1 Dans le jardin du père Domrémy, 1412 L’été bourdonne autour de la maison. Sur la table de chêne, les abeilles disputent aux mouches une goutte de miel. Dans le courtil, le long du ruisseau des Trois-Fontaines où jacasse un groupe de lavandières, on entend grogner les pourceaux et caqueter la volaille. La cloche de l’église proche vient de sonner cinq heures ; le père doit être sur le chemin du retour, dans la grande chaleur qui stagne sur la vigne proche du Bois-Chenu, en marge des prairies où coule la Meuse à demi asséchée par la canicule. Par moments, une haleine brûlante qui sent le fumier et le crottin souffle par la porte jusqu’à la beneste de joncaille. La terre a soif, mais le silence de cinq heures porte la promesse d’une soirée moins ardente et d’un matin de rosée. On prolongera la veillée sous le pommier, avec peut-être la présence de quelques voisins, du curé, d’un moine ou d’un marchand de passage. L’oncle Durand Laxart, de Burey, sera présent lui aussi et, s’il est de bonne humeur, jouera quelques airs d’Allemagne sur sa musette. Zabelle chasse d’un coup de pied la poule qui, d’une allure circonspecte, s’est aventurée jusqu’à la table. – Dehors, sale bête ! Ah mais... Le chien Brutus approuve cette injonction d’un grognement ensommeillé. Zabelle se penche sur la beneste, écarte la mouche qui tétait une trace de lait sucré sur la lèvre de Jeannette qui, entortillée dans sa touaille, poursuit son somme de l’après-midi. Le moment est venu de lui donner le sein, mais la mère hésite : un sommeil d’enfant, c’est un petit mystère qu’elle répugne à dissiper. C’est le même scrupule qu’elle a observé avec ses autres enfants : Jean, Jacques, qu’on appelle Jacquemin, et Pierre, qu’on a surnommé Pierrelot. – Mais où sont-ils passés, ces garnements ? s’inquiète la mère. Elle sait qu’il ne faudrait pas chercher bien loin pour trouver Jean et Jacquemin : ils doivent être occupés à faire naviguer leurs bateaux d’écorce sur le ruisseau. Quant à Pierrelot, s’il n’est pas à tirer le merle à la fronde, il ne peut être qu’en train de se battre avec les gars de Maxey, le village voisin situé en terre ennemie. Zabelle se penche de nouveau sur la beneste. Il faut se décider. Elle souffle sur le visage du nourrisson, essuie la sueur délicate qui perle sur le front. Jeannette ouvre les yeux, se trémousse dans ses linges pour réclamer sa liberté de mouvement, laisse échapper de ses lèvres une grosse bulle de salive et un grognement de chiot. – Mon bellon... ma belette... chantonne Zabelle, tu as chaud, oui, ma toute belle... Elle la libère des touailles qui sentent le pipi-caca, la laisse gigoter dans ses odeurs avec un bonheur de petit animal délivré d’un piège. La petite est rose de partout, avec, au pli des cuisses, un reliquat d’impétigo. Zabelle la regarde s’ébattre, guette un sourire, le bruit de gorge qui ressemblera peut-être à un mot, la chanson du plaisir. – Maman va te nettoyer, puis tu auras ta tétée, petite gourmande ! La maturité de Zabelle rayonne de santé. Lorsque Jacques, son mari, est allé la quérir dans son village de Vouthon, il y a près de dix ans, elle promettait déjà des formes opulentes et des maternités généreuses ; il n’a pas été déçu. Zabelle était une adolescente gracieuse sans être aussi jolie que les filles du comte de Bourlemont qu’on voit de temps à autre passer à cheval sur la route de Vaucouleurs. Si elle n’a pas gagné en beauté, elle a pris de la chair, du muscle, est devenue une épouse exemplaire. Docile serait beaucoup dire : elle a souvent son mot à dire et ne s’en prive pas, que cela plaise ou non. Jacques hausse les épaules et baisse le nez. Si, hors de la maison, il peut disposer des êtres et des choses, il laisse Zabelle maîtresse du ménage. Ce bel équilibre fait l’admiration de tous. Les lèvres goulues de l’enfant s’écrasent sur la pointe du sein ; ses mains pétrissent cette montagne de lait, s’y accrochent, prennent possession du territoire convoité puis conquis. Elle ne rechigne jamais à prendre la tétée et sa gloutonnerie lui réussit. Lorsque l’oncle Laxart la prend dans ses bras, embrasse le ventre rond, les fesses dodues, elle laisse filer de sa gorge un gazouillis d’oiseau. – Toi, ma petite, dit l’oncle, tu seras aussi grasse que ta mère ! Regarde, Jacques, un petit porcelet... Des frères de Jeannette on ne peut dire qu’ils soient malingres. Rien ne les distingue des autres garnements du village, sinon la position sociale de leur père qui doit à l’estime de ses concitoyens d’être devenu une sorte d’échevin, ce dont ses fils tirent une certaine gloriole. Un groupe de lavandières portant leurs lourdes panetées de linge ruisselant procède avec des rires et des chansons derrière la haie cachant le ruisseau. – Fais ton rot, ma jolie, dit Zabelle. C’est bien ! Encore... Elle appelle Guillemette. La petite servante qui somnolait sur le banc de la façade pénètre dans la grande salle, pose sa quenouille sur la table. Sans attendre un ordre de la maîtresse, elle jette les langues souillés dans une panière et les porte au baquet pour les laver. – Non, ma biche, murmure Zabelle, il faut rester encore un peu réveillée pour l’oncle Laxart. S’il te trouve endormie, il se fâchera. On peut dire qu’il t’aime. Et pourtant... Et pourtant, qu’a-t-elle d’exceptionnel, cette garcette ? Rien aux yeux de Laxart, si ce n’est d’être sa nièce et sa filleule. Lorsqu’on l’a sollicité pour porter Jeannette sur les fonts baptismaux, il s’est senti plus honoré que s’il avait reçu le titre de chanoine de la cathédrale de Nancy, et cet honneur, transmué en affection, s’est reporté sur Jeannette. Pour peu qu’on le lui eût proposé, il aurait abandonné son domaine de Burey pour s’installer à demeure chez les cousins de Domrémy où Jacques et Zabelle l’auraient accueilli de grand coeur. En dépit d’une malformation congénitale qui lui donne l’aspect d’un pantin désarticulé, il ne rechigne pas à l’ouvrage, se montre toujours de belle humeur et de bon conseil car, contrairement à Jacques, il a acquis quelques rudiments d’instruction auprès des moines. En attendant de prendre femme, ce qui ne va pas tarder, il a trouvé avec Jacques et Zabelle une seconde famille dont Jeannette, pour lui, est le coeur. Zabelle a déposé Jeannette sur la javelle de paille étalée dans le van d’osier, à l’ombre du pommier. La chaleur déclinant, l’air est de soie, tiède comme un drap de riche, bien que l’odeur des peaux de loup et de lynx séchant sur des claies d’osier lui donne un goût sauvage. Nue, lisse, rose comme une dragée, l’enfant joue à attraper ses rêves avec ses menottes, gazouille à travers des bulles de salive et de lait, semble concentrer son attention sur un petit nuage indolent, en forme de fleur de cerisier, qui vogue sur un océan de feu. – Guillemette, lance Zabelle, cours ouvrir le portail. Le maître arrive. Dans le concert d’aboiements de Brutus, le cheval Grison vient d’émerger d’un bouquet d’épines blanches. Il est monté par le maître, avec en croupe l’oncle Laxart. Le visage congestionné sous le chapeau de jonc, le hoyau sur l’épaule, ils descendent de cheval. Sans qu’on lui en intime l’ordre, Guillemette conduit l’animal, dont la robe, du garrot à l’épaule, se drape d’écume, jusqu’à l’auge proche du puits, pour le rafraîchir et le panser. Laxart s’avance vers le pommier avec des mouvements d’épaules convulsifs et des gestes de marionnette comme pour se défaire de son sarrau. Il s’agenouille auprès du nourrisson, le soulève, le retourne, fait claquer deux baisers sur les fesses aussi rondes que les joues, puis se rembrunit. – Je trouve, observe-t-il, qu’elle a son petit cul bien rouge. Son impétigo qui revient... Zabelle éclate de rire. – Rassure-toi, dit-elle. C’est l’émotion qui la fait rougir. Elle est si heureuse de te revoir ! Laxart hausse les épaules, dépose délicatement Jeannette sur son lit de paille fraîche. – Si c’est vrai, ma filleule, fais-moi un sourire. Le premier. Pour tonton Laxart... Soudain il se redresse, maîtrise son bras droit qui commençait à s’agiter, lâche, d’une voix sans timbre : – Elle m’a souri ! Je vous dis que Jeannette m’a souri ! – C’est vrai, convient Zabelle, c’est bien un sourire. Regarde, Jacques ! Le maître a posé son sarrau et se lave dans l’auge, en même temps que s’abreuve Grison. Il s’écrie : – Pas de quoi crier au miracle ! Elle sourit ? Et alors ? Pierrelot a souri alors qu’il avait deux mois. Laxart, cesse de t’extasier et viens te rafraîchir. C’est mauvais de garder cette sueur sur soi, surtout à l’ombre. Toi, Guillemette, au lieu de bayer aux corneilles, va traire une cruche au cellier ! Je meurs de soif. « Cette année, poursuit Jacques, la vigne est superbe et le vin sera de bonne qualité. Laxart, nous comptons sur toi pour nous aider à vendanger. – Il faut reconnaître, dit Zabelle en s’approchant, que tu la bichonnes, ta vigne, à croire que tu en es amoureux. J’en suis jalouse : elle compte plus que moi... Jacques se retourne brusquement, la prend dans ses bras ; elle se débat, martèle avec ses poings les rudes épaules brunies par le soleil et qui sentent encore la sueur d’homme. – Grand sauvage ! s’écrie-t-elle. Me voilà toute mouillée. – ... et fraîche comme la rosée, ma toute belle. Ce soir, je te ferai l’amour et, toi, tu me feras un autre beau garçon. – Si je le veux bien, brigand ! – Le temps que Guillemette ramène les vaches et les moutons, tu prépareras le souper. Laxart et moi, nous avons une faim de loup, pas vrai, parrain ? Eh, Laxart ? – Regarde-le, ce grand dadais, il essaie de tirer un autre sourire de cette pauvrette. Il va être temps de la coucher. Elle a bien pris le sein. Quand sa mère l’arrache à son lit de paille et entreprend de l’immobiliser dans des langes frais, elle grogne, gigote, repousse les mains et l’étoffe, une perle de larme au coin de l’oeil. Zabelle l’emporte dans la maison, la dépose dans la beneste, sous la coulée d’air tiède tombant de la fenêtre de la chambre attenante à la grande salle. Elle s’agenouille, écarte du pied le chien Brutus qui vient renifler les odeurs de lait et de langes frais, et murmure la berceuse du soir, l’endremir que sa mère chantait avant elle : À la fête des corbeaux Darlindo, darlindodo Y avait un beau château... Certains soirs d’été, à la tombée de la nuit, chandelles éteintes, la famille s’installe sous un pommier du courtil, les uns assis sur le banc de bois ou sur un escabeau, les autres le cul dans l’herbe. Des voisins viennent se joindre à eux, parfois un capitaine de Vaucouleurs ou de Neufchâteau, un marchand en route pour Nancy, un colporteur ou quelque moine gyrovague en route pour Vézelay, Chartres ou le Mont-Saint-Michel qui, dans la tourmente, a gardé sa fidélité à la couronne de France. Chacun paie l’hospitalité dont le maître de maison l’honore, d’une histoire plaisante, d’une chanson ou des nouvelles collectées sur les chemins. C’est le frère Simon que l’assemblée du soir écoute avec le plus d’intérêt. Ce moine cordelier au visage rissolé comme une crêpe de blé noir cuite et recuite ne fait pas mystère de ses origines. Son accent, d’ailleurs, le trahit : il est natif de la Bourgogne où l’on a le parler rude et franc. De passage en Barrois, il réserve toujours une de ses étapes à la famille de Jacques, lequel, en sa qualité de doyen de la paroisse, lui doit gîte et couvert. Laxart n’aime guère celui qu’il appelle « saint Jean Bouche d’or » ; il le trouve trop sûr de lui, volontiers pédant, trop bien informé des affaires du royaume pour qu’on ne flaire pas sous la bure un agent des Bourguignons. Frère Simon fait honneur à la bonne chère de Zabelle, au vin de Jacques, et règle son écot avec du vent : celui qui sort de ses lèvres sèches pour délivrer les nouvelles cueillies en cours de route. Domrémy, 1418 Le courtil est son domaine ; elle le partage avec Brutus lorsqu’il n’est pas requis pour la garde du troupeau. Elle l’organise et le dirige à sa façon, et malheur à qui s’y aventure sans son autorisation ! Elle a choisi comme repaire le plus grand, le plus touffu des pommiers, celui dont les puissantes embranchures se prolongent sur la petite place qui entoure l’église. Cet arbre et l’espace d’herbe sèche qu’il ombrage, Jeannette a décidé d’en faire sa propriété inaliénable ; elle en a matérialisé les limites par une murette de cailloux et de débris de tuiles liés par de la terre et de la bouse. Qu’un pourceau, une oie, une poule se risque à franchir cette frontière, un coup de baguette l’écarte. Ses frères et les petites voisines doivent montrer patte blanche pour qu’elle daigne abaisser le pont-levis et lever la herse. De même pour l’oncle Laxart. Il lui a dit un jour : – Toi, ma fille, on peut dire que tu ne manques pas de caractère. Je plains le garçon qui te prendra pour femme. Elle tend la main, y recueille le prix du péage : un bonbon au miel, une image dessinée sur un morceau d’étoffe, un bout de bois sculpté au couteau, une bille d’argile. Parfois, comme c’est le cas pour l’oncle, un sourire suffit. Elle n’a rien à lui refuser ; il a même obtenu une faveur insigne : s’asseoir dans la grande salle, en face de Sa Majesté Jeanne Ire. Il est vrai qu’il a bâti de ses mains le château dont elle a fait sa résidence : quelques branches mortes entrelacées, mêlées à des rameaux de genêt et des javelles d’avoine pour protéger la reine des intempéries. Avec cette imagination qui ne lui fait pas défaut, Jeannette se plaît à penser qu’elle est ainsi à l’abri des envahisseurs, des bandes armées qui écument le pays, des mouvements du monde, sous la main de Dieu : Zabelle a placé sur le fronton du donjon une vieille croix de bois retrouvée dans le grenier de la sacristie. Une croix qui, l’occasion se présentant, pourra servir d’arme à la reine. Jeannette est devenue une belle enfant ; elle a franchi sans maladie grave le temps de la prime enfance : celui des rhumes, des diarrhées, de l’impétigo. Elle est grande pour son âge, potelée de partout ; son visage est rond et lisse comme un de ces fruits rouges qui, à l’automne, tombent du pommier. Pour ce qui est du caractère, l’oncle Laxart a vu juste : il ne fait pas bon lui tenir tête. Essayer, par exemple, de semer le trouble dans sa compagnie de soldats taillés dans des écorces de pin, c’est s’exposer à sa colère, voire à des représailles lorsque Brutus ou l’un des pourceaux en sont responsables. – Ma foi, dit l’oncle, tu as fichtrement raison ! Si tu ne défends pas ton bien, personne ne le fera pour toi. Marié depuis peu, Laxart attend de son épouse une grossesse qui se fait espérer, au point qu’il redoute qu’elle ne soit bréhaigne. Hormis cette inquiétude obsédante, il n’est pas à plaindre : son petit domaine de Burey, composé de vignes, de noiseraies, de champs de froment et d’avoine, de prairies pour quelques têtes de bétail, suffit à ses ambitions, qui sont modestes. Des maraudeurs, venus de Lorraine l’automne dernier, ont incendié sa grange et coupé quelques cerisiers ; il a reconstruit le bâtiment avec le secours des gens du village et replanté ses arbres. – Ce n’est pas moi, dit-il, qui chercherai à imiter Maury. Le printemps d’il y a deux ans, Maury, laboureur des parages de Bourlemont, a eu la visite inopinée d’une bande d’écorcheurs de la plus sombre espèce, résidu d’une horde de Bourguignons licenciés pour cause de trêve. Dans l’intention de lui faire avouer où il cachait ses réserves de vivres, ils lui ont chauffé les pieds après l’avoir battu au sang et violé sous ses yeux sa femme et ses filles. Lorsqu’ils se sont mis en devoir de faire une hécatombe de ses pommiers, il a failli céder : ces arbres, qui produisaient le meilleur cidre de la contrée, étaient sa fierté. Les brigands partis en ne laissant derrière eux que plaies et bosses, Maury avait fait le compte des arbres abattus : une dizaine. Il avait sa petite idée : tirer vengeance au plus tôt de cet acte criminel et de ces infamies. Un matin, il embrassa sa femme, ses filles, et, sans leur dire où il se rendait, il prit le large avec deux de ses fils qui travaillaient à Neufchâteau. Trois mois plus tard, il était de retour. Il mit les pieds sous la table et réclama sa soupe. Quand il fut rassasié, il raconta qu’il avait passé son temps d’absence à traquer des brigands en maraude ; il en avait tué dix, autant que de pommiers perdus. Pas un de moins, pas un de plus. Il en eût tué onze qu’il ne se le serait pas pardonné. On est honnête ou l’on ne l’est pas... Jeannette avait sept ans lorsque le père lui confia la garde d’un premier troupeau d’oies. Elle s’acquitta avec conscience et compétence de cette mission, sous l’oeil vigilant de son frère Jean. Il n’avait qu’un an de plus qu’elle, mais on pouvait lui faire confiance : c’était un garçon sérieux et rusé qui avait appris à se tirer à son avantage des situations les plus délicates. Jeannette conduit ses oies à travers prés vers les espaces marécageux bordant la Meuse, en vue du village : elles trouvent là une pâture abondante et grasse, un terrain vaste et libre. Les jours de pluie, Jeannette et son frère trouvent un abri sous une cape tendue sur les basses branches d’un têtard. C’est là que Jeannette a appris à confectionner des couronnes d’herbe et de fleurs, des sifflets taillés dans des branchettes de saule, des épées qu’elle passe fièrement dans sa ceinture. Parfois, sur la rive opposée de la rivière, elle voit passer en groupe les garnements de Maxey. Ils lancent des injures, des défis, des pierres de fronde ; Jean riposte, les provoque à traverser à gué pour qu’ils se mesurent à lui ; Jeannette ronge son frein et se tait : elle sait que le jour n’est pas loin où, armée de courage et de son épée de bois, elle franchira elle-même la Meuse pour les attaquer et leur faire rentrer leurs insultes dans la gorge. Une guerre endémique oppose garçons et filles des deux paroisses. Ceux de Maxey tiennent pour les Bourguignons, c’est-à-dire pour les Anglais ; ceux de Domrémy et de Greux, le village voisin, restent fidèles aux Valois, c’est-à-dire à la France. Parfois on se fixe des rendez-vous pour des batailles rangées, en rase campagne, et ce ne sont pas des batailles pour rire ; on y va de bon coeur, au gourdin et à la fronde, et les horions laissent des traces. Un jour, Jeannette a assisté à l’un de ces engagements, juchée dans les ramures d’un saule, non loin du château des Bourlemont situé dans une île de la Meuse, dont son père a la garde ; elle a vu Jacquemin et Pierrelot, ses frères, entourés d’une dizaine d’ardents compagnons, disperser une troupe ennemie et retourner à la maison, radieux, vêtements déchirés et visage en sang. De retour au logis, on ne coupe pas aux explications. Aux gémissements de la mère et de Guillemette font écho les corrections du père qui passe pour avoir la main lourde et ne pas badiner avec l’ordre. Et Jeannette de protester : ils ont été agressés ; ils ont riposté. – Un jour, a-t-elle dit au père, je ferai de la bouillie des gars de Maxey et de tous les Bourguignons. – Un jour, peut-être, a bougonné le père. En attendant ce sera le fouet, comme pour tes frères ! Elle a confié à l’oncle, quelques mois plus tard, son intention d’aller en découdre avec cette merdaille – un mot qu’elle tenait de son père lui-même. Elle a ajouté, comme il semblait ne pas la prendre au sérieux : – Tu crois peut-être que je n’en suis pas capable ? – Oh si, je te crois, mais tu es une fille, ma Jeannette. Une jolie petite garce, mais une fille. Avant de songer à te battre contre des hommes plus forts que toi, tu ferais mieux d’essuyer la goutte de lait qui pend encore à ton nez ! Avec un feulement de chatte en colère, elle s’est ruée sur son oncle et, avec ses poings, a tambouriné sur sa poitrine. Paris-Saumur, 1413-1415 Le prévôt Tanneguy du Châtel parcourut du regard la rue Putte-y-Musse qui allait d’une traite du port Saint-Paul à la porte Saint-Antoine. Du côté de la Bastille qui se dressait, barbouillée de pluie et de fumée, au-dessus du couvent des Célestins, aucun bruit si ce n’est celui d’une caravane de futailles se dirigeant vers le fleuve. – Tout est calme, monseigneur, dit-il en se retournant. Les bouchers se tiennent à carreau, mais je crains que la venue de Charles d’Orléans ne crée de nouveaux désordres. C’est peut-être le calme qui précède la tempête. – Monsieur le prévôt, dit Charles, reprenez vos cartes. La partie n’est pas terminée. Tanneguy se dit que rien d’autre n’intéressait cet enfant royal. Il est vrai qu’à dix ans on est peu porté aux spéculations politiques... Charles ne manifestait d’intérêt que pour les cartes, les contes de sa nourrice et de sa gouvernante, encore qu’il s’en lassât vite. Qu’aimait-il vraiment ? Rien. Aucune passion, une répulsion pour les armes et les parties de paume. Ce qu’il avait aperçu des massacres cabochiens l’avait bouleversé au point de le rendre malade. Tanneguy, qui avait du goût pour les lettres et les choses de la religion, avait tenté de le faire passer en lui. Vainement. Il s’endormait au cours des leçons. Le dauphin ? voire... De mauvaises langues ne faisaient pas mystère d’une suspicion récurrente : on le disait bâtard, fruit illégitime des amours de sa mère, la reine Isabeau, avec feu le duc Louis d’Orléans. Cette équivoque se lisait sur ce visage veule, allongé, aux lèvres épaisses, au regard lourd. La santé précaire de ses deux aînés, Louis le dauphin et Jean, ne tarderait pas à pousser sur le devant de la scène ce fantoche qui ne valait guère mieux. Charles semblait habité par un vide insondable. Tanneguy laissa Charles rafler la mise. – Je viens, dit-il, de recevoir des nouvelles de votre père le roi. Il est de nouveau en état de crise. Vous devriez lui rendre visite plus souvent. Récemment, dans un moment de lucidité, Sa Majesté m’a demandé de vos nouvelles. Je suis persuadé qu’il vous témoigne beaucoup d’affection. Votre mère la reine regrette de même que vous la négligiez. Elle demeure à deux pas d’ici et vous ne vous rencontrez que le dimanche aux offices. – Mon père, ma mère... maugréa le dauphin. Ils n’aiment personne. Le roi n’aimait rien tant que sa favorite, Odinette, et la veuve du duc d’Orléans, Valentina Visconti, qui l’accueillait à la fin de ses crises en chantant à voix de rossignol des ritournelles napolitaines. Quant à son épouse, il n’entretenait avec cette dondon que des rapports épisodiques. L’âge et la bonne chère l’avaient rendue monstrueuse. – Monseigneur, dit Tanneguy, il faut arrêter la partie. Nous allons avoir de la visite... La visiteuse de ce jour est Yolande d’Aragon, que Charles appelle sa « bonne mère », comme pour indiquer où vont ses affections filiales. Elle est reine de quatre royaumes : Sicile, Aragon, Naples, Jérusalem, comtesse d’Anjou et de Provence. « Un coeur d’homme en corps de femme », dit-on d’elle. Fille du roi d’Aragon, elle est de cette race de montagnards capables, dit-on encore, d’enfoncer un clou avec la tête. Le roi Charles est son cousin, et elle a pris farouchement son parti. De Louis II d’Anjou elle a eu une fille, Marie, encore une enfant ; Louis, lui, est un éternel absent : toujours à la poursuite de ses chimères italiennes. Madame Yolande arrivait de ses domaines d’Anjou pour un séjour à Paris, motivé par des affaires et par un projet qui mûrissait depuis peu en elle : préparer l’union de Marie et de Charles, tous deux impubères et ne se connaissant pas. – Monseigneur, dit-elle en pénétrant dans la pièce, je vous amène une compagne, ma fille, Marie, qui mourait d’envie de faire votre connaissance. Vous pouvez vous embrasser. Charles marqua un recul, s’effaça à demi derrière la silhouette massive de Tanneguy. Si la bonne mère n’avait rien d’une beauté avec son visage lourd, anguleux, sa taille épaisse et musculeuse, la petite Marie était franchement laide : cheveux raides et blondasses, lèvres sanguines sous un nez d’une dimension affligeante, menton fuyant... Il fallut que Tanneguy intervînt pour qu’il acceptât de frotter sa joue à celle du laideron. Dans le fond de la salle, l’un de ses compagnons de jeux, le bâtard Jean d’Orléans1, cachait un sourire derrière sa main. Peu après, informée de la visite à son fils de Madame Yolande, la reine Isabeau arrivait, soutenue aux aisselles par deux valets, et se laissait tomber dans un fauteuil. Après que les enfants se furent retirés dans le jardin, Yolande dit à Isabeau : – Ma bonne, ces enfants ont l’air de se plaire. Quelque chose me dit qu’ils feront un beau couple. – Parler de couple est prématuré, bougonna Isabeau. De plus, ce projet me semble singulier. Pourquoi n’avoir pas porté votre choix sur l’un des aînés de Charles : Louis ou Jean ? Auriez-vous distingué en leur cadet celui qui sera appelé à régner ? Avez-vous été renseignée par les astres ou les médecins ? – Il m’arrive fréquemment, dit Yolande d’un air gêné, de me fier à mon instinct. Il me dit que votre petit Charles régnera et aura une longue vie, après bien des troubles. Nous autres femmes savons que l’instinct est plus sûr que les astres et les médecins. Isabeau réclama des fruits confits et s’enferma dans son silence en mâchonnant ces friandises. Les prédictions de sa cousine lui faisaient froid dans le dos : elles jetaient avec désinvolture aux oubliettes ses deux aînés auxquels, il est vrai, la Faculté ne prêtait pas une longue existence. Charles, ce greluchon, roi de France ! Il y avait de quoi rire. Elle avait plutôt envie de pleurer. De la fenêtre, Yolande faisait des signes aux enfants qui jouaient sur un parterre avec des chiens. Elle se retourna et demanda à Isabeau la permission d’emmener Charles avec elle à Saumur lorsqu’elle y retournerait. – Il y serait plus en sécurité qu’ici, dit-elle, et le grand air lui ferait du bien. Je le trouve un peu chétif. – Soit, soupira Isabeau, mais prenez une bonne escorte pour vous accompagner. Il a plu toute la matinée sur le Val de Loire et la fin du jour s’annonce maussade. Soudain, alors qu’on ne l’attendait plus, un gros soleil blafard a percé et fait courir sur le fleuve et les frondaisons du parc de Saumur des ondes crépitantes. – Suis-moi, dit Marie. Nous allons faire une promenade à cheval jusqu’à Saint-Florent, chez la dame d’Alençon. – Pas envie, dit Charles d’un ton boudeur. Trop loin et trop dangereux. Il se replonge dans la lecture de l’Imitation que son précepteur a fait rédiger par les moines de Marmoutier. Cette lecture ne lui procure qu’un plaisir morose, mais elle le change des parties de cartes, du jeu de paume et de la chasse. Du bout de l’index Marie gratte l’extrémité de son nez où la chaleur a fait s’épanouir un bouton. Elle frotte ses joues creuses, ses lourdes paupières, tourne le dos et soupire : impossible de faire sortir ce nigaud de son apathie ! Elle s’apprêtait à descendre jouer dans le parc lorsqu’elle a vu entrer sa mère, l’air soucieux. La reine s’approche de Charles, referme le livre d’un geste sec. – Mon enfant, dit-elle, j’ai à vous apprendre une terrible nouvelle : le roi d’Angleterre vient d’écraser notre armée à Azincourt, dans le nord du pays. Les chevaliers qui n’ont pas été pris à rançon ont été massacrés. Mon beau-frère Charles d’Orléans est parmi les captifs. Il sera conduit à Londres... Elle secoue l’épaule de Charles, s’écrie : – Cela ne semble guère vous émouvoir, monseigneur ! Et pourtant cette défaite pourrait en annoncer d’autres. Dois-je vous rappeler que votre frère Louis vient de mourir et que Jean ne peut espérer vivre longtemps. Et alors, le dauphin, ce sera vous, Charles. M’entendez-vous ? Ce sera à vous de tenir tête aux Anglais. Ne comptez ni sur votre père et encore moins sur votre mère pour prendre les décisions qui s’imposeront. Elle ajoute : – Retrouvez-moi ce soir dans mon oratoire avec Marie. Nous unirons nos prières pour votre salut et celui du royaume qui sera le vôtre plus tôt peut-être que vous ne le pensez. Demain, je vous demanderai de présider mon Conseil. Ce sera pour vous une expérience enrichissante. – Mais, madame, bredouille Charles, jamais je ne pourrai... – J’insiste, monseigneur ! Il faut déjà faire votre apprentissage de roi. 1- Plus tard, Dunois, compagnon de Jeanne. 2 Le château dans l’île Domrémy, 1423-1424 On n’avait pas revu le frère Simon depuis plusieurs mois, à croire qu’il eût laissé sa vieille carcasse aux écorcheurs ou aux loups. Il n’était pas mort. Il revint à Domrémy un jour d’été. Les années et la fatigue des longues randonnées semblaient peser plus que jamais à ses épaules. Il secoua sur le seuil sa bure poussiéreuse, lava à la seille son visage tanné, se servit un gobelet de vin et alla rejoindre le maître de maison dans la grange où Jacques était occupé à rafistoler la selle de sa jument, près de Jeannette qui jouait avec des morceaux de cuir. Il se laissa tomber sur un tas de fagots. – Vous n’avez pas l’air très jovent, constata Jacques. La fatigue, sûrement. Les événements aussi, peut-être... – La fatigue, oui, répondit le cordelier. Je crains que cette visite ne soit la dernière. Au terme de ce voyage, je compte aller chercher le repos du corps et de l’âme dans une abbaye proche de Dijon, sur ma terre natale. Quant aux événements, ils vont de mal en pis. La guerre a repris, et je redoute qu’elle ne se termine qu’avec la fin du monde. Il parla de Cravant, de La Gravelle, de Compiègne. Autant de lieux dont Jacques n’avait jamais entendu parler. – Les troupes du dauphin Charles ont été battues par les Anglais à Cravant, ajouta le cordelier. À La Gravelle, Charles a pris sa revanche, sans qu’on puisse parler d’une grande victoire. En revanche, ses troupes ont pris William de La Pole, un capitaine anglais plus connu sous le nom de Suffolk, et l’ont mis à rançon. Le pauvre dauphin avait bien besoin de cette manne inespérée. Il est aux abois ! Il poursuivit, en soupirant : – Dans quel monde vivez-vous pour ignorer tous ces événements ? – Dans un monde qui me convient, répondit Jacques. Pour moi, rien n’est plus important que l’état de ma vigne, la vente de mon blé et de mon vin, le dernier rhume de Jeannette et la fatigue de ma vieille jument. – Vous avez bien de la chance, maître Jacques. Je vous envie... – Nous n’avons plus de nouvelles du dauphin. Qu’est-il devenu ? – Apprenez, mon ami, qu’il est de bon ton, du moins chez les Anglais et les Bourguignons, de parler du « soi-disant dauphin ». Sa légitimité est plus que jamais contestée. Est-il le fils du roi Charles ou de l’amant de la reine Isabeau, le duc Louis d’Orléans ? Bien fin qui pourrait le dire ! Il ajouta, avec un soupçon d’irritation : – Je présume que vous n’avez pas non plus été informé de deux événements récents qui ont bouleversé l’ordre des choses : la mort des deux rois, de France et d’Angleterre ? Jacques protesta qu’il avait été informé de cette double disparition par le prévôt de Vaucouleurs qui avait fait crier ces nouvelles dans les rues. – Charles, dit le frère Simon, n’était pas un mauvais homme, loin de là. Dans sa jeunesse on l’appelait « le Prince aux cheveux d’or », et la population l’idolâtrait. Plus tard, elle n’a pu que le plaindre pour toutes les misères qui lui sont advenues. À sa mort, il avait cinquante-quatre ans. Sur son tombeau le roi d’armes a déclaré : « Dieu donne bonne vie à Henri, par la grâce de Dieu roi de France et d’Angleterre. » J’étais présent dans la basilique de Saint-Denis. J’ai gardé ces paroles gravées dans ma mémoire et ne les oublierai jamais. Le dauphin Charles, dites-vous ? Il semble qu’on l’ait jeté aux oubliettes... Cela s’était passé au mois d’octobre de l’an 1422. Trois mois avant, le roi d’Angleterre Henri V était mort à Vincennes. Les deux royaumes avaient pour les gouverner deux princes : un enfant, Henri, encore au berceau, et un garçon de moins de vingt ans, Charles, dauphin de France. Le cordelier se leva pesamment, caressa la tête de Jeannette. – Vous avez une adorable fillette, dit-il. Belle, pleine de santé, malgré son rhume, grandette pour son âge, le regard vif et hardi. Dieu veuille la garder, ainsi que votre famille, des tourmentes du siècle. Je prierai pour vous dans ma retraite. Je suis las des affaires de ce monde, au point de souhaiter mourir dès que le Seigneur me rappellera à Lui. Il prit congé d’un simple geste de la main et partit sans se retourner. Il avait encore un long chemin à faire avant d’arriver à Dijon. On entendit ses sandales claquer sur le sol de la cour, puis il disparut dans un brouillard de pluie. Le château des sires de Bourlemont, situé dans une île de la Meuse, n’est pas une forteresse et moins encore une citadelle. L’enceinte est basse, dégradée en de nombreux points, envahie par une marée de ronces. On serait bien en peine d’y soutenir un siège. Néanmoins, il sert de refuge aux habitants de Domrémy et de Greux ainsi qu’à leurs troupeaux, lorsque le tocsin donne l’alerte pour prévenir du passage de quelque bande de routiers ou d’écorcheurs. Dépourvus de matériel de siège, ces brigands passent outre, se contentent d’incendier quelques demeures et de couper quelques arbres fruitiers. Jeannette venait d’avoir huit ans lorsqu’elle décida que les jeux dans son domaine du courtil n’étaient plus de son âge. Au sortir de l’enfance, il lui venait d’autres ambitions et certaines obligations familiales comme de conduire le troupeau à l’abreuvoir, aider aux soins de la cuisine et du ménage, laver et étendre le linge... De complexion robuste, elle offrait peu de prise à la fatigue, et c’est pourquoi on requérait souvent ses services. Un jour où elle menait à la glandée ses porcs mêlés à ceux d’Hauviette et de Mengette, ses amies, elle décida de pousser jusqu’au château de l’île où nul ne s’était aventuré depuis des mois, le pays traversant une période de calme. Abandonnant leur troupeau à la garde de Brutus et des autres chiens, les trois filles escaladèrent une brèche où, à la saison chaude, nichaient des vipères, et se retrouvèrent dans la cour intérieure devenue un hallier. – Mon père, dit Hauviette, m’a raconté qu’il y a sous la tour ronde un souterrain. Il passe sous la rivière et ressort à Greux. En cherchant bien, nous pourrions en trouver l’entrée. – Eh bien, dit Jeannette, cherchons-le ! En cheminant au milieu des décombres où, par endroits, subsistaient des tas de cendres froides, elles découvrirent un escalier ouvrant sur une salle basse. Il en montait, mêlée à celles du salpêtre et de la terre humide, une odeur pestilentielle. Alors qu’elle s’engageait dans une galerie éclairée par des soupiraux, Jeannette poussa un cri et revint en courant vers ses compagnes. – Un mort... bredouilla-t-elle. J’ai trouvé un mort ! – Un vrai mort ? demanda Hauviette. – Tout habillé. Un soldat, je crois. – Filons ! lança Mengette, la moins téméraire des trois. J’ai peur. – Nous ne risquons rien, dit Jeannette. Allons voir ce mort de plus près, en nous bouchant le nez. Il pue comme cinq cents diables ! Jeannette ne s’était pas trompée : il s’agissait bien d’un soldat. Bourguignon ? Anglais ? Français ? Difficile d’en avoir le coeur net. Il avait gardé son équipement : la broigne de cuir, les houseaux de grosse étoffe, la large ceinture portant l’épée. Il gisait, bras et jambes écartés, avec autour de lui une nappe de sang noir. De son visage dévoré par les rats ou les renards et rongé par les vers ne subsistait qu’un masque difforme. Il souriait de toutes ses dents. – Si c’est un Anglais, dit Hauviette, il doit être coué, comme les démons qui ont une queue au derrière. Mengette, retourne-le avec ton bâton. – Non, dit Mengette, toi plutôt, Jeannette. Moi, je sens que je vais vomir. Aidée d’Hauviette, Jeannette retourna le cadavre qui, sur sa face postérieure, grouillait de vers blancs. Elles coupèrent au couteau la ceinture de cuir qui laissa s’échapper quelques pièces jaunes, puis elles tirèrent sur les braies pour dégager les fesses. Ce n’était pas un Anglais : il n’était pas coué. Mengette poussa un cri : – Il n’est pas mort ! Regardez, il remue ! Un gros rat noir sortit du fond des houseaux. Jeannette l’assomma d’un coup de bâton. L’odeur devenant insupportable, les filles dépouillèrent le cadavre de son arme et de son or avant de revenir à leurs pourceaux. – Qu’est-ce qu’on va faire ? pleurnicha Mengette. – Que veux-tu qu’on fasse ? répondit Hauviette. Qu’on l’amène au curé pour lui faire dire une messe et l’enterrer ? Il n’est peut-être même pas baptisé. – Laissons-le où il est, dit Jeannette. Je garde l’épée et vous le trésor. N’en parlons à personne, ça pourrait nous attirer des ennuis. Elle ajouta : – Ce soldat n’est pas français. – Par exemple ! dit Mengette. Comment le sais-tu ? – Je le sais, voilà tout. S’il était des nôtres, je l’aurais reconnu tout de suite. Hauviette et Mengette se regardèrent et se turent, persuadées qu’il eût été vain d’en demander plus à leur compagne. Elle était parfois bizarre, la Jeannette : elle se complaisait à élaborer des mystères et ne supportait pas qu’on tentât de les violer. Jeannette avait déjà croisé la mort sur son chemin. On lui avait fait embrasser le front d’une aïeule de Vouthon venue mourir chez sa fille, mais elle n’en gardait aucun souvenir. Elle avait vu une petite soeur allongée morte dans sa beneste et avait conservé dans sa mémoire l’image d’un angelot de marbre figé dans un brouillard de dentelle. Elle avait assisté à la pendaison d’un voleur de chevaux sur la place de Vaucouleurs. Le cadavre du soldat perdu lui donnait une image plus précise et plus atroce de la mort ; elle la réveillait brusquement en pleine nuit, retenant un cri dans sa gorge. En compagnie d’Hauviette et de Mengette, elle évoquait parfois le souvenir du soldat mort. Ces deux folles en riaient ; Jeannette baissait la tête et se signait, prise de pitié à la pensée que cette créature de Dieu avait quitté ce monde sans communion, sans prière, sans même un cierge pour éclairer son chemin de ténèbres. Elles avaient respecté leur parole et avaient gardé le secret de leur découverte. Pour dissimuler son encombrant trophée, Jeannette avait été contrainte d’employer la ruse : cachant son épée sous sa cotte, elle l’avait enfouie dans le grenier, sous des sacs de haricots ; elle montait parfois l’extraire de sa cachette, la poser sur ses genoux, caresser la longue fusée. Elle était un peu ébréchée à la pointe mais soigneusement polie au sable et graissée à la couenne. Parfois elle la saisissait par la poignée, la brandissait dans le rai de lumière tombant de la fenêtre ouverte au bas du toit, faisait une fête de soleil, plantait la pointe dans une poutre, et, moite d’émotion, la replaçait dans sa cachette. Elle fut la première des trois à trahir sa parole, mais son secret était devenu trop lourd à porter. Un chaud après-midi d’été, interrompant sa sieste sous le pommier, elle dit à l’oreille de son oncle, qui somnolait près d’elle : – Réveille-toi : il faut que je te dise un secret. – Attends que je devine : tu as un galant ! Elle lui donna du coude dans les côtes pour le faire taire, ajouta : – Il faut que tu me promettes de n’en rien dire à personne. – Promis. Croix de bois, croix de fer : si je mens, je vais en enfer ! – Je possède une épée. Pas celle que Pierrelot a taillée pour moi dans un pieu de clôture. Une vraie épée. Je l’ai trouvée sur un soldat mort, il y a quelques mois, au château de l’île. Il releva lentement le buste, regarda Jeannette d’un oeil soupçonneux, la pria de lui en dire davantage, de lui décrire le cadavre, les circonstances dans lesquelles elle et ses compagnes l’avaient découvert. – Foutre ! fit-il en se grattant le sommet du crâne. Ce n’est pas une petite affaire ! Si quelqu’un d’autre découvre ce de cujus, on pourrait bien accuser les gens de Domrémy de lui avoir réglé son compte. D’après ta description, il doit s’agir d’un mercenaire allemand employé par je ne sais qui. Blessé, il a dû se réfugier dans le château pour y crever en paix. Il lui demanda ce qu’elle allait faire là. – Chercher l’entrée du souterrain qui passe sous la rivière et ressort à Greux. Il haussa les épaules : cette histoire de souterrain, c’était une légende de l’ancien temps. S’il avait existé, on l’aurait découvert depuis longtemps. Il voulut voir l’épée ; quand elle la lui montra, il émit un sifflement d’admiration : une épée de Nuremberg ! Ce bougre devait être quelque chose comme sergent. Il lui demanda de l’accompagner jusqu’au château, de lui montrer le cadavre : c’était bien celui d’un mercenaire allemand, sans doute au service du sire de Vergy qui menait à travers le pays ses bandes bourguignonnes. Laxart revint le lendemain avec une bêche pour enfouir la dépouille et cacher sa sépulture sous des moellons. Jeannette avait insisté pour l’accompagner. – Je ne veux pas le laisser partir sans une prière, dit-elle. C’était peut-être un bon chrétien... La petite enclave française des marches de Lorraine n’avait pas traversé sans dommage l’ère des conflits entre les factions rivales. Sa situation de région frontalière l’exposait aux exactions des Armagnacs comme des Bourguignons. Tandis que le duc de Bar restait fidèle au roi de France, le duc de Lorraine penchait pour le duc de Bourgogne. Une ère de paix avait succédé à ces conflits, traversée de quelques tourmentes. Le duc de Bar mort à Azincourt, son duché avait échu à l’évêque de Chaumont, Louis de Bar, oncle de Madame Yolande, qui, par le jeu des stratégies matrimoniales dans lequel elle excellait, était parvenue à ramener la paix et à faire des gens de Lorraine et de Bar de bons Français. Situation intolérable pour le duc de Bourgogne qui nourrissait une rancune tenace contre les assassins de son père, Jean sans Peur, sur le pont de Montereau. Il lâchait ses bandes sur le pays, les laissait piller et massacrer à leur aise. Il applaudit à la décision du duc de Bedford, régent de France pour la couronne d’Angleterre, de confisquer les domaines champenois de Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, au profit d’une créature de Philippe, le sire de Vergy, gouverneur de Champagne. C’était semer sciemment les graines de la discorde et de la guerre. On avait bien entendu un pas lent et lourd traverser le courtil et Brutus grogner sous la table, mais on n’y avait guère prêté d’attention en pensant qu’il pouvait s’agir d’un voisin prenant le raccourci pour passer le ruisseau sur le ponceau de bois. Jeannette affirma avoir vu une ombre se dessiner par le fenestron donnant sur le courtil. Le père lança à Pierrelot, en attaquant sa soupe : – Va donc voir ! Si c’est le voisin, dis-lui de venir boire un coup. Pierrelot revint quelques instants plus tard, livide. Il balbutia : – Je crois que c’est un soldat. Peut-être un routier... – Diable ! fit le père. Il est seul ? – On dirait. Blessé, je crois bien. Il a du sang sur ses braies. Il est là-bas, sous le pommier. Le père se leva brusquement, fit signe à Zabelle de conduire Guillemette et les enfants dans le cellier et de ne pas en bouger jusqu’à nouvel ordre. Il distribua à ses aînés les longs couteaux dont on se servait pour tailler dans la tourte ou le jambon et saigner les porcs. Il jeta un regard par le fenestron, constata que le visiteur était tranquillement en train de pisser en chancelant sur le tas de fumier. – Il n’a pas l’air bien dangereux, dit-il, mais on ne sait jamais. S’il devient menaçant, faudra le supprimer. Jacques s’apprêtait à barrer la porte quand, sombre comme un nuage de pluie, une grande ombre s’encadra dans l’embrasure. L’homme se tenait appuyé des deux mains contre le montant de pierre, les genoux à demi ployés. Ayant fait trois pas, il s’écroula sur les dalles. – Fichtre ! s’exclama Jacquemin. C’est un géant... – Il est peut-être mort, ajouta Pierrelot. Le père rappela Zabelle et les enfants. Jeannette sortit la première du cellier, marqua un recul en voyant l’homme à terre et faillit crier : le visiteur étendu raide lui rappelait le cadavre du château, sauf que celui-ci était tombé sur le ventre et qu’une de ses mains semblait vouloir se raccrocher à une aspérité. Ce n’était pas un Anglais : il n’était pas coué. – Sûrement un vagabond, dit Zabelle. Il en a toute l’allure. – Sottise ! protesta Jacques. Un vagabond ne s’aventure pas en plein jour et en tenue de soldat au milieu d’un village. Cette engeance préfère la nuit pour venir, en longeant les murs, piller les poulaillers. Ce n’est pas non plus un roumieux : il lui manque le bourdon et le chapeau de feutre avec les médailles. Pierrelot, aide-moi ! Ils retournèrent le corps, lourd à mouvoir comme un grand sac de raves. C’était un soldat à en juger par la large ceinture de cuir qui portait une gaine de poignard sans l’arme qui allait avec, un insigne cousu à la casaque boueuse qui paraissait déchirée à coups de serpe comme si l’on s’était acharné sur elle. Ses braies en lambeaux qui plongeaient dans des houseaux couleur de terre révélaient une large blessure à la cuisse, qui avait dû saigner d’abondance car il avait du sang séché jusqu’au-dessous du genou. – Qu’est-ce qu’on va faire ? se lamenta Zabelle. – L’achever, dit Pierrelot. Il est d’une race de malfaisants, ça se voit à sa trogne. – Non, dit Jacques. On ne va pas le tuer sans savoir de quel côté il est. C’est peut-être un homme de Baudricourt. Femmes, vous allez le soigner ! De l’eau, de la charpie, et vite ! Toi, Pierrelot, va chercher une botte de paille. Faudrait pas qu’il mette du sang partout... Le soldat ne reprit connaissance qu’une heure environ après le dîner. Il bougea lourdement sur sa paillasse, murmura quelques mots inaudibles à travers sa barbe rousse, puis tenta de se lever en s’appuyant sur ses coudes. Zabelle, aidée de Jeannette, l’aida à se remettre d’aplomb, le dos contre le mur, et lui présenta une grande écuelle de soupe au vin qu’il avala d’un trait. Écarquillant les yeux, il demanda avec un lourd accent teuton où il se trouvait. – Vous êtes de braves gens, dit-il en promenant son regard autour de lui. Sans vous... sans vous je serais mort. Josef Birkenwald était originaire d’un village situé en Alsace, en marge de la forêt de Saverne. Pour se distinguer des mercenaires qu’il avait rejoints deux ans auparavant, il avait adopté le nom de sa localité. Il avait décidé de quitter son pays natal après qu’une expédition de Bourguignons menés par un certain capitaine La Hire, de son vrai nom Étienne de Vignolles, avait incendié sa ferme et enlevé son épouse. Il était entré au service de Louis de Bar et, après quelques mois de campagne, avait obtenu le grade et la solde de sergent. – Et qu’est-ce qui nous vaut l’honneur de ta visite ? demanda Jacques. À la suite d’un engagement désastreux contre une compagnie conduite par un capitaine de Vergy dans les parages de Jubain-ville, à moins de deux lieues de Domrémy, il avait été laissé pour mort, soulagé de ses armes et de son argent, avec cette blessure à la cuisse, qui n’était pas belle. Ce n’est pas sans souffrir qu’il avait pu se traîner jusqu’à cette maison bénie des dieux. – Béni des dieux, dit Jacques, c’est toi qui l’es, sergent ! Tu aurais pu tomber plus mal. Si tu t’étais réfugié chez les brigands de Maxey, qui sont aux Bourguignons, tu serais en train de sourire aux anges. – Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? répéta Zabelle. – Rassurez-vous, dit le sergent. Le temps de dormir un peu, je repartirai pour tâcher de retrouver ma compagnie. – Dans l’état où tu es, dit Jacques, tu n’irais pas loin. Tu resteras le temps de te remettre d’aplomb et après tu iras au diable si tu veux... À trois jours de là, Josef Birkenwald put faire ses premiers pas dans le courtil, aidé de Zabelle. Une semaine plus tard, il allait sans le moindre effort de la maison à l’église où il tenait à faire ses dévotions car il était très pieux. Jeannette lui prêta un chapelet. – Suis-moi, petite ! disait-il. J’aurais bien voulu avoir une fille comme toi, mais ces brigands de Bourguignons ne m’en ont pas laissé le temps. Il prenait Jeannette par la main, se plantait, le bonnet sur la poitrine, devant la statue de la Vierge et se mettait à prier à haute voix, en langue allemande. Les mots sortaient de sa gorge comme des sanglots. Un matin, il dit à Jacques : – Toi et moi, il faut que nous parlions. Je suis assez valide pour reprendre la route, mais j’ai peut-être mieux à faire qu’à rechercher ma compagnie et mon épouse que Dieu a sans doute rappelée à lui à l’heure qu’il est. En deux ans de campagnes, j’ai appris à faire la guerre. Je m’y prends assez bien puisque le duc de Bar a signé ma licence de sergent à pied, en attendant que je puisse me payer un cheval. Alors, je vous le dis : prenez garde ! Vous ne tarderez guère à recevoir de la visite. Les bandes à Vergy vous ont épargnés à cause de la proximité de Vaucouleurs et du capitaine de Baudricourt qui n’est pas tombé de la dernière pluie, comme on dit en France, mais il faut rester en alerte. – Si tu me proposes de prendre les armes pour aller me battre contre ces brigands, je te dis tout de suite que c’est non. Si tu tentes de débaucher mes deux aînés, tu auras affaire à moi. Nous sommes une honnête famille qui vit de son travail. Pour moi, pauvre laboureur que je suis, le monde se limite au manche de mon hoyau et aux cornes de mes vaches. Il n’est jamais entré dans ma maison une arme de guerre et il n’en entrera jamais ! – Si tu chantais cette chanson au sire de Vergy, tu le ferais bien rigoler ! C’est pas ça que je te propose. C’est même le contraire. Ce village est une proie facile. Il a besoin d’être protégé. Alors, voilà... Il demanda à Jacques de lui procurer les fonds nécessaires pour s’équiper. Il se contenterait quant à lui d’une modeste solde, du gîte et du couvert. Il apprendrait à quelques solides gars du pays à manier les armes et à faire l’exercice. Ainsi les gens de Domrémy et de Greux pourraient dormir sur leurs deux oreilles. Jacques gratta sa joue râpeuse. – C’est à voir, dit-il. Tu as peut-être raison. Après quelques minutes de réflexion, c’était tout vu. Affaire conclue, il se rendit en compagnie de Josef chez un armurier de Neufchâteau pour acheter un lot d’armes diverses. Entre les fenaisons, le sarclage de la vigne et les moissons, quelques heures étaient consacrées dans la semaine à l’exercice dans une prairie des bords de la Meuse. Josef avait recruté sans peine une dizaine de gars prêts à jouer à la guerre. D’une demi-lieue à la ronde, on entendait retentir la voix de stentor du sergent en train d’engueuler ou d’encourager ses recrues. Jeannette ne se privait pas de ce spectacle dès qu’elle pouvait s’évader de la maison. Elle y prenait un plaisir constant. Le jour où on la vit arriver sur le champ de manoeuvre avec, passée dans sa ceinture, l’épée de Nuremberg, elle fit sensation. Son intention n’était pas de se mêler à ces jeux virils mais de faire présent de cette arme à Josef. Il fit les yeux ronds, laissa échapper un juron à la française : – Nom de Dieu ! D’où sors-tu ce bijou ? Elle expliqua : la recherche du souterrain, le cadavre du soldat, le secret qu’elle avait si mal gardé. Elle lui fit promettre de ne rien révéler à son père. Il le jura. Durand Laxart ne tarda pas à ressentir un sentiment de jalousie envers Josef Birkenwald. Depuis que le sergent avait installé ses pénates dans la grange, Jeannette n’avait d’attention que pour lui. L’oncle descendait de sa mule, lançait à la petite : – Jeannette, veux-tu me suivre ? Nous allons nous promener le long de la Meuse et faire une partie de pêche, si tu veux. – Merci, mon oncle, répondait-elle, mais je regrette : il faut que j’aide à sarcler la vigne. Un moment plus tard, il la voyait partir au galop, cottes relevées jusqu’aux genoux, vers le terrain d’exercice. Parfois c’est le sergent qui l’emmenait à cheval, à califourchon sur le garrot, fière comme Artaban. – Josef, disait Jeannette, raconte-moi cette bataille, près de Jamville, quand tu as coupé le cou à un écuyer de Vergy. – Tu dois la savoir par coeur. Je te l’ai racontée au moins dix fois ! – Raconte encore, Josef. Ou alors, dis-moi comment tu es venu à bout d’une compagnie de gens de Lorraine, à Martigny. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi cette petite garce prenait tant de plaisir à des récits guerriers au lieu de jouer à la poupée. Il racontait ses exploits sans y mettre beaucoup de conviction mais s’amusait à les orner de fioritures et sentait la gamine toute frémissante d’émotion contre lui. Il aurait aimé lui parler de sa femme, de ses moutons, de cette vigne que les soudards avaient arrachée, de sa maison qu’ils avaient incendiée et qui n’était pas une de ces huttes de torchis couvertes de joncaille pourrie qu’on voyait dans les parages, mais celle de ses vieux, bâtie en bonne pierre du pays et couverte de lave. – Et toi ? disait Josef. Parle-moi un peu de toi au lieu de ne faire que m’écouter. À ton âge, éveillée comme tu l’es, tu devrais avoir des choses à raconter. – Qu’est-ce que tu voudrais que je te dise ? – Par exemple : est-ce que tu as un amoureux ? Elle s’esclaffait : à dix ans, un amoureux ! Elle lui parlait en revanche de ses amies, Hauviette et Mengette surtout, plus âgées qu’elle de deux ou trois ans mais moins matures et même un peu niaises. Elles se rendaient ensemble le dimanche au Bois-Chenu, dansaient et chantaient autour de l’arbre sacré et de la fontaine aux Rains, tressaient des cordons d’amour qu’elles se posaient sur la tête et mangeaient des pains aux raisins en buvant du cidre... – L’arbre sacré ? Pourquoi sacré ? Jeannette l’ignorait. On appelait aussi cet hêtre gigantesque « l’arbre aux Fées » ou « l’arbre du Dimanche ». L’abbé Minet venait de temps à autre l’asperger d’eau bénite pour expulser de ce lieu des démons que personne n’avait jamais vus. – C’est un bel arbre, disait-elle. Et grand, très grand. Le plus beau et le plus grand de tout le pays entre Vaucouleurs et Neufchâteau. Un jour peut-être je t’y amènerai. Quand le comte de Bourlemont a décidé de le faire abattre pour le vendre à un charpentier, aux premiers coups de hache il a éclaté un tel orage que les bûcherons ont dû y renoncer. Lorsque Josef daignait raconter ses campagnes et ses exploits, Jeannette l’écoutait sans l’interrompre. C’était comme si la guerre, soudain, grondait autour d’elle, menaçant de lui sauter à la figure et de lui souffler au nez son haleine pestilentielle. Elle l’imaginait sous l’apparence de cet animal sorti des enfers, dont le curé parlait parfois dans ses sermons pour effrayer les enfants : la Manticore, une bête pharamine à face humaine, à corps de lion terminé par une queue de scorpion et qui se nourrissait de chair humaine. En marge du champ de manoeuvre, assise dans l’herbe près d’une vache qui broutait des feuilles de saule, elle regardait de tous ses yeux ces gars ardents qui apprenaient à manier l’arc, l’épée, la lance. Elle ne perdait rien du spectacle. Parfois, lorsqu’il était d’humeur joviale, Josef lui tendait une épée et lui lançait : – En garde, la pucelle ! Montre à ces mauviettes comment une fille bien plantée comme toi sait se défendre. L’épée était trop lourde, mais elle la maniait sans peine et même avec une certaine assurance. Josef faisait mine de rompre, s’agenouillait, demandait grâce au nom du Seigneur. Il prenait la gamine dans ses bras, la faisait voltiger, l’embrassait dans un grand rire qui sentait l’ail et le vin. Elle s’accrochait à lui, reniflait dans sa barbe rousse et drue ses odeurs d’homme. Parfois, au retour, il lui chantait des airs de son pays : Ritte, ritte Ross ! In Zavre stehl e’ schloss Sitze vier Madâme drin1... 1- « Trotte, trotte, cheval ! À Saverne se dresse un château Quatre dames y sont assises... » Meung-sur-Loire, 1422 La Louvette écarta les draps, se dressa lentement sur ses jambes repliées, les bras croisés sur sa poitrine maigre. Contre le dosseret qui tombait à longs plis de l’épervier suspendu de guingois au plafond rongé d’écailles et noir de suie, sa nudité d’adolescente prenait des éclats de nacre qui concédaient une vague séduction à cette garce chlorotique. Chaque fois qu’elle se dénudait, elle semblait émerger d’une coquille d’oeuf. – Pourquoi quitter Meung, dit-elle. Nous nous y plaisons. Monseigneur, pardonnez-moi, mais vous êtes constamment comme l’oiseau sur la branche. Au moindre bruit vous vous envolez. – C’est vrai, dit Charles, mais c’est ainsi. Je ne me sens en sûreté nulle part. Elle s’allongea de nouveau près de lui, cherchant un peu de sa chaleur. Cette chambre était glaciale. Il neigeotait sur la Loire et l’on ne verrait pas le soleil de tout le jour. Elle lui demanda de lui faire l’amour : c’était la quatrième fois depuis la veille au soir. Cette ardeur le changeait agréablement des étreintes timorées de la petite reine Marie qu’il avait laissée à Angers pour lui épargner les risques et les dangers d’une longue errance. Il sourit en la serrant de nouveau contre lui : Marie lui proposait des tisanes tiédasses et la Louvette un vin corsé. Il tenta un nouvel assaut, échoua, tourna le dos à sa petite maîtresse. Elle lui dit, avec aigreur : – Vous ne tenez pas votre parole, monseigneur. Vous m’aviez promis que nous passerions toute cette nuit à faire l’amour. Et vous voilà sur le flanc... Il se contenta de hausser les épaules : l’insolence de cette catin le laissait indifférent, car il avait d’autres soucis en tête. En revanche, il s’opposait à ce qu’elle prît de l’ascendant sur lui. Durant des mois il avait couru sur les chemins de la guerre, tantôt chasseur et tantôt gibier, remportant ici une victoire, subissant ailleurs une défaite, sans se libérer de cette obsession : était-il ce bâtard que certains affirmaient, donc mal fondé à se prévaloir du titre de dauphin de France ? – Tire le cordon, dit-il d’une voix pâteuse. Que l’on nous apporte le déjeuner... Le pire de la journée n’allait pas tarder à s’annoncer : il allait devoir affronter le Conseil. Il avait bien conscience que son autorité était battue en brèche par ses favoris : une camarilla qui avait pour chefs trois sinistres personnages, acteurs ou témoins de l’attentat de Montereau contre le duc de Bourgogne. Jean Louvet (le père de la Louvette), magistrat austère, arrogant, cachait une nature tendue vers le profit ; s’il avait lié son sort, à l’instigation de Madame Yolande, à celui du soi-disant dauphin, c’était par intérêt. D’une habileté et d’une rapacité diaboliques, il fabriquait de la fausse monnaie, s’arrogeait une part des subsides envoyés par les provinces, engageait, sans en référer à son maître, bijoux et vêtements de prix. Les deux autres conseillers : Pierre Frottier, ancien palefrenier dont il avait fait le grand maître des Écuries, Pierre de Giac, son chambellan, ne valaient pas mieux, et ceux qu’ils avaient dans leur manche se comportaient comme de fieffés coquins. Ces escrocs ne se contentaient pas de mettre au pillage les maigres ressources du dauphin, ils le tenaient sous leur coupe, surveillant son courrier, le laissant dans l’ignorance des événements et lui contant des sornettes. De caractère faible, naïf, irrésolu, Charles ne pouvait échapper à leur emprise, et le fidèle Tanneguy, qui persistait à jouer les Mentor pour un Télémaque indifférent, n’y pouvait rien changer. La misère du royaume était à son comble. Paris était redevenu un champ clos où s’affrontaient les bandes rivales d’Armagnacs et de Bourguignons, les massacres et les répressions alternant sous l’oeil froid de la Grande Boucherie qui continuait à mener la danse de mort. À la misère et au crime s’ajoutait le dépeuplement. L’insécurité permanente avait vidé des quartiers de leurs habitants qui étaient allés chercher refuge dans la campagne. L’hiver ramenait les loups. La nuit venue, par bandes, ils se jetaient dans la Seine en amont de Paris, se laissaient dériver jusqu’aux ports et pénétraient dans la cité. Leurs lieux favoris de rendez-vous étaient les cimetières, celui des Innocents notamment : ils déterraient les cadavres et s’en régalaient, mais n’épargnaient pas les vivants : malheur au promeneur attardé, au vagabond endormi sous un porche, au soldat du guet qui flânait à l’arrière de sa compagnie. Leur donner la chasse ? Qui s’y fût risqué ? Paris était leur domaine. Le dauphin n’avait pas appris sans un serrement de coeur, en juillet de l’an 1421, que le roi Henri V avait fait dans Paris une entrée triomphale. On comptait sur son autorité pour remettre de l’ordre dans cette chienlit. Invité à se mêler au cortège, le père du dauphin, le roi fou, avait dû obtempérer. Tout le temps que défila le cortège, il se livra à des singeries grotesques, sautant de sa selle, y remontant d’un bond, laissant sa monture divaguer au milieu de la foule, excitant l’hilarité des gosses, la pitié des femmes, la colère des hommes. La reine Isabeau s’était abstenue, préférant demeurer à Vincennes où elle abritait de nouvelles amours avec un capitaine des gardes. Lorsque le roi Henri lui réclama Catherine, une de ses filles, elle la lui donna de bonne grâce, persuadée que cette union conforterait les rapports entre les deux couronnes et qu’un jour, qu’elle souhaitait proche, l’Angleterre et la France ne seraient qu’une seule et unique nation. Ce jour-là, celui qu’elle appelait le soi-disant dauphin devrait renoncer à ses prétentions. Isabeau avait déposé un autre présent dans la corbeille de mariage : elle avait fait signer par Sa Majesté, à Troyes, ce maudit traité qui jetait la France en pâture aux Anglais, à perpétuité. Durant la cérémonie qui avait succédé à la signature de ce document, le roi Henri s’était agenouillé devant le malade qui, très ému en apparence de cette marque de respect et d’affection, avait essuyé dans la barbe de son gendre une salive mêlée de larmes en s’écriant : – Et maintenant, que l’on fasse entrer les musiciens ! Ce pauvre fou se croyait au bal. Les « petits Ponthieu », comme disait Madame Yolande parlant du dauphin Charles, son gendre, et de sa petite épouse Marie, ne se voyaient que par intermittence et n’échangeaient que de rares courriers. Charles était à ses affaires, ici ou là, Marie à ses fuseaux et à ses heures, dans l’un des châteaux de sa mère, sur le bord de la Loire. Quand ils parvenaient à se retrouver, Charles enfermait la Louvette ou quelque autre de ses maîtresses dans un placard et, de jour ou de nuit, jouait les époux attentionnés. Aucune embellie dans le ciel de France. Bien au contraire : de nouvelles tourmentes s’annonçaient. Le duc de Bretagne, prince sans envergure ni caractère, avait pactisé avec le roi Henri d’Angleterre, de crainte de se voir privé de ses domaines. Il avait épousé une fille du roi Charles et d’Isabeau. De nature prudente, il ménageait un camp en s’efforçant de pas s’aliéner l’autre. Alors que les Anglais, enfin maîtres de la Normandie, campaient à ses frontières, il s’était résolu par précaution à cautionner le traité de Troyes. C’était, à contrecoeur, se poser en adversaire du soi-disant dauphin et s’en faire éventuellement un ennemi. Sans en informer la veuve du connétable Du Guesclin, champion de la lutte contre les Anglais, qui ne lui eût pas pardonné cette initiative dictée par la peur, il avait réuni une armée, avait passé la Loire pour se heurter, à Montaigu, aux armes du dauphin qui lui avait fait mordre la poussière. Par un bel automne qui sentait la marée d’équinoxe, Charles décida de mettre à profit sa victoire pour rendre visite à sa bonne ville de La Rochelle. Il convoqua les corps constitués pour une grande assemblée qui devait se tenir dans la salle haute de l’évêché. Il venait de terminer son allocution liminaire et se préparait à écouter compliments et doléances quand de sinistres craquements se firent entendre. Le parquet, qui supportait le poids de plusieurs centaines de participants, s’infléchit comme un pont de navire, se creusa comme un cratère, et tout ce que la ville comptait de notables y sombra dans un tumulte de hurlements et de gémissements. Charles n’eut d’autre recours pour ne pas disparaître dans ce gouffre que de s’accrocher au rebord du parquet resté stable, ses jambes battant dans le vide. – Je vois un signe dans cette catastrophe, dit-il à Tanneguy du Châtel, un signe des plus néfastes. Que va-t-il encore m’advenir ? La réponse ne se fit pas attendre. De retour à Bourges, il achevait une lettre à l’intention de Robert de Baudricourt, son fidèle capitaine des marches de Lorraine, quand un courrier déposa un pli sur sa table de travail. L’ayant lu, il blêmit, se leva, retomba dans son fauteuil, appela Pierre de Giac, lui tendit le document. Le premier chambellan fronça les sourcils. – Bien triste nouvelle, monseigneur, dit-il. La mort d’un père est affligeante, assurément, mais en l’occurrence elle est dans l’ordre des choses. Sa Majesté n’était roi que de façade. Charles, bouleversé, se dit que, désormais, il était seul plus qu’il ne l’avait jamais été et qu’il ne devrait compter que sur ses propres ressources pour faire face à une situation de plus en plus difficile. Il avait mal supporté l’animosité de son père et plus encore son indifférence. Ses deux frères aînés avaient disparu. Quant à sa mère, elle l’avait rejeté. – Il faut vous reprendre, monseigneur, dit Giac. C’est maintenant sur vous que repose l’avenir du royaume. Il n’y a plus qu’un souverain : vous... – ... et le roi d’Angleterre, hélas ! Sa Majesté s’était éteinte dans son hôtel de Saint-Pol, d’une fièvre contractée au retour d’une chasse sous la pluie d’automne. C’est la fidèle Odinette qui lui avait fermé les yeux et le duc de Belford qui avait conduit le cortège funèbre à Saint-Denis. La cérémonie terminée, de retour au Louvre, le régent s’était présenté aux corps constitués, les mains appuyées sur la garde de l’épée du défunt : une attitude destinée à affirmer sa qualité. La reine Isabeau s’était bornée à cautionner par son silence cette prise de pouvoir dont les Parisiens purent mesurer l’indécence. Quelques semaines plus tard, alors qu’il se trouvait à Saumur, le dauphin apprit une autre nouvelle qui le chagrina moins que la précédente : la mort à Vincennes du roi d’Angleterre. Depuis des mois, il souffrait du feu Saint-Antoine qui lui dévorait les entrailles. gé de trente-six ans, il avait nourri l’espoir de coiffer la couronne d’un empire d’Occident qui eût dicté sa loi au monde, et envisagé d’aller conquérir la Palestine. Son épouse, Catherine, fille de Charles et d’Isabeau, lui avait donné, quelques mois avant sa mort, un fils qui allait devenir Henri VI. Sur le cercueil du roi défunt on déposa son effigie en cuir bouilli et les objets du sacre, puis, au fil de la Seine, le corps fut conduit vers l’Angleterre. La nuit tombait lorsque Charles, ainsi qu’il le faisait chaque soir, s’enferma dans son oratoire et, comme chaque soir, se retrouva sous le grand Christ d’argent encadré de cierges, face à lui-même, la tête pleine à craquer des questions qui l’obsédaient. Plongé dans la pénombre de ses incertitudes, il guettait la petite lumière où s’accrocher pour ne pas sombrer dans le désespoir et renoncer à sa mission. En fait, il eût fallu un miracle pour le délivrer de ses angoisses. Il lui arrivait d’y croire mais plus souvent d’en douter. Dans cette époque oubliée de Dieu, jetée en marge de l’Histoire, se manifestaient des signes contradictoires : une épée de feu traversait les nuées, des pluies de comètes embrasaient l’empyrée, des monstres naissaient, des nécromants, des sorcières, des prophètes prédisaient la fin du monde. Une telle accumulation de prodiges ne pouvait être que la manifestation d’une volonté supérieure ; il faudrait bien qu’un jour cette volonté s’exprimât en faveur de ces pauvres humains accablés par les famines et les guerres. Une ancienne prédiction de l’Enchanteur Merlin courait l’Occident : elle annonçait que le royaume de France serait perdu par une femme mais régénéré par une vierge. Cette femme était-elle la reine Isabeau, cette vierge Marie ? Le dauphin et le royaume tout entier interrogeaient les augures, comme jadis les Hébreux dans l’attente d’un fils du roi David. Un matin de décembre tout brasillant de neige fraîche, Charles invita son épouse à l’accompagner pour une chasse au chevreuil dans la forêt de Saumur. Elle déclina cette amabilité : – Pardonnez-moi, monsieur mon mari, mais je ne puis vous suivre. J’attends un enfant. Si c’est un garçon, j’aimerais que nous lui donnions le prénom de mon père : Louis1. Charles descendit de cheval, pressa Marie contre sa poitrine. Peut-être était-ce là le miracle qu’il espérait... 1- Il naîtra le 3 juillet 1423. Ce sera Louis XI. Domrémy, 1423 Josef, qui apprenait à Jeannette l’exercice des armes, savait aussi la distraire par des jeux plus innocents. Il lui dit un jour : – Sais-tu comment on sait l’âge d’un lièvre ? En comptant les taches qu’il a sous la queue. Il lui apprit à prévoir le temps en observant le vol des étourneaux. Il avait eu connaissance de ces faits et de bien d’autres dans les grimoires des moines d’Obersteingen. – Tu sais lire, Josef ? s’étonnait Jeannette. – Lire et écrire. Si tu veux, je peux t’apprendre. – Mon père dit que ça ne sert à rien. – Il a tort. Il faudrait au moins que tu apprennes à signer de ton nom. Les moines avaient appris à Josef bien d’autres merveilles, notamment comment devenir un bon berger. Ils lui avaient confié un ouvrage de Jehan de Brie, Le Calendrier et Compost des Bergers, qui lui avait permis de faire de son troupeau le plus prolifique et le plus beau des Vosges. Que les routiers de Vergy l’eussent massacré, il ne pouvait s’en consoler. – Sais-tu comment on se protège du loup en gardant son troupeau ? Il faut bourrer les clarines avec de l’herbe pour étouffer leur tintement. Pour guérir tes brébiales de la clavelée, tu dois suspendre dans la bergerie des bouquets de juscarime et d’heuvebonne cueillis la nuit de la Saint-Jean. Quant à la tenue du berger... Josef n’avait pas fini de la surprendre ! Elle n’avait vu naguère dans ce colosse rompu aux exploits guerriers qu’un redoutable soudard, et le voilà en train de lui parler de fleurs, d’oiseaux, de moutons... – Il faudra, lui dit-elle, que tu racontes tout ça à l’oncle Laxart. Il en fera sûrement son profit. Lui aussi sait lire et écrire. À la veillée, il nous lit des passages de l’Imitation et de la Bible. Il est très savant. – Je n’en doute pas, Jeannette, mais il ne m’aime guère, le bougre. – C’est peut-être parce que tu m’aimes trop... Josef apprit à Jeannette à monter à cheval, à commander à sa monture, à courir la bague accrochée à une branche de saule. Elle ne se lassait jamais de ces exercices ni Josef d’admirer sa bonne assiette et sa belle assurance. – Dommage que tu ne sois pas un garçon, ma Jeannette. Je t’aurais appris des ruses de guerre. – La guerre, Josef... Tu n’as que ce mot à la bouche. Tu me vois à cheval, avec une cuirasse et une lance, moi, une pucelle de onze ans ? – Tu es bâtie comme un garçon et j’en connais auxquels tu pourrais faire mordre la poussière. Tu me rappelles ma femme : elle ressemblait dans sa jeunesse à la déesse Rosemertha. Il lui apprit que, dans les temps anciens, les gens adoraient une déesse guerrière qui portait ce nom. Son effigie de pierre subsistait sur la colline de Sion, droite comme un jonc mais avec des formes épanouies. Elle lui demanda où se trouvait Sion et si l’on pourrait s’y rendre facilement. – C’est proche de Vaudémont, à moins de dix lieues de Domrémy. Si tu veux, je t’y conduirai bientôt. – Demain... dit-elle. Josef, sous le faux prétexte d’une affaire à régler à Neufchâteau, partit à l’aube avec Jeannette en croupe. Il leur fallut toute une journée pour accomplir cette randonnée. Jeannette en revint bouleversée par la contemplation de cette image de granit dressée au milieu d’un entassement de moellons. Josef avait raison : elle se reconnaissait dans cette déesse barbare aux allures de paysanne vigoureuse. On respirait autour d’elle un air chargé d’héroïsme et de mystère. Ils rentrèrent à la nuit tombée, harassés. Jacques, furibond, réclama la vérité sur cette escapade. Josef la lui révéla, ajoutant qu’ils ne couraient aucun risque, cette région de Lorraine étant réputée calme. – Josef, dit le père, tu as trompé ma confiance. C’est la première fois et ce sera la dernière. Si tu recommences, tu pourras faire ton bagage et foutre le camp ! Quant à toi, vermine... Il leva sa grosse main sur Jeannette : elle le fixa d’un regard tellement chargé de défi que la main du père retomba. La permission paternelle n’était pas nécessaire pour se rendre au Bois-Chenu. Jeannette y conduisit Josef un dimanche, en compagnie d’Hauviette, de Mengette et de quelques autres enfants du village. C’était par un beau printemps fardé de rose et de blanc par les pommiers et les cerisiers. Elle lui montra le hêtre géant. – L’arbre, dit-elle. Mon arbre. Ma fontaine. On dit que les fées viennent la nuit danser et se baigner, mais personne n’a jamais pu les voir. Dès qu’on les approche, pfuittt ! elles disparaissent. Moi je sais que je les verrai un jour ou une nuit, que je pourrai les embrasser, respirer leur parfum, entendre leurs voix, danser avec elles... – Comment peux-tu en être si sûre ? – Je le sais, voilà tout. Hauviette avait déplié sur l’herbe une grande nappe sur laquelle les autres filles avaient déposé le goûter : des tartelettes aux noix, des pains aux raisins et une gourde d’hydromel. On entendait au loin chanter le coucou et on lui répondait. De l’autre côté de la Meuse, en terre lorraine, le mont Julien se prélassait au soleil comme un gros chien couché dans l’herbe. Les filles confectionnèrent des couronnes de primevères et de pervenches, dansèrent et chantèrent. Josef fit une longue sieste, son chapeau sur le nez, les mains sous la nuque. Hauviette, qui avait une voix agréable et chantait le dimanche à la messe, entonna une comptine : Il est midi Qui te l’a dit ? La petite souris En habit gris Qu’est sous le lit... On s’aperçut soudain que Jeannette avait disparu. On la chercha avant de la retrouver dans la profondeur de la forêt, agenouillée devant une croix faite de deux branches croisées qu’elle avait plantée là, Dieu sait pourquoi. Hauviette dit à ses amies : – Je trouve que Jeannette est bizarre depuis quelque temps. Elle se confesse jusqu’à trois fois par semaine à l’abbé Minet et va prier matin et soir à l’église, seule. J’ai voulu en plaisanter avec elle. J’ai cru qu’elle allait me battre ! – L’autre dimanche, ajouta Mengette, un mendiant est venu chez ses parents demander le gîte et le couvert. Elle l’a reçu comme un envoyé du ciel, a insisté pour qu’il couche dans son lit. Elle est allée dormir dans une couverture, près de la cheminée. – Elle qui aimait tant danser, dit une autre pucelle, elle fait trois tours, s’arrête brusquement, comme si une idée lui était venue. Une autre fille ajouta : – Elle serait amoureuse que ça ne m’étonnerait pas. – Amoureuse, Jeannette ? Peut-être, mais ça ne peut être que du bon Dieu. Quelquefois elle pleure en priant... Zabelle observa sa fille et hocha la tête, les poings au creux des hanches. – Toi, dit-elle, tu as fichtrement grandi en peu de temps. – Comme la mauvaise herbe ! lança ce garnement de Jean. – Il va te falloir une nouvelle robe, ajouta la mère. On voit presque tes genoux. Elle acheta à Vaucouleurs un coupon de drap rouge pour y tailler une robe et un autre de lin pour en faire deux chemises. Jeannette aurait aimé porter des braies et des houseaux, comme les hommes, mais sa mère s’y opposa : quelle était cette idée saugrenue ? Cela faisait assez de dépense ! En revanche, elle lui acheta chez un fripier un doublet fourré de peau de chat pour le temps froid et une paire de sabots pour la pluie. Jeannette réclama une ceinture de cuir ; Zabelle objecta que le père pourrait lui en confectionner une. Elle avait porté son choix, pour le couvre-chef, sur une hauvette à deux ailes battantes, mais Zabelle n’était pas prête à engager cette nouvelle dépense : le bonnet qu’elle portait ferait encore l’affaire un an ou deux ; d’ailleurs, elle ne le portait pour ainsi dire jamais ; alors, une hauvette... Aussi discrète qu’elle fût, la présence de Josef Birkenwald avait suscité des conflits entre le père et ses deux aînés : Jacquemin et Pierrelot passaient plus de temps sur le terrain de manoeuvre qu’à soigner la vigne et le bétail. Venant de Pierrelot, ce goût pour les armes ne le surprenait guère : cet aîné avait l’orgueil à fleur de peau, s’affirmait comme le chef de famille en l’absence de son père et ne tolérait pas que cette autorité lui fût contestée. S’il ne faisait pas carrière dans les armes, il deviendrait homme de loi : bayle ou procureur. Jacquemin avait volontiers abandonné ces prérogatives à son aîné et courbait l’échine sans manifester le moindre sentiment de jalousie. Cette autorité alliée à cette soumission faisait des deux frères un bloc inentamable. Le plus jeune, Jean, promettait de devenir un méchant drôle, intelligent mais sournois et toujours en train d’élaborer quelque diablerie. Jeannette se méfiait de lui comme de la peste. Le jour venu de la première communion, Jeannette sacrifia au rite avec une ferveur qui fit l’admiration de ses proches et des voisins, ainsi que leur inquiétude. L’admiration venait de la sincérité de la communiante, des larmes qu’elle versa, des ferventes prières auxquelles elle se livra. L’inquiétude naissait des excès de cette foi juvénile. Zabelle surprit un jour sa fille, alors qu’elle venait d’avoir dix ans, en présence de deux moniales qui cheminaient, assises dans des sièges d’osier posés sur l’échine d’une mule. En voyant cette drôlette ôter son bonnet et faire le signe de la croix, elles l’interpellèrent et engagèrent la conversation. L’une d’elles dit à Jeannette : – Que Dieu te bénisse, mon enfant, et qu’Il garde en toi cette foi intacte. Elle lui demanda son nom et ajouta : – Si tu passes quelque jour par Mirecourt, tu pousseras jusqu’au monastère de Poussay. C’est tout proche de Domrémy : à moins de huit lieues. Nous te montrerons le jardin de notre cloître, qui est plein de roses, et tu pourras goûter notre vin. Tu demanderas soeur Marguerite ou soeur Catherine. La nonnette s’informa si elle disait régulièrement ses prières, si elle se montrait sincère dans la confession et la communion. – Ma mère, répondit Jeannette, m’a appris l’Ave Maria, le Pater noster et le Credo. Je dis ces prières chaque matin et chaque soir. Je me confesse et je communie si souvent que mes amies se moquent de moi. – Eh bien, elles ont tort, Jeannette ! Il faut mépriser leur avis et continuer. Le Seigneur t’en saura gré. Elles échangeaient en écoutant la gamine des regards chargés d’une perplexité amusée, comme pour s’étonner que cette forte fille un peu rougeaude, taillée à la serpe, pût être habitée par une foi aussi sincère. Puis elles se dirent que Dieu ne choisit pas Ses créatures d’élection en fonction de leur aspect. – Ne nous oublie pas, Jeannette, et continue à prier Dieu. Zabelle n’avait pas attendu pour demander à sa fille ce que lui voulaient ces deux nonnettes. Elle avait ajouté : – Dis-moi : tu n’aurais pas l’intention d’aller t’enfermer dans un couvent ? Jeannette avoua, tête basse, qu’elle y songeait parfois et que l’abbé Minet l’y avait encouragée. Colère de Zabelle : – De quoi se mêle-t-il ? Ma fille au couvent, pleine de vie et de santé comme elle l’est ! Qu’il vienne m’en parler, il sera bien reçu ! Elle avait pris sa fille dans ses bras, l’avait regardée droit dans les yeux et lui avait dit : – Ma Jeannette, ma toute belle, il faut cesser de faire de tels projets. Tu resteras près de nous qui t’aimons tant. Plus tard tu te marieras. Faite comme tu l’es, nous te trouverons un beau parti et tu auras une ribambelle de mioches. C’est ça, ton destin, et pas entre les quatre murs d’un cloître. Je te donne les meilleurs conseils qui puissent te guider. Promets-moi de les suivre. – Je ne sais si je le pourrai. – Et pourquoi cela ? – La décision, mère, ne viendra pas de vous ni de moi... Zabelle était en train de réparer les paniers destinés aux prochaines vendanges lorsque Jacques aida Laxart à descendre du cheval qui les ramenait de la vigne du Bois-Chenu. Il demanda à l’oncle de conduire la monture à l’écurie et de lui donner son picotin. – Tu sembles fatigué, dit Zabelle. Fatigué et préoccupé. Qu’est-ce qui te tracasse ? – Fatigué, certes. Il faudrait de la pluie. La terre est dure comme du roc. Heureusement, notre vigne ne semble pas trop souffrir de cette sécheresse. Le vin sera bon. Il s’assit à même le sol près de sa femme, renvoya son chapeau de jonc sur sa nuque. – Tu as raison, dit-il. Autre chose me tracasse. J’ai rencontré l’abbé ce matin, en partant pour le Bois-Chenu. Il m’a parlé de notre Jeannette. – S’il compte nous l’enlever pour la mettre au couvent, tu lui diras qu’il se fait des illusions. – Ne te fâche pas ! Il s’interroge comme nous sur son zèle. Elle s’obstine à se confesser alors qu’elle n’a que des peccadilles à se reprocher. Elle passe son temps libre à l’église et s’y rend jusqu’à trois fois par jour. Cette gamine m’inquiète. Ces dispositions singulières n’avaient pas échappé à Zabelle et lui avaient mis la puce à l’oreille. – Je la trouve bizarre depuis quelques mois. Peut-être ses fleurs qui ne devraient pas tarder. Il faudra songer à la marier dès que possible. Elle est très en avance sur son âge. – Il y a sûrement autre chose, mais je ne sais quoi. Parfois, à table, je l’observe : elle s’arrête de manger, la bouche ouverte, les yeux au plafond, comme si elle regardait voler un frelon. Elle, si bavarde, ne nous dit plus rien. – Josef doit y être pour quelque chose : elle l’écoute comme un oracle et le suit comme un mouton. Depuis leur promenade à Sion, elle est comme ensorcelée. – Ensorcelée... Tu as peut-être raison. Je vais leur parler à tous les deux. Il faut que nous en ayons le coeur net. Jeannette s’est assise au pied du pommier, les jambes allongées dans une flaque de soleil tiède, sa cotte remontée aux genoux. La vallée baigne dans le bleu de l’automne. Au-delà de la Meuse, le mont Julien dresse sa table d’autel au-dessus de laquelle se pavane un nuage pommelé. Elle vient de voir l’oncle Laxart sortir de la grange avec sous le bras le joug qu’il vient de réparer ; il le pose contre le mur de la maison et s’avance vers elle en se dandinant comme un jars boiteux. – Assieds-toi, dit-elle, et parle-moi des sainte Catherine et Marguerite. Tu en as trop peu dit hier soir, à la veillée, et j’avais sommeil. – Catherine... Marguerite... dit-il. Deux vierges et deux martyres. L’une vivait à Alexandrie, dans la lointaine Égypte, l’autre à Antioche, aux portes de l’Asie... Il raconte, et les mots coulent de ses lèvres comme un miel qui aurait le goût du sang. Le martyre de la roue pour Catherine, celui des crochets de fer pour Marguerite et, pour toutes deux, une mort qui leur ouvrait les portes du ciel. – Elles pourraient se donner la main, ajoute Laxart. Elles ont fait preuve de la même obstination dans la foi, face au culte des faux dieux. Elles ont subi la même sorte de martyre, avec quelques nuances, car dans ce domaine, ma Jeannette, l’esprit humain est plein d’invention. Des histoires aussi terribles et instructives, je pourrais t’en raconter bien d’autres. Ce sera pour plus tard, si tu es sage. Je dois retourner ce soir à Burey où ma femme m’attend. Et elle est jalouse, la bougresse. De toi, peut-être... 3 Mes frères du paradis Domrémy, 1424 Un matin d’octobre, un moine mendiant venu de Nancy et se rendant au monastère de Champmol, proche de Dijon, demanda le gîte et le couvert. De loin, Jeannette le prit pour le frère Simon que l’on n’avait pas revu depuis longtemps. C’est par lui que l’on apprit qu’une importante bande de routiers appartenant au sire de Vergy et opérant pour le duc de Bourgogne rôdaillait dans les parages. Le cordelier avait compté une vingtaine d’hommes conduits par un sergent à cheval. Josef lui demanda de le décrire : – Un gros avec des moustaches aussi rousses que ta barbe. Il porte une tête de vache sur son écusson et, sur la tête, un cul de marmite peint en rouge. – Je le connais ! s’écria Josef. C’est Robert de Sarrebruck. Tonnerre ! qu’est-ce qu’il fiche là ? S’il se présente, nous lui ferons une petite réception dont il se souviendra. Jacquemin, sonne le rassemblement ! Le garçon emboucha la corne de boeuf qui servait de trompette. Un moment plus tard on vit rappliquer, venant de leur maison ou de leur champ, le groupe des volontaires. Josef leur fit distribuer les armes entreposées dans un coin de la grange et leur fit une belle harangue : – Aujourd’hui, les gars, c’est du sérieux. Vous allez montrer de quoi vous êtes capables, nom de Dieu ! André, on tient pas sa lance comme une fourche ! Guillaume, ne fais pas cette gueule ! On dirait qu’on t’envoie à l’abattoir. Les gars, c’est plus le moment de rigoler : ils sont une vingtaine, et pas des enfants de choeur. Alors dites-vous que vous avez à défendre votre famille, votre maison, vos champs et votre honneur. Et maintenant, en route ! – Je vous suis, dit Jeannette. Josef lui rit au nez. – Toi, ma jolie, lui dit-il, va voir à l’église si j’y suis ! Tu prieras pour ceux qui vont se battre. Il demanda à Jacques de faire prévenir les gens de Domrémy et de Greux de rentrer le bétail et la volaille et de barrer la porte de leur maison. – Dis aussi aux hommes qui restent de retourner la lame de leur faux comme je t’ai appris à le faire. Ils auront peut-être à s’en servir pour autre chose que faucher les orties ! Saluée d’un signe de croix par le cordelier, le petit groupe de combattants s’éloigna en direction de la Meuse. On entendit de loin tonner la voix de Josef : – Silence dans le rang dès qu’on sera sur la rivière ! Le premier qui éternue ou qui pète, je lui botte le cul ! Massés sous le gros orme bordant la voyère, les gens du village virent les volontaires se scinder en deux groupes, l’un restant sur la rive gauche, l’autre passant de l’autre côté en empruntant un ponceau de bois. Josef dirigeait la manoeuvre lorsqu’il poussa un juron : il venait d’apercevoir Jeannette en train de descendre, pieds nus, cottes relevées, la pente menant à la rivière. Il fit tourner son bonnet sur sa tête en pestant : – Nom de Dieu ! cette tête de bois... Lorsqu’elle fut à sa hauteur, il lui secoua le bras. – Tu vas revenir d’où tu viens, et tout de suite, sinon je te botte les fesses ! Sale gamine ! – Je ne partirai pas ! décréta Jeannette. Tu peux me battre si tu veux, mais garde-moi avec toi. – Pas le temps de discuter ! Tu veux rester ? Tu restes. Mais tu vas te planquer sous ce gros saule. Si j’ai besoin de tes services, je t’appellerai. Tu constitueras ma réserve. Mission de confiance... Elle obtempéra de mauvaise grâce. Les volontaires de Josef n’attendirent pas une heure avant de voir se dessiner sur l’horizon de la prairie, du côté de Maxey, la compagnie de Robert de Sarrebruck longeant la rivière. Le cordelier avait mal compté : ils étaient une bonne trentaine et bien armés, bannière en tête. – Tonnerre ! gémit Josef. L’affaire se présente mal. Ils vont nous bouffer tout crus. Lorsque la troupe fut à portée de voix, il décida d’entamer une négociation : on promettait de les laisser poursuivre leur chemin, non sans leur faire un brin d’esbroufe ; on leur laisserait entendre qu’ils n’avaient en face d’eux qu’une avant-garde. Josef se détacha du groupe et, à découvert, s’avança vers le sergent à cheval dont il arrêta la monture d’un geste de la main. – Salut, messire Robert ! lança-t-il d’une voix joyeuse. Heureux de te revoir. – Josef... Josef Birkenwald ! Par exemple... Si je m’attendais... Que fais-tu là ? – Comme tu peux voir, je donnais un peu d’exercice à mes gars. Je leur apprends à se défendre. Il y a tant de brigands sur les routes... Et toi-même, que deviens-tu ? Le sergent descendit de cheval, ôta son couvre-chef. – Si ça peut te rassurer, dit-il, je ne viens pas avec de mauvaises intentions. Tu peux dire à tes gars de retourner chez eux. Il était de petite taille, massif comme un bahut, avec un ventre débordant de la grosse ceinture cloutée. Il s’était laissé pousser les moustaches si long qu’elles auraient pu faire le tour du cou. Il s’affala dans l’herbe, fit signe à Josef de l’imiter, tandis que ses hommes se dispersaient au bord de la rivière. – Tu sais, dit-il, que j’avais signé un engagement avec le duc de Lorraine, le vieux Charles. Il s’était mis dans l’idée de m’envoyer assiéger Tournai, ville demeurée fidèle aux Français. Ça ne m’a pas plu, parce que moi, les Français, je les préfère aux Bourguignons et aux Godons. Alors, je lui ai tiré ma révérence et je suis parti avec mes hommes. On dit qu’il y a de l’embauche à Vaucouleurs. Comme il se plaignait d’avoir soif, Josef lui tendit sa gourde. Il fit la grimace. – Pas fameuse, ta piquette ! – Le vin nouveau sera meilleur. Nous n’allons pas tarder à vendanger. Si toi et tes hommes êtes libres, vous pouvez vous présenter : il y aura de l’ouvrage pour tous. Josef mit deux doigts dans sa bouche, siffla, fit signe à Jeannette de les rejoindre. – Je te présente, dit-il, la plus fière garce du pays. Elle a douze ans, on lui en donnerait quinze. C’est la fille de mon patron, Jacques, une sorte d’échevin. Elle travaille comme un homme et pourrait se battre comme un soldat. – Et jolie en plus ! dit le sergent en lissant ses moustaches. Il lui a semblé qu’une main effleurait son épaule, mais elle se dit que ça pouvait être sa soeur qui l’avait touchée en se retournant dans le lit qu’elles partageaient. Les yeux ouverts, elle sonde du regard les profondeurs de la nuit. Pas une lumière. De la pièce attenante monte le ronflement du père. Elle a fait un mauvais rêve : le même ou presque chaque nuit depuis que l’oncle a fait tourner dans sa tête la roue sur laquelle Catherine a souffert son martyre et s’abattre la hache du bourreau sur le cou délicat de Marguerite. Se rendormir lui sera difficile, comme chaque fois qu’elle décide de jeûner et que des crampes lui tordent l’estomac. Elle ignore l’heure qu’il peut être. La clarté laiteuse qui se dégage lentement de la nuit n’est pas celle de l’aube. Elle vient à peine de refermer les yeux qu’un nouveau toucher lui effleure l’épaule ; cette fois-ci, elle en est certaine, ce n’est pas Catherine qui a bougé. Cela lui laisse sur la peau une légère brûlure. Elle se lève, écarte les volets : la pluie a cessé ; une clarté laiteuse baigne les pommiers et la haie bordant le ruisseau dont elle entend le murmure ponctué par l’appel d’un rapace. Et tout à coup, alors qu’elle s’appuie au bord de la fenêtre, elle se sent figée comme un bloc de marbre, tandis qu’une voix murmure en elle, sans passer par son oreille, comme un battement de coeur : « Va... Va... Va... Fille Dieu... » Sortir, en pleine nuit ? Pour aller où ? Guidée elle ne sait par quelle volonté étrangère à la sienne, elle décroche sa cape de pluie, s’en enveloppe et, sans prendre soin de chausser ses sabots, elle saute dans le courtil. Accompagnée du chien Brutus, elle fait deux fois le tour de la maison en pataugeant dans une boue mêlée de fumier comme pour chercher sa direction. Une force la pousse à regagner son lit ; une autre, plus forte, plus insidieuse, l’incite à poursuivre sa quête nocturne. Elle sait maintenant qu’elle doit traverser le ruisseau, s’engager dans un espace de prés et de terres labourées, marcher en direction du Bois-Chenu. De temps à autre, ce qui reste en elle de lucidité s’insurge contre cette folle équipée, mais la voix intérieure se fait de plus en plus précise : « Va... Fille Dieu... Va... » Elle ne sent ni le froid ni le contact humide de la terre et de l’herbe. Bientôt, elle ne distingue rien d’autre dans la pénombre qui l’entoure que la silhouette du grand hêtre, noir sur le ciel vaguement lumineux, autour duquel, le dernier dimanche de Laetare Jerusalem, en dépit des consignes du curé, elle a tressé des couronnes de fleurs, dansé et chanté avec les autres filles du village en se donnant des noms de fées, réels ou imaginaires. Il est là, à quelques pas, figé dans le grand silence de la nuit, ses basses branches caressées par une clarté de perle. Il semble enfermer dans ses frondaisons profondes tous les mystères de la forêt, des sommeils d’oiseaux, un lent trafic de sève, une vie d’outre-monde. Jeannette s’apprête à repartir quand son regard est attiré par une lueur bleue diffuse, flottant au-dessus de la fontaine aux Rains. Les yeux écarquillés, elle s’en approche : ce n’est qu’un flocon de brume suspendu là par un caprice du temps et de la nature. Et pourtant, alors qu’elle se trouve à quelques pas de la bordure de pierre, une forme humaine se dégage lentement de ce peloton de laine, puis une seconde : deux tuniques scintillantes d’étoiles, deux visages aux traits flous. Une voix brouillée prononce des mots qu’elle ne comprend pas, qui, peut-être, parlent la langue de ces contrées lointaines : Alexandrie, Antioche, évoquées par l’oncle Laxart. Elle s’entend murmurer : – C’est moi, Jeannette. Vous m’avez appelée, je suis venue. Qu’attendez-vous de moi ? Des mots confus parviennent à ses oreilles : – Jeanne... toi... venue... Fille Dieu... Elle joint les mains, se laisse glisser à genoux dans la boue glacée. Une odeur étrange flotte autour d’elle, qui n’est ni celle de la fontaine ni celle de la terre humide mais qui recèle une fragrance indéfinissable : muguet, aubépine ou seringa ? – Parlez-moi ! dit-elle. Parlez-moi encore ! Qui êtes-vous ? Elle saisit, dans le brouillon sonore qui fait le bruit d’une ruche en plein travail, deux noms : « Catherine »... « Marguerite »... Et ce simple mot : « Reviens ! » Soudain, alors qu’elle tend les mains pour tenter de toucher l’apparition, la vision s’estompe puis s’efface comme sous un coup de vent, ne laissant qu’une brume blafarde sur laquelle plus aucune image ne se projette, un silence troublé seulement par le gazouillis de la fontaine. Jeannette se sent épuisée comme après une longue course pour retrouver une brebis égarée, avec en elle, qui lui déchire la chair et la brûle, un fagot d’épines embrasées. Jacquemin la retrouva au matin, allongée dans sa cape, en chemise, au pied de l’arbre. La famille, les voisins s’étaient lancés à sa recherche, l’appelant, jetant des chiens sur ses traces. On avait même prospecté les rives de la Meuse. Pour la première fois, sa mère avait levé la main sur elle tandis que son père détachait sa ceinture. Zabelle s’écriait : – Petite garce ! Folle ! Tu nous feras mourir ! Regarde-toi : tu as de la boue jusqu’aux genoux. Elle avait interrompu ses lamentations et arrêté le geste du père, prétextant que la petite n’était pas dans son état normal et qu’il ne servirait à rien de la châtier. Hébétée, Jeannette ne soufflait mot et demeurait immobile comme une poupée de son. Elle se laissa tomber sur son lit, dormit jusqu’à l’heure du dîner, bouda sa soupe, repoussa sa tranche mais avala deux gobelets de vin, car elle sentait en elle comme les dernières braises d’un incendie. Lorsqu’on lui demandait avec insistance ce qu’elle était allée chercher au Bois-Chenu, si elle y avait suivi quelqu’un, si on ne lui avait pas fait violence, elle répondait qu’elle ne se souvenait de rien. – Dorénavant, dit Jacques, tu coucheras dans notre chambre. Finies les escapades. Nous t’aurons à l’oeil ! À quelques jours de là, en apprenant que Josef Birkenwald s’apprêtait à quitter Domrémy, elle se sentit inondée de chagrin. – Il faut me comprendre, dit-il. Je ne suis plus utile ici, les vendanges terminées. Ne craignez rien pour votre sécurité : mon ami Robert de Sarrebruck vient de prendre du service auprès du capitaine de Vaucouleurs. Je lui ai recommandé de veiller sur ton village. Jeannette avait mouillé de ses larmes la barbe rousse. – Ne pleure pas, ma chérie. Nous nous reverrons. Lorsque tu te rendras à Vaucouleurs, monte jusqu’à la citadelle et demande à me voir. Robert a obtenu mon engagement par le capitaine de Baudricourt. Et moi, quand je passerai par chez vous, je viendrai demander à ton père de m’offrir un coup à boire. Il ajouta : – Iebewohl, ma Jeannette ! Ça veut dire « adieu » ou « au revoir ». Surtout, tâche de ne pas oublier ce que le vieux Josef t’a appris du maniement des armes. Et merci pour l’épée de Nuremberg : elle aurait pu tomber en de plus mauvaises mains ! Bien campée derrière ses murailles, la ville de Tournai résistait héroïquement à l’emprise des Bourguignons et gardait au dauphin de France une fidélité inébranlable. Dans le Barrois, entre Vaucouleurs et Neufchâteau, une petite guerre aux multiples épisodes opposait Robert de Baudricourt à son adversaire irréconciliable, Antoine de Vergy, sénéchal de Bourgogne dont Bedford avait fait sans coup férir l’héritier des domaines que son adversaire possédait en Champagne. Coups de main, guets-apens, échauffourées ou batailles rangées se succédaient dans cette vallée de la Meuse devenue un champ clos, un théâtre d’horreur. À l’ouest de la France, le Mont-Saint-Michel tenait tête aux troupes anglo-normandes. Il était devenu le symbole d’une résistance opiniâtre à l’occupation et à la tyrannie des Godons. Les gens de Domrémy eurent des nouvelles de la situation en France par un pèlerin qui voyageait seul à travers des territoires parcourus par des bandes de détrousseurs. À la suite d’un meurtre, il avait fait voeu de se rendre, pour expier sa faute, sur le tombeau du Christ, en espérant y avoir accès sans payer de sa vie cet acte de foi. Il était originaire de Cancale, un port de la côte bretonne d’où il était parti le mois précédent. Sa première étape l’avait conduit au Mont : il l’avait trouvé assiégé par mer et par terre, mais, disait-il, il eût fallu des gardes bien vigilants pour l’empêcher de pénétrer dans cette citadelle. Il y était entré de nuit, au milieu d’une compagnie de ravitailleurs qui, profitant de la marée, pouvaient aller et venir sans trop de risques. Avant de s’engager à travers la France, il avait tenu à faire ses dévotions à saint Michel, dont il portait le prénom et qui était le saint patron des Valois. Il avait trouvé intra-muros une population décidée à mourir plutôt que de se rendre aux quelque deux cents soldats normands commandés par Louis d’Estouville, mêlés aux Godons. Durant les quelques jours passés dans la citadelle, il avait assisté à une contre-attaque des assiégés qui avaient réussi à capturer une vingtaine de navires. Michel avait perdu le tiers de son poids normal et ne paraissait guère en pâtir. Sous la barbe qui lui descendait presque à la ceinture, son visage rayonnait d’une ardeur mystique. À diverses reprises, il était tombé sur des bandes d’obédience anglo-bourguignonne, armanaque ou vouées exclusivement au brigandage ; certains le laissaient poursuivre son pèlerinage ; d’autres, déçus de ne rien trouver à lui dérober, le rouaient de coups. Il aurait fallu bien d’autres traverses pour l’arrêter et lui faire rebrousser chemin. Il vivait de la charité publique, l’essentiel de sa richesse étant, disait-il, dans son coeur, et donc inaliénable. Jacques lui ouvrit sa porte, le garda trois jours et lui fit raconter les motifs de son projet. – Une nuit, dit-il, je fus tiré de mon sommeil par du bruit venant de ma boutique de poissonnerie. Je me suis trouvé en me levant nez à nez avec un jeune gars qui cherchait le magot. Nous nous sommes battus et je l’ai tué. Comme il était chef de famille et que la misère était à sa porte, j’ai fait remettre à sa veuve une forte somme, mais ce n’était pas un sacrifice suffisant pour me pardonner à moi-même et m’exempter de tout remords. C’est alors que j’ai décidé ce pèlerinage. Partir, voyager dans les pires conditions qui soient, cela n’était pas pour moi une épreuve suffisante. Il fallait y ajouter une mortification constante. Je me suis fait fabriquer par le faure du village une ceinture de fer, et je fus comblé : c’était et c’est encore une torture permanente. Je ne m’en libérerai que lorsque j’aurai vu les murailles de Jérusalem et le tombeau du Christ. Si Dieu permet que j’y arrive... Avant de quitter Domrémy avec son bourdon et sa besace, il dit à Jacques : – Mon ami, Dieu vous rendra vos bontés au centuple. Il posa sa main brune et décharnée sur la tête de Jeannette et ajouta : – Quant à toi, mon enfant, je devine que tu n’es pas une nature commune. À te voir, à t’entendre, à la façon que tu as de m’écouter, j’ai compris qu’une grande destinée t’est réservée. Ne me demande pas ce qui me fait raisonner ainsi. J’ai croisé dans ma vie, au cours de ce voyage surtout, tant de créatures diverses que j’ai appris à lire en elles et à voir au-delà de leur condition présente. Je puis te dire que tu quitteras bientôt cette demeure pour n’y plus reparaître. Mais que cela reste un secret entre nous... Entre Robert de Baudricourt et Antoine de Vergy, la guerre était devenue permanente. Le capitaine de Vaucouleurs écoutait en rongeant son frein les émissaires anglo-bourguignons venant de temps à autre lui proposer de renoncer à sa fidélité pour le roi de Bourges, ce fantoche sans avenir, et de mettre bas les armes ; cette tête de bois faisait mine d’accéder à leur requête, mais c’était pour les retourner à l’envoyeur avec sa botte au bas des reins. Robert de Sarrebruck, quant à lui, prenait cette guerre de coups de main et d’escarmouches comme une partie de plaisir. Il ne fallait pas le prier pour qu’il se mît en campagne, suivi de son fidèle Josef. Un matin de novembre, accompagné de ses deux aînés, Jacques prit avec le fardier la route de Coussey où il avait du vin à livrer au procureur. Ils furent attaqués en cours de route, sous la colline de Moncel, par une compagnie d’une dizaine d’hommes dont le sergent arborait le chaperon blanc de Bourgogne, et durent s’enfuir en abandonnant le cheval, le fardier et le vin. Domrémy et Greux vivaient en état d’alerte permanente. Leur seul recours était l’autorité militaire, mais les brigands agissaient sans prévenir, et il aurait fallu une heure ou plus avant de recevoir du secours. Un matin, alors qu’elle faisait paître ses oies dans le cimetière, le regard de Jeannette fut attiré par le flocon de poussière montant de la voyère dans les parages de Maxey. Elle ramena en hâte son troupeau dans le courtil, alerta son père, lequel ordonna à Jacquemin de souffler dans sa corne pour donner l’alarme. Moins d’une heure plus tard, tous les troupeaux étaient rassemblés et conduits dans le château de l’île avec la majeure partie des femmes, des enfants et des vieux, les hommes valides restant pour la plupart affectés à la garde du village. Ce n’étaient pas les hommes de Vergy qui remontaient la Meuse mais un certain sire d’Orly, un baronnet originaire de la Savoie, qui opérait on ne savait pour quel parti, peut-être pour son propre compte. Il était accompagné de deux sergents à cheval et d’une cinquantaine d’hommes. Les gens de Maxey, ces traîtres, avaient dû les informer, car ils piquèrent droit sur le château. – Nous allons devoir leur tenir tête, dit Jeannette. – Avec quoi ? protesta la gouvernante du curé, qu’on appelait « la Curée ». – Avec ça et avec ça ! riposta Jeannette en brandissant d’une main son bâton et de l’autre une pierre. Tous et toutes durent bien convenir qu’il n’y avait rien de mieux à faire que se défendre et prier plutôt que de se laisser égorger. Leur ardeur stimulée, les quelques hommes qui avaient suivi les troupeaux, mêlés aux femmes et aux enfants, se portèrent aux remparts. Il était temps de faire face : une reconnaissance était déjà proche du châtelet, une ruine hantée par les corneilles et les faucons crécerelles, fermée par une porte cloutée à demi dégondée. Le sire d’Orly surgissait peu après et mettait pied à terre devant le fossé. Il était vêtu de bric et de broc, portait sur son écu l’image d’une montagne survolée par un aigle et, à l’arçon de sa selle, une lance de tournoi raccourcie. Il n’avait pas l’air bien méchant. On l’entendit crier : – Nous ne vous voulons pas de mal. Faites sortir vos troupeaux et vous aurez la vie sauve. À la surprise générale, la voix de Jeannette retentit : – Viens les chercher toi-même, pendard ! La pierre qui accompagna cette provocation toucha aux naseaux le cheval du brigand qui se cabra en hennissant. – Deuxième avertissement ! lança d’Orly. Faites évacuer les bêtes, sinon ça va barder ! Il mit deux doigts dans sa bouche, siffla, et l’on vit rappliquer dare-dare une dizaine de soudards qui hurlaient en brandissant leurs armes. Ils furent accueillis par une telle grêle de pierres qu’ils reculèrent malgré les menaces du chef. Dépourvus d’arcs et de matériel de siège, ils entreprirent, sous une nouvelle avalanche de moellons, de prendre d’assaut les remparts. Les premiers à y parvenir basculèrent dans le fossé, repoussés par des faucilles et des bâtons. – Ahay ! criait Jeannette. Courage ! Ils en tiennent ! En poussant son cri de guerre, elle se démenait comme une diablesse sur le chemin de ronde, excitant à la défense, ranimant les énergies défaillantes. Repliés devant le châtelet, les soudards devaient se demander qui était cette drôlesse en robe rouge qui leur tenait tête avec une telle ardeur. Ils étaient occupés à se concerter quand une voix retentit dans la cour, au milieu des troupeaux : – Rendez-vous ! Posez vos armes ! Vous n’avez aucune chance. Une trentaine de brigands conduits par un sergent à cheval venaient de faire irruption par une brèche dans les remparts situés du côté opposé, que l’on n’avait pas pris soin de mettre en défense. – Il faut renoncer à résister, gémit l’abbé Minet. Sinon ils vont nous massacrer. – Non, dit Jeannette. Nous sommes plus nombreux. En avant ! Ahay ! Elle bondit en direction des troupeaux affolés et soudain arrêta sa course : une lance venait de siffler à son oreille avant d’aller se piquer dans un prunier sauvage. Quand elle se retourna, elle put constater que personne ne l’avait suivie. Le sergent fit conduire les prisonniers dans une grande salle à ciel ouvert, confisqua leurs armes et les vivres qu’ils avaient emportés. Tandis que les gueux s’attaquaient aux gourdes et aux jambons, d’Orly faisait son entrée dans le château. Il s’approcha de Jeannette et s’inclina en ôtant sa salade. – Tu t’es fichtrement bien défendue, dit-il. Comment t’appelles-tu ? – Ça ne vous regarde pas. – Tu as quel âge ? – Que vous importe ? – Tu sais que tu es une sacrée garce ? Je donnerais cher pour t’avoir dans ma troupe. Tu ranimerais l’énergie de ces fainéants. Si tu veux, je te prends à mon service. Tu n’aurais pas à t’en plaindre. Je suis généreux. Le chef s’assit près d’elle, posa une main sur son épaule comme pour marquer sa prise de possession. Elle l’écarta avec une telle vivacité qu’elle faillit le faire basculer. Elle s’écria : – Bas les pattes ! Je ne suis pas à vendre. Il prit le parti de rire pour ne pas paraître ridicule aux yeux de ses hommes. – Ce que j’aime chez une fille, dit-il, c’est qu’elle me résiste. Nous sommes faits pour nous entendre. Je te demande de réfléchir. Nous avons tout le temps de parler, toi et moi. – Je ne vous répondrai plus. Assis sur un moellon, d’Orly attaqua un quignon de pain et une tranche de jambon sans quitter sa prisonnière des yeux, puis se retira pour faire un brin de sieste. Lorsqu’il revint vers Jeannette, il trouva le curé devant lui, bras croisés. – Ne touchez pas à cette pucelle, dit le vieil homme. Elle est la bâtarde du duc de Lorraine. Vous risquez de gros ennuis. D’Orly se gratta la barbe, interloqué, et bougonna : – Par saint Maurice, c’est bien la première fois qu’une garce me tient tête avec une telle arrogance ! Dis-toi bien que, même si tu étais la fille du roi d’Angleterre, tu serais à moi ! – Essayez pour voir ! dit-elle en se dressant. – ... si je voulais vraiment et si nous avions le temps de rester quelques jours dans cette charmante résidence. Mais voilà, nous sommes attendus. Dis-toi bien, ma jolie, que nous nous retrouverons. Il tourna les talons, lança son drôle de coup de sifflet qui fit surgir de sous les arbres et des coins de mur où ils somnolaient sergents et piétons. Il lança : – Foutez-moi cette porte en l’air et faites évacuer les troupeaux. Nous les vendrons à Tranqueville. C’est pas ce soir qu’on y arrivera. Quand la horde se fut éloignée le long de la Meuse, le curé dit à Jeannette : – Ma petite, tu t’en tires à bon compte. Tu as perdu ton troupeau, mais tu as sauvé ton bien le plus précieux : ta vertu. J’ai eu très peur pour toi. – Et moi, dit-elle avec aplomb, je n’ai pas eu peur une seconde. Je savais que saint Michel veillait sur moi. – Tant qu’à faire, il aurait pu intervenir pour qu’il nous laisse nos vaches et nos moutons... Était-ce grâce à l’intervention du saint ? Toujours est-il que les gens de Domrémy et de Greux retrouvèrent leurs troupeaux intacts. Ils eurent, le soir même, la surprise de les voir revenir au bercail. Robert de Sarrebruck avait intercepté les brigands dans les parages de Saint-Élophe. Ils en avaient massacré une dizaine et mis le reste en fuite. C’est Josef, hilare, dressé sur ses étriers et brandissant son bonnet, qui ramena les bêtes au village. – Ça vaut bien un coup à boire ! dit-il en mettant pied à terre devant la maison de Jacques. Nous avons soif. Vos bêtes aussi, d’ailleurs : elles commencent à tirer la langue... Bourges, 1422-1423 Si Charles avait espéré que les Anglo-Bourguignons, après la mort des deux souverains, lui laisseraient un temps de répit qui lui eût permis de mûrir un plan pour reconquérir son héritage, il en aurait été pour ses frais. Quant à ses adversaires, s’ils avaient pensé que le soi-disant dauphin se contenterait de nourrir des chimères sans rien entreprendre, ils auraient dû déchanter. Renié par sa mère, déshérité par le Conseil royal, tenu par tous pour un fantoche, Charles décida de prendre le taureau par les cornes et de se faire proclamer roi... à Bourges. Le régent Bedford, les duc de Bourgogne et de Bretagne, sa mère elle-même, durent se gausser : Charles, roi de Bourges... Le jeune souverain avait dans son jeu des atouts solides : l’amitié agissante du roi d’Écosse, John Stuart, ennemi irréconciliable des Anglais, l’appui moral du duc de Milan, et surtout les immenses territoires composant son apanage au sud de la Loire, l’Aquitaine anglaise exceptée. S’y ajoutaient trois enclaves : le Barrois, le Tournaisis et cette citadelle inviolable, le Mont-Saint-Michel. Charles se mit dans l’idée qu’il fallait attaquer l’ennemi au coeur tandis qu’il prenait le chemin de Toulouse. Il envoya à Cravant-sur-l’Yonne une armée principalement composée d’Écossais, qui se fit rudement étriller et laissa trois mille cadavres dans les fossés. En revanche, il écrasa les Godons en Normandie, entre Laval et Vitré, à La Gravelle. La victoire semblait sourire au dauphin ; elle chanta de nouveau à ses oreilles lorsqu’il apprit qu’un célèbre capitaine de routiers, La Hire, venait de prendre Compiègne aux Anglais. À ces succès s’ajoutait une satisfaction : Bedford et Philippe de Bourgogne se battaient froid, le premier montrant des exigences insupportables pour le second. Dans la coulisse, Madame Yolande jetait de l’huile sur le feu. Lorsque Charles se penchait sur le berceau pour contempler le nourrisson endormi, il lui semblait voir, derrière le voile de gaze qui le protégeait des mouches, se lever un joli soleil rose. Pour malingre qu’il fût, Louis ne suscitait guère d’inquiétude. Charles ne le voyait que trop rarement à son gré. Il eût aimé s’en faire accompagner au cours de ses errances de ville en château, mais Marie et Madame Yolande s’y opposaient : trop d’incertitudes, trop de dangers. Charles se consolait dans les bras de Louvette ou de sa nouvelle favorite : Jeanne de Bothéon, qui était aussi rose et grasse que l’autre était pâle et maigrichonne. Profitant d’une ère de calme, Madame Yolande ayant obtenu une trêve entre son gendre et Philippe le Bon, Charles effectua un pèlerinage à Notre-Dame-du-Puy. Il pria durant quelques heures de nuit devant la Vierge noire, distribua quelques dons au chapitre et aux moines, et sentit, en quittant la ville, les parcelles de foi qui tournoyaient en lui scintiller comme un champ d’étoiles. Quelques semaines plus tard, il retrouvait son cabinet de Bourges avec autant de plaisir que s’il reprenait place à un banc de galère. Sa visite à la Vierge noire l’avait réconforté et lui avait donné le goût de nouvelles entreprises. L’ennemi choqué par ses revers, Charles décida de mettre à profit ces dispositions pour mener une nouvelle offensive en direction de la Normandie. Le moment lui paraissait favorable, cette province rebelle acceptant mal l’occupation anglaise. Il réunit à Blois une armée composite : Français, Écossais, Lombards, Aragonais, forte de quatorze mille hommes mais difficile à maîtriser du fait des disparités nationales. L’armée anglaise qui se portait à sa rencontre était commandée par un chef prestigieux : le régent en personne ; elle était moins importante mais plus disciplinée. En quelques heures elle mettait l’armée de Charles en déroute. Lorsque, quelques jours plus tard, le dauphin apprit la nouvelle du désastre, il se dit que rien ne lui serait épargné. Tandis que l’émissaire du duc d’Aumale tué au combat lui racontait les péripéties du drame, un mot qu’il tentait vainement de chasser comme une musique importune et obsédante bourdonnait à ses oreilles. Un mot de trois syllabes : A-ZIN-COURT. L’homme qui se tenait devant le dauphin, dans le grand logis de Chinon, ce jour de mars où une pluie froide noyait la vallée de la Vienne, n’avait pas bonne réputation, et c’est à contrecoeur que Charles avait résolu de lui accorder audience. Madame Yolande lui avait dit : – Ce malheureux John Stuart, à qui vous aviez confié l’épée de connétable et qui est mort à Verneuil, était un piètre meneur d’hommes. Je connais celui qui pourrait le remplacer avantageusement, mais je vous préviens, les apparences ne lui sont pas favorables : il a l’allure d’un sanglier, son caractère est exécrable, violent, grossier, et c’est le plus obstiné chasseur de sorcières de tout le royaume : il en a fait brûler des dizaines. En revanche il est loyal, fidèle, d’un courage à toute épreuve, des qualités que l’on est en droit d’attendre d’un connétable... – Ne me faites pas languir. De qui parlez-vous ? – D’Arthur de Richemont, comte de Bretagne. – Vous plaisantez, j’imagine. Richemont s’est donné aux Anglais ! – Il a repris sa liberté depuis peu. Au cours d’une âpre discussion qui a dégénéré en querelle, le régent l’a giflé. Richemont ne lui a pas pardonné cette humiliation. Aujourd’hui, il est de notre parti. Donnez-lui l’épée de John Stuart. Vous n’aurez pas à le regretter. Charles rapprocha son siège de la cheminée, emprisonna dans ses mains une poignée de chaleur, en frotta ses genoux cagneux. – Comte Arthur, dit-il, prenez place près de moi et chauffez-vous. Cet hiver n’en finit plus... Richemont me payait pas de mine. De taille inférieure à la moyenne, massif, noir de peau, il avait laissé la barbe envahir d’une broussaille roussâtre un visage ingrat sur lequel se voyait la blessure reçue à Azincourt où il avait été capturé puis libéré sur parole. Madame Yolande avait raison : il avait l’allure du sanglier qu’il portait sur son écu. Peu loquace de nature, il répondit par un grognement à l’invitation du dauphin de s’asseoir près de lui. Il allongea vers le feu ses jambes bottées de houseaux lacés qui se mirent à fumer. – Ma belle-mère, la reine de Sicile, dit Charles, vous a chaudement recommandé à moi. J’ai besoin, pour tenir tête au régent, d’un chef courageux et loyal. Votre courage est connu de tous. Pour ce qui est de votre loyauté... Richemont se releva lentement, une main sur le coeur, le regard brouillé de colère. – Monseigneur, avec tout le respect que je vous dois, je ne puis admettre que vous mettiez en doute ma loyauté. S’il en est ainsi... – Rasseyez-vous ! dit Charles d’une voix ferme. C’était une manière de vous mettre à l’épreuve. Le dauphin fit servir du vin chaud et des marrons grillés. – Monsieur de Richemont, poursuivit Charles, parlons franc. Que pensez-vous de la situation ? La vérité ne me fait pas peur. Je ne crains que le mensonge, et Dieu sait que les menteurs ne manquent pas autour de moi. Mon armée... – De quelle armée voulez-vous parler, monseigneur ? Ce que j’ai vu de la vôtre n’est qu’un ramassis de pleutres et de canailles commandés par des incapables. – Hum... fit Charles, comme vous y allez ! Pourtant il y a du vrai dans cette opinion. Poursuivez... – Ce qu’il manque à cette horde, c’est un vrai chef, une main de fer qui sache faire respecter la discipline, au besoin par le fouet et la corde, assurer le bon fonctionnement de l’intendance et de la solde, sinon tout va à vau-l’eau. – Fort bien, mon ami ! Je tiendrai compte de ces avis un peu sévères mais judicieux. Puis-je espérer la même franchise si je vous prie de me donner votre opinion sur mon gouvernement ? Richemont gratta sa vieille blessure, cracha dans les cendres un débris de marron et lança : – Un panier de crabes ! – Plaît-il ? – Sans vouloir vous offenser, monseigneur, vous êtes le prince le plus mal secondé du monde. Si j’en avais le pouvoir, je jetterais dans un cul-de-basse-fosse tous ces parasites que vous appelez vos conseillers mais qui n’ont qu’un but : profiter de votre bonté pour vous plumer. Charles sentit la moutarde lui monter au nez. Il répliqua avec humeur : – Si j’apprécie la franchise, comte de Richemont, je tolère mal l’insolence ! Le vieux sanglier se leva de nouveau en bougonnant. Le dauphin lui fit signe de rester assis et d’aller au bout de sa pensée. – À qui songez-vous ? À Jean Louvet, par exemple ? Eh bien, dites ! – À Jean Louvet entre autres, le plus dangereux parce que le plus brillant. Une réputation de faux-monnayeur, d’usurier, de concussionnaire... Richemont sentit qu’il naviguait sur une mer dangereuse. S’en prendre avec autant de rudesse à ce ministre, c’était jeter le discrédit sur sa fille, qu’on appelait la Louvette, dont chacun savait qu’elle était la maîtresse favorite du dauphin. – Et quel sort réserveriez-vous à Louvet ? La prison ? la corde ? – Je l’exilerais dans ses domaines de Provence. – Et que dites-vous de mon premier chambellan, Pierre de Giac ? – Premier des brigands, devriez-vous dire ! La beauté du diable et une séduction qui cachent un tempérament d’aventurier et de jouisseur. Pour lui, ce serait la corde. Charles sentit une sueur froide humecter ses tempes et la colère lui monter à la gorge comme un flux de bile. Si Richemont ne s’était pas exprimé pour y avoir été invité, il eût appelé les gardes pour le faire reconduire à son escorte. S’il s’était permis une allusion aux amours de la reine Isabeau avec ce ruffian, il l’eût fait jeter dans les caves du Coudray. – Je pense, dit-il d’une voix crispée, que vous en avez autant à l’encontre de Tanneguy du Châtel ? – Un Breton comme moi, je n’en tire pourtant aucune fierté. Je sais qu’il vous est tout dévoué, qu’il vous a sauvé jadis des Bourguignons, lors des massacres de Paris, mais comment oublier sa responsabilité dans le meurtre du duc Jean sans Peur, à Montereau ? Fidèle comme un chien mais dangereux. Une brute sans cervelle. S’il ne tenait qu’à moi, je le renverrais dans ses terres sans autre forme de procès. Du premier médecin Cadart, le dauphin ne souffla mot : cet excellent praticien avait plus d’une corde à son arc, s’était érigé en ministre des menus plaisirs du dauphin et en proxénète. Mieux valait ne pas jeter son nom sur le tapis. Pierre Frottier ? Richemont l’exécuta d’une phrase : cet ancien palefrenier qui était entré dans les grâces de son maître par la porte de service méritait le billot. Quant au menu fretin de la cour delphinale, il ne valait guère mieux. – Eh bien, soupira Charles, abasourdi, si je vous écoutais, il ne resterait plus grand monde autour de moi. C’est ce qu’on peut appeler une grande lessive. Je dois convenir cependant qu’il y a du vrai dans votre jugement. La reine de Sicile a eu raison de vous recommander à moi. L’épée de connétable vous conviendrait-elle ? J’aurais plaisir à voir le sanglier d’Armor gambader au milieu de ma cour, mais il faudra accepter qu’on lui lime les canines et qu’on lui mette une muselière. Acceptez-vous ? – J’accepte de grand coeur l’épée, monseigneur. Quant aux canines et à la muselière, je demande à réfléchir. L’intronisation du nouveau connétable se déroula peu après, en présence de la cour, à Chinon, dans une prairie des bords de la Vienne. Richemont, raide comme la justice, visage de marbre, reçut l’épée des mains du dauphin et prêta le serment traditionnel : – Par le Dieu Créateur, par la Foi et la Loi, sur mon honneur, je jure de vous servir sans rien épargner, jusqu’à la mort inclusivement... Charles but ces propos comme un nectar. Grâce à sa bonne mère, il avait enfin découvert l’homme qu’il lui fallait. 4 L’exil à Neufchâteau Domrémy, été 1427 Lorsque les filles allaient, le dimanche, jouer au Bois-Chenu, elles voyaient parfois arriver à cheval le fils aîné du seigneur de Bourlemont, propriétaire de la forêt et de quelques arpents de vigne. Il descendait de sa selle lentement, comme s’il craignait de faire une chute. Il donnait, lorsqu’on l’observait de près, une impression de fragilité extrême, avec son visage mince, son corps fluet et sa peau translucide. Il s’agenouillait sur la margelle de la fontaine, se signait, se recueillait et, dans une timbale qu’il portait à sa ceinture, buvait à petites gorgées l’eau qu’il puisait. Parfois il s’asseyait, le dos contre un arbre en suçant une herbe et, sans jamais se mêler à elles ni leur adresser la parole, les regardait jouer. – Paraît qu’il a les fièvres, disait Hauviette. C’est pourquoi il vient boire cette eau : elle pourrait le guérir. – Le curé, ajoutait Mengette, dit qu’il n’a plus pour longtemps à vivre. Faut dire qu’il a l’air mal en point. Jeannette, qu’est-ce que tu en penses ? Il ferait un drôle d’amoureux... De tout le temps qu’il restait dans la forêt, Jeannette ne le quittait pas des yeux. Elle lui trouvait des ressemblances avec un saint Michel peint sur le mur de la chapelle de Bermont, près de Greux. Un jour, elle s’était enhardie et lui avait offert le cordon d’amour qu’elle venait de tresser. Il avait rougi, murmuré un timide merci et, remontant à cheval, était reparti sans se retourner. – Sotte ! dit Mengette. Tu l’as vexé. Il reviendra plus. Pourquoi as-tu fait ça ? – Parce qu’il ressemble à saint Michel, dit Jeannette, et qu’il va mourir. Jeannette s’était bien gardée de raconter à ses compagnes que l’archange était venu à plusieurs reprises la visiter et que les dames de la nuit, Catherine et Marguerite, semblaient jalouses de l’ascendant qu’il avait pris auprès de la pucelle. Sa première visite remontait à plusieurs mois. C’était à l’église, à la tombée de la nuit, peu après l’angélus, alors que la nef était déserte. Aux derniers mots de sa prière, elle avait senti en elle un bourdonnement et sa vue se brouiller. Elle avait voulu se lever, mais un fardeau de silence et d’ombre lui pesait aux épaules, tandis qu’autour d’elle se formait une sorte de nuage vaguement coloré et qu’une odeur étrange s’en dégageait, comme celle qui avait enveloppé les dames qui lui étaient apparues la nuit de son escapade au Bois-Chenu. Elle avait vu apparaître sur cet écran de brouillard ou de fumée une image flottante et lumineuse : celle d’un chevalier portant cuirasse et levant sa lance pour transpercer à ses pieds un magma d’où jaillissait la tête monstrueuse d’un serpent. Elle n’avait pas eu de peine à reconnaître saint Michel : il était la réplique de celui qui figurait dans la chapelle de Bermont et dans celle du mont Sombar. Il était le saint patron des ducs de Bar et des Valois. L’archange n’avait pas soufflé mot, mais il avait fait une nouvelle apparition quelques jours plus tard. Un matin, alors que, seule dans le courtil, elle versait du petit-lait dans l’auge des nourrains, Jeannette avait senti derrière elle une présence. Poussée par une volonté qui lui était étrangère, elle abandonna sa tâche, s’agenouilla sous le pommier et se mit en prière. C’est alors qu’elle le vit, debout contre le mur de l’église dans sa cape de lumière et d’étoiles : il lui parla, cette fois-ci, lui dit qu’elle était Fille Dieu et qu’elle allait bientôt recevoir des révélations sur sa destinée. Le saint reparut peu de temps après. Son image était plus précise et sa voix plus nette. Il lui dit que Dieu l’aimait, qu’Il veillait sur elle, que lui, saint Michel, la guiderait vers un grand destin. On la retrouva inanimée, allongée dans l’herbe, sous le pommier. Elle jeûnait depuis deux jours. – Qu’est-ce qu’elle peut bien avoir, cette petite garce ? gémissait Jacques. Je ne la reconnais plus ! Parfois on dirait qu’elle est absente, que rien ne peut la toucher, que nous ne comptons plus pour elle. Une heure après, on la surprend à rire et à plaisanter. Zabelle, en as-tu parlé au curé ? – Le pauvre homme... il est dépassé ! Quand notre Jeannette se confesse à lui, c’est pour des bagatelles qui ne méritent pas un Ave. Ce qui m’inquiète davantage, c’est qu’elle n’ait pas ses fleurs. À quinze ans, ça n’est pas normal. Jacques revenait à son projet : la marier dès que possible. Il avait son idée. Un petit procureur de Toul avait tourné autour des jupes de l’adolescente aux dernières fêtes de Vaucouleurs ; il avait pignon sur rue, des biens au soleil, et ce n’était pas un béjaune – il avait une dizaine d’années de plus qu’elle. Ils avaient fait connaissance, vidé un pichet de cidre, et, à la façon dont cet homme regardait sa fille, Jacques avait compris qu’il avait des vues sur elle. – Elle se placerait bien, notre Jeannette, dit-il. Un beau mariage lui remettrait les pieds sur terre. Cette fois-ci, l’affaire paraissait sérieuse. À la mi-juillet, Antoine de Vergy avait rassemblé sous les murs de Commercy une troupe destinée à aller porter la guerre dans le Barrois, avec comme objectifs principaux Vaucouleurs et Neufchâteau. Il fallait s’attendre à une vraie campagne. C’est Joseph Birkenwald qui vint annoncer la nouvelle aux gens de Domrémy et de Greux. – Nous l’attendons de pied ferme, dit Jacques. Il trouvera à qui parler. – Tu aurais tort de le mésestimer. Si vous tentiez la moindre résistance, vous seriez massacrés sans pitié. Alors le mieux que vous ayez à faire, c’est de tirer au large, de vous replier sur Neufchâteau en emportant tout ce que vous pourrez. Vergy fera peut-être brûler vos maisons et votre église, mais mieux vaut que vous ne soyez pas dedans. Josef se chargea d’aller prévenir les voisins et de leur faire la leçon en les priant de hâter leurs préparatifs : l’ennemi arriverait en vue des deux villages dans moins d’une semaine. La caravane se regroupa devant l’église. Chaque famille avait entassé sur des charrettes, des chariots, des brouettes, le mobilier, les vivres, la volaille, les vieux et les infirmes. Les troupeaux suivraient à l’extrémité du cortège. Malgré l’insistance de la Curée, l’abbé Minet avait refusé de quitter sa cure. De tout le temps qu’il put apercevoir la fin de la caravane, il resta à genoux au milieu de la voyère à dire son chapelet. En attendant mieux, la famille de Jacques fut contrainte de camper sur une place de Neufchâteau, dans la charrette bâchée, Guillemette et la marmaille sous le tablier ; des piquets fichés en terre et reliés par une corde limitaient ce domaine provisoire. Par chance, la température était clémente et le soleil généreux. Jacques et sa famille n’étaient pas seuls ; la place grouillait comme un caravansérail, avec des allures et des odeurs de champ de foire. Les emplacements devenaient rares et chers, des familles rappliquant chaque jour, si bien qu’il fallut leur trouver place sur la colline, autour de la citadelle, de l’église et du moutier. Chaque matin, Josef se livrait à une inspection des nouveaux réfugiés. Il ne se présentait jamais au campement de Jacques les mains vides : c’était une miche de pain par-ci, un paquet de tripes par-là, des friandises au miel pour les enfants. Il n’apportait guère de nouvelles de Domrémy, car les patrouilles entre Vaucouleurs et Neufchâteau se gardaient d’approcher de trop près les villages occupés par l’ennemi, mais on pouvait suivre la progression de la troupe aux fumées qui montaient sur l’horizon. Josef avait appris que l’église de Domrémy avait été incendiée mais que le curé et sa gouvernante avaient la vie sauve ; il se garda d’en parler à Jacques. Le père dit un jour à Jeannette : – Je suis allé boire une bière tout à l’heure avec Guillemet de Greux, en face, à l’auberge de la Rousse. Il y a tant de monde avec ces gens qui arrivent de partout que la patronne n’y tient plus. Si tu pouvais lui donner un coup de main, ça nous ferait quelques sous et une bouche de moins à nourrir. La Rousse était une forte femme presque impotente en raison de ses accès de goutte mais qui dirigeait son personnel à la baguette et avait l’oeil à tout. – Toi, petite, dit-elle en examinant Jeannette, tu me plais. Cette carrure, nom de Dieu !... Comme moi quand j’avais ton âge. – Madame, dit Jeannette, il n’est pas bien de jurer le saint nom de Dieu. Notre curé nous l’a interdit. La Rousse s’esclaffa : cette gamine qui lui donnait des leçons... – Ton curé, dit-elle, je le connais pas. Je suis ici chez moi et je peux jurer par Dieu, le Christ, la Vierge ou saint Michel ! – Non, madame, je vous en conjure : pas par saint Michel ! La Rousse trouvait que cette pucelle y allait un peu fort. Après tout, saint Michel était un saint comme les autres et elle était libre de jurer de par qui elle voulait. – Garde tes leçons pour d’autres ! bougonna-t-elle. Au travail, ma fille ! Jeannette devait aller traire du vin aux tonnelets posés sur des tins, contre le mur fleuri de peintures maladroites, faire la vaisselle, tuer et plumer la volaille, tourner la broche, écosser les pois et les fèves, balayer lorsque le dernier client était parti. – C’est bien, dit la Rousse après quelques jours, je suis contente de toi et je vais te donner du galon : tu vas passer au service, mais là, gare ! pas de familiarités avec la clientèle. Je t’ai à l’oeil et ton père aussi. Loin de ses terres et de sa maison, désoeuvré, Jacques avait contracté de mauvaises habitudes : quand il ne se rendait pas à la salle de garde pour parler avec les soldats et boire leur vin, on le trouvait à l’auberge de la Rousse, attablé devant une cruche. Lorsqu’il rentrait ivre et que Zabelle lui reprochait son incontinence, il la troussait ou la battait selon son humeur. Sa terre, sa vigne surtout lui manquaient. Jeannette ne se plaisait guère dans ses nouvelles fonctions : tous ces hommes qui la reluquaient, lui adressaient des oeillades et des invites salaces, passaient parfois leurs grosses mains sous ses jupes, lui faisaient horreur. – Tiens-leur la dragée haute, ma fille ! lui conseillait la Rousse. Ils doivent apprendre que ma maison n’est pas un bordel ! C’est ce qu’elle disait. En vérité, pour ce qui était des autres servantes, plus âgées que la nouvelle, elle fermait les yeux : en dehors de leur service elles agissaient à leur guise et, lorsque la patronne ne veillait pas sur elles, ne refusaient pas de montrer aux clients, pour quelques deniers, leur orient et leur occident. Lorsque Jeannette quittait son service, c’était dans l’intention de se retrouver seule : elle allait flâner autour du moutier, prier dans les églises, s’agenouiller à une croix de pierre au milieu d’un carrefour. Depuis qu’elle avait quitté Domrémy, pas une seule fois ses frères du Paradis n’avaient daigné lui faire signe. Il est vrai que le service pénible et trivial qu’elle assumait ne lui permettait pas d’observer le jeûne favorable à ses visions. Le curé n’était plus là pour accueillir ses confessions et les religieux de Neufchâteau étaient assaillis. Un soir qu’elle longeait le mur du moutier, elle avait assisté à un spectacle qui l’avait divertie : un jeune moine, sûrement un novice, assis sur une drôle de machine à pédales, faisait remonter du puits l’eau destinée à arroser les parterres et le potager. Il lui avait fait un signe pour indiquer qu’il avait chaud et qu’il peinait : elle lui avait souri. Le lendemain, ils avaient fait connaissance en se parlant par-dessus le mur. Un jour, subrepticement, il l’avait introduite dans la librairie du monastère et lui avait montré un manuscrit orné d’enluminures, auquel il avait travaillé. Elle avait pointé l’index sur une image en étouffant un cri : c’était saint Michel, elle le reconnaissait ! Elle n’osa lui demander de déchirer la page pour la lui donner, ni lui confier l’origine de la dévotion qu’elle vouait à ce saint et leurs mystérieuses rencontres. – C’est moi qui l’ai dessiné et peint, dit le novice. Il ajouta, en prenant congé d’elle : – Reviens demain à la même heure : j’aurai une surprise pour toi. La surprise, c’était une parcelle de velin large comme la main sur laquelle il avait peint l’image du saint, avec des pépites d’étoiles, une encre très noire pour figurer le démon et de l’or pour les cheveux. – Pour toi, Jeannette, dit-il. Continue à vénérer ce saint qui est aussi mon favori. Ne parle jamais de notre rencontre et de ce cadeau que je te fais, car je serais renvoyé dans ma famille si l’abbé apprenait tout cela. En revanche, n’oublie pas le novice du moutier de Neufchâteau qui aurait bien aimé devenir ton ami. Jeannette devait faire peu après, avant la presse de la matinée à l’auberge, une nouvelle rencontre. Elle vit entrer son père en compagnie d’un jeune homme mis comme un bourgeois, l’air dédaigneux. Ils s’assirent devant une chope de bière. L’inconnu posa sur la table son petit chapeau de martre qui lui donnait l’apparence d’un juriste. – Jeannette, dit le père, approche et assieds-toi. – Grands dieux, non, protesta Jeannette. La patronne nous l’interdit. – Et moi je te dis de t’asseoir et de m’écouter. Voici maître Thierry, procureur à Toul. Il est de très bonne famille et jouit d’une situation des plus enviables. Alors, voilà : maître Thierry a pensé te prendre pour femme. J’en ai parlé à ta mère et à tes frères : ils sont d’accord. Et toi, qu’en penses-tu ? Jeanne se leva, se signa, recula comme une génisse sous un coup de merlin. – Pas de simagrées avec moi ! s’écria Jacques. Il est grand temps de te marier. Nous t’avons trouvé un parti très honorable. Tu vas y réfléchir, mais je te préviens, si tu fais des manières, je te renie ! Maître Thierry intervint doucettement : il ne fallait pas brusquer cette enfant ; il était bon qu’elle se fît à cette proposition, qu’on lui laissât le temps de réfléchir. – Je saurai me montrer patient, mais puis-je espérer, Jeannette, que vous m’accepterez comme époux ? – Pardonnez-moi, bredouilla-t-elle, je ne puis rien vous promettre. Il faut d’abord que j’en informe mes frères. – C’est fait, je viens de le leur dire ! s’écria Jacques. – Je pensais, dit Jeannette, à mes frères du Paradis... Le projet du père l’a heurtée de plein fouet et laissée pantelante. De même que ses compagnes, notamment Hauviette, plus âgée qu’elle de deux ans et qui ne va pas tarder à convoler, elle a senti les premiers frémissements de la chair. La présence, les regards, les propos de leurs compagnons de jeux ont éveillé en elle une chaleur qu’elle s’attache à ignorer. Lorsque l’un d’eux la serre de trop près, elle se dérobe et le rabroue ; elle a même giflé l’un de ces garnements venu poser ses mains sur ses yeux parderrière alors qu’elle priait, seule, près de la fontaine. Les filles parlent librement de leurs amours, des inconvénients de la puberté, des avantages du mariage. Elle se tait comme si elles évoquaient une condition qui dût lui être à jamais étrangère. Elle en vient à croire que sa nature échappe aux lois communes. La décision prise par son père n’a rien, à la réflexion, que de très logique, mais elle lui oppose un bloc de refus qu’elle a du mal à s’expliquer. Ce jeune homme que le père lui a présenté ne lui apparaît pas comme un adversaire dont elle pût redouter les avances : il semble froid, guindé au premier abord, campé dans son aura de procureur. Elle ne peut nier pourtant qu’il n’a rien a priori pour lui déplaire et que, si elle avait senti en elle quelque disposition pour le mariage, elle l’eût agréé. Mais voilà : le rejet qu’elle lui oppose est issu d’une partie de son être qu’elle ne domine pas. Quand elle songe à maître Thierry, son esprit répond « oui » et son âme « non ». La nouvelle s’était répandue dans Neufchâteau comme un trait de foudre : le capitaine Robert de Baudricourt, commandant de la forteresse, venait de se rendre à Antoine de Vergy. Lorsque les troupes ennemies avaient investi Vaucouleurs, à environ six lieues de Neufchâteau, Baudricourt s’était dit que toute résistance serait dangereuse et inutile : il avait en face de sa modeste garnison une armée dotée d’un matériel de siège qui ne lui laissait guère de chance de s’en tirer à bon compte. Il avait écouté tête basse les hérauts que Vergy lui envoyait en vue de le faire céder et, réprimant l’envie qu’il avait de les jeter en prison, il avait demandé à réfléchir et avait fini par consentir à une capitulation conditionnelle : s’il ne recevait pas de secours dans un délai de six mois, Vaucouleurs et le sud du Barrois passeraient aux Bourguignons. L’exode des habitants de Domrémy, de Greux et des paroisses environnantes reprit, mais en sens inverse. L’armée d’Antoine de Vergy avait laissé sur son passage des maisons brûlées et des récoltes piétinées ou incendiées. À Domrémy, l’église n’avait pas été épargnée et le vieux curé n’avait rien pu faire pour lui éviter le feu. Quelques maisons et des granges avaient subi le même sort. Malgré tout, on s’en tirait à bon compte : il n’y avait aucune victime à signaler. On allait retrousser ses manches, couper dans la forêt le bois des charpentes et reconstruire ce qui avait été détruit. Après cette longue absence, Jacques et ses deux aînés retrouvèrent leur vigne envahie par la mauvaise herbe à la suite de passages de pluie. Ils entreprirent le sarclage avec d’autant plus d’ardeur que les vendanges promettaient d’être abondantes. Au début du mois d’août, après un jeûne prolongé, Jeanne éprouva les symptômes familiers : des vertiges, une sorte de dissolution de ses organes, un accablement irrépressible. Une nuit, en veillant à ne pas attirer l’attention de ses parents qui l’avaient contrainte à dormir dans la même chambre qu’eux, elle sauta par la fenêtre et courut au Bois-Chenu. Le grand hêtre était au plein de sa verdure sous un brouillard d’étoiles. Elle resta agenouillée, en prière, dans l’attente des signes qui lui annonceraient la présence du saint. Ce sont les dames qui lui apparurent, avec plus de netteté que d’ordinaire ; elles se tenaient par la main et paraissaient préoccupées. Par la voix de Catherine, qui lui arrivait feutrée, scandée, lointaine, elle comprit que les saintes lui reprochaient sa longue absence. Elle s’en repentit en se disant qu’après tout elles savaient où la trouver, chassa cette idée inconvenante et promit que cela ne se reproduirait pas, qu’elle ne remettrait plus les pieds dans une auberge, qu’elle refuserait le mariage pour rester pucelle, qu’elle aurait une pensée pour elles dans toutes ses prières. Elles s’avancèrent dans une buée de cristal et tendirent leurs mains vers Jeannette en souriant. Soudain, comme sous une rafale de vent, la vision s’estompa, s’effaça, et la nuit reprit possession de la forêt. Elle se disait que saint Michel tardait bien à lui faire une nouvelle visite et que peut-être il boudait sans qu’elle pût en deviner la raison. Il se manifesta de nouveau, en plein jour, au début de l’automne, alors que Jeannette, sa tâche ménagère accomplie, prenait quelque repos sous le pommier, en face de l’église. Elle perçut du coin de l’oeil un éclair diffus sabrant le mur du sanctuaire de signes mystérieux. Certaine que son frère du Paradis allait se montrer de nouveau, elle jeta son trognon de pomme et se mit en oraison. Elle l’aperçut entre l’église et la haie, flottant tel un arc-en-ciel, comme cherchant où poser ses jambes lumineuses, crépitant d’une lumière céleste. La voix était plus nette que d’ordinaire, lui sembla-t-il, quand saint Michel lui dit : – Je te porte la parole de Dieu, Jeannette. Conduis-toi bien, sois bonne. Bientôt tu sauras la raison de mes visites. Bientôt... Cette vision ressemblait à s’y méprendre à l’image coloriée du novice de Neufchâteau : il ne manquait ni l’habit d’étoiles, ni la lance, ni le dragon. Ce jour-là, elle se mit à table avec un bel appétit : elle n’avait mangé qu’une pomme depuis la veille au matin. Josef Birkenwald avait obtenu un congé du capitaine de Neufchâteau pour venir prêter main-forte aux vendanges et aux labours. Il apportait de mauvaises nouvelles de France. – Le dauphin Charles a bien des tracas, dit-il. Bedford s’était rendu en Angleterre pour y mater une rébellion. Le voilà de retour, bien décidé, à ce qu’on dit, à en finir une fois pour toutes avec la résistance des Français. Il vient d’envoyer une armée devant Orléans. Si cette ville tombait, je ne donnerais pas cher de ce pauvre roi de Bourges, comme disent ses adversaires, et de son royaume. Son armée poussera sans peine jusqu’à La Rochelle, rebondira en direction de Bordeaux et de la Guyenne. Pauvre Charles... Il aurait déjà prévu de se retirer en Dauphiné ou en Aragon. – Dieu protège notre gentil dauphin, dit Jeannette, et le duc Charles d’Orléans, et Madame Yolande. Ils n’ont rien à craindre. Les Anglais seront boutés hors de France. – Ça, par exemple ! s’écria Jacques en laissant tomber sa cuillère dans sa soupe. Qu’est-ce que tu nous chantes là ? Qui t’a appris tout ça ? – Personne, dit Jeannette, mais je le sais. Ce qu’elle n’aurait su dire, en revanche, c’est où se trouvaient cette ville d’Orléans, l’Aquitaine, la Guyenne, Bordeaux, et qui pouvaient être le duc Charles d’Orléans et Madame Yolande. Pour elle comme d’ailleurs pour toute la famille, la guerre qui se livrait en France était aussi confuse que le conflit qui opposait, dans les déserts de Palestine et de Judée, les troupes amalécites à Israël. – Josef, dit le père, toi qui sembles bien informé, tu peux nous dire où ça se trouve, Orléans ? Josef demanda un morceau de craie servant à marquer le bétail, écarta ce qui restait du repas et approcha la chandelle. À grands traits, en s’excusant de leur imprécision, il dressa la carte de la France. À l’aide de noix, il situa Paris, Bordeaux, Orléans, Toulouse. Vaucouleurs était approximativement ici et Neufchâteau là. Autour, du plat de la main, il marqua la présence de l’océan et des mers. Cela ne ressemblait à rien et lui donnait une idée des plus sommaires de la situation. Avec un geste de son avant-bras, il coupa la France en deux, disant : – Là se situe le fleuve Loire. Orléans est au milieu. De ce côté, c’est le Nord où dominent les Anglais et les Bourguignons. De l’autre côté de la Loire, c’est le Sud où le dauphin règne avec les Armagnacs. Chacun se tut. Une petite lumière venait de scintiller dans la nuit de l’ignorance. Elle n’éclairait que des apparences, et chacun eût aimé en savoir davantage. Il tombait ce soir-là une lourde pluie bien calme. Paris, 1425 Dans le courant du mois de juillet, les fidèles parisiens venant faire leurs dévotions à la chapelle des Innocents contemplèrent, stupéfaits, un grand diable d’homme vêtu à l’allemande qui gesticulait en traçant au charbon, à grands traits, des figures sur le grand mur dressé au-dessus de l’ossuaire où surnargeaient des ossements. On l’interrogea : il prétendit s’appeler Hans Macabré ; il était originaire d’une principauté d’Allemagne dont personne ne put retenir le nom ; il était artiste-peintre de son métier et courait le monde pour offrir ses services. L’évêché l’avait engagé pour décorer à fresque quelques murs de la ville en lui laissant le libre choix de ses thèmes. Alors qu’il était bien engagé dans son travail, certains tentèrent de lui faire expliquer ce que signifiait le tableau qu’il avait entrepris de peindre, mais il était peu loquace et s’exprimait dans un mauvais charabia. On put apprendre cependant que ses oeuvres, au cimetière des Innocents ou en d’autres lieux, avaient pour sujet essentiel la mort. Son idée était de démontrer que, devant les ravages de la peste et de la guerre, la mort ne choisit pas : figurée par un cadavre en voie de décomposition, elle entraîne dans sa danse un cortège de rois, de seigneurs, de princes de l’Église, de bourgeois et de manants. Ses visions le hantaient au point qu’on le vit à plusieurs reprises pleurer et se lamenter sur les misères du monde et sur son impuissance à les traduire en perfection. Il avait dressé contre l’ossuaire une tente où il prenait ses repas et dormait, dans le voisinage de cette mort dont il nourrissait ses obsessions et son art. Lorsque les prostituées qui avaient fait du cimetière leur terrain de chasse venaient le solliciter, elles repartaient bredouilles et le traitaient de fou. On constata un matin que sa tente avait été repliée. Son oeuvre achevée, Hans Macabré avait disparu, parti semer l’image de la mort égalitaire à travers la France. On prit l’habitude, parlant de sa fresque, de l’appeler la Danse macabré, puis la Danse macabre. Des cordeliers et des membres d’autres ordres mendiants venaient de temps à autre, devant cette image terrible, rappeler à la population que, devant la mort, les manants sont les égaux des princes. Bourges, 1425 Pierre de Giac tendit au dauphin le velin qu’un de ses agents à Paris venait de lui transmettre après l’avoir acquis d’un moine de Saint-Martin-des-Champs habile du pinceau. – Une Danse macabre, dites-vous ? demanda Charles. Montrez-moi cela. Il s’approcha de la fenêtre donnant sur le jardin de Chinon et les toits roux de la ville. Dans un décor de châteaux et de chaumières traité à la manière des Heures du duc de Berry, un squelette souriant menait la danse, entraînant à sa suite une théorie représentant toutes les conditions sociales. Il en fut choqué : cet évêque mitré donnant la main à une paysanne rougeaude n’était pas de son goût. À la réflexion, il songea qu’après tout, au regard de Dieu, à l’heure du Jugement, tous les êtres humains étaient égaux sur la balance des mérites. – Des images de ce genre, ajouta Pierre de Giac, figurent dans les églises, les monastères, les cimetières et jusque chez les bourgeois. C’est devenu une sorte de mode. Elle peut signifier que tout vient de Dieu et que tout y retourne. Mais rassurez-vous, monseigneur, dans l’intervalle entre l’aller et le retour, il y a place pour le plaisir. « Le plaisir... Il a raison, ce cher Giac, songea le dauphin. Si Dieu nous accorde la vie, ce n’est pas pour attendre patiemment la mort. Ce corps dont Il nous a pourvus, on ne peut lui interdire de jouir. » Une bouffée d’émotion lui fit monter le rose aux joues : cette petite garce que Cadart avait glissée la veille dans son lit était chaude comme braise, odorante de sueurs d’amour, insatiable. – Monseigneur, dit Giac en roulant le velin, il faut vous préparer pour le Conseil. Le chambellan avait déjà revêtu sa courte houppelande écarlate doublée de zibeline, ses chausses noires sans un pli, coiffé son chapeau doté d’une écharpe qui flottait sur ses épaules. Il suffisait de le voir évoluer, majestueux, visage brun, regard sombre, pour admettre que ce personnage était la séduction même. Richemont le détestait avant même de le connaître. Leur première rencontre avait suscité des inquiétudes chez le favori et chez le dauphin avant de déclencher des orages. Au cours d’un Conseil, à Bourges, Charles avait respiré dans l’air des effluves d’orage. Giac était demeuré en apparence insensible aux insultes et aux menaces, et n’avait pas daigné riposter à ces provocations, mais il tenait en permanence, en présence de ce butor, la main sur la poignée de sa dague. Charles n’eût pas aimé qu’on le lui rappelât, mais il ne pouvait oublier que son favori avait nagé longtemps dans les eaux bourguignonnes et avait été l’amant de la reine Isabeau. Il avait épousé une des maîtresses de Jean sans Peur, Jeanne de Naillac, et avait été l’un des instigateurs du meurtre de ce dernier, à Montereau. Ce triste sire était prêt, pour se maintenir dans les grâces du dauphin, aux pires bassesses. S’il n’avait pu s’opposer à l’honneur fait à Richemont, c’est que cette décision venait de la reine de Sicile et que ce personnage avait sur Charles une influence redoutable. Pour se hisser au niveau des grandes familles princières, il manquait à ce modeste nobliau une étape à franchir : contracter un riche mariage. Il jeta en secret son dévolu sur Catherine de L’Isle-Bouchard, comtesse de Tonnerre. Restait, pour mener à bien cette ambition, à se débarrasser de son épouse légitime, enceinte de six mois. Il la séquestra puis décida de la supprimer. Une nuit, il lui fit avaler une drogue, la hissa sur un cheval et, accompagné seulement d’un écuyer, la lança à sa suite dans un galop à travers la forêt, jusqu’à ce qu’elle tombât de sa selle, inconsciente, inanimée, l’enfant mort dans son ventre. Il la fit enterrer sur place par son serviteur alors qu’il restait encore à la malheureuse un souffle de vie et fit courir le bruit que la pauvre Jeanne, devenue folle, était allée se jeter dans la rivière. Un autre obstacle venait entraver sa course à la fortune : Richemont. Giac organisa un attentat ; Richemont le déjoua et jura la perte de ce brigand. À Issoudun, peu de temps après la mort de Jeanne, alors qu’il dormait au côté de sa nouvelle épouse, Giac fut éveillé par des coups frappés à sa porte. Lorsqu’il eut ouvert, il se trouva en présence de son ennemi et sut que sa dernière heure allait sonner. Aidé d’un comparse, Georges de La Trémoille, et de quelques autres sbires, Richemont conduisit sa victime, membres liés d’une corde, sur le bord de l’Auron. Lorsqu’on l’eut fait descendre de cheval, il demanda ce qu’on allait lui faire subir. – Nous allons, dit La Trémoille, te faire prendre un bain en espérant qu’il te lavera de tes péchés. Est-il vrai que ta main droite ait signé un contrat avec le diable ? – Cela s’est fait à mon corps défendant, gémit Giac. Puisque je vais paraître devant Dieu, coupez cette main. – Sage précaution, dit La Trémoille. – Nous ne pouvons te refuser ce dernier plaisir, ajouta Richemont. Un coup de hache sépara la main du membre. La Trémoille la recueillit dans son bonnet en se promettant de la conserver comme une relique. Quand le pauvre Giac eut cessé de gémir, on l’enveloppa dans une couverture de cheval qu’on lesta d’une grosse pierre et qu’on lia de cordes pour le jeter dans la rivière. Quelques mois plus tard, on célébrait les noces de la belle et riche veuve avec Georges de La Trémoille. La mine longue, la lippe amère, l’oeil torve, Charles ressortit de la chambre où il avait dormi seul, contrairement à ses habitudes. Il se fit porter une écuelle de lait de chèvre additionné de miel et résolut de faire une courte promenade dans le beau jardin du château d’Issoudun. Il avait traversé une nuit détestable. À plusieurs reprises, il s’était réveillé en sursaut : une voix le harcelait, proclamant qu’il se parait d’un pouvoir factice, qu’il n’était qu’un bâtard, le fils d’une catin, que ses prétentions ne tarderaient pas à être balayées. Il s’était jeté en chemise dans son oratoire et, le visage baigné de larmes, avait conjuré le Seigneur de le libérer de ses obsessions. De retour à ses appartements, il réclama la présence de son premier chambellan, absent sans raison apparente depuis trois jours. C’est le connétable qui se présenta. – Ce n’est pas vous que j’ai demandé, Richemont, mais M. de Giac. – Vous ne le verrez pas, monseigneur. – Et pourquoi, je vous prie ? – Parce qu’il n’est plus de ce monde. Charles se laissa tomber dans un fauteuil. – Que me chantez-vous là ? Giac, mort ? Il était en parfaite santé lorsqu’il m’a rejoint à Issoudun. Eh bien, parlez ! Que lui est-il arrivé ? Avec la franchise qui le caractérisait, Richemont raconta sans rien omettre la fin du triste sire. Le visage du dauphin, de blême qu’il était, devenait verdâtre, crispé, agité de tics nerveux et de grimaces avec, au fond de la gorge, un souffle rauque de colère. Il s’écria : – Maraud ! Faquin ! vous avez disposé de la vie de mon chambellan sans daigner m’en informer. Pour qui vous prenez-vous ? Pour un grand justicier ? Pour l’exécuteur des hautes oeuvres ? – Je comprends votre colère, monseigneur, mais cette mesure était devenue nécessaire. Nous avons agi pour votre sécurité. Sous ses allures séduisantes, Giac était une créature démoniaque. Ignorez-vous pourquoi, il y a peu, j’ai dû renoncer à prendre Saint-James-de-Beuvron ? Pour faire échouer le siège, cette canaille a détourné les convois de vivres et de munitions qui m’étaient destinés. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ! – J’avoue que je l’ignorais, bredouilla le dauphin. – On vous laisse volontairement dans l’ignorance de bien d’autres faits, surtout s’ils risquent de vous contrarier. – Je ne le sais que trop, mais je ne puis être partout à la fois. Je suis seul, monsieur le connétable, seul et fort mal conseillé, je vous l’accorde. – Avec votre permission, monseigneur, tout cela peut changer. Je puis m’en charger... Pour remplacer son grand chambellan défunt, le dauphin fit sortir de l’anonymat un personnage dont il s’était entiché, Dieu sait en vertu de quelles affinités, sinon que ce joyeux compagnon de beuverie tenait de l’histrion. Simple écuyer natif d’un village perdu entre Limousin et Auvergne, Le Camus de Beaulieu s’appelait en réalité Jean Vernet. Où était-il allé pêcher ce faux patronyme dont il s’affublait ? Mystère. Le dauphin lui confia une compagnie de gardes, le nomma capitaine de Poitiers puis grand maître des Écuries, à la place de cette fripouille de Frotier qui, suite à un décret occulte du connétable, avait mystérieusement disparu. Lorsque Charles décida de donner à son nouveau ministre les titres et les fonctions de Pierre de Giac, le connétable et Yolande s’insurgèrent : cette idée de remplacer un brigand par un fripon, de surcroît vulgaire, ignare et notoirement adonné à l’ivrognerie, leur parut à la fois saugrenue et dangereuse. – Monsieur le connétable, dit Yolande, il va falloir nous débarrasser de ce gredin. Il a pris trop d’ascendant sur mon gendre. Faites le nécessaire. – Madame... Jamais le dauphin n’acceptera de s’en séparer ! – Nous ne lui demanderons pas son avis. Le mieux serait qu’il aille tenir compagnie à Giac. Ce sera un double châtiment : vous savez que ce bougre déteste l’eau... – Ce que vous me demandez là, madame... – Je prends la responsabilité de cet acte de justice. Mes gens vous aideront. Quelques jours plus tard, alors qu’il cheminait seul sur sa mule, près de Poitiers, au bord du Clain, au retour d’une beuverie nocturne dans un bouge, Le Camus eut la surprise de trouver en travers de son chemin le maréchal de Boussac accompagné de quelques hommes de mauvaise apparence. On le fit descendre de sa mule et, sans daigner lui fournir une explication, on lui fendit le crâne. Pour faire bonne mesure, on lui coupa le poignet droit, suivant les instructions du connétable, puis on jeta le corps dans la rivière. On expliqua au dauphin que cet ivrogne avait fait une chute dans le Clain et s’était noyé. – Monseigneur, lui dit Richemont, je conçois que la mort de ce pauvre garçon vous chagrine, mais dites-vous qu’il n’est pas irremplaçable. Je me permets de vous recommander mon cousin, Georges de La Trémoille. Il a toutes les qualités requises pour remplacer votre chambellan. Charles ne put réprimer un hoquet de surprise : il venait d’apprendre récemment que ce personnage ne portait pas dans son coeur, suite, pensait-on, à d’obscures querelles de famille, Arthur de Richemont. – Vous m’étonnez, dit-il. J’accepte cette candidature, mais je me dois de vous prévenir : vous ne tarderez pas à le regretter. Rejeton d’une puissante famille tourangelle, Georges de La Trémoille n’avait pas eu de chance sur les champs de bataille : il s’était laissé capturer à Azincourt puis par un chef de bande, Perrinet Gressart. La famille avait dû cracher au bassinet pour obtenir sa libération. Déçu par ces échecs, il avait demandé à sa parente, Madame Yolande, de l’introduire dans l’entourage du dauphin. Le « Gros Georges », comme on l’appelait, ne manquait ni de qualités ni d’ambition. Le tapis rouge qui le menait aux marches du trône était encombré d’une foule de courtisans qu’il aurait à supplanter ou à éliminer pour se faire une place. Le cousin de Bretagne, notamment, lui portait ombrage : trop raide dans son comportement et trop honnête. Incorruptible. Lorsque les relations entre le dauphin et le duc de Bretagne tournèrent à l’aigre, La Trémoille fit courir le bruit que la faute en revenait à Richemont, frère du duc et sûrement son complice par solidarité familiale. Si la Bretagne se tournait résolument vers l’Angleterre, le connétable y était pour quelque chose. Crédule, Charles avala cette couleuvre. À qui se fier désormais ? Ceux qu’il avait honorés de son amitié et de sa confiance étaient morts ou exilés, quand ils ne le trahissaient pas. Richemont, un traître ? Il ne pouvait y croire, et pourtant... – Monsieur le connétable, dit le dauphin, je suis contraint de me séparer de vous. Vous garderez votre titre et vos fonctions jusqu’à nouvel ordre, mais je vous saurai gré de vous retirer dans vos terres. Richemont enregistra son congé sans le moindre sursaut, mais le dauphin aurait pu lire dans son regard froid le flux de colère qu’il s’attachait à maîtriser. Lorsque Charles lui eut donné les raisons de cette défaveur, il regimba : il jura n’être pour rien dans le revirement de son frère ; ils n’avaient plus de rapports depuis des mois... – Il est votre frère, et cela suffit à vous rendre suspect de complicité. Vous avez huit jours pour vous faire oublier. En rompant, Richemont se souvint des propos que le dauphin lui avait tenus à propos de La Trémoille, qu’il venait lui recommander : « Vous ne tarderez pas à le regretter... » Il chercha ce traître à Poitiers, à Issoudun, à Bourges, à Chinon. En vain. On eût dit qu’il lui glissait entre les doigts. Chaque fois que Charles voyait son nouveau chambellan s’avancer vers lui, il ne pouvait s’empêcher de comparer sa mine à la sienne. La Trémoille affichait une santé resplendissante, une bedaine avantageuse, un langage plein d’aisance et volontiers jovial. On le disait très épris de sa nouvelle épouse, la veuve de Pierre de Giac ; elle le lui rendait bien, car le Gros Georges avait été son premier amour. Le ménage avait les meilleurs cuisiniers, les serviteurs les plus zélés, une garde personnelle, des résidences somptueuses. Le dernier exploit du Gros Georges avait été de se faire concéder, au détriment du cousin Arthur, le gouvernement de Bourges, qui rapportait gros. Charles se levait souvent de table avec la faim. On disait – mais n’exagérait-on pas ? – qu’il ne trouvait dans son assiette, certains jours, qu’une queue de mouton ou un demi-poulet froid, et que le moindre artisan de Bourges était mieux loti que lui. On ajoutait que son maître tailleur en avait assez de rapetasser ses guenilles. La dauphine Marie en était réduite à retourner chez Madame Yolande pour se vêtir et se nourrir décemment. Lorsque Charles se plaignait de cette condition misérable pour celui qui serait un jour roi de France, le Gros Georges soupirait : – Ah, monseigneur, quels temps vivons-nous ? Nous sommes tous logés à la même enseigne et notre trésor est vide. Que voulez-vous ? Votre garde écossaise, vos écuries, vos serviteurs, l’entretien de vos palais, la guerre ont épuisé nos ressources. – Mais, Georges, protestait le dauphin, je dois tenir mon rang ! Regardez-moi ! Voyez ce pourpoint troué aux coudes, ces chausses reprisées, ce chapeau que je n’ose plus porter ! Si mon cousin le duc de Bourgogne me voyait, lui qui roule sur l’or, donne des fêtes, entretient un gynécée de concubines, il rirait bien et me ferait l’aumône... – Il vous reste quelques bijoux de famille, monseigneur, des diamants surtout, qui sont fort beaux. Je puis les faire engager auprès d’un usurier de mes amis, moyennant une modeste commission, cela va de soi... Charles n’émergeait de son marasme que pour sombrer dans des crises de désespoir. Il apprit avec chagrin que le deuxième enfant de la dauphine, conçu à Angers, venait de mourir âgé de quelques mois. Peu après une autre nouvelle, plus dramatique encore, le frappait de plein fouet : le régent envoyait ses meilleures troupes faire le siège d’Orléans. On guerroyait déjà dans les parages de Montargis. Avec cette furia aragonaise qui, de temps à autre, faisait s’effriter le vernis angevin, Madame Yolande s’en prenait à son gendre dont l’apathie heurtait les qualités foncières de la bonne mère, qui pouvaient se résumer en deux mots : rigueur et vigueur. Lorsque le connétable lui avait appris son éviction, suite aux manoeuvres sournoises du Gros Georges, elle s’était écriée dans son langage qui, en ces circonstances, n’était guère châtié : – Ce pauvre Charles n’est qu’une chiffe molle. Il faudrait que je sois toujours derrière lui pour lui remonter les couilles à coups de pied. Je ne me reprocherai jamais assez de lui avoir donné ma fille. Il faut que je le retrouve, que je lui fasse de nouveau la leçon, que je l’arrache à ses mauvais conseillers, mais où le trouver ? À Chinon, à Meung, à Poitiers ? Sûrement pas à Orléans : il aurait trop peur de se faire enlever par les Anglais. Il change constamment de domicile, comme pour échapper à une meute. – L’image est juste, madame, dit Richemont. Votre gendre est aux abois. Ma présence à la cour lui assurait une certaine sécurité. S’il m’avait maintenu parmi ses proches, j’aurais pu le rassurer, le conseiller, l’encourager. Hélas ! il est retombé dans ses obsessions, sa terreur, sa léthargie. Et il se laisse tondre par ses favoris, les beaux parleurs ! Charles donnait l’impression de vivre en longeant les murs. S’aventurait-il dans une assemblée, dans la demeure d’un châtelain ou d’un bourgeois, il faisait procéder à l’inspection des poutres et des planchers. Le souvenir de l’effondrement qui avait fait des dizaines de victimes à l’évêché de La Rochelle avait laissé en lui une alluvion d’angoisse ; la nuit, le moindre craquement dans les meubles ou le parquet lui donnait des sueurs froides. La peur de l’attentat et du poison ne le quittait pas, au point qu’il avait fini par se méfier des visiteurs dont il ignorait les motivations : il les observait de derrière une tapisserie et, s’ils lui paraissaient suspects, il les faisait reconduire sans les entendre. La Trémoille s’était accommodé de ces lubies : il faisait à sa convenance le choix des visiteurs en écartant ceux qui lui étaient contraires ou lui paraissaient peu solvables. Il faisait payer ses faveurs de quelques écus. – Charles n’a plus aucun pouvoir, ajouta Richemont. La Trémoille a pris les rênes et subjugué votre gendre, madame. Où cela le mènera-t-il ? Madame Yolande repoussa le tambour de broderie où s’esquissaient les motifs d’un antependium destiné à une église des environs d’Angers. – Je l’ignore, dit-elle, mais ce dont je suis certaine, c’est qu’il faudrait un miracle pour que les Anglais ne se rendent pas maîtres de la totalité de la France. – Les miracles, madame, je n’y crois guère. Je ne fais confiance qu’à mes armes et à vous-même. Sans doute vous surprendrais-je si je vous disais que je vais ranger mon épée au fourreau en attendant des jours meilleurs. Eh bien, non ! J’ai décidé de ne pas abandonner la lutte. Mon cousin La Trémoille m’a trahi ? Je ne le lâcherai pas. Il veut la guerre ? Il l’aura ! Je lui ai montré, à Bourges, qu’il devrait compter avec moi. Alors que la brouille s’installait entre le dauphin et son connétable, le Gros Georges avait commis une bourde : il avait fait chasser de Chinon l’épouse de Richemont, Marguerite de Bourbon, fille du duc Philippe le Bon. On n’expulse pas comme une catin une dame de cette condition ! La réaction du connétable n’avait pas tardé : il avait, sous un coup de colère, envoyé une troupe de Bretons mettre le siège devant Bourges. De ce jour, La Trémoille avait juré la perte de son cousin. Le dauphin, lui, noyé dans ses obsessions, n’avait pas réagi à ce défi : après tout, il ne s’agissait que d’une démonstration de force. La guerre entre La Trémoille et Richemont s’était déplacée vers le Poitou où ils possédaient tous deux des domaines importants et prospères. Les Anglais, ravis, se tapaient sur les cuisses. Goddam ! au moment où ils s’apprêtaient à fondre sur Orléans, cette querelle arrangeait au mieux leurs affaires. 5 Les chemins de Lorraine Domrémy, 1428 Où Jean avait-il appris cette chanson qu’il entonnait plusieurs fois dans la journée ? Il finit par reconnaître qu’il la tenait d’un mercatore originaire du Dauphiné qu’il avait rencontré au cours du bref exil à Neufchâteau. Elle disait : Arrière, Anglais coués, arrière ! Ayez la goutte et la gravelle Et le cou taillé rasibus... Il l’apprit à Jeannette qui la trouva à son goût, à la petite Catherine qui dansait sur place en la chantant, à Zabelle qui la fredonnait en épluchant ses légumes. La campagne d’Antoine de Vergy à travers le Barrois avait réveillé les consciences et les énergies. On l’avait échappé belle. Le reflux des troupes avait laissé, avec une traînée d’amertume, un désir de revanche. On en voulait à Robert de Baudricourt d’avoir baissé les bras à la première sommation, mais il fallait bien convenir qu’il n’était pas en mesure de résister longtemps et que l’essentiel était acquis : les troupes ennemies avaient évacué le pays, ne laissant pour sa surveillance que des compagnies dispersées. Les vendanges avaient tenu leur promesse, et Jacques avait trouvé facilement à vendre l’excédent de sa récolte. Il était allé à Toul offrir un tonnelet de vin nouveau à maître Thierry et en était revenu avec des nouvelles qui ne furent agréables que pour lui et son épouse. Le soir même de son retour, il attira Jeannette contre lui et lui dit : – Ma petite, il va falloir te préparer à nous quitter. Maître Thierry est impatient de passer devant le curé. Il m’a fait visiter sa demeure : c’est une vraie maison de procureur. Rien n’y manque, pas même un jardin et un potager. Tu pourras élever de la volaille et des lapins, semer des légumes, planter des fleurs. Nous te regretterons, mais Toul n’est pas au bout du monde et nous nous rendrons visite de temps à autre. Rouge de plaisir, Zabelle embrassa la petite en lui disant : – Eh bien ! quelle chance tu as, ma Jeannette ! Épouse d’un procureur... Tu fréquenteras la meilleure société de cette ville, tu... Jeannette fondit en larmes, repoussa son père, écarta sa mère, traversa le courtil comme si elle avait le diable à ses trousses, s’engouffra dans l’église où des ouvriers étaient en train de refaire la charpente et se jeta aux pieds de la Vierge en gémissant : – Sainte Mère, mes frères du Paradis, protégez-moi ! Jamais je n’épouserai cet homme ! Jamais ! Une voix qui n’était pas celle de saint Michel lui répondit du fond de la nef : – Tu sais bien, Jeannette, qu’il faudra t’y résoudre. Tu ne peux pas désobéir à tes parents. L’abbé Minet s’avançait vers elle avec à la main un bouquet de houx qu’il s’apprêtait à déposer sur l’autel. Elle se releva lentement, le visage en feu, pointa l’index vers lui, s’écria : – Pas la Sainte Vierge, par saint Michel, sainte Catherine, sainte Marguerite, je vous tiens pour complice de ce traquenard. Je ne me marierai jamais ! Que cela soit dit une fois pour toutes ! L’abbé soupira : – Si tu as décidé de te faire nonne, évidemment, je peux comprendre tes réticences. Je puis en parler à tes parents, leur expliquer... Elle lui coupa brutalement la parole : elle ne voulait pas se faire nonne ! – Écoute, ma Jeannette, belle et robuste comme tu l’es, tu ne peux tout de même pas rester pucelle jusqu’à la fin de tes jours. – Je resterai pucelle et j’irai me battre ! – Te battre, toi, Jeannette ? Et contre qui ? Elle haussa les épaules et lâcha, avec l’air le plus naturel qui soit : – Contre les Anglais et les Bourguignons, pardi ! Mes voix m’ont assuré que c’était écrit dans mon destin. Ses voix ! C’était donc ça... À diverses reprises, le curé l’avait surprise priant ou parlant comme si elle tenait une conversation avec la Vierge ou avec le Christ. Il avait conclu de ces prières jaculatoires à une déviation et à un excès de zèle mystique dus à l’ardente jeunesse de sa paroissienne, mais cela ne lui semblait guère tirer à conséquence. Il souhaitait même que cette ardeur dans la foi pût servir d’exemple à certains fidèles peu enclins au zèle. – Jeannette, ajouta le curé, tu en as trop dit ou pas assez. Tu vas venir t’expliquer et surtout me parler de ces voix. Il se retourna brusquement et lança aux ouvriers qui, perchés sur leur échafaudage, semblaient s’intéresser à cet entretien : – Cette affaire ne vous concerne pas ! Continuez à travailler, fainéants ! Elle lui avoua tout : ses premières visions, la nuit d’octobre, près de la fontaine, ses rendez-vous avec ses frères du Paradis, saint Michel notamment, qui lui avait prédit qu’elle ne tarderait guère à quitter sa famille et son village, pour aller se battre. Il était le premier à qui elle en parlait. Il fallait bien qu’elle se libérât d’un secret devenu trop lourd à porter. Elle remercia le vieux prêtre de l’avoir aidée à cette confidence, lui demanda l’absolution, qu’il ne lui accorda que de mauvaise grâce. – Ego te absolvo... Jeannette, tu me mets dans un terrible embarras. Je te sais gré de la confiance que tu me témoignes, mais ta confession est bien embarrassante. Tu me reprochais d’être complice de ta famille et tu fais de moi ton complice. As-tu conscience de la peine que tu vas occasionner à tes parents si tu t’obstines dans ta résolution ? Ils t’aiment, l’aurais-tu oublié ? – Je les aime aussi, mais les anges du ciel m’ont confié une mission à laquelle je ne puis me dérober. Je dois aller me battre contre les Anglais. – Tu déraisonnes ! Ils riraient bien, les Godons, s’ils trouvaient une pucelle en travers de leur chemin ! Ces voix, ces apparitions, que te dit que ce n’est pas une invention du diable ? – Si vous n’y croyez pas, c’est que la foi ne vous habite plus. – Je ne te permets pas... En sortant de l’église, il lui demanda comment elle allait s’y prendre pour parler à ses parents. Elle répondit qu’elle attendrait de nouvelles consignes. – De toute manière, poursuivit-elle, ma résolution est prise. Vous me connaissez assez pour savoir que je m’y tiendrai, quoi qu’il m’en coûte. – Je ne le sais que trop, Jeannette. On a raison de dire que tu es une vraie tête de bois... Jacques était d’avis de passer outre aux réticences de sa fille, de la jeter, pieds et poings liés si cela était nécessaire, devant son prétendant. – Je refuse qu’on en vienne là ! dit fermement Zabelle. Jeannette n’est pas prête à se donner à un mari, un point c’est tout. Elle tient encore trop à sa famille, à sa maison, à son village. La brusquer, c’est risquer de la voir nous échapper. En revanche, par la patience, la douceur, la persuasion, nous parviendrons à la convaincre. Je lui parlerai et elle m’écoutera. – Que fais-tu de l’impatience de maître Thierry ? – Tu t’es trop avancé. Il fallait le faire lanterner. – Ce n’est pas dans ma manière. Fais comme tu l’entendras, mais je veux être certain que tout sera réglé avant Pâques. Monté sur sa mule, l’oncle Laxart arriva à Domrémy gai comme un pinson, le chapeau de guingois, par un jour de beau soleil. Il venait annoncer la nouvelle grossesse de son épouse et demander un service. – Elle est de faible complexion, dit-il. Je crains que, dans son état, elle ne se fatigue vite à entretenir sa grande maison. Si le travail chez vous ne presse pas trop, vous seriez bien aimables de me prêter Jeannette quelques semaines, le temps que le fruit soit bien accroché. – Qu’en dis-tu, Zabelle ? demanda Jacques. Zabelle était d’accord : avec Guillemette et Catherine qui commençait à se rendre utile, elle se débrouillerait. Quant à Jeannette, elle aimait trop son oncle pour lui refuser ce service. – Eh bien, dit Laxart, nous partirons demain matin ! Ma mule est robuste : elle pourra nous porter tous les deux. Ils prirent à l’aube la route de Burey sous une averse glacée. Au-delà du mont Julien, des colonnes de pluie lumineuse soutenaient un ciel d’Allemagne couleur de plomb. Le château de l’île dessinait sa silhouette massive sous des flocons de brume quand Jeannette dit à Laxart : – Mon oncle, il faut que je te parle. Es-tu capable de garder un secret ? Il lui répondit par un dicton : – En oreille et en bouche closes n’entre pas mouche. Ainsi qu’elle l’avait fait avec le curé, elle lui raconta ses relations avec ses frères du Paradis et la mission que saint Michel lui avait confiée. Comme il éclatait de rire, elle lui bourra les côtes à coups de poing. – C’est pure vérité, je le jure devant Dieu ! Si tu ne me crois pas, arrête ta mule et je repartirai à pied. – Mais je te crois, ma belette ! Alors, comme ça, tu veux aller te battre contre les Anglais ? Fichtre, Bêtefort n’a qu’à bien se tenir. – Cesse de plaisanter ou je m’en retourne. Mes conseils du Ciel... – ... les conseilleurs ne sont pas les payeurs. – ... mes conseils du Ciel ont ajouté que je dois aller trouver messire Robert de Baudricourt pour qu’il accepte de m’écouter, de me donner des armes et un cheval. Tu m’aideras à le rencontrer. – Le moment est mal choisi. Il est comme un chien enragé. En revanche, si tu en es d’accord, nous irons à Nancy. J’ai caché la chose à ton père, mais je dois te dire que le duc Charles de Lorraine aimerait te rencontrer. Je ne sais qui a pu lui raconter que tu as tenu tête aux gens de d’Orly, dans le château de l’île, il est en tout cas persuadé que tu as des dons et que tu peux le guérir. – De quoi souffre-t-il ? – Des maladies de son âge. C’est un vieil homme mais encore vert grâce à une jeune et jolie maîtresse. Pour tout t’avouer, ce n’est pas pour t’occuper de mon épouse que je suis venu te demander à tes parents mais pour te conduire à Nancy. Je garderai ton secret, il faudra que tu gardes le mien. Si ton père apprenait notre complicité, il finirait de me briser les os. Ça ne lui serait pas difficile... Il ajouta : – Tu verras : Nancy est une belle et grande ville, à une journée de cheval de Burey. Tu y trouveras quelqu’un d’autre qui souhaite aussi te rencontrer : René d’Anjou, un des fils de Madame Yolande, reine de Sicile, et gendre du duc de Lorraine. Il a, dit-on, beaucoup entendu parler de toi. Cela te surprend ? Moi de même. – Comment as-tu appris tout cela ? Serais-tu du Conseil de Lorraine ? – À chacun son conseil : tu reçois le tien du ciel et moi des hommes. Ne m’en demande pas plus. Il s’agit d’un secret d’État. On ne savait jamais quand l’oncle parlait sérieusement et quand il plaisantait. Jeannette en resta sur cette seule évidence, qui l’intriguait : deux princes attendaient sa visite... Le temps de poser son bagage, d’aller dire une prière à la chapelle du Vieux-Astre, Jeannette, chaperonnée par son oncle, partit pour Nancy. Elle emportait dans ses bagages une paire d’escarpignons que l’oncle lui avait achetés en prévision de cette randonnée, une hauvette dont les ailes lui battaient les oreilles, un habit emprunté à l’épouse de Laxart et dont, au premier essayage, elle avait fait éclater les coutures. Elle se trouvait ridicule, mais Laxart la rassura : elle pourrait se présenter en cotte rouge, en bonnet et en sabots, ces messieurs de Nancy n’y attacheraient aucune importance. En cours de route, il lui fit la leçon : elle devrait faire au duc la révérence qu’il lui avait apprise, éviter de le regarder dans les yeux sauf s’il s’adressait à elle, répondre avec discrétion, observer une attitude modeste en toutes circonstances, éviter dans la conversation les propos vulgaires, ne rire que si d’autres riaient... Il donna à sa nièce quelques notions de politique utiles pour ne pas commettre d’impairs, car le duc était susceptible et habitué à changer souvent d’avis ou de parti, mais il se trouvait présentement du côté du dauphin. Jeannette devrait éviter de le contredire ou d’émettre en sa présence des opinions trop tranchées. Le duc Charles était très frileux et, comme on était en février et qu’il neigeait, il avait trouvé refuge dans un cabinet donnant sur ses jardins où des marbres d’Italie semblaient grelotter entre les pièces d’eau gelée. La chaleur suffocante, chargée d’odeurs sui generis et de parfums d’aloès de Socotora destinés à tuer la vermine, indisposa Jeannette, mais elle n’en dit rien. Son patient était installé dans un fauteuil de vannerie, enfoui dans un magma de coussins comme dans un cocon. Le visage se dégageait, osseux, presque cadavérique, d’un bonnet qui lui recouvrait les oreilles ; le reste du corps disparaissait sous des couvertures. Une voix grêle, haut perchée, lança : – C’est donc toi, Jeannette, la pucelle de Domrémy ? Mon gendre René te tient pour une étrange créature, entre soldat et sorcière. Une bien jolie garce, en tout cas ! Eh bien, approche ! Laxart lui donna de la main dans les côtes pour lui rappeler qu’elle devait faire sa révérence. Elle y mit tant de maladresse que le vieil homme cacha un sourire dans sa main et que les gens qui se tenaient à ses côtés s’esclaffèrent. – Tu vas m’examiner, mirer mes urines, me prescrire un traitement. Je te rassure, mon enfant, je sais que tu ne parviendras pas à me guérir. Si seulement tu pouvais me soulager... – Je crains, monseigneur, dit Jeannette, que vous ne me prêtiez des dons que je n’ai pas. – Tu n’entends rien à la médecine ? – Non, monseigneur. – Au moins, es-tu un peu... sorcière ? – Pas davantage. – Alors, c’est qu’on m’a trompé. René, où êtes-vous ? Le fils de Madame Yolande s’avança, les mains croisées sur une bedaine avantageuse, tête basse, comme s’il attendait une volée de bois vert. Il avait épousé récemment Isabelle, fille du malade, ce qui avait fait basculer la maison de Lorraine dans le camp du dauphin. – Expliquez-vous, mon fils, dit le vieillard. Auriez-vous fait déplacer cette enfant en accordant crédit à des fables de chambrières ? – C’est que... balbutia le pauvre garçon. On m’avait dit... J’étais persuadé que... – Cessez de jaboter, mon gendre ! cria le malade. Disparaissez ! Toi, Jeannette, approche. Alison, dites à cette enfant ce dont je souffre. Moi, j’ai perdu le compte de mes maux et leur énumération me fatiguerait. Alison leva les yeux comme pour prendre le ciel à témoin des bizarreries de son vieil amant. C’était une roturière au visage rond et plein comme une courge ; elle portait la coiffe à deux cornes ; son opulente poitrine débordait jusqu’à la limite des aréoles. Le duc Charles était friand de son lait quand elle lui donnait des enfants, ce qui était de plus en plus rare, et il le suçait à la mamelle. Ces amours ancillaires laissaient la duchesse indifférente. Certains disaient qu’Alison du May avait été placée auprès du duc Charles pour l’espionner par Madame Yolande. Le vieillard interrompit d’un geste l’énumération. – Le plus douloureux, dit-il, c’est la goutte, la gravelle, et ce coeur qui bat la breloque. Qu’en dis-tu, Jeannette ? – Ma foi, rien. Vos médecins sont plus savants que moi. C’est à eux de... – Ce sont des ânes bâtés ! glapit le malade. Pas un qui vaille la corde pour le pendre. Alors, décidément, tu ne peux rien faire pour moi ? – Monseigneur, soupira Jeannette, dites à tous ces gens de se retirer. Ce que j’ai à vous dire de par Dieu ne souffre pas de témoin. – Vous avez entendu ! cria le duc d’une voix perçante. Dehors, tous ! Toi aussi, Alison. Quand ils furent seuls, il tendit la main à Jeannette, la fit asseoir sur le petit banc qui lui servait à reposer ses pieds. – Il est vrai, dit-elle, que je ne puis guérir les maux dont vous souffrez, monseigneur. Néanmoins, je puis soulager votre âme. Peut-être cela aura-t-il de bons effets sur votre santé. Je tiens ce conseil de mes voix, celle de saint Michel notamment. Il me dit qu’il y a autant de péchés en vous que de poux sur la tête d’un cordelier. Le duc éclata de rire, se trémoussa dans son fauteuil. – Donc c’est vrai que tu es un peu sorcière ! Alors, que me conseilles-tu ? – Cessez de boire et de manger comme un moine, jeûnez deux jours par semaine, confessez-vous et communiez chaque jour. Vous devrez renoncer au péché de chair et éloigner votre concubine. Le visage du malade parut se décomposer. – C’est me condamner à mort ! Regarde ! Je n’ai déjà plus que la peau et les os et il faudrait que je jeûne ? Qui t’a dit que je me comportais à table comme un moine ? Menteries ! Je mange comme un pinson. Il est vrai, en revanche, qu’il me reste encore des ardeurs dans le bas-ventre. Et tu voudrais que je renonce à Alison ? Sang-Dieu, quelle est cette médecine céleste qui tue pour mieux guérir ? – Mes voix m’ont assuré que, si vous vous en teniez à ces prescriptions, vos maux disparaîtraient et que vous connaîtriez une nouvelle jeunesse. Elles ont ajouté que vous alliez m’aider à m’équiper pour aller me battre contre les Anglais. – Quelle est cette folie ? Te battre contre les Anglais, toi, une pucelle, une bergerette ? Il pétrit nerveusement les accoudoirs de son fauteuil de ses mains diaphanes en marmonnant : – Je veux bien essayer ces remèdes soi-disant venus du ciel, mais je ne puis te promettre de poursuivre. Quant à t’aider, je puis y consentir, quoique cette histoire me paraisse saugrenue et toi un peu folle. Il est vrai que tu sembles de taille à en découdre et que tu n’as pas froid aux yeux. Je vais donner des ordres à mon trésorier. Il ajouta : – Quand tu rencontreras Robert de Baudricourt, tu lui donneras le bonjour de ma part. Va, Jeannette, et que Dieu te protège. René d’Anjou l’attendait dans l’antichambre. Il lui avoua qu’il avait gardé l’oreille collée à la porte et avait tout entendu. – Je craignais, dit-il pour se justifier, que mon beau-père ne se soit montré curieux des trésors que vous cachez sous votre robe. Il a la main leste malgré son âge. J’étais prêt à intervenir. Vous lui avez donné de bons conseils, bien que vous ne soyez ni médecin ni sorcière. Cela fait longtemps que ma mère et moi souhaitons qu’il se débarrasse de ce vampire femelle qui lui suce son sang, lui vole son or et voudrait que ses bâtards soient traités comme des princes. Il la fit asseoir près de lui dans l’antichambre et lui prit la main avant de poursuivre : – Votre idée d’aller vous battre, qui paraît absurde de prime abord, est séduisante. Connaissez-vous cette prophétie qui parle d’une vierge venue des marches de Lorraine pour chasser les Anglais ? Je ne crois guère aux prophéties et j’ignore d’où vient celle-ci, mais avouez qu’elle est troublante. J’imagine la surprise puis la terreur des Anglais, qui sont superstitieux en diable, en voyant une pucelle à la tête d’une armée ! – Je connais cette prophétie, dit Jeannette, et je sais que cette pucelle ce sera moi. Il la précéda dans ses appartements, lui présenta sa jeune épouse, lui fit visiter ses trésors : manuscrits enluminés, statuettes italiennes, armes allemandes, peintures flamandes... Il ouvrit un de ses gros manuscrits, pointa le doigt sur une image. – Reconnaissez-vous ce personnage ? dit-il. – Par Dieu, oui ! C’est saint Michel, mon frère du Paradis. Je le porte sur ma poitrine. Elle montra l’étui d’écorce contenant, enroulée, l’image que lui avait offerte le novice de Neufchâteau et l’assura qu’elle porterait ce talisman sur elle jusqu’à sa mort. Jeanne ne quitta pas les mains vides la cour de Lorraine. Le duc lui fit remettre une bourse bien ronde, un sauf-conduit et un cheval tout sellé. En cours de route, Laxart lui dit : – Jeannette, te voilà sur le chemin de la gloire. Il y a bien du mystère là-dessous, mais j’ai ma petite idée : Madame Yolande ne doit pas être étrangère à cette affaire. Elle se plaît à opérer dans l’ombre, à manipuler les gens, mais j’ai confiance en elle. Si elle te prend par la main, c’est qu’elle a entendu parler de toi en bien et qu’elle te fait confiance. Elle a des espions partout, au point que je me demande si ton cheval n’en est pas un... Il ajouta : – J’ai raconté des sornettes à tes parents. C’est vrai, mon épouse attend un enfant, mais elle n’a pas besoin de tes services car elle a deux domestiques qui font correctement leur travail. Alors mon idée, c’est que tu vas demeurer quelque temps à Vaucouleurs, et non chez moi, à Burey. Tu seras logée chez Le Royer, le charron qui a son atelier sur la place principale. Lui et sa femme sont prévenus. Tu seras là comme un coq en pâte et à pied d’oeuvre pour rencontrer Baudricourt. Ça ne sera pas du gâteau, je te préviens, mais il faudra essayer, et surtout ne pas te décourager s’il t’envoie paître. Il est le seul qui puisse te venir en aide. Le duc Charles et lui sont de vieux compagnons et il est en rapport constant avec le dauphin. Raconte-lui ton voyage en Lorraine : il en sera peut-être attendri... La demeure des époux Le Royer couvrait un large espace au centre de la localité, au pied de la colline occupée par la citadelle, repaire de Robert de Baudricourt. Cette bâtisse sévère et massive était dotée d’une forte avancée où le « travail » se dressait sur un sol tapissé de débris de corne. Sous le toit de lave, des saxifrages pointaient sous la neige de février. – Ah ! te voilà... fit Mme Le Royer. Nous t’attendions avec impatience. Je te connais, Jeannette ! Souviens-toi : il y a deux mois, tu es venue en compagnie de ton père faire ferrer votre cheval. Cette grosse femme volubile avait un tel débit de parole qu’il valait mieux renoncer à l’interrompre. À peine arrivée, Jeannette dut se mettre à table au milieu d’une marmaille tapageuse, de chiens, de chats et de volaille. La bonne femme ne la laissait pas souffler : – Encore une tranche de jambon ! Goûte ce rôti ! Reprends du vin ! Ainsi tu veux rencontrer notre capitaine ? Eh bien, je t’en souhaite ! Laxart, de la bière ou du vin ? Il est pas à toucher avec des pincettes. Les gosses, allez jouer dehors et faites sortir la volaille ! L’autre jour, il a engueulé mon homme parce qu’il avait mis un fer de travers. Tu parles ! Il vidait sa bile. Laxart, entame ce pot de rillettes ! D’où sors-tu ce beau cheval, Jeannette ? Tu l’as volé à Vergy ? Je plaisante... Tu vas casser quelques noix de notre récolte. Moi et mon mari... Henri, le charron, était dans son appentis en train de terminer une roue de charrette placée sur un lit de braise. Il était aussi taciturne que sa femme était bavarde ; elle devait le bousculer pour qu’il consente à dire « oui » ou « non », mais, dans sa partie, c’était le meilleur forgeron et charron à des lieues à la ronde. – Tu resteras le temps qu’il faudra, Jeannette. Tu es ici comme chez toi. Elle lui montra sa chambre qui jouxtait celle des enfants et donnait sur un petit courtil enfoui sous la neige. Le brasero était chargé de margotin et de brindilles ; il suffisait de battre le briquet. – Assieds-toi là et raconte, dit Mme Le Royer. Tu peux m’appeler Catherine. Paraît que tu entends des voix venues du ciel ? – Laissez-la, dit Laxart. Jeannette doit se reposer. Vous aurez tout le temps demain et les autres jours. Il neigeotait, le lendemain, lorsque Laxart conduisit Jeannette à la citadelle, à cheval, vêtue de sa robe de Lorraine, cadeau de René d’Anjou. – Tu me laisseras parler le premier, dit Laxart. Après, tu te débrouilleras. Mais gare ! avec ce butor, chaque mot a son importance. Une parole de travers et c’est la grande colère. C’est un officier qui se prend pour un royeteau. Ils trouvèrent le capitaine acagnardé dans la salle d’armes, au coin d’une cheminée où il faisait griller des tranches de viande. Plié en deux, le visage illuminé par le feu, il taillait avec un couteau à saigner les porcs son pain et son fromage. C’est à peine s’il leur jeta un regard. – Capitaine, dit Laxart en tenant son bonnet sur son ventre, j’espère que nous ne vous dérangeons pas. Un grognement lui répondit. Laxart continua : – Hum... Je suis Durand Laxart, de Burey. Nous nous sommes rencontrés l’année passée, un jour de foire, et... – Possible... Me souviens pas... Qu’est-ce que tu me veux ? Qui est cette garce ? Ta fille ? – Ma nièce, messire. Elle vient de Domrémy. C’est la fille de maître Jacques, doyen de la paroisse, responsable du château des Bourlemont dans l’île de la Meuse. – Oui, et alors ? L’entretien débutait mal et ne promettait pas de mieux se poursuivre. Malgré la chaleur qui régnait dans la salle, Jeannette sentait se figer en elle des blocs de glace. L’endroit était sinistre : des murs et des voûtes noirs de suie, tout un arsenal d’armes diverses alignées sur des râteliers... Un gros chien au pelage fauve grognait en montrant ses crocs ; son maître le fit taire d’un coup de botte. – Ta gueule, Sultan. J’ai dit : et alors ? Des graviers dans la gorge, Laxart raconta l’épisode de l’assaut mené par la bande de d’Orly au château de l’île, la résistance de Jeannette. – Et alors, dit Baudricourt, tu viens chercher ta médaille, petite ? – Elle va vous expliquer ce qu’elle attend de vous. Je précise que nous revenons de chez Charles de Lorraine qui avait entendu parler d’elle et qui souhaitait la rencontrer. Il lui a offert un cheval, de l’argent et... Baudricourt montra le banc, dans l’angle opposé, de la pointe de son couteau dont il retourna les tranches de viande qui commençaient à embaumer. – Eh bien, dit-il, je t’écoute, mais sois brève. Jeannette reprit son souffle pour lancer : – Je viens vers vous de par le Ciel, saint Michel, sainte Catherine, sainte Marguerite. Ce sont mes voix qui... Il frappa son genou de sa main libre, s’écria d’une voix qui fit se dresser Sultan, menaçant : – Qu’est-ce que c’est que ces balivernes ? Des voix ? Quelles voix ? Jeannette prit la mouche. – Cessez de m’interrompre ! dit-elle d’une voix ferme. Ce que j’ai à vous dire est grave. Il se renfrogna puis sourit dans sa barbe : la mine autoritaire de cette garce semblait l’amuser. Il lui demanda de poursuivre, promit de ne pas lui couper la parole. En s’attachant à être brève, elle lui conta ses apparitions, la mission qui lui avait été confiée par ses frères du Paradis de délivrer des Godons le royaume de France. La chaleur quelle apportait à ses propos fit sur le capitaine autant d’effet qu’une chanson. Jugeant le moment opportun de placer son petit couplet sur la réception que la cour de Lorraine avait réservée à sa nièce, Laxart déclara, avec un air avantageux : – Ma nièce, Jeannette, a été reçue comme le Messie. Elle a guéri le duc Charles de tous ses maux et lui a redonné le goût de vivre. Lorsque nous sommes partis, escortés par la population, il nous a demandé de vous donner le bonjour. Il souhaite que vous puissiez aider Jeannette à rencontrer le dauphin pour le convaincre d’aller délivrer Orléans et de se faire sacrer à Reims. Cela, c’était nouveau : Jeannette avait eu la révélation de ce complément de sa mission durant la nuit qui avait précédé cet entretien. La riposte de Baudricourt ne se fit pas attendre : – Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ? Tu veux aller te battre contre Bedford ? Eh bien, cours-y et bonne chance ! Moi, je bougerai pas. J’attends l’armée de secours du dauphin, et je risque de l’attendre longtemps. – Je veux me battre, répliqua Jeannette, contre Bêtefort et contre les Bourguignons. Je veux que les Anglais repartent en Angleterre. Ce sont mes voix qui m’ont dicté cette mission, et je... – Et moi je te dis que j’ai assez entendu de sottises ! Tu attends peut-être que je te confie une compagnie et des armes pour aller délivrer Orléans ? – C’est bien ce que j’attends de vous, messire. Vous ne pouvez vous soustraire à la volonté de Dieu et des saints. La riposte fusa comme un trait de foudre : – Foutez le camp, tous deux, ou c’est à mon chien que vous aurez affaire. – Votre chien, dit tranquillement Jeannette, est moins méchant que vous le dites. Elle se baissa, caressa la tête de Sultan qui gémit de plaisir. – Nom de Dieu ! jura Baudricourt. Jamais vu ça. Tu serais pas un peu sorcière ? Si j’ai un conseil à te donner, c’est de revenir chez ton père. Je souhaite qu’il te flanque une bonne raclée pour t’apprendre à faire l’intéressante. – Je pars, dit Jeannette, mais je reviendrai. Vos côtelettes... – Eh bien, quoi, mes côtelettes ? – Elles sont en train de brûler. – C’est fichu, dit Laxart. Inutile de revenir. Trop dangereux. Je connais bien Baudricourt : quand il se met sérieusement en colère, il devient brutal. – Il est comme son chien. Il faut savoir le prendre. – Comment as-tu fait avec Sultan ? Il aurait pu te sauter à la gorge. – J’ai compris qu’il n’était pas méchant. Je l’ai lu dans son regard. Je reviendrai, que ça te plaise ou non, et il faudra bien que cette brute finisse par m’écouter. S’il lève la main sur moi, je saurai me défendre. – Comme avec le chien, peut-être ? La nuit même, dans sa chambre, Jeannette eut une nouvelle apparition : un brouillon de lumière contre la fenêtre, un léger grondement comme d’un orage lointain, une silhouette lumineuse entourée de petites grappes de constellations... La voix qui se fit entendre était plus grave que d’ordinaire, sans être sévère : Jeannette ne devait pas se décourager ; sa route était tracée ; Baudricourt finirait par se laisser convaincre. C’était écrit. La voix lui dicta ensuite les nouvelles consignes concernant sa mission : rencontrer le dauphin, délivrer Orléans, faire sacrer Charles à Reims. Elle en resta abasourdie : c’était où, cette ville de Chinon où se tenait ordinairement le dauphin ? Josef n’en avait pas parlé lorsqu’il avait dessiné la France sur la table de Domrémy. Quels chemins faudrait-il prendre pour s’y rendre ? Quels dangers aurait-on à affronter en cours de route ? Comment allait-elle se comporter avec le dauphin, à supposer qu’il acceptât de la recevoir ? Tout cela la dépassait. Elle se disait que Baudricourt avait peut-être raison, contre elle, contre Laxart, contre ses voix. Elle avait l’impression d’avancer dans un marécage qui se refermait inexorablement sur elle et paralysait ses membres. – Ne te laisse pas abattre, lui dit Catherine Le Royer. Je connais bien Baudricourt : s’il t’a fait son petit numéro de brute insensible, c’était pour t’impressionner et montrer qu’il est le maître. Si tu persistes, tu as des chances de le convaincre. Il n’aime pas qu’on lui résiste, mais il déteste qu’on lâche pied sans lui avoir tenu tête. Fais en sorte de te trouver de temps en temps sur son chemin pour lui montrer que tu es toujours là et que tu ne renonces pas. C’était un bon conseil. Quand Jeannette n’aidait pas Catherine aux soins du ménage : couper du bois, puiser de l’eau, épouiller la marmaille, elle montait vers la citadelle et guettait la sortie du rustre qui, une fois ou deux par jour, allait inspecter les portes et secouer les puces aux vigiles. En passant près d’elle, il faisait mine de l’ignorer mais il la remarquait et, pour Jeannette, c’était l’essentiel. Laxart était retourné à Burey puis, comme il ne tenait pas en place, avait poussé jusqu’à Domrémy pour donner des nouvelles de la petite. Un jour, Jacques l’accueillit fort mal. – Qu’est-ce que j’apprends ? Tu es allé avec Jeannette à Nancy ? Un voisin t’a vu sur ta mule avec Jeannette en croupe, près de Neuves-Maisons. – Jeannette, bredouilla Laxart, s’ennuyait de vous. Alors je lui ai montré le pays. – Lui as-tu parlé de son mariage au cours de ces promenades ? Maître Thierry commence à perdre patience. Il exige une réponse. J’ai donné ma parole, tu comprends ? Faudra-t-il que je me rende à Burey, lui tirer l’oreille ? – Ne te donne pas cette peine, cousin. Ta réponse, tu l’auras sans tarder... Elle était plantée là depuis plus d’une heure. Aucun des habitants de la citadelle n’en était sorti et personne ne se montrait, hormis les soldats de la ronde qui rigolaient en lui faisant des signes salaces entre les merlons. Il est vrai que la neige continuait de tomber et qu’il courait sur ces hauteurs une bise glacée qui faisait danser des flocons larges comme des papillons. Elle s’apprêtait à s’en retourner lorsque la porte du châtelet s’ouvrit pour laisser passer une sorte d’ours qui se dirigea vers elle en tapant ses moufles l’une contre l’autre. – C’est toi, Jeannette de Domrémy ? demanda l’ours. Je viens te dire de la part de mon maître que tu perds ton temps et que tu risques d’attraper la mort. Il se lèvera pas d’aujourd’hui : il a une foutue fièvre. – Conduis-moi jusqu’à lui : il faut que je lui parle. – Et lui, il souhaite pas te revoir. Ma petite, il est plus têtu que toi. Mieux vaut t’en retourner d’où tu viens. Il lui dit son nom : sergent Bertrand de Poulengy, et ajouta : – Reviens tout de même. On sait jamais. – Je reviendrai. Il faudra bien que ton maître accepte de me recevoir. Jeannette revint le lendemain et les jours qui suivirent, sans son cheval qu’elle ne voulait pas exposer au froid. Elle s’abritait sous les basses branches d’un sapin, grelottant dans sa cape, l’oeil rivé sur la porte du châtelet. Un matin, n’y tenant plus, elle alla cogner du poing à la porte. Un garde lui ouvrit. Elle demanda à voir le capitaine de Baudricourt. Le garde la conduisit dans la salle d’armes où brûlait un feu d’enfer. Baudricourt était en train de disputer une partie de cartes avec ses sergents parmi lesquels elle reconnut Poulengy qui lui sourit, se leva pour lui proposer un siège puis une tranche de pain et un verre de vin chaud qu’elle refusa, prétextant que c’était son jour de jeûne. Elle entendit, comme venue du fond d’une crypte, la rude voix de Baudricourt qui lançait : – Elle ne manque pas de courage, cette pucelle, nom de Dieu ! Elle est encore plus obstinée que moi ! Comme il se dirigeait vers elle, ses cartes encore à la main, elle s’écroula dans les bras de Poulengy, qui la traîna jusqu’à une paillasse et lui versa entre les dents quelques gouttes de vin, tandis que le capitaine chassait les hommes penchés sur elle. – Avez-vous fini de la reluquer ? Foutez le camp ! Quand il se retrouva seul avec Poulengy, il défit le haut de la robe, en rabattit les pans sur les reins et lui frotta le corps et le visage avec une telle vigueur qu’elle revint à elle et faillit hurler de terreur en voyant ces deux hommes penchés sur sa poitrine dénudée. – En nom Dieu ! s’écria-t-elle. Que faites-vous ? Qui êtes-vous ? Où suis-je ? Baudricourt se redressa lentement. – Tu me demandes qui je suis alors que tu me cours après comme un avare à qui on aurait volé son trésor ? Ma petite, dis-toi bien que nous venons de te sauver la vie. Elle cacha sa nudité, se releva et, appuyée des deux mains au rebord de la table, bougonna : – Vous m’avez peut-être sauvé la vie, messire, et je vous en remercie, mais je ne puis vous pardonner d’avoir dénudé et touché mon corps. Aucun homme ne l’a jamais fait et je tuerai celui qui s’y risquera. Les deux hommes échangèrent un regard amusé, jurèrent de ne plus recommencer. – Quant à toi, ajouta le capitaine, il faudra renoncer à me harceler, sinon je ne réponds plus de mes actes. Inutile de te demander si tu tiens toujours à ton idée ? – Comme je tiens à ma vie ! Je suis plus que jamais décidée à m’attacher à vous comme une tique tant que vous n’aurez pas satisfait à ma volonté qui est celle de mes frères du Paradis. J’attends de vous que vous m’équipiez, m’armiez et me confiez une petite escorte pour me conduire auprès du dauphin, à Chinon. Il y va de votre salut. Donnez-moi votre accord ! Baudricourt se gratta la barbe en signe de perplexité. – Peut-être que oui, peut-être que non... Tu auras ma réponse demain, à quatre heures de relevée. À l’heure dite, elle heurtait à l’huis. Baudricourt se trouvait dans le logis central, seul, en train d’écrire son courrier du jour, une chandelle posée devant lui car la nuit était proche et le temps sombre. Il se leva en la voyant paraître, l’aida à se défaire de sa cape. – Tu as repris des couleurs, dit-il d’un ton jovial. Hier, tu nous as fait peur, avec ton visage blanc comme celui de la Sainte Vierge. On n’a pas idée de jeûner avec ce temps de chien ! – Qui vous a dit que j’avais jeûné ? – Toi-même en refusant le pain et le vin qu’on t’offrait. Risquer sottement ta vie, jeune et belle comme tu l’es, c’est de la folie ! – Passez outre, capitaine ! Nous avons à parler sérieusement. – Je suis ton homme. Baudricourt envoya l’un de ses gardes chercher une cruche de vin chaud, du pain et des noix. Il paraissait soucieux, nerveux, évitait de regarder sa visiteuse en face. Il dit en s’attablant, le dos à la cheminée : – J’ai réfléchi à ta demande et j’ai songé que je n’ai rien à gagner dans cette affaire. Je reste fidèle au dauphin, soit, mais je ne puis dégarnir ma garnison pour te permettre de satisfaire tes folies. Le mieux est que tu renonces à ce projet. Toi et moi, nous avons mieux à faire que nous engager dans cette aventure insensée. – Et quoi donc, je vous prie ? – Ce que font un homme encore jeune comme moi et une drôlesse jolie comme toi quand ils se plaisent. – Qui a dit que vous me plaisez ? Il cassa une noix entre le pouce et l’index, la lui tendit. – Tu me cours après depuis que tu as débarqué à Vaucouleurs. Mes sergents et mes hommes sont persuadés que tu es amoureuse de moi ! Ils en rigolent dans mon dos. Je ne les détrompe pas parce que ça me flatte. Depuis que j’ai vu tes seins, hier, j’en ai des vertiges. Alors je me suis dit que, si tu voulais bien... Jeannette se redressa lentement ; il la retint par le poignet, la serra contre lui, chercha ses lèvres. Elle l’écarta violemment. – Vous vous méprenez, Baudricourt ! Je suis pucelle et le resterai jusqu’à la fin de mes jours. Je n’ai rien non plus à gagner dans cette affaire, sinon la satisfaction d’obéir à mes voix. Elles me disent que vous aussi devez obéir. – Et mes voix à moi me disent d’avoir à me méfier. Alors, donnant, donnant : tu me cèdes et je consens à t’aider dans ton projet. – C’est non. – Eh bien, va au diable ! En sortant de la citadelle, la mort dans l’âme, elle croisa un cavalier portant les armes de Lorraine qui s’arrêta pour la saluer. Ce signe d’attention lui procura un peu de réconfort. Laxart l’attendait chez le charron. Il revenait de Domrémy. – Ton père m’a parlé du mariage qu’il a projeté avec le procureur de Toul. Il commence à perdre patience. Si ta réponse ne lui est pas parvenue dans la semaine qui suit, il viendra te chercher. Jeannette s’assit au coin de la cheminée, la tête dans ses mains. – Je crois que je vais finir par céder, soupira-t-elle. Je ne peux rien obtenir de Baudricourt. Ce rustre a même tenté de me violer. J’attends un dernier conseil de mes voix. Si rien ne se produit, je reprendrai le chemin de Domrémy. – Il me plaît de te voir devenue raisonnable. Tes visions, tes voix, je peux te dire à présent que je n’y ai jamais cru vraiment. Je t’aime tant, ma Jeannette, que je n’ai pas voulu te contrarier et renoncer à t’aider. Tu peux commencer à préparer tes bagages pour le retour. Je viendrai d’ici quelques jours pour te ramener à ton père... Orléans-Chinon, 1428 Il n’avait pas été facile de faire admettre au régent Bedford que l’offensive vers le sud de la Loire devait avoir comme premier objectif Orléans. Il était plutôt d’avis que l’on fonçât sur La Rochelle en passant la Loire à Angers : c’est dans cette première ville que débarquaient les contingents écossais du dauphin. Le Conseil avait fini par le décider, en lui faisant valoir que, lorsqu’on pouvait entrer par la grande porte, il était ridicule de s’engager dans un soupirail. Qui allait commander cette expédition ? Le Conseil de régence voulait la lui confier. Il se récusa : d’autres charges le retenaient à Paris et il ne voulait pas risquer sa vie dans cette aventure, ce qui aurait eu des conséquences dramatiques. On avança les noms de Talbot, de Scales, de Gloucester. Ce fut Salisbury. Bedford envoya des émissaires l’arracher à ses terres de New Sarum. Thomas de Montagu, comte de Salisbury, connaissait bien la France. Quatre ans auparavant, ce jeune seigneur s’était mesuré, à Verneuil, aux Écossais du dauphin Charles et avait tiré quelque orgueil de sa victoire avant de revenir planter ses choux dans son domaine du Wiltshire, sur les rives de l’Avon. À la mi-juin, il débarquait à Calais avec quelques compagnies de yeomen pour participer à la réalisation du grand projet : achever la conquête de la France, ni plus ni moins. Ils ne pourrait disposer que de six mille hommes car, en plus de cette conquête, il fallait maintenir des garnisons importantes dans les territoires occupés, et notamment dans la Normandie rebelle. Avant de se porter sous les murs d’Orléans, Salisbury se fit la main sur quelques places fortes, enleva Chartres, Nogent-le-Roi, Châteaudun et Mehun-sur-Yèvre, résidence favorite du dauphin. Il dirigea ensuite son armée sur Orléans par un beau mois de septembre qui sentait les fruits mûrs. Il s’attarda à cueillir au passage quelques villes aimables : Marchenoir, Jargeau, Beaugency, Cléry... Autant de noms qu’il se plaisait à égrener comme une litanie. Devant Orléans il s’arrêta, interloqué. Il savait qu’il s’agissait d’une ville importante, bien remparée, et qu’il ne suffirait pas d’une démonstration de force pour lui faire baisser les ponts. Il chercha les faubourgs et ne trouva que des ruines calcinées : les bourgeois les avaient détruits afin que l’assiégeant ne pût s’y établir. – Par saint Georges ! jura-t-il. Voilà qui n’arrange pas nos affaires. Nous avons les meilleurs soldats d’Angleterre et nous allons devoir en faire des terrassiers ! Il va falloir édifier des bastilles pour encercler cette ville. Il nous faudra des mois pour y parvenir, en laissant des brèches dont profitera l’ennemi. Il faudrait cinquante mille hommes et des lieues de boulevards pour qu’aucun secours ne puisse pénétrer dans cette cité. Il harangua son armée rassemblée devant les Tourelles, un châtelet de vastes dimensions campé sur la rive opposée et qui donnait sur le pont dont les habitants avaient fait sauter quelques arches. Salisbury... Visage d’ange blond et coeur de fauve. Il s’était attaché à ses hommes et savait s’en faire respecter. Pourtant, ce qu’il leur annonça leur déplut : ils allaient, au lieu de combattre, devoir creuser et bâtir, ce qui supposait un siège de longue durée. Pour comble de déception, il neigeait et pleuvait dru, ce qui gênait le ravitaillement. Salisbury ne s’émut guère des murmures qui montaient de la troupe : il connaissait trop bien ses yeomen et sa piétaille pour savoir qu’ils se plieraient aux ordres. Tous se mirent au travail, face aux remparts d’où les gens d’Orléans les regardaient oeuvrer avec un sentiment de détresse. Ces bons bourgeois n’avaient à opposer à l’ennemi qu’une milice de boutiquiers et d’artisans qui complétait les effectifs modestes de la garnison. On avait demandé du secours au dauphin, mais il tardait à paraître. Les notables manifestaient quelque inquiétude quant aux subsistances, l’afflux des gens des faubourgs et des villages proches qui avaient fui devant l’armée anglaise ayant presque doublé le chiffre de la population. Les Anglais avaient à leur tête, avec Salisbury, un des meilleurs capitaines d’Angleterre : jeune, beau, courageux, agressif et, de surcroît, excellent organisateur. Orléans ne pouvait compter pour assurer sa défense que sur le gouverneur, M. de Gaucourt, que l’on disait timoré, et maître Jacques Boucher, trésorier du duc Charles d’Orléans, qui n’avait rien d’un chef de guerre. Le capitaine qui manquait à la ville se présenta en la personne d’un fils illégitime du duc Louis : celui qu’on appelait le Bâtard d’Orléans, puis Dunois ; il était le demi-frère de Charles, prisonnier à Azincourt depuis huit ans, et qui, dans la Tour de Londres, prenait son mal en patience, en attendant que l’on eût payé sa rançon, à composer des poèmes où s’épanchait sa nostalgie de la terre natale. Dunois parvint sans encombre à pénétrer dans la ville accompagné d’une solide escorte, au nez et à la barbe des Anglais occupés à bûcheronner, à terrasser et à bâtir leurs fortifications. Il se libéra d’une grande colère et annonça une bonne nouvelle : – Les Anglais ont failli à leur parole ! s’écria-t-il. Ils avaient fait serment de ne pas attaquer cette ville dont le seigneur est leur prisonnier et donc incapable de la défendre. Et les voilà qui nous assiègent ! En revanche, il leur faudra des mois pour contourner entièrement Orléans avec leurs bastilles. D’ici là, j’espère, nous aurons reçu du secours. Les États généraux du royaume se sont tenus récemment à Chinon et ont décidé de nous venir en aide. Patience et haut les coeurs ! C’était un discours optimiste. Trop peut-être : il sentait la bravade. On fêta néanmoins le Bâtard comme le Messie, mais sans grande conviction : l’armée de secours, on l’attendait déjà depuis des semaines... La dauphine Marie venait d’accoucher, d’une petite Catherine. Elle vint en compagnie de sa mère, Madame Yolande, la présenter à son époux qui s’en trouva tout ragaillardi, encore qu’il eût préféré qu’elle lui donnât un garçon. Elle amenait avec elle son premier fils, Louis, qui, âgé de cinq ans, n’avait rien d’un Hercule et d’un Adonis : il avait hérité les traits ingrats de sa mère dont on disait qu’il suffirait de la montrer aux Anglais pour les faire fuir, et la complexion malingre de son père, mais avec, dans le regard, une étincelle de malice. Au soir de cette présentation, Charles dit à Marie : – Ma mie, nous avons fait de si beaux enfants qu’il ne faut pas en rester là. Je vous rendrai visite ce soir dans votre chambre. Il prenait cette décision à la fois comme un hommage dû à son épouse et une corvée incontournable. La Louvette partie rejoindre son père exilé en Provence, Mme de Bothéon revenue dans sa famille, il s’ébattait dans un gynécée de jeunes concubines dont la moins appétissante était plus agréable à regarder que ce laideron dont on avait fait son épouse. Expulsé de la cour de par la volonté de Richemont, le premier médecin Cadart avait été avantageusement remplacé dans ses fonctions de pourvoyeur de chair fraîche par deux acolytes qui tenaient le dauphin sous leur coupe : le grand chambellan Georges de La Trémoille et le chancelier Regnault de Chartres, archevêque et duc de Reims, un grigou dont on disait : « Il ne sert ni Dieu ni personne, il se sert. » Grâce à ces deux complices, le dauphin ne se trouvait jamais seul au moment de gagner sa chambre. La venue de son épouse ne troublait guère ces aimables habitudes : il l’honora fort convenablement à plusieurs reprises, pour la bonne cause, puis, sans le moindre scrupule, revint à ses favorites. 6 Va, Fille Dieu, va ! Vaucouleurs, début 1429 Jeannette était occupée à seller son cheval et à lier son bagage sur le troussequin lorsque Bertrand de Poulengy survint et lui annonça que le capitaine Robert de Baudricourt l’attendait dans la citadelle. Il ajouta, d’un air mystérieux : – Tu peux défaire tes bagages. Il y a du nouveau. Il ne la conduisit pas directement au capitaine mais dans une salle basse où se tenait assis le cavalier de Lorraine qu’elle avait croisé la veille, à côté d’un autre garçon qui, l’ayant aidée à se défaire de son manteau, lui dit : – Je suis Colet de Vienne. Je fais la navette pour le courrier entre le dauphin Charles et le capitaine de Vaucouleurs. Je suis arrivé dans la nuit avec des consignes vous concernant. Je dois vous conduire à Chinon. Monseigneur le dauphin vous y attend. Jeannette se laissa tomber sur un tabouret, bouche bée, incapable de proférer le moindre mot. – Je ne comprends pas votre émotion, ajouta Colet. Votre intention était bien d’avoir un entretien avec lui ? Poulengy, souriant dans sa barbe blonde, attira Jeannette vers l’embrasure d’une fenêtre et lui dit : – Mon maître m’a chargé d’éclairer ta lanterne. Tu te souviens de ta première entrevue avec lui, et avec quelle rage il t’a envoyée dans les ronces. Il a changé d’avis sur ton compte après un entretien avec la reine de Sicile que son fils, René d’Anjou, avait tenue au courant de ta visite au duc Charles de Lorraine. Il n’a pas été facile de le convaincre que cette histoire de voix, d’apparitions, de mission, ne relevait pas de ton imagination. Je ne suis pas persuadé qu’il soit tout à fait convaincu, mais il est décidé à t’aider. – Comment pourrais-je oublier sa première réaction ? dit Jeannette. Et la deuxième fut pire. – Il te mettait à l’épreuve. – N’empêche ! Si j’avais cédé, je ne serais plus vierge aujourd’hui et je serais sa concubine. Dieu m’en a gardé. – Ce n’était pas son intention. Il est fidèle à son épouse. Là encore, il s’agissait d’une épreuve. Il a bien manoeuvré et tu t’en es tirée avec honneur, ce qui lui a été sensible. Jeannette se sentit fondre de confusion et de bonheur. Alors que la nuit se refermait sur elle, que ses projets sombraient lamentablement, qu’elle envisageait de se soumettre à la volonté de son père et d’épouser le procureur, une porte s’ouvrait sur des perspectives radieuses. – S’il te plaît, poursuivit Poulengy, renonce à te faire appeler Jeannette : cela convient mal au sérieux de la mission qui t’attend. Dorénavant, tu t’appelleras Jeanne. – Quand partons-nous ? dit-elle avec feu. Ce soir ? Demain ? Poulengy éclata de rire. – Comme tu y vas ! Une telle expédition ne s’improvise pas. Pour commencer, tu vas apprendre à chevaucher. Elle protesta : à six ans, déjà, elle montait la jument pour mener le bétail à l’abreuvoir. Poulengy esquissa un sourire. – Tes promenades à l’abreuvoir et à Nancy, c’étaient des jeux d’enfant. Nous allons devoir chevaucher durant cent cinquante lieues, de jour et surtout de nuit. Au bout de trois jours, tu auras l’arrière-train en compote et les reins moulus. Je t’apprendrai, avant notre départ, à tenir correctement ton assiette, à piquer un galop, à faire des voltes, autant de choses que tu ne sais pas faire. – Sache, Bertrand, que, si cela avait été nécessaire, je serais partie à pied, quitte à m’user les jambes jusqu’aux genoux. Elle se laissa tomber sur un banc et, les coudes sur la table, se mit à pleurer. Les deux hommes échangèrent un regard perplexe. Elle hoqueta : – Pardonnez-moi, mes amis. Si je pleure, c’est en songeant à mes parents, à mes compagnes, à mon village. Je les aime et ne les verrai peut-être plus, car mes jours sont comptés. – Que dis-tu là ? demanda Colet de Vienne. Quelle est cette sottise ? Comment sais-tu que ?... – Je le sais, dit-elle en essuyant ses larmes et en se levant. Je le sais de par Dieu et mes frères du Paradis... Orléans, 1428-1429 Pour les gens d’Orléans, l’affaire ne se présentait pas sous un jour favorable. Un matin d’octobre, accompagné de Jacques Boucher et de M. de Gaucourt, Dunois inspecta le camp des Anglais du haut des remparts et sentit son coeur se serrer : à l’emplacement des faubourgs, les soldats progressaient dans l’édification de leurs retranchements ; déjà, vers l’occident, les structures des bastilles sortaient de terre, reliées par des boulevards empierrés et entourées de profondes tranchées. – C’est fort impressionnant, dit Gaucourt, mais, à tout prendre, ce système défensif a d’énormes défauts : il laisse la ville libre d’accès du côté de la Beauce, au nord ; ensuite, ces ouvrages sont trop distants les uns des autres et, en cas d’attaque, seraient vite isolés. De combien d’hommes dispose Salisbury ? – De six mille environ, répondit Dunois, mais il va sûrement recevoir des Bourguignons en renfort. – Notre chance, dit maître Boucher, c’est que nous avons encore du blé dans nos greniers pour quelques semaines et qu’il nous est relativement facile de nous approvisionner, ce qui n’est pas le cas de l’ennemi. De plus, Salisbury risque d’être pris à revers par l’armée de secours du dauphin. – Rien n’est moins sûr ! bougonna le Bâtard. Le trésor de Charles est vide et il n’a pas d’armée digne de ce nom. J’ai le sentiment que nous ne devrons compter que sur nous. Si quelqu’un connaît bien le dauphin, c’est Dunois : ils ont été élevés ensemble, ont partagé une amitié sans nuages ; durant des années, ils ont sucé le lait aigre de l’exil, de la guerre, de la misère. Le Bâtard avait seize ans quand il a mis l’épée au côté pour aller défendre son cousin Charles contre les Bourguignons de Jean sans Peur qui avaient massacré son père rue Barbette. Le destin de la puissante maison d’Orléans est aujourd’hui entre les mains de ce fils illégitime du duc Louis. Il a hérité les goûts de son père pour la guerre et la séduction de sa mère, Mariette d’Enghien. À l’âge de dix-huit ans, il s’est battu comme un loup, à Baugé, avec les Écossais de Stuart contre les Anglais de Clarence et a été fait chevalier sur le champ de bataille. Peu après, il a épousé l’une des filles de Louvet, le ministre du dauphin, et l’a suivie dans l’exil de son beau-père. Peu après, tout feu tout flamme, il a retrouvé l’armée anglaise devant Montargis et a recouvré sa grâce auprès du cousin Charles. Lorsqu’il s’est présenté devant Orléans, il était d’une beauté sereine et virile, portant sur son écu le blason de la famille qu’il défend, avec la barre de bâtardise, et dans son coeur la volonté de lui redonner son lustre perdu. Dunois n’avait pas été long à faire le bilan de la situation. La ville développait une lieue de remparts épais de six pieds et hauts de trente ; elle était flanquée de cinq portes fortifiées, de trente-quatre tours ; la garnison n’était forte que de cinq cents hommes environ, mais les habitants, artisans et gens de métier n’hésiteraient pas à s’armer pour défendre leur patrimoine. Dunois s’intéressait tout particulièrement à l’artillerie. Accompagné de ses officiers, il inspecta chaque bouche à feu et en vérifia le fonctionnement. La ville en possédait une centaine : bombardes, couleuvrines, veuglaires, ribaudequins... De quoi faire un fameux feu d’artifice et brûler la barbe des Godons. Les munitions ne manquaient pas non plus : chaque nuit, des fardiers pénétraient dans la cité chargés de moellons extraits des carrières de Montmaillard, dont les maçons faisaient des boulets. Femmes et enfants étaient requis pour la collecte du soufre et du salpêtre destinés à fabriquer la poudre à canon, des flèches et de grands boucliers. On avait confié au Bâtard le commandement général des opérations. Il avait battu le rappel de ses anciens compagnons, de ses alliés, et avait vu se présenter le maréchal de Boussac, Saint-Sévère, ainsi que des chefs de bande comme La Hire, Poton de Xaintrailles et Florent d’Illiers, dont l’audace et le courage étaient à toute épreuve. Il avait fallu trouver à loger et nourrir cette ribaudaille ardente et turbulente ; les bourgeois s’en étaient chargés, mais en prenant la précaution de fermer à clé leur cave, leur cellier, et de veiller sur leurs femmes et leurs filles. Pour fêter l’édification de leurs premières bastilles, les Anglais s’en étaient donné à coeur joie. Le dimanche 17 octobre – ces gueux ne respectaient pas le jour du Seigneur ! –, ils avaient arrosé la ville d’une centaine de boulets de gros calibre. La pièce maîtresse de leur artillerie, le Passe-volant, installée rive gauche, à la bastille Jean-le-Blanc, crachait comme des noyaux de prune des boulets de près de cent livres. Ce premier bombardement n’avait fait qu’une victime : une pauvre vieille qui, de sa fenêtre, jouissait du spectacle. Un matin, Dunois reçut une délégation de meuniers venant lui demander de l’aide : les Anglais avaient entrepris d’abattre à coups de bombardes les moulins flottant sur le fleuve. – Qu’à cela ne tienne, leur dit le Bâtard, nous allons vous procurer les chevaux nécessaires à moudre votre blé en restant à l’abri. Les soucis s’accumulaient : des assauts avaient suivi les bombardements. Troquant la pelle et la pioche pour leurs armes, les Anglais se ruaient sur les remparts. Vigilants, les Orléanais les accueillaient par des déluges de poix, d’huile et de cendres brûlantes apportées par les femmes. Désormais, plus de repos ! Chaque jour apportait son lot d’événements. Le 24 octobre – encore un dimanche ! – Salisbury se rendit maître des Tourelles, ce qui présageait mal des jours à venir. On organisa des processions, on fit une monstrance des reliques des deux saints patrons de la ville, Aignan et Euverte, avec une gigantesque rouelle de cierges promenée à travers rues et places. Ce même jour, le comte de Salisbury se montra de belle humeur. Il s’engagea gaillardement sur ce qui restait du pont mutilé, jusqu’à l’île occupant le milieu du fleuve. Il sifflait un air du Wiltshire, les mains dans sa ceinture, son chapeau sur l’oeil. – Glasdale, La Pole, lança-t-il, regardez bien et donnez-moi votre avis. Nous devrions construire un pont de bateaux pour accéder à l’autre rive. L’idée était simple, mais il fallait y penser. Il était en train de leur expliquer le meilleur moyen de s’y prendre pour tenter cette manoeuvre quand il s’interrompit au milieu d’une phrase, tomba sur les genoux et bascula en arrière : un boulet venait de lui arracher un oeil avec une partie du visage. Dunois était attablé à l’auberge de l’écu Saint-Georges, proche de son domicile, quand on lui amena un couleuvrinier qu’il avait déjà rencontré sur les remparts. Maître Jean avait la réputation de ne jamais rater son coup mais, en l’occurrence, il ne paraissait pas très fier de lui et pétrissait son bonnet entre ses mains. – C’est donc toi, bonhomme, lui dit le Bâtard, qui as réussi ce beau coup ? Compliment ! – J’aurais bien aimé, bredouilla l’artillier, mais je n’y suis pour rien. Faut dire que j’étais en train de faire la sieste près de ma couleuvrine quand je fus réveillé en sursaut par une détonation. À travers la fumée j’eus le temps de voir déguerpir un galopin qui paraissait avoir des ailes aux talons. Je lui courus après en l’injuriant mais ne pus le rattraper. Revenu au merlon, qu’est-ce que je vis ? Un officier allongé à la tête du pont, raide mort à ce qu’il semblait. Si je tenais le bougre qui a osé se servir de ma couleuvrine sans ma permission... – Si tu le retrouves, dit Dunois, tu lui bottes le cul et tu me l’amènes. Il mérite une récompense... Pour les fêtes de la Nativité, il tomba une neige si dense que les opérations du siège restèrent au point mort. Dunois eut la surprise de voir se présenter un officier anglais qui lui dit, d’un air embarrassé : – Nous nous apprêtons comme vous sans doute, monseigneur, à célébrer la naissance du Sauveur, notre patron à tous. Alors messire Glasdale vous prie de nous confier quelques musiciens, car nous en manquons. La requête parut si plaisante au Bâtard qu’il accepta. L’officier repartit avec des joueurs de chalumeau, de musette, de douçaine et de tambour en promettant qu’ils seraient de retour le lendemain et fort bien traités. Toute la nuit, les hommes de veille aux remparts entendirent, venant par bouffées à travers la neige, des Tourelles illuminées, une musique qui rappelait le choeur des anges. Le lendemain de Noël, c’est une autre musique qu’entendirent les assiégés : le bombardement avait repris avec une intensité accrue ; des boulets anglais crevèrent quelques toitures et défoncèrent la boutique d’un marchand de poissons. Dans les premiers jours de janvier arrivèrent sur la Loire deux éminents chefs anglais : le baron John Talbot, premier comte de Shrewsbury, accompagné de lord Thomas Scales, un des héros de la bataille de Verneuil où l’armée du dauphin avait été étrillée. Ils amenaient avec eux trois cents soldats et des pièces d’artillerie. Alors que la disette menaçait dans la cité, un convoi de vivres parvint à franchir les lignes, apportant aux assiégés un troupeau de porcs et de moutons. Du côté des assiégeants, la situation était pire. On avait dû abattre presque tous les chevaux et il fallait aller chercher fort loin à travers la Beauce le blé nécessaire à la troupe. L’arrivée d’un fort contingent de Bourguignons envoyé par le duc Philippe fut accueilli par des compliments et des grimaces : c’étaient autant de bouches à nourrir, s’ajoutant à celles qui, déjà, avant de chanter victoire, criaient famine. C’est alors qu’un émissaire du régent annonça qu’il se préparait, à Paris, une armée de secours apportant des hommes, des munitions et des vivres ; elle serait conduite par sir John Falstaff, grand maître d’hôtel de Bedford. Informé de cette nouvelle alarmante, Dunois réagit sans attendre. – Nous devons à tout prix empêcher ce convoi d’arriver jusqu’ici, dit-il. Nous nous porterons à sa rencontre avec la troupe cantonnée à Blois. Si nous parvenons à couper la route à Falstaff, nous ferons coup double : nous emparer de leurs chariots de vivres et de munitions, saper le moral de l’ennemi. L’interception eut lieu sur la route d’Étampes, non loin d’Angerville, en vue du village de Rouvray. Alertés par leurs éclaireurs, les Anglais formèrent avec leurs trois cents chariots un parc devant lequel ils se rangèrent en ordre de bataille. Alors que le connétable d’Écosse, William Stuart, avait du mal à maîtriser sa troupe, Dunois jugeait prudent d’attendre l’arrivée du comte de Clermont qui lui amenait le contingent de Blois. Au mépris des consignes, les Écossais lancèrent un corps de cavalerie contre l’enceinte de pieux abritant les yeomen ; ils reculèrent sous une grêle de flèches. Dunois était en train de tempêter contre cette initiative aventureuse et prématurée lorsqu’il vit une vague de cavaliers anglais déferler au cri de « Forward ! » et semer la panique dans les rangs de sa troupe. En dépit d’une blessure au pied occasionnée par le trait d’un yeoman, le Bâtard parvint à regrouper quelques compagnies de La Hire et de Xaintrailles, afin d’occuper leurs positions dans l’attente des renforts venus de Blois. Le comte de Clermont arriva comme moutarde après dîner et, constatant que la bataille était perdue, se hâta de remonter vers la Loire. C’était le 18 février, jour de la fête des Brandons. On appela cette bataille de Rouvray « la Journée des Harengs », par dérision et parce que les chariots anglais transportaient principalement ces poissons séchés destinés au Carême. De retour à Orléans, boitant à la suite de sa blessure, le Bâtard se rendit auprès du comte de Clermont qui avait pris les devants et avait été accueilli avec des quolibets par les habitants. – Votre conduite est inqualifiable ! s’écria-t-il. Si nos Écossais se sont trop pressés d’attaquer, vous, en revanche, vous vous êtes fait attendre. Je veux bien mettre cette faute sur le compte de votre jeunesse et de votre inexpérience, mais je vous tiens pour responsable de notre défaite. Vos Auvergnats... – ... mes Auvergnats, monseigneur, sont difficiles à manier. Alors que nous allions à votre rencontre et que le temps pressait, je n’ai pu les retenir de piller les villages que nous traversions. J’avoue avoir manqué de l’autorité nécessaire, mais cette campagne était pour moi un coup d’essai. La leçon me sera salutaire. Le départ de Clermont ne chagrina personne ; on estimait même qu’il eût mérité la corde. En revanche, la désertion des meilleurs capitaines, mortifiés par la défaite humiliante de Rouvray, souleva une tempête dans la population : on leur fit une haie de déshonneur, on les couvrit d’insultes et de crachats en criant qu’ils étaient des traîtres et des poltrons. Ce départ honteux précédait de quelques jours l’arrivée à Orléans de monseigneur Regnault de Chartres, l’un des conseillers du dauphin, venu s’enquérir de la situation. Il eut un entretien avec Dunois et lui dit : – Le rapport que je ferai au dauphin ne vous sera guère favorable. Tout va à vau-l’eau et je verrais déjà les Anglais maîtres de la ville si je n’avais quelque raison d’espérer en un secours qui vous surprendra. Croyez-vous aux miracles ? – Je crois, bougonna le Bâtard, à mon épée, au courage de la population et de mes hommes. De quel miracle voulez-vous parler ? Regnault l’entretint de la pucelle des marches de Lorraine qui, disait-on, avait reçu du ciel la mission de délivrer Orléans, de faire sacrer le dauphin à Reims et de chasser les Anglais hors du royaume. Ceux qui avaient la foi chevillée au corps croyaient à ces prédictions ; d’autres s’en gaussaient ou, comme La Trémoille qui penchait pour les Bourguignons, voyaient d’un mauvais oeil les Anglais lever le sièger d’Orléans. – À l’heure qu’il est, ajouta Regnault, notre pucelle, qui se prénomme Jeanne, doit être en route pour Chinon. Le dauphin a décidé de la recevoir. Ensuite, si elle parvient à le convaincre, elle prendra la tête d’une armée pour se rendre à Orléans. Avec l’aide de Dieu... Dunois demeurait sceptique : cette histoire avait toute l’apparence d’une fable destinée à jeter de la poudre aux yeux des Anglais et à remonter le moral des Français. – Une pucelle... soupira-t-il. Une pucelle à la tête d’une armée... A-t-on jamais vu cela ? Cette Jeanne, sait-elle monter à cheval et a-t-elle l’habitude des armes ? – Elle ne sait rien de ce que vous dites. C’est une simple bergère de Domrémy, mais elle semble possédée par une foi capable de renverser les montagnes. Alors, si elle est agréée par le dauphin, vous devrez vous-même l’écouter et tenir compte de ses avis, homme de peu de foi... Vaucouleurs-Chinon, printemps 1429 L’annonce du départ prochain de Jeanne avait fait le tour de la ville et suscité une intense curiosité dans la population. Les commères battaient le pavé devant la maison des Le Royer, si bien que Jeanne, de retour de la citadelle, devait emprunter des traverses pour entrer sans être importunée. Elle trouva un matin Colet de Vienne entièrement nu, allongé à plat ventre, une garce, à genoux sur ses cuisses velues, en train de le masser et d’oindre de graisse ses fesses meurtries par la selle. Il la retint comme elle s’apprêtait, par pudeur, à se retirer. – Tu en verras bien d’autres ! dit-il en riant. Je t’apporte une nouvelle qui te fera plaisir : nous quitterons Vaucouleurs le 13 février, jour anniversaire du dauphin. D’ici là, il faudra te faire confectionner une tenue compatible avec ton nouvel état. Tu ne peux entreprendre cette longue randonnée habillée en fille, avec ces cheveux longs. On ne part pas pour la guerre comme on se rend au marché ou au bal. Il ajouta, du ton le plus naturel : – De plus, pour nous assurer qu’il n’y a rien en toi de diabolique, Robert de Baudricourt a décidé de te faire exorciser. Lorsque Colet lui eut appris en quoi consistait cette épreuve, elle se sentit pétrifiée comme la femme de Loth mais réagit avec vivacité : si l’on avait perdu confiance en elle et en ses voix, elle renoncerait à sa mission ou partirait seule ! – Tu devras en passer par là, que tu le veuilles ou non ! dit Colet. De toute manière, il est trop tard pour changer d’avis. L’abbé Fournier vient d’arriver. Prépare-toi à le recevoir en évitant de l’insulter. C’est un brave homme de curé, et il renifle l’odeur du diable à dix lieues à la ronde. D’ailleurs, tu l’as déjà rencontré et tu as dû te confesser à lui. Sec comme un sarment, droit comme un piquet de vigne, l’abbé Fournier était doté d’un regard en forme de vrille rougie au feu. En abordant Jeanne en dehors d’un lieu saint, il ne paraissait pas décidé à composer. Il se planta devant elle, l’étole pendant sur la poitrine, le crucifix au poing, lui demanda si elle croyait en Dieu du fond de l’âme et lui posa toutes sortes de questions relatives à la pratique de la foi. – Vous savez tout de moi, dit-elle. Alors, pourquoi cet interrogatoire ? – Je ne sais de toi, ma fille, répondit le prêtre, que ce que tu as bien voulu m’en révéler. Il faut m’en dire plus. J’en ai connu, des filles et des femmes dissimulatrices, hystériques qui tentaient de m’abuser sous des apparences d’innocence ! – Si c’est ce que vous pensez de moi, s’écria-t-elle, passez outre et ne m’importunez plus ! – Reste, cria-t-il, je t’en conjure, et regarde-moi bien dans les yeux ! Satan, si tu habites cette créature, si tu inspires ses pensées et ses actes, retire-toi sur-le-champ ! Il brandit son crucifix, s’avança vers elle d’un air menaçant en s’écriant : – Vade retro, Satana ! Grand putassier, sors du coeur, de la tête, du ventre de cette innocente que tu as séduite ! Il s’était approché d’elle et lui soufflait au visage, avec ses imprécations, une haleine fétide qui la fit reculer. Elle lui jeta : – Qu’est-ce que tu attends, curé ? qu’une couleuvre ou un crapaud me sorte du fondement ? Il n’y a pas plus de diablerie en moi que de vin dans ton eau bénite ! En nom Dieu, cesse ces momeries ! La voix du prêtre se fit plus calme. Il soupira : – Jeanne, il faut me comprendre : je me méfie de toutes les femmes. Elles sont si changeantes... Aujourd’hui au ciel et demain au diable ! Varium et mutabile... Il essuya son visage en sueur avec le fond de son étole et laissa Jeanne partir avec sa bénédiction. – Il te reste beaucoup à apprendre avant d’entreprendre ce voyage, dit Colet de Vienne. Bertrand de Poulengy va t’enseigner les rudiments de l’équitation. Elle eût préféré que ce fût Josef Birkenwald , mais il patrouillait en compagnie de Robert de Sarrebruck dans le sud de la province. – Dis-toi bien, Jeanne, expliqua Bertrand, qu’aucun cheval ne ressemble tout à fait à un autre. Leurs caractères et leurs réactions sont imprévisibles, comme chez les femmes. Tu crois tout connaître de cet art qu’est l’équitation parce que tu as monté un bidet de campagne, mais tu ne sais rien. Regarde ce petit canasson à double croupe, fortement ensellé, bonasse avec sa grosse tête, son ventre rond, ses jarrets clos. Tu lui donnerais le bon Dieu sans confession et tu aurais tort. Il est vicieux comme cinq cents diables ! Ça se voit rien qu’à la façon qu’il a de te regarder. À la foire aux chevaux de Saint-Dizier, tu n’en tirerais pas quinze francs d’un connaisseur. En revanche, tu peux monter celui-ci. Ils le menèrent dans une prairie des bords de la Meuse. Jeanne le prit en main avec délicatesse, apprit à le commander par des coups de sifflet, des claquements de langue et des paroles aimables. Il se révélait maniable, puissant, facile à diriger de la bouche. – Ma foi, dit Poulengy, tu ne t’y prends pas trop mal. Mais attention, pas d’imprudence et pas de fantaisie ! Parle-lui à l’oreille, dis-lui que tu l’aimes, qu’il est le plus beau. Ça lui fera un plaisir fou. Évite les galops pour le moment. On ne sait pas ce qui pourrait lui passer par la tête. Il pourrait t’amener d’une traite jusqu’à Neufchâteau ! C’est un destrier, un cheval de bataille. Il ajouta, avec un sourire ! – Il s’appelle Almanzor. Il est à toi. Cadeau de Baudricourt. Fière comme Artaban, radieuse, Jeanne passa une partie de l’après-midi à promener sa monture dans la ville, à la lancer au trot, puis à lui faire piquer un petit galop à travers un taillis, avec des voltes facétieuses pour éviter les basses branches. Almanzor, après quelques réticences, répondait merveilleusement à la main et aux genoux. Lorsque la cavalière lui caressait l’encolure en murmurant son nom, il dressait l’oreille et elle sentait entre ses cuisses, sous la robe couleur de gros sel, un frisson de plaisir. Sur les instances de Colet de Vienne et non sans avoir hésité, Jeanne décida de sacrifier sa chevelure : elle était opulente, sombre, avec des reflets d’ambre sous le soleil. Zabelle en était très fière et prenait plaisir à la peigner. Elle confia le soin du sacrifice à Catherine Le Royer. La brave femme eut un sursaut : une si belle chevelure ! Et pourquoi, Seigneur ? – Parce que, lui dit Jeanne, quand on part pour la guerre, il faut avoir l’apparence d’un soldat. S’il vous plaît, faites-moi la coupe à l’écuelle, qu’on voie les oreilles et la nuque. Lorsqu’elle entendit les premiers crissements des ciseaux, elle ne put retenir ses larmes. Catherine y mêla les siennes, promettant qu’elle garderait cette chevelure dans un coffret, comme une relique. – Il faudra aussi, ajouta Jeanne en se regardant dans le miroir, me procurer des habits, sans la moindre fanfreluche. J’ai essayé ceux de Laxart – trop étriqués – et ceux de Poulengy – trop grands. – J’en fais mon affaire, dit Catherine. Je connais des bourgeoises dont les fils ont ta taille. Je serais étonnée qu’elles refusent de te faire ce cadeau puisque c’est pour Dieu et le dauphin. Jeanne fit son choix dans le monceau de frusques qu’elle trouva sur son lit : une véritable garde-robe ! Il fallut durant des heures essayer, tailler, retailler, coudre, essayer de nouveau chemises, pourpoints, chausses, jusqu’aux souliers et aux houseaux qui allaient remplacer les coquets escarpignons de l’oncle. Elle prit beaucoup de plaisir à revêtir un gippon tenu par une vingtaine d’aiguillettes et un chaperon à franges. Conviés à admirer la tenue de Jeanne, Colet de Vienne et Bertrand de Poulengy firent effectuer quelques retouches puis conduisirent leur protégée à Robert de Baudricourt, qui hocha la tête. – Rien à reprendre, dit-il. On s’y tromperait. Il te faudra une armure. On avisera lorsque tu seras arrivée à Chinon. Stupéfaits, les hommes de la garnison la regardèrent traverser la cour. Certains l’apostrophèrent gaillardement quand ils la virent monter en selle. – Jeanne, pousse un petit galop pour voir comment tu te débrouilles ! – Jeanne, suis-moi dans le jardin, je te montrerai comment on s’y prend pour terrasser un Godon ! – Jeanne, quand tu verras le dauphin, tu lui diras qu’il peut compter sur nous ! Elle souriait, répondait sur le même ton, faisait des signes de la main. Ce petit soldat avait dans sa tenue et son allure quelque chose d’attendrissant et qui forçait le respect : Jeanne semblait porter sous le chaperon qui bâillait sur sa nuque rasée tous les espoirs du monde. La selle de combat ne lui convenait pas : trop raide, une croupière trop épaisse et pas suffisamment haute. Le palefrenier du capitaine lui trouva une selle de voyage intermédiaire entre le harnais de guerre et le bât ; cela lui allait parfaitement et Almanzor ne parut pas s’en plaindre. Une nouvelle rapportée par l’aubergiste l’affligea : le sire de Bourlemont, ce personnage falot qu’elle avait rencontré un jour du printemps passé dans le Bois-Chenu, venait de rendre l’âme. Elle se souvint avoir annoncé à Hauviette que sa mort était proche. Ce phénomène de prémonition l’intrigua ; ce n’était pas la première fois qu’elle devinait dans le futur certains événements qui ne tardaient pas à se produire, comme si elle-même en avait décidé. Une angoisse venait de temps à autre la hanter : une obsession récurrente qu’elle repoussait mais qui revenait inexorablement, une voix intérieure qui répétait : « Jeanne, il faut te hâter car tu ne dureras guère... » Laxart lui rapporta des nouvelles de Domrémy : elle en fut accablée. Apprenant que Jeanne renonçait au parti qu’il lui proposait, le père était entré dans une colère brutale : il avait empoigné le pauvre Laxart au collet, l’avait accusé d’être complice de cet acte de désobéissance. Averti de l’échec de son projet, maître Thierry avait fait connaître qu’il porterait cette affaire devant le présidial de Toul. – Nous n’allons pas en rester là ! avait menacé Jacques. Tu vas m’accompagner à Vaucouleurs. Si cette garce ose encore me tenir tête, je la jette dans la Meuse avec une pierre au cou ! Non sans mal, Laxart l’avait convaincu de renoncer à cette idée. Il voulait bien tenter une nouvelle fois de demander à Jeanne de revenir au bercail. – J’ai parlé à ta mère de ton prochain départ, dit l’oncle. Je lui ai fait promettre de garder le secret jusqu’à ce que tu aies quitté Vaucouleurs. Te dire son chagrin... Elle m’a remis cet anneau, qu’elle a fait bénir par l’abbé Minet, en te demandant de le garder comme un porte-bonheur. La pauvre femme voulait que je t’accompagne jusqu’à Chinon. Je n’ai pas la santé suffisante pour entreprendre une telle équipée et je ne puis laisser ma femme seule au logis, dans l’attente qu’elle est d’un enfant. Il serra Jeanne contre lui, mêla ses larmes aux siennes, lui confia quelques écus. Remontant sur sa mule en s’aidant de la borne-montoir du charron, il lui dit : – Ma Jeannette, j’ai confiance en toi. J’ai pu douter de ta mission, mais aujourd’hui je sais que tu la mèneras à bien. Ne fais pas d’imprudence, vive comme tu l’es. Adieu, ma belle... Elle le regarda s’éloigner à travers ses larmes, sous une pluie fine, par la prairie morne comme une ravière sous l’orage. Colet de Vienne s’impatientait. La date du départ approchait et il craignait d’arriver en retard pour le rendez-vous de Chinon. Encore quatre jours... Encore trois jours... Il tournait en rond comme un ours en cage. Jeanne, elle-même mourant d’impatience, le harcelait : – Qu’est-ce qui nous empêche de partir aujourd’hui ? Le temps presse : les gens d’Orléans viennent de subir une lourde défaite. – Que dis-tu là ? Quelle est encore cette fable ? – Ce n’est pas une fable. Je l’ai appris par mes Conseils. Si tu en es d’accord, nous partirons demain, à l’aube. Il demanda à réfléchir. Après tout, rien ne les forçait à respecter une date qui avait été fixée arbitrairement. Les préparatifs étaient terminés, l’escorte composée depuis des jours. – Ce n’est pas demain matin que nous partirons, dit-il, mais ce soir. Baudricourt en est d’accord. Pour notre sécurité, nous voyagerons de nuit et nous nous reposerons dans la journée. Je ne veux pas que nous risquions de tomber sur une horde d’écorcheurs, d’Anglais ou de Bourguignons. Le pays en est infesté... Toute la population de Vaucouleurs s’était massée devant la grande porte de la citadelle, Catherine Le Royer au premier rang avec ses enfants. Elle stationnait là depuis le milieu de l’après-midi, sous un crachin glacé. L’escorte confiée par Baudricourt à la Pucelle se composait de deux volontaires, Jean de Metz et Bertrand de Poulengy, de deux servants, Julien et Jean de Honnecourt, d’un archer de la garnison, Richard. Colet de Vienne, qui connaissait le trajet mieux que quiconque, guiderait les voyageurs. – Dieu soit avec toi ! dit Baudricourt en embrassant sa protégée. Tu me pardonneras de m’être montré brutal et grossier. Il lui avait offert, en plus du cheval et de la selle, une bonne épée, une dague et des éperons d’argent. Alors qu’elle s’apprêtait à enfourcher Almanzor, il ajouta : – Va, ma fille, et advienne que pourra. J’ai la certitude que tu réussiras dans ta mission. La foule silencieuse agitait des branchettes de houx comme pour l’entrée du Christ à Jérusalem. Des femmes à genoux priaient et pleuraient. Durant des jours, elles avaient vu la Pucelle traverser la ville à cheval ou à pied, s’arrêtant pour leur parler, leur dire que rien n’était perdu, que l’espoir résidait en Dieu et qu’il fallait Lui faire confiance. Elles l’avaient aidée à revêtir des vêtements d’homme et en tiraient de la fierté. La petite troupe s’enfonça dans la pénombre en direction de l’occident, accompagnée sur un quart de lieue par les gens de Vaucouleurs. La forêt absorba le cortège, et le long voyage commença à la nuit tombée. Dans l’aube glacée de février, au lever du jour, on arriva aux abords du village de Saint-Urbain qui se groupait autour de l’église et du monastère. Colet de Vienne envoya Richard en éclaireur : la place était libre. On pansa les chevaux avant de les mettre à la pâture sous les hauts murs de brique qui limitaient le domaine des moines. Accueillis avec chaleur par l’abbé, les voyageurs allèrent se reposer dans des cellules donnant sur le bief du ruisseau qui faisait tourner un moulin. Alors que la nuit tombait, Colet donna le signal du départ. Tous étaient debout depuis des heures et lestés d’un solide repas. Les chevaux sellés, la ration d’avoine distribuée, il dit à ses compagnons de route : – Il nous reste plus de cent lieues à faire1. C’est dire qu’il ne faudra pas s’attarder à contempler les étoiles, d’autant qu’avec ce temps de chien et ce ciel bas... Nous devrions être, demain, dans les parages de Vouthon. – Ma mère est native de cette paroisse, dit Jeanne. Nous y avons encore de la famille. – Nous ne pourrons nous y arrêter. Tu devras renoncer aux effusions. Nous risquons des indiscrétions dangereuses pour la suite du voyage. Ce ne fut pas tous les matins qu’ils trouvèrent, comme à Saint-Urbain, le gîte et le couvert. Ils passèrent la plupart des journées consacrées au sommeil en pleine forêt, parfois dans des huttes de bûcherons et de charbonniers. Richard cherchait un emplacement favorable et, après une inspection minutieuse des environs, on campait, emmitouflés dans des couvertures et sous des abris de branchages, après avoir rompu le pain et taillé dans le jambon et le fromage. Les hommes prenaient la garde à tour de rôle. Un jour, sur le coup de midi, Jean de Metz éveilla Colet, lui désigna la crête d’une colline où se profilaient des silhouettes d’hommes et de chevaux. – Des routiers bourguignons, dit Colet. Ils sont faciles à reconnaître. Une chance que nous ne soyons pas tombés sur eux en cours de route ! À l’issue d’une longue étape de nuit, ils trouvèrent asile dans une grange abandonnée et s’effondrèrent sur un tas de vieux foin, Jeanne restant habillée, comme ses compagnons, entre Poulengy et Jean de Metz. Elle ne se méfiait pas d’eux ; en revanche, elle avait à se garder de Richard ; elle n’aimait pas ses regards malsains, ses sous-entendus salaces. Un jour, elle dut se défendre : écartant sa couverture, il avait glissé la main sur sa poitrine ; elle lui avait posé sur le cou la dague qu’elle tenait toujours à sa portée. Depuis, il se tenait tranquille. Lorsque l’escorte passait à proximité d’une chapelle ou d’une église de village, Jeanne demandait à Colet la permission d’aller s’y recueillir ; il ne pouvait lui refuser cette faveur mais la faisait accompagner par l’un des servants. Comme elle supportait mal de garder sur elle, nuit et jour, des vêtements qui sentaient la sueur et l’humidité, elle profitait de la proximité d’une rivière ou d’un étang pour se livrer à l’écart à sa toilette. Le plus difficile était de franchir les rivières. Richard était envoyé en reconnaissance et, comme les ponts étaient rares et sévèrement gardés, il fallait trouver un gué où les montures avaient souvent de l’eau jusqu’à la pointe de l’épaule. Une nuit, alors qu’elle était lasse et s’efforçait de vaincre le sommeil, Jeanne vida les arçons en poussant un cri et se luxa le bras. Il fallut interrompre la marche, appliquer un baume sur la chair meurtrie, faire observer à la blessée un repos de quelques heures. Les loups qui suivaient l’escorte se regroupèrent à travers l’ombre, prêts à attaquer. Il fallut faire un feu pour les disperser en les menaçant avec des brandons afin qu’ils gardent leurs distances. – Nous allons devoir rattraper le temps perdu, décréta Colet. Dorénavant, nous voyagerons une partie de la journée. Nous devrons aussi nous réapprovisionner en pain et en viande. Nous ferons halte dans le premier village que nous trouverons. Richard, accompagné des deux servants, se chargea des emplettes. Ils revinrent avec des miches enfilées à leurs lances, des grappes de viande séchée et de lard à la ceinture, des gourdes pleines de vin. On serait tranquille pour quelques jours. On avait installé le campement dans les parages d’Auxerre lorsque Jeanne dit à Colet : – Je dois me rendre en ville. Il y a des jours que je n’ai pas prié dans une église. Laissez-moi y aller seule. Je me débrouillerai. – Jamais de la vie ! s’écria Colet. Quelle est cette lubie ? Tu n’as pas besoin d’une église pour tes prières. Tu pries matin et soir, même à cheval. Elle mit tant d’insistance dans sa requête qu’il finit par céder, en exigeant qu’elle se fît accompagner par les deux servants, les frères de Honnecourt. Ils franchirent les portes sans incident, croisèrent des patrouilles bourguignonnes qui ne les regardèrent même pas. Jeanne resta une heure en oraison devant une effigie de saint Michel et ressortit du sanctuaire le visage radieux, comme si elle venait de communier, toute trace de fatigue ayant disparu de son visage et de sa démarche. On avait effectué à peu près la moitié du chemin, et saint Michel l’avait rassurée : elle arriverait sans encombre à Chinon. L’escorte subit pourtant une alerte sérieuse dans une lande marécageuse des environs de Romorantin. Alors que l’un des frères de Honnecourt achevait le dernier tour de garde, il vit deux hommes s’avancer vers eux dans le brouillard du matin, avec deux faisans à leur ceinture et l’arc en bandoulière. Il éveilla ses compagnons. – Impossible de les éviter, dit Colet. Ils ont dû apercevoir la fumée de notre feu. Lorsque les deux chasseurs furent à quelques pas, on ne perdit pas de temps en salutations. Richard les maîtrisa. Colet les fit attacher à un arbre. Après les avoir délestés de leurs prises, il leur dit : – Je crois que vous êtes de bons bougres, mais j’ai appris à me méfier des apparences et à prendre mes précautions. Celle-ci était nécessaire. Le village n’est pas loin et, si vous donnez de la voix, on ne tardera pas à venir vous délivrer. Attendez que nous ayons mis de la distance entre nous. Merci pour le gibier... L’escorte n’était plus qu’à quelques jours de Chinon où l’on arriverait en passant au large de Loches. Jour après jour, la mine de Jeanne changeait : sur les chemins de la nuit on la surprenait à chanter, à danser lors des haltes, à rire et à plaisanter. Elle se livrait même à des facéties que Colet jugeait saugrenues, comme le jour où elle les éveilla en criant : « Alerte aux Anglais ! » et cet autre où elle se cacha pour s’amuser à les voir la rechercher à travers la forêt. – Commet fais-tu, lui dit Poulengy, pour garder cette fraîcheur et cette belle allure ? Moi, je ne sens plus mes os, ils sont comme de la pierre. Et si tu voyais mon arrière-train... Elle lui bourra la poitrine de coups de poing, lui lâcha une bordée de rire au visage. Elle était comme les autres lasse et moulue mais, soutenue, disait-elle, par ses frères du Paradis, elle aurait pu chevaucher jusqu’au bout du monde. – Moi aussi, dit-elle, j’ai mal au fondement, mais tu ne le verras pas, brigand ! Lorsque l’escorte arriva en vue de Sainte-Catherine-de-Fierbois dont les toits mouillés de pluie étincelaient sous la lune du printemps, Jeanne dit à Colet de Vienne : – Puisque nous avons un peu d’avance, permets que je m’arrête dans ce village. Si près de Chinon, il ne doit pas y avoir d’Anglais ni de Bourguignons dans les parages. Je ne t’importunerai plus, mais laisse-moi adresser une prière à Catherine : c’est une de mes saintes. Il dut bien lui accorder cette faveur, conscient qu’il ne ferait pas bon lui résister. – Je te donne une heure, pas plus. Tu partiras à pied pour ne pas attirer l’attention. Les deux frères de Honnecourt garderont la porte de l’église. Lorsque Jeanne pénétra dans le sanctuaire, le prêtre était en train d’enlever des vases des bouquets fanés de primevères. Il resta bouche bée quand surgit ce soldat qui avait la démarche et les traits d’une fille. Il la vit rejeter son chaperon sur les épaules, s’agenouiller devant l’effigie de sainte Catherine appuyée à la roue de son supplice, et se mettre à marmonner une prière, avant de lui demander de l’entendre en confession. – Si nous voulons coucher ce soir dans de bons lits moelleux, dit Colet en remontant en selle, il va falloir chevaucher toute la journée. Je suis content de vous, mes amis : en onze jours, nous avons effectué un trajet de cent cinquante lieues. Les meilleurs courriers n’auraient pas fait mieux. Ils longèrent la Vienne grossie par les premières crues du printemps. Le soleil caressait les vignes dont les dernières feuilles rousses étincelaient des averses de la nuit. Soudain, à un détour du chemin, Colet arrêta son cheval, se découvrit et se signa. L’index pointé vers un bouquet d’arbres qui laissaient apercevoir un amas de toitures, il dit simplement : – Voici Chinon, mes amis, nous sommes arrivés. Dieu était avec nous... 1- Environ quatre cents kilomètres. Chinon, février 1429 Le dauphin sortait de son oratoire la mine longue, des traces de larmes sur ses joues hâves et blêmes, une goutte de rhume en suspension au bout du nez. Il n’éprouvait pas plus de réconfort à ces prières qu’à ses confrontations avec lui-même. En apprenant la défaite infligée à l’armée d’Orléans par les Anglais, à Rouvray, il avait cru toucher le fond du désespoir. Que les Écossais se fussent mal conduits, qu’ils aient fait preuve de cette indiscipline qui était leur vice rédhibitoire, ce n’était pas pour le surprendre car il les avait vus à l’oeuvre à Verneuil, cinq ans auparavant, mais que le Bâtard, en qui il avait mis toute sa confiance, se fût conduit d’une manière aussi pusillanime le révoltait. Quant au comte de Clermont, un jeune étourdi incapable de s’imposer à ses Auvergnats, il devrait s’attendre à des représailles. Charles n’avait pas touché le fond du désespoir. Il avait appris peu après que les meilleurs capitaines rassemblés par Dunois avaient déserté, persuadés que la cause était perdue et que la ville n’avait rien de plus raisonnable à faire que de capituler. Comme naguère dans la salle de l’évêché à La Rochelle, des craquements précurseurs d’un effondrement imminent résonnaient de toutes parts. Du haut de sa morgue, le Gros Georges lui dispensait des conseils dont il se méfiait : – Monseigneur, il semble que les jeux soient faits. La seule résolution à prendre est de mettre, comme on dit, la clé sous la porte. Partez donc pour le Dauphiné. Vous y avez de fidèles sujets, ou pour l’Écosse où l’on vous vénère. Un sourire en coin, Charles lisait sans peine dans le jeu de cette outre de vanité, de lucre et de fourberie. – Merci de vous soucier de ma sécurité, mon bon ami, répondait-il, mais si je décide de m’exiler il faudra me suivre, et je doute que vous puissiez renoncer à vos biens. – Monseigneur, protestait l’hypocrite, je vous suivrais au bout du monde, nu comme Job ! Mais, si vous me l’ordonniez, je resterais seul face à vos adversaires, afin de sauver votre honneur... – ... et de préparer l’avènement de votre cousin Philippe. Il ne cache guère son ambition de devenir roi de France et trouverait en vous un ministre tout dévoué. Les rapports du dauphin avec son grand chambellan tournaient à un conflit larvé depuis l’éviction de Richemont. Le connétable n’avait pas perdu l’espoir de revenir à la cour la tête haute et d’y exercer de nouveau ses fonctions, mais il trouvait en travers de sa route un ministre bien décidé à lui interdire cette ambition, d’autant qu’il avait tout à redouter de la vindicte du sanglier de Bretagne. Il n’avait pas oublié le sort réservé à Pierre de Giac et à Le Camus de Beaulieu, et ne tenait pas à finir ses jours au fond d’une rivière, une pierre au cou. Charles en était bien conscient : si l’on s’en trouvait à ce point, au bord du gouffre, la faute en était principalement dans la haine que le ministre vouait à son connétable : Richemont présent à Orléans, on n’eût pas subi cette humiliante Journée des Harengs. Richemont, se demandait le dauphin, où peut-il être ? Il n’avait pas donné signe de vie. On savait qu’il occupait son temps à une guerre d’escarmouches, en Poitou, contre des mercenaires à la solde de La Trémoille. Un matin, à l’issue d’un Conseil, La Trémoille demanda au dauphin si l’on avait des nouvelles de cette pucelle, naguère servante d’auberge, qui se prétendait inspirée par le ciel. On n’en avait pas ; tout ce que l’on savait, c’est que son escorte avait quitté Vaucouleurs et qu’elle était en route. – Je m’en voudrais de détruire vos illusions, monseigneur, ajouta La Trémoille, mais l’on se gausse de cette affaire. Une pucelle qui n’est jamais sortie de son village, qui ne connaît, dit-on, ni A ni B... – Permettez-moi, Georges, de vous rappeler la prédiction de Merlin : perdue par une femme, la France sera sauvée par une pucelle des marches de Lorraine... Le roi retrouvera sa couronne par les conseils d’une vierge... Cela s’accorde parfaitement à la situation que nous connaissons. La pucelle dont parle l’Enchanteur ne peut être que cette fille de Domrémy. – Et qui est donc, selon vous, cette femme qui a perdu la France ? Le dauphin tourna les talons sans répondre à cette question qui frisait l’insolence : nul n’ignorait qu’il pût s’agir de la reine Isabeau et du traité signé à Troyes, qui donnait le pays aux Anglais... Entre la fortune du dauphin et celle de son grand chambellan s’était installé un système de vases communicants : tandis que le coffre du premier se vidait, le second voyait le sien se remplir à la suite de prévarications et de manoeuvres crapuleuses. Charles venait de faire engager auprès d’un usurier, par l’intermédiaire de La Trémoille, son heaume d’or. Le prêteur y avait trouvé son compte ; La Trémoille aussi. On pouvait se moquer de cette pucelle que l’on disait un peu sorcière, Charles attendait son arrivée avec impatience, comme si elle eût été son seul recours avant la faillite de son gouvernement. Il avait reçu la visite de celle qu’il appelait sa bonne mère, Madame Yolande : elle avait secoué son apathie à sa manière, qui n’était pas tendre. Il gardait encore en mémoire sa voix aux accents virils, roulant des rocailles aragonaises, ses gestes brefs et tranchants quand elle lui avait jeté au visage : – Mon gendre, quand cesserez-vous de vous lamenter, de passer vos nuits à boire en compagnie de vos putains, vos journées à regarder couler la Vienne et à méditer dans votre oratoire ? Vous devriez être sur les routes, rameuter vos sujets les plus fidèles, vous porter sur Orléans ! Elle lui avait parlé de la Pucelle : – Ceux qui la tournent en dérision devront déchanter. J’ai pris des renseignements sur elle et la suis de près : c’est une sainte fille. René, mon fils, l’a rencontrée à la cour de Lorraine et en dit le plus grand bien. Je suis persuadée que cette pucelle pourrait donner des leçons d’énergie et de courage à vos capitaines qui, eux, ne font pas de miracles, c’est le moins qu’on puisse en dire... Elle avait ajouté : – Prenez votre mal en patience, Charles. D’ici peu, Jeanne viendra frapper à votre porte et, de ce jour, tout sera changé. – Comment en être si sûre, ma mère ? Elle avait souri, mis un doigt sur ses lèvres et tourné les talons. Chinon, mars 1429 L’escorte de la Pucelle entra dans Chinon par la porte Saint-Étienne, déserte en ce milieu d’après-midi. Si Colet avait souhaité une entrée triomphale, avec la foule et les ménétriers, il en fut pour ses frais. Lui, Jeanne et leurs compagnons n’avaient d’ailleurs rien des sept cavaliers de l’Apocalypse. Ils ne se firent guère remarquer, si ce n’est de quelques gosses qui leur firent un brin de conduite à travers la ville, comme pour chaque groupe de voyageurs qui s’y rendait. Ce n’est pas vers la rampe menant au château que Colet se dirigea mais vers l’auberge des Deux-Colombes où il avait ses habitudes : elle se situait sur une grande place plantée de tilleuls, dominée par le fort Saint-Georges. Les deux soeurs qui tenaient l’établissement n’avaient de colombes que le nom : c’étaient deux jumelles fessues, mafflues, moustachues, qui se donnaient des allures de jeunesses sous leur bonnet de dentelle. En voyant Jeanne descendre de cheval, elles firent la grimace, les poings sur les hanches. – Qu’est-ce que tu nous amènes là, Colet ? dit l’une. Un gars ou une garce ? – Drôle d’allure... ajouta l’autre. Avec les fesses qu’elle a ou qu’il a, ça ne peut être qu’une drôlesse déguisée ou un bardache. Aurais-tu tourné casaque ? En apprenant qu’il s’agissait de cette pucelle dont on commençait à parler et qu’elle était attendue par le dauphin, elles changèrent de mine et de comportement, d’autant que Jeanne commençait à sentir la moutarde lui monter au nez. Elle donna des ordres d’une voix de sergent. – Faites porter dans ma chambre, dit-elle, un baquet et des brocs d’eau chaude. J’ai une semaine de crasse sur la peau et les reins en compote. Envoyez-moi aussi une servante pour m’étriller et me masser. Colet cacha un sourire derrière sa main : ce ton autoritaire le surprenait et lui plaisait. Il avait craint que Jeanne, arrivée à pied d’oeuvre, ne perdît de son assurance. Il se dit qu’elle était pleine de ressources, plus qu’il ne le pensait, et qu’il apprenait à la connaître. – Quand tu auras achevé ta toilette et que tu te seras reposée, dit-il, nous souperons. Je vais quant à moi monter au château pour prévenir de notre arrivée. Ne sors pas en ville avant que je t’y autorise : on n’est jamais assez prudent. Lorsqu’ils s’attablèrent à la nuit tombante, Colet rendit compte de sa visite au château : il avait acquis la certitude que le dauphin avait toujours l’intention de recevoir la Pucelle. Quand ? il le ferait savoir sans tarder. Un nuage de déception assombrit le visage de Jeanne. – Ce n’est pas le dauphin qui t’a reçu ? Il est donc tellement occupé ? Et ça veut dire quoi : sans trop tarder ? – Au diable si je le sais ! bougonna Colet. Prends ton mal en patience. Tu as la meilleure chambre d’auberge à plus de dix lieues à la ronde, une table réputée, deux charmantes hôtesses, des servantes à tes petits soins, dix églises où aller prier... Que veux-tu encore ? Que monseigneur le dauphin vienne te prendre par la main pour te conduire dans son cabinet ? Elle baissa la tête sur sa soupe, demanda comment était le dauphin. Il le lui décrivit de pied en cap, sans oublier le long nez rouge, le regard fuyant, les genoux cagneux, l’air d’attendre une punition céleste... – Tu le reconnaîtrais entre mille, d’autant que ceux qui l’entourent ressemblent à des colibris et lui à un moineau. – J’aimerais aussi, dit Jeanne, rencontrer la dauphine Marie, le jeune Louis, Madame Yolande dont René, son fils, m’a parlé à Nancy. Elle pourrait voir Madame Yolande, mais ni Marie ni son fils : ils venaient de quitter Chinon. Le lendemain à l’aube, Jeanne, remise de sa fatigue et de sa déception, était sur pied avant tous les autres. Elle alla réveiller Colet qui, en ronchonnant, consentit, après avoir avalé sa soupe, à lui faire visiter les lieux saints en laissant les chevaux à l’écurie. Première étape, Saint-Maurice, au coeur de la vieille ville, où Jeanne fit une longue pause. Elle tint à observer quelques minutes de recueillement à Saint-Étienne, dans les faubourgs, puis, plus loin encore, à Sainte-Radegonde, un sanctuaire troglodytique datant des premiers âges de la chrétienté et des martyrs. Elle alla saluer les moines de Saint-Mexant et chanter avec eux le Nunc numitris. – Ça suffit ! protesta Colet. Depuis trois heures tu me promènes au milieu de ces vieilles pierres. Rentrons ! Elle le bouscula, lui reprocha d’être un homme de peu de foi. De retour à l’auberge, ils constatèrent avec dépit que le dauphin n’avait pas donné signe de vie. Ils passèrent l’après-midi à faire quelques voltes à cheval le long de la Vienne, sur la route de Bourgueil. – Demain, dit Jeanne, si nous n’avons toujours pas de nouvelles, nous irons pêcher à la ligne. J’y allais parfois avec mes compagnes, sur le bord de la Meuse, mais je m’y prenais mal et je revenais toujours bredouille. Le lendemain, aucun messager du château ne s’étant présenté, Jeanne et Colet empruntèrent des cannes à pêche aux deux colombes et, sous la garde de Richard qui passa son temps à somnoler à l’ombre d’un saule, ils prirent place dans une barque amarrée à une branche et rapportèrent une modeste friture pour le dîner. Avant de sauter hors de la barque pour regagner l’auberge, Jeanne avait eu l’heureuse surprise de voir se former sur la rivière, à quelques pas de la berge, le petit nuage qui, d’ordinaire, annonçait la venue de ses frères du Paradis. C’était saint Michel : il lui recommanda seulement de se montrer patiente et lui annonça que son heure allait sonner. Éperdue de bonheur, elle envoya un coup de pied dans les côtes de Richard pour le réveiller. Bertrand de Poulengy les attendait, en compagnie des frères de Honnecourt, devant une cruche de vin et un jeu de cartes. – C’est pour demain, dit-il, en fin d’après-midi. – Il faut que je trouve des vêtements de femme ! s’exclama Jeanne. – Je te le déconseille, dit Colet. Tu te présenteras dans ta tenue de voyage que tu feras laver et repasser par les servantes. Tu éviteras de manger de la frotte à l’ail comme ce matin. Il lui fit d’autres recommandations : observer une allure digne mais modeste, éviter dans ses propos les expressions vulgaires et les mots du patois lorrain qu’elle employait fréquemment, attendre qu’on l’interroge pour parler. – Voyons si tu sais faire la révérence. Plus lentement, avec plus de grâce, moins de raideur. Et ne plonge pas si bas : on dirait que tu vas cueillir des pissenlits ! Le petit groupe s’avança sur la pente raide menant à la tour de l’Horloge plantée droit comme une pierre levée à l’avant du château. Colet précédait Jeanne. Suivaient Jean de Metz et Bertrand de Poulengy. En voyant paraître la Pucelle, l’un des gardes qui formaient la haie eut un mauvais rire et ricana : – Tudieu, la fière garce ! Si le dauphin ne la trouve pas à son goût, je lui ferais bien voir la feuille à l’envers ! L’ayant entendu, Jeanne descendit de cheval, se planta devant le garde et, d’un air apitoyé, lui dit : – Mon pauvre garçon, tu as tort de parler ainsi du dauphin et de moi. Il te reste si peu de temps à vivre que tu ferais mieux de prier. Le ciel crépusculaire déployait ses bannières de feu au-dessus du Grand Logis dont les fenêtres scintillaient déjà de lueurs de torches et de chandelles, et d’où sortaient des rumeurs de voix et des rires. Un page s’avança vers Jeanne, s’inclina, lui tendit la main sur laquelle elle posa la sienne comme le lui avait montré Colet. Il la confia, à quelques pas de l’entrée, à un jeune et beau seigneur qui, d’une voix rauque et déplaisante qui contrastait avec son allure élégante, lui dit : – Je suis le duc Jean d’Alençon. Monseigneur le dauphin m’a chargé de vous conduire auprès de lui et de Madame Yolande, ma belle-mère. La grande salle brillamment illuminée grouillait de monde. Toute la cour, semblait-il, était présente, dans une débauche de vêtements aux couleurs vives, de fourrures et de joyaux qui, songea la Pucelle, faisaient insulte à la misère du royaume. Jeanne, éblouie, s’avança d’une allure incertaine dans cette foule qui s’était massée vers le fond de la salle occupé par une grande cheminée, et qui se taisait comme sur le passage du saint sacrement. – Je ne vois pas monseigneur le dauphin, dit Jeanne. Serait-il absent ? – À vous de le trouver ! dit le duc Jean. C’est une épreuve, mais je suis persuadé que vous en viendrez à bout. Jeanne vit s’avancer vers elle la haute stature d’un personnage au regard pétillant de malice, gras et vêtu comme un satrape, qui lui dit : – Bonsoir, Jeanne ! Je suis heureux de vous accueillir dans ma demeure. – Vous n’êtes pas monseigneur le dauphin ! dit-elle. Passez outre ! La Trémoille s’effaça avec un sourire de dépit. Un autre personnage, maigrichon et voûté, qui était Regnault de Chartres, s’avança à son tour, lui tint le même discours et reçut la même réponse : – Vous vous moquez ! Passez outre ! Un autre se présenta, auquel elle fit le même accueil. Elle se promenait lentement à travers les groupes quand son attention fut attirée par un personnage effacé derrière deux colosses et qui ressemblait à celui que Colet lui avait décrit. Elle fit une révérence fort correcte, mit un genou à terre et lui embrassa les jambes comme c’était la coutume. – Mais, mon enfant, dit cet homme, vous vous trompez. Le dauphin est ce jeune seigneur en houppelande de velours, près de la cheminée. Il lui montrait le comte de Clermont. – En nom Dieu, dit-elle en se relevant, je sais que je ne me trompe point. Vous êtes mon gentil dauphin. Que Dieu vous donne longue vie. Acclamations et bravos retentirent autour d’elle. Charles l’embrassa, lui prit la main, l’attira vers une fenêtre et la fit asseoir en face de lui, sur le banc de pierre de l’embrasure. – Comment as-tu pu me reconnaître parmi tous ces gens ? dit-il. Tu ne m’avais jamais vu auparavant ! – Mes frères du Paradis m’ont parlé de vous, monseigneur. Ils m’ont dit de venir pour vous porter secours, ainsi qu’à votre royaume, et m’ont priée de vous annoncer que vous serez sacré et couronné à Reims, que vous serez le lieutenant du Roi des cieux. Mettez-moi à l’ouvrage et votre royaume sera bientôt libéré. – Ah, Jeanne, Jeanne... bredouilla Charles, tu es telle que je l’imaginais. Ainsi, mon enfant, tu veux sans plus tarder te porter sur Orléans pour délivrer cette ville ? – Avec l’aide de Dieu et de saint Michel. – Bien... Bien... Mais j’aimerais savoir : comment peux-tu être certaine que tes voix viennent de Dieu et des saints ? – Jusqu’à ce jour, elles ne m’ont pas trompée. Tout ce qu’elles m’ont annoncé est arrivé et tout arrivera ainsi qu’elles l’ont dit. Pourquoi en serait-il autrement demain ? Monseigneur, vous avez trois ennemis à vaincre : les Anglais, les Bourguignons et vous-même. – Moi-même ? Vraiment ? – Vous doutez de votre mission royale parce que votre origine vous semble incertaine. Et moi, Jeanne la Pucelle, je vous dis, de la part de Dieu, que vous êtes fils de roi et le vrai héritier de France. Le triste visage du dauphin s’éclaira d’un sourire. Il prit les mains de Jeanne, les posa sur ses genoux. – Je veux en savoir davantage, pour te faire tout à fait confiance. Hier, dans mon oratoire, j’ai adressé une nouvelle prière au Seigneur. Selon toi, que Lui ai-je dit ? Mot pour mot ou presque, elle lui dit la teneur de sa prière, lui décrivit même le décor de l’oratoire : un petit autel, une image de la Vierge dans un cadre, une tenture verte à galons dorés, un petit tableau représentant une scène de la Passion... – Mon Dieu... soupira Charles. Comme c’est surprenant ! Comment, après ces révélations, pourrais-je douter que c’est Dieu qui t’envoie ? Ce matin, je ne croyais plus en moi. Ce soir, j’ai repris confiance. Quelques mots ont suffi... Il se leva, l’embrassa de nouveau, la ramena au milieu de sa cour. On le trouva métamorphosé : radieux, un sourire aux lèvres, l’oeil pétillant de bonheur. Presque beau. – Mes amis, dit-il, Jeanne la Pucelle vient de me confier des secrets connus seulement de Dieu et de votre serviteur. C’est un vrai miracle ! Jeanne aurait bien aimé qu’on s’en tînt là et qu’on lui laissât regagner l’auberge, mais elle fut soudain entourée, pressée de questions, poussée d’un groupe à un autre. Chacun voulait la voir de plus près, la toucher, entendre sa voix, savoir qui elle était vraiment, d’où elle venait... Elle cherchait des yeux Colet de Vienne et d’Alençon ; ils semblaient s’être retirés. Une femme coiffée d’un hennin à deux cornes, visage autoritaire, voix mâle, s’approcha d’elle et l’entraîna à l’écart. – Ma fille, dit-elle, vous me connaissez sans m’avoir jamais rencontrée, mais moi je sais beaucoup de choses sur vous. Je suis Madame Yolande, reine de Sicile, belle-mère du dauphin et mère de René d’Anjou. Si vous êtes parvenue jusqu’ici, si vous avez pu rencontrer mon gendre, c’est que j’ai prêté la main au destin. Sans doute l’ignorez-vous, mais, depuis des semaines, je vous fais surveiller et protéger par mes gens. Si je vous révélais le nom de certains d’entre eux, vous en seriez fort étonnée... Elle la prit par la main et l’amena au-dehors. Une lune ronde et claire baignait le jardin où des crapauds sautillaient autour des flaques de pluie. Elles poussèrent jusqu’à une grosse tour : celle du Coudray qui avait jadis servi de prison aux Templiers. – Jeanne, dit Madame Yolande, vous avez passé triomphalement toutes vos épreuves. La première était ce voyage que vous avez accompli, m’a-t-on dit, sans faillir et en évitant les mauvaises rencontres. La seconde était cette entrevue avec le roi, et il semble que, là encore, vous ayez pleinement réussi : il suffisait de voir l’air resplendissant de ce pauvre Charles. Ce qui reste à accomplir de votre mission sera plus ardu et dangereux. Vous n’avez qu’une idée sommaire de la guerre, mais je sais que vous avez le don du commandement et du bon sens. Je continuerai à vous aider car je crois en vous. L’histoire que vous êtes en train d’écrire est en bon chemin. Encore faut-il en faire une légende. Le bon peuple aime à croire aux miracles. Nous allons lui en préparer, il vous faudra jouer le jeu. Y êtes-vous prête ? Jeanne prit un air renfrogné pour répondre : – Il appartient à Dieu seul d’accomplir des miracles, mais si ceux auxquels vous pensez peuvent m’aider dans ma mission, je suis prête à vous obéir. En retournant au Grand Logis, Jeanne se heurta presque à Colet de Vienne, qui lui dit d’une voix haletante : – Tu te souviens de ce garde qui t’a interpellée tout à l’heure ? Tu lui as annoncé qu’il n’allait pas tarder à mourir. Il vient de se noyer dans la Vienne... Le lendemain matin, lorsque Jeanne mit le nez à sa fenêtre, il y avait foule devant l’auberge des Deux-Colombes. À peine l’avait-on aperçue, des exclamations éclataient. On voulait la voir, l’entendre, la toucher. Elle alla réveiller Colet, protesta qu’elle n’aimait pas la foule, annonça qu’elle quitterait cet endroit. – Les nouvelles vont vite, dit-il, et il est difficile de les arrêter. Que tu le veuilles ou non, tu es devenue célèbre. – Je veux quitter cette auberge, échapper à ces curieux. Pourquoi le dauphin ne me logerait-il pas au château ? – Je crois qu’il y songe. Patiente un peu. Ce n’est pas au château que le dauphin fit conduire Jeanne mais dans un hôtel particulier du Grand-Carroi, chez une dame Reynier de La Barre qui vivait du produit de ses vignobles. Elle y passa deux jours comme dans un cocon, vêtue des habits de son sexe que la dame fit ajuster à sa taille. Elle constata qu’une chapelle se dressait dans le jardin : elle y passa des heures chaque jour, observa un jeûne sévère et sentit se creuser en elle une vacance de sentiments qui ressemblait au bonheur. C’est Madame Yolande elle-même qui vint chercher la Pucelle pour la ramener au château. La cloche que l’on appelait la Marie-Javelle sonnait dix heures lorsqu’elles franchirent la porte ouvrant sur la tour de l’Horloge où la reine de Sicile la laissa seule. – Une nouvelle épreuve vous attend, dit-elle. Il semble que vous ayez convaincu mon gendre, mais il reste beaucoup de sceptiques qui auraient préféré que vous restiez garder vos moutons. Mon enfant, vous dérangez beaucoup de monde, notamment ceux qui ne souhaitent pas voir les Anglais et les Bourguignons échouer devant Orléans. Vous allez avoir affaire aux gens du Conseil. Ils vont vous interroger et ne vous feront pas de cadeau. Alors, il faudra garder votre calme, leur répondre courtoisement. L’aréopage se disposa en demi-cercle autour d’elle qui avait pris place sur un tabouret, et l’interrogatoire débuta après un long silence. Jeanne répondit sans se troubler ni s’irriter, persuadée qu’en ces instants, peut-être, se jouait sa mission. Ses réponses fusaient, droites et claires comme l’eau de la fontaine aux Rains, aux questions qu’ils posèrent sur ses origines, sa vie à Domrémy, sa foi, ses projets. Les clercs se retirèrent pour se concerter, la laissant seule au milieu de cette grande salle froide et silencieuse. – J’ignore, dit Madame Yolande en revenant la chercher, si vous avez persuadé ce jury, mais je puis vous assurer que, si vous les aviez déçus, ils ne vous l’auraient pas envoyé dire. – Si j’ai convaincu le dauphin, tout le reste suivra. – Ce n’est pas si simple ! Vous l’avez ébranlé, mais il doit rester encore quelques doutes dans son esprit. De plus, la plupart de ses conseillers ne vous sont guère favorables. Cette cour, Jeanne, est un véritable panier de crabes, mais rassurez-vous : je continue à veiller. Une nouvelle épreuve attendait Jeanne. Elle apprit avec stupeur que le dauphin avait décidé de la faire examiner par les membres du Parlement et de l’Université de Paris qui, fidèles au Valois, s’étaient exilés à Poitiers. Elle attendait l’ordre de prendre la route d’Orléans et c’est à Poitiers qu’on allait la conduire ! Elle ignorait où se trouvait cette ville et en quoi allait consister ce nouvel examen. – Je vous accompagnerai, dit Madame Yolande, ainsi qu’une partie de la cour. Vous avez surpris tout le monde, et ces gens n’aiment guère les oiseaux rares. Tant qu’ils ne seront pas certains de la pureté de vos intentions et de la vérité de vos dons, ils vous refuseront leur confiance. Si seulement vous pouviez leur donner un signe... – En nom Dieu, qu’on me laisse partir pour Orléans et on l’aura, ce signe ! L’audience se déroula dans les appartements d’un avocat au Parlement, conseiller du dauphin, maître Rabateau, en son hôtel de la Rose. L’assemblée était plus fournie qu’à Chinon dans la tour de l’Horloge. Les questions ne différaient guère des précédentes, mais le jury se montrait plus accommodant, Madame Yolande étant intervenue dans le choix des membres. Question de maître Lombard, professeur de théologie : qu’est-ce qui avait poussé Jeanne à vouloir rencontrer le dauphin ? Réponse : – Mes voix m’ont dit qu’il y avait grand pitié au royaume de France et qu’il fallait que je me rende à Vaucouleurs pour y rencontrer le capitaine de Baudricourt afin qu’il me fasse conduire chez le dauphin. Question de Guillaume Aymeri, dominicain et théologiste : si Dieu a décidé de délivrer la France, quel besoin a-t-on d’une armée ? Réponse de Jeanne : – Les gens d’armes livreront bataille, mais Dieu donnera la victoire. Question de maître Seguin, autre professeur de théologie : quel langage parlaient ces voix et Jeanne croyait-elle en Dieu ? Jeanne se fit répéter la double question du clerc qui s’exprimait avec un fort accent du Limousin, et lui répondit, avec assurance : – Un langage meilleur que le vôtre ! Et je crois en Dieu plus sincèrement que vous ! Elle ajouta avec feu : – J’ai quatre prédictions à vous faire : les Anglais seront battus devant Orléans. Ils en seront bientôt informés car je vais le leur écrire ; le dauphin sera sacré roi en la ville de Reims ; Paris redeviendra la capitale du roi de France ; le duc Charles d’Orléans reviendra d’Angleterre... Tous ces événements se produiront, je vous l’affirme de par Dieu ! Au cours du souper donné par le dauphin à la maison de ville, Jeanne dit à Madame Yolande : – Ces gens ont si peu de foi qu’il leur faut des signes. N’est-ce pas un signe que je sois là, devant eux, moi qui ne suis rien qu’une bergère et qui sais tout juste écrire mon nom. En a-t-on fini ? – Pas tout à fait, mon enfant. Il vous reste une dernière épreuve à subir, mais vous la passerez avec honneur. Certains osent encore douter de la pureté de vos moeurs, vous reprochent d’avoir servi dans une auberge, d’avoir eu des galants, que sais-je encore ? Vous allez devoir faire la preuve de votre virginité et démontrer ainsi que vous n’êtes pas une sorcière, comme certains le laissent croire. Ce dernier obstacle franchi, rien ne s’opposera à ce que vous partiez pour Orléans. Madame Yolande convoqua deux de ses suivantes, les dames de Gaucourt et de Trèves, afin de procéder à l’examen. Leur rapport confirma qu’elle était vraie et entière pucelle, en laquelle n’apparaissaient aucune corruption ni violence. Ce qu’elles ne mentionnèrent pas dans leur rapport, c’est que ladite pucelle avait subi l’outrage avec déplaisir et avait insulté les matrones. Jeanne avait annoncé son intention d’écrire une lettre aux Anglais. Elle l’adressa au roi d’Angleterre en personne, au régent et aux capitaines qui se tenaient devant Orléans. Informée de cette décision, Madame Yolande confia sa protégée à un clerc de sa maison, Jean Ernault. – Écrivez ! dit Jeanne. Et faites en sorte de rapporter fidèlement mes paroles. Maître Gaubert Thibaut sera témoin de votre honnêteté. Roi d’Angleterre et vous, duc de Bêtefort... – C’est Bedford qu’il faut écrire. – ... duc de Bêtefort qui vous dites régent du royaume de France, et vous, William de La Poule, comte de Suffort... – De La Pole et Suffolk, rectifia le scribe. – ... vous, John Talbot, et vous, Thomas, lord d’Escale, qui vous dites lieutenant dudit duc de Bêtefort, faites raison au roi du Ciel, rendez à la Pucelle qui est ici envoyée de par Dieu les clés de toutes les bonnes villes que vous avez prises et violées en France... – Plus lentement, je vous prie, dit Ernault. Je n’arrive pas à vous suivre. Les termes que vous employez ne sont-ils pas un peu trop violents ? Vous risquez... – Je ne risque rien. Écrivez, Ernault ! Elle réclamait le départ des troupes anglaises d’Orléans, affirmait qu’en tant que chef de guerre elle les forcerait à partir, où qu’ils se trouvent, et les ferait tous occire. Elle annonça que le dauphin entrerait dans Paris en bonne compagnie. Le Roi du Ciel allait envoyer à la Pucelle des légions en armes et il y aurait un grand ahay, le plus grand qu’on ait entendu depuis mille ans. – Voulez-vous reprendre ? dit Ernault. Un grand... – Ahay ! C’est notre cri de guerre à nous, les gens de Domrémy. Je vais en avoir fini. Écrivez... Vous, duc de Bêtefort, la Pucelle vous prie et vous requiert que vous ne vous fassiez pas détruire. Si vous lui faites raison, vous pourrez venir en ma compagnie là où les Français feront le plus beau fait que oncques fut pour la Chrétienté. Et faites réponse si vous voulez faire paix en la Cité d’Orléans. Et si vous ne faites ainsi, qu’il vous souvienne bientôt de vos grands dommages. – Mentionnerons-nous la date de cet envoi ? – Ajoutez simplement : Écrit ce mardi, Semaine Sainte, et donnez à relire à maître Thibaut. Le témoin lut la lettre et soupira : – C’est une diatribe fort raide et qui fera impression. Encore faudra-t-il la mettre en forme. Certains termes, certaines tournures de phrases... – Allez au diable avec votre grammaire ! Cette lettre sera expédiée dans l’état où elle est par la poste du dauphin. Mon langage n’est pas châtié, mais c’est celui d’un soldat et ce sont des soldats qui liront ce courrier. 7 Boulevard des Tourelles Chinon-Tours, avril 1429 – Et maintenant, dit Jeanne, il faut partir. Nous avons perdu trop de temps. Comme dans le livre d’heures que Madame Yolande lui a laissé feuilleter, elle imagine les gens d’Orléans tapis derrière leurs remparts, grosses fourmis noires s’abritant des flèches que leur décochent les yeomen portant la croix rouge sur leur pourpoint, avec, dans le lointain, les fusées lumineuses des tours et des clochers. – Il faut, ajoute-t-elle, que le dauphin se décide à me confier une armée. Les gens d’Orléans m’attendent, je le sais. Si je tarde trop, ils se rendront aux Anglais. – Patientez encore un peu, Jeanne, lui répond Madame Yolande. Il faut beaucoup de temps pour réunir une armée, trouver des subsistances, constituer le trésor de guerre qui paiera les soldes, rassembler quelques bons capitaines... Attendre... Attendre... C’est ce qu’on lui répète. Elle a parfois l’impression que ces gens qui l’entourent aimeraient la savoir au diable ou à ses moutons, qu’ils se demandent pourquoi elle est venue troubler leur somnolence avec ses prières, ses injonctions, ses cris de guerre. La plupart semblent avoir pris leur parti de la chute d’Orléans et du déferlement des armées anglaises vers le sud. La défaite consommée, ils iront abriter le fruit de leurs rapines dans leurs domaines et, sans le moindre scrupule, composeront avec l’occupant. – Des rats ! Ce sont tous des rats ! ronchonne la Pucelle. Un matin, en descendant vers la Vienne avec le duc d’Alençon, elle s’est immobilisée devant la porte d’une auberge d’où sortait un chant qu’elle avait déjà entendu aux Deux-Colombes et qui lui serrait le coeur : Français, Français, que faites-vous ? Tout se perd et vous sommeillez ! Ne dormez plus, réveillez-vous, Si l’ennemi veille, veillez... – C’est la chanson de l’ancien trouvère Robert Blondel, dit le duc Jean. Je l’entendais souvent en Normandie. Elle réveillait les gens et il n’en fallait pas plus pour qu’ils sautent sur leurs armes et courent sus aux Godons. Ici elle n’a guère plus d’effet qu’un chant de rossignol dans un cimetière. Dès leur première rencontre, d’Alençon s’était dit prêt à suivre la Pucelle sur les chemins de la guerre. Il lui avait suffi de voir surgir cette fière gaillarde habillée en soldat, de l’observer en train d’arpenter le sol d’un pas lent et large de semeuse, comme pour en prendre possession, d’imaginer autour d’elle un air qui sente l’encens et la poudre à canon. Cette fille de légende, à la fois mystique et guerrière, venue vers le dauphin par les chemins de la nuit et de la forêt, le poursuit dans son sommeil et dans ses veilles. Lorsqu’ils marchent ou chevauchent botte à botte, on dirait deux fiancés. Parfois, pour descendre vers la rivière à travers des prairies de pâquerettes et de renoncules, ils se tiennent la main. Ce sont, dit-on, deux beaux adolescents. Ils partagent une belle amitié ; il s’en faudrait de peu pour qu’ils s’aiment d’amour, si Jeanne n’était à Dieu plus qu’aux hommes. Madame Yolande ne partageait pas les sentiments de la Pucelle pour son neveu. – Ce grand imbécile ! disait-elle avec mépris. Il aimerait jouer à la guerre, mais il sait bien qu’il en est empêché tant que la rançon du duc Charles n’aura pas été payée. S’il souhaite la défaite des Anglais, c’est qu’elle lui permettrait de reconquérir ses domaines de Normandie. Jeanne trouvait ce jugement sévère et injuste. Elle se disait que Madame Yolande elle-même n’attendait pas autre chose qu’une défaite éventuelle des Anglais, qui lui permettrait d’éloigner la guerre de ses domaines angevins. La bonne mère du dauphin ne perdait jamais de vue ses intérêts. Que cela lui plaise ou non, le « grand imbécile » plaisait à Jeanne. Il était d’esprit lent, timoré, imprévisible, mais on lui pardonnait ces défauts car il était de noble descendance. Parfois Jeanne le rabrouait : – En nom Dieu, mon ami, je ne suis plus une enfant et vous n’êtes pas ma nourrice. J’apprécie votre présence, mais cessez de me suivre comme un chien. Je ne risque rien, et, le cas échéant, je saurais me défendre seule. – Tu te trompes, Jeanne, si tu te crois à l’abri de tout danger. L’ennemi a des espions et des hommes de main partout, même à Chinon, même sans doute dans le château. J’en connais qui aimeraient te voir flotter sur la Vienne, un poignard entre les deux épaules. Lorsque le duc Jean voulut lui apprendre à monter mieux à cheval, elle le rabroua, prétextant qu’elle eût pu lui en remontrer. Il insista : quand elle partirait pour Orléans, il serait nécessaire qu’elle sût maîtriser sa monture dans les circonstances les plus dangereuses. Une chose était de franchir plus de cent lieues et une autre de s’engager dans une mêlée. Lui, Jean, était présent à Azincourt et à Verneuil. Alors, il pouvait lui donner les leçons. – Almanzor est un bon cheval, qui supporte bien les longs trajets, mais tu auras besoin d’autre chose que d’un bidet de promenade. Je vais t’offrir un de mes meilleurs destriers, avec la selle, les éperons et tout le saint-frusquin. Quant à Almanzor, je vais l’envoyer à l’équarrisseur. Il boite et se fait vieux. – J’accepte votre cadeau, répondit Jeanne, mais je refuse de sacrifier mon cheval. Il peut rendre encore des services. Je le confierai à Jean de Metz qui a besoin d’une nouvelle monture. Le duc Jean fit amener Pollux sur le pré. Jeanne en fut éblouie : c’était un fort cheval de combat, à l’encolure puissante, aux jambes fines mais robustes, un demi-coursier comme elle les aimait, ni trop lourd ni trop léger. Celui-ci semblait lui être destiné. – Mon beau duc, dit-elle avec des larmes dans la voix, merci de ce présent royal. Oubliez ce que je vous ai dit. Je vous aime. Il chancela. Une buée d’émotion lui envahit le visage. Quand il tenta de la prendre dans ses bras, elle le repoussa doucement, regretta son propos maladroit : elle l’aimait, certes, mais comme un frère. Il battit en retraite et se consola en se disant que peut-être, plus tard, sa mission accomplie, ses voix tues... Il oubliait qu’il avait à Saumur, et qui l’attendaient, une femme et des enfants... Jeanne caressa la robe de Pollux, y fit naître des frissons, passa en revue la selle et le harnais, vérifia qu’il ne manquait ni une courroie ni un bridon. Le mors était à longues branches, avec des gourmettes suffisamment lâches. Une barde de chanfrein protégeait la tête. Les étriers d’acier ouvragé portaient les armes de la maison d’Alençon et les éperons étaient d’argent. – Je sens que ce cheval t’aime déjà, dit le duc. Ça se lit dans son regard et dans le mouvement de son encolure quand tu le caresses. Jeanne voulut le monter sans plus attendre. Elle se donna le plaisir d’un petit trot puis d’un galop sous les saules de la berge, plus quelques voltes pour s’amuser. Pollux avait adopté sa maîtresse ; il obéissait à la main d’une manière admirable. – Demain, dit Jean, je te ferai courir une lance. Pollux se prête volontiers à ce jeu. Si je l’avais eu à Azincourt... La nouvelle tomba comme un pavé dans une mare aux grenouilles : les compagnies du duc de Bourgogne, qui avaient rejoint celles de Talbot, venaient de se retirer avec armes et bagages de devant Orléans. D’accord avec les notables, le gouverneur, M. de Gaucourt, avait décidé d’entamer une négociation en vue d’une reddition honorable de la ville. Avec les Bourguignons, pas avec les Anglais. Informé de ces avances, le duc Philippe avait donné son accord sans en référer à Bedford, qui réagit avec sa vivacité coutumière : il n’avait pas battu les buissons pour que d’autres mangent les oisillons ! Un matin, postés aux remparts, les habitants, ébahis, avaient assisté au départ de trois mille soldats bourguignons. Leur joie était partagée : si ce départ affaiblissait les assiégeants, ils avaient d’autant moins de bouches à nourrir. De l’armée de secours promise de longue date par le dauphin, pas de nouvelles. L’on avait appris qu’une vierge venue des marches de Lorraine avec l’intention de délivrer la ville était arrivée à Chinon, mais l’horizon du côté de la Sologne restait désespérément vide. – Une pucelle ! bougonnait Dunois. Encore une de ces fables destinées à nous faire prendre notre mal en patience... M. de Gaucourt ne croyait pas non plus à ce qu’il considérait comme de la poudre aux yeux : – C’est une armée qu’il nous faut, pas une de ces sorcières qui se disent envoyées par le Ciel ! Maître Jacques Boyer ne partageait pas ces doutes. – Si l’on croit fermement aux miracles, ils finissent presque toujours par arriver. Laxart avait répondu à la première lettre que Jeanne avait adressée à sa famille par la poste du dauphin : une longue missive rédigée de sa belle écriture de moine. Le père était entré dans une grande colère en apprenant que Jeanne, sans en avertir ses proches, sans leur faire ses adieux, avait revêtu des habits d’homme et pris la route de Chinon au milieu d’une compagnie de soudards. Il s’était un peu calmé en apprenant que le dauphin avait accueilli sa fille et s’apprêtait à lui confier une armée. Jeanne à la tête d’une armée ! Jeanne sur le point de faire la guerre ! Sa petite Jeannette ! Il croyait rêver. Plus question de lui attacher une pierre au cou pour la jeter dans la Meuse. Jeannette, une héroïne... Zabelle avait tenu à remercier le Ciel des faveurs dont il comblait la famille : elle était allée se prosterner au pied de la Vierge noire du Puy-en-Velay. Elle avait souffert de cet interminable voyage mais ne regrettait rien. Elle avait fait la connaissance en chemin d’un moine cordelier, le frère Pasquerel, qui prenait la route de Chinon ; il avait promis, s’il la rencontrait, de donner à Jeanne des nouvelles de sa famille. La lettre de l’oncle apportait à Jeanne d’autres nouvelles : maître Thierry avait été débouté du procès qu’il avait engagé pour promesse non tenue... Hauviette avait pleuré en apprenant le départ de Jeannette, mais, peu après, elle épousait un gars de Coussey... À la suite de pluies diluviennes, la Meuse avait envahi une partie de la vallée... La femme de Laxart avait accouché d’un beau garçon... Le dernier événement dont Laxart faisait mention bouleversa Jeanne : Josef Birkenwald avait été tué dans un engagement avec les troupes d’Antoine de Vergy. Bertrand de Poulengy donna lecture de cette lettre à Jeanne. Il ajouta : – Le frère Pasquerel dont parle ton oncle vient d’arriver à Chinon. C’est un protégé de la reine de Sicile. Tu ne tarderas pas à recevoir sa visite. Jeanne s’ennuie. Dans ce donjon du Coudray où le dauphin a demandé qu’on l’installât en attendant que l’on eût pris une décision à son sujet, les heures lui paraissent interminables. Le jour, entre ses prières, elle écoute chanter le coucou et, la nuit, dans ses insomnies, le rossignol. La diane sonnée par un merle interrompt un sommeil tardif. Elle déteste cette grosse tour ronde qui cache un dédale de souterrains où jadis, lui a-t-on raconté, avaient été enfermés des Templiers dont on peut lire, gravés sur les murailles, les noms et des dessins. Ce donjon, l’un des trois bâtiments que comporte la citadelle, est séparé des autres par un fossé et des maçonneries. Jeanne n’est pas captive mais rigoureusement surveillée par un gardien particulier, Guillaume Bellier, et son épouse, Anne de Maillé. Des servantes lui ont été affectées et veillent à ce qu’elle ne manque de rien. Madame Yolande vient chaque jour ou presque lui donner des nouvelles, la plupart du temps pour lui avouer qu’elle n’a rien de nouveau à lui apprendre. Il lui arrive, alors qu’elle observe le jardin de sa fenêtre, de voir le dauphin se promener en compagnie de l’un de ses conseillers : La Trémoille, Regnault, Gerson... Il s’interrompt pour respirer une rose, contempler du haut du chemin de ronde la Vienne brumeuse, les lourdes collines gorgées de pluie, les toitures scintillantes de la cité. Parfois, lorsqu’il lève les yeux vers la salle haute du donjon et qu’il aperçoit la Pucelle, il lui fait un signe de la main et lui adresse un sourire. Pour satisfaire leur curiosité, des gens de la cour viennent lui rendre visite. Ils la trouvent souvent en prière ou en train d’aider Anne de Maillé à filer la laine. Un jour, alors qu’elle s’exerçait à manier l’épée avec son page, Louis de Coutes, que le dauphin lui avait affecté, Madame Yolande lui fit signe d’interrompre ce jeu et de remonter avec elle dans sa chambre. – Pendant que nous étions à Poitiers, dit-elle, deux moines envoyés par le dauphin se sont rendus à Domrémy, à Vaucouleurs et à Neufchâteau pour enquêter sur votre compte. Ils sont de retour, je viens de l’apprendre, et ont remis à mon gendre un rapport des plus favorables. Voilà qui va faire lever ses derniers doutes. Il savait déjà que vous n’êtes pas une sorcière puisque vous êtes pucelle, ce dont j’ai témoigné. Aujourd’hui, il vient d’apprendre que vous êtes exempte de péché. Ce rapport pèsera lourd dans sa décision. Elle ne saurait tarder. Les certitudes du dauphin quant à la confiance qu’il témoignait à la Pucelle furent ébranlées par la lettre qu’il reçut de l’évêque d’Embrun, Jacques Gélu. Avec une véhémence de moine prêcheur, ce clerc dénonçait ce qu’il considérait comme une imposture. Comment le dauphin avait-il pu se laisser berner par cette garce « sortie du fumier » et envisager de lui confier une armée ? Il trouvait un écho dans l’opinion de La Trémoille qui, jugeant que l’on avait assez tergiversé, insistait pour que le dauphin renvoyât cette garce à ses moutons et que l’on se préparât à abandonner Orléans à son sort. Regnault, en revanche, hésitait à trancher. Il était trop tôt pour baisser les bras. Tant qu’il restait un espoir, aussi minime soit-il, de sauver cette ville, on ne pouvait le rejeter. Il ne croyait pas que Jeanne en fût capable, mais il se refusait à ignorer l’espoir qu’elle avait suscité. Avec sa rudesse habituelle, Madame Yolande écarta Guillaume Bellier qui veillait à ce que nul ne vînt importuner la Pucelle quand elle était en oraison. Elle s’écria d’une voix rauque : – Jeanne, j’ai une grande nouvelle à vous communiquer. Votre départ est imminent ! Monseigneur le dauphin a décidé de vous confier une armée et veut veiller en personne à la composition de votre maison militaire à laquelle j’ai moi-même mis la main. Elle aurait pour intendant Jean d’Aulon, une créature à la dévotion de la reine de Sicile ; il était pauvre mais discret, courageux et fidèle. Ses deux pages seraient Louis de Coutes et son frère Raymond, ses deux écuyers ceux qui l’avaient accompagnée à Chinon : Bertrand de Poulengy et Jean de Metz, dont elle n’avait qu’à se louer. Elle aurait pour hérauts Ambleville et Guyenne. Il fallait compter encore avec les deux frères de Jeanne qui, venus la rejoindre à Chinon, avaient demandé et obtenu de faire partie de sa maison et comptaient bien profiter de la fortune de leur cadette. – Jeanne, ajouta Madame Yolande, je me suis promis de veiller à ce que, dans votre mission, la légende et l’histoire se mêlent. Vous n’êtes pas un personnage ordinaire. Il faut conserver autour de vous cette auréole de mystère qui vous rend si attachante et que le peuple apprécie tant. Alors, voilà ce que je propose... Elle allait prendre la route d’Orléans sous la bannière du Seigneur, mais il lui faudrait aussi une épée qui soit un symbole. Celle dont Baudricourt lui avait fait présent était tout juste bonne, dit-elle, à faire du petit bois. L’autel de l’église de Sainte-Catherine-de-Fierbois, où Jeanne avait fait halte au cours de sa dernière étape, passait pour abriter la tombe d’un guerrier des anciens temps, inhumé avec son épée à laquelle la légende prêtait des vertus magiques. Madame Yolande avait eu cette révélation par des moines de passage dans la localité, qu’elle avait rencontrés à l’abbaye de Saint-Mexant, à Chinon. – Cette épée, dit-elle, il nous la faut. Je vais faire courir le bruit que vous avez eu une illumination, qu’une de vos voix vous a révélé la présence de cette arme. Je l’enverrai chercher par un armurier de Tours, que je connais et qui la remettra en état. Ce sera un miracle de plus qu’on vous attribuera et qui permettra de conforter votre position. Personne, pas même le dauphin, n’en sera informé. Ce sera notre secret. – On ne fabrique pas les miracles comme des meubles ! protesta Jeanne. Je refuse de me prêter à cette supercherie. – Vous avez tort, mon enfant. Cette supercherie ne peut que plaire à Dieu. Parlez-en ce soir à vos frères du Paradis : je suis persuadée qu’ils seront d’accord. S’ils se taisent, ce sera le signe qu’ils consentent. Jeanne passa une partie de la nuit en prière. Les voix se turent et Jeanne, quelques jours plus tard, alors que l’armée de la Loire était sur le point de se mettre en campagne, reçut des mains de Madame Yolande l’épée de gloire. Quand on la questionnait sur la présence de cette arme dans sa panoplie, elle répondait qu’une vision lui avait révélé sa présence à Fierbois. C’était une très vieille épée, un peu rouillée malgré les soins de l’armurier de Tours ; elle portait en haut de sa fusée cinq étoiles et cinq croix. Des bourgeoises se proposèrent de lui faire tailler un fourreau de broderie ; elle préféra une simple gaine de cuir. Pierre et Jean, ses frères, la déçoivent. Ils passent d’une auberge à une autre, proclamant qu’ils sont les frères de la Pucelle, racontant sur sa vie à Domrémy maints détails qu’ils enjolivent, déclarant qu’ils l’ont toujours soutenue dans sa mission, se parant d’un titre de lieutenant qui n’existe que dans leur imagination. Parfois le guet les recueille ivres dans la rue et doit employer la force pour les ramener au château. Ils viennent de temps à autre lui réclamer de l’argent qu’elle n’ose leur refuser après leur avoir fait la leçon. Lorsque sa bourse est vide, ils protestent ; elle doit exiger qu’on lui verse une solde confortable ; on ne peut la lui refuser ; à sa place, ils auraient déjà fait fortune ! – Avec l’argent que tu aurais déjà dû amasser, lui dit Jean, tu pourrais revenir à Domrémy et acheter le château des Bourlemont. – Mon château à moi, répondit-elle, n’est pas de ce monde, et ce n’est pas avec des écus qu’on peut l’acheter. Ils se demandèrent de quel château elle parlait. Jeanne était arrivée à Chinon dans les premiers jours de mars ; le départ de l’armée en direction de Tours eut lieu à la mi-avril. C’était la fin d’un temps de longue patience. Elle avait déjà sa maison militaire ; elle eut son armée. Elle élut domicile à Tours dans la demeure d’un notable, Jean Dupuy, conseiller privé de Madame Yolande, qui la confia aux bons soins de son épouse, dame Éléonore de Paule, dont on disait qu’elle avait naguère joui des faveurs du dauphin. La foule l’attendait en agitant des palmes et de petits drapeaux aux fleurs de lys. – Vous ne pouvez partir pour Orléans dans cette simple tenue de voyage, dit la reine de Sicile. Il vous faut une armure et une bannière, sinon ça ne ferait pas sérieux. L’armurier chez qui Madame Yolande la fit conduire était celui qui avait restauré l’épée de Fierbois. Il émit un sifflement admiratif en prenant les mesures : cette pucelle était bâtie comme un homme, avec une poitrine de Junon. Il se mit sans délai à forger et à écrouir l’acier. Comme on lui avait offert pour ce travail une somme modeste, il réalisa une armure exempte de fioritures milanaises et de la lourdeur allemande : c’était une armure dite « blanche ». Elle s’y trouva à l’aise, se promena en ville et dans la campagne proche, non pour se faire admirer mais pour vérifier qu’elle ne la gênait pas aux entournures et qu’elle était bien à sa taille. Sa poitrine y respirait à l’aise, car l’armurier avait vu large, et les tassettes des hanches ne gênaient pas ses mouvements. Madame Yolande poussa la générosité jusqu’à lui faire confectionner la huque en drap de soie qu’elle enfilerait sur la cuirasse ; ouverte sur les côtés, ornée des armes de France, toute papillonnante de lambrequins, elle était très seyante. Jeanne ne se séparait pas de l’épée de Fierbois qu’elle portait fièrement à la ceinture. – Et maintenant, dit sa protectrice, il faut penser à votre bannière, une pièce essentielle de votre équipement, votre double en quelque sorte. Je vais vous conduire à la boutique de Hamish Power, un ancien sergent de la garde écossaise de mon gendre. Vous lui direz ce que vous souhaitez y voir figurer. Elle voulut que son étendard portât l’image du Seigneur sur Son trône de gloire, encadré par deux anges ; pour l’inscription elle choisit simplement Jésus-Maria, la formule inscrite sur l’anneau dont sa mère lui avait fait présent. – Et maintenant, dit Madame Yolande, en route pour Blois ! C’est la dernière étape avant d’arriver à Orléans. Blois-Orléans, avril-mai 1429 L’expédition quitta Chinon à la date prévue. Elle se composait d’une avant-garde destinée à rejoindre l’armée qui devait se rassembler à Blois et d’un convoi de chariots chargés du blé de la reine de Sicile. Lorsque la colonne se présenta aux portes de Blois, la ville était en pleine effervescence. Environ huit mille hommes de troupe avaient élu domicile chez l’habitant, dans des établissements religieux ou dans les camps qui s’étalaient sur les deux rives du fleuve. Des capitaines aux noms prestigieux étaient déjà dans la place : le maréchal de Boussac, l’amiral de Culan, Poton de Xaintrailles, Ambroise de Loré, Gilles de Rais... Certains figuraient parmi les déserteurs d’Orléans, suite à l’humiliante Journée des Harengs : La Hire, qui jouait les bravaches avec sa huque bicolore constellée de clochettes, était revenu à de bons sentiments. M. de Gaucourt était présent lui aussi, curieux de rencontrer cette Pucelle que ses concitoyens attendaient comme le Messie. Jean d’Alençon avait précédé Jeanne. Il voulut lui présenter son épouse, qui avait trouvé à se loger dans un hôtel noble adossé aux remparts dominant la Loire. Cette jeune femme au visage cireux émergeant d’un nuage de dentelles passait son temps, comme jadis la reine Mathilde, à faire de la tapisserie pour tromper son ennui. Elle se leva pour aller au-devant de Jeanne, l’embrassa et lui dit : – J’ai appris que le dauphin avait confié le commandement de l’armée à vous et à mon époux. C’est un grand honneur que je partage. Cependant... cette décision m’inquiète. Je connais bien Jean : un brave garçon et un garçon brave, mais il a tendance à trop s’exposer. C’est un esprit à la fois vif et fragile. Puis-je compter sur vous pour le surveiller et faire en sorte qu’il ne s’engage pas trop ? Il a été deux fois capturé par les Anglais et nous avons dû payer de fortes rançons. Si cela lui arrivait de nouveau, la vente de nos biens ne suffirait pas et, s’il mourait, je ne lui survivrais pas. – Je n’aurai de cesse de le surveiller, madame, dit Jeanne, mais rassurez-vous : il ne lui arrivera rien. – Comment pouvez-vous en être si certaine ? – Mes voix me l’ont assuré. Deux personnages, durant les derniers préparatifs de l’expédition, tournaient autour de Jeanne et l’observaient avec insistance : le frère Pasquerel et Gilles de Rais. Le jeune cordelier était une âme simple et naïve ; il avait, à quelques mois près, l’âge de la Pucelle. Elle s’amusait à lui faire des niches : elle lui cachait son crucifix, lui racontait des sornettes qu’il gobait en toute candeur, glissait des grenouilles dans son lit. Reprenant son sérieux, elle lui demandait de l’instruire des choses de la religion tant son ignorance était grande. Il avait occupé un poste de lecteur dans un monastère avant de courir les pèlerinages et de prêcher les foules, et connaissait par coeur des chapitres de l’Ancien et du Nouveau Testament. Jeanne en avait fait à la fois son précepteur, son secrétaire et son confesseur. Elle n’avait pas tardé à s’étonner auprès de Madame Yolande de l’attention trop insistante de Gilles de Rais, ce jeune seigneur vendéen richissime dont la mine sévère et le regard fascinant la troublaient. – Vous n’avez rien à craindre de sa part, lui répondit en riant la reine de Sicile. C’est un bougre. Jeanne ignorait le sens de cette expression. Il fallut que sa protectrice, par de laborieuses périphrases, lui fît comprendre que cet étrange personnage n’aimait pas les femmes en général et ce qu’il appelait les « femelles de cour » en particulier. Il leur préférait les petits chanteurs de sa manécanterie qui le suivaient partout et, à l’occasion, quelque joli page aux fesses rondes. Jeanne tombait des nues : un bardache, un sodomite, un bougre, Gilles ? Comment était-ce possible ? On prêtait à Gilles de Rais d’autres goûts pervers mais plus communs : il éprouvait une jouissance morbide à la vue du sang. Au cours d’une bataille, à Ludes, on l’avait surpris en train de torturer un capitaine anglais qui demandait à être mis en rançon. Au demeurant, esprit cultivé porté à la philosophie, il lisait les auteurs latins dans le texte, avec une attirance pour les Vies des douze Césars, de Suétone, peut-être parce que le sang y coulait à flots. Il était seul, presque toujours. – Que ces révélations, dit la reine de Sicile, n’entachent pas l’estime que vous pourriez avoir pour ses mérites. Gilles est un excellent homme de guerre et, bien qu’étant une créature de La Trémoille, il garde la fidélité pour le dauphin chevillée au coeur, même si ce coeur est plein d’ombre et de poison. L’escorte s’ébranla dans le grondement du Veni Creator Spiritus et les chants de guerre. Elle sortit de Blois en traversant la Loire. Au-dessus de la forêt des lances et de la marée des casques, les bannières des religieux et les enseignes des chevaliers flottaient comme des pétales aux couleurs vives. Une foule en délire se pressait dans les artères et les places des faubourgs. Des gens s’accrochaient aux selles des cavaliers pour leur confier des messages à l’intention des Orléanais. Un printemps mouillé crépitait sur les forêts, les prairies, le fleuve, et lâchait des vols d’étourneaux dans le ciel parcouru par de grandes risées de soleil. La colonne constituant l’avant-garde de l’armée qui achevait ses préparatifs à Blois traînait derrière elle une caravane de chariots regorgeant de victuailles, de blé et d’avoine, des troupeaux de boeufs et de moutons, des fourgons où s’entassaient armes et munitions. Cette multitude soulevait sur sa route une poussière dans laquelle jouait le soleil. Jeanne chevauchait à l’avant, image de lumière dans sa cuirasse blanche, sous la huque de soie dont le vent soulevait les franges. Jeanne devenue chef d’armée ! Jeanne qui, quelques jours avant, doutait de pouvoir mener à bien sa mission ! Devant elle s’avançait, à pied, conduite par le frère Pasquerel, une cohorte de moines s’égosillant à entonner des cantiques et des hymnes. À ses côtés se tenaient Gilles de Rais et le « beau duc ». Derrière elle, les premiers éléments de l’avant-garde faisaient avec leur piétinement sur la terre ferme un bruit de grosse pluie. L’avant-garde passa la première nuit sous les couverts de la forêt de Chambord. Le crépuscule avait poussé vers la Loire une rude averse à laquelle les hommes avaient échappé en se réfugiant dans le village de Muides, tandis que le troupeau était rassemblé dans un taillis proche de Bois-Renard. Jeanne profita du moment de détente précédant le souper pour mettre quelques détails au point : elle s’était promis avant le départ d’apporter de l’ordre dans cette horde qui différait peu de la crapaudaille des routiers qui couraient encore les chemins et dont certains étaient venus se faire inscrire pour participer à l’expédition. Elle confia cette intention au duc d’Alençon, qui sursauta. – Aurais-tu observé des désordres en cours de route ? Il faut me le dire. Je sévirai. Elle eut un mouvement d’impatience. – Tu sais bien ce dont je veux parler. Ces hommes que nous menons au combat sont pour la plupart des brigands mal repentis. À la première occasion, ils pilleront et se livreront à tous les excès imaginables. Moi, j’ai décidé d’en faire des soldats du Christ. Jean se prit la tête à deux mains en se demandant si la Pucelle avait tous ses esprits. – Cesse de rêver, Jeanne ! Ces brigands ne partent pas pour une croisade. – Vous avez dit le mot : c’est bien à une croisade que je pensais. Elle le pria de réunir avant le souper tous ses capitaines. Elle avait deux mots à leur dire. Elle leur en dit davantage au cours de cette réunion qui se déroulait dans les écuries abandonnées du manoir. Lorsqu’elle vit quelques-uns d’entre eux s’allonger dans la paille et boire au goulot de la gourde le vin volé aux gens du village, elle sauta sur le cul d’une charrette et s’écria : – En nom Dieu, levez-vous ! Je ferai renvoyer le premier qui me manquera de respect ! Une voix rauque monta de l’assemblée. Étienne de Vignolles, qu’on appelait La Hire, écarta un groupe de soudards et s’avança en claudiquant, suite à une blessure, dans le tintement des clochettes qui ornaient son pourpoint. – Elle se prend pour qui, cette Pucelle, nom de Dieu ? s’écria-t-il. Elle n’a jamais tenu une épée de sa vie et elle veut nous mener à la bataille ! Jeanne ne se laissa pas démonter par cette diatribe. Elle répondit d’une voix assez forte, afin que chacun l’entendît : – Toi, La Hire, prince des Écorcheurs, je te connais bien ! Tu es venu ferrailler en Lorraine et en Barrois, tantôt bourguignon, tantôt français, mais toujours prêt à te vendre au plus offrant. Si tu boites, ce n’est pas à la suite d’une bataille mais parce qu’une cheminée d’auberge est tombée sur ta jambe ! Sous les éclats de rire qui montaient de l’assistance, La Hire, furibond, porta la main à la poignée de sa dague. Gilles s’interposa. – Chez nous, poursuivit Jeanne, on attache les clarines au cou des moutons et des vaches. Tu as dû en tuer, de ces pauvres bêtes, boucher, pour en orner ton pourpoint. Ton costume de baladin ne fait rire que les enfants. Toute l’armée se moque de toi. – Par la Mort-Dieu, rugit le brigand, cette garce me provoque ! Gilles, écarte-toi ! Jeanne pointa le doigt vers La Hire en criant plus fort que lui : – Je t’interdis et j’interdis à tous de jurer le nom de Dieu, du Christ, de la Vierge et des saints ! – Et sur quoi veux-tu que nous jurions ? lança une voix. – Je l’ignore. Tiens, tu pourrais jurer sur ton bâton, sur ton âne ou sur le diable. Le résultat sera le même et tu garderas ta place en Paradis. Elle laissa déferler autour d’elle des rires et des vivats avant de poursuire : – À dater de ce jour, vous êtes les soldats du Christ, des croisés. Vous renoncerez à jurer et à vous vautrer dans le péché. Demain, avant que nous reprenions la route, je veux que vous et vos hommes vous soyez passés par la communion et la confession. – Cela risque de retarder notre départ, dit Gilles. – Qu’importe ! Dieu n’est pas pressé. Comme les capitaines se retournaient pour partir, elle leur fit signe de rester. – J’ai autre chose à vous dire et qui ne vous fera peut-être pas plaisir : vous allez chasser de l’armée ces ribaudes qui vous accompagnent en croupe ou dans les chariots. Notre armée n’est pas un bordel ambulant. Si j’en vois une demain, je la fais jeter dans le fleuve ! Il y eut des murmures. On entendit la voix rauque de Poton de Xaintrailles lancer, avec un lourd accent de Guyenne : – Jeanne, tu exagères ! Nous ne pouvons nous passer de ces garces. Il en est ainsi depuis toujours et il en sera toujours ainsi. La femme est le repos du guerrier. Alors, laisse-nous nos ribaudes. – Là où nous allons, répondit Jeanne, tu n’en auras pas besoin. Si tu t’obstines à garder la tienne, ce sera comme si tu avais un Godon attaché dans ton dos. Maintenant retirez-vous, mes amis, et faites de la manière qui vous plaira vos adieux à ces catins. Ils se retirèrent avec des regards de chien battu et des grognements. – Eh bien, dit Jean d’Alençon, tu n’y es pas allée de main morte. Ce discours que tu leur as tenu est dangereux : il ne faudra pas s’étonner si demain quelques-uns de nos capitaines manquent à l’appel. – Il n’y aura de défections, dit fermement la Pucelle, que de ribaudes. Le frère Pasquerel fulminait : – Nous allons devoir passer la nuit à fabriquer des hosties, alors, Dieu m’en est témoin, que je tombe de sommeil ! À l’aube, Jeanne fit sonner la diane et commanda le rassemblement dans une prairie des bords de la Loire. Le frère Pasquerel avait fait travailler ses moines, si bien qu’ils arrivèrent avec de grandes pannetées d’hosties. Après la messe qui se déroula en plein air, confessions et communions débutèrent sans un murmure. Jeanne ayant donné l’exemple, tous suivirent. À midi sonnant au clocher de Muides, la cérémonie était terminée. Restait pour Jeanne à s’occuper des ribaudes. Elle les trouva rassemblées sur une grave du fleuve, en train de jaboter comme un troupeau d’oies, lavant leur linge ou faisant leur toilette. Elles avaient été informées de la menace d’éviction proférée par la Pucelle, car elles lui tournèrent le dos avec un bel ensemble. Elle s’avança hardiment au milieu d’elles. – Nous allons partir, dit-elle, mais vous resterez. Si l’une de vous désobéit, je la ferai jeter dans la Loire. Sachez que je ne vous en veux pas. La plupart d’entre vous sont sûrement de bonnes filles qui ont eu la vie dure et ont été abusées par des brigands. Dieu les accueillera dans Son sein, mais votre place n’est pas dans l’armée. Une catin dépoitraillée, au visage rubescent sous ses cheveux dénoués, s’avança vers Jeanne, les poings au creux des hanches, avec un air de défi. – Ce n’est pas toi, la soi-disant pucelle, qui vas nous priver de nos hommes. Même sous la menace d’une noyade, nous ne quitterons pas l’armée. – C’est bien ce que nous allons voir ! s’écria Jeanne. Elle sortit son épée, en porta la pointe entre les mamelles de la fille, qui recula dans le fleuve jusqu’à ce que l’eau lui montât à la ceinture. – Quant à vous, mes belles, s’écria Jeanne, partez avant que je me fâche ! Du plat de la lame, sans y mettre trop de vigueur, elle frappa l’arrière-train de quelques garces qui regimbaient. Elle s’amusa de les voir ramasser leurs frusques et s’enfuir à demi nues. Lorsque Jeanne rejoignit l’avant-garde, elle trouva La Hire qui l’attendait, un coffret à la main. – Cadeau du prince des Écorcheurs ! dit-il. Tu trouveras là-dedans les clochettes que j’ai arrachées de mon pourpoint. Quand tu seras de retour à Domrémy, tu pourras les attacher au cou de tes moutons... Le dernier jour d’avril, au pas des boeufs, l’avant-garde arriva en vue d’Orléans. Dressée sur ses étriers, Jeanne se demanda si elle rêvait ou si elle était victime d’une hallucination : elle pensait se trouver rive droite, sous les murs de la ville ; on venait d’arriver par la rive gauche, en pleine campagne. – Ah ça, dit-elle en sautant de cheval, il semble qu’on se soit moqué de moi ! Jean, qu’est-ce que ça signifie ? Pourquoi avons-nous pris la route de Sologne et nous trouvons-nous devant ce fleuve à franchir ? On s’est joué de moi ! – Jeanne, dit Gilles, calmez-vous. Nous n’avons fait, en suivant cette route, qu’obéir aux consignes du lieutenant général d’Orléans, messire le Bâtard... – ... et nous sommes d’accord avec lui, ajouta d’Alençon. Je sais qu’il te tarde de mettre la main à ton épée, mais dis-toi bien que si nous avions emprunté la rive droite, celle de la Beauce, nous serions à l’heure présente en train d’assiéger Beaugency ou Meung. La rive droite est anglaise et celle-ci française. Si nous voulions arriver dans les meilleurs délais, c’est bien par-là que nous devions passer. Jeanne se retourna brusquement et, le front contre sa selle, la frappa de ses poings. Elle se refusait à entendre de tels arguments : elle était venue pour se battre et elle se trouvait comme paralysée. Elle se dit qu’on avait abusé de son innocence et de son ignorance, alors qu’elle ne pouvait se prévaloir que de sa foi et de son crédit auprès du ciel. Gilles de Rais ajouta qu’afin d’éviter d’alerter les Anglais installés aux Tourelles, au monastère Saint-Augustin et à la bastille Saint-Jean-le-Blanc qui défendait la rive du côté de l’orient, on avait fait un crochet par le village de Chécy. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, Jeanne ordonna que l’on mît les bêtes à la pâture en attendant que les gens d’Orléans eussent donné signe de vie. Elle se substituait à l’autorité de Jean d’Alençon et de Gilles de Rais, et se réservait le droit de donner des ordres. Personne ne s’en formalisait ; on se contentait de sourire. Au milieu de l’après-midi, une barque se détacha de la rive droite et se dirigea vers l’armée stationnée sur la berge opposée. – C’est le Bâtard ! dit d’Alençon. Je le reconnais ! Lorsque la barque se fut engravée, Jeanne s’avança vers Dunois et, avant même qu’il eût pris pied, lui lança d’un ton acerbe : – C’est vous, Jean, le Bâtard d’Orléans ? – Toi, répondit-il, si je ne me trompe, tu es Jeanne la Pucelle. Heureux de t’accueillir. – Et moi, je suis fort mécontente ! Pourquoi nous avoir indiqué ce chemin alors que Talbot, Glassidas et La Poule se tiennent sur l’autre rive ? – C’était le parti le plus sage pour que cette opération réussisse. D’Alençon et Gilles ont dû t’expliquer... – Mes conseils sont plus sages que les vôtres, car ils viennent du Ciel. J’exige que nous passions la Loire tout de suite. – Impossible ! lança Dunois. Le vent s’oppose à la force du courant et nous interdit de mettre à la voile. Cela peut durer des heures ou des jours, mais nous avons pu réunir des embarcations en nombre suffisant pour passer le troupeau et une partie de l’avant-garde. – Nous n’attendrons pas ! dit Jeanne. Dieu, qui commande à notre armée, peut commander au vent. Elle s’éloigna seule vers un taillis de saules. – Elle va pisser ? demanda Dunois. – Non, dit Gilles, elle va prier. Lorsque, ayant achevé sa prière, elle revint vers le Bâtard, elle lui dit, comme si cela allait de soi : – Nous pouvons passer la rivière à présent. Le vent a tourné. Il faut faire vite. Dieu est généreux, mais il ne faut pas Lui en demander trop. – Ça, par exemple ! murmura Dunois en observant le mouvement des feuillages. C’est donc vrai que tu peux accomplir des miracles ? – Je ne suis qu’un instrument, un rouage de la grande machine céleste, comme dit Madame Yolande. Tandis que l’on déployait les voiles des chalands, que l’on poussait dans ces embarcations une première vague du troupeau dans un concert de bêlements et de meuglements, elle ajouta : – Il n’y aura pas assez de bateaux pour embarquer la troupe. – Une partie de cette dernière, dit Dunois, va retourner à Blois pour se porter au-devant de l’armée de secours. Vous n’avez pas amené assez d’hommes, de toute manière, pour monter une opération contre les bastilles. Cette décision la prenait de court, mais elle devait convenir qu’elle était raisonnable. Dunois annonça qu’il allait entrer dans Orléans avec elle. Il fallait qu’elle s’attende à un accueil chaleureux. Toute la ville était en état d’alerte pour la recevoir. Des cantiques chantés par les moines et par la troupe saluèrent le départ de Jeanne. Certains soldats agenouillés sur la berge regardaient s’éloigner sa barque et se lamentaient comme si elle ne devait jamais revenir. – Étonnant ! dit le Bâtard. Je ne reconnais plus ces hommes. Hier des brigands et aujourd’hui des agneaux. Encore un de tes miracles, je suppose ? Leur aurais-tu communiqué la grâce qui t’habite ? Le temps que dura la traversée du fleuve, il lui rendit compte de la situation. Difficile pour la ville, elle était dramatique pour les Anglais. Ils étaient au bout du rouleau. L’armée de secours que le régent leur avait annoncée au départ de Paris n’était pas encore rassemblée. Chaque jour, des groupes de déserteurs quittaient les bastilles pour aller chercher leur provende dans les campagnes. Les soldes n’étaient plus payées ou, lorsqu’elles l’étaient, c’est que les capitaines avaient dû en prélever le montant sur leurs propres ressources, afin d’éviter une désertion généralisée ou une mutinerie. – Tu ne verras que peu de chevaux autour de leurs fortifications, ajouta Dunois. Ils les ont presque tous dévorés. Ils ont même perdu leur agressivité : nous allons arriver sur l’autre rive sans qu’ils tirent sur nous... Ils entrèrent dans Orléans par la porte de Bourgogne située du côté oriental de la ville et qui n’était pas menacée par la même chaîne de bastilles que le côté opposé. La nuit était presque tombée, mais le centre de la cité scintillait de milliers de feux : chandelles placées aux fenêtres, torches, pots à feu plantés de part et d’autre de la chaussée. Aussi loin que portait le regard le long des rues tortueuses, la foule se pressait et délirait dans un vacarme de musique, d’ovations, de chansons et de noëls. Tous voulaient voir la Pucelle, l’approcher, toucher ses vêtements, son épée. Des femmes lui présentaient leur nourrisson, des gamines s’accrochaient à sa selle et lui tendaient la main. On lui envoyait à pleines fenêtres des baisers, des rires de bonheur, des chansons d’amour et des confettis. Elle devait s’arrêter pour laisser les sergents à baguette lui ouvrir un passage. Un homme portant une torche s’était approché de si près qu’il mit le feu à sa bannière ; elle l’éteignit elle-même en un tournemain et elle se tourna vers Dunois. – Conduisez-moi à la cathédrale Sainte-Croix. Je dois remercier Dieu de m’avoir guidée sans encombre jusqu’à vous. Il fallut céder à sa requête alors qu’elle était attendue chez le trésorier général, maître Jacques Boucher, qui demeurait rue du Tambour, de l’autre côté de la ville, près de la porte Regnard. Elle se prosterna devant l’autel, les bras en croix. – Jeanne, dit maître Boucher, vous êtes ici chez vous. C’est un grand honneur de vous recevoir. Voici ma femme et ma fille Charlotte qui se mouraient d’impatience. J’ai fait préparer un souper pour vous et votre suite. Alors que ses compagnons faisaient honneur à la table dressée dans la grande salle, Jeanne se contenta d’une soupe de pain qu’elle noya d’une large rasade de vin. – Comment fais-tu, lui demanda La Hire, pour tenir le coup ? La fatigue ne semble pas avoir de prise sur toi et tu as autant d’appétit qu’un pinson. Par mon bâton, si j’observais un tel régime j’en crèverais ! Elle passa cette première nuit dans le lit de Charlotte, une gamine de dix ans environ, qui avait exigé cet honneur de sa famille. Avant de gagner sa couche, Jeanne s’attarda à la fenêtre pour observer la chaîne de bastilles dressées sur un horizon encore barbouillé de strates violâtres, ponctuées de quelques feux tremblotants. Combien de jours allait-on attendre, se demandait-elle, l’arrivée de l’armée de Blois qui donnerait le signal des opérations ? Combien de jours à se morfondre ? Le premier soin de la Pucelle en se levant fut de demander à son hôte de la conduire sur les remparts de la porte Renart donnant sur la route de Blois. Il la guida jusqu’au châtelet à travers une foule qui criait ses noëls. Du dernier étage, on avait une vue large et profonde sur l’arrière-pays. – La première bastille, là, sur votre droite et sur l’autre rive, dans le faubourg du Portereau, dit maître Boucher, est celle du Champ-Privé. Au milieu de la Loire, sur cette île plantée de saules, vous pouvez voir le boulevard de l’île Charlemagne. Rive droite, voici la forteresse de Saint-Laurent-des-Orgerils, flanquée de la bastille de la Croix-Boisée. Un peu plus à droite, en arc de cercle, les bastilles de Londres, de Rouen et de Paris. Au-delà, cette masse de verdure est la grande forêt d’Orléans où l’on va chasser en temps de paix. Ils se portèrent vers l’ouverture méridionale d’où la vue embrassait l’immensité du fleuve. – Le pont dont nous avons fait sauter quelques arches, poursuivit le trésorier, s’appuie sur l’île Saint-Laurent où les Anglais ont bâti un petit retranchement. Après la Belle-Croix dressée sur le pont, cette imposante forteresse est le fort des Tourelles avec son boulevard qui en fait le tour. Plus au sud, c’est la bastille des Augustins. Enfin, derrière cette île étirée en longueur, on distingue la bastille de Jean-le-Blanc qui, avec celle de Saint-Loup, sur l’autre rive, constitue le terme du dispositif de défense... Mais qu’avez-vous, mon enfant ? Appuyée au mur, livide, Jeanne paraissait sur le point de rendre l’âme. – Ce n’est rien... balbutia-t-elle. Une sorte de vertige. Je n’imaginais pas... toutes ces fortifications... Jamais nous n’en viendrons à bout ! Jamais... – J’avoue que cela fait impression, mais la tâche sera moins ardue que vous ne l’imaginez. Les Anglais ont six mille hommes, c’est pourtant fort peu car leurs bastilles sont trop dispersées et mal reliées les unes aux autres. De plus, ce système de défense n’intéresse que le côté occidental de la ville. Le reste, du côté de la porte de Bourgogne, est découvert. C’est par là que nous arrivent nos subsistances... quand nous en trouvons, car les campagnes n’offrent plus de ressources et nos vilains sont venus demander protection à notre ville. Comment vous sentez-vous ? – Cela va mieux, mais je suis inquiète. – Eh bien, dites ! – J’ai rêvé cette nuit que mon sang ne tarderait pas à couler... Dans l’après-midi, alors qu’elle s’apprêtait à se rendre à la cathédrale, Jeanne se trouva nez à nez, au milieu de la place, devant l’hôtel des Créneaux, avec un groupe de soldats qui portaient sur leur pourpoint les armes du Barrois. Elle reconnut parmi eux ses frères qui s’étaient glissés subrepticement dans le convoi. – Pierre ! Jean ! dit-elle. Que faites-vous ici ? Je vous croyais à Blois. Et qui sont ces gens qui vous entourent ? – Des gentilshommes de Vaucouleurs et de Vouthon, dit Jean. Quand nous avons dit que nous allions à Orléans, ils ont tenu à nous suivre. Nous avons pu échapper au contrôle des sergents chargés des effectifs. Elle leur répondit, d’un ton sévère : – Vous n’êtes pas ici pour faire étalage de vos tenues princières. Il faudra vous battre. Je doute que vous en soyez capables. – Il en est de même pour toi, petite soeur, dit Pierre. J’attends de te voir à l’oeuvre... Jeanne ne tenait plus en place. Quand elle n’était pas à la cathédrale en train de prier ou d’assister aux offices, elle errait sur la berge de la Loire pour inspecter au plus près les défenses adverses. Elle ne manquait aucune occasion de harceler Dunois : – En nom Dieu, Bâtard, vas-tu te décider à sonner le rassemblement et passer à l’attaque ? Tu attends peut-être que Talbot reçoive les renforts qu’il espère ? Donne-moi cent hommes et j’enlève une de ces bastilles. Elle n’avait pas tardé à faire preuve envers lui de familiarité et à le tutoyer comme elle le faisait de tous ses capitaines sauf – Dieu savait pourquoi ? – de Gilles. Dunois avait eu du mal à la raisonner : on n’était pas en force ; il aurait fallu au moins un millier d’hommes pour emporter la moindre de ces positions, et trois mille au bas mot pour les Tourelles ! Qu’elle se repose et prenne des forces. Dans moins d’une semaine, on passerait aux choses sérieuses. Elle haussait les épaules. Être sage ! c’était bien le dernier conseil qu’on pût lui donner... Elle se heurta un jour, dans la salle du Conseil, à un butor, le sire de Gamaches, qui ne lui envoya pas dire ce qu’il pensait d’elle en sa présence : – Puisqu’on prête l’oreille aux divagations de cette péronnelle de basse extraction plus qu’aux suggestions d’un chevalier qui a fait ses preuves et les fera de nouveau, je vous donne ma démission ! Je vais rouler ma bannière et me faire simple écuyer ! Dunois dut flatter sa vanité pour le ramener à de meilleurs sentiments envers la Pucelle. Jeanne courait, chaque matin, marchés et boutiques en compagnie de Charlotte. Orléans reprenait goût à la vie. Les mazeliers avaient commencé l’abattage des troupeaux ; dans leur rue, le sang coulait de nouveau à pleins ruisseaux et des quartiers de viande rouge pavoisaient les étalages. Les moulins à chevaux avaient repris leur activité et l’on trouvait du pain dans toutes les boulangeries. Quelques jours avant l’arrivée des secours, on commençait à faire la chasse aux rats ; aujourd’hui, on avait tout à volonté. Le matin du 30 avril, Jeanne n’y tint plus. Elle demanda à La Hire de l’accompagner pour, disait-elle, parler aux Anglais. Elle s’avança sur un boulevard parallèle à celui que tenait l’ennemi, interpella un jeune officier occupé à faire relever par une équipe de terrassiers un pan de bastille dégradé par la pluie. – Eh, toi, s’écria-t-elle, tu parles français ? – Je suis français : le bâtard de Granville pour te servir. Et toi, tu es sans doute la Pucelle ? – La Pucelle te dit que tes jours sont comptés si tu t’obstines à trahir ton pays ! – Et toi, tu ferais bien de retourner à tes moutons, catin, fille à soldats ! Va dire à ceux qui t’envoient qu’ils sont maquereaux et mécréants ! Profondément humiliée, elle tourna le dos sans répondre. L’après-midi, loin de se décourager, elle effectua la même tentative sur le boulevard de la Belle-Croix, à la limite de la dernière arche rompue. Elle demanda à voir Glasdale qu’elle s’obstinait à appeler « Glassidas ». Lorsque, sortant des Tourelles, le chevalier anglais eut entendu cette gamine, qui prononçait si mal son nom, lui intimer l’ordre de se rendre s’il voulait avoir la vie sauve, il éclata de rire, les mains sur sa panse. Il lui répondit avec un fort accent godon : – De quoi te mêles-tu, sorcière, vachère, fille d’auberge, putain des Armagnacs ? Retourne à tes moutons ! Elle le pria de lui rendre son héraut, Guyenne, qu’elle lui avait envoyé deux jours avant pour lui demander de mettre bas les armes. Bafouant les lois de l’honneur chevaleresque, Glasdale n’avait pas laissé repartir le messager. Jeanne s’accrocha à l’épaule de La Hire et gémit : – Me traiter de putain, moi ? Et qu’ont-ils tous à vouloir que je retourne à Domrémy ? Ces brigands, ils me paieront tout d’un bloc. La Hire, de par Dieu, promets-moi que tu m’aideras à me venger de tous ces affronts ! – Je te crois capable de le faire seule, Jeanne. Il est facile de deviner que tu as fait peur à Glasdale pour qu’il te traite de sorcière et de putain. Il croit que tu lui as jeté un sort. Les prisonniers que nous avons faits nous l’ont confirmé. Le lendemain, jour du Seigneur, Dunois décida de partir pour Blois afin de ramener dans les plus brefs délais l’armée que l’on attendait depuis des jours et qui aurait pu être arrêtée en cours de route. Pour Jeanne, ce fut une morne journée. À la cathédrale, où elle se rendit pour la grand-messe, la foule débordait sur le parvis : les habitants ne pouvaient se lasser de la voir, bien droite sur sa selle, souriante, s’arrêtant pour caresser un enfant, parler à une ménagère, jeter une obole dans la sébile d’un stropiat... Le lendemain, surprise ! Un pêcheur lui apporta au logis de Jacques Boucher une énorme alose dont elle se régala. Au milieu de la sieste qu’elle observait en raison de la chaleur, elle s’éveilla en sursaut, bouscula Charlotte, disant qu’elle en avait assez de rester inactive, qu’on jouait avec ses nerfs, qu’elle était seule à avoir vraiment envie d’en découdre avec les Anglais... Mme Boucher eut du mal à la calmer : – Reposez-vous, mon enfant. Demain, il faudra que vous soyez fraîche et dispose pour assister à la procession. Une procession... Encore une ! Elle dut une nouvelle fois en prendre la tête, vêtue de sa tenue militaire, sa bannière au poing. Elle cuisait à feu doux sous sa cuirasse, sa peau la démangeait et elle se sentait la tête lourde, balayée de vagues d’angoisse, grondante d’une voix qui lui répétait que, dans quelques jours, elle verrait couler son sang. Dans la soirée, le héraut Guyenne était de retour, l’intervention intempestive de Jeanne ayant été efficace. Il n’avait pas subi de sévices ; en revanche, on l’avait pressé de questions sur celles qu’ils appelaient « la sorcière ». – Il ne faudra pas trop tarder à entrer en action, dit-il. Le moment est favorable : les Anglais sont aux abois. Nous attendons l’armée de Blois et eux celle de Falstaff. Il faut les gagner de vitesse. Ils m’ont chargé d’un message à ton intention. Je te le répète mot pour mot : « Tu diras à cette sorcière que nous finirons bien par la prendre et que nous la ferons brûler sur le bûcher. » Le mercredi 4 mai, sous un ciel crépitant d’orage, l’armée de Blois parvenait en vue de la cité. Le Bâtard se tenait en tête, derrière le groupe des moines dont on entendait, entre les coups de tonnerre, retentir les chants repris par la troupe. Jacques Boucher interrompit la sieste de Jeanne. Elle s’habilla fiévreusement pour se porter au-devant de la troupe. Il fallut que La Hire la retînt de se précipiter entre deux bastilles pour arriver plus vite. Elle tomba dans les bras du Bâtard, radieuse, alors qu’il faisait grise mine en annonçant que l’armée de Falstaff était en marche. Elle lui répondit, en lui tapant joyeusement sur l’épaule : – Nous ne la craignons pas ! Je veux être tenue au courant de l’approche de ces brigands. Si tu oublies de m’informer, je te ferai couper la tête ! La menace vaut pour les membres de ton Conseil ! – Tu en serais bien capable ! dit-il dans un grand rire. Ce Conseil, elle s’en méfiait : elle y était rarement convoquée et ce mépris la mettait hors d’elle. Jeanne, tenue à l’écart des décisions importantes... Jeanne qui, par sa seule présence, venait de renverser la situation et de faire renaître l’espoir dans la population et dans la troupe... Le lendemain matin, alors qu’elle dormait encore, un branle-bas secoua la demeure de maître Boucher. Jeanne s’éveilla en sursaut et constata que la ville était sens dessus dessous : un corps de milice venait de franchir la porte de Bourgogne sous la conduite de La Hire pour attaquer la bastille de Saint-Loup située rive droite de la Loire, sur la route de Gien, isolée du reste du système défensif. – Réveillez mon écuyer ! cria-t-elle. Charlotte, dis-lui de venir m’armer sur-le-champ ! Encore ensommeillé, Louis de Coutes demanda ce que la Pucelle lui voulait : – Ma cuirasse, mes armes, vite ! Réveille-toi, paresseux ! Le sang français est en train de couler et je suis encore là ! Revêtue de sa cuirasse, montée sur Pollux, elle constata qu’elle avait oublié sa bannière ; Louis la lui passa par la fenêtre. Elle traversa en trombe le centre de la ville et se retrouva porte de Bourgogne devant un spectacle hallucinant : on ramenait des blessés et des morts. Elle piqua des deux vers la mêlée mais arriva pour constater que la bataille était terminée. La bastille que l’on venait d’enlever brûlait comme une meule de paille. Elle envoya Gilles de Rais, qui venait d’arriver avec un corps de piétons, effectuer une manoeuvre de diversion sur les bastilles opposées afin d’éviter une contre-attaque. – Épargnez les prisonniers ! criait-elle. Ils étaient en grand nombre, assis dans l’herbe, au milieu des blessés et des morts sans confession. Une pitié ! Elle passait d’un blessé à un autre pour leur apporter des paroles de réconfort, assurait aux prisonniers qu’il ne leur serait fait aucun mal, qu’elle s’en portait garante. Elle se dirigea vers le frère Pasquerel qui restait immobile, les bras ballants, devant le carnage sur lequel passaient des souffles de feu. – Eh bien, lui cria-t-elle, qu’attends-tu pour faire ton service ! On ne laisse pas mourir des soldats sans confession ! – Cela n’est pas facile... bredouilla-t-il. Je ne parle pas leur langue... Pour Jeanne, c’était sa première bataille et elle n’y avait pas participé : une fois de plus on l’avait tenue à l’écart. Mais qui ? Le coeur au bord des lèvres, une grosse colère bourdonnant sous son crâne, elle se précipita vers le domicile de Dunois, qui blêmit en la voyant surgir comme une tornade. – Bâtard ! cria-t-elle. Tu m’as trahie ! C’est toi qui as eu l’idée de cette attaque. Tu t’es bien gardé de m’en avertir... – Je l’ignorais comme toi, dit-il. Si j’en crois la rumeur, ce sont les bourgeois qui ont pris la décision d’attaquer cette position. Les gardes ont tenté de les arrêter, mais ils étaient trop nombreux et ils avaient La Hire à leur tête. Ils ont dû le payer pour qu’il prenne le commandement. Je lui en demanderai raison. – En nom Dieu, oui ! dit-elle. Il faut tirer cette affaire au clair. Il ne peut y avoir dans cette place plusieurs chefs de guerre qui tirent à hue et à dia. – Je n’oublierai pas de régler leur compte aux responsables, Jeanne, mais il faut parer au plus pressé. Je viens d’apprendre que Falstaff a quitté Paris depuis trois jours et qu’il marche sur nous... Orléans, mai 1429 Les insultes de Granville et de Glasdale lui étaient restées en travers de la gorge. Elle s’agitait furieusement dans son sommeil, s’éveillait en criant qu’ils allaient voir de quel bois elle se chauffait, si elle était une fille à soldats, une putain ! Charlotte la prenait dans ses bras, la berçait comme elle le faisait de ses poupées, essuyait la sueur de son visage, la rassurait : non, Jeanne n’était rien de ce qu’ils disaient, c’était une sainte fille, une Fille Dieu... Le jour de l’Ascension, la Pucelle se leva avant l’aube et courut chez Dunois pour que l’on ne déclenchât pas d’attaque ce jour-là afin de ne pas offenser le Seigneur. – Je regrette, dit le Bâtard, mais il faut battre le fer tant qu’il est chaud. La prise de la bastille de Saint-Loup a causé la panique chez les Anglais. Il faut en profiter. – En nom Dieu, Bâtard, nos troupes garderont leurs quartiers, sinon je quitterai cette ville ! Après une âpre discussion, persuadé qu’elle n’hésiterait pas à mettre son projet à exécution, il finit par céder, donna l’ordre à ses capitaines de rester l’arme au pied et d’attendre les ordres. On finissait toujours par céder à cette entêtée. Si l’on menaçait de passer outre à ses avis, à ses Conseils, comme elle disait, il fallait se lever de bonne heure et bien cacher ses intentions. L’injonction de garder le repos toute la journée fut diversement accueillie : certains parmi les capitaines acceptaient mal cette décision saugrenue ; la Pucelle se prenait pour un connétable, donnait des ordres, organisait des stratégies alors qu’elle ignorait le b.a.-ba de la guerre. On verrait bien si elle aurait le secours de ses Conseils lorsque l’on attaquerait les Tourelles, et si ses prières suffiraient à enfoncer les portes et abattre les murs ! Ces vieux durs à cuire juraient qu’ils ne se laisseraient pas commander par une bergère de dix-sept ans. Alors qu’ils dînaient chez le gouverneur de Gaucourt – un repas qui avait l’allure sinistre d’une veillée d’armes – Dunois avoua à Jeanne qu’elle ne lui facilitait pas la tâche. – Si tu avais entendu grogner ces vieux sangliers et hurler ces jeunes loups quand je leur ai annoncé que l’attaque générale était remise au lendemain... – Dans cinq jours... dit rêveusement la Pucelle. – Que voulez-vous dire, mon enfant ? dit M. de Gaucourt. – ... dans cinq jours tout sera terminé. Les Anglais auront quitté la ville. – Tu délires ! dit Dunois. Cinq jours... – Nous aurons bien de la chance, ajouta le gouverneur, si nous les voyons partir d’ici un mois. – Hommes de peu de foi ! si je vous dis cela, c’est que je le tiens de mes Conseils. Bâtard, avant de passer à l’attaque, que nos soldats et leurs chefs se confessent et communient. Quant à moi, je vais lancer une nouvelle sommation aux Anglais pour leur donner à réfléchir. Le repas terminé, après la sieste, elle partit vers l’extrémité du pont accompagnée d’un archer pris dans la garde du gouverneur. Elle portait dans sa ceinture la lettre qu’elle avait fait rédiger par son aumônier et qui n’apportait rien de nouveau à ses exigences : « Vous n’avez aucun droit sur le royaume de France... Retournez dans votre pays... C’est là ma dernière lettre... » Elle avait signé comme son oncle le lui avait appris : Jésus-Maria, Jeanne la Pucelle. Elle s’avança jusqu’au bout de l’arche rompue et cria : – Holà, messieurs les Anglais, je vous envoie une lettre ! Il faudra la lire et m’en faire réponse ! Elle attacha le velin roulé au bout de la flèche et conjura l’archer de ne pas rater son coup. Le document atterrit aux pieds d’un sergent qui la parcourut et s’exclama : – Goddam ! c’est une lettre de la putain des Armagnacs ! Elle lui tendit le poing en s’écriant : – Vous pouvez m’injurier ! Demain, je vous ferai rentrer vos insultes dans la gorge... À l’aube de ce vendredi 6 mai, Jeanne était debout, sereine, après une nuit passée en partie dans le petit oratoire de la famille. Elle se confessa à Pasquerel et communia après avoir entendu la messe à la cathédrale. Elle revint chez le trésorier pour s’y sustenter d’une grosse soupe au vin et s’y faire armer par Louis de Coutes. La ville était déjà traversée de courants fiévreux : on voyait passer en tous sens des compagnies de la milice en armes, des chariots chargés de ravitaillement et d’échelles, des groupes de curieux qui se dirigeaient vers les remparts. Elle trouva M. de Gaucourt à table en train de tremper des mouillettes dans des oeufs mollets. Il parut surpris de la voir en tenue guerrière. – Tu pars pour la guerre ? dit-il en plaisantant. – Et vous, dit-elle, vous feriez bien de vous préparer : la journée promet d’être chaude. – La journée sera des plus tranquilles, dit-il en suçant une mouillette. Il ne se passera rien aujourd’hui. – C’est peut-être ce que vous espériez, mais Dieu en a décidé autrement. Et vous n’êtes gouverneur de cette ville qu’après Dieu. Sans se démonter, il fit appeler deux gardes qui entraînèrent la Pucelle dans l’antichambre. Il l’entendit crier : – Finissez votre déjeuner, grand pleutre ! Nous nous passerons de vous ! Elle galopa jusqu’à l’Écu Saint-Georges et trouva Dunois en conciliabule avec quelques-uns des chefs. – Jeanne, dit-il, je suis désolé de te l’apprendre, mais, aujourd’hui encore, nous resterons l’arme au pied. Le gouverneur en a décidé ainsi, sans nous donner de raison. – Il avait prévu une partie de pêche ! lança Saint-Sévère en riant. – Je crois plutôt qu’il a rendez-vous avec sa catin, ajouta Xaintrailles. – En nom Dieu, Bâtard, s’écria Jeanne, si tu es décidé à te battre, et vous de même, mes amis, faites rassembler vos hommes devant l’hôtel de M. le gouverneur ! Ça lui coupera l’appétit ! Les chefs opinèrent. Au rassemblement qui s’opéra sur la place se mêlèrent des milliers d’habitants qui, le bruit ayant couru qu’on allait retarder l’attaque, venaient protester. – Jeanne, dit le Bâtard, tu me prêtes une importance que je n’ai pas. Le chef suprême des opérations, ce n’est pas moi, pas plus d’ailleurs que toi ou le gouverneur. Il l’attira à l’écart, lui dit en a parte : – J’ai failli faire une sottise en envisageant une attaque le jour de l’Ascension. Tu m’as arrêté à temps. Gilles ne me l’aurait pas pardonné. Il lui expliqua que, alors que l’on se trouvait encore à Chinon, le Conseil royal avait eu à débattre du commandement en chef que l’on donnerait à l’armée d’Orléans. Des noms avaient été avancés : Boussac, d’Alençon, et même La Hire. La Trémoille avait proposé la candidature de Gilles de Rais ; il n’avait pas fait l’unanimité, mais le dauphin était intervenu pour le faire agréer. À aucun moment le nom de la Pucelle n’avait été prononcé, et pour cause : on ne pouvait confier une armée de cette importance, chargée d’une mission capitale, à une gamine de dix-sept ans qui ne connaissait rien à la guerre, fût-elle inspirée par le ciel, comme elle le prétendait. – Il faut comprendre cette décision, Jeanne. Tu nous es précieuse et nous t’aimons. Sans ton intervention, il est probable qu’Orléans aurait capitulé. Tu es pour notre cause de plus grand prix que le plus valeureux de nos chefs d’armée. Tu es l’esprit, le coeur, la foi, une intermédiaire entre Dieu et les pauvres hommes que nous sommes, mais il faut laisser la guerre aux guerriers. Comprends-tu cela ? Elle hocha la tête ; elle comprenait. Il ajouta : – Le chef suprême est Gilles de Rais. Moi, je ne suis que lieutenant général pour cette ville. Accablée par cette révélation, Jeanne se laissa tomber sur un tabouret. Gilles... Gilles de Rais chef suprême. Personne ne l’avait informée de cette décision et elle avait commis une faute en ne daignant pas se renseigner. Elle était persuadée que, sans qu’elle en eût le brevet, elle pouvait se prévaloir de ce titre. Patatras ! tout s’écroulait autour d’elle. Les propos lénifiants du Bâtard lui allaient droit au coeur sans lui apporter le moindre réconfort. Déçue, amère, désemparée, elle laissa Dunois repartir pour le Conseil de son allure féline. Le front collé à la fenêtre donnant sur la place, elle aperçut des gens qui lui faisaient des signes d’amitié en criant son nom et en agitant leur bonnet. Gilles... Gilles de Rais... Ses rapports avec le jeune seigneur vendéen relevaient d’une solidarité de camp plutôt que d’une véritable amitié. Taciturne de nature, il l’écoutait avec attention en caressant sa légère barbe blonde et en fredonnant un air à lèvres closes. Il avait la beauté d’un ange mais un esprit, disait-on, tourné vers d’étranges pensées ; il semblait pétri à la fois de soleil et de nuit. Ce que l’on racontait de ses goûts, de ses sentiments, de ses comportements s’amassait dans une crypte où actes et propos s’enveloppaient de mystère. Il était né à Champtocé, dans la tour Noire, entre la Loire et la Bretagne bleue. Ses origines l’avaient marqué dès sa naissance d’un signe diabolique. Il la troublait ; mal à l’aise en sa compagnie, elle ne pouvait se défendre de la séduction que ce chevalier fastueux exerçait sur elle et qui différait des élans qu’elle avait éprouvés pour Jean d’Alençon et qu’elle aurait pu éprouver pour le Bâtard si ses voix ne l’avaient mise en garde contre les passions terrestres. Dunois n’avait pas perdu son temps. En quittant la Pucelle, il était allé faire le siège de Gilles et de Gaucourt qui hésitaient encore à lancer une attaque générale jugée prématurée. Il avait fini par les persuader qu’on ne pouvait laisser s’éteindre le bel élan qui avait suivi l’attaque de Saint-Loup. L’armée sortit en bon ordre par la porte de Bourgogne. Elle passa par un pont de bateaux sur l’île des Martinets et de là sur la rive gauche. Premier objectif : la bastille Jean-le-Blanc, terme du dispositif de défense à l’orient. Surprise : on la trouva déserte, avec des cendres encore tièdes dans les foyers. – Les soldats qui l’occupaient, dit Gilles, ont dû se regrouper aux Augustins. Gilles et la Pucelle en tête, l’avant-garde se dirigea vers cette place. Autre surprise : personne aux remparts. Le vide et le silence. – Je comprends cette stratégie, dit Gilles. C’étaient là des positions de moindre importance. Les effectifs ont dû se replier sur les Tourelles où la résistance sera plus facile. La Hire s’avança, l’air soucieux. – Cela sent le piège, dit-il. Les Anglais n’ont pas abandonné les Augustins. Je viens d’apercevoir des ombres aux meurtrières. Il avait vu juste. Les portes de la bastille s’ouvrirent dans un tonnerre de buccins. Des centaines d’Anglais déboulèrent par les ponts en hurlant : « Forward ! » et « Saint George ! ». Gilles leur envoya quelques compagnies de piétons. – À toi, Jeanne ! s’écria Gilles. L’armée est prête à te suivre. Elle brandit sa bannière, tira son épée, éperonna Pollux, qui fit un bond en avant et faillit la désarçonner. L’attaque anglaise tourna court. Assaillis de toutes parts, talonnés par les compagnies du vieux Boussac qui semblait prendre un bain de jouvence, les Godons battaient en retraite. Les Français se ruèrent sur les ponts, s’engouffrèrent dans la bâtisse où ils achevèrent le massacre. Une poignée de défenseurs parvint à prendre le large et à se réfugier dans les Tourelles dont on avait baissé le pont-levis et levé la herse. Il avait fallu moins d’une heure, depuis que l’on avait pris pied sur la rive droite, pour que tombât cette redoute. On y découvrit tout un arsenal mais guère de victuailles. Gilles s’approcha de Jeanne, posa les mains sur ses épaules. – Pour cette première épreuve, dit-il, vous avez montré beaucoup d’allant et de courage. S’il ne tenait qu’à moi, je vous ferais sur-le-champ chevalier. Nous attendrons un peu... Il ajouta : – Nous en avons assez fait pour aujourd’hui. Demain, nous nous attaquerons aux Tourelles. Ce ne sera pas une partie de plaisir, je vous préviens ! Vous allez retourner à Orléans pour vous reposer. Vous embarquerez avec les milices. Nous laisserons quelques compagnies sur place pour parer à un retour en force. Soyez ici, demain, à la première heure. Jeanne retrouva avec soulagement la demeure de maître Boucher. Elle était lasse, écoeurée par le spectacle de la tuerie à laquelle elle n’avait pu s’opposer. Charlotte pleura en l’embrassant. – Jeanne... oh ! Jeanne... J’ai eu si peur pour toi. Je te voyais blessée, morte peut-être. Et tu es là... La table était mise pour le souper. D’ordinaire, Jeanne consacrait le vendredi au jeûne mais, ce soir-là, vidée de ses forces, elle soupa de bon appétit. Alors qu’elle s’apprêtait à regagner sa chambre, M. de Gaucourt demanda à la voir. Il avait cet air paterne que Jeanne détestait et paraissait de plus embarrassé. – Jeanne, dit-il, je viens d’apprendre ta conduite héroïque devant les Augustins. Le Bâtard avait raison de me vanter ton allant et ton courage. Sans toi... – C’est demain, dit-elle, quand il s’agira de s’emparer des Tourelles, que l’affaire deviendra sérieuse et que j’aurai vraiment à faire mes preuves. Si vous voulez me voir à l’oeuvre, il faudra vous lever de bonne heure. – Demain, Jeanne, je suis au regret de te le dire, il n’y aura pas de bataille. Je viens de réunir le Conseil. Nous avons jugé qu’il fallait renoncer à pousser plus avant et tenter de négocier. Je vais faire prévenir messire Gilles de Rais de cette décision. – Chante, beau merle... dit Jeanne. – Que dites-vous ? – Je dis que vous êtes allé à votre Conseil et moi au mien. La volonté du Seigneur Dieu s’accomplira, quoi que vous en pensiez et quoi que vous décidiez, et la vôtre restera en plan ! Le visage congestionné, le gouverneur s’adossa à la console. Il annonça qu’il allait sur-le-champ se rendre aux Augustins et tâcher de faire entendre raison à Gilles de Rais et au Bâtard. – Il ne vous fera pas une autre réponse que la mienne, sauf qu’ils comptent davantage sur les armes que sur la volonté divine. Un conseil : prenez garde, monsieur le gouverneur, le coin est encore dangereux. Vous risquez de recevoir un trait d’arbalète... Elle aperçut en regagnant sa chambre frère Pasquerel dans le jardin en train de distribuer du pain aux canards. – Demain, dit-elle, il faudra te lever avant l’aurore et te rendre aux Augustins où il y aura du travail pour toi et les tiens. Tu ne me quitteras pas, parce que j’aurai besoin de la présence d’un homme de Dieu. Nous perdrons beaucoup de nos gens car la journée sera chaude. Elle ne se terminera pas sans que je sois blessée, et je sais où : près de l’épaule, par une flèche. Peu importe puisque nous remporterons la victoire et que nous rentrerons dans Orléans par le pont... La nuit avait été calme. Claquemurés dans les Tourelles, les Anglais ne bougeaient plus. Des habitants passèrent le fleuve à la nuit tombante, porteurs de victuailles et de boissons, si bien que les soldats laissés à la garde du fort purent fêter leur victoire au nez et à la barbe de l’ennemi. Gilles de Rais ne fit sonner le couvre-feu qu’à la minuit. On aurait bien fait la fête jusqu’à l’aube, mais il fallait se reposer. Gilles avait reçu la visite de M. de Gaucourt et de quelques membres du Conseil de ville. Il les avait éconduits. À l’aube, après la messe, Jeanne prit la tête des troupes de la milice conduites par leurs dizainiers à cheval, pour passer la Loire et retrouver les Augustins où rien n’avait encore bougé. Elle trouva Gilles, Dunois, La Hire et tous les chefs en train de se tailler, au milieu des cadavres que l’on n’avait évacués qu’en partie, des tranches de pain, de jambon, et de boire à la régalade. L’air sentait le lourd sommeil des hommes, le vin et le pain frais. Le fleuve haletait doucement sous les draps roses du petit jour. Dans les buissons de la rive, des canards sauvages saluaient l’aube en s’ébrouant. Sur la rive méridionale de l’île aux Toiles, un pêcheur venait de s’asseoir dans l’herbe et lançait sa ligne dans le courant ; en prêtant l’oreille, on aurait pu l’entendre parler à son chien. Lorsque le jour fut à son plein, Gilles donna l’ordre d’avancer les échelles en prévision du premier assaut. – Jeanne, dit-il, je suis inquiet. Les Anglais des Tourelles ont reçu cette nuit des renforts par le fleuve. Combien peuvent-ils être dans ce trou à rats ? Je l’ignore, mais ce dont je suis certain, c’est que nous aurons du mal à les déloger. Gaucourt est venu me rendre visite hier soir. Il avait peut-être raison de vouloir tout arrêter pour tenter une négociation, mais j’ai tenu bon. Il nous faut les Tourelles. Après, nous aviserons. Ce qui l’inquiétait aussi, c’est que les chefs anglais qui tenaient les autres bastilles n’aient pas tenté une manoeuvre de diversion, sachant que l’on n’avait laissé dans la ville que de faibles contingents. – Nous n’allons pas tarder à savoir, dit-il, ce que ces Godons ont dans la tête. Il ajouta : – Jeanne, vous avez eu tort de ne pas revêtir votre cuirasse. Cette cotte de mailles est plus légère à porter mais vous protège mal des flèches et des coups. Elle haussa les épaules, prit la bannière des mains de son écuyer, s’avança à pied jusqu’au fossé, grimpa sur le talus. Les premiers attaquants commençaient l’escalade sous une grêle de flèches dont ils se protégeaient par des écus de jonc et d’écorce. C’étaient d’anciens routiers de la compagnie commandée par La Hire, des durs à cuire familiers des rudes empoignades. – Hardi, les gars ! leur criait Jeanne. Ahay ! Poussez ferme ! Une première échelle, écartée depuis les créneaux par les fourches, bascula dans le fossé. On ramena les malheureux tout meurtris pour les mettre à l’abri des moellons qui tombaient en pluie. Un deuxième assaut n’eut pas plus de succès. Jeanne, au mépris du danger, sauta dans le fossé à demi comblé par des fascines, remonta sur la levée jusqu’au pied du boulevard fait de planches qui entourait la forteresse, brandissant sa bannière et lançant son ahay ! à tous les vents. Les assaillants dégringolaient autour d’elle dans le bruit métallique des pierres sur les casques et les armures, certains hérissés de flèches comme saint Sébastien. – Jeanne, criait La Hire, reviens ! – Cette diablesse, dit Gilles, rien ne peut la retenir. Ils virent Jeanne arracher la flèche qui s’était plantée dans sa bannière et franchir le fossé pour se mettre à l’abri, l’air maussade, le visage en feu. – Les Godons se défendent bien, dit-elle, mais nous en serons venus à bout avant la nuit et nous entrerons à Orléans par le pont. C’est ce que mes voix ne cessent de me répéter. Les ribauds de La Hire hésitaient à retourner au massacre, malgré les encouragements de Jeanne et les menaces de leur chef. Il fallut que Jeanne, de nouveau, se mît à leur tête pour qu’ils se précipitent aux échelles. Une poignée d’assaillants parvint à se hisser sur les remparts et, debout dans les merlons, donnait de la hache avec ardeur, sans qu’aucun pût ouvrir une brèche parmi les défenseurs. On s’était battu durant des heures sans avancer d’un pouce quand Gilles donna le signal du repos sous les quolibets des Anglais. Jeanne en profita pour examiner de plus près la forteresse. Elle venait de remonter la pente d’un fossé lorsqu’elle poussa un cri sourd et tomba sur les genoux : un vireton d’arbalète venait de se ficher au défaut de la cotte de mailles, entre le sein et l’épaule, la pointe ressortant de l’autre côté. – Jeanne est blessée ! s’écria La Hire. Aidez-moi à la ramener. Avec l’aide de Louis de Coutes, il parvint à la transporter à quelques pas et à la mettre à l’abri sous un têtard au bord du fleuve, après avoir appelé un chirurgien. – Laissez-moi faire, dit le praticien. Par chance, la pointe du vireton n’est pas restée dans la chair. Je vais l’extraire. Toi, ma belle, serre les dents. Tu vas souffrir, mais ça ne sera pas long. S’aidant d’un poignard, il sépara la pointe de la fusée qu’il retira d’un coup sec. – La plaie n’est pas belle, dit-il, mais je vais la soigner à ma façon. – Mon remède à moi, dit La Hire, est plus efficace que le vôtre. Je connais des charmes. – Non ! protesta Jeanne. Pas de ces pratiques de sorciers. Je veux simplement du lard et de l’huile. C’est ainsi qu’on soigne, chez moi, les coupures faites par la faucille, et... Elle n’acheva pas sa phrase et perdit connaissance dans les bras de La Hire qui, après l’avoir allongée dans l’herbe, une selle sous la nuque, lui donna les soins qu’elle avait demandés. Puis il se leva et, écartant Gilles, le Bâtard et Jean d’Alençon qui s’étaient approchés, il s’avança vers les remparts d’où tombaient des chants de victoire et des injures à l’adresse de leur victime. – Allez au diable, chiens de Godons ! leur cria-t-il. La Pucelle n’est pas morte, et ce n’est pas aujourd’hui que vous l’aurez ! Avant ce soir, elle vous aura botté le cul ! Avant ce soir... Il eût fallu dix mille hommes, un matériel de siège, une dizaine de bombardes de gros calibre pour prétendre venir à bout en moins d’une semaine de cette forteresse réputée inexpugnable. La Hire aperçut Glasdale, son ventre en avant, en train de brandir la bannière aux léopards sur les créneaux. Lorsque Jeanne revint à elle, Gilles essuyait le sang qui coulait sous la tranche de lard, mêlé à de l’huile. – Vous nous avez fait peur ! dit-il. Mais aussi nous vous avions prévenue de ne pas vous exposer inconsidérément. Je vais demander à votre écuyer de vous reconduire en ville. – Je veux rester ! fit-elle en se relevant. Je n’ai pas dit mon dernier mot. Où est mon écuyer ? Où est ma bannière ? – Tu es folle ! bougonna le Bâtard. Après tout ce sang que tu as perdu, tu ne peux pas reprendre le combat. Reste si tu veux, mais tiens-toi tranquille. Imagine que les Godons tentent une sortie... – Laissez-moi, vous tous ! Je sais ce que je veux et ce dont je suis capable. Lorsqu’elle se leva, soutenue aux aisselles par le frère Pasquerel et Jean d’Alençon, elle chancela, un vertige dans la tête. – Louis, dit-elle à son écuyer, prends soin de ma bannière. Vous, conduisez-moi jusqu’à cette vigne, là-bas. Je ne tarderai pas à revenir. Je peux marcher seule. Elle s’engagea en titubant au milieu des pampres envahissants. Outre que cette vigne n’avait pas été soignée, les Anglais en avaient arraché les piquets pour faire cuire leur pitance. Elle songea à son père : s’il voyait ce gâchis, lui qui se souciait autant de son vignoble que de sa famille... Agenouillée, elle se mit en oraison. Les flocons de brume qui bourgeonnaient sous son crâne se dissipaient insensiblement pour laisser place à une grande clarté et aux visions qui lui étaient familières : saint Michel brandissant sa lance, Catherine, Marguerite... Dans le tumulte qui avait repris avec une intensité accrue, elle ne put discerner la moindre parole, mais ils étaient là, ses frères du Paradis, et ils lui souriaient. – Allons, dit-elle à Louis de Coutes, remettons-nous à la tâche. Il faudrait que je sois morte pour renoncer. Il l’aida à revenir au milieu de la troupe où son arrivée fut saluée par des vivats qui lui firent chaud au coeur. Elle écarta La Hire qui insistait pour qu’elle renonçât à repartir au combat et se dirigea vers Gilles, qui venait de lancer à l’assaut de la façade orientale un groupe commandé par Poton de Xaintrailles, afin de s’informer de la situation. – Je ne vous cache pas, avoua-t-il, qu’elle n’est pas à notre avantage. Nous avons causé quelques pertes aux Anglais, mais ils nous en ont occassionné bien davantage. Quant à vous, il semble que vous soyez tirée d’affaire. Elle chercha sa bannière. Elle l’avait confiée, après sa blessure, à Louis de Coutes qui, lui-même, pour aider la Pucelle à se mettre à l’écart, l’avait laissée à un piéton qu’on appelait « le Basque ». Lorsqu’elle l’aperçut aux mains de cet homme qu’elle ne connaissait pas, elle se précipita vers lui et tenta de la lui arracher. Le Basque défendit avec acharnement le dépôt qui lui avait été confié. C’est alors que, croyant voir Jeanne agiter sa bannière pour déclencher un nouvel assaut, alors que certains proclamaient qu’elle ne survivrait pas, les Français, qui se reposaient du dernier assaut et pansaient leurs blessures et leurs commotions, se levèrent et se ruèrent de nouveau vers les échelles. Lorsque la vague qui venait de tenter une nouvelle escalade reflua de nouveau, Jeanne s’approcha du fossé et, reconnaissant Glasdale qui se démenait au milieu de ses hommes, elle lui cria : – Glassidas, en nom Dieu, rends-toi si tu ne veux pas mourir. Tu m’as traitée de putain et de sorcière, mais j’ai pitié de toi. Dis à tes Godons de mettre bas les armes avant qu’il leur arrive malheur. Elle recula sous un nouveau déluge d’insultes et de jurons ponctués par un gros rire. Ce que Gilles de Rais redoutait par-dessus tout n’allait pas se faire attendre : les défenseurs venaient de lever la herse et d’abattre le pont-levis. Déboulant au-dessus du fossé, ils se ruèrent sur les Français avec une telle hargne que ces derniers, accablés de fatigue, désespérés, commençaient à lâcher pied. Lorsqu’ils aperçurent la bannière de la Pucelle flottant en première ligne au-dessus des casques, des écus et des armes comme une feuille morte sur les vagues, les hommes de Xaintrailles, de Saint-Sévère, de Boussac qui prenaient un peu de repos sentirent le coeur leur revenir. Ils croyaient Jeanne hors de combat, morte peut-être, et voilà qu’elle surgissait de nouveau, plus ardente, semblait-il, qu’auparavant, poussant son cri de guerre à pleine gorge, insultant les Anglais, les provoquant à venir lui ravir sa bannière, brandissant son épée malgré le pansement qui lui faisait une gibbosité. Comment, en la voyant s’engager dans la mêlée avec une telle ardeur, ne pas se sentir des ailes aux talons, de l’acier dans les membres et du feu dans les tripes ? Gilles lui criait de cesser de s’exposer, de revenir en arrière ; elle ne l’entendait pas. Ce n’était pas le moment de flancher alors qu’oubliant sa souffrance elle sentait en elle un flux irrésistible d’énergie et de vaillance. – Ils en tiennent ! criait-elle. En avant ! Ahay ! Poussez devant ! Tout est à vous ! Les Anglais, après une avancée fulgurante, perdaient pied peu à peu devant les Français qui avaient jeté toutes leurs forces dans le combat, menaient l’assaut aux échelles sur toutes les faces de la forteresse et maintenaient l’attaque, la repoussant même vers le fossé. – Nous ne pouvons demander davantage à nos hommes pour aujourd’hui, dit Gilles. Ils sont épuisés et la bataille risque de changer de tournure. Certains se battent aux échelles sans désemparer depuis le matin. Je vais faire sonner la retraite. – C’est bien, dit Jeanne. Donnez un peu de répit à vos hommes, distribuez-leur de la nourriture et du vin, mais qu’ils gardent l’arme au pied. Nous reprendrons le combat dans un moment. Je n’ai pas renoncé à entrer ce soir en ville par le pont. Les habitants eux-mêmes n’avaient pas perdu espoir d’en finir avant la nuit. Ils le montrèrent à leur manière. Ayant chargé des brûlots de soufre et de poix, ils y mirent le feu et les laissèrent dériver vers le pont. L’incendie se communiqua aux structures de bois du boulevard entourant la forteresse. Les craquements, la lueur du feu, la lourde fumée montant derrière les Tourelles firent sursauter les hommes de Gilles de Rais. Allongés ou accroupis dans l’herbe, mangeant et buvant, ils se dressèrent comme un seul homme en se disant que l’ordre n’allait pas tarder à venir de reprendre les armes. – Si nous n’attaquons pas sur-le-champ, dit Jeanne, l’initiative des habitants aura été inutile et nous pourrions les décevoir. – La nuit va tomber, répondit Gilles. Nous risquons de faire tuer pour rien beaucoup de nos soldats. – Et moi, je vous dis qu’il faut se remettre tout de suite à la tâche. Sans attendre la réponse de Gilles, elle saisit sa bannière qu’elle avait plantée en terre, se posta sur le rebord du fossé, face au pont-levis : les Anglais, sûrs que l’ennemi allait évacuer les lieux, n’avaient pas jugé bon de le relever. Elle s’écria : – Les Tourelles sont à vous ! Les Godons n’ont plus de force. Tout est à vous ! Entrez ! Ils laissèrent leur pain, se jetèrent une dernière rasade dans le gosier et sautèrent sur leurs armes avec des cris féroces, tandis que pleuvaient autour d’eux des boulets et des plombs de couleuvrines. L’attaque avait été si brusque et l’incendie du pont avait jeté une telle terreur parmi les occupants du fort que ceux des Anglais qui faisaient encore la bravade sur le boulevard se précipitèrent en hurlant vers la grande porte afin de n’être pas pris au piège si le pont se relevait. Ceux qui restaient à l’arrière de la forteresse s’engagèrent, en passant à travers les flammes, sur le pont de bois menant à l’île ancrée au milieu du fleuve. Il s’écroula, entraînant des dizaines de soldats dans la Loire où le poids de leur harnois les entraîna au fond. Glasdale était parmi eux. Accroché à la rambarde, pressé par les hommes qui le bousculaient, il fut précipité dans le fleuve où il disparut. Ceux qui parvinrent à échapper au feu et à l’eau périrent par le poignard ou l’épée. Ce carnage auquel il lui était impossible de s’opposer bouleversa Jeanne, mais elle se dit que, si la guerre se montrait à elle avec ce visage d’horreur, elle la confortait dans le crédit qu’elle accordait à ses voix. Elles ne l’avaient pas trompée : par sa bannière et son épée, elle venait de sauver Orléans. Et sauver Orléans, c’était sauver l’héritage du dauphin. Gilles embrassa Jeanne, mêla ses larmes aux siennes. – On m’avait abusé, dit-il. J’ai cru longtemps, comme les Anglais, que vous étiez une sorcière. Aujourd’hui, je sais que vous êtes un personnage hors du commun, peut-être une sainte. Sans votre secours nous aurions piétiné longtemps devant ces bastilles, puis nous aurions fini par renoncer. Je me connais comme je connais ceux qui m’entourent : pour nous battre, aussi courageux que nous soyons, il nous manquera toujours un élément essentiel : la foi. Si vous leur en donniez l’ordre, nos hommes vous suivraient jusque sous les murs de Jérusalem, car vous auriez assez de foi pour les entraîner tous. Jeanne éclata de rire. – J’y ai déjà songé, dit-elle. Tout se brouilla dans sa tête et elle s’effondra dans les bras de Gilles. Toute la nuit, on fit la fête dans Orléans, jusque dans la demeure de Jacques Boucher, devant laquelle on avait allumé un feu de joie avec les bannières, étendards et pennons pris aux Anglais. – Dors, dit Charlotte. Le chirurgien vient de renouveler ton pansement. C’est une vilaine blessure, mais elle guérira vite et tu pourras repartir bientôt. Car tu repartiras, je suppose ? – Il le faudra bien. Je dois conduire le dauphin à Reims pour le faire sacrer et couronner. Ensuite je retournerai chez moi, à Domrémy. J’irai peut-être en pèlerinage au Puy. Mais avant... Avant, il lui restait une tâche à accomplir : chasser de leurs bastilles ce qui restait d’Anglais. La chaîne de fortifications bloquant les voies vers l’occident était encore redoutable : il faudrait les enlever une à une. Cela risquait de prendre du temps et l’armée de Falstaff ne devait plus être très loin. Elle voulait que l’on retrouvât le cadavre de Glasdale. Des mariniers qui draguaient le fleuve à la perche et au harpon le lui amenèrent sur une charrette. Comme la nuit tombait, elle fit allumer des torches et conduisit elle-même le corps devant la bastille de Londres où se tenait John Talbot. Quelques jours plus tard, le corps était transporté à Paris, découpé comme carcasse de boeuf, bouilli, désossé, pour être ramené à Londres cousu dans une peau de cerf. Lorsque le régent apprit que l’un de ses meilleurs capitaines venait de disparaître, il se trouvait à Vincennes, dans la chambre où son frère, le roi Henri V, était décédé sept ans auparavant. Il avait du mal à croire à cette fable qu’on lui racontait : une pucelle prenant les armes et marchant sous la bannière du Christ pour le chasser de France, lui, un Plantagenêt, qui avait du sang français dans les veines ! Il écoutait d’un air sombre les émissaires de Talbot relater cette invraisemblable histoire depuis le jour où cette bergère avait quitté Chinon avec une armée. Pour la première fois depuis qu’il se trouvait en France, il était confronté non plus à des soldats mais à une force mystérieuse qui semblait déjouer toutes les manoeuvres des hommes et défier leur puissance pour leur substituer un pouvoir susceptible d’engendrer des prodiges. Il avait été sur le point de réclamer à ses provinces, et notamment à la Picardie, de nouveaux secours, mais cette tentative n’eût donné que des résultats décevants : saignées à blanc depuis des décennies, ces contrées ne répondaient plus à ses appels et les sergents recruteurs revenaient avec des registres vierges. Les désertions s’accéléraient parmi ses troupes, la nostalgie rongeant ses yeomen comme la simple piétaille. Les malédictions de la sorcière Jeanne faisaient le reste. Messes solennelles, Te Deum, actions de grâces, processions... Tout Orléans semblait entonner le cantique de Siméon : Nunc dimittis servum tuum, Domine (à présent tu peux renvoyer ton serviteur, Seigneur). Renvoyer quel serviteur ? Jeanne ? Jamais ! Orléans avait deux saints évêques comme patrons ; elle avait désormais sa sainte, et bien vivante de surcroît : la Pucelle. On la couvrait de présents, qu’elle redistribuait aux pauvres, on lui offrait les clés d’une maison pour l’inviter à y finir ses jours, on se proposait d’édifier une chapelle à sa dévotion, de lui élever des statues dans la cathédrale et sur les places. Que voulait-elle ? Qu’elle parle ! On n’avait rien à lui refuser. Ce qu’elle voulait, Jeanne, c’est qu’on en finisse, qu’on batte le fer tant qu’il était chaud, comme disait le Bâtard. Tout n’était pas joué : Talbot pouvait mener une contre-attaque depuis sa puissante bastille des Orgerils et Falstaff jeter des milliers d’hommes contre les murailles. Pour l’heure, les bastilles restaient muettes, sans apparence de vie, mais à la manière de ces volcans qui peuvent se réveiller brusquement et cracher leur lave. Dans la nuit du samedi au dimanche, Jeanne dormit peu malgré sa fatigue et les élancements de sa blessure. Charlotte n’arrêtait pas de jacasser au point que sa compagne de lit dut aller chercher le repos dans un débarras. Au petit matin, des pas très militaires retentirent dans l’escalier menant aux chambres. Le capitaine Coarraze arrivait de la tour de l’Échiffre-Saint-Paul. Devant la porte de Jeanne, il s’exclama, avec un fort accent béarnais : – Les Anglais sont sortis de leurs bastilles, Jeanne ! On dirait qu’ils vont passer à l’offensive. Pressez-vous de nous rejoindre ! C’est d’Alençon qui l’envoyait. Alors que le jour venait tout juste de naître, le duc Jean avait eu son attention attirée par des mouvements inhabituels entre les bastilles de Londres et de Rouen, ainsi que par des lumières insolites aux ouvertures. Jeanne se fit armer, les tempes bourdonnantes de fièvre. Elle fit appeler le frère Pasquerel, lui demanda de prévoir une messe à célébrer dans l’heure. Dans la cathédrale ? Non, sur le pré, devant les remparts de l’ouest. – Nous sommes dimanche, dit-elle. J’espère que Talbot ne voudra pas combattre ce jour-là qui est la fête de l’apparition de saint Michel. – Revêtirez-vous votre cuirasse ou votre cotte de mailles ? demanda l’écuyer Louis de Coutes. Elle renonça à l’une comme à l’autre et revêtit simplement sa huque flottante sur sa chemise. Elle embrassa Charlotte qui dormait encore en travers du lit, déjeuna confortablement et sauta à cheval. Le vieux maréchal de Boussac avait déjà fait sortir quelques compagnies le long des fossés. Jeanne chancela en voyant, en face d’elle, entre les bastilles, l’armée anglaise rangée en ordre de bataille, en trois groupes, insignes déployés dans le petit matin aigrelet qui sentait la pluie. Talbot se tenait à cheval en première ligne, au centre du dispositif, encadré sur ses ailes par les corps d’armée de Suffolk et de Scales. Un vol de corneilles affolées passa en rafale entre les deux armées. Des mariniers qui revenaient du fleuve longeaient en courant les fossés en cinglant de coups de trique leur bourricot chargé de panières ruisselantes. L’âne se mit à braire, puis le silence retomba, lourd comme la dalle d’un sarcophage. – J’ai eu beaucoup de mal, dit Boussac, à retenir les gens de la milice : ils voulaient attaquer sans attendre. Les Anglais en auraient fait un massacre. – Vous avez eu raison, dit Jeanne, il ne faut pas attaquer les premiers. Nous allons d’abord entendre la messe du saint dimanche. Cela fera impression sur l’ennemi : il n’osera pas prendre l’offensive dans ces conditions. Cela nous laissera du temps pour nous préparer. D’ailleurs, rien ne dit que Talbot ait décidé de reprendre le combat après l’échec que vient de subir Glassidas... – ... et peut-être qu’il attend que tu ailles lui faire tes adieux avec la bise ! ironisa une voix derrière elle. La Hire venait d’arriver en compagnie de Gilles de Rais et de quelques autres capitaines. – Vous avez eu du mal à vous réveiller ! leur lança Jeanne. Vous avez dû passer la nuit à festoyer avec des gueuses. Une bonne messe vous remettra d’aplomb. Tête basse, ils la suivirent jusqu’à un espace de guéret à l’herbe jaunie par une précoce canicule et piétinée par le troupeau. Pasquerel avait fait dresser un autel de campagne devant une croix de pierre, où le vieil évêque somnolent s’apprêtait à célébrer l’office du dimanche. La manécanterie de Gilles, en robe blanche, entonna un cantique de Guillaume de Machault. De tout le temps de la célébration que Jeanne avait voulu abréger, l’armée anglaise demeura immobile et muette comme des soldats de bois. Le Deo gratias à peine achevé, Jeanne se pencha à l’oreille de Gilles et lui dit : – Je trouve que les Anglais se conduisent d’une manière bizarre. Ils sont sur pied de guerre mais ne bronchent pas. Avez-vous entendu un mot sortant de leur bouche, un chant de guerre, une musique de cornemuse ? – Ils doivent espérer nous entraîner en rase campagne pour renouveler leurs exploits d’Azincourt et de Verneuil, mais nous ne tomberons pas dans leur piège ! Les yeomen doivent avoir déjà une flèche dans l’encoche et les cornemuseux l’embouchure aux lèvres. Ce qui me semble singulier, c’est qu’ils n’aient pas planté sur leurs avants des pieux comme ils le font d’ordinaire pour bloquer les charges de cavalerie. Peut-être aussi... Souvenez-vous, Jeanne, de ce que vous leur avez lancé hier : « Partez et vous aurez la vie sauve ! » Jeanne se dressa soudain sur ses étriers. – Regardez, Gilles ! Est-ce que je rêve, ou bien... Talbot venait de faire effectuer une volte-face à son cheval et donnait le signal du départ. Elle s’écria : – Ils s’en vont, Gilles ! Ils s’en vont ! – C’est vous qui êtes la cause de ce départ, dit Gilles. Ce n’est pas nous que redoute Talbot, mais vous ! Jeanne donna l’ordre aux dizainiers qui s’avançaient pour talonner les fuyards d’arrêter leur élan. Elle se porta ensuite vers La Hire et Loré qui s’apprêtaient eux-mêmes à se lancer à la poursuite des Anglais. – Rassure-toi, dit La Hire, nous ne comptons pas les attaquer, du moins aujourd’hui. Les chiens battus sont dangereux. Nous allons simplement leur faire un brin de conduite sur quelques lieues pour voir où ils se dirigent. Impossible de retenir les miliciens et les soldats lorsqu’ils s’engouffrèrent dans les bastilles abandonnées. Les Anglais n’ayant pas jugé bon d’emmener dans leur retraite leurs blessés et les prisonniers français, ils firent un carnage des premiers et libérèrent les seconds. On s’empara de ce qui restait de munitions, on traîna dans la ville les bombardes et autres bouches à feu que l’on trouva. Trompant la vigilance de la Pucelle, quelques dizainiers entraînèrent leurs hommes dans le sillage des Godons, harcelant leurs arrières, pillant les chariots de vivres et d’armement, massacrant les canards boiteux, sans que La Hire et Loré fissent rien pour les arrêter. Les deux capitaines accompagnèrent les Anglais sur trois lieues, à distance respectueuse. Ils ne décidèrent de revenir à Orléans que lorsqu’ils virent l’armée de Talbot se scinder en deux corps et emprunter des voies différentes. – Ils font exactement ce que nous aurions fait à leur place, dit La Hire, renforcer les contingents qui tiennent Beaugency et Meung où ils attendront patiemment l’arrivée de Falstaff. C’est là que nous les retrouverons. Dans le matin grisâtre, à travers une légère pluie de printemps, Jeanne resta un long moment au bord du fossé à regarder au loin brûler les bastilles. 8 La campagne de Loire Orléans, mai 1429 On chercha Charlotte durant une heure : elle avait disparu. Une servante finit par la trouver en larmes dans le grenier et dut la menacer du fouet pour qu’elle consentît à la suivre. – Ce n’est pas sérieux, gronda Jeanne. Une grande fille comme toi... As-tu pensé à l’inquiétude de tes parents et à la mienne ? Charlotte sortit ses griffes. – Et toi, dit-elle, lorsque tu as quitté Domrémy, as-tu songé à la peine que tu faisais à tes parents ? Et quand tu te prépares à partir, tu te moques du mal que tu me fais ! Elle éclata en sanglots, s’accrocha à Jeanne, lui martela la poitrine. – Arrête ! cria Jeanne. Tu me fais mal. Ma blessure... Charlotte la prit à bras-le-corps en gémissant : – Pardon, ma Jeanne, pardon ! Tu reviendras, dis ? – Je reviendrai. – Tes voix te l’ont dit ? – Elles me l’ont dit, et même que je viendrai finir mes jours à Orléans, avec toi. Alors, tu vois... Vidée de sa colère, Charlotte se laissa tomber sur les genoux comme une chiffe, serra dans ses bras les jambes de Jeanne. – J’aurais voulu partir avec toi, dit-elle d’un air têtu, te suivre partout, te protéger. – Tu en veux trop, ma Charlotte. Si je risquais un gros danger, saint Michel m’en avertirait. Veux-tu que je te laisse un souvenir de moi ? Une breloque ? Un cheval ? Pas Pollux, j’y tiens trop. Un bijou, peut-être... – C’est ton chapeau que je veux. – Mon bassinet à queue ? Qu’est-ce que tu en ferais ? – Non, celui que tu portais quand tu te promenais en ville ou sur les bords de la Loire avec moi. Celui qui est en satin brodé d’or, en tissu bleu, avec une fleur de lys en cuivre doré. Je le porterai tous les jours en pensant à toi. – Eh bien, tu l’auras ! De toute manière, là où je vais, je n’en aurai pas l’usage. Au grand dam de la Pucelle, la belle armée de Blois se défaisait au jour le jour. Le premier à partir fut Florent d’Illiers, capitaine de Châteaudun : il redoutait que les Anglais qui tenaient le château de Marchenoir ne profitent d’une trop longue absence de sa part pour lui chercher noise. Le second, à la surprise générale, fut Gilles de Rais, le chef suprême de l’expédition. – Comprenez-moi, Jeanne, dit-il, mes hommes sont las et souhaitent rentrer chez eux pour les moissons. De ma part, considérez ce départ comme une absence provisoire et pas comme un abandon. Je reviendrai bientôt. Nous avons encore, vous et moi, des batailles à livrer. Dans les jours qui suivirent, d’autres capitaines quittèrent Orléans avec armes et bagages, les uns pour la Beauce, les autres pour la Sologne, le Gâtinais ou le Poitou. Jeanne n’avait elle-même plus rien à faire à Orléans. Elle quitta la ville un matin, en évitant Charlotte, ce qui eût occasionné une autre effusion de larmes. Elle s’arrêta à Blois en compagnie de La Hire et y resta deux jours. Il lui dit, avant de s’en aller vers d’autres aventures : – Jeanne, je t’aime trop pour partir en te laissant des illusions dangereuses. Ces capitaines, ces bons compagnons, qui t’ont quittée, n’ont pas failli à leur tâche et même certains se seraient fait tuer pour toi. Ils t’admirent mais avec une réserve : ta réussite les a ulcérés. Une pucelle de dix-sept ans, leur donner des leçons ! Lorsque tu auras de nouveau affaire à eux, garde bien les yeux ouverts : ces brigands sont jaloux de tes succès et pourraient bien te jouer des tours. Il ajouta : – Il faudra de même te méfier, et plus encore peut-être, de l’entourage du dauphin. Ses ministres, à commencer par ces deux brigands, La Trémoille et Regnault de Chartres, ont le coeur bourguignon, c’est-à-dire anglais, je ne te l’apprends pas, malgré l’histoire des oisillons. Ils voient tes succès d’un mauvais oeil. Ce n’est pas sur Charles qu’ils ont misé mais sur Henri d’Angleterre. Ils ont choisi leur camp et s’en cachent à peine. Quant au dauphin... – Que vas-tu me dire de lui ? Il m’a soutenue... Il m’a donné une armée... La Hire cacha un sourire derrière sa main. – Charles s’est hâté d’envoyer des courriers à ses bonnes villes pour leur annoncer la délivrance d’Orléans, mais il ne t’attribue qu’un rôle mineur dans cette histoire. J’ai eu communication d’une de ses lettres. Eh bien, il semble vouloir te faire jouer un rôle de témoin plus que d’acteur. Je crains que le principal adversaire que tu rencontreras désormais sur ton chemin ne soit pas Bedford mais Charles. Si tu prends trop d’importance, tu diminues d’autant ses mérites. Il te le fera payer, ma belle ! – Je ne puis te croire ! protesta Jeanne. Tu écoutes trop les racontars. – Et toi, tu es prête à avaler toutes les couleuvres. On a voulu te persuader que tu étais le chef de cette expédition, on te laissait la bride lâche pour les petites décisions, mais on t’éloignait des grandes. Tu es bien naïve, Jeanne, mais on le serait à moins. Jeanne ne tint qu’un moment rigueur à son compagnon de ces propos iconoclastes, notamment son jugement sur le dauphin. Elle appréciait la franchise et la lucidité de ce guerrier. Elle savait que lui au moins ne la trahirait pas. Jeanne avait reçu une lettre du dauphin lui demandant de l’attendre à Tours le vendredi de Pentecôte. Elle y resta trois jours, puis, apprenant qu’il venait de quitter Chinon, elle décida de se porter à ses devants en se faisant accompagner de d’Alençon et de Dunois. Ils cheminaient à pas lents dans le lumineux printemps des bords de Loire et décidèrent de faire halte dans les parages d’Azay-le-Rideau. Alors que Jeanne somnolait dans une prairie des bords de l’Indre, ils vinrent lui tenir compagnie. – Je te trouve bien songeuse, Jeanne, dit Dunois. Tu attends la visite de tes frères du Paradis ? – Je crois plutôt, ajouta d’Alençon, qu’elle est impatiente de reprendre les armes et qu’elle se morfond. Jeanne se renversa dans l’herbe haute et éclata de rire. – Ce gros orme sous lequel je me repose me rappelle l’arbre aux Fées du Bois-Chenu où j’avais rendez-vous avec mes voix. Si quelqu’un m’avait prédit alors que je prendrais les armes, habillée en homme, je lui aurais ri au nez. Elle évoqua les jeux de son enfance avec ses compagnes, leurs chants, leurs danses, les tortils qu’elles confectionnaient... – Un tortil, dit Dunois, c’est quoi ? – Je vais te montrer... Elle arracha des poignées d’herbe sèche, en fit une tresse qu’elle orna de feuilles, de renoncules et de marguerites. Agenouillée devant Dunois, elle lui ôta son bonnet et le remplaça par la couronne. – Et voilà ! dit-elle. Tu es mon prince et je t’aime. – Je vais être jaloux ! protesta d’Alençon. Il n’y aura pas de tortil pour moi ? C’est donc que tu ne m’aimes pas ? Elle en confectionna un autre en un tournemain, le posa sur la tête de Jean, ajouta qu’on appelait aussi ces couronnes des « cordons d’amour ». – Toi aussi, mon beau duc, je t’aime, dit-elle, bien que tu sois étourdi, sans cervelle, et que tu jures le saint nom de Dieu. – Tu vas devoir choisir entre nous deux pour te trouver un amoureux, dit Dunois. Ou alors nous allons nous battre, là, sur le pré. Tu épouseras celui qui aura tué l’autre. Elle répondit, d’un air faussement grave : – Vous le savez bien : pucelle je suis et pucelle je resterai jusqu’à l’heure de ma mort, qui ne saurait tarder. D’ailleurs, vous êtes mariés tous les deux. Ils échangèrent un regard perplexe. Ce n’était pas la première fois qu’ils entendaient Jeanne annoncer sa mort prochaine, mais ils prenaient cela pour une boutade car elle ponctuait ces propos d’un éclat de rire. Là, sous cet arbre qui lui rappelait son enfance, devant cette rivière au cours paisible et inéluctable comme le destin, ils se disaient que cette prédiction était peut-être réellement inscrite dans le futur, Jeanne ayant déjà donné des marques de ses prédispositions à lire dans l’avenir. – Ma petite Jeanne, dit Dunois, tu ne peux mourir si jeune. Dieu et tes frères du Paradis veillent sur toi. Ils t’ont confié une mission. Ils veilleront à ce que tu la mènes à bien et ne t’abandonneront pas. – C’est ainsi, Bâtard, et je n’y puis rien. J’ai d’ailleurs fait par avance le sacrifice de ma vie. Jusqu’à ce jour, tout ce que mes voix ont prédit est arrivé. Pourquoi douterais-je d’elles aujourd’hui ? Elle s’allongea entre eux, leur prit la main. Ils se dirent l’un et l’autre que pas un instant, alors qu’ils se trouvaient dans son intimité, qu’ils avaient vu son écuyer lui ôter son armure et laisser libre sa forte poitrine de paysanne, ils n’avaient eu la moindre pensée coupable. Elle avait couché à la paillade avec des soudards et pas un n’avait osé attenter à sa vertu. À quoi tenait ce double sentiment d’attirance et d’interdit qu’elle suscitait ? – Jeanne, dit Dunois, tes voix peuvent se tromper. Tu ne peux pas mourir, toi, notre petite reine du ciel. – Notre Res divina... ajouta d’Alençon. La rencontre eut lieu dans la matinée du lendemain, au milieu d’une plaine baignée d’un lourd soleil de début de juin, entre des champs d’où montaient, avec des odeurs d’herbe surchauffée, des concerts de grillons et de criquets. Jeanne ôta son chapeau de jonc, inclina la tête sans un mot en gardant un oeil sur le dauphin. Elle le vit sourire, ôter son chaperon, descendre de cheval et se hisser sur la pointe des pieds pour l’embrasser. Malgré l’émotion qui l’étreignait, elle faillit éclater de rire : Charles tendait vers elle un visage cramoisi, au nez pigmenté de rouge, aux paupières violacées qui lui faisaient des poches grasses sous les yeux, avec de petits flocons d’écume au coin des lèvres. Il la buvait des yeux, promenait ses mains sur ses épaules comme pour mesurer leur ampleur et leur puissance, avec un petit rire qui ressemblait au gémissement d’un chiot affamé. – Jeanne..., murmura-t-il, Jeanne, je suis heureux de te revoir saine et sauve. Lorsque j’ai appris ta blessure au siège des Tourelles, j’ai prié pour que Dieu te garde en vie. Il va falloir que nous parlions. Nous avons encore du chemin à faire ensemble. – Oui, monseigneur : le chemin qui vous mènera à Reims. Après, à la grâce de Dieu... Il lui parla de la lettre qu’il venait de recevoir de l’évêque d’Embrun, Jacques Gélu, l’un des diplomates les plus prisés du Vatican, qui, après avoir émis des doutes sur la sainteté de la mission confiée à la Pucelle, était revenu sur ses préventions. Charles, après tout, pouvait prétendre être le souverain légitime de la France. Et pourquoi, Jeanne n’aurait-elle pas des dons qui l’assimileraient aux sibylles de l’Antiquité, comme la Persique et la Tiburtine, que l’Église n’avait pas reniées ? Citant Aristote, il déclarait que la Pucelle pouvait fort bien être une « créature inconnaissable » et suggérait au dauphin de suivre ses conseils. Jeanne n’avait jamais eu connaissance de De re militari, de Végèce, mais elle était inspirée, semblait-il, par le ciel. Charles parla à Jeanne, en se promenant sous les premiers couverts d’un bois de chênes, d’une autre lettre que lui avait adressée Charlier, dit Jean de Gerson, auteur de la Médecine de l’âme et d’autres ouvrages qui entraient dans la voie des doctrines anglicanes. De Lyon où s’achevait sa vie, il avouait que le destin glorieux de la Pucelle illuminait ses derniers jours. – Ces deux lettres et quelques autres, dit Charles, m’incitent à rester sage, pieux et prudent. Il insista sur ce dernier mot, qui fit dresser l’oreille à Jeanne. Prudent, le gentil dauphin l’était trop à son gré. Il lui avait mis le pied à l’étrier, mais croyait-il vraiment en elle malgré le témoignage des grands esprits de l’époque, et continuerait-il à l’aider alors qu’elle s’était sacrifiée pour lui ? En dépit des résultats qu’elle avait obtenus, Charles restait sur la réserve, l’essentiel étant que les militaires et le peuple y crussent. Et là, le doute n’était plus permis. Tours, Loches, juin 1429 Le dauphin et Jeanne restèrent à Tours une dizaine de jours. L’inaction, ce désert sans perspectives immédiates, était pour elle un calvaire quotidien. Non qu’on la laissât en paix : les notables, les seigneurs des environs tenaient à l’avoir à leur table ; la population faisait son siège. Elle passait de réceptions en repas et en danseries auxquelles elle se gardait de participer. S’isoler lui était devenu difficile. Elle devait, pour une promenade à cheval, sortir avec des précautions de renard. Elle avait appris que ses frères tiraient parti de la réserve de leur soeur en se faisant payer par des tiers pour qu’ils puissent l’admirer de près. Sa colère les laissa indifférents et elle savait qu’elle renoncerait à sa menace de les renvoyer à leur foyer. Un matin, Dunois la surprit alors qu’elle revenait d’une promenade solitaire à travers la campagne. Il l’accabla de reproches. Était-elle devenue folle ? Ignorait-elle que des bandes rôdaient dans les environs, que les Anglais auraient payé cher pour l’avoir à leur merci ? Elle montra l’épée de Fierbois qui pendait à sa ceinture et le talisman à l’image de saint Michel qu’elle portait sur sa poitrine. Il s’esclaffa. – Ma pauvre enfant ! Tu serais bien incapable de te servir de cette arme, sauf pour chasser les ribaudes, qui d’ailleurs sont revenues. Quant à ton talisman, il n’impressionnerait pas des brigands auxquels on a promis une forte récompense. Promets-moi de te faire désormais accompagner. – Je te le promets, dit-elle humblement. Elle ajouta : – Bâtard, je m’ennuie. Qu’attend-on pour quitter cette ville et partir pour Reims ? Au tour de Dunois de manifester de l’embarras. Que répondre ? Le cousin Charles semblait, passé le plaisir de la rencontre avec son héroïne, revenu à son vice congénital : l’indolence. Il y était encouragé et maintenu par ses ministres ; ils souhaitaient que rien ne changeât, que le dauphin renonçât à poursuivre une campagne ruineuse pour le trésor – autant de subsides qui n’entraient pas dans leur bourse ! – Le dauphin... murmura Dunois, ton « gentil dauphin », a applaudi à la libération d’Orléans puis s’est rendormi. Aujourd’hui, il ne songe qu’à faire la fête, à parader dans les rues de Tours, à culbuter les putains que ses favoris glissent dans son lit. Madame Yolande elle-même ne parvient pas à l’arracher à sa torpeur. Exaltée par la victoire, la reine de Sicile faisait feu des quatre fers. Elle venait d’arriver à Tours en grand apparat, avec une jolie suite de dames montées sur des haquenées et une escorte angevine tirée à quatre épingles. Le cabinet de travail où elle avait retrouvé son gendre avait retenti de sa colère. On n’avait entendu que sa voix, qui était sonore ; en sa présence, le pauvre Charles filait doux et se bornait à attendre la fin de l’orage. Elle était ressortie de cet entretien, qui n’avait été qu’un monologue, le feu aux joues, certaine que cet éclat ne servirait de rien mais décidée à ne pas s’en tenir à cette algarade. Avec Jeanne, elle changea de ton. – Ah ! mon enfant... Quelle joie vous m’avez donnée ! Je me sentais revivre en apprenant vos faits d’armes. – Ils étaient, madame, inspirés par Dieu et saint Michel. Ils me tenaient la main et me montraient la voie. – Cessez de diminuer vos mérites. Mon gendre le fait pour vous. Chacun sait bien que sans votre présence et votre action Orléans serait aujourd’hui tombée, que les Anglais seraient en route pour La Rochelle et Bordeaux, qu’il ne me resterait qu’à trouver refuge dans mes domaines de Provence ou de Sicile. Elle était, Madame Yolande, pareille à ces roses de Jéricho qui, fanées, refleurissent sous la pluie. – Je sais, poursuivit-elle, que vous attendez avec impatience de repartir en campagne et de vous frayer la route de Reims. Vous pouvez compter sur moi pour hâter ce projet. Je harcèlerai Charles jusqu’à ce qu’il ait pris sa décision. Je vous promets de réussir sans tarder. – Le dauphin, à ce qu’on m’a dit, soupira Jeanne, n’a plus l’argent nécessaire pour réunir une nouvelle armée. – Je n’en crois rien. Il suffirait qu’il veille mieux à la gestion de son trésor, qu’il prenne garde à ce que les subsides qu’il tire de ses bonnes villes ne passent pas dans la bourse de ces coquins qui se prétendent ses ministres. Quant à moi, si je juge bon d’ouvrir ma bourse, je n’hésiterai pas... Jeanne se rendit, en compagnie de Madame Yolande, à l’abbaye de Marmoutier, à moins d’une lieue de la ville, pour s’y recueillir. Elles distribuèrent des aumônes, allèrent prier dans la crypte et respirer les roses du cloître. – Voilà dix jours que je suis arrivée à Tours, dit Jeanne, et le dauphin n’a pas daigné me donner de ses nouvelles. Lorsque, par hasard, nous nous croisons et que je lui demande où en sont les préparatifs de la campagne, il me répond : « J’y pense, Jeanne, j’y pense... » – Il finira par vous entendre et vous donner satisfaction, dit Madame Yolande. Il ne peut en être autrement. Lorsque Jeanne frappa à la porte du cabinet de travail du dauphin, il fit répondre qu’il était à son Conseil et qu’elle revienne plus tard. Lorsqu’elle se présenta de nouveau, on lui apprit qu’il était allé se recueillir en l’église Saint-Grégoire et ne voulait pas être dérangé. Elle revint après dîner pour s’entendre dire qu’il était parti pour la chasse. Un autre jour, l’huissier lui annonça que le dauphin tenait audience avec ses ministres. Elle écarta le bonhomme, s’engouffra dans la salle de réunion. Charles pâlit et se dressa lentement en la voyant surgir et se planter devant lui, bras croisés, pas décidée, semblait-il, à s’en laisser conter. – Eh bien, Jeanne, dit-il, que désires-tu ? Nous étions en train de délibérer d’affaires importantes et... – Monseigneur, il n’y a qu’une affaire importante à l’heure présente : prendre la route de Reims. Je suis venue vous rappeler votre promesse. Charles se gratta la joue et répondit, d’une voix embarrassée : – Reims... Oui, Reims, naturellement... Il faudra bien que nous prenions une décision. – J’attends vos ordres, monseigneur. – Tu seras la première informée. Un personnage qu’elle ne se souvenait pas avoir rencontré parmi les proches du dauphin se leva et se dirigea vers elle. Il n’avait rien de militaire dans son allure et ses vêtements, et faisait plutôt figure d’homme de cabinet. – Messire Christophe d’Harcourt, un de mes bons conseillers, dit le dauphin. Vous vouliez, il me semble, être confronté à notre petit prodige. Eh bien, vous l’avez devant vous ! Le conseiller se mit à tourner autour d’elle. – J’ai appris qu’avant d’agir vous preniez avis de vos Conseils. Voulez-vous me dire de quelle manière s’expriment ces voix ? Jeanne rougit, consulta le dauphin du regard. – Eh bien, fit-il, qu’avez-vous à répondre ? Parlez librement. Les autres conseillers, Robert Le Maçon, seigneur de Trêves, Gérard Machet, évêque de Castres, confesseur du dauphin, le Bâtard d’Orléans, échangèrent un regard amusé. D’un signe de tête, Dunois l’encouragea à répondre hardiment. – Il m’arrive souvent, dit-elle, d’être peinée que l’on puisse douter de ma mission. Il ne me reste alors qu’un recours : m’adresser à mon Dieu, que j’appelle « Messire ». Je me réfugie dans la solitude, et c’est alors que j’entends une voix qui me dit : « Va, Fille Dieu, va ! Je veille sur toi ! » J’en ai une telle joie qu’il me plairait que de tels moments se prolongent et ne finissent jamais. Cela me donne la force de poursuivre dans la voie qui m’a été tracée. – Vraiment... Vraiment... balbutia le conseiller. À vrai dire, je... Comment trouver les mots pour...? Dunois adressa un sourire à Jeanne : il entendait lui faire comprendre que messire d’Harcourt, qui venait de se rasseoir, était sinon convaincu, du moins troublé. Il la rejoignit dans la cour au moment où elle remontait à cheval. – Jeanne, dit-il, quelque chose me tracasse. Lorsque tu parlais à messire d’Harcourt, ta voix avait changé, tu levais les yeux au plafond, tu paraissais en extase. Était-ce un tour de magie où étais-tu sincèrement détachée de ce monde ? Elle lui adressa un regard complice en mettant le pied à l’étrier. – Les renards, dit-elle, ne connaissent qu’un langage : celui des renards. C’est ce que me disait mon père... À quelques jours de là, alors qu’elle effectuait une promenade en barque jusqu’au confluent de la Loire et du Cher sous la garde de son écuyer et de Jean de Poulengy, elle aperçut au retour, en s’approchant de la berge, un cavalier qui lui faisait des signes. Elle reconnut Dunois et demanda à accoster. – Jeanne, ma Jeanne, dit-il, je t’apporte une grande nouvelle : le dauphin a pris ce matin la décision de former une nouvelle armée. Nous partons dans trois jours. – Pour Reims ? – Comme tu y vas ! Pour Loches. C’est là que doivent avoir lieu les préparatifs de la campagne qui nous ouvrira la route de Reims. Il la convia à s’asseoir sur le banc d’un pêcheur à la ligne, près de lui, dans un ballet de libellules et de moucherons. Dunois lui rappela le conflit qui s’exacerbait autour du dauphin, lequel ne savait plus à quel saint se vouer. D’Alençon le poussait à entreprendre la conquête de la Normandie où il avait l’essentiel de ses biens. La reine de Sicile le harcelait pour qu’il envoyât un corps d’armée reconquérir les villes et les citadelles des bords de Loire, qui menaçaient son duché d’Anjou. Le parti armagnac de la cour eût préféré que l’on allât directement assiéger Paris. La Trémoille et Regnault s’efforçaient de noyer tous ces projets dans l’euphorie dont ils entouraient leur maître. Jeanne laissa éclater sa colère : avait-on oublié que le dauphin devait avant toute chose être sacré pour être reconnu comme roi de France ? Et lui, Dunois, quel parti avait-il choisi ? – Un parti que j’ai résolument défendu en Conseil : marcher sur Reims, mais sans laisser sur nos arrières des villes encore occupées par des garnisons anglaises, comme Jargeau, Beaugency, Meung. L’armée de secours de Falstaff y trouverait de puissantes assises qui lui permettraient d’entreprendre un nouveau siège d’Orléans. Cette armée était bel et bien partie de Paris, mais on n’en avait pas de nouvelles. Elle paraissait s’être évanouie dans les immensités de la Beauce, devenue une sorte de mythe. – Elle constituera pour nous, le jour où nous aurons à l’affronter, un premier danger. Il y en a un autre : passé Orléans, nous entrons dans les domaines du duc de Bourgogne et là nous trouverons d’autres adversaires aussi coriaces que Bedford : les bourgeois qui se sont donnés à Philippe. – Pourquoi, s’étonna Jeanne, a-t-on laissé se disperser l’armée d’Orléans ? Si nous l’avions gardée intacte, nous serions aujourd’hui proches de Reims. Il va falloir la reconstituer au plus vite ! Facile à dire... Dans l’esprit de la Pucelle, il aurait suffi, comme César jadis, de frapper le sol du pied pour en faire surgir des légions. Dunois sourit de cette désarmante naïveté. Il dut lui expliquer qu’il fallait non seulement réunir des milliers d’hommes, des centaines de chevaux, mais encore s’occuper de l’intendance, rassembler des quantités de chariots et de boeufs pour les conduire, batailler contre le trésorier afin d’obtenir les fonds nécessaires au règlement des soldes... – Et moi je te dis, Bâtard, qu’il faut en finir. Le dauphin est décidé à agir ? Mettons ces bonnes dispositions à profit avant que ses conseillers et ses faux amis ne le fassent changer d’avis... Le dauphin avait pris la route de Loches, à quelque dix lieues de Tours, à la fin de la première semaine de mai. Il avait laissé un message à la Pucelle lui demandant de le rejoindre au plus tôt. Elle prit la route en compagnie du Bâtard et de sa propre maison à laquelle ses deux frères s’étaient joints d’autorité. À peine avait-elle aperçu la haute citadelle se dessinant derrière un bois de peupliers, Jeanne vit accourir vers son escorte une ribambelle de garçons et de filles qui lui jetaient des bouquets et répandaient des rameaux sur son passage. Un groupe de notables, parmi lesquels elle chercha en vain à reconnaître le dauphin, l’attendait devant la porte monumentale ouvrant sur la vieille ville dominée par la masse puissante du château. Elle s’étonna de cette absence. Dunois lui répondit : – Le dauphin, tu le sais, redoute la foule, de crainte qu’on n’attente à sa personne. Nous le verrons plus tard, là-haut... Un officier communal vint prendre Pollux au mors pour le guider au milieu de la foule d’où montait une tempête d’ovations, jusqu’au-delà de la porte des Cordeliers. À l’intérieur de la ville, c’était le même délire populaire : draps et tapis pendaient aux fenêtres, des fleurs pleuvaient, jetées à poignées, des femmes tendaient leurs nourrissons vers la Pucelle, des gosses se jetaient dans les jambes de son cheval malgré les coups de baguette des sergents. Dans l’appartement du château qu’on lui avait affecté, elle eut la surprise de trouver, assis dans une embrasure de fenêtre, un personnage qu’elle reconnut sans hésiter et devant lequel elle s’inclina sèchement. À Poitiers, Pierre de Versailles, moine de Saint-Denis, l’avait soumise à un interrogatoire impitoyable. Elle se dit qu’il la suivait comme pour la confondre à la suite d’un acte répréhensible. Il se leva lentement pour s’avancer vers elle. Sans répondre à son salut, sans un mot destiné à expliquer sa présence, il lui lança : – Jeanne, je suis fort mécontent de toi ! Tu sembles prendre plaisir à te voir aduler par cette populace. J’ai observé tout à l’heure, à la porte des Cordeliers, cette foule délirante. Cet enthousiasme ne te paraît-il pas proche de l’idolâtrie ? Jeanne serra les poings, retint en elle un mouvement de colère. – J’avoue humblement, dit-elle, que je suis sensible à ces témoignages d’affection et de reconnaissance, mais Dieu, saint Michel et tous mes frères du Paradis me gardent d’en tirer la moindre vanité. Si ma présence peut apporter quelque réconfort aux pauvres gens, pourquoi devrais-je les en priver ? – Tu parles de vanité, Jeanne... Ce sentiment empoisonné commence à envahir ton coeur, bien que tu t’en défendes. Souviens-toi dorénavant de ces paroles de l’Ecclésiaste : Vanitas vanitatum, et omnia vanitas... Au cours du souper, elle s’entretint avec Dunois de cette visite. Il lui dit, pour la rassurer : – Tu as cloué le bec à ce vieux corbeau. Vaniteuse, toi, ma Jeanne... L’aisance de la Pucelle dans la conversation, ses reparties inspirées par le simple bon sens laissaient pantois les discoureurs. En quelques mois, elle avait changé, et en bien. Dunois n’avait pas oublié le spectacle de cette pauvre fille aux vêtements poussiéreux, à la démarche pesante, lors de son arrivée à Chinon. Elle bégayait d’émotion, rougissait et perdait son contrôle au moindre propos qu’on lui adressait. Depuis, peu à peu, elle avait fait abandon de sa timidité, elle avait appris à s’exprimer, à ne plus redouter les piques, à répondre avec assurance aux critiques et aux doutes. Pour faire bonne figure dans la société policée, il ne lui manquait que d’avoir appris à lire et à écrire, d’avoir acquis quelque notion sur le monde et les hommes qui le gouvernaient. Elle avait en Pasquerel un secrétaire fidèle et complaisant pour pallier ses carences. – Ce n’est pas seulement l’amour que me voue le peuple qui irritait ce vieux moine, dit-elle, mais quelques autres formes de dévotion : ces médailles à mon image, ces étendards où l’on a dessiné mon portrait, ces peintures d’église qui me représentent à cheval... Mais j’affirme que cela ne me fait pas chavirer la tête. Elle est solide, tu le sais, Bâtard ! Sa modestie devait être de nouveau mise à rude épreuve le lendemain, lors de la messe dite en la collégiale de Saint-Ours, lorsque le prêtre, sans qu’elle en fût prévenue, déclama son Oraison de la Pucelle pour le royaume de France, qui se terminait par ces mots qui la troublèrent : « Tu es, Jeanne, la voie, la vérité et la vie ! » Ce n’est que le lendemain, dans la cour du château, sous un tilleul, que le dauphin daigna la recevoir. Il était accompagné par un garçonnet qui s’agrippait à sa robe et fixait Jeanne avec une intense curiosité. – Mon fils Louis, dit Charles. Il vient d’avoir six ans. Un bel enfant, n’est-il pas vrai ? Louis, embrasse notre Jeanne et fais-lui ton compliment. De ce que bredouilla l’enfant, elle ne comprit pas un traître mot. Il laissa des traces de morve sur sa joue. Le bel enfant était aussi maigrelet et disgracieux que sa mère, la dauphine Marie, qui se tenait timidement derrière son époux rayonnant, comme pour éviter de se faire remarquer. Charles se détacha de sa famille pour entraîner Jeanne en la tenant par la main jusqu’à la balustrade dominant la plaine et les méandres de l’Indre. – J’ai reçu, dit-il, des courriers te concernant. Les capitouls de Toulouse te demandent conseil sur la mutation des monnaies... Des magistrats souhaitent ton avis sur des problèmes de procédure fort ardus... Une femme voudrait que tu la conseilles au sujet de son mari qui la trompe... Tu deviens célèbre à travers tout le royaume, Jeanne ! – Faites répondre à ces gens, monseigneur, qu’ils ont frappé à la mauvaise porte. Elle apprit avec joie que des volontaires se présentaient nombreux pour participer à l’expédition de la Loire que le dauphin s’était enfin décidé à entreprendre sur l’insistance de Dunois et de Madame Yolande. Cela posait des problèmes en apparence insolubles : l’argent, toujours l’argent... Jeanne se montra plus sensible à un autre courrier émanant de dame Jeanne de Laval, la deuxième épouse et veuve du connétable Bertrand du Guesclin : elle demandait à la Pucelle de lui adresser un objet qui lui appartînt en propre. Jeanne découvrit dans son coffret un anneau d’or, présent de la confrérie des mégissiers d’Orléans, et le fit parvenir à la dame avec ses compliments. – Jeanne, dit le dauphin, il faut t’apprêter à partir sans retard pour Selles-en-Berry, près de Romorantin. C’est là qu’a lieu le rassemblement de notre armée. Elle trouva la petite ville bouleversée et agitée comme par le passage d’une tornade. Les routes pour y parvenir étaient encombrées par des charrois de vivres et de munitions, par des compagnies armées de plus ou moins bonne apparence, qui la saluaient au passage de propos aimables ou salaces auxquels elle répondait sur le même ton, ce qui mettait en joie le Bâtard. Comme elle arrivait à Selles à l’heure des vêpres, son premier soin fut d’aller entendre la messe, prier à l’abbaye des Feuillants et faire sonner la cloche pour inviter les moines mendiants mêlés aux hommes d’armes à chanter avec elle une antienne à la Vierge Marie. On lui affecta un logement dans le château des ducs de Béthune. Le lendemain matin, alors qu’elle s’apprêtait à convoquer les capitaines dont certains lui étaient inconnus, elle aperçut dans la cour l’intendant de sa maison, Jean d’Aulon, qui avait suivi son train depuis Chinon et qu’elle n’avait pas revu depuis Orléans où il avait souhaité séjourner quelque temps pour une affaire de sentiment. Il était en train de tailler avec son couteau dans un quignon de pain frotté d’ail. – Vous voilà de nouveau chef d’armée, dit-il. Vos Conseils doivent être ravis de l’honneur qui vous est fait. Vous ont-ils présenté leurs compliments ? – Il me suffit de savoir que je leur ai obéi et que je ne les ai pas offensés. – Si j’osais, dit-il. Si j’osais, je vous demanderais de me les montrer. Elle lui tourna le dos, s’éloigna de quelques pas, lui fit face de nouveau, sensible au ton ironique qui accompagnait ces propos. – Mon pauvre Jean, dit-elle, tu n’es ni assez digne ni assez vertueux pour que mes Conseils daignent s’intéresser à ta petite personne. Il répliqua, sans se démonter : – Souvenez-vous, Jeanne, si vous connaissez les Écritures, que le prophète Élisée ne put jamais approcher ni voir les anges qui visitaient son domestique ! Comme Pollux avait été amené par Louis de Coutes chez le maréchal-ferrant du château, on proposa à Jeanne un splendide coursier couleur de nuit afin de lui permettre de se rendre au bourg voisin de Saint-Aignan où venaient d’arriver des contingents des environs de Bourges. Elle tenta de le monter sans parvenir à le maîtriser : il faisait tête violemment, tournait, virait sur lui-même comme si quelque frelon venait de le piquer aux naseaux. Elle mit pied à terre et fit conduire l’animal rétif au pied de la croix dressée près du châtelet. Elle monta sans peine sur la selle, le sentit sous elle frémissant de colère ou de terreur, lui parla à l’oreille et soudain, alors qu’on s’attendait à la voir vider les arçons, elle fit évoluer sa monture au milieu de la cour et poussa un petit trot jusqu’au jardin, avec autant de facilité que dans un manège. – On ne va pas manquer, dit-elle à Dunois, de faire passer cette simple séance de dressage pour un nouveau miracle. Je sais parler aux chevaux et m’en faire aimer. Il n’y a pas de chevaux vicieux ; il n’y a que de mauvais cavaliers... Une chose paraissait certaine : on n’allait pas tarder à se mettre en campagne. Une autre l’était moins : vers quelle destination allait-on se diriger ? Jeanne, au mépris de la simple logique, tenait à son idée initiale : marcher sur Reims. Dans le Conseil du dauphin, on continuait d’en débattre. Alors qu’elle suivait de l’oeil, dans la cour du château de Béthune, les soins donnés à Pollux par le palefrenier, elle eut la surprise de voir s’avancer vers elle, avec un dandinement d’oie grasse, M. de La Trémoille qui, d’ordinaire, prenait soin de l’éviter. D’adipeux qu’il était quelques années auparavant, le Gros Georges était devenu obèse : visage bouffi, ventre en courge, jambes torses. Il répugnait à s’extraire de son cabinet et de sa chambre, car il s’essoufflait au bout de quelques pas. Le ministre s’arrêta à l’ombre d’un cyprès, fit un signe à son domestique pour qu’on lui apportât son escabeau pliant, où il s’assit, un souffle rauque au fond de la gorge, en essuyant son visage gras de sueur. Il demanda à Jeanne de s’approcher. Remarquant le regard qu’elle portait sur la breloque qui pendait à sa poitrine, il eut un sourire puis émit un rire en cascade qui ébranla son triple menton. – À chacun son porte-bonheur, dit-il. Vous, c’est l’image de saint Michel, si je ne me trompe, et moi c’est la main momifiée du sire de Giac, ce brigand dont vous avez peut-être entendu parler. La main vendue au diable, à ce qu’on dit... Jeanne se signa. – Vous ne craignez pas... dit-elle. – Que la diablerie se communique à ma personne ? Certes non. J’ai moi aussi mes saints protecteurs, pas les mêmes que les vôtres mais tout aussi précieux. Jeanne se demandait ce que lui voulait ce poussah et s’il comptait la retenir longtemps debout dans cette cour surchauffée, quand il fit s’éloigner ses gens et dit, d’une voix qui roulait pêle-mêle graviers et glaviots : – Mon enfant, nous allons partir à la reconquête du royaume de France, et je ne doute pas que vous y ayez bonne part. D’ici quelques jours, notre armée partira de Gien. Nous avons discuté du but que nous allions lui assigner et nous sommes résolus à nous porter sur la Normandie. Ce n’était pas, il me semble, le choix que vous aviez fait... – Mon choix, dit-elle fermement, vous le connaissez, messire. Nul plus que moi n’aspire à la paix, mais elle ne se fera que lorsque les Anglais auront regagné l’Angleterre. Il faut pour les chasser un pouvoir qui ne puisse être contesté : celui d’un roi. Il nous faut donc marcher sur Reims et point sur la Normandie. Écarlate, au bord de l’apoplexie, le Gros Georges se démena en faisant craquer son siège, criant qu’une telle obstination ne rimait à rien, que le dauphin avait pris sa décision. – Je vois clair dans votre jeu ! lui lança-t-elle. Vous ne voulez rien tenter qui puisse mécontenter votre bon ami le duc de Bourgogne et vous vous accommoderiez bien de voir le dauphin Henri d’Angleterre sur le trône de France ! – Mais enfin, Jeanne, s’égosilla le poussah, le dauphin... – J’en fais mon affaire ! s’écria-t-elle en prenant congé sans lui adresser un salut. Elle sauta sur son cheval, galopa jusqu’à Loches, semant son escorte en cours de route. Bousculant les gardes, les huissiers, les secrétaires, elle tomba comme un boulet dans le cabinet où Charles était en train de rédiger son courrier. Elle fit évacuer le personnel et dit au dauphin qu’elle avait à lui parler et que cela ne pouvait attendre. L’entretien dura moins d’une heure. Lorsqu’elle quitta le cabinet, elle traversa comme un éclair la masse des courtisans, le visage radieux, comme flottant sur un nuage. Inquiète de cette visite impromptue, Madame Yolande attendait dans la cour. Jeanne lui tomba dans les bras. – J’ai fini par obtenir que le dauphin change d’avis, dit-elle. C’est vers Reims que nous allons. – Autre miracle... murmura la reine. Jargeau, juin 1429 Si Pasquerel ne lui avait pas glissé discrètement son nom à l’oreille, Jeanne ne l’aurait pas reconnu. On eût dit que le connétable Arthur de Bretagne, comte de Richemont, venait de livrer bataille dans un marécage à une bande de loups. Il avait de la boue et de l’herbe jusque dans sa barbe. Ses houseaux avachis étaient souillés d’une vase couleur de purin. La peille informe qui lui servait de couvre-chef n’abritait qu’une partie de son visage : celle qui portait la blessure d’Azincourt. Avant même que la Pucelle eût ouvert la bouche pour lui souhaiter la bienvenue, il lui dit, avec un maigre sourire : – Je ne suis guère présentable et j’en suis navré, mais j’ai été surpris à ma sortie d’Orléans par un orage qui m’a suivi jusqu’ici et je me suis enlisé dans un marécage. Je ne suis pas à toucher avec des pincettes, mais tu vas me faire préparer un bain et me faire donner des vêtements neufs. S’il te plaît... Il ajouta que, lorsqu’il aurait fait toilette, il se présenterait de nouveau devant elle. – Monsieur le connétable, dit-elle, vous arrivez au bon moment. – Ce n’est sûrement pas, dit-il en éclatant de rire, l’avis de tout le monde... Richemont passa une heure aux étuves. Quand il revint vers la Pucelle, il était propre comme un sou neuf. Il était dix heures du matin. Jeanne l’invita à partager son dîner et fit en sorte de rester seule avec lui. Dans cette cour de grenouilles, de crapauds, de serpents, elle devinait en lui un personnage qui, sous un abord rébarbatif, avait un coeur d’or. Elle appréciait par-dessus tout sa franchise, son intransigeance, la rudesse de sa parole, autant de qualités qui lui avaient valu sa disgrâce, sans qu’on pût lui retirer son titre de connétable. Il était devenu un capitaine sans armée, un ministre sans pouvoir, un courtisan sans amis. Jeanne lui demanda ce qu’il avait fait de son temps depuis qu’il avait été chassé de la cour. Il avoua entre deux bouchées qu’il n’avait pas mis ses coudes sur une table depuis une semaine, avant d’ajouter : – Ce que j’ai fait ? Un peu de tout, beaucoup de rien. À la tête de ses Bretons il avait, durant près de deux ans, traîné ses grègues en Bretagne, en Normandie et en Poitou où il avait donné du fil à retordre aux mercenaires de La Trémoille, son ennemi juré. Il avoua que cette petite guerre ne lui déplaisait pas, mais qu’il avait gardé la nostalgie des vraies batailles. Elle l’interrogea sur ce qu’il comptait faire et sur l’endroit où il souhaitait aller. – Je vais demander à reprendre mes fonctions, dit-il, et à me rendre où l’on aura besoin de mes services. – Vous savez ce que vous risquez en vous rapprochant du dauphin ? Il doit être déjà informé de votre venue. La Trémoille de même. – Georges... ce brigand... J’ai une dent contre lui et le tour qu’il m’a joué n’a fait que l’aiguiser. Je suis son cousin, j’étais son ami. Il a poussé ce pauvre Charles à me chasser comme un chien dangereux. – Seriez-vous revenu dans l’intention de le tuer ? – Cette idée me poursuit, aujourd’hui surtout, alors que je le sais à ma portée, mais ce n’est pas le but de mon retour... Jeanne, j’ai décidé de t’aider depuis que j’ai appris comment tu t’es conduite à Orléans. Ce serait un grand honneur si je pouvais lier mon nom à celui de la Pucelle. Lorsqu’il faudra faire place nette sur la Loire avant de prendre la route du sacre, tu auras besoin de moi, de mon expérience de la guerre de siège, des escarmouches et des batailles rangées, et je n’ai pas froid aux yeux. – Personne n’en doute ! Il bâfrait comme un rustre, essuyait à sa manche plus souvent qu’à la nappe ses lèvres sanguines luisantes de sauce, buvait à même la cruche, rotait et postillonnait. En face de lui, Jeanne se contentait de tremper des lichettes dans une meurette. – Vous ne trouverez pas seulement La Trémoille en face de vous, dit Jeanne. Jean d’Alençon ne vous porte pas dans son coeur... – ... et c’est réciproque ! Ce dadais se prend pour un homme de guerre alors qu’il a tout à apprendre. S’il n’était le gendre de Madame Yolande, il ne serait rien. – C’est pourtant à lui que le dauphin va confier son armée. – C’est ce que j’ai appris et c’est la raison de ma présence. Je sais aussi que c’est toi qui as incité le dauphin à prendre la route de Reims au lieu d’aller guerroyer en Normandie, comme le souhaitait cette fripouille de La Trémoille. Ce pauvre Charles ! tu l’as embobeliné de main de maître. Tu lui as parlé de tes voix, de tes saints, de tes frères du Paradis ? – Je n’ai pas eu trop de mal à le retourner. Il est crédule, mais pas au point d’avaler toutes les couleuvres que ses ministres lui présentent. Il acheva de ronger un os de poulet avant d’ajouter : – Je dois à la vérité de dire que j’ai longtemps douté de la sainteté de ta mission. J’en ai trop vu, en Bretagne, de ces folles, de ces sorcières, de ces fausses prophétesses que j’ai jetées au bûcher, pour ne pas me montrer méfiant. Aujourd’hui, je crois sincèrement que c’est Dieu qui t’envoie. Je ne te crains pas parce que je crois en Lui, mais si c’était le diable je te craindrais moins encore. – J’aime votre franc-parler, monsieur le connétable, et je suis persuadée que vous pourriez m’être utile, mais il reste beaucoup de monde à convaincre... Beaucoup de monde, à commencer par le dauphin : lui d’accord, le reste suivrait bon gré mal gré. Dans ses démarches pour faire accepter le retour de Richemont, Jeanne se heurta au même mur d’hostilité : confier une responsabilité dans l’armée à ce brûleur de sorcières, à ce criminel, à cet insolent, paraissait inconcevable à tous, à commencer par le dauphin. Le connétable réagit par une violente colère à cet ostracisme. – Charles s’entête ? Il apprendra qu’il a affaire à plus obstiné que lui ! On ne se débarrasse pas de moi en feignant de m’ignorer. Qu’on le veuille ou non, moi et mes Bretons, nous suivrons l’armée. Richemont eût bien aimé participer au siège de Jargeau, cette cité située à trois lieues environ d’Orléans, en amont de la Loire, où Talbot avait rassemblé quelques résidus de son armée après son départ d’Orléans. Depuis des mois, les Anglais occupaient cette place et avaient eu le temps de la mettre en état de défense, sous la conduite, depuis peu, de Suffolk. Les six cents lances conduites par Jeanne et d’Alençon arrivèrent à la tombée de la nuit en vue des faubourgs ouverts. Afin de parer une sortie des Anglais, on avait dressé le camp à bonne distance des remparts. Alors qu’elle venait de souper, Jeanne vit passer par l’ouverture de sa tente un visage connu. – Vous ! monsieur le connétable !... s’exclama-t-elle. Comment avez-vous pu franchir nos postes de garde ? Vous savez ce que vous risquez ? – Je passe où j’ai décidé de passer, Jeanne. Souviens-toi : je porte l’image du sanglier dans mes armes. Quant au risque... il en faudrait davantage pour me décourager. Il ajouta, en entrant : – Je viens d’apprendre une nouvelle qui t’intéressera. Falstaff n’est pas loin, avec une puissante armée, au coeur de la Beauce, mais te dire où... D’Alençon a intérêt à ne pas trop s’attarder à Jargeau s’il ne veut pas avoir deux adversaires à affronter. Dis-le-lui de ma part et conseille-lui de mieux s’informer. – Je lui ferai la commission, dit Jeanne. Il ratissa sur la table ce que Jeanne avait laissé de son souper. – Ne m’oublie pas dans tes prières, dit-il. Si tu veux me trouver, mon camp est à un quart de lieue en aval. Ce soir, je ferai donner un petit concert en ton honneur. Merci pour le pain, la viande et le vin. Serviteur... Avant de s’endormir, Jeanne tint à prévenir d’Alençon de la nouvelle que Richemont lui avait communiquée. Il tenait conseil – sans elle ! – avec Gilles de Rais et quelques capitaines. Il s’emporta : – Au diable ce connétable ! Il se mêle de ce qui ne le regarde pas et de plus ne nous apprend rien. Dis-lui que, s’il ose se montrer avec ses Bretons, nous lâcherons nos chiens ! – Tu aurais tort, dit Jeanne. Il peut nous être précieux. La situation exige que nous nous entraidions. À peine venait-elle, de retour dans sa tente, d’achever ses oraisons qu’une vague de musique lointaine parvint à ses oreilles. Les Bretons du connétable lui donnaient leur concert de binious et de bombardes. Les Anglais avaient prévu l’offensive. Lorsque les premiers éléments français se présentèrent devant le faubourg, ils trouvèrent l’ennemi rangé en bataille sous les bannières aux léopards et durent se replier sous une grêle de flèches. Jeanne saisit son étendard, éperonna Pollux et rameuta les fuyards auxquels se joignit une vague de piétons entraînée par La Hire. Les Anglais se replièrent vers le châtelet en poussant des clameurs d’épouvante : – La sorcière ! C’est elle ! Les faubourgs occupés, restait à entamer la résistance des Anglais. D’Alençon fit avancer les lourdes bombardes anglaises abandonnées dans les bastilles et confia à Jeanne le commandement de l’artillerie. Elle disposa les pièces à sa guise, veilla à ce qu’elles fussent approvisionnées en munitions et commanda le feu avec l’autorité d’un vieil artillier. Elle avait mis dans sa ligne de mire une grosse tour et, s’avançant au bord du fossé, s’écria : – Rends cette place, Suffolk, au nom du ciel, sinon il t’en cuira. C’est la Pucelle qui te le dit : en nom Dieu, fous le camp, ou alors gare ! En trois coups bien ajustés, la grosse tour s’effondra dans un tumulte de cris et de lamentations. Quelques heures plus tard, les Français, éberlués, virent arriver sur leurs arrières, tambours et fifres en tête, la horde joyeuse des milices orléanaises. Ces bourgeois avaient des comptes à régler avec ceux de Jargeau qui ne les avaient pas aidés durant le siège. Leur chef dit à d’Alençon : – Laissez faire nos hommes. Ils ont envie de se battre et ont apporté des échelles. Donnez-nous une heure et nous vous livrons cette ville comme sur un plateau. Le premier assaut, sous l’oeil narquois des Français et des Anglais, se solda par une magistrale déconfiture. D’Alençon montra à ces militaires d’occasion la direction de leurs boutiques en les priant de laisser la guerre aux guerriers. Surprise, le lendemain matin : après un nouveau bombardement qui écrêta quelques créneaux, la porte donnant sur les faubourgs s’ouvrit, livrant passage à une escorte désarmée conduite par Suffolk. Le chef anglais s’inclina devant le duc d’Alençon et eut un hoquet de surprise en voyant Jeanne équipée en guerre. Il venait proposer une reddition honorable et demandait que l’on interrompît ces assauts qui coûtaient beaucoup d’hommes pour peu de résultats. Il ajouta : – Si dans une dizaine, cette place n’a pas été secourue, elle sera vôtre. C’est une coutume communément pratiquée... – Ce que vous me proposez, protesta d’Alençon, est une duperie. Ne comptez pas sur nous pour tomber dans le panneau. Nous n’ignorons pas que vous attendez du secours dans les jours qui viennent. Jeanne, qu’en penses-tu ? – Je vous réponds par Dieu, Suffolk, que le mieux est que vous partiez dans vos petites cottes si vous voulez avoir la vie sauve, sinon nous prendrons cette ville d’assaut et je ne pourrai répondre de rien ! Suffolk ravala sa déception et s’inclina sèchement avant de repartir, tête basse. – Ces gens, dit Jeanne, ont une peur bleue. C’est le moment d’attaquer. Lorsqu’elle apprit, le lendemain au réveil, par Louis de Coutes que d’Alençon avait entrepris au cours de la nuit des pourparlers avec Suffolk, elle sentit la moutarde lui monter au nez. Le pleutre ! Elle partit à sa recherche et le trouva sur le bord d’un fossé, face à la porte principale. Elle s’apprêtait à lui chanter sa chanson quand elle aperçut, pointant entre deux merlons, la gueule d’un veuglaire qu’un artillier dirigeait vers eux. Elle prit d’Alençon par le bras et l’écarta vivement au moment où la petite bombarde crachait son boulet. Jean de Lude, qui se trouvait près d’eux, bascula sans un cri, la poitrine enfoncée. – Tu m’as sauvé la vie, dit le duc en essuyant son visage baigné de sueur. Comment ne pas croire en tes dons ? – Je n’ai fait que tenir parole. Souviens-toi : j’ai promis à ton épouse de veiller sur toi. Elle lui demanda compte avec vivacité de la négociation qu’on avait entamée dans son dos. Il rougit, nia d’abord que cette démarche ait eu lieu puis finit par en convenir, ajoutant qu’elle n’avait pas abouti. Il fallait donc reprendre les opérations de siège. Une fois de plus Jeanne, volontairement, paya de sa personne. Quelles que fussent les circonstances, elle se tenait toujours au premier rang, brandissant sa bannière et son épée, poussant ses cris de guerre qui enflammaient les assaillants. Le combat durait depuis deux heures quand elle décida de mener la danse à sa manière. Elle sauta dans le fossé en partie comblé de fascines durant la nuit et, sa bannière au poing, suivie de la vague d’assaut qui écumait sur ses talons, parvint à poser une échelle et à commencer l’escalade. Soudain, frappée au casque par une pierre, elle poussa un cri, lâcha sa bannière et son épée et se retrouva dans le fossé. On se pressa autour d’elle en la protégeant avec des écus. Surprenant son monde, elle se dressa, criant à ceux qui se massaient au bord du fossé : – Qu’attendez-vous ? Les Anglais sont foutus ! Allez-y de bon coeur. Ahay ! Indifférente aux traits qui pleuvaient autour d’elle et ricochaient sur son casque et sa cuirasse, elle parvint à se hisser de nouveau au pied des remparts. Lorsqu’elle vit les pourpoints aux fleurs de lys debout dans les merlons, donnant avec coeur de la hache de guerre, de la masse d’armes et de l’épée, elle se dit que la partie était gagnée mais allait se poursuivre par un massacre qu’elle serait impuissante à éviter. Lorsqu’elle s’en plaignit à d’Alençon, il lui répondit que c’étaient les lois de la guerre et que, si ses pourparlers avaient réussi, on n’aurait pas eu à regretter ces actes cruels. Jeanne n’avait rien à opposer à ce qui tombait sous le coup de la logique : cette victoire qui lui était due avait pour corollaire l’égorgement de cinq cents Anglais. Elle se retira sous sa tente, les mains sur ses oreilles pour ne pas entendre les cris de mort montant de la ville. Une autre rumeur bourdonnait en elle, à laquelle, même enfouie à une lieue sous terre, elle n’aurait pu rester sourde. Un grondement confus de voix venues elle ne savait d’où l’assaillait et brouillait ses pensées. Elle distinguait dans ce magma sonore des expressions de reproche, de colère, de remords. Elle s’efforçait en vain de les écarter pour laisser place aux seules voix qui lui eussent apporté le réconfort du pardon, mais elles tardaient à se manifester. Lorsque Louis de Coutes l’eut désarmée, elle resta en chemise, assise sur un escabeau, son épée de Fierbois en travers des genoux. Elle fit le geste de la briser, mais elle n’en avait ni la force ni vraiment la volonté. Elle se dit : « Je tiens cette arme de par Dieu. Je ne puis m’en séparer ni la renier. » Elle faisait mine d’oublier, ou peut-être ne s’en souvenait-elle plus, le marché qu’elle avait conclu avec Madame Yolande et le miracle si bien ficelé. La nuit allait tomber lorsqu’elle s’arma de courage et décida de traverser la ville pour aller se recueillir en l’église de Jargeau. Elle se trouva confrontée à un théâtre d’horreur : les rues ouvraient des chemins de sang vers la place principale pavée de cadavres anglais gisant la gorge tranchée, le ventre ouvert ou décapités à coups de hache ; des maisons livrées au pillage et au viol montait un chant funèbre fait de cris et de gémissements. De tous les édifices de la ville, l’église était le seul qui pût lui proposer un havre de solitude et de silence. Des cierges brûlaient encore au ras des bobèches en lâchant une fumerolle noire. Elle trouva un prêtre terré dans la sacristie, tremblant comme sous l’effet de la fièvre ; elle le rassura, disant qu’elle était la Pucelle et voulait se confesser. Le Ego to absolvo tarda à venir, car, pour de tels crimes dont il la savait en partie responsable, il ne trouvait aucune forme de pardon. Elle avançait comme une ombre en enjambant les cadavres quand un toucher lui effleura l’épaule. Elle se retourna vivement, la main à la poignée de sa dague, reconnut Richemont. – Décidément, dit-elle, vous ne me lâchez plus ! – Pardonne-moi. Il fallait que je te parle. J’ai assisté à l’assaut final, caché dans un groupe de Poitevins, et je t’ai vue à l’oeuvre. Aucun capitaine n’aurait eu ton courage et ton allant, sauf peut-être Du Guesclin. J’en avais des sueurs froides. À plusieurs reprises même, j’ai failli venir à la rescousse, mais il est probable que tu n’aurais pas voulu de mon aide. – Sans doute. Je le regrette. – Un seul reproche : tu en fais trop. Continue à t’exposer comme tu le fais et je ne donnerai pas cher de ta peau. D’ailleurs, tu as été blessée une nouvelle fois... – Si j’avais vraiment risqué ma vie, j’en aurais été prévenue. Vous savez par qui... – Il n’empêche : je suis fier de toi. Elle répliqua, avec un mauvais sourire : – Vraiment ? C’est ce que m’a dit d’Alençon. Mais regardez autour de vous ! Y a-t-il de quoi être fière ? – Aurais-tu l’intention de rendre ton épée et de renoncer à ta mission ? – Mon épée m’a été donnée par sainte Catherine. Quant à ma mission, elle n’est pas encore achevée. Ils se retournèrent en entendant une bordée de cris joyeux et de rires venant de l’église. Un groupe de Gascons ivres s’y était engouffré en apprenant que les Anglais en avaient fait un dépôt de vivres. Ils en ressortaient sans avoir rien trouvé et s’étaient vengés en emportant les objets du culte et des chasubles dont ils se drapaient. Ils traînaient par les pieds le cadavre d’un prêtre. Suffolk fut capturé alors qu’il empruntait le pont pour s’échapper, accompagné de ses deux frères, John et Alexander. Ce dernier se jeta dans le fleuve et disparut dans un remous. Du châtelet montait le bruit d’une querelle : on se disputait au sujet des rançons éventuelles, entre les capitaines et leurs hommes auxquels se mêlaient quelques miliciens. Comme ils ne purent s’entendre, la plupart des prisonniers furent passés au fil de l’épée. Ceux que d’Alençon put soustraire à ces fauves furent conduits à Orléans. Laissant Jargeau sous la garde d’une petite garnison, l’armée retourna le lendemain à Orléans, qui l’accueillit avec de nouvelles démonstrations de reconnaissance. Les édiles se montrèrent généreux avec les vainqueurs de Jargeau : ils firent une distribution de vin de Touraine – six tonneaux pour d’Alençon, quatre pour Jeanne, deux pour les autres capitaines et des rasades à volonté pour tous les héros du jour. Dieu veillait sur Orléans. Jeanne retrouva le lit de Charlotte, dont elle sécha les larmes de joie et qu’elle entendit gazouiller à travers son sommeil. Le matin, elle découvrit dans la salle commune un garçon timide qui attendait sa venue, entouré de quelques commis portant des coupons d’étoffe. – Un cadeau de nos concitoyens, dit Jacques Boucher. Nous allons vous faire confectionner une nouvelle huque pour remplacer celle que vous portiez hier et qui était en mauvais état, ainsi qu’une robe de velours que vous pourrez porter, si Dieu le veut, dans des conditions plus agréables que celles que nous connaissons. Maître Jean Luillier, le meilleur tailleur de notre ville, va prendre vos mesures et vous livrera ces vêtements ce soir même. Veuillez choisir, je vous prie... – Si j’accepte ces présents, dit-elle à Jacques Boucher, c’est pour l’amour du bon duc Charles d’Orléans que les Anglais tiennent toujours en leur pouvoir. Elle lui confia que son idée était de faire des prisonniers en nombre suffisant, non pour exiger d’eux une rançon mais pour les échanger contre l’illustre captif. Un projet irréalisable, elle devait en convenir à la longue, car les prisonniers qui n’étaient pas sujets à rançon étaient massacrés. Comme maître Boucher se montrait surpris de cet attachement insolite d’une jeune bergère pour un prince qu’elle n’avait jamais rencontré et dont elle ignorait tout en apparence, Jeanne lui répondit : – Mes frères du Paradis m’ont dicté ce choix et m’ont parlé de lui. Grâce à eux, j’en sais plus sur lui que sur moi-même et sur le dauphin. Je connais sa pitoyable histoire et je sais qu’il reviendra bientôt... Beaugency, juin 1429 Il aurait fallu être bien naïf pour croire que la chute de Jargeau allait contraindre l’ensemble des forces anglaises à se retirer. On les avait battues en amont d’Orléans. Restait à les chasser de l’aval. Entre Orléans et Blois, elles tenaient entre autres deux places fortes : Meung et Beaugency. Dans l’attente de la marche sur Reims, on ne pouvait laisser sur ses arrières ces poches de résistance qui pourraient se transformer en bases d’opérations. L’aide d’Orléans était plus que jamais nécessaire pour cette entreprise risquée. Le duc d’Alençon demanda à la Pucelle de se charger des négociations. – Ces bourgeois, dit-il, te donneraient leur chemise si tu la leur réclamais. Ils ne te refuseront pas de nouveaux subsides, des armes et quelques contingents de leur milice. Suffolk est encore en train de s’interroger sur ce qui a bien pu se passer à Jargeau, mais je crois qu’il a l’impression que c’est l’oeuvre de cette sorcière qui a envoûté ses ennemis ! Il faut profiter de la panique que tu as occasionnée. Jeanne ne resta à Orléans que le temps de persuader le Conseil de ville de consentir un nouvel effort, dans son propre intérêt. On lui accorda tout ce qu’elle demandait. Sur le départ, elle eût bien aimé ne pas rencontrer Charlotte, mais elle ne put lui échapper. La petite s’accrocha au mors de son cheval, la pria de mettre pied à terre et lui dit : – Emmène-moi ! Je ne veux plus te quitter. Je veux me battre avec toi. Je veux... – Tu veux trop de choses, dit Jeanne, et tu es trop jeune pour désobéir à tes parents. Dès que nous aurons bouté les Godons hors du royaume, je reviendrai à Orléans, c’est promis ! – Cela prendra combien de temps ? – Dieu seul le sait, et Il ne me dit que ce qu’Il veut bien me dire. Elle aida la petite à se hisser sur le garrot et la tint serrée contre elle jusqu’à la porte Renart. – Dieu te protège, Charlotte, dit-elle en l’embrassant. Chaque soir, je dirai une prière à ton intention. Fais de même pour moi. Le duc d’Alençon attendait la Pucelle dans la prairie des bords de Loire où il avait installé son camp. Il éclata de joie en la voyant précéder un attelage de trente roussins tirant l’énorme bombarde utilisée à Orléans et qu’en l’honneur de Jeanne on avait appelée la Bergère. Cette énorme pièce à feu crachait des boulets de plus de cent livres qui avaient fait des brèches dans les bastilles. On la mena dare-dare sous les murailles de Meung, une ville de modeste importance qui n’avait aucune vocation à l’héroïsme. Quelques bordées de boulets firent s’ouvrir la porte d’Aumont aux Français, les Anglais s’étant réfugiés en petit nombre dans les châtelets du pont que l’on renonça à investir en se contentant de les laisser sous bonne garde. Située à moins d’une lieue de Meung, Beaugency devait donner de la tablature aux Français. Elle semblait somnoler entre ses champs de blé et ses vignobles dans la lourde chaleur de juin lorsque les avant-gardes de La Hire pénétrèrent dans les faubourgs sans essuyer la moindre résistance, en évitant le pont de vingt-six arches ouvert en son milieu d’une arche marinière. Calme trompeur. La Hire et ses hommes étaient à peine engagés dans le chemin menant à la porte principale qu’ils furent assaillis par un déluge de carreaux d’arbalètes et des plombées de couleuvrines. Le siège n’était pas commencé que l’on comptait déjà des dizaines de morts et de blessés devant la porte Vendômoise. Jeanne et son écuyer revenaient du bord du ru où ils étaient allés faire boire leurs chevaux lorsque la Pucelle aperçut dans la nuit tombante une silhouette familière qui, se détachant d’un taillis, s’avançait vers elle en suçant une herbe d’un air désinvolte. – Monsieur le connétable ! dit-elle. Vous ici ! Quelle audace... Si le duc d’Alençon apprenait, il... – Ce pauvre imbécile ! Je m’en charge. En faisant à Jeanne un brin de conduire jusqu’aux abords du camp à travers le faubourg du Mail, il lui annonça qu’à cette heure deux de ses gentilhommes bretons, Kermoisan et Rostrenen, étaient en pourparlers avec le duc pour tenter de le convaincre de renoncer à ses préventions contre lui. – Les forces dont je dispose, dit-il, devraient lui donner à réfléchir, alors que ce siège pourrait bien le tenir longtemps immobilisé. Lord Scales et le jeune Warwick viennent d’entrer dans la place. Ce ne sont pas des enfants de choeur. Si ce blanc-bec de d’Alençon refuse mes services, il risque un échec que le dauphin ne lui pardonnera pas. Les deux émissaires de Richemont revinrent déçus au camp des Bretons, installé non loin de la Porte-Dieu. Ils s’étaient faits rembarrer sans aménité. Lorsque Jeanne retrouva le duc, il était sur les nerfs, le visage agité de tics nerveux. – Je sais ce qui t’amène, dit-il, mais ma position n’a pas changé ! Cette brute ne fera jamais partie de mon armée et... – ... et tu lâcheras les chiens, l’as-tu assez répété ! Ton entêtement est ridicule. Ridicule et dangereux. Nous allons avoir besoin des Bretons. – Tu prends de nouveau son parti contre moi... soupira le duc. Soit ! Mais je te préviens, s’il arrive à ses fins, je partirai ou alors je le provoquerai en duel. Il l’écarta brutalement, fit appeler La Hire et Gilles de Rais, leur dit son intention d’aller provoquer le connétable. Ils eurent du mal à contenir son élan et à apaiser sa colère. – Il serait ridicule, dit Gilles, de refuser le secours de six cents hommes sous prétexte d’un désaccord entre Richemond et La Trémoille. Dans un premier temps, nous pourrions utiliser ses forces à faire le guet, comme c’est la coutume pour les nouveaux venus. Nous saurions ainsi ce que vaut son engagement. – C’est bien raisonné, dit Jeanne. – Je ne compte pas Richemont parmi mes amis, ajouta La Hire, mais je dois reconnaître que c’est un fameux meneur d’hommes. D’Alençon finit par céder : lorsque l’on attaquerait la ville, Richemont serait présent mais n’interviendrait qu’en cas de besoin. Le lendemain arrivèrent par le fleuve des péniches d’Orléans chargées de vivres et d’armes, de quoi mettre l’armée à l’abri du besoin et lui donner un moral d’acier. Accompagnée du maître artillier Jehan de Montesclère, Jeanne passa les batteries de bombardes en revue et les disposa judicieusement. Il fut décidé que l’offensive porterait sur la vallée du ru et du côté du fleuve. Jeanne était optimiste : peut-être, devant la force de feu qui se déployait devant eux, les Anglais baisseraient-ils pavillon. On vint l’éveiller au milieu de la nuit pour lui annoncer que le commandant de la garnison, Richard Guethin, était sous la tente de d’Alençon en train de parlementer en vue d’une capitulation. Elle s’habilla et s’y rendit sur-le-champ. Elle trouva le duc radieux. – Jeanne, dit-il, tu avais raison : le ciel est avec nous. Le capitaine Guethin, que voici, se propose de nous ouvrir ses portes. – Il s’agit d’une reddition conditionnelle, précisa le capitaine. Nous quitterons la ville avec nos chevaux, nos harnais, nos armes et nos biens à concurrence d’un marc d’argent par homme. Je fais en outre le serment de ne pas reprendre les armes contre vous dans un délai de dix jours. Tôt dans la matinée du lendemain, sous l’oeil narquois des Français et des Bretons qui leur firent une aubade de binious et de bombardes, la garnison anglaise se retira en bon ordre par le pont. – Eh bien, Jeanne, dit d’Alençon, tu dois être satisfaite : Beaugency vient de tomber entre nos mains sans pillage et sans massacre. La route de Reims est ouverte... – Hélas, dit-elle, nous n’en sommes pas encore là. Richemont venait de lui apprendre que l’armée de Falstaff approchait de la Loire. Partie de Paris depuis environ un mois, cette armée prenait enfin corps. Elle avait, disait le connétable, reçu le renfort de John Talbot et de l’armée d’Orléans. Elle communiqua cette nouvelle au duc, qui ne s’en émut guère : on l’attendrait de pied ferme ici, à Beaugency. Jeanne ne partageait pas cet avis : il fallait se porter à ses devants pour briser son élan, sinon la Loire serait de nouveau menacée. – Affronter les Anglais en rase campagne, dit-il, est risqué. Souviens-toi, Jeanne : Poitiers... Crécy... Azincourt... – En nom Dieu, dit-elle, tenez compte de mes Conseils. Ils sont formels : si nous attaquons les Anglais, nous les mettrons en déroute ! Les capitaines qui entouraient le chef d’armée échangèrent un regard contrit et baissèrent la tête : lorsque Jeanne s’exprimait avec cet air inspiré de pythie, toute contestation devenait inutile. Loches, juin 1429 Une lettre de maître Jacques Boucher, trésorier du duc Charles d’Orléans, ce matin : il se plaint – courtoisement – de ce que monseigneur le dauphin n’ait pas daigné faire la moindre apparition dans la ville délivrée de l’étreinte anglaise ni jugé bon de répondre aux invitations qui lui en avaient été faites. Une indifférence, peut-on lire entre les lignes, qui confine au mépris, ce dont les habitants risquent de s’irriter. Cette missive, le dauphin l’a lue, relue, l’a rangée depuis quelques jours dans l’intention d’y répondre – courtoisement – et puis le temps passe. Se rendre à Orléans, se laisser promener à travers la foule où il reste peut-être quelque Français renié prêt à mettre fin à ses jours par le poignard, non merci ! D’ailleurs, le grand chambellan est d’accord ; le grand chancelier, lui, n’a pas d’avis. Tandis que Charles entreprend de rédiger pour chacune de ses bonnes villes une lettre leur annonçant la libération d’Orléans et des places fortes de la Loire, en faisant la part belle à la Pucelle, La Trémoille se penche discrètement sur son épaule. – Hum... – Quoi donc, Georges ? – Si je puis me permettre, il semble que vous donniez beaucoup d’importance à cette garce, au détriment de vos capitaines et de vous-même. – Eh bien, que proposez-vous ? – J’écrirais par exemple que ladite Pucelle a été présente lors de ces actions. Je vous accorde qu’il serait indécent d’ignorer son courage, mais elle n’a agi qu’en tant que subalterne. Charles tourne sa plume entre ses doigts, méditatif. Il se gratte le menton, éponge d’un revers de manche la goutte que le froid du petit matin fait perler à son nez. – Présente... dit-il rêveusement. Présente... J’ajouterais : en personne. – Fort bien, monseigneur ! Ainsi tout le monde y trouvera son compte et la vérité sera sauve. Je vais confier ces courriers à M. le chancelier qui les acheminera dans la journée. Ainsi notre pays saura que son souverain n’épargne ni son temps ni sa peine pour hâter la conclusion de la paix. Il fait péniblement le tour de la table en s’appuyant au rebord, ajoute : – Irons-nous à Orléans, monseigneur ? Maître Boucher attend votre réponse. Il cueille une pêche dans le compotier que le dauphin tient à portée de la main en raison de ses rétentions intestinales, et, en marchant, simule la perplexité. – Il est évident que notre visite serait la bienvenue, mais, d’autre part, je crains que l’accueil que vous fera la population ne souffre de la comparaison avec celui qui a été réservé à diverses reprises à la Pucelle, et qui relève de l’idolâtrie. Si les convenances suggèrent d’être présent, la dignité commande de s’abstenir. Sans compter qu’il y a danger à affronter la foule. Un malheur est si vite arrivé... Un mince sourire se dessine sur les lèvres du dauphin. – À ma place, dit-il, je suis persuadé que vous choisiriez de vous abstenir, par dignité. En allant parader à Orléans, vous risqueriez de mécontenter notre cher cousin de Bourgogne... La pointe a porté avec une telle précision que le Gros Georges a failli avaler le noyau de pêche. Il en reste sans voix, comme si le sens caché de cette repartie lui eût échappé, mais ses mains battent nerveusement sur sa croupe de jument poulinière. – Rassurez-vous, poursuit Charles en bâillant, je crois que je choisirai de ménager ma dignité. En me rendant à l’invitation des Orléanais, j’aurais l’air de me présenter comme l’ouvrier de la onzième heure. – ... que vous êtes, murmure le ministre. – Plaît-il ? La Trémoille pivote sur lui-même, s’avance vers Charles et pose ses mains boudinées sur le rebord de la table, face au dauphin qui s’enfonce dans son fauteuil comme s’il eût souhaité s’y fondre. – Monseigneur, dit-il d’une voix ferme, nous partageons sans oser nous l’avouer la même inquiétude : celle de voir cette bergère prétendument inspirée par le ciel prendre trop d’importance. Le dauphin proteste timidement : – Mais enfin, Georges, sans elle... Orléans... Le Gros Georges écarte cette objection d’un geste de la main, comme pour chasser un moustique. La naïveté de ce pauvre Charles le laisse confondu. – Je vous concède, soupire-t-il, que nous sommes en présence d’un phénomène. Ni plus fine ni plus sotte qu’une autre, cette garce a accompli des prodiges, mais ils tiennent davantage à sa jactance, à son toupet, à son audace qu’à des dons miraculeux ou à des compétences de chef d’armée, ce qui semble être devenu son ambition. Soyons lucides : si elle a réussi ses tours de passepasse à Orléans, c’est que nos gens la prenaient pour une sainte et les Anglais pour une redoutable sorcière. C’est ce malentendu qui a fait son succès. Je ne suivrai pas l’avis de ceux qui la tiennent pour sorcière, pas davantage ceux qui voient en elle une Fille Dieu, comme elle dit. Les saintes restent dans leur niche ou sur leur piédestal. Elles ne se mêlent pas de commander des armées. Cela ne s’est jamais vu ! Il est temps de faire comprendre à cette ancienne servante d’auberge qu’elle doit revenir à son foyer. Son nom est déjà inscrit dans l’Histoire. Elle devrait comprendre qu’il est temps pour elle de rentrer dans le rang avant qu’il lui arrive malheur. Charles sursaute. – Un malheur ? Que voulez-vous dire ? – Les Anglais sont persuadés, à juste titre j’en conviens, qu’elle est à l’origine de leurs déboires. Elle est dans leur ligne de mire. Elle ne leur échappera pas. – Cela semble vous réjouir. – Point du tout, monseigneur ! Mais souvenez-vous de ce qu’elle vous a dit avant de partir en campagne sur la Loire : qu’il fallait se hâter, car elle ne durerait guère ! Je crois même me souvenir qu’elle a ajouté : un an ou deux tout au plus. Vous qui croyez au don de prophétie, cette réflexion aurait dû vous mettre la puce à l’oreille. Ce que le Gros Georges, qui ne manque pas de bon sens, croit avoir subodoré sans oser s’en ouvrir au dauphin ni à quiconque, c’est que les prétendus miracles de la Pucelle ont été inspirés non par des voix venues du ciel mais par la reine de Sicile, belle-mère du dauphin. Sans en avoir la preuve formelle, il a flairé de pieuses supercheries et n’est pas loin de penser que Jeanne a été manipulée comme une marionnette par ce personnage redoutable, expert en machinations. On ne peut soupçonner Madame Yolande d’avoir des idées à courte vue. Elle veille sur Jeanne depuis la visite que la petite bergère a rendue au duc Charles de Lorraine. De là à imaginer qu’elle en ait fait l’instrument de ses ambitions personnelles et qu’elle ait jugé utile de les conjuguer avec la mission de Jeanne, voilà ce qu’il s’efforcera de démontrer. Un nuage de tristesse passe sur le visage du dauphin. Cette prédiction de la Pucelle, oui, il s’en souvient, mais il n’y a pas attaché d’importance, car il a maintes fois surpris Jeanne à plaisanter. Les propos de La Trémoille le ramènent à une cruelle certitude : Jeanne est en danger permanent ; elle a été blessée à deux reprises, devant Orléans et sous les murs de Jargeau ; la mort qui semble la guetter finira-t-elle par la rattraper ? Et si cela advient, comment se pardonner de n’avoir pas vraiment cru en sa mission, de ne pas l’avoir soutenue sans arrière-pensée, de lui avoir mesuré sa confiance et son aide ? Jeanne l’a souvent importuné par ses exigences, mais, absente, elle lui manque et, chaque matin, il attend avec impatience de ses nouvelles. Il ne peut se défendre de penser que cette grande fille aux épaules larges, aux fortes mamelles, au franc-parler, au rire sonore, aux imprécations véhémentes, aux silences inspirés, à la foi ardente, fait souffler sur le marécage de la cour delphinale un vent salubre qui prend parfois l’allure d’une tornade. Lorsqu’elle se retire de son pas lent et paisible de grand fauve, il lui semble entendre de nouveau chanter le choeur des grenouilles et des crapauds, et il respire avec écoeurement les miasmes délétères en souhaitant qu’elle revienne vite. Saine et sauve. Patay, juin 1429 Lorsque Jeanne a décidé de bouger, tout bouge avec elle. Elle est la première debout pour faire sonner la diane et réveiller à coups de pied, joyeusement, tous ces braves engourdis de sommeil dans l’herbe. Parfois, par manière de plaisanterie, elle sort de sa tente en criant : « Alerte aux Anglais ! », et elle s’esclaffe en voyant ces faces endormies, huilées de crasse, ces masques de cauchemar, surgir de leurs couvertures, les écuyers tâtonner dans les potences supportant les harnais, piétiner les paillasses de fougère, s’affoler autour des braises de la veille. On l’entend hurler, de sa voix de vachère : – Debout, fainéants ! Nous avons encore de la route à faire, et pas question de s’arrêter pour conter fleurette aux bergères ! Une prière sous la bâche d’un chariot d’où elle a éjecté à coups de pied une ribaude et son protecteur, une brève confession au frère Pasquerel qui se demande ce qu’elle va bien pouvoir inventer en matière de péché, un brin de toilette, et hop ! en selle... Elle ne connaissait rien de la Beauce ; elle a fini par la connaître. La plaine s’étire jusqu’aux confins de l’horizon, qui se fondent dans un bleu couleur de mer. Le ciel implacable de juin s’écartèle pour faire place à de grandes parades de nuages porteurs d’orages qui n’éclatent jamais, dont on ne sait où ils naissent et où ils vont. Cette immensité la pénètre d’un sentiment confus, mélange d’ennui et d’insécurité, qui la saisit dès qu’elle remonte en selle pour ne l’abandonner que le soir et l’obséder parfois jusque dans son sommeil. Personne n’ose lui demander ce que l’on fait là et quel sera l’itinéraire de la journée. On remonte à cheval et on la suit. Elle avance en tête de l’avant-garde, guidée par quoi ou par qui ? nul ne saurait le dire. Derrière elle, les chevaliers et la gueusaille traînent les pieds. De temps en temps elle se retourne et, une main sur la croupière, lance à Gilles, à Dunois ou à La Hire : – Pressez le pas ! Je sens que c’est pour aujourd’hui. Ça pue l’Anglais, vous ne trouvez pas ? La longue marche se poursuit dans une chaleur qui accable la plaine transformée par la guerre et ses dévastations en guéret, avec, de loin en loin, des villages morts et des lignes de forêts vers lesquelles il faut détacher des reconnaissances qui, invariablement, reviennent bredouilles. Ça ne sent l’Anglais que dans l’imagination de la Pucelle. Chaque jour, marches et contremarches, du sud au nord et de l’est à l’ouest. Depuis une semaine, on tourne en rond sans apercevoir la moindre patrouille anglaise, la moindre trace de passage. Dans les rares villages encore habités où l’on fait halte : Saint-Péravy-la-Colombe, Patay, Lignerolles, Coinces, les paysans formulent toujours la même réponse : on n’a pas vu le moindre soldat anglais depuis des semaines, à part quelques groupes de déserteurs qu’il fallait chasser à coups de fourche. – Cette armée anglaise, elle existe bien, pourtant ! peste Jeanne. On nous l’a signalée alors que nous étions à Beaugency. Elle ne s’est tout de même pas évaporée ! Allons, en selle ! Nous finirons bien par la rencontrer. Elle réenfourche Pollux en marmonnant on ne sait quoi et fait un geste qui signifie qu’il faut repartir. On avance à travers la fournaise, piétinant des prairies d’herbe sèche crépitantes de sauterelles aux ailes bleues, d’où monte un obsédant murmure métallique : stridulence de criquets, bourdonnement de mouches et de taons, gringrin de grillons... On cuit à feu doux sous les plaques de métal du harnois. Jeanne a interdit que l’on ne garde que la huque d’étoffe légère et flottante ; elle se met en rage lorsqu’elle surprend des cavaliers torse nu coiffés d’un chapeau d’herbe. Parfois, lorsque l’amble du cheval les endort, certains vident les arçons et tombent lourdement avec un bruit de casserole sur le sol dur comme des dalles d’église. Un après-midi où la chaleur a gagné en intensité, Jeanne n’a pu retenir les hommes de l’avant-garde, alors que l’on approchait de ce qu’on croyait être un petit affluent du Loir. Ils ont piqué leur monture et se sont retrouvés devant un étang au fond duquel macéraient quelques flaques d’eau pourrie entre des espaces de croûte fendillée. Ils ont laissé s’abreuver leurs chevaux à cette eau tiédasse et puante, se sont débarrassés de leur équipement et ont pris un bain de vase. – Beau spectacle, en vérité ! s’est-elle écriée. Regarde-toi, Bâtard ! On dirait que tu sors d’une tourbière, tu pues comme cinq cents diables ! – Et toi, proteste La Hire, comment fais-tu pour garder cette fraîcheur ? Tu emploies un charme, ma parole ! Tu as chevauché toute la journée et on dirait que tu sors d’un bain de rosée ! – J’ai appris toute jeune à me défendre de la fatigue, du froid et de la chaleur. Je n’ai pas été élevée dans un château, moi ! Elle a piqué des deux vers un groupe de ribaudes en train de se disputer une flaque d’eau large comme une table pour y baigner leur chair marbrée de traînées rouges. Elle leur a crié de se rhabiller et de remonter dans leurs chariots. Elles ont regimbé mais obéi. Les ribaudes... À plusieurs reprises, elle les a chassées de l’armée à coups de plat d’épée, mais elles sont revenues obstinément, comme une gale que l’on gratte et qui renaît sans cesse et prolifère, si bien que Jeanne a fini par baisser les bras, sans pour autant tolérer le moindre désordre qui eût compromis la discipline. Ce sont après tout de pauvres filles, pour la plupart de même origine qu’elle, des vilaines arrachées à leur famille par la famine, la misère ou la guerre. Elles viennent parfois assister aux offices. – Tu ne pourras jamais t’en débarrasser, lui a dit Gilles. Elles sont nécessaires aux soldats, autant qu’une mère ou une épouse, autant que le pain et le vin. Sans elles, tu ne pourrais pas tenir tes troupes : les hommes iraient chercher des garces dans les villages pour les violer et les enlever. À tout prendre, mieux vaut s’en tenir aux usages. La Hire, Xaintrailles, Florent d’Illiers et quelques autres capitaines, anciens routiers pour la plupart, entretiennent une ou plusieurs de ces garces qu’ils s’échangent volontiers. Jeanne serre les dents, retient sa colère mais ferme les yeux. Gilles, quant à lui, se laisse aller à un autre genre de dépravation avec les petits chanteurs de sa manécanterie qu’il a entassés dans une charrette. Parfois, le soir, autour d’un feu, il les écoute avec recueillement chanter des hymnes et des cantiques. D’Alençon a dit à Jeanne un matin, avant le départ : – Nous perdons notre temps ! Les hommes commencent à murmurer. Nous avons même à regretter quelques désertions. Pas plus tard qu’hier, quinze hommes de Saint-Sévère ont pris le large en emportant de l’eau et des provisions. Que comptes-tu faire ? À mon avis, nous devrions revenir vers la Loire et attendre Falstaff les pieds sous la table. – L’armée de Falstaff n’est pas loin, je le sens. Elle existe, tonnerre de sort ! Nous finirons bien par tomber dessus ! – Voilà que tu te prends à jurer, toi aussi ! – Mes frères du Paradis me le pardonneront. – Fais-leur comprendre que nous n’en pouvons plus, qu’ils se décident à te révéler la bonne direction... Au soir d’une journée accablante, l’armée a essuyé un gros orage dans les environs de Patay. En quelques minutes, sous des trombes d’eau, la plaine surchauffée s’est mise à exhaler des vapeurs chaudes et des odeurs de pain brûlé sous un ciel en feu d’un bord à l’autre de l’horizon, les roulements du tonnerre se mêlant au crépitement de la pluie. Avec leurs ribaudes, les hommes ont dansé de joie, nus sous le déluge, tournant sur eux-mêmes comme des totons en gueulant de plaisir. Le matin, la plaine était transformée en un lac de boue, étrangement silencieuse après le tumulte de la nuit. Jeanne a ordonné le boute-selle en se disant que cette journée sera la dernière et que, si l’on ne trouve pas trace des Anglais, il ne restera plus qu’à aller les attendre à Meung ou à Beaugency. On est le 18 juin et cela fait une semaine que l’on tourne en rond. Jeanne a laissé à La Hire le soin de conduire l’avant-garde en direction de Lignerolles, pour aller inspecter la troupe qui suit à la distance de quelques lances. « Pourquoi Lignerolles ? » a demandé La Hire. Mystère. Ils avançaient depuis près d’une heure vers une épaisse ligne de forêt quand, debout sur ses étriers, La Hire s’est écrié : – J’entends du bruit, là-bas, au bord de cette rivière ! – Avançons prudemment, dit Richemont, qui venait de remplacer Gilles à l’avant-garde. C’est peut-être un parti de routiers ou de déserteurs, mais sait-on jamais ? Les cavaliers firent avancer leurs chevaux, puis, sur un signe, La Hire arrêta leur marche : il venait de voir surgir d’un fourré un magnifique cerf hérissé de flèches ayant à ses trousses une meute d’hommes hurlant comme pour l’hallali. – Des Anglais ! cria La Hire. Mes amis, nous les tenons ! Droit sur eux ! C’étaient bien des Anglais de la fameuse armée conduite par John Falstaff : deux ou trois mille hommes partis de Paris quelques semaines plus tôt avec un convoi de munitions et de vivres destiné aux garnisons de la Loire, qui, hélas pour eux ! venaient de tomber aux mains des Français. Ce n’était apparemment que l’avant-garde d’une horde composée d’hommes désemparés errant par groupes. D’accord avec Talbot, Falstaff avait décidé de prendre la route de Janville, à sept ou huit lieues au nord d’Orléans, où il comptait s’installer derrière des murailles solides, ultime recours, avant un éventuel repli sur la Normandie, contre l’armée de la sorcière. Alors que le gros de sa troupe se trouvait à Coinces, dans les parages de Patay, des reconnaissances lui avaient signalé une avant-garde d’une soixantaine de cavaliers s’avançant vers eux et précédant l’armée française. Que faire ? Se ranger en ordre de bataille et attendre ? Se hâter vers Janville à travers cet enfer où risquaient de crever hommes et chevaux ? Il tint un rapide conseil. Presque tous ses capitaines étaient pour en découdre, puis, ayant écrasé l’ennemi, aller délivrer les places fortes reprises par les Français. Falstaff n’était pas de cet avis. – Il me plairait autant qu’à vous, dit-il, de faire mordre la poussière à la sorcière, mais nous sommes en état d’infériorité et nos hommes comme nos chevaux sont à bout de résistance. Même avec l’appui de Dieu et de saint George je ne suis pas certain d’une victoire. Dès lors, il ne nous resterait qu’à reprendre la mer. Talbot était d’avis contraire : il tenait à prendre sa revanche de l’humiliante défaite subie à Orléans. Il fallait marcher sur Beaugency où Richard Guethin, ayant obtenu une capitulation conditionnelle, gardait des forces intactes. C’est son avis qui emporta la décision : on allait prendre le chemin de la Loire. Au moment où les premiers éléments de l’avant-garde française arrivaient en vue des Anglais, Jeanne, prévenue que l’on avait enfin établi le contact, poussa son cheval au sommet d’une butte d’où elle pouvait apercevoir, frasillant dans le vent chaud, les bannières aux léopards dominant une masse impressionnante de cavaliers et de piétaille figés comme dans l’attente d’un ordre de départ. – Ils sont plusieurs milliers, constata Gilles, mais nous leur sommes supérieurs en nombre. Allons-nous fondre sur eux ou attendre qu’ils se dérobent ? Janville n’est pas loin. S’ils parviennent à s’y retrouver et à s’y fortifier, nous risquons de tirer longtemps la langue sous les remparts. Jeanne descendit de cheval, alla s’abriter sous un chêne qui faisait un peu d’ombre et demanda à un éclaireur ce qu’était cette rangée de buissons derrière laquelle l’ennemi commençait à s’agiter. – On dirait le lit d’une rivière, dit-il, mais ce n’est qu’un ravin que les habitants appellent la Retrève. Il lui montra, à environ une demi-lieue, au milieu d’une vaste plaine bocagère, le clocher de Lignerolles et plus loin Patay et Coinces. Jeanne revint vers Gilles qui venait d’être rejoint par une compagnie conduite par Jean, frère de la Pucelle, et le seigneur de Termes. – Il faut frapper vite et fort, dit-elle, et que l’affaire soit réglée à la tombée de la nuit. Nous allons avoir besoin de bons éperons ! – Qu’entendez-vous par là ? demanda Gilles. Pensez-vous qu’il nous faudra prendre la fuite, comme à Rouvray, le jour des Harengs ? Elle éclata de rire, ajouta : – Je veux dire que les Godons prendront la fuite et qu’il faudra les rattraper. Nous allons leur donner la chasse et, fussent-ils accrochés aux nuages, ils seront à nous ! Lorsque l’avant-garde eut rejoint le corps de bataille de d’Alençon, Jeanne déclara qu’elle allait entraîner la première vague d’assaut. – Non, dit Gilles, vous resterez à l’écart. L’affaire risque d’être chaude et nous ne voulons pas vous perdre. Nous avons pris cette décision d’un commun accord, pour votre sécurité. Vous resterez sur nos arrières avec les Bretons du connétable. Elle protesta, fulmina, rappela qu’elle s’était déjà battue, que personne ne pouvait l’obliger à rester inactive, que sa mission... – Ta mission, dit d’Alençon, sera aujourd’hui de prier pendant que nous nous battrons, pour que nous obtenions la victoire. – Ce sera inutile, car les jeux sont faits : l’armée anglaise est perdue... Talbot immobilisa son armée et disposa son avant-garde à l’orée d’une futaie profonde, avec quelques chariots destinés à dissimuler les pièces d’artillerie. Ainsi il y aurait moins de risques d’être pris à revers, d’autant qu’un corps de yeomen tenait les bords de la Retrève, cachés derrière des buissons. Il leur ordonna de planter en retrait les pieux qui arrêteraient la cavalerie. Soudain sa voix resta bloquée dans sa gorge, couverte par un grondement sourd montant à une portée de flèche de la terre martelée par des galops de chevaux. Ses archers n’eurent pas le temps de tailler du bois : un groupe d’une soixantaine de cavaliers fonçait sur eux, Xaintrailles et La Hire à leur tête, donnant de la voix. La tornade balaya l’élite de l’archerie anglaise et fit une hécatombe de ceux qui prenaient en désordre la direction de Lignerolles. Falstaff venait de regrouper son corps de bataille pour rejoindre l’avant-garde quand il constata que des cavaliers français en vagues furieuses harcelaient ses arrières. Il fit effectuer un demi-tour à ses hommes pour faire face aux attaquants. – Goddam ! rugit-il. Que fait donc sir John ? Voilà qu’il prend la fuite au lieu de nous assister ! Il appela ses seconds : Scales, Hungerford, Spencer, Guerard, leur demandant de retenir leurs hommes qui étaient en train de se débander. Il eut beau tempêter, il se retrouva seul au milieu de la tourmente. – Ne restez pas là ! lui cria au passage lord Falcombridge. Les Français arrivent ! Lorsque Talbot avait compris que la manoeuvre de Falstaff était de se débarrasser de cette meute qui talonnait ses arrières, il était trop tard pour venir à son secours : les premiers cavaliers de Xaintrailles venaient de se glisser entre les chariots et de clouer à coups d’épée sur les affûts des bombardes les rares artilliers restés sur place. Pour Talbot et ses officiers, il n’y avait d’autre issue que de rendre leur épée ou se faire massacrer. Ils eurent vite fait leur choix. Tandis que les Français taillaient à l’envi dans la horde des fuyards, Falstaff et ce qui restait de sa troupe se retiraient vers le nord pour retrouver la route de Paris. – Jeanne, dit d’Alençon, tes Conseils ne t’avaient pas trompée : l’armée anglaise est défaite. Nous avons dû lui tuer près de mille hommes, et le massacre se poursuit. – Il n’y a pas de quoi être fier, dit-elle. Y a-t-il eu seulement une bataille ? – C’est vrai, convint le beau duc : à aucun moment nous n’avons trouvé de véritable résistance. Selon lui, la défaite anglaise était due à une fausse manoeuvre de Falstaff et à la panique qui l’avait suivie. Il la rassura quant au sort des prisonniers ; elle tint à s’en assurer et, accompagnée de Richemont, parcourut le ravin de la Retrève où l’on achevait de dépouiller les yeomen de leur équipement et de leurs armes. Elle allait pousser plus loin quand le gémissement d’un archer attira son attention. Il portait à la tête une plaie qui saignait. – Celui-là, dit-elle en descendant de cheval, nous pourrons le sauver. Elle lui demanda son nom. Il ouvrit grand les yeux, la bouche, et laissa échapper une plainte profonde : – La sorcière ! Tu es la sorcière... Sa tête retomba en arrière. – Il est mort, constata Richemont. Mort de peur. Jeanne demanda à rencontrer sir John Talbot. Elle le trouva dépoitraillé, hirsute, occupé à dévorer un morceau de tarte. Il lança à sa visiteuse un regard de chien battu et se versa un gobelet de vin. Elle s’assit sur un tronc d’arbre en face de lui. – Eh bien, dit-elle, voilà que nous nous retrouvons, sir John ! Vous êtes moins fier que devant Orléans. Que ne m’avez-vous écoutée quand je vous conseillais de vous retirer ! Voyez ce qu’il en coûte de mépriser les avis de la Pucelle ! Quand vous vous êtes réveillé ce matin, vous étiez loin de vous douter que, le soir venu, vous seriez entre nos mains ! – Fortune de guerre... bougonna sir John, mais dites-vous que vous n’en avez pas fini avec nous. Nous nous reverrons, Jeanne ! Les pouvoirs d’une sorcière sont limités... La nuit tombée, des feux s’allumèrent dans les lointains. – Les Anglais, dit La Hire, se vengent en incendiant des villages avant de partir. À Janville, où ils comptaient rassembler leurs biens avant de quitter la contrée, ils ont trouvé les habitants devant les portes, en armes. Il ajouta : – Et maintenant, Jeanne, que te conseillent tes voix ? – De nous rendre à Orléans. Peut-être y trouverons-nous le dauphin... Dans l’attente de la visite de Charles, la ville avait pavoisé, organisé des processions, décoré la cathédrale pour une nouvelle messe de Te Deum. Le gouverneur et le trésorier avaient mobilisé les meilleurs cuisiniers de la ville pour un repas de trois cents couverts. La maison de Jacques Boucher regorgeait de présents destinés au dauphin et aux « héros » de la « bataille » de Patay. Déception : le dauphin tardait à paraître. Le dauphin ne viendrait pas. On l’attendit trois jours ; on envoya des émissaires à Loches pour s’informer de ses intentions : il était absent. Charles séjournait au château de Sully-sur-Loire, domaine de La Trémoille. Pourquoi Sully ? Surpris et outré par la présence du connétable dans l’armée de d’Alençon, malgré les consignes inspirées par le Gros Georges, Charles avait craint que Richemont ne vînt demander des comptes à son ministre. Il n’irait pas le chercher au château de Sully, trop éloigné de ses bases. Val de Loire, juin 1429 Jeanne défit les liens, déplia le tissu de soie qui enveloppait le présent de Charlotte et poussa un cri de surprise en portant la main à sa bouche. – Charlotte, ma chérie, c’est toi qui as... – C’est moi, dit fièrement la gamine. Je veux que tu ne te sépares jamais de ce coussinet que j’ai brodé de mes mains, que tu y poses ta tête chaque nuit. Ce personnage, c’est toi. Tu te reconnais, n’est-ce pas ? – Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau. Jamais ! Elle embrassa Charlotte, l’entraîna à travers la ville qui s’apprêtait pour la visite du dauphin ; elles visitèrent un dépôt de mendicité, distribuèrent des aumônes. Jeanne se plaisait dans la compagnie des humbles et des miséreux, des enfants surtout : leur innocence la consolait de la cautèle, des mensonges, de la cruauté des adultes ; elle prenait à leur contact un bain d’Évangile. Lorsqu’elle apprit la défection du dauphin, elle voulut en avoir le coeur net. Ce prétexte que l’on invoquait de la crainte d’une mesure de rétorsion du connétable lui paraissait suspect. Elle se rendit à Sully ; le dauphin en était parti quelques jours avant pour Châteauneuf. Elle s’y rendit et s’entendit répondre qu’il devait se trouver à Saint-Benoît-sur-Loire. C’est là qu’enfin elle le dénicha, au retour d’une partie de chasse. Il ne parut pas autrement surpris de la voir ; elle le trouva un peu crispé, comme un enfant pris en faute. Il bredouilla : – Heureux de te revoir, Jeanne. As-tu fait bon voyage ? Avais-tu une escorte suffisante ? Elle ne daigna pas répondre à ces banalités et prit le parti de jouer les naïves. – Monseigneur, dit-elle, je viens vous annoncer une grande nouvelle : nous avons défait les Anglais près de Patay. Il parut hésiter entre rire et colère. – J’étais au courant dès le lendemain de la bataille et j’en ai aussitôt informé mes bonnes villes. – J’en suis fort aise, mais il semble qu’on ait omis de vous transmettre l’invitation d’Orléans à fêter avec elle cette victoire. Il répondit d’un ton abrupt : – J’en étais informé, Jeanne. La prudence m’a commandé de m’abstenir. – La prudence, monseigneur ? Que pouviez-vous bien redouter ? Il n’y a plus un Anglais vivant sur la Loire. – Ce n’est pas les Anglais que je crains. Fine comme tu l’es, tu as deviné de qui je voulais parler. – Si c’est du connétable, rassurez-vous. Nous avons chevauché botte à botte durant des jours sans qu’il eût le moindre mot contre vous. Qu’il ait à demander des comptes à votre grand chambellan, c’est une autre affaire. – Menacer mes ministres, c’est me menacer moi-même. Jeanne serra les poings et s’apprêtait à la riposte quand Charles ajouta : – Tu as beaucoup payé de ta personne au cours de cette campagne. Le moment est venu de te reposer. Tu l’as mérité. Elle éclata : – Me reposer, monseigneur ? Plaisantez-vous ? Avez-vous oublié que je dois vous faire sacrer à Reims et bouter les Anglais hors de France ? Mes Conseils ne cessent de me le répéter ! Comment aurait-il pu oublier ? Il soupira : – Rien ne presse, Jeanne. À chaque jour suffit sa peine. Fatigué par sa partie de chasse, il prit congé d’elle pour se retirer dans les appartements que l’abbé avait mis à sa disposition et à celle de la suite delphinale. Décontenancée par cette attitude méprisante, mortifiée par cette indifférence, Jeanne, allongée sur le bat-flanc de sa cellule, pleura et pria. Plus que jamais le jouet de son ministre, Charles se désintéressait de sa mission et avait prévu de renoncer à ses services. Elle se souvenait de ce que Gilles lui avait confié alors qu’ils chevauchaient dans la fournaise de la Beauce : la cour, à commencer par La Trémoille, commençait à la trouver encombrante. Elle ne rêvait que de se battre et le dauphin de jouir d’une quiétude que protégeait sa garde écossaise. « J’ignore, avait ajouté Gilles, si Charles a l’intention de vous renvoyer à vos moutons. Je suis plutôt porté à croire qu’il souhaite vous tenir à l’écart, faire de vous une sorte de palladium, un symbole de la résistance aux Anglais, un porte-bonheur... » Décidée à revenir à la charge, elle s’arma de volonté et de courage pour un nouvel affrontement. Son insomnie au cours de la nuit passée lui avait permis d’amasser des arguments. À son lever, elle trouva l’abbaye singulièrement calme. Profitant de l’ultime fraîcheur de la nuit, des moines travaillaient à la binette dans les parterres. Dans le sanctuaire, un choeur entonnait un cantique lent et poignant. Des tas de crottin maculaient le sol de la cour. Jeanne trouva l’abbé aux cuisines, en train de donner des ordres aux cuisiniers. – Si vous cherchez monseigneur le dauphin, dit-il, je suis au regret de vous dire qu’il est parti il y a une heure à peine. – Parti ? Vous a-t-il dit où il se rendait ? – Nullement. – Doit-il revenir ? – Je l’ignore. Il ajouta, d’un ton acerbe : – Vous n’avez plus rien à faire ici. Votre cheval vous attend à l’écurie et votre escorte dans le pré. Elle se souvint brusquement de son rêve de la nuit qu’elle avait partagée avec Charlotte. Elle cheminait sur une route étroite, dans une solitude totale, au coeur d’un orage ; à chaque pas que faisait son cheval, la voie se resserrait jusqu’à ne laisser place qu’aux sabots de sa monture ; de part et d’autre se creusaient des ravins insondables au fond desquels grouillait un magma monstrueux : fauves, reptiles, vermine... Elle s’était réveillée avec un cri comme le terrain cédait sous ses pas. Jeanne devait en convenir : on avait manqué l’occasion d’en finir avec les Anglais. D’Orléans à Paris, la distance était d’une trentaine de lieues, soit environ trois ou quatre jours de chevauchée : la capitale était à portée de la main. Jeanne avait appris par des négociants qui en revenaient que le bruit de ses faits d’armes et de ses miracles s’était répandu dans toute l’Île-de-France, que la population était disposée à l’accueillir et à lui faire un tapis de cadavres anglais. Cette situation avait rendu le régent méfiant ; il s’était de nouveau replié sur Vincennes. À quelques jours de son voyage à Saint-Benoît-sur-Loire, Jeanne était allée trouver Richemont dans son château de Parthenay où il se reposait d’une campagne qui ne lui avait coûté que de la sueur et de la fatigue. Il l’accueillit sans aménité, la traita en quémandeuse. Quand elle lui eut fait part de son désarroi à la suite de sa rencontre avec le dauphin, il haussa les épaules et lui dit : – Je te croyais moins naïve. Quand te rendras-tu compte de cette évidence : ce pauvre Charles n’existe pas ! En toutes choses, il en passe par la volonté de ses ministres, et tu sais auxquels je pense... Il lui avoua qu’il avait mûri deux projets qui avaient échoué : éliminer La Trémoille par les moyens les plus ordinaires (Jeanne savait lesquels) et enlever la Pucelle pour l’arracher à l’influence de la cour. Le manque de circonstances favorables et de moyens s’y était opposé. – M’enlever ! s’exclama Jeanne. Pour quelles raisons, dans quel but ? – Tu n’en as jamais rien su, mais, durant des jours, à Loches notamment, je ne te perdais pas de vue, prêt à me jeter sur toi. Idée folle, j’en conviens ! Ces motivations me paraissent aujourd’hui absurdes. Je voulais tenter de te convaincre qu’il n’y avait rien à attendre de Charles, cette planche pourrie, et moins encore de cette tourbe de conseillers qui l’entoure. Je te voulais toute à moi pour t’ouvrir d’autres chemins, te fournir de nouvelles occasions de faire valoir tes dons et, je l’avoue humblement, faire de toi ma compagne. Pardonne-moi : j’étais dans une extrême confusion. Ces déboires, ces humiliations, cette hostilité alors que ma fidélité était toujours acquise au dauphin, tout cela m’a tourné la tête. Éberluée, Jeanne observa un long silence. Elle se sentait pareille à ce grand orme qu’elle voyait de la fenêtre, bousculé par une averse mêlée à des souffles violents, qui s’inclinait comme s’il allait être déraciné. – Je vais m’efforcer, soupira-t-elle, d’oublier cette confidence. Nous avons tous traversé des moments de folie. Je puis comprendre votre désir d’éliminer votre cousin La Trémoille, mais, en nom Dieu, je ne saurais vous pardonner l’autre projet. Faire de moi votre compagne ! Y avez-vous songé sérieusement ? Avez-vous oublié que j’ai voué ma virginité au Seigneur et que, sauf à être forcée, je m’en tiendrai à cette promesse ? Elle lui confia son trouble de l’heure présente : l’indifférence que le dauphin lui manifestait, l’incrédulité qu’il semblait témoigner à sa mission, le manque d’entrain qu’il mettait à prendre la route du sacre... Il éclata de rire. – Charles, dit-il, se trouve fort bien dans son état de dauphin. Il n’envisage la perspective du sacre que comme le prélude à de nouveaux ennuis, pires que les précédents. Il s’est endormi, bercé par les propos rassurants de ses favoris, et ne souhaite pas qu’on le tire de sa torpeur. Il est persuadé qu’il lui faudra un jour prendre la route de Reims pour assumer son destin royal, mais il souhaite qu’il n’ait pas à se battre. Il se nourrit de chimères et feint d’ignorer que le régent se montrera moins réticent que lui lorsqu’il décidera de faire sacrer le dauphin Henri qui vient d’avoir sept ans... Jeanne était d’avis qu’il convenait de brusquer Charles. L’élan donné à l’armée aurait dû le convaincre de poursuivre et d’intensifier la guerre pour en finir au plus tôt avec l’envahisseur. Richemont eut un mince sourire. – Si tu crois, dit-il, que les gens qui se sont battus derrière ta bannière souhaitent en finir au plus vite, c’est que tu n’as pas percé leur état d’esprit. La guerre est leur vie. Qu’il s’agisse de d’Alençon, de De Rais, des chefs de bande qui sont devenus tes capitaines, aucun ne souhaite que la paix les renvoie à leur insignifiance. Ils souhaitent au contraire faire durer le plaisir. L’animation colorait le visage sombre et ascétique du connétable, faisait ressortir en clair la balafre d’Azincourt, donnait à son regard de rapace cet éclat qui fascinait Jeanne. – Tout autre que moi, dit-elle, serait sensible à vos arguments, mais je suis Jeanne la Pucelle et aucun obstacle ne pourrait m’arrêter. Tous, et vous-même peut-être, souhaitent me voir revenir à Domrémy. Je ne vous donnerai pas cette satisfaction. Abandonner la lutte serait une trahison, une désertion. Je tiens ma mission de Dieu, je vous le rappelle, et, lorsque Dieu parle, les hommes doivent se taire... La confession du connétable tantôt lui donnait envie de rire et tantôt la plongeait dans un abîme de perplexité. Entrer dans la vie de ce personnage hideux et trouble par la porte de sa chambre, devenir, comme il l’avait dit, sa « compagne », lui apparaissait comme une idée insensée : son épouse, Marguerite de Guyenne, l’attendait en filant la laine. D’autre part, vivre dans le voisinage de ces hobereaux bretons aux moeurs brutales, qui parlaient une langue barbare, ne la tentait guère. Elle s’étonnait que Richemont, qui passait pour un esprit rassis, ait pu mûrir de tels projets. Ce n’était pas la première fois qu’elle était hantée par la crainte de se voir exposée à des tentatives contre sa pudeur. Richemont prenait la suite de deux autres prétendants, plus discrets mais non moins redoutables : Jean d’Alençon et Gilles de Rais. D’autres encore, peut-être, comme l’archer Richard qui avait tenté des approches vaines. Une fille comme elle ne pouvait vivre, nuit et jour, dans la compagnie de soudards, sans éveiller des élans de lubricité. Elle veillait à ce que les sentiments d’amitié qu’elle leur témoignait ne fussent pas interprétés comme un assentiment à leur désir. Pourtant, soit maladresse de sa part, soit conviction de la leur d’être encouragés, certains s’étaient laissés aller à des gestes ou à des propos qu’elle s’était fait un devoir de repousser. Jean d’Alençon avait été le premier à tenter de séduire cette innocente bergerette, comme il disait. Un jour, dans une prairie de Chinon, alors qu’il lui apprenait à tenir correctement les rênes et se pressait contre elle, il l’avait embrassée dans le cou ; elle s’était retournée pour le gifler et il n’avait pas recommencé, ce grand imbécile, comme disait Madame Yolande de son gendre. Elle n’avait rien à reprocher à Gilles de Rais, pas la moindre équivoque dans ses propos et son comportement : il observait toujours en sa présence une attitude distante et froide, persistait à la vouvoyer. Et pourtant... Avec la finesse de jugement qui la caractérisait, elle avait deviné que ce bardache la désirait : elle le devinait à ses regards appuyés, à sa présence insistante, hors nécessité, à des non-dits éloquents. Et elle devait s’avouer que la beauté du jeune seigneur vendéen, le mystère dont il s’entourait la troublaient. D’Alençon lui avait dit, un jour qu’il chevauchait près d’elle : – Jeanne, es-tu consciente des sentiments que tu inspires à mon ami Gilles ? Il est amoureux de toi. Ce qui l’attire, c’est les allures de soldat que tu te donnes. Si tu étais habillée en femme, je crois qu’il ne te regarderait même pas... Tu ne risques rien avec lui, du moins si tu restes sur tes gardes. Gilles est un grand timide et un fin stratège. Il cherche à t’investir, à trouver le défaut de la cuirasse. La moindre faiblesse de ta part pourrait être prise par lui comme un encouragement. Il se considérerait comme admis à faire ton siège... Jeanne avait éclaté de rire : – ... et il trouverait à qui parler ! 9 La route du Sacre Gien, Auxerre, Troyes, juin-juillet 1429 Lorsque Jeanne tente d’imaginer Reims et le chemin qui conduit à cette sorte de Jérusalem, les images se brouillent. Les références que lui proposent d’autres cités : Chinon, Loches, Orléans, ne suscitent que de vagues échos où se complaît son imagination. Elle voit la ville du sacre émerger d’une lumière de paradis, hérissée de clochers et de tours comme les illustrations que le petit moine de Neufchâteau lui a laissé feuilleter dans sa librairie. Elle a tenté d’en apprendre davantage par Madame Yolande qu’elle a retrouvée à Orléans après la journée de Patay. La reine de Sicile a eu tôt fait de lui ôter ses illusions. – Vous risquez d’être déçue, mon enfant. Reims est une ville importante et riche, mais ni plus ni moins qu’Orléans ou Nancy. Il est vrai que ses bourgeois vivent dans l’opulence. S’ils tolèrent la présence des Anglais et des Bourguignons, c’est par intérêt plus que par conviction. Ces dispositions sont favorables à nos projets. Ils ouvriront leurs portes sans faire trop de façons, d’autant que mon gendre d’Alençon a des intelligences parmi eux. – C’est la ville du sacre, madame. – Certes, mais plusieurs souverains ont choisi d’autres villes pour cette cérémonie. Certains se sont fait sacrer à Orléans, comme Hugues Capet, Robert le Sage, Louis le Gros, le beau-père de la reine Aliénor. Je vous raconterai, plus tard... Effacées les images lumineuses : toitures en feuilles d’or, tourbillons d’anges et de colombes autour de la cathédrale, remparts dignes de Jéricho... – Il en va de même, a ajouté Madame Yolande, des villes dont vous devrez vous emparer au cours de cette campagne, et notamment Auxerre, Troyes, Châlons. Vous trouverez de la résistance, car ces gens tiennent pour Philippe le Bon. Il vous faudra beaucoup de diplomatie pour n’avoir pas à les prendre d’assaut, et je crois savoir, hélas ! que la diplomatie n’est pas votre affaire... – Mes Conseils m’inspireront. Ils ne m’ont jamais trompée ni déçue. Cent lieues de chevauchée en pays rebelle, c’est long et dangereux, mais, par Dieu, je vous le dis : l’été ne se terminera pas que je n’aie fait entrer le dauphin dans la cathédrale. Le dauphin était au pied du mur. À quelques jours de la dernière visite de Jeanne à Saint-Benoît, il avait reçu une ambassade des bourgeois de Reims disposés à le recevoir, mais il fallait se hâter, car le régent n’allait pas tarder à y conduire le jeune prince d’Angleterre et ils ne pourraient lui fermer leurs portes, d’autant, avaient-ils ajouté, que la cour d’Angleterre s’apprêtait à faire débarquer de nouvelles troupes à Calais... Les conseillers du dauphin étaient unanimes : on avait eu tort, après Orléans, de licencier le gros de l’armée au lieu de la lancer sur les traces de Talbot, vers la Normandie et Paris. On allait rassembler à Gien les corps de troupes épars, affecter à leur commandement le duc d’Alençon et confier la responsabilité générale de l’opération à qui ? mais à La Trémoille, dont chacun connaissait les liens avec le Bourguignon ! Charles, à contrecoeur, fit ravauder ses vêtements de voyage et de parade, graisser ses houseaux, en souhaitant que lui fussent épargnées les mauvaises fortunes de la guerre. Marie et leur fils Louis, qui allait avoir onze ans, auraient aimé le suivre dans cette randonnée guerrière : il les renvoya à Bourges. Il tenait à être seul pour cette longue randonnée et pour la cérémonie de Reims. Il envisagerait plus tard de faire sacrer et couronner son épouse. En arrivant à Gien, il dut en convenir : c’était une belle et grande armée. Dix à douze mille hommes campaient dans la ville et aux alentours, sur les prairies bordant la Loire. Transformée en caravansérail, Gien retentissait de chants de guerre, de défis que se lançaient Gascons, Poitevins, Bretons, Écossais, ce qui s’achevait souvent par des rixes. On se moquait du couvre-feu, si bien que les bourgeois devaient éviter, passé l’heure, de mettre le nez dehors. De lourdes odeurs venaient des auberges et des places où l’on faisait griller des quartiers de boeuf et de porc au son des cornemuses et des chalemelles qui faisaient baller les garces. Le dauphin avait promis qu’on ne manquerait pas de vin : il coulait comme l’eau d’une fontaine. Dans l’attente des derniers éléments, Jeanne abandonna cette Babylone à ses débauches pour se retirer dans le camp de Gilles de Rais où il était parvenu à imposer la discipline et le couvre-feu. Jeanne demanda à rencontrer le dauphin avant le départ : Gilles le lui déconseilla, disant qu’il était fort remonté contre elle. Il est vrai qu’elle avait pris des initiatives susceptibles de le déconsidérer : elle avait écrit aux habitants de Tournai pour qu’ils envoient une délégation aux cérémonies du sacre. Elle avait adressé la même invitation à Philippe le Bon, lequel s’était bien gardé de répondre. Gilles estimait qu’elle avait agi à la légère et que le dauphin en prendrait sûrement ombrage. – De n’importe lequel de ses proches, dit-il, Charles n’aurait toléré une telle audace. Il ne veut rien tenter contre vous, car votre présence est indispensable pour cette campagne, mais il vous garde une grosse rancune. Quelle idée aussi de vouloir vous attribuer tous les mérites et faire passer le dauphin pour un subalterne ? Consciente d’être prise en faute, Jeanne baissa la tête et rongea son frein. Elle avait pris ces initiatives au retour de Patay, alors qu’Orléans la portait au pinacle et attendait vainement le dauphin. – Je souhaite de tout coeur, ajouta Gilles, que cette campagne réussisse. Sinon vous serez perdue dans l’esprit du dauphin et je ne pourrai rien pour vous sauver. – Nous réussirons, dit Jeanne. Nous allons besogner et Dieu besognera avec nous. L’a-t-on vu perdre une bataille ? Jeanne s’éveilla dans le branle-bas du camp et l’odeur des soupes chaudes. Une vache s’était aventurée jusqu’aux abords de sa tente ; elle entendait son souffle rauque et le bruit de ses mâchoires tondant l’herbe. De l’anse cachée où elle fit sa toilette, elle vit passer barques et chalands qui, remontant le fleuve depuis Orléans, apportaient à l’armée les derniers chargements de vivres. – Notre avant-garde, dit Gilles, a été confiée au vieux maréchal de Boussac. Il m’aura à côté de lui. Nous pousserons jusqu’à Montargis et Sens pour nous assurer que la région est calme. Vous suivrez avec le gros de l’armée. – Richemont sera-t-il des nôtres ? – Opposition formelle du dauphin. Arthur a reçu l’ordre de se retirer dans ses terres de Parthenay. La Trémoille est sûrement pour quelque chose dans cette décision... L’avant-garde passa sous les murs de Montargis, qui était aux Anglais, puis devant Sens, où le régent entretenait une solide garnison. La prudence exigeait que l’on s’écartât sans rien entreprendre, et d’attendre l’armée. Elle arriva, grossie d’une quantité de volontaires venus des quatre coins du pays, attirés par la renommée de la Pucelle et par l’idée de tirer parti de cette équipée. Paysans sans terre, cadets de familles nobles sans fortune, fils de bourgeois ruinés, ribauds et coupe-jarrets attendaient leur affectation et leur équipement. Des garces de toutes origines avaient suivi le train ; on les avait parquées dans un rond de chariots aux abords du camp principal. L’armée s’était ébranlée le 29 juin ; le 1er juillet, elle se trouvait en vue d’Auxerre. Cette ville, Jeanne la connaissait pour s’y être arrêtée durant quelques heures sur la route qui, seize mois auparavant, l’avait menée de Vaucouleurs à Chinon où l’attendait le gentil dauphin. Elle était parvenue à franchir les postes de garde et à pénétrer dans la cathédrale. C’était un triste jour de la mi-février ; la ville était noire de pluie. Par ce beau matin de juin, elle resplendissait comme sous le pinceau d’un enlumineur. Au cours des préparatifs de cette campagne, le dauphin n’avait pas manifesté à la Pucelle son intention de la rencontrer. Elle avait confié ses alarmes à d’Alençon, qui lui avait répondu : – Il te tient rigueur des lettres que tu as envoyées à tort et à travers et redoute que l’on ne t’attribue la réussite de cette expédition. Il faut lui laisser l’initiative des opérations, d’autant qu’il semble décidé à agir. Jeanne, le moment est venu de maîtriser ton zèle. Charles avait dans Auxerre quelques-uns de ces espions qu’on appelle des intelligences. Un jeune bourgeois prébendé par ses soins quitta la ville avant la fermeture des portes et lui présenta son rapport. La ville, ne sachant à quel saint – ou à quel démon – se vouer, vivait des heures d’angoisse. Le bailli et le commandant de la garnison tenaient pour Bedford ; Jean de Corbie, seigneur-évêque, restait fidèle au dauphin contre un clergé bourguignon ; la population se faisait l’écho de ces divergences. Le désordre avait pris une telle ampleur qu’on craignait une guerre interne. Ouvrir les portes de la cité ou la défendre ? À la première sommation, le Conseil de ville envoya une délégation au dauphin. – Nous ne souhaitons pas, lui dirent-ils, vous tenir tête. Si Troyes, Châlons et Reims décident de vous rendre hommage, nous ne ferons rien contre vous. Nous sommes même disposés à vous fournir des vivres et à payer votre départ deux mille écus. – Deux mille écus ! dit La Trémoille. Voilà qui demande réflexion, monseigneur. Je me charge de la négociation. Il s’en chargea si bien que les écus disparurent dans sa bourse. L’armée reprit sa route dans la chaleur et la poussière. Brinon, Saint-Florentin, Saint-Phal ouvrirent leurs portes dès que flottèrent sur l’horizon les insignes de l’avant-garde et la bannière de la Pucelle qui avait rejoint l’avant-garde en compagnie de Gilles et de d’Alençon. On avait quitté Gien depuis une semaine quand on arriva, sous un bel orage d’été, en vue des murailles de Troyes. La Hire connaissait bien cette ville où il avait traîné ses grègues en compagnie de ribauds et de filles de joie. Il dit à Jeanne et à d’Alençon : – Ces bourgeois, pour la plupart drapiers et marchands de vin, dorment sur des matelas d’écus. Si nous réussissons à forcer leurs portes, nous sommes riches jusqu’à la fin de nos jours. L’ennui, c’est que ces gens ne sont pas partagés comme les Auxerrois : ils sont tous anglais et bourguignons, ce qui est blanc bonnet et bonnet blanc. Nous allons avoir du fil à retordre. – Pas sûr ! dit d’Alençon. Nos récentes victoires ont dû leur faire passer des nuits blanches. Ils ont apporté une balance sur la place publique et ils pèsent le pour et le contre. L’exemple d’Auxerre a dû leur mettre la puce à l’oreille. Auxerre avait été un demi-succès ou un demi-échec. On risquait de se trouver dans la même incertitude devant Troyes, ville plus fortement remparée que la précédente et dotée d’une garnison plus nombreuse. Les habitants semblaient préoccupés de gagner du temps. – Je sens, dit Jeanne, que nous allons encore nous faire berner. Je vais écrire aux échevins, leur demander de se soumettre. Ses exhortations n’y firent rien. Elle adressa une lettre à ces « loyaux Français », leur laissant entendre que leur personne et leurs biens étaient en jeu et demandant une réponse rapide... qui ne vint pas. Le lendemain, elle se présenta hardiment sous la tente où le dauphin tenait conseil. Il se dressa hors de son fauteuil en s’écriant : – Vous n’avez que faire dans cette assemblée. Retirez-vous ! Elle répliqua sans se démonter, les bras croisés sur sa cuirasse : – Je ne partirai pas, monseigneur, avant d’avoir dit ce que j’ai sur le coeur ! Noble dauphin, cessez de tenir conseil sur conseil. Ordonnez à votre armée d’attaquer. De par le ciel, je vous le dis : si vous prenez le parti d’agir sans plus tarder, cette ville sera vôtre avant trois jours ! Elle se crispa de colère en entendant La Trémoille murmurer : – Encore un de vos miracles, je suppose ! Cessez donc de vous mêler d’affaires auxquelles vous n’entendez rien ! – Ces affaires dont vous parlez, monsieur le chambellan, intéressent Dieu. C’est Lui qui parle par ma voix. Jeanne s’était retirée dans le village de Saint-Phal, à quelques lieues au sud de la cité, avec la troupe commandée par Gilles. Elle se morfondait dans l’attente d’une décision du Conseil delphinal quand on lui annonça la visite d’un cordelier venu de Troyes : le frère Richard. Ce curieux personnage allait de par le monde proclamant que l’Apocalypse était proche et que l’Antéchrist monté sur un cheval de feu allait descendre des nuées pour annoncer le grand cataclysme. Elle regarda d’un oeil amusé s’avancer vers elle ce bonhomme chafouin, agité, méfiant, qui promenait son nez fureteur dans tous les coins de la pièce habitée par la Pucelle, comme pour y déceler des relents de soufre. Jeanne, excédée de ce manège, lui lança : – Allez-vous me dire enfin ce que vous voulez ou ce que vous cherchez ? J’ai à faire des choses importantes et, si vous en avez fini avec votre inspection, je vous prie de vous retirer. – Ce qui m’amène près de toi, ma fille, répondit le moine, est plus important que tout ce que tu pourrais inventer pour me faire fuir. C’est le Seigneur qui m’a inspiré cette visite. Je dois savoir si tu appartiens à Dieu ou au diable. Elle lui éclata de rire au nez et le laissa faire ses simagrées. Il avait sorti de sa ceinture un flacon d’eau bénite dont il aspergea l’espace autour de la Pucelle, brandissant de l’autre main son gros crucifix de bois brut et faisant des signes de croix. Elle l’entendit marmonner une sorte de litanie : – Énoch... Élie... Jérémie... Soudain, stupéfaite, elle le vit se planter devant elle en s’écriant : – Que Dan devienne semblable à la couleuvre du chemin et au serpent du sentier ! – Qu’est-ce que ce charabia ! s’exclama-t-elle. Et pourquoi vous tenez-vous si près de moi ? Rassurez-vous, je ne vais pas m’envoler ! Il la dévisagea d’un air suspicieux en reculant de quelques pas. – Tu vas m’avouer où tu caches ta mandragore ! – J’ignore ce qu’est la mandragore et vous prie de me dire ce que vous attendez de moi ! Il parut ébranlé, bredouilla : – J’ai souvent entendu parler de tes miracles. De quel droit prétends-tu agir de par le ciel ? Qui te guide ? Si tu sors de la tribu de Dan, si tu es venue sur cette terre pour y apporter la désolation et l’abomination, tu me trouveras en travers de ton chemin. En la menaçant de son crucifix, il s’attendait à voir cette possédée se rouler sur le sol en vomissant des grossièretés et des crapauds. Elle éclata de rire. Dépité, il se laissa tomber sur un escabeau en soupirant : – Après tout, il se peut que je me sois trompé sur ton compte. Peut-être es-tu bien la Fille Dieu que tu prétends être... – Je ne suis ni une sorcière, ni une possédée, ni l’Antéchrist. Cessez toutes ces grimaces ! En longeant les allées du jardin attenant au castelet où elle avait trouvé refuge, il lui raconta qu’il courait le monde depuis des années. Il s’était rendu en Syrie et en Palestine, avait vécu à son retour à Paris d’où il était revenu pour se fixer à Troyes. Il gardait de Paris le souvenir d’une Babylone où tous les vices de l’humanité s’étaient donné rendez-vous. Il avait semé le bon grain de la parole divine dans tous les quartiers de la capitale et n’avait recueilli qu’une piètre récolte. Cet excès de zèle avait attiré l’attention et suscité la méfiance du Parlement et de l’Église dont beaucoup de membres tenaient de la corruption, des maisons de jeux et de plaisir, l’essentiel de leurs ressources. Le frère Richard avait invité les Parisiens à apporter et à jeter en tas les objets relevant de la vanité : toilettes, meubles, bibelots, et de joindre à cet autodafé les mandragores dont les sorcières faisaient commerce. C’était provoquer la colère et la vindicte des bourgeois très attachés aux superfluités, de même que des clercs dont certains tenaient boutique de plaisir jusque dans les lieux saints. Toutes ces richesses entassées, il ordonna qu’on y mît le feu. – Ah, Jeanne, dit-il, quelle sensation d’ivresse lorsque j’ai respiré la fumée montant de ces monceaux de vanité ! Avec quelle joie j’ai senti sur ma peau la chaleur de ces foyers ! Eût-on fait griller mille sorcières que je n’aurais pas éprouvé une telle délectation... Il avait abandonné le théâtre de ses exploits au moment où la Babylone française, à la suite de sa campagne de prêches, commençait à vaciller sur ses bases. Le bruit ayant couru qu’il était du parti de Charles, les autorités avaient décidé d’interdire la dernière assemblée qu’il avait prévue sur la colline de Montmartre. Ce jour-là, plus de dix mille fidèles avaient été dispersés par le guet. Le frère Richard ne parut pas : il avait repris son bâton de pèlerin et, bien décidé à poursuivre sa mission, s’était engagé sur la route de Champagne. – J’ignore, dit-il, qui a pu me dénoncer et me faire chasser de Paris. En vérité, l’on craignait que mes prédications n’attirent sur ces créatures corrompues les foudres divines. – Qu’attendez-vous de moi ? répéta Jeanne. – Je voulais savoir si tu n’étais pas vouée au diable et si tu ne devais pas ton pouvoir à la mandragore ou à quelque talisman comme celui que tu portes au cou. Cette écorce... Elle lui montra l’image de saint Michel et lui raconta son origine. Il posa une main sur son épaule comme pour s’excuser de cette dernière suspicion. – Puisque tu es Fille Dieu, dit-il, je puis te faire une confidence : l’an prochain sera le théâtre de grands événements. J’ai eu la révélation du retour sur terre du prophète Élie, précurseur du Messie et son porte-parole. Un jour, nous nous rencontrerons. Il sortit de sa ceinture une bourse de cuir contenant des médailles d’étain représentant le Christ, reliquat du lot qu’il avait distribué aux Parisiens. Il lui en donna une avec un air gourmand, comme s’il lui offrait une friandise. – Pour toi, Jeanne, en souvenir de notre entretien de ce jour. Que ce présent t’incite à songer que tu es investie d’une nouvelle mission, plus importante que celle que tu viens de mener à bien. – Vous pensez au sacre du dauphin et à son couronnement ? – La mission à laquelle je pense te rapprochera davantage du Seigneur. Lorsque Charles sera roi, il faudra l’inciter à recruter une armée pour entreprendre une nouvelle croisade aux Lieux saints, qui attendent leur délivrance. Le jour où il prendra cette décision et partira pour Jérusalem, il faudra que tu sois à son côté. Jeanne faillit s’esclaffer : elle ne voyait pas ce pauvre Charles s’armer pour traverser l’Europe et s’enfoncer dans les sables d’Orient, lui que le tonnerre ou le grondement des bombardes mettait dans tous ses états. – Dieu, dit-elle, m’a confié la mission de faire sacrer le dauphin. Quand cela sera fait, j’attendrai les autres consignes. À chaque jour suffit sa peine... Elle profita de ce que le frère Richard retournait à Troyes pour lui confier une lettre aux autorités, qu’elle dicta au frère Pasquerel. Troyes, juillet 1429 Jetée en pâture au Conseil de ville par le seigneur-évêque Jean Laiguisé, la lettre de Jeanne déclencha rires et colères. De quoi se mêlait cette sorcière ? Et de quel droit ? – Cette lettre, dit le seigneur-évêque, n’a ni rime ni raison. Cette oie joue les petits coqs, et avec quelle impudence ! – En dépit de l’avis du frère Richard, ajouta messire Jouvenel, elle me semble bel et bien possédée. Elle a dû l’envoûter, lui faire toucher ses mandragores. – Je propose, poursuivit messire Huet, de jeter cette lettre au feu, en attendant de faire la même chose de cette sorcière. – Nous allons établir une copie de ce document avant de le détruire, proposa le seigneur-évêque, mais nous nous garderons d’y répondre, si vous en êtes d’accord. Cela serait contraire à notre dignité. Quant au frère Richard, s’il persiste à louanger celle qu’il appelle la sainte fille, nous le chasserons de notre ville comme il l’a été de Paris. Les échevins ne répondirent pas à la lettre de la Pucelle mais expédièrent un courrier à leurs homologues de Reims, leur demandant d’intervenir d’urgence auprès du régent et du duc de Bourgogne pour qu’ils leurs envoient du secours. Que pouvait-on faire d’autre ? Ouvrir les portes au dauphin, c’était se heurter à la volonté de résistance de la garnison. Les échevins prirent connaissance de la seconde sommation et répondirent qu’ils ne pouvaient trahir leurs engagements antérieurs, tenus qu’ils étaient à la réserve par le capitaine de Rochefort, commandant de la place. On tournait en rond. Jeanne fulminait. Elle dit à Charles : – Monseigneur, faites avancer votre armée jusque sous les remparts. Une démonstration de force donnera à réfléchir à ces boutiquiers. Je vous le répète : d’ici trois jours, cette ville sera vôtre. Le dauphin se laissa convaincre malgré les réticences de La Trémoille, persuadé qu’on risquait de mécontenter son ami, le duc Philippe, et celles de Regnault de Chartres qui, las de cette équipée, était désireux de retourner sur la Loire. L’armée prit position autour de la ville. Accompagnée de Jean d’Alençon et de Gilles de Rais, la Pucelle poussa Pollux jusqu’au lieu-dit Haut-Clos d’où la vue embrassait largement la cité. Dans une première brume de chaleur émergeaient le puissant vaisseau de Saint-Pierre, les tours, le beffroi, et il montait de cette immensité la rumeur diffuse, à laquelle se mêlaient cloches et carillons, d’une ville occupée à ses travaux quotidiens. De plus près, en tendant l’oreille, on aurait pu entendre le cliquetis des métiers dont Troyes tirait l’essentiel de ses revenus. Le duc Jean rappela à Jeanne que, dans la cathédrale, huit ans auparavant, le roi Henri V d’Angleterre avait célébré ses fiançailles avec Catherine, fille de Charles VI, le roi défunt, et d’Isabeau. Une union qui devait conférer la double nationalité et un semblant de légitimité à l’actuel prétendant, le jeune Henri d’Angleterre. Gilles ajouta : – C’est dans cette même ville que la reine Isabeau a fait signer au roi Charles, alors qu’il était inconscient, le traité qui offrait aux Anglais le royaume de France. Lorsque Jeanne et ses compagnons entendirent le grondement sourd des bombardes, ils s’en retournèrent au galop. Ce n’était qu’une salve de dissuasion de la part des gens de Troyes. – J’ai un mauvais pressentiment, dit Gilles. Je crains que nous ne soyons immobilisés longtemps. Les Troyens ont des munitions et des vivres en suffisance pour tenir des mois. Ce n’est pas notre cas... Les hommes, privés de pain depuis plusieurs jours, allaient moissonner dans la campagne le blé sur pied qu’ils écrasaient pour en faire de la farine, et récoltaient les fèves qu’ils trouvaient en abondance, et pour cause : dans une homélie, le frère Richard, s’exprimant par métaphore, avait conjuré les fidèles de semer des fèves à pleins champs ; ils avaient pris au pied de la lettre cette parole symbolique et semé ce féculent à tour de bras, si bien que la campagne en était couverte. Les soldats bougonnaient : les fèves, ça ne tient pas au corps. Les fourriers ne ramenaient que du vent. Il fallut sacrifier une partie des attelages, mais, avec dix mille hommes à nourrir, on risquait de n’avoir plus de boeufs pour tirer les chariots. Invitée à participer à la séance du Conseil, Jeanne resta béante de surprise. – Jeanne, dit Charles, tu nous vois dans une grande perplexité. Tu persistes à proclamer que cette ville tombera d’ici trois jours, mais sera-ce par l’opération du Saint-Esprit ? Les légions célestes vont-elles voler à notre secours ? – Aide-toi, le ciel t’aidera... murmura Jeanne. – Que dis-tu ? – Je dis, monseigneur, que rien ne se fera si vous ne décidez d’y donner la main. Ces bourgeois redoutent les conséquences d’un siège dont ils n’ont à attendre qu’une mise à sac qui les priverait de leurs biens et peut-être de leur vie. Laissons-leur l’impression que nous sommes décidés à leur faire subir un long siège. Cela leur donnera à réfléchir. – Que suggères-tu ? demanda Ambroise de Loré. Un simulacre de siège ? – C’est bien cela, dit Jeanne, un simulacre. Cela devrait suffire à leur faire baisser pavillon. Les préparatifs débutèrent sous les remparts du nord-ouest, entre les portes de Comporté et de la Madeleine. La Pucelle avait battu le rappel des volontaires et, forte d’une centaine de manoeuvriers, fit apporter sur place des monceaux de fascines, de branches et de planchailles découvertes dans les maisons des faubourgs. Jeté dans les fossés, cet amoncellement hétéroclite permettrait aux assaillants de parvenir à la base des remparts et de poser leurs échelles. Jeanne courait d’un groupe à l’autre, lançait des encouragements, sa longue huque flottant au vent : – Hardi, les gars ! Bourrez, bourrez ! Apportez des fagots, encore et encore... De temps à autre, elle levait la tête vers le chemin de ronde où s’alignaient des visages gris de peur de soldats et de bourgeois. – En nom Dieu, leur lançait-elle, la Pucelle vous conseille de recommander votre âme au ciel. Demain, nous vous réservons un de ces ahay dont vous vous souviendrez toute votre vie, si vous survivez... Alors que la nuit allait tomber, elle veilla elle-même à l’installation de l’artillerie. On avait laissé à Gien la fameuse bombarde d’Orléans, la Bergère, trop lourde à tracter, mais l’armée était bien pourvue en pièces à poudre de moyen et de petit calibre. Elle fit tirer quelques projectiles pour le plaisir et, avant de regagner sa tente, se livra à une ultime inspection. Le résultat de cette manoeuvre d’intimidation ne se fit pas attendre. Le lendemain, à la première heure, la porte de la Madeleine s’ouvrit devant une délégation d’échevins, le seigneur-évêque en tête. On pensa qu’il était porteur des clés de la ville ; il ne venait qu’avec de bonnes paroles. Le dauphin les fit patienter devant sa tente, le temps que son barbier lui eût fait le menton. Il revêtit son harnois qui lui donnait l’allure d’un gros scarabée au visage d’adolescent débile. – Monseigneur, dit Jean Laiguisé, nos sujets ne sont point opposés à vous accueillir, mais ils doivent compter avec la volonté du bailli et du commandant de la garnison qui, eux, s’y opposent. Renoncez à entamer un siège afin de nous laisser le temps nécessaire pour convaincre ces réfactaires d’avoir à composer. Le dauphin fit la grimace : discuter... procéder à des échanges de courriers... laisser benoîtement aux assiégés le temps de recevoir des secours... Il répliqua, d’un ton maussade : – Nous sommes attendus à Reims pour le sacre et le couronnement. Les habitants se montrent moins réticents que vous. Dois-je vous rappeler que je suis votre droiturier souverain ? Si vous ne nous contraignez pas à employer la force, j’oublierai vos petites et vos grandes trahisons. Informée de cette démarche, Jeanne fit interrompre les préparatifs du siège. Ce premier résultat, s’il lui donnait satisfaction, lui faisait craindre de nouveaux atermoiements. Le dauphin la rassura : – Tu avais raison, Jeanne. Ton stratagème semble avoir réussi. Il ne reste plus aux échevins et au seigneur-évêque qu’à persuader le commandant de la garnison de se garder de bouger. C’est une question d’heures. Jeanne était occupée à panser Pollux quand elle vit s’avancer vers elle la silhouette déhanchée du frère Richard. Il s’agenouilla, bras écartés, comme en adoration devant une image sainte, et lui dit : – Depuis notre première entrevue, j’ai occupé mes jours et une partie de mes nuits à courir rues et places, jusque dans les ateliers de tisserands, pour proclamer que tu es l’envoyée du Ciel, seule, après saint Jean l’Évangéliste, à pénétrer les secrets de Dieu. J’ai dit à tous ces braves gens qu’il ne tenait qu’à ta volonté de faire passer ton armée par-dessus les remparts et que tu étais capable de beaucoup d’autres prodiges. J’ai entendu des gens braver le guet en criant : « Vive le dauphin Charles et la Pucelle ! » Reste à convaincre le bailli et le capitaine de la garnison. Le Conseil a bon espoir d’y parvenir sans tarder. Il revint quelques heures plus tard, radieux, arpentant la prairie comme s’il avait des ailes aux talons. – Jeanne, nous avons réussi ! Le bailli a fini par céder et le capitaine a accepté de se retirer avec sa garnison. C’est notre oeuvre commune, Jeanne... Le lendemain, qui était le dimanche 10 juillet, un détachement de l’armée pénétrait par la porte de la Madeleine. La garnison se retirait discrètement par la porte opposée, emportant ses armes, ses biens et ses prisonniers. Quand elle apprit que ces derniers allaient lui échapper, Jeanne supplia le dauphin d’intervenir pour qu’ils fussent libérés. – Cela me navre, dit-il, mais je n’y puis rien. Les dures lois de la guerre, Jeanne... – Puisqu’ils sont à rançon, il faut la payer ! Écartant la foule qui criait son nom, elle courut vers la tête du cortège qui traînait derrière lui les captifs enchaînés. Ils la reconnurent et lui crièrent de les délivrer. Elle fit arrêter la colonne, interpella le sire de Rochefort et lui ordonna de libérer ces malheureux. Comme il refusait obstinément, elle courut vers le dauphin et obtint le rachat des captifs à raison d’un marc par tête. Elle retraversa la ville en trombe. Chez les prisonniers, quand elle leur eut annoncé la nouvelle, ce fut du délire. Libérés de leurs entraves, ils obligèrent la Pucelle à descendre de cheval et lui firent une escorte triomphale en brandissant leurs chaînes jusqu’au centre de la cité. Une heure plus tard, laissant le gros de son armée aux champs, le dauphin fit son entrée dans la capitale de la Champagne. Il était précédé par le frère Richard qui, transfiguré, brandissait une lourde croix de bois, escorté par la théorie des petits choristes de Gilles de Rais qui chantaient, accompagnés de tambours, de flûtes et de rebecs. Une haie d’archers poitevins contenait la foule de part et d’autre de la grande artère menant à la maison de ville où le Conseil avait fait déployer les armes de France retrouvées dans le grenier. Jeanne chevauchait près de Charles, bannière au poing, l’épée de Fierbois pendue à sa ceinture, tenant dans son autre main une petite hache de parade. Lorsque le cortège delphinal, traversant une foule de plus en plus dense, de plus en plus bruyante, parvint sur la place où se dressait la maison de ville, Jeanne mit pied à terre, laissa Pollux aux mains de son écuyer et dit au dauphin : – Pardonnez-moi, monseigneur, si je vous abandonne. J’ai à faire de mon côté. Elle lui montra le porche de la cathédrale. Route de Reims, juillet 1429 Distance de Troyes à Châlons : une vingtaine de lieues. Des lieues qui semblent compter double. L’été caniculaire creuse dans la campagne des cratères de feu et fait éclater dans le ciel un brasier de soleil. Jours ardents, nuits moites. Lorsqu’on s’éveille, la sueur d’une mauvaise nuit collée au corps, c’est pour retrouver devant soi un horizon incandescent et une nouvelle journée en forme de calvaire. Des hommes tomberont de leur selle, foudroyés par l’insolation, des chevaux s’abattront, la robe blanche d’écume, pour ne plus se relever. Dans cette immensité de terre crayeuse juste bonne pour la vigne, les vivres se font rares et l’eau plus encore : celle que l’on trouve est saumâtre ou croupie ; quant au vin, qui est en abondance, il faut, au risque de devenir fou, ne le consommer qu’avec modération. Ce sont les souffrances banales, et Jeanne n’y a pas échappé. Depuis Arcis-sur-Aube, une journée après Troyes, alors que l’armée progressait dans cet enfer avec une lenteur de procession, elle a ressenti comme jamais auparavant des signes d’épuisement ; elle a compris qu’elle ne pouvait attendre de réconfort que d’elle-même ou de ses Conseils, mais ils observent un silence inquiétant. Pourquoi l’auraient-ils abandonnée ? Parfois, alors qu’elle chevauche, les cuisses brûlées par la chaleur que dégage sa monture, elle sent se former en elle un brouillon de voix, se dessiner sur l’horizon incandescent des clartés diffuses comme celles qui annonçaient à Domrémy la présence de ses frères du Paradis, mais rien ne se précise dans cette brume ardente. Victime d’une insolation, Gilles de Rais a vidé les arçons dans les parages de Mailly-le-Camp. Le visage congestionné, le corps en feu sous la huque de soie, il a été transporté par Jeanne et son écuyer à l’ombre d’un noisetier aux feuilles rissolées ; elle lui a fait boire ce qui restait d’eau dans sa propre gourde et l’a installé dans le chariot de sa manécanterie, en demandant à ses chanteurs de prendre soin de lui. Un matin, en vue d’Aussimont, a surgi un groupe de cavaliers portant bonnets rouges et armes de Bourgogne. Ils se sont immobilisés à deux portées de flèche du camp. Leur donner la chasse ? à quoi bon ? Les chevaux étaient incapables de soutenir un galop. On leur a laissé le champ libre. Lorsqu’on est arrivé à Saint-Quentin-sur-Coole où l’on espérait abreuver les montures et remplir les gourdes, on a constaté avec stupeur que la Coole n’était plus qu’un squelette de rivière. On a fait boire les chevaux dans des mares qui subsistaient dans le lit du cours d’eau. Les habitants avaient quitté la ville précipitamment, ne laissant que des vieillards hébétés sur le seuil des portes, des chiens et des chats. On s’est rué sur les puits et les fontaines dont la plupart étaient taris. Il restait du vin dans les caves ; ceux qui en ont bu plus que de raison se sont écroulés sans connaissance. L’armée s’étire sur une lieue, mince comme une colonne de fourmis et aussi vulnérable. Qu’un parti de Bourguignons surgisse, Jeanne ne donnerait pas cher de cette horde de traînards qui, pour marcher plus à l’aise, abandonnent le plus lourd de leur équipement et de leurs armes dans les buissons. À l’étape du soir, la Pucelle retrouve sous la tente les frères Richard et Pasquerel. Ils prient ensemble, agenouillés devant l’image du Sauveur, échangent des propos fatigués et s’endorment, comme frappés d’un maillet de plomb. Pour le frère Richard, cette équipée présente un avant-goût d’une croisade en Palestine dont l’idée l’obsède ; il en parle chaque jour, et Jeanne lui fait la même réponse : – Il y a encore trop à faire chez nous pour songer à aller combattre les infidèles. Plus tard peut-être, lorsque tous les Godons auront regagné l’Angleterre et que nous aurons remis notre pays dans le bon chemin. Mais, alors, je ne serai plus de ce monde... L’armée fit halte à cinq lieues de Châlons, au lieu-dit Lettrée, près de la Marne, dans une campagne relativement épargnée par la canicule, où l’on put se rafraîchir, se reposer et faire le compte des effectifs qui avaient diminué du fait des désertions. Le dauphin avait affronté à son avantage l’épreuve de cette chevauchée. Il est vrai que l’on tenait en permanence un dais de toile au-dessus de sa personne et que ni lui ni son cheval n’avaient manqué d’eau. On n’en eût pas dit autant de La Trémoille : il avait commencé cette partie de l’expédition sur un roussin de Picardie, et l’avait poursuivie dans une litière aux rideaux de cuir où il macérait. Profitant de cette halte salutaire, le dauphin avait écrit aux échevins de Châlons pour leur annoncer son intention de traverser la ville et d’y laisser une garnison. Les nouvelles qu’il en avait reçu à Troyes l’avaient inquiété : elles confirmaient leur intention de résister. Cette attitude sentait la bravade et la palinodie, et le dauphin n’en fut pas dupe. Les échevins de Châlons devaient se garder quelque assurance du côté de la Bourgogne. Auxerre avait donné le ton : appeler au secours en espérant être entendu trop tard ; on gagnait ainsi sur les deux tableaux. Le dauphin n’éprouva aucune surprise lorsqu’il vit se présenter l’évêque-comte de Châlons, Jean de Montbéliard-Sarrebruck, portant sur un coussinet les clés de la ville, pas plus que de l’entendre déclarer avec un air matois que la présence du dauphin était attendue et souhaitée par tous. Le lendemain, 14 juillet, l’armée pénétrait dans la ville. Installée pour la nuit dans l’hôtel de l’évêque-comte, dominant la Marne au milieu de superbes jardins, Jeanne s’attardait aux étuves lorsqu’on lui annonça une visite. Elle trouva au sortir du bain deux connaissances de Domrémy : l’un de ses parrains, Jean Morel, et Gérardin d’Épinal. Elle n’avait eu que de bons rapports avec Morel mais s’était souvent querellée avec Gérardin qui affichait des convictions bourguignonnes dont il s’était repenti depuis. Ils ne lui apprirent que peu de nouvelles du pays, car elle recevait assez régulièrement des lettres de l’oncle Laxart et de Colin de Greux, son beau-frère, veuf de sa soeur cadette, Catherine, morte depuis un an. – Jeanne, dit le parrain en ôtant son bonnet, nous sommes fiers de toi. Quand tu reviendras au pays, tu seras reçue comme une reine. Tes parents m’ont chargé de te dire que tu es pardonnée. – J’ignore, dit-elle, si je reverrai Domrémy. Sinon, j’en aurai beaucoup de regret. Tournée vers Gérardin, elle l’embrassa de même et lui lança joyeusement : – Je te charge d’une mission : tu diras à ceux de Maxey qui sont demeurés bourguignons que, si je reviens au pays, j’irai leur frotter les côtes ! – Depuis que tu as chassé les Godons d’Orléans, répondit Gérardin, les gens de Maxey ont tourné casaque. Que l’un d’eux dise du mal de toi, il se fera écharper ! Elle demanda des nouvelles de Robert de Baudricourt. Il gardait toujours la place d’une main ferme et se tenait informé des faits et gestes de sa protégée. Il était devenu l’ami, l’allié, le conseiller de René d’Anjou, fils de Madame Yolande, qui vivait à la cour de Lorraine. – J’aimerais, dit-elle en les congédiant, que vous gardiez un souvenir de moi. Elle offrit à Jean Morel la robe rouge qu’elle portait avant son départ de Vaucouleurs et à Gérardin le bonnet qui allait avec : des reliques qui ne lui seraient plus d’aucune utilité. – Dieu te garde, ma Jeannette ! dit le parrain. – Son soutien me sera précieux là où je vais. Je ne crains pas de recevoir de mauvais coup, mais je redoute la trahison. Nombre de gens ne me pardonnent pas mes succès et souhaitent ma perte. Ils sont si puissants, si cauteleux, qu’ils finiront bien par avoir raison de moi... Reims, la grande inconnue. Le dauphin avait reçu des lettres de notables l’assurant du bon accueil qu’on lui réservait, mais avait appris que, dans le même temps, ces hypocrites informaient les Bourguignons et les Anglais de la progression victorieuse de l’armée du Sacre et leur demandaient de lui barrer la route. Imitant les gens de Troyes et de Châlons, ils réclamaient à cor et à cri un secours qu’ils espéraient bien ne pas obtenir. Ainsi, personne ne pourrait leur reprocher leur attitude. Atterrés d’apprendre qu’un important parti de Bourguignons campé à Nogent-sur-Seine s’apprêtait à voler à leur secours, ils firent mine de n’en être pas informés. Restait, comme à Troyes, à convaincre le commandant de la place, le sire de Châtillon, de mettre une sourdine à son zèle, mais le bonhomme était obstiné de nature et fidèle à son serment. Pour l’heure, Châtillon était occupé à Château-Thierry. Les notables lui déléguèrent leur bailli pour le prévenir. Il fronça les sourcils. D’une part, son devoir lui commandait de reprendre son poste ; d’autre part, la prudence lui conseillait de rester à l’écart. – La Pucelle, dit-il, suit-elle toujours l’armée du Sacre ? – Toujours, hélas ! soupira le bailli. Et c’est ce qui nous inquiète. À elle seule, elle vaut une bonne centaine de lances. Rien ne lui résiste. Partout où elle s’est battue, elle a triomphé. De plus, si nous attendons le secours des Anglais, nous risquons d’être déçus. – Détrompez-vous ! J’ai appris qu’ils ont débarqué en force. Je vais donc m’en tenir à mon serment et revenir défendre Reims. Stupeur du bailli. Il balbutia : – Cette attitude vous fait honneur, capitaine de Châtillon, mais nous ne souhaitons pas risquer un affrontement. – Ce que vous souhaitez m’importe peu. Demain, je serai à votre porte. S’il faut défendre cette place, je le ferai ! Lorsqu’il se présenta devant la ville avec quelques lances, il trouva porte close et la milice aux créneaux. Les édiles avaient décidé de se passer de ses services. Puisqu’il était tellement attaché aux Anglais, qu’il aille les rejoindre ! On ne le retenait pas... Il était temps qu’il vide les lieux : l’armée du dauphin était en vue. Alors qu’il se trouvait au château de Sept-Saulx, au confluent de la Marne et de la Vesle, où, confiant en l’issue de la campagne, il préparait avec son Conseil les cérémonies du sacre, Charles reçut une délégation des édiles rémois venus témoigner de leurs bonnes intentions : il n’aurait pas à affronter les défenses de la ville, le commandant de la place ayant été évincé. Il partit sans plus attendre à la tête de son avant-garde. Longeant la Vesle, il arriva à la tombée de la nuit devant la porte Dieulimire dont on avait levé les herses et abattu le pont-levis. Comme il s’engageait sous le châtelet, Jeanne, qui avait tenu à l’accompagner, lui dit : – Monseigneur, j’ai tenu ma promesse de vous faire sacrer et couronner dans cette ville. – Je tiendrai la mienne, dit Charles. Lorsque l’on posera la couronne sur ma tête, je veux que tu sois à mon côté. Cette gloire est en partie la tienne. – Je serai présente avec ma bannière, monseigneur. Elle a été à la peine, il est juste qu’elle soit à l’honneur. Il s’abstint d’avouer que, quelques jours auparavant, dans un courrier aux notables de Reims, il avait omis de mentionner les mérites de la Pucelle. 10 Et soudain le ciel s’ouvrit Reims, juillet 1429 Résister au sommeil. Garder l’oeil sur la flamme du gros cierge de cire rouge qui brûle près du saint sacrement. Répéter sans fin ses oraisons sans mélanger les mots : « Notre Père qui êtes aux cieux... Dieu tout-puissant, père du ciel et de la terre... Sainte Marie Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pêcheurs... » Ne penser à rien ni à personne d’autre qu’à Dieu, au Christ, à la Vierge Marie, aux saints du Paradis, aux présences divines qui font cortège à la Pucelle. Il se souvient de ce que sa mère, la reine Isabeau, lui a dit dans son enfance à propos du sacre de son père : il a passé la nuit précédant le même événement à veiller, à genoux sur un coussin, récitant ses oraisons, écartant de lui toute idée profane. Il a reçu, racontait-il, la visite de créatures surnaturelles, respiré des odeurs suaves, entendu les musiques et les chants du Paradis. Le plus difficile est de repousser ces insidieuses vagues de sommeil qui le submergent et le poussent à l’épaule. Il s’ébroue, les genoux douloureux, les reins moulus par l’interminable chevauchée. Il s’accroche, pour ne pas sombrer, aux premiers mots du Pater noster, les récite machinalement, à voix haute, écoute les échos lui renvoyer son oraison. – Notre Père qui êtes aux cieux, que Votre nom soit sanctifié... Il n’aurait jamais imaginé qu’une nuit pût être aussi longue et que le sommeil fût aussi difficile à vaincre. Il imagine Jeanne dans sa situation : elle aurait surmonté cette implacable lassitude ; elle n’aurait pas surpris ses paupières en train de se fermer ; sa pensée n’aurait pas dérivé vers des idées profanes. Cette Fille Dieu, de quoi est-elle faite ? De quelle chair, de quel métal ? Il revoit son profil alors qu’ils franchissaient la porte monumentale marquant la fin de sa mission à elle et le début de son règne à lui. Ils l’ont passée comme une sorte de frontière, avec le sentiment de basculer dans un autre monde, de quitter celui des épreuves pour accéder à celui des promesses tenues et des espoirs réalisés. Jeanne paraissait transfigurée, un sourire grave figé sur son visage hâlé par le soleil et les souffles brûlants de l’été, rond comme un fruit de l’Éden, droite, si droite sur sa selle... À l’aube, lorsque le duc d’Alençon est entré dans la basilique, il a trouvé le dauphin allongé sur les dalles, son coussin sous la nuque, dormant comme un bienheureux. Il a fallu, en le soutenant aux aisselles, le conduire à l’archevêché pour qu’il prolonge son somme d’une heure ou deux en attendant qu’on le prépare pour la cérémonie. On était entré dans Reims le samedi 16 juillet. La coutume voulant que le sacre soit célébré le jour du Seigneur ou un jour férié, il avait été prévu pour le lendemain. Il faisait plein jour lorsque la main de Gilles de Rais lui toucha l’épaule. – Sire, il faut vous réveiller. La cérémonie traditionnelle du lever du roi va débuter. On fit rapidement sa toilette et, encore à moitié endormi, on lui fit revêtir ses habits du sacre. Il se dit prêt à recevoir son grand chancelier, Regnault de Chartres, archevêque de Reims, accompagné du chantre de la cathédrale, de prélats, de chanoines, d’enfants de choeur porteurs de cierges. Il entendit, frappé à la porte de sa chambre, un coup sourd comme un battement de cloche, qui le fit sursauter, et une voix puissante – il reconnut celle de La Trémoille – qui répondait près de lui : – Que demandez-vous ? De l’autre côté de la porte, une autre voix retentit : – Nous demandons le roi. – Le roi dort ! répondit La Trémoille. Le chantre frappa de nouveau et reprit : – Nous demandons à voir Charles que Dieu nous a donné pour roi. La Trémoille fit enfin ouvrir la porte, laissant la délégation envahir la chambre et entourer le lit où reposait, radieux, le dauphin. – Monseigneur, dit l’archevêque Regnault, êtes-vous prêt à nous suivre ? – J’y suis prêt, dit Charles. Une journée seulement pour organiser les cérémonies du sacre, c’était peu. Il fallut improviser. On devrait renoncer aux regalia, les ornements royaux : ils se trouvaient à Saint-Denis, en possession des Anglais, qui les réservaient au sacre du prince Henri. On devrait pallier également l’absence de la couronne et de l’épée de Charlemagne, du sceptre, de la main de justice, des éperons, de l’agrafe, autant d’objets qui donnaient une qualité symbolique au cérémonial. On s’en passerait par la force des choses, et l’on trouverait à les remplacer. On s’y était employé toute la nuit. À défaut de la couronne impériale, on en découvrit une dans le trésor de la basilique. Elle n’était pas, comme celle de Charlemagne, d’or massif, constellée de rubis, de saphirs et d’émeraudes, mais, dans sa simplicité, elle avait assez belle apparence. Pour les autres ornements on fit confiance au corps de la ville qui parvint à constituer une panoplie convenable. La foule, d’ailleurs, ne s’apercevrait pas du subterfuge. À l’aube, quatre cavaliers vêtus d’un manteau noir et d’un habit blanc franchirent les remparts pour se rendre à l’abbaye de Saint-Rémy afin d’y prendre possession de la sainte ampoule, volée par les Anglais quelque temps auparavant et retrouvée intacte par on ne savait quel mystère ou quel miracle. Gilles de Rais, le maréchal de Boussac, le maître des archers Graville, l’amiral de Culan chevauchèrent au petit trot, en silence, à travers une campagne qui commençait à s’éveiller dans le chant des coqs. Le grand prieur de Saint-Rémy alla prendre dans la tombe du bienheureux la fiole placée dans une colombe reliquaire. Elle se trouvait là depuis le baptême de Clovis, disait-on, et ne devait jamais quitter ce refuge, sauf à l’occasion d’un sacre royal. C’était un récipient de cristal de la grosseur d’un oeuf, contenant le saint chrême solidifié par le temps et dont, malgré les prélèvements qu’on en avait fait au cours des siècles, le niveau n’avait pas baissé. Le grand prieur fit prêter serment sur les Évangiles aux quatre barons de la sainte ampoule de veiller sur cet objet sacré et de le restituer à l’abbaye dans les meilleurs délais. Il attacha à son cou le reliquaire, monta sur la belle haquenée à robe blanche que le dauphin lui destinait et, abrité par un dais, suivit les quatre barons jusqu’à la cathédrale. La carence observée pour les regalia se retrouva avec une acuité accrue lorsque l’on fit le compte des pairs qui devaient assister le dauphin lors de la cérémonie. Déception brutale : aucun des six laïques n’avait répondu à l’appel et trois seulement des six religieux étaient présents. Il fallut chercher dans l’entourage du dauphin afin de compléter cette représentation. En l’absence d’Arthur de Richemont, l’épée de connétable serait tenue par Charles d’Albret, parent du dauphin et ancien connétable lui-même. Lorsque la Pucelle se présenta, entourée de son écuyer et de son page, tout était en place. Il était neuf heures et la ville bourdonnait, boutiques closes et façades pavoisées. Elle avait, comme le dauphin, passé la nuit en prière, entre les frères Richard et Pasquerel qui se relayaient pour lire à haute voix des passages du Livre. Lorsque le premier rayon de soleil avait touché la façade de l’hôtel archi-épiscopal, elle était seule éveillée, incapable qu’elle avait été de fermer l’oeil, répétant sans relâche les oraisons nocturnes. Penchée à la fenêtre, dans la première fraîcheur de l’aube, elle avait regardé des groupes affairés traverser la place, des chariots livrer à la basilique les chargements de planches destinés aux tribunes qui seraient dressées de part et d’autre de la nef. Le sentiment d’irréalité dû à sa longue veille lui embuait l’esprit. Elle avait l’impression d’avoir touché au stade terminal de sa vie et d’être rejetée, de par la réussite même de sa mission, dans une inactivité dont elle se demandait si elle pourrait la supporter. Comment Charles, devenu l’oint du Seigneur, allait-il se comporter avec elle ? Elle ne se faisait guère d’illusions sur la gratitude des humains, et du dauphin en particulier. Mal entouré, mal conseillé qu’il était, n’allait-il pas lui demander de se faire oublier et de retourner à Domrémy ? Les miracles, les exploits guerriers n’étaient plus nécessaires à la reconnaissance de sa légitimité ; les batailles qu’il aurait encore sans doute à livrer ne requerraient pas la présence d’une thaumaturge. Salves de bombardes, sonneries de trompettes, volées de cloches saluèrent l’arrivée du dauphin. Escorté des pairs laïques et religieux, il s’engagea dans l’allée centrale, entre des bas-côtés envahis par une foule silencieuse de notables et de clercs. Un roi d’armes ayant effectué l’appel des douze pairs, ils prirent place de part et d’autre de l’autel, tandis que la manécanterie de Gilles, mêlant sa voix à celles des choristes du chapitre, tous vêtus de tuniques blanches marquées du lys de France, entonnaient des cantiques en plain-chant et en faux-bourdon. Pour satisfaire au protocole improvisé, Jeanne prit place à la droite de l’autel, entre Jean d’Aulon et Louis de Coutes, ce dernier tenant la bannière de la Pucelle. Elle était vêtue, sous la huque immaculée qui lui descendait aux talons, du harnais de plates que son écuyer avait fait resplendir en le frottant de cendres mais qui portait, visibles encore, les traces des combats. Elle avait prévu de coiffer son casque ; le frère Pasquerel le lui déconseilla : cela eût risqué de faire trop guerrier. Elle avait tenu néanmoins à garder l’épée de Fierbois à sa ceinture. Prosterné à quelques pas, Charles avait piètre apparence. Les tremblements qui l’agitaient par sursauts semblaient moins dus à la fraîcheur du sanctuaire qu’à l’émotion qui l’étreignait. Dépouillé de ses vêtements, il n’était vêtu que de la chemise du sacre, en toile de lin blanc, aux fentes bordées de galons d’or, que les dames de la bourgeoisie avaient réalisée durant la nuit. Il ressemblait à un merle déplumé. En d’autres circonstances, il aurait prêté à rire. Charles affermit sa voix de fausset pour prêter le serment rituel de l’Ordo coronationis. Il avait dû l’apprendre par coeur et le répéter souvent, car il ne marqua aucune hésitation. Jeanne n’en perçut que la dernière phrase, prononcée d’une voix plus forte et plus posée, comme pour marquer sa satisfaction d’en avoir fini avec cette épreuve : – ... « en toute bonne foi je travaillerai selon mon pouvoir à mettre hors de ma terre et juridiction à moi commise, tous les hérétiques proclamés par l’Église ». Il allait être armé chevalier par Jean d’Alençon dont l’émotion était visible au tremblement de ses mains portant la lourde épée dont il effleura les épaules de son cousin. Vint ensuite le moment le plus solennel de la cérémonie : l’onction sainte. Jeanne vit l’archevêque Regnault planter une aiguille d’or dans la sainte ampoule, mêler l’infime parcelle de l’huile solidifiée à un chrême liquide et, s’avançant vers le dauphin, lui appliquer avec le pouce droit les neuf onctions : au sommet du crâne, sur la poitrine, entre les deux épaules, aux plis et jointures des bras et des paumes, en murmurant : – Ungo te in Regem de oleo Sanctificato, in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti... Le grand chambellan présenta au dauphin les trois vêtements sacerdotaux : tunique, dalmatique et manteau, ainsi que les souliers et les gants bénits par l’archevêque et qui seraient ensuite, comme la chemise, livrés au feu afin d’éviter qu’ils ne fussent profanés. Le cérémonial du sacre terminé, Jeanne ne put retenir ses larmes lorsque l’archevêque, s’emparant de la modeste couronne prêtée par le chapitre, la plaça au-dessus de la tête du nouvel élu entouré par les douze pairs placés en cercle et qui faisaient mine de la soutenir. Les trompettes entonnèrent leur chant de gloire, les cloches sonnèrent à toute volée et la foule cria ses noëls. Il était deux heures lorsque le dernier cantique s’éteignit dans le choeur et que l’on eut lâché les colombes, la foule refluant vers la grande porte. Jeanne s’avança vers l’autel, se prosterna en larmes devant son roi et, serrant ses jambes entre ses bras, murmura : – Gentil dauphin, la volonté de Dieu est accomplie et ma mission achevée. Il m’avait demandé de lever le siège d’Orléans et de vous conduire à Reims. Vous êtes désormais le seul roi et la France est votre domaine. Il la releva, la pressa contre sa poitrine, mêlant ses larmes aux siennes. – Ah, Jeanne, dit-il dans un hoquet, je sais bien ce que je te dois... Sept ans... Il a fallu sept ans pour qu’il parvînt à échapper au dédain de ses proches, à l’indifférence ou à l’hostilité de son peuple, aux sarcasmes et aux vexations qu’on lui infligeait de toutes parts. Sept ans à devoir avaler sa dose quotidienne d’amertume, à supporter jusque dans son entourage les abus de confiance, les compromissions, les trahisons. Sept ans avant de pouvoir s’évader de sa chrysalide pour voler de ses propres ailes. Le mépris surtout lui a été sensible. C’est un vieux compagnon ; il l’a suivi durant toute son enfance, sa jeunesse et bien plus tard. Il a ressenti pour la première fois le poids de cette présence à l’hôtel Barbette, résidence de sa mère, aux alentours de ses huit ans. Jamais il ne pourra l’oublier. Alors qu’il jouait avec le Bâtard d’Orléans et les enfants de la reine de Sicile, il avait choisi de se cacher dans le local désaffecté où l’on entreposait les outils de jardinage. Il avait entendu, venant du fond de l’édifice, de derrière un amoncellement de paniers, des gémissements, comme de quelqu’un que l’on aurait cherché à étrangler. Il s’était avancé et avait aperçu sa mère accroupie, cottes relevées, au-dessus d’un capitaine des gardes dont les chausses tombaient sur les talons. Il avait cru qu’ils jouaient et était resté immobile à les regarder. Surprenant sa présence, sa mère lui avait lancé : « Toi, le bâtard, file et tais-toi ! Si tu parles, tu seras fouetté ! » Il n’avait rien dit à personne, et surtout pas à son père, de cette scène qui l’avait intrigué. Le terme de « bâtard » n’avait rien d’infamant ; c’est ainsi que l’on appelait couramment le fils que Louis d’Orléans avait eu d’une roturière, et nul n’y voyait malice. Ce qui, en revanche, l’avait heurté, c’est qu’il n’avait jamais pensé qu’il pût être de naissance illégitime. Il est vrai qu’Isabeau n’aimait guère ce fils, qu’elle ne l’avait jamais aimé, aujourd’hui moins que jamais. Quant à son père... Au moment où était survenu cet incident, Charles de Valois, roi de France, entrait dans la première phase de sa folie. On l’entendait chanter des chansons obscènes, hurler, sangloter, injurier les valets. Le petit Charles n’avait pas oublié la scène du jardin et le mot bâtard s’était incrusté dans sa mémoire. Le sacre avait passé l’éponge, mais en apparence seulement : il lui en resterait une blessure jusqu’à la fin de ses jours. Il savait ce qu’il devait à Jeanne. Il ne le lui avait pas caché lorsqu’elle s’était prosternée devant lui ; cela non plus, il ne pourrait l’oublier. S’il avait écouté les conseils de ses favoris, il se fût abstenu des services de la Pucelle et, le sacre passé, l’eût licenciée. Une telle ingratitude lui répugnait. Alors que le roi de Bourges était devenu roi de France, il se trouvait pour la première fois dans un état de sérénité ineffable. La trinité qui l’entourait le mettait à l’abri des tracas et des dangers : La Trémoille avait en main l’administration générale du royaume ; Regnault de Chartres lui amenait l’adhésion et le soutien de l’Église ; Jeanne était son émissaire auprès de la puissance divine en même temps qu’un chef d’armée. Qu’aurait-il pu souhaiter de plus favorable à l’aube d’une ère nouvelle, au bout du long tunnel qu’il venait de traverser ? Se séparer de Jeanne ? Outre que cette décision lui eût été pénible et lui eût causé des remords, elle eût constitué une erreur politique. Dans le combat qu’il lui restait encore à mener contre l’Angleterre, la Pucelle pourrait lui être utile, ne serait-ce qu’à titre de palladium. Le temps de la mission sacrée, des miracles répétés, lui semblait révolu. Des miracles, d’ailleurs, était-il souhaitable qu’elle en suscitât de nouveaux ? Il aurait bien aimé ne compter que sur lui-même pour mener la lutte qui lui donnerait la totalité de son royaume. Alors, que faire de Jeanne ? S’en séparer alors qu’il l’aimait, contrairement aux apparences. Il ne lui avait pas échappé qu’elle provoquait des élans d’attirance, sinon de désir, chez ses compagnons, notamment chez le duc d’Alençon et Gilles de Rais. Il ne pouvait nier non plus que cette vilaine, élevée, avait écrit Gerson, sur le fumier, l’avait troublé sans qu’il songeât un seul instant à inscrire son nom sur la liste de ses favorites. La séduction qui émanait d’elle tenait à la franchise de sa nature plus qu’à sa beauté un peu rude – elle n’avait rien de ces perruches qui se pavanaient sous le voile du hennin –, mais il y avait entre elle et lui comme un mur de verre : Jeanne semblait être d’un autre monde. Ce dont le roi était certain, c’est qu’il ne la chasserait pas. « Renvoyez-la à ses moutons ! » répétait La Trémoille. « Placez-la dans un couvent ! » suggérait Regnault. Il n’en ferait rien. Jeanne avait été sa compagne de lutte ; il la garderait près de lui. Au sortir de la cathédrale, le roi n’en avait point fini avec les obligations consécutives à son sacre et à son couronnement : il devait sacrifier à la procession, qui se termina aux flambeaux à travers la ville en liesse, décerner le titre de maréchal à Gilles de Rais, avec permission de porter les armes de France sur son écusson, celui de comte à La Trémoille et à Laval, distribuer des présents aux notables et des oboles aux pauvres, présider le festin qui mettrait un terme à cette journée éprouvante. L’affaire du vase d’argent avait failli dégénérer en conflit ouvert entre l’archevêque et le chapitre. Désireux de montrer sa générosité à ce corps de prélats, le roi avait fait déposer sur l’autel un vase d’argent prélevé dans son trésor. Cette oeuvre d’art plut tant à l’archevêque qu’il se l’attribua. Colère des chanoines. Protestation de Regnault, estimant que ce cadeau lui était dû. Il fallut l’intervention du souverain pour que justice fût rendue au chapitre. Une autre querelle éclata le lendemain entre les domestiques du roi et les échevins à propos des reliefs du festin, chacun protestant qu’ils lui revenaient. Il fallut une nouvelle intervention du roi pour exiger un partage. Rien n’avait manqué à ce festin qui se déroulait à l’hôtel de l’archevêché, dans l’immense salle du Tau. Tout ce que la ville comptait de maîtres queux, cuisiniers, cordons-bleus, marmitons et gâte-sauce avait été mis à contribution pour que ces agapes fussent dignes de rester dans la mémoire des Rémois. On sortit des caves et des celliers victuailles et boissons à pleines pannetées. Le seigneur-archevêque fit remplir de vin le grand cerf de bronze doré qui, disait-on, remontait aux tribus de la Gaule soumises par César ; on le fit circuler entre les tables qui débordaient sur la place, au vu de la populace ébahie, et chacun des convives s’arrosa joyeusement le gosier du jus de la treille qui jaillissait de la panse généreuse de l’animal ; on le promena à travers la foule, comme les Hébreux l’avaient fait jadis du veau d’or. Il y eut d’aigres discussions entre le corps de ville et les gens de la cour lorsqu’il s’agit de solder les frais du sacre, ainsi que les libéralités et les réjouissances qui l’accompagnaient. Charles imposa la paix à ces trublions. Il constatait avec plaisir qu’il était capable d’imposer sa loi ; il se le devait puisqu’il était le roi. Charles invita la Pucelle à l’assister pour la cérémonie des écrouelles, fixée au 20 juillet. Elle se déroulait à l’abbaye de Saint-Maclou, sur la grand-route de Laon. Une vingtaine de pauvres rogneux l’attendaient, assis en file sur des bancs, étalant leurs scrofules, leurs abcès, leurs plaies. Il y avait parmi eux des femmes et des enfants. Le roi dit à Jeanne, en descendant de cheval : – Tu tiendras la bassine et tu distribueras les aumônes en mon nom. Un médecin de Reims et un capitaine de la place assistaient le roi. Le premier tenait bien droite et immobile la tête des malades tandis que le second veillait à ce qu’ils eussent les mains jointes comme pour une prière. Charles traçait du bout du pouce sur chaque visage un signe de croix en partant du front, et prononçait la formule rituelle : « Le roi te touche, Dieu te bénisse », puis il effleurait du bout des doigts plaies et bubons. Lorsqu’il eut terminé, il plongea les mains dans la bassine d’eau parfumée à la lavande et les essuya à la serviette que la Pucelle portait sur son avant-bras. Le grand aumônier lui tendit un plat d’argent contenant le même nombre d’écus qu’il y avait d’écrouelleux. Elle s’apprêtait à jeter l’eau du récipient quand l’aumônier arrêta son geste : la tradition voulait que l’on abandonnât aux malades le liquide où avaient trempé les mains de l’oint du Seigneur. – Ils vont se partager cette eau, dit-il, et la boire... Charles gardait rancune au duc Philippe de s’être abstenu de paraître à la cérémonie du sacre, malgré l’invitation qui lui en avait été faite ; en revanche, il avait délégué quelques-uns de ses notables de la cour d’Arras, qui avaient pris soin de ne pas trop se faire remarquer, le duc souhaitant se garder à la fois de Charles et de Bedford. Philippe avait reçu un autre courrier, qui l’avait fait sourire : il était signé de Jeanne et rédigé dans un galimatias où alternaient suppliques et menaces. Elle lui enjoignait instamment, « au nom du Roi du ciel et de son droiturier et souverain Seigneur », de promettre qu’il ne combattrait pas contre le nouveau roi de France et éviterait ainsi d’autres bains de sang. Elle ajoutait : « S’il vous plaît de guerroyer, allez plutôt chez les Sarrasins ! » Elle terminait par ces mots : « Je vous recommande à Dieu pour qu’Il vous ait en Sa sainte garde s’il Lui plaît. Écrit au lieu-dit de Reims, le dix-septième jour de juillet. » Philippe ne tarda pas à faire des ouvertures en vue de la paix. Il envoya à Reims une nouvelle délégation conduite par le bailli d’Artois. Les pourparlers ne traînèrent guère : quelques jours plus tard, une trêve de quinze jours était décidée de part et d’autre. Quinze jours... Ce délai ridicule semblait convenir à Philippe. Les Anglais venaient de faire passer la mer à quelques milliers de volontaires consacrés à une croisade contre les hérétiques hussites dont les idées gangrenaient la Bohême et menaçaient l’Occident. Le régent vit dans ce rassemblement de forces fraîches une aubaine inespérée : comme il manquait de troupes en France, il détourna la croisade de son but initial et enrôla les recrues sous sa bannière aux léopards. Charles croyait, après la chute d’Orléans, la défaite de Patay et le sacre, s’être débarrassé de son adversaire. Bedford n’allait pas tarder à lui démontrer son erreur. Depuis sa dernière rencontre avec la Pucelle, Madame Yolande, reine de Sicile, semblait avoir vieilli : son corps s’était alourdi, son visage anguleux d’Aragonaise avait pris une teinte de vieil ivoire et des rides accentuaient son air soucieux et sévère. Jeanne avait trouvé un message signé de sa main le soir du sacre, alors qu’elle dictait à Pasquerel sa lettre à Philippe le Bon. – La reine désire vous rencontrer, dit le frère. Vous la trouverez à la maison de ville, demain, sur le coup de midi. Jeanne se sentit inondée de joie. La veille, au cours de la cérémonie, elle avait regretté de ne pas l’apercevoir dans la foule et s’était demandé si quelque indisposition ne l’avait pas dissuadée d’entreprendre ce voyage. Par la rue du Parvis, toute sonore de cloches et de carillons, elle se rendit au rendez-vous. La ville s’éveillait lentement des festivités de la veille. Des flaques de vin, des vomissures, des reliefs du festin jonchaient le ruisseau et la chaussée que les boutiquiers nettoyaient à grande eau. Des ivrognes, hommes et femmes, dormaient encore au pied des murs, sous les encorbellements ; d’autres erraient en titubant, une bouteille à la main. Ici et là des chats et des chiens disputaient aux pauvres un croûton de pain ou un os à ronger. Elle eut un sourire en voyant le frère Richard debout sur une table en train de prêcher quelques femmes à moitié endormies. Il baignait comme à son habitude dans un brouillard de vaticinations exacerbées, en plein orage d’éloquence. Il arrêta son débit en apercevant Jeanne, lui adressa un sourire et un signe de la main avant de s’écrier : – Ouvrez grandes vos oreilles à notre Seigneur lorsqu’Il proclame : Vae tibi, Corozain ! Vae tibi, Bethsaida ! Madame Yolande jouait avec ses chiens. Elle s’avança vers la Pucelle, bras tendus, un sourire parcimonieux éclairant son masque blafard. – Il me tardait de vous retrouver, dit-elle, mais j’ai de gros soucis avec mes domaines, à commencer par ceux de Provence et de Sicile. Si nous avons vécu si longtemps loin l’une de l’autre, dites-vous que je ne vous ai jamais perdue de vue. De tout ce temps, j’étais au jour le jour informée de vos faits et gestes. J’ai des intelligences jusque dans votre entourage immédiat. Et puis, si je ne vous ai pas donné signe de vie, c’est aussi que tout vous réussissait à merveille, et même au-delà de mes espérances. Elle proposa à Jeanne de prendre place près d’elle sur le banc de pierre et prit ses mains dans les siennes. – Je vous aime trop, fit-elle, et je n’ignore pas que vous me témoignez beaucoup de confiance, pour vous laisser dans l’ignorance de quelques aspects de nos rapports. Certains pourront vous dire que je me suis servie de vous, que vous avez été à votre corps défendant l’instrument de mes intérêts... – Ce pourrait-il, madame ? – Ils n’auraient pas tort. Mon fils, René d’Anjou, gendre du duc de Lorraine, pourrait vous révéler les raisons de votre venue à la cour de Nancy. Quant à moi, dès que je vous ai rencontrée, à Chinon, j’ai compris que vous pourriez servir à la fois mes ambitions et celles de mon gendre le dauphin. – Vos ambitions, madame ? – Aujourd’hui, grâce à vous, elles sont réalisées. Désormais, et pour longtemps je l’espère, il n’y aura plus de frontière entre mes domaines d’Anjou et ceux de mon fils René, dont il a hérité à la mort du duc Charles. C’est là, Jeanne, notre oeuvre commune. – Tout ce sang versé, madame, pour simplement ouvrir une voie entre deux frontières... Madame Yolande prit un air sévère pour lui dire : – Ma fille, ne vous faites pas plus innocente que vous l’êtes ! Vous devez bien savoir que la politique et la guerre vont main dans la main et que la première prend toujours le pas sur la seconde. C’est une loi cynique et cruelle, j’en conviens, mais il en est ainsi depuis que le monde est monde. Qu’alliez-vous imaginer ? Partir pour une croisade ? Vous n’étiez que le jouet d’intrigues et d’ambitions ! Jeanne se dressa comme pour prendre congé. Madame Yolande la retint par le bras. – Ne soyez pas fâchée contre moi, ma fille. Les choses sont claires : vous avez agi par idéal et moi par intérêt, mais nous avions un but identique et le résultat vers lequel nous tendions est atteint. L’Angleterre est blessée. Bientôt elle devra retirer ses armées du continent et ce sera en grande partie notre oeuvre. Si vous me détestez pour vous avoir ainsi manipulée, vous n’entendrez plus parler de moi et je ne vous imposerai plus ma présence, mais dites-vous que, tandis que vous créiez une légende, je sauvais un pays et travaillais ainsi pour l’Histoire. Nous sortons toutes deux grandies de cette épreuve. Elle ajouta, en se levant : – Vous pouvez partir à présent, mais sachez que je resterai, pour le roi comme pour vous, la mère que j’ai toujours été. En retournant à l’archevêché, Jeanne trouva dans l’antichambre ses deux frères, Pierre et Jean, qui, fort discrètement, avaient suivi l’armée du Sacre. Ils étaient revêtus de tenues dignes de bourgeois et, en toutes circonstances, affichaient des airs supérieurs en se disant frères de la Pucelle, ce qui, en leur faisant des amis, leur ouvrait des portes et des bourses. Jeanne ne les voyait que de temps à autre et ne souhaitait pas les rencontrer plus souvent : ils ne lui témoignaient qu’une affection intéressée et n’avaient de guerriers que l’apparence. – Tu sembles l’ignorer, dit Pierre, mais notre père a tenu à être de la fête, ainsi que l’oncle Laxart. – Par exemple ! s’exclama Jeanne. Pourquoi ne m’en avez-vous pas informée plus tôt ? – Nous étions de service de garde, dit le cadet, et la nouvelle vient de nous parvenir. Si tu souhaites les rencontrer... – Si je souhaite... Allez les prévenir de ma visite. Où pourrai-je les trouver ? – À l’auberge de l’ne rayé, dit Pierre, chez la dame Alix. C’est à deux pas d’ici. Nous t’y rejoindrons dans un moment. Elle partit dans la mi-journée, avoir avoir expédié quelques courriers. Dans les rues baignées de soleil, au pavé encore humide, tout était rentré dans l’ordre. Les boutiques avaient baissé leurs auvents, les mendiants avaient repris leurs complaintes et les colombes leurs roucoulades sur l’avancée des toits. Elle arriva bientôt devant une auberge de belle apparence portant comme enseigne un équidé rayé, à la façade découpée de grandes fenêtres aux carreaux verts translucides. Jeanne vit son père entouré de Durand Laxart et de ses fils, qui l’attendaient dans la courette ombragée par un gros poirier, assis à une table de pierre. Ils restèrent muets, face à face, l’espace d’un instant, puis Jacques se leva, s’avança vers sa fille, les bras ouverts, l’oeil humide. – Père, oh, père ! gémit-elle contre sa poitrine. J’aime être sûre que vous m’avez pardonné. J’ai conscience d’avoir été une fille désobéissante et de mériter une sévère punition. Il éclata de rire entre les larmes coulant sur ses joues mal rasées qu’il essuya d’un revers de manche. – Te punir, toi, ma Jeannette ! dit-il. Te punir ! Je m’en veux au contraire de n’avoir pas deviné ce qui te poussait à abandonner ton foyer. Pourtant, te dire la peine que m’a causée ton départ... La colère qui s’est emparée de moi... Et ta mère, Jeannette, ta pauvre mère... Elle n’a cessé de pleurer des jours et des nuits, disant plus de prières que je ne pourrai en réciter toute ma vie. Jusqu’à ton chien, Brutus, qui te cherchait partout et refusait sa pâtée. Et les voisins qui venaient nous consoler... Et notre vieux curé qui s’imaginait que tu étais partie rejoindre les garces qui suivent les soldats... Il commanda une cruche de vin, laissa à Pierre le soin d’emplir les gobelets. – Moi seul, ajouta Laxart, savais pourquoi tu étais partie. Jamais je n’ai douté de ta réussite. – Brigand ! éclata Jacques. Tu ne m’en as rien dit. Tu nous a laissés nous morfondre... Jeanne trempa ses lèvres dans le vin de Beaune, frais et gouleyant, y mêla de l’eau. Le père n’avait pas changé, malgré son chagrin et sa colère : la même allure un peu lourde, le même visage aux traits rudes, la même économie de gestes. Laxart non plus : elle reconnaissait son visage maigre, son allure déhanchée, ses gestes nerveux. – La mère, dit Jeanne, comment se porte-t-elle ? – Elle a été longue à te pardonner ton départ, dit l’oncle, mais aujourd’hui elle est très fière de toi. À Domrémy, à Greux, et même à Maxey, on attend avec impatience ton retour. Il va falloir que tu reviennes au plus tôt, puisque ta mission est terminée. Jacques se resservit un gobelet de vin. – Ce que dit Laxart est vrai. Tu reviendras bientôt, n’est-ce pas, Jeannette, et vous aussi, mes fils ? Depuis votre départ, je m’éreinte au travail. J’ai même dû vendre une vigne du Bois-Chenu et louer un journalier. La guerre est finie, n’est-ce pas ? Alors il va falloir revenir au pays. – Revenir au pays... soupira Jeanne. Cette vigne du Bois-Chenu, où elle avait souvent travaillé avec son père, ses frères et Josef Birkenwald, faisait une traîne uniforme à la forêt sauvage et descendait en pente douce jusqu’aux prairies de la Meuse. Elle avait connu sur cette pièce de terre des heures pénibles et la joie exaltante des vendanges. Elle avait encore dans sa mémoire l’image du mont Julien noyé dans les brumes du lointain. Elle était partie depuis six mois et il lui semblait que cela faisait une éternité. – Tu reviendras, n’est-ce pas, ma Jeannette ? insista le père. – Si Dieu le veut, répondit Jeanne. Ma vie est entre Ses mains. Un jour, peut-être, mais qui pourrait dire quand ? Jacques et Laxart restèrent une semaine à l’auberge de l’ne rayé, aux frais de la ville. Ils s’étaient trouvé de nombreux amis avec lesquels ils faisaient bombance et s’enivraient. Ils dépensèrent en quelques jours le peu d’écus que Jeanne avait laissés sur la table avant de les quitter. Pierre lui en fit le reproche : ils ne ramèneraient rien à la maison. Un matin, un échevin vint trouver Jacques et lui fit comprendre qu’il était temps pour lui de regagner ses pénates : lui et son acolyte Laxart se comportaient mal et coûtaient fort cher en entretien et en menus plaisirs. On lui offrit une vieille horse et une mule pour Laxart. Ils étaient venus à pied ; ils repartiraient montés comme des bourgeois en promenade. Jeanne tint à assister à leur départ. Tous leurs amis et connaissances étaient là. Ils fêtèrent l’événement en organisant une joyeuse beuverie et tinrent à faire cortège à ces deux illustres personnages jusqu’à la porte Dieulimire par où le dauphin, quelques jours avant, avait fait son entrée. Accompagnée de Jean d’Aulon, Jeanne les suivit par le chemin longeant la Vesle, jusqu’au bourg de Saint-Léonard. Elle prétexta d’obligations pressantes pour ne pas pousser plus avant et échapper ainsi aux propos grivois et aux chansons bachiques des compagnons. Ils mirent pied à terre pour embrasser Jeanne une dernière fois, pleurèrent de concert, lui firent promettre de revenir pour les vendanges. – Je ferai mon possible, les rassura Jeanne. Dites à la mère que je l’aime et que je garde toujours l’anneau qu’elle m’a donné et qui m’a porté bonheur. Elle resta longtemps droite et immobile sur sa selle à les regarder s’éloigner le long de la rivière, sous un ciel plombé de nuées orageuses. Elle songea qu’ils auraient sans doute de la pluie avant le soir. En revenant à Reims, elle se remémora ce qu’elle avait dit au dauphin, avant d’entreprendre la campagne de la Loire : « Mettez-moi vite à l’épreuve, monseigneur, car je ne durerai guère : un an peut-être, deux tout au plus... » Les trois France Le Siège d'Orléans Les routes de Jeanne