur faisait face. Imperturbable. Il ne se sentait pas directement concerné par leurs attentes. Et préférait songer à la tournure que prenaient les événements. Que signifiait cette attaque ? Ce n’était certes pas les manières de l’Orage. Ni celles des Ténèbres – le Roi-Sorcier aurait envoyé des troupes plus impressionnantes, plus capables, que celle des guerriers rassemblés dehors. Or, les assaillants du jour ne paraissaient rien d’autre pour le moment qu’une bande d’amateurs. Il aurait été bien plus avisé de leur part d’attendre que leurs proies sortent de l’établissement pour tranquillement les cribler de flèches. Du reste, en y réfléchissant bien, ça ne collait pas. Les deux complices qui avaient dégainés leurs sabres dans la salle, lors de leur tentative avortée, n’en avaient pas après lui mais après le vieillard et son jeune acolyte. Cellendhyll ne pensait donc pas être la cible principale des assaillants. Non, fort peu probable. L’intervention du jeune homme mit fin à son analyse. — J’ai un arc, sur ma selle, et ma dague, s’exclama-t-il. Je vais les chercher. Il suffit que j’atteigne l’étable. — Non ! protesta le vieil homme, les traits bouleversés. Ce serait folie ! — J’y vais, maintint son cadet, le ton et le visage déterminés Si nous restons là, ils vont finir par nous avoir, il leur suffit de nous brûler vifs en utilisant la paille de l’étable. Je tire bien, sans me vanter. Je vais récupérer mon arc et les prendre à revers. Lorsque vous entendrez leurs cris, lancez une charge, c’est notre seule chance. Comme pour lui donner raison, un grand bruit éclata de l’autre côté de la porte. Suivi de voix excitées et d’un grésillement caractéristique. Cellendhyll et Gheritarish échangèrent un haussement de sourcils entendu. Gheritarish leva un sourcil interrogateur à l’intention de l’Ange. Celui-ci désigna le plafond du menton L’Adhan aurait agi différemment mais après tout, si ce gamin voulait se rendre utile, qu’il prenne ses responsabilités. Son plan était risqué, principalement pour lui-même, mais pouvait offrir une diversion qu’ils pourraient exploiter. — Passe par le toit, mon gars, dit Gheritarish. Je vais te faire la courte échelle. Le Loki saisit le jeune homme sous les pieds et le projeta vers le haut. Ce dernier agrippa la poutre de soutènement autour de laquelle il s’enroula avec souplesse. Un rétablissement et il se redressait pour ouvrir la lucarne du toit, par laquelle il se glissa sans attendre, alors que la fumée commençait à envahir le bas de la porte. Au bout de quelques minutes, le vieillard laissa éclater son anxiété. — Ne le laissez pas seul, je vous en prie ! s’écria-t-il en implorant Cellendhyll du regard. Ils vont le tuer. Il est si jeune, vous ne comprenez pas ce qu’il représente ! Étaient-ce les paroles, l’expression sincère du vieillard ? Ou bien le fait évident que les coupe-jarrets – même s’ils n’en avaient pas directement après l’Adhan – ne prendraient jamais le risque de laisser des témoins de leur forfait ? Cela ne changeait rien, Cellendhyll était obligé de s’en mêler. Il inspira et décida : — Gher’, j’ai besoin de toi. Ce dernier se contenta d’opiner. Il avait compris. Ils se positionnèrent sous la poutre et le Loki se servit une nouvelle fois de sa puissance pour projeter l’Adhan dans les airs. Après un rétablissement, Cellendhyll disparut à son tour par la lucarne. — Et maint’nant, demanda le Nain à barbe rousse, quoi qu’on fait ? — On attend, sourit Gheritarish. On les empêche d’entrer et on attend. — On attend de se faire frire comme des poulets ? Fiente de mouette, c’est ça que tu proposes, le Loki ? — Oh, non, ça ne durera pas assez longtemps pour ça, assura Gheritarish d’un ton bonhomme. Vous comprenez, mon ami va se charger de dégager la voie… — Ouaip, et ma grand-mère, elle lance le javelot à cent mètres ! répliqua le plus petit des Nains. Gheritarish posa ses mains sur les hanches et sa figure s’éclaira de malice : — Un petit pari,… ça vous intéresse, les barbus ? * Cellendhyll était sur le toit. Aucun signe du jeune homme aux cheveux châtains. L’Adhan s’allongea pour ramper jusqu’au bord de l’édifice, et passa prudemment la tête pour regarder en bas. Une dizaine de guerriers armés d’arcs et d’arbalètes étaient installés dans un fossé de l’autre côté de la route, à la lisière d’un rideau de pommiers, leur attention braquée sur la façade du relais. Sur le côté de l’écurie, huit autres hommes d’armes entouraient le jeune homme, plaqué contre les portes de bois qu’il n’avait eu le temps d’ouvrir. Ainsi, il avait été découvert avant d’atteindre son but. Cellendhyll hésita un instant. Pourquoi risquer sa vie pour un parfait inconnu ? Il ne lui devait rien. Quelque chose dans l’attitude du jeune homme, cependant, dans son regard insoumis, influa sa décision. Toutefois, un autre élément le motivait d’avantage encore. L’Ange se sentait de nouveau complet, même sans le zen. Redevenu une Ombre du Chaos. Insaisissable et mortelle. Il ne lui manquait plus que la confirmation, le sceau prépondérant du combat réel. Son regard s’étrécit. S’il était bien redevenu celui qu’il prétendait, nul besoin de la transe pour affronter ces vulgaires coupe-jarrets. Sa senestre se porta vers le haut de sa botte. Une fraction de seconde plus tard, la dague sombre était dans sa main, prête à le servir. Vibrante de pouvoir, vibrante d’en découdre. Ils ne le virent pas arriver. L’Ange sauta directement au milieu des guerriers. Je suis l’Ombre… D’une fourche de sa main libre, il creva les yeux d’un adversaire. D’un revers de sa Belle de Mort, trancha une gorge. Il se mouvait avec une aisance parfaite. Les autres frappaient et n’atteignaient que le vide seul. Insaisissable et mortelle… Chacune des attaques de l’Adhan touchait au but. Un autre guerrier s’écroula, la panse ouverte sur toute sa longueur. La lame sombre décrivit large cercle avant de lacérer un faciès. D’un coup de pied arrière, Cellendhyll fit reculer un adversaire qui voulait lui percer les reins, puis il plongea sur la droite, passa sous la garde d’un homme armé d’une hache, qu’il larda de trois coups mortels. Un fouetté de botte dans un torse, puis l’Ange du Chaos tourna sur lui-même pour échapper à un coup de taille, et riposta en pulvérisant la glotte de son adversaire du tranchant de la main. Mon esprit est une lame… Ses assaillants rugissaient mais ne parvenaient pas à l’ajuster. Et Cellendhyll bondissait au milieu d’eux, le visage étiré d’un sourire féroce, son regard crépitant d’un feu sauvage, indomptable. Mon corps est une arme… Il inversa la prise de sa dague avant d’éventrer un guerrier, se retourna pour planter son stylet dans le cœur d’un autre. Les assaillants postés au bord de la route arrivèrent à la rescousse, se lançant dans la mêlée. Mais au faîte de sa forme, de sa confiance retrouvée, Cellendhyll se révélait intouchable. Il trancha un nez, trois doigts, ôta une vie. Il rit. Je sers la voie Unique… Parant un sabre dirigé vers son entrejambe, il releva sa dague pour découper le front de son opposant, qui s’écroula en laissant échapper sa cervelle dans l’herbe. L’Ange dansait, oui, dansait sa renaissance et, tout autour de lui, les adversaires s’écroulaient. S’adapter, c’est vaincre… Il n’avait plus que deux hommes à combattre. Dans les prunelles de ceux-ci, une crainte révérencielle avait remplacé la soif de tuer. Cellendhyll les toisa tous les deux et dévoila ses dents. Les guerriers échangèrent un rapide coup d’œil et se jetèrent sur lui, cherchant à le prendre en tenaille. Je suis l’Ombre… Cellendhyll connaissait parfaitement cette manœuvre et la parade appropriée. Il réagit sans avoir besoin d’y penser. Il inversa la prise de sa dague sombre et se jeta en avant. Effectua une roulade. Se redressa en balayant l’air de sa lame, de droite à gauche, d’un geste ample et vif. Avant de replacer son arme devant lui, en travers de sa poitrine. Je danse et je tue ! Leurs sabres levés, les deux hommes continuèrent sur leur lancée, le temps de faire deux pas. Ils s’arrêtèrent simultanément, affichant la même expression d’incrédulité. Ils échangèrent un dernier regard et s’affaissèrent dans un même ensemble. Le ventre ouvert, dégoulinant leurs tripes. Cellendhyll se retrouva seul debout, entouré des dépouilles de ses adversaires. Son souffle à peine heurté, il ne déplorait aucune blessure et ne transpirait même pas. Outre le fait d’avoir obtenu la confirmation qu’il attendait, il pouvait se féliciter d’une chose, le synchronisme de ses deux cœurs n’avait été aucunement altéré par le combat, comme il aurait pu craindre. Il fit voler la dague sombre de sa main, lui faisant effectuer un cercle rapide, avant de la rattraper adroitement en plein vol. Sa Belle du Chaos s’était révélée une parfaite alliée. Comme toujours. Machinalement il en vérifia le tranchant. Le fil était toujours aussi impeccable et sans la moindre trace de sang ou de chair. L’arme étrange avait tout absorbé. Il la rengaina d’un geste sûr avec une curieuse impression ; la dague sombre paraissait satisfaite de lui. Fière d’avoir retrouvé son légitime propriétaire. * Les quelques survivants dans le rang des assaillants avaient fui sans demander leur reste. Gheritarish et les autres sortirent du relais en passant par les fenêtres. Aidé des Nains, le Loki s’attela à éteindre le feu. Le jeune homme s’approcha de Cellendhyll. — Je n’ai jamais vu quelqu’un bouger aussi vite ! s’exclama-t-il d’un ton admiratif. Qui êtes-vous, messire, pour combattre ainsi ? L’Adhan le fixa sans aménité et ne jugea pas utile de répondre. Nullement rebutés, les traits de son jeune interlocuteur manifestaient un mélange de curiosité et de franchise. Le vieil homme en profita pour se rapprocher, rassuré par le sort de son protégé. — Je me nomme… reprit le plus jeune. — Non ! s’écria le vieillard en posant la main sur l’avant-bras de son cadet. Mais le jeune homme se dégagea et poursuivit avec autorité : — Cet homme m’a sauvé la vie, il mérite de savoir… Messire, je suis Renzo, héritier du duché des Da-Vinci Contini, à Véronèse. Le jeune seigneur marqua une pause, de manière à laisser à Cellendhyll l’occasion de se présenter. Une fois encore, l’Ange garda le silence et une fois encore, le dénommé Renzo ne parut pas s’en froisser. — Messire, ajouta-t-il, je ne suis pas du genre à oublier ce que vous venez de faire pour moi ! Vous m’avez sauvé. Par deux fois en cette seule journée. Comment vous manifester ma gratitude ? Avant que Cellendhyll ne réponde, le vieil homme sortit de sa robe une bourse replète qu’il tendit à l’Adhan. Ce dernier considéra l’homme froidement et ne fit rien pour prendre l’argent. Le jeune homme s’avança et posa une main sur le bras de son aîné pour le faire reculer. — Messire, veuillez excuser mon intendant. Il ne voulait nullement vous offenser en vous proposant cette bourse. — Ça ira, rétorqua Cellendhyll, les traits un ton plus doux. Je suis le procurateur Ravage, énonça-t-il à contrecœur. — Je ne sais comment vous remercier. Procurateur, mais si vous passez par Véronèse et que vous avez besoin d’aide, passez me voir. Vous ne trouverez pas en moi un ingrat. Sur mon honneur ! Peu impressionné par cette tirade, Cellendhyll salua les deux hommes du menton et les délaissa pour retrouver Gheritarish. Ayant vaincu le feu, ce dernier était assis sur le perron. Tandis que les deux Véronicains sellaient leurs montures, les Nains allèrent récupérer leur train de mules dans l’écurie, constatant gaiement que leurs peaux n’avaient nullement souffert de l’attaque. Les trappeurs saluèrent Cellendhyll et Gheritarish d’un ton bourru avant de reprendre la route. — Tu aurais pu me faire gagner une pleine bourse de licornes, s’exclama le Loki, si ces Nains n’avaient été aussi fauchés que nous ! Ah Petit Homme, je te le dis, tu aurais dû prendre l’argent que t’a proposé cet intendant… Toi et ton foutu orgueil ! grommela-t-il. As-tu oublié qu’on était fauchés ? — Je ne suis pas un laquais, ni un vulgaire homme de main que l’on récompense de la sorte. — Ouais, c’est bien beau, mais comment va-t-on faire à Véronèse, avec les poches vides ? Tu crois qu’ils vont te recevoir ainsi vêtu à la banque Chanseth ? D’un geste sec, Cellendhyll enjoignit son compagnon au silence. Le jeune seigneur véronicain et son intendant revenaient vers eux, juchés sur leurs montures, deux bais racés taillés pour l’endurance. — J’espère vous revoir, messires, sourit le jeune homme à l’attention des deux compagnons. N’hésitez pas à venir profiter de mon hospitalité. Bonne route à vous. Talonnant son bai, Renzo partit au galop, suivi du vieillard. — Une bande entière juste pour tuer ce jeune homme ? s’étonna Gheritarish. Curieux… Mais bon, peu importe. Ce qui m’inquiète vraiment, c’est l’état de nos finances, se lamenta-t-il à nouveau. J’ai eu beau fouiller ces traîneurs de lames, j’ai à peine trouvé de quoi nous payer une bière. Même leurs armes ne valent pas grand-chose ! Et je ne me vois pas détrousser la caisse de l’aubergiste. Il a peut-être une famille, ce pauvre homme. — Cesse de te plaindre comme une vieille fille et ne t’inquiète pas pour l’argent, j’ai une idée pour nous en procurer, répliqua Cellendhyll. Nous en parlerons en route. Il est temps d’y aller. — Tu sais quoi ? proposa Gheritarish. On pourrait prendre les chevaux des deux guerriers que nous avons tués dans le relais. — On court, se contenta de répliquer l’Adhan. — Arrête, Cell’ ! Je t’ai regardé combattre tout à l’heure, tu ne peux pas être plus en forme… Alors ça ne sert plus à rien de s’échiner à courir. Tu n’as pas marre, toi ? Je croyais que tu détestais ça ! — Je t’ai menti, dit Cellendhyll, soudain éclairé de l’un de ses trop authentiques sourires. Allez mon gros. C’est toi qui mènes ! — Petit Homme, t’es vraiment qu’un sacré enfoiré ! Chapitre 13 Estrée avait annulé ses trois derniers rendez-vous avec Leprín. Le Légat ne comprenait pas son attitude. Cela faisait quelque temps déjà que leurs rapports se délitaient, que leur complicité forgée au lit s’était tarie. Jadis si avide de plaisirs et de perversions, la jeune femme était devenue lointaine. Comment pouvait-elle se passer de bleue-songe, voilà qui dépassait l’entendement du Ténébreux. Il avait soigneusement contrôlé son approvisionnement. Estrée devait manquer de drogue depuis au moins sept jours. Et pourtant, elle ne venait pas. Il était inconcevable qu’elle ait trouvé un remède à l’addiction, ni même un traitement de substitution. Leprín seul connaissait la nature exacte du mélange qu’il donnait à l’héritière d’Eodh, et surtout son dosage. Sans ces impératives données, impossible de créer un antidote. Alors quoi ! Lui était-il arrivé quelque chose ? Estrée n’avait rien d’une fille paisible et menait un jeu bien dangereux à trahir sa propre race. Peut-être avait-elle été prise sur le fait à voler des informations ? Cependant, il y avait de quoi en douter, le Ténébreux la pensait trop habile pour se faire prendre. Et même prise en flagrant délit, tant qu’elle n’avouait rien, protégée qu’elle était par son statut d’héritière, elle ne risquait pas grand-chose, hormis peut-être de sévères remontrances. Du moins Leprín voyait-il les choses ainsi. Autre souci d’inquiétude, le Père de la Douleur allait bientôt s’enquérir de la jeune femme – cette dernière lui avait fait grande impression – et surtout des informations qu’elle était censée livrer. Leprín pesta. Il manquait de temps, son expérience l’accaparait de plus en plus. Son esprit passa à autre chose. Un antidote. Voilà une idée intéressante. Elle ne pourrait pas indéfiniment subir l’influence de la drogue sans finir par payer le prix. Un prix que le Légat se refusait à assumer. Il avait trop besoin d’elle pour désirer sa mort. Un antidote… Leprín joua avec l’idée de longues minutes avant de se décider. Il allait commander à son maître des Poisons un remède à la bleue-songe. Il verrait ensuite comment exploiter cette récompense pour mieux contrôler la Fille du Chaos. En attendant, il devrait trouver une explication. Impossible d’avouer au Roi-Sorcier qu’il perdait son emprise sur l’héritière. Impossible d’admettre que lui, Leprín, le grand manipulateur, se faisait mener par le bout du nez par une native du Chaos. Une simple femme ! Le Légat était le favori du Père de la Douleur, il ne l’ignorait pas. Son fils spirituel selon certaines langues. Il ne pouvait décevoir son maître. Ils partageaient la même haine de la Lumière, le même rêve grandiose pour le royaume des Ténèbres. Car Leprín exécrait l’empire de la Lumière de toutes les fibres de son âme. Son père, noble ténébreux, sorcier et espion, avait été capturé par les sicaires de l’Orage. Il avait été torturé puis exécuté sur place publique. Leprín n’oubliait pas, jamais, et il avait pris l’habitude de rendre coup pour coup. La haine de Priam et des siens était une compagne de tous les jours, de chaque instant. Il finit par se reprendre. La fille d’Eodh attendrait… il y avait plus important encore. L’expérience, Mordrach, les rejetons… La grandeur des Ténèbres. Il était temps d’aller à Véronèse. * — Qui est au courant de ta double nature ? demanda Estrée. — Quelques fidèles, triés sur le volet. Et mon maître, bien sûr. — Et que représente le Roi-Sorcier pour toi ? Ils se trouvaient dans le sanctuaire d’Empaleur des mes. Un plan abandonné, secret, un monde de montagnes et de brumes, où le Puissant se retirait lorsqu’il désirait la tranquillité. — C’est mon père, en quelque sorte, expliqua le seigneur ténébreux d’un ton qui pouvait passer pour gêné. Oui, je suis le fruit d’une union impossible… d’une expérience voulue par le maître suprême. Ma mère était une Ténébreuse de pure souche, elle est morte en me mettant au monde. Mon père… Mon géniteur est un seigneur-démon du feu, invoqué par mon souverain pour féconder ma mère. Ce haut démon, je ne l’ai jamais vu. Le Père de la Douleur m’a élevé comme son fils et formé pour devenir le Conquérant. Empaleur marqua une pause avant de poursuivre : — Ce que je t’apprends est un secret, Estrée. Un secret que les autres seigneurs de guerre, mes rivaux, paieraient cher pour apprendre. Sans parler de la Lumière… Estrée le regarda avec une tendresse dont elle ne se croyait pas capable. Une telle déclaration de la part du Puissant confirmait la confiance qu’il avait envers elle. La fille d’Eodh poussa une inspiration. — Ce sera notre secret, je te jure que je n’en parlerai à personne ! À présent, viens me toucher, j’ai encore envie de toi. * Plus tard. Alanguie sur le vaste lit du seigneur, repue de plaisir, la Fille du Chaos contemplait son amant assoupi. Les dix jours qu’elle venait de partager avec lui, qu’ils venaient de s’offrir d’un commun accord, échappant à leurs responsabilités respectives, tenaient du rêve éveillé. Empaleur ne jouait pas avec elle, ne la manipulait pas. Il était sincèrement, pleinement attiré par la jeune femme, elle en aurait parié son âme. Pour sa part, comme si elle se nourrissait de son énergie, de son contact, en sa présence, la Fille du Chaos se sentait en pleine forme, chaque jour passé en sa compagnie. Aucune attaque de manque. L’effet bénéfique du Puissant se faisait ressentir sans discontinuer. Elle observa en son fort intérieur qu’elle avait remplacé une drogue par une autre. Infiniment plus agréable. Empaleur des Ames, seigneur conquérant des Ténèbres. Mon soleil. La jeune femme avait bien l’intention de le fréquenter le plus possible. Elle avait néanmoins des responsabilités qu’elle ne pouvait différer plus longtemps, ses propres plans. Leprín devait bouillir, à présent. Elle avait bloqué toutes ses tentatives pour la contacter. Quant à son père, le duc d’Eodh devait commencer à s’inquiéter même si elle l’avait depuis longtemps habitué à de longues absences. Cellendhyll. L’Ange lui manquait à nouveau, de manière diffuse, en dépit de l’éloignement. Elle le savait en route pour Véronèse – de l’un de ses informateurs au bureau des Identités, elle avait réussi à obtenir le détail de sa mission. Elle se demandait dans quelle forme et dans quel état d’esprit se trouvait l’Adhan. Peut-être pourrait-elle aller voir sur place. Voyager entre les Plans ne posait aucun problème à l’héritière d’Eodh. Pouvait-on aimer deux hommes en même temps ? se demandait-elle depuis quelques jours. Oui. Dans certains cas. Elle en avait la preuve. — À quoi penses-tu ? l’interrogea Empaleur, soudain éveillé. — À rien… Je rêvassais. — Tu as soif, faim ? dit-il encore en étirant son corps musclé. — Faim. De toi, répondit la jeune femme. — Comme toujours, sourit Empaleur. — Ne fais pas le vantard. Rallonge-toi, plutôt. Je veux te goûter. Elle se pencha sur lui. Empaleur retint un frisson anticipé de plaisir, Estrée d’Eodh lui avait prouvé qu’elle était experte en fellation. En effet, de sa bouche, de sa langue et de ses doigts, elle savait d’instinct trouver la cadence parfaite. Une cadence qui faisait monter le désir à travers un entrelacs de sensations qu’elle pouvait créer au gré de son humeur, amener ce désir à son point de fusion mais s’arrêter juste avant l’explosion Elle pouvait ainsi jouer avec la jouissance de son partenaire. Encore et encore. Aussi sûrement qu’elle savait jouer de sa harpe. — Attends, susurra Estrée en relevant la tête. Après quoi, elle suspendit le va-et-vient de ses caresses. Elle l’avait amené une nouvelle fois au bord de la jouissance. Pour la cinquième fois consécutive. Les jambes d’Empaleur tressautaient de désir réprimé. Le plaisir allait et venait en lui, tel un ressac enfiévré. — On va essayer ça, ajouta la jeune femme. Elle avait le regard trouble, allumé par l’excitation. — Ce… Ce n’est pas convenable, hoqueta le Puissant. — Mon beau seigneur, jusqu’ici le « pas convenable » ne te dérangeait nullement ! — Estrée, je te le répète, cela ne se fait pas ! — Ah oui ? Tu vas voir ! Il avait trop envie de conclure, il attendait depuis trop longtemps. Il était trop excité, pour ne pas se laisser faire, devenu en cet instant précis sa chose, son esclave de plaisir. Jamais Empaleur des mes n’aurait pensé éprouver une jouissance si explosive, si longue. Si totale. Son cri rugissement libérateur se réverbéra sur les murs de la chambre, résonna jusque sur la terrasse qui surplombait l’à-pic de roche rousse. * Lavés, huilés, massés, ils se tenaient allongés sur deux divans aubergine qui se faisaient face, sous le belvédère ornant la terrasse du Puissant. Le coucher des soleils jumeaux nimbait le ciel d’un double dégradé de rouge et d’orangé, rehaussant la ligne de crête des hautes montagnes blanches de neige. On ne voyait pas le fond du gouffre que surplombait la terrasse, une brume aux plis violets en interdisait la vue. Posé sur le paysage, le regard de la jeune femme s’était fait distant. — Tu vas partir, n’est-ce pas ? dit le Ténébreux, usant d’un ton très doux. — Oui. — Nous savions tous deux que ce moment devait arriver, reprit le Conquérant. Nous avons des devoirs à honorer. Toi comme moi. Estrée se tourna vers lui et piocha une figue dans le saladier de diamant posé à portée de sa main : — Ne te leurre pas, Empaleur, si je pars, c’est pour revenir. Tu n’en as pas fini avec moi ! — Oui, sourit le Puissant. C’est bien cette pensée qui me permet de respirer aujourd’hui. — Tu te moques, beau seigneur. Je sais que je ne suis pas toujours libre de mes faits et gestes mais je trouverais du temps pour toi, fais-moi confiance. Mais parlons plutôt de toi. Quand repars-tu en campagne ? — Pas tout de suite, j’espère. Cela fait trois conquêtes de suite que mes armées remportent. Mes hommes ont besoin de repos. Et moi aussi, d’ailleurs. Tu m’épuises, ma douce ! Il se baissa subitement pour éviter la figue qu’Estrée venait de lui lancer. — Tu n’as qu’à changer d’aspect… Ton corps démonique n’est-il pas plus puissant ? — Je préfère mon apparence actuelle, rétorqua Empaleur en se redressant. Et les sentiments qui vont avec. Cela dit, cela m’étonnerait que le Père me laisse au repos bien longtemps. Sa soif de nouveaux territoires me semble inextinguible. — Et toi justement, que penses-tu de toutes ces guerres ? Le seigneur se massa le front et répondit : — Je fais mon travail. Je suis le Conquérant, j’ai été formé comme tel. Tu veux savoir si j’y prends du plaisir ? Eh bien non ! La guerre n’est d’autre pour moi qu’un problème mathématique à résoudre. Son seigneur m’a commandé des victoires, je lui en obtiens, et si j’en éprouve une certaine satisfaction, c’est une récompense intellectuelle. La preuve que j’ai résolu un nouveau défi. Je n’éprouve rien de plus à ce sujet. Et je peux m’enorgueillir d’une chose, plus importante pour moi que le succès. Je ne gaspille jamais la vie de mes hommes et je peux compter sur leur fidélité. — Mais n’as-tu pas envie d’autre chose ? D’une autre vie ? — Jusqu’ici, je ne m’étais même pas posé la question. — Jusqu’ici, soit. Mais à présent ? — À présent, je me poste la question… Ils se dévisagèrent intensément. Jusqu’à ce que la jeune femme n’ajoute d’un ton ironique : — Fais-moi signe quand tu auras la réponse. — Tu peux y compter, opina-t-il gravement. Estrée passa la main dans sa longue chevelure de jais pour la lisser, avant de reprendre, d’un ton plus sérieux. — Dis, Empaleur, as-tu déjà songé que nous pourrions être ennemis ? Que ferais-tu si le Père de la Douleur décidait d’envahir le Chaos ? Empaleur des mes mûrit sa réponse tout en plissant les yeux : — Mon devoir est de servir mon roi, j’obéirai aux ordres, comme je l’ai toujours fait. Son ton sonnait grave, assuré. Ce qu’il annonçait ne laissait pas matière au doute. Il parlait de devoir, pas de sentiments. — Mais toi, Estrée, que ferais-tu ? interrogea à son tour le Puissant. Elle garda le silence, incapable de livrer la vérité. Mon soleil, sans doute que je te tuerais, si j’en ai l’occasion. DEUXIÈME PARTIE Chapitre 14 Ils arrivaient au tome de leur périple. Les abords de Véronèse, la cité-franche située le plus à l’est des Territoires-Francs. Depuis la veille, l’épaisseur des forêts avait laissé place à une campagne verdoyante, tapissée de petites vallées. Les deux guerriers du Chaos se tenaient présentement sur la hauteur ouest d’une plaine. Un essaim de nuages moutonnait dans le ciel au bleu presque turquoise. La plaine des Fleurs se livrait impudique à leurs regards ; des champs entiers de plantations, bordés de petits ruisseaux étincelants – l’eau du fleuve, détournée par des canaux d’irrigation. La plaine et son écrin coloré. Mariage parfait des teintes et des senteurs. L’or des genêts se disputait au violet ou au pourpre des orchidées, à l’indigo de la lavande, au rouge éclatant, au blanc nacré des roses, à celui plus laiteux du jasmin, mêlés à d’autres encore, inconnus de l’Adhan. Quelques moulins à vent aux toits rouges s’élevaient de cet alignement de champs, telles des sentinelles malicieuses. Le vent folâtre de la campagne drainait une palette d’odeurs délicates, de fragrances subtiles, qui montait jusqu’à leur position. Gheritarish éternua, son odorat perturbé par cette symphonie de senteurs. Il grommela que son nez allait être tout engourdi et que le temps qu’il s’habitue à de tels effluves, ils seraient repartis. L’Adhan ne l’écouta que d’une oreille distraite, concentré qu’il était sur le paysage. À l’autre bout de la plaine, posé sur la rive opposée du fleuve Naar, un débarcadère imposant. Une plate-forme surmontée d’un treuil permettait une liaison directe avec les entrepôts de la ville. On y montait les récoltes, on y descendait les marchandises destinées à être exportées que des manœuvres chargeaient sur d’opulentes gabarres. Quelques uns de ces lourds esquifs descendaient lentement le fleuve. Jaillissant en cascade de la montagne, plein nord, le Naar prenait son embouchure au pied de la pente qui menait à Véronèse avant de se dérouler majestueusement jusqu’aux lointaines terres du sud. Abritée d’un mur d’enceinte haut d’une vingtaine de mètres, seul édifice en pierre de la Cité-franche, la ville elle-même avait été bâti adossée à la montagne, montant en espaliers le long de la roche. Les pentes qui entouraient la cité-franche étaient couvertes de la brillance émeraude d’une forêt de résineux. Plus haut, le granit reprenait ses droits, avant, encore plus en altitude, de s’abandonner à la caresse équivoque de la neige. Une ouverture sombre creusait la forêt, bien au-dessus de la cité. La mine, se dit Cellendhyll tout en se caressant la pointe de sa barbe naissante. L’une des sept cité-franches composant l’Alliance. Véronèse disposait de deux richesses sans pareilles. La première, ses parfums renommés, extraits de la plaine des Fleurs, distillés, exportés sur l’ensemble des Territoires-Francs et parfois même sur d’autres plans. La seconde, ses gisements de gemmelitte – également nommée pierre vivante – d’une valeur plus formidable encore… Les cristaux réceptacles de magie, vendus aux autres cités et aux Puissances, selon des quotas rigoureux établis par le conseil de la ville. L’Ange finit par délaisser son examen. — Inutile d’aller à Véronèse maintenant, puisque nous sommes fauchés, estima Gheritarish. Et pour ce plan que tu as en tête pour nous renflouer, il vaut mieux attendre le soir. Aussi, je vais en profiter pour m’offrir une sieste. Tandis que le Loki s’allongeait à l’ombre d’un pin, Cellendhyll effectua une série de Katas, suivis d’étirements. Ensuite, il se rendit auprès d’une petite source qui serpentait entre les herbes. Après avoir fait une rapide toilette, il entreprit de se raser soigneusement. Le Procurateur Ravage se devait d’être impeccable. Puisque l’Orage était à ses trousses, mieux valait pour l’Adhan changer d’apparence, avait émis le Loki. Il avait proposé à son compagnon de lui teindre les cheveux et de modifier sa carnation à l’aide d’une teinture de plante. Cellendhyll avait refusé. Puisque Véronèse était une ville franche, avait-il prétexté, Hégel et ses sicaires ne pourraient s’attaquer ouvertement à lui. Mais la véritable raison de son refus était autre. L’homme aux cheveux d’argent venait de retrouver son vrai corps, sa véritable apparence. Il était donc hors de question de se perdre à nouveau, même pour un simple travestissement. Il venait de renaître, il voulait que tous s’en rendent compte. Cette pointe d’orgueil était liée à son rang retrouvé. Même sans l’appui du zen, Cellendhyll était redevenu lui-même, l’Ange du Chaos. L’Ombre qu’avait formée Morion. Une Ombre peut-être même encore plus redoutable qu’avant. Alors Sang, Douleur et Larmes pour ceux qui prétendront se dresser contre moi ! * L’entrée à Véronèse se fit à la tombée du jour. Après avoir enterré leurs paquetages, dont ils n’avaient plus l’utilité, ils quittèrent les contreforts à la tombée de la nuit, s’engageant à petite foulée sur une piste destinée à les mener le long des champs. Les ouvriers étaient rentrés depuis quelques heures et leur traversée de la plaine ne devrait pas éveiller d’attention particulière ; du reste Véronèse était libre d’accès comme toutes les cités-franches. Les plantations passées, les deux guerriers empruntèrent un large pont de pierre qui enjambait le Naar jusqu’à l’autre rive. Ils cessèrent de courir une fois sur la route pavée encadrée de nouvelles plantations, cette fois en terrasses. Le ruban gris montait en trois lacets jusqu’au plateau où reposait la ville. La démarche assurée, ils marchaient côte à côte. La voie était déserte. Leur montée achevée, ils franchirent l’arche de frêne travaillé qui symbolisait l’entrée de la cité, accueillis par les bruits de la civilisation qui commençaient à se faire distinguer. Des couleurs encore, dans les derniers instants d’agonie du soleil. Toute pimpante, la cité-franche se composait de bâtiments en bois accolés les uns aux autres, vernissés de teintes pastelles. Orange, jaune, vert, vieux rose ou bleu. Cet assortiment de couleurs gaies allait de pair avec les rues propres, aérées, tranquilles, qu’ils se mirent à remonter. Le vent charriait les odeurs fleuries jusque dans la ville, fraîches et nuancées, ce qui était loin d’être désagréable. Jamais une agglomération n’avait senti aussi agréablement bon aux souvenirs de l’Adhan. En revanche, cette richesse olfactive harcelait l’odorat de Gheritarish, le saoulant presque d’un surplus de senteurs. Véronèse abritait une population à dominante humaine. Les hommes portaient des vestes galonnées, des capes courtes au tissé fluide, des pantalons serrés ; les femmes des robes longues surmontées d’une épaisse tunique et d’un gilet. Les couleurs en vogue étaient celles de l’automne, les tissus à la mode le velours et le daim. Régulièrement, les revers des vestes et des gilets s’enrichissaient d’une fleur, voire d’un bouquet. Les hommes semblaient apprécier les catogans et les boucs bien taillés, les femmes le cheveu mi-long et dénoué. Les deux sexes portaient un béret plat, assorti à leur tenue, orné le plus souvent d’une plume, de perles ou de métal ornementé. Quant à l’attitude des autochtones, elle semblait avant tout paisible. Les gens qu’ils croisaient les considérèrent avec un zeste de curiosité mais aucune once d’agressivité. Les guerriers du Chaos avançaient dans l’artère principale. Les rues étaient éclairées de hauts lampadaires dans lesquels on avait inséré un bloc de gemmelitte jaune que l’on remplaçait une fois hors d’usage : plutôt larges, les voies avaient cependant un tracé sinueux. Au nord et à l’est, dès que l’on levait la tête, on pouvait s’imprégner de la présence imposante de la montagne et de son alliée, la forêt. Cellendhyll se sentait alerte, prêt à l’action. Gheritarish éternua pour la sixième fois. — Véronèse, bienvenue à toi, et que débutent les vacances ! s’exclama-t-il tout de même d’un ton enjoué. * Le crépuscule était tombé. Les deux guerriers du Chaos avaient partagé un repas rapide, épuisant leur dernière monnaie. Se fiant à leur instinct, ils déambulaient, à présent. Gheritarish d’un pas bondissant, Cellendhyll d’une démarche plus coulée. En quête d’une proie, une proie bien spécifique. Quoi qu’elle prétende, chaque ville comprenait son lot de vices, inhérents aux travers de l’humanité. Et qui disait vice, disait forcément sexe. Cellendhyll et Gheritarish n’eurent aucun mal à se faire indiquer le quartier des prostituées. Des femmes à la beauté fanée sinon inexistante, à la jeunesse déchue, flétrie, à l’innocence oubliée, foulée aux pieds, au destin malheureux, aux espérances éteintes, se tenaient aux croisements des rues, à l’embrasure des portes, hélant leur clientèle potentielle d’une voix blasée. Mais ce n’étaient pas des pauvresses et leurs jupes aux teintes vives qui intéressaient les guerriers. Plutôt le maillon supérieur dans l’échelle du péché ; à savoir leurs souteneurs. C’est sur l’un de ces sinistres personnages, profiteurs des vices et des frustrations d’autrui, qu’ils avaient jeté leur dévolu. Ils se tenaient à présent tapis sous les arcades d’un bâtiment, invisibles dans la pénombre. En face de leur position, l’enfilade de la rue où figurait une brochette de ces femmes de petite vertu. — Dis, Cell’, on a bien un peu de temps devant nous ? chuchota le Loki. J’ai repéré une petite blonde, tout à l’heure, celle avec les tresses et le jupon rouge… — Gher’, tu n’es vraiment qu’un sale obsédé ! Le Loki se frotta le menton en souriant : — Ça, c’est bien vrai ! Alors, je peux ? — Bien sûr que non ! Ouvre plutôt l’œil, il ne devrait pas tarder à arriver… * Le proxénète avait été facile à repérer. Caricature du genre, il se pavanait en avançant dans la rue. Le crâne rasé, les épaules massives recouvertes d’un long manteau en cuir blanc, le ventre débordant par-dessus son pantalon de soie violette, ses mains baguées battaient l’air à mesure qu’il approchait. L’anneau brillant qu’il portait à la narine droite accrocha la lumière des réverbères tandis que la lame d’une hachette se laissait deviner sous son manteau. Sûr de lui, sûr de sa force. Rien qu’à le contempler, l’Adhan ressentit le besoin de cogner. Le proxénète s’approcha d’une femme d’âge indéterminé, les traits fins et fatigués, à l’abondante chevelure brune. Elle avait peur de lui, c’était manifeste. L’homme au manteau de cuir blanc se pencha sur elle en agitant les bras et lui postillonna au visage. La brune se tassa sur elle-même. La main tremblante, elle lui remit un rouleau de billets froissés. Le souteneur se mouilla les doigts, compta le tribut. Il l’empocha et frappa sa gagneuse d’un revers en pleine bouche. Il avait usé de suffisamment de force pour envoyer la brune heurter le mur. Elle s’effondra en crachant du sang et resta prostrée sur le sol. L’homme se pencha sur elle pour lâcher une phrase à la tonalité sifflante. La femme hocha la tête à plusieurs reprises, le corps secoué de sanglots Le proxénète se redressa en poussant un rire gras, tira sur son pantalon pour le remonter sur ses hanches et balança un coup de botte dans les côtes de la malheureuse. D’un air satisfait, sans un regard en arrière, il entreprit de remonter la rue jusqu’à la prochaine de ses esclaves. Cellendhyll et Gheritarish échangèrent un regard empreint de la même colère glacée. — Celui-là, cracha le Loki, on va se le faire avec plaisir ! — Celui-là, riposta l’Adhan, il est pour moi. Ils suivirent l’homme au manteau blanc à travers un dédale de rues en pente, tandis que ce dernier poursuivait sa levée. Les deux guerriers eurent ainsi confirmation du fait que l’individu aimait frapper. La plus chanceuse de ses gagneuses – ou plutôt la moins mal lotie – ne reçut qu’une seule paire de gifles. Sa collecte enfin terminée, le proxénète changea de quartier, toujours sans se douter qu’il était suivi. Il s’engagea dans une ruelle terminée d’une venelle perpendiculaire. Gheritarish sortit de l’ombre et se planta en travers de sa route. — Dîtes, mon ami, sourit le Loki, mon camarade et moi, on cherche des filles Vous pourriez nous indiquer un endroit sympa ? Cellendhyll surgit juste derrière l’homme, le faisant sursauter. Celui-ci fit un pas de côté, mais l’Adhan lui barra le passage. D’une bourrade de l’épaule, il le fit reculer contre un des murs de la ruelle. — Hé, se hérissa le proxénète, me touche pas, toi ! Cellendhyll le gifla à toute volée, le faisant trébucher. — Ça ne va pas, les gars ? mugit l’homme en cuir blanc, la main de l’Ange tatouée sur sa joue écarlate. Le coup l’avait plus énervé que calmé. Il ajouta : — Vous faites une sacrée boulette en vous attaquant à moi ! — Écoute, mon gars, on va faire simple, annonça Gheritarish, tu vas nous donner ton argent bien gentiment et on te laisse repartir bien tranquille. Sur tes deux jambes. Le souteneur renifla dédaigneusement : — Dites, vous ne croyez tout de même pas que je vais me laisser racketter sur mon propre territoire ? Cellendhyll fit un pas sur lui et leva la main pour le menacer d’une nouvelle gifle. L’autre para de l’avant-bras mais l’attaque de l’Adhan n’était qu’une feinte et le souteneur reçut une nouvelle claque, cette fois sur l’oreille opposée. L’homme beugla de douleur. Il s’écria : — Vous ne savez pas ce que vous faites, il doit y avoir un malentendu. Je suis Valdek, un Affilié… la Confrérie… vous comprenez ? — Je me moque totalement que tu sois un Affilié ou non, siffla Cellendhyll. Tu nous donnes tes licornes ou je deviens vraiment méchant ! — Non, se contenta de répondre l’Affilié, si je baisse ma culotte devant vous, je perds tout mon crédit en ville et… Cellendhyll ne le laissa pas terminer. Il ressentait un besoin de violence trop puissant pour y résister. Il plongea la pointe de ses doigts raidis dans la glotte du souteneur. Celui-ci se plia en deux en toussant, le visage enflammé. Gheritarish s’avança à son tour, redressa l’homme en le plaquant sèchement contre le mur, arracha sa hachette de sa ceinture, la jeta en arrière, avant de se reculer. Le proxénète finit par retrouver sa respiration. Il fallait reconnaître une chose au nommé Valdek : il était têtu et courageux, ou totalement inconscient. Il pointa l’index sur Cellendhyll et lâcha d’une voix rauque : — Toi, le grand, tu es mort ! Tu entends ? Foi de Valdek, la Confrérie ne va pas te louper ! Courageux peut-être… Inconscient, c’était une évidence. L’Adhan saisit le doigt tendu de l’homme qu’il brisa à la deuxième jointure. Il enchaîna d’un coup de pied fouetté qui fit sauter la rotule du proxénète. Le souteneur s’effondra et se mit à se balancer d’avant en arrière, serrant les dents, son genou entre les mains. Gheritarish le redressa une nouvelle fois, tandis que l’Adhan le fouillait et confisquait ses gains du soir, qu’il rangea dans sa veste en peau. Il évalua quelques secondes le faciès de Valdek, suintant d’hostilité. Dans ses prunelles, la haine luisait encore plus fort que la souffrance. Sans avertissement, Cellendhyll arracha son anneau de narine, déchirant la peau tendre, faisant pleuvoir le sang. Aussi froide et acérée que sa dague, sa voix inonda la ruelle : — Toi aussi, tu peux prendre des coups, grinça-t-il, toi aussi, tu saignes ! Alors, tu vas quitter la ville, dès ce soir. Ou je repasserai m’expliquer avec toi, tu as saisi ? — Allez, viens, on a obtenu ce qu’on voulait, intervint Gheritarish. Laissons-le. Sans attendre de réponse, il entraîna l’Adhan avec lui vers le bout du passage. Dressé sur sa jambe valide, le souteneur émit un rire vulgaire, un mouchoir plaqué sur sa narine entaillée. Sa voix s’éleva, grasseyante de ressentiment : — Ah, je vois, t’es un défenseur de la gent féminine ! Tu sais quoi ? Je ne vais pas partir… c’est mon territoire, ici. Et dès demain, en ton honneur, je me ferais un plaisir particulier d’arracher la peau de mes salopes à coups de fouet ! Cellendhyll se retourna brusquement, les traits figés, le regard réduit à deux minces fentes. Il avança sur Valdek d’un pas irrévocable. D’un geste fiévreux, celui-ci dégaina un poignard caché dans sa manche mais il ne lui laissa pas le temps de s’en servir. Il écarta la main armée de son avant-bras, de l’autre, plaqua l’homme à la gorge, lui cognant la tête d’enfin contre le mur. Dans le même temps, il dégaina son stylet avant d’enfoncer l’arme dans la bedaine du proxénète, fouaillant impitoyablement la blessure afin d’aggraver les souffrances infligées. Valdek blêmit d’un coup, poussa un bref sanglot. Il s’effondra comme un pantin dont on aurait tranché les fils, son beau manteau blanc rosé d’une mare de son sang. Gheritarish contempla la dépouille et secoua la tête : — Dis, je reconnais que ce Valdek était un porc et c’est avec plaisir que j’aurai essuyé mes bottes sur sa gueule, si tu m’en avais laissé l’occasion Mais tout de même, Cell’, le massacrer comme tu l’as fait ? Un peu excessif non ? La réponse de Cellendhyll consista en un regard réfrigérant. Il partit sans se retourner. Le visage plissé, Gheritarish soupira et suivit le mouvement. Il savait qu’il ne tirerait plus rien de son camarade. L’Adhan s’était à nouveau barricadé en lui-même. Une fois les deux guerriers du Chaos disparus au détour de la rue, un jeune mendiant se releva de derrière un empilement de caisses posé sous la venelle. L’adolescent se rapprocha prudemment du proxénète en train de se vider de son sang, son visage maigre et noirci effrayé du spectacle auquel il avait assisté. Ayant constaté que Valdek était agonisant, le mendiant entreprit de le délester de ses bagues, de son ceinturon et de ses bottes. Après quoi, il fila faire son rapport, espérant bien glaner quelques pièces en récompense. Valdek n’était certes pas un homme sympathique mais il faisait partie de la Confrérie et celle-ci ne laissait jamais une offense envers l’un des siens impunie. * La nuit se parait d’inquiétantes zones de ténèbres. La jeune femme courait, éperdue, dévalant les ruelles désertes de Véronèse sans se rendre compte que son poursuivant la rabattait vers un point précis. Trop terrorisée pour réfléchir, le cœur battant, le visage tiré, les cheveux mouilles de sueur rance. Sa robe toute aussi trempée, sa cape déchirée, un gémissement rauque au coin des lèvres. Son souffle, elle l’économisait pour fuir, n’ayant plus l’énergie d’appeler à l’aide. Du reste, en cet endroit, personne n’interviendrait ? Pas dans le quartier des vieux entrepôts et pas à cette heure. Elle avait la trentaine, les cheveux châtains, un corps un peu maigre mais attrayant et si ses traits n’avaient été ainsi contractés, on aurait pu la dire jolie. Au bout de cette rue en dévers qu’elle dévalait, un mouvement indistinct, à l’angle du bâtiment. La femme réprima un cri aigu. Affolée, elle frissonnait, semblable à un petit animal menacé. Sans défense et sans espoir de fuite. Derrière elle, l’écho d’un pas raclant la pierre. Elle tourna la tête en tout sens, en quête désespérée d’un salut. Le cimetière. Entouré par ce modeste muret qu’elle enjamba sans effort. Le cimetière et ses allées de terre battue, son alignement de pierres tombales, de caveaux, de mausolées. Un endroit lugubre mais il ne lui restait apparemment que cet échappatoire. Elle n’en pouvait plus de courir, elle devait absolument trouver une cachette. Y retrouver le contrôle de sa respiration, celui de ses émotions. Elle n’hésita pas longtemps. Courbée sur elle-même, elle se faufila entre les tombes à la recherche de l’endroit adéquat. Finalement, elle se recroquevilla contre le muret d’un mausolée et se laissa avaler par son ombre. Elle aurait voulu entrer mais la grille du bâtiment était verrouillée. Elle n’avait plus le temps de trouver mieux. Enveloppée dans les plis d’une ample houppelande vert sombre, une haute et maigre silhouette venait de surgir du haut de la rue, avançant d’une démarche voûtée, pour venir s’arrêter devant le cimetière. Une autre apparition de stature similaire se manifesta à l’opposé et monta la pente à la rencontre de la précédente. Elles se concertèrent devant l’entrée du cimetière. La jeune femme se plaqua contre la pierre comme si elle avait voulu s’y dissoudre. Les deux silhouettes échangèrent quelques mots indistincts avant de se séparer, chacune dans la direction d’où elle était venue. L’étau qui comprimait le cœur de la jeune femme depuis plus d’une heure se desserra. Encore quelques minutes et elle pourrait sortir de sa cachette. Puis elle s’empresserait de courir jusqu’à chez elle, sans s’arrêter, et s’y enfermerait à double tour. Plus jamais elle ne risquerait à sortir aussi tard. Aucune chance ! Une forme identique aux deux autres se dressa lentement derrière elle pour la dominer de toute sa taille. La jeune femme ne voyait rien du danger qui la menaçait. Trop tard, bien trop tard, elle se rendit compte de cette présence dans son dos. Son cri de désespoir, étouffé puis réprimé par l’étreinte brutale de son agresseur, ne sortit pas du cimetière. Chapitre 15 Si Cellendhyll voulait incarner le rôle d’un Procurateur de rang prime et se faire accepter dans les milieux financiers, un changement de tenue s’imposait. C’était bien la raison pour laquelle il avait décidé de détrousser Valdek. Aux premières heures de la matinée, après avoir partagé un solide petit-déjeuner aux frais de la Confrérie – qui avait également offert leurs chambres d’auberge – les deux guerriers se rendirent chez un tailleur qu’on leur avait conseillé. Les trois quarts de la somme volée au souteneur servirent à leur payer deux tenues de bonne qualité : avec les fonds qui les attendaient à la banque, ils n’avaient nul besoin d’économiser. Gheritarish s’habilla comme il en avait l’habitude. Une épaisse tunique d’un bleu plus foncé que sa peau, un gilet en cuir gras, un pantalon moulant à rayures verticales, azur et noires, de nouvelles bottes à revers, ainsi qu’une cape vert sapin. Cellendhyll avait opté pour une tenue plus sobre et plus élégante. Chemise rouge foncé, pantalon brun, veste en cuir de buffle, cuissardes en agneau, ainsi qu’un manteau à longs pans en laine de cachemire brune. Ayant ajouté un supplément afin que les retouches soient réalisées immédiatement, moins d’une heure plus tard, ils ressortaient dans la rue, vêtus de neuf. En route pour le centre-ville, Gheritarish s’étonna de ne pas voir plus de forces de l’ordre en ville. Très au fait de la situation générale des Territoires-Francs, Cellendhyll expliqua que Véronèse ne craignait aucune attaque d’envergure, protégée qu’elle était par le traité d’assistance signé par les sept Cités-états dont elle faisait partie. Quiconque oserait s’attaquer à Véronèse aurait à subir le courroux de l’Alliance toute entière. De quoi dissuader même les forces de la Lumière ou celles des Ténèbres. En conséquence, le service du guet se contentait d’assurer l’ordre en ville face aux crimes ordinaires. Ce qui ne lui posait pas de problèmes particuliers Car celle-ci était paisible. Quelques vols, de la prostitution, un meurtre de temps à autre ; il n’y avait nul besoin de véritable garnison. Concernant les membres du guet eux-mêmes, ils ne se révélaient ni meilleurs ni pires que dans une autre agglomération de ce genre, avec son lot d’hommes âpres au gain, et donc corruptibles, compensé par celui des idéalistes vertueux. Les premiers démontraient la plupart du temps plus de débrouillardise, d’intelligence et de capacités que les seconds. Non, le guet ne représentait pas de véritable problème, conclut l’Adhan. Vingt minutes plus tard, ils arrivaient à destination. La place des Roses, en plein centre. L’esplanade tirait son nom des parterres pourpres et blancs disséminés harmonieusement sur toute sa surface. Elle était rehaussée en son centre d’une fontaine en cristalune le plus pur cernée d’un carré de fiers cornouillers aux larges ramages rouges et or. Les promeneurs des deux sexes s’attardaient aux terrasses des auberges, profitant de la chaleur d’un soleil d’automne encore vigoureux. Après avoir localisé la banque Chanseth, les deux guerriers du Chaos choisirent une table en extérieur et commandèrent un pichet de bière légère et fraîche. C’était un lieu parfait pour glaner quelques informations. Les conversations autour d’eux allaient bon train. Tandis que Cellendhyll dressait ses oreilles, Gheritarish sortit son sac à fumer et commença à se rouler un bâtonnet d’herbe loki. Un sujet ressortait parmi les autres. La succession du duc Luca Da-Vinci Contini comme Magistère au conseil de la ville et les problèmes que cette succession posait. À la mort du duc Luca, le conseil avait choisi le baron Verdugo pour lui succéder, l’homme étant son petit cousin. Mais l’arrivée inopinée de Renzo remettait cette nomination en cause. Renzo était l’héritier direct, les preuves qu’il avait présentées au conseil, au début de la semaine, s’étaient révélées indiscutables. Il représentait un successeur parfait, n’était son jeune âge et son inexpérience. Mais Verdugo faisait également un excellent postulant et les Magistères hésitaient à se dédire brusquement et à ôter au baron ce qui lui avait été proposé. Réduits à quatre par le décès de Luca, les membres du conseil éprouvaient le plus grand mal à se départager. Les langues allaient bon train sur les chances des deux postulants et la possibilité d’élections. Le baron Verdugo partait favori. Il avait l’appui de ses pairs, celui des notables, des riches commerçants et notamment celui de la guilde des Parfumeurs. C’était un homme d’âge mûr, charismatique, enrichi et réputé par son expérience dans le domaine des affaires et de la politique. Un fait parlait en sa faveur auprès de ses électeurs potentiels : il avait toujours vécu à Véronèse. Contrairement à Renzo, dont les gens ne savaient que peu de chose. L’héritier des Da-Vinci Contini était jeune, bien jeune pour prétendre non seulement à gérer les affaires de sa famille mais plus encore, à prendre le siège de Magistère. La famille ducale, cependant, avait toujours produit de remarquables administrateurs. Jamais des imbéciles. — Bon, il est l’heure, j’y vais, annonça Cellendhyll. On se retrouve comme on a dit, au Hibou Rouge. Bonne promenade. Boule de Poils. N’ayant aucun goût pour ce type de divertissement, le Loki avait déclare préférer une visite du quartier alentour. Après avoir payé les consommations et laissé le reste de ses licornes à son compagnon, Cellendhyll traversa tranquillement la place. * Passé un certain point, le luxe perdait tout ostentatoire et la banque Chanseth en était un parfait exemple. Conçu par un Maître-architecte, l’édifice imposant était de forme tricylindrique, un composé habile de trois étages en bois clair et en baies vitrées. De beaux volumes, du cachet, une luminosité sans pareille. Le siège de l’établissement était basé à Ambre – considérée par beaucoup comme la capitale des Territoires-Francs –, cependant la banque disposait de succursales dans toutes les grandes cités du plan primaire. La banque Chanseth s’occupait exclusivement de transactions et d’investissements à travers la gestion de ses grands comptes. Pour y entrer, il fallait être parrainé par trois membres au minimum. Morion d’Eodh y avait ses entrées, évidemment, sous l’identité du prince Yghdrasill. À voir l’escadron de gardes posté devant l’entrée, chargé de repousser les indésirables, Cellendhyll se dit qu’il avait eu bien raison de changer de tenue. Même propre, son costume de forestier lui aurait interdit le passage. Et maltraiter le service de sécurité aurait été peu conforme avec les manières d’un Procurateur de rang prime. L’Adhan fut toisé de haut en bas puis de bas en haut. Les gardes ne trouvèrent rien à redire. Ni à son apparence irréprochable, ni à son air intimidant. La salle d’accueil était vaste, haute de plafond. Les vitres étaient traitées pour adoucir la force du soleil. Un long guichet en bois-vivant attendait les visiteurs, derrière lequel se tenait une ravissante jeune femme rousse au visage en forme de cœur. L’Ange se rendit au guichet pour présenter le sceau qui lui conférait l’identité de Procurateur. La réceptionniste jaugea Cellendhyll, fit bouffer sa chevelure, sourit d’avantage. S’empara enfin d’une petite cloche posée derrière le comptoir, qu’elle fit délicatement tinter. Un jeune homme en costume gris s’approcha quelques instants plus tard et repartit prévenir de l’arrivée du Procurateur Ravage. Sans daigner s’intéresser aux œillades séductrices que lui destinait la jeune femme, l’Adhan ne dissimulait pas son ennui. Raison principale de sa mission dans la cité, cette transaction qui ne présentait rien de plus complexe que de signer des documents. Difficile de trouver emploi plus simple et plus insultant ! L’année précédente, par exemple, lors de sa dernière mission en tant qu’agent des Ombres, l’Ange avait fait échouer un plan de conquête de la Lumière, dans sa propre capitale, tout en déjouant les manigances d’un Maître-espion des Ténèbres et les tentatives d’assassinat du Roi-Sorcier. Et voilà que son maître, après l’avoir utilisé comme cobaye dans une expérimentation qui avait bien failli lui coûter sa santé physique et mentale, l’envoyait dans une banque à attendre de signer un acte de cession immobilière. Damné Morion, que les pires hémorroïdes t’emportent ! Une voix onctueuse interrompit ses amères réflexions : — Prune Ravage, quel plaisir de vous recevoir ! J’espère que vous n’avez pas eu de problème pour rejoindre notre belle ville ? L’Adhan ne jugea pas utile de répondre. Le banquier était un homme plus jeune que Cellendhyll de quelques années, plus petit et d’ossature bien plus fragile. Des cheveux blonds qui commençaient à se raréfier, des yeux noisette au pli faussement assoupi. Également un certain souci de l’élégance comme pouvaient en attester, tant le soin de sa mise que sa gestuelle nonchalante. Il se présenta comme sire Livio Bellini, directeur adjoint de l’illustre établissement, avant de conduire le Procurateur jusqu’à un bureau décoré de lambris clair, d’eaux fortes et de meubles anciens. Bellini invita Cellendhyll à prendre siège, lui proposa une boisson qui fut refusée. Constatant que la mine austère de son visiteur n’inclinait pas à la causerie, le banquier se racla délicatement la gorge et entra dans le vif du sujet : — J’attendais votre venue, Prime Ravage, j’ai donc pu préparer le dossier d’achat. Une transaction très intéressante, je dois l’avouer… La Rose des Vents, un jeune établissement d’échange très prometteur. La comptabilité est saine. Son propriétaire vend pour éponger d’importantes dettes de jeu, me suis-je laissé entendre. Nul doute qu’un des agents de Morion a quelque chose à voir avec ce revers de fortune, songea Cellendhyll en ricanant intérieurement. — Votre mandant réalise une excellente affaire, poursuivait le directeur, j’imagine qu’il en est conscient. Enfin, voici le compromis de vente… il ne vous reste plus qu’à parapher chaque page avant d’apposer votre sceau et de le signer. Cellendhyll fit semblant de lire la vingtaine de pages qu’il avait sous les yeux puis les officialisa. Bellini l’imita et reprit : — C’est parfait. Le temps d’établir les démarches administratives et tout sera réglé… Comme vous le savez, la banque Chanseth dispose d’un mandat notarial, ce qui va simplifier les démarches. Le dossier va être examiné par le conseil de la ville qui a droit de préemption mais il n’y aura aucun problème, ce n’est qu’une formalité. Je pense que d’ici une petite quinzaine, peut-être moins, vous pourrez venir contresigner les papiers de cession définitive… Ne vous inquiétez pas, Prime, nous avons une grande habitude de ce genre de choses et notre établissement garantit l’entière discrétion de ses transactions. — Ai-je l’air inquiet ? rétorqua Cellendhyll, le sourcil haussé. — Euh non… je voulais dire… enfin… je ne voulais pas… Enfin, puis-je vous aider en quoi que ce soit ? — Je voudrais ouvrir un compte pour la durée de mon séjour, ajouta l’Adhan. — Hum, normalement, il faut un triple parrainage… — J’ai une lettre de crédit de cinq mille licornes d’or, garantie par le prince Yghdrasill. Les yeux du banquier s’écarquillèrent légèrement et sa cordialité se fit un ton plus veloutée. — Hum-hum, dans ce cas… La recommandation du prince Yghdrasill, l’un de nos plus éminents clients… Nous pourrons consentir à un effort particulier, aucun problème. Voyons cette lettre de fonds… Après avoir vérifié l’authenticité du document, le banquier remplit un formulaire qu’il fit signer à Cellendhyll. — Je voudrais retirer du liquide, pour mes dépenses courantes, souligna ce dernier. — Aucun problème. Prim e – Bellini commençait à l’agacer avec cette phrase mais l’Adhan se contint –, combien vous faut-il ? — Disons six cents licornes d’argent et cinquante en or. — Si vous voulez bien signer ce document… Ici et ici. Le directeur sonna un assistant et lui tendit le feuillet. L’employé se retira et finit par revenir quelques minutes plus tard avec la somme demandée, une sacoche contenant les pièces d’argent, une ceinture à poches pour l’or. — Autre chose, peut-être ? demanda le banquier. — Oui, un hôtel convenable pour mon garde du corps et moi-même, dit encore Cellendhyll, tout en empochant les licornes. Contrairement à ses instructions, il n’allait pas se gêner avec les fonds de son maître. Il dépenserait sans compter. Une vengeance des plus modestes mais qui faisait du bien à son ego, tout de même. Du regard, Bellini soupesa l’Ange. Il répondit d’un ton pensif : — Pour quelqu’un de votre qualité, il faut évidemment un établissement approprié… J’en vois trois qui conviendraient, le Royal Stifax, le Palatin, ou le Keylmani. Constatant que son interlocuteur haussait les épaules, Bellini reprit : — Personnellement, je vous recommanderais le Palatin. Je trouve le Stifax un peu trop guindé et le Keylmani est réputé pour être par trop bruyant avec la députation étrangère qu’il reçoit en ce moment. Non, c’est définitivement le Palatin qu’il vous faut, il sera parfait. Voulez-vous que je fasse réserver des appartements en votre nom ? En classe luxe ? Cellendhyll hocha la tête. — Je m’occupe d’envoyer un messager, conclut le directeur adjoint. Votre suite sera réservée dans l’heure. Autre chose, Prime ? — Non. — Je vous raccompagne. — Inutile, je trouverai mon chemin, refusa Cellendhyll. Il était soulagé d’en finir et de se débarrasser de cet homme trop onctueux à son goût. — Ah… très bien, alors tout va pour le mieux, répondit Bellini d’un air gêné. Dès que j’aurai reçu les pièces avalisées par le conseil, je vous contacterai à votre hôtel, messire Ravage. Bon séjour à Véronèse, n’hésitez pas à revenir me voir en cas de besoin. Le banquier tendit une main aussi sirupeuse que ses paroles. Cellendhyll se serait coupé un doigt plutôt que de la serrer. Il ne doutait pas de la compétence de Bellini, cependant, c’était plus fort que lui, il avait tendance à dédaigner ce genre d’individus, ceux qui ignoraient le sens de la vraie vie. Une arme en main, la vie en balance, la mort pour compagne de jeu. Bellini retira la main en rougissant mais Cellendhyll tournait déjà les talons. La rousse du guichet lui adressa un sourire aguicheur, encore plus appuyé que les précédents, tout en faisant pointer sa poitrine agréablement rebondie. L’Ange l’ignora, elle aussi. À grands pas altiers, les pans de son manteau brun foncé sabrant son sillage, il traversa sur la place et s’engage dans la rue. Trop irrité par ce qu’il commençait à considérer comme un exil pour se rendre compte qu’il était filé. * Pestant intérieurement après Morion, l’Ange du Chaos marcha dans les rues jusqu’à rejoindre le Hibou Rouge. Il entra dans l’établissement, parcourut la salle du regard. Aucun signe du Loki. Cellendhyll gagna le comptoir pour demander si son compagnon était passé. Le serveur répondit que non. L’Adhan allait commander à boire lorsqu’il fut interrompu. — Toi, là, le grand aux cheveux blancs, cracha une voix mauvaise dans son dos. Oui, c’est à toi que je parle ! L’Adhan se retourna en prenant son temps et s’accouda au bar. Deux guerriers qui venaient d’entrer se dressaient en face de lui, la rapière au fourreau – décidément une arme de plus en plus appréciée. Tout deux vêtus de cuir blanc, ils étaient à peu près de même stature que Cellendhyll. Un blond et un barbu aux cheveux cuivrés. — Tu croyais pouvoir t’attaquer à l’un des nôtres et t’en tirer sans en payer le prix ? Les conversations s’éteignirent comme la lueur d’une bougie que l’on venait de souffler. Le guerrier blond avait le regard enfiévré, il devait être sous l’influence d’une drogue quelconque. L’autre se tenait légèrement en retrait, de profil, ramassé sur lui-même. Cellendhyll ne répondit rien. À gestes lents, il entreprit de défaire les boutons de son long manteau. — Alors, tu n’as rien à dire ? Tu as trop peur pour parler, peut-être ? — Où sont les autres ? demanda calmement l’Adhan, une fois terminé de dégrafer son pardessus. — Quels autres ? rétorqua le blond, le regard fou. — Et bien, les autres de votre bande ! Ne me dites pas que vous n’êtes venus qu’à deux ? Cellendhyll ricana avant d’ajouter : — Vous savez qu’il y a là de quoi se sentir insulté ? Deux merdeux dans votre genre, c’est tout ce que votre confrérie peut lancer contre moi ? Voilà qui n’est vraiment pas flatteur ! Les deux guerriers ne s’attendaient pas à une telle réponse. Ulcéré, le blond avança la main sur la manche de sa rapière, rangée dans un fourreau à sa hanche gauche. — Si tu sors ton cure-dents, je te l’enfonce dans la gorge ! menaça Cellendhyll d’un ton glacé. L’épéiste eut un sursaut de recul, sa main revint le long de son corps mais il ne baissa pas le regard. — Alors, cracha l’Adhan, tout en dévoilant ses dents, vous vous décidez ? Il étira ses épaules, fit jouer son cou pour les assouplir. Les autres hésitaient. Cellendhyll étrécit son regard et ajouta d’une voix très douce : — Vous n’avez aucune idée de qui je suis et vous n’êtes pas de taille. Alors tirez-vous… Ou je vous tue. Ce qu’arborait le faciès farouche de l’Ange ressemblait à un sourire mais n’en était nullement un. Les prunelles soudain fuyantes, les deux Affiliés tournèrent les talons et quittèrent la taverne, écartant sèchement les rares personnes à se dresser sur leur trajet. — Bastarde ! gloussa un buveur accoudé à l’autre bout du comptoir. Ceux-là, y sont pas prêts de revenir ! Mais Cellendhyll ne prêta aucune attention au soiffard. Sans perdre de temps, il ôta son manteau et le posa sur le comptoir. Après quoi, tout de brun vêtu, il se plaqua contre le mur à droite de la porte d’entrée. Une douzaine de secondes plus tard, les battants de bois claquaient et les deux guerriers jaillissaient dans la pièce, rapières en main. Les deux guerriers s’arrêtèrent net en constatant que l’Adhan avait disparu de sa position initiale. — Je suis là, murmura l’Ange. L’homme aux cheveux cuivrés, le plus proche de la porte, commit une première erreur. Celle ne pas lâcher son arme. Une seconde, se retourner pour frapper. Un rictus aux lèvres, Cellendhyll dévia l’attaque en se contentant de pousser la main armée de son adversaire vers le bas. Il empoigna le poignet du guerrier au passage. D’un mouvement de torsion, vif et précis, il brisa ledit poignet. De son autre main, il arracha l’épée des doigts sans force de l’homme roux, et l’enfonça jusqu’à la garde dans sa bouche grande ouverte. La salle resta interdite, choquée par la violence de son geste, et sa vivacité. Même le compagnon du défunt resta bouche bée. Cellendhyll en profita pour lui jeter la dépouille de son acolyte au visage. Le blond était rapide, il esquiva d’un bond. Mais c’était trop tard, déjà. L’Adhan avait anticipé sa réaction, s’était déplacé en conséquence. Il accueillit l’homme d’un violent coup de coude en plein front. Du tranchant de la main, il lui fit lâcher son épée. D’un autre coup de coude, projeté cette fois de bas en haut, il lui fracassa la mâchoire. Le blond ne voyait plus rien, foudroyé par la douleur, la bouche mutilée, dégoulinante de sang et de débris dentaires. Cellendhyll se baissa sur lui-même et se redressa brusquement. La paume de sa main ouverte alla cogner sèchement sous le menton du guerrier. Celui-ci décolla du sol pour retomber sur le dos, à plus d’un mètre, le cou brisé. L’Adhan regarda de droite à gauche mais les consommateurs prenaient grand soin d’éviter son regard. Aucun ne paraissait d’ailleurs s’émouvoir du sort de ceux qu’il avait abattus. Gheritarish entra sur ces entrefaites. Il avisa la situation d’un seul coup d’œil, poussa un léger sifflement et s’exclama — Par le souffle du grand Cornu, Ravage, tu aurais pu m’attendre pour t’amuser, tout de même ! * Les cadavres avaient été emportés derrière le bâtiment. Cellendhyll se fendit d’une licorne d’or pour s’assurer que le Guet ne serait pas informé de ce qui s’était produit. Rien de très inhabituel pour lui ou pour le tenancier. Les deux compagnons avaient pris une table et s’étaient adossés au mur. Une chope de bière pour le Loki, avec un poulet à l’ancienne et pommes de terres sautées aux girolles ; un jus de baies rouges pour l’Adhan, accompagné d’une truite aux amandes pêchée du Naar et de riz sauvage. Entre deux bouchées, Cellendhyll résuma l’entrevue avec le banquier. L’attaque des Affiliés ne fut même pas évoquée. Pour les deux guerriers, ce n’était que routine. Leur repas terminé, l’Adhan paya, donna cinquante licornes à Gheritarish pour ses menus frais et les guerriers ressortirent à l’air libre. Il leur restait une tâche à effectuer pour le compte de Morion. Retrouver l’homme désireux de vendre des informations au Chaos. Ayant pris soin de mémoriser le plan de la ville au cours de leur voyage, Cellendhyll et Gheritarish prirent sans hésiter la direction de l’hôtel de ville. En chemin, ils firent un crochet chez le tailleur afin de commander des tenues et du linge de rechange, à livrer à l’hôtel Palatin. Leur confort actuel, au moins, n’était pas un point critiquable. Ils allaient disposer d’un hôtel de luxe d’une garde-robe du meilleur goût et de quoi s’offrir les restaurants les plus coûteux de la ville. Ce dernier point fut avancé par la voix particulièrement enjouée de Gheritarish. Cellendhyll répondit qu’il se moquait bien d’un tel train de vie mais du moment que ces dépenses lui permettaient de marquer des points contre Morion, il s’estimait satisfait. Seul bâtiment en pierre de la cité-franche, voulu inaltérable, l’édifice trônait sur tout un côté de la place des Lys. Fier de se trois étages, de son marbre lisse et blanc, de ses colonnades, de son toit de tuiles bleues, l’hôtel de conseil était le bâtiment phare de la ville, lieu de pouvoir, lieu d’équilibre. Le conseil des cinq Magistères y siégeait, décidant du destin conjoint de la cité et des ses administrés. Les guerriers passèrent les larges portes, grandes ouvertes, et gagnèrent la réception, décorée de fresques vantant les mérites touristiques de la région et ceux de la ville elle-même. Le bureau d’accueil était tenu par une jolie fille au nez retroussé, qui leur annonça que messire Nozzo était indisponible mais que son remplaçant n’était pas encore parti déjeuner. Les compagnons suivirent les directives de la réceptionniste jusqu’à arriver devant une porte sur laquelle était marquée : « Bureau des Mines – Maître du secteur ouest ». Gheritarish toqua à la porte, une voix revêche les pria d’entrer. À peine dans le bureau. Cellendhyll grimaça. Leur entretien n’allait pas bien se passer, il le pressentait. La physionomie pincée de l’individu parlait d’elle-même. Le bureaucrate dans toute sa splendeur caricaturée, le spécimen pointilleux et mesquin qui faisait du tort à toute la profession. Des traits sans intérêt, le front plat, les joues creuses et le regard supérieur, le corps bâti en forme de poire, engoncé dans un costume de velours vert. Un petit écriteau annonçait son nom : Fracco Bardolvo. — Bonjour, nous venions voir messire Nozzo, entama Cellendhyll, mais la réceptionniste nous a dit… — Il est porté manquant, le coupa dédaigneusement l’homme. J’ai été nommé à sa place par mesure transitoire. C’est à quel sujet ? — Une affaire personnelle. Messire Nozzo a-t-il des proches ? Bardolvo plissa les yeux, humecta ses lèvres, toisa Cellendhyll puis Gheritarish. La bouche de l’Adhan se durcit, la figure du Loki s’éclaira d’un sourire engageant. — Oui, une épouse, finit par dire le bureaucrate, sans cacher qu’il parlait à contrecœur. — Nous voudrions lui parler, rétorqua Cellendhyll avec toute l’amabilité dont il était capable avec ce type d’individu. — Certainement pas, s’emporta le sire Bardolvo, c’est même tout à fait hors de question ! Cette pauvre femme est en pleine affliction, elle a besoin de tranquillité. Cellendhyll sentit un point précis entre ses épaules se contracter à mesure que le bureaucrate s’exprimait. — Messire, dit-il d’un ton semblable au grincement de l’acier, je me suis montré courtois jusqu’ici, mais je sens que la colère commence à monter. Je vous conseille de changer de ton, et ce, tout de suite. — Vous savez à qui vous parlez ? se dressa Fracco Bardolvo après un nouveau reniflement. Menacer le responsable du secteur ouest dans son propre bureau ? Quel outrage ! — À un gros bouffon qui va se faire casser en deux dans quelques minutes ? proposa Gheritarish, toujours aussi souriant. Il regarda Cellendhyll, celui-ci opina. Le Loki avança jusqu’au bureau, saisit l’homme par la gorge, d’une seule main, et l’extirpa de son siège en le hissant par-dessus le bureau. Bardolvo battit les pieds dans le vide, sa face rouge, de plus en plus rouge. — Écoute-moi bien, avorton d’Humain, gronda Gheritarish, on ne te demande pas ton opinion sur nos affaires, ni ta permission, mais une adresse. Tu vas te montrer bien poli, bien gentil et nous renseigner sans plus faire de manières. Sinon, je te jette par cette fenêtre et ta sinistre face de fouine ira s’écraser sur les pavés ! Les yeux de Bardolvo roulaient dans leurs orbites, un faible croassement sortait de sa gorge, son teint brillait virait à l’écarlate. Gheritarish secoua l’homme dont les traits devinrent carrément violacés : — Je m’impatiente ! gronda le Loki. — Hum, Gher’, je crois que messire est enfin disposé à parler. Encore faudrait-il qu’il puisse ! — Ah… euh… oui, c’est juste ! Le guerrier loki reposa Bardolvo et prit soin de défroisser son costume. Après avoir repris son souffle, d’une seule traite, l’homme leur livra le renseignement demandé. Gheritarish lui jeta un regard menaçant avant de quitter le bureau, précédé de l’Adhan. Bardolvo acheva d’éponger son front, rentra sa chemise dans son pantalon avant de se rasseoir brusquement à son bureau et de serrer les fesses, son ventre gargouillant, ses entrailles en bonne voie de liquéfaction. * Ils avalaient les rues de Véronèse à grands pas. — Comment retrouver un type dans une ville où on a aucun contact ? lança Gheritarish. Autant chercher un mulot dans la forêt de Streywen ! — Nous allons partir du principe que cette disparition n’est pas naturelle, rétorqua Cellendhyll. J’ai du mal à croire que cet ait voulu quitter la ville juste avant de toucher l’argent qu’il attendait de Morion. Non … D’ailleurs, mon instinct me dicte que cette affaire de disparition pourrait bien cacher quelque chose de plus complexe. De surcroît, j’ai trop besoin de le croire, sinon je risque bien de mourir d’ennui, ici ! — Nozzo avait des informations à vendre, reprit l’Ange, et quelqu’un l’a fait disparaître pour éviter qu’il parle. Telle sera notre base de départ. Aussi, plutôt que de chercher le « pourquoi », nous allons provoquer ce « quelqu’un ». — Ouais, je vois ce que tu as en tête, on va fureter partout, poser tout plein de questions à tout plein de monde, et ton quelqu’un va finir par s’inquiéter. Si on se débrouille bien, le méchant vilain sera obligé de réagir et là, il fera une erreur que nous emploierons brillamment à notre avantage Lors, portés par notre courage et notre habileté, nous triompherons de tous nos ennemis et ferons la lumière sur un nébuleux complot visant à perturber l’intégrité des plans ! Complot que nous déjouerons évidemment grâce à nos irrésistibles talents, notre intelligence acérée et, dans mon cas personnel, un sacré potentiel esthétique ! Cellendhyll lâcha un petit rire : — Dans les grandes lignes, Boule de Poils, tu as compris le plan. Mais cela m’étonnerait fort qu’on en vienne à toutes tes élucubrations. — Oui, ben si tu veux une opinion plus sérieuse : en vérité Petit Homme, on se transforme en vulgaire appât, sans savoir dans quoi on met les pieds ! — On ne sert pas d’appât, on part en chasse. Mais si tu as mieux à proposer je t’écoute… Gheritarish remua ses gros sourcils, sa bouche s’étira dans un sourire lubrique : — Passer la semaine dans un bordel ? — Abruti de Loki ! Je me demande bien comment je peux encore m’encombrer de toi ! — Parce que je suis le seul à pouvoir te supporter, peut-être ? Chapitre 16 L’hôtel Palatin dégageait le même arôme de luxe discret que la banque Chanseth. Cellendhyll se dit que la vie d’un Procurateur – du moins de rang prime – paraissait des plus agréables. Également fort ennuyeuse. Il disposait d’une quinzaine de jours à tuer en attendant de conclure l’achat de la Rose des Vents et l’oisiveté n’était pas son fort. Heureusement pouvait-il se consacrer à la disparition de ce Nozzo. L’Ange estimait perdre son temps à Véronèse alors qu’il se sentait enfin apte à réintégrer le rang des Ombres. Il aurait pu contacter Morion et exiger de retrouver son ancien poste. Mais non, pas question pour lui de s’abaisser à une telle demande. Il allait remplir les tâches que le Puissant lui avait confiées. En serrant les dents et en combattant l’ennui du mieux possible. Son purgatoire, en quelque sorte. Meublée de grands divans, de fauteuils et de tables basses en acajou, occupés ou non par des personnages aux allures fortunées, aux manières raffinées sinon pompeuses, l’entrée dégageait ce parfum feutré des établissements de haute gamme. Foulant une épaisse moquette violine, les deux guerriers traversèrent le vestibule au profil de cathédrale, rehaussé d’un dôme en cristal et d’un assemblage de plantes rares. Derrière le long comptoir taillé dans du bois-vivant aux trois tons, sur le mur entier, une fresque magnifique reproduisant la plaine des Fleurs et sa palette de couleurs, longée par la courbure puissante du Naar étincelant au coucher du soleil. L’œuvre était si bien rendue qu’on croyait presque pouvoir humer les senteurs délicieuses des végétaux, que l’on croyait distinguer leurs ondulations sous la brise. Sur les autres murs, les tapisseries se mêlaient aux eaux fortes. Cellendhyll reconnut des sculptures avallenciennes, des céramiques de Jivard, dressées sur des estrades ou posées dans des niches arrondies. Le comptoir couvrait tout le fond de la salle. S’y tenait une rangée d’employés en uniforme gris perle, prête à répondre aux besoins de son opulente clientèle. Le personnel avait été choisi à partir du même moule, physique agréable mais sans rien de remarquable, manières policées, maintien solennel, un credo en tête : « le client est roi… tant qu’il paie la note ». Le maître d’hôtel, un homme sec aux cheveux gris, avait le regard aussi bleu qu’alerte. Il parut un peu décontenancé par la tenue et les manières de Gheritarish mais celles de Cellendhyll le rassurèrent. D’autant plus que ce dernier se fit recommander de la banque Chanseth. L’hôtelier sourit sans retenue, avant d’agiter d’un poignet souple l’un des nombreux cordons de couleur placé derrière lui. Quelques minutes plus tard, précédés d’un chasseur en uniforme gris à liserés d’or, les deux compagnons avaient monté deux étages, remonté un couloir aux murs bleu azur et moquetté d’or sombre. Une dizaine de portes laquées de pourpre ponctuait le couloir. Le chasseur sortit une clé plaquée de platine dont il se servit pour déverrouiller la quatrième d’entre elles. * Toujours précédés du chasseur, ils entrèrent dans une salle de séjour spacieuse, au plafond voûté, aux murs lambrissés d’orme rouge, à la moquette lavande. La classe luxe que proposait le Palatin provoqua le sifflement appréciateur du Loki. Ce dernier déclara que, finalement, les vacances ne se déroulaient pas si mal que ça ! Le chasseur désigna un catalogue qui reposait sur un guéridon haut, juste à côté de l’entrée. L’hôtel ne prétendait pas imposer à sa clientèle son goût en matière d’art décoratif, le catalogue offrait donc un vaste choix de tableaux, de statues, de fresques et de tapis classés par genres, qu’il suffisait de sélectionner selon ses propres préférences et qui seraient posés le jour même. Sur l’un des côtés de la pièce, Gheritarish admira une cheminée en pierre de taille dans laquelle aurait pu cuire un sanglier-garou. Juste en face, un éventail de canapés bleu ciel disposés autour d’une table basse taillée dans un bloc de cristalune rosé. Dans le coin opposé, accolé au mur, un bar en frêne, réceptacle de vénérables bouteilles. L’homme vint se ranger devant l’ouverture d’un monte-charge dont la colonne jouxtait le bar. L’hôtel assurait un service de restauration vingt heures sur vingt-quatre, annonça-t-il d’un ton pénétré. Il s’agissait de choisir dans le menu fourni, de noter ce que l’on désirait sur l’une des fiches du carnet de commande – posé sur le bar – que l’on plaçait dans une petite niche du monte-charge. On tirait ensuite sur le cordon rouge placé à côté de la colonne et il ne restait plus qu’à attendre, confortablement installé en face de la cheminée. La livraison s’effectuait moins d’une heure plus tard par le chemin inverse. À cette nouvelle, le Loki tomba assis sur l’un des canapés. Quant au restaurant de l’hôtel, ajouta l’homme du Palatin, maître Shizaki venait de recevoir pour la troisième année consécutive les trois Toques d’or au fameux guide Giordano, dont les critiques tenaient pour valeur de référence dans le monde de la gastronomie. Gheritarish, qui venait de se relever chuta à nouveau, les yeux révulsés de bonheur. La visite se poursuivit. Précédée d’un dressing sur panneaux coulissants, attendait une grande chambre aux murs bleu pâle, dotée d’un lit aussi grand qu’un lac et terminée d’une baie de cristalune immaculée ouvrant sur les vastes forêts de conifères qui surplombaient la cité-franche. La pièce jumelle attendait de l’autre côté du couloir. Cellendhyll se décida pour la chambre de gauche. La dernière partie du séjour était occupée par deux fauteuils de cuir renflé, séparés d’un guéridon. Au moment où les guerriers pensaient l’inventaire terminé, l’hôtelier fit glisser ce qu’ils pensaient être le mur du fond. Le panneau rentré dans le mur dévoila une série de marches qui descendaient sur une terrasse en teck d’au moins vingt mètres de long sur quinze de large, ornée d’un double rideau de plantes vivaces, et bénéficiant de surcroît d’une vue imprenable sur la place des Lys. Tant que le temps le permettrait, c’est ici qu’ils prendraient leurs repas, décidèrent les compagnons du Chaos d’une même voix enthousiaste. De retour dans le salon, le serviteur parti, la poche gonflée d’un somptueux pourboire, les guerriers prirent possession de leur territoire Gheritarish s’amusa un temps à cabrioler sur son lit, avant de faire de même sur les canapés. De son côté, Cellendhyll se délesta de ses lames qu’il aligna soigneusement sur la table de nuit de sa chambre. Il retourna dans le salon, verrouilla la porte d’entrée. L’Adhan étala sa fortune sur la table basse du salon, à côté de quatre bourses de cuir qu’il avait achetées dans la journée. La somme fut divisée en quatre piles égales, or et argent mélangé. Cellendhyll rangea la première pile de licornes dans l’une des bourses. Elle constituerait sa cagnotte personnelle. Désormais, il prendrait soin de se constituer un trésor de guerre, un changement flagrant dans sa mentalité. La pile suivante était pour Gheritarish. La troisième serait réservée à leurs frais courants et la dernière pour les dépenses extraordinaires. Et si vraiment il y avait besoin, il restait les licornes placées sur son compte de la banque Chanseth. L’Adhan rangea les bourses, exceptée celle du Loki qu’il lança à son camarade. Gheritarish l’attrapa au vol, la fit disparaître et reprit ses cabrioles. * Cellendhyll entreprit de repousser une partie des meubles du salon pour se dégager de la place. Satisfait de l’espace obtenu, il ôta ses vêtements et vêtu de son seul pagne, il tendit les jambes, bascula le bassin et commença une série d’étirements. Ses étirements achevés, l’Ange entama une série de katas à mains. Une fois les muscles chauds, il alla chercher sa dague sombre. La lame au métal noir tressauta légèrement dans sa senestre lorsqu’il l’empoigna de la main gauche pour la tirer de son étui. Une sorte de salut. Cellendhyll revint dans le salon. Il repoussa encore un peu les canapés et se plaça au centre du cercle qu’il s’était créé. Il tourna sa dague dans sa main. Le métal noir de la lame restait intact de cette lueur qui faisait parfois rougeoyer l’arme en plein combat. Parfaitement équilibrée, parfaitement tranchante, elle pouvait percer l’acier nain ou le trancher. Vivante presque, elle s’abreuvait de magie et de l’âme de certains de ses proies – notamment le peuple ténébreux pour une raison qu’il ignorait. Toutefois, il ne savait rien de cette arme mystérieuse, elle gardait ses secrets enclos dans la nébulosité de son forgeage. Malgré ce fait, elle était devenue au fil des années une véritable extension de lui-même ; il la chérissait comme une maîtresse fidèle. Avec cette arme étrange, l’art de la Dague, son style de combat préféré, devenait d’une incomparable pureté. L’homme aux cheveux d’argent entama un cercle sur lui-même, lentement exécuté, sa lame levée devant lui, à l’horizontale. Son tour accompli d’un geste sec du poignet, il inversa sa prise sur la dague, qu’il récupéra lame en bas, et se mit à zébrer l’air de revers à portée variable. Il avançait à pas mesurés, sur une cadence douce qui s’apparentait à une chorégraphie. Ses deux cœurs suivaient la cadence sans aucun effort. Sa technique étant irréprochable, ses évolutions se firent plus vives. Enchaînant les figures, Cellendhyll frappait, tournait, changeait son arme de main, inversait les prises, frappait encore, sautait, rebondissait. Le rythme s’imposa de lui-même à force d’exactitude, Cellendhyll put sentir son esprit flotter, se détacher de tout et notamment de lui-même. Ses muscles avaient pris le contrôle de ses gestes, de son équilibre, ondulant d’eux-mêmes à la recherche du geste parfait. L’Ange était libre de s’envoler, bercé par le son des paroles maintes fois murmurées, maintes fois assemblées. Je suis l’Ombre, insaisissable et mortelle. Mon esprit est une lame. Mon corps est une arme. S’adapter, c’est vaincre. Il n’y a qu’une Voie. Je suis l’Ombre, je danse et je tue. Son pouls ralentissait, il ne réfléchissait plus. Le « ici et maintenant », annonciateur du révéré Zen, il pouvait à présent en goûter la saveur divine, il se voyait déjà aspiré par la vague bleutée. Le premier voile se découpait au fond de sa non-conscience, magnifique de pureté. À cet instant précis, la porte de la terrasse claqua dans son dos, provoquant un brusque fracas. Brutalement chassé de la transe, Cellendhyll réintégra sa conscience, se retourna, sa dague en garde haute, prête à frapper, le regard mauvais, les lèvres retroussées. Gheritarish entrait pesamment, la chevelure en bataille, les yeux rougis et troubles, la démarche pesante. L’Ange abaissa son arme, secoua la tête et soupira : — Tu l’as encore fumée pure, hein ? Une double dose ? Son camarade hocha la tête, bouche incurvée vers le bas, aussi piteux que confus. — Allez, va te coucher. Si tu ne dors pas, tu ne seras bon à rien ! Le Loki hocha une nouvelle fois la tête, gagna sa chambre en chancelant. Cellendhyll alla ranger son arme avec ses sœurs. Les ronflements du Loki montèrent jusqu’à lui. Cellendhyll ressortit de sa chambre une serviette autour du cou, sa sueur épongée. Il gagna le bar, décacheta une bouteille d’eau de source dont il vida le tiers en prenant tout son temps. — Sacré Boule de Poils ! murmura-t-il. Le ton avec lequel il avait parlé n’avait rien à voir avec celui avec lequel il s’exprimait habituellement. Sa bouteille à la main, Cellendhyll rejoignit la chambre de son compagnon. Le Loki dormait en travers de son lit, les jambes pendant au-dessus du vide. L’Adhan débotta son compagnon, le redressa au milieu du lit, et le retourna sur le côté. Gheritarish grommela tel un ours-garou mais ne se réveilla pas. Il cessa même de ronfler. Cellendhyll rabattit un pan de couette pour le recouvrir et quitta la pièce. Il songea qu’après tout, une sieste ne pourrait pas lui faire de mal à non plus. Les nuits prochaines se révéleraient peut-être chargées. Oui, une sieste. Il allait faire ses étirements sous la douche et ensuite, direction le lit. * Les guerriers du Chaos descendirent de leur suite en milieu d’après-midi Après un détour au comptoir pour rendre leur clé et se faire indiquer la route pour se rendre chez Nozzo, ils retrouvaient la rue. Suivant les instructions du maître d’hôtel, ils quittèrent le centre en direction de l’ouest de la cité. Passées les pentes d’un lacis de ruelles tortueuses, ils aboutirent dans un quartier résidentiel ; une enfilade de maisons basses alignées sur trois longueurs, au bois fraîchement repeint, aux toits de tuiles vertes, entourées de jardinets de gazon ras et, pour les plus heureux, parfois agrémentées d’un arbre ou deux. Ils arrivèrent en vue du carré où résidait le couple Nozzo lorsque Gheritarish ralentit l’allure et demanda : — Tu veux la jouer comment ? — On va commencer en douceur et on verra bien comment ça tourne. Si je te fais le signal, tu mets la pression. Gheritarish s’arrêta net : — Écoute Cell’, je sais bien que d’habitude c’est moi qui joue les mauvais, mais pas cette fois. Je veux bien affronter tous les Sanghs que tu veux mais maltraiter une femme, je te le dis tout net, je refuse ! — Ne t’inquiète pas pour ça, riposta l’Ange d’un sourire dur. Moi, faire le méchant ne me pose aucun problème. — C’est justement ça qui m’inquiète, répliqua Gheritarish, je te connais suffisamment. Moi au moins, malgré mes défauts, j’ai mes limites. Toi en revanche, des fois, c’est à se demander… Ils reprirent la marche. — De toute manière, émit Cellendhyll, si elle est coupable de quelque chose, on sera vite fixé. Ils arrivaient devant la maison. Ils longèrent le jardinet et Cellendhyll frappa à la porte. La femme de Vicario Nozzo avait la cinquantaine, les cheveux blonds rassemblés en un chignon mêlé de fils gris. Le teint jaunâtre, les rides qui creusaient ses traits n’étaient pas le fait de l’âge mais celui de l’inquiétude. Un châle magenta couvrait ses épaules graciles. — Dame Nozzo ? s’enquit Cellendhyll sur le seuil de l’entrée. — C’est moi, Elmira Nozzo. Elle regarda les arrivants sans vraiment les voir. — Vous n’avez rien à craindre de nous. En fait, nous cherchons votre mari. — À quel titre ? demanda la dame d’un ton voilé. — Eh bien, nous sommes de la banque Chanseth. Votre mari a contracté auprès de nos services une assurance sur investissement à moyen tenue, improvisa l’Adhan. Cet investissement étant arrivé à échéance, nous avons des dividendes à lui remettre. Cela représente une belle somme… — Il ne m’avait jamais parlé de cela. — Peut-être voulait-il vous faire la surprise, Petite Mère ? intervint Gheritarish. — Oui, c’est possible. Entrez. Un peu de thé, peut-être ? — Avec grand plaisir, sourit le Loki. Elle les conduisit dans le salon. Un intérieur propre et clair, bien tenu, quoiqu’encombré de nombreux bibelots. La maîtresse de maison semblait du genre à faire le ménage elle-même. Cellendhyll était loin d’être omniscient, mais il avait acquis une certaine aptitude à juger les gens. Cette pauvre femme était réellement abattue par la disparition de son mari et n’avait rien d’une criminelle. L’Ange du Chaos n’éprouva ni le besoin, ni le cœur de faire le méchant avec dame Nozzo. Quant à Gheritarish, il la traita d’emblée avec le respect et la gentillesse qu’il aurait réservés à sa propre génitrice. Elmira Nozzo disparut dans la cuisine. Gheritarish lança un regard interrogateur à son compagnon. Cellendhyll secoua négativement la tête. La nouvelle de cet argent tombé des cieux l’avait surprise, et cependant, la femme ne semblait nullement intéressée par la possibilité d’une telle manne. Elle revint quelques minutes plus tard, avec un plateau chargé d’une théière fumante, d’une assiette de sablés au miel, de trois tasses en porcelaine et leurs soucoupes. Gheritarish s’empressa d’aller la décharger de son fardeau qu’il posa sur la table. Elmira se rassit, les mains posées sur ses genoux. — Voudriez-vous répondre à quelques questions ? demanda Cellendhyll. — Si vous voulez, répondit-elle d’une voix éteinte. — Dans quelles circonstances votre mari a-t-il disparu ? — Il y a dix jours, mon Vicario n’est pas rentré de son travail, c’est tout ce que je peux vous dire. Le Guet a lancé des recherches, on a fouillé les mines. Aucune trace de lui. Le thé était prêt à servir mais aucun des trois ne semblait désireux d’en boire. — Avez-vous une explication à sa disparition ? continua l’Adhan. Cette question parut redonner des forces à la maîtresse de maison. Son regard s’éclaircit et le ton de sa voix retrouva une certaine assurance : — Si vous voulez savoir ce que j’en pense, je vais être claire : mon mari n’est pas parti de son plein gré, il n’avait aucune raison pour cela. Vicario est un homme bon, tout dévoué à sa femme et son travail. Nous étions très heureux en ménage. Mariés depuis vingt-cinq ans, et, croyez-le ou non, nous nous aimons comme au premier jour. Il lui est arrivé quelque chose, je le sens ! Cellendhyll croyait en sa sincérité. — Je le revois lorsqu’il m’a demandé ma main, poursuivait Elmira, l’écho de sa voix saisi d’un écho lointain… Engoncé dans son costume… Qu’il était pataud ! Une larme brilla au coin de son œil, elle l’essuya d’un geste distrait, le regard figé sur un passé heureux. Puis elle sursauta et le ton de sa voix se modifia une nouvelle fois : — Cessons cette mascarade, messires. Je suis peut-être ravagée par le chagrin mais j’ai encore toute ma tête, malgré les apparences. Qui êtes-vous et que voulez-vous ? Seule avec deux inconnus, deux hommes au physique impressionnant, des guerriers à l’aspect redoutable pris en flagrant délit de mensonge, elle ne semblait pas pour autant avoir peur. Cellendhyll ne pouvait s’empêcher d’éprouver du respect pour cette femme, une certaine forme de tristesse également. — Dame Nozzo, je vais vous dire la vérité, informa-t-il d’un ton aussi doux qu’il en était capable. Nous sommes employés par un office de renseignements privé dont je tairai le nom. Notre rôle, à mon compagnon et moi-même, est d’acheter des informations. Nous pensons que votre mari a découvert quelque chose d’inhabituel. Dans quelles circonstances, je l’ignore… peut-être dans le cadre de son travail. Cette découverte est liée à sa disparition, telle est ma thèse. Nous ne voulons aucun mal à votre époux, ma dame, je vous l’assure, en fait, avant de disparaître, il était censé nous renseigner, ce qui vous explique notre venue. Collaborez avec nous, répondez à nos questions et je vous promets que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour retrouver votre époux et vous le rendre. Elmira le considéra soigneusement et répondit : — Je veux bien vous faire confiance. Mais je ne sais rien qui pourrait vous servir. Je ne peux que maintenir mes déclarations, sa disparition n’a rien de normal. — Parlez-moi de votre mari. A-t-il des ennemis, des jaloux ? — Non, pas du tout, Vicario est au contraire respecté de tous ses collègues de la mine. Il a monté les échelons un à un, sans jamais se créer de querelle. — Boit-il ? — Un verre de vin au dîner, rien de plus. — S’adonne-t-il au jeu, aux drogues ? poursuivit l’Adhan. Sa question lui attira un froncement de sourcil réprobateur de la part du Loki. L’épouse Nozzo secoua encore la tête. — Non, aucun de ces vices que vous décrivez, et il n’a pas de maîtresse non plus. Croyez-moi, après plus de vingt ans de vie commune, je connais mon mari sur le bout des ongles. Jamais il n’a su me cacher quoi que ce soit. — A-t-il une passion quelconque ? — Les mines. Elles le fascinent Même son temps libre, Vicario le passe à parcourir ce qu’il appelle ses galeries. — Avant sa disparition, votre mari était-il inquiet nerveux ? — Je n’ai rien remarqué de précis. Il travaillait plus tard que d’habitude, c’est tout. Si quelque chose l’avait tourmenté, je pense que je l’aurais su. — Petite Mère, merci de nous avoir répondu, intervint Gheritarish. Il est temps pour nous de prendre congé. Elle raccompagna les deux guerriers à la porte. Alors que Cellendhyll allait franchir le seuil, dame Nozzo se suspendit à son manteau brun. — Dites, vous ne m’avez pas menti, n’est-ce pas ? Vous allez vraiment faire quelque chose pour retrouver mon Vicario ? L’Ange était gêné par le contact tremblant, par cette voix implorante, cette femme prête à se raccrocher à n’importe quelle brindille pour retrouver son mari. Pourtant, il n’osait se dégager, il avait peur de manquer de douceur. — Je vous donne ma parole que je vais tout faire pour le retrouver, dit-il sans trop y croire. Dès que j’ai des nouvelles, je vous contacte. L’Adhan ne pouvait pas faire mieux. En plus de ce maigre soutien, il avait laissé sur la table du salon une pile de dix licornes d’or. — Alors tenez, prenez ce trousseau de clé, souffla-t-elle Vicario avait gardé ce double. Ces clés vous permettront d’accéder à toutes les zones de la mine. Il suffit de regarder le numéro gravé sur une porte et de trouver le passe correspondant. Vous pourrez en avoir l’utilité. Cellendhyll empocha le cercle de clés qu’il rangea dans une poche de son pardessus. — Merci. J’en ferais bon usage. — Je prierai pour vous deux… et pour que vous retrouviez mon Vicario, lança-t-elle avant de rabattre doucement la porte. * — Que je sois pendu par les couilles pendant trois jours si cette femme a quelque chose à voir dans la disparition de son mari ! s’exclama Gheritarish, à peine le pâte de maisons dépassé. — Je tiens à mes testicules mais je suis d’accord avec toi, convint l’Adhan. Elle parait innocente. — Dis, et si on demandait un complément d’informations sur ce Nozzo à Morion ? Tu n’as qu’à utiliser sa pierre-de-contact. — Je vais t’éclairer sur un point, Gher’, répliqua Cellendhyll d’un ton encore plus rêche que son expression… Je vais me débrouiller sans en référer à Motion. Pas question de demander quoi que ce soit au seigneur, pas même l’heure qu’il est. Je ne l’ai jamais fait auparavant et ce n’est certes pas aujourd’hui que je vais commencer ! — Toi et ton fichu caractère ! grommela le Loki. — Pour une fois, ça n’a rien à voir avec mon fichu caractère, comme tu dis. J’ai perdu ma place d’agent des Ombres et je veux la récupérer, rien d’autre ne m’importe ! Et le meilleur moyen pour ça est d’accomplir cette putain de mission par mes propres moyens, comme je l’ai toujours fait. Tu comprends ça, gros Loki au crâne obtus ? — Oui, soupira Gheritarish. De toute manière, c’est toujours la même rengaine depuis qu’on se connaît. Quoi que je dise, quoi que je pense, on fait comme tu l’as décidé ! — Tu as résumé la situation, commenta Cellendhyll. Le sujet est clos. Agitons le chaudron, comme on dit. Que nous trouvions des indices ou non, nous finirons bien par provoquer quelque chose… Les mines, il faut visiter les mines et interroger les collègues de Nozzo. À mon sens, il y a un rapport avec ces galeries puisqu’il passait tout son temps à y traîner. Pour le moment, autant aller au plus évident. Ils marchèrent en silence durant quelques minutes. Gheritarish finit par ajouter : — En fait. Cellendhyll de Cortavar, mon ami, je t’ai finalement percé à jour. Tu caches parfaitement ton jeu sous des dehors de misanthrope mais, en réalité, tu es un redresseur d’injustices. Le paladin des causes désespérées ! — Gher’, tu devrais ralentir la fumée, j’ai bien l’impression que ça fait chavirer ta vilaine caboche de Loki ! — Non, non, mes paroles sont tout à fait sensées, au contraire. Sous tes dehors inflexibles, parfois même détestables, tu es bien un preux paladin ! Je t’ai vu tout à l’heure avec cette malheureuse, tu as fait un effort pour être agréable, tu as même été jusqu’à lui laisser de l’or, alors que rien ne t’y obligeait. L’Adhan s’arrêta net, et, d’une main ferme, stoppa la marche de son camarade. — Gher’, ne m’idéalise pas, ce serait pour toi une grosse déception. Je ne suis pas un héros, je ne suis ni bon, ni honorable, ni même tolérant ! Je ne m’intéresse qu’à une seule chose et cette chose, c’est moi. — Taratata ! Depuis qu’on est amis tous les deux et ça commence à dater, je suis bien placé pour savoir que jamais tu ne m’as laissé tomber. J’ai toujours pu compter sur toi, Petit Homme. Et ça alors, ce n’est pas une preuve de ce que j’avance ? — Tu dis n’importe quoi. N’importe quoi ! Ils repartirent, le Loki en rigolant sous cape, l’Adhan en fulminant. Le trajet s’effectua en silence jusqu’au retour dans le centre de Véronèse. * La nuit tombait. Rentrés au Palatin, ils se mirent à l’aise et s’installèrent dans les canapés. Leur garde-robe supplémentaire avait été livrée et rangée dans la journée. Cellendhyll annonça : — Mon gros, demain il va falloir aller dans les mines et interroger les subordonnés de Nozzo. — Et comment tu comptes entrer là-bas ? Tu as vu l’attitude de ce mec à l’hôtel de ville ? Tu crois qu’ils vont nous déployer le tapis rouge au seul énoncé de ton patronyme, peut-être ? — Je pensais à quelque chose d’un peu plus subtil. Nous allons faire jouer nos relations. — Nos relations ? De quoi tu parles ? — Nous allons retrouver la seule personne que l’on connaît en ville, pauvre niais ! cracha l’Adhan, le regard foudroyant — Oh… pardon ! La gaffe… — Espèce de cervelle trouée ! Tu as déjà oublié le relais, en dehors de la ville ? Ce jeune homme que nous avons sauvé… — Ah oui, le p’tit… Renzo Da-Botti Constina. — Renzo Da-Vinci Contini ! — Oui, si tu veux… Da-Vinci Machin… Toujours est-il qu’on va le voir, c’est ça ? — Exactement, d’après ce que je sais, sa famille est l’une des plus influentes de Véronèse. Renzo a une dette envers nous, et s’il est bien l’héritier qu’il prétend, il pourra sans doute nous faire ouvrir des portes et gagner un temps précieux. — Ouais, bonne idée ! En plus, il est plutôt sympa, ce p’tit duc. — Peut-être, mais nous ne sommes pas venus à Véronèse pour des mondanités… Le principal reste notre mission, tache de ne pas l’oublier. — Et nos vacances, alors ? — Je ne sais pas qui t’a mis cette idée dans la tête ? Moi, je n’ai jamais parlé de vacances. — Évidemment Petit Homme, tu ne connais même pas le sens de ce mot ! Chacun leur tour, ils profitèrent des bains à remous puis passèrent une tenue propre. Était venue l’heure du dîner. Ils avaient décidé de manger sous l’auvent du balcon, face à la ville éclairée d’une multitude de petites lumières semblables à un essaim géant de lucioles. Après avoir soigneusement parcouru la carte et longuement hésité, Gheritarish s’était décidé pour le menu gastronomique à base de canard : une suite de plats comprenant foie gras mi-cuit, foies poêlés aux pommes caramélisées, gésiers, rillons, confit et magret aux figues fraîches. Le tout servi avec un saladier de pommes de terre rissolées dans la graisse. Un plateau des fromages du pays pour suivre et une omelette norvégienne pour terminer. De son côté, Cellendhyll commanda la marmite de poissons de rivière, une salade aux endives, noix et fromage de chèvre, le méli-mélo de fruits frais et son coulis de cassis. Quatre vins furent sélectionnés ; un blanc et trois rouges, parmi les plus coûteux de la carte. — À la santé de Morion ! s’exclama Cellendhyll, un verre de Peycherenc 1er cru à la main. Il ne boirait qu’un verre de blanc et peut-être deux de rouge puis passerait le reste du repas à l’eau de source. Ce ne serait sûrement pas le cas du Loki. — Vive Morion ! renchérit Gheritarish qui avait déjà liquidé une demi bouteille. Chapitre 17 Illuminée de toutes parts, bruissante de rires et d’exclamations diverses, la salle de bal était pleine d’une centaine d’invités, sans compter les serviteurs, les gardes et les membres du clan hôte. Comme souvent, la noblesse du Chaos s’était rassemblée pour l’une des réceptions que chaque clan avait coutume d’organiser. Les six Maisons étaient représentées, quoiqu’en nombre restreint. Confortablement calée dans les bras de son cavalier, Estrée dansait, plongée dans une saltarelle à quatre temps. La robe ivoire de la Fille du Chaos épousait le moindre de ses mouvements, écrin approprié à son inégalable beauté. Son cavalier, Mercurio, troisième fils de la Maison Melfynn, lui souriait de toutes ses dents. Fort blanches et régulières, au demeurant. Sa chevelure rousse brillant dans la lueur des candélabres, ses yeux bleus pétillants de bonne humeur et surtout de plaisir. Grand et mince, il était beau, d’une beauté élégante et fragile. Pas du tout son genre d’homme. Estrée lui souriait pourtant, son bassin calé contre le sien, provocateur et ondulant. Elle pouvait sentir le sexe dressé du jeune homme, plaqué contre son ventre. Les deux héritiers, celle d’Eodh, celui de Melfynn, formaient un couple en apparence parfaitement apparié. À la surprise de son père, Estrée avait tenu à assister à cette réception, précisément, elle qui avait tendance à dédaigner ce genre de manifestation. Pour sa part, Morion avait préféré décliner l’invitation. Trop de travail, avait-il déclamé, le nez dans ses dossiers. Répartis par petits groupes ou par couples, les invités dansaient sur le parquet miroitant, discutaient, raillaient ou complotaient. Des serviteurs en livrée blanche et or évoluaient au milieu des convives, porteurs de grands plateaux, offrant vins capiteux, alcools glacés, canapés sucrés ou salés. Un buffet courait sur toute la longueur de la pièce. Installé sur un balcon, à mi-hauteur, un orchestre jouait des airs engageants. La baronne Mharagret, dirigeante du clan Melfynn, se tenait comme à son habitude au centre d’un cercle de courtisans. Des hommes au faciès juvénile, au corps souple, aux sourires faciles, aux compliments bien tournés, vêtus de soie ou de brocart éclatants. La matrone de la Maison Melfynn avait l’apparence d’une jeune fille délicate, mince, très mince, au teint olivâtre, vêtue d’une chatoyante robe d’azur clair, ses cheveux d’un roux éclatant retenus au-dessus de sa tête en une torsade complexe rehaussée de fils d’or purs. Belle, sans conteste. La magie modelait ses traits et sa silhouette pour les rendre conformes à ses désirs, et pourtant, il se dégageait d’elle un je ne sais quoi de factice, de pourrissant. De voir ainsi la Fille d’Eodh se donner en spectacle, enlacée dans les bras de son rejeton, faisait littéralement bouillir la baronne, se délecta Estrée. Elle accentua son rire perlé. * Une heure s’était écoulée. Un couloir recouvert d’une élégante moquette lie-de-vin, éclairé de lampes à huile, les murs tapissés de teintes cuivrées. Estrée avançait, accompagnée de Mercurio Melfynn. Les deux jeunes gens marquaient des pauses pour s’embrasser goulûment. Les mains de l’héritier ne quittaient pas les formes fuselées de l’héritière. Ils riaient, complices. — Tu sais ce qui m’exciterait vraiment ? avait-elle demandé au jeune homme, en chuchotant. De le faire dans le lit de ta mère. — Décidément, je ne comprendrai jamais rien aux femmes ! s’écria le noble. Et pourquoi pas dans ma propre chambre ? — Je ne fais jamais l’amour deux fois au même endroit, affirma en retour la jeune femme, c’est bien trop ennuyeux ! Ce qu’elle venait d’annoncer était totalement faux mais tout à fait conforme à son personnage. Mercurio s’esclaffa avant d’ajouter : — Et pourquoi dans le lit de mère, justement ? reprenait l’héritier. — Parce qu’elle incarne la puissance des Melfynn et qu’elle me déteste, rétorqua Estrée. C’est facile à comprendre, non ? Allez, Mercurio, cette idée m’excite vraiment ! Et quand je suis excitée à ce point, je ne me contrôle plus… Te souviens-tu de la dernière fois ? — Viens ! décida le jeune homme. Ils avaient quitté la salle de bal sans se faire voir, remonté les grands escaliers de marbre jusqu’au deuxième étage, emprunté un couloir tapissé de vert. Un trio de gardes en surcots vert et prune les salua, l’œil ironique. Le bal battait son plein, il en irait ainsi toute la nuit et nul ne s’aviserait de demander au fils Melfynn ce qu’il faisait dans les étages supérieurs ; du reste, accompagné comme l’était le seigneur, ses motifs se révélaient évidents. Il n’était d’ailleurs pas le premier à s’esquiver de la sorte. Le couple s’engagea dans l’aile réservée à la baronne Mharagret. D’autres gardes postés à l’entrée de la zone, tout aussi amusés que les précédents ; leur laissèrent libre passage. Un dernier couloir à franchir, décoré de statues en pied à l’effigie de la matrone des lieux. La porte de la chambre fut poussée sans ménagement. Tout en échangeant des baisers passionnés, le couple traversa la grande pièce parquetée de lattes rosées et se jeta sur le lit à baldaquin qui trônait au centre de la chambre, sur une estrade de bois blanc. Les mains de Mercurio s’agitèrent fiévreusement sur la robe de sa partenaire pour en délacer les attaches mais sans succès. Estrée le repoussa gentiment et demanda une coupe de vin. L’héritier des Melfynn s’empressa de se relever pour rejoindre un secrétaire à liqueurs laqué de vieux rose et ornementé de dorures délicates. La jeune femme en profita pour lui tourner le dos et saisir un tube d’onguent à lèvres qu’elle utilisa rapidement avant de le ranger Occupé à verser le vin, le jeune homme n’avait rien vu. Il revint vers elle avec deux coupes pleines. Ils burent sans se quitter des yeux. Estrée jeta la coupe, se rapprocha de Mercurio et l’embrassa à pleine bouche. Quelques minutes plus tard, ce dernier dormait profondément, ronflant, terrassé par le narcotique dont elle avait enduit ses lèvres gourmandes. Certaine qu’il ne se réveillerait pas de sitôt, Estrée pouvait se préparer à son aise. Elle s’essuya la bouche, puis déshabilla Mercurio avant de l’allonger nu sous les draps de soie grenat. Ensuite, elle ramassa son ample chevelure aile de corbeau qu’elle attacha en un chignon serré et quitta sa robe de soirée, dévoilant une combinaison noire et collante. Un petit sac, caché dans les amples plis de sa robe, fut récupéré avant d’être lacé autour de son cou. Elle était prête. Elle entrouvrit la porte des appartements de la baronne et vérifia que le couloir était désert. Satisfaite, elle referma derrière elle. La fille d’Eodh avait assisté à de nombreuses réceptions dans la résidence d’hiver du clan Melfynn, et grâce à différents subterfuges, elle avait appris à connaître les lieux. Elle n’avait plus qu’à remonter le couloir et ouvrir la troisième porte, située en face. Celle du cabinet privé de la baronne Mharagret. Estrée était persuadé que la baronne y gardait des trésors d’informations. Elle qui désirait faire des Melfynn les plus puissants de tous, son ambition primordiale, son obsession au-delà de la raison, ne pourrait s’empêcher de conserver auprès d’elle les secrets de sa Maison. La porte était verrouillée, bien évidemment. Ce qui ne posait pas de problème particulier à la jeune femme. Estrée fouilla dans son sac pour en sortir un étui de cuir de la taille de sa paume, qu’elle ouvrit. Un jeu complet de rossignols y était rangé. Elle sélectionna deux de ses instruments et les enfila dans la serrure. Tâtonna durant quelques dizaines de secondes, avant d’entendre le déclic caractéristique qu’elle attendait. Toujours personne dans le couloir. La jeune femme poussa doucement la porte et se dressa sur le seuil avec la plus grande prudence. Capitonnée de tentures magentas ou violettes, la pièce suintait le luxe. Un luxe tapageur, parfaitement assorti au caractère de la maîtresse de céans. La lumière provenait d’une dizaine de candélabres en or massif. Une grande fresque couvrait tout un mur, une esquisse au fusain de la baronne. Un feu en train de mourir dans l’âtre de l’imposante cheminée, un duo de canapés bas se faisant face séparés par une table en bois d’olivier. Une baie de cristalune remplaçait le mur du fond, ouvrant sur le lac que surplombait la résidence. Au-dehors, la neige tombait par gros flocons. Large et profond, le bureau faisait face à la baie. Doté de trois rangées de tiroirs superposés, il avait été taillé à partir du cœur d’un orme aux tons chauds. La fille d’Eodh se garda bien d’entrer dans le cabinet. Elle saisit le pendentif d’opaline qu’elle portait – celui-là même qui lui avait sauvé la vie lors de l’attaque du Nodus – le décrocha de son cou et regarda au travers de la gemme shaad’dûh. Les lignes de pouvoir du sort de garde se dessinaient à présent en d’épaisses lignes de mana rouge, entrecroisées à travers la pièce. Impossible d’atteindre le bureau sans couper l’un des faisceaux magiques. Il en fallait plus cependant pour la faire renoncer. Estrée remit le pendentif autour de son cou. Replongea dans son sac pour en sortir une gemme ronde, gris-foncé, ciselée de runes argentées. Elle lança la pierre d’intrusion au centre du cabinet et articula un mot runique. La gemme grise s’immobilisa au milieu du vide, se subdivisa en quatre croissants. Sur un nouvel ordre de la jeune femme, les croissants fusèrent à chaque coin de la pièce pour y disparaître dans un bref étincellement. Quelques secondes plus tard, une lumière bleu pâle illumina le cabinet privé, aussi brève et intense qu’un éclair mais totalement silencieuse. La fille du Chaos récupéra son pendentif shaad’dûh et regarda au travers. Les lignes pourpres avaient disparu, le sort de garde momentanément suspendu par l’influence de la gemme magique. Après avoir soigneusement refermé la porte derrière elle, l’héritière d’Eodh traversa enfin le cabinet privé et s’assit directement au bureau. Une fouille rapide. Aucun des tiroirs ne contenait quoi que ce soit d’intéressant. De la correspondance et des cahiers de comptes sans intérêt, du papier vierge, des plumes, de l’encre, des sceaux, de la cire à cacheter, des poudres de maquillage, des sucreries, de quoi se faire les ongles et voilà tout. Estrée détailla attentivement le meuble, son regard se détourna pour fouiller la pièce, revint sur le bureau. Elle sourit. Et passa les mains sous le plateau supérieur. À force de recherches, elle sentit sous les doigts une légère excroissance au fond du meuble. Une sorte de bouton, de la taille de l’ongle de son petit doigt. Un claquement sec, un pan de bois entier qui s’ouvrait sur un long tiroir coulissant. Pitoyable, se dit-elle un petit sourire aux lèvres. Si Morion voyait les piètres dispositions prises par la baronne pour cacher les secrets de son clan, il en serait malade. Sans perdre une minute, Estrée ouvrit le tiroir caché et opéra un choix rapide parmi la cinquantaine de dossiers suspendus qui s’y trouvait. Une pêche des plus fructueuse ! Les agents dormants implantés sur les Territoires-Francs, les principaux réseaux d’espions dont ils dépendaient le détail des forces que pouvait mobiliser la Maison Melfynn en cas de conflit. Autant commencer avec ça. Elle verrait si elle avait le temps de trouver plus. La Fille du Chaos ouvrit le premier dossier sélectionné et mit une fois encore le contenu de son sac à contribution. Une autre pierre magique ovale, nimbée d’une lueur pâle qu’elle empoigna pour la passer lentement au-dessus de la première feuille, du haut vers le bas. La lumière de la gemme s’élargit pour englober toute la surface du papier et en mémoriser toutes les informations. Sa tache accomplie, Estrée changea de feuille et réitéra le processus. Lorsqu’elle eut copié l’ensemble des trois dossiers, elle les remisa dans l’ordre où elle les avait trouvés. Elle ferma le panneau secret, rempocha son galet pâle. Par la suite, il suffirait à l’héritière d’Eodh de repasser la pierre au-dessus d’une page blanche pour voir les informations qu’elle avait dérobées s’y imprimer sans faillir. Bien évidemment, ces informations sensibles qu’elle venait d’acquérir, elle les morcellerait avec soin avant de les vendre aux Ténèbres. Vendre. Le profit qu’elle avait tiré de sa trahison, somme toute, se revêtait bien trop maigre. Des doses de bleue-songe, une vraie récompense empoisonnée, et quelques promesses du Roi-Sorcier. Rien de plus. Il était temps que cela change. Désormais, décida-t-elle, les Ténébreux paieraient un juste prix. Bouge de là, ma fille, tu perds un temps précieux. Il aurait été intéressant de fouiller plus longtemps, afin de savoir par exemple ce que les Melfynn disposaient d’informations sur Eodh, mais ce serait pour une autre fois. Tant sa prudence que son instinct lui intimaient de quitter les lieux. Un bruit, derrière la porte. Le cliquetis d’une clé s’engageant dans la serrure. Estrée regarda autour d’elle, en quête d’une cachette. Un garde aux moustaches grisonnantes entra, sanglé d’un uniforme vert et prune, un large baudrier luisant maintenait son épée au côté. Il porta la main à son cou. Un anneau doré y était accroché autour d’une chaine. L’homme passa l’anneau à son doigt et le fit tourner à trois reprises. Les lignes rouges qui recouvraient la pièce s’allumèrent brièvement et s’éteignirent. Tout en maugréant, le surveillant inspecta la pièce d’un œil distrait. Il se rendit jusqu’à la cheminée, saisit une bûche épaisse dans la hotte attenante et la jeta dans l’âtre. Une autre bûche, une troisième, le soufflet à présent qui œuvrait entre ses mains calleuses, les braises qui se ravivaient, de petites flammes qui grandissaient en dévorant le bois, des crépitements. Le feu était reparti. Son devoir accompli, l’homme grisonnant revint sur le seuil, réactiva le sort de garde à l’aide de son anneau et quitta la pièce. Estrée soupira de soulagement. Heureusement qu’elle n’avait pas décidé de se réfugier dans la cheminée… À l’arrivée du garde, elle avait eu juste le temps de récupérer les croissants de sa gemme d’intrusion et de se jeter sous le bureau. À présent que faire ? Tassée comme elle l’était, elle ne disposait plus d’assez de place pour sortir de sa cachette ni pour lancer sa pierre magique. De sa main libre, elle pouvait néanmoins utiliser le pouvoir de son pendentif pour vérifier la position des lignes de défense cramoisies. L’une d’elles coupait son horizon devant le bureau, à vingt-cinq centimètres de son nez. Impossible de ramper au-dessous, et très difficile de passer par-dessus. Son autre main était coincée contre son ventre, elle commençait à ressentir une crampe monter à l’assaut de son mollet. Réfléchis ! Attendre que le garde s’éloigne, pour commencer. Cinq minutes passèrent, puis dix. La jeune femme commençait à transpirer. La crampe s’installait. Aucune échappatoire. Tant pis. Elle n’avait pas le choix. Mobilisant ses muscles et son énergie, elle jaillit hors de sa cachette sans se soucier des protections magiques. Elle coupa la ligne et aussitôt l’alarme se déclencha. Une sonnerie stridente résonna dans la pièce. Estrée bondit jusqu’à la porte sans ralentir, la déverrouilla et se rua en dehors de la pièce. De deux extrémités du couloir retentit un fracas de voix graves et de raclements de bottes. Estrée courut jusqu’à la porte de la chambre de la baronne, l’ouvrit, la referma sans bruit, se dirigea vers le lit, tout en libérant sa chevelure. Mercurio n’avait pas bougé et ronflait toujours. Tout en marchant, la jeune femme posa la main sur sa combinaison, à hauteur de poitrine, l’empoigna et tira violemment vers le haut. La combinaison vint d’un seul tenant et elle se retrouva nue. Elle froissa le vêtement entre ses mains, jusqu’à en faire une boule compacte qui tenait dans son poing La boule rejoignit l’intérieur du sac, ce dernier regagna la poche secrète cousue dans la robe, le vêtement fut roulé en boule et jeté sur le tas de ceux de son compagnon. Estrée se jeta entre les draps de soie et s’allongea aux côtés de Melfynn qui cessa ses ronflements. Du côté du couloir, les voix se rapprochaient. Elle entreprit de dégager le sexe de l’homme et de le masser. La verge se réveilla avant son légitime propriétaire. Dès qu’elle fut en parfaite érection, la fille du Chaos s’humidifia la fente de sa propre salive et s’empala sur Mercurio. Ce dernier commençait à retrouver ses esprits. Estrée se retint de grimacer lors de l’intromission, elle était trop sèche. Elle remonta le temps de se mouiller davantage et reprit sa descente jusqu’à s’empaler convenablement. Son amant ouvrit des yeux hagards, il ne souvenait de rien d’autres que des baisers de la jeune femme. Toutefois, c’était un homme et rien qu’un homme. En de pareilles circonstances, il fit ce qu’il estimait le plus approprié. Il empoigna Estrée par les hanches et imprima à sa partenaire un rythme plus soutenu. La Fille du Chaos se forçait plus qu’autre chose mais cacha son inconfort, feignant au contraire la plus grande passion. La porte s’ouvrit brusquement, un flot de gardes en vert et prune se rua dans la pièce, lames aux poings, mené par un officier au faciès anguleux. — Comment osez-vous ! tonna Mercurio, soudain dressé sur ses coudes. Estrée se dégagea de son sexe et s’enroula pudiquement dans un drap. — Mille pardons, seigneur Melfynn, s’excusa le capitaine, mais l’alarme du cabinet privé de votre mère a résonné. Avez-vous vu ou entendu quelque chose ? — Comme vous pouvez le constater, capitaine Dubergh, grommela l’héritier, j’étais occupé en fort galante compagnie. Cela fait bien plus d’une heure que nous sommes là et nous n’avons rien constaté qui soit de nature à vous intéresser ! — Devons-nous faire prévenir la baronne ? toussota un autre garde. — Inutile, riposta Mercurio d’une voix sèche. Je verrai ça directement avec elle. Mais dites-moi, capitaine, avez-vous fouillé tout l’étage ? Avez-vous vérifié qu’il manquait quelque chose dans le cabinet de ma mère ? Avez-vous cherché des indices d’effraction ? Non ? Alors diantre, que faites-vous là à me faire perdre mon temps ? La colère de l’héritier chassa les gardes en quelques secondes. — Que s’est-il passé ? demanda Mercurio un peu plus tard, en terminant de se rhabiller. Je crois que j’ai eu comme une absence… — Tu ne te souviens pas ? s’étonna faussement Estrée. Tu m’as chevauché jusqu’à ce que je te supplie de jouir. Nous nous sommes endormis juste après et tu m’as réveillé pour une nouvelle passe. Tu étais si gros, si dur ! Nous avons recommencé, au bout d’un moment, je suis montée sur toi et les gardes sont arrivés. Si tu me dis que tu as oublié nos exploits, tu vas me froisser, mon cher ! Jamais je n’avais eu autant de plaisir… — Bien sûr que je me souviens, se défendit le jeune homme avec une assurance factice. Tout sauf fâcher la troublante héritière d’Eodh. — Je me souviens de tout Estrée, poursuivit-il. C’était si bon de te prendre… — Ah, je préfère ça ! sourit-elle en lui caressant la joue. Mercurio saisit sa main, la baisa, ajoutant d’un ton qu’il voulait complice : — Ces abrutis nous ont interrompus en plein ébats… On pourrait remettre, non ? — Non, répliqua Estrée, une moue ravissante peignant son visage. En vérité, je ferais mieux de partir. Tes gardes vont finir par jaser et je ne tiens pas à croiser ta mère dans sa propre chambre ! Sans attendre, elle se jeta hors du lit et passa sa robe. — Tu as raison, je te raccompagne, conclut l’héritier des Melfynn. Quelque temps après, ils descendaient les grands escaliers, la mise impeccable, tandis que dans les étages supérieurs, les gardes de la maisonnée avaient entrepris des fouilles sérieuses. — Nous retrouverons-nous à la prochaine réception chez les Trémayne ? quémanda Mercurio à mi-voix en abordant la salle de réception. — Nous verrons, répondit Estrée. Je suis une femme très occupée… * Dans la salle de réception, la fête continuait de battre son plein. Estrée prit congé de l’héritier du clan Melfynn et traversa la salle d’un pas assuré, s’attirant maints regards appréciateurs de la gent masculine, maintes grimaces de jalousie ou d’envie de la part de représentantes du beau sexe. Estrée retrouva son père, le duc Elvanthyell, debout à côté du buffet. Très à son aise, l’archimage s’occupait à accaparer un trio de courtisanes aux robes soyeuses, aux décolletés provocants. Les trois comtesses le buvaient des yeux, minaudant ses faveurs, sans le cacher, tout en échangeant entre elles des regards étincelants de rivalité. De ce que l’héritière savait de son père, ce qui l’intéressait, lui, était de ramener les trois belles à Eodh, dans son alcôve privée, et de les plier simultanément à ses désirs complexes Si Elvanthyell avait une addiction reconnue, c’était bien envers le sexe. De haute taille, le duc du Chaos pouvait s’enorgueillir d’un visage altier, aristocratique, sans âge, rehaussé d’une peau laiteuse. Le contraste entre sa chevelure de neige et sa barbe dense d’un noir d’encre était saisissant. Plus saisissants encore, ses yeux gris aux reflets dorés, brillants de magnétisme. Tel était l’homme, le maître d’Eodh, l’être réputé le plus puissant du Chaos. Des anneaux et des bagues paraient ses doigts, un lourd médaillon de ce qui semblait être du saphir pur reposait sur sa poitrine musclée. Le duc portait pour l’occasion une longue tunique de velours épais aux couleurs de sa Maison, bleu nuit, aux manches gris clair, aux revers pourpres. Comme à son habitude et quelles que soient les circonstances, le duc était pieds nus. Estrée salua son géniteur d’un mouvement de tête. Il lui répondit d’un regard interrogateur. Elle se contenta de hausser les épaules et, pour donner le change, accepta une invitation à danser. Aux bras de son cavalier, qu’elle n’avait même pas regardé, gardant le silence et prenant bien soin de ne rien faire qui puisse éveiller la jalousie de Mercurio, Estrée surveilla la salle l’air de rien. Aucun des gardes ne descendit jusqu’ici. Elle avisa Mercurio aborder sa mère la baronne, la prendre à l’écart. Faisant comme si de rien n’était, la vieille femme aux traits de jouvencelle quitta tranquillement la pièce, laissant à son fils cadet le soin de veiller sur la soirée. La baronne Melfynn était bien trop orgueilleuse pour faire annoncer la nouvelle d’une effraction possible de son cabinet particulier. Aucun des invités ne devait savoir, il en allait de la réputation du clan. Et donc, rien ne devait perturber le bon déroulement des festivités. Estrée n’avait rien laissé derrière elle susceptible de la trahir. Elle doutait de plus que les Melfynn comprennent la nature de son intervention. Elle n’avait rien dérobé, elle était confiante. La danse s’acheva. Sans prêter plus attention à son cavalier, elle le remercia. Trois jeunes seigneurs se pressaient pour obtenir ses faveurs. Estrée choisit le plus séduisant, un grand capitaine du clan Bénérys, un blond au regard d’un gris malicieux et se lança avec lui dans une nouvelle danse, faisant preuve toute la grâce dont elle était capable. * Plus tard encore, dans la nuit. Estrée était rentrée à la Forteresse d’Eodh avec le duc Elvanthyell, ses gardes et les trois comtesses. La Fille du Chaos se tenait sur le balcon de sa chambre, seule, emmitouflée dans l’épaisse fourrure d’un ours-garou blanc, qu’elle avait tué de ses propres mains quelques années auparavant. La fatigue était tombée sur elle alors qu’elle franchissait le seuil de ses appartements. Le regard las de la jeune femme errait sur l’épaisse forêt de Streywen qui marquait le contrebas des murailles naturelles de la citadelle. Valistar, la lune bleutée, brillait de toute sa plénitude. Une brume argentée tapissait le faîte des arbres géants et millénaires. De temps à autre, l’appel étiré d’une meute de loups en chasse volait jusqu’à sa position surélevée. À présent qu’elle était rentrée, Estrée ne risquait plus rien du clan Melfynn. Les informations contenues dans sa pierre magique, recopiées dans un cahier de vélin, attendaient sur son bureau de laque noir. Plus tard, elle les remettrait en forme, les fragmenterait, avant de les céder aux Ténèbres. La jeune femme éprouva une pensée coupable et lancinante à l’égard d’Empaleur des mes. Son amant ne méritait pas une telle infidélité. Cependant, Estrée n’avait pas le choix. Cette relation avec le Puissant, si merveilleuse soit-elle, ne suffirait pas à lui faire changer de méthodes. Elle ne pouvait se voiler la face, elle se battait seule, avec ses armes, disposant d’une marge de manœuvre de plus en plus étroite. Estrée rassembla les pans de sa fourrure autour d’elle. Malgré le feu vigoureux qui crépitait dans la cheminée centrale, elle avait froid, soudain. Et cela n’avait rien à voir avec sa fatigue. Des frissons commencèrent à remonter le long de son échine. Elle repoussa l’appel qui, sous peu, hérisserait l’ensemble de son corps. Elle tenait quelque chose serré dans la main, un petit objet qu’elle se mit à contempler, qui lui brûlait les doigts, qui, dans une certaine mesure, la faisait saliver. Un sachet contenant ce qui ressemblait à du sable bleu cobalt. Depuis qu’elle avait quitté Empaleur des mes, la bleue-songe avait recouvré son empire. Elle devait en prendre chaque jour pour échapper aux effets pervers du manque. Heureusement, les réserves qu’elle avait constituées lui permettaient pour le moment de tenir la dragée haute au Légat des Ténèbres. Sans compter qu’avec les informations dont elle disposait, elle pourrait obtenir de nouvelles doses, dès qu’elle verrait Leprín. Ce dernier devait trépigner chaque jour un peu plus. Depuis le début de sa relation avec Empaleur, Estrée ne lui avait donné aucune nouvelle. Il allait grimper aux rideaux en apprenant que dorénavant, la Fille du Chaos réclamait un tribut plus en mesure avec ce qu’elle livrait. Tout allait bien, dans la limite du raisonnable, estima-t-elle. De plus, elle allait bientôt revoir le Conquérant, espérant bien que l’effet de sa présence chasserait une nouvelle fois l’addiction à la bleue-songe. Oserait-elle lui parler de la drogue ? Probablement pas. Estrée lui faisait confiance dans une large mesure, mais pas à ce point, toutefois. Mais si leur relation continuait comme elle l’espérait, elle trouverait sans doute le courage de dévoiler ce secret qu’elle n’avait jamais partagé. Empaleur ferait tout pour trouver un remède, elle pouvait compter dessus. Songer à lui, à ce qu’ils avaient partagé, éveilla son désir. Mais la fille d’Eodh se refusa à éteindre ce feu elle-même. Non, elle ne ferait rien, pas cette fois. Elle allait garder ce désir, le faire germer précieusement, jusqu’à ce qu’elle puisse rejoindre le seigneur des Conquêtes. La jouissance de leurs retrouvailles n’en serait que meilleure. Bientôt. Empaleur des mes lui avait même fait cadeau d’une de ses propres pierres-de-contact, accordée sur son aura. Encore un geste qui traduisait la confiance qu’il lui portait. Une confiance surprenante de la part d’un Ténébreux, une confiance qui avait su percer les murailles de sa propre chance. Avec un tel objet en sa possession, elle pouvait le retrouver où qu’il se trouve. Il lui suffisait de se concentrer sur l’aura du Ténébreux pour un lien avec lui. Mais avant, elle devrait s’entretenir avec Leprín et cette pensée la révulsait. Et Cellendhyll alors ? Le troisième maillon du triangle amoureux qui régissait les lois de son cœur. Le Plus mystérieux, le moins évident… Que devenait-il ? Elle frissonna à nouveau, avec plus de force. Elle ne pouvait plus attendre plus longtemps. Elle regagna le lit, son lit, dans lequel elle pourrait se perdre jusqu’au lendemain. Rejetant sa fourrure, elle se mit nue. Elle s’assit les jambes croisées devant elle, déchira le haut du sachet, préleva une pincée de cristaux bleus qu’elle inspira, le dégoût assombrissant son regard. La bleue-songe fusa à travers ses membres, engourdit la réalité, l’effrita, la balaya, dispersant la conscience d’Estrée en fragments minuscules. Chavirée, elle ne fut plus que réceptacle aux sensations étranges qui la possédaient. Elle bascula en arrière, sans même s’en rendre compte. Les figures d’Empaleur des mes, de Leprín, de Mercurio, d’Elvanthyell, de Cellendhyll, apparurent devant ses yeux troubles, auréolées de lumière, floues, ricanantes, avec en arrière-plan la silhouette incertaine du Père de la Douleur. Les visages se mirent à tournoyer, de plus en plus vite, lui donnant le vertige jusqu’à ce qu’elle sombre dans une inconscience qu’elle espérait salvatrice. Chapitre 18 Le manoir des Da-Vinci Contini était situé à moins d’un quart d’heure du centre ville, au nord-est. Les guerriers passèrent les lourdes portes de l’enceinte extérieure du manoir sans être questionnés. Le manoir consistait en un bâtiment de trois étages, au bois roux patiné, à l’aspect massif, aux balcons rehaussés de fleurs aux couleurs vives ou chargés de vigne vierge odorante. Outre le corps principal, l’enceinte ducale comprenait une cour intérieure encadrée d’un jardin, une longue écurie et un corps de garde. Dans la cour, un palefrenier étrillait la robe d’un magnifique alezan brûlé ; deux jardiniers taillaient les massifs de roses encadrant l’allée principale. Alors qu’ils traversaient la cour de gravier rosé, un serviteur en livrée pourpre et blanche sortit à leur rencontre. Sous son identité de procurateur, Cellendhyll demanda à voir le duc Renzo. Le serviteur s’empressa d’aller le prévenir, les laissant attendre dans me vestibule orné d’une fontaine de marbre. À droite de l’escalier central à rampe de fer forgé et large de trois mètres, une immense pièce aux murs couverts de livres. À gauche, une salle à manger décorée de lustres étincelants. Quelques serviteurs des deux sexes en livrée rouge et blanche passaient de pièce en pièce. Un page vint les chercher. Il les fit passer d’un côté de l’escalier pour emprunter un long couloir décoré de statues en pied. Au bout de ce couloir, une porte à double battant. Le page ouvrit, annonça les visiteurs et se retira. Cellendhyll entra dans une antichambre aux murs couverts de rayonnages en pin. Il se trouva face à Devora Al’Chyaris. C’était bien elle, toujours magnifique. Dans un costume de cuir noisette, ajusté pour mettre en valeur sa silhouette sans pour autant entraver ses mouvements, un poignard dans un fourreau en travers de la ceinture, sa rapière posée sur une table à portée de main. Ses longs cheveux de miel étaient tressés. — Toi ! souffla la jeune femme, séchée par la surprise. Cellendhyll haussa un sourcil. Aussi stupéfaits l’un que l’autre, ils se toisèrent. — Que fais-tu ici ? reprit-elle sans aménité. Comment m’as-tu trouvée ? — Je pourrais te retourner la première de tes questions… répondit-il d’un ton tout aussi froid. Sache que si je suis ici, cela n’a aucun rapport avec toi. Pour te retrouver, il aurait d’abord fallu que j’en éprouve le désir, ce qui n’est nullement le cas. En fait, je viens voir le duc Renzo. — Tu le connais ? — Nous nous sommes rencontrés avant d’arriver en ville. Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? — J’ai accepté un contrat de protecteur, le temps de mon congé, dit-elle d’une voix un tantinet radoucie. Je m’occupe de la sécurité du duc. Attends… Il m’a parlé de cette attaque avant d’arriver à Véronèse, d’un guerrier qui l’avait sauvé. Jamais je n’aurais pensé qu’il puisse s’agir de toi ! Cellendhyll garda le silence, le visage fermé. — Tu as l’air en forme, reprit la guerrière, après l’avoir détaillé des pieds à la tête. — Effectivement, je vais très bien mais je ne vois pas en quoi ça peut t’intéresser. Bon, tu me laisses passer ? — Salut, Dev’, moi aussi je vais bien, merci ! La grosse tête de Gheritarish venait de s’encadrer dans l’embrasure de la porte, hilare. — Gher’ ! s’exclama Devora. Salut, vieux matou, c’est bon de te revoir ! — Ma cocotte, je suis bien d’accord avec toi ! Le Loki passa devant Cellendhyll et donna l’accolade à la jeune femme L’attention de la blonde se reporta sur l’Adhan. Elle se mordilla la lèvre et s’enquit : — Que lui veux-tu, au duc ? — Ce ne sont pas tes affaires, répliqua sèchement l’Ange. Elle allait rétorquer lorsque la porte du fond s’ouvrit, laissant apparaître Renzo Da-Vinci Contini. Le noble arborait une chemise gris souris, un pantalon en gabardine de laine et des souliers de daim. Il avait toujours aussi jeune, son sourire était toujours aussi franc. — Ah, mes amis, finalement vous êtes venus ! Voyez, Devora, ce sont les deux gentilshommes qui m’ont sauvé la vie ! Cellendhyll salua le duc d’un austère hochement de tête, Gheritarish lui serra la main à lui en arracher le bras. — Ces deux gentilshommes ? La guerrière aux tresses blondes grimaça en prononçant le dernier mot. — Mais je vois que vous vous connaissez, enchaîna Renzo, inutile donc de faire les présentations. Messires, que me vaut le plaisir de votre visite ? L’Adhan jeta un bref coup d’œil en direction de Devora. Elle ne dissimulait pas sa curiosité. — Je préfère vous parler en privé, assena-t-il. Il avait dit cela uniquement pour contrarier la guerrière. À voir ses sourcils froncés, sa bouche arquée, il avait réussi. — Fort bien, s’inclina le duc. Devora, veuillez nous excuser… Renzo invita les guerriers à entrer dans son bureau. Gheritarish passa le premier, Cellendhyll laissa passer son hôte. Juste avant de franchir le seuil, l’Adhan tourna la tête pour jeter un regard à la guerrière. Elle le fixa d’un œil furibond, remettant d’un geste sec une mèche rebelle en place. Cellendhyll lui adressa un sourire ironique avant d’entrer et refermer la porte derrière lui. En fait de bureau, la pièce se révélait être un jardin d’hiver décoré de fougères vertes ou rousses, de ficus entrelacés, de massifs de lavande et de plantes grimpantes aux petites fleurs orangées. Un bureau de chêne massif, encombré de plusieurs piles de documents, trônait devant une verrière qui ouvrait sur un parc boisé cernant l’arrière de la propriété. — Votre venue représente une distraction inespérée, annonça le jeune homme. Je viens à peine de prendre mon héritage et vous n’imaginez pas le nombre d’informations que je dois digérer. Sans compter que j’ai l’intention de siéger au conseil de la ville. Heureusement l’atmosphère paisible de la serre m’aide à me concentrer, si je pouvais, je mettrais mon bureau au milieu des arbres du parc ! Mais je vous en prie, messires, mettez-vous à l’aise. Le duc leur désigna un carré de canapés entourés de ficus et de fougères dans un coin, au centre duquel reposait une table basse en cristalune. Les guerriers s’assirent, le temps que le duc aille lui-même chercher sur un guéridon un plateau contenant une carafe de cristal et des verres. Il ne faisait pas de manières et ne s’encombrait pas de serviteurs destinés à combler ses moindres désirs, nota l’Adhan. Gheritarish s’était laissé tomber sur un des canapés, il allait étaler ses bottes à larges revers sur la table, histoire d’être vraiment à son aise, au moment au Cellendhyll le cingla de son regard de jade. Le Loki se reprit au dernier moment. Revenu auprès d’eux, Renzo posa le plateau et leur servit un verre de liqueurs de fleurs, avant de s’asseoir à son tour. — Si vous êtes là, entama-t-il, ce n’est certes pas pour une visite de politesse, n’est-il pas vrai ? Je vous écoute… — Je vais être bref. Gheritarish et moi-même enquêtons sur la disparition d’un homme… Vicario Nozzo, responsable de secteur au bureau de la mine. J’ai besoin d’une autorisation pour accéder à celle-ci et interroger le personnel. — Je vous croyais procurateur, remarqua le duc. Cellendhyll haussa les épaules : — Il se trouve que j’ai du temps libre. — Curieuse manière d’occuper vos loisirs, sourit Renzo, qui ne semblait pas dupe. Mais je vous l’ai dit, je ne peux rien vous refuser. Il se releva pour gagner son bureau et tandis qu’il rédigeait deux notes successives, les guerriers sirotèrent leur liqueur. Le duc apposa son sceau sur les documents, les cacheta et revint auprès de ses invités. — Tenez, chacun le vôtre. Vous êtes procurateur, eh bien d’après ces documents, je vous mandate, Gheritarish et vous, à enquêter pour mon compte ! Ainsi, votre démarche sera cautionnée par la réputation des Da-Vinci Contini et je pense que personne ne vous posera de problèmes. Si c’était le cas, toutefois, je vous appuierai au mieux de mes capacités. Cela vous convient-t-il ? — Oui, répondit Cellendhyll en rangeant son sauf-conduit à l’intérieur de sa veste, mais nous allons nous mettre d’accord sur un point précis : nous n’entrons pas à votre service. Je mène mes affaires comme je l’entends et je déteste rendre des comptes. N’essayez pas de nous donner des ordres, ce serait une erreur… Certains aristocrates auraient pu se choquer d’un tel langage. Pas Renzo. Il sourit : — Vous ne mâchez pas vos mots, au moins, messire Ravage. Vous voulez garder votre indépendance, c’est clair, et je comprends tout à fait que je ne vous sers que de passe-droit. L’héritier enchaîna : — À présent, à moi de fixer mes propres conditions, une seule en fait. Cette affaire m’intéresse, comme tout ce qui peut se passer d’inhabituel dans la cité, alors je désire que vous me teniez au courant des progrès votre enquête sur ce Nozzo. Je ne vous demande pas de me divulguer ce que vous estimez devoir garder pour vous, mais au moins de me livrer les grandes lignes. Je vous donne ma caution, soit, mais je ne veux pas engager le nom de ma famille à l’aveuglette. — Soit, concéda Cellendhyll, qui trouvait la demande justifié. Nous viendrons vous faire un compte rendu tous les deux ou trois jours. — Alors la chose est réglée ! conclut le jeune duc. Sachez que je suis plus facile à joindre le matin, l’après-midi je vais être occupé en ville. Et si vous voulez venir en soirée, aucun problème, je déteste les mondanités et je sors peu. En vérité, je serai ravi de dîner en votre compagnie à tous les deux. — Nous verrons. Gheritarish intervint : — Dites-moi, messire duc, quelqu’un d’autre a-t-il attenté à votre vie depuis notre première rencontre ? — Non. Et depuis que cette chère Devora veille sur moi, mon intendant dort tranquille. — Parlez-nous donc un peu de vous, Renzo, relança Cellendhyll Connaissez-vous quelqu’un qui voudrait vous nuire ? Le jeune noble croisa les jambes et répliqua : — Pas le moins du monde… Je suis le dernier des Da-Vinci Contini, mes parents sont morts dans ma jeunesse et j’ai été élevé par mon grand-père, Luca. C’est lui qui m’a envoyé étudier à l’université des Sciences de Coruscante, j’y ai passé ces cinq dernières années. Là-bas, je n’étais qu’un étudiant parmi les autres ; à ma connaissance, je ne m’y suis fait aucun ennemi et, du reste, je n’ai aucune querelle, je ne trempe dans aucun complot. J’ai obtenu mon diplôme juste avant l’été. Hélas mon grand-père est mort peu avant mon retour, il s’est brisé la nuque lors d’une chute de cheval. Je ne l’ai manqué que d’une poignée de jours, hélas soupira Renzo… Bref, je suis rentré en ville pour accomplir ce à quoi il m’avait destiné : devenir magistère et diriger la ville au mieux de ses intérêts. Je suis célibataire, et, hormis une passion pour l’économie et les mathématiques, je n’ai aucun vice, même caché. Sa liqueur terminée, Cellendhyll ajouta : — Si j’ai bien compris la situation à Véronèse, votre arrivée tombe mal pour votre concurrent, le baron Verdugo. Après tout, lui aussi postule à devenir magistère, voilà au moins une raison de vous en vouloir. — Le baron est venu me voir, justement. Hier. Il m’a souhaité bonne chance. Je n’ai vu en lui qu’un homme courtois, agréable, prêt à se lancer dans une saine compétition. Nullement un adversaire acharné à me nuire. Tu es bien naïf, mon jeune ami, pensa l’Adhan. — En matière de sécurité, Devora Al’Chyaris est un excellent choix, énonça-t-il. Si vous voulez rester en vie, je vous conseille de suivre ses conseils à la lettre… À présent, nous allons vous laisser. — Revenez quand vous voulez, répondit l’héritier tout en se relevant, ma porte vous est grande ouverte. Devora attendait les deux guerriers du Chaos dans l’antichambre. Elle salua Gheritarish avec bonne humeur mais Cellendhyll n’eut pas même l’aumône d’un hochement de tête. * — Et maintenant qu’on a ce sauf-conduit, on fait quoi ? demanda le Loki en franchissant l’enceinte de la propriété. — On va pouvoir visiter les mines. En attendant, on va poser des questions. Une enquête ouverte sur la disparition de Nozzo devrait finir par déclencher quelque chose. — Mouais, je croyais que vous autres, les Ombres, étiez les rois de la subtilité ! — Je n’ai pas le temps d’être subtil, Gher’. Nous n’avons aucun réseau implanté en ville sur qui nous appuyer, et je veux résoudre cette affaire avant la signature de la Rose des Vents. — Toi et ton orgueil ! En fait, tu veux en remontrer à Morion, hein ? En tout cas, moi, ce Renzo, il me plaît vraiment… Il est franc et intègre et ça change de ceux qu’on fréquente d’habitude, tu ne trouves pas ? Il en faudrait plus dans son genre et pas seulement chez vous autres Humains ! Direction l’hôtel de ville. Histoire d’agiter le chaudron, comme ils disaient. Ils y visitèrent les responsables des quatre secteurs de la mine, bureau après bureau. Gheritarish bandait ses muscles et Cellendhyll toisait ses interlocuteurs avec toute sa froideur coutumière, les harcelant de questions sur Nozzo et sa disparition. Il ne menaça personne mais ses manières s’avéraient suffisamment explicites. Ils quittèrent le bâtiment en laissant derrière eux une série d’hommes secoués. Aucun des chefs de secteur n’avait révélé quoi que ce soit qui puisse faire avancer l’enquête. Mais le but de Cellendhyll n’était pas d’obtenir des informations, plutôt d’inquiéter ceux qui se cachaient derrière cette disparition. — On a oublié le remplaçant de Nozzo, observa Gheritarish. Tu sais, ce type plutôt énervant ? — Fracco Bardolvo ? On reviendra dans un jour ou deux pour faire monter la pression. Allons plutôt faire le tour des auberges, pour nous faire de la publicité, il n’y aura pas mieux. D’ici demain soir, je gage qu’on saura partout en ville que deux guerriers enquêtent sur la disparition de Vicario Nozzo, responsable des mines. Chapitre 19 Une grande pièce haute de plafond, aux murs de pierre grossière. En fait, un ancien cellier reconverti. Peu de meubles. De grandes tentures cramoisies tapissant les murs. Une série de tapis de la même teinte couvrait le sol de pierre grise Un petit homme se tenait nu devant un miroir en pied. Dénudé, il flattait son sexe épais de sa main gauche. Depuis sa rencontre avec Cellendhyll de Cortavar, l’ancien sorcier avait bien changé. La confrontation avec l’Adhan lui avait fait perdre sa main droite, son honneur et, surtout, l’usage de sa magie. Oui, Mordrach Farrakas avait subi une véritable renaissance. Choisi par son nouveau maître, Leprín, le Légat des Ténèbres, pour connaître un destin très particulier. Mordrach délaissa sa verge. Il n’était pas vraiment excité. Son attention se porta sur son image reflétée. Il se trouvait si beau, à présent. Sur son crâne oblong, reposait ce qu’un observateur malavisé aurait pris pour une sorte de bonnet violet, d’apparence plate et spongieuse Les épaules de Mordrach, son bassin, le haut de ses cuisses, étaient recouverts d’une cuirasse de chitine mauve semblable à une nouvelle peau. À la place de sa main manquante, avait poussé une pince. Une grande pince munie de barbillons acérés. Une Pince qu’il releva pour mieux l’admirer, relevant ses lèvres en un rictus de satisfaction, tandis que de sa main unique il caressait ce qui couvrait son crâne, la source de sa métamorphose : une larve de Mante. Une larve de reine très exactement. Sa compagne muette et pulsante, devenue partie intégrante de lui-même, au terme d’une gestation longue de plusieurs mois, marquée d’horribles souffrances. Les yeux noirs de Mordrach luisaient d’un éclat malsain. Car le manchot était totalement, irrémédiablement fou. Ayant dépassé les limites de la démence, il vivait dans un univers que son esprit créait de toutes pièces. Il avait perdu tout souvenir de son existence antérieure, celle d’avant la fusion, d’avant sa métamorphose. Celle de sa vie de sorcier, de criminel, d’assassin, de maître en supplices. Perverti par la magie du Sang, il avait trahi les siens, sans remord, sans hésitation, pour se vouer corps et âmes aux Ténèbres. Comblé de la vision qu’il avait de lui-même, Mordrach passa une tunique de velours parme, dont le plissé caressait ses chevilles, chaussa une paire de pantoufles de velours et quitta ses appartements. * Engagé dans un couloir souterrain, le manchot fut salué par deux gardes ikshites, sanglés dans leur jaseran noir. Il franchit un poste de garde, longea une suite de galeries décorée de bannières aux dominantes rouges et noires, croisant d’autres gardes qui se dressèrent au garde-à-vous. Il finit par s’arrêter devant une porte massive. Il l’ouvrit d’une clé puisée au fond de sa poche. Une pièce aux murs nus. Au centre, une jeune femme était allongée sur un autel de pierre noire décoré d’une frise de petites runes nacrées. Totalement nue, liée aux mains et aux pieds, elle avait les cheveux blonds, le teint pâle, l’air égaré. Et le ventre distendu d’une grossesse au dernier stade. Sur le sol, tout autour de l’autel, un pentagramme complexe tracé de sang humain, cerclé d’un tapis de cristaux de gemmelitte rouge. Six hautes créatures de cauchemar se dressaient, postées de part et d’autre sur le bord extérieur du cercle magique, leur carapace blanc sale, veinée de lignes mauves, à demi couvertes d’amples pèlerines de laine sombre. Les antennes ornant leurs longues têtes triangulaires tournèrent dans le même ensemble vers l’arrivant. Tout en agitant leurs mandibules crénelées, les Mantes saluèrent l’entrée du manchot avec déférence. Mordrach arrivait à temps. La captive poussait des gémissements aigus tandis que son ventre se déformait horriblement. Le fruit de ses entrailles paraissait trop gros, trop agité. — Mais bâillonnez-la, enfin ! s’écria le manchot, au bout de quelques minutes. La douleur de la prisonnière lui était agréable, c’était même l’une de ses raisons de vivre, mais la stridence des cris, des supplications, lui vrillait les tympans. Les Mantes, elles, ne semblaient pas le moins du monde dérangées. Elles avaient beau exécuter ses volontés, lui accorder grand respect, Mordrach ne parvenait toujours pas à décrypter leur mode de pensée. Du reste, il s’en moquait, du moment qu’il était obéi sans restriction. Une Mante se rapprocha de la captive et, de l’une des pinces, lui bâillonna la bouche d’un linge à la propreté douteuse. Les cris continuaient à fleurir à présent étouffés. — C’est mieux, sourit Mordrach. Il se rapprocha de la femme, se pencha sur elle : — Alors, ma toute belle, on arrive à la fin, le sais-tu ? La captive roula des yeux tandis que son corps s’arquait de souffrance. L’une des Mantes vérifia la dilatation du col utérin. Elle n’avait pas sa gemme de traduction, elle ne pouvait donc pas se faire comprendre du manchot autrement qu’en agitant ses antennes. Mordrach avait compris. — Oui, c’est bien, susurra-t-il. Le moment est venu, ma belle Pousse. Pousse, tu vas être soulagée. La femme s’était tant débattue qu’elle n’avait plus la ressource de différer l’inévitable. Mais son ventre était anormalement bombé et, manifestement, cet étrange accouchement ne se déroulait pas aussi bien que l’escomptait le manchot. Les hanches de la jeune femme s’étirèrent en craquant, du sang se mit à goutter de sa matrice. Mordrach se mit à trépigner. C’est alors que le sortilège conçu par la magie du Sang, qui cernait l’autel, s’activa de lui-même. Source de la conjuration, le tapis de cristaux de gemmelitte se mit à briller, les runes du pentacle s’allumant d’une vague de pouvoir écarlate transmise par la pierre vivante Les mouvements de la femme se calmèrent, le sang qui gouttait de son vagin se tarit. — Voilà, respire, lui intima Mordrach. Commença un nouveau cycle de contractions, à leur tour maitrisées par la magie du pentacle. Le processus semblait mieux se dérouler et le manchot se mit à exulter Jusqu’à ce que les cristaux commencent à s’assombrir, drainés par cet usage impie consistant à bafouer la nature, à la contrefaire de la manière de la plus atroce. Un violent mouvement interne fit se déformer le ventre de la mère. Celle-ci se mit à hurler, tandis qu’un flot de sang et de caillots surgissait de ses cuisses. Les cristaux noircirent, ayant perdu tout pouvoir, consumés trop rapidement pour que l’opération arrive à son terme. Une odeur écœurante se répandit dans la salle. Un liquide blanchâtre et visqueux se mit à couler du ventre de la femme, mêlé à des fragments de coquilles mauves et violettes. — Non, non, ce n’est pas possible ! s’écria Mordrach. Il postillonnait au visage de la captive, cette dernière au bord de l’inconscience. Et sans plus pouvoir se maîtriser, emporté par sa démence sanguinaire, il se mit à la frapper de sa pince. À coups redoublés. Jusqu’à fracasser ses traits, les transformer en une pulpe de chair et d’os écrasés. Mordrach Farrakas finit par retrouver son calme. Qu’importait cette tentative avortée, au fond ? Cet échec ne le ferait pas reculer. Il arracha le torchon qui dépassait de la bouche de la morte et s’en servit pour nettoyer sa pince. — Débarrassez-moi de cette catin, ordonna-t-il aux Mantes, lavez l’autel et préparez la pièce pour une autre tentative. Je vais voir le Légat. Pensif, l’homme hybride quitta la pièce en claquant la porte. * Le Légat des Ténèbres était en plein entraînement, la moitié de son bureau transformée en zone d’exercice. Des mannequins d’osier se dressaient tout autour de lui, avec de petites cibles peintes sur les points vitaux. Vêtu de son seul pantalon noir, son torse velu ruisselant de transpiration, Leprín avait adopté une posture de combat. Sa queue était dressée, prêt à frapper et tandis que le Ténébreux tournait sur lui-même, se penchait d’un côté ou de l’autre de son adversaire pour mieux le feinter, l’aiguillon bondissait pour percer les cibles en plein centre. Mordrach n’attendit pas que celui qui se croyait son maître eut terminé. Revêche, il annonça : — La femme n’a pas tenu, le rejeton est mort-né, comme les autres. Nous forçons la nature, et la matrice reste trop fragile. Mais j’ai cerné le problème, il nous faut plus de pierre vivante de manière à stabiliser le processus. Cette fois, avec ce nouveau gisement que nous venons de mettre à jour, nous devrions pouvoir collecter suffisamment de stock pour assurer le succès de l’opération. L’aiguillon de Leprín gifla l’air. Le Légat quitta le cercle d’entraînement s’épongeant à l’aide d’une serviette aussi rouge que son sang était jaune. — Je ne fais qu’énoncer la situation, reprit Mordrach en faisant claquer sa pince – ce geste, il le savait, avait tendance à énerver le Légat. Je ne prétends pas faire de miracle mais ne vous-y trompez pas, nous approchons du but, je le sens… La réussite n’est pas loin ! — Tu me répètes la même chose à chaque échec ! cracha Leprín, son visage large et mat froncé de colère. Je vais finir par me lasser de tes vaines paroles et tu sais ce que cela signifie ! — Vous oubliez que vous avez besoin de moi ! ricana Mordrach. Il pointa Leprín de sa pince, ajouta : — Vous m’avez rendu unique. Or, sans ma semence, vous devrez tout recommencer à zéro, et cela, vous ne pouvez vous le permettre, nous le savons tous les deux. Le Roi-Sorcier suit vos progrès de près, n’est-il pas vrai ? Il attend des résultats et ne me paraît pas du genre à récompenser l’échec… Et si vous décidiez de vous passer de moi, alors c’est bien l’échec que vous connaîtriez ! Le manchot disait vrai. Il avait su se rendre indispensable. Sans lui, impossible de créer cette nouvelle race de guerriers télépathes que le Légat avait promis à son souverain. Leprín n’avait effectivement pas le choix. Il s’était secrètement installé en ville depuis plusieurs mois déjà, avec les Mantes, et le grand projet qui était le sien avait à peine commencé depuis quelques jours. Il avait choisi Véronèse ne pas éveiller l’intérêt des quatre seigneurs de guerre du Roi-Sorcier. Car au sein des Ténèbres, il menait ses propres visées et son ambition encore inassouvie le brûlait de monter encore plus haut dans l’échelle du pouvoir, encore plus près de son seigneur et maître. Une cité-franche comme Véronèse se révélait hors de portée de l’influence directe des Quatre, hors de portée également de celle de la Lumière. Une fois les sous-sols de l’ambassade des Ténèbres aménagés comme il convenait, les travaux terminés, les passages permettant d’accéder aux entrailles de la montagne sécurisés, Leprín avait utilisé les ressources du consulat pour choisir minutieusement les élues de son expérience. Il avait fallu trouver des femmes de basse extraction parmi les rebuts de la ville, dont la disparition ne causerait pas trop de remous ni d’inquiétude, mais suffisamment robustes pour résister à ce qu’il était prévu de leur faire subir. Parfaitement adaptées à ce rôle, les Mantes s’étaient chargées des enlèvements. Mais c’était le troisième avortement à échouer. Leprín allait devoir finir par rendre des comptes et c’était bien cette pensée qui le rendait nerveux. Légat cacha son dépit sous un ton autoritaire : — Tu veux plus de pierre vivante, tu en auras. Emploie les Mantes, tu as mon accord. Mais dorénavant, je veux des résultats, pas des excuses ! — Votre triomphe sera le mien, sourit Mordrach. Vous verrez. * Sorti du bureau de Leprín, Mordrach Farrakas regagna ses appartements. Il alla directement s’asseoir derrière son bureau, surélevé par une estrade selon ses propres spécifications. Ainsi, le petit homme pouvait regarder les autres de haut. Il leva la pince qui terminait son bras droit et la claqua sèchement à deux reprises. Une Mante entra, sa silhouette insectoïde cachée sous les plis d’une ample robe de velours aux reflets pourpres ; Elle vint se ranger devant son bureau, en attente. — Naash’kaaraï, ce soir toi et tes sœurs irez extraire d’autres cristaux. Comme la dernière fois, des rouges, c’est important. Mais attention, cette fois j’en veux plus, trois fois plus… Tu as compris ? Ce soir. Si quelqu’un vous dérange, vous savez quoi en faire. Ne laissez aucune trace. La Mante croisa ses longs bras articulés devant son torse chitineux, entrechoqua ses pinces et quitta la pièce. Devant le manchot, reposait un grimoire. Il l’ouvrit, parcourut quelques pages puis saisit une plume, de l’encre, et consigna une suite de pattes de mouche qui résumaient l’expérience de la journée. Son rapport terminé, il se rencogna dans son siège et se mit à caresser la larve-sœur qui ornait son crâne. Mordrach ne disposait pour le moment que de trois captives, ce dont il se plaignait régulièrement. Un nombre ridiculement faible, qu’il conviendrait de tripler, de quintupler au plus tôt. Mais pour l’heure, il devait se réfréner, de peur de déclencher une panique dans la ville. Les données étaient les suivantes : une fois le processus de naissance stabilisé, pour chaque cobaye, Leprín et lui-même escomptaient une moyenne de deux naissances par jour, peut-être trois ; sachant qu’une humaine arrosée de la semence altérée de Mordrach tombait enceinte en trois tentatives maximum, que sa grossesse ne durait que trois jours et qu’elle pouvait accoucher de plusieurs créatures dans une même journée. Du moins si le corps de la génitrice tenait le choc, ce qui, jusqu’ici, n’avait pas été le cas ; la souffrance subie étant bien pire que lors d’un accouchement normal et l’opération rendue possible uniquement grâce à la magie du sang. Encore fallait disposer d’assez de gemmelitte pour stabiliser les fluides de la mère et du rejeton. Ainsi donc, tous les deux ou trois jours, Mordrach allait violer ses femmes. Du reste, il maintenait son appétit sexuel à l’aide de drogues fournies par le légat et ne connaissait aucun problème d’érection ou de lassitude. Une manière plutôt agréable d’exercer son pouvoir sur autrui. Enfin agréable pour lui. Le manchot ferma les yeux et plongea dans un demi-sommeil méditatif. Il allait devenir le géniteur d’une nouvelle race et cette destinée qu’on avait programmée pour lui, il l’acceptait pleinement. Au point de la faire sienne, de la glorifier. Voire même de la modifier. Une fois à la tête de son armée de rejetons, le manchot tuerait le Légat des Ténèbres. Ensuite, il serait enfin libre de s’occuper de ses propres intérêts directement avec le Père de la Douleur. Avec la cohorte de guerriers télépathes qu’il fournirait à ce dernier, il comptait bien être rétribué d’un titre et de terres. Et pourquoi pas d’un plan entier ! Il serait temps, alors, de tenter ses propres expériences, de créer des rejetons plus féroces encore. Pourquoi pas ne pas ensemencer directement une Mante ? se demandait Mordrach, nullement rebuté par l’aspect des insectes géantes. C’était la base de son projet secret, mais il était trop tôt pour y songer sérieusement. Pour le moment, le plus important était de se concentrer sur l’épreuve présente et la faire aboutir. Dès le processus de naissances entamées, rien ne l’empêcherait d’envoyer ses Manies dans les campagnes avoisinantes lui chercher quelques paysannes à la peau laiteuse et grasse. Il lui fallait absolument augmenter son cheptel. Bientôt, très bientôt… Chapitre 20 En début d’après-midi, après avoir mangé au Palatin, les deux guerriers ressortaient chacun de leur côté. Cellendhyll en route pour les mines, Gheritarish pour un tour en ville. — Tu as retrouvé ton niveau d’antan et tu n’as plus besoin d’un garde du corps, avait argué le Loki. Et si je ne t’ai pas accompagné à la banque Chanseth, je ne vois pas pourquoi j’irais m’enterrer dans une mine… Toi, tu ne veux peut-être pas entendre parler de vacances, mais tel n’est pas mon cas ! Je vais donc me promener dans cette belle ville et comme je ne suis pas un ingrat, j’en profiterai pour poser des questions sur Nozzo. — Ne me prends pas pour un imbécile, je te connais trop bien. Tu vas faire le tour des tavernes, oui ! Et trouver une femme, si tu peux. — Et poser des questions sur Nozzo, n’est-ce pas ce que j’ai dit ? Allez, on se retrouve ici, bonne mine ! * L’exploitation minière dirigée par la cité-franche était située à moyenne altitude, dans la montagne. On y accédait par un débarcadère situé au nord-est de Véronèse. Cellendhyll s’y rendit d’un bon pas, après quelques détours programmés pour vérifier qu’il n’était pas suivi par les Affiliés. Le sauf-conduit confié par Renzo se révéla efficace. L’Adhan fut admis de l’autre côté des hautes grilles qui protégeaient le périmètre puis conduit jusqu’au quai d’embarquement. Le responsable de la sécurité allait être prévenu sans délai, il l’attendrait à destination. Depuis les quais, portaient de longs et massifs rails de bois crantés qui s’envolaient par-dessus la ville et la forêt, un pont de rails montants, parfaitement rectilignes, jusqu’à l’entrée des mines. De grandes barges plates étaient solidement fixées aux rails, barrées de rambardes sur trois côtés, de bancs, de casiers, et d’un système à poulie pour le déplacement des charges lourdes. Ces barges montaient et descendaient, se croisant à intervalles réguliers. Le système qui les faisait mouvoir était le fruit de la réflexion d’un groupe d’ingénieurs nains ; un procédé hydraulique permettant de dévier la force des torrents de montagnes, grâce à de longs tuyaux scellés à travers la roche, et d’user de l’énergie liquide pour propulser les plates-formes. La zone de transit comprenait un grand hangar surveillé par une dizaine de mercenaires employés par la ville, un quai pour l’embarquement vers les hauteurs, un autre pour le déchargement. Un système de leviers, à l’aller et au retour des rails, permettait de décider de la fréquence des passages – ralentis en heure creuse, plus rapides aux moments forts de la journée – ou bien carrément d’en suspendre le cours, lors d’une des régulières vérifications du réseau ou pour le chargement de matériaux lourds. Le restant du temps, les barges naviguaient d’elles-mêmes Un départ était justement prévu. Le trajet prenait une petite heure en droite ligne, annonça le garde qui escortait Cellendhyll. Il lui conseilla, tout le long de la montée, de rester bien sagement assis et de ne surtout pas sauter avant l’arrivée – même si la plate ferme tombait en panne, ajouta le mercenaire, ce qui n’était encore jamais arrivé ; quand les Nains bâtissaient quelque chose, il n’y avait pas à s’en faire. Donc, surtout ne pas sauter, car de l’autre côté de l’enceinte qui cernait la cité-franche, il n’y avait que des kilomètres et des kilomètres de forêt sauvage. Parcourir un tel lieu avec une jambe cassée s’apparentait à un supplice, certains en avaient déjà fait l’amère expérience. Une cloche placée au premier étage du bâtiment sonna dix coups. Au signal du garde, l’Ange s’engagea sur la plate-forme en attente et se posa sur l’un des bancs fixés dans sa longueur. Trois minutes plus tard, la cloche résonna une seconde fois et la plate-forme quitta le sol avec son unique passager. À peine hors de vue du débarcadère, Cellendhyll quitta le banc pour s’asseoir au bord de la barge, les jambes au-dessus du vide. Il se moquait des conseils du garde, la forêt sauvage était pour lui un havre. La montée s’effectua sans incident, survolant le manteau d’émeraude de l’empire des résineux. Hélas pour l’Adhan qui se retrouvait confronté à d’inconfortables pensées. Devora. Le destin les réunissait de nouveau. Pourquoi ? Elle l’avait rejeté, certes, mais de la voir avait réveillé son désir pour elle. Non pas seulement une attirance physique mais également une soif d’aller au-delà. Comment se le permettre ? L’Ange voulait réintégrer l’élite des Ombres, rien de moins. Or, il ne l’ignorait pas, l’amour et la voie du Chaos étaient indissociables. Sa raison lui dictait qu’une relation amoureuse risquait de le rendre dépendant et fragile, ce que Morion ne saurait tolérer, mais son cœur lui soufflait que tout n’était pas terminé, que s’il l’avait retrouvée c’est que le destin avait décidé de lui, de leur donner une seconde chance. Le tout était de savoir ce que la guerrière pensait réellement de leurs retrouvailles. En attendant, il importait d’adopter la bonne attitude. L’Adhan enrageait contre son manque d’expérience en matière de femmes. Il savait se montrer séducteur pour les besoins d’une mission, il l’avait déjà fait, avec succès, néanmoins cela n’avait rien à voir avec le cas présent. C’était à Cellendhyll de jouer ses cartes, pas à l’Ombre du Chaos. Et de surcroît, il ne songeait pas à une simple coucherie, il voulait plus. Alors comment attirer l’attention de Devora sans se tourner en ridicule ? « Si tu veux qu’une relation marche vraiment, tu dois te montrer le plus naturel possible. Sans cacher tes défauts, sans chercher à incarner un rôle. Tout le secret est là ! », lui avait énoncé Gheritarish un soir de beuverie. Se montrer naturel, la belle affaire ! Quel est mon vrai moi ? se demanda Cellendhyll soudain amer. Ce moi recouvert d’épaisses couches défensives, forgé de l’acier du Chaos, éprouvé par sa voie d’Ombre, quel est-il vraiment ? Au fond, je ne suis qu’un servant dont se sert Morion à son gré et, de la vie, je ne connais rien d’autre. Le visage fantomatique de Devora s’imposa à lui, balayant sa morosité. Une vision puissante qui le ragaillardit aussi sûrement qu’un élixir de la Guelfe Blanche. Si je ne sais pas qui je suis, je peux en revanche décider qui je veux être. L’Ange peut renaître une nouvelle fois encore, tel un Phénix, et décider de sa vie, librement ! Cette dernière pensée, cette façon d’envisager l’avenir, toute nouvelle, riche de promesses, lui donnèrent une confiance qu’il goûta sans déplaisir. Si je décide qui je veux être, je peux maîtriser mon destin ! Suffit. Il s’était trouvé un nouveau sujet de réflexion, soit. Mieux valait le laisser de côté pour l’instant et se concentrer sur le présent. Rassembler ses connaissances sur les cristaux magiques était bien plus judicieux. Voyons, se dit-il, mages, sorciers et Puissants de tous bords avaient le pouvoir d’investir la gemmelitte d’une part de leur énergie. Également surnommée pierre vivante, cette gemmelitte avait pour qualité principale d’amplifier les sortilèges, conférant à leur invocateur un surcroît non négligeable de puissance temporaire. Il existait différentes sortes de cristaux magiques, plus ou moins puissants ou résistants, plus ou moins adaptés selon la typologie des sortilèges. On les différenciait par couleur. Autre avantage tout aussi précieux, la pierre vivante permettait l’usage de sorts à long terme avec l’avantage indéniable de ne pas drainer en retour l’énergie de l’invocateur. Le problème principal que rencontrait un mage était le prix à payer pour l’usage de ses talents. Plus un sort perdurait, plus il devait être alimenté en incombustible, c’est-à-dire en mana. Et plus un sort était puissant, plus le coût était élevé. Or, la pierre vivante agissait non seulement comme un relais, mais également comme un réceptacle. Une fois le sortilège imposé à la gemme, cette dernière devenait un artefact, prêt à l’emploi, utilisable même par un non-mage, tandis que l’invocateur lui-même était libre de reconstituer ses réserves vitales. La gemmelitte se révélait cependant fragile ; telle une bougie, le temps passé à son usage finissait par l’éteindre. Consumée sans prudence, sans maîtrise, elle pouvait même mourir. Toutefois, à l’image d’une lampe à huile, une gemme déchargée de son pouvoir, pour peu qu’elle ne soit pas trop violemment vidée, pouvait être réabreuvée en mana : procédé réputé beaucoup moins coûteux pour le pratiquant que la création d’un sort, qui pouvait en revanche se révéler épuisante. Puits de convoitise, trésor maudit, la gemmelitte était au moins aussi précieuse que l’or, et celui qui trouverait un gisement deviendrait riche à millions. La magie pouvait offrir un tel pouvoir… Heureusement qu’en conséquence, son coût pouvait se révéler tout aussi impressionnant, se félicitait Cellendhyll, et que les gisements étaient peu répandus sur le monde des plans. Sans quoi, les mages régneraient sans aucun partage. Cette dernière réflexion marquait la fin du voyage. La barge arrivait en vue du quai. L’Adhan se releva, prêt à débarquer. L’appontement d’arrivée avait été construit à flanc de roche, sur un plateau cerné de sapins et de bouleaux. Un hangar extérieur jouxtait le quai. Protégées d’un auvent, de nombreuses caisses attendaient en face de l’entrée du monde souterrain. Surmontée d’une arche en bois, la fente béante et sombre de celui-ci creusait la matrice de la montagne. Cellendhyll enregistra la présence d’autres gardes chargés de surveiller la zone d’arrivée, vêtus de cuir, armés d’arcs, d’épées longues et de dagues. Mais puisque le seul moyen d’atteindre les mines était les barges – aucune route ne montait jusque-là – le rôle des sentinelles ne s’avérait pas réellement primordial, et ces dernières ne semblaient pas au summum de leur vigilance. Le responsable de la sécurité l’attendait devant le quai. Vigilant, lui, il l’était sans conteste. Un solide gaillard au regard d’aigle, au poil gris, qui n’aurait pas déparé en cuirasse, hache en main, au plus fort d’un champ de bataille. Le sauf-conduit du duc suffit néanmoins à s’assurer de sa collaboration. Après avoir minutieusement vérifié l’authenticité du document, le responsable Raska Sforzac, déclara d’emblée que la disparition de Vicario Nozzo était une sale affaire. Depuis l’ouverture des tunnels, c’était bien le premier cas de ce genre. Il avait tout fait pour élucider le mystère, mais les recherches effectuées par ses services n’avaient rien donné. Il existait toutefois des centaines de kilomètres de galeries enfouies sous la montagne et Sforzac déplorait de ne pas disposer d’un personnel suffisant pour en explorer la totalité. Cellendhyll à ses côtés, le responsable de la sécurité entama la visite. Ils s’engouffrèrent dans l’ouverture. Passé un large tunnel en pente douce, les deux hommes débouchèrent dans une vaste caverne creusée de la main de l’homme, l’antichambre du domaine souterrain. Des wagonnets étaient rangés en files, le long des parois, prêts à l’emploi. Des tables, des bancs, des lits de camp avaient été dressés à l’opposé. Une lumière bien plus nette que celle produite par des torches éclairait les lieux. Des éclats de gemmelitte jaune fichés dans les murs, remarqua Cellendhyll. Ainsi, grâce au pouvoir des cristaux, les zones d’exploitation pouvaient rester éclairées jour et nuit, et ce à moindre coût. Quatre tunnels partaient de la caverne. Raska Sforzac mena Cellendhyll dans celui de gauche, qui menait directement au secteur ouest, la zone dont Nozzo avait la responsabilité jusqu’à sa disparition. L’Adhan parcourut des tunnels, des salles, d’autres tunnels, des grottes naturelles. Ce n’était pas la première mine qu’il visitait. En revanche, c’était bien la mieux tenue. Les galeries étaient ingénieusement étayées, nettoyées, suffisamment larges pour permettre la circulation à double sens des wagonnets nécessaires à l’acheminement des cristaux, ou bien celui de la roche et de la terre évacuées. Aussi parfaite que possible dans un tel lieu et ce n’était pas là chose courante, l’aération se faisait par soufflerie à travers des tuyaux fixés dans les parois, en hauteur. Assurée elle aussi par magie contenue dans les inestimables cristaux de gemmelitte. Au cours de leur marche, Sforzac précisa que les mines étaient découpées en quatre parties – nord, sud, est, ouest –, regroupant chacune pas moins d’une vingtaine de sites en exploitation. Il fallait de surcroît prendre en compte les zones abandonnées, celles en exploration, les galeries en cours d’ouverture, et les parties naturelles, car, apprit encore l’Adhan, la montagne était naturellement creuse. Un véritable monde enfoui reposait dans les intestins de la roche géante. On extrayait la pierre vivante grâce aux canons à eau inventés et fournis par les ingénieurs nains, méthode bien moins dangereuse que l’usage d’explosifs et qui permettait une précision bien supérieure dans la découpe. Les blocs obtenus étaient convoyés dans une salle de traitement où ils étaient lavés, séparés par couleur. Ensuite taillés selon des critères précis, répertoriés sur un registre de production, les cristaux finissaient dans les salles de dépôt, protégés dans des caisses marquées des glyphes les plus puissantes. Depuis que la magie avait été employée pour la surveillance, il n’y avait plus aucun vol à déplorer, révéla Sforzac. D’ailleurs, les travées alignées que visita l’Adhan ruisselaient presque de la puissance des enchantements et il se dit que si Nozzo avait découvert quelque chose, ce n’était sûrement pas dans un lieu aussi bien surveillé. Le procédé grâce auquel les mineurs détectaient les gisements de gemmelitte à travers ce lacis géant de roche était un secret d’exploitation que ne dévoilerait pas Raska Sforzac. La magie réagissait à la magie, songea Cellendhyll, un pratiquant habile devait pouvoir créer un phénomène de résonance avec les filons et s’accorder sur ce signal pour ressentir l’écho de la pierre vivante. Le chef de la sécurité ne le quittait pas de l’œil mais mena l’Adhan où il le voulait, sans rien tenter pour entraver son enquête, sans rien esquiver. Sforzac lui proposa même de voir le casier où Nozzo rangeait ses affaires, mais comme il l’avait annoncé, Cellendhyll n’y trouva rien d’intéressant. Les vêtements de travail du disparu ne contenaient rien de nature à l’éclairer sur son destin. Aucun carnet secret, aucun dessin révélateur. * Au cours de sa visite, Cellendhyll croisa une bonne quantité de mineurs. Des hommes massifs, invariablement barbus, la peau foncée par la poussière de roche. Il n’apprit rien d’intéressant de ce côté là non plus, hormis la confirmation que Vicario Nozzo aimait la montagne comme l’on chérit une femme. Il la couvait d’attentions, la parcourait d’un bout à l’autre, en explorait le moindre recoin, vérifiant régulièrement son pouls, comme un médicastre le ferait d’une patiente révérée. Cellendhyll avait parlé au plus de gens possible, sans la moindre discrétion. Les mineurs allaient parler entre eux, diffuser la rumeur d’une enquête commanditée par le duc Da-Vinci Contini pour lever le voile sur la disparition de Nozzo ; tel était l’effet recherché. L’Adhan put d’ailleurs constater que les mineurs paraissaient favorables à son investigation. Nozzo était un homme jugé un peu illuminé mais respecté pour son intégrité et sa rigueur professionnelle. Ceux qui travaillaient sous ses ordres le faisaient dans les meilleures conditions et bénéficiaient des meilleures primes. Ce fait aurait pu provoquer des jalousies dans les rangs des équipes opposées, souligna l’Adhan, mais le contremaître avec lequel il s’entretenait, aussi corpulent, roux et hirsute qu’un ours, répondit que la chose serait plutôt étonnante. Les mineurs étaient très soudés entre eux, ils s’entraidaient sans hésiter, car les conditions de travail étaient éprouvantes et les salaires faibles en rapport du nombre d’heures effectuées. Pour faire vivre sa famille, un mineur devait souvent faire sa part d’heures supplémentaires. En vérité, ceux qui gagnaient les meilleurs primes n’hésitaient pas à partager avec les plus démunis. Non, le contremaître ne voyait vraiment pas lequel d’entre eux aurait pu vouloir du mal à Vicario Nozzo. Une chose était curieuse tout de même, releva l’homme : que le remplaçant de Nozzo soit Fracco Bardolvo. Ce dernier n’avait aucune expérience de la mine, ce n’était qu’un bureaucrate mâtiné de politicien Sous des dehors rêveurs, Vicario Nozzo était un meneur d’hommes qui ne prenait jamais la vie de ses subordonnés à la légère. Bardolvo n’avait aucune aptitude à diriger, il ne songeait qu’aux quotas à respecter, sans se soucier de la fatigue accumulée par ceux qui travaillaient sous ses ordres. Les mineurs priaient pour le retour de Nozzo. Fracco Bardolvo, cracha le contremaître, avait dû bénéficier d’un sacré piston pour se retrouver avec de telles responsabilités ! La visite s’acheva sur ce dernier échange. Après l’avoir reconduit au quai d’embarquement, Sforzac souhaita bonne chance à l’Adhan pour son enquête. * Pour redescendre, Cellendhyll s’installa dans la même position qu’à l’aller, au bord de la barge, les jambes dans le vide, cette fois face à la descente. À cette altitude, il avait presque l’impression de voler au-dessus de la forêt. Il dominait le monde, momentanément libre de toute entrave. Se grisant du vent frais qui sifflait à ses oreilles, il s’oublia un temps, nourri d’un sentiment étrange de légèreté. Liberté, un mot, une sensation bien curieuse, presque dérangeante d’intensité, pour celui que le destin contraignait depuis plus de dix années à suivre la voie du Chaos. L’Adhan se secoua mentalement pour s’extraire de cette méditer sur les éléments récoltés. Aucune preuve pour étayer ses soupçons, pourtant il était de plus en plus persuadé que la disparition de Nozzo cachait quelque chose de précis, qui n’avait rien à voir avec un simple accident et que ce quelque chose avait sans doute un rapport direct avec la montagne. Les collègues du disparu avaient aisément appuyé les dires de son épouse : l’homme ne buvait pas, ne se droguait pas ; heureux en mariage, il ne trompait pas sa femme. Sa seule passion était bien le monde enfoui. Cellendhyll avait confiance en son instinct et son instinct lui dictait que Vicario Nozzo avait découvert quelque chose, probablement lors d’une exploration. Quelque chose – ou quelqu’un – qu’il n’aurait pas dû voir et on l’avait fait disparaître pour le punir de sa curiosité, définitivement ou non. Oui, il y avait quelque part, tapi, un dessin sournois et menaçant que l’Ange du Chaos escomptait bien débusquer. Ne serait-ce que pour prouver à Morion que sa valeur était intacte. Il songea ensuite aux propos du contremaître. Il avait vu Fracco Bardolvo, il ne pouvait qu’être d’accord avec l’opinion du mineur à l’encontre du nouveau responsable. Voilà une piste qui méritait d’être suivie. Cependant, une question l’emportait sur toutes ses autres pensées : comment se comporter vis-à-vis de Devora ? Cœur ou raison ? Chapitre 21 — Alors, la mine, c’était comment ? s’enquit Gheritarish. Le guerrier était allongé sur l’un des canapés de leur suite, en face de la cheminée ronflante. Les yeux rougis, la paupière tombante. Un épais nuage de fumée aromatique nimbait le salon. — Intéressant. Mais dis-moi, Gher’, je t’avais dit de fumer dehors. Ton herbe empeste ! — De la vert-vert n°3, empester ? N’importe quoi ! — Ouvre les fenêtres et aère la pièce, espèce de drogué, moi je vais prendre une douche ! * Le lendemain matin, tout juste habillés, ils se rendirent chez Renzo pour lui faire un compte rendu de la visite aux mines. Tel était du moins le prétexte déclaré, en réalité Cellendhyll se moquait de voir le duc. Devora lui ouvrit la porte de la serre comme il s’y attendait. Chemise vert clair, gilet, pantalon et bottes de cuir chocolat, ses cheveux ramassés en une queue de cheval, sa rapière à la hanche. Le front barré d’un pli qui séparait ses sourcils, elle le toisa de ses yeux gris. Cellendhyll lui sourit. Comme ça, naturellement. Un vrai sourire qui adoucissait son visage, chassait son aura sauvage. — Comment vas-tu, Devora ? lui demanda-t-il dans la foulée. Elle le regarda en retour, surprise tout d’abord, puis désarçonnée. Elle qui s’était attendue à un mur de froideur, qu’elle aurait lacéré de ses lames verbales, se trouvait face à un Cellendhyll chaleureux. Elle l’avait connu très dur, rebutant même, ou bien à l’opposé, hésitant comme un jouvenceau. Celui qui se tenait en face d’elle aujourd’hui était bien plus que la somme des deux versions précédentes. Devora semblait totalement décontenancée devant la force tranquille de son regard au jade pétillant. — Euh… je… oui… bien, balbutia-t-elle. — Salut Dev’, comment va, ma puce ? L’arrivée de Gheritarish offrit à la jeune femme une échappatoire inespérée. Elle se jeta sur lui pour l’embrasser sur les deux joues. Et recula tout en adressant un regard hésitant à Cellendhyll : — Renzo est en train de prendre son petit-déjeuner. — Ah, ça, ça tombe bien, on n’a rien mangé ce matin. Cet espèce de grand machin était pressé comme pas deux de venir ici ! Et Gheritarish de faire un clin d’œil à la guerrière puis de hennir du coup de bottes que l’Adhan lui asséna dans le mollet. Devora fixa Cellendhyll, la bouche entrouverte. — On vient discuter avec Renzo, tu viens avec nous ? l’invita l’Adhan Renzo les salua avec autant de cordialité que la veille et les invita sans façon à partager son repas. Une grande table recouverte de lin blanc avait été dressée devant la terrasse, baie rabattue pour laisser entrer les senteurs de l’automne. Gheritarish se frotta les mains en contemplant le plat de brioches à peine sorties du four. Interceptant son regard, Devora conseilla à Renzo de demander de quoi sustenter un escadron de Nains. Le duc rit de bonne grâce et sonna un page pour demander un assortiment de charcuterie, de quiches, de fromages, trois miches de pain et un plat de galettes au miel. — Deux plats de galettes ! tonna la voix du Loki, tout prêt à justifier sa réputation. Sur l’insistance du noble, Devora fut conviée à s’asseoir avec eux. Renzo la traitait bien plus comme une amie que comme un protecteur mais la vigilance de la jeune femme n’en était pas altérée pour autant. Elle s’assit du côté ouvert sur la terrasse, le duc à sa gauche, protégé en cas d’une attaque venue des bois. Cellendhyll s’assit en face du noble, à la diagonale de la femme, et Gheritarish en face de cette dernière. Quelques assiettes plus tard, occupé à vider son infusion d’écorce noire, l’Adhan fit à Renzo un résumé de leurs démarches depuis la veille, s’attardant sur la visite aux mines. Ce dernier lui posa de nombreuses questions sur les conditions de travail dans les galeries, le moral des mineurs, l’état des lieux. Cellendhyll se surprit à relater aussi complètement que possible ce qu’il avait appris là-bas. Il ne garda qu’une seule chose pour lui, l’information concernant Bardolvo. Le duc intégra ses réponses avec la plus grande attention. Malgré lui, Cellendhyll devait admettre que l’héritier avait une certaine étoffe. Nullement celle d’un guerrier ou d’un conquérant, plutôt celle d’un bâtisseur. Ce genre d’homme était rare. Le sujet s’orienta sur la succession au poste de magistère. Un débat public devait être organisé la semaine prochaine, opposant le jeune duc à son concurrent, le baron Verdugo, et Renzo avoua n’avoir pas la moindre idée de son futur discours. Il avoua également déplorer du retard sur son rival, notamment en terme d’organisation. Fort du soutien de la guilde des Parfumeurs et de celle de ses amis fortunés, le baron dépensait sans compter pour s’attirer les faveurs des Véronicains, la chose était connue de tous. Ses chariots, notamment, parcouraient les quartiers défavorisés pour distribuer des repas chauds et quelques licornes. Dans ses interventions, Verdugo ne parlait que de la grandeur de Véronèse, de ses possibilités d’expansion. Renzo avait un réel projet sur lequel asseoir sa campagne mais qui selon lui manquait encore de matière pour être crédible. Il connaissait bien la ville malgré son éloignement, ayant échangé avec son grand-père une correspondance détaillée grâce à laquelle il n’ignorait rien des aspects politiques ou économiques de la cité. Mais ce qui manquait au jeune homme, c’était la simple connaissance des gens. Ses concitoyens, ses électeurs, il voulait les voir, leur parler, les jauger. Comment décider du destin d’une ville, si l’on ignore les besoins véritables, les soucis de chacun de ses habitants. Comment vouloir prospérer si on laisse derrière soi des malheureux ? Comment préférer le profit de certains plutôt que le profit de tous ? L’héritier s’exprimait avec passion, son regard habité d’une force sincère. Tout en engouffrant la nourriture amassée devant lui, Gheritarish l’écoutait d’un air pénétré, trop occupé à mâcher pour palabrer. Qu’il est naïf ! Cellendhyll se retint toutefois de dévoiler sa pensée. Il se contentait d’alimenter le discours émis de quelques questions, une part de lui-même concentrée sur la discussion, l’autre ne songeant qu’à Devora. Lorsque Renzo buvait ou mangeait, l’Ange en profitait pour contempla l’harmonieux profil de la guerrière. Il se félicitait de lui avoir souri, lors de son entrée. Il avait réagi sans réfléchir, tellement heureux de la voir. Devora ne participait pas à la conversation. Elle était là pour veiller sur Renzo, nullement pour prendre part à l’échange. Elle terminait une part de quiche du bout des lèvres, son épée dégainée posée sur une chaise, côté main droite. Son regard partait souvent se poser sur le parc et ces caches potentielles, mais revenait toujours se poser sur l’homme aux cheveux d’argent, par touches prudentes. — Vous parlez des malheureux, messire duc, s’enquit Cellendhyll, mais que connaissez-vous d’eux ? Avez-vous été visiter les quartiers pauvres de la cité ? Il parlait d’un ton bien plus engageant qu’à son habitude, jouant plus que mordant. — Vous savez, Ravage, tous les gens riches ne sont pas forcément coupés des réalités de la vie. Alors oui, j’en ai bien l’objectif, en effet. Je vous le répète, mon cher…. Les gens, ce sont eux qui m’intéressent. Dans ce sens, j’ai programmé des visites à travers toute la ville, en commençant justement par les quartiers défavorisés. D’ici la fin de la semaine, j’entends avoir rencontré au moins une frange de chacune des couches sociales de Véronèse. — Irez-vous voir les guildes et demander leur appui ? — Non, je n’irai pas voir les maîtres de guildes, ni les nobles, ni même les magistères du conseil. Du moins pas à moins d’y être obligé. Je ne quémande nul appui, je n’offre nulle alliance. C’est au peuple que je veux m’adresser, et pas pour le séduire mais pour le convaincre Le convaincre du bien-fondé de mon projet pour la ville ! — Et votre programme alors, concrètement, sur quoi repose-t-il ? — Sur le développement économique ; mais je ne suis pas du genre à promettre ce que je ne peux tenir, aussi je n’en dirais pas plus aujourd’hui. Je vous l’ai dit, il me manque la matière. Gheritarish, tout va bien ? Encore une galette peut-être ? Les regards de Cellendhyll et Devora se croisèrent à cet instant Jusqu’ici, chacun avait réussi à échapper à celui de l’autre. L’intensité avec laquelle ils se dévisagèrent ne dura que quelques secondes mais elle aurait fait fondre du granit. Cet instant précieux, divin, ne dura pas plus que l’espace d’un battement de cils. Leurs regards se détournèrent, celui de l’Adhan vers le duc, celui de la guerrière, après un sourire poli à Gheritarish, vers le parc. Plus tard, au moment de prendre congé, l’Ange se tourna vers la jeune femme. Je reviendrai, lui dit-il d’un regard. Pour toi. Uniquement. Midi sonnait, lorsque les deux guerriers quittèrent le manoir. Ils abordèrent la rue d’un pas alerte. Les traits de l’Adhan avaient retrouvé toute leur intimidante aridité. * — J’ai faim et quand j’ai faim, je ne peux plus réfléchir ! décida Gheritarish. — À cette heure ? On vient à peine de finir de manger ! — Oui, mais on a passé notre temps à arpenter la ville et à poser des questions pour ton enquête. Maintenant, j’ai faim ! — Tu n’es qu’un estomac, Boule de Poils. Le hasard de leur marche les avait conduits à deux pas d’une taverne, le Barde Myope. Ni meilleur ni pire qu’un autre, l’établissement comprenait une grande salle avec tables, chaises et comptoir, et un escalier montant sur quelque chambres en enfilade. L’habituelle foule bigarrée de buveurs s’y occupait à s’humecter le gosier. Les guerriers du Chaos prirent une table dans un coin, dos au mur. Le pichet de bière et un plat de poisson frit plus tard, Gheritarish entreprit de se rouler un cône de loki. Cellendhyll l’avait distraitement regardé manger tout en songeant à son tête-à-tête avec Devora. C’était comme si le temps avait aboli leur court mais douloureux passé, l’instant d’un regard. Sa raison éleva une voix railleuse pour dire : attends de voir la réaction de Morion ; il n’y a qu’une voie, celle du Chaos. Cette réprimande fut balayée par le chant de son cœur renaissant. Qu’importe Morion et que le vent puissant de l’Oubli emporte ses diktats ! Mais l’Ange n’eut pas le loisir de converser plus longtemps avec sa conscience. Son regard errant sur la salle croisa celui du tavernier, un homme fluet aux cheveux filasses et graisseux. La vitesse avec laquelle ce dernier détourna la tête tout en se mettant à frotter énergiquement le comptoir réveilla son instinct. Cependant, l’Adhan fit comme s’il n’avait rien remarqué. Tout en surveillant l’homme du coin de l’œil, il examina le reste de la salle. Peu à peu, elle se vidait. En plus de la leur, il ne restait plus que quatre tables occupées, chacune par un groupe d’hommes aux allures rudes. Dagues, épées courtes ou sabres pendaient à leurs hanches. Au comptoir, trois individus du même acabit. L’Adhan se rendit compte que ces hommes ne faisaient que tremper leurs lèvres dans leurs verres. Pour sa part, Gheritarish tirait tranquillement sur son cône. Cellendhyll capta un regard du tavernier, adressé à un groupe de buveurs installé non loin de lui. La manière dont ces individus évitaient soigneusement de regarder dans la direction des guerriers du Chaos se révélait tout aussi révélatrice que l’attitude du tavernier. — Gher’, dit l’Adhan, tu te souviens de cette auberge, à Durango ? — Le Bouc Amoureux, c’est ça ? — Exactement. — Et alors ? — Bougre de Loki bigleux, regarde ces hommes attablés en face nous… Gheritarish lâcha un épais nuage de fumée à travers laquelle il se mit à étudier la situation. À présent, la clientèle ne faisait plus aucun effort de cacher son hostilité. Les deux guerriers se trouvaient dans une configuration défavorable, dos au mur, certes, mais coincés, à l’opposé de l’escalier, et bien trop loin de la sortie. — Des Affiliés, hein ? enchaîna le Loki. Alors, ces gnomes verts nous ont retrouvés ! Cellendhyll hocha la tête, ôta son manteau qu’il plia consciencieusement sur une chaise. — Je ne sais pas si l’aubergiste est complice, toujours est-il qu’il est au courant. Tu as vu comme il est nerveux ? — Une vraie poulette un soir de bal ! — Gher’, tu vas dégager le passage jusqu’aux escaliers. Le Loki s’étira langoureusement : — Choucass, j’adore quand tu me demandes ça ! — Dis, tu n’oublies rien ? ajouta Cellendhyll en désignant le cône fumant. — Je déteste gâcher de la bonne marchandise, soupira le Loki, écrasant le reste de son bâtonnet dans son assiette. Ça y est, je suis en rogne, tant pis pour eux ! La mascarade était terminée. Les Affiliés s’étaient levés et se massaient au centre de la salle. L’un d’eux se chargea de barricader la porte avec une grosse barre de bois. Le tenancier se tenait derrière son comptoir, hésitant. — Prêt, Petit Homme ? reprit le Loki. On y va ! Et Gheritarish se leva, empoigna la table en chêne qu’il souleva sans effort apparent avant de charger la masse des Affiliés en grondant. Dague sombre dans sa senestre, stylet dans sa main droite, Cellendhyll couvrait l’avancée. Percutés par le bélier improvisé, leurs premiers adversaires furent projetés de tous côtés, bousculant le reste de leurs comparses. Gheritarish poussait droit devant lui et personne ne pouvait entraver son élan. L’Adhan suivait, tailladant, lardant ceux qui passaient à portée de ses lames. Vint le moment où Gheritarish atteignit le bas des escaliers, abandonnant la table devenue inutile. Ils avaient atteint leur but sans déplorer de blessure. La suite logique consistait à prendre position en haut des marches et à tenir l’accès au premier étage, le temps de voir venir. Mais Cellendhyll rejeta cette logique. Au lieu de suivre son camarade, il se retourna pour toiser les Affiliés en train de se regrouper, étrillés par la charge du guerrier loki. — Cell’, qu’est-ce que tu fous ? s’écria Gheritarish en constatant que l’Adhan ne l’avait pas suivi sur le palier de l’étage. Ce dernier ne semblait pas l’entendre. Il était devenu sourd et aveugle à la réalité. Dans son esprit résonnait un battement puissant et régulier. Un tambour de guerre, charriant les vents de la violence. L’Ange retroussa ses lèvres, et montra les dents, tel un grand loup de Streywen, le vert assombri de ses iris irradiant de sauvagerie. — Cell’, par la tresse de l’Eunuque, monte ! Submergé par la mélopée martiale, l’Adhan ne songeait plus qu’à combattre, sans se soucier ni du nombre ni de la nature de ses adversaires. Position d’attente ; sa main armée de la dague sombre se releva pour venir se figer en retrait de sa nuque, il pointa son stylet devant lui, à l’horizontale. Les Affiliés le regardaient, impressionnés par l’assurance hypnotique qui se dégageait de lui. En retrait des autres, le tavernier déglutit péniblement. L’Ange du Chaos arbora son sourire mauvais, son sourire de tueur, ses yeux s’étrécirent, il fondit sur eux. Transformé en un ouragan destructeur, il frappa de ses deux armes, ondulant sur lui-même, les bras écartés, lames sifflantes. Il assénait diagonales, revers et fouettés avec la même prodigalité et les affiliés tombaient les uns après les autres, entaillés, découpés, tailladés. Les cris de souffrance ou d’agonie se succédaient. Une gorge tranchée, une cuisse ouverte, des doigts coupés ras. Pulsante dans sa main, la dague sombre absorbait l’hémoglobine à mesure qu’elle la faisait couler. Gheritarish avait bondi de l’escalier pour prendre les Affiliés à revers mais il n’y avait plus grand-chose à faire, Cellendhyll était trop rapide pour eux, même sans l’appui du zen. Le Loki fracassa bien deux têtes, l’une contre l’autre, brisa un cou d’une manchette en oblique, et c’en était déjà fini de l’affrontement. La salle baignait dans le sang et les membres sectionnés. Seul survivant, le tavernier, qui n’avait pas montré la moindre velléité de combattre. Le petit homme s’efforçait désespérément de débloquer la porte mais ses mains tremblotantes ne parvenaient pas à déloger la barre de bois. Une des étoiles dentelées de l’Adhan siffla dans sa direction et vint se ficher dans le bois de la porte, clouant le tenancier par la manche de sa vareuse. Le petit homme se retourna, terrorisé, pour se rendre compte que Cellendhyll se tenait à un pas de lui. L’Ange releva sa dague, les prunelles enfiévrées. Le tavernier loucha sur la lame, un jet d’urine souilla ses chausses. Implacable, Cellendhyll allait achever son geste quand sa main armée fut stoppée par l’étreinte du Loki. — Non, Cell’… souffla ce dernier d’une voix douce, apaisante, raisonnable. Épargne-le. Nous avons besoin de ce minable en vie pour délivrer un message, tu comprends ? La voix caressante calma l’Adhan, son regard retrouva sa netteté. Gheritarish expira de soulagement et proposa à son camarade, couvert de sang, d’aller se nettoyer. Pendant ce temps, le guerrier loki revint au tavernier : — Écoute-moi bien, toi… tu vas aller voir ton patron, le chef de ces gnomes d’Affiliés et lui dire que s’il continue à nous faire chier, on le cloue vivant à une porte ! Tu as retenu le message ? Et surtout parle-lui bien de ce qui s’est passé ici. Maintenant, dégage ! L’homme bredouilla son assentiment. Le Loki arracha l’étoile dentelée d’un coup sec et débloqua la porte. Le tenancier s’esquiva sans demander son reste. Cellendhyll avait jeté sa veste de daim maculée d’hémoglobine, et, passa derrière le comptoir, il se lava les mains et la figure. Une fois propre, il remit son manteau brun directement par-dessus sa tunique rubis et les deux camarades quittèrent ces lieux transformés en boucherie. Le long du trajet qui les ramenait à leur hôtel, le Loki ne put s’empêcher de dévisager son ami à la dérobée, sans cacher une certaine inquiétude. Au bout d’un moment, il n’y tint plus : — Qu’est-ce qui t’a pris de charger ces mecs à toi tout seul ? On devait tenir le haut des escaliers ! L’Adhan le toisa sans daigner répondre, sans daigner ralentir. Le Loki marqua une pause le temps de balayer l’air de la paume : — Bon, d’accord, tu les as vaincus et sans forcer… Mais tout de même, ça n’excuse pas pour autant une telle inconscience ! Cellendhyll s’arrêta net. — Gher’, tu es un guerrier comme moi, et tu es plutôt mal placé pour me faire la morale. — Écoute, Petit Homme, que tu te montres dur, voire parfois détestable, ne me pose pas de problème, nous faisons un métier dur, nous devons être durs. Mais là, tu dépasses les limites. Tu deviens cruel, comme avec ce Valdek, ou avec ces hommes que tu viens d’abattre. Tu étais sur le point d’exécuter ce pauvre aubergiste qui ne présentait pourtant aucun danger. Alors, non, j’avoue que je n’aime pas ton comportement actuel ! — Dis, j’espère que tu n’attends pas d’excuses, rétorqua l’Adhan, parce qui si c’est le cas, mon gros, tu vas être rudement déçu ! Et si c’est pour te transformer en donneur de leçons, mieux vaut que tu la fermes ! — Ce que je préfère avec toi, Cell’, c’est ton souci constant du dialogue ! — Gher’… — Oui ? — Va chier en enfer ! Le Loki secoua la tête, mais garda le silence. Lorsque l’Ange était dans cette humeur, mieux valait affronter un squazz avec une petite cuillère, plutôt que d’espérer en tirer quelque chose. Chapitre 22 — Où on va, à présent ? — On passe à l’hôtel, que je change de tenue, et on retourne voir le remplaçant de Nozzo à l’hôtel de ville. On va le secouer un peu, celui-là. D’après mes informations, sa nomination au poste de responsable des mines est louche. — Ce type énervant, ce… Ballolo ? C’est vrai qu’il était plutôt nerveux, la fois où on lui a parlé. — Nous allons attendre qu’il sorte et le suivre jusqu’à chez lui… je préfère agir dans un endroit tranquille. Et c’est Bardolvo, pas Ballolo ! Ils gagnèrent l’hôtel de ville, Cellendhyll ayant passé une veste de peau neuve, aux frais de Morion. La fin de journée approchait. Gheritarish usa de son charme pour vérifier auprès de la réceptionniste que le sire Bardolvo n’était pas encore parti. Ils ressortirent et se postèrent à la terrasse d’une taverne, à une table idéalement placée pour surveiller les portes de l’édifice municipal. Près d’une demi-heure plus tard, Fracco Bardolvo, revêtu d’un costume de velours beige, quittait l’hôtel de ville. Cellendhyll et Gheritarish dans son sillage, l’homme remonta vers le nord-est, traversant les rues tranquille, sans se douter qu’il était suivi. Il finit par entrer dans une petite mais coquette maison au pin lasuré de bleu pâle. Les deux guerriers ne prirent pas la peine de s’annoncer – enfin, Gheritarish frappa bien à la porte, mais en l’arrachant d’un coup de botte. À peine avait-il reconnu les intrus que Fracco Bardolvo se redressait du fauteuil dans lequel il était assis. Soudain blême, il lâcha les bottines qu’il venait d’enlever. — Je n’ai rien à vous dire, glapit-il, partez ! — Vérifie les lieux, Gher’, intima Cellendhyll. Gheritarish effectua une fouille rapide de la maison, elle se révéla désordonnée, vide de d’autres occupants. — Que voulez-vous ? demanda le maître des lieux. Je vous ai dit tout ce que je savais. — Ce n’est pas vrai, sourit le robuste Loki, de retour dans le salon. Il est temps de parler, mon gars, avant que le temps ne se gâte. — Je ne sais rien, affirma Bardolvo, en secouant la tête. Rien de plus que la dernière fois. — Tu mens, asséna Cellendhyll, les bras croisés sur la poitrine, les yeux réduits à deux minces fentes. — Je vous répète que je ne… L’Ange combla l’écart qui les séparait en une fraction de seconde et détendit l’un de ses bras. Frappé d’un revers de main à la lèvre, Bardolvo alla cogner contre son siège qui se renversa sous son poids. Cellendhyll se rapprocha, le saisit par les pans de sa veste en déchirant les coutures, et le redressa. — Écoute, raclure, tu balances ce que tu sais sur Nozzo ou je vais vraiment te faire mal ! Tu n’as pas l’air du genre à résister à la torture alors réfléchis bien avant de me répéter que tu ne sais rien. Un geste du poignet, et la pointe de son stylet vint se coller au coin de l’œil de Bardolvo. — Je vais parler… Relâchez-moi et je dirai, tout. Pitié ! Gheritarish releva le fauteuil dans lequel Cellendhyll jeta le captif Ce dernier transpirait à grosses gouttes, son regard semblable à celui d’une bête prise au piège. — Peu de temps avant sa disparition, Nozzo est rentré d’une visite d’exploration. Il était soucieux… J’étais son adjoint, il m’a confié qu’il avait découvert quelque chose d’étrange dans la montagne… Il a refusé de dire quoi. Le lendemain, il avait disparu. Voilà ce que je sais ! — Il se trouve que j’ai l’habitude des individus dans ton genre, ricana Cellendhyll. Et là, je vois très bien que tu ne dis pas tout. Et ça, vraiment, c’est une erreur. Il empoigna les bras du fauteuil et se pencha sur Bardolvo, avant d’ajouter : — Vois-tu, mon cher Fracco, je n’ai rien d’un homme honorable, je suis même tout le contraire. C’est ta dernière chance de tout révéler, sinon, je t’arrache les yeux. Je l’ai déjà fait, je te préviens, et ça a l’air de faire très, très mal ! — À qui rends-tu des comptes ? renchérit le Loki. — Je ne peux rien dire de plus, si je parle, il va me tuer ! — Si tu ne parles pas, moi, je vais t’énucléer ! La pointe du stylet toucha la paupière de Bardolvo. Louchant sur l’arme, celui-ci lâcha d’une traite : — Le Masque, c’est lui qui me paye ! Il m’a fait obtenir la succession de Nozzo. — Qui est ce Masque ? — Il dirige le gang le plus puissant de la ville, révéla le bureaucrate. — Intéressant, commenta Gheritarish, en s’adossant confortablement à une bibliothèque remplie de cartes en rouleaux. Continue ! — Le Masque nous paie, moi et d’autres, pour lui rapporter ce qui se passe en ville. Alors quand Nozzo est venu me parler de sa découverte, j’ai dû en référer au Masque. C’est tout. — Qui sont ces autres ? demanda Cellendhyll. Il avait rangé sa lame. L’homme était brisé, à présent, il ne résisterait plus. — Je ne sais pas, il me l’ajuste laissé entendre, une fois. — Comment fais-tu pour le joindre, ton chef ? Où peut-on le trouver ? — C’est un homme très méfiant, c’est lui qui me contacte. Il envoie ses hommes chez moi, le soir ; ils m’emmènent dans un endroit à chaque fois différent et j’ai toujours les yeux bandés durant le trajet. — À quoi il ressemble, ce Masque ? demanda Gheritarish. — Eh bien, euh, c’est-à-dire, il porte un masque, une longue cape de cuir et des gants. Un masque en métal poli. Gris. — Où est Nozzo ? — Je l’ignore également… entre les mains du Masque, je pense. Je ne vois pas comment il aurait pu lui échapper. — Et qu’avait découvert Nozzo dans les tunnels ? — Je n’en ai aucune idée, non, c’est vrai, sur ma tête ! C’était dans la montagne, en dehors des mines… Dans une zone encore non explorée. J’ai une carte, je peux vous montrer ! Surveillé de près, Bardolvo trottina jusqu’à la bibliothèque qu’il se mit à fouiller, projetant des rouleaux à travers la pièce à force de fébrilité. Ayant trouvé le document qu’il cherchait, il revint vers Cellendhyll, aussi soumis que s’il portait un collier de servage. — Voyez, c’est là, cette zone, à l’ouest du secteur quatre. Mais où exactement, impossible à définir. Ça doit représenter plus d’une centaine de kilomètres dans un secteur où, à part Nozzo, personne n’a été fourrer son nez. — Et pourquoi donc ? — Parce que c’est une encore une zone naturelle de la montagne et qu’elle ne figure pas sur les plans prévisionnels d’exploitation. — Qui supervise ces plans prévisionnels ? s’enquit l’Adhan. — Jusqu’alors, c’était le magistère Luca Da-Vinci Contini. Cette charge échoira à son successeur. Les deux guerriers s’entre-regardèrent. — Je crois qu’il nous a dit tout ce qu’il savait, murmura le Loki. Qu’est-ce qu’on fait de lui ? — Hé, tressaillit Bardolvo, j’ai coopéré, n’est-ce pas ? Vous pouvez me laisser partir maintenant ! Vous pouvez compter sur mon silence, je ne dirai rien de vous… Je vous en conjure, laissez-moi en paix. Pitié ! Son regard allait de l’un à l’autre, délivrant des œillades pleines d’espoir à Gheritarish, d’autres, inquiètes, à Cellendhyll. L’Adhan vint se ranger devant Bardolvo qu’il pointa du doigt, et cracha : — Tu en as eu toi, de la pitié, pour l’homme que tu as vendu ? Avec qui tu travaillais chaque jour ? Tu as songé sa femme ? Sais-tu quel désespoir tu as provoqué ? Sa voix avait monté d’un cran. — Cell’, intervint Gheritarish d’un ton apaisant. Sa tentative resta sans effet, l’Ange du Chaos avait pris sa décision : — Tue-le. Gher’, il ne nous sert plus à rien. — Hein ? s’exclama le Loki. — Quoi ? s’écria la voix aiguë de Fracco Bardolvo, recroquevillé dans son siège. — Regarde-le, Petit Homme, il pisse de peur, enchaîna Gheritarish Que veux-tu qu’il nous fasse ? Et même s’il parle de nous au Masque ? N’est-ce pas ce que nous voulons, hein, remuer le chaudron ? — Le problème n’est pas qu’il parle de nous ou non, contra l’Adhan. Cet homme a vendu son collègue, ce qui a sans doute entraîné sa mort. Souviens-toi d’Elmira Nozzo, Gher’, de son chagrin. Moi, je n’ai pas oublié. Ce sale donneur mérite de mourir. — Je ne vais certainement pas m’abaisser à tuer dans ces circonstances, s’indigna Gheritarish. Tout en parlant, il vint se placer entre les deux hommes. — Dans ce cas, pousse-toi, dit l’Adhan, je vais m’en charger. — Je ne peux pas te laisser faire ça, Petit Homme. C’est comme ça. — Tu te ramollis, Cher’, railla Cellendhyll. — Je crois plutôt que c’est toi qui as changé, et pas en bien, mon ami. Tu deviens méprisant avec la vie des autres. — On en discutera plus tard. En attendant, écarte-toi de mon chemin. — Je regrette, je ne peux pas, répondit le Loki campé sur ses jambes, déterminé. Tandis que Bardolvo se faisait le plus petit possible, les deux amis s’affrontaient du regard. Le duel silencieux dura une bonne vingtaine de secondes. — Fort bien, finit par capituler Cellendhyll. Je ne vois pas l’intérêt de me battre avec toi. Puisque c’est ainsi, nous partons. — Toi, tu quittes la ville, annonça Gheritarish en se retournant sur Bardolvo dès ce soir. Si je te revois dans les parages, je lâche mon pote, c’est clair ? — Tout ce que vous voudrez, je fais mes bagages et je file. Merci, messire, merci de m’épargner ! Gheritarish hocha la tête à l’attention de l’Adhan. Du menton, ce dernier indiqua la sortie. Bardolvo épongea son front, suant le soulagement par tous ses pores. Arrivé à la porte, Cellendhyll l’ouvrit puis s’effaça pour laisser passer le Loki. Cellendhyll fit alors demi-tour et toisa Bardolvo, les yeux étrécis, emplis d’une promesse sanglante. Fracco ouvrit la bouche pour appeler à l’aide, mais son cri ne fut qu’un gargouillis. Il jaillit du fauteuil pour se ruer hors de la pièce mais son trépas avait été décrété par un maître en la matière. Un mouvement du bras, vif et pur, et l’étoile dentelée de l’Adhan traversa la pièce en sifflant. Acier de Védyenne, cinq branches effilées, bien assez tranchantes pour couper le fil de la vie. L’arme alla se ficher en plein front du condamné, accompagnée du son mat, écœurant, de la chair transpercée. Bardolvo partit en arrière sous l’impact, et s’affala en travers du tapis, raide mort. Cellendhyll alla tranquillement récupérer son étoile qu’il rangea dans son étui après l’avoir essuyée sur le costume du défunt. — Salaud ! gronda Gheritarish de retour dans la pièce, ses longues mèches hérissées de colère. Tu l’as assassiné, ce pauvre type ! — Je n’ai fait qu’appliquer le traitement qu’il méritait… Mortonnerre, tu commences à m’emmerder avec tes leçons ! Tu veux la bagarre ? Tu vas l’avoir, viens… Du regard de l’Adhan, n’affleuraient plus que deux éclats chargés de la même férocité que celle qui l’avait animé contre les Affiliés. En position de combat, les deux amis se faisaient face. — Non Petit Homme, finit par soupirer Gheritarish en quittant sa pose agressive. C’est ridicule de se comporter de la sorte, nous sommes amis depuis trop longtemps. Malgré l’envie que j’ai de marteler la face, cela ne fera pas revenir ce pauvre homme. Et si je dois te convaincre que tu fais fausse route, je préfère que ce soit avec les mots. Pas avec les poings. — Le pauvre homme, c’est Nozzo, riposta l’Ange d’un ton adouci. Il me semble que tu l’oublies, ce Bardolvo l’avait vendu, il devait mourir. Je n’ai rien d’autre à dire… Ils n’étaient pas tombés d’accord, cependant, la tension qui les opposait se tarit, leurs visages s’apaisèrent. D’un commun accord, ils quittèrent la maison, laissant les lieux en l’état. * Au bout de quelques minutes de marche, Gheritarish reprit son assaut verbal : — Cell’, je ne te comprends pas, tu sembles prêt à écraser la vie d’autrui comme on le ferait d’un insecte. Comment peux-tu justifier toutes les morts que tu provoques depuis notre arrivée en ville ? — Ne nous leurrons pas, je suis une Ombre, Gher’, le Chaos m’a formé ainsi. Voilà ma justification, que tu le comprennes ou non, je n’en ai pas besoin d’une autre. Au fait, dis, depuis toutes ces années, tu ne paraissais pas trouver à redire à mes manières ! — C’est peut-être parce qu’avant, tu agissais différemment. Peut-être également que je ne me rendais pas compte qu’une Ombre est en fait un tueur dénué de tout jugement de valeur. Je suis un guerrier, moi, j’ai un code d’honneur et je le respecte ! Je ne prétends pas être un enfant de chœur, loin de là, je suis un combattant. Mais j’estime qu’il y a une grande différence entre un guerrier et un assassin. Et toi, je te le dis, tu es devenu un assassin, et je ne peux pas cautionner ça ! — Gher’, soupira Cellendhyll, moi aussi j’ai un code d’honneur, il est différent du tien, c’est tout. Et pour le reste, tu te leurres, nous ne sommes pas dans une fable d’aventures épiques, nous ne sommes pas de preux héros pétris de nobles sentiments. La bienveillance, la mansuétude, le pardon, ces nobles notions n’ont pour moi plus aucune substance ; elles m’ont trop coûté. Laisse-moi te dire que tes cas de conscience, je m’assois dessus, je suis ici pour remplir ma mission, pas pour briguer le prix du guerrier le plus sympathique de la ville ! Si j’avais voulu devenir paladin, je serais resté au service de la Lumière et je serais devenu leur Lige, comme ils le voulaient. Et tu sais que j’ai refusé. Je sers le Chaos, je poursuis la voie qu’il m’a tracée, point ! À présent, le sujet est clos, si tu n’es pas content de mes manières, tu peux rentrer dès maintenant, je ne te retiens pas. Je n’ai besoin de personne pour effectuer ma tache ! — Par le foutre du Grämh, Cellendhyll de Cortavar, tu as bien le caractère le plus détestable, le plus pourri de l’ensemble des Territoires-Francs, et même de tous les plans ! Aussi buté qu’un Nain, aussi froid et dur que le granit des Montagnes Pelées ! Et pourtant, malgré tes sinistres manières, ton évident manque de respect pour moi, je ne peux m’empêcher de te garder mon amitié. Quel sort m’as-tu jeté. Petit Homme ? Évidemment que je ne vais pas partir ! Qui va couvrir tes arrières si je me barre ? Ça fait des années que je te supporte, je ne vais pas te laisser tomber maintenant, même si je désapprouve tes actes… Oui, je sais, tu es un Agent des Ombres de mes deux, mais tu n’es pas infaillible, personne ne l’est, alors quoi que tu en penses, tu as besoin de moi. Et puis au fond, je suis un indécrottable optimiste, j’ai bon espoir de réussir à contenir tes excès. Marrant, non, comme situation ? D’habitude, c’est le contraire, c’est toi qui me surveilles pour ne pas que je foute de bordel ! — Je ne trouve pas ça drôle, répondit Cellendhyll, les lèvres pincées. — Normal, tu n’as aucun humour. Tu es… Comment vous appelez ça, vous les Humains ? Ah oui, un autriste ! — Un autiste, imbécile ! — Ouais, hé bien moi, je dis un autriste, un autiste triste, voilà ce que tu es ! Cellendhyll ne put s’empêcher de sourire devant l’infâme jeu de mot. — Imbécile de Loki, répéta-t-il d’un ton adouci. Allez, viens, rentrons. * De retour dans leur suite, Gheritarish avait retrouvé sa bonne humeur. Celle-ci fut instantanément balayée lorsqu’il apprit qu’il ne passerait pas la fin de soirée tranquillement installé sur la terrasse à fumer de la loki, mais à explorer les entrailles de la montagne. Cellendhyll avait décidé de visiter les mines de nuit, afin de pouvoir explorer à sa guise et sans rendre de compte. La nuit était d’évidence le moment idéal pour cela. Après avoir escaladé les grilles qui entouraient le quai d’embarquement, les hommes du Chaos se glissèrent dans le périmètre. Comme l’Adhan l’avait escompté, les lieux se révélaient bien moins fréquentés que dans la journée. Aucune équipe de mineurs et juste une dizaine de gardes. Comme souvent, la nuit fut leur alliée, aucun des mercenaires en poste ne put repérer leur arrivée. Longeant les bâtiments, passant de caisses en caisses, ils atteignirent le niveau des barges. La zone ne disposait que de quelques faibles lampadaires. Il leur fut aisé de se coucher dans une barge, indétectables. Quelques minutes plus tard, la plate-forme s’élevait au-dessus de la ville. Cellendhyll et Gheritarish purent se redresser et s’asseoir confortablement. Ils ne parlaient pas. L’air s’était nettement rafraîchi, la brume dense s’enroulait autour des grands arbres s’effaçait devant la poussée de leur nef silencieuse. Par-dessus les craquements de la plate-forme, résonnaient les mille et un bruits nocturnes de la forêt. Comme lors de son voyage précédent. Cellendhyll vivait un moment hors du temps, une étrange parenthèse fantomatique. Momentanément absous de tout danger, de tout péché, il goûta cette indescriptible sensation de quiétude, sachant pertinemment qu’elle ne durerait pas. Cette quiétude n’était pas un met qu’il savourait tous les jours, loin de là, et il refusa de songer au bien-fondé des reproches de Gher’, de savoir s’il devait éprouver des remords. Ce qui n’était aucunement le cas, d’ailleurs. Ils sautèrent de la plate-forme quatre cents mètres avant l’arrivée, atterrissant sans encombre au milieu de l’épaisse forêt résineuse. Ayant retrouvé son élément naturel, Gheritarish les mena sans hésitation de fourré en fourré, le pas aussi souple que celui d’un tigre des neiges. Tapis dans un massif de genévriers, ils étudièrent la logique imparfaite du parcours des sentinelles avant de se couler dans la nuit profonde, leur progression plus spectrale encore, nourrie de toute la furtivité enseignée par le Chaos. Rampant sous les frondaisons, sans écraser la moindre feuille, briser la moindre branche, ils s’infiltrèrent à l’intérieur de la montagne sans avoir été repérés. L’antichambre de la mine était occupée par un groupe d’hommes barbus attablés, partageant un pichet de vin chaud. Les lieux étaient éclairés par des cristaux de gemmelitte jaunes encochés dans les murs. Cell’et Gher’s’allongèrent dans une flaque de pénombre et patientèrent. Leur pause terminée, les mineurs disparurent dans un des tunnels. Selon les indications de Bardolvo, l’Ange et le Loki entreprirent de rejoindre le secteur ouest dont s’occupait Vicario Nozzo. Menés par le sens d’orientation du Loki, ils parcoururent des tunnels étayés, baignés de clarté jaune, dépassèrent furtivement des grottes aménagées pour l’entretien des mines, se camouflèrent pour échapper aux quelques patrouilles qui croisaient leur route. Gheritarish prenait évidemment garde à éviter les zones gardées par magie. Peu fréquenté à cette heure, le secteur ouest fut vite traversé. Après avoir descendu la pente d’une galerie, les guerriers du Chaos débouchèrent dans une caverne aux parois brutes, flanquée de quelques wagonnets trop usagés pour servir encore. C’était la fin de la partie dévolue au règne de l’homme. Une porte épaisse renforcée d’acier, munie d’un judas barrait l’ouverture de la paroi. Le trousseau de clés confié par la femme de Nozzo valait largement le sauf-conduit de Renzo. Pour la sixième fois depuis leur arrivée, Cellendhyll trouva le bon passe et déverrouilla la serrure. La porte s’ouvrit sans bruit. On devait l’employer souvent pour prendre le soin d’en avoir graissé les charnières. Vicario Nozzo, peut-être. Enfoncés dans le cœur de l’empire de roc, les deux guerriers avaient changés d’environnement. Cavernes naturelles suintantes d’humidité, venteuses quelquefois, hantées de chauve-souris tigrées ou de lézards de roche, boyaux tortueux, pierre brute, râpeuse, roche granuleuse, phosphorescente. En guise d’éclairage, ils se servaient des segments de gemmelitte qu’ils avaient délogés des murs au cours de leur traversée des mines. La lumière des cristaux s’avérait plus efficace que celle de torches et, au besoin, il suffisait de masquer la gemme pour en atténuer l’éclat. Ils ne découvrirent ni Nozzo, ni son cadavre, ni assemblée de comploteurs masqués. Du sable, de la roche, surtout de la roche. Au bout de quatre heures de vaine exploration, Cellendhyll convint que cela suffisait pour une première. Il se déclara cependant prêt à revenir autant de fois qu’il le faudrait. Pour sa part, Gheritarish ne pensait plus qu’au repas qu’il s’offrirait au Palatin. Pour retrouver Véronèse, même manœuvre qu’à l’aller. Ils trompèrent la vigilance des gardes dans les tunnels et sur le quai d’embarquement, s’allongèrent sur une plate-forme qui descendait sur la ville, et la quittèrent cinq cents mètres avant l’arrivée, en sautant dans les ramures d’un arbre. Ils terminèrent leur périple en coupant par la forêt, à travers-pente, jusqu’à la porte nord de la cité-franche. La nuit était fort avancée. Arrivé au Palatin, Cellendhyll ne pensait plus qu’à une chose, dormir. Il laissa son compagnon en train d’hésiter entre le jarret de veau et sa sauce aux morilles ou la cassolette de porc au caramel et petits oignons. * Allongé nu sur son lit, l’Adhan ne trouva le repos qu’avec difficulté. Devora venait s’insinuer dans son esprit ensommeillé, chassée par la silhouette caricaturale d’un homme masqué, à son tour remplacé par le visage suintant de frayeur de Fracco Bardolvo, celui, désespéré d’Elmira Nozzo, les traits sévères d’Hégel, cardinal de l’Orage. Enfin, de ceux, délicats et racés de Morion. Une farce sinistre se jouait dans son esprit. L’Ange essayait de rejoindre la guerrière. Devora l’attendait avec impatience, elle l’appelait. Mais les autres protagonistes du songe ricanaient, s’évertuant à l’empêcher de passer. Elmira Nozzo s’accrochait dans son dos en le suppliant de retrouver son époux. Cellendhyll tentait de forcer le barrage mais, dotés d’une force égale à celle des Dieux Oubliés, Morion et les autres le repoussaient en se gaussant de ses efforts. Jamais il ne réussit à atteindre la jeune femme. Le lendemain, après avoir partagé un pichet de jus d’oranges sanguines, une plâtrée de galettes au miel, une assiette de fromage et de fruits secs et une miche de pain croustillante, ils quittaient leur suite. À peine dans la rue, ils apprenaient la nouvelle. Les rues bruissaient de conversations enthousiastes, les passants commentant à voix haute la décision des magistères concernant la succession du duc Luca : le conseil était plus qu’ennuyé en toute honnêteté, se déclarait inapte à choisir l’un ou l’autre des deux postulants. Une élection allait donc avoir lieu et le peuple Véronicain allait voter pour décider du successeur. Ils arrivaient au milieu d’une place lorsqu’un guerrier traversa l’esplanade et attira leur attention, prenant bien soin de ne pas les approcher de trop près. Un grand brun aux larges épaules, aux traits mats, à l’air prudent. L’homme avait le regard marqué d’étonnants iris jaunes. Coïncidence qui ne devait probablement rien au hasard, il était vêtu de cuir également jaune. — Hé, vous deux, je peux vous parler ? entama-t-il d’une voix éraillée. Pas d’embrouilles, hein ! J’ai juste un message à transmettre… — Avance, mon gars, rétorqua Gheritarish, les mains nonchalamment posées sur le manche de ses dagues. Et si tu tiens à ta santé, garde tes mimines bien en vue. Là… c’est assez près comme ça. On t’écoute. — Je suis chargé de vous dire que Strakan, le maître des Affiliés, désire vous parler. Il y a eu suffisamment de morts comme ça, c’est mauvais pour les affaires. Strakan veut la paix. Il propose une rencontre pour régler vos différents. Une discussion à l’amiable. — Et nous sommes censés le rencontrer où ? — Dans un endroit qu’il a trouvé pour l’occasion…. L’ancienne scierie. Au nord de la cité, à environ deux heures de marche, de l’autre côté de l’enceinte. L’endroit est tranquille, le Guet n’y vient jamais. Strakan vous y attendra ce soir. — Hors de question ! s’insurgea le Loki. Si ce Strakan veut une rencontre, ça se fera dans un endroit neutre. — Inutile de compliquer les choses, intervint Cellendhyll. Cette scierie nous ira très bien. Mais pas aujourd’hui, nous sommes occupés… Demain, en fin d’après-midi. C’est ça ou rien. — Comme vous voudrez, opina l’homme en jaune. Je transmettrai à Strakan. Une fois passée la sortie nord de la ville, à la lisière de la forêt partent trois sentiers. Prenez celui du milieu, il vous mènera directement à la scierie. Strakan vous y attendra. À demain les gars… Au fait, inutile de tenter de me suivre, j’ai pris mes précautions. L’homme en jaune recula d’une vingtaine de mètres, se retourna enfin et disparut dans la foule des badauds. Gheritarish éclata : — Décidément, Petit Homme, tu ne tournes pas rond en ce moment. Tu es conscient qu’on se jette dans la gueule du dragon si on va chez ce Strakan ? Il a beau jeu de décider du lieu de rendez-vous ! Un coin isolé au milieu de la forêt ? Ses hommes vont nous y attendre, nous abattre comme des bleus dès que nous pointerons le nez là-bas, et nos cadavres seront laissés à engraisser les vers ! — Écoute, Gher’, riposta Cellendhyll en s’arrêtant brusquement, je moque parfaitement des éventuelles traîtrises de Strakan. C’est moi qui mène la danse et je veux régler cette affaire une bonne fois pour toutes. Alors, le meilleur moyen pour ça, c’est encore de le rencontrer. — Et qui te dit qu’il sera sur place ? — Avec tous les torts que nous lui avons infligés, tous ses hommes que nous avons éliminés, il est en train de perdre la face. Tu peux être sûr qu’il voudra se confronter à nous et assister au châtiment qu’il a prévu pour nous. — Mais pourquoi aller sur son territoire, comme des brebis à l’abattoir ? — Parce que les Affiliés y seront massés, et ils seront si sûrs d’eux qu’ils ne se tiendront pas sur leurs gardes. Alors que nous, si. — Et si Strakan veut la paix ? — Tu rigoles ? Non, ça m’étonnerait fort… et je le tuerais tout de même. Tu connais la musique, Gher’, il n’y a qu’un seul moyen d’être certain que ce Strakan ne nous ennuiera plus. Et ne viens surtout pas m’expliquer que le chef des Affiliés est un innocent qui mérite notre clémence ! — Bon, dans le fond, j’admets que tu as sans doute raison… Ce qui me dérange, c’est autre chose. Parle-moi franchement, tu y prends plaisir ? — Plaisir à quoi ? — À tuer. L’Adhan jeta un regard surpris à son compagnon, marqua une pause légère et répondit d’un ton net : — Non, je n’y prends pas plaisir. Tu es content ? En es-tu sûr ? ricanait sa conscience. — En tout cas, on va bien la préparer, cette rencontre ! conclut le Loki, en frappant ses gros poings l’un contre l’autre, apparemment rassuré. Tu préfères quoi : on se la joue furtif ou on rentre dans le tas ? — En fait, un peu des deux. Je t’explique ce que j’ai en tête… Déjà, il va nous falloir de la corde… Ayant réglé les détails du rendez-vous, Cellendhyll et Gheritarish continuèrent à sillonner la cité et poser des questions sur Nozzo. Aucun de ceux qu’ils interrogèrent ne leur délivra la moindre information propre à faire avancer l’enquête. Toutefois, comme l’Ange l’avait signifié, le but n’était pas d’obtenir des réponses, mais de provoquer une réaction. Celle-ci, il le savait, finirait par survenir. Les deux guerriers devaient également s’attendre à éveiller l’intérêt du Guet et l’Adhan se demandait quand ce dernier finirait par s’intéresser à leur cas. Ils se quittèrent en fin d’après-midi. Un moment presque solennel. Cellendhyll regarda le Loki s’éloigner de sa démarche bondissante, un grand sac à l’épaule. Ce soir, pas de visite prévue pour la mine, la rencontre programmée avec Strakan avait bouleversé les plans. L’homme aux cheveux d’argent avait quelques heures à perdre avant de rentrer au Palatin. Pourquoi ne pas rendre une visite à Elmira Nozzo ? Il éprouvait le désir soudain de voir comment elle allait. Sans qu’il se l’avoue, elle lui rappelait sa propre mère, Alhana, emportée par les fièvres alors qu’il n’était qu’adolescent. * La porte du logis baillait, tandis que le soleil se cachait derrière les collines. L’Ange appela dame Nozzo mais n’obtint aucune réponse. Il poussa doucement la porte et entra. Le rez-de-chaussée avait été dévasté par une fouille rageuse, mais aucune trace d’Elmira Nozzo. Pas même une goutte de sang. Un léger bruit, à l’étage. La senestre de Cellendhyll se porta à sa botte. Mais non, elle n’était plus là, sa dague favorite. Sans elle, il se sentait presque nu. Il était loin d’être désarmé pourtant, avec ses étoiles dentelées et son stylet, mais sa Belle n’avait pas d’égale. Et sans le zen, il se sentait d’autant plus incomplet. Son stylet pointé devant lui, Cellendhyll monta prudemment les marches, veillant à ne pas les faire craquer. Mon corps est une arme, Mon esprit est une lame, Je suis prêt. Il aborda le palier. Deux chambres en enfilade, une pièce d’eau, aussi saccagées que l’étage inférieur. Une fenêtre claqua dans la dernière des pièces. Prêt au combat, Cellendhyll s’y rendit. Vide. Il se pencha par l’ouverture pour aviser une silhouette informe revêtue d’un pardessus gris, les traits enfouis sous l’épaisseur d’une capuche, sauter par-dessus la clôture du jardin et s’enfuir d’une course saccadée. L’Ange sauta par la fenêtre. Il atterrit souplement dans l’herbe et se lança en chasse, les pans de son long manteau brun volant dans son sillage. Celui qu’il poursuivait semblait parfaitement connaître la cité, il prenait bien soin d’éviter les rues fréquentées. Il filait comme le vent, à travers un lacis d’artères sombres et désertes. Pourtant au summum de sa forme, l’Adhan ne parvenait pas à combler l’écart. L’homme plongeait de ruelle en ruelle, bondissant parfois par-dessus les obstacles avec une aisance dérangeante. Un instant, Cellendhyll se demanda si celui qu’il poursuivait n’était pas le Faucheux, revenu de l’univers des trépassés, tel un spectre acharné de vengeance. Non, impossible, le Faucheux était bel et bien mort. Pourtant, c’était indéniable, quelque chose dans l’allure du fuyard, dans la façon un peu gauchie de se mouvoir, s’apparentait au Faucheux Un relent délétère, défiant l’humanité. Ils en avaient fini avec le dédale des ruelles. Le fuyard avait obliqué au nord-est, prenant le risque de traverser une artère plus peuplée. Dévalant les marches d’un escalier en colimaçon, il déboucha sur une avenue qu’il remonta dans sa longueur. Cellendhyll le talonnait toujours. Le fugitif bouscula un groupe de promeneurs, s’attirant leurs injures, en esquiva un autre. Au bout d’une centaine de mètres, il coupa à travers une rue en oblique. Cellendhyll faillit déraper dans le tournant mais se rattrapa de justesse. Toujours en mire, l’autre descendait la pente d’un escalier, sautant les marches six par six. Par l’Épée de Lachlann, qui que tu sois, je t’aurai ! Ils abordaient un quartier quasi désert. D’après la carte mentale de l’Adhan, ils ne devaient pas être loin de la porte nord. Le fuyard se risquerait-il à sortir de la ville ? Non, il changea une nouvelle fois de direction, réalisant un saut impossible pour passer au-dessus d’une palissade. Incapable d’un tel exploit, Cellendhyll perdit du temps à en faire le tour. Un secteur encore plus misérable que les précédents l’attendait. Poursuivi et poursuivant franchirent un terrain vague au sol décharné, traversèrent un entrepôt abandonné, une arrière-cour plantée d’un brasero, autour duquel se réchauffait un groupe disparate d’une vingtaine de mendiants. La vie à Véronèse n’est donc pas si agréable qu’on le prétend, songea Cellendhyll. Les laissés-pour-compte regardèrent la poursuite sans manifester autre chose qu’une torpeur résignée. Cellendhyll eut l’impression de combler son retard. Une petite place, ornée de trois saules pleureurs, un passant qui se rencognait dans l’embrasure d’une porte, effrayé, une nouvelle série d’escaliers à dévaler. Des entrepôts encore, d’autres mendiants. Un croisement. À gauche, puis à droite. Une rue en pente, au bout de laquelle se dressait une butte obscure. Le cimetière, s’il ne se trompait pas. Cellendhyll puisa dans les forces de son cœur second pour accélérer encore. Le fuyard sauta une fois encore, passant largement au-dessus du muret qui cernait la nécropole. L’Adhan en profita pour lui ficher une étoile de jet entre les épaules, mais l’arme rebondit sur le dos du fugitif et retomba sur le sol en tintant, ses pointes écrasées. Le fuyard progressait par bonds rapides, agités. Zigzaguant, à présent entre les stèles. En quelques instants, il atteignit le niveau des mausolées. Cellendhyll s’apprêta à sauter le muret. — Hé, vous, là, l’homme en brun ! Arrêtez-vous, par ordre du Guet ! Bloqué dans son élan, Cellendhyll stoppa net. Six hommes en tunique de mailles, bérets verts, cuissardes et baudriers de cuir noir, s’étaient déployés en arc de cercle. Trois épées pointées dans sa direction et surtout trois arbalètes qui le ciblaient sans trembler. Les Bérets Verts, c’est vraiment le moment ! pesta l’Adhan. Fermement campés autour de lui, les gardes attendaient sa réaction. Cellendhyll connaissait ses options. Ce n’étaient que des hommes du Guet, il pouvait les vaincre, tous les six, mais peut-être pas sans en tuer au moins un ou deux. Dès lors, il aurait à se cacher de la colère du Guet. Or, il ne pouvait se permettre de perdre sa liberté de mouvement. Et s’il se faisait prendre ? Gheritarish finirait bien par le tirer de prison, mais au bout de combien de temps ? De surcroît, une telle évasion ne se ferait probablement pas sans le concours de Morion. Cela non plus l’Adhan ne pouvait se le permettre. S’adapter, c’est vaincre. Il écarta largement les bras, prêt à se faire délester de ses armes. * L’homme aux cheveux d’argent fut escorté place de l’Ordre, la justement nommée, jusqu’à une sorte de fortin déguisé en bâtiment civilisé. Rico DellaVega. Un nom qui sonnait bien suavement pour un homme qui semblait tout le contraire. L’officier général chargé de faire respecter l’autorité à Véronèse avait tout de l’épéiste confirmé. Des mains à la fois souples et vigoureuses, de larges épaules, recouvertes d’un pourpoint vert et argent, la taille fine, les jambes puissantes, prises dans un pantalon noir et terminées de bottes luisantes. L’officier le reçut au troisième étage, dans un vaste bureau aux meubles de teck. Derrière lui, une carte de la ville, à grande échelle, parsemée de petits drapeaux colorés. À droite du bureau, un chevalet portant une épée de Gar-Vallon au fourreau, longue, fine, effilée. Sur le meuble, à main gauche, à côté d’un registre, d’un plumier et d’une pile de dossiers alignés avec un soin rigoureux, un poignard à large lame reposait dans son étui. Les yeux de DellaVega examinèrent l’Adhan avec froideur. Il avait le teint buriné, des cheveux noirs, rassemblés en catogan. Une large moustache en croc, d’un noir d’encre, surplombait sa bouche sévère. Si tu crois m’impressionner avec un simple regard… l’Ange riposta avec une froideur au moins égale. — Qui êtes-vous et que venez-vous faire dans ma ville ? demanda le capitaine. — Je m’appelle Ravage, procurateur de rang prime. Je suis à Véronèse pour effectuer un mandat ; la banque Chanseth s’occupe du dossier d’acquisition, vous n’avez qu’à vérifier auprès d’elle. — Et qui vous mandate ? — Vous savez très bien que je suis tenu au secret professionnel. — Je le sais, mais ici, la loi, c’est moi. Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ? L’Adhan tendit à l’officier les documents qui certifiaient de son identité factice et qu’il prenait soin de conserver sur lui. Il ne craignait nullement que le capitaine DellaVega ne découvre la supercherie. Les faussaires du Chaos, et ceux d’Eodh devant tous les autres, étaient les meilleurs, toutes races confondues. L’officier-général lui rendit ses papiers et enchaîna : — Dites-moi, messire Ravage, quelle est cette enquête que vous menez pour le compte du duc Da-Vinci Contini ? Ainsi la rumeur avait fini par remonter jusqu’à lui. Cellendhyll lui tendit le document rédigé par Renzo, attestant de son engagement en la matière. — Je cherche Vicario Nozzo, responsable des mines, j’imagine que vous voyez de qui je parle ? Le duc s’inquiète de son sort, je ne fais que lui rendre service, voilà tout. — Avez-vous progressé dans vos investigations ? poursuivit l’officier en lui rendant son sauf-conduit. — Pas encore, mais je m’attends sous peu à des résultats. Je suis sûr que vous avez des éléments à me communiquer. — Non, nous n’avons rien. J’ai fait diffuser le signalement de Nozzo à travers toute la région. Aucune nouvelle de lui. Mais ne renversez pas rôles, Ravage. Le capitaine marqua une pause et relança : — Vous me paraissez être un homme bien occupé… — J’ai du temps à tuer, ironisa l’Adhan. — Mouais… Le capitaine plissa les yeux avant d’ajouter : — Autre chose sur laquelle je désire des éclaircissements… selon certains témoignages, on vous aurait vu dans les parages du Hibou Rouge, une taverne du centre. Dans cette taverne, justement, deux hommes ont été tué par quelqu’un qui, selon les témoins, correspond à votre signalement. Les deux défunts faisaient partie d’un gang qui sévit en ville… Les Affiliés, ça vous dit quelque chose, procurateur ? — Les Affiliés ? Non, c’est bien la première fois que j’entends ce nom, répondit l’Ange d’un ton innocent. Mais dites-moi, capitaine, vous parlez d’un gang ? Je croyais votre ville des plus paisibles ? — Ne vous foutez pas de moi. Ravage, je n’ai aucun humour. Que faisiez-vous là-bas ? — Mais je n’ai jamais dit que j’étais au Hibou Rouge. Vous avez annoncé que cette taverne se situait dans le centre… il est donc tout à fait possible que je sois passé devant à ce moment-là, et je ne devais d’ailleurs pas être le seul. Ce n’est qu’une coïncidence, rien de plus. — Une coïncidence, j’en ai une autre à vous proposer : hier, d’autres membres de la confrérie des Affiliés ont également connu une mort brutale, poursuivit l’officier. Une quinzaine. Dans une nouvelle auberge du centre, le Barde Myope. Cette fois encore, des témoins ont donné votre description. Selon leurs dires, vous étiez sur les lieux. Cellendhyll croisa les doigts avec nonchalance, et sourit du bout des lèvres : — C’est très probablement une méprise, je ne vois pas d’autre explication. L’officier général parcourut le dossier étalé sous ses yeux sévères. Il récita, toujours aussi sérieux : — Un homme de haute taille, large d’épaule, aux cheveux argentés, aux yeux verts et l’air pas commode. C’est tout à fait vous, Ravage, et je doute que vous ayez un sosie en ville. Mais vous avez sûrement une réponse à me fournir ? — Oui, j’en ai une. répondit calmement l’Adhan. Je dis de tout cela que les honnêtes gens de Véronèse dormiront plus tranquilles avec tous ces malfrats éliminés. N’est-ce pas votre opinion ? DellaVega couva Cellendhyll de son regard pensif. — Passons à autre chose, décida-t-il. Mes hommes vous ont trouvé ce soir pourchassant quelqu’un dans les rues. Je suis curieux d’entendre votre explication. — Elle est simple… Un voleur. Je voulais lui reprendre ma bourse Mais vos Bérets Verts m’ont empêché de le rattraper. — Mes hommes n’ont repéré qu’un seul individu au comportement suspect. Vous. — Suspect ? Cela veut-il dire que je suis accusé de quelque chose ? — Non. Du moins, pas encore. Avec le poids des Da-Vinci Contini derrière vous, quoi que j’en pense, je ne peux m’opposer à votre enquête. Mais je vous préviens. Ravage, désormais je vous ai à l’œil. Quand aux Affiliés, vous vouliez mon opinion ? Je suis un militaire, elle sera sans détour : qu’un criminel se fasse étriper, peu m’importe… C’est toujours ça de gagné pour la tranquillité des honnêtes gens, comme vous l’avez fait remarquer… Les Affiliés sont bien organisés, difficiles à coincer. Personne ne veut jamais témoigner contre eux, il s’avère impossible de les prendre en flagrant délit. Et en vérité, la confrérie semble bénéficier d’appuis puissants : j’ai les mains liées. Alors pour le plaisir de la discussion, disons que si quelqu’un se décidait à les ennuyer, je pourrais choisir de ne pas m’en mêler. Mais si un innocent est ne serait-ce que bousculé et que vous vous trouvez dans les parages, je vous boucle sur-le-champ dans la plus sordide de mes geôles ! Quelles que soient vos motivations, ou vos appuis, je ne vous laisserai pas mettre la cité à feu et à sang. Le message est-il suffisamment clair ? — Pour le plaisir de la discussion, disons que oui, le message est passé. Je peux partir, à présent ? — Parfaitement, fichez le camp de mon bureau ! * Mordrach Farrakas exultait de toute la malignité de son être. La veille au soir, son premier rejeton était né. L’opération s’était révélée plutôt répugnante, et pourtant couronnée de succès : un œuf intact, le premier ! La mère avait atrocement souffert mais survécu. Laissée au repos le temps de récupérer du supplice, elle serait fécondée à nouveau d’ici quelques lunes. L’hybride sentait le triomphe à portée de main. Ses projets s’annonçaient sous les meilleurs auspices, à présent qu’il avait défini la quantité de cristaux magiques requise pour soutenir l’accouchement. La gemmelitte rouge s’usait vite, le sort employé par les Ténébreux dénaturant l’équilibre des choses. Cependant, ce n’était pas un sujet d’inquiétude car le gisement secret que venaient de trouver ses Mantes offrait suffisamment de pierre vivante pour une demi-année. À présent, la priorité était de cacher ses progrès à Leprín. Fort occupé, ce dernier passait son temps à faire des allers-retours entre l’ambassade, le plan-maître des Ténèbres et ses nombreux repaires. Cela arrangea Mordrach : il lui avait été aisé d’aménager une partie des sous-sols de l’enclave pour abriter son armée de rejetons. Seules les mantes étaient dans la confidence et jamais elles ne le trahiraient. Le manchot ayant pris le contrôle dans le dos du Légat, elles œuvraient à présent pour ses propres intérêts, le considérant comme une sorte de messie. De toute manière, Mordrach ne craignait pas d’indiscrétion. Relégués dans les étages supérieurs, tant le personnel de l’ambassade que le Légat ignoraient tout de ses manigances. Le secteur souterrain où étaient gardées les prisonnières n’était peuplé que des créatures insectoïdes. Au moins deux fois par jour, Mordrach y venait besogner les prisonnières, les remplir de son sperme altéré. Il continuait à user des drogues fournies par le Légat pour maintenir son désir au summum et secréter suffisamment de semence pour féconder ses poulinières. Oui, Mordrach exultait. Le nouveau né n’avait rien à voir avec un bébé humain. Ce qui était sorti l’œuf tenait plutôt d’une machine de guerre en miniature, concentré de griffes, de barbelures et de chitine, déjà à l’aise sur ses jambes, parfaitement maître de ses membres. Mordrach avait assisté à l’éclosion, il avait même tenu à être le premier à s’approcher du rejeton, le premier à créer le contact. La communication télépathique avait fonctionné au bout d’à peine quelques minutes. Encore bien imparfaite, mais le jeune hybride venait à peine de naître. Des sensations captées : la faim, la plus facile à reconnaître, le désir de mordre, de griffer, de déchirer, encore trop diffus pour être exploité. En retour, Mordrach envoya à son rejeton des bouffées d’affection. Et ce dernier vint se frotter contre lui tel un chien fidèle, reconnaissant son géniteur, sans doute possible. Au terme d’une série d’essais, l’hybride s’était révélé le seul à disposer de cette aptitude à communiquer télépathiquement. Les Mantes en étaient incapables, et ce fait renforçait son importance cruciale dans le projet du Légat. Le manchot avait également veillé à ce que le premier repas du nouveau-né soit uniquement composé de viande fraîche – de viande humaine Sa seule alimentation à venir pour les six premiers mois. Elmira Nozzo avait servi à quelque chose, en définitive… L’enlever avait été une bonne idée, même si la Mante restée pour fouiller la maison avait failli se faire prendre. L’épouse du responsable des mines ne savait rien de compromettant, à présent, Mordrach et Leprín pouvaient en être certains. Le manchot ne regrettait qu’une chose, que cette femme fut déjà morte lorsqu’il l’avait jetée en pâture à son rejeton ; hélas, la Nozzo n’avait pas résisté aux tortures que l’hybride s’était fait une joie de lui infliger. Avec sa grande pince, instrument parfait pour exercer son art indicible. Mordrach avait décidé comment il convenait de manipuler Leprín : l’informer le plus tard possible de la teneur de ses progrès, et en minimiser les effets. D’ici une quinzaine, il escomptait une douzaine de rejetons en gestation. Ses petits. Sa famille. Et lorsqu’ils auraient atteint leur taille adulte, avant la fin de l’année selon les prévisions, lorsqu’ils seraient suffisamment nombreux, alors on verrait qui était le maître. L’ancien sorcier fit claquer sa pince. L’univers des Plans méritait et sa violence et sa domination. Un nouvel ordre allait régner, avec Mordrach à sa tête. Mordrach Farrakas et son armée d’hybrides. Tous courberaient l’échine devant lui, tous craindraient son courroux. Il serait suffisamment puissant pour que le Père de la Douleur lui-même se trouve obligé de traiter, de proposer une alliance. Il était devenu mieux que parfait. Sublime, incontournable. Il pouvait désormais accomplir ses propres menées. Essaimer. Chapitre 23 Cellendhyll s’éveilla tard, seul dans la suite du Palatin. Il se demanda si Gheritarish avait bien dormi. Probablement. Contrairement à lui-même, le Loki avait toujours eu un sommeil facile. L’Adhan espérait que tout allait bien pour lui, sans pour autant s’inquiéter outre mesure. Gheritarish était tout à fait de taille à veiller sur sa propre personne et suffisamment éprouvé pour ne pas commettre d’imprudence. Il suivrait le plan établi, l’Adhan n’en doutait pas. Il s’octroya un solide repas, après quoi il se rendit sur la terrasse pour effectuer ses étirements habituels. Puis, il se plongea dans ses katas quotidiens avec une intensité sauvage. Cet après-midi, il le passerait à faire la sieste, à se préparer. L’Ange du Chaos avait un rendez-vous à honorer et cet entretien avec Strakan, il ne voulait le manquer sous aucun prétexte. Il aurait pu passer voir Devora sous un prétexte quelconque, comme son cœur l’y poussait mais il s’y refusait. Dans le cas présent, la raison dominait les élans du cœur. Hors de question de se laisser déconcentrer par la présence de la guerrière, elle occupait déjà bien trop les territoires de son esprit à son goût. Devora avait débloqué quelque chose en lui, de profondément enfoui, et qui remontait lentement à la surface. Non, il refusait d’y songer. Plus tard. Toujours pas de zen mais peu importait. Cellendhyll en ressentait de moins en moins le besoin, en vérité. Était-ce à mettre au compte de son cœur second ? Jamais il ne s’était senti aussi confiant dans ses talents, aussi précis. Aussi libre d’esprit. * Quelques deux heures avant le coucher du soleil, Cellendhyll quitta la cité par la porte nord. La forêt s’offrait à lui, majestueuse, impudique. Comme l’avait indiqué l’homme aux yeux jaunes, trois pistes s’enfonçaient, timides, dans l’épaisseur de la canopée. L’Adhan prit celle du milieu. Hormis sa tunique rubis, il ne portait que du brun, pantalon et bottes inclus. Son manteau en laine de cachemire, il l’avait échangé contre un pourpoint en cuir de buffle, bien plus approprié pour ce qui l’attendait. Quelque chose qui se terminerait probablement dans le sang. Celui des autres, d’évidence, et peut-être le sien. Il foula patiemment la piste chargée d’humus entêtant, surmontée par les hautes frondaisons des arbres. Une heure de marche passa, sans autre fait notable que le gazouillis des oiseaux ou le bramement éloigné d’un cerf. Une demi-heure plus tard, les volatiles avaient cessé leur chant. Il les entendit avant de les voir. Ainsi, les Affiliés n’étaient pas vraiment à leurs aises en forêt. Contrairement à lui-même. Ils surveillaient son approche, vérifiant qu’il n’était pas suivi, mais sans la furtivité indispensable à un tel endroit. Branchages froissés, feuilles écrasées, le tintement léger de l’acier cogné par inadvertance… autant de bruits qui résonnaient à son oreille exercée. L’Ange arbora son sourire carnassier tout en continuant d’avancer comme si de rien n’était. Il ne craignait pas d’être abattu d’une flèche ou d’un carreau d’arbalète. C’était bien trop tôt. Strakan allait vouloir lui montrer sa puissance, comme tous ceux de son genre avant lui. Comme tous ceux qui avaient cru pouvoir venir à bout de Cellendhyll de Cortavar. Les imbéciles, les pompeux et défunts imbéciles ! Jaillissant des hautes herbes qui jonchaient la piste, surgirent six guerriers revêtus de manteaux de cuir blanc à longs pans. Les Affiliés cernèrent l’Adhan, lames au clair. Cellendhyll les regarda sans s’émouvoir, le sourire aux lèvres. L’homme aux yeux jaunes finit par sortir des fourrés, une épaisse épée dentelée à la main. Il portait un poignard à la hanche, et le manche d’une dague dépassait de chacune de ses bottes. — Où est l’autre, demanda-t-il, le gros chevelu à peau bleue ? — Il n’avait pas envie de venir, répondit Cellendhyll d’un ton neutre. C’est un Loki, il vous a préféré la compagnie des prostituées. L’homme en jaune haussa les épaules : — De toutes manières, c’est toi que Strakan veut voir en priorité. Au fait, désolé, mais il a été très clair, il faut que je te fouille. Sans rancune, hein ? Et l’Adhan fut palpé tout le long du corps pour être délesté de son stylet et de ses étoiles dentelées. — C’est tout, tu n’as que ça ? s’étonna le guerrier. Cellendhyll haussa les épaules : — Quand on maîtrise son sujet, c’est bien suffisant. — Bonne réponse, rit l’homme en jaune. Tu me plais bien, toi ! — Sache que ce n’est pas réciproque ! répliqua Cellendhyll d’un ton brusque. L’autre se rembrunit : — Strakan t’attend, annonça-t-il d’une voix sèche. Ne le faisons pas attendre ! Encadré des Affiliés en cuir blanc, Cellendhyll arriva au terme du chemin dans une clairière aux limites mal définies. La scierie était bien là. Un bâtiment en pin, rectangulaire, à demi enfoui sous un rideau de lierre vivace, et qui s’étendait sur une trentaine de mètres, directement adossé à la montagne. Le rez-de-chaussée ouvert était destiné à la coupe du bois et son remisage. Toutefois, le matériel avait été démonté et les lieux étaient vides, recouverts d’une épaisse couche de sciure et de poussière. Un escalier sur le flanc du bâtiment permettait l’accès au premier étage. De larges fenêtres rendues opaques par la crasse couraient tout le long de l’étage. L’endroit semblait avoir été abandonné depuis plusieurs années. Dans la cour, envahie d’herbes folles, de ronces et de fougères, patientait un trio de sentinelles. L’homme en jaune les salua. Du menton, il indiqua à l’Adhan le bas de l’escalier. Derrière le meneur, Cellendhyll se mit à gravir les marches, suivi par les six guerriers. Il pénétra dans une pièce qui, à l’origine devait servir de bureau. Les murs étaient couverts de tableaux noirs au contenu aux trois-quarts effacé. Une série de chaises étaient regroupées dans un coin, à l’opposé d’une armoire branlante et de deux longs pupitres. Des toiles d’araignées, un peu partout. Debout contre la cheminée éteinte qui ornait le mur accolé à la montagne, un individu de stature imposante attendait, entièrement dissimulé par une ample pèlerine de cuir foncé. Son masque d’acier poli ne laissait rien paraître de sa véritable physionomie, pas même la couleur de ses yeux. Le Masque, d’évidence l’individu évoqué par Bardolvo. Mais quel rapport entre un gang de Véronèse, la disparition de Nozzo et l’intérieur de la montagne ? Cellendhyll ne voyait pas le lien. L’homme aux yeux jaunes posa ses fesses sur une table, à mi-chemin entre l’Adhan et son maître. Trois Affiliés se rangèrent devant la sortie ; les trois autres, sur un signe de leur maître, quittèrent la pièce en sortant par la porte opposée à l’entrée. — C’est donc toi qui harcèles mes hommes ! grinça la voix de Strakan. L’objet qui camouflait son visage filtrait sa voix jusqu’à lui donner une tonalité métallique. — … c’est quoi ton problème ? Tu as un grief contre nous autres ? — Si Valdek s’était contenté de me donner ses licornes et de fermer sa grande gueule, nous n’en serions pas arrivés là, répliqua Cellendhyll d’un ton froidement amusé. Si vous m’aviez laissé tranquille, tes hommes seraient vivants… Ainsi va le monde, les plus forts font la loi. Et j’étais plus fort que ton proxénète et ceux que tu as envoyés contre moi. Toi-même, tu raisonnes ainsi, ne me fais pas croire le contraire ! Le Masque ne releva pas. — J’aurai pu te faire abattre, mais figure-toi que j’ai préféré te parler. — Nuance, tu as essayé de me faire abattre, ricana Cellendhyll. Et comme cela ne marchait pas, tu as décidé d’organiser cette rencontre. — Tu ne devrais pas me parler sur ce ton, riposta Strakan, je te rappelle qu’ici tu es à ma merci ! — Si tu crois m’impressionner avec ta petite troupe, s’amusa l’Adhan, tu fais une grossière erreur ! Strakan se tourna vers l’homme en jaune : — Morghös, tu l’as bien fouillé, au moins ? — Patron, vous me vexez ! On lui a confisqué ses armes, j’ai moi-même vérifié. Rassuré, le chef des Affiliés reporta son attention sur l’Adhan : — Je suis un homme fort occupé, mon temps est précieux, je vais donc être bref : un guerrier de ta trempe me serait des plus utiles. Le marché que je te présente est simple, soit tu marches avec moi et je ferai de toi un homme riche et puissant, soit tu refuses et tu ne verras pas le soir se coucher. Le Masque s’était redressé et sa voix métallique résonnait dans la pièce, remplie de sous-entendus. Cellendhyll examina la rectitude de ses ongles avant de répondre : — J’ai besoin de réfléchir… Et d’ailleurs, j’aimerais bien en profiter pour me soulager. — Si tu veux, mais ton choix est restreint et je n’attendrais pas longtemps. Morghös, prends deux hommes et accompagne-le. Surveillé de près, Cellendhyll descendit les escaliers, le regard braqué sur la clairière. Voyons, où l’a-t-il mise ? Son regard balayait les alentours, à la recherche d’un endroit précis. Là, sur la droite, à la lisière des arbres, une grosse boule de gui qui dépassait du feuillage, à hauteur d’épaule. Arrivé en bas des marches, l’Adhan fit semblant de chercher un endroit à son goût. — Tiens, t’as qu’à pisser ici, grimaça Morghös. ! De la pointe de son épée, il désignait un massif de fougères éloigné de quelques pas. Cellendhyll fit comme s’il n’avait rien entendu. Il se dirigea vers l’endroit qu’il avait repéré. — Où tu vas ? demanda Morghös, son arme brusquement relevée. — Je pisse où je veux, répliqua sèchement l’Ange. Ça te dérange ? Ils se défièrent du regard. Jade contre jaune. — Ton maître vient de me proposer d’entrer dans vos rangs, dit Cellendhyll. Tu devrais réfléchir, Morghös… Je sais que toi, au moins, tu connais la musique : je suis du genre qu’il vaut mieux ne pas emmerder : demande tes sbires que j’ai tués. Le spadassin réfléchit, abdiqua : — Tu peux bien aller où tu veux, du moment que je peux te voir, concéda-t-il. Cellendhyll marcha jusqu’au cercle de gui et s’immobilisa. Les Affiliés le suivaient à trois pas. Il se retourna sur eux et lâcha : — Vous êtes trop près, cela m’irrite… et quand je m’irrite, je deviens violent. Reculez. Était-ce son expression qui aurait fait reculer un couple de griffons, la réputation qu’il s’était acquise depuis son arrivée à Véronèse ? Les Affilies reculèrent d’une dizaine de pas et plutôt que de provoquer son courroux affleurant, se mirent à discuter. Cellendhyll se plaça de manière à couvrir son côté gauche, relâcha son ceinturon, dégrafa son pantalon. Il tourna la tête, vérifiant que les hommes en cuir blanc regardaient ailleurs. Parfait. Il étendit le bras devant lui, à travers les fourrés, tâtonna quelques instants. Oui. Il replaça vivement la main le long de sa jambe, du côté senestre. Jeta un œil en arrière. Tout allait bien. Il enchaîna un geste rapide. Enfin, baissa son caleçon, soulagea sa vessie, se rhabilla, se retourna vers les autres Il souriait. — J’ai pris ma décision, énonça-t-il. Ramenez-moi à votre maître. Mon corps est une arme, Mon esprit est une lame, Je suis l’ombre qui danse et qui tue. * — Je suis sûr que tu as fait le bon choix ! asséna le Masque avec emphase, à peine Cellendhyll de retour dans la pièce. L’homme paraissait incapable de concevoir que son interlocuteur refuse sa proposition. — Je le crois, répondit l’Ange, les yeux éclairés d’une lueur dansante. Dis-moi, qu’as-tu fait de Nozzo ? Le silence résonna dans la pièce. Abrupte, la question avait figé les Affiliés. — Quel nom as-tu prononcé ? reprit doucement Strakan. Désarçonné comme les autres, il s’était ressaisi. — Nozzo. Vicario Nozzo. Inutile de prétendre ne pas le connaître j’ai interrogé Bardolvo. Tu le connais, ce vieux Fracco, il ne résiste pas à la pression. Il a dégoisé tout ce qu’il savait. — Le destin de Nozzo ne te regarde en rien, tonna le Masque. Tu devrais tenir ta langue, il y a des sujets dont il ne faut pas parler… Et Nozzo en est un ! Il poursuivit, plus calmement : — Je vois bien que tu es un malin, toi, et un dur, du genre de Morghös, du genre à savoir où se trouve son intérêt. Tu verras, la confrérie des Affiliés t’apportera toute la puissance que tu peux désirer ! — Confrérie, loge, fraternité, ordre, société, cabale…, scanda Cellendhyll, les traits soudain grimaçants. Toi et les tiens, vous aimez vous parer de noms ronflants, en vérité vous n’êtes que de la vermine. Et la vermine, moi, je l’écrase ! Surpris par la réaction de l’Adhan, par sa tonalité méprisante, les malfrats s’agitèrent. Leur chef laissa échapper un sifflement de colère. — Tu es mort, entends-tu ? menaça Strakan. Ce soir, ta carcasse pourrira dans la forêt ! Aussi sûr que gravé sur du marbre ! Cellendhyll secoua la tête : — Tu n’as rien compris, hein ? dit-il. — Compris quoi ? — Qu’en réalité, c’est moi qui t’ai piégé. Tu ne me crois pas ? Facile de vérifier, où sont tes hommes qui gardent l’extérieur ? — Quoi ? répéta le Masque, décontenancé. — Vérifie. Où sont-ils ? D’un geste, Strakan ordonna à l’homme en jaune d’aller voir. Morghös revint quelques minutes plus tard, les sourcils froncés : — Aucune trace d’eux, patron. Je ne comprends pas, ils ont disparu sans laisser aucune trace. — Que signifie ? s’écria le Masque. Mais Cellendhyll lui coupa la parole d’un rire déplaisant : — C’est toujours pareil avec vous, les soi-disant chefs de bande, vous vous croyez intouchables. Mais vous vous leurrez. À chaque fois. Il existe des individus bien plus haut perchés que vous sur l’échelle des prédateurs, et j’en fais partie ! Sans plus attendre, l’Adhan siffla. L’une des fenêtres explosa en débris multiples, laissant apparaître Gheritarish, la taille arrimée d’une corde, la chevelure hérissée. À peine dans la pièce, il tranchait son harnais et s’abattait sur les trois Affiliés situés à droite de Cellendhyll. L’Ange du Chaos passa sa main en haut de sa botte et la releva, armée de sa dague sombre qu’il avait enfin retrouvée. Avec un plaisir indécent, il zébra le visage de l’Affilié placé le plus à gauche avant de lui trancher la gorge d’un revers de lame. Morghös poussa un juron rauque et se positionna devant son maître, son épée dentelée dressée devant lui, en attente, prêt à contenir les guerriers du Chaos. Le Masque s’était reculé contre la cheminée. Il lâchait des cris d’encouragement à ses hommes. L’un des malfrats s’époumona à son tour, dans le but d’ameuter le reste de la bande. L’Ange changea sa dague de main pour passer sous la garde d’un guerrier qu’il éventra d’un frappé ascendant. Il brisa une rotule d’un fouetté de sa botte, enfonça sa lame dans le tympan d’un autre Affilié avant de la retirer d’un geste sec. Un autre de moins. Il plaça sa dague à l’horizontale pour contrer une attaque de sabre. L’acier tinta. Cellendhyll tourna sur lui-même pour se retrouver dans le dos de son assaillant qu’il poignarda dans les reins, à trois reprises. D’un bond agile, Gheritarish évita une estocade. Il empoigna son adversaire à bras-le-corps, le souleva sans marquer d’effort et le brisa contre un mur. Il dégaina ses dagues, les fit tournoyer dans ses mains tout en avançant d’un pas. Il se baissa sur une jambe, laissa passer un revers de sabre au-dessus de son crâne et croisa ses lames devant lui, à deux reprises, éventrant le guerrier qui lui faisait face. Il se redressa, abaissa la main. Sa lame courbe siffla pour aller se planter dans la gorge d’un autre Affilié. Le Loki se retourna pour intercepter une attaque du dernier de ceux qu’il affrontait. Sa main puissante empoigna la main armée de l’homme et la broya. Les os de la main en charpie, le guerrier hurla avant de se voir percer d’un coup de dague dévastateur. Gheritarish alla récupérer sa seconde lame, puis se tourna vers Morghös et Strakan. Trois guerriers avaient fait irruption dans la pièce. Le reste de la Confrérie. Leur destin s’acheva quelques secondes plus tard, soufflé par le vent terrible du chaos. L’Ange leur tomba dessus à peine avaient-ils passé le seuil. Aveuglé d’une fourchette dans les yeux, le premier des trois ne vit pas arriver la Belle sombre qui lui cloua la cuisse. Cellendhyll laissa l’arme en place, le temps de détourner de l’avant-bras l’estoc de rapière du deuxième ennemi. Il brisa le bras de ce dernier, dégagea sa dague de la cuisse du premier guerrier, s’en servit pour détourner un coup de poignard du troisième, revint au deuxième pour lui transpercer le ventre. Le troisième revint à la charge. Cellendhyll rompit son assaut d’un coup de botte dans les testicules et l’envoya rejoindre la mort en lui forant la trachée. Restait le guerrier aux yeux crevés qui tâtonnait devant lui en poussant des appels désespérés. Cellendhyll le décervela d’un revers nonchalant. Pendant ce temps. Gheritarish avançait sur l’homme en jaune, dagues à l’horizontale. À l’abri derrière l’allonge supérieure de son épée dentelée, ce dernier attendait. Le pied ferme, le regard prudent et calculateur, Strakan gardait un œil sur la pièce tout en passant ses mains gantées sur l’épaisseur du conduit de cheminée. Un déclic se fit entendre, et la pierre glissa sur elle-même, dévoilant une ouverture sombre. Le Loki grondait face à Morghös, ses lames jumelles à manche d’ivoire s’activant à percer ou à lacérer. Tout aussi éprouvé que lui, son adversaire repoussait ses efforts sans pour autant prendre l’avantage. Le dénouement de l’affrontement s’effectua au moment où les yeux jaunes de Morghös se mirent à luire, de plus en plus intensément, transformés en une sorte d’éclair pulsant. Gheritarish porta une main à ses yeux en jurant, aveuglé par la magie de l’homme aux yeux d’or. Celui-ci releva son épée et s’apprêta à frapper le Loki. Une forme brune traversa la pièce pour aller percuter le guerrier du Chaos sur le côté et lui éviter de se faire abattre. Le temps que Cellendhyll se relève, le Masque s’était esquivé par le passage de la cheminée, entraînant Morghös avec lui. La porte secrète était en train de se refermer. L’Ange agrippa l’un des cadavres par les pans de son manteau et le jeta en travers de l’ouverture, réussissant de justesse à bloquer le passage. — Gher’, ça va ? — Ouais, à part que je n’y vois plus rien et que j’ai une horrible migraine. Ce fils de Sangh m’a fait un truc bizarre avec ses yeux. — Ils ont filé par un passage secret, dans la cheminée. Tu pourras suivre ? — Oui, je pense que le phénomène va se dissiper. Heureusement que je résiste bien à la magie, à ma place, un humain aurait eu les yeux brûles. — J’y vais, annonça l’Adhan, pressé de se lancer à la poursuite du Masque. — Sois prudent. Je te suis dès que je peux. Cellendhyll entra dans la cheminée. Un palier menant à une série de marches grossières plongeait dans l’épaisseur de la roche, éclairée d’une ligne de torches murales. Il s’engagea dans la descente, s’emparant au passage d’un flambeau. Une caverne naturelle au sol de sable noir l’attendait, au fond de laquelle résonnaient des bruits de course, répercutés par la roche. L’Adhan entrevit l’éclat imparfait d’une torche agitée. Il s’élança dans la galerie. Cellendhyll courait certes, mais pas à pleine vitesse. Ses adversaires pouvaient très bien lui tendre un piège et l’attendre, dissimulés dans la pénombre. Non, il entendait encore leur cavalcade. La torche brandie de côté, rendue sifflante par la course, il accéléra l’allure. La galerie fit un coude. L’Adhan ralentit. Personne pour lui sauter dessus. Il reprit sa chasse. Le tunnel se mit à ondoyer en direction du sud. Devant lui, comme point de mire, le reflet de deux lueurs mouvantes. Le boyau qu’il dévalait entama un nouveau tournant. Plus de lumière. Cellendhyll se rapprocha avec prudence. Toujours personne. C’en devenait frustrant. Cependant, il doutait que les fuyards puissent se targuer d’être dans une aussi bonne forme que la sienne. À moins de les perdre de vue, il finirait par les rattraper. Subitement, devant lui, plus de lumière, plus de bruit. Il s’immobilisa. * Allongé sur la terre battue, dans la pénombre du tunnel. Cellendhyll avançait en rampant, sa dague entre les dents. Lentement, veillant à ne pas déloger une pierre, à ne pas faire tinter la boucle de son ceinturon, à éviter le raclement de ses bottes. Il avait été entraîné à combattre dans de telles conditions mais n’aimait pas la chose pour autant. Sa torche éteinte pour ne pas le trahir, il l’avait glissée à l’arrière de son ceinturon pour avoir les mains libres. Un bruit devant lui, il ne savait exactement où. Derrière lui, un autre bruit. Tout aussi diffus. Devant et derrière. Parfait, je me suis fait avoir ! C’est alors que de son dos lui parvint un murmure grondant : — J’espère qu’au moins toi tu t’es bien amusé, parce que moi je me suis fait chier comme un rat mort à attendre ces gnomes verts ! Cellendhyll sourit dans le noir et chuchota à son tour : — Tu n’es qu’un gros râleur, Gher’. Comment vont tes yeux ? — L’effet est passé, je vois normalement mais j’ai un putain de mal de crâne ! Gheritarish avait quitté l’Adhan, la veille, il était venu à la scierie. Débusquer un Loki dans une forêt représentait un défi impossible. Gheritarish avait eu tout le loisir de cacher la dague sombre, de marquer l’endroit avec le cercle de gui, d’espionner l’arrivée des Affiliés, celle de l’Adhan, d’éliminer les sentinelles extérieures, de monter sur le toit, d’écouter la conversation et d’intervenir au signal de son compagnon. — Quelle est la situation ? enchaîna-t-il. — Ils doivent être tout près, estima Cellendhyll. La lumière de leurs torches s’est éteinte brusquement. Ils ne peuvent pas avancer dans le noir, ils sont là, à nous attendre. — Tu sais quoi ? Ce type aux yeux jaunes, ce Morghös… À mon avis, lui, il peut voir dans le noir. — J’espère que tu te trompes car sinon, on risque bien de les perdre. — Ouais, ou alors c’est ce qu’ils veulent qu’on croie. — Je ne vois qu’une façon d’en être sûr. Le Loki gloussa doucement : — Durango, hein ? — Oui, lorsqu’on a pris l’église d’assaut. — C’est pas pareil, ils ne sont que deux, en face. — Cela ne change rien. On agit pareil. — D’accord. Tu passes devant. — À Durango, c’est toi qui as pris la tête. — Oui, mais à présent, tu as ton cœur second, toi aussi tu peux régénérer tes blessures. Alors maintenant, c’est ton tour. Il suffit de faire attention, ce n’est pas très difficile : tu peux te faire blesser mais pas te faire tuer ! — Ah ah… Gher’, tu oublies juste une petite chose… — Hé bien quoi ? — Nous sommes dans le noir, je n’y vois rien. Tandis que toi… — Cell’ ? — Oui ? — Je te déteste ! Les Lokis n’étaient pas de parfaits nyctalopes mais ils bénéficiaient d’une vision de nuit où les formes apparaissaient floutées dans un monde de noir, de gris et de jaune. Ses dagues empoignées, Gheritarish s’élança dans le tunnel. Il chargeait, la vitesse prévalant sur la discrétion. Cellendhyll se redressa et suivit tant bien que mal, en s’appuyant contre une paroi. — Il n’y a personne, finit par indiquer le Loki qui avait rejoint le bout du tunnel. Tu peux rallumer. L’Adhan battit son briquet et la torche s’alluma en crépitant. Il rejoignit son camarade qui se tenait devant une galerie perpendiculaire. — Baisse un peu ta lumière pour voir… Oui, d’après les traces, ils ont attendu ici. Ensuite, comme tu ne venais pas, et tu as bien fait, ils ont décidé de partir. Dans cette direction. — Et leur odeur, tu la perçois ? Tu saurais la reconnaître ? — J’en doute. Je viens à peine de quitter Véronèse, mon nez est encore saoulé des odeurs de fleurs. Là, tout de suite, je ne sens rien et pourtant ils se sont arrêtés ici. Toi, je t’ai retrouvé parce que je connaissais parfaitement ton odeur. Leur cas est différent. Attends… J’ai tout de même eu le temps de sentir certaines choses dans la scierie. Morghös sent le cuir et la sueur, un mélange tellement répandu que je ne pourrais pas le retrouver en ville. Quant au Masque, il utilise un parfum coûteux et des poudres de bain. — Ce parfum, quel genre ? — Je te l’ai dit, un truc de riche. Je ne peux pas faire mieux, c’est un tel bordel dans mon pif ! Et tant qu’on sera à Véronèse, cela ne risque pas de s’améliorer. — Tant pis, suivons leurs traces. Mais prudence. Ils ont trop d’avance, inutile de se presser, à présent. Ils débouchèrent dans une large cavité naturelle battue par un vent souterrain. Les traces de leurs adversaires avaient été effacées et, sans l’odorat de Gheritarish pour les mener, ils devaient faire confiance à la chance. Selon le sens d’orientation du Loki, l’une des galeries qui s’offraient à eux allait en direction du nord-est, l’autre au sud. Ils prirent la seconde. Pour tomber dans un cul-de-sac. La galerie s’arrêtait devant un éboulement, les étais, de mauvaise qualité pourris par l’humidité. Ne trouvant aucun passage dérobé, ils durent se résoudre à rebrousser chemin. Les chances de rattraper Strakan se réduisaient à présent à l’épaisseur d’un pétale de rose. La voie qui s’orientait au nord-est bifurqua vers le sud au bout d’une demi-heure de course prudente. Plus de croisement, aucun indice. Ils continuèrent, toujours vers le sud. La galerie naturelle se transforma en un tunnel haut de plafond, creusé par l’homme, formant une longue ligne droite. La torche de l’Adhan vivait ses derniers instants. A mi-parcours du tunnel, un rectangle de lumière éclairait le sol, issu d’un trou dans le haut plafond. Il couvrait toute la surface du passage sur une longueur de trois mètres. Gheritarish s’engagea sur le rectangle. Le sol s’enfonça sous ses pas. La lumière s’éteignit subitement, les plongeant dans le noir. Une sorte d’enclenchement métallique résonna, inquiétant, suivi d’un souffle d’air. Deux lames géantes en forme de faux jaillirent des parois et s’abattirent en parallèle sur toute la largeur du tunnel. Seule sa vision nocturne permit à Gheritarish d’apercevoir un mouvement flou devant lui, sans vraiment comprendre sa provenance. Son instinct prit le dessus. Il bondit en avant et réalisa un saut incroyable, passant au-dessus des lames en mouvement, pour retomber en roulé boulé de l’autre côté du rectangle. Achevant leur parcours, les faux disparurent dans la paroi. — Gher’, tu vas bien ? s’inquiéta Cellendhyll. Si l’Adhan était passé à la place du Loki, même avec sa torche, il n’aurait rien distingué de la menace et aurait été tout bonnement coupé en trois. Et même s’il avait repéré l’arrivée des lames, il aurait été incapable du même exploit que son camarade. — Yep ! répondit enfin Gheritarish. Mais c’était moins une ! — Si Strakan et Morghös sont passés par ici, c’est qu’il y a un moyen de neutraliser ce piège. Tu dois trouver comment, sinon jamais je ne pourrais passer. Mais fais attention. — Attends, je vais voir. Cellendhyll entendit quelques tâtonnements. — Ça y est, j’ai trouvé ! s’exclama son compagnon. Un nouvel enclenchement se fit entendre et la lumière revint, recréant le rectangle sur le sol. Prudemment, Cellendhyll s’y engagea mais il ne risquait plus rien. Ils reprirent leur parcours. Encore plus prudents. Sans espoir à présent de rattraper les fuyards. * Gheritarish sortit de la dernière galerie d’une roulade. Ses lames dégainées, il se redressa dans une pièce éclairée de lampes à huile, déserte et poussiéreuse. L’Adhan le rejoignit. Aucune issue visible. Mais cinq minutes plus tard, ils avaient trouvé. Un levier au ras du sol, dans l’un des coins de la pièce. Gheritarish l’actionna, provoquant une ouverture dans un pan de mur. De l’autre côté, un hangar encombré de caisses et de matériel au rebut. Sur leurs gardes, les deux compagnons vérifièrent le secteur. Aucune trace du Masque ou de Morghös, nul guerrier embusqué pour les attaquer. Cellendhyll se demandait si Strakan et son homme de confiance n’étaient pas les deux seuls Affiliés encore en vie. Si tel était le cas, le Masque allait se terrer dans sa tanière et ses réactions à venir tiendraient au nombre d’hommes qu’il pourrait ou pas mobiliser. Quittant le bâtiment, ils débouchèrent enfin à l’air libre, constatant que la nuit régnait. Ils se trouvaient dans une ruelle sombre, à un endroit que le Loki situa dans le quartier des entrepôts, au nord de la ville. Pas très loin du cimetière, remarqua Cellendhyll, songeant que c’était là que l’individu qu’il avait poursuivi en quittant la maison des Nozzo avait disparu. Les questions se bousculèrent. Quel lien pouvait-il y avoir entre Nozzo, ce qu’il avait découvert, et les Affiliés ? Y avait-il bien un rapport avec les gisements de gemmelitte ? Les Affiliés voulaient-ils dévaliser les réserves de pierre vivante ? Après avoir mûri cette possibilité, Cellendhyll la barra mentalement. De ce qu’il avait pu voir de la Confrérie, elle était loin d’avoir le pouvoir nécessaire pour forcer les défenses de la mine. Pénétrer dans les tunnels était une chose. Vaincre ou contourner les sentinelles magiques protégeant les réserves était une tache que seul un solide groupe de mages pourrait relever. Et si Strakan avait disposé de magie, il aurait utilisé cette dernière contre Cellendhyll. Alors le Masque était-il un véritable instigateur ou un homme de paille ? Et comment le retrouver ? À part fouiller la zone souterraine désignée par Bardolvo, l’Adhan ne voyait pas comment agir. Ça et attendre que le destin lui offre une autre opportunité de se confronter au maître des Affiliés. Tout dépendait du Masque. S’il restait terré, Cellendhyll aurait du mal à mettre la main sur lui. Mais s’il tentait quelque chose contre lui en revanche… Les deux guerriers du Chaos estimèrent qu’après cette journée, le confort du Palatin serait une juste récompense. Cellendhyll partit en avant, en direction du centre ville. Il marcha ainsi durant un bon quart d’heure avant de se camoufler dans l’ombre d’une maison. Le Loki le rejoignit, confirmant que personne n’avait tenté de le suivre. Ils repartirent. Tout en avalant les rues de son pas souple, Cellendhyll se traita de tous les noms, se reprochant d’avoir éliminé Bardolvo. S’il avait réfléchi aux conséquences de son acte brutal, il aurait aujourd’hui la possibilité d’utiliser l’homme pour retrouver le Masque. Fracco avait mérité son châtiment, là n’était pas le problème, mais il aurait pu mourir plus tard et dans l’intervalle servir d’appât. L’Ange s’en voulait de ne pas y avoir songé. Ce n’était pas son genre, lui d’ordinaire froid et calculateur. Il s’interrogea enfin sur les propos de Gheritarish, sur les inquiétudes de celui-ci à son encontre. Il devait avouer, au moins à lui-même, que tuer était devenu pour lui un acte aussi naturel que manger, boire ou dormir. Était-ce là un comportement répréhensible ? Il n’était ni boulanger, ni jardinier, ni maître d’école. Je suis une Ombre, on m’a créé, entraîné, encouragé pour être ainsi. Et si je dois réfléchir à chaque fois que je dois agir à la moralité de mes actes, je suis un homme mort. Tout de même, ce n’est pas comme si j’y prenais véritablement plaisir ! Ou comme si je tuais pour répondre à un besoin maladif… Je ne suis pas un pervers. D’ailleurs, je ne suis pas prêt à abattre n’importe qui, gratuitement… Non, cela n’a rien à voir… Attends, en es-tu si sûr ? Morion jusqu’ici ne t’a jamais demandé d’ôter la vie de ce que tu considères être un innocent. Mais si un jour la chose se produisait ? S’il te demandait de tuer cette femme, par exemple, qui marche dans la rue, paisible. Non, pire encore, cet enfant endormi qu’elle tient dans ses bras. Si Morion t’ordonnait de le tuer, quelle serait ta réaction ? L’élan d’indignation, le « jamais » retentissant que Cellendhyll s’attendait à entendre résonner dans son esprit, poussé par sa conscience, ne vint pas. Aucune réponse ne vint, en fait. Il se dit qu’il ferait bien de trouver la réponse à cette question. Car elle risquait bien de s’imposer un jour. Dans la réalité qui était la sienne. Gheritarish éternua pour la troisième fois. — Inutile de te demander si ton odorat peut nous servir à quelque chose, railla Cellendhyll. — Moque-toi ! Bon, ça va peut-être t’étonner mais j’ai un petit creux. Si on allait manger ? — À cette heure, cela m’étonnerait bien que l’on trouve un coin ouvert. — Tu oublies le service de chambre du Palatin, vingt heures sur vingt-quatre. Si on se dépêche, c’est du tout cuit ! … Du tout cuit… Tu as compris ? — Gher’, il faut vraiment que je te le dise : ton humour est à chier ! Une fois dans le hall du Palatin, Cellendhyll laissa son comparse courir jusqu’à leurs appartements pour passer sa commande. Il obliqua vers la réception pour se faire indiquer une armurerie, ayant perdu ses étoiles dentelées et son stylet, confisqués puis oubliés dans la bagarre. — Messire, si vous voulez bien me permettre, lui répondit le concierge, le Palatin peut vous proposer son propre service en la matière. Vous n’y perdrez pas au change, j’ose y engager ma réputation. Si vous permettez ? Curieux de voir ce que l’hôtel pouvait offrir en guise d’armement, l’Adhan acquiesça. Le concierge déclara : — Je fais le nécessaire. Maurice viendra dès demain matin s’occuper de vous. Vous verrez… Sous des dehors excentriques, il est très compétent. Chapitre 24 Attablé sur la terrasse, Cellendhyll était en train de manger une salade de fruits, une tasse de thé noir devant lui. Gheritarish descendit les marches un plateau dans les mains, rempli d’un assortiment de charcuteries, de fromages, plus une omelette à l’estragon, une demi-miche de pain et des galettes au sirop d’érable. On frappa à leur porte tandis qu’ils rangeaient leurs couverts dans le monte-charge. Gheritarish alla ouvrir en prenant toutes les précautions habituelles. — Messires, s’éleva une voix au timbre distingué, inutile de vous inquiéter plus avant, Maurice est là ! Maurice se tenait sur le seuil. Grand et dégingandé, le nez long et pointu, le sourire facile. Une masse de cheveux blonds paille s’échappait de son béret de velours gris. D’âge indéfinissable, l’homme avait une allure d’éternel adolescent. Si le Faucheux tenait de l’araignée, Maurice tenait de la cigogne, et possédait la même grâce maladroite. Les verres d’épais binocles à monture noire couvraient des yeux aux iris d’un très doux violet. Pourpoint mauve, assorti d’un pantalon de velours orangé, de bottines brunes, d’un foulard vert autour de son cou pâle ; Maurice, homme de couleurs. D’apparence éminemment singulière, il paraissait aussi dangereux qu’un lapin. Gheritarish avait la bouche grande ouverte. Il la referma avant de laisser entrer l’arrivant. Maurice avança dans la suite, un parfum de violette dans son sillage, une longue valise renflée dans chaque main. Malgré son apparence délicate, il portait les charges sans effort apparent. — Messire Ravage, je présume ? Bien le bonjour ! Le concierge m’a dit que vous cherchiez à vous munir de bonnes lames. Quel genre ? — Des armes de jet. — Parfait. Voyons… L’armurier marcha jusqu’au milieu du séjour, en faisant la moue. Il fit un tour sur lui-même, détaillant l’ensemble de la pièce, avant d’aviser la terrasse tapissée du soleil matinal. Son visage s’éclaira : — Je propose que nous allions nous installer dehors, si vous voulez bien. La lumière y est parfaite. Sans attendre, il descendit sur la terrasse. Gheritarish regarda l’Adhan, agita son doigt au niveau de sa tempe tout en désignant l’homme du menton. Cellendhyll haussa les épaules, amusé par les manières de l’armurier. Arrivé à destination, Maurice entreprit d’ouvrir une des valises. Elle contenait une table pliante qu’il déplia, œuvrant avec autant de précision, de gravité, de componction que s’il entamait un sacrement ducal. Sa tache accomplie, sans raison apparente, il poussa un curieux rire aigu. Puis, il posa la seconde valise sur le support qu’il venait d’assembler. Il l’ouvrit, dévoilant une vingtaine de dagues de jet d’origine et de format divers, lames dénudées, alignée par rangées, séparées par groupes de cinq ou six. L’armurier revint à la première mallette, sortit différentes pièces de bois qu’il associa, les vissant les unes aux autres. Il relevait la tête de temps à autre pour délivrer à ses hôtes des sourires facétieux. — Dis, mon gars, avoue… tu bois, non ? ne put s’empêcher de s’enquérir Gheritarish. — Aucunement messire, rétorqua l’armurier. Sachez que je ne consomme aucun alcool, aucun stupéfiant. Je le vois, vous me trouvez étrange. Étrange je suis, en effet. Je suis Maurice, philosophe par nature et par goût. Cependant, par un revers du destin que certains jugeraient cruel et qui, à lui seul, mériterait l’écriture d’une entière saga, je suis devenu armurier. J’ai vécu cent vies, rencontré cent monarques, fait l’amour à cent courtisanes ! J’ai le verbe haut, le jarret souple. On me dit poète, et j’en conviens. Mes pas résonnent au son d’une symphonie orchestrée pour mes seules oreilles. Étrange je suis, oui, mais ne craignez rien, guerriers, lorsque vous aurez mon fruit de mon travail, vous oublierez mes manières. Il avait assemblé un mannequin à forme humaine avec des cibles tracées de cercles rouges pour souligner les points vitaux. Après quoi, il fixa la silhouette sur un trépied. — Oui, je sais, enchaîna l’armurier avec une petite grimace, ça fait un peu théâtral, mais je suis un honnête artisan et comme je dis toujours, une arme, contrairement à une femme, au moins on peut l’essayer avant de s’engager ! Surtout une arme de jet car la prise en main doit être parfaite, dès le premier instant. Maurice ne vend pas que l’esthétique mais également et avant tout la performance ! Le mannequin-cible vous permettra de constater que mes lames sont non seulement magnifiques mais mortelles. Mais je vois bien que j’ai affaire à des personnes de goût et qu’il n’est nul besoin de vendre la marchandise. Une fois de plus, j’erre dans les méandres de mon propre verbiage et je ne fais que vous détourner de l’essentiel. Je vais vous laisser faire votre choix et profiter de la vue. Appelez-moi et j’accourrai ! Cellendhyll se concentra sur les armes. Toutes étaient de qualité, c’était indéniable au premier coup d’œil. Le Loki se rapprocha pour jeter un regard sur l’éventail proposé mais ce n’était que par curiosité. Les seules armes de jet qu’il utilisait de bon gré étaient les haches de lancer. De son côté, l’Ange s’était lancé dans son choix avec son habituelle minutie. Il délaissa certaines dagues pour leur taille, d’autres pour leur poids ou leur équilibrage. Une série de six finit par retenir son attention Des lames courtes, épaissies à la base, profilées à la pointe, forgées d’un gris mat aux reflets bleu cobalt. Il en saisit une, la fit tournoyer en l’air avant de la rattraper d’un geste sûr, approuvant tant la façon dont le manche se logeait dans sa paume que l’équilibre ressenti. Rien à voir avec sa dague sombre, mais pour des lames non magiques, mieux que correctes pour remplacer ses étoiles dentelées. — Celles-là, d’où proviennent-elles ? s’enquit-il. Quel est leur alliage ? Ce n’est pas de l’acier nain, ce n’est ni celui de Tarbayne, ni celui de Gar-Vallon ou de Védyenne… — Ah, ah, je constate que j’ai affaire à un client averti ! répliqua l’armurier. Écoutez, messire Ravage, essayez-les, tout d’abord, puis, je vous répondrai. Il saisit le mannequin et s’éloigna de quelques pas : — Je place la cible à quelle distance ? — Au bout de la terrasse, indiqua Cellendhyll. — Au bout de la terrasse, répéta Maurice avant de se rendre compte de la distance représentée. Hum, c’est que… si vous manquez la cible, je ne suis pas certain de récupérer ma dague. Peut-être pourrions-nous placer le mannequin contre l’un des murs ? — Trop près. Je veux voir leur force de pénétration à plus longue distance. Ne Craignez rien, Maurice, je ne vais pas manquer la cible et, si c’était le cas, je paierai pour vous dédommager, — Bistrecouilles et Cornebique ! s’exclama ce dernier. On dit que le client est roi, mais c’est sans penser à l’âpre nervosité du vendeur, flagellé par l’idée d’une marchandise de cette qualité gaspillée. Une fois de plus, le destin s’acharne à jouer avec ce pauvre Maurice ! Soit, Destin, je t’écoute… Visez bien, messire Ravage. Cellendhyll empoigna une dague bleutée de la main gauche, une second dans sa dextre. Il ralentit son souffle, leva ses deux mains. Lentement. — Euh, messire ? intervint Maurice. Si je puis me permettre… Il avait le doigt levé, une expression d’embarras peinte sur le visage. — Quoi ? — Vous n’allez pas lancer les deux lames en même temps, tout de même. Je veux dire, cela augmente les risques de… Tchaa-hak ! Les deux lames vibraient dans la cible. L’une en plein cœur, l’autre en plein front. Cellendhyll saisit encore deux dagues, releva ses mains, les rabattit vivement. Tchaa-hak ! Une dague au milieu de l’aine, l’autre dans le cercle rouge soulignant l’artère fémorale. Tout en applaudissant, l’armurier s’écria : — Maître Destin s’est encore gaussé de toi, Maurice, il te ballote au gré de ses envies, te fait éprouver des craintes infondées ! Messire Ravage, pardonnez-moi d’avoir douté de votre talent. Je vous salue bien bas et vous envie pour cette vitesse d’exécution alliée de cette précision ; vous êtes un artiste dans votre genre. Alors je vous salue en confrère, bien qu’inapte à une telle prouesse ! Cellendhyll se surprit à saluer en retour. Gheritarish gloussait dans son coin. L’armurier se rapprocha. Sur le présentoir, il restait deux autres dagues bleutées. — Si vous permettez, messire, apprenez que ces dagues ont une particularité. Tenez, regardez, le pommeau se tourne ainsi. Voyez, ces petites ouvertures en haut de la lame. Si vous voulez bien lancer une dague, à présent… Cellendhyll s’exécuta. La lame traversa l’air en provoquant une sorte de hululement glacé. Elle se ficha dans un nouveau cercle rouge, tandis que de la place en contrebas de la terrasse, s’élevaient les cris des promeneurs inquiétés par ce son dérangeant. — Surprenant, n’est-il pas vrai ? J’appelle ça l’effet hurleur. Ça provoque chez l’adversaire un contrecoup vraiment déstabilisant. Un homme tel que vous saura user de cette petite botte secrète à son avantage. — Trêve de flagorneries, Maurice, d’où viennent ces armes ? — C’est du méthalion, ma propre création, révéla fièrement l’homme aux binocles. Je le conçois et le forge moi-même. Sa composition est un secret que même sous la plus horrible torture, je garderai secret. Conçues pour être lancées, ces dagues peuvent aussi servir au corps à corps. Ne vous y trompez pas, messire, sans vouloir me vanter, ce que je fais tout de même, ces lames valent bien l’acier nain. Le méthalion a une force d’impact suffisante pour percer une armure de plates. Qui plus est, le manche est en peau de requin noir, jamais il ne vous glissera de la main. Je les vends habituellement par lots de trois mais si vous en prenez six, je vous en offre une ainsi que les étuis qui vont avec. — Je prends les six. répondit l’Adhan, le visage éclairé d’un sourire carnassier. Maurice jaugea soigneusement l’homme aux cheveux d’argent avant de poursuivre : — Hum, en fait d’étuis, je pense avoir mieux à vous proposer. Rabattant un pan de sa valise, il fouilla à l’intérieur de la cloison dévoilée pour en sortir une sorte de gantelet en cuir bleu foncé aussi long que l’avant-bras. Tout le long de la face interne de l’objet, était cousue une rainure d’une bande du même acier bleuté que les dagues de jet. Maurice alla récupérer les lames plantées dans le mannequin et reprit la parole : — Une autre de mes inventions. Comme vous l’aurez compris, cet étui se fixe sur le bras. On ouvre cette partie, là. Les dagues se fixent lames vers le haut, l’une après l’autre, comme ceci. Vous voyez, il faut les insérer dans ces rainures, le long de la bande. Oui, pour un maximum de quatre. Maintenant, passez l’étui autour de votre avant-bras, très bien, on le ferme ici et là. Essayez… Voilà. On rabat cette courroie, ici, pour éviter de se couper. À présent, faites un geste sec du poignet, vers le bas. Dans la seconde suivante, la première des dagues de lancer glissa le long de la bande de méthalion pour se loger dans la main de Cellendhyll, prête à être lancée. L’Adhan posa la lame sur la table, réitéra le même geste. Une dague nichée dans sa paume, à nouveau. Quatre dagues pouvaient donc être lancées mais à quelle vitesse ! Cellendhyll replaça les dagues dans le gantelet, le long de son avant-bras interne, comme l’armurier lui avait montré. Il se tourna vers la silhouette de bois. Tchahaaaak ! Moins de trois secondes, quatre lancers, le cœur des cibles quatre fois percé. — Sacré matériel ! complimenta l’Adhan, ses prunelles luisantes d’intérêt. Je le prends aussi, évidemment. Un large sourire éclaira le visage tout en méplats de Maurice. Il alla récupérer les lames avant d’exprimer : — Un choix excellent, messire, qui en dit long sur votre capacité à juger des opportunités que maître Destin vous offre. Autre chose, peut-être ? — Un stylet ou un poignard long, pour le corps à corps. Maurice rabattit le panneau sur lequel reposaient les dagues de jet, ferma la valise, la rouvrit. Un nouveau panneau – le bagage semblait sans fin –, un nouvel assortiment offert au choix. Des lames plus longues que les précédentes. Dentelées ou non, à un seul tranchant ou deux, droites, courbes, triangulaires ou sinueuses. Mortelles. Là encore, une arme retint l’attention de Cellendhyll parmi ses rivales. Un poignard au manche d’andouiller, effilé, légèrement courbe vers la pointe, le haut de la lame orné de dentelures destinées à déchiqueter. Une arme à la fois belle d’aspect et vilaine par l’usage. L’Ange sabra l’air devant lui à différentes hauteurs. Agréablement lourde dans sa main, elle lui plut immédiatement. Une arme tout à fait appropriée pour seconder sa dague sombre. — Je prends le poignard, vous avez quoi comme étui pour aller avec ? — Acier blanc de Gar-Vallon, excellent choix ! commenta Maurice. Étant donné la longueur de la lame, je préconise l’étui d’épaule, indécelable sous une veste. J’en ai un justement, réglable, très confortable, il conviendra parfaitement à votre carrure. — Vous faites les haches ? demanda alors Gheritarish. — Désolé, messire Loki, répondit l’armurier. Je n’en ai pas en stock pour le moment. Voyez-vous, et je le déplore, l’âcre et noble art de la Hache se perd de plus en plus. En revanche, la rapière domine la mode présente. — Les rapières, c’est bon pour les tapettes ! grommela Gheritarish dans sa barbe. Boudeur, il alla s’allonger sur l’une des chaises longues et se consola d’un bâtonnet de bonne herbe loki. — Et vous, messire Ravage, désirez-vous autre chose ? Avec un tel nom, je gage que vous êtes destiné au chant de l’acier ! Une lueur ironique brillait au fond des prunelles de l’homme coloré. Il sembla soudain à l’Ange que cet homme à l’aspect aussi excentrique qu’inoffensif pouvait lire en lui à cœur ouvert. Se pourrait-il que ce Maurice soit Morion sous l’une de ses apparences factices ? s’interrogea-t-il. Non, il connaissait suffisamment les tours de son maître pour déceler une telle mascarade. Cet homme, néanmoins, avait bien une nature différente, hors norme, pourtant, son instinct lui affirmait qu’il ne présentait nul danger. — Cela suffira pour cette fois, décida l’Adhan. Parlons rétribution, Maurice. Combien ? — Les six dagues de jet, l’une d’elles gratuite, le bracelet, le poignard long, l’étui d’épaule… J’offre en sus l’étui de nettoyage plus dix pour cent remise, puisque vous bénéficiez de l’offre « nouveau client »… Voyons… Cela fait deux licornes. D’or, je précise. — Vous êtes cher, Maurice, rétorqua Cellendhyll, le sourcil haussé. — Voyons, messire Ravage, vous êtes au Palatin, un établissement de grand luxe. Et la qualité de mes produits se paie au prix fort, d’autant plus que ce n’est pas à Véronèse que vous trouverez un autre armurier digne de ce nom Le Guet, pour ne citer que lui, se fournit directement aux armureries générales de Tarbayne. Oui, je suis cher, c’est un fait avéré, mais si vous savez que ces armes valent le prix que j’en demande, et je ne parle pas du bracelet ! Êtes-vous du genre à marchander ? Je vous préviens, tout Ravage que vous soyez, je me révèle un redoutable négociant. — Je n’en doute pas ! rit clairement Cellendhyll. Mais je ne souhaite pas négocier. Votre prix me convient, je vais chercher la somme. Voulez-vous quelque chose à boire ? — Si j’osais… un jus de carotte, peut-être, demanda Maurice, les yeux brillants de convoitise. — C’est une affaire qui marche ! s’exclama Gheritarish en se relevant s’en occuper. Une fois en haut des marches, le Loki s’esclaffa : — Du jus de carotte… Sacré Maurice ! Sacrés Humains ! * Cellendhyll passa son caleçon. Il venait de prendre sa douche après avoir achevé sa série quotidienne d’exercices martiaux. Gheritarish était sorti prendre l’air. Sans doute en quête de quelque mignonne à impressionner. Face au miroir de la salle d’eau, l’Ange put s’inspecter sans concession, pas une once de graisse, ses muscles longs, durs, ondulaient sous sa peau hâlée. Son visage mince, rasé de près se teinta de satisfaction, Gheritarish l’avait durement entraîné mais cela en valait cent fois la peine. Il se sentait si bien dans son corps retrouvé. Il toucha sa poitrine, à l’endroit où reposait son cœur second, il le sentait battre à travers sa paume. Lent, puissant et rassurant, parfaitement accordé à son frère. Cette sensation d’avoir deux muscles cardiaques était insolite mais nullement désagréable. Suis-je encore humain, se demanda Cellendhyll. Et si ce n’est pas le cas, que suis-je ? Les cheveux et les épaules encore humides, il regagna le salon, vêtu de son seul sous-vêtement. Cinq hommes l’attendaient, disposés en demi-cercle, les épaules carrées dans de grands manteaux de cuir vert. — Je suppose que ce n’est pas une visite de courtoisie, ironisa l’Adhan. En guise de réponse, ses interlocuteurs rabattirent les pans de leurs pardessus, dévoilant leur arsenal ; respectivement une épaisse masse plombée, une rapière, un couple de dagues et deux sabres courts. L’Ange, lui, était désarmé. Ses lames l’attendaient, étalées sur sa table de nuit soigneusement nettoyées, hors d’atteinte. — Tu as choisi de défier Strakan, tu vas payer ! éructa le guerrier qui se trouvait au milieu des autres. Les guerriers étaient si sûrs d’eux, face à lui, seul, quasi nu. Trop sûrs, bien trop sûrs. Les imbéciles, les pauvres imbéciles ! Il était Cellendhyll, le Héraut de la Mort, l’Ange de la Destruction. L’un des Affiliés se mit à ricaner. Il croisa le regard vert de l’Adhan et son rire s’étrangla net. — Mon gars, sourit férocement l’Ange, si tu savais comme vous autres manquez d’originalité dans vos propos, ça devient lassant, à force ! Toujours les mêmes menaces et toujours le même résultat… Si on allait à l’essentiel, plutôt : vous voulez ma peau, et moi, je vais vous tuer. Mon corps est une arme, Je danse et je tue. Les assaillants se mirent à dégainer leurs armes, le visage grimaçant. Au lieu de reculer, Cellendhyll bondit sur eux. Il avait choisi l’homme placé le plus à gauche, qui se fendit pour porter un estoc de sabre. L’Adhan effaça le buste, laissant passer la lame. Il empoigna la main armée, retourna le poignet de l’homme dans une irrésistible traction qui lui fit lâcher son arme et hurler. Cellendhyll maintint sa torsion et se servit de son otage comme d’un rempart. Obligé de se courber sous peine de voir ses ligaments céder sous la pression, l’Affilié gênait les autres. Hésitants à sacrifier leur camarade – ce qui aurait été la seule chance pour eux d’encercler leur cible – les guerriers en manteaux trépignaient, manquant de place pour se déployer. Cellendhyll se lassa de son jouet. Il brisa le poignet de son captif et le jeta sur les autres. Du pied, il souleva l’une des tables basses et la projeta directement dans la figure d’un assaillant, lui brisant la mâchoire. Il bondit de côté pour éviter un estoc de rapière, prit appui sur un canapé pour effectuer un soleil et retomba hors de portée, prenant ses adversaires à revers. Cellendhyll empoigna le premier à sa portée, par le col, et l’aveugla d’une fourchette dans les yeux, avant de lui frapper sèchement la base du nez du plat de la main provoquant sa mort immédiate. Il dévia l’attaque d’un nouvel adversaire de l’avant-bras, lui fracassa la figure d’un coup de tête et lui pulvérisa le larynx du tranchant de sa main. Un autre se dressa derrière lui, prêt à lui briser les reins de sa masse. Cellendhyll bascula le torse en avant et remonta sa jambe en diagonale arrière. Violemment percuté au poitrail, l’homme fut projeté sur un canapé, les côtes fracturées, le thorax défoncé. L’Ange se redressa et avança sur un autre ennemi, l’homme au poignet cassé. De sa dague, l’Affilié zébra l’air, en de grands gestes nerveux. À part lui, ne restaient que l’homme à la mâchoire disloquée et l’autre aux côtes défoncées, gémissant sur le sol. Cellendhyll combla la distance qui le séparait de son adversaire, contempla quelques secondes ses parades véhémentes, avant de faire sauter son arme d’un coup de pied ajusté. Il feinta une attaque haute, se baissa vivement sur ses mollets et frappa de toutes ses forces. Au bas-ventre. Le visage du malfrat devint cramoisi. Il tomba à genoux, ses testicules transformés en pulpe liquéfiée, la bouche grande ouverte, un couinement peinant à s’échapper de ses lèvres. Ensanglantés d’un maillage de vaisseaux éclatés, ses yeux se révulsèrent et il s’écroula face contre terre, comme foudroyé par la colère d’un Haut-Démon. Regardant autour de lui, Cellendhyll réfléchit quelques secondes en avisant la présence des blessés. Il se baissa pour ramasser une dague qui traînait par terre et s’en servit pour obtenir des réponses. Il n’eut pas à œuvrer longtemps pour apprendre l’essentiel. Les cinq hommes n’étaient pas de réels Affiliés mais des tueurs à gages officiant dans la ville voisine Morghös les avait engagés pour tuer l’Adhan. Les assassins avaient déjà travaillé pour l’homme en jaune mais c’était toujours ce dernier qui les avait contactés, et les tueurs ne savaient pas où le trouver. Cellendhyll mit fin à leur calvaire d’un coup de dague en travers de la gorge. Après quoi, il prêta l’oreille. Aucun bruit ne filtrait du couloir. Dans ce genre d’établissement haut-de-gamme, l’insonorisation était telle que personne ne devait avoir entendu les bruits de lutte ou les cris des suppliciés. Cellendhyll lança un regard méprisant aux dépouilles. Du sang avait giclé sur lui, celui des autres. Une nouvelle douche s’imposait. Il se l’octroya après avoir emporté avec lui sa dague sombre et son nouveau poignard. Cette précaution s’avéra sans effet, car aucune autre visite n’eut lieu. Gheritarish rentra au moment où l’Adhan bouclait son ceinturon. Tout en mâchonnant un pilon de poulet grillé au thym, le Loki contempla le désordre de la chambre, les meubles brisés, les taches de sang, les cadavres épars. Il leva les yeux au plafond, ôta le pilon de sa bouche et soupira : — Je ne peux même plus te laisser seul un moment, alors ? — Ah, tu tombes bien, toi, rétorqua Cellendhyll, comme tu peux le voir, nous avons reçu de la visite. Des tueurs envoyés par le Masque. Emballe tes affaires, nous partons. Après avoir descendu leurs deux grands sacs, et réglé leur note, l’Adhan signifia que des cambrioleurs avaient tenté de les voler, que le cas avait été réglé par lui-même mais qu’il ne jugeait pas utile de porter plainte, en suggérant que si le Guet était mis au courant, la réputation de l’hôtel en pâtirait grandement. Le concierge déclara que si messire Ravage ne jugeait pas utile de porter l’affaire devant les autorités, le Palatin suivrait son exemple. * Le soir tombait sur Véronèse et il leur fallait songer à trouver un endroit pour la nuit. Une auberge se révélait un choix peu judicieux. Si le Masque avait pu les faire attaquer dans un palace, ce n’est pas une simple auberge qui pourrait garantir leur sécurité pour la fin de soirée. Ils avaient toujours la possibilité d’aller passer la nuit en forêt, hors de la ville, mais la solution n’était pas très pratique. En conséquence, après avoir déjoué toute possibilité de filature, ils se rendirent au manoir des Da-Vinci Contini. De nuit, les portes en étaient fermées mais le garde en faction les salua comme s’il les connaissait et les fit entrer dans la foulée ; il avait reçu des instructions dans ce sens. Renzo était toujours dans la serre. Il venait de finir de dîner mais il s’empressa de faire rouvrir les cuisines. Devora dévisagea intensément Cellendhyll avant de lui accorder un large sourire. Sa chevelure de miel était ramassée en une longue natte qui courait dans son dos. Vêtue de noir, d’argent et de vert, elle était sublime, du moins aux yeux de l’Ange. Il lui sourit en retour, mais sans l’intensité de la fois précédente et sans s’attarder. Il éprouvait un désir impérieux de lui parler, ce qui, devant Gheritarish et Renzo, se révélait impossible. Il se concentra donc sur le duc et sur ce qu’il allait lui dire. Ils s’attablèrent tous les quatre ; le jeune homme et la guerrière partageant un pot de tisane, Cellendhyll et Gheritarish une omelette au lard et une salade, ce à quoi le Loki ajouta une montagne de pommes de terre, un fromage, et une demie-tarte aux poires. Renzo déclara en s’esclaffant qu’il allait devoir doubler le salaire des cuisiniers. Tout en mangeant, Cellendhyll relata les suites de son enquête de manière succincte : il s’était attiré l’acrimonie d’un gang de la ville, les Affiliés. Ces derniers semblaient impliqués dans la disparition de Vicario Nozzo. Le duc écouta avec son habituelle concentration. Il s’enquit de la suite des événements. Attendre et laisser venir, répondit l’Adhan. Il n’avait pour le moment aucun moyen de retrouver le Masque. Celui-ci finirait bien à se dévoiler à nouveau, il suffirait de saisir l’opportunité. Ça et explorer l’intérieur de la montagne. A l’énoncé de cette stratégie, Devora se mordilla la lèvre, mais ne dit rien. Cellendhyll avait passé sous silence la disparition d’Elmira Nozzo et sa poursuite consécutive mais il résuma son entretien avec le capitaine DellaVega. D’après les informations dont disposait le duc, l’officier général était un homme honnête. Ce qui pour l’Ange ne voulait pas dire grand-chose. Les pires des canailles étaient bien celles qui passaient pour les plus intègres. Pour sa part, Renzo était presque fiévreux. Il déclara avoir commencé la visite de ses électeurs. Il évoqua les gens qu’il avait rencontrés, leurs aspirations, son regard nourri de son habituelle passion. Pour le moment, l’héritier se contentait d’apprendre à connaître les Véronicains, contrairement à son rival, lancé en pleine campagne, qui organisait réception après réception pour s’assurer l’appui des notables de la cité, et qui dépensait ses licornes pour s’attirer celui des moins favorisés. Mais Renzo ne paraissait nullement inquiet du retard accumulé. Au contraire, il se déclarait confiant, sans toutefois entrer dans les détails du projet auquel il travaillait chaque jour et chaque nuit. Bouillonnant d’une énergie palpable, le jeune duc n’avait plus rien d’un frêle jouvenceau. Vint sur le tapis l’objet de la visite inopinée, l’attaque des tueurs et l’obligation de changer de résidence. Le duc pouvait-il faire jouer ses relations pour leur trouver un nouveau lieu de résidence ? demanda Cellendhyll, qui ne put s’empêcher de jeter un regard en coin à la guerrière. Il savait Renzo tout disposé à les héberger et pourtant il préférait autant que possible éviter de loger au manoir. Puisqu’il en avait les moyens, il voulait un endroit proche du centre, avec du confort et de l’espace. Impossible de rester chez le duc, malgré la présence de Devora. À cause de celle-ci, en fait. — Vous passerez la nuit ici ! déclama l’héritier. Et dès demain, je me chargerai de vous trouver un endroit convenable. En attendant, veuillez m’excuser mais je dois vous laisser. Il me reste bon nombre de dossiers à parcourir avant de coucher. Nous nous reverrons au petit-déjeuner, si vous êtes d’accord. Un page vous conduira à vos chambres. Bonne nuit à vous deux. Devora se leva à son tour. Elle salua cordialement Gheritarish et se tourna vers l’Adhan, le sourire incertain, une pointe d’interrogation dans les prunelles. Cellendhyll lui répondit d’un signe de tête, le visage indéchiffrable. Il parut sur le point de dire quelque chose mais se ravisa. La blonde sortit de la pièce en se mordillant la lèvre inférieure, les sourcils barrés d’une ligne verticale. La jeune femme et le duc disparus, Cellendhyll lâcha un soupir affligé. Il aurait dû dire quelque chose mais à part un « bonne nuit » stupide et qu’il avait contint, rien n’était venu à son esprit. Un page en livrée pourpre et blanche mena les guerriers à leurs chambres respectives. Elles se faisaient face au deuxième étage du manoir. Spacieuse, fraîchement repeinte en bleu pâle, était celle de Cellendhyll. Des roses rouges embaumaient la pièce, dans un vase posé sur une cheminée au feu dansant. Une porte-fenêtre menait à un balcon. Après l’avoir visité et parcouru le parc de son regard, Cellendhyll rentra et bloqua chacune des issues à l’aide d’un lourd fauteuil. Il savait que Gheritarish ferait de même de l’autre côté du couloir. Il se dévêtit tout en songeant à Devora et se jeta sur le grand lit. Elle l’attirait un peu plus à chaque regard. Il aurait bien voulu se rapprocher d’elle, la fréquenter à loisir, mais cette décision aurait été stupide, voire suicidaire. Menacé par les Affiliés, il avait besoin de rester concentré s’il voulait survivre. Cellendhyll en avait trop vu, des guerriers de valeur troublés par une femme trouver la mort, et souvent de manière stupide. Il refusait un tel destin. La raison avait repris le dessus sur les sentiments et d’autres arguments allaient dans ce sens. Il avait toujours rempli ses missions, quelles qu’en soient les conditions, et ce n’est pas aujourd’hui qu’il faillirait à ses principes. Il avait retrouvé son équilibre, à l’aube du zen, après tant d’efforts et de souffrances, après ces trop longs mois à se haïr, à se lamenter sur sa déchéance. L’Ange s’était reconstruit à l’aune de ses désirs, sa mission à Véronèse achevée, Morion ne serait que trop heureux de le reprendre dans le rang de ses Ombres. Il n’allait pas tout gâcher pour une femme, même du genre de Devora. Morion avait perdu de son crédit auprès de lui, c’était un fait, mais pas la vie qu’il offrait à l’Adhan, sa voie d’Ombre. Un jour, sans doute, Cellendhyll romprait ses liens, reprendrait sa liberté. Un jour. Néanmoins, ce moment n’était pas arrivé. En attendant, il comptait bien continuer à suivre sa destinée, à suivre Morion du Chaos. La guerrière lui plaisait, elle lui plaisait vraiment. Et alors ? Il ne savait rien des pensées de la blonde à son égard. Elle n’avait somme toute rien fait pour lui faire comprendre qu’elle désirait renouer un lien. Et si jamais, comme il l’espérait, c’était le cas, il ne devait pas trop en attendre. Oui, ils avaient été réunis à nouveau, mais ce n’était peut-être que le hasard, finalement, et rien d’autre. Que pouvait-il attendre d’une relation ? Du bon temps, ce serait déjà bien. Devora avait sa propre vie à mener, peut-être même ses propres démons à combattre, ses propres allégeances à respecter. Comment croire qu’elle soit prête à entreprendre quelque chose de sérieux avec lui ? Méfie-toi des femmes, elles qui t’ont trahi ! Les attaches qui le reliaient au Chaos étaient trop puissamment enracinées en lui. Mais la trahison passée d’Ysanne de Cray n’impliquait pas forcément celle de Devora Al’Chyaris, lui soufflait son cœur. Il pourrait très bien s’accorder une aventure, le temps de son séjour à Véronèse. Cela ne lui coûterait rien, pour peu qu’il soit prudent. Déjà, il faudrait qu’ils puissent se parler loin des oreilles indiscrètes, ce qui ne semblait pas simple étant donné leurs devoirs respectifs. Pourtant, il avait beau se raisonner, présenter des arguments d’une justesse irrévocable, en vérité, il n’attendait qu’une chose : la serrer contre lui, sentir son parfum, sa chaleur, baiser ses lèvres pleines, les mordiller, se perdre dans son regard de lune. Si jamais il avait l’occasion de coucher avec elle, cette fois, il serait à la hauteur. Il s’endormit sur cette dernière sentence. * Un traité d’escrime posé sur les genoux, Devora Al’Chyaris était confortablement assise dans l’antichambre de Renzo. Encore deux heures de veille et elle pourrait aller se coucher, remplacée par deux des gardes ducaux. Devora avait établi son emploi du temps pour passer le plus de temps possible avec le duc et pourtant trouver suffisamment de repos pour être efficace. Certains prenaient des drogues pour rester éveillés, le temps d’une mission. Elle-même réprouvait ce genre de pratique. Elle ne crachait pas sur un peu de fumée ou d’un bon verre de vin, en période de loisir, mais rien de plus fort. La guerrière avait la chance de pouvoir s’endormir et réveiller à volonté et cela lui suffisait. Décomposant ses récupérations par des couples d’heures volées ça et là dans la journée, lorsque Renzo travaillait dans la serre, par exemple, elle arrivait à récupérer. Elle aurait pu s’arroger le droit de dormir toute la nuit mais ce n’était pas son genre. D’abord, c’était le moment qu’elle estimait le plus approprié pour une éventuelle attaque, et de surcroît, elle menait ses hommes sans s’attribuer d’autres privilèges que celui de la décision. Elle s’entraînait avec eux, mangeait avec eux lorsqu’elle le pouvait, partageait leurs gardes. Elle s’attirait leur respect et non leur soumission servile ou blasée. Encore deux heures à veiller. À songer à cet homme étrange aux yeux vert jade. Il lui avait plu d’emblée, du moins physiquement. Mais il n’était pas assez bon guerrier pour l’intéresser vraiment, avait-elle jugé, et leur première fois avait été si décevante… Les préliminaires avaient pourtant fort bien débuté, mais il s’était ensuite perdu dans son propre désir, sans égard pour elle. Comme tous les autres. Frustrée, déçue comme elle l’avait été, elle avait réagi brutalement alors qu’elle aurait pu ne pas se formaliser et lui accorder une autre chance. Il n’avait pas été brutal, au fond, juste pressé. Elle aurait pu lui montrer, lui apprendre… Elle y avait songé, tard. Trop tard. Et puis aussi, juste après l’acte, il s’était montré si peu sûr de lui qu’elle l’en avait méprisé. Alors elle était partie sur un coup de tête. L’avait chassé de ses pensées, au bout de quelques jours. Du moins l’avait-elle cru. L’homme qu’elle voyait aujourd’hui n’avait plus rien de fragile. Un bloc impressionnant de muscles et de volonté. Troublant de mystère. Et ce regard si vert, si profond, si perçant, qui s’oubliait parfois pour laisser échapper une étincelle de surprenante douceur. C’est ainsi, du moins, qu’elle le percevait. Derrière le guerrier redoutable qu’il incarnait, avec bien plus de vraisemblance que le rôle de procurateur, se cachait une autre âme. Le guerrier la séduisait par sa force et son assurance, mais l’autre homme qu’elle devinait la captivait encore plus profondément. Je ne sais pas qui tu es, Ravage, et pour le moment, je m’en moque. Mais tu m’attires bien plus que je ne peux me le permettre et les choses ne peuvent rester en l’état. Pour la troisième fois, elle essaya de relire le début du chapitre sur les ouvertures en estoc, annoté du lord-maréchal Garald de Crau, maître-escrimeur de la première compagnie de Tarbayne, la cité-franche où elle-même était basée. Elle comprenait les mots, brillants d’érudition, mais ils refusaient de s’imprimer dans la texture de son cerveau. Elle referma le livre, le reposant sur un guéridon. Et si elle allait le retrouver dans sa chambre et lui faire l’amour jusqu’à ce qu’il rende grâce ? Jouer de son corps et de son désir. Lui faire découvrir le plaisir de partager la jouissance. Lui faire découvrir le rythme féminin, différent et complexe, si riche. Devora savoura ce fantasme un moment, jusqu’à ce qu’un homme grand et brun, suivi d’un blond plus petit mais massif, ouvrent la porte. — Dame Al’Chyaris, la relève, annonça le brun. Livari et Drago, deux des meilleurs gardes de sa troupe. La nuit, ne veillaient que les meilleurs. Devora était l’unique personne à le faire seule, même si de temps à autre, elle partageait ses heures avec les plus méritants. Elle s’était en effet rendu compte que ses hommes se disputaient cet honneur et il aurait été stupide de ne pas s’en servir pour accroître l’émulation entre eux. Les deux guerriers la saluèrent avec un respect presque gênant. Tous deux vêtus de cuir gris, un brassard pourpre et blanc au bras gauche, la rapière au fourreau. À l’instar de tous les gardes de la maisonnée, ils portaient autour du cou un petit sifflet d’argent. Devora avait le même. Un excellent moyen de communication, fiable, efficace, qu’elle avait déjà testé. Un procédé que lui avait suggéré l’Adhan, justement. Elle en revenait toujours à lui, quel que soit le tour de ses pensées. Pour quelle raison obscure le destin s’était-il acharné à placer Ravage en travers de sa route pour la seconde fois ? Devora salua ses subordonnées en leur signifiant qu’elle leur arracherait la peau du visage si elle les prenait en train de somnoler. Ils lui répondirent d’un sourire complice, dégainèrent leurs lames qu’ils posèrent à portée de main et s’assirent l’un en face de l’autre, parfaitement éveillés. Sachant Renzo en bonnes mains, la blonde rejoignit sa chambre sans remords, dans un couloir perpendiculaire du dernier étage. Elle avait bien besoin de se reposer, tant le corps que l’esprit. Elle savoura le plaisir d’une douche, laissant l’eau chaude courir sur ses muscles élancés et chasser une part de sa fatigue. Allongée dans sa chambre aux murs lavande, savourant la caresse des draps frais sur son corps nu, elle considérait le visage spectral de Cellendhyll détaché au-dessus de son lit, éclairé de ce sourire si particulier, si magnétique. Elle avait trop pensé à lui, avait trop songé à leurs ébats pour s’endormir aussi facilement. Pas avec ce désir qui faisait palpiter ses cuisses, ses reins. Son esprit. Elle le voulait, autant de corps que de pensée. Tant pis pour toi, bel ange, pour l’heure, je me débrouillerai sans toi. Mais tu ne perds rien pour attendre… Devora repoussa ses draps, écarta ses longues jambes. Lancées à la conquête de son propre territoire, ses mains descendirent la courbe de ses seins, la soulignèrent, agaçant ses mamelons au passage. Plus bas, sur le ventre, autour du nombril, caressant le relief de ses abdominaux. Les cuisses, à présent, leur intérieur satiné, la chair si délicate, réceptive, déjà. Cette moiteur qui la prenait de l’intérieur, accordée au rythme, à son touché. Devora remonta vers sa fente en attente. Entreprit de la contourner avec une lenteur calculée, d’en explorer les sommets, les creux, les possibilités. Elle frémissait, ses doigts à la limite de l’effleurement. Elle différait le moment de plonger à la conquête de la jouissance tapie, pas tout à fait prête, encore, elle qui estimait bien mériter une jouissance parfaite. Ses mains se firent agiles pour effleurer ses lèvres intimes, écloses, brûlantes, emperlées, plus soyeuses encore que la soie de Védyenne. Elle s’y attarda en frôlements redoublés, jusqu’au moment où elle n’y tint plus. Alors, trempée d’abandon, elle se pénétra d’un index et d’un majeur impatients, provoquant des vagues qui s’épanouissaient en nuées à travers son corps. Mélangé au plaisir, le visage de Cellendhyll s’imprimait à l’arrière-plan de son esprit. Encore un peu, oui. Un tout petit peu. Non, je n’en peux plus, c’est trop fort ! Maintenant. Plaquant sa paume sur son bouton d’extase, gonflé comme un bourgeon en quête d’une promesse de floraison, Devora s’en empara avidement, le pressa, le frotta, le harcela en aller-retours passionnés, tandis que ses doigts enfoncés s’agitaient avec la même intensité. L’explosion suprême, une série de décharges enchaînées, l’emporta dans la longue délivrance qu’elle avait espérée, tandis qu’elle se pâmait en gémissements de jouissance étouffés. Ayant livré son combat de plaisir, ayant remporté la victoire, la jeune femme plongea dans le sommeil, à peine les draps retombés sur elle. * Le lendemain, le ciel était couvert d’un escadron batailleur de nuages aux multiples nuances de gris. Un vent froid, tombé de la montagne, battait les artères de Véronèse. Le signe avant-coureur d’un hiver rigoureux, disait la rumeur. Cellendhyll s’était levé tôt, il avait réveillé le Loki et insisté pour partir avant le réveil du duc. Ébranlé par ses pensées de la veille, par son combat incessant entre cœur et raison, il ne se sentait pas prêt à voir Devora. Il n’en était pas fier mais il préférait fuir, pour un temps. Une demi-heure plus tard, conduits par un page, et une fois certains de ne pas être suivis, les deux guerriers du Chaos prenaient possession de leur nouvelle résidence. Renzo avait laissé des instructions précises et l’appartement choisi au sein du parc immobilier de la famille ducale avait gracieusement mis à leur disposition. Il s’agissait du dernier étage d’une maison bourgeoise, fraîchement rénovée, située à dix rues du manoir, en direction du centre de la cité. Pas moins de cinq chambres, un salon presque aussi grand que celui du Palatin, une cuisine fonctionnelle, sans parler des deux salles d’eau. Bien moins luxueux que la suite du Palatin, l’endroit était cependant spacieux, nettement plus pratique, et suffisamment confortable. Leur logis offrait en outre un accès direct sur le toit, voie de repli sans laquelle l’Adhan eut refusé l’endroit. Somme toute, il ne perdait pas au change. Ils ne restèrent pas longtemps dans leur nouveau logis. Il fallait s’occuper de remplir le garde-manger, sans quoi Gheritarish allait vite déprimer. Et à part attendre la nuit pour explorer la montagne, l’Ange ne voyait pas mieux à faire. Chapitre 25 Le Légat des Ténèbres arpentait les larges et sombres couloirs de Mhalemort. Il déboucha dans la caverne qui marquait l’entrée de la citadelle. Délaissant ses six gardes du corps, Empaleur des mes vint lui barrer le passage et l’interpella : — Leprín, un mot en privé, venez par ici. Ce dernier se laissa entraîner à l’écart de toute oreille indiscrète, bien que de mauvaise grâce. — Quoi que vous ayez à voir avec elle, entama immédiatement Empaleur des mes, laissez-la tranquille ! — De quoi parlez-vous, Conquérant ? — Vous savez très bien de qui je veux parler, Leprín, inutile de faire l’hypocrite. — Que m’importent vos désirs, je n’ai aucun compte à vous rendre. — Je vous le répète, laissez-la tranquille. — Et moi je le vous répète également : je n’ai aucun compte à vous rendre ! — Oh si, mon cher Légat. S’il arrive quoi que ce soit à Estrée d’Eodh, Roi-Sorcier ou pas, je vous promets que vous aurez à m’en répondre. C’est une promesse que je vous fais. Leprín recula d’un pas : — Est-ce un duel que vous voulez ? Son aiguillon frémit, prêt à entamer le combat. Le Conquérant pivota pour se mettre de profil. Son propre aiguillon ondulait sur place. — Je ne suis pas assez en colère pour vous provoquer, mais ne me tentez pas, Leprín. Ne vous leurrez pas, tout Légat que vous êtes, je suis le seigneur des Conquêtes… Je vous massacrerais. — Le moment n’est pas venu, lâcha Leprín en se fendant d’un mauvais sourire. Mais un jour, nous y viendrons et, ce jour-là, tu peux me faire confiance, Conquérant, j’aurais pris toutes les dispositions ! * Deux jours passèrent sans autre fait notable que l’approche des élections Ces dernières engendraient un intérêt de plus en plus marqué. Cellendhyll fuyait toujours la guerrière blonde. Il n’avait pas remis les pieds au manoir et ne parvenait pas à prendre une décision au sujet de la jeune femme. Pour le reste, les deux guerriers avaient effectué une troisième visite nocturne à la montagne, sans autre effet que d’user leurs bottes. Aucun signe des Affiliés. L’Adhan tournait dans l’appartement comme une licorne encagée. Gheritarish avait allumé une bonne flambée dans la cheminée, il finissait de préparer un de ces ragoûts dont il avait le secret. Après avoir mis le couvert, l’Adhan s’occupait à nettoyer ses lames. Un tablier autour de son torse massif, une longue cuillère de bois passée à la ceinture, un cône d’herbe loki au coin de la bouche, Gheritarish sortit de la cuisine avec un repose-plat qu’il posa entre les assiettes. Il repartit chercher une bouteille de vin rouge, un grand cru des coteaux de l’Aubense, et deux verres à dégustation en cristalline. Après avoir rempli verres, il s’assit en face de Cellendhyll et lança : — Dis-moi, tu comptes t’en occuper un jour ? — De quoi ? — De qui, veux-tu dire. De la p’tite Dev’, évidemment ! C’est bien d’elle dont je parle, Petit-Homme… Vous allez continuer à vous tourner autour jusqu’à la tombée des étoiles, c’est ça le but ? Tu lui plais, elle te plaît, cela m’est évident, alors qu’est-ce que tu attends pour te lancer ? Les sourcils froncés, Cellendhyll reposa son verre sans y avoir touché. Se leva de son fauteuil et se rangea devant la cheminée, contemplant la danse orangée des flammes sans vraiment la voir. Il reprit au bout de quelques battements de cœur : — Ce n’est pas si simple. Elle me plaît, c’est vrai, je ne chercherai pas à te le cacher. Mais je ne suis pas libre d’avoir une relation. C’est à croire que tu oublies la nature de mon travail. Et celle de mon employeur ! — Écoute à ton tour, j’ignore ce qui s’est passé entre Devora et toi durant notre voyage, mais ce que je sais, c’est que les Dieux, quels qu’ils soient, vous offrent une seconde chance, et cela n’est pas une chose si fréquente. Crois-en mon expérience. Le Loki prit une gorgée de vin rubis, la fit rouler dans sa bouche, gonfla ses joues, avala et reprit en soupirant d’aise : — Il est bien, ce petit Syrah-Montaüq, un arôme de réglisse et des notes de fruits rouges… Bon, plus sérieusement Cell’, si tu ne dois écouter qu’un seul de mes conseils de toute ta vie, c’est bien celui-là : cette seconde chance, si tu ne la saisis pas, tu le regretteras à jamais. Tu peux en être sûr. À jamais. Oui, je sais, tu es une chiée d’Ombre du Chaos. Mais avant tout, tu es un homme et tu n’as qu’une vie. Même toi, tout misanthrope que m sois, tu mérites un peu de bonheur, ne t’en rends-tu pas compte, tout au fond de toi ? Cellendhyll se retourna vers son camarade : — Tu crois vraiment à ce que tu dis ? — Jamais je n’ai été aussi sérieux de ma vie. Cette pouliche est faite pour toi, Cell’, ça crève les yeux. Et même en considérant le pire, si ça ne marche pas entre vous, au moins, vous aurez essayé et tu n’auras pas de regrets à endurer. — Et Morion, que tu continues d’oublier, tu crois qu’il serait satisfait que je me permette une liaison ? — Merde pour Morion et le Chaos, s’ils prétendent te refuser ce droit ! gronda le Loki. Dans ce cas, mon grand, tu reprends ta liberté et tu pars avec elle, n’importe où dans les Territoires-Francs ; si telle est ta décision, tu pourras évidemment compter sur mon aide. Tu sais que je ne te laisserais pas tomber sous prétexte que tu quittes l’allégeance d’Eodh. Cellendhyll quitta la cheminée et se rassit. Empoigna son verre qu’il goûta du bout des lèvres. — Quitter le Chaos, soit. Mais pour faire quoi ? Je vivrais où et de quoi ? Gheritarish secoua la tête : — Cellendhyll de Cortavar, la formation que tu as reçu en tant qu’Ombre a fait de toi l’un des meilleurs guerriers du Chaos, c’est-à-dire un être exceptionnel selon les normes des Territoires-Francs. Défie n’importe lequel de leurs guerriers et en moins de dix battements de cœur, n’importe quelle libre-compagnie de l’Alliance ne sera que trop honorée que t’engager comme officier. Tu veux une reconversion, elle est plus qu’évidente. Pour commencer, tu intègres la compagnie de Dev’à Tarbayne. Au fait, tu savais qu’elle était capitaine ? Cette petite coquine nous l’avait caché ! Enfin, une fois là-bas, tu vois comment ça se passe entre vous. Puis, si tout va bien avec elle, et je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas, rien ne vous empêchera de monter votre propre compagnie ! Si tel est le cas, je me porte volontaire pour être ton second, tu as pu juger de ma valeur sur ce point. — En effet, espèce de sadique, j’ai encore le souvenir des courbatures ! Mais cessons avec ce sujet, je dois réfléchir à tout cela. Ils cessèrent de discuter le temps de déguster le vin. Gheritarish alla chercher un saladier de riz sauvage, et une miche de pain noir. Le repas était prêt Le Loki servit les assiettes fumantes. L’Adhan remplit les verres, coupa le pain. Gheritarish plaqua son regard bleu et or dans celui de son ami — Une dernière chose et je te laisse tranquille… L’amour, le vrai, est une chose magnifique, Cell’, et j’aimerais que tu découvres une telle richesse, après toutes ces années. Laisse-toi aller. Pour une fois. L’Adhan leva son verre devant son visage et le fit tourner pour admirer la robe changeante aux reflets grenat. Ses traits ne reflétaient rien d’autre qu’une intense réflexion. La graine instillée par le Loki s’enracinait dans le terreau de son âme, nourrie de la chaude lumière de ses sentiments pour la guerrière, de l’eau vive et fraîche distillée par ses cœurs jumeaux. — À présent, gloussa Gheritarish, passons à l’essentiel, mon ragoût de poissons de rivière. Pêchés de ce matin. Tu vas adorer ! La soirée se passa sans plus discuter de la jeune femme ni du destin de Cellendhyll. Les deux camarades, l’homme aux cheveux d’argent et le Loki à peau bleutée, profitèrent du calme du moment pour évoquer leurs souvenirs communs. Leurs faits d’armes, les victoires et les défaites. Leurs compagnons défunts, les vivants. Leurs adversaires les plus remarquables. L’Adhan se coucha un peu grisé par le vin. Il sombra rapidement, au moment où il songeait qu’il devait absolument prendre une décision. * Le matin suivant. À peine ses exercices achevés et sa douche prise, Cellendhyll prenait soin de passer des vêtements neufs ; laine d’agneau et daim brun, étoffe vieux-rouge. À présent qu’il avait pris une décision, tout semblait plus simple. Sa décision s’était imposée d’elle-même dès son réveil, aussi nette et tranchante que son nouveau poignard. En substance, son choix se résumait ainsi : « Merde à Morion ! » Gheritarish se levait à peine. L’œil embrumé, la chevelure dressée dans tous les sens, il contempla le sourire éclatant que lui adressait l’Adhan. Le Loki gratta son large poitrail velu et croassa : — Je ne pensais pas que tu te déciderais si vite, Petit-Homme. Tu piaffes comme un jeune étalon ! Laisse-moi au moins le temps de faire ma toilette et de manger quelque chose. Gheritarish courut derrière son comparse jusqu’au manoir, le ventre vide le juron aux lèvres. Comme à chaque visite, Renzo Da-Vinci Contini les reçut dans la serre, nanti de son habituelle cordialité, mais déclara qu’il ne pouvait leur accorder que peu de temps, car il lui restait un monceau de notes à mettre en forme. Cellendhyll n’ayant aucun progrès à résumer, il laissa causer les deux autres. Il n’était pas venu pour ça. Elle n’était pas dans la serre. Il l’avait tout de suite remarqué. Deux gardes veillaient sur le jeune noble à la place de Devora. Leurs regards s’attardaient trop longtemps sur la terrasse, distraits. Facile de deviner que les hommes d’armes brûlaient de rejoindre leurs frères, dehors. Cellendhyll comprenait les gardes. Et ses deux cœurs enflèrent dans sa poitrine. Car dehors, il y avait Devora. Renzo avait oublié ses notes, engagé avec Gheritarish dans une discussion concernant son séjour à l’université des Sciences. Le Loki assommait le duc de questions, car le concept de l’apprentissage universitaire le fascinait. Une méthode totalement étrangère aux mœurs de son peuple… Les Lokis apprenaient par le rêve. Cela, même Cellendhyll l’ignorait. L’Adhan les laissa à leur échange passionné. Il n’en pouvait plus. Il se leva et sortit. Attiré vers elle comme un Nain par une mine d’or. * Recouverte de teck foncé, la terrasse se terminait effilée, telle la proue d’un navire au long cours qui fendait le milieu du parc, voguant sur la mer étale de sa pelouse aux reflets argentés. Auréolée de sa blondeur de miel, Devora lui tournait le dos, occupée à discourir d’une voix claire auprès de seize d’hommes en cuir gris et cuissardes. Le corps des gardes de la maisonnée – à l’exception de ceux en faction –, rangés en ligne, lui faisant face. Ils l’écoutaient avec une attention, une ferveur qui en disaient long sur l’autorité de la jeune femme. Devora Al’Chyaris, fine et musclée, belle à en faire mal, portait une chemise bleu azur doublée d’un épais gilet en peau, un pantalon de cuir chocolat et ses bottes de cavalière. Sa rapière pendait à sa hanche gauche, son poignard à sa droite. Même de dos, Cellendhyll la trouvait étourdissante. La théorie intégrée, la guerrière passa à la pratique. Elle divisa ses hommes en huit paires, fit distribuer les épées d’entraînements en bois souple et l’exercice s’engagea ; une série de parades et de feintes, tirées des préceptes du Maître-escrimeur Garald de Crau. Cellendhyll en reconnut l’influence au bout de quelques minutes. Un bon choix en rapport avec la capacité des élèves, mais dont lui-même avait cerné les limites depuis longtemps. Devora ne s’était toujours pas aperçue de sa présence. Il la contempla à l’œuvre et lui trouva de grandes qualités de pédagogue. Un talent que ne maîtrisaient pas forcément tous les officiers, loin de là. La guerrière encourageait ou plaisantait quand il le fallait, grondait si besoin était, mais toujours corrigeait les défauts avec justesse et à-propos. Ses hommes réagissaient bien, avides de progresser. Ce simple fait résumait tout le reste : elle avait l’étoffe d’une meneuse d’hommes, à n’en pas douter. Enfin, la blonde se rendit compte de l’arrivée de l’Ange. Son visage s’éclaira un instant. Elle se reprit et lança à ses troupes : — Continuez, mes sires… Drezzi, tu t’engages trop, recule. Jolfyn, baisse ton arme, ce n’est pas un plumeau que tu tiens en main ! Elle se rapprocha de lui, d’un pas dansant. Ils se dévisagèrent, tous deux hésitants. Et le sourire de Cellendhyll jaillit, comme un brusque lever de soleil au-dessus d’un horizon serein. Devora battit des paupières et sourit à son tour, tout aussi franchement. — Tu es satisfaite de tes hommes ? s’enquit l’Adhan. — En fait, oui. Ils manquent d’expérience, tu peux le constater. Et de vice. Mais ils ont bon esprit, du potentiel et ils ne rechignent ni à apprendre, ni à être commandés par une femme. Je les mène durement et ils répondent avec enthousiasme. J’ai de la chance. — La chance n’a rien à y voir, Dev’. C’est parce qu’ils te respectent. Et s’ils te respectent, c’est grâce à ton seul mérite. Le compliment la décontenança et lui mit le rose aux joues. Elle se détourna subitement et lâcha d’une voix autoritaire : — Silvio, tu te moques de moi ? Tu crois que je ne te vois pas faire le goret ? Redresse-toi et applique-toi ou c’est la pointe de ma botte que tu prendras au fond de ton pantalon ! Son intervention lui avait permis de se reprendre. — Les hommes sont de tels enfants, parfois ! Bien, toujours est-il que j’en suis satisfaite. Du reste, cela n’a pas grande importance. Personne ne s’est attaqué à Renzo depuis que je suis en poste et, de toute manière, je n’en ai plus pour très longtemps à Véronèse. La fin des élections signifiera la fin de mon contrat. — Que feras-tu, alors ? — Ça dépend, répondit-elle avec un sourire malicieux, plus assurée à présent. Le temps s’était figé, les bruits parvenaient à Cellendhyll assourdis. Il n’y avait plus que Devora, sa beauté, leurs regards et leurs mots entrelacés. Il se lança : — Ça dépend de quoi ? — Pas de quoi mais de qui ! — Et de qui parles-tu ? — Tsst-tsst-tsst, Ravage. Tu le sais très bien, de qui je parle ! Le défi couvait dans les yeux de la jeune femme, et quelque chose d’autre, aussi. Cellendhyll sentit ses deux cœurs pulser au rythme d’une musique enjouée et chatoyante. — Mais toi, alors, enchaîna la guerrière. Que feras-tu, une fois ton mandat effectué ? — Je quitterai Véronèse, fut tout ce que l’Adhan trouva à répondre. Oui, vois-tu, je rentre au Chaos, faire mon rapport à Morion d’Eodh, le maître des Mystères. Oui, ah, je ne t’avais pas dit ? C’est que je suis une de ses Ombres… Non, impossible de lui dire la vérité. — Je m’en doute, mon beau, que tu vas quitter la cité. Mais pour aller où, pour faire quoi ? Il hésita. Il répugnait à lui mentir, brusquement. — Tu n’es pas vraiment procurateur, n’est-ce pas ? enchaîna-t-elle. — Il se trouve que si… le temps que je passe à Véronèse. Refusant de la tromper, il ne trouva pas quoi dire de plus. Remarquant sa gêne soudain elle lui offrit une échappatoire : — Tu veux profiter de l’occasion pour t’entraîner avec moi ? À nouveau, Cellendhyll la récompensa d’un de ses rares sourires, soulagé de pouvoir échapper à cette situation embarrassante. Un duel amical. Une opportunité d’équilibrer les comptes. Une revanche. La correction qu’elle lui avait infligée durant leur voyage hantait encore les corridors de sa mémoire. Il dévoila les dents, tel un loup, et lâcha d’un ton très doux : — C’est toi qui l’as demandé, tu ne viendras pas te plaindre du résultat… C’est exactement ce que tu m’as dit avant de me corriger. Ce jour-là. Aujourd’hui, belle, tu risques de connaître une petite surprise ! J’espère que tu le prendras aussi bien que moi quand ça m’est arrivé. Un regard complice scella leur accord. Devora suspendit l’entraînement et annonça une démonstration de combat à mains nues. L’occasion d’apprendre était clairement sous-entendue et aucun de ses subordonnés ne s’y trompa. Les gardes se rangèrent sur les deux longueurs de la terrasse, murmurants, alléchés par la promesse d’un spectacle dont ils se souviendraient longtemps. Devora était leur idole et le grand guerrier aux cheveux argentés semblait être un redoutable adversaire. Gheritarish vint se placer au premier rang, accompagné de Renzo. Devora noua sa chevelure en une natte longue. Elle ôta son ceinturon d’armes qu’elle confia à l’un des gardes. Elle était prête. L’Ange se débarrassa de son manteau brun, de sa veste de peau, ne gardant que sa tunique rubis à manches longues, son pantalon et ses bottes de daim. Surtout ne pas chercher le zen, se dit-il. Ce n’était pas le moment. Le monde bleuté devait rester sa botte secrète, autant que possible. Cellendhyll n’avait aucun doute, cependant, sur l’issue de ce qui allait suivre, il était redevenu l’Ombre qui danse. Et pour une fois, en revanche, il n’aurait pas à tuer. Il se sentait léger, excité comme un enfant un jour de fête. Ils firent quelques étirements, sans se quitter du regard, l’argent caressant le jade, le jade enlaçant l’argent. L’Ange du Chaos et Devora Al’Chyaris se rangèrent au centre de l’esplanade, distants de trois mètres. Cellendhyll souriait. — Comme la dernière fois ? Coups vicieux interdits ? — Comme la dernière fois. Du moins pour ce qui est des règles, rétorqua l’Adhan. Il étira ses larges épaules, les muscles de son cou, ses jambes. Son sourire s’effaça d’un trait, chassé par la concentration. Elle se lança crânement sur lui, faisant preuve de la même impétuosité que lors de leur premier duel. Une double attaque pied-main, parée. Une prise en faucheux, parée également. Une feinte suivie d’un fouetté du pied en rotation, un revers du tranchant de la main au visage, suivi d’un coup de genou en sortie de volte. L’Ange contrait tous les assauts de Devora, les uns après les autres. Sobre, souple et sûr. Et bien que tout entier plongé dans l’affrontement, il prenait garde à retenir ses gestes. Il voulait montrer à la jeune femme, et à elle seule, ce qu’il en était de l’équilibre des forces. Il voulait gagner son respect. Nullement la vexer, encore moins l’humilier devant ses hommes, ou pire lui causer une blessure. Pour l’ensemble des spectateurs, la guerrière avait prit le combat à son compte et il était cantonné à la défensive. Gheritarish et Devora, seuls, étaient aptes à juger de la vérité. L’art du combat que professait Devora Al’Chyaris était celui de Tarbayne. Celui dont elle usait, plus souple, plus vif, s’apparentait à celui de Védyenne. Avec un peu de Gar-Vallon en sus, notamment dans ses mouvements amples, opportunistes. Peut-être même une pointe de l’art plus subtil de Claire-Aube. Elle avait dû pas mal voyager pour se battre avec un tel mélange d’influences. Cellendhyll avait son propre style. Unique. Après dix années à se forger aux sombres méthodes du Chaos, il connaissait toutes les sortes de combat en vogue sur les Territoires-Francs, et maintes autres encore. Les arts secrets de la mort et de la destruction, ces figures bénies par la religion du Chaos, terribles et fluides. D’une efficacité aussi secrète qu’implacable. L’Ange était redevenu l’Ange, il surclassait la jeune femme, si talentueuse soit-elle, et sans forcer. D’une seule attaque, perpétrée au moment adéquat, il aurait pu percer sa défense et l’étaler au sol, à demi-inconsciente. Mais cet élan obscur, il refusa de s’y livrer. Il contrait, repoussait, esquivait ou détournait. Et cela suffisait. Tu peux t’escrimer ainsi jusqu’à la tombée de la nuit, tu ne parviendras pas à vaincre ma garde. C’est ainsi. Tel était le message discret qu’il lui faisait parvenir. Devora était tenace, néanmoins. Elle usa de l’ensemble de son savoir-faire pour le faire plier. Après une suite de frappes latérales, elle feignit de se reculer et tenta une attaque vicieuse, plus vigoureuse encore que les précédentes ; un fouetté de botte directement dirigé sur les testicules de l’Adhan. Cellendhyll para de l’avant-bras, sans s’émouvoir, et sa contre-attaque s’avéra fulgurante. Pour la première fois depuis le début de la joute, il enveloppa la guerrière d’un entrelacs de frappes du tranchant des mains, des coudes et des genoux, si vives, si limpides qu’elles en devenaient fascinantes. Devora fut contrainte à une brusque défensive. Elle recula, en contrant ou esquivant du mieux qu’elle pouvait. Au milieu du déluge offensif qu’il déployait. Cellendhyll la toucha en haut de la cuisse, au plexus solaire, à la base du cou. Il ne porta aucun coup, se contentant simplement de la toucher des doigts ; elle était suffisamment fine pour comprendre. Il la fit encore reculer de trois mètres et rompit. De nouveau en posture d’attente. Prêt à la riposte. Devora prit le temps de retrouver son souffle, d’essuyer sa transpiration. Puis elle posa ses paumes l’une contre l’autre, au niveau de ses seins et se concentra brièvement. La voie du Vent l’enveloppa d’un tourbillon d’énergie argentée et s’élança sur Cellendhyll. Les attaques de la jeune femme se firent plus rapides et concentrées, plus précises. C’était bien la technique de corps à corps enseignée par les Sœurs-Grises de Claire-Aubre, qu’il avait cru discerner au début du combat. Il la laissa dérouler son assaut, prendre le contrôle. S’adapter, c’est vaincre. Cellendhyll modifia sa façon de combattre. Il s’immergea dans le Fenn-Shah’. Une technique de combat créé par l’ordre assassin de la Griffe d’Argent, secte déchue depuis longtemps oubliée, hormis au sein du Chaos. L’élan formidable de la jeune femme se brisa sur le rempart que venait de dresser l’Adhan. Les deux combattants se mouvaient avec une grâce apparemment égale et le détail de leurs évolutions, tellement fluide et rapide, devint indiscernable à l’œil humain, comme si un vent sauvage et tourbillonnant enveloppait les duellistes. À l’intérieur du cyclone, Cellendhyll se permit un léger sourire puis augmenta le rythme, passant avec aisance du Fenn-Shah’au Rhys, un art de tuer encore plus antique et méconnu que le précèdent, enseigné par un petit être bizarre et tordu, presque aveugle, vivant au fin fond d’un plan perdu, composé en majeure partie d’eau et de brume. Le Rhys la déstabilisa même si elle n’en montra rien. Elle tenta de suivre et de résister. C’était là une chose impossible, elle affrontait l’Ange du Chaos. Quelques instants plus tard, Cellendhyll la sentit perdre pied. Au moment précis où elle allait se faire déborder devant tous, il recula et salua d’une honorable inclinaison du buste. Le vent furieux qui les entourait s’évanouit dans la seconde suivante. Devora rompit dans la foulée, haletante et les salua de manière identique. Le capitaine Al’Chyaris savait à présent à quoi s’en tenir mais son visage resta de marbre alors que des applaudissements nourris saluaient le spectacle offert. La guerrière laissa le calme revenir avant de s’adresser à ses subordonnés : — J’espère, messires, que vous saurez tirer profit de ce à quoi vous avez assisté. Rompez, à présent, et retournez à vos postes… Gher’, tu peux veiller sur le duc, s’il te plaît ? J’ai à m’entretenir avec ton ami… Ravage, tu viens avec moi ! Cellendhyll fut énergiquement happé par la manche et tiré à l’intérieur du manoir. La jeune femme le mena jusqu’à sa chambre et le fit entrer dans un double séjour aux murs coquille d’œuf. L’Adhan n’eut pas l’occasion d’en distinguer plus. À peine était-il entré que Devora claquait la porte du pied, l’agrippait par le col, se collait à lui. Enfin elle écrasa ses lèvres douces contre les siennes, sa langue fraîche dardée pour explorer sa bouche. Cellendhyll répondit avec le même enthousiasme. Le baiser finit par s’achever et la jeune femme se recula, avouant dans un soupir de libération : — J’en avais tellement envie, après tous ces derniers jours à te côtoyer sans pouvoir te toucher ! J’ai presque honte de le dire mais j’ai envie de toi depuis ton arrivée à Véronèse… — Moi aussi en vérité, répliqua Cellendhyll. Mais avant d’aller plus loin, je veux clarifier les choses. — Tu penses à notre dispute ? Écoute, Ravage, ce soir-là, je me suis emportée et j’avais tort. J’ai fait une erreur de jugement, je le reconnais. Je te présente mes excuses, ça te va ? — Laisse tomber les excuses, Dev’. Ce qui est passé est passé. Je suis heureux de cette réconciliation. — Je vais te dire comment je vois les choses, rétorqua la guerrière. Soyons honnêtes l’un envers l’autre, ça te semble correct ? — Ça me va. Mais… — Non, pas de mais… plus de mots. Sauf si tu attends de ma part que… — Je ne voulais pas… Ils se turent, se fixèrent. Et se jetèrent l’un contre l’autre, s’embrassant fiévreusement. Ils se séparèrent en haletant et Devora reprit : — Dis-moi donc, mon bel Adhan, puisque tu veux parler, laisse-moi te dire que tu ne te battais pas de la sorte, avant. Je suis tout de même capitaine des mercenaires-francs et, sans me vanter, c’est mon talent qui m’a hissé à ce rang. Or, si tu l’avais voulu, tout à l’heure, tu m’aurais infligé une sacrée correction. Tu aurais même pu me tuer, d’un seul geste, j’en suis consciente. Et tu me l’as démontré sans que l’assistance s’en rendre compte, ce qui traduit un talent surprenant et une délicatesse que j’apprécie à sa juste valeur. Que t’est-il donc arrivé pour te métamorphoser ainsi ? Cellendhyll haussa les épaules : — Lors de notre voyage, j’étais en convalescence, je te l’ai dit. Aujourd’hui, j’ai retrouvé mon véritable niveau… Rien de plus. — Tu es un Initié ! s’exclama soudain la jeune femme. Je viens seulement de m’en rendre compte, seul un Initié peut se battre de la sorte et contrer aussi aisément la voie du Vent. Tu as essayé de le cacher mais c’est ça que je sentais chez toi sans pouvoir le définir. Tu es un Initié ! Elle fit un pas en arrière, posa les mains sur les hanches, et ajouta en fronçant les sourcils : — Tu aurais pu me le dire, tout de même ! — Te le dire ? Quand et pour quelle raison ? rétorqua Cellendhyll en relevant un sourcil amusé. — Hé bien tu… tu aurais pu me le dire ! ne put-elle que répéter. — Toi, tu m’as bien caché que tu étais capitaine d’une libre-compagnie de l’Alliance. — Ce n’est pas pareil ! À cette réponse, le rire de l’Adhan emplit la pièce : — C’est vrai, tu as raison, j’aurais dû te l’avouer, après ma fracassante intervention face aux pillards, lorsque nous nous sommes retrouvés attachés l’un en face de l’autre… « Salut ma jolie, je suis un sacré guerrier et surtout un redoutable Initié. Là, ça ne se voit pas trop, mais je t’assure, c’est le cas. Bon, tu me plais. À présent qu’on a fait causette, on baise ? »… C’est bien comme ça que j’aurais dû t’aborder ? Ils se dévisagèrent quelques secondes sans rien dire. Avant d’éclater de rire. — Oui, tu as raison, poursuivit Devora, je t’aurais pris pour un sacré vantard et un menteur qui plus est ! Mais tout de même… Tu aurais pu m’en parler plus tard. Je ne sais pas… Après… — Déjà, tu sais, je ne suis pas du genre à me vanter. Et puis, ça aurait vraiment changé quelque chose ? Tu m’aurais trouvé plus intéressant, juste parce que je suis un Initié ? Tu serais restée ? Elle ne répondit rien. Du moins pas tout de suite. — Je ne vais pas te mentir, finit-elle par avouer. Oui, cela aurait compté. Une guerrière a besoin de respecter son homme. Un homme qui soit donc au moins son égal au combat. Au moins son égal… C’est comme ça, je n’y peux rien. Tu m’as prouvé que tu étais réellement digne de mon intérêt. Ce qui n’a pas souvent été le cas par le passé avec mes amants, tu peux me croire sur parole. Sa tirade achevée, elle passa la main sous la tunique de l’Adhan pour caresser son ventre annelé de muscles, prête à explorer un terrain plus sensuel. Mais cette fois, Cellendhyll jugula son désir. — Dev’, je veux vraiment être franc avec toi : en vérité, je ne sais pas où l’on va tous les deux. Je ne peux rien te promettre, hormis mon respect… — Ton respect ? Par le Fouet à Six Branches, pour moi c’est déjà beaucoup ! — Avant tout, il faut que tu connaisses mon vrai nom. Je ne m’appelle « Ravage » et tu t’en doutes je ne suis pas vraiment procurateur… Mon nom est Cellendhyll, Cellendhyll de Cortavar. Je ne peux pas te révéler mon allégeance, je n’en suis pas libre. Il faut que tu saches également que je suis recherché… Tant par la Puissance de la Lumière que par celle des Ténèbres. Tu gagnerais un vrai trésor à me livrer à l’une de ces deux nations ! Tandis qu’il se dévoilait, sa voix intérieure lui hurla : Fou que tu es ! Tu livres tes secrets alors que tu la connais à peine ! Mais l’Adhan refusa de céder à cette voix de raison perverse insufflée par le Chaos. Il avait compris une chose, depuis son départ de la Forteresse d’Eodh : la méfiance pouvait l’enfermer dans une prison de solitude. — Te livrer pour de l’argent ? s’exclama Devora. Elle l’enlaça avant d’ajouter : — Ça ne risque pas de m’arriver. Cette confidence que tu m’offres est un gage de ta confiance, Cellendhyll de Cortavar, j’en suis tout à fait consciente et je ne la trahirais à aucun prix. D’autant que cette confiance, j’ai eu l’occasion de le constater, tu n’en sembles pas très prodigue ! Alors moi aussi, je vais te révéler quelque chose ; cela te permettra peut-être de comprendre ma réaction ce soir-là, dans la forêt… Je m’appelle vraiment Devora Al’Chyaris. C’était le nom de mon père et je l’ai gardé. Mon père était un riche négociant de la région de Claire-Aube. Je lui vouais une adoration sans bornes. Il est mort quand j’avais dix ans, d’un cœur trop faible. Après son deuil, ma mère a épousé son associé qui lui faisait une cour pressante. Elle a cédé pour ma sécurité, je crois. C’était une femme très belle et d’une grande intégrité. Elle s’est engagée, donnée à cet homme plus jeune qu’elle, sans arrière-pensée. Elle était prête à l’aimer. À peine l’avait-il épousée, ce bâtard, qu’il la récompensait en la cloîtrant dans la maison familiale. La bafouant, la trompant avec le premier jupon venu, lui refusant le droit de sortir. Ma mère fut avilie par la famille entière de cet homme, qui la traitait comme une souillon. Je l’ai vue, chaque jour, devenir de plus en plus grise, desséchée de tristesse, sa beauté assassinée par les vexations continuelles. Je suis partie, dès que j’ai pu, le jour même de sa mort, en vérité. Une mort lente causée par le chagrin, elle n’avait plus le désir de vivre. J’ai brisé le nez de mon porc de beau-père et j’ai quitté sa maison sur le dos de son meilleur cheval. Je me suis exilée à Védyenne pour y apprendre le métier des armes, mais c’est une autre histoire… Ce que j’ajouterai, c’est que les hommes que j’ai rencontrés, avec qui j’ai couché, semblait à chaque fois prêts à tout pour m’avoir, mais se révélaient ensuite incapables de supporter mon indépendance. Et leur jalousie a toujours fini par m’étouffer. Mon dernier amant en date, juste avant toi, était mage à la cour de Tarbayne. Il m’a fait vivre à peu près le même type de cauchemar. Une façon d’aborder tout d’abord prévenante, que j’ai crû authentique, comme si j’étais la femme la plus intéressante de la création, comme si je comptais vraiment pour lui. Et après, une fois que nous eûmes couché ensemble, il s’est contenté de m’exhiber comme un superbe animal, pour épater ses relations à la cour. Il me méprisait, sauf au lit. Je ne veux plus de ça. C’est pour me laver l’esprit de toutes ces déceptions que j’ai pris des vacances et accepté ce contrat de protecteur. Je ne veux plus vivre cet enfermement avec un homme. Plus de contraintes, de manipulations, de faux-semblants. Je veux être appréciée pour moi-même, pas seulement pour ma chute de reins ou ma façon de baiser. Je veux être acceptée pour ce que je suis, et par pour ce que je représente aux yeux des autres. Tout ça pour dire que le concept de relation sérieuse, je m’en méfie plus qu’un peu. Peux-tu le comprendre ? — Honnêtement, oui, répondit l’Adhan. Moi non plus, je ne suis pas très à l’aise avec l’idée du mot sérieux. Et je ne sais pas en parler aussi bien que toi d’ailleurs … Par contre, si tu veux qu’on rende une petite visite à ton beau-père et sa famille, ce sera avec plaisir ! Je suis très doué pour ce type de conversation. — Je vais le garder soigneusement en mémoire ! rit-elle. Qui sait si un jour, je ne te prendrai pas au mot ? Devora passa la main dans la nuque de Cellendhyll provoquant une gerbe de frissons. Les prunelles sublimées d’un feu intérieur, elle livra : — Je suis contente qu’on ait pu se parler aussi librement… Je n’en pouvais plus de t’attendre, j’étais prête à tout pour t’avoir ! — À tout, vraiment ? Je peux fixer mon prix ? — Tais-toi, tu m’excites ! Tais-toi, ou je te viole ! — Un viol ? Intéressant, sourit Cellendhyll, mais c’est impossible, Dev’. Il se trouve que j’ai trop envie de toi ! Et l’Adhan fit preuve d’une audace incroyable en regard de sa mentalité habituelle. Il saisit la main de la jeune femme pour la poser sur son pantalon, tout contre son membre érigé par le désir. — Oh, effectivement ! Devora avait le ton rauque, soudain. Tu es toujours aussi flatteur… Ça me rappelle la première fois qu’on s’est rencontrés dans le camp des pillards. Déjà tu bandais pour moi ! Elle lâcha un soupir de convoitise, dévoila le bout de sa langue, et flatta l’érection de sa main impudique, à travers l’étoffe du vêtement. — Je n’ai pas le temps, Cellendhyll, révéla-t-elle d’une voix soudain contrainte. Je dois redescendre. Vérifier les factions, vérifier que Renzo va bien. Je dois… L’Adhan lui clôtura la bouche d’un baiser enflammé. Puis annonça : — Ma belle, il est trop tard pour ça. Du reste, je ne te demande pas ton avis. Tu me veux, je te veux. C’est tout de suite ! Cette expression d’autorité parut plaire à la guerrière. Ses iris étaient tels des lunes scintillantes et ses prunelles cerclées de noirs s’illuminèrent davantage. Elle était aussi ardente que lui, il le sentait à sa respiration heurtée, à son touché brûlant. Cellendhyll la fit reculer jusqu’au lit. Ils se dénudèrent chacun de leur côté, sans perdre la moindre seconde, sans se quitter des yeux. À peine nus, c’est elle qui le faisait basculer sur le matelas et entreprenait de caresser son torse et son ventre. Mais l’Ange repoussa ses mains tentatrices, se redressa et l’allongea de tout son long. Il avait une promesse à honorer envers lui-même. Il voulait la conquérir, cette guerrière aux cheveux de miel. Pas par la force, mais par le talent. La faire plier, non pas d’impuissance mais de plaisir. Laisser monter le désir, le laisser s’épanouir. Prendre le temps de humer le corps de Devora, de le palper de ses grandes mains inquisitrices, de le caresser, de l’embrasser, de le lécher, de le magnifier, tout en se laissant mener par les réactions de sa partenaire, par le rythme de son abandon, l’expression de ses sens, les cambrures ou les frémissements de ses membres. Tout en maîtrisant son corps. Cellendhyll relâcha totalement son esprit et ce fut pour lui une singulière révélation. Jusqu’alors, dans ses relations avec la gente féminine, il n’avait fait que prendre son plaisir, par inexpérience, par manque d’intérêt pour ses partenaires. Le cas présent se révélait tout à fait différent. Sentir Devora répondre à ses attentions provoquait une intense excitation, sa verge douloureusement tendue contre son ventre. Elle jouit une première fois, de sa bouche et de ses doigts, en le barbouillant de cyprine, et son cri libérateur fut contenu dans un gémissement étiré. Cellendhyll ne lui laissa pas le temps de se remettre. Son sexe gorgé de sang l’implorait. Il plongea en elle, dans son écrin brûlant et soyeux, s’enfonça d’une seule traite, dans l’exquise sensation de s’enfouir dans une moiteur parfaite. Il la chevaucha avec toute la vigueur dont il était capable, se félicitant en lui-même d’avoir retrouvé son endurance d’athlète, sa vigueur mais également son ressenti. Non pas aveuglément, mais au contraire à la recherche du rythme parfait. L’odeur de leurs corps mêlés, épicée, intense, lui emplissait les narines. Son odeur à elle, surtout. La jeune femme l’avait accueilli avec voracité. Elle s’accrochait à lui en feulant, en l’encourageant sans discontinuer. Cellendhyll le sentit, le plaisir revenait quémander son obole, réchauffant ses reins de ce feu inimitable, ensorceleur tout autant qu’ensorcelé. Il ralentit la cadence, jusqu’à cesser de bouger. Il attendit d’être apaisé, profitant du répit décidé pour la boire des yeux, pour baiser son visage emperlé de sueur. Lorsqu’elle le sentit prêt à relancer le fil de sa conquête, Devora se dégagea pour l’inviter à la prendre en levrette. Cellendhyll ne se fit pas prier, son pieu avide de renouveler cette plongée de délices. La saisissant par les hanches, il l’empala lentement, tout en admirant sa croupe musclée, le dessin harmonieux de ses épaules, de sa chute de reins, le grain de sa peau. Elle se cambra pour être mieux investie, mieux pénétrée. Cellendhyll avait passé le cap fatidique, il était libre de la besogner comme elle le voulait. Elle accueillit ses coups de boutoirs d’expressions rauques d’une crudité à laquelle l’Adhan n’était pas habitué et qui l’excita d’autant plus. Mais il voulait un face-à-face, avant tout. Il la retourna et la pénétra en se collant contre son bassin, modifiant son rythme, l’angle de son intromission toujours à l’écoute de la musique des corps. La tonalité des gémissements de Devora s’accéléra. À nouveau, Cellendhyll sentit venir la tension annonciatrice de la montée du plaisir. Il cessa ses mouvements. Et se retira d’elle, même. Le temps de pacifier le raz-de-marée annoncé. Le temps de la faire jouir. De la bouche. Encore. De lui faire perdre contact avec la réalité, s’abîmer dans le puits sans fin de la jouissance féminine. Ardente et complète. A peine Devora avait-elle retrouvé son souffle que Cellendhyll la remplissait à nouveau de son sexe. Elle hoqueta, une nouvelle fois. Offerte en cet instant présent, de corps, de cœur, et d’âme. Elle hoqueta, sa matrice comblée par ce pieu roide qui la fouaillait de cet élan divin entremêlé de dur et de doux. D’indiciblement doux, de surpuissant et de si particulier. Cellendhyll était captivé par son amante, par son abandon. Il était brûlant du plaisir qui remontait de son membre en vagues successives. Plongé dans une transe similaire à celle du zen, mais combien plus naturelle et pacifique, l’Ange maîtrisait la vague incandescente, cette montée frénétique, avec un instinct nouveau, issu de sa volonté de découverte. De sa volonté de partage. Il aurait pu déclencher cette houle d’extase, ce ressac impétueux mais il préféra les moduler encore un peu. Devora méritait mieux, encore mieux. Il ferma sa bouche gémissante d’un baiser viril, presque violent. Elle se pâma davantage. Cellendhyll finit par décider l’hallali. Il ne pouvait lui-même se contenir plus longtemps. Il accentua sa pression contre le bassin de la jeune femme, contractant son sexe pour le faire grossir encore, il accéléra ses va-et-vient en un mouvement ascendant qu’il savait décisif. Elle jouit en se mordant le poing, saisie de tremblements spasmodiques. Alors seulement, l’Adhan laissa libre cours à son propre oubli. Il se cambra en arrière et se répandit à longs traits convulsifs au plus profond de la matrice. Jamais il ne lui avait semblé jouir aussi longuement. Une jouissance merveilleuse qui illuminait son esprit d’une explosion de couleurs diffuses, de sensations indicibles, sans commune mesure avec ce qu’il avait vécu auparavant. Il poussa un cri rauque, irrépressible. De sentir son amant s’abandonner ainsi attendrit la jeune femme et l’excita tout à la fois, provoquant une nouvelle explosion de plaisir. Elle le rejoignit dans la jouissance. Cellendhyll attendit de retrouver sa respiration pour se retirer d’elle doucement, et se laissa retomber à ses côtés. Émerveillé, béat de ce qui venait de se produire. Devora, pour sa part, resta alanguie, sans pouvoir bouger, les yeux flous. Sans pouvoir parler. Une main posée sur son cœur chaviré, l’autre en travers de son front. — Je… Je… C’était… trop… fort. * Le calme était revenu. Complices, ils n’éprouvaient pas le besoin de parler. Devora était lovée contre lui, entourée de ses bras protecteurs. L’instant d’après, soudain, elle le repoussait. Pour se redresser et s’exclamer : — Non mais, tu as vu l’heure qu’il est ! Le déjeuner est largement passé, tout le monde doit se demander où je suis passée et le duc… — Gher’est là pour s’occuper de Renzo. Ne crains rien, il est parfait pour ce rôle. D’autant qu’il apprécie ce petit duc… Et tes hommes peuvent bien se passer de toi durant quelques heures. Est-ce que cela n’en valait pas la peine ? — Oh, ce n’est pas ce que je voulais dire. Bien sûr que ça en valait à peine. Largement et rien qu’à y penser je me sens tout chose ! Mais tout de même, les apparences… — On se moque des apparences, jugea l’Adhan. C’est bien trop tard pour s’en inquiéter. Ce qu’il venait de partager le rendait prêt à défier l’ensemble des plans tout entier. Il la reprit dans ses bras. Elle émit un soupir d’aise : — Tu as raison, peu importe. Mais je te préviens, ce n’est pas une raison pour bâcler mon travail. Aussi, devant mon entourage, je préfère que nous gardions nos distances, ça sera plus facile à gérer que si on se saute dessus à tout bout de champ. D’ailleurs, ne nous leurrons pas, nous risquons d’avoir un peu de mal à nous créer de l’intimité. Mon rôle de protecteur de Renzo ne me laisse que fort peu de temps libre. Tu devras t’en accommoder, mon Cell’. — Je l’admets d’autant mieux, ma douce, que moi aussi j’ai des responsabilités à assumer. J’espère tout de même que nous trouverons le temps de nous voir… Ma douce, c’était bien la première fois depuis onze ans qu’il employait ce terme précis. — Écoute, il est temps que je redescende, annonça la guerrière. Mais avant, je vais préciser une chose qui va te faciliter la tâche : je n’ai pas besoin que tu me dévoiles tout sur toi pour t’apprécier à ta juste valeur. Laissons faire le temps. Cellendhyll, laisse-moi te découvrir. Le mystère qui t’entoure n’est pas un obstacle, au contraire. — Arrête, tu vas me faire rougir ! Mais je suis d’accord, laissons faire le temps, dit-il. Devora se révélait encore plus compréhensive que dans ses rêves. Un rêve éveillé, justement, voilà bien ce qu’il était en train de vivre. Ils prirent leur douche ensemble. L’un comme l’autre, ils étaient repus de sexe, mais ne pouvaient s’empêcher de se toucher et, après leur jouissance, cette tendresse qu’ils partageaient était leur seconde récompense. Ses ablutions achevées, Cellendhyll défroissa ses vêtements et se rhabilla, totalement délassé. Ils sortirent de l’appartement. Elle l’arrêta en haut des marches : — Tu sais où me trouver. En attendant, il va falloir qu’on se dégage du temps. Je vais devoir y réfléchir. — Tu peux venir chez nous, pour une nuit ou deux, si tu veux. Il y a de la place et c’est plus calme qu’ici. — Tu sais bien que je ne peux pas quitter Renzo. S’il lui arrivait quelque chose durant mon absence, je ne me le pardonnerais pas. Et je risquerais bien de t’en vouloir, à toi aussi, et je ne veux pas de cela. — Je respecte ton choix, Dev’. Je ne chercherai pas à t’entraver, je te le promets. Je veux te voir telle que tu es. — Oh, Ravage, peu importe ce que nous avons établi finalement… s’épancha-t-elle en se plaquant contre lui. Si tu sais y faire avec moi, je te le jure, je t’aimerai comme jamais on ne t’a aimé ! Je sens que tu sors de l’ordinaire, et bien moi aussi, je suis spéciale. Es-tu conscient que nous sommes faits l’un pour l’autre, sans le savoir ? Cellendhyll ne trouva rien à répondre, tout ce qu’il venait de vivre était trop soudain, mais il la détailla avec une intensité palpable. Ses cœurs jumeaux battaient à tout rompre. Elle semblait forte et fragile à la fois. Si naturelle, si proche. Son regard de lune marqué d’une si douce, si véridique promesse. C’est en cet instant précis qu’il tomba amoureux d’elle. Irrévocablement. Aimer. Elle avait évoqué la première ce mot étrange. Et lui se sentait libre, enfin, depuis si longtemps, sans l’avoir vraiment désiré, libre de s’engager sur cette voie inconnue qu’était celle de l’amour. Ils échangèrent un long baiser, emprunt de quelque chose de très particulier, aussi significatif qu’un serment. Puis se séparèrent, à regret. Et prirent soin de ne plus se toucher tout en regagnant la serre. Renzo était retourné travailler, toujours veillé par deux gardes. Laissé à lui-même, Gheritarish dormait affalé en travers d’un canapé. Cellendhyll se rapprocha du canapé et réveilla Gheritarish d’un coup de pied. Le Loki écarquilla les yeux, ébouriffa son abondant réseau de mèches et se releva sans dire mot. Au passage, il adressa un salut ensommeillé à la guerrière. L’Adhan aurait bien voulu l’embrasser une dernière fois mais se contenta de la saluer de la tête. Elle lui envoya un baiser du bout des lèvres et tourna les talons. Le temps qu’ils sortent, Gheritarish avait eu le temps de se réveiller complètement. Il émit un petit rire et lâcha, hilare : — Toi, mon coquin, tu t’es envoyé en l’air. Et ça devait être rudement bon, à voir ta tête de d’ahuri ! — Mieux que ça, Gher’. — Par les mamelles d’Evgrayden, j’enrage, car je sais pertinemment qu’en plus tu ne me donneras aucun détail… .Si ? — Non ! — C’est bien ce que je disais, j’enrage ! Au bout de trois minutes, Gher’ne put s’empêcher de reprendre : — Même pas un petit détail, comme ça en passant ? — Inutile d’insister. Cinq minutes encore. Et puis : — Allez, pour un vieux pote comme moi, tu peux bien faire un effort ! — Loki libidineux, tais-toi donc et marche ! Un pâté de maison plus loin : — Tu sais qu’on t’a entendu crier à travers tout le manoir ? — Gher’, maudit sois-tu… Ferme-là ! Chapitre 26 Mordrach avait délaissé son registre et son bureau. Il était en train de jouer avec sa progéniture. Ses quatre rejetons d’hybride. Les créatures lui arrivaient au-dessus du genou. Leur chitine était en train de s’épaissir. Leurs barbelures étaient déjà formées. On frappa à la porte. Deux Mantes qui, à peine entrées, saluèrent en croisant leurs antérieurs sur leur poitrine bombée. Les créatures blanches et mauves avaient le cou orné d’un cabochon en cristal de pierre vivante, vert, de forme ovale. Transmise par la gemmelitte, la voix de l’une d’elles s’éleva, chuintante mais compréhensible. — Le Légat descend vous voir, Shakarr’. C’était le titre que les créatures lui donnaient. Il équivalait à celui de chaman suprême. — Vite, emportez ces trois-là, commanda le manchot. Cachez-les dans la pièce du fond, comme convenu. Leprín ne doit rien savoir de leur existence ! Il resta seul avec un seul rejeton. Celui-ci continuait à se frotter contre sa jambe, quêtant ses caresses. Il s’exécuta machinalement en lui tapotant le crâne de son unique main. Leprín fit son entrée, tout de soie noire vêtu. Le rejeton se contracta à cette arrivée. Ses barbelures se hérissèrent et il se dressa sur ses pattes arrière, prêt à l’attaque. — Du calme, lui ordonna mentalement Mordrach. — Hum, une créature agréablement agressive ! jugea le Légat des Ténèbres. Pour une fois, il paraissait de bonne humeur. — Mordrach, je te félicite, enchaîna Leprín. J’avoue que je commençais à perdre espoir. Cette première naissance sera notre triomphe, à tout les deux. À moi, seul, ricana intérieurement Mordrach, tu peux y compter ! — Qu’en est-il du rejeton ? demanda son supérieur. As-tu réussi à communiquer avec lui ? — Pour le moment, non. Il se comporte comme un vulgaire animal et rien d’autre. Mais il est tout jeune encore, il faut laisser faire le temps. Le manchot mentait comme un arracheur de dents. D’ailleurs, une série de pensées s’insinua en lui, différentes. Le rejeton. — Mordrach. faim-faim. Frères, manger ! — Oui, mon petit, je sais. Tes frères viennent de recevoir leur repas et tu les sens. Toi aussi, ton tour va venir. Patiente. — Faim-faim. Mordrach, donner manger ! — Oui, bientôt… Je te le promets. Et le manchot envoya des bouffées d’affection à son rejeton afin de le calmer. L’affection, un sentiment nouveau pour lui, exclusivement réservé à sa progéniture. Le Légat discuta encore quelques instants avec Mordrach et prit congé. Le manchot convoqua alors les deux Mantes et leur désigna le rejeton : — Emmenez-le avec les autres et donnez-lui à manger, il a faim. Resté seul, Mordrach alla se contempler dans son miroir. Son double miroitant, si remarquable d’aspect, lui renvoya un regard fier, sûr de lui. À l’insu de Leprín et du personnel de l’ambassade, le manchot avait soumis sa progéniture à une petite expérience. Lâcher trois rejetons, seulement trois, sur un esclave armé d’une épée. Terrorisé mais décidé à sauver son existence, l’homme avait chèrement défendu sa vie durant huit minutes, avant d’être mordu, lacéré, haché, puis dévoré. Mordrach avait bavé de satisfaction en contemplant le festin dégoûtant livré par ses hybrides. Lorsqu’ils auraient atteint leur taille définitive, leur férocité d’adulte, nul ne pourrait leur résister. Ils seraient d’autant plus redoutables avec leurs capacités de télépathes – talents embryonnaires mais qui se développeraient à l’instar du restant de leurs capacités ; les rejetons s’exprimaient encore avec un vocabulaire très simpliste mais leur compréhension se révélait déjà bien plus avancée. * C’était leur quatrième voyage commun sous la montagne. Effectué comme les autres, au milieu de la nuit. Explorant toujours la zone sauvage indiquée par le défunt Fracco Bardolvo, les deux guerriers du Chaos étaient parvenus jusqu’à une série de galeries brutes qui couraient sous la montagne. À peu près au niveau de l’extrême limite ouest de Véronèse, selon leurs estimations. Usant d’un procédé de mémorisation appris de Morion, Cellendhyll avait fini par se faire une carte mentale du réseau souterrain, il pouvait ainsi se repérer. Il avait délaissé son manteau de laine, lui préférant un pourpoint en cuir de buffle, qui, tout en le protégeant du froid, lui conférait une meilleure latitude de mouvements. Pour sa part, bénéficiant de la résistance naturelle de sa race envers les éléments, Gheritarish avait conservé sa tenue habituelle. Éclairé par la luminescence de son eau, un lac souterrain s’étendait sur un bon tiers de la caverne qu’ils venaient d’atteindre, cerné de gros rochers, de sable noir et granuleux, de quelques stalagmites perlées d’humidité. De cette grotte, outre celui qu’ils avaient emprunté, partaient deux tunnels. L’un remontait au nord, l’autre obliquait en serpentant vers le sud-est. — Non mais, je te le demande, Petit-Homme, qu’est-ce qu’on fout là ? se hérissa le Loki, ses épais sourcils froncés. J’en ai marre de crapahuter ma couenne dans ces chiasses de tunnels ! — Allez, vieux râleur, encore un quart d’heure et on rentre. — D’accord, maugréa Gheritarish, mais pour des vacances, tu conviendras que c’est foutrement pas choucass comme endroit ! Ils remontèrent le boyau du nord. Dix minutes plus tard, ils en atteignaient le bout. Un cul-de-sac marqué d’un trou dans la roche, large de trois mètres, profond de deux. Cellendhyll se servit de son éclat de gemmelitte pour éclairer les lieux. Il avisa deux moignons de torches à demi-enterrés dans le sable. Gheritarish approcha du trou, en renifla les bords. Posa son doigt sur la roche et le goûta avant d’affirmer d’un ton catégorique : — Il y avait de la gemmelitte dans ces fissures. De la rouge, plutôt rare. Mais le filon est tari. L’Adhan se rapprocha et constata : — La méthode d’extraction n’a rien à voir avec celle des mineurs. Elle est beaucoup plus grossière. Enfin un élément intéressant. Qui pouvait bien exploiter ce gisement ? Le Masque ? Nozzo avait-il été enlevé pour l’avoir découvert ? Une théorie qui avait le mérite de tenir la route. Mais quel rapport entre le Masque et la pierre vivante ? Plus il y songeait, plus l’Adhan se disait qu’en définitive, Strakan ne pouvait pas être le véritable instigateur de tout ceci. Un exécutant, peut-être, mais rien de plus. De plus, il ne parvenait pas à croire que ce qui se cachait derrière les agissements du Masque n’était qu’une entreprise de contrebande de cristaux magiques. Il y avait quelque chose de plus complexe. — Tu sens quelque chose ? demanda-t-il. Gher’était en train de plisser les narines. — Ouais, une odeur étrange, que je ne parviens pas à cerner. Elle n’a rien à voir avec la ville. Il me semble que je la connais mais mon odorat est trop perturbé, je ne trouve pas. Ils rebroussèrent chemin jusqu’au lac. Plutôt que de rentrer, ils s’engagèrent d’un commun accord dans le passage du sud-est. Au terme d’une centaine de mètres : — Arrête-toi, dit Gheritarish, soudain alerté. Le Loki resta quelques instants immobile, avant d’ajouter : — Devant nous. Ça sent la magie, c’est une odeur qui n’a rien avoir avec les autres. Et je la reconnais encore mieux par mon esprit que par mon nez. Race issue de magie pure, certains membres du peuple des Lokis avaient en effet comme aptitude de détecter la magie. Parangon de sa race, Gheritarish faisait partie de ces élus. — Quel type de magie ? interrogea Cellendhyll. — Ça, Petit-Homme, j’en sais fichtre rien. De la magie, c’est tout ce que je peux dire. — Tu es chaman, oui ou non ? — Je n’ai pas poussé mes études assez loin. Il a fallu que je décampe du jour au lendemain, figure-toi ! — Surtout épargne-moi les détails, rétorqua l’Adhan. Essaie plutôt de définir de quel endroit de ce tunnel provient ce sortilège. Mais prudence, hein, nous ne sommes pas à Durango ! — Par les couilles du Grand Cornu, c’est pas plus mal ! pouffa le Loki. Ayant repris son sérieux, il avança lentement, s’arrêtant à chaque pas afin de humer l’air ambiant. Il renifla le sol, puis le mur de droite, passa à celui de gauche. — Là, annonça-t-il en désignant un point de la paroi, devant lui. Il fit un pas en avant et disparut, comme aspiré par la roche. Avant que l’Adhan n’ait eu le temps de s’inquiéter, il ressortait du soi-disant mur. — Un sort d’illusion, mais de grande qualité, apprécia Gheritarish. Il y a une nouvelle galerie, derrière. Elle semble toujours mener au sud-est. — Encore plus intéressant que la gemmelitte. Si on a utilisé la magie pour cacher cet endroit, c’est qu’il y a une bonne raison. Trouvons laquelle. — Heureusement que j’étais là, hein, Cell’ ! Sans moi, jamais tu n’aurais trouvé ce tunnel secret. — Tu te gargariseras plus tard. Passe devant, mais fais attention. Gheritarish dégrafa l’attache de ses dagues courbes, vérifia qu’elles coulissaient bien dans leurs gaines et retraversa la roche d’illusion. Son éclat de pierre vivante dans une main, sa dague dans l’autre, Cellendhyll s’engagea sur ses talons. Le boyau qu’ils venaient d’aborder, large d’un peu plus de deux mètres, paraissait naturel. Seul son accès en avait été altéré. Veillant bien à n’utiliser que le minimum nécessaire de lumière, ils reprirent leur exploration avec une prudence redoublée. La galerie descendait en pente douce durant quelque huit cents mètres avant de se stabiliser à l’horizontale. De temps à autre encombrée de rocs, de stalactites, elle n’offrait à première vue rien de bien palpitant. Au terme d’une vingtaine de minutes, Gheritarish s’arrêta. Pour la sixième fois depuis qu’ils s’étaient engagés dans la zone camouflée, il usa de ses dons pour sonder les lieux. — Ici aussi, ça sent la magie, prévint-il d’un murmure. Devant nous. À environ trois mètres. Cellendhyll se rapprocha de lui. — Encore une illusion ? chuchota-t-il. — Je ne sais pas. Je crois sentir une forme de magie différente mais je ne suis pas sûr. L’Adhan prit le risque de brandir son morceau de lumière. Devant eux se dressait une voûte suintante d’humidité. Un sol de terre mouillée. Les parois de la galerie. Le tunnel continuait dans le noir. Rien d’autre. À son tour, Gheritarish se servit de son éclat pour améliorer l’éclairage. Cellendhyll finit par remarquer un léger miroitement, à peine discernable, qui paraissait barrer toute la surface de la galerie à l’endroit indiqué par son camarade. Un voile d’origine surnaturelle, aux effets inconnus Les deux guerriers avaient suffisamment d’expérience pour ne rien en attendre de bon. — Je n’aime pas ça, émirent-ils à l’unisson. Cellendhyll ajouta : — Une galerie inexploitée, gardée par un glyphe de protection ? Curieux. — Peut-être que les mineurs ont trouvé un gisement qu’ils veulent protéger ? répliqua Gheritarish. — Si c’était le cas, l’endroit serait marqué du sceau de la guilde et pas d’un sort d’illusion. De plus, ils seraient déjà en train de préparer l’endroit. Or, il n’y a aucun signe d’activité. — Hum, je me demande… Et si c’était une autre sorte d’illusion ? Rappelle-toi la tour du sorcier albinos, il y a cinq ans. — Laisse-moi réfléchir. Cellendhyll recula pour s’asseoir sur un bloc de granit. Gheritarish resta une bonne minute à ne rien faire puis se rapprocha du voile. Il se retourna pour regarder l’Adhan, plongé dans ses réflexions. Gher’se gratta le menton, à son tour songeur. Lança un nouveau coup d’œil à son comparse, puis haussa ses larges épaules… Je ne vais tout de même pas attendre deux heures qu’il nous chie une idée ! Gheritarish leva la main. Et toucha le voile. Une gerbe de lumière vermeille bordée de flammes bleues et magenta inonda la galerie. Touché de plein fouet par l’explosion d’énergie fuligineuse, Gheritarish se retrouva projeté dix mètres en arrière. Il chuta, roula sur lui-même et ne bougea plus, les vêtements fumants. Cellendhyll n’eut que le temps de plonger à l’abri. Le phénomène passé, il se releva pour contempler le voile. Le rideau magique était toujours en place. Il se tourna alors vers le Loki. — Gher’ ! Sur le visage de l’Ange, la colère se disputait à l’inquiétude. Il courut jusqu’à son camarade, qu’il redressa. Gheritarish avait le visage noirci par l’explosion. Il ouvrit les yeux, toussa, et dit : — Même pas mal ! Et il perdit conscience. * Gher’se réveilla pour contempler le visage soucieux de l’Adhan fixé sur lui. — Ça va aller ? demanda ce dernier. …,, — Nous les Lokis, nous mangeons une boule de feu à chaque petit-déj’ ! Aide-moi à me relever. Cellendhyll l’aida à se remettre sur pied : — Tu es sûr que ça va ? — Oui, oui, j’ai connu pire. Tout autre qu’un Loki aurait été carbonisé par le feu magique, ce dernier n’était que légèrement brûlé. — Parfait, dit Cellendhyll. Et de son coude, il frappa Gheritarish en plein visage. Le Loki s’écroula une nouvelle fois tandis que l’Adhan laissait libre cours à sa colère : — Espèce d’inconscient, de dégénéré ! Tu aurais pu y passer, sinistre idiot, et moi aussi, si je m’étais trouvé plus près ! Et pourquoi ? Parce que messire Gheritarish la Cervelle de Piaf a pris une décision ! La décision brillante de déclencher un piège magique ! — Tu as fini de te défouler ? Je peux me relever, maintenant ? Tout en surveillant l’Ange du coin de l’œil, le Loki se remit debout. Chancelant, il dut s’appuyer contre la roche. — Au moins à présent, on est sûr que ce n’est pas une illusion, ricana-t-il. — Imbécile, il y avait d’autres moyens de s’en assurer ! — J’ai trouvé que ça comme idée, répliqua le Loki d’un air penaud. — Tu es sûr, tu ne veux pas y toucher une seconde fois, histoire d’être vraiment certain ? — Non, très peu pour moi, ça suffira pour aujourd’hui. Mais j’ai la mâchoire qui me lance, grimaça le Loki. Tu n’y as pas été de main morte, Petit Homme. — Bien fait pour toi ! Cellendhyll fit une pause avant de s’esclaffer : — Si tu voyais ta tête ! Les cheveux roussis, de même que son pelage, sa peau bleutée brûlée superficiellement, ses vêtements en lambeaux fumants, le Loki avait en effet une allure aussi piteuse que comique. — En tous les cas, c’est très efficace comme moyen de dissuasion. On ne risque pas d’aller plus loin. N’ayant aucun moyen de vaincre le sort qui barrait le tunnel, les guerriers du Chaos décidèrent de rentrer. D’autant que Gheritarish avait besoin de récupérer de l’attaque magique. C’est en boitant qu’il quitta les lieux. Tandis qu’ils rebroussaient chemin vers les mines, un peu plus tard, le Loki épousseta ses vêtements calcinés et geignit de mécontentement : — C’était ma plus belle tenue, il m’en faudra absolument une autre ! — Bonne idée, répliqua Cellendhyll. J’en profiterai pour t’acheter un nouveau cerveau. Un qui fonctionne ! — Très drôle, Petit Homme… Vraiment très drôle ! Chapitre 27 Sanglé de cuir indigo, Empaleur des mes remontait un boyau obscur de la vaste Mhalemort, les traits soucieux. Aucun Ikshite ni Sangh pour l’accompagner, chose surprenante dans un tel lieu. Pour seule garde, son épée et sa dague. La lettre était dans sa main, froissée. Il en connaissait le texte par cœur. Notre amie commune est en danger. Si son avenir vous intéresse, si vous tenez à elle, retrouvez-moi à l’ancien karaag. Venez seul, inutile de vous préciser que le secret est requis. Leprín Empaleur n’avait peur de rien, ni de personne. Pas même de son maître. Il aurait affronté une légion entière de Paladins Bleus, sans sourciller. Il ne redoutait qu’une seule chose, qu’il arrive du mal à la Fille du Chaos. Une heure déjà qu’il sillonnait cette zone abandonnée, à l’extrémité de l’aile ouest de la citadelle des Ténèbres. Empaleur empruntait une série de nombreux passages secrets à peine éclairés qui truffaient Mhalemort ; l’immense réseau creusé dans la roche dont personne, pas même le Père de la Douleur, ne pouvait se prévaloir de connaître la totalité. Une bonne part de Mhalemort la grande se révélait inhabitée. Les Grandes Guerres, encore et toujours, avaient saigné le peuple des Ténèbres de plus d’un tiers de ses guerriers. L’Empire s’en était un peu mieux tiré, certes, mais sans pouvoir se targuer pour autant d’avoir remporté la victoire. Le Conquérant aurait pu user d’un portail magique pour rejoindre instantanément le lieu de rendez-vous mais l’usage de sorcellerie aurait pu être détecté et si vraiment l’héritière d’Eodh était en cause, il ne ferait rien qui puisse nuire à sa sécurité. Il quitta le passage secret et s’engagea dans un large couloir qui débouchait sur quelques marches. Il arrivait au lieu convenu. Le karaag, l’ancienne plate-forme d’envol des cavaliers-griffons. Le régiment des fiers chevaucheurs de griffons n’était plus, hélas. Il avait été entièrement détruit lors du conflit dévastateur, et le secret du dressage de leurs noires montures s’était perdu. Personne n’était censé se trouver en ce lieu à cette heure tardive. Le karaag consistait en une large esplanade d’une soixantaine de mètres de diamètre, à ciel ouvert. Un croissant accolé à la montagne, ceint sur son bord extérieur d’un parapet camouflé en roche naturelle qui plongeait sur le lac de lave. Les grands chevalets de bois destinés au repos des griffons noirs avaient été démontés depuis des années. Les niches et les mangeoires également. Ne restait plus que le ponton d’envol avec, en son centre, une aiguille de pierre noire plantée dans le granit. Gravé de petites runes d’un jaune mat au pouvoir éteint, le monolithe servait autrefois de point de repère pour les atterrissages de nuit. Aujourd’hui, ce n’était plus qu’un vestige de gloire passée. Le Légat attendait, dos au parapet. Seul, lui aussi. Vêtu de cuir noir de pied en cap et sans armes apparentes. Il avait veillé à ce que l’endroit soit éclairé de suffisamment de torches pour que le Conquérant puisse constater que nul ne se tapissait dans la pénombre, prêt à lui bondir dessus. Empaleur ne vit rien qui fut de nature à l’alarmer. Le vent léchait les murs, faisait trembler et gémir les torches, sans pour autant les éteindre. Prêt à réagir au moindre signe suspect, le seigneur descendit les marches. Mains posées sur la poignée de ses lames, il s’arrêta face à son compatriote et déclara sans ambages : — Leprín, si c’est un piège de votre part, vous mourrez avec moi ! Le Légat riposta d’un petit rire : — Si j’avais voulu vous tuer, Empaleur des mes, je m’y serais pris autrement. Nous ne nous aimons pas, c’est un fait, mais faites-moi au moins la grâce de ne pas me croire stupide. Notre royaume a trop besoin de vous, j’en suis parfaitement conscient, et je vous sais trop précieux à notre race pour vous trahir. — Alors que voulez-vous ? — Il s’agit véritablement d’Estrée. Et du Père de la Douleur… Le maître a décidé de se servir de la Fille du Chaos comme otage contre le duc Elvanthyell, son père. À cette nouvelle, le visage du chef de guerre se tordit d’inquiétude. La voix altérée, il demanda : — Pourquoi me révéler ceci ? Que voulez-vous de moi, Leprín ? — Nous aimons Estrée, tous les deux, chacun à notre manière et cela nous lie, que vous le vouliez ou non. Pour ma part, je refuse qu’elle devienne le jouet du Père. À aucun prix. Et je suis prêt à m’allier avec vous pour la sauver. Qu’en dites-vous, Empaleur ? Oserez-vous défier notre souverain pour sauver l’élue de votre cœur ? Ébranlé, le Puissant resta quelques minutes sans répondre. Il ouvrit la bouche, enfin, mais n’eut jamais l’occasion de donner sa réponse. Douze hommes venaient d’apparaître sur le karaag, comme crachés du néant. Rangés en arc de cercle, et revêtus d’un uniforme de combat rayé de gris et de noir, ils étaient cagoulés. De leurs physionomies, ne ressortait que leur regard uniformément bleu. Les assaillants portaient trois types d’armement : pour les six premiers, des bâtons métalliques terminés à chaque extrémité de globes luminescents ; pour les six autres, des tridents au tranchant redoutable – et pour trois d’entre eux, de petits boucliers ronds. Tous portaient des sabres courts et des dagues, pour le moment au fourreau. C’est donc un piège, se dit Empaleur, se préparant à bondir sur le Légat. Mais Leprín dégaina de sa cape une hachette de lancer qu’il projeta sur l’un des assaillants, lui transperçant l’épaule. Le guerrier masqué arracha l’arme d’un geste sec, sans paraître ressentir de douleur. Dans la foulée, il scanda d’une voix rauque : — Par le Nodus, mes frères, quelle aubaine, deux pour le prix d’un ! — À mort, tous deux, reprit un autre, sus aux Ténèbres ! Pour Priam ! D’une pensée, Empaleur des mes invoqua son bouclier de mana, nimbant sa silhouette d’un halo rougeâtre. D’un geste rapide et sûr, il dégaina son épée longue. Leprín activa son propre écran de protection. Une dague épaisse à lame incurvée apparut dans chacune de ses mains. Leprín et Empaleur reculèrent derrière le monolithe et se couvrirent l’autre, déterminés à ne pas se faire submerger. Les commandos du Nodus ne pourraient se lancer à l’assaut tous ensemble sans se gêner mutuellement. Trois s’opposaient à Leprín, quatre étaient dévolus au Conquérant. Les autres se postèrent en retrait, coupant une fuite possible vers les escaliers, prêts à relayer leurs comparses. Les assaillants semblaient avoir décidé un combat d’usure. Ils se battaient de manière concertée, frappant et se retirant tour à tour, sans vraiment chercher à délivrer une estocade fatale. À leur décharge, les deux opposants se révélaient des adversaires particulièrement difficiles ; le Conquérant surtout. Même en situation d’infériorité numérique, il ne commettait aucune erreur, ni de placement ni d’action, et ses gestes traduisaient parfaitement son aisance. Leprín, de son côté, tenait bon. Moins talentueux que le seigneur des Conquêtes, il se cantonnait à la défensive et ses deux dagues maintenaient ses attaquants à distance. Point d’exclamations ou de cris rageurs. Le combat se faisait sans paroles, ponctué uniquement de grognements d’efforts, de la symphonie saccadée des armes, du sifflement des décharges d’énergie ; Empaleur des mes était devenu l’épicentre de la mêlée. Jugé le plus dangereux, le Conquérant recevait la plus grande part des attaques. Chaque fois que les sphères des bâtons du Nodus touchaient le seigneur ténébreux, ou plutôt son bouclier, l’intérieur des globes s’illuminait d’arcs d’énergie orange et bleu. Les sphères rebondissaient sans causer de blessure mais chaque décharge provoquée arrachait une part de l’écran protecteur du Puissant. Menacé de tous côtés, Empaleur ne pouvait vraiment s’attaquer à un adversaire précis, sous peine d’être assailli par les autres. Cependant, empoignée à deux mains, vive et menaçante, l’épée longue qu’il maniait faisait encore échec aux armes de la Lumière. À force de frappes, l’écran du Puissant finit par disparaitre et les blessures commencèrent à larder son corps. Lacérations des tridents, brûlures infligées par les globes d’énergie. Les assauts se firent plus violents, frénétiques. Peu à peu repoussés contre le parapet, acculés, les deux Ténébreux en étaient à présent réduits à défendre leur vie, le bouclier magique du Légat lui aussi déchiqueté par la magie lumineuse. Empaleur abandonna sa dague dans la cuisse d’un commando avant de lui briser le nez d’un coup de tête. Le Légat avait disparu de son champ de vision. Il réapparut dans le dos d’un guerrier qui s’apprêtait à transpercer le Puissant de son trident. Poignardé à mort, l’assassin bascula par-dessus le parapet et tomba dans le vide, destiné à nourrir l’immense lac de lave. Le seigneur des Conquêtes avait amassé suffisamment de colère pour livrer son corps à la métamorphose. Il lâcha son épée. Sa silhouette s’allongea, s’épaissit, les cornes poussèrent sur son front. À peine devenu démon, il vit ses blessures se refermer. Il carbonisa la tête d’un guerrier de son jet enflammé, et, dans la foulée, il sauta sur un autre assassin. Le saisit à bras le corps et le projeta rageusement dans le précipice. D’un nouveau jet de flammes, il fit reculer le reste des assaillants. Son épée de mana surgit de sa main. Un commando commit l’erreur de trop s’avancer. Le démon le décapita de sa lame incarnate. Un autre assassin tenta sa chance à distance et lança son trident avec toute la force dont il était capable. Empaleur rattrapa l’arme à pleine main, au moment où elle allait le transpercer et la relança aussitôt sur l’envoyeur. Transpercé en pleine poitrine, le guerrier du Nodus se retrouva cloué sur le monolithe noir. Ne restaient que six tueurs. Un bruit de bottes, le son de voix étouffées mais déterminées, issu du haut des escaliers. Une autre vague d’assaillants arrivait à la rescousse de la première, une bonne vingtaine de guerriers d’apparence identique. Leur vue décupla l’énergie des deux Ténébreux. Leprín détourna une attaque destinée à l’éviscérer. Effaçant l’épaule, il passa sous la garde de son adversaire et se redressa tout en l’éventrant d’un remonté de dague. Un autre guerrier se rua sur lui et lui fendit l’avant-bras sur toute sa longueur. Leprín trébucha, mais Empaleur bondit pour intercepter le commando. Il se ramassa sur lui-même et planta ses deux cornes dans les reins de son adversaire. Après quoi, il lui brisa les vertèbres et le jeta sur le groupe qui arrivait. D’un large revers de sa lame de mana, il fit reculer les survivants de la vague initiale. Leprín profita de la brèche créée par son compatriote pour s’extirper de la nasse des assaillants. Il longea le parapet jusqu’à rejoindre la muraille de la citadelle. — Couvrez-moi, lança-t-il à Empaleur. Le Légat avait posé ses mains sur la roche. Il pressa un point précis de la muraille. Un passage se dévoila dans la pierre. Une ouverture étroite et basse. — Ils sont trop nombreux, nous ne tiendrons pas ! s’écria-t-il. Il faut nous replier. Reprenez votre forme, Empaleur, vous ne passerez pas sous votre apparence démonique. — Il nous faut tenir, le temps que les secours arrivent ! riposta celui-ci, dressé face aux assassins du Nodus qui s’avançaient prudemment. Nous devons les contenir ici. — Des secours dans cette partie de Mhalemort, êtes-vous fou ? Vous survivrez peut-être à ce combat mais pas moi, je n’ai pas vos pouvoirs. Nous devons absolument rapporter la nouvelle au Père ! Le Légat n’avait pas tort. Une attaque du Nodus dans la citadelle était un fait sans précédent. Malgré tout, le seigneur des Conquêtes ne paraissait pas convaincu. — Songez à Estrée, reprit le Légat d’un ton pressant, tandis que les autres approchaient. Elle va avoir besoin de notre aide ! Comment prendre soin d’elle si nous mourons ici ? J’ai besoin de vous, Conquérant. Estrée a besoin de vous ! Ce dernier argument emporta la décision d’Empaleur. Il se concentra et retrouva son apparence humaine ténébreuse. Empaleur des Ames et Leprín venaient de disparaître dans le passage secret, qui s’était aussitôt refermé. Arrivée au niveau du premier groupe, une part des derniers arrivants se jeta sur les quatre survivants et, sans sommation, les abattit à traits d’arbalètes. Puis l’air se troubla tout autour des arrivants. Et de la trentaine de guerriers ne restèrent plus que sept individus. Le sort d’illusion avait parfaitement fonctionné. * Son passage sous sa forme de démon avait rechargé les réserves magiques d’Empaleur des mes, lui permettant de réactiver son écran protecteur. Les deux Ténébreux longeaient à présent un étroit passage grossièrement taillé dans la roche. Au bout d’une quarantaine de mètres, une montée d’escalier. Leprín menait. Tout en gravissant les marches, veillant bien à ne rien laisser voir, il fouilla dans sa cape avant d’enfiler un objet métallique qui recouvrit son poing gauche jusqu’à l’avant-bras. Un nouveau boyau. Plus large. Gêné par sa taille, Empaleur des mes avançait à demi-courbé. Arrivé devant un cul-de-sac. Leprín caressa la paroi de granit. Une issue apparut dans la roche. Le Légat passa la tête à l’extérieur avant d’annoncer : — Tout va bien. Allez-y, je dois refermer derrière nous. Le Ténébreux s’effaça pour laisser passer le seigneur des Conquêtes. Au moment où Empaleur le dépassait, Leprín le plaqua violemment contre le mur La queue du Conquérant se dressa furieusement, mais le Légat avait prévu cette réaction. Il leva sa main protégée de mailles naines et saisit l’aiguillon au moment où ce dernier allait le frapper. Les barbelures de l’appendice crissèrent contre l’acier. Sans cette précaution, Leprín aurait eu la main déchirée de part en part, avant de se faire transpercer. Tout en mobilisant la queue d’Empaleur. il fit jaillir une dague de sa manche et l’enfonça brutalement dans les reins du Conquérant, pesant de tout son poids pour l’immobiliser contre le granit. Le passage se révélait trop bas pour qu’Empaleur puisse se retourner. Il était impuissant. Cette lame, non pas forgée d’acier mais soigneusement taillée dans une dent de dragon, perça son écran de protection aussi aisément qu’elle aurait découpé une paroi de papier. Il était trop tard pour se transformer en démon. La mort étati déjà à l’œuvre, drainant ses forces. Leprín ne s’arrêta pas à ce coup fatal. Il continua à frapper, comme possédé. Jusqu’à ce que le Puissant tombe à genoux, puis sur le ventre, éclaboussé de sang jaune. Tout en le maintenant à terre, Leprín s’allongea à moitié sur l’agonisant. Il se pencha et susurra tout contre son oreille : — » Pourquoi ? » te demandes-tu alors que la vie te fuit. Nous sommes du même bord et pourtant je te trahis, je t’assassine ! Apprends au passage que ce sont mes hommes que tu as affrontés, nullement un commando de la Lumière. Ils étaient chargés de t’acculer pour que je puisse te sauver, t’amener jusqu’ici et, surtout, te tuer de ma main. Oui, tu t’interroges et je vais te répondre… Oh, pas pour prendre ton poste, je n’ai aucune attirance pour le champ de bataille, non, ce n’est pas ça. Leprín parlait d’une voix très douce, les yeux d’Empaleur se voilaient peu à peu. Il réussit à prononcer un nom, un seul : — Estrée… — Bravo, seigneur, tu as deviné ! s’amusa le Légat. Elle est à moi, comprends-tu ? Je l’aime, à ma manière, et je ne pouvais supporter qu’elle te donne ce que je mérite. Le corps du Conquérant fut parcouru de convulsions et son aiguillon cessa de se débattre dans le gantelet de mailles. — Vois-tu, je ne suis pas dénué d’honneur, au fond, poursuivit Leprín. Et je t’ai suffisamment respecté pour avoir voulu te tuer de ma main propre… Oui, je le reconnais, je t’ai frappé par derrière… Mais tu étais bien trop fort pour que je prenne le risque de t’affronter à la loyale. Après tout, je suis un Ténébreux, je me bats selon ma nature, tu ne peux me le reprocher… Oh, je sais, tu ne peux pas répondre… Écoute, au moins. Je prendrai soin d’elle, ne t’inquiète pas… À ma manière, je t’en fais la promesse ! Empaleur entendit-il la dernière phrase ? Avait-il expiré avant ? Le Légat ne le saurait jamais. * Ayant constaté que la mort avait emporté le Puissant, Leprín fit le chemin inverse pour rameuter ses hommes, les faire emporter la dépouille et laver le sol du sang jaunâtre qui le tachait. Le cadavre d’Empaleur fut remonté sur le karaag et abandonné au bas du monolithe de pierre noire. Sa mort devait passer comme survenue lors d’un assaut concerté, et pas le moins du monde par traîtrise. Certains indices furent laissés sur place. Quelques armes, choisies parmi l’attirail utilisé par les véritables Lumineux, ainsi que les cercles orangés qui tatouaient le front des assassins. Une pierre-de-contact récoltée par le Légat, une année plus tôt, accordée sur la signature d’aura du Nodus. En somme, largement de quoi faire accuser les véritables commandos de la Lumière. Et même si, en creusant avec acharnement, cette thèse pourrait ne pas tenir la route, ce dont il doutait, Leprín avait en réserve de quoi brouiller les pistes encore davantage. Non, aucune preuve ne remontait jusqu’à lui. Trop prudent, trop avisé, il avait prit toutes les précautions nécessaires. Ses troupes, par exemple… Sélectionnés pour leurs talents guerriers et leurs iris uniformément bleus, les guerriers qui les avaient assaillis n’avaient rien à voir avec le Nodus. Ce n’étaient que de vulgaires mercenaires, des tueurs payés par un prête-nom du Légat et amenés à Mhalemort en secret. Également entraînés pour utiliser les armes du Nodus pour singer leurs manières et leurs expressions. Leurs instructions étaient simples. Éliminer les Ténébreux qu’ils trouveraient au karaag. La drogue que Leprín leur avait fait ingérer à leur insu au cours de leur entraînement provoquait une ardente soif de tuer, insufflait un courage sans bornes. Et surtout, leur avait lavé le cerveau : ces hommes avaient réellement cru faire partie du Nodus et servir Priam. Leprín les avait choisis suffisamment éprouvés pour donner du fil à retordre à Empaleur des mes, mais pas assez toutefois pour risquer de le vaincre. Comme il l’avait déclaré à sa victime, il avait tenu à abattre lui-même le Puissant. Son rival. Aucun des faux assassins du Nodus n’avait survécu, comme prévu. Leur but n’était que d’occuper Empaleur, de rendre la machination crédible. Et tout Puissant qu’il soit, le Conquérant avait parfaitement été manœuvré. Le minutage établi par le Légat avait été primordial. Ce dernier avait ébranlé Empaleur par les mots, juste avant l’attaque du soi-disant commando Nodus. Il avait proposé suffisamment de distraction, d’inquiétude et de surprises pour l’empêcher de réfléchir. Pour l’empêcher de se rendre compte qu’il était trahi. Le sort d’Estrée avait emporté le morceau, comme s’y attendait le Légat. L’amour rendait si fragile, Leprín l’avait depuis longtemps compris. Et utilisé aux dépens des autres. Oui, il avait tout prévu. Le discours pour secouer Empaleur, le moment précis où le commando fictif devait intervenir, le passage secret qui obligerait le Conquérant à reprendre sa forme humaine, le gant de maille pour contrer l’aiguillon, la lame en os de dragon pour percer le bouclier de mana protecteur. Et sa haine pour parachever le tout. Sans compter le sort d’illusion qui lui avait permis de multiplier le nombre de ses hommes. Leprín ne disposait pas d’une armée personnelle, ni même d’une vingtaine d’hommes de confiance. Par contre, les sept guerriers qui avaient éliminé les mercenaires ne le trahiraient pas. Ils l’assistaient depuis des années, il connaissait tous leurs travers. Il les tenait par leurs vices qu’il encourageait par le même biais. Et de toute manière, mettre plus de gens dans le secret aurait été aussi ingérable que suicidaire. Le Légat rentra dans ses appartements en exultant. Son plan s’était déroulé parfaitement mais il devait encore se soigner et se changer. Se préparer pour l’entrevue avec son maître. * Leprín pénétra dans l’antre du Roi-Sorcier, la salle des Fumées. Le souverain des Ténèbres l’attendait, juché sur son trône d’épines. Flottant au dessus de sa tête, un octogone de lumière l’inondait d’une lueur blafarde. La salle était comme toujours tapissée de cette étrange fumée, grise, épaisse et veloutée. À peine le Légat était-il devant le Père de la Douleur que ce dernier crachait : — Empaleur des mes a été assassiné, cette nuit même ! Dans Mhalemort ! As-tu des nouvelles à me communiquer ? — Monseigneur, j’ai lancé mes meilleurs agents sur la piste. Les indices les plus évidents trahissent Priam et la Lumière, vous le savez comme moi… D’ailleurs, ce n’est pas la première tentative de ce genre de la part du Nodus. Par contre, aucun de mes informateurs ne m’a révélé de mouvements du côté des armées du Patriarche. Si cet assaut contre Empaleur est bien le fait de la Lumière, comme tout le laisse à penser, ce n’est probablement qu’un acte isolé et non pas la première phase d’un conflit généralisé. — Des représailles, siffla le souverain des Ténèbres, je veux des représailles ! La fumée reflua tout autour de son maître, laissant apparaître le sol de jais, émaillé de brillantes runes chargées de pouvoir. — La vengeance viendra, monseigneur… Cependant, il y a une autre possibilité, tout aussi plausible que la culpabilité de l’Empire. Mais je crains de l’énoncer devant vous… — Inutile de te faire prier, Leprín, tu sais que j’apprécie ta franchise. — Empaleur des mes avait des ennemis au sein même du royaume. C’était un fait avéré, et les trois Seigneurs de Guerre restants représentent des suspects tout aussi valables que la Lumière. Qui mieux que l’un d’eux aurait disposé d’assez de pouvoir pour venir à bout du redouté seigneur des Conquêtes à l’intérieur de Mhalemort ? — Traîtres, murmura le Roi-Sorcier, toujours des traîtres autour de moi. Trouve le coupable, Leprín, tu es le seul à qui je peux confier une telle tâche. Et ce coupable, quel qu’il puisse être, je le châtierai avec le soin dont je suis capable ! Prends tout le temps qu’il sera nécessaire à cette enquête. — Je le trouverai, mon roi. Je n’aurais qu’à déléguer mes affaires courantes. — Parle-moi donc de ton projet et donne-moi de bonnes nouvelles. Ce Mordrach est-il fiable ? — Bien sûr, monseigneur, mentit le Légat des Ténèbres, je l’ai choisi dans ce sens. Nous avons finalement résolu le problème qui nous entravait jusqu’ici, et avec cette première naissance, je m’avoue optimiste pour la suite. D’ici la fin de l’année, vous aurez le ferment d’une nouvelle armée. Tous les détails sur mes prévisions sont dans mon rapport qui vous attend Dans votre bureau privé. — Précieux Leprín ! Heureusement que je puis me reposer sur toi, susurra le souverain. La fumée s’écoulait du trône, apaisée, pour aller s’épandre sur tout le bas de la salle et en recouvrir les motifs runiques. — Monseigneur, demanda le Légat, qui allez-vous choisir pour remplacer le Conquérant ? — Je ne sais pas, déplora le Père. Empaleur des mes va me faire cruellement défaut, il était unique dans son genre ! Aussi précieux que toi, bien que différemment. Lui aussi avait ma confiance même si je ne l’ai jamais montré pour ne pas lui nuire auprès de ses pairs. En vérité. Leprín, je n’ai que l’embarras du choix, car chacun de mes seigneurs a un favori à me proposer. J’ai bien pensé à toi avant de me raviser. Tu n’as pas de véritable expérience de la guerre et tu m’es bien plus utile à ton poste actuel Et toi, quelle est ton opinion ? — Il vous faut un guerrier qui ne soit pas soumis aux autres seigneurs, répondit le Légat. Quelqu’un d’indépendant et en même temps tout dévoué à votre cause. Accordez-moi quelques jours pour y réfléchir, monseigneur. Je trouverai la personne qu’il vous faut. Le Roi-Sorcier hocha sa tête encapuchonnée de brocart rouge et noir et se retira dans ses pensées, attitude dont il était coutumier, même en pleine audience. Le problème qui le rongeait avait été prévu par le Légat. Ce dernier avait d’ores et déjà un successeur à proposer. Mais le moment n’était pas encore venu. Il fallait attendre que le Père soit aux abois, ce qui ne manquerait pas d’être le cas, sans quoi Leprín risquait de se faire débouter. Le Roi-Sorcier se remit à vitupérer, toute la fumée à nouveau amassée autour de lui. Leprín pouvait comprendre les soucis de son souverain. Les trois Seigneurs de Guerre restants œuvraient avant tout pour leur propre intérêt, au lieu d’agir pour le bien du royaume et de s’allier pour vaincre cette détestable Lumière, ce que déplorait le Légat, fervent patriote. Les Puissants ténébreux n’attendaient qu’une erreur, qu’une faiblesse de la part du Père de la Douleur pour le renverser et s’arroger sa puissance. Cependant, incapables de s’allier, ils ne faisaient pas le poids individuellement et n’en étaient que trop conscients. Pour sa part, le souverain suprême ne pouvait se passer d’eux les Puissants entretenaient leurs propres troupes, troupes dont ne pouvaient se passer les Ténèbres, les Grandes Guerres ayant douloureusement saigné ses rangs. Le Père de la Douleur avait engagé toutes ses forces dans le conflit dévastateur qui l’avait opposé à Priam, monarque de la Lumière. Aucun vainqueur, mais de talentueux guerriers morts par centaines de milliers sur les champs de bataille. Le Roi-Sorcier avait perdu ses guerriers les plus valeureux et notamment la majeure partie de ses officiers de confiance. Il devait à présent composer avec ceux qui les avaient remplacés, principalement les Puissants Croc de Haine, le Sangh, Griffe de Sang l’hybride serpentère ou Berger du Massacre, la reine de couvée des Mantes. Ils valaient leurs prédécesseurs en terme de férocité, certes pas en fidélité. Heureusement que la Lumière avait été pareillement saignée. En attendant des jours meilleurs, chaque royaume s’affairait de son côté à regarnir ses armées. L’année précédente, l’Empire avait projeté la conquête des possessions ténébreuses sur les Territoires-Francs mais l’intervention habile du Chaos avait étouffé ce projet dans l’œuf. Une victoire à mettre au compte de Leprín. Une autre se profilait. Le projet dont Mordrach était le pivot, cette création d’une nouvelle race. Elle offrirait au Roi-Sorcier un avantage décisif sur Priam ; Leprín l’espérait de tout son cœur. Tout comme il espérait s’attirer la gratitude de son maître. Le Père finit par reprendre la parole : — Parle-moi de la Fille du Chaos, Leprín. Où en es-tu avec elle ? — Estrée résiste encore à la bleue-songe mais continue de nous livrer des informations, notamment sur les autres Maisons que la sienne. J’avoue… elle ne nous a rien concédé sur Eodh et certainement rien sur les agents des Ombres. Mais je la ferai céder, mon roi, je vous en ai fait le serment ! — Il me tarde d’en savoir plus sur le Chaos. Les seigneurs des clans chaotiques ont refusé toute invitation de ma part, toute proposition d’alliance. Au moins Prima, pour ce que j’en sais, n’est pas plus avancée que moi en la matière ! — La méthode que j’emploie avec Estrée finira par payer, monseigneur, il suffit de se montrer patient. La fumée magique se ramassa pour s’enrouler autour du Roi-Sorcier en volutes tortueux au pli hachuré. Le souverain émit un soupir de plaisir accompagné d’un léger soubresaut. Le ton de ce dernier s’adoucit : — Va, Leprín. Tu portes ma confiance. — Je ne vous ferai pas défaut, mon maître. Je reprendrai contact dès que j’aurai des nouvelles. Le Légat salua et quitta les lieux en songeant à la relation que le Père de la Douleur entretenait avec son étrange fumée. Un point mystérieux, même pour Leprín. Un beau jour, la brume grise était apparue dans la salle du trône, conjurée par son maître. Depuis, elle se tenait à ses côtés, veillant sur lui comme une fidèle maîtresse. Le père ne s’encombrait d’aucun garde du corps, la brume, en revanche, ne le quittait jamais. D’où venait-elle ? De quel plan éloigné ? Cette entité aux dimensions changeantes, qui pouvait s’étirer langoureusement pour recouvrir toute une pièce ou se ramasser autour de son roi, pouvait aussi combattre pour lui. D’où pouvait-elle tirer son énergie, ses pouvoirs ? Le Légat n’en savait rien, en dépit de ses efforts pour percer le secret. Et, à sa connaissance, personne ne pouvait se targuer d’avoir fait mieux que lui. Leprín entama la descente de l’escalier principal de la citadelle. La mort du Seigneur des Conquêtes lui ouvrait des perspectives tout à fait intéressantes. S’il jouait convenablement ses cartes, il allait pouvoir s’attaquer à ses autres rivaux. Il en restait trois à abattre et la chose ne serait pas aisée. Cependant, Leprín saurait se montrer patient. Empaleur était le premier des Puissants à tomber sous ses coups ; sa mort provoquée par la jalousie, par l’amour du Légat pour Estrée. Mais en ce qui concernait le reste des Puissants, la Fille du Chaos n’avait rien à y voir. Les motivations se révélaient différentes. Leprín voulait préserver le royaume, un royaume qu’il jugeait affaibli par ses luttes internes. Le préserver avant de lui rendre sa gloire et sa puissance passées. Il fallait faire le ménage dans la hiérarchie ténébreuse et Leprín commençait à se convaincre qu’il pouvait s’en charger. Une vaste entreprise qui allait nécessiter d’intenses efforts. Il songea à Estrée. Empaleur mort, il était libre de la récupérer. Ce serait comme avant, à leurs débuts. Une relation enthousiaste, lascive, parfaite. Il était à présent libre de la reconquérir, oui, sauf que cette fois, il ne relâcherait pas son emprise sur elle. Chapitre 28 Après une nuit de repos, Gheritarish avait récupéré de sa mésaventure. Ses brûlures avaient disparu durant son sommeil. Toutefois, en se découvrant dans la glace de sa chambre, il hurla de dépit. Avant de se ruer chez le barbier de la rue d’en face. Il en ressortit un couple d’heures plus tard, d’un pas triomphant. L’artisan avait fait des miracles, il fallait l’avouer. Raccourcie des deux tiers, la chevelure du Loki se constituait d’un lacis de courtes mèches effilées. Une coupe qui, tout bien pesé, lui allait comme un gant. — Je suis encore plus beau qu’avant, ne trouves-tu pas ? apostropha-t-il l’Adhan à peine dans le salon. Cellendhyll lui jeta un regard faussement méprisant, avant de lâcher : — Aussi beau qu’un crapaud marbré ! Gheritarish porta une main à son front, s’abîma dans un soupir théâtral et révéla : — Tu peux bien te moquer mais c’est que jamais tu n’as eu mon charme fou, alors tu es jaloux, voilà tout ce que j’ai à dire ! Tu ne veux pas l’admettre, mais il vous manque l’art du Beau, à vous autres Humains, pour pouvoir véritablement juger de la chance que vous avez de côtoyer un être tel que moi ! — Oui, le sens du Beau, comme tu dis, alors que tu t’habilles comme un maquereau ! La nouvelle tenue du Loki consistait en un costume de cuir particulièrement moulant, violet, d’une tunique ajustée turquoise et de bottes tigrées en cuir de griffon. Cellendhyll ajouta : — Pourquoi je m’encombre de toi, je me le demande. — Parce que tu sais pertinemment que je suis le seul à pouvoir supporter ton fichu caractère et tes déplorables manières. Ne cherches pas, je tiens la pleine forme, jamais tu n’auras le dernier mot ! L’Adhan capitula devant tant de fringante éloquence Ils sortirent. Au summum de son potentiel esthétique, Gheritarish avalait les rues en gonflant le torse, saluant bien bas les jeunes femmes qu’ils croisaient sur leur passage, accompagnées ou non, se moquant bien d’offusquer quelque mari ou soupirant. Du reste, vue sa masse écrasante et le potentiel de violence à peine maîtrisé qui émanait de l’Adhan à ses côtés… Nul ne parut s’offusquer des manières de l’impétueux Loki. Le temps passé par son camarade chez le coiffeur avait permis à Cellendhyll de faire le tri dans ses pensées. Le gisement tari de pierre vivante, le sortilège d’illusion, le rideau magique… Il leur fallait à présent trouver le moyen d’explorer le tunnel interdit. Et seul un mage pouvait venir à bout de ce glyphe de garde. Cellendhyll pouvait toujours faire appel à Morion. Nul doute que le Puissant saurait trouver une parade. Mais l’Adhan s’y refusait toujours. Si possible encore plus maintenant qu’avant. Une part de son cerveau était déjà en train de chercher une alternative. Le restant de son intellect se détourna pour revenir sur leur sujet favori. Devora. Rien que d’évoquer son nom, il se sentait différent. Elle lui faisait découvrir un autre lui-même. Un clone jusqu’ici tenu en sommeil, qui n’avait rien à voir avec le Chaos, et qui se réveillait pour découvrir le vaste monde. Gheritarish avait eu mille fois raison au sujet de cette seconde chance. La vie était parée de couleurs, de musiques, de fragrances que Cellendhyll n’aurait imaginées. Et tout cela, grâce à Devora Al’Chyaris. Son amour pour elle était encore naissant mais déjà solide. Plus important que le reste mais cependant pas au point de se perdre lui-même, ce temps-là était révolu. Cellendhyll s’étonnait de constater que ce n’était nullement un amour frénétique et dévastateur qu’il ressentait, plutôt un sentiment serein qui ne demandait qu’à s’épanouir. Cet amour ne lui enlevait rien, comme il l’avait craint. Tout au contraire, il se révélait bénéfique, ajoutait à son assurance, renforçait sa confiance en lui. D’ailleurs, la voix bourgeonnante du Chaos, domptée, n’était pas revenue pour lui jeter ses sarcasmes à l’esprit. Et c’était très bien comme ça. L’Ange était conscient d’un autre fait, d’une importance capitale : l’influence que Devora exerçait sur lui, sans le vouloir, lui donnait envie de lui offrir, à elle, à elle seule, le meilleur de lui-même. D’incarner un meilleur Cellendhyll que celui qu’il avait été jusqu’à présent. Ce qui l’obligeait à remettre en question le destin qu’il s’était choisi. Et le choix de ses allégeances. * De retour au manoir, en début d’après-midi. Respectant le désir de Devora de ne rien dévoiler de leur relation, Cellendhyll la salua aussi sobrement qu’à son habitude. Cependant, leur premier regard, le premier sourire échangé, suffirent aux amants pour se reconnaître et, pour le moment, ils n’avaient pas besoin de plus. L’Adhan ne parla de leur découverte de la nuit ni à Renzo, ni à la jeune femme. Il préférait faire cavalier seul – il avait été formé dans ce but et Gheritarish n’était qu’une exception en la matière. Le duc était un personnage sympathique, qui semblait sincère tant dans ses positions que dans ses projets, cela ne représentait toutefois pas une raison suffisante pour que Cellendhyll lui révèle le détail de ses agissements. Quant à Devora, elle risquait bien de s’inquiéter pour lui et d’être distraite dans son travail. Et cela, il ne pouvait l’admettre. Cellendhyll amoureux se sentait des instincts protecteurs. Renzo proposa aux deux guerriers de l’accompagner dans sa tournée en ville. Avant de répondre, Cellendhyll ne put s’empêcher de croiser le regard de Devora, quêtant son opinion. Il ne voulait pas s’imposer sur le territoire d’expertise de la jeune femme. Elle abaissa très légèrement le menton. Alors seulement, il accepta. * Renzo n’avait pas mis longtemps à prendre possession de sa ville. Il évoluait dans les rues comme s’il y avait toujours vécu, saluant chacun avec une chaleur non feinte, un commentaire obligeant, un bon mot. Devora marchait devant lui, sur son côté gauche, à deux pas d’intervalle. Son regard paraissait ne plus ciller tant il était devenu vigilant. Les deux guerriers du Chaos marchaient quelques pas en arrière. Deux gardes ducaux ouvraient la voie. Deux autres la fermaient, surveillant fenêtres et toits. Les rues se révélaient pleines de badauds, l’escorte abordait un secteur populaire. Elle s’engagea dans une rue plus large que les précédentes. En amont de leur progression, une bagarre éclata entre quatre hommes, provoquant un début de bousculade. Les deux gardes de Renzo furent repoussés au-delà de la masse sans pouvoir réagir, et promptement matraqués par les quatre bagarreurs qui s’étaient subitement ligués contre eux. À l’arrière-garde, leurs deux collègues connaissaient un sort similaire. Avisant la bousculade, Devora voulut rallier ses hommes. Elle porta son sifflet à ses lèvres mais aucun d’eux n’était en mesure de répondre. Du bout de la rue, une dizaine d’individus armés de bâtons et de poignards jaillirent des portes d’un hangar, avançant d’un front compact, leurs regards braqués sur Renzo. Devora se porta en avant pour se mettre sur la trajectoire des arrivants. — Veille sur le duc, ordonna l’Adhan au Loki avant de s’élancer à la rescousse de la guerrière. Le temps que Cellendhyll arrive jusqu’à Devora, celle-ci avait pris le contrôle de la situation. Sa rapière dressée, farouche, elle tenait les assaillants en respect, les défiant d’avancer. Nullement inquiète, plutôt courroucée. Le seul poids de son regard faisait hésiter les brutes mais la situation était tangente. L’Ange se rangea à ses côtés. Suffisamment près d’elle pour que l’on comprenne qu’il l’épaulait, suffisamment loin pour ne pas la gêner dans ses mouvements. — Jusqu’à présent personne n’a été tué, énonça Devora d’une voix claire, alors ne forcez pas votre chance, messires. Sinon, je vais devoir découper la panse du premier qui fera un pas en avant. — On est dix et vous êtes que deux ! grinça l’un des assaillants. — Non, ça n’a rien à voir avec le nombre, intervint Cellendhyll d’un ton aussi froid, aussi dur et tranchant que l’acier de sa dague sombre. Mais plutôt avec le fait que si tu ouvres encore la bouche, je te tue. Comme ça ! Et Cellendhyll fit claquer ses doigts, faisant sursauter l’ensemble des hommes. — Maintenant, vous dégagez, ou je me fâche, asséna-t-il, les yeux étrécis. L’homme à qui s’était adressé l’Ange devint blême. Il joua des coudes pour se dégager un passage sans demander son reste. Sa réaction brutale ébranla ses complices. Un mouvement de reflux s’effectua et la rue fut dégagée en quelques secondes. Des amateurs, jugea l’Adhan. — Moi qui pensais que tu allais tous les abattre du petit doigt, sourit Devora en rengainant sa rapière, je suis presque déçue. D’ailleurs, je devrais… Renzo ! La diversion prévue par les tueurs avait réussi. Tandis que Devora et Cellendhyll affrontaient le groupe, trois guerriers tout de cuir vêtus, épée longue en main, s’étaient rués sur le duc. Mais ce que les assassins n’avaient pas prévu, c’était de se retrouver face au guerrier loki. Gheritarish intercepta l’attaque du premier d’une bourrade de l’épaule. Il se retourna pour happer la main armée du second, qu’il rompit au passage, avant de lui cogner la base du nez du plat de la main, le tuant net, son cerveau déchiré. Le troisième des assassins chargeait l’épée haute. Gheritarish l’attendit sans faire mine de bouger. Au dernier moment, il laissa le tueur se fendre en estoc pour tomber sur les genoux. L’épée de l’assassin ne trancha que l’air ambiant. En revanche, le Loki agrippa son assaillant par l’épaule et la ceinture et se redressa d’un bloc, soulevant l’homme à bout de bras. Il tourna sur lui-même avant de le fracasser contre un mur. Le premier assassin en avait profité pour se rapprocher de l’héritier, l’acculant sans espoir de fuite. Il brandit son arme, un rictus aux lèvres. Renzo releva ses bras désarmés, dérisoire tentative d’échapper au baiser de dame la Mort. Nulle peur dans ses yeux ou sur ses traits fins, alors qu’il s’apprêtait à mourir. Seulement un intense regret. Un étrange sifflement dont la stridence hérissait les nerfs, surgissant de son dos, suspendit le geste de l’assassin. Il se retourna d’un bond pour voir une dague de jet aux reflets bleus se ruer vers lui en ululant. L’arme se ficha en plein milieu de sa bouche arrondie par la surprise, et le tueur fut projeté en arrière par l’impact. Il retomba sur le dos, les bras en croix, la dague en méthalion de Cellendhyll dressée à la perpendiculaire de son cadavre. Devora se rua aux côtés de Renzo, sa rapière agitée. — Je vais bien, sourit le duc, devançant la question qu’elle s’apprêtait à lui poser. Ce vaillant Loki m’a sauvé, sans oublier la dague de messire Ravage. Ma dette envers vous deux s’allonge, j’en suis gêné. — Oh, ce n’était vraiment pas grand-chose, rétorqua Gheritarish en inspectant ses ongles. Je n’ai même pas transpiré. — Ils avaient préparé leur coup, intervint Cellendhyll, et c’est la deuxième tentative. Il retira sa lame de la bouche du cadavre, l’essuya sur le pantalon de ce dernier avant d’actionner le mécanisme intégré au manche pour fermer les fentes de l’arme. Aucun regret sur son acquisition. Grâce au gantelet de Maurice, il avait pu agir à temps, malgré la distance. La rue avait retrouvé son calme. Les gardes estourbis n’avaient rien d’autre à déplorer que des bosses et une intense migraine. Devora jeta un regard interrogateur à l’Adhan, dressé au milieu du pavé, le regard aussi vigilant que celui d’un Egle. — Rentrons au manoir, on avisera là-bas, reprit Cellendhyll. Gher’, tu prends la tête. Devora, tu marches avec Renzo. Deux hommes avec toi, autres, sur les flancs. Ouvrez l’œil, je couvre l’arrière. * De retour dans la propriété, au soir, Devora commença par placer un cordon de garde à la porte, et envoyer un autre fouiller le parc. Le restant de ses hommes fut placé en alerte. Renzo s’était réfugié dans son endroit habituel, le jardin intérieur. Il ne semblait pas spécialement choqué de ce qui venait de se produire et demanda aux hommes du Chaos comment les remercier de cette intervention capitale. Les deux guerriers haussèrent les épaules d’un même ensemble, ils ne voulaient nulle récompense. L’héritier des Da-Vinci Contini décida tout de même, à sa façon, de fêter le fait d’avoir échappé à la mort. Il fit ouvrir le meilleur cru de sa cave, un Völnas-Micali. Une bouteille renflée, cachetée, de cent ans d’âge. Ses deux sœurs attendaient en cas de besoin, remarqua Gheritarish, l’œil embué, avant de demander si une petite lichette de charcuterie ne traînait pas dans la cuisine. Tous les quatre assis sur les canapés placés au milieu des plantes, un verre en main, ils entamèrent la discussion. Cellendhyll s’était posté à bonne distance de la jeune femme. Il ressentait sa présence pourtant, avec autant d’acuité que si elle avait été assise sur ses genoux. La protectrice consentit à rompre avec la discipline et à s’accorder un verre du divin breuvage. Elle aimait le bon vin. d’ailleurs, déclara-t-elle après la première gorgée. Cellendhyll décida de se cantonner à un verre, également. Un nouvel attentat, donc, mieux préparé que la fois précédente. La diversion avait été bien menée, néanmoins pas avec un talent suffisant, jugèrent tant Cellendhyll que Devora et Gheritarish. Si le groupe d’hommes avait chargé tout de suite, au lieu d’hésiter devant la blonde, alors l’Adhan n’aurait probablement pas eu le temps de rebrousser chemin et le duc serait mort. Ces dix brutes n’étaient ni de véritables guerriers, ni des assassins. Juste des gros bras payés pour l’occasion. Cependant cette escalade dans les moyens employés, le fait que l’auteur de ce forfait ne répugnait pas à organiser un attentat en plein jour, à Véronèse, ne manquait pas d’inquiéter Cellendhyll pour la suite. Quel serait le bénéficiaire immédiat de la mort de Renzo ? — Verdugo représente le suspect le plus évident, releva immédiatement Devora. — Trop, peut-être. N’importe lequel de ses amis ou de ses appuis a pu engager les tueurs de son propre chef, rétorqua Cellendhyll. L’Adhan l’avait appris, le déroulement de l’existence ne suit pas toujours la logique des faits. Surtout dans ce genre de cas. Un suspect trop parfait cachait bien souvent un véritable criminel. — Sans preuve de sa duplicité, renchérit le duc, je refuse de le croire coupable. — D’accord, reprit la guerrière. En tout cas, je vais renforcer la sécurité. — À ce sujet, ma chère Devora, je tiens à préciser un point, annonça Renzo. Je vais continuer à arpenter la ville, je vous préviens. Je suis conscient que cela augmente les risques, vous rend la tâche plus difficile mais je n’ai pas le choix. La jeune femme se mordilla les lèvres. Elle échangea un regard avec l’Adhan, un autre avec Gheritarish. Les deux guerriers haussèrent les épaules une fois encore. Effectivement, s’il voulait conserver ses chances d’être élu, le jeune noble ne pouvait se cloîtrer au manoir. Elle soupira : — Fort bien, je vais m’adapter. Des suggestions, vous deux ? — Déjà, le duc Renzo devrait acheter une cotte légère en mailles naines, il pourrait la porter sous sa chemise, estima le Loki. — De toutes manières, lorsqu’on protège quelqu’un, il n’y a pas de risque zéro, ajouta Cellendhyll. Emmener plus d’hommes ne changera pas grand-chose, je le crains. Il te faudra redoubler de vigilance. — Vous m’excuserez, mais j’ai du travail à achever avant le dîner, dit le duc en se relevant de son siège. Vous pouvez rester, si vous voulez, je vais monter dans ma chambre. Trois gardes se chargèrent de l’escorter. L’héritier veillait souvent jusqu’au petit matin, penché sur ses cahiers et ses dossiers. L’Adhan en profita pour prendre sa compagne à l’écart sur la terrasse et proposa : — Nous pouvons rester cette nuit. Tu veux ? — Non. J’en brûle d’envie mais ce n’est pas raisonnable. Te savoir dans la maison, si proche, ne ferait que me déconcentrer. C’est ma responsabilité de veiller sur le duc et je l’assume totalement. Rentrez chez vous et revenez demain, vous êtes les héros de la maisonnée à présent ! — Je n’ai vraiment rien d’un héros, Dev’. Mais tu as raison, ma douce, il vaut mieux que je ne dorme pas ici, ce serait trop tentant de te rejoindre. Fais bien attention. Cette attaque ne sera pas la dernière, j’en mettrais main au feu. Et si besoin est, envoie-moi un messager. Je viendrai en courant. — Tu me manques déjà, souffla-t-elle. Elle lui caressa tendrement la joue, avant de rentrer. L’Ange se retourna et contempla le parc. Satisfait du ballet appliqué des torches et des lampes des sentinelles, il retourna dans la serre pour récupérer son Loki en train de vider les verres. * La nouvelle s’était répandue dans la ville comme un incendie de forêt : on avait tenté d’assassiner l’héritier des Da-Vinci Contini en pleine rue, en plein jour. De parfait inconnu, Renzo devint un sujet de conversation prisé dans les rues, les tavernes, les auberges, les échoppes, le soir à table. L’attaque dirigée contre lui le rendait d’autant plus sympathique aux yeux du peuple que l’héritier, plutôt que se terrer dans son manoir, sortait à la rencontre de ses électeurs avec une ardeur renouvelée. Quand les Véronicains l’arrêtaient dans la rue pour demander de ses nouvelles, ce qui était de plus en plus souvent le cas, Renzo faisait preuve d’une aisance relationnelle étonnante pour homme aussi jeune. Il se constituait ainsi non pas un électorat franc mais un flot d’individus de tous bords vivement intéressés par l’idée d’entendre son projet pour la ville. Venez au débat, souriait-il, et je vous dirais tout. Désormais, il passait son temps à parcourir la cité, rentrait fiévreusement prendre des notes, affiner ses plans. L’incidence première pour Cellendhyll fut que Devora se révélait encore moins disponible pour lui. Une séparation compréhensible mais presque douloureuse. À présent que le danger menaçait son amante, l’Adhan se sentait impliqué par le sort du duc. Comment démasquer le commanditaire des attentats ? Il n’en avait aucune idée. * Le halo prit la forme d’un rideau vertical crépitant d’énergie, dressé au milieu de l’esplanade des Roses. En plein centre de Véronèse. Le portail magique se densifia en quelques secondes. Les promeneurs se rangèrent sur le côté curieux de détailler la suite. La silhouette mince d’un homme se composa à travers le rideau de lumière. Hégel aurait pu choisir une arrivée discrète, il voulait tout le contraire. Il tenait à ce que les Véronicains sachent que l’Orage avait débarqué en ville, il tenait à ce que la nouvelle de son arrivée parvienne jusqu’aux oreilles de ce maudit Cellendhyll de Cortavar. Sa chevelure brune couverte d’un bonnet de métal cuivré, Hégel affichait les attributs de son rang et de son ordre ; son sceptre de pouvoir, son lourd médaillon de platine et de saphirs et sa tunique longue d’un orangé brillant, aux larges manches décorées de fils d’argent et brodée du Soleil d’Or barré d’éclairs. L’ecclésiaste était suivi de trente hommes, séparés en six mains distinctes. D’athlétiques humains aux cheveux ras, aux traits rigides, avec d’épaisses robes de coton safrané ornées du même blason que leur maître et protégés d’un surcot de mailles blanches. Leurs bâtons d’éclairs étaient rangés dans leurs fourreaux d’épaule. À peine surgis du halo, les prêtres se rangèrent sur deux rangs, faisant preuve d’une discipline bien plus proche de celle d’un escadron de guerriers que d’un ordre ecclésiastique. L’Orage, cependant, que d’aucuns décrivaient comme une secte aux dessins obscurs, n’avait rien à voir avec la Guelfe Blanche et ses méthodes pacifistes, respectée sur l’ensemble des plans pour son œuvre bénéfique. L’ordre religieux du cardinal n’était rien de moins que l’une des facettes les plus violentes de l’empire de la Lumière. Rosh Melfynn et Sasht’eh venaient d’apparaître à leur tour. Ils faisaient partie du cortège, ces deux-là, gardés par quatre sicaires. C’est le rouquin qui avait découvert la localisation de l’Adhan, et tant que le cardinal ne tiendrait pas De Cortavar entre ses mains, il ne risquait pas de se défaire de son informateur. Peu lui importait de savoir de quelle manière Rosh avait obtenu l’information cruciale, du moment qu’elle se révélait juste. Hégel était un chasseur d’hommes hors-pair et son instinct lui dictait avec une certitude enivrante que l’Adhan était bien là, quelque part dans la métropole. Cet homme aux traits marquants, accompagné d’un Loki, ne pouvait passer inaperçu. La chasse pouvait reprendre. * C’est de la bouche même de son père, le duc Elvanthyell, qu’Estrée apprit l’assassinat d’Empaleur des mes. Une nouvelle de cette importance ne pouvait être tenue secrète entre les plans. Selon la rumeur, c’était l’œuvre d’un commando du Nodus, bien que le Patriarche Priam ait vigoureusement nié la chose – avant de promulguer deux jours de fête nationale. Estrée parvint à masquer ses émotions, elle prit congé dès qu’elle le put. À peine dans ses appartements, se jetait-elle sur son lit. Engloutie par le chagrin. Un peu plus tard, elle se tenait sur la véranda accolée à sa chambre, une tisane à la main. Son regard endeuillé plongeait sur la forêt de Streywen. Empaleur des mes, son amant béni, était devenu une image éthérée, leur aventure appartenait déjà au monde des Rêves. Un rêve authentique, merveilleux, intemporel, qu’elle chérirait jusqu’à la fin de ses jours. Un rêve pourtant, rien de plus qu’un rêve. Jamais elle ne s’était véritablement autorisée à croire en un avenir avec le seigneur des Conquêtes, quoi qu’elle éprouvât pour lui. Cette belle aventure, ce printemps trop fugace, de toute manière, la Fille du Chaos n’aurait pas eu le luxe de la faire durer, de s’y livrer pleinement. Estrée pouvait en goûter toute l’ironie, malgré son indépendance affichée aux yeux de tous, elle n’était pas libre, voilà tout. En vérité, d’autres intérêts prévalaient sur les siens propres et elle ne pouvait rien faire d’autre que de suivre le courant furieux dans lequel elle avait décidé de plonger, longtemps auparavant. Empaleur n’avait été qu’un havre momentané, elle avait repris sa nage folle dans ce torrent d’incertitudes, de dangers et de trahisons qui menait son existence. Estrée se savait le jouet d’intérêts supérieurs et sa force était de l’accepter en toute conscience et sans remords. Elle était seule pour affronter ce qui l’attendait et ne pouvait compter sur personne. Rien d’autre que ses propres moyens. Cela suffirait-il ? Difficile d’y croire. La bleue-songe, à présent que la présence bénéfique d’Empaleur avait disparu, allait revenir à la charge. D’autant plus que la réserve de poudre bleue qu’elle avait réussi à se constituer s’était désagrégée, très probablement trafiquée par les soins de Leprín. Là encore, pas de lamentations. Plutôt que de se morfondre en attendant l’inévitable, il lui fallait réagir. Tant qu’elle était encore en forme, Estrée décida un programme quotidien d’exercices martiaux, d’étirements, une nourriture riche à base de légumes et de fruits, du repos, le plus possible. Tel un général préparant sa troupe en vue d’une âpre bataille, Estrée fourbirait son corps, en prévision du terrible affrontement qu’elle allait devoir livrer avec la drogue. Jusqu’ici, face à bleue-songe, la Fille du Chaos n’avait connu que la défaite. Cette fois, elle se battrait, elle résisterait. Elle vaincrait le mal insidieux. Chapitre 29 Cellendhyll dévisageait Devora d’un regard intense. Malgré l’importance de l’événement auquel il assistait, il ne voulait voir qu’elle. Elle était postée en face de lui, de l’autre côté de l’arrière-scène. Debout comme lui, derrière le grand rideau outremer qui tombait du plafond pour cacher les coulisses. De leur position stratégique, les deux guerriers pouvaient surveiller l’estrade et la salle. La soirée tant attendue par Renzo Da-Vinci Contini avait enfin lieu : le débat qui allait l’opposer à son concurrent, le baron Elsemir Verdugo. Une rencontre d’une telle importance ne pouvait se dérouler que dans les murs de l’amphithéâtre attenant à l’hôtel de ville. Une salle en gradin à l’acoustique parfaite, éclairée par une série d’aiguilles de gemmelitte rosée, plaquées dans les larges piliers du haut plafond. L’endroit accueillait d’ordinaire les nombreux spectacles du festival des Fleurs, l’été, ainsi que les interventions officielles du conseil ou certaines séances plénières. À droite de la salle, une tribune. Figés sur leurs sièges dans une posture hiératique, parés de leur tunique de brocard aux deux tons de vert et lames d’or, et de leurs bérets blancs cerclés de platine, s’y trouvaient les magistères qui dirigeaient Véronèse. Firenze, comte de Ferzetti, grand et voûte, le poil blanchi par les ans mais le regard vif ; Nivola, baron de Colvino, un homme tout en rondeurs, au teint couperosé ; Dalmar, comte di Borgho, le cheveu noir, le teint brillant, l’œil prudent, et enfin Albanie Della’Croce et sa longue moustache en croc poivre et sel, son nez puissant, son teint halé, le plus vigoureux des quatre. Les maîtres des guildes étaient installés dans une tribune similaire sur la longueur opposée, chacun d’eux disposant de trois assistants. Les parfumeurs en soie et velours colorés et bérets assortis, fardés de poudres cosmétiques ; les jardiniers, le teint halé, vêtus de sarraus verts ou ocre. Les mineurs, aux traits rugueux, vigoureux, barbus, vêtus d’étoffes solides dans les tons bruns, rouille ou ardoise. Le reste de la salle, gradins et rez-de-chaussée, était dévolu aux citoyens, entassés dans une atmosphère bonne enfant. Un groupe de scribes était chargé de retranscrire l’intégralité des débats pour la diffuser en publication officielle à ceux qui n’avaient pu se libérer pour l’événement ; aucun des citoyens de Véronèse ne resterait ignorant des propos échangés ce soir. De surcroît, un système de transmission vocale à base de galets en pierre vivante fichés dans les parois extérieures de l’édifice, permettait de transmettre le discours sur la place cernant le bâtiment. De nombreux véronicains qui n’avaient pu entrer étaient attablés dans les tavernes afin de ne rien perdre du débat. DellaVega, l’officier du Guet, supervisait la sécurité. Il avait posté les meilleurs de ses hommes à chacune des entrées, dans les allées qui menaient aux coulisses et sur le devant de la scène. Gheritarish se trouvait dans la soupente du toit pour veiller à ce qu’aucun assassin ne puisse s’y faufiler avec une arbalète, et les gardes ducaux veillaient sur les coulisses. En conséquence, Cellendhyll se sentait libre de ne se consacrer qu’à Devora. Les intervenants, le duc Renzo et le baron Verdugo, étaient placés sur l’estrade centrale, chacun derrière un pupitre sur lequel reposait un trépied orné d’un bloc de gemmelitte verte ; la magie de la pierre vivante était destinée à ce que quiconque dans l’assistance entende distinctement les arguments de deux intervenants, sans les forcer à hausser la voix. Les deux aristocrates présentaient une apparence contrastée Le baron dans un ensemble en gabardine de soie bleue à fines rayures grises, chemise violette et gants de daim clair ; Renzo, en costume gris à brandebourgs bleu foncé, sur une chemise blanche. Le baron paraissait sûr de lui, élégant, le visage ridé par l’expérience. Il s’exprimait d’un ton assuré, d’une voix mâle aux percées ronflantes, chaleureuse, aptes aux inflexions les plus subtiles… Un politique dans tous les méandres de sa splendeur. Renzo Da-Vinci Contini paraissait jeune face à son opposant, hésitant devant une telle foule. Il souriait pourtant, et sa voix, même si elle cherchait ses mots, parfois, ne tremblait pas. Cet Elsemir Verdugo, Cellendhyll l’avait détaillé au début du débat, sans se faire voir. Les soupçons concernant l’attentat convergeaient sur lui. Cependant, l’Ange estimait que Verdugo faisait un suspect presque trop évidant. Et d’ailleurs, il ne correspondait pas du tout au Masque, beaucoup plus mince et moins grand d’une tête. Par contre, certains des membres de guilde avaient la même silhouette que le maître des Affiliés. Sans parler de nombre d’hommes dans la salle. De son côté. Devora Al’Chyaris n’accordait pas à son amant la même attention que ce dernier. Elle était bien plus impliquée dans sa tâche, puisque Renzo se trouvait juste de l’autre côté du rideau, offert à tous les regards. Elle se permettait pourtant quelques échanges où elle offrait à l’Adhan le petit sourire qu’il avait appris à chérir, celui qui dévoilait les fossettes de ses joues. Un sourire qu’elle ne destinait qu’à lui, et à lui seul. L’Adhan se détourna de la guerrière et balaya la salle de son regard de jade. Malgré sa relative inattention, certains échanges surent retenir son oreille. Verdugo avait invoqué la contribution générale, l’effort de tous et de toutes, la dynamique du marché, les taux de croissance et de rendement, l’indexation du coût de la vie, la stagnation, le surnuméraire ; tant de termes que le baron enveloppait de sa voix mélodieuse avec une aisance veloutée. Selon lui, pour faire prospérer la cité, il lui fallait engranger plus de bénéfices. Le baron proposait donc d’ouvrir des comptoirs de parfumerie dans toutes les métropoles du Plan Primaire, afin de supprimer les intermédiaires et de réaliser d’énormes bénéfices. Il proposait en outre d’augmenter les quotas de récolte de gemmelitte afin d’en vendre en plus grande quantité. L’argent récolté serait alors investi dans des placements financiers dont il assurait un rendement maximal – sans pour autant évoquer lesquels – lesquels pourraient, à terme, faire de Véronèse la cité la plus riche des Territoires-Francs. Face à une telle déclamation, Renzo usa de son droit de critique : — Ce que vous proposez, baron, ne semble pas faire cas des réactions que vous allez susciter. Premièrement, les mineurs devront travailler plus dur, alors que leurs horaires et la nature de leur travail sont déjà bien rudes. — Le bien de la ville passe par un effort de tous nos citoyens ! avait rétorqué Verdugo. — Ah ! Mais avec votre idée de comptoirs, nous allons nous mettre à dos les autres cités-franches. Or, nous ne pouvons renier les accords que nous avons passés avec elles, riposta Renzo. Avant même de songer à la richesse de Véronèse, nous devons assurer l’équilibre de l’Alliance et si nous ouvrions ces comptoirs de parfums, nous mettrions au chômage de nombreuses personnes ; l’équilibre même de l’économie des Territoires en serait perturbé. Cela finirait par nous nuire et nous risquerions en plus un blocus économique de nos cités-sœurs. Cellendhyll avisa Devora qui se fendait d’un large sourire, fière de la répartie de son protégé. — Il est temps de nous démarquer de l’Alliance, de voir plus grand, se défendit Elsemir Verdugo. D’ailleurs, je puis garantir l’appui de capitaux privés qui sauront nous rendre indépendants. — Des capitaux de quelle origine ? — Il est trop tôt pour aborder le sujet, se détendit Verdugo. Ces investisseurs sont des gens qui ont toute ma confiance, je me porte garant de leur intégrité. — Comme c’est pratique ! murmura Cellendhyll d’un ton méprisant. Il aurait pu s’intéresser à cette notion de capitaux, s’il n’avait pas été captivé par un nouveau sourire que lui adressait Devora. Du reste, le baron ne laissa pas à Renzo l’occasion de relever, et poursuivit d’un ton puissant : — Un brillant destin attend Véronèse et lorsque notre cité l’aura atteint, elle sera la ville la plus riche du plan primaire, donc la plus puissante ! Tous nos concitoyens, du plus petit au plus grand, obtiendront alors leur récompense. Et les autres, ceux des autres cités, ils courberont l’échine devant notre grandeur ! Je désire faire de Véronèse l’égale d’Ambre ou de Gar-Vallon, et si vous votez pour moi, je vous garantis le résultat. Aussi sûr que gravé sur du marbre ! La fin de son intervention avait été saluée d’applaudissements épars, plus vigoureux chez les nobles et la haute bourgeoisie qu’au sein des gens d’appartenance plus modeste. Le charisme de l’homme frappait plus que ses paroles, estima Cellendhyll d’une pensée distraite, avant de se reporter sur la guerrière. Qu’elle était belle ! Après avoir remonté les manches de sa chemise, dégrafé son col, Renzo s’était éclairci la voix avant de livrer son propre discours : — J’ai un projet d’envergure pour la ville, moi aussi. Et pour le financer, je prévois notamment, non pas d’épuiser nos mineurs à les faire travailler d’avantage, mais de revoir les quotas de gemmelitte alloués aux Puissances. Je veux augmenter leur prix de vingt-deux pour cent. Cette idée novatrice avait provoqué une grande surprise au sein de l’assistance et Cellendhyll s’était fendu d’un sourire. Un plan bien audacieux qui risquait de faire grincer des dents, tant chez le Patriarche que chez le Roi-Sorcier des Ténèbres. — Vous plaisantez, j’espère ? croassa Verdugo, soudain déstabilisé. De toute manière, jamais les Puissances n’accepteront cette augmentation ! Les magistères s’étaient agités sur leurs sièges, curieux d’entendre la réponse de l’héritier. Celle ci n’avait pas tardé : — Ont-elles le choix ? riposta Renzo, le regard malicieux. Non, pas le moins du monde ! À moins qu’elles ne se décident à recourir à la force pour s’approvisionner, et elles auraient alors à affronter l’ensemble des cités-franches. Cela, vous conviendrez, ni la Lumière, ni les Ténèbres ne s’y risqueront, elles n’en ont plus les moyens. Non, si elles veulent notre gemmelitte, ces Puissances paieront le prix que nous aurons fixé ; n’oubliez pas les Grandes Guerres, nous ne devons rien à ces royaumes, bien au contraire ! Cette déclaration ébranla l’auditoire, une seconde fois. — L’argent gagné par cette augmentation de coût sera aussitôt réinvesti, avait poursuivi Renzo. Il servira à rénover le quartier des vieux entrepôts, à y bâtir des logements sains destinés à accueillir les plus démunis de nos concitoyens… J’ai été visiter les quartiers pauvres de la ville, le spectacle que j’y ai découvert m’a profondément déplu. Véronèse est réputée une cité prospère, où il fait bon vivre, je trouve intolérable que nous ne fassions rien pour tous ces malheureux. Si je suis élu magistère, je le jure devant vous, plus personne à Véronèse ne mourra de faim, plus personne ne couchera dans le froid ! Le baron ne manqua pas de se gausser devant un tel programme : — Vous voulez prendre en charge tous les pauvres de la ville, c’est ça le point fort de votre programme ? — Oui, en leur donnant un toit, de quoi se vêtir, manger à leur faim et surtout un travail, qui leur permettra de se réinsérer dans la société. Attention, je ne parle pas d’assistanat, ceux que nous allons aider travailleront à la mesure de leurs capacités pour le bien-être de la ville. Cela nous permettra en outre de pallier au manque de main-d’œuvre sans avoir à embaucher du personnel extérieur à la ville. — De la main-d’œuvre, et pourquoi donc ? — Oh, sourit le duc, une idée aussi simple que facile à réaliser : utiliser les versants nord de la plaine des Fleurs et quelques kilomètres de forêt attenants pour la culture d’herbes médicinales. Ces herbes serviront à confectionner des onguents guérisseurs que nous commercialiserons sur l’ensemble des Territoires-Francs. Pour ce qui est de la culture des plants, la guilde des Jardiniers dispose déjà de tout le savoir-faire. En ce qui concerne les onguents ou les élixirs, la Guelfe Blanche nous apportera son aide et son savoir. En échange, elle obtiendra le droit d’ouvrir un dispensaire dans le quartier rénové et de pouvoir y dispenser sa bonne parole ; de même que des soins gratuits, comme elle en a coutume. S’il y a bien une chose que j’approuve sans réserve, c’est bien l’action des missionnaires de la Lumière ! Mais ce n’est pas tout… Outre les bénéfices que nous ferons sur les ventes de produits curatifs, dont la demande ne cesse de croître, je n’ai pas besoin de le souligner, nous allons créer une nouvelle économie de marché qui se révélera bénéfique à l’ensemble des cités-franches, et pas seulement à Véronèse. Nous obtiendrons ainsi de nouveaux accords d’échange avec les autres cités, en position de force et sans pour autant déséquilibrer la stabilité économique de l’Alliance. Cellendhyll jeta un œil sur la tribune du conseil. Les magistères ne cachaient pas leur intérêt, penchés en avant, le regard brillant. — Mais comment financer tout cela, avait balbutié Verdugo, les quotas de gemmelitte ne suffiront pas ! En créant un impôt ? Mes concitoyens vont apprécier cette nouvelle ! — Pas le moins du monde, baron. Sachez que cela ne coûtera rien aux Véronicains. Le conseil aura à compléter la somme d’investissement, c’est vrai. Et d’ailleurs, avec les bénéfices de l’année passée, il en a les moyens. Mais à partir de l’an prochain et chaque année, une partie des bénéfices ira directement renflouer les caisses de la ville. En cinq ans, elle aura récupéré sa mise. Le reste des profits que j’ai prévus permettra un ajustement des salaires, de tous les salaires en ville. Modeste, au départ, il croîtra avec les années. Cette prospérité à venir offrira un autre bienfait à mes concitoyens : le conseil n’aura pas à voter d’augmentation, ni d’impôts, ni de taxes sur le commerce… En bref, je veux offrir à tous un meilleur pouvoir d’achat, qui sera également favorable au commerce intérieur. — Vous énoncez de belles paroles, vous leurrez les plus crédules dans l’espoir de vous faire élire, mais vous rêvez éveillé, mon si jeune ami ! se moqua Verdugo en prenant la salle à témoin. Votre projet n’est qu’une vaste utopie avec laquelle vous espérez leurrer les électeurs, rien de plus ! Vous n’avez aucune véritable expérience du commerce, des affaires, je le vois bien. Et vos élucubrations, issues du monde des Fées, sont irréalisables ! L’air malicieux de l’héritier s’était fait plus marqué. Du dessous de son pupitre, Renzo avait sorti un épais dossier qu’il fit claquer sur le bois avant de s’exclamer, inébranlable de conviction : — Vous vous trompez, baron Verdugo ! Je n’ai peut-être aucune expérience à vos yeux, je suis pourtant Maître économiste diplômé, premier de ma promotion, et cela est un fait concret, pas une élucubration ! Les chiffres que j’ai évoqués figurent dans ce dossier, bien réels. Je vous signalerai au passage que ce document a été avalisé par le bureau des estimations globales du Grand Chai, le même bureau qui a déclaré valide le projet de construction des cités-franches ! N’est-ce pas là une référence en la matière ? Les profits pour la ville, droits de douane et taxes d’export comprises seront de huit pour cent dès la première année, ils seront de quatorze la troisième, et de vingt-six pour la sixième ! Dois-je continuer à abreuver de chiffres ? L’héritier s’était échauffé à mesure de son discours, gagnant en assurance, en magnétisme. Il brûlait d’une énergie retrouvée. — Moi aussi, voyez-vous, poursuivit-il, je désire faire de Véronèse une ville fière de son identité mais ma philosophie repose avant tout sur l’amélioration des conditions de vie de mes concitoyens et sur l’abolition de la pauvreté. Pas sur le gain de puissance. Une telle réponse souleva un enthousiasme général et Renzo dut attendre que le calme soit revenu pour enchaîner : — Le montage financier que j’ai préparé et sur lequel repose mon projet a également été certifié par le seigneur Xander Nethrodas, le grand maître présidant au destin de l’université des sciences de Coruscante, où j’ai eu le privilège de faire mes études. Le sceau du grand-maître, que vous voyez là, atteste de la parfaite viabilité de ce que je propose, tous les chiffres sont indiqués, détaillés dans ce document dont une copie attend les membres du conseil. Une projection sur les dix prochaines années… Ce dossier, chacun de mes concitoyens peut venir le consulter chez moi Les portes sont grandes ouvertes et je suis prêt à répondre à toutes les questions nécessaires. Le baron s’était apprêté à répartir mais Renzo avait enchaîné : — Et vous, cher baron Verdugo, avez-vous apporté un document de ce genre qui permettrait à nos concitoyens de mieux comprendre votre programme ? Donnez-nous donc des détails… Le baron ouvrit la bouche puis la referma, laissant planer un silence gêné. — Mes assistants sont en train d’en achever la retranscription, finit-il par dire. Un murmure parcourut l’auditoire, comme un vent vif qui balayait un champ de blé, des rires parcoururent l’assistance. Le baron se rembrunit, il foudroya Renzo du regard avant de reprendre les points principaux de son programme en insistant sur la gloire à laquelle était destinée Véronèse. Mais c’était trop tard, le mal était fait. Renzo conclut de la sorte : — Je terminerais sur ceci… Véronicains, vous jugerez vous-mêmes de nos attitudes et des propos que nous avons tenus, le baron Verdugo et moi-même. Vous avez la chance de pouvoir choisir un destin meilleur non seulement pour notre ville mais également pour vous-mêmes. Je terminerai sur une chose, quel que soit votre choix, votez ! La démocratie est une trop belle chose pour ne pas être respectée par l’engagement de tous. Merci de nous avoir accordé votre intérêt. Un regard courroucé à son cadet, et le baron quitta l’estrade sans plus attendre. Son départ signifiait tant la fin du débat que l’état de son humeur. Renzo fut salué par une ovation quasi-générale, tandis que sur un signe du capitaine DellaVega, soudain dressé au bas de l’estrade, un cordon de bérets verts venait encadrer celle-ci pour préserver l’héritier d’un mouvement de foule, ou pire encore. Pendant ce temps, Devora avait rejoint l’héritier. Indétectable derrière son rideau, Cellendhyll regarda passer Elsemir Verdugo. Non, le noble ne correspondait décidément pas à la silhouette du Masque. Dommage. L’Adhan aurait été ravi de ce fait, le baron ne lui plaisait pas. Ce qui n’était pas un indice pour autant, peu de gens apparaissant sympathiques à l’Ange du Chaos. Il reporta son attention sur la guerrière qui se tenait aux côtés de Renzo, en train de le féliciter de sa prestation. Cellendhyll se tenait prêt à percer la glotte du moindre individu qui menacerait sa belle, et accessoirement le duc Da-Vinci Contini. Mais personne ne manifesta la moindre mauvaise intention. Le départ des magistères, qui échangeaient des propos tout en hochant la tête, marqua le départ du reste de l’assistance. Les Véronicains quittèrent l’endroit, échangeant des commentaires passionnés. À peine au dehors, allaient-ils rejoindre leurs concitoyens moins chanceux et leur faire partager leur sentiment du spectacle offert par les deux candidats. Ce soir-là, les auberges et les tavernes ne fermèrent qu’au petit matin, ayant engrangé des recettes tout à fait surprenantes. Cellendhyll et les autres rentrèrent au manoir d’un pas léger. Ce n’était pas un mystère, c’était palpable. La prestation de Renzo avait provoqué au sein de la population un vent d’enthousiasme qui soufflait à travers toute la cité-franche. Ses idées novatrices, la manière dont il s’était comporté lors du débat, son manteau d’intégrité, tout cela avait marqué les esprits. En cette seule soirée, l’héritier avait récupéré tout son retard électoral sur son concurrent ; mieux que cela, même, il devenait le favori du peuple véronicain. Devora avait entraîné Cellendhyll dans sa chambre, peu après que Gheritarish leur eut proposé de prendre en charge la sécurité du duc. L’Adhan et la guerrière n’allaient pas refuser un tel cadeau alors qu’ils couraient vainement après leur intimité. Elle allait et venait sur lui, humide, ruisselante. Elle montait et descendait sur son membre, patiemment, concentrée. Elle prenait soin de ressortir entièrement, presque, avant de revenir l’enserrer de son écrin soyeux, avant de revenir s’empaler le plus profond possible, lentement, passionnément. L’Adhan baignait dans leur excitation mutuelle, le corps parcouru de mille sensations. Cette mélopée lente, c’était au-delà du bon, au-delà du merveilleux. Faire l’amour avec la femme qu’on aimait, pleinement, et qui vous aimait en retour, était une chose qui n’avait pas son pareil, ce n’était plus un mystère pour lui. Concentrée encore mais impatiente à présent. Elle accéléra le rythme et se mit à se déhancher sur son ceps. Il lui saisit les hanches. Elle le griffa au cou. Elle gémit. Elle jouit dans un long soupir libéré. Excitée comme jamais, l’Ange parvint pourtant à se contenir. Il la fit basculer sur le dos et la pénétra sans lui laisser le temps de se remettre. Devora crocheta ses jambes autour de sa taille puis les ouvrit largement en un grand écart voluptueux. Le sexe de Cellendhyll durcit encore, de pure excitation. Il la prenait tout entière, comme elle le voulait. Répondant à son désir muet, il posa ses grandes mains sur ses cuisses et l’écartela d’avantage. Il la comblait de sa force, de son amour, de sa vigueur roide palpitante. Elle jouit une seconde fois, dans un cri aigu, plongée dans une réaction en chaîne encore plus forte, emportée par une vague de délices qui paraissait sans fin. Il jouit, à son tour. Écartelé de plaisir, soumis à ce pouvoir qu’il découvrait avec de plus en plus de force. Il s’épancha en criant, de sa voix mâle et fière, annonçant à la face du monde ce qu’il éprouvait en cet instant présent. Haletants, tous deux, ils se couchèrent côte à côte. La main de l’Adhan trouva celle de Devora, ou était-ce le contraire ? Quelle importance ? * Gheritarish faisait la sieste sur un canapé, assommé par l’abus de loki. Allongé sur le balcon de leur appartement, Cellendhyll achevait une série d’exercices offensifs. Enchaînements de frappes coudes-genoux, coudes-fouettés du pied. Malgré son désir de retrouver le zen, l’homme aux cheveux d’argent décida cependant de ne pas s’épuiser pour autant, il aurait besoin de toutes ses forces, sous peu, il le sentait. Il prit le soin de s’étirer avant de s’allonger à plat-dos sur le sol et laisser son esprit dériver. Il avait trouvé la solution. Le Loki lui avait donné la clé. Il était revenu à la charge à propos de renforts. Cellendhyll avait laissé passer, sur le moment, mais l’idée avait fini par faire son chemin. Il devait convenir que la situation devenait délicate. Un sortilège leur interdisait de progresser dans leur enquête sur Nozzo, aujourd’hui au point mort ; le Masque, en liberté, probablement en train d’ourdir une nouvelle manigance ; l’Orage annoncé en ville, une confrontation quasi certaine à en attendre ; les assassinats qui reprenaient contre Renzo, avec Devora placée en première ligne… Tout cela n’était pas bon, pas bon du tout. L’Adhan aurait voulu pouvoir rester avec la guerrière, de manière à pouvoir veiller sur elle. Deux faits l’en empêchaient. Premièrement, il avait besoin d’être libre de ses mouvements, mobile, afin de retrouver les responsables de la disparition de Nozzo. Deuxièmement, il sentait que sa compagne ne verrait pas d’un bon œil le fait qu’il la couve de trop près. Elle devait se sentir sans entrave, elle l’avait clairement énoncé. Et habiter au manoir ne ferait que bafouer son indépendance. Donc Cellendhyll s’était rangé à l’avis de son camarade, il était temps de faire appel à des soutiens. Pas n’importe lesquels, cependant, et surtout pas par le biais de Morion. L’Adhan n’avait que peu de personnes à qui accorder sa confiance, sur l’ensemble des plans. Le choix s’avéra limité mais évident. Un mage, avant tout, pour s’occuper du glyphe. Cellendhyll n’en connaissait qu’un seul qu’il estimait honorable. Reydorn Aybarra, le mage du cercle vert, servant d’Aïlaëen, la Puissance de la Sylve. Reydorn, personnage haut en couleur, spirituel et malicieux. Lors de leur première rencontre, Cellendhyll s’était tout d’abord méfié de lui. Un individu aussi jovial ne pouvait qu’être suspect. Mais il avait vite fait de changer d’opinion. Avec l’aide de Reydorn – et celle de deux archers fendyrs – l’Ange avait vaincu une horde d’ikshites alliés d’un sorcier renégat, le sinistre Mordrach. Et sans compter qu’il avait besoin de sa magie, l’Adhan serait content revoir le mage vert. Et quitte à penser renforts, un voleur et un guerrier ne seraient pas de trop. Il en connaissait deux justement et nullement des moindres. Respectivement Rhober Rathe, surnommé le Corbeau, et Milo Fléau-des-Dragons, l’ancien porteur de hache. Comparses depuis des lustres, ils résidaient tous deux dans la cité des Nuages, capitale de la Lumière sur les Territoires-Francs. Eux aussi l’avaient aidé lors de sa dernière mission d’Ombre du Chaos. Facétieux mais très compétents, Rathe s’entendrait à merveille avec Gheritarish. Tout d’abord, contacter Reydorn, le plus facile à joindre. Ce dernier lui fournirait sûrement un moyen de retrouver les autres. L’Ange rentra dans le salon. S’assit à même le sol, les jambes en tailleur. Il ouvrit la poche secrète cousue à l’intérieur de son ceinturon et fouilla à l’intérieur. L’anneau était bien là. Forgé d’un métal mat et serti d’une feuille en pierre d’émeraude. Il le saisit et le leva à la lumière, laissant affluer les souvenirs. Cet anneau représente mon symbole au sein du Cercle vert. Porte-le sur toi, Cellendhyll… Si tu as besoin de me contacter, réchauffe l’anneau dans la main et concentre-toi sur mon image. J’établirai une liaison sûre. Et je pourrais également te joindre, grâce à ta dague. — Qu’est-ce tu fais ? demanda Gheritarish en ouvrant un œil. L’Adhan reprit contact avec la réalité. — Tu avais raison, révéla-t-il. Nous avons besoin de soutien. — Et donc… — Et donc, je vais contacter quelques amis. Le Loki fourragea dans ses mèches courtes avant de s’exclamer : — Des amis ? Parce qu’il en existe d’autres que moi capables de te supporter ? — Ça t’étonne, hein ? Et le pire, c’est qu’ils vont te plaire. Maintenant, silence, j’ai besoin de me concentrer. L’Adhan posa l’anneau au creux de sa paume, referma le poing et focalisa sur l’image de Reydorn Aybarra. L’image floue de ce dernier finit par s’imprimer dans ses pensées, auréolée de mana vert. — Cellendhyll ? C’est bien toi ? Si je m’attendais ! La voix chaude du mage résonnait directement dans son esprit. Étouffée mais parfaitement identifiable. — Peux-tu me rejoindre, Rey’ ? J’ai besoin de te parler. C’est urgent. — Garde l’anneau dans ta main et reste concentré sur mon image J’arrive ! TROISIÈME PARTIE Chapitre 30 Un rideau de lumière verte en forme de feuille de chêne géante apparut au centre du salon. Gheritarish se frotta les yeux, mais non, il ne rêvait pas. Reydorn franchit le portail et salua avec son habituelle aisance. De taille moyenne, bien charpenté, l’homme avait le teint hâlé, l’allure chaleureuse. Les cheveux et la barbe couleur brun d’automne, des yeux gris à la fois rieurs et sagaces. Une tunique chatoyante l’habillait, tissée d’une matière d’un vert aussi fluide que l’eau d’un lac, avec, brodé en son centre, un grand cercle émeraude foncé à liseré argent : le blason de l’ordre du Cercle Vert. Sous la tunique, qui descendait à mi-jambes, un pantalon de peau vert sapin enfoncé dans des bottes de daim à lanières. Une cape vert olive brodée de feuilles d’érable stylisées couvrait ses épaules. Un large coutelas dans un fourreau ornait son ceinturon ; Reydorn était autant un coureur de piste qu’un mage. À son poignet gauche, un bracelet torsadé décoré de petites feuilles d’argent pur. Dans sa main, un long bâton de bois blanc, veiné de lignes jade, et gravé de petits signes runiques. — Cellendhyll, c’est vraiment un plaisir de te revoir, tu as l’air en forme superbe. Et toi, tu ne peux être que Gheritarish An Loki-C’haras An Gwen’Dallavallach ! Mes frères fendyrs m’ont parlé de toi et de tes exploits. Ravi de te rencontrer, ami ! — Tu peux m’appeler Gher’, si tu veux, salut à toi, mage. Dis, tu pourrais fermer ton portail machin ? Il me fait grincer des dents. — Oh, bien sûr, mon ami, et mille pardons, j’aurai dû me douter qu’un Loki serait importuné par une résonance aussi proche ! J’y remédie dans la seconde. Reydorn toucha l’un des cinq anneaux ornant ses doigts tachés par le tabac. Le portail reflua sur lui-même, jusqu’à disparaître sans la moindre trace. — Ami Cellendhyll, tu sembles plus qu’en forme mais véritablement resplendissant ! — Je te retourne le compliment, Rey’. — Il est amoureux, c’est pour ça, révéla Gheritarish. — L’Ange du Chaos amoureux ? Quelle chose étrange… Toutes mes félicitations, mon ami. Tu dois connaître un grand bonheur ! Reydorn était l’un des seuls sur le Plan Primaire à connaître les allégeances véritables de l’Adhan. — Oh inutile de lui demander des détails, maugréa Gheritarish, Cell’est un sale cachottier, il ne dira rien. — Ah bon ? Et si j’essayais, moi, de lui tirer les vers du nez ? Un peu plus tard, confortablement installé, l’Adhan fit le compte-rendu détaillé de leurs aventures depuis l’arrivée à Véronèse. Il insista sur la découverte du glyphe. Reydorn proposa son aide sans se faire prier Une demi-heure plus tard, il était reparti par portail magique. Le mage vert réapparut en fin de journée seulement, un gros sac de cuir à l’épaule. Il n’était pas seul. Du portail vert, le premier à émerger de sa démarche dandinante, après le mage, était petit mais surtout très large. Milo Fléau-des-Griffons, ancien chasseur, ancien Porteur de Hache de la garde souterraine des monts Bhalder et guerrier adepte. Aussi épais, rugueux et recuit que le tronc d’un vieux chêne, aussi dur et saillant qu’un roc. Renfrogné, la plupart du temps, mais pétri de bon sens. Un redoutable combattant, qu’il valait mieux compter dans son camp. Également un spécialiste de tout ce qui concernait les mines et les souterrains. D’un seul balayage de son regard bleu glacier, le guerrier nain jaugea la pièce et ses occupants. Revêtu de cuir tanné par l’usage, arborant à ses poignets massifs d’épais bracelets de force, un cercle d’argent ceignant son front bombé et sa chevelure noire. — Mouais, bon, salut les gars, grommela-t-il de sa voix de rocaille. Et sans attendre, le Nain alla se ranger contre la cheminée et se mit à lisser une de ses tresses qui ornait sa barbe de jais. Son sac, lorsqu’il le posa, résonna d’un son métallique. Cellendhyll savait qu’il y avait là-dedans au moins une hache, une cuirasse et un bouclier. Au moins. Le suivant à arriver se révéla plus joyeux. Rhober Rathe, le Maître-voleur. En découvrant Cellendhyll, le visage long et maigre du voleur s’éclaira. S’illumina également son regard matois, voilé par l’abus de fumée. L’Adhan se surprit à ressentir une joie similaire, il ressentait une affection spécifique pour le Maître-voleur. Sans lui, sa dernière mission dans la capitale de la Lumière n’aurait été qu’un échec et Rathe s’était révélé aussi précieux que divertissant. Sous des dehors blasés, parfois excentriques, il était parfaitement fiable. L’homme vivait entre les mondes, le gris était son royaume. Yeux ardoise. Barbe courte et moustaches poivre et sel. Cape et costume de cuir passé, gris souris ; bottes, une teinte plus foncées. — Fiston si je m’attendais ! s’écria le vieux voleur de sa voix éraillée, par les couilles du Grand Cornu, ça pour sûr, j’suis rudement content de te revoir ! Il se rangea devant Cellendhyll et lui donna l’accolade : — T’as l’air en pleine forme, mon p’tit gars ! — Il est amoureux, fit savoir Gheritarish, toujours répandu sur l’un des canapés, la bouche arrondie de malice. — Gher’, tu évoques le sujet encore une fois, grinça l’Ange, et Mortonnerre, je te cogne devant tout le monde ! — Amoureux ? Cellendhyll ? Je n’y crois pas ! asséna alors une voix indéniablement féminine. * La dernière arrivante n’était pas prévue. Cependant, Cellendhyll constata sa présence sans déplaisir. Marg, la Vierge d’Acier. Toujours aussi splendide, ruisselante d’énergie. Grande et musclée, pleine de cette aisance de mouvement, de cette assurance qui sont l’apanage des guerriers. Habillée de cuir rouge et moulant, hautes bottes comprises. Ses cheveux mi-longs, bouclés, cuivrés, encadraient un visage large, orné de cicatrices, d’une beauté farouche. Aucun bijou, hormis de grands cercles d’oreilles d’un or étincelant. Elle incarnait le véritable pendant féminin de l’Adhan. Dure, effilée, menaçante, plus éprouvée encore aux talents des armes que Devora. Une dague longue comme son avant-bras reposait dans un fourreau usé, sur sa cuisse gauche, et les poignées de deux épées courtes se croisaient par-dessus la crête de ses épaules musclées. À peine devant lui, Marg se jeta sur Cellendhyll et l’embrassa à pleine bouche. Avant de faire un pas en arrière et de le frapper d’un revers du coude. L’Adhan détourna son assaut de l’avant-bras et sourit : — Oui, moi aussi, je suis content de te voir, Marg ! À peine arrivée et voilà que tu veux ta revanche, c’est ça ? Comment se porte Kell ? — À merveille, s’exclama la guerrière rouge. Mais comme je suis avec vous, je lui manque, obligé ! Elle éclata de rire avant de s’intéresser au reste des occupants de la pièce. Ses iris bruns s’attardèrent longuement sur Gheritarish, en train de converser avec Milo, lui-même occupé à tisonner la cheminée. Tandis qu’elle détaillait la silhouette particulière de l’homme à peau bleue, la pointe de sa langue se mit à poindre entre ses lèvres généreuses. Reydorn referma le portail magique et prit la parole d’une voix claire : — Tout le monde est-il là ? Oui ? Parfait. Cellendhyll nous a réunis, il nous faut donc lier connaissance, nous mettre à l’aise. Mais ne vous inquiétez pas les amis, je vais prendre les choses en mains. Car j’ai tout prévu, entre nous, la timidité ne sera pas ! Le mage ouvrit son fourre-tout. Sans attendre, il se mit à en déverser le contenu sur la grande table du séjour. Soigneusement empaquetés, apparurent une douzaine de bouteilles à longs cols, d’un aspect prometteur, cachetées de cire. Suivit un large assortiment de charcuterie ensaché, des légumes frais à croquer, un gros bocal de terrine de poisson, un de foie gras ainsi qu’un autre de pâté de canard aux cèpes : six miches de pain croustillantes, un rond de fromage de montagne à croûte noire, un plein saladier de figues fraîches et même un sac de noisettes. — Amis, Kell a tenu à vous offrir ce modeste repas ! Elle t’embrasse, Cellendhyll, et te rappelle que tu es le bienvenu chez elle. Avec ta compagne, bien sûr puisque tu es amoureux ! Il fut unanimement décidé de remettre le sérieux à plus tard et de profiter de la soirée. Bientôt, tous respiraient la détente, même l’Ange, pourtant peu habitué à ce type d’assemblée. Reydorn avait mis à décanter quatre des bouteilles de son trésor tout en commentant leurs cépages et leurs qualités. Les mets avaient été placés dans de larges assiettes afin que chacun pût se servir à sa convenance. Une fois le vin à température, le mage fouilla la cuisine pour dénicher des verres qu’il jugea convenables, puis il fit le service. Une montagne de nourriture devant lui, un verre à portée de main, Milo portait autant d’attention à son assiette qu’à la conversation. Tout en devisant avec Cellendhyll et Reydorn, Marg ne quittait pas Gheritarish des yeux. Ce dernier s’entretenait avec Rathe le Corbeau, un sachet d’odorante herbe loki à la main : — Cell’m’a parlé de toi, cet après-midi. On a au moins un point en commun, toi et moi. Tiens, tu sais ce que c’est ? Le voleur se pencha pour humer le contenu du sac, en préleva un échantillon dont il éprouva la couleur, la densité. Ses yeux se mirent à palpiter de félicité, son long nez pointu se mit à frémir, et il s’exclama, les moustaches frétillantes : — Oh-oh, de la vert-vert, n° 6, seconde récolte… Mon gars, par le Mouton Noir à Cinq Pattes, nous sommes faits pour nous entendre ! Et sur un geste d’invite de son interlocuteur. Rathe préleva une bonne pincée de loki, et roula prestement un épais bâtonnet à fumer. Quelques nuages de fumée plus tard, il était affalé sur le canapé, l’air béat. Gheritarish était installé à côté de lui, une assiette de foie gras et de pâté de canard sur les genoux, un demi-pain à portée immédiate. Le cône passait de l’un à l’autre et déjà une connivence malicieuse pouvait se lire dans leurs pupilles chavirées par la drogue douce. Les voix résonnaient, réjouies, ravies, chaleureuses : — … il a un nez intense et vous sentez ce bouquet, ce tannin soyeux cet équilibre ? — … Alors j’ai pris ma hache et je lui en ai mis un bon coup en travers de la tronche, à ce rat musqué ! — … Et la loki n° 2, récolte tardive, celle aux feuilles rouges, t’en penses quoi ? T’en fumes un peu le matin et t’es raide toute la journée ! — … La meilleure table des Territoires-Francs ? Sans conteste la Taverne de Gargantuas, à Coruscante, à égalité avec la Licorne d’Avallon, à Ambre. — … L’acier nain est le meilleur, quoi qu’on en dise, et le meilleur forgeron d’entre tous est Connör MacLeod, du clan MacLeod ! — … Et c’est à ce moment-là que je me suis retrouvé attaché la tête en bas, complètement à poil, entouré d’une bande de guerrières déjantées. Je peux vous assurer que sur le moment, mes roubignolles étaient grosses comme des raisins secs ! — … Et chez Mado, tu connais le bordel de la grosse Mado ? — … Dans le port d’Amslaertam, y’a des marins qui chantent ! — … Et j’ai dit au borgne : « qui c’est qui commande la section, toi ou moi ? ». Hé bien tu sais ce qu’il a commis l’erreur de répondre, ce foie-jaune ? — … Oui, c’était un sacré bonhomme, il était grand, il était beau et, en plus, il sentait bon le sable chaud ! — … Cellendhyll amoureux ! Cellendhyll amoureux ! * La soirée s’écoulait lentement, toute aussi chaleureuse qu’elle avait débuté. L’Adhan et Gheritarish étaient sortis prendre l’air sur le balcon tandis que du dedans, le joyeux brouhaha continuait de s’écouler, tamisé. — Dis, tu as vu, la grande rousse ? s’exclama le Loki. Elle me quitte pas des yeux, depuis son arrivée… Cette Marg a bon goût, je dois le dire ! — Je te préviens, Gher’, son cœur est pris. Par Kell, une Sylvaine, et jamais tu ne pourrais t’imposer entre elles deux, elles sont sœurs d’âmes. — Oh, mais rassure-toi, Petit Homme, ce n’est pas son cœur qui m’intéresse. Non mais par le foutre du Grämh, tu as vu cette poitrine, cette chute de reins ? Et cette étincelle dans ses prunelles ? Cette pouliche, crois-moi, c’est une sacrée de chez Sacré ! — C’est surtout une guerrière, Boule de Poils, et pas n’importe laquelle : la Vierge d’Acier. Elle est bien différente des petites comtesses dont tu as l’habitude. Je ne suis pas sûr que tu sois… — Écoute, je sais que je la veux et que c’est réciproque. Alors tu me feras la leçon une autre fois, d’accord ? Et le loki, après avoir vainement tenté d’aplatir ses mèches hérissées rentra dans le salon tout en bombant le torse. Cellendhyll rentra à son tour. Il refusa la fumée que lui proposait Rathe mais ne dit pas non à un verre de Chämas-Matrabon, à la fois suave et charpenté, avec un long retour. Peu à peu, il avait abandonné sa carapace. C’était bien la première fois qu’il vivait une telle fête, entouré d’autant de véritables amis. Voir cette chaleureuse assemblée suffisait amplement à son bonheur, il en éprouvait même une légère sensation d’ivresse, même si Devora lui manquait d’autant plus qu’il aurait aimé lui faire partager un tel moment. Il mangea sobrement, but encore un peu de vin mais s’arrêta avant que la tête ne lui tourne. Les autres ne semblaient pas soucieux de la même retenue. Les teints rubiconds, les voix fortes, les éclats de rire, les gestes grandiloquents, traduisaient l’état d’abandon de ses compagnons. — Les gars, j’crois que je suis un peu fumette ! annonça Rathe, soudain dressé devant son fauteuil. Sa tête oscillait de droite à gauche. Il se rassit d’une traite. — Euh, rectification, les gars… j’suis complètement fumette ! Son regard devint vitreux et le vieux voleur chancela puis s’écroula, le front plaqué contre la table. Milo soupira. Faisant preuve d’une singulière délicatesse, il saisit Rathe entre ses gros bras et le cala sur son épaule. — Vous inquiétez pas. Je vais m’occuper de lui, j’ai l’habitude. Demain, ce vieux brigand sera sur pied comme si de rien n’était, j’en fais mon affaire ! La soirée se poursuivit sans le Corbeau mais toute aussi joviale. L’Adhan décida de se retirer. Juste avant de quitter le séjour, il repéra Gheritarish et Marg en train d’échanger quelques mots avant de sortir sur la terrasse. Pauvre Gher’ ! Allongé sur son lit, dénudé, ses deux cœurs s’ouvrirent en grand, laissant apparaître l’image de Devora. Il aurait tant aimé l’avoir à ses cotés, ce soir, la main posée dans la sienne, riant avec elle des bons mots de Reydorn, des facéties de Gheritarish ou des mimiques de Rathe. Mais la jeune femme avait dû refuser son invitation. Elle ne pouvait laisser le duc et surtout pas la nuit. Du salon, résonnaient des fou-rires, le bruit des verres que l’on choquait. Cellendhyll finit par sombrer, la tête légère, bercé par le son assourdi d’une joyeuse ritournelle. * En début de matinée. Cellendhyll fut le premier debout. Tandis qu’il achevait son bol de thé aux écorces noires, Gheritarish entra dans le salon Le Loki était torse nu et son pelage bleuté s’ornait d’une série de morsures et de griffures. Il était en nage. Il se servit une tasse de café, fourragea dans sa chevelure indisciplinée et soupira : — J’en ai rarement connu des comme ça, cette Marg, elle va m’épuiser ! — T’épuiser ? Toi ? Le puissant Gheritarish An Loki-C’haras An Gwen’Dallavallach, le meilleur amant des terres de l’Ouest ? L’infatigable Étalon ? Celui que l’on a surnommé « Membre d’Airain » ? — Ah ça, tu peux bien te moquer ! grimaça le Loki. N’empêche que je vais y laisser ma santé, moi ! — Gher’, je t’avais prévenu à son sujet. — Si j’avais su… soupira ce dernier. — Si tu avais su, tu aurais tout de même sauté sur elle. — Oui, je l’avoue… Mais par contre, j’aurais fait durer les préliminaires ! — GHERITARISH ! Impérieuse, la voix de la Vierge d’Acier résonna de derrière la porte de sa chambre. Le Loki soupira une fois encore, avec tant d’éloquence que Cellendhyll éclata de rire. — Bon, j’y retourne, décida le Loki en reposant sa tasse vidée d’un trait. Comme tu as pu l’entendre, elle m’attend. — Gher’, n’oublie pas la mission, tout de même. Gheritarish cligna de l’œil : — Dis, Cell’, tu vas me vexer ! C’est vrai que je suis libertin, frivole, vantard, gourmand et impatient, mais tu sais que quand ça devient, tu peux compter sur moi. Et le pire, c’est qu’il disait vrai. Alors que son ami gagnait la porte de la chambre. Cellendhyll scanda : — Vas-, vas-y fort, Membre d’Airain ! — Ta gueule, Petit Homme ! * Rober Rathe dormait comme un bébé mais glapit lorsque Milo le jeta sous la douche froide. Le voleur sortit de la pièce d’eau enveloppé dans une ample serviette, avec la mine d’un vieux chat de gouttière jeté dans un abreuvoir. Un grand silence ponctua son entrée dans le séjour, où les autres se tenaient réunis pour le petit-déjeuner. La moitié d’entre eux pas encore tout à fait éveillée. — Le premier qui dit quelque chose, grinça Rathe, le doigt pointé sur l’assistance, je l’étripe ! — C’Rathe, l’interpella Milo, vu ton état d’hier soir, t’es mal placé pour la ramener. Va plutôt t’habiller avant d’attraper froid. Et sache que c’est indécent de nous infliger la vue de ta nudité pourrissante ! Rathe renifla en se dirigeant vers sa chambre. Juste avant d’en franchir le seuil, il lâcha : — Tu sais ce qu’elle te dit ma nudité pourrissante, petit Nain ? Il claqua la porte de sa chambrée à toute volée. Les autres se regardèrent trois bonnes secondes avant d’éclater de rire. Cependant, malgré leur bonne humeur affichée, les troupes de Cellendhyll n’étaient pas brillantes à contempler. Hormis Milo qui semblait aussi frais que chaque matin. Les excès de la veille lisaient clairement dans les mines de papier mâché, dans les yeux injectés de sang et les chevelures en bataille. « Par pitié, un café ! ». Telle était la phrase qui pouvait le mieux résumer leur état du matin. Cellendhyll ne pouvait s’empêcher d’afficher un large sourire, empli une vive bouffée d’affection envers ses compagnons. Jamais l’amitié ne s’était imposée à lui avec autant de force. — Sympathique soirée, commenta Milo, assis devant une plâtrée de saucisses fumantes. — Comment peux avaler ça, le matin ? grommela Rathe, enfin habillé, qui se contentait d’une simple tranche de pain, de miel et de quelques noisettes. — Facile, rétorqua le Nain. J’ouvre la bouche, j’y place une demi-saucisse, je referme, je mastique et j’avale ! T’en veux un bout ? Rathe détourna la tête : — Beuah ! Tu me dégoûtes ! Milo agita sa saucisse sous le nez du voleur avant de l’enfourner avec une gourmandise grandiloquente. — Je crois que je vais vomir, cracha le voleur. Il se leva brusquement et courut hors de la pièce, une main devant la bouche, l’autre sur le ventre. Une fois Rathe remis, le petit-déjeuner terminé, la table débarrassée, Cellendhyll prit la parole : — Étant donné votre état, quartier libre jusqu’au déjeuner. On sortira après le repas pour faire une petite visite de la ville, histoire que vous appreniez à vous diriger par vous-mêmes. Cet après-midi, sieste. Nous nous réunirons en début de soirée et je vous expliquerai la situation en détail. — Au fait, ajouta Gheritarish, y’a une bande de fâcheux, la confrérie des Affiliés, qui s’intéressent à nous d’un peu trop près. Alors quand vous sortirez, faites gaffe. — Des fâcheux ? J’adore les fâcheux ! émit Milo en cognant ses robustes poings l’un contre l’autre. Tous étaient installés dans les fauteuils ou les canapés, à l’exception de Cellendhyll, debout contre la cheminée. — Il y a suffisamment de place et de chambres pour que tout le monde soit à son aise, reprit-il. S’il vous manque quelque chose, dites-le moi, je prends tous les frais à ma charge… Dans les limites du raisonnable, s’entend. Non, Gher’, je ne t’offrirais pas de costume en peau de requin-tigre, inutile d’insister ! Remplir le garde-manger me semble une priorité, étant donné l’appétit de certains. Nous ferons la cuisine à tour de rôle, le ménage sera équitablement partagé. Au sujet de l’approvisionnement, y a-t-il un volontaire ? Reydorn, évidemment… Et Gheritarish, j’aurai dû m’en douter. — À ce propos, s’enquit le mage, nous disposons de quel budget ? — Illimité, mon cher Reydorn, s’esclaffa le Loki. Un budget illimité ! — Par le Cerf Marbré, voilà une nouvelle qui me réchauffe le cœur ! — Des questions ? Gheritarish s’empressa de lever la main. Cellendhyll ne lui laissa pas temps d’ouvrir la bouche : — Je veux dire des questions autres que « quand est-ce qu’on mange ? » ou « qui veut aller au bordel ? ». Le Loki baissa sa main. — Bien. Alors à tout à l’heure. Rompez. * Le soir même. — Voilà, résonnait la voix de Cellendhyll dans le salon. Vous connaissez tous les détails, à présent. Exceptée l’identité de celui qui m’emploie, ce qui ne vous concerne en rien, vous en savez à présent autant que moi. — Ah, ça c’est faux, riposta Gheritarish, en agitant sa chope de bière, on ne sait toujours pas ce qui s’est passé avec Devora ! L’Adhan laissa passer les rires et riposta : — Si tu veux, Gher’, tu peux aller passer le reste de la réunion sur le balcon. Le Chaos n’avait pas été évoqué et l’Adhan n’avait subi aucune question embarrassante. Ils étaient venus par amitié, ils avaient confiance en lui et se montraient prêts à lui apporter toute leur aide. Lorsque l’Adhan avait parlé de les rémunérer, il avait été unanimement hué. — Préparez-vous, conclut-il, nous montons dans les mines dès ce soir, après le dîner. Chapitre 31 Les préparatifs de l’expédition venaient de s’achever. L’éclairage serait constitué de cristaux de gemmelitte, les compagnons se fournissant directement dans les mines. Ils n’escomptaient pas partir assez longtemps pour s’encombrer de provisions, quant à l’armement, la question fut vite résolue sans qu’il soit nécessaire de faire appel aux services de Maurice. Les lourds paquetages de Milo Fléau-des-Griffons et de Marg la Vierge d’Acier offraient un choix quasi-pléthorique ; cinq épées et deux sabres pour le sac de Marg, pour ne pas nommer poignards et coutelas, et pas moins de six haches pour le Nain. Sans compter quelques dagues. Les lames courtes de Cellendhyll lui suffisaient amplement pour les rues de Véronèse, mais face à ce qui l’attendait dans les boyaux de la montagne, cela risquait de faire léger, même en comptant sur sa dague sombre. Dédaignant les haches, il s’intéressa aux épées. — Celle-ci, finit-il par décider après diverses manipulations. Une lame bâtarde, la plus longue du lot, qui pouvait se manier indifféremment d’une ou des deux mains. Un manche de cuir noir, l’acier mat de Védyenne, très légèrement irisé sur le tranchant. Il soupesa l’arme, en éprouva le fil, la fit tourner entre ses mains, un cercle, deux, un changement de main, feinte, esquissé d’estoc, esquissé de taille. Oui, elle n’était pas parfaite mais conviendrait pour le raid. Gheritarish s’était livré à un manège similaire avec Milo. Il avait trouvé son bonheur sous la forme d’une hache de bataille à un seul tranchant, au poids rassurant, au long manche incurvé taillé dans un bois rouge. Les yeux du Loki traduisaient son contentement. Milo Fléau-des-Griffons s’équipa d’une tenue complète en maille naine, d’un bouclier rond à double épaisseur, d’un casque à cimier et d’un couvre-nuque. Ainsi que de sa hache runique, une arme rugueuse, vilaine d’aspect, au double tranchant, parfaite pour un guerrier de sa trempe. Marg, elle, ne portait d’autre protection que son cuir rouge. Ses armes : les deux épées courtes entrecroisées dans son dos, sa longue dague attachée à sa cuisse. Pour sa part Reydorn se fiait plus à la magie qu’à l’acier. Son bâton de bois blanc et ses sorts constituaient la base de son propre arsenal. Lorsqu’ils sortirent de la maison, les compagnons firent un détour jusqu’au manoir. Marg boudait ostensiblement, Cellendhyll l’ayant chargé d’épauler Devora dans sa tâche de protection, elle ne participerait donc pas à l’expédition. Après avoir fulminé un bon tiers du chemin, la Vierge d’Acier finit par se calmer. Et seulement parce que l’Adhan l’avait menacé de la faire directement reconduire par Reydorn au Bosquet Sylvain où elle résidait. Il voulait du soutien pour Devora et, selon lui. Marg était la plus indiquée pour ce faire. Milo aurait pu convenir ou bien Gheritarish, mais l’Ange fonctionnait depuis trop longtemps avec le Loki pour s’en passer et le Nain serait plus qu’utile dans les souterrains, un avantage indéniable sur la Vierge d’Acier. Une fois au manoir, l’Adhan présenta sa petite troupe au duc et à Devora. Cette dernière accepta l’arrivée de cette alliée en cuir rouge sans broncher. Sans broncher, en apparence. La guerrière aux tresses blondes et celle aux torsades cuivrées se saluèrent avec une politesse impersonnelle mais les premières œillades échangées annonçaient l’orage. Cellendhyll écourta la discussion, en esprit, il était en train de parcourir les tunnels de la montagne. De l’action, du danger, c’était son oxygène. Devora les avait accompagnés sur le perron, le petit groupe allait partir. L’Adhan venait de la saluer sobrement, alors qu’il brûlait de l’embrasser, de la serrer contre lui, de sentir sa chaleur et son parfum. Songeant à ce qui l’attendait peut-être dans la montagne, il revint subitement sur ses pas, à grandes enjambées, et, devant tout le monde, l’enlaça pour lui délivrer un baiser profond, chargé d’un message aussi puissant que ses sentiments pour elle. Il rompit l’étreinte, lui caressa tendrement la joue tout en s’imprégnant de ses traits si chers. C’est d’un pas souple et confiant qu’il se dirigea vers les portes du manoir. * Le trajet jusqu’à l’entrée des mines, furtif, leur prit plus de temps qu’à l’accoutumée, car ils étaient cinq au lieu de deux. Bien plus éprouvés que les gardes en faction, ils ne rencontrèrent cependant pas d’obstacle insurmontable. Vêtus pour l’action, armés pour la bataille, ils remontèrent les tunnels vers l’ouest, quittèrent le secteur d’exploitation – au passage. Milo Fléau-des-Griffons nota que les mineurs humains de Véronèse fournissaient un travail étonnamment acceptable – et franchirent la zone naturelle de la montagne, jusqu’à se retrouver devant la paroi d’illusion. — Celui qui a érigé ce sortilège connaît son travail, jugea Reydorn à voix basse. — Peux-tu me dire quelque chose sur son invocateur ? s’enquit l’Adhan. — Oui, que c’est un mage. — Rey’. — Excuse-moi, je n’ai pas pu m’empêcher. Non, je n’ai rien à t’apprendre pour le moment, désolé. — Je croyais qu’un mage laissait sa signature lorsqu’il pratiquait son art ! — C’est vrai, dans certains cas. Il existe en effet différents courants de magie, différentes philosophies. La magie du Sang des Ténèbres, par exemple, n’a rien à voir avec celle de la Guelfe Blanche, ou la magie sylvestre, ma propre école. Mais il existe également des sorts communs, neutres, que chaque tendance peut utiliser ; un sort de lumière, par exemple, ou un sort d’illusion, comme celui-ci. Alors la seule chose dont je suis certain, c’est que ce mage est un bon. Et j’ajouterai une chose, puisque nous sommes dans mon domaine : prudence ! À présent, ami Cellendhyll, conduis-moi à ce glyphe. Les autres, vous restez derrière moi. * Affalées l’une en face de l’autre dans un large fauteuil de la vaste antichambre des appartements de Renzo, les deux guerrières partageaient la garde de nuit. Marg en cuir rouge, cheveux libres, ses deux épées posées dans leurs étuis, sur un guéridon, à portée immédiate. Devora en chemise blanche, gilet et pantalon de cuir noir, cheveux nattés, sa rapière accrocha au dossier de son siège. Les deux femmes se toisaient, partageant un silence pesant. Devora et mordillant sa lèvre inférieure, Marg, d’un air nettement plus amusé. Finalement, la guerrière rouge émit un rire bref et annonça, les yeux dans les yeux : — Non, Devora, je n’ai pas couché avec Cellendhyll. — Hem ? sursauta la blonde. — Tu n’arrêtes pas de te poser la question, n’est-ce pas ? Hé bien, tu as la réponse maintenant. Cellendhyll est un bel homme mais ce n’est pas mon type, et non, je ne suis pas une rivale, ma fille. En revanche, puisque notre Adhan t’accorde son intérêt, je peux être une amie, cela dépend de toi. En vérité, j’adore coucher avec les hommes, lorsque j’en ai l’occasion, mais pour moi ce n’est qu’un délassement physique ; un jeu aussi. Car mon cœur appartient à Kell, ma sœur-d’âme, c’est une Sylvaine, une druidesse, et les Sylvaines sont des créatures de magie, très sensibles. Elles se nourrissent de l’amour librement consenti des autres, de leur affection. Nous nous connaissons depuis l’adolescence et nous nous aimons comme des folles depuis ce temps-là. Alors crois-moi ou non, tout séduisant qu’il soit, ton homme ne sera pas mon casse-croûte ! Devora se fendit d’un sourire franc : — Une amie, ce serait bien, Marg. Des fois, les femmes peuvent se montrer tellement vachardes entre elles… — À qui le dis-tu, pouffa la rousse, moi-même je peux être une vraie teigne ! Bon dis-moi maintenant, ton grand machin aux yeux verts, tu l’aimes ? Devora ne répondit pas dans la seconde, hésitante à se livrer. Ce qu’elle lut dans le regard de la Vierge d’Acier la fit se décider : — Oui, souffla-t-elle. Et de plus en plus chaque jour ! — Et lui, il t’aime ? Cette fois, la blonde ne marqua aucune pause : — Je ne sais pas. Il ne me l’a jamais dit. Je crois, oui. — Tu peux en être sûr, ma belle, de femme à femme, je vais te faire une confidence : ton beau guerrier, il est fou de toi. Même s’il n’en montre rien, évidemment ; il est Cellendhyll, ne l’oublions pas ! Le visage de Devora s’éclaira. — Et au lit, il est comment ? reprit la Vierge d’Acier. Le visage de Devora rougit. Elle répondit néanmoins : — Je ne savais pas que ça pouvait être si bon… — Donc, c’est du sérieux entre vous ? — Tu sais… Oui. — Parfait. Alors je vais me permettre un conseil d’amie, un vrai… Tu l’as sûrement déjà entendu maintes fois mais je le trouve d’une sagesse incontournable : on aime quelqu’un pour ses qualités, mais on reste avec lui pour ses défauts… Mais à présent, changeons de sujet, je vais finir par t’embarrasser. Montre-moi un peu ton arme. Une rapière, hein ? Tu ne trouves pas ça un peu léger ? — Marg ? — Oui Dev’ ? — Je crois que je t’aime bien… * Un peu plus tard. — Au fait, Marg, tu n’es pas trop déçue de ne pas avoir accompagné les autres ? — Tout à l’heure, oui. Maintenant, j’ai changé d’avis car je dois avouer que je passe une très bonne soirée avec toi. Et d’ailleurs, tu sais ce que je pense ? — Non, mais tu vas me le dire, riposta Devora en dévoilant ses fossettes. — Si j’ai bien saisi la situation, ton duc s’est fort bien tiré de son débat, il est devenu le candidat favori. Et si Cellendhyll a raison, Renzo doit être éliminé au plus tôt, avant sa nomination… Ce soir, par exemple. — Marg, à présent j’en suis sûre, je t’aime bien… Non, pas à ce point-là, inutile de te faire des idées, les femmes, moi, ce n’est pas mon genre ! — Oui, ton beau et farouche guerrier te suffit amplement, n’est-ce pas ? Vas-y, donne-moi des détails. Est-il bon avec sa bouche ? Te fait-il jouir à en oublier comment tu t’appelles ? Devora ne put s’empêcher de rire, puis de rougir, encore, avant de répliquer : — Revenons plutôt à ce que tu disais avant. Il me semble que tu as soulevé un point crucial… * Les assassins pénétrèrent dans le domaine Da-Vinci Contini en escaladant l’enceinte à l’arrière du parc, comme si leurs membres collaient à la paroi. Cinq formes camouflées dans des capes de cuir, les traits recouverts d’une capuche. Une fois entrés, les tueurs se tapirent sous les arbres et leurs ombres protectrices, puis entreprirent de se rapprocher du manoir. Aucune patrouille, aucun garde dans le parc. Les silhouettes sombres se faufilèrent jusqu’à la lisière du bois. La terrasse était brillamment éclairée et tout aussi brillamment gardée. Il devait en être de même du côté façade. Toutefois, les intrus n’avaient pas prévu de passer par une voie aussi évidente. Consultant l’un des leurs, le plus petit d’entre eux, ils se coulèrent sur le sol et rampèrent, aussi souples que des félins, jusqu’à rejoindre le côté est du bâtiment. Arrivés à destination, ils se redressèrent et se mirent à grimper la façade avec une aisance déconcertante. Le balcon du dernier étage, qui ouvrait sur la chambre de Renzo, fut atteint. Les fenêtres de cette dernière étaient solidement barrées, comme chaque nuit, tout en laissant diffuser les rais de l’éclairage intérieur. L’antichambre et sa double fenêtre entrouverte, en revanche, se révélaient libres d’accès. Les assassins abandonnèrent leurs capes. Ils n’avaient rien d’humain, ce qui pouvait expliquer leur facilité à monter jusqu’ici. Quatre d’entre eux étaient des créatures trapues, à l’ossature lourde. Un crâne chauve, un nez épaté, de longues et fines moustaches noires, des lèvres épaisses, fardées d’un pigment luisant. Vêtus en tout et pour tout de pagnes de cuir. Leur peau avait l’aspect du cuir légèrement grené, d’un blanc laiteux, parsemé de tâches noires. Bien qu’issu de la même race, le cinquième d’entre eux différait des autres. Un corps plus sec aux couleurs inversées ; sa carnation se révélait noire et ses taches, blanches. Quatre guerriers. Le cinquième, leur sorcier. Des Thogs. Tueurs-nés. Mercenaires. Race d’un plan neutre, affiliée aux Ténèbres tant par tradition que par philosophie. Échec était un mot ignoré du langage thog. Tandis que ses frères se rapprochaient prudemment de la fenêtre entrouverte, le sorcier s’assit à l’extrémité du balcon et posa le grand sac accroché en travers de ses épaules. Il déballa avec un soin particulier quatre épaisses bougies noires qu’il ficha en losange sur une pierre plate et mince, d’un ovale rouge foncé. Au centre du losange, il fixa une cinquième bougie. La sienne, blanche. Le Thog vérifia l’alignement de son dispositif avant de passer à la suite. Autour de son cou maigre, le sorcier portait un collier qu’il éleva à la lueur des deux lunes, l’agitant doucement devant ses yeux globuleux d’un gris opaque, qui ne cillaient pas. Le pendentif, un simple lien de cuir, était orné d’une vingtaine de petites boules translucides, emplies d’une fumée carminée. Après une moue satisfaite, le sorcier reporta son attention sur ses congénères. À travers les vitres, camouflés par l’ombre du toit, les assassins étaient en train de contempler un spectacle fascinant. Deux fécondatrices humaines, l’une aux cheveux d’or, l’autre, rouges, qui se hurlaient dessus. Leur dispute parvenait, intelligible, jusqu’aux oreilles des Thogs. — Il est à moi, tu entends ? s’énervait la femme blonde. Ravage est à moi tu ne me le prendras ! — Oh si, ma belle, il suffirait que je claque des doigts pour que ton homme rampe devant moi, comme tous les autres avant lui ! — Tais-toi ! Tais-toi et va-t-en ! Je ne veux plus jamais te voir, traîtresse ! La femelle en rouge cracha sur le tapis, saisit son baudrier d’arme et quitta le champ de vision des Thogs qui entendirent une porte claquer avec rage. Les tueurs échangèrent un regard complice, méprisant ces fécondatrices qui se disputaient les faveurs d’un seul reproducteur. La fécondatrice blonde fit les cent pas avant de s’asseoir. Les Thogs étaient des êtres patients, ils attendirent. Environ vingt minutes plus tard, la femelle se laissa aller dans son fauteuil, allongeant ses longues jambes. Elle finit par être gagnée par le sommeil, ce qui n’étonna pas les tueurs. Un Thog pouvait rester six jours sans boire, manger, ni dormir, mais des fragiles Humains, non, pire encore, une de leurs fécondatrices, comment ne pas s’attendre à une telle réaction de faiblesse ? Les guerriers se tournèrent vers leur sorcier. Ce dernier hocha la tête, il était prêt à l’invocation. Prélevant l’une des boules de son collier, il la goba d’un trait puis se pencha sur les cinq bougies enfichées. De la fumée du même carmin que la boule se mit à sortir de sa bouche. Le sorcier la canalisa pour allumer les cierges selon l’ordre requis, la sienne en dernier. Lesdites bougies se mirent à diffuser une flamme rougeâtre. Le sorcier opina à l’attention des autres avant d’entamer une mélopée au ton haché mais très doux. La fenêtre fut repoussée sans un grincement. L’un après l’autre, vite et sans bruit, les tueurs se glissèrent dans la pièce. La femelle continuait de dormir. La délaissant, les guerriers se dirigèrent droit sur la chambre de Renzo. Leur priorité avait été clairement définie. Le tuer, en priorité. Les autres meurtres ne seraient qu’un bonus. L’un des Thogs ouvrit la porte, qui n’était d’ailleurs pas verrouillée. Repoussant les battants, les assassins entrèrent dans la chambre. Une pièce vaste, aux murs azurés, aux moulures dorées. Un grand lit à baldaquin, à voilages bleu nuit, trônait côté balcon. Un secrétaire et deux fauteuils constituaient le reste de l’ameublement. Une autre porte, du côté opposé, mais verrouillée, comme le constata rapidement l’un des tueurs. Les Thogs se concertèrent. Voilà qui n’était pas prévu. Une voix féminine résonna dans leurs dos : — Le duc n’est pas là. Nous nous attendions à une visite de ce genre. Devora avait ouvert les yeux, elle était debout et sa rapière ne tremblait pas. — Nous voulons l’homme-duc, émit un des Thogs d’une voix éraillée. — Vous ne l’aurez pas. Il n’est pas là, je vous l’ai dit. Partez, il est encore temps. Marg apparut de derrière le rideau dressé à droite de l’entrée. Elle dévoila les dents et ajouta : — Ou bien restez, et je vous éclate la tête ! Le Thog leva ses mains, imité par ses congénères, et ferma les poings. Des griffes d’os d’au moins six centimètres, jaillirent de leurs phalanges. — Nous voulons l’homme-duc, se contenta de répéter la créature. — Vous êtes sourds ou vous êtes niais ? demanda la guerrière rouge. Sans attendre de réponse, elle renchérit : — En tout cas quelle laideur ! Qu’êtes-vous ? Le croisement raté entre une crotte de serpent et une face de crapaud écrasée ? Le faciès de Thog s’étira sur toute sa largeur, ce qui pouvait passer pour un sourire. Après quoi, la créature ouvrit la bouche pour laisser sortir les pointes d’une langue bifide, aussi verte que l’herbe de printemps, brillante de salive. L’appendice goûta à l’air libre, hésitant, puis jaillit soudain vers Marg, se déployant sur plus de deux mètres. La guerrière rouge réagit encore plus vite. Elle leva la main, intercepta la langue en plein vol, avant de la relâcher dans une grimace de douleur, brûlée par la salive corrosive. Le Thog rétracta sa langue et referma la bouche. — Toi t’aurais pas dû faire ça, grinça Marg en soufflant sur sa brûlure. Et tout en avançant sur les êtres marbrés, d’un même geste fluide, elle dégaina les épées jumelles croisées dans son dos. Les Thogs avancèrent à leur tour, griffes brandies. Estimant qu’elle allait manquer d’espace, Devora prit un pas d’élan, plongea sur la moquette, effectua une roulade et se redressa dans la chambre du duc. De l’autre côté de la ligne des tueurs. Deux d’entre eux la chargèrent. Les autres continuèrent sur Marg. De sa lame, Devora détourna une attaque destinée à lui fendre le visage. Elle laissa passer le Thog emporté par son élan, et frappa le second d’un revers de sa dague. Le deuxième tueur para à son tour. Devora sauta de côté pour échapper au premier qui revenait à la charge. Elle se remit en garde. La langue d’un des Thogs fusa vers elle, ruban vert et venimeux. Elle croisa ses deux lames pour trancher l’appendice mais ce dernier résista aux ciseaux d’acier. Ayant manqué son but, il se rétracta. Déjà, l’autre assassin revenait à la charge. Dans l’antichambre, Marg se battait l’invective à la bouche. Ses épées courtes s’agitaient à toute vitesse dans la lueur de la pierre vivante enchâssée dans les murs. La Vierge d’Acier évita un autre jet de langue d’une torsion du buste, puis une attaque en tenaille des deux assassins. Elle riposta en lacérant un avant-bras. À sa grande surprise, ce n’est pas du sang, bleu, vert, jaune ou rouge, qui coula de la blessure mais une fumée délicate aux volutes cramoisies. Le Thog sembla n’éprouver aucune douleur. Marg recula, un temps déconcertée, avant de repartir à l’assaut. Devora venait de faire le même constat que sa consœur. La plaie du Thog qu’elle venait de balafrer à la poitrine laissait échapper une sorte de fumée et non pas du liquide artériel. La guerrière sursauta. La langue de l’autre cingla l’arrière de son cou, lui occasionnant une vive brûlure. Devora tourna sur elle-même pour échapper à l’attaque corrosive, elle se fendit au sortir de sa volte et, d’une estocade parfaite, plongea sa rapière dans le cœur du Thog. Ce dernier s’écroula, mortellement touché. La blonde tourna vers l’autre. Ce dernier arbora la même grimace de gargouille que son frère de race, précédemment. Elle se jeta sur lui, brandissant rapière et poignard. Le Thog répliqua de ses longues griffes. Sur le balcon, l’une des bougies noires venait de s’éteindre. Toujours en pleine incantation, le sorcier marqua une pause, le temps d’avaler une boule de son collier avant de relâcher la fumée sur l’artefact de cire. La flamme incarnate rallumée, il reprit sa mélopée hachée. Et de l’autre côté des murs, le cadavre du tueur fut baigné de cette même fumée colorée. Le corps frémit et le défunt ouvrit les yeux, soudain ressuscité. Occupée à tenter de percer la défense de son adversaire, Devora s’avisa de la renaissance du coin de l’œil. Elle lâcha un juron et repoussa la créature qu’elle affrontait d’un revers de son épée. Le Thog miraculé sourit à son tour et se jeta sur elle. L’autre assassin attendit que la guerrière blonde soit engagée pour l’assaillir par-derrière. Devora se sortit du piège, au prix d’un bras entaillé, et d’une cuisse lacérée. Marg se laissa tomber sur un genou et ce réflexe lui sauva la vie. Le Thog qui se dressait dans son dos cisailla l’air de ses griffes, à l’endroit où elle se trouvait un instant auparavant. La guerrière rouge pivota d’un quart de tour sur son genou et remonta son épée gauche. La lame perça le ventre du tueur jusqu’à ressortir de ses reins. D’un geste sec, Marg libéra son amie. Tout en se redressant, elle bouscula la dépouille de la créature d’un coup d’épaule. Le corps du Thog alla s’écrouler sur le dos, sa blessure au ventre diffusant un nuage de fumée rouge. La Vierge d’acier accueillit l’assaut du second des assassins mais ce dernier la devança. Il feinta et frappa vers le bas, ouvrant la cuisse de la guerrière sur toute sa longueur, puis sa hanche. Marg répliqua en lui brisant le nez d’un coup de tête et lui enfonça son épée en pleine bouche. Elle rejeta le cadavre d’un coup de botte au sternum et se retourna. Sur le balcon, le sorcier avait entrepris de gober deux autres boules et de faire renaître ses acolytes. La Vierge n’obtint aucun répit. Le second tueur venait à peine de s’écrouler que le premier se redressait, le regard brillant de vie retrouvé, ses griffes avides de faire couler le sang. Marg fit effectuer un tour complet à ses épées et se replaça en défense. Déjà une langue de venin se ruait en direction de son visage. Devora n’était pas mieux lotie. Elle venait de recevoir un revers de griffes dans les côtes. Les lames d’os avaient percé son pourpoint en cuir de buffle, sa chemise et sa chair. Le combat se poursuivit, de plus en plus frénétique, les guerrières commençaient à fatiguer. D’autant plus qu’elles déploraient chacune plusieurs blessures. Heureusement pour elles, les langues des créatures tachetées avaient besoin de plusieurs minutes de repos avant de pouvoir frapper à nouveau. De leur côté, les Thogs paraissaient en pleine forme. Chacune de leurs résurrections semblait même les rendre plus forts, plus résistants Elles étaient plus agiles et meilleures guerrières, malgré leur infériorité numérique, mais comment venir à bout d’adversaires qui ne pouvaient mourir et qui régénéraient leurs blessures ? La Vierge d’Acier en avait même décapité un, cela n’avait rien changé. Quelque temps après, le Thog se redressait pour l’attaquer, sa tête bien en place. Dev’et Marg étaient à présent acculées au fond de la chambre de Renzo. Puisant dans leurs réserves, elles venaient de tuer trois des quatre guerriers, en vain. L’un d’eux venait de renaître. Soutenu par son camarade survivant, il se contentait de les bloquer contre le mur. Jamais des Humains n’avaient résisté si longtemps face à un Rawq thog. Quatre guerriers et un sorcier, mis en échec par deux fécondatrices ? Une chose impensable. Il faudrait faire de nombreux sacrifices avant que le Rawq ne lave son âme de cette souillure. Les tueurs attendaient donc prudemment le retour de leurs deux frères pour se lancer à l’assaut. Les deux jeunes femmes profitèrent de ce maigre répit : — Tu as une idée pour nous sortir de cette foutue mélasse ? demanda Marg. — Il se trouve que oui, rétorqua Devora. Tu connais la Maraude de Quarth ? — Évidemment, je suis la Vierge d’Acier, tout de même ! — Parfait, on fait la Maraude. Je débute à gauche, toi à droite. En même temps, hein ? Il faut les tuer tous les quatre, dans la foulée. Je donne le signal. À cinq. — En même temps, à cinq, répéta Marg. — Un. La guerrière en cuir rouge raffermit sa prise sur ses épées jumelles et serra les mâchoires. Les Thogs étaient à présent au complet. Ils avancèrent. Leurs lames d’os prêtes à déchirer, encore. — Deux. En demi-cercle, tous les quatre. Leurs lèvres moites, les pointes de leurs langues dardées, prêtes à jaillir. — Trois. Marg se ramassa sur elle-même et marmonna une série d’injures destinées à ses adversaires. — Quatre. Les Thogs arrivaient à portée. Devora posa ses paumes l’une contre l’autre, invoquant le pouvoir enseigné par les Sœurs-Grises, la voie du vent – une arme secrète qui ne pouvait prendre effet qu’en dernière extrémité, lorsque le corps puisait dans ses ultimes réserves d’adrénaline. — Cinq. Les quatre langues surgirent de la bouche des Thogs, hachant l’air en direction des Humaines. Mais c’était trop tard, la blonde et la rousse s’étaient élancées. Une attaque en diagonale croisée, Devora, un pas devant, à gauche, Marg à l’opposé. La Maraude était lancée. Convenablement exécutée, cette charge à deux guerriers qui s’apparentait à une danse, conçue par le Maître-escrimeur et guerrier adepte Nyagath de Quarth, se révélait imparable. Comme allaient le constater les Thogs. Aussi gracieuse qu’une ballerine elfique, Devora était portée par le pouvoir, ses gestes avaient acquis une précision parfaite, une fluidité presque aussi impressionnante que celle de Cellendhyll. Marg se mouvait différemment, moins légère, plus puissante. Son efficacité ne s’en révéla pas moins meurtrière. Une parade, une feinte, une fente. Un frappé. Une volte, un glissé latéral, nouvelle fente et frappe. La Maraude achevée, les deux guerrières se redressèrent au terme de leur élan, à une fraction de seconde d’intervalle. Frappés à mort, les quatre tueurs s’écroulèrent dans un ensemble parfait. La fumée que chacun d’eux dégagea se mêla à celle des autres, se contracta. Puis explosa. Sur le balcon, les bougies accordées à l’âme des guerriers thogs s’étouffèrent quasi simultanément. Le sorcier n’eut pas le temps d’ingérer de nouvelles boules de fumées. Il poussa un cri rauque, ses os craquèrent, et il retomba violemment sur le dos. Sur l’autel, la cinquième des bougies, la blanche, s’éteignit à son tour, comme soufflée par un vent rageur. Armes aux poings, Devora et Marg se jetèrent sur le balcon. Les y attendait la dépouille du sorcier, le corps arqué en arrière, les traits figés par une souffrance aussi soudaine que terrible. Raide mort, brisé par le contrecoup du sortilège contrarié. Impitoyables étaient les lois de la magie. Plus un sort était puissant, plus la rançon à payer se révélait coûteuse. Bien plus encore lors d’un sort contrarié, cas funeste que venait de subir le sorcier thog. Ayant constaté le décès du sorcier, Marg cracha sur sa dépouille, tandis que Dcvora écrasait les bougies d’un coup de bottes avant de briser la pierre sur le rebord du balcon. Les deux guerrières fouillèrent les toits du regard, le contrebas avant de retourner dans l’antichambre. — Tu peux aller voir ton duc, si tu veux, déclara la Vierge d’Acier. À mon avis, c’est fini pour cette nuit. Devora mordilla sa lèvre inférieure et souffla : — Tu es blessée, Marg. Je ne vais pas te laisser ainsi. — Je suis Marg, la Vierge d’Acier ! Alors, va voir Renzo, tu en crèves d’envie. À peine la guerrière blonde hors de la pièce, Marg tira un fauteuil en face la fenêtre et s’assit en grimaçant, ses épées à portée de main. Ses blessures la cuisaient, ses muscles courbatus l’élançaient avec insistance. Tentant de trouver une position à peu près confortable, la guerrière rouge arbora toutefois un sourire satisfait. La souffrance qu’elle endurait était également une récompense. Abreuvée du chant de l’acier, sa drogue, elle goûtait à la saveur de la victoire, une fois encore. Kell va encore me pourrir la tête mais elle ne sera que trop heureuse de me soigner ! songea-t-elle. Sa sœur-d’âme lui manquait. Avisant les cadavres, elle se rendit compte qu’à présent c’était bien du sang qui coulait de leurs blessures mortelles. Un sang beige et liquoreux. Ces créatures avaient bien failli les submerger. Si Devora n’avait pas trouvé la parade… Après leur discussion du début de soirée, les jeunes femmes avaient décidé de se préparer comme si une attaque allait survenir. Renzo avait été parqué avec ses dossiers dans la grande cave, auprès de ses vins voluptueux, et suffisamment d’éclairage et de confort pour pouvoir travailler comme il le désirait. Les gardes avaient été massés à des points stratégiques du rez-de-chaussée et du sous-sol, laissant aux deux guerrières le soin d’accueillir les assassins potentiels. Nul doute que ces précautions paient payé, même si la magie des Thogs avait failli se révéler fatale. Oui, la Vierge d’Acier avait mal mais elle était heureuse. Pleinement vivante. Réprimant un gémissement provoqué par sa blessure à la hanche, elle allongea ses jambes. Elle espérait presque que Cellendhyll ne retire rien de son expédition, elle pourrait alors le railler jusqu’à la fin de son séjour à Véronèse. Chapitre 32 — Hum hum, chuchota Reydorn pour lui-même. Frottant la pointe de son menton, il était placé devant le fameux glyphe. Lui seul pouvait apprécier la nature réelle de ce qui leur barrait la route. Un piège mortel, aux lignes pourpres et magenta, ondulantes, vibrantes d’énergie asservie, prêtes à mordre. — C’est bien un glyphe de garde, et un méchant, exposa le mage. Je vais vous faire voir, mais surtout, n’y touchez pas. — Tu as entendu, Gher’ ? asséna Cellendhyll en lançant une œillade sévère à l’attention de l’intéressé. Ce dernier haussa les épaules d’un air innocent. Le mage vert leva ses mains et se mit à tisser un ample canevas alimenté de son mana. Peu à peu, apparurent les lignes de pouvoir suspendues qui composaient le glyphe protecteur. À présent pleinement visibles, chatoyantes, ondoyantes tels des serpentins dans une brise, ces lignes s’étiraient sur toute la surface du boyau. Pour les non-mages, c’était-là un spectacle magnifique, impressionnant. — Oui, c’est bien ça, murmura le mage du Cercle Vert. Eh bien, quelle matrice ! Toi, tu es une sacrée vicieuse, hein ? Reydorn se retourna, jetant un regard appréciateur à Gheritarish : — Il va me falloir revoir mes données sur le peuple loki. Il est impossible pour un Humain de résister au déchaînement d’une telle puissance et, toi, tu as été à peine brûlé… — Oh, tu sais, je ne sais pas si je devrais te le dire, mais je suis un Loki très spécial ! — Hélas oui, confirma Cellendhyll d’un soupir. — Bon, maintenant, ajouta Reydorn, reculez-vous, tous. Et silence, je dois me concentrer. Il fallut une bonne heure au mage, et une bonne part de son énergie également, pour reprendre le tracé à l’envers et ainsi dissoudre le sort. Le glyphe disparu, les compagnons s’apprêtèrent à repartir mais Reydorn les arrêta : — Une seconde, laissez-moi récupérer, d’autant qu’il vaut mieux prendre ses précautions. Celui qui a placé ce glyphe connaît son métier Il a probablement placé des vigies magiques. Il me faut prendre des dispositions. Ne bougez plus. Des poches internes de sa tunique, le mage sortit un petit sachet de peau dont il déversa la moitié du contenu dans la paume de sa main ; une poudre fine, ocre jaune, qu’il lança sur les compagnons en prononçant un libellé runique. Au contact de la poudre, leurs silhouettes se nimbèrent d’un scintillement aux tons ambrés qui dura quelques secondes avant de s’éteindre. Toute trace de poudre avait disparu. — Voilà, annonça Reydorn. On peut y aller. Désormais vous êtes invisibles à toute détection magique. Mais attention, vous restez repérable à la vision normale. — Pourquoi ne pas carrément lancer un sort d’invisibilité totale ? s’enquit Rathe. — Parce que plus un sort est puissant, plus facilement on risque de le repérer. Je ne veux pas éveiller l’attention du mage qui a établi ces défenses. — Allez, on y va, décida Milo, en prenant la tête. Comme tout Nain qui se respecte, il était dans son terrain de prédilection. Cristaux magiques en main, ils s’engagèrent à travers un lacis de galeries étroites suintant l’humidité. Mais après que Reydorn eut désamorcé un autre glyphe de garde, ils plongèrent dans un univers différent, comme s’ils avaient changé de plan. Après vérification, le mage du Cercle Vert assura que ce n’était pourtant pas le cas. Sur les parois, la roche avait laissé place à une matière blanchâtre, dégoulinante et visqueuse, veinée de lignes hachurées qui tiraient sur le violet ; une sorte de mucus phosphorescent qui reflétait imparfaitement la lueur de gemmelitte jaune. Cellendhyll ressentit une pulsation étrange, menaçante, résonnant des parois. — Tu sens quelque chose ? demanda-t-il au Loki. — Tu parles que non ! Cette ville parfumée a complètement saturé mon odorat. — Je n’aime pas ça, annonça Milo, ses épais sourcils froncés. — Tu n’es pas le seul, renchérit Gheritarish, chevelure dressée. — Je partage votre avis mais nous n’avons pas le choix, soupesa Cellendhyll. Je veux en savoir plus. Néanmoins si l’un de vous désire rebrousser chemin, je comprendrais. — Tu rigoles, j’espère ? Milo raffermit sa prise sur le manche de sa hache, il cracha un jet de chique sur le sol et reprit la marche. Cette odeur me dit quelque chose mais quoi ? L’Ange reconnut parfaitement le phénomène qu’il ressentait, cet accroissement des sens, l’accélération de son pouls, une tension dans les membres, une démangeaison au creux de sa nuque… Le danger tout proche. Il dégrafa l’attache de fourreau de son épée. * Pour ne pas être repérés, ils avaient rangé leurs cristaux de lumière et progressaient à la lueur diffusée par les étranges parois. Le tunnel blanchâtre qu’ils suivaient cessa soudain, remplacé par un large espace dégagé, empli de pénombre. Milo murmura qu’ils entraient dans une grotte. Usant de sa vision nocturne, le Loki confirma le fait, pour ce qu’il pouvait en voir, car cette vision-là portait bien moins loin que la normale. D’après ses dires, une caverne étirée les attendait, d’apparence naturelle, haute de plafond, à peu près ronde, avec un sol de sable noir, bosselé. — Rey’, tu peux nous faire un peu de lumière ? Nous avons besoin d’avoir les mains libres, au cas où… — C’est possible, mais si j’agis directement sur notre environnement plutôt que sur nous, ça risque de déclencher des alarmes magiques. — Tant pis, nous nous contenterons de ton cristal, alors. — Bon, formation en losange, décida Milo. Je passe devant, Reydorn, tu te mets au centre, Cellendhyll et Gheritarish, sur les flancs. Gher’, si tu vois quelque chose, tu nous avertis. Rathe, tu couvres nos arrières. Rathe ? Sangnoir, qu’est-ce que tu fous ? Tu crois vraiment que c’est le moment de s’en allumer un ? En effet, le voleur achevait de se rouler un bâtonnet de loki. — Oh, ce n’est pas pour tout de suite, Milo, rassure-toi. Je le prépare pour après. Vous sentez cette tension qui plane ? Ça va chier dans pas longtemps alors je crois que cette herbe à fumer, quand on sera sorti de ce merdier, je l’aurai amplement méritée. Le guerrier nain en tête, ils avancèrent vers le milieu de la caverne, retenant leur souffle. — Attendez, signifia Gheritarish, je crois avoir vu un mouvement… Par là, au fond. Il scruta l’obscurité avant de reprendre : — Non, je ne vois rien, il fait tellement noir… Ils reprirent la marche. Ils arrivaient au centre de la caverne, ils étaient sur leurs gardes. Et pourtant. Un mouvement rapide devant Milo, une forme sombre qui se déployait du sol où elle s’était tapie, avant de disparaître. Un souffle d’air, un éclat blanchâtre et vif. Le Nain eut tout juste le temps de lever son bouclier pour se protéger. Le bruit de métal déchiré, et son écu tombait sur le sable, proprement coupé en deux segments distincts, un bouclier en métal nain. — Position défensive, s’écria Mila, regroupez-vous ! Il entreprit de reculer prudemment, sa hache runique prête à la riposte. — C’était quoi ? cracha Rathe. — J’en sais foutre rien, cracha Milo, mais j’ai bien failli y rester. On m’a frappé avec quelque chose de tranchant mais pas une épée ou une hache. Une faux, peut-être ? — Gher’, tu as vu ce que c’était ? — Non, je regardais d’un autre côté. Cellendhyll aurait bien voulu se plonger dans le zen, mais comment se concentrer alors qu’il pouvait être attaqué d’une seconde à l’autre par un ennemi invisible ? Il n’y avait plus aucun signe de l’agresseur. Mais à l’extérieur du halo de lumière que brandissait le mage, ils entrapercevaient des formes mouvantes, vagues et rapides. Qui pouvait bien user d’une faux ? s’interrogea l’Adhan. En l’espace d’un instant, sa mémoire s’aviva. Un plan intermédiaire, des années auparavant. Un vaste océan de dunes, balayé par la brûlure d’un soleil de cobalt rayé de mauve. L’escadron de Maraudeurs-Fantômes que menait l’Ange, alors sous-lieutenant, était en mission de reconnaissance. Harlan servait d’éclaireur. Le métis aux cheveux rouges avançait prudemment sur le sable, tous sens en éveil, la lame de son épée bâtarde oscillant devant lui. L’escadron descendit une pente pour s’engager sur une mare de sable, bordée de petits monticules. Un de ces monticules explosa au moment où Harlan passait à proximité, et une forme se redressa subitement de sa position d’affût. Une haute créature à carapace blanche et mauve, dressée sur ses postérieurs, ses longs antérieurs hérissés de piquants, de barbelures, avec une petite tête culminant à deux mètres du sol surmontée d’antennes frémissantes. Harlan eut juste le temps de pousser un cri d’alerte et de lever son arme pour parer l’attaque de l’insectoïde Une seconde créature surgit du sable, par-derrière, agitant ses redoutables antérieurs. Harlan fut littéralement découpé au niveau du bassin, comme tranche par une faux. D’autres encore surgirent du sable, tout autour d’eux. Ce jour-là, l’Adhan perdit la moitié de son escadron. — MANTES ! s’écria Cellendhyll d’une voix de tonnerre, faisant simultanément jurer Rathe, Milo et Gheritarish. — Ici ? Sur le plan primaire ? Ce n’est pas possible ! — On discutera de ça plus tard. Rey’, il nous faut plus de lumière ! — Mais… — On s’en moque de tes vigies magiques, mon vieux, coupa Milo. On est mort dans trente secondes si tu ne fais rien ! Ça te va comme argument ? Le mage sylvestre remisa son éclat de gemmelitte et traça quelques gestes rapides. Un ovale de mana naquit de l’air entre ses doigts, qu’il modela de sa volonté avant de l’agrandir et de le lancer au-dessus de lui. Une sphère de lumière blanche et vive illumina les parages immédiats, planant à quatre mètres de hauteur, dans le sillage du mage. — Par l’Épée de Lachlann ! jura Cellendhyll. Hélas, il ne s’était pas trompé, rien à voir avec les Affiliés. Une vingtaine de Mantes les entouraient, traçant des cercles menaçants tout autour d’eux, à la recherche d’une faille dans leur défense. À demi-recouvertes de houppelandes noires, elles agitaient leurs longs antérieurs hérissés de piquants, faisaient crisser leurs pinces acérées, suant d’hostilité et du désir de tuer. L’éclairage magique fut invoqué à point nommé. Une Mante se trouvait allongée à un mètre de Cellendhyll, elle se redressa de toute sa hauteur et passa à l’attaque. L’Adhan eut juste le temps de remonter son épée pour parer un revers de pince, la lame glissa sur la chitine de la créature sans l’entamer mais suffit à la faire reculer. Elle revint aussitôt à la charge. Puisque l’arme ne pouvait entamer la carapace, l’Adhan s’en servit comme d’une massue. Il contra une nouvelle attaque, se baissa vivement. Un coup de taille pour faucher les postérieurs, un second pour défoncer le crâne – l’un des rares points faibles des Mantes. De larges moulinets de leurs haches, Gheritarish et Milo repoussèrent deux autres insectes. Mais des deux, seule l’arme runique du Nain pouvait entamer l’armure des ténébreuses créatures. Attaqué à son tour, Rathe fut atteint au bras. Sa chair s’ouvrit jusqu’à l’épaule, entaillée aussi aisément que du papier par un rasoir. Son retour de lame ne fit que tinter sur la carapace de son adversaire, rebondissant sans dommages. La Mante se déplia et frappa dans la foulée. Rathe passa sous son bras et, d’un bond agile, planta sa dague dans l’un des yeux à facettes. La Mante poussa un cri strident en se redressant, l’arme plantée dans l’orbite. Elle trébucha et fuit précipitamment jusqu’à disparaître dans les ombres. C’était le premier assaut. Les Mantes reculèrent et reformèrent leur cercle prédateur autour des compagnons. Cellendhyll et les autres échangèrent un regard déterminé. Elles chargèrent sur un ordre chuinté de l’une d’elles, après le septième cercle, attaquant simultanément à chaque pointe du losange formé par les compagnons. Milo trancha la patte de l’une d’elles mais reçut un revers qui déchira son armure et le côté gauche de sa poitrine. Le Nain éructa, leva sa hache et frappa de bas en haut, coupant l’insecte dans une diagonale de deux tronçons. Il se dégagea de sa cuirasse qu’il laissa tomber sur le sol. Gheritarish accueillit l’assaut d’une Mante d’un coup de pied dans son sternum, l’envoyant voler à plusieurs mètres. Il se baissa brusquement pour éviter d’avoir la tête tranchée, et riposta de sa hache avec tellement de force qu’il lamina un genou. La Mante tomba et le Loki lui pulvérisa la cervelle à peine touchait-elle le sol. Un autre insecte, celui-là même que Rathe avait éborgné, la dague pointant toujours de son orbite, s’avança dans le dos du Loki qu’il zébra de ses piquants. Sa cape en lambeaux, sa tunique déchirée, Gheritarish hurla de douleur puis gronda de rage. Il se retourna à toute vitesse, agrippa la créature qu’il souleva à bout de bras, sans se soucier des lacérations que lui infligeaient ses barbelures, et feula de défi, avant de rabattre la Mante vers le sol, lui brisant l’abdomen sur son genou replié. Les Mantes prirent de la distance pour entamer de nouveaux cercles autour d’eux. Au cinquième, nota Cellendhyll, elles lancèrent une nouvelle charge, sans que les compagnons aient eu le temps de se concerter. Reydorn fit deux pas en avant pour gagner de l’espace et leva son bâton runique. Il caressa les lignes de pouvoir de son pouce, et les runes s’embrasèrent les unes après les autres d’un feu émeraude. Le mage agrippa son, bâton tandis que ce dernier se cabrait dans sa main. Le vent de puissant qu’il venait d’invoquer se rua sur la moitié des Mantes, les giflant de son souffle et du sable projeté dans son sillage. Les créatures se contentèrent de s’immobiliser et de se replier sur elles-mêmes le temps de laisser passer l’effet du sortilège. Reydorn planta son bâton dans le sol pour maintenir son vent magique tandis qu’il fouillait dans les poches de sa cape. Il en sortit une poignée de petits cailloux bleus qu’il lança devant lui, tout en formulant une formule runique. Transformés en projectiles vrombissants, les cailloux fusèrent vers les Mantes. Mais cette fois encore, les carapaces se révélèrent supérieures à l’arme utilisée pour les vaincre, les projectiles magiques ricochèrent sans leur causer plus que de légère éraflures. Épuisé, le mage rentra dans le périmètre défensif en jurant. Les Mantes relancèrent aussitôt l’assaut. Gheritarish fut blessé au côté, Cellendhyll au bras droit et à la cuisse. Aucune créature des Ténèbres ne subit de dommage. Vint la troisième attaque, après neuf cercles effectués. Y avait-il une logique à ces assauts ? Cellendhyll ne pouvait toujours pas user du zen et l’acier normal restait inopérant. Il touchait les créatures blanchâtres et mauves mais sans leur causer véritablement de mal. Quant à ses lames de jet en méthalion, il doutait qu’elles soient plus efficaces. Alors, sa senestre s’abaissa vers sa botte et sa lame sombre vint s’y ficher d’elle-même. Le sourire féroce revint enlaidir le visage de l’Ange, comme un signal, et il bondit en avant, de nouveau tourbillon, sa chevelure d’argent auréolée par la sphère de lumière de Reydorn, sa Belle de Chaos dans la main gauche. Je suis l’Ombre qui danse et qui tue. Tout en courant, l’Adhan lâcha son épée et, de sa dague, il entama un assaut en trois temps issu du Rhys, qu’il acheva en cinglant le thorax d’une Mante. La lame sombre grésilla tandis que son contact faisait siffler la créature de douleur, couler un sang jaunâtre, épais comme une liqueur, que la dague absorba en vibrant de plaisir, pulsant d’un vif éclat rubis. Cellendhyll redoubla d’un revers. Brûlée, saignée, défigurée, la Mante trébucha sur le côté, son corps agité des soubresauts de l’agonie. Du coin de l’œil, Cellendhyll avisa Rathe. Avec sa blessure, celui-ci ne pouvait plus se battre que d’une main. Prudent, il se contentait d’esquiver sans riposter mais la Mante qu’il affrontait ne lui laissait aucun répit. D’un bond, l’Adhan se jeta à la rescousse du voleur. Il feinta à droite, sauta sur la gauche, se fendit. Sa Belle du Chaos passa sous la garde de la créature ténébreuse, forant son ventre sur toute la largeur, coupant et brûlant, aspirant la vie. Du même élan, il ouvrit le front d’une deuxième Mante, taillada une troisième qu’il repoussa sur une quatrième. Un nouveau sifflement péremptoire et les guerrières des Ténèbres se replièrent à une dizaine de mètres des compagnons. Gheritarish grondait, tous poils hérissés. Cellendhyll jeta un regard à Rathe qui haletait et jurait, visiblement en train de s’affaiblir, à Milo qui n’avait plus d’armure. À leurs blessures, à tous. — Rey’, on ne va pas tenir, sors-nous de là ! s’exclama-t-il. — Figure-toi que c’est que je tente de faire ! Le mage agita les deux mains. Un grondement sourd résonna dans la roche, à travers le sol. Le pouvoir de la Terre répondait. — Vite, dit-il, donnez-vous la main et tenez-vous à moi, ça va secouer ! Les compagnons s’exécutèrent sans perdre une seconde et ce ne fut pas un instant trop tôt. Le sol gronda fort et se mit à se soulever dans un nuage de poussière. Les Mantes s’écroulèrent, balayées telles des quilles, implacablement renversées par la puissance tellurique. Seul Reydorn resta parfaitement stable, aussi indéracinable qu’un chêne centenaire, permettant aux autres de garder l’équilibre. Le tremblement de terre à peine apaisé, Milo ordonna. — Suivez-moi ! Ils coururent sur le côté est de la grotte, vers un passage que le Nain avait repéré. Juste avant de quitter la grotte, Reydorn se retourna. Il ouvrit les mains, les écarta en faisant de petits mouvements des poignets, et les leva brusquement au-dessus de sa tête avant de les joindre. Forgé par sa volonté de mage, un mur de feu haut de trois mètres se dressa devant l’entrée du passage qu’ils venaient d’emprunter. Remises des secousses, les Mantes s’amassèrent de l’autre côté du brasier en gesticulant de fureur. Les compagnons fuirent aussi vite que possible. La sphère de lumière de Reydorn volait à six pas au-devant d’eux pour leur éclairer la route. De derrière, s’éleva un concert de sifflements et de crissements qui hérissaient leurs nerfs. — Mon barrage ne va pas tenir bien longtemps, annonça le mage sylvain. Le Feu est l’élément fondamental que je maîtrise le moins. — Raison de plus pour se hâter ! grommela Rathe en se confectionnant un bandage de fortune qu’il enroula autour de son bras blessé. Se fiant à l’instinct ancestral de sa race, Milo ouvrait la voie, déterminé à trouver une issue vers la surface. Le tunnel se mit à monter, faisant naître l’espoir. Le sang battait à leurs tempes, leurs blessures les cuisaient, leurs muscles commençaient à brûler de fatigue. Et les Mantes, bien supérieures en nombre, les pourchassaient tout en faisant crisser leurs barbelures. Rathe trébucha mais Gheritarish l’aida à conserver l’équilibre. Milo courait droit devant lui, Reydorn jetait de fréquents coups d’œil en arrière. Ils fuyaient sans trop savoir dans quelle direction. Ils avaient l’impression que d’une seconde à l’autre, les guerrières des Ténèbres allaient se jeter sur eux et les massacrer. — Sangnoir, je le sens, de l’air pur ! Nous approchons de la surface, tenez bon, les gars ! — Pas trop tôt, haleta Rathe, livide. Ils finirent par déboucher devant un cul-de-sac. Un rai de lumière parvenait du bas de la roche. Milo hocha la tête et ses grosses mains se posèrent sur la pierre. — Il y a une issue J’en mettrai la main dans la gueule d’un dragon ! Sur un signe du Nain. Gheritarish et Cellendhyll se jetèrent sur un des côtés de la paroi, poussant de toutes leurs forces. La pierre finit par répondre à leurs efforts en pivotant sur elle-même. Ils s’engouffrèrent dans ce qui ressemblait à une salle funéraire, éclairée par des torches fichées dans les murs. L’air était plus humide que dans les tunnels. Deux longs cercueils de pierre étaient dressés au centre de la pièce ; d’autres dans des niches creusées dans l’épaisseur des murs. Dès le groupe entré, les deux guerriers se hâtèrent de refermer le mur de pierre. Les Mantes arrivaient, mais le bruit qu’elles faisaient cessa net, étouffé par la largeur de la roche. Une porte grillagée fermait la sortie du mausolée. Elle s’ouvrit en grinçant. Quelques marches rapidement avalées et ils atteignaient le dehors. — Le cimetière, ce ne peut être que ça, souffla le Loki. En effet, on ne pouvait se tromper sur la nature des bâtiments gris qui les entouraient. — On est sauvés, soupira Rathe. Les Mantes n’allaient tout de même pas se risquer au milieu d’une cité-franche. Leur présence pouvait s’apparenter à une déclaration de guerre. * Gheritarish marchait au-devant des autres. Il s’engagea dans une allée de pierres tombales encadrée de hautes statues. Il était au milieu de l’allée lorsque l’air se troubla. Les statues reprirent leurs apparences premières et redevinrent des Mantes. Le Loki était cerné. Les Mantes sifflèrent et s’abattirent sur lui à l’unisson. Les compagnons entendirent Gheritarish gronder, feuler, ils le virent se débattre, frapper, griffer, mordre. Avant de disparaître totalement sous les formes étirées des grands insectes. — Gher’ ! hurla Cellendhyll. Avant qu’il ne puisse bouger, Milo le saisit fermement par le bras. — C’est trop tard, tu ne peux plus rien… Et te suicider n’avancera personne. Une nouvelle meute de Mantes jaillit du mausolée à cet instant, relançant la fuite des compagnons. Cellendhyll se laissa entraîner, baignant dans une rage impuissante. Ils traversèrent le cimetière sous le couvert des tombes et des mausolées. Les Mantes les cherchaient, transformées en prédateurs furtifs. Cellendhyll et les autres survivants réussirent à franchir le muret sans se faire repérer. Un entrepôt abandonné, de l’autre côté de la rue, leur servit de refuge. — Elles nous ont lâchés, annonça Milo, après avoir vérifié. Rathe s’appuyait contre Reydorn. Le mage et le voleur semblaient à court d’énergie. — J’y retourne, répliqua Cellendhyll. Elles paieront ! — Elles se paieront ta peau, oui ! cracha Milo. — Fiston, tu sais très bien que cela ne servira à rien, haleta Rathe. Les Mantes sont trop nombreuses et sur leurs gardes. Tu ne ferais pas dix mètres, avant de te faire abattre. Ta mort ne servirait à rien. — Si vraiment tu veux la vengeance, ce n’est vraiment pas la solution, renchérit Milo. Garde la tête froide, mon garçon. — Il faut prévenir les autorités, plaida Reydorn. — Personne ne nous croirait. Des Mantes, ici, à Véronèse ? D’ici à ce qu’ils se décident, les Mantes auront disparu, effacé toutes traces de leur passage. De plus, j’ai toujours réglé mes comptes par moi-même ! Cellendhyll les toisait, son visage fin convulsé par une indicible perte, mais ses yeux de jade luisaient d’une détermination féroce, qui n’avait d’humaine que l’apparence. — J’y retourne. Avec ou sans vous. — Par le Bouc Noir à Trois Pattes ! Qu’est-ce que tu crois, on est avec toi, fiston. En tout cas, tu peux compter sur moi. — Nous n’allons évidemment pas te laisser tomber, rajouta Reydorn en posant une main apaisante sur l’épaule de l’Adhan. — J’en suis, grommela Milo avant de cracher devant sa botte. Hors de question que je vous abandonne ! Leur indéfectible soutien, leur affection, l’amitié qui réchauffait leurs voix lasses, firent retrouver à l’Ange un pan de sa lucidité. Le vieux voleur et le mage étaient à bout de force, et le Nain avait perdu son armure, sans compter leurs blessures. Il les conduisait droit à la mort, tout droit. Et il n’obtiendrait pas réparation pour autant. S’adapter, c’est vaincre. Alors sa colère incendiaire se transforma, devint glacée, maîtrisée, réfléchie. Un lac, un plein lac de ce fluide acide dans lequel il puiserait jusqu’à obtenir vengeance. — Non, décida-t-il, c’est vous qui avez raison en vérité. Rentrons. Il faut que je réfléchisse. * Ils étaient de retour à leur appartement. À peine entré, Cellendhyll se posa devant la cheminée et se plongea dans le spectacle des flammes. Reydorn entreprit de soigner les autres, non pas de son mana – il n’avait aucun talent guérisseur – mais à l’aide de baumes et de potions confectionnées par Kell, la druidesse Sylvaine. Une fois pansés, les compagnons se rangèrent derrière l’homme aux cheveux d’argent. Ils se regardèrent, indécis. Cellendhyll fixait le feu, les mâchoires serrées. Il refusa les soins, il se moquait bien de ses blessures. Les élans de douleur qu’il ressentait servaient à nourrir cette haine froide qui le baignait. — Écoute un vieux briscard dans mon genre, finit par lâcher Milo. Si tu veux la vengeance, mon gars, tu dois garder la tête froide. Alors, pose-toi la question : qui dirige les Mantes ? L’Adhan ne répondit pas, toutefois une part de lui écoutait, tandis qu’une autre analysait. Le reste de son âme ne faisait que hurler. « Connais ton ennemi ». Oui, le Nain n’avait que trop raison. Il se força à juguler sa colère, à étouffer son désir de tuer. La présence des Mantes sur le plan Primaire traduisait quelque chose de plus inquiétant qu’une vulgaire contrebande de gemmelitte. De plus bien inquiétant que les simples agissements de la confrérie des Affiliés. Il y avait également les tentatives pour tuer le duc Renzo… Abreuvé de ces faits, son esprit retrouva une nouvelle vigueur : Mantes et Ténèbres sont indissociables… Qui peut se cacher derrière ces créatures de cauchemar, sinon le Père de la Douleur ? Seulement, comme jamais il ne quitte son plan-maître, il a forcément chargé un homme de confiance de gérer un nébuleux projet intégrant ses guerrières. C’est cet homme que tu dois trouver, Cell’. Il pourrait apaiser sa fureur en châtiant ce responsable, en abattant les Mantes, en faisant échouer les plans du Roi-Sorcier. Oui, se concentrer sur la vengeance pour ne pas songer à la perte. Coup pour coup, sang pour sang, mort pour mort. — Cellendhyll, dis-nous quelque chose, s’affligea Reydorn. Tu n’as pas ouvert la bouche depuis notre retour. Il répondit enfin et sa voix enfla dans la pièce, se réverbéra le long des murs, le long de leur couenne. Sèche, sifflante, laide : — Gheritarish est mort. Un autre que moi vous tiendrai probablement un discours riche en bonnes pensées, en anecdotes célébrant sa mémoire. Pas moi. J’ai une seule chose à dire, je vais retrouver le ou les responsables de sa mort et je vais les châtier, à ma façon : ce sera violent et très douloureux. À présent le sujet est clos, c’est clair ? Cellendhyll passa le reste de la nuit sur le toit. Baigné par la lumière tendre des deux lunes qui s’alliaient à son cœur second afin de guérir les blessures infligées par les Mantes. La magie hélas ne pouvait rien pour apaiser sa peine, mais la colère qu’il ressentait se révélait bien assez mordante pour qu’il ne s’écroule pas de tristesse. Il allait devoir apprendre la nouvelle à Devora. Mais pas maintenant, pas tout de suite. Il se sentait incapable de la voir même si elle lui manquait terriblement, aussi il la repoussa tout au fond de ses cœurs. Le moment n’était pas à l’amour mais bien à la haine. Rathe l’avait rejoint sur le toit, le temps de fumer un cône de loki, sa manière à lui de témoigner qu’il partageait le deuil. L’Adhan apprécia, il partagea même un peu de fumée avec le voleur ; une manière d’honorer Gheritarish, en attendant d’arracher le cœur et l’âme de celui qui l’avait abattu – par le biais des Mantes. Le voleur couché, Cellendhyll replongea dans ses réflexions, laissant les rayons lunaires parachever sa cicatrisation. Il avait de nouveau l’esprit aussi clair que l’onde d’un ruisseau sous un ciel d’été. Gheritarish serait vengé, cela ne faisait aucun doute… Mais pas n’importe comment. L’homme qu’il recherchait avait forcément ses entrées à l’ambassade des Ténèbres de Véronèse, point d’ancrage évident. Néanmoins, impossible d’aborder l’enclave de front. Il manquait un lien, qui scellait l’ensemble, lequel ? La gemmelitte. Nozzo avait disparu parce qu’il avait découvert, soit le gisement sauvage, soit les Mantes ; voire, pourquoi pas, les deux. Le Masque avait fait disparaître Nozzo. Donc Strakan travaillait pour les Ténèbres, consciemment ou non. D’autre part, Renzo, sa vie menacée et la nomination de magistère Quelle était l’une des tâches essentielles d’un magistère ? Définir chaque année les quotas de gemmelitte alloués à la vente. Notamment aux Puissances. Les Ténèbres avaient-ils trouvé moyen d’influer sur cette décision ? S’ils pouvaient influer sur les quotas, ils obtiendraient un avantage non négligeable sur la Lumière. Bien, poursuivons dans cette direction. Pourquoi tuer Renzo sinon pour l’empêcher de devenir magistère ? Si les Ténèbres voulaient la disparition de Renzo, c’est bien qu’il les gênait. Pourquoi ? Parce qu’il barrait la voie à celui qui est destiné à modifier les quotas. Le Baron Elsemir Verdugo. Baron Verdugo, dans très peu de temps, toi et moi, nous allons avoir une petite discussion ! Son raisonnement était loin d’être parfait mais lui suffisait amplement, l’Ange avait un nom – Verdugo –, un levier, et le reste suivrait. Il ne voyait pas de rapport direct entre les Mantes et Renzo, entre le Masque et Renzo, mais tout était relié, il le sentait. Il le sentait de son instinct d’Ombre. Il était lancé à présent. L’action était le remède. Il pensa à réveiller ses camarades pour partager ses analyses. Non, ils avaient trop besoin de récupérer. Devora ? Il n’était pas prêt. Elle attendrait demain. Alors que faire ? Il ne dormirait pas, il le savait. Il ne ferait que se perdre dans des cauchemars. Il resta sur le toit, avec sa dague, sa Belle du Chaos. Torse nu malgré la nuit fraîche, il se lança dans l’art du Rhys. L’âpreté limpide de ce dernier convenait parfaitement à son humeur. Cellendhyll commença doucement, le temps que ses muscles se chauffent. Puis, il accéléra, avant de trouver le rythme idéal que seul un Initié pouvait maîtriser, son point d’équilibre intérieur, qui se traduisait par une grâce si parfaite qu’elle en devenait émouvante. Son corps n’avait jamais été aussi viril, aussi menaçant. Il dansait, l’Ange, oublieux des souffrances tapies dans les tunnels ombreux de son esprit. Il trouva la non-conscience qui tamisait la réalité jusqu’à n’en faire que des petits grains de rien. Il trouva le « ici et maintenant » sur le seuil duquel l’attendait le premier voile. Il franchit ce dernier avec une aisance déconcertante, après tous ses échecs répétés. Il trouva le zen et sa plénitude. Le plus doux des nectars. Le plus doux des oublis. Il y plongea comme un assoiffé se jetterait dans une source fraîche après une traversée du désert. Porté par le zen, une traînée de cobalt nimbant chacun de ses gestes dans la lumière pâle des lunes jumelles, Cellendhyll virevoltait dans le monde bleuté, emporté par cette gigue de talent. Les deux cœurs disposaient à travers le zen d’une puissance plus formidable encore. Une part de lui-même hurla d’une joie féroce, d’un soulagement intense… Il était complet, enfin. L’Initié dans toute sa plénitude inquiétante. Seul dans la nuit, il leva les bras et se mit à rire. Un rire puissant, sardonique et libéré. Un rire triste et menaçant. Un rire acéré, sanglant. Le rire de l’Ombre. Je danse et je tue, oui ! Je danse et je tue ! Des heures plus tard, à ce qui lui semblait, il quittait la transe. Le petit jour se levait sur la ville. Le soleil jaillissait derrière la crête montagneuse de l’est, prêt à prendre ses quartiers dans un ciel d’azur sans nuage. Cellendhyll éprouva immédiatement une intense fatigue, rançon obligatoire de l’emploi du zen, dont le prix aurait pu lui sembler bien doux à payer s’il n’avait eu autant envie de dormir. Il parvint tout juste à retirer ses bottes avant de s’écrouler sur son lit. Gher’, jamais je ne trouverai un ami de ta trempe, si fidèle, toutes ces années durant. Tu me manqueras, bougre de Loki ! Je me suis montré si dur avec toi, ces derniers temps. Honte à moi, si j’avais su… Tu n’as jamais mérité un tel sort, pardonne-moi. J’espère que tu es bien là-haut, dans le Vas-skitayeh’lo qui t’accueille, votre monde des Rêves où tu vas renaître. J’espère que tu y trouveras de la bonne chère, des vins comme tu les aimes et surtout des pouliches à ton goût ! Mais pour ce est d’ici-bas, n’aie crainte, je m’occupe de tout. Tu seras vengé à l’aulne de ma douleur ! Enfin, il sombra dans un sommeil profond. * L’Ange s’éveilla dans l’après-midi, d’un sommeil sans rêves, curieusement apaisé. Deux personnes étaient assises à son chevet. Devora à sa droite, Marg à sa gauche. Toutes deux, les yeux rougis. Aussi belles l’une que l’autre dans le deuil qui les cernait. En un battement de cœur, la perte du Loki écrasa Cellendhyll de tout son poids. La main de Devora se posa sur sa joue, fraîche, rassurante, un léger baume à ses blessures de l’âme. Il posa sa main sur la sienne pour maintenir le contact. Elle lui sourit : — Comment te sens-tu ? — Physiquement bien. Pour le reste, que pourrais-je dire ? Ma peine ne se mesure pas en mots. Ni ma colère. Et c’est la colère qui me guide. — À voir le faciès que tu affiches, cela ne fait aucun doute, frissonna Marg, pourtant peu impressionnable. Et ma foi, je préfère te voir réagir ainsi. Tu as une cible ? La haine fit palpiter les prunelles de l’Ange : — Finalement oui, j’ai une cible. Une cible prioritaire, ainsi que quelques autres… — Parfait ! s’exclama Marg, je file affûter mes épées. Cette fois, l’Adhan, je te préviens, tu ne me laisseras pas hors de cette affaire, je veux les couilles du responsable de la mort de Gher’ ! Le ton était tout aussi péremptoire que le courroux d’un haut-dragon. — Et je fracasse la tête du premier qui m’en empêche ! renchérit-elle après une pause. Toi ou un autre ! — Tu pourras venir, Marg, aucun problème. Mais je serai intraitable sur une chose : ce coupable, personne d’autre que moi n’y touchera. — Bon assez de vengeance pour le moment, les interrompit Devora. Marg, tu peux nous laisser, s’il te plaît ? Je voudrais profiter de mon homme. — Je vous laisse, ma belle. Essayez juste de ne pas crier trop fort ! — File, vilaine fille, file astiquer tes épées ! s’esclaffa la guerrière blonde. — Vous m’avez l’air de bien vous entendre toutes les deux… releva Cellendhyll une fois la Vierge d’Acier dehors. — Figure-toi que oui. Après ce que nous avons vécu la nuit dernière… En fait, j’ai des choses à te raconter, mais cela attendra. Avant tout, je te veux. Maintenant, sans plus attendre. Ce sera notre manière d’honorer la mort de Gheritarish. Oh, mon Cellendhyll, je vais te remplir d’amour, te remplir jusqu’à te faire oublier tes peines ! Oui, vas-y, embrasse-moi. Oui… Quelques instants plus tard : — Mais c’est quoi, ça ? Ôte-moi immédiatement ce pantalon ! Et ce caleçon, aussi ! Ce fut violent, rude et bon, puis doux et tout aussi bon, jusqu’à l’apothéose qui les transcenda tous deux, simultanément, et qui sembla s’étirer des années entières. La passion apaisée. Devora débita d’une traite : — Milo et Reydorn sont restés au manoir. Il y a eu une attaque, cette nuit, pendant que vous étiez en exploration. Renzo va bien. Les créatures qui nous ont attaquées avaient des taches noires sur tout le corps, elles lançaient leurs langues sur nous. Nous n’arrivions pas à les tuer, une fumée rouge les faisait ressusciter. Et puis j’ai eu l’idée d’utiliser la Maraude de Quarth pour les tuer tous les quatre en même temps. Alors, leur sorcier est mort et il y avait des bougies devant lui. Nous étions blessées et Marg a contacté sa sœur-d’âme, Kell, qui nous a soignés dans son Bosquet avant de nous renvoyer ici. Elle te salue, au passage… Elle semble bien te connaître d’ailleurs. Dis donc, tu ne m’avais jamais parlé d’elle ! Des Thogs ? Cellendhyll se redressa d’un trait : — Dev’, reprends depuis le début, avec tous les détails… * Cellendhyll faisait les cent pas autour du lit, au centre duquel trônait sa compagne. Une Devora alanguie par le plaisir tout autant qu’amusée par le comportement de son amant. Ce dernier allait et venait, murmurant des commentaires inaudibles, les sourcils froncés, l’index caressant lentement son nez si droit. Elle aurait pu sauter sur le lit, hurler à la lune, ou même quitter la pièce, elle doutait qu’il s’en rendit compte concentré comme il l’était. Cela conforte parfaitement mes analyses. Des Thogs, servants maudits des Ténèbres ! Voilà le lien qui me manquait. Des Thogs pour tuer Renzo, donc la preuve irréfutable de l’implication du Roi-Sorcier. Tout le reste coule de source. On en revient à un homme. Le même. Elsemir Verdugo ! En songeant au baron, un souvenir ressurgit de sa mémoire encyclopédique. Lors du débat… une phrase proférée par le noble. Cellendhyll frappa du poing dans sa paume. Baron, tu es cuit ! Chapitre 33 Gheritarish se réveilla nu, écartelé debout sur un chevalet de torture, dans une vulgaire cellule éclairée de lampes à huile. Il sentait une certaine humidité mais son odorat s’avérait toujours aussi perturbé. Impossible de savoir si c’était le jour ou la nuit. Mais il devait s’être écoulé un jour au moins, peut-être deux. Les blessures occasionnées par les Mantes avaient guéri. Un peu plus tard, la porte fut déverrouillée. Un individu entra dans la cellule, le corps recouvert d’une longue cape de velours vert sombre, un béret luisant et mauve sur le crâne. Un Humain. Qui cependant n’avait rien d’humain. La peau de son visage affichait une blancheur malsaine. De sa senestre, l’homme dégrafa son vêtement qu’il enroula vivement autour de son avant-bras droit. Son corps nu était recouvert par endroits – haut du corps, nuque, épaules, une partie du pubis et des cuisses, le bas des mollets – de la même chitine qui recouvrait le corps des Mantes, sauf que celle-ci se révélait uniformément mauve. Le Loki réprima un grondement de défi tandis que l’arrivant avançait vers lui. À présent qu’il était plus près, Gheritarish distinguait clairement la pulsation qui animait la masse spongieuse de la larve qu’il avait d’abord prise pour un vulgaire couvre-chef, mais qui se révélait part intégrante du crâne qu’elle couronnait. — Je suis Mordrach Farrakas, annonça l’hybride d’une voix sirupeuse. Et toi, qui es-tu ? Le Loki ne desserra pas les dents. Mordrach émit un petit rire déplaisant avant de reprendre : — Tu n’apprécies guère ma compagnie, à ce que je vois… Peu m’importe puisque tu es en mon entier pouvoir, sous-être ! Et pour que les choses soient claires entre nous, voici ce que je te réserve : je vais te torturer en prenant autant mon temps que mon plaisir, te laisser guérir, te torturer à nouveau, avant d’attendre ton rétablissement. Et ainsi de suite, par cycles… J’ai entendu parler de vous autres, les Lokis. Je me demande combien de temps tu réussiras à tenir, avant de devenir fou. Intéressante question, n’est-il pas vrai ? Mordrach se rapprocha encore du Loki, et repoussa sa cape, dévoilant sa grande pince dentelée qu’il passa sur le torse du captif. Gheritarish se mit à gronder en sourdine. Il se débattit, tentant d’arracher les chaînes triples qui le retenaient, en vain. Mordrach lui adressa un sourire empreint d’une démence certaine et recula. Soudain oublieux de son captif, il fit claquer sa pince dans le vide tout en entamant des allers-retours le long de la pièce. De retour à la réalité, il revint se placer devant Gheritarish. — Commençons simplement… comment t’appelles-tu ? En guise de réponse, le Loki lui cracha au visage. Mordrach essuya la salive à l’aide de sa cape. De sa pince, il sectionna le téton gauche de Gheritarish. Ce dernier parvint à contenir la douleur à l’intérieur de lui-même. Constatant qu’il ne réagissait pas, Mordrach lui arracha le téton droit. Toujours aucune réaction. Le manchot traça alors une épaisse ligne de sang en travers du torse du supplicié. Le Loki demeura imperturbable. — Tu es dur au mal, c’est bien. Le plaisir que j’éprouve n’en sera que plus grand. L’hybride rayonnait. — Ce qui m’intéresse le plus au fond, gloussa-t-il, c’est de savoir quand ton système de régénération va abdiquer. Combien de temps avant que la magie qui régit ton organisme ne te trahisse ? À quel moment seras-tu incapable de guérir tes blessures ? Que voilà un sujet passionnant ! Douloureux pour toi, je l’admets, mais dis-toi que tu vas avoir l’insigne privilège de faire avancer la symphonie que je suis en train de créer. Je l’ai appelée : « Grandeur et souffrance ». Ma grandeur, la souffrance des autres ! — J’ai déjà rencontré de sacrés tarés, ne put se contenir Gher’, mais toi, t’es un fracassé de première bourre. Et pour le reste, va chier, salle étron marbré ! — Tu ferais mieux d’économiser ton énergie, sous-être ! Tu vas bientôt avoir besoin de la moindre parcelle de ta force, crois-moi ! Mordrach rejoignit un établi posé au coin de la cellule. Il y préleva un pot renflé qu’il emmena avec lui jusqu’au Loki. À l’aide d’une spatule, il préleva une part du contenu, une substance visqueuse, blanche, avec des irisations mauves, qu’il agita sous le nez de Gheritarish. — Ceci est de la bave de Mante… de la bave de Reine, ricana le manchot. Mes guerrières s’en sont servies pour creuser la roche. On va voir quel effet ça fait sur ta belle peau bleutée ! Et Mordrach badigeonna généreusement les plaies fraîches de Gher’. Puis il recula de quelques pas, ses petits yeux noirs luisant de plaisir. Dans le couloir qui jouxtait la cellule, résonna le cri d’une bête fauve, un feulement rauque de douleur et de rage extrêmes. Le feulement s’étira dans le temps avant de s’éteindre comme une chandelle soufflée par le vent. Quelques secondes de silence, chassées par un rire crissant, mâtiné de jouissance, aussi perturbant que le lent frottement de l’acier sur du verre. * Ils étaient debout sur la terrasse qui ouvrait sur le parc du manoir. Elle et lui. — Non Dev’, je suis désolé mais tu ne viens pas, avait-il énoncé. — Je te déteste, je te déteste, je te déteste ! — Non, ce n’est pas vrai. — Si, un peu… — Tu me détestes un peu ? — Oui, parfaitement, je te déteste un peu ! Cellendhyll éclata de rire. Il enlaça Devora, et reprit d’un ton raisonnable : — Ma douce, je sais que tu veux m’accompagner, et tu le mérites, d’ailleurs. Si j’étais à ta place, je réagirais comme toi. Mais ta place est avec Renzo, c’est ton devoir et tu dois l’accomplir jusqu’au bout. Et moi, je veux pouvoir me battre sans avoir à m’inquiéter de toi. Pour ça, j’ai besoin de te savoir en sécurité, en relative sécurité. J’ai déjà perdu Gher’, comprends-tu ? Mon cœur saigne encore. Si je te perdais maintenant, je deviendrais fou, sans aucun doute. Fou et sans espoir de guérison. Alors je veux te savoir ici. Entourée de cette enceinte et de tes gardes. — Les Thogs, ça ne les a pas vraiment arrêtés ! — Peut-être, mais tu leur as fait échec et de belle manière. De plus, avant que les Ténèbres ne se lancent dans une nouvelle tentative, j’aurai réglé le problème. Mais pour cela, je dois les prendre de vitesse. — Cellendhyll, maudit sois-tu de me faire ça ! Je te défends de mourir, entends-tu ? Jure-moi que tu vas me revenir intact, jure-le. — Dev’, je ne peux pas… — Jure ! — Fort bien, si c’est ce que tu veux… Je te jure de te revenir, sain et sauf. — Très bien, j’ai confiance, alors tu peux y aller. Mais je te préviens, c’est la dernière fois que tu me fais une chose pareille ! D’accord ? — D’accord. À ton tour Dev’, jure de ne pas me suivre, de bien rester ici avec Renzo. — Écoute… — Tsst-tsst, pas de ça, ma belle ! Je me suis engagé, à ton tour… — Bon, ça va, je jure… — Tu jures de quoi ? — Je jure de faire ce que tu demandes, je resterai au manoir, ça te va ? Le chaud sourire que lui offrit l’Adhan avait teneur de réponse. — Tu me le paieras, Cellendhyll de Cortavar ! dit-elle en le frappant au creux de l’épaule. Mais pas tout de suite. Maintenant, va-t-en. Et n’oublie ta promesse ! L’Adhan s’apprêta à partir — Eh ! le héla-t-elle. — Quoi ? — Tu n’oublies rien ? Et mon baiser, alors ? Dans les romans, avant le combat final, le héros embrasse toujours sa promise. — Dev’, je te l’ai déjà dit, soupira l’Ange avant de s’exécuter, je n’ai rien d’un héros ! Ou alors, c’est que le monde est fou. * Sur le chemin du retour vers son appartement, Cellendhyll traversait une place, plongé dans des pensées à teneur amoureuse. Il était seul et, comme à son habitude, vêtu de daim brun. Alors qu’il se trouvait au milieu de l’esplanade occupée de promeneurs, son instinct reprit le dessus. Un danger, proche. L’amoureux fut aussitôt rangé, repoussé, remplacé par l’Ombre du Chaos. Trois pas devant, venant de l’opposé… Ils allaient se croiser. C’était bien lui, dans une tunique brillante de brocard orange et or, ses épaules recouvertes d’une ample cape blanche. Suivi de cinq de ses sicaires. Hégel, cardinal de l’Orage, reconnut l’Adhan dans la foulée, du premier regard, et sa bouche mince s’incurva vers le bas, haineuse. Le regard de l’Ange s’étrécit. Les deux hommes s’étaient croisés une fois, lors de sa dernière mission, au terme de laquelle Cellendhyll avait berné les seigneurs du conseil de la Lumière, Hégel inclus. Et c’est ainsi qu’il s’était attiré la vindicte de l’Orage. Les deux natifs de la Lumière se toisèrent. Soudain conscients de la tension naissante, les passants s’écartaient de son épicentre, prenant bien soin de ne pas s’interposer entre les deux hommes. Les sicaires se tendirent. Trois d’entre eux portèrent la main à leur bâton d Orage. — Dis-leur de se calmer, Hégel. Tu n’as aucune autorité à faire valoir ici, nous sommes dans une cité-franche, entourés d’innocents citoyens, et le Guet n’est pas loin. Discutons. Le cardinal réfléchit puis fit un signe du poing à ses suivants. Les prêtres-combattants reculèrent hors de portée de voix, et se figèrent en position de repos. — Ne te crois pas pour autant protégé du courroux de l’Orage, Cellendhyll de Cortavar, et surtout pas du mien. Pour moi, tu n’es qu’engeance, un traître à ta patrie, une pourriture vendue aux Ténèbres ! Cellendhyll lâcha un soupir : — Je n’ai rien à voir avec les Ténébreux, Hégel, mais je doute que tu veuilles me croire. — En effet, tes mots ne sont que mensonges et tu paieras pour tes traîtrises, l’Adhan, j’en ai fait le serment ! — Suffit ! Le mot claqua comme un fouet aux lanières hérissées de pointes de glace. Cellendhyll s’avança jusqu’à pouvoir toucher l’ecclésiaste, qu’il toisa de toute sa taille : — J’ai bien d’autres soucis en tête que ta personne, Cardinal, alors ne force pas ta chance. Car oui, tu as de la chance : en souvenir de la Lumière que j’ai adorée avant qu’elle ne m’abandonne, je vais te faire un cadeau et ce n’est pas mon genre. Oublie-moi et tu vivras, tel est mon présent, et, de ma part, c’est un don inestimable. Mais continues à vouloir me nuire comme tu l’as déjà fait, Hégel, et je t’abats, comme une bête enragée. Réfléchis à tes options, à ton avenir. Profite de mon offre, elle ne se représentera plus. Hégel blêmit. Par réflexe de protection, il leva sa main armée de son gantelet magique. Cellendhyll saisit la main du cardinal qu’il serra à lui faire blanchir les phalanges et lui plaqua contre les côtes. — Cardinal de l’Orage, Puissant de Lumière, railla Cellendhyll d’un murmure. Fort de ton titre, tu te crois invincible, tu te crois intouchable ! Mais ce n’est qu’une illusion, tout comme ton importance… Tu sens ma lame contre ton ventre ? Ça, c’est du concret ! Oh, inutile d’activer ta magie, elle ne servira à rien contre mon arme. Alors, qui détient le pouvoir à présent, cardinal ? Qui détient le pouvoir de vie ou de mort ? C’est moi, Hégel, et moi seul ! Personne autour d’eux, pas même les servants de l’Orage, n’était conscient de la menace qui pesait sur l’ecclésiastique. Cellendhyll accentua encore la pression de sa dague, perçant la peau, faisant couler le sang. Il ricana : — Je pourrais te tuer ici même. Répandre tes tripes sur cette place alors que tes sicaires ou ta magie ne peuvent rien pour te sauver. Et crois-moi ou non, lorsque je te contemple, avec toute ta suffisance, j’ai du mal à me retenir de ne pas t’ouvrir la panse ! Plus encore que les paroles menaçantes ou la menace de l’acier, ce fut ce regard sauvage, d’une fixité inhumaine, qui fit frissonner le cardinal. Cellendhyll ricana une nouvelle fois : — Oh oui, je reconnais cette odeur que tu dégages, rance, légèrement sucrée… Tu sues la peur, Hégel, et tu as bien raison. Je suis la Mort. La tienne et celle de tous ceux qui se dresseront contre moi ! L’ecclésiaste était rivé aux yeux de l’Adhan, des éclairs de jade aussi aiguisés, redoutables, que l’acier de sa dague sombre. — Le Guet, avertit l’un des sicaires qui venait d’oser se placer à portée de voix. Cellendhyll saisit l’information en plein vol : — Tu connais le seigneur-capitaine Rico DellaVega, commandant du Guet de Véronèse ? Un homme très agréable. Vous allez très bien vous entendre. Hégel ne se méprit pas sur la portée ironique des propos, ni sur la menace incluse. Il tourna la tête, avisant une douzaine de bérets verts qui fendaient la foule. Le cardinal se retourna vers Cellendhyll. Ce dernier avait disparu. Je suis la Mort, Hégel. La tienne et celle de ceux qui se dressent contre moi ! Les mots continuaient de faire vibrer les tunnels de la conscience de l’ecclésiaste. * Allongé sur le lit, Leprín jouait avec sa dague en os de dragon. Celle-la même avec laquelle il avait assassiné Empaleur des mes. Estrée entra dans la chambre de l’auberge en chancelant. Tremblements, vomissements, sommeil tourmenté. Après la mort du Conquérant, l’effet de manque était revenu encore plus puissamment. La Fille du Chaos avait le visage hâve, amaigri, des cernes déparaient sa beauté, sans toutefois la piétiner totalement. — Ah, ma tigresse, tu es revenue ! sourit le Ténébreux. — J’ai besoin de bleue-songe, annonça-t-elle d’un ton pressant. — Tu n’as rien à me donner en échange ? Aucune information sur le Chaos ? Alors, c’est non ! À moins que… — Qu’est-ce que tu veux ? soupira Estrée. — Oh on peut s’arranger, pour peu que tu y mettes du tien. Je te donne de quoi tenir trois jours… Disons un peu plus… Tu reviens passé ce délai avec des renseignements de premier choix… et tu auras toute la bleue- songe que tu désires ! — Soit, se rembrunit-elle. Dans son état, elle n’avait pas d’alternative. — Attention, hein ? Pas du tout venant, du premier choix ! — J’ai compris. Je trouverai quelque chose, ne t’inquiète pas. Leprín rengaina sa dague avant de se relever. Il fouilla son manteau pour en sortir six sachets de drogue qu’il agita sous les yeux de la jeune femme. Mais au moment où cette dernière levait la main pour les prendre, le Ténébreux les mit hors de portée. — Quoi encore ? demanda Estrée d’une voix lasse. — Ces doses-là aussi, il te faut les mériter. Déshabille-toi et mets-toi sur le lit… Non, à quatre pattes ! Elle s’exécuta. Leprín se dévêtit à son tour et se posta devant son amante offerte. Embrasé par la fragilité qu’elle dégageait, la domination qu’il exerçait sur elle, à nouveau, il jubilait de toute son âme, et, tout en caressant sa virilité déjà congestionnée, il se repaissait du spectacle qu’elle lui offrait à son corps défendant, malgré le manque, toujours aussi troublante de sensualité. — À présent sale garce, tout va redevenir comme avant… Nous allons pouvoir reprendre notre bonne vieille relation. Ouvre la bouche. Non, plus grand et cambre-toi un peu plus. C’est ça, avec la langue ! Leprín profita de la bouche de la jeune femme durant de longues minutes, avant de passer derrière elle. Il admira ses longues jambes écartées, son fessier relevé qui exposait sa fente glabre. Elle était à sa merci. Il la prit comme il aimait le mieux. Par derrière. Forçant ses reins. Estrée grimaça lors de l’abrupte intromission. Leprín la pilonna de toute la longueur de son membre, ahanant au-dessus d’elle griffant ses hanches. La jeune femme se mordit les lèvres pour retenir un cri. Excité comme il l’était, Leprín ne mit pas longtemps à cracher son propre plaisir. Il roula hors du lit et se rhabilla sans attendre. Son visage luisait de sueur et de satisfaction. Il pointa son index sur Estrée et lâcha d’un ton sec : — N’oublie pas… tu n’as que trois jours ! La fille du Chaos releva la tête vers lui : — Regarde-moi, Leprín… Regarde ce que je deviens. Ta drogue est en train de voler ma vie, elle est en train de me détruire, à petit feu. Je suis Estrée d’Eodh, Fille du Chaos, crois-tu que je supporterais de perdre cette beauté qui est la mienne ? Tu ne comprends décidément rien aux femmes, alors je vais te dire ce qui va se passer… un jour proche, je ne pourrai plus me regarder dans un miroir, et je me tuerai. Je me tuerai refusant de supporter ma laideur et tu n’y pourras rien. Et ce sera toi l’unique responsable. Tu n’auras pas pour autant les renseignements que tu veux sur le Chaos et tu m’auras perdue aussi. C’est cela, ton but ? Hé bien vas-y, sors ton poignard et plante-le dans mon ventre, étrangle-moi, larde-moi de ton aiguillon ou brise-moi la nuque. Le résultat sera le même ! Le Ténébreux la dévisagea, comme sonné par ses paroles. Il faillit dire quelque chose qu’il n’avait pas prévu mais se ravisa au dernier moment : — Trois jours. Sa voix était mate, impersonnelle. Il quitta la pièce, manteau nonchalamment jeté sur l’épaule, en vainqueur. Estrée se retrouva seule avec le manque, souillée de la semence de son tourmenteur. Elle s’essuya rageusement, elle qui claquait presque les dents d’un froid subit. Redressée sur le lit, les bras enlaçant ses genoux pliés, elle se balançait d’avant en arrière, les yeux rivés sur les sachets de bleue-songe posés au bord de la couche. Elle ne devait pas les prendre, elle le savait parfaitement. Elle était perdue si elle le faisait, l’emprise se révélerait encore plus difficile à défaire. Mais l’attrait emplissait son corps, il terrassa son esprit. Elle poussa un gémissent tourmenté, saisit un sachet. Le rejeta. Émit un sanglot et l’empoigna à nouveau. Le visage emperlé de larmes, elle le déchira d’une main tremblante, saisit une pincée de drogue et l’inhala fiévreusement. Chavirée par l’effet de la vague intrusive qui réchauffait son être, apaisait ses nerfs, elle se renversa sur le lit et se roula en position fœtale. Son esprit flottait sur un océan de béatitude cotonneuse. Trois jours ? Que m’importe ! Tant que dureraient les effets de la bleue-songe, la réalité n’avait plus aucune substance. * Cellendhyll et Rathe étaient en place dans la chambre du noble sire, le baron Elsemir Verdugo. Trouver l’adresse de Verdugo n’avait posé aucun problème, guetter le retour de ce dernier non plus. Entrer dans l’immeuble particulier du baron sans se faire repérer, guidé par un Maître-voleur de la trempe de Rathe s’était révélé un jeu d’enfant. Milo et Reydorn étaient postés de l’autre côté du pâté de maison avec charge d’en surveiller les abords. Marg était en couverture, cachée dans le parc paysager qui rehaussait la demeure de l’aristocrate. L’Adhan ne leur avait rien dévoilé de sa confrontation avec Hégel. Il n’estimait pas la chose assez importante pour en informer les autres. C’était son problème, à lui de le régler. Richement meublée, la pièce avait pour dominantes le vieux rouge et le bois sombre. Le feu crépitait dans la cheminée. Rathe veillait, l’Ange patientait. Des bruits, de l’autre côté de la porte en merisier laqué. Les deux compagnons se rangèrent de chaque côté de l’embrasure. Ils entendirent le maître des lieux qui, comme chaque soir, congédiait ses serviteurs. La porte s’ouvrit et le baron entra, sans se douter de rien. Il gagna directement son bureau, sa silhouette élégante et fine mise en valeur par un superbe costume en soie sauvage bleu nuit, une chemise à jabot, gris perle, et des bottines de chevreau d’un beige immaculé. Verdugo fit le tour du meuble, s’assit. Découvrant soudain les intrus, il sursauta. Mais son visage aristocratique retrouva aussitôt son assurance et il demanda d’une voix nette : — Que voulez-vous ? Et non pas « qui êtes-vous ? », releva Cellendhyll, qui lança : — Comme on se retrouve, seigneur Masque ! — Messire, je ne crois pas vous connaître et j’ignore ce que vous avez en tête mais… — Inutile de jouer la comédie, le coupa l’Adhan. « Gravé sur du marbre », hein ? Ta foutue expression t’a trahi, mon cher baron. Je l’ai entendue de ta bouche, à travers ton masque, dans la scierie, puis de ta bouche encore, lors du débat qui t’a opposé à Renzo. Je n’ai fait le lien que plus tard. D’ailleurs, ce n’est qu’un détail, et je suis sûr qu’ici même… Rathe, fouille un peu la pièce, vois ce que tu peux trouver. Tandis que le voleur s’exécutait, Cellendhyll toisa le noble, ce dernier prenant soin d’éviter son regard. Rathe revint de ses recherches au bout de quelques minutes à peine, les moustaches frémissantes de triomphe : — Tiens, fiston, il est cuit ton baron ! Regarde ce que j’ai déniché dans le dressing… Il y avait une fausse cloison au fond d’un placard. Un truc d’amateur pour un as comme moi ! Cellendhyll reconnut aisément la lourde cape, les gants et surtout le masque d’acier poli. Le voleur tenait également dans ses mains un corset de théâtre destiné à forcir la silhouette ainsi qu’une paire de bottines à talons rehaussés. Voilà qui expliquait la différence de corpulence et de stature entre le Masque et le baron Verdugo, un point qui l’avait un temps arrêté. L’air coupable du noble, devenu livide, emportait sa certitude, plus encore que les preuves matérielles. Il ne s’était pas trompé. Une nouvelle pièce du puzzle s’emboîtait. — On va jouer à un petit jeu à moi, enchaîna-t-il. Très simple. Je pose les questions, tu réponds. Sans te faire prier. Et je te préviens, je connais parfaitement les rats de ton espèce, si tu mens, je le saurai. Ah, j’allais oublier un autre rat, où est Morghös ? — Ici, résonna une voix au timbre grave. L’homme jaune se tenait sur le seuil. Sa longue épée dentelée empoignée à deux mains. Il ne prêta aucune attention au voleur, tout entier concentré sur l’Adhan. — Toi, Cheveux-d’Argent, je te défie en duel ! Viens te battre, si tu as quelque honneur. Viens ! Cellendhyll se détourna du baron. — Un duel, Yeux-Jaunes ? dit-il d’une voix très douce. Son sourire de fauve éclaira son visage, il fit un pas en avant, soupesant Morghös, prenant bien soin de ne pas croiser ses yeux chargés de magie. — Un duel… La voix de l’Adhan sonnait comme amusée par cette idée. Il la goûta, quelques instants encore, avant d’achever, aussi glacial que le vent des Montagnes Pelées : — Un duel ? Mais Morghös, c’est que tu n’en vaux pas la peine ! Un mouvement sec du poignet, l’Ange leva le bras, puis l’abaissa en direction de son adversaire. Morghös lâcha un juron et réagit dans la seconde. Il abattit son épée en diagonale et faucha la première des dagues de méthalion destinées à le tuer. La deuxième également, d’un relevé de lame – un exploit pour quelqu’un qui se trouvait avoir à affronter l’Ange du Chaos. La troisième perfora son foie. Et la quatrième se planta en plein milieu de son front. L’homme aux yeux jaunes bascula dans la mort, un air de surprise plaqué sur le visage. Pendant ce temps, Rathe avait bondi sur le baron et l’avait plaqué au sol. Vérifiant que le Corbeau maîtrisait le noble, Cellendhyll prit le temps de récupérer ses dagues de jet qu’il replaça dans leur étui après les avoir nettoyées, de tirer le cadavre le long de la bibliothèque en cèdre noir, de sortir sur le palier vérifier que personne n’avait entendu ce qui venait de se passer, avant de rentrer et de verrouiller la porte de la chambre. Il vint se ranger devant Verdugo qu’il redressa sans douceur, faisant craquer les coutures de son costume, avant de le jeter sur son fauteuil. — Donc, Elsemir, reprenons… Avant que nous ne soyons interrompus, je te parlais de mes règles de jeu. Si tu ne réponds pas assez vite ou si tu tentes de me mentir, je te punis. Constatant le regard buté de son interlocuteur, l’Adhan ajouta d’un ton engageant : — D’ailleurs, afin que tu saches vraiment à quoi tu t’exposes, je vais t’offrir un échantillon. Sans prévenir, il frappa sèchement le plexus solaire du noble. Le souffle coupé, le baron fut repoussé dans son siège, puis les bras liés aux accoudoirs à l’aide de cordelettes arrachées aux rideaux lie-de-vin. L’Adhan saisit son prisonnier par les cheveux pour lui relever la tête, lui pinça le nez pour lui faire ouvrir la bouche, qu’il bourra à l’aide du propre mouchoir de l’agressé. Enfin, il aplatit la senestre de Verdugo sur l’accoudoir et, sans hésiter, de son poignard, lui trancha le pouce. Le baron poussa un hurlement, contenu par le bâillon. Son front ruisselait de sueur et son cri jugulé se mua en gémissement sourd. Surpris, Rathe détourna les yeux, sans cacher une mimique de dégoût. — Oui, je sais, ça fait très mal. Rathe, s’il te plaît, trouve-moi des linges. Le voleur avait l’œil sombre et le sourcil froncé mais il obtempéra. Cellendhyll pansa rapidement la main du blessé. Il lui ôta son bâillon avant de reprendre : — À présent, je crois que nous allons nous comprendre. Au fait, j’ai épargné un homme aujourd’hui et je le regrette déjà, alors inutile d’invoquer la pitié ; ma mansuétude est tarie, tu es prévenu. Il te reste neuf doigts, c’est toi qui vois. Bien, je commence… Pour qui travailles-tu ? Tu n’as pas l’étoffe de celui que je cherche, je le sens. Allez, parle, et n’essaie pas de me mentir, tu perdrais immédiatement un autre doigt. Une question aussi directe permettrait d’emblée de définir si le noble allait vraiment coopérer ou si l’Adhan allait devoir lui couper son autre pouce. À dire vrai, il se moquait bien que l’homme résiste ou non, Verdugo finirait par parler, ce n’était qu’une question de doigts. En définitive, songea Cellendhyll, l’amour qu’il portait à Devora ne l’adoucissait pas outre mesure. Du moins tant qu’elle ne se trouvait pas dans ses bras. Le baron n’hésita pas assez longtemps pour agacer l’Ange : — Je travaille pour un seigneur des Ténèbres nommé Leprín. — Qu’est-il arrivé à Vicario Nozzo ? — Il est mort. L’Ange agita son grand poignard sous le nez du baron et commenta : — Ne sois pas avare de détails, messire Masque, c’est mauvais pour ta santé. — Nozzo a découvert que des Mantes exploitaient un gisement de gemmelitte, bredouilla le noble. Il l’a révélé à Fracco Bardolvo, son assistant. Bardolva m’a transmis l’information que j’ai relayée à mon tour. Mais cet inconscient de Nozzo, plutôt que de filer se mettre à l’abri ou prévenir le Guet, a préféré retourner sous la montagne pour surveiller les Mantes. Elles l’ont découvert et capturé, elles l’ont tué et elles l’ont mangé, voilà tout ce m’en a rapporté. — Et cette gemmelitte alors ? Pourquoi les Mantes en ont-elles tant besoin ? — Je ne sais pas. Non, c’est vrai, je vous jure ! s’écria le noble tandis que Cellendhyll approchait sa lame de son dernier pouce. Le Légat ne me dit pas grand-chose de ses plans, vous devez me croire. Demandez-moi autre chose, si vous voulez, je vous répondrai ! Le noble était terrorisé et sincère, l’Adhan le sentait. — Que sais-tu de ce Légat, alors ? Verdugo se livra sans se faire prier : — J’étais destiné à prendre la succession de Luca Da-Vinci Contini. Tout se passait bien, selon les plans de Leprín qui m’avait acheté l’appui d’une partie des nobles de la cité. Une fois magistère, le Légat m’avait confié pour tâche de faire changer les quotas de gemmelitte… Augmenter ceux alloués aux Ténèbres tout en réduisant ceux de la Lumière Et puis Renzo, dont nous ignorions tout, a fait valoir ses droits d’héritier. Leprín a décidé de le faire éliminer, mais chaque tentative a échoué. — Et moi, alors ? Tu as envoyé tes Affiliés après moi, quel est le rapport avec le reste ? — Aucun, soupira le baron, j’agissais comme maître de la Confrérie. Vous vous étiez attaqués à Valdek et je voulais faire un exemple, c’est tout. — Au fait, pourquoi ce travestissement de Masque ? À quoi ça rime, tu es suffisamment riche pour te passer de ce rôle, non ? — Sous l’identité de Strakan, je possédais une vie si excitante, secrète… Mener les Affiliés satisfaisait ma soif de pouvoir. De plus, j’ai une passion pour le jeu, j’ai perdu de grosses sommes ; c’est comme ça que le Légat Leprín m’a ferré, au départ. Il m’a offert de l’argent, beaucoup d’argent pour éponger mes dettes puis pour jouer, encore. Jamais je ne pourrai le rembourser, il me tient. Donc l’instigateur que je cherche est ce Leprín. Parfait. Quant à ses plans, je m’en moque. Les Mantes et Leprín pour éponger la mort de Gher’ ! L’Adhan reprit : — Où puis-je le trouver, ton Leprín ? — Lorsqu’il est en ville, il réside à l’ambassade des Ténèbres mais il ne me tient pas au courant de ses déplacements et j’ignore s’il est à Véronèse actuellement. Mais il viendra, c’est sûr, au moins pour la fin des élections. Il est peut-être déjà de retour. — C’est bien, Elsemir, continue… Parle-moi de ces tunnels sous la montagne. Où les Mantes emmènent-elles la pierre vivante qu’elles collectent ? — Il y a tout un réseau qui court à l’intérieur de la roche, ça descend même jusqu’à Véronèse. En ce qui concerne les Mantes, je pense qu’elles convoient la gemmelitte jusqu’à l’enclave des Ténèbres. Je ne vois que ça… Dites, je connais un passage qui mène aux sous-sols de l’ambassade. Je l’ai déjà utilisé, je peux vous montrer. — Ah, Elsemir, mais tu sais que si tu continues à collaborer ainsi, tu risques bien de sauver ta peau ? L’espoir éclaira le visage tourmenté du baron, qui souffla : — C’est vrai ? Vous le promettez ? Je vous guide jusqu’aux sous-sols et vous me laissez partir sain et sauf ? — Si vraiment tu coopères, alors oui, en échange je te promets la vie. Cette nouvelle redonna de l’ardeur aux traits figés de Verdugo. Il n’en continua pas moins à contempler l’Adhan avec une crainte révérencielle. Chapitre 34 Les compagnons arrivaient à proximité de la grotte des Mantes. Cellendhyll, Rathe, Milo, Reydorn et Marg. Le baron Elsemir Verdugo entre eux, sa main bandée, une corde autour du cou, soigneusement gardé par le voleur et le Nain. L’homme faisait tout son possible pour se rendre utile. Il les avait menés jusqu’ici sans tenter la moindre duperie, empruntant même un tunnel secret qui leur avait permis d’éviter de passer par la mine et les glyphes de garde. Un dernier tunnel à remonter et ils atteindraient la grotte des Mantes. La confrontation, tous les compagnons l’attendaient mais pas avec la même intensité que l’Ange. Le baron fut assommé, bâillonné et laissé dans un coin sombre du tunnel. Il ne ferait que gêner pour ce qui allait suivre. Milo posa son paquetage, l’ouvrit et distribua une série de sacs de jute à bandoulière que les compagnons passèrent autour de leur cou. Ils échangèrent un regard déterminé avant d’avancer, chacun sachant ce qu’il avait à faire. Elles étaient là, tapies ou enfouies. L’Adhan le sentait sans trop savoir avec lequel de ses sens. Ils avançaient en formation groupée, une main plongée dans le sac qui retombait sur leur poitrine. Comme la fois précédente, Reydorn se tenait au centre, avec sa sphère de lumière au-dessus de leurs têtes. Les Mantes surgirent du sable, des zones de pénombre avant de former leur cercle agressif autour des compagnons. Plus nombreuses sans doute que la fois précédente. — Rey’, vas-y ! ordonna Cellendhyll. Le mage vert puisa dans l’énergie de son bâton blanc pour créer un vent vif qu’il orienta de manière à modifier la trajectoire des Mantes. Le vent magique parvint à les contenir, infléchissant leur élan pour les faire tourner dans un anneau infranchissable. Puis, Reydorn invoqua le pouvoir de la Terre et le sol trembla, faisant chuter les Mantes. Le mage annula son zéphyr et les membres du groupe ressortirent leurs mains des sacs, armées de petits pots en terre cuite qu’ils projetèrent sur les guerrières ténébreuses. Les pots éclatèrent contre la carapace d’une quinzaine des créatures blanches et mauve, les couvrant d’un liquide brun, aussi épais qu’une liqueur. Les Mantes tentèrent de racler le produit de leurs antérieurs mais le liquide collait à leurs membres, les empoissant d’avantage. D’autres parvinrent à se relever, indemnes, reculant hors de portée. Reydorn lâcha alors le pouvoir de ses runes. Une gerbe d’étincelles bleu orangé jaillit de ses doigts pour aller frapper les Mantes engluées. Lors de leurs préparatifs, les compagnons avaient avant tout cherché un armement susceptible de vaincre les créatures des Ténèbres. Cellendhyll avait fait chercher Maurice, l’armurier, et lui demanda de quoi percer une carapace de Mante. Fort ennuyé, Maurice avait avoué qu’hélas, il n’avait rien de ce genre à proposer. La chitine de Mante était trop résistante, même pour du méthalion, et l’armurier n’avait pas mieux à proposer. Par contre, il avait peut-être une idée propre à contourner le problème. Les pots contenaient de la simple huile de lampe mélangée à de la résine de pin et à un additif aux relents poivrés distillé par le prolifique Maurice. Les Mantes touchées par les flammèches du mage vert s’embrasèrent aussitôt. Leurs antennes se mirent à crisser de douleur, leur carapace à se racornir. Elles se cognèrent les unes aux autres et s’écroulèrent dans une agonie tourmentée. Mais de voir les Mantes brûler de loin ne suffisait pas à étancher la soif de vengeance de l’Ange. Il posa son sac, quitta la formation sans se soucier des autres et se rua sur les créatures insectoïdes. Marg voulut le suivre, mais Milo la retint de sa poigne de Nain. — Laisse-le, dit-il d’un ton sévère, c’est son combat, pas le tien. Toi, si tu y allais, toute Vierge d’Acier que tu es, tu te ferais déchiqueter. Crois-moi. — Et lui, alors ? — Lui c’est différent, as-tu vu son expression ? Même moi qui suis un Adepte, je ne crois pas que je pourrais le vaincre en cet instant présent. Au terme d’une course rapide, Cellendhyll sauta au milieu des guerriers ténébreuses. Il n’avait que sa dague sombre pour faire échec à la chitine des Mantes mais sa Belle du Chaos, au contact des Ténébreux, lui offrait sa pleine puissance. Et si la colère et la haine se liguaient pour appuyer ses frappes, elles ne lui faisaient cependant perdre aucune once de lucidité. Le Fenn-Shah’, le Rhys, le Darkl’gh, le Hache-Ombre, et autres arts secrets de destruction, il s’en servit pour anéantir les guerrières des Ténèbres. Toutes celles qui passèrent à sa portée, l’Ange de Vengeance les abattit. Sa dague étrange brillait d’un feu uniformément pourpre, palpitante du désir de s’abreuver plus encore de l’essence particulière de ses ennemies. Plus la Belle rougeoyait et plus elle faisait souffrir les Mantes. Tranchant, brûlant, déchiquetant, même, grâce aux arêtes meurtrières qui avaient subitement poussé sur le haut de la lame. Implacable. Cellendhyll ne s’interrogea pas sur cette métamorphose, tout au plus rangea-t-il le fait dans un recoin de son esprit. Il éprouva en revanche un plaisir très net à se servir de cet avantage pour arracher des morceaux de carapace, avant que sa lame ne brûle les chairs offertes. Il avait atteint l’état de non-conscience. Le seuil du monde bleuté, symbolisé par le premier voile, se déroulait devant son esprit, offert. Mais l’Ange, sans vraiment le décider, refusa le zen, préférant se laisser porter par sa Belle de Mort. Devenu servant et non plus maître, pour un temps. Il n’eut pas à le regretter, sombrant dans un art encore plus effroyable encore que tous ceux qu’il maîtrisait. Les Mantes continuaient de tomber autour de lui, nimbées de souffrance, leurs âmes aspirées par la lame étrange. Et pourtant, elles continuaient de se jeter sur lui, frénétiquement attirées par leur propre mort tandis qu’il tourbillonnait autour d’elles. Insaisissable. Ange de la Destruction, de la Vengeance, il dansait, il tuait. Il exultait. La dague aux reflets rouges finit de siffler au moment où la dernière des créatures encore en vie s’écroulait à son tour, la tête à demi séparée du tronc, les autres membres tranchés à ras. L’arme étrange s’éteignit dans les instants qui suivirent, et retrouva son habituelle teinte de jais. Repue. Les barbelures qui ornaient le haut de la lame avaient disparu mais L’Adhan savait qu’il ne les avait pas rêvées. Toutefois, il n’avait pas le loisir de s’y attarder. La Première étape de l’expédition était une réussite. Restait le dénouement. Il rengaina sa Belle sans cacher sa satisfaction. Un amas de macabres trophées pour son ami loki. Ce vieux Gher’devait sûrement apprécier de là où il se trouvait, le paradis des siens, une choppe de bière moussante à porté de main. Les compagnons l’attendaient. Il retourna vers eux, et ramassa son sac de jute, dans lequel restaient trois pots. Son arrivée fut saluée d’un même regard commun, aisé à décrypter ; la gêne y figurait, l’incompréhension, et un certain dégoût. Cellendhyll s’en moqua, tout entier concentré sur la suite. Verdugo, tout d’abord. Le baron avait retrouvé ses esprits mais échoué à se libérer Cellendhyll lui ôta ses liens, son bâillon et l’escorta dans la caverne. — À toi de jouer, Elsemir. Les Mantes ne sont plus, amène-nous à l’ambassade et tu pourras partir sauf. Le baron les guida jusqu’à un tunnel caché derrière le pli d’une faille. Des torches étaient plantées dans les parois. La galerie s’achevait par une grande porte de bois noir. — Voilà, c’est là, annonça-t-il. Derrière cette issue, il y a une salle de garde. Elle ouvre sur les sous-sols de l’ambassade. L’Adhan arbora un grand sourire : — C’est bien, Elsemir, je suis content de toi. Le baron épousseta sa tenue et se prépara à partir, le soulagement peint sur ses traits marqués. Il avait déjà reculé d’un pas. — Oh, une dernière chose, le retint Cellendhyll. Il doit y avoir un code pour entrer… — Ah oui, balbutia le baron, avec toute cette tension, j’avais oublié. Le noble revint vers l’Adhan : — Euh, c’est un coup long, trois courts, et un nouveau long. « Strakan » est mon mot de passe, les gardes sont habitués. — Merci, Elsemir. Cellendhyll combla l’écart qui les séparait et planta sa dague sombre dans le ventre du baron. Rathe se raidit, la bouche réduite à une fente désapprobatrice. Marg sourit et Milo poussa un léger grognement. Verdugo hoqueta, il avait froid au ventre, subitement. Ses jambes, déjà, ne le soutenaient plus. L’Ange accompagna sa chute, l’allongea sur le sol, et se pencha sur lui : — Eh oui, j’avais promis de te libérer. Je t’ai menti, pauvre imbécile, et tu as été assez naïf pour me croire ! Les pourritures dans ton genre, je prends un soin particulier à les éliminer, et les promesses que je peux faire à ceux de ton acabit ne valent rien. Tu le sais à présent. Elsemir n’avait pas la force de répondre. Son regard se ternit, ses membres devinrent flasques. C’en était fini. Cellendhyll se releva pour croiser le regard furieux du vieux voleur. Il ne lui laissa pas l’occasion de s’épancher : — Quoi que tu aies à me reprocher, Rathe, ça attendra. J’ai besoin de rester concentré. Et toi aussi ! Couvert par Marg et Milo, Cellendhyll toqua à la porte selon le rythme indiqué par Verdugo avant de prononcer le mot de passe. Rathe et Reydorn se tenaient en retrait. La porte fut ouverte sans plus de vérification et Cellendhyll l’enfonça d’un coup de botte, fracassant par son entremise le crâne du garde qui se tenait derrière. L’Ange se rua à l’intérieur. Une grande salle voûtée, sommairement décorée de tapisseries sans intérêt, avec une longue table et des chaises, une série de lits de camp, un râtelier d’armes. Six gardes en faction, des Ikshites aux joues scarifiées, à l’unique mèche noire qui ombrageait leur regard dur. Déjà en train de dégainer leurs sabres dentelés, Cellendhyll ne leur laissa pas le temps d’espérer plus. Son bras droit s’agita à plusieurs reprises, quatre guerriers tombèrent, abattus par les quatre lames forgées de méthalion. Le cinquième Ténébreux mourut dans la foulée, sa gorge tranchée par la dague sombre, tandis que le poignard de l’Adhan trouvait le cœur du sixième. Le regard acéré de l’Adhan se porta sur le restant de la pièce. Tuer encore. Mais la salle se révélait vide d’autres ennemis. Il alla récupérer ses dagues de jet et la voix de Marg s’éleva, d’un ton où couvait la frustration : — Bon, je commence à en avoir marre, Cellendhyll. Tu vas m’en laisser, oui ? — C’est vrai que ça ne se fait pas entre compagnons, renchérit Milo. Et ça commence d’ailleurs à être vexant. Pourquoi on est là si on peut pas leur rentrer dans le lard, nous aussi ? L’Adhan leur accorda un très léger sourire avant de lâcher : — Désolé. Je vais tâcher de me retenir un peu. De cette salle de garde partaient deux couloirs. Au hasard, les trois guerriers en avant, ils prirent celui du nord. Le passage débouchait sur un croisement à deux branches. — Je prends à gauche, décida l’Adhan. Marg et Milo, à droite. Rathe et Reydorn, vous revenez dans la salle de garde et vous surveillez l’endroit. Je préfère éviter qu’on se fasse surprendre par-derrière. Essayez de bloquer le passage, si possible. Nous vous retrouverons dans cette salle pour faire le point dès que nous aurons fini ici. En attendant, soyez prudents. Si ça devient trop dangereux, rejoignez-nous, on avisera. * L’Adhan remonta le couloir, délivrant une mort brutale à ceux qu’il croisait. Des guerriers ikshites, le plus souvent. Deux Mantes. Tous étaient soufflés, dissous par son ardeur vengeresse. Il visitait les pièces les unes après les autres. À la recherche de sa proie, le seigneur Leprín. Pour le moment, rien d’intéressant. Une cellule déserte. Puis une autre, et encore une autre. Dans la dernière, un homme nu était lié debout sur un chevalet. La tête penchée en avant, des plaies sur tout le corps certaines plus récentes que d’autres. Marbrures, lacérations, morsures, déchirures, infâmes brûlures et autres signes de torture. C’était un homme à peau bleu. Un Loki. Son Loki. Cellendhyll s’avança, le cœur serré. Une bouffée de joie le submergea lorsqu’il se rendit compte que malgré ses nombreuses lésions, son ami respirait encore. L’Adhan s’empressa de le débarrasser de ses chaînes. Après quoi, sans plus se retenir, il le serra très fort contre lui. Son cœur et son esprit allégés d’un immense poids. — Hé, doucement, toussa Gheritarish, tu veux m’achever ou quoi ? — Tu es vivant ! s’exclama l’Ange. — Oui, mais plus pour longtemps, si tu continues à me secouer ainsi… Au cas où tu ne t’en rendrais pas compte, j’ai été un tantinet torturé, ces derniers temps. D’ailleurs, il y a une espèce de nabot mi-Humain mi-Mante, avec une grande pince à la place de la main droite qui doit traîner dans le coin. Celui-là, il est pour moi… Et tandis que le Loki s’essayait à de prudents étirements pour retrouver un peu de souplesse, et qu’il se rhabillait tout en grimaçant à cause des plaies rouvertes, il relata les traitements infligés par son tortionnaire. — Mordrach, c’est lui qui t’a fait ça ? — C’est comme ça qu’il s’est présenté. Mais crois-moi, il ne va pas s’en tirer ainsi, foi de Loki ! — Mordrach, répéta Cellendhyll, je le croyais mort. Comment est-ce possible ? — Tu le connais donc ? — Tu te souviens de ce sorcier renégat qui me pourchassait dans la forêt d’Yspal avec sa horde d’Ikshites, l’année dernière ? Eh bien c’était lui. Mais j’aimerais bien savoir comment il a pu s’en tirer, étant donné l’état dans lequel je l’ai laissé. — Peu m’importe, il est à moi, c’est clair ? — Gher’, tu n’es pas en état de retourner l’ambassade pour le retrouver. — S’il y a quelqu’un qui sait à quel point la vengeance peut insuffler des forces, c’est bien toi ! Alors donne-moi un peu d’eau, si tu en as, et ça ira. L’Adhan lui offrit sa gourde et s’exclama : — Tu es vivant, Gher’, je n’en crois pas mes yeux ! Il donna une nouvelle accolade à son plus cher ami. — Cell’, lâche-moi ! Une fois sur ses pieds, le Loki termina de boire et rajouta : — Je ne te savais pas capable de tant d’enthousiasme, ça réchauffe de se sentir aimé. — Bon ! se rembrunit Cellendhyll, assez discuté, on bouge. — Tu es seul ? — Non, les autres sont là. Rathe, Milo, Marg et Rey’. Tu veux une arme ? Je te passe mon poignard, si tu veux. Avec de telles blessures, un Humain aurait été incapable de rester sur ses jambes. Gheritarish était un Loki. Il banda ses muscles massifs avant dire : — Pas la peine, j’ai ce qu’il faut. Attends, ça, ça va me servir. Et il délogea une torche du mur. À peine hors de la cellule, Gheritarish apposa ladite torche en bas de la porte. — Brûle le feu, venge le Loki ! se mit-il à scander d’une voix curieuse. Brûle, brûle, brûle et venge ! Comme pour répondre à son invite, le bois de la porte prit immédiatement feu. Les flammes grimpèrent sur toute sa hauteur pour grimper jusqu’au plafond. Modestes, encore, mais déterminées. Un tel phénomène était inconcevable. — Mais qu’est-ce que tu fais ? demanda l’Adhan. — T’occupes, riposta le Loki. Brûle, brûle et venge ! — Gher’, à présent que je t’ai retrouvé, le plus important est de te sortir d’ici. Quoi que tu déclares, tu n’es pas en état de combattre et je n’ai aucune envie d’apprendre ta mort une seconde fois. Alors que tu me quittes pas, compris ? — T’inquiète, je t’ai dit, je laisse une petite trace de mon passage, c’est tout. Ils rebroussèrent chemin vers l’embranchement où l’Adhan avait laissé les compagnons. Dès qu’il trouvait un objet en bois ou en tissu, Gheritarish en profitait pour allumer un foyer d’incendie. Le feu continuait de prendre avec un enthousiasme défiant toute logique. Lorsqu’il ne trouvait rien à consumer, il se ramassait et courait sur les murs ou les plafonds, allié d’une fumée grasse, à la recherche d’une nouvelle pitance. * En vue d’un croisement, Cellendhyll se rendit compte que son compagnon ne suivait pas. Le Loki avait disparu. L’Ange éructa les pires jurons. Gheritarish s’était mis en tête de retrouver Mordrach, cela coulait de source. Cellendhyll retourna vers le fond des cellules, vérifiant chaque pièce à nouveau. Rien. Le couloir se terminait par une tapisserie aux motifs tourmentés et sombres Il l’écarta, dévoilant les marches ascendantes d’un escalier. Gher’n’avait pu passer que par ici. Cellendhyll hésita mais il ne pouvait laisser son ami dans cet état. Espérant que les compagnons finiraient par venir par ici, il arracha la tenture pour dégager la voie et s’engagea dans l’escalier. Les marches débouchaient sur une porte coulissante qu’il fit doucement glisser dans la paroi. Une petite salle aux murs nus. Le corps d’un Ikshite, les vertèbres brisées. Un autre, le visage à moitié brûlé. Le Loki était passé par là. Quelques minutes plus tard, l’Adhan finit par retrouver son camarade, occupé à contempler un inquiétant spectacle. Au centre d’une pièce ovale, une estrade recouverte d’un dais pourpre. Six œufs y formaient un cercle, soigneusement calés sur des coussins de velours. Six œufs renflés, à la coque mauve, aux entrelacs sombres, le sol jonché de fragments d’autres coquilles. Silencieux, Cellendhyll se rangea aux côtés de Gheritarish. Cible du regard absorbé de son camarade, non pas les œufs mais un amas de créatures qui se tenaient un peu plus loin. De la même teinte mauve foncé que les coquilles, une chitine semblable à celle des Mantes les recouvrait. Difficile de les dénombrer, enchevêtrées qu’elles étaient en une masse confuse, concentré de sauvagerie grouillante. De défi à l’humanité. Les rejetons de Mordrach. Ils s’agglutinaient autour de leur festin, un corps féminin, nu et griffé, mordu, ingéré par morceaux entiers ; une de leurs génitrices dont le cœur avait cédé, épuisé par le sort subi depuis sa captivité. Leurs mandibules, leurs pinces, leurs barbelures, leurs bouches étirées, toutes rougies du sang de la victime, les rejetons levèrent leur caricature de visage en direction des arrivants, avant de retourner à leur festin avec la même voracité. — Par le Chaos Primordial, quelle abomination ! murmura Gheritarish. — À ce que j’en vois, elles ont un lien de parenté avec les mantes. Mais ce ne sont que des bébés. Imagine les un peu avec leur taille d’adulte ! Cellendhyll n’était pas plus étonné que cela ; voilà bien qui ressemblait aux agissements des Ténèbres. — Petit Homme, on ne peut laisser faire une telle chose, émit Gheritarish. L’homme aux cheveux d’argent servait le Chaos depuis suffisamment longtemps, il n’avait nul besoin des instructions de Morion pour savoir qu’il devait intervenir. L’Équilibre. Il échangea un regard avec le Loki. La cause était entedue. Comme averties des intentions belliqueuses des intrus, les créatures cessèrent leur ripaille. Leurs antennes vibrèrent à l’unisson, elles se séparèrent les unes des autres, tout en se redressant sur leurs pattes arrières. Au nombre de douze, hautes d’environ un mètre trente, barbelures hérissées, yeux caverneux suintant de haine, bouches démesurément ouvertes, triple rangées de dents pointues, elles se dirigèrent droit sur les guerriers. — Par le Chaos Primordial ! répéta le Loki. Et d’un coup de bottes, il enfonça le torse du premier des rejetons, puis l’envoya s’écraser contre les autres. Les hybrides sifflèrent de rage. Gheritarish brandit sa torche et se mit à frapper les répugnantes créatures, les faisant crisser de frustration. L’Adhan en profita pour saisir un des pots qu’il avait gardé dans son sac en bandoulière et le jeta sur la masse grouillante de rejetons. Tout en scandant sa mélopée destructrice, le Loki enflamma le liquide. Le démon Feu son allié reprit du service et les rejetons crissèrent avec une nouvelle intensité en découvrant son appétit. Gheritarish entreprit de les contenir de ses bottes ou de son brandon. Pendant ce temps, Cellendhyll alimenta le brasier avec un second pot. D’un fouetté du pied ajusté, il renvoya un rejeton dans les flammes. Quelques minutes plus tard, l’amas grouillant était devenu un amas mort : chair et carapaces racornies, mangées par le feu qui avait commencé à se répandre sur les étagères, les tentures et les tapis. Sur le dais, l’un des œufs commença à se fendiller. Gheritarish l’écrasa d’un violent revers de sa torche. Cellendhyll versa son dernier pot, et le feu acheva la destruction des œufs. La fumée dégagée devenait dense, les flammes doublèrent de volume Il était temps de quitter les lieux. L’Ange se rendit alors compte qu’une fois de plus son camarade avait pris la tangente. Il traversa la pièce à demi-enfumée et découvrit une porte dans le mur du fond. Le Loki avait dû partir par là. Il ouvrit la porte et s’engagea dans le couloir. Fichu Loki, si tu sors vivant d’ici, tu vas t’en prendre une bonne ! Chapitre 35 Peu après la sortie de l’Adhan, un pan de mur s’effaça sur lui-même et Mordrach apparut, essoufflé, attiré par les cris mentaux de rage et de douleur émis par sa progéniture. Avisant le désastre, le massacre des rejetons, la destruction des œufs, il serpenta entre les flammes jusqu’au niveau du dais et s’écria : — Nooon, mes petits, mes enfants, mes chéris ! Mon armée ! Que vous a-t-on fait ? Qui a osé ? Derrière lui, comme surgi de nulle part, se dressa soudainement Gheritarish, le visage à la fois féroce et réjoui : — Qui a osé ? Ce n’est que moi, le sous-être ! Mordrach se retourna, sursauta. Il brandit sa pince. Gher’saisit le bras du Ténébreux qu’il déboîta à la hauteur du coude, le faisant hurler, et lui assena un coup de tête qui lui brisa le nez. — Ah, ça, ça fait mal aussi ! ricana-t-il. Mais sûrement beaucoup moins que tout ce que tu m’as fait endurer. Tu sais quoi, Mordrach Farrakas de mes deux ? Tu aurais mieux fait de me tuer lorsque tu en avais l’occasion. À présent, tu vas payer ! Empoignant le manchot à bras le corps, il le souleva et le porta devant le brasier surnaturel. Mordrach se débattait, agitait ses petites jambes, ruait et gémissait, mais le Loki était trop fort pour lui. Sans pitié, Gheritarish lui plongea la tête dans les flammes, puis son torse entier, sans paraître se soucier le moins du monde des brûlures qu’il se causait à lui-même. Mordrach Farrakas hurla encore, montant dans les aigus, et sa chair se mit à frire, à grésiller avant de fondre, à l’instar de sa larve-sœur. Une répugnante odeur de peau brûlée s’éleva dans la pièce. Gheritarish ne tenait plus qu’un cadavre noirci. Il le balança à travers la pièce. Un peu plus tard, traversant un couloir aux murs enflammés, Rathe en tête, le restant des compagnons arriva dans la salle des rejetons, où le feu commençait à perdre de l’ampleur. Gheritarish s’y tenait, souriant, dressé devant les restes d’un corps carbonisé. * Cellendhyll avait monté un étage. Au bout d’un couloir désert il déboucha sur une grande salle ronde, dépourvue du moindre meuble, éclairée d’une vingtaine de lampes abreuvées de gemmelitte et surmontée d’un étage en balcon. Un Ténébreux de pure souche se dressait tranquillement au centre de la pièce, vêtu d’une ample tunique et d’un pantalon de soie noire, d’un pourpoint de cuir de même teinte et de bottes cuissardes. Il ne paraissait porter aucune arme, en revanche une sorte de sac renflé ornait sa ceinture. À sa vue, l’Adhan sut immédiatement qu’il connaissait déjà ce visage. Le Ténébreux ne parut ni surpris ni inquiet par l’arrivée de l’Ange. — C’est donc toi, cet Adhan, le redoutable Cellendhyll de Cortavar, annonça-t-il, ses noirs sourcils froncés. — Et tu dois être Leprín, Légat des Ténèbres. Nous nous sommes déjà croisés, je crois… Au fait, ajouta l’Ange d’un sourire mauvais : avant que je n’oublie, tu as le salut du baron Verdugo… Désolé, je l’ai un petit peu tué avant d’arriver jusqu’à toi. J’ai abattu quelque Mantes, aussi… En fait, toutes celles de la caverne, et les hybrides, également, ainsi que les œufs et tous les Ikshites que j’ai pu trouver. Le Ténébreux serra les mâchoires : — Je comprends pourquoi mon maître veut ta mort, cracha-t-il. — J’ai eu l’occasion de me rendre compte de l’intérêt du Père de la Douleur et pourtant je suis encore bien vivant, dit Cellendhyll en redressant sa dague. — Jusqu’ici, siffla Leprín. Et sa bouche épaisse s’étira d’un sourire inquiétant. Dans le dos de l’Adhan, du haut du balcon, un homme apparut et se jeta dans le vide, planant silencieusement grâce à ses ailes écarlates. Sasht’eh plongea ainsi jusqu’à Cellendhyll et le percuta violemment au creux des épaules, l’envoyant bouler sur le sol. Le Légat se rua sur lui avant que l’Adhan n’ait pu se relever et lui asséna un coup de botte dans le ventre, un autre dans la mâchoire, et un troisième dans la tempe. Au bord de l’inconscience, Cellendhyll lutta pour ne pas sombrer. Il sentit confusément qu’on le fouillait et qu’on lui retirait ses armes, dague sombre comprise. Elles furent jetées sur le côté. — Je crois que vous vous connaissez, tous les deux, reprit le Légat. Inutile donc de faire les présentations. Je vous laisse, vous avez des tas de choses à partager… Sasht’eh, tu sais quoi faire, rejoins-moi, quand tu auras fini. * La vision de Cellendhyll s’éclaircit. Sasht’eh se tenait devant lui, les mains sur les hanches, ses ailes rétractées. Le seigneur ténébreux avait quitté la salle. Cellendhyll parvint à se redresser sur les coudes. Mais les tatouages bleus du Tucin ondulèrent pour se transformer en longs tentacules avec lesquels il se mit à le fouetter, avec plus de fureur toutefois que de véritable efficacité. L’Adhan tentait de se protéger des bras, mais les appendices le cinglaient sans qu’il puisse se relever. Frappé au front, il s’écroula une nouvelle fois, roulant sur lui-même pour tenter de se soustraire aux assauts de son adversaire. Sa dague était beaucoup trop loin, à l’autre bout de la pièce. Il esquiva deux frappes consécutives, en roulant d’abord à gauche puis à droite, avant d’étendre sa main vers la Belle du Chaos, sachant que le geste se révélait futile. Mais l’arme se mit alors à vibrer, à glisser vers lui, à combler l’écart qui la séparait de son maître. Cellendhyll n’avait pas le temps de s’interroger sur pareil phénomène. À peine avait-il empoigné son arme étrange, galvanisé par une vague de puissance, qu’il se mettait debout d’un sursaut des reins. Il plongea de côté pour éviter un tentacule qu’il frappa en se relevant. Gémissante de délice, la lame sombre s’enfonça dans le membre et le trancha net. Au contact de la dague, la teinture bleue se liquéfia, absorbée par la Belle. Le phénomène se propagea à tout le corps du Tucin. L’encre foncée s’écoula de lui, dans un jet continu qui fut entièrement englouti, aspiré sans merci. La Belle se mit à rougeoyer de contentement, fumante de l’énergie qu’elle venait d’emmagasiner tout en privant Sasht’eh de sa magie offensive. Cellendhyll agita son arme sous le nez du Tucin, ses iris de jade luisants de méchanceté : — Tiens tiens, intéressant, non ? Et si on voyait ce qui se passe avec tes tatouages rouges ? D’un fourreau placé sur ses reins, Sasht’eh dégaina un poignard à lame triangulaire. Cellendhyll écarta l’attaque de l’assassin d’un revers presque négligent et se fendit, entaillant la peau de Sasht’eh au niveau du cou. Non pour tuer, juste pour percer le tatouage carminé. L’étrange processus se renouvela dans l’instant suivant, les lignes rouges perdirent leur densité et la Belle s’en gorgea jusqu’à la dernière goutte. Incrédule, le Tucin contempla sa peau jaunâtre à présent vierge de tout tracé. L’arme de Cellendhyll s’était elle aussi transformée. Le corps de la lame restait d’un noir dense mais son tranchant était à présent surligné d’un trait rubis. — Non, balbutia le Tucin en touchant son corps glabre, ce n’est pas possible ! L’assassin avait perdu ses tatouages, et avec eux ses pouvoirs et son assurance. L’homme se mit à reculer. L’Adhan avança en miroir. L’un en arrière, l’autre en avant, jusqu’à ce que le Tucin touche le mur des épaules. — Alors, Sasht’eh, ça n’a pas l’air d’aller ? Un problème, peut-être ? L’Ange fit un pas encore, le meurtre dans les yeux, la mort en main. — Tu n’auras plus jamais l’occasion de me nuire, assura-t-il, sa voix douce contrastant avec l’aridité de ses traits. Cellendhyll se rapprocha jusqu’à obstruer la vue du Tucin, l’écrasant de son aura implacable. Ses traits figés en un masque cruel, rendu démoniaque par la lueur des lampes, il montrait les dents comme pour mordre. Sasht’eh était tétanisé par cette vision. Cellendhyll se détendit vivement pour enfoncer sa dague dans le ventre du Tucin, sous le nombril. Ensuite, il remonta vers le haut, sans effort apparent, jusqu’à éventrer Sasht’eh jusqu’à la gorge. Le Tucin plaqua ses mains sur la béance sanglante de sa blessure, sans parvenir à la refermer, réussissant à peine à contenir ses intestins Il tomba sur les genoux, trop faible pour résister plus longtemps a l’inéluctabilité de son destin. Cellendhyll s’accroupit sur les talons. Détaillant le spectacle avec une satisfaction profonde, il murmura : — Il y a quelques jours, Gher’m’a demandé si j’aimais tuer. En vérité, lorsqu’il s’agit de bâtards dans ton genre, je me rends compte qu’effectivement, j’y prends un grand plaisir ! Le Tucin tenta de répliquer mais il s’étouffa dans un jet de sang qui jaillit de sa bouche grimaçante. — Non, riposta tranquillement Cellendhyll, n’essaie pas. Tu n’es plus rien, tu es mort. À ces mots, Sasht’eh fut parcouru d’un long frémissement et il expira. Cellendhyll lui cracha au visage et se redressa. La porte venait de s’ouvrir. — Ainsi donc, tu as vaincu le Tucin, énonça Leprín en faisant son entrée. Somme toute, ce n’est pas plus mal. Cela va me permettre de juger ce que tu vaux vraiment. * À son bras droit, le Ténébreux arborait un épais bracelet orné d’une pierre de gemmelitte verte. Il effleura le cristal. Sa silhouette soudain teintée d’un halo verdâtre, il se rua sur Cellendhyll, tout agitant un long poignard à lame d’os – jusqu’ici caché sous sa manche. La magie en œuvre dotait Leprín d’une rapidité hors norme. Menacé d’une grêle de coups furieux, Cellendhyll para du mieux qu’il put de sa dague, incapable de prendre le dessus. Beaucoup plus vif, le Ténébreux changeait constamment de position, le harcelant de sa lame, de son poing ou de son aiguillon tranchant fiché au bout de sa queue sifflante. Leprín n’était pas assez bon guerrier pour égaler les hauts talents de l’Ange du Chaos, mais il était suravantagé par la magie et son surcroît de vivacité allait finir par se révéler fatal. Seul le zen peut me sortir de là, décida Cellendhyll, qui venait de se faire atteindre d’une suite de lacérations à la cuisse et au torse. Alors, il cessa de penser à ses gestes, laissant son instinct prendre le contrôle, son esprit plongé dans le mantra. Je suis l’Ombre. Un autre estoc du Légat, cette fois perpétré par l’aiguillon, lui fit lâcher sa dague sombre, Cellendhyll était désarmé. Il continua pourtant à se battre sans s’attacher aux blessures. Il reçut des coups encore, mais ses mouvements devinrent plus fluides tandis qu’il se coulait dans le rythme parfait. Insaisissable et mortelle. Il enchaînait contres, esquives, parades, son esprit libéré de toute contingence. Le Légat continuait ses assauts furieux mais Cellendhyll devenait plus en plus difficile à atteindre. Mon esprit est une lame. Il arriva à la lisière du « ici et maintenant », l’état de non-conscience. L’espace d’une seconde, il franchissait le premier voile et se nimbait du monde bleuté. Le zen était là. Mon corps est une arme. Découpés par le pouvoir de la transe, les mouvements du Légat étaient toujours auréolés de lumière colorée, symbole de sa magie, mais cette dernière, tamisée par le zen, était passé du vert au violet. S’adapter, c’est vaincre. L’Ombre du Chaos passa à l’offensive. Ses gestes devinrent flous de vitesse. Ses muscles ondulaient sous sa peau, huilés de cette grâce sauvage inhérente à l’Initié. Je sers la voie Unique. Malgré l’appui de son gantelet, le Légat ne tarda pas à constater le changement qui venait de s’opérer chez son adversaire. Il commença à être dépassé par le rythme effréné qu’imposait l’Ange au summum de son art. Son sort de vivacité ne lui servait plus à rien, contrebalancé par la transe guerrière de l’homme aux cheveux d’argent. Je suis l’Ombre. Cellendhyll feinta à gauche pour faire baisser le bras arme du Ténébreux, d’un coup de pied retourné, il lui gifla le visage, le faisant chuter. Le Légat se redressa d’un bond. D’un fouetté de botte, l’Ange lui fit sauter son arme de la main. Je danse et je tue. Il feinta du droit, cogna du gauche, redoubla du genou, frappa ensuite des coudes, du tranchant de la main, des genoux. Saoulé de coups, au bord de la défaite, Leprín s’écroula, la bouche fendue. Il leva les paumes : — Assez, assez, j’ai mon compte, grinça-t-il en crachant du sang. Tu as gagné, l’Adhan. Je me rends. En signe de reddition, Leprín désactiva son bracelet magique et le jeta devant lui. Cellendhyll aurait pu l’achever d’un geste mais il avait des questions à poser. Il commit ensuite l’erreur de se détourner pour écraser le cristal qui ornait le gant magique. Ce bref instant permit à Leprín d’ouvrir la bourse qu’il portait à la ceinture et d’y plonger la main. Il rejeta le sac et dévoila sa dextre, dégoulinante de sang humain. Ses doigts s’activèrent aussitôt à lier le pouvoir. Il éructa : — Maudit, tu as commis une grosse erreur ! Cellendhyll bondit sur lui mais c’était trop tard. Leprín redressa sa main rougie et crocha le vide. Après un soubresaut, l’Ange se trouva brusquement bloqué dans son élan, son cœur premier broyé par la main spectrale du Ténébreux. Il parvenait à peine à respirer tellement il avait mal à la poitrine et se révélait incapable de bouger. Il avait perdu d’un coup le zen et l’intégralité de ses forces. Le Légat ricana en constatant l’effet de son sort, il raffermit son étreinte magique et Cellendhyll s’effondra à genoux, les traits convulsés. Sa main rougie levée, serrée, Leprín s’avança tranquillement vers le guerrier du Chaos, totalement impuissant, et se mit à tourner autour de lui : — Finalement, tu n’es pas si dangereux que ça, railla-t-il. Tu as ruiné mes plans à Véronèse, soit, mais en contrepartie tu es là, en mon pouvoir et je crois que je vais m’en satisfaire. Tout en parlant, il se mit à bourrer l’Adhan de coups de botte, le faisant rouler à travers la pièce. — Comme bien d’autres avant toi, poursuivait Leprín, tu t’inclines devant le pouvoir supérieur de la magie du Sang. Oui, tu pourrais mourir ainsi, le cœur brisé par ma volonté ! Mais je vais me contenter de te corriger avant de te plonger dans l’inconscience. Lorsque tu te réveilleras, l’Adhan, tu seras en face de mon maître, le Roi-Sorcier ! Le Légat cessa enfin de frapper Cellendhyll. Ce dernier resta quelques secondes sans bouger, puis, malgré son état, posa ses mains sur le sol et redressa le buste. Le flux magmatique de sa colère s’exprimait à travers le vert glacé de ses iris luminescents. Lèvres retroussées, mâchoires serrées, sans lâcher l’autre du regard, il entreprit de se relever. — Ma foi s’étonna le Ténébreux, tu es plus que résistant, on ne peut le nier. Et Leprín fit de nouveau appel à la magie du sang pour broyer le cœur humain de Cellendhyll. Torturé de l’intérieur, l’Adhan réussit à faire deux pas avant de chuter aux pieds du Légat. Amusé, ce dernier se lança dans un nouveau passage à tabac. Cellendhyll encaissait les coups de botte sans rien dire Dès qu’il le pouvait, il marchait ou rampait. En direction de la sortie. — Supplie-moi et je cesserai ! lançait régulièrement le Légat. Mais l’Ange du Chaos restait totalement silencieux. Leprín finit par se fatiguer de ses efforts, tant magiques que physiques, d’autant qu’il ne parvenait pas à faire émettre la moindre plainte, le moindre gémissement, à sa victime. — Allez, fini de jouer, s’exclama-t-il, j’ai eu ce que je voulais ! À présent, il est temps que je te conduise au Père. Ce qu’il te fera sera mille fois pire, tu peux m’en croire ! Le Ténébreux entreprit de comprimer le cœur de Cellendhyll jusqu’à le plonger dans l’oubli. L’Adhan se tordait sur le sol, la poitrine en feu. Il sentait le voile noir de l’inconscience se profiler, prêt à l’étreindre. Leprín souriait largement, le visage étiré d’une joie malsaine. Toutefois, le seigneur ténébreux ignorait deux choses. Deux choses fondamentales. * La première de ces choses – et bien grâce à Morion – était que l’Ange du Chaos possédait deux muscles cardiaques. Son cœur second, né de magie, entra en action au moment où Cellendhyll allait défaillir. Il mena son propre combat, pulsant avec plus de puissance, d’ampleur, pour suppléer la défaillance de son frère et contrer les effets de la magie du Sang. L’artefact du Chaos vainquit l’assaut des Ténèbres, au bout de quelques secondes qui parurent pourtant interminables, et Cellendhyll ressentit un net soulagement. Trop affaibli pour espérer triompher du Légat au corps à corps, il se garda bien de montrer qu’il avait retrouvé la maîtrise de ses membres, de sa respiration. Après la dernière phrase prononcée par Leprín, Cellendhyll s’affaissa davantage et frémit, feignant de défaillir. Il porta une main à son torse et s’écroula à plat-dos, sans plus bouger, les yeux fermés. Tout aussi capital, le second élément qui manquait à Leprín, était que l’Ange avait récupéré sa dague sombre. S’il avait rampé en direction de la sortie, ce n’était nullement pour fuir mais au contraire pour se rapprocher de sa Belle, repérée au cours de la correction, et qu’il avait réussi à empoigner sans le montrer. Certain d’avoir vaincu, Leprín se rapprocha de Cellendhyll, le visage alourdi par le mépris. Arrivé aux pieds de son adversaire, il lui flanqua un coup de botte. L’Adhan resta inerte. Le Ténébreux se pencha sur lui. D’un sursaut, Cellendhyll se détendit au moment où le visage du Légat arrivait à portée. Sa dague sombre frappa à la volée, décrivant un arc de cercle ascendant. Le guerrier concentra toute son énergie dans cette frappe désespérée. Un « floc » écœurant se fit entendre et le sang jaune du Ténébreux inonda tout le bas de son visage, débordant sur le devant de sa tunique. La lame étrange émit un gémissement spectral, s’illuminant d’un rouge particulièrement flamboyant, avide de boire l’énergie du Légat, de se délecter de son sang. Leprín avait reculé d’un bond, ce qui lui sauva la vie, mais cependant pas assez vite pour éviter la morsure de la dague. Les mains crispées sur son visage mutilé, le sang ocre coulant entre ses doigts, il recula de quelques pas chancelants. Son cri déchira l’espace, hérissé d’une douleur effroyable, avivée par la brusque prise de conscience de ce qui venait de lui arriver. Il recula encore tandis que l’Adhan se relevait, encore choqué par le traitement qu’il venait de subir. Leprín tituba, son énergie drainée par la Belle du Chaos. Focalisé sur sa survie, il ne prêtait plus attention à son adversaire. Une main masquant son horrible blessure, il mobilisa ses forces déclinantes pour dégager de son pourpoint un lourd médaillon noir. Son propre sang, il s’en servit pour irriguer la surface de l’artefact. Il invoqua dans la foulée le mana qu’il lui restait et disparut dans un chatoiement d’énergie pourpre et noire. Sous les yeux rageurs de l’Ange, impuissant à le retenir. Cellendhyll jura. Du coin de l’œil, il aperçut une silhouette masculine ramassée sur elle-même quitter le couvert du balcon et se ruer hors de la pièce. Un bref éclat de chevelure rousse, c’est tout ce que l’Adhan entrevit. Et encore, trop fugacement pour reconnaître Rosh Melfynn. Bien que recouvrant ses forces, il était encore trop faible pour pouvoir se lancer à la poursuite du fuyard. Il se remit debout. De nouvelles injures aux lèvres, il rengaina sa dague. L’arme avait retrouvé sa teinte noirâtre mais conservait désormais cette ligne rubis qui surlignait son tranchant. Cellendhyll jura donc, jusqu’au moment où il avisa sur le sol, à trois pas de lui, le nez de Leprín tranché à ras. Un sourire mauvais éclaira alors les traits de l’Ange et son rire ironique et cruel vola jusqu’au plafond. Au moins le Ténébreux ne risquait pas d’oublier leur rencontre ! L’Adhan décida d’aller ramasser le tribut de chair – qu’il s’empressa, un peu plus tard, dès qu’il le put, de jeter dans les flammes de l’incendie. Son cœur premier ayant recouvré sa force habituelle, son cœur second reprit sa veille paisible. Cellendhyll commençait à se sentir capable de bouger normalement, voire de se battre. Les lacérations infligées par Leprín le cuisaient mais il était tout à fait capable d’endurer ce genre de douleur. Sans compter que ses nouveaux pouvoirs de guérison le soulageraient bientôt pour peu qu’il puisse s’abandonner à la clarté des lunes. Il alla récupérer le reste de ses armes. La porte de la salle s’ouvrit. Rathe. — Où est Gher’ ? s’enquit aussitôt Cellendhyll. L’avez-vous retrouvé ? — Ouais, et dans un sale état, mais Reydorn s’occupe de lui. On est prêts à partir. A priori, on a eu toutes les Mantes qui restaient et une bonne partie des Ikshites. Il ne doit plus en rester qu’une dizaine et avec l’incendie, ça m’étonnerait qu’ils pensent à autre chose qu’à sauver leurs fesses ! Milo et la p’tite dame en rouge ont fait un de ces carnages ! Ils ont fait un pari, à qui abattrait le plus de Ténébreux et je crois bien que Milo a perdu. Ça, ça va lui rabattre son sale caquet de Nain et je vais me faire un malin plaisir de lui rappeler ! Bon, fiston, on y va ? Ah, une chose étrange, tout de même, le feu nous a suivis mais sans nous dépasser. Je n’ai jamais vu ça. * Les compagnons s’étaient rassemblés au bas de l’escalier menant à l’étage supérieur. Ils avaient fait le ménage, les couloirs étaient vides. Cependant, l’incendie leur interdisait de repartir par les tunnels. L’issue la plus logique, puisque le bâtiment était protégé des sorts de téléportation, était de gagner le rez-de-chaussée et de sortir par l’entrée principale de l’ambassade. L’arrivée de Gheritarish avait été saluée avec une joie sans partage. Tâchée du sang jaune des Ténébreux qu’elle avait abattus, Marg lui avait même plaqué un baiser sonore sur les lèvres, le faisant grimacer de douleur. Reydorn s’était empressé d’utiliser ses potions sylvaines pour commencer à le soulager. Toutefois, le Loki faisait peine à voir. Amoindri à force des tortures répétées, des privations et de la fatigue accumulées, son pouvoir régénérateur avait temporairement abdiqué. Seul son formidable métabolisme lui permettait encore de tenir debout. Malgré tout, un feu indompté couvait au fond de ses prunelles et, au coin de ses lèvres, fleurait son habituel sourire malicieux. Une bouffée d’affection emporta les cœurs de Cellendhyll à la vue de son camarade. Ce vieux Gher’ s’en tire une fois de plus, comme toujours, avec les honneurs ; sacré Loki ! Cachant son soulagement, l’Adhan se rangea devant lui, les sourcils froncés : — Qu’est-ce qui t’a pris, sombre idiot, de partir tout seul ? — Je te l’ai dit, j’avais un compte à régler, grimaça le Loki, et justement, Mordrach ne nous ennuiera plus… Ce damné fils de pute, à présent, est tout aussi cramé que sa progéniture ! — C’est une bonne nouvelle, mais la prochaine fois, tu restes à mes côtés. Je t’interdis de mourir sans moi, foutu Loki, compris ? — Bon, les filles, vous vous chamaillerez plus tard, grommela Milo, j’ai pas envie de griller ici, moi ! Cellendhyll en avant, sa dague dans une main, son poignard dans l’autre, Gheritarish soutenu par Marg et Reydorn, avec Milo et Rathe en couverture, ils entreprirent de quitter les lieux. Au passage, la Vierge d’Acier informa l’Adhan qu’au cours de son exploration avec Milo, elle avait trouvé une série de prisonnières qu’elle avait libérées. À demi-folles, sinon tout à fait, les captives avaient fui par la salle de garde, sans un regard en arrière, sans un remerciement. Il n’y avait finalement personne pour s’opposer à leur sortie. Sur l’ordre de l’ambassadeur, constatant qu’aucun des gardes ne remontait des sous-sols en flammes, et que le Légat avait disparu, tout le personnel avait évacué l’enclave. Derrière le petit groupe, à mesure de son avancée, le feu léchait les murs, grignotait les meubles et la décoration, cerclé d’une fumée toujours plus épaisse. L’incendie était sur leurs talons mais on aurait dit qu’il était doué de conscience, qu’il se contraignait à ne pas les dépasser. Il ne les poursuivait pas, il les escortait. Brûle le feu, venge le Loki, brûle, brûle, brûle et venge ! Ils atteignirent le rez-de-chaussée. Le brasier passa de chaque côté d’eux sans les brûler et monta directement à l’assaut du premier étage où il se répandit de toute sa puissance libérée. Les somptueuses tapisseries, les tableaux de prix, les délicates sculptures, les meubles en bois rares, l’ensemble des dossiers sensibles précieusement conservés ainsi que toute la paperasserie, tout cela fut réduit en cendres. La fournaise y gagna de nouvelles forces qu’elle concentra à dévorer les étages supérieurs. Brûle, brûle et venge ! * Alignés dans la rue dans un cordon imparfait, les gares du guet ne pouvaient rien contre le démon Feu. Ils se cantonnèrent à essayer de contenir la populace qui grossissait de minute en minute, ameutée par les torsades de fumée épaisse et sombre que dégageait le sinistre. Cellendhyll et les autres quittèrent le bâtiment, camouflés d’un nuage de fumée. Ils gagnèrent la limite du cordon de gardes et se mêlèrent à la populace avant que les bérets verts ne se rendent compte de leur présence, mobilisés par l’agitation ambiante, trop occupés pour leur prêter attention. L’Adhan se contenta de traverser la rue et alla se cacher sous un rideau de vigne vierge qui s’écoulait du balcon supérieur. Il ne garda que Rathe avec lui ; les autres reçurent l’ordre de rentrer à la base, il leur déléguait le soin de veiller sur Gheritarish. Le brasier atteignait le toit, à présent. Le bâtiment était près de s’écrouler, rongé par l’appétence invincible des flammes dansantes. Cellendhyll ne quittait pas l’entrée de l’ambassade des yeux. Gardant son poste, il envoya Rathe se mêler à la foule et voir s’il ne repérait pas le Légat des Ténèbres ; un Ténébreux mâle de pure souche, avec un nez en moins, un détail plutôt difficile à cacher. Pour sa part, Cellendhyll ne vit personne quitter le bâtiment. L’ambassade des Ténèbres brûla jusqu’à ses fondations. Les tunnels furent bouchés par les décombres fumants, détruisant du même coup toute preuve pouvant incriminer les Ténèbres. Cependant. Cellendhyll se moquait des preuves, il n’en avait nul besoin ; juge et bourreau, tel était son credo. Ainsi donc, aucune trace du Légat. Toutefois, avec la blessure que la dague sombre lui avait infligée, rien d’étonnant à cela. Cellendhyll ricana en songeant que s’il tentait de recourir à la magie pour faire repousser son nez, Leprín risquait de rencontrer une sacrée surprise. Plus de doute, sa Belle du Chaos paraissait dotée d’une certaine conscience. N’était-elle pas venue jusqu’à lui, de sa propre volonté, tout à l’heure, lui sauvant la mise au moment où il en avait le plus besoin ? N’avait-elle pas modifié sa forme et sa densité lors du massacre des Mantes ? À l’abri derrière le feuillage, il la dégaina machinalement pour la détailler. Hormis cette ligne pourpre qui la rehaussait, rien de particulier à relever, l’arme resta inerte. Il la rengaina, se promettant d’approfondir la question dès qu’il en aurait le loisir. Rathe se glissa à côté de lui, un cône de loki fumant au coin des lèvres. Il lâcha une épaisse bouffée et annonça : — Je viens de faire un second tour, aucune trace de ton Leprín. Par contre, le capitaine du Guet vient d’arriver. Il n’a pas l’air de bonne humeur. — Filons, décida l’Adhan. Il ne faut pas qu’il me découvre dans les parages. Ils prirent la direction de leur maison, s’assurant de ne pas être suivis. — À présent que je te tiens, fiston, discutons un peu. Figure-toi que j’ai pas trop aimé ton comportement avec le baron… Ta promesse, ou plutôt ce mensonge… Ce n’est pas très honorable tout ça. C’était vraiment un enfoiré, ce Verdugo, je l’admets, un politicien doublé d’un maquereau, il n’y a pas pire engeance, mais tu as dépassé les bornes, voilà ce que j’en dis ! — Mortonnerre, vous vous êtes passé le mot, Gheritarish et toi ? s’exclama Cellendhyll, d’un ton courroucé. Vous faites un concours pour incarner ma conscience ? Tu veux aborder le sujet, alors soit… Cela ne me pose aucun problème de mentir, de torturer, de tuer… aucun problème tant qu’il s’agit d’un certain type d’individus. J’ai même été formé en partie dans ce but. Ça te va comme réponse ? — Écoute, gamin, j’apprécie pas ce genre de coups bas, je le tenais à le dire ; ça me déçoit, c’est tout. Et le jour où je ne te parlerai pas franchement, il est pas arrivé ! — Et moi, riposta l’Ange, j’essaie de survivre, et ce n’est pas en me comportant comme le héros que vous voulez tous me voir incarner que j’y arriverais. Fin du chapitre. Un peu plus tard, il ajouta d’un ton plus doux ; — Et cesse une bonne fois pour toutes de m’appeler « gamin » ! Chapitre 36 La salle était vaste, avec un sol de marbre noir, un plafond si haut qu’il disparaissait dans les ombres, l’éclairage dispensé par une bonne centaine de torches montées sur des candélabres taillés dans l’os. Leprín était allongé nu sur un autel de roche polie. Un linge souillé de sang jaune couvrait sa figure. Il venait de s’évanouir pour la deuxième fois depuis son arrivée. Entourant l’autel, un pentagramme de six mètres de diamètre, composé de runes de pouvoir tracées du sang d’esclaves humains, à intervalles réguliers le long du canevas magique. Deux fois dix hommes venaient de donner leur vie, leur énergie, leur essence et leur souffrance pour abreuver la magie du Sang évoquée par le médicastre chargé de soigner Leprín. Debout à côté du blessé, le sorcier-guérisseur passait et repassait la main sur son large front dégarni. C’était un Ténébreux, très mince, voûté. La peau de son visage était grise, marbrée d’auréoles plus foncées. Il portait une longue robe noire, sans ornement, et une paire de gants rouges remontait jusqu’à ses coudes osseux. Les yeux cramoisis aux iris fendus du Maître-guérisseur luisaient d’un mélange de frustration et d’inquiétude, l’aiguillon de sa queue fouettait l’air de dépit. Revêtus de tuniques de velours noir à bandes jaunes, ses six assistants humains échangeaient des regards d’inquiétude. Le Père de la Douleur avait ordonné que l’on soigne son favori et les choses se passaient mal. Tout avait bien débuté, pourtant. Comme prévu, l’essence vitale des dix premiers esclaves avait suffi à stabiliser l’état du Légat et sa vie n’était plus en danger. Mais lorsque le guérisseur avait voulu s’occuper de soigner la blessure proprement dite, l’affaire avait mal tourné. La magie du médicastre restait inopérante sans que celui-ci en saisisse la raison. Il venait de vérifier le tracé pour la troisième fois – en sus des vérifications de ses subalternes –, il avait pleinement usé de l’énergie des prisonniers pour nourrir le pouvoir du Sang, avait même puisé dans son propre mana pour soutenir le sort… Et pourtant la blessure de Leprín restait béante, sans aucune trace d’amélioration, et si la plaie de son nez tranché avait cessé de pleurer le sang, le sorcier savait pertinemment que l’écoulement n’avait cessé que lui-même. Jamais la puissante magie des Ténèbres n’avait échoué dans une telle entreprise. La seule alternative était de faire venir d’autres esclaves et de répéter l’opération en espérant que la guérison finisse par opérer. Une solution désespérée, le responsable en était conscient. Mais peu lui importait de gaspiller des vies, seul lui importait de ne pas perdre la sienne. De surcroît, pour ajouter à son malaise, il devait contacter le Roi-Sorcier et lui faire son rapport. Il n’eut pas à s’y résoudre. Une brume dense se mit à couler sous les lourdes portes qui fermaient la pièce avant de s’étirer pour recouvrir les dalles luisantes, jusqu’au bord du cercle magique. Les battants s’ouvrirent sans bruit, tandis que les occupants de la pièce se jetaient à genoux pour saluer leur souverain. Précédé de son épais tapis de fumée, s’avança le Père de la Douleur. Recouverte d’une lourde robe de brocard grenat à surpiqûres noires, sa haute silhouette restait cachée tout en irradiant de pouvoir. De son capuchon, on ne voyait poindre que le dessin sinueux de sa bouche cruelle au pli rouge sombre. Le Roi-Sorcier s’arrêta au bord du cercle de runes Il resta ainsi le temps de dix battements de cœur avant de reporter son attention sur le médicastre. Le visage de ce dernier se figea. — Alors ? s’enquit le souverain. Le Maître-guérisseur ravala sa salive et s’empressa d’annoncer. — Le Légat ne risque plus rien, monseigneur… — Mais ? — Votre éminence, c’est la blessure… Par le Feu Noir, je ne comprends pas ! La magie du Sang reste inopérante… Le sort se forme normalement mais au contact de la blessure, il semble se déliter dans sa totalité. Il n’y a pourtant aucune erreur dans les runes tracées, je vous l’assure. — Sortez de la pièce, tous, et attendez dehors ! Le Père n’avait jamais besoin de hausser le ton pour obtenir l’empressement le plus servile, et une poignée de secondes plus tard, il se retrouvait seul avec Leprín. Le Puissant se rendit jusqu’à l’autel, toujours environné de cette fumée qui le suivait partout. Le pentagramme fut recouvert, les dépouilles des esclaves, également, comme noyés, absorbés par une mare de puissance sirupeuse. De sa main longue et fine, lisse, aux ongles laqués de noir, le Roi-Sorcier caressa le visage tourmenté de son favori. Il ôta le linge et réprima un sursaut devant le sinistre spectacle qu’il découvrait : le visage racé du Légat était stigmatisé d’une béance qui le mutilait de la plus horrible des manières. Qui avait pu traiter son favori ainsi, qui avait pu se montrer assez redoutable pour le vaincre ? Comme réveillé par l’intérêt de son maître, le blessé retrouva ses esprits à cet instant. — Maître ? gémit-il. J’ai mal, mon visage, il me brûle… Aidez-moi, maître, je vous en conjure ! — Ne crains rien, Leprín, tu es l’un des rares à mériter ma pleine confiance et il me plaît d’user de mon pouvoir pour te soigner. Mais avant, dis-moi, qui t’a traité ainsi ? — Cet Adhan, monseigneur. Cet Adhan maudit que vous recherchez, ce Cellendhyll de Cortavar. Il a ruiné nos projets à Véronèse ! Il a tué Verdugo, massacré les Mantes, les rejetons, il a brûlé l’ambassade ! — Par le Moïronhör, encore lui ! siffla le Roi-Sorcier. Maudit Adhan, maudite prophétie ! Son courroux subit fit refluer la brume tout autour de lui, comme ramassée pour frapper un ennemi potentiel. Épuisé, le Légat venait de reperdre conscience. Le souverain se pencha sur lui, sa bouche grande ouverte. Une matière fluide, d’un noir intense se déversa lentement d’entre ses lèvres. Le souffle de mana noir s’effila en une série de longs filaments qui s’étirèrent jusqu’à toucher l’horrible trou. Le Roi-Sorcier éleva ses mains en coupe, canalisant son pouvoir afin de le laisser s’écouler directement de ses lèvres jusqu’à la lésion. Subitement, au contact de la plaie, les filaments grésillèrent sur toute leur longueur avant de se transformer en une cendre fine, brûlés impitoyablement par une magie au moins égale à celle du Père. Atteint de plein fouet par le contrecoup, le souverain trébucha, déséquilibré par la magie contraire. La brume jaillit derrière lui, l’enveloppa pour freiner son élan et arrêter sa chute. Ayant retrouvé son équilibre, le Roi-Sorcier prit le temps de se remettre. Cette puissance résiduelle étonnante éveillait un écho issu du passé, bien trop diffus néanmoins pour être de quelque utilité. Éphémère, cet écho s’évanouit, à peine avait-il effleuré la conscience du Père. Ce dernier s’ébroua comme au sortir d’un vilain rêve. À l’instar de son maître incontesté, la brume avait retrouvé son calme, tapissant de nouveau le sol alentour. Le Père de la Douleur se rapprocha de l’autel et tapota les jours du Légat pour le réveiller. — Leprín écoute-moi attentivement, c’est important, dis-moi, cet Adhan, quel genre d’arme a-t-il utilisé pour te mutiler ainsi ? Le visage du Légat se contracta sous l’effort qu’il faisait pour se souvenir. Il finit par secouer la tête. Curieusement, malgré sa mémoire parfaite, il ne se souvenait pas de l’objet incriminé. Pourtant, il l’avait vue de très près, la dague sombre de l’Ange du Chaos. De bien trop prés. Mais plus il y pensait, plus il était confus. Une nouvelle vague de migraine le cloua sur l’autel. — Leprín, tu dois te souvenir, insista le Puissant. Était-ce une épée, une dague, un sabre ? Une lame droite, courbe ? Était-ce de l’acier nain, runique ? — Je suis désolé, seigneur, hoqueta le Légat. Je me souviens parfaitement de l’Adhan, de ce qui s’est passé, mais dès que je veux penser à son arme, mes pensées se troublent ! — Magie ! proféra le Père. Une magie étrange et qui pourtant me dit quelque chose. Une magie différente de celle de la Lumière ou du Chaos, et qui résiste à la mienne ! Et pourtant, ce Cellendhyll n’a rien d’un mage. — Maître, ma tête, elle va éclater ! Le Roi-Sorcier posa sa paume blafarde sur le front du blessé. Le visage du Légat se détendit instantanément tandis que la migraine était balayée par la volonté du souverain. — Repose-toi, Leprín. Tu dois retrouver tes forces. Si je ne peux réparer ton visage, contrairement à mes attentes, je peux m’occuper de rendre ton apparence acceptable. Laisse-toi aller, mon fils, lorsque tu te réveilleras, tu seras dans un bien meilleur état, je t’en fais la promesse. Le Légat une fois plongé dans un sommeil lourd, le Roi-Sorcier rassembla son mana noir. Un flot épais de couleur encre sortit de sa gorge pour recouvrir la blessure. Le Puissant modela cette masse, l’étira, la tailla aux désirs de son esprit comme des mains l’auraient fait de terre glaise. Digne du meilleur des Maîtres-sculpteurs, le résultat ne souffrait aucune critique. Un nez oarfaitement adapté au visage de son possesseur. Toutefois, la substance même dont l’appendice était composé, si dense, si noire, ne pouvait travestir son étrangeté. Dorénavant, le visage de Leprín attirerait les regards comme une curiosité dont on ne saurait trop que penser. * Le Père de la Douleur sortit de la pièce, escorté de sa fumée. Celle-ci, en se retirant, laissa la pièce intacte, excepté sur un point. Des esclaves, ne restait qu’un amas de squelettes soigneusement nettoyés. Le Puissant passa devant le rang prosterné des guérisseurs, sans leur prêter attention. Soudain conscient de leur présence, il revint sur ses pas et vint directement toiser le médicastre : — Une magie supérieure t’a fait échouer dans ton entreprise, et non ton incompétence, c’est pourquoi tu gardes la vie. Veille bien sur le Légat, Rasgharak, ma mansuétude est à présent tarie à ton égard. — Obéir est mon devoir, monseigneur, s’inclina le sorcier-guérisseur, sans pouvoir cacher son soulagement. — Toutefois, poursuivit le Père, je ne peux laisser ton échec impuni, tu le comprends, Rasgharak. Un geste lui suffit. La fumée grise parut se ramasser sur elle-même et brusquement, un filament épais comme un cordage jaillit de sa masse pour aller enserrer le cou de l’assistant-guérisseur désigné par l’index laqué du Roi-Sorcier. Le filament s’enroula plusieurs fois autour de l’homme gesticulant, qu’elle se mit à compresser. Gorgée de sang, cramoisie, la tête de l’acolyte finit par exploser comme une pastèque. Laissant ses subordonnés contempler le macabre spectacle, le Roi-Sorcier les chargea de nettoyer eux-mêmes le couloir. La leçon serait retenue, il n’en doutait pas. Le Père ne pouvait se permettre aucun relâchement dans sa manière de régner. Cet Adhan qui paraissait s’entêter à se dresser contre lui était-il bien l’homme de la prophétie ? Damné Arasùl, même défunt, il continuait à le tourmenter ! Une simple coïncidence restait difficile à croire, le guerrier du Chaos ne pouvait pas être tombé par hasard sur le projet de Leprín pour le faire échouer… Mais comment en avoir la certitude ? Tuer l’Adhan ne suffisait plus car le souverain n’en savait pas assez à son sujet malgré les recherches qu’il avait lancées. Sans compter que jusqu’ici, ce Cellendhyll de Cortavar avait proprement déjoué toutes les tentatives de l’éliminer. Jusqu’à défaire Leprín lui-même. Profondément troublé, le Roi-Sorcier rentra dans ses appartements, escorte de son armée de brume. * Les compagnons étaient dans la salle commune à mettre le couvert, probablement aussi à trinquer. Comme toujours en de telles circonstances, la bonne humeur éclairait les visages. Un dîner d’honneur avait été décidé pour célébrer la résurrection aussi soudaine qu’inespérée de Gheritarish. Dans la journée, les Véronicains s’étaient rassemblés pour voter la succession de leur magistère – ignorants du fait que Verdugo était mort. À peine rentré avec Rathe, l’Adhan s’était rendu au chevet du Loki. Ce dernier bénéficiait des soins attentifs de Reydorn et de Marg, il avait bu les potions données par Kell, la druidesse sylvaine. Rassuré sur l’état de son compagnon qui n’avait plus besoin que de repos pour se remettre, Cellendhyll avait provisoirement délaissé les autres. Posté sur le toit, vêtu de son seul caleçon malgré la fraîcheur de la nuit tombée, il se laissait baigner par les rayons des lunes sœurs, Yrénas la blanche et Felleyran la bleue. Le pouvoir guérisseur agissait sur ses blessures, le laissant libre d’examiner sa Belle du Chaos. Cette lame qu’il avait trouvée des années auparavant, et purement par hasard, ne l’avait plus jamais quitté et lui avait maintes fois permis de sauver sa vie. La lame sombre gardait cette ligne pourpre qui affinait son tranchant. Excepté ce détail, rien de plus que d’ordinaire, la dague ne bougeait pas, ne manifestait aucun signe d’empathie. Cellendhyll la posa sur le sol et s’assit en face d’elle. Sa presque nudité ne le gênait pas, un nouvel effet de son cœur second créant en lui une chaleur neutralisant le froid. Il ouvrit la main et tendit sa volonté vers l’arme, afin de la faire venir à lui, comme contre Sasht’eh. La dague sombre restait inerte. L’Adhan se plongea dans une transe légère, essaya diverses positions, aucune réaction. Il se redressa et s’assit en tailleur devant la Belle. Il avait beau y penser, les souvenirs concernant la découverte de l’arme étrange se révélaient diffus. Il l’avait acquise lors d’une patrouille sur un plan abandonné, brûlé par les guerres passées. Au début, tout alla bien. La petite escouade dont faisait partie Cellendhyll – à l’époque sous-officier – composée de onze Maraudeurs-Fantômes, devait explorer ce plan pour en recenser les ressources naturelles. Une tempête de sable se leva subitement, dispersant l’escouade. Perdu dans la tourmente, Cellendhyll entendit une voix le héler. Aiguillonné par elle, il marcha ramassé sur lui-même pour résister aux assauts du sable charrié par le vent. Il finit par arriver devant un temple ou ce qui en tenait lieu, une ruine au milieu d’une oasis cernée de dunes. Jusque-là, ses souvenirs étaient clairs. Mais au moment l’Adhan posa le pied dans l’enceinte, un trou noir total engloutit sa conscience. Lorsqu’il retrouva ses esprits, il courait hors de l’édifice, la dague sombre dans ses mains ensanglantées, son uniforme de Maraudeur en lambeaux, des lacérations sur le corps et la mémoire vide, complètement vide de ce qui venait de se produire. À peine était-il hors du temple que l’édifice s’effondrait sur lui-même dans un gigantesque geyser de sable et de poussière. Au-delà de l’oasis, la tempête s était calmée et il réussit à retrouver les traces de ses compagnons. L’escouade se regroupa pour faire face à un groupe de paladins de la Lumière et Cellendhyll se servit de cette lame d’un alliage étrange, d’un noir profond. Il se rendit très vite compte qu’il disposait d’une arme exceptionnelle. Depuis, jamais il ne s’en était séparé. Il avait également constaté qu’au fil du temps, d’une manière ou d’une autre, cette dague se rendait comme transparente aux yeux des autres. Jamais aucun de ses camarades n’avait vu en sa Belle autre chose qu’une arme banale et jamais on ne l’avait interrogé à son sujet. Il est pourtant fréquent chez les guerriers de comparer les mérites de leurs instruments de travail respectifs. Gheritarish, par exemple, n’avait jamais montré le moindre intérêt pour la lame étrange, or il l’avait suffisamment vue en action pour en apprécier la nature unique. En bref, une telle arme ne pouvait qu’attirer l’intérêt ou la convoitise et c’était tout le contraire qui se produisait. L’Ange pouvait toujours en parler à Morion, ce dernier disposant d’un savoir hors du commun pour résoudre ce type de mystères. Toutefois, Cell’savait qu’il n’en ferait rien. Déjà, il ne voulait pas risquer de se voir confisquer sa Belle sous prétexte d’études, si approfondies soient-elles, de plus, si l’arme étrange recelait plus de puissance qu’elle ne paraissait, mieux valait garder le secret pour lui. En dévoiler la nature à quelqu’un, fut-ce un ami, pourrait s’avérer fort préjudiciable dans l’avenir, parler d’elle, c’était dévoiler un atout évident. S’il y avait bien une chose en laquelle il pouvait se fier, c’était bien sa Belle du Chaos ; il se serait coupé la main droite plutôt que de s’en défaire. Cellendhyll finit par abandonner sa contemplation, au bord de la migraine. Il crut percevoir un ricanement moqueur émaner de l’arme, mais cette impression fut trop ténue pour qu’il puisse en être certain. Il eut une idée. Il rentra dans sa chambre avec sa lame, ses blessures en bonne voie de cicatrisation. Il les pansa, se rhabilla, rengaina sa Belle. Quitta la chambre et retrouva Gheritarish dans le salon, attablé avec les autres devant une chope de bière, couvert d’onguents et de bandages. Il l’attira sur le balcon, sans se soucier de ses protestations plaintives. Si Gher’était capable de faire la fête, alors il pouvait bien discuter ! — Dis, Gher’, ma dague, qu’en penses-tu ? dit l’Adhan à peine dehors. — De quelle dague parles-tu ? s’étonna le Loki. — Mais de la dague au métal sombre, celle que j’ai toujours sur moi ! Cell’dégaina sa lame afin de la montrer. Son compagnon la considéra comme s’il la voyait pour la première fois. — Alors ? — Alors quoi ? rétorqua le Loki, le front plissé. — Qu’est-ce que tu penses de ma dague ? — Quelle dague ? Cellendhyll étudia minutieusement les traits du Loki. Mais non, il parlait tout à fait sérieusement. — Celle-là, dit l’Adhan en la fourrant sous le nez du Loki qui ne semblait toujours rien voir. Un peu ahuri, l’homme à peau bleutée garda le silence. — Gher’ ? — Oui ? sursauta ce dernier, comme réveillé en sursaut. — Ma dague, celle que j’ai dans la main… Mortonnerre, quelle est ton opinion à son sujet ? — Quelle dague ? — Laisse tomber, soupira Cellendhyll. Il rentra dans sa chambre, ignorant les autres. Ainsi, l’étrange lame sombre pouvait manipuler les esprits, même celui d’un Loki, les leurrer sur son apparence, voire sur son existence. Cellendhyll réfléchit. Sa dague, le Faucheux était le seul à y avoir porté intérêt, jusqu’ici. Et l’homme sortait de l’ordinaire, c’était le moins que l’on puisse en dire. Même Morion n’avait jamais semblé s’intéresser à sa lame favorite. L’Adhan hésitait à reproduire l’expérience avec d’autres. À quoi bon ? Pour le moment, il décida de remiser le sujet de côté. Il lui était impossible de tout gérer de front. Marg vint frapper à sa porte, vigoureusement. L’Adhan était convié à partager un verre avec les autres. À travers la porte, Cellendhyll répondit qu’il arrivait. Au lieu de quoi, il préféra relire la lettre. * Mon dur et tendre Ravage, Oui, je préfère te nommer ainsi, et pas seulement par prudence. « Ravage », ce nom te va si bien. À tous points de vue car tu m’as ravagée, de corps et d’âme. Tu me manques terriblement, et en même temps c’est tellement bon de ressentir cette sensation, car je sais que tu vas me revenir. Mon Initié, tu es bien trop fort pour ne pas revenir, je l’ai ai senti dès ton départ. Hélas, je ne pourrai te voir ce soir. Le duc se rend à une réception à l’hôtel de ville, puis il passera la fin de soirée avec les magistères, afin de leur expliquer ses vues en détail. Et je serai avec lui, comme le veut mon devoir. Tu es déçu, je le sens, mais sache que je ne peux déroger à cette obligation. C’est ainsi. Encore une nuit sans toi, quelle horreur ! Mais dis-toi bien une chose, à la fin de cette semaine, ma mission s’achève. Cela veut dire que je serai alors libre ; libre pour toi. Oh, comme tu me manques ! Sache également que je me suis débrouillée pour me libérer. Demain, mon aimé. Demain, au sonné du midian, sur la place des Roses, car la rose est la fleur de l’amour. Je t’y attendrai. Alors nous nous enlacerons, nous nous embrasserons, nous parlerons… Nous nous aimerons. Demain sera le plus beau jour de ma vie. Tout me semble évident. Je n’ai plus peur de lier mon cœur, à présent que je suis avec toi. Je n’ai plus peur de me donner. Et je ressens bien que tu vis chose égale. Dev’et Ravage, quel fameux couple de guerriers nous allons faire ! Fais de beaux rêves, mon doux Ravage, rêve de nous. Demain, je serai dans tes bras ! Capitaine de compagnie Devora Al’Chyaris Cellendhyll avait relu cette missive encore et encore. Cette lettre qui l’attendait à son appartement, déposée par un garde ducal. Il l’avait lue six fois, dix fois, cent fois, jusqu’à en connaître chaque syllabe, chaque silence, chaque promesse, sur le bout des lèvres. Oui, il était déçu, mais il pouvait bien attendre une nuit de plus. Ce n’était pas important comparé au reste ! Devora avait raison. Il était prêt lui aussi. Aussi surprenant que ce soit de sa part, il était prêt à se livrer à l’Amour sans restriction. Prêt à partager sa vie avec elle, jusqu’au dernier jour. Devora éclairait sa vie de couleurs, de significations. De philosophie. La voie du Chaos, au fond, n’était pas la seule et l’homme aux cheveux d’argent se découvrait un nouvel avenir, nettement plus attirant, nettement plus serein que tout ce qu’il avait pu imaginer au service de Morion. Un avenir vécu avec une âme à aimer, sur qui s’appuyer, même face au pire des dangers. Oui, quitter le Chaos, partir avec Dev’sur les routes de l’aventure. Libres et unis. Complices. Avec elle à ses côtés, le destin paraissait si doux. Partir avec Devora. Cette phrase toute simple devenait un mantra. Oui, dès demain, il irait lui dire qu’il était prêt à changer d’existence, pour elle. Quitte à défier le Chaos, les armes à la main. Oui ! Créer une compagnie de mercenaires-francs avec elle, la solution la plus évidente pour eux deux. Il en revenait là, car l’aventure, le danger, il ne pourrait vraiment s’en passer, ils étaient incrustés dans son âme. Et Devora semblait de la même trempe. D’ailleurs, il pourrait lui apprendre le zen, en faire une Initiée, comme lui. Quel merveilleux partage ce serait pour eux ! Jamais l’Ange n’aurait pensé partager le zen avec une femme, mais avec elle, tout était possible. Tout ! — Cell’, espèce de gougnafier, tu te tripotes ou quoi ? Allez, viens, tout le monde t’attend ! La voix de Gheritarish fit presque vibrer la porte. Des rires suivirent son envolée. Il plia délicatement la lettre et la rangea. Il se sentait si léger. Dans le séjour, des vociférations joyeuses accueillirent son entrée. * Le lendemain, Cellendhyll s’éveilla de fort bonne humeur mais tenaillé par l’impatience. Je vais enfin la voir ! Il se rasa soigneusement, se doucha, se vêtit avec soin, en dépit de son impatience. Se mirant dans un miroir, il se trouva tout à fait acceptable : une unique de teinte rubis et liserés d’argent, un ensemble gilet-veste-pantalon de daim brun, et ses bottes nettoyées. Il sortit de sa chambre en chantonnant la gigue préférée de son ami loki. Ce dernier, justement, prenait son café, allongé sur un canapé ; il avait déjà meilleure mine, ayant récupéré une part de son énergie. — Tu n’arrivais pas à dormir ? s’enquit l’Adhan. — T’occupe ! Dis-moi plutôt, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu t’es cogne le crâne en prenant ta douche ou quoi ? Depuis que je te connais, Petit-Homme, c’est bien la première fois que je t’entends chanter ! — T’inquiète ! riposta Cellendhyll d’un grand sourire. Tu ne peux pas comprendre. — T’as une belle voix, en plus, sale cachottier ! Allez, balance, qu’est-ce qui te passe ? L’Adhan secoua la tête, se contentant d’afficher cette expression béate totalement inhabituelle chez lui. Gheritarish soupesa la silhouette de son comparse. — Eh bien, cours la retrouver, ta belle… je m’en voudrais de te retarder. Et je suis heureux de te voir enfin profiter de la vie. N’est-ce pas ce je t’ai toujours conseillé ? — C’est vrai. Aujourd’hui, pour la première fois, je comprends de quoi tu voulais parler, depuis toutes ces années. Mais il me fallait rencontrer Dev’pour ouvrir les yeux. L’Adhan s’avança sur le Loki et lui donna l’accolade d’un frère. Puis il passa son manteau en laine de cachemire et quitta les lieux d’un pas dansant. Resté seul, Gheritarish referma sa bouche grande ouverte, et écrasa une larme. * Cellendhyll arrivait en vue de la place des Roses. Ses cœurs battants, l’esprit envahi de la jeune femme. Il l’aperçut aussitôt, de l’autre côté de la place. Avançant de son pas gracieux, le soleil illuminant sa chevelure de miel qui nimbait son sillage d’une traînée d’or pur. Elle le salua de la main avant de lui offrir ce sourire particulier qui dévoilait ses fossettes. L’Ange l’honora du même salut joyeux. Leur simple échange lui donnait des frissons. Jamais la vie ne lui avait paru si belle. Chargée de couleurs, de fragrances, de promesses. Elle était là, son aimée, devant lui. La guerrière atteignit le milieu de la place encombrée par le marché hebdomadaire, ses camelots, ses étals et ses badauds. Le nom de Renzo Da-Vinci Contini résonnait un peu partout. Le dépouillement était en cours et le jeune duc était grand favori. Cellendhyll ne pouvait détacher son regard de la jeune femme. Un mouvement confus se fit tandis qu’elle traversait un groupe de promeneurs. Devora trébucha, retrouva l’équilibre et poursuivit sa marche. Le visage à présent figé par la surprise, son teint subitement pâli, sa démarche habituellement si sûre teintée de maladresse. Quelque chose n’allait pas. Déjà, Cellendhyll fendait la foule sans la ménager. Il rattrapa son amante à la volée, elle serait tombée, sinon. — J’ai froid, dit-elle dans un soupir affaibli. J’ai si froid… Serre-moi, fort. Cellendhyll l’entoura de ses bras avec une tendresse infinie. En passant sur ses reins, sa main fut trempée de sang. Cellendhyll se doutait ce qui se passait mais se trouvait incapable d’admettre la réalité. Avec toute la douceur dont il était capable, il la porta à l’écart. Les lèvres de Devora verdissaient déjà, justement le signe qu’il redoutait. Celui du naarak’i, un poison extrait du sang d’un reptile. Un poison crée par le peuple des Ténèbres. L’issue était inexorable. Cellendhyll se mit à hurler au tréfonds de lui-même. Abandonnée dans ses bras puissants, elle le détaillait, son regard si chaleureux tamisé par un voile de douleur. Un murmure : — Tu es là, mon Cell’, mon amour. Je t’aime tant… Je ne savais pas que l’on pouvait aimer autant ! La gorge serrée, il baisa sa bouche glacée. — Moi aussi, je t’aime, dit-il d’une voix aussi satinée que la caresse d’un nuage. Tout ira bien, Dev’. Nous allons partir, je vais t’emmener, nous allons vivre heureux, tous les deux ! Le mensonge eut du mal à franchir ses lèvres. Du reste, la jeune femme ne fut pas dupe : — Chuuut… Ne dis plus rien. Laisse-moi te regarder. Je veux emporter ton image avec moi. Tu es si beau ! … Nous deux, c’était la plus belle des histoires… Jamais je n’ai été si heureuse ; comblée à ce point… — Dev’, je t’en prie, ne pars pas ! — Désolée, mon amour… J’aurais voulu… J’aurais voulu pouvoir t’aimer plus longtemps… Un spasme recouvrit la pureté de ses traits. Elle toussa : — Si seulement… Devora mourut sur ces mots inachevés. Son esprit paralysé par une incommensurable peine, Cellendhyll la saisit à bras le corps et se redressa. Des badauds s’inquiétèrent du sort de la jeune femme, proposèrent une aide aussi honorable qu’inutile. Le faciès sauvage de l’Ange les dissuada d’intervenir, prêt à tuer le premier qui tenterait de s’interposer, Guet compris. Son chemin dégagé par le feu ardent qui couvait dans ses prunelles, par l’expression de son visage ravagé, il quitta l’esplanade, la dépouille de son aimée ramenée en travers de ses bras. Chapitre 37 Rosh avait suivi Cellendhyll jusqu’à l’esplanade des Roses, à bonne distance. Dans la foule, sa petite taille le camouflait aisément alors que la haute stature de l’Adhan, sa chevelure, ses larges épaules, le rendaient facile à repérer. Sa dague fermement empoignée, à couvert sous les plis de sa cape, comme son visage, Rosh combla l’écart. Il était déterminé, une frappe précise dans les reins et c’en était fini de Cellendhyll de Cortavar. Ce genre de méfait, Rosh en avait une certaine habitude, s’il avait été moins paresseux, il aurait même fait un assassin tout à fait convenable. Le Melfynn s’était avancé, encore, avant de s’immobiliser. Subitement étreint, corps, cœur et âme, d’une vague de peur insurmontable. Le souvenir bien vivace du sort de Sasht’eh et de Leprín brisa net ses velléités d’affrontement direct. Rosh en fut soudain sûr, s’il approchait encore de l’Adhan, ce dernier le détecterait et le tuerait alors d’une effroyable manière. Baignant dans une sueur rance, démotivé, il laissa donc le guerrier reprendre de l’avance et se contenta de le suivre, parallèle à son sillage. Par un fait du hasard – ou du destin – le rouquin se trouva idéalement placé pour assister au meurtre dans tous ses détails. Il vit la blonde saluer l’Adhan, avancer vers ce dernier, l’assassin qui se détachait un instant derrière elle en surgissant d’un groupe de promeneurs pour frapper impitoyablement, avant de replonger, indétecté, dans les remous de la populace. Rosh en resta bouche bée. Ce n’était pas tant l’acte lui-même que l’identité de celui qu’il l’avait perpétré qui le rendait si stupéfait. Il avait immédiatement reconnu son visage, malgré son capuchon. Une information qu’il pourrait monnayer au prix fort, de diverses manières. Une information cependant qu’il garderait pour lui. Elle constituait un atout maître, pour peu qu’il soit prudent, et l’intense frustration qu’il ressentait fut balayée par une excitation encore plus puissante. Rosh avisa dans la foulée la réaction de Cellendhyll, il se gava de sa détresse, de sa douleur toutes deux manifestes. Du coup, il perdit l’assassin de vue. Mais cela n’avait aucune importance, Rosh savait pertinemment où le trouver. Et sans effort. Ce qu’il venait de vivre valait bien de fêter l’événement. Le rouquin s’engouffra dans une taverne et commanda un verre de casse-patte, un alcool nain à base d’absinthe. Attablé devant son verre qu’il faisait tourner entre ses doigts, le Melfynn se repassa les images de la souffrance éprouvée par l’Adhan. Ça compensait bien la mort du Tucin, au fond. Du reste, peu importait Sasht’eh, car si Rosh avait perdu un compagnon de vice, il avait sans doute gagné un protecteur. Et pas n’importe lequel. Rien de moins que l’être le plus craint de l’univers des Plans. Rosh but une gorgée d’alcool qu’il fit rouler entre ses joues, savourant le piquant du breuvage. Les détails de cette rencontre déterminante lui revinrent en mémoire, gravés dans les recoins de son esprit retors. C’était le jour où ce maudit Cellendhyll avait pris l’ambassade des Ténèbres d’assaut. Rosh et Sasht’eh partageaient une chambre, une cellule en vérité, à l’intérieur de l’enclave de la Lumière. Gardés par les sicaires depuis leur arrivée à Véronèse, en attendant que Hégel mette la main sur l’Adhan et décide de leur sort. Le Tucin était assis sur son lit. Il s’était subitement figé. Son visage avait tremblé avant de se contracter, son regard avait changé pour prendre la forme d’une paire d’yeux indéniablement ténébreux, rouges avec des iris fendus de jaune. — Sasht’eh, que t’arrive-t-il ? Tu te sens mal ? En réponse, une voix très différente de celle de Sasht’eh s’était élevée : — Je ne suis pas le Tucin, et je vais très bien. Bonjour, Rosh Melfynn Rosh balbutia : — Je… vous… êtes-vous celui que je crois que vous êtes ? — Si tu es intelligent, sans doute. Et j’estime que tu l’es, sans quoi je ne ma serais pas manifesté à toi. — Vous êtes… — Je suis le Père, oui. Celui qui délivre la souffrance la plus extrême. Le Mal incarné ! — Oh, votre excellence, votre seigneurie, si vous saviez, c’est pour moi un grand honneur… Vous êtes mon idole, depuis toujours ! — Vraiment ? La Voix du Puissant sonna comme amusée. De la part d’un seigneur du Chaos, c’est un vrai compliment. Un seigneur du Chaos ! Rosh se rengorgea, touché au cœur de son orgueil. Le Roi-Sorcier enchaîna, la voix soudain caressante : — Je suis venu t’apporter ce que tu désires le plus, Rosh. Le pouvoir ! Les yeux du rouquin se mirent à briller, il entrouvrit la bouche pour laisser pointer le bout de sa langue. Il était ferré. — Le vrai pouvoir, proféra le Père, celui de régner, de plier les masses à ton entière volonté, de les faire trembler au simple énoncé de ton nom. Rosh Melfynn, roi-sorcier du Chaos… N’est-ce pas là un nom qui frappe les esprits, un nom chargé de puissance ? Tout à fait approprié, selon moi. Roi-sorcier du Chaos ! — Oui, souffla Rosh, penché en avant, subjugué… Oui, oui, oui ! — Je vois bien que nous sommes de la même trempe, toi et moi. Sers-moi loyalement et tu disposeras d’une puissance que jamais ta Maison ne pourra t’offrir. Seigneur Rosh, nous avons encore beaucoup à apprendre l’un de l’autre, mais je vais devoir te laisser. Je ne peux gaspiller ainsi mon mana à travers les plans. Mon empreinte est trop repérable pour qui sait chercher. Si besoin est, je te contacterai par le biais de Sasht’eh. Oh, inutile de lui parler de notre entretien, il ne gardera aucun souvenir de ce qui s’est passé. Du reste, tu ne parleras de moi à personne, n’est-ce pas ? — Non, à personne. Vous pouvez me faire confiance ! — Nous sommes de races différentes mais crois-le ou non, Rosh, je sens que quelque chose nous lie. Ensemble, nous pourrons faire de grandes choses. À présent, écoute bien, tu vas t’échapper avec Sasht’eh et vous allez rejoindre l’ambassade des Ténèbres, ici à Véronèse. Alors, tu demanderas à parler au Légat Leprín, de ma part, et tu te mettras sous sa protection. Leprín saura quoi faire, il a toute ma confiance et tu répondras à ces ordres comme si c’étaient les miens. — Je vous servirai, souffla Rosh, à genoux, les prunelles larmoyantes d’une joie malsaine. Enfin quelqu’un de qualité qui le comprenait, et autrement mieux que sa propre famille ! Rosh Melfynn était une exception au sein du Chaos. Trahir les Maisons ne lui posait aucun problème de conscience. Le rouquin aimait trop faire le mal pour se fixer des limites en la matière. Hormis celles de sa propre survie, bien sûr. — Le pouvoir, souviens-toi ! avait encore murmuré encore le roi des Ténèbres avant de quitter l’esprit du Tucin. Mais le plan du Père avait échoué, et Rosh n’avait échappé que de peu à la mort. En retrait, il avait assisté à la mort du Tucin, à la mutilation de Leprín. Livré à lui même, le petit homme avait écouté son instinct de survie, il avait décampé, se mêlant au personnel de l’ambassade évacuant le bâtiment. À peine dans la rue, Rosh s’était caché sur le toit d’un immeuble du pâté de maison. Il tenait à voir la suite. Le bâtiment avait brûlé, Cellendhyll et ses compagnons en étaient sortis juste à temps. De son perchoir, le rouquin avait déjoué la vigilance de l’Adhan, celle du voleur. Puis, il les avait suivis, de loin. Il était bon pour ce genre de filature. Une fois découverte leur tanière, le Melfynn avait hésité. Il ne savait plus vers qui se tourner, Leprín avait fui, il était impossible de retourner vers Hégel. Il avait donc loué une pièce unique sous les combles, de l’autre côté de la rue, avait acheté à manger, de l’alcool et s’était mis à épier son ennemi juré. Il avait ainsi suivi Cellendhyll de loin, très prudemment, jusqu’au rendez-vous. Jusqu’à assister à la mort de la guerrière blonde et à se retrouver assis à cette table. Pour l’heure, l’Adhan allait devoir attendre, le rouquin n’avait pour le moment aucun moyen de lui nuire. Si, il pouvait tout de même faire une chose. Rosh vida son verre d’un trait et demanda une nouvelle tournée, du papier et une plume. Sa missive rédigée, il la fit porter par le commis de l’auberge à l’enclave de la Lumière, à l’attention d’Hégel, cardinal de l’Orage. Puis il replongea dans ses pensées, réfléchissant au moyen de contacter le Père de la Douleur. * Le soir était tombé, ils se tenaient assis dans le salon. Le deuil assombrissait une nouvelle fois leurs cœurs. Ce n’était pas tant le trépas de la jeune femme en lui-même que la peine visible de Cellendhyll qui ébranlait les compagnons. Jamais aucun d’eux, pas même Gheritarish, ne l’avait vu sous le coup d’une telle détresse. Ses yeux étaient rougis, las, troubles. Aucune larme pour dévaler la pente de ses traits rudes, mais cette peine si poignante qui le gouvernait. Gheritarish pleurait ouvertement, à la manière des Lokis, trempant le mouchoir de Marg. Le duc Renzo était venu puis reparti. Lui aussi remué par la disparition de Devora. Il avait pris toutes les formalités, tous les frais à sa charge. La guerrière ne connaîtrait pas la fosse commune, elle serait mise en terre dès le lendemain, sur les hauteurs de la plaine des Fleurs. Et même si Renzo pouvait être soulagé de ne plus voir sa vie en danger – comme le lui avait affirmé Cellendhyll, sans pour autant lui apprendre la mort du baron – sa peine était bien réelle. Incapable de supporter l’apitoiement de ses compagnons, Cellendhyll finit par se retirer dans sa chambre, sourd aux tentatives de réconfort. Rassemblés dans le séjour, les autres passèrent une soirée maussade d’où le rire était absent. De son côté, Cellendhyll avait fini par se réfugier encore une fois sur le toit. Impossible de rester cloîtré avec ses seules pensées, il en devenait fou. Ce matin même, il faisait des projets d’avenir et, ce soir, il pleurait sa mort. Déchiré de l’intérieur, anéanti presque, il se sentait vide de tout sentiment, hormis la douleur. Érigé en quelques jours à peine, la citadelle de son espoir s’était écroulée en quelques instants, laminée, et la disparition soudaine de cet amour naissant l’avait atteint de plein fouet au moment où il s’y attendait le moins. Au moment où, de lui-même, il avait ôté son armure de misanthrope. Nimbé de son désarroi, il jeta un œil machinal dans la rue, en contrebas. Un groupe d’hommes camouflés sous de longues capes grises venait de passer le croisement du pâté de maison, essayant d’échapper à l’éclairage des lampadaires. Tandis que les arrivants se massaient sous un auvent, les lunes Felleyran et Ystaris renouvelèrent leurs faveurs à l’Adhan. Un rai de lumière lunaire accrocha la silhouette de l’un des hommes. Invisible depuis son perchoir, Cellendhyll entrevit sous l’une des capes une étoffe orangée, un reflet métallique argenté… L’Orage, une fois de plus. Manifestement, Hégel n’avait pas compris son message, il venait chercher sa revanche. Maître destin prenait Cellendhyll en sa charge. Au moment où ce dernier allait abdiquer, sombrer dans les affres du deuil, il lui présentait une échappatoire aux réflexions qui laminaient sa conscience. L’Orage, une cible parfaite. Tout plutôt que songer à Devora. Seule la violence et le sang pouvaient épancher la peine de l’homme aux cheveux d’argent. Oui. Un océan de violence, des flots de sang. * Cellendhyll ôta sa tunique, son pourpoint, qu’il laissa tomber pour se retrouver torse nu. Il se délesta de ses armes. De toutes sauf une, sa Belle, qui vint d’elle-même se loger dans la paume de sa senestre. Sans songer une seconde à rallier ses compagnons, il contempla une dernière fois les hommes amassés en bas. Puis, il gagna le bord opposé du toit. Après avoir constaté que ce côté-ci était dégagé, il prit son élan et sauta sur le toit d’en face. À peine retombé, il s’élança, bondissant de toit en toit, remontant le carré externe du pâté de maison pour prendre les sicaires de flanc. Sans bruit, concentré sur son but. Sans la moindre hésitation. Il savait ce qu’il avait à faire. Toujours plus facile à atteindre, le zen était là, prêt à l’emporter, à l’épauler pour délivrer sa sentence. Nimbé d’un feu insoutenable, braise de haine, radiance de mort, férocité implacable. Il n’était plus homme, il était la Mort en chasse. Le temps de l’amour avait vécu. C’était le règne de l’Ombre à présent. Trois minutes plus tard, Cellendhyll tombait au milieu des sicaires. Leurs silhouettes se découpaient parfaitement dans le monde bleuté. Je suis l’Ombre, je danse et je tue… Une précision hors norme, une vivacité effrayante, sans égale, animaient ses gestes. Un tour sur lui-même, lame maniée en prise inversée, deux gorges tranchées. L’éclair d’un bâton magique qui fusait et le manquait. Un soleil sur la droite, une feinte du buste et il plongeait sa dague dans l’entrejambe d’un autre prêtre, remontant sa lame pour l’éventrer jusqu’en haut du torse. Il dévia un bâton d’éclair, asséna un coup de tête, effectua une roulade arrière pour échapper à la nasse de ses ennemis, se redressa et frappa à nouveau, à sa gauche, perçant les reins d’un autre, puis à sa droite, déchirant une nuque. Le zen le portait, il bougeait trop vite pour que les prêtres de l’Orage puissent le viser de leurs éclairs sans risquer d’abattre un des leurs. Tout au plus pouvaient-ils tenter le corps à corps. La transe de l’Initié diffusait sa clarté bleutée, auréolant chaque silhouette ennemie d’un cercle orangé. Lui offrait une carte mentale de ce qui l’entourait, avec la distance qui le séparait de ses adversaires respectifs. Il pouvait même sentir les hommes placés derrière lui aussi sûrement que s’il les voyait. Sous l’emprise du temps ralenti, bleuté, les visages de ses ennemis se tordaient en d’absurdes grimaces. Leurs gestes se révélaient grossiers, lents, prévisibles. Limpide, Cellendhyll tournait au milieu des sicaires, frappait trois fois pour chaque coup esquissé contre lui. Insaisissable. Seul un Initié, un Adepte ou un Maître auraient pu faire le poids. Et encore Des Initiés, l’Ange en avait déjà vaincu. Le bruit provoqué aurait pu attirer l’attention mais il était tard, la patrouille de bérets verts qui s’occupait du secteur avait été éloignée par les soins du cardinal Hégel, et ce dernier avait nanti ses troupes d’un sortilège furtif, une bulle intangible qui étouffait les sons tout autour des combattants. Subjugué par le zen, Cellendhyll aurait pu hurler de joie tant cette sensation emplissait son essence, la nourrissait. Il aurait pu. Si Devora n’était pas morte dans ses bras. Il abattit la moitié des sicaires sans déplorer la moindre blessure. C’est alors qu’une nouvelle vague de prêtres jaillit d’une rue adjacente, à la rescousse des frères survivants. Les sicaires étaient trop nombreux, l’Ange s’en rendait compte, mais il s’en moquait, oublieux de toute cohérence. Il ne lui importait plus que d’en tuer le plus possible. Il voulait dresser un autel de souffrance pour chasser la sienne propre. Devora ! hurlait-il toujours au fond de son âme dévastée. En cet instant, il se moquait parfaitement de mourir, sa vie, si chèrement défendue toutes ses années durant, n’avait plus aucune importance. Ces pensées perturbatrices brisèrent sa non-conscience et le zen le quitta, comme il était venu, dans une fraction de seconde. Le contrecoup se révéla lourd à payer. Soudain pris de vertiges, épuisé par l’usage de la transe, des points noirs dansant devant ses yeux, Cellendhyll se retrouva haletant face aux prêtres de l’Orage, adossé contre un mur, cerné de bâtons-tonnerre. Les sicaires s’avisèrent aussitôt de son état de faiblesse, tant mental que physique. — Adieu. Cellendhyll de Cortavar, s’exclama l’un d’eux, je rapporterai ta tête à mon maître, le cardinal Hégel ! L’Adhan ne répondit rien, pour lui, c’était la fin. Résigné, il releva les bras de chaque côté de son corps, et baissa le menton sur sa poitrine. Il s’offrait à ses adversaires, au déploiement de leur magie. Il s’offrait à la mort, sa vieille amie. Les dix membres de l’Orage frappèrent simultanément. Leurs bâtons laqués crachant une salve d’éclairs fuligineux. * Le destin encore et l’un de ses ironiques coups de dés. Tenue à bout de doigts, oubliée presque, la Belle du Chaos se mit à luire en une fraction de seconde, attirant les éclairs à elle pour mieux les engloutir dans un flamboiement de lumière. Lorsque l’éclat s’éteignit, Cellendhyll était toujours debout, indemne. Gavée de magie, sa Belle avait retrouvé une teinte uniformément pourpre. Les sicaires se regardèrent, cherchant dans le regard des uns et des autres ce qui avait pu se produire. Leurs bâtons, pourtant rechargés avant leur expédition punitive, s’avéraient soudain vidés de tout mana. Comme si sa lame étrange lui avait insufflé une part de son énergie, l’Ange se redressa, sans plus ressentir la moindre fatigue, et contempla ses adversaires, sa chevelure argentée auréolée par l’éclat des lunes sœurs. Le vert liquide de ses iris perça la nuit comme brillant de l’intérieur. Une pression étira ses traits, une sorte de sourire cruel et gourmand exempt d’humanité. Ses traits à demi éclairés se voilaient d’ombres, le rendant plus impressionnant encore. Ses lèvres laissèrent apparaître la blancheur de ses dents et on ne savait s’il allait rire, hurler ou mordre. Les prêtres de la Lumière reculèrent d’un même ensemble. Oh que non, Cellendhyll n’était en définitive pas prêt à mourir ! Car malgré son tourment, pulsant au rythme de ses deux cœurs, l’instinct de survie, la soif de vivre, inextinguibles, s’alliaient pour le faire renaitre. Implacable. * — Toi, qu’est-ce que tu as dit ? dit-il d’un ton glacé au sicaire qui l’avait défié. Que tu rapporterais ma tête à Hégel, c’est ça ? Le prêtre n’en menait pas large. Il vérifia qu’il était bien entouré de ses acolytes. Cellendhyll enchaîna : — Alors, tu mourras le premier. D’un bond, il combla la distance, trop vif pour que quiconque puisse l’intercepter. Il se pencha puis se redressa et son attaque ne fut qu’un geste flou. Sa Belle remonta en oblique vers le ciel jusqu’à clouer la langue, le palais et la cervelle du sicaire, qui s’écroula, foudroyé. Avant que les autres ne réagissent, l’Ange poursuivit son élan et bondit sur eux. Il aurait pu tenter d’invoquer la transe bleutée, à nouveau, malgré la dépense d’énergie. Il refusa. Je suis l’Ombre, je danse et je tue ! Il n’avait plus besoin du zen. Un coup de pied latéral pour briser le genou d’un adverse, blessure handicapante, une parade de l’avant-bras, un coup de tête pour fracasser un nez, évanouissement temporaire ; esquive, coup de coude dans une glotte, mort immédiate. La lame s’abattait, latéralement, en diagonale, en revers, en taille, en estoc, coupant, tranchant, lardant, épinglant ses proies sans leur laisser l’espoir d’échapper à sa morsure. L’arme étrange et rougeoyante paraissait luire de contentement. Elle avait absorbé leur magie, elle buvait leur sang à présent, sans en laisser la moindre trace. Cellendhyll poussa un rire maudit, sa Belle de Chaos et lui-même avaient trouvé leur extraordinaire complicité. D’habitude, c’était la dague qui devenait une parfaite extension de lui-même mais cette fois-ci, comme contre les Mantes, ce fut le contraire, et l’Adhan devint le pendant de sa lame. Totalement dévêtu de son manteau d’humanité, dépourvu de conscience et de moralité, enveloppé dans la froideur et le tranchant si net de l’acier étrange. Une seule chose en tête à présent, il avait évacué tout le reste, même le deuil. Une seule chose : tuer, du mieux possible et le plus grand nombre. La dague pourpre frappa tant et plus, mutilante ou mortelle, et la mort reçut sa pleine moisson d’offrandes. Les sicaires expirèrent dans leur totalité, massacrés par la férocité conjointe de la Belle du Chaos et de son maître, qui abattait ses cibles en riant comme un dément. Certains furent même occis alors qu’ils tentaient de fuir le carnage. Il ne laissa d’eux qu’un amas de corps sanglants, de membres tranchés. Il avait du sang partout sur lui, partout sauf sur sa dague. Tapie dans sa senestre, elle avait retrouvé son éclat sombre. Donner la mort ironiquement avait fait retrouver à Cellendhyll le désir de vivre. Il aspira une grande goulée d’air frais. Une pensée s’imposa : Hégel, il manque Hégel ! Ainsi, ce lâche, qui se cache derrière ses troupes, n’a pas jugé utile de venir assister à l’affrontement. * Rathe s’éveilla en sursaut, une grande main plaquée sur sa bouche. De l’autre côté de la chambre, tourné contre le mur, ronflait Milo. Rathe tenta de se débattre mais l’étreinte, bien que mesurée, se révélait impossible à défaire. Le voleur reconnut enfin Cellendhyll, sa chevelure pâle brillant doucement dans la pénombre de la pièce. L’Adhan se contenta de placer un doigt sur ses lèvres pour lui intimer le silence, après quoi, d’un geste, il lui ordonna de le suivre. Ce n’est qu’une fois sur le palier, dans la lueur des lampes du couloir, que le voleur se rendit compte que l’Adhan était torse nu et couvert de sang. Une lueur sauvage, presque démente, couvait dans ses yeux verts. — Dis, fiston, ça va ? — J’ai besoin de toi, se contenta d’annoncer Cellendhyll, sans rien expliquer de son état. — Prends le temps de te calmer, répondit Rathe. On va discuter. — Je suis très calme, au contraire, et je n’ai aucune envie de discuter. J’ai un compte à régler à l’ambassade de la Lumière. Tu viens ou j’y vais seul. Peu m’importe, après tout. — Je viens, évidemment. J’ai appris à connaître le genre de dettes que tu règles, j’arriverai peut-être à te dissuader de commettre des folies. — N’y compte pas trop. Et pas de bruit, hein, je ne veux pas que les autres nous accompagnent, c’est une affaire personnelle. — Pas même Gheritarish ? — Outre le fait que je le crois assez occupé avec Marg et sûrement pas à se reposer comme il devrait le faire, je sais qu’il ne me laisserait pas agir à ma guise et je n’ai aucun besoin que l’on me dicte mes actes. Ça vaut également pour toi, Rathe ! Je t’emmène mais si tu essaies de me retenir en quoi que ce soit, tant pis pour toi, est-ce clair ? — Limpide. Je m’habille et je te rejoins sur le toit. En attendant, tu vas aller prendre une douche. — Je suis très bien comme je suis, asséna l’Adhan, sourcils hérissés Le Maître-voleur plissa ses yeux gris et répondit : — Tu vas te laver ou tu te débrouilles tout seul ! Voyons, fiston, un peu de bon sens… Je vois bien que tu es prêt à affronter la terre entière mais se battre jusqu’à atteindre l’enclave de la Lumière n’est pas le meilleur moyen de procéder, et tu le sais comme moi ! Alors maintenant, tu vas arrêter de faire ta tête de Sangh et tu vas écouter le vieux briscard que je suis : va te nettoyer ! — Oui papy, ironisa l’Adhan avant de s’exécuter. Mais à peine avait-il franchi le seuil de la salle d’eau que son visage retrouvait toute sa sécheresse. Hégel, je ne t’oublie pas. Car tant que je me focalise sur toi, cardinal, je peux contenir le chagrin. Je n’ai pas besoin de plus. * Conformément aux désirs du Maître-voleur, Cellendhyll s’était lavé et rhabillé. Il avait récupéré le restant de ses armes. Les deux hommes se retrouvèrent dans la rue, du côté opposé au champ de bataille, sans avoir réveillé quiconque de la maisonnée, et le voleur s’était muni de sa fameuse gibecière. — Tu es bien certain de ce que tu veux, fiston ? demanda Rathe. La physionomie de l’Adhan parlait pour lui. — Oui, bien sûr, grommela le voleur. Bon, suis-moi. Située dans un quartier différent de celle des Ténèbres – il ne fallait surtout pas que les deux Puissances opposées se côtoient – l’enclave de la Lumière était protégée d’une enceinte d’épais rondins flanquée d’un chemin de ronde. La propriété semblait bâtie sur un modèle similaire à celui du manoir Da-Vinci Contini : un grand bâtiment principal, deux annexes. Entouré d’un jardin arboré, dallé de gravier, de parterres fleuris, le long bâtiment de trois étages était bâti en bois de rose et doté de deux ailes qui formaient une grande croix. Tout le long du bâtiment principal flottait une file d’étendards arborant le Flamboyant qui symbolisait l’Empire. Les templiers du Fléau, aisément reconnaissables à leurs surcots azur et liserés noirs, à leurs cuirasses étincelantes, à leur maintien élégant et fier, assuraient bonne garde à l’intérieur du périmètre. Mais leur vigilance s’avéra impuissante à déjouer l’assaut furtif de Rathe le Corbeau, le Maître-voleur, et c’était bien pour cela que l’Adhan l’avait emmené avec lui. Un crochet doublé de chiffons, une corde à nœud, un lancer précis, quelques minutes d’escalade, et ils étaient dans l’enclave. Le vieux voleur avait un don pour l’infiltration. Cellendhyll le suivit, courbé, jugulant son impatience, sa rage. Hégel, je suis tout près. Dix minutes suffirent pour atteindre l’arrière de l’ambassade. L’Adhan aurait pu parvenir au même résultat tout seul mais pas aussi rapidement et certes pas aussi furtivement. De plus, il commençait à subir le contrecoup de tous ses efforts de la soirée. Il était temps de s’économiser. Rathe utilisa ses rossignols pour déverrouiller la porte du cellier. Il était tard, fort tard, et à cette heure, les lieux se révélaient déserts. Le Maître-voleur usait d’un talisman en forme de trèfle, taillé dans une gemmelitte blanche pour détecter les sentinelles magiques. C’est grâce à cet objet qu’ils avaient pu investir les lieux sans se faire surprendre par la magie de l’Empire. L’Ange du Chaos connaissait suffisamment les habitudes des servants de la Lumière, ses frères de race, pour deviner où serait installé le cardinal de l’Orage. Dans l’aile réservée aux invités de marque du bâtiment principal. Celle de droite. Au dernier étage. Les deux compagnons gagnèrent l’office puis empruntèrent l’escalier de service pour monter jusqu’au troisième niveau. Trois sicaires gardaient l’entrée d’un long couloir. Ils moururent, le premier d’une dague de méthalion plantée en plein front, le second, d’une de ses sœurs dans le tympan ; le dernier, d’un coup de poignard en plein cœur. L’Ange entreprit de cacher les corps dans une réserve tandis que Rathe évaluait la disposition des lieux. Sur chacun de ses côtés, le couloir comptait une douzaine de portes et moitié moins de fenêtres. La suite dévolue au cardinal se trouvait en fin de galerie, la porte du fond, reconnaissable au blason rajouté sur le bois d’acajou, la Main mauve enserrant une couronne d’éclairs. Mais les deux compagnons n’allèrent pas jusque-là. — Arrête-toi, murmura le Corbeau après quelques mètres. — Quoi ? — Du calme, tu vois ce tapis devant nous ? Eh bien, il est piégé. Passer par là, tu peux être sûr que ça va déclencher une série d’alarmes et probablement une belle explosion. Sans compter que la porte de ton cardinal est sûrement gardée par au moins une vigie magique. Il nous faut choisir une autre voie d’accès. — Il n’y en a qu’une autre, le balcon. — Alors le toit. — Rathe, ce toit, tu peux être sûr qu’il est truffé de dispositifs anti-intrusion. — Allons voir quand même. — Mais… — Écoute fiston, rappelle-moi un truc, qui c’est le Maitre-voleur de nous deux ? Ah oui, c’est moi… Et dans Maître-voleur, il y a maître, n’est-ce pas ? Alors laisse faire le pro. Et dans Maître-imbécile aussi, il y a maître. Mais l’Adhan garda cette répartie pour lui. En fait, le vieux voleur était tout sauf stupide, mais Maître-susceptible, ça oui ! Ils rebroussèrent chemin et gagnèrent le toit par l’escalier de service. Le Corbeau dut encore jouer de ses rossignols, ce qu’il fit avec son art coutumier. Il déverrouilla ainsi la dernière porte, celle qui menait au toit. Au passage, l’Adhan élimina trois autres sicaires. — À présent, surtout, gamin, tu ne bouges pas d’ici et tu me laisses faire, d’accord ? Et Rathe s’engagea sur le sol plat et lisse. Son détecteur de magie en main, il s’allongea et rampa lentement, décryptant son environnement. À l’aide d’une simple craie, il se mit à tracer des points de repères. Au fur et à mesure de ses reptations, il dégageait la voie en désamorçant divers pièges et alarmes. Il ne laissait en place que les défenses magiques en prenant bien garde de contourner leurs zones d’effet. Son trajet effectué jusqu’au bord du toit, il revint par le même chemin, tout en traçant des lignes pour relier ses points de repère déjà apposés. De retour auprès de l’Adhan, il lui adressa un sourire triomphant. Empruntant le mince couloir sécurisé par les lignes de craie, ils gagnèrent le rebord. Le balcon d’Hégel était bien là, quatre ou cinq mètres plus bas. Trop haut pour sauter. Et il n’y avait rien sur le toit qui permette d’accrocher une corde, c’était d’ailleurs intentionnel. Rathe ne parut pas s’en émouvoir. Il ouvrit sa gibecière, en sortit une corde, qu’il déroula, ainsi qu’une sorte de coupelle plate terminée d’un anneau. — Je ne suis pas sûr que tu puisses soutenir mon poids remarqua Cellendhyll. — Si, j’en suis capable, mais je refuse de me fatiguer de la sorte ! Attends un peu et tu vas voir. J’ai mieux à te proposer. Rathe noua la corde à l’anneau de la coupelle, en vérifia la solidité. De sa gibecière, il sortit encore un pinceau court, une fiole en terre cuite. Le voleur émit un sourire, ouvrit la fiole. À l’aide du pinceau, il se mit à étendre une pâte brune et odorante sur la coupole. — C’est une résine que j’ai dénichée chez les Fendyrs, expliqua-t-il à voix basse Les Sylvains s’en servent pour construire leurs maisons dans les arbres Elle supportera ton poids, crois-moi, mais c’est une version diluée, son effet ne durera pas plus qu’un couple d’heures. Ça te laissera amplement le temps de régler ton affaire, non ? Le Corbeau rangea son pot, son pinceau, et il apposa la coupole sur le sol, à un mètre du rebord, provoquant un léger bruit de succion. Il resta appuyé sur la coupole quelques minutes, le temps que ça prenne. Puis il lança la corde dans le vide, fit un pas de côté et salua avec nonchalance : — C’est à toi de jouer. — Tu es sûr que ça va tenir ? s’enquit l’Adhan qui regardait l’installation d’un œil dubitatif. — Évidemment. Quoi, tu n’as pas confiance en moi ? Tu veux que je fasse un essai, à mon âge ? — Non, soupira Cellendhyll. Mais une chose, tout de même, tout Maître-voleur que tu es, si je tombe, prie pour que j’en meure. Et sans plus attendre, le guerrier empoigna la corde et se laissa glisser dans le vide. Arrivé sur le balcon, il fit un signe à Rathe pour lui indiquer que tout allait bien. Après avoir utilisé le charme que lui avait confié le voleur pour vérifier qu’aucune vigie n’avait été placée sur les portes-fenêtres, il dégaina son poignard qu’il inséra entre les battants. Un claquement sec, étouffé par les pans de sa tunique, et les portes s’ouvraient. La pièce était plongée dans le noir, aucune alarme magique ne résonna. Occupé à déguster un épais bâtonnet d’herbe loki mélangée à du tabac, Rathe resta sur le toit. Le voleur avait refusé de participer à ce qu’il devinait sans pouvoir rien faire pour l’empêcher. Posté en haut des escaliers, il sifflerait en cas de problème. Du reste, l’Adhan n’en attendait pas plus. Il ne voulait aucune interférence durant son entretien avec le maître des ecclésiastes. * Hégel s’éveilla en sursaut. Une intense sensation d’étouffement venait de l’accabler en plein sommeil. À demi éveillé, le cardinal tressaillit brusquement. Un regard fiévreux, deux fins rayons de jade clair, le toisait avec méchanceté. Un visage fin, rébarbatif, à demi voilé d’ombres, éclairé par la lueur imparfaite d’une chandelle dressée sur une chaise, au bord de la couche. Le cardinal eut un sursaut, tenta de se jeter hors de son lit pour constater qu’il était pieds et poings liés aux montants. L’ecclésiaste ouvrit la bouche pour appeler mais l’Ange l’empoigna violemment à la gorge et plaqua la pointe de sa lame à la naissance de son oreille. Hégel cessa alors ses efforts pour se libérer. Une voix spectrale, réfrigérante, comme issue d’un sinistre cauchemar, résonna : — Inutile de t’égosiller, Hégel, personne ne peut t’entendre et les sicaires postés dans le couloir ne peuvent plus rien pour toi, je me suis occupé d’eux. Quant à ta magie, elle sera bien moins rapide que ma dague, tu le sais. Cellendhyll marqua une pause avant d’ajouter d’un ton plus chaud : — C’était plus fort que toi, n’est-ce pas ? Tu n’as pu te résoudre à me laisser tranquille, il a fallu que tu m’envoies tes hommes ! Apprends qu’ils sont morts, je les ai massacrés jusqu’au dernier. Et à présent, c’est ton tour ! Il allait tuer Hégel, et de vilaine manière, il l’avait décidé durant le trajet. Mais alors qu’il levait sa lame, une pensée s’imposa avec tant de force que de séduction perverse. Cellendhyll avait mutilé Leprín – sans vraiment le vouloir – il ferait de même, volontairement, avec le cardinal de la Lumière. Cette cruelle alternative lui plut immédiatement. Telle était sa version de l’Équilibre, et de telle manière, il l’appliquerait. Juge et bourreau. Une méthode brutale, vicieuse et sanglante, mais n’était-ce pas dans ce dessein qu’on l’avait formé ? — Finalement, reprit-il en baissant sa dague, j’ai changé d’avis Je vais te laisser en vie. Oui, tu es soulagé, je le vois bien, mais ne crie pas victoire car je vais te punir, cardinal. Tu as tout fait pour ça, au lieu de m’écouter. Et ce qui me plaît le plus, vois-tu, c’est que ce que je vais l’infliger, tu l’ignoreras jusqu’à ton réveil. Ce sera la surprise, tu vas t’endormir sans savoir quelle partie de toi je vais emmener avec moi ! Prie pour que ce ne soit pas ton membre. Et, surtout, fais de beaux rêves ! Cellendhyll adressa un sourire ironique à Hégel, dont le visage luisait de peur et d’incertitude, puis il l’assomma d’un coup sec du pommeau de sa dague. Après quoi, il arracha la chemise de nuit du seigneur pour le dénuder entièrement. Il lui restait à trouver quel dû il allait prélever mais il manquait de lumière. Il alluma une seconde bougie trouvée sur une étagère Enfin, il fit glisser sa dague sombre sur diverses parties du corps d’Hégel, s’attardant un temps sur les testicules. Finalement, il changea d’avis, optant pour un autre tribut. La lame découpa la chair humaine avec délice, volant une maigre part de l’essence magique de l’ecclésiaste. Les traits exempts de tout sentiment, Cellendhyll trancha vite et bien… Quelques instants plus tard, le cardinal mutilé reposait sur son lit, recouvert d’un plaid. Sa vengeance perpétrée, sa lame rangée, et ses mains lavées, l’Ange était prêt à repartir. Il passa de nouveau par la fenêtre et rejoignit le voleur. Ils redescendirent au rez-de-chaussée par la voie de service et quittèrent le bâtiment. Comme à son habitude, Rathe choisit un chemin différent de l’aller pour s’esquiver. Ils gagnèrent le parc en évitant le trajet des sentinelles et leurs regards vigilants, somme toute avec autant de succès qu’à l’aller, quittant l’enclave de la lumière par un point du mur d’enceinte à l’opposé de leur point d’entrée. Un quart d’heure plus tard, ils marchaient dans la rue, d’un pas paisible. Un bourgeois en robe de chambre vert d’eau, béret assorti, mal réveillé, l’air renfrogné, sortait son chien, un lévrier au pelage soigneusement peigné, tenu à l’aide d’une laisse en or tressé. Au moment où ils allaient se croiser, sans ralentir, Cellendhyll sortit son tribut, qu’il jeta sous le nez du chien. Excité par l’offrande, l’animal se jeta en avant, provoquant une exclamation de son maître. Avant que ce dernier ne puisse réagir, le lévrier avait happé les deux morceaux de chair qu’il engloutit en deux ou trois mastications. Le bourgeois se rendit enfin compte de la véritable nature de la friandise, et son teint devint aussi vert que sa tenue. Il étouffa un renvoi et se détourna aussi vite qu’il le put pour vomir dans les plants de lavande encadrant le jardinet d’un particulier. Seul le chien semblait heureux ; sa queue gaiement agitée, il se léchait les babines. Cellendhyll salua le Véronicain d’un inquiétant hochement de tête. Le bourgeois attendit qu’il soit à bonne distance et s’époumona pour appeler le Guet. Derrière eux, la cloche d’alerte de l’ambassade de la Lumière se mit à résonner. On devait avoir trouvé le cardinal de l’Orage, et la dépouille de ses acolytes. Rathe grommela un juron et entraîna Cellendhyll avec lui dans une rue sinueuse. — Mon garçon, j’ai un mot à te dire, figure-toi ! asséna le vieux voleur, les traits grimaçant d’un dégoût certain. Mais de retour dans leur logis, après avoir refusé toute tentative de dialogue, Cellendhyll s’enferma dans sa chambre, songeur. Ce n’était pas que le traitement infligé au cardinal provoquât un cas de conscience. Mais, comme le lui avait fait remarquer Gheritarish, depuis son arrivée à Véronèse, l’Ange faisait preuve d’une propension de plus en plus marquée pour la violence. Voire la cruauté. Était-ce naturel, dans la droite ligne de son tempérament ? Ou bien un phénomène induit par son cœur second ? Ou encore l’influence de plus en plus déclarée de sa dague sombre ? Il y avait de quoi se poser la question. Au fond, il se rendit compte qu’il s’en moquait totalement, il n’avait de comptes à rendre à personne. Sauf peut-être à Morion, et encore, cela aussi allait faire l’objet d’une remise en question. Pour l’heure, l’Adhan avait des soucis plus immédiats. Il avait cru en cette violence qu’il avait perpétrée comme un baume à son immense peine, persuadé que tout le sang versé ce soir, toute la souffrance infligée à ses ennemis, apaiserait au moins une part de sa douleur. Il n’en était rien, la perte de son amour revenait l’assaillir d’une peine effroyable. Devora. Chapitre 38 Il rêva d’elle. Dev’était de nouveau réelle, vivante, elle avait survécu au poison. Ils galopaient côte à côte à travers campagnes, landes et forêts, tous deux Initiés, ils partageaient des aventures palpitantes… Tout allait bien. Ils s’aimaient. Cellendhyll se réveilla. Et la réalité le terrassa aussi sûrement qu’un marteau de guerre nain en pleine figure. Devora n’était plus, et aucun rêve, aucun fantasme, n’y changerait rien. Il avait un goût de cendres dans la bouche, et aucune énergie. Il se leva, pourtant, ne sachant quoi faire d’autre que de répondre aux besoins de son corps ; soulager sa vessie, manger quelque chose. Boire. Il ne pouvait voir plus avant. * Midian sonnait. L’Adhan se tenait en face de Véronèse, campé sur un versant de la vallée opposé à la ville. Il refusait énergiquement de regarder derrière lui, préférant figer son attention sur le paysage. Les compagnons étaient partis, renvoyés chez eux par la magie de Reydorn. Ne restait que Gheritarish, presque aussi triste que l’Adhan. Accablé, Cellendhyll avait écourté les au revoir. D’une voix éteinte, il avait proposé une nouvelle fois de dédommager ses compagnons mais ils avaient refusé d’un même ensemble. « L’amitié, fiston, c’est l’amitié qui nous a fait venir. Pas l’espoir d’une récompense ! ». Cette phrase de Rathe résumait leur position. Toutefois, l’aventure laissait à tous un goût amer. L’Ange avait rempli sa mission, ils avaient sauvé Gheritarish, éliminé une abomination avec les rejetons de Mordrach, mais Devora était morte. S’il n’avait eu aussi mal, l’Adhan aurait pu réfléchir au pourquoi de cette mort aussi injuste que mystérieuse, mais “on” avait utilisé un poison ténébreux et Leprín faisait un coupable tout trouvé. Cela ne lui ressemblait pas mais Cellendhyll était incapable de voir plus loin. La pensée que le Légat avec sa blessure effroyable perpétrée par la lame sombre, n’aurait jamais eu assez de forces pour commettre un tel crime, ni même l’ordonner, ne l’avait même pas effleuré. * Après le départ des compagnons, il s’était rendu à la banque Chanseth pour finaliser l’acte d’achat commandité par Morion, l’objet futile de sa venue dans la cité-franche. Le verdict des élections venait d’être annoncé publiquement : Renzo avait largement remporté les suffrages. Un vent de renouveau égayait les autochtones, un entrain, une légèreté qui juraient avec les émotions de l’homme aux cheveux d’argent. Face au banquier, d’une humeur de griffon, Cellendhyll avait été le plus laconique, le plus froid possible, et le rendez-vous avait été réduit au strict minimum. Il en avait profité pour clore son compte et récupérer les fonds de son maître sous forme d’une lettre de crédit. Les papiers d’achats soigneusement rangés dans un portefeuille, accompagné de Gheritarish, l’Adhan s’était rendu au manoir des Da-Vinci Contini afin de faire ses adieux à Renzo. Adieux qu’il avait également écourtés. La peine du duc ne faisait qu’ajouter à la sienne, un fardeau déjà trop lourd à supporter. Au moins, le jeune homme avait-il un dérivatif parfait : sa charge de magistère. Il allait enfin pouvoir concrétiser son rêve et, malgré sa tristesse, brûlait d’une énergie incroyable. Pour le reste, la situation dans la cité était la suivante : restée inexplicable, la disparition du baron Verdugo avait fait jaser dans toute la cité. Différentes théories avaient germé, d’où il ressortait notamment que le noble, mortifié par sa défaite, avait choisi de quitter la région dans la plus grande discrétion. Une autre prétendait qu’il avait préféré le suicide. Aucun de ses serviteurs ne put éclairer le mystère et Verdugo n’avait laissé aucune instruction. En dépit de nombreuses recherches, son corps n’avait pas été retrouvé, enseveli qu’il était dans les décombres de l’ambassade des Ténèbres. Le massacre des sicaires avait fait moins de bruit. Après avoir émis une protestation officielle par le biais de son ambassadeur, la Lumière ne pouvait rien faire de plus. Une enquête avait bien été menée par les officiers du guet, mais sans véritable zèle, et comme aucun Véronicain n’avait été molesté ni impliqué, l’affaire avait été rapidement classée par le capitaine DellaVega. L’officier avait détruit le rapport dans lequel un citoyen accusait un homme aux cheveux gris-blanc d’avoir donne une paire d’oreilles humaines à manger à son chien, à quelques pas de l’enclave de la Lumière, la même nuit où les sicaires avaient péri. Le capitaine était tout sauf un imbécile, il avait suffisamment d’éléments pour impliquer l’auteur de ce forfait. Ravage, encore. Mais DellaVega n’avait aucune amitié pour la Lumière et encore moins pour l’Orage, alors que ce Ravage, au moins, l’avait débarrassé de la confrérie des Affiliés, dans sa totalité semblait-il. Et sa rudesse, finalement, n’était pas pour déplaire à l’officier général, forgé d’une trempe similaire. Le seul à pouvoir soulever le voile sur cette tuerie était le cardinal Hégel. Ce dernier toutefois ne risquait pas de s’épancher sur ce qui constituait une cuisante défaite. Pressé de faire réparer son visage mutilé par les puissants prêtres-guérisseurs de la Guelfe Blanche, Hégel avait quitté la cité-franche par magie, peu après son fort pénible réveil. À l’instar de la magie employée par le Père de la Douleur, celle de la Lumière se révéla impuissante à faire repousser les appendices tranchés. Tout au plus put-elle aider à cicatriser les plaies. Cachant son déshonneur et sa mutilation sous un ample capuchon, Hégel se cloîtra dans ses quartiers de la cité des Nuages, capitale de la Lumière sur les Territoires-Francs pour y ruminer un concentré de dépit, de honte et de rancune. Il n’y avait plus rien pour retenir Cellendhyll à Véronèse. Sa mission était achevée à double titre, et il avait en prime fait échouer les manigances des Ténèbres. Libre de repartir, l’Adhan en était venu à sa dernière visite. La plus déplaisante mais également la seule véritablement chargée de sens. Et il se tenait là, sur cette colline, refusant de regarder ce pour quoi il était venu jusqu’ici. Gheritarish était resté plus bas, à mi-pente. Attendant patiemment, un cône de loki au coin des lèvres, les yeux rougis par la peine, non par la fumée… Dire adieu à Devora. Il ne parvenait pas à s’y résoudre. Il préféra songer à autre chose, une nouvelle échappatoire. La curieuse visite qu’il avait reçue sur cette même éminence, peu de temps après son arrivée. Gheritarish l’avait accompagné, avait pleuré sans bruit jusqu’à ce que l’Adhan demande à être laissé seul. C’est alors que Maurice s’était manifesté, vêtu de violet, de vert et d’orangé. Il avait offert à l’Adhan un nouveau jeu de dagues en méthalion pour grossir son arsenal, avait présente ses condoléances sans révéler comment il savait, et c’est d’un ton grave qu’il s’était fendu de la tirade suivante : — Un jour, un beau jour, nous nous reverrons, vous et moi. Je vous reconnaîtrai, vous me reconnaîtrez, malgré le temps passé. Vous me sauverez la vie et je vous suivrai jusqu’à la mort. La mienne. Telle sera ma prochaine vie. Je suis le Pèlerin, souvenez-vous de mes paroles. Cellendhyll de Cortavar, car nous ne nous retrouverons pas dans cette existence présente, du moins la mienne, celle de Maurice. Adieu. Ange de la prophétie, et à bientôt… Le temps que Cellendhyll se remette des paroles de Maurice, ce dernier avait disparu au détour de la pente. Qui était cet étrange individu et que signifiaient ses obscurs propos ? L’Ange de la Prophétie… Y avait-il un rapport avec Arasùl ? Tout plutôt que de songer à elle. Pourtant ces questions ne firent que le troubler plus encore. Il ne servait à rien de différer plus longtemps, décida-t-il enfin. Puisant dans sa volonté, Cellendhyll trouva l’énergie de se retourner et cet effort lui sembla plus éprouvant encore que tout ce qu’il avait enduré au service du Chaos. Il contempla cette tombe de terre fraîche, à ses pieds, tapissée d’un magnifique massif de roses blanches que Renzo avait fait planter en l’honneur de Devora. L’herbe encore emperlée d’humidité, le soleil magnifiant l’horizon bleu cobalt d’une gerbe d’or, la fragrance des fleurs qui s’élevait de la plaine, celle, résineuse, d’un grand pin à six pas de là : l’Ange n’aurait pu rêver plus beau cadre pour abriter son aimée. Cette maigre consolation n’apposait aucun baume sur son cœur déchiré. Le vent s’était levé, agitant les hautes branches des arbres, bruissement lancinant qui semblait exprimer tout le chagrin que le zéphyr partageait avec l’Ange. Cellendhyll ne put regarder la tombe plus longtemps. Il avait trop envie de hurler. Le vent soulevait les pans de son long manteau brun, caressait son visage amaigri par l’affliction mais toujours fier. L’Ange fixa le panorama. Il aurait voulu pouvoir s’envoler dans l’azur profond, parcourir son étendue sans limite jusqu’à s’y oublier. Échapper à cette réalité, à ce manque effroyable. C’était impossible, il le savait bien. Oh, il avait recouvré ses pouvoirs, le zen et son rang d’Initié, il était devenu plus redoutable encore qu’avant… Oui. Mais a quel prix ? Cellendhyll ne savait comment, mais cette peine, il allait devoir la supporter. La mort n’était finalement pas une option. Il avait admis face à lui-même que son assaut de la veille contre les forces supérieures de l’Orage n’était en vérité qu’une manière d’en finir. Mourir pour échapper à la douleur qui le harcelait. Et sans sa Belle du Chaos, il y serait parvenu. Mais se suicider n’était pas la solution, du moins pas pour lui Après l’intervention de son arme étrange, il aurait encore pu jeter sa dague, se coucher sur le sol, se livrer aux sicaires… L’instinct de survie était trop profondément ancré en lui, il n’avait pu se résoudre à abdiquer. Il avait combattu et triomphé. Il vivrait, soit. Devora ! hurlait-il au cœur de son âme lacérée. Il aurait préféré ne jamais la rencontrer, ne jamais avoir vécu une telle félicité à ses cotés. À peine commençait-il à s’ouvrir au bonheur qu’on le lui arrachait d’un coup de dague. Il avait aimé. Deux fois. Sincèrement, sans calcul. Malgré tout. La première, Ysanne de Cray, “l’Amie des Miroirs”, l’avait manipulé puis trahi. La seconde. Devora Al’Chyaris, promesse d’un engagement sincère, d’un bonheur sans réserve, son égale sur terre, venait de lui être ravie. Qui pouvait être le responsable de cet ignoble assassinat, sinon ce Leprín… Pour se venger de sa mutilation, de l’ingérence de l’Adhan dans ses projets. Et l’usage du poison incriminait le Ténébreux encore davantage. Cellendhyll serra les mâchoires et se jura soudain qu’il allait retrouver ce maudit Légat et lui faire payer la mort de Devora. Mille heures et mille tourments, tel serait son châtiment. La haine et la vengeance pour maîtriser cet intense chagrin ? Mortonnerre, eh bien soit ! La vengeance ! Voilà bien un domaine dans lequel l’Ange avait excellé. Il en connaissait tous les chemins, toutes les voies sombres et violentes, les méandres et les tréfonds. Il s’y était baigné jusqu’à plus soif, il en maîtrisait le flux. Et puisque Cellendhyll songeait à des représailles, autant y inclure un autre coupable… Le Père de la Douleur, maître du Légat, son ennemi avéré depuis qu’il avait tenté de le faire assassiner, à plusieurs reprises. Il paierait, lui aussi ! Au diable les conséquences, au diable l’Équilibre ! Cellendhyll serra les poings. Penser aux Ténèbres lui donnait à nouveau l’envie de tuer. Sa Belle du Chaos, justement, se mit à vibrer doucement contre sa jambe. Il sembla à l’Ange que la lame approuvait ses projets, qu’elle se manifestait ainsi pour le lui signifier. Il abaissa la main et la tapota distraitement du bout des doigts. Par l’Épée de Lachlann, du calme, Cell’. S’attaquer à un Puissant tel que le Père de la Douleur s’apparentait à un suicide programmé. Le genre d’entreprise qui ne pouvait s’envisager qu’avec le plus grand soin, la plus grande lucidité, et la plus intense réflexion. Sa vengeance précédente avait mûri dix années durant. Celle-ci devra prendre moins de temps, sinon, c’est le Roi-Sorcier qui aura ma peau ! Cellendhyll baignait d’une colère froide, une colère d’Ombre, qu’il allait patiemment forger pour la rendre aussi mortelle que sa Belle, jusqu’à ce qu’il se trouve face à face avec le souverain des Ténèbres. Alors, il libérerait son courroux accumulé. La vengeance, toujours la même raison, sinon de vivre, du moins de survivre. Toujours caressé par le vent, l’Adhan tourna la tête pour jeter un coup d’œil rapide à la tombe, un autre à Gheritarish. Il regarda de nouveau la tombe avant de revenir sur la plaine des Fleurs. Soudain troublé. Son aventure avec Devora avait une conséquence aussi surprenante que fondamentale sur sa vision des choses : la remise en question de son destin programmé. Pourquoi continuer à suivre le Chaos, au fond ? Pour y gagner quoi ? Il ne courait ni après l’argent, ni après la gloire ou le pouvoir. Jusqu’alors, suivre Morion, ses préceptes, ses intérêts – et par conséquent ceux d’Eodh et du Chaos – lui suffisait amplement. Être un agent des Ombres avait signifié pour lui un honneur, une reconnaissance, même, et le Chaos l’avait rendu bien meilleur guerrier que n’aurait pu le faire la Lumière Cellendhyll avait apprécié son maître, il avait même renié sa propre race et son allégeance à la Lumière sa patrie, pour lui… Seulement voilà, ce même Morion l’avait métamorphosé, sans lui demander son consentement, et Cellendhyll se demandait si le Puissant ne le considérait pas en réalité comme un vulgaire instrument, un pion que l’on pouvait utiliser à son gré. De Morion, l’Ange aurait voulu être estimé à sa juste valeur, et nullement manipulé. À présent, il se méfiait. Remettre en cause son engagement envers Eodh pouvait s’envisager, mais pour faire quoi ? Quelle vie ai-je vraiment envie de mener ? Je ne sais pas. Sans Devora, et hormis l’idée de vengeance, tout paraissait d’une fadeur repoussante. Même intégrer un corps de libres-mercenaires. L’amour, quelle vaste farce ! Qu’avait-il gagné à y croire ? Douleur et regrets. Alors, d’un terrible effort, Cellendhyll rejeta le chagrin hors de lui, avant de refermer la porte de son cœur, de la cadenasser d’épaisses chaînes. Pour la recouvrir d’une muraille infranchissable. Indéniablement, l’Ange avait bien recouvré tous ses talents. Bien que noyé dans l’obscur méandre de ses pensées, son sens du danger retentit, l’avertissant que quelqu’un se rapprochait, dans son dos. Une présence n’ayant pas annoncé son arrivée et qui n’était pas non plus Gheritarish. Que fait Boule de Poils ? Il devait couvrir le bas de la pente. Cellendhyll se retourna d’un bond, prêt à sortir sa dague sombre, à lâcher une arme de jet. Ses mains retombèrent, inertes. Il n’était pas besoin de se battre. Voilà pourquoi Gheritarish ne s’était pas manifesté : c’était Morion qui venait d’apparaître. Contrairement à beaucoup d’autres Puissants, celui d’Eodh ne répugnait pas à quitter la sécurité de son Plan-maître. Toujours aussi élégant, le Prince des Apparences. Revêtu d’un costume de soie violet foncé sous un manteau long en cachemire gris clair, un béret plat et ses petites lunettes à verres fumées pour compléter sa tenue, il se tenait tranquillement devant l’Adhan, une main nonchalamment posée sur sa hanche, l’autre reposant sur le pommeau d’une canne en noyer travaillée d’un entrelacs de runes. Morion souriait, sûr de lui. Un bref instant, l’Adhan fut saisi du désir aussi subit qu’impétueux d’abattre le Puissant. Faire trois pas et lui planter sa lame en pleine carotide, un geste qu’il maîtrisait parfaitement. Sa dague sombre percerait les écrans défensifs de Morion, il le savait. Il pouvait tuer Morion d’Eodh en cet instant précis, il n’avait même pas besoin de recourir au zen. L’Ange hésita. Toutes ces années à votre service, vous m’avez utilisé, manipulé au gré de vos désirs, n’est-ce pas ? avait-il envie de hurler à la face de son maître. Mais les mots ne voulaient pas sortir. À quoi bon, cela ne fera pas revenir Dev’. Une immense lassitude l’étreignit, chassant l’envie de meurtre aussi soudainement qu’elle était apparue. Morion avait beau être le maître des Mystères, jamais il ne sut à quel point il avait été proche de se faire tuer durant ces quelques instants. Son visage juvénile avisa la tombe et se fit grave : — Bonjour. Cellendhyll… L’Adhan ne répondit pas. Malgré lui, il regarda la sépulture ornée de ces belles roses au teint de perle. — Cette fille, l’aimais-tu Cellendhyll ? reprit Morion. Devora. — Plus que je ne croyais en être capable, avoua l’Ange, de nouveau détourné sur l’horizon. Et pas plus surpris que cela que le seigneur fasse référence à la guerrière. Le Puissant d’Eodh était coutumier de ces effets de manche. — Alors, je suis désolé pour toi. Sincèrement. Et crois-le ou non, je sais ce que tu endures. — Vraiment ? répliqua Cellendhyll d’une voix grinçante. — Oh, tu oublies que je suis bien plus vieux que je n’en ai l’air. Bien plus vieux que toi… Des amours perdus, j’en ai connu mon lot. Je ne vais pas te mentir, on ne se remet jamais vraiment de ce genre de perte. Au mieux, on finit par s’habituer… Oui, vraiment, je comprends ta peine et je connais les tourments qui t’accablent. Mais ce n’est pas une raison pour te laisser abattre, tu as retrouvé tes talents d’Initié. Ton poste d’Ombre t’attend et la tâche ne va pas manquer. Mais si le deuil est trop dur à surmonter, fort bien… Prends une lame et plante-la dans ta propre gorge, ce sera plus simple et plus efficace que de te laisser mourir à petit feu. Mais si tu veux encore vivre, viens avec moi. Cellendhyll resta un moment sans rien dire, l’expression impénétrable. Avant de lâcher : — Vous avez raison, en dépit de ce que je ressens, je n’ai pas envie de mourir. Non, je ne veux plus mourir, je veux me venger ! — J’ai toujours raison, sourit largement Morion, tu devrais le savoir depuis le temps… Allez, rentrons à la Forteresse. Mais l’Adhan se cantonna sur la défensive : — Seigneur, j’ai une question à vous poser… Dites-moi, si je vous avais demandé ma liberté pour partir avec cette femme, auriez-vous accepté ? L’air soucieux, le Puissant pesa sa réponse, tout en se caressant le lobe de l’oreille. — Oui, énonça-t-il enfin, par le Chaos Primordial, je t’aurais laissé partir ! Mais je t’aurais fait suivre, à ma manière, histoire de savoir où te retrouver. Et un beau matin, je serais venu te convaincre de reprendre ton service, te faisant une offre impossible à refuser… À moi de poser une question : m’en veux-tu toujours ? — Non, mentit Cellendhyll, sachant qu’avec ce qui s’était passé entre eux, le seigneur du Chaos n’oserait pas user de son Œil contre lui. pas maintenant, et pas de sitôt. Oui, je vous en veux et ma confiance en vous s’est effritée. — Puis-je toujours compter sur toi ? reprit Morion, insondable derrière ses petites lunettes. Il semblait avoir deviné les hésitations de son agent. À son tour, l’Ange prit le temps de réfléchir avant de répondre : — Oui… Mais plus de manipulation, plus d’expériences. — C’est une demande tout à fait légitime, tu auras satisfaction, répondit Morion en hochant la tête. Ton poste t’attend à Eodh. Les hommes de ta trempe, de ton niveau et de ton expérience, le Chaos n’en a que trop peu à son service. Tu connais les enjeux, Cellendhyll, tu es bien placé pour cela Nous œuvrons toi et moi pour l’Équilibre, ne l’oublie pas. Le Puissant enchaîna d’un ton plus léger : — Sans vouloir injurier ta peine, je suis comblé d’avoir retrouve mon agent ! Viens, à présent. Mais l’Adhan ne faisait toujours pas mine de bouger. Les sourcils froncés, il lâcha : — Je ne sais pas J’ai peut-être envie de changer de vie, après tout ! — Et pour faire quoi ? Tu es recherché tant par la Lumière que par les Ténèbres. Seul, crois-tu que tu parviendras longtemps à leur survivre ? — Je suis de taille à me faire respecter, rétorqua l’Adhan. — Contre ces deux Puissances ? Non, ricana Morion, même toi, mon Ombre la plus redoutable, ne peut leur faire face ! Moi, je te propose un avenir, Cellendhyll, de quoi t’occuper pour échapper à ta peine. Moi seul, j’ai toujours pris soin de toi, dois-je le rappeler ? Écoute, je voulais te l’annoncer au cours d’une petite fête en ton honneur, mais tant pis… — N’essayez pas de m’amadouer, seigneur. — Écoute donc, damnée tête de Sangh, après tu feras ton choix… Voilà, considérant que tu as si bien travaillé pour retrouver ton rang, ainsi que toutes ces années passées à mon service, j’ai décidé que tu méritais une récompense… non, inutile de te hérisser, rien du même genre que la dernière fois ! Rassure-toi, j’ai compris la leçon… Non, je me suis contenté de t’allouer un nouvel appartement, dans mon aile… Une suite, à vrai dire. Oh, je sais bien ce que tu vas dire, un capitaine des Maraudeurs-Fantômes ne peut pas résider dans cette partie de la Forteresse… Et c’est vrai… En revanche, un commandant d’escadron, si. L’Ange écarquilla les yeux. Il ne s’attendait pas à une telle proposition. — Oui, tu entends bien, Cellendhyll ! insista encore Morion. J’ai enfin réussi à persuader mon père le duc de donner son accord pour la création d’une nouvelle unité d’élite. Cette nomination fera peut-être des jaloux dans les rangs des Maraudeurs, mais je sais que tu sauras te faire respecter. “Commandant d’escadron” ça sonne plutôt bien non ? Cette unité, ton unité, sera chargée d’intervenir en territoire hostile ; pour des missions d’infiltration ou d’exfiltration. En territoire hostile, c’est-à-dire, à terme, directement sur les plans-maîtres de la Lumière et des Ténèbres. Une chose sans précédent. En ce qui concerne ton rôle d’Ombre, ce poste de chef d’escadron te rendra plus libre. Tu seras maître de ton emploi du temps et lorsque j’aurai besoin de t’envoyer en mission d’agent spécial, tu laisseras tes capitaines gérer ta troupe… En vérité, tu me seras doublement plus utile en tant que commandant que comme simple capitaine et je sais que tu feras de l’excellent travail. Et de la besogne, tu en auras ; il va te falloir recruter les hommes et les entraîner, durement. Le duc d’Eodh nous donne un an. Ce défi est-il de nature à t’intéresser ? Cellendhyll se laissait bercer par le timbre caressant, persuasif, dont usait son maître, les paroles enjôleuses de Morion s’écoulant tel un nectar divin. Que faire d’autre ? Partir seul sur les routes ? Sans Devora, aucun intérêt. — Si j’accepte ce poste, décida-t-il, je veux choisir mes officiers moi-même. De surcroît, si j’accepte, je ne rendrai de compte qu’à vous, à vous seul, pas même au duc Elvanthyell… Et je veux Gheritarish comme aide de camp. Morion lui délivra un grand sourire : — Aucun problème. Mais Cellendhyll hésitait encore. Se moquant des convenances, il tourna le dos à son maître. Je ne sais plus si te suivre est le bon choix, Morion. En d’autres circonstances, il aurait été ravi de cette récompense. Outre le défi représenté, un tel poste lui offrirait une liberté presque totale. À lui qui avait de plus en plus de mal à se soumettre à l’autorité des autres. Mais quelque chose était mort en lui et la vie avait un relent de cendres. Le bel avenir qu’il avait cru se découvrir, forgé d’un amour partagé, avait été soufflé par la bassesse d’une lame traîtresse. La plénitude sur laquelle il avait cru pouvoir se reposer avait volé en éclats, ne laissant que des ruines éparses. Avec cet avenir serein, s’éteignait l’un des possibles destins qui l’attendaient, le seul à mener hors des sentiers du Chaos. La voix de Morion s’éleva derrière lui, insistante : — Le Chaos a besoin de toi, Cellendhyll, plus que jamais. J’en sais plus au sujet de la prophétie d’Arasùl, aujourd’hui. Et elle pourrait bien te concerner au premier chef. Je sais qui est le prophète à présent… Un défunt Puissant des Ténèbres, neveu du Père de la Douleur. Écoute ses propos : « Il avancera seul, cerné par l’Obscure Légion, le Rédempteur… » Mais qu’est-ce qui me prend ? L’endroit est fort mal choisi pour aborder un sujet aussi délicat ! Rentrons à la Forteresse. Cellendhyll fit face à son seigneur. Ils se toisèrent, l’Ombre et le Puissant, l’Adhan au visage aride, renfermé, le fils d’Eodh aux traits souriant, éclairés d’assurance. Le vert assombri des iris de Cellendhyll se brisa sur le verre des petites lunettes fumées de Morion. Il était impossible de décrypter le pli des pensées du maître des Mystères. — Je dois réfléchir à votre offre, finit par dire l’Adhan. S’il devait faire un choix, il le ferait librement. Morion inclina élégamment la tête, signifiant qu’il admettait cette requête, avant de reculer de quelques pas. Sans quitter son agent du regard. Cellendhyll restait dos à la tombe à considérer le paysage. Des images de Devora dansaient dans son esprit, son rire tintait à ses oreilles, le souvenir de la douceur de sa peau réchauffait la paume de ses mains. Il réprima un sanglot et délaissa la vue splendide ouvrant sur la plaine des Fleurs, les yeux embués. Il était perdu. Vulnérable. La conscience de soi de l’Ange n’était que fragmentaire, érodée par l’apprentissage qui les avait transformés, lui et les six autres élus, en guerriers redoutables, en Ombres du Chaos. Vulnérable. Seul ses deux cœurs flétris, l’écho de la solitude pour toute musique. Seul pour faire quoi ? Le destin imposé par les besoins du Chaos étouffait tout autre sens à son existence. Morion lui offrait un avenir concret, une fois encore. Suffisamment mouvementé pour lui occuper l’esprit et, il pouvait l’espérer, avec le temps, pour finir par balayer l’amertume présente. L’ardente voie chaotique, cernée de dangers, d’embûches, de faux-semblants, l’enivrante voie, toujours. Quel autre chemin choisir ? Je suis une Ombre, songea-t-il, car je n’ai rien d’autre. Il s’essuya le visage d’un revers rageur. Vulnérable ! Non, plus jamais ! Rester au service de Morion, en tant qu’agent spécial et commandant de l’escadron Pourpre, voilà pour le présent. Pour l’avenir, il avait sa vendetta personnelle. Tels étaient ses choix. C’est d’un pas sûr, souple, prédateur, qu’il revint vers Morion et se rangea devant lui. — Fort bien, abdiqua-t-il. Je reste fidèle au Chaos, selon les conditions que j’ai fixées. Morion hocha la tête, savourant son triomphe sans pour autant le montrer. Son juvénile visage éclairé d’un aimable sourire, le Puissant convia Gheritarish à les rejoindre. Le Loki à leurs côtés, Morion fit apparaître l’arc d’énergie violette qui représentait le moyen le plus direct de rentrer au sanctuaire d’Eodh. Gheritarish lança un regard interrogateur à Cellendhyll. Ce dernier haussa les épaules et indiqua le rideau magique du menton. Le Loki voyait que quelque chose avait changé en son ami. Une force nouvelle coulait en lui. Son regard n’avait pas encore retrouvé toute son assurance mais le signe se révélait des plus encourageants. C’est rassuré que Gher’franchit le portail. L’Ange et le Puissant restaient face à face. — Après toi. Cellendhyll, énonça Morion. — Non seigneur, je n’en ferai rien. Après vous. Morion connaissait l’air buté qu’affichait son agent. Après un instant d’indécision, il haussa les épaules et franchit le portail. Cellendhyll de Cortavar franchit le rideau de lumière violette sans un regard en arrière. Il disparut avec le portail de magie, abandonnant les Territoires-Francs, la sépulture de sa belle, l’espoir d’un avenir différent et la renaissance de ses nobles sentiments. Un jour, Morion, un beau jour, je te demanderai ma liberté et tu me l’accorderas. De gré ou de force. Pour le moment, je n’ai rien de mieux à faire que de suivre la voie que tu m’as tracée. Mais cela ne durera pas éternellement. Je le sais à présent. Je suis l’Ombre, Insaisissable et mortelle. Mon esprit est une lame. Mon corps est une arme. S’adapter, c’est vaincre. Il n’y a qu’une Voie. Je suis l’Ombre, Je danse et je tue. Le vent souleva une feuille de bouleau posée sur la tombe de Devon et l’emporta voleter au-dessus de la plaine des Fleurs, ballottée au gré des courants. Épilogue Les traits blafards, le regard enfiévré, Estrée se balançait sur elle-même, les mains enserrant ses genoux pliés. Ses cernes s’étaient creusés ; violettes, elles ravinaient son visage. Son teint autrefois irréprochable avait jauni. Le blanc de ses yeux était sillonné de petits vaisseaux sanguins éclatés. Elle s’était enfin décidée à aller retrouver l’Adhan. Le voir pour puiser en lui la force, le courage de continuer. Lui demander son aide, peut-être, ou tout lui révéler, elle ne savait. Pour la première fois de son existence, elle s’était résolue à user de maquillage pour cacher ses traits ravagés par le manque et la fatigue. Elle n’allait pas pouvoir continuer plus longtemps. Leprín représentait son unique porte de salut. Demander l’aide de sa famille n’était pas une option. Une fois arrivée à Véronèse, Estrée avait changé d’avis. Elle ne pouvait se montrer à lui dans cet état. Mais au moins, pourrait-elle le voir de loin. Tel était son plan. Elle l’avait vu, justement, sur la place des Roses, si beau. Mince et dur, irradiant la force. Et quelque chose d’autre aussi, qui le changeait. La joie de vivre. Puis elle avait avisé la guerrière qui saluait Cellendhyll, son Cellendhyll. Le regard qu’échangea le couple valait toutes les confessions et la Fille du Chaos en fut glacée. Ces deux-là étaient amants, c’était indéniable. Quelle trahison ! Le manque fut balayé par un assaut de rage froide. Une rage qui lui donna la force de commettre son forfait, d’assassiner cette belle blonde. Même si elle avait réfléchi, Estrée aurait sans doute décidé la même tragique issue. Aucune femme ne se dresserait entre elle et Cellendhyll, sans le payer de sa vie ! * Elle souffrait du manque. Il ne lui restait plus que trois doses de bleue-songe, ce poison qui allait finir par la tuer. Elle avait les informations que désirait le Légat, celles qu’elle avait volées chez le clan Melfynn. Mais Leprín ne répondait à aucune de ses tentatives de contact ! Estrée n’en pouvait plus de combattre l’addiction. Sa forme physique avait cédé sous les assauts répétés du poison. La Fille du Chaos avait froid, sans discontinuer, tremblait de plus en plus souvent, ne sortait plus de sa chambre, à la Forteresse, refusant les visites, refusant de se laisser voir dans cet état. Personne à qui demander de l’aide, elle était seule. Elle allait devenir laide. Non, elle se tuerait avant ! Une idée lui vint. Dangereuse mais fascinante. Une autre drogue pour contrebalancer les effets pervers de la bleue-songe. Une solution qui, à terme, se révélerait pire encore, elle en était consciente. Elle n’avait pas d’autre alternative, cependant. Estrée se leva de son lit et gagna le vaste meuble de bois sombre qui lui servait de secrétaire. Le miroir en était rabattu, la jeune femme ne supportant plus son image. Elle enclencha un point secret du meuble, révélant une large ouverture garnie de nombreux casiers. Du venin de nagga noir, distillé à faible dose, voilà qui lui donnerait un bon coup de fouet. Un peu de poudre de meyth, de la blanche, pour adoucir les effets du venin, sans quoi elle risquait des crampes. Et de l’extrait de mortsage, aussi, aux vertus apaisantes. Elle était incapable de gérer à plus long terme. Survivre, un jour de plus. Le visage de Cellendhyll s’imposa une nouvelle fois à son esprit malmené. Si fier, si beau. Ravivant l’amour passionné et dévastateur qu’elle éprouvait pour lui, sans comprendre pourquoi.